CONTES TARTARES. I35 dans le tombeau ou je fuis prêt a defcendre , le déplaiiir de me voir refufé par vous. Faruk , feigneur , attendri au difcours de ce malheureux père , fe jeta a fes pieds : Ma préfence , lui dit - il , généreux cadi, vous rappelleroit fans ceffe dans Tefprit la trifte mort de votre fils : permettez plutót que j'éloigne de vos yeux un objet Au contraire, reprit ce juge , elle en efFacera un fouvenir que la folitude, ou je veux vivre déformais, me rendroit toujours préfent; ne m'abandonnez pas, je vous 'le répète encore, fi vous avez quelque pijrié d'un père infortuné. Le cadi embraffoit tendrement Faruk , en lui faifant cette prière; & le prince ne pouvant réfifter a fes larmes, lui accorda tout ce qu'il voulut. Voila. donc le roi de Gur adopté par le cadi , & dans 1'obligation de finir fes courfes a Ormus. 11 n'en fut pas de même des autres calenders : quelque belle propofition que le prince leur fit pour les y retenir, il n'en put venir a bout; ils fuivirent le deffein qu'ils avoient de paifer aux lades & a la Chine; & tout ce que Faruk en put obtenir , ce fut de leur faire accepter a chacun deux mille fequins d'or. Le prince de Gur, feigneur, vivoit heureux & tranquille avec le cadi, qui s'étoit dépofé luimème, malgré les oppofitions du roid'Ormus; il avoit pour lui toute la complaifance & Ia véritap I Ar  136 Les millk et un quart d'heure , ble tendrelfe d'un fils, & ce bon homme fe louoit tous les jours d'avoir fait uh fi bon «choix : mais il jouir peu du fruit de fon adoption : il tomba dangereufement malade au^bout de huit mois, Sc remit enfin fon ame jufte entre les fnains de 1'ange de la mort. Faruk en conait une véritable & fincère affliction. II examina enfuite a quoi pouvoit monter tout fon bien , Sc trouvant qu'il étoit affez confidérable, il en fit deux parts , en prit la moitié pour lui, & employa 1'autre a faire batir une mofquée, Sc un caravanférail aux portes d'Ormus. II y fit enterrer rout auprès fon bienfaiteur, & lui dreffant lui-même une épitaphe magnifique , elle fut gtavée fur une colonne de marbre au pied de fon tombeau. Le prince de Gur, après avoir rempli rous les pieux devoirs d'un bon fils, s'ennuya bientöt de la vie oifive qu'il menoit a Ormus. Le fouvenir de ce qu'il avoit été 1'animoit fans ceffe a faire quelques aótions qui puffent le remettre dans fa première grandeur. Pour eu venir & bout, il réfolut de vendre le refte des biens du cadi, Sc d'armer un vaiffeau avec lequel il put rendre fon nom illuftre. 11 exécuta ce deffein, Sc choififfant dans Ormus tout ce qu'il y avoit de plus braves gens, fa réputation fut en peu de tems fi étendue fur la mer d'Arabie & fur tout 1'océan indien ,  ContesTartares. IJ7 que Fon ne parloit que de fon intrépidité & de fes victoires. Ce fut dans ce tems-la, feigneur, que les ptinceflès de Teflis & de Borneo devinrent fes caprives; vous favez le refte de fon hiftoire jufqu'au moment que Gulguli-Chemamé tomba dans la mer : en voici , feigneur, la fuite que j'ai tirée des annales des ifles de Divandurou. Faruk a. fon réveil fut dans une furprife extréme de ne plus trouver la princeffe dans le vailfeau. On lui apprit 1'accident de la nuit, il en concut une douleur fi violente, qu'il voulut vingt fois fe priver de la vie. Tous fes gens s'opposèrent aux effets de fon défefpoir, & l'on vint enfin a bout d'en calmer la violence a force de bonnes raifons. Dans le tems que le prince commencoit a êtte un peu plus tranquille, il appercut de loin deux vailfeaux qui avoient le vent fur lui; il ne balanca pas a les attendre; & les ayant attaqués, fon défefpoir lui fit faire des aótions de valeur fi furprenanres , qu'il s'en rendit bientot le maitre. II vifita ces deux vailfeaux, & ayant fait paifer fur fon bord les prifonniers qui lui parurent être de quelque conféquence, il fit mettre les aurres a la chaine pour fa süreté feulement, & jufqu'a ce qu'il püt arriver a quelque porr, oü fon incention étoit de leur donner la liberté.  1} 8 Les mille et un quart d'heure , CXII. QUART D HEURE. Parmi les prifonniers qui fe trouvèrent fur Ie bord de Faruk, il y avoit deux jeunes gens de fort bonne mine, Sc très-propremenr vêtus , dont les trairs n'étoient pas tout-a-fait inconnus au prince de Gur. 11 chercha long-tems dans fa mémoire ou il les avoir vus , fans pouvoir s'en reffouvenir ; & s'étant informé d'eux s'ils ne s'étoient pas rencontrés quelque part, 1'un d'eux lui répondit qu'il ne croyoit pas avoit jamais eu cet honneur, Sc qu'il y avoit plus de trois ans qu'ils voyageoient dans Ia Chine Sc dans les Indes. Faruk croyant s'être trompé, fe contenta de cette réponfe; & après avoir paffé le refte de la journée dans le repos, ( s'il en pouvoit goüter après la perte de la princeffe de Terlis,) il fe retira dans fa chambre , oü accablé de laffitude , il fe livra a. un fommeil affez tranquille. II n'y avoit pas plus de deux heures qu'il dormoir, quand il fut réveille en furfaut par un rêve auquel il crut devoir faire attention. Celui a qui il avoit donné la fépulture auprès d'Ormus quelques années auparavant, lui apparut : Vous aviez raifon , feigneur , lui dit ce fpecfre, de repréfenter aux deux calenders vos camarades, & qui vou-  CONTES TARTARÏS. 139 torent vous empêcher de me couvrir de terre , qu'une bonne adtion n'étoit jamais fans récompenfe; voici le tems ou je puis vous payer de votre piété : les deux hommes cue vous ne putes hier remettre dans votre mémoire, font mes affaffins, j'entends ceux k qui la fuite fit éviter le fupphce ; ils vous ont bien reconnu malgré votre changement d'état j & craignant la jufte punition de leur crime , ik onr déja égorgé la fentinelle qui étoit a votre porte , & font préts a entrer ici pour vous poignarder. Le prince qui , comme je vous 1'ai déja dit, feigneur , s'étoit éveillé a la fin de ce rêve , ne crut pas devoir négliger un avis fi faluraire; il fe leva , & entendant du bruir k la porte de fa chambre , qui étoit foiblement éclairée par une lampe , il prit fon fabre , fe placa de manière k n'étre point furpris, Sc attendit 1'événement d'un fonge fi peu commun. II n'y avoit qu'un moment qu'il étoit dans cette pofture , quand on ouvnt tout doucement la porte , & qu'il vit entrer les deux fcélérats armés chacun d'un poignard : il n'hcfita pas a les mettre hors d'état de 1'approcher & ayant abattu le bras a 1'un d'eux d'un coup de fabre , & étourdi 1'autre d'un revers de pommeaa qu'il lui donna par le vifage, il appella fes gens, leur fit faifir ces affaffins J & après leur avoir reproché rauaffinat qu'ils avoient commis  140 Les mille et un quart d'heurh , prés d'Ormus, il les fit pendre fur le champ a un mat du vailfeau. Faruk, après avoir raconté a tout 1'équipage Ie rêve qui lui avoit fauvé la vie , fe retira dans fa chambre, il fe profterna pour remercier le grand prophete de 1'avis falutaire qui lui avoit été envoyé -y Sc s'étant enfuite recouché, il ne fut pas plutót endormi, que le même homme lui apparut une feconde fois : Ce n'eft pas affez , lui dit ce fantóme, d'avoir préfervé res jours contre 1'attentat de ceux que tu viens de punir; je ne pouvois pas moins faire pour roi, mais je veux encore que tu faches a qui tu as obligation de eer avis. On m'appelloit Almaz (1), j'étois feul héritier de Zelabdin , roi des illes de Divandurou ; j'obtins, il y a prés de fix ans} du roi mon père, la permiflion de voyager, Sc je partis moi quatrième feulement dans le defiein de voir la Perfe Sc la Tartarie. Mes trois compagnons moururent pendant le cours de ce voyage ; Sc je revenois feul, Sc incognito a Ormus, dans le deffein de m'y embarquer pour retourner a Divandurou r lorfque je fus maffacré par le fils du cadi d'Ormus^ Mon père qui, depuis mon départ, n'a point eu de mes nouvelles , & qui attend mon retour avec impatience , eft depuis un mois au lit d'une maladie dont il eft écrit fur la table de lumière qu'il (1) Almaz, en arabe, fi^nifie cÜamanu  Contis Tartares. 141 ne guérira pas, 6c notre grand prophete a obtenu de dieu en ma faveur, que 1'épée de 1'ange de la mort demeure enrouillée dans fon fourreau jufqu'a ce que tu fois arrivé a. Divandurou , oü tu épouferas la princeiTe Gerun ma fceur. Prens cette route fans crainte, j'y annoncerai ron abord j 6c pour qu'on ne puiffe s'y méprendre, je vais te fceller du fceau des prédeftinés ; alors le fpecfre ayant appuyé affez ferme un cachet tout de feu fur le bras du prince de Gur , il en reffenrit dans le moment une li grande douleur , qu'il fir un cri percant qui réveilla tout 1'équipage; on courut a lui, il raconta ce fecond réve, 6c le trouvant réel par la marqué imprimée qu'il avoit au bras, & fur laquelle on lifoit diftinétement le nom de dieu 6c du grand prophete, il ne balanca pas un moment a ptendre la route des ifles de Divandurou , oü il aborda au bout de cinq femaines. Les vents favorables 1'avoient conduit dans le port a point nommé. Le roi de ces ifles étoit trésmal , & la princeffe fa fille qui ne le quittoit pas d'un moment, en étoit dans une afflicfion inconcevable; la mort prochaine de fon père la mettoit dans un état fort i plaindre de toutes manières. Le roi de Cananor ( 1 ) dont les ancêtres (1) Le royaume de Cananor eft auprès du Malabar, 6c des ifles de j&ivandurou daiis 1'Inde : rous les peuples y font mahométans.  .14* Les mille et un quart d'heure avoient eu autrefois quelques pretentieus' fur les ifles de Divandurou, n'attendoit que la mort de Zelabdinpour faire une irruption dans fon royaume, & profiter de 1'abfence du prince fon fils; mais Faruk, feigneur, changea bien la face des affaires. Almaz étoit apparu au roi fon père pendant la nuit qui précéda 1'arrivée du prince. de Gur; il Jui avoit appris fa mort violente, la piété'de Faruk, les ordres qu'il avoit recus du ciel de le marquer de fon fceau, & de l'envoyer a Divandurou pour y époufer Gerun, & lui avoit ordonné de Ia part du grand prophéte de fe préparer faintement a la mort. • Zelat>din étonné de ce rêve, le regardoit comme Feffet d'une fièvre brülanre ; mais quelle fut fa douleur, quand Gerun, qui couchoit a coté du lit de fon père,, fe leva brufquement, jeta feulemer.t une robe fur fes épaules, & courant au lit de Zelabdin : Ah ! feigneur, lui dit-elle en fondant en larmes, mon frère fans doute ne vit plus; je viens de Ie voir tout fanglant; il m'a appris qu'il avoit été alfafliné par le fils du cadi d'Ormus : qu'un jeune prince caché fous 1'habit de calender lui avoir donné la fépulture : que ce même prince que nous reconnoitrons au nom de dieu , qu'il lui avoit gravé fur le bras, arrivoit ici dans Ie moment même, pour s'oppofer a 1'injufte entre-  C©NTES TARTARES. I43 prife du roi de Cananor; qu'il étoic écrit dans le ciel que j'épouferois notre libérateur. Hélas ! ma chère Gerun, reprit 1'affligé Zelabdin, ton rêve n'eft que trop vrai, Almaz qui vient de m'apparoirre auili, m'a dit les mêmes chofes; mais il y en a ajouté une que ta rendrefïe me cache peutêtre de crainte de m'épouvanter : Azrail eft dans la ruelle de mon lit, il y attend mon ame, & la liaifon qu'elle a avec mon corps fera de fi peu de durée, qu'a peine aurai- je le plaifir de te voir unie avec le prince de Gur. Ah! feigneur, c'eft cetre circonftance que je voulois vous taire, & qui caufe ma douleur , répliqua la princefte de Divandurou: faut-il, feigneur, que je vous perde.... Oui, ma fille, inrerrompit Zelabdin avec fermeté; préparons-nous 1'un & 1'autre a cette dure 'féparation par une foumiffion édifiante que le jufte rapport de nos rêves txige de nous, & lis— moi, je t'en conjure, les verfers de 1'alcoran qui nous font regarder ce paftage fans frayeur. Gerun toute en pleurs, tira 1'alcoran de fon étui de drap vert, elle lut a fon père jufqu'au jour, plufieurs chapitres de ce divin livre, & elle étoit encore dans cette pieufe occupatioh , lorfqu'on vint-annoncer au roi 1'arrivée d'un vailfeau au port, qui apportoit des nouvelles du prince Almaz.  144 Les mille et un quart d heure j CXIII. QUART D'HEURE. A Cette nouvelle qui réveilla toute la douleur de Zelabdin, il fit un grand cri : Ah! ma chère Gerun, dit-il a la princeffe, voila donc nos rêves accomplis : allez vous mettre en érar de paroitre devant le prince de Gur, & ordonnez qu'on 1'introduife fans ditférer dans mon appartement. Gerun obéit, elle alia fe faire habiller pendant que l'on porta a Faruk les ordres du roi de Divandurou ; &s le jeune prince ayant éré conduit dans la chambre du monarque mourant, il vit tant de rriftelfe fur fon vifage, qu'il neut jamais la force de lui annoncet la mort de fon fils. Zelabdin s'en apper$ut : Seigneur , lui dit-il d'une voix foible, ( car je n'ignore pas votre «om ni votre miilïon ) ne craignez point d'augmenter ma douleur par le récit de la mort de mon cher fils Almaz , il a pris le foin lui-même de me prévenir fur un accident aufli trilie. Faruk, feigneur , héfiroit d répondre aux intentions de Zelabdin , 'lorfque la belle Gerun entra dans fa chambre. Le prince de Gur a fa vue s'érant laifie tomber prefque évanoui fur le lit même du roi, cet accident jeta ce monarque & fa fille dans un étonnement extréme. La nature, feigneur, continua Ben-Eridoun , avoic  ContesTartares. 145 avoit pris plaifir a préparer les voies de 1'amout entre Faruk & Gerun. Cette princefle reffembloit li parfaitement a Gulguli-Chemamé, que le prince de Gur n'avoit pu 1'envifager fans un trouble ex- l traordinaire. II revint peu-a-peu de fa foiblefte, & reconnoiifant, a la différence des tailles , qu'il s'étoit trompé , il ne jugea pas a propos de découvrir a Gerun le motif fecrer de cette fubite vapeur , & fe roumaut vers Zelabdin : Ah! feigneur , lui dit-il, pardonnez une impolitelfe que je viens de commettre malgré moi; les beaux yeux de Ia charmante Gerun onr laricé dans mon cceur des traits fi percans, que je n'ai pas eu la force de les foutenir; mais en voulant excufer une inciviiité, je m'appercois que j'en commers une autre; il fied mal de parler d'amour dans des lieux remplis d'horreur & de trifteffe, & quoique j'y femble aurorifé par les affurances que m'en a données 1'ombre du prince votre fils, & par les marqués divines qu'elle m'a gravées fur le bras droit, je fens bien mon imprudence en cette occafion. Tout*vous eft permis , feigneur, reprit l'affligé Zelabdin , puifque le ciel vous deftine pour être 1'époux de la belle Gerun ; j'aurois mauvaife grace de trouver a redire a une paffion qui doit faire tout le bonheur de fa vie, & .je fuis charmé au contraire que fes attraits aient fait une impreiïion fi vive & fi prompte fur les fens d'un prince auflï Tome XXII. K  146 Les m-illi et un quart d'hüure, accompli. Mais, feigneur, faites-moi la grace de m'apprendre enfin le fort de mon fils, puifque vous êtes le feul qui m'en puifliez dire des nouvelles certaines. Faruk en ce moment ne put fe difpenfer d'inftruire Zelabdin de la mort dcplorable d'Almaz , il lui en apprit toutes les circonftances dans le moins de paroles qu'il lui fut poflible, la punition de fes affaffins, 1'apparition de ce malheureux prince, 8c les ordres précis qu'il en avoit recus de fe rendre a Divandurou,. ou il 1'avoit afliiré du cceur de la belle Gerun. A peine , feigneur , le prince de Gur avoit achevé fon récit, qu'on vint brufquement annoncer a Zelabdin que le roi de Cananor en perfonne venoit de faire une defcente dans 1'ifle, 8c qu'il mettoit tout a feu 8c a fang. Ah ! feigneur, dit Faruk , c'eft a moi a vous venget de 1'oppreilïon de cet injufte monarque ; je périrai bientöt avec tous les miens, ou je vous apporterai fa tête avant qu'il foit peu. Le prince alors faifant une profonde inclination au roi, fe tourna vers la princefle : Et vous , lui dit-il, charmante «Gerun , oferois-je me flattet de vous être déja alfez cher pour mériter que vous fafliez au ciel des vceux pour un prince qui répandra jufqu'a la dernière goutte de fon fang avant que Ie roi de Cananor vienne a bout de fes laches prétentions. La princeife de Divandurou fut interdite dit  CONTES TaRTARËS. 147 coihplimenr du prince; elie ne favoit comment y répondre; mais fon amour femblant être autorifé par le grand prophéte & par fon père : Allez, feigneur , lui répliqua-t-elle , oü la gloire vous appelle , notre caufe eft trop jufte pour que la victoire foit du coté du roi qui veut nous opprimer; mais ne vous abandonnez point tant a 1'ardeur de vorre courage, que je puilfe y trouver une nouvelle matière de douleur. La princeffe ne put achever ces mots fans rougir -y & Faruk, tranfporté de joie de voit le cceur de la princeffe fenfible pour lui, courur fe mettre en état d'exécuter ce qu'il venoit de promettre. II alfembla en un mometit tous fes gens; & les troupes du roi Zelabdin s'étant jointes a lui, ils les conduifit vers les ennemis avec tant d'intrépidité, qu'on lifoit fur fon vifage des marqués affurées de fa victoire. Le roi de Cananor avoit d'abord infpiré une telle terreur dans 1'ifle , que tout fuyoit devant lui; mais Faruk ramenant les fuyards, le repoulfa li vigoureufement , qu'il fut obligé de reculer lui-même a fon tour. Défefpéré de fe voir vaincu par un feul homme , car ce n'étoit pour ainfi dire que Faruk qui faifoit pencher la vicFoire de fon cbté, il fe fit jour a travers milles épées pour le joindre; & le prince de Gur qui brüloit d'envie de mefurer fes forces contre celles du roi de Cananor j ayant fait plus de la moitié du chemin , K-a  \ I48 les MILLE ET un QUART d'hEURE , & renverfé tout ce qui fervoit d'obftacle a fa valeur , l'on vit entr'eux un combat terrible , qui fe termina enfin a 1'avantage de Faruk. Le roi de Cananor y lailfa la vie, & fa mort ayant découragé fes foldats, ils cherchèrent a regagner promptement leurs vailfeaux; mais le prince de Gur les ayant pourfuivis fans relache, ils pafsèrent tous fous le tranchant des fabres des foldats de Zelabdin & de Faruk, & leurs vailïeaux furent abandonnés au pillage. Après une viéloire aulli complette, Ie prince retourna au palais au milieu des acclamations de tout le peuple. II fut re$u de Zelabdin , & furtout de 1'incomparable Gerun , avec des traflfports de joie difficiles a exprimer. La fympathie qui fait ordinairement beaucoup de chemin en peu d'heures, lui avoit tellement gagné le cceur de cette princelfe, qu'elle avoir peine a modérer Ie plaifir qu'elle relfentoit de fe voir deftinée pour être 1'époufe d'un prince fi charmant. CXIV. QUART D'HEURE. Faruk , feigneur, étoit parfairement bien fait, les traits vifs , 1'air noble , 1'ame belle, extrêmement adroit, & brave au-dela de 1'imagination. C'en étoit plus qu'il n'en falloit pour enflammer  CONTES TARTARES. I49 une jeune princeffe , que fon heureufe reffemblance avec Gulguli-Chemamé faifbit adorer ace jeune héros. En un mot, Zelabdin ne voulut plus laifTer long-tems foupirer ces heureux amans. II les unir enfemble dés le jour même ; & déclarant Faruk pour fon fucceffëur, il alla peu de rems après rendre compte de fes aótions devant le tróne majeftueux de dieu. Voila , feigneur , routes les aventures de Faruk ; ce prince chéri de la belle Gerun , après avoir fincérement pleuré la morr de Zelabdin , paffa fes jours avec fon illuflre époufe dans une ' félicité digne d'envie, & lailFa après lui des princes donr la poftérité règne encore aujourd'hui dans les ifles de Divandurou. RETOUR Du M é n e c 1 n A b u beker. Dans le moment que Ben-Eridoun achevoit l'hiftoire de Faruk , l'on entendit par-tout Aftracan mille cris de joie qui retentirent jufqu'au palais de Schems-Eddin. Ce monarque, furpris de cette nouveauté , ordonna promptement au vifir Mutamhid de s'informer du fujet de ce bruit. II fortit pour cet effet du palais, mais y rentrant dans Imftant menie : Ah ! feigneur , s'écria-t-il tout K 5  15° Les mille et un quart i>'heureXét#* Lam.. Z 2 fa? ■ s >  CONTES TaRTARES. IJl d'or qu'elle ouvric, frotta les ye.ux du roi d'Aftracan avec 1'eau qu'elle avoit recueillie fur 1'arbre merveilleux de Serendib. A peine cette divine liqueur eut-elle touché les prunelies de SchemsEddin , qu'il y fentit une fraïcheur falucaire qui lui réjouit 1'ame ; deux efpèces de tayes qui empêchoient 1'effet des rayons vifuels s'évanouirent; & ce prince recouvrant en ce moment 1'ufage de Ia vue, auffi net qu'il 1'eut jamais eu avant le crime de Ben-Bukat qui 1'en avoit fi barbarement privé , s ecria tranfporté de joie: O ciel! eft-il bien poffible que I'obfcurité qui m'enveloppoit depuis fi long-tems fe foit diffipée? Oui, je vous reconnois, mon cher Mutamhid; c'eft vous-même Cuberghé, voici tous mes fidèles fujets dont les trans n'ont point été effacés de ma mémoire par un fi long aveuglement; enfin donc je revois la lumière. L etonnement fut fi extraordinaire, & la joie fi grande dans le falon, que l'on n'entendoit de toutes parts que des battemens de mains; mais le roi ayant fait faire filence , adrelfa la parole i la dame voilée qui étoit demeurée de bout dans un modefte filence. Qui que vous foyez, lui dit-il, illuftre héroïne de votre fexe, efpérez tout d'un fervice dont la récompenfe n'a point de ptix. La perte de ma chère Zebd-EUCaton ne me permet pas de partager mon tróne avec vous; jamais K 4  151 Les mille et un quart o'heure , femme , quelque belle qu'elle puiffe être , n'aura pouvoir fur mon cceur; mais comptez fur une reconnoiirance fans hornes 6c toujours nouvelle. Au refte, madame , ne me cachez plus, ni a mes fujers, une perfonne a qui j'ai tant d'obligation : levez ce voile, je vous en conjure, &c laiifeznous voir des yeux dont la vivacité éblouit, quoique leurs feux foient rompus par la gaze qui les cache. La dame voilée , a cette prière , crut devoir obéir. Elle leva fon voile; mais que devint SchemsEddin a cette vue qu'il ne put foutenir? il fe laiffa aller fur fon tróne, Sc ne reprenant 1'ufage de la parole que quelques momens après : Ah! ZebdEl-Caton, ma chère Zebd-El-Caton, s'écria-r-il, eft-ce bien vous que je vois, Sc mon cceur fur lequel votre image eftfi profcndément gravée, ne prend-r-il pas pour vous tout ce qui fe préfenre a mes yeux? Non, reprit la dame qui venoit d'óter fon voile , en verfant des larmes de joie, je fuis cette Zebd-El-Caton que vous av.ez crue morte ; je vis, & je fuis affez heureufe pour faire finir vos malheurs. Ah ! fans doute, reprit le roi, en embraffant tendrement fon époufe , tous mes mairx font finis, puifque je vous revois. Dieu m'eft témoin que je n'ai pas été un feul jour, depuis notre cruelle féparation ! fans répandre des larmes de votre perte; en voila donc la fource tarie.  iób Les mille et un quart d'heurë , n'aime que vous, votre amour feul fait tout mon bonheur: je languis dans les lieux oü je ne vous trouve point; & fi je puis être capable de quelque chagrin , c'eft de voir que notre félicité foit fi éloignée qu'il me faille attendre quatre ans pour être 1'époux de ma chère Abdarmon. Ma jeune maitreffe , continua Aben- azard, n'avoit au plus que dix ans, & j'en avois a peine quatorze , lorfque nous tenions des difcours fi tendres ; jugez quels ils pouvoient être , plus nous approchions du terme fi défiré. Enfin , madame , je ne crois pas qu'on puiffe jamais s'aimer avec plus de délicatelfe que nous le faifions; & nous touchions prefque a 1 heureux moment qui devoit couronner un amour li pur & fi fidéle , lorfque nous devïnmes tout d'un coup les plus infortunés amans de toute la terre. Nos pères fe brouillèrent pour quelque jaloufie de profeflion : un ennemi mortel du mien prit le foin de fomenter leur querelle par mille mauvais rapports ; & ce traitre , par fes artifices, vint fi bien a. bout de les défunir , qu'il fe forma entre eux une haine irréconciliable. L'on avoit commencé , madame , par rompre les engagemens que l'on nous avoit fait prendre Abdarmon & moi. L'on nous défendit enfuite abfolument de nous voir , & de concevoir jamais la moindre efpérance de raccommodement. Que ce coup  174 Les mille et un quart d'heure; tacher d'obtenir du ciel, par de bonnes aótions ; Sc fans nombre, le patdon de mes crimes ;auffibien me reprochai-je fans celfe 1'extrême cruauté dont j'ai ufé envers mes ennemis. Voila, madame, le récit fuccint & déplotable de mes malheurs; jugez a préfent fi vous ne pouvez pas bien, fans fcrupule , vous abandonner a ma conduite, lorfque je vous offre de vous accompagner par-tout oü vous aurez deffein d'aller. SUITE De l'Histoire de Zebd-El-Caton. J'Avois écouté 1'arabe Aben-Azar avec beaucoup de compaflion , pourfuivit la belle reine d'Aftracan. Comme je ne croyois pas, feigneur , pouvoir être en plus süre compagnie , j'acceptai fes offres , &c nous nous rendïmes a Aden par des chemins détournés. II appréhendoit qu'on ne 1'eüt foupconné d'avoir fait affaffiner fes ennemis ; nous n'y entrames que fur le foir, Sc nous allames droit a la maifon de fon père , a cjui il raconta 1'horrible vengeance qu'il en avoit prife , & de quelle manière il m'avoit trouvée. Ce bon homme fut fi fenfible au plaifir de revoir fon fils , dont il n'avoit point eu de nouvelles depuis long-tems , qu'il en penfa mourir  iSo Les mille et un quart d heure , ^ J'étois logée avec Aben-Azard , qui pafibittoujours pour mon époux, dans 1'extérieur du palais de ce prince. Je recevois a tout moment de nouvelles marqués du défir qu'il avoit de me plaire; mais fes affiduités étoient trop refpeéfueufes pour allarmer ma pudeur. Cependant fa paffion augmentoit a chaque inftant, & elle devint bientöc fi violente, qu'il réfolut , fans pourtant blefler fon équité , de mettre tout en ufage pour rompre un mariage dont 1'érroite union le rendoit extrèmement jaloux. 11 fit appelier Aben-Azard, 8c après avoir pris auprès de lui toutes les ptécautions les plus délicates pour lui découvrir fon amour , il lui propofa de lui donner des richelfes immenfes , & vingt autres femmes a choifit dans fon férail, s'il vouloit me rcpudier, & m'engager a répondre i fa paffion. Aben Azard, feigneur , qui connoiffoit a fond le fecret de mon cceur , 8c qui favoir bien que je n'aurois pas grand égard aux feminiens intcteffés du roi , fut interdit a cette propofition : Seigneur, lui dit-il, fi ce que votre majefté me demande dépendoit entièrement de moi, je puis 1'aiTurer qu'il n'eft point d'eftort que je ne fifte fur moi-même pour la fatisfaire; mais en époufant la belle Fatmé, ( c'eft ainfi que je m'étois fait appelier a Aden & a Serendib) je me fuis engagé par des fermens horïibles a ne la répudier que de fon confentemenu  j$i Les mille et un quart d'heure , ment de répondre a la tendrelfe dn roi, & d'accepter le rröne de Serendib; mais j'ofe vous aifurer , & la fuite de mes aventures en fair foi, que je n'ai jamais voulu éeouter certe propofition, toute glorieufe qu'elle put m'être. Enfin , ce monarque qui n'avoit encore ofé depuis trois mois me faire aucune déclaration précife , commencoit aconcevoir de telles efpérances d'être aimé & d'obtenir mon confentement pour ma répudiation , qu'il devoit dans peu m'offrir fa main & fon tróne, lorfque 1'arrivée d'Abubeker a Serendib renverfa tous fes projets. C'eft a. ce fidéle fujet, feigneur , a vous conter a. préfenr le refte de mon hiftoire; je vous dirai feulement que je fus tranfportée de joie quand j'appris de lui que vous ériez encore vivanr, & que je crus alors devoir inftruire le roi de Serendib de maqualité, & de la rromperied'Aben Azard.Quelque amoureux que fur ce monarque > après être revenu de fon étonnement au récit de vos aventures & des miennes, il renonca généreufement a la poll elfion d'un cceur qui ne vouloit point être a lui, & m'offrit tout ce qui dépendoit de fa grandeur pour me renvoyer a. Aftracan. J'acceptai feulement un vailfeau pour me conduire jufqu'a Ormus. Notre voyage a été heureux; j'ai traverfé enfuite toute la Perfe, accompagnée feulement du fidéle Aben-Azard que voici, & d'Abubeker  CONTES T~ARTARES. 185 que dans toute la perfe. Je paffai a Tauris, de Tauris a Hifpahan , & d'Hifpahan a Schiraz, oü je fis quelque féjour; mais oferai-je bien vous raconter , feigneur , ce qui m'arriva dans cette ville : Oui , fans doute ? & je divertirai votre majefté par mes extravagances, puifqu'elle m'a fi précifément ordonné de ne lui rien cacher de mes aventures. J'avois oüi parler de la fille du cadi de Schiraz , comme d'une perfonne d'une beauté achevée. Je 1'avois vue paffer plufieurs fois devant ma porte; & quoique fon vifage & fa taille fuffenr cachés par un grand voile fort épais , je m'en étois fait une idéé fi charmante, que j'en perdois le boire & le manger ; mais un coup de vent ayant un jour relevé le voile qui couvroit tant de perfèctions, j'en fus ébloui, & je réfblus de tout tenter pour me faire aimer d'une perfonne li accomplie. Je ne fongeois pas que j'avois prés de cinquante ans , & que je n'étois plus d'un age a exciter de grandes paffions dans le cceur d'une jeune perfonne; mon fol amour me lit tout oublier. Je fis confidence de la rendrelfe que j'avois pour Schahariar , (c'eft ainfi que fe nommoit cette. charmante fille ) a une vieille femme qui étoit voifine du cadi, & qui avoit accès dans fa maifon ; & lui prometrant une groffe récompenfe fi elle pouvoir toucher le cceur de Schahariar en ma faveur, elle parut y travailler de tout fon pon-*.  i8<3 Les mille et un quart d'heure , voir, & me faifant ma maitreffe tantót cruelle Sc tantót prête a fe rendre , felon que cela lui étoit utile , elle m'affura enfin que cette charmante fille étoit réfolue a m'accorder tout ce que je fouhaiterois d'elle. Je payai cette nouvelle fort gralfement j je me préparai pour le rendez-vous que j'avois recu. J'allai me mettre le plus propre qu'il me fut poffible, & je ne manquai point a 1'heure marquée. Je fus introduit par la vieille dans la maifon du cadi; Sc une jeune efclave m'ayant fait monter par un petit degré jufqu'au haut de la maifon, m'enferma dans un cabinet oü jene fus pas long-tems fans voir arriver 1'objet de mes défirs. Je fus fi tranfporté a cette vue, que je me jetai a fes genoux , Sc je les lui embraffois malgré fa réliftance, fans pouvoir proférer une feule parole, lorfque le cadi fon père enrra dans le cabinet. Ma frayeur fut extreme en ce moment; Schahariar s'évanouit, en lifant dans fes yeux toute fa colère, Sc le cadi 1'ayant fait reporter a fon appartement, je reftai le feul objet de fa fureur. Son premier deffein parut être de me faire donner la mort fur le champ ; mais changeant dè réfolution, il me fit lier les pieds Sc les mains, & voulant faire un exemple public de mon infolence, il me laiffa jufqu'au lendemain en la garde de deux efclaves noirs. Je ne faurois affez , feigneur, pourfuivit Abu-  CONTES TARTARES. 1S7 beker , vous repréfenrer ma douleur & ma confufion y je voyois bien que j'étois dévoué a Ia morr, mais je n'avois de regret a la vie que par rapporr a votre majefté , & je me reprochois fans celfe d'être la caufe , peut-être , que vos maux ne finiroient jamais. Je crus voir mes gardes fenfibles a ma douleur; je leurs offris tout ce qui dépendoit de moi, s'ils vouloient me laiifer échapper : ils rejetèrent d'abord ma propofition y mais 1'un des deux paroilfant plus touché que 1'autre , fit tant auprès de fon camarade, qu'il vint a bout de le gagner ; il ne s'agilfoit plus que de favoir de quelle manière je pourrois me fauver. II y avoir a ce cabinet une très-petite fenêtre qui donnoit fur la rue; ils me proposèrenr de me fervir des cordes dont j'étois lié pour me defcendre par cet eudroit : je 1'acceprai avec joie ; on me délia, 6c je me mis en état d'exécuter ce que nous venions de projeter: mais par malheur 1'ouverture de la fenêtre fe trouya-fi étrohe, que c'étoir rout ce que je pouvois faire que d'y paifer tout nud. Je ne balancai point a me dépouiller y je reftai en chemife &c en calecon ; 6c mes gardes m'ayant promis de me jeter mes habirs quand je ferois dans la rue , je fortis avec affez de peine , 6c me lailfai gliffer tout le long de la corde , qui mal * heureufement pour moi fe trouva trop courre. L'obfcurité m'empêchoit de voir de combien il  ï88 Les mille et un quart d'heure ; s'en falloit que je ne touchaffe a terre 7 mais n'ayant point d'autre patti a ptendre pour éviter la colère du cadi, je me déterminai , quelque accident qui put m'en arriver, a fauter ce qui m'en reftoit. J'exécutai ma réfolution ; mais votre majefté jugera de mon étonnement, quand je me fentis enveloppé dans un filet qui avoit etc placé exprès pour me recevoir , & que j'entendis de grands éclats de rire qui procédoient de mes gardes. Ah! feigneur , quelle fut ma douleut & ma rage de connoitre en ce moment que j'avois été la dupe de Schahariar, 5c qu'elle fe vengeok auffi ctuellement de l'amour que j'avois eu pour elle. Je fis mille douloureufes réflexions fur mon malheur, & de vains eftorts pour rompre les mailles du filet. La pièce avoit été trop bien concertée, je n'en pus venir a bout 7 je patfai toute la nuit, qui étoit alfez froide, dans ce cruel érat, & j'eus la confufion , le jour fuivant, de voir tout Schiraz accourir en foule a un fi rifible fpecfacle. Enfin , le cadi fit celfer cette plaifanterie fur le foir j on defcendit le filet, j'en fus tiré : je recus par fon ordre cmquante coups de baton bien appliqués 7 l'on me rendit mes habits, & l'on me permit enfuite de retourner a mon logis a la faveur de la nuit. Je le regagnai avec affez de peine fans dire a. mon hóte le fujet de mon abfence; il avoit été un des premiers témoins de ma honte,  CoNTES TaRTARES.' 189 mais heureufement il ne m'avoit pas reconnu, & j'eus encore le chagrin d'entendre tout au long mon hiftoire, & d'être obligé d'en rire pour 11e lui pas faire croire. que j'en étois le principal perfonnage. Vous pouvez croire, feigneur, que je fus guéri bien promprement de mon amour, & qu'après une telle avanie , je ne fis pas un long féjour dans Schiraz , j'en forris dès le lendemain. Je gagnai Ormus, & m'embarquant fur le premier vailfeau qui parcit pour les Indes , nous defcendïmes a Diü (1); je n'y trouvai point encore ce que je cherchois i je rraverfai une partie des Indes, & j'arrivai enfin vers 1'habitation des Sages (1) ou Gymnolophiftes Indiens ; ils demeurent fur une petite (1) L'ifle de Diü eft a vingt lieues de l'entrée du golphe de Cambaye , les Indiens la nomment Dive en prononcajit fort doucement cette dernière lettre. Ce mot , en indien, iïgnifie l'ifle : & l'on nomme cel!e-ci Diü ou Dive tout court par excellence. (1) Certe demeure des Sages indiens qui étoient a peu prés les Jogues ou Joguis dont j'ai déja parlé, étoit juftement au milieu des Indes : il y avoit fur la montagne qu'ils habkoient, un puits facié ; & le plus folemnel ferment qu'on put faire , étoit de jurer par 1'eau de ce puits. Prés de ce lieu on voyoit un grand baffin en forme d'un réchaut plein de feu, d'oü forroit une flamme de couleur de plomb fans fumée ni odeur, qui ne paffoir jamais les bords de ce baiïïn : c'étoit-la que les Indiens fe venoient purifier des fautes qu'ils avoient commifes, Sc la raifon pour laquelle leurs Sages les nommoient le puits de la faute, 8c le baMïn du pardon. On y voyoit encore deux tonneaux de pierre noire, 1'un pour Ia pluie, & 1'aurrs pour les vents; celui de Ia pluie s'ouvroit qttaud 1'lnde étoit affligés 4ant, en deraier cas, au mufti qui eft fouvcrain dans cette maaère,  298 Contes Mogols. être effrayé, ne fit qu'en rire. Seigneur , répondit-il au fuitan d'un air auffi libre que refpectueux , je fuis perfuadé que, fur des ames balles Sc ferviles, 1'or a un grand afcendant; pour moi, j'en fris fi peu d'eftime , que je ne crois pas que les yenus de ce métal foient comparables a la puiffance que je fais donner a un morceau de papier. En même tems il demanda au fuitan la permiffion d'écrire un petit billet qui lui alloit faire voir des chofes merveilleufes, Sc 1'ayant obtenue , il écrivit deux lignes , mit le billet piié dans fa bouche, & 1'aflura que, par le moyen dé ce charme ou talifman, il étoit devenu invulnérable , & que s'il vouloit en faire 1'expérience , il pouvoit le frapper hardiment de fon fabre, fans crainte de 1 ofFenfer. Le crédule fuitan ayant tiré fon cimeïerre , lui en déchargea un fi grand coup fur la tète, qu'il la lui fendit jufqu'a 1'endroit ou étoit le billet, dans lequel il lut ces mots. Je fais mourir mais je ne fais pas communiquer mon fecret. On peut juger de 1'étonnement Sc de la douleur de ce monarque. Le fuitan ayant donc apptis qu'un nouveau philofophe avoit fait une pareille opération dans Damas , il le fit enlevet Sc conduire dans fon palais, avec deffein de s'y prenftre d'une autre manière pour 1'engager a lui communiquer fon fecret : Fariabi ( c'eft le nom de notre hote) qui ignoroit Fhiftoire que je viens de   314 Contes Mogols. zemzem, ( 1) fait fept autres tours entre Safa (i) & Mervé, & jetté des pierres dans la vallée de Menah, (3 ) mon mari prit la route de Medine (4) avec Ia caravane qui étoit venue par terre ; après y avoir vifitc le tombeau du faint ptophête, il revint heureufement a Ormuz : nous que l'on fait dans Ia plaine, qui eft au bas de cette montagne, en mémoire du facrifice d'Abraliam. Viye? les voyages de Thevenot, tome: H.fol 497. (1) On voit pareillement k Ia face oriëntale du Kaaba , Ia fontaïne ou le puits Zemzem enfermé dans une chapelle k quatre porres; on en tïre continuellement de l'ea>i pour tes pélerins; ils croyent qu'il provient de la fource que dieu fit paroïtre en faveur d'Agar 8c d'Ifmaef, qu'Abraham avoir chaffé de fa maifon. Voye^ la Btblot. Oriënt, fol. 917. & Chardin.tome VU.fol. 580. (1) Safa & Mervé Coat deux petites buttes k trois eens pas I'une de 1'autre ; on fait ces tours d'un pas inégal, 8c comme fi l'on cherchoic quelque chofe; cela repréfente, felon eux, 1'embarras 8c 1'inquiétude d'Agar durant la foif de fon fils , 8c la peine avec laquelle elle cherchoit de 1'eau. (5) Menah, eft a quatre Iieues de Ia Mecque; 1'on y doit jetter fept pierres par-deifiis 1'épaule : les mahométans en rapportent trois raifons; les uns difent que c'eft pour renoncer au diable , 8c le rejeter i 1'imitation d'Ifmael, qu'il voulut tentet au moment que fon père Abraham alloit te facnfier , Sc qui Ie fit fiiir eu lui jertant des pierres ; les autres, qu'ayanr voulu empêcher Abraham d'égorger Ifmael, ils 1'éloignèrent tous les trois par ce moyen; 8c les troifièm--s, que c'eft en mémoite des pierres qu'Adam jeta au diable, lort qu'il revint 1'aborder , après tui avoir fait commettre lc pêché ori. ginel. Au refte, l'on voit bien laméprife des mahométans, qui confondent Ifaac avec Ifmael. (4) Medine, de Ia partie de I'Arabie appellée Jgiaj, eft recommandable par le fépulcre de Mahomet, que les pélerins vifitenr otdinairemenr au retour de Ia Mecque; ils n'y font point obligés par la fói, comme ils Ie font a faire Ie voyage de la Mecque, Mahomet  Contes Mogois. 315 jouifiions alors d'une fanté parfaite; mais elle fut troublée au bout de fix mois par un accident terrible & des plus funefte : mon fils, fa femme & moi, nous étions allés a une demi - lieue d'Ormuz, a une maifon utile qui nous appartenoit, & Bahalul éroit refté feul a la ville avec fes efclaves , lorfque le feu prit la nuk dans notre quartier, avec une fi grande rapidité, que notre maifon fut réduite en cendres en moins d'un quart d'heure : mon mari & tous fes domeftiques qui dormoient profondément, ne purent échapper a la violence de la flamme dans laquelle ils périrent, & tout 1'or , 1'argent & les richelfes que nous polfédions , furent perdues dans 1'incendie , ou pillée par la populace qui vint pour éteindre le feu. Jugez, mes feigneurs & mes dames, continua Karabag, de 1'extrême douleur que nous reffentimes a une nouvelle auflï tufte; outre la perte que nous faifions de Bahalul, nous nous voyons fans cette divine poudre, qui étoit la fource de tous nos biens; elle avoit fans doute été confumée avec lui, tk nous nous trouvames réduits a vivre dans notre bien de campagne ayant feulement dit a fes feöateurs, étant proche de la mort, que fi quelqu'un , retournant des lieux faints, avoit la curiofité de venir voir fon fépulcre, il le prioit de dire pour fon ame un Fatha, quï eft une oraifon rirée de 1'acoran : il n'y a gucre que Ia cacavane dé* Damas, qui a fon retour paffe par Médinc.  316 Contes Mogols. avec une extreme frugalité : nous nous y accoutumames cependant, & après avoir féché nos larmes, nous commencions a nous faire a la vie champêtre, lorfque mon fils eut un rêve alfez lingulier; un vieillard vénérable lui apparut pendant une nuit : Albaert, lui dit-il , fi tu veux avoir plus de richelfes que tu n'en as perdu a la mort de ton père, va a Chitor; (i) tu y trouveras, prés la porte de la principale mofquée, un aveugle qui te découvrira un tréfor d'un prix ineftimable. Mon fils ne fit pas grande attention a ce rêve, il le regarda d'abord comme 1'eifet d'une imagination échauffée, & crut que la douleur feule d'avoir perdu fon bien lui avoit produit pendant le fommeil ces yapeurs de richefles; mais le même vieillard lui ayant deux autres fois répété la même chofe pendant qu'il dofmoit , il nous communiqua fon rêve, Sc nous fit entendre qu'il feroit prêt a entreprendre le voyage de Chitor, s'il avoit alfez d'argent pour cela. Nous ne pouvions faire une fomme confidérable qu'en vendant notre bien de campagne, & nous n'étions pas d'humeur a nous en défaire fur la foi d'un fonge , lorfqu'un jour que je revenois du (i) Chitor, province de 1'empire du grand Mogol, dans la terreierme de 1'Inde, entre les provinces de Guzarate, avec une ville du même nom; l'on y voit encore des reftcs d'édifices publics fort nugnifïques. .  Contes Mogols. 317 bain, un eunuque m'abordant, me remit un billet de la part de la princeffe Canzadé : voici a peu prés ce qu'il contenoit. Je ne puis être plus long-tems fans vous voir 3 ma chère nourrice ; comme vous ave\ vos entrees libres au férail3 projzte^-en ; mais ne perde^ pas un moment: j'ai des chofes de la dernière conféquence a. vous communiquer. CIN QU1ÈME SOIRÉE. Fin de l'Hiftoire de Karabag. Sitot que j'eus lu cette lettte , je courus au palais; j'y trouvai la princeffe fondante en larmes: elle m'embraffa tendrement, & dans 1'excès de fa douleur, elle fut plus d'un quart d'heure fans pouvoir me parler; enfuite ayant repris fes efprits : ma chère Karabag, me dit-elle, m'aimez-vous alfez pour tout rifquer pour 1'amour de moi ? Vous n'en pouvez point douter , ma chère fille, répondis-je. Eh bien, reprit la princelfe , voila dix bourfes de mille pièces d'or chacune, 8c pour autant de diamans, que je vous ordonne de faire vendre , fi vous le jugez a propos; avec cet argent trouvez - moi un vaiffeau, fur lequel , s'il eft polfible , je veux dès  318 Contes Mogols. la nuit prochaine fuir d'un lieu qui ne m'infpire que de 1'horreur, & dans lequel je m'arracherai la vie, fi vous n'apportez un prompt remède a mes maux; ne cherchez pas a combatcre ma réfolution, les momens me font trop précieux pour les employer en difcours inutiles ; allez , Sc revenez fur le foir m'annoncer mon départ. Je reftai immobile aux ordres de la princefle, pourfuivit Karabag : mais ma chère Canzadé, lui dis-je, effrayée de 1'état oü je la voyois, avez-vous bien fait reflexion a ce que vous me propofez; en concevez-vous toutes les difficultés, Sc fongez-vous bien .... J'allois continuer, lorfque la princefle tirant un poignard, en tourna la pointe vers fon cceur, Sc prête a 1'y enfoncer, faites ce que j'exige de vous, me dit-elle, ou laiflez-moi me priver d'une vie qui m'eft odieufe; quand je ferai en liberté de vous expliquer jufqu'oü va 1'excès de mes maux, vous conviendrez que la mort feule ou la fuite font les remèdes que j'y puis apporter. II n'y eut rien a répliquer au difcours de Canzadé; je fortis, avec promefle d'exécuter fes intentions; je revins au logis, & ayant fait part a mon fils Sc a fa femme de la converfation que je venois d'avoir avec la princefle, ils me repréfentèrent 1'un Sc 1'autre que c'étoit ld la plus belle occafion que nous puiflions  Contes Mogols. jamais trouver de faire le voyage de Chitor ; qu'il ne falloit pas manquer d'en profiter , & fermant les yeux fur tous les dangers d'une entreprife auffi périlleufe, après avoir remis le foin de notre bien au feul efclave qui nous étoit relfé, ik dont la fidélité nous étoit connue, Albaert s'affura d'un vailfeau, dont le capitaine, qui fe ttouva heureufement de fes amis, ébloui par mille pièces d'or qu'il lui oifrit, n'héfita pas un moment de lui promettre de mettre a la voile cette nuit même. J'étois convenu avec la princeffe, que fur la brune elle m'envoyeroir a la porte de la principale mofquée d'Ormuz, le même efclave qui m'avoit remis fa lettre, ik que la, je lui rendrois une réponfe pofitive. Je lui fis tenir un billet, par lequel je lui mandai que fes ordres étoient exécutés , ik que je 1'attendrois jufqu'a minuit a la porte d'Ormuz , qui donnoit du cóté de la mer. Elle n'y manqua pas , ik, fuivie du feul eunuque qui s'étoit chargé de fes commiffions , ik qui lui avoit apporcé un habit d'homme, elle s'y rendit avant dix heures. Mon fils , ik fa femme pareillement traveftie en homme, alfurèrent alors la princeffe d'un attachement inviolable a fes intéréts; ik ayant gagné le pott, nous fümes conduits par le capitaine , qui nous y attendoit, jufqu'a fon. vailfeau j qui  Contes Mogols. }ii & en embraflancla princeffe, quoique la renommee nous ait déja inftruites d'une parcie de vos aventures , vous nous ferez un plaifir extréme de nous en apprendre vous-même le détail j mais comme voici d peu-près 1'heure d laquelle nous devons nous retirer , il vaur mieux remettre ce récir a demain : affurez-vous feulement que nous prenons teut 1'intérêt poflible a ce qui vous regarde, & que nous vous rendrons tous les fervices qui dépendront de nous. Canzadé en ce moment alloit fe profterner anx? pieds des fultanes , que malgré ce que venoit de dire Gehernaz , fans y faire trop d'attention, elle prenoit toujours pour des intelligences bienfaifantes , fi elles ne 1'en avoient empêchée: elles lui firent toutes mille carelfes , & ayanr donné des ordres pour qu'on redoublat 1'attention & le refpecr qui lui étoient dus , elles fe difposèrent a écouter le lendemain avec plaifir, Ie récit de fes aventures. Si les princes & les fultanes avoient été contents de 1'hiftoire de Karabag , le fuitan Oguz, qui du lieu oü il étoit placé n'en avoit pas perdu une feule parole, l'avoit écoutée avec beaucoup de fatisfaction. Mon cher Cothrob, dit-il d 1'iman, quand ils fe furent rejoints, je fuis bien curieux de favoir les aventures fecrètes de la princeffe d'Ormuz • je m'intéreffe extrêmement a ce qui Tome XXII. X  CóNTEs fVlOGÖtS. J2| perte irréparable , puifque fi eile eut vécu , elle ni eut fans doute préfervée des malheurs qui m'ont accablée jufqu'a ce moment. Les perfounes que le fuitan mit auprès de moi n'oubliant rien de ce qui pouvoit me fonner - 1'efprit & le cceur , m'infpirèrent tous les fentimens que doit avoit une grande princelfe. Je palfai les dix premières années de ma vie aifez tranquillement , Sc fans qu'il m'arrivat rien de remarquable : j'entendois feulement quelquefois dire aux efclaves qui me fervoient , que j'étois belle ; msüs j'autois mauvaife grace de vous rapporter tous les difcours flateurs dont elles m'entretenoient, aujourd'hui que les chagrins les plus vifs , Sc la fatigue de l'efprit &du corps ont fait un tel changement fuf mon vifage , qu'ils n'y ont laiffé prefqu'aucune tracé des graces que l'on m'affuroit y être autrefois ; il eft cependanr vrai que cette funefte beauté , telle qu'elle étoit , a produit des effets fi extraordinaires , qu'elle m'a réduite dans la misère oü je fuis, & qu'elle eft caufe que je mène une vie errante Sc infortunée. Je n'avois guère que treize ans , Sc dans ce tems d'une extréme innocence, le prince Cazan-Can . mon frère , qui en avoit déja plus de dix-huit, paffoit les journées entières avec moi, Sc haïifoit toute autre compagnie que la mienne : j'étois fi éloiguée de penfer qu'il y eut du mal a receyoir fes carelfes, que 1 X z  3X4 CoNTEs MoeoLS." ks prenant pour des marqués d'une amitié iincère j je me favois un gré infini d'avoir un frère qui m'aimat fi cendrement; mais , quand avec un peu plus d'age , je remarquai trop d'empottemenr. dans fes carelfes , je cpmmencai a les craindre , cc je crus difcerner en lui les tranfports d'une paffion illégitime , que je n'avois regardée jufqu'alors que comme 1'effet d'une amitié pure & innocente , 8c je foupgonnai que 1'indulgence que j'avois eu jufqu'alors pour ce prince, lui avoit pcutêtre donné lieu de concevoir des e.fpérances , ik de fonner des deffeins qui olfenfoienr le ciel 8c la nature;: je ne me trompai poinr, & je fus bien-tc')t éclaircie de ce que je craignois d'apprendre., Un jour que je receypis les témoignages de la tendrelfe de Cazan-Can avec quelque forte de répugnance , il en parut furpris : Canzadé, me dit-il, que veut fignifier cette froideur ? qu'ai-je fait qui doive avoir diminué votre affection pour moi ? efr-ce paree que je vous aime rrop, que vous voulez celfer de me rendre le réciproque ? Tous les excès ne font pas pardonnables, repris-je en ce moment, & je me contenterai toujours avec vous , feigneur , d'une amitié raifonnable 8c modérée , telle qu'un frère la doit avoir pour fa fecur. Ah! Canzadé, me répondit précipitamment le prince, ma chère  JitT Contes Mogols. 1'avoit précédé , m'épouvanta a un tel point que je reftai prefque fans mouvement; mais reprenant bientót mes efprits. Ah ! mon frère , m'écriai-je en ce moment, de quelle honte Sc de quelle confufion me rempliffez-vous ? votre feule préfence m'allarme , Sc je donnerois de bon cceur tout mon fang pour démentir mes breilles, Sc n'avoir point entendu Ia déclaration Ia plus criminelle qui puiffe jamais fortir de la bouche d'un prince tel que vous : s'il vous refte encore quelque fentiment de vertu, oppofez les, feigneur, a. ces mouvemens d'une paffion horrible, & ne déshonorez pas votre vie ,.par une tache fi noire, que tout votre fang ne pourroit jamais effacer. Je ne trouve point de honte , reprit Cazan-Can, a aimer ce que la nature a produit de plus aimable; la beauté dans la perfonne de ma fceur eft auffi puilfante fur mon cceur, que Ie pourroit être celle de la perfonne la plus étrangère; & malgré tous les obftacles que vous pourrez y apporter, je vous aimerai toujours de même jufqu'au tombeau. Et moi , répliquai je en le quittantavec la dernière indignation, je ne regarderai jamais votre paffion qu'avec horreur , je vous fuirai comme un monftre , & je n'aurai que de 1'averiion pour vos déceftables penfées. Je ne puis affez vous exprimer, mefdamest  Contes Mogols. 317 1'extrême douieur que je reffentis de cette déclaration ; elle fut d'autant plus violente , que je ne pouvois toujours , comme je 1'aurois fouhaité, éviter le paince; & en attendant que le tems, la raifon, 011 enfin 1'autoriré du fuitan mon père y apportaflent du remède , je fis mon pollible pour cacher un amour donr il me fembloit que je partageois la honte; mais quelque précaution que j'y apportalfe , le prince s'aveugla de telle forte, qu'ayant perdu toute retentie , fa paffion pour moi parvinr jufqu'aux oreilles du roi notre père, & ce fut au moment que ne pouvant plus foutenit les perfécutions de Cazan Can ; j'allois lui en porrer mes plaintes. Ce monarque indigné au dernier point, & informé de tout ce que j'avois fouffert du prince, le fit appeller; & après lui avoir parlé avec toute 1'aigreur que méritoit fon procédé , il Ie menaca de route fa colère , s'il perfiftoit dans des fentimens auffi horribles, & crur ne pouvoir mieux éreindre cette infame paffion, qu'en me mariant avec quelque fuitan de fes voili.ns. 11 y penfoit fort férieufement; mais a peine, pour ainfi dire, eut-il formé cecte réfolution, que frappé d'une fièvre très-aiguë qui le mir en danger de la vie, il fit venir le prince au chevet de fon lit, & après lui avoir fait les exhortatious les plus fortes & les plus tendres a mon fujet , il lui X 4  3*3 Contes Mogols. donna fa malédicfion , s'il pcrfévéroit dans fa malheiireufe paffion pour moi , & m'ordonna exprefTément ( quelque chofe qui put arriver ) de ne jamais fouiller fa race par un «ïariage inceftueux. Mon frère qui paroilfoit en ce moment très-repentant de fon crime, alfura fi fortement mon père que fes remonrrances avoient opéré fur fon cceur, & qu'elles venoient d'y étouffer Ie malheureux amour qu'il avoit con$u pour moi, que la joie qu'en relfèntit ce bon monarque, caufa en lui une révolution confidérable : fa fièvre augmenta, & malgré tout 1'art de la médecine, il expira le lendemain entte nos bras. Le nouveau fuitan ne vit pas plutöt que 1'ange de la mort avoit ferme les yeux a notre père, qu'rl monta fur le tróne, avec les applaudilTemens de rous fes fujers. II rendit d'abord les honneurs funèbres au monarque défunt, avec beaucoup de magmficence, & occupé pendant plufieurs jours de la feule adminiif ration de fon royaume , il me fit concevoir quelque efpérance , qu'il étoit véritableraenr cbangé a mon égard, & cela feul apporca du fbulagement a la douleur exceffive que je relfencis de la perte d'un père qui éroir le feul que je puife oppofer aux défirs injuifes de CazanCan. Mais que je me vis cruellement rrompée quelques jours enfuite! au lieu qu'auparavant je «'avois eu a combattre que la paffion d'un frère  Contes Mogols." 331 avoit eu jufqu'a préfent pour moi, rien ne ie pourroit empêcher d'ufer du pouvoir abfolu qu'il avoit dans fes états. Je palfai les huit jours que le fuitan m'avoit donné, dans uneamèredouleur: uniquement occupée des moyens d'éviter fa tyrannie , par la mort, ou par la fuite ; je ne penfai qua gagner quelqu'un des efclaves du férailj & comme avant que j'eulfe bien concerté de quelle manière j'y parviendrois, le tems que l'on m'avoit donné étoit prêt d'expirer , je crus devoir diffimuler; & Cazan-Can étant venu dans mon appartement: je vois bien , feigneur, lui dis-je , que je m'oppofe vainement a vos volontés j j'avoue que je fens une exttême répugnance a m'y rendre; mais après avoir réfiifé autant qu'il m'a été poffible a votre puiflance abfolue, pour me juftifier pleinement de 1'action a laquelle vous me contraigniez , je vous demande encore un mois que je vais employer a furmonter toutes les difficulrcs qui fe font jufqu'a préfent élevées dans mon cceur. L'on peut juger de la joie extréme du fuitan ; il fe crut déja. au cemble de fon bonheur , & fe jettant a mes pieds qu'il embraffa avec des tranfports extraordinaircs, il m'accorda fans peine le terme que je lui demandois, & dés le jour même il m'envoya des préfens d'une richefle immenfe. Quoique j'euffe auprès de moi des perfonnes-  J5<5 Cohtes Mogols; peut s'imaginer dans les apptoches de la mort que nousavions cru certaine enarrivant dans Iifte déferte que nous quittions, n'avoit eu rien de fi épouvanrable pour moi , que la rencontre de Cazan-Can ; car, mefdames , c'étoit le fuitan d'Ormuz, au pouvoir duquel je venois de tornber j aufli fus-je long tems fans reven» de la frayeur mortelle qui m'avoit réduite dans un état auffi déplorable. Je n'étois pas la feule dont 1'efprit fut violemment agité j fi Cothbedin portoit fur fon vifage des marqués du plus violent défefpoir , celui du fuitan mon frère, ne fit pas paroïtre moins de fureur. Après les premiers mouvemens de joie qu'il reffentit de m'avoir retrouvée : oh ciel, s'écria-t-il d'abord , vous me rendez donc Canzadé , au moment que j'avois perdu toute efpérance de la revoir jamais! mais , en m'adreffant la parole , je vois bien, pourfuivit-il, que vous êtes toujours cette cruelle & inexorable princeffe que je n'ai pu fléchir , & que ma rencontre vous eft plus odieufe que celle du monftre le plus furieux. De quelque frayeur que je fuffe faifie, je crus ne devoir lailfer aucun efpoir a Cazan-Can & le regardant avec plus d'alfurance qu'il n'en attendoit de moi : Oui, feigneur, lui dis je, je fuis auffi aftligée de me trouver en votre puiflance, que je ferois charmée fi je voyois en vous un frère  Contes Mogols. 