IE CABINET DES FÊES.  CE VOLUME CONTIE NT La fuite des Sultanes pi Guzarate, ou les songes. des hommes éveilles, CoiUCS Mogols', pr M. G u ï l l e t t ï.  LE CABINET DES FÉES, o u COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FÉES, ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX, Ornés de Figures. TOME VINGT-TROISIÈME. A AMSTERDAM, Etfe trouve a PARIS3 RUE ET HOTEL SERPENTE, M. DCC. LXXXVI.   LES SULTANES DE G UZ A R A T£, O u LES SONGES DES HOMMES ÊVEILLÉS. CONTES AtOGOLS. X i X S O I R É E. Suitê de l'mjioirc d'Aboul-AjTam s Aveugle de Chitor T j mimaf;-^co„tinua raveug!e, trouver ^ care fiHe. que le fultan me donnoit pouc femme, route la répugnance quelle devoir avoir, TomcXXIII A • '  4 'CONTES MOGOLS. Pour remédier aux craintes de ce galant homme, je veux qu'on lui affigoe pour lui & pour fa femme , deux mille pieces dor par an. Va, mon ami, conriana-t-il , retourne auprès de ton époufe j ne t'inqniéte poinr de ce que deviendront tes enfans , j'en aurai foin comme des miens propres, & je te promets par avance , qu'ils ne manqueront de rien. Je m'étendis alors en remercimens plus ridicules les uns que les aurres, & cetre dernière fcène réjouit tellement le fultan , que tirant de fon doigt un diamant d'un prix très-confrdérable , porte cette bague a ta femme , me dU,U , voila le commencement de la dot que je lui veux afligner. Vous pouvez croire que je me laiffai reconduire volontiers auprès de mon époufe ; je lui racontai avec beaucoup de fatisfaóhon ce qui venoir de m'arriver , & comme elle avoit de 1'efprit, elle comprit tout dun coup que le mien n'étoit pas aüffi aliéné que je voulois le faire croire au monarque de Camtwye. Mon cher feigneur , me dit-elleen rnembraffant, j etois prefente a votre première rencontre avec le fultan , & depuis ce moment, j'ai concu pour vous une violente inclination. Ne vous imagmez pas que j'ate été a votre égard auifi crédale que ce prince. Qaand on aime , 1'on voit les objets de fa tendreffe avec de meiÜeurs veux, que les gens indif-  CONTES MOGOLS. 5 férens. J'ai concu que vous n'aviez feinr d'avoir 1'efprir égaré , que pour échappcr de la mort qui vous étoit certaine , fi vous n'aviez pris ce parri. Ce fut moi qui engageai k fulrane a parler en votre faveur ; & lui ayant témoigné 1'afFecïion que je vous portois , j'ai obtenu d'elle qu'elle prieroit le fultan de nous unir enfemble. Je fus fi furpris, continua Aboul-AfTam, d'entendre ainfi patier ma femme, que je fus quelque tems fans lui répondre; & mon étonnement 11'ayant fervi qu'£ Ja confirmer dans fes idéés , je crus devoir lui avouer la vérité. Charmés 1'un de 1'autre , nous pafsames enfemble des jours très-heureux, laifTant toujours croire au fultan que je n'avois pas 1'efprit des plus fain. J'avois un plaifir infini dans les différens róles que je jouois a tous momens : fi je voyois rire les autres des folies que je difois du que je faifois, je me moquois intérieurement de celles dont tous les jours fétois fpe&ateur, &c qui la plupart du tems fervoiem de matière aux divertüremens que je procurois au fulran , fans cependant , autant que je le pouvois, m'attirer des ennemis, comme j'avois fait étaut médecin du fultan de Chitor ; au conrraire, je ne chexchois qu'a faire plaifir i tour le monde, & je vais même vous en raconter un trait qui me valut un préfent tres - confidc rable. Le fultan qui alloit fort fouvent a la ctafl&s A iü  4 'CONTES MOGOLS. Pour remédier aux crainres de ce galant homme, je veux quon lui affigne pour lui & pour fa femme, deux mille pieces dor par an. Va, mort ami, continua-t-il , retourne auprès de ton époufe i ne t'inquiéte point de ce que deviendront tes enfans , jen aurai foin comme des miens propres, & je te promets par avance , qu'ils ne manqueront de rien. Je m'étendis alors en remercimens plus ridicules les uns que les autres , & cette dernière fcène réjouit tellement le fultan , que tirant de fon doigt un diamant d'un prix uès-confidérable ; porte cette bague a ta femme , me dit-il, voili le commencemenc de la dot que je lui veux afligner. Vous pouvez croire que je me laiflai reconduire volontiers auprès de mon époufe •, je lui racontai avec beaucoup de fatisfaótion ce qui venoit de m'arriver , & comme elle avoit de 1'efprit, elle compvit tout d'un coup que le mien n'étoit pas auffi aliéné que je voulois le faire croire au monarque de Camboye. Mon cher feigneur , me dit-elle en m'embraiTant, j'étois préfente a votre première rencontre avec le fultan , & depuis ce moment, j'ai concu pour vous une violente inclination. Ne vous imaginez pas que j'aie été a votre égard auffi crédule que ce prince. Quand on aime , Ton voit les objets de fa tendreffe avec de meilleurs yeux, que les gens indif- -  CONTES MOGOIS. 5 férens. J'ai concu que vous n'aviez feint d'avoir 1'efprit égaré , que pour échapper de la mort qui vous étoit certaine , fi vous n'aviez pris ce patri. Ce fut moi qui engageai la fulrane a parler en votre faveur ; & lui ayanc témoigné raffecrion que je vous portois , j'ai obtenu d'elle qu'elle prieroit le fultan de nous unir enfemble. Je fus fi furpris, continua Aboul-Affftm, d entendre ainfi parler ma femme, que je fus quelque tems fans lui répondre; & mon étonnement n'ayant fervi qu'a la confirmer dans fes idees , je crus devoir lui avouer la vérité. Charmés 1'un de 1'autre , nous pafsames enfemble des jours très-heureux, laifTant toujours croire au fultan que je n'avois pas 1'efprit des plus fain. J'avois «n plaifir infini dans les difrérens roles que je jouois d tous momens : fi je voyois rire les autres des folies que je difois du que je faifois, je me moquois intérieurement de celles dont tous les jours j'étois fpectateur, & qui la plupart du tems fervoient de matière aux divertilTemens que je procurois au fultan , fans cependant , autant que je le pouvois, m'attirer des ennemis 5 comme j'avois fair étant médecin du fultan de Chiror ; au contraire , je ne chexchois qu'a faire plaifir l tour le monde, & je vais. même vous en raconter «n trait qui me valut un piéfenc trés - confidérable. Le fultan qui alloit fort fouvent a la chaflë Aiij  4 CONTES MOGOLS. & 1'olfeau, avoit un faucon blanc , qu'il aimoiï paflionnément. Un jour qu'il vouloit le faire voler , fe trouvant que fon oifeau favori étoit malade , & même aflez dangereufement : Menoulon , dit le fultan en colère au grand fauconnier , tu fais combien je fuis attaché a ce faucon ; je fuis perfuadé qu'il n'efl: en eet état , que par le peu de foin qu'on a eu de lui : prends bien garde a ce qu'il deviendra j car je t'avertis, que quiconque me dira qu'il eft mort , je lui ferai couper la tere. Le fauconnier fe retira bien affligé d'une pareille menace ; il n'épargna ni foins, ni peines, pour fauver le faucon ; mais malgré cela , 1'oifeau étant mort au bout de huit jours, il n'y eut point de douleur pareille a ceüe de Menoulon. Comme je demeurois vis-a-vis de fa maifon, je courus aux cris que faifoient les valets de la fauconnerie ,' & je fus fi touché de la fituation de leur maïtre , que je réfolus de faire mes efforts pour le tirer du péril oü il étoit, fe trouvant obligé de rendre compte tous les jours lui-même au fultan, a l'iiTue de fon diner, de la fanté de fes oifeaux. Tranquillife-toi, Menoulon, lui dis-je, & laitTe-moi faire : fi le roi fait mourir quelqu'un , ce ne fera pas furement to\. Je courus fur le champ au palais; le fultan alloit fe mettre a table , & paroiflbit de fort feosne humeur, D'qü viens-tu , roi de Mou£-  CONTES MOGOLS. 7 cham , me dit il , que tu parois fi agicé ? Ah ! feigneur , lui dis-je, j'ai une aventure bien fingul ière a te raconrer : je viens de la fauconhérie , j'ai trouvé Menoulon , le balai a la main, qui nettoyoit une place de trois pieds en quané, devant la volière dorce ; il 1'a arrofée enfuite avec de 1'eau de fenteur , après quoi, il a étendu defTus un tapis de foie brodé dor, qu'il a femé de fleurs les plus odoriférantes. II a été alors chereher ton faucon blanc , & fondant en larmes , il 1'a couché fur le dos. Le faucon étoit étendu fut le tapis, les aïles déployées , le bec en haut, les jambes ferrées, les yeux fermés Ace difcours fi détaillé, le fultan m'interrompit brufquement: Ah ! me dit-il, mon faucon blanc eft mort. C'eft votre majefté même qui 1'a dit, m'écriaije en ce moment, que fa tête foit fauve ! Le fultan fut d'abord furpris de ma réponfe • mais fe rappelant la menace qu'il avoic faite a Menoulon , il ne put s'empecher d eclater de rire ; va trouver le grand fauconnier, me dit-il, aiïurele que je fuis perfuadé qu'il a fait fon poffible pour réchapper mon faucon, & que je ne lui veux poinr de mal de fa mort. Je courus annoncer cette bonne nouvelle a Menoulon, & tol ayant raconté de quelle manière je m'y étois pris pour détotuner de deffus fa tête les menaces du A iv  $ CONTES MoGOtS. fultan , il m'embralTa tendrement, 8c me fit pré-» fent d'une bourfe dans laquelle il y avoit mille pièces d'or. Avec une pareille conduite de ma part, & une femme qui m'aimoit tendrement, rien ne man» quoit a mon bonheur, & je croyois qu'il devoit durer éternellement , lorfqu'il finit rout d'un coup au bout de quelques mois, par la mort du fultan qui , a la challe , étant tombé très-rudeinent de deffus fon cheval, ne lailTa aucun enfant jnale pour lui fuccéder. La divifion qui fe mit dans le royaume, ne m'ayant pas permis d'efpérer que celui qui régneroit après lui, auroit pour moi les mêmes bontés 3 je propofai a. ma femme de quitter la cour j elle y confentit d'autanc plus volontiers , que le nouveau fultan fit bientót connofcre que je lui étois très-indifférent; nous nous retirames donc dans une petite maifon des fauxbourgs de Golconde , & 1'ayant fait accommoder très-proprement & très-commodément, nous y goütions les plaifirs d'une vie tranquille , larfque ma femme devint grofTe, Je relTentis un extréme plaifir a cette nouvelle, mais je n'étois pas né pour être long-tems heureux : elle mourut en donnant le jour i un gros garcon qui fuivit fa jnère de fort prés. J'avois eu tant d'occafions de me louer de moa  contes mogois. 9 époufe , elle m'avoit donnc des marqués fi efTentielles de fon amour , & je 1'aimois avec une paflion fi extraordinaire , que fa perte penfa me rendre véritablement fou. XX SOIREE. Suite de VHifloire d'Aboul - Affam 3 Aveugle de Chitor. x r o n g é dans la douleur la plus vive , je m'abandonnai tout entier a moi-même , je fus huit jours fans prefque boire ni manger , & fans vouloir recevoir aucunc confolation. J'avois pour proche voifine, une bonne veuve fort agée, Sc donr ma femme avoit re$u dans fa couche tous les fecours poflibles; elle fut touchce de mon malheur, ne voulut pas m'abandonner , & fit tant par fes remontrances , que je confentis a ne me point laifier mourir comme d'abord je 1'avois réfolu. Eüe avoit un fils unique, agé au plus de trente ans, il fe joignit a fa mère, & me donna tant de marqués fincères d'amitié, que je crusdevoir lui en témoigner route ma reconnoiffance. Nous fumes plus de fix mois fans nous quitter ; & le tems ayant diminwé ma douleur ,  ïo contes mogols. & mayant fait oublier la perte que j'avois faite , je ne fongeai plus qu'a imiter mon ami , r'efta-dire, a palier la plus grande partie des jours & des nuits a table , dans le vin, le jeu , on avec les femmes, dont on ne manque poinr a Golconde. En menant certe vie , je vis bientör la fin de mon argenr comptant, & de mes bij jux , je comptois du moins fur les deux mille pièces d'orqne j'avois droir de recevoir au tréfor du fultan ; mais je ne favois pas que celui qui régnoit alors , avoit annullé routes 'es liberali'tés de fon prédéceffeur; & me trouvant obli^é de vendre mes meibles pièce a pièce , je me vis bientot réduit dans la derhière mifère. Le fils de la veuve m'aida a vivre pendant q-.ielque tems , mais fentant que j'étois a char] e a fa fr ère qui n'étoit pas riche , je pris le parti de me faire calender , & j'en eus bientot revêtu 1'habir. Ne croyez pas que je fulïe devcnu mei'deur pour ce!a , au contraire, je n'avois cherché qu'a me mettre a 1'abri de 1'infulte & de la mifère , & j'y érois parvenu par ce moven. J'avcis même engagé mon camarade de débauche a m'accompagner, & nous allions de vitte en ville , vivant toujours amplement aux dépens des bonnes gens. Un jour que nous étions a ta campagne , chez uja de ces dévots mufulmans, on lui annonca une troupe de charlatans Perfans, qui faifoient des chofes fi extxaordi-  CONTIS MOGOLS. II uaires , que le récir que Pon en fit a fes femmes & a fes enfans , excita vivement leur curiofité. Comme ie n'avois jamais vu de pareilles gens , j'engageai ce bon homme a donner cette légère fatisfaction a fa familie : il y confentit, & ayant fair entrer les charlatans dans fa cour , oü il avoit placé fes femmes & fesfilles couvertes de voiles, qui leur defcenduient jufqu'aux pieds , ces hommes finguliers dans leur efpèce , commencèrent leurs exercices d'une manière a furprendre des perfonnes qui n'avoient jamais rien vu. Se faire forger un fer rouge fur une petite enclume pofée fur le ventre , fe tenant renverfé fur les pieds &,fiu- les mains , après s'être fait mettre fous le dos un poignard la pointe en haut, a un doigt du dos ; dans la même pofture , fe faire fendre d'un coup de fabre un melon pLcé fut le venne , fans effleurer la peau. Quoique cela füt admiré des fpedlateurs, je n'en fus pas frappé, paree que je m'imaginai bien que le fréquent exerdce de ces fortes de gens les avoit accoutumés a ces opcrations qui paroiiïoient fi pérüleufes; mais ce qui redoubla mon attention, ce fut la promefle qu'ils Srent , de planter en notre préfence le pepin d'un arbre qui , en moins de deux heures , devoit fe trouver chargé de fleurs & de fruits. Voici de quelle manière ces gens-la •7 pritent pour 1'exécuter. Us avoient tendu dans  12 CONTES MOSOLS. cette cour une toile en quarré , aflez loin de nou?, qui formoit une efpèce de décoration de théatre. Ils rouvrirent fur le devant, prirent un pépin de pomme j & après plufieurs difcours préparatoires , & des récits propres a éblouir des gens crédules , ils le mirent en rerre , 1'arrosèrent , Sc refermèrent la toile j cela fait, s'étant placés entr'elle Sc les fpeétateurs qu'ils amusèrent avec de nouveaux tours d'adreffe, & enfuite, ayant relevé Ia toile , ils nous firent voir , avec de grandes exclamations , a la place du pepin , un petit arbrifTeau gros comme le pouce, Sc long d'environ deux pieds. L'un d'eux alors , pour mieux en impofer aux fpeótateurs , s'étant tiré du fang du bras gauche , il arrofa cette efpèce de furgeon, après quoi, la toile ayant été rabattue , ils recommencèrent leursjeux, Sc ayant continué la même opération a cinq ou fix reprifes , avec de feints enchantemens , ils nous firent voir fucceffivement, & par degrés, un pommier gros comme ie bras , de quatre pieds de haut , chargé de fleurs, & enfuite de fruits. Quelque ébloui que j'eulTe été par 1'adreflè des charlatans , Sc par les applaudiflemens qu'ils re«jurent, je ne m*y étois pas laiflé tromper , bies» peifuadé que letout fe pafloic fans magie, je les avois examiné avec tant d'attention, que je m'appercus que la toile de derrière étant doublé, pen-  C O N T E S M O G O t S.' I Ji dant que 1'on refermoit celle de devanr, un enfant de dix a douze ans plantoit & déplantoit fuccefllvement 1'arbre en queftion , a mefure qu'on le faifoit voir aux fpeótateurs. Si je laiflai le bon mufulman & fa familie dans 1'admiration , je ne voulus pas faire croire au chef des charlatans que j'eufle été fa dupe , je le tirai a part , & lui ayant appris que j'avois découvert tout le myftère de la farce qu'il venoit de nous donner , il en convint avec moi. Que voulez-vous , me dit-il en riant, il faut autanr que 1'on peut fe tirer d'intrigue aux dépens des fots ; c'eft votre état ainfi que le mien ; vous ne vivez que de grimaces , & moi de tours d'adreflè. J'ai été calender comme vous , j'ai trouvé cette vie trop unie & trop infipide, jat'» quittée pour embraller celle que je mène , elle eft bien plus variée ; on ne nous regarde qu'avec admiration , nous fommes bien recus par-tout, & avec toutes les re(Tources que nous avons, nous ne craignons jamais de mourir de faim. Je crois même que pour devenir un habile calender, il eft néceffaire d'avoir fait quelques années d'apprentiffage dans des troupes pareilles a la nötre , Sc je ne défefpère pas, quand je ferai parvenu a un certain age, de reprendre un habit que je n'ai abandonné que pour quelque tems; ainfi , frère , fi votre camarade Sc vous, voulez être des nötres,  ,4 C O N T I S M O G O 1 S. nous vous recevtons ^ volontiers, que nous avons deux ,eunes filles a pourvoir, & que "je ne doute pomt quelles ne Lccommodent rölonriers de deux gatllards tels que vous me paroiflei 1'ètre. Cette propofuion qui furprit d'abord mon o- » n'y a pas a héfiter , nous devons trouver trop d'avantage dans cette troupe pour n'y pas entret avec plaifir les dernières offres de ce brave homme m'y déterminent emièrement. Jufqu a ce que je fois bien initié dans vos myfteres con^ nuai' je , en adreffant la parole au chef des charh n /jenevousfecaipoinrrout-afa^nuale, Teux préfenter au public des remèdes merveiUeux,dontjefaisfeul la compofiuor, Ja autrefoisexercélamédecmepourmonfeu 1 plat fu-,&avecmesbaumes&mesonguens ,e ferai deUuresfiétonnantes^udumoms^lespro- mettvai telles , que je vous vaudrar autant d ar gent que vos plus habiles afteurs , en tout cas, Lesmalades ne guérnTent pas ou qu ds er, crèvent ce ne fera pas la faute de la medecme, Se'n^e répliqua le^chef des char atans cn m'embraffant avec tendrene, vous enez ne pour notre métier, & vous auriez manque votre vocarion fans cette rencontre. Soyez donc a« plut6tdesnotres. Je ne veux pas, kn repondrs-je,  CONTES M O G O L S. Ij mal édifier ces bonnes gens qui nous ont fi bien régalés aujourd'hui, mais je compte demain, a la pointe du jour, vous rejoindre avec mon camarade. Le tout fut exécuté comme nous 1'avions promis 5 nous quittames 1'habit de calender ; le lendemain matin , 1'on nous donna a chaeun uns jolie danfeufe , qui promit de nous être fidelle tant que nous refterions dans la troupe, & nous fümes au bout de trois femaines fibien inftrüirs de tous les tours de fubtilité dont nous avions eté rémoins, que nous fümes trés en état de les exécuter auffi bien que nos camarades., Outre la capacité que nous avions acquife nouvellement, j'avois 1'avantage de diftribuer mes remèdes avec des éloges ex-raoi dinaires, & une volubiliré de langue fi ércmnante , qu'il n'y avoit perfonne qui n'en voulut achetet : j'avois fur-tout un onguent que je fomenjis excellent , & j'avois pour cela , imaginc un tcur d'adreife des plus finguliers , que mes camarades exécutoient de manière a me faire régafder comme un faifeur de miracles. lis prenoient un enfant de fix ans , (a) (a) Plufieurs charlatans dans 1 Oriënt font ce tour 4'adrefle qu'ils ont at pris des Japonois & Chinois de leut profeflion & il y a apparence que M. de Vizé, auteur du Mcrcure galant, 1'a emprunté des Orientaux dans fa co-  ■16 CöNTES MoGÖtS. & le jetant en Pair , on en voyoit un moment après tomber les membres 1'un après 1'autre , un pi'ed, une jambe, un bras , &* & enfuite la tête i je rejoignois routes ces parties fut notre efpèce de rhéltre , je les frottois avec mon onguent, après quöi Penfant fe televoit, & paroif* fok tel qu'auparavant, On fent bien que ceci n'ayant rien de réel, ne confiftoit que dans la dextérité & la vïrefle de Popération , qoi, M»ipofant par un changement d'objets, faifoit illufion aux yeux des fpeótateurs affea éloignes , pour prendte des membres de carton enfanolantés, pour Penfant véritable que nous avions d'abord montré , & qui reparohToit enfuite. Je menai cétte vie libertine pendant trois ans, avec toute la fatisfadion imaginable j nous parcourümesprefque routes les villes de ttndoaftan; nous pafsames a Candahar , (a) & enfuite nous nous rendimes 1 Hifpahan. (*) Comme médie de la Devincreffe, i'ayant pu lire dans le quatrièa* volume des Voyages de Chardin , fol, 13 J- W Candahar, Vilk capitale d'une province du même nom 5 elle a été prife Sc reprife plufieurs fois par les Indiens & par les Perfes, a qui enfin elk eft reftée. (i> Hifpahan , vilk fituée dans la province d'Yefach en Perfc fur la rivière de Zenderou : elle eft une des plus «tan/es, des plus belles & des plus riches Villes du monde. ö cette  CONTES MOGOLS. 1? certe vHIë eft un lieu ou la débauche eft portée a texcès, & qu'il y a un très-grand nombre de femmes dont le mérite ne confifte pas dans la vertu, c'auroit été un miracle fi je m'en étois fenu a celle que j'avois dans la troupe. Mon camarade & moi ayant été un jour engagés pac de jeunes feigneurs dans une partie de plaifir , on réfolut d'aller voir une de ces femmes, mais* dont la conduite étoit bien extraordinaire ; après avoir amaflé beaucoup de bien dans fa profeffion, elle avoit pris la réfolution de faire pénitence de fes fautes ; & pour les expier , elle avoit entrepris le pélerinage de Ia Mecque , d'ovi étant de retour , elle avoit acheté fix belles efclaves qu'elle louoit dans Hifpahan par baU, {a ) pour une heure, pour un jour, ou pour'une femame, fuivant 1'ufage de la Perfe , & comme elle en donnoit tout Ie produit aux pauvres ,' (a) Quoique cette manière de vivre en Perfe ne foit pas tenue pour être honaête , ce u'eft pas un pêché dans la rehg.on mahométane, & les fcrupuleus en agiiTenc ainfi Ils appellent ces fortes de mariages Sike-Koudim, termes qu. fignifient mot a mot, j'aifait U contra, de jouijfance c eft-a-dire, je mc fuis marié 5 cela les fauve, a ce qu'ils croyent , de findécence qu'il pourroit y avoir pour eux rfavou commerce avec de pareilles femmes. Voyez les Voyages de Chardin , Tornt tl,M i€ Tomé XXIII, B  i% Cortes M o g o l s. elle croyoit , en menant elle-même une vie fort régulière , faire un adte très-méruoire aux yeux de notre prophéte. Cette femme, agée au plus de trente-cinq ans , étoit encore fort belle , & comme la difficulté irrite ordinairement nos palfions, un de ces feigneurs, au lieu de regarder favorablement ces efclaves qui éroient certainement plus jeunes & plus jolies que leur. m«treffe , lui fit des propofitions qui auroient ebloul une femme moins frappée d'une dévotion fi fingülière , elle les refufa conftamment; Sc voyant que non-feulement ce jeune homme , mais encore deux autres, étoient dans le même gout , & faifoient peu de cas de fa réfiftance a leurs défirs, elle fe faifit d'un poignard , & menaca d'en frapper celui qui feroit aflez hard! pour entreprendre de lui faire quelque violence : comme elle avoit a faire l des gens de quahté qui ptenoient ces démonftrations de vertu pour de pures grimaces , 1'un d'eux ayant voulu 1'embraffer , elle lui porta un coup de poignard , dont il tomba mort a fes pieds. Nous f&mes tous étrangement étonnés d'un pareil accident, Sc les amis du défunt ayant mis le fake a la main, dans les prekers mouvemens de leut coïère , ils couperent en morceaux cette malheureufe femme, viftime d'une dévotion fi mal réglée. Les efclaves, voyant leuterrede dans un état qui faifoit horreur ,  C O N T B S M O G O L S. X% remplirent en ce moment la maifbn de gémiüemens & de criS fi afFreux, qile tout le voifina-e en fut ému. L'on s'empara des portes de la maifon , & le cadi avec fes archers, y étant furvenus , nous fümes tous arrêtés. Cette aventure avoit trop fait de bruit pour n'en pas faire un exemple; mais comme tous ces jeunes feigneurs étoient puiflaris, Sc que le juge craignoit le reffentïment de Ieurs families , ils furent relachés fur le champ, & mon camarade & moi, quoique très-innocens, nous fümes conduits dans la piifon. XXI SOIREE. Suite de 1'RiJloire d'Aboul - Ajfam \ Aveugle de Chitor. c VjOMME cette malheureufe femme qui avoit éprouvé la brutale férocité de ces feigneurs , avoit autrefo1S été efclave , & que par conféquent elle n'avoit aucun parent a Hifpahan , qui demandat la vengeance de fa mort, nous aurions dü, fuivant la loi de Perfe, être mis hors des prifons avec dautant plus de raifon, que de 1'aveu des fiües de la maifon , „ous n'avions aucune part ï Bij  i<5 CONTES MOGOLS. ce meurtre; mais le cadi, moins pour le venget cue pour faire un exemple , & pour contente les Lnes libertins qui faifoient tous les jours mille défordres chez ces fortes de femmes, nous condamna par un nouveau genre de punuion a etre fouettés a la porte de la maifon de la defunte: en vain le chef de notre troupe fit routes les fupplications poffibles pour nous fauver de ce fupplice-, comme il n'offrit pas apparemmenr une fomme affez forte i ce juge iriique , nous ne pümes trouver grace devant lui, & nous fumes conduits fans miféricorde au lieu oü fe devott faire cette exécution. Les deux femmes qm nous éroient attachées, ayant vu que les pneres de notrecheféroientinutiles.cherchoientdumoms i diminuer la dureté de la pünition; elles allerent trouver le valet du cadi, qui étoit charge de cette commiflion, & lui firent promettre, moyennant cmatre pièces d'or qu'elles lui donnèrent, d eparLt du moins notre dos j ce fcélérat les recut: mais auffi injufte que fon barbare maitre, U nous traita fi cruellement, & nous frappa avec tant d'inhumanité , que le fang nous couloit abondamment des épaules ; enfuite nous les ayant ftottées avec du vinaigre & du fel, de peur de lagangrene,fans avoir puié dé nos denos cris,il nous rendu nos habits • & par une raiïlerie des plus fenglantes,ü nous dit, en  contes mogols.' xi fe moquanc de nous , qu'il nous auroit bien étrillé autrement , fans les quatre pièces dor qu'il avoit recues pour nous épargner. Après cette exécution que nous méritions fi peu, je crus nedevoir pas refter davantage dans Hifpahan ; j'abandonnai dès le jour même nos charlatans , & mon camarade n'ayant pas voulu me quitter, nous primes Ie parti de fortir de la ville, chargeant de malédidtion le cadi & toute fa féquelle, & dans la réfolution de men venger: nous avions heureufement chacun plus de cinquante pièces dor, & ayant été changer d'habits chez les juifs, qui nous en fournirent deux dans le goüt de ceux des calenders, nous primes la route de Schiraz. (a) Après avoir marché cinq ou fix heures, nous arrivames a un gros bourg, oü n'y ayant aucun caravanferail, nous priames un bon vieillard qui prenoit le frais a fa porte, de vouloir nous dire oü nous pourrions aller loger. Quoique ce ne fut qu'un pauvre menuifier, il nous ofFrit fa maifon de fort bonne grace & lui ayant préfenté une pièce d'or pour nous aller chercher a manger , il 1'accepta , alla luimême a la provifion, & avant que de fortir , (ö) Grande ville proche la rivière de Baudemir, dans la province de ïarfy ; 1'on y fait d'excellent vin. Büj  il CONTES MOGOIS. nous fit entrer dans une falie baffe, oü le premier objet qui nous frappa , fut le valet du cadi, qui nous avoit traité avec tant de rigueur. Comme nous étions parfaitement déguifés , Sc qu'il ne nous avoit vu qu'au moment de 1'exécution , il ne nous reconnut pas, Sclemenuifier de retour de la provifion , nous ayant dit que fans connoitre eet homme, non plus que nous, il n'avoit pas cru devoir lui refufer 1'hofpitalité, nous Pinrvitames, ainfi que notre bourreau, a. fouper avec nous. Le repas fe pa(ïa avec beaucoup de gaieté; nous y mangeames un agneau roti, Sc après avoir bu largement de fort bon vin , nous nous couchames tous dans la même chambre. Nous étions, mon camarade & moi, fur le même matelas , Sc nous ne nous livrames au fommeil , qu'après avoir médité la vengeance que nous voulions prendre du valet du cadi, qui coucha a cöté du maïtre de la maifon. A peine étoit-il jour, que eet homme étant allé a fon travail, je me levai promptement ; j'allai acheter un balai que j'apportai fous ma robe : je le divifai en trois parties', & mon camaiade Sc moi, munis chacun d'une bonne poignée de verges , nous étant dépouillés jufqu'a la cëinture, nous réveillames brufquement notre bourreau qui avoit encore la tête lourde du vin qu'il avoir bu la veille j nous lui décbirames fa   j^-J.'.t'f^" mm m lii m m m ,7 ' I  CoNTES MoGOLS. 1} chemife , & nous commèncaraes a 1 'étriller de toute notre force. Ce miférable fut dans un étonnement extreme , quand nous nous fïmes connoirre a lui; en vain il fe jeta a nos pieds Pour demander pardon, nous ne fümes non plus émus de fes prières & de fes cris , qu'il 1'avoit été des notres, & nous le mimes en peu de tems dans un état fi, affreux , qu'il auroit fait pitié a tout autre qua des gens animés par le défir d'une . vengeance outrée. J'avois déja prefque ufé deux poignées de verges fur fon corps , le fang lui couloir de toutes parts , & les heurlemens que faifoit ce malheureux , étoient fi horribles, que le menuifier accourant d ce bruit avec rous les voifir.s , crut que nous nous égorgions. Comme nous avions fermé la porte fur nous, & que nous cryions auffi fort que celui que nous maltrainons, 1'on enfonca la porte ; & les fpectateurs furent dans un étonnement extréme , de nous voir tous trois dans un étar auffi extraordinaire. Ce n'eft rien, Meffieurs, leur dis-je , pendant que mon camarade continuoit de frapper , ce n'eft rien , ce drole que vous voyez, & qui fait tant de cris,, nous a propofé de fe faire calender comme nous; nous lui avons repréfenté que'le noviciar étoit rude , & que 1'on éprouvoit la patience des afpirans, d'une manière un peu cruelle, il n'ena fait que rire , & pour nous.prouver qu'il Biy  24 CONTES MOGOLS. étoit homme de cceur , il nous a propofé de nous étriller les ons les autres; il a commencc fur nous, il nous a mis dans 1'état que vous voyez , fans que nous ayons prefque ouvert la bouche, & quand fon tour eft venu d'être fouetté, il croit par fes ais , s'exempter d'être traité comme il a fait enters nous j il n'y a pas de juftice, Sc puifque nous n'avons pas lieu de nous flacter d'en faire un bon calender, il ne faut pas du moins qu'il fe vante d'en avoir agt impunément avec nous , avec autant de cruauté qn il y paroit a nos épaules. Le valet vouloit s'expliquer Sc nous démentir, mais nous ne lui en donnames pas le tems, Sc les aiïïftans ayant approuvé notre procédé, Sc même ayant offert de nous aider fi nous le voulions , nous recommen^ames a fouetter de nouveau ce miférable valet, avec tant de fureur , que nous le laifsames fans connoiffance , Sc lui ayant repris les quatre pièces d'or quon lui avoit données pour nous épargner , nous partïmes de chez notre hote , fans nous embarraffer de ce que deviendroit ce malheureux bourreau. Vous pouvez croire que nous nous éloignames bien vite de ce lieu , de peur que 1'on ne découvrit la vérité de notre aventure ; Sc ayant repris notre gente de vie de calenders , nous fümes plus d'un an Sc demi a roder dans toutes les villes de la Perfe , vivant toujours  CONTES MoGOlS.' 2J avec une extréme licence, mais afFeóhnt un exté-: rieur très-morrifié. Comme je n'avois pas perdu de vue 1'envie de me venger de 1'injufte cadi d'Hifpahan , je crus être a(Tez changé de figure pour pouvoir hafarder de retourner en cette ville. Mon camarade, plus fage que moi, eut beau me repréfenter tous les penis auxquels j'allois m'expofer , il ne put me détourner de ma réfolution ; & la trouvant trop dangereufe, il mequitta, & melaiflafeulencourir les rifques. Je revins donc a Hifpahan, oü j'apf>ris que le valet que nous avions fi bien étrillé , etoit mort des mauvais traitemens que nous lui avions fairs, j'en fus d'autant plus content, que pouvant me reconnoïtre s'il eütété encore en vie, je me voyois par U délivré d'un homme dont j'avois a craindre le refTentiment. Etant donc hors d'appréhenfion de ce coté-ld, je me rendis , pendant prés d'un an , fi affidu a 1'audience du «di, que tout le monde en étoit étonné ; 1'on étoit perfuadé que c'étoit par principe d'équité que j'écoutois fi attentivement toutes les décifions de ce magiftrat, qui paflbit pour être trèshabüe ; & que comme dans ma profeffion j'étois tous les jours a portie de donner des confeils, pour pmcurer la paix entre gens divifés par quelqu'intérêtde familie, je voulois exadtementm'inftruire du droit naturel & écrit, & des loix du  2(5 C O K T E S M O G O L f. Toyaume. Cela paroilïbit d'autant plus nouvean , que les autres calenders n'avoient pas coutume de prendre ces précaucions , auffi cela me mit-il en telle réputation dans Hifpahan, que la plupart des artifans me prenoient pour arbitre dans les différens qu'ils avoient entr'eux : Enfin, l'occafion de me venger s'étant offerte , je ne la manquai pas. Un jour, le cadi ayant prononcé une fentence vifiblement injufte contre un orphelin , qu'il dépouilloit d'un héritage qui fai appartenok légiiimement, Sc ne 1'ayant pu faire que gagné par les parties adverfes qui avoient eu 1'indifcrétion de s'en vanter , même avant le jugement rendu , je m'approchai de ce juge , comme pour lui parler a 1'oreille i rcconnois , lui dis-je, celui que tu as fait déchirer cruellement avec tant d'irtjuftice , il y a prés de rrois ans, Sc recois-en la. punition telle que tu mérites, alors, fans lui donner le tems de me répondre , je ha enfoncai mon poignard dans le CO»} je le renvetfai de deffiis fon fiège, je le foulai aux pieds, Sc m'étant affis tranquillement a fa place : Ge chien, dis-je aux affiftans étonnés, vient de rendre une fentence contre les loix Sc 1'équité ; Sc loin d'être le protedeur des veuves & des orphelins y je m'appercois depuis long-tems, qu'en toutes occafions il les opprime , 6c que ce n'eft que celui . qui lui fait de plus riches préfens qui trouve de la  CONTES MOGOLS. 27 proreo-ion auprès de lui ; je caffie fon jugement, j'ordonne que 1'orphelin reftera en potfèffion de fon bien , & que la panie adverfe , pour avoir féduit fon juge , aura rour a-l'heure cent coups de baton fur la plante des pieds. .XXII S O I R É E. Sake de l'Hzfloire d'Aboul - Ajfam y Aveugle dc Chitor. T X-i e cadi étoit tellement haï lui-même par fes propres efclaves, par rapport a fa dureté & l fon avarice fordide , & 1'on me portoit un tel refpecT: dans Hïlpahan, que loin que perfonne fe tan en devoir de venger la mort du cadi, as contraire , tout le monde applaudit a ma hardiefie, & Ie jugement que je venois de rendre, fut exécuté fur le champ. Ce qu'il y eut de' plus fingulier , c'eft qu'il fut approuvé par le gouverneur d'Hifpahan , qui m'ayant fait venir en fapréfence, m'offiit Ia place du cadi : je le fuppüai de me difpenfer d'accepter un emploi auffi déhcar, & dans Iequel on étoit expofé i commettre beaucoup d'injuftices, ou a fe faire de grands ennemis : feigaa» , faj dis-je , celui  iS CONTIS MOGOLS. qui a infpeétion fur la conduite d'autrui, Sc qui tient en main la balance pour le juger, doit nonfeulement avoir le cceur droit , mais il dolt encore être doué d'une capacité profonde , Sc vedler de prés fur fes propres a&ions, qui doiventêtre irréprochables. Eft-il fur le fiège de la juftice , il doit fe regarder comme un homme qui conduiroit fix chevaux fougueux avec des rënes trop délicates, Sc que le moindre choc peut préeipiter de deOus fon char. Ce font ces réflexions qui m'empêchent d'accepter 1'honneur que vous me propofez : qu'un autre plus hardi que mol en courre les rifques. Ce refus ayant furpris le gouverneur , il ne put s'empêcher d'admirer ma modeftie , Sc m'ayant fait donnet cent pièces d'or, il me permit de me retirer. Ce n'étoit pas par principe d'équité que j'avois tefufé un emploi auffi lucratif: outre que je craignois d'être un jour reconnu pour avoir été fouetté dans cette ville, j'appréhendois encore que les parens du cadi ne me fiflent affaffiner; ainfi, je n'héfitai pointa fortir promptement d'Hifpahan, Sc je réfolus d'aller voir l'ancienne {a) Perfepohs, {a) Perfepolis fut la capitale de la Peife fous les rois des trois premières races: elle porta auffi le nom SEfitkar, & on 1'appelle aujourd'hni Tchilminar , ce qui veut dire cn languc perfiennc ,les quarante colonnes: Tous les hif-  CONTES MOGOLS. %y & Ie fameux temple que Salomon y avoit fait batir. 'J'avois lu dans le livre intitulé Miracles desprophètes, que ce fultan s'abandonnanta 1'idc. latrie, par les charmes & par les féduétions de la reine fon époufe, fille de Faro ;n qui étoit de la religion des Guebres (a), & n'ofant proplianer ftoriens en parient comme de la ville la plus ancienne & Ia plus magnifique de toute ï'Afie ; on s'eft fervi de fes ruines pour batir Schiraz. La tradition fabuleufe des Perfans porte que Tchilminar fut batie par les Periz , du tems que le monarque Gian Bengian gouvemoit le monde long - tems avant le fiècle d'Adam ; & d'autres que ce fut par Salomon : il y a des relations extrêmement curieufes de Tchilminar , & des monumeus furprenans , dont on voit encore les reftes. Voyez a ce fujet la Bibliotheque oriëntale , folils 327, 395 > 400, 4 y 5 & 1006 j Voyagcs de Thevenot, Tome 4, folio 501 ; fur-tout ceux de Chardin 3 Tome y , fol. 1; j 6* fuivans. (a) Les Guebres font les anciens Perfans , adorateurs du feu. Leur principal temple, qu'ils appellent Pyrée , eft auprès de Yc7de , dans une montagne que quelquesuns prétendent pourtant en être éloignée de dix-huit lieues : c'eft la que leurs prêtres y entretiennent, a ce qu'ils difent, le feu facré & inextinguible qui y biüle fans interruption depuis quatre mille ans, y ayant été miraculeufement allumé par leur prophéte Zoroaftrc , qu'ils appellent Zerdouckt. On ne fait pas trop cependant fi Ie culte qu'ils rendent au feu eft direct ou rclatif,  jo Contïs mogois.' le temple de la judée, par 1'éreéUon d'un monument confacré aux idoles, commanda aux démons d'aller batir, pour fatisfaire la reine, un palais fupei-be , qui renfermat dans fon enceinte un lieu oü elle piV exercer fa religion , Sc d'y conftruire des fépulcres pour elle Sc pour fa poitérité. Que les démons furent neuf ans entiers a travailler a eet édifice qu'ils n'achevèrent pas , paree que la reine étant venue a mourir , ce monarque leur défendit de continuer leur ouvrage , & fe contenta de faire tranfporter dans ces tontbeaux, toutes les richefles dont on fait qu'il étoit poflefleur. Tant de merveilles ayant excité ma curiofuc, j'arrivai a Perfepolis avec bien de la peine; Sc après avoir examiné avec furprife les ruines de ces batimens , quicertainement ne paroiflent pas avoir été conftruits par la main des hommes , •?£ dont la defcription feroit trop longue a vous faire, j'entrai dans les fouterrains qui communiquent par des chemins très-difficiles dans des fépulcres qui font gardés , a ce que 1'on prétend , par ces génies que Salomon employa a leur conf- s'ils tiennent le feu pourDieu , ou 1'image de la divinité j toute leur religion eft fuffifamment expliquée dans le même Tome 3 des Voyages de Chardin , folio 141 > * te-vuns.  CoNTES-MoGOtS. jt tnidion; enfuire je me rendis 1 deux journées de * * C6tCe fameufe monragne compofée d'une ieule mafte de roche efcarpée de tous cótés. Elle * prés de demi mille de tour, elle eft haute 1 perte de vue , & 1'on y voir des fenêtres, comme ü c eto.t un chateau : mais 1'on n'y remarque aucune entree ; & eet ouvrage incompréhenfible appelle,Cala a {a) dlvefi fld} eft regardé comme Ie tombeau du géant Ruftem. Les habitans des envnons de cette montage m'ayant afïuré que par rradnion , cette efpèce de chateau renfermoit la plus grande partie des tréfors de Salomon, jen fis plufieurs foisle tour, pour voir fi je ne pourrois pas y découvrir quelque entrée mes peu.es furent inutiles, & je fonge0is a ret.rer au plus prochain village , lorfq„e , furpris Pat la nu]t)ie me vis obligé de me coucher au P^ed d un atbre pour y «cendre le jour. Le nom de cette montagne ne Iaiflbic pas de m'inquiérer ; ) avors pei;ie a m'endormir. Cependant, je com-encors i vouloir fommeiller , lorfque j'appercus » p:ed de la roche une lumière trés Je me levai fans héfiter, & quelque f jeduffieavon de eet événement, je cotLsve cette Iumiere, & je me raflurai en voyant qu elle venoud un flambeau que portoit un petit homme ia) C'eft-a-dire , chateau du De'mon-blanc.  Jt CONTES MOGOLS. qui alloir entrer dans un fouterrain que je n'avois pas appergu pendant le jour. II me fit figne de le fuivre, & j'eus aftez de fermeté pour lui obéir. Nous defcendimes pendant quelque tems fous cette montagne, nous traverfames enfuite une longue allée , toute de marbre noir , mais fi poli, qu'il fembloit que ce fuffent des glacés de miroir; & après avoir marché pendant prés d'un quarr d'heure , j'entrai dans une falie dans laquelle je trouvai trois hommes qui paroifloient pionges dans une extreme trifteflèj ils étoieat affis vis-avis lub de 1'autre , devant une table triangulaire fur laquelle étoit un grand livre couvert de velours noir, garni de plaques & de fermoirs dor, fur le dos duquel étoient écrits ces mots \ Que nul ne touche ce livre divin , s'il nejlpurifié. [a ) Le petit homme qui, jufqu'alors , avoit gardé le filence , me dit de m'afleoir a coté de ces trois perfonnes, que je regardois avec étonnement^ & lui ayant obéi : que la paix , leur dis-je, foic avec vous.... La paix eft bannie de ces triftes lieux , me répondit d'un air farouche , le plus agé de ces trois particuliers. La paix n'eft point dans ces lieux, m'écriai-je avec étonnement! Qui (a) Ces mots font écrits fur prefque tous les alcorani» & il y a même des chapitres qu'il n'eft pas permis dc lire, qu'après s'être lavc le corps tout entier. ètes-  GoNTES MOGÖIS. ?| Ites-vous donc ? & que faites-vous ici ? Nous attendons, reprit-il, avec unefrayeur mortelle dans cette efpèce de fépulcre , Je jutte jugement de Dieu. Vous êtes donc, continuai-je, de grand* pécheurs ? Hélas ! me répondit le fecond , fans cede bourrelés par le fouvenir de nos rnauvaifès afbons, voyez en queJ ctat nous fommes. Alors déboutonnant leurs velles, j'appercus I travers de leur peau, qui étoit tranfparente comme un crittal , leurs cceurs environnés d'un feu qui les brulon fans relache , & fans pourtant les conlumer 5 & je reconnus alors d'oü procédoient les difierens mouvemens de rage & de défefpoir qui paroiflbient peints fur leurs rifages. Je-ne pus regarder ce genre de fupplice fans frémir d'horreur; & mon conducteur me voyant touché de pm : Tu vois, me dit-il, leur punitjon , mais tu ue connois pas leurs crimes, tire ce rideau, tu en feras bientot indruk. XXIII SOIRÊE. Suite & Conclufwn de l'Hifioire d'AboutAjfam 3 Aveugle de Chitor. neus pas plutót tiré Ie rideau, que j'appercus , derrière un grand tableau dont les fo*L Tome XXIII. c 0  •j4 C O N T E S M O G O 1 S. me paroiffoient animées, ces trois hommes qui v étoient repréientés, en commettant un nombre Lfini d'adions déteftables. L on n'y voyoit que vols, affaffinats, incendies, & aütres crimes, dans le détail defquels il ne m'eft pas permis d'entrer. Et a eet afpeét , ces trois particuhers, m de paroltre touchés de repentir, montrerent fur leurs vifages un caraétère de joie , qui me fit. comprendre que ces hommes de fang feroient encore prêts i recommencer , s'ils en avoient la liberté. Je fus fi indigné d'un pareil procédé , que ne pouvant retenir ma colère : Malheuren . m'écriaHe,aont la vie eft un egout dotdure , de diffolution , de brigandage, fc de crimes les plus affreux , au lieu de marquer de la fatismön i cette vué , ne devriez-vous pas mourir de honte& de douleur, de voir amfi retracee a vos yeux 1'indigne conduite que vous avez tenue, brfque vous étiez fur la terre? plrquoi nous infultes - tu, repnt celui des U0is hommes qui n'avoit pas encore plette feulement tes regards fur le revers de ce tableau . iL en le frappant de la main , & 1 ayant fait ^ comme'furunpivot.jefusdansune ïplus partkuliète, de ma vie : ma fotte preLption dans le tems que premier me- deandufultandeChitor^apunitionquejen  CONTES MoGOtS. y tecne, les dinerenfes conditions par lefquelles javois paffé, routes mes débauches , y étoient naïveménc e^rimées; fy vis ie valer du cadi, dechirc de coups, prÊc d'expiter , enfin, rendanc les dermers foupirs , & le cadi luUmême, percé du poignard dont je lavois frappé , foulé aux pieds, & verfant un torrent de fang. On ne peut être plus humilié que je Ie fus dans ce moment; je reitai plus d'un quart d'heure fans ofer ouvnr la bouche, & ayant les yeux attachés iurce tableau ; mais enfin , revenant tout d'un coup a moi : grand prophéte, m'écriai-/e , toi aont:1e pouvoir n'eft pas borné , toi qui com. mandes aux adres, qui du mouvement de ton doigt, (a ) en fendant la lune en deux , as percé oela cra.nte de Dieu , les cceurs incrédules ; comme avec une épée flamboyante , & \ qni le nel ne peut rien refufer, fi Ie repenrir Wrg de mes crimes peut te toucher , obtiens-en pour (^Mahomet, pour faire croire aux Coraïftes idolatres qu r ctoit envové de D,eu, leva Ia main, a ce t]ue ^ fes fectateurs, & dun mouvement de fes deux doiens coupa la lune en deux pièces , dont lune defcenon douce' ment a terre, palTa par dedans la manche dc eet im30fteur, & enfuite saüa rejoindre a fautre mohié , en font une fète appelée Chec-d-Camar, cert-a-dire cou» pure de la lune cjui fe trouve dans le calendrier peffail, Cij  .ff C O N T E S M O G O t S. Lol le pardon que je lui demande, avec le cceut le plus tontrit. Sounds i fouffrir fur terre les peines que je mérite , épargne-moi celles d'un avenir terrible , Sc qui m'épouvante , & fais que je trouve un jour avec tes houris , un bonheur qui n'eft rcfervé qu'aux fidèles croyans. Je n'eus pas plutót proféré ces paroles , avec une extréme abondance de larmes, que le pent homme m'ayant frappé de fon flambeau allume par le vifage ; fais pénitence de tes crimes pendant fept ans , Sc fans en murmurer, me dit-ü , & efpère tout de la miféricorde de dien. Alors il fe fit un coup de tonnerre terrible , Sc qui dura fi long-terns , que je crus qu'il venoit d'arnver un bouleverfement entier dans la nature. J en fus li effrayé, que je perdis totalement 1'ufage des fens i & je ne revins de 1'état oü j'étois, Sc fans favoir combien de tems j'y étois demeuré , qu'aux cris que je m'imaginai que 1'on faifoitfur les ; ( j)mlLets,pour appellerala prière. Grand Dieu ! m'écriai-je alors, oü fuis-je , Sc quelle obfcunte {a) Les minarets font des tours fort délicatement tra.aillées, faifant partie des mofcjuées ou temples des Mufulmans : c'eft ordinairement de la première galerie de ces minarets , que les MncxinS , qui font des efpèce. de vicaires, appellent le peuple a la pnere ; les cloches étant défcnducs dans la religie* de Mahomet.  CONTES MoGOtS. 