L E CABINET DES F È E S,  ££ VOLUME CONTIENT £e Biuer , Fleur p'Epinb , ns QüATJt? FacardiHS } Par M. k Corate Hamuxon»  LE CABINET DES F É E S, o u COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FÉES, ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX, Ornés de Figures. TOME VINGTIÊME. A AMSTERDAM, Et fe trouve a PARIS, RUE ET HOTEL SERPENTE, M. DCC. LXXXV.   AVIS DE L'ÉDITEU'R. L A profonde érudition du comte Antoine: Hamilton , la délicatefle de fon génie & la douceur de fes 'mceurs, 1'ont rendu également eher aux favans & aux gens du monde. Un grand feigneur Francois ayant pris alliance dans fa maifon , occafionna fes premiers voyages a la Cour de France. Les révolutions dAnglererre, fous Jacques II, y ftxèrent prefque fon féjour. Les traducYions des Contes perfans , arabes &c tir :s, étoient entre les mains de toutes les dames de ia cour & de la ville j il railloit les premières fur l'attachement qu'elles avoient pour une lecture qui lui paroiiïbit frivole ; mais avec les ménagemens convenables pour ne pas ble(Ter leur amour propre. Un jour on le défia de faire quelque chofe dans le goüt de ces ouvrages : le comte Hamilton , dont le génie pouvoit touc ce qu'il vouloit, fit voir en peu de jours qu'il favoit badiner avec les Mufes. Madame la comtelfe de G , fa fceur , avoit acquis , depuis quelque rems , une mafure avec un a(Tez petit terrein dans le pare de cette Tome XX. A  maifon royale qui fait 1'admiration de tout V\xnU vers : cette mlfure qu'on nommoit Moulineau , devint un lieu charmant par les foins vigilans , la magnificence & le goüt de la comteffe de G...., on changea le nom de Moulineau en celui de Pontalie. C'eft a 1'occafion de 1'étymologie ds Pontalie, que le comte Antoine a fait le Bélier; il y a mille petits faits déguifés dans eet ouvrage , qu'il faut lailfer démafquer a qui le pourra ; quand on ne devineroit rien, le conté n'en fera pas moins bon: 1'auteur fait badiner légéremenr3 louer avec délicateflè, & critiquer finemenc.  LE BÉ LI ER, CONTÉ A MADEMOISELLE ****** Mo: , qui n'appris ricn dc ma vie , Ni des neuf Sccurs , ni d'Apollon , Qui ne fuis point de 1'Hélicon„ N> de la dode Académie , Pourrois-je vous rendre taifon Du nouveau nom de Pontalie , Ec fatisfaire votre envic Sur le fort de fon autre nom ? De 1'antique étymologie Je ne cor.nois point le jargon 3 Cependant vous ferez fervie , Ec voici ce que Mabillon En a rccueilli , d'un mémoire Que Scaliger Sc Cafaubon Autoicnt traité dc fauffe hiftoirr. Aii  4 LeBélier, Mais qu importe de ces favans , Qui , fans choix & fans indulgence, Jugent les morts & les vivans ; Ec qui , critiquant 1'ignorance Par d'envieux raifonnemens , Donnent aux ledeurs de bon fens Un grand mépris pour leur fcience. Après tout, pour ne point mentir , Si ce mémoire eft véritable, Importe touc 1'air d'une fable , Que j'aurois, pour vous divertir , Eflayé de rendre agréable. Le tout n'en eft point emprunté Des rccits des Scliéhérazade , Et s'il ne paroit pas conté Avec cette vivacité Dont la fultane fait parade , Au moins, dans fa naïveté , La refpeétable vérité N'y fera point en mafcarade Sous 1'arabefque antiquité. Avant cette hiftoire finie , Vous verrez de 1'enchantement ; D'une maitrefle & d'un amant, Vous verrez la peine infinie. Une firene , un renard blanc , Parens d'un roi de Lombardie , Y paroitront par accident : Vous y verrez même un géant. Mais voila tout j car surement, Vous n'y verrez aucun génie.  Conti. 3 Deesses, qui des tou'rbülons, Quand leur fecours eft néceffaire , Savez faire vos poftillons , Qui régnez fur les cupidons Et qui brillez plus que leur mère : Vous qui d'une courfe légèré, Plus prompte que les aquilons , Voyez en un inftant 1'un & 1'autre hémifphèrc > Qui danfez la nuk aux chanfons , Sans fouler la tendre fougère , Dans la retraite folitaire De vos bois & de vos vallons , Pour célébrer quelque myftère ; Qui, pour tircr dc leurs prifons Un pauvra amant & fa bergère , Ou pour dirtïper les foupcons Nés d'une jaloufe colère , Dépcchez quelque meiTagère Sur les ailes des papillons ; Vous qui préfidez aux trophées Que , dans les terres enchantées , La chimère érige aux amours ; Vous que le beau fexe a chantées ; Douces & gracieufes fées , Accordez-nous votre fecours, Et favorifez un difcours Ou vous êtes intéreflees. Au tems jadis certain héros , Tout des plus fiers & des plus hauts , Géant plus craint que le tonnerre Parmi fes malheureux vaiTaux , Dans ces lieux avoit une terre, A iij  6 Lï BilurJ Quelques moulins , quelques ruifleaux , Dont avoient pris le nom dc guerre Ses devanciers les Moulineaux. V. vouloit de eet héritage, ( Vieux patrimoine des géans) faire part a fes defcendans : Se flattant, par un mariage Qu'il méditoit, en peu de terne De laiiler Ia vivante image De fa taille & dc fon vifage, Dans un nombreux recueil d'cnfans» De cc projet épouvantable On vit palir mainte beauté j le parti n'étoit pas fortable : Et comment 1'auroit-il été J Son vifage étoit effroyable, II airaoit a coucher botté , Soit en hiver , foit en été j Et fa grandeur infoutcnable Cédoit a fa brutalité, Ea voix des taureaux en furie Etoit plus tendre que fa voix >' Avoit plus d'agrémens cent fois, Et cent fois plus de mélodie. II avoit pris dans fon harraj Une machine faice en rofle , Ou , pour mieux dire , un vrai colouc, Qui le fervoic cn tout état, Pour Ia charrette ou pour Ie bat, Pour Ja felle ou pour le carrofle,, II avoit, de plus , un bélier , porit i'efjprit écpit § cap»bk ^  C O K T l! 2 Que eet anlrhal ïïngulier Etoit fon premier confeiller , Régloit fes moulins & fa tablc ; Lui fervoit fouvent d'ccuyer , Et lui contoit toujours quelque petite fable, Dont il favoit un millier. Dans leur 'noifinage un Druïde Avoit un palais dc roman , Et des jardins ou I'ceil avidc, Sans rechercher 1'éloignement, Trouvoit partout contentement Soit a voir le cryftal liquide S'élever jufqu'au firmament > Soit a le voir , comme un torrent Précipiter fon cours rapide , Ou bien fe perdie en murmurant. © Deux cerbères a poil d'argent Cliacun aux pieds d'une Euménidc i Sembloient écumer en grondant. On voyoit la du grand Alcidc La figare en jafpe luifant; Et Cléopatre , en expirant, Dans la fuperbe pyramide Qui lui fervit de monument, Regarder d'un oeil intrépide La morfure de fon ferpenc. La fource enfin du Njl qu'on voyoit au Levant, Eormoit dans une grottc humide Lei ondes du fieuve naiflanc A iv \  s LeBéliir.; Mais de ces lieux tout 1'ornement Etoit certaine jeune Armide , Faire pat tel enchantement , Que fes regards portoient, fans guide , Au fond des coeurs 1'embrafément. L'aimer pourtant étoit folie ; Car 1'infenfible nymphe Alie , Bien loin de vouloir fecourir , Ne cherchoit qu'a faire 'mourir. Tout 1'art du Druïde fon père , Et fes enchantemens divers , S'étoient épuifés pour en faire La merveille de Tunivers. Depuis ce tems - la chaque belle. A fuivi ce brillant modèle ; Mais nos modernes déités, Héritières de fes beautés , Et de fa fraicheur immortelle , Par malheur ont cmprunté d'elle Les rigueurs & les cruaucés. é Mil'ie amans (ciel! quelle foibleife !) Sürs de mourir, vouloient la voir ; La fage & prudente vieillefle Y venoit languir fans efpoir ; Et la floriflante jeuneiTe N'en avoit pas pour jufqu'au foir. Rien n'échappoit a la tigrefle,. . , Tous les lieux d'alentour étoient tcndus de noir ,  C o n t e. Et 1'on voyoit périr fans cefle Quelque amant fee , que la tendreflc Avoit réduit au défefpoir. Le Moulineau, fier de fa taille , Traitoit de chétive canaille, Ceux qui , par cette illuftre fin , Avoient terminé leur deftin , Et mettant fa cotte de maille , OfFroit a eet objet divin Son coeur , fes moulins & fa main , Et fon grand cheval de bataille , Pour prendre 1'air foir & matin. En cas de refus, 1'inhumain Montroit un grand amas de paille , Dont, brülant palais Scjardin, II juroit de faire ripaille Des lys , des rofes , du jafmin , Qui formoient 1'éclat de fon teint , Malgré fes remparts de rocaille , Et Ion chateau de parchemin. Mais la belle, d'un air ferein S'appuyant deflus fa muraille , Pour 1'irriter , 1'appela nain. é Les flots d'une mer émue, La foudre pendant la nuit, Qui d'une chüte imprévue ïracalTe , abat & détruit  'lp Le BéuerJ Quelque tour mal foutenue > L'ours au défefpoir réduit, Cent chiens fefies dans la rue , Sc Cent cochons que 1'on tue, Ke font rien auprès du bruit Dont fa voix frappa Ia nue. iVous 1'entendites tout a plein ,", Meudon , Ruel & Saint-Germain : Le cri troubla 1'air & Tonde , Quand Ie dieu du fleuve prochain Se retrancha dans fa grottc profonde : Et vous , magnanime Pepin , Qui de la Francc alors gouverniez le deltin Cette alarme fut la feconde Qui d'AngohTe btouilla Ie teint De votre mère a trefle blonde j ,Vous en fonnates le tocfin j Le fceptre, de frayeur, vous tomba de la main 5 Et mille devins a la ronde , Soutinrent que ce bruit foudain Pronoftiquoit la fin du monde. 3?our vous , féjour affèux du ténébreux Marly Que le feigneur de la nature , Malgré votre gloire future , Tenoit encore enfeveli Dans 1'horreor d'une nuit obfeure 1 Trappé dn terrible hurlemcnt, jVous crutcs que le changement  Conti; n Dont Ie fameus Merlin vous tenoic dans 1'attente, S'alloit faire dans Ie moment 5 Et que cette main triomphante, Qui par vos agrémens aujourd'huj nous enchantc, Alloit dès-Iors chcz vous loger fuperbement Une Cour augufte & brillante , Dont fa préfence eft Pornemenr. Mais combien fütes - vous furprife Nymphe qui 1'écoutiez de prés. Plus palc que votre chemife ! Que devinrent vos fiers attraits» Oui, malgré fon premier courage ; Malgré fon extreme fierté , La belle en changea de vifage , Quand j de colère tranfporté , Le Géant lui tint ce langage. Serpent ferme" par le dépit De qui Ia langue envcnimée Va, dc fon aiguillon maudit, Obfcurciflant ma renommée j Je vous parois donc trop petit Pour avoir part a votre lit! Mais c'eft trop épargner 1'ingrate: C'eft trop , au mépris de mes vccux,' Encenfcr I'orgucil qui la flatte, Que mon rcflentiment éclate , Et me venge par d'autrcs feux. ' II die, & la paille allumée Couvrojt le chateau dc fumée.  ii LeBIlier, D'un cóté fagots Sc cotrets , Ramafles des lieux les plus proches , Taifoieni devers le toit un funelte progtès. Tandis que du glacis on faifoit les approches A la faveur des mantelets , Les affiégés deïTus leurs parapets, Armés de fourches *c de broches , Bravoient les Hammes & les naits ; Et de frayeur , tous les petits valets Se mircnt a fonner les cloches. Le palais , attaqué de front, Etoit invefti par derrière , Et la nymphe , a genoux , s'étoit mife en prièrc. Mais fon père, en charmes fécond , Entoura le chatcau d'une vatte rivière; Gojj&e impétueux & profond , Plus large que le Négrepont. Jufques aux confins de Bavière , Le géant, d'un faut en arrière , Se fauva fur le haut d'un mont, Jurant d'une horrible manière Contre les flots de cette onde forcièrc. Mais fon bélier fit un gtand pont Qui la traverfoit toute entière. DÈs qu'il 1'eut fait, il y fauta ; Son maltre fe mit a le fuivre j Et le Druïde ouvrit un livre Que vainement il fcuillcta.  C O N T ïï. II en feuilleta 'plus de mille , Qu'il parconrot du haut en bas. Le Lvre feul pour lors ïftffe , Tar malheur ne s'y trouva pas. Son ctonnemenc fut extréme, II en parut tout éperdu, Et d'effroi. le vifage blême, II s'écria : tout eft perdu. L'ennemi cependant, triomphant par avance , Marchoit en toute diligence. Le géant allóngeoit le cou , Et menacant déja de corde & de potence, Crioit au Druïjj : vieux fou , Qui vous mêlez de négromance , Nous vous prendrons dans votre trou 5 Et cette fille d'importancé, Dont le cosur eft fï loup garou, Sera bientót en ma puiifance. Bientót, ou je me trompe fort Nous verrons fa beauté divine ; ' Qui, par un orgueilleux tranfport, Méprifoit ma taille & ma mine, Avec plaifir foumifc au fort Qu'un refte d'amour lui deftine. Pour toi , difpit-if au Bélier , Je te dcmneiai fon collier ; Et pour fa choquer davantage , ( Car il faut bicn 1'humilier ,) le Druïde fera ton page :  14 Lj BhitüJ Mais IailTons - la , pour un moment « Les vains projets que le géant Se mettoit dans la fantaiüe t Au profit de fon confidcnt. Nous ferions même fagcment Si nous quittions la poéfie ; Mais le moyen d'abandouner Alit Au fort de fon accablement! De noirs chagtins cnvironnée , Tantöt du tems paffé 1'aimable fouYcnir ; Ec tantöc 1'affreus avenit Qui menacoit fa deftiriée, Pour 1'accabler , fembloient s'unir. De tous les maux la plus cruelle efpèce 't Eft celle que reffent un coeur Êloigné pair quelque malheur Du feul objet de fa tendrefle Pour fe voir obfédé fans eefle Du feul objet de fon horreur. i La nymphc étoit dans cette peine J Cai fon cceur , qui de jour en jout Sembloit ne refpirer que haute En fecret foupiroit d'amour. De la , fes fiertés implacables * De la , tant de cris picoyablcs Des viftimes de fa rigueur; Tandis que 1'unique vainqueur ,' Qui faifoit tant de miférables , Tiiomphoit au fond de fon eocur.  C O N T E« Mais cette ardcuf, jadis £ chère, Caufoit alors tout fon tourment :' Car tandis que J'art de fon père Sembloit vaincu par le géant, le fort lui cachoit un amant' Qui , dans un tems fi néce/Taire , loin dè marquer I'empreiTement D'une flamme vive & fincère , Ne fe montroit pas feulement; Et ce lache abandonnement Mettoit Ie comble a fa misère. Elle n'avoit aucun repos j Du trifte récit de fes peines Elle entretenoit les éclios. Elle fatiguoit les fontaines, Défefpéroic tous les rmiTeaur Dont les rives étoient prochaines; Et demandoit fans cefTe aux plaïncs Des nouvelles de fon héros, laffe de parcourir les falies , Et chaque falon du palais, Elle fut fous un vieux cyprès ; Dans Ie cabinet dés veftales , •S'abandonner a fes regrets. Comme on favoit. au temsantique; Soupeer au bruit des tambours , Ec fe tourmenter en mufique, Comme on fait enSore de nos jours, Quand on a befoin de fecours j Ea belle ne put s'en défendre , Et du fond du cceur foupira Ce tendre rondeau d'opera , Sans croire qu'on Ia dut entendre;  iS LeBélier, Volage prince de Noify , Vous que mon coeur a mal choifl Tour une conftance éternelle , Eft-ce le tems d'être infidelle, Quand un géant affreux , de fang tout cramoifi , Me fait une guerre cruelle i Volage prince de Noify , Ingrat que vainement j'appelle , Que mon coeur vous a mal choifi ! A ces mots , d'un tortent de larmes , ( Reflource des vceux opprimés ) La douleur inonda fes charmes j Et fes yeux furent abimés. Trois fois 1'éclat de fon vifage En parut réduit aux abois , Et fon pouls s'arrêta trois fois ; Quand du fond d'un autre bocagc , Tout a coup fortit une voix. Scn ame entière revenue De fes premiers faififlemens , ïut attentive aux chers accens De cette voix jadis connue. Cette voix difoit : Belle Alie Dont mon coeur aflervi porte en tout lieu les traits , Ceflez , par d'injuftes regrets , De m'accufer de perfidie. Touvot-  C O N T E. (j Pouvez-vous croire que j'oublie Tant de tendrefle & tant d'artraits f Adoraljle & conftante Alie , Que mon cosur a fi bien choifie t Faites pour moi d'autrcs regretsj Du deftin malgré les arrêts, Ce coeur par-tout vous a fuivie, Je vous aime plus que ma vie , Ec mille fois plus que jamais i # A ces mots , furprife , alarmée , Mais d'un nouvel elpoir charmée , Elle parcourut a grands pas, Le lieu d'ou cette voix simde , Venoit de lui marquer, d'une ardeur animée, Des mouvemens fi pleins d'appas. Que fais-tu ? moncre-toi, cher objet dc ma flamme , Dit-elle ; montre-toi, viens confoler mon ame. Quoi i d'un amant fi cher & fi tendre autrefois > Ne refteroit-il que la voix ? Pourquoi d'une recherche vaine Me fatiguer dans ce bofquet ? Pourquoi te refufer au penchant qui m'entraïne ? Pourquoi me fuir > Pourquoi redoubles-tu ma peine l N' es-tu donc plus qu'un petroquet i $ Alors d'une inutüe quête , Le défefpoir & le chagrin Menèrent fa raifon bon train , Et 1'amour lui tourna la tête. Tome XX. jj  18 LeBélisr, Pleine de vapeurs & d'ennuis , Elle fe crue, avec fon aventure , Au beau milieu de mille nuics j Car c'étoit alors fa lcéture. Elle fe crut foumife aux cruautés D'un époux bifarre & fauvage , Qui , par un déteftable ufage, Epoufoit chaque jour de nouvelles beautés, Pour les immoler a fa rage ; Et, fe couchant fous un épais feuillage , Elle fe crut a fes cötés. Comme elle avoit dans la mémoirc Tout le récit de ces fatras , Elle crut , malgré fes appas, Qu'il falloit conter quelque hiftoire ,' Pour fe garantir du trépas. Elle prit donc en fantaifie De faire un détail des malheurs Qui lui faifoient verfer des pleurs , En commencant ainlï 1'hiftoire de fa vic. ® J e fuis fille de Pharabert, Iflu d'un petit-fils de France , De qui le père Dagobert, En art magique trés - expert, Et politique a toute outrance , Ordonna que , dès mon enfance, On me mlt dans un berceau vert : Car il prévit que dans ce beau défert;  ■ C O N T Éi Heureux féjour de 1'innocence, Un certain Comte Philibert Feroit un jour fa réfidence , D'un autre enchanteur digne héros i De qui 1'ame en projets féconde , Venant , après de longs travaux , Fixer dans ces heureux Iiameaux Sa courfe errante & vagabonde , Renonccroit a tous fes maux , Qu'une machine moins profonde Que n'étoient les anciens tombcaux j Mettroit fon elprit en repos Par fa fïgure fans feconde, Sur tous les dangers des cachots j Et que 1'été , lórfque fut 1'onde Chacun prend le frais en bateaux j Dc fes jardins j de fes canaux , II feroit douccment la ronde , Dans un petit char fans chevaux Qui fut jadis a Rofemonde. Ce fut pour lui que Dagobert, Monfieur mon honoré grand -pèrc* D'un impénétrable myftère , Dans ces beaux lieux mit a couvert Un charme heureux & falutaire , Et qui doit par lui feul être un jour découvert. De mon enfance enfin le tems fuit & s'écoule , Et le bruit de quelques appas , Que je n'avois peut-être pas , M'attira des amans en foule , Et mille chagrins fur leurs pas. Bij  i« LeBélierJ A tons leurs varux inacceffible , Mon cceur, dans un repos paifible , Méprifoit tous ces vains effbrrs , Tandis qu'ils m'appeloient dans leuts mourans tranfports, ' Ingrate , inhumaine , inflexible. Mais ce coeur , fi farouche alors, N'eft devenu que trop fenfible ! Sur mes attraits & fur mes cruautés On ne pouvoit alors fe taire; On offioit a mes yeux partout des libertés Dont mes yeux ne favoient que faire. Mais hélas! le cruel amour , Choqué de tant d'indifférencc , Voulut fignaler fa puiffance , Et de ma liberté triompher a fon tour. Dans un endroit obfcur de la forêt prochainc , Coule un agréable ruiileau , Qui dans un beau vallon va former de fon eau Cette merveilleufe fontaine Oii mon père , flatté d'une efpérance vaine , Avoit enfoncé mon berceau. Jamais , dans ce lieu folitairc , A notte fexe confacré , Aucun mortel n'étoit entré , Et je m'y baignois d'ordinaire. Or dans cette fontaine un jour Comme j'entrois a demi-nue , Ur. homme s'ofFrit a ma vue , Mille fois plus beau que Ie jour.  Conté." 21 Mais je vois ouvrit la barrière , D'oii le foleil vers 1'Orient Sorc pour commencer fa carrière ^ Et fa brillante avant-courière Annonce fon éclat nahTant. Adieu , ma chère Dinatzade , Bientót le fultan, mon feigneur, Va fauter du lit fur Teftrade , Pour commencer fa promenade. Dès qu'il eft jour , je lui fafc peur, Ce qui me refte eft pourtant le mcilleur D'une hiftoire qui n'eft pas fade : Mais victime de fa rigueur , Demain fur un lit de parade Pour la dernière fois vous verrez votre fceur. A cette dernière parole , Un doux fommeil , par fes pavots , Interrompant les vains propos D'une illufion II frivole , Ea mit dans les bras du repos; Quand fon père accablé de maux , Cherchant en tous lieux fon idole , Arriva la tout a propos , Pour entendre ces derniers mots , Et pour juger qu'elle étoit folie. #• Esprit , qui de liriques fons , Par une habitude facile , Exercez les accords féconds ; Vous, pour qui la rime docile Biij  « L e B £ l i b r i Se marie avec tous les tons Du plus bifarre vaudeville j Qui fur 1'air le plus difficile , Sans gêner vos expreffions D'une veine heurcufe & fercile , Célébrez la cour & la villc , Et favez tout mettre en chanfons» Venez fauver la belle Alie , Venez decrire fa folie, Venez , au défaut de Phctfiis , Soutenir mon foible génie ; Car il languit & n'en peut plus. Entrez tout frais dans la carrière Qui me refte encore a f'ournir » Et difpofez de la matièie Que ie vous offie pour finir. Eile a befoin de votre lime ; Vous m'impofez la dure loi D'un «op long conté que je rimc : Naurez-vous point pitié de moi} Non , je connois votre injuftice i Votre coeur eft un vrai rocher Qui ne fe laiiTe point toucher , Ni du plus affidu fervice , Ni du plus violent fupplice 5 II ne faut rien pour vous facher a" Et vous voulez que je finiiTe. Mais changeons de ftylc : il eft tcms Que votre oreille fe repofe , Et que les vulgaires accens Qui chantoient les événemens » ïafient place a la fimple profc.  C O N T E. 23 Le cheval a!lé court les charaps , Se cabre & prend le frein aux den es. Lors , d'une main trop incertaine , Un auteur , par de vains élans , Au milieu des airs fe promène ; Mais quand , fous quelque efpèce vaine , Réduit au ttot, il bat des flancs , Et bronchc au milieu de la plaine, 11 eft tout des plus fatigans. Un lecteur , qui le foufFre a peine , S'endort fur fes pas chancelans , Et quels que foient leuis ornemens Dans un récit de longue halcine , Les vers font toujours ennuyans. Chez 1'importune poélïe , D'un conté on ne voit point la fin ; Car , quoiqu'elle marche a grand train A chaque moment elle oublie Ou fes leéteurs , ou fon defTein ; Et fans fe douter qu'elle ennuie , Elle va, Thyperbole en main , Orner un palais , un jardin , Ou relever en broderie Tout ce qu'elle trouve en chemin. Cela étant, comme j'ai 1'honneur de vous Ie dire , je vais, mademoifelle , en langage de véricable conté, tacher de vous endormir par la fin de celiü-ci. Vous vous fouviendrez donc» s'il vous plaït, de 1'étonnement du Druïde , lorfqu'il vit le pont extraordinaire qu on ayotc B iv  M LeBélier, bati fur la rivière : mais avant de pafTer outre , il eft bon de vous avertir , qua Tégard de la largeur de cette rivière & de lalongueur du pont, fon vous a menti de fept ou huk cents lieues , tant pour la rareté du fait, que pour la commodité des rimes , & que le feigneur Moulineau , loin d etre auiïi géant que vous pourriez vous 1'imaginer , n etoit tout au plus qu'une fois aufli grand , & une fois auffi fot que notre ami B Le Druïde qui , pour mettre fon chateau & fa fille hors d'infulte, les avoit environnés d'un large folfé plein d'eau , ne fut que furpris , quand il vir 1'efFet d'un enchantement contraire au fien; car il croyoit avoir de quoi fe moquer de tous les ponts & de tous les géans du monde ; il étoit feulement embarrafTé a deviner qui pouvoit être 1'auteur de ce pont. N'eftimant pas alTez fon voifin Moulineau pour le croire enchanteur , il court a la hate feuilleter fes livres pour s'éclaircir du fait, & pour renverfer Je pont en moins de tems qu'il n'avoit été élevé ; mais lorfque tous les livres qu'il ouvrit ne lui apprirent rien , il fut dans un grand embarras qui fe convertit en une afflidion étrange , quand il vit qu'il cherchoit inutilement celui qui contenoit tous les fecrets de fon art. 11 en avoit défendu la ledure a fa fille, a  C O N T E. 2$ qui il n'avoit jamais rien défendu que cela , Sc quelque foumife qu'elle eut toujours été 1 les volonrés , il eut peur que la cnriófité, pour une chofe expreflement défendue, na Teut einporté fur fon obéitfance. Ce fur dans ces alarmes qu'il la trouva en 1'état oü nous 1'avons Jaiiïce. II l'éveilla promptement pour lui demander des nouveües de ce livre li nécefiaire. a fes defleins : mais ce fut pour lui en apprendre bien d'autres qu'Ahe prit la par,ple. De la manière dont elle venoit de s'endormir , j'auróis juré qu'a fon réveil , elle alloit s'adreiTer au Druïde , en lui difant: grand commandeur des croyans .... Mais fon égarement changea d'objet, & fe jetant a fes pie.is : mon père, dit-elle , je 1'ai perdu , & fi vous ne me le rendez, vous metverrez mourir de défefpoir ; car il n'eft plus tems de cacher ma foiblelTè , ni de dilTimuler mon crime. Oui, je 1'ai perdu ... Quoi ! s'écria le Druïde, non-feulement , Alie , vous m'avez défobéi : mais vous avez perdu ce qui m'étoit le plus cher au monde après vous! De quelle maniere, ajoutac-il, avez-vous perdu ce livre , dont dépend le bonheur ou le malheur de nos deftinées ? Alie, furprife , après a voir gardé un moment le filence: mon cher père , lui dit-elle, piiifque vous favez cette perte, vous favez aufli de quelle maniere elle eft arrivée. Hélas! il eft vrai, s'écria-t-elle  *tf LeBélier; en perdant ce livre fatal , j'ai perdu un autre tréfor qui me devoit être mille fois plus pré- cieux que Ia vie. En difant ces mots , elle qaitta fon père , & courut s'enfermer dans fon appartement. Le Druïde n'étoit pas en état de fuivre fa fille , il écoit fi furpris 8c fi confondu des deux aveux qu'elle venoit de lui faire , qu'il ne favoit oü il en étoit. Tout lui fixifoit croire que fa fille avoit eu plus d'une curiofité. Pour s'éclaircir de ce qu'il craignoit, il réfolut de confulter fon favori Poincon. Or , ce Poincon étoit un petit gnême , fils d'une fée , ou fi vous voulez , d'une fylphide ; car le Druïde étoit le plus grand , le plus habile, ou plutöt le maïtre de tous le% cabaliftes. II fut donc droit a la ftatue de Cléopatre , & 1'ayant touchée d'un talifman qu'il portoic en bague ; elle s'entrouvrit, & le favori Poincon en fortit. C'étoit la plus charmante petite créature du monde , il étoit habillé de plumes de perroquet de différentes couleurs, il portoit un chapeau pointu , retroufle d'un gros diamant, & un efclavage de perles Sc de rubis au lieu de carcan. Quoiqu'il n'eut qu'une coudée de haut, jamais il n'y eut de taille fi fine ni fi noble , &c fon vifage étoit du moins aufli beau & auffi aimable que celui de la belle Alie : mais tous ces avantages cédoient  C o n t e. 17 encore a. la bonté de fon coeur, II fut effrayé de voir pour la première fois 1'air févère dont ie recut le Druïde. II fe douta pourtant bien de ce qui pouvoit en être la caufe. Il 1'abcrda en tremblant, & verfant des larmes : viens, lui dit le Druïde , viens me rendre compte de ta conduite. T'avois-je chargé du foin de veilier a. Ia confervation de ma fille , pour 1'abandonner aux caprices qui 1'ont perdue 8c qui me déshonorent ? Le pauvte Poincon fut fi pénétré de ce reproche, qu'il n'y a point de cceur qui ne fe fendit, a voir 1'excès de fon affliction. II fe profterna la face contre terre, 8c de fes petites mains, embraflant autant qu'il le put les jambes de fon maitre vers la cheville du pied, il fut long-tems a. les arrofer de fes larmes, avant que de pouvoir parler. II fe releva enfin par ordre du Druïde, 8c ayant tiré de fa poche un petit mouchoir brodé que fa mere lui avoit fair, il en efliiya fes yeux , 8c fe mit a dire : mon feigneur & mon maitre , je vais vous faire un aveu fincère de ma faute, dont j'ai un repentir aufli fenfible que le méritent vos bontés. Après eet aveu, fi vous ne me trouvez pas digne de grace , tuez moi tout-d'un-coup, plutót que de me donner mille morts , comme vous faites par ces marqués d'indignation. Je n'ai rien oublié des obligations que je yous ai. Vous m'avez dif-  ±8 LeBélier, penfez de vivre fous la terre , vous m'avez revêtu d'une figure qui plaït, & me laiffant routes les connoilTances qui font données aux efprits de mon efpèce, vous y en avez ajouté d'autres qui me mettent de beaucoup au-deifus de mes camarades; vous avez établi ma demeure dans les lieux agréables qui s'étendent bien loin, fous la ftatue dont je viens de fortir : mais vous favez, mon fouverain feigneur , que tous les bienfaits ne font point exempts de leurs mortifications; car je ne fuis vifible que quand vous le voulez. L'ufage de la parole m'eft interdit fans votre permiffion, & dans ces beaux appartemens que j'habite , je fuis condamné a veiller jour & nuit pour la garde d'un tréfor qu'il ne m'eft pas permis de voir : de plus, je ne puis fortir de Ia ftatue , que lorfqu'il vous plaït d'ouvrir cette demeure charmante , il eft vrai , mais qui m'eft infuportable, puifqu'elle me fert de prifon. Vous m'avez ordonné de fuivre partout la belle Alie dans les tems de ma liberté, pour en éloigner tous les dangers, & pour la garantir de tous les accidens imprévus qui pourroient troubler fon repos ; vous favez avec quelle attention je 1'ai fait dans les commencemens ; j'ai obéi ponctuellement a. un ordre qui m'a bien coüté des larmes. Ce fut lorfque , fuivant ce ruifleau qui, fortant des cataracles du Nil, après avoir coulé  G O N T E.' 2£ bi-en long-tems dans des prairies couvertes de fleurs , forme la fontaine du berceau : j'y jetaï avec empreiïement certe petite boule d'ivoire que vous m'aviez donnée ; paree que je crus que la belle Alie s'y baigneroit : c'étoit pour augmenter fes attraits, quoique cela me parut impoffible : mais je vis bientót que vous aviez eu tout un autre delTein. La fête du gui facré, oü tous les habitans de la campagne ont accoutumé d'allifter, ne fut pas plutót arrivée, que votre fille y parut en habit de bergère; 8c dès qu'elle y parut, tous les bergers diftingués en devinrent amoureux, la fuivirent ici , la virent fouvent , 8c après avoir déclaré leur paflion , & éprouvé fes rigueurs par mille marqués de fes mépris & de fon averfion , ils lui firent leurs adieux par les plus rendres chanfons, fe mirent au lit, 8c moururent. Peu de tems après , il fe fit un tournois magnifique aux barrières de Saint-Denis , oii la fleur des chevaliers de notre bon roi Pepin devoit foutenir, contre tous venans , que la princelfe Hermenegefilde, fa nièce, étoit la plus belle princelfe de 1'univers. Vous y envoyares la divine Alie , accompagnée de quatre fylphides qui 1'avoient parée , & qui lui fervoient de dames d'honneur : quand le roi vit Alie , il fut ébloui de fa beauté : mais la princelfe fa  30 Le Belier.,' nièce, qui étoit alfife a fes pieds, rougit de dépit 8c de honte , en voyant Alie : ce n'étoit pas fans raifon, car il n'y eut qu'un petit nombre d'aiv ciens courtifans qui foutinrent pour fa beauté j les héros fe déclarèrent pour Alie : le baron d'Argenteuil, le vidame de Gonelfe , le chatelain de Vaugirard, 8c le fénéchal de PoilTy , fe mirent fur les rangs en fa faveur , 8c ayant remporté 1'honneur du toumois , 1'accompagnèrent jufqu'ici ; vous les traitates aufli bien qu'elle les traita mal : pour moi , qui les aimois a caufe qu'ils étoient jeunes , vaillans & bien faits , je ne doutai point qu'Alie ne fe déclarat en faveur d'un d'entre eux, 8c que nous ne viffions bientót un de ces feigneurs polfefleut de tant de charmes. Mais que je me trompois ! Tandis que pleins d'amour ils éprouvoient la haine d'Alie, & qu'ils fe confumoient en regrets, le roi les avoit fait crier a fon de trompe pour comparoitre devant lui, & rendre raifon de 1'infulte qu'ils avoient faite a la première princelfe du fang j & comme ils n'avoient point paru , il les avoit tous quatre condamnés a. êrre pendus : mais la cruelle Alie leur en épargna la honte , 8c les fit mourir de défefpoir. J'en plenrai de douleur , fur-tout pour le vicomte de GonelTe , qui étoit un Seigneur de grande efpérance , & auquel il m'a paru que vous aviez  C O N T £. Jf quelque regret. Ce fut alors que je me repentis davoir jeté cette boule dans la fontaine du berceau , ne doutant point que ce ne füt ce qui caufoit cette haine univerfelle qu'Alie avoit poot tous fes amans. Cependant, je m'appercus que vous n'étiez pas content de fes effets, quoiqu'elle eut produit tant de morts fi tragiques , & qu'il vous manquoit encore quelqu'autre viétime, qui ne fe préfentoit point : je n'en doutai plus , quand vous m'ordonnates un jour de prendre Ia forme d un chevreuil, & de roder auteur de Ia fout de Noify : Jobéis i regret, craignamque ce ne fut pour attirer quelque malheureux dans Je piège fatal des beautés d'Alie. D'abord que je fus au milieu de la forfct, j'entendis un grand brmt de cors & de chiens ; c'étoit un loup qu on couroit: il me parut fort gros & fort infolent car quoiqu'on le preflat de prés, dès qu'il me vit, il voulut me faifir en chemin faifant: mais je fis un petit faut en 1'air , & ü pa(Ta defious moi : dès que les premiers chiens rnapperairent, ils quittèrent la pifte du loup pour fuivre la mienne. Je m'étois fait fort joli pouc un chevreuil, & jvtfbi* comme Jg m lailfai approcher les chiens , comme j'avois fait Je loup, & lorfqu'ils me croyoient tenir , je fis trois bonds , & je les perdis de vue. Ils me fuivirent a grand bruit: je les atrendis encore j le  jz, LeBélier, maitre étoit a leur queue, qui les fit rompre ï d'abotd qu il me vit arrêté; je le laiflai approcher , je vis bien qu'il ne me vouloit point de mal, je marchois feulement a perit pas pour i'éloigner de fa troupe : je crois qu'il connut xnon delfein ; car il renvoya tout fo,n équipage. Quand je le vis feul, je me couchai fur 1'herbe: alors il fe mit a me confidérer avec une grande attention , & , a ce qui me parur, avec quelque forte de plaifir: pour moi, charmé de fa beauté, de fa taille , & de fon air plein de grace, j'aurois palfé toute ma vie a 1'admirer. Après m'avoir lon^-tems regardé , il s'écria : Le joli petit animal Que ne donnerois-je point pour 1'avoir dans ma ménagerie ? Mon pauvre petit chevreuil , continua-t-il, tu y ferois en repos Sc hors de tous les dangers qui te menacent dans les bois : fi je n'avois peur de t'erfaroucher , je mettrois pied a terre pour II n'avoit pas achevé , que nous entendimes le bruit d'une autre meute; a mefure qu'elle approchoir, on eüt dit que c'étoit quelque taureau qui 1'animoit : il ne s'en falloit guères, puifque c'étoit le géant Moulineau qui, monté fur fon grand cheval, faifoit trembler la terre fous lui, & rempliffoit 1'air de mugilfemens. Dès qu'il m'eut appercu , il anima tous fes vilains chiens contre roui , il me lanca même un dard qui penfa fendre  C O N T tl FêhcJfê uri arbre en deux derrière moi : le beaii chafleur en fut indigné, & lui ayaht fait des reprochés d'üne a&iort qu'il trouvoit barbare , le cruel Moulineau en fut fi tranfporté de colere, qu'après 1'avoir regardé avec fureur, il lui jeta un autre javelot gros comme une lance : mais qui lui paffa par-deflus la tète ; car pat bonheur le géant eft auffi mal-adroit qu'il eft fort &c brutal : le beau chafleur mit I'épée a la main , & s'élan$ant vets lui , pendant qu'il étoit penché fur le cou de fon énorme cheval, par 1'effort qu'il venoit de faire, il lui donna un ft furieux revers fur le haut de la tête , qu'on entendit réfonner le coup, comme s'il fut tombé fur une enclume. Ce coup Ie renverfa par terre & fans connoiffance , quoiqu'il ne fut pas blefle 4" & mit fin a. un combar qui m'avoit faifi de frayeur. Pour mon généreux défenfeur, touché d'amitié & de reconnoiffaiice j j'avoue que je ne pus me réfoudre k le conduire a une mort eertaine, en le menant a la fontaine du berceau. Ainfi, voyant qu'il me fuivoit , je me mis a courir : mais ce fut pour m'éloigner de cette fatale fontaine ; cependant , après avoir bien couru , je m'appeixus tout d'un coup que nous étions déja fous les premiers de ces grands arbres, dont l'épais feuillage défend les rayons du foleil. La belle Alie fe baignoit dans. es Tome XX, Q  $4 L e B i i n rJ moment; ce fut alors que , me fouvenant de Ja mort de tant d'amans qui n'avoient vu que fon vifage , je crus que mon cher défenfeur n'en avoit que pour un moment, & je me mis a pleurer. D'abord que votre fille vit un homme fi prés de la fontaine , elle fit un grand cri. Les fylphides , qui venoient de la déshabiller, fe fauvèrent dans 1'épaifTeur du bois. Pour moi, défefpéré de ma trifte aventure, Jallai me cacher derrière un buiffon , pour voir la tragique fin oü je venois d'amener le plus aimable & le plus honnête homme du monde. Mais je ne fus pas long-tems dans cette cruelle peine. Après avoir regardé Alie quelque tems, je le vis approcher de la fontaine. Alie avoit toujours eu les yeux attachés fur lui , depuis qu'elle étoit revenue de fa première furprife : mais ce n'étoit plus de ces regatds mêlés d'averfion & de mépris , dont elle avoit tué tous fes autres amans. Cependant U étoit aifé de juger que le beau- ehaffeur la trouvoit auffi charmante, & je ne me fsntois pas de joie de voir qu'il ne s'en portoit pas plus mal. II eft vrai que j'avois un autre exempfe dans le géant Moulineau , qui en étoit auffi amouteux qu'un brutal peut 1 etre : mais je m'étois toujours bien douté qu'il n'avoit pas 1'efprit de mourir d'amour. Enfin 4 le beau chai-  C O N T li , 5 feu* paria refpectueufement a Alie, & lui dit des chofes trés - paffionnées pour une première fois. Les réponfes qu'elle lui fit , n'avoient riert de fauvage 5 & jamais je n'ai été fi aife de voir deux perfonnes fi charmantes faire li-tót connoiffance. Si vous n'êtes pas la reine des dieux oii la mère des amours, lui dit-il, apprenez-moi, je vous prie , qui eft la rnortelie qui a tant' d'éclat & tant de majefté , pour n'adorer plus qu'elle fur la terre. Et vous, lui répliqua Alie , fi vous n'êtes point un de ces amours , dont vous venez de parler , qui pouvez-vous être ? Mais qui que vöus foyez, non - feülement je recois vos hommages , mais je vous promets dé n'en recevoir jamais d'autres, pourvu que vous ne foyez pas le prince de Noify. Malheureux ! s'écria le Druïde , en interrompant Poincon, quel nom viens-tu de me faire entendre ? Le prince de Noify ! eet homme que je détefte a 1'égal du Béiier ! Mais pourfuis, 8C m'apprends tout ce qui a fuivi cette fatale cönverfation.^ Elle fut fuivie, reprit le fidéle Poiricon , de 1'aveu que fit mon beau chafleur k Alie, qu'il étoit le prince de Noify. Cet aveu embarraffa Ahe , & la fit rêver quelques momens j mais il ne la fit point changer de volonté. Et le moyen qu'elle en eut changé, q„and le prmce de Noify lui jurolt qu'il 1'adoroit, & qu'il jie Cij  36 Le Bêlier» pouvoït plus vivre fans la voir ? Elle Itü dit j qu'il vïnt la troifième nuit d'après ce jour, au bord de cette fontaine ; qu'il cueillit une de ces fleurs jaunes qu'il voyoit, & que , fuivant le bord du ruiffeau , il fe rendit aux eaux du Nil oü elle 1'attendroit, & lui ordonna enfuite de fe retirer. 11 obéit, après lui avoir juré de 1'adorer jufqu'au tombeau. Et toi , que faifois-tu , lui dit le Druïde , pendant que tout cela fe paffoit? Je m'applaudiffois , répl'tqua Poingon, d'avoir fi heureufement exécuté vos volontés , en attirant auprès de votre fille celui que vous fembliez fouhaiter. Non , mon bon maitre , je n'étois point coupable alors : mais je vous ai offenfé depuis , je vais vous dire comment. Après avoir quitté ma figure de chevreuil ; je venois avec empreffement vous rendre compte de ce qui étoit arrivé. Lorfque je fus auprès de vous , je fus prévenu par les reproches que vous me fites de ma négligence , & de n'avoir pas livré votre mortel ennemi a toute votre colère , en 1'expofant a la vue d'Alie. II n'en fallut pas davantage pour me faire comprendre que , li vous faviez comment les chofes s'étoient paffées, vous nous tueriez tous trois, & ce fut cette crainte mortelle qui m'obligea a vous dire que je n'avois trouvé que le géant Moulineau qui m'avoit voulu, tuer. Je vous promis que je ferois  C O N T H.' $7. mieux une autrefois, & vous aflurai que je n'aurois point de repos que je ne vous eufTe amené celui que vous vouliez fi maltraiter. Vous pouvez vous fouvenir avec quel emprefiement vous me 1'ordonnates tout de nouveau. Comme je favois bien qu'il viendroit affez , fans que je 1'allaiTe chercher , deux jours après je me fis cerf; mais au lieu d'aller agacer le prince de Noify, qui ne fongeoit a rien moins qua la chalfe, je fus me préfenter au géant, qui s'étoit mis en campagne avec fon équipage. Je lui parus le cerf le plus grand & le plus fuperbe de toute la forêtj il me pourfuivit a toute outrance, je réfolus de le mener bon train : ma première ftation fut a. Montmartre, au haut duquel je 1'attendis , & dès qu'il eut gagné 1'endroit oïi j'étois, au grand regret de fon éléphant de cheval, il prit haleine : j'étois arrêté, fes chiens me crurent aux abois , il les pouffa contre moi , & je lui en tuai quatre en un moment. Je me langai enfuite au bas de la montagne , il me fuivit avec ardeur ; je fautai par-delfus une carrière a moitié couverte de ronces , il s'y précipita avec fa bete , qui penfa fe rompre le cou : il en fut tiré a grand peiue , & voyant que je ne faifois que trotter devant lui, il voulut avoir fa revanche. Je le ramenai a Poilfy , ou je paffai la rivière, il s'y jeta du bord le plus efcarpé que Ciij  j8 Le B h i uj j'avois exprès choifl ; de forte que , s'il y avoic Une rivière au rnonde capable de noyer nn animal de cette taille , il n'en fut jamais revenu. Enfin, après 1'avoir mis au défefpoir, je me perdis dans la forêt, & revins vous dire que je m'étois fait chaffer par un jeune homme, le plus beau qui fut dans la nature ; mais que toutes Jes fois que je 1'avois voulu conduire vers la fontaine du berceau , il s'étoit arrêté pour prendre un autre route. Vous n'eütes pas de peine a me croire , & s'il vous en fouvient , vous me dites qu'il ne falloit plus y fonger, & que vous voyiez bien que 1'enchanteur Merlin le protégeoit. Vous iie me renfermates pas ce jour-la, paree que vous me commites la garde des jardins & du chateau pendant la nuit, ayant quelqu'autre commiflion è donner aux gardes ordinaires. Je fus charmé de cette commiflion, par Ia curiofité que j'avois d'être témoin d'une entreyue qui devoit être bien agréable & bien tendre. Auffi-tót que la nuit fut entièrement fermée , la belle Alie traverfa le parterre , trouva la prince, ou elle croyoit 1'attendre encore long|ems , & le ramena dans Ie jardin. Je les fuivis pas a pas dans les lieux ou ils fe promenèrent, 84 mon invifibilité leur ótant la contrainte que leur auroit donné ma préfence, j'entendis dire m ptlnee d? Noify, tout ce qu voyons un peu ce qu'étoient devenus le ptince Sc la princelfe. C'eft bien fait, dit Ie géant; car tu commencois a. me lanterner i'efprit par toutes ces tracafleries & ces changemens d'humeur ; Sc puis pourquoi faire tant de bruit pour la perte de ces deux marmoufets ? Cat je m'imagine que ce prince étoit quelque petit impertinent comme ce frelnquet de Noify. Oh ! que j'aurois de plaifir a lui fendre 1'eftomac , & a lui arracher le cceur, fi je le trouvois. Mais le crapaud , fans donte , eft allé fi loin depuis 1'affront qu'il me fit, & fa trahifon , q u'on ne fait ce qu'il eft devenu. Ce qui me confole eft que tu me promets de me le faire voir quelque jour; oui, je vous le promets, dit le bélier, qui reprit ainfi fon hiftoire. Cet orage qui avoit difperfé tout le monde le jour des épreuves , s'étant fjéparé en deux différens tourbillons , avoit enlevé le prince Sc fa fceur pour les aller mettre bien loin de chez eux; car ces fortes de voitures vont fort vïte. La princelfe fe trouva donc au milieu d'une forêt fort fauvage; dès qu'elle eut repris fes efptits, elle s'appercut du trifte état oü elle étoit; Sc tous les malheurs qui pouvoient lui arriver dans ce défert, s'offrirent a fon imagination. Elle eut beau promener f«s yeux de tous cótis f  Ao Le Bélier, elle ne vit que des arbres & des rochers , &c les feuls échos lui répondoient , quand elle appeloit fon frère a fon fecours. Elle alloit donc errante a 1'aventure, par des fentiers difficiles , quand deux gros loups , qui cherchoienr fortune , 1'appercurent, & vinrent a elle la gueule ouverte : elle fe crut dévorée, & après un grand cri, mettant la main devant fes yeux pour ne pas voir 1'horreur d'une telle mort, elle y porra le carcan fans y fonger ; dès que les loups le virent, ils firent un faut en arrière , & fe mirent a fuir , comme s'ils avoient eu une meute de cent chiens a leurs rrouffes. Auta^nt en firent certains ours qui la crurent tenir a quelques pas de-la , & plus loin , de nouveaux loups qui fe fauvèrent encore plus promptement que les premiers , a. 1'afpect du carcan. Cela 1'avoit menée a une grande route qui traverfoit la forêt. Au milieu de cette route étoic une douzaine de bergers qui gardoient leurs troupeaux de moutons. Quand elle fe vit dans des lieux moins affreuxj, elle doubla le pas pour joindre les bergers, & pour implorer leur fecours : mais comme elle ouvroit la bouche pour leur parler , les moutons , voyant le carcan, fe mirent a fuir par la forct, & les bergers a. courir après. Ce fut feulement alors qu'elle s'appercut de la vertu de fon carcan. Elle fut fachée de ne 1'avoir pas  C O N T E. 6l connue avant la déroute des moutoBS : cependant, elle fe fentit extrêmement raffurée a cette connoiflance. Elle fe remit dans le plus épais du bois, pour tacher de rejoindre quelqtuin des bergers : mais elle avoit beau courir & les appeier , ils fuyoient toujours devant elle. Fatiguée de cette pourfuite & de tout le chemin qu'elle avoit fait a travers les ronces & les rochers , elle fuivit doucement une route moins ouverte que la première , & qui lui lailfa voir de loin un vieux chateau ; cette vue la foutint, & lui donna de nouvelles forces, dans le rems même qu'elle fuccomboit de lafCtude. Elle étoit affez prés de ce chateau , lorfqu'un renard, plus blanc que la neige , traverfa la route oü elle étoit , &c revint fur fes pas , fe mettre fur fon paffage. 