357 tel que vous devriez être ; & fi, en vous fuyant comme un prince que vorre paffion me rendoir abominable, j'ai effuyé les plus grands périls, je fuis prêre encore a les affronter lorfque vous perfe vérerez dans les mêmes fenrimens , & j'ofe vous affurer que je crains moins la mort, que de confentir a vos déteftables deffeins : Ah ! s'écria Cazan-Can d'une voix terrible , je ne dois plus chercher la caufe de votre fuire; ce n'eft pas la haine feule pour un frère qui vous adore, qui vous y a déterminée, il falioit que votre cceur füt vivement frappé d'un autre objet ; je n'en puis plus douter en vous voyant avec ce vaillant inconnu. Qui que tu fois, continua-t il , en fe tournant du cóté du prince de Vifapour, ru me vends trop cher le bienfait que je tiens de toi, & tu me réduis dans une peine plus grande que celle oü j'étois , puifque fans lacheté , & fans ingratitude , je ne puis t'arracher Ia vie dont tu jouis, ni te laiffer vivre qu'aux dépens de tout mon repos. Ces paroles prononcées d'un air a me faire rrembler , firent changer de couleur a Cothbedin : peu accoutumé a de pareils difcours, je vis bien fur fon vifage, que la feule crainte de medéplaire, ou de rendre ma condirion pire qu'elle n'étoit, caufoit fon plus grand embarras, c'eft pourquoi prévenant fa réponfe : feigneur , répliquai-je au fuitan, je demande a notre pro-  358 Contes Mogols; pkête , que dans mes malheurs je n'ai point intttilement invoqué , qu'il m'abandonne aux difgraces fans aucun fecours, fi j'avois jamais vu cet étranger avanr que d'aborder a cet ifle, oü le ciel a permis qu'il fe foit trouve pour Ia défenfe de votre vie. Eh qu'importe, s'écria Cazan Can, qu'il ait .part ou non , a la fuite de Canzadé ,. fi depuis ce tems il atrouvé le fecret de lui plaire ? Je ne m'en appercois que rrop dans vos difcours. Quand il ne m'auroit pas ditlui-même qu'il vous adore, cien ne fauroit tromper des yeux auffi intérelfés- que les miens , & je reconnois dans ce braVe guerrier des qualités'trop grandes & trop aimables pour mon repos, pour qu'elles n'ayent fair qu'une légère imprelfion fur vorre cceur. Seigneur , inrerrompit Cothbedin en ce moment avec une contenance affurée , je n'ai point ces qualités , qui vóus donnent de 1'ombrage , & quand elles fe rencontreroient en ma perfonne , la princelfe n'y auroit pas fait attention dans un inconnu, je crois du moins que ce font fes fen-. timens; X 1'égard des miens , puifque vous ne les ignorez pas, je né chercherai poinr a. les juftifier par la crainte d'une mort que j'ai vue, ily aquelques momens, très-procha'ine, fans frayeur, & de laquelle , avant vous , perfonne n'avoit été aifez hardi pour me menacer. Tu te déguiferois vai-nement devant moi par quelque confidération  Contes Mogols.' 359 que ce puifle être, reprit Cazan-Can; je ne vois rien dans toute ra perfonne, qui ne me faffe juger que ta naiffance eft illuftre; mais plus elle feroit élevée , plus la certitude que j'en au rois re feroit fatale, & tu ne me ferois jamais fi odieux que quand je te faurois dans un rang a pouvoir afpirer a Ia pofieffion de la princelfe; ne m'apprens donc point qui tu es, & fache que la fortune m'a donné aujourd'hui la plus ample marière qu'elle pouvoit m'pffnr, d'exercer route ma vertti : je tacherai de n'être point tout-a-fait ingrat envers roi; mais auffi je n epargnerai rien pour t'empêcher de tfiom. pher de mon malheur. Le prince, a ces difcours, avoit toute la peine imaginable a fe contenir dans les bornes de la modération, jettant les yeux fur moi pour me faire comprendre la fituation douloureufe oü il fe trouvoit; mon frère nous furprit, dans ce moment, & appercut fans doute dans nos regards quelque chofe de trop tendre; cette vue le fit entrer dans une fureur qu'il n'eut pas la force de diffimuler : C'en eft trop , s'écria-t'il, & peu s'en faut, audacieux étranger, que tu ne me faflè fortir des bornes que j'ai bien voulu me prefcrire ; n'irrite pas plus long-tems une ame agitée des plus cruelles paffions, retire-toi de ma préfence & laiffé moi la liberté de délibérer de ta deftinée & de Ia mienne. Madeftinée, reprit fièrement le* prince de Vifapour, qui commenjoit 2 Z4  Contes Mogols. 361 n'étoit balancé par 1'outrage que tu m'as fait, je n'ai ni bien , ni dignité , que je ne partageaffe avec roi, comme avec mon libérateur ; je re dois la vie; je veux m'acquitrer de ce fervice en t'offrant, fuivant ma promelfe, de te faire conduire en tel endroit de la terre que tu voudras choifir, excepté dans mes érats, oü je te défends de jamais mettre le pied; prépare-toi donc au départ dans ce moment; relfouviens toi bien que notre fépararion doit être éternelle, & que tn ne dois jamais t'expofer a chercher la princelfe d'Ormuz , fi tn ne veux te livrer a une mort alfurée. Cothbedin auroit certahiement répondu avec hauteur aux difcours du fuitan , s'il n'avoit craint d'augmenter encore mes malheurs. Je fuis affez payé du fervice que je r'ai rendu par la faciliré que tu m'offre de quirter ce rivage, lui dit-il; fourfre donc que je monte le vailfeau que tes ennemis , qui fans doute n'étoient que des pirates, ont laiffé fur ces bords, & permets feulement que quelques-uns de tes matelots puiffent le conduire jufqu'au premier port. Cazan-Can charmé de voir la réfolution de Cothbedin , envoya fur-le-champ vifiter ie vailfeau; il ne s'y trouva que douze captifs enchainés 6c enfermés dans le fond-de-cale ; tous les pirates, qui faifoient eux-mêmes la manceuvre ayant péri dans le combat. Ces douze malheureux étoient  3f>2 , C 0 N T E S M O G 0 I S. dans uri état déplorable , & prefque morts de faim. Le prince de Vifapour ayant fait brifer leurs chaines, & en ayant trouvé fix parmi eux capables de conduire le vaiffeau, qui fe trouva chargé de vivres néceiTaires, vint prendre congé du fuitan, Sc lui dir que n ayant pas befoin de fes gens, il ne vouloit point dimin.uer fon équipage. Je fens par ce refus, lui répondit CazanCan , toute 1'étendue de ta fierté & de ta délicareffe; tu ne veux m'avoir aucune obligation; ce vailfeau t'appartient par droit de conquête : adieu , brave inconnu, accufe mon malheur SC non mon ingratitude ; fur-tout relfouviens - toi que nous ne devons jamais nous revoir, & que la Perfe eft un lieu mortel pour toi. Tu me 1'as déja dit, reprit le prince, je ne 1'oublierai pas; Sc fi -neus nous revoyons encore, en quelqu'endroit que ce puifle être , je fouhaite que cette rencontre te foit auffi favorable que la première: alors , fans attendre la réponfe du fuitan , il fe retira , monta fon vaiffeau, & partit fans pouvoir me dire une feule parole.  j t>4 C o ï n t e s Mogols* s'étoit mis en mer pour me pourfuivre, 1'avoic empéché de donner des ordres que la prudence exigeoit de lui pendant fon abfence, & que comme un fimple aventurier , il étoit parri prefque feul fur le premier de fes vailfeaux qui s'étoit trouvé pret a. faire voile : il fit donc acheter un petit brigantin , & en attendant le rétablilfement de fa fanté, il envoya annoncer fon prochain retour a Ormuz. Ce que Cazan-Can avoit craint, étoit arrivé. Abdarmon, fuitan de Balfora, (i) avoit, pendant 1'abfence de fon frère, fait des pratiques fecrettes dans fes états : c'eft ce qu'après plus de deux mois, que fes blelfures le retinrent a Cananor , il apprit de 1'officier qu'il avoit envoyé a Ormuz, & qui revint dans la ville oü nous étions. Abdarmon profitant des mauvaifes impreffions que la paffion de mon frère pour moi nvó*it faite fur fes fujets, leur fit entendre que le prince Daoud-Can, mon père, avoit ufurpé le tróne fur un de fes oncles, & qu'il n'éroit pas (O Balfora ou Bajjbra, ville capirale du royaume de ce nom, fituée a 1'extrêmité de 1'Arabie déferte, 8c proche de 1'Arabie heureufe, qui eft a fon midi a deux journées au-deffous du lieu oü fe joignent les deux fleuves, 1'Euphrate 8c le Tigre, fur Je bord de Schat-El Aatab, qui n'eft autre que 1'Euphrate ik le Tigre joints en. femble; fon port eft très-bon 8c trés-fur, éranr a douze Iieues de la. mer en eau douce, 8c il eft large 8c fi profond, que les plus grijs, vaiffeaux y viennent fans crainu.  Contes Mogois. 365 jufte que le fils d'un ufurpateur dont les mceurs étoient auflï dépravées, & duquel ils ne devoient attendre qu'un règne très-duf, fut leur roi. Il appuya fes raifons d'une armée navale très-confidérable, qui fe préfenta devant Ormuz , & fe rendit maïtre de toute l'ifle & d'une partie des états de mon frère , fans verfer que très-peu de fang , les premiers du royaume ayant été intimidés pat fes menaces, ou cotrompus par fes préfens. Le vifir, a qui mon frère avoit laiffé le foin de fes états, étoit prefque le feul qui fur refté fidéle a fon maïtre; obligé de quitter Ormuz, il avoit parcouru quelques villes de nos états, &c, par fes exhorrations & 1'argent qu'il fut répandre a propos, ayant formé un corps d'armée de prés de quinze mille hommes, d avoit préfénté la bataille au fuitan de Balfora; mais ayant été battu , & ayant perdu plus de quatre mille hommes , l'on ne voyoir plus dans toute la partie de la Perfe dont mon ftère étoit le maïtre, que beaucoup de frayeur , peu de fidéliré dans le peuple, & un trés-grand danger pour la perte entière du royaume, fi le ciel n'y mettoit ordre. Cazan-Can n'apprit pas ces cruelles nouvelles fans une fureur inconcevable : voila, madame, me dit-il, voila le fruit de 1'amour que je vous porte y il ne fuffit pas qu'en vous aimant je perde  $fo Contes Mogois» je te manque de parole t qu'il n'eft rien que tu, n'obtiennes du fuitan d'Ormu^ Nous marchames enfuite, prefque fans difcontiriuation , vers Sahed , & nous arrivames , après dix jours de marche , devant une fortereffe que Daoud-Can mon père avoit fait autrefois batir entre ( i) Guitchi & Gomron , & que notre illuitre défenfeur venoit encore de reprendre fur nos ennemis. Le fuitan ne s'y fut pas plutót fait reconnolfre, qu'on nous en ouvrit les portes comme l'on dvoit fait a. Lar; nous y fümes recus avec toute la joie imaginable, & nous y pafsames la nuit tranquillement, en attendant Sahed, qui ne fut pas plutót informé de notre arrivée, que quittant le camp, il vint fe rendre a la forterelfe, pour recevoir du fuitan toutes les marqués d'amitié dont il 1'alfuroit par fa lettre. Ce héros, fuivi feulement de fix officiers qu'il avoit choilis pour 1'accompagner, s'étant fait annoncer a mon frère le lendemain de notre arrivée, on vit briller (i) Guitchi o\i Ghetfchi, ell un lieu éloigné de fept ou ]> uit Iieues de Gomion •, c'eft un des plus agréables cndroits de la Perfe ; on n'y voi: aujourd'hui qu'un caravanférail. A trois ou quatre Iieues de cet endroit il y a une monragne que les Perfans croyent être occupée par de mauvais efprits, qui tuent ceux qui veulent palTer par un chemin qui conduit a leurs habitations, & que ces mauvais génies y font occupés a faire des chaudrons. Voyega de Thevenot, tome IF. folio 47J. Tavernier, tome //, folio 4J1.  i-ft Contes Mogols.' viens clans mes états te mettre a la tête de més fujets, & tu ofes te ptéfenter devant moi avec autant d'alTurance que fi je n'étois pas ton plus itréconciliable ennemi ? As - tu donc oublié le ferment que j'ai fait en ta préfence, qu'aucune confidération ne te fauveroit la vie, fi tu mettois jamais le pied dans mon royaume? Le hafatd, reprit froidement Sahed , peut m'avoir conduit fur tes terres; le défir de t y fervir m'y a retenuj je 1'ai fait peut-ctre avec affez de fuccès, pour avoir lieu d'efpérer d'un monarque tel que toi, plus de reconnoiffance que tu n'en fais parokre a. mon égard; ik après la lettre que tu viens de m'écrire, j'ai cru ne devoir plus rien craindre de fermens auifi injuftes que ceux que tu fis au moment de notre féparation. Ah ! dit mon frère avec fureur, quelques obligations que je te puiffe avoir, elles font toutes effacées par ton amour pour Canzadé; c'eft lui feul qui t'a rendu alfez hardi pour venir en Perfe contre ma défenfe; après cela, juge quelle doit être ta deftinée, & ne te plains point de moi, fi les obligations que je t'ai de la vie & de la confervation de mes états , cèdent aux fureurs d'un amant outragé & défefpéré. Alors le fuitan fe tournant devers fes principaux officiers, qiu étoient extrêmement furpris de ce difcours, il leur ordonna d'ai.iêter Sahed.  Contes Mogols: 37 j veis que toi, de mieux règler leur ambition : Si j'aime la princefle, reprit Salied, eile ne doit point être offènfée de ma paffion, comme elle eft outragée par la tienne; & fi j'ai porcé mes vceux jufqu'a eile , c'eft que je me fuis cru en étar d'afpirer a fa polfefiïon ; penfe donc plus d'une fois a. la manière dont tu dois en ufér avec un prince qui a pour triburaires des rois auili puiffans qu'étoit celui d'Ormuz, avant que je 1'euife rérabli fur le tröne dont il fe montre fi indigne ; & tremble de payer par ton fang, ik par celui dé tous tes fujets, les indignités que tu me préparer. En achevant ces mots , cet illuftre guerrier paffa dans 1'appartement qu'il avoit occtrpé dans la fortereffe , jufqu'a 1'arrivée de mon frère , ik lailfa ce monarque dans une agiration fi violente, qu'il fut plus d'un quart d'heure fans parler , ik donnant fur fon vifage les marqués les plus vifibles d'une fureur dont j'appréhendois les effets funeftes; mais enfuire rompant le filence qu'il gardoit depuis fi long-tems : cet infolent, dit-il, s'imagine donc être fèul capable de faire tête au fuitan de Balfora, je vais lui faire voir le contraire ; ik pendant qu'on le gardera avec la dernière exactitude, je veux me mettre a la tête de mes troupes, & vous montrer que je ne lui cède point en valeur. Alors ayant recommandé au gouverneur de la forrerefle. d'avoir un foin extréme de A a 4  $-j6 Contes M «? g o t s; fon prifonnier, & d empêcher, fur fa vie , que je pulfe le voir ni lui écrire, il partir avec les foldats qu'il avoit amené de Lar, une partie de ceux de Guitchi, & courut fe faire voir a fort- armée qui 1'attendoit avec une extréme impa- tience. Comme les forces d'Abdarmon étoient trèsaffoiblies, mon frère fe croyant alTez fort pour le combattre , ne fut pas plutót atrivé au camp qui étoit devant Gomron, qu'il 1'excita pat une lettre outrageante. a fortir de fes retranchemens. Ce monarque n'iguoroit pas 1'indigne procédé de Cazan-Can envers Sahed ; cette nouvelle avoit tranfpiré jufques dans fon camp , & profitant de la confternation des foldats de mon frère, par rapport a 1'ingrat traitement que l'on faifoit a leur libérateur , il n'héfita pas un moment a accepter le combat. Les deux fultans ayant fait, chacun de foa cóté, tout ce qui étoit nécelfaire pour animer leurs foldats , on fe battit de part & d'autre , avec beaucoup de courage : mais quelque valeur que mon frère fit paroitre , comme elle n'étoit pas accompagée de prudenee, & que fes troupes n'avoieur plus a leur tête 1'invincible Sahed , elles plièrent bientót devant celles d'Abdarmon. CazanCan au défefpoir, & ne voulanr pas chercher fon falut dans une honteufe fuite, fut porté par terre;  Contes Mogols. 3.77 & malgré les efforts de la bravoure la plus marcjuée, il fut fait prifonnier avec plulieurs de fes officiers qui n'avoient jamais voulu 1 abandonner. Ce prince ingrat qui, quelques momens auparavant, fembloit ne courir au combat & a la victoire que pour porter enfuite le fer dans le fein de fon bienfaiteur , fe voyant alors lui-même dans les chaines, eiitra dans des mouvemens de rage inexprimablcs; il fentoit bien que fon ennemi ne pouvoit alfurer les droits qu'il prétendoit avoir fur la couronne d'Ormuz, que par fa mort, & l'on peut aifément juger de fon état déplorable. Pendant qu'il fe livroitaux plus amères réflexions, comme notre forrerelfe étoit affez prés du camp des ennemis , pour que je n'ignoralTe pas longtems ce qui s'y paffoit, je fus bientót informée de la perte de la bataille , & de la détention du fuitan 8c comme j'étois en ce moment avec le gouverneur, je n'héfitai pas un inftant a lui ordonner de me conduire a 1'appartement de Sahed : il n'ofa me défobéïr, & toutes les portes m'en ayant été ouvertes : Seigneur, m'écriai-je en entrant dans la chambre avec tous les officiers qui m'accompagnoient, Abdarmon eft vainqueur, le fuitan eft fon prifonnier, vous feul êtes capable de réparer la faute que fon imprudence vient de commettre; & cette épée qui nous a fi bien fervi  37^ CONTBS M O 6 O I, S. jufqu'a préfent, & que je vous rends , n'eft pas faite pour refter dans le foureau en cette occafion: Cazan-Can a violé en votre perfonne les droits les plus facrés ; mais, feigneur, il eft mon frère, &c vous êtes trop généreux pour 1'abandonner, a Ion malheureux fort. Madame, me répondit ce héros , je reeois la liberté que vous me rendez avec toute la reconnoiffance poflible; le fouvenir de Pinjure que m'a fait le fuitan, ne m'empêchera pas d'employer encore ma vie pour fon fervice : je ne négligerai rien pour répondre dignement a la haute attente que vous avez de mort courage; & je mourrai dans ce jour, ou je vous rendrai ce frère qui caufe vos allarmes. AUez donc , brave guerrier, lui dis-je , allez encore prodiguer votre vie pour un ingrat; mais ne vous expofezpasde telle forte,que vouspuifliez oublier 1'intérêt que je prends a. ce qui vous regarde; & faites fi bien en fecourant Cazan-Can, que vous ne deveniez plus la viótime d'un reflentiment injufte, qui devtoit couvrir de confufion ce prince malheureux. Cothbedin ne me répondit qu'en me baifant la main dont il prit fon fabre, & faifant armer tous ceux qu'il trouva dans la forterefle , a 1'exception de peu de perfonnes qui reftèrent avec moi, il en fortit, & raflémbla en peu d'heures les débris de notre armée qui accouroient vers lui de toutesparts. Quoiqu'il parut hots de raifon  Contes Mogols. 379 de les mener a nn fecond combat, il trouva tanc d'ardeur Sc de confiance dans leurs difcours, & fes troupes fe croyoient li süres de la victoire fous la conduite de ce vaiilant guerrier, qu'il n'héfita plus a les mener droit a Gomron. La victoire que le fuitan de Balfora venoit de remporter, Sc qu'il croyoit décilive, 1'avoit jetté ' dans une telle fécurité, que, peu attentif a 1'ordre qui fe doit garder dans un camp, fes foldats étoient tous hors de leur raag , & la plupart hvrés au vin Sc au fommeil. Le prince de Vifapour averti de ce défordre, Jugea a propos d'en profiter, Sc avec fa petite armée, compofée au plus de fix mille hommes, ayant atrendu que la nuit fut avancée, il fondit avec tant de futeut fur nos ennemis, qu'il eut bientöt egorgé prefque tous ceux qui étoient dans le camp,_ avant qu'ils fe fulfent mis en état de fe défendre. Abdarmon qui , avec fes principaux vifirs, jouilfoir dans Gomron d'un fommeil tranq^ille, fut bientöt réveille par les cris Sc le tumulte ; Sc courant aux armes, il fit ouvrir les portes de la ville, au moment que le prince s'y préfentoir pour racher de s'y introduire par furprife; cela lui fut d'autant plus aifé, que le fuitan de Balfora, qui ignoroit 1'entière défaite de fes troupes, croyant que c'étoient fes propres foldats qui voubient fe retirer dans la ville, alla au-devant  380 Contes Mogols." d'eux pour les encourager a faire tête a 1'ennemi. Le prince qui s'appercut de fon erreur, le lailTa approcher, Sc enfuite lui ayant coupé le chemin, il poulfa fon cheval vers lui avec une vivacité qui Ie découvrit pour être fon ennemi; &V lorfqu'il fut affez proche de lui pour en être enrendu: Sultan , lui dit-il, reconnois Sahed, protecteur d'un roi que ru veux opprimer fans raifon; tn es mon prifonnier, puifqu'avec le peu de foldats qui t'accompagnent, il j auroit de la témérité de te mettre en défenfe : tout ton camp a paffe fous le fil de nos fabres , & mes troupes font déja maitreffes de Gomron. Le fuhan de Balfora furpris au dernier point de fa fituation, Sc la rage dans le cceur de voir une révolution fi fubite dans fa fortune , aima mieux rifquer de perdre la vie, que de furvivre a fon malheur; & s'avancant comme un lion furieux contre le prince, il 1'attaqua de manière a mériter toute fon attention. Jamais Cothbedin n'avoit trouvé un ennemi fi digne de fa valeur; mais enfin Ia vicloire s'érant déclarée en faveur du prince, Abdarmon torn ba de fon cheval , couvert de tant de blelTures, qu'il expira le moment d'après. Si fes officiers virent fa mort avec frayeur, elle augmenta bientót par le peu d'efpérance qu'ils eurent de la venger; au contraire, les habitans de Gomron qui avoient elTuyé toutes les infultes  Contes Mogols. 381 d'un vainqueur infolent, fe joignant aux foldats du prince, firent main-balTe fur eux & fur ceux du fuitan de Balfora; Sc en moins d'une demiheure , quelques ordres que put donner Cothbedin pour faire celfer le carnage, il n'y eut d'épargnés que ceux qui, fe fauvant fur quelques vailfeaux qui étoient dans leport, coupèrent les cables Sc gagnèrent la mer. Le fuccè* de cette victoire prefqu'incroyable fut fi prompt, que le fuitan d'Ormuz qui étoit prifonnier dans Gomron , n'en fut pas même averti. Cothbedin voulant le furprendre, avoit donné des ordres qui furent exactement fuivis : il fe fit ouvrir les portes de fon appartement, & fe préfentant devant Cazan-Can, ce malheureux prince furpris de fa vue, Sc ne fachant de quelle manière 1'interpréter, fa jaloufie fe réveilla fi puilfamment, que fa captivité lui en devenant infupportable : Ah ! c'en eft trop, s'écria-t-ilj fi mes fujets m'ont trahi en t'ouvrant ta prifon, tu ne devois pas du moins me venir braver dans la mienne.  58i CoKtès Mogols. T.RÊIZÈME S O I R É E. Sake de VHiftoire dê Canzadé3 Princeffe d'Ormu\. Cothbedin, continua la princefle, ayant laiffé exhaler toute la fureur de Cazan-Can, lui paria en ces termes : Si j'étois refté dans la forrerefle de Guitchi , Cazan-Can feroit encore dans les fers, Sc fon fort dépendroit du fuitan de Balfora : ce monarque n'eft plus , .je 1'ai tué de ma main \ tous vos ennemis font morts ou en fuite , Sc Ioin d'être prifonnier dans ces lieux, je viens, feigneur, vous annoncer que vous y commandez abfolument: cette révolution fi fubite vous étonne j cependant, toute incroyable qu'elle vous paroifle être, elle n'en eft pas moins véritable. Une nouvelle fi peu attendue frappa tellement le fuitan, qu'il fut long - tems les yeux baifles en terre v enfuite, fortant comme d'une profonde rêverie : Je vois bien , lui dit-il, brave' Sahed, que je fuis né pour être foumis aux évènemens les plus cruels, & pour vous avoir toujours les obligations les plus eflentielles; je dois rougir de honte de vous avoir deux fois marqué tant d'ingratitude; Sc puifque le ciel fe déclare contre moi, recevez pour le prix de tant de  Contis Mogols; jSj fervices, Ja princefle Canzadé; mais j'exige que vous ne 1'époufiez que dans vos états, puifque vous m'avez fait connoïtre hier que vous étiez fouverain. Ah! feigneur, reprit Cothbedin, en embraflant Cazan-Can, je fuis trop content de cette condition; vous ne devez point douter que le fuitan de Vifapour, mon père, ne foit honoré de votre alliance, & ce monarque m'aime trop tendrement pour qu'aucune raifon puiife le rendre contraire a ma fatisfactiou. Et bien donc, prince de Vifapour, reprit Cazan-Can, allez chercher ma fceur a Guitchi, ou fans doute elle eft reftée; choiliflez dans le port dont vous êtes le maïtte, tel vaiffeau qu'il vous plaira; partez promptement pour les Indes, & permettez feulement que la princeffe arrivé dans vos états avec une fuite convenable a fa qualité. ^ Le prince recut ce confentement avec une fatisfaction extraordinaire : Ah! Seigneur, dit-il a mon frère, je m'érois toujours bien douté que votre vertu triompheroit d une paffion Bri- fons la-deflbs, s'écria Cazan-Can, partez dès demain, s'il eft poflible, avec Canzadé que je ne veux pas même voir; je ne me fens pas affez de force pour lui dire un étemel adieu. Allez, fans perdre de tems, lui annoncer une nouvelle qui la combiera de joie, & qHi m'accablé de  384 Contes Mogols. douleur; je vais donner mes ordres pour votre départ. Cothbedin monta auffi-tót a cheval , vint m'annoncer un fi heureux changement, & le lendemain le vaiffeau s'étant trouvé piêt, nous partïmes du port de Gomron , & fimes voile vers Jafques, ou je pris Karabag, Gulendam Sc Albaert, que mon frère y avoit laiffés avec -fon vaiffeau , & après être fottis du golphe d'Ormuz, nous entrames dans la mer d'Arabie. Nous jouiffions, le prince & moi, d'une tranquillité parfaite , lorfque la fortune nous fit bientöt connoitre qu'elle n'étoit pas entièrement réconciliée avec nous, & que nous avions encore aefluyer des dangers auffigrands que ceux que nous avions évités. II y avoit prés d'un mois que nous voguions avec un tems des plus favorabies, lorfqu'un matin que le prince étoit dans ma chambre, Albaert y entra tout etfrayé : Seigneur, dit-il a Cothbedin , préparez-vous a défendre votre vie avec un petit nombre d'hommes , qui veulent bien mourir a vos cötés, Sc connoiffez toute la noirceur d'ame du fuitan d'Ormuz. Ce prince, ou plutót ce monftre, a donné ordre au capitaine du vailfeau de vous faire jettèr a la mer en cet endroit, & de ramener la princefle dans fes états j Sc cet homme qui vient de montrer 1'or- dre  Contes Mogols. 385 dre a Téquipage, eft réfolu, au périi de fa vie, d'exécurer les volontés de Ion maitre; c'eft ce que je viens d'apprendre d'un de ceux a qui le capitaine a communiqué fes intentions, & qui, lom de s'y prêter , fait tous fes efforts pour ioulever les foldats du fuitan en votre faveur. Je reftai muette a une fi crneile nouvelle , pourfuivit la princelfe, & mon afflicHon fut fi violente, que je ne fais commeut je n'y fuccombai pas; pour Cothbedin, loin de s'effrayer du danger oü il étoit, il ne pacot fenfible qu'a ma fituation, Sc m'ayant recommandé a Karabag , il mit le fabre a la main, fortit de fa chambre, Sc trouvanr a fa porte le généreux Perfan qui avoit mftiuit Albaert des ordres du fuitan, avec plus de vingt braves foldats, réfolus a pcrir plutót que de fouffrir qu'on lui fit la moindre infulte, il rembralfa, Sc alla au-devantdu capitaine, pour lui reprocher fa lacheté. Cet homme voyant fon deffein découvert, fe prelfa de 1'exécuter, croyant accabler le prince par la multitude des perfides qui lui obéilfoient aveuglément; Sc 1'attaquant avec furie, il trouva dans Cothbedin, Albaert & fes défenfeurs une fi vigoureufe réiiftance, qu'il en fur au défefpoir. Jamais le prince n'avoit fait de fi prodigieux efforts de valeur; il avoit, avec 1'aide d'Albaert, du généreux Perfan & de fa fuite, tué plus de Tome XXII. B b  594 Comtes'Mogois. Albaert; que dans cette maifon il y a une petite tourelle de brique, qui fait un angle du jardin; que derrière un panneau de la boiferie de cette tourelle , fur laquelle eft peinte une jeune payfanne, ayant un doigt fur la bouche, il y a une armoire ; qu'outre un nombre extraordinaire de pierreries & de pièces d'or qui étoient dans cette armoire, j'y trouverois une petite bouteille remplie d'une eau miraculeufe qui me rendroit 1'ufage de mes yeux, & que cette eau avoit été compofée par un grand philofophe, appellé Bahalul , ami de notre grand prophéte : voila bien des circonftances que j'ai retenues, paree que , comme je te 1'ai dit, cette femme m'eft apparue plulieurs fois ; mais j'ai regardé cela comme des folies, que les vapeius de la nuit produifent, je n'en ai fait aucun cas \ & quoiqu'il y ait plus d'un an que tout cela me foit arrivé, je n'ai pas daigné y faire la moindre artention y cependant j'ai trouvé depuis ce tems plulieurs occafions favorables pour faire le voyage d'Ormuz.  Contes Mogots. 395 QUINZIÈME SOIREE, Suite & conclufion de l'Hiftoire de Canzadé, Princeffe d'Ormu^. Jamais furprife ne fut égale a la notre, 8c a celle d'Albaert. Ami, dit il a 1'aveugle , en 1'embralfant avec des tranfports de joie que l'on ne peut exprimer, je connois a préfent que rien n'eft plus véritable que ton rêve. Je fuis cet Albaerr fils de Bahalul, 1'un des plus favans hommes de toute la Perfe : nos fonges ont trop de conformité, pour que je ne trouve pas dans cette armoiie que tu m'indiques fi exactcment, les tréfors que tu m'alfures y être, 8c je puis bien a mon tour te promertre de r'aider de 1'eau merveilleufe quï s'y doit rencontrer; mon père avoit pour les maladies les plus incurables , le fouffle de notre grand prophéte, & je ne doute point qu'avec cette bouteille , nous n'y découvrions encore d'autres remèdes auffi furprenans. L'aveugle fur a fon rour auffi étonné qu'en puiiTe 1'être. Quoi, vous êtes véritablement cet Albaert, lui dit-il, cet homme que j'avois cru un être imaginaire! Vous êtes fils de Bahalul, vous avez une maifon prés d'Ormuz, dans le jardin  396 Contes Mogols.' de laquelle il y a une tourelle, & fur un des panneaux de fa boiferie, il fe trouve une fille peinte tenant un doigt fut la bouche ? Oui, mon ami , lui répliqua Albaert, tout cela eft trés-conforme a la vérité; & quelque pen d'apparence qu'il y ait que nous puiflions fitó-t retourner en Perfe , par des raifons trop longues a te raconter, je vois bien que la fin de nos malheurs eft prochaine, & nous avons lieu de croire que 1'envoyé de dieu nous regardant en pitié, toucheta le cceur d'un monarque, qui nous réduit dans 1'état déplorable oü nous fommes. Quoi qu'il en foit, viens avec nous ; loin de te laiffer dans la misère qui paroit t'accabler, j'aurai foin que tune manques de rien ; & jufqu'a ce que nous puiffions retourner en Perfe , tupartageras avec nous nos peiïies & nos plaifirs. Trés volontiers , reprit 1'aveugle, je fuisun homme ifolé, je ne tiens a rien , & dés ce moment je ne vous quitte plus. Nous emmenames alors 1'aveugle avec nous; & après avoir féjourné feulement deux jours a Chitor, nous primes la route de Cambaye, oü en arrivant nous avons été loger avec notre aveugle dans le caravenférail. Hélas! ce pauvre homme ne nous ayant pas retrouvé depuis notre arrivée dans ce palais, nous aura regardé comme des fourbes , & fera dans une affliftion mortelle de fe croire le jouet d'AIbaert.  Contes M o e o l s. 399 Gehernaz voyant que la princefle avoit cefle de parler , lui demanda pourquoi 1'aveugle n'avoit pas foupé chez le conciërge du caravanférail le jour de leur arrivce a Cambaye. Il étoit incommodé de la fatigue du voyage, & peut être du changement de nourriture , répondit Canzadé, & il avoit demandé a fe repofer. Cela érant, dit Cothrob, il fera peut-être encore refté a Cambaye , & je vais donner ordre qu'il foit tranfporté au moment même dans ces lieux*, enfuite adreflant la parole a la princefle : votre vertu , madame , a été trop injuftement perfccutée, pour que notre prophéte ne vous ait pas favoriféedans les différens événemens de votre vie ; vous devez reconnoitre les marqués vifibles de fa proteótion dans tous les fecours qu'il vous a envoyé fi a propos, & je vous annonce de fa parr, que vous verrez dans peu le prince de Vifapour , & qu'il fera votre époux. Vous avez lieu d'être furprife de cette prédidion, j'en fuis moi-même étonné ; mais cédant aux infpirations dugtand Mahomet, je me fens forcé de vous apprendre que vous touchez au moment oü vos malheurs vont finir. Peu s'en fallut que Canzadé n'expirat de joie a une nouvelle fi peu attendue. Quoi! il feroit poflible qu'après tant de traverfes , je devinffe 1'époufe du brave Cothbedin ? Ah ! vénérable vieillard, s'écria-1 - elle , ne cherchez-  Contes Mosots. 399 retira auffi-tot, parut a la porte *, a cette vue, Albaert fe levant avec pré:ipitation , courut au» devant de lui : eh ! mon cher ami, je te revois ; eniin , lui dit-il, que j'étois fiché de notre fépararion ! L'aveugle entendant la voix d'Albaerr, ouvrit les bras, Sc l'embralfant rendrement : je croyois t'avoir perdu pour toujours , reprit-il, Sc je maudilfois déja 1'heurea laquelle je t'avois connu, paree que je te prenois pour un fourbe-, mais je fens a préfent que je me fuis trompé ; je fouhaiterois feulement favoir la raifou pour laquelle vous m'avez tous quitté, Sc en quel endroit je fuis a préfent- Le conciërge du caravenférail tachoit il n'y a qu'un quart d'heure, de me confoler de mes inquiétudes a ton fujet, & nous allions fouper enfemble, lorfqu'il eft entré dans li chambre oü nous étions un homme qui m'a pris brufquement par la main, & qui fans me rien dire, linon, fuivez-moi, m'a conduit jufqu'a la porte de la rue i li, j'ai éré faifi par quatre perfonnes, qui m'enlevant en 1'air, m'ont apporté jufqu'en ces lieux. Puifque tu ignores encore oü tu te trouves , reprit Albaert, apprends, mon ami, que tu es , fuivant toutes les apparences, dans le Ginuiftau , Sc qu'en un moment tu viens d'être tranfporté pat des périz dans un palais aufli fuperbe que celui que le prophéte promet aux vrais croyans après leur mort.  4©o Contes Mogols; L'aveugle éclata de rire a. cette réponfe. Ah, ah, dit-il, cela eft nouveau ; & ce palais eft-ii fitné dans la ville de Gabkar, (i) ou dans celle d'Anbarabad; car tu vois que je fais un peu la carte de ce pays. J'ignore, reprit très-férieufement Albaert, ii le lieu ou nous fommes eft dans Ia partie la plus occidentale de l'Afrique , comme quelques auteurs 1'allurent, ou fi ces génies bienfaifans ontbati ce palais dans quelqu'autre endroit du monde; mais il eft bien sur; fi nous ne devons pas regarder notre féjour en ces lieux, comme un fonge de gens bien éveillés, que nous y avons cté tranfportés par enchantement, & que nous nous y trouvons très-bien, ce n'eft point une raillerie , Sc c'eft un malheur pour toi d'être privé de voir toutls les merveilles dont nous fommes les témoins ; mais il y a lieu de croire que tu éprouveras bientót, ainfi que nous , 1'effet des bontés de ces favorables génies , & pour commencer a t'en reflentir, viens te mettre a table , tu connoïtras bientót par la délicateffe des mets, & par leur profufion , que tu es dans un lieu véritablement délicieux. L'aveugle fut interdit pendant quelques mo- (i) Les hiftoriens ou romanciers orienraux , difent que le défert habité par les génies, eft fitué dans la partie la plus occidenrale de l'Afrique, 8c entre plulieurs villes de ce pays fabuletix, nomment celles de Gabkar 8c d'Anbarabad. Voyt\ U Bibüoth. Oriëntale,fol. 1S7 & mens;  Contes m o g ö ï. s. 4.31 mens; enfuite prenant fon parti en homme d'efpnr: qu'imporre oü je me trouve , répondit-:15 pourvu que je fois avec toi & avec ta compagnie, je ferai content. Soupons donc; auffi bien j'ai grand faim; L'on fe mit a table , l'on mangea de bon appétit, & 1'heure de fe retirer étant venue, on conduifit a 1'ordinaire la princeffe & fa faire dans leurs appartemens , & l'aveugle fut mené par deux efclaves dans une falie de bain, cü après l'avoir mis en état de paroitre le lendemain devant les fultanes , ils le ramenèrent enfuite dans la chambre qu'on lui avoit deftinée, Sc ie mirent au lit. Pendant que tout ceci fe paffoit au grand contentement des fultanes, Cothrob étoit retiré avec le fuitan Oguz : ce monarque qui paroiffoir farisfait de 1'hiftoire de Canzadé, piaignoit extrémement fes malheurs. Je ferois charmé , dir-il a 1'iman, que cerre princeffe délivrée des perfécutions de Cazan-Can , put rerrouver Cothbedin , Sc qu'elle 1'époiuar; car quelqu'efpérance que vous lui en ayez donnée, j'ai bien de la peine a croire que cela puiffe arriver encore fi rót. Vous avez donc penfé , feigneur, reprir Cothrob en riant, que dans les promeffes que j'ai faites z Canzadé, mon feul but étoit de chercher a. étourdir fa douleur ? je vous croyois plus perfuadé de mon pouvoir; eh bien, afin que vous n'en douTome XXIt. q c*  4oi Contes Mogols. tiez plas , vous en verrez demain des effets furprenans. L'on avoit joui dans tout le palais d'un profond fommeil, pendant la nuit qui fuivitcet entretien; & a peine étoit-il jour , que Gulendam fe réveillant, & voulant embraffer tendrement Albaert : lumière de ma vie, lui dit-il, laiffezmoi, s'il vous plak, dormir y j'ai befoin de repos, ' puifque dans ce moment j'arrive d'Ormuz. Gulendam ne put a ce difcours s'empêcher d'éclater de rire, & fes ris ayant attité dans leur chambre la bonne Karabag, elle alla en ouvrir tous les volets; & voulant éveiller Albaert, elles furent très-furprifes de lui voir au col une chaine d'or, a laquelle pendoit un petit coffret de même métal. Qu'eft-ceci, mon cher époux, dit alors Gulendam; d'oü vous vient ce bijou fi précieux? C'eft, répondit Albaert, en baillant & fe frottant les yeux, un petit coffre qui renfermé de la poudre pour faire de 1'or, & de 1'eau dont vous verrez bientbt les effets rnerveilleux fur les yeux de notre aveugle; mais au nom de dieu , encore une fois, laiffez-möi repofer, je vous répète que j'en ai un extreme befoin. Oh! dit Karabag , en le prenant par le bras, il faut que tu nous racontes tout a-l'heure qui t'a fait préfent de cette chaine & de ce coffret. Albaert s'étant tour-afaiï réveille en ce moment, ik regardant avec  Contes Mogols. 40j? «te extréme attention ce qu'il avoit au col j oh ciel! s ecria-t-il, ce n'eft point un rêve- il feroit donc vrai que j'aurois été cette nuit tranfporré a Ormuz, que le vieillard qui m'avoit ordonné d'aller a Chitor, m'auroit conduit dans le fallon défigné par notre aveugle, & que je pofféderois dans ce coffret deux tréfors d'un prix ineftimable? Oui, j'ai cela trop préfent pour n'y pas ajouter foi, & il m'eft bien aifé d'en faire 1'épreuve. Tachez, ma mère, continua-r-il en s'adreffant a Karabag, de nous faire avoir dans ce palais un creufer, du feu, & un morceau de plomb- j'ai vu faire plulieurs fois cette opération a mon père, & je ne doute point que je ne vous falfe voir la prorecfion vilible du prophéte fur ma perfonne. Karabag s'étant alors adreffée a un des efclaves, pour favoir li Ion pouvoit trouver les chofes que fon fils demandoit 5 on les lui apporra quelques momens après, & Albaert ayant fondu environ une demie livre de plomb, n'eut pas plutöt jeté dans Ie creufer, gros comme la tére d'une épingle , de la poudre qui étoit dans le coffret , que dans 1'inftant le plomb fut conveni en or : Ah! s'écria-t-il en ce moment, il n'en faut plus douter, voici une marqué trop certaine de la bonté du ciel a notre égard , & j'ai rout lieu de croire que 1'eau de cette bouteille eft auffi merveilleufe que cette poudre , & qu'elle Cc 1  404 Contes Mogols: rendra bientöt la vue a. notre ami; je fuis d'avis de Féprouver fur lui. Canzadé entra dans la chambre de Gulendam en ce moment; elle fut dans un étonnement extréme, en apprenant ce qui venoit de s'y palTer : comme les chofes les plus extraordinaires ne lui paroilfoient pas impoffibles dans le lieu oü elle étoit, elle y ajouta foi fort aifément; mais elle repréfenta a Albaert qu'elle croyoit qu'il devoit faire 1'eiTai de cette eau miraculeufe en préfence des gens a qui ils avoient tant d'obligation , & qu'il falloit remettre cette opération a 1'heure a laquelle ils fe trouveroienr dans le fallon. Albaert fe rendit aifément a 1'avis de la princelfe , & ayant tous paffé dans 1'appartement de l'aveugle, pour lui annoncer fa prochaine guérifon; ils le rrouvèrent entre les mains de deux efclaves , qui après lui avoir fait & parfumé Ia barbe, venoienr de lui mettre une robe & un turban tout neuf, que les fultanes lui avoient envóyé avec toute la lui te de 1'babïilement. Les circonftances du rève d'Albaert qu'on lui raconta, lui paroilfoient fi furprenanres , qu'il ne pouvoit les croire : Vous vouiez vous réjouir a mes dépens, leur dit-il; mais je ne fuis pas fi crédule, & je ne ferai perfuadé de la réalité du voyage qu'Aibaert a fait cette nuit a Ormuz, & de fon retour en ces lieux, que lorfque cette eau qu'il  G o n t e s Mogols.' 40 c vante tant m'aura renclu la vue. Tu n'auras pas bien long-tems a attendre pour cela, lui répondit Karabag; ce foir tu connoïtras fans doute 1'eftet merveilleux de cette eau, que l'on peut vérkablement appeller divine, fi elle opère dans fon efpèce, comme vient de faire cette poudre miraculeufe. Enfin , après avoir paffé tout le jour dans la joie , lfieure de fe rendre au fallon étant arrivée, Sc chacun y ayant pris fa place ordinaire, Albaert raconta aux fultanes ce qui lui étoit arrivé pendant la nuit précédente. Si elles furent furprifes a la vue du colfret Sc du plomb changé en or très-pur , elles le furent encore davantage , lorfqu'après avoir bien examiné les yeux de l'aveugle, Sc être cpnvaincues qu'il ne voyoit pas clair; 1'une d'elles ayant pris la bouteille oü étoit 1'eau qui devoit lui être fi falutaiie, & lui en ayant verfé quelques gouttes fur les yeux, elles appercurent dans 1'inftant un changement extréme dans 1'humeur cryftalline, qui de terne qu'elle étoit, devint brillante, folide Sc ttanfparente. L'aveugle ayant alors recouvrc la vue, après avoir regardé avec ie dernier étonnement la magnificence du fallon, & tous ceux Sc celles qui y étoient, fe proiterna le vifage contre terre : Ah! grand prophéte, s'écria-t-il, fi j'avois pu jamais douter de ta puilfauce Sc des miracles C c 3  4o6 Contes Mogols. que notre religion t'attribue , il ne me feroir plus permis aujourd'hui de refter dans 1'incrédulité, après ce qui vient de m'arriver. Je te reconnois , comme j'ai toujours fait, pour 1'ami de dieu; je fais que depuis ta defcente dans le berceau , ( i ) les anges qui enrégiftrent toutes nos paroles j n'entendirent jamais de toi aucun mot quine donn.it du ravillement a ton ctéateur, &£ que le melfager cclefte de la vérité baife rous les jours ie feuil de ra porte, paree que c'eft le véritable chemin pour aller au tróne du toutpuiilant. Bien perfuadé de Cvtte vérité , je te rends mille graces pour celle que je viens de recevoir par ton moyen; je te promets d'être plus (i) Les feftareurs de Mahomet croyent que tout homme a deux principaux anges pour infpeéteurs de toutes fes aflions, dont 1'un écrit le bien qu'il fait, & 1'autre le mal; ces anges font fi bons, que quand celui qui eft fous leur garde comract une mauvaife action, ils le laiifent dormir avant que de 1'enrégifher, efpérant qu'il pouna fe repentic i fon réveil ; 8c fi en effec il s'en repent, ils écrivent que Dieu 1'a patdonné ; ils 1'accompagnent par-tout, excepté aux lieux oü la nature nous oblige de nous délivrcr des reftes de la digeftion , fe contentant d'attendre a la porte pour rentrer dans leurs charges. Les mufulmans a cette occafion obfetvent une cérémonie fort fingulicre : ils mettent d'abord a 1'enttée de ces lieux fecrets, le pied gauclie, afin que 1'ange qui obferve leurs mauvaifes adtions , les taille Ie premier, paice que c'eft le cóté gauche qu'il occupe, 8c quand ils en fortent, ils mettent le pied droit en dehors , afin que 1'ange qui préfide aux bonnes ceuvres, les failïffe le premier. Voye^ la Bibliothèque, Oriënt, fd. 79;. Voyages de Greiot, de Thevenot : Voyage da Levant, chap. 50. & de Corneillele Brun. Tome premier, fol. 501. aux notes.  Contes Mogols. 407 exact que je ne 1'ai été dans tous les exercices de ma religion, & je reconnois que la même main qui m'avoit privé de la vue pour me punir de mes fautes, vient de me la rendre a caufe de mon repentir. Ce ne font pas la, dit Albaert, étonné de ce qu'il venoit d'entendre, les difcours d'un homme tel que moi : auffi, reprit l'aveugle clairvoyant, n'ai-je pas toujours été obligé de vivre des charités des vrais croyans, & me fuis-je vu autrefois trés en état de la faire aux autres. Comme il me paroïr, dit Gehernaz, que tu es un homme dont la vie doit avoir été remplie d'évènemens finguliers, tu nous ferois plaifir de vouloir nous les raconrer. Volontiers , reprit l'aveugle, je ne me ferai pas prier pour fi peu de chofe. Alors voyant qu'on lui prêtoit attention , il paria dans ces termes. SEIZIÈME SOIRÉE. Eifioïre d'Aboul-Affam , aveugle de Chitor. JVIon père étoit un négocianl de Chitor, affez mal a fon aife- comme il n'avoit que moi d'enfant, & qu'il ne me reconnut aucun goüt pour le commerce ,• il me propofa de prendre C c 4  ^oS* Contes Mogols. une profeffion , par le moyen de laquelle fe pufTe vivre commodément, li j'avois quelque jour le malheur de perdre le peu de bien qu'il pouvoit me laifler. Nous pafsames en revue les différens états de la vie, & après les avoir prefque tous rebutés , je choifls celui d'exercer la médecine. (i) C'eft une profeffion excellente, dis-je i mon père} avec quelques principes, beaucoup de babi! chez de certaines gens, & de (•),Les médecins en Oriënt, 8c prmcipalement cn Perfe, font en raême-tems droguiftes & apoticaires. Ils ont chacun leur boutiquï dans laquelle ils fe tienrent, ou rout le jour, ou ï de certaines hcures feulement, fclon qu'ils ,nt plus ou moins de pratique, ayant leur compagnon droguiile a cöté d'eux; ce qu'il y a deimgulier, e'cft qu'on leur mené ü leurs matades que Pon porte fur un cheval dans les bras d'un homme, mon té en croupe pour les foutenir. Le médecin fans fe remuer de fa place, demande d'abord i voir 1'urine du malade , dom on lui cn porte toujours une phiolc, après i! fait tirer Ia langue, enfuite il fe leve, Sc va lui tater Ie poux, s'informe du commenccment de la maladie, des douleun Sc des aurres fimptSmes, & après il écrit fon ordonnar.ee fur un raorceau de papier, cfull donne a fon cShipagnon apoticaire qui met les drogues cn divers cornets, & demande jufte la fomme qu'il lui faut; pendant qu'il pèfe les drogues, le médecin preferit le régime fur un autre morceau de papier, cV donnc fa bénédiSion au malade, cn lui difant , Koda chafa Midecd; cc qui fignifie, c'cfl Dieu qui donne la fahic; l'on donne alors quetquefois tmvj ou fix fois au médecin pour fon ordonnance , mais il ne demande jamais rien pour cela. paree que fon paiemept fe trouve dans la vente des drogues de fa boutiqae , dont chacun fait les préparations chez foi, fur-tout les pauvres gens Sc les gens du commun. A 1'égard de ceux qui fonr riches, ils font venir le médecin chez eux ; Sc les plus fameux dans cerre profeffion , fe font payer pour la première vilïre, enviton quarante-cinq fois de notre monnoie Sc la moitié pour les autres. tes médecins qui.  Contes Mogols. 409 la hardieffe, l'on fait alfez fouvent fortune '; fi l'on commet des fautes , la rerre les couvre, & pour une perfonne que l'on regrette véritablement , & dont 1'impéritie du médecin a quelquefois avancé les jours, il y en a mille que leurs héritiers enterrent avec joie, & qui, loin d'être faciiés de leur mort, bénilfent la main qui les a conduit au tombeau. J'étudiai donc la médecine, fuivant 1'ufage de 1'Orient, c'eff-d-dire, que je' lus les ordonnances du médecin , dont j'étois , pour ainfi dire, 1'apprentif; & comme, fort mala-propos , je n'étois pas prévenu qu'il y £dlüt beaucoup de capacité , j'avoue que je ne donnai pas a cette étude toute 1'application que Rhafes (1) ont écudians en médecine, les tiennent prés d'eux dans leuls bounques, leur donnanr a fi* feulement leurs ordonnances. Les Oncntaux.ec fur-tout les Perfans, fe font faigner beaucoup moins *f n°US" «P^d»"- en font il peu de cas. qu'üs fe font faire ces opérations de leur fimple ordonnance & fouvent même dars la rue & tout debttur. Foyer les voyages de Chardin , tome 5 , ƒ„'. „, & w de Thevenot, tome 3 , fol. 131. (0 Rkafis, ou Rhafts, eft Ie furnom de Mohammed, bon Zakaun, natif de la ville d= Rei dans Plraque Peruenne. H s'adonna dans fon jeune age entièrement i la mufime ; mais quand il eur att-nt rage viril, confidérant que ce qu'il apprenoit, n'étoit que chanfons & n'appottoit aucun profit, il étudia en médecine fc y réuffit fi parfaitement, qu'a Page de quaranre ans, il fut eftimé le plus habile de fon fiècle daus cette profeffion. II eut en outre, la réputation d'excellerdans la chymie & dans I'afironomie ; cependanr ,m de fes envieux lui reprocha qu'il n'étoit ni bon chymifte, paree qu'il fcoic pauyre, ni bon médecin, farce q„'il n'avoit pas pu conferver  4io Contes Mogols. & Galien exigent de ceux qui veulent embralfer Cette profeffion - cependant a. peine eus-je été reconnu médecin , que je m'imaginai qu'il n'y avoit prefque perfonne qui m'égalat dans cet art. Fier de mon peu de capacité, je devins d'une hauteur extréme aveC mes égaux, infupportable avec mes intérieurs, mais fouple & rampant avec les perfonnes d'une condition relevée. Avec ces heureufes difpolitions, je crus que j'étois né pour faire une brillante fortune a la cour; je me hatai donc d'y chercher un proteófeur, & comme mon père, qui étoit un bon homme & d'un efprit alfez borné , ajoutoit foi a routes les louanges que je me donnois, & même trouvoir que j'étois tropmodefte fur cette matière, il recut volontiers la propofition que je lui fis de faire un préfent de deux cent pièces d'or au fils de Manhoud, favori du fuitan de Chitor, pour me bien mettre dans 1'efprit de fon père. Ce jeune homme, moyennant cette fomme que je lui donnai en plufieurs fois, ne ceffoit de faire mon éioge; il fa vue qu'il avoit perdue , ni bon aftronome , paree qu'il n'avoic pas pfévu plufieurs accidens facheux qui lui étoient arrivés. Il mourut I*an 310 de 1'Egite. Biblioth. Oriënt, fol. jiz. A 1'égard de Galien , il éroit de Pergame, vivoir dans le fecond fïècle fous 1 empire de Marc-Anrom'n le philofophe. Il forti de rome 1'an 137 , de J. C. pour aller en Afie : c'étoit un homme incomparable , grand philofophe, & qui favoir parfaitement la médecine. Il mourut felon quelques-uns agé de 70 ans, felon d'autres, de 1^0.  Contes Mogols. 411 parloit a tout moment fi avantageufement de moi, 8c racontoit fur mon ccmpte des cures fi merveilleufes, & qu'il imaginoit, que Manhoud a force d'entend te vanter a fon fils le nom d'Aboul-Alfam, (c'eft ainfi que je m'appelle ) eut la curiofité de vouloir me voir. Le jeune homme , a qui j'allois faire ma cour rous les marins , m'apprit cette nouvelle, dont je reffentis une extréme joie, 8c m'ayant conduit dans le cabinet de Manhoud , j'eus le bonheur de 1'cbiouir par mes difcours & de lui plaire : depuis ce moment, il n'y eut point de fouplelfe que je ne fiffe pour me mertre le plus avant qu'il me fut poflible dans fes bonnes graces, & ayant guéri, peut-être même par hafard, quelquesuns de fes efclaves, le fils exalta fi fort ces guérifbns, & me mit par la dans une fi haute réputation auprès de Manhoud , que le premier médecin du roi étant venu a mourir, le favori me fir avoir cetre place, quoique je n'eufles pas encore trenre ans. J'avoue que la cervelle penfa me tourner , quand je me vis élevé a un pofte fi eclatant; je regardai dés ce moment toute la terre au-delfous de moi, & loin de me faire des amis a la cour, j'y eus des manières fi méprifantes pour rout le monde , qu'il n'y eut perfonne a qui je ne devinife odieux. Je Ie favois bien, mais je n'en faifois que rire ; j'avois l'o-  411 C O N T I S M O G O L S. reille du favori, lc fuitan m ecoutoit avec plaifir, & avoit beaucoup de bonté pour moi : j'étois craint de tous ceux qui 1'approchoient, & ce qui augmentoit encore ma fiertc, c'étoit la haffelle ( je le puis dire a préfent) avec laquelle prefque tous les officiers du prince me faifoieut la cour. DIX-SEPTIÈME SOIREE. Suite de l'Hiftoire d'Aboul- Aftam 3 aveugle de Chitor. E N qualité de premier médecin , j'avois infpedion fur tous ceux du royaume : il n'en mouroit pas un que je neurfe droit d'examiner fes papiers, & s'il s'y rrouvoit quelque manufcritcurieux , on le porroit auffi-tót par mon ordre dans la bibliothèque du fuitan. Un jour que j'érois chez un de mes confrères, qui étoit mort de débauche , j'y vis un traité, qui étoit a peine achevé, & qui me parut très-favant-. il avoit pour titre : des maladies des animaux 3 & de leurs remèdes. J'y lus a 1'ouverture , des chofes li fingulières & fi favanres , que réfolu de m'attribuer la gloire de cet ouvrage, je le mis dans ma poche, & ne jugeai pas a propos de 1'envoyer a la biblio-  C O N T E s M o e o l s; 4i. thèque royale. Après 1'avoir exactement tranfcrit j en ;ettai au feu les bronillons 8c 1'original • Je prc-fentai au fuitan celui que j'avois écrit, comme ctant de ma compolition ; & ce monarque en ayant fait Ia lecture avec beaucoup de fatisfaction me fit donner dix mille pièces d'or pour mon travail Une récompenfe auffi confidérable ayant fait iouhaiter a chacun de voir un ouvrage auffi bien Fye, j'en fis faire plufieurs copies que je fis venare très-cher, & les louanges que j'en recus de toute part, achevèrent de me renverfer entièremenc lefprit. Enflé d'un fuccès dont je méritois ii peu la gloire, je ne touchois pas d terre : mais que ma vanité & ma faveur durèrent bien peu de tems ! Je croyois être en droit de pofféder feul après Mamhoud, les bonnes graces du fuitan, cependant j'eus bientöt un rival redoutable , qui fut la caufe de ma perte, & vous ne devineriez jamais quel il pouvoit être? Une maïtreffe du fuitan, a laquelle vous eütes peut être le malheur de déplaire, dit Albaert. Nuliement, répondit Aboul-Affam ; ce fut un finge. Un finge ' s'é cnèrent les fultanes. Oui, mefdames, continuat-ü , un finge : mais il faut avant que de vous feite k récit de ma difgrice, que je vous raconre 1 hiftoire de cet animal. II appartenoir a un arufan, qui demeuroit d 1'extrêmité des fauxbouroS de Chitor, 8c lui fervoh, pour ainfi dire, d&e  414 Contes Mogols, domeftique. Cet homme n'ayaut ni femme ni enfans , comme il y avoit une grande quantité d'oifeaux de proie dans le quarrier , & que les cheminées étoient fort larges & fi balTes, que pour peu qu'on n'y eut pas une extréme attention , ils s'introduifoient par cet endroir dans les maifons, & enlevoient tout ce qui pouvoit leur convenir; le maïtre du linge ne manquoit jamais, lorfqu'il fortoit, de le mettre au coin du feu , pour empècher que les oifeaux ne lui dérobaffent quelque chofe. Un jour qu'après avoir mis dans fon pot un bon morceau de mouton & du ris , cet homme étoit allé a la ville , ou il étoit refte plus long-tems qu'il ne croyoit ; le pot ayant rrop bouiili, & le feu s'étant éteint, un vautour qui étoit aux aguets fur le haut de la cheminée , entra dans la chambre , pendant que le linge, las de veiiler, s'étoit endormi; il renverfa le pot , & emporta la viande qui étoit prefque froide; le finge réveiilé par le bruit qu'avcit fait 1'oifeau , parut être au défefpoir de s'ètre laiffé furpïendre, & raifonnant en lui-même fur le mauvais traitement que fon maitre lui feroir a fon rerour, il chercha a 1'éviter par une rufe a laquelle il feroit difHcile d'ajouter foi, fi ce n'éroit pas un fait certain. Pour cet effet, regardant triftement en haut, & appercevant encore plulieurs vaurours qui cherchoient une nouvelle proie, il remit le  Contes Mogols. 