3.7 règne autour de moi ? L'ami, me dit un homme qüi paflbit a cócé de moi , il faut que tu ayes perdu la vue , pour ne pas voir que tu es a la porte de la principale mofquée de Chitor. De Chitor ! répondis-je rout étonné , j'étois. il n'y a qu'im inltant a Perfepolis. Celui qui venoit de me parler fe prit a rire , & j'entendis qu'il difoit a un autre , eet aveugle fans doute a fait hier la débanchc, il eft encore ivre, ou bien il a 1'efprit ctrangement alicné. Que de réflexions ne fis ja pas a ce moment! Quoi! feroit-il bien poffible, me dis-je a moi-même, que 1'aventure de la montagne du démon blanc feroit véritable ? Ah \ continuai-je , elle n'eft que trop réelle ; je fens bien que ce qui m'eft arrivé, n'eft point un rêve, & que je fuis privé de la lumière. Grand prophéte , puifque tu veux bien me regarder en puié , j'accepte avec réfignation ce que le ciel a ordonné de mon forr.. Je ne tardai pas a être confirmé dans cette vénté. Tout ce que j'entendis de ceux qui entroient dans la mofquée , me fit bien-tot connoitre que j'étois dans Chitor ; & comme il y eut plufieurs chanrables perfonnes qui me donnèrent 1'aumöne, je compris qu'outre la perte de ma vue., Is prophéte vouloit m'humilier, & que je ne vécufle que de la charité des fidèles croyans , dans une ville oü quatre ou cinq ans auparavant, je C iij  '3S CONTES MOGOLS. n'avois vu au-deffus de moi, que le futtan & lè vifir Mamhoud. Je neus garde de me faire connoïtre après le péril que j'y avois évité, & louanc une petite chambre dans les fauxbourgs , je n'ai pas manqué un feul jour, depuis fept ans, d'obéir a la voix de 1'envoyé de Dieu. Je me rendois tous les matins a la porte de la mofquée , &c j'y ferois refté toute ma vie , malgré les avis que j'avois plufieurs fois recus en rêve, de me rendre a Ormuz , pour y recouvrer la vue , fi Albaerr, favorifé d'une pareille infpirarion , n'étoir venu me tirer du malheureux état ou j'étois, Sc ne m'eut fait connoitre , en me rendant 1'ufage de mes veux, que notre grand prophéte n'eft plus irrite contre moi. Les aventures d'Aboul - Aflam avoient infiniment réjoui les fultanes , Sc le fultan de Guzarate dans fon particulier, n'y avoit pas moins pris de plaifir. lis admiroient tous la variété des événemens de la vie de eet aveugle, Sc les merveilles arrivées en fa perfonne , lorfque le conciërge du caravenferail étant venu avertir Schirin , qu'il étoit arrivé la veille deux hommes d'une très■ belle phyfionomie , vëtus en marchands , Sc qui paroifloient liés d'une extréme amitié , il recut ordre de les faire conduire au palais le plutot qu'il lui feroit poffible. Je n'ai pas attendu, feipieur l que voüs më l'ordomiafiiez , leur dit-il,  CONTES MOGOIS; 5,* ils ont bu de la décoótion de bueng , & prèrs a" fe réveiiler, je viens de les faire placer derrière cette portière. Le prince ayant raconté aux fultan es ce que Saady venoit de lui apprendre, elles attendirent avec impatience que ces deux nouveaux venus donnaffent quelques fignes de vie. Si-tót que 1'on s'en appercut, 1'on ouvrit la portière ; & fi les fultanes furent furprifes de la bonne mine de ces deux hommes , qui fe regardoient 1'un 1'autre, comme pour fe demander par quelle aventure ils fe trouvoient dans un palais auffi fuperbe , leur étonnement fut fans égal , lorfqu'elles les virent fe lever avec précipiration , & faifanr un cri de joie extraordinaire , fe jeter tous les deux aux pieds de la princeffè de Perfe. II eft impoffible d'exprimer ce que devint Canzadé, en reconnoiflant dans ces nouveaux venus , le prince de Vifapour, & le fultan d'Ormuz. Si la préfence du premier lui donnoir une joie des plus vives , celle de 1'autre lui caufa une crainte fi violente, qu'elle tomba fans connoilfance entre les bras de Karabag, Sa ütuation intérefla les fuU tanes, & s'empreflant de la faire revenir de fon évanouifTemcnt, a peine eut-elle repris 1'ufage de fes fens , que Cazan-Can lui adreflant la parole : Ne craignez plus rien , lui dit-il y d'une paffion dont le feul fouvenir me couvre en ce moment de confudon j il ne falloit pas moins , C ir  4© C O N T E S M O G O L S.' ma chère fceur , qu'un miracle pour me 1'arracher du cceur, & ce frère que vous n'avez dü regarder jufqu a préfent quavec horreur, par 1'amour déteftablê qu'il avoir pour vous , ne mérite plus auiourd'hüi que votre pitié. Pardonnez-lui donc, belle Canzadé , les maux qu'il vous a caufés. Je ne rougis point d'avouer ici mes crimes , ils onc fervi a me faire connoïtre route la malignité du cceur humain. Graces a notre prophete, je ne dois plus être a vos yeux eet amant terrible qui vous a fait tremblet tant de fois ; vous n'y verrez plus qu'un frère refpeftueux; & pour vous bien prouver que je me fuis entièrement défait d'unamour, dont le fouvenir feul me fait horreur, je confens que le prince de Vifapour foiï votre époux, s'il eft poffible, fans aucun délai. Canzadé ne pouvoit s'imaginer que ce qu'elle voyoit fut bien réel. Elle avoit lieu de croire que les Perizes, dans le palais defquelles elle croyoic être , pouvoient, pour la flatter , produire a fes yeux des fantömes qui difparoitroient bientöt ; & ce qui venoit de fe paffer , lui paroiflbit d'autanr plus difficile a croire , qu'après les noires trahiforis, & 1'ingratitude fi marquée de CazanCan, elle ne fe perfuadoir pas qu'il eüt pu changer de fentimens i fon égard. Si quelque chofe pouvoit la détourner de penfer ainfi , c'étoit 1'union qui paroiflbit être entre fon amant & fon  C O N T E S M O G O L S.' 4Ï frère ; maisCothbedinachevade la raflurer contre fes doures , en lui baifant la main avec le tranfport le plns tendre. Oui, adorable Canzadé , lui dit-il, vous ne devez plus regarder le prince votre frère comme notre ennerni; non-feulement il confent fincèrement a mon bonlieur avec vous, mais même nous vonscherchons enfemble depuis plus de trois mois, pour faire finir toutes vos peines ; & nous commencions a. défefpérer de vous rencontrer , lorfque par un événement qui nous paroit incompréheniible , nous nous trouvons, fans favoir par quel moyen, dans un palais dont la magnificence furpafTe tout ce que nous avons jamais vu de plus grand , de plus brillant & de plus majeftueux , & qui femble n'avoir été conftruit que pour donner une idéé véritable du paradis promis par notre prophéte , a ceux qui auront accompli fa loi de point en point. Canzadé revenue de fon premier étonnement, releva fon amant & fon frère, & embraffant tendrement le dernier : Ah ! feigneur, lui dit-elle, il eft donc bien vrai que je retrouve en vous un frère & un proteéteur, & que vous confentez fans regret que je fois au prince de Vifapour ? Oui, ma chère Canzadé , reprit Cazan-Can , en inettant la main de fa fceur dans celle de Cothbedin , non-feulement j'y confens , & je vous donne a 1'homme le plus brave c: le plus  41 CONTES MOGOLS. gcnéreux qu'il y ait fur la terre, mais je puis vous aiïurer que je verrai cette union avec une joie extreme. Cothrob qui jufqu'alors avoit gardé le filence , prit en ce moment la parole : fultan d'Ormuz, lui dit-il, tu dois fouer le ciel de t'avoir arraché du cceur une paffion qui t'auroit déshonoré pendant toute ta vie , & que toutes les peines de 1'enfer n'auroienr pu expier après ta mort, fi tu avois exécuté tes malheureufes intentions; le bandeau qui te couvroit le* yeux , eft heureufement tombé; notre grand prophéte a bien fait voir en toi, la miféricorde infinie du tout-puiflant; il t'aime, il t'a donné des marqués fenfibl'es de fa proteétion, & tu m'entends afféz pour que je n'aie pas befoin de rn'expliquer plus clairement: acheve donc ce que tu as commencé , & pour ne laiffer a la princede aucune inquiétade dans 1'ame , permers que dans ce moment je l'unifle avec le prince de Vifapour. Depuis que le fultan d'Ormuz avoit jeté les yeux fur Canzadé , il n'en avoit été diftrait par aucun objet, mais ayant regardé fixement 1'Iman, il courut fe proftemer a fes pieds : illuftre vieillard , lui dir-il, qui que vous foyez , homme ou géide , car je ne fais dans quel ordre je voas dois mettre, quelle obligationne vous ai-je pas , piufque c'eft vous feul qui nï'avez guéri d'un amour  CONTES MOGOLS. 4$ inceftueux qui m'aveugloit Sc me précipitoit tlans un abime de crimes ! Confommez donc votre ouvrage , Sc li ces dames veulent bien le permetrre , ne difterez plus un bonheur que je n'ai troublé que trop long-rems. Je réponds de leur confentement, reprit Cothrob ■, elles ont trop de fatisfa&ion de voir les malheurs de Canzadé finis, pour ne pas prendre toute la part poffible a un événement qui lui eft fi favorable i & dont elle croyoit avoir fi peu de lieu de fe flatter : alors s'approchant de Cothbedin Sc de la princefle, il les maria dans le moment même. Tout ceci s'étoit pafte avec tant de précipitation , que le fultan & le prince de Vifapour n'avoient prefque pas eu le tems de faire réflexion fur leur tranfport dans ce palais. Quand les premiers momens furent paffes , ils demandèrent a Canzadé ou ils étoient, Sc cette princefle leur en ayant rendu compte , conformément aux idéés qu'elle s'en étoit formées; comme ils avoient lu dans les anciens romans plufieurs aventïtres a peu prés pareilles, ils crurent poffible que les mêmes puiffanees qui avoient conduit la princefle en ces lieux , les y eut également tr.infportés pour y terminter leurs peines \ Sc le fultan d'Ormuz étoit d'autant plus porté a y niouter foi, que ce qu'il Venoit de dire k 1'Iman , marquoit que ce n'étoit pas la première toisqu'il avoit vu ce grand homme.  ^4 CONTES MOGOLS. Les fultanes qui avoient été jufqu'a ce moment fpectatrices de ce qui venoit de fe p.\fler, avoient une extréme curiofité de iavoir comment le prince de Vifapour avoit rencontré le fultan d'Ormuz, & par quelle aventure ce monarque avoit pu vaincre fon averlion pour Cotlibedin , & fon amour pour Canzadé. Gehernaz leur ayant témoigné 1'extrême plaifir que leur feroit ce récit, le fultan raconta ainfi fes aventures. HISTOIRE De Ca\an - Can > Sultan d' Ormu^. Il eft inutile , mefdames , que je vous inftruife des premières aventures de ma vie; elles ne vous font pas inconnues, puifque la princefle vous les aura fans doute racontées ; pour celles qui me font arrivées depuis que le prince Cotlibedin fat féparé de Canzadé , vous ne les devez pas non plus ignorer fi vous êtes du nombre de ces génies bienfaifans , comme j'ai lieu de le croire : mais qui que vous puifliez être, je ne vous refuferai pas un récit qui doit me juftifier de la paffion extraordinaire que j'avois congue pour  C O N T E S M O G O ï, S. 45 ma fceur, & de mon extréme ingratitude envers le prince de Vifapour. Depuis la défobéiffance du fultan Adam, nous naiflbns rous avec des penchans plus ou moins forts, pour nous écarter de nos devoirs. La bonna cducation corrige quelquefois ces difpofitions que nous avons a mal faire , mais fouvent auffi elles font plus fortes que nous-mêmes ; & les chatimens que 1'on nous inflige dans 1'enfance, ne font pas toujours des moyens capables de nous faire revenir de nos mauvaifes inclinations : je 1'ai éprouvé dans ma perfonne. Né d'un père des plus fages & des plus vertueux , il étoit écrit fur la rable (a) de lumière que je ferois un monftre en exécration a. toute la terre , puifque la paffion inceftueufe , que j'avois concue pour "ma fceur , avoit étouffé dans mon cceur tous les fentimen* de religion , d'honneur & d'humanité : permettez , mefdames, que je ne vous rappelle pas ce tems d'aveuglement ou j'étois , & que je paffe promptement a celui auquel j'ai recouvré 1'ufage de ma raifon. ( pérance d'en réchapper s ileft vrai qu'ils épargnent quelquefois ceux qui favent un métier qu'ds puiflenr apprendre d'eux ; comme ils font fort induftrieux, ils ne les font pas mourir. Souvent (j) Ramak eft le nom d'une ile de la mer d'Oman , t'eft-a-dhe, de 1'Océan Ethiopique cu oriental , dont les habitans font nommés par les Perfans Sermahi , qut fignilïe tête de poilTon , a caufe qu'ils ont, felon quelquesUüS , la tête femblable a celle des poilfons ; mais felon les autres , paree qu'ils n'ónt point d'autre uoufriture ordinaire qvie celle qu'ils tirent des poiffions; ce font apparerament ceux que les anciens ont appelé Ichthyophages , peuples extrêmement farouches, & qui n ont aucun comroeree avec les autres hommes, qu'ils prennent auffi poar des poiiTons , puifqu'ils les mangent quand ils tombent entte leurs mains. Le roman intitulé Coufekenk-Namek , parle de cette ilé, & rapporte les exploits fabuleux qu» IChofroufchir y fit. Bibliotheque oriëntale, fol. 708. même  C o m t e | Mocoi, 49 Hfciie après quelques années d'efcfavage, ils leur donnenr la liberté , j'en puis parler avec certitude puifque j'ai eu le malheur de romber déia une fors enrre leurs mains, & qiie ce n eft qu'en jualué de charpentier de vaiiïeaux , auxquels enfeIgnelaconftruaion,queraiévitéiinemorc que tous mes camarades efïuyèrent. A peine Ie pilote avoit achevé de me faire ce récit, que »o„S fumes entourés de plus de foixante barcL «efauvages, qui furent dans notre vaiiïeau avant que nous nous fuflions mis en deren* ' nous étions d accablés de la fatigue que noul avoucaufé,ateinpête>^W„„dSe„ol„S en etat de foutenirfeulement fes armes, en un J"ftantcesmfulairessemparèrentdenous,nos herent avec des cordes, & amenèrent notre vaiffeau dans une efpèce de port, d ou nous fumes condiuts o terre>& logés fous une grande cabane faite de planches. Lesprincipauxchefsdesinfulaires5aunombre aehuit , etoient diftingués des autres par des bonnets ornesdeplumesjdeprèsdecenthomm que „ous etions , on en fit trois parts ; i(s e tuerent un ners , & les autres furent diflribué entreierefiedesfauvages;i'échusheureufeme -ec mon pilote, a 1 un des chefs, & comme aVTlSVia"deb—----  COKTES MOGOLS. Ie bonheur de n'être pas d'abord traités avec aufaót dinhumanité que nos camarades, dcnr fix furent égorgés, rótis & dévorés a nos yeux. Ce ne fut pas fans frémir , que je fus témoin d'une pareille expédirion ; comme le pilote qui avoit été deux ans efclave dans cette ile , avoit eu le tems d'en apprendre la langue , je voulus 1'engager a propofer a notre maitre de nous mettre a rancon : il fe prit a rite : eh ! quelle rancon votïe majefté pourroit-elle offrir a ce fauvage, me dit-il; 1'or, les diamans, & toutes les richeiTes de la Perfe , ne font pas capables de toucher ces cceurs ( vent fane hafarder des conjeclures fur la probabilitd L-ü 7 a, qu'ils fortent de ces peuples anciens dont les hiftoires nous ont confervé quelque idéé : telle eft par «temple , la coutume quavoient les mans chez certains Peuples de fe mettre au lit quand leurs femmes étoient aecoucheés, & de s'y faire ferv.r par leurs femmes mêmescela fe trouve chez les Ibériens, ou les premiers peuples J Elpagne , chez Jes anciens habnans de Lik de Corfe chez les Tibareniens en Afie; & n,ême encore aujourd'hui dans quelques-unes de nos provinces voifines d'Efpa^ne ou cela sappelle faire couvade. Cetre même cou.ume eft vers le Japon dans 1'Amérique , chez les Caraïbes & k, Gahbis t & ne peut-on pas pi-éfumer , contjnue ]fi Lanreau,^ un u/age qui paroü fifingulie^ que de ce, pre. mters peuples elle a pafé a ces dernkrs , , w cue Strnbon , tj la plupart dts auteurS} nms ^ & mm que les Ibériens , qui étoient venus d'Afie en Efpa.ne ont «nu pourretournerd'Efpagne en Afie , ok u ^ nom d Ibene eft refié au pays quils occuperen; • & !e père Lafiteau mfinue que de la ils ont pu fe tranfporter ea Dij  '51 C O N T E S M O G O 1 S. point de plas grande fatisfadion que celle de ieS furprendre , de les aflbmmer & de les mangef. Cette réponfe m'affligea fort, & je ne regardo» pas fans frayeur le genre de mort auquel , cto» deftiné, lorfque mon pilote me paria en ces termes : Je ne fais, feigneur , qu'un feul moyen de vous fauver la vie ; vous avez vu hier la falie 'de notre mate, elle na pas plus de qmnze ans, je lengagerai a jeter les yeux fur voo. i fi vo« etes affez heureux pour lui plaue , & qu elle venille dire deux mots en votre faveur 1 fon père, il vous adoptera dans fa familie , vous deviendrez fon gendre , mais il faudra vous refoudre a vivre fuivL les mceurs de cette de s6cne plus penfer aretoumer en Perfe , fi vous ne voulez mourir dans les tourmens les plus horribles: je fais que cela coutera 1 votre majefté; mais que ne toon 1 pour éviter la mort, lorfqu'elle fe prefente a L yeux fousuuafped auffi atTreux ? La propofition de Vagieddin (c etoit le non» du pilote) m'étonnafi Fort, que je ne pus lui répondre-, U pnt mon filence pour un confenteLent'tache, & me qnitta brufquement. J etois fi affli«ré des difcours de eet homme, que je ne ^^ns^^nè^^ Pi- auprès de li & quand je reconnus que j'étois feul, e ribandlaiUa douleur la me dis-je alors, moi qui aimépnfe les Plus rares  C O N T E S M O G O t S. Jj' beautés de l'orient, je ferois réduit, pour fauver ma vie, a faire ma cour a Ia rille d'un fauvage, a une créature qui n'a prefque rien qui la diftingue de la brute, que la parole 8c la figure ; encore quelle figure ! En vit-on 'jamais de plus effroyable & de plus fale ? Jufte ciel ! a quoi me condamnez-vous ? Ah ! mourons, il n'y a plus a balancer, & n'attendons pas que nous devenions , ou la viótime cruelle de notre nouveau maitre, ou 1'objet des horribles défirs de fa fille. Mais, repris-je, ne dois-je pas regarder ma fituation comme une jufte punition du ciel que j'implore. Défobéidant aux dernières volontés de mon père, a qui j'avois promis d'abandonner le deflein d'époufer ma fceur , perfécuteur fans relache de cette vertueufe princefle , ingrat de la manière la plus marquée envers un prince a quï je dois la vie , la liberté & le trbne que je poffédois, ne méritai-je pas d etre puni encore plus févérement que je ne le fuis ? N'eft- ce pas eet amour inceftueux qui m'a conduit vers eet affreux rivage ? Oui, fans doute , & notre prophéte ne m'y a fait aborder que pour me faire expier un crime dont je n'ai pas la force de me repentir. Je n'avois pas fini ces triftes réflexions, que Vagieddin revint a moi : bonnes nouvelles, feigneur, me dit-il, vous n'avez point été indide- Diij  '54 Contis Mogol$; rent a notre jeune maïtreiïe; par Ia converfation que je viens d'avoir avec elle, il y a lieu de croire qu'elle s'intérefle a votre vie, & pour peu qu'elle veuil'e Ie témoigner a fon père, vous éviterez le fort de nos camarades. Ah! mon ami, m'écriai-je en ce moment, a quel excès de mifère fuis - je réduit ? Quoi, le fultan d'Ormuz fe verroit obligé d'épcufer un monftre ? Non , j'aime mieux cent fois mourir. Le pilote fut furpris de ma réponfe. Seigneur , reprit-il, quand votre majeftés'afflige ainfi, elle ignore fans doute de quelle manicrè fe font les mariages dans cette de , & toutes les cérémonies qu on y apporte •, lorfque je les lui aurai expliqué , elle connoitra qu'elle n'a point de meilleur expédient pour fe procurer la liberté. Ce que vous craignez tant, c'eft-a-dire, d'époufer Agariata , (car c'efl: ainfi que s'appelle la fille unique de Michapous notre maitre ,) n'arrivera pas fi-tót. II y a dans ces lieux bien des ufages bifarres avanr que d'en venir a la conclufion ; Sc ils nous donneronr peut-ètre le tems qui nous fournira 1'occafion de fortir de cette ile. Le difcours de Vagieddin me tranquillifa un peu ; je commencai a refpirer quand il m'eut appris que les mariages ne fe faifoient pas dans cette ile, avec aufli peu de précautions Sc de cérémonies qu'en Perfe, & que j'avois du tems devant moi. Suivant donc le confeil de eet homme, qui  C.ONTES MOGOLS. ^ pjrévjtit MichapoLis fur i'inclination que fa fille avoit pour moi, j'allai le lendemain a 1'entrée de Ia nuit , dans la cabane d'Agariata : je la tirai trois fois par le nez pour 1'éveiller ; comme c'eft une cérémonie eflentielle, je n'eus garde d'y manqtier. Cette belle fille ne me dit aucune parole , elle fe contenta de me regarder d'un air riant, a la lueur d'une petite lampe que je tenois a la main , &c Ie tout s'étant palTé avec beaucoup de circonfpeótion, & encore plus de bienféance, je me retirai trés - content de la modeftie de ma jeune maitrefle , & je fus obligé , pendant plus de deux mois , de renouveller toutes les nuits pareille cérémonie. Comme pendant le cours de ces galanteries nocturnes, je vis que 1'on s'apprêtoit a aflbmmer deux de mes fujets , pour être mangés dans la familie de Michapous, je pris la réfolution d'en parler a fa fille. Belle Agariata, lui fis-je dire par mon pilote, tous ces gens qui ont été faits efclaves avec moi, font mes enfans & les vótres : je fuis leur roi dans mon pays , qu'ont-ils fait a votre père , pour les traiter avec tant de barbarie ? Si vous avez quelque bonté pour moi , faites - leur accorder la vie , c'eft le feul moyen de conferver la mienne. Comme j'étois préfent au difcours de Vagieddin, qui ne faifoit, dans la langue du pays, que répéter ce que je difois en Perfan, je ne pouvois Div  '$S C O N T E S M O G O L S. m'empêcher de verfer des larmes ; edes attendrirenc Agariata , qui promit de s'intéreiTer au fort de ces malheureux, & depuis ce jour, Michapous n'en fit mourir aucun , Sc même engageales autres infulaires a ufer, avec mes fujets, de la même humanité. Dans quelque fituation déplorable que je fuffe, Sc quelque réflexion que j'eude faite fur ma malheureufe paflion , je ne pouvois oublier Canzadé , Sc ma fureur redoubloic pour le prince fon amant, quand je confidérois que fans lui, ma fceur auroit peut-êire accepté ma main , Sz que lui feul étoitcaufe qu'ayant quitté Ormuz, j'avois fait naufrage dans cette ile. Une nuit, quefatigué del'exercicede lachafie, Sc après avoir été rendre mes devoirs très-refpeélueux a Agariata, je dormois profondément fur une peau d'ours, tous mes malheurs fe retracèrent dans mon efprit avec d'autanr plus de violence, que je m'imaginois voir que ma fceur tenoit Cothbedin par la main , qu'elle le regardoit avec la dernière tendrede , Sc qu'elle lui juroit un amour éternel. Dans 1'agiration ou j'étois, je tirai mon fabre , & j'allois facrifier 1'un Sc 1'aurre a mon redentiment, lorfqu'un homme qui reflemble parfaitementau vénérable vieillard qui vient d'unir Cothbedin avec Canzadé, me retint le bras.  Contes MoGots. 57 XXV SOIREE. Suite de ïHijloire de Car^an-Can , Sultan d'Ormu^. -A. rrete me dit eet homme , avec un air d'autorité que je refpeétai; le prince a qui tu veux êter le jour, ne doit pas périr par tes coups: de quelque ingratitude dont tu te fois fouillé ï fon égard , je 1'ai informé de 1 etat affreux ou tu te trouves ; lui feul peut t'en tirer, & il veut bien encore hafarder fa vie pour un perfide qui a tenté de la lui arracher de la manière du monde la plus indigne. C'eft en lui un excès de générofité fans exemple , & je veux , malgré toimême, Pen récompenfer , en t'arrachant du cceur cette femence (a) noire, qui eft le principe de O) Cette femence s'appelle Hebbat al calb, c'eft a-dire, la graine du cceur, & fignifie l'amour propre & la concupifcenee qui nous porte au pêché ; c'eft aulfi le pêché d'origine que les Mahométans reconnoiffent être venu d'Adam , & qu'ils difent être le principe de toutes nos fautes. Mahomet fe vantoit d'en avoir été délivré par 1'ange Gabriel qui lui arracha du cceur cette femence aoire , & que par ce moyen il étoit devcnu irapeccable. Bibliotheque oriëntale , fol. 440.  5 8 CONTES MOGOLS. toutes les faines que les hommes commettenr ; 8c qu'ils tiennent originairement du fultan Adam depuis fa défobéiflance. Alors , ce vieillard vénérable s'approchant de moi, me frappa au cóté gauche , d'un couteau tranchant des deux cotés , me 1'ouvrit , en rira une petite graine noire , groffe comme une grofeille, & Ia jeta dans le feu qui étoit dans ma cabane. Je reffentis dans cette opération qui ne dura qu'un inftant, une douleur fi violente , que je fis un cri des plus percans ; a ce bruit, Vagieddin fe réveüla, il alluma la lampe , accourut a mon fecours, & me trouvant dans une extréme agitation , il jugea d propos de m'éveiller. Qu'avez-vous donc , feigneur, me dit-il ? Quel rève affreux vous tourmente ? Ah ! ce n'eft point un rève , lui dis-je, je fuis mortellement b'efle ; comme j'avois la main appuyée fur mon cceur, il approcha fa lumière , & fut, ainfi que moi, dans la dendère furprife d'y trouver une cicatrice longue comme le doigt, & qui paroiflbit encore prefque fanglante; mais ce qui mit le comble a mon étonnement , c'eft qu'après que 1'extrême douleur que j'avois reflentie, fut paffee', 1'horrible paflion que j'avois eu jufqu'aiors pour Canzadé, s'éteignit dans mon cceur , qu'elle y fit place a la tendreffe la plus pure ; que couvert de confufion pour 1'indigne conduite que j'avois tenue envers le prince  CONTES MOGOXS. $9 «!e Vifapour, je fentis naitre pour lui, dans mon ame, route 1'eftime & la reconnoiffance qu'il meritoit, & que j'eus un déplaifir extreme de ne pouvoir fur le champ lui en donner des marqués, en lui accordanr pour époufe , la princeffe ma fceur. Je rêvois fans ceffe a un événement auffi fingulier; Sc comptant fur les promeffes de ce fage vieillard, je vivois dans 1'efpérance de voir bientot la fin de mon efclavage , lorfqifune nuit, ce même homme m'apparut encore, & me préfenrant un porrrair d'une jeune fille d'une beauté achevée , voila , me dit-il, la perfonne qui t'eft deftinée pour époufe. C'eft elle qui doit te faire perdre entièrement 1'idée de Canzadé, a qui elle n'eft pas inférieure en mérite. Je ne regardai point ce portrait fans admiration, & eflèctivement, depuis ce jour, je ne pus penfer fans horreur , a la paflion que j'avois concue pour la princefle ma fceur. J'étois dans cette fituation , lorfque les deux mois du cérémonial, qui devoit précéder mon mariage , étant expirés, Vagieddin m'avertit que je devois m'expliquer avec Michapous. Suivant fon confeil , nous allames la nuit a fa cabane ; je 1'éveillai , je lui préfentai une pipe allumée qu'il prit, & mon pilote 1'ayant prié de ma part, de m'adaprer dans fa familie , Sc ie  r6a C O N T E S M O G O L s.' me donner la belle Agariata en mariage, il lui fit réponfe qu'il communiqueroit cette affaire a fes parens , & nous fit figne de nous retirer. Je ne pouvois déguifer mon chagrin au pilote ; quoiqu'il m'eut fait entendre que de ne pas faire cette démarche , c'étoit attirer fur ma tête , &C fur celle de mes fujets , toute la colère de notre maitre , je me livrois a la plus amère douleur. II faut donc , lui dis-je enfin , que j'époufe Agariata. Malheureux que je fuis ! que ne me laiffois-tu périr dès le commencement de notre efclavage , la mort me feroit plus douce qu'une union pour laquelle je n'ai que de Phorreur. Eh 1 feigneur, reprit Vagieddin, je fuppofe que vous foyez marié bientot avec cette fille, avez-vous oublié que vous n'êtes point obligé pour cela de vivre avec elle, comme un mari avec fa femme? Ceflez de vous allarmer, & rappelez-vous, feigneur , ce que je vous ai dit plus d'une fois , que 1'on penfe ici très-différemment de ce que 1'on fait en Perfe. II eft difficile de croire jufqu'a quel exces 1'on pouffè la continence dans cette ile. Quoique , fuivant les loix du pays, un homme marié puiffè ufer de fes droits quatre jours après la cérémonie , il eft d'ufage de n'approcher de fon époufe qu'après plus de fix mois j on y eft perfuadé que cette modération eft le témoignage Je plus authentique de 1'eftime que 1'on a pout  C O N T E S M O G O t S. 6i elle ; & lors même que ce tems eft expiré , & que les nouveaux marles demeurent dans la même cabane , ils ne fe parient prefque point , ou s'ils le font, ce n'eft qu'en grondant, & d'un air brufque; ils croyent que la pudeur exige cette bienféance, & que ce n'eft que vers la fin de 1'année qu'ils doivent fe donnet des témoignages réciproques de leur tendreffè. Les nouvelles adurances que Vagieddin me donna fur la conduite des infulaires, me tranquillifa un peu ; & la familie de Michapous m'ayant fait 1'honneur de m'agréer , il fallut de bonne grace époufer Agariata. Je pade par-dedus 1'agréable détail de cette cérémonie, qui ne feroit que vous ennuyer; ce qu'il y eut de plus fingulier , c'eft que la mariée avoit les cheveux grailTés avec de 1'huile d'ours, & que 1'on m'av.jit barbouillé le vifage& Ie corps , de manière que je devois être d'une figure affreufe. Tout ce que m'avoit dit le pilote étoit vrai; mon peu d'empreffement pour ma nouvelle époufe fut trouvé admirable.L'on regarda ma continence comme une marqué d'un vrai refpeét pour la familie dans laquelle j'entrois; loin de m'en favoir mauvais gré , cela me mit, parmi les fauvages , dans une grande confidération, & tous mes fujets , a mon exemple , furent adoptés dans differentes families.  6l CONTES MOGOLS. II n'y avoit guères qne quinze jours que j'étois marié , lorlqu'un des chefs de la riatiön , ayant invité les principaux a un feftin , je m'y trouvai avec Michapous. La , il nous déclara qu'il avoit eu avis qu'une autre nation fauvage de leurs ennemis étoit en marche pour les venir attaquer , & qu'il fallöit aller au devant d'eux , & racher de les (urprendre. Ces peuples, ainfi que Vagieddm me 1'avoit aduré , aimoient paffionnément la guerre , & n'ayant point d'autre pallion que celle de porter le fer &c le feu chez ceux qui les avoient offenfés , 1'on peut jnger que la propofition de 1'infulaire fut acceptée avec une joie extreme. L'on réfolut de partir dès Ie lendemain ; & comme Michapous m'avoit conduit dans cette ademblée avec Vagieddin qui m'y fervoit d'interprète , je lui fisdemander la permidion de les accompagntr dans cette expédition , & de permet tre que tous mes fujets, qui étoient alors au nombre de trente, combattilfent fous mes ordres. Ils acceptèrent volontiers ma demande ; l'on nous rendit les armes que l'on nous avoit ótées au mement de notre efclavage '. je les engageai audi a fe fervir des fabres des Perfans qui avoient péri dans leur ile , & après avoir pns congé d'Agariata , nous partïmes environ cinq eens, avec beaucoup de gaieté. Après avoir marché pendant fix jours , nos coureurs nous ayant appris qu'ils avoient entendiij  CONTES MOGOLS. 6-J pendant la nuit précédente, un mouvement ttès| confidérable dans un peut bois , & qu'aux environs ils avoient vu du feu d'efpace en efpace, cette découverte nous arrêta tout court. L'on tint confeil ; & comme il y avoit un chemin creux entre les ennemis & nous , je fis propofer par Vagieddin , de les laifler s'engager dans eet efpèce de défilé, par oü probablement ils devoient pafler; de nous féparer en deux parties é^ales de nous coucher fur la hauteur , le ventre contre terre , & enfuite de fondre fur eux de routes parts. Mon avis fut fuivi , & exécuté avec tant de fucces, que de plus de huit eens qui venoient pour nous axtaquer, i! n'en réchappa pas cinquante. II eft vrai qu'étonnés de voir I'efFer de nos fakes , & du carnage que nous faifions en fi peu de tems, ils perdirent cceur dans le mom^r Sc nous eürnes bon marché de gens intimiciés,, furpns & confternés de fe voir attaquer de tous cotes , fans efpoir d'écnapper a la fureur de leurs ennemis. Comme mes mjets, 1 la tête dsfquels j'avois combattu , avoient tous fait des prodiges de vaeur, & que nos infukires les regardoienr comme les premiers auteurs de la vidoire complette que nous venions de remporter, nous en fumes extremementcarefles, & même regardés avec refpedt. Après avoir célébré ce jour heureux par des  ^4 C o n t h s M o G o t s.' chants 8c par des danfes , 8c nous être chargés des dépouflles de nos ennemis , nous reprimes la route de notre habitation , & érant arrivés proche un petit bois , nous réfolümes d'y pafler la nuit; 8c comme nous étions dans une fécurité parfaire , nous nous livrames a. un fommeil tranquile. Je dormois paifiblement, & mon pilote étoit a coté de moi, lorfque nous nous fentimes 1'un & 1'autre faifir brufquement par les pieds & par les mains ; l'on nous baillonna , l'on nous enleva , fans quaucun de ceux qui étoient a coté de nous put nous entendre , 8c l'on nous emporta avec une vitede incompre*henlible. Je ne favois que penfer d'un rel événement , lorfqu'a la pointe du jour je me vis entre les mains de nos ennemis , 8c je connus que douze des leurs avoient entrepris & exér cuté un coup aufli hardi 8c aufli téméraire. XXVI SOIRÉE. Suite de l'Hifioire de Ca^an-Can 3 Sultan d'Ormu^. Xj'on peut juger de notre douleur & de la joie que témoignèrent ces fauvages, en nous voyant  GöNTEfc MoGOLSi 6"5 Voyant entre leurs mains -y ils nous débaillonnèrent, nous lièrent avec de grolïes cordes, &C nous portant a cinq ou fix, ils s'éloignèrent prefqu'en courant de ce lieu, Sc marchèrent du même pas pendant quatre jours , au bout defquels approchant de leur habitation , ils envoyèrent aniiöncer leur retour infortuné par un des leurs> & attendirent que tous leurs frères vindent audevant d'eux. II n'eft pas didicilê de concevoif dans quel état nous étions , Vagieddin & moi; rrtais ma frayeur rédoubla lorfque je vis arrivér tous les autres fauvages avec des huilemens horribles, & que les femmes & les enfans tenoient des cailloux prêts a lancer contre nous. Ils avoient déja lë bras levé , lorfque le plus ancien de ceux qui nous conduifoient, leur fit figne de la main de fe contenir. Regardez bien ces deux hommes 4 leur dit-il, ils ne nous reflemblent prefque en rien j cependant leur bravoure eft au-dedus de route exprellion, avec un petit nombre de gens faits comme eux , ils ont feuls fait pancher la vidoire de leur coté -y ils ont madacré vos pères, vos maris, vos frères, vos enfans , & nous ne ferions jamais venus a bout de les enlever , d nous n'avions ufé de furprife ; voila donc les feuls hommes fur lefquels vous avez a venger tant de morts illuftres qci font péris fous leurs coups; ainfi fufpendez pour quelques jours votre Tome XXUL E  66 C O N T E S MOSOLS. douleur, afin de les punir par un fupplice proportionné au tort qu'ils vous ont fair. Ce difcours railentic la fureur des fauvages , Sc nous garantit de la mort; loin de nous faire le moindre mal, on nous délia , on nous conduifir dans une cabane dont on nous établit les maitres; l'on en garda feulement la porre avec beaucoup d'exactitude , Sc l'on nous fervit a manger du poidbn fee deux fois par jour fort exadement. Comme je remarquois une extréme triftefle dans Vagieddin , je lui en demandai la raifon : feigneur, me dit-il, nous devons dès ce jour , nous regarder comme de malheurenfes vidimes dévouées a une mort certaine : nos ennemis ne favent ce que c'eft que de faire grace , & leut vengeance ne s'adbuvit que par le fang des miférables qu'ils font mourir dans les plus cruels tourmens : alors m'ayant expliqué la harangue du fauvage , ne croyez pas , feigneur , continua-t-il , que nous jouiffions encore long-tems de la vie j nous fommes deftinés a eduyer des fupplices , accompagnés de circonftances d'une barbarie fi rafinée , que l'on ne peut rien concevoir de plus affreux ; route ma fermeté m'abandonne ; quand j'y penfe, je frémis par avance de la feule idee que je m'en rappelle , Sc dont j'ai été tant de fois témoin chez les infulaires que öeus venons de quitter.  C o ü i i s M o g o i s. &i Si le difcours du pilote m'étonna d'abord, je ïevins bient&t de mon effroi : Vagieddin , lui dis-je, radure-toi, nous ne mourrons pas parmi les barbares ; le grand prophéte m'en a afluré trop pofitivement \ je porte fur mon cceur une marqué certaine de fa proteótion : en m'arrachant de 1'ame la fatale padion qui a caufé tous mes malheurs , il m'a fait entendre que j'aurois encore obligation de la vie au prince de Vifapour , & quoique j'ignore de quelle manière urt, fecours d extraordinaire puidê m'arriver, je ne dois point défefpérer d'en redentir bientot les eftets. Malgré la cicatrice que je portöis ï 1'endroit du cceur, & que Vagieddin avoit exaniinée avec une extreme furprïfe, il n'ajoutoit pas tellement foi au prodige , qu'il ne fe livrat fouvent a la plus amère douleur; enfin , après avoir demeuré prés de quinze jours avec ces barbares, on nous apprit que nous ferions bientöt brülés a petit feu ; &c voici de quelle manière nous en fümes informés. La veille du jour deftiné a notre fupplice, on vint nous prendre dans notre cabane, on nous mit au col une longue corde de cotqn; on nous dépouilla tout nuds, & pludeurs femmes, après nous.avoir peint le corps, & nous y avoir attaché des ornemens de diverfes couleurs, firent retentir 1'air du bruit effrayant de leurs chanfons E ij  'N T *E S M O G Ö ï. li • étoient deftinés poar le fervir , qu'il fouhaiteroiê parler au vénérable vieillatd qu'il avoit vu tou9 les jours précédens. Cothrob ne fut pas plutot informé des inrentions du fultan , qu'il fe rendil a fon appartement. Seigneur, lui dit le prince, en embraflant fes genoux, ne croyez pas paffer 'dans mon efprit pour un homme ordinaire. Les événemens étonnans qui-me font arrivés , Sc auxquels vous avez la part la plus eiïentielle , me font vous regarder comme un génie favorable, au comme un fage a qui rien n'eft impoflible dans la nature •, ainfi, après les obligations infinies que je vous ai, ne devinez- vous point ce qui fe pa(Te a&uellement dans mon coeur? Sultan d'Ormnz , reprit gravement Cothrob , en embraflant Cazan-Can, tout ce qui ta paru nêtre qu'un rêve , eft une véritc bien -réelle, Oui, c'eft moi-mcme qui r'ai arraché du -coenr cette graine infedtée qui n'engendre que corruption dans les hommes \ c'eft par mon moyen que notre fouverain prophéte a permis que tu ayes recouvré 1'ufage de route ta raifon; Sc c'eft par fa permiflïon que je r'ai fait voir le portrait de cette adorable perfonne qui caufe aujourd'hui toutes tes inquiétudes. Si fa vue t'a vivement touché , lorfque fon voile lui échappa hier, la tienne ne lui a pas caufé moin« d'émotion. Elle fera-ten époufe, c'eft tout ce que je  CONTES MOGOIS. 79 puis te dire a préfent; fais lui connoïtre feulement par des regards refpectueux ce que tu penfes pour elle. Du refte, ne te fatigues pas 1'efprir, pour favoir oü tu es, & quelles font les perfonnes qui habitent ce palais, tu feras informé de tout cela lorfqu'il en fera tems , & ce moment , qui doit être celui d'une union que tu fouhaites avec tant de padïon, n'eft pas extreme ment éloigné. L'iman s'étant alors retiré, fans attendre les remerciemens de Cazan-Can, ce monarque fut fi tranfporté de joie des promedes qu'il venoit de lui faire , qu'il courut a Pappartement du prince de Vifapour pour lui annoncer cette nouvelle. Cothbedin & Canzadé prirent toute la part podible ajfa fatisfadtion ; & la joie s'étant répandue dans routes leurs aétions , ils pafsèrent la journée dans un extreme contentemenr. L'heure de fe raflembler étant arrivé , on fe rendit dans le falon , & les fultanes ayant témoignc au prince de Vifapour quelque curiofité d'apprendre ce qui lui étoit arrivé depuis qu'il étoit tombé au pouvoir des corfaires t ce prince leur paria en ces termes.  gO CONTES MoGOLS. H ï S T O I R E Du Prince de, Vifapour. Après 1'extrême fatigtte que j'avois effuyée -dans le combat que j'avois été obligé de fotitenir contre le capitaine & les foldats du vaiffeau qui vouloient obéir exa&ement au fultan d'Ormuz, Sc dans lequel j'aurois fuccombé uliailliblement fans le fecours inefpéré qui m'étoit arrivé , je ne m'attendois pas , a. mon réveil , qui ne fut .que plus de douze heüres après , que je me trouverois, pour ainfi dire , dans les fers. J'en fus d'autant plus cruellement affligé , ,que féparé de ma chère Canzadé , j'appris que üans le partage que les corfaires avoient fait de nos perfonnes Sc de nos biens , elle étoit échue au plus brutal de tous les hommes. Je ne puis vous exprimer, mefdames, jufqu'a quel point fut porté mon défefpoir : il fut fi violent, que j'en tombai dans une efpèce de délire qui fit appréhender pour ma vie. Celui qui commandoit notre vaideau , Sc qui fe nommoit Achabaert , n'ignorant pas ma qualité Sc mon amour , qu'il avoit apipris de quelques fujets du fultan qui avoient été pris avec moi, eut toutes les  GONTÈS MoGOlS? 8ï hs attentions imaginables pour que je ne man* quaflè de rien ; il n'épargna aucune chofe pour me confoler : féigneur , me dit-il, vous êtes libre dès ce moment, & je vais faire toutes les manoeuvres podibles pour rejoindre le corfaire qui vous enlève Canzadé. Je le forcerai a la remettre entre vos mains, ou je vous jure que je périrai a la peine. Généreux Achabaertj m'écriai je , quelles obligations ne vous ai-je pas ? Ah! fi vous me rendez un fervice auffi eflèntiel, foyez sur d'une reconnoiflance fans bornes. Mais de grace, ne perdons pas de rems, les momen3 font précieux , & le moindre retardement me fait friilbnner : nous tournames auffi-tot la proue du coté que le vaifleaü du pitate avoit cinglé j & après avoir vogué pendant plufieurs jours avec beaucoup de vitede, nous vimes venir a nous un batiment, que de plus prés nous reconnumes pour être celui que nous cherchions : nous 1 abordames dans le moment même, & n'y trouvant point la princefle , j'étois fur le point de me précipiter de douleur dans la mer , lorfque j'appris avec une extréme fatisfaétion , de quelle manière Albaert ayant rué Ie corfaire , avoit, avec la princefie, mis pied a terre a Dabul, 8c qu'il avoit compté a ceux de ce Vaideau quatrevingt mille pièces d'or pour la rancon de Canzadé & des perfcnnes de fa fuite. Tome XXIII. f  Si CONTES MoGOtS. Nous primes dans Ie moment la route de Dabul , Sc nous n'en étions pas éloignés de foixante lieues , qu'une affreufe tempête nous rejeta en mer ; Sc après avoir battu notre vaiffeau pendant cinq jours, fans aucune difcontinuation , il alla fe brifer contre un écueil. Tout 1'équipage ayant péri, le feul Achabaert Sc moi nous nous faisïmes d'une efpèce de poutre qui nous porta a. plus de dix lieues de eet endroit, a bord de 1'fle ou nous arrivames demi-morts de •faim Sc de laditude. Après avoir pénétré avec beaucoup de peine aflez avant dans cette ile , nous reconnumes qu'elle étoit inhabitée, & nous n'y vïmes qu'une grande quantité de mouches a miel, Sc de chèvres qui paroiffbient très-privées. Les premières nous fournirent, dès le même jour, une nourriture qui nous rétablit 1'edomac; & les fecondes, outre le lait qu'elles nous donnoient abondamment, nous indiquèrent une fontaine d'eau vive des plus fraiches , paree qu'elle avoit fa fource dans un rocher dtué au penchant d'une petite montagne qui étoit expofée au vent du nord. Ce nous fut une efpèce de confolation, de trouver du moins de quoi vivre dans un lieu aufli fauvage , & après avoir pafl~é la nuit a Pentrée de cette roche, nous commencions a nous réfigner aux volontés de la providence , lorfque le  CöNTÈS M O G O t S. Sj* jour qui commencoit a paroïtre $ feuibla tout d'un coup s'obfcurcir; cette efpèce de phénomène hous caufa quelque frayeur ; elle augmenta encore par un bruit d'une nature que je ne faurois bien décrire..j Sc nous fümes dans un étonnemenê au-deflus de toute expredion , de voir qu'il procédoit du vol d'un oifeau plüs gros qu'un élêphant , que cette efpèce de mondre s'abattit a cent pas de nous, Sc qu'ayant pris urte chèvre dans chacune de fes ferres , il remonta vers Ig tiel, traverfa la mer, & difparut a nos yeux. (a) Rokk, oifeau monftrueux qui enlève avec facilité Un B(suf. F ij XXVIII SOIRÉE. Continudtion de l'Hifioire du Princè de Kifapour. jAlchabaert reda interdit a cette vue; potlf moi, je n'en fus pas tout-a-fait tant étonné, Si comprenant qu'il falloit que eet oifeau prodigieux füt un rokh (a) dont j'avois fouvent ouï parler, mais que je croyois n'exifter que dans 1'imagination de nos romanciers, je 1'examinai  %4r CONTES MOGOLS; avec une extreme attenrion. Comme pendant prés d'un mois que nous fumes dans cette ïle, je voyois tous les deux jours le rokh faire la même opération fur les chèvres , cela me fournit une idéé que je communiquai a Achabaert, 8c" qu'il approuva , quoiqu'elle fut trés - périlleufe. Suivant mon projet, nous défimes la toile de nos turbans , &c nous coupames nos robes de de deffiis , de manière que nous en fimes des bandes fuffifantes pour nous attacher chacun folidement a une chèvre : après les avoir toutes éloignées un foir de 1'endroit ou le rokli avoit gués , nous nous mhnes dedus, nous nous y endormimes profondément , & nous ne nous réveillames qua la pointe du jour , au chant de plufieurs oifeaux renfermés dans une magnifique volière : leur plumage étoit fi varié & d briljant , que nous ne pouvions nous lader de Ya.d-> pairer , lorfque nous fumes diftraits de cette vue par une converfation que j'entendis entre deux perfonnes que je ne voyois pas ; oui, feigneur , dir une de ces voix , le fultan d'OrmuZ) eft dans 1'ile de Ramak. Je le fais , reprit 1'autre voix ; fon impiété en vers le ciel, & fon ingratitude pour un prince généreux , Pont condme dans ce lieu affreux pour y fubir le chatiment qu'il méritoit: mais fon repentir & les prières du prophéte ont fait changer Pariet qui avoit? été prononeé contre lui , pourvu qu'il fe trouve un homme affez brave pour Palier arracher a ces farouches infulaires qui fe difpofent a le bader a petit feu. Je n'eus pas plutbt entendu ees dernières paroles , que fans héfiter fur le parti que j'avqis a prendre , ce fera moi repris-* je , qui fenrerai cette entreprife, quelque dirficile & quelque périlleufe qu'elle puide être: mais daignez du moins m'indruire de quelle manière jf dois m'y composer, Généreux Godv*  CONTES MoGOtS. S7 bedin , pourfuivit la feconde voix , je n'en attendois pas moins de ton courage ; pourfuis ton noble detfein : après t'être rafraichi dans ces lieux , éprouve 1'aventure de Soham, monte le vaideau que tu trouveras dans le port, & pars pour cette expédition. Cette voix neut pas plutót cefle de fe faire entendre, que nous fortimes , Achabaert & moi, de ce cabinet , pour entrer dans un jardin fuperbe que nous traversames : de la nous étant rendus dans un magnifique falon oü nous trouvamc? un repas exquis , qui nous étoit d'un grand fecours, nous pafsames enfuite dans une avenue qui nous conduifit a un port remph de vaÜTeaux. La , nous étant informés d'un matelot en quel endroit de la terre nous étions : feigneur, nous' dit-il, vous êtes dans 1'ile de Darem (a), qui a toujours padé pour fabuleufe, par la difiiculté qu'il y a d'y aborder. Sam-Souvar, dis de Caherman , général des armées de Feridoun, 1'un des rois de la première dinadie de Perfe, fut le premier a qui il fut permis d'arriver dans ces lieux ; ils étoienr remplis de mondres d terribles, qu'aucun mortel avant lui n'avoit été aflez hardi pour chercher a y mettre le pied ; cependant ce héros , a qui rien ne paroiflbit ( dix ans. Perfonne jufqu'a préfent n'a pu parvenir a nous débarrafler d'un ennemi audl incommode , la raifon en eft , qu'il ne peut être vaincu que par un mortel adez hardi pour monter le Soham de Sam-Souvar ; & cec animal aufli terrible que Semendoun , ne doit être foumis que par celui qui pourra lui mectre la bride d'or, dont Sam-Souvar fe fervit pour le dompter. Comme il a mis en pièces plus d'un cavalier aflez hardi pour tenter cetre entreprife , cela en a tellement dégouté les autres , que depuis 60 ans , perfonne n'a voulu s'y hafarder. J'avois lu une partie de cette hiftoire , fans y ajouter foi , pourfuivit le prince de Vifapour; mais la manière fingulière dont j'étois arrivé dans 1'ile de Darem , m'ayant fait croire qu'elle pouvoit bien être véritable, je demandai au matelot d l'on pouvoit voir eet animal d furieux : Oui, feigneur , répliqua le matelot; il eft dans un cabinet du jardin d'ou vous fortez , fous un pavillon d'écarlate ; Schacaroun en a un foin tout particulier, & il ne refufera pas de vous le montrer , ainfi que la bride qu'il tient enfermée dans un des appartemens du palais. Je priai le matelot de nous conduite vers ce fage : nous en reciimes tout 1'accueil poflible ; & après lui avoir témoigné l'envie que j'avois d'edayer la bride a Soham, il nous mena dans le lieu oü ce furieux  Contes Mocols. animal étoit renfermé. J'avoue que je fus trés* ému a fa vue; cependant, réfolu de mourir plutot que de reculer dans cette entreprife, je priai le fage de m'inftruire de quelle manière je devois m'y conduire. Seigneur, me dit-il, vous voyez que ce monftrueux animal participe de plufieurs natures : s'il a la tête d'une panthère, il en a toute la férocité & la légéreté ; fon corps couvert d'écaHles les plus dures , qui lui forment fur le dos une efpèce de felle , lui donnent la redemblance & la force du rhinocéros ; & fes ades & fes pieds, armés de ferres tranchantes, lui fournidènt la hardieffie des gridbns; c'eft a eet étrange animal que vous devez préfenter la bride d'or que voici. Si cette aventure eft réfervee a un autre qu'a vous , de quelque bonne trempe que foit le fabre que je vous préfente, Soham vous aura déchiré en mille pièces avant que vous lui ayiez fait la moindre blefliire : d au contraire vous êtes deftiné a mettre a fin cette efpèce d'enchantement, vous trouverezcemonftre auffi doux quele cheval le mieux dreffié ; il fe laiffera brider , & monter fans difficulté , & felon routes nos prédiótions, vous ferez vainqueur de Semandoun.  contes mogols, XXIX SOIRÉE. Conclufion de l'Hifloire du Prince. de Vifapour. P en dan t que Schacaroun me parloit ainfi ,' il m'examinoit pour voir fi ie ne changerois pas de vifage , & voyant que malgré les périls qu'il venoit de m'annoncer, je demeurois ferme dans ma réfolution : Seigneur , continua-tdl, en ms remettant la bride d'or entre les mains , fi vous Ires adez heureux pour dompter Soham , fongez que vous avez a combatcre un géant terrible , dont la monture ordinaire eft le rokh qui vous a conduit hier fur la montagne inacceflible qui eache cetre ile aux humains ; outre 1'extrême force dont il eft doué , il eft bon de vous avertir que ce géant eft du nombre des mauvais génies , qui ont le pouvoir de prendre toute forte de formes \ il en changera infailliblement, s'il fe voit inférieur, ou bleue dans le combat que vous allez entreprendre: mais fous quelque figure qu'il fe préfente devant vous , ne le quittez point que Vous ne lid ayez óté la vie ; ne craignez pas au refte, d'abandonner Soham , vous le retrouverez toujours lorfqu'il vous fera nécedaire j 8c fi vous  $1 CONTES MOGOLS; fortez vicfcorieux dun combat auffi étrange, affurez-vous qu'en nous délivrant d'une odieufe tyrannie , vous arracherez le roi d'Ormuz a une mort cruelle qu'on lui prépare, & que vous retrouverez en lui un homme pénétré de douleur des injuflices qu'il vous a rendues. Un de nos fages, en lui arrachant du cceur 1'incedueufe paffion qu'il refTentoit pour la princeffie fa fceur, lui a ouvert les yeux fur votre mérite: Soyez feulement vainqueur de notre ennemi, vous ne trouverez plus d'obdacle a votre paffion pour 1'incomparable Canzadé. Ces dernières promelTes , continua le prince de Vifapour, redoublèrent mon ardeur pour Ie combat , & Schacaroun m'ayant ouvert la porte dufallon oü étoit enfermé Soham , j'y entrai fans béfiter, tenant la bride d'or de la main gauche, & de la droite, le fabre que ce fage m'avoit donné. Comme je ne me dattois pas de réuffir dans mon projet, je m'étois réfolument dévoué a Ia mort; & après avoir fait une courte prière a notre fouverain prophéte, je me préparois a me défendre de 1'attaque du monflre , lorfque je le vis s'humilier, pour ainfi dire , devanc moi , plier les genoux , & me préfenter la tête pour y recevoir la bride. Je fus d tranfporté de joie a certe vue , que je la lui paffiri promptement dans la gueule ; & fautant hardiment fur fon dos,  CONTES MOGOLS.' 