L U T I NV f4j voyoit pas même celui qui le liolt. Aux cris qu'il fit, il y eut un de fes camarades qui vint tout effoufflé, & lui demanda qui l'avoit attaché ? Je n'en fais rien , dit-il, je n'ai vu perfonne. C'eft pour t'excufer dit 1'autre ; mais je fais depuis long-tems que tu n'es qu'un poltron ; je vais te traiter comme tu le mérites : il lui donna une vingtaine de coups d'étrivières. Lutin fe diverthToit fort a le voir crier; puis s'approchant du fecond voleur, il lui prit les bras, & 1'attacha vis-a-vis de fon camarade. II ne manqua pas alors de lui dire: Hé bien! brave homme, qui vient donc de te garotter > N'es-tu pas un grand poltron de l'avoir fouffert ? L'autre ne difoit mot & baiffoit la tête de honte, ne pouvant imaginer par quel moyen il avoit été attaché fans avoir vu perfonne. Cependant Abricotine profita de ce moment,' fans favoir même oii elle alloit. Léandre ne la voyant plus , appela trois fois Gris-de-lin, qui fe fentant preffé d'aller trouver fon maitre , fe défit en deux coups de piés de deux voleurs qui 1'avoient pourfuivi; il calfa la tête de 1'un , & trois cötes de l'autre. II n'étoit plus queftion que de rejoindre Abricotine, car elle avoit paru fort jolie a Lutin; il fouhaita d'être oii étoit cette jeune fille. En même tems il y fut; il la trouva fi laffe , fi laffe, qu'elle s'appuyoit Tome II. K  *4<5 l e Prince contre les arbres, ne pouvant fe foutenir. Lorfqu'eile appercut Gris-de-lin qui venoit fi gaillardement, elle s'écria : Bon , bon , voici un joli cheval qui reportera Abricotine au palais des Plaifirs. Lutin Pentendoit bien, mais elle ne le voyoit pas. II s'approche ; Gris-de-lin s'arrête; elle fe jette deffus. Lutin la ferre entre fes bras , Sc la met doucement devant lui. O qu'Abricotine eut de peur de fentir quelqu'un Sc de ne voir perfonne ! Elle n'ofoit remuer; elle fermoit les yeux crainte d'appercevoir un efprit; elle ne difoit pas un pauvre petit mot. Le firince , qui avoit toujours dans fes poches les meilleures dragées du monde, lui en voulut mettre dans la bouche ; mais elle ferroit les dents Sc les lèvres. Enfin il öta fon petit chapeau, Sc lui dit: Comment, Abricotine, vous êtes bien timide de me craindre fi fort; c'eft moi qui vous ai tirée de la main des voleurs! Elle ouvrit les yeux Sc le reconnut. Ah, feigneur, dit-elle, je vous dois tout! II eft vrai que j'avois grande peur d'être avec un invifible. Je ne fuis point invifible, répliqua-t-il; mais appatemment que vous aviez mal aux yeux, & que cela vous empêchoit de me voir. Abricotine le crut, quoique d'ailleurs elle eut beaucoup d'efprit. Après avoir parlé quelque  Lutin. 151 fi méchans, je conclus que le nombre des mauvais eft fupérieur a. celui des bons, 8c qu'il vaut mieux les bannir tous. En parlant ainfi ils arrivèrent au bord d'une groffe rivière. Abricotine fauta légèrement k terre: Adieu, feigneur, dit-elle au prince, en lui faifant une profonde révérence; je vous fouhaite tant de bonheur, que toute la terre foit pour vous File des plaifirs : retirez-vous promptement, crainte que nos Amazones ne vous appercoivent. Et moi, dit-il, belle Abricotine , je vous fouhaite un cceur fenfible , afin d'avoir quelquefois part dans votre fouvenir. En même tems il s'éloigna, 8c fut dans le plus épais d'un bois qu'il voyoit proche de la rivière ; il óta la felle 8c la bride k Gris-de-lin, pour qu'il put fe promener Sc paitre 1'herbe. II mit le petit chapeau rouge , & fe fouhaita dans File des Plaifirs tranquilles. Son fouhait s'accomplit fur le champ ; il fe trouva dans le lieu du monde le plus beau 8c le moins commun. Le palais étoit d'or pur. Il s'élevoit defius des figures de cryftal 8c de pierrerics , qui repréfentoient le zodiaque Sc toutes les merveilles de la nature , les fciences 8c les arts , les élémens, la per 8c les poiffons, la terre 8c K iv  Lutin. 157 La princeffe encore plus furprife, fit venir 'Abricotine, &C lui demanda fi elle avoit appris k chanter a quelqu'un de fes ferins ? Elle lui dit que non; mais qu'elle croyoit que les ferins pouvoient bien avoir autant d'efprit que les perroquets. La princeffe fourit, &c s'imagina qu'Abricotine avoit donné des leccns k la gente volatille; elle fe remit k table pour achever fon fouper. Léandre avoit fait affez de chemin pour avoir bon appétit; il s'approcba de ce grand repas, dont la feule odeur réjouiffoit. La princeffe avoit un chat bleu fort k la mode, qu'elle aimoit beaucoup; une de fes filles d'honneur le tenoit entre fes bras. Elle lui dit: madame, je vous avertis que Bluet a faim. On le mit at table avec une petite afnette d'or, & deffus une ferviette k dentelle bien pliée : il avoit un grelot d'or, avec un colier de perles; & d'un air de rominagrobis, il commenca k manger. Ho , ho, dit Lutin en lui-même, un gros matou bleu, qui n'a peut-être jamais pris de fouris, & qui n'eft pas affurément de meilleure maifon que moi, a 1'honneur de manger avec ma belle princeffe! Je voudrois bien favoir s'il 1'aime autant que je le fais , & s'il eft jufte que je n'avale que de la furnée, quand il croque  ï<$6 le Prince portrait de ce généreux étranger auquel je dois la vie : oui, c'eft lui, je n'en puis douter; voila fes traits, fa taille , fes cheveux, & fon air. Tu feins d'être furprife , dit la princeffe en fouriant; mais c'eft toi qui 1'as mis ici. Moi, madame , reprit Abricotine! je vous jure que je n'ai vu de ma vie ce tableau; ferois-je affez hardie pour vous cacher une chofe qui vous intéreffe ? Et par quel-miracle feroit-il entre mes mains ? Je ne fais point peindre, il n'a jamais entré d'homme dans ces lieux ; le voila cependant peint avec vous. Je fuis faifie de peur, dit la princeffe; il faut que quelque démon l'ait apporté. Madame, dit Abricotine, re feroit-ce point 1'amour ? Si vous le croyez comme moi, j'ofe vous donner un confeil; brülons-le tout-a-l'heure. Quel dommage , dit la princeffe en foupirant! il me femble que mon cabinet ne peut être mieux orné que par ce tableau : elle le regardoit en difant ces mots; mais Abricotine s'opiniatra a foutenir qu'elle devoit bruler une chofe qui ne pouvoit être venue la que par un pouvoir magique. Et ces paroles : Elle eft mieux dans mon cceur. dit la princeffe, les brülerons-nous auffi ? H jie faut faire grSce a rien, répondit Abricotine, pas même è votre portrait.  Lutin. 167 Elle courut fur le champ querir du feu. La princeffe s'approcha d'une fenêtre , ne pouvant plus regarder un portrait qui faifoit tant d'imprefhon fur fon cceur ; mais Lutin ne voulant pas fouffrir qu'on le brülat, profita de ce moment pour le prendre, & pour fe fauver fans qu'elle s'en appercut. II étoit k peine forti de fon cabinet, qu'elle fe tourna pour voir encore ce portrait enchanteur qui lui plaifoit fi fort. Quelle fut fa furprife de ne le trouver plus ? Elle chercbe de tous cötés. Abricotine rentre , elle lui demande fi c'eft elle qui vient de 1'öter. Elle Paffure que non ; & cette dernière aventure achève de les effrayer. Auffi-töt il cacha le portrait, & revint fur fes pas : il avoit un extréme plaifir d'entendre ■& de voir fi fouvent fa belle princeffe. II mangeoit tous les jours k fa table avec chat bleu , qui n'en faifoit pas meilleure chère ; cependant il manquoit beaucoup ala fatisfaction de Lutin, puifqu'il n'ofoit ni parler, ni fe faire voir ; & ii eft rare qu'un invifible fe faffe aimer. La princeffe avoit un goüt univerfel pour les belles chofes : dans la fituation oü étoit fon cceur , elle avoit befoin d'amufement. Comme elle étoit un jour avec toutes fes nymphes , elle leur dit qu'elle auroit un grand plaifir de favoir comme les dames étoient vêtues dans L iv  'ï(>8 l e Prince les différentes cours de 1'univers , afin de s'habiller de Ia manière la plus galante, II n'en fatkit pas davantage pour déterminer Lutin a courir 1'univers; il enfonce fon petit chapeau rouge , cc fe fouhaite en Chine ; il achètela les plus belles étoffes , & prend un modèle d'habits. II vole k Siam , oü il en ufe de même; il parcourt toutes les quatre parties du monde en trois jours : k mefure qu'il étoit chargé , il venoit au palais des plaifirs tranquilles cacher dans une chambre tout ce qu'il en apportoit. Quand il eut ainfi rafiemblé un nombre de raretés infinies ( car 1'argent ne lui coütoit rien, Sc fa rofe en fournifibit fans ceffe ) , il fut acheter cinq ou fix douzaines de poupées , qu'il fit habiller a Paris ; c'eft 1'endroit du monde oü les modes ont le plus de cours :. il y en avoit de toutes les manières , & d'une magnificence fans pareille. Lutin les arrangea dans le cabinet de la princeffe. Lorfqu'elle y entra, l'on n'a jamais été plus agréablement furpris. Chacune tenoit un préfent, foit montrss , bracelets, boutons de diamans colliers ; la plus apparente avoit une boite de portrait. La princeffe 1'ouvrit, & trouva cslui de Léandre ; 1'idée qu'elle confervoit du premier ,iui fit reconnoïtre le fecond. Elle fit un grand cri; puis regardant Abricotine, elle  Lutin. 169 lui dit: Je ne fais que comprendre a tout ce qui fe paffe depuis quelque tems dans ce palais ; mes oifeaux y font pleins d'efprit, il femble que je n'aye qu'a former des fouhaits pour être obéie , je vois deux fois le portrait de celui qui t'a fauvée de la main des voleurs; voila des étoftes , des diamans , des broderies , des dentelles , & des raretés infinies. Quelle eft donc la Fée , quel eft donc le démon qui prend foin de me rendre de fi agréables fervices ? Léandre 1'entendant parler , écrivit ces mots fur ces tablettes , & les jetta aux piés de la princeffe. Non, je ne fuis ni démon , ni Fée , Je fuis un smant malheureux Qui n'ofe paroitre a vos yeux : Plaignez du moins ma deftinée. le prince Lutin. Les tablettes étoient fi brillantes d'or & de pierreries , qu'auffi-töt elle les appercut; elle les ouvrit, & lut avec le dernier étonnement ce que Lutin avoit écrit. Cet invifible eft donc un monftre, difoit-elle , puifqu'il n'ofe fe montrer; mais s'il étoit vrai qu'il eut quelque atfachement pour moi, il n'auroit guères de délicateffe de me préfenter un portrait fi touchant: il faut qu'il ne m'aime point, d'expofcr mon cceur k cette épreuve, ou qu'il ait bonne opi-  170 le Prince nlon de luï-même de fe croire encore plus aimable. J'ai entendu dire , madame , répliqua Abricotine, que les Iutins font compofés d'air & de feu; qu'ils n'ont point de corps, & que c'eft feulement leur efprit & leur volonté qui agit. J'en fuis trés-aife, répliqua la princeffe; un tel amant ne peut guères troubler le repos de ma vie. Léandre étoit ravi de 1'entendre, & de la voir fi occupée de fon portrait. ILfe fouvint qu'il y avoit dans une grotte oü elle alloit fbuvent, un piédeftal fur lequel on devoit pofer une Diane , qui n'étoit pas encore finie ; il s'y placa avec un habit extraordinaire, couronné de lauriers , & tenant une lyre a la main, dont il jouoit mieux qu'Apollon. II attendoit impatïemment que fa princeffe s'y rendit, comme elle faifoit tous les jours. C'étoit le lieu oü elle venoit rêver a 1'inconnu. Ce que lui en avoit dit Abricotine , joint au plaifir qu'elle avoit a regarder le portrait de Léandre, ne lui laiffoit plus guères de repos. Elle aimoit la folitude, & fon humeur enjouée avoit fi fort changé, que fes nymphes ne la reconnoiffoient plus. Lorfqu'elle entra dans la grotte, elle fit figne qu'on ne la fuivit pas. Ses nymphes s'éloignèrent chacune dans des aliées féparées. Elle  Lutin. 171' fe jeta fur un lit de gazon; elle foupira; elle répandit quelques larmes; elle paria même , mais c'étoit fi bas, que Lutin ne put 1'entendre. II avoit mis le petit chapeau rouge pour qu'elle ne !e vit pas d'abord; enfuite il Föta. Elle 1'appercut avec une furprife extréme. Elle s'imagina que c'étoit une flatue , car il affecloit cle ne point fortir de 1'attitude qu'il avoit choiüe. Elle le regardoit avec une joie mêlée de crainte. Cette vifion li peu attendue 1'étonnoit; mais au fond le plaifir chaffoit la peur, & elle s'accoutumoit a voir une figure fi approchante du naturel, lorfque le prince , accordant fa lyre h fa voix, chanta ces paroles : Que ce féjour eft dangereux I Le plus indifférent y deviendroit fenfible. En vain j'ai prétendu n'ètre plus amoureux, J'en perds ici 1'efpoir : la chofe eft impoISble 1 Pourquoi dit- on que ce palais Eft le lieu des plaifirs tranquilles ? J'y perds ma liberté fitöt que j'y parois , Et pour m'en garantir . mes foins font inutiles. Je cède a mon ardent amour Et voudrois.être icijufqu'a mon dernier jour. Quelque charmante que fut la voix de Léandre , la princeffe ne put réfifter a la frayeur qui la faifit; elle palit tout d'un coup , & tomba évanouie. Lutin , allarmé, fauta du piédeftal  le Prince k terre, & remit fon petit chapeau rouge pour n'être vu de perfonne. II prit la princeffe entre fes bras; il la fecourut avec un zèle & une ardèur fans pareillc. Elle ouvrit fes beaux yeux; elle regarda de tous cötés comme pour le chercher; elle n'appercut perfonne, mais elle fentit quelqu'un auprès d'elle qui lui prenoit les mains, qui les baifoit, qui les mouilloit de larmes. Elle fut long-tems fans ofer parler; fon< efprit agité flottoit entre la crainte & 1'efpérance ; elle craignoit Lutin , mais elle 1'aimoit quand il prenoit la figure de 1'inconnu. Enfin elle s'écria : Lutin, galant Lutin , que n'êtesvous celui que je fouhaite ! A ces mots, Lutin alloit fe déclarer , mais il n'ofa encore le faire. Si j'effraie 1'objet que j'adore , difoit-il, fi elle me craint, elle ne voudra point m'aimer. Ces confidérations le firent taire, & 1'obligèrent de fe retirer dans un coin de la grotte. La princeffe croyant être feule, appela Abricotine , & lui conta les merveilles de la ftatue animée ; que fa voix étoit célefte, & que dans fon évanouiffement, Lutin favoit fort bien fecourue. Quel dommage , difoit-elle, que ce Lutin foit difforme & affreux ! car fe peut-il des manières plus gracieufes & plus aimables que les fiennes ? Et qui vous a dit, madame, répliqua Abricotine, qu'il foit tel que vous  vous le figurez? Pfyché ne croyoit-elle pas que 1'amour étoit un ferpent ? Votre aventure a quelque chofe de femblable a. la fienne , vous n'êtes pas moins belle. Si c'étoit Cupidon, qui vous aimat, ne 1'aimeriez-vous point? Si Cupidon & 1'inconnu font la même chofe, dit la princeffe en rougiffant, hélas! je veux bien aimer Cupidon ! Mais que je fuis éloignée d'un pareil bonheur! Je m'attache k une chimère; & ce portrait fatal de 1'inconnu, joint k ce que tu m'en as dit, me jettent dans des difpofitions fi oppofées aux préceptes que j'ai recus de ma mère, que je ne peux trop craindre d'en êtrepunie» Hé>! madame, dit Abricotine, en 1'interrompant, n'avez-vous pas déja affez de peines; pourquoi prévoir des malheurs qui n'arriveront jamais? il eft aifé de s'imaginer tout le plaifir que cette converfation fit k Léandre. Cependant le petit Furibon, toujours amoureux de la princeffe fans Favoir vue, attendoit impatiemment le retour de fes quatre hommes qu'il avoit envoyés k File des plaifirs tranquilles; il en revint un, qui lui rendit compte de tout. II lui dit qu'elle étoit défendue par des Amazones ; & qu'a moins de mener une groffe armée, il n'entreroit jamais dans File.  *74 LE Prince Le roi fon père venoit de mourir; il fe trouva maitre de tout. II alfembla plus de quatre cents mille hommes, & partit a leur tête. Cc• tcit-la un beau général; Brifcambille ou Perceforêt auroient mieux fait que lui: fon cheval de bataille n'avoit pas une demie-aune de haut. Quand les Amazones appercurent cette grande armee, elles en vinrent donner avis a la princeffe, qui ne manqua pas d'envoyer la fidelle Abricotine au royaume des Fées, pour' piïer la mère de lui mander ce qu'elle devoit faire pour chaffer le petit Furibon de fes états. Mais Abricotine trouva la Fée fort en colère : Je n'ignore rien de ce qvie fait jna fille, lui ditelle , le prince Léandre eft dans fon palais; il Faime , il en eft aimé. Tous mes foins n'ont pu la garantir de la tyrannie de 1'amour; la voila fous fon fatal empire. Hélas! le cruel n'eft pas content des maux qu'il m'a faits; il exerce encore fon pouvoir fur ce que j'aimois plus que ma vie ! Tels font les décrets du deftin, je ne puis m'y oppofer. Retirez-vcus, Abricotine, je ne veux plus entendre parler de cette fille, dont les fentimens me donnent tant de chagrin! Abricotine vint apprendre a la princeffe ces roauvaifes nouvelles; il ne s'en fallut prefque rien qu'elle ne fe défefpérat. Lutin étoit auprès d'elle fans qu'elle le vit : il connoiffoit avec  L ü T J N.' I7f «ne peine extreme 1'excès de fa douleur. II n'ofa lui parler dans ce moment; mais il fe-fouvint que Furibon étoit fort intéreffé, & qu'en lui donnant bien de 1'argent, peut-être qu'il fe retireroit. II s'habilla en Amazone, il fe fouhaita dans la forêt pour reprendre fon cheval. Dès qu'il Feut appelé Gris-de-lin, Gris-de-lin vint a lui, fautant & bondiffant; car il s'étoit bien ennuyé d'être fi long-tems éloigné de fon cher maitre. Mais quand il le vit vêtu en femme, il ne le reconnoiffoit plus, & craignoit d'être trompé. Léandre arriva au camp de Furibon : tout le monde le prit pour une Amazone, tant il étoit beau. On fut dire au roi qu'une jeune dame demandoit a lui parler de la part de la princeffe des plaifirs tranquilles. II prit promptement fon manteau royal, öc fe mit fur fon tróne : l'on eut dit que c'étoit un gros crapeau qui contrefaifoit le roi. Léandre le harangua , & lui dit que la princeffe préférant une vie douce & paifible aux embarras de la guerre , elle lui envoyoit offrir de 1'argent autant qu'il en voudroit, pour qu'il la laifsat en paix; qu'a la vérité, s'il refufoit cette propofition, elle ne négligeroit rien pour fe défendre. Furibon répliqua qu'il vouloit bien avoir pitié d'elle; qu'il lui accordoit 1'hon-  'lj6 . t E PRINC>E neur de fa proteciion, & qu'elle n'avoit qu'a lui envoyer cent mille mille mille millions de piftoles , qu'aufïitöt il retourneroit dans fon royaume. Léandre dit que l'on feroit trop longtems k compter cent mille mille mille millions de piftoles, qu'il n'avoit. qu'a dire combien il en vouloit de chambres pleines, & que la princeffe étoit affez généreufe & affez puiffante pour n'y pas regarder de fi prés. Furibon demeura bien étcnné , qii'au lieu de lui demander k rabattre, on lui propofa d'augmenter; ,il penfa en lui-même qu'il falloit prendre tout 1'argent qu'il pourroit, puis arrêter 1'Amazone & la tuer, pour qu'elle ne retournat point vers fa maitreffe. II dit k Léandre qu'il vouloit trente chambres bien grandes, toutes reroplies de pièces d'or, & qu'il donnoit fa parole royale qu'il s'en retourneroit. Léandre fut conduit dans les chambres qu'il devoit remplir d'or; il prit la rofe, & la fecoua, la fecoua tant &c tant, qu'il en tomba piftoles, quadruples, louis, écus d'or, nobles k la rofe, fouverains, guinées, fequins, cela tomboit comme une groffe pluye : il y a peu de chofe dans le monde qui foit plus joli. Furibon fe raviffoit, s'extafioit; & plus il voyoit d'or, plus il avoit d'envie de prendre 1'Amazone}  L ü x i Ni tff ï'Amazone, Sc d'attraper la princeffe., Dès quö les trente chambres furent pleines , il cria a fes gardes, arrêtez , arrêtez cette friponne ^ c'eft de la fauffe monnoie qu'elle m'apporte» Tous les gardes fe voulurent jeter fur Ï'Amazone ; mais en même tems le petit chapeau rouge fut mis, & Lutin difparut. Ils erurent qu'il étoit forti; ils coururent après lui > St laifsèrent Furibon feuh Dans ce moment Lutiri le prit par les cheveux, Sc lui coupa la tête comme a un poulet, fans que le petit malheur reux roi vit la main qui 1'égorgeoit. Quand Lutin eut fa tête, il fe fouhaita dans le palais des plaifirs. La princeffe fe prome-* hoit, rêvant triftement k ce que fa mère lui avoit mandé , Sc aux inoyens de rëpouffer Fu* fibon , qu'elle imaginoit difficües , étant feulet avec un petit nombre d'Amazones , qui nfi pourroient la défendre contre quatre cents mille hommes. Elle vit tout d'un coup une tête ert 1'air^, fans que perfonne la tint. Ce prodigë 1'étonna fi fort, qu'elle ne favoit qu'en pehfer. Ce fut bien pis quand on pofa cette tête a fes pieds, fans qu'elle vit la main qtti la tenoit. Aulfitöt elle entendit une voix, qui lui dit : Ne craignez plus, charmante princeffe, Furibon ne Vous fera jamais de maj. Toms Ui M  J7B l e Prince Abricotine reconnut la voix de LéandreJ & s'écria: Je vous protefte , madame, que 1'invifible qui parle, eft 1'étranger qui m'a fecourue. La princeffe parut étonnée & ravie : Ah, dit-elle, s'il eft vrai que Lutin 6c 1'étranger foient une même chofe, j'avoue que j'aurois bien du plaifir de lui témoigncr ma re~ connoiffance! Lutin repartit: Je veux encore travailler a la mériter. En effet, il retourna a 1'armée de Furibon, oü le bruit de fa mort venoit de fe répandre. Dès qu'il y parut avec fes habits ordinaires, chacun vint a lui; les capitaines 8c les foldats 1'environnèrent, pouffant de grands cris de joie : ils le reconnurent pour leur roi, 6c que la couronne lui appartenoit. II leur donna liberalement a partager entr'eux les trente chambres pleines d'or; de manière que cette armee fut riche a jamais. Et après quelques cérémonies qui affuroient Léandre de la foi des foldats, il retourna encore vers fa princeffe, ordonnant k fon armee de s'en aller k petite journée dans fon royaume. La princeffe s'étoit couchée; 6c le profond refpect que ce prince avoit pour elle, 1'empêcha d'entrer dans fa chambre; il fe retira dans la fienne, car il avoit toujours couché en bas. II étoit lui-même affez fagué pour avoir befoin de repos; cela fit qu'il  L u T i n. 179 ïle penfa point a fermer la porte auffi foigneufement qu'il le faifoit d'ordinaire. La princefié mouroït de chaud & d'inquiétude; elle fe leva plus matin que 1'aurore s èc defcendlt en déshabillé dans fon appartement bas. Mais quelle furprife fut la fienne, d'y trouver Léandre endormi fur un lit! Elle €ut tout le tems de le regarder fans être vue, & de fe convaincre que c'étoit la perfonne dont elle avoit le portrait dans fa boite de diamans. II n'eft pas poffible, difoit-elle, que ce foit ici Lutin; car les lutins dorment-ils ? Eft-ce la un corps d'air & de feu, qui ne remplit aucun efpace, comme le dit Abricotine? Elle touchoit doucement fes cheveux, elle 1'écoutoit refpirer, elle ne pouvoit s'arracher d'auprès de lui; tantöt elle étoit ravie de 1'avoir trouvé, tantöt elle en étoit allarmée. Dans le tems qu'elle étoit plus attentive k le regarder , fa mère la Fée entra , avec un bruit fi épouvantable, que Léandre s'éveilla en furfaut. Quelle furprife & quelle afniöion pour lui, de voir fa princeffe dans le dernier défefpoir. Sa mère Fentrainoit, la chargeant de mille reproches. O quelle douleur pour ces jeunes amans! Ils fe trouvoient fur le point d'être féparés pour jamais. La princeffe n'ofoit rien dire k la terrible Fée; elle jetoit M ij  i2o lePrince les yeux fur Léandre, comme pour lui demander quelque fecours. II jugea bien qu'il ne pouvoit pas la retenir malgré une perfonne fi puiffante; mais il chercha dans fon éloquence Sc dans fa foumiflïon, les moyens de toucher cette mère irritée. II courut après elle, il fe jeta a fes piés; il la conjura d'avoir pitié d'un jeune roi, qui ne changeroit jamais pour fa fille , 8c qui feroit fa fouveraine félicité de la rendre heureufe. La princeffe, encouragée par fon exemple, embraffa aufTi-töt les genoux de fa mère, 8c lui dit : Que fans le roi elle ne pouvoit être contente, 8c qu'elle lui avoit de grandes obligations. Vous ne connoiffez pas les difgraces de 1'amour, s'écria la Fée, 8c les trahifons dont ces aimables trompeurs font capables; ils ne nous enchantent que pour nous empoifonner; je 1'ai éprouvé. Voulez-vous avoir une deftinée femblable k la mienne ? Ah! madame, répliqua la princeffe, n'y a-t-il point d'exception ? Les affurances que le roi vous donne, 8c qui paroiffent fi fincères, ne femblent-elles pas me mettre k couvert de ce que vous craignez ? L'opiniatre Fée les laiffoit foupirer k fes piés; c'étoit inutilement qu'ils mouilloient fes mains de leurs larmes, elle y paroiffoit in-  Lutin. i§i fenfible; & fans doute elle ne leur auroit point pardonné, fi 1'aimable Fée Gentille n'eüt paru dans la chambre, plus brillante que le foleil. Les Graces 1'accompagnoient; elle étoit fuivie d'une troupe d'Amours, de Jeux &c de Plaifirs , qui chantoient mille chanfons agréables & nouvelles: ils folatroient comme des enfans. Elle embraffa la vieille Fée : Ma chère foeur, lui dit-elle , je fuis perliiadée que vous n'avez pas oublié les bons offices que je vous rendis lorfque vous voulütes revenir dans notre royaume; fans moi vous n'y auriez jamais été recue, & depuis ce tems-la je ne vous ai demandé aucun fervice; mais enfin le tems eft venu de m'en rendre un effentiel. Pardcnnez a cette belle princeffe, confentez que ce jeune roil'époufe, je vous réponds qu'il ne changera point pour elle. Leurs jours feront filés d'or & de foie; cette alliance vous combiera de fatisfattion, & je n'oublierai jamais le plaifir que vous m'aurez fait. Je confens a tout ce que vous fouhaitez, charmante Gentille , s'écria la Fée : venez, mes enfans, venez entre mes bras, recevoir 1'affurance de mon amitié. A ces mots elle embraffa la princeffe & fon amant. La Fée Gentille ravie de joie, ck toute la troupe commencèrent les M iij  i8z le Prince chants d'hymenée; & la douceur de cette fyrriphonie ayant éveillé toutes les nymphes du palais, elles accoururent avec de légères robes de gaze, pour apprendre ce qui fe paffoit. Quelle agréable furprife pour Abricotine! Elle eut a. peine jeté les yeux fur Léandre, qu'elle le reconnut; Sc lui voyant tenir la main de la princeffe, elle ne douta point de leur commun bonheur. C'eft ce qui lui fut confirmé, lorfque la mère Fée dit qu'elle vouloit tranfporter Hle des Plaifirs tranquilles , le chateau, Sc toutes les merveilles qu'il renfermoit, dans le royaume de Léandre; qu'elle y demeureroit avec eux, Sc qu'elle leur feroit encore de plus grands biens. Quelque chofe que votre générofité vous infpire, madame , lui dit le roi, il eft impoffible que vous puiffiez me faire un préfent qui égale celui que je recois aujourd'hui; vous me rendez le plusheureux de tous les hommes, Sc je fens bien que je fuis auffi le plus reconnoiffant. Ce petit compliment plut fort k la Fée: elle étoit du vieux tems, oii l'on complimentoit tout un jour fur le pié d'une mouche. Comme Gentille penfoit k tout, elle avoit fait tranfporter, par la vertu de Brelic-breloc, les généraux Sc les capitaines de 1'armée de Furibon au palais de la princeffe, afin qu'ils  l86 la Princesse reine, paree qu'elle en vouloit choifir une pour fon enfant. Voici qu'il en vint cles quatre coins du monde; ce n'étoit que nourrices avec leurs pouparts. Un jour donc que la reine "prenoit Ie frais dans un grand bois, elle s'aflit, & dit au roi: fire, faifons venir toutes nos nourrices, choififfens-en une ; car nos yaches n'ont pas affez de lait pour fournir de la bouillie a tant de petits enfans. Très-volontiers, ma mie, dit le roi: allons, que l'on appelle les nourrices. Les voila toutes qui .viennent 1'une après l'autre, faifant une belle révérence au roi &c k la reine; puis elles fe . mettent en haie, chacune contre un arbre. LAprès qu'elles fe furent rangées, &z que l'on eut admiré leur teint frais, leurs belles dents, & leur fein rempli de bon lait, l'on voit venir dans une brouette, pouffée par deux viïains petits nains, une laideron, qui avoit les piés de travers, les genous fous le menton, «ne groffe boffe, les yeux louches, & la peau plus noire que 1'encre; elle tenoit entre fes i>ras un petit magot de finge, k qui elle donnoit k tetter, &i elle parloit un jargon que l'on n'entendoit pas. Elle vint k fon tour pour s'offrir ; mais la reine la repouffant: allez, groffe laide, lui dit-elle, vous n'êtes qu'une mal apprife, de venir devant moi faite comme  Prïntaniere. 187 vous voila; fi vous y reftez davantage, je vous en ferai bien öter. Cette mauffade paffa, grommelant bien fort, & trainee par fes affreux petits nains; elle fut fe ficher dans le creux d'un gros arbre, d'oii elle pouvoit tout voir. La reine, qui ne fongeoit plus a elle, choifvt une belle nourrice; mais dès qu'elle l'eut nommée, voila qu'un horrible ferpent, qui étoit caché fous les herbes, la piqué au pié; elle tombe comme morte. La reine bien chagrine de eet accident, jette les yeux fur une autre; auffi-töt paffe un aigle volant, qui tenoit une tortue, il la laiffe tomber fur la tête de la pauvre nourrice, qui fut caffée en pièces comme un verre. La reine encore plus affligée, appella une troifième nourrice, qui voulant s'avancer au plus vjte, fe laiffe cheoir contre un buiffon plein de longues épines, &c fe créve Pceil. Ah ! s'écria la reine, il y a aujourd'hui bien du malheur dans mon affaire! il n'eft pas poffible que je choififfe une nourrice fans lui porter guignon! J'en laifferai le foin a mon médecin. En fe levant pour retourner au palais, elle entend rire k gorge déployée; elle regarde, & voit derrière elle la méchante boffue, qui étoit comme une guenon avec fon fagotin de finge dans la brouette; dame, elle  l88 la Princessè fe moquoit de toute la compagnie, Sc particuliérement de la reine. Cette princeffe en eut fi grand dépit, qu'elle voulut aller a elle pour Ia battre, fe doutant bien qu'elle étoit caufe du mal des nourrices; mais la boffue ayant frappé trois coups de fa baguette, les nains furent changés en griffons aïlés, la brouette en chariot de feu, & tout s'envola dans l'air, faifant des menaces Sc de grands cris. Hélas! ma mie, nous fommes perdus , dit le roi, c'eft ici la Fée Caraboffe; la méchante me haïffoit dès le tems que j'étois petit garcon, pour une efpiéglerie que je lui fis avec du foufre dans fon potage ; depuis cela elle a toujours cherché k s'en venger. La reine fe prit k pleurer: Si j'avois pu deviner fon nom, dit-elle, j'aurois taché de m'en faire une amie; je crois que je voudrois être morte. Quand le roi la vit fi affligée, il lui dit: mairiour, allons tenir le confeil fur ce que nqus avons k faire. II 1'emmena par-deffous les bras; car elle trembloit encore de la peur que lui avoit fait Caraboffe. Quand le roi Sc la reine furent dans la chambre , ils firent appeler leurs confeillers; l'on ferma bien les portes Sc les fenêtres pour n'être pas entendus, Sc l'on prit la réfolution ie convier a la naiffance de Fenfant, toutes  P R I N T A N I E R E. 189 les Fées a mille lieues a la ronde. L'on fit partir en même tems des couriers, &c l'on écrivit aux Fées de belles lettres fort civiles, pour qu'elles priffent la peine de venir aux couches de la reine, &c de tenir 1'affaire fecrette; car l'on trembloit de peur que Caraboffe n'en fut avertie, &c qu'elle ne vïnt faire du grabuge. Pour récompenfe de leurs peines, on leur promettoit une hongreline de velours bleti, un cotillon de velours amarante, des pantouffles de fatin cramoifi tailladé, de petits cifeaux dorés, & un étui plein de fines aiguilles. Dès que les couriers furent partis, la reine commenca de travailler avec fes demoifelles & fes fervantes a. tout ce qu'elle avoit promis aux Fées; elle en connoiffoit plufieurs, mais il n'en vint que cinq. Elles arrivèrent dans le moment que la reine venoit d'avoir une petite princeffe. Voila qu'elles s'enferment vitement pour la douer. La première la doua d'une beauté parfaite; la feconde, d'avoir infiniment de 1'efprit; la troifième, de chanter merveilleufement bien; la quatrième, de faire des ouvrages en profe & en vers. Comme la cinquième ouvroit la bouche pour parler, Fon entendit dans la cheminée un bruit, comme d'une groffe pierre qui toni-  lf)0 LA PRINCESSE beroit du haut d'un clocher, & Caraboffe parut toute barbouillée de fuie, criant a tuetête: Je doue cette petite créature, De guignon guignonnant, Jufqu'a 1'age de vingt ans. A ces mots, la reine qui étoit dans fon lit, fe prit a pleurer 6c a prier Caraboffe d'avoir pitié de la petite princeffe. Toutes les Fées lui difoient: Hélas! ma fceur , déguignonnez-la;' que vous a-t-elle fait ? Mais cette laide Fée hongnoit, 6c ne répondoit point; de forte que la cinquième, qui n'avoit pas parlé, tacha de raccommoder 1'affaire , 6c la doua d'une longue vie pleine de bonheur, après que le tems de la malédiótion feroit paffé. Caraboffe n'en fit que rire, 6c elle fe mit a chanter vingt chanfons ironiques, en regrimpant par le même chemin. Toutes les Fées en demeurèrent dans une grande confternation, mais particulièrement la pauvre reine. Elle ne laiffa pas de leur donner ce qu'elle avoit promis; elle y ajouta même des rubans, qu'elles aiment beaucoup. On leur fit grande chère; 6c la plus vieille dit en partant, qu'elle étoit d'avis qu'on mit la princeffe, jufqu'a 1'age de vingt ans, en quelque lieu oii elle ne vit perfonne, que les femmes qu'on lui donneroit, 6c qu'elle fut bien enfermée.  P B I N T A N I E R E." 191 La-deffiis , le roi fit batir une tour couverte, oü il n'y avoit point de fenêtre; l'on n'y voyoit clair qu'avec de la bougie. On y arrivoit par une voute, qui alloit une lieue fous terre; c'étoit par-la que l'on apportoit aux nourrices Sc aux gouvernantes tout ce qu'il leur failoit. II y avoit de vingt pas en vingt pas de groffes portes qui fermoient bien, & des gardes par-tout. L'on avoit nommé la jeune princeffe Printanière, paree qu'elle avoit un teint de lys Sc de rofes, plus frais Sc plus fleuri que le Printems. Elle fe rendoit aimirable dans toutes les chofes qu'elle difoit ou qu'elle faifoit; elle apprenoit les fciences les plus difficiles, comme les plus aifées; Sc elle devenoit fi grande Sc fi belle, que le roi Sc la reine ne la voyoient jamais fans pleurer de joie. Elle les prioit quelquefois de refter avec elle, oude 1'emmener avec eux, car elle s'ennuyoit, fans bien favoir pourquoi; mais ils différoient toujours. Sa nourrice, qui ne l'avoit point quittée, Sc qui ne manquoit pas d'efprit, lui contoit quelquéfois comme le monde étoit fait; & elle le comprenoit auffi-töt, avec autant defacilité que fi elle 1'eüt vu. Le roi difoit fouventalareinerma mie, Caraboffe en fera la dupe; nous fommes plus fins qu'elle; notre Prir>  iyi LA PniNCESSE tanière fera heureufe en dépit de fes prédictions ; 8c la reine rioit jufqu'aux larmes, de fonger au dépit de la méchante Fée. Ils avoient fait peindre Printanière, 8c envoyé fes portraits par toute la terre; car le tems de la retirer de la tour approchoit: ils vouloient la marier. II ne reftoit plus que quatre jours pour accomplir les vingt ans; la cour 6c la ville étoient dans une grande joie de la prochaine liberté de la princeffe, 6c elle fut aug^ mentée, par la nouvelle que le roi Merlin vouloit Favoir pour fon fils, 8c qu'il envoyoit fon ambaffadeur Fanfarinet pour en faire la demande. La nourrice, qui difoit tout a la princeffe, lui conta* ceci, 8c qu'il n'y auroit rien au monde de fi beau que 1'entrée de Fanfarinetj Ah! que je fuis infortunée, s'écria-t-elle; on me retient dans une fombre tour, comme fi j'avois commis quelque grand crime; je n'ai jamais vu le ciel, le foleil 8c les étoiles, dont on dit tant de merveilles; je n'ai jamais vu un cheval, un finge, un lion, fi ce n'eft en peinture. Le roi 8c la reine difent qu'ils mé retireront d'ici quand j'aurai vingt ans; mais ils veulent m'amufer pour me faire prendre patience, 8c je fais fort bien qu'ils m'y veulent laiffer périr, fans que je les ayes offenfés en rien,<  V R 1 K t A N 1i fi R Ë. 19J rien. La-deffus elle fe prit a pleurer, a pleu* rer, tant & tant, qu'elle en avoit les yeuX gros comme le poing; & la nourrice, & la fceur de lait, & la remueufe, & la bercetife, & la mie, qui 1'aimoient toutes pafïionnément, fe mirent aufïi a pleurer tant & tant 4 qu'on n'entendoit que des fanglots & des foupirs; elles penfèrent en étouffer: c'étoit une grande défolation. Quand la princeffe les vit en fi bon train de s'affliger, elle prit uncouteau, &c dit tout baut: Ca, ck, je fuis réfolue de me tuer toüta-1'heure, fi vous ne trouvez le moyen de me faire voir la belle entréé de Fanfarinet; jamais le roi ni la reine ne le fauront! avifez enfemble fi vous aimez mieux que je m'égorge dans cette place, que de me dönner cette fatisfadtion. A ces mots, la nourrice & les autres recommencèrent'k pleurer encore plus fort; & toutes réfolurent de lui faire voir Fanfarinet, ou de mourir k la peine. Elles paffèrent le refte de la nuit k propofer des expédiens t fans en trouver; & Printanière, qui fe défef» péröit, difoit fans ceffe : ne me fakes plus accroire qüe vous m'aimez; fi vous m'aimiez vous trouveriez bien de bons moyens : j'ai lu que 1'amour &c 1'amitié viennent a bout de tout. Tome IL jsj  194 la Princesse Enfin, elles conclurent qu'il falloit faire un trou a la tour, du cöté de la ville, par oü Fanfarinet devoit venir. Elles dérangèrent le lit de la princeffe, Sc aufii-töt elles fe mirent toutes k travailler fans ceffer jour Sc nuit. A force de grater, elles ötoient leplatre, Sc puis les petites pierres. Elles en ötèrent tant , qu'elles firent un trou par oü l'on pouvoit paffer une petite aiguille avec bien de la peine. Ce fut par-la que Printanière appercut le jour pour la première fois: elle en demeura éblouie; Sc comme elle regardoit fans ceffe au petit trou, elle vit paroitre Fanfarinet k la tête de toute fa troupe. II étoit monté fur un cheval blanc, qui danfoit au fon des trompettes, Sc qui fautoit k merveille ; fix joueurs de flutes alloient devant: ils jouoient les plus beaux airs de 1'opéra, Sc fix hautbois répondoient par échos; puis les trompettes Sc les timbales faifoient grand bruit. Fanfarinet avoit un habit tout en broderie de perles , des bottes d'or , des plumes incarnates, des rubans par-tout, Sc tant de diamans ( car le roi Merlin en avoit des chambres pleines ) que le foleil brilloit moins que lui. Printanière k cette vue fe fentit fi hors d'elle , qu'elle n'en pouvoit plus; Sc aprcs y avoir un peu penfé, elle jura qu'elle n'auroit point d'autre mari que  Printanière; 195le beau Fanfarinet; qu'il n'y avoit aucune apparence que fon maitre fut auffi aimable; qu'elle ne connoiffoit point 1'ambition; que puifqu'elle avoit bien vécu dans une tour, elle vivroit bien, s'il le falloit, dans quelque chateau a la campagne avec lui; qu'il lui fembloit que du pain &c de 1'eau valoient mieux avec lui, que des poulets & du bonbon avec un autre. Enfin elle en dit tant, que fes femmes étoient bien en peine ou elle en avoit appris; la quatrième partie; & lorfqu'elles voulurent lui repréfenter fon rang , & le tort qu'elle fe feroit, elle les fit taire, fans daigner les écouter. Dès que Fanfarinet fut arrivé dans le palais du roi, la reine vint querir fa fille. Toutes les rues étoient tapiffées, & les dames aux fenêtres ; les unes tenoient des corbeilles pleines de fleurs, d'autres pleines de perles ; ce qui étoit bien meilleur, d'excellentes dragées, pour jeter fur elle quand elle pafferoit. L'on commencoit a. 1'habiller, lorfqu'il arriva a la tour un nain, monté fur un éléphant; . il venoit de la part des cinq bonnes Fées qui Favoient doué le jour de fa naiffance. Elles lui envoyoient une CQuronnê, un fceptre, une robe de brocard d'or, une jupe d'ailes de papillons d'un travail merveilleux, avec une N ij ~'  tc,6 LA PRfNCESSE caffette encore plus merveilleuie, tant elle ëtölt pleine de piérreriés : auffi la difoit-on fans prix , & l'on n'a jamais vu tant de richeffes enfemble. A cette vue la reine fe pamoit d'admiration; pour la princeffe elle regardoit tout cela affez indifféremment, paree qu'elle ne fongeoit qu'a Fanfarinet. Oh. remercia le nain; il eut une piftole pour boire, & plus de mille aunes de nompareille de toutes les couleurs, dont il fe fit de belles jarretières, un nceud k fa cravate & k fon chapeau. Ce nain étoit fi petit, que quand il eut tous ces rubans on ne le voyoit plus. La reine lui dit qu'elle chercheroit quelque belle chofe pour renvoyer aux Fées; & la princeffe, qui étoit fort généreufc, leur fit préfent de plufieurs rouets d'Allemagne, avec des que'nouilles de bois de cédre. L'on mit k la princeffe tout ce que le nain avoit apporté de plus rare; elle parut k tout le monde d'une fi grande beauté, que le foleil s'en cacha de dépit, & Ia lune , qui n'eft pas 'trop honteufe, n'ofa paroitre tant qu'elle fut en chemin. Elle alloit k pié par les rues, marchant fur de riches tapis : le peuple affemblé 'en foule crioit autour 'd'elle: Ah! qu'elle eft "belle , ah! qu'elle eft belle ! Cömme elle alloit dans ce pompeux appa-  Printanière. 197 rell, entre la reine & quatre ou cinq douzaines de princeffes du lang, fans compter plus de dix" douzaines- qui étoient venues des états voifins pour affifter a cette fête, le ciel commenca de s'obfcurcir, le tonnerre grondoit, & la pluie, mêlée de grêle, tomboit par torrens. La reine mit fon manteau royal fur fa tête; toutes les dames y mirent leurs jupes. Printanière en alloit faire autant, quand 011 entendit dans fair plus de mille corbeaux, chouettes , corneilles, & autres oifeaux d'un finiftre augure, qui, par leurs croaffeméns , n'annoncoient rien de bon. En même tems un vilain hibou, d'une grandeur prodigieufe , vint k tire-d'aïle , tenant dans fon bec une écharpe de toile d'araignée, brodée d'ailes de chauve-fouris : il lailfa tomber cette écharpe fur les épaules de Printanière ; & l'on entendit de iongs éclats de rire,qui fignifioient affez que c'étoit-la une mauvaife plaifanterie de la facon de Caraboffe. A cette lugubre vifion, tout le monde fe mit k pleurer, & la reine, plus affligée que perfonne, voulut arracher 1'écharpe noire ; mais elle fembloit clouée fur les épaules de fa fitte. Ah ! dit-elle, voila un tour de notre ennemie ; rien ne peut 1'appaifer: je lui ai envoyé inutilement plus de cinquante livres de confitures , autant de fucre royal , &c deux N lij  'I98 LA PllINCESSÉ jambons de Mayence; ellé n'en a tenu compte, Pendant qu'elle fe lamentoit, on fe mouilloit jufqu'aux os. Printanière, entctée de l'ambaffadeur , gagnoit toujours pays, Sc fans dire un feul mot; elle fongeoit que pourvu qu'elle put lui plaire , elle ne fe foucioit ni de Caraboffe, ni de fon écharpe de trifte préfage. Elle s'étonnoit en elle-même qu'il ne vïnt point au-devant d'elle, quand tout d'un coup elle le vit paroitre a cöté du roi. Auffitöt les trompettes, les tambours & les violons firent un bruit agréable; les'cris du peuple redoublèrent: enfin la joie parut extraordinaire. Fanfarinet avoit beaucoup d'efprit ; mais quand il vit la belle Printanière avec tant de graces Sc de majefté, il demeura fi ravi, qu'au lieu de parler , il ne faifoit plus que bégayer; Fon auroit dit qu'il étoit ivre , quoique certainement il n'eüt pris qu'une taffe de chocolat. II fe défefpéroit d'avoir oublié , en un clind'ceil, une harangue qu'il répétoittous les jours depuis plufieurs mois, Sc qu'il favoit affez bien pour la dire en dormant. Pendant qu'il donnoit la queftion a fa mémoire pour la recouvrer, il faifoit de profondes révérences a la princeffe, qui, de fon cöté , en fit une demi - douzaine fans aucune 1 réflexion. Enfin elle prit la parole, Sc pour k  Printanière. 199 tirer de 1'embarras oü elle le voyoit, elle lui dit: Seigneur Fanfarinet, je connoïs fans peine que tout ce que vous penfez eft charmant; je vous tiens compte d'avoir tant d'efprit: mais hatons-nous de gagner le palais; il pleut a verfe; c'eft la méchante Caraboffe qui nous inonde ; quand nous ferons a couvert, elle en fera la dupe. II lui répliqua galamment que la Fée avoit fagement prévu 1'incendie que fes beaux yeux alloient faire ; & que pour Ie tempérer, elle répandoit des déluges d'eau. Après ce peu de mots, il lui préfenta la main pour 1'aider a marcher. Elle lui dit tout bas: J'ai pour vous des fentimens que vous ne devineriez jamais , fi je ne vous les expliquois moi-même ; cela ne laiffe pas de me faire de la peine, mais honny foit qui mal y penfe. Sachez donc , M. l'ambaffadeur, que je vous ai vu avec admiration monté fur votre beau cheval qui danfe; j'ai regretté que vous vinffiez ici pour un autre que pour vous. Nous ne laifferons pas, fi vous avez autant de courage que moi, d'y trouver du remède : au lieu de vous époufer au nom de votre maïtre, je vous épou* ferai au vötre. Je fais que vous n'êtes pas prince : vous me plaifez autant que fi vous Fétiez. Nous nous fauverons enfemble dans quelque co in du monde. On en eaufera d'aborc& N 'm  2.00 IA PRINCESSE & puis quelqu'autre fera comme moi, ou peut- être pis; on me laiifera en repos pour parler de celle-la, & j'aurai le plaifir de vivre avec vous. Fanfarinet grut rêver, car Printanière étoit une.princeffe fi merveilleufe, qu'a moins d'un étrange caprice, il ne pouvoit jamais efpérer eet honneur; il n'eut pas même la force de lui répondre. S'ils avoient été feuls, il fe feroit jeté a fes piés; mais il prit la liberté de lui ferrer la main fi fort, qu'il lui fit grand mal au petit doigt, fans qu'elle criat, tant elle en étoit affolée. Quand elle entra dans le palais, il retentit de mille fortes d'inftrumens de mufique , auxquels des voix prefque céleftes fe joignirent fi jufte, que Fon n'ofoit refpirer, crainte de faire trop de bruit. Après que le roi eut baifé fa fille au front & aux deux joues, il lui dit: Ma petite brebiette, (Car il lui donnoit toutes fortes de noms d'amitié ), ne veux-tu pas bien époufer le fils du grand roi Merlin ? Voici le feigneur Fanfarinet qui fera la cérémonie pour lui, & qui t'emmènera dans le plus beau royaume du monde, Oui-da , mon père, dit-elle erufaifant une profonde révérence, je veux tout ce qu'il vous plaira, pourvu que ma bonne maman y confente, J'y confens, ma miguonne, dit la  Printanière. ioi reine en 1'embraffant: allons, que l'on couvre les'tables ; ce qu'on fit en diligence. II y en avoit cent dans une grande gallerie; 6c de mémoire d'homme l'on a tant mangé, excepté Printanière 6c Fanfarinet , qui ne fongeoient qu'a fe regarder , 6c qui rêvoient fi fort, qu'ils en oublioient tout. Après le repas, il y eut bal, balet 8c comédie; mais il étoit déja fi tard, 8c l'on avoit tant mangé, que, malgré qu'on en eut, on dormoit tout debout. Le roi 8c la reine, faifis de fommeil, fe jetèrent fur un canapé ; la plupart des dames 8c des cavaliers ronfloient, les muficiens détonnoient, 8c les comédiens ne favoient ce qu'ils difoient; nos amans feuls étoient éveillés comme des fouris , 8c fe faifoient cent petites mines. La princeffe voyant qu'il n'y avoit rien a craindre, 8c que les gardes, couchés fur leurs paillaffes, dormoient a leur tour, elle dit a Fanfarinet: Croyez-moi, profitons d'une occalion fi favorable; car fi j'attends la cérémonie des époufailles, le roi me donnera des dames pour me fervir, Sc un prince pour m'accompagner chez votre roi Merlin; il vaut donc mieux nous en aller a préfent, le plus vite que nous pourrons. Elle fe leva, prit le poignard du roi, qui étoit tout rempli de diamans, 6c le couvre-chef  402. tA PRïNCESSE. que la reine avoit öté pour dormir plus a fon aife. Elle donna fa main blanche k Fanfarinet pour fortir; il la prit, & mettant un genou h terre : Je jure, dit-il, k votre alteffe , une fidélité Sc une obéilfance éternelle. Grande princeffe , vous faites tout peur moi , que ne voudrois-je pas faire pour vous ! Ils fortirent du palais ; l'ambaffadeur portoit une lanterne fourde; Sc par des rues fort erottées, ils furent au port; ils entrèrent dans un petit bateau, oit il y avoit un pauvre vieux batelier qui dormoit. Ils 1'éveillèrent; Sc quand il vit Printanière fi belle Sc fi brave, avec tant de diamans & fon écharpe de toile d'araignée , il la prit pour la déeffe de la nuit, Sc fe mit k genoux devant elle ; mais comme il ne falloit pas s'amufer, elle lui ordonna de partir: c'étoit beaucoup hafarder, car on ne voyoit ni la lune, ni les étoiles ; le tems étoit encore couvert de Ia pluie que Caraboffe avoit excitée. II eft vrai qu'il y avoit une efcarboude au couvre-chef de la reine, qui brilloit plus que cinquante flambeaux allumés; Sc Fanfarinet (a ce qu'on dit), fe feroit bien pafié de la lanterne fourde ; il y avoit auffi une pierre qui rendoit invifible; Fanfarinet demanda k la princeffe oii elle vouloit aller : Hélas ! dit-elle , je veux aller avec vous; je n'ai que cela dans I'efprit. Mais ? lui  Printanière. 203' dit-il, madame, je n'ofe vous conduire chez le roi Merlin ; je n'y vaudrois pas k pendre. Hé bien , répliqua-t-elle, allons k 1'ile déferte des Ecureuils ; elle eft affez éloignée pour qu'on ne nous y fuive pas. Elle commanda au marinier de partir; Sc bien qu'il n'eüt qu'un petit bateau, il obéit. Comme le jour approchoit, le roi, la reine 8c tout le monde ayant un peu fecoué les oreilles &frotté leurs yeux, ils ne fongèrent qu'a conclure le mariage de la princeffe. La reine, empreffée, demanda fon riche couvre-chef pour fe coëffer. On le. chercha depuis les cabinets jufques dans les poëlons , mais le couvre-chef n'y étoit point. La reine, inquiette , couroit en bas , couroit en haut, k la cave, au gremer: il ne fe pouvoit trou ver. Le roi voulut a fon tour mettre fon brillant poignard; l'on commenca tout de même a fureter par-tout, 8c l'on ouvrit tels coffres 8c telles caffettes, dont il y avoit plus de cent ans que les clefs étoient perdues; l'on y trouva mille raretés, des poupées qui remuoient la tête Sc les yeux, des brebis d'or avec leurs petits agneaux, de bonnes écorces de citron, 8c des noix confites; mais cela ne pouvoit confoler le roi. Son défefpoir étoit fi grand, qu'il s'arrachoit la barbe; la reine par compagnie  104 LA PriNCESSE s'arrachoit les cheveux; caren'vérité le couvrechef & le poignard valoient plus que dix villes grande» comme Madrid. Quand le roi vit qu'il n'y avoit point d'efpérance de rien retrouver, il dit a la reine : Maoioitr, prenons courage, & nous dépêchons d'achever la cérémonie qui nous coüte déja ft cher. II demanda oit étoit la princeffe; fa nourrice s'avane/a , Sc lui dit : Monfeigneur, je Vö«s affiire qu'il y a plus de deux heures que je la cherche fans la pouvoir trouver. Ces paroles mirent le comble a la douleur du roi Sc de la reine; elle fe prit a crier comme un aigle k qui l'on a ravi fes petits, Sc tomba évanouie. U n'a jamais rien été de fi pitoyable ; on jetta plus de deux feaux d'eau de la reine d'Hongrie fur le vifage de fa majeité avant de la pouvoif faire revenir. Les dames Sc les demoifelles P pleuroient; & tous les valets difoient: QuoiJ la fille du roi eft donc perdue? Le roi voyant que la princeffe ne paroiffoit plus, il dit k fon grand page : Allez chercher Fanfarinet qui dort dans quelque coin, pour qu'il vienne s'afüiger avec nous. Le page fut par-tout, partötit, Sc le trouva auffi peu que l'on avoit trouvé Printanière, le couvre-chef & le poignard. Voila encore un furcroït d'affliction, qui acheva de défoler leurs majefiés.  P r i n f a n i e r e. 105 Le roi fit appeler tous fes confeiüers & fes gendarmes. II entra avec la reine dans une grande falie, que l'on avoit. promptement tendue de noir : ils avoient quitté leurs beaux habits, &c pris chacun une longue robe de deuil, ceinte d'une corde. Quand on les vit en eet état, il n'y eut cceur fi dur qui ne fut prêt k crever : la falie retentiffoit de fanglots & de foupirs; les ruiffeaux de larmes coubient fur le plancher. Comme le roi n'avoit pas eu le tems de préparer fa harangue, il demeura trois heures fans rien dire; enfin il commenca ainfi : Or écouiei petits & grands, j'ai perdu ma. diers, fille Printanière ', je ne fais fi elle ejl fondue, ■ou fi on me Va derobèe. Le couvre-chef de la reint -& inon poignard, qui valent leurpefant d'or, font. -aufji difparus avec elle ; & qui pis ejl, l'ambaf fadeur Fanfarinet n'y ejl plus. Je crains bien qm Le roi fon maitre, n'en recevant point de now velles, ne vienne le chercher parmi nous, & qu'il ne nous accufe de Vavoir haché comme chair d paté; encore prendrois-je patience fi j'avois de 1'argent, mais je vous avoue que les frais de la noce m'ont ruine. Avife^ donc, mes chers fujets, te que je peux faire pour recouvrer ma fille., Fan" farinet, & le rejie. Chacun admira la belle harangue du roi (il  ao6 la Princesse n'en avoit jamais fait de fi éloquente ). Le feigneur Gambille, chancelier du royaume, prit la parole, & dit : Sire, nous fommes tous bien fachés de votre fdcherie, & nous voudrions avoir donné juf qua nos fanmes & nos petits enfans, & que vous neufjie\pas un fi grand fujet de vous fdcher; mais apparemment c'ejl un tour de la Fée Caraboffe. Les vingt ans de la princeffe n étoient pas encore accomplis ; & puifquil faut tout dire, j 'ai remarqué qu'elle regar hit a tous momens Fanfarinet , & qu'il la regardoit auffi. : peut être que 1'amour a fait la. quelque tour de fon métier. A ces mots, la reine qui étoit fort prompte, 1'interrompit : Prenez garde a ce que vous avarcez, lui dit-elle, feigneur Gambille; factie z que la princeffe n'eft pas d'humeur a s'emmouracher de Fanfarinet, je Fai trop bien élevée. La-deffus la nourrice, qui écoutoit tout, vint fe mettre a genoux devant le roi & la reine : Je viens, dit-elle, vous avouer ce qui eft arrivé. La princeffe eut envie de voir Fanfarinet , ou de mourir; nous fimes un petit trou, par lequel elle 1'appercut; & fur le champ elle jura qu'elle n'en auroit jamais d'autre. A ces nouvelles chacun s'afïligea ; l'on connut bien que le chancelier Gambille avoit beauCoup de pénétratiou. La reine toute dépitée  Printanière. 207 gronda tant la nourrice, la {beur de lait, la remueufe, la berceufe, la mie, que pour les étrangler l'on n'en auroit pas dit davantage. L'amiral Chapeau-pointu interrompant la reine, s'écria : Allons, allons après Fanfarinet; il n'en faut point douter, ce godenot a enlevé notre princeffe. Tout le monde battit des mains, & répondit, allons. Voila que les uns fe mirent fur la mer, & que les autres allèrent de royaume en royaume, battant le tambour & fonnant la trompette; puis quand on s'amaffoit autour d'eux, ils crioient : Qui veut gagner une belle pcupée , des confitures seches & liquides , de petits cifeaux, une robe d'or, un beau. bonnet de fatin, n'a qua. nous enfeigner la princeffe Printanière que Fanfarinet emmène. Chacun répondoit : Alle^ ailleurs, nous ne les avons point vus. Ceux qui pourfuivoient la princeffe par mer furent plus heureux; car après une affez longue navigation, ils appercurent pendant une nuit quelque chofe qui brilloit devant eux comme un grand feu. Ils n'osèrent en approcher, ne fachant ce que ce pouvoit être ; mais tout d'un coup cette lumière s'arrêta dans File déferte des Ecureuils : car c'étoit en effet la princeffe & fon amant, avec 1'efcarbouele qui brilloit. Ils defcendirent; & après avoir donné cent  aoS la Princesse écus d'or au bonhomme qui les avoit amenés,ils lui dirent adieu, Sc lui défendirent, fur les yeux de fa tête, de parler de rien a perfonne. La première chofe qu'il rencontra, ce fut les vaiffeaux du roi, qu'il n'eut pas plutot reconnus, qu'il les voulut éviter. Mais 1'amiral 1'ayant appercu, dépêcha une barque après; & le bonhomme étoit fi vieux & fi foible, qu'il n'avoit pas affez de force pour ramer. On le joignit, & on 1'amena devant 1'amiral, qui le fit fouiller : on lui trouva les cent écus d'or tout neuf, car on avoit battu monnoie pour les noces de la princeffe. L'amiral le queftionna ; & pour n'être point obligé de répondre, il feignoit d'être fourd &c muet. Ca, ca, dit l'amiral , que l'on m'attache ce muet au grand mat, & qu'on lui donne les étrivières; il n'y a rien de meilleur pour les muets. Quand Ie vieillard vit que c'étoit tout de bon, il avoua qu'une fille plus célefte qu'humainè, 8c un gentil cavalier, lui avoient commandé de les condidre dans 1'ïle déferte des Ecureuils. A ces mots l'amiral jugea bien que c'étoit la princeffe; il fit avancer fa flotte pour entourer 1'ïle. Cependant Printanière , fatiguée de la mer, ayant trouve un gazon verd fous des arbres ipais, fe coucha deffus, & s'endormit douce- ment;  Printanière; ment; mais Fanfarinet, qui avoit plus de faitn que d'amour, ne la laiffa pas long-téms en repos. Croyez-vous; madame, lui dit-il ërl 1'éveillant, que je puiffe demeurer long-tems ici ? Je n'y vois rien a manger. Quand Vous feriez plus belle que 1'aurore, eëla ne me fuffiroit pas , il faut de quoi fe nourrir; j'ai les dents bien longues , & 1'eftomac bien vuide* Quoi! Fanfarinet , répliqua^t-elle , eft-il poffible que les marqués de mon amitié ne vóuS tiennent lieu de rien ? Eft-il poffible que vous ne foyez pas occupé de votre bonne fortune ? Je le fuis bien plutöt de mon malheur j s'écria-t-il: plüt au ciel que vous fuffiez encore dans votre noire tour ! Beau chevalier 4 lui dit" elle gracieufemeni , je vous prie de ne voust point facher , je vais chercher par-tóut, peutêtre que je trouverai deS fruits. Puifnez-vous, lui dit-il, trouver un loup qui vous mange. La princeffe, aflligée, courut dans le bois, déchi-4 rant fes beaux habits aux rondes, & fa peail blanche aux épines; elle étoit égratignée comme fi elle avoit joué avec des chats> ( voila ce que c'eft d'aimei1 les gargons , il n'en arrivé que des peines). Après avoir été par-tout, elle revint bien trifte vers Fanfarinet, & lui dit qu'elle n'avoit rien trouvé. II lui tourna le dos, &£ s'éloigna d'elle, grommelant entre fes dents* Tome IL O  3.IO LA PRINCESSE Ils cherchèrent le lendemain auffi inutilernent; de forte qu'ils reftèrent trois jours fans manger que des feuilles &c quelques hannetons. La princeffe ne s'en plaignoit point, quoiqu'elle fut bien plus délicate. Je ferois contente, lui difok-elle, fi je fouffrois feule; & je ne me foucierois pas de mourir de faim, pourvu que vous euffiez de quoi faire bonne chère ; il me feroit indifférent, répliqua-t-il, que vous mouruffiez, fi j'avois ce qu'il me faut. Eft-il poffible, ajouta-t-elle , que vous feriez fi peu touché de ma mort ? Sont-ce la les fermens que vous m'avez faits ? II y a grande différence, dit-il, d'un homme a fon aife , qui n'a ni faim ni foif, ou d'un malheureux pret k expirer dans une ile déferte. Je fuis dans le même danger , continuat-elle, & je ne m'en plains pas. Vous y auriez bonne grace, reprit-il brufquement; vous avez voulu quitter père Sc mère pour venir courir la pretentaine. Nous voila fort a notre aife ! Mais c'eft pour 1'amour de vous, Fanfarinet, ditelle, en lui tendant la main. Je m'en ferois bien paffé, dit-il; & la-deffus il lui tourna le dos. La belle princeffe , outrée de douleur , fe prit k pleurer tant Sc tant, qu'elle auroit attendri un rocher. Elle s'affit au pied d'un buiffon, chargé de rofes blanches Sc vermeilles. Après les avoir regardées quelque tems, elle leur dk:  P R I N T A N 1 -Ê R E. Ut Que vous êtes heureufes, jeunes fleurs, les zéphirs vous careffent, la rofée vous humecte, le foleil vous embellit, les abeilles vous ché» riffent, vos épines vous défendent, chacun vöuS admire. Hélas! faut-il que vous foyez pluS tranquilles que moi ? Cette réflexion lui fit répandre une fi grande abondance de larmes, que le pied du rofier en étoit tout mouillé* Elle vit alors avec un grand étonnement, que le builfon s'agitoit, que les rofes s'épanöitiffoient& que la plus belle lui dit: Si tu n'avois pas aimé, ton fort feroit auffi digne d'envie que le mien : qui aime , s'expofe aux derniers malheurs. Pauvre princeffe ! prends dans le creux de eet arbre un rayon de miel; mais ne foit pas affez fimple pour en donner k Fanfarinet. Elle courut k 1'arbre , ne facharit encore fi elle rêvoit ou fi elle étoit bien éveillée. Elletrouva le miel; & dès qu'elle Feut , elle le porta a. fon ingrat amant. Voici, dit-elle > url rayon de miel; j'aurois pu le manger feule * mais j'aime mieux le partager avec vous. Sans la remercier, ni la regarder, il le lui arracha, & le mangea tout entier, refufant de lui en donner un petit morceau. II ajouta même la raillerie k la brutalité ! il lui dit que cela étoit trop fucré, qu'elle fe gateroit les dents , & cent autres impertinences femblables. óij  tA Princesse Rosette. 