4i5 pot dans la cheminée, oü il n'y avoit plus de feu ■ & s'y placa de manière, que tournant en haut fes feffes pelées , il ne douta point que quelqu'un de ces oifeaux ne les prit pour un morceau de viande. En effet, un des vautours trompé par 1'apparence, ayant fondu fur le pot, le finge qui le vit venir fe retourna li fubtilement, qu'il le fa-fit, lui tordit le col, & après l'avoir plumé, xl le mit i la place de la viande qui lui avoit été emportée. L'artifan revenu de la ville , ne trouvant point fon dïné, & voyant 1'oifeau a la place, regarda le finge avec colère • mais cet anima! s'étant mis a faire cinq ou fix gambades , tira le vautour du pot; & après avoir expliqué a fon mairre par des fcènes muettes, de quelle maniète ri avoit été furpris par un de ces oifeaux, il fe mit dedans le pot, & montra par fes geftes la manière dont d avo-t attrappé le vautour qui l'avoit détobé. La facon avec la quelle le finge exprima fon aventure, ayant calmé fon maïtre, lui fit faire de grands éclars de rire , qui attirèrent chez lui plufieurs de fes voilins• & cette aventure comique répandue dans Chitor, érant parvenue jufqu'aux ore-Hes du fuitan, il fut curieux de voir un finge qui avoit autant d'efprit 5 l'artifan le lui apporta, & lm ayant fait faire plufieurs exercices plus finguliers les uns que les autres, cet an.mal plut teUemenc au monarque de Chitor, qu'il fe fcj  L Contes JM o g o l s. 4ietoientpubliques, & que cet animal s'attaquoit toujours a mor, j'en eus le pms vif relfennment, lans ofer pourtant le témoigner, & je fentois * chaque mftant ma yanité bien humiiiée par les momficatrons que j en recevois en préfence de toute la cour; Uy avoit plus dun an que je fouffrois toutes ces avan.es , lorfque le fuitan ayant été plulieurs jours de fox» i la chalTe , d laquelle ii menoit toujours fon finge, cet animai au retour tomba rnalade, dune efpèce de dilfenterie très-violente, Le fuitan ailarmé, aifembla aulli-töt tous fes «edecins pour confulter fur fa maladie j mais eux -ndignes quon les eut fait appelier pour cela , & Ptofitant de la mauvaife volonté qu .ls avoient concue contre mor, & que je metois attirée par ttop de hauteur, ne kifièrent pas échapper le moyen des en venger : Seigneur, du lun d'eux an Sultan, nous avons borné toute notre fcience f Chercher, dQS rem^s Pour les maladies des hommes, le feul Aboul Alfam ,pius capab]e nous tous enfemble, a joint d ces connoilfancl ,. ce les des animaux dont il a fait une étude particuhere ; le traité qu d alTure être de fa comPofition , & qu'il a préfenté a votre majefté eni fait foijceft donc d lui, feigneur, d apporter du foulagement au finge qu elle aime avec tant de Tome XXII. D ^ V  418 Contes Mogols. juftice, puifqu'elie a nombre de fujets qui font doués de moins de raifon que lui. Je fentis toute la malignité de ce difcours, 8c j'y fus d'autant plus fenfible que quelques jours auparavant, l'on avoit dit dans une alfemblée de favans, que je n'étois pas Fauteur du trairé des animaux ; qu'il y avoit toute apparcnce que je 1'avois pris après la mort de quelqu'un de mes confrères, & même il y eut un homme qui affura avoir vu & lu quelques fragmens de ce livre, il y avoit plus de deux ans, chez le médecin en queftion. Le fuitan qui ne fe fouvenoit prefque plus de ce livre, fit un cri de joie en ce moment. AboulAlfam , me dit-il, j'avois oublié que tu es véritablement le feul capable de guérir mon finge; mets donc en oeuvre les talens que ton travail a pu te donner, 8c fi tu veux conferver le pofte oü je t'ai élevé, donne-moi en cette occafion des preuves de ta capacité, & de la bonté des remèdes que tu vantes fi fort dans ton livre, enfuite : fans attendre ma réponfe, il congédia les médecins , 8c m'ayant fait palier dans la chambre oü étoit cet animal, l'on me donna deux efclaves pour me fervir , & pour exécuter poncluellement tout ce que j'ordonnerois pour fa guérifon.  C O N T E S M O G O L S. 419 DIX-HUITIÈME SOIREE. Suite de I'Hiftoire d'Aboul-Ajfam , aveugle de Chitor. Tamais homme n'a été fï embarraffé que je le fus alors; comme je n avois fait que copier le trairé des maladies des animaux, Sc que je n'avois pas même daigné le relire, je ne favois oü trouver les remèdës qu'il falloit employer pour le finge; je le parcourus d'un bout a 1'autre, Sc n'y ayant rien trouvé qui me farisfit , je me réfolus de rraiter le finge , comme j'aurois fait un enfant; je lui donnai donc les drogues les plus convenables; mais lólti de le foulager, elles ne firent qu'irriter fon mal, & j'eus la douleur, en le voyant mourir le troifième jour, de trouver le fuitan fi irrité contre moi, qu'il me défendit de paroïtre en fa préfence. Pénétré de 1'afflidion la plus vive, je fis alors mille réflexions plus mortifiantes les unes que les aurtes. Rendonsnous pour un moment juftice, m ecriai-je alors, quel mérite avois-je pour prérendre a la place que j'occupe , & après l'avoir obtenue, pour m'y enorgueillir comme j'ai fait? Ah! je ne dois la haute faveur du fuitan qu'aux recommandations Dd 2  Contes Mogols. 411 fut mort de cette maladie.) Ma lettre ne produifit aucun effet, tous mes biens furent confifqués , 8c je fus condamné a avoir la tête tranchée. Mon père ayant appris eer arrêt, courut fe jetter aux pieds du fuitan; il n'en obtint rien, & la dureté de ce monarque lui fut li fenfible, qu'étant rentré chez lui, il en mourut de douleur: je m'évanouis a cette nouvelle & a celle de mon arrêt, dont le conciërge de la prifon m'inftruifit alfez indifcrètement, & je ne compris qu'alors combien il eft néceffaire, quand on eft en place, de fe faire des amis 8c des créatures, en apprenant que non-feulement qui que ce foir, excepté mon père, n'avoit parlé en ma faveur, mais même que tout le monde approuvoit 1'injuftice que le roi commettoit a mon égard. L'on peut juger de quelle manière je paflai la nuit qui précéda le jour auquel je devois perdre la vie; j'étois dans une agitation des plus cruelles , lorfque j'entendis ouvrir la porte de ma prifon, & que je vis devant moi une perfonne de feize ans au plus , mais qui ne me parut nullemenc jolie : Je fuis fille du conciërge, dit-elle, j'ai concu de 1'amour pour vous; fi vous voulez m'époufer, votre liberré eft a ce prix. Quelque difformité que je trouvalfe dans cette fille, je n'héfitai point a lui donner ma foi fous les fei- Dd 3  414 Contes Mogols." pas été inftruit de cette promenade, après avoir marché quelques heines a pied, je dormois profondément fur un tapis que je portois affez fouvent avec moi, lorfque je me fentis rouler dans mon tapis; je me réveillai brufquement, je me développai le plus promptement qu'il me fut poffible, & comprenant que l'on aUoit m'enterrer tout vif, comme je-favois que cela étoit atrivé plas d'une fois en pareille occafion , je réfolus de vendre chèrement ma vie : je mis donc le fabre a la main contre trois hommes qui m'attaquèrent a deffein de ne me pas épargner ; j'en avois déja mis un hors de défenfe, 6c bleffé le fecond affez dangereiifement, lorfque le fuitan , accompagné de fes femmes, arriva fur le lieu du combat ; comme je ne pouvois éviter la mort que par le redoublement de la valeur, & par beaucoup de préfence d'efprit , je fis voler la tête a celui que j'avois déja bleffé, 6c ayant abattu le bras du troilième, je réfolus de contrefaire 1'infenfé, (1 ) fachant que c'étoit le feul moyen d'empècher que le fuitan ne me fit hacher en pièces ; pour cet eftet, je me mis alors a danfer de toutes mes forces , 6c a chanter a pleine tête la victoire que je venois de remportet. II eft vrai que les vers n'en étoient pas bien Ci) L.-s iiifenfés dans 1'Orienc fon rcfpcftés & regardés comme des faints.  Contes Mogols. 415 réguliers : mais quand j'aurois été un bon pocte, la fituation dans laquelle je me trouvois ne m'auroir pas permis de les faire rneilleurs, Sc ce fut une circonftance qui fit croire au fuitan que j'étois véritablement fou; ainfi, loin d'ordonner ma mort, il me fit approcher de lui, & m'ayant demandé qui j'étois; Tu vois, lui dis-je, devanr toi le roi de Moufcham , Pilluftre (1) Dambac, qui commande aux gardiens du tombeau du fuitan Adam; c'eft en ce lieu qu'il fut enterré, & je viens de faire paffer fous le tranchant de mon fabre ces trojs mauvais génies , qui vouloient m'enlever fon corps, qui eft couvert de ce tapis. Le fuitan de Golconde ne put s'empêchei de rire de ma réponfe, & perfuadé que j'avois 1'efprit entièrement aliéné, il voulut fe dortner le plaifir de fe prêter a mes extravagances : Grand héros , me dit-il, je vous félicite du fuccès de CO Dambac, eft Ie nom d'un roi qui règnoit dans Ie tems fabuleus des Orientaux ; ce tems eft celui qui a précédé Ia création d'Adam; ce Dambac, felon eux, commandoic a des peuples qui avoient la tête platte , 8c qui habiroient dans l'ifle de Moufcham, qui eft une des Maldives, & Iorfqu'Adam vint s'établirdans l'ifle de Serendib, qui eft celle de Ceilan, ils lui furent foumis, 8c eurent la garde de fon rombeau après fa mort 5 ils n'y veilloient que de jout, 8c les lions y faifoient Ia garde pendant la nuit; de crainte que les Dives ou mauvais génies ennemis d'Adam 8c fa poftérité, ne 1'en'evaffent. £xtrait d'un live inthulc Houfihenk Nameh, qui ejl dans le cabinet du Grand Duc.  4*6 Contes Mogols; votre combat, & je doute fort qu'il y ait déformais aucuns dives (i ) affez hardis pour ofer «'attaquer a vous, après la victoire que vous venez de remporter fur leurs chefs. Venez donc avec moi, jouir d'un repos qui vous eft dü , Sc lailTez a vos fujets le foin de veiller au fépulcre du fuitan Adam; l'on vous rendra dans ma cour les honneurs qui font dus a votre majefté. Je fus li charmé de voir que ma rufe avoit un heureux fuccès, que je continuai a faire mille folies en préfence de ce monarque, pour le confirmer encore plus dans 1'idée qu'il avoit concue de moi, Sc elles parureut lui faire tant de plaifir, & a fes femmes que j'entendois rire dans leur cagiavat, que m'ayant fait donnet un cheval, il me pria de vouloir bien 1'accompagner; mais cependant il ordonna a fes eunuques d'avoir toujours 1'ceil fur moi. Comme il y alloit de ma vie de bien foutenit mon perfonnage, vous devez juger que je fis mon poffible pour convaincre le fuitan que j'avois le cerveau très-ébranlé; je n'affectai pas un feul genre de folie , je crus qu'il m'étoit plus aifé de les parcourir tous, Sz mêlant de tems en tems des converfations très-fenfées parmi des difcours qui étoient tout-a-fait hors de propos, (i) Dives. Ce font les mauvais génies, les ennemis jurés des Petis.  Contes Mogols. 427 je paffai dans L'efprit de ce monarque, pour le fou le plus gai Sc le plus plaifanc qu'il eut vu de fa vie. Jamais je n'ai eu plus de fatisfaction que dans cet état; comme je paroilfois fans conféquence, le fuitan, que je ne quittois prefque jamais que quand il entroit dans 1'appartement le plus fecret du férail, ne fe défioit pas de moi, & j'avois le plaifir de 1'entendre difcourir avec fes viiirs des affaires les plus fecrettes de fon royaume. Un jour que dans 1'intérieut du palais il donnoit une efpèce de féte a la fultane fivorite , il crutqu'elie ne feroit pas complette, li je n'en étois pas; Sc quoique l'on n'admette prefque jamais les hommes dans cet endroit, comme les infenfés font en vénération, il ne crur pas faire grand mal de permettre que j'y fuffe introduit. Je vousavoue, mefdames, que je fus ébioui a la vue de tant de magnificence; le fuitan couvert des plus belles pierredes du monde, étoit alfis fur un trbne d'or a coté de la fultane favorite; derrière lui étoient rangés douze petits eunuques blancs de dix ans au plus , mais les plus beaux ènfans que l'on put voir : ils fembloient des ftatues de marbre, tant ils étoient immobiles, ayant les mains fut 1'eftomac, la tête droite, & les yeux fixes; plus loin l'on voyoit trentegrands eunuques noirs, avec des fabres nuds garnis d'or Sc de pierredes} a fa  4*8 CoVTEs MoGOt s. droite , fon premier chambellan portoir a fa ceinnue un petit coff re d'or , plein de mouchoirs 8c de parfum, pour préfenter au roi au moindre figne; & a fa gauche, ourre le fur-intendant de fes menus plaifirs, paroilfoient toutes les filles , qui dans le férail étoient revêtues des mêmes titres que les officiers du dehors, chacune d'elleS caracférifée par les marqués des foncfions de leurs charges; & toutes les autres fultanes étoient aux pieds du fouverain de Golconde, alfifes fur des tapis de brocard d'or. Après que le fur-intendant eut donné le fignal, la mufique commenca; les danfeurs fuivirenr, 6c après un repas des plus fuperbes, dans lequel fut fervi dans de grandes porcelaines ou dans des jattes d'or, tout ce qui pouvoit exciter 1'appétit, & qu'enfuite on eut préfenré le forbet, l'on fit recommencer a danfer, 6c les filles deftinées d cet exercice, repréfentèrent par leurs danfes 8c par leurs chants toutes les paffions que 1'amour infpire; mais avec tant de vérité, que le fuitan, pour leur en marquer fa fatisfaction, fit donner a leur directrice trois mille pièces d'or. La fcte alloit finir , lorfque la fiivorite fe penchanr vers 1'oreille du fulran, lui paria bas pendant quelques momens. 11 regarda alors une jeune efclave qui étoit aux pieds de la fultane, Sc qu'il connoiifoit pour être d'une humeur tres-  Contes Mogols. 419 plaifantejlui ayant ordonné dem'agacer, certe fille quitta fa place, & me vint prendre par la main. Comme j'étois attentif au moindre mouvement des yeux du monarque, je compris d'abord fes intentions ; je m'y ptêtai auffitót, &.de telle manière, que je jouai avec cette fille une fcène d'autant plus vive & plus naturelle, que la trouvant jolie , j'en devins dès le moment très-amoureux. II eft impoftible de bier* repréfenter tout ce que nous dimes : qu'il vous fuffife, mefdames , de favoir que la fcène fut poulfée fi loin , que le fuitan voulant fe donner le plaifir entier, réfolut de nous marier fur-le-champ. Fin du yingt - deuxième Volume:  TABLE DES CONTES. TOME VINGT - DEUXIÈME. Suite des Mille et un Quart-d'heuré. 5^C. Quart-d'heure. Conclufion de l'Hiftoire de Bagdedin , page i Hiftoire d'Alcou^ 3 de Taher & du Meunier 3 5 XCI. Quart- d'heure. Suite de la mime Hiftoire j S XCEI. Quart-d'heure. Suite de la même Hiftoire j 13 XGIII. Quart-d'heure. Suite de la même Hiftoire j 17 XGIV. Quart-d'heure. Suite de la même Hiftoire 3 23 XCV. Quart-d'heure. Suite de la même Hiftoire s 27 XCVI. Quart-d'heure. Suite de la même Hiftoire j 32 bis. XCVI. Quart-d'heure. Suite de la même Hiftoire , 38 XCVII. Quart-d'heure. Suite de la même Hiftoire j 43 XCVIII. Quart-d'heure. Conclufion de l'Hiftoire d'Alcou^j de Taher & du Meunier 3 47 Hiftoire de Faruk 3 56 XCIX. Quart-d'heure. Suite de l'Hiftoire de Faruk 3 58     L E CABINET DES F É E S.  CE VOLUME CONTIENT La fuite des Mille et un Quart-d'heure , Contcs Tartares, par M. Geteullette. Les Sultanes de Guzakatte ; ou les Songes des Hommes Évmüs, Contes Mogols, parM. Gcsullettï»  wk/ i 84 0-1 LE CABINET DES F É E S, o u COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FÉES, ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX, Oraés de Figures. TOME VINGT-DEUXIÊME. A AMSTERDAM, Etfe trouvea PARIS 3 M. DCC. LXXXVI.    ÉÉIIIMIIIIlHi  LES MILLE E T ÜN QUARTD'HEURE, CONTES TARTARES. XC. QUART D'HEURE. Qüelque bonté que ]e fuitan de Babyloneeut pour fon vifir, Wtao ou il le voyoit lui fit croire que laccufarion du vieillard étoir véritafeie IJ voulur s'en éclaircir par l„i-même; & ayant conWe fon.cachet avec les empreinres qui avo.ent «cfkites furie corps du vinr, il ne fut pas plutót convamcu de fon crime, qu entrant dans une fureur extreme il alloit lui couper la tête, lorfque le faux viallaid lui «tenant le bras, reprit fa Si Ie fuitan avoit été étonné du procédé da Tome XXII. £  i Les mille et uk qvmrt d'heure , vieillard , on peut s'imaginer quelle fut fa confufion en le voyant difparcirre a fes yeux, & en voyant fon fils a fa place : Seigneur, lui dit alors le prince, perfuadé que vous devez être de mon innocence & du crime de mes ennemis, j'ofe me préfenter devant votre augufte face ; mais quoique le vifir & la fultane méritent la mort, permettez que mon retour en ces lieux ne foit point marqué par 1'effufion de leur fang : je leur pardonne 1'impofture qui a penfé me coüter la vie, & je fupplie votre majefté de ne les punir qu'en les unilfant enfemble, & les obligeant d'y vivre érernellement. Cette union forcée entre deux perfonnes d'un caraétère fi odieux, leur fera un fupplice plus cruel que la mort même. Le grand prophéte , qui par une prote&ion toute particulière m'a préfervé des périls ou me jettoit votre indignation, m'a fans doute, par la voie d'un fimple payfjn, communiqué des fecrets merveilleux qui mettent vos jours & les miens en süreté contre la malice de vos ennemis. Votre majefté, qui vient d'en juger par la figure du vieillard que j'avois il n'y a que quelques momens, faura qu'un génie btenfaifant a qui rien n'eft impofllble, a dirigc toutes mes aókions j c'eft lui qui m'a appris que le vifir avoit été élevé comme efclave dans la maifon d'un arabe nommé Arefy, dont j'avois pris la reflemblance j qu'ayanr abufé des boncés de fon  CóntësTartares. j rïiaitre, & trahi fon honneur en corrompanc fa femme , & méditant de 1' empoifonner, il s'étoit fauvé de chez lui pour éviter fa jufte colère, & cju'enfuice par difFérehs moyens il avoit eu le bonheur de parvenir au fuprême degré de votra faveur : alors Bagdedin raconta au fuitan feu père de quelle manière il avoit laillé le vifir pour mort dans les jardins du férail; le röle de vieille qu'il avoit joué auprès de lui, & la menace qu'ii lui avoit faite en lui imprimant fon cachet. Le vifir, qui étoit revenu de fon évanouiflement , étoit plus pale qu'un criminel que 1'on conduit au fupplice. II n'avoit pas la hardielfe de nier aucun des faits avancés Sc prouvés par le prince ; il attendoit fon arrêt le vifage profterné contre terre, lorfque Bagdedin intercéda de nouveau pour lui & pour la fultane. Rendez, feigneur , ce jour remarquable , dit-il au fuitan, par «n ade de clémence envers ces miférables, ils fontindignes de votre colère , & je vous demande leur vie comme une grace que je ferois inconfolable de ne poinr obtenir. Le fuitan de Babylone, furpris de la générofité de fon fils, calma 1'extrême colère qui écoic peinte fur fon vifage : Prince, lui dit-il, fi digne de monter un jour fur le tróne, je loue votre vertu, & j'approuve votre confeilj j'abandonne eet infidcle vifir & 1'ingrate Kourma a leurs mau-. A i  4 Les mille et un quart d'heure , vaifes inclinations, & je leur donne une vie qui leur deviendra bientöc a charge, perfuadé que ces deux miférables ne feront pas plutot obligés de fe regarder comme mari & femme, qu'ennuyés des liens qu'ils ne pourronr point rompre fous peine de la vie , ils foufïïiront plus que h je leur faifois fubir la mort qu'ils méritent. Alors , feigneur , pourfuivit Ben-Eridoun, Kourmaayant été appelée, après des reproches fanglants de la part du fuitan, il la fit marier au vifir par le moufti, les chaiTa enfuite 1 un & 1'autre de Babylone avec indignité. Pour Bagdedin , le fuitan le déclara authentiquement fon fucceffeur , après avoir renvoyé a Kourma tous les enfans qu'elle avoit eus dans le férail : & le jeune prince , après la mort de fon père, règna avec toute forte de bonheur & de tranquillité. Cette hiftoire eft particulière , dit SchemsEddin : les vengeances y font bien ménagées, & je ne doute point que le perfide vifir & Pinfidelle Kourma n'aient bientêt trouvé leur fupplice dans leur union; cela peut être, feigneur, reprit Ben-Eridoun: j'ignore la fuite de leurs a/entures Pauteur chez lequel j'ai puifé cette hiftoire n'en dit mot, & fe contente de les abandonner a leur mauvais deftin : mais j'en fais une autre affer ' plaifante , ou la tendrefle de trois mans eft des  CONTES TARTARES.1 $ plus remarqnables : fi votre majefté le fouhaite, je vais la lui raconter. Je t ecouterai avec beaucoup de fatisfa&ion, dit le roi d'Aftracan. H I S T O I R E D'Alcoui, de Taher ^ & du Meunier* D Eux jeunes marchands de Bagdad étoienr depuis leur enfance tellement unis d'amitié , qu'ils étoient inféparables ; On ne parloit que de 1'union d'Alcouz & de Taher ; & comme ils n'avoient ni père ni mère, & qu'ils étoient leurs manres, ils réfolurent, pour s'attacher encore plus fortement 1'un a 1'autre, de faire entr'eux une fociété de marchandifes, dans laquelle en mpins de trois ans, ils firent de très-grands profits. Taher caufant un foir avec Alcouz qu'il voyok rêveur : Que manque-t-il a votre bonheur, mon cher frère, lui dit-il, ( car letroite amitié qui règnoit entr'eux ne leur permettoit guère de fe fervir d'un autre nom ,) nos fonds font augmentés du quadruple , nos magafins font remplis des plus belles marchandifes, &c cependant depuis quelques jours je m'apper§ois que le chagrin vous domine, & que vous necherchez que la folitude; ne fuis-je donc plus digne d'entrer dans vos fe- A }  6 Les mille et un quart d'heure , crets ? Ah! mon cher Taher, repliqua Alcouz en 1'embraflant, je ne puis fans rougir vous avouer ma foiblefTe, je me la veux cacher a moi-mèmej mais je fens qu'elle a pris trop d'empire fur mon cceur, & que je n'en fuis plus le maitre. Connoiffez-vous Behloul (i), le barbier qui demeure au bout du pont de Bagdad? Oui, reprit Taher, il eft encoie plus connu par la réputation que fa h 11e a d'être la plus belle perfonne de Bagdad, que par les reparties vives & promptes qui 1'ont fait ainli furnommer; & je commence en vous voyant foupirer, a croire que vous n'avez pas été infenfible aux charmes de cette adorable fille. Vous devinez jufte , répondit Alcouz en rougiffant, j'aime la belle Lira; mais avec tant de paffion , que je perdrai 1'efprit fi je n'en deviens polTelïeur.. Je crois ne lui être pas indifférent par quelques converfations que j'ai eues tivec elle, Sc je balancois a vous parler de mon amour, dans la crainte que cette nouvelle n'altérat votre amitié pour moi. Je fais, répliqua Taher, que 1'on perd plus de la moitié d'un ami lorfqu'il fe marie; mais, mon cher Alcouz, je préfcre votre fatisfaction a la mienne , & je vais de ce pas travailler ■X votre bonheur. Ma mère , comme vous favez , a eu 1'honneur de donnet la mammelle a Giaf» (i) Behloul, en arabe, fignifie railleur.  Conti s Tartares. 7 far (1), premier vifir du grand Aroiin-Arrefchid, fouverain commandeur des croyans, pendant une maladie qui mit la mère de ce Barmecide hors d'état de 1'allaiter j je vais interpofer fon autorité auprès de Behloul, & je fuis sur que la belle Lira ne vous fera pas refufée. (1) GiafTar étoit fils de Jachy, & petit fils de Kaledqui defcendoit de Bannac , dont ils ont porté le nom de Barmecide. Jachy & trois de fes enfans futent vifirs en même-cems fous Aroiin-Arrefchid; il fe repofoit fur eux du gouvernement de fes états, & Giaffar avoit avec juftice joui pendant dix-fept ins de la fuprême faveur, lorfqu'il eut Ie malheur de s'attirer toute la colère du calife qui le fit mourir : en voici la raifon. Aroün-Arrefchid avoit une foeur parfaitement belle, nommée Guebaze , dont il é:oit paflïonnément amoureux : pour avoir occafion de la voir plus fouvent, il la maria avec CiafFar fon favori, mais il lui défendit d'avoir en même-tems comruercc avec cetteptinceiTe. GiafFat obéitquelque tems, mais il n'eut pas aflez de vertu pour exécutertoujourscette dure condition.lleut un fils de Guebaze qu'il envoya nourrir a la Mecque, & le calife en étant informé, en entra en fi grande fureur contre ce vifir, qu'il fit jetec Jachy & tous fes enfans dans une obfcure prifon, oü il les fit mourir ignominieufement. Il en eut enfuire tant de rcgret, cue pour cloigner de fon efprit 1'idée de 1'injulHce qu'il venoit de commettre , il défendit, fous peine de la vie , qu'on parlat jamais des Baf mecidesi mais on n'exécuta pas fes volontés. Tous les beaux efprits de fa cour écrivirent a la louange de fes miniftrcs intégres, & ent «onfervé dans leurs écrits le fouvcnir de ces grands hommes. A 4  8 Les mille et un quart d'heure , XCI. QUART D' HE URE. j^.Lcouz errjbfafla tendrement fon ami, il le conjura de ne point perdre de tems, & Giaffar s'étaut mêlé de cette affaire , Behloul accoida bientót Lira aux tendres empreffemens d'Alcouz. Ces deux époux s'aimoient avec une tendreffe fans égale; la poffeffion n'éteignit point leurs ardeurs, & ils fe donnoient des marqués fi vives Sc fi fréquentes d'un amour parfait en préfence rnême de Taher, qu'il ne put voir le bonheur de fon ami fans envie. Les innocentes careffes qu'il recevoit fouvent de Lira renflammèrent a un tel point, que pour n'être point inhdèle a Alcouz, il réfolut de s'éloigner de ces heureux époux. 11 exccuta pendant quelques jours cette réfolution fous différens prétextes y mais quelque force qu'il prit fur lui-même, il ne put foutenir long-tems cette entreprife; la violence qu'il fe fit pour étouffer fon amour le fit fuccomber, il tomba dangereufement malade. Alcouz & Lira ne quittoient point le chevet du lit de Taher j mais loin de contribuer par-la a fa guérifon, ils ne firent qu'augmenter fon mal, qui parvint a un tel excès que les plus habiles médecins de Bagdad défefpérèrent de fa vie.  ContesTartares. <) Alcouz Sc Lira fondoient en larmes voyant Taher prêt a mourir; cependant fa jeuneife Sc la force de fon tempérament le tirèrent de péril, & il ne lui refta bientöt plus de fa maladie qu'une extréme langueur. La fociété de marchandifes fubfiftoit toujours entre ces deux parfaits amis, Sc leurs affaires demandant que 1'un deux fït un voyage au grand Caire, comme Taher n'étoit pas en état d'en fupporterles farigues, Alcouz réfolut de 1'entreprendre. Après avoir préparé tout ce qu'il lui falloit pour ce voyage, il prit congé de Taher, lui recommanda fa chère Lira qu'il embrafïbit tendrement les yeux baignés de larmes, & parcit enfin pour Balfora, ou il monta un vaiffeau qui alloit au Caire. Taher , loin de fuivre les intentions de fon ami, ne le vit pas plutoc parti de Bagdad, qu'il prit un foin extréme de fuir les occafions d etre feul avec Lira; il en trouvoit toujours quelques mauvais prétextes; mais cette jeune beaucé s'appercevant enfin de fes manières qui lui parurent rudes : Vous mevitez, Taher, lui dit-elle un foir en lui ferrant tendrement la main, Sc depuis 1'abfence d'Alcouz je m'examine pour favoir en quoi j'ai eu le malheur de vous déplaire; je n'ai pu découvrir le fujet de votre froideur; Sc cette conduite m'eft fi injurieufe , qre je voiis  io Les mille et un quart d'heure , conjure de la cefler, ou de me dire de quoi je fuis coupable a vos yeux. Taher écoit dans une confufion extreme : les larmes qu'il répandoit en abondance , fans ofer regarder Lira, la touchèrent vivement; elle le prefla de s'expliquer; mais Taher fe jetant a fes pieds la conjura de ne lui point faire cette violence : Ne demandez poinr, madame, lui dit-il, que je vous ouvre mon cceur, vous me regarderiez comme le dernier de tous les hommes , fi je vous découvrois ce qui s'y paffe; 1'amitié la plus fainte , & les approches mêmes de la mort n'ont pu triompher d'une paffion criminelle, & je fens que.... Arrêtez , Taher , s'écria Lira dans la dernière confufion , je commence a vous entendre : Quoi ! feroit-il polTible qu'oubliant tout ce que vous devez a mon époux, vous eufïiez concu pour moi un amour injurieux a ma gloire? Ah! s'il eft ainfi, faites que je 1'ignore toute ma vie. Non , madame , reprit Taher, il n'eft plus tems de diïlimuler, je fuis un perfide, un traïtre \ mais je le fuis malgré moi : j'ai fait tous mes efforts pour éteindre ces indignes feux : j'ai voulu mourir, la cruelle mort n'a point voulu de moi : je rh'étois condamné a un filence éternel, vous m'avez forcé de parler ; mais je me punirai bientót moi-même d'avoir violé les droits de 1'union la plus étroite. Taher en ce moment  contes TARTAR.es. II ayant jeté la vue fur Liraj qu'il vit irrirée au dernier point, fut fi faifi de douleur, qu'il tomba comme mort a fes pieds. Elle héfita quelque tems a lui donner du fecours, mais la pitié 1'emporta enfin fur fon jufte reffentiment ; elle fit fon poflible pour le faire revenir de fon évanouiffement; elle lui frappa dans les mains, & ce malheureux amant ayant foiblement ouvert des yeux mowrans , & reconnoilfant Lira occupée autour de lui : laiffez-moi mourir, madame, lui dit-il tendrement, votre fecours m'eft trop cruel; après avoir mérité votre indignation, la vie me devient odieufe, & je la quitte fans regret; il retomba alors dans un état qui fit croire a. Lira qu'il n'avoit plus que quelques momens a vivre. Jufqu a préfent, feigneur , pourfuivit BenEridoun , je vous ai fait un aflez beau portrait de Lira; mais il eft quelquefois de dangereux momens pour la vertu de certaines femmes. Lira éprouva bien cette vérité; effrayée de la réfolution de Taher , & artendrie par 1'excès de fon amour , elle palfa rout d'un coup d'une violente colère a la rendreffe la plus vive. Qn'a fait Alcouz pour moi qui égale ceci, fe dit-elle en ce moment ? il ne m'a jamais que médiocrement aimée en comparaifon de Taher ? quoi! pour un léger gain dont il fe peut facilement palfer, il m'abandonne, 8c entreprend un voyage dont il ne fera  li Les mille et un qu^rt d'heure j pent- être de retour d'un an ? C'en eft fait, mon cher Taher, je veux vivre & mourir pour vous, puifque vous mouriez pour moi; je vous facrifie fans peine toute la tendreife que j'ai eue pour Alcouz , & qu'il mérite fi peu; vivez donc , mon cher amant, & vivez pour Lira. Cette belle perfonne accompagnoit, feigneur, fes proteftations de carelfes fi rouchantes, qu'elles firent bientór revenir Taher de fon évanouiifement. La furprife extréme ou il fe trouva de fe voir entre les bras de Lira, qui le combloit des marqués de la paffïon la plus vive,lui rendit bientót 1'entier ufage des fens; il ne crut pas devoir négliger une occafion fi favorable a fon amour ; & oubliant tout ce qu'il devoit a. fon mari, il fut fi bien profiter de la foibleffe de la belle Lira, qu'il en demeura entièrement le vainqueur. Ce ne fut pourtant pas fans quelque efpèce de remords que Lira s'appercüt qu'il n'étoit plus tems de rien refufer a fon amant ; mais il fut effacer de fon efprit ces réflexions par des manières fi tendres & fi refpectueufes , qu'elle ne fe fouvint non plus d'Alcouz que s'il n'avoit jamais été fon mari. Uniquement occupés de leur amour, ces deux amans pafsèrent prés d'une année dans des plaifirs qui leur paroiffoienr roujours nouveaux. Non contents de fe voir a tous momens, ils expn-  ContesTartares. 13 ftïoient encore leur tendreffe par des lettres les plus paffionnées; & perdant la mémoire, 1'un de fon ami, 1'autre de fon époux, ils ne s'imagi«oient pas qu'il düt jamais revenir du grand Caire. XCII. QUART D'HEURE. Alcouz, que 1'on n'attendoit point, revinc pourtant a Bagdad après avoir terminé les affaires qu'il avoit au Caire. Quoique fa préfence fut peu fouhaitée , on le recut avec de feintes careffes qui 1'éblouirenr. Sa longue abfence lui fit trouver fa femme encore plus charmante qu'il ne 1'avoit laiffée en partant; il ne pouvoit êrre un moment fans bi donner quelque nouvelle marqué de tendreffe ; & loin d'avoir le moindre foupcon de fon infidélité , il lui fourniffoit très-fouvent les occafions d etre feule avec Taher. Un foir que Lira, incommodéed'une violente migraine, étoit fur fon fopha, elle eut befoin d'une eau qui étoit excellente pour foulager ces fortes de maux ; accablée des douleurs' aigucs qu'elle fouffroit, elle donna fans réflexion a Alcouz la clef d'une petite cafferte de bois de fandal, dans laquelle étoit la bouteille qui renfermoit cet;e eau. Alcouz qui aimoit tendrement fa fem-  14 Les mille et un quart d'heüreJ mé, courut a ce cabinet; mais il ne fut ps forti de la chambre, que Taher fut furpris de voir la belle Lira s'arracher les cheveux : Ah ! nous fommes perdus, lui dit-elle, chère ame de ma vie j mon imprudence va mettre le comble a nos malheurs; je viens dedonner a mon mari la ciefcie la caffette oü font toutes les lettres dans lefquelles vous m'exprimez fi vivement votre paifion : Alcouz dans fa rage n'épargnera ni fa femme ni fon ami. Taher fut affligé au dernier point; mais prenant fon parci fur le champ en homme d'efprir, il courut après Alcouz, & voyant par la pot te qui étoit entf'ouvorte, qu'il lifoit avec étonnement une de fes lettres , il tira la porte doucement fur lui, & 1'enfermant a doublé tour , il emporta la clef fans que la furprife ou étoit fon ami de 1'infidéiité de fa femme lui permït de s'en appercevoir : Taher alors defcendit promptement a la cailfe , prit tout lor quis'y trouva, & emmenant avec lui Lira, il fortit précipitamment de Bagdad , & s'étant muni de deux chevaux au premier village, il fit plus de vingt lieues le refte de cette joumée , & pendant toute la nuit qui la fuivit. Pendant que ces nouveaux voyageurs étoient déja en route, Alcouz après avoir lu les lettres de Taher , qui ne lui laifloient aucun lieu de douter de fon malheur, prit un poignard, Sc  ContisTartarïs. ij voulant defcendre pour en percer le cceur de fa femme, ilfut dans ladernière furprife de fe voir enfermé; il appella fes efclaves, on vint a la porte; il ne s'y trouva point de clef; & Alcouz dans fa colère ayant ordonné qu'on enfoncat la porte, fes ordres furent bientöt exécutés; il courut d'abord au falon dans lequel il avoit laiffé Lira ; il ne 1'y trouva plus, ainfi que Taher. II apprit qu'ils étoient fortis enfemble fort en défordre; il defcendit a la caiffe, & la trouvant vide, il fe jeta le ventre contte terre, & fit des cris qui effrayèrent les plus aflurés. Aucun de fes efclaves n'ofoit lui demander le fujet de fa fureur; mais après être revenu de fes premiers mouvemens, il les renvoya tous & leur ouvrage. Quel que foit mon malheur , fe dit-il alors , agiffons prudemment dans une occafion auffi délicate , & n'apprêtons pomt a rire aux autres: Je fuis trahi par mon ami, ma femme m'eft infidelle, ce coup eft fenfible, je 1'avoue; mais dois-je porter la peine de leur crime ? Non non , c'eft a eux a gémir & a mourir de confufion de leur perfidie ; la perte que je fais aujourd'hui n'eft pas alfez confidérable pour ttoubler davantage ma tranquillité ; alots oubliant tout d'un coup Taher & Lira, il les méprifa tellement, qu'il ne crut pas feulement devoir les faire pourfuivre ; & les abandonnant a leur deflinée, il vaqua a fes affaires comme il faifoit au-  i5 Les mille et un quart d'heure; paravant, & chercha a fe dédommager avec d'aiitres femmes de la perte de la fienne. Six mois s étoient déja ècoulés depuis le départ de Taher & de Lira, lorfqu'Alcouz apprit la mort d'un de fes correfpondans aux Indes orientales. Comme eet homme lui devoit beaucoup, & qu'il n'avoit aucun compte arrêté avec lui, il réfolut d'aüer fur les lieux pour régler fes affaires avec les héritiers du défunt; Sc ayant laiffé le foin des fiennes a un neveu en qui il avoit beaucoup de confiance, il s'embarqua a Balfora fur un vailfeau qu'il chargea de plufïeurs marchandifes. Après avoir abordé a différentes ifles oü Alcouz faifoit toujours des trocs avantageux, & fur-tout de diamans, qu'il ferroit dans une bourfe de cuir attachée a fa ceinture, le vailfeau fut tont d'un coup furpris d'une tempête fi violente, qu'après avoir long-tems combattu contre les vagues Sc le vent, il fut englouti dans la mer, Alcouz s'étoit heureufemenr faifï d'une planche pendant le fort de la tempête; il vogua long-tems au gré des vents, Sc aborda après deux jours Sc deux nuits a une ifle qui lui paroiffoit déferte. Comme la faim le tourmentoit, il mangea quelques fruits que la nature feule avoit produirs en ces lieux; il les trouva d'un goüt exquis , Sc marchant pendant neuf jours fans rencontrer aucune habitation, il artiva fur la fin du dixième au bord d'une  Contes Tartara. mm d une petite rivière qu'il palfa & h nage, & defcendit dans une prairie charmante qui le cönduific a une très-johe vilié nommée Brava (l). Alcouz étoit en fi mauvais état, qu'il ne voulut pas entrer dans la ville que la nuit ne le mft a l.abh des infdltes qu'on lui eut pu faire. Après avoir mangé quelques fruits qui lui reitoient encore comme il y avoit long-tems qu'il n'avoit joui duu fommeil tranquille , il s'abandonna a celui que la fraicheur du lieu lui préfentoit, & dormit très-profondémenr jufque dans la nuit avancee, qu'il fe réveilla en furfaut. CXIII. QUART D'HEURE. Dês Hammes qui ravageöient unè trés-belle taaifou détachée de la ville, portèrent une lumierefi vive dans les yeux d'Alcouz, qL1'elle interrompic fon fommeil : il y courut dans le deifem d'y porrer du fecours; & entendant des cns affreux, il prit une forte pièce de bois qu'il trouva devant cette maifori, avec laquelle ayant enfonce la porte principale, & deux autres qui (■) Brava eft une viüe de Ia nouvelle Arabic avec un n>< h Büe e* Iibre , * capirale de Ia réPub,lque '^Z I ,1 aepend de perfonne. On fair dans cecre viüe grand rrafic d'Ör d' gent, d'ivoire, d'ambre Sc de cire. ' Tome XXII. fi  i8 Les mille et un quart d'heurf. , communiquoient a un appartement oiï ii ddtinguoit des voix de femmes, il fut alfez heureux pour les fauver des flammes qui les alloientconfumer. Chacune d'elles fe fauva lans prefque remercier leur libérateur; &c Alcouz ayant encore pénétré dans un petit cabinet, dont il jetta laporte en dedans, il y trouva une vieille femme a demi - brulée , & une jeune perfonne prefque nue & évanouie feulement , mais d'une beauté au-deffus de ce qu'il avoit jamais vu; il la prit dans fes bras , & 1'emporta en 1'état qu'elle étoit au lieu même oü il s'étoit endormi. Cette jeune file qui avoit penfé êcre furfoquce par la fumée, n'eut pas plutót fenti le grand air, qu'elle ouvrir les yeux. Le jour commencoit a paroitre; elle fut furprife de fe trouver dans la campagne ; mais ayant fu d'Alcouz les obligations qu'elle lui avoit, elle eut moins de répugnance de fe voir avec lui, & commenca a le xegarder comme une perfonne a qui elle devoit la vie. Elle lui apprit que fon père , qui étoit mort depuis trois ans, avoit été un riche marchand joaillier , 8c qu'elle vivoir avec fa mère & quelques efclaves dans cette maifon, lorfque le feu y avoit pris. Elle témoigna enfuite a Alcouz rinquiétude oü elle étoit de ne favoir ce qu'étoit devenue fa mère; mais fachant de lui que dans le mème cabinet d'ou il 1'avoit fauvée des flammes,  " **f tr0l,vé le cörF d'une vieüle femtófe i ff*-* co„W, elle ne douta,PIus de fa „erfe &s abandon,» i la doulear la plus vive, Alcouz confola du mieux cju'd put cette b* perfonne , rf retourna avec elle a la tnaifon , qu'ih trouverententièrementreduiteencendres^fe ^nfoua ladernièrennsète^W odd -die de Brava j ü a> pourvuc dhabKs pour elle & pour lui, mo^anPtlinX fesdumansoud l^^y. ^ treffe , & répara quelques jours après les perres queIle avoItfaites,enlui achetant en J o. 1-mrfon dans laquelie elle tóg^j * J h" donnantun;euneefclavepourlaf.rvir Alcouz , feigneur, étoit fort bien fut de ft perfonne j il avoic ^ la ; . * filU jj. • • ea Cctte aimablö m.fe.q^lo o„f„t K^^^J* «*«» ,o,c excoHi.eqo'ello crovok p„r er7 B 2  » Les mille et un (Juart d'heuSJe , ture que celles d'une femme; & celle-ci hit donnoic a tous momens de fi fortes marqués de fon amour, qu'il avoit lieu de fe croire le plus aimé de tous les hommes; mais quelque pailïou qu'il reffentic pour elle, comme la conduite que Lira avoit tenué avec lui, lui donnoit lieu de fe déiïer de routes les femmes, il examina de li prés les a&ions de celie-ci, qu'il crut voir qu'elle n'étoit pas indifférente a un jeune homme de Brava , qui paffoit fouvent par fa rue , & qu'elle ie regardoit toujours avec beaucoup d'attention. Quelque chagrin qu'il en reiiénut, il n'en témoigiia riep ; mais un foir que ce jeune homme , plus indifcret que de coucume, s'étoit arrété vis-a-vis de la porte de fa maïtrefie, qui paroitfoit de fa fenêtre prendre beaucoup de plaifir a confidérer les geftes par lefquels il lui exprimoit fa paffion , Alcouz ne put retenir fa colère, il defcendit avec précipitation dans la rue, & joignant brufquement eet étourdi, il lui déchargea un foufflet fi violenr, qu'il le renverfa par terre. Le jeune homme étonné fe releva promptement, mit le fabre a. la main, öc vint fondre comme un furieux fur Alcouz ; mais ce dernier , beaucoup plus robufle & plus adroit, de deux coups de fabre ayant mis fon ennemi hors de combat, il le lailfa baigné dans fon fang. Les ctis que fit la rnaïtrefTe d'Alcouz quand  CONTES TARTARES. 21 elle vic fon nouvel amant tout enfanglanté, attirèrent les voitins dans la rue. Comme il n'y avoir. plus de süreté pour lui dans Brava, il prit te parti de fe fauver, & gagna phfieurs rues détolirnées qui le conduifirent a une des portes de la vilie. 11 s'y arrêta quelque tems, ne fachant pas trop quel parti prendre; mais y ayant appris que celui qu'il venoitde blefTer, ou peut-être de tuer, étoit un jeune homme de grande confidération, il ne jugea pas a propos de rentrer dans la ville. II age-it fur lui, ourre la plus grande partie de fes pierrenes, une bourfe pleine dor; il marcha toute h nuit, & plufieurs jours de fuite , jufqu a ce qu'éranr arrivé a Baraboa (i), il s'y embarqua fur la nvière de Quilmanca, d'oü étant entré dans i'océan oriental, il prit la route des Indes; il y airiva fans aucun accident; & ayant réglé fes comptes avec les héritiers de fon correfpondant, il v fit emplette de poivre , de canelle & d'ambre , fur quoi il y avoit cent pour cenr a gagner. Enfuite étant remonté en mer, il revint fans aucun accident a Balfora, d'oü il envoya par terre fes marchandifes & Bagdad, & refta quelque tems a Balfora pour fe repofer des fatigues de fes voyages. II fe promenoit un foir hors des portes de Ia (0 Baraboa eft la capitale du royaume d'Adea, dan, U pays ei!e eftfituee fur un bras dc la tlWire de Quilman, a. B i  ii Les mille ei un quart d'heure , ville, lorfqu'il vit 3upiès drum moulin une fi jolïsj meünière , qu'il en devint éperduement amoureux. II 1'aborda fans facon, & lui ayant fait une déclaration d'amour , accompagnée d'une trèsjolie bague qu'il lui mit au doigt, il ne la trouva point rebeüe a fes défirs, Venez ici fur le foir , lui dit - elle, mon mari eft abfent pour trois ou quatre jours que nous pafferons agréablement enfemble; je vais préparer tout ce qu'il faut pour fouper- Akouz revint a. fon logis; il fe baigna , changea d'habits, & recourna au foleil couché trouver la belle? meünière ; elle s'étoit pareillement mifc d'une propreté a faire plaifir, & le recut ayec les carefles les plus paflionnées. Enfin, feigneur, ils avoient déja. pafte enfemble une partie de la nuit, lorfque tout d'un coup la porte du moulin s'ouvrit, & qu'ils virent entter dans la chambre ou ils étoient un homme vctu en marchand. La meünière qu'Alcouz regardoit avec furprife > blêmit a cette vue; elle alla au devant du nouveau venu, & vouloit s'excufer envers lui, lorfquellt) en Wf«B un foufflet fuivi de plufieurs injures.  ContesTartar.es, i5 XCIV. QUART D'HE URE. Alcouz , piqué de la brucalité de eet homme, hu fauta au collet : comme 1'un & 1'autre n'avoient point darmes en ce moment, leur combat ne fe pafla qua coups de poings; mais la meünière s'étant jetée au milieu d'eux, quelle fut lx furprife des combartans , quand s'étant regardés avec plus d'attention, ils fe reconnurent en mème tems , 1'un pour Taher, & 1'autre pour Alcouz? Ce dernier ne fe p«ffédant plus de rage a la vue de fon ennemi, 8c fe appellant en ce moment fa trahifon , fe faifit brufquement d'une efcabeile, 8c 1'alloit lancer a la tcte de Taher , lorfque fe profternanr aux pieds d'Alcouz : Mon frère , lui dit-il avec foumillion , je fuis coupable de la plus noire perfidie; j'ai mérité la mort en vous enlevant le cceur de Lira, mais fi vous faviez ce que j'ai fouffert depuis mon abfence, 8c dequels remords j'ai été agité, vous me pardonneriea fans doute un crime que j'ai commis malgré moi. Taher répandoit des larmes avec tant d'abondance, qu'Alcouz en fut touché. Comme il croyoit avoir entièrement oublié Lira, il fe feta. au col de fon ami : Je te pardonne, Taher, lui B 4  *4 Les kille et un quart d'heure, dit-il; quelque fujet que j'aie de te haïr, je ne veux pas qu'il foit dit qu'une femme ait pu détruire une amitié auffi belle que celle qui régnoic entre nous depuis fi long-tems : mais apprensmoi, je te prie , ce qu'eft devenue Lira ? Ah ! ne rappellons poinr, je t'en conjure, reprir Taher en embraflant fon ami, le fouvenir d'une perfonne qui t'eft peut - êrre encore chère. r\'on , non, répliqua Alcouz , Lira ne me rouche plus ; fon infidéiitc 1'a entièrement effacce de mon cceur : & pour te faire voir le peu de cas que j'en fais, remettons-nous a table avec cette meünière, dont je vois bien que nous pajtageons les faveurs; aimons-la 1'un & 1'autre fins jaloufie , & buvons a. la fanté de fon mari. La meünière au(li-tót leur verfa a boire , & la paix étant rétablie dans le moulin , ils fe mirent tous trois a table; 8c, le verre a la main, Alcouz 8c Taher fe jurèrent une amitié éternelle. Après que le vin leur eut un peu échauffé la cervelle , la meünière réveilla la converfarion. Si Alcouz eft peu curieux , dit-elle a. Taher, de ce qui s'eft paffé entre fa femme & toi, & de ce qu'elle eft devenue, je re conjure de me Papprendre fans différer : je fuis perfuadée qu'il t'écoutera fans peine, & pour moi je te ferai infinir ment obligée de la violence que tu te feras pour me dpnner cette fatisfaction. Taher héfitoit i  C o n t e s TaRTARES. 25 contentera la meünière \ mais Alcouz 1'ayant aCfuré que Lira lui étoit devenue fi indifférente, qu'il ne verroit fur fon vifage aucune émotion au récit de fon infidéiité, & qu'il étoit abfolument. revenu de la paflion qu'il avoit eue pour elie , Taher ne balanca plus de lui parler en ces termen, Je pafferai légèremenr, mon cher frère 3 fur 1'amour que j'ai fenti pour Lira , les commencemens de cette pailion ont penfé m'ctre funeftes , puifqu'ils m'cnt réduit a la porte du trépas; j'ai voulu mourir plutót que de trahir mon ami , mais je n'ai point été le maitre de mon fort : la belle Lira a rriomphé de mes réfolutions, Sc fop imprudence en vous confiant la clef du cofre ou étoient mes lettres, m'a obligé de prendre la fuite avec elle pour me fouftraire a votre jufte vengeance. Quoique j'euffe fouvent lefprit bourrelé de Ia perfidie que j'avois commife envers vous , je comptois pourtant être heureux avec Lira ; mais je n'avois pas alfez étudié le caractère de cette femme. Quelque paffion qu'elle me témoigna, je m'appercus bientót qu'il régnoit dans toutes fes actions un air de coquetterie, & que par-tout cü nous pafïiöns, le défir de plaire 1'occupoit unU quement. Je lui en parlai plufieurs fois fins qu'elle daignit prefque y faire attention. Taher, me difoit-elle en riant, tu t'avifes bien mal i  i£ Les mille et un quart d'heure, propos d'être jaloux ; peux-tu douter de ma Eendrede après ce que j'ai fair pour toi ? Vas, mon cher ami, je t'aime uniquement, dors en repos, & ne me fatiguë point par d'injurieux foupcons. Ces paroles, loin de me ralfurer, me piquoient jufqu'au vif Je fouffrois eependanr avec patience , mais après avoir paifé dans différentes villes , étant arrivé a Vifapour (i), je pris la réïblution de m'y établir; j'avois loué d'un juif une maifon toute meublée , & aifez jolie, dans un fort agréable quartier j mais en la louant je ne fis pas attention que j'avois un voifin très-dangereux ; un jeune indien beau comme 1'amour , occupoit une maifon joignante a la mienne. Je veillois avec foin fur routes fes aótions Sc fut celles de Lira , fans enrien témoigner, Sc je croyois n'avoir point Hen de foupconnet leur conduite, lorfqu'un foir rentrant alfez inopinément dans le falon ou Lira avoit coutume de paffer la journée , je fus dans la dernière furprife de voir un homme fe fauver par delfous le tapis qui couvroit la muraille, & vouloir palfer par une ouverture que 1'on y avoit faire pour communiquer a. la maifon prochaine. (i) Vifapour, ville capitale du royaume de Decan, enrre 1'océan ■ïodien , Cuzrate, Golconde & Bifnagar.  CONTES TiRTAKES, %j XCV. QUART D'HEURE. XE courus après eet homme, je 1'arrètai par le pied , & le retirant dans le falon, je le reconnus pour le jeune indien qui m'avoit donné tant d'irW quiétude; je faifis alors Lira de 1'aurre main , & après lui avoir reproché fon infidélité dans les termes que la fureur me dictoir, je me préparois a punir ce jeune homme de i'afrront qu'il veiioir de me faire , lorfque Lira fe jeta au devanr de moi : Arrète, Taher , me dit-elle avec fterréj renrre en toi-même, confidère que ru merites au moins le même chatimenc que eet indien , & refpecfe en lui un homme que j'aime. De quel droit trouves-tu a redire a. mes actions ? Suis-je ta femme? Suis je ton efclave ? & dois-tu efpérer que dans la fituation oü je fuis avec roi, je te fois plus fidelle que je ne 1'ai été a mon époux ? Si m le crois, tu te trompes; je t'ai aimé, je ne t'aime plus ; 1'on ne peut forcer les inclinations , 8c mon ccsur eft a préfent a ce nouvel amant jufqu a ce qu'il me plaife den difpofer en faveur d'un autre. L'effronterie de Lira me jeta dans un étonnement fans égal; je reftai irnmobile „ 8c le jeune indien ayant profité de ce moment pout fe fauver par le trou de la muraille qu'il rehoucha promp-  2? Les miele et un quart d'heure , tement avec guelques planches, je fus long-tems fans parler j enfuite reprenant la parole : Lira , lui dis-je affez tranquillement, je ne vous avo's pas crue capable d'une telle noirceur dame; mais puifque vous venez de vous démafquer entièrement, rompons tout commerce enfemble , parrageons ce qui me refte dargent, &c féparons-nous pour jamais. Lira recut cette propofition avec joie; j'avois encore environ fept mille fequins, je lui en don* mi la moitié, & la quittant fans regrer, je fortis de Vifapour perfuadé du mauvais cceur & de rinüdélité de toutes les femmes, & dans la réfoJution de les méprifer a jamais ; je m'embarquai au premier port de mer, fur un vaiffeau qui prenoit la route d'Arabie : nous arrivames a Brava, oii je ne fus pas plutót defcendu , que j'entrai dans la boutique d'un tailleur pour m'y faire habiller proprement. Je fis marché avec lui d'un habit complet, & après le lui avoir payé, comme je fortois de cbez lui, j'appercus de 1'autre cóté de la rue deux femmes voilées aflifes, fur un banc de pierre ; 1'une de ces femmes paroiffoit éva«ouie , & 1'autre étoit empreffée a la fecourir. je leur offris promptement mon fervice, on 1'accepta; & ayant pris par-deffous les bras celle qui fe trouvoit mal, j'aidai fon efclave a la conduite chez elle. Nous entrames dans une petite maifoii  ContesTartar.es. ± eHe verfa tout de nouveau un torrent de larmes; je tas futpris de cette nouvelle affliction : je lui en der*andai refpectneufement la caufe : Ah * feigueur, me dit-elle en entrecoupant de fanglots toutes fes paroles , plus je vous confidère , plus je fens augmenter ma douleur ■ vos traits font fi femblables a ceux de mon amant, que je ne puis vous regarder fans m'attendrir de la pene irréparable que j'ai faite. Je profitai de cette reiTemblance, continua Taher& je fis tant par mes foins, qu'elle cominenca a. oublier le mort. Quelque fage que je duffe être par 1'exemple de Lira, je crus que je ferois le plus heureux de tous les hommes fi j'époufois une femme dont le ccrur me paroilfoit aufli-bien placé. Je parlai; larelfemblancefitfon effet; Pon m'écouta affez favcrablement, 8c je devins enfin époux de cette belle , fans avoir foupiré plus de huit jours. Jamais je n'ai goujé de plaifir fi parfait que  CONTÉS TaRTARES. J ï Ceux que je relfentis avec ma nouvelle époufe; & pour comble de fatisfaction, j'appris d'elle, quelques jours après notie mariage, qu'elle fe croyoit groffe ; cette nouvelle redoubla mon amour, & je la trouvois fi fupérieure en beauté, &parle caractère d'efprit, a toutes les autres femmes , que je n'étois pas un moment fans lui donnet de nouvelles marqués de tendreffe. Quoique ma femme répondit parfairement a mon amour, je lui trouvois un fond de mélancolie que toutes mes carelfes ne pouvoient difliper; comme je 1'atribuois a la perte de fon amant, je ne voulois pas paronre m'en appercevoir; mais, mon cher Alcouz, je ne fus pas long tems fans en découvrir la vérirable raifon. II n'y avoit pas encore trois mois & demi que j'étois marié , quand rèntrant fur le foir chez moi, ma femme qui depuis plufieurs jours avoit quelque légère indifpofition de fa groffeffe, fe plaignit d'une affreufe colique; je ne m'appercevois pas que ma préfence 1'embarraffoit, au contraire , ma tendrelfe redoubloit a toutes fes douleurs, & quelques inftantes ptières qu'elle me fit de paffer dans une autre chambre, je ne voulus pas la quirter un feul moment. Mais, mon cher frère; que devins-je, quand dans la violence de fes maux, je m'appercus qu'elle venoit d'accoucher d'une fille! je devius plus froid que du mar-  ^ i Les mille èt un quArt d'héure , brei O ciel! m'écnai-je, après être revenu dé non étonnement, fuis-je donc fait pour étre trabi par tout ce que j'ai aimé le mieux ? Perfide Sallé , tontirruai-je , en lui adreffant la parole...; Corament, interrompir Alcouz en eet endroir, votre femme s'appelloit Sallé? Oui, mon cher ami, lui répondit Taher : & ne logeoir-elle pas a Brava dans la rue des changeurs , vis -a-vis une marchande decitrons, dans une perite maifon ifolée? Juftement $ répliqua Taher, cette maifon toute meublée lui avoit été donnée par celui qui devoit Pépoufer, & qui fut tué a fes yeux le foir même que j'arrivai a. Brava. A ces nouvelles , feigneur , poiufuiyit Ben-Eridoun , Alcouz a force de rire fe laiiTa aller a la renverfe, & refta un rems fi confidérable dans cette pofture, que Taher & la meünière en furent dans la dernière furprife. XCVI. QUART D'HEURE. C^U'a donc de fi rifible ce que je viens de vous raconter , reprit Taher; je ne vois pas que vous deviez prendre fi peu de part a mon affliction. Quoi! mon cher frère , répliqua encore Alcouz en riant plus fort qu'auparavant, certe femme qui pleure fon amant avec tant de tendrelfe, qui t'époufe enfuite » & qui après trois mois 8c demi de mariage  CONTËS TaRTAR.ES." mariage accouche fi heureufement entre tes bras , eft cette Sallé de la rue des Changeurs ; Oh ! pour cela, mon cher ami, une hiftoire auffi fingulière mérite de paffer a la poftérité. Sache , mon pauvre Taher, que cette petite fille dont ta femme vouloit te faire paffer pour être le père, eft de ma facon; que cette Sallé, fans être ma femme, après avoir été par mon moyen fauvée de 1'ïncendie de fa maifon, eut pour moi les demières bontés; que ce fut moi qui achetai la maifon toute meublée ou elle logeoit a Brava: Que, jaloux avec raifon de fon nouvel amanr, je lui donnai , outre un foufnet, deux coups de fabre , donr je ie jettai fur le carreau; & que ce fut encore moi qui, obiigé de me fauver, laiflai Sallé groffe de plus de quatre mois & demi. Une aventure auffi particuliere furprit Taher , il rappella dans fon efprir celle de Lira: Nous voila donc quittes 1'un envers 1'autre, s'écria-il en riant de toutes fes forces: Oui, mon cher frère, reprit Alcouz en l'embraffant, nous n'avons plus rien a nous reprocher, notre vengeance eft réciproque : elle n'eft pas tout-a-fait égale, dit alors la meünière , c'eft le hafard feul qui te venge de Taher, au lieu qu'il t'offenfoit avec connoiffance de caufe. Ma foi , répliqua Alcouz , les femmes font d'un caraótère bien bifarre, elles abufent prefque routes de notre foibleffe pour Tome XXII. G  34 Les mible et un quart d'heure, elles; que cette doublé épreuve nous fuffife & nous rende fages pour toujours; fuyons déformais tout engagement; cherchons a mettre dans notre rang tant de fors maris qui s'endorment avec confiance fur les careffes trompeufes de leurs femmes , & commencons par mettte de ce nombre le mari de cette charmante meünière. Ces deux amis, après s'être embraffés de nouveau a. cette propofition , jurèrent de ne fe jamais quitter. Taher reprit enfuite fon hiftoire, & raconta que le violent chagrin qu'il avoit eu de fe voir fi cruellement trompé par Sallé, lui avoit fait prendre fur le champ le deffein de fortir pour jamais de Brava, fans même lui dire adieu, & qu'après s'être embarqué , il étoit arrivé a Balfora depuis prés d'un mois, oü il avoit lié un commerce de tendrefle avec la meünière, en attendant qu'il eüt pris des mefures pour fe réconciliec avec Alcouz. Alcouz & Taher, après pluneurs plaifanteries au fujet de leurs aventures, fur lefquelles la meünière les railloiravec affez d'efprit, fe difpofoient a paffet agréablemenr le refte de la nuit, lorque le meünier qui avoit fini fes affaires plutot qu'il ne le penfoit, attiva brufquement dans le moulin. L'étonnement fut extreme de toute part : le meüniet qui vit la table bien couverte, ne s'attendoit pas a trctiYer fa femme en fi bonne compa-  Cöntês Tart a hes. $5 gftie. Cependant la meünière lui ayant dit que ces deux hommes qui avoient été fiirprjs de la pluie, lui étoient venu demander retraite dans fon VnquKn, qu'elle n'avoit pas cru devoir leur refufer fi peu de chöfe, & que la pluie ayant toujours continue, elle leur avoit préfenté la collation ; il feignit de fe payer de cette excufe, quoiqu'd fut dans une rage inconcevable. II y aVoit déja du tems qu'il foupconnoit fa femme de galanterie"; mais comme il ne fe crut pas le plus fort, il diffimula parfaitementj & envoyant chercher du vin frais, il fe mir d table avec fes hótes, qu'il fit boire autant qu'il put. II étoit trop rard pour qu'Alcouz & Taher puffent rentter dans Balfora ; quand il fut 1'heure de qmtter la table , le meünier les fit paffer dans une chambre oü il y avoit un affez bon lit: ils fe jettèrent deffus en attendant le jour, & le meumer s'alla coucher auprès de fa femme qu'il laifö s'endormir profondément. Comme le défir de la vengeance Poccupoit uniquement, quand il la vit en eet état, il defcendit d fon écurie, prit le licol de fon mulet, & le paffant au col de Ia meünière, il fe mit en devoir de 1'étrangler; heureufement qu'elle fe réVeilla dans le moment qu'il commencoit d'exécuter fa vengeance ; elle paffa adroitement Ie poignet entre fon col & la corde fans jeter le moindre cri, & fe roidiffant comme C i  3 6 Les mïlie et un quart d'heure , une perfonne a qui 1'on öte la refpiration, elle fit ctoire au meunier qui travailloit dans 1'obfcurité , qu'elle étoit morte ; la crainte d'être puin ne lui permit pas de refter plus long-tems dans le moulin , il monta promptement fur fon mulet, & s'éloigna avec précipitation de la ville de Balfora. La meünière ne fentit pas plutót fon marl hors 'du moulin, que fe levant encore toute tremblante, elle en alla fermer les portes qu'il avoit laif ■ fées ouvertes; elle ralluma enfuite fa lampe, & allant éveiller fes deux hóres qui jouilfoient d'un fommeil paifible, elle leur raconta le danger qu'elle venoit de courir, & leur montra les marqués livides qu'elle portoit au col de la cruauté de fon mari. , Tahet & Alcouz furent furpris de la refolution du meunier : fi 1'on traitoit ainfi toutes les femmes infidelles, dit Alcouz a 1 oreillede fon ami, 1'on ne trouverót jamais affez de licols; mais , mon cher frère, continua-t-il en élevant fa voix, fortons promptement du moulin, le meunier eft homme a nous accufer du meurtre de fa femme, & quoiqu elle put aifément dépofer en notre faveur, on ne laifferoit pas de nous impliquer dans une fotte affaire. Vous avez quelque raifon , reparti Taher, mais laifferons-nous ici cette belle meünière? Non, non, reptit-elle, je vous fuivm  ContesTartar.es. 37 par tont, pourvu que vous me foursiffiez un habit d'homme : La chofe n'eft pas bien difficile, ré* pondit Taher, nous fommes a peu prés de même taille, vous n'avez qua venir au logis que j'ai loué depuis que je fuis a Balfora % nous en, trouverons plus d'un complet. Cette réfolution prife, la meünière examina tout ce qu'elle pouvoit emporter du moulin; les deux ainis & elle s'en chargèrenr, 8c ik fe rendirenr a la pointe du jour chez Taher, oü cette belle s'étant rraveftie, ils pafsèrent plufieurs, jours dans les plaifirs. Alcouz & Taher partageoient fans jaloufie une H bonne fortune; mais Alcouz qui avoit envoyé fes marchandifes a Bagdad, appréhendant que Ie retard de la vente n'en diminuat le prix, propofa a Taher de prendre la route de cette ville : la meünière les y fuivit; & comme ils marchoient a petites journées, ils furent prés de dix jours a y arriver, encore ce ne fut que fur le foir, 8c dans le moment qu'on venoit d'en fermer les portes. Obligés depalfer la nuit dans les fauxbourgs, ils retournoient fur leurs pas. pour loger au premier caravanférail, lorfqu'il furvint tout d'un coup une pluie furieufe : ils cherchèrent a fe mettre i labri, & ayant donné leurs chevaux a garder a un efclave qu'ils avoient acheté a Balfora , ils s'adofsèrent a une petite porte au-deffous de C 3  3§ Les mii.ee et un quart d'heure , laquelle il y avoit une efpèce d'auvent; comme ce n'étoit» qu une pluie d'orage , elle fut bientót paffée, & nos trois aventuriers attendoient qu'elle. fut tout-a-fait finie pour aller chercher gite \ mais comme ils s'appuyoient trop contre cette porte , qui apparemment n'étoit pas bien fufpendue , elle fe détacha de fes gonds, & les renverfa tous trQis. par terre. XCVI. QUART D'HEURE,. Au bruit que fit la porte en tombant, & aux éclats de rire qu'ils firent de leur chüte, trois perfonnes qui étoient couchées dans une falie baue & dans un même W , demandèrenr affez hauf qui pouvoient être ceux qui venoient troubler leur repos. Les deux amis & la meünière s'approchèrent du Ut pour voir ceux qui leur parloient; ils appercurent au clair de la lune qui répondoit fur le lit, & qui, malgté la pluie, fourniffoit affez de clarté, ils y appercurent, dis-je, un homme qui avoit 1'air d'un porteur ou gagne deniers, cou, ché entre deux femmes qui paroifloient très-jolies, & qui, ainfi que le porteur , fe couvrirent promptement le vifage. Une aventure auffi peu commune redoubla les: ?is d'Alcouz & de Taher; elle excita leur curio-  CoNTES TaRTAR.ES. 39 fité : 8c ayant levé de force la couverture qui les cachoit, ils reftèrent dans un étonnement fans égal, de reconnoitre ces deux femmes pour être Sallé & Lira : Perfides, infames! s'écrièrent en même-tems ces deux amis, pouvez-vous pouffer la débauche jufqu'au point de vous abandonner a un malheureux porteur? alors mettant chacun le fabre a la main, ils alloient facrifier leurs femmes 8c le porteur a leur jufte colère, lorfque la meünière traveftie, fe jerant au-devant de leurs coups : ah! feigneurs, leur dit-elle, daignez fufpendre pour un moment votre colère, 8c confidérez les traits de eet homme , qu'une doublé frayeur vient de faire évanouir; je narrêterai plus après les efFets de votrereffentiment, fi vous jugez a propos de fuivre les mpuvemens qui vous aveuglent a préfenr. Alcouz & Taher , par complaifance pour la meünière, calmèrent un peu leur colère, examinèrenrle porteur, & Payant reconnu malgré la paleur qui régnoit fur fon vifage, une envie de rire fi extraordinaire les faifit, qu'ils pensèrent en mourir : ils jetèrent leurs fabres a terre, & redoublant leurs éclats, ils firent connoitre a Lira & a Sallé par un fi prompt changement, qu'il n'y avoit plus rien a craindre pour leur vie. Ces deux femmes voyant leurs maris tout d'un coup de fi bonne humeur, fans en pénérter la raifon , C 4  '4p Les mille et un quart d'heure , fe jetèrent promptement a bas du lit ; elles fe profternèrent a leurs pieds , & en attendoient en tremblant le pardon de leurs fautes , lorfque le porteur ouvrir les yeux j il ne les eut pas plutot tournés vers. la meünière traveftie , qu'il les referma auffi-tót, croyant fans doute que c'étoit le diable qui venoit pour 1'emporter. Seigneurs, s'écria alors cette femme, en riant de toutes fes forces de Pimagination du porteur , je ne vous empèche plus de fuivre les mouvemens de votre colère; c'eft a vous a préfeut a confidérer s'il y a de la juftice a vous venger de eet homme. Non, non , reprit Alcouz, ne parions plus de vengeance ; au contraire, la rencontre eft trop plaifante pour n'en pas rire les premiers. Nous voila dans le même rang; & puifque le meunier ( car c'étoit lui-mème qui s'étoit trouvé dans le lit entre Salie 6c Lira,) a autant fujet de fe plaindre de nous , que nous de lui, il eft jufte qu'il entre dans notre amitié, & que nous partagions enfemble notre fortune, ainfi que nous avons fait nos femmes ; alors la préfence de Lira, quelque infidelle qu'elle eüt été, ranimant un refte de paflion mal éteinte dans le cceur de fon mari*, je vais, dit-il a Taher Sc au meunier qui avoit repris fes efprits, je vais vous montrer 1'exemple d'une parfaite réconciliation. 