93 je m'y trouvai auffi ferme que fur le meilleur cheval. Schacaroun fe profternant alors le vifage contre terre : loué foit dieu & notre prophéte, s'écriat'il, la mort de notre ennemi eft prochaine. Partez, intrcpide cavalier , laiflez-vous conduire par Soham; mais afin que Semendoun n'ait fur vous aucun avantage , ayez, comme lui, le don de métamorphofe pendant tout ce jour, & fongez a ne le point quitter, que vous ne l'ayez vu fans vie : pendant votre abfence j'aurai foin de votre compagnon. Schacaroun n'eut pas achevé ces paroles , que le rok du falon oü Soham étoit renfermé fous le pavillon , s'étant ouvert par le milieu, eet animal merveilleux prit fon vol dans 1'air , & m'enleva avec lui. 11 planoit au- defius de la mer 3 lorfque j'appercus le géant Semendoun monté fur le Rokh , & qui venoit a nous avec une exrrême vkefle. Je fus furpris d'abord de fa taille énorme; mais animé par les difcours de Schacaroun , j'allai droit a lui , dans le deftein de ne le pas épargner •, il étoit armé d'une maflue d'acier, garnie de pointes, & m'en déchargea un fi furieux coup , que j'en aurois été accablé, fi Soham n'y avoit oppofé une de fes patés, qui étoit plus dure que du fer , avec laquelle il la faifit. Pendant que le géant fe débattoit pour conferyer fon  g4 C o m e s M o ö'o t i! arme, je le frappai fi rudement de mon fabre ï que le fang lui ruideloic de toute part, & chaque coup que je lui portois étant immanquable, & le brülant jufqu'aux os, il jeta des hurlemens fi affreux , que j'en étois moi - même épouvantéi' Comme il ne pouvoit retirer fa maflue des patés de Soham, quelque effort qu'il fit, il jugea a propos de la lui abandonner, & de me faifir , s'il lui étoit podible, par le milieu du corps. Mais m'appercevant de fon deflein, Sc voulant ldi porter un coup de fabre pour lui abattre le bras § le Rokh fur lequel il étoit monté, fit un mouvement , Sc Ie recut fur le col. Mon fabre étoir de fi bonne trempe, que rien n'étoit a fon épreuve j ainfi, ce monftrueux oifeau fe fentant dangereufement blede , referma fes ailes , & fe laidi tomber dans la mer, au-defius de laquelle nous combattions. Comme le géant prenoit la même route , Sc que Schacaroun m'avoit fur-tout recommandé de ne le pas perdre de vue , je craignis que Soham ne defcendit pas audi légérement que je le fouhaitois : je n'héfitai pas a faifir la main de Semendoun , Sc lui portam en même tems un coup de fabre fur la tête , j'abandonnai ma monture , Sc me précipitai avec lui dans la mer. Nous n'eumes pas plutöt touché eet élé- ment, que furpris de ne plus voir ni le Rokh ; ni le géant, j'appercus a fa place un monftre  CONTES MOGOIS. Cjt niarin , d'une grandeur & d'une figure horrible, qui ouvrant une large gueule bordée de dentj des plus tranchanres , fe préparok a m'engloucir: je me redbuvins alors du don que Schacaroun m'avok fait en montant fur Soham, je pris promptement la figure d'un poiflon d'une taille médiocre ; & m'élancant brufquement dans la gueule du monftre, après avoir légérement traverfé fon rafte gofier, j'allai droit au cceur , & le lui ayant arraché a belles dents, le monftre difparur. Je repris ma première forme , & je me trouvai dottant fur le corps du géant qui étoit fans vie. Quoi. que je ne fufle pas extrêmement éloigné du rivage qui étoit bordé par tous les habitans de 1'ïle de Darem , je craignois qu'avant qu'on eüt pa me joindre avec une chaloupe, la mer qui étoic extrêmement agitée, ne m'emportat avec le corps de Semendoun, lorfque Soham fe jetant dans la mer , pafla fa bride dans le col du géant, & nous ramena 1'un & 1'autre jufques dans le port. Je fus recu par tous les habitans de cette de avec des acclamations de joie d'autant plus fincères , qu'ils fe voyoient délivrés par la mort de leur ennemi, d'un tribut qui leur caufoit une extréme douleur : ce monftre exigeoit deux, tous les ans, a pareil jour, dix des plus belles Êlles de 1'ile, faas que jufqu'alors on eüt pu y  $6 CONTES MoGOtsJ apporter remède , 8c la fille même de Schaca-* roun alloit être au nombre de ces viórimes , lorfque j'arrivai dans 1'lie : l'on doit donc juger de la joie véritabie de tous ces habitans, 8c en particulier de ce fage* II fit allumer un grand feu fur la grêve> & y ayant fait jeter le corps du géant, il n'y ent pas plutöt été confumé, que Soham s'élevant dans Pair , fut bientot perdu de vue , 8c qu'il parut fur la mer une grande barque qui cingloit a toutes voiles vers le port. Elle y arriva bientót, & la fatisfaction des habitans de Darem fe trouva exceflive, lorfque l'on vit que la barque étoit remplie de toutes les filles de 1'ile , qui avoient été livrées a Semendoun. A mefure que ce monftre les amenoit dans fon palais , une pérife qui les avoir protégées contre fes mauvais dedeins, les lui enlevoit par un pouvoir fupérieur au fien , & les tranfportoit dans fa demeure; mais comme il ne lui étoit pas per* jnis de les rendre a leurs parens qu'après la more de Semendoun, elle n'avoit pu les reconduire a, Darem que dans ce moment. Après que ma vidoire eüt été célébrée par une fête des plus magnifiques, 8c que Pon m'eüt comblé de remercimens , Schacaroun me conduifit avec Achabaert vers le port ; 8c m'ayant fait monter un vailfeau fur lequel il y avoit plus de deux cens hommes vêtus a la perfane , il ordonna  C O U T E S M © G 6 t € 'ff ©fdonna au capitaine de tourner la.proue vers lê continent oü le fultan d'Ormuz' avait befoin de nlon fecours. II fembloit que les vents fudent foumis aux ördres de ce fage , Sc nous voguames avec tant de vfteflè , qu'en deux jours nous arrivames au cap , prés duquel Cazan-Can alloit fubir la mort la plus cruelle. Vous avez fu , mefdames, de quéllë manière furenr trairés ces féroces infulaires qui alloient le facrider a leur barbare fureur. Après cette prompte expëdition , Sc qui nerioüsi coüta aucun danger, puifqu'ils nous regardèrenc comme des gens envoyés du ciel, contre lèfquels toute défenfe étoit inutile, nous remontames fut notre vaifleau; Sc après avoir parcouru avec la tnême vitede, ainfi que le fultan d'Ormuz vous1'a dit , pludeurs mers a nous inconnues-, mous entrames dans le port de Dabul : li , je récompenfai dignement Achabaert. Le refte vous eft eonnu, puifque vous avez été témoins du confentement que Cazan-Can a donné.a mon bonheur : heureux fi ce prince, fuivant lés prédictions du fage qui 1'a guéri de fa paiTion pour Canzadé, trouvoit dans ce palais la dn de fes peines , 6c le commencement d'une félicité. qui ne.doió firair qu'avec fa vie. T . La princefle Acfou n entendit pas fans' roug'ic les dernières paroles du prince de Wapour. Les Tome XXIII. Q  Contis Moeots. aventures du fultan d'Ormuz 1'avoient extrêmement attendrie : elle n'avoit pu s'empêcher de verfer des larmes au récit du péril qu'il avoit couru chez les infulaires, & elle s'applaudit fecrètement d'avoir lailTe faire tant de chemin a fon cceur , fe perfuadant que le prophéte ne défapprouvoit pas fa padion. Si cette jeune princede fe livroit aind aux mouvemens qui 1'agitoient, Cazan-Can ne redentoit pas avec moins de violence , un amour qu'il voyoit autorifé par le fage Cothrob, & il croyoit I'avoir faitaflez connoitre par fes regards a cette aimable princede , de dedus laquelle il ne détournoit pas les yeux,, lorfqu'il étoit dans le falon. Oguz , du lieu de fa retraite , voyoit avec plaidr fe former une union dont les fuites ne devoient pas lui être défagréables; 1'alliance du fultan d'Ormuz lui convenoit fort, & ce prince , a 1'exceprion des fendmens odieux qu'il avoit eu pour fa fceur, & dont il étoit guéri, avoit toutes les perfe&ions imaginables. Le fultan de Guzarate témoiguant a liman, 1'impatience qu'il avoit de voir conclure ce mariage : Seigneur, lui dit-il , ce tems n'eft pas encore bien éloigné; mais il faut auparavant que vous connoidiez a fond lè cceur de vos fultanes. Je crois déja y lire une partie de leur fentimens, répliqua Oguz; Neubahar, Schabgerak & Geanzouz, ont été d'abord  CöHtis m o ö o t s; -99 véritablement touchées de ma prétendue more • mais on fe lade bientot de vivre dans la trifteflè , & il me femble que leur douleur eft un peu diminuée. Pour Goul-Saba, elle n'a témoigné de l'aftlidtion de ma perte que par rapport a fon Els, dans lequel j'ai entrevu routes les marqués d'un mauvais naturel; les converfations que j'ai entendues entre fa mère & lui, i mon fujer, ne me condrment que trop dans cette penfée: la feule Gehernaz m'a paru toujours plongée dan* une véritable afflióHon ; rien jufqu'a préfent n'a pu la détourner de ces penfées aftligeantes ; je fuis témoin de Pamertume de fes pleurs, Sc fl elle paroit quetquefois détournée de fa douleur, par le récit des hiftoires dngulières qu'elle a entendues jufqu'aujourd'hui, elle y rentre bientot dans le particulier, & n'entretient la princede Acfou que du malheur qu'elle a eu de me perdre mais je ne m'en tiens pas a une épreuve d léo-ère ■ vous m'avez promis , mon cher Cothrob, de faire quelque chofe de plus pour moi. Vousferez content , feigneur, reprit 1'iman, le moment de eet éclairciflement n'eft pas encore venu, il faut 1'attendre fans impatience. Le lendemain de cette converfation , les fultanes s'étant rendues dans le falon avec la compagnie ordinaire, elles y trouvèrent deux hommes, dont 1'un, d'un air grand Sc majeftueux, paroif- G ij  ,00 CONTES M O 6 O 1 S! foit être le maïtre de 1'autre; il étoit extrêmement foible, & fembloit relever d'une longue maladie ; une profonde rriftede régnoit fur fon vifage 8c dans fes aótions; 8c autant que fon efclave marquoit d'étonnement de fe voir dans un lieu ou régnoient tant de richedes, autant 1'autre térrtoigna d'indifférence pour la fituation ou il fe trouvoit; cette infenfibilité furprit les fultanes , & 1'une d'elles lui adreflant la parole : feigneur, lui dit-elle , vous paroidez bien peu touché de vous trouver en ces lieux; votre indolence piqué notre cnriofité , daignez nous apprendre le fujet de vos chagrins; peut-être trouverez-vous quelque foulagement en nous les racontant; 8c pourrons-nous les adoucir par nos confeils , ou par le fecours que nous ferons capables d'y apporter. Hélas! madame , reprit tridement eet homme, je ne fais fi je dors ou fi je veille ; mais en quelque état que je me trouve, mes malheurs font d'une nature a ne recevoir aucun adouciffement; le récit que je vous en ferois, ne pourroit que redoubler Pextrême douleur qui m'accable , 8c augmenter les redentimens que j'ai d'une bleflure dont je ne fuis pas parfaitement guéri-, ainfi, difpenfez-moi, je vous fupplie , de vous apprendre les événemens d'une vie qui m'eft a charge : fi cependant vous fouhaitez en être iaftruites, permectez que eet homme vous.  C O N T E S M O G O L Si 101 les rac^fite, pendant que je me retirerai pour prendre quelque repos , fi la chofe eft poffible. Les fultanes attendrks par les larmes qu'elles virent couler a regret , des yeux de ce cavalier , donnèrent ordre qu'on le conduisit dans un appartement convenable, & Cothrob 1'y ayant accompagné lui-même, lui fit préfenter du forbet, dans lequel il verfa quelques goutes d'un elixir merveilleux pour fes bleflures ; après quoi il le laifla fur un lit ou il ne fut pas plutot > qu'il s'aban donna a un fommeil d'autant plus tranquille , que les douleurs que fa bleflure lui caufoit, cefsèrent fi-tot qu'il eut pris fon forbet. Pendant qu'il repofoir , 1'iman étant retourné dans le falon avec celui qui avoit accompagné eet inconnu, les fultanes n'eurent pas plutót témoigné au dernier , 1'envie qu'elles avoient de favoir les aventures de fon makre > que fe difpofant a leur obéir, il leur paria i peu prés dans ces termes. Güj  IOi C O N T E 5 M O GO Z S'. HISTOIRE De Zem- Alfaman t Prince de Kafgar3 £t de Zendheroud 3 Princeffe de Samarcand. J e ne vous ferai pas, mefdames, la defcription du royaume de Kafgar, (a ) cela vous doie êrre connu ; je ne m 'étendrai que fur le récit des aétions pa.rticulières du prince Zem - Alzaman , ( /;) dis unique du fultan Fraydoun , qui domine dans ce royaume. Ce monarque avoic eu une guerre fanglante avec celui de Samarcand (c) ; elle avoit été pendant quelque tems aflez douteufe ; mais enfin, ce dernier fuccombant fous la puidance de Fraydoun , il fut tué de fa propre main dans une bataille fortcruelle , («) Kafgar, ville capitale du Turqueftan. (è) C'eft-a-due , l'ornement du llècle. (e) Samarcand, ville grande & capitale de la province de Mavaralnahar. Elle eft batic fur une rivière anez confidérable qui Ja traverfe par Ie milieu 5 il y a beaucoup d'apparence que c'eft une des fept qu'Alexandrc le Grand fit b^tir, Sc auxquelles il donna fop npm,,  CONTES MOGOLS. IOJ qui fut donnée fur les frontières de fon royaume. Après une victoire des plus complettes, le fultan de Kafgar auroit pu étendre fes conquêtes jufques dans le cceur de la province de Mavaralnahar ; mais comme il n'avoir fait que repoufler les troupes du roi de Samarcand qui Pavoit attaqué in'uftement, il fe contenta de Pavantage qu'il venoit de recevoir ; & croyant ne pouvoir fans crime, envahir les terres de fes voidns , il accorda, a la veuve de fon ennemi , la paix qu'elle lui dt demander, Sc fe tint paidble dans fon royaume , ou il gouverna fes fujets avec toute la juftice & la modération podibles. Le roi de Samarcand n'avoir laidé en mourant, qu'une femme appellée Al-Alma; cette fultane , dans toutes les occafions, avoit témoigné tant de prudence Sc de courage , qu'après la mort de ce monarque qui n'avoit qu'une fille, fes fujets ayant une extreme confiance dans cette princefle , lui déférèrent la couronne contre Pufage ordi« naire de Porienr. Quoique cette illuftre femme fut le tort que fon époux avoit eu dans la guerre dans laquelle il venoit de fuccomber, Sc qu'il avoit entreprife contre fon fentiment, Sc que la néceflité de fes affaires Peut obligée de demander la paix a Fraydoun, elle garda dans Pame une violente douleur de la perte du fultan fon époux ; Sc ne refpirant Giv  ï©4 C © N T E S MoGOts' , que la yengeance , elle chercha dans la princede £endheroud fa fille , route fa confolation. Cet enfant avoit fis ans au plus •, mais a cet age elle étoit d'une beauté fi parfaite , que faifant efpérer qu'elle feroit bientot un miracle de la nature , Al-Alma fe flattoit, par le moyen de fa fille , de fe faire , pour ainfi dire , des efclaves de tous les princes fes voifins , qu'elle armerojt contre Fraydaun. Pans cette efpérance , ede cleva la jeune princede avec tous les foins imagiqables; 8c en lui donnanr la fierté d'une lionne , elle lui jnfpira des fentimens de la haine la plus Uiarquée contre le fulran de Kafgar, 8c 1'accoiituma a n'entendre prononcer fon nom qu'avec horreur. Comme cette princefle étoit d'une complexioii vigoureufe 8c robufte , Al-Alma lui fit pratiquer bientot les exercices les plus violens; 8c la faifant monter a cheval dès qu'elle eut aflez de force pour cela, elle youlur qu'armée d'arc 8c de flêches , elle allat fréquemment a la chafle ; 8f fl elle n'en fit pas une amazone, elle fouhaita du moins qu'elle reflemblat a ces femmes illuftres par leur bravoure, qui, jufqu'au tems du grand ïskender (a) , s'étoient acquifes dans 1'Afie un$ fi haute réputarion. fy) AJexanclre le Grand,»  Contïs Mogois. i»5 XXX SOIRÉE. Suite de l'Hifioire de Zem - Alfaman, Prince de Kafgar } & de Zendkeroud\ Princeffe de Samarcand, Ij e prince Zem-Alzaman qui , depuis la nuit qu'il avoit paffee dans le féraib, jouiffoit d'une fanté prefque parfaite, étant entré dans le falon a 1'heure ordinaire , avec la compagnie qui 1'y avoit amenée , & dont il avoit recu toutes les amitiés podibles , les fultanes n'eurent pas plutot paru fouhaiter favoir Ia fuite de fes aven-, tures, qu'il fit figne a celui qui 1'avoit accompagné , de les continuer : ce qu'il fit ainfi. Zendheroud réuflit a merveille dans tous les projets de la fultane fa mère. Elle devint d'une beauté achevée ; & a mefure que fon efprit fe formoit, avec toutes les graces qu'une excellente éducation peut donner, fon corps s'accoutuma fans peine aux exercices les plus violens de notre fexe. Quand Al-Alma vit la princeffe telle qu'elle 1'avait fouhaitée , elle ne cacha plus fon deffein, & la propofant X tous les princes fes voidns , pour prix de la vengeance qu'elle refpiroit, elle  'IOff CONTES MOGOLS. la deftina pour époufe a celui qui fourniroit le plus demoyens d'accabler fon ennemi. Pendant que Zendheroud croidbit en age & en perfeclion, le fultan de Kafgar mon maitre , qui n'avoit d'enfant que Zem-Alzaman, plus agé de quatre ans que la princede de Samarcand , employoit tous fes foins pour en faire un prince accompli; & Zem-Alzaman feconda fi bien les meentions du fultan fon père , qu'a dix-huit ans Jion-feulement il avoit acquis une extreme capacité dans les fciences Sc dans tous les exercices convenables a fa qualiré, mais encore qu'il devint le plus vigoureux Sc le mieux formé de tous les fujets de fon père. II avoit a peine atteint cet age, que Fraydoun, obligé de fe mettre en campagne pour repouflèr quelques fultans de fes voifins qu'Al-Alma avoit excités fous main a lui faire la guerre, lui donna le commandement d'une partie de fon armée j & ce prince y fit des aétions de valeur tellement au-dedus de toute croyance , qu'il s'attira nonfeulement I'admiration des officiers Sc des foldats qu'il commandoit, mais qu'il devint la terreur de fes ennemis, dont il tua trois chefs de fa propre main. Ces commencemens merveilleux ayant porté la réputation du jeune prince de Kafgar au plus haut point, le bruit qui s'en réfcandit a Samarcand , caufa une fi violente dou-  CONTÉ* M O G O L »• *®7 leur dans le cceur de la reine, qu'elle en penfa mourir de rage , & les éloges qu'elle entendoit faire de ce prince , le rendirent autant odieux a la mère & a la fille , que le fultan fon père le leur étoit déja. Fraydoun qui n'avoir pas laifle d'être allarmé des préparatifs de guerre que la feine de Samarcand faifoirfourdemenr, pendant qu'elle animoit les princes fes voifins contre lui, fut tranfporté de joie en apprenant les aótions éclatantes de Zem - Alzaman. Alors , loin de craindre les fecours qu'Al Alma efpéroit tirer de la beauté de la princede fa fille , il n'eut befoin que de réprimer la noble envie qu'avoit le prince de prévenir la fultane, en portant la guerre dans fes états. Mon fils , lui dit cet équitable monarque , il faut que la juftice accompagne toujours nos aftions j quoique le reflentiment de la reine ne foit pas abfolument raifonnable , je ne faurois le condamner tout-a-fait ; le fultan, fon époux, me fit une guerre injufte , mais il périt fous mes coups •, voila la fource de fa haine ; je pourrois peut être me mettre a 1'abri des traits d'une ennemie implacable, en travaillant a la détruire ; mais quelle gloire aurois-je a combattre une femme, & encore dans le tems que je fus que le fultan de Bockora («) fe prépare a lui (ö) Bockora , yill? trè>confidciable par fa grandeur,  'Ï08 CONTES MOGOLS: faire Ia guerre ? Le jeune prince goüra les raifonnemens pleins de générodté du fultan ; 8c comme fon dernier combat avoit établi une paix folide dans fes états , il demanda a fon père la permidion de voyager. Le fultan n'ayant pu la lui refufer, il partit d'abord avec une fuite de douze perfonnes; mais au bout d'un mois, s'ea trouvant incommodé, il renvoya dix de ceux qui 1'accompagnoient, écrivit a fon père qu'il fouhaitoit marcher incognito, & débarralTé de toute fa grandeur , & lui promit de ne fe point tellement éloigner de fes états, que d fes ennemis faifoient quelques mouvemens, il ne put revenir promptement a fon fecours. Quelque chagrin que Fraydoun redenrit a la ledure de cette lettre, il fut obligé de prendre patience , 8c fe condant aux promedes de fon dis, il attendit fon retour avec tranquillité. Le nom de Zem-Alzaman avoit trop fait de bruit pour que ce prince voulut le porter dans fes voyages ; comme il n'avoit gardé qu'un de fes efclaves & moi pour fon fervke, il nous défendit de 1'appeller autrement qu'Edris y 8c ayant, fous ce nom, parcouru une partie du Turquedan, dans lc Zagatay en Tartarie , dont elle a été autrefois la capitale : elle eft environ a cincjuante lieues de Samat#and , & l'on croit quelle étoit la patrie d'Avicène.  C O S T ï 5 M O G O i s." 105 ïï réfolut de pafler dans les états de la reine de Samarcand , attiré fans doute a ce dedein , par le défir de connokre fes forces , ou par la curiodté d'apprendre d la beauté de Zendheroud, que fa mère comptoit devoir être d fatale au fultan Fraydoun , 8c lui fufciter tant d'ennemis , méritoit la réputation qui fe répandoit chez les rois fes voifins. Le prince eut a peine mis le pied dans le Mavaralnahar , ou il apprit que le prince Kobad , frère d'Al-Alma , fe difpofoit a aller au-devant du fultan de Bockora , que pour être indruk plus particulièrement de fa manière de faire la guerre, il réfolut de lui aller offrir fes fervices: Kobad charmé de la bonne mine de Zem-Alzaman , qui fe préfenta a lui fous le nom d'Edris , le recut avec une extréme plaidr, & ce jeune prince fit de fi gtands prodiges de valeur dans la bataille que Kobad préfenta au .fultan , qu'on ne paria plus dans 1'armée que du brave Edris qui, dans ce jour , fauva deux fois la vie a Ko-: bad , & fut caufe , par fes belles a&ions, de la viótoke la plus complette que l'on put rem» porter. . Al-Alma inftruite par un courier que lui envoya fon frère , de 1'extrême bravoure de mon makre, le regarda comme un homme envoyé da piel, non-feulement pour Ia déliyrer des mau-i  IIÖ C" O N T t S M O G ö t s; vaifes intentions du fultan de Bockora , mals encore comme un indrument propre a détruire celui de Kafgar , & a oppofer au prince ZemAlzaman fon fils; & dans le dedein de vengeance qu'elle ne perdoit pas de vue , elle écrivit a fon frère de ne rien négliger pour engager Edris a venir jufqu a Samarcand , recevoir les récompenfes qu'il méritoit avec tant de juftice. A cette propofition , Ie prince fe trouva fort embarralTé j mais feignant beaucoup de modedie , il ne voulut rien promettre de podtif, & affiira feulement Kobad qu'il ne fortiroit pas des états de la reine fans aller 1'adiirer de fes refpecb. Zem-Alzaman, que dorénavant je nommerai toujours Edris , nous témoigna 1'embarras oü il fe trouvoit; cependant, ayant fait rédexion qu'il n'étoit sürement pas connu dans cette cour, après avoir parcouru quelques villes du Mavaralnahar, il prit Ia réfolution de fe rendre a Samarcand. Nous approchions d'une forêt qui n'eft qua deux lieux de cette ville , lorfque fatigué du voyage, le prince réfolut d'y prendre quelque repos; pour cet effet, il quitta la grande route, Sc cherchant 1'endroit le plus écarté, il entendit Ie bruit d'un petit ruideau qui couloir agréablement fur quelques cailloux ; il le fuivit jufqu'a fa fource qui, 4 cent pas de la , formoit une fontaine rufrique, Sc ayant trouvé ce lieu trés - commode  CONTES M O S O t Si Ut pour y pafTer quelques heures, il y mit pied a terre, Sc nous ayant ordonné de nous éloigner , il fe coucha fur Fherbe, & céda bientot au fom» meil qui 1'accabloit. Pendant que le prince dormoit tranquillement, Zendheroud, dont 1'exercice de la chade faiibir, comme je 1'ai déja dit , la principale occupation, parcouroit la forêt ou nous étions, montée fur un des plus beaux chevaux de l'Arabie ; 1'ardeur avec laquelle elle pourfuivoit un chevreuil, lui ayant fait prendre une route différente de celle de fa fuite, elle s'en écarta , de manière qu'elle ne s'appergut de fon erreur, que lorfqu'elle eut atteint la bete qu'elle perca de fort dard. Elle naéditoit alors de retourner fur fes pas, quand fe voyant proche de cette fontaine qui lui étoit très-connue , elle réfolut d'y allee étancher la foif dont elle-étoit preffée; elle mit pied a terre, attacha fon cheval a un arbre, êc prit le chemin quiy conduifoit; mais elle neut pas fait cinquante pas , que le premier objet qui la frappa, fut celui du prince de Kafgar, qui dormoit fi profondément, qu'il ne s'éveilla point au bruit qu'elle fit en s'approchant de lui. Si d'abord Zendheroud fut furprife a une rencontre fi peu attendue , les avantages qu'elle avoit audeffus des perfonnes de fon fexe, la raffurèrenc bientot j d'ailleurs, une fympathie fecrette 1'em-r  > 12 , 'G O N T E S M O G O t *? pèchant de fe retirer de ces lieux, elle confidét* d'abord avec attention, & enfuite avec émo-» tion , le prince mon maitre; il n'avoir pas alors plus de vingt ans; & comme aücun des déplaifirs qu'il a redentis depuis, h'avoit encore altéré fa beauté èV fa bonne mine, la princede ne puc difconvenir en elle-même , qu'elle n'avoit jamais rien vü de d parfait 5 mais enfuite, déJ. tournant fes regards de dedus un objet qui les attiroit avec violence, elle foupira; & prenant trop d'intérêt a ce bel inconnu, elle fouhaita du moins que ce fut a lui a qui elle put avoir obligation de la mort du fultan de Kafgar & de fon fds, & qu'il fut defliné du ciel pour une vengeance qu'elle fouhaitoit avec tant de padion ; elle s'arrêtoit a ces rédexions , lorfque Ie prince s'éveillant, fut frappé & ébloui de la vue de la princede, a un point, que fe relevant.& fe jetant a fes pieds fans balancer : Pardonnez, madame, lui dit-il, la témérité d'un étranger qui ignoroit que vous honoradiez ces lieux de votre préfence; informé du refpeét qu'il doit a votre fexe , il n'aüroit pas été adez hardi pour fe préfenter ainfi a vos yeux. La vue d'hommes fairs comme vous, dit alors Zendheroud , m'elt de trop bon augure pour que je m'offenfe de leur rencontre : levez-vous , feigneur, c'eft la prin* cede de Samarcand qui vous en prie. XXXÏ  C ü N f £ S , M O G O i s; 'til XXXI SOIREE, Suite de l'Hifloirè de Zem-Alzaman s Prince de Kafgar 3 & de Zendheroudj Princeffe de Samarcaiïdt O N ne peut concevoir quelle fut la furprifeS '& la joie du prince en ce moment. Vous< êtes" rincomparable Zendheroud , reprit-il avec étonnement r1 Ah madame , quS je mé fais bon gré d'avoir employé mes armes cohtrê vos énnemis! & que je m'eftimërois heureux, fi, pat quelques fervices que j'ai taché de vous rendre, le noni d'Edris étoit déja parvenu jufqua vous! Au nom d'Edris, Zendheroud tredaillit; elle recnla quelques pa*, &t ne put voir fans beaucóup de joie, que celui de qui 1'air charmant Venoit de la foujmettre a 1'empire de 1'amour , étoit encore plus digne de cette fortune par fa valeur, que par le jnérite de fa perfonne ; elle tacha eependant de fe remettre de la furprife de fes fens, & prenant la parole a fon tour : feigneur, lui dit-elle , je n'ai point de peine a vous croire le brave Edris s a qui cette couronne a tant d'obligation ; le portrait que l'on m'avoit fait de votre perfonne, eft Tome XXIII H  H4 C O N T E S M O fi O t S.' encore fort au - delTous de ce que je vois en vous ... Pendant que le prince Sc la princede étoient dans cette converfation , la fuite de la chaffe 1'ayant rejointe , Kobad qui étoit de la partie n'eut pas plutotreconnu Edris, quefautant en bas de fon cheval, Sc courant a. lui les' bras ouverts , il lui fit mille careflës , ordonna qu'on lui rendit tous les honneurs imaginables ; Sc 1'ayaut invité de venir a Samarcand, le prince remonta fur fon cheval que je lui préfentai, Sc marcha toujours a coté de la princede , qu'il entretint pendant tout le chemin. Al-Alma qui avoit ardemment fouhaité la vue de ce héros, qu'elle efpéroit engager a la fervir dans la guerre qu'elle méditoit contre le fultan de Kafgar , regut Edris avec toutes les marqués d'eftime 8c de confidération qu'elle eiit pu don'ner aux plus grands princes de la terre; elle n'oublia rien pour lui marquer la plus vive re^onnoiffance qu'elle avoit de fes fervices, 8c le prince s'acquit en fi peu de tems toute fon affeótion , que jamais favori ne s'étoit rendu fi puidant fur 1'efprit d'aucun fouverain. Comme mon maitre étoit trés-prévenant, il fe fit bientot aimer de tous les fujets de la reine j Sc fi quelqu'un envia fon bonheur, ce ne furent que quelques princes qui, afpirant a la pofleflion de Zendheroud Sc du trone , craignireat que la reine, aveuglée fut  C ON TES MoGÖtS. lij Je compte de cet inconnu , ne lui donnat la préférence fur eux ; leur crainte étoit d autant plus, jufte , que cette fiére princefle , qui ne les avoir jamais favorifés d'un regard qui leur püt donnet la moindre efpérance , fembloit fe plaire infiniment dans la compagnie d'Edris. II n'avoif pourtant pas encore ofé faire connoïtre fa paflion a Zendheroud , lorfqu'un foir fe promenant avec elle dans les jardins du palais , elle le fit afleoir a fes córés ; & fes efclaves s'étant, par refpeót, éloignées de quelques pas: feigneur, lui dit-elle en lui montrantune fontaine qui couloit en face du berceau fous lequel elle étoit, c'eft dans un lieu prefque femblable a celui-ci , que j'ai vu la première fois le brave Edris. Vous pourriez ajou* ter, reprit mon prince avec vivacicé, que ce fut aufli dans cet endroit qu'il laiffa fa liberté aux pieds de la divine princefle de Samarcand & qu'il s'y chargea des glorieufes chaïnes qu'il veut porter jufqu'au tombeau. Quoique la princefle ne fut pas fachée d'une pareille déclaration elle rougit ba,da les yeux, & ne ,es ofant levet fur le vifage d'Edris , ce prince qui obfervoit fa conrenance, y remarquant plus de pudeur que de nerté & de colère , en devint plus hardi qu'auparavanr. Belle Zendheroud , lui dit-il, fi je vous ai offenfé , ordonnez du genre de mort qui doit punir mon audace j mais foyez bien perfuadée Hij  £16' CONTES M O G O L S? que cet Edris qui , fans s'être fait connoitre que par fon épée , a ofé lever les yeux jufques fur la princefTe de Samarcand , n'eft pas indigne de lui apparrenir. Ma naiflance ne cède ni a. la votre , ni a celle des autres princes qui font a votre cour; mais pardonnez fi, pour le préfent, je ne puis vous en dire davantage ; j'ai des raifons effentielles pour garder la-deflus un fdence que le tems juftifiera. Edris , dit alors la princede, nous vous avons adez d'obligation pour ne vouloir pas exiger que Vous me déclariez ce fecret; mais fi ce que vous me dites eft véritable , Zendheroud ne fera jamais qua vous. La princede fut d émue de ce qu'elle venoit de dire , qu'elle fur quelque tems fans parler ; enfuite reprenant la parole , ah ! Edris , lui dit-elle, que viens-je de vous avouer ? Pouvois je oublier que je ne devois pas difpofer de mon cceur , & qu'il n'eft deftiné , ainfi que ma main, que pour celui qui mettra aux pieds de ma mère la tête du fultan de Kafgar. Ces dernières paroles troublèrent un peu Edris; cependant, il fe remit promprement, & pour empêcher la princede de remarquer 1'altération qui étoit fur fon vifage : Madame , lui dit-il, je n'ai pas ignoré jufqu'ici les conditions auxquelles s'engagent ceux qui afpirent a la gloire de vous poftéder, Sc quoiqü'il paroifTe beaucoup de prér  CONTES MOGOLS. Il; fomption dans ce que je vais vous dire , je vous promets de ne demander la pofleflion de 1'incomparable Zendheroud , que pour le jour que je mettrai fur fa tere la couronne de Kafgar. Quoique la princede n'entendit point le fens des promefTes du prince , la confiance avec laquelle il lui parloit , lui perfuadoit la grandeur de fa naiflance ; & cherchant en elle même les noms des plus puiflans princes de tout Po'rierit, defquels elle exceptoit Zem-Alzaman par la haine qu'elle lui portoit , elle n'avoit garde de s'imaginer qu'Edris & ItiiAe fuflent qu'une même perfonne. Enfin, Zendheroud extrêmement é'mue d'une pareille converfa'rion, fe leva de defllis fon fiège , fes femmes fe rapprochèrent , 8c elle fe retira dans fon appartement, dans lequel elle pafla la nuit avec beaucoup d'agitation. A peine ie jour parut-il, que la princefle voulant rendre graces au prophéte de 1'arrivëe d'Edris dans fes érats , elle réfolut d'aller pour cet efïet a la principale mofquée de Samarcand ; elle en prit le chemin avec fa fuite , 8c comme elle alloit y entrer, elle appercut beaucoup de monde a la porte , & une femme aflez agée , qui faifoit retentir 1'air de fes cris. Elle fit écarter Ie peuple, &c s'étant approchée de cette femme, elle lui demanda la caufè de fa douleur. Hélas ! madame, répondit Ia vieiüe en fondant en larmes1  riS Contj-s Mogols. je n'avois qu'un fils , & je viens de le perdre par fon obftination. Un vieux calender a qui j'ai donné 1'hofpitalité cette nuït, voyant qu'il fe préparoit a monter a cheval pour aller fe promener avec fes amis , a fait fon poffible pour 1'empêcher de fortir de la maifon, Vous êtes menacé, lui a t'il dit, aujourd'hui d'un grand malheur ; vous pouvez 1 eviter en reftant ici : remetrez a demain votre promenade, & foyez s-ir qu'en fuivant mon confeil, vous aurez des jours longs & heureux, & que vous ferez a 1'abri de la malheureufe deftinjfcqui vous attend dans les rues de Samarcand. ï^m fils n'a fait que rire de cette prédiétion ; il a tourné le calender en ridicule, & fautant fur fon cheval, il eft forti de ma maifon fans écouter mes prières & mes larmes , & courant a toute bride , il n'eft pas plutöt parvenu a cet endroit, que fon cheval fe cabrant, s'eft renverfé defTus lui, & lui a brifé Ja tête contre la porte de la mofquée, Zendheroud éronnée d'une pareille prédicnon, confola de fon mieux cette mère affligée , dont le fils expira dans le moment, Elle donna fes ordres pour le frire reporter dans fa maifon , & ay.int chargé un de fes efclaves d'engager le calender a venir la trouver a fon palais au retour de la pritrc , 1'efclave s'acquitta fi bien de fa ccnimifilen^ qu'elletroiiYa en y rentrant, le c,a,T  C O N T E S M o e o t s.' 119 lender qui attendoit fes ordres. Bon vieidard, lui dic-elle alors , ce que l'on m'a raconté ce matin a votre fujet , me furprend infinimenr. Ed-il poffible que le jeune homme chez qui vous avez paflc la nuit, n'a perdu la vie que pour n'avoir pas voulu fuivre votre confeil ? Cela eft vrai, princede , répondit modeftement le vieillard. J'ai toute ma vie fait une étude particuhère de la phyflonomie , & par des- principes prefque sürs, j'avois prévu le malheur dont cet étourdi étoit menacé. La princede ayant fait alors éloigner ceux de fa fuite : Sage vieillard , lui dic-elle , puifque vous avez acquis une fcience d profonde a 1'infpeélion feule du vifage , pourriez-vous m'inftruire de ce que je dois craindre ou efpérer. Madame , reprit le calender , après l'avoir regardée fixémenr , quoiqu'il y ait fouvent du danger a dire la vérité aux princes , je ne vous cacherai point ce que je penfe a votre fujet. Vous joignez a une grande beauté , un courage encore plus grand ; mais toutes vos bonnes qualités font quelquefois tehiies par des mouvemens de colere quidéshonorent votre fexe, dont le partage doit être la douceur & la modération. Faites-y une extréme attention. Heureufe , fi la tendreffe que vous a infpirée un jeune héros digne de vous, ne vous devient pas funefte par Hiv  129 C 0 N T E S M D G O £ cet endroit, & fi la violence de vos paflions i en caufant tous les malheurs de votre vie & de la fienpe , n'eft pas un obftacle a 1'acquifition. d'une couronne qu'il fe prépare a vous mettre fut Ia tête. XXXII S O I R É E. Suite de l'Hifoire de Zem - Alfaman ; Prince de Kafgar 3 & de Zendheroud4 Princeffe de Samarcand, jLj A princede fut d frappée de 1'horofcope da calender , qu'elle en refta dans une extréme fiuv prife. Elle lui fit préfeut de cent pièces d'or, Sc fe renfermant dans fon cabinet, elle s'abandonna au plaifir de voir que les prédiétions de ce yieillard s'accordoient parfaitement avec les fent*mens de fon cceur ; & comme elle n'avoit a craindre pour obftacle a fon bonheur , que les bouillans accès de fa colère , elle fe promit bien de gagner fur elle de fe vairicre dans toutes |es Qccafions oü cecte viplente paflion voudroü prendre quelque empire fur fon arne». Pendant que Zendheroud faifoit de fi agréables jéflgxioris, ja reine fa roère, tydqu.ement occupé§  CONTES MOGOIS.' lil '4e fa vengeance , ne fongeoic qu'aux préparatifs d'une guerre cruede contre le fultan de Kafgar. Secondée par le brave Edris &par plufieurs princes qui afpiroient tous a 1'hymen de la princede , elle comproit fur une vicFoire prefque certaine ; & s*entretenant un foir avec eux de la manière dont elle prétendoit attaquer le fultan , 1'un de ces princes fe vanta de fuflire feul avec fe? troupes, pour dcfoler les états de Fraydoun : un autre projnetto'it de lui apporter dans peu,' la tète de ce incnarque, & Ie plus modefte d'eux tous afltfföis qu'il conduiroit le père & le fils chargés de chaïnes aux pieds de la fultane , & la rendroit maïtreffe abfolue de leur defHnce. Quoique la padion de la reine lui fir écouter toutes ces bravades avec beaucoup de fatisfadFion, elle s'appercut que mon maïtre, qui gardoit le fdence, fernbloit, par un ris moqueur 3 méprifet Jes prcfomp'tuèufes prorriêlTes de ces princes. Et que dit a cela le brave Edris ? reprit-elle. Rien , rnadame , répliqna-t il en riant. Si ces princes exécutent leurs projets, mon fecours vous eft tout-a-fait inutile , & il y a apparence que je les regarderai faire. Cependaiït, madame, s'il m'étoit permis de vous dire ce que je penfe, je ne crois pas la conquête du royaume de Kafgar fi facile , & quelles que foient vos forces , & celles des princes, ie vous confeille de n'oqblier rien de ce.  C ° N T E « M O G O t S: *« peut vous être utile dans une entreprife de aiW, „ expenencej&en géi]érofit & J ofe adbrer votre majedé, qu'il ed brave & H anSUnj°Ur d—batjlpeutinfpi2éQ -lafrayeur aux pjus intrépides P de retard ^ ' ' ^ fur Edri, un tiinJder Jr ' ^ V°US V°uHez nous tmuder par les louanges outrées que vous donnez - ennennsdelareinejnraisLez qUe " 5 etme aWant V ^ > & qui ne fe croye adez P^anr pour fuffire feul a détruire un mca que dont vous elevezun peu trop haut Ia bravotj" Je demande excufe i la reine de ma fincérire'; upaquat Edris, J'ai cru devoit lui apprendre des dont ie fuis informé par n/oLên^t »fn fuis pas moms zélé pour fon fervice : e , Cnai ^ doni- «k* Feuves, &d „ous «Pu* trouvons en campagne contre fes ennemis -usverronsquiles abordera avec plus de cou-' ^ge , ou de ceux qui les Went, ou de ceux qui les mepnfent. La converfation commencofc  GONTES MOGOtS; 115 a s'aigrir par de pareils difcours, lorfque la reine fut obligée d'interpofer fon autorité : princes , leur dit-elle, je fuis perfuadée qu'Edris n'a point intention de vous offenfer , il pirle conformement a ce qu'il a vu , & je vous prie de ne vous point piqu;r mal-l- propos contre un homme dont j'ai recu des fervices fi eflèntiers, que je ne puis trop lui en témoigner ma reconnoiflance : fongez plutöt a faire approcher les fecours que vous m'avez promis , 8c difpofons-nous tous de concert, a détruire un ennemi digne de toute ma haine. Pendant que chacun des princes étoit allé luimême faire avanc.r fes troupes vers les frontières de Kafgar, Kobad qui avoit concu une eftime toute particulière pour mon makte , voulut fe 1'attacher par des Hens plus forts que ceux de 1'amitié ; & comme il avoit une fille unique d'une rare beauté , il propola au prince de la lui accorder pour fon époufe. Jamais on n'a été dans un plus grand embarras qu'Edris le fut en ce moment. Après 1'engagement fecret qu'il avoit avec la princefle de Samarcand , il ne devoit pas accepter cette propofition , il ne pouvoit pas audl la refufer fans crainte d'offenfer mortelïement un prince qui, fans le connoitre que par fes belles aétions, lui offroit une princede dont le plus puif» fanc monarque de forient fe feroit trouvé honoré  **4 C O M T E 3 M O G O L S. de devenir Péponx. II fuC donc obligé de diflirnuler fon déplaifir, & fans rien répondre de pofuit, il fe retrancha fur fa modeftie , & recut les offres de Kobad avec beaucoup de refpeéfc, rcfolu de communiquer a la princeffe , le plus promptement qu'il bi feroic poffiblej k foüa_ tion oü il fe rrouvoir. Kobadcroyant être sur du confentement d'Edris, courut tranfporré de joie chez la reine; elle étoit dans fon cabinet avec Zendheroud : madame , lm dit-d , en fe jetant a fes pieds , Edris a trop rendu de fervices a votre majedé & au royaume, pour ne i'en pas récompenfer dignement. Je me luis chargé de ce foin ; j'ai trouvé le feeree de vous 1'attacher fans réferve, de bannir, par ce jnoven , la jaloufie des princes, & de le mettre i la tête de vos armées, fans qu'ils en puiffent murmurer. Quel eft ce moven , reprit la reine avec précipitation ? Je viens , continua Kobad, fous votre bon plaifir , de lui propofer la princeffe Darejan ma fille, pour époufe , Sc s'il a paru recevoir ces offres avec modeftie , j'ai cru voir dans fes yeux tant de reconnoiflance de 1'honneur auqae\ je veux bien Pélever , que je dois m'applaudir de Pacquifition que je fais de ce jeune héros pour mon gendre , fi votre majedé veut bien approuver monchoix. Mon frère, reprit la fultane de Samarcand, a  CONTES MoGOtS." 115 quelque puidant parti que ma nièce puifle prctendre , comme je crois que celui que vous lui deftinez 1'emporte fur eux, par le mérire Sc pac la valeur , je ne puis déiapprouver un choix que j'aurois fait moi-même pour la princede ma fille , fi Edris étoit d'une qualité a pouvoif y afpireC. Je vous félicite même de penfer avec tant de noblefle, & de faire plus de cas de la vertil toute nue, que des grands titres qui font fouvent dénués du mérite qu'il faut pour les foutenir. De quelque douleur que Zendheroud fe fentit pénétrer en ce moment, a. une nouvelle C\ peu attendue, elle ne crut pas devoit gatder le filence en cette occafion : feigneur , dit - elle i Kobad, j'ai ouï dire qu'Edris , prévenu d'une violente inclination pour une perfonne dont il étoit tendrement aimé , faifoit tout fon bonheur d'être uni avec elle : Etes - vous bien affuré qu'il confente fincérement a accepter 1'honneur que vous lui faites ? Si je n'en étois pas bien certain , reprit Kobad, je n'aurois pas demandé le confentement de la reine pour ce mariage ; Sc s'il a quelque paflion dans le cceur , ce doit être pour la princede Darejan ma fille, qui la lui a infpirée : comme j'ai cru m'appercevoir qu'il 1'avoic vue plufieurs fois avèc plaifir , Sc que ma fiile paroiffoit charmée de la bonne mine & de Ia valeur de ce jeune héros, j'ai compté ne pou-  IU que Fraydoun n'en avoit pas plus de foixante Sc dix mille , Sc que malgré cette inégalité , il n'héfita pas a lui livrer la bataille. La plaine fut bientót couverte de corps morts , la campagne ruideloit de fang , l'air retentidoit des cris Sc des gémidemens des blelFés Sc des mourans , les foldats de Fraydoun ployoient tantöc fous 1'effort des ennemis , un moment après ceux de la reine lachoient le pied , Ie défordre Sc la confudon commert^oient a fe mettre dans les deux armées , il y avoit déja plus de dx heures que l'on combattoit, fans qu'on put favoir lequel des deux partis avoit Favantage , & les princes, impatiens de fe dgnaler aux yeux d'Al-Alma Sc de Zendheroud , faifoient des edbrts d extraordinaires , qu'ils alloient peut-être faire pen-» lij  IJl CONTES M O G O I t cher la vicFoire de leur coté , quand Fraydoun ; tout couvert du fang de fes ennemis, s'étant arraché au prince Karibfchak , il attira contre lui tous les autres princes qui fe difputoient Favantage de le priver de la vie. Quelque valeur que ce monarque témoignat, il éroit prefque impoflible qu'il ne fucccmbat pas fous rant d'ennemis qui n'en voulcient qu'a. lui feul, lorfque l'on vit tout d'un coup paroitre dans fon armée Un gros de trois mille cavaliers conduits par un homme vètu d'une robe noire , & le vifage couvert d'un voile, qui entrant dans le fort de la bataille avec une extréme impétuofité, apporta beaucoup de défordre dans 1'armée de la reine. Les princes & Karibfchak, a 1'envi Fun de 1'autre , cherchoient a finir 1'adFion par la mort du fultan de Kafgar , Sc 1'un d'eux qui avoit le bras levé, alloit lui fendre la tére par derrière , lorfque ce nouveau guerrier, qui venoit de faire changer 1'état du eombat, ayant poude vers cet endroit a/ec une furie extraordinaire , abattit le bras de ce prince 5 en tua deux autres de deux coups de fon cimeterre, Sc femblable a la foudre , ou du moins a quelque chofe de plus terrible qua un mortel, renverfa tout ce qui fe trouva devant lui; alors le gros de cavalerie qui le fuivoit , ayant fait retentir le nom du prince Zem-Alzaman , ce nom feul  CONTBS MofiOtS. IJ3 infpira tant de courage aux foldats du fultan dé Kafgar , Sc une d grande terreur aux ennemis, que les derniers toumèrent le dos dans le moment même. Karibfchak, refté feul des princes venus au fecours de la reine, étoit forcené de rage ; il avoit beau faire fes efforts psur animer fes rroupes , Zem-Alzaman & les flens en firent un fi grand carnage , que ce prince fut obligé de fuivre le torrent, Sc d'éviter par la fuite une mort certaine. La nuit qui approchoit, empêcha de pourfuivre les fuyards qui auroient tous été taillés en pièces , Sc le combat auroit pu durer quelques heures de plus , mais Zem-Alzaman ayant fait fontiet la retraite, plutc>t par confidération pour la princeffe , que par rapport a l'obfcurité qui commencoit a régner, il alla rejoindre Fraydoun , qui ne favoit quelles carreffes faire a un fils a qui il étoit redevable de la vie & du fuccès de cette journée. L'on peut juger de la confternation qui régnoit dans 1'armée de la fultane de Samarcand. Retranchée dans fon camp autant qu'elle le put, elle tint confeil a la pointe du jour , Sc elle avoit réfolu de demander la paix a Fraydoun, lorfque Karibfchak s'y oppofa : madame , lui dit-il, il n'y a encore rien de défefpéré , nous liij  Ij4 CONTES MOGOIS." étions prêts a remporter la vicFoire fur le fultan de Kafgar , lorfque le prince fon fils , par fon arrivée im pré vue , & par une valeur dont on ne peut parler fans admiration , a fait changer 1'état des chofes : c'eft donc , pour ainfi-dire , en lui feul que réfide aujourd'hui toute la force & route la confiance du fultan , eh bien , madame, c'eft a lui a qui je veux m'attacher, je vais lui envoyer un défi de fe battre feul a feul avec moi; quelque brave qu'il puifie être , je ne me fens pas moins de courage que lui; je me fiatte de vous délivrer par fa more de 1'ennemi le plus redoutable que vous ayez, & de méiirer la main de la princeffe Zendheroud, par une vicFoire que je crois être feul capable d'obtenir. Pendant que Karibfchak parloit ainfi & s'applaudidbit par avance de la réudire du combat , mille cris de joie firent retentir dans le camp de la reine le nom d'Edris. La reine , a cette nouvelle, &c fans répondre a Karibfchak, courut au-devant de mon maitre , & l'embraflant avec la dernière tendreffe : Edris, lui dit-elle, en verfant des larmes en abondance , fi vous aviez été hier parmi nous , les troupes de Fraydoun n'auroient pas eu fur mon armée un avantage dont je ne puis me relever; mais puifque je vous retrouve , je vous avoue que je fens renaitre toutes mes efpérances.  CONTES MOGOLS: IJJ Madame , répondit Edris avec beaucoup de modeftie , ia néceffiré indifpenfable de mes affaires , qui ma fait éloigner de Samarcand lorfque j'ai cru vous être inutile , n'a pu m'empêchet de revenir auprès de vous fi tót que j'ai pu en trouver 1'occafion. J'agis pourtant en ce jout contre des ordres rigoureux qui me défendoient de parokre en cette cour encore fi-tót , mais comme j'ai cru pouvoir vous y être néceffaire, je viens vous y offrir , quoiqu'un peu tard , tout ce qui peut dépendre de moi. Dans la fituation préfente de nos affaires , reprit Al-Alma, je ne croyois pas qu'il y eüt moyen de fortir honorablement de cette entreprife , par la continuation d'une guerre que je craignois que nous ne fuflions pas en état de foutenir , mais votre préfence me relève le courage. Le prince Karibfchak vient de me propofer un expediënt que j'approuve , a condition que vous partagerez avec lui la gloire de cette adion , de laquelle dépend toute notre fortune. Je le crois trop raifonnable pour s'y oppofer 5 & je le prie de permettre que fon nom & le votre foienc jetés dans une urne : celui des deux qui en fortira le premier , engagera celui qui le porte a un combat auffi périlleux qu'il doit être honorable. Alors la reine prenanc l'étonnement de Karibfchak & le fdence d'Edris pour un confentement tacite, elle Vvi  I J* C o m t i s M o 6 o i s. fit écrire leurs noms fur deux morceaux de pa. pier de pareille grandeur; & les ayant remués dans un vafe , celui qui fut tiré fe trouva être d'Edris : feigneur , lui dit la reine tranfportée de joie , je fais que la grandeur du pérd ne vous étonne pas 5 c'ed fur cette condance, & fur la GonnoifTance que j'ai de votre bravoure , que je ■ crois que vous ne refuferez pas de vous trouvergn combat particulier contre Zem-Alzaman , & que vous ferez tous vos eftbrts pour vaincre un prince qui nous eft plus redoutable que toutes les troupes de Fraydoun. Cette propofition de faire combattre Edris contre Zem-Alzarftan , étonna tellement mon maïtre , qu'il fut quelque tems fans répondre, & Karibfchak profitant de ce moment poiïr témoigner a la reine combien il étoit fenfible X 1 affront qu'elle venoit de lui faire : madame , Jui dit-il, Iorfqu'en pareil cas l'on héfite , c'eft figne que l'on ne fe feut pas digne d'un choix pareil a celui que vous venez de faire a mon prcjudice, & il m'eft bien dur de voir que vous, me préfériez dans votre cceur un inconnu fans naiflance , & d'une valeur peut-êtte fort équivoque , puifqu'il ne fe préfente qu'après un combat qu il auroit pu donner des marqués de ee courage fi vanté par le prince Kobad. Edris ne put fpurfrir m difcoyrs auffi infpient. Karibfchak,  Contbs Mogols.' IJ7 lui dit-il, d je ne me fuis pas trouvé a 1'adHon d'hier, tu dois croire que cela m'a été impoffible ; s'd m'avoit été permis d'y être , j'y ferois péri, ou la reine feroit demeurée vidorieufe , &c je n'aurois pas trahi fes intéréts par une fuite honteufe j je combattiai le dis de Eraydoun , &C j'ofe addrcr la fultane que fi le prince peut être vaincu , je fuis le feul qui doit remportet fur lui la vidoire qu'elle défire ; & quand j'en ferai venu a bout , je te ferai connoïtre , les armes a la main , qu'Edris te fera toujours fupérieur en naiflance & en courage. La princefle Zendheroud, qui étoit préfente a cette querelle , &c qui jufqu'alors n'avoit ofé lever les yeux fur Edris, crut a fon tour devoir prendre la parole : ce n'eft pas , leur dit-elle , feigneurs, dans une fituation pareille a la notre, que vous devez vous divifer par des difcours outrageans, unifiez-vous plutot 1'un & 1'autre , pour détruire un ennemi dont la valeur augmente notre bame , & cherchez des moyens pour que nous puiflions retourner avec honneur a Samarcand. Je vous demande pardon , princefle , reprit Edris, de la vivacité que je viens de témoigner en votre prcfence & en celle de la reine , mais je puis vous aflurer que j'accepre avec d'autant plus de fatisfacYion , 1'honneuc que je yecois aujQUtd'hui, qu'U me donnera peu^  rj* Contes Mocots être occafion de lui faire voir que je ne fuis pas «idagnedelaconfiance quelle veut bien avoir enmo.Ellepeurenvover^ernaparrJecarte! Zem-Alzaman ; s'il accepte le combar, je ne nanquerai pas demain, au lever du foleil , de trouver dans le bois qui borde ce camp. J'y attendrai vos ordres & ceux de Ia reine, & jufY » « tems, rrouvez bon que je donne le rede du joura une affaire de la dernière importance qui m obhge indifpenfablement de vous quitter A peme ]e prince eut-il fini ces paroles , que' faluant refpedueufement la reine, il fortit de fa tente, & piquant fon cheval, il s'éloigna i toute bride du camp de la fultane de Samarcand. XXXIV SOIREE. Suite de VHiftoire de Zem-Altman 3 Prince de Kafgar, & de Zendheroud3 Princeffe de Samarcand. T J^e prince de Kafgar étant revenu au camp de fon père, fe trouva dans un embarras extréme } d ne favoit comment en fortir , & étoit prèt d'indruire le fultan de fon amour, de fe démaf-  GONTES MOGOLS. IJ* quer a la reine de Samarcand , & de lui propofer la paix Sc une alllance entre la princefle Zendheroud Sc lui, lorfqu'il fe reflbuvint qu'il y avoit parmi les gardes de Fraydoun un jeune homme fort bien fait, & qui avoit beaucoup de fon air , cet homme même, par cette raifon, étoit fort conlidéré de fon commandant, qui fouvent en riant, le nommoit le prince , a caufe de fa redemblance avec lui. Zem- Alzaman réfolut de le fubftituer a fa place, Sc d'attendre qu'on lui vint faire le défi de la part de la reine de Samarcand. 