21J par une mauvaife prédiction : mais je vous prie •que je fache tout, ne me cachez rien. Elles s'en excufoient bien fort; &C la reine avoit encore bien plus d'envie de favoir ce que c'étoit. Enfin la principale lui dit: Nous craignons, madame , que Rofette ne caufe un grand malheur a fes frères ; qu'ils ne meurent dans quelque affaire pour elle. Voila tout ce que nous pouvons deviner fur cette belle petite fille ; nous fommes bien fachées de n'avoir pas de meilleures nouvelles k vous apprendre. Elles s'en allèrent; & la reine refta fi trifte, fi trifte, que le roi le connut k fa mine. II lui demanda ce qu'elle avoit. Elle répondit qu'elle s'étoit approchée trop prés du feu , & qu'elle avoit briilé tout le lin qui étoit fur fa quenouille. N'eft* ce que cela, dit le roi ? II monta dans fon grenier, & lui apporta plus de lin qu'elle n'en pouvoit filer en cent ans. La reine continua d'être trifte: il lui demanda ce qu'elle avoit. Elle lui dit qu'étant au bord de la rivière, elle avoit laiffé tomber dedans fa pantoufle de fatin vert. N'eft-ce que cela, dit le roi ? II envoya querir tous les cordonniers de fon royaume , &c lui apporta dix mille pantoufles de fatin vert. Elle continua d'être trifte. II lui demanda ce qu'elle avoit, Elle lui dit qu'en mangeant de  ZZ4 la Princessë trop bon appétit, elle avoit avalé fa -bague de noce, qui étoit a. fon doigt. Le roi connut qu'elle étoit menteufe ; car il avoit ferré cette bague ; 6c il lui dit: Ma chère femme, vous mentez ; voila votre bague que j'ai ferrée dans ma bourfe. Dame , elle fut bien attrapée d'être prife k mentir , ( car c'eft la chofe la plus laide du monde) , 6c elle vit que lè roi boudoit; c'eft pourquoi elle lui dit ce que les Fées avoient prédit de la petite Rofette, 6c que s'il favoit quelque bon remède, il le dit. Le roi s'attrifta beaucoup ; jufques - la qu'il dit une fois k la reine : Je ne fais point d'autre moyen de fauver nos deux fils, qu'en faifant mourir la petite pendant qu'elle eft au maillot. Mais la reine s'écria qu'elle fouffriroit plutöt la mort elle-même; qu'elle ne confentiroit point k une fi grande cruauté, 6c qu'il pens at k une autre chofe. Comme le'roi 6c la reine n'avoient que cela dans 1'efprit, on apprit k la reine qu'il y avoit dans un grand bois proche de la ville un vieil hermite qui couchoit dans le tronc d'un arbre, que l'on alloit confulter de par-tout. Elle dit: II faut que j'y aille auffi; les Fées m'ont dit le mal, mais elles ont oublié le remède. Elle monta de bon matin fur une belle petite mule blanche, toute ferrée d'or, avec deux de fes demoifelles,  R O S E T T £, lij demoifelles, qui avoient chacune un joli cheVal. Quand elles furent auprès du bois, la reine &c fes demoifelles defcendirent de cheval paf refpect, & furent a 1'arbre 011 1'hermite demeuroit. II n'aimoit guères a voir des femmes ; mais quand il vit que c'étoit la reine, il lui dit: Vous , foyez la bien venue ; que me voulez-vous ? Elle lui conta ce que les Fées avoient dit de Rofette , & Lui demanda cöniéil. II lui dit qu'il falloit mettre la princeffe dans une tour , fans qu'elle en fortit jamais, la reine le remercia , lui fit une bonne aumöne, & revint tout dire au roi. Quand le roi fut ces nouvelles, il fit vitement batir une groffe tour. II y mit fa fille; &C pour qu'elle ne s'ennuyat point , le roi, la reine & les deux frères 1'alloient voir tous les jours. L'ainé s'appeloit le grand prince , & le cadet le petit prince. Ils aimoient leur.leem* paflionnément, car elle étoit la plus belle & la plus gracieüfe que 1'ón eut jamais vue , & le moindre de fes regards valoit mieux que cent piftoles. Quand elle eut quinze ans, le grand prince difoit au roi: Mon papa, ma fceur elf affez grande pour être mariée; n'irons-nous pas bientöt a la noce ? Le petit prince en difoit autant a la reine, & leurs majeftés les amufpient, fans rien répondre fur le manage. Tome II, p  £l6 la Princesse Enfin le roi 6c la reine tombèrerit bien malades , 6c moururent prefqu'en un même jour. Voila tout le monde fort trifte ; l'on s'habille de noir, 8c l'on fonne les cloches par-tout. Rofette étoit inconfolable de la mort de fa bonne tnaman. Quand le roi 6c Ia reine eurent été enterrés , les marquis 6c les ducs du royaume firent monter le grand prince fur un tröne d'or 6c de diamans , avec une belle couronne fur fa tête , 6c des habits de velours violet , cbamarrés de foleils 8c de lunes ; 6c puis toute la cour cria trois fois : Vive le roi. L'on ne fongea plus qu'a fe réjouir. Le roi 6c fon frère s'entredirent: A préfent que nous fommes les maitres , il faut retirer notre fceur de la tour, oii elle s'ennuie depuis long-tems. Ils n'eurent qu'a traverfer le jardin pour aller k la tour, qui étoit batie au coin, toute la plus haute que l'on avoit pu; car le roi 6c la reine défunts vouloient qu'elle y demeurat toujours. Rofette brodoit une belle robe fur un métier qui étoit Ik devant elle ; mais quand elle vit fes frères, elle fe leva, 6c fut prendre la main du roi, lui difant: Bon jour, fire , vous êtes a préfent le roi, 6c moi votre petite fervante ; je vous prie de me retirer de la tour, oü je m'ennuie bien fort; 6c la-deflufi  144 LA Princesse que vous êtes ici; certainement s'il vous avöït vue il vous épouferoit. Ah! c'eft un méchant, dit Rofette, il me feroit mourir; mais fi vous avez un petit panier, il faut 1'attacher au cou de mon chien, & il y aura bien du malheur s'il ne rapporte la provifion. Le vieillard donna un panier a la princeffe, elle 1'attacha au cou de Fretillon, & lui dit: Va-t-en au meilleur pot de la ville, & me rapporte ce qu'il y a dedans. Fretillon court h la ville; comme il n'y avoit point de meilleur pot que celui du roi, il entre dans fa cuifme, il découvre le pot, prend adroitement tout ce qui étoit dedans, & revicnt a la maifon. Rofette lui dit: Retourne k 1'office, & prends ce qu'il y aura de meilleur. Fretillon retourne k 1'office, & prend du pain blanc, du vin mufcat, toutes fortes de fruits & de confitures : il étoit fi chargé, qu'il n'en pouvoit plus. Quand le roi des paons voulut diner, il n'y avoit rien dans fon pot ni dans fon office ; chacun fe regardoit, & le roi étoit dans une colère horrible. Oh bien, dit-il, je ne dinerai donc point; mais que ce foir on mette la broche au feu, & que j'aie de bons rots. Le foir étant venu, la princeffe dit k Fretillon : Va-t-en h la ville, entre dans la meilleure cuifine, & m'apporte de bons rots. Fretillon fit comme fa mat-  R O S E T T E. 14f treffe lui avoit commanclé; & ne fachant point de meilleure cuifine que celle du roi, il y entra tout doucement, pendant que les cuifmiers avoient le dos tourné; il prit tout le rot qui étoit k la broche; il avoit une mine excellente, & k voir feulement, faifoit appétit. II rapporta fon panier plein k la princeffe; elle le renvoya auffi-töt k i'office, & il apporta toutes les compotes & les dragées du roi. Le roi qui n'avoit pas dïné, ayant grand faim, voulut fouper de bonne hetire, mais il n'y avoit rien; il fe mit dans une colère effroyable, & s'alla coucher fans fouper. Le lendemain au diner & au fouper, il en arriva tout autant; de forte que le roi refta trois jours fans boire ni manger, paree que quand il alloit fe mettre k table, l'on trouvoit que tout étoit pris. Son confident fort en peine, craignant la mort du roi, fe cacha dans un petit coin de la cuifine, & il avoit toujours les yeux fur le pot qui bouilloit. II fut bien étonné de voir entrer tout doucement un petit chien vert, qui n'avoit qu'une oreille , qui découvroit le pot, & mettoit la.viande dans fon panier. II le fuivit, pour favoir oii il iroit; il le vit fortir de la ville. Le fuivant toujours, il fut chez le bon vieillard. En même tems il vint tout conter au roi: que c'étoit chez un pauvre payfan Qnj  «.aPrikcesse que fon bouilli & fon röti alloient foir & matin.' Le roi demeura bien étonné: il dit qu'on 1'allat querir. Le confident, pour faire fa cour, y voulut aller lui-même, & mena des archers, ils le trouvèrent qui dinoit avec la princeffe, & qu'ils mangeoient le bouilli du roi. II les fit prendre, & lier de groffes cordes, & Fretillon auffi. Quand ils furent arrivés, on 1'alla dire au roi, qui répondit: C'eft demain qu'expire le feptième jour que j'ai accordé k ces affronteurs; je les ferai mourir avec les voleurs de mon diner : puis il entra dans fa falie de juftice. Le vieillard fe mit a genoux, & dit qu'il alloit lui conter tout. Pendant qu'il parloit, le roi regardoit la belle princeffe, & il avoit pitié de la voir pleurer; puis quand le bonhomme eut déclaré que c'étoit elle qui fe nommoit la princeffe Rofette, qu'on avoit jetée dans la iner; malgré la foiblefiè oü il étoit d'avoir été fi long-tems fans manger , il fit trois faurs tout de fuite, & courut 1'embraffer, & lui détacher les cordes dont elle étoit liée, lui difant qu'il 1'aimoit de tout fon cceur. On fut en même tems querir les princes, qui croyoient que c'étoit pour les faire mourir, & qui venoient fort triftes, baiffant la tête; l'on alla de même querir la nourrice & fa fille, Quand  R O S E T T F.. 247 ilsfe virent, ils fe reconnurent tous; Rofette fautaau cou de fes frères : la nourrice Sc fa fille avecle batelier, fe jetèrent k genoux, & demandèrent grace. La joie étoit fi grande, que le roi Sc la princeffe leur pardonnèrent, Sc le bon vieillard fut récompenfé largerpent: il demeura toujours dans le palais. Enfin ie roi des paons fit toutes fortes de fatisfactions au roi Sc a fon frère, témoignant fa douleur de les avoir maltraités. La nourrice rendit a Rofette fes beaux habits & fon boiffeaud'écus d'or; & lanoce dura quinze jours. Tout fut content, jufqu'a Fretillon, qui ne mangeoit plus que des ailes de perdrix. Le ciel veiile pour nous; & lorfque 1'innocence Se trouve en un preffant danger , II fait embraffer fa défenfe , La délivrer & la venger. A voir la timide Rofette, Ainfi qu'un Alcion , dans fon petit berceau,' Au gré des vents voguer fur l'eau , On fent en fa faveur une pitié fecrette ; On craint qu'elle ne trouve une tragique fin Au milieu des flots abimée ; Et qu'elle n'aille faire un fort léger feftin A quelque baleine affamée. Sans le fecours du ciel, fans doute, elle eüt péri. Fretillon fut jouer fon röle Contre la morue & la fole ; Et quand il s'agiffoit auili  'M% u Princessk Rosette; De nourrir fa chère maitrefle. IJ en eft bien en ce temsci Qui voudroientrencontrer des chiens de cette efpèce! Rofette échappée au naufrage , 'Aux auteurs de fes maux accorde le pardon. O vous ! a qui l'on fait outrage, Qui voulez en tirer raifon, Apprenez qu'il eft beau de pardonner 1'offenfe; ,Après que l'on a fu vaincre fes ennemis, Et qu'on en peut tirer une jufte vengeance : C'eft ce que notre fiède admire dans Louis.  LE RAMEAU D'OR, CONTÉ. Il étoit une fois un roi dont rhumeur auftère & chagrine infpiroit plutöt de la crainte que de 1'amour. II fe laiffoit voir rarement; & fur les plus légers foupcons, il faifoit mourir fes fujets. Orrle nommoit le roi Brun, paree qu'il frongoit toujours le fourcil. Le roi Brun avoit un fils qui ne lui reffembloit point. Rien n'égaloit fon efprit, fa douceur, fa magnificence & fa capacité; mais il avoit les jambes tortues, une boffe plus haute que fa tête, les yeux de travers, la bouche de cöté; enfin c'étoit un petit monfire, & jamais une fi belle ame n'avoit animé un corps fi mal fait. Cependant, par un fort fingulier , il fe faifoit aimer jufqu'a la folie des perfonnes auxquelles il vouloit plaire; fon efprit étoit fi fupérieur a tous les autres \ qu'on ne pouvoit 1'entendre avec indifférence. La reine fa mère voulut qu'on 1'appelat Torticoli ; foit qu'elle aimat ce nom , ou  1^0 L Ë Ë.AMËAÜ !)' ö ü, q'u'étant eife&ivement tónt de travers , elle" entt avöir rencontré ce qui lui convenoif davantage. Le röi Brun , qui penfbit plus & fa grandeur qu'a la fatisfaction de fon fils , jeta lèS yéllx fur la fille d'un puiffant roi, qui étoit fon Vöifirt , & dont les états ■. joints aux fiens, föWöiênt le rendre redoutable a toute la terre. II penfa que Cette princeffe feroit fort propte pöuf le prince Torticoli, paree qu'elle n'atiroit pas lieu de lui reprocher fa difformité 8C fa Ja'ideüT, puifqtt'elle étoit peur le moins auffi lalde & auffi difforme que lui. Elle alloit toujöitfS dans une jatte, elle avoit les jambes rompties, On fappeloit Trognón. C'étoit la créaflife du monde la plus aimable par 1'efprit; il fenibloit que le ciel avoit voulu la récompenfer dit föl't que lui avoit fait la nature. Le roi Brun ayant demandé Sc obtenu le pöffrait de la princeffe Trognon , le fit mettre dans une grande falie fous un dais, 6c il enVoya querir le prince Torticoli, auquel il commanda de regarder ce portrait avec tendreffe, püifque c'étoit celui de Trognon , qui lui étoit defiinée. Torticoli y jeta les yeux, 8c les détöltrna atifïitöt avec un air de dédain qui offenfa fort père. Efi-ce que vous n'êtes pas content, lui dit-il d'un ton aigre 6c faché ? Non, feigneur } répondit-ii; je ne ferai jamais content  i e Rameau d' O r. 25; i d'époufer un cul de jatte. II vous fied bien , dit le roi Brun, de trouver des défauts en cette princeffe , étant vous-même un petit monftre qui fait peur! C'eft par cette raifon , ajouta le prince, que je ne veux point m'allier avec un autre monftre ; j'ai affez de peine a me fouffrir: que feroit-ce fi j'avois une telle compagnie? Vous craignez de perpétuer la race des magots, répondit le roi d'un air offenfant ; mais vos craintes font vaines, vous 1'épouferez. II fuffit que je 1'ordonne pour être obéi. Torticoli ne répliqua rien; il fit une profonde révérence, & fe re tira. Le roi Brun n'étoit point accoutumé a trouver la plus petite rcfiftance ; celle de fon fils le mit dans une colère épouvantable. II le fit enfermer dans une tour qui avoit été batie expres pour les princes rebelles , mais il ne s'en étoit point trouvé depuis deux eens ans; de forte que tout y étoit en affez mauvais ordre. Les appartemens & les meubles y paroiffoient d'une antiquité furprenante. Le prince aimoit la lecture. II demanda des livres ; on lui permit d'en prendre dans la bibliothèque de la tour, II crut d'abord que cette permiffion fuffifoit. Lorfqu'il voulut les lire, il en trouva le langage fi ancien, qu'il n'y comprenoit rien. II les laiffoit, puis il les reprenoit, effayant d'y  Sfi H lAüÊAü ö?i O ft, ffitepéfe quelque chofe , oii tout au ffiöiris" dl S'Bnuifer avec- M föi Bruri $ pérfifadé qiie Törtieóii fë laffëf'öif de fa prifon ^ agit eorrime s'il avoit Gött» fëfitl a epöüfêf Trognon; il envóya des arilfealïadëürs aü föi fon voifin - pöiir lui demandëf fa flilêa Iaqüelle il promettoit une félicite paffaifé- Lë père de Trognon fut ravi de trouVêf ünê öccafiörifi avantageufe de la maner; car" teiït' lë rriöhde n'eft pas d'humeur de fe chargei" Ö'üH cüi dë jatte- II accepta la propofition du föi Sr'tiri; quöiqu'a dire vrai , le portrait du p'iiriêê Töfticoli, qu'on lui avoit apporté, flg lüi parut pas fort touchant. II le fit placef k föh töüf dans une gallerie magnifique ; l'on y appörtó Tröghon. Lorfqu'elle 1'appercut, elle baiffa iës yeiix ck fe mit a pleurer. Son père, indignë de la répiignance qu'elle témoignoit, prit lin rhiröir. Le mettant vis-a-vis d'elïët VöUs plëiirez >. ma fille , lui dit-il; ah ! regardëz=Völis j ck eónvenez après cela qu'il ne vous ëft pa§ ptërmis de pleurer, Si j'avois quelque gfflpr&ffèmént d'être mariée , feigneur,, lui dit» êüë 5 j'aliröis peut-être tort d'être fi delicate ; inais jê ckérirai mes difgraces, fi je les fouffre töiïtë feiüë ; je ne Veux partager avec pérfbnrie 1'ëiin'üï de me voir, Que je refte toute ma vië ia maihëüf'eüfe princeffe Trognórï ■ jê ferai  £ E R a m 1 a V ö' O Rj ij| contente, ou teut au moins je ne me pMndral point, Quelques bonnes que puflent êtr§ fes raifons, ie roi ne les écouta pas ; il fallüt par-a tir aveg les ambaffadeurs qui Fétoient yenu dernander, Pendant qu'elle fait fon voyage dans une litière, oii elle étoit eomme un vrai Trognon , jl faut revenir dans la tour, &C voir ce que fait le prince, Aucun de fes gardes n'ofoit lui parler, On avoit ordre de le laiffer ennuyer-, de lui donner mal k manger, & de le fafiguei' par toute forte de mauvais traitemens. Le r-a| Bmn favoit fe faire obéir ? fi ce n'étoit pas par amour , c'étoit au moins par cr-ainte ; mals. l*affe£tion qu'on avoit pour }e prince , étoit caufe qu'on adoueifipit fes peines autant qu'on le pouvoit, Un jour qu'U fe premenoit dans une grande gallerie , penf'ant triftement a fa deitinée qui Favoit fait naitre fi laid & fi affreus, & qui lui faifoit rencontrer une princeffe encora plus difgraciée, il jeta les yeux fur les vitres, qu'il trouva peintes de couleurs fi vives, &c Jes de(* feins fi bien expr'imés, qu'ayant un gout pantin CuHer pour ces beaux euvrages, il s?attaeha, | regarder celui-la; mais il n'y eomprenoit rfei? t gar e'étoient des hiftoires qui étoient pafféivs 4epujs plufieurs fikle?, II ef| vni qua ge qui 1 ^  154 lëRamêavd*öh; (tappa , ce fut de voir un homme qui lui ref» fembloit fi fort, qu'il paroiiToit que c'étoit fon portrait, Cet homme étoit dans le donjon de la tour, ck cherchoit dans la muraille, oh il trouvoit un tire-boure d'or , avec lequel il ouvroit un cabinet. II y avoit encore beaucoup d'autres chofes qui frappèrent fon imagination; ck fur la plupart des vitres, il voyoit toujours fon portrait. Par quelle aventure, difoit-il, me fait-on faire ici un perfonnage, moi qui n'étois pas encore né ? Et par quelle fatale idéé le peintre s'elï-il diverti k faire un homme comme moi ? II voyoit fur ces vitres une belle perfonne , dont les traits étoient fi réguliers, ck la phyfionomie fi fpirituelle , qu'il ne pouvoit en détourner les yeux. Enfin il y avoit mille objets dirférens , ck toutes les paflions y étoient fi bien exprimées , qu'il croyoit voir arriver ce qui n'étoit repréfenté que par le mélange des couleurs. II ne fortit dê la gallerie que lorfqu'il n'eut plus affez de jour pour diflinguer ces peintiires. Quand il fut retourné dans fa chambre, Ü prit un vieux manufcrit qui lui tomba le premier fous la main ; les feuilles en étoient dc! vélin, peintes tout auteur , & la couverture d'ör éhiaillé de bleu , qui formoit des fcjhiffres. 11 demeura bien furpris d'y voir les  L E RAMEAS p' O R, ijf mlmes chofes qui étoient fur les vitres de Ja gallerie ; il tachoit de lire ce qui étoit écrit \ il n'en put venir a bout, Mais tout d'un coup il vit que dans un des feuillets ou l'on repré* fentoit des muficiens , ils fe mirent a chanter; 6c dans un autre feuillet, oii il y avoit des joueurs de baffette 6c de tric-trac, les cartes 6c les dez alloient 8c venoient, II tourna le véün; c'étoit un bal oii l'on danfoit; toutes les dames étoient parées, 8c d'une beauté merveilleufe, II tourna encore le feuillet; il fentit 1'odeur d'un excellent repas; c'étoientles petites figures qui mangeoient, La plus grande n'avoit pas un quartier de haut, II y en eut une qui (e tournam vers le Prince : A ta fanté, Torticoli, lui dit» elle, fonge h nous rendre notre reine, fj tu le fais, tu t'en trouveras bien; ft tu y manques, tu t'en trouveras mal, A ces paroles, le prince fut faifi d'une fï violente peur, car il y avoit déja quelque tems qu'il commencoit a trembler, qu'il laifTa tomber le üyre d'un cöté, 8z il tomba de l'autre comme un homme mort. Au bruit de fa chüte, fes gardes accoumrent; ils 1'aimoientchèrement, 6c m négligèrent rien pour le faire reyenir de fon évanouitfement, Lorfqu'il fe trouva en état de parler, ils lui demandèrent ce qu'il avoit; il leur dit qu'on. le noumfioit fi mal, qu'il n'y. \  Itj6 L Ë PvAMEAU D* Olli pouvoit réfifier, & qu'ayant la tête pleine d'i-* fhaginations, il s'étoit figuré de voir & d'entendre des chofes fi furprenantes dans ce livre, qu'il avoit été faifi de peur. Ses gardes affli-1 gés, lui donnèrent k manger, malgré toutes les défenfes du roi Brun. Quand il eut mangé, il reprit le livre devant eux, & ne trouva plus rien de ce qu'il avoit vu; cela lui confirma qu'il s'étoit trompé. 11 retourna le lendemain dans la gallerie; il vit encore les peintures fur les vitres, qui fe femuoient, qui fe promenoient dans des allées, qui chaffoient des cerfs & des lièvres, qui pêchoient, ou qui batiffoient de petites maifons; car c'étoient des miniatures fort petites , & fon portrait étoit toujours par-tout. II avoit un habit femblable au fien, il montoit dans le donjon de la tour, & il y trouvoit le tireÈóure d'or. Comme il avoit bien mangé; il n'y avoit plus lieu de croire qu'il entrat de la vifkm dans cette affaire. Ceci eft trop myftcfieuxj dit-il, pour que je doive négliger les moyens d'en favoir davantage; peut-être que je les appfendrai dans le donjon. II y monta, & frappant contre le mur, il lui fembla qu'un endroit étoit creux ; il prit un marteau, & démacona eet endroit, & trouva un tire-boure éJ9F feft öropremèht fait. II ignoroit encore h  e e R a m e a v d* O r; %* O r; longue table , douze groffes fouris attachéeS par la queue , qui avoient chacune devant elles un morceau de lard , oü elles ne pouvoient atteindre ; de forte que les chats voyoient les fouris fans les pouvoir manger; les fouris craignoient les chats, & fe défefpéroient de faim prés d'un bon morceau de lard. La princeffe confidéroit Ié fupplice de ces animaux , lorfqu'elle vit entrer 1'enchanteur avec une longue robe noire. II avoit fur fa tête un crocodile qui lui fervoit de bonnet; & jamais il n'a été une coëffure fi effrayante. Ce vieillard portoit des lunettes & un fouet a la main d'une vingtaine de longs ferpens tous en vie. O ! que la princeffe eut de peur ! qu'elle regretta dans ce moment fon berger, fes moutons ck fon chien! Elle ne penfa qu'a fuir; ck fans dire mot a ce terrible homme, elle courut vers la porte; mais elle étoit couverte de toiles d'araignées. Elle en leva une, ck elle en trouva une autre, qu'elle leva encore , ck a laquelle une troifième fuccéda ; elle la léve, il en paroit une nouvelle , qui étoit devant une autre; enfin ces vilaines portières de toiles d'araignées étoient fans compte ck fans nombre. La pauvre princeffe n'en pouvoit plus de laflitude; fes bras n'étoient pas affez forts pour foutenir ces toiles. Elle voulut s'affeoir par terre  le Rameau d'Or, 289 terre afin de fe repofer un peu, elle fentit de longues épines qui la pénétroient. Elle fut bientöt relevée, & fe mit encore en devoir de pafièr; mais toujours il paroiffoit une toile fur 1'aiitre. Le méchant vieillard, qui la regardoit, faifoit des éclats de rire ii s'en engouer. A la fin il Pappela, & lui dit: Tu pafferois-la le refte de ta vie fans en venir a bout; tu me fembles jeune & plus belle que tout ce que j'ai vu de plus beau ; fi tu veux , je t'époufcrai. Je te donnerai ces douze chats que tu vois pendus au plancher, pour en faire tout ce que tu voudras , & ces douze fouris qui font fur cette table, feront tiennes auffi. Les chats font autant de princes, &C les fouris autant de princefiès. Les friponnes, en dirférens tems, avoient eu 1'honneur de me plaire , ( car j'ai toujours été aimable & galant); aucune d'elles ne voulut m'aimer. Ces princes étoient mes rivaux , & plus heureux que moi. La jaloufie me prit; je trouvai le moyen de les attirer ici, & k mefure que je les ai attrapés , je les ai métamorphofés en chats & en fouris. Ce qui eft de plaifant, c'eft qu'ils fe haïflent autant qu'ils fe font aimés , & que l'on ne peut trouver une vengeance plus complette. Ah ! feigneur, s'écria Brillante , rendez-moi fouris; je ne le mérite, Totne II, T  l e Rameau d' O e. 297 Sans-Pair devint un petit grillon noir, qui fe feroit brülé tout vif dans la première cheminée ou le premier four, s'il ne s'étoit pas fouvenu de la voix favorable qui l'avoit raffuré. II faut, dit-il, chercher le Rameau d'Or, peutêtre que je me dégrillonnerai. Ah! fi j'y trouvois ma bergère , que manqueroit-il a ma félicité ? Le grillon fe hata de.fortir du fatal palais; & fans favoir ou il falloit aller, il fe recommanda aux foins de la belle Fée Benigne, puis partit fans équipage &C fans bruit ; car un grillon ne craint ni les voleurs, ni les mauvaifes rencontres. Au premier gite, qui fut dans le trou d'un arbre , il trouva une fauterelle fort trifte ; elle ne chantoit point. Le grillon ne s'avifant pas de foupconner que ce fut une perfonne toute pleine d'efprit & de raifon, lui dit : Oii va ainfi ma commère la fauterelle ? Elle lui répondit aufïitot: Et vous, mon compère le grillon, oii allez-vous ? Cette réponfe furprit étrangement 1'amoureux grillon. Quoi! vous parlez, s'écria-t-il ? Hé! vous parlez bien, s'écria-t-elle ! Penfez-vous qu'une fauterelle ait des privilèges moins étendus qu'un grillon ? Je puis bien parler , dit le grillon , puifque je fuis un homme. Et par la même règle, dit la fauterelle, je dois encore plus parler que vous , puifque je fuis une fille. Vous avez donc éprouvé  io8 t e Rameau d' O r: un fort femblable au mien, dit grillon. Sans doute, dit la fauterelle. Mais encore , oü allezvous ? Je ferois ravi, ajouta le grillon, que nous fufïïons long-tems enfemble. Une voix qui m'eiT inconnue , répliqua-t-il, s'eft fait entendre dans Fair. Elle a dit: Laiffe aller le deftin, & cherche le Rameau d'Or. II m'a femblé que cela ne pouvoit être dit que pour moi. Sanshéfiter, je fuis parti, quoique j'ignore oü je dois aller. Leur converfation fut interrompue par deux fouris qui couroient de toute leur force, & qui voyant un trou au pied de Farbre, fe jetèrent dedans la tête la première, & pensèrent étouffer Ie compère grillon & la commère fauterelle. Ils fe rangèrent de leur mieux dans un petit coin. Ah ! madame, dit la plus groffe fouris , j'ai mal au cöté d'avoir tant couru; comment fe porte votre alteffe ? J'ai arraché ma queue, répliqua la plus jeune fouris ; car fans cela je tiendrois encore fur la table de ce vieux forcier. Mais as-tu vu comme il nous a pourfuivies ? Que nous fommes heureufes d'être fauvées de fon palais infernal ! Je crains un peu les chats & les ratières, ma princeffe, continua la groffe fouris, & je fais des vceux ardens pour arriver bientöt au Rameau d'Or»  le Rameau d' O r; 199 Tu en fais donc le chetnin , dit l'altefie fouriffonne ? Si je le fais, madame 1 comme celui de ma maifon, répliqua l'autre. Ce Rameau eft merveilleux; une feule de fes feuilles fuffit pour être toujours riche; elle fournit de 1'argent, elle défenchante , elle rend belle, elle conferve la jeunelfe; il faut, avant le jour, nous mettre en campagne. Nous aurons 1'honneur de vous accompagner, un honnête grillon que voici & moi, fi vous le trouvez bon , mefdames, dit la fauterelle ; car nous fommes, aufli-bien que vous, pélerins du Rameau d'Or. II y eut alors beaucoup de complimens faits de part ck d'autre ; les fouris étoient les princeffes que ce méchant enchanteur avoit liées fur la table; & pour le grillon ck la fauterelle, ils avoient une politelfe qui ne fe démentoit jamais. Chacun d'eux s'éveilla très-matin ; ils partirent de compagnie fort filencieufement, car ils craignoient que des chalTeurs a 1'affut les entendant parler, ne les prifiènt pour les mettre en cage. Ils arrivèrent ainfi au Rameau d'Or. II étoit planté au milieu d'un jardin merveilleux ; au lieu de fable, les allées étoient remplies de petites perles orientales plus rondes que des pois ; les rofes étoient de diamans incarnats , ck les feuilles d'éméraudes; les fleurs des grenades, de grenats; les foucis, de topazesj  300 x. e Rameau b* O r! les jonquilles, de brillans jaunes; les violettes; de faphirs ; les bluets, de turquoifes; les tulipes, d'ametifies, opales & diamans; enfin, la quantité & la diverfité de ces belles fleurs brilloit plus que le foleil. C'étoit donc la, (comme je 1'ai déja dit), qu'étoit le Rameau d'Or, le même que le Prince Sans-Pair recut de 1'aigle, & dont il toucha la Fée Benigne lorfqu'elle étoit enchantée. II étoit devenu auffi haut que les plus grands arbres , -& tout chargé de rubis, qui formoient des cerifes. Dès que le grillon, la fauterelle & les deux fouris s'en furent approchés , ils reprirent leur forme naturelle. Quelle joie ! quels tranfv ports ne reffentit point 1'amoureux prince a la vue de fa belle bergère ? II fe jeta a fes piés ; il alloit lui dire tout ce qu'une furprife fi agréable & fi peu efpérée lui faifoit reffentir, lorfque la reine Benigne & le roi Trafimène parurent dans une pompe fans pareille; car tout répondoit k la magnificence du jardin. Quatre amours armés de pié en cap, 1'arc au cöté , le carquois fur 1'épaule , foutenoient avec leurs fléches un petit pavillon de brocard or & bleu, fous lequel paroifibient deux riches couronnes. Venez, aimables amans , s'écria la reine, en leur tendant les bras, venez recevoir de nos main? les couronnes que votre vertu, votre  U R A M F. A U D* O R. 301 naiffance & votre fidélité mérken t ; vos travaux vont fe changer en plaifirs. Princeffe Brillante , continua-t-elle , ce berger fi terrible k votre cceur, eft le prince qui vous fut deftiné par votre père & par le fien. II n'eft point mort dans la tour. Recevez-le pour époux, & me laiffez le foin de votre repos & de votre bonbeur. La princeffe, ravie, fe jeta au cou de Benigne ; &C lui laiffant voir les larmes qui couloient de fes yeux, elle connut par fon filence que 1'excès de fa joie lui ötoit 1'ufage de la parole. Sans-Pair s'étoit mis aux genoux de cette généreufe Fée; il baifoit refpeót ueufement fes mains, & difoit mille cbofes fans ordre & fans fuite. Trafimène lui faifoit de grandes careffes, Sc Benigne leur conta, en peu de mots, qu'elle ne les avoit prefque point quittés ; que c'étoit elle qui avoit propofé k Brillante de fouffler dans le manchon jaune & blanc; qu'elle avoit pris la figure d'une vieille bergère pour loger la princeffe chez elle ; que c'étoit encore elle qui avoit enfeigné au prince de quel cöté il falloit fuivre fa bergère. A la véfité, continua-t-elle , vous avez eu des peines que je vous aurois évitées, fi j'en avois été la maitreffe ; mais enfin, les plaifirs d'amour veulent être achètés! L'on entendit auffi-töt une douce fymphonie  3oi l e Rameau d' o r; qui retentit de tous cótés ; les amours fe bi* tèrent de couronner les jeunes amans. L'hy™en fe fit; & pendant cette cérémonie , les deux princeffes qui venoient de quitter la figure de fouris , conjurèrent la Fée d'ufer de fon pouvoir , pour délivrer du chateau de 1'enchanteur les fouris & les chats infortunés qui s'y défefpéroient. Ce jour-ci eft trop célèbre, dit-elle, pour vous rien refufer. En même tems elle frappe trois fois le Rameau d'Or, &tous ceux qui avoient été retenus dans le chateau parurent ; chacun fous fa forme naturelle y retrouva fa maïtrefiè. La Fée, libérale, voulant que tout fe reffentit de la fête , leur donna 1'armoire du donjon k partager entr'eux. Ce préfent valoit plus que dix royaumes de' ce tems-la. II eft aifé d'imaginer leur fatisfaction & leur reconnoiffance. Benigne & Trafimène achevèrent ce grand ouvrage par une générofité qui furpaffoit tout ce qu'ils avoient fait jufqu'alors, déclarant que le palais & le jardin du Rameau d'Or feroient a 1'avenir au roi Sans-Pair & k la reine Brillante; cent autres rois en étoient tributaires, & cent royaumes en dépendoient. Lorfqu'une Fée offroit fon fecours a Brillante, Qui ne Tétoit pas trop pour lors , Elle pouvoit, d'une beauté charmante,  t e Rameau d' O r. 303; Demander les rares tréfors ; C'eft une chofe bien tcntante ! Je n'en veux prendre pour témoins ; Que les embarras & les foins , Dont pour la conferver le fexe fe tourmente. Mais Brillante n'écouta pas Le défir fédudteur d'obtenir des appas ; Elle aima mieux avoir 1'efprit Sc 1'ame belle : Les rofes 8c les lis d'un vifage charmant, Comme les autres fleurs, paffent en un moment l Et 1'ame demeure immortelle.  L'ORANGER E T L'ABEILLE, CONTÉ. 1 L étoit une fois un roi & une reine auxquels il ne manquoit rien pour être heureux, que d'avoir des enfans. La reine étoit déja vieille; elle n'en efpéroitplus, quand elle devint groffe, & qu'elle mit au monde la plus belle petite fille qu'on ait jamais vue. La joie fut extréme dans la maifon royale. Chacun s'empreffa de chercher un nom a la princeffe , qui exprimat ce qu'on fentoit pour elle. Enfin on 1'appela Aimée. La reine fit graver fur un cceur de turquoife le nom d'Aimée , fille du roi de 1'Ile-Heureufe. Elle 1'attacha au cou de la princeffe, croyant que la turquoife lui porteroit bonheur: mais la régie la-deffus fe démentit beaucoup, car un jour que pour divertir la nourriffe , on 1'avoit menée fur la mer, par le plus beau tems de 1'été, il furvint tout d'un coup une fi épouvantable  l'ÖRANGER ET L'ABEILLE. 305 épouyantable tempête , qu'il fut impoffible de la defcendre a terre ; & comme elle étoit dans un petit vaiffeau qui ne fervoit qu'a fe promener le long du rivage , il fut bientöt brifé en pièces. La nourrice & tous les matelots périrent. La petite princeffe , qui dormoit dans fon berceau, demeura flottante fur l'eau , Sc enfin la mer la jeta dans un pays affez agréable , mais qui n'étoit prefque plus habité depuis que 1'ogre Ravagio & fa femme Tourmentine y étoient venus demeurer ; ils mangeoient tout le monde. Les ogres font de terribics gens ; quand une fois ils ont croqué de la chair-fraicbe, (c'eft ainfi qu'ils appellent les hommes), ils ne fauroient prefque plus manger autre chofe ; & Tourmentine trouvoit toujours le fecret d'en faire venir quelqu'un, car elle étoit demi-Fée. Elle fentit d'une lieue la pauvre petite princeffe ; elle accourut fur le rivage pour la chercher avant que Ravagio 1'eüt trouvée. Ils étoient auffi goulus 1'un que l'autre , & jamais il n'y eut de plus hideufes figures , avec leur ceil louche, placé au milieu du front , leur bouche grande comme un four, leur nez large & plat, leurs longues oreilles d'ane , leurs cheveux hériffés, & leur boffe devant & dert rière. Tomé II, $  30(5 l'Oranger Cependant, lorfqu'elle vit Aimée dans fon riche berceau, enveloppée de langes de brocard d'or , qui jouoit avec fes menotes, dont les joues étoient femblables k des rofes blanches , mêlées d'incarnat, & fa petite bouche vermeille & riante, demi-ouverte , qui fembloit fourire k ce vilain monftre qui venoit pour la dévorer, Tourmentine, touchée d'une pitié dont elle n'avoit jamais été capable , réfolut de la nourrir, & fi elle avoit k la manger, de ne la pas manger fitöt. Elle la prit entre fes bras ; elle Iia le berceau 'fur fon dos, ck en eet équipage elle revint dans fa caverne. Tiens, Ravagio, dit-elle k fon mari, voici de la char-frache, bien graffette , bien douillette, mais par mon chef tu n'en croqueras que d'une dent ; c'eft une belle petite fille ; je veux la aourrir , nous la marierons avec notre ogrelet, ils feront des ogrichons d'une figure extraordinaire; cela nous réjouira dans notre vieilleffe. C'eft bien dit, répliqua Ravagio ; tu as plus d'efprit que tu n'eft groffe. Laiffe-moi regarder eet enfant; il me femble beau k merveille. Ne vas pas le manger, lui dit Tourmentine , en mettant la petite entre fes grandes griffes. Non , non, dit-il, je mourrois plutöt de faim. Voila donc Ravagio, Tourmentine 6k 1'ogrelet a careffer Aimée d'une manière fi  ET t' A fi' Ê 1 t t K 307 humalne, que c'étoit une efpèce de miracle» Mtfis la pauvre enfant, qui ne voyoit que ces difformes magots autour d'elle , & qui n'appercevoit pas le teton de fa nourrice , commenga de faire une petite mine, & puis elle cria de toute fa force; la caverne de Ravagio en retentilToit. Tourmentine, craignant que cela ne le fachat, la prit & la porta dans le bois, oü fes ogrelets la fuivirent; elle en avoit fix plus affreux les uns que les autres» Elle étoit demi-Fée comme je 1'ai déja dit; fon favoir confiftoit a tenir la baguette d'ivoire Sc k fouhaiter quelque chofe. Elle prit donc la baguette, & dit: Je fouhaite , au nom de la foyale Fée Trufio, qu'il vienne tout-a-f heure la plus belle biche de nos forêts, douce & paifible, qui laifle fon faon & nourriffe cette mignone créature que la fortune m'adonnée. En même tems une biche paroit; les ogrelets lui font fête. Elle s'approche, & fe laiffe teter par la princeffe; puis Tourmentine la rapporte dans fa grotte ; la biche court après, faute & gambade; 1'enfant la regarde & la careffe. Quand elle eft dans fon berceau, & qu'elle pleure, la biche a du lait tout prêt, & les ogrichons la bercent. C'eft ainfi que la fille du roi fut élevée, pendant qu'on la pleuroit nuit & jour, & que Vij  ■$1$ fe' O r A N G e r la cróyant abimée au fond des eaux ^ il fongeoif k choifir un hérifier. II en paria ajla r.einë,, qui lui dit de faire ce qu'il jugeroit k propos ; que fa chère Aimée étoit morte , qu'elle n'efpéroit plus d'enfans ; qu'il avoit affez attendu, & que depuis quinze ans .qu'elle avoit eu le malheur delaperdre, il y auroit de 1'extravagance k fe promettre de la revoir. Le roi délibéra- donc de mander k fon frère qu'il choisit entre fes fils celui qu'il croyoit le plus digne de régner, Sc de le lui envoyerën diligence. Les ambaffadeurs ayant recu leur dépêche Sc toutes les inftructions néceffairespartirent. II y avoit bien loin; on les fit embarquer fur de bons vaiffeaux ; le vent leur fut favorable ; ils arrivèrent en peu de tems chez le frère du roi, qui poffédoit un grand royaume. II les recut fort bien; Sc quand ils lui demandèrent un de fes fils pour 1'amener avec eux, afin de fuccéder au roi leur maitre , il fe prit k pleurer de joie, & leur dit, que puifque fon frère lui en laiffoit le chóix, il lui enverroit celui qu'il auroit pris poiir hii-même, qui étoit le fecond de fes fils , dont fes inclinations répondoient fi bien k la grandeur de fa naiffance , qu'il n'avoit jamais rien fouhaité en lui qu'il ne 1'y eut trouvé dans la dernière perfeftion. ■ L'on aha querir le prince Aimé, (c'eft ainfi  ET L'ABEILLE. 3<3£ qu'on le nommoit) ; & quelque prévenus que fuffent les ambaffadeurs, quand ils Ie virent, ils en reftèrent furpris. II avoit dix-huit ans. Amour, le tendre amour a moins de beauté ; mais ce n'étoit point une beauté qui diminuat rien de eet air noble ók martial qui infpire du refpeft & de la tendreffe. II fut Fempreffement du roi fon oncle de Favoir auprès de lui, & Fintention du roi fon père , de le faire partir en diligence. On prépara fon équipage ; il fit fes adieux, s'embarqua, & cingla en pleine mer. Laiffons-le aller. Que la fortune le guide. Retournons chez Ravagio voir a quoi s'occupe notre jeune princeffe. Elle croït en beauté comme en age, ck c'eft bien d'elle' qu'on peut dire que l'amour , les graces êk toutes les cléeffes raffemblées n'ont jamais eu tant de charmes. II fembloit, quand elle étoit dans cette profonde caverne avec Ravagio, Tourmentine 6k les ogrelets, que le foleil, les étoiles, les deux y étoient defcendus. La cruauté qu'elle voyoit a ces monftres, la rendoit plus douce j ck depuis qu'elle connut leur terrible inclination pour la char-frache , elle n'étoit occupée qu'a faire fauver les malheureux qui tomboient entre leurs mains : de forte que , pour les garantir, elle s'expofoit fouvent k toutes leurs fureurs. Elle les auroit éprouyées k la fin , ü  3io l'Oranger 1'ogrelet ne 1'avoit pas chérie comme fon ceil. Hé ! que ne peut pas une forte paffion! car ce petit monftre avoit pris un caradtère de douceur , en voyant 6c en aimant la belle princeffe. Mais, hélas ! quelle étoit fa douleur, quand elle penfoit qu'il falloit époufer ce déteftable amant ? Quoiqu'elle ne fut rien de fa naiffance, elle avoit bien jugé , par la richeffe de fes langes, la chaïne d'or 6c la turquoife, qu'elle venoit de bon lieu; 6c elle en jugeoit encore mieux par les fentimens de fon cceur. Elle ne favoit ni lire, ni écrire , ni aucunes langues ; elle parloit le jargon d'ogrelie; elle vivoit dans une parfaite ignorance de toutes les chofes du monde ; elle ne laiffoit pas d'avoir d'auffi bons principes de vertu, de douceur 6c de naturel, que fi elle avoit été élevée dans la cour de 1'univers la mieux polie. v Elle s'étoit fait un habit de peau de tigre : fes bras étoient demi-nus : elle portoit un carquois 8c des fléches fur fon épaule, un are è fa ceinture. Ses cheveux blonds n'étoient attachés qu'avec un cordon de jonc marin, 6c flottoient au gré du vent fur fa gorge 6d fur fon dos; elje avoit auffi des brodequins du même jonc, En eet équipage, elle traverfoit les bois comme une feconde Diane ; Sc elk n'aurou point fu qu'elle étoit belle, fi  ET L' A B E I L L E. 3 1 * le cryflal des fontaines ne lui avoit pas offert d'innocens miroirs, oü fes yeux s'attachoient fans la rendre ni plus vaine, ni plus prévenue en fa faveur. Le foleil faifoit fur fon teint 1'effet qu'il produit fur la cire, il le blanchiffoit, & 1'air de la mer ne le pouvoit noircir. Elle ne mangeoit jamais que ce qu'elle prenoit a la chaife, a. la pêche; & fur ce prétexte, elle s'éloignoit fouvent de la terrible caverne, pour s'öter la vue des plus difformes objets qui fuffent dans la nature. Ciel, difoit-elle , en verfant des larmes, que t'ai-je fait pour m'avoir deftinée k ce cruel ogrelet ? que ne me laiffois-tu périr dans la mer! Pourquoi m'astu confervé une vie que je dois palfer d'une manière fi déplorable? N'auras-tu pas quelque compaflion de ma douleur? Elle s'adreffoit ainfi aux dieux, & leur demandoit du fecours. Lorfque le tems étoit rude, & qu'elle pouvoit croire que la mer avoit jeté des malheureux fur le rivage, elle s'y rendoit foigneufement pour les fecourir, & pour faire en forte qu'ils n'avangaffent point jufqu a la caverne des ogres. II avoit fait toute la nuit un vent épouventable; elle fe leva dès qu'il fut jour, & courut vers la mer : elle appercut un homme qui tenoit une planche entre fes bras, & qui effayoit de gagner le rivage V iy  3ii l'Oranger malgré la violence des vagues qui le repouffoient. La princeffe auroit bien voulu lui aider; elle lui faifoit des fignes pour lui marquer les •endroits les plus aifés, mais il ne la voyoit ni ne 1'entendoit : il venoit quelquefois fi prés , qu'il fembloit n'avoir qu'un pas a faire , puis ■une lame d'eau le couvroit, & il ne paroiffoit plus. Enfin, il fut pouffé fur le fable, & il y demeura étendu fans aucun mouvement. Aimée s'en approcha, & malgré la paleur qui lui faifoit craindie fa mort, elle lui donna tout le ■fecours qu'elle put; elle portoit toujours de certaines herbcs dont 1'odeur étoit fi forte qu'elle ■faifoit revcnir des plus longs évanouiffemens : elle les preffa dans fes mains, elle lui en frotta les lèvres & les tempes. II ouvrit les yeux ék demeura fi fürpris de la beauté oc de 1'ha- . billement de la princeffe , qu'il ne pouvoit prefque déterminer fi c'étoit un fonge ou une réalité. II lui paria le premier; elle lui paria a fon tour : ils s'entendoient auffi peu 1'un que l'autre, & fe regardoient avec une attention mêlée d'étonnement &c de plaifir. La princeffe n'avoit vu que quelques pauvres pêcheurs que les ogres avoient attrapés, & qu'elle avoit fait fauver, comme je 1'ai déja dit. Que put-elle donc penfer, quand elle vit 1'homme du monde le mieux fait, èc le plus magnifiquement vêtu?  ET L' A B E I L L I. 3Ï} Car enfin, c'étoit le prince Aimé, fon coufingermain, dont la flotte battue d'une furieufe tempête, s'étoit brifée contre des écueils; & chacun poufle au gré des vents avoit péri, ou étoit arrivé a quelques plages, pour la plupart inconnues. Le jeune prince de fon cöté admiroit que fous des habits fi fauvages , & dans un pays qui paroiflbit défert, il s'y put trouver une fi merveilleufe perfonne ; & 1'idée récente des princes & des dames qu'il avoit vues, ne fervoit qu'a lui perfuader que celle qu'il voyoit alors, ne pouvoit être égalée par aucune autre. Dans cette mutuelle furprife, ils continuoient de fe parler fans s'entendre; leurs yeux & quelques geiles fervoient d'interprêtes a leurs penfées. La princeffe paffa ainfi plufieurs momens; mais faifant tout d'un coup réflexion au péril ou eet étranger alloit être expofé, elle tomba dans une mélancolie & dans un abattement qui parurent auflitöt fur fon vifage. Le prince craignant qu'elle ne fe trouvat mal, s'emprefibit auprès d'elle, & vouloit lui prendre les mains, elle le repouffoit, & lui montroit, comme elle pouvoit, qu'il s'en allat. Elle fe mettoit a courir devant lui, elle revenoit fur fes pas, elle lui faifoit figne d'en faire autant, il fuyoit & revenoit, Quand il revenoit, elle fe fachoit; elle  "J14 l' O R A N G £ R prenoit fes fléches, elle les portoit fur fon' cceur, pour lui fignifier qu'on le tueroit. II croyoit qu'elle vouloit le tuer, il mettoit un genou en terre & il attendoit le coup; quand elle voyoit cela, elle ne favoit plus que faire, ni comment s'exprimer, & le regardant tendrement : quoi, difoit-elle, tu feras donc la viöime de mes arfreux hötes ! quoi! des mêmes yeux dont j'ai le plaifir de te regarder, je te verrai déchirer en morceaux & dévorer fans miféricorde? Elle pleuroit & le prince interdit, ne pouvoit rien comprendre a tout ce qu'elle faifoit. Cependant, elle réufiit k lui faire entendre qu'elle ne vouloit pas qu'il la fuivit : elle le prit par la main, elle le mena dans un rocher dont 1'ouverture donnoit du cöté de la mer, il étoit très-profond; elle y alloit fouvent pleurer fes difgraces; elle y dormoit quelquefois quand le foleil étoit trop ardent pour retourner a la caverne; & comme elle avoit beaucoup de propreté & d'adreffe, elle 1'avoit meublé d'un tiflu d'aïles de papillons de plufieurs couleurs , & fur des cannes pliées & paflees les unes dans les autres , qui formoient une efpèce de lit de repos, elle y avoit étendu un tapis de jonc marin; elle mettoit dans de grandes & profondes coquilles des branches de fleurs,  ET L' A B E I L L E. 315 cela faifoit comme des vafes, qu'elle rempliffoit d'eau pour conferver fes bouquets : il y avoit mille gentilleffes qu'elle travailloit,tantöt avec des arrêtes de poiffon Sc des coquilles, tantöt avec le jonc marin Sc les cannes; Sc ces petits ouvrages, malgré leur fimplicité, avoient quelque chofe de fi délicat, qu'il étoit aifé de juger par eux du bon goüt Sc de 1'adrelTe de la princelfe. Le prince demeura furpris de tant de propretés , il crut que c'étoit en ce lieu qu'elle fe retiroit; il étoit ravi de s'y trouver avec elle ; Sc quoiqu'il ne fut pas affez heureux pour lui pouvoir faire entendre les fentimens d'admiration qu'elle lui infpiroit, il fembloit déja qu'il préféroit de la voir Sc de vivre auprès d'elle k toutes les couronnes oii fa naiffance Si la volonté de fes proches 1'appeloient. Elle 1'obligea de s'affeoir; Sc pour lui marknier qu'elle fouhaitoit qu'il reftat-la jufqu'a ce qu'elle lui eut porté k manger, elle défit le cordon qui tenoit une partie de fes cheveux , elle 1'attacha au bras du prince Sc le lia au petit lit, Sc puis elle s'en alla : il mouroit d'envie de la fuivre, mais il craignoit de lui déplaire,& il commenga de s'abandonner k des réflexions dont la préfence de la princeffe 1'aVOient diflrait. Oü fuis-je , difoit-il? En quel  3*6 L' O R A N G E R pays la fortune m'a-t-elle conduit ? Mes vaiffeaux font péris , mes gens noyés, tout me manque; je trouve au lieu de la couronne qui m'étoit offerte , un trifte rocher oii je cherche une retraite! Que dois-je devenir ici? Quel peuple y trouverai-je ? Si j'enjuge par la perfonne qui m'a fecourue, ce font des divinités ; mais la crainte qu'elle avoit que je ne la fmviffe, ce langage dur & barbare qui fonne fi mal dans 'fa belle bouche, me laiffent craindre quelqu'aventure encore plus funefte que celle qui m'eft déja arrivée! Enfuite il mettoit toute fon application k repaffer dans fon efprit les beautés incomparables de la jeune fauvage : fon cceur s'echauffoit, il s'impatientoit de ne la voir point revemr, & fon abfence lui fembloit le plus grand de tous les maux. Elle revint avec tout 1'empreffement pofftble; elle n'avoit pas ceffé de fonger au prince, & elle étoit fi nouvelle fur les tendres feminiens , qu'elle n'étoit point en garde contre ceux qu'il lui infpiroit; elle remercioit le ciel de l'avoir fauvé du péril de la mer; elle le conjuroit de le préferver de celui qu'il couroit fi proche des ogres. Elle étoit fi chargée, & elle avoit marché fi vïte, qu'en arrivant elle fe trouva un peu mal fous la groffe peau de tygre qui lui fervoit de manteau, Elle s'affit,  E T L'-A B 'El & E'E. fif lé prince fe mit k fes piés, fort ému de ce qu'elle fouffroit; il étoit affurément plus malade qu'elle; 'enfin elle revint de fa foibleffe, aufTi-tót elle lui montra tous les petits ragoüts qir'elle lui avoit appórtés , entr'autres, quatre pefroquets ck fix ecureuils cuits au foleil ; des fraifes,des cerifes, des^ framboifes, Ü d'autres fruits; les affiettes étoient de bois de cèdre ck de cahambour ; le couteau de pierre , les- fervieftes de grandes feuilles d'arbres fort douces. ck maniables, une coquille pour boire, ck de belle eau dans une autre: 'Le prince lui'témoignóit fa xeconnoiffance par tous les. fignes de tête ck de mains qu'il pouvoit lui faire, ck elle ,avec un doux fourire, lui laiffoit connoitre que tout cé qu'il faifoit lui étoit agréable. Mais 1'heure de fe féparer étant ■venue , elle lui fit ft bien entendre qu'elle s'en alloit, qu'ils. fe,- prirent tous deux a foupirer, & fè cachèrent feurs -larmes 1'un a l'autre , i chacun pleuroit teiidrement. Elle fe leva ck voulut fórtir; le princéfït un grand cri ck fe jeta k fes piés, la;priant de refteK: elle voyoit bience qu'il fouhaitoit , mais èlle le répouffa; prenant un petit air févère : il connut qu'il falloit s'accoutumer de bonne heufe a lui obéir. II faut dire la vérité , il paffa une terrible ■riuit, celle de la princeffe n'eut rien de moins  5io l'Oranger II n'a jamais été un étonnement femblable a« fien; il favoit que la petite, princeffe qui avoit péri, fe nommoit Aimée; il ne douta point que ce cceur n'eüt été a elle, mais il ignoroit encore fi la belle Sauvage étoit la princeffe, ou fi la mer avoit jeté ce bijou fur le fable. II regardoit Aimée avec une attention extraordinaire; & plus il la regardoit , plus il lui fembloit découvrir un certain air de familie & de certains traits, & particulièrement des mouvemens de tendreffe dans fon ame, qui 1'affuroient que la Sauvage étoit fa coufine. Elle examinoit avec furprife les aclions qu'il faifoit, levant les yeux au ciel, comme pour lui rendre graces, la regardant & pleurant, lui prenant les mains & les baifant de tout fon cceur; il la remercia de la libéralité qu'elle venoit de lui faire; &c lui remettant au bras, il lui fit connoitre qu'il aimoit mieux un de fes cheveux qu'il lui demanda, &c qu'il eut bien de la peine a obtenir. Quatre .joursi fe pafsèrent ainfi: la princeffe portoit dès le matin tout ce qu'il lui falloit pour fa nourriture; elle demeuroit avec lui le plus long-tems qu'elle pouvoit, & les hcures js'écouloient auffi bien vïte, quoiqu'ils n'euffent pas le plaifir de s'entretenir. ün foir qxi?elle revint affez tard, & qu'elle craignoit  et l'Aseille. 311 craïgnoit d'être grondée par la terrible Tourmentine , elle fut très-furprife d'en recevoir un accueil favorable, & de trouver une table toute chargée de fruits; elle demanda permiliion d'en prendre quelques-uns. Ravagio lui dit, qu'ils étoient la pour elle; que fon ogrelet les étoit allé chercher; & qu'enfin il étoit tems de le, rendre heureux; qu'il vouloit dans trois jours qu'elle 1'épousat. Quelles nouvelles! S'en peutil au monde de plus funeftes pour cette aimable princelfe ? Elle en penfa mourir d'effroi ck de douleur; mais cachant fon affliction, elle ré* pondit qu'elle leur obéiroit fans répugnance, pourvu qu'ils voululfent prolonger un peu le tems prefcrit. Ravagio fe facha Sc s'écria : A quoi tient-il que je ne te mange ? La pauvre princeffe tomba évanouie de peur entre les griffes de Tourmentine 6k de 1'ogrelet, qui 1'aimoit fort, ck qui pria tant Ravagio, qu'il s'appaifa. Aimée ne dormit pas un moment, elle attendoit le jour avec impatience : dès qu'il pa« rut, elle fut au rocher, ck quand elle vit le prince, elle poïiffa des cris douleureux Sc verfa un ruiffeau de larmes. II demeura prefqu'immobile; fa paffion pour la belle Aimée avoit fait plus de progrès en quatre jours, que les paffions ordinaires ji'en font en quatre anss Tome II, X •  l'Oranger douce que cette féparation. II le lui faifoit enJ tendre, lorfque par des fignes réitérés, elle le conjuroit de fuir, & de mettre fa vie en süreté ; ils pleuroient enfemble, ils fe prenoient les mains; chacun en fa langue fe juroit une foi réciproque & un amour éternel. Elle ne put s'empêcher de luimontrer les langes qu'elle avoit quand Tourmentine la trouva, & le berceau dans lequel elle étoit. Le prince y reconnut les armes & la devife du roi de 1'ïle heureufe. Cette vue le ravit, il marqua des tranfports de joie k la princeffe, qui lui firent juger qu'il s'inftrilifóit de quelque chofe d'important par la vue de ce berceau. Elle mouroit d'envie d'en être informée; mais quelque peine qu'il y prit, comment lui faire comprendrè de qui elle étoit fille , & la proximité qui étoit entr'eux ? Tout ce qu'elle pénétroit, c'eft qu'elle avoit fujet d'en être bien aife. L'heure vint de fe retirer, &c l'on fe coucha comme l'on avoit fait la nuit précédente. La princeffe faifie des mêmcs inquiétudes, fe releva fans bruit, entra dans la caverne oii étoit le prince, prit doucement la couronne d'une ogrelette, & la mit fur la tête de fon amant; qui n'ofa 1'arrêter, quelque défir qu'il en eut; mais le refpeft qu'il avoit pour elle, & la crainte de lui déplaire, 1'en empêchèrent.  ET L' A B E I L L- E.' 31^ La princeife n'avoit jamais été mieux infpirée que d'aller mettre la couronne fur la tête d'Aimé. Sans cette précaution, c'étoit fait de? lui; la barbare Tourmentine fe réveilla en furfaut, &c rêvant au prince qu'elle avoit trouvé beau comme le jour & fort appétilfant, il lui prit une fi grande peur que Ravagio ne 1'allat manger tout feul, qu'elle crut que le meilleur étoit de le prévenir. Elle fe gliiTa fans dire mot, dans le trou des ogrichons, elle toucha doucement ceux qui avoient des couronnes , (le prince étoit de ce nombre) & une des ogrelettes paiTa le pas en trois bouchées. Aimé & fa maitrelfe entendoient tout & trembloient de peur; mais Tourmentine ayant fait cette expédition, ne demandoit plus qu'a dormir, ils furent en süreté le reite de la nuit. Ciel, difoit la princeiTe, fecourez-nous! infpirez-moi ce que nous devons faire dans une extrémité fi prelfante. Le prince ne prioit pas avec moins d'ardeur, & quelquefois il avoit envie d'attaquer ces deux monitres & de les combattre, mais quel moyen d'efpérer quelque avantage fur eux ? Ils étoient hauts comme des géans; & leur peau étoit k 1'épreuve du piftolet; de forte qu'il penfoit fort prudemment qu'il n'y avoit que l'adreffe qui put leg tirer de eet affreux endroit.  