11 releva fa femme, que la confufion rendoit interdite, & Pembraflant avec cendreffe :.  CONTES TARTARES. 41 Lira, lui dir-il, j'oublie le paffe, je ne veux pas même favoir le détail de votre conduire depuis votre infidélité, elle renouvelleroit dans mon ame une plaie dont je veux effacer jufqu'a la moindrê cicatrice 5 j'exhorte mes deux compagnons a faire de même, & je ne doute pas que mon exemple ne les détermine a pardonner fincèrement a leurs femmes. Taher & le meunier ne dédirent point Alcouz, chacun deux embraffa tendrement fa femme , 8c la réunion fur parfaite entr'eux. Après de mutuelles 8c vives carefïes, ces fix époux,d'un caractère fi nouveau, ne purent fe regarder fans fe rappeller tout ce qui s'étoit paffe entr'eux; mille circonftances de leurs aventures plus plaifantes les unes que les autres , qui leur pafsèrenr dans 1'efpnt, les fit s'abandonner a une joie exceftive. Le caliphe Aroiin-Arrefchid, pourfuivit BenEridoun, qui, comme j'ai déja eu 1'honneur, feigneur, de le raconter a votre majefté, fortoit fouvent de nuit avec Giaffar, s'étoit ce foir-la déguifé avec fon premier vifir, & Mefrour, chef des eunuques. II paffoit pardevant la maifon oü cette fcène fingulière venoit d'arriver, lorfque les éclats de rire qu'il entendit excirèrent fa curiofité. Comme la porte étoit ouverte, il entra fans facon, 8c faluant civilement ces quatre hommes: (car la  42. Les mii/le et un quart d'heure , meünière en porroit toujours 1'habit) Seigneurs leur dit-il , votte joie m'a paru fi extraordinaire , que vous pardonnerez mon incivilité , fi j'ai entré ici fans votre permiflion, & fi je vous prie de m'en faire part; j'aime fort a rire, & vous ne fauriez m'obliger davantage qu'en me racontant le fujet de vos plaifirs. Alcouz & Taher regardèrent en ce moment leurs femmes; elles ne purent s'empêcher de rougir : & comme ils virent bien que le récit qu'on leut demandoit ne leur feroit point agréable, ils prièrent honnêtement le caliphe, qu'ils ne connoifieut pas pour ce qu'il étoit, de les difpenfer de lui apprendre des chofes qu'ils avoient intérêt de tenir cachées. Aroiin-Arrefchid , feigneur, ne les preffa pas davantage ; mais comme le lieu oü ils étoient n'étoit pas des plus commodes pour y paffer la nuit, il leur offrit une retraite plus propre , & qui n'étoit pas bien éloignée; ils acceptètent fes honnêtetés , & 1'ayant fuivi jufqu'auprès des murs de la ville, il les y fit entrer par un efpèce de fouterrain dont il avoit la clef, & les conduifit dans une petite maifon trés-proprement meublée. Ou fervit dans le moment même la collation, &: fur-tout. d'excellent vin grec qu'il leur fit boire avec excès. Quand le caliphe s'appercut que le vin  ContesTartar.es, 4j montoit un peu a la têce de fes hötes, il les pria de nouveau de vouloir fatisfaire fa curiofité au fujet de leurs ris extraordinaires. XCVII. QUART D'HEURE. j\.Lcouz & Taher fouffroient de refufer a. un fi galant homme le récit de leurs aventures : mais la meünière les a^ant menacés de les raconter malgré eux, Alcouz prit la parole , Sc inftruifit le caliphe de tout ce que j'ai eu Phonneur de vous dire de ces fix époux. Aroiin-Arrefchid trouva cette hiftoire auffi fingulière qu'il en eut jamais entendue; il remercia fes hóres de leur complaifance , & les ayant fait boire tout de nouveau pour fe donner du plaifir k leurs dépens, il ordonna a Giaffar de leur mettre a chacun dans leur verre une pincée de poudre dont la compofition avoit k. vertu d'affoupir pour douze heures; & n'épargnant pas même fon grand vifir ni Mefrour, il leur en donna adroitement une dofe qui les endormit en peu de tems •, alors il réveilla deux muets , leur fit porter ces huit perfonnes fur un charrior que Pon attela par fon ordre, Sc les fit conduire a deux lieues de Bagdad dans une fort jolie maifon qui donnoit fur les bords du tigre, Sc qui appartenoit a celui qui awoit 1'intendance de fes batimens.  44 Les mille et un quart d'heuke, La, ayant en fa préfence fait déshabiller Alcouz-; Taher, le Meunier & leurs femmes , que Ton revêtit de chemifes & de calegons (i) magnifiques, il les fit mettre deux a. deux dans trois lits. que Ton dreffa dans la même alcove. Il barbouilla enfuite lui-même de noir fon grand vifir, Sc lui ayant fait donner un habit d'efclave, il habilla Mefrour en femme; Sc après les avoir fait pofer 1'un & Tautre fur un lapis de perfe aux pieds de3 fix époux, il attendit impatiemment leur réveil , caché derrière un voile qui 1'empêchoit d'être vu. Ces Kuit perfonnes fortirent de leur alfoupilfement ptefque en même-tems, fur-tout Alcouz , Taher, le Meunier Sc leurs femmes; ils furenc dans une furprife extréme de fe voir couchés dans un lieu dans lequel ils ne fe fouvenoient pas d'avoir jamais entré , Sc de voir des robes fuperbes par lor & la broderie qui fembloient deftinées pour chacun d'eux. Ils regardoienr cette efpèce de fonge avec un filence plein d'étonnement, lorfque le vifir Giaffar voyant le chef des eunuques vêtu en femme , fit un grand éclat de rire : Eh! bon jour ma belle brunette, s'écria t-il?Comment avez-vous paffé la nuit? Mefrour regarda avec attention fes habits, il (i) Dans tout 1'Orienc les hommes & les fsrames couchent avec des calecons.  Conus Tah.tar.bs. 45 refta quelques momens interdit; mais ayant enfuite jeté la vue a fon tour fur Giaffar , il ne put s'empêcher de rire en le voyant ainfi barbouillé : Salut au beau brun , lui répondit-il d'un air fort bouffon, 1'on voit bien a fon teint frais qu'il a dormi d'un fommeil tranquille. Giaffar, furpris de cette réponfe, examina fes mains & fon habit. d'efclave , rêva quelque - tems fur une aventure auffi plaifante , & n'ayant aucune idéé de la chambre oü il fe trouvoit, il ne fut que penfer de fon déguifement & de celui de Mefrour j mais reconnoiffant bien les trois maris & leurs femme, il prir fur le champ fon parti. C'eft apparemment, fe dit-il en foi- même , quelque nouveau plaifir que fe veut donner le fouverain commandeur des Croyans : entrons dans fes intentions, & tachons de le réjouir par la fcène que je vais jouer. Alors, embraffant Mefrour d'une manière bouffonne : ma chère compagne , lumière de mes yeux , lui dit-il d'un air tendre , fuivons 1'exemple de ces époux fortunés; je vous rends toute ma tendreffe, a condition que vous me ferez dorénavant plus fidelle; mais fi je vous furprens jamais avec le beau Zemroud, comme cela vous arriva hier, je jureque lefer ou le poifon me vengeront bientót de votre perfidie. Le chef des eunuques , furpris du compliment du vifir K le regarda fixement : Êtes-vous fou ,  4.5 Les mille et un quart d'heuré , Giaffar, lui dit-il, oubliez-vous qui vous êtesr* Non, ma chère Zulica, reprit Giaffar , je me fouviens parfaitement que je fuis Chapour votre fidéle époux: pourquoi feignez-vous de me méconnoitre; avez - vous déja perdu la mémoire des bontés que Saëde notre maitre eut hier, en voujlant bien nous raccommoder enfemble? ne lui promïtes-vous pas que vous ne verriez plus votre galant Zemtoud , qu'a Pexemple de ces maris débonnaires qu'il engagea a venir loger chez lui, .& dont vous entendites 1'hiftoire, je vous pardonnai fincèrement votre infidélité, a condition que vous feriez plus fage a 1'avenir. Plus le vifir parloit férieufement, plus Mefrour croyoir qu'il avoit perdu l'efprit; cependant leurs métamorphofes rembarraffoient. Quel galimatias me faites-vous, mon cher ami, répliqua -1-il, xentrez en vous-même, fongez que je fuis Mefrour, chef des eunuques du fouverain commandeur des croyans dont vous êres grand vifir : ceffez donc cette plaifanterie , Sc reprenez.... Abus , inrerrompit Giaffar 3 vous êtes folie d'avoir cette imagination ridicule; plut a. dieu que vous difiez la vérité, mais le vin que vous bütes hier a brouillé fans doute vos idéés y fouvenez-vous que nous ne fommes que de fimples efclaves de Saëde, qui eft bien le meilleur maitre qui foit dans tout Bagdad.  Conte5Tar.tab.es. 47 Giaffar, en prononcant ces derniéres paroles , alloit embraffer Mefrour une feconde fois, lorfque ceteunuque le repoufïant rudement; vousêtes extravagant voüs - même , répliqua -t - il , j'en prends a témoins ces fix époux : n'eümes - nous pas hier 1'honneur d'accompagner le caliphe dans fes promenades nocturnes ? n'entrames - nous pas avec lui dans une maifon du fauxbourg de cette ville, oü les ris extraordinaires de ces époux 1'attirèrent ? Ne les engagea-t-il pas a venir palfer la nuit dans Ia maifon qui communiqué a fon palais ? n'y firent-ils pas la collation ? n'y- racontèrent-ils pas leur aventure fi fmgulière ? ne leur donnames-nous pas dans leur vin d'une poudre qui a le pouvoir d'affoupir fur le champ ? Eh bien , rêvé-je a préfent ? & n'eft-ce pas vous dont 1'efprit eft ahéné , ou tout au moins dont les fondions font encote fufpendues par les fumées du vin que vous bütes hier en trop grande quantité ? XCVIII. QUART D'HJEURE. Alcouz, feigneut, Taher, le Meunier & leurs femmes , qui écoutoient dans un profond filence la difpure du vifir & de 1'eunuque, furent dans un étonnement fans pareil de ce qu'ils ve-  4$ LES MILLE ET UN QUART D*HEURÈ , Hoient d'entendre; ils n'ignoroienr pas quAroirnArrefchid fe donnoit fouvent de pareils plaifirs j mais Giaffar & Mefrour étoient fi parfairement déguifés, qu'ils ne les reconnoiffoient pas même pour les deux efclaves qui avoient accompagné celui que Mefrour affuroit étre le caliphe. Aroiin-Arrefchid * cependant derrière le voile qui le cachoit, examinoit avec un plaifir infini tout ce qui fe paffoit entre ces huit perfonnes. 11 avoit toutes les peines imaginables a s'empèchet de rire en voyant le chef des eunuques fe défefpérer de l'obftination avec laquelle Giaffar lui foutenoit qu'il étoit fa femme. Je ne fuis pas, encore un coup , lui dit-il, votre chère Zulica, aimée du beau Zcmroud,.je ne crois pas même qu'il y ait perfonne dans tout Bagdad qui porte ces noms. Vous êtes encore ivre, ou fi vous ne 1 'êtes pas , j'ignore quel plaifir vous prenez a m'impatienter; pour moi, aux habits prés , dont je ne concois pas comment nous fommes revêtus, je fais certainement que je m'appelle Mefrour , chef des eunuques du fouverain commandeur des fidèles, & la couleur dont vous êtes barbouillé ne m'empêche pas de reconnoïtre en vous tous les traits du grand vifir Giaffar. Quant a ces fix époux, je ne comprends pas trop non plus qui peut les avoit tranfportés, ainfi .que nous , dans un lieu qui m'eft tout-a-fait inconnu : mais tous ces  C ONTE s TaRTARE s. 4q ces preftiges neme feront point changer d'état je ferai toujours Mefrour, & voos n'e cefferez* point d'être Giaffar. Alcouz Taher Sc les autres ne fe mêlèrent pomt dans la converfarion qui s'aigrrffoit de plus en plus parlopinidtreté de Peunuque d ne point vouloir avouer qu'rl étoit Zulica , & par £m„ Ponement de GiatTat d vouloir fourenir qu'il «oxc fon mari. Ce dernier, qui jouoit parlement bxen fon róle, feignit enfin d'être dans une extreme colère conrre Mefrour - il M avoi[ d(,* dönne plufieurs coups de poing, auxqueIs npoftoit tres-férieufement, lorfque le caliphe vetu en marchand, ainfi qu'il 1'étoit la veille ' & qni s etouffoit de nre derrière le voile , entra dans la chambre ou fe paffoit la fcène. Zulica dit-xl , en s'adreffant au chef des eunuques d'un ton grave , quelie raifon oblige encore votre mari a vous faire porter des marqués de fa colère vous maviez tant promis hier 1'un Sc 1'autre de vivre dans une union parfaite : eft-ce ld déjd I effet de ces promeffes , Sc quelque nouveau L jet de .aloufie d 1'oeeafion du beau Zemroud, autonle-t-il Chapour d vous malrraiter ainfi > La préfence fubite d'Aroün-Arrefchid, le difcours qu'rl tint d Mefrour, &lenom de Zu]ica quillui donna, le déconcertèrenr d un point  50 Les mille et un quart d'heure , ce moment que le caliphe avoit voulu fans doute fe réjouir a fes dépens, Sc que Giaffar avoit pris le bon parti ; il fit alors un grand éclat de rire : Seigneur, dit il , au commandeur des fidèles, en fe jetant a fes pieds , je conviens que Giaffar a cent fois plus d'efprit que moi; mais je m'eftime heureux que ma fottife ait pu divertir quelques momens votre majefté : je ferois très-faché, moH cher Mefrour , reprit le caliphe , que tu eufles eu 1'efprit auffi préfent que Giaffar, ton embarras ne m'auroit pas donné un plaifir infi-iii; mais puifqu'enfin me voila démafqué , je voudrois bien favoir a préfent ce que Taher , Alcouz , le meunier & leurs femmes penfoient de votre difpute. Souverain commandeur des croyans , dit alors Alcouz , que le refped empêcha , ainfi que les autres, de fe jeter a bas du lit pour fe profterner devant le caliphe , la richeffe de Pappartement oü nous fommes, & la magnificence des habits que nous voyons fur ces fophas , nous faifoient regarder la querelle de Giaffar & de Mefrour comme un fonge que les vapeurs du vin avoient excité dans notre cervelle échauffée; je ne fais même fi au moment que j'ai Phonneur de parler devant votre majefté , nous ne rêvons point encore , tant ceci me pa.roït furnaturel. Lq caliphe ne put s'empêcher de rire de la  «««» bie„ Willés :leve2vo„s t Aroun-Arrefchid , feio-„P„r ^^^^ fit di i r ^ C°nilqiies- Mo» cWr vi»r> dit il au fils d Abubelcp,- ^ i . caf able de me faire7 ' ^ an étoit Zebd Fl r " ^ Perte de cbère Zebd-ElCaton^eferoitfansdoutetoiouivien! D 2  ji Les mille et un quart d'heure, drois a bout d'une chofe fi diffieile : mais je vois bien que cette entrepnfe eft au-deftus des hommes , & qu'il faut fe foumettre aux fuprêmes volontés du Tout-Puiftant ; la feule grace que je lui demande tous les jours , c'eft du moins que tu me furvives, afin de jouir de ton entretien jufqu'a ce qu'il plaife a notre grand prophéte de me préfenter devant letróne majeftueux de Dieu. Ah ! feigneur, reprit Ben-Eridoun , en embraffant avec tendreffe les pieds du roi dAftracan , que de bontés pour un vil efclave tel que je fuis; & que ne m'eft-il permis de donner ma vie pour rendre mon roi parfaitement heureux 1 Om, je jure par les fix gouttes de la fueur (i) de Mahomet, qui produifirent la rofe & le ris, que je la facriherois de tout mon cceur pour votre majefté; mais, feigneur, il ne faut pas perdre entiérement 1'efpérance; &, fi 1'on doit ajouter quelque foi aux fonges, celui que j'ai fait cette nuit me feroit croire que vos maux peuvent recevoir du foulagement. Et quel rêve as-ru donc fait, reprit prccipitamment Schems-Eddin ? Le voici, feigneur. Je dormois profondément , lorfqu'un grand vent (,) Mahomet faifant le rour du trönc de Dieu dans le paradis , avant que de fe monrrer aux hommes , Dieu fe tourna veis lui cc le regarda; Mahomet en eut tan; de honte qu'il en fua, & ayant effuyé fa^ueur avec fes cioigts, il en fit tomber fix gouttes hors du paradis, 1'uik defquclles tic naitre fur le champ la tofe 8c le ris.  CONTES TARTARES." 55 a oüvert la fenêtre de ma chambre j je me fuis réveille en furfaut a ce bruit, & je me fuis trouvé dans un étonnemenr extreme de voir au chevet de mon lit le bouraq (i) de notre grand prophéte qui me faifoit mille carelfes. Infpiré fans doure en ce moment, je me fuis purifié, & après avoir fait ma prière, j'ai monté fur ce divin animal qui m'a tranfporté par les airs avec une rapidité incroyable : je fuis enfin arrivé , feigneur, a Serendib , oü la première perfonne que j'ai trouvée a été mon père ; je fuis defcendu précipitamment de deffus ma monture que j'ai liée a un arbre; Abubeker enfuite m'a pris par le bras , & m'ayant conduit dans une mofquée dont la porte s'eft refermée d'elle-même fur nous , adorez 1'envoyé de Dieu , m'a-t-il dit en fe profternant. Je me fuis jeté le vifage contre terre : Dieu eft Dieu , me fuis- je écrié , & Mahomet eft fon grand prophéte. A peine, feigneur , ai-je eu achevé cette prière fi commune parmi nous , que Mahomet lui-même, entouré d'une lumière éclatante , s'eft apparu a moi ; il tenoit par la main une dame d'une beauté fupérieure a tout ce que j'ai jamais vu. Heureux Schems-Eddin , a-t jl dit alors», que ton fort eft digne d'envie! (O Le bouraq eft un animal plus petit qu'un mulet, & plu* grand qu'un ane , qui rient de la nature de ces deux animaux , 8c que Dieu envoya a Mahomet pour le porter dans Ie ciel. D 3  J4 Les mille et un quart d'heure, Tu retrouves une femme d'un mérite égal a celui de» mes houris; fi je retournois fur terre , je bomerois mes vceux a en pofféder une pareilie. L'obfcurité m'a caché notre prophéte dans le moment qu'il remettoit cette dame entre les mains d'Abubeker. Je ne fais comment je me fuis retrouvé monté fur le bouraq, j'ai volé avec la même vïteffe que j'avois déja fait, je fuis rentré dans ma chambre , je me fuis remis au lir , Sc je ne me fuis réveille que vers 1'heure de la prière du matin , mais fi fatigué , que quand j'aurois effectivement fait le voyage de Serendib en li peu de tems , je crois que je ne pourrois 1 être davantage. Voila , feigneur, mon rêve de cette nuit: plüt a Dieu qu'il marquat la fin prochaine de vos malheurs. Ah ! mon cher Ben-Eridoun , s'écria douloureufement Schems- Eddin , que j en fuis encore éloigné y quand même je recouvrerois la vue par le retour de ton père, puis-je jamais retrouver mon incomparable ZebdEl-Caron! je 1'ai perdue pour jamais : éloig\ons, mon cher vifir, éloignons une idéé fi affreufe Sc fi affligeante. Je lui promis au moment de notre féparation , de foufcrire fans murmureaux arrêts de ma deftinée , je 1'ai fait ; mais fi Mahomet avoit voulu me faire grace , il y a long-tems qu'il auroit fini mes maux en me tirant de cette malheuteufe vie, oü je n'ai eu de relache a mes  CONTES TaRTARES. 55 douleurs que depuis que tu prends le foin den fufpendre le cours par d'ingénieufes & amufantes hiftoires. Pourfuis, mon cher ami, poutfuis ta carrière; écarres un fi trifte fouvenir que celui qui m'accable, par quelque nouveauté. Eh bien , feigneur , reprit Ben - Eridoun en fe faifant une grande violence pour cacher les larmes que les malheurs du roi lui arrachoienr, votre majefté feroir-elle a préfent d'humeiir a entendre les aventures du corfaire Faruk ? Très-volontiers, répondit Schems-Eddin ; je m'intérefle au fort de eet infortuné prince 5 car s'il m'en fouvient, il me femble qu'il a pris cette qualité : il eft vrai, feigneur , répondit le jeune vifir , vous allez voir que fa vie eft un riffu de malheurs , & je vais vous raconter non-feulement fon hiftoire jufqu'an momenr de fa féparation d'avec la princeffè Gulguh Chemamé, mais encore tout ce que j'ai lu de hu dans un ancien auteur arabe qui a écrit 1'hiftoire des princes qui ont régné dans les illes de Divandurou (1). (1} Ces mes font au nombre de cinq , & chacune d'elles a fix ou lept Üeues de tour; elles font éloignées de quatte-vingt de la cöre de Malabar. Les corfaires vont ordinairemenr fe rafraïchir dans ces iiles. D 4  5 6 Les mille et un quart d'heure , H I S T O I R E De F a r u k. Il y avoit autrefois fur le mont Caucafe une petite ville qui fe nommoit Gur (i) a caufe des anes fauvages qui fe trouvoient en grande quantité dans une Forêr qui n'en étoit pas éloignée ; le roi qui régnoit en ce pays avoit quatre fils 3 qui étoient nés tous quatre a même jour, de quatre Sultanes différentes j 1'un s'appelloit Sufarak , 1'autre Kobad , le troifième Bzarmeher, &• le quatrième Faruk. Le roi avoit toujours aimé fes quatre fils avec tant d'égalité, qu'il n'avoit jamais laiffé juger le~ quel il choifiroit pour être fon fucceffeur ; mais fi quelqu'un d'eux méritoit de remplir le tróne après fon père, préférablement aux autres , c'étoit fans doute Faruk , qui avoit toutes les inclinations & les qualités d'un grand prince. Depuis lage de douze ans , plus adroit dans fes exercices que fes autres frères, il n'y avoit point de jour qu'il ne s'attirat les applaudilfemens du peuple de Gur, & votre majefté peut croire que c'étoit autant de traits empoifonnés qui percoient le cceur des frères de Faruk. (i) Gur, ea Perfan, iTgnifie ane fauvage.  ContesTartar.es. 57 Ce prince s'étoit plufieurs fois entrerenu avec eux fur ia difficulté qu'il y avoit que le royaume de Gur fut divifé après la mort de leur père: 1'un de nous règnera, leur difoit-il, mais que deviendront les trois autres; je rrouve leur lort fort a plaindre pour peu qu'ds aient d'ambition. Eh bien, reprit Sufarak, prévenons ce malheur de bonne heure, nous avons 1'aflrologue Zeyfadin , des fages avis duquel il femble que le foleil & les aftres apprennenr a règier leurs cours ; fa bouche eft le tréfor des fens fubiimes, & 1'on diroit qu'il la toujours pofée fur la fource de fentendemenr. Allons le confulter fur notte def«née, mais habdlons-nous de manière qu'il „e puilfe nous reconnoirre que par les effets de fa fcience : jurons entre nous de nous en rapporter a fa décifion; & puifqnauflï-bien fes prédictions paffen- parmi nous pour les arrêts du ciel, foufcnvons-y fans murmurer ■ & que les rrois d'entre nous qui feront exclus du ttóne, aillent ailleurs chercher a exercer leur courage, & rachent par leur valeur a conquérir quelque autre royaume. Les quatre frères fe trouvèrent d'un fenriment unamme, ils fe déguisèrent fur le champ, partirent fans aucune fuite , 8c arnvèrent plufieurs jours après fur le fommet du mont Caucafe, oü Zeyfadin faifoit fa demeure. Ce folitaire étoit en prières, lorfqu'ils heurtè-  58 Les mille et un quart d'heure ; tent a fa porte; il ne voulut pas s'interrompre pour la leur aller ouvrir , mais eux redoublant leurs coups : Fiis de roi, s'écria-t-il fans bouger de fa place, attendez un inftant; celui qui n'a befoin que d'un tour de main pour faire agir toute Ia fphère célefte, doit être préféré a tous mortels: je fuis a vous dans le moment. XCIX. QUART D'HEURE. XjEs fils du roi du Gur furent autant furpris qu'on puiffe 1'èrre, de voir que Zeyfadin les eut reconnus fans les avoir feulement vus. Ils attendirent refpectueufement qu'il eut achevé fa prière 5, il ouvrit enfin, & les rendit encore plus étonnés en les nommant chacun par leurs noms, & en leur difanr le fujet de leur voyage. 11 m'eft aifé, dit-il, feigneurs, de fatisfaire votre envie; mais il eft prefque toujours dangereux de vouloir pénétrer dans 1'avenir, & vous ne ferez point surement contens de ma réponfe, d'autant plus que je prcvois que celui qui fera défigné pour fucceffeur au roi fon père, court rifque de fa vie, avant même que de retourner a Gur, & que fes propres frères deviendront un jour fes plus cruels ennemis. Certe réponfe auroit dü effrayer les princes, & Faruk étoit d'avis de ne pojnt pouffer plus loin  ContesTartar.es: 59 leur curiofité; mais fes frères s'étant oppofés a fes fages confeils , ils prefsèrent 1'aftroiogue de les éclaircir fur ce qu'ils fouhairoient favoir avec tónt de pa/Tion. Puifque rien ne peut vous détourner de vos deffeins, leur dit le fublime Zeyfadin, defcendez par le petit feutier le long de la montagne, vous y trouverez fur la fin du jour une femme qui vous apprendra lequel de vous quatre eft def tiné a porter la couronne de Gur. Les princes obéirent a 1'aftrologue ; ils fuivirent le chemin qu'il leur avoit montré, & arrivcrent vers le foir dans une petite plaine entourée de montagnes, & du milieu de laquelle fbrtoit une épairfe fumée par un rrou qui n'étoit pas plus large que 1'ouverture d'un puits: une bonne femme étoit afiife a cóté de ce trou fur une groffe pierre. C'eft-la fans doute , fe dirent les frères , que nous allons apprendre notre fort. Ils abordèrent alors la vieille , & lui ayant raconté le fujer qui les conduifoit en ce lieu , elle leur ordonna de fe déchauifer, & de jeter 1'un après 1'autre leurs babouches dans ce trou. Sufarak ne lui eut pas plutot obéi, que 1'on entendit un bruit épouvantable, & que fes babouches ayant été repouffées avec impétuofité, elles tombèrent aux pieds des princes, routes noircies de la fumée, & a demi-  '6o Les mille et un quart d'heure ; brülées. Kobad & Bzarmeher furent traités de même ; mais Faruk eut un fort tout différent , 1'on n'entendit aucun bruit, la fumée ceffa pour un moment, & fes babouches fortirent de cette efpèce d'abime fans être nullement offenfées. C'eft donc vous, feigneur, lui dit la vieille, qui êtes deftiné a être un jour roi de Gur , puifque voici la marqué cerraine a laquelle Zeyfadin , qui prévoyoit votre arrivée en ces lieux, m'a affuré que je vous reconnoicrois. Reprenez, feigneur , vos babouches, & continuez votre chemin. Si Faruk eut une fecrète joie a cette prédidion, fes rrois frères en concurent une jaloufie outrée. lis n'en témoignèrent pourrant rien; mais réfolus d'empêcher Faruk de règner , ils complotèrent fecrètement de fe défaire de lui. II falloit, pour retourner a Gur par le chemin qu'ils renoient, palier de nécefhté par un défilé entre deux montagnes : il y avoit un extréme danger de refter la nuit aux environs de eet endroit, a caufe des ferpens monftrueux qui venoient ordinairement y prendre le frais. Ce fut la. oü les trois envieux entreprirenr de faire périr Faruk , qui ignoroit cette circonftance ; ils proposèrent d'y paffer la nuit: Faruk ne s'oppofa pas a leurs deffeins; ils firent un léger repas , & fe couchèrent fur 1'herbe; mais ils ne .virent pas  CöNTES TARTARES. (5l plutót leur frère profondémenr endormi, que fe levant avec précipitation , ils s'éloignèrent d'un lieu li dangereux. Les ferpens , a. leur ordinaire, s'alfemblèrent fur le milieu de la nuit; on entendoit leurs affreux fifflemens de plus d'une demie lieue; ils s'approchèrent du lieu oü Faruk repofoit, I'entourèrent, & s'alloient jeter deflus lui, lorfque par le plus grand bonheur du monde , un génie qui traverfoir les airs eut pitié de ce malheureux prince ; il fondit fur les ferpens , & par quelques paroles il les engourdit tellement qu'ils fembloient pétrifiés. Faruk , feigneur , a fon réveil , fut dans une fureur extréme de voir la mort de quelque cóté qu'il fe toumat ; il crut que fes frères avoient déja été dévorés par les ferpens; mais ayanr remarqué qu'ils étoient tous immobiles, il eut Ia hardieffe de paffer par-deffus eux, & de reprendre le chemin de Gur, fans qu'aucun de ces dangereux animaux eüt le pouvoir de lui faire le moindre mal. II pleuroit bonnement la mort de fes frères, lorfqu'en entranr dans Gur il apprit qu'il y avoit plus de fix heures qu'ils y étoient revenus. Ils furent étonnés de fon retour, Sc lui voulurent faire croire que la frayeur qu'ils avoient eue du feul fifflement des ferpens, les avoient fait fuir chacun féparément fans faire la  6i Les mille et un quart d'heüre , moindre reflexion qu'ils 1'abandonnoient a une more prefque certaine : Faruk aima riiieux fe payer de ces mauvaifes raifons , que de foupconner fes frères d'une rrahifon auffi noire ; il ne leur en fit pas plus mauvais vifage , & vécut avec eux a fon ordinaire , fans même les prefier d'exécurer le ferment qu'ils avoient fait de fortir de Gur quand l'aftrologue auroit décidé en faveur de 1'un d'eux. II n'y avoit pas plus de huit mois que les princes étoient de rerour de chez Zeyfadin , lorfque le roi leur père, étant a la chaffe, fut renverfé de delfus fon cheval, & fe tua malheureufemenr. II n'avoit point nommé de fuccefleur, & les rrois frères ne s'en rapporranr pas a. la décifion de la vieille , a qui Zeyfadin les avoit renvoyés , firent chacun un parti pour exclure Faruk, & fe faire élite en fa place. Ce dernier connut alors toute la mauvaife foi de fes frères; il affembla promptement les principaux de Gur , il leur raconta leur voyage chez 1'aftrologue , & foit qu'ils le crufiênt, ou qu'ils l'aimalfent mieux que fes concurrens, ils ne balancèrent point a fe déclarer pour lui. 11 y avoit donc dans Gur quatre partis prêts a fe dcchirer 1'un 1'autre , & 1'on alloir voir une effroyable guerre civile , lorfque tout le peuple, comme infpiré , mit bas les armes, fe réunir ,  ContesTartares. 65 propofa aux princes de s'en rapponer a celui qui le lendemain entreroit le premier dans la ville, &z leur déclara qu'en cas qu'iis n'acceptaflent pas cette condition , il les excluroit tous quatre du tröne. Sufarak, Kobad & Bzarmeher avoient peine a confentir a eet accord, auquel Faruk ne s'oppofa pas; mais il fallut s'y réfbudre , & les principaux de Gur les ayant entermés chacuu féparément, & pofé des lentinelles a leurs appartemens , pour éviter toute fupercherie , 011 fit fermer les portes de la ville, que 1'on garda trèsexactement. Tout le peuple palfa la nuit fur les murailles a. attendre celui qui devoir apporter la paix dans Gur , & le jour étoit déja. venu fans qu'il parut perfonne , lorfque 1'on vit arriver de loin un vieux Calender (1) prefque nud. L'air retentirde mille cris de joie : on ouvrit promptement la porte du cóté qu'il venoit : on courut au devant de lui, & on le porta comme en triomphe au palais ou étoit encore le corps du roi défunt. Le Calender étoit furpris autant qu'on le puifle être : il ne favoit a quoi attribuer ce qui fe pafCo Les Calenders, dans tout 1'Orient , font des gens iHtachcs en apparence de toute chofe ; ils quittent pères, mères, femmes, enfans & parens pour «.-ourir par le monde . & vivefit d'aumónes, mais ils n'en font pas plus exatts obiervateurs de leur religion; au contraire, 1'on en voit beaucoup parmi eux qui viyent dans un excrème libertinage.  ^4 Les mille et un quart d'heure, foit: il en fut bientöt inftruit, on lui apprit enfin que c'étoit lui qui devoit leur donner un roi, Sc qu'il n'avoit qu'a choifir entre les quatre princes, qui s'en rapportoient a fon jugement. Ce Calender éroit un vieillatd très-fenfé ; il favoit bien qu'en nommant 1'un des princes, il fe feroit trois ennemis de ceux qui feroient exclus : pour ne point décider tout a-fair par lui-même, il s'avifa de 1'expédient que je vais raconter a. votre majefté. II fit apporter le corps du roi défunt, le fit lier contre un arbre , & marquant une alfez grande diftance , il décida que celui dés quatre frères qui lui tireroit une fleche dans le cceur , fuccéderoit a fon père. Pour qu'il n'y eut point lieu de plainte entre les princes , on les fit tirer au fort pour voir lequel commenceroit : ce fut Kobad qui eut eet avantage , il tira la première fleche , & perca le gofier de fon père; Bzarmeher un peu plus adroit, lui donna dans la poitnne fans toucher le cceur , Sc Sufarak le frappa dans le bas du ventre. II n'y avoit plus que Faruk a tirer , & le peuple, qui connoiifoit fen adreffe , ne douroit point que ce ne fut lui qui düf emporter le prix , lorfque ce prince brifa avec indignarion fon are Sc fes flèches. C.  COHTES T A R T A R E S. 6S C. QUART D'HEURE. C^Uelle barbarie, s'écria Faruk? Seigneurs , dit-il aux principaux de Gur, je renonce au tróne, s'il faut 1'acquérir par une acfion fi indigne & fi éloignée de toute humanité ! Que mes frères règnenr, je verrai leur bonheur fans envie; mais je ne fouillerai jamais ma main par une acfion auifi impie que celle qu'ils viennent de commettre. Les principaux de Gur , & tout le peuple , reftèrent dans un étonnement extréme : ils furent fi touchés de la grandeur d'ame de Faruk , qu'ils prefsèrent, d'une commune voix le calender de juger en fa faveur. C'étoit bien mon intention , leur dit le fage vieillard , & je n ai propofé eet événement que pour vous laiffer décider a vousmême avec plus de difcernement lequel de ces princes étoit digne de remplir le tróne : 1'humanité & la piété doivent être les premières vertus des rois , & Faruk vient de vous en donner des marqués fi naturelles, que je croirois offenfer notre grand prophete en ne le choififfant pas avec vous pour règner dans ces lieux. L'on poufla mille cris de joie de Ia décifion du calender , & les trois princes fe retirèrent de la Tom? XXII. E  66 Les mille ët un quart d'heurE , ville couverts de honte & de confufion : ils étoient au défefpoir d'ètre, non feulement exclus du tröue par la voix du peuple , mais encore de voir que 1'avidité de régner leur avoit fait commettre une impiété dont ils fentoient eux-mêmes -toute 1'borreur ; & , réfolus de faire pcrir Faruk , ils forti rent de Gur dans 1'intention de tout entreprendre pour y réuffir. Cependant on prêta le ferment de fidélité au nouveau roi. 11 fit faire des obsèques magniöques a fon père , & voulut retenir le calender auprès de lui; mais ce bon vieillard le pria de 1 en difpenfer : L'on croiroir peut-ètre, feigneur, lui dit-il, que les bontés que vous auriez pour moi, feroient la récompenfe duns lache complaifance que j'aurois eue en décidanr en votre faveur; & je veux que l'on fache que je n'ai jugé que fuivant ma confcience & fans aucun motif d'intérèt; falfe le ciel que votre règne foit heureux, 8c que jufqu'au dernier jour de votre vie, les anges qui doivent enregiftrer toutes vos paroles , n'en entendent aucunes qui ne foient agréables d Dieu. Cela dit, le calender, fans vouloir recevoir aucune marqué de la libéralité du prince , fortit de Gur. 11 y avoit environ trois mois , feigneur, continua Ben-Eridoun , que Faruk règnoit paifiblement, Sc que pat fa douceur & fa juftice il fai-  C O N T E S X A R T A R E S. 67 fok le bonheur de fes fujets , lorfque fes frères furprirent la ville pendant une nuit fort obfcure , avec plus de fix milles hommes, dont Ia plupart étoient des voleurs arabes. L 'épouvaute fut fi générale , que ces fcélérats profirant de la confufion qui régnoit dans la ville , maifacrèrent d'abord tout ce qui s'orfrit a leur fureur j mais pendant qu'ils s'amufoientau pillage, Faruk ayant raniaifé tout ce qu'il put d'officiers & de foldats, fondit a fon rour comme un lion fur fes ennemis : il fit toutes les aófcions de valeurque l'on peut attendre du plus intrépide des hommes; mais voyant prefque tous fes gens tués aurour de lui, & qu'il y auroit de la témérité a vouloir s'expofer davan*tage, il changea fes habits contre un des arabes qu'il avoit tué de fa main , & lui défigura le vifage , enfuite il s'éloigna feul de Gur, & chercha fon falut dans la fuite. Le jour fit bientót place aux horreurs de la nuit , l'on voyoit le fang couler de toute pare dans la ville, cV les arabes ayant rrouvé parmi les morts, non-feulement celui qu'ils prenoient pour Faruk, par rapport a la richeffe de fes habits , mais encore Sufarak , Kobad & Bzarmeher qui avoient péri tous trois dans le combat, par un effet fans doute de la juftice divine; les arabes , dis-je, achevèrent de pillet & de malfacrer fans diu-inction dage ni de fexe, & mirent le- E a  (58 Les mille et un quart d heure , feu aux quatre coins & au milieu de la ville, qui après avoir brülé pendant trois jours, fut enfin réduite en cendres. L'mfortuné Faruk , dépouillé non - feulement du tróne , mais encore réduir a la demière misère , ne pouvoit s'éloigner de Gur fans répamke des larmes; les flammes qu'il appercut de loin lui firent perdre toute efpérance de jamais remonter fur le tröne de fes ancêtres, & il parat de ce lieu affreux pour lui, dans la réfolution de cacher fes malheurs a tout 1'univers. 11 y avoit trois jours que ce prince marchoit par des chemins détoumés , lorfqu'il rencontra deux calenders affis au bord d'une fontaine, qui faifoient un léger repas j il s'en approcba, & fa conrenance leur faifant connoitre qu'U avoit befoin de manger, ils le prièrent de fe mettre k cöté d'êux j Faruk qui mouroit de faim ne fe le fit pas dire deux fois , il dévora en trés - peu de tems tout ce que les calenders avoient de pro* vilion. Lorfque le prince fur raffafie , il croifa fes mains fur fon eftomac , & regardant triftetriènt la terre, il demeura tellement abimé dans fes dou- loureufes réflexions , qu'il fat prés d'une heure dans la.même pofture. Les calenders le regardèrent avec étonnement; ils étoient vivemèdt touchés de fon aftliótion j  contes TarTAR.es.' (T5 mais enfin le plus vieux prenant la parole : Mon frère, lui dit-il, nous fomnies fi ienfibles a la profonde douleur dont votre ame paroïr'pénérrée, quoique nous ne vous connoiffions que depuis un moment, qu'il n'tft rien que nous ne foyons prees, d'entreprendre , ce jeune calender 8c moi, pour foulager vos maux, & vous tirer de la fombre mélancolie ou vous êtes• parlez, feigneur, & ne refufez pas un foible fecours, mais qui tout foible qu'il eft, vous fera peut-être plus utile que vous ne le penfez. Le prince de Gur qui jufqu'a ce moment n'avoit point rompu le filence, rentra en iui-même, aux offres obligeantes du vieillard : Généreux calender , lui dit-il, je vous demande excufe de mon incivilité, la cruelle fituation oü je fuis m'a prefque aliéné 1'efprir : ainfi , ne rrouvez pas mauvais, je vous en conjure, fi j'ai paru infenfible i votre bienfait • je vous remercie au refte de la générofité de vos fentimens, & je ne vous demande pour route grace que de vouloir bien me recevoir dans vorre compagnie, & de permettre que je vive avec vous dans la même régie que vorre habit vous prefcrit. Comment, feigneur, reprit le vieillard un peu étonné, eft-ce que vous feriez d'humeur a être calender. Hélas oui, pourfuivir Faruk, je viens de m'y déterminer dans le moment, puifqu'auffi - bien pour le E 3  7o Les mille et un cjuart d'heure ; préfent je n'ai point d'antre parti a prendre : vtüci une feule bague qui me refte des biens afTez confidérables que je poffédois autrefois, je la vendrai a la première occafion, & tant que eet argent durera, nous en vivrons comme frères. Vous nous connoiffez mal, répliqua le plus jeune des deux calenders , la vente de cette bague eft inutile , il faut la garder pour la demière extrêmité; nous fommes d'un métier qui ne nous laiffé manquer de rien, pourvu que nous ne manquions pas de hardieffe : ainfi, feigneur, ferrez précieufement ce bijou pour une autre fois , & ne vous embarralfez point du foin de la vie. Ce jeune calender a raifon, reprit le vieillard , notre ptemière inftitution eft d'abandonner peu pour pofféder beaucoup. Cette thèfe vous paroit affez difficile a comprendre, en voici le fens: Nous n'avons dans cette vie que la jouiffance, puifque la mort nous force a quitter toutes les richelfes de la terre. Que d'embarras d'efprit, que d'inquiétudescruelles pourconferver ces richelfes! Que d'ennemis a combarrre, que d'envieux qui cherchent a nous faire pénr 1 Pour nous , uniquement occupés des maximes d'une philofophie qui nous eft particulière, nous tommengonsordinairement par manger tout ce que nous poffédions de biens, du moins c'eft 1'ufage des plus fages d'entre-nous; & en nous revêtant de eet habit, nous regardons enfuite le patriraoine d'au-  ContesTartar.es. 71 trui comme une reifource cerraine & inépuifable pour nous. En effet, en quel endroit de la terre un calender n'eft il pas bien recu , pour peu qu'il air de 1'efprit ? Quel eft celui-, depuis les rois jufqu'aux moindres artifans, qui ne fe falfe pas un plailir ou un honneur de 1'admettre a. fa table, Sc qui ne lui préfente pas le meilleur morceau? II eft vrai qu'il faut un peu mafquer fon extérieur, Sc paroitre rout autre que l'on eft au fond; mais c'eft a ce mafque que nous devons le refpedt avec lequel on nous recoit par-tout \ c'eft lui qui endort les maris les plus jaloux , & qui nous rend agréables a la plupart des femmes, qui ne font prefque vifibles que pour nous feuls , par la confiance aveugle que l'on a pour notre habit. Enfin, men cher frère, il n'eft point de vie plus délicieufe Sc plus fenfuelle que celle d'un habile calender; Sc quand vous 1'aurez goütée une fois, je fuis bien sur que vous n'en choilirez jamais une autre. Cl. QUART D'HEURE. I^Aruk avoit écouté le difcours du vieillard avec attention; quelque lieu qu'il eut d'être affligé, il ttouva fes raifons d'un trés-bon fens. Votre genre de vie, lui dit-il, me paroit fi agréable au feul portrait que vous m'en faites, que je brüle E 4  72. LÊS MILLE ET UN QUART d'hEURE ^ déja. d'être calender , & den porter 1'habir. Quatre coups de cifeaux en feront 1'afFaire, reprit le plus jeune ; vous n'avez qua dépouiller votre habit pour un moment; Faruk le lui rnrt entre les mains, il le rerailla fur le champ , & 1'ayant recoufu fort promptement, ce prince le reprit, 8c s'agrégea ainfi aux deux calenders. Comme il y avoir affez long-tems qu'ils étoient au bord de la fontaine , ils fe levèrent tous trois prirent le chemin de la ville la plus prochaine. Le prince ne pouvoit oublier fi-tót fes malheurs; il foupiroit de rems en tems, 8c le vieux calender s'en étant appercu , le lui reprocha comme une chofe indigne de Pétat qu'il venoit d'embrafler. Allons , mon cher frère, lui dit-il, fouvenez-vous qu'en mettant 1'habit que vous portez , vous avez du vous dépouillet de toute foiblefie humaine, & charter de votre efprit les réflexions chagrinanres qui 1'environnent encore j d'autres que nous , 8c moins expérimentés que nous ne fommes , vous prieroient de nous conter vos avenrures , 8c vous diroienr fans doute que ce récit foulageroit peut-être vos malheurs : mais il n'eft rien de plus faux que ce raifonnement y cela ne feroit que rappeller encore de facheufes idéés qu'il faut tacher d'éloigner ; nous ne vous prefferons pas fur eet article, que nous ne jugions par votre conduite que vous ferez de-  ContesTartares. 7j venu tout-d-fait infenfible d vos maux paffes. Plus de trifteflê.i mon cher frère, bannilfous-ld de notre compagnie , c'eft un poifon mortel pour Paine; ne refpirons dcformais que la joie ; & pour tacher a vous 1'infpirer , je veux vous raconrer 1'hiftoire de ma vie , & vous apprendre par quelle raifon je porte eet habit; écoutez-moi feulement , le chemin que nous avons d faire vous en paroitra peut-être plus courr. AVENTURES Du vieux Calender. Je fuis né d Backu (i) , fils d'un marchand de ns qui demeuroit proche un couvent de derviches; mon père étoit un homme affez peu rangé 'il^netoit prefque jamais a fa boutique , & comme le commerce qu'il faifoit n'étoit déja pas trop confidérabie, il fut bientot réduit a une extréme pauvreté. Un des derviches qui venoit quelquefois chez nous, avoit pris amitié pour moi; il eut com- CO Backu, ville capitalede la proyince de Schirvan en Perfe, qui donne fon nom a la mer de Backu : elle eft fur la cóte de la mer Cafpie. 11 y a une chofe affez fingulière auprès de eenre ville; c'eft une fontaine qui jetre continuellement une liqueur noire dont on fe fert par toute la Perfe au lieu d'huile.  74 Les mille et un quart d "heure i pailion de ma misère , & me retira dans le couvenc, de forte que dès 1'age de cinq ans je ne fus plus a charge a. mon père , qui après avoir trainé une vie ennuyeufe & languilfanre, mourut enfin que j'en avois a peine douze. Je m'atrendois a voir ma mère défolée, 8c je pleurois tendrement la perre que je venois de faire , lorfqu'elle me paria ainfi : Mon fils , nos jours font comptés , 8c votre affliction ne rendra pas la vie a mon man ; celfez donc de répandre des larmes pour une perfonne qui en méritoit fi peu, & ne pleurez point , comme votre père, un homme qui n'a jamais eu part a votre naiffmce. Ce difco.urs me furprit; je regardai fixement ma mère en ce moment : vous êtes étonné, me dit-elle ? J'en ai une jufte raifon , répliquaije , car enfin fi celui qui vient de mourir n'étoit pas mon père , comme il a toujours pafte pour lerre , a qui donc ai-je obligation du jijur qui m'éclaire? Au derviche qui vous a élevé, me répondit ma mère , vous êtes fon fils & le mien j fans lui, il y a long-tems qu'une affreufe misère nous auroit accablés , puifque la fainéantife & la débauche de mon mari m'avoient réduite a Ia mendicité , même avant votre naiffance; ce feul derviche nous a foutenus en nous fourniffant affez abondamment de quoi vivre ; je n'en fus point ingrate : les derviches ne font rien pour  CONTES TaRTARES. 75 rien , & je ne me repends point de la complaifance que j'ai eue pour celui-ci. Comme ma mère parloit encore , le derviche entra; elle lui raconta qu'elle venoit de m'apprendre qu'il étoit mon père , & eet homme m'embraffant avec une extreme tendreffe : Mon enfant, me dit-il, foyez fage, & honorez vorre mère , vous ne manquerez de rien : je répondis aux careffes de mon nouveau père , 8c m'ennuyant de la vie que j'avois menée jufqu'alors chez les derviches, je le priai de me laiffer aupres de ma mère; il y confentit, nous donna de 1'argent pour acheter du ris , & ma mère vivanc avec beaucoup d'économie, & prefque aux dépens du couvenr, amaffa en fept ou huit ans environ quatre mille fequins. Nous avions dans notre voifinage une ttès-belle fille, a ce que j'avois fouvent ouï dire a ma mère; j'en devins amoureux fur le limple récit fans 1'avoir jamais vue, &r je cherchois les moyens de me faire connoitre a elle, lorfque 1'occafion s'en préfenta. Le père de cette rille étant venu au logis faire provifion de farine de ris, il convint avec ma mère qu'elle lui en enverroit plein un grand fac qui contenoit environ douze boifleaux. Mon peu d'expérience me fit croire que c'étoit une occafion favorable de voir ma maitreffe; 8c fans confulter que ma folie pallion , a 1'aide d'un jeune homme  -;G Les mille et un quart d'heure , de mon age , je me mis dans le fac que je fis emplir de farine jufqu'au menton ; je me fis ainfi porter fur la brune chez Kalem , ( c'eft ainfi que fe nommoit le père de cette belle fille ) Sc l'on pofa le fac dans le coin d'une falie ou l'on mangeoit ordinairemenr. J'y avois fair par le haut une petite ouverture par laquelle je pouvois difcerner aifément tout ce qui fe paiferoit j il y parut un moment après un derviche que je ne pus voir au vifage , paree que la lumière ne donnoit pas de fon cóté; Kalem , fa femme Sc la belle Dgengiari-nar , (c'éroit le nom de ma maitrefle ) qui portoit alors fous fon bras un perit chien, entrèrent avec lui : un efclave étendit la nappe, & ils fe mirent tous en devoir de faire la collation. Dgengiari-nar étoit juftement vis-a-vis de moi; j'en avois été enchanté dès le moment qu'elle avoit paru , & je la regardois avec ranr d'admiration , qu'oubliant devant qui j'étois, je m'écriai étourdiment : Oh , qu'elle eft belle ! Ces paroles qui m'échappèrent fottement, que l'on entendit fans voir d'oü elles partoient, effrayèrenr extrêmement ceux Sc celles qui étoient dans la falie ; ils fe levèrent précipitamment , regardèrent par tout, & ne faifant pas attention au fac dans lequel j'étois, Sc oü je fentois bien toute mon imprudence; ils fe remirent a faire collation , s'entretenant de la voix qui avoit frappé leurs oreilles.  ContesTartar.es. 77 Dgengiari-nar n'avoit pas repris fa même pla & peut-être ce pourroit bien être a vos dépens.' Oh , je vous promets , interrompis je , que vous ferez les maitres chez moi : ma réfolurion eft prife , j'ai fouffert fi cruellement aujourd'hui dans tous les combats que j'ai eu a foutenir, que je veux vivre déformais tranquillement. C'eft le meilleur parti que vous puiffiez prendre , répliqua ce jeune homme : li j'étois femme, & que j'eufle envie de rromper mon mari, il auroit beau faire, toutes fes précautions deviendroient inutiles; c'eft une chofe dont je vous convaincrai tantöt chez vous. Vous m'obligerez, lui dis-je, je ferai mes efforts pour vous y bien recevoir, & vous ne fauriez me rendre un plus grand fervice que de me guérir radicalement de ma jaloufie. Je paffai une coupled'heitres fort agréablement avec les deux derviches ; mais celle de diner s'approchant, je les quittai pour aller tout faire préparer chez moi. Je voulus avant 1'arrivée de mes conviés, me faire auprès de ma femme un mérite de ma converfion , & rafturer qu'elle jouiroit déformais d'une honnête liberté; mais, mon cher frère, quel fut 1'excès de mon étonnement en ouvrant la porte de fa chambre dont j'avois toujours eu la clef fur moi, quand je ne 1'y trouvai plus.  90 Les mixie ët un quart d'heure CIV. QUART D'HEURE. Si ma furprife fut exttême de ne point voir ma femme oü elle devoit être, elle augmenta bien en trouvant a fa place les deux derviches que je venois de quitter au couvent. Jq reftai im mobile de frayeur a cette vue, & je ferois infailliblement tombé a la renverfe fans ma mère qui fuivoit mes pas, & qui me retint dans fes bras. Je fus long-: tems fans pouvoir proférer une feule parole; mais a la fin ayant un peu repris mes fens : O ciel! m'écriai-je, rêvé-je, ou le démon qui m'a perfécuté toute la matinée, prend-t-il encore plailir 1 me fafciner les yeux ? Non, non, mon cherHanif, répliqua le vieux derviche que je vous ai dit être mon père, vous êtes bien éveillé, un peu d'artifice feulement a part a tout ceci : votre jaloufie étoit fi ridicule, que nous avons entrepris de la faire celfer : j'ai concerté avec votre mère & votre femme, tout ce qui s'eft paffe ce matin dans ma chambre; vous avez merveilleufement répondu a nos intentions , & le beau derviche qui vous a tant inquiété n'eft autre que 1'incomparable Dgengiari-nar : cela vous paroit fans doute difficile a\ comprendre , & je fuis sür que vous avez peine a ajouter foi a ce que je vous dis: mais il eft facile  ContesTartares. 