11 s'arrêta a. fept ou huit pas d'elle, & fe mit a la regarder avec une attention extréme : elle n'en eut pas moins a Pexaminer ; car il étoit impoffible de le voir fans en être charmé. Oh ! s'écria le géant , le voila donc arrivé , ce renard Liane : j'en fuis vraiment bien-aife ; car je le croyois perdu depuis le tems que ta m'embarraffes 1'efprit de toute autrechofe, peutêtre affez inutile. Eh bien ! que firent-ils, après s'être bien regardés ? La princdïe , répondit le bélier , cacha vue fon carcan de peur d'effrayer le renard ; elle n'auroit pas voulu pour tout»  &i L e Béliir, chofe le perdre de vue , car avec eet ait fin 64 fpirituel que les renards ont dans la phyfiono-> mie , il avoit une grace finguliere , & je ne fais qitoi de noble dans les regards. Elle s'approcha de lui pour voir s'il fe laifferoir prendre, ou du moins s'il voudroit la fuivre a ce chateau; mais il ne voulut ni 1'un ni 1'autre , & fe mit a courir tout d'un autre cóté ; cependant , il n'alloit pas aflez vïte pour qu'elle le perdit de vue : enfin, après avoir paffe le refte du jour a le fuivre t d'une conftance bien au-deff*us de fes forces i la pauvre princelfe alloit tomber de laffitude , lotfqu'elle découvrit une efpèce de petit palais, fitué fur le bord d un ruiffeau , dans le lieu du monde le plus agréable. Le renard y étoit entré ; la crainte & 1'incertitude retinrent un momenC la princelfe : mais 1'envie de fuivre fon aimable renard , 1'emporta fur tous les autres égards* Elle entra donc , & le renard blanc , qui étoit la politeffe même , 1'ayant recue a. la porte , prie le bas de fa jupe entre fes dents, & malgré tout ce qu'elle put faire pour s'en défendre , la porta pendant qu'elle traverfoit la cour pour fe rendre au premier appartement du palais. Elle fe jeta d'abord fur un canapé : car rien n'y manquoit j & voyant fon cher renard a fes pieds , qui la regardoit tendrement, elle oublia non - feulemenc fes dangers & fes fatigues paffées, mai$  C O N T E. -gf elle fe feroit paffee du refte de 1'univers , pouï «etouger de-la. Nous ï'y laüTerons , s'il vous plaït, pour retourner au prince fon frère. Si cela eft , dit le feigneur Moulineau , je compte que je ne la reverrai plus , „i fcn renard bIanc . car tu ne fais que tarabufter mon attention d'un endroit i un autre. N'y auroit-il pas moyen de finir ce qui les regardé avant que d'aller courir après une autre aventure ? Cela ne fe peur, répondit le bélier : mais il n'y a rien de fi aifé'que de finir ici le conté, pour peu qu'il vous ennuie. Le géant , qui n'avoit pas encore envie de dormir , ne le voulut pas, & Ie bélier cor^ tinua en ces termes : Votre excellence aura Ia bonté de fe fót* venir, que tandis qu'un des tourbillons enlevoit laprinceffe de Lombardie, pour lamettre au milieu d'un bois , 1'autre avoir mis le prince fon ftère fur le bord de la mer. II s'y promenoit a grand pas , 1'efprit tout rempli de la nouveauté de fon aventure , & du fouvenir de ce qui s'étoit pafte le même jour a la cour du roi fon père. Comme il n'y avoit vu que des objets dignes de fa haïne & de fon oubli, il ne fev fouvint que d'une fceur abandonnée par la foibleffe d'un père , a toutes les cruautés d'une belle-mère , plus animée que jamais contre elle, par 1'avantage qu'elle vengit de remporter, Ses  64 Le bélier; triftes penfées menèrent fon imagination affez loin, Sc conduifirent fes pas au pied d'un rocher qui, s'élevant infenfiblement du rivage , s'avancoit jufques dans la mer. Il monta jufqu'au haut, fans favoir ce qu'il faifoir. Comme il étoit affez élevé, la vue s'étendoit fort loin de tous cotés : derrière lui s'offroit un payfage qui paroiffbit inculte Sc défert : mais du cóté de la mer, il vit en éloignement une ile qui lui parut le plus délicieux féjour de 1'univers. II ne fe laffbit point de regarder ; il lui vint d'abord dans 1'efprir, que la princefle fa fceur pourroit bien y être. Un moment après , il traita cette penfée de pure vifion ; cependant elle lui revenoit toujours. Le fommet du rocher étoit couvert de moulfe & d'une herbe épaifle Sc touffue ; il fe coucha fur 1'herbe , appuya fa tête fur la moulfe , Sc la foutenant d'une de fes mains, il tournoitfes regards languiffans du cbté de 1'ile , Sc tomba dans une profonde rêverie. Enfin , excepté que fon vifage n'étoit pas baigné de larmes , il étoit a-peu-près dans la pofture oü 1'amoureux prince de Noify fe mettoit tous les jours pour regarder le chateau du Druïde , depuis la première rencontre qu'il fit de fa fille. Le géant, qui commencoit a s'endormir , s'éveillant a. eet endroit; quoi i s'écriat-il j cette maudite marionnette, aptès avoir eu 1'infolence  Conti. g^ l'mfolence de m'offenfer, aime encore Alie! Tiens, bélier mon ami, fi jamais il revient ,~ je le veux écorcher tout vif, remplir fa peau de paille , & 1'envoyer a fa maïtreffe. Ce fera bientót, répliqua Ie bélier; car je vous avertis qu'il na point d'averfion pour vous. Mais laiffons-li ce fujet , que nous reprendrons une autrefois , & retournons au prince de Lombardie. II regardoit donc attentivement cette ïle; dont le terrein lui paroiflbit tapiffé d'une charmante verdure, & enrichi de mille arbres fleuris. II ne quitta eet objet, que lorfque les ténèbres de la nuit commencèrent a lui en dérober Ia vue. II quitta cerivage, & s'avancale plus qu'il put dans les terres, fans y trouver d'habitations. II s'arreta dans un bois , oü il fit mauvaife chere, & paffa la nuit comme il put. Dès que le jour parut, fon premier deflein fut de chercher quelque chemin qui le ramenat a Ia cour de fon père, ne doutant point que Ia princeffe fa fceur n'eüt befoin de fa préfence : mais il ne put s'óter de 1'efprit qu'elle ne fut dans cette ïle. Cette imagination lui parut auffi ridicule que la première fois qu'elle s'étoit préfentée i lui; cependant, il revint au bord de la mer, s'y promena quelque tems, & comme il avoit remonté fur fon rocher, pour mieux voit Tome XX. E  66 LeBélieh.^ cette ïle agréable, il ne trouva plus le fentier qui Ty avoit conduit le jour précédenr. II tournoit au pied du rocher , pour en trouver quelqu'autre , quand il entendit de 1'autre cóté Ia plus belle voix du monde ; il jugea d'abord que c'étoit la voix d'une femme ; il palfa par des endroits dangereux Sc difficiles, pour parvenir ou il entendoit toujours chanter , car ce rocher s'avancoit dans la mer ; enfin , après en avoir fait prefque le tour , il defcendit dans un terrein plus uni, Sc jugea qu'il n'étoit qu'a huit ou dix pas de la perfonne qui chantoit; cependant, il ne la voyoit point ; il lui parut qu'elle étoit cachée derrière un autre recoin du rocher ; il s'y avancoit avec beaucoup d'emptelfement, Sc avec le moins de bruit qu'il lui étoit poffible , lorfqu'il vit auprès de 1'endroit oü il vouloit aller, la peau de quelque grand poilfon , fraïchement étendue fur le fable. Cet objet lui donna de 1'horreur; il fit quelque bruit en fe tournant, pour éviter cette vue défagréable; & dans le moment, il entendit fauter quelque chofe dans la mer. Cela le fit retourner : mais il ne vit plus cette peau. Alors , il s'avanca vers le lieu oü il avoit entendu chanter ; il n'y trouva perfonne , & fa furprife redoubla bien encore, quand il vit les plus beaux bains du monde : ils étoient pratiqués dans unegrotte au pied du roc3 que la  C O N T E." |jr nature feule n'avoit pas faite , car elle étoit partout revêtue de marbrè , &c les cuves oü 1 on fe baignoit étoient d'ébène , doublées dor. II ne favoit que penfer de toutes ces chofes, quoiqu'il y revat jufqu'a la nuit. II la pafTa comme la précédente , ainfi que deux ou trois encore , au milieu d'un bois , couchant a 1'air, & fe nourriffant^de fruits fauvages. Ce n'étoit pas la une vie fort délicieufe pour un jeune prince : mais c'étoit le moindre de fes chagrins. II étoit revenu chaque jour au bord de la mer , fans y rien voir & fans y rien entendre. Le fenrier qui l'avoit d'abord conduit au haut du rocher, parut a la fin ; il y monta avec ardeur , & revit avec plaifir la belle ïle. A peine y fut-il, qu'il entendit chanter cette même voix qui l'avoit charmé ; auffi-töt il defcendit; & comme il étoit i trois pas de la grotte , il vit encore cette peau fanglante ; il en eut encore plus de peur que la première fois; il fit le même bruit, & auffitót il vit fauter un poiffon monftrueux dans la mer , & ne revit plus la vilaine peau. II trouva la grotte dans le même état que la première fois, hors que la cuve étoit encore pleine d'eau; il y mit Ia main , & 1'ayant trouvé tiéde, il ne douta point qu'on ne vïnt de s'y baigner : mais il ne pouvoit comprendre que ce fut ce poiffon qui vïnt fe faire écorcher pour fe mettre'aü oain ; E ii  6% L ! B £ t 1 E xj & qui chanroit fi mélodieufement. II revint i 1'endroit d oü ce poiflbn avoit fauté dans la mer, & remarqua que Ia furface de 1'eau en étoit encore marquée par un grand fillon qui s'étendoie devers File. Le lendemain il fe mit en embufcade derrière quelques rochers, qui formoient 1'entrée de la grotte, pour tacher de découvrir ce que c'étoit que ce poilfon. 11 avoit les yeux attachés fur File , s'imaginarrt que c'étoit de eet endroit que eet auimal devoit venir, lorfqu'il en vit fortir quelque chofe de blanc, qu'il prit d'abord pour un petit baieau avec une voile: a mefure que cela s'avancoit vers le rivage, fa curiofité augmentoit, & 1'objet fembloit diminuer ; cela le fit fortir de fon embufcade pour ne le pas perdre de vue. Quand eet objet flottant fut affez pres du rivage, au lieu de venir droit a 1'entrée de la grotte , il fe détourna pour aborder plus loin. II fe mit tout au bord de la mer, & vit qu'au lieu de prendre terre, cette merveille ne fit que ranger la cóte en s'avancant vers lui. Dès que cela fut affez prés du prince pour démêler ce que c'étoit, il vit la plus belle créature de 1'univers , dans une conque marine qui, tenant d'une main le bout d'une grande voile blanche qui étoit attachée, par 1'autre bout, a ce merveilleux charriot, le faifoit aller a fon gré, par le fecours des zéphirs. Le prince fe mit a  C O N T «, ffp genoux , ne doutant pas que ce ne fut la déefle Thétis, qui fe promenoit fur 1'eau ; rien ne reffembloit tanta tous les portraits qu'on fait d'elle & de fon équipage; excepté que cette Thétis , qu'il voyoit, n'étoit ni fi blonde ni fi nue qu'on repréfente d'ordinaire la déeffe. Le vent, tout-a-coup ralenti-, Lui fit voir dans cette figure L eclat dont brillera , daus Ia race future , Une priHcelfe de Conti. De la princelfe toute entière Chaque atttait s'ofFrit a fes yeux, Son air, fa grace fingulière," La majefté de fes ayeux ; D'agrémens immortels la foule vagaboadc , Qui fe répand fur tous fes traits ; La plus belle taille du monde , Et le rede fait a peu prés Comme on peint, au fortir de 1'onde , Vénus dans les plus beaux portraits. Le prince de Lombardie, toujours a genoux devant cette divinité , 1'auroit regardée de cent mille yeux, s'il les avoit eus : elle étoit atrêtée vis-a-vis de lui, on ne fait pas bien pourquoi,' fi ce n'eft que 1'attention du prince & fa figure ne lui déplaifoient pas. A fon égard , il fentit bientót que c'étoit fait de fa liberté, car 1'admiration & 1'amour 1'avoiem faifi en même tems,' E iij  7 ° L E B I L I E R & cela, d'une fi grand force , qu'il en étoit tout éperdu, & qu'il en fuoit a grolfes gouttes. 11 rira fon mouchoir pour s'elTuyer le Vifage , & en le tirant, il fit tomber le peigne & fon étui. Cette beauté ne 1'eüt pas plutót appercu, qu'elle fit un grand cri, & s'approcha comme pour metrre pied-a-tetre : mais le prince, tout confus qu'une chofe fi peu convenable aux héros, fut fortie de fa poche , fe jeta promptement deffus, & le ferra , tout indigné de 1'affront qu'il en recevoit. Elle en fit un cri plus aigu & plus fenfible que le premier , & lui tournant brufquement le dos, yogua vers fon Ue , & difparut a fes yeux. 11 en fut fenfiblement touché i tous fes défirs fe tournèrent vers cette ïle, & ne voyant aucun bateau pour Py conduire , il réfolut de tenter Paventute de Léandre : trop heureux d'en éprouver la fin, pourvu que les commencemens lui en puflent être auffi agréables. II commencoit donc i fe déshabiller pour cette épreuve , lorfqu'il entendit au haut du rocher des cris & des gémiffemens , tels que font les chiens quand ils font en affliótion ; il leva les yeux , & vit le renard blanc qui, s'étant drelfé fur les pattes de derrière, continuoit fes cris, & faifoit plufieurs geiles de fes pattes de devant, vers File. Le Prince le regardoit attentivement, pendant qu'un petit bateau, qui s'étoit  Conte^ 71 détaché de 1'ïle, aux cris & aux iïgnes du renard blanc , venoit a pleine voile vers le rivage; le renard defcendit, & dès qu'il vit le prince , il fit deux ou trois fauts de joie , & fe mit en devoir de lui baifer les mains , & de lui lécher les pieds : mais le prince qui , dès cette première vue, 1'aimoit & 1'eftimoit, ne le voulut jamais permettre. Pendant ces honnêtetés de part & d'autre le bateau étoit abordé ; le renard blanc fit figne au prince , de remettre ce qu'il avoit óté de fes habits , 8c d'entrer avec lui dans le bateau j c'eft ce qu'il fouhaitoit ardemment: mais avant que de palfer dans un lieu oü il efpéroit de revoir fa divinité , il fe fouvint de 1'affront que fon peigne lui avoit fait, il le tira de fa poche, de colère , 8c alloit le jeter dans la mer, quand le renard blanc fit un cri douloureux, & fautant a fa manche , lui retint le bras de toute fa force , 8c ne voulant point lacher prife que le prince n'eüt remis le peigne & 1'étui dans fa poche. Le bateau fe mit a voguer dès qu'ils y furent, 8c il alloit de lui-même : mais il n'étoit encore qu'a vingt pas du rivage , quand on entendit un bruit de chevaux fur le même rivage. Un homme a cheval, que plufieurs autres fembloienr pourfuivre, s'avanca jufqu'au bord de la mer, banda fon are, 8c d'une flêche qu'il y mit, perga le E iv  7* L« Bilm; renard blanc de part en parr. II fit un grand foupir , &c tournant triftement les yeux fur le prince , il les ferma comme pour ne jamais plus les ouvrir. Le prince ne fut guères moins rempli daffliaion , que fi la flêche leut percé luimême ; & fans rien confulter que fa douleur & fon reffenriment, il fe jeta a la mer pour aller venger k mort du pauvre renard. II fut bientót a bord : mais il ne trouva plus perfonne, & il perdit avec chagrin 1'efpoir de la vengeance, en perdant les traces du meurtrier, que des rochers, dont toute cette cóte étoit bordée, dérobèrent a fa pourfuite. II revint au bord de Ia mer, pour tacher de regagner le bateau, 8c pour voir li le renard étoit encore en état d'être fecouru : mais ce fut inutilement. Tout étoit difparu de deffus Ia mer, comme de deffus k terre. Les efpérances du prince , avec routes les flatteufes idéés qu'il s'étoit formées d'un bonheur prochain, s'évanouirent en même tems , & il fe trouva fur le bord de la mer fans autre compagnie que celle de k douleur 8c du défefpoir. A eet endroit du récit que faifoit le bélier > le géant Moulineau fe mit a bailler, & fe fentant plus d'envie de dorrnir que d'apprendre le refte de cette hiftoire , il fe déshabilk, fe fit donner fes bottes, & fe mit au lit.  C O N T E. 75 Le bélier ne manqua pas de fe trouver au lever de fon maïtre , & apres lui avoir fait fa, cour par quelques louanges fur fa bonne mine Sc fes agrémens, il lui dit qu'il avoit fait le tout de la place ennemie pendant la nuit; que 1'ayant examinée de fort prés , a la faveur des ténèbres, elle lui paroilfoit imprenable par la force , Sc qu'elle 1'étoit encore plus par famine, paree que le Druïde, qui commandoit aux élémens , trouveroit bien le moyen de fubfifter , malgré tous leurs efForts, Sc qu'il voyoit biert qu'il fe moquoit de tout ce qu'ils avoient fait jufques-la ; que fon avis étoit donc de tachet de le fürprendre avec fa fille. Par quel ftratagême ? dir le géant. Le voici, répondit le bélier :, que votre grandeur lui fatfe fiivoir que vous êtes faclié de tout ce que Ie reifentiment vous a fait faire jufqu'a préfent, que vous avez trop de tendreffe pour fa fille, Sc trop de refpect pour lui, pour vous obftiner a les vouloit vaincre par la voie des armes ; que ne voulant plus devoir qu'a. votre amour Sc a vos fervices une paix que vous défirez , vous atlez retiret vos troupes, Sc Ie laiffer en pleine liberté, i condidon toutefois que pour les frais de la guerre, Sc pour récompenfer mes fervices , Ia belle Alie, de fes mains blanches, voudra bien me dorer les deux cornes & les quatre pieds ?  74 L e B é i i e r ; du même or que Ie Druïde fon père , garde fous Ia ftatue de Cléopatre. Eh ! qu'eft-ce que cela me fera , dit le géant, que tu fois doré ? Vorre grandeur , qui a tant d'efprit, reprit le bélier , ne voit-elle pas que, dès qu on m'aura envoyé un paffeport, je me rendrai auprès du Druïde , & que , comme la force de fes enchantemens dépend de fi vie , je prendrai mon tems pour lui donner de mes deux cornes dans le ventre , & que , Payant tué , rien ne me fera plus facile que de vous ouvrir une porte du chateau pour vous rendre maitre de fa fille & de tous fes tréfors ? Le généreux Moulineau neut garde de s'oppofer a un projet fi plein de noirceur & d'infamie ; il y voulut feulement faire quelque petit changement , pour que le bélier n'en eut pas feul Phonneur. II imagina donc que, pour mieux tromper le Druïde, il falloit envoyer un hérault d'armes au lieu d'un trompette. Le bélier parut en extafe d'admiration a ce trait de prudence &c de vivacité. La chofe étant réfolue, fuivant ce dernier avis , tandis que le hérault fe préparoit, & qu'on lui faifoit fes dépêches , le géant pria fon favori de reprendre 1'hiftoire du renard blanc : ce qu'il fit de cette manière. Le prince, refté feul au bord de la mer, comme je vous 1'ai dit, n'avoit jamais eu la tête fi remplie de différentes agitations, ni le cceur fi pé-  C O N T E. 7J nétré de tendreffe & dafflidion. II ne pouvoit fe réfoudre a quitter un rivage fur lequel il avoit été térrioin de tant d'événemens extraordiuaires ; le renard , la nymphe & le poiffon occupoient fes penfées tour-a-tour, fans pouvoir comprendre ce qu'ils étoient. Il favoit feulement qu'on n'avoit jamais fenti tant d'amour qu'il en fentoit pour cette Nymphe, tant d'horreur qu'il en avoit du poiffon, ni tant d'amitié que celle qu'il pottoit a la mémoire de 1'infortuné renard. L'approche de la nuit & quelques éclairs qui menacoient d'un prochain orage, interrompirent fes rêveries, & 1'obligèrent de chercher un endroit qui put le mettre a couvert. II n'en connoiffoit point de plus commode que la grotte des bains ; elle lui parut éclairée d'un grand nombre de lumières ; & quand il en fut prés , il entendit la même voix qu'il y avoit déja entendu deux fois ; il fe coula le plus doucemenr qu'il pur, jufqu'a 1'entrée de la grotte : H s'arrêta tout court, tant il eut peur d'interrompre les accens de la plus belle voix qu'il efat jamais enrendue ; il étoit li prés de celle qui chanroit, & tellement attentif aux paroles de fon chant, qu'il n'en perdit pas un mot. Les voici. Prince, pour qui je fens les traits d'un feu nouveau, Si vous ne von.cz pas qu'un mauvais fort leteigne, Donnez-moi quelques coups de peigne,  7^ Li B e l i ! r; Quand vous me] trouverez dans 1'eau i Et quoique rien ne Toit plus beau Que mon éclat, quand je me baigne , Si vous m'aimez , brülez ma peau. . Des patoles fi flatteufes pour fon efpoir, & cependant fi obfcures & fi myftérieufes, aug» mentèrent tellement fa curiofité , qu'il encra brufquemenr dans la grotte , bien réfolu pourtant, s'il y trouvoit la chanteufe , de n'exécuter que la moitié de fes volontés, & de ne faire que la peigner bien délicatement, & non pas de lui bruler la peau , qui devoit être la plus belle du monde, puifqu'elle le difoit. De plus, il avoit un preffemiment que fa divinité de 1'autre jout' poutroit bien être cette même chanteufe. On ne chanta plus , d'abord qu'il fut dans la gtotte j elle étoit éclairée d'une infinité de lumières placées dans des gaines d'ébène garnies d'or, comme étoit la cuve, & toutes les bougies avoient chacune la forme d'un couteau fortant a moitié de la gaine. Cette forte d'illumination le furprit : mais il le fut bien plus , quand il vit la cuve enveloppée d'un pavillon de fatin blanc tout chamarré de gaines en broderie d'or y il examinoit tout ce qu'il voyoit avec attention & étonnement, lorfqu'il entendit foupirer quelqu'un fous ce pavillon, &c un moment après, il entendit ces mots;  C'O K T E. 77 »« Prince , je fuis celle que vous aimiez & qui » vous aime, faites tout ce que je vous dirai, » quelque difficiles que les chofes vous pa» roilfenr, & ne vous effrayez pas dans une » aventure oü vous me perdrez pour jamais , » fi , lorfque ce pavillon s'ouvrira, vous témoi»> gnez la moindre peur. » Moi, peur ! s ecria- t_i' Dans le moment le pavillon s'ouvrit; & ce qui fe préfenta a fes regards penfa le faire cvanouir ; une tête de crocodile , la gueule ouverte, paroiffoit hors du bain, & fembloit s'avancer vers lui. II ne recula point: mais il fuoit a grofles gouttes, & le coeur lui battoit. Cepen-. dant, il regarda fixement cette affreufe hure qui; s'étant fermée, fe retrouffa pour faire voir fous elle le plus beau vifage qui fut jamais, & qu'il reconnut pour être celui de la nymphe qu'il adoroir* Certe tête pourtant , qui s'élevoit audeffus de celle de la Nymphe comme une efpèce de rayon , compofoit une affez vilaine coëffure , & lui ferroit le front & les joues avec tant de juftelTe , qu'on ne voyoit pas un feul de fes cheveux. II n'importe , toute I'horreur du prince fe diffipa dès que fes beaux yeux fe tour«èrent vers lui , & fe mettant a genoux pour 1'adorer plus refpeóhieufement, il alloit parler, lorfque la nymphe lui dit : Que faites - vous , prince ? les momens font précieux , que ne m*  78 LeBélibrJ peignez-vous ? La peigner , difoit-il en luimême ! eh ! comment ? La nymphe lui parut irritée de ce retardement; il prit donc fon peigne , & croyant le tirer d'abord de fon étui, il fentit avec furprife qu'il n'en fortoit que petit a petit , Sc non fans beaucoup d'effort. Mais a mefure qu'il fortoit, la tête du crocodile fe renverfoit en arrière , Sc découvrit enfin les plus beaux cheveux de i'univers. Quand le peigne fut a moitié forti, la tête difparut, & le prince vit alors la nymphe dans tous fes charmes : les tranfporrs de joie qu'il fentoit , lui donnèrent un nouvel empreffement pour tirer fon peigne , croyant bien qu'elle avoit befoin d'être peignée, après avoir porté cette vilaine tête. II vit qua mefure que le peigne fortoit de 1'étui, le refte de la nymphe fortoit de 1'eau, les lys, la neige Sc 1'albatre auroient paru jaunes auprès de ce qui s'offroit a fes yeux ; mais cette blancheur éblouiffanre n'étoitrien en comparaifon des graces qui accompagnoient toutes ces beautés: elle avoit les épaules & la moitié des bras hors de 1'eau ; Sc c'étoit une chofe a voir que les efforts que le prince faifoit contre fon peigne en faveur du refte. Mais la nymphe prenant la parole : c'eft affez , dit-elle , laiffez-la votre peigne & fon étui pour bruler vïte ma peau. Moi! s'écria-t-il, moi, brüler votre peau! Que la mienne, avec-  C O N T E. 79 tout mon corps & avec tour Tunivers, foit réduite en cendres , plutóc que cette divine peau foit feulement égratignée par celui qui vous adore. Je ne doute point de votre arriour, répondit la nymphe : mais ce n'eft pas ici le tems den étaler la délicatelfe , il n'eft queftion que de m'obéir ; fi on vous prévient, vous me perdrez pour jamais ; car apprenez que je ne puis être qua celui qui aura brülé ma peau. Le prince ne pouvoir fe réfoudre a cette exécution, & tandis que la pitié , 1'amour & 1'obéiffance fe difputoientdans fon coeur , la nymphe lui dit adieu, le pavillon fe referma fur elle , & toutes les lumières s'éteignirenr. Ce fut alors que le prince fe repentit de navoir-pas brülé quelque perit endroit de cette belle peau , a. laquelle il auroit fait un peu de mal, il eft vrai ; mais donkér" auroit retiré un fi grand bien. II étoit réfolu de réparer fa faute a la première occafion , & pour empêcher qu'on ne le prévïnt, il fut fe camper a 1'entrée de la grotte pour y attendre le jour. Un moment après qu'il y fut, une nouvelle lumière le frappa , il crut que c'étoit la grotte qui s'éclairoit de nouveau : mais c'étoit un feu qu'on avoir allumé fous les derniers arbres de la forêr qui s'étendoit vers le rivage ; il couroir pour en prendre quelque tifon , quand, au premier pas qu'il fit, il  vit la peait du poiflbn : la même horreur le faifit j a cette yue , & indigné de rencontrer encore eet objet affreux , il le prit tranfporté de colère , en s'écriant : pour toi , dcteftable peau, qui reffembles fi peu a celle de la nymphe que j'adore , tu feras brülée j & courant de toutes fes forces vers 1'endroit oü il voyoit le feu, il vit une femme affife qui ne 1'eut pas plutót appercu, chargé de eet objet effrayant, qu'elle fit un grand cri & fe fauva toute éperdue dans le plus épais de la forêt. Le prince jeta cette peau dans le feu : dès qu'elle y fut, il crut avoir fait fauter une mine chargée de cent milliets de poudre , tant le fracas fut épouvantable. Après eet exploit , il fe faifit d'un tifon, & revint en toute diligence vers fon pofte \ fon tifon fut inutile ; il trouva toutes les bougies rallumées , vit la cuve encore pleine d'eau ; mais il ne vit plus ni le pavillon, ni la nymphe; il penfa s'en défefpérer, ne doutant pas que quelque amant moins tendre , après 1'avoir bien peignée & bien brülée , ne Feut emmenée pour fa récompenfe. 11 fortit comme un fou pour courir après, fans favoir de quel cótc il alloit ; il parcourut toute la forêt , fans que nul objet s'offrit a fa svue. Le jour commengoit a paroitre, lorfqu'il fe trouva a" 1'endroit oü le feu ayoic éts allumé; il  Conté', Si li voulut voir s'il ne reftoit rien de cette affreufe peau qui avoit fait tant de bruit, il n'en vit que la cendre. Mais quelle tut fa fufprife , de retrouver le carcan a deux pas de la ! Cette vue lui donna de la joie , ne doutanr point que la princelfe fa fceur, ne fut ceite perfonne qui s'étoit fauvée dans le bois : il courut avec emprellement du cóté oü il l'avoit vu fuir, fans fe mettre eil peine du carcan ■ Sc il la rencontra qui revenoit fur fes pas avec vivacitc» Ce récit feroit trop long, fi je vous difois la joie qu'ils eurent en fe voyant, les careffes qu'ils fe firent, Sc les tendres expreffions qui marquoient leur amitié ; ils ne fe laffoient point de fe raconter toutes les inquiétudes qu'ils avoient eues 1'un pour 1'autre. jls s'affirent au pied d'un grand arbre, pour fe conter tout ce qui leur étoit arrivé. Le prince » ayant fait le récit de fes aventures au fujet de la nymphe Sc de la grotte , oublia par bonheur ce qui lui étoit arrivé avec le renard blanc, & fit bien*, car la princeffe, ayant conté fes infortunes jufqu'a 1'endroit oü nous 1'avons laiffée , pourfuivit ainfi. O mon cher frère 1 fi vous aviez connu les charmes de ce renard, il eüt été impoffible que vous ne 1'euffiez aimé : fes foins &.fes affiduités auprès de moi avoient quelque chofe de fur-» naturel: il fembloit deviner mes penfées, tant Tomc XX, V  tï L ! BÉLIER, il alloit a propos au-dcvant de tous mes fouhaits: je n'en faifois point, a la vérité , que celui de n'en être jamais féparée :, j'en avois fi peur , que mon premier foin avoit été de lui cacher mon carcan , qui faifoit fuir toutes les bêtes. Le petit palais oü nous étions , étoit embelli de jardins, de grottes & de fontaines : le renard m'y conduifoit, quand il s'imaginoit que j'avois envie de me promener • 8c dans ces promenades, quoiqu'il ne put me parler, il entendoit tout ce que je lui difois, 8c trouvoit le moyen de me faire comprendre qu'il étoit tranfporté de la bonne volonté que j'avois pour lui :, cependant, il fembloit me demander quelque chofe par fes regards & par des geftes fupplians ; j'étois au défefpoir de ne pouvoir comprendre ce qu'il vouloit me dire , car je lui aurois donné ma vie j a la fin , je fus éclaircie pour mon malheur. J'avois caché le carcan au milieu de quelque buiffon, a 1'extrémité du jardin : le renard blanc 1'appercutdans une de nos promenades , & loin d'en avoir peur comme les autres bêtes, il me quitta pour fauter a corps perdu deffus : mais dès qu'il Peut touché , le carcan fe referma avec le même bruit qu'il avoit fait entre les mains de la reine : a ce bruit, le pauvre renard fit un faut en arrière } 8c d'un autre , franchit la muraille du jardin , fans que je 1'aie jamais revu depuis. Je fus reprendre  Conté.' %} ce mandit carcan que je déteflois , & que j'aurois abandonné, fi je ne m'étois fouvenu qu'il rnëtoir néceffaire dans le bois pour me garamir des aürres Bêtes. Je ne lëus pas pluróc dans les mains, qu'il s'ouvrit - & depuis ce jour fatal, quoique j'aie erré fans ceffe par les bois , les rochers & les précipices avec des peines infimes , le plus grand de mes maux a toujours été de ne pouvoir retrouver mon fidéle & bienaiiné renard. La nuit me furprit hier ï 1'endroit ou j'avois allumé ce feu auprès duquel vous me vintes effrayer avec cette horrible peau; & dès que j'ai été remife de 1 ctonnement que me caufa le fracas que j'entendis en m'éloignant du feu, je fuis revenue fur mes pas poiir reprendre ce carcan que j'avois oublié dans ma frayeur. En finiffant ce récit, la princeffe pria fon frère de la ramener a eer endroit: mais ils eurerit beau 1'y chercher , il ne fe trouva plus : elle n'en fut pas fi affligée qu'elle 1'auroit éré avant la rencontre de fon frère , fa préfence la raffuroit contre les périls dont la verru du carcan l'avoit garantie jufqu'alors \ & comptant fur la complaifance 8c 1'amuié du prince pour elle : mon cher frère, lui dit-elle , en lui ferrant les mains & en pleurant, je vous avoue 1'excès de ma folie ; je ne puis plus vivre fans le rènard blanc, & fi Vous i.avez la bonté de m'accómpagner pour le cher- F ij  '84 Le Béiieu, cher par toute la terre, vous me verrez mourit! de douleur. Le prince de Lombardie avoitjes larmes aux yeux en fongeant au défefpoir oü tomberoit fa fceur , quand elle fauroit la trifte deftinée de ce pauvre renard , & ne voulant pas lui donner ce chagrin, il1 lui tut ce qu'il favoit, Sc lui promit tout, pourvu qu'elle voulüt lui accorder le refte de ce jour pour parcourir le rivage de la mer. La princelfe y confentit a peine , tant elle étoit preffce de courir après le renard blanc. La grotte des bains fut le lieu qu'ils fe mar-; quèrent pour fe retrouver, après qu'ils auroient vifité tous les environs. En y entrant, la princelfe fut étonnée des merveilles qu'elle y vit , quoique fon frère 1'en eüt prévenue , Sc pendant qu'elle étoit occupée a les confidérer, le prince grimpoit jufqu'au fommet du rocher , d'oü portant , après y être arrivé , fes regards le plus loin que fa vue püt s'étendre fur la terre Sc fur la mer , la terre ni la mer ne lui offrirent rien de ce qu'il cherchoit. Cet endroit fembloit fait exprès pour la rêverie ce fut donc la que la tête du crocodile lui revenant dans 1'efprir , Sc 1'idée de la nymphe y fuccédant, il ne put sëmpêcher de parler feul. Qu'eft-elle devenue, difoit-il, cette adorable figure que j'ai vue fous des formes fi différentss?  C O N T 5. 85 êc que font devenus fes fentimens fi favorables , qu'elle a bien voulu ne me pas cacher ? Quoi! pour ne 1'avoir pas voulu brüler, elle difparoït! Mais, s'écria-t-il tout-d'un-conp , ne feroic-ce poinr cette horrible peau que j'ai brülée, qu'elle a voulu dire ? Cette penfée le fit revenir comme d'un fonge, & convaincu de fa première erreur : oui , continua-t-il, c'eft cette peau dont elle vouloit fe défaire. Ma foi , dit le géant , je m'y ferois mépris tout comme lui ; d'oü vient auffi que cette fotte grenouille ne lui difoit pas que c'étoit fon autre peau ? Mais achève ton conté -; car franchement je commence a le trouver un peu long. Le prince, dit le bélier, perfuadé entiérement par de nouvelles réflexions , qu'il avoit, fans y fonger, fait une partie de ce que la nymphe lui avoit ordonné , ne pouvoit comprendre par quelle raifon elle ne lui donnoit pas lieu de faire le refte. Par exemple , difoit-il, en prenant fon peigne , & le tirant auffi facilement que le jour des épreuves , fi cette reine de mon cceur étoit ici, je la peigneróis mieux qu'elle ne Pa jamais été de fes jours. II crut entendre quelques cris dans le bois, comme il achevcit ces mots, &C s'ctant retourné vers 1'endroit d'oü partoient ces cris , il vit une femme qui couroit de toute fa force a travers les arbres, pour fe fauver d'un F iij  8£ LeBélisr, homme a cheval qui la pourfuivoit : malgré 1* diltance des lieux , il remarqua que eer homme avoit un are a la main ; & ne doutant pas que ce fut le meurtrier du renard blanc , & que celle qu'il pourfuivoit n'eüt befoin d'un prompt fecours , il courut dans le bois. Les cris de cette femme le guidoient, car il en avoit perdu la vue en defcendant du rocher : le délïr de la fecourir & de venger le renard blanc , fembloit lui donner des ailes : mais fans aller fi vite, il les eut bientót joints. La difficulté des chemins avoit fait tomber la femme, & eet homme avoit mis pied a terre , & la renoit entre fes bras : il alloit la mettre fur fon cheval , quand le prince arriva. La beauté de cette perfonne 1'éblouit d'abord : mais fa furprife fut exttême, lorfqu'il la reconnut pour être la reine fa bellemere; il ne favoit point fon heureux changement ; & le fouvenir de fes cruautés & de fa haine pour fa fceur & pour lui , penfèrent le faire repentir d'ctre fi-tót arrivé. Cependant , comme il étoit généreux , il la dégagea de fon raviffeur, & mettant 1'épée a la main , il alloit venger fon injure , & la mort de fon ami le renard blanc , lorfque la reine le retint, en lui difant, que c'étoit 1'archiduc de Plaifance : il n'en douta pas, après 1'avoir examiné : car c'étoit 1'archiduc le plus fauvage qui fut au monde. II  C O N T E. S; avoit la barbe épaiffe , les cheveux hériffés , les regards farouclies , & fes habits tout en lambeaux. La reine fe mit a genoux , embralfa ceux du prince , en lui demandant pardon de fes injuftices, &: le conjura de venir avec elle au fecours du roi fon mari, que ce maudit archiduc venoit de blelfer d'une fiêche qu'il lui avoit tirce. Le prince , tranfporté de colere, a cette facheufe nouvelle , fe retourna pour le tuer malgré fa folie : mais il avoit repris fon cheval pendant le difcours de la reine , & vraifemblablement il étoit allé chercher a faire quelque nouvel exploit. Tandis que la reine & le prince alloient a grands pas, vers lëndroir oü le roi étoit, elle contoit au prince comme fon cceur avoit été foudainement changé pour toute la familie royale; que le roi fon époux , ne la voulant plus voir , avoit quitté fa cour pour chercher fes enfans ; que défefpérée du départ de fon mari, elle l'avoit fuivi fans équipage & fans train : mais que , ne pcJuvant les trouver tous trois , elle avoit confulté la mère aux gaines , qui l'avoit fait conduire a 1'ïle des gaines , oü elle avoit vu la plus belle princelfe de 1'univers , &c Ia plus malheureufe, puifqu'elle étoit obligée par enchantement de prendre d'un jour a 1'autre la figure d'un monftre marin; que, quand ce jour arrivoit , Fiv  88 Le Bélier, , il fe préfentoit une grande peau devant elle ; contre laquelle il lui étoic impoifible de réfifter; que 1'horreur qu'elle en avoit, lui donnoit mille morrs , & que cependant elle étoit forcée de sën envelopper , ou de fe jeter dans la mer. Le prince, rranfporté d'admiration & de joie, ne put sëmpêcher d'embralfer la reine a eet endroit de fon récit, & de 1'aflurer que celle dont elle parloir, ne feroit plus imporrunée de cette affreufe peau ; & fe mettant a genoux a fon tour, il conjura la reine de le conduite a file oü étoit cette adorable princelfe. Cëft pour vous y mener que je vous cherchois , répliqua-t-elle ; mais vous ayant fi heureufement trouvé , nous n'avons pourtant encore rien fait , fi nous ne trouvons la princelfe votre fceur ; car de fa préfence , auffi bien que de la vótre , dépend le falut de la plus précieufe vie qui foit.au monde. Et de quelle vie , dit le prince alarmé ? De celle du renard blanc, reprit la reine, que nous ne trouverons peut-ètre plus en vie. A cetie idee de la mort du renard blauc , la belle reine tie put retenir fes larmes. Hélas ! pourfuivit-elle, ce pauvre renard nous venoit voir de tems en tems, & nous charmoit par fes manières, Hier il fit figne qu'on lui envoyat la chaloupe de 1'ile, J'étois au rivage pour l'attendre , ia belle enchantée s'y promenoit avê« moi; mais elle ne  C O N T E.' $9 put refter jufqu'a fon arrivée ; car s'étant éloignée comme pour rêver, elle fit un grand cri, & fur le champ s'élanca dans la mer, fous la figure la plus hideufe qu'on puiffe voir. Je la plaignis : mais j'eus bien d'autres fujets de m'affliger quand la chaloupe aborda, & que je vis le pauvre renard blanc , baigné dans fon fang , Sc aux derniers abois. A cette vue je fis mille cris douloureux, & 1'ayant pris dans mes bras, je le porrai doucement au palais des gaines , ou il eft fervi comme dans celui du roi votre père. Les chirurgiens jugèrent fa bleflure mortelle ; mais la gouvernante de 111e , qui s'intérelfe pour lui , fe mit a genoux devant la reine des oracles; j'y portai 1'oreille , & j'enrendis que , fi je pouvois amener le prince & la princelfe de Lombardie dans vingt - quatre heures dans 1'ile , le renard blanc étoit fauvé ; que je n'avois qu'a me mettre dans la chaloupe , qui me conduiroit a ce rivage oü j'aurois de leurs nonvelles. J'abordai hier a 1'entrée de la nuit ; je parcourus la forêt pour vous trouver : mais quelle fut ma furprife d'y trouver le roi ! J'en fus rranfportée de joie ; il voulut d'abord me fuir. Voyant fon deffein, je me jetai a. fes pieds , & lui dis tant de chofes pour Faffurer de mon repentir & de mon changement , qu'il céda a la 1 leudrelfe qu'il a toujours eue pour moi; cepe»»  9° LeBélier, dant il me die qu'il ne pouvoit refter oü j'étois , qu'il n'eüt trouvé fes enfans. Alors je lui dis que je vous cherchois tous deux , & qu'un Oracle avoir dit que je vous trouverois j il me crut : enfuite , je lui appris ce que je viens de vous conter. II m'apprit a fon tour, que 1'archiduc fon parent, s'étant échappé depuis deux ou trois jours de ceux qui 1'avoienr en garde , couroit les champs , & tuoit 4 coups de flêches tout ce qu'il rencontroit. Ce matin, comme nous commenciems a parcourir la forêt pour vous chercher, 1'archiduc qui , par malheur nous fuivoit, perca le roi d'un coup de flêche a 1'épaule ,. & d'un autre qu'il avoit mife a fon are , m'alloit donner la mort : mais il fe retint après m'avoir quelque tems confidérée, & je jugeai qu'il vouloit me faire tout autre traitement; car il vint droit a moi pour me faifir & me mettre fur fon cheval. Cette fraveur me donna tant de force & de légéreté , qu'il me perdit bientót de vue. Comme il avoit mis pied a terre, le tems qu'il perdoit i remonter a cheval , m'avoit donné beaucoup d'avance fur lui: cependant fans votre fecours j'étois en fa puiffance. Ce récit finit juflement a 1'endroit oü le roi avoit été bleffé : mais ils ne 1'y trouvèrent plus ; ce furent de nouvelles allarmes. La pitié d'une  C O N T E. 9t part, & le devoir de 1'autre, vouloient que , lailfant la toute autre inquiétude, ils fe remiffent a le chercher : mais 1'amour , beaucoup plus pre!fant que tous les autres égards , s'y oppofa. Ils fouhaitèrent donc routes fortes de profpérités au roi en quelque lieu qu'il fut, &c s'acheminèrent en toute diligence vers la grotte des bains , pour y prendre la princelfe , & voguèrent enfuite vers 1'ile des gaines. En entrant dans la grotte, ils trouvèrent la princelfe allife qui fe défefpéroit, elle tenoit la tête du roi fon pere fur fes genoux , & 1'arrofoit de fes larmes ; elle le croyoir mort; mais il n'étoit qu'évanoui. L'ardeur de courir après celui qui venoit de le Heffer, & qui vouloit encore lui ravir fa femme, & de plus , la perte de fon fang 1'avoient tellement affoibli, que tout ce qu'il avoit pu faire avoit été de fe trainer jufqu'a cette grotte pour y chercher du fecours ; fa foiblelfe &c fa furprife lui firent perdre le fentiment. Votre grandeur aura la bonté de s'imaginer les douleurs , les cris & les plaintes du fils & de la femme , quand ils virent le roi dans eet état, pout que je ne vous en importune point. Ils le firent revenir de la manière qu'on fait ordinairement revenir dans les romans les heros & les divinités interdites, c'eft-a-dire, avec force eau fraïche. On arrêta fon fang avec des  92' Le B é i i i r, compreffes de gaze , & enfuite le foulevant dé tous cötés, on le mena jufqu'a la chaloupe de 1 de, qui eut la bonté de fe venir ranger a 1'endroit du rivage le plus prochain de la grotte. Dès qu'ils y furent placés , la princelfe apprit de la bouche de fa belle-mère, la trifte aventure de fon cher renard. En apprenant ce malheur, fon défefpoir éclata de mille manières différentes , elle vouloit fe jeter dans la mer , ou du moins s evanouir d'affliction : mais on ne lui permit ni 1'un ni 1'autre, & Fon trouva moyen de rranquillifer un peu fon efprit, en lui difant que , dès qu'elle arriveroit auprès du renard mouranr, il fe porteroit a merveille. II n'y a rien de fi doux pour un coeur amoureux, que de pouvoir rendre la vie a 1'objet de fa tendreffe. Quoique le bateau allat comme un trait , il lui-fembloit immobile : fon impatience fut enfin fatisfaite , ils abordèrent, mirent pied a terre, & bientót fe rendirent au palais. Nous les y laifferons , s'il vous plaït , pour nous tranfporter ou 1'archiduc .... Oh ! va re.promener avec ten archiduc , dit le géant : je te défends abfolument de quitter ton ïle que tout ceci ne foit fini. Comme il vous plaira , reprit le bélier, il pourfuivic ainfi. Le renard blanc , couché fur un petit lit, auprès d'un bon feu , tendoit a fa fin , fes yeux  C o k t tl 93 étoient fermés, 8c tout fon corps fans mouvement : mais au premier cri que fit la princeffe , il ouvrit les yeux , 8c rappelant , dès qu'il la vit, le peu qui lui reftoit de force , il la regarda d'une maniere affez rendre pour un renard a 1'agonie , 8c remua foiblement la queue. Elle fe jeta toute plate a terre auprès de lui : mais la gouvernante de 1'ïle qui ne l'avoit pas envoyée chercher pour fe lamenter , la prit par les bras , & 1'ayant relevée : que faires-vous ? lui dit-elle , il eft queftion de guérir le renard , 8c non pas de le plaindre. Le roi de Lombardie , tout languiffant qu'il étoit , avoit pris la même folie que tout le monde prenoit a la première vue de cette aimable béte; & pendant le difcours de la gouvernanre, il ne ceffoit de pleurer , & de tater le pouls du malade. La gouvernante le fit emmener dans un appartement ; & tandis qu'il étoit entre les mains des chirurgiens , s'adreffant encore a la princeffe : que tardez-vous, lui dit-elle , a fecourir votre cher renard ? Sa vie eft entre vos mains , 8c dès que vous lui aurez mis le carcan que vous avez , il fe portera mieux que jamais : mais je vous averris qu'il ne refte plus que quelques momens pour le fauver. Ce fut le comble du défefpoir pour la princeffe , de favoir que le falut de fon cher renard dépendoit d'un carcan qu'elle ayoit perdu : dès  94 Le Bélier, qu'on le fut, ce fut une lamentation univerfelle ; tous les affiftans fe mirent a crier, le carcan eft perdu ; Sc mille voix , fortant tout a la fois de mille gaines dont la chambre étoit ornée , fe joignirent a ce concert , Sc fur des tons différens crièrenr ; le carcan eft perdu ! Le roi de Lombardie , que les chirurgiens fondoienr alors, leur demanda ce que c'étoic que eet horrible bruit qu'il entendoit; celui qui avoit panfé le renard de fes bleffures en revenoit, Sc dit au roi ce que c'étoit. Voila bien du bruit, lui dit le roi, pour un carcan. Tenez , ajoata-t-il brufquement, en voila un que j'ai trouvé ce matin dans la forêt, je fouhaite qu'il foit celui qu'on regrette ; car fans doute , il fera ceffer ce bruit infupportable que je ne puis fouffrir. On peut juger du mal que la fonde faifoit au roi par la maniere chagrine dont il envoyoit le carcan au fecours de ce même renard qu'il avoit trouvé fi aimable. Quand le chirurgien parut avec le carcan , le pauvre malade avoit iè hoquet de la morr, Sc la princeffe , qui vouloic fe tuer , enrageoit de voir tant de gaines , fans trouver un feul couteau. Elle prit le carcan avec une vivaciré qui reffembloit affez a la folie , le mit promptement au cou de fon cher renard. Auffi tót il s'étendit, Sc s'étendit tellement, que ce ne fut plus un renard, mais bien le plus char-  C O N T E. mant de tous les hommes. Ce changement ne diminua rien de la tendrelfe de Ia princeffe 9 auffi n'y perdoit - elle pas , Sc ravie de joie Sc d'admiration , elle étoit embarralTee de la conrenance qu'elle devoit tenir devant celui qui, un moment avant, étoit ce cher renard qu'elle favorifoit de fes careffes innocentes , fans contrainre & fans fcrupule. Confufe , Sc les yeux baiffés, elle fortit de lachambre dans le moment qu'on portoit des habits au beau Pertharite ; car fans doute que votre grandeur fait depuis lon8 LeBélier, nymphe qui , de fon cóté , lëmbralfoit tendrement. Le prince fut arrêté , dans les mouvemens de jaloufie qui vouloient nairre dans fon cccur, par les doux noms de frère & de fceur qui frappèrent fon oreille , & qui lui apprirent avec des tranfports de joie inconcevables, que la divine nymphe étoit la charmante Férandine , dont il venoit de refufer la main ; & qu'il fe flattoit dans ce moment de pofféder bientót. II ne pouvoit fe perfuader que fon bonheur fut réel : fon étonnement aurïï ne pouvoit cetfer , quand il penfoit que cette beauté célefte qu'il avoit adorée fons tant de formes différentes , étoit la célèbre Férandine , & que le beau Pertharite , fous la figure d'un renard, avoit été fi paflionnément aimé de fa fceur. Ces quatre amans les plus parfaits & les plus heureux de 1'univers , furent a 1'appartement du roi de Lombardie. La reine étoit auprès de lui , qui, par fes empreffemens & par fes foins, lui donnoit tous les témoignages d'une véritable tendreffe : comme fa bleffure étoit peu de chofe , il fut bientót guéri. Le beau Pertharite , pour le divertir, lui conta 1'hifloire de fa métamorphofe, & de celle de Férandine. Le jour que nous entrames dans le chateau de la forêt, lui dit-il , pour y chercher lëfprit de 1'archiduc mon père , nous fümes éblouis  C O N T E. 90 d'un nombre infini de fpeclres & de phantómes effroyables; après en avoir été tourmentés toute la nuit, au jour naifïant , une femme d'une mine alfez refpectable, quoiqu'elle füt fort vieille Sc toute couverte de gaines , parut a nos yeux , tenant un carcan d'une main , & un peigne de 1'autre : tenez , Perthatite, me dit-elle, mettezce carcan : Sc vous , Férandine , ajouta-t-elle , en s'adrelfant a. ma fceur , peignez - vous de ce peigne , fi vous voulez que votre père rentre dans fon bon fens; & pour vous confoler des malheurs qui pourront vous arriver a 1'un Sc a 1'autre , fachez que , quand on vous mettra ce carcan , tous vos malheurs finiront, & que vous aurez ce que votre coeur fouhaitera ; & vous, belle Férandine , la même chofe vous arrivera , lorfqu'on aura brülé votre peau , Sc qu'on vous aura peignée avec ce même peigne que je vous donne. La mère aux gaiues difparut a ces mots. Cependant , pour forrir de ce chateau , Sc pour guérir 1'archiduc mon père , je me prelfai de mettre ce carcan fatal. Je ne 1'eus pas mis, que je me fentis transformé comme vous m'ayez vu. Ma fceur fir un grand cri, dès qu'elle vit ce malheur. Comme la raifon ne m'avoir pas abandonné dans ce funefte changemenr, je le fentis dans toute fon horreur. Malgré ma douleur, je G ij  ïoo Le Bélier, fongeai d'abord a garancir Férandine du piege que la mère aux gaines nous avoit rendu. L'ufage de la voix m'étanc inrerdit , je lui fis figne de ne fe pas peigner, en porrant mes pattes a ma tête:, ce gefte- la trompa , elle crur que je la priois de fe peigner, & efpérant que le peigne leroit peut-être le contre-poifon du carcan, elle sën voulut peigner : mais il neut pas touché fes cheveux , que je les vis tout en feu, comme on vient de les voir. Elle courut auifi-töt vers la porte du chateau , en jetant fon peigne comme j'avois fait mon carcan, gagna enfuite la forêr, & ne celfa de courir , qu'elle n'eüt gagné Ie rivage oppofé a cette ïle ; je la fuivis par-tout, & je vis que s'étant arrêrée dans la grotte aux bains , prés la cuve pleine d'eau , elle fe déshabilloic pour s'y jeter : mais elle jeta par malheur fa vue fur cette vilaine peau , & quoiqn'elle fit mille cris pour sën éloigner , elle fe fentit forcée par une puilfance invincible de sën envelopper, 8c de fe précipiter dans la mer. Je revenois tous les jours au même endroit pour la pleurer , 8c pour tacher de la revoir. J'étois un jour grimpé fur le rocher oü je faifois des cris & des lamentations vers le chateau de cette ïle , croyant bien que Férandine s'y étoit réfugiée , lorfque jën vis venir une chaloupe; je me mis dedans, & elle me débarqua dans 1'ile ; je vis ma fceur dans  C O N T E. Ipï mi de fes bons jours : elle me conra comme la gouvernante l'avoit bien recue , & la traitoit le plus humainement du monde; mais elle m'arracha des larmes quand elle me dit que les jours oü la peau fe préfentoit a fes yeux , elle étoit forcée de fubir fa deftinée ; de fauter enfuite dans la mer , Si de venir a la grotte des bains oü la peau la quittoit pendant qu'elle fe rafraïchifloit dans cette magninque cuve. La gouvernante , qui fembla s'intérelfer a notre malheur , me permit de venir de tems en tems voir Férandine • nous convinmes des fignes que je ferois au haut du rocher. Je revins dans la forèr pour y chercher le remède a nos maux , c'eft a-dire, le peigne & le carcan ; la fortune, ou plutot les enchantemens de la mère aux gaines, meconduifirent au petit palais que j'ai toujours habitó depuis. La belle princeffe de Lombardie vous a dit de quelle manière j'eus le bonheur de la rencontrer, comme je me fenris forcé de la quitter, lorfque le carcan fe referma ; & elle vous a inftruit de tout ce qui nous eft arrivé depuis ce moment. Ce récit jeta tout le monde dans un merveilleux étonnement. Dés, qu il fut achevé , la gouvernante de File prenant la parole : c'eft maintenant a moi, dit-elle, a vous dire ce que c'eft G iij  102, L E BÉLIER, que la mère aux gaines , par quelle raifon elle a exercé cette cruelle v.engeancé fur 1'archiduc & fur fa cliarmante familie , Sc ce que veulent dire enfin toutes ces gaines , Sc .. . Non , non , s ecria le géant, je nën veux pas entendre parler, je fuis fi faoul de gaines que je nën puis plus. Je n'ai donc plus rien a vous apprendre , lui dit le bélier • car vous favez comme tous les contes finilfent. Eh ! que fais-je comme celui-ci finira, reprit le géant, achève-le donc, Sc achèvele promptement. Le roi de Lombardie guérit de fon extréme laideur , continua le bélier, en guériffant de fa blelfure. L'archiduc obtint la paix de la mère aux gaines , avec le retour de fa raifon : elle donna 1'ile enchantée, la grotte aux bains , & tout le pays & la ronde au beau Pertharite. II y établit fa réfidence avec la princeffe de Lombardie qu'il époufa. Et tous les charmes de 1'incomparable Férandine furent le partage du prince de Lombardie. Le bélier ayant, heureufement pour les Iecteurs, auffi bien que pour le géant, mis fin & fon récit, il fut queftion de dépêcher le hérault darmes vers le druïde Sc fa fille. Fin de la première Partie.  