31* l'Oranger régler leurs affaires; il étoit queftion de fuïr <ïes monftres irrités, & de chercher promptement un afyle a leurs innocentes amours. Ils promirent de s'aimer éternellement, &d'unir leurs defiinées, dès qu'ils feroient en état de s'époufer. La princeffe dit a fon amant que lorfqu'elle verroit Ravagio & Tourmentine endormis, elle iroit querir leur grand chameau, & qu'ils monteroient deffus pour s'en aller oii ïl plairoit au ciel de les conduire. Le prince étoit fi aife, qu'il ne pouvoit a peine contenir fa joie, & quelque fujet qu'il eut d'avoir encóre beaucoup de frayeur, les charmantes idéés de I 'avenir effacoient une partie des maux préfens. Cette nuitfi défirée arriva :1a princeffe prit de Ia farine & pétrit de fes mains Manches im ga-teau oii elle mit une féve, puis elle dit en tenant la baguette d'ivoire: O féve, petite féve, je fouhaite au nom de la royale Fée Trufio, que tu parles, s'il le faut, jufqu'a ce que tu fois cuite. Elle mit ce gateau fous les cendres chaudes, & fut prendre le prince qui 1'attendoit bien impatiemment dans le vilain gite des ogrichons: Partons, lui dit-elle, Ie chameau eft lié dans Ie bois. Que l'amour & la fortune nous conduifent, répondit tout bas le jeune prince: Allons, allons, mon Aimée, allons chercher un féjour heureux èc tranquille. II faifoit  ET i' A B E I L L E.' 333 elair de lune; elle s'étoit faifie de la fecourable baguette d'ivoire. Ils trouvèrent le chameau & le mirent en chemin, fans favoir ou ils alloient. Cependant Tourmentine qui avoit la tête remplie de chagrin, fe tournoit & retournoit fans pouvoir dormir; elle allongea le bras pour fentir fi la princeffe étoit déja dans le petit lit, & ne la trouvant point, elle s'écria d'une voix de tonnerre : Oii es-ru donc , fille ? Me voici auprès du feu, répondit la féve. Viendras-tu te coucher, dit Tourmentine ? Touta-l'heure , répondit la féve , dormez, dormez. Tourmentine ayant peur de réveiller fon Ravagio , ne paria plus; mais a deux heures de-la elle tata encore dans le petit lit d'Aimée, & s'écria : Quoi, petite pendarde ! tu ne veux donc pas te coucher ? Je me chauffe tant que je peux, répond la féve. Je voudrois que tu fuffes au milieu du feu pour ta peine, ajouta 1'ogreffe. J'y fuis aufli, dit la féve , & l'on ne s'eft jamais chauffé de plus prés. Elles firent encore beaucoup d'autres difcours, que la féve foutint en féve très-habile. Conclufion: vers. le jour, Tourmentine appela encore la princeffe ; mais la féve, qui étoit cuite, ne répliqua rien. Ce filence 1'inquiète ; elle fe léve fort émue, regarde, parle , s'alarme Sc cherche.  354 l'Oranger par-tout. Point de princeffe, plus de prince, ttt de petite baguette. Elle s'écrie d'une telle force, que les bois & les vallons en retentiffoient. Réveille-toi, mon poupard; reveille-toi, beau Ravagio, ta Tourmentine efttrahie, nos charsfraches ont pris la fuite. Ravagio ouvre fon ceil, faute au milieu de la caverne comme un lion; il rugit, il beugle, il hurle , il écume. Allons , allons, dit-il, mes bottes de fept lieues , mes bottes de fept lieues, que je pourfuive nos fuyards ; j'en ferai bonne curée & gorge chaude avant qu'il foit peu. II met fes bottes avec lefquelles une feule de fes jambes 1'avancoit de fept lieues. Hélas l quel moyen d'aller affez vite pour fe garantir d'un tel courier ! On s'étonnera qu'avec la baguette d'ivoire, ils n'alloient pas encore plus vite que lui : mais la belle princeffe étoit bien neuve dans Part de féerie ; elle ne favoit pas tout ce qu'elle pouvoit faire avec une telle baguette , & il n'y avoit que les grandes extrémités qui puffent lui donner des lumières tout d'un coup. Flattés du plaifir d'être enfemble, de celui de s'entendre, & de 1'efpoir de n'être point pourfuivis, ils avancoient leur chemin, lorfque la princeffe, qui appercut la première le terrible Ravagio, s'écria, prince, nous fommes perdus! voyez eet affreux monftre qui vient  ET L' A B E I L L E. 335 vers nous comme un tonnerre ! Qu'allons-nous faire, dit le prince ? Qu'allons-nous devenir ? Ah ! fi j'étois feul, je ne regretterois point ma vie; mais la votre, ma chère maitreffe, eft expofée. Je fuis fans confolation, li la baguette ne nous garantit pas, ajoute Aimée en pleurant; il faut nous réfoudre a la mort. Je fouhaite , dit-elle, aü nom de la royale Fée Trufio, que notre chameau devienne un étang, que le prince foit un bateau, & moi une vieille batelière qui le conduirai. En même tems 1'étang , le bateau & la batelière fe forment, Sc Ravagio arriva fur le bord. II crie : Hola, ho, vieille mère éternelle ! n'avez-vous pas vu paffer un chameau , un jeune homme Sc une fille ? La batelière , qui fe tenoit au milieu de 1'étang , mit fes lunettes fur fon nez, Sc regardant Ravagio, elle lui fit figne qu'elle les avoit vus , Sc qu'ils étoient palfés dans la prairie. L'ogre la crut; il prit la gauche. La princeffe fouhaita de reprendre fa forme naturelle ; elle toucha trois fois avec fa baguette ; elle en frappa le bateau Sc 1'étang; elle redevint belle Sc jeune, ainfi que le prince. Ils montèrent fur le chameau, êc tournèrent k droite pour ne pas rencontrer leur. ennemi. Pendant qu'ils s'avancoient diligemment, &  33^ i' Oranger qu'ils fouhaitoient de trouver quelqu'un a qui demander le chemin de 1'Ile-Héureufe, ils vivoient des fruits de la campagne, ils buvoient de l'eau des fontaines, & couchoient fous les arbres, bien inquiets que les bêtes fauvages ne vinffent pour les dévorer. Mais la princeffe avoit fon are & des flèches, dont elle auroit eifayé de fe défendre. Le péril ne les effrayoit pas fi fort, qu'ils ne reffentiiTent vivement le plaifir d'être échappés de la caverne, Sc de fe trouver enfemble. Depuis qu'ils s'entendoient, ils fe difoient les plus jolies chofes du monde; l'amour donne ordinairement de 1'efprit. A leur égard, ils n'avoient pas befoin de ce fecours, ayant mille agrémens naturels, Sc des penfées toujours nouvelles. Le prince témoignoit a'fa princeffe 1'extrême impatience qu'il avoit-d'arriver bientöt chez le roi fon père, ou chez le fien , puifqu'elle lui avoit promis qü'avec leur confentement, elle le recevroit pour époux. Ce qu'on ne croira peut-être pas fans peine , c'eft qu'en attendant eet heureux jour, il vivoit avec elle dans les bois, dans la folitude, Sc maitre de lui propofer tout ce qu'il auroit voulu, d'une manière fi refpeaueufe & fi fage, qu'il ne s'eft jamais trouvé tant de paffion Sc tant de vertu enfemble. Après  et l' A B fe ï l l e. 337 Après que Ravagio eut parcouru les monts , les forêts & les plaines, il retourna a fa caverne , oü Tourmentine & les ogrichons 1'attendoient impatiemment. II étoit chargé de cinq ou fix perfonnes qui étoient tombées malheureufement fous fes griffes. Hé bien ! lui cria Tourmentine, les as-tu trouvés &c mangés, ces fuyards, ces voleurs , ces chars - fraches ? Ne m'en as-tu gardé ni piés ni pattes ? Je crois qu'ils font envolés, répondit Ravagio; j'ai couru comme un loup de tous cötés, fans les rencontrer, & j'ai vu feulement une vieille dans un bateau fur un étang, qui m'en a dit des , nouvelles. Et que t'en a-1-elle dit, répliqua 1'impatiente Tourmentine? Qu'ils avoient tourné a gauche, ajouta Ravagio. Par mon chef, dit-elle , tu en es la dupe ! j'ai dans la tête que tu parlois a eux- mêmes. Retourne , &c fi tu les attrapes , ne leur fais pas quartier d'un moment. Ravagio graiffa fes bottes de fept lieues, ik. partit comme un défefpéré. Nos jeunes amans fortoient d'un bois , oü ils avoient paffé la nuit. Quand ils 1'appercurent, ils s'effrayèrent également. Mon Aimée, dit le prince , voici notre ennemi, je me fens affez de courage pour le combattre, n'en aurez-vous pas affez, pour fuir toute feule ? Non , s'écria-t-elle , je Tornt II. Y  338 t' Ö R A N G E R ne vous abandonnerai point ; cruel! doutezvous ainfi de ma tendreiTe ? Mais ne perdons pas un moment, la baguette nous fera peutêtre d'un grand fecours. Je fouhaite , dit-elle , au nom de la royale Fée Trufio , que le prince foit métamorphofé en portrait, le chameau en pilier, & moi en nain. Le changement fe fit, & le nain fe mit a fonner du cor. Ravagio, qui s'avangoit a grand pas, lui dit: Apprendsmoi, petit avorton de la nature , fi tu n'as point vu pafler un beau gargon , une jeune fille , & un chameau ? Ors vous le dirai, répondit le nain : Jagoient que foyez en quête d'un gentil damoifel, d'une émerveillable dame & de leur monture, je les avifai hier k eet ére, qui fe pavanoient tous coyent & réjouis; icel gentil chevalier regut le los & guerdon des joütes & tournoiemens qui fe firent a 1'honneur deMerlufine,'quillec voyez dépeinte en fa vive reflemblance; moult hauts prud'hommes & bons chevaliers y dérompirent lances, hauberts , falades & pavois ; le cpnflia fut rude, & le guerdon un moult beau fermeillet d'or, accoutré de perles & diamans. Au départir, la dame inconnue me dit: Nain , mon ami, fans plus longs pariemens, je te requiers un don, au nom de ta plus douce amie; ( fi n'en ferez éconduite, lui dis-je, & vous 1'octroie  fe T L' A B E 1 1 L È. & celle condition qu'il foit en mon pouvoir) j au cas , dit-elle , qu'avifer tu puiffe le grand & décommunal géant, qui ceil porte droit par le milieu du front, prie-le moult aecortement qu'il voife en paix , & nous y laiffe ; puis elle chaffa fon palefroi, & ils s'éloignèrent. Par oii^ dit Ravagio ? Jus eette verdoyante prairie , a 1'orée du bois, dit le nain. Si tu mens, répliqua 1'ogre, fois affuré , petit craffeux, que je te mangerai, toi , ton pilier &C ton portrait de Merluche. Oncque vilenie ni fallace n'y eut en moi, dit le nain \ ma bouche n'eft mie menfongère; homme vivant ne me peut trouver en fraude : mais allez vite, fi quérez les occirö avant foleil couché. L'ogre s'éloigna ; le nain reprit fa figure , & toucha le portrait &c le pilier , qui devinrent ce qu'ils devoient être. Quelle joie pour 1'amant & pour la maitreffe ! Non , difoit 'le prince , je n'ai jamais reffenti de fi vives alarmes , ma chère Aimée; Comme ma paffion pour vous prend k tous momens de nouvelles forces , mes inquiétudes augmentent quand vous êtes en péril. Et moi, lui dit-elle, il me femble que je n'avois point de peur, paree que Ravagio ne mangé pas les tableaux; que j'étois feule expofée k fa fureur, que ma figure étoit peu appétiffante, & qu'en» fin je donnerois ma vie pour conferver la VÖtre. Y ij  3 50 l'OungêK quel tu me rappelles, rends-moi ma princeffe. Ën achevant ces paroles , il prit la petite Abeille, fur laquelle il avoit toujours les yeux. Tu feras content, répondit la généreufe Trufio. Elle recommenca fes cérémonies, & la princeffe Aimée parut avec tant de charmes , qu'il n'y eut pas une des dames qui ne lui portat envie. Linda héfitoit dans fon cceur, fi elle devoit avoir de la joie ou du chagrin d'une aventure fi extraordinaire , & particulièrement de la métamorphofe de 1'Abeille. Enfin la raifon Pern* porta fur la paffion, qui n'étoit encore que naiffante; elle fit mille careffes a Aimée, & Trufio la pria de lui conter fes aventures. Elle lui avoit trop d'obligation pour différer cé qu'elle fouhaitoit d'elle. La grace & le bon air dont elle parloit, intéreffa toute 1'affemblée; & lorfqu'elle dit a Trufio qu'elle avoit fait tant de merveilles par la vertu de fon nom & de fa baguette, il s'éleva un cri de joie dans la falie, & chacune pria la Fée d'achever ce grand ou v rage. Trufio, de fon cöté , reffentoit un plaifir extréme de tout ce qu'elle entendoit; elle ferra étroitement la princeffe entre fes bras. Puifque je vous ai été fi utile fans vous connoitre , lui dit-elle, jugez, charmante Aimée, a préfent que je vous connois, de ce que je veux faire  E T t' A B E I L L !i 35* pour votre fervice. Je fuis amie du roi votre père, & de la reine votre mère. Allons promptement , dans mon char volant, a 1'Ile-Hej.ireufe, oü vous ferez recus comme vous le méritez 1'un & l'autre. Linda les pria de refter un jour chez elle, pendant lequel elle leur fit de riches préfens ; & la princeffe Aimée quitta fa peau de tigre pour prendre des habits d'une beauté incomparable. Que l'on comprenne a préfent la joie de nos tendres amans: oui, qu'on la comprenne li l'on peut; mais il faudroit pour cela s'être trouvé dans les mêmes malheurs, avoir été parmi les ogres, & s'être métamorphofé tant de fois. Enfin ils partirent. Trufio les conduifit au travers de l'air dans 1'Ile-Heureufe. Ils furent regus du roi & de la reine comme les perfonnes du monde qu'ils etpéroient le moins de revoir, & qu'ils revoyoient avec la plus grande fatisfadtion. La beauté & la fagelfe d'Aimée , jointes a fon efprit, la rendirent 1'admiration de fon liècle. Sa chère mère 1'aimoit éperduement. Les grandes qualités du prince Aimé ne charmoient pas moins que fa bonne mine. Leur mariage fe fit. Rien n'a jamais été fi pompeux ; les graces y vinrent en habits de fêtes, les amours s'y trouvèrent fans même en avoir été priés; & par un ordre expres de  S52 l'Oranger et l'Abeiile. leur part, on nomma le fils aïné du prince & de la princeffe, amour-fidele. L'on ajouta depuis beaucoup de titres a celuiel; & fous tous ces différens titres , l'on a bien de la peine a le retrouver tel qu'il eft né de ce charmant mariage. Heureux qui le rencontre fans s'y méprendre. Avec un tendre amant, feule au milieu des bois , Aimée eut en tout tems une extreme fageffe ; Toujours de la raifon elle écouta la voix , Et fut de fon amant conierver la tendreffe. Beautés , ne croyez pas, pour captiver les cceurs, Que les plaifirs foient néceffaires ; L'Amour fouvent s'éteint au milieu des douceurs. Soyez fiéres, foyez févères, Et vous infpirerez d'éternelles ardeurs. LA  LA BONNE PETITE SOURIS, CONTÉ. Il y avoit une fois un roi & une reine qui s'aimoient fi fort, li fort , qu'ils faifoient la félicité 1'un de l'autre. Leurs cceurs & leurs fentimens fe trouvoient toujours d'intelligence J ils alloient tous les jours k la chaife tuer des lièvres Sc des cerfs ; ils alloient k la pêche prendre des foles Sc des carpes; au bal, danfer la bourée Sc la pavanne; k de grands feftins, manger du rot Sc des dragées ; k la cemédie Sc k 1'opéra. Ils rioient, ils chantoient, ils fe faifoient mille pièces pour fe divertir; enfin c'étoit le plus heureux de tous les tems. LeurS fujets fuivoient 1'exemple du roi Sc de la reine; ils fe divertiffoient k 1'envi 1'un de l'autre. Par toutes ces raifons, l'on appeloit ce royaume le pays de joie. II arriva qu'un roi voifin du rói Jöyeux, vivoit tout différemment. II étoit ennemi déclaré des plaifirs; il ne demandoit que plaies .Tornt li, Z  354 LA BONNE & boffes; il avoit une mine refrognée, une grande barbe, les yeux creux ; il étoit maigre & fee, toujours vêtu de noir, des cheveux hériffés, gras & craffeux. Pour lui plaire, il falloit tuer & affommer les paffans. II pendoit luimême les criminels ; il fe réjouiffoit a leur faire du mal. Quand une bonne maman aimoit bien fa petite fille ou fon petit garcon , il 1'envoyoit querir, & devant elle il lui rompoit les bras ou lui tordoit le cou. On nommoit ce royaume le pays des larmes. Le méchant roi entendit parler de la fatisfaclion du roi Joyeux; il lui porta grande envie, & réfolut de faire une groffe armée , & d'aller le battre tout fon faoul, jufqu'a ce qu'il fut mort ou bien malade. II envoya de tous cótés pour amaffer du monde & des armes; il faifoit faire des canons. Chacun trembloit. L'on difoit: fur qui fe jettera le méchant roi, il ne fera point de quartier. Lorfque tout fut pret, il s'avanca vers le pays du roi Joyeux. A ces mauvaifes nouvelles il fe mit promptement en défenfe; la reine mout&h de peur, elle lui difoit en pleurant: Sire, il faut nous enfuir: tachons d'avoir bien de 1'argent, &nous en allons tant que terre nous pourra porter. Le roi répondoit: fi, madame, j'ai trop de courage ; il vaudroit mieux mou-  3^4 E A BONNE pouvoir que moi. Je ne fais par quel moyen retirer Joliette de fes vilaines griffes. Quand la reine entendit de fi triftes nouvelles, elle penfa mourir de douleur; elle pleura bien fort, & pria fa bonne amie de tacher de ravoir la petite, k quelque prix que ce fïït. Cependant le geolier vint dans la chambre de la reine; il vit qu'elle n'étoit plus groffe; il fut le dire au roi, qui accourut pour lui demander fon enfant'; mais elle dit qu'une Fée, dont elle ne favoit pas le nom, 1'étoit venue prendre par force. Voila le méchant roi qui frappoit du pié, & qui rongeoit fes ongles jufqu'au dernier morceau : Je t'ai promis, dit-il, de te pendre; je vais tenir ma parole tout-a-l'heure. En même-tems il traïne la pauvre reine dans un bois, grimpe fur un arbre, & 1'alloit pendre, lorfque la Fée fe rendit invifible, &c le pouffant rudement, elle Ie fit tomber du haut de 1'arbre; il fe caffa quatre dents. Pendant qu'on tachoit de les racommoder, la Fée enteva la reine dans fon char volant, & elle 1'emporta dans un beau chateau. Elle en prit grand foin; & fi elle avoit eu la princeffe Joliette, elle auroit été contente; mais on ne pouvoit découvrir en quel lieu Cancaline Favoit mife, bien que la petite fouris y fit tout fon poffible. Enfin le temsfe paffoit, & la grande affliaion  petitê Souris; \6% 2e la reine diminuoit. II y avöit quinze ans déja,' lorfqu'on entendit dire que le fils du méchant roi s'alloit marier k fa dindonnière, &z que cette petite créature n'en vouloit point. Cela étoit bien furprenant qu'une dindonnière refusat d'être reine; mais pourtant les habits de noces étoient faits, & c'étoit une fi belle noce, qu'on y alloit de cent lieues k la ronde. La petite fouris s'y tranfporta ; elle vouloit voir la dindonnière tout k fon aife. Elle entra dans le poulaillier, & la trouva vétue d'une groffe toile , nuds piés , avec un torchon gras fur fa tête. II y avoit la des habits d'or & d'argent, des diamans , des perles , des rubans , des dentelles qui traïnoient k terre; les dindons fe huchoient deffus, les crottoient & les gatoient. La dindonnière étoit affife fur une groffe pierre; le fils du méchant roi, qui étoit tortu, borgne & boiteux, lui difoit rudement: Si vous me refufez votre cceur, je vous tuerai. Elle lui répondoit fièrement : Je ne vous épouferai point, vous êtes trop laid , vous reffemblez a votre cruel père. Laiffez-moi en repos avec mes petits dindons ; je les aime mieux que toutes vos braveries. La petite fouris la regardoit avec admiration; car elle étoit auffi belle que le foleil. Dès que le fils du méchant roi fut forti, la Fée prit  $66 L A BONNE Ia figure d'une vieille bergère, & lui dit: Bon jour, ma mignonne, voila vos dindons en bon état. La jeune dindonnière regarda cette vieille avec des yeux pleins de douceur, & lui dit: L'on veut que je les quitte pour une méchante couronne ; que m'en conleillez-vous ? Ma petite fille, dit la Fée , une couronne eft fort belle ; vous n'en connoiffez pas le prix ni le poids. Mais fi fait, je le connois , repartit promptement la dindonnière, puifque je refufe de m'y foumettre; je ne fais pourtant qui je fuis, ni oii eft mon père, ni oü eft ma mère; je me trouve fans parens & fans amis. Vous avez beauté & vertu, mon enfant, dit la fage Fée , qui valent plus que dix royaumes. Contez-moi, je vous prie , qui vous a donc mife ici, puifque vous n'avez ni père , ni mère, ni parens, ni amis ? Une Fée, appellée Cancaline, eft caufe que j'y fuis venue ; elle me battoit; elle m'afibmmoit fans fujet & fans raifon. Je m'enfuis un jour, & ne fachant oü aller, je m'arrêtai dans un bois. Le fils du méchant roi s'y vint promener ; il me demanda fi je voulois fervir h fa bafte cour. Je le voulus bien ; j'eus foin des dindons; il venoit a tout moment les voir, & il me voyoit aufti. Hélas ! fans que j'en eufle envie, il fe mit a m'aimer tant & tant, qu'il m'importune fort.  PETITE S O V R I 3.' 367 L^ypée, a ce récit, commenca de croire que la dindonnière étoit la princeffe Joliette. Elle lui dit: Ma fille, apprenez-moi votre nom ? Je m'appelle Joliette , pour vous rendre fervice, dit-elle. A ce mot la Fée ne douta plus de la vérité ; & lui jetant les bras au cou , elle penfa la manger de careffes; puis elle lui dit : Joliette , je vous connois il y a long-tems, je fuis bien aife que vous foyez fi fage & fi bien apprife; mais je voudrois que vous fuffiez plus propre, car vous reffemblez a une petite fouillon; prenez les beaux habits que voila , Sc vous accommodez. Joliette, qui étoit fort obéiffante, quitta auffitöt le torchon gras qu'elle avoit deffus la tete, & la fecouant un peu, elle fe trouva toute couverte de fes cheveux , qui étoient blonds comme un baffin, & déliés comme fils d'or. Ils tomboient par boucles jufqu'a terre. Puis prenant dans fes mains délicates de l'eau a une fontaine qui couloit proche le poulailler, elle fe débarbouilla le vifage, qui devint auffi clair qu'une perle oriëntale. II fembloit que des rofes s'étoient épanouies fur fes joues & fur fa bouche ; fa douce haleine fentoit le thim & le ferpolet; elle avoit le corps plus droit qu'un jonc; en tems d'hiver, l'on eut pris fa peau pour de la neige; en tems d'été, c'étoit des lys.  -5 Mönfeigneur, dit-elle r ayant fu vos exploits j'ai cru que le vert fignifieroit ma joie &. 1'efpoir de votre retour. Cela eft fort bien dit, s'écria le. roi. .Et vous,. ma fille , continua-t-il, pourquoi. avez-vousj gris une robe bleue ? Mönfeigneur > dit la prir,T Dd iij  LE MOUTON. ceffe , pour marquer qu'il falloit fans ceffe implorer les dieux en votre faveur, & qu'en vous voyant, je crois voir le ciel & les plus beaux aftres. Comment, dit le roi, vous parlez comme un oracle. Et vous, Merveilleufe, quelle raifon avez - vous eue pour vous habiller de blanc ? Mönfeigneur, dit-elle, paree que cela me fied mieux que les autres couleurs. Comment, dit le roi fort fiché, petite coquette , vous n'avez eu que cette intention ? J'avois celle de vous plaire, dit la princeffe, il me femble que je n'en dois point avoir d'autre. Le roi, qui 1'aimoit, trouva 1'affaire fi bien accommodée, qu'il dit que ce petit tour d'efprit lui plaifoit, & qu'il y avoit même de 1'art k n'avoir pas déclaré tout d'un coup fa penfée. Ho ca, dit-il, j'ai bien foupé , je ne veux pas me coucher fitöt; contez - moi les rêves que vous avez faits la nuit qui a précédé mon retour. L'ainée dit qu'elle avoit fongé qu'il lui apportoit une robe, dont Por & les pierreries brilloient plus que le foleil. La feconde, qu'elle avoit fongé qu'il lui apportoit une robe &c une quenouille d'or pour lui filer des chemifes. La cadette dit qu'elle avoit fongé qu'il marioit fa feconde fceur, & que le jour des noces, il tenoit une éguierre d'or, & qu'il lui difoit,  l e Mouton. 435 felle avoit des chaines d'or qui marquoient affez fa condition. Quel prodige fe paffe ici, Ragotte , lui dis-je, (c'eft le nom de la Fée)? Seroit-ce bien par vos ordres ? Hé, par 1'ordre de qui donc, répliqua-t-elle ? N'as-tu point connu » jufqu'a préfent mes fentimens ? Faut-il que j'aie la honte de m'en expliquer ? Mes yeux, autrefois fi sürs de leurs coups, ont-ils perdu tout leur pouvoir ? Confidère oü je m'abaiffe, c'eft moi qui te fais 1'aveu de ma foibleffe, car encore que tu fois un grand roi, tu es moins qu'une fourmi devant une Fée comme moi. Je fuis tout ce qu'il vous plaira, lui dis-je, d'un air & d'un ton impatient ; mais enfin , que me demandez-vous ? Eft-ce ma couronne, mes villes , mes tréfors ? Ha ! malheureux, reprit-elle dédaigneufement, mes marmitons, quand je voudrai , feront plus puifians que toi. Je demande ton cceur; mes yeux te Font demandé mille & mille fois; tu ne les a pas entendus , ou pour mieux dire, tu n'as pas voulu les entendre. Si tu étois engagé avec une autre continua-t-elle, je te laifferois faire des progrès dans tes amours ; mais j'ai eu trop d'intérêt è t'éclairer, pour n'avoir pas découvert Pindifférence qui règne dans ton cceur. Hé bien, aimemoi, ajouta-t-elle, en ferrant la bouche pour Favoir plus agréable , & roulant les yeux, je Ee ij  436 le Mouton. ferai ta petite Ragotte , j'ajouterai vingt royaumes a celui que tu poffèdes, cent tours pleines d'or, cinq eens pleines d'argent; en un mot, tout ce que tu voudras. Madame Ragotte , lui dis-je , ce n'eft point dans le fond d'un trou oü j'ai penfé être roti, que je veux faire une déclaration a une perfonne de votre mérite ; je vous fupplie, par tous les charmes qui vous rendent aimable, de me mettre en liberté, ck puis nous verrons enfemble ce que je pourrai pour votre fatisfaction. Ha ! traitre , s'écria-t-elle , fi tu m'aimois, tu ne chercherois point le chemin de ton royaume ; dans une grotte, dans une renardière , dans les bois , dans les deferts, tu ferois content. Ne crois pas que je fois novice ; tu fonges k t'efquiver, mais je t'avertis qu'il faut que tu reftes ici ; ck la première chofe que tu feras, c'eft de garder mes moutons: ils ont de 1'efprit, ck parient pour le moins auffi bien que toi. En même tems elle s'avanca dans la plaine oü nous fommes , ck me montra fon troupeau. Je le confidérai peu; cette belle efclave qui étoit auprès d'elle m'avoit femblé merveilleufe; mes yeux me trahirent. La cruelle Ragotte y prenant garde, fe jeta fur elle, ck lui enfonca un poincon fi avant dans Tceil, que eet objet  le Mouton. 437 adorable perdit fur le champ la vie. A cette funefte vue , je me jetai fur Ragotte , & mettant 1'épée k la main , je 1'aurois immolée k des manes fi chères, fi par fon pouvoir elle ne m'eiit rendu immobile. Mes efforts étant inutiles , je tombai par terre, & je cherchois les moyens de me tuer pour me délivrer de 1'état oh j'étois, quand elle me dit avec un fourire ironique : Je veux te faire connoitre ma puiffance; tu es un lion k préfent, tu vas devenir un mouton. Aulfitöt elle me toucha de fa baguette, &c je me trouvai métamorphofé comme vous voyez. Je ne perdis point 1'ufage de la parole , ni les fentimens de douleur que je devois k mon état. Tu feras cinq ans mouton, dit-elle , & maitre abfolu de ces beaux lieux; pendant qu'éloignée de toi, & ne voyant plus ton agréable figure , je ne fongerai qu'a la haine que je te dois. Elle difparut. Et fi quelque chofe avoit pu adoucir ma difgrace , c'auroit été fon abfence. Les moutons parlans, qui font ici, me reconnurent pour leur roi; ils me racontèrent qu'ils étoient des malheureux qui avoient déplu par plufieurs fujets dhférens k la vindicative Fée , èc qu'elle en avoit compofé un troupeau ; que leur pénitence n'étoit pas auffi longue pour les uns que pour les autres. En effet, ajouta-t-il % de tems en tems ils. redeviennent ce qu'ils Ee ii)  '43^ IE MOUTOK. ont été, & quittént le troupeau. Pour les autres , ce font des rivales ou des ennemies de Ragotte, qu'elle a tuées pour un fiècle ou pour moins, & qui retourneront enfuite dans le 'monde. La jeune efclave dont je vous ai parlé eft de ce nombre ; je 1'ai vue plufieurs fois de fuite avec plaifir , quoiqu'elle ne me parlat point, &C qu'en voulant 1'approcher , il me fut facheux de connoitre que ce n'étoit qu'une ombre; mais ayant remarqué un de mes moutons affidu prés de ce petit phantóme , j'ai fu que c'étoit fon amant , & que Ragotte, fufceptible des tendres impreffions , avoit voulu le lui öter. Cette raifon m'éloigna de 1'ombre efclave ; Sc depuis trois ans, je n'ai fenti aucun penchant pour rien que pour ma liberté. C'eft ce qui m'engage d'aller quelquefois dans la forêt. Je vous y ai vue, belle princeffe, continua-t-il, tantöt fur un chariot que vous conduifiez-vous même avec plus d'adreffe que le foleil n'en a lorfqu'il conduit les flens , tantöt a la chaife fur un cheval qui fembloit indomptable a tout autre qu'a vous ; puis courant légérement dans la plaine avec les princeffes de votre cour , vous gagniez le prix comme une autre Atalante. Ah 1 princeffe, fi dans tous ces tems ou mon cceur vous rendoit des vceux fecrcts , j'avois ofé vous parler, que ne vous  le Mouton. 435 aurois-je point dit ? Mais comment auriez-vous recu la déclaration d'un malheureux mouton comme moi ? Merveilleufe étoit li troublée de tout ce qu'elle avoit entendu jufqu'alors, qu'elle ne favoit prefque plus lui répondre ; elle lui fit cependant des honnêtetés qui lui laifsèrent quelque efpérance, & dit qu'elle avoit moins de peur des ombres, puifqu'elles devoient revivra un jour. Hélas ! continua-t-elle, fi ma pauvra Patypata, ma chère Grabugeon & le joliTintin , qui font morts pour me fauver, pouvoient avoir un fort femblable, je ne m'ennuirois plus ici. Malgré la difgrace du roi Mouton, il ne ïaiffoit pas d'avoir des privilèges admirables. Allez , dit-il a. fon grand écuyer,. ( c'étoit un mouton de fort bonne mine) , allez querir la moreffe , la guenuche & le doguin , leurs ombres divertiront notre princeffe. Un inftant après, Merveilleufe les vit, & quoiqu'Us ne 1'approchaffent pas d'affez prés pour en être touchés, leur préfence lui fut d'une confolation infinie. Le roi Mouton avoit tout 1'efprit & toute Ia délicateffe qui pouvoit former d'agréables converfations. 11 aimoit fi paffionnément Merveilleufe qu'elle vint auffi. a le conlidérer , & Ee iy  '44° t E M O V T O W. enfuïte a 1'aimer. Un joli mouton bien doux , bien careffant ne laiffe pas de plaire, fur-tout quand on fait qu'il eft roi, & que la métamorphofe doit finir. Ainfi la princeffe paffoit doucement fes beaux jours, attendant un fort plus heureux. Le galant mouton ne s'occupoit que d'elle ; il faifoit des fètes , 'des concerts , des chaffes ; fon troupeau le fecondoit, jufqu'aux ombres, elles y jouoient leurs perfonnages. Un foir que les courriers arrivèrent, car il envoyoit foigneufement aux nouvelles, 8c il en favoit toujours des meilleures; on vint lui dire que la fceur ainée de la princeffe Merveilleufe alloit époufer un grand prince, 8c que rien n'étoit plus magnifique que tout ce qu'on préparoit pour les noces. Ha! s'écria la jeune princeffe, que je fuis infortunée de ne pas voir tant de belles chofes; me voila fous la terre avec des ombres & des moutons, pendant que ma fceur va paroïtre parée comme une reine; chacun lui fera fa cour, je ferai ia feule qui ne prendra point de part a fa joie. De quoi vous plaignez-vous, madame, lui dit le roi des moutons, vous ai-je refufé d'aller a la noce? Partez quand il vous plaira, mais donnez-moi parole de revenir; fi vous n'y con^-. ifentez pas, vous rn'allez voir expirer a vos  le Mouton. 441 piés, car 1'attachement que j'ai pour vous eft trop violent pour que je puiffe vous perdre fans mourir. Merveilleufe attendrie, promit au mouton que rien au monde ne pourroit empêcher fon retour. II lui donna un équipage proportionné a fa naiftance; elle s'habilla fuperbement, & n'oublia rien de tout ce qui pouvoit augmenter fa beauté; elle monta dans un char de nacre de perle, trainés par fix hyppogryphes ifabelle, nouvellement arrivés des antipodes; il la fit accompagnerpar un grand nombre d'officiers tf, chement vêtus Sc admirablement bien faits; il les avoit envoyés chercher fort loin pour faire le cortége. Elle fe rendit au palais du roi fon père, dans le moment, qu'on célébroit le mariage; dès qu'elle entra, elle furprit par 1'éclat de fa beauté Sc par celui de fes pierredes, tous ceux qui la virent; elle n'entendoit autour d'elle que des acclamations Sc des louanges; le roi la regardoit avec une attention & un plaifir qui lui fit craindre d'en être reconnue; mais il étoit fi prévenu de fa mort, qu'il n'en eut pas la moindre idée. Cependant 1'appréhenfion d'être arrêtée, Tempêcha de refter jufqu'a la fin de la cérémonie; elle fortit brufquement, Sc laiffa un petit coffre  '442. le Mouton. de corrail garni d'émeraudes; on voyoit eerk deflus en pointes de diamans , pierredes pour U mariée. On 1'ouvrit auffi-töt, & que n'y trouva-t-on pas ? Le roi qui avoit efpéré de la r-ejoindre & qui brïüoit de la connoitre, fut au défefpoir de ne la plus voir; il ordonna abfolument , que fi jamais elle revenoit, on fermat toutes les portes fur elle, & qu'on la retint. Quelque courte que fut 1'abfenee de Merveilleufe, elle avoit femblé au mouton de la longueur d'un fiècle. II 1'attendoit au bord d'une fontaine, dans le plus épais de la forêt; il y avoit fait étaler des richeffes immenfes pour les lui offrir en reconnoiffance de fon retour. Dès qu'il la vit, il courut vers elle, fautant & bondiffant comme un vrai mouton; il lui fitmilletendrescareffes,il fe couchoit afes piés, il baifoit fes mains , il lui racontoitfes inquiétudes & fes imratiences ; fa paffion lui donnok une éloquence dont la princeffe étoit cbarmée. Au bout de quelque tems, le roi maria fa feconde fille. Merveilleufe 1'apprit, & elle pria le mouton de lui permettre d'aller voir, comme . elle avoit déja fait, une fête oü elle s'intéreffoit fi fort. A cette propofition, il fentit une douleur dont il ne fut point le maitre, un pref-  le Mouton. 443 fentiment fecret lui annoncoit fon malheur; mais comme il n'eft pas toujours en nous de 1'éviter, & que fa complaifance pour la prirceffe 1'emportoit fur tous les autres intéréts > il n'eutpas la force de la refufer. Vous voulez me quitter, madame, lui dit-il; eet effet de mon malheur vient plutöt de ma mauvaife deftinée que de vous. Je confens a ce que vous fouhaitez, & je ne puis jamais vous faire un facrifice plus complet. Elle 1'affura qu'elle tarderoit auffi peu que la première fois; qu'elle reffentiroit vivement tout ce qui pourroit 1'éloigner de lui, Sc qu'elle le conjuroit de ne fe pas inquiéter. Elle fe fervit du même équipage qui l'avoit déja conduite, &c elle arriva comme la cérémonie commencoit: malgré 1'attention que l'on y avoit, fa préfence fit élever un cri de joie & d'admiration, qui attira les yeux de tous les princes fur elle; ils ne pouvoient fe laffer de la regarder, &c ils la trouvoient d'une beauté fi peu commune, qu'ils étoient prêts a croire que ce n'étoit pas une perfonne mortelle. Le roi fe fentit charmé de la revoir; il n'öta les yeux de fur elle, que pour ordonner que l'on fermat bien toutes les portes pour la retenir. La cérémonie étant fur le point de finir, la princeffe fe leva promptement, voulant fe  444 L E Mouton. dérober parmi la foule, mais elle fut extrêmement furprife 6c amigée de trouver les portes fermées. Le roi 1'aborda avec un grand refpect ck une foumiffion qui la raffura. II la pria de ne leur pas öter fi-töt le plaifir de la voir ck d'être du célèbre feftin qu'il donnoit aux princes ck aux princeffes. II la conduifit dans un fallon magnifique oü toute la cour étoit; il prit luimême un baffin d'or ck un vafe plein d'eau , pour laver fes belles mains. Dans ce moment, elle ne fut plus maitreffe de fon tranfport, elle fe jeta a fes piés, ck embraflant fes genoux: Voila mon fonge accompli, dit-elle, vous m'avez donné i\ lavcr le jour des noces de ma fceur, fans qu'il vous cn foit rien arrivé de facheux. Le roi la rcconnut avec d'autant moins de peine, qu'il avoit trouve plus d'une fois qu'elle reffembloit parfaitement è Merveilleufe. Ha I ma chère fille, dit-il, en 1'embraffant ck verfant des larmes, pouvez-vous oublier ma cruauté? J'ai voulu votre mort, paree que je croyois que votre fonge fignifioit la perte de ma couronne. II la fignifioit auffi, continua-t-il; voila vos deux fceurs mariées, elles en ont chacune une, ck la mienne fera pour vous. Dans le même moment il fe leva ck la mit  t E M o u t ö ff. 44$ fur la tête de la princeffe, puis il cria: Vive la reine Merveilleufe ; toute la cour cria comme lui: les deux fceurs de cette jeune reine vinrent lui fauter au cou, & lui faire mille careffes. Merveilleufe ne fe fentoit pas, tant elle étoit aife : elle pleuroit &c rioit tout-a-la-fois; elle embraffoit 1'une, elle parloit k l'autre, elle remercioit le roi, Sc parmi toutes ces différentes chofes, elle fe fouvenoit du capitaine des gardes, auquel elle avoit tant d'obligation, & elle le demandoit avec inftance; mais on lui dit qu'il étoit mort: elle reffentit vivement cette perte. Lorfqu'elle fut k table, le roi la pria de raconter ce qui lui étoit arrivé depuis le jour ou il avoit donné des ordres fi funeftes contr'elle. Auffi-töt elle prit la parole avec une grace admirable, & tout le monde attentif 1'écoutoit. Mais pendant qu'elle s'oublioit auprès du roi &: de fes fceurs, 1'amoureux mouton voyoit paffer 1'heure du retour de la princeffe, & fon inquiétude devenoit fi extréme, qu'il n'en étoit point le maitre. Elle ne veut plus revenir , s'écrioit-il, ma malheureufe figure de mouton lui déplait. Ha! trop infortuné amant, que ferai-je fans Merveilleufe ? Ragotte, barbare Fée, quelle vengeance ne prends-tu point de 1'indifférence que j'ai pour toi? 11 fe plaignit long-tems, & voyant que la nuit approchoit, fans que la  t t Mouton.1 princeffe parut, il courut k la ville. Quand il fut au palais du roi, il demanda Merveilleufe; mais comme chacun favoit déja fon aventure, &c qu'on ne vouloit plus qu'elle retournat avec le mouton, on lui refufa durement de la voir; il pouffa des plaintes, &c fit des regrets capables d'émouvoir tout autre que les fuiffes, qui gardoient la porte du palais. Enfin, pénétré de douleur, il fe jeta par terre & y rendit la vie. Le roi & Merveilleufe ignoroient la trifte tragédie qui venoit de fe paffer. II propofa k fa fille de monter clans un char, & de fe faire voir par toute la ville, k la clarté de mille & mille flambeaux, qui étoient aux fenêtres & dans les grandes places; mais quel fpecfacle pour elle, de trouver en fortant de fon palais fon cher mouton, étendu fur le pavé, qui ne refpiroit plus? Elle fe précipita du charriot, elle courut vers lui, elle pleura, elle gémit, elle connut que fon peu d'exactitude avoit caufé la mort du mouton royal. Dans fon défefpoir, elle penfa mourir elle-même. L'on convint alors que les perfonnes les plus élevées font fujettes, comme les autres, aux coups de la fortune, & que fouvent elles éprouvent les plus grands malheurs dans le moment oii elles ie croyent au comble de leurs fouhaits.  u M o u t o tf; 447 Souvent les plus beaux dons des cieux Ne fervent qu'a notre ruine : Le mérite éclatant que l'on demande aux Dieux , Quelque fois de nos maux eft la trifte origine. Le roi mouton eut moins fouffert, S'il n'eüt point allumé cette flamme fatale | Que Ragotte vengea fur lui, fur fa rivale : Ceft fon mérite qui le perd. II devoit éprouver un deftin plus propice. Ragotte & fes préfens ne purent rien fur lui ; II haiffoit fans feinte , aimoit fans artifice , Et ne reffembloit pas aux hommes d'aujourd'huï," Sa fin même pourra nous paroitre fort rare , Et nc convient qu'au roi Mouton. On n'en voit point dans ce canton Mourir quand leur brebis s'égare. •G I . , ,-T l«"1T TT— 1 r i Dona Juana qui fe connoiffoit en romances i donna de grands applaudiffemens a. cellc-ci; elle plaignit le fort du mouton infortuné, &c blama la pareffe de Merveilleufe. Elle n'avoit jamais été de meilleure humeur. Enfin elle fe retira, il étoit 1'heure de fe mettre k fa'toilette; elle confulta tous les miroirs de fon appartement avec une attention qu'elle n'avoit peut-être jamais eue; elle s'habilla en diligence; &c paffant dans la chambre de fes nièces qui fortoient du lit: Que vous êtes pareffeufes, leur dit-elle, j'ai déja vu les pélerins, J'ai en-  448 PonCï tendu la plus jolie romance du monde, & fait cinquante tours dans la maifon : fi vous étiez charitables, vous m'auriez imitée, ók vous n'auriez pas les yeux fi boufns de dormir, voyez les miens comme ils font éveillés. Ifi-' dore ck Melanie eurent beaucoup de peine a s'empêcher de rire, car dona Juana les avoit li petits & fi creux, que s'ils euflent été moins rouges, l'on auroit eu, fans exagération, de la peine a les voir. Ellés lui dirent qu'elles avoient mal k la tête, ck qu'elles igncroient qu'elles dulfent retourner dans la chambre de ces étrangers. Vous voila déja laffes d'eux, reprit Juana, paree que ce ne font pas de grands feigneurs; pour moi je les aime k caufe de leur pauvreté. Se peut-il rien de plus touchant, que de fe trouver éloigné de fon pays, attaqué par des voleurs, ck bleffé ? J'avoue que cela me pénètre, 6k que pour leur faire regagner 1'argent qu'on leur a pris, je fuis réfolue de les retenir quelque tems ici, afin de vous montrer tout ce que mon frère avoit envie qu'ils vinffent -vous apprendre. Quoi! madame, s'écria Ifidore, vous voulez garder des gens que vous ne connoiffez point, qui font peut-être des ignorans dans leurs profeffions, ck qui nous feront plus aifément oublier  BÉ L E Ö N, 44.9 öublier ce que nous favons déja, que dé nous enfeigner ce que nous ne favons pas? Vous' Vous étes oppofées a tout ce que je fouhaite, mes nièces; dit dona Juana en colère, je he pré-* tends pas vous donner des maitres malgré vous, nlais tout au moins, vous me permcttrez d'en prendre pour moi, je ferai bien aife de pouvoir chanter un air avec quelque petite méthode, & de me remettre a jouer de la guitare;'' il y a cinquante ans que j'en jouois fort joliment, pour peu que j'étudie, je retrouveraï' ce que je favois; vous ferez bien aifes alors de m'entendre. • Comme elle étoit affez ménagère, Ifidore1 crut avóir tin' moyen fur de faire renvoyef les pélerins, en Rit difant qu'il n'y avoit rien de plus ridicule que de les trouver dans fon appartement, chantant ou touchar.t des inlfru-mens, avec un roquet de cuir, des coquilles, un chapeau affreux & des callebaffes, & qu'il falloit donc les habiiler. Vous feriez bien aifes qu'ils reftaffent ainfi, reprit elle, pour en railIer; mais votre frère a laiffé des habits fort ' propres, je prétends les leur donner. Mon frère n'eft peut - être pas fi charitable que vous, madame, ajouta Melanie. Tant pis pour lui, repartit brufquement la vieille, il eft de mon devoir de le faire aller en paradis, fi je puis; Tornt II, Ff  450 Ponce & le moyen le plus fur, c'eft de diftribuer des charités a fes dépens. Elle fortit aufti-töt, Sc fes deux nièces reftèrent enfemble. Ha! ma chère fceur, dit Melanie, notre tante perd 1'efprit; a fon age, elle veut des maitres a chanter Sc k danfer, fe peutil rien de plus bizarre? II eft certain qu'elle aime un de ces étrangers : voila un prodige dont on ne fauroit s'étonner affez. Que voulez-vous, reprit triftement Ifidore, c'eft notre malheur qui en eft caufe; fi nous n'avions pas d'intérêt dans cette affaire, elle tourneroit tout autrement; enfin, il faut trouver dans notre courage toutes les forces dont nous avons befoin. Pendant qu'elles s'habilloient, dona Juana fut livrer une bataille contre le comte, qui vouloit fe lever Sc prendre quelque chofe de plus folide que l'eau de poulet qu'elle lui apporta avec des herbes rafraïchiffantes Sc purgatives. A ce dernier mot, il penfa perdre 1'efprit, Sc regardant fon coufin de travers : Oui, dit-il, fi la poudre de fympathie ne me guérit, dès aujourd'hui je deviendrai fou. Dona Juana le voyant fi faché , fe facha a fon tour, Sc lui dit qu'il auroit de la peine k retrouver fa fanté, qu'elle lui prédifoit une fièvre maligne, que la vivacité de fes yeux en étoit un indice aftiiré ; qu'apparemment il avoit en tête de mourir,  de Leon, 451 qu'elle en avoit fait 1'acquit de fa confcience, qu'il fe purgeroit ou non, tout jcomme il voudroit. II vit bien a fon air fombre > qu'elle n'étoit pas contente; il lui répliqua que bien éloigné de voulöir mourir, il n'avoit jamais tant aimé la vie, que depuis qu'elle daignoit s'y intéreffer; qu'il en fouhaitoit la confervation pour lui rendre fes très-humbles fervices, & pour publier par-tout fa générofité. Elle s'appaifa aifément; & pour lui faire voir qu'elle ne lui vouloit rien donner qu'elle ne prit elle-même; elle avala devant lui le bouillon qui avoit caufé leur difpute; elle en penfa crever, tant il fit d'effet; elle commenca de s'en appercevoir au bout d'un moment, il fallut qu'elle quittat la partie pour retourner dans fa chambre. Hé bien! s'écria le comte, dès qu'il ne la vit plus, eft-il une furie femblable, & un malheur égalau mien, d'être expofé a tous fes caprices; s'ils durent & que vous n'en deveniez pas 1'objet k votre tour, j'en ferai au défefpoir. Mon cher coufin, dit don Gabriel en riant, vous m'avez bien 1'air d'éprouver quelquefois qu'elle s'intéreffe plus pour vous que pour moi; mais au fond, auriez-vous été ft malade quand vous auriez pris de l'eau de poulet, mêlée de quelques petites drogues purgatives? Oui, dit le comte,, Ff ij  451 Ponce en colère, mêlée de 1'enfer & de tous les démons : je vous protefte que li je n'avois point vu Melanie, &C que je n'euffe pas un grand défir de la revoir, vous auriez- beau dire & beau faire , je vous abandonnerois dans votre entreprife. Hélas! continua-t-il, je ne parlois que trop jufte , quand je difois que ce chateau étoit habité par une Fée ; mais j'ajoutois que nous Favions chaffée, ck pour mes péchés , nous 1'y retenons. Vous faites d'étranges lamentations, reprit don Gabriel; demeurez en repos, je vous promets que ma poudre vous aura guéri ce foir, & que la bleffure fera fi bien fermée, qu'on n'en verra pas même la cicatrice. Plüt au ciel, s'écria le comte , que vous fuffiez auffi habile pour les bleffures du cceur; car, je vous le répète, je fens bien que celle qu'on me fit hier au foir eft profonde & durera long-tems. Que je vous aime, s'écria Ponce de Leon, d'avouer fi franchement votre défaite! Vous connoïtrez par expérience que j'ai quelquefois mérité votre pitié, dans le tems oü vous aviez grande envie de me la refufer. L'heure de diner étant venue, dona Juana ne fe trouva pas en état d'aller dans la chambre des pélerins; mais comme 1'appréhenfion que (on malade ne mangeat trop, la tourmentoit  de Leon. 453 encore plus que la médecine qu'elle avoit prife, elle fit appeler fes nièces pour leur commander d'y mettre ordre. Ne fortez pas de fa chambre , ajouta-t-elle, que fon frère ne foit hors de table. Mais, madame, dit Ifidore, il me femble que votre aumönier eft bien plus propre que nous k prendre ces fortes de foins; nous 1'en chargerons , s'il vous plait. Quoi! s'écria dona Juana, toujours oppofées k mes volontés, fans charité pour les pauvres, fans bonté pour les étrangers, fans obéiffance pour votre tante! Elle étoit fi en colère, que fes nièces n'attendirent pas tout ce qu'elle vouloit encore leur dire : elles fortirent promptement. Elles s'arrêterent dans une gallerie, qu'il falloit traverfer pour fe rendre dans la chambre du comte, & fe regardant d'un air trifte : Se peut-il une bizarrerie femblable k celle de notre tante , dit Ifidore k fa fceur ? Elle s'obftine k nous faire voir les gens du jnonde qui nous paroiffent les plus dangereux; s'ils avoient de la naiffance, du bien &C de 1'attachement pour nous, elle voudroit nous cacher au fond d'un puits. Mais, ma fceur, interrompit Melanie, ce qu'elle en fait n'eft pas dans la vue d'expofer notre cceur, je fuis füre qu'elle feroit au défefpoir de nous rencontrer en fon chemin. Elle prétend que nous ne fommes faites que pouc Ffiij  '454 Ponce fervir fes inclinations : elle aime don Eftève J jamais le feu n'a pris plus vite dans une matière combuftible, qu'il a pris dans fon cceur ; elle veut même apprendre a chanter & a jouer de la guitarre. Eft-ce qu'on pourroit fe défendre d'en mourir de rire, fi l'on n'avoit d'ailleurs mille fujets de chagrin? Ce que vous dites eft vrai, reprit Ifidore; mais comment nous défendrons - nous de rendre juftice au mérite de ces étrangers ? II faut avoir toujours dans 1'efprit, continua Melanie, qu'ils font fi fort au-deffoas de nous, qu'il eft impoffible que nos coeurs foient faits les uns pour les autres, & qu'il vaudroit mieux mourir, que d'avoir quelque chofe a fe reprocher. Elles fe trouvèrent dans ce moment fi fortifiées contre leur propre penchant, qu'elles entrèrent hardiment dans la chambre des pélerins. Le comte étoit au lit, moins femblable k un pauvre voyageur, qu'a un homme de qualité; fon linge étoit parfaitement beau, ils en avoient une affez bonne provifion dans une petite valife; Sc comme les muficiens font prefque toujours avec des perfonnes de qüalité, ils font ordinairement fort propres; de manière qu'il ne cacha point fes dentelles, &c qu'il laifTa voir du ruban de couleur de feu k  ö e Leon. '455 fon cou & a fes manchettes. Don Gabriel avoit quitté auffi fa cape de pélerin , & donné deux coups de peigne a fes cheveux , qui étoient très-beaux, de forte qu'il n'attiroit pas moins 1'attention que fon coufin. Bien qu'Hidore & fa foeur fuffent fuivies de leurs femmes, & qu'elles euffent mandé a 1'Aumönier de venir, elles ne laifsèrent pas de fe trouver embarraffées dans la chambre de deux hommes qui n'étoient point leurs proches parens : c'eft une chofe fi extraordinaire en Efpagne, qu'il ne falloit pas moins que 1'entêtement de leur tante, pour applanir la-deffus toutes les difficultés. Melanie dit au comte en fouriant, que dona -Juana s'intéreffoit a tel point a fa guérifon, qu'elle lui avoit ordonné de le faire mourir de faim, & qu'elle venoit exprès pour 1'empêcher de manger. Dona Juana, lui dit-il, en la regardant avec autant de tendreffe que de refpedt, m'empêchera aifément de manger, fi elle me 1'envoie défendre par vous, madame; mais je doute qu'en vous voyant, ma guérifon foit bien affurée. Et pour moi, dit don Gabriel k Ifidore , je trouve que l'on a ici tant de compaffion pour les malades, que je ne crains plus de le devenir. Y fentez-vous quelques difpofitions, reprit Melanie avec empreffement? Oui t Ff iv  456 Ponce madame , répliqua-t-il, fai une inquiétude & ;un mal de cceur continuel. Voila unvrai contretems, ajouta Ifidore, car nous efpérions que vous chanteriez quelqu'un de ces beaux airs, qui nous ravirent hier au foir. Ha! madame, reprit-i!, je trouverai toujours des forces pour vous obéir; il fuffit que vous me com'mandiez quelque chofe. Mais, continua-t-elle, ne pouvons-nous point entendre bientöt don Eftève accorder fa harpe avec votre voix ? Ce fera dès ce foir, madame, lui dit-il, car ma bleffure va fi bien, que je me lèverai fans peine. Voici 1'heure, continua Melanie, ou l'on va vous faire diner; dès que vous aurez mangé, nous nous retirerons. Quoi! madame, dit le comte en. 1'interrompant, nous pafferons tout le jour fans vous voir ? Je vous déclare qu'il me fera impoffible de me perter auffi-bien ce foir que je vous 1'avois promis. A moins que dona Juana ne prenne en gré de nous renvoyer ici, répondit Ifidore, je doute que nous y revenions. L'on apporta a diner a don Gabriel; mais il étoit fi occupé du plaifir de regarder & d'entendre celle qu'il aimoit, qu'il n'avoit aucun appétit. Dona Melanie le preffoit de manger, & Ifidore continuoit de parler au comte; enfin elles crurent qu'elles empechoient don Ga-  de Leon. ' 457 briel de' diner, & le comte de fe lever. Comme elles étoient moins partifanes du jeune que leur tante, & qu'elles croyoient que le malade pouvoit avoir befoin de prendre un peu de nourriture, elles fe retirèrent. Cependant Juana, qui fongeoit a tout, leur envoya les habits de fon neveu; il les avoit fait faire pour la campagne, c'eft-a-dire, a la Francoife. Ils ne fïrent aucune difficulté de les mettre, ck riant de tout leur cceur: don Louis, difoient-ils, feroit un habile homme, s'il pouvoit deviner que nous portons k 1'heure qu'il eft fes habits, ck que nous fommes chez lui. Ils plaifantèrent quelque tems la-deffus; mais don Gabriel changeant tout d'un coup de difcours : Avez-vous remarqué, dit-il , avec quelle indifférence la belle Ifidore me traite ? Elle daigne k peine me répondre , ck j'ai furpris deux ou trois fois fes yeux attachés fur vous d'une manière fi obligeante , que je m'eftimerois trop heureux fi elle m'avoit regardé de même. Voila une pure vifion, répliqua le comte; mais ce qui n'en eft point une , c'eft que dona Melanie fait k votre égard, ce que vous croyez qu'lfidore fait au mien; elle loue votre voix jufqu'a Fexagération, elle admire tout ce que vous dites. Ha! mon coufin, que j'appréhende  45* Ponce que vous ne faffiez ici deux conquêtes pour une. Je fuis de meilleure foi que vous , répondit don Gabriel, car je vous avoue qu'il m'a femblé qu'elle avoit pour moi des manières alfez gracieufes, mais Ifidore vous en récompenfe avec ufure. Je conclus avec tout cela, dit le comte , que nous ne fommes agréables ni a 1'une, ni k l'autre; je n'en ferois ni furpris, ni alarmé , continua-t-il auffitót, l'on ne fait pas tant de progrès en li peu de tems. J'ai une cruelle inquiétude, ajouta Ponce de Leon; c'eft que fi vous avez toujours 1'opiniatreté de vouloir guérir ce foir, il ne faille partir demain ; car fur quel prétexte refteronsnous ? Je vous affure, répondit le comte, que je ne prétends plus m'expofer k 1'importune eharité de dona Juana: li elle avoit voulu vous faire mourir de faim, vous rendre muet, vous livrer k des bourreaux de chirurgiens, & pour comble de difgraces , vous donner fon eau de poulet k boire; je fuis perfuadé que vous y entendriez auffi peu raillerie que moi. Et vous dites que vous êtes touché des charmes de Mélanie, dit Ponce de Leon en le regardant fixement ? bon Dieu que votre paffion eft foible ! Cette aimable perfonne me plairoit infiniment, reprit le comte, fi je pouvois me flatter de lui plaire; mais je vous avoue que  de Leon. 4^ quelque bonté qu'elle eut pour moi, je ne faurois demeurer davantage au lit; mettez-vous y a votre tour, jettez les hauts cris, plaignezvous d'un mal de cöté; je dirai que c'eft une pleuréfie,& dona Juana vous fera charitablement faigner, jufqu'a vous tuer. Quelque faché que fut don Gabriel, il ne put s'empêcher de rire d'une telle imagination. J'ai befoin, dit-il, de toutes mes forces pour foutenir la froideur d'Ifidore. Pour ne pas perdre les miennes, répliqua le comte, je vais diner; Ponce de Leon lui tint compagnie; & mangea plutöt en voyageur affamé, qu'en homme fort r.moureux. Les deux fceurs fe rendirent dans la chambre de Juana pour faire leur cour, en l'informarjt de la bonne fanté des pélerins; la fienne commencoit d'être un peu meilleure, car elle avoit étrangement fouffert toute la matinée. Elle leur dit, que s'il étoit vrai que la poudre de fympathie mit fi promptement un homme bleffé en état de fe lever, elle ne fe ferviroit jamais d'autre chofe dans fes maladies; qu'elle en vouloit apprendre le fecret, & en faire pour elle & pour tous fes amis. Mais, continua-t-elle, croyez-vous que ce pauvre bleffé puiffe venir dans ma chambre fur le foir? Je n'en doute point, madame, lui dit Mélanie, il a le meilleur vifage du mondt; & je fuis trompée, s'il*  4&> Ponce ne font un petit concert pour vous divertir. Que je fuis heureufe, s'écria-t-elle, que le hafard ait tourné leurs pas vers ce chateau ! il faut qu'ils y recoivent de fi bons traitemens, qu'ils aient lieu de s'en louer par-tout. Ses nièces paffèrent dans leur appartement, & après avoir diné, elles s'enfermèrent enfemble. Apprenez-moi de vos nouvelles, dit Melanie k Ifidore, quelle eft votre fituation, êtes-vous plus forte ou plus foible? Je fuis la plus malheureufe perfonne du monde, répondit-elle, je n'ai pas moins de dépit que de honte, de ne pouvoir haïr un homme qui vient troubler mon repos; vous avez remarqué, continua-t-elle, que je parlois peu & que je rêvois heaucoup, j'examinois mes fentimens, & Non, je n'en veux plus parler. Elle fe tut. Melanie la regarda affez long-tems fans rien .expliquer. Vous avez pitié de moi, n'eft-il pas vrai, continua Ifidore? Quelque pitié que j'aie de vous, repartit Melanie, elle ne fauroit égaler celle que j'ai de moi-même, car je fens mieux la grandeur de mon mal, & je vous crois plus de courage. Ah! ma fceurde quoi fert le courage, s'écria Ifidore, quand il eft combattu par notre inclination? Mais, ajouta Melanie, ne croyez-vous pas que ces étrangers feront ravis de refter céans ? Leur fortune eft  de Leon. 461fi bornée, dit Ifidore, que cela ne me furprendra point. ' J'ignore s'ils font riches ou pauvres, ajouta Melanie; ce qui eft conftant, c'eft qu'a juger d'eux par leur perfonne &c par leur efprit, on les prendroit plutöt pour des princes que pour des gens ordinaires. Trève de vifions, ma pauvre Melanie, dit Ifidore en Pjnterrompant; ce ne font que des muficiens, ils nous l'ont appris fans vouloir nous laiffer dans une agréable incertitude, & j'admire la fincérité qu'ils ont eué. Je vous protefte, reprit 1 Melanie, que je ne puis les en croire; feroit-ce la première fois-que l'on auroit: déguifé fa naiffance? Non,, dit fa fceur, on s'en donne ordinairemenf une plus illuftre qu'elle nel'eft en effet; mais on. ne voit point que l'on fe dife ■ roturi.er, 'lorfqu'on eft gentilhomme. Juana s'étant trouvée beaucoup mieux, elle envoya favoir fi les pélerins voulcfient venir dans fa chambre , paree qu'elle feroit bien aife de les voir, pourvu que don Eftève n'en* fouftrit pas. A ce compliment, ils s'inquiet- 1 tèrent 1'un & l'autre. Que j'appréhende, dit don Gabriel, qu'il ne s'agiffe de nous congédier , j'ai bien envie de me mettre au lit. Oh J vous avez attendu trop tard, reprit le comte en riant, vous viendrez, mais que ce foit fans grainte; il n'y a aucune apparence, .qu'après  P O N C Ë m'avoir trouve hier au foir le pouls intercadent, elle veuille nous mettre aujourd'hui a la porte, & je ne me connois point en Vinuofa, ou celle-la n'a point de haine pour nous. Ainfi don Gabriel raffuré, fuivit celui qui les étoit venu querir; le comte n'alloit qu'au petit pas, dé peur, difoit-il, de faire rouvrir fa bleffure. Dès que dona juana les apper^ut, elle prit un air de gaïté dont toutes fes femmes reftèrent étonnées; elles les fit placer auprès d'elle , quelques bonnes raifons qu'ils allégualfent pour ne pas prendre cette liberté ; elle les pria de lui faire le plaifir de chanter: Le comte ne s'en acquitoit guères moins bien que Ponce de Leon; ayant appercu une harpe dans le coin de Ia chambre, il demanda a dona Juana fi elle trouveroit bon qu'il en jouat ? Elle lui dit qu'elle en feroit ravie. L'on alla par fon ordre avertir fes nièces: dès qu'elles furent venues, le comte commenca de chanter ces paroles qu'il avoit faites exprès, pour toucher en leur faveur, la pitoyable Juana. ö ciel ! banniffez nos alarmes , Arrêtez le cours de nos larmes ; Avec tous nos malheurs , Finiflez nos douleurs. Dans nos dar.gers, quelle puiffanc® Piendra notre dêfenfe >  d e Leon. 4g3 Qui nous délivrera des voleurs furieux Qui défolent ces lieux ? O ciel ! banniffez nos alarmes, Arrêtez le cours de nos larmes ; Avec tous nos malheurs, Finiflez nos alarmes. Dona Juana tranfportée d'admiration d'entendre chanter fi parfaitement le jeune muficien & de connoitre en même-tems qu'il étoit poëte 1'interrompit en eet endroit. Par faint Jacques^ protecteur d'Efpagne, s'écria-t-elle, vous ne devez plus craindre les voleurs, vous êtes en bonne maifon, vous n'en partirez pas fi-töt, & lorfque cela arrivera, vous aurez une fi groffe efcorte, qu'ils auront plus fujet d'avoir peur, que vous. A ces mots, les deux pélerins lui firent des révérences & des remercimens fans compte & fans nombre. Elle les pria de continuer leur concert; & ils le firent de leur mieux. II efi aifé de croire que les dames étoient fi favorablement prévenues pour les pélerins, qu'elles les entendirent avec un plaifir extréme; mais ils ne laiffèrent pas d'être tous mécontens, car leurs yeux& leurs foupirs n'étoient point d'intelligence. Ponce de Leon n'avoit des égards que pour Ifidore, elle tournoit les fiens vers le comte; celui-ei voyoit Melanie  464 Ponce avec un plaifir extreme; Melanie ne penfoit qu'a don Gabriel : & pour dona Juana, elleloua le comte, & le perfécuta inutilement, il ne lui dit rien d'obligeant. Elle fe flatta plus que les autres, croyant que c'étoit un effet de fon refpeö, &c qu'il n'ofoit écouter les mouvemens de fon cceur; mais pour nos amans ils ne s'y trompèrent point, & s'afHigèrent beaucoup. Dès qu'ils eurent ceffé de chanter, elle leur demanda s'ils vouloient entreprendre de lui montrer la mufique & k jouer des inflrumens, peut-être même, continua-t-elle, que j'apprendrai k danfer, dès que je ferai guérie d'une goutte fciatique, qui me tourmente depuis trente ans, &c ne penfez pas que je me rebute , je vous garderai vingt ans s'il le faut. Ils lui dirent qu'elle leur faifoit trop d'honneur, qu'ils accepteroient avec plaifir de paffer toute leur vie k fon fervice; mais cu'avant de s'engager, ils la prioient de trouver bon qu'ils écriviffent k leur père pour favoir leur volonté. Bien loin de s'y oppofer, elle les en loua extrêmement. Auffi-töt elle prit une guittare, & fit quelques accords de fes mains maigres &C sèches ; les doigts lui trembloient quand elle vouloit tirer le fon d'une corde. II falloit avoir de grandes raifons de ne pas rire, pour ne point éclater,  DE L E O K. 465, éclater; mais le comte, qu'elle n'avoit pas manqué de choifir pour fon maitre, réprimoit toute fa gaïté , quand il penfoit a 1'indirférence de la jeune Melanie. Les deux pélerins ayant fini. le concert, fe retirèrent paree qu'il étoit déja fort tard, & les dames entrèrent dans leu* appartement. Ifidore voyant fa fceur dans une profonde trilteiTe; je ne vous demande point, lui ditelle, ce que vous avez, ma chère Melanie; je juge.de 1'état de votre cceur par celui du mien. Nous aimons, & comme fi ce malheur n'étoit pas affez grand, nous ne trouvons point de reconnoiffance dans les fentimens de ces étrangers. II ne faut pas croire qu'ils foient infenfibles pour nous, reprit Melanie; mais par une fatalité fans égale, leurs cceurs oules nötres fe font mépris; nous n'aimons point celui qui nous aime , nous aimons celui qui ne nous aime pas. Ah ! ma fceur, ah ! ma fceur, interrompit Ifidore, que vous avez bien dit; notre cceur s'eft mépris : a quoi, grand dieu , s'eft-il abaiiTé ! Et devrions-nous être fachées du contretems qui nous arrivé ? Ce fera un moyen de guérir. Si leur attachement avoit répondu k notre eftime, nous aurions eu bien plus de combats a rendre, au lieu que nous nous difons 1'une a l'autre, ceffons, celfons de Tome ii, q „  4&6 Ponce vouloir du bien a des ingrats. Pourquoi les nommez-vous ingrats, s'écria Melanie, ils font plus a plaindre qu'a blamer ; peut-être même que c'eft par politique qu'ils en ufent ainfi. La prudence en eet endroit me paroït bien hors d'ceuvre , dit Ifidore , ils en auroient eu beaucoup de ne marquer aucune paffion ; mais fitöt qu'ils veulent en témoigner , par quels motifs trahiroient-ils leurs penfées ? Non, non, ma chère, c'eft une erreur; don Eftève vous aime, & don Gabriel ne me hait pas; pour ma tante, elle eft une rivale; je ne lui avois vu , en aucun tems, tourner les yeux comme elle les a tournés ce foir ; je craignois quelquefois que cela n'allat jufqu'a la convulfion. Hé bien ! s'écria Melanie après avoir un peu rêvé, que le dépit faffe ce que la fierté n'a pu faire; puifque ces étrangers ne favent pas nous aimer comme ils le doivent, évitons-les, fans chercher de gaïté de cceur a nous faire fouffrir. Ifidore en convint avec elle. Hélas ! elles le vouloient 1'une & l'autre ; il n'étoit plus queftion que d'en avoir la force. Ponce de Leon & le comte fe plaignoient auffi bien qu'elles de la fatalité de leur deftiriée. Ils s'eflimoient heureux de s'attirer 1'attention d'Ifidore & de Melanie ; mais ils ne yeuloient point devenir rivaux, ni changer  s 1) Ë L Ë O N. 467 le premier objet qui les avoit charmés. Ne fuis-je pas bien payé , difoit don Gabriel, de la paffion que j'ai prife pour Ifidore ? Quand je la regarde , elle attaché les yeux fur vous \ & il femble qu'elle vous demande raifon de la liberté que je prends. Melanie tient la même conduite, répliqua le comte; je n'ai pu encore m'attirer une honnêteté de fa part; a 1'entendre , il y a autant de différence entre nous , que du phcenix au corbeau. Vous avez vu de quelle manière dona Juana en a pris 1'affirmative pour moi.