11 n'y avoit pas quatre heures qu'il éroit de retour, que le hérault arriva. Il fut conduit chez le fultan qui, dans le premier mou-2 vement, après avoir appris le fujet de fa miffion , entra dans une fi violente colère , qu'il alloit le faire pendre , lorfque Zem-Alzaman , informé de fon arrivée , envoya prier fon père de lui accorder fa demande , & lui fit repréfenter que quelqu'inégalité qui parut être entre Edris Sc lui, ce feroit faire une tache a fa gloire que de le refufer. Fraydoun , plein de générofité, ne put défapprouver la volonté du prince , Sc Zem-Alzaman ayant fait favoir a la reine qu'il fe rendroit le lendemain entre les deux camps , une heure après le foleil levé , avec mille chevaux feulement , Sc qu'Edris en pouvoit amener autant,  *4» C O N T E S M O G O I $. avec adtirance de fa perfonne , le hérault ne fut pas plutot paiti, que le prince envoya chercher Je jeune homme qui lui reflembloit : Togrul, lui dit-il, quand il fut feul avec lui, il s'agit de me rendre un fervice des plus edentiels, ic dont le bonheur de ma vie dépend. Alors 1'ayanc mftruit de fa padion pour la princede , de la lituation ou d étoit avec elle, & de 1'engagement qu'il avoit été obligé de prendre fous le «om d'Edris , de fe combattre lui-méme : toi > mon cher continua-t^il, peut me urer de cet embarras. Prends les habits fous Jeiquels j'ai paru encore aujourd'hui dans 1'arfee d'AI-AIma; ils font adez reconnoidables, & fur-tout par cette agrafe de diamans que j'ai recue de la main de cette reine. Tu partiras demam fur mon cheval a la pointe du jour tu te rendras dans Ie bois qui ed proche du camp , & tu y attendras les ordres de cette princefle. N'entre en converfation , s'il eft pof«ole, avec qui que ce foit; rends-toi avec les perfonnes qu'elle enverra au-devant de toi a 1 endroit que j'ai défigné pour notre combat -je in y trouverai fous 1'habit noir que je portai hier; j aurai le même voile qui me couvroit le vifage & des armes émouflées , dont je ne te porterai aucun coup qUe dans des endroits ou je ne pourrat ïe bieder da^gereufement; tu es adroit, fers-  CONTIS MoGOts! t4,f toi de toute ta capacité contre moi , jè te le permets , & lorfque notre combat aura dure afTez de tems pour le faire croire des plus ferieux , je te faifirai au corps, je te porterai pat terre ; tu te rendras mon prifonnier, je t'emmenerai dans notre camp , d'oü , après avoit repris tes habits , je retournerai chez la reine , fous le nom d'Edris , comme fi le prince ZemAlzaman {m'avoit renvoyé fur ma parole , pour y négocier la paix. Togrul étoit trop honoré par la confidence du prince , & par le perlonnage qu'il alloit repréfenter, pour ne pas accepter fans héfiter la propofition qu'il lui faifpit. Après avoir paffé une partie du jour & de la nuit dans la tente de Zem-Alzaman, il en fortit, fuivant fes ordres, avant le jour, & fe rendit dans le bois qui lui avoit été indiqué. En attendant que la reine eüt envoyé au-devant de 'lui, il remercioit la fortune de lui avoir procuré une occafion auffi favorable de gagner les bonnes graces de fon prince , lorfqu'il fe vit tout d'un coup invefti par vingt cavaliers qui, fondant fur lui, avant même qu'il eüt eu le tems de fe mettre en défenfe , le percèrent de mille coups , & le jetèrent a bas de fon cheval , dans un état fi affreux, qu'il en étoit tout-a-fait défiguré. Ces malheureux alTaffins n'avoient pas encore aflbuvi  141 C N O T E S M O G O t S,1 toute leur rage, lorfqu'enrendant dans le bois le pas de plufieurs chevaux , dans 1'appréhenfion d'être fiirpris , il fe fauvèrent a toutes jambes. Cëtoit um officier des gardes de la reine ; qui , avec fa compagnie , venoit au - devanc d'Edris j il ne fut pas plutót arrivé fur le lieu oü venoit de fe pafïër cette cruelle exécution , que jetant les yeux fur 1'homme que l'on venoit de réduire dans un état fi pitoyable , il crut, a fa phyfionomie, a fa taille Sc a fes habits , le reconnoïtre pour le brave Edris ; & comme il étoit univerfellement aimé, ces foldats rempli. rent bientot le bois de leurs plaintes, & firent retentir de toute part le nom de ce héros. La princefle Zendheroud, dont les premiers mouvemens de colère avoient été fi nuifibles l fon parti, en le privant du fecours de cet intré* pide guerrier , n'étoit pas a fe repentir de n'avoir pas voulu écouter fa juftification ; elle n'avoir pas vu fans peine de quelle manière il avoit parlé la veille , quoique peu intelligiblement 3 fur 1'obéidance qu'il avoit voulu lui marquer elle auroit fouhaité avoir une explication avec lui y Sc pour cet effet, elle monta a cheval dès la pointe du jour , fous prétexte d'aller vifiter les environs du camp, & fe rendit dans le bois oü elle ne doutoit pas que le prince ne fe dut trouver. Les cris quelle entendit, le nom d'Edris  CONTES MoOOLS. I45 plufieurs fois répété avec trifteffe , lui firent pouffèr fon cheval jufqu'a Pendroit oü Togrul venoit d'être adadiné, Sc l'on peut croire qu'il s'en fallut bien peu qu'elle n'expirat de douleur , en voyant celui qu'elle prenoir pour fon amant, verfer un torrent de fang par les plaies que fes meurtriers venoient de lui faire : elle lui effiiya le vifage qu'il avoit fouillé de fang; & trompée par la reflemblance que Togrul avoit avec le prince, elle romba évanouie entre les bras de cet officier qui étoit caufe que les laches adaffins avoient pris la fuite. Elle ouvrit enfin les yeux ' quelque tems après , Sc croyant voir encore dans Edris quelque figne de vie , elle lui prit la main: feigneur , lui dit-elle , en fondant en larmes , apprenez-nous du moins quels font les monftres qui [vous ont réduit dans cet état affreux , Sc foyez sür que j'en ferai la vengeance la plus marquée Togrul, en ce moment, ayant repris fes fens pour quelques inftans, fit un effort pour parler , Sc s'imaginant peut - être que le prince avoit ufé de trahifon a fon égard , ZemAlzaman , lui dit-il d'une voix foible Sc entrecoupée , Zem-Alzaman.... II ne put en dire davantage , Sc la mort en ce moment lui cou• pant la parole avec la vie, la princefle fut pénétrée d'une fi vive douleur, qu'elle penfa ex-' pirer avec lui. Quoi! s ecria-t-elle, c'eft le barbare  Ï44 C O N T E S M O G O t 9? prince de Kafgar qui a fait airaffiner Edris ? Ah < monftre plus cruel que les tigres , tu te fais bien connoirre pour le digne fils du meurtrier de mon père. Eh! crois-tu que je laifle impunie ta cruausé exécrable ? Non, cher Edris, je te vengerai, ou j'y perdrai la vie. Tu m'as appris toi - même Ie nom de ton bourreau , & Zendheroud ne fe contentera pas de te pleurer comme feroit une femme du commun; ce bras , qui plus d'une fois a attaqué fans crainte les bêtes les plus farouches, s'armera d'un fer vengeur pour exterminer le fcélérar qui t'a fait öter la vie : je t'ai aimé, Edris, je ne crains plus que ce fecret devienne public , & je te donnerai, après ta mort, des preuves de cette paffion : mais pourquoi différer ma vengeance d'un" feul moment ? Ma réfolution eft prife , & qu'aucun de vous ne fonge a m'en détourner : Edris alloit combattre le per- > fide prince de Kafgar; je veux, fous ces mêmes habits, lui arracher la vie , ou périr glorieufement en ie vengeant : je vous défends donc a tous tant que vous êtes, & je vous le défends, fous peine de mon indignation, de vous oppofef a mes deffeins, ni de les traverfer de quelque manière que ce foit j que dx de vous reftent feulement en ces1 lieux pour y garder ce corps précieux , jufqu'a ce que je 1'envoye enlever pour lui faire rendte les honneurs de la fépulrure ; qua  ' C O N T ï S M O G O L S. Ï4S que Ie refte me fuive a 1'endroic dciigné pour Ie combat, & que qui que ce puiffe être ne ïbit aflez hardi pour faire connoitre que la princeffe de Samarcand va combattre le cruel Zem-Alzaman fous les habits d'Edris. Zendheroud, en ce moment, fit voir en fes yeux quelque chofe de ii redout:.b!e , que l'on fut contrahit de lui obéir ; on dcpouiila celui qu'elle croyoic Edris , de fa vefte, de fa robe Sc de fon turban , Sc la princefle ayant pris dans fes habits & dans fes armes tóut ce qui pouvoit lui convenir, elle monta fur le cheval du prince , & partant de ce bois, la fureur peinte fur le vifage , elle arriva au lieu du combat ou Zem-Alzaman attendoit déja avec inquiétude le faux Edris. La violence des mouvemens qui agitoient Ia princeffe , la rendoient' rellement dérigurée , qu'elle en étoit entièrement méconnoiffable, Sc Zendheroud appercevant de loin Zem-Alzaman le vifage couverr de fon voile : le perfide, s'écria-t-elie, n'ofe faire voir dans fes yeux ce qui fe paffe dans fon coeur ; mais je vais bientöt venger 1'outrage qu'il m's. fair. Alors animée de fureur , elle poufla fon cheval i toute bride , Sc fondit fur re prince avec rant de rage , que Zem-Alzaman , qui ne s'attendoit pas i une pareille attaque , penfa en être renverfé : il fe Terne XXIII. K  x$g C o n t a s M o g o i s. mie en défenfe, paroit avec beaucoup d'adrefle les coups qui lui étoient portés , & ne frappant jamais que du plat de fon épée , il étoit, pour ainfi dire , honteux de témoigner en cette occafion, moins de valeur que dans tant d'autres oii il s'ctoit trouvé. Pendant que le prince menageoit fon ennemi, Zendheroud , aveuglée de fureur , ayant porté un coup terrible a mon maïtre , il Pévita avec tant de bonheur, que fon fabre tombant fur la tête du cheval de la princefle , il lui fit une plaie dont le fang lui rejaiilit jufques fur le vifage. Comme elle craignoit que cet animal bleflé dangereufement, ne fe cabrat, elle fe jeta promptement a terre , & le prince , charmé de voir celui qu'il prenoit pour Togrul dans une fituation a pouvoir terminer le combat, ainfi qu'il fen étoit convenu avec lui , il fauta légèrement en bas de fon cheval , & s'approchant pour le faifir au corps , la princefle fe précipita fur lui avec tant de furie , qu'il ne put éviter d'être bleifé a la main gauche. Zem-Alzaman, furpris de 1'impétnofité du faux Edris , ne favoit que penfer de 1'opiniatreté avec laquelle il fe défendoit , lorfque Zendheroud lui ayant fait connoïtre par des reproches outrageans.que ce n'étoit pas contre Togrul qu'il combattoit: qui que tu fois, lui dit-il, tu as eu tort de me tirer  CONÏES MOGOLS. I47 d'une erreur qui pouvoit te conferver la vie : alors 1'ayant faifie au corps avec une force extreme , il la renverfa par terre , & lui alloit couper la tête , lorfque fon turban étant tombé a. terre, une touffe de longs cheveux qui fe rcpandirent fur fes épaules , lui ayant eduyé üe fang dont elle avoit le vifage fouillé, lui flrenc reconnoïtre dans fon ennemi, la princede de Samarcand. A cette furprife d peu attendue, &c qui augmenta encore en voyant que Zendheroud, qui n'avoit pas quitté fon épée, faifoit tous fes efforts pour lui en percer le cceur , il crut , en ce moment, avoir été reconnu de la princefle, & lui tenant le bras : ah ! madame , lui dit-il, quelle haine fi cruelle vous porte a de fi écranges' extrémités contre Zem-Alzaman ? Si Edris s'attira votre colère n'en eft-il pas aflèz puni. Au lieu de ce coupable Edris , qui n'eft plus , recevez pour époux le prince de Kafgar qui vous adore ; vous trouverez en lui tous les avantages que vous ne deviez pas efpérer de renconcrer dans un inconnu. [Kij  CONTES MOGOtS. XXXV SOIRÉE. Suite de l'Rijloïre de Zem-Alfaman, Prince de Kafgar, & de Zendheroud, Princeffe de Samarcand. Ïl fembloit que le mauvais génie de ZemAlzaman lui cfiétat des paredes dout Péquivoque portoit la rage dans le caeur de la princefle : rraitre , lui cria-t-etle , pnifque par ta noire rrahifon j'ai perdu Edris peur toujours j arrache donc la vie a Pinfortttriée Zendheroud. A peine la princefle achevoir ces paroles, que les principaux officiers de la reine s'étant appxochés du lieu du combat pour demander au prince Ia vie de celui qu'ils prenoient pour Edris , ils furent dans un fi grand étonnement de reconrioltre la princefle , que cette nouvelle couranr de bouche en bouche , les foldars de la reise mirenr tous le fabre a la main pour fa dcfenfe. Pendant que Zem-Alzaman courut a fen cheval , fur lequel il remonta promprement, on enleva Zendheroud , Sc les troupes commifes a la garde du camp , échauffees de part & d'autre , s'étant artaquées avec beaucoup de fureur , mon j»aitre fe mit a la tête des fiennes 't Sc atdmc  CONTES MOGOLS. l^f, par la plus vive douleur Sc la plus violente colere, il en fit ferttir les effets de telle forre , a ceux qui furent aflez malheureux pour fe trouver devanr lui, que l'on ne pouvoit pas s'imaginer que fes -coups partilTent de la main d'un (imple mortel. 11 faut vous expliquer ici , mefdames , quel étoit 1'auteur du meurrre du faux Edris , Sc je crois même que vous aurez pu le foupconner aifément , quand vous vous rappelerez ce qui s'étoit paffé entre mon makre & le prince Karibfchak j ce dernier, outré de la conduite que Ja reine avok tenue a fon égard , de la fierti outrageante avec laquelle Edris avoit reponflé fes difcours méprifans , & par-dellus tout cela, paffionnément amoureux de Zendheroud , crux qu'il n'y avok pas d'autre moyeu d'obtenk la princede, que celui de fe défaire d'un rival aufli •redoutable ; Sc perfuadé qu'il n'en viendroir pas aifément a bout par les voies d'honneur, il n'héfira pas a prendre la réfolution de le faire aflaffiner, dans 1'idée d'occuper fa place pour combattre le prince de Kafgar. Comme malgré des fentimens aufli bas, il étoit brave de fa perfonne , il ne doutok pas qu'il ne fortir vainqueur d'un combat qu'il avoit , pour ainfi dire , provoqué pour lui-même , Sc il comptok enfuire que la reine ne pcurrok lui refufer la main de la prince He. K ia  15° C ON TES MoGOtS. Karibfchak donc avoit donné fes ordres pour fe défaire d'Edris, & ils n'avoient été que trop cruellement exécutés contre le malheureux Togrul. Le chef de cette infame entreprife étoit même venu lui en rendre compte d-tót qu'elle cut été exécutée , & il en reflentoit une joie extréme, lorfque voyant arriver la princede qu'il ne reconnut pas, fous les habits du faux Edris , il jeta un regard furieux fur celui qui venoit de lui apporter la nouvelle de la mort de ce redoutable rival : le dénoüment du combat entre mon maïtre & Zendheroud , lui ayant fait connoitre la vérité de 1'exécution de fes ordres s il en eut tant de joie , que fans faire attention aux conventions que les mille cavaliers qui, de part & d'autre, devoient accompagner leurs maitres, n'en feroient que les fpectateurs; ce fut lui qui anima les troupes de Ja reine a rompre cet engagement ; il croyoit que le prince dé Kafgar, fatigué du combat qu'il venoit de fourenir, n'auroit plus toute la vigueur néceflaire pour fe dcfendre de fes coupsmais Zem-Alzaman, outré de la plus violente colere , & reconnoiffant dans ce prince un rival infolent, lui fit bientot refféntir les effets de fa fureur : après un comb.it aflez & même tropopiniatre pour un prince dont 1'ame étoit foüillée d'un crime auffi noir, ZemAlzaman lui fendic la tête d'un coup de fabre > &  Contes Mocots. i^r ce fcélérat, en rendant fon ame impure avec fon fang , n'eut pas le tems de jouir long-tems da fruit de fa trahifon. La mort de Karibfchak ayant tout-a-fait découragé les foldats de la reine , ils ne jugcrent pas i propos d'efTnyer route la fureur de ceux du prince de Kafgar qui en avoient déja maffacré une bonne partie : ils prirent la fuite , &£■ regagnèrent leur camp > oü Ton venoit de conduite la princede Zendheroud. Si mon maïtre avoit voulu profirer de fes avnntages , il auroir pu en faire un carnage horrible mais la générofité accompagnant toutes fes actions , il défendit qu'on les pourfuivït , & retourna avec fes gens, au camp du fultrn fon père , le cceur pinétré de la plus vive douleur» Agité des réflexions les plus cruelles , il ne pouvoit comprendre les raifons qui avoient déterminé la princelfe a le combattre avec tant de haine , comment elle pouvoit être couverte des habits de Togrul , & ce que ce jeune homme étoit devenu , & m'ayant donné des ordres fecrets pour m'en informer, il fe renferma dans fa rente fans vouloir parler a perfonne , & fans permettre que l'on vifirat les blediires qu'il pouvoit avoir recues dans les combats qu'il avoit foutenus dans cette journée. Fraydoun, averti du chagrin du prince , & K iv  I $ ï COKTES MOGOIS. croyant qu'il ne provenoit que de lahonte d'avoir Jéshonoré fes armes en combattant contre la princeffe , fe rendit a fa tente , & y étant entré malgré fes défenfes, il le forca a laifTer examiner fes bl -dures , qui fe trouvèrent fi légères, qu'il fe retlra fans inquiétude , après avoir fait tout ce qu'il avoir pu pour confoler mon maïrre de 1'affiiétion qu'il voyoit peinte fur fon vifage. Zem Alzaman cependant paffa une nuit fi manvaife , que le lendemain il fe trouva avoir une fievre des plus violenres, & cette nouvelle ayant encore allarmé le fultan , il accourut au chevet du lit du prince •. Mon dis, lui dit ce bon père , je fuis fenfible a 1'érat ou je vous vois , ouvrezmoi votre cceur; la reine de Samarcand m'envoye demander une trève pour donner la fépulture aux braves gens de fon armée , qui ont péri dans ces derniers combats; votre valeur a tellement affoibli fon parti, que je pourrois , en lui refufant cette grace, achever de détruire entièrement fes efpérances j mais malgrc 1'injuftice de fon procédé j je veux avoir pour elle , tous les égards que l'on doit a fon fexe; & plut au ciel que mes foupcons pufTent être vrais ! je teilterois d'ctablir entre elle & moi une paix folide. La princefTe Zendheroud pade pour avoir autant de beauté que de courage; fi j'étois sür que foii alliance vOjiis fut agréable, je lui ferois  CONTES MOCOLS. I 5 5 faire des propofitions qu'elle ne pourroit refufer fans être fort mal confeillée , puifque fi j'écoutois aujourd'hui tour mon relfentiment, je pourrois m'emparer de fes états , fans prefque aucune reflburce de fa part. Seigneur , reprit ZemAlzaman , je ne vous nierai poinr que j'aime la princede de Samarcand , Sc que tout mon bonheur dépend entièrement de la pofTéder; mais je doute que 1'injufte Zendheroud veuille écouter vos propofitions ; elle a concu pour moi une haine fi violente , que je ne dois pas me flatter qu'elle change fi-töt de fentimens a mon égard : cependant, feigneur, offrezdui, je vous fupplie , la paix , fans aucune condition , demandez la princeffe pour être mon époufe; mais de grace , que la reine fa mère n'interpofe point fon autorité dans cette négociation , je ne veux devoir Zendheroud qu'a elle-même, & je m'eftimerois le plus malheureux de tous les hommes fi, en me donnant fa main , l'on faifoit violence a fon inclination. Pendant que tout ceci fe padoit chez'le fultan de Kafgar , la reine de Samarcand, furprife au dernier point, du combat de la princeffe fa fille, Pavoit fait défarmer. Elle ne s'étoir trouvée avoir aucune bledure ; la mort d'Edris a la fépulture duquel elle avoit donné fes foins, lui avoient caufé un fi violent défefpoir, qn'ellc ne cedoit  *54 CONTES MOGOLS. de verfer un torrent de Iarmes , & la reine voyoit dans routes fes paroles tant de marqués de rage & de fureur , qu'elle en redentok une rrifteffe mortelle. Al-Alma & Zendheroud étoient dans cette crueüe fituanon , lorfque le vifir que Fraydoun avoit choifi pour envoyer ! la reine, arriva dans fon camp. II lui préfenta fes lettres , & fut lui faire voir tant de générofité dans le procédé du fultan , & tant d'avantage-s dans 1'alliance de fon prince, que cette mère ébranlée par les confidérations que cemonarqueparoidbit avoir euespour elle, cou ut au lit de Zendheroud : Ma cheie fille, lui dit elle, je viens vous apporter la paixque nous ne devons pas efpérer dans une conjondture pareille. a celle oü nous fommes ; le fultan de Kafgar nous 1'ofFre, & demande qu'elle foit fcell.ée par votre union avec Ie prince fon fils. Sa lettre eft fi touchante , qu'elle a éteint en un moment dans mon cceur, toute la haine que je lui portois, &: que je vous ai infpirce contre lui. Je nai cependant rien voulu promerrre a fon vifir , fans vous avoir auparavant confultée :' tous les princes nos alliés ont péri fous le fabre de Zem-Alzaman , & nous ne devons plus efpérer de fecöurs , que du ciel & de votre complaifance. Ah madame ! s'écria Zendheroud , jamais ie  CO NTES Mo COLS, 155 rneurtrier d'Edris ne fera mon époux; H n'eft plus tems de vous diffimuler ma pafliou pour ce héros, & 1'extréme douleur que je redens de fa perte ; je 1'ai vu hier, expirant dans le bois qui eft proche de ce camp ; il eft morr entre mes bras , & fes dernières paroles m'ont fait connoure que le cruel prince de Kafgar eft fon affaffin ; j'ai voulu , fous les habits d'Edris , venger fa mort , je n'ai pas été afTez heureufe pour y réuffir; ainfi, loin de devenir fan époufe, je jute par notre fouverain prophère, de faire reffentir a ce barbare tout ce qu'un jufte refientiment me pourra infpirer de plus conforme a la haine què j'ai pour lui. La fultanë de Samarcand fut autant fur'prife qu'affligce d'un pareil difcours j' elle fit ce qu'elle put pour remettre 1'efprit de la princefle dans fa fituation naturelle, & n'en ayant pu rien obtenir , elle fe retira dans 1'efpérance que la nuir, en apportant quelque foulagement a fa douleur , lui feroit faire de fages réflexions, qui la rendroient plus difpofée a fuivre fes volontés. Pendant le reTte du jour , les troupes de la reine de Samarcand informces de 1'arnvée du vifir de Fraydoun, & du motif de fon ambaffade , en témoignèrent toute leur joie , & donnèrent mille bénédióFions au fulran de Knfgar fur fa modcration. La Drincefle iaforrace de la fitua-  15^ C o n t b s M o g o L s." tion des efprits , en fentit redouWer fa furent i & ne doutant pas que la reine ne lui fit de vives remontrances pour 1'engager a donner la main a Zem-Alzaman , ello fe fit feller un cheval , & fuivie feulement d'un efclave , elle prit le parti de s'éloigner du camp. XXXVI SOIRÉE. Suite de l'Hificire de Zem - Alfaman , Prince de Kafgar, & de Zendheroud, Princeffe de Samarcand. Q u e i l e fut la furprife de la reine a fon réveil , d'apprendre 1'abfence de la princeffe ! 11 eft impoffible de bien repréfenter 1'excès de fa douleur; elle redoubla a la vue du vifir de Fraydoun , fans lui expliquer les motifs odieux de Taverfion de Zendheroud pour Zem-Alzaman : Vous voyez , lui dit-el!e , en fondant en larmes , jufqu'a quel point la fortune me perfécute \ rendez , je vous prie, témoignage au fultan vorre maïtre, de toute 1'eftime que j'ai pour lui, & aflurez ie prince de Kafgar , qu'il ne tient point a moi que fon union avec Zendheroud, n'affer-  CONTES MöGOLS. I 57 milfe pour toujours la paix qu'il m'a offerte avec tant de générofité : la princefle a craint apparemmenr que je n'ufafTe avec elle de mon autorité; elle s'tft abfentée du camp , Sc j'ai perdu avec elle toute la confolarion de ma vie ; j'en fuis au défefpoir •, mais j'efpère que Fraydoun ne voudra point m'accabler dans mon malheur, ni profirer des avantages que la fortune lui a donnés fur moi Non, madame, reprit le vifir qui, avant que de venir dans ce camp , avoit recu fes inftruftions du prince , ce ne font point les intenticns de mon maïtre ; il vous offre la paix fans aucune condition, Sc ne veur point violemei les inclinanons de la princefle; Zem-Alzaman a trop de refpedF pour fes volontés , & il 1'aime d'une pafnon trop pure, pour ne vouloir 1'obrenir que d'elle-même. Après le départ du vifir, Ia reine , le cceur pénérré d'une afflicYion fincère , ayant do mé ordre que l'on cherchat la princefTe de toutes parts ,, reprit Ia route de Samarcand a la tête des troupes qui lui éroient rc-ftées en petit nombre, Sc dans un état déplorable. Si Ie fultan fut étonné de 1'abfence de Zendheroud , Sc de la haine qu'elle marquoit pour le prince , ce dernier n'en fut pas furpris ; mais il ne put recevoir , fans Uns extreme douleur „ üne lettre de cette prkiceffe qui 1'afFuroit, que  I $ 8 CO N T E S M O G O L S.' loin d'êcre jamais a lui, elle ne donnerok fa matn. qu'a celui qui lui apporteroit fa tête. Il fe perdok dans fes réflexions, Sc ne pouvok, comprendrecomment Zendheroud, qui lui avoit témoigné tint de bonté fous le nom d'Edris, lui portok une haine (1 violente fi-tót qu'elle i'avoit reconnu pour le prince de Kafgar; il ne pouvoit. accufer de cette averfion que Togrul, qu'il foupconnoit de l'avoir trahi , puifque la princefle I'avoit combattu fous fes habits &avec fon même cheval; mais ayant appris du vifir quirevenok du camp de la reine , que ce malheureux avoit été trouvé percé de mille coups dans le bois oü il I'avoit envoyé, il ne favok plus a quoi attribuer 1'averfion extréme que la princefTe avoit concue puur lui, & il eut befoin de toure la force de fon efprir , pour ne pas fuccomber a fa douleur. La feule craintë d'aflligerle fultan, qui l'aimoit avec la dernière tendrefTe , fut le feul motif qui Tem-, pêcha de s'órer une vie qui lui devenoir a charge ; mais ne pcuvant vaincre le chagrin qui le dcvoroir, il fe livra a une mélancolie fi profonde , que Fraydoun en fut véritablement alarmé : ce mona'fquS avoit auui repris la route de Kafgar; il y réntra aux acclamations du peuple qui, par mille' voeux qu'il fit pour le prince , lui fit conno'itre a quel point il lüi étoit cher. Le fultan crpyant devoir célébrer fes vicFoires,.  CONTES MOGOLS. I 5 .9 Sc la paix qu'il venoit de donner a la reine de Satfnarcand , ordonna une fète magnifique, & s'imaginant par-la dilliper 1'humeur fombre du prince, il 1'engagea a s'y trouver, quoiqu'il eüt témoigné beaucoup de répugnance pour être préfent a ce fpeótacie public , dont je ne vous ferai pas le détail. II venoit de finir par une courfe de chevaux que l'on avoir faire dans une plaine hors de Kafgar , Sc le prinee qui étoit a. coté du fultan , étoit pret a renrrer avec lui dans la ville , lorfque fa rriffceiTe ordinaire 1'ayant fait écarter de quelques pas du gros de fa garde, un cavalier pouflant fon cheval a toute bride vers le prince, lui paffa fon épée a rravers le corps, & J'y laifftt enfoncée jufqu'a la garde. Mille cris s'élevèrent a un accident fi étrange Sc fi peu prévu ; l'on accourut prompce.ment au fecours du prince chancelant, Sc fon afiaffin alloit perdre la vie par les mains de ceux de la fuite du fultan , fi ce mor narque lui-même n'avoit donné ordre qu'on le pr;r en vie , réfolu de le faire périr dans les fupph'.es les plus affreux. Comme ce cavalier étoit dcfarmé , il futbieni tot couvert de chames , Sc pendant qu'on le conduifoit dans un cachot, l'on reportoit Zem-Alzaman dans le palais, au milieu des gémifiemens & des cris lugubres dont toute la ville retentiflbit.  ï£o Contes MoGötS." La quantité de fang que Ie prince avoir perdif» Sc le peu d'efpérance que les chirurgiens dorinèrent d'abord de fa blelïiire , mit le fultan ati dcfefpoir ; Sc voulanr connoitre le meurtrier dé fon fils, il ordonna qu'on 1'amenat en fa préfence. Les habits de ce criminel éroient fouillés de boue & déchirés, & il éroit chargé de fers fipefans, qu'a peine avoit il Ia force de les porrer; mais a travers 1'état déplorable daiis lequel il étoit , on voyoit briller fur fon vifirge uhe d grande beauté , que le roi, tout préoccupé qu'il étoit de fa douleur , ne put s'empêche: de le regarder avec une efpèce d'admiration qui augmenta encore par les difcours que lui tintce jeune homme : Sultan de Kafgar , lui dit il fierement, connois toute 1'étendue de ma joie ; en orant Ia vie a ton fils, j'ai vengé la mort de mon père, Sc d'un héros a qui j'avois les dernières obligarions; a ces traits , reconnois la princede de Simarcand ; j'ai fait mon devoir, c'eft a toi a rentplir le tien ; j'ai verfé ton fang, répands le mien, tu ne me verras pas implorer ta clémence; la feule grace qu'il me convienr de te demander, c'eft de ne me pas laiffer languit dans les fers , Sc de conferver dans le genre de fupplice auquel tu me deftineras , la pudeur & la dignité dues a mon fexe Sc a ma naiftance. Cruelle Zendheroud, s'écria Fraydoun ! fi j otai la vie a ton père  CONTES MOGOLS. \St pcrc , ce fur dans un combat oü il attaquoit la miemie , &c fa mort n'a dü m'attirer aucmi reproche de gens qui ont quelque égard pour la juftice ; mais , inhumaine princefle ! quelle fureur a pouffé ta maifi barbare conrre le fein de- mort fils ? Quelle offenfe particuliere as-tu recue. d'uii prince géhéreux qui t'adore ? Je re Pavois offert pour époux , ce mallieureux fils que ta cruauté m'enlève pour toujours, & avec lui je te rendois mairreffe de mon royaume dans un tems oü je pouvois t'accabler. Zem-Alzaman n'étoit-il pas aflez recommandabie par fes grandes aSHons , par fa naiflance, & par fa propre perfonae,' pour devenir 1'épqux de la princefle de Samarcand ? Sou procédé géaéreux auroir dü rrouver de la reconnoiflance dans un cceur moins cruel cuie le tien ; mais il ne te fuffifoir pas de toutner toure ta fureur contre moi feul, la perte dc ma vie n ctoit pas capable de te facisfaire , & tu as cru , avec jufte raifori , m'outrager da vanrage dans la perfonne de mon fils, que dans ia miënne. Le fultan ne pur achever ces reproches , fans repandre des iarmes en abondance; Zendheroud en fut émue : Sultan, lui dit elle, quoique je iie veuille point chercher d'excufe a 1'action que j'ai commife envers ton fils, ja te proteftc que c'eft moins pour me venger de Fraydoun que j'ai ainfi traité Zem-A!z.unan , que pour le punir d« Tornt XX 'lil\ 1 t  Xdl C o n t e s M o- g c l 5. fon prcpre crime ; je n'aurois jamais attaqué'fa vie , fi Fuï même , par une cruauré digne du plus Barbare de tous les hommes , ne 1'eür fait laeheinent èter a tout ce que je pouvois aimer; c'eft certc pcae que je ne puis rrop'regrerter, qui m-'a porree a commettre une aófcion auffi défefpérée , & qui doit te faire connoitre combien La vie m'eft odieufe. XXXVII SOIREE. Suite de l'Hiftoire de Zem - Alfaman , Prince de Kafgar, & de Zendheroud, Princeffe, de Samarcand. L a beauté eft fi recommandable par elle-même, que quelque outré que fut le fultan , il comrrianda qu on órat les fers a la princefle j il lui fit dphner des habits conformes a fon fexe , & au lieu de la faire reconduire dans fon cachot, il la fit garder a vue dans un appartement du palais, avec tour le refpect qui lui étoit du, & fans lid donnet d'autre déplaifir que celui de lui bter laliberté. Zem-Alzaman avoit été , jufqu'a ce moment, entre'la mort & la vie , dc fa plaie étoit fi confi-  G O N T E S M O G O L Sx lt$ dérable , que les chirurgiens, qui ne pouvoient encore décider de fon fort, avoient défendu qu'on Je fit parler a qui que ce fut. Quoicjue dans une extréme foiblelfe il avoir toujours eu 1'efprit très-préfent; & comme il ne pouvoit ie perfuader que fa bleffure vint d'un autre endroit que d'un homme envoyé par Zendheroud, il fe reffouvint que 1'épée dont il avoit été blelTé Jui étoit reftée dans le corps , & eii avoit cté tiréë par les chirurgiens ; il crut qu'il pourroit peut êtire , par fon inoyen , s'éclaircir d une partie de fes foupcons , & ayant commandé qu'on la lui apportat, il n'ent pas plutót jeté les yeux dediis , que la reconnoiffant pour cellë qu'il avoit portée fous le noni d'Edris , qu'il avoit enfuite connce a Togrul, & qu'il avoit vu entre les mains de Zendheroud dans fon dernier combat 5 il ne douta plus que ce ne füt elle-même qui eur attenté a fa vie. Ah ciel! dit-il, en ce moment-, je meurs donc par les mains de la princeffe de Samarcand. Eh bien , il faut exécuter fes intentions. En difant ces mots , il porta fes mains lur 1'appareil que l'on avoit mis a fa bleffure , & vouloit le déchirer lorfqu'il en fut heureufement empêohé par l'arrivée dufulran. Ce bon père , fenfiblemént affligé de 1 erat oü étoit le prince, & qui venoir d'être témoin dë fan défefpoir , ne 1'aborda qu'en lui faifant les Lij  1^4 CONTES MöGOLS. ïeoroches les plus tendres, & en 1'afluranr qu'if ne pouvoit négliger fa vie , fans attenter a celle de fon père. Zem-Alzaman, qui avoit un refpeét infini pour le fultan , fut très-feniïble a fes reproches» tour foible qu'il étoit, il vculoit fe jeter en bas de fon lit , Sc pour lui en demander pardon, Sc pour lui parler en faveur du Zendlieroud ; il en ■fut empëché par le fultan : Seigneur, bi dit-il, la princefle de Samarcand eft entre vos mains, je n'en puis douter en voyant cette épée; au nom de notre grand prophéte , ne me la cachez pas plus long-tems; elie m'a voulu donner la mort, elle feule eft capable de me rendre ia vie que je perdrois de douleur , fi l'on avoir manqué aux moindres égards que l'on doit a foii-fexe & a fon rang; au lieu de prifons Sc de chaines , offrez-lui, fei^nëur , un tróne & des couronnes ; fi elle les refufe , je vous demande en grace qu'on ne la retienne pas plus long-tems dans une captivité qui ne peut que me rendre encore plus odieux a fes yeux ; faites-la reconduire a Samarcand avec tous les refpects que mérite une grande princede telle qu'elle elf ; Sc pour le prix d'une inviolable tendrelfe que je conferverai pour elle jufqu'a fa mort ,' öbtenez , s'il eft poffible , qu'avant fon déparr je puiffè la voir un moment; cette vue me rendra la mort plus douce , ou me donneia  CONTES MOGOÏ-S. «I(?5 des forces pour foutenir une vie que je fens bien qui me deviendra infupportable, fans la bienveillance de Zendheroud. Le fultan , pour tranquiilifer le prince , lui avoua que la princefle étoit en fon pouvoir ; qu'après l'avoir fait tircr du cachot, il I'avoit fait enfermer dans'un des appartemens du palais ; & ayant accordé a. mon maïrre tout ce qu'il lui demandoit, fous condition qu'il feroit fon poffible pour contribuer a fa guérifon , il paiïa dans ia chambre de Zendheroud , a laquelle ilne put refufer 1'admiration que fa beauté exigeoit de tous ceux qui la voyoient dans les habits de fon fexe. Princefle , lui dit-il} Zem-Alzaman meurt, ainfi que vous Ie fouhaitez ; mais comme il perdroit la vie avec regret, fi elle lui étoit r?.vie avant que vous fuflisz libre ; qu'il fouhaite que l'on vous reconduife a Samarcand dans un état conforme a votre naiflance, & que c^fiont peut-être les dernières volontés d'un prince digne d'une meilleure deftince, je vous apprends que vous fortirez de cette terre odieufe quand il vous plaira je vous prie feulemenr, fi les prieres d'un monarque que vous rendez le plus malheureux prince de la terre , vous peuvent toucher , de permettre que Pinfortuné Zem-Alzaman vöus puifle dire le dernier adieu : vous ne fauriez refufer cette grace a un prince qui recoit la mort de Liij  166 CONTES M O G O Z S'. vos mains, avec autant de refpecF que de réfigna. tiou. Zendheroud extrêmement furprife des difcours du fultan , fut quelque tems fans pariet , & les yeux baiffés vers la 'terre ; enfuite les levant au ciel: puiflant Mahomet! s'écria t-elle , eft-il poffible qu'un homme , qui a pu commettre un crime fl noir, témoigné tant de grandeur d'ame dans fes autres aftions ? Et faut-il qu'il ne paroiffe vertueux & magnanime, que pour me rendre plus coupable aux yeux des hommes ? Eh bien ! feigneur , dit - elle a Fraydoun , je verrai ZemAlzaman , puifqu'il le fouhaite , non pas pou? le prix de la vie Sc de la liberté que vous m'offtez, ni pour lui témoigner du repentir de I'avoit mis en Férat ou il eft , mais pour lui faire avouer en votre préfence, comme il en eft convenu dans lé tems de notre combat, que la cruelle trahifon dont il nous combattions fous lux jufqu'au moment de fa mort. Tous mes affociés , clans ce crime, ne jouirent pas long-tems des promelTes que je leut avois faites; ils périrent dans le combat, a 1'exception du feul homme qui m'a mis dans l'état oü je fuis". Devcnus inféparables , nous avions paffe dnns cette ville oü nous comptions prendre parti dans les troupes du fultan , ïorfquaujourd'hui étant pris de vin , il a eu la témérité de me reprocher cetaflaffinat j je n'ai pas cru devoir laiffer vivre plus long-tems un homme fi dangereux , je lui ai paffe mon cpée a travers le corps, & je croyois en être défait , lorfque ce malheuren:; tg. relevant, m'a percé.de deux coups de poignard , qui' m'ont mis en crat d'ailer bientot rendre compte a Dieu de mes adtions, PuilTer il me pardonner le meurtre du brave Edris , don: j'ai toujours eu depuis un extréme regret au fond de mon cceur ! Si un repentir fincere peut efracer ce crime, je vous jure , madame , indépendamment de la dtuation oü je me trouve, qu'on n'cn peut être plus touché que je le fuis. A peine cet homme cut-il prónoncé ces dernières parol es, que tombant dans des convulfions, il tourna a la mort, & expita entre les bras du chirurgien.  itO C o n t e s M o g o t s.' XXXVIII SOIRÉE. Suite de l'Hifloire de Zem - Alfaman , Prince de Kafgar, & de Zendheroud, PrinceJJe de Samarcand. On doit jager de 1'afflicFion de la princeffe Zendheroud en ce moment; elle rentra dans le palais, fe renferma dans fon appartement, &C après s'être rappelée la prédicFion du calender , dont elle avoit fi-tbt oublié le falutaire confeil, elle fe livraa la plus amère douleur, & paffa une nuit auffi ctuelle que l'on puiffe l'imaginer. Elle ne pouvoit comprendre comment il étoit poffible que Zem-Alzaman n'ayant aucune part a 1'affaffinat d'Edris, il eut pu pendant le combat, lui tenir des difcours qui y avoient tant de rapport, & par quelle raifón Edris lui-mème, en mouranr, lui avok nommé le prince de Kafgar , comme devant être fon meurtrier. Enfin le jour étant revenu , & la princeffe ayant fait prier le fultan de paffer chez elle , Fraydoun entra dans fon appartement avec un air extrêmement content : les chirurgiens renoienc d» faflaret que Ia plak du prince n'éioit  CONTES MOGOLS. I7I pas morteile, & qu'ayant tres-bien pafle la nuk, felon routes les apparences , il n'y avoit aucun danger a appréhender : feigneur , lai dit' Zendheroud , vous voyez devant vous une princede dans la dernière confuflon ; Zem-Alzaman n'eft point coupable du meurtre dont ie 1'accufois, je ne veux plus vous en faire de myfrère. Le brave Edris a qui nous avions tant d'obliganons , & qui devoit combattre le prince de Kafgar, avoit mérité toute mon attention ; ce' jeune héros n'avoit perfonne au monde qui 1'éga-r lat en mérite .& en bravoure. 11 étoit, fi je devois Peil croire , d'une naiflance illuflre; & dans Ie vif reffèntiment que j'avois contre votre ma, jeflé , comme il m'avoir juré de me metrre fut la tête , la couronne de Kafgar, fes belles acïions me faifoient croire qu'il n'y avoit rien dont fa valeur ne put venir a bout : je 1'aimai , je lui donnai Ia préférence fur rous fes rivaux, pourvu qu'il me tint parole , & j'avois lieu de croire qu'il allost fatisfaire ma venfeance , lorfqu'un lache aflaflin le fit maflacrer, le jour même qu'il devoit combattre Ie prince votre fils. Je trouyai Edris expkant : excufcz , feigneur, les larmes que je donnerai étemeHement a fa perte. Ses demières paroles me firenr comprendre que c'ctok le prince votre fils qui étoit Pauteiir de fa mort : voda 1'origine de ma fureur coacre lui:  *7h C O N T E S M O G O L S. - voiü feigneur, ]es raifons qui m'ont porté i ?° atfefr°Ir Ü Vi0ie»r> que m'abandonnant i h ? W PU Vaincre Ie P»"ce nabirs .diTdns , j'ai cherché a lui arracher Ia vie de quelque manière que ce put être. J'ai été hier detrompée ; celui qui fut l'infhument de m°rt d Ed"^ m'a appris, en mourant, qtfil avoit commis cet aflaat par ordre du prince Chaic ' & Je me joignis a ces troupes pour les conduite vers le lieu de notre combat, mais quand nous y arrivames, les Arabes en étoient déji parris , Sc nous n'y trouvames que des morts ou des mourans prefque nuds, & qui ne pnrent même nous dire de quel coté ces voleurs avoient tourhé leurs pas y rout ce que nous apprimes de plus douloureux pour le prince de Kafgar, c'eft qu'un des norres nous dir que le bruit couroit que la princede étoit tombée au pouvoir de 1'infame Agem ; jecompris en ce moment route la douleur que redentiroit mon maïtre a une nouvelle aufli cruelle -7 &c fans vouloir en être le porteur, je ne fongeai qu'a. le venger, s'il étoit poffible : pour cet eftët , ayant envoyé des coureurs de toute part, nous apprimes que les Arabes avoient pris le chemin de la plaine de Fargana (a), nous (a) Ville du Mavaralnahar, proche des fiontièrcs Ji* royaume de Kafgar. M iv  184 CONTBS MoGOtS.' les fuivhnes avec une extreme diligence , les ayant joints, nous les entourames , Sc après un combat des plus opiniatres, nous les taillames tous en pièces. Notre chef avoit fur-tout recommandé qu'on tachat de prendre Agem en vie, s'il étoit poffible : c'étoit a quoi on s'étoit attaché; mais nous ne pumes exécuter fes ordres, Sc ce mondre qui fe voyoit preifé de toute part, ayant trouvé le moyen de regagner fa rente, en redbrtit un moment après , tenant en main une tète de femme défigurée par plufieurs coups de fabre, Sc la jetant a nos pieds : voila ce que vous cherchez » nous cria-t-il, portez. a votre makre la tête' de Zendheroud , Sc dites-lui qu'Agem n'ed pas né pour mourir fon efclave. A ces mots ce fcélérat fe laida tomber fur la pointe de, fon épée, qui lui fortant par le dos , lui fit vomir fon ame ivnpure avec fon fang..  CONTES MOGOLS. l5j XL SOIREE. Suite de l'Hiftoire de Zem - Alfaman , Prince de Kafgar3 & de Zendheroud, Princeffe de Samarcand. N ous flmes un grand cri a un evenement auffi rrifte, & entrant avec précipkation dans la tente de ce barbare , nous la trouvames ruiffelante du fang de fix femmes a qui il avoit fendu la tête a coupsMe fabise, afin qu'elles ne tornbaffent pas entre nos mains; parmi ces' femmes je reconnus avec une douleur fans pareille le corps de Zendheroud, dont 1'habit étoit remarquable par les pierreries que j'avois vues plufieurs fois fur elle , & je crus rerrouver dans cette tête défigurée tous les traits de cette adorable princede. Quand j'aurois pu douter de ce que je voyois , jlaurois été bientot confirmé dans cette vérité par les difcours d'une des femmes d'Agem : cette malheureufe n'étoit pas encore morte , &c avant que de readre les derniers foapirs , elle nous apprit que la princeffe de Kafgar dont nous voyions le corps langlant, étoit prête d'effityer les dernicres vioiences de la part de ce  iS£ Contes M o ,o o l s. monftre , lorfque nous avions enveloppé fes troupes ; que dans la fureur qui 1'aveugloit, Sc voyant qu'il ne pouvoit nous échapper , il avoit mis toutes fes femmes dans 1'état oü je les voyois , Sc qu'après avoir porté plufieurs coups de fabre a Zendheroud , il lui avoit coupé" la tête. Je fis faire en cet endroit un cercueil pour mettre lé corps de la' princefle , Sc 1'ayant fait conduire a Chojandah (a), je lui fis rendre les derniers devoirs avec le plus de magnificence qu'il me fur poffible. Cette trifte cérémonie achevée, je pi is le chemin de Kafgar, & je n'avois pas fait quatre lieues , lorfque j^ppercus un gros de cavalerie , a la tête duquel je diftinguai ZemAlzaman ; j'allai a lui , je me jettai en bas de mon cheval, Sc voulant ouvrir la bouche pour lui apprendre le cruel événement de la princede, je fus fi faifi que je n'eus jamais la force de parler. Le prince alarmé de la profonde triftefle qu'il voyoit fur mon vifage , & encore plus de mon lilence, m'ordonna de lui en expüquer la cnufe. 11 n'eut pas plutót été inftruit de fon malheur, qu'il feroit tombé en bas de fcn cheval , s'il n'avoit été foutenu par deux de fes (a) Chojandah, ville da Malavaralnahar, au pied des Kiontagn.es qui eu encuurent une partic.  C O N T E S M O G O 1 S. !$7 officiers qui étoient a fes cotés ; il fut plus d'une heure fans connoitTance, & enfuite étant reventi a lui j il fit des plaintes fi touchantes , qu'il arracha des larmes de tous ceux qui 1'accompagnoient. A cette douleur fuccéda une fureur fi terrible , qu'il fe feroit mille fois donné la mort, fi on ne lui avoit óté fes armes. J'ai donc perdu pour jamais ma chère Zendheroud , s'écria-t-d & je la perds par la rage d'un barbare dont je ne puis me venger, puifqu'il n'exifte plus : ó ciel! que vous ai - je fair , pour m'accabler ainfi de votre courroux? Saus celle en burte a vos coups, je les ai recu* fans murmurer, dans Pefpérance de fléchir un jour votre rigueur j je comptois enfin en étre venu a bout, puifque la princede de Samarcand avoit reconnu mon innocence , & je touchois a l'heureux moment oü j'nllois podéder cetteincomparable princefTe, lorfqu'elle m'eft ravie par 1'aventure la plus crucile. O fouverain prophéte ! quelque rélignatión que nous devions avoir pour les volonrés du ciel , je ne" puis m'empêcher de murmurer contre fes decrets j ils me rerraflent j Zendheroud eft morre ! continua t-il , fondant en larmes , elle n'eft plus rien! crue! Agem , monftre exécrable! que r'avoit fait cette adorable princede , pour la trairer avec tant d'inhumanité? ah! je ne veux point lui furvivre. Enfuite ayant ordonné que l'on continuat  ISS CONTES MOGOLS. de fuivre le chemin de Chojandah , nous y arrivames après deux heures de marche : ce fut li ou fon afdiaion prit de nouvelles forces ; il penfa mourir en voyant la robe enfanglantée de fon époufe , qu'il voulut abfolumenr qu'on lui apportat , & vejffant fur elle un torrent de larmes, il ordonna que l'on drefsat un tombeau fuperbe a cette incomparable princede; & ayant des le jour même renvoyé toute fa fuite , il ne choifit que moi, pour 1'accompagner dans les Voyages qu'il entreprit pour érourdir fa douleur. Après avoir, pour ainfi-dire , erré pendant un tems adez confidérable , nous arrivames proche de Candahar. II y avoit a un quart de lieue de cette ville une petire mofquée , & un cimetière a coté ; il commencoit a fe faire rard , Sc le prince fentant renouveler fa douleur a la vue de plufieurs tombeaux, réfolut d'y palier la nuir; comme je n'ofois m'oppofer a fa réfolurion, je cherchai a merrre nos chevaux en quelqu'endroit oü ds pulfent paitre, & ayant appercu, a un jet de pierre, une petire maifon qui me parut être celle de 1'iman de la mofquée , j'y allai fans héfiter ; je ne me trompois pas, c'dtoit efïlctivement Ia demeure de 1'iman ; il étoit allé a Candahar pour quelque affaire, & ayant priê un bon vieillard qui demeuroit avec lui , de fouffrir que nos chevaux encrairen: dans fa cour,  CONTES MoGOtS. 