C o n t e. 105 SECONDE PARTIE. Pendant que le bélier amufoir le géant , fon feigneur, le druïde s'occupoit a remettre lëfprit de fa fille , en calmant les mouvemens de fon cceur. 11 n'avoit quëlle dënfant, & quand il en auroit eu cinquante , les cinquante enfemble n auroient pas eu la moitié du mérite & des charmes d'Alie. L'aveu fincère du petit Poincon ne Paffuroit que trop que fa fille avoit quitté routes fes rigueurs en faveur du prince de Noify. II aimolt donc Alie, comme un père opulent Sc fpéculatif aime d ordinaire une fille unique ; il y avoit bien une heure qu'il perdoit fon tems a vouloir lui prouver par les raifonnemens les plus fubtils , & par les démonftrations les plus co;;vamcantes, quëlle devoit haïr le prince de Noify „ au lieu de 1'aimer. Tout cela ne la perfuadoit point, & fon cceur auroit combattu dix ans contre fa raifon, avant que de fe rendre. Le druïde , qui sën appercut , vit bien qu'il falloit s'y prendre d'une autre manière, & prenant un air plus férieux : Alie , lui dit-il, je voulpis vous aider a vous guérir doucement, pout épargner a votre cceur le coup fenfible que je vais lui G iv  i©4 Lh Bélier, porter; mais enfin vous me fórcez a vous apprendre que celui que vous aimez nëft plus. Ec moi , dit-elle , je vous allure que vous vous trompez : car il n'y a pas deux jours que le prince de Noify m'a parlé dans ce jardin même. Alie , reprit le druïde, ne vous arrêtez pas aux vifions qu'une douleur immodérée vous a fait croire réelles. Ecoutez ce que je vais vous dire, & vous verrez que mon delfein n'eft pas de vous tromper. Je vous ai déja dit de quelle manière Ia race des Pépins eft en poffeffion d'un tröne que mon grand-père , votre bifaïëul, croyoit lui appartenir; qu'après d'inutiles efforts pour rentrer dans fes droits, il trouva dans 1'étude de la philofophie, de quoi fe confoler de 1'injuftice de la fortune : mais le progrès qu'il y fit ne fut rien auprès des connoiffances que j'ai acquifes dans les fecrets les plus impénétrables de la nature ; une application conrinuelle & des foins infarigables m'ont rendu maitre des efprits dans les quatre élémens; & leurs intelligences, jointes a mes lumières, m'ont rendu favant dans 1'avenir , &c ne me Iaiffent rien ignorer du paffé. Cependanr, comme il nëft point de puiffance mortelle qui puiffe être au-deffus des fecours étrangers pour aglr j je v°ïs mon pouvoir tellement borné par la perte de ce livre que je vous avois défendw  C O K T E. IOJ de lire , que je fuis réduit au malheureux érat de céder a mes ennemis, & d'être inutilement inftruit de leur delfein contre moi , fans pouvoir prévenir leurs complots ni le malheur qui nous menace. Le plus grand de mes ennemis eft lënchanteur Merlin , & la mortelle ennemie de lënchanteur eft une femme immortelle , qu'on appelle vulgairement la mère aux gaines j elle habiroit autrefois les environs du mont Apennin ; je vous conterai dans quelqu'autre tems tout ce quëlle fit en Italië pour y attirer fon ennemi Merlin , moins favant quëlle , a la vérité , mais beaucoup plus fubtil & plus artificieux ; ce fut par fes artifices qu'il fut fe rendre maitre du plus précieux de fes tréfors : c'étoit un couteau dont les merveilleufes vertus le faifoient le principal appui de tous fes enchantemens. Enfin, ce couteau étoit pour elle, ce que mon livre étoit pour moi; les regrets quëlle en eut 1'obligèrent, contre la douceur de fon naturel , de faire beaucoup de mal a des innocens, pour retrouver le coupable. Elle établiffoit par-tout des efpèces de bureaux tout farcis de gaines, elle exigeoit de tous ceux qui venoient implorer fon fecours , une offrande de couteaux, dans lëfpérance que celui quëlle avoit perdu feroit a la fin remis dans quelqu'une de fes gaines. La magicienne , depuis quelques arj-  iotf L e B i t i e r ; nées quittant 1'Italie , quëlle avoit épaifée de couteaux , vintYétablir en France pour être plus prés de Merlin, quëlle foupgonnoit du vol , & qui triomphe depuis long-tems a la cour de Pepin. Elle a choifi Moulins pour fa rcfidence; cëft-la oü les couteaux fe rendent en foule de toutes parts , Sc fi mon art ne me trompe , ce lieu , dans les fiècles a venir , fournira des couteaux a toute 1'Europe. Cepertdant, le perfide Merlin ne jouit pas long-tems de fa proie, le fameux Dagobert, mon père, trouva le moven de sën emparer , Sc cette merveille , qu'il m'a laiffée , eft encore en ma puilfance. Merlin le fait, & depuis qu'il en eft certain , il n'y a fortes dënchantemens , de ftraragêmes & d'artifices qu'il n'ait mis en ufage pour m'arracher ce précieux couteau. Ma puilfance , beaucoup plus grande que la fienne , avant la perte de mon livre , m'a garanti jufqu'a préfenr de toutes fes entreprifes; & ces lieux que nous habitons, étoient inacceffibles a. tous fes attentats: mais je tremble que mon livre ne foit entre fes mains , Sc ne le rende maitre de nos deftinées. Je commence a croire que ce bélier implacable , dont la haine fe déclare fi hautement a dix pas de la , & fit un fecond cri; je mën approchai; mais le hibou difparut, & de lëndfpit oü je 1'avois vu, il forrit un rayon de lumière. Plufieurs flambeaüx parurent un moment tprès dans le bois, & une partie de ceux qui  C O N T E. 13 5 s'éïoient repandus pour me chercher dans tous les environs , m'ayant trouvée , je regagnai la cour de mon père , bien avant dans la nuit. Depuis ce jour , la bibliothèque me fut ïnterdite,: tout ce que je pus obtenir fut dën tirer un feul livre. Ce fut celui des hiéroglyphes; & comme mon père crut que ce n'étoit que pour en regarder les images, il me fut permis de le faire porter aux promenades folitaires que jëllois chercher. Elles étoient d ordinaire vers le bois oü j'avois vu ce hibou ; je m'y engageal un jour bien avant , après avoir laiffé ceux qui m'accompagnoient, a lënrrée du bois , pour m'y promener avec plus de liberré ; j'y voulus sttendre le coucher du foleil, dans lëfpérance de voir mon hibou. Jëxaminois avec foin tous les arbres , fans avoir pu reconnoïtre celui d'oü j'avois vu fortir ce rayon de lumière ; & m'étant fatiguée dans cette recherche inutile , je me couchai fur 1'herbe , & mëndormis d'un profond fommeil : il ne dura guères , & ce qui caufa mon réveil, fut de me fentir prefque dans les bras d'un homme , ou, pour mieux dire , d'une de ces figures humaines fous lefquelles ón peint les fatyres : il en avoit le vifage , & quoiqu'il nën eüt ni les cornes , ni les pieds, fon corps étoit hériffé d'un poil affreux. Mes efforts & mes sirc auroient peut-être été inutile s pour mën I i?  l*6 L E B É L I E R , ganmtir, fi Ie hibou Ie pks effroyable queja- maïs hibou puifle être , nëüt alarmé ce monftre; il scloigna de quelques pas , & leva les yeux pour voir d'oü venoit ce cri ; il vit comme mo1 clue,clue chofe de lumineux enrre les griffes du h,bou , qui defcendant a plomb fur lui , lëtend.t a mes pieds. Je le crus frappé de la foudre ; la rerre étoit arrofée de fon fang , & quoique jën feulfe horreur , je ne laiffai pas de mën approcher; je ne pus réfiftera la curiofité de mëcla.rcir de ce qui lui avoit porré le coup morrel j il étoit tombé a la renverfe , & je vis le manche d'un coureau dont toute la lame pa- roi/foit enfoncée dans fon cceur. Je ne 1'eus pas Plutót retiré que les endroits de cerre lame qui n'étoient point fouillés de fang, m'éblouirent par leur éclar. Dés que ce couteau fut en ma pofleffion , je crus avok le plus précieux de tous les tréfors, & je ne me trompois pas; je voulus en laver la lame dans 1'eau claire qui fortoit d'un rocher , A deux pas d'oü j'étois • mais ce fut inutilement, leau ne faifoit que rendre la couleur du fang plus vive : ce pro- dige m'étonna , & mon étonnement redoubla . encore par un nouveau prodige ; jën appuyai te pointe fur le rocher, pour elfayer fi le faip m sëffaceroit point ; mais dès que cette pointe tQ«cha Je fpcher % k couCeaw {emhk  C O N T E. 137 d'un mouvement auquel je- cédai ; & futvant le mouvement de la main dont je le tenois , il forma des caradtères commuus; mais ce qu'il écrivir étoit dans le même langage que ce qui eft écric dans votre falon, & cëft ce langage que j'avois appris dans le livre dont je viens de vous parler. Voici ce qui étoit écrit fur le rocher. Jeune beauté qui n'aimez rien De tout ce qu'a votre age 00 aime j Jeune beauté , gardez-moi bien , Et je vous garderai de même. Je me fuis un peu étendue fur ces premières circonftances de ma vie , paree qu'elles ne vous étoient pas connues ; je vais vous parler plus fuccinctemenr du refte. J'avois deux rréfors ineftimables qui, m'élevant au-deffus des connoiffances ordinaires, ne me laiffoient de goüt que pour les fpéculations fublimes. Tout ce que j'avois elfayé pour oter le fang qui fouilloit mon couteau , n'avoic pu le faire difparoitre ; je m'avifai un jour de le gratter avec la pointe d'un poincon d'or : 1'or fe fondir, & le fang s'effagant jufques a la moindre rache , le couteau devint plus brillant que les aftres du ciel. Je le confultois dans toutes mes difficultés, 6c jefortois toujours d'embatras  par ce qu'il écrivoit. Je reconnois k préfent que ce nëft que dans le tems qu'il eft fanglanr, qu'il sëxplique dans cette langue inconnue. J'ai fouvent cru que c'étoit le couteau dont Apollon s étoit fervi pourécorcher Marfias, puifqu'il rendoit des oracles , & qu'ü Ies rendok roujoars en vers ; mais finiflons. Je reftai auprès de mon père , fans jamais vouloir confenrir aux engagemens pour lefquels on ne ceftoit de me rourmenter, & j'y teftois dans rout 1'éclat de ma première fraïcheur , tandis que toutes ies perfonnes de mon age voyoient difparoirre leurs charmes par le nombre des années. Je m'appergus qu'on sënnuyoir d'une beauté que 1'on voyoit depuis fi long-tems, & mën trouvant ennuyée moi - même je quittai mon climat natal, pour faire de nouvelles découvertes dans les terres étrangères. Je vifitai 1'Egypte , 1'Afrique , la Perfe & les Indes ; pkheurs fiècles s'étant écoulés pendant ces différens voyages , & les longs féjours que j'ai fairs dans ces régions reculées , je me déterminai enfin a revenir en Europe , pour lënrichir de tant de veilles dc de tant de pénibles travaux. J> trouvai la réputation du fameux Merlin partout répandue j le défir de favoir fi les merveilles qu'on publioit de fa fcience étoient dignes de cette réputation, me fit pafiër en Angleterre:  C O N T E. 159 je pris la figure que vous me voyez , pour ce voyage , & j'y trouvai Merlin cgal a rou: ce qu'on publioir a fon avanrage. Son extradion eft illuftre , puifqu'il defcend , comme moi , d'un des premiers fouverains de 1'Armorique , dont la poftériré s'eft établie dans la province c!e Ccrnouaille , dont il avoit le duché. La faveur du roi d'Angleterre domioic un grand reliëf a Merlin ; je 1'en rrouvai digne, je fus charmce de fon efprit, mais je ne fus nas fi contente de fon caradère, quoiqu'il le cachat autant qu'il lui étoit polfible, par une grande apparence de fincérité qui couvroit un artifice qui alloit jufques a la fupercherie. Je connus bientót que les foins qu'il prenoit pour me paroïrre agréable & pour s'infinuer auprès de moi, avoient pour but fon intérêr. 11 me parloir fouvent de cette merveilleufe Philoclée , donr quelque chronique de Breragne faifoit mention , &c qu'on croyoit encore , difoir-il , parmi les vivans. II me par■loit encore d'un glaive enchanté qui avoit renda cette beauré fameufe, immorrelle; en me difant toutes ces chofes, il me regardoit avec une extreme attention. II nën fallutpas davantage pour m'alarmer : jëus recours amon couteau, & mon couteau m'averrit que Merlin en vouloit au plus prc-cieux de mes tréfors. Toute ma fcience ne 'pouvam me raffiirer contre les arniiccs d'un  14° Le Bélier, homme qui fembloit m'avoir découverce , je quitrai 1'Angleterre pour me réfugier au pied du mont Apennin ; & pour m'y cacher a fa pourfuite & a tous fes projets , j'y pris cette forme d'extrême décrépitude, oü Pon m'a vue: maïs toutes mes précautions furent inutiles ; Ie perfide fit tant, qu'il m'enleva mon couteau. Vous favez une partie de ce qui m'eft arrivé depuis : vous favez le fujet de ces gaines univerfelles, qui m'ont fait donner le nom de ia mère aux gaines ; vous favez auffi ce qui m'atlira en France. Je fuis inftruite de ce qui vous eft arrivé depuis deux jours , & c'eft pour vous offrir tour le fecours de mon art, joint au vótre, que je viens ici. Le perfide Merlin , chaffié de 1'Anglererre , a non-feulement trouvé afyle a la cour de Pepin ; mais fa nouvelle faveur Pa mis en pofleffion de la principauré de Noify : c'eft Ja qu'il a élevé fon fils , dans Ia même crainte de votre voifinage , que vous avez toujours eue du fien. Vous voyez que les aftres fe font moqués de toutes les précautions que vous avez prifes 1'un & 1'autre pour éloigner deux cceurs dont la tendreffe devoit être fi fatale a leur union : le livre dont je vous ai parlé , m'a inftruite de toutes ces chofes, & me promet Ia pofleffion du tréfor que Merlin m'a volé. Je fais le moyen de rappeler fon fils des portes du trépas  C O N T E. I^I a la vie ; & ce nëft quën lui rendant ce fils, que lënchanteur fe réfoudra a me rendre mon couteau. Cëft maintenant a vous a mëpprendre par quel hafard il a pu échapper de fes mains pour égorger fon fils, 8c pour tracer enfuite les cara&ères que j'ai lus fur le marbre de vorre falon. 1 Le druïde , pénétré de fon afrliction , ne pouvant plus fe contraindre , & fentant de plus le befoin qu'il pouvoit avoir de la magicienne , fe jeta alors a fes genoux , 8c en les arrofant de fes larmes, il lui conta naturellement I'état préfent des chofes. Quoi! s'écria la mère aux gaines , le prince de Noify a difparu dans la fonraine ? Le berceau d'Alie , en paroiffant au-deffus de lëau , a été enlevé par Merlin ? car nën dourez point, cëft lui-même qui vous a fait le vol, & de plus , votre fille eft perdue. Que de malheurs ! ajoutat-elle : la perte d'Alie qui vous eft le plus fenfible de rous, me fair trembler pour vous , puifque vous ne la trouverez quën retrouvant fon berceau j & comment lëfpérer , votre plus cruel ennemi en éranr poffeffeur; & cet ennemi eft Merlin , qui , malgré mes foins 8c mes précautions , mënleva mon coureau. En difant ces mots , quelques larmes échappèrent a la magicienne , 8c d'un ton pénétré de douleur, elle ré-  141 Le Bélijr, péta ces vers que le couteau lui avoit tracés dans la forêt. Jeune beauté, gardez-moi bien , Et je vous garderai de même. Cëft ce que tu me recommandois, continuat-elle , précieux tréfor que j'ai tant appréhendé de perdre , & dont j'ai regretté la perte avec des remords fi cuifans, &qui ne finiront jamais. Hélas ! que pouvois-je faire de plus pour te conferver ? Que ne me gardois-tu de mème felon ra promeffe , quand le charriot enchanté vint fe préfenter a. mes yeux, dans les déferts de 1'Apennin ? Le druïde , i ce redoublement de douleur que témoigna la mère aux gaines, crut ne pouvoir mieux prendre fon tems , pour lui apprendre quece coureaufi précieux & fi regretté , étoit en fa puilfance, en lui ofFrant de le lui remettre entre les mains. Elle fut fi trarrfportée de ravilfemenr ï cette nouvelle , quëlle penfa sën évanouir. Le druïde la conduifir a la ftarue de Cléopatre , oubliant qu'il n'avoi-: plus cette bague qui pouvoit feulelafaire ouvrir. II refta donc tout court vis-a vis de la ftatue & de la magicienne , a. qui il avoua, quën perdant fa fille , il avoit auffi perdu fon talifman quëlle avoit au doigt; il lui apprit que  Conti. 145 cette bague étoit la feule clef qui pouvoit ouvrir la ftarue qui renfermoit fon couteau. La magicienne défefpérée , réfolut de mertre toute fa fcience en ufage pour rriompher des obftacles qui s'oppofoient a. fon bonheur. Elle dit au druïde d'ordonner a Poincon d'aller fous roures fortes* de formes chercher Alie , tandis quëlle sëccuperoit du foin de faire retrouver le berceau. Revenons donc a. la belle Alie, que nous avons laiffée fe jerant a corps perdu enrre les bras du géanr; certe fituation m'auroit donné de 1'inquiétude pour route autre qu'Alie : mais grande étoit la vertu des talifmans antiques, 6c plus grande encore la foi de ceux qui croienr. La charmante Alie, qui penfoit courir après Tombre de fon cher amant , sëtoit attendue a nëmbraüër que 1'air : mais quelle fut fa furprife de fe trouver entre les bras dën corps folide & raifonnablement épais ! fa frayeur lui rendit d'abord toute fa raifon. Alors , voyant av^ec horreur le danger oü elle venoit de fe jeter file-même , elle fit mille cris & mille efforts pour fe débarraffer. du géant qui', loin de lacher fa proie , la porta dans fon quarrier , fans quëlle eüt feulement touché du pied a terre. Quel efïroi sëmpara de fon ame , quand elle fe vit renfermée , & quëlle vint a fonger que dans un même jour elle avoit  144 L e Bélier, poignardé Pobjet de toute fa tendreffe , & quëflé fe trouvoit au pouvoit d'un monftre quëlle déteftoit. Le géant lui demanda pourquoi elle avoit tant fair de cris en nommanr le prince de Noify ; elle lui dit que c'étoit pour 1'avoir tué de fa propre main : le géant voulut lëmbraffer pour la remercier : mais s'étant défendue de» cette marqué de fa reconnoiffance , il lui demanda ce qu'éroir devenu fon bélier. Il eft mort, lui répliqua-t elle j cëft moi qui 1'ai affafliné. Maiheureux prince de Noify ! s'écria-t-e!le , cëft moi qui fous la.... Le Moulineau , tranfporté de fureur, fans donner a Alie le tems d'achever , & fans confulter fon amour pour elle, lui donna un foufflet qui la renverfa a fes pieds , & fut tenté de lui couper la téte , pour venger le meurtre quëlle venoit d'avouer. Elle fut ravie d'être battue , tant elle craignoit un meilleur traitement. Malheureufe , lui dit le géant, en la relevant rudement, vois ce que tecoüte ta perfid-'e ! Sans 1'aveu que tu viens de me faire, jë t'aurois , dès cette* nuit, regue tout botté dans 'mon lit : mais ne crois pas échapper a ma vengeance , s'il eft vrai que tu aies tué'mon bélier j je vais tënfermer dans fa chambre , & enfuite je m'informerai de la vériré. Tremble li mon favori nëft plus : ton père fera ma première victime , & quand je ferai las de t'avokfait fervir i  C Ö N T E. *45 'de ces bois „pour trouver une game i f0„ couteau. L'hiftoire dit, qu'il fut b,e„tro.sansa faire vingr iieues , tam il samufoit a parcourir toutes les forêts qui fe trouvorent fur fon cherub. Au bout de ces trois annees , d parvinta la cour du prince Koraliofmadce , qui régnoit pour lors en Bretagne : mais comme ee n étoit pas dans les cours des princes qud devoit trouver cette gai„e qu'il cherchoit, «I■ n en approcha qu'autant qu'il le falloit pour vifiter les bois qui en étoient les plus procLs; «1 en vit «„ fort agréable , prefque entouré d'une nviere dont 1'onde étoit plus claire que le cryftal? ^^«lapaffèr pour aller dans la forêt: T.1S enIa«Want,la curiofité de voir fi les fangues de fes voyages n'avoient rien diminué de fa beauté, l'emporta fur toutes les menaces  ConteI M1 de fon père, & il fe peocha vers la furface de 1'eau. Quelle fut fa furprife, lorfqu'au lieu d'y voir le vifage du beau Narciffe, il y vit celui d'un gros hibou : le cri d'horreur qu'il en fit lëffraya bien plus , purfque ce fut celui d'un vrai hibou , & avant qu'il en put faire un fecond , il le devint depuis les pieds jufqu'a la tête. Sonjugement lui refta cependant : mais il en avoit fi peu, que ce n'étoit pas la peine de le lui ótet. 11 perdit la vue dans ce moment, . & penfa sën défefpérer, il la recouvra dès que la nuit fut venue, & fe réfugia dans le bois. Le malheureux Narciffe y menoit une trifte vie, fe cachant tout le jour dans le creux d'un arbre , & paffant les nuits a. fe nourrir de quelques fouris , & a chercher la gaine du couteau qu'il avoit toujours foigneufement gardé ; il chercha tant , qu'il trouva 1'arbre par 1'éclat dont brilloit au milieu des ténèbres cette merveilleufe gaine: mais il ne put jamais parvenir k la tirer de 1'arbre , ni a y mertre fon couteau } il paffoit une pattie des nuits k fe tourmenter pour venir a bout de 1'un ou de 1'autre : mais tout ce qu'il put faire , fut de cacher fon couteau dans le même arbre tout auprès de la gaine. Enfin, je ne me fouviens plus par quel hafard une certaine princeffe le tira d'un grand embarras: cette Kiv  ^ 1 arbre o,; ;^^^^^0-- «prés beauté un f " ' qUI CM»mploit fa fult r" ? k réveil,aPar in- *m • 1 amoureux hibou eut recL™ a r teau , & U f ■ recours a fon cou- rnais e^ /aUVa'j.e,nefaisPl- -ment : cette beauté lëmoorn i roit défefoéré hT' de CS ta%r au" les „I l „ U ' S'H n'étoit ^ entre 2 f balles maini Je fuuivers. Cette clnr pnnceife en eut bien-rfc ™~ -P^s d'elle, fans couteau écrivit tout Li c ■f*"9™ '' ^ tume de faire. & ' C°mme 11 avoic ^ufa,re ' * vo*i ce qu'il écrivit, Belle princeiTe au beau coUteaUj plurae2.en r ecoutez-mot bien, & fUr-tout fouvenez-vous dé votre promeffè. HISTOIRE De Fleur dyEpine. Adeux mille quarre cent cinquante - trois beuesd'tei eft un cerrain pavs qui s'appelle Cachemire, beau par excellenee. Dans ce pays regnoituncalife; ce cafife avoit une fiile, &cette fille „n. vifage; mais on fouhaita, plus d'une fupportable jufqu'a quinze ans , mais a cet W on ne pouvoit plus y durer : c'étoit h pjus belle  de Fleur d' E r i n e. t$? bouche da monde ; fon nez étoit un chefd'ceuvre ; les lys de Cachemire , mille fors plus blancs que les notres , paroiffoient fales auprès de fon teint, & la rofe nouvelle paroilfoit impertinente , lorfquëlle paroiffoit auprès de 1'incarnat de fes joues. Son front étoit unique en fon efpece a 1 egard de la forme & de 1'éclat , fa blancheur étoit relevée par une pointe que formoient des cheveux plus noirs & plas brillans que du jars , ce qrtf lui avoit fait donner le nom de Luifante ; le tour de fon vifage fembloit fait pour 1'affemblage de tant de merveilles : mais fes yeux gatoient tout. Perfonne n'avoit pu les regarder affez longtems pour en démèler la couleur ; car dès qu'on rencontroit fes regards , on croyoit être frappé d'un éclair. A 1'age de hult ans le calife , fon père , avoit coutume de la faire venir, pour fe mirer dans fon ouvrage , & pour faire dire mille pauvretés a fes courtifans fur fes jeunes atrraits; car dèslors on éteignoit les bougies au milieu de la nuit, & il ne falloit point d'autre lumiere que celle de fes petits yeux : mais tout cela n'étoit, comme on dit , que jeux d'enfans. Ce fur quand fes yeux eurent pris toute leur force, qu'il n'y eut plus de raillerie auprès d'elle. ¥ Liv  1' E p i n e. 15,5 quëlle vint a lëndroit oü Tarare 1'attendoit: fa vue la fit treffaillir; elle rougit, Sc palit un moment après : je ne fais s'il vit ces différentes agitations, ni comme il les expliqua, s'il sën appercut; mais après 1'avoir ralfurée , fe faififfant de Dentillon, il lui enveloppa route la tête dans fon mouchoir, & après 1'avoir chargé fous fon bras , comme on enleveroit un barbet, il donna la main a Fleur-d'Epine, Sc s'avanca vers 1'écurie a grand pas. II y rrouva Sonante dans le même état qu'il l'avoit laiffée. II inftruifit Fleur-d'Epine de fon defiëin en peu de mots; elle étoit fi éperdue , quëlle approuva rout fans rien entendre. J'ai une frayeur, difoit-elle; je ne crains plus pour rnoi feule , Sc cëft avoir trop a craindre : vous avez déja rant fait, que je devrois me raffurer fur ce que vous me dites; pour cela fauvons-nous en diligence, puifqu'il n'y a que cela qui nous puifle fauver : mais que ferez-vous de ce petit monftre? Je 1'écorcherai rout vif, dit-il, pour la peur que vous avez eue de 1'époufer , Sc pour le fouffiët qu'il vous a donné , fi ce nëft que fa mère ne feroir pas fi affligée de cette douce mort, quëlle le fera de celle que je lui prépare. La généreufe Fleur-d'Epine , qui ne pouvoit confentira d'autres cruautés qua celle des beaurés févères envers. les tendres amans, fe préparoir a Nij  l?6 HlSTOlRE demander grace pour Ie miférable ; non , lui dit Tarare, ne foyez point aUarmëe : tout le mal que nous lui ferons , n'ira qua être bien a fon aife, tandis que nous ferons expofés a la fatigue: je vous prie même de lui buffer quelque faveur pour fe fouvenir de nous, puifqu'il perd 1'efpérance de vous avoir pour femme ; permettez qu'il porte votre coëffure , en artendant 1'henneur de vous revoir. Fleur-d'Epine ne favoit ce que cela vouloit dire : mais elle trouvoit qu'il nëtoit pas trop de faifon de plaifanrer dans une celle conjoncture; pour le petit Dentillon dès qu'il en fut coëffé , fon vifage parut plus déteftable; il avoit entendu Ia menace de 1'écorcherie , & quand il vit qu'elle n'aboutilfoit qua porter la coëffe de fa mairreffe, il fe crut faüvé. Mais Tarare lui ayant lié les pieds & les mains, & fourré affez de foin dans la bouche pour 1'empêcher de crier ; il couvrit tout fon corps de foin, de manière qu'on ne lui voyoit que le derrière de la tête affez proprement coëffée. Cette cérémonie achevée , après avoir careffé Sonante, il monta deffus , prit Fleut-d'Epine devant lui, fe mit en campagne , & tourna le dos au palais de la forcière. Quoique Sonante füt plus vite que le vent,  de Fleur d' E p i n e 197 elle étoit plus douce qu'un bateau. Tarare, voulanr profiter de fa vltelfe , tui mit la bride fur le cou pendant une heure : rr. :s jugeant qu'il avoit fait cinquante lieues, il fe crut alféz loin pour laiiïer un peu prendre haleine a la jument. 11 avoit raifon d'ëtre content, après avoir mis a fin une fi terrible aventure, en délivrant ce qu'il commencoit d'aimer; il refpiroit fans allarmes , & ce qu'il aimoit étoit entre fes bras fans pouvoir sën offenfer : heureufe fituation pour un homme qui , ayant tenté lëntreprife pour la gloire , venoit de 1'achever pour 1'amour. II n'avoit plus que la crainte de ne pas plaire a ce qu'il aimoit, & c'étoit bien affez ; il étoit trop éclairé fur fon mérite , pour fe flatter d'aucun efpoir fur 1'agrément de fa figure ; il ne favoit que trop que fans le fecours de fon efprit & de fon amour, il n'y avoit rien en lui de fort engageant; chaque vue de Fleur-d'Epine avoit tedoublé fa paffion •, & ce h'étoït pas la diminuer que de la tenir entre fes bras , quoique le plus refpectueufement du monde. Belle Fleur - d'Epine , lui difoir-il , fentant quëlle trembloit encore , vous n'avez plus rien a craindre de Dentue, & vous n'avez fans doute rien qui vous doive inquiéter auprès d'un homme dont les fentimens pour vous , font tels qu'ils doivent être. Je connois tout votre mérite cat Niij  J9$ H I S T O I R E j'ofe dire que perfonne ne s'y connoït mieux : mais je n'ofe vous dire que je le fens jufqu'au fond du cceur • il feroit pourtant bien extraordinaire que cela fut autrement. Des raifons alfez particulières m'ont fait quirter mon pays : quand jën partis, je n'avois ni projet ni deflëin arrêté, je ne favois pas trop ce que j'allois chercher par Ie monde : mais je ne connois que trop a préfent que c'étoit vous j ayez agréable que je vous amufe pendant quelques momens par ce récit. Fleur-d'Epine ne fachant que répondre a tant de chofes qu'on lui difoic a la fois, fe pencha doucemerit contre lui, comme pour fe repofer; il aimoit bien cette facon de répondre , Sc fans en attendre d'autre , il continua de cette maniere. Je fuis fils d'un petit prince , dont les états font des plus petits : mais en récompenfe, les fujets y font riches, contens & fidèles. . J'avois un frère , dieu fait ce qu'il eft devenu -y nous n'avions pas plus de fix ans , quand mon père nous prit tous deux en particulier ,' Sc nous parlant comme fi nous avions eu de la raifon :, mes enfans , dit-il, comme vous êtes jumeaux le droit d'aïneffe ne fauroit décider de lafucceffion entre vous. Cependant, comme mes etats font trop petits pour être partagés, je prétends que 1'un de vous deux céde fes droits a  B E F L E U R D' E P I N E. 199 1'autre \ & afin qne celui qui aura cédé ne sën repente pas, j'ai deux dons a vous accorder , dont le moindre pourra faire votre fortune ailleurs; & ces dons font lëfprir & la beauté: mais comme il faut que ces avantages foient fépatés , que chacun choifilfe celui qu'il aime le mieux : nous répondimes tous deux a la fois ; je demandai lëfprit, 81 mon frère la beauté. Mon père nous ayant embrafles , nous dit que chacun auroit avec le tems, ce qu'il avoit choih. Mon frère s'appeloit Phénix , & moi Pincon &i fi nous avions eu d'autres frères , je ne doute pas quën ne les eüt appelés , les uns merles , les autres fanfonnets, roffignols ou ferins, felort le nombrej car une des folies du bon petit prince étoit celle des oifeaux; 1'autre , de vouloir que fes enfans 1'appelaflent, Monfieur mon père , en parlant de lui J ce qu'il ne put jamais obtenir de moi : mais Phénix lui en donnoit plus qu'il nën demandoit \ cela fut peut-être caufe qu'on lui tint mieux parole qu'a moi; car i lage de dix-huit ans , c'étoit ce qu'on n'avoit jamais vu de plus beau dans notre fexe : maïs pour moi , quoiqu'on me fiattat fur les gentillefiës de mon efprit , je regardois cela comme ce qu'on dit de tous les enfans du monde, quand les pères & les mères vont fatiguant tous les gens de leurs bons-mots ; & je Niv  *°0 ' HlSTOJRE ne me fentois qu'autant dëfprit qu'il en falloit, pour connoitre que je nën avois pas affez. Quoique nos inclinations fuffent différentes , jamais il n'y eut d'union égale a celle qui étoic entre mon frère & moi. Je palfois mon rems a lire tous les livres que je pouvois attraper bons ou mauvais, je diftinguai bientót les uns des autres , & me trouvant réduit a un aflez petic nombre , je fus prefque faché d'une délicateffe qui retranchoit beaucoup de ma leélure. Phénix ne fongeoir qua fe parer pour éblouir par la figure. Enfin, notre père mourut, Sc parut auffi content qu'on le peut être quand on meurt , de ce qu'il nous laiffoit dans une union fi parfaite; dès qu'il fut en terre , nous commengames pour la première fois a être de différens avis, & a vouloir contefter 1'un contre 1'autre : mais dans une difpute qui fut très-opiniatre, il ne s'agiffoit que de vouloir céder chacun fon droit; Phénix fe tuoit de me dire que, comme j'étois plus capable de gouverner , je méritois mieux de fuccéder ; que pour lui , fait comme il étoit, dieu merci, en quelquëndroit du monde qu'il allat, il n'avoit pas peur de manquer. Ce fut en vain que je lui donnai d'autres bonnes raifons pour fe mettre en pofféffion de notre petite principauté : je ne le perfuadoispas; ainfi, après un  de Fleur d' E p i n e. 201 long débat, nous demeurames d'accord que nous partirions le même jour pour chercher fortune chacun de fon cóté , a la charge que celui qui feroit établi le premier, tacheroit dën informer 1'autre , afin qu'il revint fe metrre en poffeffion de notre comman héritage. Nous laifsames des miniftres fidèles pour gouverner en notre abfence ; & Phénix s'étant mis en campagne avec tous les charmes du monde , je partis avec le peu de bon fens qui mëtoit tombé en partage. Nous primes différentes routes. La première aventure qui m'arriva dans celle que j'avois prife, eft afiëz fingulière, quoique ce ne foit pas de ces événemens périlleux ou éclatans qui fignalent les héros : j'avois parcouru beaucoup de provinces , fans rien trouver qui me donnat la moindre efpérance de m'élever a quelque fórrune confidérable. Je ne laiffois pas de m'inftruire par-tout oü je trouvois quelque chofe digne de mon attention ; j'appris des fecrets de toutes les natures; je remarquai ce que chaque pays avoit de fingulier : mais rien de tout cela ne contentoit ma curiofité. Parvenu enfin au royaume de Circaflie, qui eft le pays des beautés, je m'étonnai de 1'avoir prefque traverfé d'un bout a 1'autre , fans en trouver une qui mëüc feulement donné de 1'admiration. Jën attribuai la caufe au changement dc  lOZ HlSTOIRE gouvernement, qui étoit arrivé dans le royaume; Sc je crus que les troubles avoient pu difperfer ces beautés , que j'avois cru.rencontrer a chaque bout de champ, de la manière qu'on m'en avoit parlé. Je marchois un jour le long d'un fleuve qui bordoit une vafte plaine ; au de-la de ce fleuve s'élevoit un batiment qui me parut affez fuperbe: la curiofté de le voir me prir ; je vis les dehors d'un chateau qui me parut la demeure de quelque fouverain. Le dedans m'en parut affez fombre , Sc les habirans triftes ; cependant, j'y vis plus de beautés que dans le refte de la Circaffie : mais jamais il n'y en eut de plus fauvages. Celles qui me voyoient de loin me fuyotent •, Sc celles qui ne pouvoient m'éviter , au lieu de répondre aux honnêretés que je leur difois, en les abordanr, ne tournoient pas feulement la tête de mon cbté: voili , dis je en moi-même, des figures auxquellesiil .ne manqué que la parole , tant elles repréfeiTtsepcnijttTtellenieutde trés-belles femmes. fe traverfai jje. ne.fais combien de galeries , fans rencontrer dans ce vafte chateau , que des ob/ers auffi ennuyans qu'ils paroiffbient ennnyés, lorfque jëiïteridis de grands éclats de rire dans un appartement, féparé de ces galeries : je fus Wen aife que tout ne füt pas abïmé dans la triftsffe que ce lieu commencoit a m'infpirer. Jën-  de Fleur d'Epine. 203 trai dans cet appartement; & dans la chambre 011 ces éclats de rire continuoient encore , je vis quatre pies affifes autour d'une table, qui jouoient aux carrés; elles ne furent point effarouchées de ma préfence; au contraire, après m'avoir fait quelques civilités , elles continaèrent un jeu oü je ne comprenois rien , moi qui fais tous les jeux du monde : il y avoit une corneille de fort bonne mine , affife auprès d'elles , qui faifoit des nceuds en les voyant jouer. J'avoue que je fus affez furpris d'un fpectacle fi nouveau ; je ne pouvois comprendre ce que c'étoit que cet enchantement : elles meloient, coupoient & donnoient, comme fi elles n'avoient fait autre chofe de leur vie. Au fort de mon attention , une de ces pies , après avoir long-tems pilé une de fes carrés , les jeta toutes fur la table avec tranfport , & fe mit a crier. Tarare , de toute fa force. Les autres y répondirent; la corneille même qui n'étoit pas du jeu, cria Tarare ', & après cela ce furent de nouveaux éclats de rire, mais fi percans , que je n'y pus tenir. Je fortis de 1'appartement des pies du fombre chateau , & trois jours après du royaume. Ce fut environ en ce tem's-la que le bruit de cette beauté de Luifante commencoit a. ie répandre par tout ] jën appris des chofes fi metveilleufes >  iC-4 HlSTOlRE que je ne les pus croire; & quelque danger qu'on me dit qu'il y avoit a la regarder , je réfolus de mëclaircir par moi-mème, fi ce qu'on en difoit étoit véritable. L'heureux royaume de Cachemire m'avoit dès long-tems infpiré la curiofité de le voir , par les récits qu'on m'en avoit faits. L'envie de quitter mon nom me vint tout-a coup; je ne fais fi ce fut par 1'ufage introduit parmi les aventutiers qui fe déguifent toujours, ou fi le nom de Pin5011 ne me paroiifoit pas aflez noble pour un homme qui avoit envie de faire parler de lui chez la première beauté du monde : mais enfin je changeai mon nom , & 1'aventure des pies m'étant reftée dans la tête, je pris Tarare pour mon nom. Tarare , dit Fleur-d'Epine. Juftement, pourfuivit-il; & ce qu'il y a de fin^ulier a ce nom , cëft qu'il femble qu'on ne puifte lëntendre , que lënvie de le répéter , comme vous venez de faire , ne prenne tout auffi-tót. A 1'entrée du royaume de Cachemire ( par la route que j'avois prife ) la favante Serene a établi fa demeure enchantée. Le défir de connoitre une perfonne, que des connoiiTances furnatutelles , acquifes par une longue étude , rendoient la plus illuftre des mortelles, mëngageoit autant au voyage de Cachemire , que tout ce qu'on avoic dit de Luifante : mais  de Fleur d'Epine. 205 la difficulté d'y parvenir , penfa me reburer : de mille & mille gens qui avoient eu le même delTein que moi , un très-petit nombre avoit réuffi. On favoit a-peu-près le lieu de fa réfidence \ mais c'étoit en vain qu'on le cherchoir. II étoit impoffible de le trouver , fi la fortune , ou plutöt un aveu favorable de la magicienne ne vous y guidoit. Je fus affez heureux pour être admis a fa préfence ; & apparemment je nën fus digne, que par lëxtrême paffion que j'avois de rendre mes hommages a ce génie fupérieur a tous les auttes. Je ne veux point vous ennuyer par la defcription particulière d'un féjour dont les beautés fe peuvent a peine imaginer. Tout ce que je vous dirai, cëft que cet endroit de Cachemire eft , a 1'égard du refte , ce que le délicieux royaume de Cachemire eft a 1'égard du refte de la rerre. Le peu de tems qu'il me fut permis de refter auprès dëlle me valut alfutément beaucoup plus que le don dëfprit que mon père croyoit m'avoir lahTé en partage ; je crus m'appercevoir que mon admiration & mes refpetts m'avoient attiré fa proteótion ; elle me la fit efpérer en la quittant , & je la quittai, dans la réfolution de mën rendre auffi digne qu'il meferoit poffible. Je ne voulus pas me faire voir en arrivant  lOS HlSTOIRE ou étoit la Cour. Je connus bientöt ce que c'étoit que le génie du bon caiife. Je fus informé du caracbère de fon premier miniftre : comme il n'avoit pas la capacité qu'ont d'ordinaire , ou que doivent avoir ceux qui gouvèrnent fous leur maïtre , il n'avoit pas aulfi leur préfomption, & moins encore leur rudelfë ; c'étoit le miniftre le plus affable qui für jamais. II avoit une femme qui n'étoit pas fi fimple , mais qui étoit encore plus accueillante. Je me mis a fon fervice en qualité d'écuyer , & je m'appercus bientöt que je ne déplaifois 'pas a madame la Sénéchale. Quelle forte de beauté étoit-ce , dit Fleur d'Epine , en 1'interrompant ? De celles qui la font comme il leur plait, répondit-il, & continuant fon difcours , comme Ie Sénéchal fon époux étoit tout des plus grolfiers, je n'eus pas de peine a palfer pour forr habile dans fon efprit; cela fit qu'on fe fervit de moi pour chercher un remède aux maux que faifoient chaque jour les yeux de la princelfe. Tarare alors lui conta de quelle maniere il étoit venu a bout de la peindre. Vous 1'avez donc fouvent regardée, dit Fleur d'Epine? Oui, dit-il, tout autant que j'ai voulu, & fans aucun danger , comme je viens de vous dire. L'avezvous trouvée fi merveilleufement belle qu'on vous avoit dit, pourfüivit-elle ? Plus belle mille  de Fleur d'Epine. 107 fois répondit-il. On n'a que faire de vous demander , ajouta-t-elle , fi vous en êtes dabord devenu paflionnément amoureux : mais ditesmën la vérité. Tarare ne lui cacha rien de ce qui s'étoit pallé entre lui Sc la princeffe , pas même 1'affurance quëlle lui avoit donnée de 1'époufer, en cas qu'il réufsïr dans fon entreprife. Fleur d'Epine ne lëut pas plutöt appris, que, repoulfant les mains dont il la tenoit embraffée , elle fe redreffa au lieu d'êrre penchée contre lui comme auparavant. Tarare crut entendre ce que cela vouloit dire ; Sc continuant fon difcours , fans faire femblant de rien ; je ne fais , dit-il, quelle heureufe influence avoit difpofé le premier penchant de la princeffe en ma faveur : mais je fentis bien que je nën étois pas digne par les agrémens de ma perfonne, Sc que je la merirois encore moins par les fentimens de mon cceur; car je ne me fuis que trop appercu depuis , que 1'amour que je croyois avoir pour elle , n'étoit tout au plus que de 1'admiration. Chaque inftant qui m'en éloignoit, effacoit infenfiblement fon idéé de men fouvenir , Sc dès le premier moment que je vous ai vue, je ne m'en fuis plus fouvenu du tout. II fe tut, & la belle fleur d'Epine, au lieu de parler , fe laiffa doucernent aller vers lui comme  208 HlSTOIRE auparavant, & appuya fes mains fur celles qu'il remit aurour d'elle pour la foutenir. Ils en étoient la; le jout commencoit a paroitre, & Tarare ayant pris le chapeau lumineux , pour en foulager Fleur d'Epine (qui ne l'avoit point quitté durant 1'obfcurité) ils ne furent plus éclairés que du foible éclat de 1'autore nailfante , fa fraicheur ranimoit les fleurs; & les larmes précieufes quëlle répandoit , arrofant 1'herbe des prairies , abattoient la pouffière fut les grands chemins. Mais dans le tems que la belle avant-coutrière du jour ouvroit les portes de 1'orient aux chevaux du foleil , la jument Sonante fe mit a hennir. Fleur d'Epine en treffaillit, & tremblant ■dans tout fon corps : ah! dit-elle , nous fommes perdus ; la forcière nous fuir. Tarare regarda derrière lui , & vit la terrible Dentue montée fur une licorne couleur de feu, qui menoit en leffé deux tigres , dont le plus petit étoit bien plus haut que Sonante. Tarare tacha de raflurer Fleur d'Epine , en lui difant que la jument alloit fi vite, qu'ils auroient bientót petdu de vue la forcière & fon équipage; & la-deffus il voulut pouffer a route bride : mais Sonante demeuroit tout court. Ce fut en vain qu'il lui appuya les talons , & qu'il 1'inctta de toutes les manières; elle étoit immobile. Fleur  de Fleur d' Epine. 209 Fleur d'Epine s'évanouifloit entre fes bras , voyant la forcière a cinquante pas d'eux ; Tarare avoit beau lui prorefter que tant qu'il auroir une goutte de fang dans les veines, elle ne tomberoit ni entte fes mains , ni entre les griffes de fes tigres : tout cela n'avoit garde de la' rein ettre. Dentue approchoit toujours, Sc Tarare , ne fachant plus a. quel faint fe voiier, s'avifa dëffayer les voies de la douceur , & careffant la jument : quoi! ma bonne Sonante, lui dit-il, voudrois-tu lïvrer ta belle maitreffe a cette vilaine fotcière qui la pourfuit ? n'as-tu donc commencé de fi bonne grace que pour nous trahir a la fin ? Mais il avoit beau la piquer d'honneur par ces paroles , elle ne sën ébranla pas , Sc la forcière n'étoit plus qu'a vingr pas de lui, quand Sonanre remua rrois fois 1'oreïlle gauche; il y mir vire le doigr, Sc y ayant trouvé une petite pierre , il la jeta par-deffus fon épaule gauche : dans un inftanr s'éleva de terre une muraille entre la forcière Sc lui. Certe muraille n'avoit que foixante pieds de haut ; mais elle étoit fi longue , qu'on nën voyoit ni le commencemenr, ni la fin. Fleur d'Epine refpira. Tarare remercia le ciel, Sc Sonante partit comme un éclair. Ils avoient déja perdu de vue Ja nouvelle Tome XX. Q  1IO HlSTOIR E muraille , & Tarare , croyanr Fleur d'Epine en süreté lui alloit dire quelque chofe de rendre , & peut-être de joli , lorfque Sonanre s'arrêta tout court au milieu de fa courfe. Tatare rourna la 'rêre &c vit 1'éterneHe Dentue qui les pourfuivoit de nouveau. Quoi ! s'écria-t-il, n'y a t-il donc aucune muraille qui foit a 1'épreuve de fa licome , de fes tigres, de fa longue dent & de fon épouvantable griffe ? Pendant ces réflexions, toutes les frayeurs de Fleur d'Epine la reprirent. La jument , plus rétive encore que la première fois, fembloit clouée a la terre. Tarare ne perdanr pas courage, fe mit a haranguer Sonante d'une manière plus rouchante qu'il n'avoit fait auparavanr. Hélas! lui difoir il, bonne Sonante, je vois bien que la forcière a jeté fur vous quelque fort , & que lorfquëlle vous peut voir , vous ne fauriez plus remuer. Si cela n'étoit , ayant le cceur auffi bien fait que vous Favez., je gage que vous aimeriez mieux mourir que de ne pas fauver votre jeune maitreffe, la belle Fleur d'Epine : mais comme je vois par votre trifteffe, que vous n'avez plus de fecours a nous offrir , je vous demande une grace , qui eft de fauver la charmante Fleur d'Epine. Dès que j'aurai mis pied a terre, je m'en vais au devant de la forcière Sc des rigres: peur-être que la fortune fecondera men courage. Fuyez de toute votre force avec  b fe Fleur d'Epine» 21» rha chère Fleut d'Epine, tandis que Dentue tiendra les yeux fur moi ; adieu , bonne Soiianre, fauvez Fleur d'Epine , ne Pabandonnez pas, je vous conjure , & fi vous ne me revoyez plus, faires la quelquefois fouvenir de 1'homme du monde qui 1'aimoit le plus tendrement. II alloit mettre pied a terre en achevant : mais Fleur d'Epine lui ferra les mains pour le retenir. Pour la bonne Sonante, elle fut fi artendrie, quëlle fe mir a pleurer comme une folie : elle fanglottoit a fendre les rochers les plus durs, SC des larmes plus grofiës que le pouce couloient de fes beaux yeux jufqu'a terre : pendant quëlle menoit un deuil inutile , la forcière approchoit. Ce fut alors quëlle remua fix fois 1'oreille droite. Tarare n'y trouva quëne goutte dëau qui pendoit au bout de fon doigt : il la jeta pardeffus fon épaule droite : cette goutte dëau ne fut pas plutot a terre, que ce fut un fleuve qui devint bientöt fi large , qu'on Peut pris pour un bras de mer; ces eaux étoient plus rapides aue celles d'un torrent, & s'étendirent du cöté que Dentue les avoit pourfuivis : mais ce fut avec tant d'impétuofité quëlle, fa licome Sc fes tigres pensèrent s'y noyer. Ce fut un plaifir pour Fleur d'Epine Sc Tarare; O ij  2 12 HlSTOIRE de voir comme 1'eau la pourfuivoit, a mefure quëlle prelfoir fa licorne pour la fuir. Dès qu'on ne la vit plus , Sonante fit un faut d'allegreffe qui penfa faire tomber Fleur d'Epine; cela donna occafion a Tarare de la ferrer encore plus étroiremenr , comme pour la foutenir; car, quoiqu'il ne fe fut pas attendu a ce tranfport foudain de la jument , comme il étoit bon homme de cheval , il nën fut que médiocrement ébranlé. Les voila donc une feconde fois délivrés des horreurs de la mnudite Dentue. Tarare efpéroit que ce feroit la dernière alarme quëlle leur donneroit. La bonne Sonante fembloit prendre parr a la nanquillité qui fuccédoit a toutes les inquiétudes qu'ils venoient d'avoir, & elle couroit d'une légéreré inconcevable. Tarare voyant quëlle alloit roujours , s'avifa de 1'arrèrer au bout de quelque tems , pour 1'informer de fon deffein , ne fachant pas fi Ia route quëlle tenoit les conduiroit oü il vouloit aller ; cëft pourquoi lui ayant remis la bride fur le cou : Sonanre , lui dir-il, je fais bien qu'on ne fe peut égarer avec vous : nous voulons aller au pays de Cachemire ; il eft tout environné de montagnes & de précipices d'un cóté , & cëft celui qui eft auprès de la demeure de Serène; meneznpus y par ce cbté.  de Fleur d'Epine. 