- Elle eft bien votre partifane, dit Ponce de Leon, & il ne tiendra pas a elle de vous confoler. C'eft une augmentation de chagrin qu'il faut que je fupporte feul, reprit le comte; car jé ferai obligé d'avoir une complaifance pour elle, qui ne réjouit point, lorfqu'on a d'aiileurs la tête remplie d'inquiétude. II fe paffa plufieurs jours fans que Ponce de León ni le comte hafardaffent de déclarer a Ifidore ni k Melanie les fentimens qu'ils avoient pour elles. J'aurois déja parlé, difoit don Gabriel k fon coufin , fi je favois ce que je dois efpérer de mon aveu. Je ne vois que trop que je ne fuis pas aimé de celle que j'aime. Et moi, je n'ofe rien dire, répondit le comte ; fans compter fur 1'indifférence de Melanie, que me puis-je promettre du perfonnage que je joue ? Gg ij  Ponce Un muficien eft-il né pour une fille de qualité & de mérite ? Pourquoi voulez-vous refter plus long-tems inconnu ? Commencon* par les informer de notre naiffance, peut-être qu'elles nous traiteront plus favorablement ? Quoi! vous voulez, interrompit Ponce de Leon, ajouter k nos déplaifirs celui d'être rebuté fous notre propre nom ? Vous eftimez donc votre nom plus que votre cceur, lui dit brufquement le comte , puifque vous ménagez 1'un plus que l'autre ? Mais enfin vous ferez fatisfait; je vous ai promis de me conduire par vos lumières, il faut que vous nous tiriez avec honneur de cette affaire ci. Je crains tout & j'efpère peu, répliqua don Gabriel, & quelque utile que vous me foyez, je voudrois pour la moitié de ma vie que vous ne fuffiez pas venu ici. Plüt au ciel, s'écria le comte ; j'étois tranquille , j'étois content, je me ferois fort bien pafte d'être amoureux. Comme il achevoit ces mots affez haut, & qu'il entendit du bruit, il eut peur que quelqu'un ne fe fut rencontré proche de fa chambre ; pour s'en éclaircir, il fe leva, & regardant vers la porte, il demeura furpris de voir dona Juana. Elle mit un doigt fur fa bouche, & lui faifant figne de la fuivre, elle entra dans la gallerie. il étoit aifé de connoitre k Pair de fon  de Leon. 4r59 vifage, qu'il fe paffoit quelque chofe dans fon efprit qui 1'agitoit. Le comte fentit bien alors que Melanie lui étoit extrêmement chère; il craignoit que Juana n'eüt entendu fon fecret, & qu'elle ne 1'obligeat de s'éloigner. II étoit fi troublé, qu'il penfa vingt fois s'accufer luimême & fe faire connoitre; enfin il attendit qu'elle parlat. Vous aimez , lui dit-elle, don Eftève; je ne fuis point furprife que votre cceur n'ait pas confulté votre raifon , & que 1'inégalité, qui fe trouve entre la perfonne aimée & vous, n'ait pu vous rebuter; vous êtes d'un age oh 1'ambition ne fied point mal; mais pourquoi faites-vous confidence a votre frère d'une chofe que vous devez cacher a tout le monde ? La manière dont Juana parloit, paroilfoit fi obligeante & fi éloignée de celle qu'elle auroit eue , fi elle avoit fa que fa nièce étoit 1'objet de cette paftion, qu'il commenca de douter qu'elle avoit tout entendu ; & ne voulant pas aider k fa condamnation, il poufia un profond foupir fans lui répondre. Je n'entends que trop ce foupir, continua-t-elle en fe radouciftant; 11 devroit me facher, fi j'étois capable de colère contre vous. Mais enfin, quelles vues pouvez-vous avoir ? Une perfonne de ma naiffance ne peut époufer un homme qui lui eft inférieur. Gg iij  470 • "P O N . C E i Tout le férieux du comte penfa échouer, quand il connut de quoi il étoit queftion. Les fentimens du cceur, lui dit-il, ne dépendent pas toujours de nous, Madame; je fai$ affez k quoi mon malheur me condamne ; je mourrai: c'eft le. feul remède que j'envifage. Vous n'en envifagez point d'autre , reprit-elle en le regardant avec fes petits yeux rouges ? En vérité, vous me faites grande pitié ; je m'intéreffe trop k ce qui vous touche, pour..'.. Elle alloit s'expliquer en fa faveur, lorfque Melanie entra. Dès qu'elle appereut le comte avec fa tante, elle voulut s'éloigner, mais Juana 1'appelant: Venez, ma nièce , lui dit - elle , écoutez la romance que j'ai promis l'autre jour de conter; je la commencois ;... je 1'ai apprife d'une vieille efclave Arabe ; elle favoit mille tables de ce vieux Locman , fi célèbre dans tout 1'órient, & que 1'ón tient n'avoir été autre qu'Efope. Ce cara&ère fi naïf & fi enfantin qu'ont les romances, ne plait pas également a tout le monde ; beaucoup de bons efprits les regardent comme des ouvrages qui conviennent mieux a des nourrices & k des gouvernantes, qu'a des gens délicats. Je ne laiffe pas d'être perfuadée qu'il y a de 1'art dans cette forte de fimplicité, & j'ai connu des perfonnes de fort bon goüt, qui en faifoient quelquefois leur  de Leon: 471 amufement favori. Je n'en fuis pas furpris, madame , répliqua le comte , 1'efprit fe plaït dans la variété. Qui ne voudroit lire ni entendre réciter que des contes , fe rendroit ridicule ; qui lës propoferoit même comme des chofes fort graves , manqueroit de jugement; 6c qui voudroit toujours les écrire ou les dire d'un flyle enflé Sc pompeux , leur öteroit trop dn caradtère qui leur eft propre ; mals je fuis perfuadé qu'après une occupation férieufe, l'on peut badiner avec. II me femble, ajouta Melanie , qui n'avoit pas encore parlé, qu'il ne faut les rendre ni empoulés ni rampans, qu'ils doiyent tenir un milieu qui foit plus enjoué que férieux , qu'il y faut un peu de morale, 6c fur-tout les propofer comme une bagatelle oii 1'auditeur a feul droit de mettre le prix.. Voici une romance des plus fimples que je vais Vqus conter, reprit Juana , vous y mettrez le prix qu'il vous plaira; mais je ne puis m'empêcher de dire que ceux qui les compofent font capables de chofes plus importantes, quand ik> veulent s'en donner la peine. Gg~iv  F I N E T T E CENDRON, CONTÉ. Il étoit une fois un roi & une reine qui avoient mal fait leurs affaires. On les chaffa de leur royaume. Ils vendirent leurs couronnes pour vivre, puis leurs habits, leurs linges, leurs dentelles & tous leurs meubles, pièce a pièce. Les fripiers étoient las d'acheter, car tous les jours ils vendoient chofe nouvelle. Quand le roi & la reine furent bien pauvres, le roi dit a fa femme : Nous voilé hors de notre royaume, nous n'avons plus rien, il faut gagner notre vie & celle de nos pauvres enfans; avifez un peu ce que nous avons a faire, car jufqu'a préfent je n'ai fu que le métier de roi, qui eft fort doux. La reine avoit beaucoup d'efprit; elle lui demanda huit jours pour y rêver. Au bout de ce tems , elle lui dit : Sire, il ne faut point nous affliger; voiis n'avez qu'a faire des filets dont vous prendrez des oifeaux a la chaffe & des poiflpns k la pêche. Pendant que les corde-;  F IN Et T E CENDRON. 47J lettes s'uferont, je filerai pour en faire d'autres. A 1'égard de nos trois filles, ce font de franches parefiëufes j qui croyent encore être de grandes dames ; elles veulent faire les demoifelles. II faut les mener fi loin, fi loin , qu'elles ne reviennent jamais; car il feroit impofiible que nous pufiïons leur fournir alfez d'habits k leur gré. Le roi commenca de pleurer, quand il vit qu'il falloit fe féparer de fes enfans. II étoit bon père , mais la reine étoit la maitrefiè. II demeura donc d'accord de tout ce qu'elle vouloit ; il lui dit, levez - vous demain de bon matin, & prenez vos trois filles, pour les mener ou vous jugerez k propos, Pendant qu'ils complotoient cette affaire , la princeffe Finette, qui étoit la plus petite des filles, écoutoit par le trou de la ferrure ; & quand elle eut découvert le deffein de fon papa & de fa maman, elle s'en alla tant qu'elle put k une grande grotte fort éloignée de chez eux , ou demeuroit la Fée Merluche, qui étoit fa marraine. Finette avoit pris deux livrès de beurre frais, des ceufs, du lait & de la farine pour faire un excellent gateau k fa marraine, afin d'en être bien recue. Elle commenca gaiment fon voyage ; mais plus elle alloit, plus elle fe laffoit. Ses fouliers s'usèrent jufqu'a la dernière femelle;  474 F I N F T T Ë & fes petits piés mignons s'écorchèrent fi fort que c'étoit grande pitié; elle n'en pouvoit plus. Elle s'aflit fur 1'herbe, pleurant. Par-la paffa un beau cheval d'Efpagne , tout fellé , tout bridé ; il y avoit plus de diamans k fa houffe , qu'il n'en faudroit pour acheter trois villes; 6c quand il vit la princeffe, il fe mit k païtre doucement auprès d'elle ; ployant le jarrêt, il fembloit lui faire la révérence; auffi-töt elle le prit par la bride :, Gentil dada , dit-elle, voudrois-tu bien me porter chez ma marraine la Fée ? Tu me feras un grand plaifir, car je fuis fi laffe que je vais mourir ; mais fi tu ,me fers dans cette occafion, je te donnerai de bonne avoine 6c de bon foin; tu auras de la paille fraïche pour te coucher. Le cheval fe •baiffa prefque k terre devant elle , 6c la jeune Finette fauta deffus ; il fe mit k courir fi légèrement, qu'il fembloit que ce fut un oifeau. II s'arrêta k 1'entrée de la grotte , comme s'il en avoit fu le chemin; & il le favoit bien auffi, car c'étoit Merluche qui, ayant deviné que fa filleule la vouloit venir voir , lui avoit envoyé ce beau cheval. Quand elle fut entrée, elle fit trois grandes révérences k fa marraine, 6c prit le bas de fa robe qu'elle baifa ; 6c puis elle lui dit: Boa jour, ma marraine ; comment vous portez.»  C E N D ft O N. 475 vous ? voila du beurre , du lait, de la farine & des ceufs que je vous apporte pour vous faire un bon gateau k la mode de notre pays. Soyez la bien venue, Finette, dit la Fée; venez que je vous embraffe. Elle 1'embraffa deux fois, dont Finette refta trés - joyeufe , car madame Merluche n'étoit pas une Fée k la douzaine. Elle dit: ■ Ck , ma filleule , je veux que vous foyez ma petite femme de chambre; décoëffez-moi & me peignez. La princeffe la décoëffa ck la peigna le plus adroitement dvi monde. Je fais bien, dit Merluche, pourquoi vous venez ici; vous avez écouté le roi & la reine qui veulent vous mener perdre , ck vous voulez éviter eg malheur. Tenez, vous n'avez qu'a prendre ce peloton, le fil n'en rompra jamais ; vous attacherez le bout a. la porte de votre maifon, ck vous le tiendrez k votre main. Quand la reine vous aura laiffée, il vous fera aifé de revenir en fuivant le fil. La princeffe remercia fa marraine , qui lui remplit un fac de beaux habits, tous d'or £k d'argent.'Elle 1'embraffa ; elle, la fit remonter fur le joli cheval, ck en deux oü trois momens, il la rendit k la porte de la maifonnette de leurs majeftés. Finette dit au cheval: Mon petit ami, vous êtes beau ck très-fage ; vous allez plus vite que le foleil; je vous remercie de votrQ  Aj& F I N E T T E peine; retournez d'oü vous venez. Eile entra tout doucement dans la maifon, cachant fon fac fous fon chevet; elle fe coucha fans faire femblant de rien. Dès que le jour parut, le roi réveilla fa femme : Allons , allons , madame , lui dit-il, apprêtez-vous pour le voyage. Auffitót elle fe leva, prit fes gros fouliers, une juppe courte , une camifole blanche & un baton. Elle fit venir 1'ainée de fes filles qui s'appeloit Fleur-d'Amour , la feconde Belle-de-Nuit & la troifième Fine-Oreille : c'eft pourquoi on la nommoit ordinairement Finette. J'ai révé cette nuit, dit la reine, qu'il faut que nous flliöns voir ma fceur, elle nous régalera bien; nous mangerons & nous rirons tant que nous voudrons. Fleur-d'Amour , qui fe défefpéroit d'être dans un defert, dit a fa mère : Allons, madame , oü il vous plaira, pourvu que je me promène, il ne m'importe. Les deux autres en dirent autant. Elles prennent congé du roi, & les voila toutes quatre en chemin. Elles alièrent fi loin , fi loin, que Fine-Oreille avoit grande peur de n'avoir pas affez de fil, car tl y avoit prés de mille lieues. Eile marchoit toujours derrière fes fceurs, paffant le fil adroitement dans les buiffons. Quand la reine crut que fes filles ne pourroient plus retrouver le chemin , elle entra  C Ë N D R o R. '477 dans im grand bois, & leur dit: Mes petites brebis, dormez; je ferai comme la bergère cpui veille autour de fon troupeau, crainte que le loup ne le mange. Elles fe couchèrent fur 1'herbe , & s'endormirent. La reine les quitta, croyant ne les revoir jamais. Finette fermoit les yeux, & ne dormoit pas. Si j'étois une méchante fille, difoit-elle, je m'en irois touta-l'heure , & je laifferois mourir mes foeurs ici, car elles me battent & m'égratignent jufqu'au fang. Malgré toutes leurs malices, je ne les veux pas abandonner. Elle les réveille, & leur conté toute 1'hiftoire; elles fe mettent a pleurer, & la prient de les mener avec elle, qu'elles lui donneront leurs belles poupées , leur petit ménage d'argent, leurs autres jouets & leurs bonbons. Je fais afièz que vous n'en ferez rien, dit Finette, mais je n'en ferai pas moins bonne fceur; & fe levant, elle fuivit fon fil, & les princefles auffi; de forte qu'elles arrivèrent prefqu'auflitöt que la reine. En s'arrêtant a la porte , elles entendirent que le roi difoit : J'ai le cceur tout faifi de vous voir revenir feule. Bon, dit la reine, nous étions trop embarraffés de nos filles; encore, dit le roi, fi vous aviez ramené ma Finette, je me «onfolerois des autres, car elles  r47$ F ï N E T T E n'aiment rien. Elles frappèrent, toe, toe. Le toi dit, qui va-la ? Elles rcpondirent: ce font Vos trois filles, Fleur-d'Amour, Belle-de-Nuk, & Fine-Oreille. La reine fe mit a trembler : n'ouvree pas, difoit-elle, il faut que ce foit des efprits, car il eft impoftible qu'elles fuffent sevenues. Le roi étoit aufti poltron que fa femme, 6c il difoit : vous me trompez, vous n'êtes point mes filles; mais Fine-Oreille, qui étoit adroite , lui dit, mon papa , je vais me baifièr, regardez-moi par le trou du chat, 6c fi je ne fuis pas Finette, je confens d'avoir le fouet. Le roi regarda comme elle lui avoit dit, 6c dès qu'il Feut reconnue, il leur ouvrit. La reine fit femblant d'être bien aife de les revoir; elle leur dit qu'elle avoit oublié quelque chofe, qu'elle 1'étoit venu chercher; mais qtóifi furément elle les auroit été retrouver. Elles feignirent de la croire, 6c montèrent dans un beau petit grenier ou elles couchoient. Ca, dit Finette, mes fceurs vóus m'avez promis une poupée, donnez-la moi. Vraiment tu n'as qu'a t'y attendre, petite coquine, dirent-elles, tu es Caufe que le roi ne nous regrette pas; la-deffus prenant leurs quenouilles, elles la battirent comme platre. Quand elles 1'eurent bien battue , elle fe coucha; 6c comme elle avoit tant de plaies 6c de boffes , elle  Ce nd r o nÜ 479 ne pouvoit dormir, & elle entendit que la reine difoit au roi: Je les ménerai d'un autre cöté, encore plus loin, & je fuis certaine qu'elles ne revieedront jamais. Quand Finette entendit ce complot, elle fe leva tout.doucement pour aller voir encore fa marraine. Elle entra dans le poulailler, elle prit deux poulets Sc un maitre coq, a. qui elle tordit ie cou, puis deux petits lapins que la reine nourriffoit de choux , pour s'en régaler dans 1'occafion; elle mit le tout dans un panier, Sc partit. Mais elle n'eut pas fait une lieue a tatons, mourant de peur, que le cheval d'Efpagne vint au galop , ronflant & henniiTant ; elle crut que c'étoit fait d'elle , que quelques Gens-d'armes 1'alloient prendre. Quand elle vit le joli cheval tout feul, elle monta deffus, ravie d'aller h k fon aife : elle arriva promptement chez fa marraine. Après les cérémonies ordinaires, elle lui préfenta les poulets, le coq & les lapins, Sc la pria de 1'aider de fes bons avis , paree que la reine avoit juré qu'elle les méneroit jufqu'au bout du monde. Merluche dit k fa filleule de ne pas s'affliger; elle lui donna un fac tout plein de cendre : Vous porterez le fac devant vous, lui dit-elle, vous le fecouerez, vous marcherez fur la cendre , Sc quand  480 Finette vous voudrez revenir, vous n'aurez qu'a regarder 1'impreffion de vos pas; mais ne ramenez point vos fceurs, elles font trop malicieufes, & li vous les ramenez, je ne veux plus vous voir. Finette prit congé d'elle, eraportant, par fon ordre, pour trente ou quarante millions de diamans en une petite boite, qu'elle mit dans fa poche : le cheval étoit tout pret, & la rapporta comme k 1'ordinaire. Au point du jour, la reine appela les princeffes ; elles vinrent, & elle leur dit : Le roi ne fe porte pas trop bien; j'ai rêvé cette nuit qu'il faut que j'aille lui cueillir des fleurs &c des herbes en un certain pays ou elles font fort excellentes, elles le feront rajeunir; c'eft pourquoi allons-y tout-a-l'heure. Fleur-d'Amour & Belle-de-Nuit, qui ne croyoient pas que leur mère eut encore envie de les perdre, s'affligèrent de ces nouvelles. II fallut pourtant partir; & elles allèrent fi loin, qu'il ne s'eft jamais fait un fi long voyage. Finette, qui ne difoit mot, fe tenoit derrière les autres , & fecouoit fa cendre k merveille, fans que le vent ni la pluie y gataffent rien. La reine étant perfuadée qu'elles ne pourroient retrouver le chemin , remarqua un foir que fes trois filles étoient bien endormies; elle prit ce tems pour les quitter, &C revint chez elle. Quand il fut jour, &  C E N D R Ó N.' 4^i' & que Finette connut que fa mère n'y étoit plus, elle éveilla fes fceurs : Nous voici feules t dit-elle i la reine s'en eft allée. Fleur-d'Amour & Belle-de-nuit fe prirent k pleurer : elles arrachoient leurs cheveux, & meurtriffoient leur vifage k coups de poings. Elles s'écrioient ; hélas! qu'allons - nous faire ? Finette étoit la meilleure fille du monde; elle eut encore pitié de fes fceurs. Voyez k quoi je m'expofe, leur dit-elle; car lorfque ma marraine m'a donné le moyen de revenir , elle m'a défendu de vous enfeigner le chemin; & que fi je lui défobéiffois, elle ne vouloit plus me voir. Bellede-Nuit fe jette au cou de Finette, autant en fit Fleur-d'Amour; eiles la carefsèrent fi tendrement, qu'il n'en fallut pas davantage pour rea venir toutes trois enfemble chez le roi & la reine. , Leurs majeftés furent bien furprifes de revoir les princeffes; ils en parlèrent toute la nuit, & la cadette qui ne fe nommoit pas Fine-* Oreille pour rien, entendoit qu'ils faifoient un nouveau complot, & que le lendemain, la reine fe remettroit en campagne. Elle courut éveiller fes fceurs. Hélas! leur dit-elle, nous fommes perdues, la reine veut abfolument nous mener dans quelque défert, & nous y laiffer» Vous êtes caufe que j'ai faché ma marraine t Tornt th Hh  481 Finette je n'ofe 1'aller trouver comme je faifois toujours. Elles reftèrent bien en peine , ck fe difoient 1'une h l'autre : que ferons-nous, ma fceur , que ferons-nous ? Enfin, Belle-de-Nuit dit aux deux autres : II ne faut pas s'embarralTer, la vieille Merluche n'a pas tant d'efprit qu'il n'en refte un peu aux autres : 'nous n'avons qu'a nous charger de pois; nous les femerons le long du chemin ók nous reviendrons. Fleur-d'Amour trouva 1'expédient admirable ; elles fe chargèrent de pois , elles remplirent leurs poches ; pour Fine-Oreille, au lieu de prendre des pois, elle prit le fac aux-beaux habits, avec la petite boite de diamans , ck dès que la reine les appela pour partir, elles fe trouvèrent toutes prêtes. Elle leur dit, j'ai rêvé cette nuit qu'il y a dans un pays, qu'il n'eft pas néceffaire de ncmmer, trois beaux princes qui vous attendent pour vous époufer; je vais vous y mener , pour voir fi mon fonge eft véritable. La reine alloit devant ck fes filles après, qui femoient des pois fans s'inquiéter, car elles étoient certaines de retourner a la maifon. Pour cette fois la reine alla plus loin encore qu'elle n'étoit allée : mais pendant une nuit oblcure, elle les quitta ck revint trouver le roi; elle arriva fort laffe ck fort aife de n'avoir plus un fi grand ménage fur les bras.  C E N D R O N. 4^5 Les trois princeffes ayant dormi jufqu'a onze heures du matin fe réveillèrent; Finette s'appercut la première de 1'abfence de la reine ; bien qu'elle s'y fut préparée, elle ne laiffa pas de pleurer , fe confiant davantage pour fon retour a fa marraine la Fee, qu'a 1'habileté de fes fceurs. Elle fut leur dire toute effrayée , la reine eft partie, il faut la fuivre au plus vite. Taifez-vous, petite babouine, répliqua Fleur-d'Amour, nous trouverons bien le chemin quand nous voudrons , vous faites ici ma commère 1'empreffée mal-a-propos. Finette n'ofa répliquer. Mais quand elles voulurent retrouver le chemin, il n'y avoit plus ni traces ni fentiers ; les pigeons , dont il y a grand nombre en ce pays-la , étoient venus manger les pois; elle fe mirent k pleurer jufqu'aux cris. Après avoir refté deux jours fans manger, Fleur-d'Amour dit k Belle-de-Nuit, ma feur' n'as-tu rien a manger ? Non dit-elle; elle dit la même chofe k Finette : je n'ai rien non plus, répliqua-t-elle, mais je viens de trouver un gland. Ha! donnez-le moi, dit 1'une; donnezle moi, dit l'autre , chacune le vouloit avoir. Nous ne ferons guères raffaffiées d'un gland è nous trois, dit Finette; plantons-le, il en viendra un autre qui nous pourra fervir; elles y confentirent quoiqu'il n'y eüt guères d'ap- Hh ij  484 FlNETTÏ parence qu'il vint un arbre dans Utt pays oii il n'y en avoit point, on n'y voyoit que des choux & des laitues , dont les princeffes mangeoient; li elles avoient été bien délicates , elles feroient mortes cent fois; elles couchoient prefque toujours k la belle étoile; tous les matins & tous les foirs elles alloient tour-a-tour arrofer le gland, & lui difoient; crois, crois beau gland; il comménc,a de croitre avue d'ceil. Quand il fut un peu grand, Fleur-d'Amour voulut monter deffus, mais il n'étoit pas affez fort pour la porter; elle le fentoit plier fous elle , auffitót elle defcendit; Belle-de-Nuit eut la même aventure; Finette plus légère s'y tint long-tems ; & fes fceurs lui demandèrent, ne vois-tu rien ma fceur ? Elle leur répondit, non, je ne vois rien. Ah! c'eft que le chêne n'eft pas affez haut, difoit Fleur-d'Amour; de forte qu'elles continuoient d'arrofer le gland & de lui dire, crois, crois beau gland. Finette ne manquoit jamais d'y monter deux fois par jour : un matin qu'elle y étoit, Belle-de-Nuit dit a Fleur-d'Amour, j'ai trouvé un fac que notre fceur nous a caché; qu'eft-ce qu'il peut y avoir dedans ? Fleur-d'Amour répondit, elle m'a dit que c'étoit de vieilles dentelles qu'elle raccommode, êcmoi, je crois que c'eft du bonton, ajouta Belle-de-Nuit; elle étoit friandee  C E N D "R O N.' 485 & voulut y voir ; elle y trouva effectivement toutes les dentelles du roi &c de la reine, mais elles fervoient a cacher les beaux habits de Finette & la boite de diamans. Hé bien ! fe peut-il une plus grande petite coquine, s'écriat-elle, il faut prendre tout pour nous, & mettre des pierres a la place , elles le firent promptement. Finette revint fans s'appercevoir de la malice de fes fceurs, car elle ne s'avifoit pas de fe parer dans un défert; elle ne fongeoit qu'au chêne qui devenoit le plus beau de tous les chênes. Une fois qu'elle y monta & que fes fceurs, felon leur coutume, lui demandèrent fi elle ne découvroit rien, elle s'écria, je découvre une grande maifon, fi belle , fi belle que je ne faurois affez le dire; les murs en font d'émeraudes & de rubis, le toit de diamans : elle eft toute couverte de fonnettes d'or, les girouettes vont & viennent comme le vent. Tu mens, difoientelles, cela n'eft pas fi beau que tu le dis. Croyezmoi, répondit Finette, je ne fuis pas menteufe, venez-y plutöt voir vous-mêmes, j'en ai les yeux tout éblouis. Fleur-d'Amour monta fur 1'arbre : quand elle eut vu le chateau, elle ne s'en pouvoit taire. Belle-de-Nuit qui étoit fort curieufe , ne manqua pas de monter, k fon tour, elle demeura auffi ravie que fes fceurs; Hh üj  4^6 F I N É T T É certainement, dirent - elles, il faut aller a c« palais , peut-être que nous y trouverons de beaux princes qui feront trop heureux de nous époufer. Tant que la foirée fut longue, elles ne parlèrent que de leur deffein , elles fe couchèrent fur 1'herbe; mais lorfque Finette leur parut fort endormie, Fleur-d'Amour dit ü Bellede-Nuit , favez - vous ce qu'il faut faire ; ma fceur , levons-nous & nous habillons des riches habits que Finette a apportés. Vous avez raifon, dit Belle-de-Nuit; elles fe levèrent donc, fe frisèrent, fe poudrèrent, puis elles mirent des mouches, & les belles robes d'or & d'argent toutes couvertes de diamans; il n'a jamais été rien de fi magnifique. Finette ignoroit le vol que fes méchantes fceurs lui avoient fait; elle prit fon fac dans le deffein de s'habiller, mais elle demeura bien affligée de ne trouver que des cailloux; elle appercoit en même-tems fes fceurs qui s'étoient accommodées comme des foleils. Elle pleura & fe plaignit de la trahifon qu'elles lui avoient faite; &c elles d'en rire & de fe moquer. Efr-il pofnble, leur dit-elle, que vous ayez le courage de me mener au chateau fans me parer & me faire belle? Nous n'en avons pas trop püur nous, répliqua Fleur-d'Amour, tu n'aufas que des coups li tu nous importunes. Mais,  C E N D R O N. 4§7 continua-t-elle, ces habits que vous portez font a moi, ma marraine me les a donnés, ils ne vous doivent rien. Si tu parles davantage , dirent-elles , nous allons t'alfornmer, & nous t'enterrons fans que perfonne le fache. La pauvre Finette n'eut garde de les agacer; elle les fuivoit doucement & marchoit un peu derrière, ne pouvant paffer que peur leur fervante. Plus elles approchoient de la maifon, plus elle leur fembloit merveilleufe. Ha ! difoient Fleur-d'Amour & Belle-de-Nuit, que nous allons nous bien divertir! que nous ferons bonne chère, nous mangerons a la table du roi, mais pour Finette elle lavera les écuelies dans la cuifine, car elle eft faite comme une fouillon, & fi l'on demande qui elle eft, gardons-nous bien de 1'appeler notre fceur : il faudra dire que c'eft la petite vachère du village. Finette qui étoit pleine d'efprit & de beauté , fe défefpéroit d'être fi maltraitée. Quand elles furent k la porte du chateau, elles frappèrent : auffitöt une vieille femme épouvantable, leur vint ouvrir, elle n'avoit qu'un ceil au milieu du front, mais il étoit plus grand que cinq ou fix autres, le nez plat, le teinf noir &c la bouche fi horrible, qu'elle faifoit peur; elle avoit quinze piés de haut & trente de tour. O malheureufes! qui vous amène ici, leur dit-elle B Hh iv  Finette Ignorez-vous que c'eft le chateau de 1'ogre, &C qu'a peine pouvez-vous fuffire pour fon déjeüné; mais je fuis meilleure que mon mari; entrez , je ne vous mangerai pas tout d'un coup, vous aurez la confolation de vivre deux ou trois jours davantage. Quand elles entendirent 1'ogrefTe parler ainfi, elles s'enfuirent, croyant fe pouvoir fauver, mais une feule de fes enjambées en valoit cinquante des leurs; elle courut après & les reprit, les unes par les cheveux, les autres par la peau du cou ; & les mettant fous fon bras, elle les jeta toutes trois dans la cave qui étoit pleine de crapauds & de couleuvres, & Fon ne marchoit que fur les os de ceux qu'ils avoient mangés. Comme elle vouloit croquer fur le champ Finette, elle fut querir du vinaigre, de 1'huile & du fel pour la manger en falade; mais elle entendit venir 1'ogre, & trouvant que les princeffes avoient la peau blanche & délicate, elle réfolut de les manger toute feule, & les mit promptement fous une grande cuve oii elles ne voyoient que par un trou. L'ogre étoit fix fois plus haut que fa femme; quand il parloit, la maifon trembloit, & quand il touffoit, il fembloit des éclats de tonnerre; il n'avoit qu'un grand vilain ceil, fes cheveux Itpient tout hériffés, il s'appuyoit fur une  C E N D R O N. 489 buche dont il avoit fait une canne; il avoit dans fa main un panier couvert ; il en tira quinze petits enfans qu'il avoit volés par les chemins, & qu'il avala comme quinze ceufs frais. Quand les trois princeffes le virent, elles trembloient fora la cuve, elles n'ofoient pleurer bien haut, de peur qu'il ne les entendit; mais elles s'entredifoient tout bas : il va nous manger tout en vie, comment nous fauveronsnous ? L'ogre dit a fa femme : Vois-tu, je fens char-frache, je veux que tu me la donnés. Bon, dit 1'ogreffe, tu crois toujours fentir char-frache, & ce font tes moutons qui font paffes par-la. Oh, je ne me trompe point, dit l'ogre, je fens char-frache affurément; je vais chercher par-tout. Cherche, dit-elle, & tu ne trouveras rien. Si je trouve, répliqua l'ogre, & que tu me le caches, je te couperai la tête pour en faire une boule. Elle eut peur de cette menace, &c lui dit, ne te fachespoint, mon petit ogrelet, je vais te déclarerla vérité. II eft venu aujourd'hui trois jeunes fillettes que j'ai prifes, mais ce feroit dommage de les manger, car elles favent tout faire. Comme je fuis vieille, il faut que je me repofe; tu vois que notre belle maifon eft fort mal-propre, que notre pain n'eft pas cuit, que la foupe ne te femble plus.fi bonne, &: que je ne te parois plus fi  '499 Finette belle, depuis que je me tue de travailler; elles feront mes fervantes; je te prie, ne les mange pas a préfent; fi tu en as envie quelque jour ,, tu en feras affez le maitre. L'ogre eut bien de la peine a lui promettre de ne les pas manger tout-a-l'heure. II difoit, laiffe-moi faire, je n'en mangerai que deux. Non, tu n'en mangeras pas. Hé bien, je ne mangerai que la plus petite. Et elle difoit, non, tu n'en mangeras pas une. Enfin après bien des conteftations, il lui promit de ne les pas manger. Elle penfoit en elle-même, quand il ira a la chaffe , je les mangerai, & je lui dirai qu'elles fe font fauvées. L'ogre fortit de la cave, il lui dit de les mener devant lui; les pauvres filles étoient prefque mortes de peur, 1'ogreffe les raffura; & quand il les vit, il leur demanda ce qu'elles favoient faire ? Elles répondirent qu'elles favoient balayer, qu'elles favoient coudre & filer a merveille, qu'elles faifoient de fi bons ragouts, que l'on mangeoit jufques aux plats, que pour du pain, des gateaux & des patés , l'on en venoit chercher chez elles de mille lieues k la ronde. L'ogre étoit friand, il dit: ck, ck, mettons vite ces bonnes ouvrières en befogne; mais, dit-il k Finette, quand tu as mis le feu au four, comment peux-tu favoir  C E N B R O N. 491 s*il eft affez chaud? Mönfeigneur, répliquat-elle, j'y jette du beurre, & puis j'y goüte avec la langue. Hé bien, dit-il, allume donc le four. Ce four étoit auiTi grand qu'une écurie, car l'ogre Sc 1'ogreffe mangeoient plus de pain que deux armées. La princeffe y fit un feu effroyable , il étoit embrafé comme une fournaife, & l'ogre qui étoit préfent, attendant le pain tendre, mangea cent agneaux Sc cent petits cochons de lait. Fleur-d'Amour Sc Bellede-Nuit accommodoient la pate. Le maitre ogre dit, hé bien, le four eft-il chaud ? Finette répondit, mönfeigneur, vous 1'allez voir. Elle jeta devant lui mille livres de beurre au fond du four, Sc puis elle dit : il faut tater avec la langue, mais je fuis trop petite. Je fuis grand, dit l'ogre, Sc fe baiffant, il s'enfonca ft avant qu'il ne pouvoit plus fe retirer, de forte qu'il briiia jufqu'aux os. Quand 1'ogreffe vint au four, elle demeura bien étonnée de trouver une montagne de cendre des os de fon mari. Fleur-d'Amour Sc Belle-de-Nuit, qui la virent fort affligée, la confolèrent de leur mieux; mais elles craignoient que fa douleur ne s'appaisat trop tot, & que 1'appétit lui venant, elle ne les mit en falade, comme elle avoit déja penfé faire. Elles lui dirent, prenez courage, madame, vous trouverez quelque roi ou  Finette quelque marquis, qui feront heureux de vous époufer; elle fourit un peu, montrant des dents plus longues que le doigt. Lorfqu'elles la virent de bonne humeur, Finette tui dit, fi vous vouliez quitter ces horribles peaux d'ours, dont vous êtes habillée, vous mettre a la mode, nous vous coifferions a merveille, vous feriez comme un aftre. Voyons, dit-elle , comme tu Fentends; mais affure-toi que s'il y a quelques dames plus jolies que moi, je te hacherai menu comme chair k paté. La-deffus les trois princeffes lui ötèrent fon bonnet, 6c fe mirent a la peigner & la frifer; en 1'amufant de leur caquet, Finette prit une hache, & lui donna par derrière un fi grand coup, qu'elle fépara fon corps d'avec fa tête. II ne fut jamais une telle allégreffe; elles montèrent fur le toit de la maifon pour fe divertir k fonner les clochettes d'or, elles furent dans toutes les chambres , qui étoient de perles 6c de diamans, 6c les meubles fi riches qu'elles mouroient de plaifir; elles rioient 6c chantoient, rien ne leur manquoit, du blé, des confitures, des fruits 6c des poupées en abondance. Fleurd'Amour 6c Belle-de-Nuit fe couchèrent dans des lits de brocard 6c de velours, 6c s'entredirent: nous voila plus riches que n'étoit notre père, quand il avoit fon royaume, mais il  'y°4 Ponce II eft aifé de s'imaginer combien, par coffl' plaifance, le comte & Melanie fe récrièrent fur la romance; il n'en avoit jamais été une fi galante & fur-tout fi bien racontée. Juana étoit ravie ; vous voyez , ajouta-t-elle , qu'elle eft auffi jolie que celle de don Gabriel. O! Madame, dit le comte , rien n'égale la votre. II fe feroit étendu davantage fur des louanges qui la réjouiffoient fort, fi on ne Peut avertie que 1'Archevêque de Compoftelle venoit d'arriver & qu'il étoit déja dans fon appartement. Elle fe hata de Palier recevoir; Melanie vouloit la fuivre, le comte ne put s'empêcher de Ia retenir. Vous m'allez trouver bien hardi, lui dit-il, madame , je ne vous arrête que pour vous parler de ma refpectueufe paffion. Oui, madame , je vous aime ; il s'arrêta en eet endroit; reprenant erifuite la parole, vous rougifiëz d'un aveu fi hardi ; mais ne jugez pas du cceur que je vous offre par mon peu de fortune; je fuis certain qu'elle feroit des miracles en ma faveur, fi vous aviez quelques bontés pour moi. Trève de vifions, don Eftève, lui dit-elle, en le regardant d'un air plein de mépris, le mieux qui vous puiffe arriver de votre témérlté , c'eft que je la taife, & que je vous regarde a 1'avenir comme un infenfé. Le comte demeura frappé comme d'un coup  de Leon. 505 de foudre ; il fut fur le point de lui répliquer, que fi don Gabriel lui avoit parlé dans les mêmes termes , elle n'auroit pas répondu avec tant d'aigreur. II furmonta fon dépit, Sc n'ofa 1'empêcher de fortir de la gallerie. II s'y promenoit k grands pas , rêvant k fon aventure, quand don Gabriel, inquiet de ce que dona Juana lui vouloit, vint le trouver; & le chagrin qui paroiffoit fur fon vifage ne Falarma pas médiocrement. Apprenez - moi notre deftinée, lui dit-il. Je ne fais rien de la votre , répliqua le comte d'un air chagrin; pour la mienne, je n'ai pas affurément lieu d'en être fatisfait. Melanie vient de me traiter comme un miférable ; elle fe retranche fur 1'obfcurité de ma naiffance , mais c'eft vous qui me mettez mal auprès d'elle. Hé J mon coufin, répliqua Ponce de Leon, fuis-je mieux dans mes affaires ? Ifidore me. regarde avec un mépris iiifupportable; cependant je ne puis me paffer de lui déclarer ma paffion, düt-elle ajouter de nouveaux déplaifirs a ceux qu'elle me donne déja. Vous êtes moins k plaindre que moi, continua le comte, Ifidore eft le feul objet de vos foins;.mais k mon égard, il faut que j'ai.e des complaifances ridicules pour la vieille Jua-^ na, que je lui donne des momens que j'emploierois mieux; tout-a-fheuré, par exemple ,  di L i o n: 535 ïi'avois que quatre ans, & je vous prierois dès 1'inffant de m'en vouloir dire quelqu'une , fi vous étiez moins laffe. Lucile répondit avec beaucoup de politeffe , qu'a la vérité elle étoit afièz fatiguée, mais que cependant elle ne vouloit pas différer le plaifir de lui donner des marqués de fa complaifance. Elle rêva un moment, & commenca ainfi. Fin du Jecond volume»  TABLE DES CONTES. T O M E S E C O Ö. Contes des Fées , par madame la comtefle d'Aulno y. (trACIEUSE & Percinet, page r 'La Belle aux Cheveux d'or , "39 VOifeau Bleu , éi 'Ze Prince Lutin , i li £töt il dit a fes cerfs d'aller au palais de féerie. Elle entendit en arrivant une mufique admirable, & la reine avec deux de fes filles, qui étoient toutes charmantes, vinrent au-devant d'elle, 1'embralfèrent, &c la menèrent dans une grande falie , dont les murs étoient de cryilal de roche : elle y remarqua avec beaucoup d'étonnement, que fon hiltoire jufqu'a ce jour y étoit gravée, & même la promenade qu'elle venoit de faire avec le prince dans le traïneau, mais cela étoit d'un travail fi fini, que les Phidias, & tout ce que 1'ancienne grèce nous vante , n'en auroient pu approcher. Vous avez. des ouvricrs bien diligens , dit Gracieüfe k Per- Bij -  Gracieusë cinet, a mefure que je fais une action & un gefte, je le vois gravé. C'elt que je ne veux rieH perdre de tout Ce qui a quelque rapport a vous, ma princeffe, répliqua-t-il: hélas! en aucun endroit je ne fuis ni heureux ni content. Elle ue lui repondit rien, & remercia la reine de la manière dont elle la recevoit. On fervit un grand repas, oü Gracieüfe mangea de bon appétit; car elle étoit ravie d'avoir trouvé Percinet aulieu des ours & des lions qu'elle craignoit dans la forêt. Quoiqu'elle fut bien laffe, il 1'engagea de paffer dans un fallon tout brillant d'or & de peintures, oü l'on repréfenta un opéra : c'étoit les amours de Pfyché & de Cupidon, mêlés de danfes & de petites chanfons. Un jeune berger vint chanter ces paroles: L'on vous aime , Gracieüfe , & le dieu d'amour même 3^e fauroit pas aimer au point que l'on vous aime. Imitez pour le moins les tigres & les ours , Qui fe laiffent dompter aux plus petits amours. Des plus fiers animaux le naturel fauvage , S'adoucit aux plaifirs oü 1'amour les engage : Tous parient de 1'amour &. s'en laiffent charmer j {Vous feule êtes farouche & refufez d'aimer. Elle rougit de s'être ainfi entendue nommer devantla reine & les princeffes : elledit a Percinet qu'elle avoit quelque peine que tout le monde  et Percinet. xi entrat dans leurs fecrets. Je me fouviens la-deffus d'une maxime, continua-t-elle, qui m'agrée fort. Ne faites point de confidence , Et foyez sur que le fdence A pour moi des charmes puiffans : Le monde a d'étranges maximes ; Les plaiürs les plus innocens Paffent quelquefois pour des crimes.' II lui demanda pardon d'avoir fait une chpfe qui lui avoit déplu. L'opéra finit, & la reine 1'envoya conduire dans fon appartement par les deux princelfes. II n'a jamais été rien de plus magnifique que les meubles, ni de fi galant que le lit & la chambre oü elle devoit coucher. Elle fut fervie par vingt-quatre filles vêtues en nymphes ; la plus vieille avoit dix-huit ans, & chaGune paroiffoit un miracle de beauté. Quand on Peut mife au lit, l'on commenca une mufique ravilfante pour 1'endormir ; mais elle étoit li furprife qu'elle ne pouvoit fermer les yeux. Tout ce que j'ai vu, difoit-elle, font des enchantemens. Qu'un prince fi aimable & fi habile eft a redouter! Je ne peux m'éloigner trop tót de ces lieux. Cet éloignement lui faifoit beaucoup de peine : quitter un palais fi magnifique pour fe mettre entre les mains de la barbare Grognon, la différence étoit grande, on héfiteroit a moins. D'ailleyrs elle trouvoit Per- B iij  22 GRACIEUSE cinet fi engageant, qu'elle ne vouloit pas demetirer dans un palais- dont il étoit le maitre. Lorfqu'elle fut levée, on lui préfenta des robes de toutes les couleurs, des garniturès de pierreries de tóütesles manières, des denteües , des rubans, des gahts & des bas de foie; tout cela d'un goüt merveilleux : rieri n'y manquoit. On lui mit une toilette d'or cifelé; elle n'avoit jamais été fi bien parée & n'avoit jamais paru fi belle. Percinet entra dans fa chambre, vêtu d'un drap d'or & vert; ( car le vert étoit fa couleur, paree que Gracieüfe 1'aimoit.) Tout ce qu'on nous vante demieux fait & de plus aimable, n'approchoit pas de ce jeune prince. Gracieüfe lui dit qu'elle n'avoit pu dormir, que le fouvenir de fes malheurs la tourmentoit, & qu'elle ne pouvoit s'empêcher d'en appréhender les fuites. Qu'efl-ce qui peut vous alarmer, madame, lui dit-il ? Vous êtes fouveraine ici, vous y êtes adorée; voudriez-vous m'abandonner pour votre cruelle énnemie ? Si j'étois la maïtrelfe de ma deftinée, lui dit-elle, le parti que vous me propofez feroit celui que j'accepterois ; mais je fuis comptable de mesactions au roi monpère, il vaut mieux fourfrir que manquer a mon devoir. Percinet lui dit tout ce qu'il put au monde pour la perfuader de 1'époufer, elle n'y voulut point confentir; & ce fut prefque malgré elle qu'il laretint huit  et Percinet. 2.3 jours, pendant lefquels il imagina mille nouveaux plaifirs pour la divertir. Elle difoit fouvent au prince, je voudrois bien favoir ce qui fe paffe k la cour de Grognon , & comment elle s'eft expliquée de la piece qu'elle m'a faite. Percinet lui ditqu'il y enverroit fon ecuyér, qui étoit bomme d'efprit. Elle répliqua qu'elle étoit perfuadée qu'il n'avoit befoin de perfonne pour être informé de ce qui fe paffoit, Sc qu'ainfi il pouvoit le lui dire. Venez donc avec moi, lui dit-il, dans la grande tour, Sc vous le verrez vóus-même. La-deffus il la mena au haut d'une tour prodigieufement haute , qui étoit toute de cryftal de roche, comme le refte du chateau: il lui dit de mettre fon pied fur le fien, Sc fon petit doigt dans fa bouche; puis de regarder du cóté de la ville. Elleappercut auffitöt que la vilaine Grognon étoit avec le roi, Sc qu'elle lui difoit: cette miférable princeffe s'eft pendue dans la cave, je viensdela voir, elle fait horreur; il faut vitement 1'enterrer, Sc vous confoler d'une fi petite perte. Le roi fe mit k pleurer la mort de fafille. Grognon luitournant le dos, fe retira dans fa chambre, Sc fit prendre une buche, que l'on ajufta de cornettes, Sc bien enveloppée, on la mit dans le cercueil; pms par 1'ordre du roi, on lui fit un grand enterrement, oii tout le monde afiifta en pleurant, Sc maudif- B iv  *4 Gracieuse fant la maratre qu'ils accufoient de cette mort; chacun prit le grand deuil, elle entendoit les regrets qu'on faifoit de fa perte; qu'on difoit tout bas. Quel dommage que cette belle & jeune princeffe foit périe par les cruautés d'une fi mauvaife créature ! II faudroit la hacher, & en faire im paté. Le roi ne pouvant ni boire ni manger, pleuroit de tout fon cceur. Gracieüfe voyant fonpère fi affligé: Ah! Percinet, dit-elle, je ne puis fouffrir que monpère me croie plus long-temps morte; fi vous m'aimez, ramenez-moi. Quelque chofe qu'il put lui dire, il fallut obéir, quoiqu'avecune répugnance extréme. Ma princeffe, lui difoit-il, vous regret terez plus d'une fois le palais de féerie; car pour moi je n'ofe croire que vous me regrettiez, vous m'êtes plus inhumaine que Grognon ne vous Pelt. Quoi qu'il fut lui dire , elle s'entêta de partir; elle prit congé de la mère & des fceurs du prince. II monta avec elle dans le traineau, les cerfs fe mirent a courir; & oomme elle fortoit du palais , elle entendit un grand bruit : elle regarda derrière elle , c'étoit tout 1'édifke qui tomboit en mille morceaux. Que vois - je ! s'écria-t-elle ; il n'y a plus ici de palais ! Non, répliqua Percinet, mon palais fera parmi les morts; vous n'y entrerez qu'après votre enterrement. Vous êtes en colère, lui dit Gra, ieufe en effayant de le radoucir; mais? m  et Percinet. 25 fond , ne fuis-je pas plus a plaindre que vous ? Quand ils arrivèrent , Percinet fit que la princeffe, lui 8de traineau devinrent invifibles. Elle monta dans la chambre du roi, 8c fut fe jeter k fes pieds. Lorfqu'il la vit, il eut peur, Sc voulut fuir, la prenant pour un phantöme; elle le retint, Sc lui dit qu'elle n'étoit point morte ; que Grognon 1'avoit fait conduire dans la forêt fauvage ; qu'elle étoit montée au haut d'un arbre, oü elle avoit vécu de fruits; qu'on avoit fait enterrer une buche k fa place ; 8c qu'elle lui demandoit en grlce de 1'envoyer dans quelqu'un de fes chateaux, oü elle ne fut plus expofée aux fureurs de fa maratre. Le roi, incertain fi elle lui difoit vrai, envoya déterrer la buche, Sc demeura bien étonné de la malice de Grognon. Tout autre que lui 1'auroit fait mettre k la place ; mais c'étoit un pauvre homme foible, qui n'avoit pas le courage de fe facher tout de bon : il careffa beaucoup fa fille , & la fit fouper avec lui. Quand les créatures de Grognon allèrent lui dire le retour de la princeffe , 8c qu'elle fdupoit avecle roi, elle commenca de faire la forcenée ; 8c courant chez lui, elle lui dit qu'il n'y avoit point k balancer ; qu'il falloit lui abandonner cette friponne, ou la voir partir dans le même moment pour ne revenu- de-fa vie; que cjétoit  26 Gracieuse «ne fuppofition de croire qu'elle fut Ia princeffe Gracieüfe ; qu'a la vérité elle lui reffembloit un peu, mais que Gracieüfe s'étoit pendue; qu'elle 1'avoit vue de fes yeux ; & qxie ft l'on ajoutoit foi aux impofhires de cel!e-ci, c'étoit manquer de confidération & de confiance pour elle. Le roi, fans dire un mot, lui abandonna 1'infortunée princeffe, croyant ou feignant de croire que ce n'étoit pas fa fille. Grognon, tranfportée de joie , la traina , avec le fecours de fes femmes, dans un cachot, oü elle la fit déshabiller. On lui öta fes riches habits , & on la couvrit d'un pauvre guenillon de groffe toile, avec des fabots dans fes pieds, & un capuchon de bure fur fa tête. A peine lui donna-t-on un peu de paille pour fe coucher, & du pain bis. Dans cette détreffe, elle fe prita pleurer amérement,& a regretter le chateau de féerie; mais elle n'ofoit appeler Percinet a fon fecours, trouvant qu'elle en avoit trop mal ufé pour lui, & ne pouvant fe promettre qu'il Taimat affez pour lui aider encore. Cependant la mauvaife Grognon avoit envoyé querir une Fée, qui n'étoit guère moins malicieufe qu'elle : Je tiens ici, lui dit-elle , une petite coquine , dont j'ai fujet de me plaindre; je veux la faire fouffrir, & lui donngr toujours des ouvrages difficiles, dont  et Percinet. 27 elle ne puiffe venir a bout, afin de la pouvoir rouer de coups fans qu'elle ait lieu de s'en plaindre; aidez-moi a lui trouver chaque jour de nouvelles peines. LaFée répliqua qu'elle y rêveroit, &c qu'elle reviendroit le lendemain. Elle n'y manqua pas; elle apporta un écheveau de fil gros comme quatre perfonnes, fi délié , que le fil fe caffoit a fouffler defüis; & fi mêlé , qu'il etoit en un tapon , fans commencement ni fin. Grognon ravie , envoya querir fa belle prifonnière, & lui dit: ca, ma bonne commère, apprêtez vos groffes pattes pour dévider ce fil; & foyez affurée que fi vous en rompez un feul brin , vous êtes perdue, car je vous écorcherai moi - même ; commencez quand il vous plaira; mais je veux 1'avoir dévidé avant que le foleil fe couche. Puis elle 1'enfefma fous trois clés dans une cliambre. La princeffe n'y fut pas plutot, que regardant ce gros écheveau, le tournant & retournant, caffant mille fils pour un , elle d^meura ft interdite, qu'elle ne voulut pas feulement tenter d'en rien dévider ; & le jetant au milieu de la place : Va , dit-elle , fil fatal, tu feras caufe de ma mort : ah Percinet, Percinet ! fi mes rigueurs ne vous ont point trop rebuté, je ne demande pas que vous me veniez fecourir, mais tout au moins venez recevoir mon  2^ Gracieuss dernier adieu. U-deffus elle fe mit k pleurer ft amérement, que quelque chofe moins fenfibla qu'un amant en auroit été touché. Percinet ouvnt la porte avec la même facilité que s'il en eüt gardé la clé dans fa poche : Me voici, ma princeffe , lui dit-il, toujours prêt k vous ferVir ; je ne fuis point capable de vous abandonner, quoique vous reconnoiffiez mal ma paffion. II frappa trois coups de fa baguette fur 1'écheveau, les fils auffitöt fe rejoignirent les uns aux autres ; & en deux autres coups tout fut dévidé d'une propreté furprenante. II lui demanda fi elle fouhaitoit encore quelque chofe de lui, & fi elle ne 1'appelleroit jamais que dans fes détreffes. Ne me faites point de reproches, beau Percinet, dit-elle, je fuis déjk affez Tmalheureufe. Mais, ma princeffe, il ne tient qu'a yous de vous affranchir de la tyrannie dont vous êtes la viöime; venez avec moi, faifons notre commune félicité. Que craignez-vous ? Que Tous ne m'aimiez pas affez, répliqua-t-elle : je veux que le tems me confirme vos fen ti mens. Percinet, outré de 'ces foupcons, prit congé d'elle, & la quitta. Le foleil étoit fur le point de fe coucher, Grognon en attendoit 1'heure avec mille impatiences; enfin elle la devanca , & vint avec les quatre furies, qui .1'accompagnoient par-  et Percinet. 29 tout; elle mit les trois dés dans les trois ferrures, 8c difoit en ouvrant la porte: Je gage que cette belle parelfeufe n'aura fait oeuvre de fes dix doigts; elle aura bien mieux aimé dormir pour avoir le teint frais. Quand elle fut entrée, Gracieüfe lui préfenta le peloton de fil, oü rien ne manquoit. EUe n'eutpas'autre chofe adire, finon qu'elle 1'avoit fali, qu'elle étoit une mal-propre, 6c pour cela elle lui donna deux fouftlets, dont fes joues J>lanches & incarnates devinrent bleues 6c jaunes. L'infortunée Gracieüfe fouffrit patiemment une infulte qu'elle n'étoit pas en état de repouffer; on la ramena dans fon cachot, oü elle fut bien enfermée. Grognon, chagrine de n'avoir pas réuffi avec 1'écheveau de fil, envoya querir la Fée, 6c la chargea de reproches. Trouvez , lui dit-elle , quelque chofe de plus mal-aifé, pour qu'elle n'en puiffe venir a bout. La Fée s'en alla , 6c le lendemain elle fit apporter une grande tonne pleme de plumes. II y en avoit de toutes fortes d'oifeaux, de roffignols, de ferins , de tarins , de chardonnerets', linottes, fauvettes, perroquets, hiboux, moineaux, colombes, autruches, outardes , paons , alouettes, perdrix : je n'aurois jamais fait fi je voulois tout nommer. Ces plumes étoient mêlées les unes parmi les autres;  3° Gracieuse les oifeaux même n'auroient pu les reconnoïtre. Voici, dit la fée, en parlant a Grognon, de quoi éprouver 1'adreffe & la patience de votre prifonnière; commandez-lui de trier ces plumes, de mettre celles des paons a part, des roffignols a part,& qu'ainfi, de chacunes elle faffe un monceau : une Fée y feroit alfez nouvelle. Grognon pama de joie en fe figurant 1'embarras delamalheureufeprinceffe;ellel'envoyaquerir, lui fit fes menaces ordinaires, & 1'enferma avec la tonne dans la chambre des trois ferrures., lui ordonnant que tout ï'ouvrage fut fini au coucher du foleil. ^ Gracieüfe pritquelques plumes; mais illui étoit impoffible de connoitre la düférence des unes aux autres: elle les rejetta dans la tonne. Elle les prit encore; elle effaya plufieurs fois; & voyant qu'elle tentoit une chofe impoffible : Mourons, dit-elle d'un ton & d'un air défefpéré; c'elt ma' mort que l'on fouhaite, c'elt elle qui finira mes malheurs : il ne faut plus appeler Percinet k mon'fecours; s'il m'aimoit, il feroit déja ici. J'y fuis, ma princeffe, s'écriaPercinet, en fortant du,fond de la tonne oü il étoit caché, j'y fuis pour vous tirer de 1'embarras oü vous êtes; doutez,après tant de preuyes demon attention, que je vous aime plüs que ma vie. Aufïï-töt il frappa trois coups de fa baguette, 6c les plumes  ET P F. R C I N E T. 31 fortant a milliers de la tonne, fe rangeoien-* d'elles-mêmes par petits monceaux tout autour de la chambre. Que ne vous dois-je point, feigneur, lui dit Gracieüfe, fans vous j'allois fuccomber; foyez certain de toute ma reconnoilfance. Le prince n'oublia rien pour lui perfuader de prendre une ferme réfolution en fa faveur: elle lui demanda du tems, 8c quelque violence qu'il fe fit, il lui accorda ce qu'elle vouloit. Giognon vint; elle demeura fi furprife de ce qu'elle voyoit, qu'elle ne favoit plus qu'imaginer pour défoler Gracieüfe : elle ne laiffa pas de la battre, difant que les plumes étoient mal arrangées. Elle envoya querir la Fée , 8c fe mit dans une colère horrible contre elle. La Fée ne favoit que lui répondre; elle demeuroit confondue. Enfin elle lui dit qu'elle alloit employer toute fon induftrie a faire une boite qui embarrafleroit bien fa prifonnière, fi elle s'avifoit de 1'ouvrir; 8c, quelques jours après, elle lui apporta une boite affez grande. Tenez, dit-elle k Grognon, envoyez porter cela quelque part par votre efclave; défendez-lui bien de 1'ouvrir; elle ne pourra s'en empêcher , 8c vous ferez contente. Grognon ne manqua k rien : Portez cette boite, dit-elle, k mon riche chateau, 8c ia mettez fur la table du.cabinet; mais je vous défends, fur peine de mourir, de regarder ce qui eft dedans.  