ZO LES MILLE ET UN QuART D'HEURË je vous 1'ordonne, & faites promptement affembler mes vifirs & tous les emirs d'Aftracan, je veux en leur préfence vous reconnoitre pour mon fils & mon fucceffeur. Schems-Eddin, pénétré des bontés du roi fon père, embraffoit fes genoux avec refpeét, & fe hatoit peu d'exécuter fes ordres: mais la fultane Dugmé ayant, fans perdre de tems, fait porter fes commandemens par les douze efclaves. noirs, la chambre du roi fut remplie un moment après des plus confidérables de fa cour. Ce prince étoit étendu fur fon fopha. L'ange de la mort n'eft pas éloigné de moi, leur ditil, & je fens que je vais bientöt dormir k Pombre de la miféricorde du tout - puiffant. Voici, vifirs, continua-t-il, d'une voix baffe ; voici votre maïtre , en leur montrant le jeune Schems-Eddin; c'eft mon fils, & celui de la fultane Dugmé, je vous ordonne de le regarder comme votre roi. Les vifirs & les émirs furent très-furpris de la nouvelle de la more fi prochaine d'Alfaleh. Ils ignoroient pareillement qu'il eüt jamais eu écrit fur une table de lumière avec une plume de feu ; 'Sc ils appellent cette écriture la prédeftination inévir *able(  CONTES TARTARES. 2I de fils; mais la fultane leur ayant raconté en peu de mots 1'hiftoire du jeune tailleur, ils fe profternèrent touslafacecontreterre,8cjurèrent fur leufs têtes de lui obéir jufqu'a la mort. A peine cette cérémonie fut-elle achevée, que le roï fit approcher de fon fopha la fultane fon époufe, Sutchoumé , & Zebd-El-Caton : ma chère Dugmé , dit-il a la première , je connois parfaitement 1'injuftice que j'ai rendue è vos charmes, en aimant la belle ZebdElCaton, qui n'a jamais payé mon anjour que d'ingratitude; vous ne méritiez pas cette infidélité de ma part, 8c je meurs avec un extreme regret d'avoir rompu les fermens que je vous avois faits tant de fois de n'être jamais qu'è vous. Ah! feigneur, reprit Dugmé, en verfant des larmes en abondance, quelque tendreffe que j'aie reffentie pour votre majefté, je n'ai jamais prétendu la gêner dans fes plaifirs. Je vous ai aimé, feigneur , pour vous-même; Sc vous ne m'avez point vu regarder d'un ceil d'envie la nouvelle faveur de Zebd-El-Caton; quelque douleur que je refientiffe de la perte de votre cceur, il fuffifoit que vous fuffiez content pour que je ne murmuraffe pas contre vos volontés fouveraines. Le roi fentit en ce dernier moment redoubler fon amour pour la fultane. II 1'embraffa B iij  12 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , tendrement; je vais , ma chère Dugmé, lui dit-il, vous prouver la vérité de ce que je viens de dire ; la charmante Zebd-El-Caton ne me touche plus; &c p.our vous en donner une marqué certaine, je la conjure de vouloir bien, en votre préfence, donner la main au prince mon fils. Pour Sutchoumé, le vilir Ben-bukar Le roi d'Aftracan ne put achever d'expliquer fes voloniés fur ce qui regardoit fa fille. II mourut entre les bras de la fultane, en pronon9ant ces dernières paroles. II eft impoihble de repréfenter le défefpoir de Schems-Eddin; on eut toutes les peines imaginables a Pempêcher d'attenter a fa vie. Sa mère , fa fceur & Zebd-El-Caton ne le quittèrent pas un moment; la dernière fur-tout, délivrée d'un roi dont la tendreffe importune, quoique refpedueufe , 1'avoit fait trembler plus d'une fois, fit tous fes efForts pour difïiper la douleur de Schems-Eddin. Infenfible k tous les honneurs qu'on lui rendit, il tomba dans une mélancolie fi profonde, que 1'on appréhenda tout pour fes jours. L'on ordonna des prières publiques dans toutes les mofquées d'Aftracan.Elles appaifèrent un peu la colère du grand Prophéte contre le nouveau roi. II fe trouva plus tranquille au bout de quelques mois: & après avoir récompenfé di-  CONTES TARTARES. 1? gnement le tailleur & fa femme de la tendreffe qu'ils lui avoient toujours témoignée, il maria Sutchoumé au vifir Ben-bukar, comme il croyoit que 1'avoit fouhaité le roi fon père, & époufa publiquement la charmante Zebd-ElCaton. Ce prince paffa prés de cinq mois avec fa chère époufe dans une féKcité digne d'envie. Les jours ne lui paroiffoient que des momens auprès d'elle; mais ce bonheur fut tout d'un coup interrompu par des rêves affreux qui lui repréfentoient prefque toujours fon père fanglant. Zebd-El-Caton tachoit vainement, par les careffes les plus tendres, d'effacer de 1'efprit de fon époux les noires idees dont il étoit rempli. II étoit fans ceffe agité des remords de fon parricide , & ne trouva point d'autres moyens pour le faire ceffer, que d'entreprendre le voyage de la Mecque. Zebd-El-Caton ne voulant point quitter le roi, elle le pria inftamment de lui permettre d'être du voyage, & Schems-Eddin ne pouvant lui refufer cette fatisfaflion , il laiflfl le vifir Ben-bukar, fon beau-frère, pour gouverner le royaume en fon abfence , lui recommanda fort fa mère & fa fceur, & partit d'Aftracan. Après un voyage de très-long cours, pendant B iv  *4 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ; lequel le prince & fon époufe effuyèrent mille fatigues, ils arrivèrent enfin a la Mecque(i). Schems-Eddin y fit fept fois le tour du temple ; & après s'être fait purifier avec 1'eau du puits Zemzem, il alla fur le foir au mont Arafat, il y fit égorger deux eens moutons qu'il diftribua aux pauvres. De-lè , il prit le chemin de Médme ; il y fit fes dévotions dans la très-fainte mofquée, & après y avoir lasfie un préfent de quarante mille pièces d'or , ainfi qu'il avoit fait a la Mecque, il fe joignit avec la caravane, & prit la route du grand Caire (i) , oii 1'on arriva fans accident. (i) La Mecque , vMe de 1'Arabie Heureufe , a une journée de la Mer Rouge. C'eft le lieu de la naiffance de Mahomet. II y a une mofquée magnifique, trés-, fréquentée par les. tures qui y abordent par dévotion de toutes parts. On y voit un puits appellé Zemzem s que 1'on croit être celui d'Abraham , dont 1'eau eft falée, ék qu'ils s'imaginent très-falutaire pour expier les péchés les plus énormes en s'y lavant. Ils vont enfuite fur le mont Arafat y facrifier un ou plufieurs, pioujpns qu'ils diftribuent aux pauvres, & dela paffent ordmairement a Medine, oü eft le t.ombeau de leur prophéte, II n'y a que quatre journées de la Mecque ^ Medine. (z) Le grand Caire eft fitué für les confïns de la haute ÖC baffe Egypte, & prefque au milieu du royaume, a deux mille pas, QU enyiron, du m. Le grand com-  CONTES TARTARES. 25 Schems-Eddin ne reffentoit plus les craelles agitations qui interrompoient fi fouvent fon fommeil. II commencoit a jouir d'un bonheur' tranquille , & fe préparoit a prendre la route de fon royaume, lorfque la belle Zebd-El-Caton fut attaquée d'une fièvre très-violente. Ce facheux coatre-tems- 1'empêcha de partir avec la caravanne , qui ne pouvoit différer fon voyage ; mais ce prince eut bientöt lieu d'être juftement alarmé, quand le mal de fa chère époufe redoubla a un point qui fit appréhender pour fa vie. Cette princeffe-perdit toute connoiffance : elle fut prés de deux jours en cet état, & ne reprit, pour quelques momens , Pufage de la parole , que pour percer le cceur de Schems-Eddin , de la do'uleur la plus cruelle. Je vais vous quitter, mon cher époux, lui ditelle en Pembraflant avec une extréme tendreffe, & je concois par avance toute Phorreur d'une telle féparation , mais il faut que vous vous merce qui s'y fait, y attire toutes fortes de nations. C'eft environ vers le mois d'oöobre , que les caravannes qui fe font affemblaes au Caire partent pour la Mecque ; & le nombre des pélerins eft quelquefois fi grand , qu'il monte jufqua quarante mille. II n'y a point de bons mufulmans qui, une fois en fa vie , ne faffe le pélerinage de la Mecque & de Medine, qu qui n'y envoie quelqu'un pour lui.  *6 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ; confoliez de ma perte; vous êtes encore Mtmé è de plus grandes affliftions; c'eft un avis que j'ai k vous donner de la part du grand prophéte qui m'eft apparu il y a quelques heures. li eft bon, m'a-t-il dit, que les princes éprouvent quelque difgrace ; la mauvaife fortune purifie leur vertu, iis en favent mieuxrégner: SchemsEddin connoïtra bientöt cette vérité. Avertisle de ma part qu'il commence a s'y préparer. Voila , pourfuivit Zebd-El-Caton , en verfant des Iarmes en abondance, voila ce que j'ai a vous annoncer; fervez-vous de toute votre rarfon pourne point murmurer contre les ordres de la providence. Adieu, mon cher Schems...,. La princeffe n'eut pas le tems d'achever, 1'ange qui attehdoit fon ame lui coupa la parole. Jamais défefpoir n'égala celui du roi d'Aftracan. On ne pouvoit 1'arracher d'auprès de fon époufe. II étoit inconfolable de fa perte , & ne trouva point d'autre remède que de faire faire promptement un grand coffre de bois de cahelle, découvert par le deffus, a 1'endroit feulement du vifage , d'y enfermer le corps de Zebd-El-Caton, de 1'orner d'un grand nombre de pierreries ; & avec fon efcorte, qui compofoit prés de cinq eens hommes, de tacher a rejoindre la caravanne, qui n'avoit que quel-  '*8 LES MILLE ET UN QU^RT D'HEURE J fible, & quelque foible qu'il füt, n'oubliant point fa chère époufe, il parcourut tous les environs du Ueu oü s'étoit donné le combat, • pour voir files voleurs , après avoir détaché les pierrenes n'auroient point abandonné le coffre oü étoit le corps de Zebd-El-Caton. Ses recherches furent inutiles; il en penfa mourir de defefpoir; mais quittant k la fin un lieu fi funefie pour lui, après avoir marché environ «ne heure fans favoir oü il alloit, il arriva Pres d'un petit village, k 1'entrée duquel il trouva un iman (z). Cet homme fut d'abord effrayé de voir le prince tout nud & couvert de fang; mais Schems-Eddin , fans fe faire connoïtre, lui ayant conté qu'il s'étoit fauvé feul de Ia cruauté des Bedouins, 1'iman en eut pitié 1'emmena chez lui, le fit panfer de fes bleffiires,' & lui ayant enfuite donné quelques pièces dargent, ce prince s'en fervit pour reprendre la route de fon royaume. Après un long & pénible voyage , que Schems-Eddin fit en partie feul, & en partie avec quelques petites caravannes quil'affiftoient dans fes befoins, il arriva enfin dans une vafte (0 Les i-mans font ceux qui deffervent les mofquées dans tout lonent. Leurs fonftions font a-peu-près pareilles a ceiies de nos curés.  CONTES T A R T A R E S.' 10 campagne qui étoit a une demi-lieue d'Aftracan; II y appercut un neveu du vifir fon beau-frère, avec une fuite affez nombreufe ; & courant a lui les bras ouverts: reconnois, lui dit-il, mon cher Zemzin, recortnois le trifte Schems-Eddin, accablé des malheurs les plus cruels, & qui, depuis prés de trois ans, a été expofé a une mifère dont le feul récit te feroit horreur. Zemzin fut furpris a la vue de fon roi; quoique la fatigue du voyage, les maux qu'il avoit foufFerts, Sc les mauvais habits dont il étoit couvert, le changeaffent entiérement, il ne put le mécoanoitre. II fe profterna devant lui avec. toutes les apparences d'un refpect fincère; & fe dépouillant de fa robe, il en couvrit le prince, Sc le conduifit au palais par les rues les plus détournées. Mais quel fut 1 etonnement de Schems-Eddin , en y entrant, de fe voir chargé de chaïnes par le même Zemzin qui venoit de le combler d'honneur. II apprit alors avec une douleur fans égale , que le crnel Ben-bukar fon beau-frère, après avoir luimême étranglé fa femme Sc la fultane Dugmé , s'étoit emparé du royaume, avoit fait maffacrer tous fes fidèles fujets, Sr ceux qui avoient voulu s'oppofer a fon élévation , Sc qu'il devoit lui-même fe préparer bientót a un pareil fort.  30 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE Schems-Eddin devint immobile a cette nouvehe. U fe Hvra d'abord è la fureur; mais rappellant bientót les demières paroles de ZebdEl-Caton, il fe réfigna dans.le moment mêmé aux volontés du tout-puiffant. Dieu eft grand , dit-il, il eft jufte, je ne fuis pas encore affez pum de mes crimes; mais qu'avoient fait ma mere & ma fqeur, pour éprouver un fort fi tragIque; j'efpère que leur mort ne fera pas long-tems impunie. Le prince n'avoit pas achevé ces mots, que l ufurpateur, fuivi de quatre bourreaux, entra dans le fallon oü étoit Schems-Eddin; fa préfence l'épouvantarah ! barbare vifir, lui criaMl, du plus loin qu'il le vit, viens-tu ecuronner ton crime? Le fang de ta femme & de ma mère, qui s'élève déja affez contre toi ne peut-il affouvir ta rage ; voila ma tête, frappe , mais fonge qu'un jour devant le tribunal du grand dieu, je te reprocherai 1'énor™té de tes adtions; & que , lorfque les anges lui rendront témoignage de la vérité, toute cette puiffance , fous qui tremblent & gémiffent mes fujets , n'empêchera pas alors que tu ne fois coildamné & févérement puni de ton exécrable parricide. Ces vifs reproches étonnèrent I'ufurpateuril n'eut pas la force en ce moment d'ordonner    CONTES TARTARES. fÉ Ia mort de fon roi légitime ; fes menaces Pépouventèrent; il crut déja voir la main de dieu levée fur fa tête ; il fe contenta feulement, pour mettre Schems-Eddin hors d'état de remonter jamais fur le tröne, de lui faire pafler plufieurs fois devant les yeux un fer ardent, qui le priva de la vue, & le fit enfuite conduire dans une profonde prifon. II n'y avoit point de jour que le roi d'Aftracan , quoiqu'accablé de maux, & livré h la plus amère aftliction, ne refpeaat les ordres de la providence , & ne remerciat dieu de 1'avoir puni fi doucement de fes crimes ; mais une nuit que la douleur avoit, pour quelques momens, fait place au fommeil, il crut voir en rêve le grand prophéte qui tenoit par la main Zebd-El-Caton, 1'affuroit .du changement de fon état, & lui promettoit un jour un bonheur parfait avec fon époufe. Schems-Eddin fe réveilla en furfaut, ce rêve lui parut fi extraordinaire , & avoit fi peu de fondement, qu'il n'y fit prefque aucune attention; il ne fit même que donner de nou~ velles forces a fa douleur ; mais il ne fut pas long tems fans éprouver 1'effet d'une partie de cette prédiöion. Un matin que, proftërné contre terre, ee prince faifoit fa prière, il entendit ouvrir avec  3* LES mille ET QUART d'HEUKE j un^andb^ s ^agma qu'on venok lui donner la xnort, ^echangeapo1ntdepolbre,&attendoitI* coup avec xntrépxdité, lorfque deux de f anciens vxfirs , dont le zèle & la vertt, lu et°ienti —.fejetèrenta fes pied Set gneur, lu, dlt Fun d'eUX,.€n leslui reconnoxffez 1, voix du Mutamhid & de CuWghe vos fidèles efclaves; l'ingrat vifir que vous avxez comblé de vos bienfaits, vient, avec e traxtre Zemin , d'expher fous nos coups k peuple, las de fes cruautés, en témoigne' une ,oxe extréme ; il ignoroit votre retour que nousavons pris foin de lui apprendre, n'aylnt f -tdetreduparti de Ben-bukar, que pour etre plus en etat un jour de le faire tombe, du trone quxl avoit fx.kichement &fi cruellement ufurpe: venez donc , feig„^r, y rem pmfque tous vos fujets redemandent leur roi legnxme avec un empreffement extréme Schems-Eddin. en ce moment loua Dieu, & remercia les vifirs de leur zèle : comment voulez-vous, fagesamis, leur dit-il, que je remonte fur le tróne ; un malheureux prince , mander? Non, non, vifirs, choifilTez parmi vous un homme qui en fok plus capable,& laxiTez-mox gémir en fecret de tous mes maux. Ah!  CONTES TARTARES. 33 Ah! feigneur, répliqua Mutamhid , le mépris que vous avez pour la grandeur , eft une vraie marqué que perfonne n'eft plus digne que vous de régner: nous vcus conjurons de ne vous point refufer a nos vceux; nous fommes prêts a facrifier & nos biens &C nos vies pour vous maintenir fur un tröne que vous avez déja rempli fi dignement. Le roi d'Aftracan , attendri par ces paroles pleines d'affeétion, fe remit entre les mains de fes deux vifirs : ils le reconduifirent aux bains du palais , & après 1'avoir revêtu d'un habit magnifique, ils le préfentèrent au pei'ple, qui témoigna , par mille cris de joie , 1'impatience qu'il avoit eu de le voir remonter fur le tröne de fes ancêtres. Quelque plaifir que Schems-Eddin reffentït de connoïtre 1'amour que fes fujets avoient pour lui, il pleuroit toujours en fecret la perte de fa chère Zebd-El-Caton, & la privation de la vue. En vain les plus habiles médecins Sc chirurgiens d'Aftracan effayèrent fur lui leurs remèdes ; ils affurèrent a la fin qu'il n'y avoit aucune efpérance que ce prince put jamais voir la lumière du foleil: il y en ent un feul, nommé Abubcker , qui dit au roi qu'il le fouvenoit d'avoir lu autrefois dans un vieux manufcrit Tornt XXL C  34 mille et un quart d'HEURÊ , arabe , qu'il y avoit dans 1'ifle de Serendib (i) un oifeau qui pourroit bien lui rendre la vue; mais qu'outre les difficulrés qu'il y avoit de le tfouver & d'en approcher, il ne voudroit pas garantir ce fecret infailiible. L'oifeau rcontinua lemédecin, eft far le faite d'un arbre extrêmement haut, dont toutes les feuilles font dures comme du fer , & auffi coupantes que des rafoirs: il faut, feirneur, qu'une femme, pour rendre la vue k fon mari aveugle, entreprenne de monter de branche en branche fur cet arbre; fi fa tendreffe.pour fon époux n'a jamais reffenti d'altération, les feuilles s'amolliront entre fes mains, elle parviendra aifément au fommet de 1'arbre, & puifera dans un vafe d'or, qui eft pendu au col de l'oifeau, une liqueur (i) L'ile de Serendib, felon les géographesmodernes, n'eft autre chofe que l'ile de Ceylan dans la mer des Indes , vers le cap de Comory, en-deca du golphe de Bengala & de la Ligne, dans le premier climat. Les jours & les nuhs y font toujours de douze heures. La ville capitale eft fituce a l'extrérnité d'une belle vallée , formée par une montagne qui eft au milieu de l'ile"de Serendib , appellée le Pic d'Adam , paree qu'on prétend que le premier homme a été créé deffus, & eft enterré deffous. Cette montagne paffe pour être la plus haute des Indes.  CONTES TARTARES. 35 blanche comme du lalt, 8c qui diftille perpétuellement de fon bec. Cette liqueur, fuivant le manufcrit arabe, eft fouveraine pour rendre la vue a ceux qui en ont été privés par quelque accident que ce puiffe être , 8c pour la donner même aux aveugles-nés. Après avoir puifé cette liqueur divine , elle defcendra de 1'arbre auffi facilement qu'elie y aura monté; mais fi la femme, qui ofe entreprendre d'aller recueillir cette eaufalutaire,ajamaiseulamoindrepenfée contraire k la pureté du mariage , 011 qu'elie ait ceffé un feul moment d'avoir pour fon mari un amour extréme, elle ne doit attendre de fa téméraire'entreprife qu'une mort certaine ; les feuilles, a la vérité, s'amolliront pour la laiffer monter jufqu'au haut de 1'arbre ; mais quand elle en voudra defcendre, elles reprendront alors leur tranchant, 8c cette femme, en tombant de branche en branche, fera hachée en mille morceaux. Je crois, au refte , feigneur, pourfuivit Abubeker, que cet arbre, s'il exifie, eft encore vierge , 8c qu'aucune femme jufqu'a préfent ne s'eft préfentée pour recueillir une eau dont 1'acquifition eft fi difficile & fi périlleufe. Schems-Eddin écouta cette hiftoire avec admiration : il n'eft pas impoffible, dit-il, qu'il fe trouve dans cette ville une femme de ce caraétère ; quoiqu'eile foit rare, il faut edayer C ij  j6 les mille ET un QUAKT ü'hEURE ; fi nous ne pourrions pas découvrir un tréfor pareil. On fit venir par ordre du roi les femmes de tous les aveugles d'Aftracan , fans en excepter une feule; Abubeker, en fa préfence, leur expofa de quoi il s'agifToit, & SchemsEddin promitunerécompenfefans bornes a celle qui pouvoit contribuer a lui rendre la vue. II n'y en eut pas une qui voulüt s'expofer a monter fur 1'arbre; les conditions en étoient un peu déhcates , & Ia mort trop certaine : elles refufèrent toutes une épreuve fi terrible. Les autres médecins d'Aftracan plaifantèrent fort entr'eux fur la crédulité du roi. Ce nouveau genre de remède, dirent-ils, eft une fable de 1'invention d'Abubeker, qui veut faire 1'homme fcavant; il donne dans le merveilleux, & fe diftingue toujours de nous par quelque opinion nouvelle & particulière. Ces difcours revinrent a Abubeker; il en fut piqué au vif. Sera t-il dit que le zèle que j'ai pour la fanté du roi fera tourné en ridicule , dit-il k fa femme & a fon fils; hé bien, je veux entreprendre le voyage de Serendib, pour voir fi le manufcrit accufe jufte; fi je ne réuffis pas dans mon entreprife avec autant d'ardeur que j'en ai, j'aurai eu du moins Ia confolation d'avoir plus fait pour mon prince,  CONTES TARTARES. 37 que tous les autres médecins d'Aftracan enfemble. Rien ne put détourner Abubeker de fa réfolution ; la longueur du voyage & les diffcultés ne l'effrayèrent pas. II fe préfenta le lendemain devant le roi , & lui expofa fon deffein. Ce prince loua fort une entreprife auffi grande. II lui fit donner tout ce qui lui étoit néceffaire pour un voyage de fi long cours; lui promit, en cas qu'il mourüt en chemin, d'avoir un foin extréme de fa femme Si" d'un fils unique qu'il aimoit tendrement. Seigneur, dit le médecin en prenant congé de Schems-Eddin, fi je ne fuis pas de retour avant trois-ans, foyez perfuadé que la mort ou quelque accident étrangè, que je ne puis prévoir, fe feront oppofés au défir que j'ai de vous redonner la vue ; mais une certaine confiance que j'ai au manufcrit arabe , me fait efpérer que mon voyage ne fera point infruftueux. Enfin Abubeker partit pour Serendib, & ce ne fut pas fans une trés-grande jaloufie des médecins d'Aftracan , de voir le roi fi prévenu en fa faveur. Schems - Eddin , a la fleur de fon age , &C tout aveugle qu'il étoit, gouvernoit fes fujets avec une prudence admirable. Recueilli dans 1'intérieur de fon palais, il méditoit fans ceffe C iij  38 LES MILLE ET UN QIMRT D'HEURE , les moyens de les rendre hetireux , & s'étoit fait une loi indifpenfable, jufqu'au retour du médecin Abubeker, de ne paroïtre tous les jours en public qu'une heure, qu'il divifoit en quatre parties prefque égales. Pendant la première , il alloit a Ia grande mofquée d'Aftracan, faire publiquement fa prière. La feconde, la troifième , & quelquefois même une partie de Ia quatrième, étoient deftinées a faire des libéralités aux pauvres , & a recevoir de bouche, ou par écrit, les plaintes que les particuliers pouvoient faire contre les officiers publics. II chargeoit enfuite les deux vifirs, Mutamhid & Cuberghé, fur lefquels il fe repofoit de la plus grande partie de fes affaires , de les punir ou de les dépofféder s'ils le méritoient, & rendoit la juftice a tout le monde avec tant d'équité & de pénétration, que fes jugemens paffoient pour autant d'oracles. A 1'égard de ce qui reftoit du dernier quart d'heure, il étoit donné a 1'entretien des gens favans ; c'étoit le feul plaifir que ce prince prenoit dans toute la journée ; Sc , fuivant qu'il trouvoit d'agrément dans leur converfation, il leur donnoit des marqués de fa libéralité. La gloire de divertir le roi , qui paroiffoit prefque toujours plongé dans une profonde mélancche , plutöt qu'aucune vue d'intérêt,  CONTES TARTARES. 39 animoit fes fujets a lui chercher des perfonnes qui puffent diffiper fa douleur en lui racontant des hiftoires extraordinaires. S'il arrivoit a Aftracan un voyageur fameux , on le conduifoit d'abord a Schems-Eddin ; & lorfque les habitans même de cette ville favoient quelques aventures fmgulières , ils fe faifoient auffi-tot préfenter a leur prince, pour avoir le plaifir de contribuer a fes plaifirs. II y avoit déja plus de deux ans qu'Abubeker étoit parti pour rille de Serendib, & que le roi obfervant exaétement la régie qu'il s'étoit luimême prefcrite , ne manquoit jamais tous les jours de donner quelques momens a ces amufemens d'efprit , lorfque les deux vifirs favoris , s'entretenant enfemble fur le motif du voyage d'Abubeker : fi ce médecin n'étoit qu'un fourbe , difoit 1'un d'eux, ou qu'il ne revint point a Aftracan , nous ne laiflerions pas d'être fort embarraffcs a produire au roi des fujets dignes de 1'entretenir : c'eft a nous a qui il a cornmis ce foin, & quoiqu'un quart d'heure feit bientót paffé, comme ilfaut recommencer tous les jours , j'appréhenderois qu'a la fin nous ne puffions plus lui trouver rien de nouveau. Ceia feroittrès-chagrinant, repliqua Fautre vifir, le roi s'eft fait une douce habitude d'entendre tous les jours quelque hiftoire; c'eft,pour ainfi dire > C iv  40 les MILLE ET UN QUART d'HEURE j 1'unique agrément qu'il ait dans la vie ; car de Ia manière dont ce fage prince fe gouverne, il ne jouit du plaifir de régner , que pour travailler fans relache au bonheur de fes fujets. Un des médecins d'Aftracan étoit préfent k cette converfation: il crut que c'étoit une belle occafion de fatisfaire Penvie que tous fes confrères & lui avoient contre Abubeker: feigneur, dit-il aux vifirs , tous les gens fages penfent comme vous, Sc vous tomberez infailliblement dans 1'inconvénient que vous appréhendez. Je n'y fais qu'un feul remède ; le fils d'Abubeker fe moquant de 1'embarras ohil ne doute pas que vous ne foyez bientót, fe vanta hier en ma préfenceque lui feul fuffiroit, s'il 1'avoit entrepris , pour entretenir le roi jufqu'au retour de fon père : il eft vrai que ce jeune homme eft d'un grand mérite , que depuis 1'age de dix ans il a lu avec une extréme application tout ce qu'il y a de livres curieux; mais malgré la prodigieufe mémoire dont on dit qu'il eft doué , je doute fort qu'il vienne k bout d'une entreprife auffi difficile. Cuberghé ne fit que rire de la préfomption du fils d'Abubeker, mais Mutamhid entrantdans une colère extréme : II fied bien, dit-il, k ce jeune infolent, de plaifanter auffi mala propos: hé bien , puifqu'il le prend fur ce ton, je pré-  4* LES MILLE ET UN QUART d'HEURE , le roi m'eft affez précieux, pour que je ne refufe pas d'ob ir a vos ordres fouverains: düt-ii m'en coüter 1,3 vie, je luis prêt a paioïtre devant le trone de Schems-Eddin. Le perfide médecin qui étoit refté avec les vm [ our être témoin de ce qui fe pafferoit, fut un pen étonné de la réponfe de Ben-Eridoun: il ne douta cependant pas de fa perte. Un jeune homme de vingt- cinq ans au plus , dit-ii en foimême , ne peut avoir acquis affez de fonds pour réuffir dans ce que celui-ci entreprend. II courut promptement en avertir fes confrères, qui en reffentirent tous une maligne joie , & qui goutèrent par avance le plaifir de fe voir venger d'Abubeker en la perfonne de fon fils. Le vifir Mutamhid voyant la foumifïion & la modeftie de Ben-Eridoun , rentra un peu en luimême. Si ta mort eft süre, lui dit-il, en cas que tune me tiennes pas parole, la récompenfe eft de 1'autre cöté très-certaine, fi tu réuffis dans tes deffeins. Chaque fois que tu fortiras d'avec le roi, jefe ferai compter cent pièces d'or ; je veux que tu manges a ma table , que tu fois fervi comme moi, 6c il n'y aura aucune difFérence entre nous deux, finonque tuferas gardé a vue. Seigneur , repliqua Ben-Eridoun , ce ne fera jamais 1'efpoir de la récompenfe, ni vos promeffes magnifiques qui me feront faire mon  CONTES TARTARES. 4$ devoir: la philofophie dont je fais profeffion m'a appris a méprifer les richeffes. L'honneur & la gloire font les feuls motifs qui me font agir; & fi ce que vous me demandez aujourd'hui étoit contraire a ce qu'ils m'ordonnent , vous me verriez courir a la mort la plus cruelle, plutöt que de vous obéir; mais comme il n'y a que de l'honneur dans ce que vous exigez de moi, vous pouvez, quand il vous plaira, me mettrea 1'effai, je tacherai de confondre 1'artifice de mes ennemis, & j'efpère que mon prince fera content de moi. Mutamhid fut charmé du fage difcours de Ben-Eridoun , il connut bien en ce moment toute la malice du vieux médecin, Sc que ce jeune homme étoit innocent de ce dontill'accufoit; mais comme il s'offroit pour ainfi dire luimême a travailler pour le divertiffement de fon prince, il le lui préfentale lendemain. Ben-Eridoun ne fut pas pïutöt devant le tröne de Schems - Eddin , qu'il fe profterna la face contre terre : il fe releva enfuite , Sc" adreffant la parole au roi: « Que Ia miféricorde du Tout.» Puiffant fe déploye fur votre majefté, lui dit»il : que 1'ange qui vous préfentera un jour » devant fon tröne , n'oublie pas une feule de » vos bonnes a£tions , & puiffiez-vous jouir a » jamais de la félicité parfaite que notre grand  44 LES MILLE ET UN QUART D'HEURÉ ; »> prophéte promet a ceux qui fuivent exaéte>» ment fes loix », On me nomme BenJEridoun , lils d'Abubeker , qui depuis deux ans , ou environ , eft parti pour Fille de Serendib; que Ie ciel lerenvoie bientót en ces lieux,avecle divin remède qu'il eft allé chercher pour vous rendre la vue. Jufqu'a ce moment j'ai entrepris, feigneur , d'entretenir votre majefté tous les jours pendant le peu de tems qu'elie prend pour fe délaffer l'efprit. Songes-tu bien a quoi tu t'obliges , lui répondit le roi d'Aftracan , un peu étonné de fes promeffes : fais-tu qu'une telle entreprife eft au defFus de tes forces, & que ton père ne reviendra peut-être d'un an ? Seigneur, repliqua le jeune Ben-Eridoun , quelque difficulté qu'il y ait d'occuper dignement mon roi, je fais un fi grand nombre d'hiftoires plus cuiieufes les unesque les autres , que quand même mon père mettroit a fon voyage une fois autant de tems qu'il en a demandé , je ne défefpèrerois pas de tenir la parole que j'ai donnée au vifir Mutamhid; &c fi votre majefté veut bien agréer que j'aie cet honneur , je commencerai par une hi'loire affez finguüère. Schems Eddin fut encore plus furpris qu'auparavant ; il faut, lui dit-il , que tu fois un homme rare dans ton efpèce , les difhcultés ne te rebutent pas. Au contraire, feigneur, elles  CONTES TARTARES. 45 m'animent, répondit Ben-Eridoun , j'ai la mémoire fi heureufe , que je n'ai jamais rien oublié de ce que j'ai lu, ou de ce que j'ai entendu dire; & comme je me luis fait un plaifir d'avoir des liaifons avec les plus vieux, 6c les plus fages d'Aftracan, dont la plus grande partie font morts, je fuis fi rempli d'événemens différens, Sc de toute forte de nature , que fans vouloir me vanter , j'ofe affurer votre majefté qu'il y a peu d'hommes dans cette vüle qui me reffemblent. C'eft de quoi je vais juger , repliqua le roi, mets-toi fur ce fopha k cöté de Mutamhid, & raconte 1'hiftoire dont tu viens de me parler. Ben-Eridoun obéit aux ordres de SchemsEddin. II s'affit fur le fopha, 8c commenca de cette manière.  46 LES MILLE ET UN QUART d'hEURE ; PREMIER QUART D'HEURE. Hifloire de Cheref- Eldin , fils du roi d'Ormus & de Gul - Hindy, princejfe de Tuluphan. Il y avoit anciennement, feigneur, dans la grande Tartarie, deux efpèces différentes de génies ; les uns , portés a faire du bien aux hommes, reconnoiffoient le grand Géoncha(i) pour leur roi, &C les autres, uniquementoccupés du plaifir d'exercer leurs inclinations malfaifantes, n'avoient point d'autre maitre que le malin Zéloulou. Ces deux chefs de génies, depuis prés de trois eens ans , fe faifoient une guerre continuelle. Géoncha ne protégeoit'perfonne, que Zéloulou ne s'attachat auffi-töt a le perfécuter; & Zéloulou ne faifoit aucune mauvaife action fur la terre , que Géoncha ne fit fes efforts pour la réparer fur le champ. Un jour que ces deux génies étoient fur les (i) Géoncha, en perfan , veut dire le roi da monde.  CONTES TARTARES. 47 bords de la rivière de Salgora (1) , pour tacher de terminer leurs différens, Mochzadin, roi de Tuluphan, & la belle Riza, fon époufe, qui revenoient enfemble de la chafie aux cbevrculs, pafsèrent par 1'endroit oü' étoient les deux génies. Zéloulou, tnijours attentif k mal faire, ne voulut pas laiflér échapper une occafion aulïi favorable de fe donner du plaifir ; malgré les prières de Géoncha , ce malicieux génie s'approchant de Riza, qui étoit a cöté de Mochzadin , fit tout d'un coup un fi grand bruit dans 1'oreille de fon cheval, que cet animal épouvanté emporta la princeffe , quelques efforts qu'elie fit pour le retenir , &c 1'ailoit précipiter ' dans la rivière , qui étoit très-profonde en cet endroit, fi d'un feul coup de fabre , qui partoit d'une main puiffante, Géoncha accourant k fon fecours , n'eüt abattu la tête du cheval, & retenu entre fes bras la princeffe qui s'étoit évanouie de frayeur. Le fecourable génie lui avant alors fait fentir un bouquet de rofes mufcades , qu'il avoit k la main, elle reprit non-feulement J'ufage des fens , mais fes habits de verts qu'ils étoient, fe trouvèrent de couleur de rofe, & (1) La rivière de Salgora paffe auprès de Tuluphan, vrlie de la grande Tartarie,  Contes Tak tar.es. 49 qui ai voulu qu'il n'y eüt perfonne de fon fexe qui la furpafsat en beauté ; mais je ne borne pas mes bienfaits a fi peu de chofe; je prétends encore faire ceffer la fèérilité de cette princeffe. D'aujourd'hui en neuf mois elle donnera le jour a une fille auffi belle que fa mère. Le roi des génies, pourfuivit Ben-Eridoun, n'eut pas fi-töt dit ces paroles qu'il difparut, laiffantleroi&la reine de Tuluphan comblés de joie par une fi flatteufe efpérance. Quelques incrédules qu'ils euffent été, ils cefsèrent bientót de 1'être ; Riza, qui depuis fept ans de mariage avoit été privée du doux plaifir d'être mère, s'appercut bientót de 1'efFet des promeffes de Géoncha. Au bout des neuf mois jufte, elle accoucha d'une fille d'une beauté achevée, qu'elie nomma Gul-Hindy (i). Cette petite princeffe n'eut pas, plutót joui de la lumière, que le même génie fe fit voir dans la chambre oü étoient Riza & Mochzadin. Je viens avec un plaifir extréme, dit-il, donner la dernière main a un fi bel ouvrage , & vous annoncer le fort qui lui eft préparé ; j'aiTifrai hier a la naiffance d'un fils du roi d'Ormus , que je nommai Cheref-Eldin. Je trouve tant de reffemblance & de fympathie entre lui 3c cette (i) Gul-Hindy, en arabe , fignifie rofe mufcade. Torrn XXL £)  CONTES TARTARES. 51 de fa feizième année , plus le danger fera grand pour elle- Alors 1'ayant prife dans fes bras, il 1'enrichit de toutes les belles qualités qui peuvent rendre parfaite une perfonne de fon sexe ; & après avoir recu mille remercimens du roi &c de la reine , il s'éloigna deux comme un éclair. A peine , feigneur, pourfuivit Ben-Eridoun, le malin Zéloulou, qui n'avoit pu s'accorder avec Géoncha dans leur dernière conférence, fut-il ce qu'il avoit fait pour Gul-Hindy & Cheref-Eldin , qu'il réfolut de fe réjouir, entraverfant la vie de ces deux aimables enfans. II fe rendit pendant la nuit au palais du roi d'Ormus , enleva le petit prince, 1'apporta chez Mochzadin , le mit fous les habillemens de Gul-Hindy, & couvrant cette petite princeffe de ceux de Cheref-Eldin , il 1'alla placer un moment après dans Ie berceau dont il avoit tiré le prince d'Ormus. L'on peut aifément juger de la furprife oü fe trouvèrent les deux nourrices Ben-Eridoun , en cet endroit,futinterrompu parl'arrivée d'un efclave noir , qui ne manquoit pas tous les jours de venir avertir le roi d'Aftracan qu'il y avoit une heure qu'il étoit forti. Auffi-töt que cet efclave paroiffoit, Schems-Eddin fe levoit pour rentrer dans fon palais; celui qui avoit l'honneur de Pentretenir ceffoit de parler, & reprenoit Dij  Contes Tartar.es. 5 f Un foir que Mochzadin & Riza s'entretenoient avec leurprétendue fille, la reine lui raconta, comme elle 1'avoit déja fait plufieurs fois, 1'aventure de fa naiffance, & les promeffes que le roi des génies lui avoit faites d'unir un jour fon fort avec celui du fils du roi d'Ormus. Ces difcours fi fouvent répétés , défefpéroient le prince , il ne favoit quel parti prendre ; & réfolut enfin , quelque chofe qui lui put arriver , de s'éloigner pour jamais d'un lieu ou il paffoit une vie fi indigne de lui. II n'étoit pas facile d'en venir a bout, toutes les portes du palais étoient gardées par des eunuques incorruptibles; mais pour exécuter ce projet, il choifit le tems de la chaffe ; & après avoir pris deux bourfes pleines d'or , & quantité de pierreries, comme il étoit très-bien monté , il s'écarta aifément de fa fuite, & allant droit k une porte du pare qui donnoit dans la campagne , il commanda a 1'eunuque qui la gardoit de la lui ouvrir. Cet efclave refufa d'obéir , mais le prince lui ayant fait voler la tête d'un coup de fabre, qu'il portoit toujours lorfqu'il alloit a la chaffe ,fe faifit des clefs , & fe fauvant k toute bride, il choifit le chemin le moins battu , & marcha fans fe repofer tout le jour & toute la nuit fuivante. Les dames & les eunuques de la fauffe princeffe la cherchoient dans le pare avec le der- D iv  '64 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE J de Ja légéreté & de 1'obéilTance de mon oifeau j qu'il me demanda combien je le lui voulois vendre. Seigneur, lui répondis-je, c'eft 1'unique bien qui me refte de plus de deux eens mille fequins que mon père m'avoit laiffés en mourant; ce feul faucon me fait vivre depuis que je fuis dans la misère; mais puifqu'il a le bonheur de plaire a votre majefté , je n'en ferai que trop payé par l'honneur que j'efpère qu'elie me \ fera de 1'accepter. Le roi d'Adel, pourfuivit Sinadab, me fit donner fur le champ vingt-mille fequins, me logea dans fon palais, & m'accorda les appointemens de fon grand veneur. En un mot, madame , ce prince eut tant de bonté pour moi, que je devins , en peu de tems, fon premier vifir & fon unique confident. Je 1'accompagnois tous les jours a la chaffe , oii il prenoit un plaifir extréme ; & je ne le quittois ordinairement que lorfqu'il fe retiroit auprès de fes femmes. Que je feroismalheureux, mon cher Sinadab, me difoit-il un jour, fi je vous perdois! vous partagez les plus doux momens de ma vie. Seigneur,repris-je, la faveur des grands eft trop inconftante pour qu'un homme fage puiffe y compter sürement. Je fuis aujourd'hui comblé de vos faveurs, demain , peut-être, ferai-je accablé  Contes Tartares. 65 accablé fous le polds des chaines dont vous ordonnerez qu'on me charge. Non , non, vifir, me dit-il, ne craignez rien ; je vous aimerai toujours; & pour vous attacher plus fortement a moi, & vous faire entièrement oubher votre patrie, je veuxque vous époufiez une de mes fceurs. J'en ai trois d'une excellente beauté ; je vais vous les faire voir fans qu'elles le fachent; & fi vous avez le cceur libre, je prétends que celle qui vous plaira le mieux foit demain votre époufe. Je me profternai aux pieds du roi d'Adel, confus de fes bontés. II me releva; & m'embraffant avec tendreffe , il me fit paffer dans fon cabinet, me pla$a derrière un grand voile de gaze noire , & ordonna au chef de fes eunuques d'aller chercher les trois princeffes. IV. QUART D'HEURE. Les ordres du roi furent exécutés avec une extréme promptitude. Je vis, un moment après, entrer trois dames d'une beauté fans égale , & brillantes comme des pleines lunes. Ce prince caufa quelque tems avec elles fur des chofes fort indifférentes. Enfuite les ayant renvoyées a leurs appartemens, il me fit fortir de derTome XXI. E  6(5 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE, rière le voile oü j'étois. Eh bien! mon cher vifir, me dit-il, pour laquelle de mes trois fceurs ton cceur a-t-il reffenti quelque émotion ? Ah ! feigneur, repris-je avec tranfport, ces dames font d'une beauté fi raviffante, que je n'ai pu décider en fi peu de tems Non, non, interrompit le roi, quelqu'une des trois a fu te plaire plus que les deux autres: avoue-le moi, je te 1'accorde de tout mon cceur, & je t'ordonne de me découvrir tes fentimens avec franchife. Seigneur, repliquai-je , puifque vous me le commandez abfolument, la plus jeune des trois princeffes a fu percer mon cceur des traits les plus vifs; mais quelque bonté que votre majefté ait pour fon efclave , mon bonheur feroit imparfait, li je n'obtenois pas la princeffe d'elle-même. Voila des fentimens bien délicats, répondit le roi ; je veux pourtant te donner encore cette fatisfaction. Alors il ordonna au chef de fes eunuques de faire venir Bouzemghir (c'étoit, madame, le nom de la princeffe). Elle parut un inftant après. Ma chère Bouzemghir, lui dit le roi en 1'embraffant, j'ai deffein de vous marier, mais je ne veux point forcer votre inclination. Le vifir Sinadab que voici, a qui je viens de vous propofer pour époufe, ne veut auffi devoir votre main qu'a. vous-même. Je vous laiffe avec lui. Examinez-.  Contes Tartares. 67 vous avant que de me donner une réponfe pofitive , & comptez que de quelque manière que vous décidiez , je ne vous en faurai point mauvais gré. Le roi d'Adel fe retira alors, & laiffa le chef des eunuques a la porte en dehors. 11 eftinutile, madame, continua Sinadab, de vous rapporter la converfation que nous eümes Bouzemghir & moi. Elle me fit connoitre par des difcours très-tendres, qu'elie feroit tout fon bonheur de m'avoir pour époux, & m'affura plus d'une fois, que 1'obéiffance qu'elie devoit au roi fon frère , n'avoit nulle part aux fentimens qu'elie me découvroit li naturellement. Sur cette confiance , je 1'époufai avec toutes les magnih"cences poffibles; & la ville d'Adel prit part a ma joie , puifque le roi en déchargea les habitans du quart de toutes les entrees. Au bout de quelques mois, Bouzemghir fe trouva groffe. Comme je 1'aimois tendrement, j'en reffentis une joie extréme, mais cette joie fut de courte durée; elle fe laiffa tomber, fe bleffa très-dangereufement, & penfa mourir d'une fauffe couche. Par les bons foins que l'on. eut d'elle , elle rccouvra bientót une fanté parfaite ; mais cinq ans s'étant écoulés fans que nous euffions pu avoir d'enfans, nous confultames les plus habiles médecins d'Adel, quï Eij  68 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ; alTurèrent tous, d'une commune voix , que la princeffe mon époufe ne feroit jamais mère. Cette nouvelle chagrina fort Bouzemghir que j'adorois, & qui avoit pour moi toute la tendreffe poffible. Seigneur, me dit-elle un foir que nous étions feuls enfemble, puifque je me vois privée pour toujours du doux plaifir de vous donner des héritiers, adouciffons du moins nos peines en adoptant le petit Roumy ( c'étoit, madame, pourfuivit Sinadab , le fils d'une de mes efclaves, qui, a quatre ans, promettoit tout ce qu'on pouvoit efpérer d'un enfant de cet age). Comme je n'avois jamais contredit Bouzemghir, je confentis volontiers a cette propofition , avec Pagrément du roi d'Adel. Je fis donc élever Roumy comme mon fils, & je ne négligeai rien pour le rendre parfait. II y avoit déja prés de dix ans que Roumy me regardoit comme fon père , & que j'en recevois toute la fatisfaction poffible , lorfqu'une nuit que j'étois auprès de Bouzemghir, & que je ne dormois pas, les dernières paroles de mon père, & le ferment qu'il m'avoit fait faire fur 1'Alcoran , me revinrent dans Pefprit; je n'en fis que rire. Les vieilles gens radotent, dis-je en möi-même. J'ai mangé tout mon bien ; je me fuis donné k un prince que je ne connois prefque pas; en fuis-je plus  CONTES TARTARES. 69 a plaindre ? Au contraire , pouvois - je prétendre a une fortune plus confidérable , plus folide & plus éclatante que celle d'être vifir 6t beau-frère d'un puiffant roi, qui fait tout fon plaifir de m'avoir auprès de lui ? J'ai adopté Roumy malgré la défenfe de mon père. Quelle fatisfadtion ne recois-je pas de cet enfant, qui, a quinze ans, donne des marqués d'un excellent naturel, & dont j'efpère un jour toute la reconnoiffance poffible ? Non , non, il ne faut pas s'attacher fi fervilement a fuivre les volontés de nos pères; quand ils font parvenus a un certain age, loin de pouvoir conduire les autres, ils ne font plus en état de fe conduire eux-mêmes. Je m'endormis , madame , après avoir fait ces belles réflexions. Elles me repafsèrent dans 1'efprit le lendemain. Voila déja deux des confeils de mon père que je n'ai pas fuivis, fans qu'il m'en foit arrivé aucun malheur, me dis-je alors : voyons s'il en fera de même du troifième. Après avoir rêvé quelque tems , je m'avifai de Pexpédient que vous allez entendre. Bouzemghir avoit plufieurs fois murmuré contre le roi d'Adel , lorfqu'il m'arrachoit d'entre fes bras pour me mener a la chaffe, d'ou je revenois fouvent très-fatigué. Ses plaintes me fournirent le deffein d'éprouver fi ma femme feroit capable de me garder un fecret. E iij  7* LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ; retrouver votre oifeau; faites publier dans Adel combien vous êtes fenfible a fa perte , & promettez une récompenfe digne de la générofité d'un monarque tel que vous 1'êtes. Le roi me crut: il fit crier, par tous les carrefours, que quiconque lui donneroit des nouvelles de fon faucon mort ou vif, fi c'étoit un homme, outre la confifcation de la moitié des biens de celui qui auroit commis le vol, ïl le feroit un des plus grands feigneurs de fon royaume ; & que fi c'étoit une femme ou une fille, il lui donneroit pour époux le vifir Giamy, qui étoit le plus bel homme d'Adel, & qui partageoit fa faveur avec moi. Cette publication fut bientót répandue par toute la ville. Je la croyois bien inutile , comptant fur 1'extrême tendreffe de Bouzemghir, qui depuisquinze ans n'avoit pas cefféun feul jour de m'en donner des marqués; mais avant que Ie foled füt couché, je fus dans le dernier étonnement de me voir arrêter de la part du roi, & jeter dans une obfcure prifon, oü je paffai la nuit. A peine le jour commenca-t-il a paroïtre qu'on me conduifitdevant le roi d'Adel, dont la fureur étoit peinte fur le vifage. Perfide vifir, me dit-il, as-tu fi-töt oublié les bontés que j'ai euespour toi? Quoi! fans aucune re-  Contes Tartares. 7? ma mort prochaine , m'offrirent de me fauver. Non, leur dis-je, je vous remercie d'une bonne volonté dont les effets attireroient immanquablement fur vous le courroux du roi; je ne fuis point coupable, j'ai de quoi me juftifier quand il en feta tems. Le roi ordonna vainement que l'on m'ötat la vie: le bourreau s'abfenta d'Adel pour ne point faire fa charge; & tous cenx a qui le roi en donna la commiffion la refufèrent; de forte qu'il fut obligé de faire publier par toute la ville , que quiconque voudroit accepter cet emploi , auroit pour fa récompenfe 1'autre moitié de mes biens, dont il n'avoit pas encore difpofé. Quelque avantageufes que fuffent ces ofFres,' perfonne encore ne paroiffoit pour me donner la mort, lorfque Roumy, mon fils adoptif, alla trouver Bouzemghir. Madame , lui dit-il, fans vouloir pénétrer fi Sinadab eft coupable ou non , fa tête eft dévouée a la mort, &c je fouffre de le voir languir par le refus que chacun fait de lui öter. la vie : de fes biens immenfes la moitié vous appartient comme dénonciatrice de fon crime; je fuis donc le feul puni, puifque le roi en promet 1'autre raoitié a quiconque ötera la vie a Sinadab: je veux ofïïir ma main au roi pour cette exécution, je  CONTES TARTARES 77 Sazan ! m'écriai-je, que ne vous ai-je cru! Ces paroles qui, felon lui, n'avoient aucun fens , lui firent croire que la frayeur de la mort me faifoit extravaguer. Que veux-tu fignifier par ces mots , ö Sazan, Sazan , me dit-il? Explique-moi ce myftère ? Seigneur, repris-je, ils me reprochent ma défobéiffance envers mon père, qui fe nommoit Sazan, dans les trois feules chofes qu'il m'avoit recommandées en mourant; j'en dois aujourd'hui porter la peine fans murmurer : je me fuis attaché k votre majefté fans vous connoitre k fond, j'ai révélé mon fecret a ma femme, & j'ai nourri dans mon fein une vipère qui va me donner la mort. Malgré vos promeffes, vous me livrez au fupplice pour la mort d'un faucon , dont je fuis innocent. Bouzemghir , oubliant 1'extrême tendreffe que j'ai eue depuis quinze ans pour elle, me trahit par Ia plus noire perfidie ; & Roumy, cet enfant que j'ai regardé comme mon fils, féduit par un vil intérêt, s'offre pour être mon bourreau. O Sazan ! Sazan ! encore une fois, que ne vous ai-je cru ! Le roi & tous les fpectateurs étoient immobiles k ce récit, lorfque je me tournai vers Roumy. Frappe, indigne Roumy, frappe , m'écriai - je ; ne fais plus languir le malheureux, mais 1'innocent Sinadab,  78 les mille et un quart d'heure j üont chaque inftant de fa vie doit te couvrir de confufion. Roumy, fans s'attendrir, tira fon fabre, & prenoit les mefures pour m'abattre la tête. VI. QUART D'HEURE. Roumy, comme un enfant dénaturé, allóit me donner le coup de la mort , continua Sinadab, lorfque 1'ami è qui j'avois confié la clef de mon jardin, entra dans la prifon avec le faucon du roi fur fon poing. Seigneur, lui dit-il en arrêtant le bras de Roumy, qui n'étoit plus qu'a deux doigts de mon col, voyez Ia fauffeté de 1'accufation que l'on a formée contre Sinadab, & reconnoiffez votre faucon en vie, a la marqué que vous-même lui avez faite a la patte. Le roi d'Adel fut étrangement furpris a cette vue ; une extréme confufion lui couvrit le vifage; il baiffa les yeux, & rêva profondément a ce qui venoit de fe paffer. Pour moi, pourfuivit Sinadab, quelque k propos que fut' arrivé mon ami, j'y eus prefque regret; Ia vie m'étoit devenue odieufe par Ia perfidie de ma femme & par 1'ingratitude de mon fils adoptif. Je me jetai aux genotix du roi. Seigneur, lui  CONTES TARTARES. 79 dis-je alors, voila ce miférable favori que vous aviez tant affuré d'une éternelle proteftion, qui alloit perdre la vie injuftement. Ce prince, attendri, me releva, & m'ordonna de lui développer tout ce myftère : je le fis en peu de paroles. II examina toutes les circonftances de mon hiftoire ; & reconnoiflant 1'infidéfité & la noirceur d'ama de Bouzemghir, il envoya 1'arrêter fur le champ , la fit conduire devant lui; & 1'ayant fait lier dos a dos avec Roumy, il m'ordonna de leur trancher la tête du même fabre qui avoit été deftiné a m'öter la vie. Je refufai de tremper ma main dans un fang qui. m'avoit été fi cher ;' j'implorai même la grace de ces deux miférables : je ne pus 1'obtenir; & i'itn des gardes du roi fit, par fon ordre , voler leurs têtes de deffus leurs épaules. Le roi, content de cette exécution, que je ne pus voir fans répandre des larmes en abondance , m'embraffa tendrement, & me reconduifit au palais. Seigneur, lui répétai-je encore , avois-je tort de vous repréfenter autrefois, que ceux qui comptent fur la faveur des grands, batiffent fur le fable , puifque la mort d'un vil animal dont vous m'avez cru Pauteur, vous a fait oublier en un moment une amitié de quinze années ? Brifons-tè, vifir, me dit le roi d'Adel, je fuis honteux de ma faute,  2o LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ; mais je prétends la réparer , & t'élever a un fi haut point de gloire, que ta chüte ne fera plus a craindre. Non, feigneur, repris-je avec refpeft, laiffez-moi retourner k Sués, jouir d'une vie tranquille & paifible ; c'eft la feule grace que vous demande Sinadab. Le roi s'oppofa de tout fon pouvoir a cette réfolution, mais jê demeurai inébranlable ; rien ne put m'arrêter auprès de lui, & je m'embarquai huit jours après fur un vaiffeau qu'il me donna & que je fis charger de toutes mes richeffes, de mes meubles & de quantité de pierreries dont le prince me fit préfent avant que de partir. Cette féparation ne fe fit pas fans regret; mais enfin je pris la route d'Egypte, & nous touchions prefque au port, lorfqu'une horrible tempête, après nous avoir battus pendant trois jours & trois nuits, engloutit mon vaiffeau k quelques lieues de Sués. Tous les gens de 1'équipagey périrent; je fus le feul qui, m'étant faifi d'une planche, me fauvai du naufrage, & abordai a terre , mais j'y perdis toutes mes ' richeffes, & je me vis, en un moment, réduit k la dernière misère. Ne fachant oii donner de Ia tête, je me rappelaHe teftament de mon père ; je me fouvins que j etois encore le maïtre du petit jardin & du falon qui étoit hors des portes de Sués. Je fus  CONTES TARTARES. gï fus curieux de favoir fi perfonne ne s'en étoit emparé en mon abfence. II y avoit plus de feize ans que j'en étois parti. Je Ie trouvai au même état que je 1'avois laiffé , k la réferve qu'il paroiffoit fort délabré. J'en ouvris les portes par le moyen d'un fecret que mon père m'avoit enfeigné plufieurs fois, & qu'il n'y avoit que lui & moi qui le i'uffions. J'y vis 1'herbe a la hauteur des murailles, & le cabinet fort en défordre ; & comme il étoit affez tard , & que j'étois extrêmement fatigué, je me couchai fur une vieille natte pourrie , oü je dormis jufqu'a ce que la faim me reveiltèt. Je ne favois aucun métier pour gagner ma vie. Je réfolus , ne voulant point me faire connoïtre , d'aller demander 1'aumöne de porte en porte. Je fortis pour cet effet du jardin ; je me promenai longtems par la ville; mais j'implorai inutilement le fecours des habitans de Sués, perfonne ne m'aida dans le befoin extréme oü j'étois: de forte que je rentrai fur le foir dans ma petite maifon , fort affamé, & de plus trés-fatigué d'avoir marché tout le jour. Je m'affis fur une méchante efcabelle qui étoit dans un coin du falon, & j'y repaffois dans mon efprit tout ce que mon père m'avoit ordonné en mourant, & dont j'avois tenu fi peu de compte , lorfque je jetai les yeux fur un petit coffre prefque Tome XXI. p  8l LES MILLE ET UN QUART D'rfEURE , pourri, auquel je n'avois pas encore fait attention. II étoit fermé a clef; j'en rompis la ferrure avec précipitation , croyant y trouver quelque argent: mais jefns extrêmement étonné de n'y voir qu'une corde de la groffeur d'un petit doigt, & un billet écrit de la main de mon père, qui contenoit ces mots: Vous ne mave^ peut - être pas tenu parole , Sinadab , quoique vous en aye{ juréfur talcoran. Si votre mauvaife économie & votre défobéijfance vous réduifent dans la misère, & que vous aye%_ ajfe^ de rifoluticn pour fuivre mon dernier confeilt vous trouverei la fin de vos maux dans cz coffre. Oui, repris-je avec fureur , oui, mon père, je vous obéirai cette fois, auffi-bien n'ai-je point d'autre parti a prendre que de finir nies jours infortunés par ce cordon. Alors, prenant une réfolution défefpérée, je montai fur i'efcabelle , & après avoir fait un nceud coulant a la corde, je 1'attachai a une efpèce de tirefond qui tenoit au plafond du falon oii j'étois , & qui fembloit y avoir été mis exprès pour cet ufage ; je paffai le col dans le nceud coulant, & reculant le placet avec un pied, je m'abandonnai fans regret a la rigueur de mon fort.  CONTES TARTARES- $J VII. QUART'D'HEURE. Je croyois par - Ia , madame , trouver une mort certaine, Ioifque la pefanteur de mon corps emportant le tirefond, entraïna avec foi une efpèee de trappe d'un bols très-léger, & qu'il tomba de 1'ouverture qui fe fit au plafond, une fi grande quantité de pièces d'or, que je m'en trouvai tout couvert. Cette heureufe découverte fit que je ne me fentis prefque pas de ma chüte. Je me relevai affez promptement. Je montai au-deffus du faion par 1'ouverture de la trappe, & je fus dans un étonnement fans égal d'y trouver des richeffes immenfes, tant en or qu'en pierredes. Je penfai mourir de joie a cette vue qui faifoit ceffer tous mes malheurs. Je pris une de ces pièces d'or& après avoir bien fermé la porte du jardin, j'allai acheter ce qu'il me falloit pour faire un bon repas. Je diftribuai enfuite Ie lendemain aux pauvres derviches mille pièces d'or; & après m'être mis en état de paroitre avec honneur dans la ville, je rachetai prefque tous les héritages de mon père; & pour mé rappeler fans ceffe les malheurs dans Iefquels j'étois tombé par ma défobéiffance, je me fai* F ij  84 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , répéter a tous mes repas les paroles que vous avez entendues au fiijet de la foumiffion & du refpect que les enfans doivent avoir pour leurs pères. II y a prés de cinq ans , madame, continua Sinadab , que je retournai a Sués ; depuis ce tems, je me fuis appliqué a remplir tous les devoirs d'un honnête homme ; mes malheurs m'ont rendu fage & économe , Sc je paffe la vie agréabiement avec la belle Roukia que vous avez vue a la fin de notre repas: c'eft celle de mes femmes en qui je trouve le plus de mérite. Elle eft de Surate, & comme elle y a deux fceurs qu'elie aime tendrement, & qui ne font pas dans 1'opulence , je vais, k fa prière, les chercher pour les conduire a Sués, ou je veux les établir. Quand Sinadab, feigneur, pourfuivit BenEridoun , eut achevé de parler , le prince Cheref-Eldin lui témoigna Ia joie qu'il avoit de le voir heureux après les traverfes cruelles qu'il avoit effuyées; & comme les vents furent très-favorables, le vaiffeau nefut pas long-tems fans arriver a Surate. Le prince , toujours fous fes habits de fille, y prit congé de Sinadab Sc de la belle Roukia, a qui il témoigna beaucoup de reconnoiffance de leurs honnêtetés; Sc après s'être repofé quelque tems, il prit la route de la Chine.  Contes Tartares. 8f Cette hiftoire m'a fait un extreme plaifir, interrompit le roi d'Aftracan , en s'adrefiant a Ben-Eridoun ; je fuis tres-content de toi, 6c j'ordonne a Mutamhid de te donner cent pièces d'or par jour, tant que tu contribueras a me délaffer 1'efprit; mais je ne fuis pas moins curieux de favoir le fort de GulHIndy & de Cheref-Eldin, que je 1'ai été ces jours paffés, d'apprendre la fuite des aventures de Sinadab ; puifqu'ii nous refte encore du tems aujourd'hui, pourfuis ton hiftoire. Ben-Eridoun, charmé d'avoir le bonheur de plaire a fon roi, continua ainfi. Suite de l'hiftoire de Cheref-Eldin & de Gul-Hindy. ÏLy avoit peu de jours, feigneur, que CherefEldin marchoit toujours vêtu en fille, lorfqu'il arriva dans une prairie charmante. L'Arabie heureufe ne produit pas tant de richeffes Sc de bonnes fenteurs, que la nature en étaloit en cet endroit. La terre y étoit couverte d'une herbe molle , qui paroiffoit ne vieillir jamais; les chaleurs de 1'été , ni les rigueurs de 1'hiver n'y flétriffoient point les rofes , les jafmins & les violettes dont la campagne étoit ornce, & ces F iij  86 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE fleurs qui charmoient Ia vue par la diverfité de leurs couleurs , réjouiffoient en même-tems les lens par 1'odeur exquife dönt elles embaumoient 1'air. Au bas de cette prairie s'élevoit une efpèce de roche cavée en forme de grotte , du milieu de laquelle tomboit une fource dans un grand baffin de marbre ruftique. L'eau que produifoit cette fontaine étoit fi pure & fi belle, qu'elie invitoit par fon doux murmure a fe repofer fur fes bords qui étoient ornés de gazon , & un grand arbre y*étendoit fes branches avec tant d'épaiffeur , que fon ombre étoit impénétrable aux rayons du foleil le plus chaud. Ce fut dans cet endroit que le prince eiTaya de gouter pendant quelques momens le repos que la folitude & la fraïcheur du lieu lui offroient. II attacha fon cheval au premier arbriffeau, & fe coucha fur le gazon; mais k peine commencoitil k jouir d'un fommeil tranquille, qu'un géant afFrcux qui n'avoit qu'un ccil, & qui demeuroit aux environs de ce lieu charmant, ou il avoit coutume de fe venir quelquefois rafraichir, y arriva. II fut trompé k 1'habit du jeune prince, qu'il prit pour une fille d'une beauté raviffante; il en devint paffionnément amoureux , & fe mit en devoir de 1'enlever. II lui avoit déja détaché fon fabre qu'il avoit jeté loin de lvri,  CONTES TARTARES. 87 & fe difpofoit h exécuter cette entreprife , lorfqu'une flèche qui paroiffoit partir d'une main invifible , le frappant dans 1'ceil qui lui reftoit, le lui créva , & le priva par ce moyera de fatisfaire fa brutale envie. Le prince fe réveitla bientót aux cris affreux du géant, & cherchant des yeux fon libérateur, il apper$ut un jeune homme qui lui reffembloit li parfaitementqu'il douta d'abord fi ce n'étoit pas fon ombre. Cet inconnu , & la fauffe princeffe de Tuluphan s'admirèrent quelques tems fans fe parler, mais enfin , la dernière rompant le filence : je vous dois l'honneur & la vie, feigneur , lui ditelle; mais apprenez-moi,.je vous en eonjure,.è qui j'ai une obligation qui fera toujours préfente a ma mémoire. L'inconnu héfita quelque-tems de répondre au prince , qu'il prenoit auffi pour une femme; mais pouffé par un motif fecret auquel il ne pouvoit réfifter ^pour tout autre que vous, madame, lui r épondit-il, je m'appelle Mobarek, & fuis fils d'un riche marchand d'Hifpahan, que ie feul plaifir de voyager a fait fortir de Perfe: mais un certain mouvement dont j'ignore la caufe, me force a ne point diffimuler avec vous , & a vous avouer que je fuis le prince d'Ormus, Je fuyois de la cour du roi mon père, F iv  88 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ; dans le deffein d'éviter urr mariage , pour lequel j'ai une extréme averfion , lorfqu'en paffant par. ces lieux, je vous ai vu arriver aux bords de la fontaine voifine. Les mêmes traits qui fe trouvent fur nos vifages , m'ont donné la curiofité de vouloir apprendre qui vous êtes ; & j'allois vous aborder pour le favoir , lorfque je vous ai vu accablée de fatigué, chercher du repos par un doux fommeil, que je n'ai point voulu interrompre, & dont vous jouiriez encore fans 1'infolence de celui que je viens de priver de la lumière; mais, madame , continua-t-il, permettez - moi de vous dire, que quoique le devoir d'un prince, tel que je le fuis, m'oblige de donner du fecours aux perfonnes de votre fexe, quelque chofe de plus m'animoitquand j'ai pris votre défenfe. Pardonnez, madame , cet aveu téméraire , & que cette déclaration n'effarouche pas votre pudeur: un obftacle invincible s'bppofe au bonheur que je pourrois prétendre, en mefaifantaimer de vous: je ne vous demande donc que votre amitié ; mais, madame, je vous la demande avec toute 1'ardeur poffible, & je vous aimerai avec tant de pureté, que votre vertu n'aura jamais lieu de s'en plaindre. La fauffe princeffe de Tuluphan fut fi interdite lorfque cet inconnu lui apprit qu'il étoit fils  CONTES TARTARES. 89 du roi d'Ormus, qu'une extréme rougeur lui monta au vifage ; elle fit en ce moment mille cruelles réflexions fur ce que Riza lui avoit dit de ce prince, & fur 1'impoffibilitéqui fe trouvoit dans 1'exécution des volontés du roi des génies: mais ces réflexions fe détruifant d'elles-mêmes a la vue d'un prince fi charmant, pour qui, malgré elle, elle reffentoit déja une parfaite eftime, elle étoit fur le point defe démafquer a fes yeux, lorfqu'envifageant les malheurs que Merou lui avoit fait appréhender, elle réfolut de garder le filence feulement fur fon fexe , & d'avoir pour le faux prince de Perfe, la même con» fiance qu'il avoit eue pour elle: feigneur, lui dit-elle, vos manières font fi refpeöueufes, & je vous ai tant d'cbligation, que j'aurois tort de me plaindre de 1'aveu que vous venez de me faire ; vous ne me demandez que mon amitié, elle vous eft due fans réferve. A mon égard la chaffe étoit mon unique Occupation, avant que quelques raifons que je ne puis vous dire , fans m'expofer aux plus cruels malheurs, m'euffent fait quitter la cour du roi, mon père: mais quelque réfolution que j'aie prife de taire mon nom a tout 1'univers , en me cachant fous celui de la fille d'un émir de Samarcand (1) , (1) Samarcand eft la capitale de la province de Mau.1 varalnahar en Tartarie.  $0 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , je ne crois pas, feigneur , devoir vous laiffer ignorer que je fuis la fille unique du roi de Tuluphan , & que l'on me nomme Gul-Hindy Jufte ciel, s'écria le faux prince, en Finterrompant 1 quoi, vous êtes cette aimable Gul-Hyndi, dont larenommée a publié la beauté dans tout 1'orient ? c'eft pour vous , madame ,que je quitte la cour du roi mon pere! c'eft par rapport a vous que je fuis par des raifons qui me défefpèrent! & c'eft vous que je trouve en ces lieux. Ah ! ma princeffe, continua-t-il, les yeux remplis de larmes, & le défefpoir peint fur le vifage, pourquoi faut-il que nous ne foyons pas nés 1'un pour 1'autre! O fouverains arbitres de toutes chofes! vous qui connoiffez le fond de mon cceur, que vous ai-je donc fait pour le tourmenter fi cruellement ? Et toi, perfide amour, pourquoi y allumer une flamme fi prompte & fi vive, puifque tufais bien 1'impoffibilité qu'il y a de Péteindre? Oui, ma princeffe, je vous adore, mais je ferai obligé de vous fuir: mon père vient d'envoyer des ambaffadeurs au roi Mochzadin, qui doivent vous demander en mariage pour moi-. L'ancienne amitié qui règne entre ces deux mo narques me fait croire que le roi de Tuluphan ne refufera pas celui d'Ormus; mais, adorable Gul-Hindy, je vous le répète encore, quelque  CONTES TARTARES. 91 chofe qui puifle arriver , & quand notre grand prophéte même s'en mêleroit, je ne puis être uni avec vous , quoique je donnaffe tout mon fang pour être en état d'avoir ce bonheur. ■imjui ■■MiriBmi.i,in,iwMW1 ^ VIII. QUART D'HEURE. Prince , reprit alors la feinte Gul - Hindy, que ce difcours jetoit dans un étonnement extréme, je ne pénètre point les raifons qui vous font me parler ainfi ; mais ce qui offenferoit peut-être une autre que moi, eft juftement ce qui me fait vous eftimer davantage ; fachez que je n'ai pas moins de fujet que vous de fuir le mariage que l'on me prépare, & que ce que je viens d'apprendre m eloignera pour toujours de la cour du roi mon père. Eh bien, belle princeffe, s'écria alors le faux prince, fuyons donc enfemble , & fous des noms empruntés, cachons a toute la terre un prince & une princeffe dont je fuis sur que la perte caufe bien des larmes aux roisde Tuluphan & d'Ormus: mais, madame ,continua-t-il, puifque par une fatalité cruelle je ne puis être k vous, j'en attefte notre grand prophéte, je ne ferai jamais k perfonne. Je vous aimerai d'une manière toute pure &c fans efpérance, & jen'aurai jamais d'autre objet  CONTES TARTARES. 