115 Et pourquoi au pays de Cachemire, lui dit Fleur d'Epine? nëft-ce pas celui de Luifante? Cëft le royaume de fon père, dit-il, & cëft a fon père que j'ai promis de porter les dcpouilles de la forcière , telles que les demande Serène. Eh ? quoi, lui dit-elle , un peu troublée , ne m'avez-vous pas dit que , quoique vous euftiez entrepris ce dangereux exploit pour Luifanre , vous n'aviez fongé qu'au plaifir de me délivrer en 1'achevant? Que j'étois folie , pourfuivit elle, de me flatter un moment qu'on put oublier Ia plus belle perfonne du monde pour fonger a une créature comme Fleur d'Epine ? Pourquoi me le difiez-vous, puifque vous ne le penliez pas? Ah ! Tarare , dit-elle , en laiflant tomber quelques larmes , je vois bien que vorre feul empreflement eft de paroïtre devant les beaux yeux qui vous charment encore, chargé des dépouilles que vous lui avez promifes , en lui menant Fleur d'Epine en triomphe. Si vous ne m'aviez point trompée , vous ne 1'iriez pas chercher , après avoir trouvé ce que vous fembliez craindre fi fort de perdre : qui vous empêchercir de me conduire en vorre pays ? Pourquoi me faitesvous éprouver qu'il y a des maux plus grands que ceux dont vous m'avez délivrée ? Si vous ne m'aviez point flattée , mon cceur , toujours tranquille, ne me feroit point envifager comme Oiij  214 HlSTOIRE le plus grand des malheurs celui d'ètre facrinëa a Luifante ; elle ne vous aimera que trop, fans ce nouveau témoignage de votre tendreffe. Tarare fe défefpéroit de fon affliction : mais il étoit charmé de fes alarmes, Sc voyanr quëlle ne ceffoit de pleurer : non , charmanre Fleur d Epine-, lui dit-il avec tranfport , je ne vous ai point trompée , en vous difant que je ne mëxpofois que pour vous , & que vous me verriez plutót mourir a vos yeux , que de fonger a vous facrifier a Luifante ; votre première vue la chaffée de mon cceur ; chaque moment vous y étabfit de plus en plus ; vos paroles qui marquenr fi bien la délicatelfe & la fincérite de vos feutimens , ont pénétré jufqu'au fond de mon ame ; je voulois mourir pour vous fauver , jugez fi cëft pour une autre que je veux vivre > ayez donc lëfprit en repos fur mon deffein , fouffrez que je tienne ma parole , puifque je ferois indigne de vous, fi j'y manquois. Sachez que nous ne faurions êrre en sureté que fur les terres de Cachemire , Sc comptez que s'il en eft queftion , ce fera Luifante que je facrifierai a 1'aimable Fleur d'Epine , au péril de mille vies. Ce quën aime perfuade , & 1'on croit facrlement ce qu'on fouhaire. Tarare avoit ouverc fon cceur avec un emprefiëment trop fincère Sz  de Fleur, d' Epine. 115 trop naturel pour killer aucune inquiétude A Fleur d'Epine fur fes intenrions , & dès qu'il la vit ralfurée , il rendit la bride a Sonanre , qui tourna tout d'un coup fur la droite , & fe mit a galoper comme ce qu'il y a de plus léger & de plus vire fur la terre. Ils arrivèrent en moins d'une demi- heure au pied d'une montagne qui paroiffoir inacceflïble , fi quelque chofe pouvoit 1'êrre a la légéreré de Sonante. Tarare connur que c'étoit une de ces montagnes dont 1'enceinte couvre les limites du bienheureux Cachemire. Sonante y grimpa comme fi elle eut marché en rafe campagne , & ne fatigua pas plus ceux quëlle portoit, quëlle n'avoit fait dans la plaine. Dès qu'ils furent au fommet, 1'air leur parut embaumé de tous les parfums d'Arabie ; & de quelque cöré que leur vue s'érendir , un parrerre continuel fembloit sëffrir a leurs yeux , avec rous les agrémens d'une variéré délicieufe. Fleur d'Epine fut bien aife de s'y arrêrer un moment; & tandis quëlle fe perdoit dans la contemplation de tant de merveilles, le démon de la jaloufie , qui fe fourre partout, virit rroubler fon attention. Quoi! dit elle , Luifante eft héririère de tout ce que je vois ? Luifante plus précieufe encore que tous ces tréfors , & plus brillanre que toutes les beautés que la nature étale ici, les doit porter O 17  ilS H I S T O I R E a celui quëlle choifira pour époux; & il pourroir y avoir quelqu'un qui refusat fa main pour Fleur d'Epine. Ah ! Tarare , s'il eft vrai que votre conftance, ou plutót votre aveugëment pour moi foit a lëpreuve de ce que Je crains , famirezmoi, s'il eft pollible , avant que nous defcendions dans ces lieux enchantés, on Iaiflèz-moi chercher au travers des preëipices dëü nous venons, une deftinée plus fupportable que celle de vous voir a Luifante. Un autre fe feroit peut-être impacienté dëne inquiétude qui ne devoit pas fi-tót la reprendre, après ce qu'il venoit de lui dire ; mais Fleur d'Epine étoit encore plus charmanre quëlle nëtoit rendre & délicate, & Tarare I'aimoit paffionnément. II étoit li éloigné de sën rebuter , que ces mouvemens d'inquiétude auroient été la joie de fon cceur , s'ils n'avoient un peu trop coüté au repos de ce qu'il aimoit; & pour tacher de lën guérir : belle Fleur d'Epine , dit-il, je n» fais que deux moyens de vous donner 1'affurance de ma fincérité que vous fouhairez; 1'un eft de recevoir ici votre main en préfence du ciel Sc de la terre , & d'unir dès ce moment mon cceur au votre pour jamais; je prends a témoin les puiffances invifibles qui nous écoutent, que je me croirois plas heureux de paffer ma vie avec vous au milieu des lieux affreux par oü nous fommes  de Fleur d' Epine.' 117 montés , que de régner avec Luifante dans ces climats forrunés ou. nous allons defcendre. Je vous offre donc mon cceur & ma foi, fans aller plus loin , & vais vous conduire au petit etat oü mon frère eft peut - être de rerour; mais je vous ai déji dit que par-tout hors du royaume de Cachemire , nous ferions expofés a la fureur & a la pourfuite de la cruelle Dentue : mais quand nous pourrions 1'éviter , nous ne pourrions nous fauver du jufte reflentiment de Serène a qui j'ai promis de remettre fa fille avec le chapeau & la jument. Fleur d'Epine témoigna fa furprife par un petit trelfaillement. Oui, belle Fleur d'Epine , dit-il, vous êtes fille de la magicienne Serène» que fa vertu , autant que fon art rendent plus refpecFable que fi elle renoit le rang le plus élevé, ce feroit chez elle que je ferois d'avis que nous allaffions, afin que , mettant a fes pieds les tréfors quëlle a demandés , & que j'ai heureufement enlevés a la forcière , je futfe en droit de lui demander le plus précieux de tous, pour récompenfe de ce que j'ai fair pour lui obéir. Fleur d'Epine, un peu confufe de la jaloufie quëlle avoir rémoignée , ne balanca point fur cette dernière propofition. Ils defcendirent donc dans ces plaines fertiles & riantes qui leur offroient de nouveaux charmes, a mefure qu'ils  HlSTOlRF. en approchoient. Pour moi , j'avoue que je nën fuis point faché ; car je croyois qu'ils ne quitteroienr jamais le fommet de cette montagne , oü leurs fentimens , auffi bien que leurs incertirudes , m'ont un peu ennuyé , comme ils auront fait votre majefté féréniflime. Nos amans fe trouvèrent au bas de la montagne dans le tems que le foleil étoit encore dans toute fon ardeur. Quoique 1'allure de Sonanre füt fi aifée qu'on nën pouvoit être farigué , les alarmes & les frayeurs que Fleur d'Epine avoit eues pendant une nuit oü elle n'avoit pas fermé 1'ceil, 1'aveienr fort abattue ; Tarare qui n'avoit plus d'attention que pour elle , sën appercut & mit pied a terre au bord d'un ruifiëau que deux rangs d'orangers ombrageoient de chaqae cóté. Fleur d'Epine n'y fur pas plutót alfife , quëlle sëndormit, quoiquëlle eür pu faire pour sën empccher. Tarare óta la bride a Sonanre , pour lui laifiër prendre quelque rafraïchiflement: mais comme il ne vouloit pas quëlle sëloignat trop , & qu'il lui vouloir pourtant laifiër la liberté de paitre oü bon lui fembleroir , il déboucba roures les fonettes pour lënrendreen quelquëndroit quëlle pür aller. Dés quëlle fentit que les fonnetres n'étoient plus bouchées , au lieu de s'amufer a paitre , elle faifoit des mouvemens fi gracieux &c fi  de Fleur d' Epine. lij» mefurés , que rien n égaloit 1'harmonie quëlle faifoic entendre autour dëlle. Tarare, après 1'avoir écourée quelque tems , fe mit a confidérer fa charmante Fleur d'Epine. C'étoit la taille la plus parfaite qu'on verra jamais ; fon vifage, dans le doux fommeil qui fermoit fes paupières , brilloit de tous les agrémens que la fraïcheur , la jeuneffe & les graces y pouvoient répandre. Le paffionné Tarare ne fe lalfoir point de la confidérer , & fe laiffoit entrainer aux plus tendres imaginations du monde, examinant tant de beautés en détail: mais il demeura dans un fidéle refpect , quelque envïe que cette contemplation put lui infpirer dën fortir. Les amans de ces tems-la ne favoient ce que c'étoir que de furprendre , ou de voler des faveurs, quand on sën fioit a leur bonne-foi. II fe contenta donc de repaitre fes yeux des merveilles qu'il voyoit, & de promener fon imagination fur celles qu'il ne voyoit pas. Sonante cependant , qui s'éloignoit infenfiblement, faifoir aller fes fonnettes harmonieufes d'une manière fi raviffanre , qu'il choifit quelques-uns des airsnouveaux qui les compofoient, & y fit des couplets tendres & galans a la louange de Fleur d'Epine endormie. Non , difoir-il dans fes vers, s'il ne tenoit qu'a moi de former une  XIO HlSTOIRE beauté felon ma fantaifie ; je ne pourrois rien imaginer de plus aimable ni de plus engageant que ce que je vois : & pour toucher mon cceur > il n'y auroit qu'a copier Fleur d'Epine. Avec de telles imaginations, le feigneur Tarare n'avoit garde de s'endormir. II loua le ciel du profond repos dont jouifïoit fa divinité : mais il crut qu'après avoir bien dormi , elle pourroir avoir befoin de manger. De quelque cöré qu'on rournat les yeux dans ce beau pays» on ne voyoit que trop de quoi fournir le plus beau deffert du monde : chaque arbre Sc chaque buiffon en offroit de refte : mais il n'y avoit pas moyen de commencer par le fruit , quand on avoit bien faim. II laiffa fes tablettes & les vers qu'il y venoit d'écrire , auprès de Fleur d'Epine, Sc sën alla trouver Sonante , dont la mufique continuoit toujours , quoiqu'il ne la vit plus. Il ne favoit pas trop bien ce qu'il alloit faire ; mais il fe mit en tête qu'une créature qui leur avoit été d'un fi grand fecours , ne pouvoit manquer de reflource pour tous leurs befoins. II la trouva , comme on peint Orphée , environnée de toutes fottes de bêtes Sc d'oifeaux ; que la douceur de fon harmonie avoit raffemblés autour dëlle : il en coüta la vie a. une gélinotte, deux perdrix rouges Sc un faifan , qui fe trouvèrent un peu trop attentifs j il fe mit a les  oe Fleur d'Epine. 221 accommoder pour le fouper de Fleur d'Epine ; car quoique Poingon fut prince , Tarare étoit cuifinier quand il vouloit , & tout des meilleurs: il ne faut pas demander s'il fit de fon mieux dans cette occafion. A fon retour Fleur d'Epine s'éveilla , & a fon réveil elle fut fervie. File ne parut pas infenfible a fes foins ; & fon empreffement dans cette renconrre ne lui fut pas indifférent. II lui conta comment le hafard lui avoit fourni de quoi lui faire ce petit repas. Elle eut pitié des pauvres oifeaux que 1'amour de la mufique avoit trahis ; mais elle ne laiffbit pas dën manger , en les plaignant. Elle voulut favoir ce qu'il avoit fait tout le tems quëlle avoit dormi. Ses tablettes étoient encore auprès dëlle , il ne fit que les ouvrir. Elle les prit , & quoiquëlle rougit, elle relut deux ou trois fois ce quëlle y rrouva. Elle lui dit quëlle n'ofoit louer , autanr qu'ils le méritoient, des vers qui Ia louoient beaucoup trop ; lui , de protefter qu'ils ne la louoient pas afiëz , Sc de prendre fes charmes a témoin qu'il en fentoit mille fois plus qu'il na pourroir exprimer ni en profs ni en vers. Tarare , dit la modefte Fleur d'Epine , fi je voulois me chagriner par de juftes réflexions , je vous dirois que votre fincérité m'eft un peu fufpede ; je me connois , Sc je fais que  4ii tï I 3 t o i R E je n'ai qu'autant d'agrément qu'il en faut pour n'ètre pas abfolument laide. Mais puifqu'une préventïon fi favorable pour moi vous aveugle, je n'ai garde de vous ouvrir les yeux fur mille défauts que j'ai, & que je voudrois ne pas avoir pour être digne de ce que vous m'affurez que vous penfez. II fe dit plufieurs chofes fort tendres de paft & d'autre fur cette conteftation , dont fe paffera fort bien le lefteur, qui d'ordinaire faute autant de ces converfations qu'il en trouve pour arriver promptement a la fin du conté. La nuit furvint bientöt après leur repas. Fleur d'Epine qui n'avoir fait que dormir toute 1'aprèsdinée , auroit bien voulu fe remettre en chemin. L'innocence de fes fentimens, le refpeót de celui qui 1'accompagnoit , & la coutume , fembloient fuffire pour lui mettre 1'efprit en repos. Cependant , comme elle étoit délicate fur la bieuféance , elle crut qu'il y en auroit plus a voyager tête a tête , qu'a refter enfemble toute la mdt. Mais elle étoit embarraffée pour Tarare qui vraifemblablement avoir befoin de repos : il connut fa penfée , entra dans fes fentimens, &c 1'ayant fort alfurée qu'il n'étoit pas affez lache pour dormir auprès d'elle , ils fe remirent en chemin , dans 1'efpérance d'arriver chez 1'illuftre Serene a la pointe du jour.  de Fleur d' Epine. 21$ L'harmonie de Sonante furprit & charma touc ce qui fe trouva fur leur paffage. Dans les bois qu'ils traverfoienr , les oifeaux , trompés pat 1'éclat du chapeau , croyoient faluer le jour naiffant , lorfqu'ils répondoienr au fon agréable des fon nettes d'or. Les coqs des villages croyoient de même chanter pour 1'aube du jour, & réveilloient les pauvres laboureurs qui venoient de s'endormir , pour rerourner vitement a leur travail. Mais Fleur-d'Epine n'avoit qu'a öter le chapeau de deffus fa têce , la nuit revenoir , & les bonnes gens fe rendormoienr. Le véritable jour vint enfin , & Tarare promettoit a fa belle maitreffe quëlle falueroir bientót fon illuftre mère : mais il ne put tenir fa promeffe. Comme il avoit été déja deux fois chez la magicienne , il crut qu'il y parviendroit facilement la troifième. Mais ce fur en vain qu'il s'obftina deux jours entiers a la chercher : il favoit bien qu'il avoit cent fois paffe tout auprès : il ne pouvoit comprendre pourquoi Serene lui devenoir plus inacceffible cette fois que les autres ; puifqu'il lui ramenoit une fille quëlle devoit aimer rendrement, & qu'il étoit chargé du refte des trefors quëlle avoit demandés. II eut peur que Fleur-d'Epine ne le foupgonnat de 1'avoir trompée fur cet article : mais les dex-  2Z4 HtSTÖlR-fi nières preuves qu'il lui avoit données de la fincerité de fa tendrelfe, 1'avoient entièremeirt guérie de toutes fes jaloufies; elle n'avoit plus que 1'inquiétude d'être dans la difgrace d'une mère quëlle n'avoit jamais vue , Sc qui fembloit refufer de la voir. lis ne fe rebutèrent pas , & le troifième jour ils alloient recommencer leur recherche par-tout aux environs , fans s'avifer , comme Tarare avoir fait auparavant , de dire a Sonanre de les mettre chez la magicienne ; car elle étoit douée du pouvoir d'arriver partout oü 1'on lui difoit d'aller , fans qu'aucun enchantement püt lën empècher. Tarare ne favoit pourtant pas cela : mais s'il avoit été ïnfpiré, quand il lui dit de le mener a Cachemire , il ne le fut pas tandis qu'il cherchoit inutilement la demeure de Serene. Ce fut pendant ce tems-la que certain politique de campagne qui fe mêloit dëntrerenir des correfpondances a. la cour, y manda 1'arrivée de Tarare , fur quoi le caiife lui ayant dépêché courier fur courier, avec ordre de fe rendre inceffammenr i la cour , il fallut obéir malgré quelque légère allarme qui reprit a Fleurd'Epine , & des preffentimens fecrets qui menacoient fon cceur de quelque malheur ; elle fit ce quëlle put pour les fupprimer devant Tarare, Sc ce ne fut pas un médiocre effort, que  de Fleur d' E p i n e. que de paroitre tranquille en approchant d'une ville oü Luifante n'attendoit que Tarare pour en recevoir le remède a rant de maux , &r. peutêtre pour hit en offrir la récompenfe. Ils arrivèxent enfin j & furent recus comme eu triomphe: tout retentilfoit d'acclamations , & ces acclamations élevoient la gloire de Tarare jufqu'aux cieux. On ne douta point qu'un homme , qui venoit d'achever fi glorieufement une entreprife commencée pour le bien public & pour le fervice de la princelfe , n'apportat le remède a tous leurs maux , & il en étoit tems. Le bon caiife , depuis fon départ, s'étant amufé trop long-tems un jour auprès de fa fille , avoit kifle tomber fes lunettes, & les beaux yeux qui tenoient de lui le jour , lui en avoient oté la lumière. Le fénéchal, de rous les miniftres le plus loyal , en éroit mort d'afflidtion j fa femme sën étoit confolée par fa nouvelle faveur auprès de la princeffe : elle étoit fi grande , quëlle ne tuoit plus perfonne de fes regards , que par fon confeil. Voila bien du changement a la cour, mais ce nëtoit pas tout : il étoit arrivé par malheur une cerraine more depuis peu , qui gouvernoit la Sénéchale par les charmes infmuans de fon efprit , comme la Sénéchale gouvernoit la princeffe par les charmes d'un perroquet qui garantiffbit ceux qui le tenoient, du danger de fes yeux. lome. XX,  Il6 HlSTOIRE Le confeil fut affemblé fur 1'arrivée de Tarare » & le caiife qui n'avoit jamais vu bien clair dans fes affaires , étoit moins en étac de sën mêlee que jamais. Il voulut embraffer celui qu'il ne pouvoit voir. Les uns propofèrent de lui élever des ftatues , d'autres opinèrent pour le grand 8c le petit triomphe. Le caiife confentoit a tout , pout honorer tant de mérite : mais Tarare sën défendant avec modeftie : ah ! Sire , sëcria-t-il , quels foins vous cccupent , auffi bien que votre fage confeil! Dans une conjonéture comme celleci, ce que j'ai fait pour vous 8c pour 1'état ne demande point de pareilles récompenfes ; eft-il tems dën parler, avant que ce fervice ait produit fon effet ? Je n'ofe vous dire qu'il y a eu quelque peu d'imprudence dans lëmpreffement dont vos couriers m'ont fait venir ici : j'allois remettre entre les mains de Serene , ce que je n'ai enlevé que pour elle. Je vous aurois apporté le remède tant défiré , au lieu qu'il faudra cpe j'y retourne , 8c qu'on attende mon retour. Le caiife lui en demanda bien humblemenc pardon , 8c en attribua la faute a fon confeil. Son confeil la rejeta fur les ordres de la princeffe qui gouvernoit depuis 1'aveuglement de fon père, & que la Sénéchale gouvernoit abfolument. II fut réfolu que Tarare partiroit dès le len-r demain ayec les tréfors de la forcière.  de Fleur d' Epine. 227 Le caiife voulut abfolument que Fleur-d'Epine fur logee cette nuit chez la Sénéchale , comme dans lé lieu le plus honorable après fon palais. Car , dit-il a Tarare , vous voyez , par mon exemple , qu'il ne fait pas bon auprès de Luifante. Tarare 1'y conduifit, 8c la femme more étoit fi emprelfée a la fervir , & le faifoit avec tant d'adreffë , quëlle en fut charmée. Tarare he voulur pas feulement aller au palais , de peur de rencuveler fes allarmes. 11 fallut pourtanc quitter Fleur-d'Epine , & mettre ordre a fon déparr pour le jour fuivant. Son impatience lui fit bientöt dépêcher tout cela. A fon rerour , il trouva Fleur d'Epine occupée a confidérer le portrait de Luifante, qu'il devoit porrer avec lui le lendemain. II s'apperait que fon admiration pout cette beauté merveilleufe , étoit mêlée de quelque trouble : il lui dit ce qu'il falloit pour la raffurer , & elle compta pour beaucoup 1'aifurance qu'il lui donna de partir fans voir 1'original de ce portrait. La femme more eut bientöt démêlé les fentimens qu'ils avoient 1'un pour 1'autre. Elle nën caeha point fa penfée a la Sénéchale quëlle fut chercher , & qui lui avoir fair confidence de fa bonne volonté pour Tarare. Mais avant quëlle püt parler, la Sénéchale Pij  22? H I S T 0 I R E s'étoit hatée de lui apprendre que fon cceuï venoit d'être un peu déchiré d'un cöté, par la tendrelfe , Sc de 1'autre, par la gloire ; que , quoiquëlle eüt éprouvé plus d'une fois que J'amour rend toutes les eonditions égales, cependant j dans un pofte oü fon élévation attiroit les yeux de tout le monde, elle avoit eu de la peine a fe déterminer; mais qn'après y avoir bien fongé , elle trouvoit qu'une Sénéchale pouvoit fans honte époufer fon écuyer, principalement quand il revenoit couvert de gloire. Ce fut après cette harangue , que fa confidente lui dit quëlle trouveroit un peu de mé-, cornpte dans 1'honneur quëlle lui vouloir faire j & elle lui apprit enfuite tout le détail de fes foupcons au fujet de cette jeune perfonne. Voila d'abord la jaloufie qui sëmpare de la veuve : elle éroir, de toutes les veuves, laplus violente dans fes paffions ; Sc de toutes les mores, fa conndente étoit la plus noire. C'éroit en leurs mains quën avoit mis la pauvre Fleur-d'Epine ; il y parut bientöt. Tarare, qui la vint prendre le lendemain pour lëmmener , fut tout étonné du 'changement dont il la vit: elle fentoit des maux effroyables quëlle sëfforcoit en vain de lui cacher j elle connut par les tranfports de fa douleur qu'il en fentoit toute k vielence j adieu fon voyage, adieu le bien de  oe Fleur, d' Epine. 229 lëtat : il ne fongea plus qu'a fecourir Fleurd'Epine y 8c voyant par le redoublement de iss maux , que tous fes foins étoient inutiles , il ne iongea qu'a mourir avec elle. La Sénéchale, dans le défefpoir de fon amant &c les tourmens de fa rivale , goütoit a longs ttaits le plaifir de fa vengeance. Le confeil du caiife fut terriblement allarmé de ce que Tarare ne vouloit plus partir. La more enfin, qui avoit fait le mal, s'avifa de le faire ceffer , afin que Tarare partir. Les douleurs de Fleur-d'Epine la quittèrent tout d'un coup comme elles 1'avoient prife : mais il lui en refta ranr de ✓ foiblelfe & d'abattement, quëlle conjura Tarare de céder aux importunités de route la cour , 8c de partir fans elle. Ce ne fut qua regret qu'il obéit; mais ce fut de tout fon cceur qu'il lui recommanda de ne point voir Luifante avant fon retour ; il I'afiura qu'il feroit trés - prompt, 8c partit après des adieux fort tendres de part & d'autre. Mais ce fut en vain que Fleur-d'Epine. fe flatta de fe remettre après fon départ. Elle tomba , malgré quëlle en eür , dans une langueur dont elle fe fentoit miner a vue d'ceil. Elle n'avoit. pas dottté que , fes douleurs l'ayant quktée , fon embonpoint ne sevïnt : mais, au lieu de cette foaicheur dont elle fouhairoit ardemment le re- Piij  2 $9 HlSTOIHE tour avant celui de fon amant, une défaillance prefque infenfible la changeoit de jour en jour; Enfin, les plus belles couleurs du monde furent converties en une trifte paleur , a laquelle on vit fuccéder un jaune mêlé de verd qui la rendoit méconnoiifable a fes propres yeux : une maigreur univerfelle effacant la plus belle gorge du monde , la taille la plus parfaite qui fut jamais fut changée en fquelette. Pendant que la pauvre Fleur d'Epine fe voyoit dans un état fi déplorable , la Sénéchale en triomphoir. Sa confidente lui avoit fait concevoir que Je plailir de la voir méprifée pour fa figure , feroit plus doux que de la voir pleurée au retour de fon amant; & c'étoit ce fupplice ( qu'ils jugèrent plus grand pour elle ) qui lui avoit fauvé la vie. Cependant au palais , on ne yoyoit plus la princeffe 5 car on ne la pouvoir regarder fans être mum de fon perroquet : mais elle en étoit devenue fi folie , quëlle ne voidoit plus que perfonne le tint. On difoit dei merveilles de la beauté de cet oifeau , peu de chofe de fon efprir ; car il ne parloit guères : quand cela lui arrivoit , il répondoit rout de travers , mais il avoir de la grace dans 1'aótion , & de la politefië dans les manières. L'irnpatïence de Tarare raccourcitTon voyage ,  de Fleur d' Epine. 231 il revint , qu'on ne le croyoit pas encore a moitié chemin , & il rapporroit le remède aux maux que caufoient les plus beaux yeux du monde. Le peuple le fuivit en foule jufqu'a 1'appartement de Luifante : mais perfonne ne le fuivit lorfqu'il y entra. II portoit une phiole grande comme les plus grands verres ; elle étoit faite d'un feul diamant, & contenoit une liqueur fi brillante , que les yeux éblouitfans de la princefie en furent euxmêmes fi éblouis , quëlle les ferma. Tarare prit ce tems pour lui en mouiller les tempes &c les paupières. Dès que cela fur fait, elle les ouvrit, & Tarare ayant fait ouvrir toutes les portes , le peuple fut témoin du miracle , & le célébra par mille acclamarions. On voyoit fes yeux auffi brillans que jamais : mais on les voyoir avec fi peu de danger , qu'un enfant d'un an 1'auroit lorgnée tout un jour fans en fentir que du plaifir. Tarare baifa ie bas de fa robe pour lui en faire le premier compliment , & fe retira fous prérexre dën porter la nouvelle au caiife ; mais il fuivoit les mouvemens de fon cceur qui lëntrainoient vers fa charmante Fleur-d'Epine. La nouvelle de fon retour & du miracle qu'il avoit produit» fe répandant bien-tpt pat-:out, P iv  1,1 HlSTOIRE il faliut ceder a la néceflité de voirle caiife avanr fa maïtrefië. Le bon prince penfa devenir fou de joie , quand il fut que les yeux de fa fille n'étoient plus méclians, quoiqu'ils fulTènt auffi beaux que jamais ; mais quand Tarare , après lui avoir mouillé les yeux, lui eut rendu la vue, il ne parut pas fi aife de revoir la clnrté du jour , qu'il parut reconnoilfanr envers celui qui la lui rendoit. 11 fe mit a genoux devant lui, voulut lui baifer les pieds , & après quelques aurres tranfports qui convenoient moins a fa majefté qu'a fa reconnoiffance , il vouloit fur le champ le remener a fa fille , afin quëlle le choisitpour cpoux, & que le mariage fe fit dès ce jour, proteftant devant fon confeil, qu'il ne feroir jamais content qu'il ne vit fon palais tout plein de petits Tarares. Oh ! pour les petits Tarares, dit le fultan,. je m'y rends; j'avois eu toutes les peines du monde a réfifter a 1'autre : mais je n'y peux plus tenir ; vous avez vaincu , Dfnarzade : je vous dois la vie de votre fceur, je vous la donne, & je lui donne toute ma tendrefTe quëlle mérire par fes attraits & fon érudition \ mais dont elle eft encore plus digne par la beauté des récirs dont elle mëndort depuis fi long-tems : allez, Dinarzade, allez chercher.le vifir votre père, qu'il m'apporte  de Fleur d' Epine. 233 au plus vue mon fceptre Sc le fceau delëmpke, afin de confkmer par les folemnités requifes , la promelTe que je viens de vous en faire. Dinarzade ne fe le fit pas dire deux fois , elle revint avec le grand vifk qui pleuroit a chaudes larmes , en fcellant la grace de fa fille. Cela fait, il fk trois profondes révérences au pied du lit impérial, dont il leva refpectueufement la couverture : la fultane fe jeta du lit a terre , Sc s'étant proftemée devant fon feigneur, elle lui baifa le perit doigt du pied gauche, qu'il lui tendit le plus tendrement du monde ; & s'étant relevée , il lui mit trois fois fon fceprre royal fur le bout du nez , felon 1'ufage du pays , en figne de grace. Ces cérémonies achevées , le vifk Sc la fage Dinarzade , après avoir recouché Pimpératrice , tirèrent les rideaux , Sc s'imaginant que leur préfence étoit déformais inutile , ouvroient la porte pour sën aller , lorfque le fulran les ayant rappelés : je ne me repens point, dit-il, de la grace que je fais a la fultane : mais, comme je prétends qae la juftice foir inféparable de la clémence dans routes mes actions , demain , dès la pointe du jour, je ferai pendre le rraitre qui révèle mes confeils. Dinarzade n'a pu favoir ce qui s'y eft paflé au fujet de Tarare que par fon père, ou par fon amant j ainfi mon vifk &c le  2}4 HlSTOIRI prince de Trébizonde tireront au fort , Sc Ie coupable ou le malheureux fera juftement facrific felon les ordonnances de cet état. Le vifir qui connoiifoir le naturel inhumain de fon maitre , devinr plus pale qu'un mort a cet arrêr, & s'étant mis a deux genoux , il prenoit le ciel, la terre , Ie grand prophéte Sc fon alcoran , a rémoin de fon innocence : mais la courageufe Dinarzade, loin de s'allarmer de ces menaces, dit: vous êtes bian plus prompt, feigneur, a prendre desréfolurions de cruauté, que vous ne 1'êtes a donner des marqués de tendreffe. Je devrois être intéreffée plus qu'un autre , a ce que vous venez de dire , s'il eft vrai que le prince de Trébizonde ou le vifir mon père foienr coupables; cependant je les abandonne tous deux a votre colère, en cas que je ne vous faffe pas convenir avant la fin de mon récir, que cëft vous-même qui m'avez révélé ce beau fecret de votre confeil , & que fi c'eft un crime capiral dën avoir parlé, votre redoutable majefté mérite mieux dëtre pendue que votre vifir , ou le prince que vous appelez mon amant. Le vifir s'évanouiffoit de frayeur ace difcours téméraire de fa fille : mais 1'équirable fulran , revenant comme d'un fonge profond , joignit d'abord les mains , óta fon bonnet de nuit, demanda pardon a Mahomet, Sc ayanc frocté trois fois le nez a Dinarsade de fon fceptre  de Fleur d' Epine. i 2 j r-oyal, trois fois au vifir , & trois fois a hvïnême, i! promir dën faire Ie lendemain autant au beau Trébizonde ; & les cérémonies de cette amniftie générale achevées , il conjura la prudente Dinarzade de ne jamais révéler ce qui sëroit paffé enrrëile & lui, au fujet de Tarare ; & comme il nëroit encore que minuit & trois quarrs , il lui ordonna dën achever l'hiftoire , ce quëlle fit de cette manière. Le confeil du caiife fut fur le point de répéter les petits Tarares , comme ils avoient fait le grand : mais ils fe fouvinrent qu'il l'avoit défendu dans un article de fon premier traité. Tandis que Ie caiife court chez fa fille, Tarare ne peut fe difpenfer de guérir rous ceux quëlle avoit bleffés ; le nombre en étoit grand : mais comme lëffetdu remède éroit prompt, il les eut bientót expédiés; tout retentilfoit d'acclamations & de cris d'allégrefïè , & dans une joie fi vmiverfelle , il n'y avoit que la feule Fleurd'Epine de malheureufe. Le bruit de l'arrivée de Tarare étant parvenu chez la Sénéchale , elle fe hara dën informer Fleur-d'Epine, & certe nouvelle, qui dans un autre tems auroit mis le comble a. fa joie , penfa la défefpérer; elle croyoit toujours que fi cruelle rivale & fa confideilte étoient touchées de fba malheur; elle ie mit a genoux devant elles, pour  T36" HlSTOÏRB les conjurer que Tarare ne la vk point dans 1'écaS oü elle éroit , elles lui en donnèrent leur parole : mais elles lui direnr quëlle ne pouvoit fe défendre de recevoir la vifite du caiife , qui, dès qu'il avoit recouvré la vue , avoit voulu contenter fa curiofité fur une perfonne qu'on lui avoit peinte auffi belle que Luifante ; & en difant cela, les maudites bêtes fe mirent, malgré quëlle en eüt, a la parer le mieux qu'il leur fut poffible , afin quëlle en parut plus défigurce. La pauvre créature n'avoit que la peau &c les os ; un bleu pale avoit pris la place du vif incarnat de fon teint & de fes levres ) fes yeux étoient éteints , & fes joues décharnées' paroiffoient plus ternies fous la coëffure brillante qu'on venoit de lui mettre. Elles lëtendirent fur un riche canapé dans cet étalage, oü a péine fut-elle, quëlles entendirent monter fon amant. On l'affiira que c'étoit le caiife , & les cruelles fe retirèrent. Fleur-d'Epine fit un effort pour fe redreffer, afin de le recevoir avec 'plus de refpeót; mais quand , au lieu du caiife , elle vit entter Tarare , elle fit un cri, & demeura penchée fur le dos du canapé. S'il fut furpris de cette a&ion , il le fut bien plus d'une figure fi extraordinaire : il ne laiffa pas dën approcher; & dans le tems quëlle  ce Fleur D' E i i n e.' i57 reprenoit fes efprics, il lui demanda ou étoit Fleur - d'Epine; ce fut le coup mortel pour fon cceur , fes forces 1'abandonnèrent, Sc au lieu de lui répondre , cachant fon vifage dans un des coins du canapé, elle s'abïma dans le défefpoir Sc les larmes. Tarare , ne comprenant rien ni & fa douleur, ni i fa ggure , fortit pour chercher Fleur-d'Epine par toute la maifon. La Sénéchale Sc la more fe tuoient de lui dire en riant, qu'il en venoit: il fut impatienté d'une plaifanterie fi hors de faifon: mais il fut encore plus choqué de 1'air agréable Sc content dont elles fembloient fa moquer de lui;il les quitta brufquement, Sc s'étant rendu au palais, il y trouva bien une autre fcène. Le beau perroquer s'étoit fauvé pendant que Tarare accommodoic les yeux de Luifante : il la vit a terre qui s'arrachoit les cheveux. Le caiife & tous fes courtifans , montés fur .des échelles, cherchoient, au-dellus des lirs Sc au haut des planchers, tous les endroits oü il pouvoit s'être fourré. el Tarare, qui n'y comprenoit rien, demandoit i chacun dés nouvelles de Fleur-d'Epine : chacutl lui en demandoit du perroquet de la princelfe • il les crut tous fous , & :penfa le devenir. Dès que le caiife 1'appercut, ü courut vers lui, & {Q ■perfuadant que tout lui étoit podible , il le con_  ij3 HlSTOIft.6 jura de calmer le défefpoir de Luifante, en lui rendant fon perroquet. Tarare , furpris de 1'inquiétude du père , Sc de lëntêtement de la fille , ne pouvoit comprendre qu'on eut d'autre inquiétude que la li enne, Sc au lieu de faire attention a ce que difoit le caiife, il lui dit qu'ayant répondu de Fleur-d'Epine a la magicienne Serene , il nën avoit obtenu le remède a tant de maux , qua cetre condition , qu'il falloit avant toutes chofes revoir Fleur-d'Epine, Sc qu'après cela il fe faifoit fort de retrouver le perroquet. Luifante entendit ces paroles de confolation , Sc les crut dans la bouche d'un homme qui ne fe vantoit de rien dont il ne püt venir a bout. Le calme qui revint dans fon cceur , lui rendit fes attraits , que la douleur avoit tronblés : elle comrnenca de fe fouvenir de Tarare , de ce qu'il avoit fait pour elle , Sc de ce quëlle lui avoit promis. Elle y rèva quelque tems , Sc le fouvenir de fon premier penchant, fa parole Sc fa reconnoiffance s'étant offerts a la fois pour la dérerminer , elle fe mit a genoux devant le caiife fon père , Sc lui demanda permiffion de s'acquitter de tant dëngagemens envers un homme qui avoit tour hafardé pour fon fervice. Quand le caiife lëntendit, il fit un faut de joie qui étonna toute la cour ; & au lieu de  de Fleur d' E p i n e. 239 -Sépondre a fa fille , il penfa Fétouffer a force de Ia baifer , lui jura quëlle lui auroit fait moins de plaifir par un choix qui eüt ajouté a fes états quinze provinces comme Cachdmire ; & fe retournant vers fon nouveau gendre pour lëmbrafiër , en lui rréfenrant la main de la plus belle princelfe du monde , il ne Ie trouva plusj Ce fut inutilement quën le fit chercher par tout le palais ; il n'avoit pas plutot imaginé la conclufion des reflexions que Luifante, après quelques regards , s'étoit mife a faire , que s'étant perdu dans la foule, il étoit retourné chez Ia Sénéchale ; c'étoit Ia qu'il avoit laiffé fa chère Fleur-d'Epine, en partant pour aller chez Serene; Sc c'étoit la qu'il étoit réfolu de la retrouver , ou de favoir ce quëlle étoit devenue : il Fy trouva; mais dieux ! dans quel état! Les réflexions qui avoient lüfpendu fes p/eurs , après qu'il lëut quittée, n'avoient garde de la remettre. II lui avoit demandé a elle-même ou étoit Fleur-d'Epine : dans quel affreux changement 1'a-t-iltrouvée la malheureufe Fleur-d'Epine, difoit-elle ! Mais hélas ! s'il m'avoit jamais aimée , fon cceur m'auroit-il méconnue r II ne m'a que trop connue, pourfuivit-elle , je lui ai fait horreur, & je ne le reverrai plus. Un redoublement de douleur 1'ayant fiufie dans ce moment, elle avoit efpéré que ce feroit  14® H l s T O I R e: le dernier de fa vie ; & comme elle avoit gardé fur elle les tablettes oü Tarare avoit écrit des chofes fi tendres & fi paffionnées, elle y avoit voulu laiffer le portrait de fon cceur , en lui difant les demiers adieu*; il n'y eut jamais rien de fi touchant. Ce qu'on dit dans cet état funefte, attendrit d'ordinaire ; & la pauvre Fleur-d'Epine, qui fuivoit les mouvemens d'un cceur fincère qui croit expirer, s'évanouit au dernier adieu quëlle avoit écrit dans fes tablettes. Il les reconnut : mais ce ne fut qu'après avoir lu ce quëlle venoit d'écrire , qu'il la reconnut elle-même. Tout fon fang fe glaca dans fes veines a cette vue : il lëxamina depuis la tête jufqu'aux pieds, fans pouvoit trouver rien dëlie dans cette étrange figure \ il la crut morte , & a la voir, on eüt pu croire qu'il y avoit plus de quinze jours quëlle 1'étoit. Sa tendreflë prit la place de fon étonnement; Ia compafïïon s'y joignit, en attendant le défefpoir , Sc portant fa bouche avec tranfport fur la m'ain froide Sc décharnée de fa maitreffe, il 1'arrofa d'un torrent de larmes. Cette aftion retiflt une vie prète a s'échapper; elle ouvrit foiblement les yeux , & vit a fes pieds 1'homme du monde quëlle fouhaitoit le plus ardemmeni, Sc quëlle craignoit le plus 1 de  de Fleur d' Epine. 241 de voir , celui feul qui pouvoit lui faire regrettec la vie, ou fouhairer la mcrr. Les chofes qu'ils fe dirent auroient attendri ce qu'il y a de plus fauvage ; il proreftoit de tout fon cceur qu'il ne 1'aimoir pas moins qu'il avoic fair dans rout 1'éclat de fa première fraïcheur ; que fi fa figure route charmante avoit été le-premier objet de fon engagement , fon efprir, fa douceur & routes fes manières avoient fait une imprefiion plus vive & plus durable dans fon cceur , que toutes celles des attraits les plus brillans, teile enfin que Ia mort feule pouvoit 1'effacer. Elle pleura de tendreife & de joie, lui ferra la mam pour la première fois de fa vie, paree quëlle crut que ce feroit la dernière ; & fi ce fut foiblement, ce fut au moins de tout fon cceur; elle lui témoigna qu'après rant de marqués fiiicères d'une conftance fi rare < elle mouroit contente , & crut le faire comme elle le difoir. L'impertmente Sénéchale arriva pour interrompre une converfacion fi touchante : toute fa jaloufie fe réveilla , lorfquëlle vir Tarare aux pieds d'une créarure quëlle avoir cru lui devoir faire peur : elle revenoit de la cour, elle y avoit été informée du deffein de la princeffe pour Tarare, & des tranfports du caiife , en pubiiant ee mariage; elle ne manqua pas de lui en faire Terne XX. Q  142 H I S T O I R ï. fon compliment, en préfence de la mourante Fleur d'Epine. C'étoit bien pour 1'achever; cependant, ce mouvement foudain de jaloufie qui devoit 1'accabler , ranima ce qui lui reftoit de force : mais ce fut pour la livrer a de nouveau* fupplices. La princelfe , accompagnée du caiife fon père, & de toute la cour , arriva dans ce moment -y fa furprife fut extreme a 1'afpeót d'une figure comme celle auprès de laquelle Tarare étoit a genoux : mais 1'étonnement de Fleur d'Epine fut encore plus grand a la vue d'une beauté qui lui parut furpaflër tout ce qu'on lui en avoit dit : ce fut alors que fa conftance & ce qui lui reftoit de forces 1'abandonnèrent a la fois; elle tint quelque tems les yeux attachés fur Luifante , elle les tourna enfuite vers fon amant, & un moment après elle les ferma pour jamais. II en fit un cri qui fit trelfaillir 1'aflemblée, & qui donna quelque émotion a la princelfe. Le caiife sën appercur, & pour la ralfurer, ce nëft rien , ma fille , que ce cri de douleur j vous verrez que cette carcafië qu'il regretté étoir quelque vieille parente, & il faut bien donner quelque chofe au fang ; puis s'adrelfant a. lui: allons , Tarare , dit-il, qu'on fe léve , & qu'on sëlfuie les yeux : cëft fe moquer de faire ici lënfant pour une momie , quand on vient vous  be Fleur d' E p r n e. 241 offrir Ie royaume de Cachemire avec Ia main de Luifante. Je ne fais quelle réponfe un autre auroit faite a une harangue comme celiela: mais Tarare n'y répondant d'aucune manière , 1 afiëmbléé le crut mort auffi bien que Fleur d'Epine. On en étoit la , quand la more arriva, elle parut s'affliger de la mort de Fleur d'Epine, & entra dans Ia douleur de Tarare : mais, voyant 1'embarras du caiife , elle lui confeilla de faire enlever le corps, & de le faire inceffamment brüler , s'il vouloit avoir quelque raifon de Tarare. Les confeils de cette femme avoient été fuivis comme des oracles depuis quëlle gouvernoit la Sénéchale; on nëut garde de rejerer celui-la, Ce fut en vain que les cris & toute Ia réfiftance de Tarare s'opposèrent è. cette féparation. On 1'arracha d'auprès de ce qu'il aimoit encore plus que fa vie ; on éleva dans la cour du palais un bücher, oü 1'on étendit Fleur d'Epine, tandis qu'on entraïnoit de force le défefpéré Tarare. Après quelques cérémonies lueubres. Ie «lifc ' voulanr honorer une perfonne pour qui fon gendre prerenctu s etoit intereffé , fir diftribuer des flambeaüx compofés de gommes précieufes; premièremenr a fa fille & a fon confeil; fecondement aux officiers de fa couronne & a fes courtifans : en-  2.44 HlSTOIRE fuite levaiit un moment celui qu'il tenoit, pardeffus fa tête : Plüt aux dieux, dit-il, que mon fils Tarare fut témoin de la manière honorable dont je vais brüler le corps de celle qu'il regretté tant, je m'affure que cela lui feroit plaifir. A ces mots , il alloit mettre le feu aux quatre coins du bucher , quand rout a coup on entendit retentir 1'air d'un bruit harmonieux , & quelques momens après la redourable Serène parut fur la jument Sonante. Sa préfence caufa dans 1'affemblée des mouvemens fort différens , elle fufpendir lëmpreffement du roi , elle frappa fes courtifans de refpeót pour une perfonne dont l'air avoit quelque chofe d'augufte : Luifante en poutfoit des cris de joie , car fon perroquet étoit fur le poing de la magicienne ; mais la Sénéchale en fut fi troublée , qu'on lui eut vu changer de couleur, fi celles de fon vifage euffent été naturelles. Pour fa confidente , ce fut envain quëlle tourna les yeux de tous cotés , pour fe fauver , elle fentit bientót que cette efpérance lui étoit inrerdire. La favante Serène metant pied a tetre, s'avanga vers le bucher : elle tenoit dans fa main droire la baguette de vériré ; cette baguette étoit d'un or fi brillant, quëlie éblouiffoit la vue. ■  de Fleur. d'Epini. 245 File fir femblant d'ignorer le fujet du fpectacle qui s'offroir a fes yeux , & 1'ayant demandé au caüfe : cëft, dit il, la carcalfe d'une cettaine Fleur d'Epine que nous allions brüler. Et que vous avoit-elle fait, lui dit-elle d'un ton févère , que vous avoit-elle fait, cette Fleur d'Epine , pour la brüler toute vive ? L'affemblée frémir dëronnement ou de joie a ces paroles : le caiife lui ayant demandé pardon d'avoir oublié que c'étoit fa fille, ne laiffoit pas de foutenir quëlle étoit morte, & , pour preuve de cela, qu'il avoit été fur le point de la brüler. Serène , fans daigner lui répondre , ordonna qu'on defcendit Fleur d'Epine du bucher , &c 1'ayant fait étendre fur un lit de repos quën apporta du palais , elle s'approcha dëlle , & fe retoumanr vers le caiife : vous allez voir , dit-, elle , quëlle nëft pas morte ; il y en a qui ne le favent que trop. En achevant de parler , elle toucha Fleur d'Epine au front, du bout de fa baguette, & dans un inftant on la vir ranimée , & fes yeux s'ouvrirent; mais on lui vit 1'étonnement d'une perfonne qui , forrant d'un long fommeil , fe trouve dans des lieux inconnus. L'augufte Serene parut furprife de l'affreux changement de fa figure j elle demanda Tarare»  HlSTOIRE on Ie fit venir ; car rout obéifioit dès quëlle avoit parlé. Il ne fut pas plutot arrivé, que le beau perroquet fit un grand cri & battit des ades : Tarare Ie reconnut pour cet oifeau qu'il avoit rencontré en allant chercher la forcière Dentue : mais dans la douleur oü il éroit encore abrmé, il n'y fit pas grande attention , il ignoroit ce qui venoit de fe palier. Ce fut alors que Serène le regardant avec indignation : malhenreux , lui dit-elle, comment ofes-tu paroitre devant mes yeux , toi qui m'avois , au péril de ta vie , répondu de celle de ma chère fleur d'Epine ? c'étoit donc peu pour ta perfidie , de confentir au venin cruel qui, après une langueur morteüe, l'avoit rendue effroyable ! tu 1'abandonnes lachement a d'impitoyables ennemis , &c aux Hammes toutes prêtes a dévorer ce qui reftoit de 1'innocente Fleur d'Epine, & tu ne 1'abandonnes d'une manière fi barbare, que pour fignaler ta perfidie aux yeux pour qui tu las trahie ! Tarare fut auffi peu ému de cette longue tirade de reproches , que fi on les eüt adrelfés a quelqu'autre ; il nëtoit rempli que de la mort de Fleur d'Epine , & fon efprit apparemment étoit allé faire un cour oü il croyoit trouver fon ombre ; mais la magicienne , qui ne 1'éprouvoit quepout le faire triompher , lui adreflant encore  be Fleur d' Epine. 247 la parole : va dit-elle , recevoir le prix que les deftinées te réfervent, malgré la noirceur de tou infidélité; cëft une récompenfe que ton courage Sc ta fermeté méritent, pour avoir mis a fin la plus difïicile & la plus téméraire des entreprifes; & vous, princefië, dit-elle a Luifante, choififiëz, ou plutöt prenez maintenant votre époux: Tarare ne vous fut pas indifférent , avant que d'avoir tant ofé pour votre fervice ; tout parle pour lui; je vous ordonne de la part des deftinées , de nommer votre époux. Luifante regarda le beau perroquet, Tarare Sc Fleur d'Epine deux ou trois fois 1'un après 1'autre; Sc après quelques momens de rêverie , qu'il choififfè lui-même, dit-elle, entre Fleur d'Epine Sc Luifante. Tarare treffaillit a ces paroles, Sc comme s'il fut forti de quelque fonge , s'adreffant a elle : belle Luifante, lui dit-il, je ne fuis pas digne d'une gloire oü je n'afpire plus , & a laquelle je n'ai feulement pas fongé depuis la première vue de 1'infortunéeFleur d'Epine. Elle nëft plus, Sc mon cceur me reproche tous les momens que je furvis a cette pette ; je ne vivois que pour elle , Sc le feul choix qui me refte , eft de la fuivre &c fi elle'vivoit, dit Serène? ces trois mots le firent un peu revenir a lui, quelqu'ombre dëfpérance s'infsnua dans fon cceur ; Qiv  Histoire il connoiflbir le pouvoir de Serène , & fe jëtanc a fes pieds , fi elle vivoit, s'écria-t-il , quëlle vive ! & s'il ne faur que ma vie pour racheter la fienne , que Tarare meure & que la belle Fleur - d'Epine revoye la lumière du jour. Quelquëfprir qu'on air, il eft cenr rencontres oü 1'on ne fait ce qu'on fair , quand on aime palfionnémenr : mais il eft de la bienféance d'avoir la raifon égarée dans un fujet d'afflidion pareil a celui qu'il croyoit avoir. 11 éroir donc fi fot dans cette occafion , qu'il feroit refté jufqu'a Ia fin du monde aux pieds de Serène, attendant la réfurrection de fa maitrefië, fans deviner quëlle nëtoit pas morte. La tendre Fleur d'Epine , qui ne perdoit pas la moindre parole de certe converfation , étoit fur fon lit de repos qui s'évanouiffoit prefque de reconnoiffance & de joie. Serène crut qu'il étoit tems de donner quelque fouiagement a la douleur d'un amant fi rendre. Elle le releva malgré lui; car il s'obftinoir a demeurer a genoux comme un criminel qui demande fa grace, & banniffanr cette feinte févérité, dont elle avoit armé d'abord fes regards : venez, lui dit-elle, venez revoir votre Fleur d'Epine ; & fi votre conftance eft a 1'épreuve du changemenr affreux de fa figure, vivez pour elle* comme elle vivra pour vous.  de Fleur d' Epine. 