189 non feulement il voulur bien le permettre , mais encore il leur donna de 1'orge, fans vouloir recevoir aucun argenr pour cecre nourriture. Après cjuoi lui ayant dit que j'étois obligé d'aller retrouver mon maitre qui vouloit refter pendant la nuit entière dans le cimetière, je fortis de la maifon , & je fus rejoindre le prince que fe rrouvai dam une fituation qui m'effraya. Il étoit comme hors de lui - même : Roud-Bari, me dit-il, fi j'étois capable de m'épouvanter, ce que je viens de voir m'auroir donné de la frayeur : pendant que tu étois allé chercher a placer nos chevaux, j'ai vu fortir de ce tombeau un vieillard vénérable : tu pleurs la princeffe de Samarcand, m'a-t-il dit, & tu demandes tous les jours au prophéte qu'il finifle les douleurs qui t'accablent ; res prières font exaucées , vas a Cambaye, c'eft dans cette ville qu'elles finiront, & tu feras rejoint bientöt après par Zendheroud. En même tems le vieillard a di fparu & a Iaiffé après lui les traces d'une lumière très-brillante. Je n'ai pu d'abord me défendre des premiers mouvemens que m'a caufé cette vifion ; mais faifant enfuite réflexion que la ville de Cambaye eft le terme oü doivent finir toutes mes affliétions, par une mort que je défire avec ardeur , je ne puis m'empêcher de reflentir toute la joie poflible de C£t événement. Portons donc nos pas vers le  19© CONTES MoGOlSi Guzarate , a continué le prinee , & quand cette prédicFion fera accomplie , retourne a Kafgar , 1'apprendre a Fraydoun. Je fus fi étonné 8c U affligé de ce difcoürs , pourfuivit Roud-Bari » que n'ayant pu rerenir mes larmes : ah ! mon ami, me dit-il, fi tu m'aimes , ne pleure pas Ie defiin qui m'attend a Cambaye , puifqu'il doit mettre fin a des douleurs mille fois plus cruelles que la mort même. Le prince repofa peu cette nuit, pour moi je ne dormis prefque pas , & fitot que le jour eut commencé a paroïtre , nous remontames a cheval, 8c après avoir traverfé les royaumes de Hajacan , de Buckar, de Tata 8c de Soret, nous entrames dans cehd de Guzarare , & atrivames hier a Cambaye : nous y allames loger dans le caravanferail, nous en avons été tranfportés dans ces lieux , fans favoir par quel pouvoir cela a pu fe faire & loin que le prince mon maïtre y trouve le foulagement qu'd y efpéroir, il me paroït que ce palais délicieux augmente fes chagrins , puifqu'il n'a pas lieu de croire qu'il puide être fon tombeau. Pendant tout le récit de Roud- Bari, ZemAlzaman avoit été plongé dans une fi noïre mélancolie , qu'il excitoit une extréme pitié dans le cffiur des fultanes ; 8c 1'iman Cothrob voyant qu'elles étoient prêtes a répandre des larmes , il adrcfia ainfi la parole au prince de Kafgar:'  Contes Mogois. It>r feigneur, vous avez aflez long-tems éprouvé toutes les amertumes de la vie la plus infortunée, le prophete vous tiendra la parole qu'il vous a fait donner de les faire ceder, & ce jour ne fe paflera pas fans que vous fentiez les effèts de fa prédiction. A peine 1'iman avoir fini fon difcours , quedeux efclaves ayant relevé les portières qui étoient au falon , l'on vit paroïtre un jeune homme d'en, viron vingtans, d'une figure charmante : comme il fortoit du profond fommeil qu'on lui avoit procuré , on le foutenoit encore fous les bras ; il ne put s'empêcher d'abord de regarder avec étonnement, & même avec admiration , le palais fuperbe dans lequel il étoit; & le profond filence que l'on y gardoit, ayant augmenté fon" refped , il ne le rompit qu'arec une efpèce de crainre : eft ce dans ces lieux enchant-és , dit-il, d'une voix des plus touchantes , que je dois trouver la fin de mes peinei? eft-ce dans ce fcjour magnifique que je pourrai rencontrer tout ce que j'aime? Grand prophéte ! continua-t-il, ne raccourciffez pas davantage votre bras fur une perfonne qui reconnoit amèrement fes fautes -y pardonnez-moi des fureurs que je n ai que rrop expiées par les rnaux que j'ai foiifferts , & rendez-moi enfin la rranquillité & la paix dont mon tecur a fi grand befoin , ou privez-moi d'une vie  C o n t e s M o g o l s. qui m'eft tout a-fait a. charge. Le jeune homme n'avoir pas achevé cette prière a Mahomet, que le-prince de Kafgar, frappé du fon de fa voix * après avoir jeté les yeux fur fa perfonne , fe laiffa tomber entre les bras de Roud-Bari : ah', mon cher ami, lui dit il , voila 1'accompliffement de k vilion que j'eus a Candahar, je me meurs! Si toute 1'alTemblée fut étonnée d'un événement fi peu attendu , elle le fut encore bien davantage en voyant ce jeune homme quitter les efclaves qui le foutenoient > fe jeter au col de Zem-Alzaman > & 1'embraffer avec une extréme rendre (Te : mon cher prince , lui dit-il en , fondant en larmes , je vous retrouve donc enfin. X L I S O I R É E. Suite de VUifloire de Zem-Alzaman; Prince de Kafgar, & de Zendheroud, Princeffe de Samarcand. Des carreffes auffi vives , & une voix qui alloit jufqu'au cceur , firent bientot revenir le prince de Kafgar de 1'état oü il étoit ; il refta diabord immobile , il regardoit ce qui fe padoit cemme 1'effet d'un fonge , mais apiès quelque tems  CONTES MOGÖLS. Ï93 tems , ayant entièrement repris 1'uffige de Tes fens : oh ciel! ciel , s'écrh t-il , eftril pofllble que ce foir la princeffe de Samarcand que je tiens entre mes bras? eft ce.Zendheroud ? eft-ce ma chère époufe qne j'embraffe ? Grand prophéte ! fi tout ceci n'eft qu'un rêve, fais que je are me réveille jamais , & laiffe - moi goürer avec cette adorable princeffe des plaifirs que j'ofe dire devoir être au-defflis de ceux que tu nous promets avec tes houris, Mon cher feigneur , dit Zendheroud, en verfant un torrenc de larmes , ce n'eft point une illuficm , Iórfque le perfide Agem furprit mon efcorre , je me traveftis promptement en homme , pour avoir le moyen.de me fauver, g< j'ordonnai a une Géorgienne qui éroir de ma taille , & que j'avois auprès de moi, de prendre mes habits, & de faire croire qu'elle étoit la princefle de Samarcand; apparemment que quelque accident arrivé a cette maiheureufe perfonne , vous aura perfuadé ou de ma captivite ou de ma mort. Ah! s'écria Zem-Alzaman', vos préjügés ne font que rrop vrais , cetre infortunée Géorgienne eft tombée, -iu pouvoir du brural Agem , & ayant rrouvé en elle toute la rétiftance imaginable a fes infames défirs , il a maffacré cette pauvre file qu'il prenoir pour vous , lui a coupé la tête, §c s'eft enfuite donné la mort. qu'il ne pouvoit Tome XXIII, Ivf"  '194 C O N T E S M O G O L 3.' évicer de trouver dans les tourmens les plus horribles , s'il füt tombé vif entre les mains des foldats que Roud-Bari amenoit a. votre fecours ; trompé par les apparences les plus vraifemblables> ce fidéle confident de mes peines , vous a crue la viétime. des fureurs d'Agem j vos habirs , votre taille &c la taille défigurée de la Géorgienne, lui ont fait croire que vous aviez été arrêtée par fes foldats, qu'on vous avoit conduite d ce fcélérar, qu'il vous avoir obiigée de reprendre les ornemens de votre fexe , Sc que dans la fureur de ne pouvoir échapper a ma vengeance, il vous avoit facrifiée avec fes autres femmes a fa brutale ja-w loufie : il eu: inütile , belle princede , de vous faire le récit de la cruelle fitnation ou je me fuis trouvé en apprenant cette nouvelle ; depuis ce moment, livre a la plus amère douleur , j'ai cherc'hé a abréger une vie qui m'éroit devenue infupportable, & j'étois prét a fuccomber a la violence de mes maux', lorfque j'appris a Candahar , dans une efpèce de vifion , que je devois vous rejoindre a Cambaye. Je n'avois garde de donner une interprération audi favorable a cet oracle ; j'étois perluadé que c'étoit dans cette ville que, par quelqu'évenement qui me conduiroit a la mort, je trouverois la fin de mes peines , Sc que c'étoit de cette manière que je ferois réuni a ma cbxre Zendhero.id. Oubji ns tous ces m; ux»  CONTES MOGOLS. 19$ ïnon cher époux, reprir tendrement la princefle; puifque le grand prophéte nous rejoint en ces lieux d'une manière fi fingulière , c'eft une marqué vifible que fa proreclion fera durable. Je 11'ai pu vous donner plutót de mes nouvelles ; feule, errante , 8c fuyant 1'exécrable Agem dont je connoiftbis les mceurs infames , j'avois une telle crainte de le rencontrer , qu'après avoir «donné la mort a quelques - uns de fes Arabes qui s'oppofoienr a mon paflage , j'ai profité de la vitefle de mon cheval , & fuyant k toutes jambes , je n'ai point été tranquille que je ne me fois vue hors de danger de tomber entre fes mains. J'étois enfin arrivée prés d'Adercaud (a) , 8c j'avois intention , en y enrranr , de me faire connoïtre au gouverneur , & de lui demander une efcorte pour rentrer dans le Turqueftan, & vous aller rejoindre a Kafgar, lorfque prés de la porte d'Adercand , je rencontrai le même calender que vous pouvez favoir que j'avois confolré a Samarcand. Je crus qu'il ne me rtconnoitroit pas fous ce déguifement; mais m'ayant' abordée : madame, me dit il, vous avez éproruvé 1'efret de mes prédidions , & tous les chagrins auxquels une trop bouillanre colère vous a ex- (a) 'Ville du Mavaralnahar, du cóté duTJiybet. Nij  ïoff CONTES M O 6 O L S. pofée ; remerciez le prophéte de vous avoït1 fauvé 1'honneur & la vie , & rendez vous a Cambaye , fi vous voulez voir bientöt finir tous vos malheurs. Je m'étois trop mal trouvée de n'avoir. pas fuivi a Samarcand les confeils de ce bon vieillard , pour tomber une feconde fois dans la même faute : je pris donc la route de Cambaye, Sc je fuis arrivée cet après-midi au caravanferail de cette ville; celui qui en a l'infpeétion, m'y a recue de la manière du monde la plus honnête. II eft venu dans ma chambre me voir fouper ; enfuite , comme j'ai fenti que j'avois befoin de repos, je me fuis livrée au fommeii, depuis ce moment je ne fais ce que je fuis devenue , ni par quel enchantement je me trouve tranfportée dans des lieux fi magniriques; mais il m'importe peu de quelle manière cela peut s'être fait; puifque 1'oracle du calender eft accompli, & que j'ai retrouvé mon époux, je n'en demande pas davantage. Les fultanes furent très-attendries du dénouernent de ces aventures, Sc le prince de Kafgar & Zendheroud les ayant remerciécs dans les termes les plus reconnoiffans de Pintérêt qu'elles avoient parü y prendre , cette foirée fe paffa dans une extréme fatisfaction. Tous les princes Sc princedes tranfportcs dans  CONTES MoGOtS. 197 ie fcrail , y jouiffbient des plaifirs les plas purs , a l'exception du fultan d'Ormuz. Ce monarque,. flatté par les promeffes de Cothrob , en attendoit 1'efFet avec une extreme impatienee , Sc ne pouvoit s'empêcher de témoigner a Cothbedin I'agitation ou il étoit. Que ma fituation eft différente de la votre, mon cher ami , lui difoit-il! vous poffédez tranquillement tout ce que vous aimez , Sc moi , j'entrevois tous les jours ce que j'adore , fans ofer lraffurer de mon amour que par mes regards; l'on me fait croire, il eft vrai, que cette divine perfonne répond a ma tendrede ; mais fi le moment heureux auquel on me promet que je ferai bientot fon époux , eft différé encore long-tems , je fens bien que je fuccomberai dans peu a la violence de mts maux : feigneur, reprit le prince de Vifapour, nous avons adez éprouvé la proreéHon du fage Cothrob , pour que vous dcviez étre perfuadé qu'il ne vous a rien promis qui ne doive vous arriver; nakérez donc point le plaifir que vous devez reffentir a 1'attente d'un bonheur fi prpchain , par des inquiérudes mal fondces-, Sc refignez-vous aux ordres de la providence qui jufqu'a ce moment ne vous a point manque. Les difcours de Cothbedin avant un peu remis Cazan-Can , il paffa la nuit avec aflez de trancjuillité, & 1'heure de fe rendre dans le falen N üj  19'S Conths Mogols. étant venue , il s'y trouva avec toute Ia compagnie ordinaire A peine les fultanes eurentelles pris leurs plaees , que les portières ayant été relevées, on appercut fur le fopha un homme d'environ trente ans , dont la phyfionomie étoit fort avantageufe ; l'on voyoit fur fon vifage un air de triftelfe qui fe diffipa peu a peu par 1'étunnement qu'il témoigna d'être dans un lieu qui lui étoit inconnu , & dont rien n'égaloit la magn'ificenee. Quand il eut repris tout-a-fait Pufage de fes fens : mefdames, dit-il aux fultanes , pardonnez ma curiofité y arrivé hier fort lord a Cambaye , j'y logeai dans le caravanférail ; mon intention étoit de faire aujourd'hui dans le port & dans la ville des perquifitions qui m'intéredent d'autant pius, que féparé depuis quelques jours par un accident cruel, d'une perfonne qui m'eft infiniment chère, je ne puis vivre un moment tranquille ; &z que chaque inftaiit que je perds dans fa recherche , augmente mon défefpoir; daignez donc m'apprendre fi je veille , & par quel hafard furprenant je me trouve dans ces lieux enchantés, ou.d vous ête* de ces fantbmes gracieux qui pendant la nuit fe préfentent4a 1'imagination des hommes: en ce cas> inftruifêz-moi de grace fi ma chère Margeon (j) (a) C'eft-a-diïe , gicbe de lumière.  C O N T E S M O G O L S. It)? .eft encore en vie , 8c dans quels lieux je pourraï Ia retrouver ? Les fulranes s'érant mifes a rire de 1'idée de cet homme , Cothrob lui paria ainfi : la perfonne dont tu es en peine fouffre -amant cjue toi de votre féparation , elle parcourt les ports de ces mers pour apprendre de res nouvelles , mais c'eft dans ces lieux que vous vous reverrez bientêt; tu dois concevoir par ce que je te dis , que ceci n'eft pas 1'efiet d'un fonge , 8c que les perfonnes que tu y vois font de cette belle efpèce de génies créés pour faire plaifir aux malheureux ; comme tu parois être de ce nombre , ne diffère pas a nous raconrer les évenemens de ta vie , quoique nous ne les ignonons pas, nous voulons toujours les apprendre de ia bouche même des perfonnes inréredèes ; 8c fuivant la fincérité qu'elles employcnt dans leurs récits j nous nous trouvons difpofés plus ou moins a leur rendre fervice. Puifiant genie , reprit cet homme , les flarteufes efpérances que vous venez de me donner» m'engageroienr a n'avoir pour vous aucune réferve , quand bien même quelque puiflant motif m'obligeroit a vouloir vous eacber une partie de mes aventures : je vais donc vous en faire le lécit dans la plus exaéte vérité. Niv  ioo Cotjtes M'oGOtsi AVENTURES De Katlfé & dó Margeon. JL/on m'appelle Eatifé ; mon père qui eft mort il y a clouze ans, étoit officier du roi d'Aden («) j de cinq enfans que nous étions , trois de mes frères moururent; une fceur unique que j'avois, fut enlevce avec fa nourrice a 1'age de quatre ans, Sc je reftai feul ia confolation de ma mère, dont la fageffe s la vertu & le bon efprir'contribuèrent beaucoup a me former le cceur. A vingt ans je pris le parti des armes , Sc je puis dire, fans trop me flarter, que j'acquis quelque réputation dans les dernières guerres que notre monarque eut a foutenir contre quelques-uns de fes ennemis. Nous avions pour veifine une jeune veuve très-jolie , a. ce que j'entendois dire tous les jours a ma mère qui avoit avec elle quelque liaifon , & ces récits m'ayant rendu amoureux de cette charmante perfonne , fur la feule réputation de fa beauté , je cherchai tous les moyens ( CONTES MoGOtS.' après m'avoir laiiTé 1'efpérance de vous touchef par ma foumidïon , pourriez-vous m'óter la fatisfaótion de vous prouver que je n'ai pas le cceur fair comme les autres hommes ? Vous le voulez donc ? me dit alors Margeon , voici les conditions que je vousimpofe : Premièremenr, ilfaut que vous deveniez mon efclave dans toutes les formes, c eft-a-dire, que vous vous failiez préfenter a moi par un courtier , qu'il vous vende réellement, qu'il en recoive le prix , & que vous ceffiez tellement d'être libre dès ce moment, que je puifle mème vous revendre, d je ne fuis pas contente de vos fervices ; n'attendez pas , au rede , que je vous emploie dans 1'intérieur de mon appartement ; des hommes faits comme vous, n'y doivent jamais entrer; vous ne m'y verrez qu'en préfence de mes femmes efclaves , & fous peine de la vie , il vous fera défendu ni de faire connoitre qui vous ètes,. ni de me dire jamais un feul mot qui ait du rapport a votre amour : cet efclavage durera un an entier ; la feule grace que je veux bien vous faire , c'eft de ne vous donner aucune commiffion dans la ville ,* mais attendez-vous dans la maifon , a être humilié a tous les indans du jour, & a être traité avec la dernière hauteur, fans qu'il vous échappa le moindre murmure ; cette première épreuve ne vous effraye t-elle pas ? Non madame, repris-je  CONTES M O G O L Sr H7 avec précipitarion , je 1'accepte fans hélicer; je vous verrai quelquefois, mes fervices, tels qu'ils puiflënt être , vous exptimeront fans cefTe la vive tendrefle que je redens pour vous, cela me fuffit. Margeon paruE furprife de la vivacité de ma réponfe : ce n'eft pas encore tout ce que je deraande de vous, me dit-elle : cette année expirée a mon fervice, en cas que je fois contente de votre docilité , il faut me prouver votre complaifance & votre foumidion par quelque chofe de plus difficile; je vous rendrai Ia liberté , mais je veux dès ce moment, que vous perdiez Pufage de la parole , & que vous deveniez volontairement muet pendant une autre année; il ne vous fera pas permis de proférer un feul mot a qui que ce foit, pas même a moi, quand je vous 1'ordonnerois dans le particulier, en quelque Decaden , 8c fous quelque prétexre que ce puide être; je vous défends aufli de rendre compte a perfonne , ni par écrit, ni par aucun gefte , des raifons que vous aurez de garder un filence aufli obftiné ; faites fur-tout une extréme attention i ces derniers ordres; je mettrai tout en ufage pouc vous faire tomber en défaut, & fl j'en puis venir about, comptez que, dès ce moment, vous perdrez le fruit de toutes vos peines 8c de vos foumiifiofts.  ZlS CONTES MoGOLS. Quoique ce commandement me parodie d'une exécution plus pénible que le premier, je m'obierverai, madame, dis-je a Margeon, avec rant de précaurions, que j'efpère ne point encourir vorre difgrace ; je recois donc encore ces conditions avec un exrrême plaidr, quelque onéreufes qu'elles puident être j & je vous prouverai par une obéiflance fans bornes , que je mérite toute votre rendrefle : mais, madame, quepourra penfer Mafch-Moun de ce fdence ? il vient fouvent chez vous , il me reconnoitra fans doute fous un habit d'efclave ; mon obftinarion a ne point parler lui deviendra fufpeéte j il s'en expliqueradans Aden, & ces conféquences peuvent nuire a votre réputation qui m'eft aulli chère que la vie. Je vous remercie de cette attention , me dit ma belle veuve, j'y pourvoirai ; écrivez dans ce moment a Mafch-Moun , & découvrez-lui le fecret avec lequel vous m'avez guérie , je me charge de lui remettre votre lettre , & je 1'engagerai bien au dlence , en lui faifant craindre que la moindre indifcrétion de fa part ne vous force a rendre public un reméde qui feul peut faire fa fortune. J'écrivis au médecin, & lui marquai fimplement le lieu oü étoit fituée cette fontaine fi falutaire ; & après avoir remis mon billet a Margeon j je 1'aflurai de la parfaite difpofition que  CONTES MofiOLS. 2I*> j'avois a lui obéir dans ces deux points d elfentiels. La furprife de ma veuve redoubla en voyant que je me foumettois a tout ce qu'elle vouloit exiger de moi. Vous le voulez donc, feigneur , me dit-elle, Sc vous n'êtes pas effrayé des obftacles extraordinaires que j'oppofe a votre amour: Et bien, il faut fe rendre a votre obftination, je vous donne pourtant encore huit jours pour j penfer murement, après quoi je vous attends pour mon efclave; tremblez en vous imaginant tout ce que vous aurez a fouffrir de mes caprices pendant deux ans entiers, Sc faites rédexion qu'un feul inftant peutrayir le fruit de toutes vos peines. Ma réfolution eft prife , madame , repartis - je avec fermeté , mon amour eft plus fort que tous les obftacles que vous pourrez y oppofer; dès demain je prétends 1'exécuter. Suivez donc votre deffein , me dit Margeon , & foyez sur, fi vous m'obéidez exa&ement dans tout ce que j'exige de vous, d'en obtenir la récompenfe que je vous ai promife ; je ne craindrai plus de prendre pour époux un homme que j'aurai vu auffi foumis a mes volontés, Sc qui aura foutenu des épreuves auffi pcuiblcs.  ilO CONTES MoGOLS. XLV SOIRÉE. Suite des Aventures de Katifé & de Margeon. Je quittai Margeon tranfporté de joie, après avoir embraffé fes genoux, continua Katifé , Sc je coutus fur le champ, me renfermer chez moi pout rêver de quelle manière je pourrois exécuter mes projets. Le lendemain j'allai chez un marchand d'efclaves de ma connoiflance, & lui ayant communiqué mes intentions , il en frémit: Ah! fei gneur, me dit-il, quedemandez-vous de moi ? fi notre fultan favoit que j'euffe vendu un homme libre, que deviendrois-je ? Sc a quoi ne vous allezvous pas expofer vous-même ? fi j'ai aflez de foibleffe pour me prêter a vos volontés , n'avez-vous pas tout a craindre des caprices d'une femme maitteffe abfolue de votre liberté ? Ne peut-elle pas vous réduire, pour toujours, dans un dur efclavage , en vous revendant a un maïtre qui vous tranfportera peut-être hors de ce royaume ? Non feigneur, je ne faurois me réfoudre a vous obéir dans cetre occafion. En vain le marchand s'oppofa a mes défirs , je le forcai pour fa süreté , a prendre une recon-  CONTES MoGOLS. 11* noidance , par laquelle c'étoit a ma feule follicitation qu'il difpofoit de ma perfonne , & que quelque accident qui pu: m'en arriver, je ne prétendois pas qu'il en füt inquiétéj j'exigeai feulement de lui, que , par quelque raifon que ce put être, il ne parlat jamais de cette aventure , & je le menacai de lui arracher la vie , s'il ofoit, par fes difcours indifcrets, commettre la réputation de ma belle veuve. Je me ds enfuite rafer enüèrementja barbe , je rn'habillai d'une manière ccnvenable au röle que j'allois jouer • mon marchand m'alla annoncer a Margeon , & lui fit en. tendre qu'informé qu'elle avoit befoin d'un efclave , il venoit lui en préfenter un qu'il efpéroit pouvoir lui convenir. Mon adorable veuve qui s'étoit imaginée que les rédexions me détourneroient de mon deflein , fut d'abord furprife de la propofition; mais ayant dit a cet homme qu'il pouvoit me produire, il vint me prendre chez lui, me conduidt chez Margeon , me vendit pour cinquante pièces d'or qu'il emporta fuivant mes ordres , & dont je voulus qu'il profitat, & me laida dans nn efclavage que je m'imaginai devoir être d'autant plus doux, que je croyois avoir fouvent le plaifir de voir ma chère mairreffe ; mais que j'eus bientot lieu de connoitre que je m etois loutdement trompé dans mes projets !  211 CotJtïs MoGOtS. A peine fus - je entré dans cette maifon , que Margeon me regardant d'un ceil févère; Mani , me dit-elle , (car c'étoit le nom que le marchand d'efclaves m'avoit donné ) je compte avoir fait une bonne acquifition dans 1'emplettequeje viens de faire de votre perfonne, &c que vous me fervirez fidèlement ; allez a ma maifon de campagne , rendez cette lettre au conciërge , je lui ordonne de vous établir infpecteur des oüvrages que je fais faire dans mes jardins : j'irai dans quelque tems voir de quelle manière vous veu> ferez acquitté de eer emploi. Quoique je me feutiffe pénétré de douleur en recevant un ordre qui m'éloignoit de ma maitrefle , je me relïbuvins des conditions qu'elle m'avoit impofées; je baifai le bas de fa robe , je recus fa lettre fans pouvoir m'empêcher de verfer des larmes , dont elle s'appercut fort bien, & je partis pour me rendre au lieu de ma deftination. Comme toure ma vie j'ai eu beaucoup de goüt pour la culture des jardins, je ne fus pas plutöt admis dans m~n poft?, que cherchant a y plaire a Margeon , je fis travailler avec application les efclaves qui m'étoient foumis , & fur des defieins que je leur donnni dans 1'efpace de quinze jours , je mis le jardin dans un état que je me perfuadai que j'en recevrois surement des complimens de ma niaïtreiïe, la première fois qu'elle vienclrok voir  CONTES MoGOLS. 11$ mon cmvrage : mais quelle fut ma furprife, lorfqu'eile eut examiné ce que j'avois fait faire, de voir que Ioin de 1'approuver , elle le blama dans routes fes parties , par les plus mauvaifes raifons du monde, Sc qu'elle me commanda d'en changer toute 1'ordonnance ! quelque mortification que je reflentifle de cette bifarrerie, jen'eus garde de la lui témoigner. Si je pouvois déviner votre gout, lui dis je , madame , je m'efforcerois de le farjsfaire. Tachez de le découviir en faifant mieux , me rcpondit-elle affèz ï 'chemenr, je n'ai poinr d'ordres particuliers a vous donner la-dedus, je reviendrai dans dix jours ; faites vos efforts pour que je fois contente de votre ouvrage. Margeon m'ayanttoumé le dos en ce moment, je redai plongé dans le plus violent chagrin : mais peu de tems après , étant rentté en moimême , tont ceci n'eft fait que pour m'éprouver, me dis-je a moi-même , & pour exercer ma patience : ma belle veuve a trop de bon fens pour ne pas fentir la difterence de ce jardin, a ce qu'il étoit auparavant, mais elle n'en veur pas convenir ; n'importe , tachons de la mertre dans la néceflité de ne pouvoir trouver a redire a mon ouvrage : alors je compofai un nouveau deifein ; Sc ayant entièrement changé mon parterre , j'en fis un , dans les compartimens duqucl on voyoit  114 CONTES MOGOLS. le chiffre de ma maitrefle, Sc des cceurs enflammés; mais il neut pas le bonheur de lui plaire davanrage,& après men avoir fait recommencer «5c décruire cinq ou fix avec aufli peu de raifon : vous n'emendez rien a 1'économie des jardins , me dic-elle , vous n'avez qu'a revenir a Aden , je vous y donnerai d'autres occupations. Quoique je fufle outré des caprices de cette belle, 1'ordra que je venois de recevoir, de revenir auprès d'elle, me confola de plus de quatre mois que j'avois padé a la campagne fans la voir que par intervalles. Je retournai donc a la ville , mais mon fort n'en fut pas plus doux ; j'y fus employé aux ouvrages les plus pénibles de la maifon, Sc quand j'avois le bonheur une fois en quinze jonrs de voir Margeon , ce n'étoit que pour en recevoir des reproches toujours défagréables. Je me livrois quelquefois au plus violent défefpoir , de voir avec quelle apparence de mépris j'étois traité \ Sc fi je n'avois pas été foutenu par Pefpérance , Sc par un amour aufli vif que celui que je redentois pour elle , je crois que je me ferois cent fois ; donné la mort. Que vous dirai-je, puiflans génies ? je paflai mon année entière dans la douleur : Sc dans 1'amertume, Sc fans avoir pu jamais m'at- • tirer un feul regard favorable de Ia cruelle Mar- • geon. Enfin, 1'année expirée, elle me fit appeler: dans fon cabinet. XLVli  C ° N T £ S M O G O I .. i2J XLVI SOïRÉE, Suite des Aventures de Katifé & de Margeon. VoUscres!ibre5Mani,mec]ic^I,e!!ev,nvc Par lequel ,e vous rends d vous- même • je vons -Ouequeien^rendoispa,devous,unfcrifi -ffi complet, &une obcifee auffi avei!^? cette annéf» dp nr,,',,.; > ■ ■. ö ' vous vorder mon eftun.; mais cfcez 'moi 7 a bien du chemin de Peftimè a I:arnóJr . vous avez une aucre année d tóir-, •& peu* «re queue vous fera plus tude d ^Oer £eUe donc — ^rez : Wnez-vo„s 'bien Jen qu.tant cet habitdefclave, vous êtesmuet que -usietes dem,niè:equ'i,ne vous fera pa, ^ P«^m par Icenture, ni paf ai5cun faire connoitre Je fuier pour ienuel ^kure* jerdu aparoIe & que je ^ ^ & dchrs. Je vou.lerépète encore, |e vous met-rai a i cprenve ae toutes lés , . : i ratöns , jemp o eni dans Ja def^érffimce ; srl vous écfeppé un T. mor,,'ouspouvezcompter dès ce moment, que r  1Z6" CONTES MoGOLS. vous perdrez J'efpérance ct'ccre mon époux , cjtfö ni larmes, ni prières , ne répareront jamais votre faute, & que je ferai inflexible a votre égaui. Au refte , ne croyez pas que , quoique hors de nja préfence , j'ignore ce que vous lerez , le détail de votre conduite , ni vos moindres démarches •, ja n'épargnerai rien pour les éclairef, & vous ferez i:icefiamment environné d'efpions a mes gages , qui me rapporreronr jufqu'a vos penfées : fi vous réfiftez 3 tout ce que je vais fairs , pour vous faire tomber dans les pieges que l'on vous teftdra de toutes parts, je vous renas , d'aüj\uircVrv»i en un ai) , maitre de ma perfonne \ mais jufqu'a ce tems, je vous défends de m'écrire , ni de vous préfenter devant moi , pour quelque raifon que ce puide être , a moins que 'yi ne vans mande. Jccoiuai, avec une extréme attenrien , tout ce que me dit Margeon , & n'ofant y repondre, je crus qu'il fudifdit par mes aétions , de lui faire comprendre que je me foumetrois volonticrs a ce qu elle exigeoit de moi; je me jetai a fe: gsnoux, £c je les embradoh avec ardeur, lorfqu'eüe me releva avec bonté, & approchant fa jöMe de ia mienne , elle me donna un baifer qui me rendtt fi interdit, & me combla d'une joie fi feniïble , que peu s'en fallut que dés 1'abord, je n'oubhalTe ce a quoi je venois dans le moment même de me foumente : j'ouvris Ia bouche , i'allois parler s  Co N TES MOGOLS, lij ïïials heureufement la réflexion venanr a mon fecours, je n'articulai que des fons qui ne fignifioienrrien , & j'imitai fi parfaicemenc le langage d'un rauet, qu'elle ne put s'ernpècher d'en écïater de rire ; aricz , me dit-ede , aimable Mahi* c'eft fort bien comimencer , il ne vous fera petitctre pas fi difHcile que je le penfois , d'exccuter mes ordres, avec de pareilles difppfitions ; je ne confeiller csis pas a une perfonne de mon fexe de s'expofer a une rede éprc-uve ; je craindrois trop qu'elle n'y fyecombat; mais après la conduite que vous avez tenue auprès de moi dans votre efciav/ge, je dois tout attendrc de vous; & je ne puis vous exprimer combien je vous faurai de gré de la vidoire que j'efpère que vous remporterez far vous-même. Margeon en me difant ces dernières paroles, me tendit une main qui, pour la biancheur, auroi: fait bonte a 1'albarre ; je regardai ce gefte favorable, comme une permidion tacite de la baifer, -Sc je ne me rrompai pas, puifque lcin de la retirer, elle fouftrit que j'y imprimaffe mes lèvres. je le ris avec des tranf .>orts Ci extraordinaires qu'elle m'en parut très-émue ; adieu, mon cher Mani, me dic-elle,, c'eft la dernièrefois que je vous donnerai ce nom , vous devez être'aujourd'hui bien content de moi • vous cres fuffifamment payé de cj que vous avez pu fouffrir dans Pij  21$ CONTES Mc-GOtS. votre année d'efclavagè. Coriférvez les bons feitfimens dans lëfqüéls vous êtés a mon egard, vous aurez de mes nönvétles plus fouvenrque vous ne penfez 5 mals terieZ-VOUS bien fur vos gardes ; je ne puis trop vous en faire foüvenir, Sc craicuez de vous buffer furprendre par rous les arrifkes dont ie me fervirai contre vous. je quittai Margeon pénc'tré de la joie ia plus vive : certe belle veuve m'aime , me dis-je a moiniême, je n'en faurois dourer, elle vient de m'en donner des marqués rrop cfienrielics', j'ai vu dans ce moment route fa fierce diflipée • elle a fouffert mes careffes, el;e a meme éré r.trdevant; e£ il un mortel plus heureux qne moi ? II eft vrai qïië mon ciclavage a été humiüant , mats' grace a notre fouyerain prophéte qui m'a fdütëna dans mon affildtion , voila ces móthens fachèux paffes, 8c je ne dois pas m'en plaindre , puifq'u'ils ont fait connoitre a cette adorable perfonne , a quel point je lui mis devoué ; que l'on ne birme pas certe humeur fiere & impérieufe, elle n'a pas toir--.fait fort; les hommes font fi trompeurs, qu'une femme raifonnable nedoitpas s'y fierv d'ai'leuus, 1'empire tyranniqcié qu'ils prennenr fur leuriexe , n'eft pas un bon moyen pour s'cn faire aimer; commeut donc connoitre fi notre amour eft iincère ? Ah! ce n'eft que par des cpreuves auffi fingulières que l'on y peut parvenir , & loin d'en  CONTES MOGOLS. ll<) vouloir du mal a Margeon , je ne puis m'empêcher de la Iouer de cette prudence \ je dois lui rendre la juftice que tous fes caprices, que j'ai eftuyés pendant mon efclavage r éroienr feints, Sc 'qu'elle en a fourrert autant que moi ; Jieureux Katifé, ne vient-eüe pas de re donner des preuves bien fenfibles de fa tendrede ? Sóis donc aufli foumis a fes ordres, pendant le tems qui te refte a les exécuter, que tu 1'as été jufqu'a ce jour, &c force la a convenir que tu es feul digne d'ètra aimé d'elle. X L V I I S O I R É E. Suite des Avtntnres de Katifé & de Ma"oeoiK v e c ces difpofuiuns ïntérieures, je me rendischez le marchand d'efclaves qui m'avoit venthx a Margeon ; je lui montrai 1'ccrir par lequel elle m'avoit rendu la liberté y Sc lui ayant fait ligiie de me chercher des habits convenables a mon état prcfenr,.il fat dans une extréme furprife de voir que je ne répondois pas a tous fes difcours, Sc que j'avois perdu 1'ufage de la parole. Comm* il avoir encore chez lui les hardes que j'avois Pii}  2J0 C O N T E S M O G O ï. S.' qüittées en enrrant chez ma veuve , il me les pré« fenta : Voihi Seigneur, me dit-il, vos mémes Jubes que je vous ai gardces, ainfi que Ie fecret que vous m'aviez recommandé fur votre efclavage 5 mais par quel funefte accident ctes-vous devenu muet ? Je ne jugeai pas a propos de répondre a fa demande , & je me contentai de lui faire entendre par mes geftes, que je ne pouvois la-deflus lui rendre aucun compte, après quoi, m'-étant habillé, je retournai chez moi. Depuis un an que ma mère n'avoit eu de mes nouvelles , elle étoit plongée dans la douleur la plus amerej comme elle s'imaginoit que j'avois etc afTafluié, dans quelque galanterie oü je pouvois avoir été furpris par un mari jaloux, vous nouvez croire qu'elle penfa mourir de joie en me revoyant au moment qu'elie y penfoit le moinsj elle me fauta au cou avec les marqués de la eendrede la plus flncère : eh , par quelle aventure , mon cher enfanr, me dit elle, en ver. ïitïi des larmes en abondance, ai-je été plus d'un an fans entendre pailer de vous ? Qu'êtes - vous devenu pendant tout le tems que j'ai paffé dans 1'amerrume ? & quelïes raifons alfez forres avezvous euespourne m'aVoir pas fait favoir oü vous étiez ? Je recus les caredes de ma mere avec toute la tendrede imaginabie \ mais comme je ne répondois rien a toutes fes demandes, elle en fut  COKTBS MOCOLS. 2JI dans une furprife inconcevable : oh ciel ! s'écriat'elle ! vous ne me elites mot ? auriez-vous, par quelque cruel événement, perdu 1'ufage de la langue ? Je lui fis hgne qu'elle me feroit plaifir de ne me pas interroger fur ce fujet, Sc comme elle ne comprit pas tout-a-fait ce que je lui voulois dire , elle me fit apporter de quoi écrire 5 je lui fis connoitre que je ne pouvois , par ca moven , 1'inftruire de ce qu'elle fouhaicoit favoir-, Son étonnement augmenta ; mais comme elle n'appercut rien de trifte fur mon vifage, elle fut un peu moins alarmée qu'auparavant. Cette nouvelle fi fmgulière s'étant répandue dans ma familie , mes parens & mes efclaves accoururent pour me voir , Sc me firent mille quefHons plus embarraflantes les unes que les autres; je fus fourd a toutes leurs demandes; & comme j'avois intention de jouer très-exaétement le perfonnage demuet, je ne leur répondis jamais que par fitnes; ils n'en furent pas moins étonnés que ma mère; Sc cet événement ayant fait grand britit dans Aden , je devins le fujet de toutes les converfations de cette ville; je ne pouvois m'empccher de rire de rous les raifonnemens que l'on faifoit fur mon compte ; chacun penfoit k fa manière, & perfonne ne touchoit au but, enfin , cette nouvelle, au bout d'un mois, étant parvenue jufqu'aux oreilles du fultan dont j'étois Piv  Gontbs M o 6 o i s.' connu, il m'envoya chercher , pour favoir paf lui-mcme, quelle éroir la raifon de mon filence. J avoue que je fus rrès-embarraffé en ce moment ; & je ne pouvois pas parler, j'étois cenfé ayoir a hbercé d'écrire , OU il m'étoit facile de repondre par figues aux demandes que me faioit ce monarque; cependmr, je ne balancai pas long-tems fur le para que j'avois a prendre j je rchftar courageufement aux prières, aux ordres , & aux menaces mêmes de ce prince, & je feignis de ne Ie point entendre. Heureu.Wnc pour moi, il ne regarda pas mon obftinacion i obfer-ver le (ilence, comme un crime; & après avoir encore e%é les promeffes les plus flatteuss , fans pouvoir rien obtenir dc moi, il me fit figne de me retircr. Comme je ne dourois pas que cet événement ne fut t'a de Margeon, je m'imaginai que je recevrois bicncèr de fes nouvelles. Je ne me trompa- pas j fun efclave favorite vinr dés Ie Iendemamm'apporrer une lettre de fa part; elle m'y féhcitoir de la fcène que j'avois eflliyée avec lé fnlran ; & m'ordonnoit de remettre fa lettre après favoir lae;, a ceile qa'elle en avoit chargée > } obéis -exaétemenr a les ordres, & je rendois la ietrre * cette fille , lorfque je fus furpris de voir. couler fes larmes : feigneur, me dic-elle, en s'appercevant de mon étonnement, ce n'eft pas d'au-  CONTES MOGOLS. 2JJ Jourd'hui que j'ai concu de 1'eftime pour vous; je n'ai pu voir le brave Katifé fous le nom de Mani , fans reffentir pour lui la plus vive tendrelTe; inftruite du fecret de ma mairreffe , a force de 1'étudier, & fans qu'elle m'ait fait aucune confidence de fes, projets, j'admirois votre parfaite foumiffion pour une perfonne dont les caprices font au-deflus de toutes exprefïions ; je vous plaignois de voir que vos fervices étoient rebutés fans aucune apparence deraifon, & j'érois fur le point de vous déclarer mes tendres fentimeus , lorfque Margeon vous a rendu la iibertc; je croyois avec quelque beauté , dont le ciel m'a pourvue , pouvoir afpirer a vorrc cceur ; mais, par Ia manière infeniïble dont vous me recevez, que je connois bien que je me fuis abufée ! je ne vols que trop, qu'un homme rel que vous, n'a pas été efclave chez Margeon, fans des raifons bien efTentielies; & je ne puis m'empecher de foupconner que les motifs qui vous ont fait agir ainfi, & ceux qui vous obiigent encore aujourd'hui a garder un filence fi fingulier , ne la déshonoraffent, s'rls étoient connus du public : un cavalier de votre efpèce eft bien dangereux auprès d'une fi belle dame , notre fexe eft fragile, & fi je n'ai pu me défendre de vous aimer, lors même que vons étiez fous 1'habit d'un efclave, pourquoi ma maitrefTe qui vous conuoiffoit, auroic-  4J4 CONTES MoGOtS. elle eu plus de force & de vertu que moi, furtout ayant eu la liberté enrière de vous voir feul a routes les heures du jour &c de la nuit ? XLVIII SOIRÉE. Suite des Aventures de Katifé & de Margeon. 1 e fus fi ctonné du difcours de 1'efclave & des foupcons injurieux qu'elle avoit fur la conduite de Margeon , qu'il fallut me rendre maïtre de toute ma raiton pour ne pas rompre le filence dans Ie premier mouvement de ma colère; mais enfuite me perfuadant que tout ce qui fe padbic pouvoit bien n'ètre qu'un artifice de ma maïtrede, je regardai 1'efclave d'un air moqueur ; elle crut comprendre que je Ia foupconnois de fnpefcherie : non, feigneur, me dic-elle, je ne cberche pas a vous tromper, je vous aime vérinblement ; j'ai combattu dans les commencemens 1'inclination que j'avois pour Mani, paree que je Ie cröyois un efclave d'une naiflance des plus communes; mais depuis que je me'fuis appercu que ce Mani étoit un cavalier digne de toute ma tendrefle, je n'ai pu réfifter a 1'envie de la lui faire connoitre ; la Mingrelie m'a va  CONTBS MOGÓIS. 1J5 fiaïrre , feigneur ; mon père qui y avoir un commandement diftingué dans les troupes de notre monarque , y donna le jour a 1'infortunée Aboulaïna, pour laquelle vous témoignez'tantde froideur; il y fut tué , il y a environ huit ans, dans un combat qui fe donna contre le fulran de Georgië ; ma mère qui 1'aimoit tendrement, frappce d'une d cruelle nouvelle , enexpira de douleur, Sc pour récom'penfe du fang que mon père venoit de répandre , on nous mit deux de mes fccurs & moi, au nombre de cinq eens efclaves, que l'on devoit livrer au roi notre ennemi, Sc qui ne donna la paix a notre pays qu'a cette condition. J'ignore ce que mes malheurenfes feeurs font devenues, elles étoient encore dans la plus tendre enfance ; pour moi , qui pouvois avoir dix ans, je fus livrée a des marchands d'efclaves qui me tranfporrècent avec beaucoup d'autres a Aden , Sc j'y fus achetée heureufement par Margeon , auprès de laquelle je n'ai fenti mon malheur que depuis que j'ai perdu 1'efpérance de toucher votre cceur. Moins rraitée en efclave qu'en amie , je ne puis m'empêcher de vous avouer que cette aimable veuve a d'excellentes qualités ; mais elles font effacées par une bifarrerie outrée qui règne dans routes fes aótions, Sc je ne puis difconvenir que, p»r fon ordre , je venois jc\ pour vous féduire j Margeon a qui  C O N T E S M O G O L ff. j'ai toujours caché 1'inclination violente que j'avois pour Mani, ne s'eft pas apparemment imaginée que je le reconnoirrois dans Katifé ; mais 1'amour ne m'a pas laiffe long-tems dans Terreur ; je ne veux point ici travailier pour le compte de ma maitreffe , je ne précends vous entretemx que de moi. Parlez , feigneur , faites-moi connoitre que la polTeflion de mon cceur ne vous eft pas indifférenre ; Margeon m'a promis ma Jiberté fi je puis vous engager a romr>re les eugagemens que vous avez pris avec elle; devenue libre par ce moyen , je puis afpirer d votre main» fi vous ne dédaignez pas ma perfonne. Vous n* me dites rien , feigneur, ah ! poufferez-vous la cruauté jufqu'a ce point? Faites-vous réflexion qu'un feul mot de ma bouche peut détruire toutes vos efpérances ; je n'ai qu'a rapporter d Margeon que vous avez parlé , vous êres perdu fans reffource auprès d'elle; mais ne craignez rien , je ne fais pas achetcr mon repos, par un menfonge qui m'attireroit bientot toute votre name, & quand même en ce point vous auriez défobét a ma maitreffe , quoique ce foit Ie feul endroit par lequel je puiffe la détacher de vous , je le lui cacherois encore , pour ne vous pas nuire auprès d'elle; tenez moi donc compte, feigneur, de ces fsntimens, & vcyez jufqu'a quel point jc pouffe avec vous Ja gcaérofité.  C o K t £ s MoGots. Quëlqae franchife qu'il parut y avoir dans les difcot.rs d'Abonlaïna , je ne crus pas deVoir y ajouter foi ; je fntis aftffi qu'il m'étoit d'une extreme conféquence de ne la pas irriter: mais, inalgré routes ces raifons que la prudence me dicloir , je me perfuadai cue je ne devois pas héfiter a-Iuf oter teute efpér-ancé ; je lui fis entendre du mieux qu'il me fut poffible , que j'aiRiois Margeon avec trop d'ardeur, pourluidevenir jamais infidèle, & qu'il m'étoit impoffible de repondre i fa teinbeUe; mais qu'enaagé par fes bonnes manières a.avoir pour elle tous les egards poilibles , je ne la laiJferois pas leng tems dans la caprivitc. Ces réponfes que je lui fis par fignes,& qu'elle comprir a metveitle , lom de la conrenter , excirèrent fes larmes en abondance , enfuite paffint rent d'nn coup dans une fureur qui m'effraya , eb bien ! crue!, me dit-elle , puifque tu mépr;fes mes offres , vois de quelle manière je veux me venger de mon amour butfagé: alors , tirant un poignard , elie alloit sert frapper, lorfque je lui faifis heureufement Ie bras , & lui arrachai Ie fer dont elle témoignoit vouloir fe percer le cceur. Je fus fi cmd de cet événement auquel je n'avois pas lieu de m'attendré , que mon premier mouvement fut d'appeler queiqu'une des efclaves de ma mère > mais par un  Z$8 C O N T E S M O G O L 5. bonheur extréme , je fus alTez maïtre de moimême pour qu'il ne m'échappat aucune patole , & ja tcuhois par les tignes les plus flarreurs d'adoucir eer efprir irriré , lorfque je mappercus qu'a la fureur avoir fuccéde l'évanouiflemerit le plus protond, & qu'en s'agirant pendant que je votdois lui faire prendre quelques eaux cordiale», elle me laifia entrevoir une gorge d'une n rara beauté , qu'il ne failoit pas moins qu'un amour Sköffi conitant que le mien pour Margeon , pour ne pas fuccomber a la tentation d'.nfpirer a la poffeffion d'une fi charmante perfonne. . X L I X SOIREE. Suite Jes Aventures as Katifé & de A'ïarpeon. Grand prophéte! me dis - je alors en moimême , foutiens un vrai mufulman dans le plus rude combat auquel il fe foit jamais rrouve , 8c fais, s'il eft po'dible , qu'il en forte vidborieux. A peine cus-je achevé cette prière mentale, que foit que le prophéte mem regarde en pitié , ou que 1'évanouidement d'Aboulaïna dut prendre fin , elle revint a elle , 8c rentrant dans des feu-  CONTES M O G Ö l S, 2j9 timens plus modérés : je vous demande excufe de ce qui vient de fe palier, feigneur , me ditelle ; je fens combien cela dorade mon fexe , je connois toute 1'étendue de verre probité, je Vous en tiendrai compte aux dépens de mri vie même , & loirï de trahir vos intéréts auprès de ma maïttellè . je vais lui faire un récit fidéle de toutes vos verrus, vivc-z heiircux avec elle, elle éft digne de toutes vos afteftions , malgré fes bifarreries affeétées ; pour moi, je ne mérite que votre piné , adieu , feigneur , fouvenez - vous «Juelquefóis d'une fille infbrmnée dont vous caafez invo'ontairemcnt tous les malheurs, A peiae Abouiaïna eut-elle achevé , que reprenant fon veile , eitë fe leva & fortir, maigre les efforts que je fis pour la reteilir enccre quelque tems, dans lappréhenfion ou j'étois qu'elle n'eiir pas la farce de reroumer chez eiie , quoiqu'il n'y eut que trois maifons entre la mienne & celle de Margeon. Je ne crois pas qu'après ma belle veuve , 1'ou put rien voir de plus parfait que cette Mingfclienne , encore falloir-il avoir 1'efpnt & le cceur au (Ti préoccupés que je les avois , pour ne pas donner la prérc-ence a la dernière ; & fi ië vois pas fait attention a ciie, pendant q;:e nous avions demeuré dans la menie maifon, c'eft que dans toute mon année dJefclavage, n'ayau: été  24° CONTES M O G O t S. introduit que fept ou huit fois , au plus , dans 1'inrérieur de l'appartement de ma maitreflè , tous mes regards avoient toujous été fixés fur cette adorable perfonne, & que les autres objets m'étoient abfolument indirTérens. Je fus plus de quinze jours fans entendre parler de ma veuve ni d'x\bouiaïna, & je commencois a être inquiet d'un fi long filence , lorfque je recus une lettre qui m'ordonnoit de me rendre chez Margeon , fans perdre un feul moment, J'y courus promptemen:, & je fus confterné , en arrivant , de la voir livrée a i'adliction la plus marqaée; elle étoit au chever du lit de la belle efclave que j'appercus dans un état déplorabie: fes beaux yeux, d'oü j'avois vu fortir les feux les plus vifs , étoient prefque éreints, & Ton ne voyoit plus fur fon vifage aucuns de ces traits qui m'avoient frappé, dans la vifice .qu'elle m'avoit rendue : venez voir votre ouviage, me dut triftemenr Margeon , Sc regardez la crueile fituation ou vous avez réduir ceite fille inforrunée ; je 1'aime avec la dernière tendrede , je ne veux pas la perdre , s'il eft poffible, & vous feul êtes capable de lui rendre la vie ; je n'ignore rien de ce qui s'eft palfé entr'elle & vous , 8: fi j'ai lieu de me louer de vorre fidélité & de votre obéidance , votre dureté pour 1'aimable Aboulaïna en ête tout le mérite. Mais comme  ©OHTES MofiOts: 241? tómme il peut être encore tems de réparer touÈ Ie mal que vous lui avez fait, je veux que dans ce moment même vous lui juriez non feulemenc que vous en êtes au défefpoir , mais encore qua vous êtes pret a la prendre pour votre époufe. Je reftai fi étourdi de la propofition de Mar-' geon, pourfuivit Katifé ', que j'en devins immobde. Vous croyez peut-crre ; me dic-elle , que ceci n'eft que pour vous éprouver, non, je vous le répète , je veux abfolument que vous exécutiez ce que je vous ordonne : ce font les conw bacs que cecce fille a foutenus depuis vocre dernière entrevue , qui la réduifent dans un érat aufli cruel ■, & comme il n'y a que le don de votre main qui puifle y apporter du reméde „ c'eft un facrifice que je veux bien lui faire : je 1'aime au point de confentir a parcager vocre cceur avec elle ; dites lui donc que vous 1'aime-s , ëc dites-le lui d'une manière a 1'en biert perfuader ; je vous difpenfe du commandemenC que je vous ai fait de garder pendant cetre année un filence inviolable, & je vous déclare que je veux être obéie fur le champ, fous peine d'encourir ma difgrace. La manière dont je parus recevoir ces ordres* fïc connoïcre a Margeon que ie ne me fencois pas bien difpofé a lui obéir : elle pouvoic lire dans mes yeux 1'extrême pitié que j'avois du Tome XXIII O  44* CONTES M O G O L £ malheureux fort de fon efclave ; mais elle ny voyoit pas que je fufle pret a 1'époufer , ni encore moins que je voulude 1'alfurer de bouche , d'avoir la moindre difpofition a faire la-dedus fes volontés j & quelque chofe qu'elle put faire , elle ne put jamais tirer de moi une feule patole. Mon obdination la révolta, elle entra alors dans une fi violente colère, que j'en fus effrayé: perfide , me dit-elle , eft-ce ainfi que tu fais paroïtre de la docilité pour mes commandemens ? par un exces d'obéidance mal placée , tu veux donc lahTer périr une fille auffi aimable ? Va , miférable , fors de ma préfence , ne te montre jamais devant mes yeux , je révoque tout ce que je t'ai jamais promis : au lieu de cette eendrede dont je t'avois flatté, fois déformais sur de toute ma haïne. L S O I R É E. 'Suite des Aventures de Katifé & de Margeon. Je ne pus fouffrir fans frayeur les regards d« Margeon , & j'étois , en ce moment, dans la plus violente agitation que l'on puide imaginer;  Cohtis MOGÖtS. 2{f tependant, prenant mon parci , je me jetai a fes pieds , & je lui ds comprendre que quelque menace qu'elle put employer, je ne romprois pas le fllence ; mais que j'étois pret a lui obéir en toute autre chofe , d elle me 1'ordonnoit abfolument. Et bien , dit-clle d'un ton radouci, je veux bien te pardonner ton obftination fur ce premier article , puifque tu n'apportes plus de réddance a mes intentions fur le fecond ; que l'on aille chercher 1'iman. Ses ordres furenr exécutés fur le champ : 1'iman arriva peu de rems après , elle lui expliqua de quoi il s'agidbit , je parus confentir a fes volontés , & nous fümes , Aboulaïna & moi, mariés dans 1'inftant même. L'extrême rrifteffe qui régnoit fur mon vifage, paroifloit d'une nature aflez équivoque , & fi Margeon pouvoit croire qu'elle ptöcëdfeit de la violence que je venois de me faire pour lui obéir, Aboulaïna, de fon coté ,-avoit lieu de s'imaciner qu'elle proveaoit de ce que je la voyois dans un état fi digne de compaflion : après s'être épuifée en remerciemens envers fa maitrefle , donr elle baignoit les mains de fes larmes ; je vous fais bon gré , Seigneur , me dit-elle , de votre extréme complaifance pour une inforrunée qui n'a plus que quelques jours a. vivre ; mais je fens bien que vos bontés me deviennent inutiles ; connoiflant cbmbien ma maitrefle vous aime>  4^4 CONTB» MoGÖIfi je ne voulois pas l'inftruire de ma paffion pom? vous , je 1'ai combattue autant qu'il m'a été poffible , j'en fuis la vi&ime , je me fuis expliquée trop tard avee elle , Sc je n'ai pas lieu d'efpéret que je profite entièrement de la foumiffion que vous venez de marquer pour fes volontés : mais, feigneur , j'emporterai dans le tombeau le nom de votre époufe , cela me fuffit; daignez acbever votre ouvrage , ne me quittez point, je vous eit conjure , Sc permettez du moins que j'aye la confolation de mourir entre les bras de mon cpöux, Sc de me flatter qu'il regrettera la pene de la trop rendre Aboulaïna. Tachez plutot d'y retrouver Ia vie , 's'écria Margeon , en fendant en larmes; c'eft une obligation que je veux avoir , s'il eft poffible , a Katifé , Sc loin de voir d'un ceil de jaloufie toutes les carrefles qui vous font dues fi légitimement, je vous jure a 1'un Sc a 1'autre, par notre grand prophéte, que rien ne me fera plus de plaifir, perfuadée que Katifé ne m'en aimera pas moins» Alors Margeon érant fos>tie de la chambre oti nous étions, je reftai feul auprès de ma nouvelle époufe : feigneur , me dit-elle tendrement, donnez-moi du moins la confolation de me dire que votre cceur n'a pas fenti de répugnance sL prendre les engagemens qui nous uniflent , Sc que fi vous n'aviez jamais vu ma chère maitrefle ^  CONTES MoGOtS* i4j' Vous n'auriez pas été infenfible a tout 1'amour cjue je redens pour vous. Je crus , en cette occafion , ne devoir pas défefpérer cette aimable perfonne, je pris fa main, je la portai fur mon cceur , & la lui ayant arrofée de mes larmes, je lui fis comprendre que puifque Margeon autorifoit notre union , elle pouvoit s'adlirer de partager avec elle toutes mes affectióris , & je fcellai ces promeflès par un baifcr qui penfa Ia faire mourir de joie : mais que devins-je! lorfque je m'appercus que cette joie fut fuivie d'un évanouiffement fi confidérable , que je crus qu elle venoit d'expirer. Je courus a 1'appartement de Margeon , je lui rendis compte par fignes de ce qui venoit de fe pader entre fon efclave & moi ; nous rentrames promptement dans fa chambre, & nous la fimes revenir £ force de remédes ; mais, malgré tous nos foins, elle retomboit dans de pareilles fynropes de momens en momens. II y a apparence que Ia révolation qui venoit de fe faire dans Ie cceur de cette infortunée Mingrelienne, avoit caufé une violente altération dans fon tempérament, puifque, malgré tous nos foins, nos attentions , & les médicamens confortatifs que nous lui fïmes prendre , elle tomba dans une laugueur qui lx priva de la vie Ie cinquième jour de notre manage. Je ne 1'abandonnai pas un feul momenei  X4<$ CONTES MoGOlS^ pendant tout ce tems , ede expira , comme ede I'avoit fouhaité , entre mes bras , & je fentis redoubler infinimenr ma douleur de ne pouvoir du moins lui exprimer par mes paroles combien j'érois fenfible a fa perte. Margeon , témoin de tout ce qui s'étoit palfé entre Aboulaïna & moi dans ces derniers momens, ne put s'empêcher d'approuver la conduite que j'avois tenue en cetre occafion. Je vous fais un gré infini, me dit-elle, de la manière dont vous vous êtes comporcé dans une occurrence audi délicate, continuez, ne vous reburez pas \ mais comme votre préfence n'eft plus néceflaire en ces lieux , Sc que votre douleur ne feroir qu'augmenter a la vue des triftes cérémonies auxquelles nous allons nous employer , il eft a propos que vous retourniez chez vous. J'obéis aux ordres de Margeon d'autant plus volontiers , que le fpeótacle d'Aboulaïna morte , Sc morte par rapport a. moi, m'avoit touché a un point que j'avois toutes les peines du monde a ne pas faire éclater ma douleur. Je me retirai donc chez moi, & je m'y livrai a la plus profonde triftede , bien perfuadé que je ne pouvois trop regretter une perfonne d'un fi rare mérite , '& qui perdoit la vie par un excès d'amour pour moi. Je donnois fans cefle des larmes k fa méwioiie > Sc quoique le tems efface les plusgrandes  CONTES MoGOts: ÏJtf douleurs, il y avoit plus de deux mois que ja-1 vois perdu Aboulaïna , Sc que je la pleurois encore , lorfqu'un foir que , renfermé dans ma chambre, je lifois 1'alcoran, un efclave noir y entra brufquement, Sc me perca le cceur par la nouvelle la plus cruelle Sc la moins attendue: feigneur , me dit-il, Margeon expire en ce moment, elle veut vous parler avant que de rendre les derniers foupirs , fuivez-moi, il n'y a pas un moment a perdre. LI SOIREE. Suite des Aventures de Katifé & de Margeon. J e jetai un cri percant, au difcours de 1'efclave'; je devins enfuite plus pale que la mort, & j'allois lui demander la caufe d'une maladie fi fubite , Sc en témoigner mon adliclion par les difcours les plus touchaas , lorfque me rappeiant mes engagemens , Sc faifant attention que quelque mal que fut ma belle veuve, il pouvoie y avoir encore quelque lieu d'efpérer fa guérifon , je retins mes plaintes ; mais le cri que j'avois fait ayant fait venir dans-mon appartemen?  