3* G r a c i e v s é Gracieüfe partit avec fes fabots, fon habit dê toile & fon capuchon de laine; ceux qui la rencontroient difóient: Voila quelque déeffe déguifée; car elle ne laiffoit pas d'être d'une beauté merveilleufe. Elle ne marcha guère fans fe laffer beaucoup. En paffant dans un petit bois, qui étoit bordé d'une prairie agréable , elle s'affit pour refpirer un peu. Elle tenoit la boite fur' fes genoux, & tout d'un coup 1'envie la prit de 1'ouvrir. Qu'eft-ce qui m'en peut arriver, difoit-elle ? Je n'y prendrai rien, mais tout au moins je verral ce qui eft dedans. Elle ne réfïéchit pas davantage aux conféquences, elle 1'ouvrit; & auffitöt il en fort tant de petits hommes & de petites femmes, de violons , d'inftrumens, de petites tables, petits cuifiniers, petits plats ; enfin le géant de la troupe étoit haut comme le doigt. Ils fautent dans le pré; ils fe féparent en plufieurs bandes, & commencent le plus joli bal que l'on ait jamais vu; les uns danfoient, les autres faifoient la cuifine, & les autres mangeoient: les petits violons jouoient k merveille. Gracieüfe prit d'abord quelque plaifir k voir une chofe fi extraordinaire ; mais quand elle fut un peu délaffée , & qu'elle voulut les obliger de rentrer dans la boite, pas un feul ne le voulut; les petits mefiieurs èc les petites dames s'enfuyoient, les violons de  et Percinet: 3J 'de inême, & lés ciüriniérs, avec leurs marmitei fur leürs têtes & les broches fur 1'épaule, gagnoient le bois quand elle entroit dans le pré ^ & paffoient dans le pré quand elle venoit dans, le bois. Curiofité tfóp indifcrète , difoit Gracieüfe en pleurant, tu vas être bien favorable è mon ennemie ! le feul malheur dont je pouvois me gairantir m'arrive par ma faute : non ^ je ne puis affez me le reprocher. Percinet, s'écria-t-elle, Percinet, s'il eft poffiblè que vous aimiez encore une princeffe fi imprudentei venez m'aider dans la rencontre Ia plus ficheufe de ma vie. Percinet ne fe fit pas appeler jufqu'a trois fois ; elle 1'appercut avec fon riche habit ■vert. Sahs la méchante Grognon, lui dit-il ^ iielle princeffe, vous ne penferiez jamais a. inoi. Ah! jugez mieux de més fentimens, fépliqua-t-elle , je ne fuis ni infenfible au mérite ^ tii ingrate aux bienfaits; il eft vrai que j'éprouve votre conftance ; mais c'eft pour la coufonner quand j'en ferai convainciie. Percinet plus content qu'il eüt encore été, donna trois coups de baguette fur la boite; auflitöt petits hofnmés^ petites femmes, violons , cuifiniers & röti tout s'y pla£a comme s'il ne s'en fut pas déplacé. Percinet avoit laiffé dans le bois fon chariot j il priala princeffe de s'ehfervir pour aller $u riche chateau i elle, avgit bisn fcefoin de cet£$ Ï«W #j fe  34 Gracieuss voiture en 1'état oü elle étoit; de forte que Ia rendant invifible, il la mena lui-même, Sc il eut le plaifir de lui tenir compagnie : plaifir auquel ma chronique dit qu'elle n'étoit pas indifférente dans le fond de fon cceur, mais elle cachoit fes fentimens avec foin. Elle arriva au riche chateau; & quand elle demanda, de la part de Grognon , qu'on lui ouvrit fon cabinet, le gouverneur s'éclata de rire. Quoi, lui dit-il, tu crois en quittant tes moutons, entrer dans un fi beau lieu; va, retoivrne oü tu voudras, jamais fabots n'ont été fur un tel plancher. Gracieüfe le pria de lui écrire un met, comme quoi il la refufoit; i! le voulut bien ; Sc fortant du riche cMteau , elle trouva 1'aimable Percinet qui 1'attendoit, & qui la ramena au palais. II feroit difficile d'écrire tout ce qu'il lui dit pendant le chemin, de tendre Sc de refpecfueux , pour la perfuader de finir fes malheurs. Elle lui répliqua que fi Grognon lui faifoit encore un mauvais tour, elle y confentiroit. Lorfque cette maratre la vit revenir, elle fe jeta fur la Fée, qu'elle avoit retenue ; elle 1'égratigna , Sc 1'auroit étranglée , fi une Fée étoit étranglable. Gracieüfe lui préfenta le billet du gouverneur & la boite ; elle jeta 1'un Sc i'autre au feu, fans daigner les ouvrir, & i\  et Percinet: elle s'en étoit crue, elle y auroit bien jeté la princeffe; mais elle ne différoit pas fon fupplice pour long-tems. Elle fit faire un grand trou dans le jardin ; auffi piofond qu'un puits; l'on pofa deffus une groffe pierre. Elle s'alla promener, & dit k Gracieüfe, & k tous ceux qui 1'accompagnoient: Voici une pierre fous laquelle je fuis avertie qu'il y a un tréfor, allons, qu'on la léve promptement; chacun y mit la main, & Gracieüfe comme les autres : c'étoit ce qu'on vouloit. Dès qu'elle fut au bord, Grognon la pouffa rudement dans le puits, & on laiffa retomber la pierre qui le fermoit. Pour ce coup-la il n'y avoit plus rien k efpérer; oii Percinet 1'auroit-il pu trouver, au fond de la terre ? Elle en comprit bien les difficultés , & fe repentit d'avoir attendu fi tard a 1'époufer. Que ma deftinée eft terrible, s'écria-t-elle ! je fuis enterrée toute vivante ! ce genre de mort eft plus affreux qu'aucun autre.' Vous êtes vengé de mes retardemens, Percinet, mais je craignois que vous ne fuffiez de 1'humeur légere des autres hommes, qui changent quand ils font certains d'être aimés. Je voulois enfin être füre de votre cceur; mes injuftes défiances font caufe de 1'état oü je me trouve ; encore, continuoit-elle, fi je pouvois efpérer, Cij  \6 Gracïèusë qué Vous donnaffiez des regrets a ma perte^ il me femble qu'elle me feroit moins fënfible* Elle parloit ainfi pour foulager fa douleur, quand elle fentit ouvrir unë petite porte qiPelle n'avoit pü remarquer dans 1'obfcurité. En même-tems elle appêrcut le jour & un jardin rempli de fleurs , de fruits , de fontaines , de grottes, de ftatues, de boecages & de cabinets; elle n'héfita point a y entrer. Elle sWanca dans une grande allee, rêvarit dans fon efprit quelle fin auroit ce commencement d'aventure; en même - tems eïle découvrit le chateau de féerie: elle n'eut pas de peine a le reconrióitre i fans compter que l'on n'en troiive guêre tout de cryftal de roche j & qu'elle y voyoit fes nouvelles aventures gravées. Percinet parut avec la reine fa mère & fes fceurs; ne vous en défendez plus, belle princeffe , dit la reine è Gracieüfe, il eft tems de rendre mon Hls heureux, & de vous tirer de 1'état déplorable ©ii vous vivez fous la tyrannie de Grognon» i,a princeffe reconnoiffante fe jeta k fes genoux, & lui dit qu'elle pouvoit ordonnef de fa deftinée , & qu'elle lui obéiroit en tout; qu'elle n'avoit pas oublié la prophétie de Percinet lorfqu'elle partit du palais de féerie i quand il lui dit que ce même palais feroit parmi |gs morts , & qu'elle. n'y entreroit qwaprès  et Percinet.' 57 fivoir été enterrée ; qu'elle voyoit avec admiration fon favoir, Sc qu'elle n'en avoit pas. moins pour fon. mérite; qu'ainft elle 1'acceptoit pour époux. Le prince fe jeta a fon tour a fes piés ; en même-tems le palais retentit de voix & d'inftrumens, &. les noc.es fe flrent avec la derrière magnificence. Toutes les Fées de mille lieues a la ronde y vinrent avec des équipages fomptueux; les unes arrivèrent dans des chars tirés par des cygne-s , d'autres pa? d*S dragons, d'autres fur des mies, d'autres dans des globes de feu. Entre celles-la parut la Fée qui avoit aidé Grognon k tourmenter Gra-*cieiife; quand elle la reconnut, l'on n'a jamais, été plus furpris; elle la conjura d'oublier ce qui s'étoit paffe, & qu'elle chejcheroit les, moyens de réparer les. maux qu'elle lui avoit fait föuffrir. Ce qui eft de vrai, c'eft qu'ellene voulut pas demeurer au feftin, & que remontant dans fon char atteléi de deux terribles ferpens, elle vola au. palais du roi; en ce lieu* elle chercha Grognon, & lui tordit- le col fans,, que fes gardes, ni fes femmes 1'en puffent erft», jpêcher. C'eft toi, trifte & funefte envie Qui caufe les maux des humains % Et qui, d? la plus. belle vie „ T/r,Quble les jpurs les plus fereins..  j8 Gracieuse et Percinet; C'eft toi, qui contre Gracieüfe De 1'indigne Grognon animas le courroux , C'eft toi qui conduifis les coups, Qui la rendirent malheureufe. Hélas! quel eüt été fon fort, SI de fon Percinet la conftance amoureufe Ne 1'avoit tant de fois dérobée a la mort. II méritoit la récompenfe Que recut enfin fon ardeur. Lorfque l'on aime avec conftance, Tot ou, tard on fe voit dans un parfait bonheur;  LA BELLE AUX CHEVEUX D'OR, CONTÉ. Il y avoit une fois la fille d'un roi, qui étoit fi belle qu'il n'y avoit rien de fi beau au monde; & a caufe qu'elle étoit fi belle, on la nommoit la Belle aux Cheveux d'Or, carj fes cheveux étoient plus fins que de 1'or, & blonds par merveille, tous frifés, qui lui tomboient jjulques fur les piés. Elle alloit toujours couverte de fes cheveux bouclés, avec une couronne de fleurs fur la tête, & des habits brodés de diamans & de perles; tant y a qu'on ne pouvoit la voir fans 1'aimer. II y avoit un jeune roi de fes voifins qui n'étoit point marié, & qui étoit bien fait & bien riche. Quand il eut appris tout ce qu'on difoit de la Belle aux Cheveux d'Or, bien qu'il ne Peut point encore vue, il fe prit a 1'aimer fi fort, qu'il en perdoit le boire & le mangers C iv  '40' M Bïiu §C il fe réfolut de lui envoyer un ambafTadeue pour la demandqr en 'mariage. II fit faire un carroffe magnifïque a fon ambaffadeur; il lui donna plus de cent chevaux & cent laquais , & lui recommanda bien de lui amener la prinT ceffe. Quand il eut pris congé du roi & qu'il fiit parti, toute la cour ne parloit d'autre chofe ; & le roi qui ne doutoit pas" que la Belle aux Cheveux d'Or ne confentit a ce qu'il fouhai? toit, lui faifoit déja faire de belles robes , & cles; mevibles admirables. Pendant que les ouyriers étoient occupés k travailler, 1'ambaffa^ deur arrivé chez la Belle aux Cheyeux d'Or,' ?ui fit fon petit meffage; mais foit qu'elle ne $t Pas ce jour-la de bonne humeur , ou que ïe compliment ne lui femblat pas k fon gré ' elle répondk k l'ambaffadeur qu'elle remercioi^ le roi , & qu'elle n'avoit point envie de fe jmarier, L'ambafradeur partit de la cour de cette princeffe, bien trifte de ne la pas amener avec lui ; Ü rapport^ tous les préfens qu'il lui avoit pprtés de la part du roi ; 'car elle étoit fort fage, & favoit bien qu'il ne.'faut pas que les fitfes recoiyent rien des garcons; auffi elle. ne! j^a.is: acc^>ter les beaux diamans & le ïffe« ^ R0ur ne pas mécontenter le roi'  aux C hey *u x d'Or; 4%: elle prit feulement un quarteron d'épingles d'Angleterre. • Quand l'ambaffadeur arriva a la grande ville du roi, pu il étoit attendu fi impatiemment, fhacun s'affligea de ce qu'il n'amenoit point la Belle aux Cheveux d'Or , & le roi fe prit k pleurer comme un enfant: on le confoloit fans en pouvoir venir k bout. II y avoit un jeune gar?on k la cour qui étoit beau comme le foleil, & le mieux fait de tout le royaume : a caufe de fa bonne grace & de fon efprit, on le nommo.it Avenant. Tout le monde 1'aimoit, hors les envieux, qui étoient fachés que le roi lui fit du bien, & qu'il lui confiat tous les jours fes affaires. Avenant fe trouva avec des perfonnes qui parloient du retour de l'ambaffadeur , & qui difoient qu'il n'avoit rien fait qui vaille ; il leur dit, fans y prendre trop garde : fi le roi m'avoit envoyé vers la Belle aux Cheveux d'Or, jfe fuis certain qu'elle feroit yenue avec mot. Tout aufütqt ces méchantes gens vont dire au roi : Sire,.vous ne favez pas ceque dit Avenant ? Que fi vous 1'aviez envoyé chez la Belle aux Cheveux d'Or, il 1'auroit ramenée. Confidérez bien fa malice ; il prétend être plus beau que vciis, & qu'elle 1'auroit tant aimé, qu'elle 1'auroit fuiyi par-tout» Voila le roi qui  %i la Belle fe met en colère, en colère tant & tant, qu'il étoit hors de lui. Ha, ha, dit-il, ce joli mignon fe moque de mon malheur, & il fe prife plus que moi; allons, qu'on le mette dans ma groffe tour, & qu'il y meure de faim. Les gardes du roi furent chez Avenant, qui ne penfoit plus a ce qu'il avoit dit; ils le traïnèrent en prifon, Sc lui firent mille maux. Ce pauvre garcon n'avoit qu'un peu de paille pour fe coucher; Sc il feroit mort, fans une petite fontaine qui couloit dans le pié de la tour, dont il buvoit un peu pour fe rafraichir; car la faim lui avoit bien féché la bouche. Un jour qu'il n'en pouvoit plus, il difoit en foupirant: De quoi fe plaint le roi ? II n'a point de fujet qui lui fok plus fidelle que moi; je ne Fai jamais offenfé. Le roi par hafard paffoit proche de Ia tour ; Sc quand il entendit la voix de celui qu'il avoit tant aimé, il s'arrêtapour 1'écouter, malgré ceux qui étoient avec lui, qui haïffoient Avenant, & qui difoient au roi: A quoi vous amufez-vous, lire ? Ne favez-vous pas que c'eft un fripon ? Le roi répfcndit: Laiffez-moi la , je veux 1'écouter. Ayant ouï fes plaintes , les larmes lui en vinrent aux yeux ; il ouvrit la porte de la tour, Sc 1'appela. Avenant vint tout trifte fe mettre k genoux devant lui, & baifa fes piés : Que vous ai-je fait, fire , lui  aux Cheveux d'Or! 4* Ét-il, pour me traiter fi rudement ? Tu t'es moqué de moi & de mon ambafladeur, dit le roi. Tu as dit que fi je t'avois envoyé chez la Belle aux Cheveux d'Or, tu 1'aurois bien amenée. II eft vrai, fire, répondit Avenant, que je lui aurc-is fi bien fait connoitre vos grandes qualités, que je fuis perfuadé qu'elle n'auroit pu s'en défendre ; & en cela je n'ai rien dit qui ne vous dut être agréable. Le roi trouva qu'effeftivement il n'avoit point de tort; il regarda de travers ceux qui tui avoient dit du mal de fon favori, & il 1'emmena avec lui, fe repentant bien de la peine qu'il lui avoit faite. Après 1'avoir fait fouper a merveille, il 1'appela dans fon cabinet, &C lui dit: Avenant, j'aime toujours la Belle aux Cheveux d'Or, fes refus ne m'ont point rebuté ; mais je ne fais comment m'y prendre pour qu'elle veuille m'époufer : j'ai envie de t'y envoyer pour voir fi tu pourras réuflir. Avenant répliqua qu'il étoit difpofé a lui obéir en toutes chofes, qu'il partiroit dès le lendemain. Ho! dit le roi, je veux te donner un grand équipage. Cela n'eft point néceflaire, répondit-il, il ne me faut qu'un bon cheval avec des lettres de votre part. Le roi 1'embraffa; car il étoit ravi de le voir fitöt prêt. Ce fut un lundi matin qu'il prit congé du roi  *4 U Bcliï, de fes amis, pour aller a fon ambaffade tout feul, fans pompe 6c fans bruit, II ne faiibit que rêver aux moyens d'engager la Belle aux Cheveux d'Or d'époufer le roi; il avoit une écritoire dans fa poche; 6c quand il lui venoit quelque belle penfée a mettre dans fa harangue, il defcendoit de cheval, 6c s'affeyoit fous des arbres ppur écrire, afin de ne rien oublier. IJn matin qu'il étoit parti a la petite pointe du jour, en paffant dans une grande prairie, il lui vint une penfée fort jolie ; il mit pié a terre, 6c fe pla9a contre des faules & des peupliers, qui étoient plantés le long d'une petite rivière qui couloit au bor4 du pré. Après qu'il eut écrit, il regarda de tous cötés, charmé de fe trouver en un fi bel endroit. II appercut fur 1'herbe une groffe carpe dorée, qui bailloit, 6c qui n'en. pouvoit plus ; car, ayant voulu attraper de petits moucherons, elle avoit fauté fi haut hors de 1'eau, qu'elle s'étoit élancée fur 1'herbe, oii elle étoit prête a mourir. Avenant en eut pitié; 6c, quoiqu'il fut jour maigre, 6c qu'il eut pu 1'emporter pour fon diner, il fut la prendre, 6c la remit doucement dans la rivière. Dès que ma commère la carpe fentit la fraicheur de 1'eau, elle commence k fe réjouir, 6c fe laiffe couler jufqu'au fond ; puis , reyeaan*  Aux Cheveux d'Or. 45 toute gaillarde au bord de la rivière : Avenant j dit-èlle , je vous remercie du plaifir que vous venez de me faire; fans vous je ferois rhorte^ & vous m'aVez fauvée : je vous le revaudrai. Après ce petit compliment, elle s'enfonca dans 1'eau, & Avenant demeura bieh furpris dë 1'éfc prit & de la grande civilité de la carpe. Un autre jour qu'il continuoit fón voyage, ïl vit lin corbeau bien embarraffé ; ce pauvré oifeau étoit pöurfüivi par ün gros aigle, (grand mangeur de corbeaux ); il étoit pret de 1'attraper, & il 1'auroit avalé comme une lentille, fi Avenant ri'eüt eu compaflion du malheur de eet óifeaiii Voila, dit-il, comme les plus forts óppriment les plus foibles; quelle raifon a 1'aigle de manger le corbeau ? II prend fon are, qu'il portoit toujours , & une flèche ; puis, mirant bien 1'aigle , croc, il lui décoche la flèche dans le corps, & le perce de part eri part; il tombe mort, & le corbeau ravi vint fe percher fitr un arbre : Avenant, lui dit-il, Vous êtes bien généreux de m'avoir fecouru, moi qui ne fuis qu'un miférable corbeau; mais je n'en demeurerai point ingrat, je vous le revaudrai. Avenant admira le bon efprit du corbeau, & continua fon chemin. En entrant dans *n grand bois A fi siatia qu'il ne voyoit-  4$ x a Belle qu'a peine a fe conduire, il entendit un hibou qui crioit en hibou défefpéré. Ouais, dit-il, voila un hibou bien affligé, il pourroit s'être laiffé prendre dans quelques filets; il chercha de tous cótés, & enfin il trouva de grands filets que des oifeleurs avoient tendus la nuit pour attraper les oifillons. Quelle pitié, dit- il! les hommes ne font faits que pour s'entretourmenter, ou pour perfécuter de pauvres animaux , qui ne leur font ni tort ni dommage; il tira fon couteau , & coupa les cordelettes. Le hibou prit 1'effor; mais revenant a tire d'ailes: Avenant, dit-il, il n'efl pas néceffaire que je vous faffe une longue harangue, pour vous faire comprendre 1'obligation que je vous ai; elle parle affez d'elle-même : les chaffeurs alloient venir, j'étois pris, j'étois mort fans votre fecours; j'ai le coeur reconnoiffant, je vous le revaudrai. Voila les trois plus confidérables aventures qui arrivèrent a Avenant dans fon voyage : il étoit fi preffé d'arriver, qu'il ne tarda pas a fe rendre au palais de la Belle aux Cheveux d'Or. Tout y étoit admirable; l'on y voyoit les diamans entafies comme des pierres; les beaux habits, le bonbon, 1'argent; c'étoit des chofes merveilleufes; & il penfoit en lui-même, que fi elle quittok tout cela pour venk chez  aux Cheveux d' O r; 47 le roi fon maitre, il faudroit qu'il jouat bien de bonheur. II prit un habit de brocard, des plumes incarnates 8c blanches; il fe peigna, fe poudra, fe lava le vifage; il mit une riche écharpe toute brodée a fon cou, avec un petit panier, 8c dedans un beau petit chien, qu'il avoit acheté en paffant a Boulogne. Avenant étoit fi bien fait, fi aimable; il faifoit toutes chofes avec tant de grace, que lorfqu'il fe préfenta a la porte du palais, tous les gardes lui firent une grande révérence; Sc l'on courut dire a la Belle aux Cheveux d'Or, qu'Avenant, ambaffadeur du roi fon plus proche voifm , demandoit a la voir. Sur ce nom d'Avenant, la princeffe dit: cela me porte bonne figniflcation; je gagerois qu'il eft joli, 8c qu'il plait a. tout le monde. Vraiment oui, madame , lui dirent toutes fes filles d'honneur, nous 1'avons vu du grenier oü nous accommodions votre filaffe; 8c, tant qu'il a demeuré fous les fenêtres, nous n'avons pu rien faire. Voila qui eft beau, répliqua la Belle aux Cheveux d'Or, de vous amufer a regarder les garcons. Ca, que l'on me donne ma grande robe de fatin bleu brodée, Sc que 1'onéparpille bien mes blonds cheveux; que l'on me faffe des guirlandes de fleurs nouvelles, aue l'on me donne mes fouliers hauts 8c mon,  4$ la Belle ëventail; que l'on balaie ma chambre & möÜ tröne ; car je veux qu'il difè' par-töut que je fuis vraiment la Belle aux Cheveux d*@r. Voila toutes fes femmes qui s'empreffoient de la paref comme une reine; elles étoient fi hatées , qu'elles s'entfecognoient & n'avancoient guères. Enfin la princeffe paffa dans fa gallerieaux grands miroirs, pour voir fi rien ne lui manquoit; Sc puis elle mönta fur fon tröne d'or, d'ivoire & d'ébène, qui fentoit commë baume; Sc elle commanda a fes filleS de prendre des inftrumens, Sc de chanter töut doucement pour n'étourdir perfonne. L'on conduifit Avenant d&ns la falie d'audience; il demeura fi tranfporté d'admiration, qu'il a dit depuis bien des fois, qu'il ne pouvoit prefque parler; néanmoinS il prit courage , Sc fit fa harangue a merveillé : il pria la princeffe qu'il n'eut pas le déplaifir de s'en retournerfans elle. GentilAvenant, lui dit-elle, toutes les raifons que vous venez de me conter font fort bonnes, & je vous affure que je ferois bien aife de vous favorifèr plus qu'un autre; mais il faut que vous fachiez qu'il y a uh mois que je fiis me promener fur la rivière avec toutes mes dames, Sc, comme l'on me fervit la collation, en ötant mon gant, je tirai ïle mon doigt une bague qui tpmba par malheur dans'  Aux Cheveux d'Or. 49' éans la rivière : je la chériffois plus que mon royaume; je vous laiffe juger de quelle affliction cette perte fut fuivie : j'ai fait ferment de n'écouter jamais aucunes propofitions de mariage, que 1'ambafTadeur qui me propofera un époux he me rapporte ma bague. Voyez k préfent ce que vous avez a faire la-deffus; car, quand vous me parleriez quinze jours &c quinze nuits , vous ne me perfuaderiez pas de changer de fentiment. Avenant demeura bien étoriné de cette réponfe, il lui fit une profonde révérence , & la pria de recevoir le petit chien, le panier &c 1'écharpe ; mais elle lui répliqua qu'elle ne vouloit point de préfens, & qu'il fongeat a ce qu'elle venoit de lui dire. Quand il fut retourné chez lui, il fe coucha fans fouper; & fon petit chien, qui s'appeloit Cabriolle, ne voulut pas fouper non-plus : il vint fe mettre auprès de lui. Tant que la nuit fut longue, Avenant ne ceffa point de foupirer. Oü puis-je prendre une bague tombée depnis un mois dans une grande rivière, difoit - il ? .c'eft toute folie de Fentreprendre. La princeffe ne m'a dit cela que pour me mettre dans 1'impoffibilité de lui obéir : il foupiroit & s'afïïigeoit trés-fort. Cabriolle qui 1'écoutoit, lui dit: mon cher maïtre, je vous prie, ne défef* Tome II. D  ja laBelle pérez point de votre bonne fortune ; vous êtes trop aimable pour n'être pas heureux : allons dès qu'il fera jour au bord de la rivière. Avenant lui donna deux petits coups de la main, Sc ne rcpondit rien ; mais, tout accablé de trifteffe, il s'endormit. Cabriolle voyant le jour, cabriola tant qu'il 1'éveilla, Sc lui dit: mon maitre, habillez-vous, Sc fortons. Avenant le voulut bien; il fe léve, s'habille Sc defcend dans le jardin, Sc du jardin il va infenfiblement au bord de la rivière, oh il fe promenoit fon chapeau fur les yeux, Sc les bras croifés 1'un fur 1'autre, ne penfant qu'a fon départ; quand tout d'un coup il entendit qu'on Pappeloit : Avenant, Avenant ! II regarde de tous cötés, Sc ne voit perfonne ; il crut rêver. II continue fa promenade; on le rappelle : Avenant, Avenant! Qui m'appelle? dit-il. Cabriolle, qui étoit fort petit, & qui regardoit de prés dans 1'eau, lui répliqua : ne me croyez jamais, fi ce n'eft une carpe dorée que j 'appercois. AufH-töt 1 a grolfe carpe paroit, Sc lui dit : vous m'avez fauvé la vie dans le pré des Alifiers, ou je ferois reftée fans vous; je vous promis de vous le revaloir : tenez, cher Avenant, voici la bague de la Belle aux Cheveux d'Or. II fe baiffa, Sc la prit dans la gueule de ma commère la carpe, qu'il remercia mille fois.  aux Cheveux d'Or. 5 r Au lieu de retourner chez lui, il fut droit au palais avec le petit Cabriolle, qui étoit bien aife d'avoir fait venir fon maitre au bord de 1'eau. L'on alla dire a la princeffe qu'il demandoit k la voir : hélas! dit-elle, le pauvre garcon, il vient prendre congé de moi; il a confidéré que ce que je veux eft impoffible, & il va le dire k fon maitre. L'on fit entrer Avenant, qui lui préfenta fa bague, Sc lui dit: Madame la princeffe, voila votre commandement fait; vous plait-il recevoir le roi mon maitre pour époux? Quand elle vit fa bague oü il ne manquoit rien, elle refta fi étonnée, fi étonnée, qu'elle croyoit rêver. Vraiment, dit-elle, gracieux Avenant, il faut que vous foyez favorifé de quelque Fée, car naturellement cela n'eft pas poffible. Madame, dit-il, je n'en connois aucune , mais j'avois bien envie de vous obéir. Puifque vous avez fi bonne volonté, continua-t-elle, il faut que vous me rendiez un autre fervite, fans lequel je ne me marierai jamais. II y a un prince, qui n'eft pas éloigné d'ici, appelé Galifron, lequel s'étoit mis dans 1'efprit de m'époufer. II me fit déclarer fon deffein avec des menaces épouvantables , que fi je le refufois, il défolerok mon royaume. Mais jugez fi je pouvois 1'accepter , c'eft un géant qui eft plus haut qu'une haute Dij  5i laBelle tour ; il mange un homme comme un finge mange un marron. Quand il va a la campagne, il porte dans fes poches de petits canons, dont il fe fert aulieu de piftolets ; & lorfqu'il parle bien haut, ceux qui font prés de lui deviennent fourds. Je lui mandai que je ne voulois point me marier, & qu'il m'excusat ; cependant il n'a point laiffé de me perfécuter; il tue tous mes fil jets; & avant toutes chofes il faut vous battre contre lui, & m'apporter fa tête. Avenant demeura un peu étourdi de cette propofition; il rêva quelque tems , & puis il dit: Hé bien, madame, je combattrai Galifron; je crois que je ferai vaincu, mais je mourrai en brave homme. La princeffe reila bien étonnée : elle lui dit mille chofes pour Fempêcher de faire cette entreprife. Cela ne fervit de rien; il fe retira pour aller chercher des armes & tout ce qu'il lui falloit. Quand il eut ce qu'il vouloit, il remit le petit C?briolle dans fon panier, il monta fur fon beau cheval, & fut dans le pays de Galifron. II demandoit de fes nouvelles a ceux qu'il rencontroit, & chacun lui difoit que c'étoit un vrai démon, dont on n'ofoit approcher. Plus il entendoit dire cela, plus il avoit peur. Cabriolle le raffuroit, &c lui difoit: Mon cher maitre, pendant que vous vous battrez, j'irai lui mordre les jambes; il bahTera  aux Cheveux d'Or, 53 la tête pour me chafTer, & vous le tuerez. Avenant admiroit 1'efprit du petit chien ; mais il favoit affez que fon fecours ne fuffiroit pas. Enfin il arriva proche du chateau de Galifron; tous les chemins étoient couverts d'os & de carcafTes d'hommes qu'il avoit mangés ou mis enpièces. II ne 1'attendit pas long-tems, qu'il le vit venir a travers d'un bois; fa tête paffoit les plus grands arbres, ck il chantoit d'une voix épouvantable : Ou font les petits enfans, Que je les croque a belles dents ? II m'en faut tant, tant, & tant, Que le monde n'eft fuffifant. Aufïi-töt Avenant fe mita chanter fur le même air: Approche , voici Avenant Qui t'arrachera les dents ; Bien qu'il ne foit pas des plus grands ; Pour te battre il eft fuffifant. Les rimes n'étoient pas bien régulières, mais il fit la chanfon fort vite , & c'eft même un miracle comme il ne la fit pas plus mal; car il avoit horriblement peur. Quand Galifron entendit ces paroles , il regarda de tous cötés, & il appercut Avenant 1'épée a la main, qui lui dit deux ou trois injures pour 1'irriter. II n'en fallut pas tant, il fe mit dans une colère effroyable; &i prenant Diij  54 laBelle une maflue toute de fer, il auroit affommé du premier coup le gentil Avenant, fans un corbeau qui vint fe mettre fur le haut de fa tête, & qui avec fon bec lui donna fi jufte dans les yeux, qu'il les ere va; fon lang couloit fur fon vifage, il étoit comme un défefpéré , frappant de tous cötés. Avenant l'évitoit,& lui portoit de grands coups d'épée qu'il enfonrpit jufqu'a la garde , & qui lui faifoient mille blefïures, par oü il perdit tant de fang, qu'il tomba. Auffi-töt Avenant lui coiipa la tête, bien ravi d'avoir été fi heureux; &le corbeau qui s'étoit perché fur un arbre, lui dit: Je n'ai pas oublié le fervice que vous me rendïtes en tuant 1'aigie qui me pourfuivoit; je vous promis de m'en acquitter, je crois 1'avoir fait aujourd'hüS. C'eft moi qui vous dois tout, monfieur du corbeau , répliqua Avenant , je demeure votre ferviteur. Ilmonta auffi-töt acheval,chargé de 1'épouvantable tête de Galifron. Quand il arriva dans la ville , tout le monde le fuivoit, & crioit: Voici le brave Avenant, qui vient de tuer le monftre ; de forte que la princeffe qui entenditbien du bruit, & qui trembloit qu'on ne lui vint apprendre la mort d'Avenant, n'ofoit demander ce qui lui étoit arrivé ; mais elle vit entrer Avenant avec la tête du géant, qui ne laiffa pas de lui faire encore peur, bien qu'il n'y eut plus rien a craindre. Madame,  aux Cheveux d'Or. 55 lui dit-il, votre ennemi eft mort, j'efpère que vous ne refuferez plus le roi mon maitre. Ah! fi fait, dit la Belle aux Cheveux d'Or, je le refuferai, fi vous ne trouvez moyen,avant mon départ , de m'apporter de 1'eau de !a grotte ténébreufe. 11 y a proche d'ici une grotte profonde qui a bien fix lieues de tour; on trouve a 1'entrée deux dragons qui empêchent qu'on n'yentre , ils ont du feu dans la gueule & dans les y eux; puis lorfqu'on eft dans la grotte, on trouve un grand trou dans lequel il faut defcendre: il eft plein de crapauds, de couleuvres & de ferpens. Au fond de ce trou , il y a une petite cave ou coule la fontaine de beauté & de fanté : c'eft de cette eau que je veux abfolument. Tout ce qu'on en lave devient merveilleux ; fi l'on eft belle , on demeure toujours belle; fi on eft laide, on devient belle; fi l'on eft jeune, on refte jeune; fi l'on eft vieille ,ondevient jeune. Vous jugez bien, Avenant , que je ne quitterai pas mon royaume fans enemporter. Madame*,lui dit-il, vous êtes fi belle , que cette eau vous eft bien inutile; mais je fuis un malheureux ambafladeur dont vous voulez la mort: je vais vous aller chercher ce que vo\is defirez , avec la certitude de n'en pouvoir revenir. La Belle aux Cheveux d'Or ne changea point D iv  56 laBelle de deffein, & Avenant partitavec le petit chien Cabriolle, pour aller a la grotte ténébreufe chercher de 1'eau de beauté. Tous ceux qu'il rencontroit fur le chemin difoient : c'eft une pitié de voir un garcon fi aimable s'aller perdre de gaieté de cceur; il va feul k la grotte , & quand jl iroit lui centième , il n'en pourroit venir k bout. Pourquoi la princeffe ne veut-elle que des chofes impoffibles ? II continuoit de marcher, &C ne difoit pas un mot; mais il étoit bien trifte. II arriva vers le haut d'une montagne , oil il s'affit pour fe repofer un peu , & il laiffa païtre fon cheval & courir Cabriolle après des moiw ches. II favoit que la grotte ténébreufe n'étoit pas loin de-la , il regardoit s'il ne la verroit point; enfin il appercut un vilain rocher noir comme de 1'encre , d'oii fortoit une groffe fu-, mée, & au bout d'un moment un des dragons qui jetoit du feu par les yeux & par la gueule; il avoit le corps jaune & vert, des griffes & une longue queue qui faifoit plus de cent tours: Cabriolle vit tout cela, il ne favoit qii fe cacher, tant il avoit de peur. Avenant, tout réfolude mourir, tira fon épée , & defcendit avec une fiole que la Belle aux Che, veux d'Or lui avoit donnée pour la remplir de Feau de beauté. II dit k fon petit chien Cabriolle': c'eft fait de mpi! je ne pourrai jamais avojr-  Aux Cheveux d' O r. 57 de cette eau qui eft gardée par les dragons; quand je ferai mort, remplis la fiole de mon fang, & la porte k la princeffe, pour qu'elle voie ce qu'elle me coüte; & puis va trouver le roi mon maitre, & lui conté mon malheur. Comme il parlok ainfi , il entendit qu'on 1'appeloit, Avenant, Avenant! II dit: Qui m'appeile ? & il vit un hibou dans le trou d'un vieux arbre, qui lui dit: vous m'avez retiré du 'filet des chaffeurs oh j'étois pris , &c vous me fauvates la vie; je vous promis que je vous le revaudrois , en voici la tems. Donnez-moi votre fiole; je fais tous le§ chemins de la grotte ténébreufe, je vais vous querir 1'eau de beauté. Dame, qui fut bien aife ? je vous le laifiè k penfer. Avenant lui donna vit? fa fiole, & le hibou entra fans nul empêchement dans la grotte. En moins d'un quart d'heure , il revint rapporter labouteillebien bouchée. Avenant fut ravi, il le remercia de tout fon coeur; & remontant la montagne, il prit le chemin de Ia ville bien joyeux. II alla droit au palais, il préfenta la fiole k la Belle aux Cheveux d'Or, qui n'eut plus rien k dire : elle remercia Avenant, & donna ordre k tout ce qu'il lui falloit pour partir; puis elle fe mit en voyage avec lui. Elle le trouvoit bien aimable, & elle lui difoit quelquefois : Si vous aviez voulu, je vous aurois fait roi; nous ne fe-»  58 laBelle rions point partis de mon royaume ; mais il répondoit: je ne voudrois pas faire un fi grand déplaifir a. mon maitre pour tous les royaumes de la terre , quoique je vous trouve plus belle que le foleil. Enfin, ils arrivèrent k la grande ville du roi, qui fachant que la Belle aux Cheveux d'Or venoit, alla au-devant d'elle, & lui fit les plus beaux préfens du monde. II J'époufa avec tant de réjouiffances , que l'on ne parloit d'autre chofe ; mais la Belle aux Cheveux d'Or qui aimoit Avenant dans le fond de fon cceur, n'étoit bien aife que quand elle le voyoit, & elle le louoit toujours : Je ne ferois point venue fans Avenant, difoit-elle au roi; il a fallu qu'il ait fait des chofes impoffibles pour mon fervice : vous lui devez être obligé ;il m'a donné de 1'eau de beauté , je ne vieillirai jamais; je ferai toujours belle. Les envieux qui écoutoient la reine direntau roi: Vous n'êtes point jaloux, & vous avez fujet de 1'être; la reine aime fi fort Avenant, qu'elle en perd le boire & le manger: elle ne fait que parler de lui, & des obligations que vous lui avez, comme li tel autre que vous auriez envoyé n'en eut pas fait autant. Le roi dit: Vraiment, je m'en avife ; qu'on aille le mettre dans la tour avec les fers aux pieds & aux mains.  aux Cheveux d'Or. 59 L'on prit Avenant; & pour fa récompenfe d'avoir fi bien fervi le roi, on 1'enferma dans la tour avec les fers aux pieds & aux mains. II ne voyoit perfonne que le geolier , qui lui jetoit un morceau de pain noir par un trou, fk de 1'eau dans une écuelle de terre ; pourtant fon petit chien Cabriolle ne le quittoit point, il le confoloit, & venoit lui dire toutes les nouvelles. Quand la Belle aux Cheveux d'Or fut fa difgrace , elle fe jeta aux pieds du roi, & toute en pleurs, elle le pria de faire fortir Avenant de prifon. Mais plus elle leprioit,plus il fe fachoit; fongeant, c'eft qu'elle 1'aime, & il n'en voulut rien faire ; elle n'en paria plus : elle étoit bien trifte. Le roi s'avifa qu'elle ne le trouvoit peut-être pas affez beau; il eut envie de fe frotter le vifage avec de 1'eau de beauté, afin que la reine 1'aimat plus qu'elle ne faifoit. Cette eau étoit dans la fiole fur le bord de la cheminée de la chambre de la reine: elle 1'avoit mife la pour la regarder plus fouvent; mais une de fes f emmes de chambre voulant tuer une araignée avec un balai, jeta par malheur la fiole par terre, qui fe caffa, & toute 1'eau fut perdue. Elle balaya vitement, & ne fachant que faire, elle fe fouvint qu'elle avoit vu dans le cabinet du roi une fiole toute femblable, pleine d'eau claire comme étoit 1'eau  IA B i t L E dé beauté; elle la prit adroitement fans rien dire, & la porta fur la cheminée de la reine. L'eau qui étoit dans le cabinet du röi fervoit k faire mourir les princes & les grands feigneurs quand ils étoient criminels; au lieu de leur coupét la tête ou de les pendre, on leur frottoit le vifage de cette eau , ils s'endormoient & ne fe féveilloient plus. Un foir donc le roi prit la fiole, Sc fe frotta bien le vifage; puis il s'endorfiiit Sc mourut. Le petit chien Cabriolle 1'apprit des premiers , & ne manqua pas de 1'aller dire k Avenant, qui lui dit d'aller trouver la Belle aux Cheveux d'Or , & de la faire fouvenir du paüvre prifonnier. Cabriolle fe gliffa doucement dans la prefiê, car il y avoit grand bruit a la cour pour la mort du roi. II dit a la reine: Madame, n'oubliez pas Ié pauvre Avenant. Elle fe fouvint auffi-töt des peines qu'il avoit fouffertes k caufe d'elle Sc de fa grande fidélité : elle fortit fans parler k perfonne, Sc fut droit k la tour, ou elle öta ellernême les fers des piés Sc des mains d'Avenant; Sc lui mettant une couronne d'or fur la tête, Sc le manteau royal fur les épaules, elle lui dit: Ven^z, aimable Avenant, je vous fais roi, Sc Vöus prends pour mon époux : il fe jeta k fes pieds Sc la remercia.'Chacun futravi de 1'avoir ^our maitre ; il fe fit la plus belle noce du  aux Cheveux d'Or. 6i monde, Sc la Belle aux Cheveux d'Or vécut long-tems avec le bel Avenant, tous deux heureux Sc fatisfaits, Si par hafard un malheureux Te demande ton afliftance , Ne lui refufe point un fecours généreux: ' Un bienfait tot ou tard re$oit fa récompenfe,1 Quand Avenant, avec tant de bonté, Servoit carpe & corbeau; quand jufqu'auhiboumloie» Sans être rebuté de fa laideur extreme , II confervoit la liberté ; Auroit-on pu jamais le croire, Que ces animaux quelque jour Le conduiroient au comble de la gloire Lorfqu'il voudroit du roi fervir le tendre amour ? Malgré tous les attraits d'une beauté charmante , Qui commengoit pour lui de fentir desdéfirs, II conferve a fon maitre, étouffant fes foupirs , Une fidélité conftante. Toutefois , fans raifon , il fe voit accufé : Mais quand a fon bonheur il paroit plus d'obftacle ; Le ciel lui devoit un miracle, CHi'a la vertu jamais le ciel n'a refufé,  L' OISEAU BLEU, CONTÉ. IL étoit une fois un roi fort riche en terres & en argent; fa femme mourut, il en fut inconfolable. II s'enferma huit jours entiers dans un petit cabinet, oii il fe caffoit la tête contre les murs , tant il étoit affligé. On craignit qu'il ne fe tuat: on mit des matelas entre la tapiflerie & la muraille; de forte qu'il avoit beau fe frapper, il ne fe faifoit plus de mal. Tous fes fujets réfolurent entr'eux de 1'aller voir, & de lui dire ce qu'ils pourroient de plus propre a foulager fa triftefle. Les uns préparoient des difcours graves & férieux , d'autres d'agréables , & même de réjouiffans; mais cela ne faifoit aucune impreffion fur fon efprit, a peine entendoit-il ce qu'on lui difoit. Enfin il fe préfenta devant lui une femme fi couverte de crêpes noirs, de voiles , de mantes , de longs habits de deuil, &c qui pleuroit & fanglotoit fi fort & fi haut, qu'il en demeura furpris. Elle lui  l' O i s e a u Bleu. 65 dit qu'elle n'entreprenoit point comme les autres de diminuer fa douleur , qu'elle venoit pour 1'augmenter , paree que rien n'étoit plus jufte que de pleurer une bonne femme ; que pour elle , qui avoit eu le meilieur de tous les maris, elle faifoit bien fon compte de pleurer tant qu'il lui refteroit des yeux a la tête. Ladeffus elle redoubla fes cris , &c le roi a fon exemple fe mit a hurler. II la recut mieux que les autres; il 1'entrer tint des belles qualités de fa chère défunte , & elle renchérit fur celles de fon cher défunt: ils cavtvcrent tant & tant, quils ne favoient plus que dire fur leur doukiur. Quand la fine veuve vit la matière prefqu'épuifée , elle leva un peu fes voiles , & le roi affligé fe récréa la vue k regarder cette pauvre affligée , qui tournoit & retournoit fort k propos deux grands yeux bleus , bordés de longues paupières noires: fon teint étoit affez fleuri. Le roi la confidéra avec beaucoup d'attention; peu-a-peu il paria moins de fa femme, puis il n'en paria plus du tout. La veuve difoit qu'elle vouloit toujours pleurer fon mari ,1e roi la pria de ne point immortalifer fon chagrin. Pour conclufion , l'on fut tout étonné qu'il 1'épousat, & que le noir fe changeat en vert & en couleur de rofe : il fuffit trèsfouvent de connoitre le foible des gens pour  64 L' O I S E A Ü entrer clans leur coeur, & pour en faire tout cö que l'on veut. Le roi n'avoit eu qu'une fille de fon premief mariage , qui paffoit pour la huitième merveille: du monde; on la nommoit Florine, paree qu'elle ïeffembloit a Flore , tant elle étoit fraiche, jeune & belle. On ne lui voyoit guères d'habits riiagnifiques; elle aimoit les robes de taffetas volant, avec quelques agraffes de pierreries, & forces guirlandes de fleurs , qui faifoient un é'ffet admirable quand elles étoient placées dans fes beaux cheveux. Elle n'avoit que quinze ans lorfque le roi fe remaria. La nouvelle reine envoya qtfêrir fa fille, qui avoit été nourrie chez fa maraine la Fée Souffio ; mais elle n'en étoit ni plus gracieüfe, ni plus belle : Soufiio y avoit voulu travailler, & n'avoit rien gagné ; elle ne laiflbit pas de 1'aimer chérement: on 1'appeloit Truitonne, car fon vifage avoit autant de taches de rouffeurs qu'une truite; fes cheveux noirs étoient fi gras & fi crafleux, que l'on n'y pouvoit toucher, & fa peau jaune diftilloit de 1'huile. La reine ne laiffoit pas de 1'aimer a. la folie ; elle ne parloit que de la charmante Truitonne ; & comme Floïine avoit toutes fortes d'avantages au-deffus d'elle, la reine s'en défefpéroit; elle cherchoit tous les moyens poffibles de la mettre mal auprès du  Bleu: 65 Hu roi, il n'y avoit point de jour que la reine & Truitonne ne fiffent quelque pièce a Florine. La princeffe, qui étoit douce &c fpirituelle , tachoit de fe mettre au-deffus de ce mauvais procédé, Le roi dit un jour a la reine , que Florine & Truitonne étoient affez grandes pour être mariées , & que le premier prince qui viendroit a la cour, il falloit faire en forte de lui donner 1'une des deux. Je" prétends , répliqua la reine, que ma fille foit la première établie; elle eft plus agée que la votre, & comme elle efl mille fois plus aimable, il n'y a point a baïancer la-deffus. Le roi, qui n'aimoit point la «lifpute, lui dit qu'il le vouloit bien, & qu'il 1'en faifoit la maitreffe. A quelque tems de-la l'on apprit que le roï Charmant devoit arriver. Jamais prince n'a porté plus loin la galanterie & la magnificence: fon efprit & fa perfonne n'avoient rien qui ne répondït k fon nom. Quand la reine fut ces nouvelles , elle employa tous les brodeurs > tous les tailleurs & tous les ouvriêrs k faire des ajuftemens k Truitonne : elle pria le roi que Florine n'eüt rien de neuf; & ayant gagné fes femmes , elle lui fit voler tous fes habits , toutes fes coëffures & toutes fes pierreries le jour même que Charmant arriva; de forte que Tome II, £  66 l' O i s e A V lorfqu'elie fe voulut parer , elle ne trouva pas un ruban. Elle vit bien d'oü lui venoit ce bon office ; elle envoya chez les marchands pour avoir des étoftes : ils répondirent que la reine avoit défendu qu'on -lui en donnat ; elle demeura donc avec une petite robe fort craffeufe , ci fa honte étoit fi grande, qu'elle fe mit dans le coin de la falie lorfque le roi Charmant arriva. La reine le regut avec de grandes cérémonies; elle lui préfenta fa fille plus brillante que le foleil, & plus laide par fes parures qu'elle ne 1'ctoit ordinairement. Le roi en détourna les yeux; la reine vouloit fe perfuader qu'elle lui plaifoit trop-, &C qu'il craignoit de s'engager ; de forte qu'elle la faifoit toujours mettre devant lui. II dcmanda s'il n'y avoit pas encore une autre princeffe appelée Florine ? Oui, dit Truitonne , en la montrant avec le doigt; la voila qui fe cache, paree qu'elle n'eft pas brave. Florine rougit, &C devint fi belle, fi belle , que le roi Charmant demeura comme un homme ébloui. II fe leva promptement, & fit une profoade révérence a. la princeffe : Madame , lui dit-il, votre incomparable beauté vous pare trop , pour que vous ayez befoin d'aucuns fecours étrangers. Seigneur, répliqua-t-elle , je vous avoue que je fuis peu accoutumée a porter un habit auffi mal-propre que 1'eft celui-ci; &  . B L E U. 67 Vous m'auriez fait plaifir de ne vous pas appercevoir de moi» II feroit impoffible, s'écria Charmant, qu'une fi merveilleufe princeffe put être en quelque lieu, & que l'on eut des yeux pour d'autres que pour elle, Ah ! dit la reine irritée, je paffe bien mon tems a vous entendre; croyez-moi, feigneur, Florine eft déja affezcoquette , elle n'a pas befoin qu'on lui dife tant de galanteries. Le roi Charmant démêla auffitöt les motifs qui fail'oient ainfi parler la reine; mais comme il n'étoit pas de condition k fe contraindre , il laiffa paroïtre toute fon adrhiration pour Florine , & 1'entretint trois heures de fuite. La rejne au défefpoir, & Truitonne inconfolable de n'avoir pas la préfcrence fur la princeffe , firent de grandes plaintes au roi, & l'obligèrent de confentir que pendant le féjour du roi Charmant, l'on enfermeroit Florine dans une tour, ou ils ne fe verroient point. En effet, auffi-töt qu'elle fut retournée dans fa chambre, quatre hommes mafqués la portèrent au haut de la tour, & 1'y laifsèrent dans la dernière défolation; car elle vit bien que l'on n'en ufoit ainfi que pour 1'empêcher de plaire au roi, qui lui plaifoit déja fort, & qu'elle auroit bien voulu pour époux. Comme il ne favoit pas les violences que E ij  £5 l' O i s e a u l'on venoit de faire k la princeffe , il attendoit 1'heure de la revoir avec mille impatiences; il voulut parler d'elle a ceux que le roi avoit mis auprès de lui pour lui faire plus d'honneur; mais par 1'ordre de la reine , ils lui en dirent tout le mal qu'ils purent; qu'elle étoit coquette, inégale, de méchante humeur; qu'elle tourmentoit fes amis & fes domeftiques; qu'on ne pouvoit être plus mal-propre, & qu'elle pouffoit fi loin 1'avarice , qu'elle aimoit mieux être habillée comme une petite bergère, que d'acheter de richés étoffes de 1'argent que lui donnoit le roi fon père. A tout ce détail, Charmant fouffroit, & fe fentoit des mouvemens de colère qu'il avoit bien de la peine k modérer. Non, difoit-il en lui-même, il eft impoffible que le ciel ait mis une ame fi mal-faite dans le chefd'oeuvre de la nature : je conviens qu'elle n'étoit pas proprement mife quand je 1'ai vue; mais la honte qu'elle en avoit, prouve affez qu'elle n'eft point accoutumée k fe voir ainfi. Quoi! elle feroit mauvaife avec eet air de modeftie & de douceur qui enchante ? Ce n'eft pas une chofe qui me tombe fous le fens; il m'eft bien plus aifé de croire que c'eft la reine qui la décrie ainfi : l'on n'eft pas belle-mère pour rien; & la princeffe Truitonne eft une fi laide béte, qu'il ne feroit point extraordinaire qu'elle portat  Bleu. 69 envie a la'plus parfaite de toutes les cféatures. Pendant qu'il raifonnoit la-deflus, les courtifans qui 1'environnoient, devinoient bien k fon air qu'ils ne lui avoient pas fait plaifir de parler mal de Florine. II y en eut un plus adroit que les autres, qui, changeant de ton & de langage pour connoitre les fentimens du prince, fe mit a dire des merveilles de la princeffe. A ces mots, il fe réveilla comme d'un profond fommeil, il entra dans la converfation, la joie fe répandit fur fon vifage : amour, amoür, que l'on te cache difficilement! tu parois par-tout, fur les lévres d'un amant, dans fes yeux, au fon de fa voix: lorfque Fon aime, le filence , la converfation , la joie ou la trifTeffe , tout parle de ce qu'on reffent. La reine, impatiente de favoir file roi Charmant étoit bien touché, envoya querir ceux qu'elle avoit mis dans fa confidence, & elle paffa le refte de la nuit a les queftionner : tout ce qu'ils lui difoient ne fervoit qu'a confirmer 1'opinion oü elle étoit, que le roi aimoit Florine. Mais que vous dirai-je de la mélancolie de cette pauvre princeffe ? Elle étoit couchée par terre dans le donjon de cette terrible tour , oü les hommes mafqués Pavoient emportée. Jè ferois moins a plaindre, difoit-elle, fi l'on m'ayoit rnife ici avant que j'eufie vu eet aimable E üj  Vieil incrédule, fi tu ne crois ta femme, il t'en coütera la vie; romps 1'hymen de ta fille, & la donne promptement k celui qu'elle aime. Ces paroles produüirent un effet admirable; on congédia fur le champ le fiancé, on lui dit qu'on ne rompoit que par des ordres d'en haut. II en vouloit douter & chicaner, car il étoit Normand; mais Lutin lui fit un fi terrible hou hou dans 1'oreille, qu'il en penfa devenir fourd; & pour 1'achever , il lui marcha fi fort fur fes piés göutteux, qu'il les écrafa. Ainfi on courut chercher 1'amant du bois, qui continuoit de fe défefpérer. Lutin 1'attendoit avec mille impatiences, & il n'y avoit que fa jeune maïtreffe qui put en avoir davantage. L'amant & la maitreffe furent fur le point de mourir de joie; le feftin qui avoit été préparé pour les noces du vieillard, fervit k celles de ces heureux amgns ; & Lutin fe délutinant, parut tout d'un coup k la porte de la'falie, comme un étranger qui étoit attiré par le bruit de la fète. Dès que le marié 1'appereut, il courut fe jeter k fes piés, le nommant de tous les noms que fa reconnoiifar.ee pouvoit lui fournir. II paffa deux jours dans ce chateau; oc s'il avoit voulu ils les auroit  ï40 l e Prince ruines, car ils lui offrirent tout leur bien: il ne quitta une li bonne compagnie qu'avec regret. II continua fon voyage, & fe rendit dans itne grande ville , oü étoit une reine qui fe faifoit un plaifir de groffir fa cour des {ülus belles perfonnes de fon royaume. Léandre en srrivant fe fit faire le plus grand équipage que l'on eut jamais vu; mais auffi il n'avoit qu'a fecouer fa rofe, & 1'argent ne lui manquoit point. II eft aifé de juger qu'étant beau, jeune, fpirituel, & fur-tout magnifique, la reine & toutes les princeffes le recurent avec mille téBiöignages d'eftime & de confidération. Cette cour étoit des plus galantes; n'y point aimer, c'étoit fe donner un ridicule.. II voulut fuivre la coutume, &c penfa qu'il fe feroit un jeu de 1'amour , & qu'en s'en allant il laifferoit fa paffion comme fon train. II jeta les yeux fur une des filles d'honneur de la reine , qu'on appeloit la Belle-Blondine. C'étoit une perfonne fort accomplie, mais fi froide & fi féfieufe , qu'il ne favoit pas trop par oü s'y prendre pour lui plaire. II lui donnoit des fêtes enchantées, le bal &C la comédie tous les foirs ; il lui faifoit venir des raretés des quatre parties du monde : tout Cela ne pouvoit la toucher ; & plus elle lui  Lutin. 141 paroiffoit indifferente , plus il s'obftinoit a lui plaire. Ce qui 1'engageoit davantage , c'eft qu'il croyoit qu'elle n'avoit jamais rien aimé. Pour être plus certain, il lui prit envie d'éprouver fa rofe. II la mit en badinant fur la gorge de Blondine : en même tems, de fraiche & d'épanouie qu'elle étoit, elle devint sèche Sc fanée. II n'en fallut pas davantage pour faire connoïtre k Léandre qu'il avoit un rival aimé. II le reffentit vivement; & pour en être convaincu par fes yeux , il fe fouhaita le foir dans la chambre de Blondine. II y vit entrer un muficien de la plus méchante mine qu'il eft poflible ; il lui hurla trois ou quatre couplets qu'il avoit faits pour elle, dont les paroles &c la mufique étoient déteftables; mais elle s'en récréoit comme de la plus belle chofe qu'elle eut entendue de fa vie. II faifoit des grimaces de poffédé , qu'elle louoit, tant elle étoit folie de lui; & enfin elle permit k ce craffeux de lui baiffer la main pour fa peine. Lutin outré fe jeta fur 1'impertinent muficien , & le pouffant rudement contre un balcon, il le jeta dans le jardin, öii il fe caffa ce qui lui reftoit de dents. Si la foudre étoit tombée fur Blondine , elle n'auroit pas été plus furpfife ; elle crut que c'étoit un efprit. Lutin fortit de la chambre fans fe laiffer voir, & fur le champ il retourna  *4* LE Prince chez lui, óii il écrivit a Blondine tous les reproches qu'elle méritoit. Sans attendre fa ré^ ponfe , il partit, laiffant fon équipage a fes écuyers & a fes gentilshommes; il.récompenfa le refte de fes gens. II prit le fidelle Gris-delin & monta deffus, bien réfolu de ne plus aimer après un tel tour. Léandre s'éloigna d'une viteffe extréme. Il fut long-tems chagrin ; mais fa raifon & 1'abfence le guérirent. II fe rendit dans une autre ville , oü il apprit en arrivant qu'il y avoit ce jour-la une grande cérémonie pour une fille qu'on alloit mettre parmi les vefhles, quoiqu'elle n'y voulut point entrer. Le prince en fut touché ; il fembloit que fon petit chapeau rouge ne lui devoit fervir que pour réparer les torts publics , & pour confoler les affligés. II courut au tempie ; la jeune enfant étoit couronnée de fleurs, vêtue de blanc, couverte de fes cheveux; deux de fes frères la conduifoient par la main, & fa mère la fuivoit avec une groffe troupe d'hommes & de femmes. La plus ancienne des veftales attendoit a la porte du tempie. En même tems Lutin cria a tue-tête: Arrêtez, arrêtez, mauvais frères, mère inconfidérée , arrêtez ! le ciel s'oppofe a cette injufte cérémonie. Si vous paffez outre, vous ferez écrafés comme des grenouilles. On re-  Lutin.' .143 gardoit de tous cötés fans voir d'oü venoient ces terribles menaces. Les frères dirent que c'étoit 1'amant de leur fceur, qui s'étoit C2ché au fond de quelque trou pour faire ainfi Foracle ; mais Lutin, en colère, prit un long baton, & leur en donna cent coups. On voyoit haulfer &c baiffer le baton fur leurs épaules, comme un marteau dont on auroit frappé 1'enclume ; il n'y avoit plus moyens de dire que les coups n'étoient pas réels. La frayeur faifit les veftales ; elles s'enfuirent; chacun &n fit autant. Lutin rella avec la jeune victime, II öta promptement fon petit chapeau, & lui demanda en quoi il pouvoit la fervir. Elle lui dit, avec plus de hardieffe qu'on n'en auroit attendu d'une fille de fon age, qu'il y avoit un cavalier qui ne lui étoit pas indifférent, mais qu'il lui manquoit du bien. II leur fecoua tant la rofe de la Fée Gentille, qu'il leur laiffa dix millions: ils fe marièrent, tk vécurent très-heureux. La dernière aventure qu'il eut fut la plus agréable. En entrant dans une grande forêt, il entendit les cris plaintifs d'une jeune perfonne; il ne douta point qu'on ne lui fit quelque violence. II regarda de tous cötés , &: enfin il appergut quatre hommes bien armés, qui emmenoient une fille, qui paroüToit avoir treize  144 L E Prince ou quatorze ans. II s'approcha au plus vïte J & leur cria: Que vous a fait eet enfant pour la traiter comme un efclave ? Ha , ha, mon petit feigneur , dit le plus apparent de la troupe , de quoi vous mêlez-vous ? Je vous ordonne , ajouta Léandre, de la laiffer tout-al'heure. Oui, oui, nous n'y manquerons pas, s'écrièrent-ils en riant. Le prince en colère fe jette par terre , & met le petit chapeau rouge , car il ne trouvoit pas trop néceffaire d'attaquer lui f*ul quatre hommes , qui étoient affez fbrts pour en battre douzë. * Quand il eut fon petit chapeau, bien fin qtii 1'auroit vu. Les voleurs dirent : II a fui, ce n'eft pas la peine de le chercher ; attrapons feulement fon cheval. II y en eut un qui refta avec la jeune fille pour la garder, pendant que les trois autres coururent après Gris-de-lin, qui leur donnoit bien de 1'exercice : la petite fille continuoit de crier & de fe plaindre. Hélas! ma belle princeffe, difoit-elle, que j'étois heureufe dans votre palais ! comment pourrois-je vivre éloignée de vous ? Si vous faviez ma trifte aventure , vous enverriez vos Amazones après la pauvre Abricotine. Léandre 1'écoutoit, & fans tarder, il faiüt le bras du voleur qui la retenoit, & 1'attacha contre un arbre, fans qu'il eut le tems ni la force de fe défendre ; car il ne voyoit  L U T ï Ni I47 terrïs de chofes indifférentes, Léandre la pria de lui apprendre fon age, fon pays, & par quel hafard elle étoit tombée entre les mains des voleurs. Je vous ai trop d'obligation, dit-elle, pour refufer de fatisfaire votre curiofité; mais, feigneur, je vous fupplie de fonger moins a m'écouter , qu'a avancer notre voyage. Une Fée dont le favoir n'a rien d'égal, s'entêta fi fort d'un certain prince, qu'encore qu'elle fut la première Fée qui eut eu la foibleffe d'aimer, elle ne laiffa pas de 1'époufer en dépit de toutes les autres , qui lui repréfen* toient fans ceffe le tort qu'elle faifoit a 1'ordre de féerie ; elles ne voulurent plus qu'elle demeurat avec elles; & tout ce qu'elle put faire , ce fut de fe batir un grand palais proche de leur royaume. Mais le prince qu'elle avoit époufé fe laffa d'elle : il étoit au déléfpoir de ce qu'elle devinoit tout ce qu'il faifoit. Dès qu'il avoit le moindre penchant pour une autre, elle lui faifoit le fabat, &: rendoit laide a faire peur la plus jolie perfonne du monde. Ce prince fe trouvant gêné par 1'eXcès d'une tendreffe fi incommode, partit un beau matin fur des chevaux de pofte, & s'en alla bien loin, bien loin, fe fourrer dans un grand K ij  T48 lePrïncê trou, au fond d'une montagne, afin qu'elle ne put le trouver. Cela ne réuffit pas; elle le fuivit, & lui dit qu'elle étoit groffe; qu'elle le conjuroit de revenir a fon palais, qu'elle lui donneroit de 1'argent, des chevaux, dès chiens, des armes; qu'elle feroit faire un manége , un jeu de paume & un mail pour le divertir. Tout cela ne put le perfuader; il étoit naturellement opiniatre & libertin. II lui dit cent duretés ; il Fappela vieille Fée &c loupgarou. Tu es bien heureux, lui dit-elle, que je fuis plus fage que tu n'es fou; car je feirois de toi, fi je voulois, un chat criant éternellement fur les goutières , ou un vilain crapaud barbotant dans la boue, ou une citrouille, ou une chouette; mais le plus grand mal que je puiffe te faire , c'eft de t'abandonner a. ton extravagance. Refte dans ton trou, dans ta caverne obfcure avec les ours ; appelle les bergères du voifinage; tu connoitras avec le tems, la différence qu'il y a entre des gredines & des payfannes, ou une Fée comme moi, qui peut fe rendre aufïi charmante qu'elle veut. Elle entra auffi-töt dans fon carroffe volant, & s'en al la plus vïte qu'un oifeau. Dès qu'elle fut de retour, elle tranfporta fon palais ; elle en chaffa les gardes & les officiers:  Lutin. 