9i de vous donner Id-deffus les écïairciffemens néceffaires. Eh, je vous en conjure, repris-je préapitamment, expliquez-moi au plutót comment il eft poflible que ma femme fe trouve dans fon ht & dans votre chambre, «Sc qu'au même moment je la voie en déshabillé de nuit, «Sc fous les vêtemens d'un derviche : je vais vous donner cette iatisfaction, me dit mon père. . > Dgengiari-nar n'ignore plus ce que je vous fuis; j ai été obligé de lui déclarer le fecret de votre naiflance pour parvenir d ce que nous fouhaitions d elle. II faut que vous fachiez que le défunt mari de votre mère étoit quelquefois jaloux; fes brufquenes d contre-tems dérangeoient fouvent les mefures que nous avions prifes pour nous voir, cela nous chagrinoit; & comme en qualité de' bourfier de notre couvent, je ne manquois point d argent, je choifis le tems que ce brutal étoit alle a la campagne pour une quinzaine de jours, & je fis faire par des ouvriers , du fecret defquels j'étois sur, un fouterrain qui communiqué de ma chambre d eet appartement-ci, par deffous la rue qm eft forr étroite ; deux trappes avec des contre-poids en font 1'affaire; l'on paffe de ma celluie, en moins de fix minutes, par celle que vous voyez , au lieu qu'en prenant le chemin ordinaire, il faut traverfer toute notre cour, qui eft alïez longue, ouvrir êc fermer des portes; &  91 Les mille ei un quart d'heure , vous pouvez a préfent facilement juger s'il a été impoffible a verre femme de fe revêrir d'un habit de derviche, de lp quitter & de fe remettre au lit dans 1'intervalle qu'il vous a fallu faire le grand tour pour entrer dans notre couvent, ou pour en fortir , & pour parvenir jufqu'a eet appartement. Voici , mon fils , tout ce grand myftère découverr : au refte, ce n'a point été fans peine que j'ai fait confentir Dgengiari nar a. cette fupercherie ; elle aimoit mieux encore fouffrir toutes vos extravaganccs, que de s'expofer a votre colère ; mais je 1'y ai déterminée , en 1'aflurant que fi vous preniez mal la chofe, & que fi cette rude épreuve ne vous corrigeoit pas , vous ignoreriez toujours la tromperie que nous vous aurions faire , & que je ferois promptement reprendre au i>eau derviche le chemin de Circaflie. Nous avons, je crois, réuffi , mon fils, continua le vieillard , puifque vous nous avez alfurés que vous renon.iez pour jamais a vos folies; perfonne en erfet n'avoit moins de raifon que vous d'être jaloux. Votre femme eft fage; elle a pouffé avec vous la complaifance au-dela. de 1'imagination; mais quand elle ne le feroit pas, jugez , mon cher Hanif, par 1'expérience que vous venea de faire, de quoi 1'amour eft capable. II n'eft point d'Liventions qu'il ne trouve pour mettre ur» jaloux hors de garde; & le plus sur eft de fe re-  Contis Tartares.' 9$ pofer fur la vertu & fur la fidélité de fa femme : je fais bien que cette maxime n'eft pas de mife dans tout 1'orient, mais autre chofe eft d'y vivre fuivant 1'ufage ordinaire, qui veut que les femmes n'y paroillent guères en public, ou de les traiter avec la défiance injurieufe dont vous avez ufé avec Dgengiari-nar. Vous avez outré la jaloufie jufqu'a prendre ombrage de moi qui fuis votre père; 1'amitié que votre mère portoit a fa bru vous a allarmé. Eh, mon fils, qui plus que nous doit prendre part a votre bonheur ? cependant vous avez eu affez de foibleffe pour croire que nous cherchions a le détruire. J'étois fi furpris & fi confus, pourfuivit le vieux calander, que je ne favois que répondre au fage difcours du derviche : Ah mon père , m'écriai-je, que je vous fuis fenfiblement obligé d'avoir travaillé a ma guérifon , & d'y avoir fi bien réuffi : je concois aujourd'hui toute la force de votre raifonnement , & je meurs de honte de la conduite que j'ai tenue jufqu'a préfent, mais je vais réparer mes fauces par des manières fi oppofées, que la belle Dgengiari-nar s'en louera autant qu'elle a eu fujet de s'en plaindre ; alors me jetant aux pieds de ma femme qui étoit encore vêtue en derviche , je lui demandai pardon de roes jaloufies ridicules dans des termes fi tendres,  94 Les mille et un quart d'heure , & oü je marquois fi. bien mon repentir , que je tirai des larmes de ma mère «Sc de mon père. Dgengiari-nar qui ne pouvoit auffi s'empêcher d'en répandre , me releva promptement : Mon cher feigneur , me dit elle , fi je vous ai toujours aimé malgré la dureté avec laquelle vous m'avez traitée quelquefois , jugez a quel point doit monter mon amour, aujourd'hui que vous m'aflurez d'un changement qui fait tout mon bonheur. Elle affaifonna ce difcours de carelfes fi vives , que je l'embraffai mille fois , & que dans les tranfports de ce plaifir , je m'écriai: Non, ma chère Dgengiari-nar , il n'y a nulle différence du zéphyr du printems au doux fouffle de votre bouche qui rafraichit 1'ame & le cceur. Je fuis devenu tout autre , «Sc je ne veux plus déformais employer les plus doux momens de ma vie qua chercher tous les moyens de vous plaire. Mon père «Sc ma mère étoient charmés de mon changement CV. QUART D'HEURE. I^.Ien au monde n'étoit capable de faire plus de plaifir au derviche «Sc a ma mère, que de me voir corrigé de mes folies par leur artifice, Sc  COMTES TaRTAR.ES? 95 Dgengiari-nar en reffentoit une joie inexprimable. L'on fervit le diner, qui fe paffa avec tout 1'agrément poffible ; 8c depuis ce tems je tins exadtement la parole que j'avois donnée. Je vécus ainfi avec mon époufe prés de treize ans, pendant lefquels le derviche 8c ma mère moururent. Tous les enfans que j'avois eus de Dgengiari-nar n'avcient pas vécu long - tems. Je la petdis auffi , mon cher frère , après une maladie de quatre mois ; vous pouvez juger fi je fus fenfible a la mort d'une femme d'un mérite fi diftingué ; tous mes amis vinrent chez moi pour me confoler de mon chagrin , mais ce qu'ils ne purent faire fut 1'ouvrage du tems j comme il vient a bout de tout, il 1'effaca infen■fiblement de mon efprit: je ne fongeai plus qu'a me divettir , & me livrant tout entier au plaifir , je tombai peu a peu dans la débauche. La négligence que j'eus pour mes affaires, fit qu'elles fe dérangèrent. Je me ttouvai au bout de deux ans accablé de dettes , & hors d'état de fatisfaire mes créanciers : 8c n'ayant point d'autre parti a prendre que celui de la fuite , je vendis fourdement tous mes effets a moirié perte, 8c je me fauvai de Backu déguifé en calender. Je me trouvai fi bien de eet habit dès le ptemiet jour, que je réfolus de ne le point quitter. 11 y a prés de trente ans que je le garde fans ayoir ja-  °6 Les mille et un quart d'heure j mais eu deffein de m'en défaire. J'ai parcourii avec lui toute la Perfe & la Tarrarie , oü il m'eft arrivé un nombre infini d'aventures trop longues a vous raconter. J'ai delfein de faire le voyage des Indes & de la Chine , & je me fuis affocié pour eet effet, depuis deux mois , ce jeune homme qui s'eft fait calender a. mon imitation , & dont les aventures font pour le moins auffi fingulières que les miemies. Quand le vieux calender eut achevé de parler, Faruk, feigneur , qui avoit pris un plaifir infini a. 1'entendre , le remercia de fa complaifance. II ne fe peut rien de plus original que votre hiftoire , lui dit-il, & quelque aflurance .que vous m'en donniez , je doute fort que celle de votre compagnon puiffe 1'égaler. Vous en allez décider, reprit le jeune calender. AVENTURES Du jeune Calender, Ma mère , car je vous dirai que je n'ai jamais connu mon père , j'étois trop jeune quand il mourut; ma mere, dis-je , étoit de Schiraz (i), elle y faifoit un alfez gros commerce de lait, de (i) Schiraz , vü!e capitale de Peifc. beurre  CONTES Tar.TAK.ES. aans doute , répliquai-fe , ce n'eft n, ■ ■ ciievre du commun elle ftir m„, ■ ■ r- fl ' e lalc mes mtenaons & fc-fi,ero„Se„ impof, Les fflonx m « devèir „M chofe fi eïtLdi- ne me ***** pas *„„ momen: No„5 f,mK pl„fie„rs toKS ^ ^ fis quelques legére» emptae,, enfifim ' { -eSe„fembe3pie(llectmindec.ezmoi irp;w"iKl>'Kp",»i-»«. rUr'™f ,es"°-P«.co„lme fi elle efic e« ™ cu.Cmère E„ bien.d,,, demandai-je L cevreeftelle arnvée > „ y a Icg.en .s,^, *,qu elle eft de te,„m., elle brol,teIesc,,0llx \. i.iuiL-ia Je dermer moment de ma vie, & je me repentois j Cette rNa P*Tc tÊ$k ffi Schiraz,  122 Les mille et un quart d'heure , fort d'avoir voulu me venger de la perte de mon mulet , lorfque mes frippons ayant entendu le bruir de quelques cavaliers , ne fe crurent pas en süreté; ils me jetèrent dans un trou qui n'étoit pas bien éloigné du chemin , me défendirent de pouffer la moindre plainte, & s'éloignèrent dans le delTein de venir me reprendre bientót. Je me recommandois a notre grand prophéte de bon cceur; mais je n'avois pas tant d'efpérance en lui feul, que malgré 1'ordre de ces coquins, je n'invoqualfe encore 1'aide des paffans. Un boucher qui chaffoit devant lui une trentaine de moutons palTa heureufement par cet endroit. CIX. QUART D'HEURE. Me s ctis attirèrent le boucher au lieu oü j'étois ; il me demanda ce que je faifois dans ce fac, <3c pourquoi je me lamentois ainfi. Hélas! repris-je triftemenr, je crois qu'on me va noyer, paree que je ne veux pas époufer la fille du cadi. La fille du cadi ? Eh ! pourquoi, béte que tu es , me dit-il, fais-tu difficulté de Paccepter pour ta femme ; elle paffe pour une des plus belles fillee de Schiraz? Une perite délicareffe m'en empêchc, lui répondis-je ; elle eft groffe, ce n'eft point de  CONTES TaRTAK.ES. I23 mon fait, & le cadi qui veur mettre fon honneuc a couvert, précend que je répare une faute que je n'ai point commife; mais j'aime cent fois mieux mourir que de recevoir un tel affront. La pefte foit du bufle, reprit le boucher , je ne me ferois pas, moi, rirer 1'oreille pour cela; je voudrois être a ta place, j'épouferois bien vite ; la chofe eft fort aifée , lui dis-je, tu n'as qu'a te mettre dans ce fac : Oh ! volontiers , monfïeur le fot, répliqua le boucher , je vous donne encore mes moutons pardeffus le marché; mais quand j'y fonge , le cadi voudra-t-il bien confemir a cet échange ? 11 ne cherche qu'un gendre , lui répondis-je; il avoit ordonné a fes efclaves d'arrêter le premier paffant, & de s'informer s'il étoit marié, paree que le galant de fa fille étant mort depuis peu de jours, il ne favoir comment réparer fon honneur. Le fort eft tombé fur moi, l'on m'a conduit devant lui; mais le gros ventre de fa fille m'a tout d'un coup dégoüié du mariage; a peine m'a-t-il envifagé feulement , & dans fa colère il a ordonné qu'on m'allat jeter dans la rivière, a moins que je ne changeaffe de fentiment. Si cela eft, frère , je rroque volontiers de condirion avec roi, me dit-il; alors il délia le fac, fe mir a ma place : je le liai a mon tour , & chalfanr fes moutons devant moi , je repris le chemin de men village. Au bout environ d'une demi-heure, mon vo-  124 Les mille et un quart lvheure , leur revint avec fes camarades pour reprendre Ie fac. Le boucher qui étoir dedans eut beau leur crier : Eh! melfeigneurs, menez-moi au cadi, j'ai changé de fentiinent , j'épouferai fa fille fi grolfe qu'elle foit : ils crurent que la frayeur me faifoit dire ces folies; &, fans lui répondre, ils 1'allèrent jeter dans la rivière de Baudemir, oü il finit fes jours. J'en ai regret quand j'y penfe -y mais, au bout du compte , j'aime encore mieux qu'il y foit que moi. Les voleurs enfuite , réfolus de piller ma maifon, tournèrent leurs pas vers norre village ; ils y arriverent dans le moment que je frappois a ma porte, & ma préfence leur caufa une fi grande frayeur, qu'ils pensèrent tomber a la renverfe : Oh ciel! s'écricrent ils , quel prodigeelf ce ici; comment n'es-tu pas noyé ? d'oü viens-tu ? & oü as-tu pris tant de moutons ? Franchement je ne m'attendois pas a voir fi-tót ces fcélérats; je fus d'abord interdit; mais payant tout d'un coup de préfence d'efprir : allez , leur dis-je , vous n'êtes que des anes; fi vous m'aviez jeté feulement quatre braffes plus loin dans la rivière, au lieu d'une rrentaine de moutons que j'ai, j'en aurois ramené plus de trois cents. Qu'eftce que cela fignifie , répliquèrent-ils? Cela fignifie , répondis-je, qu'il y a un génie bien-faifant fous les ea. x en cet endroir, qui m'a re$u fort gracieufea.ent, qui m'a fait prifent de ces mou-  CONTES TARTARZS. 12$ tons, qui m'a rapporté ici avec eux , & qui m'a affuré que fi j'étois tombé dans Teau un peu plus avant, j'en aurois rapporté huir fois davantage. Les voleurs furent bien furpris a cette nouvelle ; ils parlèrent bas entr'eux pendant quelquetems : & 1'un d'eux enfuite élevant fa voix; il y a fans doute quelque myffère la-delfous, dit-il a fes compagnons ; car enfin nous fommes sürs d'avoir jeté ce jeune homme dans la rivière : il n'avoit aucun mouton : nous n'avons eu que le tems de venir jufqu'ici; il s'y retrouve encore avant nous avec trente moutons, & fes habits ne paroiffent pas feulement avoir été mouillés ; pour moi je crois que la chofe mérire bien que nous jugions de cette merveille par nous-mêmes: alors fetournant vers moi: n'as tu pas ici quelques facs, continua-t-iL' j'en ai, je crois, lui répondis-je , une demi-douzaine ; c'eft trop de deux, répliquat-il, ferre tes mourons , prends tes quatre facs, & viens avec nous. Je leur obéis de bon cceur; ils me menèrent jufqu'a 1'endroit oü ils croyoient m'avoir porté dans la rivière : ils allèrent même chercher un petit bateau afin que je les puffe jeter plus avant; ils entrèrent chacun dans leur fac, dont je liai fortement 1'ouverrure, & fe laifsèrent précipiter dans le Baudemir pour aller pêcher des moutons. Depuis ce moment, mes chers frères, je n'ai point eu de leurs nouvelles.  is.6 Les mille et on quart d'heure l Je m'en retournai enfuite tranquillement chez moi pleinement vengé de mes frippons J'y fis bonne chère avec leur argenc & les moutons du pauvre boucher i mais ma fortune ne fut pas de longue durée; ma mère mit un foir malheureufement pour nous le feu dans 1'étable, il fe communiqua en peu de tems, & fit un tel ravage, qu'il brüla non-feulement notre maifon , mais fept autres encore. Ma mère qui fe voyoit par-la réduite a la dermière misère, en mourut de chagrin : pour moi qui avois un talent, je réfolus de chercher a en vivre : je parris de Schiraz dans le defiein de joindre quelque troupe de comédiens qui courent les villes de Perfe. Je fis rencontre de ce vieux calender; nous marehames quelques joumées enfemble , fa converfation & fon genre de vie me plurentj je me fuis fait calendet comme lui, & nous avons entrepris le voyage des Indes, oü je ne défefpcre pas de reprendre le métier de comédien , fi je me trouve las de porter cet habit. Faruk, feigneur, continua Ben-Eridoun, avoit écouté Thiftoire du jeune calender avec un plaifir infini .... Je le crois bien, interrompir le roi d'Aftracan ; il ne fe peut rien de plus plaifant que les aventures des deux calenders , Sc je ne doute point qu'elles n'aient pu fufpendre la douleur que ce prince avoir de la perte de fon royaume, puifque moi qui ai plus lieu d'être affligé qu'il ne 1'écoit,  Gontes Tartares. 117 je n'ai nullement fongé a mes malheurs pendant un récit auffi comique j mais reviens, je te prie, £ Faruk ; cet infortuné prince m'intérefle tellement, que je brüle de favoir la fuite de fon hiftoire. Trés-volontiers , feigneur, répondit le fils d'Abubeker, il m'eft aifé de fatisfaire votre curiofité. SUITE. De l'Histoire de Faruk. Farvk & les deux calendets avoient déja prefque traverfé toute la Perfe fans qu'il leur fut arrivé aucun accident digne d'être raconté a votre majefté , lorfqu'un jour que , pour éviter 'la brülante ardeur du foleil, ils avoient quitté le chemin ordinaire , & s'étoient retirés dans un petit bois pour y prendre leur repas , ils entendirent les plaintes d'une perfonne que Ton maltraitoit; ils y coururent d'abord 5 mais ils arriyèrent trop tard pour fecourir un malheureux voyageur que quatre aflaffins venoient de poignarder. Comme ces fcélérats étoient bien armés , ils ne s'enfuirent pas a la vue des calenders ; au contraire, ils dépouillèrent celui qu'ils venoient de tuer , & 1'un d'eux opina qu'il le falloit couper par morceaux. Faruk eut horreur de cette inhumanité : Eh ! feigneurs, leur dit-il hurublement, ne  iz8 Les mille et un quart dhïuue, devez.-vous pas étre contens d'avoir privé cet homme de la vie , fans vouloir encore exercer fur fon coTps une cruauré qui n'a point d'exempie ; degrace, ne poullez point votre fureur jufqu'a ce poinr. L'un des alfalfins regarda fiérement Faruk j malheureux calender, lui dit-il, qui te mêles de ce que tu n'as que faire , garde tes remontrances pour d'autres que pour nous : fi ru as quelque amour pour la vie, éloigne-roi feulement de ce lieu avec tes camarades, & crains , en différant de m'obéir, que je ne t'envoie tenir compagnie a. celui pour lequel ta pitié s'intérelfe fi mal-apropos. Le prince de Gur ne.s'étonna pas des difcours de cet homme; mais , feigneur, continua t-il, quels que foient les mouvemens de votre rage, fi je vous propofois deux mille fequins pour la rancon de ce corps mort, n'aimeriez-vous pas bien mieux les recevoir que de 1'outrager ainli. Sans doute, repiit le voleur : eh bien, jurez-moi que vous m'abandonnerez le corps mort, & je vous les fais toucher dans un moment. Ah! je lejure, pourfuivir cet homme, que le fcorpion de Kachan ( i) nous puiffe rous quatre piquer a. la main , fi nous ne te tenons pa- O) Kachan eft une ville de Perfe ou il"y a des fcorpions fi dangcreux, qu'ils ont donné lieu & cc proverbe , paree qu'il efr prefque impoifible de guérir de leurs piquures. role:  Gontes. Tartares.' 119 'role : livre-nous les deux mille fequins , te corps eft a ta difpofition. Faruk alors, feigneur s tirant de fon fein la feule bague qui lui reftoit, & qui valoit beaucoup plus qu'il ne leur avoit promis , la leur donna fans aucun regrer, &.ces malheureux abandonnant de bon cceur le corps de celui qu'ils venoient d'aflailïner , fe retirèrent. Les deux calenders furent extrêmement étonnés de 1'action de Faruk , 6c ne purent s'empêcher d'admirer fa générofité oa fa folie , car ils lui donnoient plutót ce dernier nom que le premier. CX. QUART D'HEURE. Ueixe eft donc votre intention , lui direntils; cette feule bague vous refte de tous vos biens 7 c'eft une reffource pour vous dans la. demière misère , 8c vous la donnez pour rachetet un corps mort: fe peut-il au monde rien de plus extravagant ; car enfin , que prétendez-vous faire de ce corps ? ... '>' Je veux , leur répondit Faruk , lui donner la fépulture dans cet endroit; les bonnes ceuvres ne fonr jamais perdues , & vous m'avez dir vousmême, que dans le genre de vie que j'embrafTome XXIL I  130 Les mille et un quart d'heure , fois, cette bague m'étoit abfblument inutile : pourquoi voulez-vous donc pour une pierre qu'il a plu aux hommes de nomrner précieufe , & qui ne fert que d'un ornement fuperflu , que je manque 1'occafion de m'acquitter d'un devoir auffi faint que celui de couvrir de terre un mufulman , qui fera peut être un jour mon intercelfeur auprès de dieu ? C'eft fort bien penfé, reprirent les calenders, mais ne trouvez pas mauvais que nous vous laiffions feul vous acquitter de ce pieux devoir; il eft un peu dangereux d'enrerrer ici un homme alTafliné, & l'on pourroit interprèter fort mal une fi bonne action. Nous allons vous attendre a la fortie de ce bois, Sc fi vous tardez trop, nous vous recrouverons avant le coucher du foleil aux portes d'Ormus, dont nous ne fommes plus éloignés que d'une lieue. Les calenders fortirent effectivement du bois dans lequel Faruk, avec un pieu, travailla de routes fes forces a faire une folie pour mertre le corps morr. II étoit encore dans cette occupation quand la brigade du cadi d'Ormus vint a palier par ce lieu. Comme l'on juge prefque toujours dans Ia vie fur les apparences, on arrêta Faruk, préfumant que c'étoit lui qui venoit d'affaffinef celui qu'il vouloit enterrer. II eut beau prendre le ciel  ContesTartares: ijt a témoin de fon innocence , on le Ëa * la queue dun cheval, & on le conduifit ainfi a Omius , oü il fut jecé dans une obfcure prifon. Les deux calenders 1'avoient vu paifer en cec «at : Nous lui avions bien prédit fon malheur fe dirent-ils , &d na que ce qu'il s'eft artiré par ion obftmation ; ils le fmvirent de loin , mais ayant peur d'être impliqués dans une affaire auffi délicate,ils n'osèrent hafarder de follicicer pour lui. t On laiffa Ie prince de Gur toute la nuit dans un affreux cachor ; on 1'en tira le lendemain pour être préfeuté au cadi , il en fut interrogé : tout ce qu'il put dire pour fa juftificarion ne fut pas écoutéj il fut condamné a mort , & conduit fur le champ dans la grande place d'Ormus pour y être pendu. Ce monarque , au pied de la porence , écouta fon arrêt fans s'émouvoir..- O ciel ! s'écria-t-il après cette leciure , vous êres jufte !faut-il que je fois puni d'une aétiou qui mérite récompenfe devant dieu , & que les crimmels jouiffent des fruits 'de leurs crimes ? Ah ! fages calenders , vous- aviez bien raifon de me détourner de donner la fépulrure a ce corps morr. Comme le prince achevoit ces paroles , il jeta par hafard la vue fur la main du cadi , qui avoit voulu être préfent a cette exécution, & hji recon, I2  132 Les mille et un quart d heure, noiffant au doigt la bague dont il avoit fait préfent aux affaffins : AhJ feigneur , lui dit-il, le grand prophéte qui s'intérefle fans doute en ma faveur , ne veut pas qu'un innocent périffe ; voila a vorre doigt la bague que j'ai donnée a ceux qui après. avoir poignardé le mufulman , vouloient encore exercer fur fon corps une cruauté inouie. 11 vous eft maintenant facile de trouver les coupables , Sc deux calenders de mes camarades qui doivent être a préfent dans Ormus, les reconnoitront aulfi-bien que moi. Le cadi devint plus pale que la mort a-cette nouvelle, il fit furfeoir le fupplice du prince de Gur, Sc on le reconduifit chez lui. CXI. QUART D'HEURE. J'Eus 1'honneur de vous dire hier , feigneur ; reprit Ben-Eridoun, que le cadi d'Ormus s'étoit trouvé bien furpris quand Faruk 1'atfura qu'il avoit fa bague ; il avoit lieu de 1'être , puifqu'il la tenoit de fon propre fils unique , qui la lui avoit vendue deux mille trois cents fequins , Sc que ce fils avoit la réputation d'être fort débauché, Sc de fréquenter des fcélérats. La première chofe que fit ce juge en renrrant chez lui , ce fut de faire chercher fon fils. Un efclave lui die qu'il étoit  Contes Tart ar es, r? ? a fe réjouir avec dix ou douze de fes amis dans «n jardin hors de Ia ville. Le cadi s'y tranfporta fur le dump , & les faifant tous arrêter , il les préfenta i Faruk , pour voir s'il pourroit reconnoïtre parmi eux les rneurrriers en queftlon. Ce prince les envifagea 1'un après 1'autre, & en reconnoilfantdeux, malgré leurs déguifemens, c'eft a 1'un de ces deux-ci, feigneur, dit-il au cadi, en lui montrant fon fils , que j'ai donné ma bague pour 1'empêcher d'outrager le cadavre , c'eft\i & 1'un de ces jeunes débauchés qui ont commis le meurtre, dont deux calenders & moi avons ete témoins- pour les autres complices de leur cnme , je ne les trouve point dans la compagnie* de ces gens-ci; & pour peu que yous doutfez ^ feigneur, de mes paroies, faites chercher dansOrmus mes deux camarades; s'ils ne reconnoiffent pas les coupables, je veux perdre la vie dansles tourmens les plus cruels. 11 fut aifé de trouver les calenders ; on. les conduifit dans le jardin. oü étoit le cadi. Ils examinèrenr les douze prifonniers , & ayant confirmé la dépofition de Faruk , ils furent furpris, ainfi que le prince, devoir le cadi déchirer fa robe & fon turban , & fejeter le ventte contre terre : Ah ! malheuren* père, s'écria ce juge , * qui 1'accufarion des calenders ne pouvoit être fufpe&e, faut-il livrei  134 Les mille et un quart d'heure, ton fils unique a un fupplice infame ! Non, perfide , lui dit-il, je m'épargnerai 1'ignominie, mais tu n'en mourras pas moins, & je ferai ton pro-' pre bourreau. Alors fe jerantfur le fabre d'un des archers, il en abattit la rête a ce fcélérat ; & après avoir fait avouer dans les tourmens , aux onze autres prifonniers, mille crimes affreux, il les fit mourir, en les précipitant d'une haute tour fur des crochers de fer , & laiffa dans Ormus un exemple terrible de fa juftice. Ce juge intègre & plein d'honneur, ne pouvoit penfer fans frémir au jugement qu'il avoit rendu conrre Faruk : Ah! ciel, s'écrioit-il, fans cerre bague j'allois donc donner la mort a un innocent! Que nos lumières.font bornées, & qu'il eft aifé de fe préoccuper dans la charge oü je fuis! C'en eft fait, j'y renonce , & je vais délormais toute ma vie demander pardon a. dieu des fautes que j'y ai pu commetrre par ignorance, par prévention, ou par défaut d'application. Alors s'adreffant a Faruk qui, quand il avoit montré au cadi celui a qui il avoit donné fa bague, ignoroit qu'il lui dut être fi cher : Pieux calender , lui dit-il, quittez cet habit, & prenez auprès de moi la place du fcélérat que je viens de punir de tous fes crimes. Je vous donne tous mes biens , puifque vous en favez faire un fi bon ufage ; acceptez-les , je vous en conjure, & faites que je n'emporte pas  ContesTartar.es. Cette converfation, & les mutuelles tendrelfes Sc careffes de ces illuftres époux, touchèrent vivement les afliftans. Ils étoient étonnés d'une fi furprenanre Sc miraculeufe aventure , aufli - bien qu'Abubeker lui-même qui avoit amené cette princelfe de Serendib a Aftracan fans la connoïtre pour Zebd-El-Caton. Bientöt après cette heureufe reconnoiflance , la triftefle & le fdence firent place a la joie & au plaifir. Le roi fit des libéralités exceffives a Abubeker & a fon fils , qu'il retint toujours auprès de lui. II envoya des fommes immenfes dans tous les couvents de derviches & dans les mofquées, pour remercier Ie fouverain prophéte de fa divine proteéfion j mais impatient de favoir par quel pouvoir furnaturel fon épqufe avoit été rappellée a la vie, Sc par quel hafard elle avoit rencontré Abubeker , il ne fur pas piutöt rentré dans fon palais avec fes vifirs & le médecin , qu'il pria Zebd-El-Caton en leur préfence de vouloir fatisfaire fa curiofitéj La princeffe aimoir trop Ie tendre Schems-Eddin pour recarder fa fatisfaction d'un inftant : ell* lui paria en ces termes.  154 Les mille et un quart d'heure , HÏSTOIRE ' De Zebd~El-Catok. Il eft inutile, feigneur, de vous rappeller les dernières paroles que je vous dis au moment de notre féparation ; elles m'étoient dicties par notre grand prophete , & je ne crois pas que nous duffions jamais être réunis enfemble, voyant Azrail aufll prés de mon chevet; cependant je n'en mou* rus pas; une vapeur léthargique intetrompir feulement la fonction de tous mes fens, & fit croire fans donte que je ne vivois plus : vous y fütes trompé vous-même, vous me fites enfermer, a. ce que j'ai fu depuis par Abubeker, qui fans me connoitre, a raconté tous vos malheurs en ma préfence au roi de Serendib; vous me fïtes enfermer, dis-je , dans un cercueil orné de pierreries; mais vous eutes la précaution de ne me point couvrir le vifage, & c'eft ce qui me fauva la vie. Les bijoux & for dont le cercueil étoit garni, firent que les voleurs arabes m'emportèrent jufqu'a ce qu'ils fe crulfent en süreté. Ce ne fut qu'a plus de dix lieues de 1'endroit ou ils vous avoient attaqué, qu'ils partagèrent entr'eux leur butin ; & après avoir déchiré mon cercueil, ils  Contes Tart a ris. tft aüoient me dépouiller & me jeter dans une petite rivière affez profonde qui n'étoit pas éloignée d'eux , lorfque Püri des arabes ayant voulu découdre avec fon coüteau la manche de ma robe fur laquelle étoit attachée une émeraude, fut affez mal-adroit pour me piquer au bras, & ce fut-la , feigneur, ce qui me garantit de la mort: le fang en fortit en li grande abondance, que cet homme en fut furpris • & fentant encore en moi quelque refte de chaleur, Sc une palpitation affez lente il jugea bien que Ia lethargie m'avoit réduite en cet état. II ne témoigna rien de ce qui venoit de lui arriver , & me chargeant fur fes épaules, il me porta vers la rivière, dans le deffein de faire croire qu'il alloit m'y jeter. Les voleurs pendant ce tems s'éloignèrent fans fonger feulement a cet homme ; heureufement qu'il favoit un peu de médecine, il lailfa couler mon fang autant qu'il le crut a propos pour me fauver la vie , banda enfake mon btas avec la mouffeline de fon turban, Sc me jetant de 1'eau £ir Ie vifage, il me fit revenir peu-a-peu. ^ J'ouvris enfin les yeux, feigneur, & quand j'eus alfez de force pour confidérer fixement les objets les plus prochains, je ne fus pas peu furpnfe de me voir feule avec un homme inconnu; comme il lut mon étonnemenc & ma douleur dans mes yeux Sc dans mes adions : Ralfurez-  i y6 Les mille et un quart d'heure , vous, madame, me dir-il, votre vie eft en süreté avec moi, & votre honneur n'y court aucun rifque, puifque je fuis hors d'état de 1'attaquer quand même j'en aurois la volonté. Ces paroles firent ceifer mon effroi; & m'étant informée de lui par quel moyen j'étois tombée-entre fes mains, j'appris, feigneur, que votre petite caravane avoit été attaquée par des voleurs arabes a quelques journées du grand Caire; que vous aviez fait une réfiftance inouie; mais qu'enfin, vous aviez fuccombé fous le nombre , & qu'avec toute votre efcorte , vous étiez tombé percé de mille coups , Sc entouré de plus de trente de vos ennemis qui avoient tous péri de votre main. Jugez, mon cher prince, de mon défefpoir, en apprenant cette cruelle nouvelle; je ne vous comptai plus au nombre des vivans; & voulant vous rendre les mêmes devoirs dont vous m'aviez honorée , je fuppliai 1'arabe avec qui j'étois de me conduire a I'endroit ou s'étoit paffé le combar; il eut pour moi cette complaifance. Comme j'étois extraordinairement foible , je ne pus faire ce chemin qu'en rrois jours : nous examinames enfemble les morts; mais comme ils étoient prefque rous déligurés par le fang , par les plaies qu'ils avoient recues au vifage , Sc par le tems qu'il y avoit qu'ils étoient expofés a. 1'air, je ne pus reconnoitre votre corps avec certitude: j'en trouvai pourtant im  CONTES TARTARES. I $ 7 qui me parut de votre taille , & que je pris pour vous; je lui lavai le vifage de mes larmes, j'y crus remarquer quelques-ims de vos auguftes traits , & ma douleur fur fi vive en ce moment, que je m evanouis fur le corps que je tenois embraffé tendrement : 1'arabe m'en détacha; je fus plus d'une heure fans fentiment, mais je revins enfin il moi. Nous creusames avec quelques fabres rompus, un trou affez grand pour y mettre ce corps-, je 1'y enfermai, je le couvris de terre & je quittai enfin ce funefte lieu. J etois fi étonnée, malgré mon affiiction, dey civilités & de la politefle de mon arabe, que je ne pouvois être un moment fans lui en témoigner ma reconnoiffance. Seigneur , lui dis-je, comment eft-il poifible qu'ayant embrafle le genre de vie que vous meniez avec les Bedouins, vous ayez confervé parmi eux des manières fi nobles & fi éloignées de leurs caraótères ? vous n'étiez pas né pour une condition fi bafle & fi cruelle-, il faut fans doute que quelque raifon prellante vous ait obligé a demeurer avec eux. Ah ! madame, s'écria 1'arabe, quoique d'un état mediocre, je ne croyois pas certainement me trouver jamais dans la compagnie de pareils fcélérars; la vengeance que j'ai voulu prendre du plus cruel affront que l'on puiffe faire a un homme, m'a feule déterminé a m'aflocier aux voleurs arabes mais la mort de  158 Les mille et un qwart d'heuRë , mon ennemi ne me rend point ce que fon injuftö fureut m'a óté. Cet homme ne put prononcer Ces dernières paroles fans répandre des larmes abondamment 7 elles excicètent ma compaffion & ma curiofité : je le priai de vouloir me raconter fes malheurs : voici a peu prés , feigneur , de quelle manière il s'en acquitta. AVENTURES De l' A r a b e Aben-azard. Je fuis fils j madame, d'un affez riche jouaillier d'Aden (1 ) , mon père avoit un intime ami nommé Saman , de fa même profeffion ; cet ami avoit une fille de quatte ans moins agee que moi, mais d'une beauté qui effacoit tout ce qu'il y avoit de jeunes perfbnnes dans Aden. Pour s'attacher encore plus étroitement 1'un a 1'autre, mon père &. ion ami deftinèrent leurs enfans pour être unis enfemble; de forte que nous n'eümes pas plutöt lage de raifon, que l'on apprit a la jeune Abdatmon a me regarder comme devant être un jour fon époux, & que mon père me fit connoïtre que je ne lui plairois qu'autant que je ferois des, progrès fur le cceur de cette aimable fille. (1) Aden, ville fituée a 1'cntrée de la Mer Rouge , dans l'Ar»bie heureufe; elle eft «apiule d'un royaume du même nora.  Contes Tar.tar.es. 1^9 11 arrivé rarement que des enfans, defquels on difpofe dans un age fi tendre, fuivent exaótement les volonrés de leurs parens 7 il femble même que cette efpcce de tyrannie leur infpire un délir de révolte. 11 en fut, madame, tout autrement de nous; plus nous avancames en age , Sc plus nous répondïmes aux inrentions de nos pètes. Je paffois des journées entières avec ma petite makreffe, fans chercher d'autres plaifirs. Elle n'en trouvoir point de plus fenfible que celui de me voir auprès d'elle; Sc fi je manquois d'un moment les heures auxquelles j'avois coutume de me rendre a fa chambre, elle m'en faifoit des reproches fi tendres , que mon amour en recevoic une puilfante augmentation. Vous ne m'aimez pas comme il faut , mon cher Aben-azar, me dir-elle un jour, & je vois bien que je ne fuis pas affez belle pour efpérer de vous attacher uniquement 7 vous paroilfez fouvent diftrait avec moi pendant que je ne fuis occupée que de vous feul. Que manque-t-il donc a. votre bonheur pour le rendre parfait? Ah ! fi je le favois, düt-il • m'en couter la vie pour rendre mon amant heureux , je lui protefte que je le ferois avec joie. Vous êtes bien injufte, ma chère maïtreffe , lui répondis-je, Sc en même-tems bien ingénieufe a vous donner de la peine ? pourquoi me faire des reproches que je mérite fipeu? Je  CONTES TARTARES. l6i Coup fut fenfible ! j'en penfai expirer de douleur, &c je dois rendre d Abdarmon la juftice de dire, que la fienne fut fi vive qu'elle en romba dangereufement malade, & qu'elle en fut réduite i 1'extrêmité. J'appris cette nouvelle avec un défefpoir violent; je courus chez Saman , je me jerai d fes pieds : il n'eft point de termes foumis dont je n'ufaffe pour 1'attendrir en ma faveur ; je le rrouvai inflexible : je voulus lui faire craindre la mort prochaine d'Abdarmon , il n'en fut point ému. Quoique j'aie pour ma fille toute la tendrefle poflible , j'aime encore mieux , me dir-il, qu'elle foit dans le tomfceau , que de Ia voir entte les bras du fils de mon plus cruel ennemi; ainfi , n'efpérez pas me fléchir, & retirez-vous promptement de chez moi, fi vous ne voulez que j'oublie bientót les bontés que j'ai encore pour vous. Je voulus ouvrir la bouche, mais la dureté de Saman me toucha fi vivement que je tombai fans connoilfance a fes pieds. II n'en fut pas plus touché , au contraire , il me fit prendra:par deux efclaves en 1'état oü j'étois, & me fit mettre hors de chez lui. Mon père , qui revenoit de fes affaires , paffa malheureufement pour moi dans cette rue; il apprit 1'indigne procédé de Saman : il en fut ourré , & m'ayant fait rapporter au logis, j'y revins enfin de mon évanouiffement. Tome XXII. L  i6i . Les mille et un quart d'heure, L'affront que je venois de recevoir étoit trop public pour ne pas aigrir mon père au dernier point : il me défendit, fous peine de fon indignarion, de retomber jamais dans la même faute. Mais, madame, que j'avois peu d'inclination a lui obéir ! la belle Abdarmon avoir fait trop d'impreflion fur mon ame pour que je la pulfe fi-tót oublier ; au contraire, je cherchai tous les moyens de 1'affurer de bouche d'une rendreffe éternelle; mais elle étoit trop bien gardée; il me fut impolfible d'en approcher : j'en tombai malade de chagrin ; & pour comble de malheur , j'appris , en relevant de maladie , qu'elle venoit d'époufer Ilekhan , le fils de notre ennemi. Que devins-je a cette cruelle nouvelle ; je vomis contre Saman tout ce que la rage & le défefpoir me dicfèrent. Ah ! m'écriai-je , belle Abdarmon , il eft donc poffible que vous foyez devenue la proie du plus vil & du plus brural de tous les hommes ? En effet , madame , Ilekhan avoit une mine fi baffe , 1'air fi farouche , & des manières fi peu polies , qu'il étoit généralement haï ^ tout le monde ; mais fon père avoit gagné Saman par d'artificieufes flarreries , & lui ayant fait comprendre qu'il ne pouvoit mieux fe venger du mien , qu'en donnant Abdarmon a fon fils , ce malheureux n'avoit pas héfité d'un moment a facrifier fa fille a fa vengeance , & la belle Ab-  CONTES TaRTARES. icT? darmon avoir été Ia viótime de Ia haine de nos families. Ce n'avoit pas été fans une extréme répugnance de fa part, quon 1'avoit livrée entre les bras d'Ilekhan; elle s'étoit fervie de toutes fortes de moyens pour leviter, ilavcit fallu obéir a un père inexorable : mais on n'avoit jamais pu arracher d'elle fon confentement pour une union a laquelle elle auroit préféré la mort, fi on lui en avoit donné le choix. Saman cependant abandonnant la qualité de père pour devenir le bourreau de fa fille , la remit entre les mains d'Ilekhan. II la conduifit en fa maifon fans trop s'embarralfer de 1'averfion qu'elle témoignoit avoir pour lui, & croyant que le confentement de 1'indigne Saman lui fuffifoit pour exiger d'Abdarmon ce qu'une femme ne peut, fans fcrupule , refufer a fon mari, il trouva chez cette vertueufe fille une réfiftance que les prières ni les menaces ne purent jamais vaincre. Son humeur impatiente le fit courir en porter fes plaintes chez Saman : il en fit de févères réprimandes a fa fille; mais certe généreufe perfonne, fans fortir du refpecf qu'elle devoit a fon père, lui déclara qu'elle ne feroit jamais la femme d'Ilekhan : Non , feigneur, lui dit elle, vous tentez vainement de me rendre infidelle; mon cceur s'eft fait une douce & longue habitude d'aimer Aben-azar, je n'ai fait en cela que fui- L 2  164 Les mille et un quart d'heure^ vre vos ordres, 8c la mort la plus affreufe me fera préférable au changement. Saman fut étonné d'une pataüle réfolution ; il crut pourtant que le tems viendroit a bout de la détruire, & confeilla a Ilekhan de traiter Abdarmon avec douceur ; il lui fit efpérer par ce moyen de fiéchir ce jeune courage. Ilekhan eut bien de la peine a fe modérer 8c a fuivre cet avis ; il réfolut pourtant d'éprouver pendant quelques jours , fi une conduite refpectueufe lui gagneroit un cceur fi rebelle , & fe réferva enfuite d'ufer de toute fon autorité en cas qu'il ne réufsit pas par la douceur. Je fus avec une joie incroyable la noble réfiftance d'Abdarmon , & le parti qu'Ilekhan venoit de prendre; j'en concus une efpérance favorable : & mettant tout en ufage pour déranger les projets de mon lache rival, je trouvai le moyen de féduire un de fes efclaves , & j'obtins de lui qu'il m'introduiroit la nuit dans Pappartement de ma maitreffe. II le fit* en effet; je m'étois déguifé en femme , afin de donner moius de foupcon a. ceux qui pouvoient me voir entrer chez Ilekhan , & je fus conduis fous cet habit dans la chambre de ma chère Abdarmon. Elle étoit couchée négligemment fur un lit , la tête appuyée fur fon bras , dans la pofture d'une perfonne affligée. Je me jetai a fes genoux , &  ConTEsTaRTARES. Itfj je baifai une de fes belles mains avec un fi grand rranfport , qu'elle connut bien qu'il n'y avoit qu'un amant aimé qui put prendre une pareille liberté. Si elle relfencit une extréme joie a ma vue, elle ne fut pas moins effrayée quand elle fit réflexion que j'étois dans un endroit dont Ilekhan étoit le maitre. Ah ! feigneur, me dit-elle , en m'embralfant; fuyez , je vous en conjure, des lieux oü je tremble pour votre vie ; mettezvous en état, s'il fe peut, de m'arracher a mon tyran, & foyez perfuadé que je fouffrirai les tourmens les plus cruels & la mort même , avant que de ttahir les fermens que je vous ai faits tant de fois de n'être qua vous. Eh bien , madame , repris-je, venez/donc a 1'heure même avec moi , je vais vous fouitraire a un homme dont le procédé doit être odieux a toute la terre. L'efclave que j'avois gagné , s'oppofa d'abord a ma réfolution ; mais un diamant lebranla : je lui promis de 1'emmener avec nous , & de reconnoitre fi bien le fervice qu'il me rendroit, que je le gagnai entièrement. J'embralfai alors Abdarmon avec un rranfport extraordinaire; & nous alhons fortir de fon appartement, & prendre la fuite , lorfque Ilekhan parut a nos yeux le fabre a la main , & fuivi de huit efclaves armés de L 5  itifj Les mille et un quart d'heure , même \ je fus fi étrangement furpris i cette vue, que je donnai a. ces miférables le tems de me faifit. Abdarmon connut bien par la rage qu'elle lut dans les yeux de notre ennemi , qu'il n'y avoit pas grace a efpérer pour nous. Elle ne daigna pas entreprendre de fléchir fa colère , & le regardant avec indignation : Je ne t'ai point caché , lui ditelle , tyran , la violente paflion que j'ai toujours eue pour Aben-Azar ; il eft aimable, il m'a plu; je lui ai paru préférable a. toutes les filles d'Aden: il m'a aimée avec toute la délicatelle poffible , & j'étois a lui avant qu'une injufte haine qui a divifé nos families , eut déterminé mon père a me livrer a toi: voila , barbare, tout le crime que tu vas punir, il eft trop beau pour en avoir le moindre regret ? Alors me tendant la main ; je vois bien , mon cher amant, me dit-elle avec affez de fermeté , que nous allons mourir; 1'indigne Ilekhan n'eft pas alfez généreux pour nous rendre a nous-mêmes 7 préparons-nous donc fans frayeur a paffer dans une vie tranquille Sc délicieufe : la nos plaifirs ne feront point troublés par la haine de nos parens , nous n'y verrons ni jaloux ni ryrans , & comme nous y portons des cceurs tout remplis de flammes , nous y ferons fans doute recus au nombre de ces fidèles amans  CONTES TARTARES. lGy qui n'auronr point d'autre occupation que de fe livrer tout entiers au plaifir d'aimer & d'être aimés. Ced ifcours fi tendre pour moi, & fi piquant pour mon rival , ne fit encore qu'allumer fa fureur. Oui, perfide , dit-il a Abdarmon qui s'étoit jetée entre mes bras ; oui , tu mourras, & tu mourras de ma propre main , ma vengeance ne feroit pas pleinement fatisfaite fi j'en remettois le foin a un autre : alors il enfonca fon fabre dans le fein de ma chère maitrelfe , qui n'eut que le tems de tourner les yeux vers moi & de me dire adieu. Ah ! madame, continua 1'arabe, en verfant un torrent de larmes que lui arrachoit un fi tendre fouvenir, que devins-je a cette fanglante vue ? J'avois été , pour ainfi dire , immobile d'étonnement jufqu'alors , mais la mort d'Abdarmon m'en tira bientöt. Je fis un cri qui effraya ceux qui me tenoient, & ma fureur fut fi violente , que je me débarraffai d'eux , & me jetai fur le barbare Ilekhan: je le mis fous mes pieds, & lui arrachant un poignard qu'il porroit a la ceinture , je fis fi bien, malgré les efforts de fes efclaves', que je lui en portai pluiieurs coups; mais j'étois fi hors de moi , que je ne le bleffai que très-légêrement. On me tefrafTa, je fus défarmé, tk la rage de mon rival augmentant en L4  i68 Les mille et un quart d'heure, voyant couler fon fang , il devint furieux. Traitre , me dit-il , ne crois pas que je borne ma vengeance a te donner la mort : Non, non, tu n'iras pas rejoindre Abdarmon ; je te deftine a un genre de fupplice beaucoup plus afFreux que le fupplice même. Alors m'ayant fait lier les pieds & les mains : ah ! madame , pourfuivit Aben-Azar , enverfant des larmes en plus grande abondance, la pudeur & mon défefpoir m'btent ici la parcle; que vous dirai-je? Le cruel Ilekhan me fir celfer d'être ce que j'étoi-s, fans m'óter la vie , &c l'on me rapporta enfuite par fon ordre, tout baigné dans mon fang , & fans connoilfance, a la porte de mon père , a laquelle, foit par pitié , ou pour lui faire plutót fentir la douleur qu'il devoit avoir du cruel état oü j'étois, les efclaves d'Ilekhan heurtèrent de toute leur force. Mon père a ce bruit fe releva, alluma fa lampe 8c defcendit dans la rue : quel trifte fpecfacle pour lui ? il réveilla par fes cris rous les voifins j on me porta promptement fur un lit; on envoya chercher un habile chirurgien. Cet homme , avec quelques poudres fpécifiques, étancha d'abord le fang que je perdois , &c s'étant enfuite fervi d'un baume excellent} je commencai a ouvrir les yeux, 8c a donner quelques fignes de vie; mais je n'eus pas plutót entièrement recouvré 1'ufage des fens , que faifant réflexion au trifte état oü je me trou-  CONTES TARTARES: \G<) vois , & a. la perte d'Abdarmon, je réfolus de ne lui point furvivre. J'arrachai 1'appareil que l'on avoit mis fur mes plaies, & je parus dans un fi grand défefpoir, qu'on fut contraint de me lier pour me guérir malgré moi. Mon père apprit avec fureur que c'étoit Ilekhan qui m'avoit traité fi indignement; il vouloit 1'aller poignarder chez lui, je m'oppofai a fes deffeins : laiffez - moi, feigneur, lui dis-je, le foin de ma vengeance; Sc fi je vous fuis encore cher, ne répandez point ma honte dans Aden; je faurai punir , avant qu'il foit peu , mon ennemi de fa cruauté. Mon père eut la complaifance de me laiffer faire. Enfin, madame, au bout de quatre mois je fus en état d'exécutei ce que j'avois projeté; mais il faut auparavant vous inftruire de ce qui fe paffa chez Ilekhan , après le barbare trairement que j'en avois recu , & la punition de 1'efclave qui avoit facilité notre entrevue. Ce traïtre envoya fur le champ chercher Saman , quoiqu'il fut alfez tard : comme on laifura que c'étoit pour affaire de conféquence, il n'héfita point a fe rendre chez Ilekhan : Seigneur, lui dit ce dernier, fi vous étiez a ma place , Sc qu'après de févères défenfes qui ont été faites a votre fille d'avoir aucun commerce avec Aben-Azar , vous les trouvaffiez ici 1'un & 1'autre conjurant votre perte, & ne vous laiffant aucun lieu de douter de  ï'7° Les mille et un quart d'heure votre déshonneur , quel parti prendroit votre amour fi cruellement méprifé ? Le plus prompt & le plus violent, répondit Saman ; dans ma jufte colère je poignarderois Abdarmon & mon rival, Je fuis fort aife , reprit Ilekhan, que nous ayons été de même avis -y venez voir fi je fais bien venger un affront: alors 1'ayant fait paffér dans 1'appartement dAbdarmon , il la lui fit voir noyce dans fon fang , & lui apprit en peu de mots de quelle manière il m'avoit fu punir de fon amour. Saman ne put s'empêcher de frémir a la vue de fa fille morte ; ce qu'il venoit de dire étoit plutóf 1'effet de la haine qui règnoit dans nos families , que fes véritables fentimens; cependant comme il nous avoit condamnés lui-même , il ne put appeller de fon jugement; cela ne fit même que Tammer davantage contre nous 7 & réfolu de nous perdre quand il en trouveroit 1'occafion , il fe lia plus que jamais avec Ilekhan & fon père pour y réuffir. Comme le lache Saman n'avoit fait aucun bruit de la mort d'Abdarmon , je m'imaginai bien qu'il avoit quelques mauvais deffeins. Je fortis d'Aden, & me joignant a une troupe de Bedouins qui rodoient aux environs de cette ville , je les priai de me recevoir dans leurcompagnie. Je favois,parle moyen d'un efclave fidéle, toutes les démarches de mes ennemis. J'appris un jour qu'ils étoient fortis  CONTES T A R T A R E S. 17! tous trois d'Aden , dans le deffein d'aller pafler quelques jours a une maifon de campagne qui appartenoit a Saman. Comme j'y avois été trèsfouvent, & que je favois parfaitement les endroits par ou l'on pouvoit la furprendre, je propofai au chef des Bedouins de lui faire gagner en une nuit plus de cent mille fequins, pourvu qu'il me donnat une efcorte fuffifante , & qu'il me permit de me venger pleinement des trois plus cruels ennemis que j'euffe dans le monde. L'on accepta ma propofition avec joie; je choifis vingt hommes intrépides , je leur expliquai mes intentions , & les conduifant fur la brune a la maifon de campagne de Saman , je les introduifis jufque dans le falon oü il étoit a. table avec Ilekhan & fon père, fans avoir eu befoin que d'arrêter quelques efclaves dont les cris auroient dérangé nos projets. J'étois affez bien déguifé pour n'être point reconnu. On fe faifit de mes ennemis ; on leur mit le poignard fur la gorge, & on les menac,a de la mort s'ils ne donnoient pas chacun un billet pour aller chez eux chercher 1'écrin dans lequel ils enfermoient leurs diamans : lis furent obligés de le faire , croyant par-la fauver leur vie ; je m'en failïs auffi-tót, & leur Enfant enfuite lier les mains , &c leur faifant baillonner la bouche , je les fis marcher a coups de baton, ainfi que leurs efclaves , jufque dans un petit bois  ijl Les mille et uk quart d'heure ; oü nous avions cette nuit choifi notre retraite. Je remis alors leur billet i notre chef; il voulut luimême en être le porteur, fe déguifa avec trois arabes, 8c fe rendit a la pointe du jour a. Aden , oü les commis de Saman & du père d'Ilekhan , car ce dernier, ainfi que fon fils, fe meloit auflï de la jouaillerie, ne firent aucune difficulté de lui remettre en main les diamants de leurs maitres , dont ils voyoient les ordres fi précis. Je contai enfuite a notre chef toute mon hiftoire , la cruauté de Saman, 8c 1'indigne traitement que j'avois recu du perfide Ilekhan : il ne put 1'écouter fans horreur. Venge-toi, me dit-il, je t'abandonne ces traitres; & fi tu étois allez généreux pour leur pardonner, je ferois moi-même leur bourreau & le tien. Je fis donner d'abord la liberté aux efclaves, afin qu'ils ne me reconnuffent point, & après avoir dépouillé les vêtemens qui me rendoient méconnoilfable , je me montrai bientót après a mes ennemis ; ils frémirent a ma vue, 8c me demandèrent la vie avec des larmes qui commencoient a me touchet, lorfque me rappellant toute leut barbarie , je la leur reprochai avec fureur, & après avoir poignardé moi-même Saman 8c le père d'Ilekhan , il n'y eut forte de tourmens que je ne fiffe fouffrir a mon lache & cruel rival, avant que de lui donner la mort : j'en ai même encore horreur en ce moment t mais, madame,  CONTES TARTARES." I73 de quoi n'eft poinc capable un homme outragé auffi cruellement que je 1'avois été. Après m'ètre ainfi vengé, je n'avois plus deffein de fuivre les Bedouins; mais il y a du danger de s'alfocier avec des gens de ce caractère, on ne les quitte pas comme l'on veut : le vol des diamans m'avoit mis en réputation; il avoit été conduit avec tant de prudence , que notre chef eut en moi toute la confiance poffible; loin de me donner mon congé, il ne voulut plus rien entreprendre fans mon confeil, & je me fuis trouvé malgré moi dans 1'obligation de refter avec lui depuis plus de deux mois jufqu'au jour d'hier qu'il a été tué de la main même de votre époux. Comme cette victoire nous avoit coüté cher par la perte de plus de huit cents arabes, & que nos forces étoient bien diminuées, l'on ne jugea pas a propos de partager le butin fur le champ de bataille de peur d'être furpris. Nous nous chargeames de toutes les dépouilles ; l'on me donna le foin de votre cercueil, a caufe des pierreries qui y étoient attachées , & nous ne commencames nos partages qu'auprès de 1'endroit ou, fous prétexte de vous aller jeter dans la petite rivière qui eft affez profonde dans de certaius endroits , je me fuis écarté des Bedouins. La confufion & le défordre qui règnoit entre ces fcélérats ne leur a pas permis de s'appercevoir de mon abfeuce. J'en veux profker , madame, &c  contes TaRTARES. 17 5 de joie : j'en recus tout 1'accueil poiTible", & comme il avoit intérêt qu'on donnat un bon motif de fon abfence, il fit couiir le bruit qu'il venoit de faire un voyage a Suaquem (1), oü il m'avoit époufée. Peu de gens favoient a. fond la difgrace d'Aben-Azar, excepté le chirurgien} mais il étoit mort depuis fa guérifon, 8c Ilekhan ne s'étoit pas vanté de fa vengeance. Comme je ne rifquois rien a appuyer cet ingénieux menfonge , l'on me regarda dans Aden comme la femme de ce jeune homme , 8c j'y demeurai avec lui prés de trois ans. Je 1'avois prié de cacher ma qualité a fon pète, 8c de me faire pafier auprès de lui pour la femme d'un tartare qui avoit été tué par les Bedouins en revenant de la Meque: il me tint parole , mais cette précaution me fut très-nuifible. Le père d'Aben-Azar étoit un vieillard encore d'affez bonne mine; j'avois pour lui toutes les complaifances poflibles ; il crut apparemment ne les pouvoir mieux reconnoïtre que par de 1'amour. Je m'imagine qu'il combattit long-tems avant que de me le déclarer ; mais enfin , après s'ctre bien fortifié dans fes réfolutions , il ne vouloir plus me laifier ignorer ce que fon cceur reffentoit pour moi. Quoiqu'il fut impétueux dans fes défirs, il prit quelques précautions pour me 0) Cette ville eft lltuée fut les cötes de la Met Rouge.  