44s Contes Mosotsv ma mère & mes efclaves, en vain me demanda4 t-on la caufe de cet événement. Je fis figne que l'on cefsat de m'interroger , & fans perdre ua indam", je courus chez Margeon. Quel fut mon défefpoir en voyant cette adorable perfonne fur un lit, dans un état ou elle paroiflbit n'avoir plus que quelques momens a vivre. Pale , défigurée, elle avoit la tête envdoppée de plufieurs linges enfanglantés : Katifé , me dit-elle d'une voix mourante , je vais ceder de vivre , & ce qui augmente mon aftliction , je mourrai fans avoir récompenfé votre amour, notre fouveraïn prophéte me punit fans doute de la dureté avec laquelle je vous ai traité, & d'avoir voulu renverfer 1'ordre qu'il a établi dans notre religion, en fortant de la dépendance ou notre fexe doit être a 1'égard du vótre : une des colonnes de la galerie qui entoure la plateforme de cette maifon , vient de me tomber fur la tête ; les premiers foins de mes efclaves ont été de m'apporter un prompt foulagement; les miens, fi-tbt que j'ai eu de la connoilfance de mon état, onc été de vous envoyer chercher pour vous dire un éternel adieu ; vous étiez digne , mon cher Katifé , d'un fort plus heureux , excufez mes caprices & recevez mes derniers foupbs dans ces embrademcns. 11 n'eft pas poffible de bien comprendre rétat  Contes Moeots. 249 affreux dans lequel je me trouvai a un difcours fi rouchant, prononcé d'une voix des plus foibles Sc entrecoupée de fanglots; je regardai fixement Margeon , j'arrofai mille fois fes belles mains de mes larmes, & ma douleur fut fi violente , qu'y fuccombant , je perdis entièrement connoidance entre fes bras; je ne puis dire combien dura mon évanouidement , qui felon les apparences, fut très-long; mais je fais feulement que, quand j'eus repris 1'ufage de mes fens , je me trouvai dans un autre appartement, fur un lit de fatin noir, entouré de tous les efclaves de ma maitrede ; leur morne trifteffe Sc les larmes que je leur vis répandre , m'annoncèrent fa perte ; je les regardois avec des yeux égarés, Sc je femblois leur en demander des nouvelles , lorfque 1'un d'eux prit la parole : elle ne vit plus , feigneur, me dit-il, nous venons de petdre la meilleure maïtrefle qu'il y ait dans tout Aden ; elle en a bien donné des preuves dans la maladie d'Aboulaïna : voila un reftament qu'elle a fait en votre faveur, vous êtes a préfent notre maïtre, Sc vous pouvez difpofer de tout ce qui eft dans cette maifon. Je fis peu d'atrention aux dernières paroles de 1'efclave ; je ne fongeai qu a la cruelle perre qne je venois de faire , je tirai un poignard que favois a mon coté , Sc j'allois me 1'enfoncec  *5° ContesMo8©ls; dans Ie cceur, lorfque les efclaves, qui étoieml fort attentifs a toutes mes aétions, me faifirent Ie bras , me défarmèrent , & m'empêchèrent d'exécurer mes intentions. Vivez, feigneur, me dirent-ils, Margeon vous 1'ordonne par cet écrir; elle n'a point douté de votre fenfibilité pour elle' maïs elle vous dcfend d'attenter a votre vie ; Sc «ous avons recu d'elle des ordres précis de ne pas vous quitter, que nous ne vous voyions dans la difpofuion de fuivre fes derniéres volontés. Je ne répondis rien a ces difcours, & fuffoqué par mes larmes, je me livrai au défefpoir le plus cruel; je ne puis dire combien de tems je fus dans cette fituation, & fi je retombai dans levanouilfement; je fais feulement qu'après avoir pris une taffe de forbet que l'on me préfenta dans 1'accès d'une toux violente que me caufoit une extréme fecherefle de gofier, je tombai dans un engourdilfement qui dégénéra peu a peu dans une efpèce de fommeil léthargique. J'ignore encore la durée de ce fommeil, mais quel fut mon étonnement, d mon réveil, de me trouver dans une chambre magnifique , dont I'arrangement étoit d'un gout nouveau & fingulier! Des cdfeaux extrêmement rares qui remplidbient des volières dorées, y annoncoient le lever de 1'aurore par rtÜUe chanrs mélodieux; mais ce qui redoubla ma furprife , ce fut de me voir couché fur ua  CONTES MOGOLS. 2 5 I lit fuperbe , Sc d'appercevoir a mes cotés 1'incomparable Margeon plus brillante qu'une pleine lune & que tous les adres du drmamenr. Je rej gardai cet événement comme un fonge des plus datteurs : ma belle veuve n'avoit plus la tête entourée de ces linges fanglans qui lui couvroient ! le vifage, fes chevenx noirs tout bouclés Sc reI levés par des poincons de diamans, dottoient ■ fur fes joues plus vermeilles que des rofes , Sc je fus fi ému a la vue de tant de beautés , que j'allois , peut-être, demander tout haut a notre grand prophéte de ne voir jamais la fin d'un rêve dans lequel je trouvois tant de délices, lorfque heureufement Margeon parut fe réveiller : mon cher feigneur, me dit-elle , remerciez 1'envoyé de dieu, il veut aujourd'hui couronner vos peines & récompenfer votre fidélité y vous avez pafié fans vous en appercevoir, du fommeil a une more tranquille , qui vous met au rang des heureux Mufulmans. Vous voici dans le lieu de délices que ce faint prophéte promet aux fidèles croyans, Sc par une grace toure fpéciale pour vous , j'ai été choifie pour vous fervir de houri; mais après vous avoir traité fur terre avec tant de févérité, & vous avoir pendant fi long-tems foumis a tous mes caprices , dois-je me fiatter que vous m'ac! cepterez pour votre compagne éternelle dans ce ; faint lieu ? Ah mon cher Katifé , radiirez une  't$t C o n r t $ M o g o l s. tendre amante contre fes juftes frayeurs , 8i n'ufez pas avec elle de toute Ia rigueur qu'elle vous a fait éprouver dans Aden. LI I SOIREE. Suite des Aventures de Katifé & de Margeon. S i j'avois eu lieu d'être furpris de tout ce qut m'étoit arrivé jufqu'alors avec Margeon , je le fus encore plus en ce moment , de la fituation oü je me trouvois. Cependant j'eus adez de préfence d'efprir pour raifonner ainfi en mot-mêmèJ Queft-ce que je rifque de garder le filence ert cette occafion ? Mon tems n'eft pas encore fini, fi ce qui fe paffe ici n'eft qu'une illufion Sc une fuite des*artifices que l'on a employés pour m'engager a parler , le moment qui le découvrira, me rendra devant Margeon coupable de défobéilfance. Si c'eft une réalité 5 & que je fois véritablement dans le paradis de notre prophéte, ma houri doit être foumife a toutes mes volontés y Sc que je parle ou non , pourvu que 'je réponde a fes empreffemens, elle ne s'en embarraffera pas.  -CONTES Mc-GOtS. 2f Jl Pendant que je faifois en moi-même ce petic raifbnnement, je vis cette belle perfonne très. émue ; ah ! feigueur , me dic-elle , vous hédtez, a me répondre : fans doute vous ne m'aimez plus , ou vous voulez me faire payer avec ufuré les mépris que je paroiflbis avoir pour vous. Que les apparences étoient trompeufes ! je vous aiir.ois avec la dernièie tendrefle, & au moment que je vous déclare que je vous adore, feriez-, vous adez cruel pour me traiter avec indirférence ? Ah! mon cher Katifé, je ne pourroïs la foutenir un'feul inflant, tk d , dans ma con-; dirion préfente , l'on pouvoit mourir ou rentree dans le néanr , je demanderois cette grace i notre fouverain prophéte , plutot que de vous voir armer de rigueur contre moi ; répondezmoi donc , mon cher époux, pourquoi vous obffliner a un fdence qui me défefpère , pourquoi me faire languir , dans 1'attente d'un bonheur que vous avez paru fouhaicer autrefois avec tan: d'emprelfement ? Les vives follicitations de Margeon firent impreflion fur mon cceur; voyons , me dis-je , jufqu'cu je pourrai pouder certe fcène , je fais le véritable moyen de découvrir fi l'on me trompe, feignons de nous difpofer a trairer ma belle veuve de la même manière que les heureux Mululmans en agident (a ce que l'on nous adiire)  '2 54 C O M T E S M O G O l S» avec les houris: certain de mon fort ,je rompral alors le filence. Je n'eus pas plutót concu ce projer, que Margeon, qui avoit d'abord recu fans réfiftance de légères carredes de ma part , lifant fans doute dans mes yeux les intentions que j'avois d'éprouver s'il y avoit de la réalité dans ce qui fe padbit en ce moment, fauta en bas du lit, en ïiant de toutes fes forces , Sc ayant frappé des mains , quatre de fes efclaves qui attendoienc fes ordres a la porte, entrèrenc dans le lieu ou nous étions : venez a mon fecours, leur dit-elle, il n'a tenu qu'a moi d'être la dupe de cette dernière aventure. Comme je reconnus en ce moment les efclaves , il ne me fut pas didicile de comprendre 1'artifice de la fcène qui venoit de fe pafier, Sc je fus le premier a rire du péril que je venois d'éviter en m'ahftenant de parler. Vous avez fagement agi dans cette occafion , me dit alors Margeon , vous auriez fait naafrage prefqu'au port: au rede, je necomprends pas comment vous n'avez pas fuccombé a cette dernière épreuve j Sc puifque dans les différentes fituations ou je vous ai mis, vous êtes toujours forti victorieus des combats que je vous ai livrés , je commence a défefpérer de réuflir dans mes projets : adieu, mon cher Katifé, aimez-moi toujours avec autant  CoNTËS MoGOLS.' l$f \ i&e tendrefle, & ne vous rebucez pas pour le peu i de tems qui vous refte; j'y perdrois a préfent | plus que vous, puifque je fuis parfaitement con- I vaincue de votre amour, & que vous , vous i ignorez a quel point je vous aime : en achevanc S ces paroles d datteufes , elle m'embrafla avec I toutes les marqués d'une véritable padion , 5c I vous pouvez juger , illuftres génies , qse je reais I fes carredès d'audi bon cceur qu'elle paroiflbit me i les faire. Je retournai chez moi, tranfporté de joie de I ce qui venoit de fe pafler, & de ce que je n'a- I vois plus que quatre mois a languir, dans 1'at- i tente de pofleder tranquillement ma chère veuve. i II eft inutile que je vous rapporto encore de quelle I manière j'évitai de tomber dans différens piéges I que l'on me tendit : qu'il vous fuffife de favoir I que je commencois a croire que je paflerois plus I en repos le peu de tems qui me reftoit a fouffrir, I lorfque le roi de Zibith(a) ayant fait mal-a-propos (a) Zibith 3 capitale d'un royaume de même nom. Cetta Ville eft fituée dans 1'Arabie heureufe fur Ir rivièrc de 2ifcith ; elle eft grande & maichande ; on tient que la rcbc 4c Saba qui fut vifiter Salomon, étoit fouveraine de ce pays , dont patle Strabon fous le nom de Saucea. Ces peuples nommés Sabéens , qui out pris naiilance de Saba, fils de Chus , font riches en cnce«s, nairrhe, caaelle \f  iyS CONTES MoCOtS: quelques hoftilirés fur nos rerres, le fultan d'Aderï réfolut d'en tirer une prompte vengeance : pout eer effet, ayant fait raffembler toutes fes troupes dans une grande plaine dtuée aux portes de fa capitale, il fallut m'y rendre avec les principaux officiers ; mon embarras n'étoit pas de recevoir les ordres de mes fupérieurs , s'ils n'avoient regardé que ma feule perfonne; mais lorfqu'ils concernoient les fubalternes, ou les foldats, il n'étoic pas facile de les faire exécuter par fignes, le fultan y fuppléa heureufement : m'ayant reconnu dans la revue qu'il dt de fes troupes, & informé que je n'avois pas encore 1'ufage de la parole ,' il eur la bonté de me dire que me connoiffanc pour un brave homme, il me difpenfoit de fervir dans mon pode ordinaire, & qu'il vouloit que je combattiffe a fes cótés. Je recus avec rranfpore une grace aufli particulière j je me jetai a fes pieds , & ce bon prince fut fi touché de mon aótion , qu'il me releva avec toute la bonté imaginable. Nous partimes le lendemain , & au bout de huic jours , nous étant trouvés en préfence de baume & autres plantes aromatiques; ils vivent la plupart dans 1'oifiveté , a caufe de la grande abondance de fruits qu; croiffent en leurs terres, fans y être lemés. Ce royaume li'cit pas élpignc de celui d'Adsn, hot re  C O N T E 8 M O G O ï si1 257 feptré ennemi, il fe donna un combat des plus fanglans. Comme le fultan mon maïtre m'avoit ordonné de ne me point écarcer de fa perfonne; Je ne le perdis pas un fèul moment de vue pendant l'action j j'eus même deux fois le bonheur de lui fauver la vie , Sc fon cheval ayant été tué fous lui, jé le rèmontois fur le mien, & je le parois des attaques de fes ennemis , lorfque je recus deux coups d'épée , dont 1'un m'ayant percé la cuifle, & 1'autre , après avoir pafte a* travers le bras gauche , pértécroit dans la poitri de , je tombai a la renverfe , entre les pieds des chevaux. Le fultan qui s'en appercut, Sc qui fe défendoit comme uh lion, donna fes ordres; pour que Ion mé fecourüt prcmptement : ori m'enleva , Sc pendant que je fus porté dans uné tente vóiune oü l'on examina mes plaies qui fe trouvèrent adez dangerenfes , ce brave monarque anima tellement les fiens par fon exemple, qu'il iremporta une vicloire d'autant plus complette , que le fultan dé Zibith y laifla la vie. Le premier föih du roi, après la bataille , fut de s'informer en quel état je me trouvois , Sc ayant appris que j'étois aflez nial , il accourut & ixia tente : qitelles obligations ne t'ai-je pas, mon cher ami , me dit-il en m'embraflant 5 Sé comment puis - je m'en acquitter envers töi ? Songe feulement a te guérir, & fois perfuadé qu'il Tome XXlIh R  2$S CONTES MoGOLSi li'? t rien que je ne fade pour te donner les rrmrqtie ; les plus fenfibles & les plus eflentielles de ma reconnoiflance. Ie recus le fultan avec tout le refpecl dont j'étois capable en 1'état oü je me trouvois ; Sc comme mes blefliires étoient trop confidérables pour que je puffe être tranfporté a Aden , il me fit conduire fur un brancard a la ville la plus prochaine , & m'y ayant laifle deux de fes médecins Sc quatre chirurgiens, avec ordre de n'oublier rien pour me rendre Ia fanté, il partit pour retourner a Aden. Comme j'étois logé chez le gouverneur , non feulement je ne manquai de rien , mais encore on eut tant d'attention pour mei, Sc je fus traité avec un fi grand foin , que huit jours après je fus hors de danger , Sc an bout de deux mois en état de reprendre la route d'Aden. J'ai lieu de croire que mes blefliires n'ctoient pas indirTérentes a Margeon , puifqu'elle m'envoya , au lieu oü je reftai, un efclave chargé de la lettre la plus vive Sc la plus paflïonnée , Sc qu'elle y joignit une bourfe de cinq eens pièces d'or. Je recus la lettre avec les tranfporrs les plus marqués ; mais je ne voulus pas acceprer la bourfe que je remis entre les mains de 1'efclave.  C o n t s i M o g ö r. s . ï if L I I I SOIREE, Suite des Aventures de Katifé & de Margeon. Cet homme re/la quelque tems auprès ïè moi , & quand il fut bien sur qu'il n'y eüt plus 'rien a craindre de mes bleiïures, il me pria de'le charger d'une lettre pour fa maitreffe : mes premiers ordres avoient été fi précis, que je ne jugeai pas a propos d'écrire , quoique ma bellé veuve m'en donnar la permilh'on ; je fis comprendre par fignes a cet efclave que ja ne pouvois le fatisfaire, mais que j'efpérois bientot être en état d'aller iMureir moi - même de route la reconnoiflance que mériroient fes bontés pour moi. L'efclave partit, & quinze jours ou enviroil après fon départ, je me mis en route dans uu brancard porré par des hommes, que les gouverneurs des villes & principaux habitans desbourgs & villages avoient ordre de me fournir; enfin j'arrivai a Aden , & fuivant les torentions du fultan , je fus conduit dire&ement a ion palais. On i e peut exprimer les carredes que ie recus Rij  4- Sc en même tems la douleur dont j'étois accablé de la voir au pouVoir d'un maitre qui venoit de me faire connoitre fes fentimens pour elle , il n'en fut pas de même de mon adorable maïtrede j elle s'avanca précipitamrnent vers moi, les bras ouverts} Sc en m'embraflant avec une extréme tendrede, elle poufla un cri de joie qui auroic fait connoitre tout 1'intérêt qu'elle prenoit a ma perfonne , fi , pour prévenir les inquiétudes du gouverneur t elle ne lui eüt ainfi adrede la pa^ tole. LVin  C O N T E S M O O O I S, L V I I I SOIREE. Suite des Aventures de Katifé & . de Margeon. P * ARD°™EZ , feigneur, des premiers mouvemens donc Zobeyas n'a pas été la maïtrede , die alors la fpiricuelle Margeon , je ne fuis plus furpnfe du goür merveiüeux qui règne dans ces lieux pu.fque vous avez en votre pom oi r un homme qui non feulemenc a un génie trés-particulier pour ces fortes dedécoratiens, mais qui evcelle encore dans les repréfencations les plus pathétiques. S.ms être comédien, il en a tous les talens : comme il étoic frère de mon défunt mari, qui avoit aufli beaucoup de penchant pour ces fortes de plaifirs, nous nous amufions quelquefois dans notre particulier a jouer entre nous les fcènes les ph,s tendres de Hos poëres orientaux , & fouvent même nous en compofions en profe a 1W promptu , qu'ils n'auroienr pas eu honre d'avouer pour être de leur invention : ne foyez donc pas -étonné , feigneur , fi la vue de cec homme a remph mon cceur d'une joie immodérée s & f, j'en ai donné des marqués un peu trop vives • Ia pudeur n'eft point bleflée par les carrefles Lé Tome XXUI, T ^  iOt> C O R f ï S M Cl 6 Ö i s) }e viens de lui faire dans une rencontre aufli peu attendue ; & d feu mon époux n'y trouvoit pas a redire , je me flatte que vous ne défapprouverez pas. les témoignages que je viens de lui donner de l'amifié la pias parfaite. Quelque furprife que j'eufle pu faire paroïtre a la vue de Margeon , pourfuivit Katifé , 1'extrfme attentiön qu'Almamon prcta a fes difcours , me donna le tems de me remettre , Sc quoique rrès-embatraifé i fourenif le perfonnage qu'elle me donnoit , je pris le parti de me prcter a fes idéés. Belle Zobeyas, lui dis-je , Ie malheureux Mani ne reflent plus le poids de fes chaines , puifqu'il les partage avec vous & qu'il les tient d'un fl bon maitre , je ne lui cacherai point qu'inftruit de votre enlèvement, je parcourois ces mers pour vous rendre , s'il étoit poflible , a votre patrie , lorfque la tempête m'a jeté fur les cótes de Brava , & m'y a fait perdre ma liberré \ mais , ma chère fceur, que nous fommes heureux 1'un & 1'autre , d'être tombés au pouvoir du généreux Almamon ! il vous aime , Zobeyas, vous avez du vous en appercevoir par fes manières tendres & infmuantes, & fi le refpecl, qu'un maitre n'a pas ordinairement pour une efclave , n'avoit mis un frein i fes défirS, vous auriez été plutót informée des fentimeus qu'il a pour vous f mais s'il a bien  CONTSS MóGOLS. Zc>t 'voulu jufqu'a préfent fe contraindre, & ne vous les pas expliquer intelligiblement , il fe flatte que du moins vous lui en tiendrez quelque compte. * . . . . Margeon , qui s'étoit jufqu'alors bien appercue de 1'inclination qu'Almnmon aVoic pour elle , m'interrompic en cet endroit, öc fe rappelant le nom que je m'érois donné en commencanc a lui parler : feigneur , dic-elle au gouverneur , il n'étoic pas néceflaire que Mani füc auprès de moi l'inrerprère de votre cceur , une douce fymparhie donc je n'ai pu me défendre, m'a fait concevoir pour vous, au premier moment que j'ai eu 1'honneur de vous voir, toute l'amitié dont je fuis capable , elle a rendu par li ma captivité plus fupportable , & fans ces fentimens qui font entrés dans mon ame , pouc aind dire , malgré moi, je n'aurois pas eu la force de foutenir mes chaines s quelque légères que vos bontés me les ait rendues j ne m'en demandez pas davantage , feigneur , & contentez-vous d'un aveu que je vous fais fans rougir, puifqu'il n'intérede point mon honneur. Almamon qui avoit d'abord été dans une extreme inquiétüde a la reconnoilfance qui s'étoie faite encre Zobeyas & moi, fut rouché de Ce que cecce belle perfonne venoit de lui dire. Madame , reprit-il, malgré toute la eendrede que je redens pour vous , je ne puis me rendre Tij  l9l C O N T E S M O G O L 9. compte a moï-même de la fitoftioti de mon cceur. Si j'ai ému a la vue de Zobeyas, je n'ai point fenti en ce moment ces tranfports tumultueus qui catafténfent une paffion dont les fuires , font prefque toujours a craindre , quand elle ■ s'empare de nos fens avec tant de violence. J'ai teflenti au contraire dans mon ame un calme qüë je n'ai jamais trouvé én pareille occafion , & il femble que la nature air pris plaifir a graver dans mon cceur des fentimeus de refped qui ont pour ainfi dire, étouffé tous les défirs que votre ravidante beauté eft capable d'y produire: fen ighbre la raifon , mais telle qu'elle puifle j Lre je vous avoue que je ne faurois m'en.plamdre ' & qtie je fuis charmé de voir que la preïenc'e de Mani vous fade faire trève pour quelques momens a votre douleur , pour toi, mon ami , me dit alors Almamon , pourquoi, dans la conion&ute préfente me cachet res talens ignorestu que ce monde n'eft qu'un grand theatre fur lequel chacun joue fon rble plus ou moms bien, & que les caraaères que l'on repréfenre fur nos fcènes , ne font fouvent que de foibles copies de leurs véritables originaux; la médifance , la fourberie , le menfouge , la flatterie & 1'avarice ne fournident-elles pas tous les jours de nouvelles matières a la cririque? Elle eft inépuifable, mon cher Mani, &i chacun de nous, dans fa  CONTES MOGOLS. i(>J propre familie , trouve , pour peu qu'il y falie atrention , un fond de comique toujours nouveau. Les hommes , fans en exceprer prefque aucun , font tous plus ou moins ridicules , moimême qui te parle , je le fuis peut-être plus qu'un autre , Sc je ris dans aurrui des défaut* que je ne reconnois pas dans moi-même. L'amour-propre nous^ aveugle tous , comment eftil poffible, par exemple , que ce cadi , dont Ia fcience égale la probité , & qui a toutes les excellentes qualités que l'on peut fouhaiter dans un homme de fa robe , ne s'appercoive pas qu'il les temir toutes par un air de bauteur & de fierté infupportable ? ne feroit-il pas mieux de fe rapprocher un peu des autres hommes , & par une afiabilité qui le rendroit adorable , (au lieu qu'on le hak peut-être avec raifon ) ne devroit-il pas chercher a fe concilier les cceurs de tous ceux qui ont affaire a lui ? Ils ne 1'abordent qu'en rremblant , & en gagnant même leurs procés, ils fortent mécontens du tribunal de leur juge. Si ce vieux Mufulman dans un age des plus décrépirs , nous apprête a rire en faifant encore le galant, Sc eft adez fou pour s'imaginer qu'i[ pofsède fincérement le cceur des malheureufes efclaves de fon férail ; n'eft-ce pas en même tems le comble de la plus indigne badetïe , de T i ij  494 CONTES MOGOIS. voir ces mêmes femmes qui gémiflent fecrete» ment d'être foumifes aux emporremens de ca ridicule vieillard, fe difpiuer , malgré cela, fes bonnes graces avec empredement, 8c monrrer les unes contre les autres rous les mouvemens de la jaloufie ia plus marquée , pendant qu'au fond de 1'ame , elles déteftenc celui qui en eft 1'objet ? Qui pourroit retenir fes ris , en voyant ce jeune empirique porté mollemenr dans un palüïnquin doré, par vingt-qnatre efclaves qui fe relayent d'heure en heure, parcourir toute la ville, y faire montre d'une vanité des plus ridicules, &: s'imaginer par ce fafte qu'il étale, faire croire au public que perfonne n'eft plus capable que Jui du pofte qu'il occupe auprès d'un grand feigneur ? Couvert des plus riches étoffes de l'orienr , il fe croiroit deshonoré, s'jl avoir falué dans cet équipage un homme de pied &c mal vctu , lui qui avant cette faveur qui lui fait porter la tére jufqu'aux nues , & regarder Ia terre avec mépris , étoit trop heureux que les rncmes gensa qui il refufe aujourd'hui Ie falut, lui f iftcnt gagner , par un falaire des plus médiocres, de qiipi vivre très-modeftement; & cet homme , qui change a préfent trois ou quatre fois d'habirs a toutes les faifons , a-t-il hoime gtace d'oubljer que fa robe d'hiver c?oit autre-  CONTÉS MoGOtS. 295 fois la même que celle qu'il porton l'été , a la doublure pres , qu'il faifbic ócer & remettre , fuivant fes befoins ? Conviens donc avec moi, mon ami, du ridicule de prefque tous les hommes , que cette matière eft intariffable , & que nos paflions nous maitrifent tellement , que nous aveuglant pour 1'ordinaire , elles nous rendent , avec raifon , 1'objer de la raillerie des autres: déploye donc , dans cetre o;cadon, tour ton favoir. La fécondité de ton génie & ton heureux naturel viennene d'être fi vantés par Zobeyas , qu'il ne te fera pas bien didicile de nous en donner , en ce moment même , un petit échantillon. Je bailfai la tête, pourfuivit Katifé, pour faire connoitre au gouverneur que j'étois difpofé a lui obéir , & j'attendis que Zobeyas me fit connoitre fes intentions ; comme elle avoit beaucoup d'efprit, elle comprit aufli-tót mon embarras , & profitant des difpofuions favorables dans lefquelles étoit Almamon a notre égard , Sc de la crédulité qu'il paroidoit avoir fur uorre compte : feigneur, lui dit-elle, nos communes affliclions, & 1'état dans lequel nous fommes , ne nous permettent pas, du moins a moi, de vous donner du comique en ce moment , ni même de vous répérer aucun de ces róles que monmari, Mani & moi, nous jouyons autrefois Tiv  i?6" CoNiES MOSOLS. avec quelques graces : mes malheurs me les ont fait oublier, mais pour peu que vous me lailliez a moi-même, pendant que vos efclaves vont faire une efpèce de répétition de ce qu'ils doivent repréfenter, je me rappellerai quelque intrigue intéredante que nous ferons bientot en état de vous jouer a 1'impromptu. L I X S O I R É E. Suite des Aventures de Katifé & de Margeon. Si Ie gouverneur de Brava approuva ce que lui propofoit Margeon , j'en fus aufli trés-content > paree que ce délai me donnoit le tems de me compofer de manière que je ne pufle donner aucun ombrage 3 Almamon ; je fus donc fpectateur , ainfi que ma belle veuve , d'une petite paftorale que les efclaves de none maitre répétèrent elle étoit entremêlée de danfes & de chants , & tous les acteurs s'acquittèrent paifablement de leurs róles. Quand ce divertiflement fut flni, Almamon ayant fommé Margeon de fa parole : je vais vous obéir , feigneur, lui dit-elle, enfuite m'adreflant la parole ; remettez - vous  CONTES MOGOLS. 297 dans Ia rnémoire, mon cher ami (pardonnez , feigneur, dit-elle au gouverneur , ces termes de tendreffe , j'ai toujours appelé ainfi mon beaufrère du vivant de mon mari } rappelez-vous disje , cette intrigue fi rendre que nous avons jouée plufieurs fois •, la voici: Mirza, jeune veuve, eft vivement follicitée par un officier des troupes du roi de Java, de Pépoufer; elle trouve dans Hindbad (c'eft le nom de fon amant) tout le mérite poffible; mais comme elle n'a eu que du défagrément & de 1'ennui dans fon premier mariage, & qu'elle eft bien perfuadée qu'il y a peu d'hommes qui ayent pour leurs femmes toutes les complaifances &c 1'arrachement qu'ils leur promettent, elle lui propofe de fe foumettre a deux épreuves des plus fingulières : alors Margeon ayant, fous les noms de Mirza & de Hindbad , raconté fuccinófcement a la compagnie routes nos aventures , jufqu'a la derniére vifire qu'elle me rendit traveftie en homme dans le palais du fultan , le péril de la vie qu'elle y courut par mon obftination a garder le filence , la nécefiité ou elle fe trouva alors de déclarer fon fexe au vifir, 1'amour qu'il concuc pour elle, fon enléveynent, & de quelle manière cet indigne miniffre avoir été percé de mille coups , lorfque le vaiffeau fur lequel elle étoir fut attaqué par des corfaires j Mirza, continua-r-elle , pat des  49? CONTES M « G Q t S." aventures qui ne font rien a la chofe , retrouve deux ans après Hindbad dansl'ile de Ceylan ; elle ne peut d'abord s'empêcher de témoigner la joie qu'elle a de le revoir; mais enfuite , faifanr rédexion qu'il eft caufe de tous fes malheurs , elle lui fait les reproches les plus fanglans, a peu prés dans ces rermes. Alors Margeon jouant fon role d'aurant plus natureilement , que croyant avcir vérirablement lieu de fe plaindre de moi, il étoit fondé fur la vériré , elle m'accabla fous le nom de Mirza, de reproches d touchans, au fujet de 1'obftination avec laquelle j'avois gardé le filence , & me fit fentir avec tant de force 1'état déplorable dans lequel elle avoit été réduite depuis ce jour, qu'elle arracha des larmes de toute 1'adèmblée; pour moi , a qui ces reproches étoient perfonnels, j'en fus fi ému que je ne fais comment la manière vive & naturelle avec laquelle je me juftifiai auprès d'elle, fous le nom d'Hindbad , ne fit pas ouvrir les yeux en en ce moment au gouverneur ; pour me difculper de la faute qu'elle m'imputoit, je fis en peu de mots une peinture fi reftemblanre de tout ce que j'avois fouffert de fes caprices , fans m'êrre jamais rebuté , & je lui fis fi bien cojnprendre qu'ignorant la noire malignité du vifir, je n'avois pas dü me rendre a fes prières , que je la réduifis a convenir que tout le tort étoit  CONTES MoGOLS. 199 de fon coté, & que je n'avois pas pu agir autrement, fans rifquer de perdre fa tendrefle , & la rccompenfe de tous mes travaux : je 1'inftruifis enfuite de ce que j'avois fait depuis fon départ; des moyens que j'avois pris pour tacher de 1'enlever a 1'indigne vifir , du bonheur que j'avois eu , en faifanr naufrage , d'aborder a 1'ile de Ceylan , ou il s'en falloit peu que je n'expiraffe de joie de la retrouver en vie , hors de la puiffance de 1'infame vifir, & en état de la reconduire bientot a Java, ou je me dattois qu'elle voudroit bien couronner ma conftance. Que 1'amour, mefdames, eft éloquen? dans ces fortes d'occafions, pourfuivit Katifé ! & que je m'acquittai bien de mon róle, en peignant a mon tour , fous le nom d'Hindbad , avec les couleurs les plus brillantes & les plus naturelles tout ce que j'avois foudert pour Mirza pendant mes deux années d'épreuves, les combats éronnans dont j'étois forti victorieux , la violente douleur que je reflentis en apprenant fon enlevement, la fureur dont je fus animé contre fon ravifleur! je ds fi bien naitre par degrés tou3 ces mouvemens dans les cceurs de nos fpeólateurs , que m'accordant toute leur pidé , ils versèrent abondamment des larmes au récit de me§ malheurs qu'ils regardoient comme irnaginaires: & accablant d'exécration Ia rnémoire du  ?00 CONTES MoGOLS. perfide vifir , ils applandirent tout haut a la conclufion de cette fcène qui , en couronnant la patience & la fidélité du tendre Hindbad, après tant de traverfes dans fes amours , lui faifoit trouver par un heureux mariage , dans les embraffemens de fa maïtreffe , la fin de toutes fes peines. Quelque applaudiflement qu'Almamon eüt donné a la fcène que nous venions de repréfenter, & quoiqn'il eüt témoigné beaucoup de fatisfaction dans la reconciliation d'Hindbad & de Mirza , il y a cependant apparence que la vivacité & le naturel avec lequel nous repréfentames les aventures de ces deux amans , lui caufa de 1'inquiétude : c'eft ce que juftifia bientot Ja conduite qu'il tint a notre égard. II avoit paru trop content de notre manière de jouer la comédie , pour ne pas fouhairer que nous entraflïons pour quelque chofe dans la fète qu'il vouloit donnet pour le mariage de fon fils ; & m'ayant chargé du canevas des fcènes que nous devions repréfenter , je crus , en le compofanr, devoir y en faire entrer quelqu'une oü je pufte faire favoir a ma belle veuve, 1'efpérance que j'avois de la tirer d'efclavage. Mefri m'en avoit déja fait 1'ouverture, il avoit trouvé dans Brava un riche négociant d'Aden , qui par rapport au commerce qu'il faifoit avec les habi-  CONTES'MOGOLS. 3OT taris -de cette ville , avoit un vailTèau a lui dans le port : il lui avoit fait confidence'de notre ;i état , & cet homme , féduit par 1'efpoir d'une trcs-grofle récompenfe , avoit réfolu de rout rif— quer pour nous mettre en liberté : il étoit néceffaire que j'en inftruififle Margeon , afin qu'elle j prït la-deflus de juftes mefures; &c comme il n'y avoit aucune efpérance que le gouverneur voalür 1 confenrir a notre rancon , je crus devoir , pat quelqu'invention fingulière , lui apprendre da : quelle manière elle devoit fe conduire pour fe I fauver du Sérail d'Almamon. La nuit qui étoit deftinée pour la fête de la ; nóce de notre jeune maïrre , me paroiffoit trop ; favorable pour que je n'en profirafle pas. Dans la diftribution des fcènes que je devois jouer avec ; Margeon, j'en compofai une dans laquelle , dé; guifée fous un habit d'homme, elle devoit re: cevoir une lettre qui produifoit le dénouement : de la pièce ; mais comme je n'avois pu lui parler qu'en préfence du gouverneur , je n'avois eu garde , dans le canevas , de lui expliquer nos projets , je me réfervois tout, pour le jour de notre départ, & cela me paroiflbit d'autant plus facile, que dans un embarras pareil a celui que la fête &c la comédie devoient produire, je me dattois que.nous pourrions facilementnous échapper, fans que l'on prït garde a nos aótions j je ne penfai  ^Ól CONTES MoÖótSi' donc plus qu'a. exécurer ce que j'avois prémédité avec Mefri Sc notre négociant d'Aden. Le jour de certe cérémonie étant enfin arrivé j la fête fut complette; les efclaves repréfentèrent leur paftorale a merveille; Jes intermèdes compofés de chants & de danfes furent trés - bien exécutés j la comédie que neus jöuames , Margeon 8c moi, plüt beaucoup au gouverneur Sc a fes femmes \ en un mot tout alla a ravir, jufqu'a fa fcène du dénouement: mais quand , fous prétexte de rendre la lettre qui paroiffoit être du~ fujet, j'eus remis a ma belle veuve le billet qui l'avertiff©it de ce qu'elle devoit faire pour me joindre après le diverriffement Sc pour prendre la fuite enfemble, Almamon foupconnant notre conduite , fe leva brufquement, fe faidt de ce billet, Sc ayant dans le moment découvert toute notre intrigue, il entra dans une d violente colère,' que mettant le fabre a. la main, il fondit fur moi dans 1'intention de m'abattre la tête. Comme dans mon role j'étois armé, je me mis en défenfe , non pour attaquer Almamon , que j'aurois tué, d je 1'avois voulu, mais feulement pour parer les coups qu'il me portoit. Il s'appercut des ménagemens que j'avois pour lui dans une occafion fi délicate, Sc eeffant de me pourfuivre , il mit fon fabre dans le fourreau, Sc ordonna a tous fes efclaves de me faifir, avec  CONTES MOGOIS. }ö} menace de me faire périr dans les fupplices les plus cruels, fi je ne rendois pas les armes. LX S O I R É E. Suite des Aventures de Katifé & de Margeon. Comme il n'écoit pas poflïble que je ne fuccombafTe , Sr que je ne fufle accablé par le nombre, je jetai mon fabre aux pieds d'Almamon: tu es le maitre de ma vie, lui dis-je • tu ne le ferois plus , d j'avois voulu attaquer la tienne j je t'ai cefpedé & comme mon maïtre \ Sc paree que je fuis bien perfuadé que quand tes premiers mou•vemens de colère feront paffes, tu me rendras la juftice qui m'ed due , Sc que quelqu'inclination que tu puides reffenrir pour Zobéyas » tu ne voudras pas troubler deux cceurs unis depuis long-tems par des liens indiflblubles. La mort feule eft capable de nous féparer , impofe-nous telle rancon qu'il te plaira, je te la ferai payer avant qu'il foit peu ; mais apprends que d agiffant contre toutes les loix de 1'humanité Sc de 1'bonneur, tu ufes du pouvoir defpotique que m as fur nos perfonnes j le fultan d'Aden, dont je  $04 CONTES MoGÓtSÏ fuis le premier Vifir, & qui eft déja inftruit ds notre fituation , viendra bientot en perfonne venger ma mort, & après avoir mis rout a feu ëc & fang dans cette ville , il te fera roi-mêmö expirer dans les fupplices les plus affreux. Almamon qui étoit encore aveuglé de fureur, s'imaginant que ce que je venois de lui dire n'écoit que la fuite de lafourberie qu'il cfoyoic découvrir dans la lettre dont il s'étoit emparé , m'accabla des noms les plus odieux : Vil efclave, me dit-il, tu joins encore la menace a 1'effron*terie. Ah ! je t'apprendrai a, ce jouer a ron maitre, & a abufer des bontés qu'il aeues pour coi jufqu'a ce jour; tes infolens difcours ne m'erfrayentpas j je connois le lultan d'Aden mieux que coi ; je 1'honore j mais quelque, puiffanc qu'il foic, je ne le crains pas , paree qu'il eft jufte ; tremble donc; a 1'appareil des courmens que je deftine a ta trahifon &c a ton impofture ; il ordonna enfuire que l'on m'btat de fa préfence, & que l'on m'enfermat fous bonne garde jufqu'au lendemain. L'on alloit exécuter fes volontés, lorfque Margeon fe jetantafes pieds : Seigneur, lui dic-elle, en verfant un torrent de larmes, Mani ne vous en impofe pas ; vous avez paru fenfible au récit de nos malheurs , lorfque fous des noms fuppofés, nous vous les avons repréfentés ; ne les rendez pas réels par un excès de dureté que \tous con- damneriea  C o N t i s M o g o i *; 3CC tfamneriez , fi vous étiez dans une fituation plus trancpulle & après avoir fouhaité vous-même que kanfe fous le nom d'Hindbad , fur tranqurlle podefleur de fa maïtrede, voudriez-vo«s que la malheureufe Margeon fur encore aujourö nm Ia caufe innocenre de fa mort ? Qu'ont de commun Mardon & Katifé arac ce qtu fe paffe en ces lieux , dit alors le eo'uverneur avec vivaeité : Seigneur, reprit ma belle veuve je ne mappelle pas Zobeyas ; née dun P-e mforruné , qui tenoit un rang adez confidérableal, cour d'Aden , j'eus le malheur de Je Perdre par les perfécutions d'un perfide vifir Pour evner les ctuelseffers de Ia jaloufie dece fcé' 11 fut °bIi§e ftfr ^e fa patrie, U y a enjaron qurnzeans, avec un fils quip^^,^ ^ouze ; deprus externs fatal, une^imes fceurs & mor, la.lfees chez une parente de notre père 510US,7 a;°ns été e» b«»e aux adauts de la fortune la plus mconftante : Ah ! rous les événemens que nous vous avons racontés fous des noms era- Margeon , fi elle n'avoir pas été privée de la prélence du malheureux Abouriam fon père Du malheureux Abouriam ?.... Jufte cie, j Jois-jefaue^'écria le gouverneur ? Ah ! voila donc la Wee de ia tendrelfe que ,e reffentois pour Zobeyas : Venez, ma chère fille , venez reTome XXIII, y  $© j'aye de revoir mapatrie , je ne puis entreprendrece retour fans péril, fi le fultan qui règne en ces, lieux venoit a le favoir, & je ne crois pas de voir 1'en inftruire fans rifquer ma perte. Voici ce que> j'ai réfqlu pour parvenir a mes deffeins ; il faut que Mefri aille trouver le Négociant, fur le vaiffeau duquel vous vouliez vous embarquer, & qui n'eft pas encore parti, qu'il lui remette tout 1'argent dont il aura befoin pour racheter d'efclayage ceux qui étoient avec vous lorfque vous perdites la liberté; je fournirai toutes les fommes. néceflaites pour cela; cV après avoir fait fecretement porter toutes mes richeffes fur un baeimem que je ferai bien armer, nous nous met-  CONTES MOGOLS. J1I trons enfemble en état de reprendre la route d'Aden. L X I S O I R É E. Condufïon des Aventures de Katifé & de Margeon. N ous vïmes avec une extreme joie Ia réfolution d'Abouriam ; il ne perdit pas de tems a exécuter ce qu'il avoit projeté \ Sc lorfque tout fut pfêt, comme il avoit plus de quarante efclaves de différens pays, il les fit venir en fa préfence une heure avant fondepart: mes amis, leur ditil , content de vos fervices, je veux vous en donner des marqués eflentielles, je pars pour Aden , ou des affaires de conféquence m'appellent , fans être fur de mon rerour en ces lieux. J'offre de vous y conduire, en cas que vous vouliez m'y fuivre,(car je vous déclare que dès ce moment vous êtes tous libres : ) la je vous fournirai les moyens de retourner chacun dans votre patrie.. Les efclaves d'Abouriam fe jetèrent aux pieds d'un fi boa maitre; Sc pas un feul n'ayant voulu refter a Brava, nous f imes ttanfporter fur lechamp routes fes rifiKelfes furie vaiffeau qu'il avoit fair équiper, fous- V»  'ij li CöNTES MOGOLST prétexte d'envoyer encourfe, & fur lequel Mefrv avoir fait palfer au commencement de la nuit tous nos compatriores bien armés, & nous partimes dans 1'inftant, fuivis du vaiifeau de ce négociant d'Aden. Comme nous avions Ie tems le plus favorable que l'on put choifir, norre voyage fur auffi heureux que nous pouvions le fouhatter, jufqu'auprè3 de 1'ile de Zocorora; mais en cet endroit, le vent ayant tout d'un coup changé, nous fümes rejetés en mer avec une extréme violence 5 & ce même vent ayant continué pendant plus de quinze jours, nous nous écartames rout-i-fair de notre route, & nous effuyames pludeurs tempêtes qui, fans être bien dangereufes, m'inquiécêrent extrêmement', paree que ma chère Margeon , qui croyoit avoir quelques fignes de grofleffe , en étoit fort incommodée. Pour furcroit de malheur, pendant une nuit fort obfeure, qu'il faifoit un adez gros rems, ayant quelques ordres a donner , dans le moment que je padbis de la poupe vers la proue du vaideau > je fus couverr d'une lame d'eau , qui me frappa avec tant de violence , que quelqu'effort que je fifle pour me retenir 5 je fus renverfé dans la mer •,, aux cris que nrent alors quelques matelots, je m'imagine que l'on jeta premptemenr, dans la mer plufieurs bouts de corde qui teUoient aux manoeuvres (ainfi qu'ü eft d'ufage en pared cas ),  CONTES MoGOtS. 3 IJ '&que, comme Pobfcuriré qui régnoit pendant la tempête , empêchoit que l'on put diftinguer les objets, l'on coula le long du vailfeau plufieurs grofles planches , pour que je pufle trouver du fecours par ce moven; j'ai tout lieu de le penfer ainfi , puifqu'étant revenu fur 1'eau , je fentis a mes cótés quelque cbofe qui flottoit; je m'y attachai fortement , & après avoir vogué fur cette planche pendant f=pt ou huit heures , je fus porté fur une rade inconnne, fans autre mal que celui d'être extrêmement fatigué, & de relfentir la plus vive douleur de la cruelle fituation oü je ne doutois pas que ne füt mon époufe , en apprenant que j'étois tombé dans la mer. Après avoir pris terre, & être monté fur une élévation d'ou je pouvois découvvir extrêmement loin, j'eus la conf> .ation de voir la mer fort tranquille , d'êtr eperSuadé qu'il n'éroit arrivé aucun accident au vaiffeau qui renfermoit ma chère époufe, & de connoitre que le vent qui étoit changé depuis quelques heures , devoit lui avoir fait prendre la route d'Aden ; j'avois feulement fur moi une trentaine de pièces d'or , & quelques diamans dont Abouriam m'avoit fait préfent: avec ce fecours, j'avancai le long de la cóte, & après avoir marché pendant fept ou huit heutes, j'arrivai a Dabul, extrêmement fatigué. Mon ptemier foin fut de m'informer s'il n'y avoit pas quelque baument qui fe  314 Contes M o g o 1 £ difposat a faire voile pour la mer rouge , & ayant appris que je n'en trouverois qu'a Cambaye , je fuis venu dans cetre ville , oü j'avois pris la réfolution d'artendre le déparc du premier vaiffeau qui devoit fe mettre en mer pour aller a Aden , ïorfque fans favoir comment , je me fuis trouvé tranfporté dans ces lieux enchantés. De grace iLluftres génies, a préfent que vous êtes informés par moi-même des moindres parcicularités de mes aventures, daignez foulager la vive affliétion d'une époufe qui reirent sürement une mortelle douleu b de ma perte, qu'elle regardepeut-être comme cen:aine ; & puifque votre puilfance n'a pas de bon tes, quand il s'agit de faire dubien,rendez-lui un é coux accablé d'aflliótion, par une féparation qui liii eft plus cruelle que la mort même. Les" fultanes n'avoient pu entendre 1'hiftoire. de Ka tifé & de Margeon , fans y prendre tout 1'intérê üqu'ils méritoient; elles lui en marquoient fiucèreiaient leur fenfibilité, lorfque Cothrob leur adreffantla parole : ce n'eft pas adez, leur dit-il» de confeder, par des difcours, ces illuftres malheureux, il faut encore par des eftets, qu'ils connoident ttoute 1'étendue de notre pouvoir: alors fe tournant du coté de Katifé : feigneur , continua-t-il, quelque touchée que Margeon foit de votre féparation , elle eft toujours foutenue par l'efpérancegue vous n'êces pas péri dans les does:  C O N T E S M O G O l S. '15 nous avons pris foin de 1'en inÉrruire en fonge , & elle eft fi bien perfuadée de cette vérité, qu'après avoit parcouru nombre de ports pour vous chercher, elle touche au moment de vous rejoindre. Ah ! fage vieillard, s'écria Katifé, tranfporté de joie , vous me rendez la vie. Eft-ü bien poffible que je revoye mon adorable Margeon ? un bonheur fi furprenant eft au-deflus demes efpérances : pardonnez-moi ce doure , généreux génies, je ne dois point en avoir fur 1'étendue de votre puiffance; la manière extaordinaire dont je me trouve dans ce lieu de délices , me doit faire connoitre que rien ne vous eft impoffible ; mais Margeon foupire, éloignée de moi., & je languis abfent de cette charmante époufe que j'adore. Vos emprelfemens font juftes, dit alors Cotrob , il faut les fatisfaire. Et bien , feigneur , vous allez voir dans le moment cette époufe qui fait lunique objet de vos attentions , & donc vous mérirez la tendrelfe avec canc de juftice; elle vienc , par mon pouvoir , d'êcre tranfportée dans ces lieux avec Abouriam, Khaled &c fon époux \ alors les portes du falon ayant été ouverres par les ordres de 1'iman , on y vit entrer la charmance Margeon qui, fans faire aucune attention aux perfonnes qui y éroient , ni aux magnificences de ce lieu > courut fe jerer entre les bras  jflfl CONTES MoGOtS? de Katifé. Chère lumière de ma vie , lui dit-elle,' je vous retrouve donc , après vous avoir cru englouti dans les flots. Ah ! que mon cceur a été cruellement déchiré depuis notre rrifte féparation, & que vous m'avez couté de larmes! Non, fans mon père & votre aimable fceur, je n'aurois pas furvécu un feul moment i ce dernier malheur que je croyois fans reflburce. Grand prophéte ! vous feul pouviez leur fournir des raifons capables de fufpendre mon défefpoir , &c vous m'avez bien fait connoitre par votre proteétion toute fingulière, les effets de votre bonté. Oui, mon cher époux , c'ed fans doute cet ami de dieu qui a calmé la violence de mes maux \ c'ed lui qui nous a conduits dans ces lieux enchantés par des voies qui nous font tout-a-fait inconnues. Quelles graces n'ai-je pas a lui rendre pour tant de bienfaits , puifque c'eft par fes ordres que je me fuis rendue avec Abouriam & fes enfans dans le Karavenferaii de Cambaye ! Nous y femmes arrivés ce matin, le conciërge nous y a recus avec toute la politede imaginable. Sur le portrait que nous lui avons fait de votre perfonne, il nous a affurés que vous étiez venu loger chez lui il y a environ vingt jours , que vous n'y aviez palfé qu'une nuit fort inquièce y Sc que quoique vous lui eudiez fait con-.  CONTES MOGOLS. 