149 Tarare , dans les premiers tranfports de fa joie, dit & fit mille chofes en la voyant , qui auroient fait mourir de rire des gens qui ne connoiffent point 1'amour. Enfuite il protefta devant toute la cour , & en prit le ciel avec la terre a témoins , qu'il n'auroit jamais d'aurre femme que Fleur d'Epine. Ce fut a elle a combattre cette réfolution par des fentimens de générofité capables de le vaincre; elle fe mit donc a protefter quëlle avoit tant de tendrefië & de reconnoiffance pour lui , quëlle nën vouloit point ; quëlle auroit confcience de lui faire perdre la plus brillante fortune & la plus belle princeffe de 1'univers , pour fe donner a. elle , quand même elle fe verroit les foibles appas quëlle avoit perdus ; mais que dans 1'affreufe laideur oü elle étoit, elle aimoit mille fois mieux mourir que d'y confentir. La divine Luifante , & le caiife fon père , jouoient un role affez médiocre pendant cette généreufe conteftation ; il sën appercut, &c s'adreflanr a. Serène : voila , dit-il, qui feroit le plus beau du monde , de part & d'autre, fi ma fille n'y étoit intéreffée : prétend-on , s'il vous plaït, que belle & grande comme elle eft, elle foit fans époux ? ou faudra-t-il quëlle s'amufe toute fa vie de cet oifeau que vous lui venez de rendre ? Cëft vraiment une belle reffource ,  HlSTOIRE pour une jeune princeffe , qu'un perroquet '. Le bon prince écoic en train dën dire bien d'autres , lorfque 1'illuftre Serène , impofant fïlence a toute 1'afiëmblée , demanda 1'attention parriculière du caiife , de fon confeil & de fa cour. II parut quelque chofe de fi grand dans 1'air dont elle avoit parlé, que tout refta dans un filence refpeétueux ; mais la femme More fe mit a trembler depuis la tête jufqu'aux pieds. Serène prir le perroquet que tenoit la princeffe, & le mit a terre a quelque diftance dëlle; enfuire elle lui toucha le haut de la tête du bout de fa baguette , & tracant un cercle alfez fpacieux aurour de lui , on vit dans un inftant une vapeur épaiffe qui en déroboit la vue, Elle en fit de même aurour du lir de repos , & toucha Fleur d'Epine au front; foudain on la vit enveloppée d'un femblable nuage. Tandis qu'on étoit attentif a ce fpeclacle, Sonante faifoit le manége autour des fpeétateurs, & 1'agitation de fes fonnettes rendoit une harmonie rellement au-deffus de ce quëlle avoit encore fait, qu'on en perdoit la refpiration. Oh ! que les enchantemens font d'un grand fecours pour le dénouement d'une intrigue &c h. fin d'un conté ! Tant que Sonante galopa , les nuages qui enveloppoient Fleur d'Epine & le perroquet fubfiftèrent. La magicienne , qui te-  de Fleur d' Epine: 25Ï noit cette baguette éclatante, en frappa trois fois la terre -v Sonante s'arrêta , les nuages fe diffipèrent, & a la place oü l'on avoit pofé le perroquet , on vit 1'homme du monde le plus charmant & le plus beau. Tarare le reconnut d'abord pour le prince Phénix fon frère ; il en fir un cri d'étonnement: mais au moment que 1'autre venoit fe jeter dans fes bras, s'étant retourné vers 1'endroit oü il avoit vu Fleur d'Epine, elle s'offrit a fes yeux mille fois plus fraiche & plus belle qu'elle ne lui avoit paru la première fois au bord du ruiffeau , ni quëlle lui avoit femblé , lorfqu'il l'avoit confidérée avec tant de plaifir, tandis quëlle dormoit. Le peuple témoignoit fon étonnement par des cris redoublés & confus , les courtifans par des exagérations , & le caiife par des larmes de joie. Luifante confidéroit avec attention une métamorphofe qui fembloir ne lui pas déplaire ■> & phénix tenoit les yeux attachés fur les fiens. ^ Mais le paffionné Tarare , dans les tranfporrs d'une joie immodérée, en alloit donner mille marqués aux pieds de Fleur d'Epine , fi Serène ne lëür arrété dans le moment qu'il s'y jetoit; & le prenanr par la main,elle le placa auprès de fon frère : ce fut alors qu'ils sëmbrafsèrenc  HlSTOIRE le plus tenclrement du monde.; mats il falhït interrompre toutes ces anshiés , pour Luifante que Ia magicienne placa vis-a-vis dëux , regardez bien ces frères, lui dit-elle, confultez les fervices de 1'un, confultez les charmes de 1'autre; mais fur-rout confuhez votre coeur fur une décifion que votre deftinée rend irrévocable: lequel de ces princes que vous preniez pour époux , vous ne fauriez faire un choix indigne , ni celui que vous choifirez ne peut refufer d'être a vous. Tarare, que la préfence de Phénix raffuroit un peu, ne laiffa pas de rrembler , de peur que le diable ne la tentat de le nommer. Mais comme il n'y avoit aucune comparaifon de lui a Phénix, pour la figure, Luifante ne balanga point a, choifïr, & donna la main au plus beau. Serène joignit celles de Fleur d'Epine & de Tarare ; c'étoit toute la cérémonie des mariages de ces tems-la; & depuis qu'il y a eu des mariages au monde , jamais princes ne furent fi bien mariés, & jamais mariées ne parurent fi contentes. Le caiife, qui ne 1'étoit guères moins , ordonna qu'on titat le canon , qu'on fit des feux de joie a chaque coin de rue , des feux d'artiftce fur la rivière & dans les places publiques, qu'on fit des largeffes au peuple, &c que le vin coulat de toutes les fontaines au lieu dëau ;  ö e Fleur d' E p i n e. ij} a. 1'égard des magnifiques réjouiiTances de fa cour , il vouloic sën charger lui- même ; c'éroit le premier prince du monde pour ordonner un feftm : mais avant que de remonter au palais pour ces foins importans , Serène lui dir que Ja fcène quëlle venoit de commencer nëroit encore finie que par la récompenfe que méritoit la verru ; quëlle fentoit bien qu'il y avoit quelque chofe i faire pour la baguette de vérité. On avoit penfé oublier Ia Sénéchale & fa confidente, tantl'allégreffe publique rempIilToit tous les cceurs : mais 1'équitable Serène qui n'oubliok nc-n • leS toucha au front , de fon infaillible baguette ; toute la métamorphofe quën fouffrit ia Sénéchale , fut de quarre doigts de fard qui lui tombèrent de chaque joue , autant du fronr, & deux fois autant de fa gorge ; ce ne fur plus qü'une vieille ridée qui faifoit mourir de rire dans Ia coiffure printanière qu'on lui avoit laiffée. Mais la figure entière de Ia femme More étant difparue J I'on vit celle de 1'horrible Dentue qui s'étoit cachée fous ce déguifement, animée par 1'amour de la vengeance; Fleur d'Epine commencoit a reffentir les frayeurs quëlle en avoir eues ; mais Serène finiifant bientöt fes alar. mes ; fire , dit - elle , s'adrelfant au caiife , le  ij4 Histoire fort de ces miférables eft entre vos mains; cëft k vous a prononcer leur fentence. Eh bien ! dit-il, puifque cela eft, je ne les ferai point languir; quën faffe venir mon grand prévót, quën allume ce bucher, quën y mette la forcière, & la Sénéchale aux petites maifons. La douceur de Fleur d'Epine eut beau pencher vers la pitié , Tarare qui fe fouvenoit des cruautés quëlle avoit eues pour elle , & qui fentoit encore le foufhët quëlle lui avoit injuftement donné , fit confirmer la fentence de la maudite Dentue, & perfonne nëut regret a. celle de la Sénéchale. Cette illuftre & charmanre troupe fe rendit au palais pendant qu'on en faifoit lëxécution. Le caiife donna d'abord tous les ordres néceffaires pour 1'appareil d'une fère qui devoit être la plus magniiïque qu'il eüt jamais donnée, quoiqu'il en eüt fait voir de merveilleufes; &, tandis que tout étoit en mouvement pour lëxécution de fes volontés, voulant lui-même faire les honneurs de fa cour a la refpectable Serène , il lui faifoit voir les beautés d'un fuperbe falon achevé peu de rems après la naiffance de Luifante : il ne pouvoit fans doute occuper plus dignement 1'attention de la favante magicienne -y car a peine avoit-elle rien vu de fi merveilleux, ou de plus éclatant dans cette demeure inac-  be Fieur d' Epine. 255 ceffible quëlle sëroic fake. Le caiife , voyant quëlle en témoignoit de 1'admkation : n'allez pas croire , lui dit-il , que ce foit moi qui aye imaginé tout cela. Vous faurez que , pendant la grofïeffe de la feue reine , jëas un fonge , dans lequel il me parut quëlle accouchoit dun méehant petit dragon , qui fe mit a me manger le blanc des yeux dès qu'il fut au monde ; je confultai les favans fur un fonge qui me donnok beaucoup d'inquiétude : les uns direnr que j'aurois un fils qui me dépoffederoit , après m'avoir fait crever les yeux ; d'autres alfurèrcnt qu'il ne feroit qu'obfcurcir ma gloire , foit par les armes , foit par la vivacité d'un efprit qui devoit effacer les lumières du mien : je ne fus en peine que de la première explication ; enfin celui qui fe vanteit d'être le plus habile, m'affura que ce fils menacok la tcanquillké de mes jours ou de mon etat, a moins que je ne puffe élever ce batiment avant famailfance; il mën donna le deffein tel que vous Ie voyez , & il lëntreprit ; mais quelque diligence qu'il püt faire , la caiife , mon épmfe , accoucha de Luifante , avant qu'il püt &cr* tfihcvé ; (OUCts mes alarmes cefsèrent, quand , au lieu de ce mandie dragon de fils que m'aiinoncoient le:!:s prédictions , je me vis la plus jolie mie qui vïnt jamais au monde : la vériu eft quëlle n'y vint que  i5rj HlSTOIR-E que trop belle , comme nous 1'avons éprouvé depuis •, car fi vous & Tarare n'y eulïïez mis la main, a 1'heure que je vous parle on ne verrolt que des quinze-vingts dans ma cour. Mais vous qui favez rour, pourfuivk-il, que vouloic dire cette interprétaticn d'un fils au lieu d'une fille ? k quelle fin ce falon avec rous ces ornemens ? & enfin que voüloit dire mon fonge ? car il faut bien qu'il ait quelque rapport a. Luifante, puifqu'il étoit queltion d'yeux. Le voulez-vous favoir , dit Serène ? en voici l'éclaircifiemenr: votre fonge étoit purement un fonge , vos interprètes des importeurs ou des ianorans, & celui qui vous a confeillé ce falon un architecte qui vouloit profiter de 1'avis qu'il vous donnok : mais allons rejoindre nos amans , ce fera ia que vous apprendrez quelque chofe de plus parriculier fur ce que les yeux de Luifante ont eu de fatal pendant un tems. Les deux frères ne s'éroient point ennuyés pendant tout ceci , ils étoient paffionnément amoureux & favorablement écoutés des deux plus charmanres perfonnes du monde , il eft vrai que c'éroient des beautés différentes : celle de Luifante furprenoit davantage j mais celle de fleur d'Epine étoit plus touchante ; 1'une éblouiffok, & 1'autte s'infmuoit jufques au fond du cceur , a mefure que 1'on examinoit mille charmes  b E F l E ü R. d' E P I N E. 257 charmes qui n'ont point de nom, & qu'on fent bien mieux qu'on ne peut exprimer. Le beau Phénix, après avoir renouvelé fes careflès a un frère qu'il aimoit tentlrement, étoit fur le point de fatisfaire au déür qu'il avoit d'apprendre fes aventures depuis leur féparation , quand le caiife les rejoignit avec rilluftre Serene. Tarare les ayant fuppliés de trouver bon que ce récit fe fit en leur préfence , Phénix le commenga de cette manière. HISTOIRE De Phénix. En nous fépatant, le prince Pincon & moi," pour chercher les aventures Et qui eft, s'il vous plait , le prince Pincon , dit le caiife ? moi, fire , dit Tarare ; 8c ce fut fans favoir pourquoi, que j'ai quitré ce nom pour prendre celui que je porte & que je fuis réfolu de porter toute ma vie, puifque fous ce nom je me fuis fait connoitre a la belle Fleur d'Epine. II leur apprit alors ce qu'ils ne favoient pas de Tome XX.  2 5 S H I S T O I R E fes aventures jufqu'a cette féparation cïont forf frère venoir de parler ; & Phénix , reprenant la parole : nous étions convenus , dit-il, comme il vient de vous dire , que celui qui n'auroit pas réuffi dans le projet de s'établir , reviendroit fe mettte en porfelTion de nos états, en cas que Fautré eut fait fortune ailleurs : pour moi , j'y rffnoncai dès ce moment, & fier des avantages que je croyois avoir , je ne fongeai qu'a promener ma figure par le monde , pour la faire admirer : mais les coeurs qui fe rendirent d'abord , n'ayant pas de quoi m'engager , ni du cóté des charmes , ni de celui de la fortune , je crus que je ttouverois mieux mon compte en Circaffie , pays de tout tems fameux pour les beautés. Une reine Ie gouvernoit depuis la mort du roi fon époux , qui lui avoit laiffé quatre filles, dont 1'ainée devoit régner quand elle en auroit atteint lage. Ce fut fur cela que je forma-i le projet de mon ctabliflement: mais la fortune qui me réfervoit un bien infiniment plus précieux, en difpofa rout autrement; car, avant que d'y arriver, j'appris le défaftre de la familie royale , par une révolution toute furprenante. Un certain petit Prince s'étant prévalu de quelques prétentions. mal fondces , pour cmou-  b e Fleur d' Epine. 259 Voir un peuple inquiet Sc changeant, après avoir corrompu la fidélité des grands du royaume, avoit trouvé moyen de sëmparer de la fouveraineté , fi foudainemenr, que la reine avoit a peine eu le tems de fe fauver avec fes filles. Je traverfois ce royaume a la hare , ne voulant point faire de féjour chez une nation fi perfide , lorfqu'on m'arrêta par ordre du tyran a qui tous les érrangers étoient fufpecrs, comme il arrivé d'ordinaire dans une ufurpation mal affermie. Lorfque je fus en fi préfence , je ne lui cachai ni mon nom , ni ma qualiré; jën recus un accueil auquel je ne m'attendois pas ; je ne fais ce qui prévint en ma faveur un prince qui ne devoit pas faire profeffion de générofité ni de courtoifie ) mais enfin , après mëvoir rerenu plus long-tems que je nëuiFe voulu , dans une cour ou Fon me rendoit les mêmes honneurs qua lui , il fit ce qu'il put pour m'anêrer par celui de fon alliance , en m'offrant fa fille unique , princeffe qui paroiffoit avoir autant de penchant pour le mariage, que fa figure en donnoit d'éloignement. Sa perfonne étoit toute contrefaite, Sc fes petits yeux m'avoient annoncé fa bonne volonté long-tems avant la propofition de fon père: mais jëus en horreur L'alliance d'un ufurpateur; Sc, fans me vanter, ce fut avec alfez de hauteur Rij  xti H [ } ï O I R, ft' que je rejetai fon offre Sc que f envoyai promene^ fa petite boflue. Je fortis de la Circaffie, lorfque le hafard me conduifit dans un vieux chateau , fuperbe a la vérité , mais que je crus d'abord inhabité j car je fus long-tems fans y rencontrer perfonne. Ceux qui demeuroient dans ce lombre féjour , fe renfermoient chacun dans fon patticulier , 8t fembloient s'éviter avec foin , lorfqu'ils en fortoient. Je fus furpris d'une coutume fi fauvage ; car il me parut qu'il n'auroit tenu qu'a eux de fe défennuyer en s'humanifant les uns avec le» autrcs. Je cherchois a qui parler pour mën rendre raifon , lorfque j'entrai dans un apparremen» aflez propre; il n'y avoit pas une ame, cependant j'y vis une table, des cartes, des jerons 89 des chaifes rangées autour. Un moment après arrivèrent quatre pies, fiuV yies chacune d'un fanfonnet qui leur portoit la queue : une corneille atfez férieufe les accoro* pagnoit. Les pies, aptcs m'avoir falué fort civilemeut,' fe mirent a jouer, Sc la corneille a travailler. Fleur d'Epine Sc Tarare, qui n'avoient ceffé de fe regarder pendant ce récit, fe poufsèrenc 11'endroit des pies. Luifante qui n'avoit pas ötc  BK F L ï ü K. d' E t I N I. x6i ïes yeux de deffus le beau Phénix , depuis qu'il avoir commencé fon récit, parut douret s'il parloit férieufemenr. Serène fourit d'une aventure qui ne lui étoit pas inconnue ; mais le caiife fe tenoit les cótés de rire. Oh! pour celui-la, ditfbit-il, mon gendre , vous êtes un peu voyageur $ pour les pies , a qui on porte la queue , & qui font la révérence , paffe ; mais des pies qui jouent aux cartes, on nën a guères vu. Phénix , après aVoir protefté de la vérité de fon récit, je fus long-tems, pourfuivit il, a regarder un jeu oü apparemment il n'y a jamais eu que des pies qui aient joué ; pour moi, je les aurois régardées jufqu'a ce moment, fans y rien comprendre. Enfin je vis tout-a-coüp une petite pie affez éveillée, qui, après avoir dit un certain mot dont je ne me fouviens plus, fauta fur la table ; je ne fais comment j'ai pu oublier ce mot, car les autres pies s'égofillérent a force de le répéter : la férieufe corneille le prononca gravement , & jufqu'aux petits fanfonnets qui mouchoient les bougies , tout fe mêloit de le répéter en concert : jën fus tellement étourdi, que je les quittai brufquement, ne fachant pas trop bien fi je rêvois , ou fi tou ce que je venois de voir étoit réel. Au fortir de ce royaume , jëntendis pari R iij  26'! HlSTOIRE de Cachemire ; j'appris que dans le plus beau féjour de l'univers étoic Ia plus belle princeffe du monde. Je ne fongeai plus qu'a m'y rendre en diligence ; on euc beau m'éraler tous les dangers oü. on sëxpofoit auprès de fes yeux ; quel danger, difois-je, que celui dën être épris, 8c de mourir en les adorant, fi on ne peut trouver grace devant eux ; car je trairois de fable le poifon morrel de ces regards éblouiflans dont on me faifoit une defcription fi merveilleufe , 8c donr on contoit tant d'événemens tragiques. Ce nëft point a Phénix , difois-je, flatté d'une vanité ridicule, ce nëft point a Phénix que l'éclat exceilif de la beauté doit être fatal; allons la chercher au travers de tous les oérils chimériques qui lënvironnentj & fi fes charmes ont un poifan fi redoutable , quëlle en parrage au moins la fatalité en voyant Phénix. Je ne vous fais ici, belle Luifante , l'aveu d'une vanité fi ridicule , que pour m'en punir par la honte que jën ai. L'intcrêt fecret qui mën'trainoit vers vous , me fit négliger les précautions que demandoient tous les périls dont on me menaca , fi je faifois choix d'une mauvaife roure. Je me moquai de rout ce qu'on me dit de celle oü la forcière Dentue avoit établi la fcène de fes enchantemens j & comme c'étoit la plus courtc  BE F t B U ï B' E P I N E. 27 5 |e m'y embarquai témérairement, Sc m'en repentis bientót. Je ne vous parlerai point des avis qu'on me donnoit, a. mefure que j'avancois dans ce chemin ; je traverfai des campagnes déferres, des rochers affreux ; Sc après mille incommodités, je m'enfournai dans un bois , oü mille monftre:; s'offrirent a mon paifage pour me boucher Ie chemin. Je voulus faire le brave contre des Griffons qui volrigeoient au-deffus de ma rête , tandis que des hydres 6c des léopards mënvironnoient de tous cócés. Je mis i'épée a. la main, je crus avoir bleffé quelques - uns de mes ennemis ; mais après un long combat oü mes forces s'épuisèrent , Sc oü je m'appcrcus qu'on aimoit mieux me preudre prifonnier que me tuer ; je je me fenris enlever fans favoir comment , Sc on me defcendit au milieu d'un affez beau jardin oü la forcière cueilloir quelques herbes. De ces herbes elle avoit deffein de compoferquelque horrible fortilège ; car il y falloit mêler le fang tout chaud d'un homme nouvellement égorgé. Cëft ce que j'ai fu depuis pendant ma mécamorphofe; Sc cëft pour cela que ces griffons me mirent, tout en vie a fes pieds. Sa figure me parut horrible ; mais la mienne trouva grace dans le cceur le plus impito)able qui fur jamais: R iv  2 menter le goüt, a mefure que je me fentois ac^ quérir de nouvelles lumieres.  de F t e V r d' E 1' i n e. 279 Enfin mon père , après m'avoir communiqué toutes celles dont mon efprit étoit capable , voulut bien fe laiffer mourir , pour chercher dans 1'autre monde ce qu'il n'avoit pu découvrir dans celui-ci: il fe laiffa, dis-je , mourir ; car avec les fecrets qu'il avoit, il n'auroit tenu qu'a lui de vivre tant qu'il eut voulu. J'héritai de fes tréfors & d'une partie de fes connoiffance; mais , de tous fes dons, cette baguette que vous voyez eft infiniment le plus précieux , elle eft compofée de 1'affetnblage de toutes les vertus fecrettes des minéraux & des talifmans; parede je commande aux élémens, je découvre la vérité de tout , une partie de 1'avenir m'eft préfente , & je rappelle tout le paffé ; mon père m'avoit défendu de monter jufqu'au haur de la montagne que nous habitions : cette curiofité que je n'avois jamais eue auparavant, me vïnt tourmenrer au moment qu'il me Feut défendue; & dès qu'il eut les yeux fermés , je la fatisfis. Ce fut de la que , contemplant avec étonnement les p'aines enchantées du bienheureux Cachemire, je fis rranfporter ce que je voulus des tréfors immenfes dont mon père avoir enrichi les cavernes de certe montagne; & de peur que 1'affluence de ceux qui viendroient me confulter , n'interrompït les heures de repos ou d'étude donE Siv  i8o HlSTOIRE je voulois être la maitreffé, je rendis ma demeure inacceffible a tout ce que je ne voulois pas y recevoir. J'y goütai tout ce qüe la tranquilité d'efprit a de plus aimable pour les morrels ; & loin dënvier 1'établiffement de ma fceur fur le trone de Circaffie , rien ne troubla la paix dont mon cceur jouilfoit, que mon inquiétude pour elle. Comme elle avoit eu trois filles de fuite, je confultai mes livres fur leur deftinée Sc la fienne i j'appris quëlle n'auroit plus dënfans, Sc que le roi fon époux la lailferoit bientót veuve Sc régenre de fes états. Je trouvai dans I'horofcope de 1'ainée de fes filles, quëlle étoir menacée de quelque défaftre : mais ce fut en vain que je mis tout en ufage pour en favoir les particularités : je connus feulement qu'une puilfance ennemie, prefqu'égale a la mienne , la devoit perfécuter. Jëus recours a ma baguette , Sc en ayant paffé le bout fur une peau de parchemin que j'ouvris fur la table, elle y traga elle-même 1'horrible figure de Dentue , elle décrivit la fitua* rion de fa demeure , fes forrilèges & fes inclinations. Jëus horreur d'apprendre que la plus horrible des créatures avoit encore plus de penchant d 1'amour qu'a, la haine ou a la cruauté, que fon art nëtoit employé qu'a faire tomber les hommes dans fes pièges, Sc que la mort étoit la  d s Fleur d' E p i n e. 2S1 feule relfburce de ceux qui dédaignoient de sën garantir par une complaifance encore plus funefte. Cependant je découvris avec douleur, que tant quëlle feroit maïtreife de la jument Sonante & du Chapeau lumineux , mon pouvoir ni mes enchantemens ne pourroient rien contre les fiens. J'appris par ma baguette , quëlle avoit un fils a peu prés de lage de 1'ainée des filles de ma fceur, & je ne doutai point que fon deflëin ne fut dënlever 1'héritière de Circaffie pour la donner a ce fils : cëft pourquoi je voulus la prendre fous ma protection. Ma fceur me lënvoya fecrettement, mais cette précautionpenfaiaperdre; la forcière trouva le moyen de lënlever prefque dëntre mes bras , dans le moment quëlle venoit de mëtre remife : j'avois eu beau la faire paffer pour ma fille , la cruelle Dentue ne s'y laiffa pas trop tromper , & roure ma vigilance fut inutile pour défendre la pauvre petite Fleur d'Epine contre Pinhumaïne forcière. Oui, Caiife de Cachemire, cette même Fleur d'Epine que vous voyez , & que vous aviez fi hare de brüler , eft hcritière du royaume de Circaffie ; elle me fut donc enlevée fans que je fulfe de quelle manière : mais ni mon art, ni toutes les puhTances du monde , ne 1'auroient pu délivrer de celle de la forcière, fi Tarare ne l'avoit entrepris;  HlSTOIRB cette gloire étoit réfervée par les deftins a t'amant le plus ingénieux , auffi bien qu'au plus fidéle ; je connus qu'il falloit ces deux qualités a celui qui enleveroit la jument & le chapeau de la forcière : mais je ne favois ou trouver un homme de ce caraórère. Dans ce tems la Luifante vint au monde; Sc mes livres que je confultois fur fa naiffance, m'ayant appris ce que ce devoit être un jour que cette beauté , je fis répandre une contagion fecrette fur 1'éclat naiffant de fes yeux , bien affurée qu'on auroit recours a moi pour y remédier; & fort réfolue de ne le faire, qua condition qu'on me livreroit Fleur d'Epine avec les tréfors de la forcière. La curiofité de Tarare l'avoit heureufement conduit chez moi , avant que de fe rendre a la cour, & ce que je découvris de fon efprit & de fes fentimens, me fit efpérer que s'il ofoit tenter 1'aventure, il ne feroit pas indigne d'y réuffir. Jën eus encore meilleure opinion , lorfque je ls vis revenir a quelque tems de la pour me confulrer; je ne le vis point embarraffé des chofes que je propofai pour prix du fecours qu'on me demandoit, quoique jën eutfe étalé rout le danger ; & lui ayant demandé s'il connoiffoit quelqu'un d'aflez téméaaire a votre cour , pour rendre  de Fleur d' E f i n e. zSj fervice a la belle Luifante a ce prix , il ne faut, dit - il, que beaucoup d'ambition ou beaucoup d'amour pour lëntreprendre, & lëfpérance feule dën être avoué de vous, fuffit pour tout ofer , fans autre motif que celui de la gloire. Je ne vous dirai point la joie que me donna cetre réponfe d'un homme que je commengois a beaucoup eftimer ; je ne dourai poinr que ce ne fut lui que les deftinées avoient marqué pour le libérateur de Fleur d'Epine. Je lui fis efpérer que je ne lui ferois pas contraire , s'il entreprenoit ce que je lui peignis encore plus dangereux que je n'avois fair; il nën fut point ébranlé : je lui rins parole , & quoiqu'il ne me füt pas permis de 1'aflifter toujours , mon génie a fouvenr infpiré le fien dans lëxécution; mais après tout, cëft a fon efprit, a fa fermeté , mais plus que tout a fa conftance, que la gloire en eft due. Tandis qu'il étoit en chemin pour aller chez la forcière , jëmployai ma baguette pour fatisfaire la curiofiré que j'avois fur Fleur d'Epine; elle m'en traca la figure & les fouffrances dans les triftes occuparions de fa vie; je rrouvai fa figure digne de récompenfer ce qu'on entreprenoit pour elle , je ne crus pas qu'il füt néceflTaire de toucher le cceur de Tarare pour elle, fi fon efprit  284 HtSTOIRE & fes fentimens répondoient aux charmes de fa perfonne : mais j'avoue que j'infpirai des mouvemens favorables pour lui a Fleur d'Epine, qu'une première vue n'auroit pas attiiés , mais qu'il n'auroit que rrop mérités fans mon fecours , avec un peu de tems. Ma joie fut extrêmè , quand je les fus arrivés dans ce royaume, Sc quoiqu'il y eüt un peu de cruauté a rendre ma demeure inacceffible , lorfqu'ii y voulut mcner Fleur d'Epine, je le fis pour éprouver fa coiiftance pour elë jufqu'au bout , Sc pour connoitre s'il en étoit digne ; vous avez vu triompher cette conftance par des ép-euves qui méritent qu'il règne fur le trone d'une princelfe qui règne fi parfaitement dans fon cceur. J'avois dès long-tems prévu la rcvolution qui devoit arriver en Circaffie : mais en la prévoyant, il ne me fut pas permis de la piévenir : tour ce que je pus faire fut de fauver la reine ma fceur & ies trois filles qui lui reftoient , dans 1'extrémité qui les expofbit a la fureur du tyran , Sc pour les dérober i fa pourfuire , je leur choifis une retraite prefque inconnue vers les confins du royaume. Ce fut la que, craignant toujours la recherche qu'on en pouvoit faire , je fis un enchantement paf lequel la reine paroiffoit changée en cor-  de Fleur d' Epine. 285 neille, dès que le hafard y conduifoit quelque étranger , & fes filles avec leurs compagnes, paroilloienr changées en pies , fans quëlles parufiëut les unes aux aatres , avoir changé de forme. Voila , princes , 1'illufion qui vous a caufé tant de furpiife , lorfque le hafard vous a conduits l'un apiès 1'autre oü elies éroient. Tandis que Tarare me cherchoit inutüement avec Fleur d'Epine, je favois fous quel déguifement Dentue étoit atrivée ici; je favois fes deffeins : mais je fiwois que fa pui'.Iance étoit fi bornée depuis quëlle n'avoit plus la jument & Ie chapeiu , qu'il me feroit facile de prévenir tous fes artmtats contre fa vie. Je Lvr.d donc Fleur d'Epine pour un tems , aux cruautés qui 1'artendoient i fon arrivés , par Ie moven de. 1 impertinente fénéchale , & de l'inhumaine Dentue. F.eur d'Epine ne devoit être qu'au plus fidéle d>.s amans. Quelë plus grande épreuve de fa conlfance , que di lëxpjfera fes yeux dans la laideur affreufe oü les maléfices de la forcière 1'avoient réduite, dans le tems qui la main de Luifante, avec le tróne de Cachemire, lui feroient offerts. Je ne le rerins pas long-tems , lorfqu'il revinc avec le chapsau lumineux & la jument, je tins  1$6 HlSTOIRÉ pourtant parole dans le remède que j'avois promis pour les beaux yeux qui caufoient tant de ravages : mais quoique Tarare retournat auprès de fa chère Fleur d'Epine , je favois bien que dans 1'état oü il la trouveroit , elle auroir befoin d'un fecours plus puiffant que le fien. J'employai tous les génies que mon art foumet a mes volontés , pour veiller a la füreté de fa vie jufqu'a mon arrivée , réfolue de le fuivre de bien prés; je différai mon déparr jufqu'a la dernière extrémité, & je penfai m'en repenrir ; car dans le moment que je venois de monter fur Sonante , le plus agréable & le plus déüré des obftacles vint s'oppofer a mon déparr. Trois couriers de Circaffie arrivèrent a une heure Fan de 1'autre , qui m'apporrèrent les nouvelles furprenantes du rétabliffement de ma foeurd Le premier m'apprit que 1'ufurpareur avoir péri par un foulevement auffi foudain , que la révolution qui l'avoit placé fur le tróne. L'autre confirma cerre nouvelle, & ajouta que la populace émue n'avoir pas mème épargné fa pauvre boflue de fille. Le dernier enfin , me fit un ample détail des acclamations, de 1'allégrefTè , &- des tranfports d'impatience dont la reine & fes filles étoient attendues dans la capitale de Circaffie, &c ce  » e Fleur d5 E p i n e. 287 dernier courier m'étoit dépèché par elle-même, au-devant de laquelle le confeil & les grands du royaume étoient allés." Ainfi , feigneur, Tarare nëft pas fi mal marié que vous l'avez cru ; car quelque emprefiëmenc que Fleur d'Epine air de voir régner un homme que 1'amour parfait & 1'inviolable fidélité en rendent digne, elle trouvera fes érats paifibles a fon arrivée , fa mère & fes fceurs moins tranquiles par 1'impatience de recevoir une fille & une fouveraine quëlles avoient crue perdue ; & tout le peuple , a fon ordinaire, avide de changement, n'aura pas cle peine a combler de fouhaits & de bénédidions une reine faite comme Fleur d'Epine. Le récit de Serene ne fut pas plutót fini que le Caiife s'érant embarrafie dans quelques complimens a Serene , & quelques excufes d Fleur d'Epine , on vint lën dégager, en lui difant qu'on avoit fervi. Le feftin fut le plus fuperbe qu'on verra jamais : mais il parut d'une ennuyeufe longueur a deux princes qui ne fe repailfoienr que de tendres regards. Enfin , 1'heure tant fouhaitée arriva ; le dieu de 1'hymen alluma tous fes flambeaüx pour éclairer Phénix a 1'appartement de Luifante , oü le  283 HlSTOIRE Caiife leur donna le bon foir ; & dans celui qu'on avoit préparé pour Fleur d'Epine , il ne tint qu'au plus fidéle de rous les amans, d'être le plus heureux de tous les hommes. L'aurore étoit arrivée long-tems avant la fin de ce conté ; mais Dinarzade s'étoit moquée de fon éclat nailfant, & le fultan , moins preiTé cette fois de prendre fa place au confeil, avoit trouvé bon que le foleil fe levat avant lui. La fultane étoit, comme on a vu dans le commencement de ces récirs , la plus belle fultane qu1 fut jamais : il tournoit palfionnément les yeux vers elle , tandis que le premier vifir sën alloit avec fon fceptre ; on eüt dit qu'il ne l'avoit jamais vue, tant il paroiffoit éperdu en examinant tous les charmes de fon vifage ; & confidérant qu'avec toutes fes beautés , elle avoit lëfprit orné de contes arabes , il fe leva d'auprès dëlle & prit fa robe de chambre pour lui marquer fa tendteffe & fes emprefiëmens. Trop heureux , s'écria-t-il, trop heureux les bergers de nos campagnes qui peuvent fans contrainte , paffër les jours a foupirer auprès de leurs bergères ; quel plaifir dëmployer tous les momens de la vie a regarder les beaux yeux qui m'cclairent 1 Dinarzade , qui ne/ comprenoit rien a ces exclamarions , ni a cettq cétémonie, prit la  be Fleur, d' Epine. jg^ la liberté de lui demander ce qu'il vouloit dire avec fes bergers ; recouchez - vous , feigneur * dit-elle , au lieu de dire toutes ces pauvretés k une déeffè a qui vous venez de faire baifer 1'ongle de votre pied gauche ; & a ces mots elle voulut lui óter fa robe de chambre : mais il n'y* voulut jamais confenrir quëlle ne lui eüt apporté fon luth , dont il joua fi long tems , que la fultane nën pouvoit plus dënnui, & fa fceur d'impatience : après ce galanr exploit, il paffa dans fon appartement, & de fon appartement au confeil, pour ordonner le magnitïque appareil de cette grande journée , en artendant la bienheureufe nuit qui devoit mettte en fa poffeffion la plus parfaite des beautés; il attendit cette nuit avec impatience , comme on peut croire , Sc dès quëlle fut venue , il fe rendit a 1'appartement de la fultane, fuivi des officiers de la couronne : mais au lieu de leur donner le bon föir, après être déshabillé, il fe tourna vers le prince de Trébizonde , pour lui ordonner de conrer routes les aventures qui lui éroient arrivées depuis celle de la pyramide & du cheval d'or , jufqu'a celle oü pour la première fcis il avoit vu les beaux yeux de Dinarzade au fond de la mer ; 1'amoureux prince auroir bien voulu fe difpenfer d'un récit qui devoit durer tout le lome XX. T  i9o Histoike de Fleur d'Epine. refte de la nuit : mais comme il favoit que le fultan fon maïtre nëntendoit pas raillerie, quand il étoit queftion de contes , il commenca le fien comme on verra dans la fuite de ce recueil.  2$ Envain 1'art dc fon précepteur Etale avec délicatefle , Da-s ce roman de rare efpèce , Ce ip-'ont dutile, ou de trompeur , Ia politi ue & Li tendrefle , I»r v' te L'- ïle douceur , T Süs dc la mollefie , Doni s'e we un heios vainqueur , Aux j-ieds d'une ji.une maitrefle Ou d'une habile enchanterefle , Tel ;s ue les peint ce doéteur, li ftruit de l'humaine foiblefle , Et curieux imirnteur Du ftyle & des fables de Grèce. La vogue qu'il eut dura peu ; Et las de ne pouvoir comprendre Les myltères qu'il met en jeu ; On courut au palais les rendre, Et 1'on s'emprsfla d'y reprendre Le rameau d'or & 1'oifeau bleu. $• Enfuite vinrentde Syrië, Volumes de contes fans fin , Oii 1'on avoit mis a denein L'orientale allegorie , Les énigmes & le génie Du thalmudifte & du rabbin Et ce bon goüt de leur patrte , Qui , loin de fe perdrc en chemin Parut, fortant de chez Barbin, Plus Arabe qu'en Arabie. T iïj  194 Les quatrb Mais enfin , graces au bon fens , Cette inondation fubite De califes & de fultans , Qui formoit fa nonabreufe fuite , Déformais en tous lieux profcrite , N'endort que les petits enfans. - é Ce fut dans cette paix profonde , Que moi, miférable pécheur , Je m'avifai d'être 1'auteur D'un fatras qu'on Iut par le monde. Je 1'entrepris en badinant , Et je fourai dans cet ouvrage Ce qu'a de plus impertinent Des contes le vain étalage ; Mais je ne fus pas affez fage Pour m'en tenir a ce fragment, J'y joignis un fecond étage. Pour marquer les abfurdités, De ces récits mal inventés : Un eflai peut être excufable J' Mais dans ces effais répétcs , L'écrivain lui-même eft la fable Des contes qu'il a critiqués. Votfi ,- qui difpofez de ma vie Qui la comblez d'heur ou d'ennuis , Souftrez , de grace , que j'oublie les engagemens ou je fuis.  FasARDIKS. £?5' En vain je fais 1'apologie Du conté de Ia nymphe Alie , Et de la dernière des nuits , S'il me faut faire autre folie , Et coudre un nouveau fupplément Au dernier tome dc Gallant *. s Je ne connois que trop la honte De mettre au jour conté fur conté j Cependant, fi vous fordonncz , 3e vais , en dépit du fcrupule , Suivre les loix que vous donnez , Et me livrer au ridicule Des fatras que j'ai condamnés. Nous avons lailFé le prince de Trébizonde fur le point de conter fes aventures, par ordre du fultan fon feigneur. Ce prince de Trébizonde étoit fait a peindre , vaillant , adroit , grand parleur & quelque peu gafcon , comme on verra par la fuite d'un récit qu'il commenca de cette manière : Ce nëft point a votre majefté fublime , 8c toujours augufte , qu'il faut conter des fables ; pour moi qui fais profelfion d'une vérité fcrupuleufe , je vais , a. lëxemple de la fulrane votre époufe, vous contet des aventures auffi vérita- Auteur des mille Sc une Nuits, Tiv  i<)S Les quatre bles quëlles patoirroient fabuleufes, fi tout autre que moi fe vantoit de les avoir mifes a fin. Je ne parlerai de ma n.a'ffince que pour vous dire que ma mère, !a plus fuperititieufe princeffe de fon tems , sëtoit mis en tête que le bonheur ou le malheur de ma vie dépendoit du nom quën me donneroit \ & ne voulant point de ceux que mes ancêrres avoient porrés , elle etoit fur le point dënvoyer a. lëracle , pour en demander un a fa fanraifie , lorfquën certain perroquer donr elle faifoit grand cas , s'avifa de répérer deux ou trois fois Facjfdin. II nën fallut pas davantage pöur la déterminer &c pour m'hc^ norer de ce beau nom. Paffons aux rems de ma Vie qui font marqués par les évènemens dont vous me demandez le récit. Jëtois parti de votre cour quelques jours avant la révolurion qui furvinr au fujet de la première impérarrice votre époufe ; jën appris la nouvelle a deux journées de mes étars ; & je prendrai la liberté de vous dire que j'y défapprouvai vorre déparr , comme j'ai défapprouvé la conduire de votre hauteffe depuis fon retourcar encore vautil mieux ne fe point remarier, que de fe précautionner contre les infidélirés furures d'une époufe, en ne lui donnant pas le loifir d'être infidelle , cëft-a-dire , en lui faifant couper la tête dès le lendemain de fes nóces.  Facardins. 297 Je ne fis de féjour a Trébizonde, qu'autant qu'il en falloit pour contenir mes vaffaux vos fujers dans leur obéiffance ; car tout étoit pret z fe foulever conrre la cruauté d'un édit fur lequel les peuples s'imaginoient que les aurres fouverains alloient fe régler. J'affurai forr les miens que je n'érois pas venu pour en amener la mode. M éranr fait donner la lifte des tournois publiés par le monde pour la prélente année , avec un état des aventures les plus impraricables qui fulferit dans 1'univers , je partis , dans le deflein de rendre le nom bifarre qu'on m'avoit donné , auffi célèbre qu'il me paroiffoit inoüï ; 8c certes , je puis dire , fans me flatter , que je n'y ai pas mal réuflï. Je pris des mefures roures difTérentes de celles que prennent d'ordinaire les autres aventuriers; car au lieu d'un écuyer pour porrer mes armes , 8c pour conter mes exploirs, je pris un fecrétaire pour les écrire , 8c jamais pauvre fecrétaire n'eut tant a travailler. La forrune fecondoit par-tout mon audace ; les beautés cédoient a mon mérite , & leurs héros l ma valeur ; cependant je m'ennuyois d'être toujours aimé , fans jamais pouvoir être amoureux y 8c fi je n'avois trouvé chaque jour quelque monffre a combattre , ou quelqu'enchantement a dctruire pour m'amufer , je ne fais ce  A5>8 Les quatre que je ferois devenu. Mon fecrétaire avoit naturellement du bon fens , & comme d s'étoit beaucoup fbrmé Pefprit depuis qu'il étoit a mon lervice , il tacboit de me confoier , en me faifant voir qu'il y avoit des malheurs encore plus grands dans la vie, que celui donr je me plaignois. F.uTe le ciel, difoit-il, que 1'heureux Facardin ne les éprouve jamais , & que la fortune lui foit affèz favorable, pour Péloigner du climat dangereux & des campagnes fertiles du royaume d'Aftracan ! Nous érions au milieu du jour , & dans le milieu d'une forêt fombre & déiicieufe , 8c j'étois fur le point de choifir 1'arbre le plus cpais pour m'affeoir fous fon ombre , & pour apprendre de mon fecrétaire ce que c'étoit que cet Aftracan, lorfque je vis avancer vers nous deux hommes montés fur de fuperbes chameaux : dès que celui qui naarchoit le premier , fut auprès de nous il attira toute mon attention par fon air & par 1'achon que je lui vis faire. Sa taille étoit la plus noble 8c la plus aifée qu'on püt voir , 8c fon vifage. étoit fi charmant , que mon fecrétaire même , acoutumé a me voir rous les jours > ne put s'empêcher de témoigner la furprife 8c 1'admiration que lui caufoit une figure auffi graeieufe : nous eümes rout le tems qu'il nous fallut pour 1'examiner; ear s'étant arrêré vis-avis de nous, fans nous voir , il prit fon cafque  Facardin s.' «les mains de celui qui le fuivoit , & au lieu de sën couvrir , comme je crus qu'il alloit faire , d poulfa quelques foupirs, regarda tendrement un oifeau tout brillant d'or & de pierreries que jë pris pour un aigle , &c qui de fes alles étendues ombrageoir ce calque. Après avoir quelque tems contemplé cette figure , il la baifa refpectueufement, 8c remettant le cafque a fon écuyer, il paffa forr prés de nous, toujours enfeveli dans cette profonde rêverie qui l'avoit empêché de nous voir. Ce fut alors que je fis réflexion a ce que mon fecrétaire venoit de me dire , 8c je compris qu'un homme bien amoureux ne feroir pas fans inquiétude s s'il trouvoit en fon cliemin un rival fait comme cet étranger. Je ne pus vaincre la curiofité d'apprendre ce qu'il étoit; éc mon fecrétaire ayant civilement arrêté fon écuyer , pour sën informer , revint tout effaré, me dire qu'il s'appeloit Facardin. Facardin! grands dieux! m'écriai-je avec étonnement. A cette exclamation , le beau chevalier , qui crut que je 1'appelois , tourna la rête de fon chameau pour m'aborder , 8c me demanda ce que je fouhairois de lui. Rien , lui dis-je , fi ce nëft de favoir de vous s'il eft poffible que vous vous appeliez Facardin ? 11 nëft que trop vrai, me répondit-il , 8c plüt au ciei  3©o Les quatre qu'on ne mëüt pas été di i-rclicr re maudir nom fi loin pour me re.ilre ma'heurcux , onfque ie puis attribuev une partie d-;s -1 fgi-a es qui me font arrivée-s, a la fataliré fecrette qui femble attachée a te nom. Ofcroir-on , lui lis-je, vous demander quëlles fjnt ces difgsacés? Les voici, me dit il le plus honnêtement du monde. Je f rois le plus confruir de ous les hommes , fi je n'érois auffi m-dhejreux en amour, que j'y fuis fenfible depuis quelque tems; cependant je ne puis me plaindre d'avoir ére trahi dans aucun commerce , puifque je n'ai jamais été aimé j il eft vrai que la plus adorable des mortelles , & la feule qui m'ait jamais regardé fans averfion , a paru fe radoucir en ma faveur: mais hélas! ce fut en me mettant a une épreuve dont le fouvenir me tranfit d'horreur. Nën parions plus , ajouta-t-il, & pour revenir a ce que je vous difois , il eft impoffible que mes foins, ma complaifance & mes affiduirés , au défaut des autres agrémens que je n'ai pas,puffent être partout rebutés, fi ce nom bifarre ne me portoit malheur. Quoi! dis-je , il feroit poffible qu'un homme fait comme vous , eüt inutilement offert 1'hommage de fon cceur , & qu'un homme d'autant dëfptit puiffe s'imaginer que le nom que vous avez recu en foit la caufe! 11 nëft que trop vrai,  Facardin s. -|oi reprit-il, & pour vous en convaincre , je n'aurois qu'a vous conter 1'aventure qui m'eft arrivée en Danemarck : mais un homme comme vous doit avoir bien autre chofe a faire , que de donner fon attention au récit des affronrs que 1'amour m'a faits. Je 1'aflutai fort que je n'avois rien de mieux a faire pour lors que de Fécouter; & pour lui donner quelque petire efpérance de changement dans fa fortune : feigneur, lui disje , mettez-vous dans la tête qu'un nom eft heureux ou malheureux , felon qu'il eft bien ou mal porté. Je ne fais de quëlles régions du monde vous venez , mais il faut que les beautés qui les I habitent foient des chats fauvages , aux merveilles que vous me dites de leur fterié & de leurs rigueurs. Je m'appelle Facardin comme vcns , &r pour montrer que le nom n'y fait rien , j'ai trouvé cent beautés en mon chemin, 5: quoiqu'il y en eut des plus rares dans ce nombre , pas une de ce nombre ne m'a coüré plus d'un foupir. Mon fecrétaire vous en fera voir la lifte & vous en donnera 1'adrelfe. Allez les voir , & m'en dites des nouvelles quand nous nous reverrons. Hélas! répondit le bel inconnu, quand vous les auriez trouvées plus douces que des agneaux , elles deviendroient de vraies tigreffes pour moi; moi qui n'ai jamais infpiré que de 1'averfion a toutes  30Z Les quatre celles que j'ai vues , excepté la vieille du 111011c Adas, qui auroir elle-même infpiré de 1'averfion aux moins délicats & aux plus fufceptibles. Cëft ce que jë vais vous faire voir , puifque vous voulez bien me donner quelques momens d'au- dience. Nous mïriles pied a rerre a ces mots, & tandis que nos gens cueilloient des grenades & quelques azerolles pour rafraichir nos chameaux , ayant choifi dans l'épaiffèut de la forêt un endroit commode pour nous affeoir , lëtranger Facardin me tint ce difcours. Comme j'ai fait vceu de ne me point découvrir, tant que je me verrai le cceur indignement fufceptible des premières impreflions , & que je ferai le miférable rebut des beautés les plus fufceptibles , difpenfez-moi de vous parler de ma naiffance & de vous dire les lieux d'oü je fuis parti pour me lignaler par quelque renommée dans le monde : il furfira de vous dire que le premier objet de mes projets errans fut celui qui, felon les apparences , vous met en campagne , auffi - bien que tant d'autres aventuriers, je rveux dire le deffein de me {rendre digne d'afpirer a la conqucte de Mouffeline la férieufe , princeffe d'Aftracan : mais , quoique ce foir, comme vous favez, ou comme la re-§ nomtnée vous 1'aura du moins appris, la plus  F A C A R D I N S. joj parfaite de toutes les mortelles , ce fut moins la curiofué de la voir , ou lëfpoir de la pofféder qui m'engagea , que les difficultés , oü , pour mieux dire , 1'impolFibiIité de 1'avenrure. Mon cceur, dans cet heureux tems, ne refpiroit que la gloire , & j'étois de la dernière indolence pour 1'amour. Mes voyages jufqu'ici n'ont eu que deux événemens qui foienr dignes de votre attention. Le premier eft 1'aventure de 111e des Lioris , qui fit naitre celle du mont Atlas ; voici ce que cëft que 1'une & 1'autre. A deux journées de cette montagne fameufe, fur le fommer de laquelle les poètes affurent que le ciel & tout 1'attirail de fes étoiles fe repofe , une vafte forcr s'étend jufques au rivage de la mer. Cette forêt eft fi peuplée de bêtes fauvages, que cëft une merveille ; on les y rrouve par troupeaux, & ces rroupeaux font fi nombreux, qu'on a de la peine , en plufieurs endroits , a fe frayer un paffage au rravers de leur mulritude. Au fortir de cette forêt , les habitans du pied de la montagne nous apprirent que les lions venoient autrefois de rous les déferrs a la ronde , chaffer dans cette forêt , Sc qu'après 1'avoir dépeuplée de cerfs , de daims & de chevreuils , its alloienr dépeuplant les campagnes voifines d'hommes , de femmes Sc de petits  J0+ LlS QUATRÊ enfans •, que le peuple , dans cette extreme misère, ayant eu recours a lënchanteur CaramoufTal qui habitoir le haut de la montagne, il avoit par fes eni hantemens relégué tous les lions dans une ifle que je pourrois voir du rivage ou la mer bat lepied du mout; que pendant lëxil des lions, les bêtes fauves étoient revenues, & quëlles avoient tellement multiplié, que la défolation étoit prefque auffi grande que du rems des lions, paree que ces vaftes troupeaux que j'avois pu remarquer en paffant la forêr, fe répandoienr par-tout, Sc ravageoient les blés de la campagne ; que , pour remédier a ce déforde , on faifoit tout les ans trois ou quatre chaffes dans celle des lions, moins pour les inquiéter ou pour leur nuire , que pour en prendre le plus qu'on pourroit, & les lacher dan* la forêr pour faire diverfion. Ils ajoutèrent que le tems de la première de ces chaffes arrivant dans deux jours , il ne tiendroit qu'a moi dën avoir le divertiflement. Pour tout autre que pour un aventurier, ce n'auroit pas été propofer une partie de plaifir , que d'inviter a la chalfe aux lions : mais pour moi j'y confentis avec joie. Le rivage oppofé a 1'ifle des Lions , étoit Ie rendez-vous des chaffeurs. Cette ifle me parut d'une aflez grande étendue, forr fauvage &c toute couverte. de bois extrêmement épais. Je fus  Facardin S. 305 Fus furpris de 1'appareil de cette chaffe; je m'étois attendu que je trouverois force chiens, Sc quantité de chaffêurs annés de dards & de javelots , de flèches Sc d'épieux : mais au lieu de tout cela je ne trouvai fur le rivage que vingt hommes & vingt jeunes filles affez bien faites ; les hommes menoient chacun un cerf ou un dain en leffe; & chaque fille portoit un coq fur le poing; il y avoit des filets dans les chaloupes oü nous nous" embarquames. A mefure que nous approchions de 1'ifle , nous entendions des rugilfemens effroyables , Sc des hurlemens fi affreux , que mon écuyer (qui du refte eft brave foldat) en parut un peu déeontenancé , fans qu'aucune de nos nymphes en füt émue. Le rivage étoit tout bordé de ces honnêtes lions qui nous attendoient a la defcënre. J'étois en peine comment cette defcente fe feroit eri préfence d'un detachement fi redoutable : mais trois de noS chaloupes abordanr avant les autres , lachèrent trois cerfs, après lefquels tous les lions s'étanr débandés , ils nous laifsèrent 1'accès libre Sc facile dans leurs terres. Dès que nous y fümes , nous entrames dans le plus épais de la forêt , oü, pendanr que les chaffeurs tendoient leurs filets , les jeunes filles mirent des chaperons a leurs coqs, femblables a ceux qu'on Tome XX. V  }o6 Les quatre met aax faucons. A peine les filets furent-ils tendus , derrière lefque'.s on avoit pofé les bêtes fauves , que nos lions revinrent tc:e baiffée fur nous \ ils étoient deux douzaines , tous lions de grand appétit, a ce qu'il me fembloir; mais comme nous nën voulions que deux ou trois a. la fois , une des nymphes óta vitement le chaperon de fon coq , &c lui tira deux ou trois fois une plume de la queue. Lëndroit de cette forêt oü nousétions, paroilToit fi fombre, que le coq s'imagina voir la petite pointe du jour, & fe mit a chanter de toute fa force pour le faluer; les lions en furent tellement effrayés , qu'ils difparurent tous dans un inftant, excepté celui qui s'étoit embarrafié dans les filets. On lëmbarqua dans nos chaloupes avec un des chaffêurs, & avec cette même fille dont le coq venoit de chanter : quoique ce lion füt empétré dans le filet, de manière qu'il n'y avoit pas de danger qu'il fit aucun mal , on ne laiffa pas dëmbarquer un chevreuil dans la même chaloupe , pour 1'amufer pendant le trajet. Que vous dïrai-je , feigneur ? Cette chaffe , qui me paroiffoit auffi nouvelle quëlle étoit divertiffante , dura jufqu'a ce que chaque chafleur eüt raraené fon (ion , fa demoifelle & fon coq. Je voulus refter le dernier & me charger du pofte d'honneur, paree que c'étoit le plus péril-  FacaRdins. 