97 Saletk paffoit par les états de ce monarque ; il en fut recu ainfi que fon frère, avec beaucoup de diftinftion : Rufang - Gehun les retint même plufieurs jours logés dans le palais; mais 1'imprudence qu'il eut de leur faire voir trop fouvent la belle Guhullerou , lui coüta la vie. Saletk devint amoureux a 1'excès de cette princeffe. II la connoiffoit trop fage pour efpérer jamais qu'elie récompensat fes folies ardeurs; mais peu accoutumé a vaincre fes paffions, il réfolut de les fatisfaire a quelque prix que ce put être ; & pour y parvenir , il concut le plus noir deffein que l'on puiffe jamais s'imaginer , & engagea fon frère Azem a lui prêter la main pour 1'exécuter. Un foir qu'ils fe promenoient avec le roi de Nangan & fon époufe, dans un bois qui étoit au bout des jardins du palais, ils fe jetèrent brufquement fur ce prince, qui n'avoit qu'un petit fabre a fon cöté, & leur rage ne lui donnant pas le tems de femettre en défenfe, ils le percèrent de vingt coups de poignards, & foit par méprife ou par cruauté , ils laiffèrent les inftrumens odieux de leur crime dans le corps fanglant de ce malheureux prince. Guhullerou en ce moment fit des cris quï alloient jufqu'au ciel, mais ces barbares lafaifirent, & étant fortis dans la campagne par une Tome XXI. q  98 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , - porte dont ils avoient gagné 1'eunuque quilagardoit, ils faifoient tous leurs efforts pour la mettre en croupe fur leurs chevaux que ce malheureux leur tenoittoutprêts, lorfqu'une vingtaine de foldats de la garde du roi, attirés par les cris de Guhullerou, arrivèrent en cet endroit. IX. QUART D'HEURE. Un fecours fi peu attendu effraya Saletk & Azem , ils fiirent contraints d'abandonner la reine , & cherchèrent leur falut dans la fuite. On courut vainement après eux: ils étoient bien montés, ilsfe fauvèrent & emmenèrent avec eux celui qui les avoit aidés k exécuter leur infame deffein. On ne peut exprimer quelle fut la douleur de Guhullerou: fes plaintes pénétrèrent jufqu'aux cieux; elle fit emporter le corps fanglant de fon mari, & au lieu de faire obferver toutes les cérémonies funèbres qui font en ufage k la Chine , elle fe contenta de Pembaumer elle-même, & le fit enfermer enfüite dans un cercueil d'or, qu'elie orna de fes bijoux les plus précieux. Elle y joignit fa chemife fanglante , & les poignards dont il avoit été affaffiné , ck jura enfuite folemnellement entra  C O NT E S T A RT ARE S. 99 les mains des Bonzes (,) de venger la mort de ion epoux, non-feulement fur fes meurtriers, mais encore fur toute leur familie. Elle partit enfuite incognitb avec le prince Kiahia , fon frère, & douze efclaves dévoués k la mort pour fes intéréts, dans le deffein d'exécuter cette cruelle réfolution. Mes fils ne s'attendoient pas k une pareille fureur: fans être touchés d'aucuns remords ilsne fongeoientqu'as'éloigner d'un pays oü ils favoient être en exécration; mais ils ne portèrent pas loin leur crime. A quelques journees du lieu oü ils l'avoient commis, le cheval de Saletk s'étant abattu fous lui, il eutla cuiffe caffée, & fon frère Azem étant allé k la ville la plus prochaine, pour lui chercher un prompt fecours, ce maiheureux fut porté dans une maifon voifine. Guhullerou qui, fans perdre de tems , fuivon fes meurtriers comme k la pifte, arriva par hafard dans cette maifon; elle ignoroit que Saletk fut fi prés d'elle , mais fur la fin de fon repas , s'étant fait apporter le cercueil d'or pour renouveller , fuivant fa coutume , fes cruels fermens , elle fut dans une furprife fans pareille de voir le corps de fon époux jeter (1) Les Bonzes font des efpèces de prêtres chinois. Gij  CONTES TARTARES. tt{ petit bois par oü il falloit qu'ils paffafient néceffairement, elle fit au malheureux Azem le même traitement qu'a fon frère , & fit expirer le traïtre Eunuque, complice de leur crime , dans les tourmens les plus cruels. Je fus auffi furpris qu'effrayé , en apprenant cette trifte nouvelle ; je ne pouvois blamer la vengeance de Guhullerou, quelque tendreffe que j'euffe pour mes enfans ; mais je penfois mourir de douleur en voyant leurs têtes fanglantes, qu'elie m'envoya dans une caiffe avec une lettre remplie de menaces, de me faire périr ainfi avec le refte de ma familie. Abouzaïde , le feul fils qui me reftoit, reffentit autant de trifteffe que moi de la mort de fes frères : feigneur, me dit-il, nous n'avons a combattre qu'une femme irritée , iSc qui ne nous attaquera pas par la force: permettez que je prenne foin de vos jours y & de ceux de la reine , & que je tache a vous garantir dim péril qui me fait trembler pour vous & pour elle. V Ma douleur étoit fi exceffive, pourfuivit Badour, qu'elie m'ötoit 1'ufage des fens : faites ce que vous jugerez k propos , lui dis-je , mon cher Abouzaïd , pour moi, je vais dans le fond de mon palais pleurer éternellement les mauvaifes aftions de vos frères , & prier nos G iij  102 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , Dieux qu'ils veuillent les oublier. Je fis enfuite redoubler ma garde , & je me renfermai auffi-töt dans 1'intérieur de mon palais avec la reine mon époufe, accompagné feulement de trois ou quatre des principaux de ma cour qui ne vouluregt point me quitter dans mon défefpoir. Mon fils , après avoir préparé tout ce qu'il falloit pour le voyage qu'il méditoit, aborda la princeffe Dajara: ma chère fceur, lui dit-il , vous n'ignorez pas a quel point eft montée la fureur de Guhullerou ; notre vie n'eft point en sureté dans ces lieux , allons chercher enfemble les moyens de garantir le roi & la reine de fes cruelles menaces. Le célèbre génie Géoncha , protecleur de tous les malheureux , habite dans un palais fuperbe qui eft au pied delafameufe montagne Jubal-Affumoum (i), j'ai réfolu, pendant que mon père eft renfermé dans fon palais, d'aller implorer le fecours de ce roi des génies: partons donc , ma chère Dajara , & fous des habits qui cachent notre (i) C'eft-a-dire , mont de poifon, paree que cette terre infpire le chagrin a ceux qui la fentent; elle leur noircit même la langue , enforte qu'elie demeure noire le refte de leur vie ; ce qui fait qu'on approche rarement de cette montagne , qui eft fituée entre la' Coraffanne., la Chine & une partie des Indes.  C O N T E S T A R T A R E S. 103 qualité, allons remédier aux maux que nos malheureux frères ont attirés fur nos têtes. Abouzaïd & Dajara, avant que de partir, nous embraffèrent tendrement. Après plus d'un mois de chemin , ils arrivèrent dans une vafie campagne entrecoupée d'un grand nombre de ruiffeaux; comme la chaleur étoit extréme, & qu'il y avoit un bois affez éloigné du lieu oü ils étoient, & qui paroiffoit d'une grande étendue, ils y entrèrent affez avant , & s'y rcpofoient a 1'ombre. avec deux efclaves qui compofoient tout leur train , lorfquils entendirent un brnit épouvantable , comme d'une groffe roche qui rouloit du hauf d'une montagne. Ils tournèrent les yeux de tous cö.tés fans appercevoir le fujet qui caufoit ce bruit; mais s'étant avancés dans le bois , ils connurent qu'il procédoit d'une efpèce de cïterne couverte d'une pierre fort mince , mais fcellée k quatre endfoits d'un cachet, fur lequel étoit écrir le nom du grand Salemon (1). Ilsenrendirent alors diminuer le bruit horrible qui les avoit effrayés d'abord : è ce bruit fuccédèrent les plaintes fuivantes:« perfide Zéloulou 9 traitre >> génie , faut-il que tu abufes du fceau de (1) Les orientaux attribuent de grandes vertus aa cachet de Salomon. G iy  104 LES MILLE ET UN QUART DHEURE , » Salomon , pour me retenir enfermé en ces » iieux , &c le malheureux Géoncha fera-t-il » long-temps renfermé dans les entrailles de » la terre fans avoir mérité un fort fi cruel J * Au nom de Géoncha mes enfans treffaillirent de joie: roi des génies, lui cria Abouzaïd , voici un prince qui voudroit te donner du fecours aux dépens de fa vie; inftruis-moi de quelle manière je dois m'y prendre: Tu n'as, répondit le génie enfermé , autre chofe k faire qu'a lever cette pierre , en ötantle plus adroitement qu'il te fera poffible 1'empreinte du fceau du grand Salomon. Abouzaïd , tranfporté de joie , leva le cachet fans le rompre, ainfi que le lui avoit expreffément marqué le génie. Une épaiffe fumée s'éleva auffi-töt jufqu'aux nues , & s'étendant au-deffus de la cïterne, y forma unbrouillardfinoir, quele prince & la princeffe ne fe voyoient plus. X. QUART D'HEURE. L'oescuritÉ qui règna tout d'un coup dans le bois, caufa beau coup de frayeur au prince & a la princeffe; mais le brouillard s'étant réunj, devint dans le moment un corps folide, dont fe forma le génie.  IOÓ LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , depuis prés de douze ans par un trait de la mal-.ce la plus noire ; mais je ne ferai point ingrat d'un fi grand fervice. Ce malheureux génie, pourfuivit Géoncha , pourfe venger de ce que je détruis affez fouvent les injuftes proiets qu'il forme contre de jeunes princes & de jeunes princeffes qu'il perlécute pour fon feul plaifir, s'y eft pris de cette manière. Comme il fait que fa puiffance eft trés-inférieure a la mienne, il a volé fans doute par fubtilité au bon roi Zif, 1'anneau du grand Salomon , dont il ne fe fervoit que pour faire du bien a tout le monde, & s'en étant ainfi rendu le maitre, il vint me trouver, me demanda pardon de tous les chagrins qu'il avoit donnés tant de fois aux perfonnes que je prötégeois , & me pria de lui accorder mon amitié, avec des proteftations fifincères enapparence, que je ne pus la lui refufer. Après notre réconciliation, nous nous promenions enfemble dans ce bois, lorfque m'ayant infenfiblement conduit vers cet endroit, il fe repofa fur les bords de cette cïterne; alors le traïtre qui ne cherchoit qu'a me furprendre , ayant demandé a voir un carcan de diamans que je portois au col, le laiffa tomber dans la citerne en feignant de me le rendre. Je m'y jetai auffi - tot pour reprendre mon carcan ;  Io8 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE J le tems de fa prifon, il embraffa le prince & Ia princeffe , & les ênlevant k travers Pair avec une extréme rapidité, il les vint pofer dans une charmante prairie qui étoit fur les frontières de mes états. Je ne vous quitterai point, leur dit-il, que je ne vous aie rendus heureux ; mais comme il faut que je me cache au traitre Zéloulou , pour lui enlever 1'anneau de Salomon, je ne paroitrai point k vos yeux tel que je fuis, & je vais me renfermerdansun fi petit volume, que la belle Dajara pourra me porter aifément a fon cöté, & vous n'aurez qu'a fouhaiter que je reprenne ma première forme, ou que j'obéiffe a vos ordres pour que je les exécute dans le moment même. Le génie alors s'étant diffipé en fumée , la princeffe ma fille trouva k fes pieds une boïte d'or, k laquelle pendoit une chaïne de pareil métal. Elle Pouvrit précipitamment, & eut tout fujet d'être furprife en y voyant au travers d'un cryftal, desrefforts qui marquoient toutes les fonöions intérieures du corpshumain: elle 1'attacha a fon cöté. Le génie, pourfuivit Badour, avoit donné a mes enfans des habits magnifiques, & leur avoit recommandé de ne plus cacher leur qualité. Ils avoient dé)k traverfé quelques villes de mon royaume, lorfqu'un foir étant arrivés dans une efpèce de village ou la nuit les obli-  Il 6 LES MILLE ET LN QUART D'HEURE , Et Vichnou (i) touche de fapeine , En fut former une fontaine , Ou Famour criminel éteignit fon flambeau. Jamais on n'avoit rien vu de plus beau , ni de plus touchant que cette peinture : mais quelque délicatefle de pinceau que l'on y remarquat, la princeffe en détourna les yeux. Elle en rencontra une autre plus intéreffante par rapport a 1'état oü elle fe trouvoit: elle repréfentoit 1'hiftoire de Fork (2) & d'Onam : elle lut aVecattention leurs aventures ; & accablée de mille réflexions cruelles : Jufte ciel! s'écria-telle , faut-il donc que tout ce qui fe préfente a ma vue, nourriffe une paffion dont la fuite ne peut m'être quefunefte. J'aime , mais qui aiméje ? une fille comme moi ? c'eft cet obftacle invincible cpii redouble mon amour. Ah ! malheureufe princeffe , ne forme que des fouhaits légitimes, &c n'aime que ce qu'une femme peut aimer fans crime , puifque la nature s'oppofe a tes folies ardeurs. Mais, fe difoit-eile auffi-tot, 1'exemple de Fork qui s'offre a mes yeux , ne peut-il me raffurer dans le troubïe oü je fuis ? (1) Vichnou ,' ou Ram , eft un des principaux dieux ces indiens. (a) II faut croire que c'eft la fablé d'Iphis & de Jante, ihifi ijue l'on peut juger par la fuite de cette hiftoire.  C ONT ES TARTARE 5. I 17 Pourquoi reffentirois-je une pnffion auffi extravagante , s'il ne devoit pas fe faire un pareil miracle en ma faveur ? Fork étoit une aimable fille: le dieu Vichnou , dont elle implora le fecours, en fit en un moment le plus charmant de tous les hommes. Ah ! je m'égare , continua Gul-Hindy , fuyons cet adorable objet, c'eft 1'unique remède a mes maux. Pourquoi fuir, reprenoit-clle auffi-töt? quel mal y a-t-il donc a aimer la princeffe de Tuluphan ?Non , non, ne cherchons point le crime oü il n'y en peut avoir , &c foutenons avec honneur le perfonnage que je fuis contrainte de faire aujourd'hui. Gul-Hindy paffa prefque toute la nuit dans ces réflexions , & fe levant k la pointe du jour, elle defcendit dans le jardin pour y promener fes inquiétudes. Elle trouva ouverte une petite porte qui rendoit dans une forêt: elle y entra , &C s'éloignant infenfiblement, fa rêverie la conduifit vers un endroit oü le bois étoit fort toufFu ; elle s'y affit, & fatiguée d'avoir fi mal paffe la nuit, elle s'endormit profondément. Cheref-Eldin étoit agité d'une pareille paffion : la nuit lui parut extrêmement longue ; &C k peine vk-il paroïtre 1'anrore, que fautant en bas du lit, fur lequel il s'étoit feulement jeté , il prit fon are & fes flèches, & paffant du jardin dans lebois, il fuivit ,fans le favoir , la même H iij  ï l8 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , route qu'avoit tenue Gul-Hindy , & marchoit avec affez de précipitation , lorfqu'il entendit un petit bruit dans un endroit écarté. II s'en approcha de plus prés, & voyant remuer ls feuillage, il s'imagina que c'étoit quelque bêie fauve dans fon fort, & tira a tout hafard une de fes flêches. XII. QUART D'HEURE. Quel fut Pétonnement de Cheref-Eldin , pourfuivit Ben-Eridoun, quand il ouït un cri pitoyable qui partoit d'une perfonne dont la voix lui étoit connue ; fon cceur fut atteint de la douleur la plus vive, il courut promptement vers cet endroit, & trouva qu'il venoit de blaffer celui qui 1'avoit délivrédu géant. De quelle horreur & de quel défefpoir le prince ne fut-il point faifi a la vue de fon libérateur tout en fang 1 fes yeux furent troublés d'une pbfcurité qui 1'empêchoit de voir ce que fa main venoit de commettre : malheureux are, s'écria-t-il , malheureufe flêche ; mais plutct malheureux prince ! meurs , & porte la peine de ton indifcrétion. En pronon$ant, feigneur, ces dernières paroles, Cheref- Eldin alloit fe trayerfer 1'eftomac d'une de fesflêches, Iprfqu'jl  C O N T E S T-A R T A R E S. II9 entendit foupirer fon ami ; il quitta auffi-tötle deffein de mourir pour fauver des jours qui lui étoient fi chers ; il courut 1'embraffer, fondant en larmes , & voulant étancher le fang qui couloit de la plaie qu'il lui avoit faite a la poitrine , il demeura immobile en voyant qu'il venoit de bleffer une fille : il perrfa expirer de douleur a cette découverte: O ciel! dit-il, les yeux baignés de larmes,falloit-il qu'une aventure auffi tragique me fit connoitre Ia plus charmante perfonne de 1'univers : mais réparons s'il fe peut mon erreur : alors déchirant la mouffeline du turban de Gul-Hindy, il en arrêta du mieux qu'il put le fang qui couloit abondamment de fa plaie; il chercha enfuite vainement 1'ame de cette princeffe fur des lèvres 011 la paleur de la mort étoit peinte: elle ne donnoit aucun figne de vie ; mais comme il y avoit un ruiffeau qui couloit a quelques pas , il y courut, &C en apportoit de 1'eau dans le turban de la princeffe , quand il la vit entre les bras d'un homme afFreux. Gheref-Eldin k cette vue ne balanca pas k mettre le fabre a la main, &c fe difpofoit a combattre cette efpèce de monftre, qui grandiffoit a vue d'ceil, lorfqu'il lui cria d'une voix terrible ; Arrête , jeune téméraire , fi tu ne veux toi-même être le bourreau de cette princeffe, a H iv  I iO LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , qui jé vais torcire le col au moindre mouvement que tuferas. Ah ! barbare , secria le prince, que tu fais bien profïter de mes tendres frayeurs, "fans cela je t'arracherois la vie,ou je périrois glorieufement en fecourant la divine perfonne quetu m'enlèvesavec tant de lacheté. Je crains peu tes menaces, répondit le raviffeur ; fache que l'on me nomme Zéloulou, & que je fuis un des plus puiffans génies de la terre : je me fis un plaifir au moment de ta naiffance & de celle de cette princeffe , de traverfer votre vie. Je fis un échange de vous deux , je te tranfportai dans ie berceau de la princeffe de Tuluphan , & je 1'apportai dans le tien: vous deviez être heureux enfemble , fi vous aviez été jufqu'a 1'age de dix-fept ans fans vous connoitre 1'un 1'autre pour ce que vous êtes; tu viens , malheureufement pour toi, de découvrir le fexe de cette princeffe avant le terme prefcrit, c'eft ce qui la met en ma puiffance, Sc tu ne dois pas efpérer de la revoir tant que je ferai ce que je fuis. Zéloulou ayant alors difparu avec Gul-Hindy, laiffa le prince dans un défefpoir fi violent, que réfolu de ne plus furvivre a fon malheur, il tourna brufquement la pointe de fon fabre vers lui, & alloit s'en percer le cceur, lorfqu'il fe le. fentit arracher par une main invifible.  Contes Tart a re s. izi Géoncha , qui veilloit fans ceffe fur les malignes aétions de Zéloulou , & en empêchoit les fuites autant qu'il le pouvoit, crut qu'il étoit tems de fecourir le prince d'Ormus : il le défarma donc au moment qu'il alloit attenter a fa vie , Sc fe préfentant devant lui fous la figure d'un vieiliard majeftueux : Cheref-Eldin, lui dit-il, modérez un peu la violence de vos paffions , & profitez des avis falutaires d'un génie de vos amis. C'eft moi qui préfidai a votre naiffance , & a celle de Gul-Hindy ; c'eft moi qui , réfolu de vous unir enfemble, formai entre vcus de fi beaux nceuds , & vous infpirai cette tendreffe fi prompte & fi réciproque ; mais comme vous n'avez pu éviter 1'un &c 1'autre ce qui eft écrit fur la table de lumière, attendez avec patience le moment qui peut vous rejoindre a votre princeffe, & par une foumiffion parfaite aux volontés du ciel, méritez le fort heureux qu'il vous prépare peutêtre. Le prince fe fentit confolé par ces paroles : Puifiant génie, dit-il, en fe jetant aux pieds de Géoncha , puifqu'il faut fe foumettre fans murmure , apprenez-moi du moins ce que je deviendrai en attendant cet heureux moment? Vous fentez-vous, prince, répliqua le génie, affez de courage pour affrontcr la mort pour  111 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , votre princeffe ; c'eft 1'unique moyen d'abréger vos ma|heurs , ou de périr glorieufement pour elle? Ah ! c'eft m'offenfer que d'en douter, répondit Cheref-Eldin, je fuis pret a facrifier mille vies pour pofféder 1'adorable Gul-Hindy , & la mort la plus terrible n'eft pas C3pable de me détourner d'un auffi noble deffein. J'admire votre intrépidité , répondit Géoncha, donnezmoi la main , vous allez être bientót fatisfait: le prince tendit la main au génie ; il frappa du pied , la terre s'ouvrit ; ils enfoncèrent 1'un &C 1'autre dans fes abïmes les plus creux, & fa trouvèrent dans une caverne dont 1'ifTue donnoit dans une campagne ornée de mille fleurs différentes, qui conduifoit par une allée de palmiers dans un palais magnifique, dans lequel ils entrèrent. Pour venir a bout de vous rendre votre princeffe , dit alors le génie au prince CherefEldin , il faut que je commence par reprendre la fupériorité que j'ai naturellement fur le malin Zéloulou; je ne puis y parvenir qu'en lui enlevant adroitement 1'anneau de Salomon, que ce perfide a fans doute dérobé au bon roi Zit'; Sc pour en venir a bout, j'ai befoin d'un prince tel que vous, & qui veuille s'expofer fans crainte a une mort prefque certaine ; voici de quelle maniére il faut vous conduire.  CONTES TARTARES. lij II y a dans l'ile de Gilolo (i) une fource appellée la fontaine d'oubli , inconnue a tous les mortels. II y a peu de fages même, & de génies, quifachent précifément oü eft cette fontaine ; & quand ils le fauroient, ils enignorent la dofe , ce qui eft le point ^rincipal, puifque l'on trouve le remède dans le mal même; & que fuivant la quantité que l'on en boit, elle öte & rend la mémoire. Cette eau eft gardée par un génie nommé Nehoray, qui étrangle fans miféricorde tous ceux qui en approchent ; mais comme il tient toute fon autorité de moi , il ne m'a point refufé d'eau de cette foataine; en voici une bouteille fuffifante pour ce que je puis en avoir befoin, la difficulté eft de la préfenter au perfide Zéloulou , èz. pas un des génies de ma dépendance n'a voulu accepter cette commilïïon , tant le pouvoir de Panneau de Salomon les fait trembler. Avez-vous , prince affez de fermeté pour entreprendre une action auffi périlleufe ? II y va de votre vie, & peutêtre de celle de votre princeffe , fi Zéloulou s'appercoit que vous le vouliez tromper; mais ii vous parvenez par adrefie a lui faire boire de (i) Gilolo eft une ile de la mer des Indes ; la ville. capitale de cette ile eft Gilolo, qui donne aulE fon nora a un royaume d'affez grande étendue.  124 LES MILLË ET LN QUART D'HEURE , 1'eau de la fontaine d'oubli, vous deviendrez dans le moment même poffeffeur de la princeffe de Tuluphan. Cheref-Eldin , continua Ben-Eridoun , accepta fans héfiter la propofition de Géoncha , & ce génie 1'ayant fait paffer dans un falon fuperbe , le fit entrer dans un bain. XIII. QUART D'HEURE. Il n'y avoit pas une demi - heure que le prince étoit dans 1'eau, lórfqu'd s'appercut d'un changement en fa perfonne qui Peffraya ; il en fortit promptement, & fe couvrant ave c précipitation d'un linge trés-fin : Ah ! génie , s'écria-t-il, que veut fignifïer cette nouvelle métamorphofe ? Géoncha fe prit a rire ; quoi donc , dit-il au prince, qui étoit alors changé en la plus belle fille que l'on put jamais voir , 8e dont les traits étoient tous différens de ceux qu'il avoit étant homme , avez-vous déja regret aux promeffes que vous venez de me faire , &c le sèxe que je viens de vous donner pour quelque tems feulement, vous fait-il renoncer a la charmante Gul-Hindy ? Allez , prince, exécutez ponctuellement ce que je vais vous prefcrire ; je vous remettrai bientót après en votre premier état.  CONTES TARTARES. 12.5 Le génie , feigneur , ayant alors inftruit le prince de ce qu'il devoit faire quand il feroit avec Zéloulou , il lui donna 1'eau d'oubli, & le tranfporta en moins de quatre minutes auprès de ia retraite ordinaire de ce perfide génie. Zéloulou, dont le pouvoir étoit borné k 1'égard de Gul-Hindy , après avoir guéri fa playe d'un feul fouffle, 1'avoit renfermée dans une tour obfcure, &c fortoit pour aller chercher nouvelle matière a fes malins plaifirs, lorfqu'il rencontra Cheref-Eldin qui , couché fur 1'herbe, feignoit de jouir d'un profond fommeil. Le génie après 1'avoir confidéré avec une extréme attention , avoua en lui-même qu'il n'avoit jamais vu une fi belle fille. II en devint paflionnément amoureux ; & fe faifant une idéé charmante du bonheur qu'il y auroit d'en être aimé, il prit la figure d'un jeune homme de vingt ans , d'une beauté prefque égale k la fienne; il 1'enleva , la tranfporta dans fon palais, & attendit fon réveil pour lui déclarer 1'extrême paffion qu'il reffentoit pour elle. Cheref-Eldin qui étoit préparé k ce qui pouvoit lui arriver, joua parfaitement bien fon röle. II fit d'abord rafïligé , répandit quantité de larmes, & enfuite par de feintes réfiftances enflamma tellement Zéloulou , que ce génie , qui de moment en moment fentoit redoubler fa  ii6 Les mille et un quart d'heurë, paffion pour ce prince , qu'il prenoit pour unë fille, lui déclara qui il étoit, & lui offrit de partager fon pouvoir avec elle , fi elle vouloif répondre a fa tendreffe. La fauffe princeffe feignit d'être ébranlée paria grandeur de fes promeffes, & par le mérite perfonnel du génie % elle demanda pour s'y réfoudre quelques jours qu'elie lui promit de paffer avec lui; & Zéloulou aveuglé par fa paffion , & fans avoir le moindre foupcon qu'elie chercMt aletromper, réfolut d'attendre ce fortuné moment, & de procurer jufqu'a ce temps a cette belle fille mille plaifirs qui puffent Pengager h lareconnoiffance,. Pour commencer, il fit fervir une collation ma* gnifique, & lui préfentant d'un vin exquis, elle s'excufa d'en goüter, & dit au génie qu'elie ne buvoit que de Peau qu'elie portoit toujours avec elle ; mais que cette eau étoit d'un goüt fi excellent, qu'elie furpaffoit les vins les plus délicats ; le génie en parut furpris: permettezmoi , madame, de douter d'une chofe fi peu vraifemblable , reprit-il, jufqu'a ce que j'en aie fait Pexpérience ; vous en allez juger par vousmême, répliqua le prince d'Ormus ; alors ayant verfé dans une coupe d'or autant d'eau qu'il en falloit pour öter la mémoire, Zéloulou ne Peut pas plutöt bue, qu'il devint comme hébêté. Cheref-Eldin voyant 1'opération de fa liqueur,  C ON TES TARTARES. 11J étoit dans une joie difficile a exprimer; il fit des careffes fi vives au génie , qu'ému par les charmes de cette belle fille , il avoit peine a fe conterür auprès d'elle , & vouloit è toute force Pembraffer , lorfque le repouffant mollement, elle lui dit qu'elie ne confentiroit point a fes défirs, a moins que pour gage d'une tendreffe éternelle, il ne lui fit préfent de la bague qu'il avoit au doigt. Zéloulou en ce moment, & par la vertu de 1'eau qu'il venoit de boire, oubliant de quelle conféquence il lui étoit de conferver 1'anneau de Salomon ,que toutes les puiffances du monde ne lui auroient pu öter malgré lui , tira cet anneau de fon doigt , & le préfenta a fa nouvelle maïtreffe. Elle ne 1'eut pas plutöt en fa poffeffion, que lui verfant un fecond verre de la même eau , mais dont la dofe devoit lui rendre la mémoire , elle le pria avec inftance de vouloir le boire pour 1'amour d'elle, & 1'affura qu'il ne lui auroit pas plutöt donné cette dernière marqué de fa complaifance , qu'elie n'héfiteroit plus de fatisfaire fa paffion. Quelque peu de goüt que le génie eüt trouvé dans la liqueur qu'il avoit déja bue , comme il étok fi tranfporté a la vue de cette charmante fille, qu'il n'étoit plus le maitre de fes volontés , il avala fans balancer 1'eau qu'elie lui pré-  12.8 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE; fentoit ; mais quelle fut fa rage le moment d'enfuite , lorfque Cheref-Eldin difparut a fes yeux, de s'appercevoir qu'il n'avoit plus 1'anneau de Salomon , & de fe fouvenir ou'il s'en étoit privé lui-même, en le donnantala dame dont les faux charmes Favoient ff cruellement trompé. Ils'abandonna alors au défefpoir le plus violent, &blafphêmoit encore contre les intelligences fuprêmes , lorfque Cheref-Eldin ayant donné a Géoncha 1'anneau dont il venoit de s'emparer fi fubtilement, ce roi des génies fe tranfporta dans le moment même au lieu oii le perfide Zéloulou faifoit encore de trines regrets de la perte qu'il venoit de faire. Quoique le fceau de Salomon, dont avec une extréme iürprife il vit Géoncha poffeffeur, dut 1'humilier & 1'engager a recourir a fa clémence , il ofa encore fe révolter contre lui; & oubliant qu'il étoit fon roi, il eut la témérité de le défier au combat ;mais Géoncha fe fervant alors de toute fa fupériorité , & du pcuvoir immenfe que lui donnoit 1'anneau divin , dont il étoit poffeffeur, le combat ne fut pas de longue durée ; il anéantit le traitre Zéloulou ; & après avoir tranfporté dans fon palais le prince d'Ormus,pendant qu'il le fit entrer dans un autre bain qui lui rendit fa première forme, il alla tirer la belle Gul-Hindy de fa prifon, & les embraffant tous deux , il les porta  C ö N T E S T A R T A R E S. 129 porta en un inftant dans le palais du roi de Tuluphan. Mochzadin &i Pviza qui pleuroient la perte de leur chère fille , & qui, fuivant la prédiction de Géoncha , comptoient ne la revoir jamais, pen* sèrent mourir de joie a une vue fi peu efpérée; le génie leur apprit avec un étonnement extréme , Terreur dans laquelle ils avoient toujours été par la malice de Zéloulou , le péril dans lequel leur fille véritable s'étoit trouvée, ainfi qu'il leur avoit prédit, au moment de fa naiffance , 1'anéantiffement du malin génie , & leur ordonna d'unir fur le champ Cheref-Eldin & Gul-Hindy par les nceuds les plus faints t puifqu'auffi bien c'avoit éré 1'intention du roi d'Ormus. Le roi & la reine de Tuluphan , cóntinua Ben-Eridoun , ne vculurent pas différer d'un moment le bonheur du prince oC de Ia princeffe ; & ces illuftres époux, fous la protection du grand Géoncha, pafsèrent le refte de leur vie dans une union parfaite , & jouirent d'un bonheur , qui jufqu'a Ia fin de leurs jours , ne fut interrompu par aucun événement facheux. Ben-Eridoun ayant alors achevé de conter les aventures de Cheref-Eldin & de Gul-Hindy, le roi d'Aftracan lui témoigna la fatisfacTiorï qu'il en avoit reifue. J'aurois vöitlli pourran:, Totns XXI. 1  t3P LES MILLE ET UN QUART D'HEURE^ ajouta ce monarque , qu'il y eüt eu un peu plus de merveilleux dans lè dénouement de cette hiftoire; il me femble que le génie Zéloulou donne avec bien de la facilité dans le piège qu'on lui tend, &c que Cheref-Eldin vienttrop aifément k bout de lui enlever 1'anneau de Salomon. Seigneur, reprit Ben-Eridoun, je n'ai point inventé cette hiftoire, & j'ai eu l'honneur de la raconter k votre majefté telle que je 1'ai lue dans un de nos auteürs Arabes. Après tout, 1'amour eft une paffion fi violente , & qui óte tellement Pufage de la raifon aux perfonnes même les plus fages, qu'elie les rend femblables au commun des hommes. J'en conviens , répliquale roi, & je concois en ce moment qu'il auroit été affez difficile d'arracher Gul-Hindy des mains de Zéloulou, par un autre moyen que par Paveugle paffion qu'il reffentit pour Cheref-Eldin , qui repréfentoit une fi belle fille. Ce génie , par le fecours du fceau de Salomon , pouvoit être en garde contre toutes les furprifes, il n'y avoit guère qu'un amour auffi prompt & auffi vif, qui put en venir a bout, & cette réflexion me fait connoïtre qu'il eft fort aifé de critiquer , mais que la plupart du tems il eft difficile de faire mieux. Cela eft vrai, feigneur , répondit Ben Eri-  CONTES TARTARES." 13! doun, mais puifque votre majefté n'a pas été d'abord tout-^ fait contente de la fin de cette hiftoire, je vais lui en conter une dont je fuis sur que le dénouement lui plaira fort , & par le merveilieux, & par le plaifant qui s'y trouve. Perfonne n'a encore mieux réuffi que toi k me divertir, répliqua le roi d'Aftracan ; commence donc cette hiftoire , puifque j'ai encore quelques momens k te donner. Ben-Eridoun , pour obéir k fon prince , paria en ces termes. Hiftoire des trois bojfus de Damas. Sous le caliphat de "Watik-Billah (1), petitfils d'Haroün Arrefchid, il y avoit k Damas (2) un vieiliard nommé Behemrillah, qui avoit beaucoup de peine a gagner fa vie k faire des arcs d'acier, des épées, des fabres & des lames de couteaux. De treize enfans qu'il avoit eus d'une feule femme, il en étoit mort dix en une (1) Ce calif, qui demeuroit a Bagdad, nerégna que cinq ans & quelques mois, & mourut Tan 845. (2) Damas eft une ville de Syrië, au pied du MontLiban, a quarante lieues d'Alep. C'eft une des plus anciennes du monde. Elle eft fur la petite rivière de Barda. II s'y fait un grand commerce de couteaux, «J'arcs & de fabres, & 1'acier de Damas eft fort eftimé. lij  CONTES TARTARES. 139 railleries qu'il avoit effuyées a Damas, il leur avoit interdit fa maifon, & les avoit obligés de fortir de la ville. Nohoiid eut beau lui repréfenter la dureté de fon procédé , la colère de fon mari redoublaè fes remontrances. Je vois bien, lui dit-il, que vous feriez d'humeur a les recevoir ici pendant le voyage que je dois faire a Balfora (1) ; mais je veux que vous fachiez, fi cela vous arrivoit, qu'il iroit de votre vie. Je ne vous en dis pas davantage : craignez feulement de me défobéir. XV. QUART D'HEURE. L A femme de Babekan connoiflbit trop 1'humeur violente de fon mari, pour le contredire; elle avoit affez fouvent éprouvé combien fa main étoit pefante. Elle lui promit qu'elie exécuteroit très-ponttuellement fes ordres; mais ces promeffes ne rendirent pas Babekan plus tranquille ; il paffa prefque toute la nuit fans dormir; & étant retourné Ie len- (1) Balfora ou Baffora, ville capitale d'un royaume du même nom , a 1'entrée de 1'Arabie déferte, fur les confins de la province d'Hiérac, a douze lieues du golfe Perfique. On peut aller & revenir de Bagdad a Balfora en quinze jours.  CONTES TARTARES. l^t ' Nohoüd ne put les méconnoïtre , ils étoient en tout fi femblables a Babekan, qu'il n'y avoit perfonne qui féparémentn'eut pris chacun d'eux pour lui ; mais quelques défenfes qu'il lui eut faites de leur donner entrée chez elle , elle fut touchée de leür mifère & de leurs larmes : elle les regut, & leur fit apporter a manger. II étoit déja nuit; a peine Ibad &c Syahouk avoientils raffafié leur première faim, que l'on heurta affez fort a la porte de la rue ; la voix de Babekan qui fe fit entendre , & qui ne devoit revenir de trois jours, fut un coup de ioudre pour fa femme & fes frères; ils étoient plus pales que la mort; & Nohoüd qui ne favoit oü les mettre pour les fouftraire a la colère de fon mari , s'avifa de les cacher dans un petit caveau, derrière cinq ou fix piéces d'eau-de-vie. Babekan s'impatienta a la porte , il. redoubla fes coups , on lui ouvrit a la fin , & foupconnant fa femme d'avoir chez elle quelque galant caché , il prit un baton , Si 1'en frappa rudement ; enfuite fa jaloufie le portant è vifiter toute la maifon, il chercha avec un foin extréme, fans fonger a regarder derrière lestonnnes d'eau- de-vie, quoiqu'ilfut entré dans le caveau. Enfin, feigneur, pourfuivit Ben-Eridoun, ce malin boffii n'ayant rien découvert, s'appaifa  144 les. MILLE. ET ÜN.QUART d'hEURË , merrie fac, ii le porta 'üir'. lë pont-, & ayant; ch'oifi le lieu le plus profond du Tigre, il ouvrir fon fac, & jeta dedans le pauvre Syahouk. 11 revènoit alors plein dc joie vers 'Nohoüd , ne doutant point que le boffu ne fut allé afond', lorfqu'en tournant le coin d'unerue ,il vit venir a lui un homme qui tenoit a la main une efpèce de lanterne : il penfa mourir de frayeur a la vue de Babekan; qui , un peu pris de vin, retournoit chez lui : ii le fuivit pourtant quelques tems, & voyant qu'il prenoit le chemin de la maifon oü il avoit déja été prendre les deux boffus , il le faifit brufquement au colle.t: Ah, ah, compère , lui dit-il, vous croyëz donc me jouerainfi toute 'la nuit, voila déja deux fois que vous vous moquez de moi, mais il y aura bien du malheur fi vous m'échappez a la troifième; alors , comme il.étoit vigoureux , il lui jeta fon-fac fur'Ia-tête , & 1'y ayant fait entrer malgrélui, il en lia i'ouverture avec une grofie .corde , & courant dróit au pont, il y .jeta le le boffu & le fac. II fut un tems'affez confidérable-a fe promener aux environs de cet endroit , pour voir fi le boffu ne reviendroit pas encore le fultrer de fa récompenfe ; maisn'entendant aucnn bruit , il retourna chez la coutelière, póur lui demander les deux autres fequins qu'elie lui avoit promis. Ne craignez plus ,   I4§ LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ; venoit dejeter dansle tigre, dont deux étoient fur les épaules de 1'efclave & du pêcheur, & le troifième qu'il avoit apporté fur fa tête ; il fut faifi d'une fi grande frayeur , qu'il commenca k trembler par tout le corps. II fe perfuada, plus qu'il n'avoit fait encore, qu'un événement auffi extraordinaire ne pouvoit fe faire fans magie; mais fe remettant un peu de fa furprife: au diable le malin boffu, s'écriat-il d'un ton de voix fort plaifant, je crois que je pafferai toute la nuit a le jeter dans la ririvière fans venir k bout de m'en débarraffer ; le coquin a eu la malice d'en revenir déja deux fois pour m'empêcher de gagner les fequins que la coutelière m'a promis, & je le trouve encore ici en compagnie de deux autres qui ne valent guère mieux que lui; mais, feigneur, continua-t-il ,en s'adreffant a celui qui paroiffoit le maitre de la maifon oii il étoit, prêtez-moi, je vous prie, votre fabre pour un moment , je ne veux feulement que leur couper k chacun la tête , & les aller enfuite jeter tous trois dans le Tigre, pour voirs'ils enreviendront encore; je joue aujourd'hui d'un fi grand malheur, que je fuis sur que le diable les rapporteroit chez la coutelière , ou chez moi. Le porteur ayant aiors ceffé de parler, le caliphe ^v'atik - Billah, car c'étoit lui même ,  CONTES TARTARES. I49 feigneur , qui , fuivant Pexemple d'HaroünArrefchid fon aïeul, fe promenoit affez fouvent de nuit dans Bagdad , pour voir ce qui fe paffoit, Sc juger par lui-même fi l'on étoit content de fon gouvernement; ce caliphe , dis-je , déguifé en marchand , fut dans la dernière furprife d'entendre ces paroles du porteur: il étoit forti cette nuit avec fon premier vifir , & ayant fait la rencontre d'un pêcheur , il lui avoit demandé oü il alloit. Je vais , répondit cet homme , retirer mes filets, qui font depuis hier matin dans le tigre. Et que feras-tu de ta pêche, repliqua le caliphe ? Demain , lui ditil , je la vendrai au marché de Bagdad, pour aider a vivre une femme Sc trois enfans que j'ai. Veux-tu traiter avec moi de ce qui peut être dans tes filets, Sc des deux premières,fois que tu les rejetteras a 1'eau , repartit "WatikBillah ? Très-volontiers , répondit Ie pêcheur: hé bien, lui dit le caliphe, voila dix fequins d'or pour le premier coup, je t'en donnerai autant pour chacun des deux autres ; es-tu content ? Le pêcheur fut étonné d'une pareille générofité : il ne favoit fi c'étoit un fonge ; mais ferrant les fequins dans fa poche: feigneur , repliqua-t-il avec tranfport, fi j'en recevois autant toutes les fois que je retire mes filets de 1'eau , je ferois bientót plus riche Sc plus pui£- K iij  contes tartares. I 5 I tint au fujet des trois boffus, ayant excité la curiofité du caliphe, il tui ordonna de s'expliquer fat une aventure auffi bifarre. Seigneur , dit alors le porteur , 1'explication que vous me demandez n'eft pas fi facile qu'on le croiroit bien ; plus j'y penfe , & moins j'y découvre la vérité de cette aventure ; a tout hafard , je vais vous raconter la chofe comme je crois qu'elie m'eft anivée. XVII. QUART D'HEURE. ConnOJSSEZ - vous , feigneur, dit alors le porteur , la femme d'un coutelier, qui dem-3ure au bout de la me des iouailliers ? Non , repliqua le caliphe. Vous ne perdez pas grand chofe , reprit le porteur, c'eft la plus maligne béte qui foit dans tout Bagdad : tenez , je voudrois pour les deux fequins que jepoficde , qu'il me fut permis de lui appliqtrer feulemént a ma fantaifie cinqou fix goufmades fur le vifage , pour la peine que cette forcière m'a donnée cette nuit; quoique je fois bien pauvre , je m'e:i irois toucher content: cette coutelière donc... mais vraiment, puifque vous ne la eonnoiffez pas, je veux vous en faire le portfait: mraginezvous. feigneur, voir une grande femme fèche , K iv  I}Z LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , dont le tein eft auffi noir qu'unelangue de bceut enfumée; elle a le front petit, & les yeux fi enfoncés dans la tête, qu'il faudroit une lunette d'approche pour les appercevoir; fon nez a une fi grande amitié pour fon menton , qu'ils fe baifent toujours, & fa bouche qui exbale une odeur de foufre, eft fi grande, qu'elie ne reffemble pas mal a celle d'un crocodille; tout cela ne compofe-t-il pas une fe-rtjolie perfonne ? Aflurément, lui dit le caliphe, qui, quoiqu'impatient de favoir 1'hiftoire des trois boffus , mouroit de rire de la defcription naïve du porteur. Tu es un fi excellent peintre , que je m'imagine voir cette coutelière , & que je gagerois la reconnoïtre entre mille; maispourfuis ton difcours. Et bien donc, reprit le porteur , puifque vous la connoiffez a préfent comme fi vous l'aviez déja vue, imaginez-vous encore voir cette aimable femme couverte d'un grand voile qui cachoit toutes fesperfedtions, me venir choifir fur la brune au bout du pont entre cinq ou fix de mes camarades, & me promettre a 1'oreille quatre fequins fi je veux la fuivre. L'appas du gain me touche, je vole vers fon logis, j'y entre avec elle , elle quitte fon voile : a fon afpect la frayeur me faifit, elle s'en appercoit fans doute , & pour me raflurer, commence par me préfenter un grand  CONTES TARTARE5. 155 flacon de vin. Je vous avoue, feigneur, qu'il étoit excellent , Se fans m'informer de quel pays il étoit , je vuidai le flacon ; je ne le buvois pourtant qu'en tremblant; je craignois qu'elie ne voulüt m'enivrer pour me débaucher enfuite, & me faire paffer la nuit avec elle , & ce n'étoit pas fans fondement que je me 1'imaginois , elle me faifoit affez de careffes pour me le faire croire. Après le vin elle apporta fur la table une groffe bouteille d'eaude-vie de datte , elle m'en verfa amoureufement un grand verre que j'avalai fans facon, enfuite elle me propofa attendez, feigneur, je crois ma foi que j'en bus deux : Et bois-enfix, reprit le caliphe, &c ünïs fi tu peux ton hiftoire. Oh , oh, comme vous y allez , feigneur , 1'eaude-vie ne fe boit pas ü vite ; elle monte a 'la tête, je fuis a demi ivre d'en avoir bu feulement deux verres, & vous voudriez après tout le vin que j'ai dans le corps , que j'allaffe encore boire une bouteille d'eau-de-vie; non , feigneur, je n'en ferai rien, quand même le fouverain commandeur des croyans m'en prieroit h genoux : mais revenons a nos moutons: tant y a que la coutelière me voyant bien conditionné, m'a fait entendre qu'un petit boffu qui étoit entré chez elle pour y acheter quelque ouvrage de coutellerie, étoit mort fubite-  ï^4 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ï ment dans fa boutique, & qu'appréhendant qu'on ne 1'accufat de 1'avoir tué , elle me donneroit les quatre'fequins qu'elie m'avoit promis, fi je voulois 1'aller porter dans le tigre. Je n'avois pas tant bu , que je ne vouluffe être sur de la récompenfe ; j'ai demandé deux fequins pour arrhes, elle les a donnés; j'ai mis le boffu dans un fac , j'ai exécuté fes ordres , & je venois recevoir le refte de mon falaire , lorfqu'elle m'a fait voir le même boffu. Je vous laiffe k penfer, feigneur , quelle a été ma furprife ; je 1'ai remis dans le fac, je 1'ai une feconde fois porté fur le pont, & choififfant 1'endroit le plus rapide du fleuve , je 1'y ai jeté , & je revenois chez la coutelière , lorfque j'ai encore rencontré le maudit boffu avec une lanterne k la main, & qui feignoit d'être ivre ; je me fuis laffé de tant de plaifanteries, je 1'ai brufquement faifi au corps , &c le faifant entrer malgré lui dans mon fac , dont j'ai lié 1'ouverture , je 1'ai jeté pour la troifième fois dans le tigre , comptant que le fac dans lequel il étoit, 1'empêcheroit d'en revenir. De retour chez la coutelière, je lui ai appris Ia rencontre du boffu en vie , & de quelle manière je m'en étoïs défait;.mais au lieu de me donner les deux fequins que j'attendois d'elle , elle a feint de s'arracher les cheveux de défefpoir, & m'a menacé  CONTES TARTARES. IJ? du cadi, en me difant que j'avois noyé fon. mari: je me fuis moqué de fes larmes ; j'ai voulu être payé; j'ai fait du bruit; les voifins font venus a fes cris ; je me fuis fauvé , Sc je revenois chez moi fort trifte , lorfque vous m'avez contraint, feigneur, de prendre ce fac fur ma tête, Sc de 1'apporter jufqu'ici. XVIII. QUART D'HEURE. "Vous pouvez maintenant, feigneur , pourfuivit le porteur, deviner facilement le fujet de ma frayeur, lorfqu'en arrivant en ceslieux, je me fuis trouvé chargé du même boffu que j'ai déja jeté trois fois dans le Tigre, Sc que j'en ai vu encore dëuxautres qui lui reffemblent fi fort, que l'on ne peut les diftinguer que par les habits. Quo.ique le caliphe ne put pénétrer le fond de cette aventure, il prit un plaifir extréme au récit du porteur. Enfuite ayant examiné de plus prés les trois boffus, il crut appercevoir en eux quelques fignes de vie , Sc ördonna promptement que l'on fit venir un médecin. II arriva un moment après, Sc reconnoifiant qu'Ibad Sc Syahouk rejetoient parmi 1'eau qu'ils avoient avalée , une grande quaritité d'éau-de-vie, il  156 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ; fe douta, comme il étoit vrai, que leur ivrefle les avoit fait croire morts: pour Babekan, la feule privation d'air 1'avoit prefque fuffoqué ; mais fitöt qu'il eut la tête hors du fac r il revint peu a peu ; de forte qu'au bout d'une demi-heure fes frères &c lui fe trouvèrent hors de danger. Jamais on n'a été fi étonné que le fut Babekan a la vue de fes frères qui étoient couchés fur des fophas: il ouvroit de grands yeux , & ne pouvant comprendre comment il fe trouvoit avec eux dans un lieu inconnu, il fe laiffa déshabiller fans dire une feule parole, pendant qu'on faifoit la même chofe a Ibad & k Syahouk. Le caliphe , après avoir fait porter les trois boffus dans trois chambres différentes , les fit mettre au lit, & enfermer fous la clef. II renvoya enfuite le pêcheur, & ayant ordonné au vifir de retenir le porteur, & de lui faire toute forte de bons traitemens , il fe prépara a fe donner du plaifir aux dépens des boffus & de la coutelière qu'il envoya arrêter le lendemain k la pointe du jour. Pour avoir un divertiffement complet, le caliphe fit faire pendant la nuit deux habits tous pareils a celui qu'avoit Babekan , lorfque le porteur 1'avoit jeté dans le Tigre. II en fit revêtir Ibad & Syahouk, dont 1'yvreffe étoit entière-  CONTES TARTARES. 157 ment diffipée ; 6c fe trouvant tous trois habillés d'unemanièieuniforme,il les fitplacer derrière trois portières différentes, qui répondoient dans itn falon magnifique du palais, & donna des ordres pour les faire paroitre quand il feroit un certain fignal. Le vifir qui, avec Ie porteur & plufieurs gardes, avoit étéarrêter la coutelière dès le grand matin, la fit conduire dans le falon oü le caliphe étoit déja fur fon tróne. II 1'interrogea fur ce qui s'étoit paffé entre elle & le porteur; elle lui raconta tout ce qui lui étoit arrivé fans rien déguifer de la vérité, & lui témoigna beaucoup de regret de la perte de fon mari. Mais, lui dit le caliphe , n'eft - ce point une hiftoire faite a plaifir que tu me racontes 1 comment efiil poffible que ces boffus fe reffemblent fi fort que le porteur s'y foit mépris? Ah ! feigneur, reprit Nohoüd, il étoit a moitié ivre quand je lui donnai cette commiflion; & de plus , mon mari & fes frères étoient en tout fi femblables, que s'ils avoient été tous trois vêtus de même , je n'aurois peut-être pas pu moi-même les dïftinguer. Cela feroit fort plaifant, dit alors ie caliphe en frappant des mains ; & je voudrois être témoin d'une pareille reconnoiffance. C'étoit le fignal qu'avoit donné Watik-Billah pour faire paroitre les boffus. On leva en cè  [itf LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ,' moment les portières , & la coutelière penfa mourir de frayeur a cette vue: ö ciel,s'écriat-elle ! quel prodige eft-ce ici ? depuis quand voit-on les morts reffufciter? Eft-ce une illufion, feigneur, &t mes yeux font-ils de sürs garants de ce cpie je vois ? Tu ne te trompes pas , répliqua Watik-Billah ; de ces trois boffus , 1'un eft ton mari, &c les deux autres font fes frères; c'eft a toi a reconnoïtre celui qui t'appartient; regarde-les bien tous trois-; mais je leur défends, fous peine de la vie, de parler ni de faire aucun figne. La coutelière étonnée au dernier point, les examina 1'un après 1'autre ; elle ne put jamais diftinguer fon mari, & le caliphe qui s'y méprenoit pareillement, ordonnant alors k celui des trois, qui étoit Babekan , de Venir embraffer fa femme , fut extrêmement furpris de voir les irois boffus fauter dans le même moment au col de la coutelière , &c chacun d'etix affurer qu'il étoit fon mari. XIX. QUART D'HEURE. Ibad & Syahouk n'ignoroient pas qu'ils étoient en la prélence du fouverain commandeur des croyans; mais quelque refpect qu'ils lui duffent,  CONTES TARTARES. I 59 ils ne crurent pas pouvoir inieux fe venger de Babekan , qu'en fe faifant pafier pour lui, & ce dernier eut beau fe mettre en colère, fes deux frères s'obftinèrent a lui voler fon nom. Le caliphe ne pouvoit s'empêcher de rire a cette plaifante conteftation des trois boffus; mais ayant enfin repris fon férieux : il n'y auroit peut-être pas tant de preffe parmi vous a vouloir être Babekan , leur dit-il, fi vous faviez que je ne veux le connoïtre qu'ahn de lui faire donner mille coups de baton pour la dureté qu'il a eue envers fes frères , & pour la défenfe qu'il avoit faite a fa femme de les recevoir chez lui en fon abfence. Watik - Billah , feigneur , continua le fils d'Abubeker , prononca ces paroles d'un ton li févère en apparence , qu'lbad & Siahouk crurent devoir ceffer leur jeu: fi cela eft ainfi, feigneur, dit chacun d'eux féparément, nous ne fommes plus ce que nous ne feignions d'être que pour punir notre frère de fes mauvais trgitemens: s'il y a des coups a recevoir, qu'il les recoive feul, il les mérite; pour nous, feigneur, nous implorons votre générofité , & nous efpé* rons de votre augufte majefté, de devant laquelle perfonne ne s'eft jamaisretiré mécontent, qu'elie aura la bonté de foulager notre extréme, mifère.  l60 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , Le caliphe en ce moment jeta fa vue fur Babekan , il le vit dans une étrange confufion. Eh bien , qu'as - tu a répondre , lui dit - il ? Puiffant roi des rois , répliqua ce boffu, le vifage profterné contre terre, quelque punition que je doive attendre de votre juftice, je n'en fuis pas moins le mari de cette coutelière: mon crime eft d'autant plus grand, qu'étant la feule caufe du banniffement de mes frères de la ville de Damas, pour un meurtre dont notre parfaite reffemblance empêcha de connoitre 1'auteur, je devois les faire participans de ma fortune , comme ils Pont été de mes malheurs; mais fi unrepentirfincère peutobtenirma grace, j'offre du meilleur de mon cceur de partager avec eux tous les biens que j'ai acquis avec peine depuis que je fuis a Bagdad , & j'efpère que votre majefté me pardonnera mon ingratitude en faveur du regret que j'ai de Pavoir commife. Le caliphe, qui n'avoit nulle intention de faire maltraiter Babekan , fut trés - content de le voir dans cette difpofition ; il lui fit grace, & voulant qu'Ibad & Syahouk, pour.le plaifir qu'ils lui avoient donné, reffentiffent les effets de fa libéralité, il fit publier dans Bagdad, que s'il y avoit quelques filles qui vouluffent époufer ces deux boffus , il leur donneroit k chacune dix mille pieces d'or. II s'en trouva ph.is de vingt qui  Gontes Tartares. t$l ijui s'eftimèrent heureufes d'avoir une dot confidérable; mais Ibad & Syahouk ayant choift dans ce nombre celles qu'ils crurent leur mieux convenir,ils recurent encore du caliphe vingt mille fequins qu'ils mirent en fociété avec Babekan , & ces trois frères paffèrent tranquillementle refte de leurs jours fous la protectiondrt fouverain commandeur des croyans , qui fit tant de bien au porteur, qu'il vécut è fon aife depuis ce tems, fans avoir befoin de continuer fon métier. Quand Ben Eridoun eutachevé le récit des aventures des trois boffus: je jure par Aly (i), lui dit Schems-Eddin, que depuis que j'ai perdu ma chère Zebd El-Caton, fi j'ai été fenfible k quelque plaifir, c'a été a celui de t'écouter. Rien n'eft plus plaifant, felon moi, que le dénouement de cette hiftoire : tu avois raifon de me promettre du merveilleux, il s'y trouve prefque par-tout; & comme je ne faurois trop payer un homme tel que toi, je veux Ah! feigneur, interrompit 3en-Eridoun ,fans donner au roi d'Aftracan le tems d'achever, ce n'eft point 1'intérêt qui me fait agir; des récompenfes (i) Aly étoit gendre de Mahomet. Ce ferment eft pès-ufité chez les orientaux. Tornt XXI, i  l6% LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , trop fortes neferoient qu'exciterdeplus en plus la haine des médecins de cette ville contre mon père & contre votre fidéle efclave; je ne 1'ai déja que trop éprouvée depuis fon départ, & fi je fuis encore en vie , je ne dois cet avantage qu'au bonheur que j'ai eu de plaire a votre majefté. Qu'eft-ce a dire , reprit Schems-Eddin, furpris de ce difcours, quelqu'un dans Aftracan feroit-il affez hardi pour chercher a te faire du déplaifir? feigneur, dit alors le vifir Mutamhid en prenant la parole, Ben-Eridoun dolt être raffuré par la conduite que j'ai tenue avec lui: un de vos médecins m'avoit rapporté qu'ït fe railloit de 1'embarfas oii nous étions, Guberghé & moi, de vous fournir tous les jours de nouveaux fujets pour vous entretenir, & m'afTura qu'il fe vantoit d'y fuffire lui feul , jufqu'au retour de fon père. Le premier mouvement me mit dans une colère terrible contre Ben-Eridoun; je voulus lui faire craindre lapunition que méritoit fa témérité ; mais je le vis tranquille fur mes meaaces, & fi docile a exécuter ce dont par la fuite j'ai connu que le médecin 1'accufoit faiuTement, que je lui ai rendu toute la juftice due a fon mérite, &C que depuis ce tems je 1'ai regardé comme mon propre fils. II eft vrai, feigneur, reprit le fils d'Abubeker , en s'adreffant au roi d'Aftracan, que j'au-'  CONTE5 TaRTARES. If$j föis tort de me plaindre de Mutamhid, j'en ai recu toutes les faveurs poffibles, mais cependant on me garde k vue , & le perfide médecin qui ne cherche qu'a me faire périr, jouit de la1 liberté. Cela n'eft pas jufte , interrompit SchemsEddin, je prétends qu'il foit enfermé dans une obfcure prifon , jufqu'au retour d'Abubeker % & pour te mettre a 1'abri des effets de 1'envie desautrcsmédecins, je te fais vifir ,& je t'égale a Mutamhid & a Cuberghé , a condition que tu ri'auras aucun reffentiment contre le premier ; fes intentions n'étoient pas mauvaifes, Sc je le connois trop humain pour préfumer qu'il t'eüt jamais fait punir de mort, fi je n'avois pas été content de toi. Ben-Eridoun, comblé des bienfaits du roi, fe jetaa fes pieds: il refufa d'abord l'honneur qu'il venoit d'en recevoir ; il fallut obéir : feigneur, lui dit-il, puifque votre majefté me force d'ac-' cepter une dignité dont je me lens incapable, je foufcris a fes fuprêmes volontés , & commence' par affurer Mutamhid d'une amitié éternelle & inviolable ; mais comme 1'oubli des injures eft Ia principale marqué d'un bon cceur, je vous fupplie de pardonner , a ma prière , au médecin qui m'a voulu perdre: qu'il fache feulement que j'ai pu le punir de fa perfidie, & que je n'ai pal ^ L ij  164 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE J voulu le faire. Non, non, reprit Schems-Eddin J je veux être obéifur ce point: il ne verra le jour que lorfqu'Abubeker fera revenu de Serendib; & ce calomniateur louhaitera autant fon retour qu'il Pa appréhendé; mais jufqu'a ce moment, mon cher Ben-Eridoun, pourfuivit ce prince , ne m'abandonne pas aux cruels maux auxquels je fuis livré, Sc tache de contribuer, par la douceur de ta converfation, è me tirer de la fombre mélancolie oii me plonge fans ceffe le trifte fouvenir des pertes que j'ai faites. Seigneur , reprit Ben-Eridoun , après s'être profterné contre terre, puifque votre majefté a bien voulu s'abaiffer a écouter avec quelque complaifance le plus humble de fes efclaves, je jure que je ne la quitterai jamais, tant que j'aurai l'honneur de hu plaire, öc que tous les inftans de ma vie feront dévoués k fon fervice. Continue donc, répliqua Schems-Eddin, a me donner des marqués de ton attachement, en meracontant quelque nouvelle hiftoire qui me faffe autant de plaifir que m'en ont fait celles que j'ai dé\k entendues. Je vais obéir k votre majefté, reprit BeivEridoun.  CONTES TAHTARES. 165 Hiftoire de deux bouchers de Candahar. Il y avoit autrefois a Candahar (1) deux bouchers, dont 1'un croyoit k 1'aftrologie judiciaire, Sc 1'autre n'y ajoutoit aucune foi. l'un ne faifoit jamais rien fans confulter un habile aftrologue, fon voifin, Sc fe régloit ordinairement par des confeils dont il s'étoit toujours bien trouvé; 1'autre au contraire n'agiffoit que fuivant fes propres mouvemens. Un jour que de compagnie ces deux bouchers devoient aller faire emplette de marchandifes de leur profeffion, le premier, appellé Sahed, ne manqua pas d'aller confulter fon oracle; il avoit engagé fon camarade, nommé Giamé , a lui tenir compagnie, ils entrèrent chez 1'aftrologue, & lui ayant demandé fon avis fur leur voyage, il répondit qu'ils ne devoient point quitter Ie grand chemin, quelque commodité qu'ils puffent trouver a prendre les petits fentiers; qu'ils ne remifient point au lendemain , ce qu'ils ponrroient faire dans le jour même, Sc qu'ils ne fe fiaffent k perfonne dans une affaire d'impor-» tance. (1) Cette vüle eft la capitale d'une des provinces de Perfe ; elk eft d'un très-grand trafic 3 & fort peuplée. l iij  166 les mille et un qua.rt d'heure XX. QUART D'HEURE. Sahed , feigneur, après avoir payé la confultation de 1'aftrologue, partitavec fon camarade, bienréfolu d'obferver exacfement les trois confeils qu'ils avoient recus. Voici de quelle manière il en fut récompenfe. Apeine ces deux hommes furent - ils a une lieüe de Candahar, qu'ils trouvèrent un chemin qui paróiffoit impraticable par la quantité de boue qu'il y avoit; quoiqu'il fe préfentat fur la gauche uri beau fentier que Giamé prit fans balancer , Sahed n'héfita pas a fe déchauffer pour paffer a travers la far^ ; il n'eut pas fait trente pas, qu'il fe trouva les jambes embarraffées dans des cordes; il fe baiffa pour fe rendre le paffage libre; & ayant levé ces cordes , il fut étonné d'y trouver attachée une petite valife, dans laquelle il y avoit trois cent pieces d'or. L'heureux fucccs de ce premier confeil lui faifant efpérer autant des autres, il réfolut encore plus fortement de les fuivre , & après avoir employé fon argent en marchandifes, il fe mit en état de les reconduire a Candahar, Giamé , k qui il avoit raconté fon aventure , ne pouvoit la croire; il s'imagina que c'étoit une  CONTES TARTARES. 167 plaifanterie de Sahed, & le radiant'fur la crédulité qu'il exigeoit de lui, il Paflüra qu'il n'ajoutoit aucune foi a cette prétendue bonne fortune. Au bout de deux jours , ils arrivèrent fur la brune a une petite ville qui étoit féparée de fon fauxbourg par la rivière : Giamé , las & fatigué du voyage, propofa h Sahed de refter dans ce lieu avec leurs beftiaux. Je le ferois volontiers, répondit-il, mais l'aftrologue m'a ordonné de ne point remettre au lendemain ce que je pourrois faire dans le même jour;je fuivrai exaétement fon avis, & je vous confeille de faire de même. Quand ce ne feroit que pour contrequarrer l'aftrologue, répliqua Giamé , je veux refter dans le fauxbourg. Reftez-y fi vous voulez, lui dit Sahed, pour moi je vais paffer le pont avec toutes mes bêtes, & je vous attendrai demain de grand matin k la porte de la ville qui conduit a Candahar. Ces deux marchands fuivirent chacun leur deffein; mais Giamé fut bien étonné le lendemain , quand il s'appercut qu'une horrible tempête, & une plufe affreufe qui avoit fait gonfler la rivière ,avoient emporté le pont: il eut pour lors regret de n'avoir pas cru Sahed; & ayant été obligé de refter cinq jours a cet endroit, jufqu'a ce que l'on eüt fait un grand bateau capable de tranfporter les voitures d'un cöté de la rivière L iv  l6"3 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE^ k 1'autre ; il fe confomma en frais, & quelquesnnes de fes bêtes moururent, pendant que Sahed, plusfage & plus heureux, étoit déja a Candahar. Sahed , feigneur, avoit une méchante femme appellée Amid ; il la foupconnoit d'un mauvais commerce avec un jeune perfan de fes voifins, il fe propofa d'éprouver fa fidélité au fujet du troifième confeil. Comme elle favoit a peu prés 1'argent qu'il avoit emporté , & qu'il revenoit avec quatre fois plus de beftiaux que de coutume, elle s'informa de lui d'oü lui venoit tant de biens. Après quelques airs myftérieux, Sahed réfolut de la tromper: Je vais, lui dit-il, vous confier un grand fecret, mais il y va de ma vie de favoir bien le garder ; j'ai eu querelle avec Giamé ; dans la chaleur de 1'aclion je 1'ai tué , & de fon argent & du mien j'en ai acheté les beftiaux que vous voyez. La femme de Sahed fut d'abord étonnée d'une pareille confidence; mais enfuite prenant un air riant: mon cher mari, lui dit-elle, tu as bien fait, Giamé empêchoit que tu ne fourniffes les plus groffes maifons de cette* ville ; il donnoit toujours fa viande a quelque chofe de meilleur marché que nous, & par ce moyen il nous en« levoit nos meilleures pratiques; lui mort, nous allons faire une fortune très-confidérable; mais que deyiendrois-je , fi la juftice alloit découvrir  CONTES TARTARES. 169 que c'eft toi qui lui a öté la vie? Comment cela ie pourroit- il faire, dit Sahed , nous étions feuls dans un bois, lorfque j'ai fait le coup, il n'y avoit pas de témoins, j'ai enterré fon corps, Sc de tout Candahar il n'y a que notre voiiin l'aftrologue qui fache que nous foyons partis enfemble; moyennant vingt pièces d'or, il m'ajuré par des fermens affreux qu'il ne me décou vriroit a perfonne; je fuis sur de lui, Sc je ne te crois pas capable d'aller révéler un fecret de cette importance. Ah! le ciel m'en préferve , s'écria Amid , je me laifferois déchirer a coups de verges , Sc je verrois l uiffeler mon lang de tous les cötés avant que d'en pariet a qui que ce foit. A la bonne heure, reprit Sahed, je vais donc dormir en repos fur cette parole; alors il fe mit au lit auprès de cette méchante femme, qui ne le crut pas plutöt bien endormi, que fe levant doucement, elle prit feulement une robe légere, & ouvrant les portesfans faire aucun bruit, elle alla heurter a celle de fon amant. Sahed qui 1'avoit fuivie fans qu'elie s'en appercut, Sc qui 1'avoit vue entrer chez le voifin, fut convaincu de fa mauvaife volonté; il fe douta bien qu'elie étoit allée lui apprendre la mort de Giamé, 8c que pour jouir plus librement de leurs amours, il feroit le lendemain dénoncé au cadi; il fe recoucha , Sc feignit de dormir profondément  I70 LES MILLE ET DN QUART D'HEURE , au moment qu'elie revint fe mettre a fes cötés. Sahed ne fe trompa point dans fes conjecrures, a peine le jour commengoit a paroitre , que le cadi & fes hazzas (1) enfoncèrent fes portes. Amid feignit une frayeur extréme, fauta en bas du lit: Ah ! mon cher mari, lui dit-elle , vous êtes trahi; fans - doute que l'aftrologue aura parlé, ou que vous avez eu quelque témoin du meurtre de Giamé. Je fuis certainement trahi, dit-il a fa femme, mais je faurai bien me venger de mes ennemis. On ne lui donna pas le tems d'endire davantage: on le lia comme unaffaffin & on le traïna dans les prifons. XXI. QUART D'HEURE. A- m1 d , feigneur , la perfide Amid feignoit de répandre des larmes en abondance; elle s'arrachoit les cheveux, contrefaifoit parfaitement Faffligée, pendant que Sahed, d'un air tranquille , étoit entre les mains de la juftice. On Finterrogea fur le meurtre de Giamé, & on lui cita les mêmes circonftances qu'il avoit dites a fa femme. II nia le fait, & demanda un délai de huit jours pour prouver fon innocence; (1) Archers.  CONTES TARTARES. 17I après lequel tems il confentoit de mourir dans les plus cruels tourmens , s'il ne prouvoit pas clairement 1 ïmpoilibilité^ qu'il y avoit, qu'il eüt commis cet affaflinat. Le cadi, furpris de la fermeté de cet homme, ne put lui refufer cette grace ; mais le tems étoit prés d'expirer , & la potence étoit déja toute dreffée devant fa maifon, lorfque l'on vit arriver Giamé dans Candahar, avec les beftiaux qu'il avoit achetés. II apprit, en entrant dans la ville , que Sahed , foupconné de 1'avoir affaffiné, étoit pret a recevoir la mort. Surpris de cette nouvelle, il courut chez le cadi, qui fut dans un étonnement extréme en le voyant paroitre. II fe tranfporta fur le champ a la prifon ; & ayant fait venir Sahed: voila Giamé en vie, lui dit-il : puifque tu es innocent , jouis de la liberté dont tes ennemis vouloient te priver. Seigneur, reprit Sahed, je n'ai jamais craint la mort pour le crime dont on m'accufoit; je n'ai demandé un délai de huit jours , que pour faire voir plus clairement 1'impofture ; j'étois sur que mon camarade feroit a Candahar avant le terme que j'avois obtenu. Mais il ne me fuffit pas d'être juftifié, je demande que l'on puniffe mon dénonciateur: c'eft un fcélérat , qui, non content d'avoir corrompu ma femme, & de vivre avec elle  171 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE^ depuis long-tems dans le défordre, comme je 1'en avois foupconné, a complotté ma mort avec cette miférable, pour jouir pluslibrement de leurs plaifirs. C'eft un fait dont je fuis bien certain , puifque la nuit même que , pour éprouver la fidélité d'Amid , je lui fuppofai avoir tué Giamé, je la vis fe lever d'auprès de moi, & courir chez fori amant pour lui apprendre cette nouvelle. Non - feulement, feigneur , je la répudie , mais je demande vengeance contre fon corrupteur. Cela eft trop jufte , reprit le cadi. Alors , ayant fait arrêter Amid & fon amant, qui n'eurent pas le front de nier le fait, la même potence deftinée pour Sahed, fervit au fupplice de fon accufateur; & 1'indigne A mid, après avoir été battue de verges par tous les carrefours de Candahar, futbannie pour toujours de cette ville. I nouvelle, je me trouvai auffi bien proportionné que vous me voyez aujourd'hui, fans avoir rien perdu des traits que j'avois étant nain. Ce n'eff pas encore faire affez pour vous, me dit Mulladine, je veux envoyer votre portrait k la princeffe qui doit faire votre bonheur, 8c que vous receviez le fien; alors elle me préfenta une boite de diamans , au fond de laquelle étoit peinte Ia charmante Satché-Cara , avec toutes les graces dont elle eft ornée ; 8c m'ayant montré le mien dans une pareille boite: dans peu, me dit-elle, cette peinture fera autant d'effet fur le cceur de la princeffe , que la fienne en a déja fait fur le vótre. J'étois fi pénétré des bontés de la fée , que je me profternai k fes pieds fans pouvoir proférer une feule parole : elle me releva 8c m'embraffa avec bonté. Allez , prince , continua-t-elle , allez au fecours de votre princeffe ; courez la délivrer de la captivité oii je la vois réduite , 8c rendez en même tems la liberté a GulguliChemamé. La fée m'ayant encore couvert le vifage de ce voile, pour vous furprendre plus agréablement, me tranfporta dans un vaiffeau doré qüe les vents ont pouffé oii ma préfence étoit néceffaire. J'ai obéi, madame, aux ordres de Mulladine, 8c j'ai été affez heureux pour exécuter en peu de tems tout ce qui peut con- R tij  t6z LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , tribuer au repos de ma vie , fi la charmante Satché-Cara veut fuivre fans répugnance les confeils de la fée ma proteétrice. Le prince d'Achem ayant ceffé de parler, continua Gulguli-Chemamé , la jeune princeffe de Borneo, dont la pudeur ccmbattoit les fentimens de tendreffe que Lui avoient infpirés pour Bolaman-Sang-Hier 1'anneau de réflexion, &C la fée Mulladine, héfitoit a répondre aux empreffemens du prince; mais me joignant a lui, je 1'engageai a ne plus diffimuler ce que fon cceur reffentoit pour un prince fi charmant, depuis le moment qu'elie avoit trouvé fon portrait. Boulaman-Sang-Hier penfa mourir de joie , en apprenant fon bonheur de la bouche même de Satché-Cara; il lui marquoit tendrement les obligations infinies qu'il avoit a Mulladine, lorfque cette fée parut tout d'un coup dans un vaiffeau encore plus magnifique que celui du prince d'Achem , & qui jufqu'alors avoit été enveloppé d'un nuage qui le cachoit a mes yeux,  CONTES TARTARES. 