3 I ■ƒ Moïtre que vous ériez difpofé a attendre le dé-; part d'un vailfeau qui devoit dans quelques femaines faire voile pour la mer Rouge, il y avoit apparence que vous aviez changé de fenrimenr, puifque vous ériez dès le lendemain matin parti du Karavenferail, fans lui dire vos intentions, &c fans même avoir pris congé de lui. Affligé au dernier point de votre départ, je lui témoignois la douleur que je reifentois , lorfqu'un jeune homme qui écoit dans la chambre, & qui nous a paru être un marchand joaillier, a. pris part a la converfation : madame, ma-t-il dit, voulezvous êrre inftruite fur le champ, du lieu ou fe trouve la perfonne dont vous êtes en peine, je vous trouverai dans Cambaye une vieille femme qui vous en dira de sures nouvelles, & même qui pourra faire quelque chofe de plus encore pour vous. Tranfportée de joie a des promelfes d agréables, je I'ai prié inftamment de nous aller chercher la vieille ; il y a été , 1'a amenée avec lui , &c après qu'elle a eu confutté un livre qui n'étoit rempli que de figures hyérogliriques : tu retrouveras ton époux , m'a-t-elle dit, avant que 1'aurore paroiffe , & tu lui rendras , par ra préfence , route la joie don: fon cceur eft privé. Si je ne te dis pas la vérité, puide notre grand prophéte, me priver pour jamais de 1'ufage de  5lS CONTES MoGÓtS. Ja parole. Quelque peu d'appareuce que je vifTé dans les promefles de cette femme , elles étoient ' trop datteufcJs pour que je n'en fuflë pas extrèmement touchée. La joie qui brilloit dans mes yeux fe répaudoit dans toutes mes actions. Nous avons retenu cette vieille a fouper avec nous, le vin 1'a mife de belle humeur , elle nous a fort agréablement amufés par des hidoires plaifantes qui ont fort «gayé notre repas, mais je ne puis dire de quelle manière il s'eft terminé^ puifque fans nous fouvenir comment il a fini, nous avons été tranfportés dans ces lieux charmans ou j'ai trouvé 1'accompliuement de ce que m'avoit promis cette adorable femme. Charmante Margeon , s'écria Katifé , quelles «naces n'avons-nous pas a rendre a 1'envoyé de dieu, pour toutes les bontés qu'il a pour nous! •Sachez que vous avez, ainfi que moi, été en un moment apportée dans le palais des Peris ; que ces génies bienfaifans , foumis aux ordres de notre fouverain prophéte , n'ont fait fans doute qu'exécuter fes volontés fur nos perfonnes, £c que nous ne faurions trop vivement leur en marquer notre extréme reconnoiftance : nous ne demandons autre chofe de ceux que nous obligeons , reprit Cothrob ; c'eft aux cceurs feuls des mortels que nous en voidons, nous connoidbns  CONTES MOGOLS. Jij) la bonté des vótres, nous en fommes très-fatiffaits. Comme nous n'ignorons pas avec quelle 1 impatience le fultan d'Aden attend Abouriam , Sc que ce fage vifir doit répondre a. fon empref: fement, nous vous mettrons bientot en état de le fatisfaire j mais après tant de fatigues , vous devez avoir befoin de repos, & l'on va vous conduire dans des appartemens oü vous trouverez de quoi gaiïer trancjuillement la nuit. Abouriam, fon fils &c Kbaled , étoient fi fur-; pris de tout ce qui s'étoit palfé depuis leur entrée au Karavenferail , qu'ils en étoient comme ;; immobiles. Après avoir rous remercié les prétendus génies, ils pafsèrent dans le lieu qu'on leur avoit dediné , & y trouvèrent des rafraïchilfemens d'un goüt fi délicieux , qu'ils ne purent refufer d'en boire avant que de fe livrei- au fommeil: comme, par les ordres de Cothrob , ; l'on y avoir mèlé de la décoétion de Bueng, ils ne furent pas plutót profondément endormis, que le prince Schirim , profitant de leur alfou^ i pidement, les fit enlever par les efclaves def1 tinés a ces fortes d'opérations , 8c les fir porter ; dans une chaloupe qu'ils allèrent, par fon or1 dre, attacher au vaideau d'Abouriam , 8c revinrent enfuite au palais. 11 eft facile de juger de la furprife oü ces cinq perfonnes fe trouvèrent j le lendemain a leur réveil. Bien perfuadés de Ia  '510 C O N T E S M O G O L S» réalité de rout ce qui leur étoit arrivé , ils enttlrent dans leur vailTeau, & après avoir renvoyé la chaloupe a bord , ils profitèrent du vent qui leur étoit favorable pour retourner a Aden. Les fultanes de Guzarate avoient été touchées du dénouement de cette hiftoire ; Sc fans faire autrement attention a tout ce qui avoit été dit Sc exécuté par Cothrob, elles cfurent que, comme ce grand homme pouvoit avoir été informé par - le conciërge du Karavenferail , de 1'arrivée de Margeon , il s'étoit imaginé que cette aimable perfonne , uniquement occupée de la perte de -fon époux , avoit bien pu faire des rêves conformes a. ce qu'il lui avoit dit de datteur a ce fujet, d'autant plus que Katifé étant tombé dans la mer, dans un endroit qui n'étoit pas exrrèmement éloigné de Dabul, il éroit probable qu'il avoit pu gagner terre fur ces cótes, ou a quelque port prochain. A 1'égard du fultan Oguz , il avoit paru tfès• conrent du récit de ces aventures, Sc avoit témoigné plus d'une fois a Cothrob fon étonnement de ce que Katifé avoit pu réfifter aux artifices que Margeon avoir employés pour éprou"ver fon amour : je vous avoue , mon cher ami, lui dit-il, que je ne me ferois jamais fenti capable de foutenir de pareilles épreuves , quelque violente tendrefle que j'eutfe eue dans le cceur pout une  CONTES MoGOtS. 311 une femme : feigneur, reprit 1'iman, il n'entre pas ordinairement en amour, tant de délicacede dans celui des fultans. Accoutumés a voir touc •fléchir devant eux , ils n'ont pas plutot formé des dédrs qu'ils font fatisfaits , & je ne fuis pas furpris que vous penfiez aind ; mais quelle doit ■être aujourd'hui la fatisfadion de ces incomparables amans! ils font sürs que leur eendrede eft bien réciproque , & c'eft véritablement dans Une vie privée & non fur le none, que 1'on goüte ordinairement ces plaidrs dans toute leur pureré. Oguz convint que Ja grandeur d'urt monarque lui étoit fouvent incommode en amour • & après avoit fait plufieurs rédexions très-folides fur le bonheur de ces heureux amans , comme il parut avoir befoin de fe livrei au fommeil, Cothrob fe retira & le laida en liberté* Le lendemain, 1'heure pour fe trouver au falon étant arrivée , il y avoit déja quelque tems qUe les fultanes s'y étoient rendues avec toutes les perfonnes qu'elles avoient fait enlever du Karavenferail, & elles demandoient a voix baife a Schirim s'il ne leur avoit pas fait conduire au palais quelque nouvel étranger , lorfque ce prince , fans leur répondre , ayant fait le fignal dont d avoic coutume de fe fervir pour faire ielever les portières , on vie fiir Ie fopha & fus Tome XXIII X  $11 CONTES MOGOLS.' des carreaax placés dans 1'enfoncement de 1'ef-j trade , un femme d'environ foixante ans , quacre filles fort jolies , donc la plus agée n'en paroidoit pas avok dix huk, 8c deux jeunes garcons fort bien faits qui pouvoient en avoir au plus chacun vingccinq. L X I I S O I R É E. Hifloire de Mapnoun & de Leïlck. Ii fut très-facile aux fultanes de connoitre par les habillemens de ces fortes de perfonnes, que 'c'étoient des danfeufes 8c des danfeurs , 8c elles s'attendkent a recevoir du plaifir de ces nouveaux venus ; il augmenta bientot par la furprife ou ils parurent a leur réveil, jamais on n'a rien vu de plus lingulier que toutes les attitudes différentes dans lefquelles chacun des acteurs Sc actrices fe trouva , 8c cela forma un tableau d plaifant , que les fultanes & les autres fpectateurs ne purent s'empêcher d'en rire de bon cceur. Enfuite Schuim prenant la parole: ceffez de vous étonner , leur dit-il, & reprenez toute la gaieté dont des gens tels que vous font doués ordinairement , imaginez-vous que dans une nuit vous  C Ó N ï Z S M O S O t S,J Jjj avez tous été tranfportés dans la province du Schadukiam (a) que vous êtes dans le palais de Ghevher- Abad , & que deftinés pour quelque tems aux plaifirs des Peris & Perizes qui J'habitent 5 votre bonheur dépendra de la manière dofit Vous vous acquitterez des devoirs de votre profeflïon. Ces gens rafTurés par des promefles aufli flatteufes , reprirent bientot leurs efprits , l'on vit la tranquillité & la joie reparoitre fur leur vifage , «Se la vieille qui étoit la maitrefle de cette (a) Schadukiam j eft le iicm d'une province fabuleufe du pays de Ginniftan , que les romans orientaux difent étié pcup'ée de dives & de peris j nous pourrions 1'appeler le royaume des fées., auffi-bien que 1'ernpire des génies, ou encore mieux, en fuivant fa propre fignification , le pays de Cocagne, paree que ce mot qui eft perfien , eft compote de deux autres qui (Ignifïent le plaifir 8c le défir. La ville capitale de ce pays imaginaire , porte Ie nom de Ghevher-Abad. La vil'e des Joyaux ; ou Mehslan & Ma* kan , qui écoient de l efpèce des peris ou bons génies , ïégnoient du tems de Cahcrman. Ces deux rois peris ou fées , qui étoient moleftés par les dives ou démons qui lcurfaifoient une cruelle guerre, ayant appris que ce héros étoit a Ia cour de Schelan, roi d'une aurre province du Ginniftan, impiorèrent fon fecouis contre de fi föclïeux Voifins,& Caherman, a leur prière , exécuta dans certe occafion les grands exploits qui font décrits amplcment dans Ie Caherman Namck, roman qui fe tiouve daus la Dibliotkèque du grand duc. . X ij  314 C O N T E S M O G O l S.' troupe, leur ayant adreflé la parole : mes enfans^ leur dit-elle , lotions le prophéte qui a permis que nous fulfions conduits dans ces lieux enchantés, & faifoiis nos efForts pour bien remplir Tidée que ces iiluftres génies ont de nos perfonnes. Veulent ils que par vos danfes & par vos chants, vous leur exprimiez quelqu'aventure rragique ? ou bien le comique les toucheroit-il davantage ? Oh ! que ce foit du comique, s'écria Goul Saba nous demandons quelque chofe qui nous réjouiffe : cela étant, dit la vieille a fa troupe , il faut que vous donniez a ces perizes la repréfentation des amours de Megnoun ( le jardin , je trouvai le moven de fortir de cd chateau que j'enrendis retentir de cris de toutes parts. Je me ftuvai promptement, & m'éranr arrëté daas le plus prochain viliuge oü je pailai la nuit, j'y appris le lendemain le détail de toute mon hiftoite , &c je fus de plus informé que Raoudhah enragéè de ce que j'avois échappé a fa vengeance , s'étoir frappée du même poignard, & qu'en expirant entre les bras de fa nournce , elle avoit caufe la mort de fon enfant. Je me gard.d bien de laiffer voir fur mon vifage la part que je prenois a une aventure aufli tragique , & m'éloignant avec précipitation de ces lieux, je pris la route d'Hifpahan oü je retrouvai heureufement la troupe dans laquelle j'étois, lorfque nous arrivames a Tauris. Notre vieille directrice m'y recut avec beaucoup de joie , mais n'ayant plus voulu y paroïtre fous le perfonnage d'une fille , j'y pris les roles d'amoureux caractérifé, dphr je m'acquiuai avec beaucoup de fuccès : comme je fentois alors ce que je jouois, je 1'exprimois de manière a fatisfaire nos auditeurs. J'eus le bonlirur c'être applaudi par tous les feigneurs , &c de devenir 1'idole d'une bonne parrie des dames, dont les maris étoient adez bons pour nous artiver chez eux. Le noviciat que j'avois fait chez Raoudhah, m'avoit donné de 1'expérience, je n'étois olus aufli fotque quand j'entrai a fon fervice, k  CoNTES MOGOLS. J(J f rofitant de mes talens, & de la foibleflè des belles perfonnes qui me voulurent• du bien, je puis dire qu'il y a peu d'hommes de mon age qui ait eu autant de bonnes fortunes , &£ qui fe foit moins piqué de fidéliré que moi * puifque , depuis plus de dix ans que j'exerce cetre profedion dans différenres troupes, il y a 1 peu de femaines que je n'aye changé de niaitrelfe. Voila , belles perizes , le récit flncère de mes aventures , tel que vous 1'avez exigé de moi x fans cela vous devez croire que je ne vous aurois pas parlé aufli naturellement que je 1'ai fait ; mais fi vous êres curieufes d'enrendre des hiftoires qui tiennent encore plus du merveilleux, celui qui, dans la pièce que nous avons repréfentce, faifoit le róle de mon efclave , & qui , par un comique des plus naïfs & des plus gracieux , a mérité' avec juftice vos spplaudiflemens, vous en fera volontiers le récit, quelqu'incroyables qu'elles paroiflent; il aflure fur la foi de fon père , qu'il n'y a pas un mot d'imaginé, & que le tout eft conforme a la plus exacte vérité. Vos aventures nous ont fait plaifir, dit alors Gehernaz , par leur fingularité , & par la manière avec laquelle vous les avez racontées, & nous écouterons trés favorablement celles de votre camarade. Le jeune homme. ayant regardé ces parolej Tome XXIII, Z  ^54 C O N T E S M O G O L S.' comme un ordre de la perize , commenca en ces termes. H I S T O I R E D*Abderdim 3 racontie par Mouïad. J e fuis fils d'un homme qui avoit fervi dans les troupes du fultan de Candahar avec adez de difrin&ion : il s'appeloit Abderaïm , & il racontoit des chofes fi fingulières qui lui étoient arrivées , que la plupart de ceux qui 1'écoutoient, n'y ajoirtant aucune foi, lui avoient donné le furnom de Kedhad [a\ Comme j'étois prefque toujours préfent a ces récits , voici ce que je lui ai ouï dire, entr'autres, de 1'évenement qui avoit donné lieu a ma naiflance. Dans la prife d'une ville de Perfe, par les troupes du fultan de Candahar , on abandonna tout au pillage: on peut juger des excès de cruauté qui s'y commirent : comme les généraux de notre armée éroient irrités de la défenfe obftinée de cette ville , on en pada prefque tous les habitans au fil de 1'épée ; il n'y eut que les (a) C'eft-a-dire, le mentcur.  CONTES k O G Ö I, 5. Femmes Sc les filles a qui il fut défendu de fairé aucune violence. On les réferva pour les faire fefclaves , & afin que le foldac eüc part a ce burin , on en fit une efpèce de lorërie , dont on diftribua les bidets dans chaque compagnie; les numcros de ces billeis qui ne montoient qu'a quatre mille , répondoient a quatre mille facs, dans chacun defquels on enferma une femme ou une fille qui devoit appartenir au foldat a qui échoiroit le numéro du fac. Mon père fut aflez heureux pour avoir un billet; il alla prendre fort, fac , le chargea fur fes épaules, & fuivant la défenfe qui étoit faite de ne 1'ouvrir qua une lieué de la ville , il en fortit avec trois de fes camairades qui aVoienr eu le même bonheur que lui, Sc fe rendit, en leur compagnie, jufqu'au lieü marqué pour 1'ouverture du fac. LXVII SOIRÉE. Hifioire de la Sultane Goul-Saha. Xj'heure de^fe retirer étant arrivée, Sc les fultanes ayant fait reconduire les danfeufes & les aéteuts dans un appartement féparé de celui des princes i avec ordre de leur laiffer croire qu'il? Zi;  356 CONTES MOGOLS." étoient dans le palais des peris , Goul-Saba fift fur le point de déranger leurs projets, par Ia padion violente qu'elle avoit concue pour Maffoud , Sc qui n'avoit fait qu'augmenter par le récit de fes aventures. Elle ne vit pas plutót les princes Sc princefles fortir dn falon , que ne pou" vant didimuler plus long-tems fes feminiens : le tems approche , dit-e.lle aux fultanes, qu'Oguz nous a permis de difpofer de nos perfonnes, Sc je vous déclare que je veux ufer de mes droirs Sc dn pouvoir qu'il nous a donné; j'aime. Maffoud , je ne m'en défends pas, je vous avouerai même que je n'ai point voulu travailler a combattre tout 1'amour que je redens pour lui. O •ciel! reprit Gehernaz avec précipitation , penfezbien , fultane, a la honte que doit vous procurer une pareille alliance '. Quoi! des bras du monarque de Güzarate , notre fouverain feigneur Sc 'notre époux , vous pouriez vous réfoudre a pafler dans ceux du fils d'un vil chaudronnier , que fa condition préfente met encore, au-delfous de fa naiflance , & qui par le récit d'une vie remplie de défordre Sc de übertinage , auroit du vous dégouter de fa perfonne? Ah ! Goul-Saba, reutrez en vous-même, ne vous deshonorez pas par une union aufli difproportionnée , juftifiez au contraire par une conduite fage & modérée, le choix qu'Oguz avoit fait de vous, & la pré-  CONTHS MoGOLS. 357 fcrence donc il vous a honorée depuis plus de quinze ans. Nos cceurs peuvenc, il eft vrai , fe laiiler furprendre au premier abord , mais la raifon venanc a notre fecours , il eft beau de s'oppofer a cette furprife des fens, & de fortir victorieufe d'un combat dont le vaincu doit être couvert de bonte. Ces remontrances font inutiles , répliqua vivemenr Goul-Saba, je fens bien qu'elles ont quelque lueur de bon fens , mais je ne ne me paye pas de ces chimères , il vous eft bien aifé de parler comme vous faites, les autres fultanes & vous j vous avez eu toute la jeuneffë du fultan , il vous aimoit , vous 1'adoriez , Sc vous avez joui avec lui, pendant plus de vingt ans , de la vie la plus délieieufe j mais moi, je n'ai trouvé dans ce monarque qu'une vieillefle anticipée & languiffante , & puifqu'il n'eft plus, je vous avouerai que je n'ai jamais eu pour lui que de 1'indifTérence , & même de 1'averfion. Oh ciel! s'écria Gehernaz , & que fignifioient donc toutes ces démonftrations de tendrefle , ces inquiétudes , ces agitations , & rnenie ces larmes que vous versates en abondance , au moment que 1'ange de la more avoit tiré fon fabre pour trancher le fil des jours d'Oguz ? Pures grimaces, reprit Goul-Saba, je jouois parfrirement la comédie, voila cout le myftère : Sc d dans ces deruiers momens vous m'avez vue trés aftligée, mes Z iij  358 CONTIS MOGOLS. pleurs marquoienc la crainre oü j'étois que vous ne vous vengeaffiez fur mon fils & fur ma per-r fonne, de ces bontés fatigantes que le fultan avoit eues pour moi , a. votre préjudice ; le peu de commerce que nous avions eu enfemble , ne m'avoit pas petmis de vous bien connoitre, je ne vous avois pas aflez étudié j depuis la mort de ce bon prince , toutes mes appréheufions ont ceflé , la douceur de votre conduite me raffure , Sc la bonté de vos cesurs me furprend , je vous loue infiniment d'en agir ainfi, je voudrois même pouvoir vous imiter j mais la différence de 1'age me fait penier autrement. Ma jeuneffe Sc la deftinée m'entrainent, Sc la liberté pleine & entière que je vais goüter avec mon cber Maflbud , me donne par avance des idéés de plaifir qui raviffent tous mes fens. Quoique cette déclaration fi précife de Gpul* Saba fe fut faite dans le particulier, elle s'étoit paffee en préfence des fultanes de Bathal, digne fils d'une mère fi fenfée, Sc de Cothrob ; ce der^ nier n'avoit pas cru devoir rien ajouter aux fages remontrances de Gehernaz , il s'étoit contenté de dire k Goul-Saba qu'avant que le terme pref crit par Oguz , fut arrivé , elle feroit peut-être de folides réflexions fur 1'engagement qu'elle vout loit prendre j que cependant jufqu'a ce jour elle ftoit priée de ne point découvrir fa qualité a  CONTES MOGOLS. 359 Maflbud ; elle. le promit, & ayan: enfuite palfé pour quelques momens dans fon appartement , Bathal la fuivit, & ne fut pas plutót entré, que fe jetant a fon col : belle fultane , lui dit-il, la fermere que vous venez de faire paroïtre dans votre réfolution , me fait d'autant plus de plaifir, qu'elle m'autorife dans la paffion que j'ai concue pour Ildiz (Abderdims racontée par Mouïad. iTiON Pere' aPres avonr été conduit enfuite par Mergian Banou par tout Ie palais dont il ent heu d'admirer les rarerés , revint dans Ie fajon, On y fervit un repas d'une délicatelfe 'achevée , & ce furent ces ftatues animées qui firent tout Ie fervice avec un fi grand ordre, que les domeftiques les plus exaéls n'auroient pu mieux s;en acquitter; il y pafla Ia nuit dans un appartement délicieux, &le Iendemain la fée 1'étant venu trouver: Abderaïm , lui dit-elle, pour te récompenfer de la manière dont tu en as iifé hier avec moi, je vais te faire un don ; mais ta. Aaiij  374 CONTES MOGOLS^ n'en jouiras que pendant une année , a. commeneer de ce jour ; c'eft de pouvoir prendre , quand il te plaira , la figure des trois premiers animaux que ru renconrreras eu forranr de ce palais , & fous la forme defquels, ainfi que delfous la tienne, tu feras invulnérable. Pendant tout ce tems tu ne manqueras de rien , Sc en prononcant feulement mon nom , tu me trouveras toujours préte a te rendre fervice dans ce qui fera raifonnable» II n'y adans 1'univers qu'une feule dive contre laquelle mon pouvoir foit ïnutile ; c'eft ScheïranCouli (a) ; cette ginne qui ne s'attache qu'a faire du mal, ne faura pas plutbt que je te protégé , qu'elle cherchera toutes les occafions de te nuire j elle ne pourra rien fur toi pendant cette année „ pourvu que tous les matins en t'éveillant tu prononces ces fai»tes paroles oui écartent de nous les démons Sc les font frémir jufqu'au fond des enfers , en (b) ia lllave Mouhcmed - ul rejjoul oullah. W me refte a préfent a te demander fi tu n'as rien redend pour quelqu'une de ces trois belles filles que ru a vues hier dans ce palais \ mon père (a) Efclave du diable. (£) 11 n'y a qu'un feul Dieu , & Mahomet fon pro^ phètc,  Contës Mogois. 37^1 fe trouva fort embarrafTé a cette queftion ; cependant la fee lui ayant témoigné quelle fouhaitoit qu'il lui parlat,franchement: puiffante Mergian-Banou, lui dit-il, on ne difpofe pas de fon cceur comme l'on veut; ces charmantes perfonnes font parfaites dans leur efpèee j mais puifque vous m'ordonnez de vous expliquer naturellement mes fentimens, je vous avouerai qu'elles n'ont fait aucune imprelïïon fur moi. J'en fuis fachée, reprit la fée, fi tu avois fait choix d'une d'elles, tu en aurois été plus heureux & plus tranquiile; mais je ne prétends point te gêner; choifis en quel endroit du monde tu fouhaites que je te tranfporté. Iüuftre Mergian - Banou , répliqua mon père , puifqu'avec votre protection & les dons que vous m'avez faits , il n'eft prefque point de fortune a laquelle je ne puifle afpirer , obligez-moi de me faire conduire dans les états du fultan de Carizme (a); j'entends , dit alors la O) Quoiqu'il foit parlc dans les contes arabes & perfans» du royaume de Carizme , je ne le trouve dans aucun géographe , ni fur aucune carte ; voici feulement ce que No~ Hot, Tom. V, fol i f , dit en parlant de 1'Usbec. Les Tartares de ce pays font beaucoup plus civilifés que les au.* tres, ils ont divers princes dont les terres font feparées > 'mais qui dépendentprefque tous des fultans de Bochara tds Balech & de Carefchme , princes du pays. Aah»  'ffS. COKTES MOGOIS.' fée, til as oui' dire que la princeffe Zarat-Alriadh fa fille, eft ün miracle de beauté; eh bien, je vais t'y conduire , mais prends bien garde aux trois premiers animaux que tu rencontreras , & profite , pendant I'année que tu as devant tot , des dons que je t'ai fairs , Sc de ma protecïion ; paffe ce tems, n'efpére de moi aucun fecours, rel eft Pariet des deftinées. Alors la fée embraffant mon père , elle traverfa la terre avec une extreme vireffe, en fortir avec lui dans un bois qui étoit environ a trois lieues de la ville de Carizme , Sc difparut auffi-töt. L'endroit par oü la terre s'éroit entr'ouverte i étoit juftement fous le repaire d'un lion rerrible y effrayé par le bruir qui fe fit en ce moment audeflbus de lui, il fe mit en fuite. Bon , s'écria mon père , je prendrai donc certe forme quand je le voudrai. Alors fortant du bois Sc continuant fon chemin vers la ville de Carizme , il appercut un gros rat au bord de fon trou, Sc quelques momens après , une petite mouche do^ rée vint fe placer fur fa main ; voici fans doute , dit-il, les deux autres animaux dont m'a parlé Mergian-Banou; alors , pour en faire 1'épreuve, s'étant fuccelfivernent transformé en lion , en rat & en mouche, il reprit enfuite fa véritable j[<0 Zarat-Alriadh iïgnifie fleur des jardins.  CONTES MoGOtS. 377' fjgure , fous laquelle il s'avanca vers la ville de Carizn e. II fut furpris de la voir bloquée de toutes parts par une armee de quarante mille hommes , commandée par Ie fultan des Tarrares Noguais, & s'étant informé a quelques foldats, du fujet de divifion qui régnoit entre ces deux monarques, il apprir qu'Hebar-Alladh (a), fultan de Carizme , avoit refufé fa fille a celui des Tartares, paree qu'outre Ie furnom de Nemer (b) ,' que la férocité de ce prince lui avoit fait donner par fes propres fujets , il avoit prés de foixanrequiiizè ans , Sc étoit par-deflus cela , fi difforme,' qu'on ne pouvoit le regarder fans frémir. On y ajouta que Nemer, outré de ce refus, en étoic enrré dans une fi violenre colère, qu'il avoit juré de dérruire ce royaume, d'en emmener efclaves tous les fujets de 1'un & de 1'autre fexe, Sc de couper luï-mëmë la tête au fultan de Carizme Sc a la princede. Abderaïm , informé de 1'injuftice du procédé du Tarrare, & touché des malheurs de Zarat-. Alriadh , de la beauté de laquelle on lui avoit fait un détail ttès-avantageux , réfolut de la fecourir dans un auffi piedant befoin; mais aupa-j (a) Don c!e Dieu, (b) Tigre.  37§ CöNTES MoGOLSi ravant, il voulut juger par lui-même du mérird de cette princede. Pour cet effet, il prir la figure d'une mouche , &c padant fans difficuhé pardedus le camp des ennemis , il alla droir an palais du fultan , dans 1'intérieur duquel s'étant introduit , il parvint jufqu'a la chambre dans laquelle repofoit Zarat-Alriadh. Jamais , a ce que j'ai oui' dire a mon père i il n'avoit rien vu de fi beau , la nature s'étoit épuifée en formant une princede auffi parfaite ; il étoit encore rrès-matin, il eut le loifir d'admirer a. fon aife les graces dont la princeffe étoit pourvue ; Sc comme tout dans le palais étoit dans un plein repos , Abderaïm crut ne rien hafarder a reprendre fa figure ordinaire , il demanda feulement a Mergian-Banou , d'être vêtu d'une manière convenable \ dc fe trouvant? dans le moment couvert d'habillemens magnifiques, il mit un genouil en terre , a cbté de la princeffe , & lui ayant pris la main qu'elle avoit hors du lit, il la baifa avec des tranfports fi extraordinaires qu'elle fe réveilla. On peut juger de la frayeur de Zarat-Alriadh, de fe voir, pour ainfi-dire, entre les bras d'un homme, & d'un homme qui lui étoit abfolument inconnu ; mon père vouloit lui expliquer le fujet de fa vifite, mais elle fit de fi gtands cris, que fes femmes & fes eunuques étant accourus a fon fecours £  CONTES MOGOLS. $7? 1 ï! jugea a propos de fe remetrre promptemenc I fous la figure d'une mouche , &c fe placa fur le) I chevet du lit de cette princefle. L X X S O I R É E. 'Suite de l'Hijioire d' Abderdim 3 racontU par Mouïad. Zar at-Alriadh eut beau aflurer qu'elle avoit vu un homme dans fa chambre , on n'en crut rien , l'on regarda fes difcours comme 1'effet d'un rêve , & le fulran fon père érant venu la voir , lui fit entendre qu'il n'y avoit pas de prude'nce a affiirer pofitivemeHt des chofes aufli moralemenr impoflibles , &c que fi elle conrinuoic de parler fur ce ton, on la regarderoit comme une perfonne dont 1'efprit feroit dérangé. La princefle qui étoit bien sure de ce qu'elle avoit vu, étoit au défefpoir de ce que l'on n'ajoutoit aucune foi a fes difcours ; elle ne favoitque penfer d'un événement aufli fingulier, & fut route la matinée dans une extréme agitation 'y s'étant enfuite de dépit renfermée feule dans fon cabinet, elle fe mit a. pleurer : que je fuis malbeureufe! s'écria-t-elle, je n'ai pas aflez de  j8o' C o n t s s M o g o r s2 chagrin de Terne déplorable od nous foinmes* réduirs , il faut encore que l'on me traite de vifionnaire : ah ! qui que tu fois , que j'ai vu ce matln, homme ou génie, je te pardonne la hardieflè que tu as prife d'entrer dans ma chambre , pourvu que dans le moment même tu paroifles a mes yeux fous la même forme , je te verrai fans frayeur, & je jure fur la tête de mou pke, que je te garderai un fecret inviolable , ü -tu veux 1'exiger de moi. Zarat-Alriadh n'eut pas plutöt prononcé cesi dernières paroles, qu'Abderaïm parut a fes yeux, tél qu'elle I'avoit vu le matin , & s'appercevanc qu'elle étoit très-émue : radurez-vous , madame, lui dit-il! je fais trop le profond refpeót que je vous dois , pour jamais abufer de mon pouvoir ; indruk de la manière indigne donr le fultan Nemer en agit avec vous , je fuis account if votre fecours , je me flarre de pouvoir aifémertr détruire tous fes projets ; mais belle princefle , approuverez-vous les miens ? Favorifé par la plus puiflante des perizes , appelée Mergian-Banou , j'ai ofé porter mes vceux jufqu'a la princefle de Carizme y me fera-tdl permis d'efpérer quelques regards favorables de la plus belle perfonne de filmvers. La princefle, pendant ce difcours, avoit re-' ^tdé Abderaim avec une extréme attention j. il  CONTES MOGOLS. 381 étoit beau, jeune , bien fait , il lui paroiffcic cloué d'un pouvoir extraordinaire ; en faifant comparaifon entre lui Sc le vieux fultan des Tartares, dont on I'avoit afluré que la figure étoit affreufe , elle donna bientót la préférence au premier , Sc prenant la parole avec timidité : qui que vous foyez , lui dit-elle, j'approuve tout ce que vous ferez pour nous délivrer de 1'oppreflion de Nemer, Sc je vous en ai une extreme obligation; mais enfin qu'exigez - vous de moi pour un fervice auffi etlentiel ? La liberté, madame , reprit Abderaïm , de vous dire a tout moment que je vous adore , Sc 1'efpérance de pouvoir un jour toucher votre cceur: feigneur, lui dit Zarat-Alriadh avec beaucoup de pudeur, aimez , efpérez , mais vous ne devez pas ignorer que je dépends d'Hebat - Aüadh , obtenezmoi de lui , Sc foyez süt que s'il m'ordonne de recevoir vos vceux , vous ne me verrez pas montrer lamoindre répugnance pour cette union. Mon père s'étant en ce moment jeté aux pieds de la princede , qu'il embraflbit avec les marqués de la reconnoiflance la plus vive , alloit lui témoi^ner combien il étoit fenfible a fes bontés , lorfqu il entendit du bruit dans la chambre prochaine ; il jugea a propos de difparoïtre dans le moment, Sc a peine étoit-il redevenu mouche, que le fultan de Carizme s'étant fait ouvrir la porte da  381 Contes Mocots; cabinet , y entra , portant fur fon vifage TêS fignes du plus violent chagrin. Ah ! ma fille , s'écria-t-il dès la porte, je viens d'apprendre que le Tartare a des intelligences dans Carizme , Sc je tremble encore d'effroi , en vous difant que l'on devoit la nuit ptochaine nous livrer vous Sc moi entre les mains ; heureufement j'ai découvert 1'entreprife, les traïtres viennent d'être punis du dernier fupplice, j'ai fait redoubler la garde partout, Sc j'ai confié celle des portes de la ville a des gens de la fidélité defquels je fuis sur ; mais ce qui m'inquiète le plus, c'eft que Nemer vient de m'envoyer un défi ; il a un élephanc d'une fi prodigieufe groffeur, que l'on n'en a jamais vu de pareil pour la force Sc pour le courage y il a fait un fi grand ravage dans le dernier combat, que perfonne de nous n'ignore combien il eft a craindre : le Tarrare me fait propofer de le faire combattre contre un homme, ou contre quelqu'aurre animal que Ce puiffë être , aux conditions , s'il eft vainqueur, qu'il fe rerirera dans fon pays avec toutes fes troupes; mais que fi fon éléphant eft vainqueur , nous nous rendrons , vous Sc moi a fa merci. J'ai alfemblé a ce fujet mon confeil, je n'y ai trouvé que des vifages remplis d'effroi : j'ai fait publier ce défi dans tout Carizme, aucun de nos braves n'a ofé fe préfenter, Sc Nemer me fait entendre que fi je  C O N T B S M O G O L S.' $S J We lui rends réponfe avant la nuit, il donnera demain un aflaut géncral, & fera tout pader au fil de 1'épée. La princede alarmée de cetce nouvelle, répandit d'abord beaucoup de larmes; mais enfuite le radurant fur les promedès d'Abderaïm : feigneur, dit-elle a Hebat-Alladh, il faut efpérer que le prophéte nous regardera en pitié , & pouc implorer fon adiftance , je vous confeillerois de faire redoubler les prières dans toutes les mofquées, peut-être au moment que nous nous y attendrons le moins, nous enverra-t il du fecours contre notre ennemi. Le fultan approuva fort le confeil de fa fllle j il ne fut pas plutót retité, pour donner fes ordres a ce fujer, que mon père parut devant ZaratAlriadh. J'ai entendu votre converfation avec le fultan , lui dit-il, & je puis, belle princeffe vous aflurer fur la tête de notre faint prophéte , que je ferai demain vainqueur de 1'éléphant de Nemer. Après en avoir cöriférë avec MergianBanou , je cours me préfenter a Hebat-Alladh, & je vais lui demander votre main pour Ie prix de cette victoire , puifque vous voulez bien me? le permettre. Je vous la donne d'avance, lui répondit-elle; mais fongez, feigneur, que je m'intérede a vos jours, tachez de conferver une.yie qui m'ed chère,  5 84 CONTES MoGOLSi Abderaïm baifa mille fois la main de Zarat>4 Alriadh, & après avoir impioré le fecours de la fée fa protecbrice, il alla, fuivant fes confeils , trouver le fultan de Carizme : feigneur, lui ditil , inftruit de 1'embartas oü vous êtes , je viens vous offrir mes fervices, je vous promets la mort de féléphant du prince tartare : je ferai plus , comme je connois la perfidie de ce fultan , &c que je fais qu'il n'a point envie de vous tenir les paroles qu'il vous a fait donner , en cas que l'on puiffe remporter la viótoire fur cet animal , je veux mettre demain fa tête a vos pieds, & faire paffer toutes fes troupes fous le fabre de vos foldats •, mais fouffrez que je mette un prix a cette viéboire, & que la main de la princede en foit la rccompenfe : animé par cet efpoir , il n'eft rien , feigneur , que je ne fois en état d'exécuter. Brave inconnu, reprit le fultan , qui que vous puidiez être, vous ne pouvez venir a bout d'une chofe auffi difficile, fans un pouvoir tout-a-fait furnaturel : fi vous me tenez parole , je vous jure par ce qu'il y a de plus faint dans notre religion , de vous donner la princeffe pour époufe , fi elle veut y confentir. Cela me fuffit, feigneur, reprit Abderaïm : faites favoir au fultan qu'il peut envoyer demain fon éléphant au lieu qu'il vous marqué pour le combat, je lui oppoferai lan lion qui ne le craint point, & après la viétoire qu il  C' O N T E s Ü O o 6 i-S; 5sj qu'il remporrera fur ce monftrueux animal, vou* 1« perfides Tartare*. Que leur nombre ne vous effraye pas^ai te Wt de rendre leurs arcs »unfesi&quartd les fleches de vos foldats les -ont perces de toutes parrs, nous en feronsun ttï carnage, qu'a peine en échappera-c-il un feul Four en rapporter la nouvelle dans leur pays. L X X 1 S O I R É E. Suue de l'Htftoire d'Abderaïm , raconUe par Mouïad. QuÓiqüi lespromedesd'Abderaïmparurrenc Jaqueüe d fes fit remitle fultan de Carfeme dans fon adierte ordmaire , il envoya dire i Nemer cm d aoceptoit fes condirions , & ^ y - • ^ d*^ mille hommes, qui fertirore lendemam de la ville , il COnduiroit „n «bn fur lefplanadequr faifoit fared fe prineipafepor:e, pour y oombartre fon éléphan, Si cette réponfê -onna fe fe tan des Tartares , élfe Me pande ;cue dans Carizme J& chacun atrendft fe>ur avec une extréme imp,tó p^ , lome XXIII,  3§Is; & lui ayant crevé les yeux avec fes griffes , l'éléphant aveuglé &c perdant fon fang , fur bientót renverfé par le lion qui le faifit a la gorge , avec autant de facilité qu'il auroit fait un che.vreuil. Les murailles de Carizme qui étoient bordées de fpeclateurs , retentirent alors de cris de joie , Sc les dix mille hommes a Ia tête defqueis étoic Hebat-Alladh, ayant répondu a ces cris, les Tartares en furent fi outrés , que fuivant les ordres de Nemer , ils s'avancèrent a grands nas pour les punir de cette infolence j mais Abderaïm qui avoit déja repris fa vcritable figure , s'étant joint au fultan de Carizme , prévint les Tartares qui voulant fe fervir de leurs arcs , furent dans une furprife extréme de voir qu'ils n'en pouvoient faire aucun afage : effrayés d'un événement auffi extraordinaire, & percés de toutes parts par les flcches des Carizmiens qui , après avoir vidé tous leurs carquois, fondirenr fur eux le fabre a la main , ils perdirent bientót courage , & en moins de quatre heures , il ne refta pas un feul Tartare en vie. Mon père qui cherchoit avec empreffement le cruel Nemer, n'eut pas de peine a. le trouver, & après un combat opiniatre , lui ayant tranche la tête , il alla la porter aux pieds du fultan de Carizme. A eette vue, & après une vicioire auffi  CONTES MOGOIS. Jol completre, donc tout l'honneur étoit dü a Abderaïm , l'on peut juger de la joie d'Hebat-Alladh Sc de la princede ; on le regardoit avec raifon , comme le fouverain Rbérateur des états du fultan, 8z ce monarque, voulant lui tenir fa parole, lui fit époufer dans le même jour ZaratAlriadh. On ne peut exprimer Pextrême farisfaetion de mon père & de fon époufe : pendant trois mois de fuite ce ne furent que fères, après lefquelles le fultan , voulant faire reconnoïtro Abderaïm pour fon fuccefTciir , il réfolut de le conduire dans toutes les villes de fes états , & de hri faire prêter le ferment de fidélité. II exécuta fes intentions , & étant arrivé dans une ville dont j'ai oublié le nom , mais qui étoit fituée fur le bord de la mer, le gouverneur, après les avoir recus avec une exrrême magnificence pendant plufieurs jours, les ïnvita a aller voir la pêche des pe-les qui fe faifoit a trois lieues de la , & fe propofa. de leur y donner une fête fuperbe : l'on accepti fes offres , le fultan , Abderaïm & fon époufe , car elle avoit voulu le fuivre dans ce voya^s „ étant montés fur un vaiffeau des plus leftes, fe rendirent a 1'endroit de la pêche qui devoit durer trois jours; l'on fervit le premier & le fecond, des repas d'une délicatede exqmfe , & la nuit du deux au troifième jour, les trois vaiüeaux Bbiv  19-2- C O N T E S M O G © t S.' .s'étant trouvés illuminés par les ordres du goiir verneur, on pouffa le feftin bien avant dans 1* nuit, & Abderaïm ayant fait une efpèce de dé: bauche avec d'excellent vin de Schiraz , il dormic le lendemain un peu plus tard qu'il n'avoit fair, les autres jours. On 1'attendoit pour recommeneer la pêche , & apporter a fes pieds les perles, a. mefure qu'on les tiroir de leurs coquilles , lorfque s'éveillant en furfaut, & s'appercevant de 1'inacYion ou. l'on étoit par rapport, a. lui, il s'habilla promptement , defcendit du yailTeau dans la barque , fans fonger a prononccr , comme il avoit fait tous. les jours 3 cet aóte de foi contenu dans les patoles que MergianBanou lui avoit tant recommandé de ne point omettre. Alors un pêcheur lui ayant préfenté une huitre qui contenoit une perle d'une extréme beauté, comme mon père tendoit la main pour Ia recevoir , il fe la fenrit faifir par une femme d'une figure horrible, qui 1'entraina dan$ Je fond de la mer.  Cortes M o g o i, 3, LXXII SOIREE. Suite de l'Hiftoire d'Abderaïm, racontée par Mouïad. 3"amais il n'y eut de furprife & de douleur égale a celle de Zarat-Alriadh & du fultan : ils, ordcnnèrent a tous les pêcheurs de plonger promptement, pour voir s'ils ne pourroient pas retirer mon père des mains de cette Megère; leurs peines furent inutiles, & Zarat-Alriadh & Hebat-Alladh, Jivrés au plus cruel défefpoir , furent obligés de retourner a la ville d'oü ils étoient partis trois jours auparavant, fans efpérance de revoir jamais Finfortu'né Abderaïm. La princede de Carizrnfc, abimée dans fa douleur , s'éroit retiré dans fa chambre qui avoit vue fur la mer j elle y répandoit des larmes fincères fur la perte d'un époux qu'elle aimoit tendrement , lorfque s'appuyant par hazard contre un panneau de la boiferie , il sbuvrit, & lui laifla voir un cabinet rempli de tableaux, qui repréfentoient toute 1'hidoire d'Abderaïm, jufqu'au moment qu'a la pêche des perles , il avoir été enlevé par Seheitan-Cüuli j car c'étoit cette mauvaife.  3 94 Contes Mogols. clive qui I'avoit emporté dans fa noite &. fombra demeure. Elle fur dans un étonnement extreme en examinant ces tableaux, & ayant jeté la vue fur un livre qu'elle trouva ouvert fur une table , eiie y luc ces mots : princeffe , fi tu veux reaouver ton époux , avale trois gouttes de la liqueur qui eft fur cef.e table, tu prenirus auffi lót laforme d'unaig;e ; fous cette figure tran/porte-toi en égypte fur le Ge- ' bcl-Teir (a). C'eft dans huit jours que t< us les oi~ feaux des environs s'y affmblent par le moyen d un talijman qui les y attire , & qui les y fait re/Ier jufquau foir, alors ils s'envolent tous, aïexceptïon dun feul qui y demeure le bec enfoncé dans le roe , jufquau même jour de l'année fuivante qua tombe , & qu'un autre prend fa place. Rends-toi la maitreffe du roe, c'eft a. dire , prends la place de l'oifeau qui y eft pris par le bec, & quand tous les . .fr-v' . {d) Dans Ia relation d'un voyage fait en Egypte par le Pcre Vanfleb en 1ó71 &. 1673 , voici ce qu'on y lit au fol 401. Le 19 ducourant (Avril 177;) jem'embarquai pour Bencfvef avec un bon vent qui nous fit faire en peu de tems bien du chemin ; nous nous trouvdmes a. neuf heures du, matin fous Gebel-Teir, ou la montagne des Oifcaux * ainfi appelée , a caufe qu'un certain jour de l'année tous les oiftaux- des environs s'y ajfemblent en un endroit ou il y a un talifman qui les attire par un charme de tous-  Co N TES MOGOES. 5 9 5 autres feront partis , prononce intérieurement 'tes. mots divins que ton époux a malheureufcmcnt oublié de dire le jour que tu l'as perdu. Ces faintes parolesfont : en la illallava Mouhemed ul refoul ulla. Tujeras mfiruke alors de ce qu'il faudra que tu fajjes pour tircr Abderaïm des mains de la mécharue Gir.z. Zarat Alriadh après avoir la plus d'une fois certe longue inftrucrion, & répété ces divines paroles , n'héfita pas un moment a avaler de lean de la bouteille qui étoit a coté du livre : dans le moment même elle fe fentit couverts de plumes, & s elancant dans 1'air , elle prit fon vol du coté de I'égypre, oü elle arriva après fept Jours d'une extreme fatigué , fur ia montagne qui lui avoit été mdiqitée; la , s'étant approchéc de 1'oifeau qm étoit attaché par le bec , elle combattir avec tant de vivacité tous ceux qui vouloienr lui difputèr cette place , qu'elle s'en rendir la maitreffe, & que le foir érant furvenu, & tous les oifeaux ayant quitté la montagne , elle fe trouva prife par le bec. Alors prononcant les myftérieufes cótés , <& les y fait refter pendant un jour , & après être refiéla. jufquau foirils s'envont tous , a la réferve d'un feul qui y demeure le bec fiché dans le roe jufquau même jour de l'année fuivante s qu'il tombe & qu'un autre s'y fiche a fa place.  35>£ Contes MogoxsJ paroles qu'elle avoit lu dans le livre du cablnet, le roe s'ouvrir, elle reprit fa forme naturelle, & defcendit par un efcalier tout brillant de rubis & d'efcarboucles , dans un fallon d'une extréme richefle : il n'étoit éclairé que par une lampe d'or fufpendue au plancber, au-deflus d'un tombeau de criftal de roche, tk au pied du tombeau étoit un petit arbre auquel pendoient trois cerifes d'or. Quelle fut fon afflicVion quand elle appercur fous ce criflal fon cher Abderaïm nud de la ceinture en haut , & dont le corps paroiflbit déchiré de coups de fouets ! elle penfa mille fois expirer a la vue d'un objet fi touchant & fi déplorable; elle vouloit cafler le tombeau en mille pièces ; mais mon pere lui fit entendre d'une voix foible, que tous fes eflbres feroient inutiles , & que ce n'étoit pas le moyen de le tirer d'un état fi miférable. Chère lumière de ma vie, lui dit-il, faifidez - vous des trois cerifes d'or que vous voyez attachées a cet arbre , mettezdes dans votre bouche : remontez promptement 1'efcalier , reprenez votre forme d'oifeau, retournez au cabinet ou vous avez fait cette raétamorphöfe ; tournez le feu'dlet du livre que vous y avez lu, Si exécntez ce que MergianEanou y a écrit pour ma délivrance ; j'artendraj ce moment, avec la réfignation que je dois aux volontés de notre faint prophéte.  CöNTES M O G O L S. 35) La princefTe s'empara, faiïs différer , des trois cerifes qu'elle init dans. fa bouche ; elle remonta 1'efcalier fans perdre de tems , & ayant repris la forme d'aigle, elle regagna le cabinet dont elle etoit partie, & oü elle ne put arriver bien fatiguée , qu'après le feptième jour ; elle n'y fut pas plutöt entrée, que reprenant fa première figure , elle tira de fa bouche les cerifes d'or qu'elle mit fur la table , & toutnant le feuillet du livre , voici ce qu'elle y lut : Tu ne peux obtenir la de* lïvranct de ton époux que d'aujourd'hui en neuf mois ; pendant ce tems, rejle dans ce chateau^ tu y accoucheras d'un garcon , que tu nom-neras Mouïad, & au jour indiqué, monte avec ton fils dans une barque, fais-toi conduite a l'endroit même ou tu perdis Abderaïm. La. , le prophhe t'infpirera ce qu'il faut que tu fajfes pour la délivrance de ton époux; n oublie pas fur-tout, de porter avec toi les trois cerifes d'or. Conformément a ce que Zarat-Alriadh venoit de lire , elle ferra très-préeieufement les cerifes d'or, & renttant dans fa chambre , elle defcendit a 1'apparrement du fultan, qui pafla de la plus vive douleur a la joie la plus exceflive , en revoyant la princeffe, qu'il croyoit s'ètre précipitée dans la mer ; elle lui raconta tour ce qui lui étoit atrivé , & lui ayanr montré les trois ceriles d'or , elle le furprit tellement par ce récit,.  39S CONTES MOGOLS. qu'il eut toutes les peines du monde a y ajouter foi. 11 couruT a. la chambre de la princefle, il en examina avec foin la boiferie \ mais, ainfi que la princefle, il ne put jamais retrouver la porre du cabinet, cependant , perfuadé qu'elle ne lui en ampofoit pas , il prir le parti , quelques jours après, de la killer dans le chateau j & de rerourner a Carizme, dans la crainte que les Tartares ne vinflent de nouveau lui faire quelqüinfolte. Zarat-Alriadh refta donc dans ce chateau , incedamment occupée de fon cher Abderaïm , & fentant croïtre de jour en jour le fardeau qu'elle portoit dans fes entraillesV; enfin, elle éroir prête a en ctre délivrée , lorfqu'eile retrouva la porte du cabinet myftérieux; elle y entra avec une extreme joie , & courut au livre qu'elle trouva ouvert, elle y lutceci: Tu accoucheras demain d'un Jils , mais apprends que la durée de fa vie dépend de toi ; fi tu fouhaites qu'il vive , il faut renonce f a toutes les grandeurs qui t' appartïcnnent; c'ejl £arrêt du dejfin qui te féparera encore dans quelques années de ton époux , pour un tems tres - confidérable. II eftimpoflible de bien s'imaginer dans quelle fituation fe trouva la princefle a cette lecture ; elle fe livra pendant le refte du jour & toute Ia auit, a la plus amère douleur, tk le lendemain  Contes Mosois. 399 m'ayant mis au monde , elle eut tant de compaCfion de moi, que me prenanr dans fes bras , mon cher Mouïad, me dit-elle , je te facrifie fr.ns re* gret, toutes lesdignités auxquelles j'ai droit d'afpirer ; ta vie m'eft plus précieufe que de vains titres que je mcptife; je les quitte pour toi fans hélder : Fade le ciel que tu fois heureux , & que notre faint prophéte te regarde d'un oeil favorable. Je vécus donc par 1'abdication que ma mère fit de fes grandeurs, & quand le jour qu'elle attendoit avec tant d'impatience , pour la délivrance de mon père , fut arrivé , elle me piic entre fes bras , me porta elle - même dans la barque ; & manie de fes trois cerifes d'or, elle fe fit conduire a Pendroit oü Abderaïm avoit été englouti il y avoit neuf mois. L X X I 11 SOIR É E. Suite de l'Hïjioire d' Abderaïm 3 racontée par Mouïad-. Nous ne fümes-pas plutbt arrivés au lieu marqué , que je me mis \ pleurer amèrement; ma mère qui jufqu'a ce moment, ne m'avoit pas  4®3 G O N T E S M O G O t Sé encore vu vetfer une feule larme, en fut treS4 étonnée : mais elle le fut encore plus , lorfquë 1'horrible Giue , qui avoir enlevé mon père 4 mit la tête hors de 1'eau : Pourquoi cet enfant erie-t'il ainfi, dic-elle d'une voix terrible ? C'eft , lui rcpondit la princede, qu'il te redemande fon père. Er bien , répliqua Scheitan Couli , que mei donneras-ru,- je te le ferai voir jufqu'aux épaules? je te ferai préfent de cette cerife d'or, lui dit ma. mc chafmcp furent un nonvel empcchement ii notre retour a Candahar ; je me conformni donc aux feutimens de mes camarades, & les cloges que nous recumes dans notre pro.'dïion nous flattèrcnt cellement, qu'elle commcr.ca a nous plaite. Cependant je me reprochois fouvent d'avoic ainfi quitté mon père : outre que je faifois alors des réflexions très-fenfécs fur la douleur qu'il devoit avoir redënrie a mon départ, j'avois encore qnelquefois regret au parti que nous avions pris : s'il eft vrai, me difois-je, que je fois petitflls du fultan de Carizme, quelle honte pour moi d'avoir embradè ce genre de vie! Pendant que ie raifonnois ainfi en moi-même, il arriva a Hifpahan une autre troupe de danfeufes qui , après y avoir fait quelque féjour , fe difpofoit a pafler dans le Mogoliftan, & qui devoit pour y entrer, prendre la rome de Candahar. Agiré fans ceife des remords d'avoir quitté avec auffi peu de raifon Abderaïm , j'abandonnai mes camarades qui ne voulurent pas me fuivre , Sc me mettant dans cette troupe, qui étoit de beaucoup fupérieure a celle que je quittois , je repris le chemin de cette ville, c\' après avpir palfé  '419 CONTES MOGOLS? par toutes celles qui fe trouvèrent fur notre route, &c dans lefquelles nous gagnames beaucoup d'argent: nous arrivames enfin a cinq lieues de Candahar , d'oü j 'étois parti il y avoit prés de deux ans, & la je pris congé de notre directrice a qui je dis que je Ia rejoindrois dans peu , quoique ce ne füt pas mon intention. J'allai donc feul dans cette ville, j'y trouvai bien la maifon d'Abderafm ; mais fes voifins qui ne me rccoanurent pas, me dirent qu'il y avoit plus de dix-huic mois qu'il en étoit parti pour aller chercher un fils unique qu'il avoit perdu. LXXV SOIREE. Suite de VHiftoire d'Abderaïm, racontêe par Mouïad. Xe fus faifi d'une extréme douleur, en apprenant que mon père n'étoit pas a Candahar; je fis alors mille réflexions plus triftes les uues que les autres , fur les peines qu'il auroit a fouffrir dans fes voyages. Cependant n'y pouvant apportcr aucun reméde, je réfolus d'aller retrouver notre directrice, efpérant dans nos courfes de rerrouver Abderaïm. Mais avant que de partir de Candar  CONTES MOGOIS. 411 "har, j'allai a la porte de derrière de notre maifon : elle s'ouvrit avec un fecrer qui n'éroit conntt que de mon père & de. moi •, je 1'ouvris, j'y vis tous les meubles a peu prés tels qu'ils étoient lorfque j'en étois parti, & j'y trouvai fur la table de la chambre de mon père un papier plié dans lequel il y avoit écrit: l'ingrat Mouïad fera caufe de ma mort. Je ne pus lire ces mots fans répandre beaucoup de larmes , & après avoir lalde fur eette même table une lettre par laquelle je demandois pardon a Abderaïm de mon abfence i dans les termes les plus fourrJs, je lui marquois que la néceffïré m'obligeoic de parcourir laTartarie , le Turqueftan & les Indes , & que je faifois des veeux au ciel pour le rencontrer dans quelqüun de ces pays. Je refermai enfuite la potte \ je me rendis au caravenferail oü notre troupe devoit loger : j'y fus recu avec une joie extréme , & après avoir gagné beauconp d'argenrdans cette ville, ainfi que clans toutes celles par lefquelles nous avons paffé depuis fix ans , en m'inlormant toujours fi Yón ne conr.oiflbit pas Abderaïm , nous arrivames enfin, ii y a quelques jours, très-tard a Cambaye; nous y fumes recus dans le caravenferail avec beaucoup de bonté par le conciërge : il nous diftribua des chambres, & comme j'étois fort fatigué, a peine fus-je dans la mienne , que je m'endormis pro»;  41J- CONTES MoQOts; fondement ; mais je n'ai jamais paflé de nuie Sc le royaume de Kafgar le confine vers le couchant. Noélot, Tom. V, fol. 17. Seigneur,  Cortes MogoIs. 