149 elle prit des femrnes de race d'amazones; elle les envoya autour de fon ïle pour y faire une garde exacte, afin qu'aucun homme n'y put entrer. Elle nomma ce lieu 1'ïle des Plaifirs tranquilles; elle difoit toujours qu'on n'en pouvoit avoir de véritables quand on faifoit quelque fociété avec les hommes: elle éleva fa fille dans cette opinion. II n'a jamais été une plus belle perfonne; c'eft la princeffe que je fers; &c comme les plaifirs règnent avec elle, on ne vieillit point dans fon palais t telle que vous me voyez, j'ai plus de deux eens ans. Quand ma maïtreffe fut grande, fa mère la Fée lui laiffa fon ïle; elle lui donna des lecons excellentes pour vivre heureufe: elle retourna dans le royaume de féerie; & la princeffe des Plaifirs tranquilles gouverne fon état d'une manière admirable. II ne me fouvient pas, depuis que je fuis aumonde, d'avoir vu d'autres hommes que les voleurs qui m'avoient enlevée , & vous , feigneur. Ces gens-la m'ont dit qu'ils étoient envoyés par un certain laid & mal bati, ap~ pellé Furibon, qui aime ma maitreffe, & n'a jamais vu que fon portrait. Ils rodoient autour de File fans ofer y mettre le pié : nos amazones font trop vigilantes pour laiffer entrer perfonne ;• mais comme j'ai foin des K~ lij.  i<$o lePrince oifeaux de la princeffe, je laiffai envoler fon beau perroquet; & dans la crainte d'être grondée, je fortis imprudemment de 1'ïle pour 1'aller chercher; ils m'attrapèrent, & m'auroient emhienée avec enx fans votre fecours. Si vous êtes fenfible a la reconnoiffance, dit Léandre, ne puis-je pas efpérer , belle Abricotine, -que vous me ferez entrer dans 1'ïle des Plaifirs tranquilles, & que je verrai cette merveilleufe princeffe qui ne vieillit point: Ah! feigneur, lui dit-elle, nous ferions perdus, vous & moi, fi nous faifions une telle entreprife! II vous doit être aifé de vous pafler d'un bien que vous ne connoiffez point; vous n'avez jamais été dans ce palais, figurez-vous qu'il n'y en a point. II n'eft pas fi facile que vous le penfez, répliqua le prince, d'öter de fa mémoire les chofes qui s'y placent agréablement; & je ne conviens pas avec vous que ce foit un moyen bien fur pour avoir des plaifirs tranquilles, d'en bannir abfolument notre fexe. Seigneur, répondit-elle, il ne m'appartient pas de décider la-deffus; je vous avoue même que fi tous les hommes vous reffembloient, je ferois bien d'avis que la princeffe fit d'autres loix; mais puifquè n'en $yant jamais vu que cinq, j'en ai trouvé quatre  ïyï LE PRINGE les animaux , les chaffes de Diane avec fe% nymphes , les nobles exercices des Amazones, les amufemens de la vie champêtre, les troupeaux des bergères & leurs chiens, les foins de la vie ruflique , 1'agriculture, les moiflbns, les jardins, les fleurs, les abeilles; & parmi tant de différentes chofes, il n'y paroilfoit ni hommes , ni garcons , pas un pauvre petit amour. La Fée avoit été trop en colère contre fon léger époux, pour faire grace k fon fexe infidelle. Abricotine ne m'a point trompé, dit le prince en lui-même ; l'on a banni de ces lieux jufqu'a 1'idée des hommes. Voyons donc s'ils y perdent beaucoup. II entra dans le palais, & rencontroit k chaque pas des chofes fi merveilleufes , que , lorfqu'il y avoit une fois jeté les yeux, il fe faifoit une violence extreme pour les en retirer. L'or & les diamans étoient bien moins rares par leurs qualités, que par la manière dont ils étoient employés. II voyoit de tous cötés de jeunes perfonnes d'un air doux, innocent, rianfes & belles comme le beau jour. II traverfa un grand nombre de vaftes appartemens ; les uns étoient remplis de ces beaux morceaux de la Chine, dont 1'odeur, jointe k la bizarrerie des couleurs & des figures, plaifent infiniment; d'autres étoient de porcelaines  Lutin. 153 fi fines , que l'on voyoit le jour au travers des murailles qui en étoient faites ; d'autres étoient de cryftal de roche gravé; il y en avoit d'ambre & de corail, de lapis, d'agathe , de cornaline; & celui de la princeffe étoit tout entier de gcandes glacés de miroirs : car on ne pouvoit trop multiplier un objet fi charmant. Son tröne étoit fait d'une feule perle , creufée en coquille , oii elle s'affeyoit fort commodément; il étoit environné de girandoles garnies de rubis & de diamans; mais c'étoit moins que rien auprès de 1'incomparable beauté de la princeffe. Son air enfantin avoit toutes les graces des plus jëunes perfonnes , avec toutes les manières de celles qui font déja formées. Rien n'étoit égal k la douceur & k la vivacité de fes yeux; il étoit impoffible de lui trouver un défaut. Elle fourioit gracieufement a. fes filles d'honneur , qui s'étoient ce jour-la vêtues en nymphes pour la divertir. Comme elle ne voyoit point Abricotine,' elle leur demanda ou elle étoit. Les nymphes répondirent qu'elles 1'avoient' cherchée inutilement, qu'elle ne paroiffoit point. Lutin mourant d'envie de caufer, prit un petit ton de voix de perroquet, (car il y en avoit plufieurs dans ia chambre), & dit: Charmante princeffe, Abricotine reviendrabientöt; elle couroit grand  r54 lePrince rifque d'être enlevée, fans un jeune prince qu'elle a trouvé. La princeffe demeura furprife de ce que lui difoit perroquet, car il avoit ■ répondu très-jufte. Vous êtes bien joli, petit perroquet, lui dit-elle, mais vous avez 1'air de vous tromper ; & quand Abricotine fera venue, elle vous fouettera. Je ne ferai point fouetté , répondit Lutin , contrefaifant toujours le perroquet; elle vous contera 1'envie qu'avoit eet étranger de pouvoir venir dans ce palais , pour détruire dans votre efprit les fauffes idéés que vous avez prifes contre fon fexe. En vérité, perroquet, s'écria la princeffe, c'eft dommage que vous ne foyez pas tous les jours aufii aimable , je vous aimerois chèrement. Ah .! s'il ne faut que caufer pour vous plaire, répliqua Lutin , je ne cefferai pas un moment de parler. Mais, continuala princeffe, ne jureriez-vous pas que perroquet eft forcier ? II eft bien plus amoureux que forcier, dit-il. Dans ce moment Abricotine entra , & vint fe jeter aux piés de fa belle maitreffe. Elle lui apprit fon aventure, & lui fit le portrait du prince avec des couleurs fort vives & fort avantageufes. J'aurois haï tous les hommes , ajouta-t-elle, li je n'avois pas vu celui-la. Ah ! madame, qu'il eft charmant! Son air &c toutes fes ma™  Lutin- 155 nières ont quelque chofe de noble 8c fpirituel ; & comme tout ce qu'il dit plait infiniment, je crois que j'ai bien fait de ne le pas emmener. La princeffe ne répliqua rien la-deffus , mais elle continua de queftionner Abricotine fur le prince ; fi elle ne favoit point fon nom, fon pays, fa naiffance, d'oü il venoit, oii il alloit; & enfuite elle tomba dans une profonde rêverie. Lutin examinoit tout, 8c continuant de parler comme il avoit commencé: Abricotine eft une ingrate, madame, dit-il; ce pauvre étranger mourra de chagrin s'il ne vous voit pas. Hé bien , perroquet, qu'il en meure , répondit la princeffe en foupirant; 8c puifque tu te mêles de raifonner en perfonne d'efprit, 8c non pas en petit oifeau, je te défends de me parler jamais de eet inconnu. Léandre étoit ravi de voir que le récit d'Abricotine , 8c celui du perroquet, avoient fait tant d'impreffion fur la princeffe; il la regardoit. avec un plaifir qui lui fit oublier fes fermens de n'aimer de fa vie : il n'y avoit auffi aucune comparaifon k faire entr'elle 8c la coquette Blondine. Eft-il poffible, difoit-il en lui-même, que ce chef-d'ceuvre de la nature, que ce mi~ racle de nos jours, demeure éternellement dans une ïle, fans qu'aucun mortel ofe en appro-  i)6 le Prince cher! Maïs, continuoit-il, de quoi m'importe que tous les autres en foient bannis, puifque j'ai le bonheur d'y être, que je Ja vois, que je 1'entends, que je 1'admire, & que je 1'aime déja éperduement. II étoit tard, la princeffe paffa dans un falon de marbre & de porphyre, oii plufieurs fontaines jailliffantes entretenoient une agréable fraïcheur. Dès qu'elle fut entrée , la fymphonie commenga, & l'on fervit un fouper fomptueux. II y avoit dans les cötés de la falie de longues volières renrplies d'oifeaux rares , dont Abricotine prenoit foin. Léandre avoit appris dans fes voyages la manière de chanter comme eux; ilen contrefit même qui n'y étoient pas. La princeffe écoute , regarde, s'émerveille, fort de table & s'approche. Lutin gafouille la moitié plus fort & plus haut; & prenant la voix d'un ferin de Canarie , il dit ces paroles , oü il fit un ais impromptu. Les plus beaux jours de la vie S'écoulent fans agrément, Si 1'amour n'eft de la partie On les paffe triftement : Aimez., aimez tendrement > Tout ici vous y convie ; Faites le choix d'un amant L'amour même vous en prie.  3 5§ t E P R I K C E de bons morceaux ? II öta tout doucement le chat bleu, il s'afiït dans le fauteuil, & le mit fur lui. Perfonne ne voyoit Lutin; comment 1'auroit-on vu? il avoit le petit chapeau rouge. La princeffe mettoit perdreaux , cailleteaux , faifandeaux fur 1'affiette d'or de Bluet; perdreaux cailleteaux, faifandeaux difparoiffent en un moment; toute la cour difoit: Jamais chat bleu n'a mangé d'un plus grand appétit. Il y avoit des ragouts excellens ; Lutin prenoit une fourchette , & tenant la patte du chat, il tatoit aux ragouts. H la tiroit quelquefois un peu trop, Bluet n'entendoit point raillerie, il miauloif, & vouloit égratigner comme un chat défefpéré. La princeffe difoit : Que l'on approche cette tourte ou cette fricaffée au pauvre Bluet; voyez comme il crie pour en avoir! Léandre rioit tout bas d'une fi plaifante aventure ; mais il avoit grande foif, n'étant point accoutumé a faire de fi longs repas fans boire; il attrapa un gros melon avec la patte du chat, qui le défaltéra un peu; & le fouper étant prefque. fini, il courut au buffet, & prit deux bouteilles d'un nectar délicieux. La princeffe entra dans fon cabinet; elle dit a Abricotine de la fuivre , & de fermer la porte : Lutin marchoit fur fes pas, & fe trouva  Lutin. en tiefs fans être appercu. La princeffe dit ;\ fa confidente : Avoue-moi que tu as exagéré en me faifant le portrait de eet inconnu ; il n'eft pas , ce me femble, pofïible qu'il foit ü aimable. Je vous protefte, madame, répliqua-telle, que fi j'ai manqué en quelque chofe , c'eft k n'en avoir pas dit affez. La princeffe foupira, & fe tut pour un moment; puis reprenant la parole : Je te fais bon gré, dit-elle, de 1'avoir refufé de 1'amener avec toi. Mais, madame , répondit Abricotine ( qui étoit une franche finette , & qui pénétroit déja les penfées de fa maitreffe), quand il feroit venu admirer les merveilles de ces beaux lieux, quel mal vous en pouvoit-il arriver? Voulez-vous être éternellement inconnue dans un coin du monde , cachée au refte des mortels ? De quoi vous fert tant de grandeur , de pompe, de magnificence, fi elle n'eft vue de perfonne? Tais-toi, tais-toi, petite caufeufe, dit la princeffe , ne trouble point 1'heureux repos dont je jouis depuis fix eens ans. Penfes-tu que fi je menois une vie inquiette & turbulente, j'euffe vécu un fi grand nombre d'années ? II n'y a que les plaifirs innocens & tranquilles qui puifiënt produire de tels effets. N'avonsnous pas lu dans les plus belles hiftoires les révolutions des plus grands états, les coups  i6o l e Prince imprévus d'une fortune inconflante , les défordres inouis de 1'amour, les peines de 1'abfence ou de la jaloufie ? Qu'eft-ce qui produit toutes ces alarmes & toutes ces afflictions ? Le feul commerce que les humains ont les uns avec les autres. Je fuis, graces aux foins de ma mère , exempte de toutes ces traverfes; je ne connois ni les amertumes du cceur, ni les défirs inutiles, ni 1'envie , ni 1'amour, ni la haine. Ah ! vivons, vivons toujours avec la même indifférence! Abricotine n'ofa répondre, la princeffe attendit quelque tems ; puis elle lui demanda fi elle n'avoit rien a dire ? Elle répliqua, qu'elle penfoit qu'il étoit donc bien inutile d'avoir envoyé fon portrait dans plufieurs cours, oii il ne ferviroit qu'a faire des miférables; que chacun auroit envie de la voir, & que n'y pouvant réuffir, ils fe défefpéreroient. Je t'avoue, malgré cela , dit la princeffe , que je voudrois que mon portrait tombat entre les mains de eet étranger dont je ne fais point le nom. He! madame , répondit-elle , n'a-t-il pas déja un defir affez violent de vous voir; voudriezvous 1'augmenter? Oui, s'écria la princeffe, un certain mouvement de vanité qui m'avoit été inconnu jufqu'a préfent, m'en a fait naitre 1'envie. Lutin écoutoit tout fans en perdre un mot;  L u t I n; 161 mot; il y en avoit plufieurs qui lui clonnoient de flatteufes efpérances, & quelques autres les détruifoient abfolument. II étoit tard, la princeffe entra "dans fa chambre pour fe coucher. Lutin auroit bien voulu la fiiivre k fa toilette; mais encore qu'il le put, le refpect qu'il avoit pour elle 1'en empêcha; il lui fembloit qu'il ne dévoit prendre que les libertés qu'elle ausoit bien voulu lui accorder; & fa paffion étoit fi délicate & fi ingénieufe, qu'il fe tourmentoit fur les plus petites chofes. II entra dans un cabinet proche de la chambre de fa princeffe, pour avoir au moins le plaifir de 1'entendre parler. Elle demandoit dans ce moment k Abricotine, fi elle n'avoit rien vu d'extraordinaire dans fon petit voyage. Madame , lui dit-elle, j'ai paffe par une forêt ou j'ai vu des animaux qui reffembloient k des enfans; ils feutent & danfent fur les arbres comme des écureuils ; ils font fort laids , mais leur adreffe eft fans pareille. Ah ! que j'en voudrois avoir, dit la princeife; s'ils étoient moins légers , on en pourrbit attraper. Lutin, qui avoit paffe par cette forêt, fe douta bien que c'étoit des finges. Auffi-töt il s'y fouhaita; il en prit une douzaine de gros, de petits, & de plufieurs couleurs différentes; Tornt II, 7  ï 62 l e Prince il les mit avec bien de la peine dans un grand fac, puis il fe fouhaita a Paris, ou il avoit entendu dire que l'on trouvoit tout ce qu'on vouloit pour de 1'argent. II fut acbeter chez Dautel, qui eft un curieux , un petit carroffe tout d'or, ou il fit atteler fix finges verts, avec de petits harnois de maroquin couleur de feu, garnis d'or. 11 alla enfuite chez Brioche, fameux Joueur de .Marionnettes ; il y trouva deux finges de mérite : le plus fpirituel s'appeloit Brifcambille, & l'autre Perceforêt, qui étoient trés-galans & bien élevés. II habilla Brifcambille en roi, & le mit dansle carroffe; Perceforêt fervoit de cocher, les autres finges étoient' vêtus en pages : jamais rien n'a été plus gracieux. II mit le carroffe & les finges bottés dans le même fac; &c comme la princeffe n'étoit pas encore couchée , elle entendit dans fa galerie le bruit du petit carroffe , & fes nymphes vinrent lui conter 1'arrivée du roi des Nains. En même-tems le carroffe entra dans fa chambre avec le cortége fingenois, & les finges de campagne ne Jaiffoient pas de faire des tours de paffe-paffe, qui valoient bien ceux de Brifcambille & de Perceforêt : pour dire la vérité, Lutin conduifoit toute la machine. II tira le magot du petit carroffe d'or, lequel ten©it une boite couverte de diamans, qu'il pré-  Lutin. ify fenta de fort bonne grace k la princeffe. Elle 1'ouvrit promptement , Sc trouva dedans un billet,' oü elle lut ces vers ; Que de beautés ! que d'agrémens ! Palais délicieux, que vous êtes charmant l Mais vous ne 1'êtes püs encore Autant que celle que j'adore. Blenheureufe tranquillité, Qui régnez dans ce lieu chanpêtre , Je perds chez vous ma liberté, Sans ofer en parler , ni me faire connoitre ! II eft aifé de juger de fa furprife; Brifcafrtbille fit figne k Perceforêt de venir danfer avec lui : tous les fagotins fi renommés n'approcbent en rien de 1'habileté de ceux-ci. Mais la princeffe inquiète de ne pouvoir deviner d'oü venoient ces vers , congédia les baladins plutöt qu'elle n'auroit fait, quoiqu'ils la divertiffoient infiniment, Sc qu'elle eut fait d'abord des éclats de rire k s'en trouver mal. Enfin elle s'abandonna toute entière k fes réflexions, fans qu'elle put démêler un myftère fi caché. Léandre , content de 1'attention avec laquelle ces vers avoient été lus, Sc du plaifir que la princeffe avoit pris k voir les finges, ne fongea qu'a prendre un peu de repos, car il en avoit un grand befoin; mais il craignoit de choffir un appartement occupé par quelqu'une des Lij  '164 L E P R I N C B nymphes de la princeffe. II demeura quelque tems dans la grande galerie du palais, enfuite il defcendit. II trouva une porte ouverte; il entra fans bruit dans un appartement bas, le plus beau & le plus agréable que l'on ait ja-. mais vu; il y avoit un lit de gaze, or & vert, relevé en feftons, avec des cordons de perles, & des glands de rubis &C d'émeraudes : il faifoit déja affez de jour pour pouvoir admirer 1'extraordinaire magnificence de ce meuble. Après avoir fermé la porte, il s'endormit; mais le fouvenir de fa belle princeffe le réveilla plufieurs fois, & il ne put s'empêcher de poulfer d'amoureux foupirs vers elle. II fe leva de fi bonne heure , qu'il eut le tems de s'impatienter jufqu'au moment qu'il pouvoit la voir; & regardant de tous cötés, il appercut une toile préparée & des couleurs; il fe fouvint.en même-tems de ce que fa princeffe avoit dit#a Abricotine fur fon portrait , &C fans perdre un moment , ( car il peignoit mieux que les plus excellens maitres) il s'affit devant un grand miroir, &C fit fon portrait; il peignit dans un ovale celui de la princeffe, 1'ayant fi vivement dans fon imagination, qu'il n'avoit pas befoin de la voir pour cette première ébauche. II perfectionna enfuite 1'ouvrage fur elle fans qu'elle s'en ap-  Lutin. ï6^ perctit; & comme c'étoit 1'envie de'lui plaire qui le faifoit travailler, jamais por-trait n'a été mieux fini. II s'étoit peint un genou en terre, foutenant le portrait de la princeffe d'ime main , & de I 'autre un rouleau, oü il y avoit écrit : Elle eft mieux dans mon cceur. Lorfqu'elle entra dans fon cabinet, elle fut étonnée d'y avoir le portrait d'un homme-;. elle y attacha fes yeux avec une furprife d'autant plus grande, qu'elle y reconnut auffi le fien, & que les paroles qui étoient écrites fur le rouleau, lui donnoient une ample matière de curiofité & de rêverie. Elle étoit feule-dans ce moment, elle ne pouvoit que juger d'une aventure fi extraordinaire ; mais elle fe perfuadoit que c'étoit Abricotine qui lui avoit fait cette galanterie : il ne lui reftoit qu'a favoir fi le portrait de ce cavalier étoit 1'effet de fon imagination , ou s'il avoit un original; elle fe leva brufquement, & courut appeler Abricotine. Lutin étoit déja avec le petit chapeau rouge dans le cabinet, fort curicux d'entendre ce qui s'alloit paffer. La princeffe dit a Abricotine de jeter les yeux fur cette peinture , & de lui en dire fon fentiment. Dès qu'elle 1'eut regardée, elle s'écria : Je vous protefie, madame, que c'eft le L iij  L U T 1 N. iS'3 fuffent témoihs de la galante fète qui alloit fe donrier. Elle en prit foin én effetj & cin| ou fix volumes ne fuffiroient point pour décrire les comédies, les opéras, les courfes de bagues, les mufique v, les combats de gladiateurs, les chaffes, & les autres magnificences qu'il y eut a ces cnarmantes noces. Le plus fingulier de 1'aventure, c'eft que chaque nymphes trouva parmi les braves que Gentille avoit attirés dans ces beaux lieux, un époux auffi pafïïonné que s'ils s'étoient vus depuis dix ans. Ce n'étoit néanmoins qu'une connoiffance au plus de vingt-quatre heures; mais la, petite baguette produit des eftèts encore plu* extraordinaires. Qu'eft devenu eet heureux tems, ou„ par le pouvoir d'une Fée,] L'innocenee étoit déüvrée des périls les plus évidens ? Par le fecours puifiant d'un chapeau , d'une rofe , On voyoit arriver mainte métamorphofe. Voyant tout, & fins être vu, Un mortel parcotuoit le monde, Et trouvoit dans les airs un chemin inconniK Léandre pofledoit une rofe féconde , Qui verfoit dans fes mains , au gré de fes défirs , Ce métal précieux d'oü naiffent les plaifirs. Par le pouvoir d'une feconds , D'une fanté parfaite il goutoit la douceur; M iv  ï§4 LE Prince Lutin; La troifième , a mon fens 3 étoit moins défirable j P'un objet qu'il aimoit il découvroit le coeur ; 11 favoit s'il brüloit d'une ardeur véritable, Ou fi c'étoit un feu trompeur. Hélas ! fur le fait des maitrefTes , fleureux qui peut être ignorant; Telle vous comble de careffes, gui n'a qu'un amour apparent»  LA PRINCESSE PRINTANIERE, CONTÉ. Il étoit une fois un roi & une reine, qui avoient eu plufieurs enfans; mais ils mouroient tous, & le roi & la reine en étoient fi fachés, fi fachés, que rien plus; car ils avoient des biens de refte; il ne leur manquoit que des enfans. II y avoit cinq ans que la reine n'en avoit eu; tout le monde croyoit qu'elle n'en auroit plus, paree qu'elle s'affltgeoit trop quand elle penfoit k tous fes petits princes fi jolis qui étoient morts. Enfin la reine devint grofiè; elle ne faifoit que fonger nuit & jour comment elle feroit pour conferver la vie k la petite créature qu'elle devoit avoir, au nom qu'elle porteroit, aux habits, aux poupées, aux jou joux qu'elle lui donneroit. On avoit fonné k fon de trompe, & affiche dans tous les carrefours, que les meilleures nourrices euffent k fe préfenter devant Ia  ÏI2, LA PRINCESSÊ Printanière, plus affligée qu'elle 1'eüt encore été, s'affit fous un chéne, Sc lui fit a-peu-près un compliment femblable k celui qu'elle avoit fait au rofier. Le chêne, ému de compafïion , baiffa vers elle quelques-unes de fes branches, Sc lui dit : Ce feroit dommage que tu ceffas de vivre , belle Printanière ; prends cette cruche de lait Sc la bois, fans en donner une goutte a ton ingrat amant. La princeffe, toute étonnée, regarda derrière elle ; auffitót elle vit une grande cruche pleine de lait. Elle ne fe fouvint alors que de la foif que Fanfarinet pouvoit avóir, après avoir mangé plus de quinze livres de miel: elle courut lui porter fa cruche. Défaltérez-vous, beau Fanfarinet, dit-elle, Sc fouvenez-vous de m'en garder, car je meu'rs de faim Sc de foif. II prit rudement la cruche; il but tout d'un trait; puis la jetant fur des pierres, la mit en morceaux, difant avec un fourire malin: Quand on n'a pas mangé, l'on p'a pas de foif. La .princeffe joignit fes mains Furie" dans l'autre; Sc levant fes beaux yeux au ciel: Ah! s'écria-t-elle, je 1'ai bien mérité; voila une jufte punition pour avoir quitté le roi Sc la reine,. pour avoir aimé fi inconfidérément ün homme que je ne connbiffois point, pour avoir fui avec lui, fans me fouvenir de mon rang,    Printanière. 213 ni des malheurs dont j'étois menacée par Caraboffe. Elle fe prit encore k pleurer plus amérement qu'elle eut fait de fa vie; & s'enfongant dans le plus épais du bois, elle tomba de foibleffe au pié d'un ormeau, fur lequel étoit perché un roffignol qui chantoit k merveille; il difoit ces paroles en battant des aïles, comme s'il ne les eut chantées que pour Printanière : il les avoit apprifes exprès d'Ovide. L'Amour eft un méchant; jamais le petit traitre Ne nous fait des faveurs , qu'il ne les faffe en maitre , Et que fous les appas de fes fauffes douceurs, Ses traits envenimés n'empoifonnent les cceurs. Qui le peut mieux favoir que moi, s'écria-telle, en 1'interrompant? Hélas! je ne connois que trop toute la cruauté de fes traits & celle de mon fort. Prends courage, lui dit 1'amoureux roffignol, & cherche dans ce buiffon, tu y trouveras des dragées & des tartelettes de chez le Coq; mais ne fois plus affez imprudente pour en donner a Fanfarinet. La princeffe n'avoit pas befoin de cette défenfe pour s'en garder; elle n'avoit pas encore oublié les deux derniers tours qu'il lui avoit faits , & puis eiie avoit fi grand befoin de manger, qu'elle croqua toute feule les amandes & les tartelettes. Le goulu Fanfarinet 1'ayant apper£ue manger fans lui, entra dans une fi grande Oiij  Ü4 LA PRINCESSE colère, qu'il accourut les yeux étincelans de rage, & 1'épée a la main pour la tuer. Elle découvrit promptement la pierre du couvrechef', qui rendoit invifible; &c s'éloignant de lui, elle lui reprocha fon ingratitude dans des termes qui faifoient affez connoïtre qu'elle ne pouvoit encore le haïr. Cependant l'amiral Chapeau-pointu avoit dépêche Jean Caquet,botté de paille, courier ordinaire du cabinet,*pour aller dire au roi, que la princeffe & Fanfarinet étoient defcendus dans File des Ecureuils; mais que ne connoiffant pas le pays, il craignoit les embufl cades. A ces nouvelles, qui donnèrent beau-» coup de joie a leurs majeftés , le roi fe fit apporter un grand livre, dont chaque feuillet avoit huit aunes de long : c'étoit le chefd'ceuvre d'une favante Fée, oii étoit la defcription de toute la terre. II connut auffi-töt que 1'ïle des Ecureuils n'étoit pas habitée: Va, clit-il a Jean Caquet, ordonner de ma part a l'amiral de defcendre promptement; il fe feroit bien paffé , & moi auffi, de laiffer ma fille ff long-tems avec Fanfarinet. Dès que Jean Caquet fut arrivé a la flotte', l'amiral fit battre les tambours, les timbales; l'on fonne les trompettes, l'on joue du hautbois, de la flüte, du violon, de la vielle, des orgues,  Printanière. 215 de la guitare; voila un tintamare défefpéré : car tous ces inftrumens de guerre 8c de paix fe faifoient entendre par toute 1'ïle. A ce bruit la princeffe allarmée courut vers fon amant, pour lui offrir fon fecours; II n'étoit pas brave; le péril commun les réconcilia bien vite : tenez-vous derrière moi, lui dit-elle; je marcherai devant; je découvrirai la pierre invifible , 8c je prendrai le poignard de mon père pour tuer les ennemis, pendant que vous les tuerez avec votre épée. La princeffe invifible s'avanca parmi les gens d'armes; Fanfarinet 8c elle tuoient tout fans être vus; l'on n'entendoit autre chofe que crier: je fuis mort, je me meurs. Les foldats avoient beau tirer , ils n'attrapoient rien; car la princeffe 8c fon amant faifoient le plongeon comme des canes, Sc les coups paffoient pardeffus leurs têtes. Enfin l'amiral affligé de perdre tant de monde d'une manière fi extraordinaire, fans favoir qui 1'attaquoit, ni comment fe défendre, fit fonner la retraite, 8c retourna dans fes vaiffeaux pour tenir confeil. La nuit étoit déja bien avancée; la princeffe 8c Fanfarinet allèrent fe réfugier dans le plus épais du bois. Elle étoit fi laffe qu'elle fe coucha fur 1'herbe , 8c commencoit a dormir, lorfqu'elle entendit une petite voix douce qui lui O iv  JMÖ la PriNCESSE dit a 1'oreille : Sauve-toi, Printanière, car Fan. farinet veut te tuer & te manger. Ouvrant vite les yeux, elle appercut a la lueur de fon efcarboucle, que le méchant Fanfarinet avoit le bras levé, prêt a lui percer le fein de fon épée; car la voyant fi graffette & fi blanchette, & ayant bon apétit, il vouloit la tuer pour la (manger. Elle ne délibéra plus fur ce qu'elle devoit faire, elle tira doucement fon poignard, qu'elle avoit gardé depuis la bataille, & elle lui en donna un li furieux coup dans 1'ceil, qu'il mourut fur le champ. Va, ingrat, s'écria-t-elle, recois cette dernière faveur comme celle que tu as le mieux méritée; fers a 1'avenir d'exemple aux perfides amans, & que ton cceur déloyal ne jouiffe.d'aucun repos. Lorfque les premiers mouvemens de colère furent paffés, & qu'elle penfa a 1'état oü elle étoit, elle demeura prefque aufïï morte que celui qu'elle venoit de tuer. Que deviendrai-je > s'écrioit-elle en pleurant; je fuis feule dans cette ile, les bêtes fauvages me vont dévorer, ou je mourrai de faim; elle regrettoit prefque de ne s'être pas laiffée manger a Fanfarinet. Elle s'affit toute tremblante, attendant le jour, qu'elle fouhaitoit bien fort; car elle craignoit Jes efprits, & fur-tout le cochemar. . Comme elle étoit appuyée contre un arbre.  Printanière. %\y & qu'elle regardoit en 1'air, elle appercut d'un cöté un beau chariot d'or, tiré par fix groffes poules huppées; un coq fervoit de cocher, & un poulet gras de poftillon. II y avoit dans le chariot une dame fi belle, fi belle t qu'elle reffembloit au foleil; fon habit étoit tout brodé de paillettes d'or & de barres d'ar<*ent. Elle vit un autre chariot attelé de fix chauve-fouris; un corbeau fervoit de cocher, &c un efcarbot de poftillon. II y avoit dedans une petite magotine affreufe, dont 1'habit étoit de peau de ferpent, & fur fa tête un gros crapaud qui fervoit de fontange. Jamais, au grand jamais, l'on n'a étéfi étonné que le fut la jeune princeffe. Comme elle confidéroit ces merveilles , elle vit tout d'un coup les chariots s'avancer 1'un vers l'autre; & la belle dame tenant une lance dorée, & la lalde une piqué rouillée, elles commencèrent un rude Combat, qui dura plus d'un quart-d'heure; enfin la belle fut victorieufe, la laide s'enfuit avec fes chauve-fouris. En même tems la belle defcendit jufqu'a terre, & s'adreffant a Printanière : Ne craignez point, aimable princeffe, lui dit-elle, je ne viens en ces lieux que pour vous obliger; le combat que j'ai eu contre Caraboffe, n'a été que pour 1'amour de vous.  aiS la Prince sse Elk vouloit avoir 1'autörité de vous donner Ie fouet, paree que vous êtes fortie de la tour •quatre jours avant les vingt ans; mais vous avez vu que j'ai pris votre parti, & que je I'ai chaffée, jouhTez du bonheur que je vous ai acquis. La princeffe reconnoiffante, le profterna devant elle : Grande reine des Fées, lui dit-elle, votre générofité me ravit, je ne fais comment vous remercier; mais je fens bien que je n'ai pas une goutte de ce fang que vous venez de conferver, qui ne foit a votre fervice.LaFée Fembraffa trois fois , & la rendit encore plus belle qu'elle n'étoit (en cas que Ce fut une chofe poffible). Elle ordonna a fon coq d'aller aux vahfeaux du roi, dire k l'amiral de venir fans crainte; & elle envoya le poulet gras k fon palais, querir les plus beaux habits du monde pour Printanière. L'amiral, aux nouvelles que lui dit le coq, demeura li ravi, qu'il en penfa être malade. II vint promptement dans File avec tous fes gens, & jufqu'a Jean Caquet, qui, voyant la précipitation avec laquelle chacun defcendoit des vahTeaux, fe hata comme les autres, & prit fur fon épaule une broche qui étoit toute chargée de gibier. A peine l'amiral Chapeau-pointu eut-il fait Une lieue, qu'il vit dans une grande route du  Printanière. 119 bois le chariot aux poules, & les deux dames qui fe promenoient. 11 reconnut fa princeffe, & vint fe mettre k fes piés; mais elle lui dit que tous les honneurs étoient dus k la généreufe Fée qui Favoit garantie des griffes de Caraboffe; de forte qu'il lui baifa le bas de fa robe, & lui fit le plus beau compliment qui fe foit jamais prononcé en pareille occafion. Pendant qu'il parloit, la Fée 1'interrompit, & s'écria; Je vous jure que je fens du rot. Oui, madame, répliqua Jean Caquet, en montrant la broche chargée d'excellens petits piés, il ne tiendra qu'a votre grandeur d'en tater; très-volontiers, dit-elle, moins pour 1'amour de moi, que pour 1'amour de la princeffe, qui a befoin de faire un beau repas. En même tems Fon fut querir aux vaiffeaux toutes les chofes nécelfaires; &c la joie d'avoir retrouvé la princeffe , jointe k la bonne chère, ne laiffèrent rien k fouhaiter. Le repas étant fini, & le poulet gras de retour , la Fée habilla Printanière d'une robe de brocard or & vert, femée de rubis & de perles; elle noua fes beaux cheveux blonds avec des cordes de diamans & d'émeraude, elle la couronna de fleurs; èc la faifant monter dans fon chariot, toutes les étoiles qui la virent palier crurent que c'étoit 1'Aurore qui ne s'c-  aio la Prince ssë tolt pas encore retirée; & elles lui difoient en paffant: bon jour 1'Aurore. Après de grands adieux de la part de la Fée & dé eelle de la princeffe, elle lui dit: He quoi.' madame ne dirai-jepointk la reine, ma mère, qui m'a fait tant de bien? Belle princéffe, répliqua-t-elle, embraffez-la pour moi, & lui dites que je fuis la cinquième Fée qui vous doua k votre naiffance. La princeffe étant dans lé vaiffeau, Fon tira töüt le canon, &plus de mille fufées. Ellearriva très-heureufement au port; & trbuva le roi & la reine qui 1'atténdoient avec tant de bontés , qu'ils ne lui laiffèrent pas le tems de leur dëmander pardon de fes extravagances paffées, quoiqu'elle fe fut jetée k leurs piés dès qu'elle lés avoit vus; mais la tendreffe paternelle 1'aVóit prévenue, & l'on mit tout fur la vieille Caraboffe, Dans le même tems, le fils du grand roi Mérlin arriva, inquiet de ne recevoir aucunes nouvelles de fon ambaffadeur. II avoit mille chévaux, & trente laquais bien habillés de i-Otige , avec de riches galons d'or : il étoit cent fois plus aimable que 1'ingrat Fanfarinet. L'on ft'éut gardé de lui conter 1'aventure de 1'enlèvenient, cela lui auroit peut-être donné quelCiUésföupfons; on lui dit d'un air fort fincère,  P K I N T A N I E R E. %%l que fon ambaffadeur ayant foif, & voulant tirer de 1'eau pour boire, étoit tombé dans le puits, & s'y étoit noyé. II le crut fans peine, &t l'on fit la noce, oü la joie fut fi grande qu'elle effaca tous les chagrins paffés. A quelque chofe qu'Amour nous puiffe affujétir Des régies du devoir on ne doit point fortir ; Et malgré le penchant qui fouvent nous entraïne , Je veux que la raifon foit toujours fouveraine : Que toujours maitreffe du cceur, Elle règle a fon gré nos vceux & nqtre ardeur»  LA PRINCESSE ROSETTE, CONTÉ. Il étoit une fois un roi & une reine qui avoient deux beaux gargons. Ils croiffoient comme le jour, tant ils fe faifoient bien nourrir. La reine n'avoit jamais d'enfans, qu'elle n'envoyat convier les Fées & leur naiffance; elle les prioit toujours de lui dire ce qui leur devoit arriver. Elle devint groffe , & fit une belle petite fille, qui étoit fi jolie , qu'on ne la pouvoit voir fans 1'aimer. La reine, ayant bien régalé toutes les Fées qui étoient venues la voir, quand elles furent prêtes a s'en aller , elle leur dit i N'oubliez pas votre bonne coutume , & ditesmoi ce qui arrivera a Rofette , ( c'eft ainfi que l'on appeloit la petite princeffe ). Les FéeS lui dirent qu'elles avoient oublié leur grimoire a la maifon; qu'elles reviendroient une autre fois la voir. Ah! dit la reine, cela ne m'annonce rien de bon; vous ne voulez pas m'affliger  R O S E T T E. i%j elle fe mit a pleurer. Le roi 1'embraffa, & lui dit de ne point pleurer ; qu'il venoit pour 1'öter de la tour , & la mener dans un beau chateau. Le prince avoit tout plein fes pochettes de dragees, qu'il donna a Rofette : Allons, lui dit-il, fortons de cette vilaine tour, le roi te mariera bientöt, ne t'afïlige point. Quand Rofette vit le beau jardin tout rempli de fleurs, de fruits, de fontaines , elle demeura fi étonnée, qu'elle ne pouvoit pas dire un mot, car elle n'avoit encore jamais rien vu. Elle regardoit de tous cötés, elle marchoit, elle s'artoit, elle cueilloit des fruits fur les arbres, & des fleurs dans le parterre ; fon petit chien, appelé Fretillon, qui étoit vert comme un perroquet , qui n'avoit qu'une oreille , & qui danfoit a ravir, alloit devant elle, faifant jap, jap , jap, avec mille fauts & mille capriolles. Fretillon réjouiffoit fort la compagnie. II fe mit tout d'un coup a courir dans un petit bois. La princeffe le fuivit, & jamais l'on n'a été plus émerveillé qu'elle le fut, de voir dans ce bois tin grand paon qui faifoit la roue, & qui lui parut fi beau, fi beau, fi beau, qu'elle n'en pouvoit retirer fes yeux. Le roi & le prince arrivèrent auprès d'elle , & lui demandèrent k quoi elle s'amufoit ? Elle leur montra le paon , & leur demanda ce que c'étoit que cela ? Ils lui Pij  az8 la Princesse dirent que c'étoit un oifeau dont oh mangeoit quelquefois. Quoi, dit-elle, l'on ofe tuer un fi bel oifeau &c le manger ? Je vous déclare que je ne me marierai jamais qu'au roi des paons ; & quand j'en ferai la reine, j'empêcherai bien que l'on en mange. L'on ne peut dire 1'étonnement du roi: Mais, ma fceur , lui dit-il, oii voulez - vous que nous trouvions le roi des paons ? Oii il vous plaira, fire ; mais je ne me marierai qu'a lui. Après avoir pris cette réfolution, les deux frères 1'emmenèrent a leur chateau, oii il faljut apporter le paon, & le mettre dans fa chambre, (car elle 1'aimoit beaucoup). Toutes les dames qui n'avoient point vu Rofette, acc-oururent pour la faluer & lui faire la cour ; les unes lui apportoient des confitures, les autres du fucre, les autres des robes d'or, de beaux rubans, des poupées, des fouliers en broderie, des perles , des diamans ; on la régaloit' par-tout; & elle étoit fi bien apprife , fi civile, baifant la main, faifant la révérence quand on lui donnoit quelque belle chofe, qu'il n'y avoit ni monfieur, ni madame qui ne s'en retournaffent contens. Pendant qu'elle caufoit avec bonne compagnie , le roi & le prince fongeoient k trouver k roi des paons, s'il y en avoit un au monde.  R O S E T T E. 229 lis s'avisèrent qu'il falloit faire un portrait de la princeffe Rofette; 8c ils le firent faire fi beau, qu'il ne lui manquoit que la parole , 8c lui dirent: Puifque vous ne voulez époufer que le roi des paons, nous allons partir enfemble , 8c vous Palier chercher par toute la terre. Si nous le trouvons , nous ferons bien aifes ; prenez foin de notre royaume , en attendant que nous revenions. Rofette les remercia de la peine qu'ils prenoient; elle leur dit qu'elle gouverneroït bien le royaume, 6c qu'en leur abfence tout fon plaifir feroit de regarder le beau paon, 6c de faire danfer Fretillon. Ils ne purent s'empêcher de pleurer en fe difant adieu. Voila les deux princes partis , qui demandoient a tout le monde : Ne connoiffez-vous point le roi des paons ? Chacun difoit : Non, non. Ils paffoient 6c alloient encore plus loin. Comme cela ils allèrent fi loin, fi loin, que perfonne n'a jamais été fi loin. Ils arrivèrent au royaume des hannetons: il ne s'en eft point encore tant vu; ils faifoient un fi grand bourdonnement, que le roi avoit peur de devenir fourd. II demanda a celui de tous qui lui parut le plus raïfonnable, s'il ne favoit point en quel endroit il pourroit trouver le roi des paons? Sire, lui dit le hanneton, P iij  H4 la Prikcesse fon royaume eft a trente mille lieues d'ici; vous avez pris le plus long pour y aller. Et comment favez-vous cela, dit le roi? C'eft, répondit le hanneton, que nous vous connoiffons bien, Sc que nous allons tous les ans pafier deux ou trois mois dans vos jardins. Voila le roi Sc fon frère qui embraffent le hanneton bras deflus , bras deflbus; ils fe fïrent grande amitié , Sc dinèrent enfemble; ils virent, avec admiration, toutes les curiofités de ce pays-la, oii la plus petite feuille d'arbre vaut une piftole. Après cela, ils partirent pour achever leur voyage; Sc comme ils favoient le chemin, ils ne furent pas long-tems fans arriver. Ils voyoient tous les arbres chargés de paons; Sc tout en étoit fi rempli, qu'on les entendoit crier Sc parler de deux lieues. Le roi difoit a fon frere : fi le roi des paons eft un paon lui-même, comment notre fceur prétend-elle 1'époufer ? II faudroit être fou pour y confemir. Voyez la belle alliance qu'elle nous donneroit; des petits paoneaux pour neveux. Le prince n'étoit pas moins en peine; c'eft-la, dit-il, une malheureufe fantaifie qui lui eft venue dans 1'efprit, je ne fais ou elle a été deviner qu'il y a dans le monde un roi des paons. Quand ils arrivèrcnt k la grande ville, ils  ROJETTI. 13» Vireht qu'elle étoit pleine d'hommes & de femmes; mais qu'ils avoient des habits faits. de plumes de paons, & qu'ils en mettoient partout comme une fort belle chofe. Ils rencontrèrent le roi qui s'alloit promener dans un beau petit carroffe d'or & de diamans, que douze paons menoient a toute bride. Ce roi des paons étoit fi beau , fi beau, que le roi &C le prince en furent charmés; il avoit de longscheveux blonds & frifés, Ie vifage blanc, une couronne de queue de paon. Quand il les vit, il jugea que puifqu'ils avoient des habits d'une autre facon que les gens du pays, il falloit qu'ils fuffent étrangers; & pour le favoir, il arrêta fon carroffe , & les fit appeler. Le roi Se le prince vinrent a lui. Ayant fait la révérence , ils lui dirent : Sire , nous venons. de bien loin pour vous montrer un beau portrait : ils tirèrent de leur valife le grand portrait de Rofette. Lorfque Ie roi des paons 1'eut bien regardé : Je ne peux croire, &t-il, qu'il y art au monde une fi belle rille. Elle eft encore cent: fois plus belle , dit te roi : Ah! vous vous. moquez, répliqua le roi des paons. Sire, dit le prince, voila mon ti cre qui eft roi comme: vous, il s'appelle le ros, & moi je me nomme le prince; notre focirr, dont voici le portrait,. •ft la princeffe Roi'cttc ; nous vous venons. P iv  a.32 la Princesse demander fi vous la voulez époufer; elle eft belle & bien fage , & nous lui donnerons un boifleau d'écus d'or. Oui-da, dit le roi, je 1'épouferai de bon cceur; elle ne manquera de rien avec moi, je 1'aimerai beaucoup; mais je vous allure que je veux qu'elle foit auffi belle que fon portrait, & que s'il s'en manque la moindre petite chofe, je vous ferai mourir. Hé bien , nous y confentons, dirent les deux frères de Rofette. Vous y confentez, ajouta le roi ? Allez donc en prifon, & vous y tenez jufqu'a ce que la princeffe foit arrivée. Les princes le firent fans difficulté ; car ils étoient bien certains que Rofette étoit plus belle que fon portrait. Lorfqu'ils furent dans la prifon, le roi les envoya fervir a merveille; il les alloit voir fouvent, & il avoit dans fon chateau le portrait de Rofette, dont il étoit fi affolé , qu'il ne dormoit ni jour, ni nuit. Comme le roi Sc fon frère étoient en prifon, ils écrivirent par la pofte k la princeffe de faire vïtement fon paquet, & de venir en diligence , paree qu'enhn le roi des paons 1'attendoit. Ils ne lui mandèrent pas qu'ils étoient prifonniers , de peur de 1'inquiéter trop. Quand elle recut cette lettre , elle fut tellement tranfportée, qu'elle en penfa mourir, Elle  R O S E T T E. 133 •ik a tout le monde que le roi des paons étoit trouvé, & qu'il vouloit 1'époufer. On alluma des feux de joie, on tira le canon , l'on mangea des dragées & du fucre par-tout; l'on donna a tous ceux qui vinrent voir la princeffe pendant trois jours, une beurrée de confiture, du petit metier , & de 1'hypocras. Après qu'elle eut fait ainfi de<= libéralkés, elle laiffa fes belles poupées k fes bonnes amies, & le royaume de fon frère entre les mains des plus fages vieillards de la ville. Elle leur recommanda bien d'avoir foin de tout, de ne guères dépenfer , d'amaffer de 1'argent pour le retour du roi; elle les pria de conferver fon paon, & ne voulut mener .avec elle que fa nourrice & fa fceur de lait, avec le petit chien vert Fretillon. Elles fe mirent dans un bateau fur la merElles portoient le boiffeau d'écus d'or, & des habits pour dix ans, k en changer deux fois par jour. Elles ne faifoient que rire & chanter. La nourrice demandoit au batelier : Approchons-nous , approchons-nous du royaume des paons ? II lui difoit: Non , non. Une autrefois elle lui demandoit: Approchons-nous , approchons-nous ? II lui difoit : Bientöt, bientöt. Une autre fois elle lui dit: Approchons-nous , approchons-nous ? II répliqua: Oui, oui. Et quand il eut dit cela, elle fe mit au bout du  134 la Princesse bateau, affife auprès de lui; & lui dit: Si tu veux tu feras riche a jamais. II répondit: Je le veux bien. Elle continua : Si tu veux tu gagneras de bonnes piftoles. II répondit: Je ne demande pas mieux. Hé bien, dit-elle, il faut que cette nuit, pendant que la princeffe dormira, tu m'aides k la jeter dans la mer. Après qu'elle fera noyée , j'habillerai ma fille de fes beaux habits, & nous la mènerons au roi des paons, qui fera bien aife de 1'époufer; & pour ta récompenfe, nous te donnerons ton plein cou chargé de diamans. Le batelier fut bien étonné de ce que lui propofoit la nourrice. II lui dit que c'étoit dommage de noyer une fi belle princeffe , qu'elle lui faifoit pitié ; mais elle prit une bouteille de vin, & le fit tant boire, qu'il ne favoit plus la refufer. La nuit étant venue , la princeffe fe coucha comme elle avoit accoutumé ; fon petit Fretillon étoit joliment couché au fond du lit, fans remuer ni piés ni pattes. Rofette dormoit de toute fa force , quand la méchante nourrice ,. qui ne dormoit pas, s'en alla querir le batelier. Elle le fit entrer dans la chambre de la princeffe ; puis fans la réveiller, ils la prirent avec fon lit de plume , fon matelas , fes draps , fes couvertures: la fceur de lait aidoit de toute fa  R.OSETTE. 135 force; ils jetèrent tout cela dans la mer; 8c la princeffe dormoit de fi bon fommeil, qu'elle ne fe réveilla point. Mais ce qu'il y eut d'heureux, c'eft que fon lit de plurge étoit fait de plumes de phénix, qui font fort rares , 8c qui ont cette propriété , qu'elles ne vont jamais au fond de 1'eau ; de forte qu'elle nageoit dans fon lit, comme fi elle eut été dans un bateau. L'eau pourtant mouilloit peu a peu fon lit de plume, puis le matelas ; 8c Rofette fentant l'eau , elle eut peur d'avoir fait pipi' au dodo , Sc d'être grondée. Comme elle fe tournoit d'un cöté fur Falitre, Fretillon s'éveilla. II avoit le nez excellent; il fentoit les foles 8c les morues de fi prés, qu'il fe mit a japper, a japper tant, qu'il éveilla tous les autres poiffons. Ils commencèrent a nager; les gros poiffons donnoient de la tête contre le lit de la princeffe, qui, ne tenant a rien, tournoit Sc retournoit comme une pirouette. Dame , elle étoit bien étonnée! Eft-ce que notre bateau danfe fur l'eau, difoit-elle ? Je n'ai point accoutumée d'être fi mal a mon aife que je fuis cette nuit; Sc toujours Fretillon qui jappoit, 8c qui faifoit une vie de défefpéré. La méchante nourrice & le batelier 1'entendoient de bien loin, 8c difoient; Voila  1JÖ LA PitïNCESSE ce petit dröle de chien qui boit k ndtre fanté avec fa maitréffe ; dépêchöns-nöus d'arriver, car ils étoient tout contre la ville du roi des paöns. II avoit envöyé au bord de la mer cent carroffes, tirés par toutes fortes de bêtes rares: il y avoit des lions, des ours, des cerfs, des löttps, des chevaux , des boeufs, des aYies , des aigles, des paons; & le carroffe oii la princeffe Rofette devoit fe mettre, étoit trainé par fix finges bleus, qui fautoient, qui danfoient fur la corde, qui faifoient mille tours agréables: ils avoient de beaux harnois de velours crairióifT, avec des plaques d'or. On voyoit foiJcante jeunes demoifelles que le roi avoit choifks pour la divertir; elles étoient habillées de toutes fortes de couleurs, & 1'or &c 1'argent étoient la moindre chofe. La nourrice avoit pris grand foin de parer fa fïlle; elle lui mit les diamans de Rofette k la tête &i par-tout, & fa plus belle robe. Mais elle étoit, avec fes ajuftemens, plus laide qu'une guenon; fes cheveux d'un noir gras, les yeux de travers, les jambes tortues, une groffe boffe au milieu du dos, de méchante humeur & mauffade, qui grognoit toujours. Quand tous les gens du roi des paons la Virent fortir du bateau, ils demeurèrent fi fur-  R O SE T T I. &37 pris, fi furpris, qu'ils ne pouvoient parler. Qu'eft-ee que cela, dit-elle ? Eft-ce que vous dormez? Allons, allons, que l'on m'apporte a manger; vous êtes de bonnes canailles, jé vous ferai tous pendre. A cette nouvelle ils fe difoient: Quelle vilaine béte ? Elle eft auffi méchante que laide ! Voila notre roi bien marié, je ne m'étonne point; ce n'étoit pas la peine de la faire venir du bout du monde, Elle faifoit toujours la maitrelfe; & pour moins que rien elle donnoit des foufflets & des coups de poings a tout le monde. Comme fon équipage étoit fort grand, elle alloit doucement: elle fe carroit comme une reine dans fon carroffe. Mais tous les paons qui s'étoient mis fur les arbres pour la faluer en paffant, Sc qui avoient réfolu de crier; Vive la belle reine Rofette; quand ils Tapper» curent fi horrible, ils crioient: Fi, fi, qu'elle eft laide. Elle enrageoit de dépit, & difoit k fes gardes: Tuez ces coquins de paons qui me chantent injures. Les paons s'envoloient bien vite, &c fe moquoient d'elle. Le fripon de batelier qui voyoit tout cela, difoit tout bas k la nourrice: Commère, nous *ne fommes pas bien; votre fille devroit être plus jolie. Elle lui répondit: Tais-toi, étourdi, tu nous porteras malheur.  »38 LA PRINCESSE L'on fut avertir le roi que la princeffe approchoit. Hé bien, dit-il, fes frères m'ont-ils dit vrai? Eft-elle plus belle que fon portrait? Sire, dit-on, c'eft bien affez qu'elle foit auffi belle. Oui-da, dit le roi, j'en ferai bien content: allons la voir; car il entendit par le grand bruit que l'on faifoit dans la cour, qu'elle arrivoit; & il ne pouvoit rien diftinguer de ce que l'on difoit, finon, fi, fi, qu'elle eft laide! II crut qu'on parloit de quelque naine ou de quelque béte qu'elle avoit peut-être amenée avec elle; car il ne pouvoit lui entrer dans 1'efprit que ce fut effectivement d'elle-même. L'on portoit le portrait de Rofette au bout d'un grand baton tout découvert, & le roi marchoit gravement après, avec tous fes barons & tous fes paons, puis les ambaffadeurs des royaumes voifins. Le roi des paons avoit grande impatience de voir fa chère Rofette; dame, quand il 1'appercut, k peu tint qu'il ne mourüt fur la place; il fe mit dans la plus grande colère du monde, il déchira fes habits, il ne vouloit pas 1'approcher: elle lui faifoit peur. Comment, dit-il, ces deux marauds que je tiens dans mes prifons ont bien de la hardieffe' de s'être moqué de moi, ck de m'avoir propofé d'époufer une magotte comme cela; je  R O 5 I T T ï. 139 les ferai mourir. Allons, que Ton enferme tout-a-l'heure cette pimbèche, fa riourrice, 8c celui qui les amène ; qu'on les mette au fond de ma grande tour. D'un autre cöté, le roi & fon frère qui étoient prifonniers, 8c qui favoient que leur fceur devoit arriver, s'étoient faits braves pour la recevoir. Au lieu de venir ouvrir la prifon Sc les mettre en liberté, ainfi qu'ils 1'efpéroient, le geolier vint avec des foldats, 8c les fit defcendre dans une cave toute noire, pleine de vilaines bêtes , ou ils avoient de l'eau jufqu'au cou: l'on n'a jamais été plus étonné ni plus trifte. Hélas! difoient-ils 1'un a l'autre, voila de triltes noces pour nous! Qu'efl-ce qui peut nous procurer un fi grand malheur? Ils ne favoient au monde que penfer, finon qu'on vouloit les faire mourir; 8c ils en étoient tout-a-fait fachés. Trois jours fe paffèrent fans qu'ils entendiffent parler de rien. Au bout de trois jours, le roi des paons vint leur dire des injures par un trou. Vous avez pris le titre de roi 8c de prince, leur cria-t-il, pour m'attraper, 8c pour m'engager a époufer votre fceur; mais vous n'êtes tous que des gueux, qui ne valez pas l'eau que vous buvez. Je vais vous donner des juges, qui feront bien vite votre proces;  I4O LA PRINCESSE Pon file déja la corde dont je vous ferai pendre. Roi des paons, répondit le roi en colère, n'allez pas fi vite dans cette affaire, car vous pourriez vous en repentir. Je fuis roi comme vous, j'ai un beau royaume, des habits ck des couronnes, ck de bons écus; j'y mangerois jufqu'a ma chemife : Ho, ho, que vous êtes plaifant de nous vouloir faire pendre, eft-ce que nous avons volé quelque chofe? Quand le roi 1'entendit parler fi réfolument, il ne favoit oü il en étoit, ck il avoit quelquefois envie de les laiffer aller avec leur fceur, fans les faire mourir; mais fon confident, qui étoit un vrai flateur, 1'encouragea; lui difant que s'il ne fe vengeoit, tout le monde fe moqueroit de lui, ck qu'on le prendroit pour un petit roitelet de quatre deniers. II jura de ne leur point pardonner, ck il commanda que l'on fit leur procés. Cela ne dura guères; il n'y eut qu'a voir le portrait de la véritable princeffe Rofette auprès de celle qui étoit venue, èk qui difoit 1'être; de forte qu'on les condamna d'avoir le col coupé, comme étant menteurs, puifqu'ils avoient promis une belle princeffe au roi, ck qu'ils ne lui avoient donné qu'une laide payfanne. L'on fut a la prifon en grand appareil leur lire eet arrêt; ck ils s'écrièrent qu'ils n'avoient point  R ó s Ê f ¥ ë; 441 Jioint menti; que leur fceur étoit princeffe t & plus belle que le jour; qu'il y avoit quel* que chofe la-deffous qu'ils n'entendoient pas $ Sc qu'ils demandoient encore fept jours, avant qu'on les fit mourir; que peut-être dans ce tems leur innocence feroit reconnue. Le roi des paons, qui étoit fort en colère, eut beaucoup [de peine a. leur accorder cette grace; mais enfin il le voulut bien. Pendant que toutes cës affaires fe paffoient k la cour, il faut dire quelque chofe de la pauvre princeffe Rofette. Dès qu'il fut jour elle demeura bien étonnée, & Fretillon auffi, de fe voir au milieu de la mer fans bateau Sc fans fecours. Elle fe prit k pleurer, k pleurer tant Sc tant, qu'elle faifoit pitié k tous les poiffons : elle ne favoit que faire, ni que devenir. Affurément, difoit-elle, j'ai été jetée dans la mer par 1'ordre du roi des paons; il s'efl: repenti de m'époufer, & pour fe défaire honnêtement de moi, il m'a fait noyer : Voila un étrange homme, continua-t-elle ! Je 1'aurois tant aimé! Nous aurions fait fi bon ménage 1 La-deffus elle pleuroit plus fort; car elle ne pouvoit s'empêcher de 1'aimer. Elle demeura deux jours ainfi flottante d'un cöté Sc de l'autre de la mer, mouillée jufqu'aux os, enrhumée k mourir, Sc prefqu* Tornt IL Q  14% LA PRINCESSE tranfle; fi ce n'avoit été le petit Fretillon ; qui lui réchauiToit un peu le cceur, elle feroit morte cent fois : elle avoit une faim épouvantable. Elle vit des huitres a 1'écaille, elle en prit tant qu'elle en voulut, & elle en mangea: Fretillon ne les aimoit guères, il fallut pourtant bien qu'il s'en nourrit. Quand la nuit venoit, la grande peur prenoit k Rofette; &c elle difoit a fon chien: Fretillon, jappe toujours, de crainte que les foles ne nous mangent. II avoit jappé toute la nuit, & le lit de la princeffe n'étoit pas loin du bord de l'eau. En ce lieu-la il y avoit un bon vieillard qui vivoit tout feul dans une petite chaumière, ou perfonne n'alloit jamais : il étoit fort pauvre, & ne fe foucioit pas des biens du monde. Quand il entendit japper Fretillon, il fut tout étonné , car il ne paffoit guères [de chiens par-la; il crut que quelques voyageurs fe fe* roient égarés, il fortit pour les remettre eha* ritablement dans leur chemin. Tout d'un coup il appercut la princeffe & Fretillon qui nageoient fur la mer; & la princeffe le voyant, lui tendit les bras , de lui cria : Bon vieillard, fauvez-moi, car je périrai ici; il y a deux jours que je languis. Lorfqu'il 1'entendit parler fi triilement, il fn eut grande pitié, & rentra dans fa maifon  R ö S Ë t t E, «45 póuf prendre un long crochet. 11 s'avanca dans l'eau jufqu'au eou, & penfa deux ou trois fois être noyé; enfin il tira tant, qu'il amena le. lit jufqu'au bord de l'eau. Rofette Sc Fretillon furent bien-aifes d'être fur la terre; elle remercia bien fort le bonhomme, & prit fa couverture dont elle s'enveloppa; puis toute nudpié elle entra dans la chanmière, oit il lui al» luma un petit feu de paille sèche, &c tira de fon coffre le plus bel habit de feu fa femme, avec des bas & des fouliers, dont la princeffe s'habilla. Ainfi vêtue en payfanne, elle étoif belle comme le jour , & Fretillon danfoit autour d'elle pour la divertir. Le vieillard vóyoit bien que Rofette étoit quelque grande dame , car les couvertures dé fon lit étoient toutes d'or & d'argent, & fort matelas de fatin. 