163 XLIII. QUART D'HEURE. IVIulladine étoit accompagnée du roi 8c de la reine de Java, du prince Samir-Agib, 8c de la princeffe fon époufe. Je viens couronner mon ouvrage , dit-elle a Boulaman-Sang-Hier; voila, feigneur, les feules perfonnes qui pourroient s'oppofer a votre bonheur ; je les ai difpofées a vous être favorables ; ils confentent que vous foyez uni avec la belle Satché-Cara. On s'embraffa, feigneur, de part 8c d'autre avec beaucoup de tendreffe ; 8c la Fée ne voulant plus différer la fatisfaclion du prince d'Achem, elle nous tranfporta en un inftant k Borneo, ou, après avoir guéri Faruk de fes bleffures, l'on célébra par mille fêtes les nöces de ces tendres époux. State de l'Hiftoire de Gulguli-Chemamé y princeffe de Teflis. Pour moi, continua la belle géorgienne , quelque empreflement que j'euffe de trouver le prince qui m'étoit deftiné, je ne m'ennuyois pas dans une auffi aimable compagnie. Faruk 3 Riv  2Ö4 LES MILLE ET VN QUART D'HEURE, qui, fuivant 1'exemple du prince d'Achem , avoit, avec moi, paffe de 1'amour le plus violent a 1'eftime Ia plus parfaite, ne me quittoit prefque pas. Madame, me dit-il un jour, puifque je n'ai pas le bonheur d'être choifi par notre grand prophéte pour vous remettre dans vos états, ne puis-je du moins contribuer k votre bonheur, en vous aidant a trouver le prince que les aftres vous promettent ? Je ne crus pas devoir refufer les offres de Faruk ; je J'avois reconnu fi honnête homme, & j'avois trouvé fes manières fi peu corfaires , que je m'héfitai point a m'engager de me remettre entre fes mains. Enfin, feigneur, après un affez long féjour a Borneo, je m'embarquai dans le vaiffeau de Faruk. Les vents nous furent très-favorables les trois ou quatre premiers jours ; mais, au cinquième, un calme fi grand nous furprit, que nous ne pümes avancer ni reculer. Faruk, qui fouffroit autant que moi du retardement des vents, ne négligea aucune occafion de me plaire pendant neuf jours que dura cette bonace. II cherchoit a m'amufer par quelques hiftoires qui puffent diminuer ma mauvaife humeur ; & comme il avoit beaucoup d'efprit & de politeffe, & qu'il racontoit fort agréablement, je récoutaj avec plaifir, Mais, feigneur, lui dis-je,  CONTES TARTAR-ES. 265 parmi ces hiftoires fi fingulières, me laifferezvous ignorer la votre ? La conduite que vous avez tenue jufqu'a préfent avec moi, me fait croire que vous êtes tout autre que ce que vous paroiffez ; & je fuis beaucoup plus curieufe de favoir vos aventures, que celles que vous m'avez contées jufqu'a préfent. Faruk, en ce moment, me fit connoïtre par un foupir qui lui échappa malgré lui, la peine que lui caufoit ma curiofité. Je ne puis vous rien refufer, me dit-il; vous avez, madame, trop d'empire fur moi pour vous cacher davantage qui je fuis. Préparez-vous donc a écouter la vie d'un malheureux prince dont prefque tous les momens font marqués par quelque trifte cataftrophe. Continuation de V hiftoire d'OutnmOchamey, prince de la Chine. La princeffe de Teflis, pourfuivit Ben-Eridoun, alloit raconter k Outzim-Ochantey 1'hiftoire de Faruk , lorfque Gulpenhé rentra dans le falon. Elle préfenta la main au jeune prince de la Chine ; le conduifit dans un cabinet dont les tapis de pied, relevés d'or & de foie, étoient femés des fleurs les plus douces  *66 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ; a t'odorat; on apporta de 1'eau rofe pour lui laver les mains; on lui parfuma la barbe avec une caffolette d'or, enfuite l'on fervit une colation magnifique &c des liqueurs, après quoi Gulpenhé ordonna a toutes fes femmes de les laiffer feuls. Le prince trembla a cet ordre ; & GulguliChcmamé , qui n'avoit point été exceptée, le regarda fi triftement en fortant du cabinet , qu'il fut prêt a fe lever de deffus fon fopha, & a quitter brufquement Gulpenhé, II fentit pourtant toute 1'imprudence qu'il y auroit d'en agir ainfi, & refta auprès d'elle ; mais quelque artifice dont cette princeffe fe fervit pour féduire fon cceur, il demeura dans un refpect fiupide , que toutes fes careffes ne purent détruire. Une pareille conduite auroit piqué au vif toute autre que Gulpenhé; mais cette princeffe feignant de ne fe pas appercevoir de 1'infenfibilité du prince , ou 1'attribuant a toute autre chofe qu'au mépris qu'il avoit pour elle, elle parut contente de fa converfation ; & i'heure étant venue de fe féparer, elle remit OutzimOchantey entre les mains de la vieille Kouroiim , la fidéle confidente de fes plaifirs. Le prince la fuivoit, lorfqu'en paffant dans une efpèce de corridor affez obfeur, on lui gliffa  CONTES TARTARES. 167 adroitement dans la main un billet k peu-près en ces termes: 11 ejl tijfel difficile de réfifter long-tems aux tendres empreffemens de la perfonne que vous quitt£{; mais je compte, feigneur, qu'il vous aura. été facile de démêler fes artifices. Diffimulei cependant avec elle, jufqu'a ce que vous aye^ trouvé le moyen de me tirer de la trifte fervitude ou je fuis. J'efpère vous voir demain au combat des tigres dont le roi Kufeh regale Atabek ; fi je ne puis vous y parler , je ferai enforte de vous faire couler , fur la brune , dans mon appartement 3 ou j ai mille chofes a vous dire. LA FRINCESSE DE TEFLIS. Outzim-Ochantey baifa mille fois cette lettre; elle 1'affermit encore dans la réfolution d'être fidéle a fa chère princeffe ; & il fe coucha , le cceur rempli d'une joie exceffive. A peine ce prince fut-il éveillé le lendemain, que Gulpenhé, pourfuivant fon deffein, lui envoya, dans une corbeille brodée d'or, une écharpe magnifique, & lui fit dire qu'elie fouhaitoit qu'il fe trouvat a fon lever. Comme les hommes abordoient avec liberté a fon appartement, le prince s'y rendit de trèsbonne heure, comptant bien y trouver Gulguli- Chemamé, II ne fe trompoit pas; elle  268 les mille et un quart d'heure ; avoit recu ordre de le recevoir en cas que la princeffe ne fut pas encore éveillée ; maïs comme cette dernière fe faifoit une affaire effentielle d'engager le jeune Outzim-Ochantey , elle dormit peu, & ne lui donna qu'autant de tems qu'il lui en falloit pour affurer GulguliChemamé qu'il 1'aimeroit éternellement. XLIV. QUART D'HEURE. G ULPenhe , piquée de 1'indifférence du prince, ne vouloit pas que cette conquête lui échappat; elle ne fut pas plutöt qu'il étoit avec la princeffe de Terlis, qu'elie le fit appeller. II y avoit peu de monde dans fa chambre, elle fortit du lit, & elle étoit dans un négligé affeöé, mais fi charmant, qu'elie auroit fans doute furpris les fens d'Outzim-Ochantey, s'il eüt été moins prévenu contre elle. Cette princeffe, fans paroitre rebutée des froideurs de la veille, recut le prince avec beaucoup de joie , elle le fit affeoir fur fon fopha , & fe penchant vers fon oreille, elle lui demanda obligeamment pourquoi il n'avoit pas fur lui fon écharpe , & lui dit qu'il n'en connoiffoit pas tout le prix; je n'ai ofé, madame, lui répondit le prince, me parer en cette cour  CONTES TARTARES. 269 d'une faveur fi glorieufe & fi peu méritée, mais puifque vous me le permettez, je me ferai honneur de porter ces illuftres marqués de votre bonté. Le prince Atabek qui favoit la facilité avee Iaquelle on entroit prefque k toute heure chez Gulpenhé, s'étant fait annoncer dans le moment, cette princeffe n'eut quele tems de dire a Outzim-Ochantey qu'il fe trouvat 1'aprèsdinée au combat des tigres , & qu'il fit en forte de ne fe pas éloigner d'elle , paree qu'elie fouhaitoit lui parler après ce divertiffemënt. Le prince obéit a fes ordres, il trouva moyen d'avoir une place au-deffous du balcon de la princeffe , & comme Gulguli-Chémamé étoit a fes cötés, il eut toujours les yeux tournés vers elle, fans que Gulpenhé put en prendre aucun ombrage. Atabek paroiffoit entretenir la princeffe avec beaucoup de vivacité , lorfqu'après plufieurs petits combatsde différens animaux, on lacha dansl'arène un tigre monftrueux, & un lion d'une groffeur prodigieufe. Après avoir combattuplus d'une heure & demie avec une rage inconcevable, & un avantage prefque égal, ils roulèrent 1'un fur 1'autre jufque fous le balcon de Gulpenhé; &c toutes les dames s'étant alors baiffées comme pour regarder le combat de  IjO LES MILLE ET UN QUART D'HEURË , plus prés, dans cette attitude la princeffe de Teflis laiffa échapper de fon doigt un anneau d'or, dans lequel étoit enchaffée une pierre d'aigle: ö ciel! s'écria-t-elle triftement, en la voyant auprès de ces deux cruels animaux ! faut-il donc que je perde aujourd'hui par ma faute le feul bien que je pofsède. Gulpenhé voyant une extréme douleurpeinte fur le vifage de fa favorite, ordonna vainement a ceux qui avoient foin de ces bêtes farouches ,■ d'aller ramaffer la bague. Perfonne n'étoit affez hardi pour exécuter fes ordres , quoiqu'elle promït une récompenfe confidérable , lorfque le prince de la Chine fautant de fon balcon dans Parène, ramaffa promptement la bague de Gulguli-Chemamé qu'il mit a fon doigt. II étoit néceffaire pour lui que la plus grande partie des forces du lion &c du tigre fuffent épuifées par un long combat : ces animaux quittant, comme de concert, la fureur qui régnoit entr'eux , tournèrent toute leur rage contre Outzim-Ochantey. Le prince n'étoit armé que d'un feul fabre, mais il fe trouva heureufement de fi bonne trempe , & il combattit avec tant d'adreffe , qu'ayant achevé de tuer ces cruelles bêtes , fans en avoir été que légèrement offenfé, il rapporta la bague k la princeffe de Teflis.  CONTES TARTARES. 171 Si Pintrépidité d'Outzim - Ochantey avoit étonné le roi & tous les fpeöateurs, elle furprit Gulpenhé au dernier point, & lui fit ouvrir les yeux. Dés ce moment, elle jugea bien que fa froideur n'avoit procédé que des charmes qu'il avoit trouvés dans fa favorite; mais ne pouvant publiquement défapprouver une action auffi hardie que celle du prince , elle Pen loua hautement, & fut renfermer en elle-même le vif reffentiment qu'elie en concut. A 1'égard du roi Kufeh, peu accoutumé a voir de pareils exemples d'intrépidité, il eri fut fi charmé qu'il combla de careffes le jeune prince. Une aftion auffi héroïque, lui dit-il , mérite des louanges infinies, & des récompenfes fans bornes ; & je voudrois, jeune étranger , trouver de quoi reconnoitre tant de valeur ; s'il eft quelque chofe dans mon royaume digne de toi, demande-le moi hardiment, & füt-ce même une de mes filles, fois fur que je ne te refuferai rien. Outzim-Ochantey répondit avec beaucoup de modeftie aux louanges du roi: feigneur , lui dit-il, un fimple particulier, tel que je fuis , ne doit point afpirer a l'honneur de vous être allié, je ne fais point porter mes vceux fi haut; mais puifque votre majefté m'affure de toutes fes bontés, j'ofe la fupplier de m'accorder une  ijl LES MILLE ET ÜN QUART D'HEURË chofe dont il me paroit qu'elie fait très-peu de cas, c'eft la liberté de Gulguli-Chemamé. Le roi, feigneur, fut encore plus furpris de voir que ce jeune homme bornoit fa demande a ce qu'il eftimoit fi peu de chofe , lorfqu'il pouvoit obtenir de lui des richeffes immenfes. Gulguli-Chemamé dés ce moment eft maïtreffe de fon fort, répondit-il au prince en rembralfant; je fouhaite qu'elie reconnoiffe ta générofité, & je crois que la princeffe ma fille ne s'oppofera pas a mes volontés. La rage fuffoquoit Gulpenhé; le mépris vifible qu'Outzim-Ochantey faifoit paroitre de fes charmes, la mettoit au défefpoir; mais diffimulant parfaitement ce qui fe paffoit dans fon cceur, elle embraffa la princeffe de Teflis avec toutes les marqués apparentes d'une amitié tendre & fincère ; & détachant de fes cheveux un bouquet de pierreries d'un prix confidérable, elle joignit ce préfent au don qu'elie lui fit de fa liberté. La belle géorgienne étoit interdite au dernier point; la frayeur & la joie avoient fucceffivement fait fur fon ame une fi forte impreffion, qu'elie en étoit tombée évanouie. Elle revint a elle, & avoit peine a croire encore que fon cher  contes TaRTARES. 273 cher prince eüt évité la mort a laquelle il venoit de s'expofer pour elle, lorfqu'elle apprit •qu'elie lui devoit la liberté. L'on rentra au palais, le roi voulut que le prince y eüt fon appartement, & il 1'invita au repas qui étoit préparé pour le prince Atabek; Gulguli-Chemamé que le roi Kufeh, pour faire plaifir k Outzim-Ochantey, avoit fait mettre a table, étoit moins attentive aux honneurs qu'on rendoit au prince fon amant , qu'a examiner les aftions de Gulpenhé; elle crut s'appercevoir , malgré la diffimulation de cette princeffe , qu'il y avoit quelque chofe de gêné dans fes manières , & lut dans fes yeux la fureur qui 1'animoit; elle en concut une inquiétude extréme, connoiffant a fond le génie de cette princeffe. XLV. QUART D'HEURE. Le fouper fini, on paffa dans un magnifique falon pour y entendre un concert qui devoit être compofé de tout ce qu'il y avoit de plus belles voix & de meilleurs inftrumens. Gulguli-Chemamé profita de ce tems pour dire au prince de la Chine qu'il ne manquat pas au rendez-vous marqué par fa lettre , & lui donna Tomi XXI. 5  174 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE j la clef d'une garderobe qui communiquoit k l'on appartement. Après le concert le prince fe retira dans la chambre qu'on lui avoit préparée ; il demanda qu'on Py laiffat feul, & profïtant de ce moment , il fe coula dans la garderobe de la princeffe de Teflis. Comme il étoit fatigué, &C que pour n'être point appercu, il s'étoit caché fous une table couverte d'un grand tapis, il s'y endormit fi profondément, que Gulguli-Chemamé, après avoir été au couché de Gulpenhé, entra dans cette garderobe fans le réveiller ; comme elle n'y trouva point le prince fon amant, elle crut qu'il n'avoit pu encore exécuter fa promeffe ; mais ne défefpérant pas qu'il vint, elle alluma deux bougies qu'elie pofa fur la table, & s'affit fur un fopha, ou peu de tems après elle s'abandonna a un fommeil tranquille; mais, feigneur , quelle fut la furprife de ces deux amans, quand, a leur réveil, qui fut caufé par la chute violente d'une perfonne qui tomba de toute fa hauteur fur le plancher, ils reconnurent la princeffe Gulpenhé mourante. Jufle ciel! s'écria le prince tout effrayé, en fortant de deffous la table oii il s'étoit caché, quel funefte objet fe préfente a mes yeux ? Les vapeurs du fommeil ne troublent-elles point encore mon imagination ? Helas, reprit Gulguli-  CONTES TARTARES. 275 Chemamé, plüt a Dieu que tout ceci ne fut qu'un rêve qui put être clifiipé par le réveil ; mais c'eft malheureufement pour nous une trifte véritéS Cette princeffe , animée de fa vengeance , a voulu apparemment me procurer la mort, & le ciel, toujours équitable envers les innocens, en a décidé d'une autre manière. J'eri juge par les fragmens de cette farbacane de verre , & par les convulfions de la malheureufé Gulpenhé; Je m'étois affoupie, feigneur, en vous attendant, fans croire que vous fuffiez fi prochë de moi, & je dormois paifiblement, lorfquë cette princeffe , qui a une doublé clef de ma garderobe, a entrepris fans doute de m'óter la vie. Elle avoit empli, a ce qu'on peut croire, cette farbacanne d'une poudre empoifonnée $ & fe préparoit a me la fouffler dans le nez , quand, me réverllant en furfaut, j'ai éternué avec tant de violence, qu'au lieu de recevoir la poudre, je la lui ai ënvoyée toute dans la bouche. Ce poifon, fuivant les apparences, eft fi fubtil , que fur le champ elle eft tombée è. la renverfe, &c que vous la voyez prête a éxpirer. Outzim-Ochantey connoiffant la noirceur d'ame de Gulpenhé, réfolut de 1'abandonner a fon trifte deflin : fuyons cet objét plein M  Ïj6 LES MILLE ET Utf QUART D'HEURE ,' d'horreur, dit-il a la princeffe de Teflis, évi'tons la fureur du roi; quoique nous ne foyons pas coupabies les apparencesnous condamnent, & ce prince ne nous pardonneroit jamais la mort de fa fille. Eh! comment fuir, reprit triftement Gulguli-Chemamé, les portes du palais ne font-elles pas gardées ? Mais que vois - je , continua -1 - elle , en jetant les yeux fur fon écharpe: ah, feigneur ! le remède nous vient de la fource du mal. Cette écharpe enchantée nous tirera du péril oii nous fommes, elle a le don de rendre invifible en la retournant, & c'étoit pour vous mettre a 1'abri de la médifance , & vous faire entrer & fortir a toute heure dans le palais , que la princeffe vous avoitenvoyé ce rare préfent, dont fans doute elle ne vous avoit pas encore expliqué les vertus. La belle géorgienne en fit 1'effai fur le champ, elle détacha Pécharpe, & ne Peut pas plutöt mife fur elle a 1'envers, qu'elie difparut aux yeux du prince , & ne fut vifible qu'après Pavoir retournée. Pendant quelques heitres d'intervalle qu'il refioit au prince de la Chine & è. GulguliGhemamé pour attendre le jour, & fe f'ouftraire a la vengeance de Kufeh, les convulfions de Gulpenhé redoublèrent. L'on ne voyoit  CONTES TARTARES. 277 plus dans fes yeux qu'un refte de lumière égaree, qui, enfin, après un dernier foupir qu'elie pouffa , s'éteignit pour jamais : elle mourut entre leurs bras, & devint en un moment fi affreufe, que quelque mauvaife volonté qu'elie eüt ene pour ces deux amans , ils ne purent lui refufer des larmes. Les portes du palais ayant enfin été ouvertes, le prince de la Chine, & Gulguli-Chemamé fortirent, è la faveur de 1'écharpe, fans avoir été appercus, & marchèrent ainfi jufqu'au premier village, oü ayant pris quelque nourriture, i!s s'éloignèrent promptement, & n'eurent point de repos que quand ils furent hors des états du roi Kufeh. Alors ils commencèrent a refpïrer, & le prince fe rappellant 1'aventure de 1'anneau de la belle géorgienne , la pria de lui expliquer la raifon pour laquelle il lui étoit fi précieux. C'eft un préfent de 1'enchanteur Zal-Reka mon aïeul, dit-elle, il me le mit au doigt en mourant, & c'eft une circonftance de mon hiftoire que j'ai oublié de vous raconter :-il m'affura que quand la fin de mes malheurs approcheroit, je verrois dans cette bague comme dans une glacé , de quelle manière il faudroit que je me conduififfe , mais que je priffe bien garde d'y laiffer tomber deffus la moindre goutte de fang,paree que dès ce ma-  %$M LES MILLE ET UN QUART D'HEURE," ment elie perdroit tout fon pouvoir. Je ne fais quelle fantaifie me prit de la porter le jour du combat des tigres ; mais vous pouvez a préfent, feigneur, vous imaginer quelle étoit mon inquiétude , lorfque je la laiffai échapper de mon doigt, & vous devez croire que je me fouviendrai éternellement des marqués que vous m'avez données en cette occafion de votre amour & de votre intrépidité. Permettez , madame, reprit Outzim-Ochantey , que j'examine une bague fi précieufe , peutetre même eft-il tems de la confulter? La princeffe de Teflis alors tira de fa poche xme petite bourfe de fenteur oii étoit renfermée fa bague ; elle la préfentaau prince en prononcant les paroles myftérieufes que fon aïeul lui avoit enfeignées; & dans ce moment il en fortit une lumière fi vive, qu'ils en furent 1'un êc 1'autre éblouis quelque tems. XLVI. QUART D'HEURE, jAlprès que cette lumière fut diffipée , le prince examina alors la bague avec attention; il vit en petit, fucceffivement toute l'hiftoire de Gulguli-Chemamé jufqu'a leur dernière aventure ; le roi Kufeh y paroiffoit au défefpoir  CONTES TARTARES. 179 1de la mort de Gulpenhé , il lui faifoit dreffer un monument fuperbe ; 8c ne pouvant accufer d'une mort fi précipitée, que le prince de la Chine 8c la belle georgienne, que leur fuite rendoitcriminels, il avoit fait mettre leurs têtes a prix. Cette nouvelle découverte qu'ils fïrent de la vertu de la bague, leur donna une joie extréme. Ils y lurent, pour ainfi dire , tous les jours la la conduite qu'ils devoient tenir, 8c fe réglant fur fes inftrucfions , ils prirent la route de Georgië. II y avoit déja plus de deux mois qu'ils marchoient, lorfqu'oubliant un matin de confulter leur bague, ils fe mirent en chemin ; a peine avoient-ils fait une lieue , qu'un grand brouillard obfcurcit tout-a-fait le jour, 8c que d'épaiffes ténèbres les enveloppèrent; un pareil prodige les étonna; mais le prince ayant alors découvert 1'efcarboucle dont Ahmedy lui avoit fait préfent, elle rendit, a vingt pas a la ronde % une lumière fi éclatante, qu'ils purent aifément confulter leur oracle. Si 1'efcarbqucle leur fut utile en cette occafion, de quelle douleur ne furent-ils pas faifis, quand ils apper^urent dans leur bague qu'ils alloient être féparés, & qu'avant que d'être rejoints enfemble , ils auroient 1'un 8c 1'autre S iv  aSo LE3 MILLE ET UN quakt d'hEURË ; " des aventures très-périlleufes. L'idée de cette féparation leur caufbit une trifteffe mortelle , & ils en verfoient encore des larmes , lorfque le cheval fur lequel étoit monté Outzim-Ochantey , prenant tout d'un coup le mors aux dents , 1'emporta malgré lui, quelque effort qu'il fit pour le retenir. La princeffe le fuivit quelque tems a la Jueur de 1'efcarboucle , mais cette lumière ayant ceffé de paroitre , & 1'obfcurité régnant toujours , elle fut obligée d'attendre qu'elie fut diflipée ; & ce ne fut tout au plus qu'au bout d'une heure que le jour recommenga a paroitre. La princeffe entra alors dans un violent défefpoir d'avoir perdu fon amant. Pour comble de malheurs, il avoit emporté fa bague, & elle ne favoit plus quel parti prendre, lorfqu'après avoir inutilement cherché ce prince, elle réfolut de tourner fes pas vers le royaume de la Chine, oü elle arriva après un long voyage , ne doutant pas qu'il ne s'y rendït tot ou tard. Suite de L'hiftoire de Gulguli-Chemamé, princeffe de Teflis. L E bon roi Fanfur, feigneur, pourfuivit BenEridoun , après plus de fix ans d'abfence du prince Outzim-Ochantey, qu'il ne comptoit  CONTES TARTARES. 281 plu's envie , s'étoit enfin déterminé a fe donner un autre héritier. II n'y avoit guères que trois mois qu'il avoit fait choix d'une efclave d'une beauté raviffante qu'il avoit élevée fur le tröne, lorfque Gulguli - Chemamé entra dans Nanquin , (1) , capitale de la Chine , ou ce prince faifoit fa réfidence. Comme elle ne vouloit point s'y faire connoitre, elle avoit pris foin de cacher fon fexe fous un habit d'homme ; malgré ce déguifement, fa bonne grace, & 1'air charmant qui étoit répandu fur fa perfonne , ne la firent pas moins remarquer de tous les habitans de Nanquin. Fanfur, qui avec fa nouvelle époufé étoit a la fenêtre de fon palais , au moment que la princeffe de Teflis pafioitpardevant, futcurieux de favoir qui étoit cet étranger de fi bonne mine; il lui fit dire qu'il vouloit lui parler, & GulguliChemamé s'étant préfenté devant ce monarque avec un air dont il fut charmé, elle lui dit qu'elie étoit fils d'un prince de Georgië, qu'elie fe nommoit Souffel, & que voyageant pour fon feul plaifir, elle eomptoit de faire un affez long féjour a Nanquin. La reine Kamzem ( c'étoit le nom de cette (1) Nanquin eft une des principales villes de la Chine, oü il eft très-certain que Fanfur a régné.  iSl LES MILLE ET UN QUART D'HEURE l efclave ) a qui Fanfur avoit fait part de fon tröne, étoit avec ce monarque , lorfqu'il fit appeller Gulguli-Chemamé : elle lui repréfenta qu'il étoit de fa grandeur de ne pas fouffrir qu'un étranger tel que Souffel logeat ailleurs que dans fon palais; & ce bon roi, qui fuivant 1'ufage des gens d'un certain age, qui époufent de jeunes perfonnes, fe laiffoit enentiérement dominer par fa femme , approuva un confeil auquel 1'amour de Kamzem avoit beaucoup plus de part que la générofité. Elle n'avoit pu jeter les yeux fur un homme fi accompli, fans en faire comparaifon avec le roi Fanfur. Ce prince pour qui elle n'avoit nulle inclination , lui parut affreux en ce moment, 6c elle fentit naïtre dans fon cceur la paffion la plus violente pour le jeune Souffel. L'accueil favorable qu'elie lui faifoit, n'alarmoit point Fanfur ; perfuadè de la fageffe de la reine, il lui fourniffoit lui-même k tous momens les moyens d'entretenir Souffel, 6c Kamzem n'attendit pas long-tems a lui déclarer ce qui fe paffoit dans fon cceur. Gulguli-Chemamé, qui avoit attribué les honnêtetés de cette princeffe k tout autre motif qu'a celui qui la faifoit agir, fut étonné d'une déctaration auffi prompte 6c auffi preffante; elle étoit immobile ,lorfque Kamzem,  C O N T E S T A R T A R E S. 183 interprétant favorablement fon filence , pourfuivit ainfi: je vous aime , feigneur, je hais le roi, & je fuis toute puiffante dans Nanquin ; fi vous êtes homme de réfolution , il m'eft aifé de vous mettre fur le tröne ; je me charge moi-même d'empoifonner Fanfur, & je n'attends que votre aveu pour exécuter-ce projet. XLVH. QUART D'HEURE. u n pareil difcours fit frémir la princeffe de Teflis; elle recula en arrière avec une furprife extréme: ö ciel! madame, dit-elle a Kamzem, un deffein auffi noïrpeut-il vous entrer dans 1'efpnt ? Et me croyez-vous digne d'y avoir part? Connoiffez mieux le prince Souffel; je ne fuis point né pour de fi grandes actions ; & fi j'étois capable de donner les mains a une entreprife auffi exécrable , fachez que je n'accepterois le tröne que pour vous punir d'un crime dont la feule propo'fition me fait horreur. La reine de Nanquin connut bien en ce moment toute fon imprudence ; l'amour s'éteignit dans fon cceur pour faire place a la rage & k la v»ngeance, mais diffimulant fon reffentiment: feigneur, reprit-elleon oublie aifé-  ï§4 MILLE ET UN QUART D'HEURE , ment fon devoir quand on aime ; ne vous prenez qu'a vous-même de 1'étrange projet que j'avois formé pour vous prouver jufqu'oii va 1'excès de ma paffion. J'ai cru que c'étoit trop peu de vous offrir ma feule perfonne, & qu'un tröne vous éblouiroit ; de quelque manière qu'on y parvienne, il eft beau de régner, & je ne pouvois vous mettre la couronne fur la tête que par la mort de mon époux; mais puifque vous défapprouvez ma propofition, foyez du moins reconnoiffant des bontés qu'une femme de mon rang veut bien avoir pour vous, & fongez qu'on ne peut la payer de refus que par FefFufion de fon fang. La princeffe de Teflis outrée de Peffronterie de Kamzem, marquoit fur fon vifage toute 1'indignation qu'elie en avoit, lorfque le roi de Nanquin entra clans 1'appartement de la reine. Son arrivée imprévue déconcerta Kamzem. Elle en fut fi interdite, & la princeffe de Teflis fi émue, que ce monarque ne fut qu'augurer de leur furprife. Qu'eft-ce donc , madame , dit-il a la reine , que je lis fur votre vifage & fur celui du prince Souffel? mapréfence vous gênet-elle ? Non, feigneur, interrompit brufquement Kamzem , en prenant fon parti fur le champ; li vous me voyez étonnée, c'eft de ce que ce jeune héros vient de me propofer; il eft  Contes Tartares. agf venu, continua -1 - elle , fe jeter a mes pieds , pour obtenir de vous la permiffion d'aller combattre le centaure bleu qui doit paroitre après demain aux portes de cette ville; il veut perdre la tête, s'il ne le conduit enyie dans vos prifons. La princeffe de Teflis , que le commencement du difcours de la reine avoit faittrembler, lui coupa la parole en ce moment. Quoiqu'elle ignorat ce que c'étoit que le centaure bleu : feigneur, dit-elle è Fanfur, je ne dédirai point la réine, & je vous fupplie inftamment de ne vous point oppofer au deffein que j'ai concu de vous délivrer de ce monftre. Le. roi, étonné du courage de Souffel, s'oppofa d'abord k fa réfolution; j'admire votre ititrépidité, lui dit-il, & je doute fort de la réuffite de vos deffeins ; mais puifque la reine m'en prie, allez, feigneur, & foyez sur de toute ma reconnoiffance , fi vous venez a bout d'une entreprife auffi difficile. Hiftoire du Centaure Bleu. Il faut favoir, feigneur, pourfuivit BenEridoun , qu'il y avoit aux environs de Nanquin, une petite montagne, au bas de laquelle  286 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE 9' étoit une caverne , d'oii depuis cinq ans a uri certain jour h fortoit un centaure bleu , qui venoit jufqu'aux portes de la ville, & y enlevoit quelques vaches & quelques bceufs. On avoit beau tirer desflèehes contre le centaure, il avoit la peau plus dure que du fer. Le roi Fanfur lui avoit plufieurs fois fait tendre des piéges , il les évitoit avec adreffe; & quoique ce monarque eüt promis des récompenfes confidérablesa quiconque le lui livreroit mort ou vifj perfonne n'avoit pu en venir k bout, & tous ceux qui Favoient entrepris y étoient péris. Mais rèvevenons a Gulguli-Chemamé; cette princeffe^ après avoir falué refpectueufement le roi Fanfur ^ fe retira dans fon appartement: elle s'y fit inftruire de 1'hiftoire du centaure , & concevant qu'elie en viendroit plus aifément a bout par la rufe que par la force ; aidée de 1'écharpe ënchantée de Gulpenhé , qui lui étoit reftéë au moment de fa féparation d'avec le prince de la Chine , elle fe détermina aux moyens que je vais raconter a votre majefté. Elle fit demander au roi de la Chine un chariot attelé de deux forts chevaux , de groffes ehaïnes de fer, quatre grands vafes de cuivre , une tonrie du meilleur vin * & des gateaux compofés de la plus fine farine. Fanfur fit donner a Gulguli-Chemamé tout  CONTES TartaRËS. tff ce qu'elie |Iui demandoit; elle fit charger le tout fur le chariot, & s'étant fait enfeigner la retraite du centaure, elle y conduifit elle-méme fon chariot la veille du jour qu'il devoit paroitre ; elle mit d'abord les vafes a terre, elle les remplit enfuite du vin qu'elie avoit apporté; & y ayant jeté les gSteaux qu'elie avoit rompus par morceaux, elle fe retira dans un petit bpis voifin; & après avoir retourné fon écharpe pour fe rendre invifible, elle y paffa la nuit fans inquiétude. A peine 1'aurore commeneoit-elle a paroitre que la princeffe fe réveilla; elle vit diftinöement, du lieu oü elle étoit, le centaure bleu fortir de fa caverne. II fut étonné de voir les quatre vafes de cuivre, Podeur du vin Pen fit approcher; il mangea d'abord quelques-uns de .ces morceaux de gateaux qu'il trouva d'un goüt exquis; il dévora avidement le refie, & avala enfuite tout le vin; mais il y en avoit une fi grande quantité, qu'il lui porta bientót è la tête; & ne pouvant plus fe foutenir, il fut obligé, quelques momens après, de fe coucher par terre, & de s'abandonner a un profond fommeil. La princeffe de Georgië qui voyoit tout ce manége, accourut bientót après avec fes chaines; elle en lia le centaure bleu, de ma-  i88 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ] nière que quand même il auroit eu toutes fes forces , il n'auroit jamais pu s'en débarraffer , &c 1'ayant mis avec affez de peine fur le -chariot , elle monta dedans , &c le mena ainfi a Nanquin , dont on lui ouvrit toutes les portes. Le mouvement rude du chariot avoit un peu diffipé 1'ivreffe du centaure ; il parut dans un étonnement extréme de fe voir ainfi lié ; ne pouvant fe procurer la liberté, quelque efFort qu'il fit pour y parvenir, il fe laiffa conduire comme une béte. Tous les, habitans de Nanquin étoient Templis d'admiration & de frayeur; la feule Gulguli-Chemamé paroiffoit avec un vifage tranquille & modefte fur le chariot avec le centaure , & ils avoient déja traverfé une bonne partie de la ville , lorfque leur marche fut interrompue par celle des obfèques d'un jeune chinois , dont le père pleuroit amèrement la mort, pendant que 1'un des bonzes, qui conduifoit la pompe funèbre, chantoit d'un air affez gai des efpèces d'hymnes a la louange de Ram (i) & de Vichnou. Le centaure bleu leva la tête en ce moment, il regarda quelque tems (i) Un des principaux dieux des indiens. avec  t O N f É S T ARxArÉS. i% Svec attention cette cérémonie ,& fe prenant fenfuite k tire avec tant de forcé qu'il en perdic prefque !a refpiration, il jeta la princeffe dans un étonnement extréme. XLVIII. QUART D'HEURE. Gulgüu-CheMamé vit avec furprife une telle faillie; elle augmenta, lorfqu'un peu plus lom, en paffant par une grande place, le centaure fit encore de plus grartds éclats de riré è la vue dit peuple quï regardoit avec joie un jeune völeür attaché au gibet, oü on venoiê de le pendrej Plusle centaure rioit,piusi'étonnementde la pnnceffe de Teflis, & du peuple qui la fuivoiÉ en foute, redoubloit: ils continuoient toujours leur chemin; mais quand ils furent devant Ie palais de Fanfur, & que l'on fe füt écrié, vive Vive mille fois le brave & iWpideSouffel' ce fat alors qiie le centaure éclata plus fort qu auparavant. Acës cris 1e roi defcendït dans la cour de fon pabus, il tenoit la reine Kamzem par Ia mam. Le Cêntaure ,a regarda fixe enfuite la vue fur les dames de fa fuite, &c le* exammant les unes après les autres, fes ris f* Tornt XXh f  %c)o LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , coublèrent tellement alors, que le roi & tous les affiftans en furent dans une furprife fans égale. Fanfur demanda a Gulguli-Chemamé 1'explication de ces ris démefurés ; elle lui dit qu'elie en ignoroit la caufe , & lui ayant raconté tout ce qui s'étoit paffé depuis la prife du centaure, le roi 1'interrogea lui-même; il n'en put tirer aucune réponfe, & 1'ayant fait enfermer dans une doublé cage de fer, dont il fit faire deux clefs, il en garda 1'une , & donna 1'autre a Gulguli-Chemamé , qui ne manquoit pas, ainfi que ce monarque, d'aller deux fois par jour voir le centaure a qui l'on fit toutes fortes de bon traitemens. Kamzem , qui avoit compté s'être défaite de Souffel, avoit été étrangement furprife de le voir revenir d'un lieu oii elle ne 1'avoit envoyé que pour le faire périr ; fon amour reprit de nouvelles forces a la vue d'un prince fi accompli; elle réfolut de faire un dernier effort pour fe Pattacher, & le fit appelier fous pré? texte de le féliciter fur fa victoire. GulguliChemamé n'ofa défobéir, elle fe rendit au cabinet de Kamzem, elle 1'y trouva feule ; feigneur, lui dit cette femme, je vous ai couvert de gloire en cherchant a vous procurer la mort; que ce,tt? épreuve vous fuffife; je  CONTÊS T A R T A ft E §. m' Vous aime encore malgré vos mépris, & U he femdrai point de vous avouer que je ferois öiorte de douleur , fi vous aviez été la proié du monftre ; mais croyez que j'ai de nouveaux moyens pour rendre votre perte certaine ert cas que votre infenfible cceur ne réponde point è 1'extrême tendreffe que je reffens pour voug Laiffez-vous fléchir, feigneur... Non, madame , mterrompit Souffel, quelque póuvoir que vöus ayez fur 1'efprit du roi t vos prières ni vos menaces ne m'obligeront pas a rien faire contre mon devoir; perdez 1'efpérance de me féduire, & tremblez que je n'avertiffe k la fin Ce monarque de votre indigne paffion, Kamzem devint furieufe è ces remontrances t perfide, lui dit-elle , tu ne porteras pas loin ïinfulte que tu fais a ma beauté ; en mêmetems elle s'égratigna le vifage, cria de toutes fes forces, & commandant a plufieurs eunuques, qui a fes cns.étoient entrés dans fon appartement, d'arrêter Souffel, elle courut tout en pleurs demander au roi vengeance de 1'outrage que le prince de Georgië venoit de lui faire, en attentant k fon honneur. • Fanfur étoit fi prévenu de la fageffe de Kamzem, qu'il ne douta pas un moment de la vérité de fes plaintes; il entra dans une fureur extréme .contre Souffel , ie fit chafger de chaines fanV T ij  apl LES MILLE ET UN QUART d'HEURÉ J vouloir Pentendre, le conduilit lui-même h la prifon du centaure bleu , & lui reprochant fon attentat contre l'honneur de Kamzem , il 1'affiira qu'il alloit bientót lui faire fouffrir la mort la plus honteufe. A ces menaces, le centaure ayant éclaté de rire d'une telle force , qu'il en fit retentir les voutes de fa prifon , le roi fut encore plus étonné qu'auparavant; ces ris extraordinaires redoublèrent fa curiofité; il le pria inftamment de lui en expliquer les raifons , lui promit, a cette condition, de lui donner la liberté, pourvu qu'il n'enlevat plus fes troupeaux, & 1'affura que, s'il s'obftinoit a fe taire, il le feroit mourir avant la fin du jour. Le centaure bleu, plus flatté des promeffes de Fanfur, qu'effrayé de fes menaces, s'approcha des barreaux de fa cage. Roi de Nanquin, lui répondit-il , me tiendras-tu parole ? Je le jure par ma tête, fepliqua Fanfur , furpris d'entendre parler le centaure pour la première fois. Fais donc venir ici les principaux de ta cour , la reine Kamzem, & toutes les efclaves de fa fuite , fans en excepter aucune, repliqua le centaure, je te promets, en leur préfence , de te donner la fatisfa&ion que tu défires. Le roi avoit une fi forte envie de favoir la icaufe de ces ris, qu'il envoya ? dans le mo-  CO N TES TARTARES. 295 ment même, chercher tous ceux que demandoit le centaure bleu. Quand 1'affemblée fut complette, Ie roi Ie fomma de fa parole ; mais ayant déclaré qu'il ne s'expliqueroit point que l'on n'eüt öté auparavant les fers k Souffel, on n'eut pas plutöt exécuté fes volontés , qu'il adreffa ainfi la parole k Fanfur: Roi de Nanquin , fi j'ai éclaté de rire a la rencontre des funérailles d'un jeune enfant, c'étoit de voir pleurer amérement celui qui s'en croyoit le père, pendant qu'un desprêtres qui y affiftoit, qui eft encore acluellement en commerce criminel avec la femme de ce bon homme , dont il a eu cet enfant, chantoit de toutes fes forees , & ne pouvoit s'empêcher de rire en lui-même de Ia douleur du mari de fa maitrelfe, pour la perte d'un fils auquel il n'a aucune part» Qui n'auroit pas ri encore, en entendant mille larrons qui ont dérobé & dérobent tous les jours des fommes immenfes au public dont ils font les fang-fues? Qui n'auroit pas ri, dis-je, de les entendre louer ta juftice pour avoir fait pendre un jeune homme , que la néceffité de fe nourrir, lui, fa femme & quatre enfans, a forcé de prendre a 1'un d'eux dix fequins, pendant que , s'ils difoient la vérité^ celui qui a été volé, devroit , pour fes conculfions , être a la place du voleur. En cet endroit, l reffent une paffion violente. XLIX. QUART D'HEURE. Si Gulguli-Chemamé, feigneur, rougit en ce moment, une pale froideur couvrit en récompenfé le vifage de Kamzem, que le roi regarda avec indignation. Comme elle étoit proche de -Ja eage de fer3 le centaure la faiüt par le brasj  CONTES TARTARES. 295 femme cruelle & laicive, lui dit-il, ce n'eft pas affez de découvrir ton impofture k ce monarque; quand j'ai redoublé mes ris en te voyant avec les dames de ta fuite, qui font toutes complices de tes débauches, & lorfqu'on a jeté 1'innocent Souffel en prifon pour t'avoir voulu faire violence, n'en avois-je pas un très-jufte fujet, puifqu'il étoit impoffible qu'un e fille eüt attenté k ton honneur; tu le ménages fi peu, que parmi les efclaves il y a deux hommes cachés qui te dédommagent journellement du peu de tendreffe que tu reffens pour le roi. Kamzem étoit demi-morte de frayeur. Comme il fut aifé de découvrir la vérité de tout ce que le centaure bleu venoit de dire contre elle, le roi la fit öter de fa préfence; & malgré les fupplications de Gulguli-Chemamé pour cette indigne princeffe, il la condamna a être fur le champ brülée vive avec fes deux galans déguifés, & fit étrangler toutes les efclaves de fa fuite. Comment pourrai-je, madame, dit-il alors k la princeffe de Teflis* réparer la faute que mon aveugle paffion pour Pinfame Kamzem m'a fait commettre contre vous ? Heureux fi mon fils, ce cher fils, que j'ai perdu depuis fi long - tems, k qui je viens d'apprendre qu« ypus êtes fi chère, par un T iy.  a,S5S IES MÏLLE ET UN QUART ©'HEURE l retour inefpéré, pouvoit m'acquitter envers yous, en partageant avec une fi charmante princeffe, une couronne dont le poids m'a toujours accablé depuis fa perte. Gulguü - Chemamé laiffoit couler quelques larmes au fouvenir du prince de la Chine , Iprfque le centaure que l'on venoit de mettre en liberté, prit la parole : Roi de Nanquin, dit-il, ceffe de t'^fHiger; öi toi, belle princeffe, pe verfe plus de larmes, vous reverrez bientót celui qui caufe vos douleurs, & vous retrou-r verez en lui un fils refpeftueux & un amant tendre & fidéle : allez au-devant de ce prince, continuart-il, il entre dans Nanquin a 1'heure que je vous parle. Alors partant comme un éclair, le centaure difparut aiix yeux de tou^ le monde, Fanfur & Gulguli-Chemamé ne pouvoient rgffentir une joie plus parfaite; ils avoient vu c|es chofes fi extraordinaires du centaure, qu'il pe leur étoit pas permis de douter de 1'agréable nouvelle qu'il venoit de leur apprendre : ils, fe mirent promptement en chemin pour joindre 1? prince, & ils le trouvèrent bientót après entouré du peuple , qui marquoit par mille cris, cl'ailégreffe la joie qu'ils avoient de fan retour, QutzimTOchantay voulut d'abord fe jeter pieds du roi fon père; ce bon prince 1'en  Contes Tartares. 297 empêcha, & 1'embrafTant tendrement: ö mon fils, lui dit-il, que votre abfence m'a coüté de larmes, & qu'elie a penfé caufer de maux a mes fujets; mais je vous revois, j'oublie en « moment tout ce que j'ai fouffert depuis votre depart, pour ne plus fonger qu'a ce que je retrouve aujourd'hui: je fais tous vos cha~ grms, feigneur, répondit le prince de la Chine, & de quelle manière ils ont été terminés par la princeffe de Teflis: un célèbre enchanteur, qui m'a aidé k punir le perfécuteur de cette belle princeffe, me vient d'inftruire de tout ce qui s'eft paffé en cette cour; comme il etoit attentif a mes intéréts, & qu'ii n>efl rien qu il ne foit en état de découvrir par la force de fon art, en me tranfportant en ces lieux avec une rapidité incroyable, il m'a appris la jufte vengeance que vous venez de prendre de» Imfidèle Kamzem. Gulguli-Chemaméreffentoitunplaifirparfait^ elle recouvroit fon amant fans plus appréhender de Ie perdre, & le revoyoit vainqueur du perfide Bizeg-EI-Kazak. Elle marqua k ce prince tant d'empreffement de favoir le détail d'une ViQone auffi glorieufe, qu'après être rentró au palais, & avoir raconté au roi fon père toutes fes aventures jufqu'au moment de fa foparat.on d'avec la princeffe de Teflis, il Con* ÏJnya en ces termes.  LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ; Suite de l'hiftoire cCOutnm - Ochantey, prince de la Chine. "Vo u s vous fouvenez bien, madame, que je ne fus pas le maïtre de mon cheval, lorfqu'il m'emporta malgré ce que je pus faire pour le retenir : la clarté que répandoit mon efcarboucle diffipoit, a la vérité, les ténèbres qui couvroient la terre; mais mon cheval alloit d'une fi grande viteffe, que je ne voyois prefque pas les objets qui m'environnoient. Autant que j'en ai d'idées, il ne paroiffoit a droite & a gauche du chemin que je tenois, que d'affreux précipices qui ne me permettoient pas, fans hafarder ma vie, de me jeter en bas de mon cheval: je ne fais, a la fin , fi la terre manqua fous fes pieds, mais étant tombé de defiïis lui, je roulai 1'efpace d'un bon quart d'heure fans pouvoir m'arrêter; & après avoir perdu la refpiration par un mouvement fi rapide, je me trouvai fur une efpèce de gazon a 1'entrée d'une caverne aflreufe. Je fus fans doute longtems a revenir de Pévanouiffement que m'avoit caufé cette chüte ; & a mon réveil, ne voyant autour de moi que des abymes, j'entrai dans la caverne k la faveur de mon efcarboucle, Je  CONTES TARTARES. 299 marchai plus d'une heure fans rencohtrer que des reptiles de toute forte d'efpèces, qui fuyoient devant moi; j'arrivai enfin auprès d'une roche fi brillante, qu'elie paroiffoit toute couverte de diamans, & fur laquelle étoit affis un finge de couleur de feu, grand comme un homme. Cet animal ne m'eut pas plutöt appercu qu'il defcendit promptement de la roche, fe profterna a mes pieds, & me fit mille careffes. J'avois mis le fabre k la main, crainte de furprife, en entrant dans la caverne; le finge me fit figne d'en frapper le rocher dans 1'endroit le plus brillant; je ne 1'eus pas plutöt fan, que je vis qu'il fe fendit en deux, &que par cette ouverture il parut un efcalier de marbre noir avec une rampe toute d'or. L. QUART D'HEURE. Je n'héfitai point, pourfuivit le prince de la Chine , de prendre cette route, ayant le finge pour guide. Après avoir defcendu prés de fept cent marches , j'arrivai dans un grand falon éclairé de douze lampes de cryftal de roche, au milieu duquel s'élevoit un tombeau de marbre blanc, dont tous les groupes repréfentoient  3 00 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , des finges dans différentes attitudes. Cette vue me furprit un peu; mais le finge de couleur de feu ayant été puifer de 1'eau dans une fontaine qui étoit k un coin du falon, & 1'ayant ïépandue fur ces figures , elles s'animèrent auffi-töt; & portant le finge en triomphe, elles fe jetèrent avec lui dans le baffin de cette fontaine. Une cérémonie auffi burlefque me furprit; j'en attendois la fin avec impatience, lorfque voyant fortir du tombeau un homme tout couvert de lames d'acier, beaucoup plus grand que nature , & qui venoit a moi le fabre a la main, je me mis en devoir de le prévenir; après un combat affez opiniatre, je le terraffai, & lui ayant délacé les courroies d'une efpèce de cafque qu'il portoit, je m'appergus avec ctonnement que je n'avois combattu que contre des armes vuides & difpofées de cette manière^ fans qu'il y eüt dedans aucun corps* Un enchantement de cette nature eut lieu de me ftirprendre ; je coupai promptement toutes les courroies qui joignoient enfemble cette armur'e; & les ayant jetées dans la fontaine, j'entendis tout d'un coup une douce harmonie, après laquelle j'en vis fortir autant d'hommes & de femmes qu'il s'y étoit précir pité de finges & de guenons.  CONTES' TARTARES. 3ót 'A Ia tête de cette compagnie, étoit un homme d'une taille majeftueufe, vêtu d'une longue fimarre couleur de feu, brodée d'or & enrichie de perles & de diamans; il m'aborda d'un air noble:feigneur, me dit-il, je vous attendois depuis long-tems avec impatience pour achever une aventure dont dépend tout le repos de mes jours & des vötres, puifqu'en arrachant mon époufé au cruel Kazak' & en détruifant ce monftre, vous rétablirez la princeffe de Teflis dans fes états, & deviendrez poffeffeur de cette charmante perfonne. _ Vous êtes peut-être fupris, feigneur, continua-Ml, de me voir fi bien infiruit de votre paffion; vous cefferez de 1'être quand vous faurez qui je fuis: alors m'ayant fait affeoir k cöté de lui fur un fopha, il pourfuivit ainfi. Hiftoire du finge couleur de feu. Mon nom eft affez connu parmi les enchanteurs, on m'appelle Bizeg-Hel-Afn3 (i), non pas pour quelque beauté qui foit en moi, mais plutöt pour me diftinguer du perfide Bizeg- (i) Afn» , en arabe, fignifie beau.  $01 LES MILLE ET UN QUART D'öEURË'j Hei-Kazak mon frère, qui fut ainfi furnommé a caufe de la dépravation de fes mceurs, Son' pouvoir a toujours été fupérieur au mien, paree que les mauvais génies avec lefquels il a lié un commerce très-étroit, lui ont donné, une fublimité de malice a laquelle je 'n'ai jamais voulu parvenir. J'avois pour voifme une charmante perfonne nommée Sahik; je la voyois fouvent, & il fê trouva tant de fympathie dans toutes nos inclinations, que nous nous donnames bientót des marqués de 1'eftime la plus parfaite. II n'y a guères de chemin a faire , comme vous favez , feigneur, de 1'eftime a 1'amour; auffi ne fümesnous pas long-tems fans nous aimer avec toute la tendreffe poffible; je lui propofai de nous lier par les nceuds les plus faints; elle y confentit, & nous primes jour pour conclure cette cérémonie. Cjuoique nous euffions tres-pëu de relation enfemble, mon frère & moi, je crus par honnêteté tui en de voir faire part : il approuva mon.choix, & voulut fe trouver a mes noces; je le connoiffois bien d'un génie capable des aciions les plus noires, mais je croyois du moins qu'il refpecferoit en moi les liens du fang, & je ne fongeois nullement k la fanglante trahifon qu'il me fit.  CONTES TARTARES. 305 ? Nous autres enchatiteurs, d'une fcience k peu prés égale, nous ne pouvons guères nous nuire entre nous, ni détruire ce que 1'un de nous a fait; mais lorfque nous nous marions, tout notre pouvoir nous devient inutile, le jour de nos noces feulement, a moins que nous n'-époufions une Fée ou quelque efprit élémentaire qui ne nous faffe point dégénérer; c'eft ce qui fait que nous nous marions très-rarement a de fimples mortelles, ou que nous les époufons a petit bruit. Mon frère profita de cette conjonfture, foit qu'il füt devenu amoureux de ma femme, ou que fa feule inclination malfaifante le pouffat k en agir ainfi avec moi, il eut 1'infolence de tenir a Sahik des difcours très-peu refpeftueux; je ne fus d'abord a quoi attribuer cette folie; mais voyant que ma préfence n'en arrêtoit pas le cours, je lui en témoignai quelque chagrin: d me raiila, me traita de jaloux, & pouffant enfin 1'impudence jufqu'a 1'extrêmité, j'en fus fi outré, que mettant le fabre a la main, j'allois fondre fur lui, lorfqu'en me touchant de fa baguette : Arrête , téméraire, s ecria-t-il, je ne veux pas fouiller mes mains dans ton fang, il faut te punir par un endroit plus fenfible deviens finge couleur de feu, & fois témoin du bonheur dont je vais jouir avec ton époufé.  3 04 les mille et UN QUART d'hËURÉ* Mon perfide frère n'eut pas plutöt pronohcê ces paroles, que je pris la figure du finge qiti Vous a eonduit en ces lieux; mais ce traitrè ne recevant de Paimable Sahik que des marqués d'averfion & d'horreur, il fit fortit dé terre un tombeau de marbre blanc, dans le* quel il la contraignit d'entrer, forma 1'enchan^ tement des armes que vous avez combattues , changea en finges & en guenons toutes les perfonnes de ma fuite, enfonea dans le plus pro* fond de la terre le palais dans lequel fe céle> bröient nos noces, & me eonduifit par 1'efca-* lier k rampe d'or, jufque fur la roche brillante oii je fuis depuis plus d'un am Jugez, feigneur, de ma douleur, & de la cruelle fituation oii je fuis depuis ce moment £ votre courage a terminé déja une partie dë mes malheurs; il ne vous refte plus qu'a rompre1 1'enchantement du tombeau de marbre blanc; pour y parvenir, vous n'anrez qu'a tirer k vous cette chaine d'or ; mais il faut auparavanf vous délaffer du combat d'oii vous venez da fortir. Suite  G o n t e s Tariares, jo'f Suite des aventures du prince de la Chine^ h fuivis 1'énchanteor Bizeg-Hel-AfnÉ dans uri petit cabinet, pourfuivit le prince de la Chine * j'y .trouvai une colation magnifique, qui répara les forces que j'avois perdues; & étant enfuite retourné dans le fallon, je n'eus pas plutöt tiré a moi la chaïne d'or, qu'il tomba du plancher douze globes de feu, qui s'étant ouverts par lem^eu, vomirent, pour ainfi dire, chacun un-monftre de différente efpèce, ayant tous, du haut jufqu'a la ceinture, h forme humaine. Les douze montfres s'étant rangés alors au tour du tombeau de marbre blanc, pöur erapêcher que j'en approchaffe, je vis dans lé moment s'élever du milieu du tombeau une colonne de jafpe, fur laquelle étoit écrit eii lettres d'or ces trois mots:/>w, détruifez , defccndtr. Quoique je fuffe déja réfolu d'attaquer les douze monffres, cela m'anima encore davantage a le faire ; fecondé par Bizeg-HëlAfna, qui ne frappoit aucun coup a faux, nous eumes bientót détruit tous les obftacles qui fe prefentoient devant nous : & les globes dë feu & les monftres s'étant abymés fous le plan^ eher, nous approchaojes de Ja colonne U Tornt XXIt y  30Ö LES MILLE ET UN QUART D'HEURE J ne 1'eus pas plutöt touchée de mon fabre,; qu'elie fut réduite en poudre , ainfi que le tombeau. LI. QUART D' HEURE, Nous defcendïmes alors par une efpèce de trape, dans un efcalier taillé dans le roe ; il nous conduifit fur les bords d'un fleuve dont les eaux nous parurent extrêmement noires: nous y trouvames un petit bateau fourni de toutes les provifions de bouche néceffaires pour un affez long vcyage, & PEnchanteur & moi feulement étant entrés dans ce bateau, nous primes le large; & fuivant le cours du fleuve, nous fümes plus d'un mois a voguer de cette manière, après ce tems nous arrivames enfin a 1'embouchure d'une caverne oii les eaux s'engloutiffoient. Quoique leur courant nous y portat avec une extréme rapidité, nous fumes cinq jours a la traverfer, Ma lueur de mon efcarboucle, & nous ne trouvames la lumière qu'au bout de ce tems. Nous voyagions alors plus lentement; & nous cotoyions le rivage, lorfque nous vïmes deux femmes tout en pleurs accountvers nous, & nous faire figne d'aborder; nous  Co» te-s Tartares. 307 tonduisimes notre bateau vers elles; & ayant pied k terre, nous les joignïmes bientót. Ah, feigneur, s'écria 1'une de ces femmes ICi quelque pitié voas touche , venez fecourir promptement la belle Sahik , qu>im perf3de Enchanteur perfécute depuis un an entier; elle touche au derni,er moment de fa vie, puifqu'elle eft refolue de fouffrir aujourd'hui la mort Ia plus affreufe, plutót que de confentir k époufer le cruel Kazak. Que Ia charmante Sahik s'en garde bien, m'écriai-je alors ! II eft tems, fagneur , pourfuivis-je, en m'adrelfant k BizegHel-Afna de vous venger de la trahifon de votre perfide frère; volons au fecours de votre epoufe, & n'épargnons pas un monflre je vous fuis infiniment obligé de ce zèle, imeirompit PEnchanteur; mais il eft un autre moyen plus fur & moins dangereux de me venger • ia brutale paffion de Kazak Paveugle tellement quil ne penfe plus k moi, il faut le ^ depouiller lui-même de tout fon pouvoir; je veux qu'il epoufe ma chère princeffe, & L faurai bien après punir ce fcélérat du crime qu il a commis envers moi. ; Bizeg-Hel-Afna, tirant alors des tablettes «nv«a Sahik la réfolution qu'il venoit de' Fendre, & les moyens dont elle devoit fe *ervir pour tromper Kazak, & remettant Ce, Tij  30§ LES MILLE ET un 'QUART d'HEURË ij tablettes entre les mains de 1'efclave qui avoit imploré fon fecours: Portez ceci a votre belle maïtreffe, lui dit-il, elle y trouvera le remède a tous fes maux. L'efclave ne perdit pas un moment, elle s'acquitta promptement de fa commiffion, & Sahik ayant ouvert les tablettes avec précipitation, penfa mourir de joie en y apprenant que fon époux avoit repris fa première forme. Elle diffimula parfaitement fes fentimens, lorfque Kazah entra dans fon appar* tement:Puifqu'il faut donc s'y réfoudre* lui ditelle d'un air affez tranquille en apparence, jé confens, feigneur, k vous époufer aujourd'hui, mais a conditioa que de trois jours d'ici vous n'uferez point des droits que le mariage vous donne fur ma perfonne; ma main eft è vous è ce feul prix. Ah! je le jure, madame, s'écria Kazak tranfporté de plaifir; quelque empreffement que j'aie de vous pofféder, que je fois k jamais privé de toute ma puiffance, fi je ne vous tiens religieufement ma parole.-Sur cette affurance, Kazak ayant alors époufé Sahik, raffembla en un moment, par la force de fon art, tous les plaifirs imaginables. II étoit auprès d'elle , & tachoit de diffiper la trifteffe qui paroiffoit fur fon vifage, lorfque cette princeffe, qui étoit extrêmement inquiète du retard des promeffes de fon véri-  C o n t e s Tariares; 3o9 tablê époux, le vit entrer avec moi dans fon appartement. A cette vue terrible pour le perfide Kazak, il voulut s'échapper; mais BizegHel-Afna- 1'ayant a fon tour frappé de fa baguette : demeure, traitre, lui dit % & reconnois toute 1'étendue de ton crime. . Kazak a]ors q«i ^ trouva , pour ainfi dire, les pieds attachés au parquet, fans pouvoir avancer m reculer, loin de marquer quelque repentir, vomit contre fon frère tout ce que Ia rage & le déYefpqjr lui fuggérèrent. Je ne pus fouffrir fes mfolens difcours: c'eft trop long-tems, feigneur, n» ecnai-je, c'eft trop long-tems buffer vivre ce fcelérat, je vais fur le champ purger la terre de ce monftre: alors, fansattendre leconfentement de^zeg-Hel-Afna^quifembloits'oppoferèmes deffeins, je tranchai Ia tête k Kazak. A peine ce malheureux Enchanteur fut - il mort que ceux de fa fuite, qui gémifioient ious fa tyrannie, fe jetèrent k nos pieds implorèrent la elémence de Bizeg-Hel-Afna • ft les re?ut avec bonté, & nous ayant en un moment tranfportés dans fon palais, il en bannit par fa préfence la trifteffe qui y avoit regné fi long-tems. Après y avoir donné quelques momens a fa tendreffe pour fon époufé, cet En chanteur me conduifit en un inftant k Teflis ou ayant affembls. les principaux de votre V iii  3IO LES MILLE ET UN QUART D'HEURE; royaume, il leur annonca la mort de 1'ufurpateur, &c leur fit renouveller entre mes mains le ferment de fidélité qu'ils vous doivent. II m'apprit enfuite, madame, la cruelle épreuve a laquelle Finfidélité de Kamzem devoit vous mettre pour avoir méprifé fon amour. II m'inftruifit de la viftoire que vous remporteriez fur . le Centaure, & que c'étoit un Enchanteur, qui, pour quelque faute qu'il avoit faite, avoit été condamné a refter neuf ans fous cette forme, a moins qu'il ne fut vaincu par 1'adreffe d'une fille, & qu'il n'obtint enfuite la liberté dont elle 1'auroit privé; après quoi Bizeg-Hel-Afna m'ayant fait traverfer les airs avec une extréme rapidité, il m'a apporté aux portes de Nanquin dans le moment que la perfide Kamzem venoit d'expier fes crimes par le feu. Fanfur & Gulguli-Chemamé avoient écouté le prince de la Chine avec un extréme plaifir. Je ne veux pas, mon cher fils, lui dit alors ce bon père, différer votre fatisfaflion d'un feul moment , j'ai trop d'obligation a cette princeffe pour ne la pas accepter avec joie pour ma fille; mais je prétends faire plus pour vous, je remets entre vos mains le royaume de la Chine, & je veux Non, non, feigneur, reprit Outzim-Ochantey, en fe jetant aux genoux de fon père, vous ne quitterez  CONTES TiRTAUS. 31I point le tröne; fi Pambition m'avoit domirté, je poffédois un royaume ou je puis dire que j'étois adoré, je 1'ai abandonné fans regrêt pour vous revoir: celui de TeHis a fuffifamment de quoi remplir mes vceux; mais fi la princefle vouloit déférer a mes confeils, je ferois encore, feigneur, plus content d'être ici votre premier fujet, que de regner en Géorgie. na————_—_—„,— LIL QUART D'HEURE. Gulguli-Chemamé fut touchée de la grandeur d'ame du prince; elle fe rangea de fon parti, & Fanfur ayant été obligé de céder a leurs inftantes prières, ne voulut pourtant le faire qu'aux conditions que le prince fon fils régneroit avec lui; il fallut obéir pour la dernière fois. Outzim-Ochantey futproclamé roi, il époufa Gulguli-Chemamé , & jouitavec cette charmante princeffe d'une félicité qui ne fut interrompue par aucun des accidens auxquels la vie des princes eft fi fujette. Le nouveau vifir ayant ceffé de parler, SchemsEddin marqua une extréme fatisfacfion de fon entretien : ta converfation m'enchante , lui ditil en 1'embraffant; mais comment eft-il poffible , mon cher Ben-Eridoun, que toutes ces aven- Viv  311 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE tures foient auffi préfentes a ta mérnoire; je t'avoue que j'en fuis furpris, & que j'admire la netteté avec laquelle tu rn'as raconté 1'hiftoire du prince de la Chine, & toutes celles qui y font comprifes : ah , Seigneur , reprit modeftement le fils d'Abubeker ! j'appréhende bien plutöt que par cette réflexion que fait votre majefté, elle ne veuiüe me faire entendre que j'ai trop chargé cette hiftoire, & que je me ferois bie/i paffé de raconter celles du prince d'Achem & .de la jeune princeffe de Borneo ; je m'en fuis appercu moi-même; c'eft ce qui m'a fait laiffer en arriëre des aventures qui n'auroient encore fait que reculer le dénouement de celle d'OutzimOchantey. Ne crois pas, repliqua le roi d'Aftracan , que je t'en tienne quitte; je me fouviens fort bien que tu as fait re venir adroitement Gulpenhé dans le falon oii étoit la princeffe de Teflis, au moment qu'elie alloit raconter a 1'héritier de la Chine 1'hiftoire du corfaire Faruk ; & je me rappelle en ce moment, que tu ne m'as point expiiqué de quelle manière cette princeffe, ayant pour, protecfeur un auffi brave homme que Faruk, devient efclave de la fille du roi Kufeh , c'eft une circonftance, Seigneur, reprit Ben-Eridoun, que j'avois omife a deffein d'éloigner le récit des aventures du corfaire; mais, puifque votre majefté fouhaite en être inftruite ^  C O N T E S T A R T A R E S. 3 IJ voici comment la belle Géorgienne devint efclave de Gulpenhé. Le calme qui avoit duré affez long - tems, ceffa bientót; & le vaiffeau oh étoit Faruk & Gulguli-Chemamé , alloit une nuit k toutes voiles, lorfque cette princeffe fetrouvant attaqtiée d'un grand mal de cceur, fortit de fa chambre pour prendre l'air; elle fe promena quelque tems fur le pont , & s'étant baiffée pour re/eter plus facilement ce qui pouvoit 1'incommoder, un coup de vent qui mit prefque le vaiffeau fur le cóté, la précipita dans la mer. La nuit étoit fort obfcure , on ne s'appercut point de la chüte de la princeffe , ort entendit feulement tomber quelque chofe dans la mer, & le pilote croyant que ce pouvoit être un matelot que le vent avoit renverfé, fit jeter promptement a 1'eau plufieurs planches, d'une defquelles la princeffe fe faifit heureufemént. Elle vogua ainfi entre la mort & la vie jufqu'a la pointe du jour. Ayant alors été appercue par un petit batiment, on vint a fon fecours. Le maïtre de ce batiment étoit un marchand d'efclaves, il trouva Gulguli-Chemamé, quoique demi-morte , affez belle pour en tirer un gain confidérable ; il en prit beaucoup de foin, Sela capitale du royaume de Kufeh étant le premier port oü il aborda, il la vendit huit  314 tES mille et un quart d'heure ,' cents fequins d'or a la princeffe Gulpenhé. Voila, feigneur, pourfuivit le fils d'Abubeker, toutes les aventures de la belle Gulguly - Chemamé ; quant a celle du corfaire, permettez, Seigneur , que j'en retarde le récit de quelques jours, 8c qu'employant le tems qui me refte aujourd'hui, je commence une hiftoire des plus intéreflantes: très-volontiers, mon cher Ben - Eridoun , repliqua le roi, tu m'obligeras infiniment: le nouveau vifir ayant alors pris la parole, raconta 1'hiftoire fuivante. Hifloire de Mir-Bahadin, roi £Ormu^. JVIir-Bahadin , roi d'Ormuz, faifoit ordinairement fa réfidence a Dagma, petite ville de fes états, pour laquelle il avoit une inclination particulièfe. Ce prince avoit coutume d'aller fouvent fe délaffer dans un chateau qu'il avoit fur le bord de la mer, lorfqu'un foir affez tard qu'il revenoit a pied de la chaffe , ou il s'étoit égaré , il apper9ut un calender d'environ foixante ans , précédé d'un efclave noir, quiportoit fur fes épaules un grand fac de cuir. Le roi d'Ormuz voulant connoïtre ce qu'il y avoit dans le fac , fe coucha le ventre contre terre, avec fa fuite, qui étoit feulement cora-  CONTES TARTARES. 31$ poféed'un de fes vifirs & de deux efclaves; iï entendit quelques momens après le noir pofer fon fac a terre , & parler ainfi au calender: ce fac pèfe extrêmement, Seigneur ; permettez que je me repofe un peu pour reprendre haleine. Mafaoul, reprit le calender , tu t'arrêtes bien- mal a propos , nous n'avons plus que ' quelques pas a faire, gagnons la barque qui nous attend, pour nous débarraffer du monftre qui eft efifermé dans ce fac : mais, feigneur, repliqua le noir, faites-vous bien attention que ce monftre eft votre fille; pour moi je vous avoue que je n'obéis qu'a regret a des ordres auffi crucls, & que je ne puis vous croire affez inhumain pour faire jetter a la mer tout ce que la nature a jamais formé de plus parfait. Dis donc de plus pernicieux & de plus déteftable, que tu connois mal Ak-Beyaz (1)! La beauté n'eft recommandable qu'autant qu'elie eftaccompagnée d'une belle ame ; & cette malheureufe , que j'ai honte d'appeller ma fille , s'eft tellement noircie par fes crimes, qu'après avoir caufé la mort de fes deux frères, il ne lui refte plus, pour remplir fon horofcope, qu'i me percerle cceur. Reprends donc ton fac, (1) Blanc vif.  316" LES MILLE ET UN QUART D'HEURE^ mon cher Mazaoul, & redoublons nos pas pour regagner le rivage de la mer. iMazaoul, quoiqu'avec répugnance, fe dilpofoit k chatger le fac fur fes épaules, lorfque Ak-Beyaz qui y étoit enfermée, & qui jufqu'alors avoit gardé le filence, demanda la vie au calender, dans les termes les plus tendres&les plus foumis. Si cette voix dont les accens auroient touché les plus barbares , ne fit aucun effet fur le cceur de fon père, elle fit une telle impreffion fur celui de Mir-Bahadin , que fe levant fans balancer, & fe faififfant du fac: cruel vieiliard, S ecna-t-il, le fabre k la main, abandonne une réfolution auffi lache que celle que je viens d'entendre: je prends ta fille fousma protedion , elle ne mourra pas. Le calender furpris d'une rencontre a laquelle il s'attendoit fi peu , tira auffi-töt fon poignard : qui que tu fois, dit-il, tu ne m'empêeheras pas de faire juftice a mon propre fang , en même temps il fe jeta fur le fac, qu'il perca de plufieurs coups.  