307 leux , Sc je me mis a 1'arrière-garde. Je fis embarquer mon écuyer dans la dernière chaloupe qui partir, excepté celle qu'on m'avoit lailFée. Comme j'étois étranger, on m'avoit auffi laiffé le coq le plus fier, & la fille Ia plus affurée, de peur d'accident. Cette fille commencoit a me donner des inftrudlions fur notre retraite ; mais moi qui nën pouvois plus de honte, de voir que les coqs remportoienr toute la gloire de cette cxpédition , je la priai de ne point faire chanter fon coq , que je ne me fuffe éprouvé contre quelqu'un de ces lions, que s'ils venoient plufieurs fur moi , pendant que je ferois aux mains avec un de leurs compagnons , je lui dis quëlle viendroit auëz a tems a mon fecours, pour me dégager d'un combat inégal. Elle ne m'y parut pas forr difpofée, je le vis a fon air j Sc a. 1'inftant quëlle m'alloit répondre, les lions vinrent fiüre leur dernière charge. Je m'avancai 1'épée a la main, Sc fis quelques pas pour aller a leur renconrre. Ils avoient a leur tête le plus formidable de tous les lions y fes yeux étoient étincelans , fa crinière toute hériflëe ; Sc par hafard ce lion fe trouva fourd comme un pot; car la jeune fille, effrayée de fon énorme grandeur , fit d'abord crier fon coq , & le cri de ce coq étoit d'un enrouement fi hideux Sc tellement aigu, que j'en Vij  joS Les quatre eus la tête pénétrée de part en part. Tous les lions j a la réferve de celui dont je parle , faifis de terreur panique, fe culbutoient 1'un par-dellus 1'autre en fuyant. Ma nymphe 8c fon coq s'égofilloient a force de chanter 8c de fe défefpérer ; 8c le vacarme qu'ils faifoient me parut encore plus importun -que la préfence du lion. Le commencement de notre combat méritoit, fans vanité , des fpectateurs plus rranquilles 8c plus illuflres que ceux que nous avions. Je lui avois déja riré du fang de plufieurs endroirs, mais en revanche il m'avoit fait , dès la feconde palfacie, une égrarignure qui , commen^ant auprès de 1'oreille droite , defcendoit en écharpe jufques a lëxtrémité du talon gauche. Je n'avois point de bouclier, non plus que mon adverfaire : mais il avoit une queue qui fe faifoit encore plus fentir que fes griffes. Comme il fe faifoit tard, je pris mon épée a deux mains, pour mettre fin a la difpute avant la nuit: mon ennemi qui, felon toutes les apparences, avoit le même deffein , fe dreffa fur fes pieds de derrière, 8c ouvrit une gueule hors de toute mefure, de toute règle , de toute vraifemblance. La fille en fut fi troublée quëlle lacha fon coq ; le lion me quitta pour courir après , & je quittai la fille pour courir après le lion ; je lëus bientöt at-  F A C A R D I N S. 3"09 teint , mais ce ne fut pas affez tot pour fauver le pauvre coq qu'il avoit déja. pris & qu'il avala en notre préfence , comme on avaleroit un grain de cachou. Cet affront m'anima d'un reffentiment nouveau ; jën fus fi tranfporré de colère , que fans m'appercevoir de 1'état oü le lion s'étoit mis , je lui coupai la patte droite , dont il fe tuoit de me faire figne qu'il vouloit parlementer •*. la terre fut arrofée d'un ruifleau de fang qui couloir de cette plaie. J'étois toujours en garde , ne doutant pas que fa fureur ne lui fit redoubler fes efforts contre moi : mais il ne fongeoir a rien moins qu'a la vengeance ; au contraire , s'appuyant contre un arbre pour fe foutenir , il me regarda triftement Sc me dit : Ah 1 Facardin. Je commencois a m'attendrir, & j'étois fur le point de m'en approcher, pour tacher de le fecóurir , lorfque les cris de la fille m'appelèrent a fon fecours. Elle retenoit de toute fa force le bateau auën nous avoit laiffé r, la corde sën étoit détachée pendant notre combat, Sc sën étant appercue , comme c'étoit notre unique reffource , elle faifoit des efforts merveilleux pour lëmpêcher de nous échapper. Dès que je fus auprès dëlle , voyant que je rattachois la chaloupe au rivage , au lieu de nous embar« Vüj  JI» LlS QUATRE quer, elle penfa fe défefpérer ; je lui dis que je mourrois plutót que d'abandonner le pauvre lion qui m'avoit parlé , dans 1'état oü je l'avois laiffé ; que je 1'allois chercher pour le palfer en terre ferme, & pour lui donner tout le fecours dont il pourroit avoir befoin. Elle fe défefpéroit d'une propofition qui lui parut extravagante , Sc me conjuroit a deux genoux de ne la pas expofer avec moi , pour un vieux lion mort, a la fureur de tous les lions vivans de cette ile ; elle eut beau dire , je fus a 1'endroit oü je l'avois laiifé ; mais ce fut inutilement que je le cherchai partout a la ronde. Je me rembarquai donc , aflëz honteux de ne pouvoir , comme les autres , ramener un lion : mais l'aftliction de celle qui m'accompagnoir, ne fe peut exprimerj elle me dit quëlle étoit deshonorée par la perte de fon coq , que cëtoit un opprobre éternel pour toute fa familie , Sc quëlle ne prétendoit pas furvivre a cette infamie. Tandis que je faifois mon poffible pour la eonfoler d'un défefpoir qui me parut affez bifarre, nous abordames au rivage du mont Atlas. La nuit étoit prefque fermée, je perdois beaucoup de fang, & je mourois de foif. Je m'étois attendu que mon écuyer , dont j'avois pris quelque foin, en le renvoyant malgré qu'd en eüt ,  Facardin s. 311 auroit a fon tour quelqu attention pour moi, & qu'il ne manqueroir pas de fe trouver au pied du monr, ou fur le rivage, pour me recevoir ; mais je n'y trouvai perfonne. La fille que j'avois ramenée fe défefpérant de plus en plus , prit enfin le parti de grim per au haur de la montagne pour implorer le fecours de Carainouffal, ou pour fe précipiter, difoit-elle, du lieu le plus convenable a fon défefpoir , en cas que le magicien ne lui füt pas favorable. Je la fuivis le plus long-tems que je pus, pour la dérourner au moins de ce dernier projet: mais 1'ayant perdue dans 1'obfcurité , qui m'en déroba la vue dans les fentiers détoumés quëlle fuivit , après avoir long-tems erré parmi les pointes de rocher, toujours en montant, je m'affis enfin dans le lieu le plus uni que je pus trouver , réfolu d'y pafiër la nuit. Je ne fus pas plutót en repos , que je crus entendre de loinle bruit agréable de quelque ruiflëau qui fe précipiroit en cafcades le long des rochers de cette folitude. Je me fentois une foif fi preifante , que, fans égard a ma foiblefle Sc moins encore aux dangers des précipices , je tournai mes pas vers 1'endroit d'oü venoit ce bruit. Je fenrois bien que jën approchois , mal* il mëüt été difficile d'y parvenir , fi a force de me tourmenter Sc de regarder de tous cótés , je nëufle vu au-deflus de lëndroit oü j'étois , V iv  'j'* Les quatre un foible rayon de lumière ; je le pris pour guide, & 4 mefure que jën approchois , certe lumière fembloit augmenter, & je crus entendre comme un bruit de certains rouets dont les femmes fe fervent pour filer. Je ne me trompois pas , «Sc a Ia lueur de deux flambeaüx fort gros & fort ardens, placés i chaque cöté d une miférable chaumière , je vis deux bras fecs & déchamés , avec deux mains affortiifantes qui , par deux ouvertures pratiquées dans la porce de certe chaumière, faifoient tourner la roue de cette machine, & fibient avec plus de grice qu'il ne leur appartenoit. Aptès avoir quelque tems confidéré cette difcrette & myftérieufe facon de filer, je poufTai la porre fans y frapper, dans le befoin extréme oü j'étois de trouver quelque fecours. La porte sëuvrit fans efforts , & je vis la fhëufe , dont toute la perfonne étoit bien digne du rare échantillon que jën avois vu : fon vifage nëtoit quën vieux parchemin qui fembloit collé fur une tête de morr; elle étoit nue jufques a la ceinture , & la plus sèche de toute les carcaffes ne 1 etoit pas tant que cette miférable nudité : jën détournai la vue pour lui demander a boire. Rien ne vous manquera dans ces lieux , me dit-elle, pourvu que la patience ne vous manque pas K & que vous puiffiez réfifter a votre enyie &  Facardin s. 313 vaincre votre averfion. A ces mots, mëmbraffant avant que je pufle m'en appercevoir , elle me fir afïeoir auprès dëlle , Sc voyant mes habirs rous fanglans , elle en treflaillit , & toute alarmée d'un péril ou je ne croyois pas ètre : vous étiez mort , dit-elle, fi le fecours que je vais vous donner , avoit été différé d'une heure. Elle me deshabilloir en me tenant ce difcours, & vifitant ma blelfure depuis le haut jufques en bas, elle me ferroit le plus affectueufsment du monde enrre fes vilains bras , Sc me baifoit de tems en tems les endroits quëlle effuyoir. Elle s'appercut du dégoüt morrel que j'avois de fes tendreffes Sc de fes faveurs j Sc malgré ces marqués d'averfion , n'ayant pas laiffé de me frotter d'une eflënce qui parfumoit toute la cabane : infenfé , me difoit-elle , fi tu favois* le tréfor que tu rebutes , & que je vois bien que tu perdras , quels feroient tes empreffemens Sc ta reconnoiffance ! Je me trouvai rellement rafraïchi, tellement remis, Sc tellement foulagé de ce premier appareil , que je vis bien qu'il ne feroir pas néceffaire dën artendre un fecond pour êrre en parfaite fanté. II ne manquoit plus a mon bonheur que de pouvoir érancher ma foif, Sc de m'éloigner d'une telle hoteffe : je la conjurai doac d'avoir pirié du premier Sc du plus preffimt  3 r4 Les quatre de mes befoins , puifque le fecours quëlle ve- noir de me donner feroit inutile, fi elle me laif- foit miférablement mourir de foif. II faut donc vous mettre a une épreuve , me dit - elle , que je vois bien que vous ferez incapable de foutenir j fuivezmoi. Elle eut toutes les peines du monde a fe lever , tant elle étoit décrépire , & fa figure me donnoit tant d'averfion , que je nëus pas le courage de la roucher, pour lui aider a fe fourenir. Elle étoit toute courbée ; 8c malgré le baton qui lui fervoit d'appui, je crus quëlle ne pourroit jamais fe tiaïner hors de cette première chambre , (la plus piètre , 8c la plus délabrée qui foit au monde ; ) Ia {econde me parut un peu plus raifonnable-, la troifième plus grande encore 8c fort ornée ; mais Ia dtrnière chambre ou je Ia fuivis , étoit la plus magniiaque , 8c la mieux meublée qui fuit dansfunivers j cëtoit plutót la demeure fabuleufe de quelque fée , que 1'appartement dëne morrelle. Ce nëtoit par tout que glacés , que peintures exquifes , & meubles précieux ; une toilette galante, 8c garnie de tous les bijoux les plus rares dën cöté. de lëutte , un lit en broderie de perles orienra'es & dër de Ia Chine , fembloit nëttendre que la déeflë qui devoit fe préfenter a Tune 8c k lëutre; car auprès de la toilette je vis un déshabillé qui «ae  Facardin s. 515 parnt celui d'une impératrice de dix-huit ans. Nous avions été long-tems a nous rendre a cet appartement - caroutre que la maiheureufe vieille alloit fort lenrement , elle avoit fermé la porte de chaque chambre avant que de m'y Iailfer entrer , & paflant fes deux mains au travers de chaque porte , elle fe mettoit a filer pendant quelques momens , comme elle avoit fait la première fois. Ce rerardement n'avoit fait qu'irriter ma foif cependant, jën fufpendis la violence , pour donner toute mon attention aux objets quï s'offrirenr dans certe dernière chambre. La vieille interrompit cette attention, & me prenant par la main : allons, dit elle , allons X Ja fontaine, ce que vous regardez eft fait pour allumer des feux , & vous ne cherchez que de lëau pour les éteindre ; fuivez-moi, je vais vous mertre a même. Je ne me le fis pas dire davantage. Cette fontaine n'étoit qu'a cinquante pas du bel appartement, & cëtoit lëau de cette fontaine dont j'avois entendu le bruit, & que j'avois inutilement cherchée. Dès que je me vis a porrée de me fatisfaire , je courus la bouche ouverte, au plus gros bouillon qui fortoit des rochers : mais 1'importune vieille me retenant par le bras : écoure - moi, dit-elle , pour la dernière fois : fi, fans céder au déür preffant d'étancher ta foif, tu peux te ré-  ?i£ Les quatre foudre a me tenir une heure toute entière dans tes bras , fans toucher a la fontaine , je te ramenerai dans le lieu'd'oü. nous venons, & tu feras le maitre de me voir auprès de toi le refte de la nuit dans le beau lit que tu viens de voir. & cette propofition, voulant me regarder tendrement , elle tournoit fur moi de petits yeux éteints, qui reffembloient plutöt a ceux de quelque canne morte de maladie, qua ceux d'une créature humaine. Pour moi, dans 1'indifférence oü j'étois alors , Sc dans 1'ardeur d'une foif déméfurée , j'aurois préféré trois verres dëau claire aux trois graces; cëft poutquoi, repoülfant aflez rudement la main dont elle me retenoit, jé me précipitai vers la fontaine , & je me mis a avaler avec tant de rapidité, que jëus peur de voir rarir le rocher avant que d'avoir étanché ma foif. La vieille , a qui je n'avois pas jugé a propos de facrifier ce plailir , sën éroit retournée pendant que j'avois bu j 8c felon les apparences , elle sën étoit allee de méchante humeur; ce fut de quoi je ne me mis pas beaucoup en peine. Je me trouvois dans une douce tranquillité , le fommeil s'orfrit, 8c je 1'acceptai fans aller plus loin. 11 étoit grand jour quand je m'éveillai , je fus furpris de me trouver dans le lieu le plus-  Facardin s< 317 «Sffrayant qui füt dans 1'univers ; je tournois de tous cótés les yeux , fans pouvoir comprendre comment j'avois pü parvenir a ce défert, ni comment jën pourrois fortir ; la fontaine oü j'avois bu , fortoit de la pointe d'un rocher qui fembloit détaché du refte de la monragne, & je me rrou»vois juftemenr fur cette pointe. Je vis le haut de la chaumière , & de ce palais enchanté que j'avois tant admiré pendant la nuit; mais un précipice fi profond le féparoit de lëndroit oü j'étois , que les cheveux me dreffoient a la tête, toutes les fois que j'y regardois. Tous les autres cótés étoient ceints de rochers efcarpés , qui, loin de m'offrir un paffage, fembloient fe pencher en avant pour tomber fur moi. Comme j'étois fort alfuré que ce nëtoit point en me tranfportant au milieu des airs qu'on m'avoit mené dans ce lieu , je m'obflinai dans la recherche périlleufe de quelque iffue, jën rrouvai donc une, après en avoir défefpéré. C'étoit lëntrée d'une caverne qui me parur fort obfcure , fort profonde , &c qui paroilfoit plutót la retraite de quelques ours, que le paffage heureux de cette folitude, a des lieux moins épouvantables ; je tentai pourtant 1'aventure , & mettant 1'épée a . la main , je defcendis long-tems dans cette caverne ténébreufe , fans efpérance d'y trouver d'autre fortie que celle qui lui fervoit dëntrée ;  •}i8 Les quatre mais après mille difficultés , je fentis encore que le terrein s'élevoit, j'appercus un foible rayon de lumière , qui me conduifu a lëndroir par oü le jour pénétroit dans cec abime fouterrain. Cerre aurre embouchure étoit toute différenre de celle par oü j'y étois ent ré ; c'étoit une grotte affez fpacieufe , embeilie de coquillaget & de quelques buftes de marbre i un are d'acier luifant & poli , pendoit d'un cóté de cette grotte j de 1'autre, je vis un carquois enrichi d'or & de quelques pierreries , avec toutes fes flèches; une grande cage d'ébène, gamie d'ivoiie , pendoit du plafond au milieu de cette grotte ; j'étois fi prelfé de me tirer du mauvais pas oü je m'érois engagé la veille , que je ne m'amufai point a faire des réflexions fur ce que je voyois j je fortis de cette grotte avec précipitation , & je faillis a paffer par-deiïus quelque chofe de brillant qu'on avoit laiffé tomber a deux pas de la porre : c'étoit un fouUer dont la bouclé étoit formée de quatre diamans, les plus parfaits & les plusbrilians que j'eufle jamais vus ; mais ce foulier étoir fi bien fait, & fembloit fi petir , que je ne fongeai pas au prix ineftimable de fa bouclé. Comme j'avois lu dans nos poé"tes que Pallas faifoit trembler la terre , & quëlle agiroit les forêrs, en marchanr, &c que 1'immortelle Junon ne faifoit qu'une enjambée du Mont-lda juf-  Facardin s. 319 qu'a 1'ile de Sarnos , je me doutois bien que je n'avois pas trouvé le foulier d'une déelFe :, mais je réfolus , s'il éroir poffible , de trouver la mortelle dont le pied pouvoit être digne d'un tel foulier. je 1'emportai fans efpoir dën être long-tems en poffefïïon , ne doutant pas qu'il n'apparrlnc a celle dont je venois de voir 1'équipage de chafle dans la grotte, ou bien a cette autre nymphe invifible dont j'avois vu ia toilette dans un des appartemens de la vieille. J'étois en dcute fi je dcvois m'y rendre pour la chercher , ou fi je devois refter auprès de cette grotte jufqu'a ce qu'on y vïnt chercher ce que je venois de trouver ; lorfque je fus entraïné loin de 1'une & de Ir'autre par des gémiffemens , & des lamentations qui fembloient partir d'un endroit beaucoup plus élevé. Comme cëtoient des cris de femmes, j'y grimpai le plus promprement poffible ; car depuis la renconrre de ce foulier , je me fenrois le cceur merveilleufement attendri pour un fexe que je n'avois jufqu'alors regardé qu'avec indifférence. Celle qui fe défefpéroir, n'éroit autre que la nymphe au coq j dès quëlle me vir , elle fe mir a genoux devant moi, pour me prier de lui palfer mon épée au travers du corps. Je n'avois garde de lui accorder cette grace j car je me fentois déja quelque penchant  •jid Les quatre pour elle. Je la relevai refpeótueufement , &S voulant m'affeoir a fes pieds pour 1'écouter, après 1'avoir affurée que j'étois prêc a hafarder ma vie pour Ia tirer de 1'embarras ou je la voyois, elle me regarda depuis les pieds jufqu'a la tête i comme fi jamais elle ne mëüt vu , & fe tournant de cöté : mettez-vous donc plus loin , ditelle ", car vous me paroilfez fi défagréable, que je ne faurois vous fouffrir auprès de moi. J'obéis avec foumiflion , & 1'impertinente , détournant la tête pour ne me pas voir pendant qu'elle me parleroit, me paria de cette manière : Avant que de vous apprendre le fujet d'un défefpoir qui vous paroit peut-ètre ridicule , il faut vous apprendre que les coqs que vous avez vus , ne font confiés qu'aux filles d'entre nous , qui , comme moi, fonr diflinguées par la naiffance ou par Ie mérite j il fefait dans notre province trois chaffes folemnelles chaque année , femblables a cette malheureufe chaffe que vous vues hier y & les filles qui , par le chant de leuts coqs, ont ramené douze lions en quatre années , ont pour époux 1'amant qui les a fervies pendant ces quatre années. Elles voient leurs amans jour & nuit pendant ce tems ; mais il y va de la vie de les favorifer avant la prife de9 douze lions : fi le coq s'échappe , cëft figne qu'il y a eu quelque petite foibleffe dans notre conduite  Facardin s. $it conduite; ce qui nëft pourtant pas capital, en cas que le coq fe retrouve : mais s'il ne fe retrouve pas au bout de trois jours , cëft la preuve con. yaincanre d'un commerce criminel ; &c fur cette preuve , la fille eft enterrée roure vive. Voila le fujet de mon défefpoir : mon coq ne reviendra plus , puifque ce mandie lion 1'a dévoré devant mes yeux. Miférable que je fuis ! Que ne m'at-il auffi dévorée ? Que ne fuis-je morte avant que d'avoir connu le plus aimable de tous les hommes ? ou pourquoi rous les hommes que j'ai connus, n'éroient-ils pas auffi haïlfables que vous? Un autre fe feroir révolté contre les duretés quëlle me difoit en face : mais plus jën étois maltraité, plus je la trouvois merveilleufe , & je cherchois des rermes pour lui marquer mon défefpoir Sc ma tendreffe naiffaute , lorfque fon amant parut inopinément. Je le reconnus pour un de nos chaffêurs du jour précédent ; elle le reconnut auffi , car elle courut a lui les bras ouveers , ravie , lui difoir-elle , de revoir encore une fois la lumière de fes chers yeux, avant quëlle fut priyée de celle du jour. Cet amant étoit fon camard , fon teint étoit couleur d'ardoife , &: les chers yeux donr elle parloit, étoient de ces yeux chinois , qui ne favoienr ce que c'étoit que dc sëuvrir. Après s'ètre embraffés le plus re :h] re ui ent du monde , en ma préfence , il lui dit que , s'étauf Tornt XX.  •ju Les quatre douté de fon malheur , il avoit fait provifion d'une chaloupe qu'il tenoit toute prcte au pied de la montagne , & qu'il 1'enleveroit fans obftacle , pourvu que je voulutfe bien (moi qui 1'avois réduite a cette extrémité ) les garantir , pour une heure feulement, du fauvage de la vieille. Et qui eft le fauvage de la viedle, lui dis-je ? Vous ne le faurez que trop tot, me dit-il; car il cherche de tous cótés le foulier de fa dame, que je vous vois. En achevant de parler, il prit fa bien aimée fous le bras , &c fe mit a defcendre vers !a mer d'une extreme vitefTe. Jën eus d'abord quelque efpèce de jaloufie : mais dès qu'ils eurent le dos rourné , je n'y fongeai plus. 11 m'étoit arrivé tant de chofes en fi peu de tems fur cette montagne , que je croyois rêver ; cependant, je nëtois pas encore au bour, car Cëft bien vous qui rêvez , dit 1'impatiente Dinarzade , en 1'interrompant ; on vous demandé le récit de vos aventures particulieres, que vous auriez du conter très-fuccinctement dans la conjondture oü nous fommes, & , au lieu de cela , vous nous venez conter celles d'un autre, avec des circonflances aufli frivoles, quëlles font ennuyeufes ... Et que t'importe , malheureufe que tu es, s'éctia le fulran , quëlles aventures il nous'conté, pourvu quëlles me plaifent, & que le récit en dure autant que la nuit ? Ayons-nous quelque chofe de  Facardin f. 323 mieux a faire, que de leur donner audience ? Pourfuivez, Facardin, ajouta-t-il, & n'avez point dëgarda 1'impatience de ces créatures , qui sënnuient toujours quand elles ne parient pas ellesmêmes» Dinarzade hauffales ép„ales. La belle fultane-, qui s'éroit mife entre deux draps mille nuits de fuite pour des contes a dormir debout, leva les yeux au ciel, & Facardin de Trébizonde reprit ainfi fon difcours : J'ai, s'il m'en fouvient, été interrompu dans cet endroit du récit de 1'étranger , ou il m'alfura qu'il avoit cru rêver , en fongeant a la diverfité des événemens qu'un fi petit efpace de tems avoit fait ntutre : je redefcendis, pourfuivit-il, pour me rendre a lëntrée de la grotte d'oü j'étois forri le matin : mais au lieu de prendre le fentier par oü j'étois monté , jën fuivis un autre qui me conduifit par un pénible détour a la cabane de la vieille; la porte en étoit ouverte , j'y vis les rouëts , mais ils ne tournoient plus : je ne me fenrois plus tant d'averfion pour une vieille dont Ia figure m'avoit fi fort dégoüté j je réfolus dëntrer chez elle pour revoir les merveilles de ce bel apparremenr. Je tenois ce beau foulier dans ma main, & je ne ceffois de le regarder, ou de le baifer comme j'aurois fait le portrait d'une maïtrefle paffionnément aimée.  3Z4 LtS QUATRE Comme j'étois fur le point d'entrer dans la cabane , il en fortit une efpèce de géant , armé d'une puilfanre maffue , & velu deprus les pieds jufqu'a la tête ; fon abord me furprit ; car il avoit beaucoup moins d'humanité dans le gefte, Sc moins d'affabilité dans le regard , que ce lion que j'avois combartu le jour précédenr. La première chofe qu'il fir en me voyant, fut de prendre fa maffue a deux mains, & de grincer les dents comme un ours. La feconde , fut de louer le ciel de ce que le voleur des deux fouliers de fa dame tomboit entre fes mains ; qu'il falloit bien que jëuffe volé le premier , puifque j'étois encore faifi de 1'autre , &: m'alTura qu'il auroir déja arrofé la terre du peu de eer veile que les dieux m'avoient donné , fi la vieille , fa fouveraine , ne s'étoit réfervé la punition de mes crimes par des tourmens tout nouveaux. Je crus que c'étoit la voix de quelque taureau qui me faifoit ce compliment : & du même ton , il m'ordonna de lui livrer le foulier , & de Ie fuivre. Je te 1'óterois » me dit-il , avec plus de facilité que je ne te le demandé : mais il faut,felon les ordonnances de ma fouveraine , que ce foit la frayeur que tu as de moi qui te le fade rendre , en te mettant a deux genoux en ma préfence. Si cëft la 1'ordre de ta fouveraine , lui dis-je , vas-tën 1'affurer de ma part, que ni toi, ni tous  Facardin si 32$ les loups-garoux de ta race, ne me feroiènt point rendre un foulier que j'adore , & que je n'ai point volé. A ces mots je mis 1'épée a la main, voyant que ce dromadaire fauvage levoit fa malfue pour m'aflommer. II étoit d'une force prodigieufe; mais comme il n'étoit pas fort adrpir, & que la fureur le tranfportoit , i'évitois des coups dont les moindres brifoient les rochers , & renverfoient, les chênes qui fe trouvoieut auprès de moi; cependant , je lui tirois du fang a chaque fois qu'il me manquoir. Je crois que je ferois forti de ce combat fans en perdre , fi ma deftinée n'eüt été foumife aux égratignures dans ces lieux de prodiges •, je ne m'étois pas appercu que le monftre avoit un ongle au gros doigt du pied, qui pouvoit paffer pour une des défenfes du fanglier d'Erimanthe ; mais je le fentis a la fin \ car m'étant bailfé pour évirer un coup de maffue qu'il fit femblant de me porter , il prit fon tems pour me faire une eftafilade qui ne cédoit guère a celle du lion. Cet affront me mit dans une telle colère , que je lui coupai, d'un furieux revers , la jambe du pied dont il venoit de me faire cette belle plaie j il tomba comme une tour , & fit rrembler la terrie par fa chute. Je me jetai fur lui , dans le deffein de lui couper cette vilaine hure qui m'avoit tant déplu , lorfqu'une voix qui fortoit de la ca- Xiij  5*6 Les quatre bane, me ctia : vaillant chevalier, ne tuez pas mon fauvage. J'obéis , & le laiffant la, jëntrai dans le lieu d'oü je crus que certe voix étoit fortie , réfolu de préfenter a la vieille , le foulier qu'on n'avoit pu m'öter de force , & de lui faire voir que je ne favois pas pris comme un voleur; je m'imaginai qu'il étoit a fa fille, ou a quelque nièce dont j'avois vu 1'appattement & les habits la nuit précédente. Mais jëus beau parcourir toutes les chambres de cette demeure , je n'y trouvai perfonne ; & dans cette belle chambre oü j'avois vu la toilette, je ne vis qu'une partie des habits que j'avois vus ïa première fois. Je revins fur mes pas pour tirer quelque éclairciffëment du fauvage fur cet enchantement : mais je ne le trouvai plus. Quoique je perdiffë beaucoup de fang , je nën étois prefque point affoibli; je me fentois feulement pteffé d'une faim égale a la foif, qui m'avoit attiré fur cette montagne j je voulus chercher de quoi la fatisfaire oü j'avois trouvé de quoi fatisfaire ma foif: mais la porte fe ferma fur moi, fans que tous mes efforts puflent lëuvrir; mon unique reffource étoit la grotte , je la cherchai par mille fentiers rudes & détournés, fans pouvoir la découvrir , & peut-être ne 1'aurois-je jamais trouvée, fi 1'odeur de quelques mets quën fembloit y préparer, ne m'y eüt conduit. Je ne  Facardin s. 317 pouvois fuivre de guide plus agréable , dans 1'état ou j'étois ; j'y parvins donc a la faveur de ce fecours , & j'y parvins pour m'y confirmer de plus en plus , que j'étois au milieu d'un fonge. Je fus ébloui de la figure célefte que je vis dans cette grotte j c'étoit une nymphe en habit de chafle , elle étoit a moitié couchée fur un riche canapé 5 & dans cette poftute , je crus que la déefle des amours avoit emprunté les habits de Diane pour fuivre quelque nouvel Adonis ; fa gorge étoit découverte d'un coté , Sc ce cóté découvert , valoit a mon gré , tous les tréfors que la terre , la mer, Sc routes les beautés de 1'univers peuvent cacherj fa iupe étoit ouverte & rattachée au-deflus du genou par une agraffe de diamans , pareils a ceux qui formoient la bouclé de ce beau foulier ; la jambe que cette ouverture laiffoi; voir, n'étoit pas la jambe d'une mortelle ; elle me la préfenra, cette belle jambe , Sc tournant les yeux fur moi: quoique mon cceur foit partagé, dit-elle , entre 1'averfion que je me fens pour votre perfonne , & le cas que je fais de votre mérite , je veux vous orfrir les moyens d'être heureux ', Sc de contribuer a mon bonheur y vous tenez mon foulier, pourfuivit-elle , Sc la témérité d'avoir ofé le toucher , eft en quelque forte eftacée par la valeur dont vous l'avez défendu j fi vous 1'aviez livré quand on vous 1'a Xiv  3*8 Les quatre demandé , c'étoit fait de vous , de vos efpérances & des miennes ; chauffez-moi, afin que vous foyez convaincu que ce foulier m'appartienr. Jobéis avec un certain refpect mêlé d'em-r pretfement ; & pendant ce fervice que je lui rendois , j'étois fi tranfporté , que je ne favois plus ce que je faifois. Après lui avoir mis ce foulier , avec la plus grande facilité du monde, elle m'ordonna de 1'öter, & me demanda ce que j'étois venu chercher dans certe grotte. Ce ne fut qu'alors que je m'en fouvins , & je lui dis d'un air tendre & pafïïonné , que je mourois de faim , comme fi je luieuffé dit que je mourois d'amour, Eh ! quoi, dir-elle , toujours des befoins ignobles ! Vous entrez hier chez la vieille pour boire, & vous ne venez aujourd'hui chez moi que pour manger ! II n'importe , mais voyons, avant que de paffer ourre , fi vous méritez le malheur que vous avez eu de boire , & fi vous êtes digne de la gloire que vous aurez après avoir bien mangé? Voyons enfin fi vous êtes digne de la fortune que vos deftins femblent vous promettre ? Prenez cet are, & voyons de quelle manière vous vous y prendrez pour le tendre j je le pris, ne dourant pas que je nën vinflë a bour auifi facilement que j'avois fait de la chaulfer: mais ce ne fut qu'après des efforts qui me firent fuer a grofiës goutres , que je réuffis, Dès que jëus fait, la corde d?  Facardin s. 319 cet are rendit un fon fi harmonieux, que rien ne pouvoit legaler que le fon que fit entendre dans ce moment la belle cage en s'ouvrant; il en fortit quelque gros oifeau que je ne vis pas : mais il en fortit d'un vol fi bruyanr, que jën tretfaillis; la nymphe, furprife de 1'aventure que j'avois mife a fin , me regarda depuis la rête jufqu'aux pieds : mais détournant auffi-töt les yeux , comme de quelque objet d'hotreur ; prenez une des flèches de ce carquois , me dit-elle , fortez de la grotte , levez les yeux, & tachez de percer de cette flèche ce que vous verrez en Pair; je fortis , & crus voir une mouche bien loin au-deffus de ma tête ; comme après avoir bien regardé, je n'y voyois aurre chofe, je décochai la flèche de route ma force j je la perdis bientót de vue , & dans le tems que je la croyois dans la moyenne région des airs, tant elle fut long-tems k redelcendre, je la vis romber a mes pieds avec un gros coq quëlle percoit de part en part. La nymphe accourut, retira fa flèche, & lacha le coq qui , prenant lëflbr comme fi de rien n'étoit , fe reperdit dans les airs. Après cet exploit, la belle chalferefle me regardant avec quelque forre de refpect, quoiqu'avec la même averfion ; oui , dit-elle , vous mérirez que je vous charge du foin de ma délivrance : mais s'il faut que je vous la doive,  350 Les quatre comment pourrai-je me réfoudre a paffèr mes jours avec un homme fi peu aimable, & fi digne d'être airné ? Prenez mon foulier , gardez-le bien; p.ircourez toute la terre , & ne vous rendez auprès de moi, que quand vous aurez trouvé un pied a qui vous puifiiez le chauffer, une femme qui veuille de vous, ou bien un coq qui vole auffi haut que celui que vous venez de voir. Quand vous m'aurez amené une de ces trois merveilles, il ne vous refte ra plus que d'avoir les bonnes graces de la vieille pour avoir les miennes j fans cette dernière condition, & 1'une ou 1'autre des premières , je ferai toujours malhameufe , Sc vous ne ferez jamais heureux. Mais avant que de vous éloigner de moi pour chercher ces aventures , il faut tenter la première. II vous foiivient je crois , que , quelque prière qu'on vous ait pu faire, la nuit paffee , de ne point boire, vous n'avez pas laiffé de le faire. Cëft pourquoi , quelque horreur que vous puiffiez avoir de ce qu'on va fervir devant vous, mangez-en fans que. je vous 1'ordonne. Je ne demandois pas mieux, ne croyant pas qu'avec la faim extréme qui me dévoroit, on put rien fervir chez une perfonne fi délicate, fi propre Sc fi charmante , qui püt me dégoüter : mais je penfai m'évanonir , lorfque je vis le plat qu'on me préfenta. Vous ne dévineriez jamais, fei-  Facakbins. 3Ji gneur chevalier, le déteftable ragout que c'étoit; cëft pourquoi, je ferai bien de vous dire, quën me fervit la jambe du fauvage , fans oubher le pied , & 1'afTreux ongle dont il étoit garni. Les cheveux m'en drefsèrent a la tête , le cceur me fouleva, & jëllois fortir pour ne plus voir cet objet odieux ; lorfque la nymphe , fans me parler, fit un grand foupir, & me jeta quelques regards de pitié , mêlés d'indignation; cela me détermina, je fermai les yeux, j'arrachai a belles mains un morceau de cette chair, que je mangeai a belles dents; je voulus me retirer après cet affront, lui proteftant que je nëurois plus befoin de manger de plus de quatre jours; elle me parut toute radoucie, fes regards s'arrêtèrent fur Jes miens, & jën fus fi tranfporté que je mangeai encore un morceau •, elle sëpprocha de moi, & me dit en s'appuyant contre mon épaule, quëlle ne me prieroir pas dëchever, mais que je n'avois rien fait fans cela. Le charme fair fon effet, difoit-elle, en me regardant tendremenr. Le premier enchantement va fe diffiper , je Ie fens par mon cceur j fi vous perfévérez jufqu'a la fin , vous n'aurez pas loin a aller pour trouver une perfonne qui vous aime : mais fi vous quirtez ce lieu; fi votre repas eft inrerrompu , avant que d'être achevé , vous ferez plus défagréable que jamais. Toutes ces paroles mëntroient dans ie  3J1 Les quatre cceur , & me montoient a la tête , que c'étoit une merveille : elles animoient mon courage , mais elles n'augmenroienr point mon appérit; cependant , quoiqu'ii y eut a manger devant moi pour dix perfonnes affamées , je réfolus de n'y rien laiffer , putfque telle étoit la condition de cette épreuve , & je me mis en devoir de tout avaler ou de créver noblement aux yeux de ma divinitéi Ce fut au fort de cette magnanime réfolution , que mon maudit écuyer , qui , felon les apparences , me cherchoit depuis long tems, fit retentir les rochers d'alentour , du nom de Facardin. La nymphe en palir, & voyant que c'étoit moi qu'on cherchoir, elle fe jeta dans le paffage fouterrain de la grotte , & me laiffa plus confondu , plus furpris, & plus défolé que je ne puis vous le dire. Je l'avois vu fe radoucir pour moi ; la bleffure que le fauvage m'avoir faite s'étant guérie pendant que je mangeois fa jambe, la préfence de la plus belle créature de 1'univers, appuyée contre moi, m'avoir fourenu contte le dégout de cette épreuve; les chofes quëlle m'avoit dites , me rempliffoieut de force & dëfpérance , & je ne comprenois pas trop comment fa bonne volonté pour moi s'étoit changée tout-a-coup pour avoir feuiement entendu mon nom. Je quittai 1'horrible repas que j'avois commencé, je courus a 1'entrée du paffage fouterrain, par  Facardin s. ?3J lequel elle venoit de fe fauver ; mais dès que je m'y préfenrai pour la fuivre , un vent impétueux non-feulement men défendic I'acccs, mais m'accueilüt avec tant de violence , qu'il m'enleva de terre, & me porta hors de Ia grotte ; la porre fe ferma d'elle-même, dès que jën fus dehors; cette porre avoit deux trous, comme a porte de la vieille ; deux bras plus beaux que le jour , & plus blancs que la neige , pafsèrent P« ces deux trous ; un rouet d'ébene garni d'or, fe placa vis-d-vis , & ja filerïë recommenca de plus belle. Je ne doutai plus que la divinité que je venois de voir , ne füt la fille de ia vieille, & que 1'amufement de filer ne füt extrêmemenc du goüt de cette familie enchantée. Je m'avancots pour maller mettre a deux genoux devans la nymphe dont je ne voyois que les bras , pour la conjurer de m'ouvrir la porte, & de me recevoir a miféricorde, lorfque mon écuyer m'ayant enfin découverr, fe remit a brailler plus fort que jamais en m'appelant par mon nom. Les belles mains fe rerirèrent auffi-rót: le rouet difparut; & de la grotte dont la porte sëuvrir avec fureur lé même vent fortit, & „ons pouffa tous deux'en roulant, jufqu'a cet endroit de la montagne d'oü j'avo.s vu pendant la nuit, la première beur qui mavoit conduit a la demeure de la vieille. Ce fut M , qu'après être un peu revenus de  334 Les quatre notre étourdilTement, mon écuyer me dit que je 1'avois échappé belle, Sc me conjara de defcendre au plus vïre , & de me fauver , tandis que je le pouvois encore. Et comment /ous ètes-vous avifé , pourfuivir-il, de grimper fur cette maudite montagne , toute farcie de forciers & dënchantemens, pour vous dérober a la pourfuite de tout le peuple ? Je vous attendis fur le rivage , jufques bien avant dans la nuit, Sc croyant que vous auriez pu débarquer en quelqu'autre endroit, pendant que je vous attendois inutilement dans celuidd , je gagnai le prochain hameau pour vous y chercher. Ce fut la que j'appris de belles nouvelles; caron me dit que vous aviez féduit ou forcé la fille qu'on vous avoit laiffée, que fon coq étoit perdu, qu'on vous avoit vu débarquer enfemble, & que.vous aviez tous deux gagné le haut de la montagne , pour vous dérober aux pourfuites de la juftice : mais que tous les habitans de la campagne fe mettroient en armes le lendemain , pour vous prendre 1'un & 1'autre , & que vous n'échapperiez pas a leur vengeance. En effet, toute la populace des lieux circonvoifins s'eft affemblée a la pointe du jour, le confeil s'eft tenu, les troupes fe font mifes en marche , Sc fe répandant de tous cbtés , une partie de cette multitude s'eft mife a inveftir le pied de la montagne pout vous boucher le paf-  Facardin s. 3 3 j fage , tandis que 1'autre montoit en fe difperfant par tous les fentiers pour vous prendre. Je vous ai cru perdu , mon cher maitre, On m'avoit faifi , de peur que je ne vous fuffe donner 1'allarme, & 1'on m'affuroir fort qu'on me feroit 1'honneur de partager avec vous le fupplice qu'on vous deftinoit. Je ne pouvois me confoler de voir qu'un homme auffi fage & auffi retenu que vous aviez toujours été fur ces fortes de foibleffes , fe füt miférablement perdu pour une maudite guenon de campagne , & fon coq de palher. Au milieu de ces douloureufes réflexions s des cris foudains qui s'élevèrent au pied de la montagne du cóté de la mer , achevèrent de me défefpérer. Car le bruit fe répandit r*ir-tout, qu'on vous avoit furpris juftemenr comme vous alliez vous embarquer avec vorre nouve'le maïtreffe pour vous fauver : mais quelle fut ma joie , lorfque je vis Ia prifonniere ! C'éroit un de nos chaHeurs d'hier qu'on rsmenoit avec cette fille;. leur fenrence fut prononcée fans autre forme de procés, & quoiqu'ils niaflent fait, 1'amant qui devoit être 1'exécuteur, rit une foffb dans laqueile il mit fa maitreffe jufqu'au cou , après s'être tendrement embraffés : cette foffe fut comblée de rerre autour d'elle; & comme on ne lui voyoit plus que la tête (que bien-tó: on ne devoit plus voir), oa entendit chanter un coq au milieu des airs.  33<5 Les quatrë Toute la populace leva les yeux; on entendit un fecond cvi, mais on ne vit rien; a la fin pourtant, un des plus apparens de cette affemblée tira de fa poche une lunetce aftronomique , 5c foutint que c'éroit un moucheron qui contrefaifoit le coq ; 1'amant foutint que c'étoit le coq de fa maïtreife, & jura par le grand Caramouffal , qu'il le reconnoiffoit a fa voix. Pendant cette difpute 5 un vérira'ole coq qui s'étoit guindé plus haut que jamais oifeau de fon efpèce n'avoit fait, defcendit des cieux , Sc vint fe pofter fur la tête qu'on alloit enfevelir fous la terre ; les cris" redoublés que poulfoir toute 1'aflemblée ne lëffrayèrent pas : il garda fon pofte , tandis que tout le peuple fe tuoit de dire que cette efpèce de prodige étoit une preuve convaincante de 1'innocence de 1'accufée ; mais comme on s'approcha d'elle peur la déterrer , le coq ailongea le cou, bartit des alles , chanta trois fois, & s'étant élevé comme auroit fait un faucon , dans un inftant on le perdir de vue. Cela fit juger aux principaux des fpeétateurs , qu'il y avoit eu quelque chofe a redire a la bonté quëlle avoit eue pour fon amant: mais comme le coq, en battant des ailes fur fa tête , lui avoit crévé 1'ceil gauche , on jugea que c'étoit ia punition de quelques tendres indu'gences , Sc on la déclara pleinement juftihée du crime capital. On 1'a donc déiivrée fur le champ  Facardin s.' fchamp , & de Ia foffe , & de toutes fes appréhenfions ; Ie peuple lëft allé conduire chez fes parens , Sc tandis qu'on met le premier appareil a fon ceil , je viens ici vous conjurer de vous, fauver, & de vous éloigner d'un pays oü les montagnes font pleines d'enchantemens; lesJles, de lions; Sc le continent, de coqs Sc d'habitans, qui ne valent °;uères mieux. f Je connus la vérité de fon récit, par les chofes qui m'étoient arrivées au haut de la montagne ; je fuivis donc fon confeil, & nous fordmes, fans obftacle , de ce lieu de prodiges Sc d'événemens" incompréhenfibles. Plus je repalfois dans mon efprit ce que j'y avois vu , moins je pouvois me perfuader que tout cela füt réel ; ce lion quï m'avoit parlé, cette vieille qui m'avoit témoigné tant de bonne volonté , cette rille qui m'avoir: pris en averfion , la divinité qui m'avoit ptefcric des chofes impoifibles, lëau que j'avois bue fï avidement , Sc le repas que j'avois commencé avec tant d'horreur, me paroiffoient autant d'illufions : cependant, je me trouvois eii poffeflion du précieux foulier, & c'éroit affez pour m'alfurer que tout le refte étoit vévitable. A la première ville de conféquence qui sëffrit fur mon chemin , je fis faire le cafque que vous voyez ; Sc fur ce cafque, le coq enrichi de pierreries , qui bat des' alles Sc qui paroit chanter , renTome XX. Y  3j8 Les quatre ferme le foulier merveilleux que je vais vous5 montrer. A ces mots, le courtois étranger ayant ouverc le coq, en tira cette merveille , qu'il m'avoit tant vantée , & qui renfermoit la figure d'un coq que j'avois d'abord pris pour un aigle. Je vous avouerai, tres - illuftre empereur . que jën fus faifi d'étonnement; cëft un chef-dëeuvre que ce foulier , pour fa forme , pour fa grace , & pour fa petitelfe; fa vue feule me donna de 1'émotion , quoique je fulfe perfuadé que c'étoit plutöt un ouvrage fait a plaifir, que pour 1'ufage de qui que ce püt être. Le bel érranger eut beau protefter qu'il l'avoit chauffé a la belle chafféreffe , je nën crus rien : enfin , après 1'avoir tenu long-tems entre mes mains, après 1'avoir tourné de tous les ebtés , & après 1'avoir baifé , avec la permiffion de celui qui me le montroir, il fut remis dans le cimier du cafque ; & Facardin de la montagne reprenant fon hiftoire ; jë ne veux point, feigneur , dit-il, vous amufer par le récit frivole des aventures qui me font arrivées depuis: ce feroit vous faire un dérail ennuyeux des mépris , des infultes & des affronts que j'ai effuyés partout oü j'ai offert mes vceux. Je ne voyois point de femmes que je ne cruffe dignes de ma tendreffe , & pas une de ces femmes ne me voyoit fans croire ma tendteffe indigne d elle. Les beau-  Facardin s; ^ lés qui nëtoient plus dans la première jeuneflë, me préféroient leurs écuyers, & les autres me quutoient pour le mién. Cependant, pas une ne me refufa 1'épreuve du foulier , & pas une n'y put mettre le bout du pied. II ne me reftoit donc aucune efpérance que dans la rencontre d'un coq qui sëlevat auffi haut que celui de la belle chafféreffe , cëft-a-dire , d'un coq qui voldt comme un aigle , & cëft ce qui me paroiffoit auffi difficile d trouver , qu'une femme qui put m'aimer, ou qu'un pied qui convint au beau foulier. J'avois déja parcourules provinces del'Afrique & de 1'Afie dans ces recherches inutiles, Sc j'étois fur le point de mëmbarquer au port de Sydon pour paffer en Europe, lorfque les ambafladeurs de Fortimbras i la grand'bouche , roi de Dane* marck , y débarquèrent; ils me dirent qu'ils alloient faire un tour vers la Bactriane , pour y chercher une bouche de la taille de celle du roi leur maïtre ; mais qu'ils croyoient leur voya^e inutile , quelque affurance quën leur donnar du contraire ; & pour m'en convaincre, ils ouvrirene une caflëtte d.'or, dëü ils tirèrent la mefure de cette bouche royale ,.