ij6 Les 'mille et un quart d'heurb le faire favoir; & m'en inftruilit d'une manière alfez lingulière. L'on vous regarde dans Aden comme la femme de mon fils, me dit-il un jour ; mais, madame, en même tems qu'on le loue du choix que l'on croit qu'il a fait de votre petfonne, on le plaint de votre ftérilité : ces difcours m'effraient, & j'appréhende qu'en venant a découvrir notre ttomperie, on ait affez de pteuves pour le convaincre du meurtre d'Ilekhan & de fes deux autres ennemis; l'on réveille notie ancienne querelle \ l'on parle de la vengeance cruelle exercée fur Aben-Azar : il eft venu jufqu'a. moi des bruits qui pourront autorifer les envieux a croire mon fils coupable; je ne fuis point en repos dans une conjoncture auffi délicate , & il n'y a que vous, madame , qui puifliez faire celfer ces difcours. Moi ? répondis-je fort étonnée; je fuis trop fenfible a tout ce qui vous regarde pour vous rien refufer; parlez, feigneur , apprenez-moi comment il faut s'y prendre pour vous rendre la tranquillité , vous m'y verrez travailler auffi-tót avec joie. Eh bien , madame , reprit 1'amoureux vieillard, en voici le feul moyen. Puifque mon fils n'eft pas en érat de faire taire les mauvaifes langues , j'ai cru que je devois y fuppléer , & que je n'étois pas encore hors d'age a faire celfer mie ftérilité qui fait parler dans Aden: devenez mère , madame , que ce foit par mon moyen j  CONTES TARTARES. I77 moyen ; voila nos ennemis hors de meiure , ils prendront mes propres enfans pour mes petitsfils, & ne raifonnant plus fur une matière qui me caufe des inquiétudes terribles , la vie d'AbenAzard eft en süreté. Je fus , feigneur, pourfuivit Zebd-El Caton \ aurant furprife qu'on puifte 1'être de la propolition du vieillard ; j'eus vingt fois envie de lui découvrir qui j'étois ; mais appréhendant qu'il ne crüt que je ne lui ferois cette déclararion que pour le refufer , je réfolus de rourner la chofe en plaifanterie : il s'en choqua , nous nous brouillames 4 & m'étant enfuite venu demander excufe de fes emportemens , il me jeta par de nouvelles & fréquentes follicitations, dans un embarras qui me fit tout appréhender de fes exrravagances; Je les déclarai a Aben-Azard , il m'en demanda mille pardons , & prenant tout d'un coup une réfolution digne d'un honnête homme , il me propofa de monter avec lui un vailfeau qui parroit le lendemain pour Ormus. Je 1'acceptai avec une extréme joie ; il fe munit de pierreries , nous nous embarquames enfemble , & nous étions bien loin du port , avant que cet amant ridicule foupconnat feulement notre fuite. Me voila donc , feigneur , fur mer avec AbenAzard, dans le detTein de reprendre la route d'Aftracan , lorfque nous ferions arrivés a Ormus j Torna XXIL M  178 Les mille et un quart d'heure, nous avions les vents très-favorables , & nous efpérions y arriver bientót, lorfqu'il furvint tout d'un coup une tempête efFroyable, qui après avoir battu norre vailfeau pendant dix-fept jours fans relache , le fit brifer en mille pièces fur un rocher qui ne paroilfoit pas bien éloigné de terre. Prefque aucun de nous ne périt dans ce naufrage, les débris du vailfeau dont nous nous faisimes , nous portèrent a bord : mais quelle fut notre douleur d'apprendre par notre pilote que nous étions dans une ifle déferte , dans laquelle le roi de Serendib reléguoit ordinairement ceux de fes fujets qui avoient mérité la mort ; qu'il ne venoit point de vailfeau a cette ifle , fi ce n'étoit une fois 1'an ,8c qu'ericore il y avoit des années entières oü , faute de coupable , il n'en arrivoit aucun. Cette trifte nouvelle nous affligea fort ; nous parcourümes l'ifle , nous y trouvames quelques légères habitations a moitié ruinées , mais nous n'y trouvames point d'habitans. Nous vécümes pendant prés d'un mois , avec beaucoup d'économie, de quelques provifions que la mer nous envoya de notre propre vailfeau; 8c nous fümes enfuire contrainrs d'avoir recours a des fruits dont le goüt étoit fort défagréable. Enfin, feigneur, la plupart de nos compagnons étoient déja morts de misère, lorfque nous vimes de loin un vailfeau qui paroifloit venir droit a notre ifle j nous ne  contes TaRtAres. f,% Sere„d,b. I y >wie plus d0 „o, £ ft 1'arrivée de ce vnifliau avL j*ree de f ,el,„es ,»,„ , noas ^ ' « pen miférablemenr. On rni. ! ,erre les co„pables; ils étoiem m ™mbredec,„,fe„Ieme„ti01lIeurlair 'J feleva,«rearm„Sava„trccl,sdl„sqfonbj »ous pnmes la rome de Serendib NouS„crio„s reft&oue „eufeni,ie(I vo, avec t„„re fortede ddtincrion. Ce „ vo,fouffe,[da„!l-medesexdés>&Iaf2Ued, va,flea„,mWe,„ra,dUe rnéccnno.ftbie ^ prince crut pourtant diftinguer fur ^ «. de beanté.e.avantordon,^;: «pos & Ia bonne „ourri[ure me rm >• M 2  Contes Tartar.es. i8i Obtenez d'elle , feigneur , qu'elle y rlonne les mains; je vous jure que quelque douleur que j'aie de perdre une femme d'un mérite auffi rare, je ne combattrai point fes fenrimens , & que je vous la céderai fur le champ: mais il faut la préparer a cette propofition par toutes les complaifances dont votre amour ingénieux eft capable, autremenr, , elie s'effrayeroit sürement de 1'idée d'une féparation qu'elle m'a affuré cent fois devoir faire tour le malheur de fa vie. On ne pouvoit répondre au roi de Serendib avec plus de prudence. Ce monarque amoureux embraffa mille fois Aben - Azard & le combla de fes bienfaits. Je fus bientót avertie des prétentions de ce prince; quelque répugnance que j'euffe a flatter un amour auquel j'étois réfolue de ne rien accorder de contraire aux fentimens de tendreffe q"ue j'avois confervés dans mon cceur pour votre augufte majefté, Aben-Azard appuya cette tromperie de raifons fi folides, que je fus obligée de feindre & d'avoir quelques égards pour ce prince. II ne crut pas plutót s'appercevoir qu'il avoit fait du progrès fur mon cceur, qu'il en donna des marqués de joie éclatantes par mille fêtes oiï régnèrent la profulion & la magnificence. Aben-Azard même, qui, ainfi que moi, feigneur, ne vous croyoit plus en vie, me confeilloit rrês-férieufe- M 5  CONTES TARTARES. 1S3 qui ignoroit qui j'étois ; & j'ai eu la confblation, feigneur, de vous redonner la vue en vous ren^ dant une époufe qui a fait jufqu'a préfent, & qui fera toujours fon unique bonheur de vous plaire & d'être tendrement aimée de votre majefté. Le roi d'Aftracan ne pouvoit retenir fes larmes aux nouvelles proteftations de tendrelfe de ZebdEl-Caton. Il 1'alfura mille fois d'un amour éternel; après quoi , fe rournant vers Abubeker, il lui ordonna de parler a fon tour. Quelque empretfement, lui dit-il, mon cher ami , que j'aie d'apprendre la conclufion des aventures de ma belle reine, n'obmers, je te prie, aucunes circonftances de celles qui te font arrivées dans un voyage de fi long cours. Je ne doute point que tu n'en aies eu d'affez particulières ; & de quelque nature qu'elles puiffent être, je me prépare a t'enrendre avec tout le plaifir pollible. Abubeker ne répliqua au roi que par une profonde inclination qui marquoit fon obéiffance. II fe raflit enfuite a fa place , & voici de quelle manière il 'raconta ce qui lui étoit arrivé depuis fon départ d'Aftracan. M 4  184 Les milie et un quart d'heure , AVENTURES Du M é n e c 1 n Abubeker. Ous n'ignorez pas, feigneur, que les railleries des médecins d'Aftracan, au fujet de 1'oifeau de Serendib , furent un puiffant aiguillon pour me faire entreprendre ce voyage; mais je vous avouerai naturellement que je me repentis bientot d'avoir ajouté foi au manufcrit arabe ; je 1'avois l.u étant fort jeune , il ne m'en étoit refté que des idéés très-confufes , & je n'étois pas bien sür que 1'oifeau en queftion füt a. Serendib; c'eft pourquoi je me déterminai, avant que de prendre la route de cette ifle, a aller confulter quelqu'un de ces fameux philofophes qui font leur demeure fur une petite montagne lituée au milieu des Indes. Je m'éloignai donc d'Aftracan dans cette intention ; & après avoir traverfé la mer Cafpie, j'arrivai a Derbenr (1). J'y cherchai envain la femme donr j'avois befoin pour rendre la vue a votre majefté ; elle ne s'y trouva pas non plus (1) Ville de la province de Servan eji Perfe, au pied du Mont Caucaze : elle eft appellée Temir-Capi, ou Porre-de Fer , paree que c'eft un paftage qui niet la Perfe a couvert des courfes de fe' ennemis.  Co NT ES TARTARES. 19 f hüit voleurs qui , après m'avoir pris mon cheval & cour ce que je polfédois , tinrent entr'eux confeii pour favoir s'ils m egorgeroienrj les uns furent de eer avis; mais les autres plus cruels encore s y opposèrent. II y en avoit un d'eux fort ma] monté; il s'empara de mon cheval, & ayant ouvert le ventre au fien avec fon fabre , il le vuida, me dépouilla tout nud, me lia les pieds & les' mains , & m'ayant mis dans le corps de ce cheval , il chevilla fa peau de manière qu'elle étoit comme recoufue; & abandonnanr ce lieu avec fes camarades, ils me laifsèrent prêt a périr par un genre de mort inoui jufqu'alors. J'érois prefque fuffoqué, & j'allois fans doute rendre les derniers foupirs , quand quelques pafifagers traversèrent la route auprès de laquelle j'érois; mes plainres allèrent jufqu'a eux. Ils me cherchèrent' long-tems fans me troüver; mais 1'un d'eux s'étant approché du cheval, & ayant remarqué que ce qu'il entendoit, paroilfoir fortir du ventre de cet animal , il s'en éloigna avec frayeur : fes compagnons furent plus hardis, ils retournèrent le cheval, & 1'ayant déchevillé' ils m'en tirèrent avec une furprife extréme. J'érois a demi mort : mais a peine eus-je pris fair que je commencai a. donner des fignes de vie. Je revjns peu-a-peu , & ayant raconté a ces charitables perfonnes la cruauté de mes voleurs, ils en eu-  iji Les mille et uk quart d'heure , tent horreur. Je me lavai au premier ruilfeau i 1'un d'eux me donna un méchanc habir; & comme ils renoienc le chemin que j'avois réfolu de fuivre , ils me permirent d'aller en leur compagnie, j'arrivai avec eux a Gingi (i); nous allames loger dans un caravanférail, & je fus furpris aurant qu'on puiffe 1'êcre d'y voir mon cheval, & d'y reconnoitre mes voleurs. Je le dis a mes compagnons ; ils trouvèrent cette rencontre fort heureufe, & quelques-uns d'eux étant allés trouver le gouverneur de cette ville , ils revinrent avec lui, & fe faifirent de ces fcélérats. lis avouèrent leur dërnier crime , & quantité d'autres; on me rendit tout ce qu'ils m'avoient voié, & ils eiï furent punis le lendemain par des fupplices dignes de leur cruautc. Comme en racontant mes aventures a ceux qui m'avoient tiré du ventre du cheval, je leur avois dit que j'exercois la médecine, & que mon Intention étoit d'aller a Serendib chercher un remède pour rendre la vue a votre majefté , ils avoient fort vanté ma capacité au gouverneur de Gino-y , & je rrouvai moyen de 1'exercer bien plaifamment fur 1'un de fes fils; mais je ne fais, feigneur, fi je pourrai vous raconter certe aventure avec affez de délicarelfe. Sarama , c'eft ainfi que fe nommoit ce gouver- (i) Cette VÜle eft dans le royaume de Bifnagar. neur,  104 Les milee et un quart d'heure , de vous, que 1'eft aujourd'hui la divine Zebd-El- Caton. Les fouhaits d'Abubeker qui finit ainfi fon hiftoire , eurent un plein effet; Schems - Eddin , 1'heureux Schems-Eddin , après 1'avoir comblé de bienfaits, ainfi qu'Aben-Azard 8c Ben-Eridoun, vécut dans une union charmante avec fon cpoufe , dont il eut plufieurs enfans dignes héri, tiers de leur vertu; & ils reflentirent encore 1'ura pour 1'autre, dans un age prefque décrépit, ces tendres mouvemens qui ne fembleut devoir fe trouver que dans la jeunelTe. AVERTISSEMENT. JLj'On a fans doute attendu de moi un ouvrage d'aujfi long cours que les Contes Arabes ou Perfans. Je m'imagine voir le lecleur furpris & fdché3 peut-être , de trouver dans ce volume le dénouement d'une hiftoire qu'il n'efvéroit qu après un nombre conjidérable d'autres aventures ; cette petite colère auroit fon mérite 3 puifque ce feroit une marqué que cette leclure ne l'auroit pas ennuyé • mais il eft bon de rendre raifon de mon travail. Quoique ce livrefoitintituléles Mille & un quart d'heure, pour peu que l'on y faffe attention 3 on connoitra que je n'ai point eu de ffein de rapporter  205 toutes les hijloires qui ont été racontées au roi d'Aftracan. II y a plus de deux ans que le médecin Abubeker eft parti pour l'ifle de Serendib 3 lorfque Ben-Eridoun entreprend de divertir SchemsEddin de la perte qu'il a faite de fa femme & de fa vue ; je puis donc fuppofer qu'il y a environ neuf cents quarts d'heures d'employés par différens particuliers ; ce ne font pas ceux-la. que j'ai entrepris de donner au' public 3 je mefuisfixéa ceux que Ben-Eridoun fait pajfer au roi d'Aftracan. Heureuxjïle lecleur y a pris autant de plaifir que l'on peut fe flatter que Schems-Eddin en a rem , &Jïla briéveté de 1'ouvrage eft le feul défaut que l'on puijfe repro cher a l'auteur. FIN.   LES SULTANES DE GUZARATE, O U LES SONGES DES HOMMES ÉVEILLÉS, CONTES MOGOLS.  AVIS  AVIS AU L E C T E U R. IjE public a reen fi favorablement mes Contes Tartares St Chinoïs ( puifque les libraires de Paris en font a la troifième éditïon, & qu'ils ont même été plufieurs fois imprimés dans le pays étranger ) que j'ofe me flatter qu'il aura autant de bonté pour les Contes Mogols que je lui préfente, Ce n'eft pas un petit embarras, après tant d'ouvrages écrits très-poliment dans ce goüt, de prétendre donner encore du nouveau. Mefficurs Galland , SC Petis de la Croix, ou du moins ceux qui leur ont prêté leur plume pour rédiger & eenre les Contes Arabes , Perfans & Turcs, paroifTent avoir épuifé la matière, & il femble qu'il n'y ait plus qu'a glaner après eux ; cependant le fonds des hiftoires orientales eft fi ample, les fables qu'elles Tomé XXII. Q  mo AVIS AU LECTEUR. admettcnc font cn fi grand nombre, & elles prêtent des avantures fi étonnantes a leurs héros préadamites, que plufieurs de nos auteurs romanciers n'ont pas dédaigné de puifer dans ces fources, alors trés - peu connues , des hiftoires dont quelquefois même ils n'ont fait que changer les noms. Je ne dis pas ceci pour le leur reprocher ; au contraire, j'eftime que nous leur avons beaucoup d'obligatioii d'avoir tiré, pour ainfi dire, ces ouvrages de 1'obfcurité. A leur exemple , fi l'on reconnoït quelque fonds de mes hiftoires, je crois que l'on aura autant d'indulgence pour moi que l'on en a eu pour ces meffieurs. J'ai déja a ce fujet éprouvé les bontés du public plus d'une fois, dans les livres que je lui ai donnés dans ce genre; il ne m'a point chicanés fur les aventures des trois Bojfus de Damas, de mes Mille & un quart d'heure 3 quoiqu'il ne lui ait pas été difficilc de connoïtre qu'elles étoient prifes des facétieufes nuits de Strapa/vlies a  AFIS.AU L E C T E U R, mi qu'elles ayent même fait la matière des trois ou quatre fcèiv's jouées i{ y a prés de quatre - vingt ans par des bateleurs, & imprimées fous le nom de la Farce des BoJJiis. II a lu avec beaucoup de plaifir, a ce que j'ai appris, ce conté habillé a la tartarc, & extrêmement différent de ce qu'il eft dans l'original. J'efpère qu'il en fera de même aujourd'hui. Je lui avoucrai cependant que je n'ai pas été peu embarrafié k imaginer une première hiftoire, pour donner un tour nouveau k raconter les autres, & que cela feul m'a coüté plus que tout le refte. Dans les Contes Arabes , une jeune fille a qui, au fortir du lit du fuitan , on doit couper la tête, trouve le fecret de 1'amufer pendant mille & une nuit par le récit d'aventurcs qui fufpendent toujours ia curiofité de ce monarque, & lui obtiennent la vie qu'elle étoit deftinée a perdre. Les Mille & un jour font remplis d'hif O x  nz AVIS AU LECTEUR. toires ingénieufes, Sc trés - délicatement écrites, dans lefquelles la nourrice d'une princelle prévenue contre notre fexe , veut lui prouver qu'il y a des amans fidèles. Et malgré toutes les aventures que cette princelle raconte a fon tour, pour faire connoitre la perfidie des hommes, elle eft obligée , enfin, de changer de lentimens, 6c fe détermine a fe marier. Le feul volume que nous ayons des Contes Turcs, Sc qui nous en fait fouhaiter la fuite, contient des faits fort intérellans. Un prince accufé par fa bellemère, eft condamné a mort par fon père; plulieurs villrs prennent fa défenfe, Sc par des hiftoires, dans lefquelles ils développent au fuitan la malignité du cceur des femmes , ils fufpendent la mort du prince. La belle-mère a fon tour détruit 1'ouvrage des vifirs, par d'autres reeks oii elle fait voir a. fon époux , de quoi les enfans font capables, quand ils font nés avec un mauvais naturel. Un prince dont la femme eft crue  AVIS AU LECTEUR. £{, morte, & qui devenu avcuglc par accident, fe fait tous les jours raconter des hiftoires nouvelles pour foulager fa douleur, fait le fujet des Mille & un quart d'heure. Pendant qu'un habile médecin eft allé lui cherchcr un remède fort extraordinaire pour lui rendre Ia vue , on accufe "Je fils de ce médecin de s^être moqué de 1'embarras dans lequel eft 'le vifir, d'avoir trouve de nouveaux fujets de charmer les peines du fuitan, & de s'être vanté au péril de fa vie d'être feulcapablê de 1'entretenir jufqu'au retour de fon père; le vifir 1'oblige a exécuter ce dont la malice des médecins i'a chargé; enfin le père de ce jeune homme ramène au fuitan fon époufe qu'il croyoit avec raifon avoir perdue pour toujours, & par fon moyen il recouvre la vüe qu'elle feule étoit en état de lui rendre. II s'agit dans les Contes Chinois de faire changer de religion a un roi de la Chine. Un fage cabalifte prend la figure du premier mandarin, & fous prétextc O 5  *t4 AVIS AU LECTEUR. de convertir la reine qui eft mahométane, il lui raconte en préfence de fon époux, les aventures merveilleufcs qu'il fuppofe lui être arrivées dans les différens corps par lefquels il a pafie, fuivant la métempfyeofe qu'admettent les Chinois; Sc enfuite faifant connoitre toute 1'abfurdité de ce fyftême , il oblige le fuitan a embralTer, fuivant fon but, la religion de Mahomet. J'ofe dire que dans les Contes Tartares & Chinois, ( Sc je ne le dis qu'après qu'un nombre confidérable de perfonnes qui les ont lus , me 1'ont affuré, ) j'ai fufpendu affez agréablement 1'efprit du lecteur, qui dans ces deux ouvrages ne s'eft point attendu au dénouement; mais il ne m'a pas été permis de faire la même chofe dans les Contes Mogols. J'aurois bien voulu y faire croire que le fuitan de Guzarate eft véritablement mort, afin que lorfqu'on le voit reparoïtre, fa vue, a laquelle fes fultanes s'attendent fi peu, put auffi furprendre le  AVIS AU LECTEUR. 215 leclzeur; mais il fentira bientot qu'il m'eut été impoffible de fuivre cette idee , fans détruire le motif qui fait agir ainfi le fuitan, & que s'il étoit cenfé mort pour lc lc&eur, comme pour les fultanes, il n'auroit plus befoin de favoir ce que fes femmes penfent de lui après l'avoir perdu. Cette feule réflexion doit me juftifier envers ie public , de ne lui avoir pas donné lc plaifir de la furprife ; d'ailleurs elle ne fe trouve pas non plus dans le dénouement des Contes Arabes , Perfans & Turcs. II me refte a dire que ce n'eft pas fans raifon que j'ai mis a ces aventures , des notes géographiques & hiftoriques un peu plus amples que l'on n'a coutume de le faire en pareil cas , outrc qu'il y a nécefiairement dans ces fortes d'ouvrages des endroits qui ont befoin d'explication , fur-tout pour les dames ; j'ai cru devoir les appuyer , & principalement ceux qui regardent 1'hiftoire fabuleufe de r autorité de la bibliothèque oriëntale,, ou des plus célèbres voyageurs qui ont O4  ïicT AVIS AU LECTEUR. parcouru ces valles pays , perfuadé que le lec~beur ne me faura pas mauvais gré de ces remarques qu'il fentira bien m'avoir coüté beaucoup de tems & de lecture.  LES SULTANES DE GUZARATE, o u LES SONGES DES HOMMES ÉVEILLÊS, CONTES M O G O L S. Oguz roi de Guzarate (i), ayant établi dans fes états la religion du grand prophete , Sc fait abattre tous les temples des idoles que fes fujets adoroient auparavant, fe propofa de faire une paix folide avec les rois fes voifins : comme fon O) Gufaratc , province aujourd'hui de 1'empire du grand Mognl dans la terre ferme de 1'Inde, a 1'orient du Decan, & dont la capitale eft Cambaye qui a un golphe Sc un port du même nom : ce pays avoit autrefois fes rois particuliers qui étoient tres-puiffans, Sc qui, malgré 1'irruption des Tartares dans Plndouftan c'eft-a-dire , la dot de la beauté.  Contes Mogols. lij jamais avec moi des droits qu'une union fi faintc lui donne fur ma perfonne. Le fuitan de Guzarare fut fi furpris d'une pareille propofition , qu'il fut quelque tems fans y répondre: interdit , embarraffé & confus , il ne favoit quel parti prendre , lorfque promenant fes regards fur les trois princeffes, il vit leurs beaux yeux noyés de larmes. Faites un effort fur vousmême , feigneur, lui dit alors Gehernaz, en lui baifant tendrement la main : votre irréfolution plonge un poignard dans le fein de ces belles perfonnes : que leur douleur & la mienne vous attendtifle! ik ne faites pas croire que j'aye alfez peu de pouvoir fur votre majefté , pour ne pas obtenir la première grace que je vous demande. Elle eft par rapporr a vous-même, d'une nature fi fingulière, reprit Ogiys, que je croirois vous offenfer , belle Gehernaz, fi je vous 1'accordois li promptement; cependant je fens bien que je ne puis vous rien refufer : mais permettez que j'y mette une condition; c'eft que les fultans a qui les princeiTes doivent le jour, y donneront un plein confentement; chacun d'eux jaloux de fes droits, pourroit s'offenfer de ce que la princelfë fa fille ne feroit pas feule fultane de Guzarate ; mais, fi informés d'un événement auffi extraordinaire , ils approuvent vorre propofition, je vous jure furie divin livre, diólémot a mot par 1'ange, Tome XXII. P  i-lS C © N T E »S M O G O L S.' k notre prophete, que j'épouferai ces trois princeffes , auffi-tót que je ferai certain que les fultans ne s'y oppoferont pas ; tout ce qui me refte a craindre, c'eft (*) qu'Afmoug ne s'introduife u« jour parmi vous, & ne trouble le repos & la tranqudlité que vous vous propofez toutes de goüter avec moi. Non , feigneur, reprit Gehernaz, ce démon-n'aura jamais entrée dans nos cceurs, (2) Lfendiar prendra fein de 1'en chalfer ; & je fuis caution pour toutes ces princeffes, que leur union avec vous n'altérera pas notre repos : feigneur, direnr alors les tiois princeiTes, après avoir tendrement embraffé la fultane, le .procédé de Gehernaz eft fi généreux, que nous n'oublierons jamais que nous lui devons tout notre bonheur j ear nous fommes bien perfuadées que les princes de qui nous dépendons , ne nous refuferont pas leur confentement; ce refus nous feroit funefte, puifque nous fommes toutes déterminées a nous donner la mort, plutót que de renoncer aux avanïages que votre bonté & la générofité de Gehernaz veulent bien nous procurer. r 1) Afmoug, eft le nom d'un démon, lequel, felon Zoroaftre , eft a iteur de tout le mal qui eft au monde. II a pour fa fonaion principale, a ce que croyent les Orienraux, de femer Ia difcorde dans les families, les proces enrre les voifins, & les guerres entre les princes. d) Les Orientaux font perfuadés quVsfendiar, eft une efpèce d'ange gardien de Ia chafteté des femmes, & qu'il infpire I'efprit de tah dans l«uts («rails.  Contes M o g o l k: ïzy Le fuitan de Guzarate furpris, autant quon puiffe 1'être, de la réfolution des trois princeffes , répondit a ce difcours avec toute la politeffe imagmable, & trouvant qu'aucune d'elles n'étoit inférieure en beauré a la princefTe de Jefelmere , il ne put difconvenir au fond de fon cceur , qu'il ne dut être le prince le plus heureux de 1'Indouftan. Princeffes * ajoura-Vil, j'accepte donc avec fatisfaction 1'orfre de vos cceurs; il eft trop gloneux pour moi, pour que je ne vous en marqué pas toute la reconnoilfance poffible : je vais écriré aux fultans a qui vous devez le jour, après en avoir conféré avec leurs ambaffadeurs; & pour peu que vous leur témoigniez les fenrimens dans lefquels vous êtes a mon égard, je ne doute point que vous n'en obteniez ce que vos cceurs fbuhaitent avec tant d'empreffement. Nous nous flattons, feigneur, reprit une des princeffes, que les fultans nous aiment alfez pour paifer par-deffus un léger point d'hbnneur qui pourroit s'oppofer a notre eontentement. Oguz & les princeffes écrlvirent au« fultans; leurs lettres furent remifes aux ambaffadeurs , & ce monarque après avoir ordonné que les trois princeffes & leur faire fuffent traicées dans -fon palais conformément a leur qualité , palfa dan» fon appartement fecret avec la fultane fon épou- P a  C O V T E S M O S O t S. non : pour cet effer, je veux faire venir, ce foir les nournces dans mon appartement; & quand je Je jugerai d propos, tu exécuteras les ordres que je te donnerai : lailfe-moi le foin du refte. Le fuitan, fuivant fon projet, fit apporter les enfans dans fa chambre; il les fit déshabiller, & ayant dans ce moment donné d Abdalla le fignal dont il étoit convenu, I'eunuque qui étoit dans un cabinet prés de cette chambre, alluma une compofition qu'Oguz lui avoit donnée, & qui faifant paroïtre tout 1'appartemenr en feu, auroit mfpiré une extréme frayeur a tout autre même qu'a des femmes. Les flammes ayant alors paru gagner la porte, Abdalla palfant d travers, & appellant du fecours, caufa d ces pauvres nournces une telle épouvante, que fans faire aucune attention d leurs enfans, elles fe fauvèrenr avec précipitation, en faifant retentir tout le palais de leurs cris. C'étoit juftement ce que le fuitan avoit prevu ; ü profita de ce défordre, & aidé du feul Abdalla, ilsportèrenr les petits princes dans un autre appartement, & les ayant placés dans le même ordre qu'ils les avoienr vus dans la chambre, pour les pouvoir reconnoirre ils les enveloppèrent de langes qu'Abdalla courut promptement chercher, & auxquels il avoit mis des marqués fecrettes qui puffent les faire diftinguer. Le fuitan, après avoir fait éteindre le feu qui  Contes Mogols. 235 avoit caufé plus de frayeur que de défordre , fit alors chercher les nourricesj revenues de leur effroi, elles parurent eu fa préfence : il leur ordonna de reprendre leurs nourricons ; mais ne les ayant vu que quelques heures, & ne les pouvant sürement reconnoitre, elles fe jetèrent aux pieds de ce monarque pour lui demander pardon de leur faute. Le fuitan tranfporté de joie de voir que le tout avoit réuffi comme il le fouhaitoit, feiguit alors d'entrer dans une colère épouvantabie : malheureufes, leur dit-il avec une fureur qu'elles crurent véritable, que deviendront les fultanes, quand elles fauront que, par votre peu d'attention, elles ne feront plus en état de reconnoirre leurs enfans ? deviez-vous quitter un feul moment des depóts fi précieux , & ne méritez-vous pas la mort , pour avoir lachement abandonné les princes que l'on vous avoit confiés. Les nourrices profternées le vifage contre terre, n'ofoient lever les yeux fur le fuitan qui paroiffoit dans une colère immodérée : elles attendoient avec une extréme frayeur qu'il ordonnat leur trépas , lorfqu'Abdalla jouant fon róle aulli naturellement qu'Oguz, fe jeta a fes pieds : Seigneur, lui-dit-il, tournez toute votre colère contre votre efclave, puifque c'eft moi, qui, par des cns indifcrets, ai obligé ces pauvres femmes  Contes M o g o l s. travaillons donc de concert a notre commim bonheur ; élevons nos enfans dans la crainte de dieu Sc de fon faint prophete; aimons-les avec une égalité parfaite , & redoublons notre tendrelfe pour le fuitan notre fouverain feigneur. Un tel difcours ne pouvoit are que trèsagréable a Oguz; auffi rémoignar-il aux fultanes combien il éroit fenfible a la réfolution qu'elles venoient de prendre, Sc vit 1'exécution de leur projet avec la dernière fatisfaction. Quand les princes eurent atteint 1'age de raifon , le fuitan, uniquement occupé de leur éducation, leur donna les plus habiles maïtres dans tous les exercices du corps, Sc n'oubliant rien pour former leur ame a la vertu, il eut la fatisfaction de voir qu'ils répondoient parfaitement a fon attente, & ils lui devinrent d'autant plus chefs, que , pendant prés de quinze ans , les fultanes ne lui donnèrent que des filles, qui moururenr toutes a différens ages, a 1'exception d'une perite princeffe appellée Ac-Sou, (i) d'une beauté achevée, & qui naquit de Gehernaz. Quoique ces quatre princes euffent les mêmes maïtres, il s'en falloit de beaucoup qu'ils ptofiraffent également dans leurs exercices. (i) Affad-Allad qui devoit fa naiffance a la fultane Ti) Ac-Sou. Oeft-a-dire , eau pure. ' que nous allions offrir notre fecours a Nagmedin , & que dans une occafion auffi glorieufe, nous' cherchions a nous inftruire de ce que doivenc favoir des princes tels que nous. Quelque douleur qu'Oguz put reffentir d'une pareille demande a laquelle il ne s'attendoitpas; & qui devoit accabler de trifteffe Ies fulcanec, la prière des princes étoit trop jufte pour qu'ij n'y eut point d'égard; il donna donc des ordres pour faire promptement leurs équipages, & Ies ayant mis, en moins de quinze jours, a la tête de quarante mille hommes , avec les plus braves officiers de fes troupes, il les fit pattit pour fe rendre a Janagar. Ce ne fut pas fans répandre bien des larmes; Sol, avec une ville de ce nom fur le fleuve InduS, & vers les ftoatieres de la Perfe. (O Sara, province aujourd'hui de 1'empire du Mogol, dont JaS»ipne de l'lsde.  Contes Mogols. que les fultanes fe féparèrent des princes leurs fils ; mais fi elles en relfentirent une extreme aftliction , elles furent du moins alfez raifonnables pour convenir qu'ils ne pouvoient acquérir de la gloire dans une occafion plus jufte & plus louable; enfin ils fe mirent en marche, &, après quinze jours, étant atrivés a Janagar, ils y trouvèrent Nagmedin, pénétré de colère de la lettre la plus outrageante qu'il venoir de recevoir du fuitan de Tata. Cet indigne prince, fier de quelques avantages qu'il venoit de remporter fur lui, ne lui demandoit plus la princelfe fa fille en mariage, il lui ordonnoit de la lui envoyer comme fon efclave , & le menacoit de mettre tout a. feu 8c a fang dans fes états, s'il n'exécutoit pas fes ordres dans 1'inftant. L'on peut juger que les princes, arrivant au fecours du fuitan de Soret dans une pareille circonftance, en furent parfaitement bien recus : il aimoit Noud ( c'étoit le nom de la princelfe fa fille ) avec une tendrelfe extréme; il craignoit Samfam : ce prince étoit jeune, plein de feu; il commandoit lui-même des troupes aguerries , & Nagmedin , outre les incommodités de la vieillefle, étoit d'une fanté très-infirme , qui ne lui permettoit pas de fe mettre a la tête de fon armée. II montra la lettre du fuitan de Tata aux princes de Guzarate, 8c ils en furent fi indignés, qu'ils jurèrent tous quatre de  Contes M o g o l s. 241 de lui arracher la vie , ou de périr dans cette entreprife. Nagmedin , fut charmé & du fecours des princes, & de la colère qu'ils témoignoient contre Samfam, & pour leur donner les marqués les plus fenlibles d'amitié & de reconnoiflance, voulur, en paffant par-deflus 1'ufage ordinaire, leur faire voir la princeffe fa fille. Noud, avertie des intentions de fon père , n'épargna rien pour relever une beauté des plus touchantes; elle haiffoit mor-tellement le fuitan de Tata, & ne croyant pas trouver un plus sur rempart contre la violence de fes deffeins, que de fe faire aimer de quelqu'un des princes de Guzarate, qu'elle favoit avoir tous beaucoup de mérite, elle parut a leurs yeux plus brillante mille fois qu'une pleine lune. Les princes furent fi furpris de fa beauté, qu'ils en reflèrent comme immobiles; mais Affad-Allad revenu le premier de fon étonnement, & rompant un filence qui n'avoir été caufé que par 1'admiration; Incomparable princeffe, lui dit-il , fi Samfam n'étoit pas un prince qui ne s'eft rendu jufqu'av préfent recommandable que par des excès de cruauté inouie, je ne pourrois pas le blamer au fond de mon cceur de ce qu'il entreprend poup vous obtenir; mais fa barbarie & la férocité de fon ame le rendeut indigne, je ne dis pas d'une perfonne pour laquelle norre grand prophéte fou« pireroir s.'il étoit encore fur la terre, mais même Tome XXII. Q  Ui Contes M o 6 o l s; de Ia plus vile de fes efclaves ; pour moi, madame, qui ne crois pas qu'un fimple mortel puilfe afpirer a un bonheur li au deffus de toute expreffion, je ne ferai pas affez préfomptueux pour vous offrir un cceur qui n'eft pas digne de vous être préfenté 7 mais foyez certaine que je répandrai jufqu'a la demière goutte de mon fang, plutöt que de fouffrir que vers deveniez la proie d'un monftre tel que le cruel Samfam. Belle fultane, s'écrièrent les trois princes , Alfad Allad n'a fur nous Favantage que de vous avoir le premier offert fes fervices, nous fommes tous dans les mêmes fentimens ; nous vous jurons fur le faint temple de la Mecque, fi refpecfable a tous les vrais croyans, que nous vous vengerons de 1'infolence du fuitan de Tata, & que nous arracherons la vie de ce Monarque, qui, par des cruautés exceflives, s'eft rendu 1'horreur de tout 1'Indouftan. Si Nagmedin fut touché des fermens des princes, Noud en fut tranfportée de joie. L'on fervit enfuite un repas magnifïque, ou les mets les plus exquis & les plus délicats furent préfentésen abondance; vingt-quatte efclaves les portoient dans des plats d'or & de porcelaine la plus rare: fur 1'un l'on voyoit un agneau farci, dans 1'autre des perdrix, des cailles, des faifans;dans celui-ci des boulettes da viande hachées öc enveloppées  Contes Mogois. i4j dans des feuilles d'herbes nouvelles; du pilau, des tourtes, des gelees, des falades, des compotes, des fruirs cruds & confics, & des patés hachés , fervis fur de grandes tables dargent, fur lefquelles ils étoient faits & cuits : l'on préfenta enfuite d'excelleut forbet, & fur Ja fin du repas, qui fe termina par le caffé que l'on fervic a genoux aux princes de Guzarate, Alfad Allad, charmé de 1'honneur extraordinaire qu'il recevoit de ce monarque, ayant prononcé avec une efpèce d'enthoufiafme ces mots : (i) faatler ola allo., chaala padichaah vmurler virfun. Les officiers de Nagmenin répondirent refpecfueufement, amin. Enfuite on fit entrer les baladines , qui par leurs danfes & milles poftures comiques, plus plaifantes les unes que les autres, divertirent infinimenc toute la compagnie , & terminèrent Ja fête. L'arméedes princes ayant féjourné deux jours aux environs de Janagar, les officiers a qui le fuitan avoit envoyé tous les rafraïchiffemens nécefiaires, ayant témoigné aux princes 1'impatience oü étoient leuts foldats dallet combattre 1'ennemi, ils ne jugèrent pas a propos de lailfer refroidir leur ardeur, & s'étant mis a leur tête, ils arrivèrent, après cinq jours de marches, devant un (■) Bonheur & profpédré puiffenr arriver au fulran, que Diea :ou:-puiiTar.r lui donne des jours longs Sc heurcux. Ainfi foir il. Q *  144 Contes Mogols: gros bourg de la dépendance du fuitan de Soret, prés duquel fon armée éroit retranchée. Samfam , campé dans la plaine voifine, avoit taché par plufieurs efcarmouches de faire fortir de fes retranchemens 1'armée de Nagmedin. Le vifir qui la commandoit alors , étoit trop prudent pour rifquer une baraille qui pouvoit décider du falut de 1'empire de fon maïtre. Poftée avantatageufement a la tête d'un défilé , fon armée, qui n'étoit que de quarante mille hommes, étoit capable d'arréter celle du fuitan, qui étoit de plus de cent mille : mais le fecours qu'il recut de 1'armée des princes, & des troupes que Nagmedin y avoit jointes avec les plus braves feigneurs de fa cour , ayanr rendu leurs forces apeu - prés égales , les princes crurent qu'il leur feroit honteux de différer davantage a attaquer un ennemi qu'ils venoient de jurer de dérruire, 8c dontPinjuftice de la caufe devoit attirer fur lui le couroux du grand prophéte. Pour cet erTet, profitant de 1'obfcuriré de la nuit, pour fortir de ce défilé , & ayant rangé leur armée en bataille, a la petite pointe du jour, ils fondirent fur leurs ennemis , qui ne s'attendoient pas a une pareille hardielfe, & ce fut avec tant d'impétuofité , que rien ne put réfifter a leur valeur. Le lultan de Tata -ne pouvoit revenir de fa furprife : la prudence n'étoit pas fa principale vertu , endermi  Contes Mogols. 245 par la tranquillité du vifir de Nagmedin , qui n'étoit que fur la défenfive, il ne le croyoif pas alfez hardipour 1'attaquer; cependant ayant fenti qu'il falloit qu'il lui fut arrivé du fecours , il exhorta fes foldats a combattre avec toute 1'intrépidité dont il alloit liii-même leur montrer 1 exemple; mais les princes de Guzarate animés par le ferment qu'ils avoient fait, de vaincre ou de mourir, firent, pendant prés de quatre heures, des aótions fi fort au-de(fus de la nature, que les foldats de Samfam ne purent foutenir leur efforr. Ce monarque barbare trouvant par-tout Affad-Allad qiji faifoit marcher la victoire devant lui, crutque s'il pouvoit terralfer ce héros, d la feroit bien tot pancher de fon cóté : il fe préfenta donc en fureur devant ce prince. Qui que tu fois, lui dit-il, je te regarde comme mon plus cruel ennemi, & ce n'eft que par ra mort, que je puis venger celle de mes plus braves foldats : alors portam un coup de fabre fur Ia tête du prince, il 1'auroit fendu jufqu'a l'arcon de la felle de fon cheval, fi Alfad-Allad qui confervoit tout le fens froid imaginable dans le. coinbat, n'avoit fait uu mouvement qui lui fauva la vie. A fon tout ayant attaqué le fuitan , ces deux princes également braves , & animés du défir de vaincre, commencent un combat des plus opiniatres & des plus terables; ils fe ponent mille coups, qu'ils parenr Q3  Contes Mogols.' avec une adreife extreme, & les foldats des deux partis ayant pendant quelque tems fufpendu leur animofité , pour admirer la valeur de leurs chefs, dont le fang commencoit a ruilfeler de toutes parts, Alfad- Allad termina enfin ce combat par un revers qui fit voler la tête de Samfam. Ceux du parti de ce monarque ne le virent pas plutót mort, que mettant les armes bas , ils demandèrent quanier ; le prince le leur accorda , Sc les chefs de 1'armée dit fulran s'étant profternés aux pieds d'Atfad-Allad , qu'ils avoient appris être 1'un des princes de Guzarate : feigneut, lui direntils, ce monarque a qui nous n'obéilfons qu'a regrèt, ^ ne lailfe aucun fucceffeur ; fa barbarie lui a fait égorger route fa familie; permettez que nous mettions fur le tróne de Tata , un héros a qui nous avons vu faire des actions fi extraordinaires , Sc qui vient de nous délivrer d'un tyran dont le joug nous devenoit infupporrable: foyez donc norre fuitan , Sc jouilfez , feigneur , des fruits d'une victoire qui n'eft düe qu'a. votre valeur. Alfad-Allad furpris de certe propofition , héfita pendant quelque tems a répondre ; mais enfuite prenant fon parti ; Mes amis , leur dit - il affecrueufement , nous combartons pour Nagmedin ; c'eft a lui , non a moi, a décider de votre fort , Sc je commetrrois une injuftice extréme , d'accepter une couronne qui lui appartient de droit. Le refus  CONTHS MOGOIS. 3>47 que fit ce prince de monter fur le tróne augmentant 1'admiration des chefs de 1'armée de Samfam : Seigneur , lui dit un des principaux d'entr'eux , nous ne voulons reconnoïtre que vous pour notre maure , vous êtes feul digne de nous commander ; acceprez nos offres , ou fouffrez que nous défendions notre liherté jufqu'a la dernière goute de notre fang. Alors reprenant leurs armes: optez , continua-t-il , vous voyez a vos pieds des fujets fidèles 8c foumis , ou des ennemis furieux & défefpérés. Si Alfad-Allad avoit été étonné de la première demande des chefs de 1'armée de Samfam , il le fut encore davantage de leur dernière réfolurion : cependant ne voulant point qu'il lui fut reproché d'avoir accepté la couronne qu'on lui offroit , au préjudice des droits de conquête qu'y avoit Nagmedin , il fit tenir confeil , 8c les vifirs de 1'armée de ce fuitan étant tous d'avis que dans la circonlfance préfente , Ie prince de Guzarate ne devoit pas refufer la couronne de Tata , cette réfolution ne fut pas plutot connue , que tout retentit d'acclamations & de cris de joie ; Ie nom du fuitan Alfad-Allad vola auflitót de bouche en bouche , 8c les chefs & les foldats des deux armées, proclamèrent fur le champ ce jeune prince , monarque de Tata. Quelque modeftieque le nouveau fuitan afFectat, il reffentoit une joie extraordinaire de fon Q4  148 Contes M o g o t s." élevation fur le tróne. Comme il avoir en peu de rems concu une palhon extrêmement vive pour la princelfe de Soret , il ne douta point que la couronne ne lui applanit toutes les difficultés qui pourroient s'oppofer a. la polfeffion du cceur de la charmante Noud. Après avoir recu les fermens de fes nouveaux fujets , & nommé 1'un des chefs de leur armée , conjointement avec un des vifirs de Nagmedin , pour-les reconduire jufqu'a. fa capitale ou il les affura qu'il fe rendroit le plus promptement qu'il lui feroitpoffible, il partit pour Soret , dans le deffein d'y porter fa couronne aux pieds de la princelfe. La nouvelle de la vicfoire , celle de la mort de Samfam , & de 1'élévation involonraire d'Affad-Allad fur le tróne de Tata, étoit fue a la cour de Nagmedin , avant que le nouveau fuitan y arrivat, & loin que ce monarque fut jaloux du bonheur de ce prince, il le vit avec une joie parfaite; mais fa fatisfaófion redoubla lorfqu'Affad-Allad lui baifant la main : Seigneur, lui dit-il, mon intention n'a point été de vous priver de la domination des fujets du fuitan qui vient de perdre la vie; je n'ai pu m'oppofer a leur réfolution, fans mettrénotre armée dans un péril dont le faccès pouvoit être incert-ain; mais • je vous déclare que je n'accepte point cette couronne fans l'efpérance de la fairs palier a votrè  Contes Mogois: 249 poft érité , en la partageant avec la princeffe votre fille : je Padore, feigneur, & je ne fuis fenlible a Félévation ou je fuis parvenu, qu'autant que vous me donnerez les moyens de faire un jour régner vos petirs-fils fur le ttóne de Tata. Comme Nagmedin ne pouvoit fouhaiter rien de plus avantageux pour fa fille, il n'héfita pas un moment a Faccorder au nouveau fuitan , Sc Fembraffant avec tendrelfe, il Faffura que rien ne pouvoit lui faire plus de plaifir & plus d'hortneur que fon alliance. Quoiqu'Affad - Allad fut devenu indépendant par fa nouvelle qualité , il ne voulut pas fe difpenfer de demander le confentement du roi fon père; pour eer effer, il lui envoya en roure diligence un de fes principaux officiers. On peut juger de la fituation oü fe trouva le fuitan de Guzarate, ades nouvelles fi agtéables. La gloire que tous les princes fes fils s'étoit acquife, pénétra fon ame de la joie la plus vive, 6c jugeant de Fimpatience d'Affad-Allad par la manière dont il lui vantoit, dans fa lettre, les perfecfions de la princeffe de Soret, il fit repartir promptement Fofficier qui étoit chargé de cette commiinon , avec le confentement que le nouveau fuitan lui demandoit. Le conrier ne fut pas plutót de retour a Janagar , qu'Affad-AUad époufa la princeffe : leur mariage fut célébré avec route la magnificence  i$o Contes Mogols. poflible , & fi quelque chofe put diminner la joie que relTentoient ces nouveaux époux, d'une union qui faifoit tout leur bonheur, ce fut la nouvelle du dépatt précipité des trois princes de Guzarate. Alfad-Allad s'étoit bien appercu qu'ils avoient concu la même inclination que lui, pour la charmante N^?ud j mais il avoit cru que Ja couronne que fa valeur venoit de lui faire obtenir , feroit refpefter fon amour , & que le confentement de Nagmedin a fon mariage , devoit éteindre dans leurs cceurs la paflion qu'ils reffentoient pour cette princelfe. Il s'étoit trompé; chacun de ces princes-ne fe rendant pas la juftice qu'il fe devoit, croyoit pouvoir obtenir la préférence fur Allad-Allad; ils ne virent donc point fon bonheur, fans jaloufie, & quittant la cour de Soret avec précipitation, lorfqu'ils fentirent qu'il n'y avoit plus rien a efpérer pour eux, ils fe rendirent a Cambaye, très-méconrens de la campagne qu'ils venoient de faire, quoiqu'ils y eulfent acquis beaucoup de gloire. Oguz furpris d'un fi prompt retour, n'en pouvoit pénétter les raifons, lorfqu'une lettre qu'il recut du nouveau fuitan de Tata, lui ouvrit les yeux : il s'y plaignoit tendrement de fes frères , & prioir ce monarque de les engager a lui rendre fon amitié, qu'il croyoit n'avoir pas perdue par fa faute. Une conduite auffi extraordinaire affligea  Contes Mogols. 151 extrêmement ce bon père : il fit venir les trois princes en fa préfence, & après leur avoir lu la lettre d'Affacl-Allacl, il leur reprocha leur peu tle tendrelfe pour un frère qui méritoit tout leur actachement. J'entrevois, leur dit-il, que la princeffe Noud a fu vous toucher; mais comme elle ne pouvoit être 1'époufe que de 1' un de vous, n'avez-vous pas dü penfer qu'étant liée avec Affad-Allad, elle devenoir un objet facré pour fes frères? Rentrez-donc en vous-mêmes, mes chers enfans ; loin d'être jaloux du bonheur d'Alfad-AHad, louez plutöt le grand prophéte de fon élévation; tachez, par une conduite pleine de piété, de mériter fes faveurs; demandez-lui qu'il vous procure un jour un pareil avantage, Sc rougiffez d'avoir pu concevoir des fentimens qui doivent être fi éloignés de la nature ,' puifqu'ils vous ont por té a haïr un frère digne de toute votre tendrelfe. Les princes étonnés d'une réprimande a laquelle ils ne s'arrendoienr pas, ne purent difconvenir du tort qu'ils avoient eu; ils en demandèrent pardon au fuitan , Sc en firent même par écrit , des excufes a Alfad-Allad. Oguz s'appercevantcependant que les trois princes confervoient toujours, fur leur vifage & dans le cceur, une humeur noire & fombre , étoit affligé autant qu'on peut 1'être. Après avoir, pen-  25* Contes Mogols. dant quelques jours, cherché les moyens de les guérir de cette efpèce de maladie, il fit ordonner aux plus fameux marchands d'efclaves qui réfidoient a Cambaye, de lui faire paifer en revue toures les plus belles filles qu'ils pourroient trouver. Dés le lendemain cet ordre fut exécuté ; les marchands d'efclaves préfentèrent au fuitan ce qu'ils avoient de plus rare, 8c ce monarque expofant a. la vue des ttois princes, douze des plus belles perfonnes qu'il y eut au monde ; mes enfans, leur dit-il , choififfez dans ces aimables filles , celles qui vous feront le plus agréables, je vous en fais préfent; c'eft une fatisfaction que notre prophéte ne vous défend pas; & je fuis perfuadé que vous tiouverez dans leur compagnie, de quoi diffiper la rrifteffe que l'on remarque dans toutes vos aótions. Si les princes furent d'abord éronnés des offres du fuitan , leur furprife fut fi agréable, qu'ils ne purent s'empécher de la témoigner. II n'y avoit pas une de ces efclaves qui ne pür difputer le prix de la beauté avec Noud; & chacun des princes ayant fait fon choix , ils en furent tous fi contens, qu'ils oublièrent bientót entièrement le fujet de haine qu'ils avoient eu contre Affad-Allad , fans qu'il leur en reftat la moindre impreffion dans le cceur. | A 1'égard du fulran de Guzarate, s'il étoit  Contes Mogols; 153 tranfporté de joie d'avoir ainfi rétabli 1'union entre les princes fes fils, il fentoit au fond de fon cceut un trouble & une inquiétude donc il n'étoit pas le maïtre, & que la vue de ces belles efclaves venoit de lui caufer. Acooutumé depuis fi long-tems a la polfellion de fes quatre femmes légitimes, fans avoir jamais penfé a aucune autre , il s etoit cru le plus heureux de tous les hommes : depuis ce fatal moment il fentit qu'il manquoit quelque chofe a fon bonheur; il avoit tremblé plufieurs fois en confidérant que parmi les filles efclaves qu'il avoit fait préfenter a fes fils, il y avoit une jeune Circaifienne de feize a dixfept ans qu'ils pouvoient choifir; il y avoir eu même des momens ou il avoit fouhaité que quelqu'un des princes jettat les yeux fur elle > afin que par ce choix il ne lui fut plus permis de la regarder comme une perfonne qui pouvoit fervir a fes plaifirs. Aucun d eux ne l'avoit honorée avec attention de fes regards ; pour Oguz , quoiqu'il füthonteux de fe lailfer ainfi fürprendre, il ne put réfifter a fa nouvelle paffion j & la découvrant quelques heures après a fon grand vifir : Horremdin, lui dit-il, que Fhomme eft foible! Depuis plus de vingt ans, je jouilfois dans mon férail, des plaifirs les plus parfaits, je les avois bornés a quatre des plus belles perfonnes qu'il paiffe y avoir dans 1'univers , je n'en voulois point coneoitre dautres ? depuis  154 Contes Mogols. un moment, je viens de voir toutes mes réfolurions renverfées. (i) Goul-Saba, cette jeune Circaffienne , a percé mon cceur des traits les plus vifs. Quelle honte pour moi! Quoi , je vais devenir 1'efclave de mon efclave même! Non, vifir, non, je veux vaincre une paffion auffi ridicule , & qui feroit mourir de douleur toutes mes femmes. N'eft-il pas extravagant, ayant prés de cinquante ans, que je veudle encore m'abandonner a toutes les folies paffions auxquelles nous livre une jeuneffie inconfidérée ? D'ailleurs, pourrois-je me flatter d'être véritablement aimé de cette adorable fille? Ah fans doute elle accorderoit a mon rang ce que je voudrois qu'elle ne donnat qua ma perfonne ! Eh bien , vifir, pour te faire voir que je veux remporter fur moi une pleine victoire, je te fais préfent de Goul-Saba; je ne veux plus la voir, je te défends de m'en parler , tk même de prononcer fon nom devant moi: voila qui eft fini, je retourne a mes fultanes, & je vais t'envoyer cette efclave avec les autres que j'ai fait acheter , de peur qu'en la diftinguant de fes compagnes, on ne foupconnat ma foiblefle pour elle. Le fuitan de Guzarate paroiffoit déterminé a. exécuter ces dernières réfolutions, lorfque prenant Horremdin par le bras : te voila donc le maïtre de cette belle efclave, lui dit-il; qu'en (i) Fleur Ju matin.  Contes Mocots. 255 vas-tu faire, mon cher vifir ? Ah} tu ne pourras la voir fans 1'aimer! La nature n a jamais rien produit de fi beau , Sc il faut que les trois princes foient devenus aveugles, pour lui avoir préféré les autres efclaves qu'ils ont choifies. Imagine-toi, vifir, trouver dans Goul-Saba une (1) houry dont la peau difputeroit de la blancheur avec la neige même ; fes yeux vifs Sc briiians, Sc qui vont au (1) Mahomet afTure que dans le paradis qu'il promet aux bons mufulmans, il fe trouve quatre efpèces de filles, toures d'une beauté égale Sc exrraordinaire, donr les premières fonr blanches, les fecondcs vertes, les rroificrues jaunes, les quatrièmes rouges, Sc que leurs corps fon: compotés de fafran , de mufc, d'ambre Sc d'encens; enforce que, fi par hafard une de ces filles bellts & raviffantes, cracholt une feule fois fur la rerre, tout ce grand monde feroit emcté de 1'odeur de mufc; qu'elles ont la face découverte, & qu'on lit fut elles ces belles 8c confolantes paroles écrires en caractères d'or : Quiconque a de l''amour pour moi, qu'il accomplijfe la volontéduCriateur qu'il me voie tr qu'il me fréquente ; je m'abandonnerai d lui , tf je lc fatisferai. Il ajoute que tous ceux qui auront obfervé cxaétement fa loi, Sc fur-tout les jeunes du Ramazan, fe marieront infailliblement i ces charmanres filles i fourcils noirs, fous des tentes de perlcs blanches, ou chaque fille y trouvera foixante-dix planches de rubis, fur chacune de ces planches foixante-dix matelats, Sc fur chaque marelars foixante-dix femmes efclaves qui en auront encore chacune ane aurre, pour les aider & les feivir, Sc qui revêriront ces b«lles perfonnes appellées Houris, de foixante-dix velles magnifiques, & légcres & fi tranfparanres, qu'on verra a travers jufqu'a la moe'lle de leurs os i que les bons Mufulmans refteronr mille ans dans les cmWraffemens de ces charmanres époufes, après lefquels elles fe rctrouveronr encore filles Sc vierges. Tant d'extravagance &. de puérilité, avec des détails auffi ridicules, font rapporrés dans le fecond volume de la religiën des Turcs, par Echialle Mufti dans les ehap. 48 & 4p. depuis le fol. j>6, jufqu'au IC'J.  25 6 Contes Mogols; cceur, ont droit de chatmer les plus infenfibles $ peut-on voir une phyfinomie plus riante & plus fpitituelle , & une taille.... Ah! vifit, j'en fuis enchanté , je n'y puis penfet fans tomber dans une efpèce de délire; mais je ne m'appercois que trop, que je ne puis vivre fans cette rare beauté ; rends-la moi donc, mon cher Horremdin, rendsla moi, je t'en conjure, n'abufe pas du préfent que je t'en ai fait, & recois en fa place tous mes tréfors. Le vifir fut fi furpris de voir ainfi parler le fuitan , qu'il n'ofoit rompre le filence : Ah ! s'écria Oguz , héfiterez-vous a m'accorder cette adorable fille? II y va de ma vie; & faites-vous fi peu de cas des prieres de votre maitre ? Seigneur , reprit Horremdin , quoique je prévoye que la diifention va entrer dans vorre férail avec Goul-Saba , que vous n'y jouirez plus de cette douce tranquilliré qui a fait jufqu'a préfent les délices de votre ame , & que vos femmes & les princes vos enfans , qui jufqu'aujourd'hui onc mérité avec juftice toute votre attention, vous deviendront bienrót des objets d'ennui, & peutêtre de haine; cependanr, puifque la vie de votre majefté y eft intéreflce, je fuis d'avis que vous contentiez au plutót votre paffion ; vos époufes en murmureront, mais leur douleur n'aura qu'un tems; d'ailleurs n etes-vous pas le maïtre abfolu  Contes M o g g r. s; iy/ abfolu de vos aótions ? & fi jufqu'a préfent vous avez bien voulu borner vos plaifirs aux feules fultanes , Ia loi de norre faint prophéte ne vous permet-elle pas d'avoir autant d'efclaves qu'il vous plaira , pour contenter vos défirs ? aimez donc , feigneur , la belle Goul-Saba : comme elle doit fe trouver honorée que vous daigniez jetter les yeux fur elle, elle feroit tort a fon jugement, fi elle ne répondoit pas avec fincérité a la paffion du plus bel homme & du plus grand monarque de 1'orient. Orgus tranfporré de joie de voir que le vifir; apprcuvoit fa paffion , 1'embralfa rendremenr : mon cher Horremdin , lui dit-il, je refpire , tu viens de diffiper routes mes inquiétudes ; c'en eft fait, je ne puis plus réfifter au feu qui me dévore, je me livre tout entier a mon amour 5 prends fohi de faire favoir mes intentions aux fultanes, 6c difpofe-les a recevoir avec douceur la compagne que je vais leur donner. Le vifir obligé d'exécuter les ordres de fon maitre, fit inftruire les fultanes de la nouvelle paffion d'Oguz : quoiqu'elles en fuffent trèsaffligées , 6c qu'elles vilfent avec autant de furprife que de douleur, la conduite du fuitan , elles prirenr la réfolution ^ par le confeil de Gehernaz , de ne lui point témoigner , par des reproches, la peine que cela leur caufoir. Tomé XXII, R  2ï8 Contes Mogöls. Oguz rentrant quelques heures après dans 1'in* térieur de fon férail, ne fit pas la moindre attention au filence de fes femmes, II ne craignoir que leurs reproches ; & comme elles eurent affez de force pour ne lui pas faire voir jufqu'a quel point alloir leur afflicfion , il les quittabien-tótpour courir avec empreffement a 1'appartement de GoulS iba que, par fon ordre, l'on avoit préparéei recevoir fa vifite. Le fuitan loin deparoitre devanr fon efclave avec cette gravité qui fied fi bien aux monarques, ne témoigna jamais tant de foiblelfe que dans cette occafion 7 embraffant fes genoux avec des rranfports peu convenables a fa grandeur ik a. fa majefté : adorable Goul-Saba , lui dit-il , vous voyez a vos piés 1'homme le plus tendre ik le plus foumis; fon bonheur dépend uniquement de vous ; c'eft a votre cceur qu'il en veut, mais il vous le demande avec tout 1'empreffement que 1'amour le plus vif peut infpirer. Goul - Saba furprife au dernier point de la vivacité des feminiens du fuitan , & connoilfant toute 1'étendue de la tendrelfe qu'elle avoit fait naitre dans Ie cceur de ce monarque, réfolut d'en profiter : elle le releva avec beaucoup de modeftie , le fupplia d'interrompre, pour quelques momens, les tranfports de fa pallion , ik de vouloir bien 1'écouter tranquillement: Seigneur, lui ditelle, je fais que je fuis votre efclave, tk par  CoNTEs MoGOLS. 2^9 conféquent que je dois être foumife a vos volontés; mais je vous crois trop honnête, pour vouloir ufer avec moi, de toute votre aurörité : quoique je ne parpiffe pas d'une condition égale a celle des fultanes vos époufes, je ne crois pas cependant être fortie d'un fang inférieur au leur : enlevée a mes parents dés lage de quatre ans , je n'ai que des idéés confufes de la noblelfe de ma naiffance ; je me fouviens feulement, qu'élevée jufqu'a ce moment dans un palais magnifique, l'on m'y donnoit fouvent le titre de princeffe, que les différens marchands a qui j'ai appartenu , m'ont trairée toujours avec beaucoup de refpecT ~ 8c m'ont fait entendre que je n'étois deftinée que pour être 1'époufe d'un grand ïfionarque ; je vois déja une partie de leurs promeffès accomplies j mais permettez - moi, feigneur j de vous entre'; tenir de mes chagrins : votre majefté m'aime beaucoup , je n'en puis douter ; je lui avouerai qu'elle a fait fur mon cceur un effet auffi prompt & auffi violent, 8c que le feul refpeót mempêch® de lui rémoigner la vivacité de mes fenrimens; cependant malgré cet amour réciproque , jamais le fuitan de Guzarate n'obtiendra la poffeffion de mon cceur,qu'il ne m'ait époufée folemnellemenr. Je ne fuis point née pour être 1'objet du mépris fecret de fes autres femmes; obligée de vivre avec elles dans ce férail, elles me regarderoient R x  a<5o Contes Móéóts. toujours comme une efclave; mes enfans n'y feroient traités qu'avec une efpéce de fubordination, & je fouffrirai plutot la mort, que de m'expofer a un pareil outrage. Quelque paffion qu'Oguz reffentit pour la belle circalfïenne , il fut étonné de fa propofition : charmante Goul-Saba, lui dit-il , la douleur peinte fur le vifage, la loi ne ine permet d'époufer que quatre (i) femmes légitimes. Je ne puis 1'enfreindre fans encourir 1'indignation de notre fouverain prophéte. II eft aifé d'y remèdier, reprir vivement la circaffienne ; vous avez la jliberté, feigneur, de répudier une des fultanes. (i) Les mufulmans' peuvent avoir trois fortes de femmes; des légitimes qu'ils époufent; des femmes qu'ils peuvent prendre au Kebin , Sc des femmes efclaves i a 1'égard des premières, ils n'en peuvent époufer que quatre , & ils les répudienr quand ils veulent, en allant devant le cadi, Sc difant aleïialac bc talaü, c'eft-a-dire, je la quitte pour trois fois. Si un homme répudie fa femme a rort , il lui doic donner fon douairc; fi c'eft avec raifon, il n'y eft point obligé. La femme répudiée ne peut fe rfiarier a un autre qu'au quattième mois, après fa répudiation. Quand un homme a répudié fa femme légitime s'il ia veut reprendre, il ne le peut qu'elle n'ait été mariée auparavant avec un autre, Sc l'on appelle ce mari Hulla. Pour les fem. mes au Kebin , on va trouver feulement le cadi, auquel on déclare qu'on prend une telle femme , a laquelle on promet de payer tant en la répudianr; le cadi écrit cela, Sc le donne a 1'hommc, leque! garde enfuite cette femme tant qu'il veut, Sc la chaffe quand il lui plaat, en lui payant ce qu'il a ptomis : ils peuvent avoir de ces femmes autant qu'ils veulent; k 1'égard des efclaves, comme ils en font les maïtres, ils en font tout ce qu'ils fouhaitent, Sc les enfans de «M ir»is farces de ftmmes, font aufiilégitirnes les was que les autres.  