11 la pria de lui cönter fort hiftoire, & qu'il n'en diroit mot fi elle vou* loit. Elle lui apprit tout, d'un bout a l'autre, pleurant bien fort; car elle croyoit toujours que c'étoit le roi des paons qui Favoit fait noyer. Comment ferons-nous, ma fille, lui dit le vieillard ? Vous êtes une fi grande princeffe, accoutumée a manger de bons morceauX, & moi je n'ai que du pain noir & des raves, vous allez faire méchante chère; & fi vous m'en vouliez croire, j'irois dire au roi des paons  rj6 l e Rameau d' O r; trouvoit un peu laffe. Ses moutons ók Ton chien , raffemblés k fes cötés , fembloient la garder , ck lui donner les foins qu'elle leur devoit. Le foleil ne pouvoit 1'incommoder , quoiqu'il fut dans toute fa force ; les arbres touffus 1'en garantiffoient; ck 1'herbe fraiche ck fine, fur laquelle elle s'étoit laiffée tomber , paroiffoit orgueilleufe d'une charge fi belle. C'efl-la Qu'on voyoit les violettes, A 1'envi des autres fleurs , s'élever fur les herbettes Pour répandre leurs odeurs. Les oifeaux y faifoient de doux concerts, ck les zéphirs retenoient leur haleine, dans la crainte de 1'éveiller. Un berger , fatigué de 1'ardeur du foleil, ayant remarqué de loin eet endroit, s'y rendit en diligence ; mais lorfqu'il vit la jeune Brillante , il demeura fi furpris , que fans un arbre contre lequel il s'appuya , il feroit tombé de toute fa hauteur. En effet, il la"reconnut pour cette même perfonne dont il avoit admiré la beauté fur les vitres de Ja gallerie ck dans le livre de vélin; car le lecteur ne doute pas que ce berger ne foit le prince Sans-Pair. Un pouvoir inconnu l'avoit arrêté dans cette contrée ; il s'étoit fait admirer de tous ceux qui 1'avoient vu. Son adreffe en  t e Rameau n' O r. 177 toutes chofes , fa bonne mine & fon efprit, ne le diflinguoient pas moins entre les autres bergers , que fa naiffance 1'auroit diftingué ailleurs. II attacha fes yeux fur Brillante avec une attention & un plaifir qu'il n'avoit point reffenti jufqu'alors. II fe mit a genoux auprès d'elle; il examinoit eet affemblage de beauté, qui la rendoit toute parfaite ; Sc fon cceur fut le premier qui paya le tribut qu'aucun autre depuis n'ofa lui refufer. Comme il rêvoit profondément, Brillante s'éveilla; & voyant Sans-Pair proche d'elle avec un habit de pafteur extrêmement galant, elle le regarda , & rappela auflitöt fon idéé, paree qu'elle avoit vu fon portrait dans la tour. Aimable bergère, lui dit-il, quelle heureufe deftinée vous conduit ici ? Vous y venez, fans doute, pour recevoir notre encens & nos vceux. Ah ! je fens déja que je ferai le plus emprefie k vous rendre mes hommages. Non , berger, lui dit-elle, je ne prétens point exiger des honneurs qui ne me font pas dus; je veux demeurer fimple bergère , j'aime mon troupeau & mon chien. La folitude a des charmes pour moi, je ne cherche qu'elle. Quoi! jeune bergère, en arrivant en ces lieux vous y apportez le deffein de vous cacher aux mortels qui les habitent! Efr-il pof- S iij  i7& l e Rameau d' O fible, continua-t-il, que vous nous vouliez' tant de mal ? Tout du moins exceptez moi, puifque je fuis le premier qui vous ai offert fes fervices. Non, reprit Brillante, je ne veux point vous voir plus fouvent que les autres _, quoique je fente déja une eftime particufière pour vous; mais enfeignez-moi quelque fage bergère, chez qui je puiffe me retirer ; car étant inconnue ici, & dans un age k ne pouvoir demeurer feule , je ferai bien aife de me -mettre fous fa conduite. Sans-Pair fut ravi de cette commifïion. II la mena dans une cabane fi propre, qu'elle avoit mille agrémens dans fa fimplicité. II y avoit une petite vieillote qui fortoit rarement , paree qu'elle ne pouvoit prefque plus marcher. Tenez, ma bonne mère, dit Sans-Pair en lui préfentant Brillante , voici une fille incomparable, dont la feule préfence vous rajeunira. La vieille 1'embraffa, & lui dit d'un air affable qu'elle étoit la bien venus ; qu'elle avoit de la peine de la loger fi mal, mais que tout au moins elle la logeroit fort bien dans fon cceur. Je ne penfois pas, dit Brillante , trouver ici un accueil fi favorable, &c tant de politeffe; je vous affure , ma bonne mère, que je fuis ravïe d'être auprès de vous. Ne me refufez pas, continua-1-elle, en s'aijreffant au berger, de me dire votre nom, pour  t e Rameau d' O r. 279 que je fache a qui je fuis obligée d'un tel fervice. On m'appelle Sans - Pair, répondit le prince ; mais a préfent je ne veux point d'autre nom que celui de votre efclave. Et moi, dit la petite vieille, je fouhaite auffi de favoir comme on appelle la bergère pour qui j'exerce 1'hofpitalité. La princeffe lui dit qu'on la nommoit Brillante. La vieille pmit charmée d'un fi aimable nom, & Sans-Pair dit cent jolies chofes la-deffus. La vieille bergère ayant peur que Brillante n'eüt faim Lui préfenta dans une terrine fort propre , du lait doux, avec du pain bis, des ceufs frais, du bcurre nouveau battu , & un fromage a la crêrne. Sans-Pair courut dans fa cabane; il en apporta des fraifes, des noilëttes , des cerifes & d'autres fruits , tous entourés de ficurs ; & pour avoir lieu de refter plus longtems auprès de Brillante, il lui demanda pexmiffion d'en manger avec elle. Hélas ! qu'il lui auroit été difficile de la lui refufer. Elle le voyoit avec un plaifir extreme ; & quelque froideur qu'elle affecfat, elle fentoit bien que fa préfence ne lui feroit point indifférente. Lorfqu'il l'eut quittée, elle penfa encore long-tems a lui, & lui a elle, II la voyoit tous les jours, il conduifoit fon troupeau dans le lieu oii elle faifoit paitre le fien , il chantoit S iy  aSo ie Rameau d' O r; auprès d'elle des paroles pafïionnées: il jouoit de la flftte Sc de la rmrfette pour la faire danfcr, & elle s'en acquittoit avec une grace & une jufteffe qu'il ne pouvoit affez admirer. Chacun de fon cöté faifoit réflexion a cette fuite furprenante d'aventures qui leur étoient arrivées, 6c chacun commencoit k s'inquiéter. Sans-Pair la cherchoit foigneufement par-tout* Enfin , toutes les fois qu'il la trouva feulette, II lui paria tant d'amourette , 11 lui peignit fi bien fon feu , fa paffion , Et ce qui de deux cceurs fait Ia douce union, Qu'elle reconnut dans fon ame Que ce petit je ne fais quoi Qu'elle fentoit pour lui, fans bien favoir pourquoi; Etoit une amoureufe flamme. Alors connoiffant le danger Oü , pour fon peu d'expérience, Eüe expolbit fon innocence , Elle évite avec foin eet aimable berger j Mais que ce fut pour elle Une peine cruelle J Et que fouvent fon cceur , foupirant en fecret , hx\i reprocha de fuir un amant fi difcret! Sans-Pair, qui ne pouvoit comprendre Ce qui caufoit ce cruel changement, Cherche par-tout un moment pour 1'apprendre j Mais il le cherche vainement, Brillante ne veut plus 1'approcher ni 1'entendre. EHe 1'évitoit avec foin, 6c fe reprochoit  le Rameau d'Or. 281 fans ceffe ce qu'elle reffentoit pour lui. Quoi! j'ai le malheur d'aimer, difoit-elle, & d'aimer un malheureux berger ! Quelle deftinée eft la mienne? J'ai préféré la vertu a la beauté: il femble que le ciel, pour me récompenfer de ce choix, m'avoit voulu rendre belle; mais que je m'eftime malheureufe de 1'être devenue! Sans ces inutiles attraits, le berger que je fuis ne feroit point attaché a me plaire, & je n'aurois pas la honte de rougir des fentimens que j'ai pour lui. Ses larmes fmiffoient toujours par de fi douloureufes réflexions, & fes peines augmentoient par 1'état oü elle réduifoit fon aimable berger. II étoit de fon cöté accablé de trifleffe; il avoit envie de déclarer k Brillante la grandeur de fa naiffance, dans la penfée qu'elie feroit peut-être piquée d'un fentiment de vanité, & qu'elle 1'écouteroit plus favorablement; mais il fe perfuadoit ènfuite qu'elle ne le croiroit pas , & que fi elle lui demandoit quelque preuve de ce qu'il lui diroit, il étoit hors d'état de lui en donner. Que mon fort eft cruel, s'écrioit-il ! quoique je fuffe affreux, je devois fuccéder k mon père. Un grand royaume répare bien des défauts. II me feroit k préfent inutile de me préfentcr k lui ni k fes fujets , il fi'y en a aucuns qui puiffent me recoimoitre;  iSz l e Rameau d* O k; & tout le bien que m'a fait la Fée Benigne; en m'ötant mon nom & ma laideur, confifte a me rendre berger, & k me livrer aux charmes d'une bergère inexorable , qui ne peut me fouffrir. Etoile barbare , difoit-il en foupirant, deviens-moi plus propice, ou rends-moi ma difformité avec ma première indifférence I Voila les triftes regrets que 1'amant & la maitreffe faifoient fans fe connoitre. Mais comme Brillante s'appliquoit k fuir Sans-Pair, un jour qu'il avoit réfolu de lui parler, pour en trcuver un prétexte qui ne 1'offensat point, il prit un petit agneau , qu'il enjoliya de rubans & de fleurs; il lui mit un collier de paille pekte , travaillé fi proprement, que c'étoit une efpèce de chef-d'ceuvre ; il avoit un habit de taffetas couleur de rofe , couvert de dentelles d'Angleterre, une houlette garnie de rubans , une panetière ; & en eet état tous les Céladons du monde n'auroient ofé paroitre devant lui. II trouva Brillante "affife au bord d'un ruiffeau , qui couloit lentement dans le plus épais du bois ; fes moutons y paiffoient épars. La profonde trifteffe de la bergère ne lui permettoit pas de 'leur donner fes foins. Sans-Pair 1'aborda d'un air timide ; il lui préfenta le petit agneau; & la regardant tendrement: Que vous ai-je donc fait, belle bergère }  le Rameau d' O r: lui dit-il, qui m'attire de fi terribles marqués de votre averfion ? Vous reprochez a vos yeux le moindre de leurs regards; vous me fuyez. Ma paffion vous paroit-elle fi offenfante ? En pouvez-vous fouhaiter une plus pure & plus fidelle ? Mes paroles , mes adtions n'ont - elles pas toujours été remplies de refpeét & d'aïdeur ? Mais , fans doute , vous aimez ailleufs ; votre cceur eft prévenu pour un autre. Elle lui repartit auffi-töt: Berger , lorfque je vous évite, Devez-vous vous en alarmer ? On connoit affez par ma fuite Que je crains de vous trop aimer. Je fuirois avec moins de peine, Si la haine me faifoit fuir ; Mais lorfque la raifon m'entraine , L'amour cherche a me retenir. Tout m'alarme ; en ce moment même Je fens que vos regards affoibliffent mon cceur. Je refte toutefois ; quand l'amour eft extreme , Eerger , que le devoir paroit plein de rigueur ! Et qu'on fuit lentement, quand on fuit ce qu'on aime! Adieu ; fi vous m'aimez , hélas ! Mon repos en dépend, gardez-vous de me fuivre. Peut-ctre que fans vous , je ne pourrai plus vivre ; Mais toutefois, berger , ne fuivez point mes pas. En achevant ces mots, Brillante s'éloigna.' Le prince amoureux & défefpéré voulut la fuivre ; mais fa douleur de vint fi forte, qu'il  284 le Rameau d' O r. tomba fans connoiffance au pié d'un arbre. Ah! vertu févère & trop farouche, pourquoi redoutez-vous un homme qui vous a chérie dès fa plus tendre enfance ? II n'eft point capable de vous méconnoitre, & fa palTion eft toute innocente. Mais la princeffe fe déficit autant d'elle que de lui; elle ne pouvoit s'empêcher de rendre juftice au mérite de ce charmant berger , & elle favoit bien qu'il faut éviter ce qui nous parok trop aimable. On n'a jamais tant pris fur foi qu'elle y prit dans ce moment; elle s'arrachoit a 1'objet le plus tendre & le plus chèrement aimé qu'elle eut vu de fa vie. Elle ne put s'empêcher de fourner plufieurs fois la tête , pour regarder s'il la fuivoit; elle Fappercut tomber demimort. Elle 1'aimoit, & elle fe refufa la confolation de le fecourir. Lorfqu'elle fut dans la plaine, elle leva pitoyablement les yeux; & joignant fes bras 1'un fur l'autre : O vertu ! ó gloire, ö grandeur ! je te facrifie mon repos , s'écria-t-elle : ö deftin ! ó Trafimène ! je renonce k ma fatale beauté ; rends-moi ma laideur, ou rends-moi, fans que j'en puiffe rougir, 1'amant que j'abandonne! Elle. s'arrêta k ces mots, incertaine fi elle continueroit de fuir, ou fi elle retourneroit fur fes pas. Son coeur vouloit qu'elle rentrat dans le bois oü elle  ie Rameau d'Or, 285 avoit laiffé Sans-Pair; mais fa vertu triompha de fa tendreffe. Elle prit la généreufe réiblution de ne le plus voir. Depuis qu'elle avoit été tranfportée dans ces lieux , elle avoit entendu parler d'un célèbre enchanteur , qui demeuroit dans un chateau qu'il avoit bati avec fa fceur aux confins de 1'ile. On ne parloit que de leur favoir ; c'étoit tous les jours de nouveaux prodiges. Elle penfa qu'il ne falloit pas moins qu'un pouvoir magique pour effacer de fon coeur 1'image du charmant berger; & fans en rien dire a fa charitable hötefle , qui l'avoit recue & qui la trai» toit comme fa fille , elle fe mit en chemin , fi occupée de fes déplaifirs , qu'elle ne faifoit aucune réflexion au péril qu'elle couroit, étant belle & jeune , de voyager toute feule. Elle ne s'arrêtoit ni jour ni nuit; elle ne buvoit ni ne mangeoit, tant elle avoit envie d'arriver au chateau pour guérir de fa tendrelfe. Mais en paffant dans un bois, elle ouit quelqu'un qui chantoit ; elle crut entendre prononcer fon nom, & reconnoitre la voix d'une de fes cornpagnes. Elle s'arrêta pour 1'écouter; elle entendit ces paroles: Sans-Pair , de fon hameau Le mieux fait, le plus beau Aimoit la bergère Brillante,  l e Rameau d' O r. Aimable, jeune & belle, enfin toute charmante. Par mille petits foins, ce berger , chaque jour , Lui déciaroit affez ce qu'il fentoit pour elle ; Mais la jeune rebelle Ignoroit ce que c'eft qu'amour. Son cceur plein de trifteffe Soupiroit toutefois loin du berger abfent: Ce qui marqué de la tendreffe , Et ce qu'on ne fait pas pour un indifférent. II eft vrai qu'a notre bergère , De tels chagrins n'arrivoient guère ; Car fon amant la fuivoit en tous lieux, ( Elle ne demandoit pas mieux). Souvent couchés deffus 1'herbette, II lui chantoit des vers de fa facon ; La belle avec plaifir écoutoit fa mufette , Et même apprenoit fa chanfon. Ah ! c'en eft trop, dit-elle , en verfant des larmes ; indifcret berger , tu t'es vanté des faveurs innocentes que je t'ai accordées ! Tu as ofé préfumer que mon foible cceur feroit plus fenfible k ta paflion qu'a mon devoir! Tu as fait confidence de tes injuftes défirs, & tu es caufe que l'on me chante dans les bois & dans ïes plaines! Elle en concut un dépit fi violent, qu'elle fe crut en état de le voir avec indifférence , & peut-être avec de la haine. II eft inutile , continua-t-elle, que j'aille plus loin pour chercher des remèdes a ma peine ; je n'ai rien » craindre d'un berger en qui je connois li peu.  le Rameau d' O r. 287 2e mérite. Je vais retourner au hameau avec la bergère que je viens d'entendre. Elle 1'appela de toute fa force , fans que perfonne lui répondit, & cependant elle entendoit de tems en tems chanter affez proche d'elle. L'inquiétude & la peur la prirent. En effet, ce bois appartenoit k 1'enchanteur, &c l'on n'y paflbit point fans avoir quelque aventure. Brillante , plus incertaine que jamais , fe hata de fortir du bois. Le berger que je craignois, difoit-elle , m'eft-il devenu fi peu redoutable , que je doive m'expofer k le revoir ? N'efï-ce point plutöt que mon cceur, d'intelligence avec lui, cherche k me tromper ? Ah! fuyons, fuyons, c'efl le meilleur parti pour une princeffe auffi malheureufe que moi. Elle continua fon chemin vers le chateau de 1'enchanteur ; elle y parvint, & elle y entra fans obftacle. Elle traverfa plufieurs grandes cours, oü 1'herbe & les ronces étoient fi hautes, qu'il fembloit qu'on n'y avoit pas marché depuis cent ans; elle les rangea avec fes mains, qu'elle égratigna en plus d'un endroit. Elle entra dans une falie oü le jour ne venoit que par un petit trou: elle étoit tapiffée d'ailes de chauve-fouris. II y avoit douze chats pendus au plancher, qui fervoient de bittres , & qui faifoient un, miaulis a faire perdre patience ; èc fijr une  arince, en la regardant d'un ceil indigné, vous  le Rameau d' O r; 295 aimer, madame! Hé! fuis-je maïtre de mon coeur! Non, je ne faurois confentir a une infxdélité; 8c je fens même que fi je changeois 1'objet de mes amours, ce ne feroit pas vous qui le' deviendriez. Choififièz dans vos Météores quelqu'influence qui vous accommode; aimez 1'air, aimez les vents, 6c laiffez les mortels en paix. La Fée étoit fiére 6c colère; en deux coups de baguette elle remplit la galerie de monftres affreux, contre lefquels il fallut que le jeune prince exercat fon adreffe 6c fa valeur. Les uns paroilfoient avec plufieurs têtes 8c plufieurs bras, les autres avoient la figure d'un centaure ou d'une firène , plufieurs lions a la face humaine, des fphinx 8c des dragons volans. Sans-Pair n'avoit que fa feule houlette, 8c un petit épieu, dont il s'étoit armé en commencant fon voyage. La grande Fée faifoit celfer de tems en tems le cbamaillis , Sr lui demandoit s'il vouloit 1'aimer ? II difoit toujours qu'il fe vouoit a. l'amour fidelle, qu'il ne pouvoit changer. Laffée de fa fermeté, elle fit paroitre Brillante : Hé bien, lui dit-elle , tu vois ta maitrefië au fond de cette gallerie, fonge k ce que tu vas faire; fi tu refufes de m'époufer, elle fera déchirée 8c mife en pieces a tes yeux par des tigres. Ah! madame, s'écria T iv  'ncj6 l e Rameau d' O r: le prince en fe jerant k fes piés, je me dévoue vo:ontiers k la mort pour fauver ma chère maitreffe; épargnez fes jours en abrégeant les miens. II n'eft pas queftion de ta mort, répliqua la Fée, traitre, il eft queftion de ton cceur & de ta main. Pendant qu'ils parloient, le prince entendoit la voix de fa bergère qui fembloit fe plaindre. Voulez-vous me laiffer dévorer, lui difoit-elle ? Si vous m'aimez , déterminez-vous k faire ce que la reine vous ordonne. Le pauvre prince héfitoit: Hé quoi f Bénigne, s'écria-t-il, m'avez-vous donc abandonné, après tant de promeffes' ? Venez, venez nous fecourir. Ces mots furent k peine prononcés, qu'il entendit une voix dans les airs, qui prononcoit diftinct ement ces paroles : Laiffe agir le deftin; mais fais fidelle , & cherche k Rameau d'Or. La grande Fée, qui s'étoit crue vicf.orieufe . par le fecours de tant de différentes illufions, penfa fe défefpérer de trouver en fon chemin un auffi puiffant obfiacle que la proteöion de Benigne. Fuis ma préfence, s'écria-t-elle, prince malheureux & opiniatre; puifque ton cceur eft rempli de tant de flammes, tu feras urt grillon, »mi de la chaleur & du feu. Sur le champ, le beau 6c merveilleux prince  L* O R A N G E l£ trifte. Quand elle arriva a la caverne, & qu'ellé fe trouva au milieu des ogres &des ogrichons, qu'elle regardoit 1'affreux ogrelet comme le monftre qui feroit fon mari , & qu'elle penfoit aux charmes de 1'étranger qu'elle venoit de quitter, elle étoit fur le point de s'aller jeter la tête la première dans la mer. II faut ajouter a cela la crainte que Ravagio ou Tourmentine ne fentiffent la char-frache,ck qu'ils n'allafiènt droit au rocher dévorer le prince Aimé. Ces différentes alarmes la tinrent éveillée toute la nuit : elle fe leva avec le jour, &t prit le chemin du rivage, elle y courut, elle y vola, chargée de perroquets, de finges & d'une outarde, de fruits, de lait, & de tout ce qu'elle avoit pu croire de meilleur. Le prince ne s'étoit point déshabillé; il avoit fouffert tant de fatigue fur la mer, &c il avoit fi peu dormi, que vers le jour il fit un léger fomme. Comment, dit-elle, en le réveillant, j'ai penfé toujours k vous depuis que je vous ai quitté, & je n'ai pas même fermé les yeux, & vous êtes capable de dormir ? Le prince la regardoit & 1'écoutoit fans 1'entendre : II lui paria k fon tour. Quelle joie, ma chère enfant , lui difoit-il, en baifant fes mains; quelle joie de vous revoir I II me femble qu'il y avojt un fiècle qne vous étiez partie de ce  F. T L' A B E I L L I. 3x9 rocher. II lui paria long-tems fans réfléchir qu'elle ne 1'entendoit point, lorfqu'il s'en fouvint, il foupira triftement Sc fe tut, Elle prit la parole, Sc lui dit qu'elle avoit de cruelles inquiétudes , que Ravagio Sc Tourmentine le découvrilfent, qu'elle n'ofoit efpérer qu'il fut long-tems en füreté dans ce rocher, que fon éloignement la feroit mourir; mais qu'elle y confentoitplutöt que de 1'expofer a être dévoré; qu'elle le conjuroit de s'enfuir. En eet endroit fes yeux fe couvrirent de larmes; elle joignit fes mains devant lui d'une manière fuppliante : il ne comprit point ca qu'elle vouloit, il en étoit au défefpoir Sc fe jeta a. fes piés. Enfin elle lui montra fi fouvent le chemin, qu'il entendit une partie de fes fignes , Sc lui fit entendre a fon tour, qu'il mourroit plutöt que de 1'abandonner. Elle fentit fi vivement ce témoignage de 1'amitié du prince, que pour lui marquer a quel point elle en étoit touchée, elle détacha de fon bras la chaine d'or Sc le cceur de Turquoife que la reine fa mère lui avoit attaché au cou, & elle 1'attacha au bras du prince de la manière du monde la plus gracieüfe. Quelque tranfporté qu'il fut de cette faveur, il ne laiffa pas d'appercevoir les caraöères qui étoient gravés fur la Turquoife, il les regarda avec attention, Sc lut: Aimée, filk du roi de Vlle-Heurtuft.  312 l'Oranger il fe tuoit de lui demander ce qu'elle avoit; elle connoifïbit bien qu'il ne le comprenoit point, elle ne favoit comment fe faire entendre. Enfin, elle abattit fes longs cheveux ; elle mit une couronne de fleurs fur fa tête, & touchant de fa main celle d'Aimé, auquel elle faifoit figne qu'elle en uferoit ainfi avec un autre, il comprit le malheur dont il étoit menacé, 8c" qu'on alloit la marier. II fut fur le point d'expirer a. fes piés; il ne favoit ni les routes, ni les moyens de fe fauver, elle ne les favoit pas non plus, ils pleuroient, ils fe regardoient 8c fe marquoient muiuellement qu'il valoit mieux mourir enfemble que de fe féparer. Elle demeura avec lui jufqu'au foir; mais comme la nuit étoit venue plutöt qu'ils ne 1'attendoient, 8c que toute penfive, elle ne prenoit pas garde aux fentiers qu'elle fuivoit, elle s'avanca dans une route de bois peu fréquentée, oii il lui entra dans le pié une longue épine qui le pergoit de parten-part ; héureufement pour elle, il n'y avoit pas loin de-la jufqu'a la caverne; elle eut beaucoup de peine a s'y rendre, fon pié étoit tout en fang. Ravagio, Tourmentine 8c les ogrichonsla fecoururent; elle fouffrit de grandes douleurs, quand il fallut arracher cette épine; ils pilèrent des herbes, ils lesmirent fur fon  ë f l' a ê è i l t i, ja} pié, & elle fe coucha avec 1'inquiétude qua l'on peut s'imaginer pour fon cher prince. Hélas! difoit-elle, je ne pourrai marcher demain, quë penfera-t-il de ne me pas voir, je lui ai fait entendre que l'on me va marier; il croira que je n'ai pu m'en défendre; qui le nourrira?Dé quelque manière que ce foit, il va mourir ï s'il vient me chercher, il efl perdu; fi j'en-* voie un ogrelet vers lui, Ravagio en fera informé. Elle fondoit en larmes, elle foupiroit, èc voulut fe lever de bon matin, mais il lui fut impoflible de marcher; fa bleffure étoit trop grande; & Tourmentine qui Pappercttt fortir, 1'arrêta, & lui dit que fi elle faifoit un pas, elle alloit la manger. Cependant le prince qui voyoit paffer 1'heitré oh elle avoit accoutumé de venir, commenca de s'afHiger & de craindre; plus le temS s'a* vancoit, plus fes alarmes s'augmentoient: tolis" les fupplices du monde lui auroient paru moinS terribles que les inquiétudes auxquelles fori amour le livroit; il fe faifoit la dernière vio>» lence pour attendre, plus il attendoit, moini il efpéroit. Enfin il fe dévoua a la mort, èi fortit réfolu d'aller chercher fon aimable princeffe. II marchoit fanS faVoir oii il alloit: il fuivit Urt fentier battu qu'il trouva k 1'entrée du bois, X ij  314 l'OraNger après avoir marché une heure, il entendit quelque bruit; & il appercut la caverne d'ou il fortoit une épaifiè fumée; il fe promit d'apprendre la quelques nouvelles; il entra, 8c il n'eut guère avancé, qu'il vit Ravagio, qui, le faififfant tout-d'un-coup d'une force épouvantable , alloit le dévorer, fi. les cris qu'il faifoit en fe débattant, n'euffent frappé les oreilles de fa chère amante. A cette voix, elle ne refièntit plus rien qui put 1'arrêter: elle fortit de fon trou, elle entra dans celui oii Ravagio tenoit le pauvre prince ; elle étoit pale 8c tremblante comme s'il eut voulu la manger elle-même, elle fe jeta k genoux devant lui, 8c le conjura de garder cette char-frache pour le jour de fes noces avec 1'ogrelet, 8c qu'elle lui promettoit d'en manger. A ces mots, Ravagio fut fi content de penfer que la princeffe vouloit prendre fes coutumes, qu'il lacha le prince, 8c 1'enferma dans le trou ou les ogrichons couchoient. Aimée demanda permifiion de le bien nourrir, afin qu'il ne maigrït point, 8c qu'il fit honneur au repas : 1'ogre y confentit. Elle porta au prince tout ce qu'elle put trouver de meilleur. Quand il la vit entrer il en eut une joie qui diminua fon déplaifir, mais lorfqu'elle lui montra la bleffure de fon pié, fa douleur prit  i t l' A b e i l l e. 3 2-5 denouvelles forces. Ils pleurèrent long-tems, le prince ne pouvoit manger, & fa chère maïtreffe coupoit de fes mains délicates de petits morceaux qu'elle lui préfentoit de fi bonne grace qu'il ne lui étoit pas polïible de les refufer. Elle fit apporter par les ogrichons de Ia mouffe fraiche, qu'elle couvrit d'un tapis de plumes d'oifeau, ck elle fit entendre au prince que c'étoit-la fon lit. Tourmentine 1'appela , elle ne put lui faire d'autre adieu que de lui tendre la main; il la baifa avec des tranfports de tendreffe qu'on ne fauroit redire. Elle laiffa a fes yeux le foin de lid exprimer ce qu'elle penfoit. Ravagio, Tourmentine & la princeffe, couchoient dans une des concavités de la caverne ; 1'ogrelet Sc cinq ogrichonnaux couchoient dans une autre , oü le prince coucha aufli. Or, c'eft la coutume en ogrichonnie, que tous les foirs, Fogre, 1'ogreffe Sc les ogrichons, mettent fur leur tête une belle couronne d'or, avec laquelle ik dorment: voilé, leur feule magnificence, mais ils aimeroient mieux être pendus Sc étranglés que d'y avoir manqué, Lorfque tout le monde fut endormi, la princeffe qui penfoit a fon aimable amant, fit réflexion que malgré la parole que Ravagio ck  3*5 l'Oranger Tourmentine lui avoient donnée de ne le pas' manger, s'ils avoient faim pendant la nuit( ce qui leur arrivoit prefque toujours quand ils avoient de la char-frache) c'étoit fait de lui, & 1'inquiétude qu'elle en eut, commenca de lui livrer de fi rudes affauts, qu'elle en penfa mourir d'effroi. Après avoir rêvé quelque tems, die fe leva, fe couvrit a la hate de fa peau fa tigre, & tatonnant fans faire de bruit, elle alla dans la caverne ou les ogrichons dormoient: elle prit la couronne du premier qu'elle trouva, & la pofa fur la tête du prince, qui étoit bien éveillé & qui n'ofa en faire femblant, ne fachant pas qui lui faifoit cette cérémonie; enfuite la princeffe retourna dans fon petit lit. Elle s'y étoit a peine fourrée, que Ravagio fongeant au bon repas qu'il auroit fait du prince, & fon appétit augmentant k mefure qu'il y penfoit, il fe leva k fon tour & fut dans le trou ou les ogrichons dormoient. Comme U ne voyoit point clair, crainte de s'y méprendre, ü dta avec la main, & fe jetant fur celui qui n'avoit point de couronne, ü Je croqua comme un pon let. La pauvre prin. ceffe qui entendoit le bruit des os du malheid reux qu'il mangeoit, pSmoit, mouroit de peur e L e O n, 3^ riant; vous favez que ce qu'on refTent pour fa maitreffe , eft fi différent de ce qu'on reffent pclu- fes amis, que ces divers feminiens ne le détruifent point, Oui, dit le comte d'Aguilar, en riant a fon tour, vous nous aimez beaucoup; mais vous nous quittez dtmain pour aller chercher Lucile. En vérité , les droits que vous neus laiffez dans votre cceur font trop boraés, &c les fiens trop étendus ; ne pourriez- vous pas, fans offenfer cette belle , attendre fon retour ici ? Non , feigneur, répondir don Louis, je ne le pourrois faire fans la chagriner , & je mourrois fi je 1'avois chagrinée. Mais comme 1'amitié eft plus raifonnabïe que l'amour, elle laiffe une plus grande liberté : je vous quitterai donc fans vous déplaire, j'en fuis cerrain, & je vóus retrouverai toujours les mêmes pour moi. Ha ! que je fuis heureux , s'écria Ponce de Leon, que je fuis heureux de jouir de toute ma liberté , & de pouvoir faire h f'égard des belles ce que font les papillons qui voltigent dans un parterre émaillé de fleurs ; ils s'approchent de toutes, 6c ne s'attachent a pas une. Don Louis foupira a ces mots, foit qu'iï regrett;lt de n'ètre Pas auffi tranquille que fon ami, ou qu'il eut voulu déja être aux piés de celle qui troubloit fa tranquillité. Ils fe féparèrent aYec mille proteftations Rb ij  39°. Ponce Ha ! mon cher coufin, répliqua Don Gabriel, que vous êtes preffant! Ne pouvez-vous pas m'aimer fans me donner la queftion ? Mais continua-t-il, aprés quelques momens de filence, j'abufe de votre bonté, rien n'eft plus engageant que ce que vous venez de me dire, je le fens vivement; & fi j'ai réfifté h vous avouer mon fecret, .c'eft par la feule envie de conferver votre cflimc : Hélas! pourrezvous en avoir pour moi, quand je vous aurai fait 1'aveu de ajoes extrayagance'si? Oui, je fuis amoureux, j'en conviens, & cetie paffion efï d'autant plus dangereufe, que j'ignore encore fi la perfonne qui caufe man inquiétude mérite tout ce que je fouffre pour elle. C'eft Ifidore que j'aime , c'eft cette fceur de don Louis, que je n'ai jamais vue & que je ne verrai peut-être jamais, puifque fa tante eft jaloufe du foleil qui 1'éclaire, & qu'elle la tient a la campagne, fans lui laiffer aucune liberté. Le comte d'Aguilar écoutoit fon coufin avec le dernier étonnement. Si vous aviez vu Ifrdore, lui dit-il, on parle d'elle d'une manière qui ne me furprendroit point quand vous 1'aimeriez; mais il eft fingulier, qu'après le long féjour que vous avez fait a Madrid, qu'après vos voyages d'Italie, de France & de Flandres,  deLeon. 391 oh vous avez vu des perfonnes merveilleufes, fans avoir eu pour elles le moindre attachement, vous veniez échouer tout d'un coup, & vous livrer fans rien favoir de la beauté, de 1'efprit &c de 1'humeur de c?lle que vous Yous avifez d'aimer. C'eft ce qui fait ma honte Sc mon déplaifir, reprit Ponce de Leon, c'eft ce qui fait que je n'ofois vous découvrir mon fecret; dans 1'excès de ce malheur, je ne connoiflbis aucun remède que de combattre ma paffion. Ha! mon cher parent, dit le comte, ne vous y fiez pas, je vois bien que votre heure eft venue, vous êtes un rebelle qui vous croyez infenfible; l'amour a voulu vous punir, il vous a donné de la tendreffe pour ce que vous n'avez point encore vu, De grace , ne me plaifantez pas, répondit Ponce de Leon, je n'ai jamais eu moins d'envie de rire; &c fi vous ne voulez pas traiter cette affaire-ci férieufement, j'aime mieux que nous ceffions d'en parler. Le comte d'Aguilar lui dit que ce qui le réjouiffoit, c'étoit qu'Ifidore n'étoit ni infante d'Efpagne, ni fouveraine, & que felon toutes les apparences , lorfqu'il voudroit la demander, on ne la lui refuferoit point. Je le crois comme vous, reprit don Gabriel ; mais j'ai vme autre chimère dans 1'efprit, aufTï difficile B"b iv  39* Ponce k combattre que ma paffion; c'eft que fi mes fervices ne lui agréent pas, fi elle ne m'aime avant que de me connoitre, fa poffeffion ne me peut rendre heureux, j'aurois toujours k me dire que je la devrois è fon obéiffance pour fes proches, a ma qualité, k mon bien; non, je la veux devoir k fa tendreffe, ou je ne ferai jamais content. Tout ce qui occupe votre efprit Sc votre cceur, lui dit Aguilar, me paroit fort fingulier; je vous plains, je me plains moi-même, de voir vos peines fans les pouvoir diminuer; & ce que je dirai toute ma vie, eft que je fuis abfolument k vous; que fi vous imaginez quelque moyen pour arriver k ce que vous défirez, Sc que je vous y fois utile, vous devez compter fur moi. A ces mots, don Gabriel ne put s'empêcher d'embraffer étroitement fon coufin; fouvenez-vous, lui dit-il, de la parole que vous me donnez ce foir, car avant qu'il foit peu, je vous mettrai k 1'épreuve. II étoit fi tard qu'ils fe féparèrent. Ponce de Leon s'eftima moins malheureux, puifqu'il avoit trouve un confident, Sc le comte fut ravi de connoitre ce qui occupoit fon coufin, pour fervir ou pour combattre fa paffion, felon le penchant qu'il lyi verrok. Après ce  de Leon. 393 premier aveu, dom Gabriel n'eut plus de peine a parler de fes fentimens avec fon ami; il le cherchoit par-tout comme un foulagement k fes maux, & il étoit ravi de ne lui pas trouver un efprit de contradiction qui 1'auroit défolé, car il n'eft rien de fi défefpérant, quand on a le cceur véritablement touché, de trouvers en fon chemin des remontrances continelles* Ponce de Leon avoit voulu attendre quelque tems, pour voir fi la raifon ne remédieroit point aux défordres de fon cceur; mais voyant qu'elle s'affoibliflbit par les combats qu'elle avoit déja foutenus, &c que 1'idée qu'il s'étoit faite d'Ifidore, bien loin de lui laifièr quelque repos, continuoit de leperfécuter, il fe réfolut de 1'aller chercher & de la voir; il étoit k peine jour, qu'il entra dans la chambre du comte d'Aguilar, & lui dit: II faut partir, mon cher coufin, il faut paffcr en Galice. Je vous entends, répliqua le comte, il eft queftion d'Ifidore, mais qu'imaginezvous, pour parvenir k ce que vous fouhaitez? J'imagine, dit don Gabriel, qu'étant arrivé fecrètement chez elle , nous mettrons le feu a la maifon, que nous entrerons dans fa chambre a la faveur du défordre que ces fortes d'accidens entraïnent avec eux, que nous la fauverons, que je 1'emporterai dans mes bras.  394 Ponce Bon E)ieu., continua-t-il, comprenez - vous 1'excès du plaifir que je reffentirai dans ce moment ! Ha ! qu'il me paiera avec ufure ceux de trifteffe que je paffe a préfent. En vérité, don Gabriel, lui dit le comte, vous n'étes jpas fage de vouloir débuter par un incendie fi préjudiciable au meilleur de vos amis; confidérez-vous qu'en brülant la maifon de don Louis, qui eft une des plus belles de Ia province, vous ne fauriez lui jouer un plus mauvais tour! Confidérez-vous que votre chère Ifidore fera peut-être étouffée par la fumée par les Hammes, avant que vous foyez parvenu a fa chambre pour la fauver, qu'il arriVeroit telle chofe que vous y péririez tous deux, & que voila le plus funefte expédient que vous puiffiez trouver de vos jours. J'avois penfé, reprit don Gabriel, qu'en demandant cette terre pour une partie de la dot d'Ifidore, je n'aurois point fait tort k don Louis; mais enfin, vous me paroiffez fi contraire k cette propofition, que je 1'abandonne, pourvu que vous trouviez un meilleur expédient, & que rien ne retarde notre voyage. .Voici mon fentiment, dit le comte : nous prendrons la pofte jufqu'au lieu le plus proche de ce chateau, nous porterons avec nous des habits de pélerins, novis nous habillerons de  be Leon. 405 mon cher comte, répliqua Ponce de Leon, je n'ofe encore m'abandonner a des préfages fi flatteurs; j'éprouve bien que l'amour n'eft point fans crainte & fans troubles. C'eft chercher de gaieté de cceur a fe tourmenter, ajouta le comte: voyez s'il y aura rien de plus joli, que d'avoir ces belles perfonnes k notre fouper; 1'une coupera vos morceaux, l'autre nous verfera k boire. Ne vous femble-t-il pas que nous fommes des Amadis, ou tout au moins don Quichotte ; que nous arrivons dans un palais enchanté, que nous en chaffons les fées qui le gardent depuis deux ou trois eens ans, & que les princeffes viennent enfuite nous baifer les mains & nous défarmer. Que vous êtes gai, dit don Gabriel en foupirant, il paroit bien que vous n'aimez rien. Je vous aime, dit le comte, &C cela me firffit. Mais k propos, je ne fuis point fatisfait d'avoir dit que c'eft moi qui fuis le bleffé, il faut que je prenne un air trifte, & par-deffus le tout, que je ne mange guère, moi qui meurs de faim; n'auroit-il pas été mille fois mieux que vous euftiez joué ce perfonnage, car je fuis certain que la préfence d'Ifidore vous tiendra lieu de tout. S'il y avoit moyen , répliqua don Gabriel en fouriant, de dire que nous nous fommes mépris , & que c'eft moi qui fuis ,1e bleffé, j'y Cc iij  4oS Ponce conientirois volontiers pour vous tirer de Pembarras ou vous êtes; mais la faute en eft faite, ne 1'augmentez pas en négligeant rien de ce qui dépend de vous, pour perfuader que vous êtes fort mal. Pour fort mal, s'écria le comte, je vous demande quartier, trouvez bon que le coup d'épée foit léger, & que j'en garde peu Ie lit. En achevant ces mots, il fe jeta fur celui qu'on venoit de préparer, & un moment après ils entendirent affez de bruit pour croire que c'ëtoient les dames. En effet, ils ne fe trompoient pas; dona Juana entra, tenant une ferviette; Ifidore avoit fur une affiette une écuelle de vermeil doré, avec un bouillon; & Mélanie portoit fur une autre deux ceufs frais. Voici pour le pélerin bleffé, dit Juana en s'approchant du lit oii le comte étoit: il choifira du bouillon ou des ceufs. Madame, lui dit-il, après Vous avoir remercié très-humblement de la charité que vous avez pour un pauvre étranger, qui vous eft inconnu, je prendrai, s'il vous plait, le bouillon & les ceufs avec du pain, & je pourrai même manger un peu de viande, car j'ai perdu beaucoup de fang; ft je n« reprends des forces, je ne pourrai jamais m'en aller. A Dieu ne plaife, dit dona Juana , qu'ayant recu un fi grand coup d'épée, je vous    de Leon. 407 laiffe prendre tout ce que vous voulez, la fièvre continue vous auroit bientöt tué; avalez un jaune d'ceuf, laiffez le blanc, & buvez un verre de tifanne. A cette ordonnance, le comte frémit depuis la tête jufqu'aux pies; ck Ponce de Leon, qui s'étoit retiré relpectueufement dans un coin, ne put s'empêcher de rire de tout fon cceur, bien que ce fut affez bas povir n'être point entendu. Dona Juana avoit été fi furprife de la bonne mine du comte d'Aguiiar, ck de fa manière de parler, qu'elle ne fongeoit plus a demander des nouvelles de fon frère. Elle étoit ravie de fentir des mouvemens li tendres; elle les attribuoit a la feule compaflion de voir un homme bleffé, loin de fon pays, ck malheureux; de forte qu'au lieu de les étouffer, elle s'en applaudiffoit en fecret, ck difoit en ellemême: Que je fuis bonne, que je fuis charitable! Qui en feroit autant que moi ? Elle lui prit le bras pour tater fon pouls, elle fit apporter une bougie pour voir ce pauvre moribond; ck trouva dans fes yeux un feu qui i'éblouiffoit, ck fur fon teint un incarnat merveilleux , elle foutint que l'on ne pouvoit les avoir fi brillans fans une fièvre effroyable ; elle eommenca de s'inquiéter terriblement de 1'état oh elle trouvoit fon malade. Je fuis au défef- Cc iv  4°8 Ponce poir, lui dit-elle, que vous ayez avalé un ceuf, il ne falloit rien prendre du tout; je veux, vous gouverner a ma mode, perfonne au monde ne s'y entend comme moi. Ecoutez, dit-elle, ü fes nièces & aux gens qui favoient fuivie, je vous déclare que fi quelqu'un lui donne a manger que par mon ordre, on s'en trouvera mal; les blefiures demandent une grandiffime diette. Hé ! madame , répliqua triftement le comte, je deviendrai fou, je ne fuis point accoutumé aux manières des perfonnes de qualité; mon tempérament eft fi oppofé au leur, que ce qui leur rendra Ia fanté me fera mourir. Tout au moins, ajouta-t-elle, j'en ferai 1'expérience, & cela m'inftruira pour 1'avenir. Après cette converfation, elle s'affit auprès du comte, tenant toujours fon bras pour fentir les accidens de la fièvre prétendue; & tournant les yeux, elle appercut Ponce de Leon dans le coin oü il s'étoit retranché. Approchez-vous, lui dit-elle, ne craignez point des dames qui exercent le droit d'hofpitalité avec beaucoup de joie. Don Gabriel vint lui faire une profonde révérence, avec une grace fi particulière, qu'elle & fes nièces en demeurèrent furprifes. Êtes-vous frères, lui dit-elle? Om, madame, dit-il. Comment vous nommezvous ? Mon frère, reprit-il, s'appelle don  be Leon: %b$ Eftève , & moi don Gabriel. Vous êtes de Flandres ? Nous fommes de Bruxelles, répliqua-t-il, fils d'un maitre de mufique, faifeur de contes, de romances & de chanfons. Des tomances, s'écria-t-elle? Quoi! des romances des fées ? Oui, madame, répliqua-t-il, des contes des fées, vieux & modernes. Ha! dès ce foir, ajouta-t-elle, il m'en faut dire un, ou je ne dormirois pas. Mais a propos, n'avezvous point vu auprès du gouverneur des paysbas don Félix Sarmiento ? J'ai eu eet honneur,' madame , dit don Gabriel, il commande un terce efpagnol; c'eft un fort galant homme, qui vit en grand feigneur; & fi mon père avoit voulu nous éloigner de fa maifon, il nous avoit demandé k lui pour nous envoyer en Andaloufie chez fa fceur & fes filles. Pourquoi faire, reprit avec chaleur dona Juana ? II difoit, madame, continua don Gabriel, que fa femme étoit morte depuis peu, & que fes filles demeuroient dans je ne fais quelle campagne , oh nous leur apprendrions k chanter,' a jouer des inflrumens, & k danfer. Cela eft merveilleux, dit-elle en regardant fes nièces, comme les chofes fe rencontrent; favez-vous bien que je fuis fa fceur, & que voici fes filles? Vous vous êtes feulement trompés fur le pays, car nous fommes en Ga-,  5fi6 Ponce lice, & vous dilïez en Andaloufie. Madame'; dit don Gabriel , ces fortes de fautes font pardonnables aux étrangers; nous fommes trop heureux de nous trouver en pays de connoiffance. Par quel hafard, ajouta-t-eUe, êtes-vous venus è Saint-Jacques ? Par un fentiment de dévotion, dit-il , & par un défir de voyager a peu de frais. Mais , ajouta Juana, comment votre père, qui vous avoit refufé a mon frère, vous a-t-il laifle partir ? Ho ! madame, répondit don Gabriel un peu ernbarraffé de tant de queftions, c'eft un fort homme de bien, qui fe feroit un fcrupale d'empêcher une fi bonne oeuvre. Pendant tout ce difcours, le eomte, que je nommerai quelquefois don Eftève, ne difoit pas un mot, car dona Juana lui avoit défendu de parler; & dès qu'il ouvroit la bouche, elle lui mettoit fa main deffus avec tant de force , qu'il appréhendok beaucoup cette manière de le faire taire; il fe défefpéroit de n'avoir pas laiffe a fon coufin le foin de contrefaire le malade. On apporta le fouper de Ponce de Leon ; il voulut, par refpect, aller manger dans 1'antichambre, mais dona Juana lui ordonna de refter, & a fes nièces de le faire manger, pendant qu'elle continueroit d'examiner le pouls  © e Leon. 415 de don Eftève, qui lui fembloit intercadent. Si elle avoit tenu celui de dom Gabriel, elle ne 1'auroit pas trouve en meilleur état. II s'étoit formé une idéé charmante d'Ifidore, cependant il la trouvoit autant au-deffus de cette idéé que le foleil eft au-deflus des étoiles; quelque foin qu'il prit de s'étudier, & de ne fe point abandonner k tout le plaifir qu'il reffentcit de la voir, il ne laiflbit pas quelquefois d'attacher les yeux fur elle d'un air fi paflionné , que dona Juana, qui Fobfervoit de tems en tems, 1'ayant remarqué, lui dit: Vous regardez beaucoup ma nièce, j'en voudrois bien favoir la raifon ? Madame , dit-il, fans s'embarraflër , je fuis un peu phyfionomifte, j'ai toujours eu pour 1'aftrologie une paffion dominante , & j'ofe dire que fi je réuifis k quelque chofe , c'eft aux horofcopes. Mon dieu , lui dit Ifidore, que j'aurai de fatisfaction de vous entretenir; j'ai toujours fouhaité de trouver quelqu'un qui m'inftruisït de ma fortune. Ha ! madame , s'écria don Gabriel , n'étant prefque plus maitre de lui, quand on eft faite comme vous, que n'a-t-on pas lieu de s'en promettre ? Comment donc, dit dona Juana , voyez-vous fur fon vifage un heureux établiffement } J'y vois les plus belles chofes du monde, répliqua-t-il; je n'ai jamais rien ve  %ti P o n e e d'égal; j'en fuis frappé d'une furprife qui va jufqu'au raviffement. Voila une fcience , dit Juana, dont les termes n'ont rien de farouche ni de barbare; il faudra auffi que je vous parle, car je veux être favante fur ma bonne fortune. Cependant le comte fe trouvoit mal de faim, de chaud & d'ennui, car la vieille l'avoit empêché de manger, comme je 1'ai déja dit; elle Pavoit fait couvrir a 1'étouffer, &c il ne pouvoit plus la fouffrir auprès de lui fans le dernier chagrin ; pour s'en défaire, il la pria de trouver bon qu'il fe levat un peu. J'y confens, dit-elle, pourvu que votre frère m'aflure qu'il ne vous donnera rien de fon fouper. Don Gabriel s'engagea volontiers a ce qu'elle vouloit ; & bien qu'il vit partir Ifidore avec beaucoup de regrets , & que le comte n'en eut guères moins pour dona Melanie, ils furent fi aifes de fe délivrer de 1'importune tante, qu'ils les prefsèrent de s'en aller, autant que le perfonnage qu'ils jouoient, &C le refpeft qui leur étoit dü, le pouvoit permettre. Ils reftèrent feuls avec 1'aumönier, & lui Erent comprendre par de bonnes raifons, qu'il falloit manger ou mourir. Les manières des pélerins lui plaifoient fort, il étoit homme d'efprk, & n'ayant pas foupé lui-même, il fe mit en tiers avec eux. Le comte fe récom-  de L! os: 4TJ penfa a la table de tout ce qu'il venoit de fouffrir au lit, & don Gabriel, qui n'avoit pas mangé un morceau de bon appétit devant Ifidore, imita fi bien fon coufin, qu'il n'y eut rien de refte. Quand ils furent dans une entière liberté de parler, dom Gabriel demanda au comte s'il avoit jamais rien vu qui égalat Ifidore. Elle eft d'une beauté parfaite, répondit - il, mais Melanie, a mes yeux, a des tréfors de graces & d'agrémens inépuifables ; la finefië de fa taille , la vivacité de fon teint, 1'émail de fes dents, le luftre de fes cheveux noirs , eet air d'efprit & de joie répandu dans toute fa perfonne , m'a paru auffi touchant que la douce langueur d'Ifidore. Je fuis bien aife, reprit Ponce de Leon, que vous n'ayez pas fait attention a fon incomparable beauté. Je ne dis pas cela, répliqua le comte ; bien éloigné, je conviens qu'elle eft toute parfaite, mais je fuis ravi d'être fenfible au mérite de fa fceur. Voudriez - vous que je devinffe votre rival ? A dieu ne plaife ! s'écria don Gabriel, je crois que j'aimerois autant mourir. A propos, reprit le comte, vous voila fur le pié d'être un habile aftrologue ; quand vous ferez vos prédictions, fervez-moi auprès de Melanie. Que je vous ferve, dit Ponce de Leon en riant ? Eft-ce que vous voulez 1'aimer ? Je n'en ai pas envie ,  4*4 Ponce répliqua Ie comte, mais, k tout hafard, fervezmoi. Si vous pouvez garder votre liberté, dit don Gabriel, gardez-la. Hé ! que voulez-vous que j'en faffe ici, reprit le comte d'un ton de colère fort plaifant ? Quoi! je n'aurai rien qui me dédommage de tout ce qu'il faut que je fouffre avec dona Juana ! Car, ne vous y trompez pas, ajouta-t-il, elle prépare de 1'exercice k ma patience, & 1'intérêt qu'elle prend a ma fanté ne m'en inftruit déja que trop. II étoit fi tard qu'ils finirent leur converfation. Ils avoient chacun une chambre qui n'étoit féparée que par une grande falie. Ils dormirent peu, Sc s'éveillèrent de bon matin, comme les gens qui commencent d'aimer font ordinairement. Ifidore & Melanie fuivirent leur tante jufqu'a fa chambre; elles pafsèrent enfuite dans la leur, & couchèrent enfemble. Elles 1'avoient fait dans le deflein de parler une partie de la nuit, cependant elles ne fe difoient rien, fe tournant & retournant comme des perfonnes plus inquiètes qu'endormies. Pourquoi ne dormezvous pas, ma chère fceur; êtes-vous malade, dit Ifidore ? Mais vous-même, répliqua Melanie, qu'eft-ce qui vous empêche de repofer? Ifidore ayant pouffé un profond föupir, lui répondit en deux mots , je n'en fais rien. Leur filence recommenca.  D E t E X> N. 415 Cependant au bout de quelque tems Melanie entendoit que la fceur foupiroit encore. Ah! qu'eft-ce que ceci, llidore , lui dit-elle en 1'embraffant ? Vous avez de la trifteffe & vous me la voulez cacher ? Manquez-vous de confiance pour moi ? Ce feroit la première fois de ma vie, lui dit-elle, que cela me feroit arrivé ; mais il eft des larmes fi indignes, qu'on ne les répand point fans honte. Que vous m'effrayez, dit Melanie en s'attendriffant, bien que je ne comprenne pas ce que vous me voulez dire , je fuis perfuadée que vous n'avez point de chagrin fans fujet. Si vous m'aimez, confïez-le moi, & ne me laiffez pas davantage dans 1'inquiétude ou vous m'avez mife. Je vous jure , ma fceur, répliqua Ifidore, que je ne vous ai point trompée, quand j'ai répondu que je ne fais ce que j'ai ; mais puifque vous voulez quelque chofe de plus particulier , je vous avoue qu'après avoir été quelque tems dans la chambre de ces voyageurs , je me fuis trouvéefi inquiète pour celui qui eft bleffé, il m'a paru fi aimable fous ces méchans habits, que je me difois malgré moi, que feroit-ce li ce jeune homme étoit de qualité, & qu'il fut vêtu magnifiquement, puifqu'il a une mine fi haute & fi noble, étant d'une condition fi médiocre ? Je ne laiffois pas de me flatter qu'il avoit  L E M O U T O N. 413 venëz, Merveilleufe, venez que je vous donne k laver. Le roi indigné de ce rêve, fronca le fourcil, ck fit la plus laide grimace du monde ; chacun connut qu'il étoit fèché. Il entra dans fa chambre ; il fe mit brufquement au lit; le fonge de fa fille lui revenoit toujours dans la tête. Cette petite infolente, difoit-il, youdroit me récluire a devenir fon domeflique! Je ne m'étonne pas fi elle prit la robe de fatin blanc, fans penfer k moi; elle me croit incligne de fes réflexiohs, mais je veux prévenir fon mauvais deffein avant qu'il ait lieu. II fe leva tout en furie; ck quoiqu'il ne fut pas encore jour, il envoya querir fon capitaine des gardes, ck lui dit, vous ave?, entendu le rêve que Merveilleufe a'fait, il figaine des chofes ctranges contre moi. Je veux que vous la preniez tout-a-l'heure, que vous la meniez dans la forêt, ck que vous 1'égorgiez; enfuite vous m'apporterez fon cceur ck fa langue, car je ne prétends pas être trompé, ou je vous ferai cruellement mourir. Le capitaine des gardes fut bien étonné d'entendre un ordré fi barbare. II ne voulut point contrarier le roi, crainte de 1'aigrir davantage, ck qu'il ne donnat cette commiffion k quelqu'autre. II lui dit qu'il alloit emmener la princeffe, qu'il L?é? Ddiv,  4*4 i- £ M O U T O W. gorgeroit & lui rappórteroit fon cceur & fa langue. Tl alla auffi-töt dans fa chambre, qu'on eut bien de la peine k lui ouvrir, car il étoit fort matin. II dit a Merveilleufe que le roi la demandoit. Elle fe leva promptement. Une petite moreffe, appelée Patypata, prit la queue de fa robe; fa guenuche & fon doguin, qui la fuivoient toujours, coururent après elle. Sa guenuche fe liommoit Grabugeon, & le doguin Tintin. Le capitaine des gardes obligea Merveilleufe de defcendre, & lui dit que le roi étoit dans Se jardin pour prendre le frais; elle y entra. II fit femblant de le chercher, & ne 1'ayant point trouvé : fans doute, dit-il, le roi a paffé jufqu'a la forêt. II ouvrit une petite porte, & la mena dans la forêt. Le jour paroiffoit déja un peu; la princeffe regarda fon conducteur ; il avoit les larmes aux yeux, & il étoit fi tnfïe, qu'il ne pouvoit parler. Qu'avez-votis, lui dit-elle avec un air de bonté charmant, vous me paroiffez bien affiigé ? Ha ! madame, qui ne le feroit, s'écria-t-il, de 1'ordre le plus funefte qui ait jamais été. Le roi veut que je vous égorge ici, & que je lui porte votre cceur & votre langue; fi j'y manque, il me fera mourir. La pauvre princeffe effrayée, patit & com-  L E M O U T O N» 42^ menca a pleurer tout doucement; elle fembloit d'un petit agneau qu'on alloit immoier. Elle attacha fes beaux yeux fur le capitaine des gardes , ck le regardant fans colère: aurez-vous bien le courage, lui dit-elle, de me tuer, moi qui ne vous ai jamais fait de mal, 6k qui n'ai dit au roi que du bien de vous ? Encore fi j'avois mérité la haine de mon père, j'en fouffrirois les effets fans murmurer. Hélas! je lui ai tant témoigné de refpect ck d'attachement, qu'il ne peut fe plaindre fans injuftice. Ne craignez pas auffi, belle princeffe, dit le capitaine des gardes, que je fois capable de lui prêter ma main pour une action li barbare, je me réfoudrois plutot a la mort dont il me menace; mais, quand je me poignarderois, vous n'en feriez pas plus en süreté; il faut trouver moyen que je puiffe retourner auprès du roi, & lui perfuader que vous êtes morte. Quel moyen trouverons-nous, dit Merveilleufe; car il veut que vous lui portiez ma langue ók mon cceur, fans cela il ne vous croira point? Patypata qui avoit tout écouté; ck que la princeffe ni le Capitaine des gardes n'avoient pas même appercue, tant ils étoient trifies, s'avanga courageufement ck vint fe jeter aux piés de Merveilleufe: Madame, lui dit-elle, je viens vous offrir ma vie; il faut me tuer; je ferai  LE MOUTON. trop contente de mourir pour une fi bonne maitreffe. Ha! je n'ai garde , ma chère Patypata, dit la princeffe en la baifant; après un fi tendre témoignage de ton amitié, ta vie ne me doit pas être moins précieufe que Ia mienne propre. Grabugeon s'avanca & dit: Vous avez raifon, ma princeffe, d'aimer une efclave auffi fidelle que Patypata; elle vous peut être plus utile que moi; je vous offre ma langue & mon cceur, avec joie, voulant m'immortalifer dans 1'empire des magots. Ha ! ma mignone Grabugeon, répliqua Merveilleufe, je ne puis fouffrir la penfée de t'öter la vie. II ne feroit pas fupportable pour moi, s'écria Tintin, qu'étant aufti bon doguin que je le fuis , un autre donnat fa vie pour ma maitreffe, je dois mourir ou perfonne ne mourra. II s'éieva la-deffus une grande difpute entre Patypata, Grabugeon &c Tintin; l'on en vint aux groffes paroles; enfin Grabugeon, plus vive que les autres, monta au haut d'un arbre, & fe laiffa tomber exprès la tête la première, ainfi elle fe tua;& quelque regret qu'en eut la princeffe, elle confentit, puifqu'elle étoit morte, que le capitaine des gardes prit fa langue, mais elle fe trouva fi petite ( car en tout elle n'étoit pas plus grofle que le poing ), qu'ils jugèrent avec une grande douleur que le roi n'y feroit point trompé.  LE MOUTON. 417 Hélas! ma chère petite guenon, te voila donc morte , dit la princeffe, fans que ta mort mette ma vie en süreté. C'eft k moi que eet honneur eft réfervé, interrompit la moreffe. En même-tems, elle prit le couteau dont on s'étoit fervi pour Grabugeon, &fe 1'enfoncadans la gorge. Le capitaine des gardes voulut emporter fa langue, elle étoit fi noire, qu'il n'ofa fe flatter de tromper le roi avec. Ne fuis-je pas bien malheureufe, dit la princeffe enpleurant, je perds tout ce que j'aime, & ma fortune ne change point. Si vous aviez voulu, dit Tintin, accepter ma propofition, vous n'auriez eu que moi k regretter, &c j'aurois 1'avantage d'être feul regretté. Merveilleufe baifa fon petit doguin, en pleurant fi fort qu'elle n'en pouvoit plus: elle s'éloigna promptement; de forte que lorfqu'elle fe retourna, elle ne vit plus fon conducteur; elle fe trouva au miiieu de fa moreffe, de fa guenuche & de fon doguin. Elle ne put s'en aller qu'elle ne les eut mis dans une foffe qu'elle trouva par hafard au pié d'un arbre, enfuite elle écrivit ces paroles fur 1'arbre. Ci git un mortel, deux mortelles , Tous trois également fidelles , Qui vöulant conferver mes jours , Des leurs ont avancé le cours.  4*$ T. E M O U X O N, Elle fongea enfin k fa süreté;. & comme il n'y en avoit point pour elle dans cette forêt. qui étoit fi proche du chateau de fon père, que les premiers paflans pouvoient la voir & la reconnoitre,ou que les lions & les loups pouvoient la-manger comme un poulet, elle fe mit a marcher tant qu'elle put; mais.la forêt étoit fi grande, & le foleil fi ardent, qu'elle mouroit de chaud, de peur &c de lafiitude. Elle regardoit de tous cótés fans voir le bout de la forêt. Tout 1'effrayoit; elle croyoit toujours que le roi couroit après elle pour la tuer : il eft impoflible de redire fes triftes plaintes.. Elle marchoit fans fuivre aucune route certaine; les buiffons déchiroient fa belle robe, & bleffoient fa peau blanche. Enfin elle entendit bêler un mouton :. fans, doute^ dit-elle-, qu'il y a des bergers ici avec leurs troupeaux•; ils pourront me guider è quelque hameau, oa je me cacherai fous 1'habit d'ime payfanne, Hélas ! continua-t-elle, ce ne font pas les fouyerains & les princes qui font toujours les plus heureux. Qui croiroit dans tout ce royaume que je fuis fugitive^.que mon père, fans fuiet ni raifon, fouhaite ma mort, & que pour 1'évirer, il faut que je me déguife! En faifant ces réflexions, elle s'avancoit vers le lieu oü elle entendoit bêler; mais quelle fut  IE M O V T O N.' 429 -fa furprife, en arrivant clans un endroit affez fpacieux, tout entouré d'arbres, de voir un gros mouton plus blanc que la neige , dont les cornes étoient dorées, qui avoit une guirlande de fleurs autour de fon col, les jambes entourées de fils de perles d'une groffeur prodigieufe, quelques chaines de diamans fur lui, & qui étoit couché fur des fleurs d'oranges; un pavillon de drap d'or fufpendu en Fair, empêchoit le foleil de 1'incommoder; une centaine -de moutons parés étoient autour de lui, qui ne paiffoient point Fherbe, mais les uns prenoient du café, du forbet, des glacés, de la limonade, les autres des fraifes, de la crème & des eonfitures; les uns jouoient k la baffette, d'autres au lanfquenet; plufieurs avoient des colliers d'or enrichis de devifes galantes, les oreilles percées, des rubans bc des fleurs en mille endroits. Merveilleufe demeura fi étonnée, qu'elle refta prefque immobile. Elle cherchoit des yeux le berger d'un troupeau fi extraordinaire , lorfque le plus beau mouton vint k elle, bondiffant & fautant. Approchez , divine princeffe , lui dit-il, ne craignez point des animaux auffi doux & pacifiques que nous. Quel prodige! des moutoas qui parient! Ha! madame, reprit-il, votre guenon & votre doguin parloient fi joliinem, avez-vous moins de fujet de vous en  430 i-ê Mouton. étonner? Une Fée, répliqua Merveilleufe, leur avoit fait don de la parole, c'eft ce qui rendoit le prodige plus familier. Pent-être qu'il nous eft arrivé quelque aventure femblable, répondit le mouton en fouriant a la moutonne. Mais, ma princeffe, qui conduit ici vos pas? Mille malheurs , feigneur mouton, lui dit-elle, je fuis la plus infortunée perfonne du monde; je cherche un afile contre les fureurs de mon père. Venez, madame, répliqua le mouton, venez avec moi, je vous en offre un qui ne fera connu que de vous, & vous y ferez la maitreffe abfolue. II m'eft impoffible de vous fuivre, dit Merveilleufe ; je fuis fi laffe que j'en mourrois. Le mouton aux cornes dorées commanda qu'on fut querir fon char. Un moment après l'on vit venir fix chèvres attellées a une citrouille d'une fi prodigieufe groffeur, que deux perfonnes pouvoient s'y affeoir très-commodément. La citrouille étoit sèche, il y avoit dedans de bons carreaux de duvet & de velours par-tout. La princeffe s'y placa, admirant un équipage fi nouveau. Le maitre mouton entra dans la citrouille avec elle, & les chèvres coururent de toute leur force jufques a une caverne, dont r 'entrée fe fermoit par une groffe pierre. Le mouton doré la toucha avec fon pié, auflitót elle tomba, II dit a la princeffe d'entrer  l e Mouton. 