CONTES TaJïauj, 3»? LUI. QUART D'HEURE. Aux cris de la perfonne qui étoit ertferméè dans le fac , & qui fe fentoit bleffée, le roi d'Ormuz , feigneur , fut fi ému, qu'il porta fur la tête du calender un coup de fabre dont iï fut renverfé & mis hors de combat: enfuite ayant fait faifir le noir, il ouvrit lui-même Ie fac dont il tira une femme a demi-évanouie que 1'obfcurité de la nuit 1'empêchoit de voir diftinftement, mais qui paroiffoit d'une blancheur éclatante. II ordonna alors a fon vifir de orendre cette perfonne entre fes bras , & s'étant fait connoïtre a Mazaoul, il lui fit charger fur fes épaulesle calender qu'il venoit de bleffer, & faifant doubler le pas k toute fa fuite , il arr'iva en peu de tems k fon chSteau. A peine ce prince y fut-il entré , qu'il fit venir fes chirurgiens ; Ak-Beyaz fe trouva légérement bleffée de plufieurs coups de poignard au bras, mais pour le calender, le coup qu'il avoit recu étoit parti djune main fi puiffante , que l'on jugea qu'il n'avoit que quelques heures a vivre: en efFet, Ü mourut peu de tems après fans connoifiance! Pour Ak-Beyaz, k peine fut-elle revenue de fon évanouiffement, que le roi d'Ormuz fut dans  3 l8 les mille et UN QUART d'hËURÊ , la dernière furprife de trouver en elle tant de beauté; en effet, Seigneur, jamais Ia nature n avoit comblé aucun fujet de fes faveurs avec autant de profufion, & les fultanes du férail de ce prince, quoiqu'en trés - grand nombre , n'étoient pas dignes d'entrer en comparaifon avec une perfonne qui auroit même emporté le prix de la beauté fur les houris. (i) La voir, & en être éperduement amoureux, ne furent qu'une même chofe pour Mir-bahadin. Quelque frappé qu'il eüt été des dernières paroles du calender, il ne balanca pas un feul moment a donner fon cceur a cette belle fille : quoi! s'écria-t-il, un père peut être affez cruel pour vouloir öter la vie a ce miracle de la nature! ah, père barbare ! quelles graces n'aije pas k rendre au grand prophéte, de m'être trouvé affez a propos pour t'empêcher de commettreun crime fi noir ; tu n'as que trop mérité la mort que tu as recue de ma main. Pour toi, Mazaoul, continua-t-il a 1'efclave , toi qui par ton retardement & ta jufte pitié, a fauvé la vie a cette divine perfonne , recois de ton roi ce diamant & la liberté; c'eft le moindre prix que (i) Ce font des fïlles d'une excellente beauté, dont Mahomet promet la jouiflance, dans fon paradis, aux ions ir.ufnlmans.  LES MILLE ET UN QUART D'HEURE, 319 mérite Ia compaffion que tu as eue du fort de ta maitrelTe. Mazaoul re^ut avec un profond refipeéf. Ie diamant qui valoit au moins dix mille piéces d'or, & fe retira enfuite , pour laiffer au roi une pleine liberté d'entretenir Ak-Beyaz. Cette belle perfonne regardoit avec étonnement ce qui fe paffoit dans le palais du roi. La préfence de fon père mort n'étoit pas capable de diminuer la joie oü elle étoit de voir les tranfports de Mir-Bahadin ; elle comprit d'abord toute 1'étendue de fon amour, & réfolue de fprévaloir du pouvoir qu'elie avoit déja fur le cceur de ce monarque , pour ea effacer les mauvaifes ünpreffions que le difcours du calender pouvoit y avoir laiffées : Seigneur, dit-elle au fultan , qui lui baifoit les mains avec une tendreffe extréme, je ne fuis pas digne de cet excès d'amour ; quoiqu'innocente de la mort de mes frères , leur fang , ainfi que celui du calender, s'élève contre moi: permettez donc que je prenne le parti de la retraite, & que j'aille éternellement pleurer des crimes dont les aftres feuls m'ont rendue coupable. Non, charmante lumière de ma vie , reprit ïe roi, votre éloignement vous rendroit plus criminelle devant notre prophéte , que vous ne 1'êtes jufqti'è préfent, fi l'on en doit croire votre père; vous cauferez infaüliblement la  JiO LES MILLE ET UN QUART D'HEURE J mort d'un rol qui vous adore , & qui ne pëuf vivre un feul moment éloigné de vos beaux yeux. Ak-Beyaz rougit en ce moment, & vou* lant fe lever pour fe profterner devant MirBahadin, il 1'en empêcha, & 1'obligea de .fe tenir fur fon fopha. Seigneur, dit-elle en ce moment, il m'eft impoffible de ne pas oublier tous mes malheurs, vous vous abaiffez jufqu'a aimer votre efclave* . *.. Ah! je veux 1'élever dans un rang fi haut, s'écria le roi d'Ormuz , qu'elie feradéformais 1'envie de toutes les beautés de la terre; alors la prenant par la main, il la fit paffer dans le falon le plusprochain , pendant qu'on retiroit le corps du calender. L'on avoit panfé Ak-Beyaz de fes bleffures, elles n'avoient fait qu'effleurer la peau , &C comme le roi d'Ormuz paroiffoit fort curieux de favoir fes aventures, pourvu que le récit n'intérefsat pas fa fanté: voici , feigneur, de quelle manière elle les lui raconta. Hifioire d'Ah - Beya^ , fille d'Addalla* Youfoufi A.vANTde commencer mon hiftoire, il elt néceffaire , feigneur , de vous rappeller quelques évenemens dont le fouvesir ne peut qua yous  Contës Tartares jii Vous être glorieux. II y a environ quatorze ans qu'Amir-Maffaud (i) occupoit le tróne d'Ormuz; ce prince s'étoit rendu tellement en horreur a fes peuplespar mille cruautés inouies, qu'ils réfolürent de le dépofieder. Vous étiez, feigneur , en ce tems - la gouverneur de Calayate (2) , oü votre prudence , votre juftice, & tant de belles qualités que l'on remarque en vous, vous faifoient adorer de tous les peuples dont vous aviez 1'adminiftration.Les principaux du royaume, las de la tyrannie de Maffaud , recoururent k vous , feigneur & vous mirent k la tête d'une nombreufe afmée, aveclaquelle vous contraignites Maffaud de s'enfuir ; fes deux frères eflayèrent vainement de le rétablir fur un tröne dont il s'étoit rendu indigne: votre valeur leur fit trouver la mort dans leur téméraire entreprife, & les fujets de Maffaud qui connoiffoient toutes vos belles qualités, vous conjurèrent de vouloir bien êrre leur roi. (1) Ce prince régna a Ormuz environ 1'an 1291. II fut chaffé du tröne par Mir-Bahadin-Ayaz-Séyfin , qui avoit été Efclave du roi Nocerat, & depuis gouverneur de Calayate. (1) Port d'Arabie. Terne XXI, X  J22 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , LIV. QUART D'HEURE. JV1 o N père , continua Ak-Beyaz, que l'on nommoit Abdalla-Youfouf, Sc que votre majefté vient de priver de la vie, étoit un des favoris de Maffaud ; miniftre fecretde fes cruautés , il en faifoit retomber toute 1'horreur fur les vifirs , ou fur le roi même. Excufez , feigneur , fi je parle ainfi d'un homme qui m'a donné la vie ; la manière cruelle dont il a voulu me 1'öter, me fait oublier qu'il ait été mon père ; je ne fais que depuis quelques heures que je lui dois le jour , Sc je n'avois appris les circonftances que je viens de vous raconter, que par les bruits publics, Sc dans le tems que j'ignorois que je fuffe fa fille. Abdalla-Youfouf donc,avec d'auffi mauvaifes inclinations, ne pouvoit manquer d'être riche ; il avoit les plus belles efclaves d'Ormuz , Sc ce fut d'une d'elles , nommée Indgi (i) , que je reegis la lumière , il y a prés de dix-neuf ans. Abdalla-Youfouf voyant que ma mère avoit été très-incommodée pendant fa groffeffe , eu£ la curiofité de confulter fur ma naiffance un (i) Perle.  C O N T E S TA R IA R E S. 323 vieux Mufulman appellé Moubarek (1), qui étoit en réputation d'habile Aftrologue. Ce bon vieiliard lui répondit que la femme pour laquelle il s'intéreffoit, accoucheroit d'une fille qui feroit caufe de Ja mort de fes frères & de fon père : le nuen , effrayé d'une pareille prédiöion , en vmt faire le rapport a Indgi, qui moins fuperöitieufe que lui, combattit fa crédulité par des raribns fi fortes, qu'elie le détourna de m'öter Ia vie que je n'avois pas encore entièrement recue; enfin, feigneur , je vis la lumière au bout du tems prefcrit, & je parus fi belle , que le plus barbare n'auroit pas exécuté la cruelle réfolution dans laquelle Abdalla-Youfouf étoit peu' de jours auparavant a mon fujet. . °? m'éleva ave^ tout le foin imaginable jufqua trois ans, mais 1'ange de la mort ayant fepare Pame d'Indgi de fon corps, mon père enconcutune affliöion fi violente qu'il en penfa perdre 1'efprit. Pour n'a voir rien devant fes yeux qui lm rappellat un fouvenir fi tendre , il me fit porter dans un village qui n'eft pas éloigné d'Ormuz. On me mit entre les mains d'une bonne femme » qui Pon cacha qui j'étois , & on lui ordonna de m'élever comme fa propre fille. Abdalla - Youfouf avoit eu deux fils d'une (0 Béai. ~ X ij  3 24 LES MILLE êt UN qüart d'HEUËE , autre de fes femmes; il ne m'eut pas plutöt perdue de vue, que tournant toutes fes affections vers eux, il rendit a leur mère toute la tendreffe qu'ii avoit ene pour elle , avant que d'aimer Indgi. Quoique Calaf-Haray (i) , (c'eft le nom de cette femme ) eüt 1'efprit pernicieux & le cceur cruel, Abdalla - Youfouf, aveuglé fur fes mauvaifes qualités, s'étoit tellement attaché a elle, qu'elie avoit un pouvoir abfolu fur toutes fes voiontés. Un jour , dans un moment' de tendreffe & d'épanchement de cceur, mon père lui ayant raconté la prédiétion de Mcubarek, & appris le lieu oii il m'avoit réléguée pour en empêcher les effets, Calaf - Haray lui témoigna une extréme furprife de fa clémence envers moi: comment, Seigneur , lui dit-elle , vous ajöütez fi peu de foi aux prédiétions de ce divin oracle du ciel, & vous confervez ia vie a un monftre qui doit vous donner la mort è vous & a mes enfans ? Ah! feigneur, je le jure par notre grand prophéte, fi cet homme béni de Dieu en avoit prédit autant de ceux a qui j'ai donné le jour; pour prévenir un parricide qui me fait horreur , je leur aurois deja moimême enfoncé un poignard dans le feim Abdalia-Youfouf fut vivement touché de la (i) Cceur couleur de fiel.  CONTES TARTARES. ?lf manière preffante dont la fultane lui parloit ; cépendant la nature, apparemment plus forte en lui que les larmes de Calaf-Haray , 1'empêcha de donner les mains k une auffi cruelle réfolution, & voici ce qu'il exécuta pour me fauver la vie , & pour mettre 1'efprit de fa femme en repos. Son premier vifir avoit un chateau magnifique k douze lieues de Dagma; il y fit batir une tour affez obfcure dans le fort du bois, & m'ayant fait porter pendant une nuit trèsnoire, dans'cette fombre demeure, accompagnee feulement de la femme qui avoit eu foin de mon enfance , j'y fus renfermée pendant quatorze ans, avec toute 1'exactitude poffible. Comme j'en avois a peine trois quand j'entrai dans la tour, je m'accoutumoisfans répugnance a un genre de vie auffi trifte ; je regardois comme ma mère , la femme qui avoit foin de moi, & elle m'aimoit avec autant de tendreffe que fi j'euffe été fa fille. Quand , dans un age plus avancé, je commencai k raifonner , je lui faifois mille queftions auxquelles elle étoit toujours muette ; les larmes lui venoient fouvent aux yeux, quand je lui demandois fi nous refterions toujours dans cette tour , & par quelle raifon nous y étions renfermées ; elle ne favoit que me répondre, & fouvent fes réponfes étoient fi énigmatiques qu° je n'y comprenois X iij  yi6 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ; rien. Je lui avois plufieurs fois ouï dire que nous y étions gardées par des hommes impitoyables ; mais comme ils habitoient lesdehors de la tour , je ne les avois jamais vus , & je ne m'imaginois pas même ce que c'étoit qu'un homme. La curiofité me fit chercher toute forte de moyens pour faire cette découverte, cela paroiffoit impoffible a ma gouvernante ; on nous paffoit a manger par une fenêtre baffe & grillée que l'on refermoit auffi-töt, fans que nous puffions voir la main qui nous fervoit, & il n'y avoit pas la moindre ouverture a Ia tour par oii je puffe fatisfaire mes défirs. J'en étois dans un chagrin mortel; mais enfin , ayant trouvé un morceau de fer propre a fouir la terre dans une efpèce de petit jardin qui étoit en terraffe au haut de la tour, j'effayai de m'en fervir pour me faire un petit jour a travers le mur. Après un travail & une patience de plus d'un mois, je parvins enfin, feigneur, k détacher une pierre de deux pieds en carré dans un petit cabinet du donjon de la tour. La muraille èn cet endroit étoit beaucoup moins épaiffe, de forte que je ne fus pas long-tems fans faire une ouverture a pouvoir paffer la tête ; quoique ma vue fut très-bornée, je m'imaginai voir un nouveau monde; mais quelle fut ma furprife en appercevant ce que ma gouvernante m'avoit  CONTES TARTARES. 3 27 dit être des hommes, de ne voir que des monftresaffreux , c'eft-a-dire , feigneur, des efclaves noirs les plus laids que l'on eüt pu choifir; je m'imaginai que toute la terre n'étoit remplie que de ces hideufes figures ; ckdans cette croyance , je commencai a ne me plus plaindre de ma captivité ; mais quoique mon averfion ne diminuat pas pour ces noirs, je m'accoutumai peu a. peu k les regarder avec moins de frayeur , & je paffois la plus grande partie du jour k ma petite fenêtre. Mais que devins-je un matin , il y 2 environ deux ans, lorfque j'appercus au pied de ma tour un jeune homme mille fois plus beau que 1'amour; j'appellai promptement Lelalu , ( c'eft le nom de ma gouvernante) , elle ne put elle-même le regarder fans admiration , & me dit que c'étoit la un de ces hommes dont elle m'avoit quelquefois parlé , mais qu'elie n'avoit jamais rien vu de fi parfait que celui-la. LV. QUART D'HEURE. IVfoN cceur fut tellement ému k cette vue' continua Ak-Beyaz, que je ne me connus plus. Ah ! ma bonne mère , m'écriai-je , je mourraï de dcfefpoir, fi vous ne trouvez le moyen de me faire parler k ce jeune homme. Lelalu fut X iy  3*8 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , très-interdite de m'errtendre ainfi raifonner ; elle m'aimoit infiniment; & voyant que mon éhagrin augmentoit: je vais, me dit - elle , ma chère fille, tacher de vous donner fatisfaclion. Alors prenant une pelotte de foie bianche avec laquelle nous travaillions en broderie, elle enveloppa dans un morceau de taffetas jaune , un grain de raifin , un petit morceau de gingembre , du charbon & de l'alun ,& le defcendit par le moyen de la pelotte de foie , a travers le trou que j'avois fait. Ce jeune homme regardoit attentivement cette tour , lorfqu'il vit defcendre le paquet jufqu'a terre; il ne douta point qu'il ne s'adrefsat a lui, &z profitant du fommeil des gardes de la tour ,il s'en approcha de plus prés , & le développa : j'étois fort attentive a fesgeftes, qui me paroiffoient extraor» dinaires, & j'en demandai 1'explication a Lelalu, qui me dit qu'ils témoighoient fon admiration 1'envie qu'il avoit de voir de plus prés la perfonne qui lui avoit envoyé ce paquet myftérieux : enfuite je penfai mourir de joie en lui voyant öter fa bague de fon doigt, qu'il attacha, pour teute réponfe, a la foie dont nous avions le bout. Je la retirai promptement vers le haut de la tour, oc. tranfpoi tée de plaifir, je baifai mille fois cette bague ; mais le jeune homme entendant du bruit, fe retira prompte-  C O N T E S TARTARES. 329 ment, & me laiffa fort inquiéte de fon déparr. Lelalu me regardoit avec trifteffe: Ah! ma chère fille, me dit-elle en m'embraffant, que de maux je prévois que vous allez vous donner par une paffion fi vive Sc fi fubite ! tout efpoir de fortir d'ici vous eft interdit , 1'entrée de cette tour eft inacceffible a votre amant, Sc vous allez vainement languir Sc vous confumer pour un homme qui ne vous donne peut-être des marqués de fa tendreffe , que pour répondre a la galanterie que je viens de lui faire en votre nom , en lui envoyant le petit paquet que j'ai defcendu avec cette foie.Comment,m'écriai-je, ces bagatelles que vous avez renfermées dans un morceau de foie, fignifient quelque chofe ? Sans-doute,meréponditLelalu, Sc je vais vous 1'expliquer. II y a plufieurs manières différentes d'exprimer 1'amour; la nature, cette maïtreffe univerfelle , eft la première école qui ait regné dans le monde ; elle a mis en ufage toutes fortes de moyens pour faire connohre a 1'objet aimé, les troubles qu'il caufe dans 1'ame d'un amant. L'écriture ou Ia voix fervent a peindre par des traits vifs Sc touchans , 1'ardeur qui confume deux perfonnes qui s'aiment dans un pays libre, oii l'on peut fe voir & fe parler : mais comme' dans tout i'orient-, YQn nejouit pas de cet avan-  33° LES MILLE ET UN QUART D'HEURE, tage , l'on a recours a des inventions dont vous ignorez encore 1'ufage. Les amans en ce pays , plus fufceptibles d'amour que toute autre nation, pouffent leurs paffions jufqu'a la fureur ; ils s'y abandonnent fans aucune réferve, & en font leur fouverain plaifir. II ne faut donc pas s'étonner fi la captivité ou l'on tient ici les femmes, fournitaux hommes mille ingénieufes manières de fe faire entendre ; la feule nature leur en a fait inventer d'extraordinaires; prefque tout ce qui entre dans le commerce de la vie fert a celui de 1'amour: Por , 1'argent, les fruits, les fleurs, les infeftes, en un mot, les chofes les plus firnples ont leur lignification , & leur valeur naturelle ou allégorique ; c'eft ce que dans notre langue l'on appelle le Selam, de forte qu'un petit paquet gros comme le doigt renferme un difconrs fort expreffif, & qui fait plus d'impreffion fur le cceur que les caradlères lesplus tendres d'une lettre.L'amour muettrouve ici dans chaque amant un di&ionnaire galant & fpirituel; & dans 1'orient les filles font tellement inftruites de la force des expreflïons du Selam , qu'il eft rare d'en trouver une a douze ans qui ne foit en état d'écrire de cette manière a 1'objet de fa tendreffe ; on la préfère même a 1'écriture ordinaire, paree que, quand même les furveillans les plus exacts trouveroient Ie  CONTES TAATARES. 33 I Selam, ils ne peuvent jamais favoir précifément de qui il vient, ni a qui il s'adreffe. J'écoutai le difcours de Lelalu avec une extréme furprife , continua Ak-Beyaz; quoi! m'écriai-je , eft - il poffible qu'un grain de raifin , du gingembre, du charbon, de la foie blanche , & un morceau d'étoffe jaune , puiffent fignifier quelque chofe ? Oui, ma chère fille, me dit ma gouvernante , voici, mot pour mot, leur explication : » Je voudrois que vous fuffiez informé d|la » tendreffe que je viens de concevoir pour » vous; je ne fuis plus k moi - même depuis » que je vous ai vu; mais dans la cruelle fituation » ou je me trouve, je vais languir , pendant » que vous jouiffez d'une vie charmante; faites» moi réponfe, &c finiffez, s'il fe peut, tous mes » malheurs. Et que veut dire la bague que ce jeune homme m'a envoyée , dis-je a Lelalu ? Que vous devez avoir toute confiance en lui, me répondit-elle, qu'il va faire fes efforts pour vous tirer d'oii vous êtes. Ah! m'écriai-je , tranfportée de joie , je ne fuis plus furprife des geftes qu'il faifoit en développant le morceau de taffetas jaune ; voila, fans doute, une manière bien merveilleufe de fe faire entendre; inftruifez-moi, je vous prie,  LES MILLE ET UN QUART D'HEURE, promptement dans cette langue, 1'amour perd plas de la moitié de fa force , quand il a befoin d'interprête. Que vous dirai-je , feigneur, pourfuivit AkBeyaz , en adreffant toujours la parole au roi d'Ormuz; j'avois une telle impatience de devenir favante dans ce langage muet , qu'en moins de quatre jours j'en fus prefque autant que Lelalu : mon amant profitant de 1'extrême chaleur du jour , pendant lequel les noirs s'abandranoient au fommeil , ne manquoit jamais d'être au pied de la tour: le Selam alloit & venoit de part &i d'autre , & nous nous diüons les plus jolies chofes du monde, lorfqu'il me fit entendre qu'impatient de ne me voir que de loin , il avoit trouvé le fecret de s'engager au gardien de la tour , & qu'il efpéroit, avant quelques jours, pouvoir me parler en toute liberté: en effet, il fe noircit tout le corps , &C s'étant préfenté au géolier de ma prifon, a la place d'un de fes efclaves qui étoit mort, il en fut recu avec plaifir. Ily avoit déja trois jours que je n'avois eu de fes nouvelles , lorfque , vers le milieu de la nuit, j'entendis ouvrir la porte qui étoit au pied de mon efcalier; je prétois une oreille attentive a un bruit fi agréable , lorfque j'appercus mon amant avéc une lampe a la main; fa couleur ne  CONTES TARTARES. 335 m'effraya pas, il m'avoit averti que cette noirceur s'efFaceroit aifément; je m'avancai précipitamment au-devant de lui; mais , feigneur, il fut tellement ébloui de quelques traits de beauté qu'il trouva fur mon vifage, que s'appuyant contre la muraille de 1'efcalier, je vis le moment qu'il alloit s'évanouir. L VI. QUART D'HEURE. Je retins mon amant dans mes bras, je Je fis entrer dans ma chambre, ou après lui avoir lavé le vifage , je reconnus ces traits charmans qui m'avoient percé le cceur: belle perfonne , s'écria-t-il alors, en fe jetant a mes genoux ! Lumière de ma vie, profitons du fommeil que j'ai procuré a tous vos gardes par une boiffon foporative , & venez avec moi dans un lieu digne de vous recevoir comme mon époufe. Alors, feigneur, me prenant par la main, il me fit defcendre avec ma gouvernante; nous fortimes de la tour fans aucurt obffacle ; & après avoir marché dans le bois pendant une bonne heure , nous entrames dans une cabane de charbonniers , oü ayant trouvé des chevaux tout prêts, nous employames le refte de la nuit 6c le jour fuivant pour arriver dans les  334 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , fauxbourgs de Dagma: la, mon amant m'ayant conduit dans une très-jolie maifon , oü il me fit prendre quelque nourriture, il fe retira enfuite pour aller fe mettre dans le bain , pendant que Lelalu & moi nous nous reposames de la fatigué de notre marche. A peine eus-je fait connoïtre que j'étois éveillée , qu'Agib ( c'eft ainfi, feigneur , que fe nommoit mon amant ) entra dans ma chambre, mille fois plus brillant que le foleil: ma chère ame, me dit-il, voulezvous différer davantage mon bonheur ? Mon filence lui ayant fait alors affez connoïtre que je ne m'oppofois pas a fes défirs : permettez, me dit-il, que la feule perfonne que j'aime prefque autant que vous , foit témoin de notre mariage. Alors allant prendre par la main un jeune perfan , il me le préfenta , en me difant que c'étoit fon frère , & me conjurant d'avoir pour lui toute la tendreffe poffible ; je 1'affurai de ma parfaite eftime , & quelques efclaves ayant apporté un repas trés - propre , nous les renvoyam.es, afin qu'ils ne fuffentpaslestémoins de nos plaifirs. J'en attendois du moins; mais, feigneur, que je me vis éloignée de mes efpérances! II y avoit quatre ou cinq heures que nous étions a table: mon époux étoit a cöté de moi fur le même fopha : il affaifonnoit tous fes difcours de careffes ü tendres, que fon  CO N TES TARTARES. 335 frère ne put voir notre bonheur fans jaloufie; le vin lui avoit déja échauffé la tête, il vint ie piacer a mes cötés, & crut pouvoir prendre avec moi les mêmes libertés que fon frère. Je le reegis d'abord fans conféquence,mais voyant qu'il perdoit le refpett, je le priai férieufement d'être fage. Agib fut ému de la hardieffe de fon frère: Rezené, lui dit-il, fongez , je vous prie, que cette belle perfonne va être ma femme, & qu'il ne vous efi pas permis de vous émanciper ainfi auprès d'elle: ellene 1'eft pas encore, lui dit Rezené, étourdi du vin & de 1'amour qu'il avoit concu pour moi, & je ne prétends pas vous céder une fille fur laquelle vous n'avez pas plus de droit que moi: vous imagmezvous que je ne fache pas bien que ces noces font imaginaires , & que cette perfonne eft une de ces filles qui pour de 1'argent fe livrent au premier venu; croyez-moi, Agib, cédez-lè moi pour aujourd'hui feulement, demain elle fera entièrement k vous. Nous fümes tellement étonnés des infolens difcours de Rezené , que nous en reftames immobiles; je voulus enfuite me lever pour paffer dans une autre chambre, Rezené s'oppofa a mon paffage. Agib eut beau* employer la douceur auprès de fon frère, il fembloit qu'un démon fe fut emparé de fes fe'ns, & Lelalu que j'appellai a mon fecours, vou-  3 3 (5 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , lant lui faire entendre raifon, elle en recut pour toute réponfe, un coup de cangiar qui lui perga le bras. Je fis des cris affreux , en voyant couler le fang de ma gouvernante , je lui ord'onnai d'appeller les efclaves d'Agib , ils étoient retournés a Dagma par fon ordre : en vain nous effayames de défarmer le furieux Rezené, ce perfide oublia en ce moment toute la tendreffe qu'il devoit a mon époux , fe jeta fur lui, &t lui porta un coup dans la gorge. Agib fe fentant alors dangereufement bleffé , mit le fabre a la main, & devenant furieux a fon tour, en fendit la tète a fon frère , qui tomba mort a mes pieds. Jugez , feigneur , de mon extréme douleur, pourfuivit Ak-Beyaz en fondant en larmes, je voyois Rezené fans vie ,& mon époux mourant; il n'eut que la force de faire quelques pas, il fe laiffa tomber fur le fopha, & me tendant la main: Ak-Beyaz , me dit - il, ma chère Akbeyaz, je n'ai plus que quelques momens k vivre , & j'ignore par quel fecret mouvement je me trouve confolé de n'être pas entièrement votre époux. Je fouhaitois ce bonheur avec tant de paffion, que je ne comprens point la raifon d'une pareille indifTérence. J'attendois un iman k la pointe du jour, pour vous donner ma foi dans les formes; mais, ma chère ame, fa préfence nous eft bien inutile ; fuyez de cette maifon  Cöntes Tartares, 337 maifon défolée; prenez toutes les pierreries qui font fur mon turban & fur mes habits; voila encore deux mille pièces d'or dans cette bourfe: oubliez, s'il fe peut, le crime de mon perfide* frère, & fouvenez-vous quelquefPis du tendre Agib. Je vois déja Modard (i) qui me tend fa main; adieu mon adorable Ak-Beyas, adieu.... Pardonnez , feigneur, fi je ne puis ici retenir des larmes que mon cher Agib mérite avec tant de juftice; il perdit la parole en ce moment, & remit fon ame entre les mains de 1'ange de la mort. Je tombai évanouie fur mon époux. Lelalu , quoique bleffée au bras , ne perdit pas le jugement, elle me fit revenir de mon évanouiffement; je lui panfai le bras avec de 1'huile & du vin. Elle détacha enfuite toutes les pierreries d'Agib & de Rezené, & les mettant dans la bourfe oii étoient les pièces d'or, elle m'emmena hors de cette maifon malgré 1'obfcurité de la nuit; & en ayant fermé la porte, nous primes le premier chemin que nous trou' vames devant nous. Le petit jour commencoit * paroitre , & l'on venoit d'ouvrir les portes de Dagma : nous y entrames, & ayant rencontré une bonne femme nommée Sumana, 0) L'ange de la mort, fuivant les perfans; c'eft le tmême qu'Azrail. Tome XXI, y  338 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE qui étoit de la connoiffance de Lelalu , elle la pria de nous recevoir chez elle; nous y entrames laffes & fatiguées ; je me jettai fur un petit lit, ou rcpaffant tous les malheurs qui m'accabloient depuis le premier moment de ma naiffance, je m'abandonnai aux larmes & auxfoupirs. Je tombai malade a l'extrêmité, & ce ne fut que par les foins de Lelalu que je pus furvivre a tant de difgraces. Nous reftames dans cette maifon prés d'un an , c'eft-a-dire jufqu'au moment que votre majefté vint demeurer dans cette ville qui, depuis ce tems a toujours été honorée de la piéfence de fon fouverain. LVII. QUART D'HEURE. Ui A maifon oii je logeois étoit dans le quartier du palais de votre majefté; je réfolus, feigneur, de m'eloigner de la foule & du grand bruit, avec d'autant plus de raifon, qu'une fièvre ardente m'enleva quelques jours après ma chère Lelalu. Je fus inconfolable de fa perte; mais Surnana me donna tant de marqués d'une véritable tendreffe, qu'elie remplit bientót dans mon cceur la place que Lelalu y avoit occupée. Cette bonne femme avoit une petite maifon dans un village k deux lieues de Dagma: elle  Cöntés Tartarës. 339 me propofa d'y venir demeurer, je m'y tranf portai avec plaifir , & j'en trouvai la fituation fi charmante, que je la fis embellir pour y pouvoir loger plus commodément. Comme depuis deux ans que j'étois dans ce village, & pendant le féjour que j'avois fait k Dagma, j'avois fait beaucoup de dépenfe, je commencois k manquer d'argent; je réfolus de vendre quelques - unes des pierreries de mon époux, & je priai Sumana d'aller chez les Juifs de Dagma, pour leur montrer une trés-belle émeraude dont je voulois me défaire. En allant a la ville , elle rencontra un Calender qui portoit un fac fur fon bras; il 1'aborda, ils lièrent enfemble converfation , & cette femme lui ayant dit qu'elie alloit vendre quelques pierreries a Dagma, il 1'affura qu'il s'y connoiffoit parfaitement, & que même il en faifoit commerce. Vous, lui dit Sumana, un Calender marchand de diamans ? Je croyois que tout votre bonheur confiftoit dans une extréme pauvreté, mais il me paroit que vous avez bien d'autres idéés de votre état. Le Calender, furpris de fa réponfe, lui avoua qu'il étoit marchand de diamans; que pour fe mettre k 1'abri des voleurs, il fe déguifoit fous un habit auffi fimple, & que fi elle fouhaitoit lui montrer ce qu'elie avoit k Yij  340 LES MILLE ET UN QUART DHEURE," vendre, il lui en diroit la jufie valeur. Sumana ne fit aucune difficulté de lui mettre mon émeraude entre les mains ; mais il n'eut pas jeté la vue deffiis, que changeant de couleur: perfonne, dit-il, ne peut mieux connoïtre le prix de cette pierre précieufe que moi, puifque je 1'ai vendue avec plufieurs autres , il y a environ trois ans, a un jeune feigneur d'Ormuz; il ne m'en a payé que cent fequins d'or, mais j'en donnerai bien aujourd'hui cent trente. La vieiile crut qu'elie ne pouvoit mieux faire que de la lui livrer pour cette fomme, qu'il lui paya comptant: vous voyez, lui dit le Calender, que je fuis homme de parole; fi vous avez encore des pierreries, je vous les acheterai toutes. Ce n'eft point a moi que cette émeraude appartient, lui répliqua Sumana , mais la perfonne de qui je la tiens en a encore plufieurs que je ne doute point qu'elie ne vende 1'une après 1'autre. Eh ! de grace , conduifezmoi vers elle, reprit le Calender: Sumana ne £t nulle difficulté de me 1'amener; il examina tous mes diamans, & m'affura les avoir vendus a un jeune Perfan nommé Agib. Ce nom renouvella mes douleurs; je ne pus retenir mes larmes, & le Calender me regardant avec furprife : Oferois-je, madame, me dit-il, vous demander la raifon d'une pareille trifteffe. Ah l  C O N T E S T A R T A R E S. 34^ mon père , lui répondis-je, en redoublant mes pleurs, n'exigez pas de moi un récit auffi cruel; qu'il vous fuffife de {avoir qu'Agib a été mon époux pendant quelques inftans feulement, Sc qu'un fort cruel me Pa enlevé au moment que j'allois lui donner les dernières preuves de ma tendreffe. Sa mort & celle de fon frère ont fait du bruit dans Dagma, reprit le Calender, mais l'on ignore les auteurs de leurs nffaffiuats. Ils ne furent pas affaffinés, m'écriai-je, je fuis la feule caufe de leur mort. Je ne pus, fei* gneur, achever en ce moment de fatisfaire la curiofité du Calender; je fus fi faifie de douleur, que je tombai évanouie entre les bras de Sumana. Cette pauvre fille étant entrée dans un cabinet k cöté, pour m'aller chercher quelque eau cordiale, le Calender 1'y enferma X doublé tour, me mit promptement dans fon fac, me jeta fur fes épaules, & m'apporta dans une petite maifon qui ne doit pas être éloignée de ce chateau. Je fus très-étonnée, après être revenue de mon évanouiffement, de me trouver dans un lieu tout a fait inconnu, entre quatre efclaves noirs & le Calender, qui tenoit un poignard prêt k me 1'enfoncer dans Ie cceur. Scélérate, me dit-il, reconnois le père malheureux d'Agib& de Rezené, 6c prépare-toi a fouffrir Ia mort Yiij  34* LES MILEE Ef UN QUART D'HEURE que tu mérites de ton propre aveu. La vie m'étoit fi indifférente, que je ne lui demandai pas qu'il me laiffat vivre : hélas ! lui dis - je , après avoir perdu mon cher Agib , je meurs fans regrêt; mais permettez-moi du moins que je vous raconte de quelle manière mon époux & fon frère ont ceffé de vivre; il voulut bien fufpendre fa fureur pour un moment, & m'or» donna de parler. Je lui racontai 1'hiftoire de la tour, mes amours avec Agib, mon enlèvemént, 1'ivreffe de Rezené, & la manière cruelle dont ces deux miférables frères s'étoient donné la mort: les yeux du Calender fe troublèrent k ce récit, il tomba évanoui a fon tour entre les bras de fes efclaves; mais enfuite ayant recouvré 1'ufage des fens, il entra dans une fureur extréme : Perfide Ak-Beyaz, s'écria-t-il alörs, reconnois aujourd'hui le malheureux Abdalla-Youfouf qui fa donné la vie. Je f avois confiné dans une tour pour empêcher la prédicfion des aftres qui m'avoient affuré que tu cauferois la mort de tes frères & de ton père même. La révolution qui eft arrivée dans ce royaume, m'a empêché de détourner 1'effet de ces malheurs, j'ai été obligé de fuir avec Maffaud, dont un autre occupe le tröne: un ami s'étoit chargé du foin de te tenir exacfement enfermée; tes deux frères étoient confiés  CONTES TARTARES. 34$ a fes foins. Hélas! fous cet habit de Calender, je venois les voir de tems en tems; ils promettoient tout ce que l'on peut attendre de jeunes gens bien nés: ils avoient travaillé & faire un pani confidérable contre 1'ufurpateur: (pa'-donnez, feigneur, dit en cet endroit AkBeyaz , fi je repète les mêmes paroles de mon père). Maffaud devoit avec moi furprendre Dagma le furlendemain de la mort de mes fils; & c'eft toi,fille inceftueufe, qui m'affaffine, moi, mes cliers Agib & Rezené. Ah ! je devois croire Calaf-Haray leur mère; fi j'avois fuivi fes fages confeils, il y a quinze ans que j'aurois étouffé un monftre tel que toi, mes chers enfans vivroient encore. Maffaud auroit fans doute remonté fur le tröne, dont les conjurés, épouvantés de la mort fi extraordinaire de leurs chefs, laiffent jouir Mir-Bahadin, & je ne ferois pas errant, fugitif, & réduit a me cacher a la fureur de mes ennemis, fous de vils habits que je détefte : mais, perfide, tu ne porteras pas loin ton crime, & j'empêchcrai bien 1'accompliffement entier de la prédict ion de Moubarek; enfuite, après m'a voir appris en peu de mots fes amours avec ma mère, & tout ce que j'ai eu Phonneur de vous raconter au commencement de mes aventures : ta mort, pourfuivit-il, fait ma feule füreté, je ne veux t iv  344 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE pourtant point plonger ma main dans ton fang, je fais un autre moyen de purger la terre d'un monftre que j'aurois dü empêcher de voir jamais la lumière. LVIÏI. QUART D'HEURE. Alors, feigneur, fans écouter ni mes prières ni mes larmes , il me fit mettre par fes efclaves dans un fac, me chargea fur les épaules de Mazaoul, l'un d'eux, & m'alloit jeter dans la mer, lorfque votre majefté s'eft heureufement oppofée a fes cruels deffeins; fa barbarie, fdgneur, vous a fait horreur; vous lui avez óté la vie, & vous 1'avez rendue k une perfonne qui fera toujours des vceux ardens & fincères pour Ia confervation de la votre. Voila le récit fidéle des aventures de Ia malheureufe Ak-Beyaz, dont jufqu'a préfent le feul bonheur a été de n'être pas tombée dans 1'incefte, & qui doit, tout le refte de fa vie, gémir contre les aftres, de 1'avoir forcée a remplir fes cruelles deftinées, en caufant la mort de fon père & de fes frères. Le fultan d'Ormuz, ajouta Ben-Eridoun, avoit écouté avec une extréme attention 1'hiftoire d'Ak-Beyaz; les larmes qu'elie répandoit  CONTES TARTARES- 345 en abondance 1'attendrirent, il 1'embraffa avec toutes les marqués d'un véritable amour. Ah' charmante Ak-Beyaz, lui dit-il, que les fituations oii vous vous êtes trouvée avec Agib ont cruellement intéreffé mon Cceur : non, tout mort qu'il eft, la tendreffe que vous avez temoignee pour lui, m'auroit caufé une extréme jaloufie, fi la fin de vos maIheurs ng appns qu',1 étoit votre frère. Je fais que les prédis de Moubarek ont prefque toujours ete accomplies, mais je Mime fort ceux qui le vont confulter; le bien ou le mal que nou. avonsfur la terre, nous vient de nos bonnes ou mauvaifes inclinations; & puifque notre hberte ne peut être contrainte, nous avons plus a craindre de notre propre malice, que de la mahgmté des étoiles. Nos aftions font ecntes fur la table de lumière, pourquoi vouloir penetrer dans un avenir qui ne peut, la plupart du tems, que nous chagriner ? Si nous devons être heureux, 1'impatience que nous avons de toucher a ce fortune moment prédit par lesaftres, nous öte plus de la moitié de notre bonheur; fi le deftin nous annonce quelque chofe de funefte, ces triftes prédiöions derangent tous les plaifirs de notre vie & les précautions que Pon prend pour éviter les malheurs auxquels nous fommes deftinés ne  34Ö IES MILLE ET UN QUART D'HEURE J font que les avancer : ils ne font pas même toujours 1'effet de la prédiction, mais bien la peine de la curiofité qui la recherche, ou de la crédulité qui la recoit. C'eft ce qui eft arrivé a Abdalla-Youfouf, que le grand prophéte a voulu punir de tous fes crimes, par la curiofité qu'il lui a infpirée de confulter Moubarek; s'il n'avoit pas voulu pénétrer dans 1'avenir, vous auriez été élevée avec Agib & Rezené; vous les auriez connus pour vos frères: le premier, loin de reffentir une paffion inceftueufe, ne vous auroit regardée qu'avec refpetf; Rezené n'auroit jamais difputé a fon frère la poffeffion d'une perfonne que les loix divines & humaines lui défendoient d'aimer criminellement; ils ne fe feroient pas tués 1'un 1'autre auffi cruellement, & Addalla - Youfouf n'auroit pas trouvé la fin de fa vie fous le tranchant de mon fabre: mais, divine Ak-Beyaz, éloignons, je vous en conjure, ces triftes idéés, ne fongez plus uniquement qu'au tendre roi d'Ormuz, renfermez en lui feul tous vos plaifirs, & comptez qu'il fait fon unique bonheur de vous plaire & d'être uniquement aimé de vous. Ak - Beyaz obéit au fultan, elle effuya fes larmes, & ne put s'empêcher de témoigner, par des tranfports de joie, combien elle étoit  CONTES TARTARES. 347 fenfible a 1'amour de Mir-Bahadin. Ce monarque, charmé de la tendreffe de cette belle fille, ne voulut pas différer fon bonheur d'un feul moment, il fit venir fon iman , & après avoir donné fa foi k la belle Ak-Beyaz, avec toutes les cérémonies néceffaires, il devint le plus heureux de tous les époux, & cette charmante fultane s'étudia toute fa vie a aller au-devant de ce qui pouvoit flatter fa paffion. Sa grandeur & fon élévation ne lui firent point oublier Sumana, que le calender avoit laiffée dans fa maifon de campagne; elle la fit venir auprès d'elle, & lui fit part de toutes fes faveurs: & ce fut cette même fultane qui fit batir Ia belle mofquée que l'on voit encore a Dagma, ou pendant fon règne, fix derviches prioient continuellement, chacun k fon tour, le fouverain prophéte pour fon père & fes deux frères. Ah l mon cher Ben-Eridoun, s'écria SchemsEddin, que cette hiftoire m'a fait de plaifir, mais en même tems, qu'elie a pénétré mon cceur de la douleur la plus vive, par la conformité de mes malheurs, avec ceux de cette belle reine ! De même qu'Abdalla-Youfouf, le roi Alfaleh mon père confulta le fameux Abdelmelek, ils recurent 1'un & 1'autre k peu prés la même réponfe, leur malheureufe curiofité leur a caufé la mort, avec cette diffé-  '348 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE^ rence que fi les premières années de la charmante Ak-Beyaz s'écoulèrent dans la trifteffe & dans la douleur, la fin de fa vie 'fut trèsheureufe; & qu'au contraire, ayant paffe ma première jeuneffe dans la profpérité, il femble aujourd'hui que le grand prophéte ait détourné fes yeux de deffus moi, & rejeté mes prières: privé de la vue & de tout ce que j'ai eu de plus cher au monde, quel plaifir dois-je trouver fur un tröne oii je ne fuis monté qu'en tuant mon père ? J'ai, a la vérité, expié mes crimes, je crois en avoir obtenu lè pardon du fouverain créateur de tous les êtres. Je ne connoiffois pas Alfaleh, lorfque j'eus le malheur de le priver de la vie; mais tout innocent que mon cceur étoit de ce parricide, qui fait fi la cruelle fituation oii je me trouve n'en eft pas la punition ? Ah! feigneur, dit alors Ben-Eridoun, en fe profternant aux pieds du roi d'Aftracan , écartez les triftes réflexions que vous a fait naitre 1'hiftoire d'Ak-Beyaz; 1'indifcrétion que j'ai eue de vtms rappeller des malheurs auffi conformes aux vötres , mérite la mort; je la fubirai fans me plaindre , & ne veux point furvivre k une imprudence auffi groffière. Eh! mon cher Ben-Eridoun, s'écria le roi d'Aftracan en l'embraffant, fimagines-tu que jamais mes malheurs me fortent de la mémóire : non, non,  CONTES TARTARES. 349 tu te trompes fi tu crois m'avoir fait de la peine par ce récit, il n'eft point d'heure que je n'y penfe, & tu es le feul qui, par des hiftoires toujours plus fingulières les unes que les autres, en fufpens le fouvenir pour quelques momens; continue donc, mon cher ami, un entretien qui me fait tant de plaifir, & profite du peu de tems qui nous refte aujourd'hui pour commencer quelqu'autre aventure intéreffante. Ben-Eridoun fe leva en ce moment: Seigneur, dit-il au roi d'Aftracan, puifque votre majefté veut oublier ma faute avec tant de bonté, je vais tacher de la réparer par le récit des aventures d'un homme qui voyageoit d'une manière bien extraordinaire , & que pour cette raifon on appella Errant. J'écoute avec attention, dit Schems-Eddin; Ben-Eridoun s'étant affis, continua ainfi de parler. Hiftoire d' Aboutayer Verrant. IL y avoii, feigneur, dans les fauxbourgs d'Ormuz, fous le regne du même Mir-Bahadin, dont je viens de vous parler, une bonne femme veuve, qui faifoit commerce de fafran; elle n'avoit qu'un feul fils nommé Aboutaher, qu'elie avoit toujours clevé dans la crainte de Dieu  350 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ; &dans 1'exacte obfervance des commandemens de notre loi. Elle avoit derrière fa maifon un petit jardin qu'Aboutaher cultivoit de fes propres mains; Sc le eiel béniffant fon travail, il retiroitun profit affez ccnfidérable de fes peines. Un mürier d'une beauté Sc d'une grandeur extraordinaires, lui prodnifoit des müres exquifes, qu'il ne vendoit que dans les premières maifons d'Ormuz, oü il étoit toujours bien recu Sc bien payé. Un voilin, envieux de fon petit héritage, Sc fur - tout de fon mürier , avoit tenté vainement plufieurs fois d'en faire 1'acquifition; la mère d'Aboutaher avoit toujours refufé de le lui vendre, cela le piqua: il réfolut de s'en venger. Pour cet effet, il montoit toutes les nuits par - deffus le mur commun, Sc cueilloit les müres, de manière que le lendemain Aboutaher n'étoit plus en état d'en fournir a fes pratiques ; comme il s'appercut bientót de la méchanceté de fon voifin , fon premier mouvement fut de Ie guetter Sc de le tuer a la defcente de 1'arbre.  CONTES TARTARES. 351 LIX. QUART D'HEURE. Il étoit très-facile k Aboutaher de fe défaire de fon ennemi, en le faifant paffer pour un voleur & en le tuant d'un coup de fleche ; mais il ne put jamais avoir cette cruauté: quoi! fe difoit-il, ferai-je mourir cet envieux pour des müres ? cet arbre me fait vivre, il eft vrai, mais ne puis-je travailler & fubfifter fans fon fecours; fi mon vbifin me vole , tant pis pour lui, il ne fera pas dit que je me venge pour un fujet auffi léger. II y avoit, feigneur ,plus d'unmois que toutes les nuits, Megmou ( c'eft le nom de ce voleur de müres ) faifoit le même manége, lorfqu'un foir qu'il pleuvoit extrêmement, l'on heurta a la porte d'Aboutaher; il courut promptement 1'ouvrir , & fut étonné d'y trouver un homme agé d'environ quarante ans, de très-bonne mine , accompagné d'une efpèce de page. Aboutaher, lui dit cet homme , la pluie m'oblige de me réfugier chez toi, fais-moi le plaifir de me donner le couvert, & quelque chofe a manger , fi tu le peux faire. Aboutaher fe fentitfaifi de refpeft a la prélence de cet höte , le recut de fon mieux, & fa mère lui préfenta tout ce qu'elie avoit de meilleur; il fe mit a table, voulut  m LES MtLLE ET UN QUART D'öÈURE J qu'Aboutaher s'afsït a fes cötés, & faj «j» «anda pendant Ie repas p quoi il s'occupoit ordinairement. Seigneur , lui répondit ce jeune Jiomme, ma mère, comme vous le voyez , efi fort agee jeluitiens compagnie, & après avoir fatisfait le plus exaaement qu'il m'eft poffible aux preceptes du divin Alcoran, je tacne de 1'aider dans fon petit commerce ; mais fi nous avK>ns du bienfuffifamment pour vivre , mon »nclmation me porteroit è voyager ; rien ne me lemble plus avantageux a un jeune homme & je fens que les plus grands périls ne m'étonne««ent pas. L'höte d'Aboutaher approuva fon penchant; je fuis trompé , lui dit-il, fi tu n'exécutes un jour tes intentions, & fi tll ne deviens un voyageur fort extraordinaire; mais après avoir mangé du pileau que j'ai trouvé excellent, ne me préfenteras-tupas un petit plat de müres ; tu paffes pour avoir les plus excellentes d'Ormuz. Hélas! feigneur , reprit Aboutaher, je voudrois pouvoir vous en offrir, maisj'ai un méchant voffin qui m'en empêche ; il me les vole toutes les nuits , Sc je fuis sür qu'en ce moment, il n'y en a pas une fur mon mürier, en état d'être mangée. L'höte d'Aboutaher lui demanda s'il ne pouvoit pas 1'empêcher de le voler. Je ne connois qu'un moyen, lui répondit ce jeunë homme, c'eft dei'affommer: jel'aurois déja fait, mai*  CONTES TARTARES, 353 mais quand je confidère combien la vie de 1'homme eft précieufe devant Dieu, je ne puis me réfoudre a 1'öter a mon voifin pour un panier de müres: cela eft vrai, reprit l'höte , & ces fentimens font très-louables; mais fans qu'il en coüte la vie a ce fripon , je veux t'en venger d'une manière toute particulière. Alors fe faifant conduire au pied du mürier, il le toucha de fa main , & 1'affura que quiconque monteroitdeffus, fans fa permiffion, yrefteroit jufqu'au jour terrible du jugement univerfel , a moins qu'il ne confentit qu'on Pen defcendïti Quelque refpeft qu'Aboutaher eüt pour fon höte, il ne put s'empêcher de rire d'une punition qui lui paroiffoit auffi ridicule qu'impoffible. Cet homme ne s'en fcandalifa pas: Aboutaher , lui dit - il, il y a des chofes plus incroyables dans notre Alcoran, y ajoutes-tu foi ? Ah ! feigneur , reprit-il, il ne m'eft pas permis d'en douter , èc notre fouverain prophéte étoit trop ami de Dieu, pour avoir mêlé aucun menfonge dans ce livre divin : oui, je les crois avec la foi inaltérable d'un vrai mufulman, prêt k perdre la vie pour les foutenir contre les infidèles. Je fuis content de toi, repliqua l'höte, il eft peu d'hommes auffi fermes que toi dans fa religion. Reconnois enmoi ce prophéte donttu viens de parler, le grand Mahomet, chef &i père Tornt XXI. 1  3 54 I-ES MILLE ET UN QUART D'HEURE ; de tous les croyans. Ton mürier te fera bientót voir 1'effet de mes promeffes. A peine, feigneur, notre fouverain prophéte eut ainfi parlé, qu'il difparut avec fon page ; jugez de 1'étonnement & de la joie oü fe trouva Aboutaher; il courut apprendre cette nouvelle a fa mère qui ne pouvoit y ajouter foi; elle ne fut convaincue de cette vérité, que lorfque fon voifin fut monté le furlendemain fur fon mürier ; il y cueillit toutes les müres qu'il lui plüt, il en remplit fon panier; mais quand il voulut defcendre , fes efforts fe trouvèrent vains, il refta collé fur 1'arbre fans pouvoir fe remuer de fa place. Le jour vint, Aboutaher courut a fon jardin avec fa mère, il trouva fon envieux perché d'une manière a le faire rire; fes plaintes, fes promeffes de ne le plus voler furent vaines, il courut chercher le cadi, &. le conduifit chez lui; il interrogea ie voleur qui convint de tout, & ayant offert fur Ie champ de rendre la valeur de toutes les müres, Aboutaher confentit qu'il defcendït de deffus 1'arbre , ce qu'il exécuta avec joie , il paya les müres, & fut encore condamné par le cadi , & recevoir vingt coups de baton fur la plante des pieds , & a une très-févèreamende. Une aventure auffi extraordinaire fit grand bruit dans Ormuz ; perfonne ne fut affez hardi  CONTES TARTARES. 355 pour venir dérober par la fuite les müres d'Aboutaher , &z ce bon Mufulman jouiffoit tranquiilement du produit de fon petit jardin ,lorfqu'un matin, allant pour cueiilir fes müres , il entendit quelqu'un pouffer de profonds foupirs de deifus fon mürier, fans y appercevoir perfonne. LX. QUART D'HEURE. Q u E L fut, feigneur , 1'étonnement & la frayeur d'Aboutaher, aux plaintes qui partoient de deffus fon mürier! qu'entends-je, s'écriaf-il , qui eft-ce qui fe plaint ici ? Hélas! lui répondit une voix fort touchante , c'eft une malheureufe Ginne (1) qUi fe trouve arrêtée fur cet arbre par un accident des plus extraordinaires. Es-tu, lui demanda Aboutaher, de ces génies bienfaifans, amis des fidèles croyans , ou bien de ces anges réprouvés, qui par leur défobéiffance ont mérité d'être privés pour toujours de la vue de leur fouverain Créateur? (1) Efprit élémentaire, ou inteüigence de celles que les orientaux croient avoir été créés de dieu , de la matière d'un feu ardent Sc bouillonnant, avant qu'il eut réfolu de créer 1'homme. Z ij  356 LES MILLE ET UN QUART D'irEURE, J'adore le vrai Dieu , reprit la Ginne , je fuis ennemie mortclle d'Eblis (1) prince des Anges de ténèbres , & j'allois même en ce moment empêcher 1'efFet de fes perfécutions envers une princeffe des ifies de Celèbes , lorfque je me fuis fentie retenue fur ce mürier par un pouvoir furnaturel. Tu as raifon, reprit Aboutaher, d'appeller le pouvoir furnaturel, puifque c'eft notre grand prophéte lui-même qui m'a donné celui d'y arrêter jufqu'a la fin du monde, quiconque y montera fans ma permiffion; mais je ne veux point m'en fervir contre toi; & puifque tu ne f emploies qu'a faire du bien , pars , exécute tes bonnes intentions. Je vais partir, répondit la ginne ; mais je veux te récompenfer du plaifir que tu viens de me faire ; ramaffe cette branche que je viens de cafferaton mürier: Aboutaher obéit, alors la Ginne paroiffant dans (1) Huffain Vaïez, dans fon interprétation perfane de 1'Alcoran tur ces mots „ fafageiadou Ma Eblis abba , qui figniflent, 6- ils l'adorent, excepté Eblis , qui refufe de le faire, dit que les anges ayant requ un commandenaent expres de dieu de fe profterner devant Adam ils y fatisfirent tous, k la réferve d'Eblis, qui refufa d'ob'éir ; & il ajoute ces paroles : excepté Azazel, créature de 1'ordre Sc de 1'efpèce des ginnes , qui font des efprits ou génies, lequel fut depuis furnommé Ibba & Eblis, k caufe de fa défobéiffance, & paree qu'il n'a plus rien k efpérer de la miférigorde de dieu.  CONTES TARTARES. 357 fa forme naturelle, elle lui fit voir Ie plus beau vifage qui fut fur la terre. Aboutaher la regardoitavecadmiration, lorfqu'elle lui paria ainfi: je fais que tu as toujours eu une forte paffion de voyager, qui n'a été balancée jufqu'a ce jour que par le défir de ne point quitter fa mère; je vais accorder ton devoir avec ton inclination; quand tu tiendras cette baguette en main , tu n'auras qua fouhaiter d'être en tel lieu de la terre que tu voudras , tu y feras tranfportéfur le champ. Aboutaher, après avoir remercié la Ginne qui difparut dans le moment, courut porter cette nouvelle a fa mère; elle ne put s'empêcher d'en rire ; mais elle fut bientót contrainte d'y ajouter foi, lorfque fon fils ayant voulu faire 1'épreuve de fa baguette , fouhaita d'être tranfporté a Medine; a peine eut-il témoigné 1'envie qu'il avoit de vifiter le tombeau de notre faint prophéte , que partant comme un éclair , elle le perdit de vue, & en moins de quatre minutes,il fe .trouva dans la fainte Mofquée. II y fit fes prières, & alla enfuite fur la fainte montagne faire le facrifice du mouton; il paffa dela a la Meque, prit de bons certificats de fon voyage , & ayant fouhaité de revenir a Ormuz, il fe retrouva avant le coucher du foleil dans fa maifon , oü fa mère ne put doutsr qu'il n'eüt pas fait ce voyage. Z iij  3^8 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE,' Aboutaher, feigneur ,voyagea de cette forte pendant plufieurs années, il revenoit toujours coucher a Ormuz ; mais enfin , fa mère étant morte, il ferma la porte de fa maifon, Sc n'y revenoit que dans le tems des müres, qu'il vendoit toujours k fon ordinaire aux dames de la première condition. Comme par une conduite extrêmement fage , & par fa frugalité , il vécut prés d'un fiècle, il n'eft pas mal aifé de con-. cevoir qu'il lui étoit arrivé des aventures bien extraordinaires pendant un fi grand nombre d'années , & que perfonne n'étoit mieux inftruit que lui de toutes les aventures fingulières de fon tems. Auffi prit-il un extréme foin de les écrire; mais la négligence de ceux entre les mains de qui tomba ce manufcrit, n'eft pas pardonnable , ils en firent fi peu de cas , qu'ils le vendirent a un épicier d'Ormuz qui en enveloppoit toutes les marchandifes qu'il débitoit en détail. Je me repofois, il y a un an , dans fa boutique , lorfque je trouvai un feuiilet de ce tréfor ineftimable dont je connoiffois de réputation 1'auteur ; je lui achetai pour peu de chofe tout ce qui lui en reftoit; mais, feigneur, ce manufcrit eft fi informé & fi rempli de lacunes , qu'hors 1'hiftoire que je viens de vous raconter, Si cinq ou fix autres oü il y a peu de feuillets a redire , tout le refte n'a aucune Maifon,  C o n t e s T a r t a r e s. $59 Ah • quel dommage,mon cher Ben-Eridoun, dit Schems-Eddin, qu'un livre fi rare foit perdu , ou foit auffi défectueux ; toutes les richeffes de la terre ne pourroient payer un femblable manufcrit, & que j'ai eu de plaifir au récit de la vie de ce fameux voyageur ! Si quelqu'une des hiftoires de cet ami de notre grand prophéte fe trouve préfente a ta mémoire, racontela moi, je te prie , j'ai une extréme impatience d'entendre quelque récit de cet homme fi rare dans fon tems. En voici une , feigneur, continua Ben-Eridoun ; mais comme le nom du caüfe , fous lequel elle eft arrivée , eft effacé dans le manufcrit d'Aboutaher, je ne puis vous dire quel il étoit, & cela n'eft pas fort effentiel 2 cette hiftoire. Hiftoire de Neroux & de Muna^. Un calife de la maifon des Abaffides (1) , prince trés - renommé pour fa juftice, s'étant un jour égaré a la chaffe aux environs de Bagdad, erra toute la nuit dans une épaiffe forêt; il avoit (1) On compte trerfte-fept califes de cette race, dont le premier s'appeloit Abboul-Abbas-Safiahi, & le dernier, Moftazem. Z iy  '56b LES MILLE ET UN QUART D'HEURE, été obligé, a la pointe du jour , d'attacher fon "cheval par la bride, & de fe jeter fur une efpèce de gazon, pour y prendre quelque repos lorfqu'il fut interrompu par les plaintes affez aigres d'une femme. Malheureufe Eve , s'écria-t-elle, 'pourquoi es-tu caufe de ma mifère ? ne pouvoistu t'abftenir de défobéir a ton maïtre ? & fautil que je porte la peine de ton incontinence ? A ces paroles fi outrageantes pour notre première mère, un homme qui paroiffoit le mari de cette femme y ajouta celle - ci: ce n'étoit pas affez, ingrate , de contrevenir aux ordres de ton fouverain, il falloit encore par tes féduifantes careffes que tu plongeaffes 1'homme xlans un abïme de malheurs ! Perfide Adam , pourquoi ton peu de réfiftance me coüte-t-il tant de peines & de travaux. Le calife , auffi furpris qu'on puiffe 1'être , s'approcha de ces deux perfonnes que fon abord jmprévu effraya fort : pourquoi blafphêmezvous ainfi , leur dit ce prince, & loin de louer le feigneur de 1'état d'innocence oii vous êtes, quelle raifon vous oblige k reprocher a vos premiers pères une faute dont ils ont été punis firigoureufement } Que m'importe, reprit brufquement la femme , qu'ils 1'aient expiée par xme longue pénitence ; que n'avoientols affez de force d'efprit pour réfifter a une fi légèr^  Contes Tart a re s: tff tentation ; leur fenfualité me coüte mon repos,' & quelle faute ai-je commife pour être expofée tout le jour aux injures du tems ? Sans avoir égard a aucune faifon, il faut, pour vivre trèsmédiocrement, que nous gagnions notre vie a couper 6c a porter du bois a la ville; s'ils n'a-. voient pas défobéi a Dieu, nous n'aurions pas befoin de nous donner tant de peine. Ma femme a raifon , reprit le mari, s'ils avoient réfifté è leur appétit fenfuel, je ne ferois pas obligé de travailler aujourd'hui comme un miférable , la terre nous fourniroit de tout abondamment; les faifons dans une température égale, nous feroiënt fupporter fans nousplaindre , le chaud 6c le froid; enfin, je ferois auffi content & auffi oifif que le calife de Bagdad. LXI. QUART D'HEURE. JLiEfouverain commandeur des croyans, ne pouvant s'empêcher d'admirer le ridicule caprice de ces bucherons, fe fit auffi-töt connoïtre a eux ; je fuis ce même calife dont vous enviez le fort, leur dit-il, fuivez-moi jufque dans mon palais, je veux en un moment changer votre fortune , 6c la rendre fi brillante que tout i'Orient en fera étonné,  $6i ies Mille Et un quart d'heurS Nerouz & Muhaz ( c'eft ainfi que l'on nommoit fe bucheron & fa femme ) penfèrent mourir de ïóie a une nouvelle fi peu attendue , & fi éloignée de toute vraifemblance ; ils jetèrent leurs outils loin d'eux, & fe profternant le vifage contre terre, ils embraffèrent, avec des larmes de tendreffe, les pieds de leur bicüiaitéur qui Iesreleva auffi-t?t: ils prirent la bride de fon cheval, tk le conduifirent dans la roüte du bois qui alloit a la ville; ils marchoient fi légèrement qu'ils ne touchoient prefque pas la terre. A peine furent-ils arrivés a Bagdad , que le calife ayant donné fes ordres, on conduifit aux bains Nerouz &Munaz, &on lesmit en état de paroitre devant toute la cour, vêtus d'habits les plus ftiperbes. Le bucheron étoit bel homme, agé au plus de trente-cinq ans ; pour fa femme, quoiqu'elle eüt les traits affez réguliers , elle avoit quelque chofe de rude dans la phyfionomie qui ne revenoit pas, & ils étoient 1'un & 1'autre fi embaraffés de leurs figures, qu'ils apprêtoient k rire a tous les courtifans ; enfin , feigneur , le calife étant arrivé dans la falie oü fe jouoit cette comédie, chacun reprit fon férieux. Ce prince, après avoir embraffé Nerouz, le déclara fon premier vifir, voulut qu'il eüt fon appartement dans fon palais, & 1'ayant fait paffer dans un grand eabinet oü exhaloient les odeurs les plus  CONTES TARTARES. 3^3 exquifes, il lui ordonna de fe mettre k table avec Munaz, & le fit fervir par fes propres officiers. Le bucheron & fa femme ne pouvoient revenir de leur furprife ; ils croyoient rêver; mais s'accoutumant peu a peu au refpect & aux foumiffions des plus grands feigneurs, ils s'imaginèrent que tous ces honneurs leur étoient düs, & en devinrent d'un orgueil infupportable. Le calife prenoit un plaifir infini k voir Nerouz & Munaz jouer fi ridiculement leurs perfonnages; mais voulant les éprouver, il profita d'une légèreindifpofition de la bucheronnepour les faire manger a leur petit couvert: on les fervit auffi fomptueufement qu'a 1'ordinaire, avec cette différence feulement que le plat du milieu étoit couvert. Munaz voulut d'abord y porter la main, mais 1'ofHcier du calife la lui arrëtant, lui dit de la part de fon maïtre, qu'il leur étoit défendu, fous peine de la vie, de toucher k ce plat, & que ce monarque vouloit éprouver leur obéiffance dans une chofe de fi petite conféquence. Cette défenfe furprit Munaz, cependant elle fit bonne contenance devant cet officier , qui fe retira pour les laiffer feuls & en liberté. A peine cet homme fut-il hors de leur préfence , que la bucheronne perdant entièrement 1'appetit, fe mita rêver profondément. Nerouz,  364 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ij qui mangeoit fans diftraction , ne s'appercut pas d'abord de la trifteffe de fa femme ; mais enfuite voyant la figure qu'elie faifoit: Eh quoi! Munaz , lui dit - il, eft-ce 1'ordre du calife qui vous rend fi rêveufe , & n'avez-vous pas affez d'autres plats fur cette table pour contenter votre goüt, fans vous attacheravouloirgoüter de celui qui eft couvert ? Cela eft vrai , dit Munaz, mais je ne puis fouffrir 1'injuftice du calife : pourquoi nous gêner ainfi par pure fantaifie ? II eft le maïtre , reprit le nouveau vifir, ne nous comble-t-il pas de fes faveurs fans que nous 1'ayons mérité ? de miférables que nous étïons; ne nous élève-t-il pas, pour ainfi dire, fur le tröne par fa feule bonté ? .... J'en conviens, interrompit Munaz , mais j'oublie en ce momenttoutesfes graces, il nous les fait acheter trop cher, c'eft un tyran. Enfin , feigneur , Nerouz eut beau vouloir faire entendre raifon a fa femme, il la trouva toujours oppofée a fes confeils : il lui repréfenta vainement les délices dans lefquels ils vivoient, & la jufte colère du calife , quand il apprendroit fa défobéiffance; Munaz fut toujours obftinée dans fa réfolution; & comme elle avoit beaucoup d'afcendant fur fon mari , elle fit fi bien par fes larmes & par fes careffes, qu'elie le mit de fon parti.  Contes Tartares. 3Ó5 LXII. QUART D'HEURE. uelque complaifance que Nerouz eüt pour fa femme, la crainte du chatiment le retenoit, il n'ofoit toucher au plat; mais Munaz prenant la parole : que crains-tu, lui dit-elle, en allant fermer la porte au verrou, nous fommes feuls , perfonne ne peut nous voir, ck" je ne veux que contenter ma curiofité en découvrant ce myftérieux plat. Je ne puis plus réfifter a vos juftes plaintes, s'écria le nouveau vifir: en effet, le calife n'a pas befoin de nous faire cette ridicule défenfe; alors 1'un & 1'autre mettant la main au couvercle du plat, ils ne Feurent pas plutöt levé, qu'une demi-douzaine de fouris, en fortant brufquement, s'échappèrent de cette prifon, & courant par la chambre, trouvèrent moyen de difparoitre a leurs yeux. Quel fut 1'étonnement du bucheron & de fa femme, ils tombèrent fur leur fopha prefque fans aucun fentiment; mais enfuite Nerouz revenant a lui, appliqua a Munaz un li furieux foufflet, qu'il la mit tout en fang. Perfide , s'é"cria-t-il, voila 1'effet de ta curiofité, nous allons éprouver la colère du calife, & nous la méritons bien.  366 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE, A peine, feigneur, continua Ben - Eridoun , Ie bucheron avoit achevé ces mots , que les" portes de la falie furent enfoncées, Sc que le calife, qui d'une tribune couverte de gaze, avoit écouté Nerouz Sc fa femme , entra avec des yeux oül'onvoyoit paroitre une extreme levérité. Malheureux bucheron, dit-il a Nerouz, Sc toi, femme indifcrette, eft-ce ainfi que vous refpeétez mes ordres fouverains ? Etiez - vous déja las de la vie délicieufe que vous meniez' dans mon palais? Quoi! vous n'avcz pas lafbrce de réfifter a une foible tentation , Sc la peine de la mort dont je vous ai fait menacer, n'a pas été capable de vous détourner de votre curiofité, après vous avoir 1'un Sc 1'autre comblés de mes bienfaits ? Je fuis donc untyran, infolens que vous êtes ? vous avez été affez téméraires pour blafphêmer contre \tos premiers pères, & les maudire a caufe de leur défobéiffance, Sc vous vous rendez encore plus criminels Sc plus ingrats; vils infecles de la terre , vous n'êtes nés que pour y ramper ; je vous avois trop élevés , mais votre mort Ah ! feigneur, s'écria Nerouz en fe jetant aux pieds du calife : a fexemple de notre première mère , ma femme m'a féduit; nous méritons les punitions les plus févères; mais fommes - nous dignes de votre colère? Oui, perfides, vous méritez la mort,    CONTES TaRTARES. 367 reprit le iouverain commandeur des croyans ; ce n'eft point la qualité du crime qui vous rend coupables , c'eft votre extréme ingratitude: de vils bucherons que je tire d'une affreufe mifère, que je place dans le plus haut dégré d'honneur, que j'accable de biens, me défobéiffent dans un commandement auffi léger, au péril de leur vie. Que feroit-ce donc s.'il y alloit de Ia mienne , & que ma tête dépendït d'un fecret que je vous euffe confié, je ferois déja la victime de votre indifcrétion : mais je veux avoir encore pour vous plus de bontés que vous n'avez eu d'ingratitude : allez , miférables, je vous donne la vie, fuyez de ma préfence, rentrez dans le néant dont je vous ai tirés , que le fouvenir d'un bonheur dont vous avez joui li peu de tems par votre faute, foit votre feule punition. Alors, feigneur , le fouverain commandeur des croyans ayant fait dépouiller Nerouz & Munaz de leurs riches habillemens, il leur fit rendre ceux avec lefquels ils étoient arrivés a la cour; & les ayant fait reconduire dans le bo.:s , au même endroit oh ils les avoit rencontrés , ils y trouvèrent leurs outils avec lefquels ils'recommencèrent h travailler pour gagner leur vie, &c ne donnèrent pas un coup de coignée, que leurs foupirs & leurs larmes ne maïquaf'  368 LES MILLE Et ÜN QUART d'öEURË ? fent le repentir amer qu'ils avoient de leuf défobéiffance. Voilé, feigneur, itne des hiftoires du manufcrit d'Aboutaher; heureux, fi elle peut aVoir délaflé quelques momens votre augufte majefté. Elle m'a fait un extréme plaifir , dit alors Schems-Eddin ; foit qu'elie foit vraie, foit que ce ne foit qulune allégorie, elle y peint naïvement 1'ingratitude de prefque tous les hommes. II y en a peu qui ne murmurent contre la défobéiffance de notre premier père* & tous auroient fait comme lui; les plus grands bienfaits font les plus grands ingrats. Ben-Bukar, le traitre BenBukar, n'en eft-il pas un exemple remarquable; je lui donne ma fceur en mariage , je lui confie 1'adminiftration de mon royaume, pendant mon voyage de la Meque : que pouvoit-il fotihaiter de plus ? & le fcélérat, pour prix de tant de bontés , poignarde ma mère & fon époufé, &t me privé de la lumière du jour. Mais, mon cher Ben-Eridoun, je ne fais pas attention que je viens encore de te mortifier , en faifant une application de 1'ingratitude de Nerouz a celle de Ben-Bukar: ingénieux a me tourmenter moimême , la moindre circonftance me rappelle mes malheurs paffés ; mais c'en eft fait, foumis aux ordres facrés de la providence, je ne veux plus me livrer aces afïïigeaates réflexions,ou du  CONTES TaRTARES.' 