Contes. M o g e l s. x6i Ah! s'écria Oguz , c'eft ce que je ne ferai jamais ; j'ai rrop de confidération pour ces princeiTes. Eh bien, ajoura Goul-Saba, confulrez donc votre Iman; je fuis süre qu'il vous dira , qu'a 1'exemple de Mahomet, des fultans tels que vous, feigneur, font au-de(Tus des loix, fur-tout quand ces loix n'intéretTent que leurs perfonnes; li Timan décide eu votre faveur, je fuis prête a donner la main a votre majefté; finon, je me conrenrerai du fimple rirre de fon efclave , & la mort la plus cruelle me fera roujours préférable i 1'arTront d'être la concubine du fuitan de Guzarare. Ces paroles prononcées avec fermeté, furent un coup de foudre pour Oguz. II envoya fur-lechamp chercher 1'Iman, & lui ayant expofé 1'étae de la queftion avec la vivacité du plus amoureux de tous les hommes, cet Iman, qui craignoit pour fa vie s'il ne répondoir pas conformément aux inteutions du fuitan , lui paria en ces termes: Certe belle circallienne a raifon , feigneur, Ia loi de notre prophéte, il eft vrai, a borné les. mariages ( i ) a quatre femmes légirimes , & dieu avoit donné a lui feul la permilfion d'en (i) Quoique les Mahométans prétendent que leur prophéte ait été garanci du pêché origine!, & de la concupifcence , ils ne peuvent fe difpenfer d'avouer qu'il a cu vingc-une femmes contre la loi lit li. S x  Hj6 Contes Mogols.' rois de 1'Indouftan, & devant laquelle tous meS fujets trembloient, ne fera plus qu'un peu de pouffière; mais je vois couler vos larmes; elles m'attendrilfeur trop; retenez-les, je vous en conjure , &c écoutez mes dernières volontés avec attention. Si jamais je vous fus cher, c'eft aujourd'hui , fultanes, & vous , mes enfans, que je vous en demande une marqué effentielle. Je veux abfolument que l'on cache ma mort pendant quatre mois. J'ai pour cela des raifons dont vous ferez inftruits quand il en fera rems; je fouhaite que l'iman Cothrob feul falfe toutes les cérémonies qui s'obfervent en pareille occafion : qu'il me renferme dans le tombeau de la mofquée de ce palais , que fans celfe il y implore pour moi la misèricorde d'un dieu terrible, mais toujours jufte & bon , & que votre douleur ne tranfpire pas hors du férail : voici mes dernières volontés écrites dans ce paquet, fcellé de mon fceau. Je vous défends , fous peine de ma malédiótion, de le faire ouvrir, avant que le tems que je vous marqué , ne foit expiré ; cependant je veux que moii permier vifir agiffe toujours en mon nom, & qu'il recoive les ordres de Cothrob, comme il a fait depuis que je fuis malade ; eer iman feul, dont 1'extrême fagelfe vous eft connue, & a qui je confie mon teftament, eft dépcfitaire de mes intentions : vous, mes fils, honorez vos mcres,  Contes Mocots. 277 vivez dans runïoii & dans la paix , fans exciter aucun trouble dans l'étatj & vous, fultanes , fi je vous ai caufc de la mortification par mon amour pour Goul-Saba, pardonnez-la moi , en Pattribuant a la fbibleffe humaine , & oubliez , s'il eftpoffible, 1'averfion cjue vous pourriez avoir concue pour elle 8c pour fon fils : je les ex'horte 1'une & 1'autre a vous aimer 8c a vous refpecfer , & je les prie de fe reifouvenir que fans prefqu'aucun mcnagement, je leur ai donné toute mon affection, tandis que je vous en privois en apparence * car ne croyez pas quê j'aie jamais cefle d'avoir pour vous , au fond de mon cceur , les fentimens de tendrelfe que vous méritiez avec tant de juftice , par la douceur avec laquelle vous avez fupporté mes égaremens. Voitë , ■ quant-a-préfent , quelles ft>nt mes volontés : vous faurez le refte dans le tems que je vous ai prefcrit; en attendant ce moment, vivez en paix dans ce palais dont je vous défends de fortir : comme je-crois connoïtre la foiblefie du cceur des femmes , je ne vous empéche pas de vous remarier lorfque vous le pourrez avec bienféance, quoiqu'une efpèce de pudeur & la majefté de votre rang doivent vous en empêcher j fongez feulement a ne point prendre d'engagement dont vous puiffiez rougir, 8c fouvenez-vous. pus de ne point encourir ma malédiccion ^ S3  %j% Contes Moools. en vous, écartant de ce que je viens de vous orden ner. . Les fultanes Sc les princes fondoient en larmes pendant tout ce difcours; ils avoient le cceur li ferré , qu'ils ne pouvoient prononcer une feule parole : le fuitan feul paroilfoit tranquille , & ayanr ordonné a 1'iman de lui préfenrer 1'alcoran, il les fit jurer fur ce faiut livre , qu'ils exécuteroient avec la dernière exactitude , tout ce qu'il avoit exigé d'eux, & après les avoir embralfés avec une extreme tendrelfe , il leur témoigna qu'ils lui feroient plailïr de fe retirer de fon appartement, pour qu'il ne fut plus occupé dans ces derniers momens, que du foin de penfer a fa confcience. Quelque violence qu'un pareil ordre leur fit, ils obéirent, Sc fortirent de la chambre du fuitan , pénéttés cle la plus vive douleur. Depuis ce moment , Sc pendant deux jours enriers, 1'iman ne parut employé auprès d'Oguz qua lui faire la lecture du livre divin recueilli par le grand prophéte ; enfin , 1'inlf anr funefte de Ja mort du fuitan ayant été annoncé par Cothrob , dans le férail, il alloit être rempli de cris Sc de gémiffemens , fi le fage vieillard n'avoit pas remontré aux fultanes & aux princes , que cette douleur trop marquée feroit connoïrre ce que le monarque avoit recommandé que l'on cachac avec ■f ini de foin | les par tics intéreffées ayant douc  C 6 N T E S M O G O l S. 279 renfermé dans Je fond de leur cceur Ie vfolent défefpoir dont elles étoient agitées , on laiffa | 1'iman Ie foin de la fépulture du fulran; pour cet effet fayant porré lui même dans fon appartement qui touchoit a la mofquée, il feignir de lavcr fon corps j de 1'enfévelir dans un linceul fur lequel ce monarque (i) de fon vivanr avoit fait éeme tout 1'alcoran ; & ayant fublfitué une buche dans le cercueil , il fit croire qu'il 1 avoit renfermé dans le tombeau qu'il s'étoit delfiné. Tout 1 intérieur du férail obferva enfuite rrèsrehgieufement les cérémonies que l'on a coutume de faire en pareil cas; les princes & les fultanes vêtus de robes brunes, reltèrent comme immobdes pendant les huk premiers jours , & fe refusèrent les alimens les plus nécelfaires; le neuvième, les princes étant entrés au bain , fe f$èht rafer la tête 6c la barbe} ils prirenr des habits tous neufs ; & ayant paffe dans 1'appartement des fultanes , ils n'oubfiérent rien pour les confoler de la perte qu'elles venoient de faire; mais, malgré cela, elles donnèrent jufqu'au quarantième jour complet , des marqués d'une douleur exceffive, Quand ce tems fut expiré, chacune des fultanes cherchaune occupation qui püt adoucir fa dou- (0 Les dévots mufulmans croyenc que cela l;Uc eM^n-grand fecours pour être fauvés. * S 4  z8z Contes Mogols." qui me paroura convenir a nos delfeins , je le ferai enlever & porter dans le palais. Eh , feigneur , reprit Saady , comment pourrez - vous faire cette opération , fans que Ton s'en appercoive? cette violence fera du bruit. Je ne prétends point ert ufer, ajouta le prince; voici de quelle manière je m'y prendrai : quand je croitai avoir trouve un voyageur tel que je le fouhaite, tu lieras amitié avec lui, tu lui propoferas de faire une petite débauche dans ta chambre ; je ferai de la partie , nous fouperons enfemble, & fur la fin du repas nous mêlerons dans fa boilfon de la décoction de (1 ) bueng* Quand elle aura fait fon efFer, je le ferai emporter fur un brancard , dans le férail, & la nous nous réjouirons de fa furprife ; puis quand nous en aurons tiré tout le plaifir que je me propofe , ou par le récit de fes aventures, ou de quelque manière que ce puiffe être, une feconde dofe le replongeant dans O) En Perfe 1'infufion de la graine de pavot, avec celles de clienc-. vis , de chanvre Sc de noix vomique, s'appel'e Bueng Sc Poufi; el!e jère felon la dofe que l'on en prend , dans une démence boufone Sc . gaïe , Sc en peu de rems fon ufage hébère tout-a-fait. Dans les Indes le bueng eft plus lïmple 8c moins dangereux; c'eft du chanvre touc pur, graine , écorce Sc feuilles broyécs 6c infufées enfemble ; ccpendant l'u.'jge trop fréquent devient mortel avec le tems. Noblot, dans le cinquième volume de fa Géographie univcrfelle , fol. 497, dit que dans l'ifle de Madagafcar il y a une efpècc de chanvre dont les feuilles étant rpachées comme le tabac, étoutdiffent Sc plongenc diss un fonv.ueil dom on fe réveille; fort gai &z fort joyeux.  Contes Mosois. 285 le fommeil, je le ferai, fi je le jtige a propos, reconduire au caravanférail, ou , fans doute, a,fon réveil, il regardera comme un rêve tout ce qui lui fera arrivé; je veux méme me donner ce divertiflemenr dés ce foir , fi la chofe eft poffible. Seigneur, dir alors Saady , cette idéé me paroït très-plaifante, & elle eft d'autant plus facile a, exécuter dans ce jour , qu'il y a actuellement dans le caravanférail trois jeunes gens a qui j'ai cédé ma chambre, & avec lefquels je dois fouper ce foir : ils font habiles muficiens, a ce que j'en puis juger , par quelques paroles fort tendres que je leur ai entendu chanter : une femme d'environ cinquante ans, qui fe dit leur mère, les accompagne, & comme ils doivent partir demain, vous pouvez les garder dans votre palais , rant que vous le jugerez néceftaire a vos plaifirs, fans qu'on aye le moindre foupcon de leur enlèvement. Trés - volon tiers , reprit le prince; j'irai ce foir fouper avec toi, & je vais donner ordre pour le tranfport de ces quatre perfonnes. Schirin trés-content du plaifir qu'il alloit procurer aux fultanes , courut leur annoncec cette nouvelle; elles en furenr charmces, a 1'exceprion de Gehernaz qui témoigna que cette efpèce de divertiffement lui paroiifoit hors de propos , mais elle fe rendit a la pluralité des feminiens, quand elle apprit qne Cothrob ne le dé-  2S4 Contïs Mogols; fapprouvoit pas , & témoignoic même qu'il ea verroit 1'exécurion avec plaifir. Schirin avoit rrop d'imparience d'exécuter fon projet, pour ne fe pas rendre de bonne heure au caravanférail : il s'éroit rravefti en fakir, (1) avec la dépouille d'un rigre fur les épaules, un bonnet de peau d'agneau fur la tête, & un grand baton a la main ; en cet équipage il entra hardiment dans la chambre de Saady : Frère, lui dit-il, je viens fouper avec toi; te vpila en bonne compagnie , tant mieux, nous en ferons meilleure chè* re; pour 1'augmenrer , voila. un flacon de vin de Schiraz que je t'apporte; il m'a éte donné par une vieille femme, qui vient de me prier d'intercéder auprès de nptre prophéte pour que fon mari, qui a gagné une fluxion de poicrine, ne relève pas de certe maladie ; elle eft amoureufe d'un jeune homme de fes voifins qu'elle voudroit bien époufer; je 1'ai affurée que Mahomet ne me refuferoic pas cette petice graee; & a. compte de ce qu'elle m'a promis, fi mes prières opéroienr, j'ai toujours emporté cette bouteille. Les trois jeunes gens &t la vieille fe mirent a rire de 1'entrée du fakir; on (i) II y a plufieurs genres de religieux chez les mahométans, les Derviches, les Fakirs, les Calenders & les Teherra. Les Derviches font habillés modeftement & pauvreraent; pour les autres, ils font. Tctus comme des boufons de théatre, 5c le plus burlefquement du_ monde , chacun fuivant fa fantaide ; leur genre de vie eft tout-a-faiE libre, 8c même tead au libcrtiua'ge.  Contes Mogols. 285 fe placa a table, quelque-tems après ; le repas fut affez gai, l'on vuida la bouteille de vin de Schiraz , & fur la fin , Schirin ayant mclé du Bueng dans Peau & dans le vin , il fit bientöt 1'effet qu'il attendoit. Ces quatre perfonnes tombètent dans un affoupifiement li profond , qu'on les emporta au palais , fans aucun fentimenr, & qu'on les pofa fur des fophas oü ils furent plus d'une heure fans fans fe réveiller. Si 1'iman Cothrob , malgré fon age & fa gravité, avoit confenti fi aifément a ce genre de divertiflement, ce n'étoit pas fans une raifon elfentielle : comme fans être vu, lui dit le fuitan, je ferai témoin de tout ce qui fe dira dans ce palais, je ne ferai point faché qu'il s'y paffe quelques avantures qui me donneront peut-être occafion de connoitre encore mieux les fentimens de mes femmes; je ne veux point les gêner, & quelque conduite qu'elles tiennent, je me fuis propofé de regarder le tout d'un ceil tranquille; fi les fultanes m'ont véritablement aimé, elles ne feronr rien d'indigne d'elles : en ce cas , je faurai bien reconnoïtre leur tendrelfe; mais fi je puis découvrir qu'il n'y air eu que de la diifimulation dans Pamour qu'elles me rémoignoient, elles me deviendront, dés ce moment, fi indifférentes, que je ne prendrai plus aucune part a ce qui les regarde. Voila, mon cher Cothrob , le parti que j'ai pris;  ±8t? CöNTES M OGÖLSi notre grand prophéte, dont vous êtes le favori, m'a donné, fans doure par votre moyen, cetre force d'efprir, lï peu commune dans un pays oü la jaloufie la plus mal fondée caufe ordinairement des effets terribles, & je regarderai tout ce qui va fe paifer en ces lieux, comme fi je n'y prenois aucun intérêt. A peine le fuitan achevoit de parler, que Cothrob fachant que les jeunes gens 8c la vigilie étoient fur le poinrdefe réveiller, quirta Oguz, fout fe rendre dans la faüe oü les fultanes & ies princes attcndoient que raifoupilfement de ces voyageurs fur fini : fi-tot que l'on en eut quelque certitude, l'on releva uue portière d'étoffe d'or qui couvroit 1'eftrade, & ces gens, après avoir ouvert les yeux , & avoir , pendant plus d'un quart d'heure, tenu des difcours vagues & peu (enfés „ témoignèrent une extréme furprife de fe trouver dans un falon éclairé de plus de cent bougies,qui, en répandant une lumière trés vive, exhaloient les odeurs les plus exquifes ; ils avoienr devant eux un pupitre fur lequel on voyoit des livres de mufique, a leurs pieds étoient tous les inftrumens que l'on peut fouhaiter, c\: ce qui augmenta leur etonnement, ce fut la préfence des fultanes Sc des princes fuperbement vêtus , tous brillans de pierreries , & qui obfervoient un profond filence : ils fe regardèrent affez long - tems fans  Contes Mogols, 287 parler • mais Schirin qui, depuis qu'il avoit quitté 1'habic de fakir & fa barbe poftiche , leur érók abfolumenrinconnu, les ayant prié de commencer le concerr qu'ils leur avoient promis, ils prirent chacun un inftrumenr, & quoiqu'ils fuffent bien n'êcre entrés avec la compagnie dans aucun engagement, ils chantèrent a livre ouverr une efpèce de tragédie dont les paroles étoient li tendres, Sc la mufique fi touchante , que le plus ^eune des trois muiiciens, qui étoit d'une rare beauté, ne put achever fon róle, fans verfer des larmes en abondance. Si les fultanes avoient été charmées de la voix de ces érrangers , elles fe fenrirent pénétrées de la douleur qui paroiffoit dans toutes les aótions de ce jeune homme., Sc furent encore plus touchées lorfqu'il tomba évanoui, & que Schirin ayant voulu lui porter du fecours , on s'appercut, en ouvrant fa veile a 1'endroit de 1'eftomac, que c'étoit une fille! Les fultanes alors s'en étant approchées, la firent revenir a elle, & voyant peints fur fon vifage une extréme pudeur j & un violent chagrin de s'être trouvée dans cet état : raffurez-vous, belle étrangère , lui dit Gehernaz, vous êtes ici en süreté, Sc il n'y a perfonne dans ces lieux qui ne s'intéreffe a votre aftliólion. L'étrangère revenue de fes inquié-tudes, remercia la fultane, de fes boncés: Madame , lui dit-elle, je ne fais fi je dors ou fi je veih  288 Contes Mogols. le; arrivés depuis deux jours a Cambaye, nous foupames hier dans la chambre du conciërge dü caravanférail, avec lui Sc avec un fakir qui nous parut de lort bonne humeur; nous nous endormïmes après le fouper, fuivant toutes les apparences, & je ne concois pas par quel enchantément nous nous trouvons tranfportés dans un palais qui reffemble , par le briljant de fes richeffes , a ce lieu de délices que notre prophéte promet a fes élus. Ma chère fille, dir brufquement la femme qui paffoit pour la mère dê ces trois jeunes geus , je crois avoir pénétré le myilère de cette aventure. Tous les anciens Romans Turcs Sc Perfans, donr j'ai fait aütrefois la leeture, font templis d'événemens bien plus merveilleux; li ce qui fe paffe en ce moment n'eft pas l'effér d'uiï fonge , il faut que nous ayons été tranfportés pendant cètte nuit dans le Ginniftan , Sc tous les objets que nous vöyons ici, doivent êtte de cette belle efpèce de créatures que l'on appelle Periz Sc Perizes , qui ne font produites que pour faire du bien aux hommes , & pour foulager les malheureux ; vous avez befoin de leur fecours, ainfi tachez de les mettre dans vos intéréts, en leur faifant part de tous les accidens de votre vie; ce récit leur ótera la niauvaife opinion qu'ils pourroient avoir concüe de vous , en votïs voyant traveftie fous cet habit, Sc dans la compagnie  ijjo Contes Mogols. PREMIÈRE SOIRÉE. Hiftoire de Karabag. C^Uoique vous me voyez des cheveux prefque blancs , il faut que vous fachiez que j'ai été autrefois trés-jolie; on me nommoit ( i ) Karabag , paree qu'avec la peau extrêmement blanche, j'avois les cheveux du noir le plus parfait. On ne parloir que de moi dans tout le quartier (i) d'Ormuz oü je demeurois, & fur cetre réputation , un de nos voifins qui paifoit pour être fort a fon aife, devint amoureux de moi , & me demanda en mariage ; mes parens comptant que c'étoit un avantage pour moi, y confentirent bientöt, & j'cpoufai ce voifin qui s'appelloit Bahalul. C'étoit un fort honnête homme, trés-bien fait, les traits réguliers , d'une humeur pacifique ; il m'aima beaucoup, je répondis exactement a fa tendrelTe, & au bout d'un an j'accouchai d'un fils que nous (i) Karabag, fignifïe jardin noir. Cl) Texeira dans fon hiftoire d'Ormuz, ditqu'après que les Selgiucides eurent obrigé par leuls pilleries les habicans de l'ancienne ville d'Ormuz qui étoit fituée au milieu d'une plaine très-fertile en palmiers d'Indes, dans la province de Kerman qui eft la Caramanie Per» lïque , i quitter cette ville, ils fe retirèrent dans l'ifle de Gerun, oü ils batirent la nouvelle ville appellée aujourd'hui Ormuz ou Horaouz : cette ifle eft fituée fur le golphe de Petfe.  itjl Contes Mögoiss une fille qui venoit de naitre a notre monarque ^ je ne crus pas devoir refufer un honneur que je comptois qui me procureroir une proteófion certaine. Je fus acceptée ; j'entrai dans le férail * & je donnai la mamelle a la princeire Canzadé. L'on peut dire qu'avec 1'humeur d'unange, cette aimable enfant étoit d'une beauté parfaire ; mais que les graces dont elle étoit ornée lui ont été funeftes! Vous en jugerez bientöt par le récit de fes malheurs; je reviens a ce qui me regarde. Pendant que j'étois dans le férail oü je demeurai fept années entières , Albaert que j'avois mis en penlion chez un maïtre qui n oublia rien pour l'inftruire , devint grand , & le vifir qui me protégoit, 1'ayant trouvé bien fair & d'une phifionomie heureufe, me le demanda, pour tenir compagnie a fon fils. Comme il avoit routes les difpofitions nécelfaires pour les exercices du corps, il. apprit bientót, avec le fils du vifir, tout ce qui peut rendre un cavalier parfait, & par delfus cela , il s'attacha tellemenc a la mufique qu'il y excella. Pendant prés de dix années d'abfcence, Bahalul m'avoir donné fept ou huit fois de fes nouvelles; il revint enfuite de fes voyages, &amena avec lui un homme dont la figure & les manières écoient fi refpectables , que je ne pus le regarder fans une efpèce de vénération. Comme il y avoic   Contes Mogols." 299 raconter , ne pouvant nier qu'il eut changé du plomb en or , en convint; mais il alTura le fuitan qu'il ne favoit point la compolition de la merveilleufe poudre qui produifoit des effets fi furprenans; que c'étoit un inconnu auquel il avoit fauvé la vie en Egypte , qui la lui avoit donnéé, 8c qu'il fupplioit ce monarque d'accepter ce qui lui en reftoit, & de lui rendre la liberté. Le fuitan ne fe paya pas de cette réponfe il prit bien la poudre qui étoit en très-petite quantité; mais après avoir elTayé les promeifes les plus brillantes, fans avoir rien pu obtenir de Fariabi , il en vint aux menaces, des menaces aux effets, & lui fit fouffrir les tortures les plus cruelles , mais il ne put en titer la moindre parole. J'arrivai a Damas dans ces circonftances, 8c lorfque cette aventure y faifoit le plus de bruit: indigné contre le fuitan au récit des cruautés qu'il avoit exercé contre ce philofophe, car je ne dourois point que le prifonnier ne füt un de ces fages que je foubaitois de voir depuis fi longtems , je cherchai les moyens de m'inrroduire dans la prifon oü il étoit, 8c ayant lié amitié avec le conciërge de la tour oü l'on renfermoir ce malheureux , j'obtins de lui qu'il me feroit voir un homme d'une efpècefi fingulière: j'entrai plufieurs fois ayec lui dans fon cachot, 8c ayaat  JOO C O N T E S M O G O t S; gagné 1'un des géoliers, par des préfens, il me permit un jour de rendre feul une vifire a ce grand homme auquel je témoignai une extreme douleur de le voir dans un étar auffi déplorable, & 1'envie que j'avois de 1'en délivrer; mais comme je crus rn'appercevoir qu'd manquoit de confiance a mon égard, & qu'il craignoit que je ne fulTe apofté pour le faire parler, je fis de mon mieux pour le titer de cette erreur, & j'y réuffis. Arrachez-moi de ces horribles lieux, me dit-il en membralfant, je ne ferai point ingrat, c'eft toot ce que je puis vous dire , fi vous me' parlez de bonne foi j mais fi vous cherchez a me tromper , fachez que, puifque les plus cruels tourmens n'ont pu ébranler mon ame, la mon même, fous quelque-formequ'on me la préfente, ne me fera jamais rien faire d'indigne d'un philofophe. Je le quittai en lui promettant que j'allois tout employer pour lui procurer la liberrc. Alors je vendis des pierredes que j'avois achetées dans mes voyages, j'en fis dix mille pièces d'or, & , avec une parrie de cet argent, ayant corrompu le conciërge & les gardes qui étoient a la prifon, je les régalai un foir fplendidement, & après les avoit fait bien boire, je les fommai de leur pa-r role; je leur rendis la chofe facile, en leur difant qu'ils pouvoient alfurer que leur prifonnier étoü mort de la violence des tourmens qu'il avoi*  C o k t e s M ö g o 1 s. 3«r fouffert, & y fubftituer le cadavre d'un homme qui avoit été enterré le matin dans un petit cimetière qui étoit prefqu'au pied de la tour. Avec de larcent, de quoi ne vient-on point about! Nous allames, deux gardes Sc moi, déterrer le mort, Sc après avoir recouverr fa folie, fans qu'il y parut, nous Fapportames dans la chambre de Fariabi, nous Fhabillames des habirs de ce philofophe, nous enlevames notre prifonnier que je fis entrer vêtu en femme dans un (i) cagiavat, fur un chameau que je tenois tout prêt, Sc étant monté i cheval, nous fommes de Damas ala petite pointe*, du jour , fans aucune inquiétude: nous étant arrêtés par fon ordre au village d'ÈlFair qui eft a trois I lieues de cette ville , j'entrai dans une mafure abandonnée qu'il m'indiqua, & j'y trouvai fous I une pierre alfez difncile a lever, une boëte de plomb que je lui remis fans Fouvrir. (i) Le Cagiavat ou Cajavah , eft une efpèce de cuiies óu berceau dans lequel, cn Oriënt, les femmes voyagent: on en met deux ordinairemeut fur un chameau; ils font longs de 40 pouces, larges de 30, haurs de 50, & s'élargiiTent par le deffus qui n'eft fait que de cerceaux : on les couvre de drap , ou de feütte, & quand il n'jr a qu'un des deux Cagiavats de rempli, on met des cofFres ou autres cbofes péfantes dans 1'autre , pöut fervir de contre -poids. On peut y êrre auffi a fon aifc que dans fon lit, quand on »ft fur fua féant. ybyci le cheval ter Chardiit, tome 10, folie 1:4,  jö2 Contes Mogols» TROISIÈME SOIRÉE. Suite de THiftoire de Karabag. Uoique nous n'euffions aucun fujet de craindre qu'on nous pourfuivit, continua Bahalul, nous forumes avec précipiration , des étars du fuitan de Damas, Sc après avoir gagné (i) Alep, de la Moulfoul & Bagdad, nous arrivames enfin a Balfora; nous nous y embarquames pour Ormuz oü nous voici enfin arrivés fans accidenr. J'étois tranfportée de joie , de revoir mon mari après une fi longue abfence, pourfuivit Karabag \ il nous combla de carelfes fon fils & moi, & je fis mes efforts pour lui témoigner combien j'érois fenfible a fon rerour & aux marqués de tendrelfe qu'il me donnoit. J'avois fait apprêter un fort bon repas, nos voyageurs mangèrent avec appétit, Sc ayant encore parlé de la prifon de I'ariabi; je ferois curieufe , dis-je alors a mon (i) Alep, ville célèbre de la Syrië, a quarante lieues de Damas: elle eft fur Ia petite rivière de Singa. JHouffbul ou Maful, ville du Diarbek, on de 1'ancienne Affyrie. Bagdad, ou Badet, capitale de la province d'Yerak , anciennement Cbaldée : elle eft fur le Tigre ou Tigil. Balfora ou Bafrah, vide ilruée fur le Tigre , i 1'embouchure de ce fleuve, dans Ie golphe Perfique.  Contes Mogols. joj mari, de favoir ce qu'il y avoit dans cette boete de plomb que vous allates chercher dans une malure auprès de Damas. II eft aifé de vous fatisfaire, me répondit fort obligeamment Fariabi ; tenez , mon aimable höteife, continua-t-il, la voici; ouvrez-la, tout ce qui eft dedans eft a vous. Je Fouvris d'abord avec précipiration; mais quelle fut ma furprife, quand je la rrouvaï remplie de diamans d'un prix très-conlidérable. Ah! feigneur, lui dis-je en voulant lui rendre la boete,[je me connois alfez en pierreries, pour favoir que je ne dois point recevoir un préfent de cette conféquence, & j'ai tout lieu de croire que c'eft une plaifanterie que vous me faites de concert avec mon mari. Nullemenr, me dir-il, de quelque prix que puiffenr être ces diamans , je vous prie inftamment de les accepter, c'eft Ia moindre chofe que je veuille faire pour 1'époufe du généreux Bahalul : recevez-les donc, je vous prie, li vous.ne voulez m'offenfer mortellement. Je commencai a croire que le préfent étoit féneux, & Fariabi m'ayant très-preffée de ne poinr refufer cette marqué de fa reconnoiffance , je 1'acceptai pour ne le point chagriner. II y avoit plus de trois moi* que ce fage philofophe vivoit avec nous, lorfqu'un jour embraffant Bahalul : mon cher ami, lui dit-il, pourquoi jufqu'a ce jour ne m'avez-vous jamais  304 G o n t e s Mogols; parlé des promelTes que je vous fis dans la prifon de Damas ? C'eft, lui répondit mon mari, que les diamans que vous avez voulu que Karabag acceptat, ont payé plus que fufhfamment le fervice que je vous ai rendu; mais quand même vous ne nous auriez pas donné , comme vous avez fait, des marqués d'une exrrême reconnoiffance, je ne vous en aurois jamais parlé, paree que vous étiez dans les fers quand vous me jurates de n'être point ingrat de ce que j'allois tenter pour vous rendre la liberré, & que je fuis perfuadé que l'on n'eft guères obligé de tenir ce que l'on promet dans une pareille firuation. Je vous fais bon gré de penfer ainfi, reprir Fariabi ; ne croyez pas pourrant que je borne mes remercimens au préfent que j'ai fair a. Karabag; j'ai quelque chofe de plus précieux a vous offrir : recevez certe boëte remplie de la divine poudre qui a fait tous mes malheurs; que Pexemple du fage a qui le fuitan de Damas a óté la vie par une fotte crédulité, Sc que mon indifcrétion dans cette même ville vous rendent plus circonfpecr. Avec ceque vous avez a préfent de cette poudre, il y a de quoi tranfmuer en or prefque rous les jnéraux que la te»re renfermé dans fon fein : ce que je vous dis ne doit point vous furprendre; je parle a un homme a qui il ne manque prefque rien pour être enfant de la fcience; lailfez au vulgaire  Co NTts Mogols» 305 Vulgaire ignorent les préjugés dans lefquels il eft contre les vrais fages; ne vous communiquez a perfonne , fur-tout aux grands j travaillez fans tous rebuter , & demandez a dieu qu'il vous découvre un fecret que je ne dois pas révéler fans faire un grand pêché, a moins que je ne connoifle bien que le fujet a qui je pourrois en faire part en foit digne.- Si Bahalul avoit écouté avec joie le commen■cemencdu difcouts de Fariabi, il n'en entendit pas la fin fans chagrin : il n'en fit pourtant rien paroitre; au contraire il lui marqua la plus vive retonnoiffance de tant de bienfaits, & ayant en fa préfence changé plulieurs livres de plomb en or très-pur, il les vendit a un juif d'Otmuz. ' Fariabi brüloit d'envie de fe voir entièrement rétabli des maux que la torture qu'on lui avoic donnée a Damas lui avoit caufé : ce ne fut qu'après plus de fix mois, & avec un élixir fpécifique qu'il compofa pendant tout ce tems, & que l'on peut appeller la médecine univerfelle, qu'il vint è. bout de réparer dans fa perfonne un cpuifement total contre lequel la pharmacie ordinaire n'avoit point de remède. Cer illuftre philofophe ne palfoit point de jour qu'il n'eüt de fectettes conférences avec mon mari : plus il Pétudioit, plus il le trouvoit propre a être admis dans les myftères dans lef- Tome XXII, y  306 Contes Mogols. quels il étoit déja initié. Enfin , avant de le quittet, il lui découvrit le premier agent de toutes chofe.s , & en quatre paroles il 1'inftruifit de ce qu'il y avoit de plus caché dans la nature. On ne peut concevoir quelle fut en ce moment la joie de Bahalul; mais elle fut bien combattue par la douleur qu'il eut de voir que Fariabi avoit pris une ferme réfolutionde partir d'Ormuz, Ie jour même r fes larmes ne 1'ébranlèrent point: il nous embrafla tous tendrement, & en difant adieu a Bahalul, il lui recommanda fur-tout Fhumilité, la charité & la crainte de dieu, qui eft, a ce qu'il lui dit, le commencement de la véritable fagelïe. Ce ne fut point fans une extréme douleut que nous vïmes partir ce grand homme ; mais enfin il fallut nous conformer a fes volontés, & mon mari profitant exaétement de fes conleils, fe renferma dans fon cabinet, tk s'adonna uniquement a 1'étude. Comme les vrais philofophes fe cachent extrêmement, & que leur vie n'eft pas en süreté lorfque l'on fait que la nature eft pour eux fans voile, Bahalul fe communiquoit très-rarement, & ne recevoit prefque de vifites que du juif qui achetoit de tems en tems fes lingots. Etant devenus très-riches par ce moyen, nous ne fongeames plus qua établir notre fils unique:  Contes Mogols. 3o7 mon mari avoit remarqué qu'il avoit beaucoup de penchant pour le fexe. Mon cher Albaert , lui dit-il un jour, heureux celui qui a une femme" fage & vertueufe; plus heureux encore celui qui peut s'en palier} je m'explique : quelque uni que vous foyez avec votre époufe, les fuites de cette umon font prefque roujours facheufes; des enfans vous caufent fouvent mille chagrins : s'ils fe portent au bien, la moindre maladie qu'ils ont le plus petit accident qui leur arrivé, vous mettent au défefpoir; vous êtes d tous momens dans 1'appréhenfion de les perdre : fi au contraire malgré toutes les peines que vous vous donnez pour leur éducation, ils fe tournent du mauvais coté , dans quelles cruelles agitations n etes-vous pas a toutes les heures du jour? leurs débauche* ne font-elles pas la fource de mille malheurs que vous ne fauriez prévoir? Faires donc bien réflexion a ce que je vous dis : fi cependant vous ne vous fentez pas alfez de force pour vivre faintement dans le célibat, mariez-vous; mais faites enforte, mon cher fils, qu'une aveugle paffion ne vous domme pas dans le choix que vous devez faire. Je fuis alfez riche pour que vous n'ayez pas befoin d'une femme qui vous apporte d'aurre dot que celle de la vertu & de la beauté; cherchez dans tout Ormuz une perfonne qui puilfe vous convenir. Dans quelque févérité que les V 2  3o8 Contes Moeots. femmes foient élevées dans 1'Orient, elles trompent tous les jours leurs maris : informez-vous donc exaólement des mceurs de la mère de celle que vous choifirez; pour 1'ordinaire il eft rare qu une femme fage & raifonnable ne mette pas au jour des filles qui lui reflemblent; ne vous alliez pas i une perfonne de bafte extradion , vous n'y trouveriez que du défagrément; mais auffi craignez de vous attirer du mépris de la part de votre femme, fi vous la prenez dans une condition trop au-deflus de la votre; c'eft, felon moi, ce qu'un honnête homme doit avoir le plus de peine a fupporter. QUATRIÈME SOIREE. Suite de l'Hiftoire de Karabag. A-Lbaert écouta les confeils de fon père avec beaucoup d'attention ; mais comme le tempéramment 1'emportoit, il fit faire dans Ormuz des recherches exadtes, des plus aimables 8c des plus vertueufes filles qu'il y eut, & après quatre mois de perquifition, il apprit qu'une bonne veuve qui demeuroit dans un quartier très-éloigné du notre , avoit trois filles d'une rare beauté , & qu'elle les élevoit avec toute i'attemion & la  Contes Mogols. 399 piécé polfible. Cette découverte ne fuflifoit pas a mon fils; il vouloit connoitre a fond celle qu'il fe ptopofoit d'époufet : pour cet effet, comme il avoit a peine dix-huit ans, & qu'il étoit trèsagréable de fa perfonne, il fe rraveftit en femme, 8c fe fit préfenter par un de fes amis , a cette veuve, qui cherchoit une efclave pour mettre auprès de fes filles. Sa figure revint fort a la mère, elle 1'acheta prefque fans héfiter, & trouvant dans cette efclave beaucoup de modeftie, de conduite 8c de talens, fur-tout un grand goüt pour la mufique que fes filles aimoient palfionnément, elle lui devint extrêmement chère. Albaert qui nous avoit caché fes deffeins, 8c nous avoit fait croire qu'il étoit allé faire un petit voyage de trois ou quatre mois, n'avoit jamais goüté tant de plaifir que dans la condition fervile oü il avoit bien voulu fe réduire ; il fut fi enchanté du caracfère d'efprit, de la douceur, de la vertu 8c de la beauté de ces charmanres filles, qu'il eut affez de peine a fe déterminer fur le choix qu'il feroit de 1'une des trois; il le fit pourtant en faveur de 1'alnée, qui fe nommoit(i) Gul-Endam, 8c qui avoit au plus dix-fept ans; & s'étant un jour échappé de cette maifon, qu'il lailfa très-affligée de fa fuite, il revint au logis, & nous raconta, a fon père 8c a moi, la caufe (1) Cul-Endtm, fignific corps de rofe. . V *  $io Contes Mogols. de fon abfence, & dans quel lieu il s'étoit retiré pendant plus de trois mois. Nous tremblames 1'un & 1'autre du danger qu'il auroit couru s'il avoit été découvert, &, après quelque tems, Bahalul étant allé trouver cette veuve dont le mati avoit autrefois été cadhy d'Ormuz : je n'ignore pas, lui dit-il, les bonnes qualités de vos filles, & le foin que vous avez pris de leur éducarion; ce font ces raifons qui me déterminent a venir vous propofer une alliance avec mon fils que je puis vous alfurer n'être pas fans mérite; & pour vous faire voir a quel point j'eftime la belle GulEndam votre aïnée, voila deux bourfes de dix mille pièces d'or chacune, dont je la prie de faire préfenr a fes fceurs, pour leur former un établiflementconvenable : a fon égard, j'ofe 1'affurer qu'il y aura peu de femmes dans toute la Petfe plus heureufe qu'elle de toutes les facons, Sc qu'elle fera adorée de fon mari : je ne vous parle pas de mon bien; par le préfent que je fais a vos deux cadertes , vous devez conjecturer quelles doivent être mes richelfes. La bonne veuve fur bien éronnée d'un pareil compliment; elle le regardoir comme un fbnge, Sc ne pouvoit s'imaginer qu'il y eür de la réaliré ; cependant elle fut obligée d'y ajouter foi, Sc remerriant Bahalul de fa libéralité, elle fit venir fes filles pour lui en rendre graces. 11 fut-ibloui de  Contes Mogols. 311 leur beauté, 8c trouvant que Gul-Endam étoit véritablement une perfonne parfaite, il tira de fa poche un fil de perles & deux bracelets de rubis, d'un prix des plus conlidérables, 8c la pria de vouloir bien accepter ce préfent de la part d'un fils qu'il aimoit tendrement, & qui fouhaitoit avec une extréme palfion étre fon époux. Gul-Endam furprife au dernier point, rougit beaucoup de fe trouver fans voile devant un homme; elle fut encore plus interdite des ordres que fa mère lui donna de recevoir ces préfens, comme des arrhes du mariage qu'elle venoit de conclure entr'elle & Albaert; cependant, en fille fage 8c foumife a fes volontés , elle témoigna qu'elle étoit prête a le recevoir pour fon époux. Mon fils, pourfuivit Karabag, avoit trop d'emprelfement de rerminer cette affaire , pour que nous le laiffaffions languir long-tems ; huit jours fuffirent pour les apprêts, & il fut, au bout de ce tems , maric a cette aimable fille, avec laquelle il a vécu depuis cinq ans dans une union parfaite. Gul-Endam dans les premiers jours de fon mariage ne fe latfoir pas de regarder Albaert; elle cherchoit a fe reffouvenir oü elle avoit pu le rencontrer dans Ormuz, lorfqu'elle éroit quelquefois fortie de la maifon avec fa m'ère : mon fils rioit en lui-même de fon inquiétude, 8c ce V 4  jii Contes Mogols. ne fut qu'après plus d'un mois qu'il lui apprk 1'iunocent arcifice dont il s'étoit fervi pour la connoïtre. Une extreme rougeur couvrit en ce moment le vifage de fon époufe : quelque modefte qu'elle eut été pendant le féjour qu'Albaert avoit fait chez fa mère, fous 1'habit d'une efclave, il étoit prefqu'impoffible qu'elle ne lui eut pas lailfé voir bien des beautés qu'elle auroit cachées avec un foin extreme, a tout autre qua des perfonnes de fon fexe ; elle lui pardonna pourtant cette tromperie, en faveur des avanrages qu'elle & fes fceurs trouvoient dans notre alliance, & de la paffion qu'elle relfentoit pour un époux qui méritoit toute fa tendrelfe. Bahalul avoit tout lieu d erre content de fon fort, il fe voyoit au comble de fes vceux; mais comme il avoit de grandes graces a rendre au prophete , il réfolut de faire le pélérinage de la Mecque. ( ; j Pour eer effet, il partit d'Ormuz, &, après un alfez long trajet, étant parvenu par la mer rouge jufqu'a Gidda, ( 2 ) il fe (1) La Mecque eft la ville du monde la plus connue par tout 1'uni*ers; elle eft fituée dans cette grande preftju'ifie , comme les Orientaux 1'appellenr, que forment le golphe de Perfe, la mer des Indes & la mer Rouge de laquelle elle eft éloignée de dix Iieues perfannes , qui en compofent plus de vingt des nótres. II y a peine de mort de metrre Ie pied dans fon térritoire , c'eft-a-dire a dix Iieues a la ronde , pour qyiconque n'eft pas mahométan , ou ne veur pas le devenir. (1) Gidda prés de Ia mer Rouge, oü 1'ón débarque pour aller a Ia Mecque : les Mahométans aoyent qu'Eve y eft enterrce.  Contes Mogois. 313 rendit par terre a la Mecque en trois jours; la, après y avoir fait fept fois le tour de 1'oratoire, (1) y avoir baifé la pierre (1) noire, vu la goutière (3) d'or, fait fa ftation & le corban (4) fur le mont Arafat, bu de 1'eau du puits O) Cet Oratoire s'appelle Kaaba ; on précend qu'il a été bati par Abtabam. Les pélerins profternent Ia tête fur le feuil, forft feptproceflions a 1'entour, & s'arrêtenr aux coins pour les baifer ; on y apporte tous les ans une nouvelle renrure de ces belles étoffes que l'on fait i Merdin en Mefopotaroie ; c'eft Ie grand feigneur qui a feul droit de la fournir, de même que pour ta chapelle de Médine, oü Mahomet eft enterré. Le prince de la Mecque , que l'on appelle Cherif, difpofe de Ia vieille qu'il envoie par morceaux en préfent, comme de précieufes reliques. Cet oratoire contient, a ce que l'on prétend , des richeffes d'un prix ineftimable. (1) Cette fameufe pierre s'appelle Sarfan; tous les pélerins font obligés de la baifer; elle eft noire, polie, pofée a I'angle oriental du Raaba, a quatre pieds Sc demi de hauteur, entourée d'un eerde de ferou d'or, felon quclques-uns, 8c fufpendue a de groffes chames d'or; certe pierre, fi l'on en croit la légende des mahométans, a été rendue noire miraculeufement, pour avoir été baifée par d'une femme, dans un rems critique, & au moment qu'elle n'étoit pas dans un état de pureté légale. L'on prétend que lorfqu'Abraham voulur batir Ie Raaba, les pierres venant d'elles-mêmes & roures raillées fe préfentèrenr a lui, celle-ci s'étant trouvée de refte, Sc s'en affligeant; ne vous fachez point, répondit le prophêre, vous ferez plus henorée qu'une autre; car je commanderai de la part de dieu a tous les fïdèles dc vous baifer en faifant la proceffion. (3) De 1'un des cótés de la terraffe qui couvre le Kaaba, il fort une goutière d'or maifif de la longueur d'une braffe, pour jerer les caux de la pluie. U) La ftation fur le mont Arafat, fe fait par pénitence du pêché origine!, paree que les mahométans prétendent que c'eft fur cette montagne qu'Adam approcha d'Eve fa femme la première fois; 4 1'égard du corban, c'eft le facrifice d'un ou de pluCeurs moutons  jio Contes Mogols, fur-le-champ fic voile pour fe rendre a 1'embouchure de 1'Indus. Comme nous avions le vent favorable, a mefure que nous nous éloignions d'Ormuz , Canzadé , qu'une violente crainte altéroit extrêmement, teprènoit fes fens : nous étions feuls dans la chambre du capitaine , & nous faifions notre pofïible pour diffiper le refte de la frayeur de la princeffe , lorfqu'elle me paria en ces termes : Ma chère Karabag , quelles obligations ne vous ai-je pas ! vous hazardez votre fortune & votre vie pour moi, fans même être informée du détail des iaifons qui m'obligent a une fuite aufïi précipitée; mais vous ne me blamerez plus quand vous faurez jufqu'a quel point la fortune me perfécute. Alors Canzadé , en verfant un torrent de larmes , continua ainfi Mais, mes fei- gneurs & mes dames, je m'imagine que ce récit vous fera bien plus agréable dans fa bouche que dans la mienne, & que pour peu que vous témoigniez a la princeffe que cela vous fera plaifir, elle n'héfitera pas un moment a vous raconter elle -menie fes infortunes. Comment, dit Gehernax , c'eft donc la princeffe de Perfe qui s'eft trouvé fi mal le premier jour que vous êtes entrés dans ce palais ? C'eft-elle même, dit Karabag , dont les malheurs font au - deffus de toute «xpreffion. Madame, dit Gehernaz en fe levanr,  312 Contes Mogols. Ja regarde, Sc il faut que les événemens en foient bien talles, puifqu'en executant feulement la mufique de cette tragédie , elle s'eft évanouie par le fouvenir ou par la comparaifon de fes malheurs avec ceux des acteurs dont elle chantoit les róles : c'eft , feigneur , ce que vous faurez demain , répondit, Cothrob, Sc je ne nuirai pas a fes affaires ; j'ofe même vous dire , que fans mon fecours, cette princeffe pourroit bien être encore longtems malheureufe : mais je neveux pas vous ötep le plaifir de la furprife, vous faurez ie tout quand il en fera tems. Oguz, les fultanes & les princes attendoient avec impatience 1'heure marquée pour fe trouver dans le falon : a peine fut-elle arrivée , que tout le monde s'y rendit, & Canzadé ayant été priée de conter fon hiftoire, elle lacommenca en ces termes. SIXIÈME SOIRÉE. Hiftoire de Canzadéj Princeffe d'Orrnu^, j" E dois le jour a Daoud-Can fuitan d'Ormuz; Sc le prince Cazan-Can qui eft aujourd'hui futIe tróne , eft mon frere : je perdis la fultane ma mère prefqu'en iiaiffant, Sc par fa mort je fis une  Gontes Mogols. 325, Canzadé, que ce nom de fceur m'eft cruel, & que le ciel m'eft contraire, de ne vous avoir pas fair nahre du dernier de tous les hommes , plutöt que du roi notre père. Eh! feigneur , 1'interrompis-je avec étonnement, pourquoi me fouhaitez-vous une pareille difgrace? Ah! s'écriaCazan-Can , c'eft que le fang qui. nous lie malheureufement, eft le plus grand obftacle qui fe rencontre a la tranquillité de ma vie. Oui y Canzadé, je vous aime, mais non pas cómme un frère, c'eft a. dire, d'une amitié foible &z languilfante; je vous adore comme 1'amant le plus vif, le plus paftionné pourroit le faire, & je fuis la-deffus fi peu le maïtre de moi-même, que je fens bien que je vais me livrer au défefpoir le plus funefte, fi vous n'avez pitié de 1'état oü je fuis : ne vous étonnez pas de cette déclaration , ma chère Canzadé, continua - r-il, ma paffion n'eft pas fans exemple dans les princes mes ayeux, 1'hiftoire des rois qui ont régné dans la Perfe, eft remplie du récir de pareilles amours ; plulieurs d'entr'eux ont époufé leurs fceurs, mais aucun de ces monarques na reflenti pour elles une paffion auffi vive, puifqu'elle m'óte entièrement le repos, & qu'il n'y aura jamais que la mort qui puilfe 1'éteindre. Cette déclaration fi précife, a. laquelle je devois pourtant m'atteudre par rapport a ce qui X 3  Gontes Mogols. 31^ qui n'avoit aucun empire fur moi , je me vis bien-töt foumife a la puilTancé d'un monarque qui me demanda avec autorité , ce qu'auparavant il avoit recherché de moi par la voie de la douc eur. | SEPTIÈME SOIRÉE. Suite de l'Hiftoire de Canzadé3 Princejfe d'Ormu^. J E ne vous répéterai point les difcours dont Cazan-Can fe fervit pour chercher a me perfuader de répondre a fa paffion , ni les raifons que j'employai pour le convaincre de toute 1'horreur qu'il en devoit avoir : je vous dirai feulement qu'après avoir reconnu 1'inutilité de fes empreffemens, il me déclara que pour me faire confentir a une union dont dépendoit la confervation de fa vie, il étoit contrahit d'agir en roi, & que j'eufle a me conformer a fes volontés abfolues. A cette cruelle déclaration , regardant le fuitan avec des yeux qui marquoient ma douleur & ma jufte indignatipn : Quoi, feigneur, lui dis-je , feriez-vous aftez déteftable pour vouloir employer votre autorité dans une union qui attireroit fur nous le couroux du ciel ? & 1'aftreux furnom  3 3° Conti s Mogols. de ( i ) Kauli que vos fujets vous donneroient, ne doit-il pas vous faire rentrer en vous-même ? Ah, n'efpèrez pas qu'aux yeux des hommes & de dieu, je fois noircie d'un crime qui fait fuir les anges mêmes; & foyez bien perfuadé que je fuis réfolue a me donner la mort (fi les autres moyens me manquent) plutót que de fouffrir la violence cftnt vous paroilfez me menacer. Non , Canzadé , reprit le fuitan , vous ne mourrez point, vous ferez réflexion a la vivacité de mon amour., je me flate que j'adoucirai un efprit aiuli prévenu que le votre, 8c que dans huit jours, vous changerez de fentiment; je vous donne ce tems pour vous difpofer a m'obéir. Je me jettai vainement aux pieds de Cazan - Can , après ce cruel commandement; mes larmes ne furent pas capables de Fébranler , & il me protefta devant fes vifirs, que fi j'abufois de lmdulgence qu'il 'J) Les perfans difenr qu'Abraham ayant refufé d'adorer Ie feu , Nembroth le fit mettre fur un bucher; que le feu ne put jamais t'allumer; & que les prêtres de ce monarque lui ayant dit qu'il y avoit un ange au haut du bucher qu'on ne pouvoit chafTer qu'en faifant commeme a fa vue une&tion exécrablc, on y fit commettre un inccfte par un frère avec fa fceur; que 1'homme fe nommoit Xau, la fceur Li, & que de cet accompliffement monftrueux fortit I a fouche de certe race abominable qu'on nomma Kauli, nom qui veut dire tout homme exécrable, & particulièrement un inceftueux. D'autres prétendent que 1'ange ne fe retira pas pour cela; mais qu'il demeura toujours auprès d'Abraham, dont Nembroth confus & enragé, chaffa Abraham de fa préfence & de fon royaume. Chardin, tome 8 ,fol. 14;, & tome ),f6L ijï.  332. Contes Mogoes; qui me paroilTbient trés-affeótionnées , je doutois fi je trouverois parmi elles quelqu'un d'aflêz hardt pour s'expofer a toute la colère du fuitan, en facilitant mon évafion. Après y avoir bien rêve , je jettai les yeux fur un eunuque noir, qui avoit paffé du fervice de la fultane ma mète, au mien. J'avois cru le voir fenfible a ma douleur : Schaban , lui dis-je, tu vois la cruelle fituation oii je me trouve, je veux t'ouvrir mon cceur, la mort eft le feul remède a. mes maux; c'eft par elle que je prétends fortir de 1'affreufe fituation ou je me trouve, a moins que tu ne veuilles me prêrer ton fecours. Princefle, me dit 1'efclave , touché de mes larmes , que faut-il faire pour votre fervice ? Vous n'avez qu'a me commander, comptez fur une fidélitc inviolable, & foyez sure que j'affronterai la mort la plus cruelle pour vous tirer des mains d'un tyran qui fe déshonore par une paffion qui doit faire frémir tous les honnêtes gens. 11 faur, lui dis-je, me faciliter la fortie de ce palais. Cela ne me fera pas impoflible , me répondit Schaban : fous un habit d'homme que je vous fournirai, nous fortirons du férail avec d'autant plus deliberté, que j'ai une clef des jardins, que ie chef des jardiniers perdit il y a quelques mois; mais quand nous ferons en liberté que deviendrons nous , & comment pourrons-nous éviter la recherche du fuitan , qui va devenit furieux da  Contes Mogols. 33» votre évafion? j'y remédierai, lui dis-je, je te chargerai d'une lettre pour ma nourrice; tu la trouveras dans un perit bien qui compofe aujourd hui toute fa forrune , & qui eft fitué dans le fauxbourg d'Ormuz j il fluit abfolument que je lui parle au plutot : a la bonne heure, répliqua Schaban, écrivez votre lettre , je me charge de la rendre a Karabag. Le tout fut exécuté ie lendemain. Ma nourrice vous a raconré de quelle manière je lui déclarai mes volontés ; que je lui remis plulieurs bourfes d'or , 8c tous mes diamans , & qu'en habit d'homme, & fous la conduite de mon efclave, étant fortis du palais, nous nous rendïmes a la porte d'Ormuz du cóté de la mer, ou elle nous attcndoit; qu'ayant dela gagné le port, & qu'ayant été conduits au vailfeau , dont Albaert s'étoit affuré, nous mimes'fur lechamp a. la voile, avec un vent des plu,s favorables. Je commencois k refpirer , 8c j'embralfois Albaerr, fon époufe & ma chère Karabag , avec toute la reconnoiffance polfible, lorfque faifant réflexion que Cazan-Can ne fe feroit pas plutót appercu de ma fuite, qu'il nous pourfuivroit lui même , avec une fureur extréme, je tombai dans une défolation k faire pitié; je fis part de ma crainte a ma nourrice ; elle en paria k fon fils, qui ayant témoigné au capitaine du vailfeau 1'inquiétude 011 nous étions, fans pour-  554 Cóntes Mogols. tant lui en apprendre le véritable motif, il fit faire tellemenr force de voiles, que nous fümes bientöt hors de toute atteinte. Comme nous avions le vent bon , nous nous trouvames au bout d'un mois , ou environ, proche de 1'embouchure de 1'Indus, Sc nous n'en étions pas éloignés de vingt Iieues , fans qu'il nous fut arrivé aucun des accidens auxquels on eft fi fujet fur la mer, lorfqu'il s'éleva tout d'un coup une tempête furieufe. Après avoir été pendant fept jours entiers entre la vie Sc la morr, le capitaine qui avoit vainement employé tout fon art pour éviter de fe perdre , voyant qu'il n'y avoit plus de remède , nous fit monter promptement dans la chaloupe, & en ayant coupé la corde, nous eümes la douleur de voir un inlfant après le vailfeau s'abimer a nos yeux, Sc nous fümes emportés par les vagues, fur lefquelles ayant été pendant vingtquatre heures le jouet des vagues Sc des Hots, nous allames échoüer proche une des ifles de (i) Divandurou , ou'des Maldives, ace que notre capitaine en put juger. Ci) Ces Mes font dans.la mer des Indes; elles font a vingt-cinq ou rrente Iieues de l'ifle de Malicut vers les Maldives.  Cont£s Mogols. 355 HUITIÈME SOIREE. Suite del'Hiftoire de Canzadé, Princeffe d'Ormu^ Nc-us étions demi mores de fatigue, lorfque notre chaloupe fe renverfa contre un rocher de l'ifle, qui éfoit difpofé de manière que nous pümes gagner terre *iTez aifément. Tandis qu'accablée de laffitude, j'étois avec Gulendam Sc Karabag, fur le bord de Ia mer a déplorer notre infortune , Albaert , Ie capitaine , & Schaban , étant montés au haut du rocher, Sc s'étant avancés dans l'ifle , trouvèrent qu'elle pouvoit avoir une lieue de tour; Sc qu'a 1'exception de quelques arbres , elle paroiflbit tout-a-fait inculte tk inhabitée ; ils revinrent tous trois a 1'endroit ou nous étions , Sc m'ayant priée d'aller choifir dans l'ifle une place moins incommode , en attendant le fecours du ciel, je me levai le vifage mouillé de larmes. Ah ! m'écriai-je, une vie commencée fous une fi noire planette, ne peut avoir qu'une hn tragique ; ceffons de fatiguer le ciel par des vceux, pour une princefle infortunée qui regarde la mort comme Ie foulagement de fes peines. Vous avez tort, machete enfant, reprit ma nourrice; Jamais, peut-être, perfonne n'a plus mérité  3 $6 Contes Mogols." laluftance du prophete y ne défefpérez donc pas du fecours que nous devons en attendre. Quoique je fulfe livrée a un violent défefpoir , cependant, pour ne rien ajouter aux malheurs ou ma fuite plongeoit Karabag & fa familie , je me rendis a fes raifons. Le capiraine préfent a ce difcours , me regardoit avec étonnement ; il n'avoit pas jufqu'alors fait toute l'attention poflible a ma perfonne ; & co.nnoilfant par ce difcours qui m etoit échappé , que j'étois une princeffe déguifée , il me rendit tout le refpecf poflible : Madame, me dit-il , dans la cruelle fituation oü nous nous trouvons 3 il faut nous roidir contre 1'adverfité ; nous ne devons arrendre de fecours que du ciel & de notre induftrie j fi dans quelques jours il ne pafle point de vailfeau dans ces quartiers , ma chaloupe n'eft pas en fi mauvais état, que nous ne puiflions hazarder de nous remettre en mer pour gagner, s'il eft .poflible, la cote de Malabar; c'eft le feul remède qu'il y ait a nos maux. Touchée des raifons du capiraine , je repris courage \ & voulant quitter le bord de la mer , j'appercus a cinquante pas de moi, le corps d'un homme que la tempête y avoit jetté fur une planche qu'il tenoit encore embraffée; ce fpectacle me toucha fenfiblement; je crus d'abord que ce pouvoit être quelqu'un de notre vailfeau, & je priois le capitaine de regar- der  Contes Mogois. 