& cette mefure étoit la mefure d'un piedgéométrique. Je leur dis que j'avoia beaucoup voyagé, fans avoir vu de bouche dans tous mes voyages , qui püt en approcher : mais je les fuppiiai de me dire ce oue le roi leur maüre  34° Les quatre prétendent faire d'une aurre bouche auffi énormé que la fienne , quand mëme il feroit poffible dën trouver. lis me dirent que cette curiofité lui étoit venue par une aventure forr bifarre qu'ils n'avoienc pas le tems de me conter ; Sc fur cela, le chef de 1'ambaffade , qui me parut un homme de conféquence , pouffa deux ou trois grands foupirs, Sc fe mit a pleurer. Les autres lui tinrent compagnie , Sc j'avois déja les larmes aux yeux, auffi bien que mon écuyer , ( fans favoir pourtant de quoi ces vénérables ambaffadeurspleuroient) lorfque le premier fe mit a dire : Ah , ma chère patrie ! je puis bien te dire adieu pour jamais, puifque lëfpérance de te revoir nous eft interdite, a moins que nous ne puiffions retourner vers tes heureux rivages avec deux chofes qu'on nous envoie chercher, Sc que toute la terre ne fauroit nous fournir. Comme je ne doutai point que la grande bouche ne füt une de ces deux chofes, je les priai de mëpprendre ce que c'étoit que 1'autre. Ils me dirent que 1'invincible Fortimbras leur mairre , avoir une fille qui s'appeloit Sapineile de Jutlande •, qu'il aimoit cette fille a la folie , paree que c'étoit la plus belle princeffe qui füt dans 1'univers ; qu'il y avoit deux ans quëlle étoit de venue prefque folie ; que le roi fon père % qui ne lui refufoit rien , avoit, a fa prière, fait  F A G A R. D I K S.H 341 pendre tous les cordonniers de Danemarck ; paree que pas un de ces cordonniers n'avoit pu lui faire des fouliers alfez petits pour le plus beau de tous les pieds , dont la nature 1'a pourvue j que les cordonniers des pays étrangers , informés de fa méchante humeur , & du fort de leurs confrères , avoient tous refufé de travailler pour elle; qua la fin , le roi fon père , cédant a la tendreffè qu'il a pour elle, avoit fait publier par tous fes états , que quiconque chaufferoir la belle Sapinelle fa fille , 1'auroit pour fa peine, a condition toutefois qu'ils feroit pendu comme les autres cordonniers , s'il 1'entreprenoit fans en venir a bout; & nous, miferables miniftres d'un maitre abfolu , & d'une maitreffe vifionnaire , nous avons dans nos inltruókions , de trouver ce petit foulier avec cette grande bouche, ou de ne jamais remertre le pied dans les plaines fertiles de notre bienheureufe patrie. Voila, me direntjls , les deux belles commiffions dont nous fommes chargés; jugez fi cëft: avec raifon que nous renoncons a. lëfpoir de revoir notre rerre natale. Le bon ambaffadeur pleuroit comme un enfant , en faifant cette réflexion; fon récit m'en fic faire quelques-unes a mon tour; je rèvai quelque iems aux conditions de 1'édit dont il venoit de parler; je lui demandai fi par hafard on pré- Yiij  34* Les quatrï fentoit a cette Sapinelle , un foulier qui lui föc trop petit, ce qui en arriveroit ? car quoique je m'imagine , lui dis-je , que cëft une marionjiette pour la taille , on pent aifément faire un foulier fi petit, qu'une marionnette n'y rnettroit pas le pied. Le chef de 1'ambalfade parut indigné de la comparaifon ; & me regardant d'un air de mépris : jeune-homme , me dit-il, quand vous aurez un peu vu le monde, vous apprendrez a ne pas profaner, par le nom de marionnette , des beautés dont la réputation nëft ignorée que de vous &c de vos pareils. Si jamais la fortune vous conduit aux pieds de Ia princeffe de Danemarck , vous verrez quels pieds ce font, & vous avouerez que fa taille ne cede au monde, qu'a celle de Mouffeline la férieufe ; ce nëft donc pas tant la petiteffe d'un pied qui parort proportionné a cette taille avantageufe , que Ie tour, la grace , & la conformation inouie de ce beau pied , qui fait qu'il n'y a point eü,'jufqu'a préfent, de foulier qui püt y convenir. Mais fuppofé , feigneur ambaffadsur , lui dis-je, qu'ayant trouvé chauffure a la forme , a la figure, aux graces, & a la conformation infinie de ce pied» on ne voulut pas époufer vorre infanre , felon 1'édit du roi fon père , quën arriveroit - il encore ? Si par un impoflible , répondit mon danois, il fe trouvoit quelqu'un affez ftupide , affez  F a c a r d i n si 343 bete, affez imbécile dëntendement, & affez dénué de goüt, pour renoncer a la pofleffion légitime de Sapinelle de Jutlande , en ce cas la belle Sapinelle de Judande s'eft obligée par ferment ( fon honneut fauf, & toutes fes dépendances ) d'accorder a celui qui 1'aura chauffée a fa fantailie ce qu'il lui demandera. V ous jugez bien pourquoi je faifois tant de queftions : cette dernière réponfe me détermina : car mon efprit s'étoit rempli de difficultés d'abord ; la belle chaffereffe régnoit toujours dans mon cceur , cependant, il ne laiflbit pas d'être épris de tous les objets qui fe préfentoient en chemin faifant: mais je les oubliois au premier moment d'abfence > pour me rendre tout entier au fouvenir de fes charmes : la princeffe dont on venoit de parler , offroit fa main en récompenfe d'un fuccès dont elle défefpéroir ; d'un aurre cóté , la mort étoit la récompenfe du téméraire qui ne réuffiroit pas. J'avois cherché par-rout un pied digne du plus beau foulier du monde ; la princeffe de Danemarek foupiroit après un foulier digne du plus beau pied de 1'univers quëlle croyoit avoir : fi d'un ebté je craignois que la facilité de mon penchant ne me fit tout oublier auprès d'une princeffe qu'on me peignoit fi belle; de 1'autre, 1'averiion què tout le fexe fembloit avoir pour ma préfence , me raffuroit contre ma propre foiblefftv Yiv  344 Les quatre J'avois erré par le monde , fans trouver une? femme qui voulut de ma eendrede, & fans ne rencontrer que des coqs de bafle-cour, qui ne favoient ce que c'étoit que de s'élever d'un vol rapide au milieu des airs ; je réfolus donc fur le champ, de m'embarquer dans un des vaiffeaux 'de 1'ambaffade , de chauffer 1'infante Sapinelle ,' Sc de la mener en triomphe aux pieds de la nymphe a 1'arc d'acier. Les ambafTadeurs qui étoient les meilleurs gens du monde, firent ce qu'ils purent pour mé détourner d'une réfblution téméraire , & me mirent devant les yeux 1'impoffibilité de 1'aventure , Sc tous les iriconvéniens qu'il y auroit a me voir pendre a la fleur de mon age , comme je ne pouvois manquer de 1'être , fi je touchois en vain le pied de la divine'-Sapinelle. Je ne leur avois rien dit du foulier , & le chef de 1'ambaflade qui pleuroit volontiers , avoit les larmes aux yeux en me voyant embarquer. Je mis a Ia voile , Sc Ie vent me fut fi favorable, que le feptième mois après mon embarquement, je mis pied a terre au rivage heureux de Scandinavië. Je traverfai ces provinces immenfes Sc ftériles en moins de quatre mois, & je me rendis a la cour de Fortimbras a la grande beuche 'y ce fut la. que m'arrivèrent des aventures beaucoup plus dignes de votre attention >  Facardin sÜ 345 que celles que je viens de vous conter, comme vous allez voir par le récir fuivant. Le bel étranger en étoit a cet endroit de fon hiftoire , lorfque la fuite en fut interrompue par un bruit foudain de trompettes, de clairons, de timbales, de fifres, de tambours, de cornemufes, Sc de flageolets , dont la forêt retenrit inopinémenr; nous tournames les yeux de routes parrs , Sc nous les arrêtames long-tems fur 1'endroit d'oü ce bruir fembloit venir : mais ce fut inutdement; plus ce concert extraordinaire approchoir, plus notre furprife augmenta , ne voyant rien par-tout a la ronde qui püt le caufer 5 mais mon fecrétaire & 1'écuyer de 1'inconnu , qui, dans 1'étonnement de ce prodige, étoient montés fur des arbres pour voir de plus loin , accoururent tout effarés , Sc nous dirent qu'un gros d'Arabes que quelques collines nous avoient d'abord caché, fembloit s'étendre de routes parts pour nous envelopper. En achevant de nous donner cet avis, nous montames fur nos chameaux qu'ils nous préfentèrent, Sc nous marchames affez fiêrement vers les premiers de cette troupe que nous commencions a appercevoir; mais nous ne fümes pas long-tems a découvrir que ce n'étoient point des Arabes , Sc que ceux que nous voyions , ne fongeoient a rien moins qu'a nous envelopper. Cependant , ce fpectacle nous furprit; car aatant  ?4*> Les quatre que notre vue put s'étendre d'oü ces avant-coureurs étoient venus , nous vimes un nombreux cortège de chevaux, d'éléphans , & de chameaux chargés de litières , de palanquins & de bagage. Cet attirail étoit efcorté de foldats &c d'un grand nombre d'efclaves tous couverts de toile peinte; & les couleurs de cette toile étoient fi vives, & jfi variées, que nous crümes voir un parterre mouvant, émaillé de toutes les fleurs du printems le plus fleuri. Nous nous étions arrêtés pour voir palier ce merveilleux convoi, dans le milieu duquel un palanquin, tout brillant d'or & de peintures les plus rares , attira toute notre atten-: tion. Ce palanquin étoit fermé de tous cotés: quatre efclaves d'une taille beaucoup au-deflus de la taille ordinaire , le portoient fut leurs épaules ; & quatre Satrapes a cheval portoient chacun un parafol pour le garantir de 1'ardeur du foleil; ces quatre fatrapes, les efclaves & les parafols étoient ornés de toile peinte , mais de toile li fine , li magnihquement peinte & fi richement brodée , que mon fecrétaire , qui s'y connoit mieux qu'homme du monde , m'a juré plufieurs fois depuis , quëlle valoit du moins deux talens 1'aune. Autour de ce palanquin , étoient tous ceux qui avoient formé le concert que nous avions entendu fi long-tems avant que de rien voir. Ce  Facardin s. 347 concert recommenca par malheur, dès que le Palanquin fut vis-a-vis de nous , & nous connümes , dès qu'il commenga , qu'il falloit être accoutumé a lëntendre de prés pour y pouvoir durer; cette mufique foudaine nous fit treffaillir 1'un Sc 1'autre; mais elle parut fi effroyable a nos chameaux , qu'ils nous emportèrent après toutes les extravagancesqu'une terreur foudaine fait faire a leurs femblables dans ces occafions; rous les efforts que nous f imes pour les retenir, ne fervoient qu'a redoubler leurs inquiétudes Sc 1'impétuofité avec laquelle ils nous emportoient : le mien & celui de mon fecrétaire , qui n'avoient pas voulu fe quitrer, tournant le dos au concert, fe jetèrent comme des forcenés, tout au travers de 1'arrièregarde qui fuivoit en biaifant, Sc paflbient fur le ventre a tout ce qui fe trouvoit en leur chemin.Ledéfordre & les cris de ceuxquife voyoient affaillis a rimprovifte , augmentoient encore la fureur de ces'^maudirs animaux, qui ne ralentirent jamais la violence de leur.courfe jufqu'a Ia première rivière ; ils s'y arrêtèrent un moment pour prendrè-fhaleine-, mais le-fouvenir de leur allarme étant revenu dans le même inftant , ils fe précipitèrent au milieu de lëau, fans nous donner la möindre connoiifance de leur projet, Sc tout ce que nous pfimes faire dans cette furprife , fut de nous tenir fermes, Sc de gagnés  54* Les qüatre le rivage oppofé d'une rivière fort rapide & fort profonde : nous étions a plus de quinze ftades dé la forêt oü nous venions de caufer tant de défordre : j'aurois bien voulu retourner fur mes pas , tant pour fatisfaire la curiofité que m'avoit donné le commencement de cette aventure , que pour favoir ce quetoit devenu le beau Facardin £ qui ne paroilfoit point, de quelque cóté que nous puiiïions tourner la vue pour le chercher : mais mon fecrétaire m'ayant repréfenté le péril & la difficulté du paflage de la rivière, 1'approche de la nuit, la diftance des lieux , 8c le nouveau vacarme que feroient nos chameaux encore tout eperdus , fi 1'horreur du charivari recommencoit a notre arrivée; il fallur céder, & me laitfant conduire vers une habitation ruftique qui paroifibit dans I'éloignement, j'y patfai la nuit avec impatience, & dès que le jour parut, je me mis en campagne , pour favoir ce que c'étoit que cette apparition de triomphe, cette décoration de toile peinte, 8c fur-tout pour retrouver, a quelque prix que ce füt, Facardin 8c fon foulier , pour être inftruit du refte de leurs aventures j mais un orage épouvantable qui avoit duré pendant toute la nuit, groffiffant tout-a-coup tous les torrens qui tomboient des montagnes voifines , avoit tellement faitdéborder la rivière que nous avions traverfée , qu'il fut inutile d'eu  F A C A R D I N S.' 349 tenter Ie paflage , ou d'attendre que les eaux fe fulfent retirées. Les gens chez qui nous avions logé, nous alTurèrent que toutes les plaines dslentour feroient inondées plus d'un mois duranr.' Voila 1'aventure qui me fépara du charmant étranger, dont je n'ai jamais pu , depuis ce jour, avoir la moindre nouvelle, quelque peine que je me fois donnée par tout pour en apprendre. Dinarzade, après un foupir de foulagement, tel qu'on fait d'ordinaire au fortir d'une grande oppreffion ou d'un long ennui, joignit fes deux mains par - delfus fa tête : mille graces s'écriat-elle , aux fatrapes couverts de toile peinte , au palanquin doré , aux gens qui le portoient, aux parafols qui le défendoient du foleil, & furtout aux cornemufes , aux fifres, aux timbales £c aux flageolets , qui , donnant 1'épouvante a vos chameaux , vous féparèrenr de eer autre Facardin ; & que béni foit a jamais Ie débordemenr de la rivière qui vous empêcha de Ie rejoindre ; car fans tout cela vous auriez eu de quoi nous fatiguer autant que vous avez fait par le commencement de fes aventures, en nous conranr encore celles qui lui font arrivées auprès de Sapinelle de Jutlande. De bonne foi, Seigneur Facardin , dites, a peu prés , combien il vous faudra d'années pour nous faire le récit de vos voyages , ou pour  350 Les quatre nous elite ce que contient le recueil de votre1 fecrétaire , puifque , depuis le tems que vous abufez de la patience du fultan, vous n'avez encore parlé que des fortunes d'un autre ? Le fultan , qui , par habitude , fe faifoit frottet la plante des pieds par fon grand chambellan, pendant tout le commencement de cette hiftoire, par bonheur n'entendit pas ce que fa belle-fceur venoit de dire , a caufe d'un léger aifoupiflëment qui l'avoit faifi ; fans cet afibupiffement , il eft a ctoire quëlle nën eüt pas été quitte pour une limple réprimande ; & Facardin , pour empêcher qu'il ne s'appercüt qu'on l'avoit interrompu , continna de certe manière . comme votre majefté , toujours augufte & victorieufe , fembloit être diftraite par quelques réflexions férieufes & politiques pendant certains endroits de mon récit, je vais répéter ce que j'ai dit pendant ces momens de rêverie , pour vous remettre au lil de 1'hiftoire. 11 nëft pas néceffaire , dit le fultan ; il ne m'en eft pas échappé le moindre mot, &c pour vous le faire voir, pendant que je méditois fur le repos de mes peuples & fur la profpérité de mon état, vous contiez comme les éléphans , les brancards, les parafols &c toute la toile peinte , avoient pris le frein aux denrs, & sëtoient précipités dans la mer , d'abord que vous , vos écuyers cë vos  Facardin s." 351 chameanx commencates a jouer de la flüte & de vos cornemufes. Juftement, reprit Dinarzade , Ie prince de Trébizonde n'a qu'a pourfuivre fon hiftoire; & s'il prend un jour envie a votre hautefle de Ia raconter dans le goüt de cet échantillon , ce fera la plus curieufe hiftoire du monde. Taifez-vous donc , lui dit Ie fultan , afin que j'y donne toute mon attention ; & vous , Facardin , pourfuivez. J'avois un regret extreme , dit Facardin , de n'avoir pu prendre congé de 1'étranger, tant pour 1'eftime que j'avois pour lui , que pour le deffein que j'avois eu de le prier de changer de nom , afin que les exploits dont je prétendois rendre le mien célèbre, ne fuftent pas confondus entre les deux feuls Facardins qui fuffènt dans 1'univers : mais je ne fus pas long-tems a. reconnoitre que cetre précaution m'eüt été trésinutile. II y a des efprits indolens & fpéculatifs , qui pafferoient des henres entières fans parler, principalement quand ils font feuls : mais pour moi,' qui n'ai jamais fu ce que c'étoit que cette ridi-. cule oifiveté d'imagination qui fait rêver a tous les objets qui fe préfentent en voyageant, fans ouvrir la bouche pour en raifonner, je me parlois a moi-même , quand je n'avois perfonne a qui parler ; je répétois quelques fcènes de co-  '35^ Les quatre méclie ; je chantois, je fifflois; enfin je mettols en ufage tout ce que lëfprit & les avantages de la naifTance fourniffent pour fe défennuyer, plutöt que de m'amufer a batir des chateaux en 1'air, comme font les miférables fonges-creux dont je parle. Mon fecrétaire n'étoit pas , a la vérité, de cette efpèce de rèveurs, mais il s'arrètoit a chaque bout de champ pour des baguejiauderies qui ne valoient guères mieux, & tirant une grande pancarte toute griffonnée de fes obfervations, il alloit crayonnant les fleuves , les montagnes , les rivages , les chateaux , les Moulins, & jufques aux colombiers qui fe trouvoient fur notre route ; un jour que jën étois plus impatienté qu'a. 1'oidinaire : Jafmin , lui dis-je, eft-il poffible qu'avec cette batbe qui vous pend jufqu'a la ceinture, vous foyez éter■nellement a lantemer avec votre chiffon de journal , au lieu de vous tenir auprès de moi pour répondre a mes queftions ? Serrez-moi ce fattas , pour me faire voir, dans 1'état que vous avez des aventures périlleufes, 1'aventure la plus a portée de nous , afin que je 1'aille chercher; car je fuis las dërrer au hafard , comme je fais depuis trois femaines. Nous étions auprès d'un pont (qu'il commencoit a defïïuer) dans le tems que je lui tenois ce difcours : il eut de la peine a quittes fon ouvrage pour m'obéir; il s'y difpofoit pour- tanc,  Facarbins; jjj tant, avant que de pafiër la rivière , quand nos chameaux fe mirent a renifler Sc a trembler de frayeur. Un moment après nous entendimes accorder quelques inftrumens , Sc auffi-tót nous Vimes paroïrre a 1'autre bout du pont une demidouzaine de perfonnages habillés de toile peinre, qui, nous ayant vus les premiers, accordoient des inftrumens de différente efpèce , pour nous faire honneur. Dès que nous connümes que c'étoient des muficiens pareils a ceux de la forêr , nous leur fimes figne de ne point commencer la férénade dont ils vouloient nous honorer. Ils virent bien par le trépignement de nos monrures, que c'étoit en leur faveur que nous faifions cette prière ; Sc paffant de notre cóté en chancelant a chaque pas (car ils étoient tous ivres) lëmbarras de nos chameaux leur parut fi divertiffanr, qu'ils voulurent 1'augmenter par un petit prélude. Dès les premiers accords de ce prélude , le chameau de mon fecrétaire , fe fouvenant de la manière dont il s'étoit fauvé la première fois, fe précipita dans la rivière , fans marchander ; Sc tandis que fon maitre lui tenoit le cou étroitement embraffé pour gagner 1'autre bord , les mémoires curieux de nos voyages , qu'il n'avoit pas eu le loifir de ferrer , flortèrent au milieu de lëau. Pour mon chameau , que le chef de ces muficiens avoir faifi par la bride, & que les Tome XX. 2  LES QUATRE autres environnèrent de tous cótés, de peur qu'U ne fuivït fon compagnon , voyant qu'il ne pouvoit s'échapper , il fe mit a deux genoux, tremblant comme la feuille, ferma les yeux, ne pouvant fe boucher les oreilles, & poulfa des cris fi douloureux , que je ne pus m'empêcher dën rire , principalement quand jëntendis ceux de 1'autre chameau , qui, par amitié pour fon compagnon , lui répondoit de 1'autre cóté de la rivière* Je mis pied a terre , & celui qui retenoir encore mon chameau par la bride , ayant fait partir fes compagnons , de peur de quelque nouvelle alarme, conduilit mon chameau de 1'autre cóté du pont, & me fit beaucoup dëxcufes de 1'infolence de ces ivrognes. 11 me dit qu'ils étoient de la bande de plufieuts auttes muficiens que je n'avois apparemment pas rencontrés, paree que de 1'humeur dont il voyoit nos chameaux , ils feroient morts d'angoifië , s'ils avoient entendu J'autre concerr , ayant ordonné de jouer de tous leurs inftrumens , dès qu'ils verroient quelque étranger. Il ajouta qu'il étoit refté derrière pour ramaflër ces coquins , qui s'étoient écartés pour boire a tous les cabarets de la route , & qu'il alloit regagner le convoi de la princeffe. Et quelle princeffe , lui dis-je ? Cëft Mouffeline la férieufe, me dit-il, qui §ën retourne au royaume  Facardin si jjj de Fon père , pour rire. Commenr pour rire , lui dis-je ! cëft , dit-il, qu'il y a trois mois quëlle voyage pour rire , & cëft pour rire quëlle retourne au royaume d'Aftracan : mais je fuis tien fimple, pourfuivit-il, de vous rendre rallen, d'une chofe que vous favez mieux que moi. A ces mots il partit a toutes jambes pour rejoindre fes compagnons; jëus beau 1'appeler pour fatisfaire ma curiofité , jamais il ne tourna la tête, & jamais mon fecrétaire ne voulut confentir que je montalfe fur mon chameau pour courir après ,' proteftant qu'il aimoit mieux mourir que de fe trouver a la merci de cette implacable mufique» Nous nous en éloignames donc en toute diligence , lui, regrettant la perte de fes remarques, &c moi celle d'un éclaircihëment que je fouhaitois fur ce qu'on avoit commencé de me dire de 1'infante d'Aftracan. II n'auroit tenu qu'a moi d'y rêver jufqu'a la nuit ; car mon fecrétaire étoit refté bien loin derrière moi pour faire le bel efprit , ou pour repaffer dans fa mémoire 1'abrégé du journal qu'il avoit perdu : mais ne pouvant fouffrir le filence oü fa rêverie me réduifoit , je 1'attendis , & dès qu'il fut auprès de moi: Jafmin , lui dis-je, cherchez-moi parmi vos papiers la lifte des lieux oü lënchantement & les périls auront de quoi mëxercer, afin que je me rende > comme je 1'ai déja Zij  35^ Les quatre dit, a ceux qui font le plus prés d'ici. Chetchez-les vous-même , me dit-il d'un air affez chagrin , puifque toutes mes liftes , tous mes journaux & tous mes papiers fuivent le couranr de la rivière , tandis que je fuis votre altelle fur un forcier de chameau qui me fera défefpérer ma vie , &c fur lequel il m'eft du tout impoffible de faire mon falut, tant il me donne occafion de le maudire , & notre grand prophéte qui 1'a mis au monde. Suivez donc , feigneur , ces papiers , qui ne font, a proprement parler , que des commentaires de nos belles actions; pour moi , je ne fuis pas affez fot pour me noyer en les repêchant. Mais a quoi bon courir après les aventures , dans 1'équipage ou vous êtes ? Ne voyez - vous pas que quelque brave que vous foyez , il ne faudroit qu'une vieille pour vous faire fuir jufques au bout du monde fur cette maudite monture ? Laiffez donc la , s'il vous plaït, la démangeaifon de gloire qui vous tourmente , jufqu'a ce que vous foyez en état dën acquérir : nous fommes a trois journées du golfe perlique ; cëft dans cette ville enrichie du commerce de certe mer, que lën trouve les plus beaux chevaux du monde , & cëft la. que je confeilie votre alteffe de fe défaire de ces défaftreux chameaux , pour nous monter a la facon des héros errans, au lieu de  Facardinj." jj7 trotter par le monde comme des marchands Arméniens , ou des pélerins de la Mecque. Je fuivis fon confeil , & le troifième jour, fans avoir fait aucune mauvaife rencontre, cëfta-dire , fans avoir trouvé de mufique en chemin , nous découvrïmes le rivage de la mer Rouge ; le foleil étoit fur le point de fe coucher , & je regardois avec plaifir la variété briljante dont fes rayons peignoient la furface des flots ; on eut dit que c'étoit quelque tapis de pourpre qu'on avoit étendu delfus ; car Ia couleur de cette mer & celle de la lumière qui s'y répandoit , faifoient un mélange éclatant. Mon fecrétaire , qui ne s'éloignoit plus de moi, me demanda fi je favois pourquoi ce que je regardois s'appeloit la mer Rouge ? Je lui dis que c'étoit a caufe de fa couleur; au' contraire , me dit-il , cëft quëlle nëft non plus rouge que vous. Au refte , il ne faut pas vous imaginer quëlle foit venue au monde faite comme elle eft ; &c puifque nous avons encore pour une heure de chemin d'ici a Ia ville de Florifpahan, capitale de 1'Arabie Pétrée , je vais vous conter tout cela. Vous faurez donc , s'il vous plart, qu'a cette extrémité de la mer Rouge qui regardé les Indes, on trouve d'un cöré les confins de la Bactriane, & de 1'aucre le royaume d'Ophir. Les premier$ Ziij  358 Les quatre rois d'Ophir avoient toujours été en guerre avec Jes premiers rois de la Baófcriane, & cela pour un fujet aflez léger; ce qui arrivé d'ordinaire a des princes voifins comme ceux-ci, qui ne font féparés que par un trajet de cinq ou fix eens lieues de mer : or, après que ces puiffans rois fe furent bien défolés depuis quinze eens ans , de père en fils , par des guerres continuelles; ceux qui règnent encore de nos jours, fe font avifés de faire la paix par Palliance de leurs enfans. Le roi d'Ophir n'avoit qu'un fils, & celui de Badtriane n'avoit qu'une fille. Cette fille étoit ce qu'on appelle la beauté même j & le prince d'Ophir étoit un chef d'ceuvre d'agrément & de bonne mine , mais froid comme glacé a 1'égard du beau fexe. Cependant les plénipotentiaires de part & d'autre ayant fait leur devoir , le traité fut bientót conclu ; celui de Badtriane , grand politique d'ailleurs, n'avoit prefque point de nez, mais en récompenfe il avoit la plus épouvantable bouche qu'on verra jamais. Celui d'Ophir. .... Non : attendez un peu que je me remette cette circonftance : celui d'Ophir; oui juftement, celui d'Ophir ; car celui de Badtriane , au contraire, avoit une bouche dans laquelle un enfant d'un an eut a peine mis le bout du doigt, lors même qu'il bailloic j mais en récompenfe fon nez étoic  Facardin s. 359le plus ample, le plus fertile en bourgeons que jamais plénipotentiaire air porté. Le miniftre BacFrien porca les articles de la paix , avec le portrait de Finfante fa maïtreffë , a la cour d'Ophir; mais ce fut inutilement ; le prince ne voulut pas feulement regarder le portrait, & partie fecrettement de la cour environ a minuit & trois quarts ; mais ce qui arriva dans 1'autre cour , vous fera drefiër les cheveux a la rête. Or avant que dën venir a cette cataftrophe , il eft bon que vous fachiez qu'a deux ftades Sc demie de Fourchimène , capitale de toute la BacFnane, on voit un petit bois fort obfeur ; que dans ce bois eftun temple encore plus obfeur (écoutez bien ceci, s'il vous plaït) ; qu'au haut de ce temple eft un pinacle qui s'élève jufques aux mies , Sc que tout au haut de ce pinacle eft une cage, & dans cette cage un coq qui rend des oracles ; fouvenez-vous, s'il vous plaït, de toutes ces circonftances. Comme le miniftre du roi d'Ophir nëtoit pas encore arrivé , Sc que toute la cour de BacFriane 1'attendoit avec impatience , a canfe des feux d'artifice quën avoit préparés pour la publication du mariage , la belle Primerofe qui % comme une princeftë jeune & bien élevée, aimoit fort la figure des hommes jeunes, & bien faits , importuna tant Ia reine fa mère , quëlles; fureot toutes deux incognito confulter 1'oracle dü Z  3 i n sf '37J ïangue arabefque, oü avez-vous appris a paroitre devant des dames couchées , Fépée a la maini1 Qu'on fe mette tout-a 1'heure a deux genoux , & qu'on me rende cette inutile flamberge. Il feroit impoffible , magnanime empereur , de vous faire comprendre la fureur oü cette infolence me mit. Cependant , comme je la voulus modérer, de peur de quelque indécence : Monfieur 1'abbé , lui dis-je , quoique ce que vous venez de dire foit le refrain de toute la canaille dont ces lieux font habités , je vous avertis que s'il fort du builfon qui vous couvre toute la face, une autre parole comme celles que vous venez de proférer, votre tête ne fervira plus qu'a balayer les ordures de ces lieux. Après ce compliment je lui fis fiffler deux ou trois fois mon épée autour des oreilles, & je vis bien que tout ce qui me parloit dans ces ifles , n'ayant qu'un même langage , prenoit le même parti lorfque j'y répondois ; car mon grand prêtre s'enfuit, après avoir fait le plongeon chaque fois que mon épée lui paffoit par delfus la tête, Sc le fetrurier le fuivit de fort prés. Dès que je me vis feul, fe voulus finir 1'aventure en portant une bague a la fée Cryftalline j car je croyois qu'il n'y avoit qu'a fe baifler , comme on dit , pour en prendre. Mais jëus beau m'évertuer Sc les tirer d'une après 1'autre Aa iv  |7f Les quatre d'une force que les dieux n'ont accordée qua peu d'hommes , jamais je nën pus ébranler une feule. Le dépit dëne réfiffance oü je ne m'étois pas attendu , me fit redoubler mes efforts a plufleurs reprifes, mais toujours inutilement. Cette aventure me fit fouvenir d'Alexandre, au fujet du nceud gordien , & je fortois pour ramener le ferrurier, ou pour lui prendre une de fes limes , lorfque la nymphe me pria de me remettre auprès dëlle ; & dès que j'y fus, ce ne font pas de pareils efforts , me dit-elle , d'oü dépendent mon falut & le votre. Vous voyez que toute la puiffance de 1'univets ne peut dégager une de ces bagues du clavier , de la manière que vous l'avez voulu faire ; cependant ü en eft une qui les fera fortir lëne après 1'autre avec autant de facilité, que ft le clavier étoit ouvert: reprenez haleine avant que je vous en infttuife , & tandis que vous refpirerez , remarquez bien ce que vous verrez dans ce pavillon. Je toutnai les yeux de toutes parrs, & j'y vis, outre la pendule & Ie clavier, une armoire de cryftal & deux rouets k filer: alors la dame du lit, voyant que je lui prêtois attention, me paria de cette manière. Je fuis née avec roiu les fentimens de fageffë & de verm qu'on a befoin 4'infpirer aux autres,  Facardin s. 377 rnais avec une curiofité qu'il ne m'a jamais été poffible de vaincre : une mère, qui me vouloit conferver dans toute la pureté de mon innocence, ne laiffoit point approcher d'homme des heux oü j'étois élevée ; ma curiofité naturelle nëut plus pour objer que Ia préfence d'une créature dont je ne connoiffbis que le nom ; on ene beau me peindre cette créature comme un monftre affreux qui me dévoreroit dès la première vue , ma curiofitt; nën fit qu'augmenter, & je nëus pas plutót atteint lage de douze ans , quëlle devint fi vive , que je réfolus de m'échapper , & de voir un homme a quelque prix que ce fut. Je fonds du lir, lorfque je crus toute Ia maifon enfbvelie dans un profond fommeil, je fautai de la fenêtre dans le jardin , du jardin je grimpai fur Ia muraille , je la franchis , au hafard de mie tuer , & tour cela pour chercher une béte qui devoit me dévorer. Je courois au travers des ohamps comme une folie , de peur qu'on ne conrüt aptès moi pour me ramener , & dès que je me crus affez loin , je m'affis auprès d'un ibuiffbn pour m'y repofer en attendant le jour. Sous ce même buiffon un jeune pélerin, que la nuit avoit npparemrnent furpris , s'étoit auffi réfugié. Je ne m'en appercus que quand faube du  37^ Les quatre jour me fit diftinguer les objets; il s'éveilla dans le même tems , & parut auffi furpris que je le fus d'abord , de voir quelqu'un fi pres de moi. J'étois alors dëne innocence fi parfaite , malgré route ma curiofité, que je crus que c'étoic une fille de mon age , mais de quelque pays étranger, a caufe quëlle éroit coiffée rout différemment, & que fes habits étoient beaucoup plus courts que les miens ; du refte , quoique je fuflë alors tout auffi belle que vous me voyez , fon vifage me parut encote plus beau que Ie mien. Nous fümes quelque tems a nous regarder , fans rien dire : a la fin prenant Ia parole : bel étranger, me dit-il, fi vous entendez la langue que je vous parle , je vous prie de mënfeigner oü je pourrai trouver une femme; mon père qui demeure dans le lieu de toute Ia province le plus défert , Sc Ie plus rempli de bêtes fauvages , mëyant élevé dès mon enfance dans lëxercice de la chaftë , me permettoit de' les pourfuivre toutes, Sc de combattte les loups, les fangliers Sc les ours , mais il me défendoit de mëprouver contre la plus dangereufe de toutes les bêtes quën appelle la femme , qu'il m'affuroit être pleine de venin , & contre laquelle il étoit impoffible de fe défendre. Je lui demandai comment cette béte étoit faire, afin de pouvoir 1'éviter; il ne voulut pas me le dire. Je le priai  Facardin $ï dën faire venir une toute jeune , pour tacher de 1'apprivoifer dans la maifon ; mais il nën voulut rien faire ; & tant de refus ayant augmenté le défir extréme que j'avois de voir un de ces^ dragons , il y a bien un mois que je me fuis dérobé de chez mon père, & que je parcours en vain les bois les plus fombres & les deferts les plus affreux pour trouver une de ces betes ; ainfi comme je vois par votre habillement que vous êtes d'un- autre pays , fi par hafard il s'y trouvé des femmes, je vous conjure encore une fois de m'en montrer quelqu'une. Et nën êtes-vous pas une vous-même , lui disJë toute étonnée? Non, dit-il, n'ayez point peur ; & quand même il en viendroit quelqu'une ici, vous voyez cet are & ces flèches, je fais fi bien m'en fervir, que je vous en garantirois ; mais fi vous n'êtes pas une femme, lui dis-je , que pouvez - vous être ? Je fuis un homme comme vous , répondit - il. Que vous dirai-je, feigneur chevalier ? Après beaucoup d'étonnement & de queftions de part & d'aurre , nous nous rapprochames , nos premières alarmes cefsèrent , nous trouvames ce que nous cherchions , & fans qu>u me déym»t ou que je lëmpoifonnaflë de mon venin , notre curiofité fut fatisfaite. Nous fümes fi contens de cette dëcomie^ ;  Les quatrï &c fi choqués de la fupercherie de nos parens, que nous réfolümes de ne plus nous quitter pout rerourner chez eux. Nous nous cachames pendant quelques jours dans l'épaifteur des forêts , perfuadés que Ton ne manqueroit pas de me chercher partout a la ronde , car nous ne, craigniorts rien ranr que d'êrre féparés-, & je comptai pour rien , pendant les premiers jours , de ne vivre que de la chafle de celui qui m'accompagnck, & de n'avoir point d'autre retraite pendant la nuit , que les arbres & les rochers. Mais comme mon penchant a la curiofité n'étoit point éreint pour avoir fatisfak la première , elle è réveilla dans cette folitude ; lënnui me prit, je m'imaginai que tous les hommes n'étoient pas renfermés dans le premier que j'avois rencontré; que, quoiqu'il füt beau comme le jour, il sën pnurroir trouver par le monde qui feroient encore plus mon fait que celui-la ; &C dès que je me le fus mis dans la tête , je réfolus dën avoir le cceur net; je lui propofai donc de fortir des bois , pour voir un peu ce qui fe paffok ailleurs; il ne demandoit pas mieux, & nous matchames tant, que nous arrivames au bord de la mer. 11 n'avoit jamais vu ce vafte élément non plus que moi ; vous favez que cëft un objet qui furprend toujours la première fois qu'il s'orfre , Sc nous étions tous deux fort attentifs a le confi-  F A C A R D I N S. jgj 'dérer, lorfque Ia furface en fut troublée par une efpèce de bouillonnement qui parut auffi loin q«e Ia vue pouvoit s'étendre de 1'endroit oü nous enons; il en fortit une vapeur épailfe qui, s'élevant d'abord jufqu'au del, s'épaiffit encore en redefcendant, & formant un nuage obfeur , fut Pounee par un vent fubit, droit a 1'endroit d'oü nous le regardions; j'en ft, enveloppée comme é un manteau qui , me ferrant de plus en plus menleva de terrè au miüeu des cris de mon amant qu'on laiffa ld. Je fentis qu'on me tranfportoit d'un mouvement rapide : mais c'étoit la moindrede mes inquiétudes ; je fuis naturellemem hardie, & je n'étois en peine que du brouilJ«d: quii me cachoit ( d ce que je croyois ) mille chofes digne» de ma curiofité. Dans ce momenr ii le diffipa ; la mer s'entrouvrir, & j'en fus engloutie fans autre mal que celui de me trouver au milten d'une grotte fpacieufe , omée de tous les dirTerens coquillages que Ia mer produit, & qui paroiffbit enrichie de tour le corail & des plus belles perles qui foient dans fon fein. A peine eus-,e le tems de me reconr.oïrre & de revenir de ma furprife , que je vis auprès de moi h fidele Harpiane , qui eft cerre fille qui vous eft allee chercher dans la chalouppe dor, & qui des nves de Florifpahan, vous a conduit au rocher de criftal.  3Si LtS QUATB.fi Elle étoit a-peu-près vêtue comme les fut* vantes de Thétys 5 cëft-a-dire , prefque point i eela ne lui étoit pas trop avantageux } car elle étoit encore plus laide que vous ne la voyez a préfent : elle me dit s après une grande révérence , que j'étois la bien venüe $ & que le fouverain de cet empire 1'avoir envoyée pour me fervir , pour me faire voir les merveilles de 1'abime, & pour me conduire enfuite dans les lieux oü j'étois attendue. Elle me eonduifit, en difant cela, par une grande galerie de criftal i dont la voüte étoit foutenue d'un rang de colonnes revêtues de nacte de perles & de branches de corail. Quand nous fümes au bout, elle me demanda fi je ne voulois pas voir le magafin des naufrages avant que de monter. Je ne favois ce que cela vouloit dire; elle sën appercut, & me dit que nous étions fous la mer rouge; que cette mer étant le canal par oü les tréfors des indes fe communiquent par une navigation continuelle au refte de 1'univers , il arriv.it fouvent que ceux qui, par de longs travaux, s'étoient enri-; chis des dépouilles de la terre , en portoient le tribut au fond de la mer, oü 1'on recueilloit avec foin (en les rangeant avec ordre) les divers préfens que les tempêtes faifoient au plus avide de tous les élémens. Je nëus garde de refufer cette propofuion 2  * A C A R D I N S;- moi qui „e pouvois rien refufer d ma curiofité. Nous entrames donc dans une falie oüjenevis que monceaux d or , dargent & de pierredes • mats cette falie me parut d une fi vafte étendue ' que je ne comprenois pas comment la terre avoit pu fourmr les tréfors immenfes dont elle étoit remphe. Après avoir admiré toutes ces chofes on me conduifit dans un magafin encore plus digne de ma curiofité. Cétoit une falie moins large , mais plus longue que Ia première: on y voyoit dun cóté des ftatues d'or, dargent, de bronze * de marbre, avec des ameublemeti de routes facons , & des armes de toutes les eft peces, toutes enrichies ou précieufes par leur ou.mge ; de 1 autre cóté de cette falie, on voyoic «"e nngee d'armoires a perte de vue ; fur chacunede ces armoires étoit le portrait d'un homme & dune femme, avec une infcription au-defious. Les coiffures , les habillemens, & les drapenes de ces portraits, étoient de différentes na«ons: ,'examinois les premiers avec tant d'atten«on, que Ia nymphe Harpiane me dit que 1'impanence qu'on avoit de me voir ailleurs , ne m» permettoitpas de faire la tant de féjour qu'iï enauroit fallu pour 1'examen du refte : elle aiouta que dans chaque armoire étoient les habits de ceux dont on avoit mis les portraits de 1'hiftoir. au dehors; que c'étoieat tous les perfonnages il-  Lesqüatrb luftres de 1'un & 1'autre fexe \ que eiifférens nattfrages avoient fait périr; qu'on avoit fait peindre les plus diftingués de rant de malheureux ; qu'on en avoit ranimé les uns, & pris les portraits des autres après leur mort : par exemple , ajoutat-elle, il y a vingt-deux ans que je me noyai i la fuite de la fultane Fatime , favorire du grand feigneur , qui portoit de riches oftrandes a la Mecque ; quën arriva-t-il ? On nous ranima toutes deux , elë pour fon extréme beauté > mot pour la fervir. Le fouverain de ces lieux en éroit paffionnément amoureux ; cependant , tout fon art & toute fa puiflance ne la purent fauver; elle mourutauboutde fut mois de la petite vérole { qui eft le feul mal dont on ne guérit point a fa cour: ) tenez, voila Ion portrait, ajouta-t elle» & dans cette même armoire font fes habits j elle lëuvrit pour me les monrrer j il n'y avoit rien de plus magnifique ni de plus galanr, & tandis que je les regardois avec attention , m'ayant examinée i fon tour , cëft juftement votre fait , me dit-elle ■■, les habits; que vous portez ne font pas di-nes d'une taille comme la votre, ceux de la fultane y conviendront beaucoup mieux , on diroit même qu'ils font faits pour vous; je viens de prendre la mefure de votre perfonne d'un feul regard , & je ne m'y trompe jamais. Je confentis a la propofuion , Sc dès que je fus traveftie,  F A € A li B I H SÏ 38^ travende , ma nouvelle dame d'atour me trouva fi charmante, quëlle me preffa de monter dans des lieux dont je me verrois bientót après lamaitreffe , & dont j'aliois être enchantée. Vous y verrez Ie génie des génies , pourfuivitelle , 8c vous 1'y verrez a vos pieds. N'y verrai-jë point quelqti'homme , lui dis-je en 1'interrompant ? Cette queftion la furpri:, mais elle nëut pas le tems d'y répondre ; celui dont elle venoit de me parler , ce génie des génies vinr luimême y fatisfaire. L'impatience qu'il avoit de voir fa nouvelle proie , le tranfporta , je ne fais de quelle maniere, dans lëndroit oü nous étions , au lieu de nous attendre comme il convenoit 2 fa dignité ; fa préfence me furprit fans mëffrayer. Quoiqu'il füt tour autrement fair que le pélerin du builfon , je connus que cëtoit un homme ; il sën falloit bien qu'il ne füt auffi beau que le premier : mais en récompenfe , il sën falloit plus de la moitié que le premier ne füt aulfi grand; ainfi, confidérant en moi même que i'homme dont on m'avoit fait fi peur , étant un animal fi excellent de lui-même , plus il étoit élevé , plus il devoit être merveilleux ; après les premiers complimens, je confentis a la propofition qu'il me fit d'être a lui, tant j'étois ftmple, comme je vous ai dit , fur 1'apparence des chofes. Tome XX B b  386 Ies quatre Après cette cérémonie , (1'unique de notre mariage): il me donna la main , ou plutot la patle , car elle étoit velue jufqu'au bout des doigts : nous montames par un magnifique degré, Sc nous montames tant que nous nous trouvames au milieu du rocher de criftal, ce mème rocher que vous avez traverfé pour venir ièi; de ce rocher, je fus conduite a cette ïle, Sc ce fut fous le pavillon oü nous fommes , que notre mariage s'accomplit. Jën fus bientöt dégoütée , car la nation des génies eft fort bifarre, cruelle, Sc mal batie; du refte, forcière a toute outrance : quoique le mien füt auffi volage naturellement, qu'il étoit naturellement amoureux , il devint ft conftant pour moi, que jën penfai mourir de chagrin ; a cette conftance fe joignit une jaloufie démefurée , mais en même tems d'une efpèce toute nouvelle. 11 vouloit qu'on me regardat pour m'admirer, mais il étoit furieux lorfqu'il foupconnoit qu'on avoit pris du goüt pour moi. J'étois un tréfor qu'il vouloit garder pour lui feul 5 cependant il n'étoit pas content qu'il n'y eüt que lui feul qui connüt combien le tréfor qu'il poflédoit étoit rare. Je paftai fort triftement plufieurs années avec un animal qui me contraignoir par fes vifions, Sc qui me dégoütoit par fes emprefTemens. Harpiane étoit ma feule confolation } elle me confeilla de bien  Facardin sJ 387 cacher une averfion dont fon feigneur & le mien pourroit s'appercevoir , tout groffier qu'il étoit, & me dit qu'il falloit plutot, pat un redoublement de complaifance , lui lailfer croire que j'étois folie de fa petfonne & de fes agrémens , pour le mieux tromper quand I'occafion sën préfenteroit. Je fuivis fon confeil, & je m'établis fi parfaitement dans la confiance du génie mon époux , qu'il me révéloit infenfiblement tous fes fectets; entre lefquels il me dit qu'il n'y avoit que trois génies dans 1'univers qui fulfènt auffi puiffans que lui; qu'ils étoient tous trois fes ennemis, & qu'ils avoient chacun un rouet qu'il falloit mettre entre les mains des trois plus belles princeffes du monde , pour les rendre fes efclaves, & que les ayant en fa puiffattce , d'abord quëlles auroient affez long-tems filé pour faire une corde qui püt atteindre du fommet de la montagne la plus haute jufqu'a la mer , il auroit gagné fon procés ; mais que. jufqu'alors il couroit rifque de perdre ce qui faifoit la force de rous fes enchantemens , quoique ce myflère füt fi bien caché, que petfonne au monde nën avoit la moindre connoiffance. Dès qu'il m'en eut parlé, je le flattai tant, & lui fis tant de carelïes , que je fus makrede d'un feeree qu'il avoit fi bien caché jufqu'alors. 11 fit fortir du petit doigt d'un de fes pieds , un ongle effroyable Bbij  388 Les quatre qu'il favoit cacher quand il vouloit, comme Font les lions , & me dit que , tant que cet ongle ne feroit pas féparé de fon corps , il feroit inviucible; & que, quand même on pourroit lënféparer , il fauroit 1'y rejoindre , a moins qu'on n'avalat la partie feparce jufqu'a cet ongle , avant qu'il y püt mettre ordre : il me dit de plus (car il étoit en train de tout dire , tant il fut charmé de mes carefles) il me dit donc qu'il avoit Part de fe rendre fi néceffaire, que ceux chez qui il s'infinuoit, ne pouvoient fe paffer de fes fervices ; que par ce moyen il s'étoit emparé de deux des rouets dont il étoit queftion , mais que ce n'étoit rien faire, a moins que de fe mettre en poffeffion du troifième, qui étoit le plus difticile de tous a conquérir. Je lui marqnai tant de reconnoiffance après cette découverte , qu'il ne favoit quelle fete me faire; mais voyant que Pair fe troubloit , & que les vents commencoient a fiftler , il me fit tranfporter avec lui tout au haut de la roche de criftal , pour me donner le divertiftement de quelque naufrage qu'il jugea . que Porage prochain devoit caufer. Il me dit que c'étoit de ce pofte élevé , qu'il m'avoit vue la première fois , & qu'il m'avoit fait enlever du bord de la mer; 8c me mit en main une lunette d'approche qui n'étoit guères plus longue que le doigt, 8c cependant elle étoit fi merveilleufe ,  Facardin s.' 389 quën voyoit d cinquante lieucs , les moindres objets , comme s'ils étoient préfens. Dés que j'y mis 1'ceil t je vis un navire en pleine mer, dont tout 1'équipage paroifloit efFrayé de la tempêre qui Ie menacoit, a la réferve d'un feul homme ; le vifage de cet homme étoit aulFi beau que celui de mon petit pélerin, & fa taille prefque auffi avanrageufe que celle de mon grand benêt de génie. L'orage devint tout-a-coup fi violent, que le vailfeau fut englouti par les flots conjurés avec les venrs, fans qu'un feul homme sën fauvit, excepté celui que j'avois remarqué , qui, par des efforts incroyables , difputoit fa vie contre la fureur des vagues ennemies. Jën fentis je ne fais quelle compaffion , qui me mit toute hors de moi; le génie crut que c'étoit iëxcès du divertiffement que j'avois eu qui me rranfporroit , & m'en fut bon gré : il me dtr que je n'avois encore rien vu, & qu'il m'alloir bien autrement réjouir; cela dit, il me fit mettre auprès de lui dans une roulerte qui parut tout-d-coup. Ce ne fut pas fans inquiétude que je vis ébranler cette machine , pour fe précipiter avec nous d'un lieu que je crus le plus élevé de la terre, dans un abïme que je n'ofois regarder. Je nëus pas le tems d'y faire de longues réhëxions; car dans un inftant je me trouvai dans la galerie de criftal , oü nous entrames par lëndroit qu'il m'y avoit B b iij  390 Les q_ v a t r. s jetée !a première fois. üe cette galerie, on voyoïr diftin&ement tout ce qui fe paffoit jufqu'a la furface de la mer , lorfqu'eüe n'éroit point agitée , mais il me fut impoffible d'y rien démèler alors : quelque tems après, on nous vint dire que cette tempête n'avoit rien produit qu'un vaiffeau de tranfport avec dix ou douze matelots, quelques vivres a fond de cale , avec un beau cheval. Le génie mon époux ayant vu ces miférables , dit que ce n'étoit pas la peine de ranimer des coquins comme cela , me demanda pardon d'un fpecracle fi chétif, & pour m'en dédommager , me fit voir en détail , ce que je n'avois vu qu'en gros la première fois. C'étoit ce qu'il falloit a ma èürïofïté naturelle , Sc je pris un plaifir extréme z Ure les hiftoires , après avoir examiné les porrraits Sc les différens habits de ceux dont on avoit renfermé les dépouilles dans ces armoires. Le génie , charmé de 1'attention avec laquelle j'examinois toutes ces chofes, eüt voulu multiplier fes tréfors & fes raretés pour mon amufement; car , quoiqu'il füt jaloux a toute outrance, il n'étoit point contraignant; au contraire, c'étoit le génie du monde le plus commode dans tout ce qui n'intéreffoit point fa rendreffe. II m'avoit laiffé la fideüe Harpiane pour expliquer ies fefes qui pourroient en avoir befoin , Sc j'étois bien aife de prolonger la revue des  Facardin si 'jjè armoires & de leur friperie pendant fon abfence; c'étoit rarement qu'il me quittoit de vue, & ce n'étoit que pour me préparer quelque divertiffement de galanterie qui me furprenoit quelquefois , mais qui ne me plaifoit jamais. Je mourois dënvie que la mer nous envoyat mort ou vif ce malheureux , qui feul éroit fauvé du naufrage pour quelques momens , 8c j'avois un déiir extréme de voir de prés un homme qui m'avoit paru fi charmant de loin ; car je vous ai dit a quel point je fuis curieufe : mais c'étoit inutilement que je levois a chaque inftant la vue vers la furface des ondes ; le calme qui les avoit applanies , ne m'y laiffa rien voir , & ceux qui parcouroient par-tout a la ronde les abimes oü nous étions, n'y trouvèrent rien , que les miférables débris du vaiffeau qui venoit de périr. La fête que le génie me donna dans ces lieux , nous y retint toute la nuit. Le lendemaiu il me donna le divertiffement d'une pêche aux dauphins, fur les bords de 1'ile de criftal: rien n'étoit plus agréabie a voir que cette pêche. On embarqua dans la chaloupe dorée , le plus excellent concert de voix 8c d'inftrumens qui foit peut-être dans 1'univers; dès que tout cela fut en pleine mer , ce concert harmonieux fe fit entendre ; les dauphins , qui font les poiflons du monde les plus curieux, s'afTemblèrcnt de toütes ,Bb iv  35 z Les quatrï parts autour de la brillante chaloupe , pour la confidérer de prés, & comme ils ont encore plus de goüt pour la mufique que pour les objets d'éclat , ils fuivoient le concert dans un merveilleux filence, fans s'appercevoir, rant ils étoient attentifs , que la chaloupe les conduifoit infenfiblement dans une vafte enceinte de filets qu on avoit tendus le long du rivage. Cependant, 1'aventure ne leur fut pas extreme, ment fatale, puifqu'il nën coüta que la libertc aux plus beaux, que le génie faifoit mettre dans de fuperbes réfervoirs, dans lefquels il fe plaifoit a faire élever ces illuftres poiffons. Au rröifième voyage que fit la chaloupe , un des pêcheurs nous vint dire qu'il croyoit qu'on avoit pris le roi des dauphins ( de Ia pefanreur dont ils fentoient les filets , & de 1'agréable variété dont fes écailles brilloient au travers des flots) : mais quelle fut ma furprife , quand au lieu de ce magnifique poiffon , je vis tirer du milieu des filets , ce même homme que j'avois vu dans le navire avant la tempête, & que j'avois vu nager fi long-tems après ! Les armes donr il etoit encore couvert , étoient émaillées d'or , d'azur , Sc d'un nombre infini de pierreries de différentes couleurs. Le génie mon époux, qui ne favoit ce que t'étoit que la générofité , commanda d'abord aux  Facardins. 