369 du moins elles ne feront plus d'impreflïon fur mon cceur. Pourfuis donc , mon cher vifir, comme tu as commencé , & fi tu te reffouviens de quelqu'autre hiftoire d'Aboutaher , tu m'obligeras de me la raconter. Je vais vous obéir, feigneur, reprit Ben - Eridoun , & je le ferai avec d'autant plus de confiance , que votre majefté m'affure qu'elie fera déformais indifférente fur les réflexions qui pourroient augmenter fa douleur ; alors il paria ainfi au roi d'Aftracan. Hiftoire de Mahalem, roi de Borneo. IVÏahalem , roi de Borneo ( 1 ) , aimé & refpecfé de fes fujets & de fes voifins, vivoit dans un bonheur parfait avec la princeffe Aydin, fon époufé, lorfque par une fatalité du fort a laquelle font foumis affez fouvent les princes qui règnent dans tout 1'orient, il fe vit détröné par un chef de voleurs arabes, nommé Cahamy, c'eft-a-dire , fils de 1'enfer. Ce fcélérat, dont Mahalem avoit mis la tête a prix pour les brigandages qu'il exercoit dans fes états , avoit (1) Cette ile a quatre eens lieues de tour, & la capkale s'appelle Borneo. Torst XXI. Aa  37 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ,' profïté d'une fête que ce monarque donnoit a ion peuple pour célébrer le jour de fa naiffance. II favoit que dans les réjouiffances publiques J'on quittoit lesarmes pour fe livrer au plaifir, & ne doutant pas qu'il ne lui fut facile de s'emparer de Borneo, il avoit fi bien pris fes mefures, que , quelques efforts que put faire Mahalem pour s'cppofer a cette ufurpation, il fe rendit le maitre de cette ville en moins de quatre heures. Le peuple &c les foldats, enivrés d'eaude-vie, étoient hors de défenfes, & le roi ayant vu périr a fes cötés les plus braves de fes officiers ,& jugeant qu'il y auroit de la témérité a foutenir feul un combat tout-a- fait inégal , crut devoir fe conferver pour une époufé qu'il aimoit avec la dernière tendreffe; &c rentrant promptement dans fon palais , il neut que le tems de fe faifir de quelques pierreries, de fortir avec Aydin par un fouterrain qui rendoit dans la campagne, vers le rivage de la mer, & de fe jeter avec elle dans une légère barque dont il coupa les cordages.  C O NT ES TARTARES. 371 LXIII. QUART D'HEURE. Pendant que Cahamy rempliffoit d'horreur & de carnage la ville.de Borneo , le trifte &c défolé- Mahalem , aidé de la reine fon époufé , ramoit de toutes fes tbr ces pour s'éloigner d'un lieu oü il iugeoit bien que Cahamy venoit de jurer fa perte ; auffi ce. fcélérat comptaht fa viöoife imparfaite ,. puifque le roi lui étoit échappé, entra dans une telle fureur, qu'aprcs avoir donné les ordres, néceffaires pour le pourfuivre, il fit maffacrer en fa préfence , nonfeulement tout ce qui fe trouva en état de porter les armes, n ais encore les enfans au - deffus de cinq ans. Quelque diligence que fiffent les gens de Cahamy pour joindre Mahalem , il leur fut impoffible de 1'atteindre, ou, pour mieux dire, la providence qui en ordonnoit autrement, leur fit prendre des routes fi oppofées a celle de ce prince, qu'ils revinrent tous fans en avoir pu découvrir aucune nouvelle. Ce prince cependant s'éloignoit avec fa trifte époufé d'un paysoül'on ne voyoit plus régner que la fureur & la rage; les vents favorables ne les eurent pas plutöt mis hors des atteintes de rufurpateur, que quittant Aa ij  371 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , leurs rames pour un moment, ils s'embraffèrent avec une extréme tendreffe. Aydin verfoit des larmes en abondance: qu'allons-nousmaintenant devemr, mon cher époux, lui dit-elle ? trifles jouets des flots , pouvons-nous jamais efpérer de vivre fans aucune provifion fur un élément auffi inconftant; préparons - nous donc courageufement a la mort: quelque horreur que l'on au ordmairement pour elle, je i'envifage fans effroi, puifque je ne puis périr qu'avec vous, & que- j'aurois du moins la foible confolation de ne vous point furvivre. Mahalem , pénétré de ces tendres fentimens ne put refufer des larmes è 1'état déplorable oii il le-voyoit réduit; mais honteux de s'abandonnerainfia lui-même: adorable Aydin, dit-il a la reine, 1'homme ne peut fufpendre d'un feul moment 1'exécution des décrets divins qui ordonnent & difpofent de toutes chofes. L'heure du plus puiffant des rois eft marquée comme celle du plus vil efclave ; tous lés illuftres monarques n'ont-ils pas échangé leurs trönes contre des cercueils; leurs plus fuperbes palais ne font-ils pas enfevelis maintenant fous leurs ruines. Si vous voulez favoir ce que font devenus ces magnifiques édifices de Salomon, interrogez les vents, ils vous répondront que tout ce que ce grand prince a poffédé s'efi  Co nt es Tartare.s. 373 évanoui, que toutes nos richeffes, nos palais difparoitront un jour , & que ce jour fatal nous avertit inceffamment que Ia cendre & Ia pouffiére eft notre feul fonds & notre dernière demeure : nous avons été maitres d'un affez grand pays dont nous nous voyons aujourd'hui privés:Dieu veut nous éprouver, &peut-être que demain, par une heureufe viciffitude, nous. ferons plus puiffans que nous n'étions hier: réfignons-nous donc k fes fuprêmes volontés, & prions le grand prophéte qu'il nous préferve feulement de lui être jamais infidèles. A peine Mahalem avoit ainfi parlé , qu'il s'éleva un vent fi violent, qu'obligés de guitter les rames , ils s'abandonnèrenta iaprovidence , qui après les avoir fait errer pendant prés de deux jours, les jeta a bord d'une ifle , oü la nature fembloit avoir épuiié toutes fes beautés. La faim que fouffroient le prince & fon époufé ne leur permit pas d'abord d'y faire attention : après avoir fait un court remerciment au prophéte, ils fautèrent fur Ie nvage qui étois tout couvert d'arbres dont les fruits étoient délicieux&rafraïchiffans; & après avoir réparé 1'épuifement oü ils étoient, ils entrèrent plus avant dans ce lieu qui leur parut femblable k la defcription du jardin d'Eden. On ne voyoit aucune tracé d'hommes dans cette ifle char> A a iij  374 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE i mante : les animaux farouches n'y habitoient point, tous ceux qui y failoient leur réfidence étoient fans défenfe , & le prince , avec fon are & fes flèches, en abbattoit autant qu'il lui étoit néceffaire pour fe nourrir, & les faifoit enfuite cuire avec du feu qu'il tiroit des veines des cailioux.Une fontaine d'eau douce qui couloit au pied d'un palmier y détermina leur demeure, qu'ils entourèrent d'une efpèce de paliffade de branches coupéesavec un marteau d'armes'quï avoit fervi au prince dans Ie combat contre Cahamy. Quelque déiicieux que fut ce féjour , Mahalem & la reine commencoient a s'y ennuyer , leurs habits s'ufoient, & iis n'avoient de reffource contre leur nudité, que dans les pcaux de chèvres qu'ils tuoient. Pour furcroit d'afB;ct;on , Aydin fe trouva groffe : quel fujet de trifleffe ! elle étoit encore en cet état, lorfqu'un jour elle s'endormit fur le bord de la mer entre les bras de fon mari. Elle portoit ordinairement un bracelet orné de pierreries , entre lefquelles étóit un rubis d'une groffeur extraordinaire & d'ün prix ineftimable ; elle 1'avoit öté de fon bras , & le tenoit dans fa main , lorfque le fommeil s'empara de fes fenSi Mahalem le confidéroit avec affez d'attention , quand un oifeau de proie qui le prit apparemment pour quelque morceau de chair crue,  CONTES TARTARES. 375 fondit deffus & 1'enleva dans fes ferres. Le roi ayant fait alors un cri qui réveilla la princeffe fon époufé, il fe faifit promptement de fon are,' fuivit l'oifeau , & 1'ayant joint dans un endroit de Pifle qu'il n'avoit pas encore parcouru , il le perga d'une de fes flèches, &c le vit tornber prefque a fes pieds , dans une efpece de citerne fèche , que la nature feule fembloit avoir formée. LXIV. QUART D'HEURE. (^)uoiQUE le roi & la reine de Borneo duffent être mediocrement touchés de la perte de ce bijou qui leur étoit peu néceffaire en 1'état oü ils étoient, ils crurent devoirle retirerdu lieu oü il étoit tombé , ils y defcendirent 1'un &C 1'autre avec affez de peine ; & après Favoir ramaffé , ils furent extrêmement furpris de voir au fond de cette citerne , une grande pierre carrée , k laquelle étoit attaché un ahneaü d'or; comme cette pierre étoit fort mïnce,ils la leverent aifément &c trouvèrent deffous, un efcalier de marbre blanc, qui les conduifit dans un falon très-fimple , qui communiquoit a quatre grands cabinets, dans chacun defquels il y avoir dix vafes d'or de quatre pieds de haut. Le roi & ls Aa iv  37<5 IES MILLE ET UN QUART D'HEURE , reine étoient dans un étonnement fans égalj ils examinèrent ces lieux charmans avec une extrême attention, & ne fe laffant pas de les parcounr , ds paffèrent dans un jardin dónt le parterre étoit émaillé des fleurs les plus vives: xls n'eurent pas fait cent pas, qu'ils appercurent un berceau d'orangers dont 1'odeur les attira de ce coté; mais, feigneur, quelle fut leur joie, quand ils y virent un homme d'une figure majeftueufe ,qui dormoit paifiblement fur un petit « de gazon, a cöté d'une fontaine, dont les eaux étoient extrêmement claires ; ils furent d abord tentés d'interromprefon repos; mais le relpeét les en empêchant, ils attendirent fon reved avec impatience. H y avoit plus d'une heure que Mahalem & la reme étoient auprès de cet homme, lorfqu'il ouvm les yeux. II fut d'abord étonné, mais les regardant enfuite avec beaucoup de douceurqui que vous foyez, leur dir-il, vous ne pouvez alfez louer le fouverain créateur desêtres vifibles & invifibles , d'avoir adreffé vos pas en ces heux inconnus au refte des hommesc eft en vam que le fameux monarque d'Houlcarnein (x) chercha ce féjour enchanté, ceft (0 Les hiftoriens orientaux difent qu'il y a eu deux Alexandres, tous deux furnommés d'Houlcarnein, c'eft.  CONTES TARTARES. 377, en vain qu'il employa prefque tout le tems de fa vie a parcourir le monde pour trouver cette fontaine d'immortalité que vous voyez. Dieu qui la cache a tous lesmortels , ne voulut point la lui faire voir, & vous accorde aujourd'hui une grace dont peu de vos pareils font dignes. ' Le roi de Borneo & fon époufé, furpris de ce difcours qu'ils avoient écouté avec une admiration refpeaueufe, alloient fe profterner aux pieds de ce vénérable vieiliard, le prenant pour le prophéte Elie , lorfque s'appercevant de leur deffein, il les empêcha de 1'exécuter. Je fuis un homme comme vous, leur dit-il, mes chers enfans, & fi ma naiffance & ma vie ont quelque chofe d'illuftre, je ne dois pas en tirer vanité, la gloire en appartient a Dieu feul, c'eft lui qui a favorifé mes armes, c'eft lui qui s'eft fervi de mon bras pour exterminer 1'impie a-dire , aux deux cornes : ce furnom vient des deux cornes du monde, c'eft-a-dire, 1'orient & 1'occident, que ces deux conquérans ont fubjugués; celui dont il eft ici parlé , eft le plus ancien. II chercha long-tems inutüement cette fontaine dans la région ténébreufe. L'autre Alexandre eft appelé Roumi, c'eft-a-dire, le Grec. Au refte, cette fontaine d'Elie ou d'immortalité eft très-fameufe dans les romans de 1'orient, & c'eft d'oü les nötres ont pris la fontaine de Jouirence, dont 1'eau pioduit les mêmes effets.  LES MILLE ET UN QUART D'HEURE d'Hohak (i). Permettez, feigneur, que je vous interrompe pour un moment, dit alors Mahalem a ce vieiliard: comment eft-il poffible que vous ayez exécuté de fi grandes chofes ? Nos auteurs prétendent que l'on ne trouve que deux générations entre Adam & d'Hohak; il y a un nombre infini defiècles que ces grands hommes ne font plus; &c fi nous devons en juger par les apparences, vous êtes encore en vie. Votre raifonnement feroit jufte , reprit ce majeftueux vieiliard , fi jen'avois commencé a vous parler de cette fontaine, dont les effets font auffi rares que furprenans, puifqu'elle conferve ceux qui boivent de fon eau, dans 1'age qu'ils ont lorfqu'ils arrivent en ces lieux, & qu'elie les exemptc de toutes infïrmités & de la mort même. Mais avant de fatisfaire votre curiofité , permettez que je vous demande par quelle aventure vous vous trouvez en ces lieux. Mahalem raconta fes malheurs a peu prés, feigneur, comme je viens de vous en faire lë récit, & ce vénérable vieiliard lui paria enfuite en ces termes. (i) Ce monarque étoit le cinquicme de la première dinaftie des rois de Perfe. Prefque tous les principaux faits de cette hiftoire font rapportés dans Khondemir 3 un des premiers auteurs d'entre les orientaux.  CONTES TARTARES. 379 Hiftoire de Feridoïin, fils de Giamchid. Si nos ennemis gravent fur le diamant les injufes qu'ils peuvent avoir recues de nous , nous devons écrire fur la poufïïère de 1'oubli, les outrages qu'ils nous ont faits , & laiffer a Dieu feul le foin de notre vengeance ; en fuivant cette maxime, vous nedevez point douter que vous ou vos defcendans ne remontiez un jour fur un tröne qu'occupe fi injuftement le perfide Cahamy; & c'eft par cette réfignation parfaite aux fouverains décrets du ciel, que je fuis parvenu a jouir dans ces lieux paifibles d'une tranquillité qui ne peut être troublée par les hommes. L'on me nomme Feridoiin , fils du grand Giamfchid (1) , 1'un des premiers héros qui gouvernèrent la Perfe dans le tems que ces peuples étoient appellés Pifchdadiens. Un jour que mon père revenoit de la chaffe des environs (1) Ce nom fignifie , en langage perfan , le vafe du foleil. Ce monarque étoit le quatrième roi de la première dinaftie des ro:s de Perfe, appelésPifchdadiens. Pifchdad, qui fignifie. en perfan , bon jufticier, a été le iurnoni d'Houfchenk, deuxième roi de cette dinaftie, dont les  3SO LES MILLE ET DN Cjt/ART D'HEURE, d'Eftckhar (i), il furvintun orage fi terrible, que fon cheval ayant été effarouché d'un coup de tonnerre,l'emporta malgré lui dans une forêt très-épaiffe, dans laquelle on racontoit qu'il arnvoit fouvent des aventures fort extraordinaires: ce cheval étoit parti avec tant de rapidité , qu'aucun des officiers de Giamfchid n'avoit pu le fuivre. Quoique ce monarque n'eüt jamais connu la peur, il ne laiffa pas d'être ému, lorfque la nuit approchant, il entendit les hurlemens afFreux de mille bêtes féroces ; après avoir délibéré quelque tems fur Ie parti qu'il avoit a prendre , il attacha fon cheval h un arbre, fur lequel étant monté, il fe crut hors de danger ; mais comme il craignoit que la fatigué de la chaffe ne le provoquaL au fommeil, & qu'en cet état il couroit rifque de fa fucceffeurs de cette race fe font fait ainfi appeler. Le même Khondemir, dans 1'hiftoire de Giamfchid, fait mention de prefque tous les faits rapportés ici par Feridoün. (i) C'eft la ville de Perfepolis , ville capitale de la Perfe , fous les rois des trois premières races. Quelques auteurs prétendent que ce fut Giamfchid qui en fut le premier fondateur ; mais la tradition fabuleufe des perfans marqué que cette ville a été batre par les Perri, du tems que le monarque Gian-ben-Gian gouvernoit le monde, long-tems avant le fiècle d'Adam.  CONTES TARTARES. 381 vie en tombant, il fe M avec fa ceinture k une des plus fortes branches de 1'arbre , & ne fe crut pas plutöt en süreté qu'il s'endormit profondément. LXV. QUART D'HEURE. A peine y avoit-il une heure que Giamfchid repofoit, qu'il fut réveille par les tendres accens d'une voix des plus fonores; fa furprife fut encore plus grande de voir tout au tour de Iuts le bois éclairé par plus de mille fioles de cryftal, remplies de vers luifans, fufpendues aux branches des arbres, & d'appercevoir la plus belle femme qu'il eüt jamais vue. Ilregardoit cela comme un rêve agréable , lorfque cette charmante perfonne le pria de defcendre, & de ne rien appréhender. Ah! madame, s'écria Giamfchid , fi ma vie eft en süreté, mon cceur n'y eft pas: je fens naitre en ce moment la paffion laplus vive & la plus refpeétueufe ; & fi un aveu auffi ingénu avoit le malheur de vous déplaire , je ne fais ce que je ne ferois point pour me punir de ma témérité. La dame ayant alors regardé Giamfchid fort tendrement, le raffura contre fes vaines frayeurs : elle lui apprit alors qu'elie étoit une de ces créatures  3§i les Mille et un quart d'heure ; foumifes au grand monarque Giannian , que l'on appelle Perri (i) , & qui habitent le Ginniftan ; que fes compagnes , a caufe de fon extreme beauté , 1'avoient nommée (2) Giemal, & que 1'ayant vu plufieurs fois k la chaffe, elle avoit fenti pour lui une telle inclination , qu'elie avoit fait naitre la tempête de la veille pour écarter fa fuite , & pouvoir lui expliquer toute fa tendreffe. Giamfchid , a une nouvelle li peu attendue ^ defcendit promptement de deffus 1'arbre pour fe profterner aux pieds de 1'incomparable Giemal; il en fut recu avec toutes les careffes poffibles, & lui ayant juré une fidélité inviolable , il regut fa foi, & devint, dans le moment même, époux de cette charmante Ginne. Loin que la poffeffion diminuat fa tendreffe pour Giemal, il reffentit encore pour elle de nouvelles ardeurs, & la conjurant, ou de le conduire dans Ie lieu qu'elie habitoit pour y paffer Ie refte de fes jours, ou.de venir prendre fa place fur le (1) Les Perri font, dans les anciens romans de Perfe , ce que nous appelons dans les nötres les Fées, & habitent un pays que les oriënt aux nomment Ginniflan. Perri, en arabe, fignifie la belle efpèce de ces créatures qui ne font ni hommes , ni anges, ni diables , 6t que nous regardons comme des efprits follcts, (2) La beauté.  C O N T E S T A R T A R E S. 38^ tröne de Perfe , elle accepta ce dernier parti ; & ne voulant pas être connue pour ce qu'elie étoit, elle prit le nom de Feramak, fous lequel elle regna avec lui pendant un trés - grand nombre d'années. II eft inutile , pourfuivit Fendoün, que je vous raconte les grandesactions que fit mon père , & les illuftres monumens auxquels il fit travailler, toutes nos hiftoires en parient avec avantage. Secondé de la belle Feramak, tout ce qu'il exécutoit tenoit du prodige; Sc fi fes fujets Sc fes voifins ne pouvoient fe. laffer de regarder avec admiration fa valeur & fa. prudence , ils avoient autant de refpett pour la fageffe Sc la beauté de fon époufe. • — Une feule chofe pouvoit balancer la profpérité de Giamfchid ; Feramak n'avoit encore pu le rendre,père ; mais enfin, ce monarque , après s'être rendu le maïtre de fept grandes provinces de la haute Afie , Sc avoir joui paifiblement d'un des plus longs règnes, s'enivrant de tant de bonheur, fe perfuada follement qu'il étoit immortel, Sc qu'il méritoit les honneurs divins ; & avec d'autant plus de raifon , que ce qui manquoit a fa félicité, arriva en ce temsla ; c'étoit la groffeffe de Feramak. Cet illuffre reine eut beau gémir de cet aveuglement, Sc s'oppofer a fes extravagances, elle lui repré-  384 Ï-es MILLE ET UN QUART ü'hÊURE, fenta vainement que Dieu tout-puiffant & feul adorable fe vengeroit bientót de fon orgueil. II fit faire des ftatues qui le repréfentoient parfaitement, & les ayant envoyées par tout fon empire, il forca fes fujets a les adorer. Ce que Feramak lui avoit prédit n'arriva que trop tot. Dieu lui fufcita bientót un ennemi terrible; ce fut d'Hohak, fils de fa propre fceur, qui, prenant pour prétexte Pimpiété de ce monarque , fe mit k la tête d'une armee formidable, Ie prit au dépourvu, & remporta une vidfoire aifée fur un peuple auquel une longue paix avoit fait oublier le métier de la guerre. Ce fut alors que Giamfchid ouvrit les yeux avec douleur: il eut recours k Feramak; mais cette augufte reine qui lifoit dans 1'avenir , & qui étoit forcée par un pouvoir fupérieur, de 1'abandonner au bras vengeur de Dieu , lui déclara qu'elie ne pouvoit plus lui être d'aucun fecours; que d'Hohak alloit fe rendre maitre abfolu de toute la Perfe ; qu'il n'avoit plus d'efpérance de conferver fa vie que par une fuite honteufe dans laquelle il ne lui étoit pas même permis d'être fa compagne: que fi d'Hohak le trouvoit un jour, il le feroit périr dans les tourmens les plus cruels ; & que pour elle, elle alloit fe retirer dans le Ginniftan , ou elle attendoit  CONTES TARTARES. 3gy attendoit avec foumiffion que la colère de Dieu fut pafte*, & qu'il luimarquat le moment auquel le précieux gage de fon amour qu'elie portoit dans fes entrailles, püt venger fa mort & punir la tyrannie du cruel d'Hohak. Après un difcours fi humiliant pour Giamfchid , elle 1'embraffa pour la dernière fois , fondant en larmes, & le conduifantelle-même hors d'Eftakar, elle le quitta è Pentrée du bois oh elle 1'avoit vu la première fois, & fe retira dans le Ginniftan avec les autres Perri. Avant de pafier plus avant, continua Feridoün, il faut, mes chers enfans, que je vous inftruife, fi' vous 1'ignorez , d'un ufage affez particulier parmi les Perri. Lorfque quelqu'une d'entre elles a eu commerce avec un mortel , & qu'elie fe trouve enceinte, elle ne peutac! coucher dans le Ginniftan: il faut néceffairement qu'elie fe retire pour cet effet dans le pays oh elle a concu: cela obügea ma mere , quand elle fut groffe de fon neuvième mois , de venir faire fes couches dans un village aux environs d'Eftakar. Vous favez, fans doute, Pextrême averfion que les Perri (i) ont pour les Dives; (i) Suivant la mithologie de1 Ï-ES MILLE ET UN QUART D'HEURE les précautions que l'on prenoit pour éviter ce malheur, il arriva que les enfans d'un forgeron nommé Gao ( i ), furent enlevés : le père , outré de cette violence, cria d'abord au fecours; enfuite, tranfportéde fureur, il courut par-tout Eilakar; & portant fon tablier de cuir attaché au bout d'une perche en forme d'étendart, il affembla en peu d'heures tous ceux que la cruauté du tyran avoit irrités contre lui, & forma bientót une armée de gens également animés a la vengeance, avec laquelle il forca le palais, & tira fes enfans de la tour oii ils étoient enfermés. ^ Cet illuftre forgeron, qui étoit d'abord le général de ces troupes, ne voulut point en prendre le fouverain commandement, quoiqu'il lui fut offert; fa modeftie le portoit k chercher dans le fang royal, un prince digne de porter la couronne de Perfe, & d'en remplir le tröne que d'Hohak fembloit avoir abdiqué ,par fa fuite. II étoit embarraffé de trouver ce prince, lorfque Feramak, qui favoit le moment que je devois paroitre, me tranfporta (i) Cet illuftre forgeron mérita , par fes grandes ac-' tions de valeur & de générofité , que 1'empire de Perfe pafsat dans fa familie : car Cobsb, père de Khofroës , furnommé Noufchirvan, roi ^e la quatrième race di* naftie, defgendoit de lui en ligne djrefte,.  CONTES TARTARES. 393 en un inltant a Ia tête de Parmée de Gao; & s'étant fait connoïtre pour Pépoufe de 1'infortuné Giamfchid, elle déclara que j'étois fils de cet illuftre monarque, que vingt ans d'abfence n'avoient point efFacé du cceur de fes fujets. Je lui reffemblois fi parfaitement, que l'on ne put douter des paroles de Feramak; ils pouffèrent alors mille cris de joie, & m'ayant remis le commandement, & fait publier dans Eftakar qu'ils avoient a leur tête le légitime fucceffeur de Giamfchid, j'eus en moins de douze heures plus de quatre - vingt mille hommes qui fe joignirent a moi. Je profitai de cette conjoncture; & après m'être fait reconnoïtre pour fouverain de la Perfe, je pourfuivis vivement Pufurpateur, & 1'ayant enfin furpris, je le fis enfermer, par le confeil de Feramak, dans une de ces grottes effroyables de la montagne de Dama vend (1), dont ayant fait boucher 1'entrée par de fortes barres de fer, je reftai en ces lieux avec une partie de mon armée, jufqu'a. ce que 1'impie d'Hohak, dévoré par les ferpens. qu'il avoit attachés aux épaules, eüt fini fa vie par des douleurs inexprimables, & qui prenoient leurs fources dans lui-même. (1) Damavend, ville autrefois comprife dans 1'Adherbigian , $c qui eft aujourd'hui de 1'Iraque perfane.  394 I-ES MILLE ET UN QUART D'HEURE , Quand je fus défait de Fufurpateur, je ne fongeai qu'a étabiir une folide paix par toute 4a Perfe; cela n'étoit pas facile, plufieurs grands feigneurs n'ayant pas voulu reconnoitre d'Hohak pour leur fouverain, s'étoient accoutumés k vivre dans 1'indépendance; & s'étant érigés en fouverains, s'imaginèrent qu'il étoit de" leur honneur de ne fe point foumetrre k ma domination, & me crurent trop foible pour les forcer k rentrer dans leur devoir. Après avoir . fait publier une amniftie pour tous ceux qui reconnoïtröient leurs fautes, qui furent en petit nombre, je fus obligé d'avoir recours aux armes pour contraindre les rebelles, je donnai le commandement de mes troupes au brave Gao & ayant fait brode* fon tablier (i) de perles' & des plus nches pierreries, je voulus que dorénavant il fervït d'étendart aux rois de Perfe. Gao, fous ce drapeau, qui fut prefque toujours le fignal de la vicfoire, réduifit bientót tous les révoltés fous mon obéiffance. Je leur pardonnai; & ayant fait ferrer cet étendart dans (i) Ce tablier fut appelé Dirfefc-Gaviani, ceft-a-dire, letendart de Gao. Les rois de Perfe I'enrichirent tous i 1'envie 1'un de 1'autre & il Fut toujours le fignal d'une viftoire certaine jufqu'au tems d'Homar, fecond ciirtfS des mufulmans • fous lequel il fut pris ,& 1'année des perfans entièrement défaite.  CONTES TARTARES. 395 mon tréfor, je commengai a jouir d'une paix tranquille. Ma mère, qui s'étoit retirée dans le Ginmfran, me venoit voir de tems en tems. Pendant un de ces intervalles, un jour que je me promenois incognito avec le feul Gao dans Efiakar, & que je paffois dans unè rue fort étroite , qui répondoit vers les naars de la ville, j'entendis une femme qui faifoit des cris extraordinaires. LXVIi. QUART D'HEURE. JE connus que ces cris partoient d'une petite maifon fort fimple, doet a Finftant ayant enfpncé la porte, & y étant entré le fabre k la main, je vis une des plus belles perfonnes du monde occupée a fe défendre des infultes d'un jeune Perfan; 1'étonnement oii fe trouva cet homme k notre vue, donna ie tems a cette fille de lui arracher un poignard qu'il tenoit a la main, & le lui plongeant daas le cceur: voila, dit-elle, traitre, la récompenfe due k ton infolence. Loin de blamer une aclion auffi héroïque , après lui en avoir donné mille louanges, j'appris  39<5 tKÏ MILLE ET UN QUART D*HEURE , d'elle qu'elie s'appelloit Bal-Al-MandebM'que fon père ayant péri dans les guerres que Gao ■venoit de terminer, elle s'étoit retirée feule avec une vieille efclave, dans cette maifon, ou elle avoit vécu jufqu'alors de la vente de quelques pierreries, & que cet infolent, qui etoit un homme du commun, & qui 1'avoit vue plufieurs fois , étant devenu amoureux d elle après avoir tenté plufieurs moyens pour sen faire aimer, avoit cru devoir recourir k la torce pour contenter fa brutalité; qu'après avoir poignardé fon efclave, elle alloit éprouver lansdoute le même fort,fi notrepréfence n'avoit cöntnbué i lui donner affez de vigueur pour ie defaire elle-même de ce fcélérat. Je vous avoue, mes chers enfans, que ïe fus tellement ému, Sc de Ja vue & du récit de cette belle perfonne, que je n'héfitai pas un moment k lui donner mon cceur; je M fis connoïtre fur le champ toute la paffion que je refientois pour die; mais fe retirant en amere, & me regardant avec fierté: Qui que tu fois, me dit-elle, crains tout mon défefpoir • fi tu es affez hardi pour attenter è mon honneur' ,ce meme poignard Ah.'divine Bab - At-' Mandeb, m'écriai-je, que vous me connoiffez CO En perfan , Ja porte des pleur».  CONTES TARTARES. ïa*4 mal, fi vous me croyez capable d'une actioa auffi lache. Non, non, pour vous prouver la fincérité de mon coeur, voila ma main, daignez 1'accepter, je vous en conjure, elle n'eft pas indigne de vous. Je n'en fais rien, me réponditelle, les apparences font fouvent trompeufes. II eft vrai, répliquai-je alors, puifque fous des habits très-fimples, vous voyez a vos pieds Ie monarque de toute la Perfe. Quoi! vous feriez Feridoün, me dit alors cette adorable perfonne avec une furprife extreme ? N'en doutez point, lui répondis-je, en tirant de mon doigt une bague d'un prix extraordinaire : acceptez cet anneau pour gage de ma fidélité, & venez partager avec moi un tröne qui vous attend & dont vous êtes fi digne. Cette aimable fille fut fi émue en apprenant quel étoit mon rang, qu'elie en tomba dans un évanouiffement dont j'eus lieu d'appréhender les fuites: malgré le fecours que nous lui pümes donner, elle fut plus d'une heure fans mouvement; & voyant qu'elie étoit toujours au même état, j'ordonnai a Gao de la prendre entre fes bras, & de la porter dans mon palais, oh , a force de remèdes j mon premier médecin la fit enfin revenir a elle. J'étois auprès de cette adorable perfonne quand elle ouvrit les yeux; j'y lus une inquié-  398 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE, tude mortelle, & lui baifant la main avec refpeft: rafuirez-vous, madame, lui dis-je, vous êtes dans un lieu oü vous ferez la maürcffe abfolue, puifque je n'attends que votre aveu pour faire publier par toute la Perfe que 1'heureux Feridoün vient de lui donner. une reine. Ah .'feigneur, s'écria Bab-Al-Mandeb, vons ne me connoiffez pas affez, vous vous repentiriez bientót d'un choix fi précipité; rendez-moi a moi-même, je vous en conjure, & n'augmentez point ma douleur, en me forcant a me donner k vous. Quoique mon cceur foit libre , que ma' naiffance foit diftinguée, vous me répudieriez' avant qu'il foit peu; épargnez-moi cet affront, & laiffez-moi retourner au lieu oü vous m'avez fauvé l'honneur. Je regardai 'les difcours de Sab-Al-Mandeb comme un èfPêf de fa modération ; j'emsloyai toute mon éloquence pour I'engager k confentir a mes defirs : elle s'y rendit a la fin , après s'être affurée , Par dss fermens affreux,' que je ne la répudierois jamais, pour quelque raifon que ce püt être. Je 1'époufai donc a Ia pointe du jour avec fort pai de cérémonie, ainfi qu'elie le fouhaiteit, & je ne laiffai pas de faire publier par toute la Perfe que je venois d'époufer une perfonne d'une beauté achevée & d'un mérite infini. En effet, mes chers enfans,  CONTES TARTARES. 399 jamais je n'ai gouté tant de douceur que dans cet heureux tems; & fi quelque chofe pouvoit la diminuer, c'étoit 1'extrême mélancolie dans laquelle Bab-Al-Mandeb étoit plongée continuellement, & que je tachois vainement de diffiper par les careffes les plus tendres. Comme mon amour ne m'avoit pas permis de confulter ma mère fur mon choix, & que j'avois été tellement occupé de mon époufé pendant les premiers mois de mon mariage, que je n'avois nullement penfé k Feramak, je commencai a rougir d'avoir manqué k un devoir auffi efléntiel. Suivant 1'ufage du Ginniftan, je fis brtïter des parfums exquis, avec les cérémonies néceffaires pour la faire venir , elle parut dans un inftant; & après lui avoir demandé pardon de la précipitation avec laquelle j'avois conclu mon mariage , je lui préfentai mon époufé : mais quelle fut ma furprife, lorfqu'en la voyant elle fit un cri affreux, & fe laiffa tomber fur un fopha. Ah ! mon fils, s'écria-t-elle un moment après, qucule époufé vous êtes-vous choifie ? N'avez - vous point fenti une horreur fecrette en vous uniffant a la fille de 1'impie d'Hohak.  400 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , LXVIIL QUART D'HEURE. Vous pouvez juger, mes chers enfans, de ce que je devins a une nouvelle fi peu attendue. Bab-Al-Mandeb, en baiffant la vue, ne confïrma que trop ce qu'avoit dit ma mère; mais lui adreffant la parole : il eft vrai, madame, que fe dois le jour a d'Hohak, mais je n'ai jamais eu de part k fes crimes, & j'ai toujours gémi de fes cruautés: j'ai fenti mieux que perfonne le peu de convenance qu'il y avoit que j'époufaffe Feridoün : j'ai fait mon poffible pour le diffuader de ce manage, & je ne me fuis rendue a fes volontés que fous des conditions qui m'affurent fon cceur & fa main tant que je vivrai; c'eft a lui préfentement k vous témoigner s'il a lieu de fe plaindre de ma conduite. Non, madame, mecriai-je, au contraire, la belle Bab-Al-Mandeb fait tout mon bonheur & ma joir, & je fens que je mourrois de douleur, s'il falloit renoncer k la poffeffion d'une époufé fi tendrement chérie, & qui répond k mon amour avec tant d'attention. Feramak s'attendrit en voyant couler nos larmes : Ah J mes enfans, nous dit-elle, foyez heureux s'il fe peut, &c que le ciel puiffe détourner d deffu  CONTÈS TARTARES. 40I deffus vos chères têtes tous les malheurs que je prévois qui vous arriveront un jour, fi vous ne faites ce que je vais vous dire : Vous êtes groffe, madame, continua-t-elle, en parlant a la reine, Sc vous accoucherez de deux enfans qui , héritant des traits du vifage 8c des mouvemens de 1'ame de d'Hohak leur aïeul, vous cauferont de mortelles douleurs, & metfont toute la Perfe en combuftion; le feul moyen de détoürner de fi grands malheurs, c'eft de les faire étouffer en naiffant. Je fais combien ce confeil eft dur a exécuter; les entrailies d'une tendre mère n'y peuvent confentir ; mais il faut faire périr les monfires dès leur naiffance, fi l'on veut éviter leurs cruautés: ce n'eft point la fatalité des étoiles qui les domine, ni leur ignorance qui leur fera commettre tant de crimes: leur propre volonté & leur mauvais cceur les y détermineront, Sc ils ne tiendront ni de vous, madame , ni de mon cher Feridoün. J'attefte le grand Dieu vivant, dont Ie feul nom fait trembler les intelligences rebelles jufqu'au plus profond des abyrnes qui leur fervent de prifon, que je vous annonce la vérité, Sc qu'aucun motif de paffion ne m'engage è vous parler ainfi; confultez-vous bien, mes chers enfans, 8c comptez que de leur prompte mortdépend votre repos 6c celui de vos peuples. Tornt XXL Cc  401 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , A peine Feramak eut-elle fini fon difcour* qu'elie difparut k nos yeux, & nous laiffa, mon époufé & moi, accablés de la plus morlelle douleur. Bal-Al-Mandeb reconnut bientót qu'elie portoit dans fes entrailles des marqués de ma tendreffe; mais plus le terme de s'en délivrer approchoit, plus notre affection augmentoit. Enfin, ce fatal moment étant arrivé, elle donna le jour k deux princes d'une beauté fi parfaite, que je n'eus jamais la force d'ordonner qu'on les privat de la vie; je ne jugeai pas même a propos d'appeler rha mère en ce moment, de crainte qu'elie ne m'enlevat mes enfans; je reffeixtois trop de tendreffe pour eux, pour confentir k ce qu'elie demandoit de moi; mais m'étant venue voir d'elle-même quelques jours après leur naiffance, & voyant que je n'avois pas fuivi fes confeils : Ah! mon fils, me dit-elle, 1'amour paternel vous aveugle aujourd'hui ; mais dans quel cuifant repentir vous trouverezvous, dans quelques années, pour ne m'avoir pas crue; vous nourriffez deux vipères qui vous rongeront le fein, & le malheur efè qu'il n'y a point d'autre remède que celui de vous en défaire, pendant qu'ils font encore hors d'état de vous faire du mal. Ce font d'aimables enfans , j'en conviens, mais vous connoïtrez un jour, pour votre malheur, qu'ils ont l'ajne;  C O N T E S *T. A R T A R E SV 40$' auffi noire que leur vifage eft blanc & vermeil. Toutes ces remontrances ne me touchèrent pas, je fis connoïtre a ma mère que je nepouvois me réfoudre a fuivre fon confeil; elle redoubla fesprières pour m'engager k travailler a ma tranquillité & a celle de mes fujets, en me privant de mes fils ; & voyant qu'elie n'en pouvoit venir k bout, elle me quitta affez brufquement, & m'affurant de nouveau que je me repentirois trop tard de n'avoir pas ajoufé foi a fes fages confeils. Mes enfans, qui furent appelés Tour & Salm, démentoient par leur conduite tout ce que Feramak m'avoit prédit d'eux : on appercevoit dans leurs manières beaucoup de douceur & de foumiffion; & fi quelque chofe pouvoit me chagriner en eux, c'étoit 1'extrême averfion qu'ils marquoient avoir pour un fils que j'avois eu de Bab-Al-Mandeb, 1'année d'après leur naiffance, & qui fe nommoit Irage. Quelqu'attention que ce dernier eüt pour plaire a fes ainés, il en étoit toujours traité avec beaucoup de rudeffe ; & quoique j'euffe plus d'une fois interpofé mon autorité, pour apporter la paix entr'eux, & que Bab-Al-Mandeb, par fes careffes, eüt fait fes efforts pour les faire vivre avec union, nous ne pouvions voir fans dou» Cc ij  404 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ,' leur le peu de complaifance que Tour & Salm avoient pour nous fur cet article. Pour prévenir tous les difFérends que nous prévoyionspouvoirarriver entr'eux, je réfolus de leur partager de mon vivant mes états. Je donnai a Salm le pays nommé Magreb , c'eft-a-dire, toutes les pro vinces del'occident dont j'étois le maïtre. A Tour , ce que l'on nomme aujourd'hui la Turquie oriëntale, qui comprend le pays des Turcs, Tartares & Molgols, & toute la vafte étendue du pays de Cathai & de la Chine. A Irage , la Perfe, les deux Iraques , Ia Sirie, 1'Arabie & le KhorafTan , aux conditions néanmoins qu'ils me reconnoïtroient toujours pour leur fouverain. Quelqu'égalité que j'euffe tachédeconferver dans ce partage, Tour & Salm n'en furent pas contens , & en marquèrent leur impatience , avec fi peu de refped que j'en fus outré ; je crus devoir garder avec eux ma qualité de père & de roi, & leur témoignai mes volontés,avec tant de hauteur, qu'ils furent obligés de me demander pardon, & d'aller prendre chacun poffeffion de leurs états.  contes tartares. 405 LXIX. QUART D'HEURE. Irage qui, loin d'être du caradtère de fes frères, avoit toujours fouffert leurs emportemens fans fe plaindre , refta auprès de moi, fans vouloir accepter le tröne de Perfe que je me difpofois a !ui remettre; il avoit époufé une des plus belles perfonnes de la terre, nommée Afridmah, dont il avoit un feul fils; ce jeune enfant, que l'on appelloit Manugeher, faifoit fon unique foin : détaché de toute ambition , il ne s'occupoit qu'a le faire élever avec toutes les attentions que l'on donne ordinairement a 1'éducation des princes , & jouiffoit d'une tranquillité préférable a tous ces mouvemens tumultueux dans lefquels fe plaifent les ambitieux. Enfin , mes chers enfans, il y avoit prés de dix ans que je n'avois vu Tour & Salm, lorfque j'appris avec une furprife extréme qu'ils marchoient vers 1'Adherbigian, avec chacun une armée de plus de deux cents mille hommes , dans le deffein de-me forcer a faire un nouveau partage , & qu'ils mettoient tout a feuèk a fang. Ce fut en ce moment que la prédicf ion de Feramak n'eut plus befoin d'explication ; j'eus Cc iij  406 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ,h regret de n'avoir pas fiiivi fon confeil; mais comme il n'y avoit pas de tems k perdre, je dëpêchai promptement des ordres par toute la Perfe, de lever des troupes fuffifantes, pour m'oppofer a leurs indignes deffeins. Je voulus, pour gagner du tems, les amufer par de belles paroles , je leur envoyai plufieurs grands feigneurs du royaume , envers lefqueJs ils fe montrèrent fi déraifonnables , qu'Irage me propofa d'aller régler lui-même avec eux, les conditions d'une trève ou d'une paix qui nous püt mettre en état de leur faire bientót la loi. Je fis mon poffible pour 1'empêcher de faire ce voyage; le cceur me difoit que je ne reverroisplus ce cher fils; mais il m'en preffa fi fortement, que je ne pus m'oppofer k fa réfolution: il partit donc, dans 1'efpérance d'appaifer fes frères, & de les ramener è leur devoir. Mais ces enfans dénaturés ne le virent pas plutöt entre leurs mains, qu'au lieu d'écouter fes propofitions, ils le maffacrèrent impitoyablement, & par un excès d'impiété & de barbarie , ils m'envoyèrent fa tête encore toute fanglante , en m'annoncant que le même fort m'étoit deftiné. Ah ! mes chers enfans, que devins-je a une pareille vue ? le fouvenir feul de cette cruauté mefaifit encore d'horreur.Je ne pus appercevoir ces reftes de mon cher Irage, fans verfer des  contés tartares. 40/ larmes de fang : j'entrai dans des mouvemens de fureur fi violens que je ne me connoiffois plus; & ce qui combla mon défefpoir , BalAl-Mandeb, cette chere & vertueufe époufé , qui faifoit toute ma confolation , fut fi touchée d'un crime aulfi odieux , que n'y pouvant furvivre , elle tomba dans des convulfions qui, malgré tousles foins & les remèdes que l'on y put apporter, la fuffoquèrent en moins d'une heure. Manugeher, fils d'Irage, avoit jf peine atteint fa quinzième année, lorfque cette funefte cataftrophe arriva. II devint furieux comme un lion , a la vue de la tête de fon père, & ne voulant point d'autre étendart que cette même tête, pour animer mes foldats a la vengeance, il raffembla toutes mes tronpes, en fort peu de tems , alla au-devant de fes cruels oncles, leur livra bataille, malgré finégalité du nombre , & s'y comporta avec tant de valeur , qu'entrainant la vicloire par-tout ou il paroiffoit, il défit leur armée, a plate couture ; & ayant fait prifonniers Tour & Salm , après leur avoir fait couper le nez Si les oreilles, il les fit enfermer dans des facs de chaux vive , oh ils expirèrent dans les plus cruels tourmens. 11 fit attacher leurs fquelettes a deux potences qu'il fit dreffer vis-a-vis d'un tombeau magnifiquz, oü i| fjt mettre la tête de Tqu père^ Cc iïf  40S LES MILLE ET UN QUART D'HEURE,' Après avoir tïré une vengeance auffi complette, de Ia mort d'Irage , Manugeher revint vidoneux & triomphant auprès de moi. Dans quelque accablement que je fuffe de tant de malheurs , je le recus avec mille carefies; & Ie declarant mon fuccefleur , je lui mis'moi même la couronne fur la tête, & le fis reconnoitre pour fouverain monarque de tous mes états , quelque répugnance qu'il eüt a les accepter de -mon vivant. Enfuite ayant engagé, par les parfums ordinaires, Feramak a venir me voir , je la priai inftamment de me choifir un lieu de retraite oü je puffe finir en repos une vie dont le poids commencoit a m'accabler. Elle prit toute la part poffible k mes douleurs, & fans me faire aucun reproche qui n'auroit fait que les augmenter, elle confentit k ce que je demandai d'elle; & après avoir verfé abondamment des larmes fur nos malheurs communs, elle adreffa ainfi la parole a Manugeher. L'étendue du ciel, qui par fon mouvement continuel mefure le tems de notre vie , eft comme un grand livre oü toutes les adions des hommes font écrites: Heureux celui qui n'y coucheque celles qui font dignes de louange & d'être tranfmifes k la poftérité ! Faites donc enforte, jeune héros, de réglerles vötres par «ne profonde fageffe; que 1'ambition, ni les  e O N T E S TARTARÉS. 4ocj autres paffions humaines ne puiffent point altérer, c'eft-la la marqué d'un vrai roi; maitre de lui-même , ii ne fe laiffe dominer par aucun de ces mouvemens, qui caufent ordinairement fa perte & celle de fes états. Regardez toujours avec indifférence, mon cher Manugeher, ce que vous poffédez , afin d'avoir un jour moins de regrêt de le perdre , & fongezque lorfqu'un homme de bien eft prêt a paffer dans 1'autre vie , il lui importe peu de mourir fur un tröne ou dans une cabane. LXX. QUART D'HEURE. -A prés cette morale digne d'être gravée fur le bronze, je pris congé de mes fujets , & malgré les larmes de Manugeher , je partis avec Feramak qui me conduifit dans ces lieux charmans , oü après m'avoir fait boire de 1'eau de cette fontaine d'immortalité , elle me fit conftruire ce palais, que j'habite depuis plufieurs fiècles: détachés de toutes paffions, Feramak & moi nous y vivons dans une tranquillité parfaite,qui a pourtant été quelquefois interrompue par les malheurs qui font arrivés aux defcendans.de Manugeher. La violence de leurs paffions les a fouvent écartés de la route qu'ils  4*0 les Mille et un quart d'öëure; devoient tenir pour plaire au fbuverain créateü* de tous les êtres; ils n'ont point écouté nos fages confeils , & le bras de Dieu s'eft plus d'une fois appefanti fur eux ; profitez donc , mes chers enfans, de la difpofition oii je vous vois dans vos malheurs, par une parfaite réfignation aux volontés du ciel: obtenez de Dieu cette indifférence pour les biens de la terre, qui fait tout le bonheur des mortels, moins malheureux que le faint homme Aïub (i) , qui mérita juftement le titre de Sabour (i) , &que le démon perfécuta fans relache , ainfi que fa femmeSunafj) ; adreffez au fbuverain créateur les mêmes paroles dont ils fe fervirent dans I'excès de leurs maux : * la douleur nous envi» ronne de toute part; mais, feigneur, vous » êtes plus miféricordieux que tous ceux qui » peuvent être touchés de pitié. » Cette ardente prière fit ceffer leurs cruelles fouffrances; la chaleur peftilentielle que le démon , par Ia permiffion de Dieu , lui avoit foufflée par le nez , &c qui avoit corrompu toute Ia maffe de fon fang , a un point que fon corps n'étoit plus qu'un ulcère , fe changea en (1) Job. (2) Sabour, en perfan , fignifie patiënt. (3) D'auttes auteurs orientaux la nomment Rafuna<  CONTES T A R T A R E S. 411, rafrafchiffement falutaire : le fidéle minifixe du Très-Naut frappant la terre de fon pied , en fit fortir une fource d'eau pure, dont le faint homme ayant btf, & s'en étant lavé , il fe trouva parfaitement guéri de tous fes maux ; fes biens & fes richeffes furent multipliés au centuple , & la neige & la pluie qui tomboient chez lui, étoit même précieufe. Que cet exemple , mes chers enfans, vous encourage a fouffrir; Dieu veut fans doute éprouver votre vertu, il la couronnera comme celle du faint homme Aïub. Ces fages confeils encouragèrent tellement le roi de Borneo & fon illuftre époufé, qu'oubliant en ce moment tous leurs malheurs , ils ne fongèrent plus qu'a remercier Dieu de les avoir con'duits dans la retraite de Feridoiin. Cet illuftre monarque, fenfible aux marqués d'amitié de Mahalem & de la reine de Borneo , leur en témoigna toute la reconnoiflance poffible ; fi vous m'en croyez , leur dit-il ? renoncez a votre tröne, reftez avec moi dans ces lieux inconnus a toute la terre. L'eau de cette fontaine vous y confervera en fanté & dans la jeuneffe oii vous êtes, jufqu'a la fin des fiècles ; exempts de toutes paffions, vous y trouverezdes douceurs étrangères au refte des mortels, & vousy ferez fervis par des génies bienfaifans qui obeiront a vos moindres ordres.  412> LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , Mahalem, feigneur, & fon époufé, goütoient trop les raifons de Feridoün pour ne pas fuivre fes confeils. Enchantés d'un féjour auffi délicieux, ils burent de 1'eau de la fontaine d'Elie , & , fans s'embarraffer de 1'ufurpateur Cahamy, que fes cruautés firent bientót maffacrer par fes propres ftijets , ils reftèrent dans cette Ifle, avec un feul enfant qu'ils eurent, & dont la reine étoir enceinte lorfqu'elle y aborda, & ils y font encore, en attendant le jour terrible oü tous les hommes rendront compte de leurs aaionsdevantle fouverain tribunal de Dieu. Ah! mon cher Ben-Eridoun, dit SchemsEddin , fi 1'hiftoire du fils de 1'illuftre Giamfchid avoit été capable de me rappeller mes difgraces paffées, que les fages inftruaions qui la terminent font confoiantes pour les malheureux! En effet,qui parut jamais plus miférable que le faint homme Aïub ? Dieu ne récompenfat-d pas fon extréme patience ? ne le remit-il pas dans un état plus floriffant qu'auparavant ? ne le combla-t-il pas de fes bienfaits ? Efpérons donc tout de fa bonté, & ne munnurons jamais des afflicfions qu'il ne r.ous envoie que pour purifier notre vertu. C'eft très-fagement penfé, feigneur , reprit Ben-Eridoun ; mais pendant que votre majefté me peut donner encore quelques momens d'au-  Contes Tart a% es. 413 dience , je vais lui raconter une aöion bien généreufe de deux habitans de Schirak. Je 1'écouterai avec plaifir, dit le roi d'Aftracan : alors Ben-Eridoun paria en ces termes. Hiftoire d'Aiar & £ Hilal. Un orfévre de Schirak, nommé Azar, avoir une maifon aux environs de cette ville, qu'il vendit a un de fes amis appellé Hilal. Cet Hilal, qui étoit a fon aife , avoit quitté le commerce de pierreries, pour fa retirer dans cette maifon, & y vivre tranquillement avec une feule fille qu'il avoit eue d'une femme qu'il aimoit tendrement. II étoit un jour a fe promener dans fon jardin, lorfqu'un orage des plus violents 1'ayant furpris, il n'eut que le tems de gagner un petit falon dont les vues donnoient fur la campagne : la pluie tomboit en fi grande abondance , qu'il fembloit que Dieu voulut une feconde fois noyer le genre humain ; & le ciel étoit tellement en feu , qu'Hilal, qui comptoit que c'étoit fon dernier jour, fe recommandoit de tout fon cceur au fouverain prophéte; il eut encore bien plus lieu de croire que le vent froid (1) & glacant de la mort fouffloitde fon (1) Les arabes nommeat.ce vent Sarfar,  414 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE J cóti, Iorfqu'un coup de tonrierre ayant renverfé un pan du mur de ce falon, il fe trouva prefqu'accablé fous les ruines de cet édifice. LXXI. QUART D'HEURE. Hilal , feigneur , devoit naturellement être écrafé par la chüte de ce mur , il ne fut pourtant pointblefie, & en fut quitte pour quelques écorchures; mais étant relevé de fa chüte , quel fut fon étonnement de fe voir entouré de bourfes qui paroiffoient remplies d'or & d'argent 1 avant que de les ouvrir , il examina d'oü pouvoit venir cette efpèce de prodige, & remarquant dans ce qui refioit du mur qu'il y avoit eu une efpèce d'armoire ménagée dans 1'épaiffeur, il ne douta plus que ce ne füt de ' cet endroit que fuffent tombées les bourfes. II les ramaffa 1'une après 1'autre jufqu'au nombre de deux cents , & trouvant dans chacunemille pièces d'or, il les porta en plufieurs voyages dans fa maifon. Tout autre qu'Hilal auroit été tranfporté de joie, d'une pareille découverte; mais ce modèle d'équitc ne voulant pas profiter d'un fi riche tréfor, attendit avec impatience le lendemain, pour aller trouver fon vendeur. Azar, lui dit*  C O N T E S T A R T A R E S* 41$ il en 1'abordant, louez le ciel d'avoir vendu votre maifon a un homme que les richeffes n'éblouiffent pas, venez vous rendre le maïtre d'un tréfor des plus confidérables , & qui vous appartient légitimement. Alors il lui apprit toute Paventure de la veille , & ouvrant une de fes bourfes qu'il avoit apportée avec lui: voyez, lui dit-il, un échantillon de ce qui vous appartient , il y en a encore chez moi cent. quatre-vingt-dix-neuf toutes pareilles, fi l'on enpeutjuger par 1'apparence & par le poids. Azar regarda Hilal avec furprife ; mais auffi généreux que fon ami: pourquoi venez - vous me tenter, lui dit-il, me croyez-vous affez injufie pour accepter vos offres ? La maifon que je vous ai vendue eft-elle encore a moi } ne m'en avez-vous pas payé le prix? Reportez donc cette bourfe chez vous, &ne cherchez pas a m'éblouir par des richeffes pour lefquelles je n'ai jamais eu d'avidité. Né de parens juftes & craignant Dieu, j'élève mon filsunique dans la même crainte, avec unbien médiocre , mais qui eft fuffifant pour des gens qui n'ont point d'ambition, & je vous verrai fans envie poffeffeur d'un tréfor immenfe auquel je n'ai nul droit. Si la maifon que je vous ai vendue étoit lombée , ou avoit été bridée par le feu du ciel dès le lendemain que vous en êtes entré eg  4l6 LES MILLE ET UN QUART d'hEURL, poffeffion , vous en feriez-vous pris a moi ? auriez-vous exigé que je vous la fiffe rebatir ? Non certainement, reprit Hilal, celane feroit pas raifonnable , le dommage me regarderoit feul. Eh bien , mon cher ami, reprit Azar, par Ia même raifon le prcfit appartient a vous feul. Hilal, peu fatisfait de cette re'ponfe , vouloit abfolument qu'Azar prit le tréfor; mais ce dernier étant demeuré ferme dans fa réfolution, ilsprirentle parti d'aller trouver le cadi, pour le prier de décider leur différent. Ce juge , qui fe trouva honnête homme, furpris du défintéreffement de ces deux perfans, les conduifit devant le tröne du roi qui étoit alors k Schirak; & ce monarque , auffi étonné de la probité d'Hilal Sc d'Azar , après avoir rêve quelque tems a ce qu'il devoit juger, prononca ainfi : le tiers de ce tréfor m appartient légitimement, mais je ne veux pas être moins généreux que ces deux mufulmans. Je fais qu'Hilal a une fort belle fille, & qu'Azar a un fiis parfaitement bien fait; je leur fais préfent de mon tiers, & j'ordonne qu'ils jouiront des deux autres portions qui reftent de ce tréfor, & qu'ils feront joints enfemble par le mariage, pourvu que 1'un ni 1'autre n'aie point d'inciination oppofée k ce dernier article; & pour s'en informer fur le champ  C O N T E S TARTARES. 417 champ, il envoya chercher ce jeune homme & cette jeune fille, & les trouvant dignes d'être unis enfemble, ils obéirent avec une extréme joie &c fans violence aux volontés de ce grand monarque. Combien peu trouve-t-on de gens du caractère de ces deux marchands, dit alors SchemsEddin. L'avarice & Finterêt ont de tout tems régie prefque toutes les paffions des hommes, & divifé les families les plus unies; mais de tels vices ne doivent jamais être ceux d'un monarque : il avilit fon rang, lorfque livré a des inclinations fordides , il ne fait pas faire a propos des libéralités dignes de lui, & doit fe reffouvenir que Dieu ne lui donne tant de richeffes a fa difpofition , que pour récompenfer Ie mérite & la vertu, & foulager les malheureux. Seigneur ,interrompit Ben-Eridoun, permettez fur ce fujet que je raconte a votre majefté une aventure trèsTCourte , mais très-fingulière. 'Aventures dAroiln-Artefchid, & de deux pauvres de Bagdad. L E fbuverain commandeur des croyans , Aroün-Arrefchid, étant un jour a une fenêtre de fon palais qui donnpit fur Ia place de Bagdad, Tomé XXI, p ^ ■  8 les mille et un quart d'heure } fut appercu par deux de fes fujets qui demandoient Paumóne. L'un d'eux fe mit k crier: heureux celui k qui Dieu fait du bien! pendant que 1'autre difoit a haute voix: heureux celui que le calife regarde en pitié! LXXI1. QUART D'HEURE. Les cris de ces deux pauvres parvinrent jufqu'aux oreilles de ce grand monarque qui, fur le champ,leur fit diftribuer deux pains; un pain blanc a celui qui invoquoit le calife, & un pain bis a celui qui mettoit fa confiance en Dieu feul. Le pain blanc étoit fort petit , & celui k qui il fut donné , ne put voir fans envie fon camarade en avoir un , quoique bis, quatre fois plus gros; il lui propofa de changer enfemble , & 1'ayant trouvé d'humeur très-accommodante,ilstroquèrent de pains, & fe retirèrent chacun chez eux: le polfeffeur du pain bis fe moquoit en luimême de la fottife de 1'autre ; mais ce dernier fut bien étonné , quand venant k rompre fon pain blanc, qu'il n'avoit recu en troc que pour faire plaifir k fon compagnon, il y trouva cent fequins d'or, dont il continua de louer Dieu qui le retiroit par-lè de la mifère. Le lendemain, celui qui avoit recu du roi  CONTES t ARTARES. 4t£ le pain blanc, fe trouva fous la même fenêtre j & ne voulant pas avoir une fi petite portion que celle de la veille , cria de toutes fes forces: heureux celui a qui Dieu fait du bien. Le calife Cntendant cette voix en fut furpris ; il le fit venir devant lui, & lui ayant demande par quel le raifon il s'adreffoit cette fois a Dieu plutöt qu'a lui j ainfi qu'il avoit fait la veille, & ce qu'il avoit fait de fon pain blanc. Seigneur, lui dit ce miférable , je 1'ai troqué contre mon camarade a qui Dieu avoit fait une plus grofie part qu'a moi. Le calife ne put s'empêcher en ce moment de lever les yeux au ciel & de louer la divine providence. II eft bon > dit - il alors, de fe recommander aux princes & aux gens puifrans, mais celui qui met fa cónfiance en Dieu feul, fait toujours un meilleur choix: alors ayant donné pareillement cent fequins a ce" pauvre homme, il le renvoya bien content chez luii Que cette morale eft bien vraie , s'écria Schems-Eddin! Rois de la terre , vous qui vous énorgueilliffez d'un titre de fi peu de durée, & qui vous regardez comme des géans par rapport a vos fujets ; faïtes attention que fi votre tête eft d'or, vos pieds font d'argile & de boue, & que toutes vos vanités font renverféespar un feul fouffle du fouverain créateur Dd ij  410 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE, de tous les êtres. Vous vous regardez comme immortels , & vous ne reconnoiffez véritablement fa puiffance que dans le moment terrible au Pange de la mort fe difpofe a vous conduire devant le fouveraintribunal oii nousferons tous égaux ; c'eft ce que je veux te prouver par une aventure affez fingulière. Aventure d'Iskender (i) , racontée par Schems-Eddin. Le grand Iskender allant un jour k la chaffe pour fe délaffer de fes fatigues continuelles, pourfuivit un cerf avec tant d'ardeur, qu'infenfiblement il fe trouva feul & fort éloigné de fes courtifans: après avoir perdu la bete (i) C'eft le fecond Alexandre, appelé communément Roumi, par les orientaux ; 8c Ben-Filicos, fils de Philippes Khondemir , rapporte que ce prince étant prêt a mourir, & voyant fa mère fondre en larmes, lui écrivit ce qui fuit, pour la confoler : Votre fils , après avoir compté quelques momens de vie , eft livré a la mort; il a paffé comme un éclair , & lahTe feulement après lui la matière de beaucoup difcourir: & Abulfarage ajoute qu'il lui manda , un peu avant fa mort, de convier a un banquet folemnel qu'elie devoit faire, tou$ ceux qui auroient vécu fans aucune affliction^  CONTES TARTARES. 42I de vue, il erra tellement dans la forêt, qu'il fe trouva dans un lieu tout-a-fait inconnu, &z qui avoit tout l'air d'avoir été autrefois un cimetière; en effet, il y appercut un homme qui rangeoit & dérangeoit un gros tas de têtes de morts, comme s'il avoit quelque chofe de conféquence a y chercher. Iskender lui paria plufieurs fois; non-feulement il n'en regut aucune réponfe , mais même il feignit de ne 1'avoir pas vu ni entendu, & continua toujours fon ouvrage. Cette impoliteffe piqua ce grand monarque : que Tais-tu la avec tant d'attention , lui dit-il, d'un ton de colère ? Ce que je fais, repliqua cet homme, je cherche les os de ton père & du mien , mais je ne faurois les diftinguer,. tant il y a d'égalité entr'eux; alors cet homme difparoiffant , ne laiffa a Iskender qu'une extréme confufion fur la vanité qu'il avoit de fe croire prefque auffi puiffant que Dieu même. Seigneur, dit alors Ben-Eridoun , il n'eft rien de plus humiliant pour un prince tel qu'étoit Iskender, qu'une pareille apparition ; elle fervit auffi a le détromper des folies idéés que fa mère lui avoit données de fa divinité; & lorfque quelque flatteur lui prodiguoit fon encens fur ce pied, il étoit le premier a en railier & a le renvoyer a fon valet de chambre qui, par de certains fervices qu'il lui rendoit, étoit bien Dd iij  41X LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , perfuadéque ce monarque n'étoit qu'un homme fujet a corruption, comme tous les autres. Mais fi votre majefté eft informée de cette apparition, elle en ignore peut-être une autre qui fauva la vie a ce monarque. Tu me feras plaifir de me la raconter, dit Schems-Eddin; alors Ben-Eridoun paria en ces termes. Aventure d'un bucheron & de la mort. Un pauvre bucheron ne pouvant, a caufe de fa pauvreté, fournir a la dépenfe de la nourriture d'un enfant que le ciel venoit de lui donner, étoit forti de fa maifon, dans 1'intention de 1'aller expofer aux bêtes féroces , ou de le jeter dans la rivière, & de venir fe pendre enfuite , lorfqu'il rencontra la mort k fon paffage. Cette figure effrayante lui glaca les fens; & ne fachant quel parti prendre, il fe difpofoit a la fuite, lorfqu'elle 1'arrêta par le bras. Ton fils & toi, vous ne mourrez pas, lui dit-elle , votre heure n'eft pas encore venue.  CONTES TARTARCS. 41 £ LXXIII. QUART D'HEURE. Le bucheron fut nn peu raffuré par ces paroles, fa mifère extréme lui fit regarder 1h mort avec un peu moins de frayeur. Que voulezvous que je faffe fur Ia terre , lui dit-il, je fuis vieux & hors d'état de gagner ma vie , par une chüte qui m'a öté toutes mes forces? Ne fVmbarraffe de rien, lui répliqua la mort, reporie ton enfant dans ta chaumière, & me reviens trouver ici. Le bucheron obéit ; la mort le conduifit dans Ia plaine, elle lui montra dix ou douze plantes dont la vertu étoit encore inconnue aux hommes; elle lui enfeigna k les employer, & 1'affura qu'avec ces fecrets il feroit des cures fi merveilleufes, qu'en peu de temsil feroit reconnu pour un médecin trés - célèbre. Je veux faire encore plus pour toi, pourfuivitelle : afin que tes arrêts de vie ou de mort foient infaillibles , tu me trouveras toujours dans la chambre de tes malades ; fi tu me vois au pied du lit, tu peux affurer hardiment que celui pour lequel on t'auras envoyé chercher ne mourra pas de cette maladie ; mais quand tu m'appercevrasau chevet, alors tous tesremèdes. feront inutiles. Dd iy  4M LES MILLE ET ÜN QUART D'HEURE , La mort tint exaaement parole au bucheron: il devint bientót un médecin recherché; fes décifions étoient autant d'oracles, & fes cures étoient toutes miraculenfes; ainfi il devint riche en très-peu de tems. Votre majefté n'ignore pas que Ie grand Iskender eut une maladie des plus pénlleufes: on le foupgonnoit d'avoir été empoifonné, peut-être étoit-ce la vérité; car le médecin bucheron y ayant été appellé pour éprouver la force de fes remèdes, fut dans la dernière confternation de trouver la mort au chevet du lit de ce monarque. II eut beau la prier de différer de quelques années, 1'inexorable fut fourde a toutes fes prières. II faut qu'il me fuive, difoit - elle, n'entreprends point de me fléchir: chacun étoit furpris des difcours du médecin & de ne voir perfonne a qui il portat la parole : on le regardoit comme un fou , & l'on étoit prêt de le chaffer avec ignominie, lorfque parlant a 1'oreille d'un des efclaves d'Iskender, il lui ordonna de prendre trois de fes camaradcs, & avec eux de changer brufquemeut le lit du prince, de manière que le chevet fe trouvat du cóté du pied; il fut obéi fur le champ, èc cela fut exécuté avec tant de promptitude, que fon adreffe fauva la vie au grand Iskender. La mort fut fi furprife de fe trouver aux pieds du malade, lorfqu'elle fe croyoit pro-  CONTES TARTARES. 41^ che de fa tête, qu'elie ne put refufer au médecin de lui tenir fa parole, & de fe retirer pour cette fois feulement; elle lui pardonna cette petite tromperie , avec défenfe d'y retourner: & ce monarque guérit par les remèdes du bucheron qui en regut une récompenfe proportionnée a un fi grand fervice. Schems - Eddin ne put s'empêcher de rire de 1'aventure du bucheron ; nos anciens romanciers, dit-il, avoient des idéés bien plaifantes & bien particulières, & voila une imagination des plus comiques. Je ne vous garantis pas le fait vrai, reprit Ben-Eridoun, il eft du tems de nos auteurs fabuleux; mais fi votre majefté fouhaite , j'ai une hiftoire k peu prés de ces tems-lè, ou les apparences de vérité font un peu mieux gardées , & dés auteurs fort fenfés la rapportent de manière k faire croire qu'elie pourroitbien être véritablerla voici,feigneur, telle que je 1'ai lue, il y a quelques années, dans un manufcrit affez rare.  '4ï6 les mille et un quakt d'heure ; Hifloire de Boulaki, fultan des Indes , & de la belle Dara-cha fa fille. Il,v avoit autrefois, dans les Indes, un roi très-puiffant, nommé Boulaki. Ce prince, dans une extréme vieilleffe , fe voyant fans enfans, lit tant de vceux dans toutes les pagodes de fon empire, qu'il obrint de fes Dieux une fille qu'il nomma Dara-cha. La fultane, mère de cette jeune fille, qui lui avoit été vendue par un marchand de Golconde (i) , oü ce monarque faifoit fa réfidence ordinaire , avoit de fon cöté intéreffé Ram & Viknou (i) , dans le fouhait ardent qu'elie avoit de donner des héritiers au roi: mais il ne fut qu'a demi fatisfait par le don qu'ils lui firent de Dara-cha. Comme la petite princeffe étoit d'une beauté parfaite, & qu'elie promettoit tout ce que l'on pouvoit attendre d'une perfonne de fon rang, Boulaki n'épargna rien pour en faire un modèle de toutes per- (1) Cette ville eft la capitale d'un royaume du même nom , fituée dans la prefqu'ile3 entre le Gange, 1'empire du Mogol, les royaumos de Deca & de Befnagar. Ce royaume eft très-renommé par fes mines de diamans 3 de fer & d'acier. (2) Principaux dieux des indiens.  CONTES TARTARES. 427 feclions. Elle avoit a peine quinze ans que fa beauté faifoit grand bruit dans tout 1'orient. Baharam - Guri (1), roi de Perfe, en devint paffïonnément amoureux fur la feule réputation. II laiffa fon royaume a un vifir dont il connoifToit la fidélité; & étant arrivé a Golconde, incognito, il alla loger chez une bonne femme qui n'étoit pas éloignée du palais de Boulaki. Après s"être entretenu long-tems avec fon höteffe, du mérite extraordinaire de la princeffe des Indes, il apprit que le roi fon père étoit fort chagrin de la perte d'un de fes éléphans, monf* trueux en groffeur & terrible par la force. LXXIV, QUART D'HEURE. Ce furieux animal que l'on avoit effarouché, avoit quitté la compagnie des autres , & courant les forêts & les campagnes , il faifoit partout un ravage terrible. Les plus braves feigneurs de la cour, pour plaire au roi, lui avoient donné la chaffe, mais aucun d'eux n'avoit été (0 II y u un roman perfan compofé par le poëta Katebi, intitulé : Bahatam-Ve-Gul-Endam , dans lequel les aventures guerrières & amoureufes de ce héros font «rites fort a« long, & dont cette hj|toirc eft extraite.  4*8 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , affez heureux pour échapper a fa fureur , ils avoient tous été abattus de fa trompe, Sc foulés aux pieds. Cette nouvelle enflamma le courage de Baharam-Guri; plus il y avoit de péril, plus il trouvoit de gloirea dompter cefuperbeanimal, & c'étoit la plus brillante occafion qu'il put choifir, pour fe faire connoïtre a Boulaki Sc h Dara - cha; il témoigna donc a cette femme 1'impatience qu'il avoit de combattre 1'éléphant du roi; & , malgré fes remontrances & fes larmes , il prit la réfolution d'aller éprouver fa .valeur contre cet animal farouche : mais en cas qu'il fuccombat dans fon entreprife, ne voulant point mourir fans avoir vu la princeffe , il fe préfenta le lendemain matin devant le tröne du monarque des Indes , pour lui déclarer fes intentions. Boulaki, confierné de la perte de tant de braves feigneurs qui avoient péri dans cette entreprife, Sc étonné de 1'intrépidité du Perfan. Qui que tu fois, lui dit-il, je loue ton extréme valeur, mais je ne puism'empêcher de plaindre ton fort, je vois bien qu'il fera pareil a celui de tant de braves Indiens qui font morts fous les pieds de ce cruel éléphant. Seigneur, reprit Baharam-Guri, j'ai combattu toute ma vie ces monftrueux animaux, & je fuis toujours forti  CONTES TARTARES. 