431 fans crainte; elle croyoit que cette caverne n'avoit rien que d'affreux, &c fi elle eut été moins alarmée , rien n'auroit pu 1'obliger de defcendre; mais dans la force de fon appréhenfion,ellefe feroit même jetée dans un puits. Elle n'héfita donc pas a fuivre le mouton, qui marchoit devant elle : il la fit defcendre fi bas, fi bas, qu'elle penfoit aller tout au moins aux antipodes; & elle avoit peur quelquefois qu'il ne la conduisït au royaume des morts. Enfin elle découvrit tout d'un coup une vafte plaine émaillée de mille fleufs différentes, dont la bonne odeur fiirpaffoit toutes celles qu'elle avoit jamais fenties; une groffe rivière d'eau de fleurs d'oranges couloit autour, des fontaines de vin d'Efpagne, de roflbiis, d'hippocras & de mille autres fortes de liqueurs formoient des cafcades & de petits ruiffeaux charmans. Cette plaine étoit couverte d'arbres finguliers; il y avoit des avenues toutes entières de perdreaux, mieux piqués & mieux cuits que chez la Guerbois, & qui pendoient aux branches ; il y avoit d'autres allées de cailles & de lapereaux, de dindons , de poulets, de faifans &d'ortolans; en de certains endroits oü Fair paroiffoit plus obfcur, il y pleuvoit des bifques d'écrevhTes, des foupes de fanté, des foies gras, des ris de veau mis en ragouts, des boudins blancs, des  431 lë Mouton, fauciffons, des tourtes,des patés, des confitures sèches & liquides, des louis d'or, des écus, des perles Sc des diamans. La rareté de Cette pluie, Sc tout enfemble 1'utilité, auroit attiré la bonne compagnie, ii le gros mouton avoit été un peu plus d'humeur k fe familiarifer; mais toutes les chroniques qui ont parlé de lui, alfurent qu'il gardoit mieux fa gravité qu'un fénateur romain. Comme l'on étoit dans la plus belle faifon de 1'année, lorfque Merveilleufe arriva dans Ces beaux lieux , elle ne vit point d'autres palais qu'une longue fuite d'orangers , de jafmins, de chevrefeuilles Sc de petites rofes mufcades, dont les branches entrelacées les unes dans les autres formoient des cabinets, des falies Sc des chambres toutes meublées de gaze d'or Sc d'argent, avec de grands miroirs , des lufrres Sc des tableaux admirables. Le maitre mouton dit k la princeffe qu'elle étoit fouveraine dans ces lieux, que depuis quelques annces II avoit eu des fujets fenfibles de s'affliger & de répandre des larmes, mais qu'il ne tiendroit qu'a elle de lui faire oublier fes malheurs. La manière dont vous en ufez , charmant mouton , lui dit-elle, a quelque chofe de fi généreux , Sc tout ce que je vois ici me paroit fi extraordinaire, que je ne fais qu'en juger, Elle  L E M O U T O N. \)% felle avoit a peine achevé ces paroles, qu'elle Vit paroitre devant elle une troupe de nymphes d'une admirable beauté. Elles lui préfen» tèrent des fruits dans des corbeilles d'ambre ; mais lorfqu'elle voulut s'approeher d'elles , infenfiblement leurs corps s'éloignèrent; elle allongea le bras pour les toucher, elle ne fentit tien, & reconnut que c'étoit des fantömes. Ha ! qu'eft ceci, s'écria-t-elle ? Avec qui fuis-je ? Elle fe prit a pleurer ; Sc le roi Mouton, (car on le nommoit ainfi) , qui 1'avoit laiffée pour quelques momens, étant revenu auprès d'elle, & voyant couler fes larmes, en demeura fi éperdu , qu'il penfa mourir a fes piés. Qu'avez-vous , belle princeffe, lui dit-il ? A-t-on manqué dans ces lieux au refpect qui vous eft du ? Non, lui dit-elle , je ne me plains point, je vous avoue feulement que je ne fuis pas accoutumée a vivre avec les morts Sc avec les moutons qui parient. Tout me fait peur ici; & quelque obligation que je vous aie de m'y avoir amenée , je vous en aurai encore davantage de me remettre dans le monde. Ne vous effrayez point, répliqua le mouton, daignez m'entendre tranquillement, &C vous faurez ma déplorable aventure. Je fuis né fur le tróne. Une longue fuite de Tornt IL Ee  434 L E Mouton; rois que j'ai pour aïeux , m'avoit affuré la poffeffion du plus beau royaume de 1'univers ; mes fujets m'aimoient, & j'étois craint & envié de mes voifins, & eftimé avec quelque juftice. On difoit que jamais roi n'avoit été plus digne de Pêtre. Ma perfonne n'étoit pas indifférente a. ceux qui me voyoient; j'aimois fort la chaffe ; & m'étant laiffé emporter au plaifir de fuivre un cerf qui m'éloigna un peu de tous ceux qui m'accompagnoient, je le vis tout d'un coup fe précipiter dans un étang; j'y pouffai mon cheval avec autant d'imprudence que de témérité ; mais en avancant un peu , je fentis, au lieu de la fraïcheur de l'eau, une chaleur extraordinaire ; 1'étang tarit; & par une ouverture dont il fortoit des feux terribles, je tornbai au fond d'un précipice ou l'on ne voyoit que des flammes. Je me croyois perdu, lorfque j'entendis une voix qui me dit : II ne faut pas moins de feux, ingrat, pour échauffer ton cceur. Hé ! qui fe plaint ici de ma froideur, m'écriai-je ? Une perfonne infortunée répliqua la voix, qui t'adore fans efpoir. En même tems les feux s'éteignirent; je vis une Fée que je connoiffois dès ma plus tendre jeuneffe , dont 1'age & la laideur m'avoient toujours épouvanté. Elle s'appuyoit fur une jeune efclave d'une beauté incomparable;  C E N D R O N.' 493 nous manque d'être mariées, il ne viendra perfonne ici, cette maifon paffe affurément pour un coupe-gorge , car on ne fait point la mort de l'ogre & de 1'ogreffe. II faut que nous allions k la plus prochaine ville nous faire voir avec nos beaux habits; & nous n'y ferons pas long-tems fans trouver de bons financiers qui feront bien aifes d'époufer des princeffes. Dès qu'elles furent habillées, elles dirent a Finette qu'elles alloient fe promener, qu'elle demeurat k la maifon k faire le ménage & la leffive, & qu'a leur retour tout fut net èc propre; que fi elle y manquoit, elles 1'affommeroient de coups. La pauvre Finette qui avoit le cceur ferré de douleur, reffa feule au logis, balayant, nettoyant, lavant fans fe- repofer, bc toujours pleurant. Que je fuis malheureufe, difoit-elle, d'avoir défobéi k ma marraine, il m'en arrivé toutes fortes de difgraces; mes fceurs m'ont volé mes riches habits; ils fervent a les parer; fans moi, l'ogre &c fa femme fe porteroient encore bien; de quoi me profite de les avoir fait mourir? N'aimerois-je pas autant qu'ils m'euffent mangée que de vivre comme je vis? Quand elle avoit dit cela, elle pleuroit k étouffer, puis fes fceurs arrivoient chargées d'oranges de portugal, de confitures, de fucre , & elles lui difoient: Ah! que nous  494 Finette venons d'un beau bal! qu'il y avoit de monde! le fils du roi y danfoit; l'on nous a fait mille honneurs : allons, viens nous déchauffer &c nous décrotter, car c'eft-la ton métier. Finette obéiffoit; & fi par hafard elle vouloit dire un mot pour fe plaindre, elles fe jetoient fur elle, & la battoient a la laiffer pour morte. Le lendemain encore elles retournoient & revenoient conter des merveilles. Un foir que Finette étoit affife proche du feu fur un monceau de cendres, ne fachant que faire, elle cherchoit dans les fentes de la cheminée; & cherchant ainfi elle trouva une petite clé fi vieille & fi craffeufe, qu'elle eut toutes les peines du monde a la nettoyer. Quand elle fut claire, elle connut qu'elle étoit d'or, & penfa qu'une clé d'or devoit ouvrir un beau petit coffre; elle fe mit auffi-töt a courir par toute la maifon, effayant la clé aux ferrures , & enfin elle tróuva une caffette qui étoit un chefd'ceuvre. Elle 1'ouvrit : il y avoit dedans des habits, des diamans, des dentelles, du linge, des mbans pour des fommes immenfes : elle ne dit mot de fa bonne fortune; mais elle attendit impatiemment que fes fceurs fortiffent le lendemain. Dès qu'elle ne les vit plus, elle fe para, de forte qu'elle étoit plus belle que le foleil &c la lune.  C E N D R O N. 495 Ainfi ajuftée, elle fut au même bal oii fes fceurs danfoient; & quoiqu'elle n'eüt point de mafque, elle étoit fi changée en mieux, qu'elles ne la reconnurent pas. Dès qu'elle parut dans 1'affemblée , il s'éleva un murmure de voix, les unes d'admiration, 6c les autres de jaloufie. On la prit pour danfer , elle furpaffa toutes les dames a la danfe, comme elle les furpaffoit en beauté. La maitreffe du logis vint k elle , 6c lui ayant fait une profonde révérence, elle la pria de lui dire comment elle s'appeloit, afin de ne jamais oublier le nom d'une perfonne fi merveilleufe. Elle lui répondit civilement qu'on la nommoit Cendron. II n'y eut point d'amant qui ne fut inficlèle k fa maitreffe pour Cendron, point de poëte qui ne rimat en Cendron ; jamais petit nom ne fit tant de bruit en fi peu de tems ; les échos ne répétoient que les louanges de Cendron; l'on n'avoit pas affez d'yeux pour la regarder, affez de bouche pour la louer. Fleur-d'Amour 6c Belle-de-Nuit, qui avoient fait d'abord grand fracas dans les lieux ou elles avoient paru, voyant 1'accueil que l'on faifoit k cette nouvelle venue, en crevoient de dépit; mais Finette fe démêloit de tout cela de la ..meilleure grace du monde ; il fembloit, k fon air , qu'elle n'étoit faite que pour commander. Fleur - d'Amour 6c Belle - de - Nuit, qui ne  %tjê Finette yoyoient leur fceur qu'avec de la fule de ene-* minée fur le vifage, & plus barbouillée qu'un petit chien, avoient fi fort perdu 1'idée de fa beauté, qu'elles ne la reeonnurent point du tout; elles faifoient leur cour a Cendron comme les autres. Dès qu'elle voyoit le bal pret a finir, elle fortoit vite , revenoit a la maifon j fe déshabilloit en diligence , reprenoit fes guenilles ; & quand fes fceurs arrivoient : Ah •' Finette , nous venons de voir , lui difoientelles , une jeune princeffe qui eft toute charmante ; ce n'eft pas une guenuche comme toi; elle eft blanche comme la neige, plus vermeille que les rofes; fes dents font de perles, fes lèvres de corail; elle a une robe qui pèfe plus de mille livres , ce n'eft qu'or & diamans : qu'elle eft belle ! qu'elle eft aimable ! Finette répondoit entre fes dents : Ainfi j'étois, ainfi j'étois. Qu'eft-ce que tu bourdonnes , difoientelles ? Finette répliquoit encore plus bas : Ainfi j'étois. Ce petit jeu dura long-tems ; il n'y eut prefque pas de jour que Finette ne changeat d'habits , car la caffette étoit Fée, & plus on y en prenoit, plus il en revenoit, & fi fort a la mode, que les dames ne s'habilloient que fur fon modèle. Un foir que Finette avoit plus danfé qu'a Pordinaire } & qu'elle avoit tardé affez tard a fe  Cendron. A^f, retirer, voulant réparer le tems perdu & arriver chez elle un peu avant fes foeurs , en marchant de toute fa force , elle laiffa tomber une de fes mules , qui étoit de velours rouge , toute brodée de perles. Elle fit fon poffible pour la retrouver dans le chemin ; mais le tems étoit fi noir, qu'elle prit une peine inutile ; elle rentra au logis , un pié chauffé & l'autre nu. Le lendemain le prince Chéri, fils ainé du roi, allant a la chaffe, trouve la mule de Finette ; il la fait ramaffer , la regarde, en ad-; mire la petiteffe & la gentilleffe, la tourne, retourne , la baife, la chérit & 1'emporte avec lui. Depuis ce jour-la, il ne mangeoit plus; il devenoit maigre & changé, jaune comme un coing, trifte, abbatu. Le roi & la reine , qui 1'aimoient éperduen.ent, envoyoient de tous cötés pour avoir de bon gibier & des confitures ; c'étoit pour lui moins que rien; il regardoit tout cela fans répondre a la reine , quand elle lui parloit. L'on envoya querir des médecins par-tout , même jufqu'a Paris & k Montpellier. Quand ils furent arrivés, on leur fit voir le prince , & après Favoir confidéré trois jours & trois nuits fans le perdre de vue, ils conclurent qu'il étoit amoureux, &C qu'il mourroit fi l'on n'y apportoit remède. Tome II, li  45? Finette . La reine , qui Paimoit a la folie , pleuroit k fondre en eau , de ne pouvoir découvrir celle qu'il aimoit, pour la lui faire époufer. Elle amenoit dans fa chambre les plus belles dames , il ne daignoit pas les regarder. Enfin elle lui dit une fois : Mon cher fils, tu veux nous faire itouffer de douleur , car tu aimes , &z tu nous cache tes fentimens ; dis-nous qui tu veux, & nous te la donnerons, quand ce ne feroit qu'une fimple bergère. Le prince, plus hardi par les promeffes de la reine, tira la mule de deflous fon chevet, & 1'ayant montrée: Voila, madame, lui dit-il, ce qui caufemon mal; j'ai trouvé cette petite pouponne , mignone, jolie mule en allant k la chaffe ; je n'épouferai jamais que celle qui pourra la chaufTer. Hé bien, mon fils, dit la reine , ne t'afflige point , nous la ferons chercher. Elle fut dire au roi cette nouvelle ; il demeura bien furpris, & commanda en même tems que l'on fut avec des tambours & des trompettes, annoncer que toutes les filles & les femmes vinffent pour chauffer la mule , &Z que celle k qui elle feroit propre, épouferoit le prince. Chacune ayant entendu de quoi il étoit queftion, fe décraffa les pieds avec toutes fortes d'eaux, de patés &c de pommades. II y put des dames qui fe les firent peler, pour avoir la peau plus belle; d'autres jeiinoient ou  Cendron. 499 fe les écorchoient afin de les avoir plus petits» Elles alloient en foule efiayer la mule , une feule ne la pouvoit mettre; & plus il en venoit inutilement, plus le prince s'afïligeoit. Fleur-d'Amour & Belle-de-Nuit fe fifent urt jour fi braves, que c'étoit une chofe étonnante* Oü allez-vous donc , leur dit Finette ? Nöus allons a la grande ville, répondirent-elles, oü le roi & la reine demeurent, efiayer la mule que le fils du roi a trouvée ; car fi elle eft propre a 1'une de nous deux, il 1'époufera, 81 nous ferons reines. Et moi, dit Finette, n'irai-je point ? Vraiment, dirent-elles , tu es un bel oifon bridé : va , va arrofer nos choux, tu n'es propre a rien. Finette fongea aufli-töt qu'elle mettroit fe3 plus beaux habits, & qu'elle iroit tenter 1'aven» ture comme les autres , car elle avoit quelque petit foupcon qu'elle y auroit bonne part; ce qui lui faifoit de la peine, c'eft qu'elle ne favoit pas le chemin, le bal oü on alloit danfer n'étoit point dans la grande ville. Elle s'habilla magnifiquement; fa robe étoit de fatin bleu, toutè couverte d'étoiles &c de diamans; elle avoit urt foleil fur la tête, une pleine ,lune fur le dos * tout cela brilloit fi fort, qu'on ne la pouvoit regarder fans clignoter les yeux. Quand elk ouvrit la porte pour fortir, elle refta bièft" Ü i)  500 Finette étonnée de trouver le joli cheval d'Efpagne qui Favoit portée chez fa marraine. Elle le careffa & lui dit: Sois le bien venu, mon petit dada ; je fuis qbligée a ma marraine Merluche. II fe baiffa ; elle s'affit delfus comme une nymphe. II étoit tout couvert de fonnettes d'or Sc de rubans ; fa houfie Sc fa bride n'avoient point de prix; Sc Finette étoit trente fois plus belle que la belle Hélène. Le cheval d'Efpagne alloit légèrement, fes fonnettes faifoient din , din , din. Fleur-d'Amour Sc Belle-de-Nuit les ayant entendues, fe retoumèrent & la virent venir; mais dans ce moment quelle fut leur furprife ? Elles la reconnurent pour être Finette Cendron. Elles étoient fort crottées, leurs beaux habits étoient couverts de boue : Ma fceur , s'écria Fleurd'Amour, en parlant k Belle-de-Nuit, je vous protefte que voici Finette Cendron; l'autre s'écria tout de même, Sc Finette paffant prés d'ciles, fon cheval les éclabouffa, Sc leur fit un mafque de crotte : elle fe prit k rire , Sc leur dit : Alteffes , Cendrillon vous méprife autant que vous le méritez ; puis paffant comme un trait, la voila partie. Belle-de-Nuit & Fleur-d'Amour s'entre regardèrent; eft-ce que nous rêvons, difoient-elles ? qui eft-ce qui peut avoir fourni des habits Sc un cheval k Finette?  Cendron* 501 Quelle merveille! le bonheur lui en veut, elle va chauffer la mule , & nous n'aurons crue la peine d'un voyage inutile. Pendant qu'elles fe défefpéroient, Finette arrivé au palais ; dès qu'on la vit, chacun crut que c'étoit une reine, les gardes prennent leurs armes, l'on bat le tambour, l'on fonne la trompette, l'on ouvre toutes les portes, & ceux qui Favoient vue au bal, alloient devant elle, difant : place, place, c'eft la belle Cendron, c'eft la merveille de 1'univers. Eiie entre avec eet appareil dans la chambre du prince mourant; il jette les yeux fur elle , & demeure charmé , fouhaitant qu'elle eut le pied affez-petit pour chauffcr la mule : elle la mit tout-d'un-coup & montra la pareille, qu'elle avoit apportée expres. En même-tems l'on crie : vive la princeffe Chérie, vive la princeffe qui fera notre reine. Le prince fe leva de fon lit, il vint lui baifer les mains , elle le trouva beau & plein d'efprit : il lui fit mille amitiés. L'on avertit le roi & la reine, qui accoururent; la reine prend Finette entre fes bras, 1'appelle fa fille, fa mignonne , fa petite reine , lui fait des préfens admirables , fur lefquels le roi libéral renchérit encore. L'on tire le canon; les violons, les mufettes, tout joue; l'on ne parle que de danfer &i de fe réjouir. Ii iij  joi F i n e t t e Le roi, la reine & 4e prince prient Cendron de fe laiffer.marier. : Non, dit-elle., il faut avant que je vous Conté monhiftoiré ? pe qu'elle fit en quatre mots. Quand ils furent qu'elle étoit née princeffe , c'étoit bien une autre joie, il tint :a peu qu'ils n'en mou-. ruffent; mais lorfqu'elle leur dit le.nom du roi fon père, de la reine fa mère, ils reconnurent que c'étoient eux qui avoient conquis leur royaume: ils le lui annoncèrent; èc elle jura qu'elle ne confentiroit. point k fon mariage, qu'ils ne rendiffent les états de fon père; ils le lui promirent, car ils avoient plus de cent royaumes, un de moins n'étoit pas une affaire. Cependant Belle-de-Nuit & Fleur-d'Amour arrivèrent. La première nouvelle fut que Cendron avoit mis la mule, elles ne favoient que faire, ni que dire , .elles vouloient s'en retourner fans la voir; mais quand elle fut qu'elles étoient la , -elles les fit entrer, & au lieu.de leur faire mauvais vifage, & de les punir comme elles le méritoient, elle fe leva, & fut au-devant d'elles les embraffer tendre-. ment, puis elle les préfenta k la reine, lui difant : Madame, ce font mes fceurs qui font fort aimables, je vous prie de les aimer. Elles demeurèrenr fi confufes de la bonté de Fi-. Itëtte ? qu'elles ne pouyoient proférer un mot.  Cendron. «jöj Elle leur promit qu'elles retourneroient dans leur royaume, que le prince le vouloit rendre a leur familie. A ces mots , elles fe jetèrent a genoux devant elle, pleurant de joie. Les noces furent les plus belles que l'on eut jamais vues. Finette écrivit a fa marraine, & mit fa lettre avec de grands préfens fur le joli cheval d'Efpagne , la priant de chercher le roi & la reine, de leur dire fon bonheur, & qu'ils n'avoient qu'a retourner dans leur royaume. La Fée Merluche s'acquitta fort bien de cette commiffion. Le père êc la mère de Finette revinrent dans leurs états, 6c fes fceurs furent reines auffi-bien qu'elle. Pour tirer d'un ingrat une noble vengeance , De la jeune Finette imite la prudence , Ne celle point fur lui de verfer des bienfaits ; Tous tes préfens & tes fervices , Sont autant de vengeurs fecrets , Qui dans fon cceur troublé préparent des fupplices; Belle-de-Nuit & Fleur-d'Amour Sont plus cruellement punies , Quand Finette leur fait des gracesinfinies, Que fi 1'Ogre cruel leur raviffoit le jour ; Suis donc en tout tems fa maxime i Et fonge en ton reffentiment, Que jamais un cceur magnanime Ne fairoit fe venger plus généreufement. li iv  ~1o6 Ponce elle m'a fait entendre qu'elle ne me hait point , & qu'elle eft perfuadée que je 1'adore. Peut-on tomber dans une telle extravagance ? Je ne crois pas que fi Melanie continue de me maltraiter, je fouffre patiemment les bons traitemens de fa tante. II continuoit de parler & Ponce de Leon ne lui répondit rien. Qu'eft-ce donc que vous avez, dit le comte, vous rêvez beaucoup ? Je faifois des coup! ets de chanfon, fur l'air qu'Ifidore aime tant, répliqua-t-il, quand ils feront achevés, vous m'en direz votre fentiment. Je ne vous confeille pas de vous arrêter a mon avis, ajouta le comte, je n'ai aucune liberté d'efprit a 1'heure qu'il eft. Dans le tems qu'ils alloient fortir de la gallerie , ils s'entendirent appeler par la principale Duegne de Juana; elle venoit les querir pour chanter devant 1'archevêque de Compoftelle , mais ils le connoiffoient trop pour hafarder de paroitre devant lui; ils s'excusèrent fur un rhume Sc un mal de tête violent; dans la crainte qu'on ne les prefsat d'y aller, ils furent dans le pare, & montèrent dans la chambre qui regardoit fur le bois. Elle rappela mille chofes au fouvenir de nos •pélerins ; 1'un fe plaignit d'être venu chercher des peines &c des foucis, l'autre s'affligea d'a-  dé Leon. 507 voir trouve fi peu de retour dans un cceur qui pouvoit faire la felicité de fa vie; ils regardèrent le bois, & convinrent qu'ils auroient été plus heureux d'y refter , que d'avoir une étoile fi fatale dans leurs amours ; caf eft-il une bizarrerie pareille, continua don Gabriel? Ifidore vous regarde favorablement, Mélanie recevroit mes vceux : ce.n'eft point a elle que je les adreffe, & vous n'avez que de 1'indifférence pour celle qui vous aime. Que ne pouvons-nous changer, dit le comte, notre felicité dépend encore de nous. Ha! quelle propofition , s'écria don Gabriel ; feriez-vous capable de vouloir ce que vous elites ? Oui aflurément, reprit le comte, je le voudrois avec ma paffion ; mais mon cceur entend fi mal fes intéréts, qu'il ne le veut pas. Ils reftèrent dans ce lieu jufqu'a ce qu'ils euffent entendu paffer 1'archevéque qui retoirxnoit k Compoflelle. Auflitót ils defcendirent dans le pare , & traverfant une des aliées, ils apper^urent Ifidore avec Mélanie. Elles avoient été li long - tems dans la chambre de Juana, qu'elles furent bien aifes de fe venir promener. Entrons dans le cabinet de verdure, dit Ponce de Leon k fon coufin, je chanterai Pair qu'Ifidore aime ; peut-être qu'elle y viendra. Il ne fe trompa point dans fa conjoncture. Mais  'ï8 Ponce -r comme. Melanie étoit en colère contre le comte,' elle pria fa fceur qu'elles s'arrêtaffent proche du cabinet, & lui en dit la raifon. Elles fe glifsèrent entre les arbres, mais ce ne fut pas fi doucement que Ponce de Leon , att.entif a ce qu'elles faifoient, ne les entendit proche de lui. II ne tarda pas a chanter ces paroles. Ne réfiftez point a l'amour, Ifidore , rendez les armes , Tous les coeurs doivent, a leur tour, Sentir le pouvoir de fes charmes. ' "-"■* I J?! --'7 : : " • ' ^ ii^iwwésJS êfra Ce dieu töt ou tard eft vainqueur , Et votre réfiftance eft vaine ; II vaut rriiéux lui donner fon cceur, Que d'atfendre qu'il nous le prenne. Que feriez-vous fi les amours, Pour punir votre réfiftance , \ enoient, au décün de vos jours , Vous faire fentir leur puiffance i Ne pouvant étóuffer l'amour Dont votre ame feroit atteinte On vous entendreit. chaque jour .' Pouffer cette inutile, plainte. Hélas! puiflant maitre des dieux.. En qui tout mon efpoir fe fonde , Rends quelques charmes a mes yeux J Qu bien ayeugle tout le monde,  de Leon; "ro^ Don Gabriel alloit continuer , lorfque dona Juana entra comme une furie; elle avoit été fi inquiète du mal de tête de fon cher pélerin, qu'a peine 1'archevêque étoit en carroffe , qu'elle courut dans toutes les allées de fon pare, oii elle favoit qu'il étoit allé ; la voix de don Gabriel 1'attira. Elle s'étoit mife dans un petit bois , & elle avoit été furprife d'entendre nommer fa nièce dans le premier couplet ; mais lorfqu'il dit ceux d'une vieille , elle ne douta point que ce ne fut pour elle ; & fe jetant dans le cabinet, comme je 1'ai déja dit : Ha! ha I dit-elle , don Gabriel, c'eft par des chanfons fatyriques que vous payez le bon accueil que vous avez recu de moi! vous donnez de jolis confeils k ma nièce, & vous me traitez d'une plaifante manière! II feroit difficile d'exprimer la furprife de nos deux amans ; l'on n'a jamais tant appréhendé les fuites d'une colère fi vive. C'eft alors qu'ils fentirent tout ce qu'ils pouvoient perdre , fi elle les obligeoit de s'éloigner. Le comte commencoit d'excufer don Gaüriel, lorfqu'Ifidore & Melanie , preffées d'une crainte dont elles n'étoient plus les maitreffes, fe vinrent mêler dans la converfation. Quoi! madame, direntelles a leur tante, ne vous fouvenez-vous plus que ma foeur & moi avons fait cette chanfon  510 P O N C £ dans votre chambre, qu'elle vous a diveriie , &c que vous voulïez que j'en fitte encore quelques couplets; je 1'ai apprife a don Gabriel, &c fi elle vous chagrine k préfent, c'eft k nous ou'il faut défendre de la chanter. II étoit vrai que ces deux belles filles avoient fait des chanfons, mais il étoit vrai auffi que ce n'étoit pas celle-la ; cependant la manière dont elles 1'affuroient, perfuada dona Juana; elle eut une extreme joie de n'être pas tournëe en ridicule ; & fe radouciffant tout d'un coup : Je fuis fachée , dit-elle k Ponce de Leon, de vous avoir fait paroitre de 1'aigreur; mais mettezvous k ma place; fi ces couplets étoient pour moi , rien ne feroit plus défobligeant. Don Gabriel lui dit les chofes du monde les plus honnêtes; & fe tournant vers Ifidore: Que ne vous dois-je pas, madame, lui dit-il ! vous m'avez juftifié. Je mourrois de douleur fi dona Juana m'avoit foupconné d'ingratitude; enfuite lui parlant alfez bas pour n'être entendu que d'elle : Oui, madame , continua-t-il, je ferois mort de douleur , s'il avoit fallu m'éloigner de vous. Elle ne lui répondit que par un regard qui n'avoit rien de terrible. Quand il fut retiré avec fon coufin, ils s'embrafsèrent, & le comte prenant la parole; -Avouons la vérité, dit-il, notre vieille nous  de Leon. 511 a fait grand peur. Je n'en fuis pas encore bien remis , répliqua don Gabriel, & fi je fais de ma vie des chanfons oü elleait part, je veux.... i Mais auffi, dit le comte en 1'interrompant, quel verbiage inutile êtes-vous allé chercher ? Au lieu de déclarer votre paffion k Ifidore, vous lui racontez les folies de fa tante. Oh ! dit don Gabriel, la déclaration venoit a fon tour; je n'ai pas eu le tems de la chanter. Croyez-moi, ajouta le comte en riant, faites-la en profe. Vous penfez donc , reprit don Gabriel, que je dois être faché d'avoir fait ces couplets ; je vous affiire pourtant, que foit qu'Ifidore ait plus d'indulgence pour les poëtes que pour les autres gens, elle m'a regardé avec un air de bonté que je ne lui connoiffois pas encore. Si Melanie pouvoit être de la même humeur, dit le comte, je ferois jour Sc nuit des vers. En effet, le lendemain comme il chantoit des paroles fort tendres , elle lui donna fes tablettes , Sc le pria de les écrire dedans. II rêva un moment, Sc profitant de cette occafion, au lieu d'y mettre ce qu'elle demandoit, il écrivit: Le cceur le plus rebelle , Peut-il réfifter fi long-tems Aux foins affidus & conftans Que lui rend un amant fidelle.  ■512 Ponce Elle lut ces vers , & prenant fon mouchoïf d'un air dédaigneux, elle les effaca. Le comte fe fentit extrêmement piqué, mais fans en rien témoigner, vous m'avez bien puni, madame , lui dit-il, de cette petite fupercherie; fi vous avez agréable de me rendre vos tablettes , je vais y mettre ce que vous voulez. Elle les lui donna, & il écrivit ces paroles fur 1'air d'un menuet qu'il lui avoit appris : Vous méprifez un cceur fidelle , Je reffens les rigueurs du plus terrible fort: Ma douleur eft plus que mortelle 3 Et je ne puis trouver la mort. Melanie parut bien plus offenfée de ces derniers vers que des premiers ; & s'adreffant a don Gabriel: Votre frère , lui dit-elle , en ufe avec moi d'une manière fi familière , qu'il femble que nous fommes égaux. Je fais trop qui vous êtes & qui je fuis , reprit le comte ; mais madame, tout me rend criminel k vos yeux; vous me faites fentir durement le malheur que j'ai d'être fans mérite. Ifidore , qui 1'écoutoit, eut une maligne joie de fa peine ; ma fceur eft fiére ck un peu farouche, lui dit-elle en riant. Hélas ! madame , ajouta Ponce de Leon , 1'êtesvous moins qu'elle ? A cette queftion, elle demeura embarraffée ; celui qui la faifoit ne lui étoit pas affez agréable, pour qu'elle eut voulu y.  D È L fe ö ft; fïf y répondre d'une inanière obiigeanté. C'eft ainfi que ces quatre perfonnes, qui auróienf pu faire la félicité les unes des autres, s'entre* tourmentoient par la bizarrerie de leur étoile. Cependaht dona Juana n'étoit occupée que de fon éntêtement pour le Cömte ; elle le fit Venir darts fon cabinet; & après un préambule dönt il attendoit la concliifion avee crainte ; Dom Eftève, continua-t-elle , je vous trouvfc Un fi galant homme, qu'encore que j'euffe réfolu de ne me foumettre jamais aux dures loix de fhymenée j je crois que je peux prendre d'autres mefures fans rien hafarder. Mon père' ayant été gouverneur de Lima, il aequit de grands biens , & m'en a plus hiffc au Mexique qu'en Efpagne. Si vous y voulez venir aveémoi, je partagerai ma fortune avec vous b car je ne pourrois avec bienféaiiee refter dans ce pays-ci après vous avoir époufé s mais, en celui-la, on ne faura point qui vous êtes cC nous y ferons heureux. Examinèz cette propofition; fi elle vous convient, il faut s'embarquer bientöt, car les gallions font fur le point de partir. Le comte demeura furpris d'une própofition fi extravagante; ii penfa qu'un refus feroit trop piquant, êz qu'il falloit feulemenf éluder 1'affaire. Je ne peux j madame > lui dit-il # vous marquer toute ma reconnoiffance pour' Tornt IIt &k  514 Ponce vos bontés, je fens bien que je n'en ferai jamais ingrat, ók pour commencer de m'en rendre digne , je vais vous faire 1'aveu de 1'état de ma fortune. Une jeune veuve fort riche, d'une qualité fort diftinguée , ayant pris beaucoup d'amitié pour moi, me recut fouvent chez elle, ck me propofa de 1'époufer; j'acceptai ce parti avec joie; mon père en fut ravi; le contrat ck les fiancailles fe fuivirent de prés : enfin , le jour arrêté pour notre mariage, j'allai la trouver avec ma familie, ck je 1'époufai dans une maifon de campagne proche d'Anvers. Mais il n'y avoit pas huit jours que nous étions enfemble, que fon premier mari arriva: on le croyoit péri depuis dix ans. Ma femme, ou pour mieux dire la fienne, feignit de le méconnoitre. L'éclat de cette affaire fut fi grand , ck mon déplaifir fi violent, que je laiflai le foin de cette affaire a mon père , ck je partis avec mon frère pour Saint Jacques. Je vous fupplie , madame, continua-t-il, de trouver bon que je fache ce qui aura été réglé, avant de partir pour le Mexique. Cela eft bien jufte, répliqua dona Juana, toute troublée ; le fuccès m'en inquiète, ck je vous avoue que fi je vous avois cru marié, j'aurois étouffé de bonne heureles fentimens obligeans que j'ai eus pour vous ;.car enfin , vous aimez  b E L E O N.' ^15 cette femme, vous aurez toujours du chagrin de favoir perdue. Ha ! madame, que je trouverai aifément de quoi me confoler auprès de vous , lui dit-il en baifant fa main ; mais vous voyez qu'il faut que mon mariage foit rompu. La bonne vieille en convint, bien que fa tendreffe fut affez forte pour la faire paffer pardeffus tous les fcrupules de la poligamie. Don Gabriel attendoit fon coufin avec la dernière inquiétude; il craignoit toujours que quelque malheureux contre-tems ne le fit connoitre , & que dona Juana les forcat de s'éloigner; mais il fe raffura lorfqu'il entendit que le comte en revenant chantoit ces paroles qu'il avoit faites pour Juana, & qu'il prononcoit peu diftincf ement a caufe des conféquences i Iris paffe en dépit des ans Pour la cadette du printems ; Sans en chercher d'autres raifons Dans les métamorphofes, Iris eft pleine de boutons, Et le printems de rofes. J'étois allarmé , lui cria Ponce de Leon \ mais vous me paroiffez trop gai pour que mes craintes foient bien fondées. En effet, répliqua le comte, j'en ai un trés-grand fujet, & vous en conviendrez, quand vous faurez que je viens vous prier de mes noces. De vos noces! Kkij  516 Ponce inferrompit Ponce de Leon tout allarmé, quoi? avec Ifidore ? Non, dit le comte en fouriant, je ne fuis pas de li méchant goüt que de choiffr ïine fille jeune 8c belle ; je vous apprends que le mariage fe fera au Mexique, dans la grande ville de Lima, avec très-armable 6c trés-charmante perfonne dona Juana. Depuis quand extravaguez-vous, répondit don Gabriel ? Trève d'extravagance, ajouta le comte, la chofe eft très-fêrieufe ; mais il lë trouve une petite difhculté k notre mariage : c'eft que ma femme, qui eft a Bruxelles, pourroit bien ne pas entendre raillerie. Ponce de Leon éclata de rire ; le comte ne put s'empêcher d'en faire autant. II lui conta enfuite plus férieufement ce qui s'étoit paffe, 6c don Gabriel lui dit qu'il appréhendoit beaucoup le déncuement de toute cette intrigue. II étoit déja fi tard, que Ponce de Leon 6c le comte d'Aguiiar ne voulurent pas fe féparer; ils fe mirent au lit enfemble. Le comte ne dormoit point encore , lorfqu'il entendit ouvrir doucement fa porte. II demeura d'autant plus furpris, qu'il en ötoit ordinairement la clé; mais il le fut bien davantage de voir entrer une femme 6c un homme. II pouffa fon coufin ; 6c fans lui rien dire de peur d'être entendu, il l'obligea de regarder. La lune éclairoit affez la  de Leon. 517 chambre pour remarquer tout ce qui s'y paffoit, Ils crurent d'abord que c'étoit dona Juana qui venoit lutiner le comte : mais pdurquoi amener un homme, & fe tenir dans un coin ? Don Gabriel fe fouvenoit qu'Ifidore l'avoit regardé avec des yeux affez dbligeans ; il fe flattoit qu'elle s'étoit repeatie de fon indifférence,. & qu'elle vouloit 1'entretenir; cependant 1'heure fembloit fort fufpecle pour une perfonne fi fage , & ce n'étoit pas dans la chambre du comte qu'elle devoit le venir chercher: il craignoit dons que ü ce 1'étoit effectivemeYit, elle ne fut la pour fon coufin, puifqu'elle lui avoit toujours témoigné plus de bontés. qu'a lui. Voila ce qui fe paffoit dans-leur efprit ,.quand cette dame, parlant d'une voix baffe : Que je crains, don Louis, 1'humeur, de votre tante! De quel ceil me verra-t-elle après ce que j'ai ofé faire pour vous ?. Ne craignex.. rien., belle Lucile, hii dit-iL, dona Juana fait vivre.; mes fceurs n'oublieront rien pour vous plaire.; vous êtes ki chez vous , mais il eft trop tard pour les réveiller : c'eft ce qui m'a obligé de vous arrêter dans ma chambre , afin que vous y paffiez le refte de la.nuit, 8c que je prenne les mefures pour qu'on ne fache point oü nous fommes. En effet, dkvelle, lafureur de mes Kk iij  P Ó N C É proches va être extréme ; cette fucceftïon, qui m'enrichit, me rend plus confidérable a leurs yeux, que ma propre perfonne. Hélas! don Louis , que ferez-vous pour les appaifer ? Je Vous aimerai plus que toutes chofes au monde, ma chère Lucile , continua-t-il, & j'efpère de leur faire connoitre que c'eft par les mouvemens d'une violente paffion, que je me fuis réfolu a vous enlever ; car enfin , j'ai affez de bien & de naiffance pour II n'acheva pas, car il prit une fi violente envie au comte de touffer , qui s'en empêchoit depuis un quart d'heure, qu'enfin il falltlt touffer malgré qu'il en eut. A ce bruit, Lucile éperdue fe feroit fauvée , fi don Louis , en entrant dans la chambre , n'eut pris la précaution d'en bien fermer la porte. II fit quelques pas vers le lit, & demeura fort furpris de trouver fur des chaifes , des habits qu'il avoit laiffés dans fa garderobe ; il ne comprenoit point par quel efprit de familiarité , on s'étoit avifé de les prendre & de les porter; car il connoiffoit affez que Celui qui venoit de touffer étoit le même qui mettoit ces habits. II alloit ouvrir le rideau, quand il s'arrêta tout d'un coup, puis retournant vers Lucile : Je «e fais a quoi me réfoudre, lui dit-il, peut-être que eet hömme qui vient de touffer eft en-  d e Leon. 519 dormi, qu'il ne nous a pas entendus; peutêtre même qu'il eft fourd: cela ne tombe point dans 1'impoffible. Mais quand il feroit fourd 8c endormi, reprit Lucile , ne faudra-t-il pas qu'il nous voie étant dans cette chambre, k moins que Dieu ne nous faffe aufti la grace qu'il foit aveugle. A ces mots, Ponce de Leon 8c fon coufin s'éclatèrent de rire , 8c tirant le rideau , don Louis, mon cher don Louis, dirent-ils, approchez de vos meilleurs amis, &c fachez que nous n'avons pas moins befoin de votre difcrétion que vous en avez de la notre. Don Louis reconnut la voix de fes amis avec d'autant plus d'étonnement, qu'il les avoit pleurés comme morts. Depuis leur départ de Cadix, fuivis feulement d'un valet de chambre , perfonne au monde n'en avoit eu de nouvelles ; 8c comme il couroit dans le pays une troupe de voleurs, fi cruels, qu'ils ne donnoient aucun quartier, on croyoit qu'ils étoient tombés entre leurs mains, 8c qu'ils avoient été affaffinés ; il étoit même auffi facile a don Louis de s'imaginer que leurs efprits revenoient de l'autre monde, que de les imaginer pleins de vie chez dona Juana, la plus févère de toutes les filles, 8c qui captivoit davantage les perfonnes fur qui elle pouvoit étendre fa domination. Kk iv  Ponce Lucile trembloit, & don Louis rêvoit k un événement fi fingulier , fans rie« répondre. Approchez - vous , mon cher ami, reprit le comte , nous avons des mefures infinies k prendre avec vous. Don Louis , tout ému, courut èeux les bras ouverts. Comment vous expoferai-je ma joie & ma furprife, leur dit-il! votre abfence de Cadix m'a jetté dans la derrière inquiétude; je fuis ravi que les bruits qui courent foient faux. Mais vous trouver dans ma chambre, quand je penfe que je n'y fuis qu'avec dona Lucile ! vous trouver chez ma bourrue de tante! Qu'eft-ce que cela veut dire? Mes fceurs y ont-elles part ? Ne me déguifez rien. Oui , don Louis, s'écria don Gabriel, vos fceurs y ont part; je me fuis fenti fi touché du mérite de 1'ainée dont vous parlates, & dont on m'avoit fait une defcription trèsavantageufe, que je n'ai été occupé que des moyens de la voir ; je les aurois concertés avec vous , fi vous n'étiez pas parti pour Seville; je regardois même 1'exécution de mon deffein comme une chofe impoffiblé, par rapport k la garde troP févère que dona Juana faifoit fur files je crois que ie n'aurois ofé tenter IV venuire , fi mon coufin , fenfible a ma peine , p'avoit imariné un déguifement, a la faYerrr duquei pou.5 avons été reeus ici,  de Li On' jif Le comte lui raconta alors tout ce qui s'étoit paffé, fa pafïion pour Melanie, & jufques a la propofition que Juana lui avoit faite de la fuivre aux Indes. Don Louis les écouta avec beaucoup de plaifir. Ses fceurs ne pouvoient efpérer, fans un bonheur particulier, de trouver d'aulïï bons partis. II connoilfoit leur mérite perfonnel, leur grande naiffance & leur fortune, II les embraffa de tout fon cceur, témoignant la véritable joie qu'il reffentoit de les avoir retrouvés. Cependant , dit-il , je prévois quelques difKcultés qu'il faut que le tems nous ai de a furmonter. Vous me dites que le cceur de ces jeunes perfonnes n'eft point difpofé comme vous le fouhaiteriez; celui de ma tante fera bien animé de courroux, quand elle fe verra pour neveu un homme dont elle prétend faire fon mari. Don Gabriel a un père qui le deftine peut-être a quelqu'autre alliance ; le mien eft abfent, &c j'ai fur les bras une fi grande affaire a caufe de Lucile, dont les parens me vont pourfuivre, qu'il faudra peut-être que je paffe en Portugal avec eile. Vous nous accablez, répliqua Ponce de Leon; votre prévoyance nous fait envifager des obftacles que notre amour nous avoit cachés ; mais malgré tout ce que vous venez de nous dire, nous fommes réfolus  ^ii Ponce de perfévérer & de mourir plutót que de manquer k notre paffion. Lucile n'avoit pas voulu s'approcher du comte ni de Ponce de Leon, bien qu'elle les connüt. II ne lui fembloit pas bienféant de les voir au lit; elle étoit toujours demeurée dans le lieu oü elle s'étoit d'abord affife; & comme don Gabriel remarqua que don Louis avoit de 1'inquiétude de lui voir palfer une fi mauvaife nuit, il lui confeilla de la conduire dans fa chambre; elle n'étoit féparée de celle oü ils étoient que par une grande falie. Don Louis le propofa k cette aimable perfonne; elle en fut bien aife, & fe jeta fur le lit toute habillée. Don Louis ayant fermé la porte fur elle, revint trouver fes amis, car il avoit une clé de cette chambre, & c'étoit ce qui lui en avoit donné fi aifément 1'entrée. Ils arrêtèrent enfemble qu'il diroit k fes fceurs le fecret du déguifement des pélerins , & qu'il les engagéroit de faire quelque violence a leur penchant , pour accorder leur inclination k celles de don Gabriel & du comte; qu'auffi-töt qu'elles y confentiroient, on écriroit aux pères de part & d'autre , pour avoir leur agrément, & que l'on fe garderoit bien de faire connoitre k dona Juana la fupercherie qu'on lui faifoit, jufqu'a ce que les chofes fuffent en état de fe conclure.  t> ë Leon. 523 La converfation de ces trois amis les mena jufqu'a huit heures du matin. Don Louis, occupé de Lucile, entra doucement dans fa chambre ; il vit qu'elle repofoit; il n'ofa la réveiller; & du même pas, il entra dans 1'appartement de dona Juana. Toutes ces femmes demeurèrent furprifes de le voir. On ne 1'attendoit point; fa tante en fut la plus étonnée. II la pria qu'il put 1'entretenir, & il lui raconta que depuis deux ans , il étoit recu chez Lucile, avec 1'agrément de toute fa familie; qu'en ce tems-la , elle avoit peu de bien, qu'il ne 1'aimoit auffi qu'a caufe de fa vertu & de fes bonnes qualités; qu'elle n'ignoroit*pas que fon mariage avoit été réfolu avec elle; mais que le frère de cette belle fille ayant été affaffiné, elle étoit devenue une des plus riches héritières de FAndaloufie ; que fon grand-père ne voulant plus la lui donner , l'avoit fait paffer de Cadix a Seville; qu'il la tenoit dans fa maifon , afin de la marier avec le fils d'un de fes amis ; qu'il n'avoit pu fouffrir un affront qui le déshonoroit en lui faifant perdre fa maitreffe ; & que, d'intelligence avec elle , il l'avoit enlevée ; qu'il la prioit de la bien recevoir , & de lui témoigner, dans une rencontre fi preffante, les bontés qu'elle avoit toujours eues pour lui.  '$z4 Ponce Dona Juana demeura fort incertaine fur fe parti qu'elle devoit prendre ; elle craignoit beaucoup les affaires, & elle ne doutoit point que les parens de Lucile ne lui en fiffent une de 1'avoir recue. A la vérité, le chateau oü elle étoit n'étant pas le fien, il fembloit qu'elle ne devoit pas être refponfable de ce qui s'y paffoit; mais comme d'ailleurs eile ne pouvoit garder les muficiens fans que don Louis trouvat quelque chofe a redire a cette conduite, &c ne foupconnat peut-être le deffein qu'elle avoit de paffer aux Indes avec celui qu'elle aimoit, il lui vint une penfée qu'elle jugea fort bonne. Mon neveu, dit-elle a don Louis, fi vous aviez pris mon avis avant 1'exécution de votre projet, je n'aurois rien oublié pour vous en détourner» Quelques avantages que vous imaginiez dans 1'alliance que vous fouhaitez, les fuites m'en paroiffent fi périlleufes, tant que vous ferei mal avec la familie de Lucile, que j'en crains tout. Voici donc le tempérament qu'il faut prendre. J'ai une maifon proche de Seville; je m'y rendrai avec vos fceurs, & j'y ménagerai les efprits irrités , pendant que vous refferez ici. II faut que vous époufiez Lucile dès que nous ferons parties. Vous voyez par-la que l'on n'aura pas lieu de nous pourfuivre , & que nous ferons toujours en état de vous fervir,  de Leon. 515 Don Louis ne put s'empêcher d'approuver le deffein de fa tante. II comprit que c'étoit le meilleur moyen pour engager Lucile a ne point retarder fon bonheur ; car fi elle n'avoit pas été fa femme , de quelle manière auroit-elle pu refter feule avec un homme fi aimable ? Au lieu que demeurant auprès de dona Juana, elle auroit attendu la dernière volonté de fes parens. II témoigna a fa tante qu'il goütoit beaucoup eet expédient; & du même pas, il fut dans la chambre de fes fceurs , qu'il trouva déja levées, & qui mouroient d'impatience de le voir. Après s'être donné des marqués d'une amitié réciproque, don Louis leur raconta les progrès de fa paffion prés de dona Lucile , &z fon enlevement ; elles 1'interrompirent en eet endroit pour lui témoigner 1'inquiétude que cette affaire leur caufoit par toutes les fuites facheufes qu'elle pourroit avoir. II leur dit qu'il ne pouvoit même efpérer que la mort le délivrat bientöt du plus cruel de fes ennemis , paree qu'il n'étoit point vieux , bien qu'il fut le grand-pere de fa maitreffe. Dès que nous ferons habillés, lui dirent-elles, nous irons la trouver, & vous devez être perfuadé des foins que nous prendrons pour lui plaire. Vous ne ferez guères enfemble, reprit don Louis, dona Juana veut partir inceffarnment pour 1'Anda-  5*6 Ponce loufie: elle craint qu'on ne lui fafTe des affaires, & elle prétend qu'elle fera plus k la portee de me fervir qu'aiileurs. Elles en demeurèrent d'accord k leur tour. Et don Louis continuant la converfation, dona Juana, leur dit-il, m'a parlé de deux Pélerins, qui, revenant de Saint Jacques, furent bleffés proche cette maifon , qu'elles les a recus, & qu'ils favent affez bien lamufique pour vous la montrer; s'ils étoient moins jeunes & moins bienfaits, j'approuverois fort leur féjour auprès de vous; mais, en vérité , s'il eft néceffaire que vous appreniez k chanter & a jouer des inftrumens , il faut trouver des femmes qui puiffent vous perfectionner, fans retenir des étrangers qui ne font pas accoutumés aux manières efpagnoles, qui fe familiariferont trop, & que l'on fera au défefpoir d'avoir gardé. Pendant qu'il parloit, il étudioit le vifage de fes fceurs, il les voyoit changer de couleur, & il en devinoit aifément la caufe. Avez-vous dit cela k dona Juana, dit Ifidore ? Je n'y ai pas manqué, répliqua don Louis, & je lui ai trouvé quelque répugnance k les renvoyer: mais je lui ai dit fi ferme qu'il le falloit, &c que j'en prendrois le foin, qu'ayant peur que je ne les maltraité, elle m> dit qu'elle veut le faire elle-même. Ils partiront donc bientöt, in«  de Leon; 517 terrompit Mélanie d'un air trifte ? Dès aujourd'hui k ce que j'efpère , continua don Louis. Et que trouvez-vous de dangereux k les laiffer, dit Ifidore; il faut que vous ayez bien méchante opinion de nous, pour croire que des gens d'une naiffance ft obfcure fiffent quelque impreftion défavantageufe dans notre efprit? Cela ne roule point fur votre compte, ma fceur, ajouta-t-il, je ne crains que le public , dont les jugemens fouvent faux & de travers, ne laiffent pas d'être décififs & fans appel; je fuis perfuadé que vous approuverez ma conduite. Ifidore &c Melanie , pénétrées de douleur J effayoient d'en cacher la caufe k leur frère. Je ne vous ai jamais vues fi mélancoliques, continua-t-il, mes chères fceurs, avez-vous quelque forte de regret a ces étrangers ? Nous fommes affligées, dit Ifidore, de vos injurieux foupcons. Dites plutöt, reprit-il, que vous êtes affligées de 1'inégalité qui fe trouve entre vous & eux, & que d'ailleurs , ils vous paroiffent affez aimables pour ne vous pas déplaire. En vérité, s'écria Melanie, vous avez entrepris de nous pouffer a bout. Leur colère réjouiffoit beaucoup don Louis. Faifons la paix, dit-il, en les embraffant tendrement, il faut vous développer ce myftère, c'eft pour vous qu'ils font devenus pélerins. Don Gabriel Ponce de Leon  P 6 N C fe eft une des plus illuftres maifons que riousaycn* en Europe. Don Manuel Ponce de Leon, duc d'Arcor, qui defcend des rois de Xerica, étóit fon aïeul, 8z il avoit pour les fiens, les rois de Leon; ce fut ce don Manuel qui foutint 1'innoCence opprimée de la reine de Grenade, que fon mari, le roi Chico, vouloit faire mourir. Alonfo d'Aguiiar conibatröit auffi pour elle, il n'étoit inférieur ni en naiffance, ni en mérite a aucun des plus grands feigneurs d'Andaloufie ; c'eft dé lui qu'eft defctndu Eftève, comte d'Aguiiar , qui paffe ici pour un muficien; leurs biens font fi cönftdérables, qu'ils peuvent foutenir leur rang avec éelatj je n'ai point d'amis au monde qui me foient fi chers qu'eux, ck: qui méritent davantage mon attachement; ils vous aiment, ils veulent vous époufer. Jugez de ma joie, mes chères föeurs , de pouvoir efpérer une fi belle ailiance, & qu'ils vous rendront auffi heureufes que je 1'ai toujours fouhaité» II fe tut en eet endroit. Mais au lieu de lui répondre , elles fe regardoient, elles le regardoient enfuite , comrn» voulant pénétrer s'il leur avoit dit la vérité. Vous doutez de ma fincérité, continua-1-il, 8c la malice que je viens de vous faire vous en donne fujet. Cependant foyez certaines que je ne vous ai parlé de ma vie plus férieufement; nous avons paffe Is  d è Leon. 519 ia nuit enfemble ; ils m'ont conté leur paffion pour vous, vos manières pour eux, &z les extravagances de dona juana. Ah ! mon frère i s'écria Ifidore, je connois bien a préfent que ceci n'eft point un jeu ! Qu'il feroit difficile auffi que des hommes auffi parfaits , fi bien nés, avec tant d'efprit & de bonnes qualités , fuffent ce qu'ils difoient être ; il m'eft venu vingt fois dans 1'imagination qu'il y avoit quelque chofe de caché fous ce pélerinage, dont je ne pouvois trouver le dénouement. Mais » interrompit Melanie, mon cher frère, puifque vous avez tant de part a 1'amitié de don Gabriel, il vous a fans döute appris pour laquelle de nous il a le plus d'inclination ? Oui , ma fceur, répliqua don Louis, il m'en a fait confidence; il fe déclare pour Ifidore, & le comtë d'Aguiiar pour vous; A ces mots, ces deux belles filles palirent j leur cceur avoit déja fait un choix, & chacune crcyoit ne pouvoir changer. Don Louis les examina quelque tems; il ne lui étoit pas mal aifé de deviner ce qu'il favoit déja ; mais il n'en Vouloit rien témoigner, de crainte eu'èllès ne fe plaigniffent de 1'indifcrétion de leurs amans. II me paroit, leur dit-il, que Vous avez quelque répugnance pour eux ; de graces , mes chères fceurs, prenez le parti que la raifon Tornt IL L1  Ponce vous c!i£te ; la fortune vous eft favorable, ne la négligez point, aimez qui vous aime; je ne vous confeille pas feulement comme votre frère, je vous confeille comme votre ami, 5c je vous prie de vouloir bien vous expliquer affez favorablement avec eux, pour qu'ils puiffent prendre des mefures juftes, & faire agréer è leurs proches la chofe du monde qu'ils deiirent davantage, & qui vous rendra les plus heureufes. La manière dont vous nous parlez eft fi ■obligeante, mon frère, reprit Ifidore , qu'il n'y a plus moyen de vous cacher notre fecret. Nous aimons , mais nous aimons ceux qui ne «ïous aiment pas ; don Gabriel plaït a Melanie, le comte me paroit aimable ; pouvons - nous prendre d'autres fentimens ? Ah ! fi nous en avions été les maitreffes , nous n'aurions eu que de 1'indifférence. Je veux croire , interrompit don Louis, que votre prévention n'eft point fi forte que vous ne puiftiez changer, ■quand ce changement vous eft fi avantageux. Adieu , je vous quitte ; faites vos réflexions ; je vais trouver Lucile, & je vous attendrai dans fa chambre. Don Louis étoit k peine forti, qu'elles fe mirent k pleurer. Se peut-il un fort plus bi-» faxrs, s'écria Ifidore ? ce qui devroit me caufer  de Leon. 53* 'de la joie, m'afflige avec excès. J'apprends que ce prétendu muficien eft un homme de la première qualitê ; eet heureux changement me ccmbleroit de joie, fi je n'apprenois en mêmetems qu il ne m'aime point, & qu'il ne fonge qu'a vous. Je me plains autant de ma deftinée ^ que vous faites de la votre, répondit Melanie ; quelques propres a. me faire rougir que fuffent mes fentimens pour don Gabriel, je pouvois efpérer que la reconnoiffance T & mêmc la vanité d'avoir engagé un cceiir comme le mien , fauroient 1'attacher & qu'il ne penferoit qu'a me plaire; a préfent que je le connois, que puis-je efpérer ï il eft- digne de vous, il vous aime, vous Paimerez, ma fceur, vous Faimerez. Ifidore, fans rien répondre , tenoit fa tête penchée fur une de fes mains , & de l'autre elle efluyoit quelques larmes qu'elle ne pouvoit retenir. Enfin , elle leva la tête , & regardant fa fceur: Voulez -vous, lui dit-elle, que pour vous mettre en poffeffion du bien que vous m'enviëz, & qui m'eft encore indifférent , je vous donne la- plus forte marqué de tendreffe que l'on puiffe fe promettre d'une bonne fceur; je me ferai religieufe , il faudra bien alars que don Gabriel rende hommage *  53^ Ponce votre mérite, & qu'il m'oublie pour toujours. A Dieii ne plaife , s'écria Melanie, que j'ao* cepte une telle preuve de votre amitié, ma chère fceur, je vous fuivrois bientöt dans une retraite que vous n'auriez choifie qu'a ma con-. fidération ; & en fuppofant même que je fuffe affez ingrate pour y confentir , don Gabriel me le pardonneroit-il ? II ignorera les motifs de ma retraite, reprit Ifidore. Et quand il les ignoreroit, eft-ce une conféquence que j'en pofféderois plutöt fon cceur, dit Melanie? Non, ma chère Ifidore, je fuis perfuadée que le cceur veut être furpris, il eft déja accoutumé a me voir, mon vifage, ma converfation, le tour de mon efprit ne lui eft point nouveau; je yous perdrois & je ne le gagnerois pas. Mais, dit Ifidore, s'il eft vrai que les premiers mo-. mens de connoiffance décident , felon vous, de la fuite d'une paffion, nous n'aimerons jamais ceux qui nous aiment, &t nous continue^ rons, d'aimer ceux qui ne nous aiment point. Pen efpère autrement, interrompit Melanie, la métamorphofe qui vient de fe faire en faveur des Muficiens, difpofera peut-être notre cceur' A ce qu'ils défirent, &c comme nous avons tou». jpurs pris foin de leur cacher- nos, fentimens % ie ne laiffe pasj de Qroire. qu'en. les apprenant j  de Leon. 535 |ls en feront touchés. Hélas! que vous êtes dans une grande erreur, de penfer qu'ils n'ont point pénétré notre fecret, continua Ifidore ; nos yeux ont parlé malgré nous, & le langage des yeux eft fouvent le plus intelligible. Melanie alloit répliquer, lorfqu'on vint leur dire de s'habiller promptement; dona Juana vouloit qu'elles vinffent avec elle dans la chambre de Lucile, afin de lui offrir tout ce qui pouvoit dépendre de leurs foins pour fa fatisfacHon, Eljes ne vouhirent rien ajouter a leurs charmes naturels ; elles nattèrent négligemment leurs cheveux, Sc y mêlant des jonquilles Sc des jafmins, elles étoient aufii brillantes que 1'aurore; leur habit étoit d'une légere étoffe blanche; c'eft le deuil le plus ordinaire des filles de qualité en Efpagne , Sc la beauté de leur taille n'étant point cachée par la grande mante dont elles la couvrent quand elles fortent, elles 1'avoient fi majeftueufe Sc fi noble , qu'on ne pouvoit en avoir de plus parfaite j mais les larmes qu'elles avoient répandues, ötoient a leurs yeux quelque chofe de cette vivacité qui en rendoit les regards difficiles. a foutenir, Elles allèrent trouver leur tante, elle paft? miffi-töt dans la. chambre de Lucile, Elle étoi:  fur fon lït, abattue par la fatigue du chemin, & par le peu de repos qu'elle avoit pris depuis fon départ de Séville ; 1'inquiétude n'étoit pas une des moindres caufes qui chans^oient fon air de joie , en un air de mélancolie qui ajoutoit a fes charmes; elle étoit jeune, bien faite , & elle avoit de 1'efprit, Sc toutes les manières d'une petite perfonne de qualité. Dona Juana lui fit beaucoup d'amitié ; elle lui dit que fi elle entroit dans fa familie, elle y feroit chèrement aimée, qu'elle n'auroit pas lieu de regretter les démarches qu'elle avoit faites pour don Louis. Ifidore Sc Melanie lui donnèrent les mêmes affurances d'un air fi tendre Sc fi engageant, qu'elles faifoient affez connoitre 1'amitié qu'elles avoient pour leur frère. Lucile, de fon cöté, ne perdit aucune occafion de leur témoigner la joie de fe voir avec elles, Sc d'en être fi bien recue. Mais Juana interrompant la converfation : Parmi toutes les bonnes qualités qui vous rendent aimable , lui dit-elle, mon neveu m'en a appris une qui eft bien de mon goüt. Ah! je vous entends, madame , répliqua Lucile avec un fourire gracieux: il vous a dit, fans doute , que je fuis une grande conteufe de romances. II eft vrai, continua Juana , jque j'ai la folie de les aimer, comme fi je