39 f pèchenrs de le dépouiller de fes belles armes, Sc de Ie rejerer dans Ia mer. Je cherchai partout des yeux, maconiidente Harpiane , pour Ia conjurer de détourner lëxécudon de cet ordre, par le pouvoir quëlle avoit fur lëfprir du génie : mais je ne la vis point ; & comme j'allois en parler moi - même , on nous avertir que cet homme avoit encore quelques reftes de vie, Sc le génie qui vouloit apprendre fon hiftoire pour la faire écrire fur 1'armoire , dans laquelle on mettroitfon équipage , ordonna de le fecourir: cëroit me donner la vie que de lui fauver Ia lïenne, rant Ia pitié m'intéreffoit pour lui. Le fecours qu'on lui donna fut fi prompt, qu'il ouvrit les yeux , reprit fes efprits , & fut debour en moins d'une heure. 11 parut furpris de la figure du génie : mais il nën parut point effrayé ; il comprit d'abord que tout ce qu'il voyoit dans ces lieux enchantés, étoit au pouvoir de cette figure. 11 tourna les yeux fur moi, mais il ne les y rinr qu'un moment, jugeant bien que nous étions l'un 8c 1'autre en la puilfance de celui qui nous éclairoir de fi prés j je ne fais comment il fe trouva de ce regard, mais je m'en rrouvai tout-a-fait gatée j.il fit un compliment a mon époux, fur le fecours qu'il en avoit recu, qui, fans avoir rien de bas ou de fervile, étoit plein de reconnoiflance Sc d'iu-  Les q u a t ». f finuatïon. II en parut tout radouci j pour moi j'y trouvai tant dëfprit, que jën penfai tomber a la renverfe. Après cela , fans attendre quën 1'interrogeat, il nous dit que le défir de s'éproü■ver dans une aventure fameufe, que perfonne n'ignoroit, favoit obligé de sëmbarquer au port de Florifpahan , pour fe rendre auprès de Moulfeline-la-Sérieufe , moins pour fes beaux yeux , oue pour la gloire que cette aventure offroit au milieu de tant de périls; que le quatrième jour de fa navigation, une tempête effroyable avoit fait périr fon navire avec tous fes gens , fans pouvoir s'imaginer de quelle manière les flots 1'avoient mis affez prés de ces rives hofpitalières pour y pouvoir être fecouru; qu'au refte, il n'auroit aucun regret d'avoit fait naufrage , puifque ce petit malheur l'avoit jeté dans les états du prince le plus magnifique & le mieux fait de 1'univers, fi ce n'étoit qu'il y voyoit une femme (qui étoit la chofe du monde pour laquelle il avoit le plus d'averfion ). Ce difcours & fes manières ne pouvoient manquer de plaire a mon génie , qui étoit l'animal du monde le plus avide de louanges, & le plus fufceptible de jaloufie ; & dès ce moment, il prit tant de goüt a fa converfation , qu'il ne pouvoit plus fe paffer de lui. II affedtoit de m'éviter par-tout, &c bien loin de me f egarder, lorfque le génie , qui ne me  Facardin si. 395 quittoit qne rarement. le faifoit venir oü jëtois, il me tournoit toujours le dos , fans jamais m'adreffer la parole. Cela me mettoit au défefpoir ; car plus je m'étois imaginé par toutes ces impoliteffes, qu'il me haïfloit, plus je voulois lui plaire. Le génie mouroit de rire , voyant la contrainte oü ma préfence le metroir ; il lui faifoir même la guerre de fon averfion pour un fexe qui faifoir tout Ie bonheur des hommes , & fe tuoit de lui dire que s'il vouloit feulement me regarder un moment entre deux yeux, il étoit perfuadé que fon averfion s'apprivoiferoit. II nën falloit pas davantage pour le faire fortir des lieux oü j'étois , comme fi on lui eüt propofé quelque chofe d'horrible. A la fin , on 1'importuna ftnf , qu'il voulut bien me regarder, a la charge qu'on ne lui en parleroit plus. Je faifois des facons auffi de mon cóté , tant pour marquer un véritable dépit a 1'étranger, que pour me parer d'une feinre délicateffe en préfence de mon époux; fi bien qu'il fut obligé de fe mettre derrière moi pour me tenir la tére a deux mains, de peur que je n'évitafle les regards de fon nouveau favori' O que j'y aurois perdu , fi je les avois évités ! car tandis que ce baudet de génie fe tourmentoit le corps & 1'arne pour faire lorgner fa femme, les yeux du charmanr étranger faifoienr leur devoir, ils m'apprirent qu'on mouroit d'amourpour  39phée, je voulus faire retourner Ia chaloupe d ou  Les quatre nous étions partis: mais la chaloupe nën vóuttiÊ tien faire , & malgré tous mes efforts , nous abordames a un rivage oü nous trouvames bonne; compagnie, comme vous verrez darts la fuite de ce récit. Je vous ai dit le défefpoir oü j'avois été de né pouvoir retourner aü rocher de criftal pour y reprendre mes armes : ce fut toute autre chofe lorfque je vis que la chaloupe voguoit tout droit a ce rivage ; il étoit bordé d'un nombre infini de peuple ; des gens a cheval , fuperbement armés, s'y promenoient, &: je voyois en éloignement des tentes 8c des pavillons tendus ati milieu d'une prairie bordée tout autout de gtands arbtes dont le feuillage fembloit y former une ombre délicieufe. Ce peuple 8c ces chevaliers furpris du fpec-: tacle que nous leur offriorts , étoient accourus jufques au bord de la mer , d'oü nous contem-i plant avec des lunettes d'approche , ils marquoient leur étonnement a mefure que ribus approchions du rivage ; j'étois tellement outré de me voir contraint de débarquer au milieu de cette aflemblée , avec une demoifelle prefquö en chemife, moi 1'épée a la main , en robe de chambre , en mules, & n'ayant pout tout équipage dans notre vaiffeau que deux rouets a filer, que je fus tenté de me jeter de cette maudite  Facardin s7 415 chaloupe au beau milieu de la mer, pour ne pas aborder en cet état. II fallut pourtant aborder ; jëtois dans une confulion a faire pitié ; j'avois la tête baiffiée , je n'ofois lever les yeux, «Sc je ne favois ou me cacher : mais la dame Cryftalline n'étoit pas fi décontenancée ; elle ne fut pas plutót débarquée avec fon rouet, quëlle fe mit a\ filer , & quoiqu'on ne portat pas le même refpecf a cette filerie, qu'on avoit fait dans 1'ifle du pavillon , tout ce qui nous avoit vu débarquer , ne laiffa pas de s'alfembler autour dëlle. Je mëtois attendu quën nous recevroït avec des éclats de rire & force huées de moquerie: mais voyant tout le contraire , je pris courage, je levai les yeux, & je fus furpris de voir que tous les hommes de diftinótion étoient dans un équipage pour le moins auffi ridicule &c tout auffi bizarre que le mien, quoique ce füt de diffé-; rentes manières. Trois de ceux que j'avois vus a cheval, mirent pied a tetre pour me recevoir ; & deux de ces trois firent pouftër un cri d'étonnement a Cryftalline, & bientót aptès la jetèrent dans des éclats de rire a nën pouvoir plus : je lui tins compagnie. Celui qui mëborda le premier , me dit civilement que ce n'étoit rien faire que de ne pas filer moi-même : c'étoit 1'homme le plus  41£ L E S Q V A T R f grand & le mieux fair que jëuffe jamais vu. U porroit une marmite de cuifine fur la tète , au lieu de cafque, & une grande broche lui pendoir au cbté en guife d'épée , du refte fes armes étoienr toutes brillames dor , d'azur & dó pierreries. Cet habtllement le férieux dont il me paria ,-auroient fait rire un criminel fur ia roue. Je ne vous demandé poinr , dit-il , d'ou vous venez ; la chaloupe dorée , la princelfe que voila, & votre épée, tenue encore du fang d'un ' ennemi redourable , me font affez connoitre qu'il faut que vous foyez un des plus vaillans hommes du monde , en guerre comme en amour; je vous en fais mon compliment: mais dans 1'aventure que vous venez de reuter, ce nëft pas affez d'être héros , il faut être plaifant. Ainfi je vous confeille de prendre le rouet des mains de votre compagne , & de filer un peu vous-même de* vant nous. Je ne favois de quelle manière prendre cette raillerie , lorfque celle qu'il appeloit ma compagne , courut a lui les bras ouverts , en lui difant : Ah ! mon cher & bien afasie Facardin ! la forrune enfin vous rend i toure 1'impatience de ma première curiofité. Cryftalline la curieufe , dit-il , en la repouffant, d'autres tems , d'autres foins 5 il nëft pas a préfent queftion de vous : quel climat du monde nëft pas iïiftruic des condnions d'un enchantement que ce  Facardin 5* te redoutable chevalier vient de rompre , Si quelle curiofité dans 1'univers nën feroit'pas fatisfaite ? La bonne Cryftalline parut un peu mortifiée d^ cette réception S mais elle nën perdit pas Courage; elle courutavecle même emprefiëment vers Fautre : mais ce fut avec le même fuccès 5 il ne daigna pas feulement la regarder, &la repo'uffant encore plus rudement que n'avoit fait le premier »il fe tourna vers moi pour me parler ; ll etoit plus beau que le jour , & voici comme il s'étoit mis. ^ Son front étoit ceint d'une lifière de cuir en ïorme de diadême • de cette lifière s'élevoit un nombre infini de plumes flotantes; il portoit Une cuiraffe d'acier luifant, delfous cette cuiraffe un tablier de cuir affez crafiëux: il tenoit d'une main une alêne, de l'autre la forme d'ün foulier Sc au bout d'une efpèce de chaïne , compoféé d un petit cordon tout poifië, pendoit un chauflèi pied tout des plus vulgaires. Dans le tems qu'il ouvroit la bouche pour me parler, le troifième vïnt me faire la révérence. Je vis bien que ce troifième nëtoit pas de la connoiffance de la nymphe Cryftalline ; car fa curiofité nëut rien a lm dire s cependant fa figure & fon habillement étoient aflëz dignes de Ia curiofité de tout autre. Tornt XX, -q ^  4i 8 Les quatre II étoit d'une taille trés-médiocre , pour ne pas dire trés - petite ; il portoit un cafque qui tepréfentoit narfaitement la tête d'un coq dont la crête lui fervoit de cimier ; a chaque bras il avoit une efpèce de bouclter couvert de plumes, & croifant ces deux boucliers fur fon dos , on eüt juré que c'étoient les aïles d'un coq; fa cuirafte , couverte auffi des mêmes plumes , formoit 1'eftomac de 1'oifeau ; une touffe épaiffe de longues plumes retrouffées , fembloit s'élever de fon échine , & chaque jambe étoit armee d'un éperon doré , au-deffus de la chevtlle du pied ; & pour que rien ne manquat a la reffemblance de ce qu'il vouloit repréfenter , il battit trois fois de ces boucliers déguifés en aïles, & trois fois imita fi parfaitement le ch .nt du coq , qu'il n'y a point de poule au monde qui ne s'y füt méprife. Comme je ne pouvois m'imaginer ce que tout cela vouloit dire , je prévins les queftions qu'ils étoient fur le point de me faire, pour les fupplier de me dire en quel endroit de la terre nous étions ; ce que tant de figures fi différemment travefties pouvoient fignifier ; & pourquoi il leur avoit ptis fantaifie , a eux trois patticuliérement, de s'habiller en emblêmes? II nëft pas vtaifemblable, me dit le grand facardin, que vous en ignoriez le fujet, putf-  Facardin Si qüe de la manière que vous voila mis vousmême , vous ne vous rendez ici que pour le même deifein ; nous étions les derniers venus avant votre arrivée, c'eft dnous d vous demander fi vous voulez vous engager dans 1'aventure, foit que vous la fachiez , ou quëlle vous foit inconnue : fi vous y confentez , vous ferez des nórres , fi non , vous aurez tour ce qui peut vous être nécelTaire pour continuer votre route ailleurs. Je leur dis que je ne démandois pas mieux que de me fignaler avec eux dans quelquëntreprife que ce püt être, & je leur en dönnai ma parole. Puifque cela eft , dit celui qui portoit le chauftè-pied en médaille , cëft d moi, comme au dernier venu des rrois, d vous recevoir , i vous conduire, a vous informet de quoi il eft queftion dans ces lieux , & a commencer a vous rendre compte le premier des aventures qui m'ont conduit ici : mais ce ne fera, s'il vous plau , qu'après vous avoir eonduit d 1'un des pavillons que vous voyez fous ces arbres , pour vous rafraichir , & vous repofer : peu de gens ignorent lënchantement du rocher de criftal , vous avez mis d fin Paventure du clavier , en délivrant madame que voild ;■ venez vous re* mettre de vos fatigues, & caudis quëlle filera auprès de vous, je lui dirai des nouvelles du génie fon époux, qui ne lahferont pas de Ia furprendre. Ddij  4xo Les quatri Ce compliment fifti, mefiieurs les trois chevaliers demandèrent leurs chevaux , & m'en firent ptéfenter un richement enharnaché. Le coq monra le premier , & je penfai mourir de rire , quand je le vis a cheval fous cette figure, & qu'après avoir battu des ailes , il fe remit a chanrer • car fon cheval rout éperdu de ces deux aftions , fit des fauts , des bonds Sc des trépignemens fi merveilleux, que la nymphe Cryf-, talline qu'on avoit mife en croupe derrière moi, fuivant la rubrique de ces lieux , en eut des vapeurs fi confidérables, a force de rire, que nous eumes toutes les peines du monde a la faire revenir. Dès quëlle eut repris connoilfance , belle dame , lui dit le coq , je vous fuis infiniment obligé : mais j'ai bien peur que tout cela ne réuffiflë pas , quand il en fera queftion. Pour vous , valeureux chevalier , me dit-il , je vous confeille de prendre le rouet de fes mains , & de filer a votre ordinaire. A mon ordinaire, lui dis-je : tenez-moi pour un traitre & pour un infame , fi de ma vie j'ai filé. II n'importe , dit celui qui devoit être mon maitre de cérémonies, & qui portoit le tablier de cuir, il eft bon de sëxercer. Cela dit, il ordonna quën fit venit le refte de mon équipage , cëft-a-dire, Fautre rouet, &c que Pon conduisit la chaloupe dorée par lëm,  Facardin si 411 bouchure du fleuve prochairi , jufques aux bords oü 1'on avoit rendu les pavillons. Dès que nous commencames a marcher, nous recommencames a n ms examiner, les étrangers Sc moi, depuis les pieds jufqu'a la tête. J'avois la bouche ouveire pour leur demander tout de nouveau par quel hafard ils portoient encore leur déguifemenr du dernier carnaval, lorfque le chevalier de 1'alêne, devinant ma penfée : Je vois bien , dit-il, que ce nëft point un deffein prémcdiré qui vous a fait débarquer ici, dans 1'équipage oü vous êtes: il nën eft pas de même a notre égard ; & puifque vous paroilfez furpris de nos armes Sc de nos habillemens , vous ignorez apparemment 1'aventure a laquelle vous venez de vous engager; je vais vous en informer, vous inftruire de toutes fes particularités , Sc mertre devant vos yeux les périls Sc la récompenfe quëlle promet. Le roi d'Aftracan , un des plus puiffans princes de I'Afie, foir pour 1'érendue de fes états, foit pour les mines d'or & d'argent qu'ils contiennent, foit enfin pour les manufacfures de toile peinte qui le rendent fameux , fe croyoit le plus malheureux de tous les hommes , au milieu de tant de grandeurs & de profpérités , paree qu'il n'avoit point dënfans pour hériter de lui. La reine fa femme étoit belle , jeune Sc bien faite, D d iij  '4ü Les quatre d'une taille avantageufe , & d'une fanté fi vive , qu'on auroit juré quëlle nëtoit point caufe de r.irTliction du roi : comme elle en étoit éperdüment aimée , il nëut garde de sën prendre a elle , ou de s'oflenfer de ce quëlle rioic depuis le matin jufques au foir,de fon inquiétude, 8c de route les peines qu'il prenoit pour fe donner un fucct .'ur; car tous les temples & tous leurs min:ffr. nën pouvoient plus , a force d'offrir des vceux & des facrifices pour une bénédiótion fi ardemment défirée. Le roi même , qui fe croyoit feul coupable de fon malheur , ne ceffoit de fe baigner , de fe purger , d'aller aux eaux , & enfin de faire rout ce qu'on prefcrit aux femmes pour attirer la fécondité : la reine en mouroit de rire , comme des vceux, des offrandes & des facrifices que 1'on prodiguoit partout inutilement ; cependant on ne trouvoit point mauvais que dans une confternation fi générale elle fut la feule qui patut infulter a la douleut publique. La pauvre princeffe ne le faifoit point par malice , 8c le feul défaut quëlle füt étoit d'être la plus grande ricaneufe du fiècle 5 tout la faifoit rire , & rien ne la divertilfoit, Le roi fon époux avoit eu plufieurs guerres avec les princes votfins fur ce fujet 5 cat dés qu'ils envoyoient faire part de quelque nouvelle funefte 3 eomme de la mor? d'un fils unique , elle  Facardin s. 41$ répondok aux ambafladeurs avec leurs manreaux tramans , par des éclats de rire dont ils étoient fi fcandalifés qu'ils fortoient de 1'audience pour faire de grandes dépêches a leurs maitres, toutes remplies de plaintes & d'indignation de ce que le droit des gens & la majefté des fouverains étoient violés en leurs perfonnes. Cette maladie ne fuifant que croitre & embellir , le roi réfolur , par 1'avis de fon confeil , quëlle iroit en pélerinage a 1'oracle fameux du coq •, mais quëlle parriroir, comme on fait dans ces occafions, avec une fuite trés - médiocre , d'autarit que le temple de cet oracle eft: aux portos de Fourchimène , capitale du royaume de Bactriane. Elle s'y rendit en déguifant fon nom &C fa qualité , pour éviter les cérémonies & la magnificence des réceptions. Le roi , qui la fuivoit incognito, voulut luimême expofer le fujet du voyage a la prêrrefle du temple ; &c tandis qu'il la confultoit fur les néceffités de la reine , elle fe tenoit les cótés de rire. La prêtrefle en fut indignée : cependanc après quelques gambades & quelques contorfions, voici 1'oracle quëlle prononca de la pare du coq : Ce que le pélerin djfire , Au pélerin arriveta : La pélerine accouchera; Ddiv  414 Les quatre Jlais rira bien, dans la faifon de rire ; Celui pour qui 1'enfant rira. Le commencement de certe réponfe nëtoit point obfeur , mais la fin embarrafloit un peu les conëétures & les raifonnemens des fpéculatifs. Cependanr lëracle rint parole, & la tint fi bien s que la reine , au bout de neuf mois , mit au monde un fils & une fille plus beaux 'fun que J'autre , & tous deux plus beaux que tous les enfans du monde ne le font en naiffant : mais il en coüta la vie a la pauvre reine , qui mourut de rire en accouchant. Le toi ne sën confola que par les enfans quëlle lui laiffbit, & par la douceur de pouvoir refpirer dans fon palais , fans êrre éteinellement étourdi par des éclats de rire immodérés. Mais fon deftin nëtoit pas de jouir long-tems dën bonheur tranquille; au bout de fix mois le feu prir au milieu de la nuit a 1'appartement de fes chères efpérances. II y courut a la première alarme , & quoique chacun sëmprefsat a fon exemple , & que lën courut au travjers des flammes pour fauver fes enfans, lëmbrafement fut fi prompt & fi terrible, quën ne put jamais en retirer que fa fille : la plupart des officiers de fa maifon , qui, pour marquer leur zèle , étoient reftés jufques a lëxtrémité dans les feux & ia fumée, revintent i moitié  Facardin f." 415' grilles , fans avoir pu fauver le petit prince. Cette perte mit tout letat dans une défolation extréme, & le roi refufoit abfolument de sën confoler ; mais le tems qui confole de tout, effacoit infenfiblement fa douleur, en augmentant les attraits de la princelfe fa fille j cëroit la vivante image de la reine fa mère , hors quëlle étoit plus grande, mieux prife dans fa taille , plus blanche , plus blonde, que fes yeux étoient mille fois plus brillans , & quëlle eft a préfent, s'd en faut croire ceux qui Lont vue , mille fois plus belle que toutes les beautés de lënivers; mais hélas ! pourfuivit-il avec un grand foupir, d sën faut bien que ceux qui en parient de cette manière, ayent vu toutes les beautés de la terre. Après cette réflexion , il refta quelques momens enfeveli dans une profonde rêverie , dont il fortit enfin pour reprendre ainfi fon difcours. Le roi, plus ébloui de fes charmes que tout fon peuple & toute fa cour , ne ceffoit de fe mircr dans fon ouvrage ; & la jugeant digne de toutes lts couronnci du monde, il nëut garde dc langer 4 ce fc-.ondes nöces pour lui óter la : 1 WOK fon étoile ne permettoit '; |ouïl d'un bonheur parfait dans fa familie , cette princelfe fi metveilleufe , dont les 'i étoient armes de traits de feu, dont  416 Les quatre toute la perfonne & les moindres mouvemens étoient accompagnés d'une grace foute vive Sc toute animée, n'avoit jamais ouverr la bouche pour rire ou pour parler , Sc ce n'étoit que lorfquëlle bailloit (ce qui lui arrivoir affez fouvent) qu'on voyoit les gencives les plus vermeilles Sc les dents les plus bhinches qu'on verra jamais. Le bon roi qui, pendant 1'enfance de fa rille , n'avoit ceffé de louer le ciel de ce quëlle n'avoit pas le défaut de fa mère , eut donné la moitié de fon royaume, lorfquëlle fut devenue grande * pour k voir rire tout le jour & toute la nuit, tant il étoit ennuyé d'un férieux qui lui paroifloit encore plus infupportable. On n'épargna rien pour lui faire rompre un filence qui défoloit tout le monde, & pour la tirer d'un férieux qui fembloit la défefpérer elle-même: car on voyoit bien par fes manières, quëlle fe diverriffoit de tout, fans que rien la fit rire; rous les philofophes , tous les chymiftes , tous les fifhëurs de fanfonnets, tous les maitres de langue Sc les précepteurs de tous les perroquets a qui 1'on enfeignoita parler , perdoient leur tems auprès dëllej il en étoit de même a 1'égard de fon férieux , on avoit raffemblé tous les bouffons & tous les plaifans , tant bons que mauvais du royaume: on avoit même fait venir la plus excellente troupe des cemédien» de la chine, qui font les meil*  Facardin s. 417 leurs de 1'uuivers pour la farce, fans que tous cela lëüt feulementfait fourire. Cependant, comme les malheurs qui paroiffent fans remède , font quelquefois fuivis d'un dcfaftre encore plus funefte , il furvint un accident qui rendir bienrór le roi , la cour & route la province , au moins aufti férieux qu'éroit la belle princeffe ; elle aimoit toutes fortes de diverriffemens, & fur-rout celui de la chaffe; une fuperbe maifon firuée dans le milieu d'une forêt délicieufe , Sc diffante d'une petire journée dela capirale , étoit le féjour quëlle avoir choifi pour cet exercice ; elle étoit plus ferme a cheval qu'une amazone , plus belle en habit de chaffe que Diane elle-même, & fans comparaifon plus adroite. Un jour que 1'ardeur de Ia chaffe favoir emportée plus loin qua lërdinaire, Sc quëlle éroit fatiguée a force de tuer ou de pourfuivre les hótes des bois , elle fe trouva fur le bord d'un fleuve qui paffe .au travers de la forêt, Sc juftement le même par lëmbouchure duquel vorre chaloupe doir nous joindre au rivage oü nous allons. Les eaux de ce fleuve font pour le moins aufïï claires que celles de la rivière cü le grand Alexandre penfa perdre la vie : mais il sën faut bien quëlles foient auili dangereufes. Comme on en connoiffoit les qualités , on ne s'öppofa  4*8 Lis C| U A T R. Ë point a lënvie que la princelTe eut de fe rafraïchir : elle s'y jeta donc encore toute couverte de fueur & de pouflière, fans attendre qu'on y ent teniu le magnifique pavillon de toile peinte brodée d'or & d'argenr qu'on avoit coutume d'y dieTlr dans ces occalions. Tous les hommes de fa fuite s'étoient retirés bien loin avant quëlle füt deshabillée j mais deux dames & quatre filles d'honneur qui, par ordre du roi fon père, ne la quittoient jamais, paree quëlles étoient lea plus éternelles parleufes du royaume , s'étant jetées dans le fleuve , & s'étant rangées auprès dëlle , les bords de la rivière , les bois & les rochers d'alentour furent bientót étourdis du caquet Ie plus immodéré qui fut jamais. Pout moi je fuis perfuadé qu'au lieu d'apprendre i parler, a force de les entendre , felon Pinrention du roi , la pauvre princeffe , excédée de leur flux de bouche, avoit fait vceu d'être muette toute fa vie, pour ne leur pas reflembler; quoi qu'il en foit, il fallut bientót lui refaire un nouveau train ; car tandis que la divine princeflè rafraichiflbit le plus beau corps du monde dans lëau la plus claire & la plus délicieufe qui füt jamais , ces babillardes fe mirent a la louer en parlant routes a la fois ; 1'une difoit qu'il falloit que le dieu de ce fleuve füt le plus fot poiffon du monde, de voir la beauté la plus parfaite  F A C A R D r N SÏ1 '43^ cte 1'univers dans fon lit, fans donner Ie moindre figne de vie ; une autre s'écrioit que le bon Jupiter étoit apparemnaent bien vieilli, pUif. qu'il ne fe fervoit d'aucune métamorphofe pour rendre fes hommages a une mortelle plus charmante que toutes les déeffes ; lui qui s'étoit ttansformé en cygne & en taureau pour cës créatures qui n'auroient paru que comme des fervantes de cuifine , auprès d'une beauté qui btdloit de cent mille appas au travers de Ia fimple mouflëline dont elle étoit couverte. On ne fait fi ce fut le dieu du fleuve , étourdi de leur caquet, ou ceux de 1'olimpe, indignés de leur infolence, qui voulurent les en punir : mais quoi qu'il en foit, elles virent que les flots fe foulevoient tout a coup , Sc comme elles tachoient de gagnet le rivage, de peur de fe noyet, elles virent derrière elles un monftre dont 1'énorme grandeur rempliflbit tout 1'efpace qu'il y avoit entre 1'une Sc l'autre rive; ce fut en vain quëlles sëfforcoient de grimper fur les bords de la rivière , quoique lëau commencat a les egaler : elles furent entraïnées par la rapidité du courant, & bientót englouties comme des grenouilles dans la vafte gueule du crocodile qui les fuivoit de prés. La princefle, qui avoit vü la fin tragique de fes dames & de fes filles d'honneur, eut moins  -4jo Les qüatre envie de rire que jamais; d'autant que te monftre, après s'ètre amufé a fe faire curer les dents par un certain poilfon qui le fuit par-rout pour cela , venoit tout droir a elle Son premier deffein fut de franchir les bords du fleuve a la faveur des flots qui les avoient déja franchis, & de prendre fon are & fes flèches pour fe défendre & pour atraquet le crocodile : mais voyant que tous les hommes qui s'étoient retités par refpect avant quëlle fe mie dans lëaü , sëtoient raflemblés aux cris des malheureufes quand elle voulut ert fortir , fa pudeur ne jugea pas a propos de sëxpofer a leurs regards, couverte d'une gaze mouillée. Dans cette exttémité, s'étant défait de cette chemife qui 1'auroit empêchée de nager avec liberté, elle fit tous fes efforts pour fe fauver du crocodile ; mais comme il n'étoit qu'a dix pas d'elle , elle nëfpéroir pas lui pouvoir échapper, lorfqu'ayant appercu fa chemife qui flottoit fur lëau , il sën faifit, & comme s'il eüt été content de cette précieufe dépouille, il ceffa de pourfuivre la belle princefle , & difparut aufli fubite- . ment qu'on l'avoit vu paroltre. La rivière qui s'étoit débordée pendant qu'il lëccupoit, rentra dans fon lit \ cela fit jugec qu'il n'y reviendroir plus , du moins pour cette ( fois. La princefle qui fe trouvoit nue , ne laifloit voir que fa tête au-deflüs de lëau ; tout ce qui  Facardin s. lui reftoit de fa fuite, n'étoit compofé que des hommes accourus aux cris des pauvres dames que le crocodile avoit dévorées ; elle leur fit %ne de dieffer un de ces fuperbes pavillons a quelque diftance du fleuve ; dès que cela fut fait , elle leut fit encore figne de fe rerirer pour lm laifler la liberté de fortir de lëau Eile eut bientót gagné le pavillon , & sëtant couverre de tous fes habits , i la réferve de fa chermfe , elle prit fes armes , Sc ayant joint fa fuite , qui sëtoit retirée par fes ordres , elle monta a cheval , & tandis quëlle fe rendoit au magnifique palais d oü elle étoit parrie le matin, plufieurs couriers furent dépêchés a la cour pour informer le roi de fon aventure. Il n'attendit pas le lendemam pour partir, toute fa cour le fuivit & dès la pointe du |our il fe rendit auprès d'une* fille qu'il aimoit plus que fa vie, & que le danger ou elle sëtoit trouvée fembloit lui rendre plus chère que jamais. II pleuroit de joie en lëmbraftant , enfuite il sëvanouifloit de frayeur au récit quën lui faifoit du crocodile : il ramena la princefle le jour même , de peur qu'il ne savisit de faire une feconde vifite , Sc qu'il ne trouvat moyen de fortir de lëau pour faire le même ravage fur la terre. Les réjouiflances que Ion fit dans la ville pour le retour de la princeffe , & pour fa délivrance, ne furent pas uni-  1 * s Q 'A T R M verfelles ; ceux que 1'intérèc du fang, ou cétül de la tendreffe animoit pour les beautés que le monftre avoit dévorées, étoient inconfolables de leur perte, & fur-tout les amans qui öe cefloient de demander au roi la permiflion de parcourir les bords & les environs du fleuve jufques a fon embouchure, pour venger la mort de leurs divinités pat celle de ce maudit crocodile, II y confentit enfin, dès qu'il eut réfolu d'envoyer des ingénieurs a 1'embouchure de la rivière, pour la fermer par quelques ouvrages aux apptoches du monftre, avec ordre pourtant de fuivre toujours les rives du fleuve en defcendant vers la mer , afin de ne 1'y pas enfermer, au lieu de lui en défendre 1'entrée. Les aventuriers qui fervoient dëfcotte aux ingénieurs, s'étant féparés en deux troupes , marchèrent fut les deux bords de la rivière , depuis lëndroir oü le crocodile avoit patu la première fois , Sc maudiflbient la fortune de ce qu'ils étoient déja parvenus a la moitié du cours de la rivière , fans avoir de nouvelles de ce qu'ils cherchoient, lorfque ceux qui fuivoient la rive droite , rencontrèrent un marais qui les obligeoit a prendre un affez grand détour. Tandis qu'ils s'y difpofoient, ils virent ceux qui marchoient fur le rivage oppofé, fe précipiter au milieu du fleuve, ils virent flotter un linge , & ne doutant pas que leurs compagnons nëuffent vu te  Facardin s. 433 ie monftre , ils fe jerèren't auffi-rót dans la rivière après eux , & le perfide crocodile , qui s'éroir mis en ernbufcade dans les rofeaux du marais, fe jeta fur eux, Sc les rraita tous comme il avoir fait leurs parentes Ou leurs maitreffès. Les ingenieurs avec leurs ouvriers , de qui 1'affaiie n'étoit pas de fe fignaler par des acFionS de valeur ou de témérité , revinrent fur leurs pas , & fans eux on n'auroit jamais tien appris de la deftinée des pauvres aventüriers. Pendant qu'on déploroir leur perte , commê ils avoient fait celle de leurs défuntes maitreffès, on apprir que ce maudit crocodile ne gardoir plus aucune mefure dans les ravages qu'il faifoit; i[ avoit défolé Pune Sc l'autre rive dé la rivière , en dévorant le bctail & les pafteurs qui, n'ayant tien fu de 1'aventure, y condüifoient leurs rroupeaux pour les y abreuver d l'ordinaire. Bientót après on vit diminuer dans la ville cette abondance de vivres , & cette profufion des chofes les plus rares Sc les plus fingulières qui fervent ■au luxe & d la magnificence des capitales , Sc que Ia rivière y conduifoit de toutes les résioüs du monde ; Ie monftre , caché comme on a dit dans i'épaifieur des rofeaux oü il s'éroir pofté ' d'un feul faut du marais dans la rivière , abïmoit tous les batimelts qui la remonroient avec leurs marchandifes ; & les mil/érables qui les Toms XX. E e  434 Les quatre conduifoient, devenoient fa proie. On ne fak s'il avoit entendu dire que les femmes font naturellemenr plus tendres que lesdiomrnes: mais il eft conftant qu'il avoir une toute autre avidité pour le beau fexe qu'il n'avoit pour le notre. Le roi d'Aftracan étoit tellement accablé de tant de malheurs annoncés coup fur coup, qu'il ne favoit plus ce qu'il faifoit : cependant il ne favoit pas encore tous fes malheurs. La belle princefle qui , a fon retour , de trois cent foixante - quatorze douzaines de chemifes que fa feue dame d'atour avoir eues en garde, nën trouva point, & ne put jamais en faire faire une feule qui lui convint. Après avoir épuilé les magaftns de la ville & des environs, de mouffeline, de toute fotte de toile & de linge , elle fut réduite a fe paflër de chemife , ce qui étoit la chofe du monde qui lui faifoit le plus de peine; toutes les chemifes neuves quëlle avoit effayées patoilïoient comme enforcelées j car celles quëlle avoit portées le jour , lui avoient oté toute envie de boire ou de manger, Sc celles quëlle avoit mifes la nuit, toute envie de dormir. Le roi, plus touché du chagrin de fa fille , que de tous fes autres malheurs , crut quëlle n'avoit rien de mieux a faire dans certe extrémité, que dënvoyer de riches préfens par les  F a c a r e> i h s. grands officiers de la couronne , vers 1'oracle da Coq. lis furent bien reats de la -pa-trede du temple, & leurs préfens encore mieux : mais elle leur dit qu'il y avoit déjd quelque tems que le Co] étoit nllé rendre vifite au grand CaramoiilTai; & que c'éroir aux environs du mout Atlas qu'i's auroient fatisfaéfion fur ce qu'ils étoient venus chercher aux environs de Fourchiméne. Quoique le roi leur maitre füt affligé de ce rerardement, il ne perdir pas courage , &c ne donnanr que le tems qu'il falloit pour les préparatifs , il dépécha les mérhes ambaffadeurs avec trois eens éléphans chargés de la plus magnirique toile peinte , & des plus beaux linges qui fuffent dans tous fes états ; & pour rendre la chofe encore plus rouchanre aux yeux de 1'enchanreur Caramouffal , il y joignit fa mufique de campagne , quoique cetre mufique (au rapport de ceux qui 1'ont entendue) foit beaucoup plus propre d faire devenir fou qua divertir ceux qui n'y font pas accoutumés. Le prince de Trébizonde alloit lui dire qu'il en favoit quelque chofe ; mais Fautre ne lui en donna pas le tems , & pourfuivant fon récit : Les fatrapes d'Aftracan , s'étant, dir-il , mis E e ij  436 Les quatre mis en chemin avec leur toile peinte & leurs guenons, après avoir cótoyé la Cherfonèfe Taurique , & traverfé 1'une & 1'autre Armenië , fe rendirenr enfin a. une forêt oü ils pensèrent perdre une partie des préfens dont ils étoient chargés ; je vous ai dit que trois eens éléphans porroienr chacun un vafte ballot de la plus rlche toile peinte qui fut dans 1'univers , & qu'au haut de chacun de ces ballots on avoit mis un finge : je ne fais ce que le roi leur mairre prétendoit que le fage Caramouffal fit de trois cent finges : mais quoi qu'il en foit , il leur avoit recommandé, fur toutes chofes , de nën pas perdre un feul. La forêt qu'il falloit traverfer pour fe rendre oü ils vouloient aller, étoit fi farcie de toutes fortes de bêres fauves, qu'il fallut avoir recours a leur mufique pour s'y faire un paffage; dès quëlle fe fit entendre , on les vit fuir tout épercues , & difparoitre en un moment, plus effrayées que fi toutes les meutes & tous les piqueurs du monde euffent été a. leurs trouffes : cependant cet heureux fuccès penfa leur être funefte quelque tems après; car ils ne furent pas plutót au milieu de ce bois , formé de pommiers , de noyers & d'amandiers , que tous leurs finges , qui du haut de leurs éléphans n'avoient qu'un faut a faire pour fe percher au haut des  Facardin s. '437 arbres, le firent dans un moment, a la réferve d'un feul. Ce finge étoit le plus beau, le plus noble en fes manières, & le mieux fait de tous les finges, mais fi trifte , que les fatrapes pleurèrenr plus d'une fois pendanr le voyage , de la douleur qui fembloit 1'accabler; car bien loin de gambader , & de faire toutes les bouffonneries que faifoient fes compagnons , il paffoit la plus grande partie du tems a lire; & quand il étoit interrompu par quelque accident, on le voyoit tantöt la tête appuyée fut une de. fes mains , s'enfevelir dans une profonde rêverie, & tantöt, les bras croifés, lever les yeux au ciel, poulfèr de longs foupirs , & répandre des larmes en fi grande abondance , qu'il éroit impoffible a ceux qui 1'obfervoient , de ne lui pas tenir compagnie. II s'étoit donc remis a lire fur fon éléphant'; tandis que les autres , déchainés par la forêt, faifoient un tintamare & un vacarme a défefpérer tous les environs : la caravane des ambaifadeurs fut obligée de s'arrêrer trois jours entiets dans ce bois , avant que de pouvoir les raffembler : car ils ne quittèrent les arbres, pour rejoindre la compagnie , que lorfqu'ds furenr excédés de toutes fortes de fruits : encore n'eii revinrentïls pas tous j car a quelques jours de la iL ea Eeiij  43& Les quatre rnourut trois d'une indigeftion d'amandes, & trois aurres d'un dévoiement, caufé par ks pommes vertas dont ils s'étoient crevés. Tout ce que puren t faire les envovés du roi, fut de les écorc'.ter, & dën rc-mpiir les peanx de pailles , pour qu'il ne manquat rien-au nombre , lorfqu'ils auroient 1'honneur de les préfemer au céièbre Caramouffal. Dès qu'ils furent au pied de Ia montagne , ils, envoyèrent donner avis de leur arrivée par -un courier, & favoir en mê-me tems de lënchanteur , fi fon plaifir étoir qu'ils fe miifent en chemin avec tout leur équipage , pour fe rendre a fa demeure , ou bien s'il aimoit mieux qu'ils. fiffent camper leur caravanne aux environs, en attendant qu'il ordonnat de quelle maniere il vouloit qu'ils lui fiffent voir les préfens dont ils, étoient chargés, Le courier revint au bout de trois jours, & leur dit que Caramoulfal n'étoit plus a lëndroir qu'd liabitoit dërdinaire { que s'érant retiré rout au fommet du Mont-Atlas , il n'y avoit que leurs finges qui putfent grimper jufques la ; qu'il avoit cru devoir les en avertir , afin qu'ils priffent leur parti, Celui quils prirent a cette nouvelle , fut de Jaiffer leurs préfens tc leur fuite , fous süregarde , au pied de h montagne, & de gagner ,  Facardin s. 439 du mieux qu'ils pourroient , lëndroit ou 1'on venoit d'apprendre qu'il s'étoit retiré. lis marchèrenr quiuze jours durant, toujours en montant par la route la plus pénible qui fut jamais , fans rien trouver que des rochers &c des précip:ces. Enfin, après avoir maudit plus d'une fois le crocodile qui leur donnoit tant de peine , Sc la prcférence dont on les avoit honorés pour cet illuftre emploi ; les objets qui s'offrirent a. leurs yeux , & la route même , leur parurent moins effroyables , quoiqu'ils montaffent toujours ; ils rrouvèrent de petits vallons arrofés de ruiifeaux agréables, donr les bords étoient embellis de fleurs champêtres ; ils virent des oifeaux d'une efpèce toute nouvelle, a mefure qu'ils montoient, & de petits pavillons répandus par-cipar-la.; ce fut a fix eens ftades plus haut qu'ils nëurent plus a monter, & qu'ils ne virent que le ciel au-deflus d'eux , qu'ils rencontrèrent lefameux Caramouffal. 11 fortit d'un pavillon plus grand que ceux qu'ils avoient vus en montant, qui, d'un cóté , étoit ombragé d'un nombre infini d'orangers , Sc de Fautre , environné de ptulieurs machines qui foutenoient des aflrolabies , des télefcopes , Sc rous les inftrumens dont on fe fert pour obferver le cours des aftres. Lorfqu'il fortit de co payillon , il étoit accompagné d'un homme qui E e U  44Q Les quatre porroir le bras en écharpe; comme ils éroienten peine leqnel des deux éroit celui qu'ils cherchoienr, il s'avanca vers eux , 8c leur demanda civilement ce que les fatrapes du grand roi d'Af> tracau fouhaitoienr de CaramoufTal. A ces mots, ils fe profternèrent devant hii , comme ils auroient fait devant quelque divinité; car fa préfence leur infpira tour un autre refpect, que cette vénération que fa renommée par - tout répandue , fembloit exiger : ils s'étoient attendus. a voir la figure hideufe d'un enchanreur , ou tout au moins quelque vieillard a longue barbe, rout courbé par fon exrrême décrépirude : mais ils furent bien étonnés de voir urj grand homme , qui, quoique fur Ie' retour de fon age , avoit 1'air auguife , le porr majeftaeux , 8c qui étoit vètu Ie plus noblement du monde. II les releva d'abord ; ils exposèrent leur corarniifion , les circonffcances des malheurs fur lefquels ils venoienr le confulter, 8c lui firent le dénombrement des préfens qu'ils lui apportoienr. Après les avoir paifiblement écourés , il les, conduifit , avrnt que de leur répondre , vers un endroir de la montagne dont on découvroit toute la mer, 8c dont on auroir pu découvrir toure la terre, fi la vue des hommes en étoit capable ; ils furent cpouvantés de la prodigieufe éléva-? tiqn ou ils fe virent: les lies qui s'élevoient dans:  Facardin s. 441 Ia mer, ëur parurent comme de petites taches. noires, & les plas gros vaiffeaux comme des atómes flottans. Ce fut alors que prenant la parole, il leur tint ce difcours : je ne fuis rien moins que ce que crbient la plupart de ceux qui ne me connoÜfent que par une réputation que je ne mérire pas 5 il eft bien vrai qu'une connoiffance acquife par de longues méditations , une fpéculation continuelle , & peut-être la proximiré des corps céleftes» m'ont donné de grandes lumières dans rout ce que Pathologie a de plus ïnfailhble ; je dirai même que la pluparr des oracles ont moins de certitude dans leurs réponfes, qu'il n'yën a dans mes conjedtures & mes prédictions. Pour celui du coq d'oü Pon vous a renvoyés vers moi, ou plutot qu'on vous a confeillé de chercher en ces lieux , il nëft plus queftion déformais de fa divinité : d'autres foins & d'autres emplois Poccupenr. Confidérez, pour(uivit-il, la diftance qu'il y a de lëndroit oü nous fommes , jufqu'aux flots qui fe brifent contre le pied de la montagne. Si le roi , votre maïtre , pouvoit ralfembler trois rouets qui font difperfés par le monde; il ne lui feroit pas impoftible , par le moyen de ces trois rouets , de faire une corde qui, du fommet du Monr-Atlas oü nous fommes, püt atteindre jufqu'a la furface de la mer 3 cet ouvrage achevé ,  44^ Les quatre tous fes fouhaits feroient accompüs , le monftre difparoitroit pour jamais , la princefle fa fille rïroit, parleroit , & les mêmes rouets lui fileroient une chemife plus fine que celle quëlle a perdue , fans quëlle lui otat lëppétit pendant le jour, ni le repos pendant la nuit: mais comme il eft impoffible que le roi d'Aftracan foit jamais en poffeffion de ces rouets enchantés tous trois enfemble ; voici ce que je lui confeilletois de faire pour fauver fes états dëne entière défolation , &c pour donner a la plus belle princeffe de lënivers ce qui lui manque, pour être la plus heureufe & la plus accomplie : qu'il faffe publier par toutes les régions de la terre , que quiconque fera rire la princeffe, ou vaincra le crocodile en combat fingulier , n'aura qu'a choifir pour fa récompenfe , ou 1'adorable Moufleline, avec rous les états du roi fon père , ou bien toutes les forces & toute la puiffance du même roi, pour 1'affifter dans telle autte conquête qu'il poutroit méditer. Qu'il foit permis aux aventuriers de combattre le monftre , quand ils n'auroient pas réuffi dans l'autre entreprife ; car il eft indifférent qu'on commence par le monftre , ou par la princeffe '. quëlle foit acceffible a tous ceux qui demanderont a Fa voir , de quelque figure & de quelque condition qu'ils puiflënt être, & enfin , quëlle ne manque pas de faiïe.  Facardin s. 44$ un voyage de deux mois chaque année , pour expofer fes appas divins dans les difrérentes provinces qui joignent les états du roi fon père. Allez , illuftres fatrapes , pourfuivir-il , rendez au prince qui vous envoie , les magnifiques préfens dont il a voulu m'honorer ; Caramoulfal ne veur pour récompenfe des fervices qu'il rend, que le piaifir de les avoir rendus. Et fi 1'arc Si les flèches , dir celui qui portoit le bras en écharpe , fe trouvoient parmi leurs préfens, ou leur équipage? Les ambaifadeurs, qui ne s'étoient pas avifés de le regarder avec attention avant ce difcours, tournèrenr les yeux fur lui , Sc pensèrent tomber de leur haut , de lui voir une bouche fi prodigieufement grande , quëlle nën devoit rien a lënormité de celle du roi Fortimbras. Caramouffal, fans êrre furpris de leur étonnement, prévintles proteftations que les ambaifadeurs alloient faire, qu'ils n'avoienr ni are ni flèches , Sc s'adreffant a celui qui portoit Ie bras en écharpe : ce nëft pas , lui dir-il, fi prés de ces lieux qu'il faur efpérer de retrouver les armes dont vous parlez. Enfuite , ayant congédié meffieurs de 1'ambaffade , ceux-ci rejoignirenr leur caravanne en moins de tems, & avec beaucoup moins de peine qu'ils nën avoient eu a fe rendre auprès du grand Caramoulfal. Comme ils avoient été long- tems abfens, ils  444 Les quatre firent la revue de leurs él phans, de leurs ballots de toile peinte , & de leurs finges ; le compre fe trouva jutte, a la réferve du finge afïligé qui, depuis huir jours , avoit difparu , fans que ceux qu'on avoit lailfés a la garde de 1'équipage » puflent dire de quelle manière , & fans qüon en eut pu favoir des nouvelles , quelque recherche qu'on eut faire, par- tout a la ronde. Les fatrapes , aftligés de fa pene, & de n'avoir pu du moins trouver fon corps pour le bourrer de paille , comme ils avoient fait ceux des fix autres , fe mirent en chemin pour fe rendre auprès du roi leur maitre. A la fixième journée de chemin , après avoir fait un long détour pour éviter le bois fi funefte a leurs finges , il leur arriva une aventure qui les embarralfa d'abord , quoique la fin leur donnat beaucoup de joie ; ils appercurent de loin des chameaux efcortés d'une troupe de gens armés j comme les chefs de cette troupe paroiffoient être de quelque conféquence , & que les. chameaux, fi foigneufement gardés , leur parurent chargés de quelque chofe de rare ou de précieux , ils ordonnèrent a leut mufique de jouer auffi-tot qu'ils furent en état de fe faire entendre : a ce concert infernal , il n'y eut ni. béte ni homme , parmi ceux qu'ils avoient prétendu honorer, qui füt capable de réfifter j mais.  Facardin s. fur,tout les chameaux faifoient rage cle regimber , de fe cabrer & de metrre le défordre partout : dans la frayeur épouvantable dont. ils étoient faifis , ils jetèrent a terre les charges qu'ils portoient, & ces charges, en tombant , firent ouvrir certaines cages de fer d'oü fortirent certains tigres & certains lions qui ne plurent pas aux muficiens de la férénade , car ils vinrent droit fur eux, & il en coüta la vie a quelques-uns des moins diligens a fe fauver. Cependant les éléphans faifoient bonne contenance , & les finges fort iriauvaife ; car tandis que les premiers tenoient ces bêtes carnacières en refped avec leurs trompes, les finges rernpliffoient Fair de cris effroyables , & gatoient toute la magnifique toile peinte fur laquelle ils étoient perchés ; ce fut dans ce moment que la gloire de rous les finges de 1'univers fortant de derrière une pointe de rocher dont il sëtoit couvert, parut, au grand éronnement des Canapés : il étoit armé d'un are & d'un carquois garni de flèches , il en choifit une pour chaque tigre, & une pour chacun des lions , & d'une atteinte infaillible , leur en perca le cceur 1'un après Fautre : quand il les vir par terre, il fut de fang-froid rerirer fes flèches de leur corps, falua les fattapes fes conducteurs , & difparut parmi les rochers qui bordoient la plaine,  44^ Lesqüatre auffi fubitement qu'il s'étoit offert a leurs yetfx. Je ne fais de quelle maniere les ambaifadeurs & 1'efcorte des hons & des rigres fe féparèrent après cette avêmure : mais on fair que k s premiers (de rercar k la cour d'Aftracan) ayant informé le roi lètit makte de la réponfe &% des confeils du grand Caramoulfal , qu'ils avoient apporrés par écrit $ le roi , de 1'avis de fon confeil , & du confentement de la princelfe fa fille j avoit envoyé publier par rout 1'univers , les cori» ditions auxquelles il étoit permis a tous aventuriers d'entrer en lice , &z d'afpirer a la polfef* fion de la plus belle princelfe qui fut fous le ciel, & de run des plus puiffans empkes de la terre. Comme depuis cette publication la renommee avoit porté le bruit de la beauté de la princeffe encore plus loin que n'avoit fait le péril effroyable, ou la nngularité des deux aventures qu'on devoit éorouver ; Ia princeffe n'a pas manqué de fe promener par toutes les provinces a la ronde pendant deux ou trois mois de chaque année \ tous ceux qui l'ont vue , foit dans fes voyages , foit a la cour du roi fon père , ont rrouvé fa beauté infiniment au-deffus de ce qu'on en publioit , & la pktpatt, féduits par tant d'éclat, & par des efpérances fi brillantes, ont fuccombé dans 1'épreuve des aventures.  Facardin s.' ^ Voila , feigneur , me dit le chevalier de i'Alcne , ce qui nous raflemble ici, & voila 1'aventure que votre parole vous engage de tenter. En finüTant ce récit, nous nous trouvames au bord du fleuve, oü mes yeux furent furpris du plus ïare & du plus magnifique fpecFacle qu'on puifle voir. Mais je crois qu'il eft bon de remettre Ie refte du récit que faifoit le prince de Trébifonde, a la feconde partie de ces mémoires. Fin du vingtième volume  4+8 TABLE DES CONTES, T o M e riNGTlkUE. Le Bélier, pages 3. Fleur d'Epine s Les quatre Facardins , i?». Tin de la Table du vingtième Volume.