419 vi&orieux de pareils combats, peut-être que celui-ci me fera auffi favorable ; mais avant de 1'entreprendre , puis-je efpérer de votre majefté une grace auffi fingulière qu'elie eft téméraire. Quelle eft-elle, répliqua Boulaki ? C'eft, feigneur, de permettre que j'aie l'honneur de voir la princeffe, de lui baifer la main; & en cas que je fuccombe dans le combat, qu'elie porte le deuil de ma mort pendant quinze jours feulement. Boulaki fut très-furpris de cette demande; cependant, confidérant la bonne grace de Baharam - Guri : quelque indifcrette que foit ta demande, lui dit-il, je ne veux pas que mes peuples me reprochent de les laiffer fouffrir des fureurs de cet animal indomptable, pour une récompenfe dont tu n'auras jamais lieu de te vanter, puifque je regarde ta mort comme inévitable: difpofe-toi donc a combattre 1'éléphant, & que l'on appele la princeffe. Dara - cha furvint un moment après , elle leva fon voile par ordre de fon père; & comme tout ce que les peintres ont jamais imaginé de plus beau, étoit inférieur aux charmes de la princeffe, Baharam-Guri en fut tellement ébloui, qu'il ne put foutenir fa vue. Adorable princeffe, s'écria-t-il, en fe profternant la face contre terre, heureux les fujets qui vivent fous une  43Ö LÉS MILLE ET UN QUART d'HEURÉ ; fi charmante domination! mais que n'ont - ils point a craindre de vos divins regards! Quel cceur infenfible peut vous voir fans vous adorer! Le refped qu'ils doivent avoir pour une image auffi parfaite de la divinité, ne les met point a Fabri des traits qui partent de vos beaux yeux; pardonnez un aveu fi téméraire, Je vais, belle Dara-cha , combattre Féléphant qui fait tant de ravage aux environs de Golconde; ma mort eft prefque füre, mais je n'ai point de regret a la vie, puifqu'il m'a été permis de voir ce qu'il y a de plus rare dans le monde, de baifer la main d'une princeffe qui mérite de pofféder le tröne de tout 1'univers, & qui doit, après ma mort, donner des marqués, du moins extérieures, de la douleur qu'elie aura de ma perte. LXXV. QUART D'HEURE. D ara-cha fut fi interdite a la vue de Baharam-Guri, & ce monarque lui paria avec tant de graces & de marqués d'une véritable paffion, que fans faire attention a la préfence de fon père, elle ne put s'empêcher de verfer des larmes fur fa mort certaine. Généreux cavalier, lui dit-elle, vous ne  Contes Ta^rtares. 43 r feriez pas affez hardi pour me tenir de pareüs difcours, fi vous n'étiez pas né prince, 8C fi vous n'en aviez pas la permiffion de mon père ; j'ofe cependant vous avouer que s'ils me déplaifent, c'eft que je prévois que la fuite en ferafunefte. Oui, ma chère fille, s'écria le Sultan des Indes, ce jeune téméraire ne portera pas loin la peine de fa préfomption, j'en conviens; mais malgré fa hardieffe, que je me fens d'inclination pour lui! Et fi fa naiffance répondoit a fa valeur, que j'aurois un fenfible déplaifir d'avoir fouffert qu'il s'expofat a une perte infaillible! Je n'ai pu le détourner d'une fi généreufe réfolution; fouffrez donc (ainfi que je lui ai promis) qu'il vous baife Ia main, & jurez-lui de porter le deuil de fa mort, au moins pendant quinze jours. Ah ! feigneur, reprit Dara - cha , en préfentant la main au jeune monarque de Perfe, qu'il baifa avec un refpect & une ardeur fans égale; je ne puis faire le ferment que vous exigez de moi fans frémir; je le jure cependant, je porterai le deuil de ce héros en cas que nous ayons le malheur de le perdre; mais je puis 1'aflurer, il fera plus dans mon cceur que fur mes habits. Adorable princeffe, s'écria Baharam-Guri, tranfporté de joie, je vousépargnerai ce chagrin: comptez que je reviendraj vainqueur 6c digne  4jï LES MILLE ET t)N QUART D'HEURE , de pofféder votre main, vous faurez alors que je puis afpirer a un fi grand honneur; & fi j'ai le malheur d'être vaincu, je laifferai par ccrit de quoi vous convaincre qu'il n'y a qu'un prince fouverain, affez hardi pour avoir demandé au fultan des Indes les conditions téméraires que fa bonté a bien voulu m'accorder. Boulaki & Dara-cha avoient bien jugé , a 1'air & aux difcours Perfans, que ce n'étoit pas un homme du commun ; mais, perfuadés par fes dernières paroles, que c'étoit quelque illuftre monarque, ils firent tous leurs efforts pour le détourner du dangereux deffein de combattre Péléphant. C'eft vainement, reprit-il, que vous entreprenez de me faire changer de fentimens; mon fort eftécrit fur la table de lumière (1), je cours le remplir, & mériter ou les louanges, ou les regrêts de ma princeffe. Partez, aimable héros, lui dit alors le roi des Indes , revenez vainqueur ; faites - vous connoïtre, & comptez fur un cceur reconnoiffant de la part de ma fille. Baharam-Guri, dans 1'excès de fa joie, voulut fe jeter aux pieds de Boulaki, mais ce monarque Pen empêcha, & 1'embraffa tendrement. (i) Manière de parler des orientaux pour faire connoïtre qu'ils ajoutent foi a la prédeftination. Après  Contês Tart ar es. 435 Après ces marqués de diftincfion, le roi de Perfe partit avecün feul écuyer du roi, qui lui fut donné pour être témoin de fa mort ou de fa vi&oire. Lorfque ce prince fut proche du lieu oü s'étoit retiré Péléphant, 1'écuyer eut ordre de monter fur un arbre, pour voir fans péril le combat de Baharam - Guri qui, fe tenant fur fes gardes, alla au-devant de ce cruel animal, avec une intrépidité extréme. L'éléphant ne Peut pas plutöt appercu qu'il vint fur lui avec une furie dont tout autre que le prince auroit été épouvanté ; mais ce jeune héros, monté k Pavantage, (fans reculer un feul pas) lui tira avec tant de force & d'adreffe, une flêche dans le milieu du front, qu'il la fit entrer jufqu'aux ailerons : après un coup fi heureux, il mit promptement pied a terre; êc faififfant ce furieux animal par fa trompe, avec un bras vigoureux, il lui donna de fi violentes fecouffes qull le fit enfin tomber par terre^alors profitant de fon avantage, il mit auffi-tot le fabre a la main, 6c lui fépara la tête du corps. L'écuyer ne vit pas plutöt l'éléphant mort, qu'il fe gliffa k terre; 6c fe chargeant de la tête de ce terrible animal, il entra dans Golconde, précédé du prince de Perfe, que l'on y recut avec des acclamations extraordinaires, Torne XXL E e  434 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE; Si Boulaki fut charmé de favoir le jeune Perfan de retour, la princeffe des Indes n'eut pas moins de joie de le revoir vainqueur. Le fultan 1'ayant embraffé tendrement, le fit affeoir a cöté de lui: Brave inconnu , lui dit-il, nous ne comptions pas vous revoir, mais nos dieux, qui ont exaucé mes prières, vous rendent a nos fouhaits. Votre perfonne fans doute leur eft chère, puifqu'ils ont permis que vous demeuraffiez vainqueur d'un animal qui a fait périr les plus illuftres & les plus braves de ma cour. Je me flatte que vous voudrez bien me tenir votre parole, & que vous m'apprendrez a qui j'ai 1'obligation d'un fervice auffi important. Le prince ne pouvant plus refufer d'apprendre au roi des Indes qui il étoit, paria a peu prés en ces termes. Hiftoire de Baharam-Guri. Je commencerai, feigneur, par vous apprendre que je dois le jour au fouverain monarque de Perfe. Jezdegerd mon père, qui n'étoit pas dans 1'ufage d'élever auprès de lui aucun de fes enfans, confulta, quelques jours après ma naiffance , les plus illuftres voyageurs, pour favoir  contès Tartaus. 435 d'eux quel étoit le plus beau & le meilleuf pays qu'ils euffent vu, afin de m'y envoyer. U apprit que celui de Hirah, fitué dans la partie de 1'Arabie la plus proche de la Caldée, étoit le plus propre qu'il püt choifir; pour cet effet, il manda aufii-töt è un roi de fes tributaires' nommé Nooman , qui regnoit k Hirah, de le venir trouver. Ce prince obéit k fes ordres; & le roi m'ayant remis entre fes mains, il lui ordonna de me conduire dans fes états, & de me donner une éducation conforme k celle des Arabes. LXXVI. QUART D'HEURE. Je pafferai, feigneur, fous filence, pourfuivit le prince de Perfe, 1'éducation de ma jeuneffej elle fut telle que je n'ai point eu fujet de m en pjaindre. Nooman, qui n'avoit pu obtenir du ciel aucun enfant, me donna toute fa tendreffe, & n'épargna rien pour répondre k 1'attente du' roi de Perfe. J'avois déja prés de vingt ans, fans que ce monarque eüt voulu permettre que je vinffe k fa cour, lorfque j'appris, avec une extréme douleur, que Pange de la mort avoit enlevé ion ame de fon corps. Je me difpofois a partir en diligence, pour m'aller faire Ee ij  436 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE^ reconnoïtre de mes fujets, lorfque je regus une nouvelle qui me jeta dans un nouveau défefpoir. Comme les Perfans avoient beaucoup fouffert de 1'humeur violente de mon père, & qu'ils ne me connoiffoient que de nom, ils crurent que je lui reffemblerois; c'eft pourquoi , loin de m'appeller a une fucceffion qui m'appartenoit fi légitimement, ils jetèrent les yeux fur un feigneur de Perfe, nommé Kefra, & le proclamèrent roi. Nooman, qui m'aimoit comme fi j'euffe été fon fils, ne put fouffrir 1'injuftice des Perfans; il affembla tous les princes fes voifins; & les engageant a foutenir ma caufe, il forma une armée de plus de quatre-vingt mille hommes, a la tête defquels m'étant mis, je vins attaquer 1'ufurpateur.Comme,malgré le mécontentement des Perfans, il y avoit encore grand nombre de mes fujets qui n'avoient fouffert qu'avec chagrin 1'élecf ion de Kefra, tous fes gens ayant appris que je m'approchois d'Hifpahan, députèrent au-devant de moi plufieurs feigneurs qui s'entremirent avec beaucoup d'empreffement pour négocier un accommodement avec mon ennemi. Comme je trouvqis la difficulté infurmontable, paree qu'il falloit néceffairement que 1'un ou 1'autre cédat le tröne k fon concur-  CONTES TARTARES. 437 rent, je m'avifai de propofer un expédient affez extraordinaire, & dont on convint des deux cötés, ce fut de faire inettre la couronne royale de Perfe entre deux lions affamés, renfermés dans une médiocre enceinte, & que celui de nous deux qui la pourroit enlever k ces furieux animaux, feroit jugé le plus digne de régner fur toute la Perfe. Cette condition fut agréée de tous mes fujets; mais Kefra n'en fut pas trop content ; en effet, le jour deftiné pour cette décifion étant arrivé, nous nous tranfportames au lieu du combat. Alors, voyant la paleur peinte fur le vifage de mon concurrent: Avance courageufement, lui criai - je, enlève cette couronne , & montre-toi par-la , digne du choix que 1'cm a fait de ta perfonne. Kefra fe trouva furpris du ton dont je lui parlois. Ce tröne m'appartient, me dit-il, j'en fuis en poffeffion, c'eft a vous qui prétendez me 1'arracher, de retirer la couronne des griffes de ces lions. Comme tu ne la mérites pas, mecriai-je, je ne fuis pas furpris de voir que tu montres ici plus d'efprit que de courage; alors, fans héfiter, je me jetai, avec la furie & 1'impétuofité d'un tigre, fur les deux lions; & quoique feuffe un excellent fabre a mon cöté, n'employant d'autres arnaes que mes Ee iij  438 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , propres,mains, je les tuai tous deux; 8c après m'être faifi de la couronne, je me la mis moimême fur la tête. Tous les Perfans furent fi furpris de cette acfion extraordinaire, qu'ils ne pouvoient en croire leurs yeux. J'avouerai, feigneur, que j'en étois étonné moi-même, 6c que le ciel, qui connoiffoit la juftice de ma caufe, avoit fans doute infpiré aux lions que je combattis, la timidité 6c la douceur des agneaux, puifqu'ils fuyoient devant moi avec autant de frayeur que les foibles animaux évitent Ja dent carnacière des bêtes féroces. Enfin, feigneur, Kefra lui-même, ce Kefra que mes fujets avoient choifi pour les gouverner, fe jeta a mes pieds, il les embraffa; <6c me jugeant digne de la couronne qu'il m'avoit enlevée, il me reconnut pour fon fouverain maïtre, 8c termina la guerre par une foumiffion qui fut d'autant plus agréable, qu'elie n'avoit coüté la vie a aucun de mes fujets. Je montai donc fur Ie tröne oü, depuis douze ans, je me fuis appliqué a terraffer mes ennemis, & a faire le bonheur de mes peuples. Je leur ai procuré une paix tranquille dont je ne jouis pas moi-même, puifque la renommee, qui a publié a Hifpahan les rares qualités de Ia charmante Dara - Cha, m'a privé de cette douce tranquillité, J'airemis tout mon pouvoit entre  LES MILLE ET UN QUART D'HEURE, 439 les mains de mon premier vifir, & j'ai voulu juger par moi-même de la rare beauté de cette princeffe; je 1'ai trouvée, feigneur, fort fupérieure a ce que l'on m'en avoit dit, & je fens bien que je ne ferai jamais heureux, fi le grand fultan des Indes n'accorde a mes inftantes prières, la main de la divine Dara-Cha, Sc fi cette adorable princeffe ne recoit avec joie les offres refpeftueufes de 1'amour le plus foumis & le plus paffionné. Dara - Cha , qui n'avoit pu s'empêcher de donner fon cceur a Baharam-Guri, fans prefque le connoïtre, apprit avec une joie extréme que fon amant étoit le fultan de Perfe. La déclaration de ce monarque étoit trop avantageufe a Boulaki, & il trouvoit tant de belles qualités Sc tant de valeur dans ce jeune héros, qu'il n'héfita pas k 1'affurer qu'il fe trouvoit fort honoré de la paffion qu'il reffentoit pour fa fille; & cette princeffe ayant témoigné combien elle y étoit fenfible, le fultan des Indes ne différa le bonheur de ces tendres amans , qu'autant de tems qu'il en fallut pour les préparatifs magnifiques qui s'obfervent dans les mariages de cette conféquence. Cette hiftoire m'a fait beaucoup de plaifir, dit Schems-Eddin; mais n'en fais-tu plus de celles qui font dans le merveilleux manufcrit Ee iv  44° LES MILLE ET UN QUART D'HEURE t d'Aboutaher ? Pardonnez-moi, feigneur, reprit Ben-Eridoun, en voici une qui, je crois, ne vous déplaira pas. Hiftoire du médecin Kamel. Il y avoit a Bagdad, du tems d'Halon (i), foi de Perfe , un tailleur d'habits qui avoit eu, d'une femme qu'il aimoit tendrement, un fils furnommé Kamel, k caufe de 1'extrême fageffe qu'il fit paroitre dès fon enfance. A peine commencoit-il a fentir les douceurs d'être tendrement aimé de ceux qui lui avoient donné la vie, que le ciel lui enleva fa mère. Elle mourut de douleur de voir fon mari tourner toutes fes afFeclions vers une jeune veuve de fes voifines, dont 1'efprit étoit auffi mauvais que le cceur. (i) Ce prince régna en Perfe environ 1'an 1258 , & avoit époufé une ch'rétienne nommée Doucofcaro, fortie , a ce que l'on prétendoit, de la race des trois rois ou mages qui vinrent adorer Jefus-Chriit. Davènfl 134.  contes tartares. 44I LXXVII. QUART D'HEURE. Éabur eut fi peu de peine k fe confoler de la perte qu'il venoit de faire, qu'il ne mit prefque point d'intervalle entre la mort de fa femme, & de nouvelles noces avec fa voifine. Ce n'étoit pas affez pour Kamel d'avoir une belle - mère d'un auffi mauvais caraöère, il falloit encore que cette femme eüt un fils de fon premier mari, qui la furpaffat en méchanceté:il avoit, dés fon plus bas age, fait paroitre une malice fi noire dans toutes fes actions, que fes camarades 1'avoient appelé Acrab, c'eft-a-dire fcorpion, nom qui lui refia toute fa vie. II y avoit autant de différence pour les mceurs entre Kamel & Acrab, qu'il s'en trouve entre le cruel lion & la timide colombe; le premier, malgré les mauvais traitemens de Babur 6c de fa belie-mère, s'app'iquoit uniquement k remplir les devoirs d'un honnête homme; 1'autre, uniquement attentif a faire du mal, ne s'attachoit qu'a mener une vie libertine. Kamel employant tout fon tems k 1'étude des fimples , s'étoit fait pour ami le plus habile médecin 6c botanifte de toute la Perfe, pendant qu'Acrab, livré k fes- pernicieufes incli-  44* LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , nations, ne fréquentoit que des fcélérats & des gens dignes du dernier fupplice. Ce n'étoit cependant que pour ce monftre que Babur & fa femme avoient des yeux, quoiqu'ils en efTuyaffent tous les jours mille infolences. Kamel fut enfin fi rebuté de Piridigne préférence que fon père donnoit dans fon cceur a Acrab, qu'il réfolut de s'éloigner de Bagdad; il communiquafon deffein au médecin fon ami: cet homme fage eut beau vouloir s'oppofer a ce deffein, il n'en put rien obtenir. Kamel partit donc, fans prendre congé de Babur; &, fuivant les inftruttions de fon ami, il prit la route de la Chine, oü regnoit un puiffant monarque, appelé Uzou ( i ). A peine y fut - il arrivé, qu'apprenant que ce prince étoit dangereufement malade, & défefpéré de fes médecins , il demanda la permiffion de le voir : on ne la lui refufa pas; & Kamel, connoiffant parfaitcment les caufes de fa maladie, prépara le jus de plufieurs fimples, & le lui ayant fait avaler, ce monarque, comme par miracle, fe trouva non - feulement hors de danger , mais encore, en peu de jours il recouvra une fanté (i) Uzou ou Cublaycan, roi des Tartares, fit une irruption dans la Chine dont il fe rendit maitre , & priva du royaume Fanfur, qui y régnoit vers 1'an 1266.  CO N TES TARTARES. 445 auffi parfaite que s'il n'avoit jamais refTenri aucune incommodité. Une pareille cure, & dont les effets étoient auffi prompts, étonna fort toute la cour, & excita 1'envie des médecins. Le roi, que Kamel avoit pour ainfi dire reffufcité, ne favoit quelles careffes lui faire, il le combla de largelfes; & ayant chafie fon prerhier médecin, il lui en donna la place, & le mit auprès de lui dans la plus haute faveur. II y avoit prés d'un an que Kamel étoit a la cour de la Chine, lorfque le roi Uzou trouva des fujets fenfibles de chagrin dans 1'intérieur de fon férail. Parmi plufieurs belles filles dont on lui avoit fait préfent, il s'en étoit trouvé une agée de quinze ans, qui furpaffoit autant les autres en beauté, que les lys & la rofe furpaffent les fleurs les plus abjccles. Le roi s'étoit tellement enivré d'amour pour Ia charmante Roukia, ( c'eft ainfi que s'appeloit cette jeune fille ) qu'il étoit dans un défefpoir affreux de la voir livrée a une noire mélancolie qui 1'empêchoit de répondre a fa paffion. La trifteffe avoit non-feulement chaffé les ris & les jeux de fa belle bouche, & banni le fommeil de fes yeux ; mais elle avoit tellement pénétré dans toutes les parties de fon corps, qu'aucun médicament n'y faifoit fon effet. Uzou avoit vainement employé tous les remèdes de Kamel,  444 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ; il maudiffoit mille fois un art qui fe trouvoit impuiffant pour une perfonne qu'il chériffoit au fouverain degré. Son médecin connoiffoit bien que le mal de Roukia pro venoit d'une bile trés-acre, qui rendoit les parties internes lentes a fe reffentir de 1'irritatiön de fes remèdes ; il entreprit pourtant, par une aventure divertiffante, de mettre fes humeurs en mouvement, & communiqua fon fecret au roi de la Chine. Ah ! mon cher Kamel, s'écria ce monarque, qne ne dois-tu pas attendre de ma liberalité, fi tu rends la fanté a ma belle fultane ! Je te dois la vie, mais elle fera toujours languiffante, fi tu ne diffipes Fextrême mélancolie de Roukia; n'omets donc rien, mon cher ami, pour la confervation d'une fanté qui m'eft fi chère. Seigneur, reprit Kamel, j'augure bien de mon remède; mais la manière dont j'ai deffein de le donner eft fi périlleufe, que je ne la hafarderai pas, fi votre majefté ne m'afture de la vie. Ah! je jure par Viknou, reprit le roi, que quelque chofe que tu puiffes entreprendre, je te le pardonne. Sur cette affurance, Kamel fe préfenta le lendemain a la porte de la belle Roukia, mais dans un habit bien différent de celui qu'il avoit coutume de porter.  CONTES T A. R T A R E S. 445 LXXVIII. QUART D'HEURE. Kamel, feigneur, pourfuivit Ben-Eridoun, avoit toujours été vêtu très-modeftement; il avoit marqué dans toutes fes acfions une extreme gravité & une profonde fageffe, mais ce jour-lè, il étoit d'une parure fi extraordinaire & fi couvert de pierreries , qu'il attira d'abord toute 1'attention de la belle fultane ; il s'approcha d'elle avec une agitation & une inquiétude qui ne lui étoit pas naturelle, & lui prenant le poignet, comme poiir lui titer le pouls: ah! trop charmante Roukia, s'écria-t-il, quelque grand que foit votre mal, il eft léger en comparaifon de celui que je fouffre. Je languis, je me confume, & le plus ardent foleil d'été ne fond pas fi aifément un morceau de neige, que 1'éclat de vos beaux yeux a pénétré jufqu'au fond de mon tendre cceur. Roukia , furprife au dernier point de la hardieffe de Kamel, & le voyant fi différent de lui-même, dans fes habits & dans fes manières, héfita quelque tems fur le parti qu'elie avoit k prendre. Kamel, lui dit-elle, je ne puis m'empêcher d'être étonnée de votre extravagance; je vous avois jufqu'a préfent regardé comme  44<5 LES MILLE ET UN QUART d'MEURË , un homme fage , mais je vois bien que Fefprit vous a tourné. Nullement, reprit le médecin , l'indifférence feule caufe tous vos maux,l'amour veut aujourd'hui vous rendre une vie dont vous ne faites peu de cas , que paree que vous n'en connoiffez pas les plus doux momens. C'eft-èdire, reprit la fultane en fouriant , que fi je vous en croyois, vous feriez le médecin Sc la médecine. Ah! plüt a vos Dieux, s'écria Kamel , que vous ajoutaffiez foi a l'eiïicacité de mes remèdes. Daignez, belle Roukia, daignez les recevoir avec confiance, Sc fouffrez que ce baifer foit Ie premier julep. . . . Ah! c'en eft trop, s'écria Roukia, en voyant Kamel en pofture de 1'embraffer; infolent, je t'apprendrai a te jouer a ton maïtre, Sc a perdre ainfi le refpect que tu me dois. Hé quoi! reprit Kamel, d'un air content, mon amour trouve le fecretde vous émouvoir : ah! madame, vous prendrez mon remède, 8c le fultan lui - même ne m'empêcheroit pas de vous guérir. Dans le même tems il fe mit en état de lui arracher quelques faveurs , 6c la voyant furieufe , &c hors d'elle-même, il frappa des mains. A ce fignal, le roi de la Chine, qui, & travers d'un voile , avoit tout obfervé , entra brufquement 8c préfentant un gobelet d'or k Roukia : la voici , dit - il, cette médecine tant vantée t  CONTES TARTARES. 447 prenez - la , madame , de la main d'un prince qui vous adore, & qui vous prie de pardonner cette petite tromperie a Kamel. Roukia avoit été fi émue , que ces difFérentes paffions ayant détaché les humeurs froides & grofïières qui lui entouroient le cceur,la médecine qu'elie prit. en ce moment lui fut très-falutaire, & lui rendit en peu de jours une fanté parfaite. On ne peut concevoir quelle fut la joie d'Uzou. II combla de nouveaux bienfaits fon médecin , & le regardoit comme le Dieu tutélaire de fon royaume. Kamel avoit paffé onze ans avec le roi de la Chine, dans la plus haute faveur, lorfque 1'envie aiguifant fes dents enrouillées, pour le déchirer, profita d'une occafion que le hafard fit naïtre. Roukia avoit donné le jour a un fils plus beau que 1'afire qui nous éclaire ; mais cet aimable enfant, qui faifoit tous les délices du fultan & de fa mere, étant tombé dangereufement malade , en vain Kamel employa fes remèdes auprès de lui , il dépériffoit a vue d'ceil, & le défefpoir de Roukia allarmoit tellement le roi de la Chine, que l'on craignoit tout pour la vie de ce monarque, fi fon fils étoit privé de la lumière. Les médecins du roi , qui voyoient 1'embarras de Kamel, en témoignoient une maligne  44§ LES MILLE ET UN QUART D'HEURE j joie : ils ne doutoient pas que la mort du petit prince ne fut fuivie de fa perte; & pour 1'avancer encore , ils publièrent que Kamel s'étoit vanté de le guérir, Sc que s'il ne hatoit pas fa guérifon , c'étoit pour mieux faire valoir 1'importance de fes remèdes, Sc pour s'attirer une plus forte récompenfe. Ces bruits, quoique trés-mal fondés , allèrent jufqu'è Uzou. Sans pénétrer le peu d'apparence qu'il y avoit a de pareils difcours , ce monarque entra dans une telle fureur, qu'ayant fait venir Kamel en fa préfence, il jura , s'il ne trouvoit le fecret de guérir le jeune prince , de le faire enterrer tout vif avec lui. Jugez, feigneur, pourfuivit BenEridoun , de la frayeur du médecin , en entendant un arrêt fi terrible. II voyoit la mort du prince certaine ; il eut beau protefter de fon innocence , rappeller fes anciens.fervices, & faire connoïtre 1'impoffibilité d'une cure li miraculeufe , le fultan fut fourd a fes remontrances Sc a fes larmes, Sc toute la grace qu'il lui fit, ce fut de lui faire donner une lampe allumée , un pain, de 1'eau Sc un fabre pour s'óter la vie, en cas qu'il ne trouvat pas la mort affez prompte. Enfin , feigneur, le prince mourut, je paffe fous filence fa pompe funèbre, Sc 1'affreux défefpoir du fultan Sc de Roukia ; tous les chinois verfoient moins de larmes fur la mort de  t O n T E s T A r T A r e s. 44c* Be cet enfant, que fur 1'horrible injuftice quö 1'on faifoit a Kamel. Cette malheureufe vicfime de 1'envie des médecins ignorans & de 1'ingratitude du roi, fut conduite dans le fépulcre dii prince , que 1'ön referma, & fur lequel le fultan lui-même vint appofer fon cachet, LXXIX. QUART D'HEURE. Kamel dans le tombeau , livré k un affreux défefpoir , faifoit de triftes réflexions fur fa mifère. Après avoir paffé la nuit dans ce lieu rempli d'horreur, il alloit fe dónner la mort, pour fe délivrer en un moment de tous fes maux , lorfque , par un eoin du fiépulchre & k travers quelques jointures de pierres j il y vit entrer un ferpent d'une groffeur extraordinaire, qui fe trainant k longs replis, avec des fifflemens terribles, lui fit voir la mort écrite dans fes yeux-. Quelque miférable que fut Kamel, il ne put voir cette mort fi prochaine fans frémir, & faififfant promptement fon fabre, il en donna un fi furieux coup fur la tête du ferpent, qu'iï 1'abattit k fes pieds. Certam de fa vief oire , il commencoit a en jouir, lorfqu'un autre ferpent beaucoup plus petit que ie premier, fortit feu-. Tornt XXI, Ff  4<;0 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , lement la tête hors du même trou qui donnoit dans le tombeau, 8c après avoir regardé avec attention le ferpent mort, il fe retira. Kamel fe livroit a la douleur la plus violente, lorfqu'il vit le jeune ferpent rentrer dans le tombeau avec une herbe qu'il tenoit dans fa oueide : loin d'aller a lui pour letuer, il voulut voir quel étoit fon deffein, 8c s'appergut, avec une furprife extréme, que s'étant approché du ferpent mort, 8c 1'ayant touché plufieurs fois de cette herbe, il reprit peu k peu fes efprits, fe redreffa en plufieursplis, fit quelques careffes k celui qui venoit de lui rendre la vie, 8c qu'ils prirent tous deux le chemin du trou par oü ils étoient entrés. Quoique 1'étonnement de Kamel fut fans égal, il lui laiffa affez de hardieffe Sc de préfence d'efprit, pour s'oppofer a leur fortie; il levoit déja le bras pour abattre la tête de celui qui tenoit cette herbe merveilleufe, dans fa sueule , lorfjue cet animal , comme s'il eüt connu que Kamel n'en vouloit qu'a cette herbe, la laiffa tomber k terre , 8c s'éloignant enfuite , lui donna le tems de la ramaffer. Kamel ayant laiffé fortir les deux ferpens, s'approcha de fa lampe pour examiner cette herbe de plus prés; il n'en avoit jamais vu de 'pareille, 8c voulant, a 1'exemple du ferpent9  Con tes Tartares. 4jt 'en faire Pépreuve fur Ie prince, il leva le voile qui lui couvroit le vifage, & ne lui en eut pas plutöt mis fur les lèvres & 11'endroit du cceur, que 1'efprit de vie fe réveilla en lui; les artères commencèrent a lui battre , & la paleur de Ia mort s'étant changée en une couleur vive & vermeille, le jeune prince kva la tête, & après avoir repris entièrement 1'ufage de fes fens , il témoigna une extréme furprife de fe voir dans ce lieu d'horreur & de trifteffe. II eft impoffible, feigneur , de bien exprimer la joie de Kamel' il ferra foigneufement une herbe fi précieufe, & appellant les gardes qui étoient poftés è la porte du tombeau, il leur cria d'aller dire au fultan de la Chine, que fon fils étoit plein de vie. Les gardes écoutant ces difcours, comme partant d'un homme qui étoit en frénéfie, n'y faifoit pas grande attention , lorfque la voix du jeune prince les détermina a courir porter une nouvelle fi extraordinaire au roi. Ce monarque , que rien ne pouvoit confoler de la perte de fon fils, étoit livré a une amère douleur; elle étoit encore entrctenue par les larmes de' Roukia, lorfqu'on lui vint annoncer que Ie prince étoit vivant; il y avoit fi peu d'apparence £ un événement pareil,que cette nouvelle ne fit qu'aigrir fon défefpoir; mais le porteur d'une nouvelle auffi incroyable, ayant infifté fur la Ff ij  452. LES MILLE ET UN QUART D'HEURE? yérité de ce qu' il annoncoit, Roukia, plus crédule que le roi, le fupplia de fe vouioir tranfporter avec elle, au tombeau de fon fils. Uzou, plus par complaifance qu'autrement, prit le chemin du fépulchre, de deffus lequel ayant levé 1'empreinte de fon cachet , 8c en ayant fait faire 1'ouverture , il en fit fortir Kamel qui tenoit dans fes bras le jeune prince vivant. On ne fauroit affez exprimer la furprife & la joie du fultan Sc de la belle Roukia. Cette mère tendre tomba évanouie a la vue de fon chèr fils ,8c le roi partageant fes mouvemens de tendreffe , entre le jeune prince 8c fa mère , faifoit voirlefpecïacle le plus touchant. Roukia revint enfin de fa foiblefle ; on la tranfporta , ainfi que le prince , au palais oh Kamel, a qui l'on attribua la réfurrecfion du prince , fut regu avec toutes les marqués d'une joie parfaite. Uzou ne favoit de quelle manière récompenfer un fi grand fervice; il s'accufa mille fois d'ingratitude a fon égard, 8c 1'ayant comblé des plus riches préfens , il lui laiffa la liberté de retourner a Bagdad, ou de refter a la Chine. Kamel, qui venoit d'éprouver combien facilement ce monarque s'enflammoit de colère, 6c jufqu'a quel point il pouffoit fa cruauté, choifit, fans héfiter , de retourner dans fa patrie. Quelque chagrin que le fultan raffentit du départ  'CONTES TARTARES 45$ de Kamel, il connoiffoit trop la dureté dont il avoit ufé envers hu , pour y trouver a redire. Camel partit donc , chargé de richeffes, & prit la route de fon pays. Quelque raifon qu'il eüt d'oublier fon père, comme il étoit parfaitement honnête homme, fon premier foin fut, en arrivant dans les fauxbourgs de Bagdad, de s'informer s'il étoit encore en vie; il apprit avec une extréme joie, que ce bon homme vivoit encore, mais que les dé*5 bauches d'Acrab, & la complaifance de fa bellemère pour cet indigne fils, lui avoient caufé mille affaires facheufes, & 1'avoient réduit dans une extréme pauvreté. —————mmi iiiiiii—mbmjmiiiihi iii iiifluj—Mjiut. tati«g5BigiB LXXX. QUART D'HEURE. Si ces dernières nouvelles lui caufèrent quelque douleur, il reffentit un plaifirfecret d'être en état de faire vivre fon père déformais dans Populence , fe flattant que fa belle - mère &' Acrab attendris par fon bon naturel & par les effets de fa générofité, cefferoient d'avoir pourr lui une haine auffi violente que celle qu'iis lui avoient toujours témoignée. Ilattendit, dans1 cette efpérance, que la nuit fut venue, & ayant ordonné afes efclaves de 1'attendre dans le lieu Ff iij  454 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE oü il étoit defcendu d'abord; il confia k 1'un d'eux feulement, qu'il étoit fils du tailleur Babur, Sc qu'il vouloit aller loger chez lui, lans fe faire connoïtre : enfuite ayant pris deux bourfes de mille fequins chacune , Sc un petit écrain garni de fes plus belles pierreries , il les fit porter jufqu'a la porte de fon père, oü il fit heurter par fon efclave. Kamel étoit fi changé depuis plus de douze ans d'abfence, qu'il ne fut point reconnu par Babur, lorfque ce vieiliard vint ouvrir fa porte. Je fuis étranger, lui dit Kamel, j'arrive k cette heure dans Bagdad dont je trouve les portes fermées; obligé de loger dans le fauxbourg, faites-moi le plaifir de me retirer chez vous pour cette nuit feulement, Sc de me faire donner a manger. Voila deux pièces d'or , pour mon fouper Sc pour mon gïte, Sc fi ce n'eft pas affez, je ferai enforte que vous n'aurez pas lieu d'être mécontent de moi. Babur, furpris du compliment de cet étranger , Sc charmé de fa phifionomie, le regut avec beaucoup d'honnêteté: feigneur, lui dit-il, vous ne pouviez plus mal choifir: je fuis affez pauvre, cependant je tacherai de vous recevoir du mieux qu'il me fera poffible. Kamel étant entré , Babur donna les deux pièces d'or a fa femme; il n'eft pas encore bien.  CONTES TARTARES. 4 LXXXI. QUART D'HEURE. .A. peine, feigneur , Kamel eut-ilreconnu fon perè, qu'il Pembraffa les larmes aux yeux , &c repouffa de la main le chirurgien qui alloit panfer fes plaies; pardonnez - moi cette incivilité, Lui dit-il d'une voix foible , je vous crois très-habile dans vctre profeffion, mais je me guérirai bien moi-même. Que l'on me donne une petite bourfe de fenteur qui eft attachée a mon calecon ; Fefclave la lui préfenta auffi-tot, & ayant tiré 1'herbe desferpens, il en frotta toutes fes bleffures, & en avala une feuille après 1'avoir machée.Elle eut, feigneur, en ce moment,uneffet auffi miraculeux qu'elie avoit eu dans le tombeau du fils du fultan de la Chine: & Kamel ne 1'eut pas plutöt avalée , que fes plaies fe refermant, il fe leva auffi fain que s'il n'eüt jamais été bleffé. Tous les fpectateurs& le chirurgien étoient dans 1'admiration d'une cure fi miraculeufe. Babur embraffoit tendrement fon fils, lorfque fa joie fut interrompue par un accident auquel il ne s'attendoit pas. La mère d'Acrab étoit tombée évanouie fur le corps de ce fcélérat, elle y étoit reftce fans qu'on y eüt fait beaucoup d'attention , lorfque  C O N T E § T A X T A' R E S. 4 W pouraHer trouver f efclave qui avoit foiu deschevanx du roi, étoit obligée de paffer k travers une petite écurie dans laquelle étoit orinairement un mulet d'une force & dw tureur fi extraordinaires , lorfqu'il étoit en li»«te, que le roi prenoit fouvent plaifir 4 le faire battre contre les animaux les plus farouches Ce prince ordonna k fon principal paldenier de Ie laiffer en liberté dans fon Lde & de retemr plus tard qu~ PQrdinaire ^ ' JE qiVt0l£ 1CVil °bjet de Ia tendreffe de Ia fultane. Ce que Baffiry avoit prévu, arriva - ader trouver fon amant, elle ne fut pas plutót' «trée dans cette écurie dont elle ferma Ia Porte, que le mulet, qui n'étoit point attaché, ^ jeta fur elle, & la déchira en morceaux. Pendant que cette tragique fcène fe paffoit « es deux autres fultanes „Went pas un meil leur fort. Le roi de Citor ayant fait enlever douze marchesde 1'efcalier qui conduifoit auX cuifines Uzum, en allant voir fon amant, fe -mpit le col dans Pobfcurité ; & com'me Baffiry ayoit remarqué le lieu 6* Fonduk alloit Plufieurs endroits, 4 peine cette malheureufe fultane fefuMle abandonnée au fleuve, que  4§0 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE 1'eau entrant de tous cötés dans les calebaffes,' elle alla bientót éteindre dans les eaux fes infames ardeurs. Le roi de Citor fut a peine vengé, qu'ayant fait affembler fon divan, il apprit a fes vifirs la punition qu'il avoit tirée des trois fultanes ; & après avoir exalté la vertu d'Abelmofche, il 1'époufa publiquement, ók eut de cette fage reine une nombreufe poftérité , qui régna jufqu'au tems que Badur , fultan de Cambaye , ayantdétruit la ville de Citor, fe rendit maïtre de tout le royaume. J'ai recu tout le plaifir poffible au récit de cette hiftoire, dit alors Schems-Eddin. La vengeance du roi de Citor me plaït infiniment: fans tremper fa main dans le fang de fes laches fultanes, il trouva le moyen de les punir par 1'endroit même par ou elles 1'avoient offenfé. Seigneur, reprit Ben-Eridoun, je fais une autre hiftoire a-peu-près dans le même goüt; il n'en coüte la vie a perfonne ; mais la manière dont on punk 1'infidélité d'un vifir envers fon maïtre eft fi fingulière , que je ne doute point que votre majefté ne 1'écoute volontiers. Tu m'obligeras fenfiblement de m'en faire le récit, dit le roi d'Aftracan. Alors Ben-Eridoun commenca apeu-près en ces termes. Fijloire  C O N t E S T A R T A R E 5. 48ï Hiftoire de Bagdedin* Il y avoit autrefois k Babylone un fultan qui, d'une première femme qui étoit morte en couche, avoit un fils nommé Bagdedim Après avoir pleuré plufieurs jours la perte d'une perfonne qui lui étoit fi chère, ce monarque fentit bientót de nouvelles ardeurs pour une cachemirienne d'une rare beauté , dont un de fes tributaires lui avoit fait préfent. Cette aimable fille étoit ornée de tant de graces, qu'elie eut bientót gagné les affections du fultan, qui, pour n'avoir rien devant les yeux qui püt lui rappeler fa première femme, remit Bagdedin entre les mains d'un de fes vifirs, avec ordre de ne le lui jamais préfenter fans un commandement exprès. LXXXVI. QUART D'HEURE. Pendant 1'abfence du jeune prince qui pouvoit avoir quinze ans, lorfqu'il eut le malheur de perdre fa mère , Kourma, c'eft le nom de la nouvelle fultane, profita fi bien de fa faveur, qu'occupant feule le cceur du fultan, Tvmc XXI, Hh  'jfiil LES MILLE ET UN QUART D'HEURE £ elle difpofoit entièrement de tout 1'empire , Si qu'on lui faifoit la cour préférablement k ce monarque. Un jour que ce prince , qui avoit entièrement oublié Bagdedin, chaffoit dans une forêf, k trois ou quatre lieues de Babylone, un lion , qui avoit été bleffé par fes chaffeurs, vint, écumant de rage, dans une route fort étroite oü il étoit. Le fultan, déja agé, n'avoit en ce moment auprès de lui que quelques efclaves timides, qui furent tellement effrayés h Fafpeft de cette affreufe béte , qu'ils prirent auffi-töt la fuite. Quelque brave qu'il füt luimême , ne croyant pas devoir attendre la fureur du lion , il fuyoit k toutes jambes , & ce furieux animal étoit pret de fe jeter fur la croupe de fon cheval, lorfqu'un jeune homme a pied , armé feulement de fon fabre , fe jetant au-devant du lion , lui abattit la tête d'un feul coup. Le fultan fut fi furpris de la bravoure de ce jeune homme, que , mettant pied k terre , il courut 1'embraffer. Qui que vous foyez, lui dit-il, vous venez de fauver la vie au fultan de Babylone qui, n'en fera point ingrat. Ah ! feigneur , répondit 1'inconnu en fe profternant la face contre terre, quelles graces n'ai-je point è rendre au fouverain prophéte, de m'avoir conduit en ces lieux pour fauver la vie a Pit* luftre monarque qui m'a donné le jour! j'ap-  Contes Tartares. 48$ prendrai du moins, de fa bouche, quel crime a commis rinfortuné Bagdedin, pour avoir été privé jufqu'a préfent de fon augufte préfence. Le fultan , auffi furpris que confus, fut quelque tems fans répondre aux juftes reproches de fon fils ; mais ayant retrouvé en lui tous les traits de la fultane fa mère : Ah ! mon fils, tui dit-il en 1'embraffant de nouveau, mon cher Bagdedin , oubliez de malheureufes raifons qui vous ont fait vivre jufqu'a préfent dans un exil fi dur ; je me repens de cette efpèce de cruauté, & je veux réparer ma faute, par une conduite toute öppofée k celle que j'ai tenue jufqu'ici avec vous. Les vifirs qui s'étoient égarés, étant en ce moment arrivés au bruit du petit cor d'argent que portoit ordinairement le fultan de Babylone , il leur préfenta fon fils comme fon libérateur, & leur ordonna de le regarder comme fon légitime fucceffeur a 1'empire de Babylone. Le fultan, de retour de la chaffe, préfenta le jeune prince k Kourma. Cette fultane qui comptoit que 1'empire pafferoit fur la tête de 1'un de fes enfans , fut dans une rage inconcevable, de cette fatale aventure; cependant difümulant parfaitement fes penfées, elle accabla Bagdedin de careffes. Le jeune prince , qui ne fe méfioit pas des Hh ij  4S4 Ï-ES MILLE ÉT UN QUART D'HEURE, artifices de la fultane, vivoit a la cour daris une parfaite tranquillité , lorfqu'un jour qu'il fe promenoit, de grand matin, dans les jardins -du palais, il entendit deux perfonnes qui exprimoient leurs paffions avec beaucoup de vivacité. Quelle fut fa furprife , lorfque, s'approchant de plus prés , il reconnut, a travers une paliffade, la fultane Kourma, femme de fon père, entre les bras d'un de fes vifirs 1 Peu s'en fallut, qu'outré de colère, il ne tranchat la tête a 1'un &C a 1'autre ; mais, appréhendant de déplaire au faltan, il fe retira pénétré de douleur. Comme il ne pouvoit s'éloigner de ce lieu, fi doucement qu'il ne fit quelque bruit, ces deux amans fortant brufquement de leur pofte, appergurent le prince. Ils fe crurent perdus; & ne doutant pas qu'iln'allat découvrir leur crime, ils réfolurent de le prévenir. Pour cet effet , le vifir s'étant préfenté quelques heures après devant le fultan , ce monarque remarqua fur fon vifage une profonde trifteffe. Qu'avez-vous, vifir , lui dit le fultan , je vous ordonne de me 1'apprendre ? Le fcélérat feignaat alors de fe trouver très-embarraffé : je ne dois point, feigneur, répondit-il, être accufateur de qui que ce foit, cela ne convient pas a la dignité a laquelle votre majefté a daigné m'é- " lever. Mais, d'un autre cöté, votre honneur  Contes Tartares. 4St m'oblige a vous révéler un crime dont i'impunité eft d'une très-dangereufe conféquence ; oui, feigneur, m'en düt-il coüter la tête, je vais vous apprendre le motif de ma jufte douleur. LXXXVII. QUART D'HEURE. L E vifir feignit encore d'héfiter k s'expliquer; mais en ayant recu 1'ordre exprès du fultan : J'ai vu, feigneur, ce matin le prince Bagdedin votre fils, vouloir employer la violence auprès de la fultane votre époufé ; & fi je ne fuffe arrivé affez k propos , peut - être lui en coütoit-il la vie, puifque le prince , fans avoir égard a votre honneur, menacoit Kourma , un poignard a la main, de lui percer le cceur 9 fi elle ne répondoit k fes infantes défns. Mon filence , feigneur, m'auroit rendu criminel auprès de votre majefté; mais le prince m'arrachera la vie , s'il fait que je vous ai révélé un affront auquel la fultane ne veut point furvivre. Je 1'empêcherai bien de te nuire, s'écria Ie fultan en fureur : qu'on faffe venir Kourma, Auffi-tot la fultane parut en fondant en larmes, Elle confirma les difcours du vifir , & redoubla la rage du fultan, k un tel point, que, fans vouJoir écouter la juftification du prince, il lui pr? Hh iij,  4ff5 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , jonna fur le champ de fortir de fes états, & le déciara incapable de jamais fuccéder a 1'empire de Babylone. Quelque douleur que reffentit Bagdedin d'un ordre auffi injufte & auffi cruel, il obéit auffitöt, & s'éloigna promptement d'un lieu oir Kourma & fon amant avoient juré fa perte. Ce prince, après être allé prendre congé du vifir qui avoit eu foin de fon enfance, & en avoir re?u deux bourfes & plufieurs pierreries de prix , fe mit en chemin, dans 1'intention de fe retirer en Perfe. Après plufieurs mois de marche , un jour qu'il approchoit d'un pefit village, il appercut un tigre monftrueux , qui emportoit dans fa gueule un enfant enveloppé de fon maillot. La pitié excitant alors la générofité du prince, il courut après cette fiére béte, qui, ayant quitté fa proie , voulut fe lancer fur lui. Bagdedin eut alors befoin de toute fon adreffe, & s'étant jeté en bas de fon cheval, il fauta fur le dos du tigre, dont il faifit les oreilles avec tant de force , que cet animal, contraint d'obéir k fon écuyer, fe laiffa mener comme s'il eüt été une béte de rnonture. Le payfan dont il avoit emporté 1'enfant, s'étoit armé de fourches, avec plufieurs de fes camarades, & pourfuivoit ce furieux animal , lorfqu'il appercut le prince qui le domptoit, £k qui lui ayant quitté l'o-  CO N TES TARTARES. 487 reille droite, lui porta plufieurs coups de poignard dans la gorge, dont il expira. Cette manière de combattre une bete auffi cruelle ayant paru fort extraordinaire a ce payfan, il regarda le prince avec admiration ; &c 1'ayant remercié d'avoir fi généreufement fauvé la vie a fon fils, 'il le pria de venir loger dans fa maifon. Bagdedin accepta fes offres. Cet homme le recut de fon mieux; & après lui avoir fervi un repas fort honnête : feigneur, lui dit - il, vous n'avez pas obligé un ingrat; pour vous remercier du fervice important que vous m'avez rendu au péril de votre vie, je veux vous faire préfent d'un papier qu'un de mes frères m'a laiffé cacheté, en mourant. Comme il avoit la réputation d'être un des plus habiles hommes de ce pays , il m'a bien recommandé de ne le confier qu'a un homme fage, & m'a affuré qu'il y avoit renfermé des fecrets merveilleux ; je ne fais pas lire , & je n'ai jufqu'a préfent trouvé perfonne k qui j'aie voulu faire voir ce qui eft contenu dans ce paquet. Alors le payfan fe levant de la table ou le prince avoit voulu qu'il mangeat avec lui, alla chercher , dans une petite armoire, le papier qu'il lui remit. Auffi tot Bagdedin 1'ouvrit, & il n'eut pas plutöt jeté la vue deffus, qu'il fe mit a rire > en y lifant trois fecrets qui confiftoient ea Hh iif  48$ LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ^ p«.roIes myfiérieufes , par le moyen defquelles on fe rendoit invifible ; l'on pouvoit prendre la fïgure de telle perfonne que l'on fouhaitoit, & l'on avoit droit de commander aux génies de tous les élémens. Mon ami, dit-il au payfan , votre frère a voulu fe réjouir a vos dépens; fi c'eft-la tout 1'héritage qu'il vous a laiffé, vous ne devez être guère riche ; je vous confeille de jeter ce papier au feu , & de ne point donner fujet a vos camarades de fe moquer de vous, en marquant trop de crédulité fur une pareille matière. Seigneur, reprit le payfan, je vous ai déja dit que mon frère étoit habile homme; je fuis sur que ces fecrets font vrais; il en favoit de très-curieux, & je veux a ce fujet vous raconter une petite hiftoire. Nous étions un jour a une lieue d'ici, a nous réjouir, lorfque nous reneontrames un marchand de moutons, qui en conduifoit un troupeau de plus de cinq eens. Mon frère me dit en riant: veux-tu manger d'un de ces moutons fans qu'il nous en coüte rien? Eh 1 comment ferez-vous, lui disje alors ? Tu le vas voir, me répondit-il. Alors abordant le marchand: combien me vendrezvous le plus gras de ces moutons ? Vingt pièces d'argent. Vous vous moquez, lui dit mon frère : je croirois être trompé fi j'en avois feulement donné fix«. Ils difputèrenï quelque tem§  C O N T E S TartARBS. 489 fit* le prix, & mon frère, pendant ce tems, ayant choifi le plus beau mouton du troupeau' le jeta fur fon épaule , & s'enfuit de toutes fes' forces. Le marchand fe mit k courir après lui; & 1'ayant joint, 1'arrêta par le bras, en lui difant qu'il ne le hlcheroit pas qu'il ne lui rendit fon mouton, ou qu'il ne lui en eüt payé la valeur. Mon frère ayant fait beaucoup de réfiftance, le marchand le tira avec tant d'effort, qu'il lui arracha le bras qui lui refta dans les mains. Jamais homme ne fut fi effrayé. Pour moi, feigneur, qui ne m'attendois pas k voir ainfi enfanglanter la fcène , j'en penfai tomber evanoui. Mais le marchand ayant repris l'ufa*e de fes fens, & croyant avoir tué, ou tout au moins eftropié un homme , fe mit k ftiir de toutes fes forces, & ne paria plus de fe faire payer de fon mouton. J'étois au défefpoir de voir mon frère qui verfoit un torrent de fang par Fénorme plaie qu'il avoit k Pépaule, lorfque , fe levant tout d'un coup de terre oü il s'étoit jeté, je lui vis fon bras fain & entier, & j'appercus que le marchand n'avoit emporté qu'un membre de fon mouton, qui lui avoit paru être le bras de mon frère. Nous ramafsames Pépaule de mouton, que le prétendu homicide avoit jetée, de frayeur, k quelques pas de nous; & nous nous en retqurnames au  490 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE^ logis, en riant de la fuite du marchand , aux dépens duquel nous fimes bonne chère pendant plufieurs jours. Voila , feigneur, continua le payfan , un des moindres tours de mon frère* Jugez, puifque, par de tels preftiges, il trouvoit le fecret d'éblouir ainfi les yeux des hommes , s'il ne falloit pas qu'il fut des plus verfés dans la fcience que nous appelons Scabedat 8c Simia (i). Bagdedin, au récit d'une aventure auffi fingulière, que le payfan affuroit être arrivée en fa préfence, fut tenté d'éprouver quelques-uns des fecrets qui étoient dans le papier. 11 n'eut pas plutöt prononcé les paroles qui étoient marquées pour commander aux génies de 1'air, qu'un de ces efprits élémentaires fe préfentant fous une figiire gracieufe , lui demanda ce qu'il fouhaitoit de lui. LXXXVIII. QUART D'HEURE. Le prince, auffi furpris que le payfan étoit effrayé, répondit, fans héfiter, au génie, qu'il voudroit bien être tranfporté fur 1'heure, dans les jardins du férail de Babylone. Cela fut exé- (i) Cela fignifie la magie naturelle & fuperftitieufe.  CONTES TARTARES. 491 cuté dans le moment même; & il fut enlevé avec une fi grande viteffe, qu'il n'y eut prefque point d'intervalle entre le fouhait & fon exécution. Bagdedin, perfuadé alors de la capacité du frère de ce payfan, ne fe vit pas plutöt dans le férail, que , prononcant les paroles qui devoient le rendre invifible, il fe fit conduire par le même génie dans le lieu oü étoit alors la perfide Kourma. Quelle fat fon indignation, de la trouver dans un bofquet du jardin, tête a tête avec le vifir fon favori! II en fut fi outré de colère , que , caffant une branche d'arbre d'une groffeur raifonnable, il fondit fur lui, le terraffa ; & lui donna tant de coups de baton, qu'il le laiffa pour mort. Quelque tendreffe que la fultane eüt pour fon amant, comme elle 1'entendoit faire dos cris affreux , fans voir, ni celui qui le frappoit, ni le baton dont Bagdedin Paffommoit, elle attribua cette aventure au mal-caduc ; elle appréhenda d'être furprife avec lui, & fe retira très-affligée, dans fon appartement, par un petit jardin qui communiquoit au grand, &C dont le roi feul & elle avoient la clef. Le prince ayant ceffé de maltraiter le vifir, ce malheureux fe traïna, avec beaucoup de peine, jufqu'a la porte par oü il étoit entré; & y trouvant 1'eunuque noir qui avoit la garde  49* LES MILLE ET UN QUART D'HEURE, des jardins dont il lui avoit permis 1'entrée 1 il le pria de le faire porter dans fon palais , oie il fe fit mettre au lit. En vain 1'art des médecins & des chirurgiens fut employé pour lui faire paffer les meurtriffures qu'il affuroit lui être venues d'une chnte de fon cheval qui enfuite 1'avoit foulé aux pieds. Le génie qui étoit au fervice de Bagdedin, avoit mêlédans toutes les drogues dont on le frottoit, un jus d'herbe qui, loin de le guérir, le rendoit encore plus affreux & plus malade: de forte qu'outre 1'extrême douleur qu'il fouffroit, il étoit devenu plus hideux que le more le plus effroyable. Si la fultane , qui étoit rentrée dans fon appartement, fans que qui que ce foit fe fut appercu de fa fortie, s'eftimoit heureufe d'être échappée d'un auffi grand péril, elle étoit, d'un autre cöté, au défefpoir de favoir le vifir en cet état. Bagdedin a qui, par le moyen du génie, rien n'étoit impoffible, fe traveftit, au bout de huit jours , en vieille, fi méconnoiffable , par la vertu des paroles qui étoient dans le papier que lui avoit donné le payfan, que le fultan de Babylone fon père y auroit été trompé. Ses rides la faifoient paroitre fi décrépite, qu'elie pouvoit affurer avoir vu plus d'un fiècle. En cet état t elle fe préfenta a la porte du vifir %  CONTES T A R T A R E S. 49J & demanda a lui parler en particulier. On 1'introduifu dans fon appartement; elle prit un fauteuil; & s'étant mife au chevet de fon lit: mon fils, lui dit-elle d'une voix tremblante , j'apprends que depuis plufieurs jours , 1'art des médecins & chirurgiens a échoué auprès de vous ; je veux feule entreprendre une fi belle cure , fans vous faire prendre aucune boiffon , fans vous frotter avec tous leurs baumes; ce feul cachet vous remettra dans le même état oü vous étiez avant votre chüte. Ce feul cachet ! s'écria le vifir: ah ! cela eft impoffible. Nullement, reprit la vieille, & vous en ferez 1'expérience fur le champ, fi vous le fouhaitez. L'opération eft un peu violente , je 1'avoue , mais je puis vous affurer, fur ma tête, qu'elie eft immanquable; faites feulement apporter un vafe rempli de charbons allumés, & préparez-vous a fouffrir que je vous imprime ce cachet brulant fur les deux feffes. Le vifir frémit a cette propofition , & alloit temoigner toute fa colère a la vieille qu'il prenoit pour une folie, lorfque le prévenant, &fanss'émouvoir: feigneur, lui dit-elle, faites attention a ce que je vous propofe ; un inflant de douleur un peu vive va vous tirer d'affaire; & fi je ne réuflis pas, faites-moi expirer dans les plus cruels fupphces, Ces paroles, prononcées d'un ton ferme.  494 tES MILLE ET UN QUART ü'HEURË le déterminèrent. II confentit a 1'opération; Sf Ia vieille ne lui eut pas plutöt appliqué fon cachet tout rouge, que le vifir, après avoir pouffé deux cris femblables aux mugiffemens d'un taureau , fe trouva parfaitement guéri, 6c que la couleur de fa peau fut entièrement rétablie. Mon enfant, lui dit la fauffe vieille , le voyant tranfporté de joie, je vous ai te nu parole, mais il y a encore un régime de vie a obferver; il faut, au moins pendant un mois, vous abftenir de toucher k aucune femme, finon vous retomberez dans le même mal , 8c je n'aurai plus le pouvoir de vous guérir. Le vifir , feigneur , fut prefqu'auflï chagrin de cette Ordonnance , que de la première ; mais, après avoir récompenfé magnifiquement la vieille , il la congédia, Sc lui défendit, fous peine de la vie , de jamais parler du fecret dont elle s'étoit fervie pour le guérir. Bagdedin fut k peine forti d'avecle vifir, qu'il reprit fa forme naturelle, 8c fe rendit invifible; accompagné du génie, il ne quittoit prefque point Kourma, &, témoin de toutes fes adtions, il eut la douleur de voir 1'extrême joie qu'elie reffentit de la guérifon de fon amant. Comme le fultan de Babylone avoit une confiance aveugle en fa vertu, il ne la tenoit point renferniée, comme c'eft 1'ufage dans tout 1'Onent  CONTES TARTARES. 49? & le vifir avoit fu tellement gagner 1'efprit de ce monarque , qu'il ne lui interdifoit point Pentrée du férail, dans de certaines heures. La liberté que ces deux amans avoient de fe voir & de fe parler, renoua bientót leur commerce les charmes de Kourma firent oublier au vifir les févères défenfes de la vieille, &, malgré fes promeffes , il s'expofa de nouveau a un malheur pareil k celui dont il fortoit. Bagdedin, qui ne lui avoit impofé cette loi que pour tacher de lui faire oublier la fultane, n'eut pas plutót connu que ce perfide vif* continuoit k déshonorer le lit de fon père, que fe hvrant k la colère la plus violente, il ré' folut de ne plus garder de mefures. Pour cet effet, il prit la forme d'un vénérable vieiliard & fe préfenta le lendemain devant le trone du fultan. LXXXIX. QUART D'HEURE. Bagdedin, feigneur, fous la figure d'un vedlard , s'étant approché du rróne du fultan de Babylone, aux pieds duquel étoit affis le' vifir, pna ce dernier de lui prêter cent fequins dor. Le vifir ayant regardé cette demande comme venant d'un extravaguant, n'y répon-  49^ LES MILLE ET UN QUART d'HEURÈ ; dit pas d'abord; mais enfuite s'en trouvani' importune, il donnoit orclre qu'on le chafsat, lorfque Bagdedin lui donna un fi furieux foufflet, qu'il le jeta a la renverfe. Une hardieffe fi extraordinaire alloit lui couter la vie , lorfqu'élevant la voix : puiffant monarque , dit-il au roi de Babylone, je mérite la mort pour avoir manqué de refpect a ta majefté ; mais je la fupplie de pardonner un fi jufte mouvement de colère, Si de vouloir m'écouter. Ce perfide que ta bonté a élevé a. un rang qui fait 1'envie de tout Babylone, eft mon efclave; après s'être lachement noirci envers moi des crimes les plus odieux, il s'eft fauvé ; je n'en ai point eu de nouvelles depuis dix ans, & le hafard me le fait retrouver prefque fur le tróne. Dis-moi, ingrat, continua Bagdedin en colère, en adreffant la parole au vifir, fans 1'éducation que je t'ai donnée, ferois - tu jamais parvenu a ce haut degré de faveur que tu mérites fi peu ? Ebloui par tant de richeffes , tu méconnois Arefy ton ancien maitre : as-tu déja oublié que tu portes fur toi les marqués de la fervitude dans laquelle tu devrois être encore ? Sc n'as-tupoint de honte de refufer de lui rendre les cent fequins d'or que tu lui as volés ? Tu ne fus jamais qu'un perfide : je t'ai aimé comme mon propre fils; tu m'as traité avec indignité. Ah ! fi je dccouvrois au  € ö n ï ê; S Tartases; 4# fultan la manière dont je fuis inftruit que tu réponds a toutes fes bontés, la moindre punition qu'il exerceroit envers toi , feroit de te faire rentrer dans 1'efclavage. Le fultan, furpris de la gravité avec laquelle parloit ce vieiliard, & de 1'étonnement de fon favori , ne favoit que penfer d'une aventure auffi extraordinaire ; & voulant favoir de queï crime le vifir pouvoit être coupable, il ordonna " 1 tln & a d'entrer dans fön cabinet. Vieiliard infenfé , dit-il alörs, ta témérité & ton extravagance méritent une punition exemplaire ; de quoi ofes-tu accufer mon vifir ? Du crime le plus noir, reprit le vieiliard avec fermeté : 1'infame proftitution de ta fultane favorite avec ce fcélcrat ayant été découverte par ton fils Bagdedin , comme un abime en attire un autre, & qu'ils ont craint le jufte chSt.ment de leur perfidie , ils 1'ont accufé , devant ton tröne, d'une horrlble violence qu'il eft mcapable de commettre : fon innocence opprimée 1'a réduit a un trifte exil qu'il fouffre fans fe plaindre; il m'a lui-même raconté fes malheurs, & j'ai entrepris de venir ici détromper un père fauffement prévenu contre fon fils Ne te laiffes point éblouir, grand monarque , par les larmes d'une femme qui te trahit, & par 1'éloquence d'un perfide vifir i il eft accoutumé Toms XXI\ ?j  4«>§ LES. MILLE ET UN QÜART D'lïEUTufi 5ÏCJ au crime des fa jeuneffe. Pour te prouvetf tout ce que je t'ai dit de fes fnauvaifes inclinations, qu'il fut mon efclave, & qu'il étoit digne des plus rudes chatimens, je lui ai moimême appliqué mon cachet brulant fur les deux feffes ; je me fuis contenté d'une punition fi légère, pour un crime qui méritoit la mort, puifqu'il avoit médité de m'empoifonner. Le vifir, qui étoit dans la dernière furprife de voir les principales actions de fa vie dévoilées aux yeux du fultan, ne fe vit pas plutöt accufé du commerce criminel qu'il avoit avec la fultane , & de la calomnie atroce dont il avoit ufé envers Bagdedin, qu'une frayeur extréme parut fur fon vifage, Mais que devintil, quand le vieiliard tira fon cachet de fa poche, & qu'il le reconnut pour être celui dont il portoit les marqués! II ne put foutenir cette dernière preuve de fon infamie, & tomba éva^ «oui aux pieds du fultan de Babylone. Fin du yingt -uhlemt volume.  TABLE DES CONTES.; tome v l n gt-v n i è me. LES MILLE ET U N QUART D'HEURE; His Toi re de Schems-Eddin , page kj Hiftoire de la fultane Dugmé , , - Suite de thiftoire de Schems-Eddin , i I. Quart d'heure. Hiftoire de Cheref-Eldin, fils du Roi d'Ormus , &. de Gul-Hindy, princeffe de Tuluphan , 4$ II. Quart d'heure. Suite de la même hiftoire. J ' 5* III. Quart d'heure. Suite de la même hiftoire, « Hiftoire de Sinadab, fils du médecin Sazan £ 19 IV. Quart d'heure. Continuation de l'hiftoire de Sinadab , £ j V. Quart d'heure. Continuation de Vhiftoire de Sinadab, yQ VI. Quart d'heure. Continuation de ?hiftoire de Sinadab , 7g VII. Quart d'heure. Continuation de 1'hijloire de Sinadab , li ij  Suite de thiftoire de Cheref-Eldin & dt GulHindy , 85 VIII. Quart d'heure. Suite de la même Vhiftoire , 91 Hiftoire de Badour le tranquille , roi de Caor, 95 IX. Quart d'heure. Suite de Vhiftoire de Badour le tranquille , 98 X. Quart d'heure. Suite de Phiftoire de Badour le tranquille, 104 XI. Quart d'heure. Conclufton de F hiftoire de Badour le tranquille ,111 ^Suite de thiftoire de Cheref - Eldin & de GulHindy , *«4 XII. Quart d'heure. Suite de la même hiftoire , 118 XIII. Quart d'heure. Suite & conclufton de la même hiftoire,' ix$ Hiftoire des trois boffus de Damas , 131 XIV. Quart d'heure. Suite de F hiftoire des trois boffus de Damas , 131 XV. Quart d'heure. 'Suite dt. 'iüfioire des trois boffus de Damas , 139 XVI. Quart d'heure. Suite de l'hiftoire des trois boffus de Damas , 147 XVII. Quart d'huere. Suite de thiftoire des trois boffus de Damas , 151 XVIII. Quart d'heure. ■Suilt de l'hiftoirt des trois boffus dt Damas , 15 J  DES CONTES. 501 XIX. Quart d'heure. Conclufton de t'hiftoire des trois boffus de Damas , 158 Hiftoire des deux bouchers de Candahar l 165 XX. Quart d'heure. Suite de thiftoire des deux bouchers de Candahar , x6/>e ^ , an.s m; pnnce d'Achem, \b\£ XLIII. Quart d'heure. Suite de njjloïre de Gulguli Chemamê, a6? XLIV. Quart d'heure. XLV. Quart d'heure. Suite de fhifioire tOnt-ii, ClrU U Chine, Uut-L'n-°^y> fnnce de XLVI. Qüart d!heure< 273 A fhifioire de Gulguli-Chemamé, 2?8 XLVII. Q„m d'heure. ? Suitedeyoirede Gulguli-Chemamé, 2g? Hifimn du Centaure Bleu * XLvm. Qua;t d.heure< 28*  5©4 TABLE XLIX. Quart d'heure. Conclufwn de fhifioire du Centaure Bleu, 294 Suite de thiftoire d'Outzim-Ochantey , prince de la Chine, 298 L. Quart d'heure. 'Suite de thiftoire d!Outzim-Ochantey , prince de la Chine , 299 Hiftoire du finge couleur de feu, 101 Suite des aventures d'Oiazim Ochantey, prince de la Chine, 3°5 LI. Quart d'heure. Suite de thiftoire d''Out(im- Ochantey , prince de la Chine, & conclufton de celle du fingecouleur de feu , 3o6. LIL Quart d'heure. Conclufton de thiftoire d'Outzim-Ochantey, prince de la Chine, & de Gulguli-Chemamé, princeffe: de Teflis , 3 11 Hiftoire de Mir-Bahadin , roi ctOrmui, 314 LUI. Quart d'heure. Suite de thiftoire de Mir-Bahadin , 3*7 Hiftoire d'Ak-Beya^ fille d'Abdalla-Youfouf, 32a LIV. Quart d'heure. Suite de thiftoire d'Ak-Beyai, 3 1 % LV. Quart d'heure. Suite de fhifioire d'Ak-Beyaz^, 31? LVI. Quart d'heure. Suite de thiftoire £ Ak-Beya,{, 333  DES CONTES. y0c LVII. Quart d'heure. 'Suite de fhifioire d'Ak-Beyai , 3^3 LVIIf. Quart d'heure. Conclufton de fhifioire d'Ak-Beyai & de celle de Mir-Bahadin, ^ Hiftoire d'Aboutaher l'errant , 3^ LIX. Quart d'heure. Suite de fhifioire d'Aboutaher l'errant j 3 j t LX. Quart d'heure. Conclufton de thiftoire d'Aboutaher terrant ,355 Hiftoire de Neroux & de Muna^ , 359 LXI. Quart d'heure. Suite de thiftoire de Neroux & de Muna{, 3 $ £ LXII. Quart d'heure. Conclufton de thiftoire de Neroux & de Muna^, 365 Hiftoire de Mahalem, roi de Borneo, 3 LXIII. Quart d'heure. Suite de thiftoire de Mahalem, roi de Borneo ,371 LXIV. Quart d'heure. Suite de thiftoire de Mahalem , roi de Borneo ,375 Hiftoire de Feridoün, roi de Gtimfchid, '379 LXV. Quart d'heure. Continuation de thiftoire de Feridoün , 3 g x LXVI. Quart d'heure. Continuation de thiftoire de Feridoün , 3 §7 LXVII. Quart d'heure. Continuation de thiftoire de Feridoün, ^  $oS TABLE LXVIII. Quart d'heure. Continuation de thiftoire de Feridoün , 400* LX1X. Quart d'heure. Continuation de fhifioire de Feridoün , 40 J LXX. Quart d'heure. Conclufton de thiftoire de Feridoün & de celle de Mahalem, roi de Borneo , 409 Hiftoire d'Azard & £'Hilal, 413 LXXI. Quart d'heure. Conclufton de thiftoire d'A^ard & £'Hilal, 414 Aventures £ Aroiin-Arrefchid & de deux pauvres de Bagdad, 417 LXX1I. Quart d'heure. Suite & conclufion de f aventure £ Aroün-Arrefchid, & des deux pauvres de Bagdad, 418 Aventure £ Iskender, racontée par Schems-Eddin , 420 Aventure du bucheron & de la mort, 412 LXXIII. Quart d'heure. Conclufion de f aventure du bucheron & de la mort, 423 Hifioire de Boulaki, fultan des Ir.des, & de la belle Dara-Cha fa fille , 426 LXXIV. Quart d'heure. Suite de la même hiftoire , 427 LXXV. Quart d'heure,. Suite de la mêm e hiftoire , 4 3 O Hiftoire de Baharam-Guri , 434  DES CONTES. fa LXXVI. Quart d'heure. 