337 der s'il étoit encore en état de récevoir dii fecours, lorfqu'en jetant les yeux fur fon turban , je fus furprife d'y appercevoir une rofe de rubis qui produifoit un feu des plus éclatants ; étonnée avec fujet d'une rencontre fi peu attendue, je redoublai mon attention pour ce malheureux, dont les tabits, quoique fouillés par 1'écume de la men 8c par le fable, paroilfoient être d'un homme de la première confidération. Quand on leut mis fur fon féant, qu'on lui eut lavé le vifage, & qu'on eut ctu trouver en lui quelque figne de vie , t nous nous empreflames tous a lui donner du fecours , & nous 1'emportames plus avant dans l'ifle. Quoique les yeux de cet inconnu fulfent fermés, que fes lèvres paruffent toutes décolorées, 8c que la paleur de la mort fut répandue fur fon vifage, jamais nous n'avions rien vu de fi beau; & par un preflentiment dont la caufe m'étoit inconnue , je reflentis alors une fi grande émo«on, qu'elle fembloir me prédire une parrie de ce qui devoit m'arriver par la rencontre de cet homme , qui ne paroilfoit pas avoir plus de vingt ans. A peine eut-il ouvert les yeux, 6c repris quelque fentiment, que nous regardant tous avec étonnement: Je ne fais, dit-il, fi c'eft par le fecours du ciel, ou par le votre, que je revois la lumière; j'étois , il y a fort peu de tems , expofé ï la merci des flots; j'ai combatru leur Tome XXII. y  338 Contes Mogols. fureur autant qu'il m'a été poflible; mais après avoir fait de vains efForts, je me trouve dans un lieu rout-a-fait inconnu , oü, fuivant les apparences, je vous fuis redevable de la vie. Vous la devez , lui répartis-je , a la bonté de notre grand prophêre, & après lui, a des perfonnes de qui la fortune eft bien peu différente de la votre : nous avons, ainfi que vous , été jettés fur ce rivage il y a au plus une heure; ik nous n'avons aucune efpérance d'en fortir , fans un fecours du ciel tout-a-fait extraordinaire. L inconnu , a qui la mémoire revenoit de moment en moment, & dont les yeux reprenoient une vivacité toute brillante , nous regarda avec joie; & malgré mon déguifement, s'étant appercu que l'on me rendoit beaucoup de refpecl: c'eft a vous , feigneur, me dit-il, que je crois devoir faire des remercimens conformes aux bienfaits que je viens de recevoir; agréez donc que je vous en témoigne toute la reconnoiflance poflible. Seigneur, repris-je alors, je n'ai fait que ce que 1'humanité exigeoit de nous; & je me fais un gté infini, dans le malheur qui m'accable, d'avoir pu fauver les jours d'un homme , a la confervation duquel notre prophéte paroit s'intérefler ; puifque fans notre naufrage dans cette j/le , vous auriez indubitablement fini vos jours fur ces bouds-) mais gue dis-je, pouYons-nous  CóïJTES AioGÖLS. nous flateer d'avoir un fort plus favorable, & n'aurions-nous pas été plus heureux de trouver la fin de nos maux dans le fond de la mer, qti« d'avoir a craindre dans ces lieux , toutes les misères qui précéderont une mort que je regarde comme infailhble ? Je ne pus achever ces mots , fans verfer des larmes en abondance; & Karabag qui me vit dans cet état, & qui ne fit pas arrention k la préfence de finconhu,. m'ayant embraflé tendrement: ma chère princelfe , me dir-elle , mettez votre confiance en notre faint prophêre [ il n'abandonne pas les malheureux; & le ciel eft trop jufte , pour ne pas récompenfer la droiture de votre cceur. L'étranger furpris au dernier point de connoitre que je n'étois pas ce que je paroiflbis être, fit un effort pour fe jeter i mes genoux j mais 1'en ayant empêché : madame, me dit-il, cette vie que je vous dois , eft d'un prix trop médiocre , pour payer le fervice que vous m'avez rendu ; mais telle qu'elle eft , je vous protefte avec finarité , que je fuis prêt de la facrifier pour vos intéréts ; le ciel n'a pas mis en vous tout ce qu'il y a de plus beau dans Ia nature, pour vous abandonner ainfi < le vaiffeau fur lequel j'ai fait naufrage , a été brifé , fans doute, fur quelque écueil prochain; peut-être la mer nous envoyera-r-elle des provifions dont il étoit fourni abondamment; & Y 7.  34» Contes Mogols. cette mème providence, qui donne de quoi vivre a tous les animaux , ne nous laittera pas dans la malheureufe fituation oü nous fommes; prenez donc courage, madame, & faites examiner du haut de ces rochers; fi 1 on ne verra rien dotter fur la mer, qui me paroit devenir plus tranquille. Nous fuivlmes le confeil de 1'inconnu, & après avoir fait prefque le tour de l'ifle , nous découvrimes de fort loin quelque chofe qui paroilfoit fur 1'eau : Schaban qui étoit un excellent nageur, propofa de fe mertre a la nage; 8c s'étant avancé en mer prés d'une demie lieue , il appercut un grand coffre , 8c plulieurs caiffes; il les poulfa 1'un après 1'autre vers notre ifle; & après plus d'une heure de travail, les ayant amené a bord , nous defcendimes tous avec tine joie extréme fur le rivage , pour y examiner en quoi confiltoit le fecours que le ciel nous envoyoit : une de ces cailfes étoit remplie de trente grolfes bouteilles de vin de ( i) Schiras : les deux autres de bifcuic Sc de poilfon fee ; & le coffre contenoit plulieurs habits magnifiques , que l'étranger reconnut lui appartenir. (i) Cette ville eft fort grande; elle eft fituée proche la rivière de. Biaudemir dans la province de Farci; elle fournit d'excellcns vins, & s'ed accruc des ruiues de 1'aitcicnnc Perfepolis, qui fut rafée par-, Alexandre a la follicitation de la courtifane Thays. On voit dans fon. voifinage ks wmbcaijx da anciens rois de Perfe.  Contes M o « o t s. 34-r On ne peut concevoir quelle fut notre joie i cette vue; elle augmenta lorfqu'il nous alTüra qu'il devoir y avoir dans ce coffre plufïeurs lignes garnies de leurs amecons ; elles y étoient en effet Sc ayant par ce moyen de quoi trouver a fubfifter, nous nous abandonnames fans réferve a cette providence qui venoit de nous fecourir fi a propos j. nous coupames des branches d'arbres, dont nous nous fimes des efpèces de cabannes, Sc nous y pafsames la nuit tranquillemein , après avoir pris quelque nourrirure que nous- tirames de nos tonneaux. L'mconnu étant le lendemain entièrement rctabh, parut devant moi avec une grace toute fingulière : Madame, me dit-il, les habiilemens qui vous couvrent font trop ignobles, & puifque vous n'en avez pas de votre fexe, daignez du moins en accepter quelques-uns de ceux que Ia mer m'a renvoyé; nous fommes a-peu-près de mcme taille, Sc vous vous devez a vous-même d etre vêtue autrement que vous n'êtes. Karabag Sc Gulendam me preffant d'avoir cette complaifancepour l'étranger, je choifis un habit complet tout neuf, Sc ne pus me refufer de recevoir un turban, fur lequel il y avoit des diamans d'un prix ineftimable. II y a apparence que les ajuftemens relevoient extrêmement ma beauté j a peine parus-je dans  5 Contes M o g o t s. tbc état, que l'étranger ne put s'empêcher de donner toutes les marqués poffibles d'admiration, 6 que tous ceux de ma fuite me voulurent perfuader qu'elle m'étoit düe avec juftice *. nous pafsames le fecond jour & la feconde nuit avec beaucoup plus de tranquillité fur des lits compofés de gazon & de feuilles; nous eumes même la confolation de trouver dans notre ifle une fontaine d'eau douce, qui nous fit un extréme plaifir; Sc j'ajouterois, fi je 1'ofois , que ce qui contribua a la douceur de mon*fommeil , fut que, malgré tous mes malheurs , ce bel inconnu me revint plulieurs fois dans 1'efprit, & que je ne pus jamais bannir de mon idéé un jeune homme auffi agréabie. Ah ! Canzadé, me dis-je en m'éveiilant, quelle foiblelfe! de reffentir tant de fatisfaction au feul fouvenir d'un homme que tu n'as vu que depuis deux jours, Sc qui n'eft peut-être pas d'une condition égale a la tienne! tes penfées jufqu'a ce moment ont été innocentes; la feule compalfion & un mérite qui t'a parti extraordinaire les peuvent faire naitre; mais la réflexion ne les rend pas excufables : ne regarde donc plus cet inconnu que comme le commun des hommes , Sc ne t'engage point dans une paffion, dont les fuites ne peuvent t'être que funeftes; car enfin cet ctranger peut n'avoir rien d'ai-  Contes M o e o t D 24J mable que 1'extérieur qui t'éblouit; il peut être d'une nailfance très-inférieure k la rienne , & fans vertu; ah! il vaudroic mieux que tu eutfes été enfevelie fous les flots, que de te laiffer furprendre par les charmes feducteurs qui paroifTent fur le vifage de cet inconnu ; tu dois le fuir comme un monftte pret k te dévorer, ou du moins il faut Féviter comme un ennemi armé pour ta mine. A peine avois-je formé ce généreux deffein que Karabag m'annonca que l'étranger étoit k la porte de ma cabane, & attendoit que je fuffe vifible pour lui. NEUVIÈME SOIREE. Suite de 1'HiJloire de Canzadé} Princeffe d'Ormui. C^Uelque forrifiée que je cruffe être contre moi-même, & quelque réfolution que j'euffe ptife, j'avoue que je ne crus pas devoir lui reïufer d'entrer, & que je fus extrêmement touchée en le voyant; il parut devant moi fi différent de ce que je 1'avois vu la veille,.que j'en fus fecrètement allarmée; il ne m'aborda qu'en ttemblanr, & avec les marqués d'une extreme foumiffion , &c après avoir pendant quelque tems •Y4  J44 C O N T % S M O G O 1 Si gardé un profond.' filence s vous ne connoiffiez pas encore, madame , tous vos malheurs, me dit-il- je vous adore, & mon chagrin eft que je ne puilfe pas vous donner d'autres marqués de mon amour, que celles d'un parfait dévouement a vos volontés; je fens que cette déclaration vous offenfe ; mais j'ai cru qu'étant d'une nailTance £ pouvoir élever mes vceux i tout ce qu'il y a de plus grand dans 1'Orient, je ne devois pas vous lailfer ignorer plus long-tems ma paffion; ce n'eft pas que j'en attende du retour : je ne fuis point affez préfomptueux pour me flater d'un honheur pareil; cependant, belle princelfe, li, avec nn cceur libre de votre part, la pureté de mes in- * tentions vous étoit bien connue, j'aurois lieu de croire que 1'offre du mien ne feroit pas i méprifer. Si je fus furprife des difcours de 1'inconnu, je ne pus, au fond de 1'ame, lui favoir mauvais gré de fon amour, & j'étois extrémement embarraffée a lui répondre, lorfqu'infpirée fans doute par notre prophéte : Seigneur, lui dis-je, il faut que vous foyez effeétivement d'une quaüté égale i la mienne, pour ofer, fachant ce que je fuis , m'apprendre que vous m'aimez; ainfi la déclaration que vous veuez de me faire «e m offeufe pas : j'ai Ie cceur dégagé de toute paffion; mais je dépends d'un frère de qui je vous permets de tacher de mobtenir ; fi nous.  Contes M o « o t s. ?4j fommes alfez heureux pour fortir de cetre ifle, vous vous adrefferez 2 lui; mais jufqu'2 ce moment obligez - moi de ne me point parler de votre amour; c'eft 2 cette feule condition que je fouffrirai votre préfence. Ah! madame, me dir alors 1'inconnu, tranfporté de joie cV fe jettant 2 mes pieds, je me foumets 2 toutes vos volontés; fi ma bouche ne vous dit pas 2 tous les momens du jour, que je vous adore , vous ne ferez pas du moins alfez mjufte pour empêcher que mes regards & toutes mes acfions vous le falfent connohre; mais apprenez-moi du moins quel eft le monarque dont vous dépendez? C'eft le fuitan d'Ormuz, réphquai-je. Quoi ? Cazan - Can , madame , eft votre frère , & vous êtes 1'incomparable Canzadé, s'écria 1'inconnu? Ah! ciel, quel eft mon malheur, s'il faut pour être votre époux que je vous obtienne de ce prince; j'ai traverfé toute la Perfe ; je n'ignore pas 1'horrible paffion que ce monarque a concu pour vous, & les excès oü il s'eft porté pour vous obliger 2 confentir 2 un incefte affreux, & j'en ai même concu tant d'horreur, que je n'ai pas daigné lui rendre une vilite en palfant dans fes états; mais, quoique nos conditions foient bien égales, puifque vous voyez en moi le fils unjque & 1'héritier du fuitan  34 Contes Mogols. de Vifapour, (i) je ne dois pas me flatter que Cazan-Can ait plus d'égard a ma qualité & a mon amour, qu'il n'en a eu pour les loix du fang, qui lui défendent abfolument d'afpirer a votre poffeflion; ainfi , madame , fouftrez que nous ne dépendions point des volontés d'un frère injufte, contre lequel doit s'armer tout ce qui refpire dans la nature. On ne peut être plus furprife que je le fus de la réponfe du prince de Vifapour : Seigneur, lui dis-je, ne renouvellez pas ma douleur , en me parlant de la paflïon d'un frère que j'abhorre, & qui eft la caufe unique de tous mes malheurs, puifque c'eft en le fuyant que nous avons fait naufrage fur ces cótes; je ne crois pas même qu'il convienne, en 1'état oü nous fommes, de parler d'un amour qui peut augmenter nos peines; je m'imagine, par ce que j'en ai lu dans nos poctes perfans, qu'il n'eft propre qua troubler la raifon , ik je fens qu'en 1'état oü je fuis, j'ai befoin de toute la mienne. Nous pafsames une partie de la journée dans de pareils entretiens, ik m'étant la nuit fuivante jettce fur mon (j) Ville royale & capitale rlu royaume de Decan dans la prefqu'ifle, entre le Gange, fur la rivière de Mandoua , 8c dans la province de Cunkan. Ce royaume a quatre ports, favoir Carapatan, Babul, Rajapour, 8c Vingourla. Il a plulieurs rois tributaires.  Contes Mogoes. 347 lit de feuilles , je croyois y trouver quelque repos, & y jouir d'un fommeil ttanquille, lorfque le prince de Vifapour fe préfenta devant moi en fonge, avec un ait plus majeftueux qu'il ne m'avoit encore paru : Canzadé, me dit-il, c'eft en vain que tu me difputes encore ton cceur; laiffé agir Ie cours des deftinées, il eft écrit dans le livre.des décrets divins ( 1 ) que tu dois être a moi; je r'annonce donc de la part de notre fouverain prophéte, que c'eft a moi feul que tes affeófions font réfervées, & que je forcerai ton frère a confentir que je fois ton époux. Je m'éveillai dans le moment , fi agitée de mon rêve, que je fus long-tems fans pouvoir me rendormir : je ne favois li je devois regarder ce qui venoit de m'arriver comme un avis du ciel, qui clans les vapeurs du fommeil nous annonce quelquefois 1'avenir, ou comme un effet de la converfation que j'avois eue avec le prince : Ah! grand interprère des volontés du ciel, m'écriai-je, fondement inébranlable de notre religion, divin Mahomet, feroit-il poflible que ma deftince fut telle que vous me 1'annoncez par la bouche du plus aimable de tous les (1) Les Mufulmans appellcnt Omm-Alkatab , la table oa le livre des décrets divins, oü ils prétendent que le defiifi de tous les hommes eft écrit en caraftcres ineflajables. JSibliot. Oriënt-fol. 88«,  J48 Contes M o e o t s. hommes! fi c'eft la volonté du ciel j'y réfifteroSs en vain, mais en attendant qu'elle me foit mieux connue, je me tiendrai toujours en garde contre fes charmes fédudteurs. Si je ne fis pas paroitre le lendemain a Cothbedin ( c'eft le nom dn prince de Vifapour) combien je 1'eftimois déja, cene fut pas fans violence. Je crains, mefdames, continua Canzadé, que vous n'ayez pas alfez d'indulgence pour excufer ma foiblefïe : je ne veux point chercher a la diminuer par le mérite extraordinaire de ce prince, mais feulement par Ja force du deftin , qui, comme vous en jugerez par la fuite, agiifoit puilfamment fur moi. Pendant que nous n'étions occupés, pour ainfi dire, que de nous feuls, le capitaine Albaert & 1'eanuque fe fervoient de nos amecons: ils nous apportèrent du poilfon frais , qui nous fit un plaifir extreme, & il y avoit plus de quinze jours que nous menions une vie, a. laquelle nous commencions a nous accoutumer, lorfqu'un jour que le prince , le capitaine & Schaban alloient de grand matin a la pêche, ils appercurent en mer deux vailfeaux attachés au combat, mais dont 1'un des deux ne fe défendoit qu'en reculant, & en cherchant a gagner notre ifle. Attentifs a un fpectacle fi nouveau, ils fe couchèrent le ventre contre terre , & le vaiffeaü qui fuyoit ayant abordé le rivage, ceux qui écoient dedans en  Contes Mogols.' 549 fortirent promptement, & ayant gagné 1'éceuil, ils fe mirent en état de fe défendre. A peine celui qui les commandoit les eüt-il difpofés, que leurs ennemis ayant touché le même rivage, «Sc s'étant, ainfi que les premiers, jettés a 1'eau qu'ils avoient jufqu'a la ceinture, ils s'avancèrent avec fureur, &c firent bientöt rougir la terre du fang des combattans; les premiers arrivés, beaucoup plus foibles en nombre, avoient un pofte avantageux, & leur chef les animoit de telle forte pat fon exemple, que ceux qui les artaquoient ttouvèrent en eux beaucoup plus de réfiftance qu'ils n'en attendoient de gens qui devoient être déja fatigucs d'un long & rude combat, oü ils avoient témoigné beaucoup de valeur, & perdu grand nombre des leurs; mais les dermers ayant recu un renfort de tous leurs foldats, &c même des matelots qui étoient dans leur vaifteau, les premiers commencèrent a lacher le pied : leur chef fe défendoitavec une valeur extréme, & quoique blelfé de plulieurs coups, il difputoit fa vie avec Plus de courage que d'efpérance, & ayant affaire a des^ gens fans générofité, fans clémence , & animés de fureur de voir combien ils avoient perdu de monde dans ce combat, il alloit fuccomber fous le nombre , lorfque le prince de Vifapour envifageant le capitaine du vaiffeau, lui propofa d'aller au fecours d'uu homme, qu'i  > 35° Contes Mogols. avec au plus dix ou douze braves officiers ou foldats , alloit être accablé fans miféricorde, par le nombre de fes ennemis , qui montoit encore a plus de quarante perfonnes. Le capitaine qui étoit fort brave , n'héfita pas a répondre aux intentions de Corhbedin; & Schaban leur ayant demandé la permiffion de combattre fous leurs yeux, ils coururent tous rrois k la défenfe de ce brave homme. Le prince & le capitaine avoient chacun leur fabre , & 1'eunuque fe faililfant de celui d'un des morts, ils fe mêlèrent tous trois dans le fort du combat. Les deux partis s'appercurent bientót de ce fecours extraordinaire, le plus fort par le dommage qu'il en regut j & le plus foible par les grandes aótions que ces trois hommes firent, &c Cothbedin ayant en un moment fait tomber fans vie fix des plus hardis du parti contre lequel il combattoit, en fut regardé avec étonnement, &c même avec frayeur. Leur chef avoit pourfuivi ce brave guerrier, qui accablé de laffitude & de fes blelfures, s'étoit laiffé tombei au pied d'un rocher ; il avoit déja. le bras levé pour lui enfoncer le fer dans ï'eftomach , lorfque le prince de Vifapour qui avoit pris garde a cette action , prévenant d'un revers le coup mortel qu'il alloit lui porter, lui coupa le bras auprès de 1'épaule , & lui faifant voler la tête d'un fecond coup, il couvrit de fon  Contes Mogols. 351 corps celui a qui il venoit de fauver la vie. Relevez-vous , feigneur , lui dit-il, 8c rappellez toutes vos forces pour votre défenfe, puifque le ciel fe déclare en votre faveur. En proférant ces paroles, il écarta tellement, 2 coups de fabre, ceux qui étoient les plus cchauffés autour de lui, qu'il donna moyen 2 cc guerrier de reprendre fes armes, de rappeller fa vigueur prefque éteinte , 8c d'animcr encore les fiens 2 une courageufe déferfTe. II y trouva plus de facilité qu'il n'y avoit lieu de 1'cfpèrer les ennemis , par la mort de leur chef, que Coihbedin avoit privé de la vie, 8c par Pctonncment qui les avoit faili aux merveilles qu'ils lui avoient vü faire, étoient frappés d'une telle épouvante , que fe culebutant les uns fut les autres, ils voulurent regagner leur vaiffeau j mais le prince, fecondé de ceux qui reftoient de fon parti, leur ayant coupé chemin , les chargea avec tant de furie, & fit des aótions de valeur fi au-delfus de toute croyance , qu'ils périrenr tous les armes 2 la main. Le combat étant fini de cette forte, les officiers & foldats de ce guerrier fe rangèrent autour de leut chef, qui tout bleffé qu'il étoit, fongeoit moins a y apporter du remède , qu'a donner des marqués de fa reconnoiffance au prince de Vifapour : nous fortons d'un combat, lui dit-il, duquel toute la gloire vous eft düe, vous m'y avez  35*- Contes Mogols. fauvé la vie , & avec la mienne celle des braves gens qui me reftent : je vous en ai tant d'obligation que je fens bien, feigneur, que je n'en ferai pas long-tems ingrat fi le ciel me favorife en me fournirfant 1'occafion de m'en venger. Si je vous ai rendu quelque fervice, reprit modeftement Cothbedin , vous pouvez , feigneur, aifément le reconnoitre en me fauvant non - feulement une vie que j'aurois bien-tót perdue fans votre arrivée en ces lieux j mais encore avec elle , celle d'une perfonne que j'adore, & dont la confervation m'eft plus précieufe que la mienne propre. Oh, ciel I s'écria ce guerrier, eft-il poflible que je fois aflez heureux pour pouvoir fi-tót m'acquitter envers vous d'une partie de ce que je vous dois ? A ces mots Cothbedin , fans lui dire fon nom , ni le mien, lui ayant feulement apptis en peu de mots notte nauftage Sc 1'attente d'une mort prefque certaine, ou tout au moins d'une vie très-languif. fante fans fon fecours, le guerrier marqua une joie infinie de pouvoir nous emmener fur fon bord. J'attefte le ciel qui m'a envoyé un fi brave défenfeur, dit-il au prince, que non-feulement je vous tirerai de ce lieu , vous & les perfonnes de votre compagnie; mais encore que fi le pouvoir abfolu que vous offre, dans les lieux oü j'en puis avoir, ne vous y peut arrêter, je vous ferai conduire en telle partie du monde qu'il vous plaira  C O N T E S M O G O l S. fti plaira de vous retirer. En achevant ce difcours 1 étrangér vouloir , malgré fes blelfures , venir avec le prince chercher ceux a la confervatiöfl defquels il s'intéreflbic li fortement; mais Cothbedin le trouvanr rrop foible , & voyant qu'il perdoit beaucoup de fang, le pria de vouloir bien fe renrer dans fon vaiffeau pour y faire vifirer fes plaies , Jugeant qu'il y feroit beaucoup mieux que dans notre ifle dépourvue de routes les cömrnodités de Ia vie, & 1'alTurant qu'il alloit nous faire conduire fur fon bord. L'étranger céda aux prières du prince, & s'étant fait porter dans fon vailfeau, Cothbedin fut dans une furprife qui égala fa douleur, de s'appercevorr que le capitaine cc Schaban , „'étoient pas auprcs de lui : il les avoit vu cömbattre a fes cötés avec tant de bravoure , qu'il appréhenda qu'ils neulfent pén dans cette acfion , & effectivement, il les reconnut parrriiles niorts. La perte de deux hommes auffi courageux , balanca bien la joie qu'il devoit avoir d'une victoire auffi complette ; il leur donna des Jannes fincères & accouranr enfuite 2 nos cabannes , il faoas r'éveiIIa pour nous faire, quoiqu'avec modeftie, Ie récit d une action auffi glorieufe pour lui. Ce ne fuï pas fans frémir que je ie vis tout couvert de fang Ah ! feigneur, m'écriai-je, n'étes vous pas blelfé > Non, madame, me dit-il: le ciel qui me réferve Tome XXII. 2  354 Contes Mogols. fans donte pour votre défenfe , n'a pas permis que je périffe dans le combat; il s'eft contenté du capitaine de votre vailfeau, & de Schaban, qui ont eu bonne part a ma victoire, & je loue ce même ciel de ce qu'il n'a pas permis qu'Albaert fe foit rrouvé dans une occafion aufli périlleufe; je ne doute point que fon courage ne 1'eüt porté auffi avant dans un danger oü peut-être il feroit relté; mais , madame, pourfuivit-il, puifque nos larmes ne peuvent rendre la vie a nos braves amis , ne perdons pas le terhs en reflexions, & en plaintes inutiles; le généreux inconnu a qui je viens de rendre fervice, nous arrend , j'ai fa parole de nous faire conduire en tel lieu de la terre qu'il vous plaira. Une nouvelle aulfi agréable, diminua bien la douleur que je reffentois de la perte du capitaine «Sc du fidéle Schaban; nous courümes dans le moment vers le bord de la mer, nous y trouvames la chaloupe qui nous conduifit dans le vailfeau , & nous yentrames en remerciant le ciel de notre bonne fortune. Quoique je regardalfe l'ifle que nous quittions comme un lieu que peu de tems auparavanr j'avois cru devoir être mon rombeau , j'avoue que je ne pouvois la quitter fans regret , quand je penfois que j'y avois fait la conquête du prince de Vifapour; «5c Cothbedin , a ce qu'il m'a die  m, f°"ra,aM V^i. dans fon eilcd„K' bonheur de fa vie. £" enrraur dans le vailfeau , le prince aporie que celur qui en étou le maïtre , LuqueUn venou de merrre le premier appareil &^ -rnbredeblelfures,mais dom aucune S "-rele.arrendoir avec imparience fon dluft defenfeur&rous ceux de fa compagnie :comme on nous alfura que nous ne fincLmoderion! , nous enrrames dans fa chambre, & cet homme setant levé pour embralfer Cothbedin i-eus pas plutot jetté les yeux fur lui, qui ^:ciT cr;liorrible'je tombai " ^tre les bras de Karabag^ de Gul-Endam & 'epnncedeWapour penfa etpirer de douleur - voyant que celui a qui rl venoit de fauver la' V'e,.fV!^PrefqUeen baS dlllit> ens'écriant ohert; ^Canzadé, c'eft la ynnce^C^ D I X I Ê M E SOIRÉE. ^ ^^ir, A Canzadé, Princeffe d'Orfnü^ l Out ce que j avois vu de plus affreux fur Ia -er pendant que nous avions été expofés a fa contmua Canzadé, & tout ce que Ion Z 2  i,Go Contes Mogols." s'échanffer , ne dépendroit pas de toi en ce moment, fi je n'euffe prolongé ta vie par ma valeur. Jene le fais que rrop, reprit Cazan-Can, Sc fi je n'en avois pas le fouvenir bien préfent, je ne balancerois pas un inftant fur le parti que je dois prendre. Tu peux faire ce qu'il te plaira , répliqua Cothbedin en fortant de la chambre du fuitan , la main fur la garde de fon fabre ; mais fais-y réliexion plus d'une fois auparavant. Le chirurgiert du vailfeau , craignant qu'une converfarion auffi animée ne fit tort a mon frère, le pria de fe tranquillifer un peu : il fe rendir a fon confeil ; mais fur le foir fes bleffures s'étant trouvé empirées , l'on opina qu'il falloit relacher a Ia même ifle d'oü nous fortions. Cet ordre étant donné, Cazan-Can qui m'avoit fait garder a vue pendant tout ce jour , me fit appeller j Sc après plufieurs difcours odieux , auxquels je répondis avec beaucoup de fermeté, il me dit qu'il venoit de prendre fa réfolution fur la conduite qu'il devoit tenir avec le vaillant étranger qui troubloit fon repos, Sc le fitprier de paifer dans fa chambre. Cothbedin informé que le fuitan fouhaitqit le voir, fe préfenta devant lui d'un air tiès-aifuré; Sc Ie fuitan 1'ayant regardé quelque tems fans parler , rompit enfin le filence. Brave inconnu , lui dit-il, le ciel m'eft témoin , que je confidère tellement le bienfait que j'ai recu de toi, que s'il  C o n t^e s Mogols.' 365 O N Z I È M E S O I R É E. Suite de f Hiftoire de Canzadé', princeffe d'Ormuic. JF'Avoue, pourfuivit la princeffe, que je reffenris une extréme douleur au moment que je vis le vaiffeau de Cothbedin s'élöigner; elle fut d'autant plus cruelle-, que je fus obligée de la diffimuler, pour ne pas aigrir encore davantage le fuitan, qui, après avoir demeuré fix jours dans norre ifle, fe croyanr en étar de fe remettre en mer, s'embarqua- pour -retourner a Ormuz ; mais s'étant trouvé trés - mal dans le cours de la navigation, il fut obligé de relacher fur les cótes de Malabar; & s'érant fair porrer a Cananor, (1) en attendant une parfaire guérifon, il jugea a propos d'envoyer quelqu'un de%es officiers a Ormuz , pour: favoir en quel étar étoit fon royaume , & pour y porter fes ordres; il craignoit avec julfice que fa paffion pour moi n'eür infpiré 1'efprit de révolte aux grands de fa cour , Sc qu'en fon abfence il n'y fut arrivé quelque foulevement , avec d'aurant plus de raifon , que la précipiration avec laquelle il (1) Ville & royaume de la prefqu'iile del'Inde, au-deïadu golphe de Bengale dans lc Malabar.  566 Contes Mogols, le repos de mes jours , il faut que je fois encore privé de mon royaume. Par-la , feigneur , repartis-je, vous pllivez connoirre combien votre paffion irrite le ciel, & que vous ne devez efpérer de vous le rendre favorable qu'en y renoncanr. N'en parions plus, s'écria le fuitan, 8c courons au plutót au fecours de mon vifir ; puifqu'il vit encore, j'efpère dans peu chaffer Abdarmon de mes états, ou vous délivrer par ma mort, d'un malheureux prince que je vois bien que vous ne regardez qu'avec horreur. Quoique mon frère ne fut pas entièrement guéri, il ordonna qu'on préparat tout pour fon déparr, & ayanr fair charger fon vailfeau de plulieurs marchandifes qu'il fir acheter a Cananor, nous parumes quelques jours après; mais ayant eu prefque roujours le venr contraire, nous ne pümes arriver au cap de (i) Jafque, que plus d'un mois plus tard que nous aurions dü y aborder. La, mon frère ayant fait defcendre a terre un des fiens , 1'envoya a un de fes fujets qu'il favoit lui être fort affecrionné , & qui fe rendit le lendemain fur notre bord. Cazan-Can apprit de lui avec une douleur extréme, que le fidéle vifir avoir été tué, 8c que le peu de foldats qui n'avoient pas reconnu 1'au- (i) Jafque, pri'ncipauté dans le royaume de Perfe , fur la cöte de Kerman : le cap de Jafque eft le plus proche des terrcs d'Ormuz.  Contes Mogols. 3^7 torité d'Abdarmon , n'avoient plus d'efpérance qu'en un brave homme, qui, dans le cours de cette guerre, avoit fait des aótions fi éclatantes, que le vifir 1'ayant fait fon lieutenant, 1'armée, après fa mort, l'avoit choifi pour commander en chef. Que depuis ce rems le brave Sahed ( c'eft le nom de cet homme ) s'étoit comporté avec tant de fageffe & de valeur, que le fuitan de Balfora, a qui il avoit déja repris quatre de fes principales villes , lui avoir fair offrir une de fes filles en mariage, avec les avanrages les plus confidérables , s'il vouloit mettre bas les armes ; maïs que ce généreux guerrier avoir rejetté fes olfres, & lui avoir fair réponfe, que n'ayant pas d'autre objet que celui de rétablir Cazan-Can fur le rróne, il en viendroit a bout, ou qu'il y perdroit la vie. Cette nouvelle ayant agréablement furpris mon frére : Ami, dit ce monarque a 1'habirant de Jafque , mon vaiffeau eft rempli de marchandifes dont je 1'ai fait charger a Cananor , pour pouvoir renrrer dans mes états fous la figure d'un commercant; annonce-moi ici fur ce pied, afin que je puiffe y defcendre en süreté : je prétends aller bientót joindre eer illuftre guerrier 3 mourir a fes córés, 011 rentrer dans tous mes droits, & en ce cas le récompenfer de fes fervrces d'une manière fi éclatante, que l'on ne  368 Contes Mogols. fera prefqu'aucune dirférence de fon fort avec le mien. Cazan-Can ayant le lendemain fait débarquer fes marchandifes, il les renüt entre les mains de ce fidéle fujet qu'il avoit a. Jafpe, & y ayanE fait acheter huit chevaux, pour lui, pour moi, Sc pour fix des plus braves de fa fuite, après nous êtres munis de provifions nécelfaires , Sc nous être joints a une petite caravane, nous ne marchames que de nuit ; & nous traversames fans être connus, tout le chemin de Jafque ( i) a Lar, en moins de trois femaines. Plus nous approchioris de cette ville, plus Cazan-Can apprenoit des nouvelles qui ranimoient fon efpérance. Quoique Lar foit d'une médiocre grandeur, cependant , comme elle eft batie autour d'un rocher fur lequel il y a un chateau trèsfort, non feulement 1'armée victorieufe du fuitan de Balfora y avoit échoué ; mais Sahed, par plulieurs avantages qu'il avoit toujours remportés fur elle depuis la mort du vifir , 1'avoit repoulfée jufqu'a (z) Gomron; & mon frère s'étant fait (i) Lar, ville 8c pecit royaume en Perfe, dans la province de Farfiftant fur le fleuve Tifindon; il eft fitué entre Hifpalian 8c Ormuz : il y fait d'exceflïves chaleurs. (i) Gomron, Comoron , ville aujouxd'hui appellcc Bender Abafïï, a caufe que ce fut le grand Chah Abas, qui commen$a a lui donner de la vogue, eft fort petite ; mais néanmoins confidérablc a caule de fa fituation propre pour le commerce j elle n'eft éloignée de l'ifle d'Ormuz que de quelques Iieues. connoitre  Contes Mogols. 36*9 «onnojtre aux principaux habitans de Lar, que norre défenfeur avoit concenus dans leur devoir, ils vinrent fe jetter i fes pieds, Sc 1'affiirer d'une fidélité i toute épreuve. Comme Saheb étoit occupé i pourfuivre les ennemis, Cazan-Can crut qu'il lui feroit honteux de refter a Lar, fans aller lui-même combattre le fuitan de Balfora; il choifit póur cet effet environ deux eens, tant officiers que foldats de Ja garnifon, Sc partant avec nous pour aller joindre Sahed , il envoya annoncer a fon armée, qu'il venoit en perfonne défendre fes droits contre 1'ufurpateur Abdarmon, Sc chargea un de fes foldats, qui avoic été (1) fchater, de rendre a Sahed une lettre con§ue a-peu-près en ces termes. Brave guerrier > dont la feule valeur me rétablit dans mes états, je ferois le plus ingrat de tous les hommes 3fi je ne t'en témoignois pas la plus vive reconnoijfance : comme je n'ai point de récompenfe h t'offrir qui pui je égaler la grandeur des fervices que tu m'as rendu, tu la choiJiras toi-même dans un royaume que je ne tiens que de toi i je te jure par ma tête, {fur laquelle notre prophete puijfe faire tomber la foudre , ) Jl (.) Lrs Scharers font des valets de pied oU coureurs, qui pour êrre recus danscerte charge, font obligés de faire leur chef-dWre c'eft-i-dire, de faire a pied rrente-fix lieues, du matin au foir. ' Foyci les cérémonies pour la. rèception d'un Schater . danste* toyages de Thevenot au Levant, tome ///. f0ü0 355 Tome XXII. A  Contes Mogols. 37i fur fon vifage une extréme fatisfaction. Ma fceur, me dit-il, allons au devant d'un homme a qui j'ai tant d'obligations, Sc ne craignons point d'en trop faire pour un guerrier qui n'a point fon pareil dans tout POrient. Alors CazanCan courant les bras ouverts au-devant de Pik luitre Sc brave Sahed, il ne Peut pas plutót envifagé , que reculant deux pas en arrière : Jufte ciel! que vois-je, s'écria-t-il? c'eft 1'inconnu qui m'a fauvé la vie dans l'ifle déferte, oü je fus pourfuivi par les pirates. DOUZIÈME SOIREE. Suite de 1'Hiftoire de Canradé, Princeffe d'Ormu-- T JE nepus, mefdames, continua la princefle y entendre ces paroles, & reconnoitre dans Sahed le prince de Vifapour, fans relTentir dans tout mon corps un tremblement univerfel. Oui, c'eft moi, feigneur, dit alors ce héros, & fi je n'ai pas fuivi exactement vos intentions, je crois, patIe fervice que je viens de vous rendre, avoir bien réparé cette faute. Tu te trompes, inrerrompit brufquement le fuitan, fans faire attention aux obligations infinies qu'il avoit a ce guerrier ; quelle eft ta folie témérité ? quoi, malgré 1'expreife défenfe que je t'en ai feite, tu Aa 2  Contes Mogol s£ 37 j Au commandement que Cazan - Can fit de mettre la main fur le libérateur de fes états, tous ceux qui fe trouvèrent dans la falie oü nous étions, commencoient a murmurer alfez hautement; & ce retardement a fes (1) ordres abfolus redoublans fa fureur, il mettoit déja la main fur fon fabre, 011 pour fe faire obéir par force, ou pour fondre fur le prince, lorfque ce héros prenant la parole d'un ron extrémement fier : Je m'étois flatté, lui dit-il, de recevoir de toi un autre traitement; mais toutes tes actions ont un tel rapport avec 1'exécrable paffion pour laquelle tu veux excufer ron ingratitude, que pour le prix de ta vie & du falut de ton royaume , je ne devoïs pas attendre de toi d'autre récompenfe que celle (1) La Perfe eft un état monarchique, gouverné par des rois, dont Ie pouvoir eft fi abfolu, qu'il n'a aucuncs bornes, ni limites; leurs fujets ne les reganjenr qu'en tremblanr; 8c ils out un tel refpeft V une obéiffancé il aveugle pout leurs ordres, que quelqu'injuiles qu'il puilfent être, iis les exécutent contre toute forte de dtoit divin ou naturel; auffi quand ils jutent par la tête de leurs fultans, ce ferment eft plus aurlientique, que s'ils le faifoiem par ce qu'il y a de plus facré dans le ciel 6c fur la rerre. Ces monarques n'obfervent aucune formaliré de juflice dans la plupart de leurs arrêrs; & fans confulter perfonne , non pas même les loix ni la coutumc, ils (ugent des biens, de Ia vie & de la mort da leurs fujets, felon qu'il leur plait, n'ont aucun égard pour la qualitc ou la dignité des perfonncs; & fans s'aftreindre aux genres des fupplices ufités dans le pays, ils en imaginent, 8c ordonnent ceux que la fantaiiïe leur fuggère. On en verra des exemples dans toutes les relarions des voyageurs, 8c •principalement dans celles de Tavernier, du chevalier Chardin , Sc de Theveaor. Aa j  374 Contes Mogols. que tu me prépares; mais fi tes intentions font exécutées , je ferai aiTez vengé de toi par la honte que je te laifle de traiter avec autant d'indignité, uri homme a qui tu conviens d'avoir des obligations auffi granoes j apprends cependanr que tu ne difpoferois pas ici de ma liberté, & que tu ne me 1'öterois qu'avec la vie, & aux rifques de la tienne, fi je voulois la défendre; mais je ne veux ici te faire que des lecons de générofité : agis en monarque, fi tu as encore affez de vertu pour cela; rentre en toi-même , étouffe un amour qui te rend déteftable devant dieu & devant tes propres fujets , & fache que la princelfe Canzadé eft feule capable de me faire rendre les armes. En finiffant ces paroles, le prince mit fon fabre a mes pieds, & fe rournant vers les officiers de Cazan-Can : exécutez, leur dit-il, avec un fouris amer, les ordres de votre maitre; il fentira bientöt par ma détention ou par ma perre, (fi le ciel le permet a fa honte , ) 1'injuftice de fpn procédé. Si ces paroles prononcées avec une grace & une hauteut dignes du prince, étonnèrent Cazan-Can, elles redoublèrent fa fureur & fa confufion : tu viens , lui dit-il, en écumant de rage , de pro-, noncer ton arrêt; & cet amour pour Cazandé , dont tu te fais gloire , en te précipitant au tombeau , donnera un exemple aux jeunes audacieux.  }S Contes Mogols. foixante de fes ennemis , Sc il étoit fi fiitigué d'un combat qui duroit depuis plus de deux heures, qu'il y a apparence qu'il alloit être accablé fous le nombre, lorfque le ciel parut envoyer a none fecours deux vailfeaux, que le trouble oü l'on étoit avoit empêché de découvrir, & qui accrochèrent le notre au moment que nous y penfions le moins, mais pourtant li X propos, qu'un inftant plus tard Cothbedin n'étoit plus en état de fe défendre. Pendant que ces nouveaux guerriers , qui n'avoient pu regarder fans admiration la valeur de Cothbedin & d'Albaert, raillo'ent en pièces nos ennemis, le prince ne pouvant plus rélifter a 1'extiême lallirude qu'il reiTentoit , fe lailfa couler contre les mats , & Albaert le couvrant de fon corps, attendit ce que les chefs de ces foldats décideroient de leur forr. Les capitaines des deux vailfeaux avoient paru avoir trop d'eftime pour eux pour ne leur pas fauver la vie; ils les firent promptement fecourir , Sc les blelfures du prince, ainfi que celles d'Aibaert & du Perfan , ne s'étant pas trouvées bien dangereufes, les chirurgiens, après les avoir panfés, jugèrent qu'ils n'avoient befoin que de repos. Us commencoient a en goüter la douceur , lorfque je me trouvai dans une fituation encore plus déplorable qu'auparavanr , en apprenant que nous venions de tomber entre les mains  Contes Mogols. 38-, de Corfaires, & cp'ils procédoient au partage d« butin qu'ils venoient de faire dans notre "vaiffeau. Mais quelle fut ma douleur quand je vis quelques heures après, mon cher Cothbedin bvré au fommeil le plus profond, que l'on emporrott fur un matelas, & qu'avec le Perfan & plufieurs de fes braves défenfeurs, on le ft paffee fur u„ des vaiffeaux des pirates : jamais je n'ai relfenti un plus violent défefpoir; mes cris auroIent dü le-titer de 1'affoupiffement oü il étoitmais ce vailfeau faifant voile fur-le-champ je yis emporrer avec lui routes mes efpérances, & je reffai fans aucun mouvement pendant un tems tres-confidérable. Par un excès de bonheur pour moi, je ne fus pas féparée de Karabag, de Gkdendam & d'Albaert. Quoiqu'accablés des mêmes malheurs ifs employèrent tous les moyens poffibles pour me faire revenir a moi; mais ils ne purent modérec 1 extréme douleur que je reffentis, fur-tout lorfque celui qui commandoit notre vaiffeau, ayant trouvé en moi quelque beauré, malgré 1'état oü j etois, me fit entendre qu'il m'honoroit de fon attention, & qu'il ne tenoit qu'a: moi qi!e ma captivité fut des plus douce*. Bb x  588 Contes Mogols; QU ATORZIÈME SOIREE. Suite de l'Hiftoire de Canzadé, PrinceJJ'e d'Ormu-^ XJ"ne paicille nouvelle augmentatellement mon défefpoir, que je fus dix fois prêce a me précipirer dans la mer; & j'aurois exécuté cette réfolurion, fi Albaert ne men avoit détournée, & ne m'eüt promis de tout employer pour s'oppofer «aux inteutions du pirate. Je paffai la nuit, qui fuivit cette cruelle journee, dans une agitation fi violente, que je tombai férieufement malade : une fièvre des plus ardenres s'empara de moi, & Albaert voyant que la douleur feule la caufoit, jugea pouvoir me foulager en me parlant en ces rermes : J'ai cru m'appercevoir, madame, qu'il y a de la divilion dans ce vailfeau , & que votre nouvel amant n'y eft point aimé; laiifez-moi le foin d'animer co ure lui fes propres foldats, je vous jure, qu'avant qu'il foit peu , je lui donnerai tant d'occupation , qu'il aura bien de la peine a s'en débarraffer. Albaert me tint bientöt parole; il fit entendre a 1 equipage que leur chef me réfervant pour fa part, les privoit par-la du plus grand butin qu'ils  Contes Mogois. 3S9 puifent jamais efpérer; que j'étois 1'époufe du prince de Vifapour, qu'il n'y avoir rien qu'ils ne dulfenr attendre pour ma rancon, en me gardant tout le refpeéf qui m'étoit du , & les menara des plus violens effets de fa fureur, s'ils y manquoient, puifqu'il étoit alfez puiffant pour les aller chercher en quelqu'endroit de la terre qu'ils pulfent fe retirer, & venger fur eux, par les fupplices les plus terribles, les outrages qu'ils auroient foufferts être fairs a une époufe qu'il adoroit: il les aflura au contraire, que ce prince leur feroir tant de bien a tous, s'ils prenoient ma défenfe, qu'ils pourroient déformais fe paifer de faire un métier, qui ne les enrichiflbit pas fans rifquer a tout moment leur vie. Les repréfentations d'Albaert firent une fi forre imprellion fur 1'efprit de rous ces gens, que 1'un d'eux fe chargea de parler a leur chef; il lui expofa fa miffion , mais dans des termes li peu polis, que ce brutal entrant dans une colère extréme, ne lui ft point d'autre réponfe que celle de lui enfoncer fon poignard dans le cceur. Une act.ion auffi barbare étonna tellement 1'équipage , que chacun reftoit immobile, & n'ofoit prendre vengeance de fon camarade, lorfqu'Albaerr fe faifiifant du fabre du défunr , & fondant fur le pirate, il lui en déchargea un coup d'une main ii puiifante, qu'il lui fendit la tête & la moitic Bb 3  39° Contes Mogols. de l'eftomac, & par certe more me débarrafla du plus dangereux ennemi que j'eulTe a craindre. Tout 1 equipage furpris de Ia force & de 1'intrépidité d'Albaert, ne le regarda dès ce moment qu'avec admiration. Tu ferois digne de nous commandet, lui dirent les foldats d'un commun accord, fi nous voulions continuer un métier auffi dangereux ; mais réfolus de fuivre tes confeils , mène-nous a Vifapour, pour y rendre cette princeffe a fon époux, & tiens-nous la parole que tunous as donnée. Albaert la leur confirma encore; & profitant de la bonne volonté de ces gens , fit tourner la proue du vaiffeau vers Dabul. (i) Après un voyage rrès heureux, nous y débarquames, & la, comme par refpect pour moi, l'on ne m'avoit point fouillée; je remis a Albaert une ceinture, fur laquelle en partanr de Gomron j'avois fait attacher mes principaux diamants, & que j'avois cachés avec beaucoup de foin. Il en alla vendre une partie aux juifs de Dabul, Sc en ayant fait plus de cent mille pièces d'or, il en diftribua quatre-vingt mille a 1'équipage qui en fut très-content. Après nous être féparés de ces braves gens , nous primes la réfolution de nous rendre par terre a Vifapour; nous efpvrions y avoir des nouvelles du prince Cothbedin , qui auroit pu fe racheter des pira- (i) Pou de mer du royaume de Vifapcur.  Contes Mogols. 391 tes, par une rancon pareille a la mienne; mais comme je ne voulois me découvrir dans cette cour, qu'au cas que j'y rencontralTe le prince, je jugeai a propos de prendre , ainfi que Gulendam , des habits d'homme , pour pouvoir marcher avec plus de commodiré fous ce déguifement. Etant donc partis de Dabul, nous arrivames cinq jours après a Vifapour oü j'eus la douleur d'apprendre qu'on ne favoit ce qu'etoit devenu le prince. Albaert ayant par mon ordre etc trouver le fuitan de Vifapour , & fans entrer dans aucun détail de ce qui me regardoit , lui ayant fait favoir Ia détention de fon fils , & le nom du pirate qui commandoit le vaiffeau fur lequel il devoit ètre, ainfi qu'il l'avoit fu de ceux qui nous avoient rendu la liberté, ce monarque au défefpoir d'un pareil événemenr, ayant fur le champ donné des ordres trés-prompts, l'on fit partir de fes ports vingt vailfeaux, pour aller au fecours du prince , & pour parcourir toute la mer des Indes, & celle d'Arabie. Pendant que ces vaiffeaux étoient occupés a chercher Cothbedin , je lailfai une lettre au conciërge du principal caravanférail de Vifapour, pour le prince en cas de retour , & je 1'affurois que dans fix mois, au plus tard, je 1'attendrois a Cambaye, oü je me rendrois après avoir été a Chitor. Dans 1'incertitude Bb 4  ?9* Contes Mogols: d'être un jour eu état de reconnoïtre dignement les fervices que j'avois recu d'Albaerr • je crus qup je devois au moins me rendre dans cette ville , pour y confulter 1'aveugle que le vieillard lui avoit indiqué; étant donc parrie de Vifapour par terre avec lui, Gulendam & Karabag , nous arrivarnes , après beaucoup de tems ik de fatigues , a Chitor. Comme nous voyagions en gens qui vouloient être inconnus, nous allames loger dans le caravanférail; & lc lendemain nous étant rendus a la mofquée, nous trouvames réellement prés de la porte un aveugle, tel que le vieillard Pavóit dépeint en fonge. Nous nous approchames de lui; &: lui ayant donné par aumóne une pièce d'or : Fiére , lui dit Albaert, j'ai traverfé la mer d'Arabie, une partie de 1'océan Indien, & depuis Dabul jufqu'ici, je fuis venu par terre pour te voir. Pour me voir, répondit 1'aveugle avec furprife ! Qu'y a-t-il donc de fi rare en moi, pour t'avoir engagé a faire tant de chemin ? car il faut que tu ayes fait plus de buit eens Iieues pour cela : je n'en ai effectivement guère moins fait, ik même peut-être plus, par rapport aux différens évéuemens qui nous font furyënus dans ce voyage; mais je m'eftimerai bien payé de toutes mes peines , li tu m'inftruis de ce que je fouhaite apprendre. Tu as été trop généreux .i mon égard, pour que je te refufes rien de ce qui dépendra de  Contes Mogols; 393 moi, reprit Paveugle : explique moi donc de quoi il s'agit. Dans trois rêves cónfecutifs, pourfuivit Albaert, un vieillard toujours le même, m'aordonné de me rendre a cette ville, Sc m'a allure qu'a la porte de cette principale mofquée , je rencontrerois un aveugle, qui me feroit trouver un tréfor des plus confidérables : j'ai héfité, fur la fbi d'un fonge , a entreprendre un voyage auffi long ; mais enfin je 1'ai fair, je t'ai trouvé; as-ru quelque chofe de bon a m'annoncer ? L'aveugle a ces dernières paroles fit un grand éclat de rire : Camarade , lui dit-il, il faut que tn fois bien fou , pour avoir tiaverfé tant de pays avec Ci peu de jugement; tout aveugle que je fuis, j'ai plus d'efprit & de raifon que toi : j'ai eu plus de fix fois un rêve a peu-près pareil. Une vieille femme m'a fait en fonge un commandement prefque femblable au tien; mais je n'ai pas été affez extravagant pour t'imiter. Er que t'avoit ordonné cette vieille femme, reprit Albaert ? Des fadaifes, des impertinences, des chofes fi hors de bon fens , que je n'ai pas daigné y faire la moindre attention; elle m'alfura, continua l'aveugle , que fi je voulois recouvret la vue, que je n'ai perdue que par accident , je n'avois qu'a paifer en Perfe , & me rendre dans la ville d'Ormuz ; qu'a une demi-lieue de cette ville , du coté de la mer, je demandaffe la maifon d'un certain  *tgc? Contes Mogols. tous point a foulager ma douleur amère , en m'anooncant un bonheur lï inefpéré ? comme il paife mon attente, permettez, fans vous offenfer, que je doute un peu de ia folidité de vos promelfes; mais cependant j'appercois fur vorre vifage tant de marqués de vérité , que je commence a croire que vous ne cherchez pas a. me tromper. Non, madame, reprit Cothrob, vous me rendrez bientót juftice , & 1'événemeur vous fera connoitre que je nc vous ai rien dit qui ne m'ait été dióté par le prophéte. Les fultanes écoucoient avec étonnement les promelfes de 1'Iman; elles fe perfuadoient que pour darter la paifion de la princelfe , il lui promettoit un bonheur imaginaire, ne voyant aucune apparence que fes chagrins duifent auffi-tcit finir. Cependant fe prétant a fes idéés, eiies renouvellèrent a Canzadé les aifurances qu'elles lui avoient déja données d'une protecfion qui lui étoit d'autant plus agréable, qu'elle étoit frappée que, ü ce qui fe paffoit dans ce palais n'étoit pas un fonge, les fultanes étoient véritablement des périzes. L'heure du fouper étant venue , les fultanes fe retitèrent, Sc l'on conduifit leurs hóres dans le falon oü ils avoient coutume de prendre leurs repas. A peine commencoient-ils a manger, que 1'aveugle , conduit par le prince Schirin , qui fe  416 Contes Mogols. paya touc ce qu'il en voulut avoir. Enfin le fuitan s'y attacha de manière qu'il ne pouvoit être un moment fans l'avoir a fes córés, & que pour être bien venu de ce prince , il falloit avoir prefqu'autant de refpect pour fon finge que pour lui. Quelle foibleife ! dilois-je en moi-même, quoi! pour me conferver les bonnes graces de mon maïtre , il faut que je falfe la cour a un linge; ah ! c'eft trop m'avilir : mais faifant enfuite réfléxion fur 1'extrême envie que j'avois de faire une fortune brillante, & fur 1'exemple que me donnoient les autres courtifans : adorons donc 1'idole , m'écriois-je, & rendons-lui autant de devoirs qu'a une créature raifonnable. Ma réfolution étant une fois bien prife, il n'y eur point d'attention que je n'eulfe pour cet animal, & quoique je ne 1'aimalfe en aucune manière , je 1'accablai de carelfes. II fembloit que le maudit finge connüt qu'au fond du cceur je le haiffois ; quelqu'amitié que je lui témoignalfe, je ne pus jamais gagner la fienne; au contraire, il n'y avoit point de malice qu'il ne s'attachat a me faire ; il me pincoit le nez, me tiroit les oreilles, m'arrachoit la barbe , me jettoit a tout moment mon turban par terre, 8c cela réjouilfoit rellement le fuitan, qu'il en rioit fouvent aux larmes. Si ces fcènes fe fulfent paffées en fecret, je les aurois fupportées avec moins d'impatience j mais comme la plupart du tems elles étoient  4io Contes" Mogols. de Manhoud, & non a ma capacité; mais auffi devois-je la perdre pour un fujet auffi léger que celui de la mor: d'un finge , & fuis-je obligé de faire des miracles en faveur de cet animal? Pendant que je faifois ces belles réflexions, il s'élevoit un fecond orage contre moi , beaucoup plus a craindre que le premier 5 mes ennemis infinuèrent au fuitan, que pour me venger des outrages que j'avois rëcu fi fouvent de fon finge , je pouvois bien l'avoir empoifonné , & que la chofe étoit facile a connoitre. Le fuitan déférant aux confeils de ces envieux, fit ouvrir le finge, & les médecins y ayant trouvé, a ce qu'ils dirent, des marqués certaines de poifon, on me vint arréter au moment que j'y penfois le moins, & après m'avoir chargé de fers, on me jetta au fond d'un cachot. J'avoue que toute ma fermeté m'abandonna en ce'moment; je ne pus envifager fans horreur la difgrace du fuitan, & la mort a laquelle je vis bien que l'on medeftinoit; j'obtins feulement du conciërge de la prifon , la permiffion d'écrire au fuitan; je le fis dans des termes qui auroient attendri le cceur le plus barbare , je Falfurai de mon innocence, & lui repréfentai qu'il falloit que le finge, qui 1'avoit fuivi a la chaffe, eut mangé fur les arbres fur lefquels il avoit monté , quelques graines ou quelques fruits empoiforuiés, (s'il étoit vrai qu'il  421 GoNTEs MoGOLS." mens les plus affreux; je fortis donc avec elle de mon cachot, & profirant de la bonne volonté de ma femme, qui avoit eu la précantion de fe munir d'un habit d'homme, Sc de s'emparer de deux eens pièces d'or, nous fortïmes de la ville, Sc après avoir marché jour & nuit d'abord a pied , & enfuite fur des chevaux que nous achetames, nous arrivames a Golconde. ( i) Je commencai a refpirer, quand je me vis tout-a-fait hors des états du fuitan de Chitor, mais aulli je commencai dès ce moment a ne plus regarder mon époule qu'avec une efpèce d'horreur; elle s'appercut bientót de 1'extrême répugnance avec laquelle je recevois fes carelfes, Sc n'attendant pas de moi un pareii procédé, après le fervice qu'elle m'avoit rendu, & le péril évident oü elle ne doutoit point qu'elle n'eüt expofé fon père par notre fiute, elle en relfentit un li violent chagrin, que foir que ce fuffent ces rélexions, ou la douleur qu'elle coneut de mon peu d'attention pout elle, qui agitalfent fon efprit, elle en tomba dangereufement malade, & après m'avoir fait les reproches les plus fanglans, elle mourut dans un défefpoir qui auroit touché tout autre que moi. •(1) Golcan.ie , ville grande Sc belle oü réiïde le fuitan de ce royaurnc, litué entre 1'empire du Mogol, celui de Decan Sc de BifDJgar, eft tiès recommandée par fes mines dc diamans.  Contes Mogols. 4-.$ Quelque obligation que je lui euffe, le chagrin que je reflentis de fa perte ne fut pas de longue durée , & je compris en ce moment qüii eft aifé de fe confoler de la mort d'une laide femme , & que l'on n'aime pas. II ne me reftoit plus que cent pièces d'or, je craignois d'en voir bientót la fin , & de ne favoir que devenir , car je n'avois nulle envie dereprendre une profelllon qui m'avoit été fi préjuciable, lorfque le hafard me produifit une occafion bien fingulière de me faire connonre da fuitan de Golconde. Ce monarque , ainfi qu'if lui arrivoit fouvent, alloit fe promener avec fes femmes; il avoit envoyé avertir de fa marche dans tous les villages par ou il devoit pafTer; chacun s'étoit éloigné de fa route; il n'étoir refté dans toutes les maifons que des femmes, & les payfans qui favoiene qu'il y alloit de leur vie, (1 ) s'étoient retirés a plus d'une lieue, lorfque je fus affez malheureux d'être rencontré par les avant-coureurs du fuitan; comme je n'avois (1) Dans 1'Orieut, lorfque les femmes du férail fortent, ce qui arrivé plus fouvent pour 1'ordinaire , de nuit que de jour, l'on annonce leur fortie, 8c il faut que chacun s'éloigne de 1'cndroit «ü elles doivent paffer, fous peine de la vie; cela s'appelle Courouc, c'cft-a dire enrurc, dcfenfe , abftinence. II y a dans lc fixième volume des voyages de Cliardin , un chapitte enrier qui contient le Courouc , 8c dans lequel on peut vair combien il eft feVére, prindpalement en Perfe. Dd 4  T A B L Es C. Quart-d'heure, Suite de l'Hiftoire de Faruk, 65 CL Quart-d'heure, Suite de l'Hiftoire de Faruk, 71 Aventures du vieux Calender , 73 C1I. Quart- d'heure. Suite des Aventures du vieux Calender, 77 CIII. Quart-d'heure. Suite des Aventures du vieux Calender, 83 CIV. Quart - d'heure, Suite des Aventures du vieux Calender, 9° CV. Quart-d'heure. Conclufion des Aventures du vieux Calender, 94 Aventures du jeune Calender , 96 CVI. Quart-d'heure, Suite des Aventures du jeune Calender, 109 CVII. Quart-d'heure. Suite des Aventures du jeune Calender , 113 CV1II. Quart-d'heute. Suite des Aventures du jeune Calender , 1 M> CIX. Quart-d'heure , Conclufion des Aventures du jeune Calender , na Suite de 1'Hiftoire de Faruk , 117 CX. Quart - d'heure. Suite de l'Hiftoire de Faruk j 119 CXI. Quart-d'heure. Suite de l'Hiftoire de Faruk, I31 CXII. Quart-d'heure, Suite de l'Hiftoire de Faruk , 138 CXIII. Quart-d'heure. Suite de l'Hiftoire de Faruk , 144 CXIV. & dernier Quart-d'heure , Conclufion de l'Hiftoire de Faruk , 148 Retour du Médecin Abubeker , 145} Hiftoire de Zebd-El-Caton, \ 154 Aventures de l'Arabe Abena^ar, 158 Suite de l'Hiftoire de Zebd-El-Caton , 174  T A B L Ê. Aventures du Médecin Abubeker, & Conclufion de VHiftoire de Schems-Eddin & de Zeld-ElCaton 3 ,84 Les Sultanes de Guz arate, TOlRE d'Ogu$ i Sultan de Guzarate 3 & des cinq Sultanes } page ± t $ Première Soiree. Hiftoire de Karabag s 290 II. Soiree. Suite de la même Hiftoire 3 29 5 III. Soiree. Suite de la même Hiftoire , 302 IV. Soirée. Suite de la même Hiftoire3 308 V. Soirée. Fin de l' Hiftoire de Karabag , 317 VI. Soirée, Hiftoire de Canzadé, PrineeJJe d'Ormutj ' 322 VII. Soirée, Suite de la même Hiftoire 3 319 VIII. Soirée. Suite de la même Hiftoire 3 335 IX. Soirée. Suite de la même Hiftoire 3 345 X. Soirée. Suite de la même Hiftoire 3 355 XI. Soirée. Suite de la même Hiftoire 3 j tfz XII. Soirée. Suite de la même Hiftoire, 371 XIII. Soirée. Suite de la même Hiftoire3 382 XIV. Soirée. Suite, de la même Hiftoire 3 388 XV. Soirée. Suite & conclufion de l'Hiftoire de Canzadé Princeffe d'Ormu^ 3 395 XVI. Soirée. Hiftoire d'Aboul-AJfam 3 aveugle de Chitor, 4°7 XVII. Soirée. Suite de la même Hiftoire 3 412 XVIII. Soirée. Suite de la même Hiftoire , 419 Pin de la Table du vingt-deuxième Volume. De rimpriraerie de Cl. SIMON, rue Saint-Jacques t prés Saint -Yves , No. 57.