'Conclufion de Vhifloire de Bahaman-Guri ; 43 5 Hiftoire du médecin Kamel, LXXVII. Quart d'heure. Suite de fhifioire du médecin Kamel, 441) LXXVIII. Quart d'heure. Suite de fhifioire du médecin Kamel, 44 e LXXIX. Quart d'heure. Suite de fhifioire du médecin Kamel, 44^ LXXX. Quart d'heure. Suite de thiftoire du médecin Kamel t 4 j j LXXXh Quart d'heure. Conclufion de fhifioire du médecin Kamel, 45 % Hiftoire des quatre fultanes de Citor , 4 & je la priai de lui aller chercher promptement une nourrice hors d'Aftracan. Comme je n'étois plus obfervée , il fut aifé k cette femme d'emporter mon fils, & j'attendois avec impatience qu'elie vint m'en dire des nouvelles, lorfque,quatre jours s'étant paffes fans Ia revoir, j'appris avec une extréme douleur qu'elie avoit été affaffinée k quelques lieues d'Aftracan. On ne difoit point qu'on eüt trouvé d'enfant avec cette femme, cela me raffuroit un peu; mais qtielque recherche fecrette que j'aie pu faire depuis ce tems* pour découvrir ce qu'étoit devenu mon fils , je n'en ai jamais fu rien apprendre, & je le comptois perdu fans retour , lorfqu'en ce moment* feigneur, je viens de le reconnoitre dans ce jeune homme , k la grenade qu'il a k 1'eftomac, ainfi que Sutchoumé , fa fceur jumelle. C'eft fans doute la feule nature, continua Dugmé, qui agiffoit en moi i lorfque paffant avec votre majefté , il y a environ deux mois , devant la boutique de Kourban , je reffentis tout d'urt Tome XXI, g  l3 LES MILLE ET UN QUART D'tfEURK J coup pour ce jeune tailleur une extreme tendreffe qui n'avoit rien de criminel , & dont j'ignorois la caufe fecrette. C'eft moi feule, feigneur, qui , fous prétexte de lui faire faire des habits ponr ma fille , Sc pour la belle Zebd-El-Caton , ai gagné vos eunuques pour 1'introduire dans le palais : puniffez donc en moi feule 1'inftrument de tous vos malheurs. Suite de Vhijloire de Schems-Eddin. L E roi d'Aftracan fut étrangement furpris de ce difcours; quoique le cruel état oii il fe trouvoit ne dut le faire fonger qu'a la venge'ance, il donna ordre qu'on fit promptement venir le tailleur & fa femme, qui paffoient pour père & mère de Schems-Eddin. Pendant qu'on étoit allé les chercher, on panfa la plaie qui venoit de lui être faite, & ce ne fut pas fans un violent défefpoir que Schems-Eddin lut dans les yeux de celui qui y mettoit le premier appareil, que ce prince étoit en danger de la vie. Le tailleur & fa femme arrivèrent enfin. Ils avouèrent que ce jeune homme n'étoit pas leur fils, qu'il leur avoit été apporté il y avoit environ dix-huitans, par un derviche folitaire, qui leur avoit dit 1'avoir trouvé tout nud dans  ContesTartares. io fa petite loge, en revenant de pêcher a Ia ligne fur le fleuve Volga, & que le bon homme étoit mort fubitement trois mois après, fans leur en avoir pu apprendre davantage. Le jour auquel Schems-Eddin avoit été porté chez Kourban, fe trouva conforme a celui de la naiffance de Sutchoumé, & la grenade qu'il avoit, ainfi que fa fceur jumelle, achevant de faire connoitre au roi qu'il étoit fon fils, il le fit approcher, 1'embraffa tendrement, ÓC le fit couvrir d'une robe magnifique. Si, d'un cöté, Schems-Eddin fe fentoit flatter par fon Hlüftre naiffance , de 1'autre , fon ame étoit remplie de la plus vive douleur. II fe jeta aux pieds d'Alfaleh. Seigneur, lui dit-il en fondant en larmes, j'attends la mort avec impatience; je ne puis me regarder fans horreur après ce que ma main vient de cömmettre : purgez la nature d'un monftre tel que moi; c'eft la feule grace que veuille jamais obtenir de vous un fils auffi criminel que je le fuis. Non , non, mon cher Schems-Eddin , reprit le roi en 1'embraffant de nouveau , vous n'êtes point coupable de ma mort, mais ce qui eft écrit fur latable de lumière (i) ne fe peut éviter: vivez, (t) La plupart des orientaux croient que tout ce qui eft arrivé & arrivera jufqu'a la fin du monde , eft Bij  Conth Tartares. rj ques journées d'avance , dans 1'intention, fi-töt qu'il 1'auroit jointe, de faire embaumer le corps de fa chère époufe. II n'y avoit pas deux jours que ce prince étoit en marche , lorfqu'il fut enveloppé par prés de deux mille Bedouins (i). II fit une réfiftance inouie, mais toute fon efcorte ayant été taillée en pièces, fans en excepter aucun , il fe trouva lui-même au nombre des morts. Les Bedouins, après leur vicloire, dépouillèrent leurs ennemis. Ils enlevèrent tout ce que le prince 8c fes gais pouvoient poffcder, & n'oublièrent pas le cercueil orné de pierreries , dans lequel étoit enfermée Zebd-El-Caton. Schems-Eddin, qui s'étoit défendu comme un lion , n'avoit pourtant recu aucune bleffure mortelle , 8c ce n'étoit pas tant la quantité de fang qu'il perdoit, que 1'épuifement de fes forces qui i'avoient fait tomber au rang des morts. Lorfqu'il eut repris fes fens, il fut étonné de fe trouver tout nud, 8c entourédes fiens , dont il n'y en avoit pas un qui ne fut privé de la vie: quel trifie fpeöacle pour ce prince ! II fe leva du mieux qu'il lui fut pof- (1) Les Bedouins font des voleurs arabes, qui s'affemblent en très-grand nombre, & tachent de furprendre les caravannes qu'ils pillent ordinairement.  CONTES TARTARES. 4!' tends lui faire tenir fa parole, & fa tête me répondra d'une entreprife dont fa vanité fait tant de parade. I! ordonna alors qu'on allat chercher BenEridoun ( c'eft ainfi que s'appelloit le fils d'Abubeker. ) Ce médecin m'affiire , lui dit-il, fi-töt qu'il fut arrivé, que tu as la hardiciTe de faire des railleries fur Pembarras oü nous pourrons nous trouver un jour Cuberghc & moi, de fournir au roi de nouveaux fujets de récréation, & que tu te vantes de fuffire feul a 1'entretenir jufqu'au retour de ton père: puifque tu es affez téméraire pour tenir de pareils difcours, je t'ordonne de prendre ce foin , continua Mutamhid , avec une voix capable de faire trembler BenÉridoun. Je ferai préfent a toutes ces converfations ; mais je t'avertis que fi le prince, ennuyé de ton entretien, m'ordonne de lui en amener un autre que toi, je te ferai fur le champ couper la tête. Ben-Eridoun fut étrangement furpris de cet ordre. II vit tant de colère dans les yeux du vifir , qu'il n'ofa pas nier qu'il eüt jamais eu cette vanité. II fe fïa même fur fa lecture, & fur 1'heureufe mémoire que la nature lui avoit donnée, & fe jetant aux pieds de Mutamhid: feigneur , lui dit-il, quelque chofe que je puffe dire pour ma juftification, Fhonneur d'entretenir  48 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , fans que fes traits fuffent changés , fa beauté augmenta a un point que le roi même, qui jufte* ment allarmé du péril de fon époufe, 1'avoit fuivie avec une extréme viteffe, eut peine a la reconnoitre. II étoit, ainfi que toute fa fuite , dans un étonnement difficile a imaginer. La mort extraordinaire du cheval de Riza , fon habit couleur de rofe,& fon excellente beauté , tout cela fait en fi peu de tems , fans qu'on eüt vu 1'auteur de tant de merveilles, ( car les génies ne s'étoient pas rendu vifibles) tout cela, dis-je , faifoit que le roi & la reine doutoient prefque encore d'une vérité dont leurs yeux ne pouvoient difconvenir. Après être rentrés dans Tuluphan , & s'être retirés feuls dans leur chambre, ils s'entretenoient encore avec admiration du prodige qui venoit d'arriver , lorfqu'ils furent faifis de frayeur & de refpect a la vue d'un vieillard vénérable qui parut tout d'un coup auprès d'eux, fans qu'ils euffent vu par quel endroit il pouvoit être entré : Raffurez-vous, mes enfans , leur dit-il avec douceur, je fuis Géoncha, roi des génies ; c'eft moi, qui après avoir préfervé la charmante Riza du péril dans lequel Zéloulou ( qui s'eft rendu fameux fur la terre par mille traits de malice ) 1'avoit jetée en épouvantant fon cheval: c'eft moi, continua-t-il , qui  50 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE J aimable princeffe , que j'ai réfolu de les unir un jour par les nceuds les plus faints: mais je prévois que le bonheur dont ils doivent jouir fera traverfé par une amértume cruelle , qui mettra Gul-Hindy a deux doigts de la mort, s'ilsfe connoiffoient avant qu'ils aient atteint 1'age de dixfept ans. C'eft a vous, feigneur , continua le génie , en s'adrelïant a Mochzadin , d'empêcher que la princeffe voie aucun étranger jufqu'a. ce qu'elie ait paff; le moment fatal que les aftres m'ont marqué lui être fi contraire. Voila le feul remècle que j'y trouve , fi vous n'aimez mieux la remettre entre mes mains , auquel cas je vous la garantis exempte de tous les caprices de la fortune. Mochzadin & Riza furent furpris du difcours de Géoncha; quelque foi qu'ils ajoutaffcnt k fa prédiction, ils ne purent confentir k fe priver d'un enfant qu'ils avoient fouhaité depuis tant d'années. Ils prièrentle génie avec beaucoup de politeffe, de ne point trouver mauvais qu'ils gardaffent auprès d'eux la petite Gul-Hindy, & Paffurèrent qu'ils en auroient un fi grand foin, qu'elie feroit en toute süreté du cöté du prince Cheref-Eldin. A la bonne heure , répondit le génie ; fongez feulement, fi-töt que cette princeffe aura dix ans accomplis, a la fouftraire aux yeux de tous les mortels. Plus elle approchera  51 LES MILLE ET UN QUART d'HEURE,' fon difcours le jour fuivant , s'il n'avoit pas fini fon hifioire, ou bien on lui en produifoit un autre qui lui racontoit quelque aventure nouvelle. C'eft ainfi que font divifés les mille & un quart d'heure dans 1'original arabe; mais j'ai cm de voir rerrancher tout ce qui fuiit & précède la narration de Ben-Eridoun, perfuadé que lelecteur lira ces contes avec plus de plaifir que s'il étoit interrompu par des répétitions continuelles, dans lefquelles il eft prefque impoftible de ne pas tomber. II. QUART D'HEURE. Les deux nourrices , reprit le jour fuivant Ben-Eridoun , furent le lendemain matinétrangement furprifes de trouver chacune en leur particulier leur nourriffon fi différent de ce qu'elles les avoient vu la veille. Elles les regardoient avec un étonnement fans pareil, lorfque Zéloulou fe préfentant a Tune & a 1'autre fous la figure d'un nain afrreux ; il les menara de leur tordre le col fi elles parloient jamais de la métamorphofe qui venoit de fe paffer , & difparut a leurs yeux, après les avoir affurées , que fi avant que ces enfans euffent atteint Page  CONTES TARTARES. 53 de dix-fept ans , le myftère étoit découvert de quelque manière que ce fut, ils tcmberoient en fa puiffar.ce fans en pouvoir jamais fortir. Ces pauvres femmes étoient fi effrayées, qu'elles réfojurent de garder religieufement le filence. II y alloit de leur vie ; & le génie les avoit tellement intimidées , qu'elles auroient tout fouffert plutöt que derévéler ce fecret. Cheref-Eldin fut donc élevé k la cour du roi Mochzadin fous le nom de Gul-Hindy ,& cette princeffe , fous les habits du prince de Perfe, fe rendit en peu de tems fi parfaite dans tous les exercices du corps , qu'a 1'age de quinze ans il n'y avoit aucun des fujets du roi d'Ormus qu'elie n'y furpafsat. &e jeune prince nerecevoit pas des inflructions auffi convenables a fon sexe; celui dont il paroiffoit être , 1'engageoit dans des occupatlons bien différentes. II s'araufoit ordinairement a broder, &, fuivant 1'ordre de Géoncha, retiré depuis Page de dix ans dans le palais de Mochzadin , qui étoit devenu inacceffible k tout autre homme qu'au roi de Tuluphan, il ne quitto:t fon ouvrage que pour chaffer dans le pare , accompagné de fes femmes & de quelques-uns de fes eunuques. Sa nourrice, nommée Merou, & qui ne le quittoit jamais, le yoyant approcher de fa fei' D iij  54 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , zième année, lui recommandoit fouvent de bien cacber fon sexe, puifque le repos de fa vie en dépendoit: mais, lui difoit Cheref-Eldin , en répandant deslarmes, pourquoi m'éle ver comme une fille, & me priver de 1'éducation & des fciences que 1'on communiqué aux princes tels que moi ? & quel injufte motif oblige le roi & la reine de me laiffer ainü languir dans une vie molle & oifive ? Ce font des chofes que j'ignore, répondoit Merou; mais , mon cher prince, ou plutöt ma chère princeffe , car il eft dangereux que le premier nom m echappe, tout ce que je puis vous affurer, c'eft que Mochzadin & Riza y font trompés les premiers: ils vous croient fille ; ils en ont été convaincus par leurs propres yeux, mais les chofes ont bien changé depuis ce tems. C'eft tout ce que je puis vous dire pour le préfent ; vous en faurez quelque jour davantage, fur-tout ne vous expofez point aux cruels malheurs dont je vous ai tant de fois menacé, fi vous faite.s connoïtre ce que vous êtes avant que vous ayez dix-fept ans accomplis. Le prince étoit furpris de ce difcours; il fe perdoit dans fes réflexions, & n'y trouvant aucun jour, il fe réfolut de fuivre les fages confeils de fa nourrice; mais pour diffiper le chagrin qui le dévoroit, il chafjbit le plus fouvent qu'il lui étoit poffible.  5 6 les mille ET ün QUART ü'hEURÈ , nier foin. Après en avoir vainement parcouru toutes les routes , elles arrivèrent enfin a la porte, qu'elles trouvèrent ouverte ; le corps mort de Peunuque redoubla leur étonnement. L'on ne douta plus qu'il ne fut arrivé quelque accident a Gul-Hindy. Perfonne ne vouloit fe charger d'annoncer cette trifte nouvelle au roi & a la reine. II fallut pourtant la leur apprendre. Ils en pensèrent mourir de douleur : O ciel, s'écria la reine , en s'arrachant les cheveux , &c fe meurtriffant le vifage ] Que n'avons-nous cru le fage Géoncha, nous ne ferions pas a préfent livrés a la plus amère douleur : fans doute que l'on a enlevé Gul-Hindy: le génie nous avoit bien prédit ce malheur ! Faffe le ciel que ma chcre rille en évife les fuites. Pendant que le roi & la reine perdoient le tems a des regrets & des réflexions inutiles , le prince s'éloignoit toujours : quelque diligence & quelque recherche que l'on fit pour avoir de fes nouvelles , il marcha tant que fon cheval lui put fournir, & ne s'arrêta que lorfqu'il tomba mort de laffitude. II étoit a pied bien embarraffé, quand il paffa affez prés de lui un jeune Tartare. Le prince 1'aborda : Ne fauriez-vous m'enfeigner quelque perfonne , lui dit-il , qui eüt un cheval a me vendre ? Vous ne pouviez mieux yQus adrefïei qu'a moi, madame , lui répondit  CONTES TARTARES. 57 ce jeune homme, trompé par 1'habit de femme que portoit Cheref - Eldin , mon père qui ne demeure qu'a quelques pas d'ici en fait un affez gros commerce. Le prince le fuivit, fe pourvut d'un bon cheval chez le père de ce jeune Tartare ; & après avoir pris quelques heures de repos , il partit, marcha plufieurs jours de fuite fans prefque s'arrêter, & arriva enfin a un port de mer, oii il trouva un vaiffeau prêt a. faire voile pour Surate (1). Le maitre du vaiffeau étoit un homme de bonne mine , d'environ quarante ans. II recut le prince avec tout le refpeö: poffible , comme une fille de qualité qui alloit aux Indes recueillir une fucceffion confidérable que fon père y avoit laifice , & dont la mère étoit morte fubitement en apprenant la mort de fon époux; il lui offrit fa table, que Cheref-Eldin accepta d'autant plus volontiers, que s'étant embarqué fort précipitamment, il n'ayoit point eu le tems de faire aucune provifion. Elle fut très-délicatement fervie ; mais fur la fin du repas , il fut furpris de voir cntrer dans la chambre oii ils étoient, une dame d'une ex- (1) Surate eft une ville fituée fur le golfe de Cambaye, dans la prefqu'ile des Indes. Cette ville eft très-célèbre par 1'abord de quantité de vaiffeaux marchands,  5 § LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , irême beauté , qui adreffa ces paroles au maitre du vaiffeau. « Souviens-toi, Sinadab , que Dieu nous a » donné des père & mère pour leur être fou» mis, c'eft Dieu qui nous parle par leur bouche: » ma!heur \ celui qui lesméprife, & qui n'obéit » pas avec refpeft a leurs ordres ». Sinadab a ces paroles fe leva de table , les Jarmes lui coulèrent des yeux ; il fe profterna enfuite , refla quelque tems dans cet état, & fe relevant avec une extréme douleur peinte fur le vifage : Belle Roukia , dit-il a cette dame, je n'oublierai jamais ce falutaire confeil: mes mal- . beurs paffés 1'ont affez gravé dans ma mémoire; mais ne laiffez pas de me le rappeller tous les jours , ainfi que vous avez coutume de le faire. III. QUART D'HEURE. Le prince Cheref-Eldin regardoit Sinadab avec étonnement: il s'en apper^ut. Vous cefferiez, madame, lui dit-il, d'être furprife, fi je vous avois raconté le fujet de cette cérémonie, & par quelle raifon cette dame , a tous mes repas, me répète les mêmes paroles que vous yenez d'entendre. Cheref-Eldin ayant alors té-  CONTES TARTARESJ moigné beaucoup de curiofité de favoir cette hiftoire : voici, feigneur , pourfuivit Ben-Eridoun, dequelle manière Sinadab la luiraconta. Hifloire de Sinadab , fils du médecin Sa^an. M o N père , nommé.Sazan, étoit médecin de Sués(i). II exerca cette profeffion avec beaucoup d'honneur pendant un tems affez confidérable. II n'eut que moi d'enfans , & n'épargna rien pour mon éducation. J'avois déja prés de vingt ans;il auroit fouhaité que i'euffe embraffé la même profeffion que lui, mais outre que j'y avois une extréme répugnance, comme il paffoitpour un homme très-riche, je ne crus pas avoir befoin d'un talent pour vivre; je m'imaginai que le bien qu'il me laifferoit un jour feroit plus que fuffifant pour paffer la vie dans la molleffe &c dans les plaifirs , fans que je fuffe obligé de me donner aucune peine. Les remontrances de mon père ne purent me détourner de cette réfolution. II en concut tant de chagrin qu'il en (i) Sués eft une ville dans la moyenne Egypte. Elle donne fon nom a 1'ifthme de Sués, qui fépare la Mer Rouge de la méditerranée.  fcö LES MILLE ET UN QUART D'HEURE^ tomba malade, & qu'après avoir gardé le lif cinq ou fix mois, il en mourut. Avant que de rendre les derniers foupirs, il m'appella auprès de lui: « Mon fils, me dit-il, » puifque pendant ma vie je n'ai rec^i de vous y> aucune fatisfaction , donnez-moi du moins la » confolation, en mourant , de me promettre » que vous fuivrez ponctuellement trois avis » que j'ai a vous donner ; je prévois qu'ils vous 94 feront trés - utiles: Jurez - moi fur 1'alcoran » qu'ils ne fortiront jamais de votre mémoire ». Je fond ois en larmes, continua Sinadab, je jurai a mon père d'exécuter fes volontés: & voici, , madame , ce que Ie bon vieillard me dit en m'embraffant: « Je vous laiffe affez de bien, & » peut être trop pour vivre en honnête homme; » tachez, mon cher Sinadab , de le conferver ; » mais fi par quelque accident que je ne puis » prévoir, vous veniez a le perdre , ne vous » attachez jamais a un prince dont vous ne con» noiffiez a fond le bon caraftère : Souvenez^ » vous , pour quelqu'amour que vous portiez a » votre femme , de ne lui jamais déclarer un » fecret oü il iroit de votre vie : & enfin, ne » nourriffez point chez vous comme votre fils, » un enfant a qui vous n'aurez pas donné la » naiffance». A peine mon père m'eüt-il fait jurer fur 1'al-  Contes TArtares. 6i coran de lui obéir religieufement dans ces trois points, qu'il ferma les yeux, &remit fon ame entre les mains de Pange de la mort. Je redoublai mes larmes a ce trifte fpeöacle, & lui rendis les derniers devoirs avec toute la tendreffe imaginable. Je trouvai fous fon chevet lacopie d'un teftament qu'il avoit dépofé chez le cadis. II me permettoit de difpofer a mon gré de tous fes biens, a la réferve feulement d'un très-petit jardin qui étoit hors des portes de Sués, au bout duquel étoit un falon affez propre, qu'il vouloit que je ne puffe jamais vendre pour quelque raifon que cepütêtre. Je ne fis pas grande attention a cet article , qui me parut de très-petite conféquence. Je ne fongeai qu'a examiner avec foin les biens qu'il me laiffoit. Je trouvai prés de cent mille fequins d'or, plufieurs diamans parfaitement beaux, des héritages confidérables , & des meubles trèsmagnifiques. Si-töt que je pus paroitre en public avec bienféance , j'affemblai chez moi mes amis au nombre de huit. Je leur fis a chacun préfent d'une efclave d'une beauté achevée , & je les retins dix jours de fuite dans ma maifon, oü je les régalai fomptueufement. Enfin , madame, pourfuivit Sinadab, pourne vous point ennuyer par un récit exact de toutes mes folies,  6l LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ; & des débauches dans lefquelles je me plongeois tous les jours, je vous dirai qu'après avoir mené une pareille vie pendant pres de deux ans, je me trouvai tout d'un coup fans argent: mes amis qui ne m'avoient point quitté pendant mes plaifirs , me confeillèrent de me défaire de mes bijoux & de mes meubles; je les vendis pièce a pièce pour la moitié moins de ce qu'ils valoient, Je fis enfuite la même chofe des maifons que m'avoit laiffées mon père , a 1'exception du jardin dont je ne pouvois difpofer, & enfin je me vis réduit a. n'avoir plus pour tout bien que mes habits, & un feul faucon que j'avois dreffé a la chaffe. Quand mes amis me virent dans la misère , ils m'abandonnèrent auffi-töt. J'eus beau leur reprocher leur ingratitude , ils fe moquèrent encore de moi: il n'y en eut qu'un feul qui , ayant pitié de 1'état oü j'étois , me donna dix fequins. II y avoit deux jours que je n'avois mangé. Je re?us cet argent comme un préfent du ciel, &, honteux de 1'indigne vie que j'avois ménée , j'allai au port de Sués, dans le deffein m'embarquer fur le premier vaiffeau qui partiroit. J'en trouvai un qui prenoit la route d'Adel(i). Je n'eus que le tems, avec le peu (i) Adel eft une ville capitale d'un royaume du même  Contes Tartares. 6j d'argent que j'avois, de faire de légères provifions pour mon embarquement. Je partïs avec mon feul faucon, & nous arrivames a Adel fans aucun accident. II ne m'étoit refté que trois fequins des dix que l'on m'avoit donnés; je refolus de les ménager, oC de tacher de vivre de 1'induitrie de mon faucon, J'avois un talent tout particulier pour dreffer des oifeaüx a la chaffe ; le mien y étoit excellent. Je 1'avois accoutumé «i ne point tuer les animaux fur lefquels il fondoit; il leur arrachoit feulement les yeux de deux coups de bec , & je les prenois enfuite tout en vie. Je ne manquai donc point de gibier pour me nourrir, & une pauvre veuve fort agée , qui m'avoit retiré chez elle ; j'en portois même tous les jours au pourvoyeur du roi, qui me le payoit graffement, & qui, furpris de ce que je lui racontois de mon oifeau, en fit le rapport au roi. Ce prince , qui aimoit fort Ia chaffe , m'envoya chercher. II me dit qu'il vouloit voir voler mon faucon , & que je me tinffe prêt le lendemain a la pointe du jour. J'obéis avec joie; &le roi fut tellement charmé de 1'adreffe, nom, dans la nouvelle Arabie , autrement appelé le pays d'Ayan,  7<5 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ,- V. QUART -D'HEURE. J' A L L A i k la perche ou étoient les oifeaux du roi; je pris celui dont je lui avois fait préfent, fans que perfonne s'en appercut. Je 1'allai porter dans un cabinet au bout d'un jardin que j'avois hors de la ville, & le donnai k nournr k un muet qui én étoit le conciërge, atfec ordre de ne point fortir du falon, que l'on ne vint le chercher de ma part, & que l'on ne lui montrat mon anneau. Je pris alors la clef du jardin , dont je fermai la porte a doublé tour, & je la portai a un ami en qui j'avois connu une trés-grande probité. Si vous voyez mes jours en danger, lui dis-je , ce que jé prévois qui pourra m'arriver avant qu'il foit peu, obligez-moi d'aller k mon jardin dont voila Ia clef, faites voir cette bague au muet qui en eft le conciërge, & amenez-le moi avec le dépot que je viens de lui confier ; il fervira a ma juftification. Je rentrai enfuite chez - moi , & comme j'avois toujours plufieürs faucons que j'inftvuifois, j'en pris un qui reffembloit parfaitement k celui du roi, je lui tordis le col, & le portai è ma femme. Ma chère Bouzemghir, lui dis-je  CONTES TARTARES. 71 en 1'embraffant, voila des marqués bien réelles de ma tendrefle. Vous vous êtes plainte tant de fois du roi d'Adel, que j'ai voulu couper la racine aux chagrins qu'il vous donnoit. Ce feul faucon en étoit la caufe; c'étoit lui qui, en faifant tous les plaifirs du roi, vous privoit des vötres. Je viens de le tuer; mais gardezvous bien de révéler jamais ce fécret; il y va de ma vie. Si le roi favoit mon ingratitude envers lui, il fongeroit peu au motif qui me 1'a fait commettre, 6c me feroit far.s doute mourir. Bouzemgbir parut d'abord efFrayée du parti que j'avois pris \ maïs enfuite me ferrant tendrement la main : mon cher feigneur me ditelle , lumière de ma vie , s'il n'y a que vous & moi qui foyons dépofitaires de ce fecret, affurez-vous que vous étes en süreté, & que les apprêts de la mort la plus cruelle ne feroient pas capables de me faire découvrir votre crime. Cela va bien, lui répondis-je, ferrez donc foigneufement le faucon ; pour mei , je vais faire ma cour au roi. Je quittai Bouzemghir pour me rendre auprës du roi d'Adel. II avoit déja appris que fon faucon ne fe trouvoit pas fur la perche. II m'en témoigna un extréme chagrin. Seigneur, ■ lui dis-je, je ne fache qu\m feul moyen poux E iv  CONTES TARTARES. 73 connoiffance de la grandeur ou je t'ai élevé, tu ofes me frapper par 1'endroit le plus fenfible 1 Seigneur, repris-je , de la pouffière oü j'étois, vous m'avez placé fur le tröne des grandeurs, vous pouvez m'en renverfer d'un feul fouffle; mais permettez-moi de vous repréfenter que j'ignore entiérement les motifs de votre colère, & que les perfonnes qui m'accufent devant vous, font beaucoup moins innocentes que moi. Traïtre, ingrat, me dit le roi, n'as-tu pas fait mourir mon faucon ? Moi, feigneur, repris-je , en contrefaifant 1'étonné, fuis-je capable de priver mon maïtre de fes plaifirs , par le feul endroit oü j'ai le bonheur de lui plaire ? Non , feigneur, fi c'eft-Ia la raifon de votre reffentiment, je fuis fur qu'il tombera bientót fur un autre. Ah! fcélérat, repliqua le roi avec fureur , en tirantle fauconmort de deffousfarobe, tu joins encore 1'impudence au crime: tiens, reconnois ton ouvrage. Je demeurai interdit a cette vue.Seigneur, dis-je alors,les apparences font fouvent trompeufes; mais quoiqu'au fujet de la mort de votre faucon je n'aie rien a me reprocher, faites-moi la grace de m'apprendre le nom de mon accufateur: je veux bien encore te donner cette fatisfaftion, ajouta le roi d'Adel, c'eft Bouzemghir, c'eft ta femme ellemême: ofes-tu récufer un tel témoin } Un coup  74 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , de foudre n'eft pas plus alTommant que me le fut cette nouvelle; je me rappellai en ce moment les dernières paroles de mon père , elles m'accablèrent. Jufte ciel, m'écriai-je, Bouzemghir m'accufe ! Bouzemghir me trahit! fe peutïl rien de plus noir & de plus odieux ? Ah 1 feigneur , pourfuivis-je , j'ai de quo'i faire retomber tout le crime fur elle; mais quoique je ne fois point coupable envers vous, je ne ■veux point me défendre, je refpeóte votre fang, je mérite la mort, fi vous n'avez la bonté de vous reffouvenir des promeffes que votre majefté m'a faites dans les momens les plus vifs de votre amitié.Non, non, s'écria le roi d'Adel, plus je t'ai aimé, moins ton crime eft pardonnable; n'efpère point de grace, & préparetoi a perdre la tête. Enfin, madame , continua Sinadab, quelque chofe que je puffe dire pour émouvoir le cceur du prince , i! me tourna le dos, & me laiffa entre les mains de fes gardes pour me livrer au bourreau. Comme, pendant prés de quinze ans que j'avois été vifir a Adel, je n'avois jamais fait de mal a perfonne, tous les honnêtes gens foupirèrent de me voir condamné a Ja mort pour li peu de chofe. On tacha vainement d'obtenir ma grace du roi; il fut inexorable: mes gardes, qui ne pouvoient, fans verfer des larmes, voir  7^ LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , crois que fa majefté & Sinadab même me fauront bon gré de cette réfolution ; & je vais terminer le cours d'une vie, qui fans doute lm eft odieufe, & gagner par moi-même des biens qu'il n'eft pas naturel que je laiffe paffer dans des mains étrangères. Bouzemghir, qui avoit apparemment concu «ne pafnon violente pour le vifir Giamy, unie rapport que je lui avois peut-être fait moimême , que c'étoit le plus bel homme & le mieux fait d>Adel ? ne pouvoit contenter fe$ défirs en 1'époufant tant que je ferois en vie: c'eft ce qui 1'avoit obligée a me trahir avec tant de lacheté. Elle approuva 1'infame réfolution de Roumy, le conduifit au roi, & colora fi bien cette acfion, que ce prince, altéré de mon fang, 1'amena lui-même dans ma prifon, & fe fit un plaifir cruel de m'annoncer mon bourreau. Je demeurai immobile a la vue de Roumy. J'eus beau , les larmes aux yeux, lui reprocher fon ingratitude , il eut la dureté de me lier les mains, & de vouloir encore me faire comprendre que je lui avois obligation de s'être offert a me donner la mort. Le roi étoit préfent è un fi tendre fpeöacle fans en être étiui; mes pleurs ne purent le toucher ; & le trouvant inflexible : O Sazan!  92 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE » de mes défirs &z de ma gloire, que la charmante Gid-Hindy. Que je ferois heureux ,pourfuivit-it encore, fi vos fentimens s'accordoient fi bien avec les miens , qu'il n'y eüt que la feule mort qui put réfoudre une fi belle union ! Mais je m'égare : pardonnez , madame, ces tranfports indifcrets: quoi, paree que je ne puis vous pofféder, faut-il que vous priviez un prince plus heureux que moi, de ce qu'il y a de plus beau dans la nature? Oui, feigneur, reprit la fauffe Gul-Hindy en rougiffant, je vous permets de croire que ce que vous me propofez m'eft agréable. Puifque les aftres s'oppofent a notre union, jamais je n'engagerai mon cceur qu'au feul prince d'Ormus; qu'une amitié inviolable nous joigne , fi 1'amour, par un caprice cruel, a entrepris de nous féparer. Enfin, feigneur, continua Ben-Eridoun , ces deuxamans, malheureux d'ignorer la condition 1'un de 1'autre, mais heureux par la fympathie qui fe trouvoit entre eux, & par la tendrefie reciproque que Géoncha leur avoit infpirée ; ces deux amans, dis-je , après une converfation fort vive, fe jurèrent une amitié k 1'épreuve de tout ce qui pouvoit arriver ; & après avoir remonté fur leurs chevaux, ils s'éloignèrent enfemble de cette charmante prairie. Ils avoient marché plufieurs jours fans qull  Contes Tartares. 9J leur fut arrivé rien de particulier, lorfqu'ils appercurent, a 1'entrée d'une forêt de palmiers, un palais d'une ftructure antique, mais qui paroiffoit pourtant magnifique dans fa fimplieité. Un homme, d'une vieilleffe vénérable, étoit k la porte de ce palais. II les aborda: mes enfans, leur dit-il, avec une extréme douceur, la nuit approche , il n'y a nulle ville ni village k plus de fix lieues a la ronde , ni aucune habitation oü vous puiffiez paffer la nuit: li vous voulez cntrer dans ce palais, vous vous y repoferez tranquillement, & demain vous continuerez votre voyage. Le prince & la princeffe , charmés de 1'honnêteté de leur höte , acceptèrent ces offres; ils entrèrent dans le palais , oü ils trouvèrent une femme d'environ foixante ans, & d'une fimplicité égale k celle de fon mari: elle s'efforca de les recevoir ie mieux qu'elie put, & 1'on fervit quelque tems après un repastrès-prop-e, mais fans prodigalité , quoiqüe les viandes n'y fuffent pas épargnées. Sur la fin du repas , le vieillard renvoya les efclaves qui avoient fervi k table, & ayant prié fes hötes de lui coriter le motif de leur voyage , & par quelle raifon ils fe trouvoient dans une route qui étoit abfolument détournée du grand chemin; CherefEldin prit la parole : hélas! feigneur, dit-il au  94 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , vieiliard, il eft facile en peu de mots de vous donner eette fatisfattion. Nous fommes frèra & fceur nous fuyons de Samarcand pour éviter ia perfécution d'un vifir qui, non content d'avoir öté cruellement la vie' a notre père, après s'être emparé de tous fes biens , en veut encore a nos jours. Les méchans font k craindre , reprit le vieiliard , mais tot ou tard ils périffent malheureufement; j'en ai eu dans ma familie une trifte expérience ; & ce n'eft que depuis quelques années que j'ai recouvré la tranquillitéque deux de mes fils m'avoient ötée par leurs crimes. Gul - Hindy s'attendrit en voyant couler des larmes, qu'un tendre fouvenir arrachoit des yeux de ce bon vieiliard. On foulage quelque fois fa douleur en racontant le fujet qui Pa fait naitre, lui dit-elle, & fi ce n'étoit point trop exiger de vous, nous vous fupplierions, feigneur, de vouloir nous en faire le récit. Volontiers, mes chers enfans , repliqua le vieiliard: fi vous m'avez vu verfer des larmes , ce ne font pas tout-a-fait des larmes de douleur; elles expriment plutöt Ia joie que je reffens aujourd'hui de voir mes malheurs finis. Ecoutezmoi feulenrent avec attention.  CONTES TARTARES» 95 Hijlmre de Badour le Tranquille , roi de Caor. Je fuis né fouverain de Caor ( 1 ), royaume affez borné, & que 1'ambition ne m'a point fait étendre, aimant mieux conferver la paix avec mes voifins , que de hafarder de me détruire par des guerres injuftes ; c'eft pourquoi l'on m'a furnommé Badour le tranquille. J'époufaï dans ma jeuneffe la princeffe Zarad que vous voyez , dont j'eus plufieurs enfans , entr'autres un fils & une fille qui naquirent en même jour. J'appelai mon fils Abouzaïd, & ma fille fut nommée Dajara : je vous parle de ces deux-cï les premiers ,quoiqu'ils ne foientpasmes aïnés, & même que je ne les aie eus que dans le tems que Zarad n'efpéroit plus d'être mère ; mais c'eft que ce font eux qui ont heureufement réparé toute 1'amertume que leurs frères avoient verféefur ma vie. De mes deux autres fils, 1'un s'appelloit Saletkle violent, a caufe des excès qu'il commettoit tous les jours , & je ne fais de qui il tenoit; il y a apparence que nos Dieux nous 1'avoient donné, ainfi que fon frère, pour éprouver notre vertu: 1'autre fe nommoit (1) Caor , royaume de 1'Inde, dela le Gange.  9 6 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE } Azem; fon humeur n'étoit pas bien différente de celle deSaletk, & le penchant que 1'un & 1'autre avoient au mal, les uniffoit tellement, qu'ils étoient toujours enfemble. Je recevois chaque jour des plaintes de leur mauvais déportement: & s'ds avoient été de fimples particuliers , je les aurois mille fois faitfervir d'exemple a mon peuple, k qui leurs crimes les avoient rendus odieux ; mais la qualité de père me retenoit le bras. Enfin , mes remontrances continuelles les fatiguèrent tant, qu'ils réfolurent tous deux de s'éloigner de ma cour, & je bénis mille fois 1'heure qu'ils exécutèrent ce deffein. II y avoit déja plus de quatre mois qu'ils étoient partis , & je commencois a m'eftimer heureux d'être délivré de leur préfence, lorfque je fus frappé du coup le plus rude que jamais père puiffe refTentir. Guhullerou, princefle de Nangan (i), venoit d'épouferleroiRufang-Gehun.Ceprincen'étoit plus jeune , mais fon humeur agréable & complaifante réparoit ce que 1'age lui avoit öté de mérite ; & il vivoit avec fon époufe dans une union fi parfaite, qu'elie fervoit d'exemple a tous fes fujets. (i) Nangan, ville fur la rivière de Chang, dans h province de Quangfi dans la Chine. Saletk  100 LES MILLE ET UN QUART ü'HEURÉ } plufieurs gouttes de fang: jufte ciel! s'écria cette princeffe , mes affaffins doivent être en ce lieu; alors fe levant de table comme une furieufe, elle prit dans chaque main un des poignards qui avoient fait perdre la vie a Ruffang-Gehun; & après avoir, avec fon frère & fes douze efclaves, parcouru une partie de la maifon, elle arriva enfin dans la chambre oii repofoit Saletk. Sa vue la tranfporta de rage: perfide , lui dit-elle en ce moment, il eft tems que tu fois puni du crime exécrable que tu as commis envers mon époux : les fupplices les plus longs & les plus cruels feroient encore trop doux pour un fcélérat tel que toi: mais ma vengeance ne feroit pas pleinement fatisfaite,fije la différois d'un moment, ou fi j'en commettois le foin aunautre: alors, fans lui donner le temps de répondre a des reproches fi légitimes, elle lui enfonca mille fois fon poignard dans le cceur : & après lui avoir fait couper la tête , & expofer fon corps aux vautours, elle fortit de cette maifon, laiffant 1'höte effrayé de fa cruauté. Comme elle fut de lui que mon autre fils étoit allé a la ville la plus prochaine , & que fur ce qu'il tardoit trop, 1'impatient Saletk avoit envoyé au-devant de lui un efclave qu'il avoit, elle prit la route qu'il devoit tenir; 6c les ayant arrêtés dans un  CONTES TARTARES. IOf Abouzaïd & Dajara fe jetèrent promptement au pied de Géoncha: nous allions vous chercher jufque dans votre palais , lui dit le prince mon fils; j'efpérois , puiffant roi des génies , que fans être fujets aux funeftes accidens de Ia montagne Jubal-Affumoum, la porte m'en feroit ouverte par la vertu des fecrettes paroles que m'a autrefois enfeignéesle Jogue Kaykoskao(i) & fans lefquelles tout mortel qui a cette témérité , tombe dans une langueur plus & craindre que la perte de la vie. Je loue Dieu, interrompit le génie, de vous avoir conduit en ces lieux pour m'y rendre la überté que le perfide Zéloulou m'avoit ótée (i) Les jogues ou joguis, parmi les indiens,, font comme les pélerins ou religieux vagabonds , qui cherchent ordinairement les déferts & la folitude. Ils virent d'aumönes, & font en très-grande réputation de fainteté, paree qu'ils paffent plufieurs jours dans des abftinences trés - auftères, quelquefois fans boire & fans manger. II y en a qui fe tiennent plufieurs années k la porte des temples, tout nuds & expofés k toutes les injures de 1'air , fans jamais quitter leur pofte que pour les néceffités de la nature. Avec ces mortifications, ils ne laifient pas, la plupart, d'être de grands impofteurs, & ne fe font pas tant diftinguerpar cette faufle pïété , que par le moyen de quelques herbes ou fimples , & de quelques pierres dont ils ont appris la vertu dans leurs yoyages, & dont ils fe fervent pour amufer les peuples  CONTES TARTARES. 10? c'étoit oii le perfide m'attendoit; il profita de ce moment, couvrit promptement la cïterne avec cette pierre , & la fcella du fceau du grand Salomon. Jugez, prince , de maj^rprife , pourfuivit Géoncha ; les efForts inutiles que je fis pour fortir de cette prifon me firent bien connoïtre qu'il n'y avoit qu'une puiffance auffi; fupérieure qui put avoir la force de m'y retenir: & ce lieu eft fi écarté, que je comptois y demeurer plufieurs fiécles; mais puifque je vous ai 1'obligation d'une Iiberté fi peu efpérée, vous pouvez croire , feigneur, que ma reconnoiffance fera fans bom es. Le génie, pourfuivit Badour , ayant fait connoïtre alors a mon fils qu'il n'ignoroit pas le fiijet de fes peines, le prévint fur le fecours qu'il en efpéroit. La mort de vos frères étoit jufte , lui dit-il, & Guhullerou ne devoit pas moins faire que defacrifier cesfcélérats a 1'ombre de fon poux; mais je modérerai le vifreffentimentquil'agite, & dès ce moment vous n'avez plus a craindre de la fureur de cette princeffe. Alors ayant remis la pierre fur 1'embouchure de la cïterne , il y rétablit Pemprjeinte du fceau de Salomon, afin que Zéloulou ne s'appercüt pas de fon évafion; & par fon pouvoir y ayant formé un bruit pareil a celui qu'il y faifoit dans  CONTES TARTARES. 109 gea de s'arrêter, ils heurtèrent a la porte de la maifon qui avoit le plus d'apparence. Ils y furent affez bien recus , mais au moment qu'ils entroient dans la chambre qu'on venoit de leur préparer, trois cavaliers chinois voulurent s'en emparer pour une dame qui étoit a la porte dans un palanquin. Mon fils ne fe fut pas plutót fait connoitre pour le prince de Caor, que ces trois hommes lui cédèrent la place , fortirent de la maifon , Sc menèrent la dame loger ailleurs. Mes enfans après le repas cherchèrent a fe repofer , Sc le fommeil régnoit déja profondément dans leur chambre, lorfque ces trois mêmes cavaliers chinois, la princeffe Guhullerou ( qui étoit la dame du palanquin) , fon frère , Sc le refte de fes domeftiques, arrivèrent a la porte de la maifon ou étoient Abouzaïd & Dajara. Elle avoit treffailli de joie en apprenant qu'ils étoient fi prés d'elle ; mais voulant leur donner le tems de s'endormir, ce ne fut que quand elle jugea > a-peu-près qu'ils jouiffoient d'un fommeil tranquille, qu'elie fit heurter a la porte de la maifon ou ils étoient. A peine le maïtre de cette maifon eut-il ouvert, qu'il fe vit un poignard fur la gorge , avec menaces de lui öter la vie s'il faifoit le moindre bruit: nous n'en voulons , lui dit  110 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , Guhullerou, qu'a deux perfides que tu as retirés chez toi , & qui fe font paffer pour les enfans du roi de Caor ; livre-les a notre vengeance, finon tu périras a 1'infrant. L'höte effrayc fut obligé de les conduire a la chambre d'Abouzaïd & de Dajara, déplorant en lui-même le trifte fort qu'il voyoit bien qu'ils alloient avoir. La reine de Nangan, pourfuivit Badour, a ce qu'ehe m'a avoué depuis , faifoit alors de terribles réflexions. Elle étoit combattue par les remords de 1'injuftice qu'elie alloit commettre: oublie que tu es femme, fe difoit-elle en ce moment, ou du moins fouviens-toi que tu es femme offenfée : alors ayant donné un de fes poignards a Kiahia, & s'armant de 1'autre, ils entrèrent dans la chambre de mes enfans , & quoique d'une main tremblante , ils alloient exécuter leur cruelle réfolution , lorfque chacun d'eux jetant les yeux fur la perfonne qu'ils avoient a maffacrer , ils fentirent retenir leurs bras par une puiffance fupérieure. Jamais Guhullerou ne fut plus interdite , qu'en confidérantla régularité des traits d'Abouzaïd ; & les charmes de la princeffe de Caor éblouirent tellement Kiahia qui lui alloit percer le cceur , que le poignard hii tomba des mains.  CONTES Tartares. Ui Guhullerou fut un peu plus long-tems h fe rendre ; mais le génie Géoncha qui veilloit au falut de mes enfans, achevant de toucher le cceur de la reine de Nangan , elle éveilla le prince mon fils: rendez graces , lui dit-elle, au mouvement fecret qui me défarme; le défir de ma vengeance s'évanouit, & je me fens amollir le cceur au moment que j'y penfois le moins: alors fe tournant vers fon frère: pour vous, lui dit-elle, mon cher Kiahia , je ne vois que tiop que I'extrême beauté de la princeffe a fait une forte impreffion fur votre ame ! 'Que je vous fais bon gré de cette heureufe fympathie , je ferois morre de douleur fi vous aviez exécuté une partie de notre injufleréfo^ lunon ; & je commence a fentir que je pouffois trop loin la cruauté; les véritables coupables font punis, la mort de mon époux «ft fufiifamment vengée. Dajara s'éveilla en ce moment ; elle fut effrayée de voir tant de monde dans fa chambre. Puiffant roi des génies, s'écria-t-elle, venez promptement a notre fecours. Elle n.'eut pas prononcé ces paroles, que la boite d'or s'ouvrant d'elle-même, la chambre futremplie d'obfcurité, qui fe diffipant peu k peu , laiffa voir le redoutable Géoncha. Un fecours fi prompt fit trernbler Guhullerou &  II1 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE Kiahia ; ils commencoient a craindre pour leur vie , lorfque le génie les raffura avec une extréme bonté. WXitlWmmï-tittWWitmiAS^ ma miu..,., «mam XI. QUART D'HEURE. Ou b L ie z , madame, dit Géoncha a Guhullerou , oubliez la mort d'un époux que 'vous avez affez vengé ; qu'Abouzaïd & Dajara foient entre vous lesliens d'une paix éternelle , & que le champ de bataille foit converti en lit nuptial Guhullerou avoit d'abord été fi furprife a 1'afpect du redoutable génie , qu'a peine avoit-elie entendu ce qu'il venoit de lui dire; mais Abouzaïd qui dans un inftant avoit été frappé de 1'éclat de fa beauté , s'étant jeté a fes pieds, laiffez-voAs toucher , madame , lui dit-il , d'un air très-foumis; je m'eftimerai le plus heureux des mortels , fi mes foins , mon refpect, & i'amour le plus tendre , peuvent un jour vous déterminer k me donner la place d'un prince que vous avez tout lieu de regretter. Guhullerou fe laiffa fléchir en ce rnoment, continua Badour , elle releva Abouzaïd ; & Dajara touchée des vives expreffions du prince Kiahia , lui fit connoïtre qu'elie ne feroit point rebelle a mes volontés , fi je confentois a ce mariage. Le  CONTES TARTARES. 113 Le génie alors ayant ordonné a ces quatre nouveaux amans, Sc k toute leur fuite, de le prendre par fa robe , il les tranfporta en un moment dans mon. palais, ou enfin après que la reine de Nangan eut donné quelque tems pour la bienféance defonveuvage, elle époufa* Abouzaïd , & le même jour Kiahia devint le mari de la princeffe ma fille. Ce doublé mariage remit le calme dans mon cceur, & j'eus tant de joie de voir la tranquillité rétablie dans ma familie , qu'appréhendant que mon repos ne fut troublé davantage par quelque accident, je réfohjs avec la reine mon époufe de me retirer dans ce palais champêtre , batipar le puiffant Géoncha , ou délivrés d'une grandeur importune , & fous la protection de ceroi des génies, qui s'eft retiré dans une itó invifible, jufcp/è ce qu'il ait trouvé.l'occafion favorable de fe venger du traïtre Zéloulou, nous jouiffons, la reine & moi, d'une vie tranquille & paifible. Tornt XXL H  ÏI4 les mille et un quart d'heure , Suite de l'hiftoire de Cheref- Eldin, & de Gul-Hindy. La nuit s'avancoit, pourfuivit Ben-Eridoun, & Badour, après avoir achevé fon hiftoire, voyant que fes hötes avoient befoin de repos, les conduifit chacun dans un appartement féparé. Celui qu'il donna a la véritable GulHindy étoit d'une propreté fans égale , & orné de tableaux peints par un Indien , égal en mérite au fameux Many (i). Cet Indien étoit fi excellent dans fon art, & dans le ménagement des couleurs & des ombres , qu'il auroit pu exprimer avec fon pinceau 1'haleine même , & la refpiration des chofes animées. L'on voyoit dans 1'un de fes tableaux un char de triomphe tout embrafé , fur lequel paroiffoit un enfant portant une fphère fur la tête , & le vifage éclairé de rayons qui le rendoient majeftueux : fes mains étoient garnies de flêches enflammées; il avoit un carquois fur fes épaules, un fabre a ' fon cöté, & traïnoit enchaïné après fon char un nombre infini de perfonnes de tous ages, de (i) Many, célèbre peinire chinois, dont il eft trésfeuvent parlé dans les livres orientaux.  CONTES TArTARÈS. lij tous fexes, & de toutes conditions; on lifoit fur leurs vifages & dans leurs attitudes lés paffions les plus vives. Ce célèbre Peintre s'étoit fürpaffé dans cet ouvrage , & par un rafinement d'efprit qui n'appartenoit qu'a lui feul , les vents qu'il avoit peints aux extrêmités du tableau, paroiffoient retenir leurs haleines , & n'ofer refpirer de peut1 d'aug'uenter les flammes répandues fur ce chefd'ceuvre. Gul-Hindy regarda ce tableau avec attention : elle foupira & rougit en même tems. Elle jeta la vue fur un autre, au bas duquel elle lut ces vers : D'une ttndreffe iliègitime Koka (i) rtjfentit les effets , Elle alma Cyne , & fes attraits Ne purent engager fon frère dans un crime } Plus il la fuit avec horreur , Plus elle fuit avec ardeur. Mais voyant que fa courfe ef vaine , De douleur elle fond en eau; (i) II j a apparence que l'hiftoire de Koka & dé Cyne n'eft autre chofe que la fable de Biblis & da Caüne, que les I-ndiens ont aecommodée a leur fantaifie. H ij  IJl LES MILLE ET UN QUART D'HEURB année. Mais les trois qui lui reftoient étoient d'une figure fi fingulière, qu'on ne pouvoit les regarder fans rire. Ils étoient boffus par devant & par derrière, borgnes de 1'ceil gauche, boïteux du pied droit; 6c fe reffembloient fi parfaitement de vifage , de taille 6c d'habits, ce qu'ils affeétoient ordinairement, que leurs père 6c mère s'y méprenoient quelquefois. XIV. QUART D'HEURE. s trois fils de Behemiïllah, reprit le lendemain Ben-Eridoun , 1'aïné fe nommoit Ibad, le fecond Syahouk, &c le troifième Babekan ; & ces trois petits boffus ne travailloient prefque jamais dans leur boutique, qu'ils ne fierviffent de rifée aux jeunes enfans qui alloient & venoient par la ville. Un jour que le filsuniqne d'un riche marchand, nommé Mourad (i), revenoit de la promenade avec quelques jeunes gens de fon age, comme il fe fentoit plus fort que de coutume , il s'appuya fur le bord de la boutique des trois boffus , & les infulta fi vivement, que Babekan, qui travailloit en ce moment a une lame de . (i) Mourad, en arabe , fignjfie défir.  C O n T e s TARTAR.es. 133 «outeau, perdit toute patience ; il courut après ces jeunes enfans ; choififfant parmi eux fon ennemi principal, il lui en porta un coup dans le ventre; &c fe voyant pourfuivi par la populace , il fe fauva dans fa boutique , qu'il ferma promptement fur lui. Comme Mouradétoit dangereufement bleffc, on s'erapara de toutes les avenues de la mailon de Behemrillah, en attendant que le cadi(i), que l'on étoit allé chercher, arrivat. II y accourut avec fes Azzas (2) ; & ayant fait enfoncer lesportes qu'on refufoit d'ouvrir, il entra dans la boutique , & demanda a ceux qui avoient été témoins de l'action qui venoit de fe commettre , lequel des trois boffus étoit raffaffin. Aucun d'eux ne put difcerner fi c'étoit 1'un plutöt que 1'autre. Ils étoient en tout fi femblables, qu'ils s'y trompèrent. Le cadi interrogea Ibad, il afiüra que ce n'étoit pas lui qui avoit bleffé ce jeune homme : mais qu'il ne pouvoit pas dire fi c'étoit Syahouk ou Babekan:, Syahouk foutint la même chofe ; & Babekan fe voyant hors de danger, eut la hardieffe de (1) L,es cadis , dans tout 1'orient, font les juges des caufes civiles & criminelles; ils connoiffent même auflx des affaires qui concernent la religion. (■2.) Les Azzas font des efpèces d'archers qui accompagnent ordinairement les cadis. I iij  134 tES MILLE ET ÜN QUART D'HEURE , nier auffi qu'il eut aucune part dans celte action. Le cadi fe trouva alors très-embarrafie. II n'y avoit qu'un coupable, il en paroifioit trois, & aucun ne s'avouoit pour 1'auteur du crime. II crüt qu'il ne pouvoit mieux faire , que d'informer le roi de Damas d'une affaire auffi fingulière. II fit conduire les trois boffus devant fon tröne ; & le prince les ayant interrogés lui-même fans en pouvoir tirer la vérité, il ordonna, pour tacher de la découvrir, qu'on leur donnat a chacun cent coups de baton fur la plante des pieds. On commenca par Syahouk & enfuite par Ibad, mais chacun d'eux ignorant fi c'étoit Babekan qui étoit criminel, tant ily avoit entr'eux de reffemblance, ils fouffrirent la baftonade, fans que Ie roi en fut plus favant. Babekan n'en fut pas quitte a meilleur marché ; comme il étoit juge en fa propre caufe , il ne crut pas a propos de convenir du fait ; il protefta de fon innocence; & le roi n'ayant pu connoitre 1'auteur véritable du crime, & ne voulant pas punir de mort deux innocens avec un coupable, fe contenta de les bannir tous trois de Damas & perpétuité. Ibad, Syahouk & Babekan furent obligés d'exécuter promptement cette fentence. Ils fortirent de Ia ville; & après avoir délibéré en-  CONTES TARTARES. 135 fr'eux quel parti ils prendroient , Ibad &£ Syahouk opinèrent qu'ils ne devoient point fe quitter ; mais Babekan leur ayant repréfenté qu'en quelque endroit qu'ils allaffent, tant qu'ils feroient enfemble , ils tomberoient toujours dans le même inconvénient en fervant de rifée au public, & que, s'ils étoientféparés, on feroit beaucoup moins d'attention a chacun d'eux. Cette raifon prévalut fur le fentiment des deux autres. Ils fe quittèrent; & prenant tous trois une route différente, Babekan, après avoir parcouru plufieurs villés de Syrië, arriva enfin & Bagdad (1), ou j'ai déji eu l'honneur de dire a rotre majefté que régnoit le caliphe Vatik-Billah, petit-fils d'Haroün-Arrefchid. Ce petit boflu ayant fu qu'il y avoit dans cette ville un coutelier affez en réputation,. fe préfenta k lui pour avoir de 1'ouvrage : il lui dit qu'il étoit de Damas, & qu'il avoit un fecret tout particulier pour tremper 1'acier. Le coutelier voulut effayer fi Babekan étoit auffi habile qu'il fe vantoit de letre; il lereeut dans (1) Bagdad ou Bagdet, ville d'Afie fur le Tigre, dans la province d'Hierac. Plufieurs 1'ont confondue avec Fancienne Babylone , mais fa fituation doit détruire rette opinion : car Babylone étoit fur 1'Euphrate , St Bagdad eft fur le Tigre. 9'a été long-tems la demeure •rdinaire des caliphes d'Egypte. I i v.  I 3 $ EES MILLE ET UN QUART D'HEURE , fa boutique ; & ayant effeftivement connu que non feulement I'acier qu'il employoit étoit une fois plus dur & plus tranchant que celui dont on fe fervoit ordinairement a Bagdad, mais encore que fon ouvrage étoit beaucoup plus déücat & plus fini-, il le retint a fon fervice, Sf lui fit toute forte de bons traitemens pour fe Ie conferver. Depuis ce tems, fa boutique fe trouva une fois plus remplie de marchands. Le petit boffu ne pouvoit fufEre au travaü. Le coutelier vendoit tout ce qu'il vouloit fes arcs & fes fabres ; &c s'il n'avoit point été un ivrogne &c un diffipateur, il auroit fait une fortune trèsconfidérable. II n'y avoit guère que deux ans que Babekan étoit k Bagdad, lorfque fon maïtre tomba très-dangereufement malade d'une grande débauche qu'il avoit feite. Son corps étoit fi ufé par le vin , 1'eau-de-vie & les femmes ,< que tous les foins de la fienne & ceux de Babekan ne purent lui fauver la vie ; il mourut entre leurs bras. Quoique Nohoiid, c'eft ainfi que fe nommoit la femme du coutelier, ne fut nullement jolie, jl y avoit cependant du tems que Babekan en étoit amoureux ; &, la mort du maïtre étant yne ogcafion fevorable de déclarer k fa veuve  CONTES TARTARES. 137 fa paffion qu'il reffentoit pour elle, il ne balanca pas k lui faire cormoïtre fes fentimens. Elle n'en fut pas trop effrayée ; outre que depuis qu'il demeuroit avec elle , elle s'étoit accoutumée k fa bizarre figufe , elle confidéroit encore que fi Babekan 1'abandonnoit, fa boutique cefferoit d'avoir la même réputation , & que le peu de gain qu'elie avoit fait avec fon mari, feroit bientót diffipé. Ces raifons la déterminèrent, en femme de bon fens, k promettre a Babekan de Fépoufer, fitót qu'elie le pourroit faire avec bienféance. Elle le fit en efFet quelques mois après ; & Babekan. non content de fon négoce de coutellerie , dans lequel en peu de tems il fit des gains confidérables , fe mit encore a faire commerce d'eaude-vie de datte dont il avoit un trés - grand débit. . Les relations que ce petit boffu avoit dans plufieurs vilies de Porient, parvinrent jufqu'aux oreilles de fes deux frères, qui, après avoir vécu pendant prés de cinq ans dans une extréme misère , s'étoient enfin rencontrés a Derbent (1) ; ils y apprirent avec joie 1'établiffement de Babekan; & ne doutant point qu'i! (1) Derbent eft une ville de la province de Servan en Perfe , au pied du Mont-Caucafe.  I38 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ne les aidat dans leur pauvreté, ils prirent la réfolution d'aller enfemble k Bagdad. Ils ne turcnt pas plutöt arrivés , qu'ils 1'envoyèrent ehercher par une pauvre femme qui les avoit retirés chez elle par charité. Babekan fut dans la dernière furprife a la vue de fes frères. Ne vous fouvient-il plus, leur dit-il en entrant dans une colère extreme , de ce qui nous eft arrivé a Damas ? Voulezvous encore me faire fervir de rifée a toute cette ville ? Je vous jure par ma tête , que je vous ferai 1'un Sc 1'autre expirer fous le baton, fi vous êtes affez hardis pour approcher de ma maifon , Sc fi vous ne fortez fans délai de Bagdad. Ibad & fon frère furent étonnés d'une réception a laquelle ils s'attendoient fi peu ; ils eurent beau repréfenter leur misère a Babekan, & ufer de foumiffion envers lui, il ne fe laiffa point attendrir ; Sc tout ce qu'ils en purent obtenir, fut dix ou douze pièces d'or, poules aider k aller chercher retraite dans quelqu'autre ville. Babekan étant retourné chez lui, fa femme s'appercut de quelque altération fur ton vifrge; elle lui en demanda la caufe avec douceur; elle apprit qu'elie procédoit de i'arrivée de fes deux frères. &c que craignant k Bagdad les mêmes  140 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , demain a la pointe du jour chez la femme 011 avoient logé fes frères, il y apprit, avec beaucoup de joie , qu'ils venoient de fortir de Bagdad, dans le deffein de n'y revenir jamais. Ibad & Syahouk étoient effedtivement partis dans la réfolution d'aller chercher fortune ailleurs; mais le dernier étant tombé malade k deux journées de Bagdad, & fe trouvant obligés d'y féjourner prés de trois femaines, leur argent fut promptement dépenfé. Ils fe virent bientót dans leur première misère ; & ne fachant ou donner de la tête, quelque févère défenfe que leur eü-t faite Babekan, ils prirent Ie .parti de retourner a Bagdad, revinrent trouver leur höteffe, & la prièrent d'aller encore chez leur frère, pour tacher de 1'engager a les recevoir chez lui, ou tout au moins, pour en obtenir quelque argent qui put foumir aux frais de leur voyage. Cette femme ne put refufer de leur rendre ce fervice. Elle alla chez Babekan , & ayant appris a fa boutique, qu'il étoit parti il y avoit déja douze jours, pour aller k Balfora retirer plufieurs balles de marchandifes, elle retourna promptement annoncer cette nouvelle k fes hötes, que la néceffité preffoit fi fort, qu'ils ne balancèrent pas un moment k aller euxmêmes implorer le fecours de la femme de leur fiere.  I4Ï LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ; un peu , il ferma toutes les portes dont il prit toutes les clefs , fuivant la coutume , s'alla mettre au lit avec Nohoüd , & le lendemain ne fortit de fa maifon que vers la prière du foir, difant a fa femme qu'il fouperoit chez un de fes amis. II ne fut pas plutöt dehors, que NohoüJ courut promptement au caveau: elle fut dans la dernière furprife d'y trouver Ibad & Syahoukfansaucunfentiment:fon embarrasaugmenta dene favoir ce qu'elie feroit de ces deux corps, mais prenant fon parti fur le champ, elle ferma fa boutique, courut chercher auprès du pont de Bagdad un porte-faix de Sivri-Hiffard (1) qui paffoit pour un jeune homme fort niais, & lui ayant conté qu'un petit boffu qui étoit venu marchander chez elle, quelques couteaux, y etant mort (ubitement , elle appréhendoit qu'on ne 1'inquiétaL a ce fujet, elle lui promit quatre fequins d'or, s'il vouloit le venir prendre dans un fac , & 1'aller enfuite jeter dans le Tigre. Le porte-faix accepta fes offres, & Nohoüd 1'ayant conduit chez elle, lui donna pour arrhes deux fequins, le fit boire jufqu'a la nuit, lui fit enfermer feulement 1'un des boffus dans (0 Sivri - Hifiard eft une petite ville de la Natolie , dont les habitans ont la Téputation d'être trèsfimples.  CONTES TARTARES. 14$ fon fac , le lui mit fur la tête, & lui promit de lui donner les deux autres fequins, quand elle feroit süre qu'il auroit fait fa commiffion. Le porte-faix , avec le boffu fur fes épaules, s'étant rendu fur le pont de Bagdad, ouvrit fon fac, jeta fa charge dans le fleuve , & retournant aufli-töt chez Nohoüd, c'en eft fait, lui dit-il en riant, votre homme fert dêjk de pature aux poüTons , donnez - moi les deux fequins que vous m'avez promis. Nohoüd entra alors dans fon arrière-boutique , fous prétexte d'aller chercher de 1'argent, mais fortant promptement avec un grand cri, elle feignit d'être évanouie ; le porte-faix étonné la prit entre fes bras : il s'informa du fujet de fa frayeur , après 1'avoir fait revenir de fon évanouiffement: Ah! lui dit cette rufée , en jouant parfaitement fon röle, entrez dans cette falie, vous allez en connoitre la caufe. Le porte-faix étant entré, refta immobile , lorfqu'^ la foible lueur d'une lampe , il appeicut le même corps qu'il croyoit avoir porté dans le Tigre ; plus il 1'examina , plus fa furprife redoubla. J'ai jeté trés - sürement ce malheureux boffu de deffus le pont , dit- il a Nohoüd, comment fe trouve-t-il encore ici! cela ne fe peut faire fans magie: n'importe , continua-t-il, effayons s'il en reviendra encore : alors ayant mis le fecond boffu dans le  [  CONTES TARTARES. 145 plus qu'il en revienne , lui dit - il en enrrant, le dröle vouloit encore rire k mes dépens, & feignoit apparemment d'être mort, pour me faire ainfi promener jufqu'au jour; mais je 1'ai fi bien accommodé cette fois , que vous ne devez plus appréhender qu'il retourne jamais a votre maifon. Nohoüd,furprife de ce difcours,endemanda 1'explication au porte-faix : j'avois, repliquat-il, jeté pour la feconde fois ce malin boffu dans le Tigre, lorfqu'en revenant chercher mon falaire , je 1'ai rencontre encore k cinq ou fix rues d'ici avec une lanterne a la main , & qui chantoit en contrefaifant 1'ivrogne; je fuis entré dans une li grande colère,que me jetant auflitötfur lui, je l'ai,malgré fa réfiftance, fait entrer dans mon fac, que j'ai lié avec une corde, & je 1'ai enfuite précipité ainfi dans le tigre , d'oü je ne crois pas qu'il puiffe jamais revenir , k moins que ce ne foit le Daggial (1) en propre perfonne. La femme de Babekan fut dans une furprife fans pareille k cette nouvelle: Ah! malheureux , lui dit-elle. qu'avez-vousfait,vous venezpour le coup de noyer mon mari, & vous prétendez encore que je vous récompenfe de cet homi- (1) Le Daggial eft FAnte-Chrift des mahométans. Tome XXI. K  - I46 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE 'f cicle ? Non , non , je veux venger fa mort, &C je vals de ce pas m'en plaindre au cadi. Le porteur fut peu furpris de ces menaces, il crut que Nohoüd ne les faifoit que pour s'exempter de lui payer ce qu'elie lui avoit promis. Tréve de raillerie , lui dit-il, donnezmoi les deux fequins que j'ai fi légitimement gagnés; il y a affez long - temps que je vous fers de jouet, il eft heure que je me retire. La coutelière lui ayant refufé le paiement , je jure par ma tête , reprit-il, avec une extréme colère, que fi je n'ai fur le champ deux fequins, je vous enverrai bientót tenir compagnie au boffu : Ah, ah , continua-t-il, j'en fuis d'avis que l'on me contefte encore mon paiement; oh, je ne fuis pas fi fot que je le parois: je ferai payé tout - :i - 1'heure , ou nous verrons beau jeu. Plus le porteur infiftoit, & plus Nohoüd faifoit retentir le quartier de fes cris. II fut las de tant de réfiftance , & 1'ayant faifie par les cheveux , il la trainoit dans la rue, Sc 1'alloit jeter dans le Tigre, lorfque quelques voifins accoururent a fon fecours. Le porteur eut peur, il fe fauva fort mécontent d'avoir été, a ce qu'il croyoit, trompé par cette femme, & prenoit Ie chemin du pont pour retourner chez lui, lorfqu'il fut rencontré par trois hommes qui portoient chacun un far~  . contes tartares. 147 cleau fur leurs épaules , a ce que Fon pouvoit difcerner dans Pobfcurité, Celui qui marchöit le premier Farrêta par le bras ; oü vas - tu a; 1'heure qu'il eft, lui dit-il? De qnoi te mêlestu, répondit le porte-faix,demauvaife humeur, je vais oü il me plait. Tu te trompes fort, repliqua cet homme , tu iras cü il me plaira ; prends ce paquet que j'ai .fur ma tête , ckmarche deyant moi. XVI. QUART D'HEURE. Le porteur, furpris de Ce difcóurs, voulut réfifter: mais cet homme ayant fait briller a fes yeux un fabre large de quatre doigts, & le menacantde lui couper la tête s'il héfitoit a lui obéir, il fut contraint de fe charger du paquet, & de marcher de compagnie avec les deuxautres, dont Fun paroiffoit un efclave , & 1'autre un pêcheur. Ils n'eurent pas fait le cherain de dix rues, qu'ils arrivèrent k une petite porte qui leur fut ouverte dansle moment par une vieille femme ; ils paffèrent par une efpèce d'aliée fort obfcure , & arrivèrent dans un falon magnifique: mais quel fut Fétonnement du porteur a la lueur de plus de quarante bougies , dont il étoit éclairé, de voir, les boffus qu'd Kij  IJO LES MILLE ET UN QUART D'HEURE J fant que le fouverain commandeur des fidèles; Le caliphe fourit de cette comparaifon. It marcha jufqu'au bord du Tigre , entra dans le bateau du pêcheur, & avec fon vifir 1'ayant aidé k retirer trois fois fes filets , il fut étonné, au lieu de pciffons, d'y trouver les deux petits boffus de Damas, & un fac dans lequel étoit 3e troifiéme. Une aventure auffi furprenante lui donna de 1'admiration : puifque cette pêche m'appartient, dit-il au pêcheur qui étoit auffi furpris que hu , je prétends 1'emporter chez moi; maïs il faut que tu nous prêtes la main. Cet homme avoit recu de trop grandes marqués de la libéralité du caliphe, pour faire difficulté de lui obéir. Le vifir & lui, prïrent, 1'un Ibad , & 1'autre Syahouk par les pieds , & les jetèrent fur leurs épaules; & le caliphe lui-même s'étant chargé du fac oü étoit Babekan, ils reprenoientle chemin du palais, lorfqulls rencontrèrent le porteur, qui depuis quelques momens venoit de jeter les trois boffus dans le tigre. Comme Watik-Billah étoit tout moüifie de 1'eau qui fortoit du fac , il arrêta le porteur , & 1'ayant contrahit de prendre fa charge , il 1'avoit conduit jufqu'a une maifon qui communiquoit k fon palais. Ce fut ïk, feigneur, oü Ie porteur de Bagdad , par Is difcours qu'il  tj6 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE^ des louanges du chien: & enfin il fe termina paf fes obsèques. On 1'enterra dans le jardin de Sahed. ■ Un de nos poëtes a dit fort fagement que 1'eau dort, mais qu'un ennemi ne dort jamais. Quelques gens mal intentionnés allèrent le lendemain faire leur rapport au cadi Scheïtan , de ce qui s'étoit paffé la veille chez Sahed' & ajoutèrent k la vérité du fait, un détail' de toutes les cérémonies funèbres des perfans, qu'ils dirent avoir été pratiquées a 1'enterrement de fon chien. ' Le cadi parut très-fcandalifé d'une aöion ft étrange, qui intéreflbit la police & la religion. II envoya auffi-tót chercher 1'accufé par les' hazzas («). Infême, lui dit-il d'un ton de fureur, ne rougis-tu pas de ton crime ? Sans doute que tu es de quelque fecle nouvelle qui adore les chiens, puifque tu as rendu plus d'honneur au tien, que l'on n'en a jamais fait k celui (2) des fept (1) Archers. (2) Les mufulmans, qui favent embellir les narrat dons , difent, pour exprimer la force de 1'éducation & de la fréquentation des honnêtes gens, que le chien des fept dormans , qui reftèrent pendant cent quarante ans dans une caverne du Mont-Cavoüs, devint raifonnable par le long féjour qu'il fit avec les hommes. Ils ont auffi une efpèce de proverbe pour défigner un avare, qui eft : ilnt jetteroitpas un os au chien des fept dormans. dormans  C O N T E S T A R T A R E S. 177 dormans. Je fuis bien informé de la dérifion que tu as faite de nos pompes funèbres; ton chatiment eft tour prêt, & tu vas expier ton crime par mille coups de baton fur la plante despieds. Sahed auroit été effrayé des menaces du cadi, s'il n'avoit pas connu combien fon ame étoit intéreffée. Seigneur , lui dit-il, d'un air tranquille, vous avez été mal informé de ce qui s'eft paffé chez moi hier au foir. L'hiftoire merveilleufe de mon chien feroit trop longue a vous raconter devant tant de monde ; on ne vous a pas, fans doute, inftruit de fes rares qualités , des talens qu'il avoit pour fe faire entendre , ni qu'il ait fait un teftament, ou , entr'autres legs , je fuis chargé, de fa part, de vous apporter ces trente pièces d'or: voila ccmme les envieux empoifonnent toute chofe. Le cadi voyant les pièces d'or que Sahed avoit mifes fur fa table , fut furpris de fon adreffe a fe tirer d'un fi mauvais pas. II fe tourna vers les hazzas: Voyez , leur dit-il en riant, comme les gens de bien font expofés a la calomnie , & quel mauvais difcours on m'eft venu rapporter de cet honnête homme: je me rappelle en ce moment que j'ai oui raconter vingt hiftoires plus fingulières les unes que les autres, de fon chien ; fans doute , puifque cet animal a fi bien expliqué fes intentions avant Tornt XXI, M  178 LES MILLE ET LN QUART D'HEURE , que de mourir, il étoit d'une nature extraordinaire , ou bien il renfermoit dans fon corps quelques-uns de ces génies bienfaifans envers les hommes; & je ne trouve point qu'il y ait eu fi grand mal a lui rendre les honneurs qu'il a regus. Quoi qu'il en foit, dit - il alors en c.dreffant la parole a Sahed, je luis faché de 1'infulte que l'on vous a faite, & je vais la réparer; mais comme il faut que chacun vive de fon métier, vous ne fauriez éviter de donner une couple de pièces d'or a ces gens-ci; ils ont pris la peine de vous aller chercher jufque chez vous , & je prétends qu'ils vous y reconduifent pour juftifier votre innocence. XXII. QUART D'HEURE. A. c E compliment fcélérat, Sahed ne répondit que par de profondes foumiffions & par une prompte obéiffance. II jeta les deux pièces d'or aux hazzas. Je vous quitte , meffieurs, leur dit-il, du foin de me remettre chez moi; j'y retournerai bien fans vous. Alors, feigneur , continua Ben-Eridoun , le pauvre boucher fe retira, & fatisfit la police & la religion aux dépens de fa bourfe. O gens iniques, sTécria Schems-Eddin ! vous  CONTES TARTARES. I79 devriez être des épées toujours nues pour être Ja terreur & la punition des méchans; mais vous n'êtes que des fourreaux vuides, qui ne cherchez qu'a vous remplir de 1'argent des miférables. Que n'ont-ils la hardieffe de fe plaindre de vos vexations a un tribunal fupérieur, devant lequel vous êtes auffi fouples & auffi rampans, que vous êtes orgueilleux chez vous! Vous tremblez a fon feul nom, & la crainte du chatiment qui vous eft dü, vous feroit rendre plus exacf ement la juftice. Oui, je fais pll]S de cas du chien de Sahed , que d'un homme du caraöère de Scheïtan, a qui vous reffemblez prefque tous. Le chien, de tous les biens de ce monde , ne prétend qu'un feul os ; & toutes les richeffes de la terre ne font pas capables de remplir vos yeux & vos cceurs. Vous briguez ces emplois pour acquérir les honneurs, les richeffes & les plaifirs; mais ne favez-vous pas que celui qui Yit reriré du monde acquiert de l'honneur; que celui qui fe contente de ce qu'il a , eft riche ; & que celui qui méprife les plaifirs, & qui s'en occupe le moins, a trouvé fon repos? Faites donc de bonnes aftions pendant que vous êtes dans ce monde ; & bin de vous rendre Phorreur de vos frères par la tyrannie & la vexation , ne cherchez qu'a les foulager. Songez que toutes les chofes qui fUD- M ij  C O N T E S T A R T A R E S. lSt de vous retracer 1'image de vos malheurs par la conformité qu'elie a , dans fö i ccmmenccment, avec ce qui vous eft arrivé de plus funefte. II eft vrai que la fuite en eft trés-différente , & qu'elie vous fera bientót oublier ce qu'elie aura d'abord eu de trifte; mais je n'ofe, feigneur, vous la raconter fans un ordre exprès de votre majefté. Schems-Eddin rêva quelques momens: il prit enfuite la parole. Mes malheurs me font toujours fi préfens , dit-il, que ton reeft ne fauroit les augmenter: ainfi , mon cher Ben-Eridoun , tu peux hardiment commencer ton hiftoire , de quelque nature qu'elie puiffe être, je t'écouterai avec attention. Ben-Eridoun obcit a un commandement fi précis, & paria en ces termes au roi d'Aftracan. Hiftoire d'Ouf(im-Ochamey \ prince de la Chïrte. Fanfur(i) , empereur de la Chine, avoit époufé Katifé , une des plus charmantes priticeffes de la terre. Jamais rien n'avoit paru de (i)Il y a eu un prin.ee nómmé Fanfur, qui régnok a la Ckine en 1'année 1269. M üj  182 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE, plus achevé dans la nature ; & lorfqu'on avoit une fois jeté les yeux fur le globe de fon vifage, on perdoit 1'idée de tout ce que l'on avoit vu de beau , pour ne plus fonger qu'aux perfe£fions de cette princeffe, dont les quaütés de Pefprit étoient encore fupérieures a celles du corps. De pareilles femmes devroient être immoitelles; mais, feigneur, 1'incomparable Katifé ne parut prefque dans la Chine que pour y laiffer un regret éternel de fa perte. Elle mourut la première année de fon mariage, en donnant la vie k un prince que Pon nomma OutzimOchantey. Fanfur eut tanr de douleur de Ia mort de fon époufe, qu'il abandonna le foïn de fes états pour fe livrer tout entier k fon défefpoir. II fit batir dans fon palais un tombeau magnifique , fur lequel étoit en marbre blanc la repréfentation de Katifé, & ne manquoit jamais d'aller deux fois par jour Parrofer de fes larmes. 11 y avoit prés de cinq ans que ce prince vivoit de cette manière , lorfque fon grand vifir, qui étoit un homme d'une probité achevée , fe vint préfenter devant lui. II fe profterna d'abord la face contre terre; & s'étant enfuite relevé : feigneur, lui dit-il, ton burr.ble efclave ofera-t-il te remontrer que ta douleur eft de trop longue durée , 6c qu'elie te fait  184 LES MTLLE ET UN QUART D'HEURE , veile, que 1'air retentit de mille cris de joie.' Fanfur étoit fort aimé ; Sc fes fujets , quelques contens qu'ils fuffënt de 1'adminiftration du vifir., marquèrent, par mille fêtes galantes, 1'allégreffe oü ils étoient, de voir leur prince gouverner fon royaume par lui-même. Comme dans toutes les adtions de Fanfur il régnoit toujours un air de trifteffe, Ie vifir, pour tacher de Ia diffiper, lui préfenta les plus belles pefonnes du monde ; leurs attraits ne purent effacer de fon cceur 1'image de la charmante Katifé, dont la mémoire lui étoit fi chère. II les regarda toutes avec une infenfibilité qui étonnoit les mandarins ; & tournant toutes fes affections vers le feul Outzim - Ochantey , il déclara que tant que ce prince vivroit, il n'auroit commerce avec aucune femme. Enfin, feigneur, 1'unique héritier du royaume de la Chine avoit a peine attelnt fa feizième année , qu'il fe fentit une inclination violente de voyager. 11 en demanda un jour la permiffion a Fanfur; mais ce monarque, furpris d'une pareille demande, après lui avoir repréfenté, avec une extréme tendreffe, tous les dangers auxquelsil feroit expofé, Sc les inquiétudes mielies que lui cauferoit fon ablence, le conjura de ne plus penfer a ce deffein,  Contes Tart a re s. 185 XXIV. QUART D'HEURE. C es remontrances, loin de toucher OutzimOchantey, irritèrent fes défirs. Réfclu, quand il en trouveroit 1'occafion , de partir fans le confentement de Fanfur, il fe munit d'un trèsgrand nombre de pierreries, prit de l'or autant qu'il crut en avoir befoin ; & ayant fu engager dans fes intéréts fix de fes amis, ils furent les feuls avec lefquels il s'embarqua fur un petit vaiffeau qu'il avoit fait acheter fecrettement par 1'un d'eux. De ces fix perfonnes , 1'une, qui avoit été fon gouverneur , eut beau s'oppofer k fes deffeins, ce prince le menaca de toute fon indignation, s'il en ouvroit jamais la bouche au roi fon père; & comme Bakmas , c'eft ainfi qu'il fe nommoit, aimoit tendrement fon élève , plutöt que de 1'abandonner a la violcnce des paffions auxquelles le livroit une bouillante jeuneffe , il réfolut de s'expofer aux mcmes dangers que lui. Le fecond cpmpagnon du voyage du prince s'appeloit Ahmedy ; c'étoit un mandarin de la fcience ; il poffédoit prefque toutes les Sangues vivantes; & jamais on n'avoit vu un homme dont 1'éloquence égalat la fienne. •  ïS6 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , Le troifième étoit fils de la nourrice da prince , & d'un riche marchand. Le quatrième excelloit dans la mufique, & touchoit des inftrumens avec une délicateffë qui raviffoit les fens. Le cinquième étoit un peintre comparable au célèbre Many. Et le dernier étoit fi léger a la courfe , qu'il auroit arrêté les animaux les plus vites. Les vents étant très-favorables, & Ie vaiffeau trés-bon voilier, le prince fit plus de huit cent lieues en moins de dix jours. II arriva a un port de mer, oü , après être débarqué, il fit préfent du vaiffeau & de tout Péquipage au pilote, avec défenfes expreffes de retourner a Ia Chine de fix années. Bakmas & Ahmedy voyant que OutzimOchantey répandoit avec profufion 1'or & 1'argent par toutes les villes oü ils paffoient, lui repréfentèrent bientót que, puifqu'il vouloit voyager en homme privé , il ne devoit pas faire de fi fortes dépenfes , & que s'il vivoit avec auffi peu d'économie qu'il commencoit a le faire, fes richeffes, telles qu'elles puffent être, feroient bientót épuifées.Le prince n5en voulut rien croire; il fut fi prodigue, qu'il fallut avoir re cours aux pierreries, dont la valeur montoit fi haut, qu'il s'imaginoit ne  102 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , chez lui ; le prince y alla avec fa fuite & pendant le repas ce bon vieiliard voyant que Bakmas vantoit fort les prérogatives que donne une illuftre naiffance: mes amis, dit-il a fes hötes, le pauvre eft toujours méprifé , de quelque condition qu'il foit; fi vous n'êtes pas a votre aife, vous ferez beaucoup mieux de ne pas publier votre nobleffe : fi, au contraire, vous êtes opulens, fuffiez-vous defcendus de la lie du peuple , vous ferez révérés de chacun comme les plus nobles de la terre. Cela dit, il mit vingt pieces d'or dans la main de Bakmas, & fe Ievant de table pour vaquer a fes affaires , le prince & fes gens fortirent avec lui. Qaelles triftes réflexions cet avis ne fit-il point faire a OutzimOchantey! il en pleuroit de honte. Quoi ! fe difoit-il, il faut que par ma feule faute je me trouve obligé de ne fubfifter que par les talens de mes compagnons ! fans leur fecours, je ferois donc réd uit a Ia dernière mifère ? Ahmedy voyant le prince plongé dans une extreme douleur, fe fervit de toute fon éloquence pour le confoler. [1 lui reprocha même fon peu de courage dans 1'adverfité, & étant partis de Zoffala , ils arrivèrent quelques jours après dans une petite ville fort jolie. Ahmedy n'y fut pas plutöt entré, qu'il  194 l£s ^ÏILLE et un quart b'hëURE ,' s'écria-t-il, chacun de vous , a 1'ëxception d'Ahmedy, a trouvé de quoi nous faire fubfifter, &c moi je fuis encore a éprouver fi la fortune me refufera de quoi me venger de votre fecours. Non, non, il ne fera pas écrit dans le ciel, que je vous fois toujours a charge ; alors leur ayant dit qu'il vouloit les quitter pour une heure feulëment , il leur ordonna de le venir joindre dans la principale place de Zeb ; & -voulant être obéi, malgré leur oppofition, jl fe fépara d'eux. Après avoir traverfé une grande partie de la ville, il s'afiït fur un banc de pierre qu'il trouva en fon chemin , & rêvoit profondément a fon malheur, lorfqu'une pompe funèbre, d'une grande magnificence, paffa par la rue oü il étoit alors. Le chagrin 1'accabloit tellement, qu'infenfible a tous les objets préfens, il n'eut pas la moindre curiofité de s'informer pour qui les habitans de Zeb verfoient des larmes ; ck quand le charriot fur lequel étoit le cercueil, paffa devant lui, il ne fe leva point comme tous les autres fpecfateurs. On fut fi fcandalifé de cette action que l'on imputoit a mépris, que l'on dit mille injures au prince; il ne daigna point y répondre , confidérant en lui-même a quoi nous expofe la misère; mais fon filence étant encore mal  C O N T E S T A R T A R E S. lc>J choix d'un nouveau roi, il avoit regu ordre de leur amener, des extrémités du monde, un jeune prince d'une bravoure inouie. II leur commanda alors d'un ton fi abfolu de recevoir Outzim-Ochantey pour leur roi, que perfonne n'ofa le contredire; il leur fit enfuite un trèsbeau portrait de la fageffe, & fur-tout de la valeur dont il venoit de donner des marqués éclatantes, & finit par leur promettre toutes fortes de profpérités fous fon règne. Ce difcours prononcé d'un air de prophéte , avec une grace & une adreffe extréme, furprit les moins crédules efprits. Le peuple pouffa mille cris de joie; que ce jeune héros que Mahomet nous envoie , règne fur nous & fur nos defcendans, s'écria-t-il, & que quiconque s'oppofera k fon élévation foit réputé ennemi du grand prophéte. Quand même les prétendans a la royauté auroient voulu cabaler contre le prince de la Chine, ils n'auroient pu défabufer le peuple de la prévention ou il étoit; mais ajoutant foi eux-mêmes aux paroles du mandarin, il n'y eut plus qu'une voix pour proclamer roi Outzim-Ochantey, & on le conduifit fur le champ par toute la ville qui le reconnut pour fon maitre. Ce prince étoit dans un étonnement difficile a exprimer. II regardoit cette aventure eomma  Jfo8 les mille et un quart d'heure , ces rêves agréables dont on appréhende de voir la fin ; mais y trouvant de la réalité, il recut avec gravité les refpefts qu'on lui rendoit, fit achever la pompe funèbre de Meruan, a laquelle il voulut affiiter avec fes compagnons , Sc ayant fait tirer du tréfor cent mille fequins d'or , il les répandit parmi le peuple. Pour qu'il n'y eüt perfonne de mécontent dans toute la ville de Zeb, le nouveau roi , après avoir fait lever le corps de ceux que lui Sc fes compagnons avoient privés de la vie, ordonna qu'on leur dreffat un tombeau magnifique , & faifant aflürer par Ahmedy qu'ils jouiffoient tous de la récompenfe promife aux bons mufulmans, il voulut encore confoler leur familie autrement que par des paroles, & fit donner a leurs veuves, Sc k chacun de leurs enfans, dix mille fequins d'or. XXVIII. QUART D'HEURE. Ahmedy & Bakmas ne quittèrent prefque point le prince , qui ne fe gouvernoit que par leurs fages confeils ; il récompenfa libéralement les autres compagnons de fes voyages , &C fut prés de cinq ans fur le tröna, adoré de tous fes fujets. Mais 1'amour de lapatrie agiffant  CO N TES TARTARES. I99 tout d'un coup fur lui, &: feorappellant fans' ceffe i'inquiétude cruelle oü de voit être le roi fon père depuis qu'il 1'avoit quitté, il réfolut de retourner a la Chine. II affembla pour cela les principaux de fon royaume , & leur ayant expofé fon deffein, il les pria de choifir deux d'entr'eux pour gouverner 1'état avec Ahmedy &c Bakmas , jufqu'a ce qu'il leur eüt donné de fes nou velles , 8i les pria , en cas qu'ils fuffent trois ans fans en avoir, d'élire pour roi qui ils jugeroient a propos. Je paffe fous filence , feigneur , pourfuivit Ben - Eridoun , les oppofitions que l'on apporta h laiffer partir le prince , & le regret que l'on témoigna de le perdre ; quelque douleur qu'il vit fur le vifage de fes fuiets, & quelque peine qu'il reffentit lui- même a les quitter, il demeura ferme dans fes fentimens, ©mbraffa fes fix amis , qui vouloient le fuivre malgré lui, prit quantité d'or ókde pierreries , & s'éloigna feul ck incognito de fa capitale. Ahmedy, qui 1'avoit élevé fur le tröne , fut le plus fenfible a Péloignement du prince: mon cher feigneur, lui dit-il, en recevantfes adieux, puifque vous êtes inflexible , & que je vals vous perdre, &C peut-être pour toujours, recevez, je vous prie , de moi cette efcarboucle; il préfenta en même tems a Outzim-Ochantey N iv  '|0Ö LES MILLE ET? UN QUART D'HEURE J une pierre précieufe de la groffeur d'une noix, &è chargée de caradfères talifmaniques: la lumière du foleil, lui dit-il, n'eft pas plus vive que celle que cette efcarboucle répand dans 1'obfcurité ; c'eft un préfent que m'a fait un grand philofophe, & je le remets, feigneur, entre vos mains, comme ce que j'ai de plus rare; vous en aurez peut-ctre befoin dans un voyage d'auffi long cours que celui que vous entreprenez. Le prince accepta le préfent d'Ahmedy, & après 1'avoir embraffé tendrement, il prit la route des états du roi fon père. II n'arriva rien d'extraordinaire au prince de la Chine dans plufieurs cours étrangères oü il paffa. II s'y arrêtoit ordinairement quelque temps, & y faifoit fort belle fïgure; mais il s'étoit bien corrigé des prodigalités qui ï'avoient autrefois rendu fi miférable. Enfin, après un an de voyage, tant par merque par terre, il arriva • dans les états d'un p.rince nommé Kufeh ( i ). A 1'entrée de fa capitale étoit une grande place ouverte de tous cótés, &c que l'on avoit rendue fpacieufe par la ruine d'un vieux temple que les idoïflttes avoient autrefois dédié a une divinité {i) Kufeh, en arabe, fignifïe efféminé, qui a peu df ^arbe.  CONTES TARTARES. 201 pommée Pudorine. C'étoit fur fes fondemens mêmes que Kufeh avoit fait batir un palais fuperbe. Au devant du palais on voypit un grand obélifque de marbre noir fur lequel, d'un cöté, étoient gravées en lettres d'or les loix fondamentales de Pétat, &c de 1'autre, plufieurs maximes de galanteries, Le jeune prince de la Chine s'amufoit a examiner cette plaifante pyramide, lorfqu'il appergut aux fenêtres du palais deux femmes d'une beauté peu commune. II en fut d'abord ébloui; & s'informant qui elles étoient, il apprit que c'étoit les deux filles du roi, dont Painée s'appelloit Modir, &L la cadette Gulpenhé (i): il trouvoit la première tout k fait è fon gré; mais quelques étrangers lui en firent un fi vilain portrait, qu'il effaca bientót de fon cceur 1'impreffion qu'elie y avoit déja faite, Cette princeffe, lui dit - on, n'eft jamais la même, tantöt blonde, tantötbrune, elle condamne aifément, & fans aucun fujet, ce que quelques jours auparavant elle avoit aimé aveq fureur. Son feul caprice fait une loi indifpenfable par-tout le royaume; elle étend même fon pouvoir jufque fur le langage, & tient tellement fous fa dépendance les iüjets du roi r- ■ ■ ■ ii .ui ■ .< (i) Gulpenhé fignifie fleur de pêcher.  202 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , fon père, que fous peine de paffer pour ridicule, l'on n'eft plus en droit de rien faire ni de rien dire, s'il n'eft approuvé par cette bifarre princeffe. Pour Gulpenhé, lui dit un bon vieiliard des plus fenfés, quoique moins belle, elle eft bien plus a craindre que fa fceur, il eft prefque impoffible de fe défendre de fes charmes:elle a auprès d'elle une vieille efclave noire , nommee Kouroiim (i), qui change de figure & d'habits a tous momens pour furprendre les jeunes étrangers qui arrivent en cette ville. Cette dangereufe princeffe a fait batir un palais magnifique, joignant a celui du roi: les jardins en font fuperbes; il s'y trouve plufieurs labyrinthes ingénieufement conftruits, & oii l'on s'égare ordinairement avec elle; mais l'on n'eft pas plutöt entré dans un petit chemin bordé de rofes, que l'on va fe rendre dans une vafle campagne,appellée la prairie de Satiété:on ne voit plus de rofes en cet endroit; elles font dépouillées de leurs feuilles; l'on n'y trouve a la place qu'un vilain fruit long & rougeatre; & l'on y perd tellement le goüt des plaifirs, que l'on n'afpire qu'a en fortir pour n'y plus rentrer. En vain Gulpenhé a fait mettre un (i) Kouroiim} en arabe, fignifie fuie de cheminée.  contes tartares. 203 large foffé au bout du chemin de rofes, il n'y a prefque perfonne, Sc fur-tout les hommes , qui ne le franchiffe aifément. Après avoir quitté ce vieiliard de bon lens, le prince faifoit encore réflexion fur ce qu'il venoit d'entendre , lorfqu'il fut abordé par une femme couverte d'un voile très-épais. XXÏX. QUART D'HEURE. M on fils, dit cette femme au prince, en lui prenant la main , Sc le tirant a part, vous êtes nouvellement arrivé en ce pays, je le connois a votre indifférence, & au peu d'emprefTement que vous avez a chercher les bonnes fortunes qui n'y font pas rares pour des hommes comme vous; je viens vous en annoncer une qui doit faire le bonheur de votre vie : fuivez - moi feulement, Sc foyez difcret. La curiofité emporta Outzim-Ochantey, il fuivit cette femme fans raifonner; & après avoir marché affez long-tems, il arriva enfin dans une rue fort étroite , au bout de laquelle fa conductrice ayant ouvert une petite porte, elle le fit entrer par un efcalier Sc par une allee trés-obfc ure, dans un falon éclairé de  b.04 1ES MïLLE ET ün QUART d'HEURË; cent bougies, enrichi de tout ce que 1'art & Ja nature peuvent fournir de plus brillant. On y refpiroit des odeurs fi douces qu'elles enchantoient les fens; & cette femme 1'ayant quitté pour aller avertir fa maïtreffe de fon arrivée, le prince s'attacha a confidérer toutes les beautés de ce lieu. II fut bientót diftrait de cette occupation par 1'arrivée d'une jeune perfonne qui entra dans le falon : il en fut d'abord enchanté , & fe jetant a fes pieds avec précipitation: que mon bonheur eft digne d'envie, madame, lui dit-il, que vous ayez bien voulu me faire conduire en ces lieux pour vous y jurer un amour éternel; non, madame, tout ce qu'il y a de plus beau fur la terre n'approche pas Le prince alloit continuer, lorfque cette jeune fille le releva promptement: feigneur, lui dit-elle toute émue, & le vifage couvert de cette aimable rougeur que la pudeur feule fait naïtre, prenez garde è ce que vous faites, ce n'eft point moi qui doit caufer ces violens tranfports; je ne fuis qu'une malheureufe efclave, mais quelque baffe que foit aujourd'hui ma condition, je ne la changerois pas contre celle de la dame que vous allez voir paroitre : fi fon rang eft élevé, fa conduite en eft fi éloignée, que j'en ai a tous momens honte pour elle : fongez feulement a répondre  LE5 MILLE ET UN QUART D'HEURH, lOf a la tendreffe qu'elie prodigue indifcrètement a tous les hommes. Le prince de la Chine écoutcit avec furprife cette belle perfonne, lorfque la vieille efclave qui 1'avoit conduit en ces lieux, y entra avec la princeffe Gulpenhé qui s'appuyoit fur fon bras : imaginez - vous , feigneur , pourfuivit Ben-Eridoun, quelle fut la fuprife & le chagrin du prince, quoiqu'il eüt été déja prévenu par lê vieiliard qu'il avoit trouvé dans Ia place qui étoit au-devant du palais, & par cette aimable fille; il demeura fi interdit, que la princeffe auroit pu s'en appercevoir aifémentA fi moins accoutumée a fe flatter, elle n'eüt interprété fon filence en fa faveur. Quoiqu'elle fut vêtue de la manière du monde la plus galante, & que le prince lui trouva mille agrémens capables d'émouvoir le plus infenfible de tous les hommes, il recut fes careffes avec une ftupidité qui paffoit 1'imagination. LVprit frappé de cette jeune beauté a qui il avoit d'abord adreffé fes vceux, il trouvoit fes manières fi nobles & fi difFérentes de celles'de Gulpenhé, qu'il étoit fur le point, même en fa préfence, de donner a cette charmante fille des marqués de fon amour; mais faifant réflexion que cette imprudence la lui feroit peut-être perdre pour toujours, il fut  'iö6 LES MILLE ET UN QUART d'hEURE'} fe contraindre, &C feignit pour quelques momens de répondre aux tendres emprelfemens de Gulpenhé. Ce prince étoit honteux de fes avances ; mais malgré fa répugnance , elles étoient fi engageantes qu'il y auroit peut-être fuccombé, fi 1'une des efclaves de la princeffe ne fut venue lui dire que Ie roi fon père vouloit lui parler dans le moment même. XXX. QUART D'HEURE. Cxulpenhé parut chagrine de ce contretems: je reviendrai bientót, dit-elle au prince, & vous n'aurez pas le tems de vous ennuyer dans la compagnie que je vous laiffe. Elle ordonna alors a la jeune perfonne qu'OutzimOchantey adoroit déja, de 1'entretenir jufqu'a fon retour, &; fortit en même tems avec Kouroiim , qui étoit la vieille efclave qui 1'avoit abordé dans la place. Le prince vit Gulpenhé s'éloigner fans regret, & profitant de fon abfence , il fe jeta une feconde fois aux genoux de cette fille incomparable : que j'ai fouffert, madame, lui dit-il, dans Ie peu de tems que je me- fuis trouvé avec la princeffe ; elle me prodigue vainerhent fes charmes, jamais elle ne fera la maï-  CONTES TARTARES. 207 trefie d'un cceur fur lequel vous avez feule un fouverain empire. Seigneur, répliqua avec fietté cette jeune perfonne, je ne fuis pas auffi facile que Gulpenhé; dans le honteux efclavage oü je fuis réduite, mon ame eft plus libre que la fienne, & la molleffe & 1'oifiveté qui règnent fouverainement en cette cour, n'ont pas encore corrompu mon cceur; il eft deftiné, ainfi que ma main, a celui qui aura le courage de me mettre en poffeffion de mes états, après avoir vengé la mort du roi mon père. Les larmes qui coulèrent en ce moment avec abondance des yeux de cette princeffe, percèrent vivement 1'ame du jeune prince : rien ne me paroüra impoffible, charmante princeffe, lui dit-il, pour vous rétablir dans tous vos droits; nommez-moi feulement vos ennemis, & je vous convaincrai que le feul héritier du roi de la Chine n'eft pas indigne de toute votre tendreffe. La princeffe confidéra fixement le prince : ah ! feigneur, lui dit - elle, ma fierté combattoit vainement le penchant qui m'entrainoit vers vous, je viens de m'appercevoir en ce moment que vous êtes deftiné pour être mon énoux : oui, prince, je vous accepte pour mon défenfeur, & je le fais avec d'autant plus de joie, que je fuis füre d'être bientót vengée d'un fcélérat qui fait tout le malheur de ma  CONTES TARTARES. 217 feigneur, que le grand prophéte a choifi pour me venger; & je me fuis alors livrée fans réferve a toute la tendreffe que mérite celui qui doit être un jour mon époux. Le prince de la Chine, feigneur , pourfuivit Ben-Eridoun , fe jeta en ce moment aux pieds de la princeffe de Teflis: il ne trouvoit point de termes affez forts pour lui exprimer 1'excès de fa joie, lorfqu'elle le releva avec une extréme bonté: laiffez-moi profiter, lui dit-elle tendrement, de 1'abfence de Gulpenhé, pour vous achever mon hiftoire, je trouverai enfuite affez de tems pour répondre a des proteftations de tendreffe, qui font tout le bonheur de ma vie. La princeffe alors reprenant le fil de fon difcours , pourfuivit ainfi. Je montai fur ma mule ; & j'avois fait prés de trois lieues fans qu'il m'arrivataucune aventure , lorfqu'un ma tin m'étant arrêtée pour la faire boire a une fontaine, dont 1'eau étoit extrêmement claire , elle ne voulut jamais en approcher; pour moi qui avois très-foif, & qui ignorois les conféquences qu'il y avoit de boire de cette eau, je defcendis de deffus ma mule, & j'en puifai dans le creux de ma main. Je ne 1'eus pas plutöt portée a ma bouche, que je tombai a la renverfe. J'ignore , feigneur, ce que je devins en ce moment; je fais feulement  21 8 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ; qu'au fortir de 1'efpèce d'afioupiuement dans lequel j'avois été , je me trouvai entre les bras d'un grand homme noir, dont la lèvre de deffous cachoit prefque tout le menton, tant elle étoit épaiffe; je pouffai un cri terrible è la vue de ce monftre; il n'en fit que rire, & me jetant dans un grand fac de cuir^u'il ferma enfuite, il en paffa les cordons dans fon bras gauche ; & je ne fais, feigneur, oii il m'alloit porter, lorfqu'un homme fi petit qu'il eüt aifément paffe entre les jambes du noir , accourut a toute bride fur un cheval proportionné a fa taille : arrête , cruel Cofayb , lui cria -1 - il de trés - loin , il eft tems que ta tyrannie finiffe. XXXIII. QUART D'HEURE. Cosayb , c'eft ainfi que fe nommoit PafFreux noir, fit d'abord très-peu de cas des menaces de ce petit homme ; cependant quand il fut a une certaine diftance de lui, je crus m'appercevoir, au mouvement de fon bras, qu'il trembloit par toutle corps. II accrocha promptement le fac dans lequel j'étois, a une branche d'arbre, & fe mit en défenfe avec une maffue de fer a pointes d'acier; pour moi, feigneur , je ne perdis pas le jugement, avec un poignard que  CONTES TARTARES. 219 j'avois a la ceinture, je fis au fac un trou affez grand, pour être fpeftatrice d'un combat que je croyois bien devoir être tout-a-fait k 1'avantage du noir; mais jugez de ma furprife , quand après une défenfe opiniatre de part & d'autre , je vis ce petit héros couper d'un feul revers defon fabre les deux jambes de fon ennemi, & enfuite lui féparer la tête d'avec le corps. Je ne puis vous témoigner la joie que je reffentis d'une viaoire auffi incroyable ; je fendis le fac affez pour y paffer la tête, & m'adreffant k mon libérateur, je lui marquai en peu de motsl'obligation infinie que je lui avois. Ce petit homme fut furpris de me voir dans cette pofture; il me témoigna la peine oü il étoit de ne pouvoir m'aider k defcendre; mais moi, plus fertile que lui en inventions, je coupai le fac de manière qu'en ayant fait deux fortes & larges couroyes , je me laiffai gliffer jufqu'a terre fans me bleffer : madame , me dit alors le petitnain, quelque plaifir que je reffente d'être arrivé affez k propos pour vous empêcher d'être le dernier objet de la cruauté de Cofayb, je n'aurois pas été affez heureux pour vous fauver la vie , fi je n'avois eu k venger une fceur qui éprouve depuis trop long - tems la tyfannie du fcélérat a qui je viens de donner la mort. Le hafard m'eft bien favorable, repris.  120 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , je alors ; mais, feigneur, pardonnez ma curiofité : comment eft-il poffible qu'avec autant de difproportion qu'il y avoit entre Cofayb & vous , vous ayez pu le priver de la vie? II eft aifé, madame, repliquale petit homme , de vous donner fatisfaétion : fi vous voulez venir a Achem (i), oü règne le roi mon père, je m'offre , en chemin faifant, de vous apprendre lesmotifs dema vengeance,& parquels fecours furnaturels j'ai pu vaincre le traitre Cofayb. Je remontai fur ma mule , continua GulguliChemamé, & voici ce que me raconta mon libérateur. Hiftoire de Boulaman-Sang-Hier, prince d'Achem. Qui croiroit, madame, a voir ma taille & ma figure , que je finTe né d'une géante; cependant rien n'eft plus vrai que je dois le jour a Fag Houry , princefle de Serendib, qui a prés de huit pieds de haut; mais il faut vous dire qu'en récompenfe , mon père, nommé Kouter- (i) Achem, ville célèbre par fon port, & capitale d'un royaume du même nom, dans la partie feptentrionaje de Sumatra, avec un port de mer très-fréquenté des indiens.  122 les mille et un quart d'heure , en manage par tous les princes nos voifins'; mais un de nos parens, qui fe nommoitBadem, & qui régnoit a Pedir (i) , Pemportant par deffus les autres, étoit prét de voir couronner fa flamme , lorfque le cruel Cofayb devint malheureufement amoureux d'Agazir. Le refus qu'il recut du roi mon père le rendit furieux. II déclara que perfonne n'eüt a prétendre k époufer la princefle, fous peine de fon indignation; mais Pon fe moqua de fes menaces , & mon père ayant réfolu le mariage de Badem avec ma fceur , on les conduifit a la Pagode. Une partie de la cérémonie étoit déjè achevée , le Bonze avoit fait toutes les prières, &z Badem alloit donner la main k Agazir, lorfqu'on fut dans un extréme étonnement de trouver le prince immobile , & de reconnoïtre qu'd n'étoit plus qu'une ftatue de marbre. XXXÏV. QUART D'HEURE. Un fi trifte événement fit frémir mon père & toute la cour. Ma fceur, qui aimoit tendre- (i) Pedir eft un royaume fameux, qui fait porter fon nom a fa ville principale. Elle eft fituée a vingt lieues environ d'Achem , & a 1'extrémité de file de Sumatra , du cöté du nord, &. prefque fous la ligne.  CONTES TARTARES. lij ment Badem, en penfa mourir de douleur, & les plus braves d'Achem voyant a quel point mon père étoit fenfiblea cet accident, réfolurent d'aller chercher Cofayb pour lui óter la vie ; mais de tous ceux qui font partis dans ce deffein, je fuis le feul qui en foit revenu. II eft bon que vous fachiez , madame , continua le prince Boulaman-Sang-Hier, que l'on ne peut aborder par terre dans nos états, que par 1'endroit oh s'eft paffé mon combat avec Cofayb: ce perfide , k ce que j'ai fu depuis, s'attendoit bien qu'on chercheroit a le punir de fon crime , il y forma 1'enchantement que vous avez fans doute éprouvé ; on n'y eft pas plutöt arrivé , qu'une foif ardente vous oblige de vous rafraïchir a cette pernicieufe fontaine , dont 1'eau öte fur le champ Pufage de la raifon, & plufieurs braves d'Achem font apparemment péris par cette furprife , qui les a livrés au pouvoir du cruel Cofayb. Enfin , ma fceur étoit prefque réduite k être fa viftime, lorfque me promenant avant-hier avec agitation fur le bord d'un canal qui eft au bout des jardins du palais, j'y trouvai un jeune enfant de neuf è dix ans,'qui faifoit des efforts pour arracher une petite tortue de fes écailles , & qui n'ayant pu en venir a bout , la jeta plufieurs fois de toutes fes forces contre une groffe pierre: 1'écaille de  114 *-ES MILLE ET UN QUART D'HEURE ; cette tortue étoit fi brillante , qu'elie paroiflbit femée de diamans; je 1'ötai des mains de cet enfant, & je la confidérois avec attention , lorfque je crus en entendre fortir quelques plaintes: je 1'approchai de mon oreille, & j'ouis effectivement qu'elie me prioit de la rejeter dans le canal. Je fus d'abord un peu ému d'une aventure auffi extraordinaire : mais quelque envie que j'euffe de la garder, j'obéis avec promptitude , peu accoutumé & de pareilles prières; apeine eus-je remis la tortue dans 1'eau, que je la vis reparoïtre , & me remercier dufervice que je venois de lui rendre: demande-moi tout ce que tu voudras, me dit ce petit animal, tu éprouveras ce que peut fur la Fée Mulladine un fervice auffi eflentiel que celui que tu viens de lui rendre. Je demeurai quelque tems immobile , pourfuivit BoulamanSang-Hier: mais animé de ma vengeance, fecourable Fée, repartis-je, puifque vousmettez a prix un fi petit bienfait, donnez-moi, je vous en conjure , les moyens de délivrer ma fceur & le prince Badem des perfécutions de Cofayb: attends-moi iciun moment, reprit la tortue, je vais te chercher le fecours dont tu as befoin. Alors s'étant plongée quelque tems dans 1'eau , elle revint enfuite au-deffus , tenant dans fes petites pattes le fabre dont je viens de me fervir;  CONTES TARTARES. 225, fcrvir; & après m'avoir inftruit au fiijet de la fontaine enchantée, elle m'ordonna d'aller combattre Cofayb, Sc, fans attendre maréponfe, elle fe replongea dans le canal. Je n'ai point héfité de fuivre les ordres de Mulladine, continua le petit prince d'Achem; j'ai volé a la vengeance, malgré le roi & la reine qui regardoient ma mort comme certaine, & je fuis arrivé affez a propos pour vous délivrer, madame, de la brutalité de ce fcélérat. Continuation de fhijloire de GulguliChemamé, princeffe de Teflis. Comme le prince achevoit fon hiftoire, pourfuivit la belle Géorgienne , nous arrivames au palais de Kouter-Afmay , roi d'Achem. L'on y avoit traité de vifron 1'apparition de la Fée Mulladine au prince , Sc l'on doutoit tellement de la réuffite de fon combat, que l'on pleuroit fa mort, lorfqu'on s'appercut que le roi de Pedir venoit de reprendre fa première forme. Ce monarque , qui avoit ceffé d'être ftatue au moment même que le monftre étoit expiré , vint au-devant de nous avec Ie roi la reine Sc la princeffe Agafir. Si-töt qu'on eut Tornt XXL P  %%6 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE ^ appris au prince d'Achem le détail de fa victoire , que je confirmai, ce ne furent que réjouiffances; chacun s'empreffa d'aller voir le noir, qui, tout mort qu'il étoit, avoit encore quelque chofe de fi mena^ant dans le vifage , qu'il effrayoit les plus intrépides. Le roi fit allumer un grand feu , dans lequel on jeta le corps decefcélérat ;& après avoir donné ordre qu'on drefsat en cet endroit un monument éternel de la vief oire du prince d'Achem , il fit célébrer cet heureux jour par mille fêtesgalantes. Badem & fon illuftre époufe me comblèrent de marqués d'amitié , & j'aurois volontiers paffé un tems cönfidérable avec eux , fi , toujours animée de ma vengeance , je n'euffe réfolu d'aller chercher mon libérateur. Ce ne fut pas fans une extréme violence que Boulaman-Sang-Hier put fe réfoudie a me JaifTer partir : il étoit devenu paffionnément amoureux de moi; mais quoique fa petite perfonne fut fort agréable , qu'il eut infiniment d'efprit, &c que je lui duffe la vie , comme je favois bien qu'il n'étoit pas deftiné a me venger de mon tyran , je le priai inftamment de ne plus fonger a m'aimer.  t Ö N T Ë S Y A R T A R E S. li? XXXV. QUART D'HEURE. Lê petit prince penfa mourir de douleur a mes piedsril fit pourtaht fes effbrts pour m'obéir; & fe eontentant de toute mon eiïime, il me vit embarquer avec affez de tranquillité en apparence. J'étois née, feigneur, pour tomber de malheurs en malheurs. A peine avions-nous fait cent cinquante lieues, que notre vaiffeau fut attaqué par un célèbre corfaire-. comme nous lui étions beaucóup inférieurs, il fallut nous rendre & fubir la loi du vainqueur; ce ne fut pas fans verfer des larmes que je me vis encore privée de la liberté; mais un inftant après j'eus moins lieu de me plaindre, quand Faruk ( c'efi ainfi que fe nommoit le corfaJre) m'aborda avec une certaine timidité que n'ont point les gens de fa profeffion. II n'eft pas jufte, madame, me dit-il très-civilement, que de fi belles mains que les vötres foienr chargées de chaines; vous ctes libre dans ce moment i heureux fi votre cceur 1'étoit autant que votre perfonne, & fi mon refpedt & ma complaifance pouvoient un jour mériter votre tendreffe. Quelque furprife que je fuffe d'une décla- p ij  ai8 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE^ ration auffi prompte & auffi vive , je crus * de voir diffimuler avec Faruk : je lui laiffai entrevoir quelque efpérance d'être fenlible a fon amour, & fur cette confiance je jouis d'une entière liberté. Je commencai a exercer le pouvoir que j'avois fur fon efprit, par délivrer des chaïnes , nonfeulement tous ceux qui s'étoient trouvés dans notre vaiffeau , mais encore quelques efclaves qu'il avoit faits dans d'autres occafions. II fit plus., il leur rendit la moitié de ce qu'on leur avoit öté, les fit monter fur un petit brigantin, leur donna des armes & des provifions, leur permit de prendre telle route qu'il leur plairoit, Sc ne réferva de toutes fes prifes, qu'une jeune Indienne qu'il garda pour me tenir compagnie. Cette fille , pourfuivit la princeffe de Teflis, étoit d'une beauté raviffante ; un port majeftueux , 1'air noble, les yeux vifs, la bouche & les dents extrêmement belles, les cheveux noirs, qui relevoient 1'éclat d'un teint d'une blancheur a éblouir, & une gorge charmante, formoient une des plus aimables perfonnes que j'eiüTe encore vues; & tant de perfections étoient encore relevées par un parler gracieux qui enlevoit tous les cceurs. Quelque affiigée que je fuffe, la jeune in-  CONTES TARTARES. dienne 1'étoit encore plus que moi, fes beaux' yeux étoient fans ceffe baignés de larmes Ó£, quoique je lui fiffe miile careffes pour en tarir la fource , je ne pus d'abord y réuffir. Je lui repréfentai que j'étois peut-être encore plus malheureufe qu'elie , mais que cédaat au tems , je me faifois une extréme violence pour cacher ma douleur a Faruk. Ah I madameme dit-elle, je n'ai point tant de force d'efprit que vous, & je ne fais pas me faire une pareille raifon: 1'état oü je fuis me réduit au défefpoir. Je preffai cette aimable fille de me conter le fujet d'une afïïiction fi vive. Epargnez-moi, madame, ce récit,. me répondit-elle; mes malheurs ne méritent pas de vous occuper un feul moment. Enfin , continua Gulguü-Chemamé, j'embraffai tant de fois cette jeune indienne , en mêlant mes larmes avec les fiennes, que je 1'engageai. a me parler ainfi. P iij  '130 les mille et un quart d'heure; J[5 runinghir, roi de Borneo, ayant époufé Gulbeas (3), princeffe de Sumatra(4), en eut deux filles, dont je fuis la cadette. Le roi & la reine, qui s'aimoient tendrement, moururent après douze ans de mariage, 8c nous laiffèrént par conféquent dans un 3ge fort tendre, Quoique ma fceur n'eüt alors que neuf ans, & que je fuffe feulement plus jeune qu'elie d'une année , nous reffentimes toute la douleur poffible de cette perte; & fi quelque chofe put la diminuer, ce fut qu'on ne nous fépara point ma fceur 8c moi. Ghiouluk, roi de Java, qui avoit époufé la fceur de ma mère, & qu'en mourant elle avoit fait prier de prendre foin de nous, vint luimême a Borneo : il y laiffa un vice - roi, 8c nous ayant conduit a Java, il nous remit entre les mains de la reine fon époufe. (1) Satché-Cara, en arabe , fignifie cheveux noirs. (2) Borneo eft une i!e dont la capitale, qui porte Iq même nom , eft fituée dans 1'Océan indien» (3) Gulbeas veut dire ro.fe blanche. (4) Sumatra; Java & Borneo font les trois principale^ »les de la Sonde, Hiftoire de Satchê-Cara (1) , princeffe de Borneo (2).  CONTES TARTARES. 23 I Ce monarque n'avoit qu'un fils unique un peu plus a"gé que ma fceu# ainée. II étoit continuellement auprès d'elle, & crut voir avec plaifir que Sirma (1) ( c'eft le nom de la princeffe ma fceur), répondoit a fes tendres empreffemens : elle auroit eu de la peine a refufer fon cceur k un prince qui avoit autant de bonnes qualités. II étoit d'une figure charmante, & fa phyfionomie marquoit quelque chofe de fi engageant, qu'on ne pouvoit le voir fans 1'ainier; mais ce qui le rendoit encore plus recommandable auprès de ma fceur, étoit fon caraclère & fon efprit. Le roi de Java chériffoit notre mère dans fes enfans; il avoit autrefois voulu 1'époufer, a ce que l'on m'a affuré; mais étant tombé dans une maladie trés-longue & trés- dangereufe , pendant laquelle on défefpéra plufieurs fois de fa vie, il fut furpris, étant revenu en fanté , d'apprendre qu'il avoit été prévenu par le roi de Borneo notre père, & que celui de Sumatra avoit difpofé de Gulbeas en fa faveur : il en concut un extréme chagrin; mais la princeffe Gulnad-Hare, fceur cadette de ma mère, étant une vive image de fon ainée, Ghiouluk ne put fe confoler de ce qu'il venoit de perdre, qu'en (1) Sirma fignifie or-trais» P iy  1}1 LES MILLE ET-'UN QUART D'HEURE ^ Ia demandant en manage : il 1'obtint aifément, & en eut au bout & dix mois Samir - Agib, le modèle de toutes les perfecfions. Ce prince avoit déja plus de vingt ans, & le roi fon père fongeant a le marier, jeta les yeux fur la princeffe de Bifnagar (i), feule & unique héritière du royaume de ce nom. C'étoit en effet un avantage.fi confidérable pour le prince de Java, que Ghiouluk s'imagina que Pambition de fon fils feroit très-fatisfaite de cette alliance; il lui paria du deffein qu'il avoit d'envoyer des ambaffadeurs au roi de Bifnagar, pour tacher d'en obteriir la princeffe; mais il trouva le prince fi interdit k cette propofition, qu'il vit bien qu'elie ne lui faifoit pas de plaifir. Un engagement vous effray e peut-être, mon fils, lui dit-il avec douceur; mais fi vous connoiffiez la princeffe de Bifnagar, a qui l'on n'a donné le nom de Donei Kerin (2), que paree qu'il n'y a fien dans la nature audeffus d'elle, vous changeriez bientót de réfolution. Je vous donne un mois pour vous y réfoudre; rendez-moi réponfe après ce tems, & faites en forte que j'aie lieu de me louer de votre obéiffance. (1) Le royaume de Bifnagar eft dansl'Inde en-de^a du Gange , il eft d'une très-grande étenduf, (2) Perle parfaite.  CONTES TARTARES. 23 J Le prince fit une profonde inclination fans répondre au roi fon père, il fe retira dans fon appartement, oü, après s'être un peuremisdu trouble oü il étoit, il paffa dans celui ou nous étions ma fceur & moi. II nous regarda queique tems avec trifteffe fans nous parler, & fes larmes commencant a couler malgré lui, Sirma toute émue, lui demanda tendrement le fujet de fon affliction : Ah ! madame , lui dit Samir - Agib, en redoublant fes pleurs, quel ordre barbare viens-je de recevoir ! Le roi de Java me deftiné a la princeffe de Bifnagar, & je n'ai qu'un mois pour me réfoudre a ime union qui feroit tout le malheur de ma vie, fi je n'avois pas affez de force pour réfifter aux volontés de mon père. Ma fceur , pourfuivit Satché - Cara, fut étourdie a cette nouvelle; elle regarda fixement le prince, & le voyant dans un accablement extréme : Ah ! Samir - Agib , lui ditelle, que je vaisêtre malheureufe; vousobéirez, & je vous aime avec trop de délicateffe pour ne vous pas confeiller de le faire. Qu'eft-ce que Borneo au prix de Bifnagar , &c quelle comparaifon y a-t-il entre une perle baroque & une perle parfaite ? Arrêtez, madame, s'écria le prince de Java, toute comparaifon m'eft odieufe ; jamais Donei-Kerin, quelque mérite qu'on lui vante, n'aura ma main ni  *34 tES MILLE ET UN QUART D'HEURE } mon cceur; 1'un & 1'autre font réfervés pour la feule Sirma, & je mourrai plutöt que de rompre les fermens que j'ai faits fi fouvent de 1'aimer toute ma vie. XXXVI. QUART D'HEURE. Que cette converfation fut tendre & généreufe ! & que ma fceur fut fenfible aux nouvelles proteftations du prince fon coufin ! II venoit è tout moment 1'afiurer de fon amour; & il s'étoit déja paffe' plus de trois femaines du tems que Ghiouluk lui avoit donné pour prendre fa réfolution, lorfque ce monarque fe promenant un foir dans les jardins de fon palais, appercut le prince fon fils qui entroit feul dans un petit bofquet: il avoit remarqué qu'il étoit devenu trifte, rêveur, & qu'il cherchoit la folitude depuis qu'il lui avoit parlé de la belle Donei-Kerin. II voulut en découvrir la caufe; & ordonnant a ceux de fa fuite de 1'attendre, il fe gliffa derrière une paliffade, d'oü il pouvoit aifément voir & entendre SamirAgib. Ce prince, qui fe croyoit feul & en liberté de fe plaindre, s'étoit d'abord abandonné a une profonde rêverie, il parut enfuite écouter  CONTES TARTARES. 235 avec attention de petits oifeaux qui rempliffoient 1'air de leurs tendres accens : heureux oifeaux, leur dit-il, qui n'êtes point contraints dans vos amours, & ne recevez d'autres loix que celles que votre penchant vous infpire, portez plus loin votre agréable ramage; mon ame, plongée dans Ia plus vive douleur, ne fauroit voir votre félicité fans envie, elle ne fait que renouveller mes tourmens : le tems s'approche, continua-t-il triftement, qu'il faut que je rende réponfe au roi mon père. O ciel! comment lui déclarerai-je une paffion fi contraire aux intéréts de fa grandeur ! La princeffe de Bifnagar balancera fans doute dans fon cceur les bontés qu'il auroit pour moi dans toute autre occafion; mais quelle autre que la princeffe de Borneo pouvoit toucher une ame auffi infenfible que la mienne ? Sur quelles rofes fe voient des couleurs auffi vives que celles qui brillent fur le teint de la charmante Sirma ? Et en qui trouvera-t-on ces beautés divines qui éclatent fur fon vifage, & d'oii le ciel femble emprunter fa férénité ? N'efpérez pas, foibles mortelles, Pemporter fur mon adorable princeffe, elle mérite de donner des loix a tout filmvers Oii m'emporte ma paffion, reprit Samir-Agib, par un trifte retour fur luimême? Hélas! plus cette princeffe a de charmes,  236 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE, plus fa privation me doit coüter de plenrs! Mais pourquoi répandre des larmes, puis-je brüler de plus beaux feux ? Ah ! charmante princeffe de Borneo, vous n'avez pas encore affez de pouvoir fur mon cceur; un amour auffi violent que le mien doit fervir d'exemple a tout 1'univers : rompons un injurieux filence; tachons de vous obtenir du roi mon père; & li mes prières, mes foumiffions & mes larmes ne peuvent le fléchir, faifons connoitre par un beau défefpoir, qu'il eft fouvent dangereux d'irriter un jeune courage qui regarde la mort comme la fin de tous fes maux. Samir-Agib fortit du bofquet dans cette réfolution , & laiffa Ghiouluk auffi furpris qu'affligé de ce qu'il venoit d'apprendre. Le prince fon fils lui étoit très-cher; il nous aimoit tendrement, ma fceur & moi, pourfuivit SatchéCara; mais le royaume de Bifnagar le faifoit pencher en faveur de Donei-Kerin. II fe retira cependanr fort incertain; & après avoir rejoint fa fuite, il s'enferma dans fon appartement fans vouloir parler k perfonne. II fut fort agité le refte de la journée & la nuit fuivante ; mais la fatisfadfion de fon fils lui étant plus chère que celle qu'il efpéroit en 1'uniffant avec DoneiKerin , il n'héfita plus fur ce qu'il avoit k faire ; ck fit appeler Samir-Agib. Mon fils, lui dit-il,  CONTES T A R T A R E S. je fai ce qui fe paffe dans le fond de votre cceur; vous aimez Sirma ; & quelque raifon que j'euffe de m'oppofer a cet amour, je ne laiffe pas de 1'approuver, puifqu'il fait, felon vous, le bonheur de votre vie". Mais comme 1'autorité que j'ai fur les princeffes de Borneo pourroit faire croire que j'aurois ufé de mon pouvoir pour vous unir enfemble , il faut prendre des tempéramens pour y parvenir fans engager mon honneur. XXXVII. QUART D'HEURE. Samir-Agib fut, dans ce moment, auffi étonné qu'il pouvoit 1'être. Ilrougit, baiffa les yeux, & fut quelque tems fans répondre au roi fon père, appréhendant que ce monarque n'usat d'artifice pour découvrir la paffion qu'il reffentoit pour Sirma; mais ayant enfuite repris fes fens, il crut voir tant de bonne foi dans les aftions de Ghiouluk, que, fe jetant a fes pieds : Ah! feigneur, lui dit-il en les lui embraffant, que ne dois-je point a vos bontés ! vous me rendez la vie au moment que j'allois peut-être me livrer au défefpoir le plus funefte: oui, mon père , j'adore Paimable Sirma; le fang qui nous joint a tellement Hé nos cceurs,  438 les Mille et un quart d'hèüre ; qu'il n'y a que la mort feule qui puiffe romprS une fi belle union; & puifque votre majefté vent bien y confentir, il eft un moyen sur pour ne point Heffer fur cela fa délicateffe. La princeffe eft dans un age capable de remplir un tröne. Permettez, feigneur, que j'aille la placer fur celui de fes ancêtres; c'eft a Borneo que je dois 1'obtenir d'elle; c'eft-la que j'efpère que 1'amour feul la déterminera en ma faveur. Que votre paffion eft ingénieufe , reprit Ghiouluk, en embraffantle prince fon fils:allez donc , lui dit-il, annoncer vous - même cette nouvelle a votre princeffe, & difpofez tout ce qu'il faut pour la conduire a Borneo. J'étois auprès de ma fceur, pourfuivit la jeune princeffe indienne, lorfque Samir-Agib entra dans fon appartement. La joie brilloit dans fes yeux, & il étoit fi tranfporté de la converfation qu'il venoit d'avoir avec le roi fon père , qu'il fut long-tems fans pouvoir parler. II embraffa les genoux de Sirma avec tranfport: charmante princeffe, lui dit-il, enfin tout confpire a mon bonheur , il n'eft plus fait mention de DoneiKerin , vous êtes aujourd'hui reine deBorneo; je viens de recevoir 1'ordre de faire tout préparer pour vousy mettre fur le tröne: c'eft-la que vous ferez maitreffe abfolue de vos volontés; c'eft - la oït je veux mourir efclave des vötres. Ma fceur  'CONTES TARTARES. 139 reffentit une joie infïnie k cette nouvelle ; elle releva Samir-Agib: mon cher coufin, lui ditelle tendrement, mes volontés feront toujours foumifes aux vötres, puifque dès aujourd'hui je vous accepte pour mon feigneur & mon époux, & que je ne m'eftimerai jamais heureufe qu'autant que je pofféderai votre tendreffe. J'étois préfente a cette converfation, dont je reffentis tout le plaifir poffible, pourfuivit Satché-Cara ; elle fe termina par de nouvelles affurances de tendreffe, & Ie prince fe retira enfuite pour donner des ordres néceffaires pour notre départ , qui fut fixé au quinzieme jour fuivant. Pendant ce tems ma fceur recut les complimens des principaux feigneurs de Java ; chacun d'eux, pour faire la cour au jeune prince, dont on n'ignoroit pas la paffion, fit des préfens magnifiques a la nouvelle reine de Borneo , & notre appartement qui n'étoit ordinairement acceffible qu'a Samir-Agib, fut ouvert a tout le monde pendant tout le tems que nous reftames a Java. Voici, madame, continua la jeune princeffe indienne , le commencement de mes malheurs. Un juif npmmé Ifaac Mier, k ce que j'ai fu depuis , profita de cette liberté. II me vit, j'eus le malheur de lui plaire; & cet infolent ofa porter fes vceux jufqu'a moi. Comme il ne fayoit par  1.<\0 LES MILLE ET UN QUART D HEURË quel moyen venir a bout de les défirs, il eut re cours k une fameufe magiciennenomméeDoubana, & lui promit une fomme confidérable , fi par fon art elle pouvoit me rendre fenfible pour lui. Doubana , fous 1'extérieur d'une modeftie achevée, s'infinua dans le palais; elle fit connoiffance avec quelques-unes de mes efclaves, & les engagea, avec ma permiffion , a. aller fe réjouir k une petite maifon qu'elie avoit dans un endroit délicieux , appellé la fontaine aux rofiers, paree que effecfivement il y en avoit la une qui prenoit la fource du pied d'un rofier qui portoit des fleurs pendant toute 1'année. II n'y avoit pas deux lieues de Java a cette maifon ; mes femmes k leur retour m'en firent un récit fi charmant, qu'elles m'infpirèrent la curiofité d'en juger par moi-même. Je propofai a ma fceur d'être de la partie; elle étoit trop occupée des préparatifs de fon départ, & je fis favoir a Doubana que j'irois le lendemain k fa maifon de campagne, accompagnée feulement de huit de mes femmes, &c de douze eunuques coirs. XXXVIII.  Conté"s Tartares. 241 XXXVIII. QUART D'HEURE. JE fus recue par cette perfide avec toutes les apparences d'un refpect fincère. Après avoir examiné les appartemens qui me parurent d'une très-grande propreté , je defcendis dans les jardins. Comme il faifoit encore affez chaud, Doubana me préfenta un voile de couleur de rofe: je le mis fur ma tête; mais a peine enfus-je couverte, que je reffentis un feu inconnu qui me couroit de veine en veine: j'ignorois ce que je fentois, une tendre langueur s'étoit emparée de tous mes fens, j'avois bonte de m'arrêter aux réflexions qui occupoient alors mon efprit. Enfin , madame, je m'éloignai feule de ma fuite, rêvant 4 la fituation extraordinaire oü je me trouyois. La pudeur me fit chercher la folitude, je m'enfoncai dans un petit bois, & j'en avois déja plufieurs fois parcouru les allées lorfqu'Ifaac Mier, que je ne connoiflbis pas encore pour ce qu'il étoit, m'aborda d'un air fort embarraffé; je connus en ce moment mon imprudence, & je voulois éviter la vue de cet homme en me cachant de mon voile, lorfque je le vis a mes genoux me déclarer fon amour en des termes affez nouveaux pour moi. Je le rebutaid'abord Tornt XXI, q  C O N T E S TARTARES. i4J dit-elle toute effrayée , en quel lieu ibmmesnous ? la fameufe magicienne , qui en eft la maitreffe , nous a cruellement trompées par des dehors de fageffe & de vertu qui auroient ebloiu tout le monde; cette perfide confpire contre votre honneur; j'étois derrière une groffe touffe de rofiers, lorfque j'ai vu un homme affez en défordre 1'aborder & lui parler bas: Doubana a révé quelques momens , enfuite lui adreffant la parole: que la réfiftance de la princeffe ne vous inquiète pas, lui a-t-elle dit, je la livrerai bientót k vos défirs : prenez garde k une feule chofe, il n'y a qu'un demi - quart de beue au plus d'ici * la demeure de Firnaz, furnommée le génie de la raifon, empêchezque Ia princeffe ne tourne fes pas vers fon palais, tout mon pouvoir devient inutile quand on y a mis Ie pied, & nous pourrions nous repentir tous deux Ie refte de nos jours de 1'entreprife oü nous fommesembarqués; retournez donc promptement vers Satché-Cara , & ne la quittez point que je ne vous aie rejoint, je vais pendant ce tems donner ordre a ce qu'il faut pour réduire cet efprit fi fier. Ah! fuyons au plus vïte , ma chere Sidrum , m'écriai-je , tout le corps me fnffonne; fauvons-nous, s'il eft poffible, de ca pernicieux féjour, & cherchons promptement la protecfion de Firnaz, Q ij  £44 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , Deux jeunes biches épouvantées par le bruit des chaffeurs, ne courent pas plus promptement que nous fimes en cette occalion, Nous trouvames heureufement ouverte une petite porte du jardin qui donnoit dans une avenue de ronces & d'épines, & dont dans de certains endroits le paffage étoit fi étroit, qu'elles nous déchiroient le vifage & les mains: cet obftacle nous parut léger: nous nous fimes jour a travers mille pointes qui nous mirent tout en fang , & nous appercümes bientót un palais fort petit & trèsantique, que je jugeai être celui de Firnaz, par la difficulté qu'il y avoit d'y aborder. Nous n'avions plus que ,quelques pas a faire pour y entrer , lorfque Ja perfide magicienne qui nous le rendit tout d'un coup invifible , fit paroitre k nos yeux une large rivière qui nous boucha le paffage. Je m'arrêtai d'abord , mais aimant mieux mourir que de tomber fous le pouvoir de Doubana , je pris Sidhim par la main , & je me précipitois avec elle dans cette rivière , lorfque je me fentis arrêtée par mes habits: vöuS fuyez vainement, me dit alors la malheureufe magicienne ,je fauraibien vous foumettre k mes volontés. Je tachai vainement, madame, de la fléchir par mes larmes & par mes prières; le traïtre juif qui Paccompagnoit , me fit connoitre que rien n'étoit capable de le détourner  CONTES TARTARES. 2451 de fa réfolution , & l'on nous reeonduilbit Sidhim & moi, avec menaces , vers la fontaine des rofiers, quand un röflignol volant a tire d'ailes vint fe percher fur mon épaule, & me laifia tomber dans le fein un anneau d'or. Je regardai cette bague comme un fecours divin ; je la mis promptement dans mon doigt r & je n'eus pas plutöt imploré le fecours de Firnaz, que Doubana & le juif tombèrent a la renverfe, que la rivière qui m'avoit empêchée d'aborder au palais du génie, düparut a mes yeux, & que je ne vis plus fur ma tête le pernicieux voile de la magicienne. XXXIX. QUART D'HEURE. JE laiffai, madame, continua fa jeune princeffe de Borneo , la miférable Doubana & le traitre juif dans 1'état oü ils étoient, & entrant promptement dans le palais de Firnaz, je me trouvai tout autre qu'auparavant. Le génie nous recut Sidhim & moi avec une extréme bonté : mes chers enfans, me dit-il, peu de perfonnes de votre age &c de votre fexe me viennent rendre vifite: món nom feul les effraye ; je ne vois ordinairement dans mon palais que des vieillards ufés par les pianlrs Q üj  CONTES TARTARES. 147 tremble encore au feul récit du danger que j'ai couru. Mais , jufte Firnaz, pourfuivis - je , en m'adrefiant au génie, cette perfide magicienne tentera-t-elle encore impunément de féduire de jeunes cceurs; 6c 1'infame Ifaac-Mier ne portera-t-il point la peine de fon crime ? Que ce noble courroux me plaït, reprit Ie génie , j'ai déja pourvu k votre vengeance, ma chère fille; Doubana vient d'être punie par 1'endroit le plus fenfible a une femme ; outre que je 1'ai privée de tout fon pouvoir, & chaffée honteufement de la fontaine aux rofiers, je 1'ai rendue encore fi affreufe, qu'elie fera déformais 1'horreur du genre humain. Pour le juif , a Pheure que je vous parle, il eft enfermé dans une grande cage de fer, dans laquelle quatre monftres affamés lui fuccent le plus pur de fon fang, s'il y en peut avoir de pur dans un corps auffi vil Sc auffi abject que le fien , & je veux qu'il y finiffe fes jours, accablé duremord de tous fes crimes. J'appris avec fatisfadion, pourfuivit !a jeune princeffe indienne , que le génie avoit pris foin de ma vengeance ; je Pen remerciai, & le priai defouffrir que je retournaffe au palais de GhiouIuk. II m'y fit tranfporter dans le moment; il y raffembla les femmes 6c les eumiques qui m'avoi«nt fuivie a la fontaine aux rofiers, &z Q iv  IJO LES MILLE ET UN QUART D'HEURE pas plutöt ouverte, continua la princeffe de Teflis, que je fis un grand cri: ö ciel, m'écriai-je, que vois-je ! Quoi! c'eft-lè le portrait de celui qui doit être votre époux ; SatchéCara fut dans un étonnement extréme au cri que je fis. Connoitriez-vous ce prince, me ditelle avec empreffement ? Ah ! madame , je vous conjure de fatisfaire au plutöt ma curiofité fur ce point. J'héfitai quelques momens a lui répondre, mais j'en fus priée avec tant d'inffance, que je ne pus cacher a cette jeune princeffe que je devois la vie au prince fon amant, puifque c'étoit le petit-Boulaman-Sang-Hier. Ce prince , lui dis-je , a tout le mérite poffible ; il eft très-bien fait dans fa taille, je ne vous dirai rien de fes traits, puifqu'il reffemble parfaitement a ce portrait; mais il renferme une grande ame dans un corps trop petit, c'eft - la fon feul défaut. Je fis alors a Satché-Cara le récit du combat du prince d'Achem contre Cofayb, & je lui racontai en peu de mots les obligations infinies que je lui avois. La jeune indienne fut quelque tems interdite; mais confidérant avec attention fon anneau : qu'importe , me dit-elle, que le prince foit aufïï petit que vous me Taffurez , pourvu que 1'efprit & le bon caractère réparent les défauts de fa taille , le génie mon protecfeur  CONTES TARTARES. Ifl eft trop fage pour permettre que je fois unie avec une perfonne qui ne me convienne pas. Suivons fans nous plaindre les arrêts de notre deftmée , Sc attendons qu'il plaife au dieu Vichnou de difpofer de nous a fa fantaifie ; elle continua enfuite fon hiftoire en ces termes. J'avois a tous momens ce portrait devant les yeux , Sc fouvent même a la chaffe, oii j'allois avec ma fceur Sc le prince fon époux; je m'écartois la plupart du tems pour avoir le plaifir de le confidérer fans témoins. Un jour que j'étois dans cette occupation, je fus furprife par une pluie furieufe. L'obfcurité fuccéda bientót k i'orage , je voulus regagner le gros de la chaffe, mais les éclairs Sc le tonnerre effrayèrent fi fort le cheval fur lequel j'étois montée , que je n'en fus plus la maïtreffe. II s'éloigna tellement des routes ordinaires, que je me perdis; la nuit vint, je me trouvai trèsembarraffée , je mis pied k terre , Sc appercevant de loin une foible lumière k travers quelques arbres, je tournai més pas vers cet endroit en conduifant mon cheval par la bride. Plus je marchois, plus ia iurnière paroiffoit s'éloigner; je la fuivis prés d'une heure fans favoir le péril que je courois; mais enfin , fatiguée d'un fi long chemin , j'attachai mon cheval a un arbre, je  25Z LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , me couchai fur 1'herbe , & je m'endormis tranquillement. Jugez , madame , de ma frayeur a mon réveil, de me voir au bord d'un précipice des plus affreux , & clans lequel j'aurois trouvé une mort infaillible , fi j'avois fait quelques pas de plus. Je compris alors que quelqu'un de ces efprits élémentaires , qui fe plaifent a faire périr les perfonnes qui marchent de nuit, m'avoit conduite en ces lieux,jerebrouffai chemin , & fuivant une pente affez douce, je me trouvai au bout d'une heure fur le bord de la mer. J'étois dans une inquiétude extréme de ne trouver perfonne qui put me remettre dans mon chemin, lorfque quatre noirs fortant de derrière quelques rochers, faifirent la bride de mon cheval, & me prirent entre leurs bras. Je fis des cris & des efforts inutiles pour leur échapper. Ils me tranfportèrent dans une chalotipe qui n'étoit pas éloignée , & deux de ces miférables ramant de toutes leurs forces , pendant que les autres m'empêchoient de me précipiter dans la mer , ils abordèrent un vaiffeau qui étoit a la rade a une demi - lieue environ de 1'endroit oü j'avois eu le malheur de perdre ma liberté. On me préfenta au mjitre de ce vaiffeau; c'étoit un homme d'une taille extraordinairement haute, le fourcil épais, le regard farou-  CONTES TARTARES. 253 che, le col court, un peu voüté, Sc dont la phifionomie avoit quelque chofe d'afFreux. II me fit entrer dans fa chambre, & m'abordant d'un air infolent: sèche tes pleurs , me dit-il brufquement , Sc loue le grand prophéte de t'avoir deflinée a l'honneur de ma couche. Loin d'cbéir a fes ordres, je redoublai mes larmes.; mais ce fcélérat peu fenfible a ma douleur , s'étant approché de moi pour m'embraffer, j'en fus fi indignée, que me faififfant d'un poignard qu'il avoit a fa ceinture, je le frappai droit au cceur. XLI. QUART D'HEURE. Le bruit de fa chute fit entrer dans fa chambre quelques perfonnes de 1'équipage; elle retentit bientót de leurs cris. J'avois encore le poignard a la main , Sc j'en tournois la pointe contre moi-même, pour ne pas mourir par des mains indignes d'être trernpées dans mon fang,lorfque l'on me faifit le bras ; c'étoit le cruel Nakjur, digne fils de celui que je venois de tuer: perfide, me dit-il, écumant de rage, la mort que tu te préparois te feroit trop douce & trop glorieufe, je veux te faire expier dans les tourmens les plus affreux le crime que tu viens de commettre \  2 J4 LES MILLE ET UN QUART D'HEURE , envers mon père. Alors m'ayant fair attachef les fers aux pieds & aux mains, il me fit defcendre a fond de cale , & affembla les principaux du vaiffeau pour décider de quel genre de fupplice on me feroit mourir. Pendant que l'on étoit au confeil pour délibérer fur ma mort, l'on appercut un vaiffeau qui venoit a nous a pleines voiles. Le défir du butin fit fufpendre celui de la vengeance. Nakour fe prépara a Pattaquer; mais quand au pavillon il reconnut que celui qui le montoit de voit être le célèbre Faruk, la peur commenca è s'emparer de fon ame. Ce dernier n'a voit jamais été vaincu ; il fembloit que la fortune & la mer, qui font fi inconftantes pour les autres, lui fuffent aflujetties. On fe battit pourtant dans notre vaiffeau avec beaucoup de valenr; mais enfin, Nakour , & les plus braves de fes gens , ayant paffé fous le fabre de Faruk, les autres furent obligés de mettre bas les armes. Le vainqueur entra dans notre vaiffeau , le vifita d'un bout a 1'autre; & s'étant informé du fujet de mes chaints , il admira la réfolution que j'avois témoignée , & m'ayant 'fait détacher & paffer dans fon bord avec tous les autres efclaves, il fit couler a fond le vaiffeau de Nakour. Voila , madame , contimta Satché-Cara, voila le fujet de mes larmes; vous voyez que les aïtres m'ont toujours per-  CONTES TARTARES. l?? fécutée; en butte aux défirs d'un malheureux juif, je n'ai évité fes perfécuïions par une protection furnaturelle, que pour tomber prefque aufii-töt entre les mains d'un brutal corfaire , & je n'en fuis délivrée que pour devenir efclave d'un autre qui paroït, a la vérité, honnête homme, mais dont Phumeur tendre ne laiffe pas de m'allarmer. Un enchaïoement de dif*graces fait tout le cours de ma vie, & quelque promeffe que m'ait faite le génie Firnaz, je ne vois que trop que mes malheurs ne finiront pas encore fi-töt. Suite de l'Hiftoire de Gulguli-Chemamé, princeffe de Teflis. Je fis mon poffible , feigneur, pourfuivit la belle Georgienne , pour rendre la tranquillité d'efprit a la jeune princeffe de Borneo ; elle commencoif un peu a oublier fa douleur, lorfque nous fümes rencontrés par un vaiffeau dont la poupe & les mats étoient dorés, & les voiles de fatin couleur de feu. Cette fingula» rité auroit donné envie a Faruk de 1'attaquer, quand même il n'auroit pas fait le métier de corfaire ; il n'héfita donc pas a donner le fignal du combat. On s'aceroeha , & l'on fe battiï de