417 ■■. Seigneur , reprit Gehernaz , ce fils fi cher Venoit de nous raconter votre hiltoire , jufqu'ait lnomenr qu'enrrainé par les vives follicications de deux jeunes gens de fon age, il vous quittaj &c fi ce récit nous a fair a tous beaucoup de plailir , je luis perfuadé que les aventures qui vous font arrivées , inéritent également toute notre curiofité ; je n'oferois pourtant vous prier de nous en fiire part en ce moment , ce feroit vous priver trop tot du plaifir que la princede 8c vous rellenrez en retrouvant Mouïad , il faut vous laider en liberté , 8£ l'on va vous conduire dans un appartement oü vous trouverez toutes les chofes dont vous pouvez avoir befoin , 8c nous iious flartons que demain , a peu prés a pareille heure , vous ne neus refuferez pas le récit de ces? aventures merveilleufes & confolantes que vous nous avez annoncées. Abderaïm ayant témoigné aux fultanes qu'il feroir toujours très-difpofé a leur donner routes les marqués de fon refpect & de fa foumiflion , les adüra qu'il ne manqueroit pas le lendemain d'ècre pret a leur raconter fon hiftoire y il pada enfuite avec fon époufe & fon fils dans le lieu qu'on lui avoit dediné. Ce fut la oü Mouïad , après avoir réitéréfes pardons , rëcut mille tendres embrademens de la pfiincede de Carizme, Cv' qu'il lui appritj ainfi qu'a Abderaïm, qu'ils Tome XXIII, D d  418 CONTES MoGOtS. étoient dans Ie Ginniftan ; cela étoit d'autanr moins difficile a croire , que leur rranfporr métveilleux dans ce palais , Sc leurs propres aventures , les autörifoient a être fort crédules fur de pareils évéuemens; perfuadés donc qu'ils étoient dans le palais des Perizes , Sc que ce qui venoit de leur arriver , n'avoir éré faic que par leur moven , ils ne parurenr pas plutot devant elles Ie lendemain , que fe profternant a leurs pieds , ils leur firent tous les remercimens imaginables des obügations qu'ils leur avoienr; Sc Abderaïm croyant s'appercevoir qu'elles artendoient avec quelque fotte d'imparience qu'il leur racontat fes aventures , il commenca en ces termes. LXXVI SOIREE. Suite de l'ïlijioire d' Abderaïm 3 racontée par lui même. ÏL'absence de Mouïad me caufa un déplaifir fi fenfible , que j'en penfai mille fois mourir de douleur. J'attendis une quinzaine de jours pour voir s'il ne reviendroit pas , & ce tems expiré , n'ayant point eu de fes nouvelles, je réfolus de 1'ailer chercher; je fermai ma maifon , je laifla»  CoNTE S M O G O L S. 41 f> t&t la table de ma chambre un papier fur lequel en peu de mots , je lui expliquois la fituation crue'le ou fa faire me mettoit (en cas qu'il revïnc a la maifon pendant mon abfence) & je me mis en chemin pour aller le chercher ; je n'avois garde de le trouver en-commencant par le Turqueftan, le Mogoliftan & par les Indes auxquelle? il rournoit le dos , puifqu'il m'a apptis hier qu'il avoit porté d'abord fes pas du coté de la Perfe, Après plus d'un an de fatigué , un jour aflez rard que j'arrivai a un gros bourg, tour proche d'Agra, la nuit me furprit auprès d'une pagode qui me parut fort jolimenc batie ; comme j'étois aflez embarraflée a favoir ce que je deviendrois , je rélolus de me coucher fur les degrés de ce temple, & ayant voulu m'y arranger, je fus furpris, en m'appuyant contre la porre , de voir qu'elle n'étoit pas fermée ; j'y entrai fans hcliter , & après l'avoir examiné a la lueur de trois lampes qui éroient devant la ftatue de Ram (a j, pour qui ces idolatres ont la plus grande vénération. Comme j'avois extrêmement beioin de repos s je crus que je ne pouvois le goüter plus tran» quillement que dans ce lieu. Je réfolus donc (a) Voyei toute 1'hifboire de Ram dans !e Chapirre V du troifidmc livre du voyagc des Indcs de Tavernict , Toin. l\',fo/„ 114, Pd ij  4*0 CONTES MoGOLS, d'y palier la nuit, & pour cet effet, ayant été fermer la porte que j'avois trouvce ouverte , je ne vis point de place qui me convint mieux pour dormir , que derrière la ftatue gigantefque de ce faux dieu, & je commencois a y goücer un doux fommeil, lorfque du bruit que j'entendis 'atTez prés de moi, me rendit attentif. Je vis le marchepied qui conduiibit a une efpèce d'autel qui étoit aux pieds de la ftatue, fe lever; j'appercus alors deux bramins (a) fortir de dedbusce marchepied , & 1'un d'eux adredant la parole a 1'aurre : frère , lui dit-il, j'attends ici ce foir un friand morceau, c'eft une fille de quatorze aws an plus, mais plus belle que tout ce que la nature a jamais prcduit; elle s'appelle Asfer, & doir le jour a un gros négociant de ce bourg. J'en fuis devenu fi éperdument amoureux , que je n'ai pas trouvé de moyen plus prompt pour contenter ma paffion , que de faire favoir a fon père qu'elle avoir eu le bonheur de plaire a notre grand dieu Ram , qu'il fouhairoit qu'elle fut conduite ce foir dans ce temple , pour être fa femme , tk que s'il étoit content d'elle , il vouloft qu'elle lui fut amenée pendant huit jours de fuite. Le bon homme de père , qui s'appelle (ü) Les Bramins font les piêtrcs des geiuils ou des Idolac.es des Indes.  CONTES MOGOLS. 4II Nagou , s'eft trouvé fort honoré du choix de Ram , 8" je compte que dans une demi-heure, au plus tard, il jamenera ici lui-même la charmante Asfer; c'eft pourquoi je vais prendre fans différer les habillemens qui nous fervent en pareille occafion. Oh! ma foi , répondit 1'autre Bramin , tu as raifon de dire qu'Asfer eft une fille parfaite : il y a long-tems que j'en fuis amoureux auffi, &C je t'aurois prévenu , fi je ne 1'avois pas crue trop jeune ; elle eft a roi , puifque c'eft ton rang, mais du moins , quand tu ne t'en foucieras plus, je te prie de me la céder, Trèsvolonriers , reprit le premier Bramin , quand j'aurai fait ma huitaine , j'en demanderai encore une autre ; & ce fera pour toi; aide-moi ieu-»' lcment a m'habiller en dieu , dont je vais faire le perfonnage , & fois perfuadé que je m'en acqintterai bien. Après que cet infame fut revètu d'habits pareils a ceux dont la ftatue étoit ornce , il alla doucement ouvrir la porte de la pagode qu'il la lfa pouffée tout contre, il renrra enfuite avec fon carnarade dans la trappe , & attendit, a ce que je m'imagine , avec impatience , l'arrivée de certe malheureufe viétime de i'aveugle crc> dulité des Gentils. Asfer arriva enfin , conduite par fon père y Ddii'j  4?-* CONTES M O G O 1 S. il pouffa la porte , & étant entré dans la pagode : ma chère fille , lui dit-d , louez notie dieu Ram de vouloir bien fe communiquer a vous , c'eft un honneur qu'il rcpand fur ma familie , qui va redoubler nos refpects pour lui , &c qui nous attirera ceux de tout le bourg. Après cette petite exhortation, Nahou fortit du temple , retira la porre qui fe ferma fur lui, & laifTa fa fille en proie aux dtfirs du digne miniftre d un tel dieu. Asfer , pénétrée de 1'aéte de religion qu'elle alloit faire , fe profterna alors, fuivant fes inftru&ions , le vifage contre terre ; & pendantque cette innocente creature adredoit de ferventes prières a Ram : ó ciel ! me dis - je en rnoi-même , commenr fouffrez - vous que des fcélérats abufent ainfi un peuple crédule , & deshonorent leurs femmes & leurs fiiles ? Grand Mahomet, puiffant envoyé de dieu ! vous qui ne devez regarder ces infamies qu'avec une hori eur extréme , que ne faites-vous lanccr la foudre fur ces impies? Ah! puiffai-je , aux dépens de ma vie , contribuer a détruire une feéte aufli ^bondnable-    CONTES MOGOIS. 415 LXXVII SOIREE. Suite de l'Hifioire d'Abderaïm 3 racontée par iui-méme. .A peine eus-je achevé cette efpèce de prière, .que je me fentis animé d'un faint tranfport, & que je fus fans doure infpiré de 1'efprit de notre divin prophéte; j'attendis. que le fourbe de Bramin fut forti de fon.fouterrein , qu'il eut relevé de terre 1'innocenre Asfer, qu'il lui eut fait connoitre fa padion; & lorfque cette fimple creature , éblouie par la figure brillante de lampofteur, fe difpoloit avec refpect a recevoir fes carreifes, je fortis de 1'endroir ou j'érois caché , &c mertant le fabre a la main , j'abattis le brami» fans vie a mes pieds. Asfer, en ce moment, fut fi étonnée , qu'elle fe laifla tomber fur un petit lit fur lequel elle devoir pader la nuit avec ce fourbe , mais la prenant par la main : belle Asfer , lui dis-je , ne crains rien , ru vois en moi 1'ami de dieu tk fon envoyé , en un mot je fuis Mahomec qui las des abominations de ces impies , ai réfolu de détruire leur temple, leur idole & leur Ddiv  + 1 + CONTES MoGOtS. religion ; je lui montrai alors le padage pour aller au fouterrein , je lui ris ccnnoïcre 1'impofture de ces mifcrables , & que Ram , au beu d'être un dieu puidant, comme on le leur faifoit accroire , n'étoit qu'une vaine idole , faite paria main des hommes , & que leur aveugiement porroit enfuite a adorer. Je t'ai fauvé 1'honneur , lui disq'e , je vais te reconduire a ton père ; dislui de ma part , qu'avant que le jotrr parodie , il affemble tous ceux de fa feébe , qu'il vienne avec eux dans le temple , voir le dieu auquel il re facrifioit; ordonne-lui de ma parr de maffacrer ces infames minidres de Ram fans aucune pitié , & affure le que fi tous les Gentils de ce bourg ne reconnoiffent pas dans ce jour un feul dieu , & Mahomet pour fon envoyé, je ferai pleuvoir fur eux le feu du ciel qui les réduira tous en cendre. J'érois en ce moment animé d'un fi faint zè'e, pourfuivit Abderaïm , qu'il y a apparence que je parus être a Asfer /quelque chofe de plus qu'un fiomme ordinaire. Perfuadée de ce que je lui difois, elle fir entre mes mains abjuration de fon idolatrie, & fortant avec elle du temple , fans en refermer la porte , je la conduifis chez elle , a travers les éclairs & le tonnerre, que cette fimple fille prenoit pour 1'effet de mes menaces , & que le prophéte , qui fa?is doute m'avpit mfpiré  CONTES MOGOLS. 415 ce langage, avoit en ce moment obtenn du ciel, pout confirmer ce que je venois d'avancer en faveur de notre religion. Quand nous fumes a la porte d'Asfer, dont heureufement la maifon faifoit le coin d'une rue, j'y heurtai de toutes mes farces , 8c quand je crus m'appercevoir qu'on fe mettoit en mouvement pour venir ouvrir , je profitai de 1'obfcurité qui régnoit dans les intervallés qu'il n'éclairoir pas , & je me coulai dans la rue prochaine, de forte que cette belle fille ne me trouvant plus a coté d'elle lorfqu'on vint lui ouvrir la porte, ne doura point que je n'eufle difparu au moment qu'elle n'avoit plus befoin de mon fecours. II y a apparence qu'Asfer s'acquitta parfaitement des ordres que je lui avois donnés , 8c qu'elle n'eut pas de peine a convaincre fon père de 1'impodure des bramins; car ayant fur 1'heure aflemblé tous les Gentils qui demeuroient dans ce bourg , & s'étant tranfportés dans le temple , ils ne furent pas plutót convaincus par la mort du faux dieu qu'ils reconnurent parfaitement, la débauche de leurs prêtres , & 1'abus que ces fcélérats faifoient de leur ridicule religion , qu'y renoncant tous d'un confenrement unanime , ils envoyèrent en diligence chercher le cadi d'Agra , dont leur bourg n'étoit éloigné que d'une demi-lieue, le firent inftruire de 1'aventure  4i6 Contes Mosois." d'Asfer , & le prièrent de fe tranfporrer, fans différer , dans leur temple. Cela fut exécuté ft promptement & avec tant de fecrer, que tous les bramins étoient encore dans un profond fommeil , lorfque le cadi & fes archers , en «ntrant dans leur cloitre par Ie fouterrein , les arreterent. Ils furent conduits a Agra chargés de chaïnes , & le lendemain ayanr avoué dans les tourmens , leur impodure & leur débauche , ils furent brülés vifs dans la place publique ; leur temple & leur demeure furent détruits jufqu'aux fondemens ; leur idole fut bvifée en mille morceaux , & tous les Gentds du bourg , ainfi que ceux d'Agra , fans en excepter un feul, firent profeflion de la religion de notre prophéte , & ce jour fut marqué comme un des plus illuftres & des plus vénérables , par rapport a un événement aufli furprenant. Je n'avois garde , comme l'on peut croire , de faire connoïrre la parr que j'avois dans cette aventure ; fatisfait de la rufe dont je m'érois fervi pour étendre la religion de notre faint prophéte , je m'en appiaudiffbis en fecret, & il y a trois jours que j'étois a Agra dans le caravenferail de cette ville , lorfqüune nuit que j'y repofois profondément, je crus voir en rêve 1'envoyé de dieu. Abderaïm, me dir-il, je fuis content de toi, tu as exécuté de point en point  CONTES MOGOLS. 417 mes intentions ; le temple des Gencils eft déiruit , leur religion eft abolie , celle de dieu eft exalrée , & rout cela s'eft fait par ton moyen J je prétends te récompenfer d'une fi grande action , mais comme je ne puis m'oppofer a ce qui eft écrit fur YHommal Ketab (a) , & que tu ne peux rejoindre de long-tems d'ici ta femme & ton fils , je veux, pendant ce tems charmer tes ennuis , & pour eer effet, je vais moi-même te conduire dans un lieu de délices, oü, par anticipation, tu verras les plaifirs réfervés aux vrais croyans. LXXVIII SOIREE. Suite de l'Hifloire d''Abderaïm s racontée par lui même. I_i e prophéte alors m'ayant enlevé par le toupet de cheveux que nous portons fur la tête, il me tranfporra en moins d'un clin d'ceil devant un dóme fabriqué de perles blanches, donr la porte étoit d'émeraudes , & la ferrure d'or. Cet édifice étoit d'une grandeur fi extraordinaire, que (a) La Table de lumière.  4l8 CONTES MOGOLS. 1'envoyé de dieu m'adiira que quand même tous les hommes & tous les anges feroient réunis enfemble au-defliis de ce dóme , ils ne paroïtroient i nos yeux que comme quelques petits oifeaux fur Ia branche d'un grand arbte : alors m'ayant pofé a terre , prononce avec moi, me dir-d, ces paroles myflérieufes BifmïUa (a) , Irraham , Irrahim. Je.n'eus pas plutot obéi au prophéte , avec un profond refpeér., pourfuivit Abderaïm , que Ia porte s'ouvrit; j'entrai alors fous un pavillon dont la beauté & le brillant des pierres précieufes , m'éblouirent a un point que je demeurai pendant un tems trés-confidérable , dans une efpèce d'extafe. Quand je fus un peu revenu a moi , je ne vis plus le prophéte, mais j'appercus ï mes cbtés un ange qui me paria ainfi. Oh ! homme heureux , puifque tu es ami de 1'envoyé de dieu , j'ai ordre de te faire voir toutes les raretés de ce lieu; regarde fous ce riche pavillon , la fource de ces quatre fieuves dont le premier eft d'eau claire , le fecond de lait, le croifième de vin, & le dernier de miel. Sache que quiconque prononcera d'un cceur pur les faintes paroles qui t'ont ouvert la porte du dbme , boira de la O) Au nom de dieu élément & miféricordieux.  C O N T E S M O G O t $, 42p douce & agréable liqueur de ces quatre deuves qui produira fur lui des merveilles fi exrraordi' naires , qu'elles parament incroyables a ceux qui «e profeflent pas la loi dictie par Gabriel au prophete de Dieu , mais puifque tu as contribué • Ia faire connoitre aux Gentils que tu a tirés de 1 erreur & du précipiceöö ils étoient piongés ;e va.s te faire voir une partie de ces merveillesavance dans ce jardin délicieux , examine ce grand arbre qui fe nomme Touba, fa racine eft de perles, fes branches d'émeraudes & fes feuiljes de foie fine ; ;il pouffe jufqu'a foixante & dix mille branches dont chaque bout touche 1'arcade qm fouuenc le tróne du grand Dieu que nous adorons , de forre qu'il „e fe trouve aucune renetre, pavillon ou döme dans le paradis, qui "e recmve fon ombrage de quelque branche de cet arbre , & tous ceux qui habitenr fous ces bamnens magnifiques & précieux, en peuvent facilement cueillir le fruit, & e„ prendre d leur gout autant qu'ils en fouhaitent. Vois-tu , poürfuiVit 1'ange , cet autre arbre i 1 extremuc des branches duquel pendent une infimte de veftes btochées d'or, & au-deifous des chevaux ades portant fut leur dos des fel les d'or ornees de perles & de rubis. Les grands , Jes penrsprophètes.&Ies bien airdés de dieu ,7. iervent de cette magnifieke monture pour voler  CONTES M O G O L «. dans le paradis, le parcourir & en admiret les tichelles furpcenantes , & lorfque ceux qui fe trouvent ptéfens a ce fpeóhcle fi furprenant , difent a dieu : feigneur, par quel privilege ces efclaves ont ils obtenu de toi cette riche & avantageufe mouture ? C'eft , leur répond le grand dieu , paree qu'étant vivans , Us faifoient l'oraifon 6- veilloieht pendant que vous dormï&\; c'ft paree qu'ils alloient combattre contre les infidelies pendant que vous reftiei inaclifs & tranquilles dans vos maifons ; c'eft paree qu'ils jeünoient pendant que vous faifie\ bonne chère , & que vous étiill mcl'ement a{fis fur vos fofas, buvant Le café avec vos amis ; c'eft paree qu'ils diftrïbuoient des aumónes confidérables aux pauvres & aux favans , pendant que vous les rebuti^ , & que vous vous montriei rcfervés a leur égard. Comme tu as fidellement exécuté ces points eiTentiels de la religion du prophéte, contmua cet ange , & que tu as étendu fa loi fur les Gentils, il t'eft permis de te fervir d'une de ces montures. Alors deux chevaux ailés s'étant détachés de l'arbre, vinrent fe pofer a nos pieds; nous montames delfus, & nous parcoummes rout ce faint lieu avec une vitefle incompréhenfible , fans que tous les objets raviflans qui fe préfentoient a mes yeux , en fuffent vus moins diftirictement.  C °»T ' S M o o O L i. 4„ Abde,aIm,,,evousraco,lt£ren P ' Z f f P°n°" fe mji"s f" fon front 4.» ,11, ^«ritotó., &pour regarder plus fixemenr nlie lui ayant dir • HA / v /• „, , n/ C dK • °h 1 ^pojttaire des fonts da grand Dieu , leve la têt, & m, ƒ C™J roS. II eft difficilc dc concevoir cornment desge^S peuvent ajouret foi a de pareillcs puérilirés dont Je detail eft encore tofioiment plus circonftancié dans ce livre.  43 i Co K t e s MoGOtS. obéic, fe releva, 1'envifagea fixement, Sc lui rêJ ppndlt: Je fuis dit (eux qui oriënt fans cejfe : le grand Dieu eft punficateur. Je te connois bien, reprit cette: fille , mais toi pourrois-tu bien déviner qui je fuis ? Tange ayant témoigné par fon filence qu'il ignoroit fon effence : Je fuis , continua-t'elle , une de ces belles filles que Dieu a créées expres pour remplir les defirs de ceux qui feront portés d'inclination a. habiter avec moi dans ce faint lieu. LXXIX SOIREE. 'Suke de VHiftoire d'Abderdim, racontée par lui-même. L'ange , mon conducteur, pourfuivit Abderaïm , me fit voir la fource des deux fontairtes «urifkatoires , qui éteignent la jaloufie, la haine, la trahifon , Sc les autres défauts auxquels les hommes font fl fujets, * dont ils doivent boire avant d'entrer dans le paradis ; il me conduiht a la citerne de notre prophéte , dans laquelle tout fidéle croyant; s'étant plongé Sc lavé la tete, en fortira avec une face plas refplendidante Sc plus brillante que la lune dans fon qaatorzième jour. J'examinai enfuite avec atteution les fept ' mu rallies  C O X T 1 S MOGOLS. 47$ hvjrailles qui enrourent ce lieu fi vénérable Sc dont chacuneeft fi briljante, qu'elle porce faclarté d plus cle cinq cent joumées de chemin. Pendant que je parcourois ainfi tant de beau-» tés, avec une vïtefle inconcevable, je voyois fou* vent autour de moi, les bienheureux habitans de ■ce faint lieu ; ils me paroiflbient frais , jeunes , les yeux étmcelans comme des étoiies , & portam de belles mouftaches vertes, pour les diftinguer d'avec les femmes; je les vis a table manger des méts Sc des ragouts les plus exquis , qui n'avoienr pas pap pat le feu: mais ce qui me furprir, c'eft qu'après qu'ils pgtoifloieal raffafiés , je vis des oifeaux defcendre de 1'air , dont plufieurs volant fur la tête de ces élus, leur difoient! ■Je fuis un oifeau donc les os font femblables h ceux d'un chamcau, qui ai bu da 1'eau pure des fontaines deSalJebil & Kiafour, qui enfuite me fuis repu des herbes odoriférantes qui eroifent dans le paradis. Alors les bienheureux ne paroiffoient pas plutót fouhaiter de goüter de ces oifeaux , qu'ils tomboient ( a} tous rötis Sc accómmodes fur la table, felon le goüt de ceux qui les mangeoienc; & enfuite par le plus grand des prodïges , ils reflufcitoient dans le moment, & sWoloienu (a) Voila cc qui s-appel!e un vérirable pays de coca^e. VoyeX Ecfiiallc Mnfti, Pair, IJ ,/Ql, Io8, Tome XXIII, Êë  454 C O N T E S M O G 0 1 5« L'an°;e voyant ma ftirprife : Ne t'étonne pa? ^ me dit-il, de ce que tu vois; cet oifeau que l'on a beau manger, & dont la chair ne diminue point, efl 1'image fenfible de 1'alcoran, dontchacun peut tirer profit, qu'on a beau lire fans qu'on en perde le goüt, & fans que la force des paroles en foit énervée. Alors nous éranr rerrouvés fous le même döme d'cü nous érions parris, nous quirtames nos chevaux qui mournèrent a leurs poftes ; 1'ange difparut, & je retrouvai le prophéte , aux pieds duquel m'étant prcfterné pour le remercier d'une grace qu'il accordoit a peu de mortels; je vais te reporter fur la terre, me dit-il, tu y trouveras un de mes favoris, qui t'y donnera tous les fecours dont tu auras befoin ; mais combien croistu avoir été de tems dans ce féjour de délices ? Oh ! faint envoyé de Dieu , répondis-je , ai-je paffé plus de fept minutes dans ce lieu vénérable ? Tu y as été fept ans & plus , me dit-il; voila comme les heures s'écoulent dans la demeure éternelle de ceux qui feront dociles a mes commandemens. Inftruis mes fidèles fervireurs d'un fi grand événement; malheur a ceux qui n'ajouteront pas foia tes difcours; alors me prenaftt par mon toupet de cheveux , le prophéte me tranfporta fur les pas d'une mofquée , ou il me lailfa endormi ; j 'aurois pris tont ce que je viens de vous dire pour  C o n t e s M o g o t S. 4j5 ünrê've, fi me fouvenant parfaitemeat que j'étois cöuché dans le Kafavenfertdl d'Agra, je ne m'étois pas tetróuvé a mon réveil fur les pas d'une mofquée, que j'appris être celle de Tangut; & que nous étions plus avancés de fept ans danslefiècle, depuis que je m'étois endormi. Mon premier foin fut d'entrer dans la mofquée , pour y remercier le prophéte , des graces qu'il venoit de répandre fur ma perfonne; & après ia pnère , ayant reen de 1'iman la permiffion de parler au peuple , je lui rapportai avec une éloquenceqse Ie prophéte m'avoit fans dotite comnnunquéejevoyageque je venois de faire dans ion paradis. Quoique je leur racontaffe deschofes aifez difficiles a croire , aucun ne parut incrédule a ce récit ; au contraire , je fus regardé de tous hes auditeurs avec une extréme vénération , & le iuitan de Tangut ayant été informé de ee que je venois de rapporter au peuple, envoya chez 1'iman qui m'avoit emmené dans fa maifon, me prier de me rendre h fon palais. . Je trouvai d f, p0rre un cheval magnifique , donr la felle étoit couverte d'étorfe d'or, & la bride brodée en perles, & couverre d'émeraudes • je montai delïïis, & quatre imans , dont celui qu. m'avöitrecu éroirdu nombre, m'ayant efcot, je fus accompagné dans certe route de tout peuple qui me combioit de bénédiétions. Ar- Eeij  4JÉ C o w t e s M o g o t s; tivé au palais, j'y fus reen avec beaucoup de relpccT: , par les officiers du fultan auprès duqvtel étant parvenu , '}2 voulus me profterner a fes pieds-, il m'en empècha, Sc m'embralfant avec ' beaucoup de bonté , il roe fit connoitre que je lui ferois plaifir de lui raconter fhiftoire de ma vie : je le fis fans me faire prier, & m'étendanc beaucoup fur les mar veilles que j'avois vues dans Ie paradis de notre faint prophéte , je le touchat tellemenr par ce récit , que je vis fes larmes couler en abondance. Oh ! faint homme , & ami de Pami de Dieu , me dit il, que tu es heurerrs d'avoir vu de ton vivant des ehofes aulfi merveil'Ieufes ! Quelqulrrcroyables qu'elles paroifleut je fuis bien perfuadé qu'elles font véritables j Sc je te conjure de voiuoir bien édifier par tui récit aufli faint, une de mes fultanes , qui ne me paroit pas bien convaincue de la vérité da notre religion : je puis fans crainte , expafer i fes regards un mortel qui a vu les beautés incomparables des houtis. Eh ! feigneur , repris-je', certe vue , quoiqu'audeflus de toute expreffion , ne m'a point fait oublier la princefle de Carizme; & plus le moment auquel je dois la retrouver apprqche , plus j'ai d'impatience de rejoindre une époufe que j'adore: Je rifquerai donc encore moins de te faire voir li fukane dont je t'ai parlé , me dit-il, puifque Le  C O N T E S Af O G O L S. 437 c-rnr rempli d'une paffion violente, fa beauté teüe qu'elle puhTe être , ne fera aucune impreffió'u' far tes fens; je puis cependanr t'adurer quelle eft prefque comparable a ces belles filles aux leur-cils aoits, que ta as vues dans ton voyage mvftétieux. El b'ien , fe'ignerrr, dis-je alors, puifque vous le fouhaitez , je verrai donc cerre fultane ; mais ■ je vous jure par la pierre ( a) blanche qu'Adam appofra du paradis , & qai romba en héfirags a ïbrahïni, ifniael & fes defcendans, que fa beauté, qrrdque touchante quelle pu!(fe être , n'altérera pas dans mon cceur 1'amour violent que je reffens pour Zarat- Alriadh. Et moi, me dit alors le fultan , j'ai tant de vénérarion pour un homme tel qu'efï Abderaïm , que quelque clière que me foit la fulrane f s'il fe trouvoit touche de fes attrsirs, je lui promets fur ma tête, que je fa lui cederai dans le moment rhêrae. A ces mets, le fultan m'ayant pris par la main , & m'ayant coirduït' dans 1'intcrieur de fon palais, nous entrames dans un faloij' fuperbe , bu le preftMer cbj.et qui ftappa ma. vue., fut la pria- (a) G'eft la pifcrrc ncireque \'m vo;La la Mecque , &; bijuelfc, de blanche qu'eüc étoit, a ce |ue düerit ks fectarcïïrs dc Mal.omet, rfevfnt noire Par raaoudhcm -.u. *ui;c fantas «jui étoit dans 1'état de ia fouillurc legale. Eeiij "  43 8 C o N TE s Mogols. cefle de Carizme, dont j'étois féparé depuis ft long-tems. Je fus e:i ce moment fi ému a cette vue inefpérée , &c fi affligé en même-tems de penfer cjue cette princefle étoit 1'époufe du fultan , que pénétré de la douleur la plus vive , je me lailfai aller fans connoiffance fur un foplia , qui fe trouva proche de moi. LXXX SOIRÉE. Fin de l'Hifioire d'Abderaïm 3 racontie par lui-mune. e ne fut qu'aptès plus d'une demi - heure , que je revins a moi \ je me ttouvai alors avec furprife entre les bras de Zarat - Alriadh , & comme j'avois les yeux noyés de larmes, &c qu'une paleur mortelle paroiffoit fur mon vifage , le fultan de Tangut, qui vit bien que fes difcours m'avoient réduit en cet état, m'embraffa tendrement: rafTurez-vous, medir-il, mon cher Abderaïm , la princeffe de Carizme n'eft pas du nombre de mes femmes; la fultane a qui elle doit le jout étoit ma fceur, & ce n'eft point fans myftère qu'elle fe trouve aujourd'hui dans mon férail.  C o n t fc s M g o i s. 439 A une nouvelle fi peu arrendue , je pafiai de Ja mort a la vie, & le fulcan m'ayant laidé feul avec elle, je lui raeontai les aventures qui m'étoient artivees depuis le moment de notre cruelle féparation; elle en fut très-éronnée , & 1'ayant a mon tour priée de me faire Ie récit de ce qu'elle éroit devenue depuis ce trifte moment, voici de quelle manière elle me paria. HISTOIRE De la Princejfe Zarat -Alriadh , racontie par Abderaïm. Vous pouvez croire, mon cher Abderaïm, me dit la princeffe, quelle douleur je reffentis quand je ne vous vis point revenir avec Mouïad Ie foir que vous futes vendus l'un & 1'autre par le perfide capitaine ; il feignit de vous faire chercher avec beaucoup de foin , & n'ayant point de vos nouvelles , il me dit qu'il falloit que vous vous fuifiez écartés du bord de la mer, & que vous 'eudiez été dévorés par les tigres qui étoient adez communs dans ces quartiers. Comme cela ne me paroiffoit que trop vraifemblable, mon défefpok Ee iv  44* C O N- T E S IVT O G O Z S. redoubla a uti point, que je réfolus de me taillé* mourir. Je fus trois jours fansboire ni maneer , quêlqiié prière que me fit ce fcélérat; Sc comme il foubaitoit que ie renrrafte dans fe vaiifeau, il ufi d'uae rufe lui réuffir: Madame , me dit- il , votre époux ni votre Els ne font pas morts, je viens d'apprendred'un habitantd; cette ile, que ledernier vaifleau qui eftparride ce port les a enlevés •, le capitaine qui y commando eft fujet a fait e de pa? reils tours ; je fris qu'il ne fe piqué pas d'une exacte probité; mon vaiffeau eft rneilleur voilierque le fien , il eft prêr a partir, je me Harte de le joindre avant qu'il foit entre dans aucun port t & de les lui enlever, Sc je verferai jufqu'a la d.rnière goute de mon fang , plucöt- que de fouffar qu'il m'ait fait impunément un affront auffi fanglant. Séduite par des difcours ou il y avoit une appa» rence de bonne foi, & par 1'efpérance de vousretrouver, je pris quelque nourritiwe ; j'èntrai dans fon vailTeau , Sc nous quittames auffi tbr le port; mais r) peine fümes-nous en pleine-mer, que le capitaine entrant dans fa chambre- qu'il m'avoit cédée ; ce que je vous ai dit cle 1'enle-vement de votre époux & de votre fils, eft parement imaginé, me dir-ïl ; ils ont été' réeliemenr Ja proie destigres; mais, madame, je n'ai pas  C O N T K S M O GO t S. 44I cm devoir Vous abandonner i votre douleur ; jen ai été d'aurant plus touché, que je vous ajahe avec toute la paffion imaginable , & il ne tiendra qua vous de réparer la perte que vous avez faire, en m'acceptant pour épc|yx. Je fus fi ftu-nrife du compliment, & de la propofition du capitaine , que j'en reftai immobile , cnfuire faifimt rédexióh fur fa conduite : Ah r fcélérat, m'écriai-je , je vois'bien que tu as difpofé de la vie ou de la liberté de mon époux & de mon fils; tu les as regarde s comme des obftaclés mvmcibles a tes inflmes ddirs ; mais ne crois pas en être plus avancé auprès d; moi , Sc faehe que je pr-éférerai toujours la more la plus crueile a 1'horreur d'être foumife a tes volontés. Ce capitaine qui étoit un homme extrêmement violent, ne put s'entendre traiter ainfi fans frémir de rage. Je re donne une hcure pour faire tes réflexions fur 1'avanEage que je r'otfre , me dit il avec des yeux ccincelans de fureur; padé ce rems, crains les effets de ma jufte colère & de mon reffentimenr. Mon amour irrité naura plus pour roi aucune confidération. Le capitaine me qui tra enfuite, & me lahfa dans la plus erncüe firuadon ou je pufte me trouver ; j'employai prefque tout le rems que ce perfide m'avoit donné a verfer un torrent de larmes, Sc le moment aaquei il devdü revend étoit nrêc  44* CONTES M O G O L S. ti'expii'er, lorfqu'après avoir invoqué dc tontirralf cceur le faint prophéte, je me fentis tout d'tuv coup fortiliée contre les enrreprifes du capitaine , Sc mon courage augmenrant de moment en moment, Je cherchai dans fes coffres qu'il avoit laiflé ouverts , pour voir s'il n'y auroit pas quelque poignard. J'y trouvai un fabre , dont m'étant faiiie , j'attendis ce miférable avec un ferme deffein de lui óter la vie , Sc je me mis derrière la porte de cette chambre qu'il avoit barricadée par dehors. II ne manqna pas a fa parole , Sc a peine I'heure qu'il m'avoit donnée fut-elle paflee, que fe préfentant dans la chambre , je lui abbatis la tète d'un coup de fabre ; alors la prenant par le toupet, je fortis fur le tillac, Sc m'adreflant aux officiers fubalternes : Voila , leur dis-je , la tête de votre infame capitaine , c'eft ainfi que je fais. traiter un fcélérat qui, après avoir fait aflafliner ou vendre comme efclaves mon époux & mon fils,. vouloit encore attenter a 1'honneur de la princefle de Carizme.  CONTES MOGOLS. 44J L X X X I SOIREE. Suite de l'Hifioirè de Zarat-Alriadh , raxontée par Abderaïm. A , • • - - * PPAREMMENT que Ie capitainenétoit pas fore aimé dans le Vaifleau ; car je ne vis perfonne facne de l'aéHon que je venois de faire; au conrraire , celui qui naturellemenr devoit lui fuccéder ayant pris la parole : Madame, me dit-il , il n'y a perfonne fur ce bord qui ne foir rics-difpofé a vous rendre rous les refpeds qui font dus a votre fexe & a votre rang; fi les intentions du capitaine nous avoient ére connues , vous devez ctre bien perfuadée, quelque autorité qu'il eut dans ce vailfeau , & quoique la meilleure partie de la cargaifou lui appartint, qu'il n'auroit pas cré le maitre de vorre deftinée, & pour vous faire connoitre les difpofirionsounousfommes a votre égard , trouvez bon que nous ne recevions pas d'aiures ordres que de vous. Avant que je puffe répondre a un compliment aufli poli , ói auquel je ne m'attendois pas, rout 1'équipage marqua par de grands cris de joie ,  444 C O N T E s M O s O I s. qu'il approuvoir la propofition de cet officier ?& chacun étant venu me rendre alors fes hommages\ je ne crus pas devoir refufer 1'honneur que'l'on mefarfoic; vous poavez jager mon cher Abderaïm , continua Ia princefTe, & de ma joie , & de 1'embarras ou j'étois;. f'aÜemblai fur le champ* le coriféil, & les ayant priés de fe clioifir parmi eux une perfonne'qui fut en état de góuverner le vaifpau , j'appris avec beaucoup de plaifir, qu'ns avoierrrélu celui qui m'avoit porté laparole comme. Ie plus capable. Le nouveau capitaine ne fut pas plutót revêtu de cette dignité, qu ayant fur Ie champ fait couper en quatre quartiers Ie cadavre de celui auquel il venoit de fuccéder, il le fit jetrer a fa mer , Sc m'ayant enfuite demandé de quel cóte je fouhaitois qu'ils fiiTent route, je lui fis entendre que je ne ferois pas fachée que nous pudlons reprendre celle du port le plus prdchain de Carizme. On execura mes volontés , nous voguarhes pendant environ deux mois, avec un tems des plus favorable; mais ayant été obligés de relacher a un.port counu de nos matelots, poury prendre quelques provifions , il nous y arriva une fcène. affez plaifante. Le capitaine de notre vaiffeau ayant refoïus d'achetet quelques efclaves dont on faifoit commerce en cet endroit, deux habirans du lieu, 1'luï  C O N T , S M O G O t S. 44J nommé (*) OJcilan, & l'autrs Ildirim , tous •deux tres-mauvais fujets , avoient concu Pun -contre 1'autre une haine mortelle , & e«é alla fi lom , qu'ils réfolurent de s'enlever leurs femmes & de les vendre au commandant de „orre vaiffeau , ce qu'dsexécurèrentprefqu'en même tems ©Man ayant forcé de nuit la maifon d'IIdirim s'empara de fa femme , & Payant men^ £ b poignarder fi elle fe faifoit connoitre pour être decondicionlibre,il 1'ameua fur notre bord & Ia préfenta au capitaine , a qui il ja nc cen[ p.êcesd'or : celui-ci furpris qu'on lui demandat une fomme auffi confidérable, ayant dit d Okilan que cetre efclave étoit d'un prix trop exceffif & qu'il venoit d'en faire emplette d'une plus jeune & plus joue qui lui avoit couté la rnoitié moins • cela eft impoffible, reprit ce fcélérat, nos habitans connciffent trop le prix des belles femmes pour t'en avoir donné d fi bon marché une telle que tu me la depeins, & fi ceIa eft t aceorde ceile-ci pOUt le même prix. II eft aifé de te convaincre de ce que je viens de te dire répliqua le capitaine j alors s'étant fait amener 1 efclave en q-ftion J& q^] venoit d'acheter il O) Okilan fighific ferpent volant, (ó) L'dirim lc foudre.  44^ CcNTES MoGOtS» n'y avoit pas une demi heüre , Okilan fut dans une furprife Sc dans une fureur inconcevable de reccnnoitre fa femme dans cette efclave, & d'apprendre que c'étoit Ildirim qui I'avoit vendue: quelqu'occupé qu'il fut de fa douleur, il fongea moins a la retirer des mains du capitaine, qu'a le preffer de prendre la femme de fon ennemi pour tel prix qu'il en voudtoitdonner, afin que ces deux femmes ayant été a la difcrétion du capitaine, ce ne fut pas pour lui feul , parmi fes compatriotes, un fujet perpétuel de honte Sc de railierie. Pendant que cette fcène fi unguljère fe paffoit fur norre vaifleau , Ildirim comblé de joie de s'être vengé de fon ennemi, par 1'endroit le plus fenlible 3c le plus déiicat, étoit a peine rentré chez lui, qu'apprenant avec la douleur ta plus vive que pendant qu'il étoit allé chez Okilan , fa maifon avoit été forcée , Sc fa femme enlevée , il ne douta point que fon ennemi capital jie fut 1'auteur de cette violence , & courant promprement a fa chaloupe, il aborda notre vaiffeau au moment qu'Ildinm propofoit au catntaine de lui revendre fa femme; ces deux hommes i la vue 1'un de 1'autre, furent en ce mement faifis d'une telle rage, que, s'abandonnant a leur fureur , ils fe faidrent au corps , fe précipitërenr dans la mer, 5c fuivant les- apparènces, aucun  CONTES MoCOLS. 447 des rleux n'ayant voulu quitter fon ennemi qu'il ne l'ent éroufféou noyé, ils périrént fous les flots, puifque quelque diligence qu'on püc faire pour les fecourir, il fut impoffible de les fativer. Informée de cerre aventure fi extraordinaire , je fis venir devant moi ces deux femmes , Sc j'envoyai chercher le commandanr du port pour les lui remetrre entre les mains , me chargeanc de rembourfer au capitaine ce qu'il avoit payé pourelles; mais elles meparurentfi méccntentes de leurs maris en parriculier , & en général, fi peu prévenus pour tous les habitans de ce lieu , qu'elles me fupplièrent de vouloir bien les emmener avec moi. Comme elles n'avoient pas d'enfans, Sc que Ie commandant du port ne s'oppofa pas a leur départ, je les pris volontiers-a mon fervice, & leur promis d'avoir foin de leur fortune quand nous ferions de retour a Carizme. Nous mïmes a la voile quelques heures après , Sc ayant entendu raconter a une de ces femmes , que fur un rocher ■fitué fur le bord de la mer , a douze lieues de 1'endroit d'oü neus partions , il y avoit un faint Derviche qui vivoit en folitaire, & qui avoit de grandes correfpondances avec le ciel, puifqu'il dccouvroit les chofes les plus cachées, je réfolus d'aller lui rendre une vifite , pour favoir des nouvelles de mon cher Abderaïm. J'y allai en effet,  44*> Contes MogoeS. cqntinua la princede , & je le trouvai extrémement malade , dans une grande grorte fituce dans Jé roe , au fommet de la montagne ; &c Pavane abordé : Madame, me dit-il, avant que je lui adredaffe, la parole, vous favez que vous devez être encore très-long-tems féparée de votre époui. Sc de votre fils. Ces momens ne vous paroirront conrts que par la manière dont vous les pafïerez ; retournez a votre vaiffeau, faites préfent a. 1'équipage de tourela cargaifon , dont ils vous ont rendu la maïtrede ; diftribuez rous les diamans qui vous reftent enrre les officiers , & revenez enfuite en ces lieux avec ces deux femmes feuiement; vous y trouverez tout le foulagement poffible a vos maux. Je fus tellement étonnée , me dit alors ZaratAlriadh , de ce que me confeilloit ce faint folitaire , que je n'héfitai pa3 k lui obéir. Je retournai au vaifTeau , j'exécutai fes ordres, Sc malgré les obftacles que la polirede des odiciers mit a mon delfein , j'y demeurai ferme , &c je ne voulus point rerourner a la grotte du bon Derviche , que je n'eufle vu le vaideau bien éioigné de 1'endroit oir il avoit abordé. Je remontai alors avec heaucoüp de peine, & cependant avec une extréme confiance, a. la demeure du vieillard; mais jugez de mon éronnement Sc de ma douleur, de vpir qu'il avoit perdu  CONTES MOGOLS. 449 perdu la parole, & qu'il paroilToic être a 1'agome ; je grimpai fur le haut du rocher, pour voir fi je ne pourrois pas faire quelque fignal au vaiffeau; il étoit fi avancé en mer , qUe je perdis toute efpérance de jamais le rejoindre , & que je me livrai au plus affreux defefpoir. Ces deux femmes qui m'avoient confeille ce vojrage , étoient dans un état difficile a exprimer ; cependant, voyant qu'il n'y avoit pas de reméde a nos maux , je les exhortai a prendre courage; nous retournames a la grotte, & nous y arrivames au moment que le bon Derviche venoit d'expirer. L X X X 11 SOIRÉE. Suite de VHiflohe de la Princeffe Zarat \ Alriadh < racontée par Abderaïm. c v-j o m m e nous avions pris notre réfolution contre cet événement auquel nous avions lieu de nous attendre , nous fumes moins effrayées qu'embarraffées , de ce que nous ferions de ee bon vieillard , & nous raifonnions mes deux femmes & moi , fur la manière dont nous lui donnerions la fépulture , lorfqu'accablées de faTome XXIII Ff  4JO CONTES MOGOIS.' tieue , nous nous endormimes profondément. Je ne faurois dire combien dura notre fommeil ; mais il y a apparence que nous érions bien avancées dans la nuir, lorfque je crus enrendre parler quelquün auprès de moi ; cela me fit ouvrir les veux, & j'appercus en ce moment la grotte éclairée par plus de cent lampes de criilal, qui produifoien t une lumière fi vi ve, que j'en fus éblome; je réveillai doucement mes deux femmes; elles furent auili furprifes que moi, d'un fpectacle aufli fingulier , Sc nstre étonnement augmenta encore, en voyant entter dans la grotre fix jeunes garcons vêtus de blanc, Sc d'une beauté inexprimable, qui emportèrent le corps du'vieillard vers une fontaine qui étoit a. une porte de la grotte: après l'avoir lavé & enveloppé d'un drap, ils le remirent fur fon lit. Pourquoi, dit alors 1'un de ces beaux garcons , ne mettons-nous pas en terre ce fidéle croyant ? Nous attendons , reprir un autre, le digne neveu du grand Alroamat, c'eft lui gui doit nous marquer 1'endroit oü doit être dépofé le corps de ce faint homme ; il ne peut pas tarder , puifqu'il doit fe rendre ici vers le milieu de la nuit. En atrendant fon arrivée, prions le rout-puiflant qu'il déploie fa miféricorde fur cet illuftre folitaire. Alors ces jeunes garcons prononcèrenrplufieurs chapitres de notre divin alcoran, avec un recueil-  CONTES M O G O L S. 4^ X lement dont nous fümes édifiées. II n'y avoit pas une demi-heure qu'ils étoient dans ce pieux exercice , lorfque le fage qu'ils atrendoient ayant paru , Lis fe proilernèrent le vifage contre terre a fon arrivéë. Le neveu d'Alroamat dont le vifage étoit ft brillant, que nous n'osames jamais lèregarder en face , ayant fait cn peu de paroles 1'éloge du fainË foliraire, montra enfuite dudoigtafes miniftres le coin oü nous étions, & leur ordonna de lever iine grande pierre , fur laquelle ils rrouveroieut gravée une fentence de 1'alcoran. Ces jeunes garcons qui rte nous avoient pas encore appercues , s'approchèrent de nous , & fe difpofaient a exécuter les ordres du fage , lorfque nous voyant fur cette pierre , ils témoignèrent beaucoup de furprife de nous rroüver dans ce lieu. Eft-ce que trois femmes vous font peur , leur dit alors le neveit du grand Alroamat ? Priez-les de fe rang'er, elles ne font pas en ces lieux fans myftère ; nous nous levames düffi- tot, Sc deux de ces beaux gargons ayant levé la pierre, les quatre autres fe chargcrenr du corps qu'ils portèrent, fuivis du fage, Sc defcendirent avec eux par un efcalierqui étoic auffi éclairé que la grotte. Comme je corhmencois a me faire a ces merveilles, conrinua ZararAlri,adh , jë pris mes femmes par la main , Sc jé fuivis ce convoi; je vis mettre le folitaire dans Ff ij  I 45* CONTES M0GOIS4 un rombeau de marbre blanc, qui étoit au milieu d'un falon fuperbe; & a peine cette cérémonie fut-elle achevée , que toutes les lumières s'éteignirent; & que je n'enrendis plus le moindre brui t. LXXXIII SOIRÉE. Conclujïon de VHifloire de la princeffe Zarat - Alriadh 3 racontée par Abderaïm. C e fut en ce moment que mes femmes pensèrent mourir de frayeur, & je vous avouerai que je ne fus guères moins émue \ cependant , mettant toute ma conflance en notre fouverain prophère , je le priai de ne me pas abandonner , & je n'eus pas plutót prononcé trois fois les paroles , que la fée Mergian-Banou vous avoit enfeignées , que je me trouvai tranfportée avec mes femmes dans un jardin délicieux, ou nous appercumes un météore nouveau qui, a la place du foleil, y produifoit une lumière très-vive ; il formoit un ovale parfait, d'un bleu obfcur qui étoit tout parfemé d'étoiles ; celle du milieu, de beaucoup plus grande que les autres , paroiflbit dominer, & le tout produifoit une lumière a peu  CONTES MoGOtS. prés pareille a celle de Paurore , lorfque le foleil eft pret a paroïtre, mais beaucoup plus éclatante. Nous étions fort furprifes d'un événement auffi extraordinaire, lorque nous vïtnes fortir de deffous un berceau d'orangers, une femme d'un air des plus majeftueux ; elle nous aborda avec beaucoup d'affabilité ; Sc m'embraffant tendrement : princeffe de Carizme, me dit-elle, je fuis Mergian-Banou, qui ai protégé Abderaïm ; je n'ai pu m'oppofer en fa faveur Sc en la votre» a ce qui a été réglé par Ie deftin > il m'eft feulement permis d'adoucir vos chagrins ; vous refterez en ces lieux enchantés, jufqu'a ce que vous puifficz rejoindre votre époux ; les jours y feronc fi courts, que quelque impatience que vous ayiez de revoir tout ce que vous aimez, vous n'aurez pas le tems de vous y ennuyer. En effet, Seigneur , pourfuivit Zarat Altiadh , j'ai paffe' plus de fept années dans le palais de la fée, qui ne m'ont pas paru fept femaines ; & cette illuftre Perize a tellement varié mes plaifirs , fa converfation eft d charmante & fl inftruétive, qu'il m'a été impoflible de ne la pas regretter encore en la quittant. II y a quatre jours que j'appris d'elle avec étonnement, que Ie terme auquel je devois vous retrouver alloit expirer ; j'en penfai mourir de joie; allez, me dit-elle, en m'embraflant, allez rejoindre un époux qui vous adore , je vais Ff ii;  454 Contes Mogols. dans 1'inftant vous faire tranfporter dans le férail du fultan de Tangut votre oncle ; le neven du célèbre Alroamat que vous avez vu dans la grotre du bon Dervicbe , de concert avec moi, 1'a inftruit en rêve de votre arrivée , Sc de celle d'Abderaïm , qui ne fera pas long-tems fans être conduit dans les mêmes lieux , d'une manière encore plus extraordinaire. Vous retrouverez bientot après votre dis , dans une condirion, a la ve" rité forr indigne de lui; mais quoiqu'elle foit trèsdangereufe, fes mceurs n'y ont point été corrompues. En eftèt, illuftres Perizes , pourfuivit Abderaïm , tout s'eft padé comme la fée I'avoit dit a la princede mon époufe , Sc il n'y avoit guères que vingt - quatre heures que j'avois retrouvé ma chère Zarat-Alriadh, quand nous promenans 1'un Sc 1'autre dans les jardins du fultan de Tangut, nous nous fommes fentis enleyés par les génies qui obéiflent a vos ordres , Sc nous avons été tranfportés en moins de deux minutes dans ce faperbe palais , ou nous avons enfin retrouvé porre cher Mouïad. Seigneur , dit alors Cothrob a Abderaïm , je p;iis vous adurer que nous avons eu tous un extréme plaifir au récit de vos aventures & de celle de la princede votre époufe , & que fonformémjur, 4 ljempteffemeni que vous avez 1'un & 1'autre  Contis Mogols. 455 de revoir Ie fultan de Carizme , nous donnerons dans peu les ordres néceffaires pour vous y faire reconduire ; mais il eft tems de nous rerirer , 8c la journée de demain doit être remplie d'événemens fi dnguliers, que je crois que vous ne ferez pas fachés d'en être fpeftateurs ; je vous invite donc 5 aind que tous les princes Sc princedes qui font ici préfens , de ne pas manquer de vous y rendre. Chacun alors s'étant retiré , Sc 1'iman ayant fait mêler de la décoótion de Bueng dans des liqueurs qu'on fervit a la troupe des danfeufes , Sc fait mettre dans la poche de chacune d'eiles, Sc de leurs direótrices , deux eens pièces d'or, on les enleva pendant leur fommeil, Sc ott les reporta tous dans le caravenferail de Cambaye , d 1'exceprion d'Ildiz Sc de Maffoud ; car pour Mouïad , il avoit paffé dans 1'appartement d'Abderaïm , Sc de la princede fa mère, dès le jour de leur arrivée dans le palais. LXXXIV ET DERNIÈRE SOIREE. Condufion de l'Hifioire d'Ogu^ & des cinq Sultanes. F Js—i n f i n , le lendemain qui étoit Ie jour marqué par le fultan Oguz, pour 1'ouverture de fon Ffiv  45<» Contes Mocets. teftament, étant arrivé , Cothrob fe rendit dans le falon , fuivi des fultanes d'Acfou , de Schirin Sc de Bathal; il y trouva tous les princes & princedes ; Ildiz Sc Madbud : Ecourez-moi tous, feigneurs , avec attention , leur dit-il, & que perfonne ne m'interrompe, il eft tems que les illudons cedent, vous n'êtes pas dans le Ginniftan , comme vous avez pu le croire; c'eft ici le férail du fultan de Cambaye , qui a difparu de devant les yeux de fes fultanes & de fes enfans , Hya aujourd'hui quatre mois accomplis; & s'il s'eft pade dans ces lieux des aventures merveilleufes, c'eft par le pouvoir que me donne Panneau de Salomon que vous voyez a mon doigt; aucun de vous ne doit ignorer 1'autorité qu'il donne a celui qui le pofsède , puifque toute la nature lui eft foumife , Sc qu'il commande aux élémens Sc aux peuples qui les habitent avec autant de droit qu'en avoit ce fultan , dont la fcience Sc la fagefle étoient immenfcs. Oguz qui connoiftoit toute ma capacité , m'a confié le fouverain pouvoir jufqu'a ce jour ; fuivant fes intentions, je le vais remettre a celui a qui il appartient légitimement; mais avant cela , il eft bon que les fultanes dévoilent en ce moment leurs fentimens. Les quatre fulranes fe rappelant alors Ia perte qu'elles avoient faite du lultan , ne purent s'empêcher de verfer un torrent de larmes.  CONTES Mc-GOLS. 4J7 Uluftre Cothrob , dit alors Gehernaz, la rnémoire de notre cher feigneur & époux nous eft fi précieufe , qu'il n'y a aucune de nous qui ne djnnat tout fon fang pour le rappeler a la lu^ mière du jour ; voila ce que penfent Geanfouz, Neubahar , Schebgeraz &c moi; fi elles ont peutctre paru moins affligées, leur douleur n'en étoit pas moins forte & moins lincère au fond de leur cceur; jugez donc fi dans de pareilles difpofitions nous avons intcntion de pader dans les bras d'un autre homme ? Non , feigneur , ne nous faites pas 1'injure de nous en croire capables. Nous avons fait notre poifible pour que Goul-Saba pensat de même que nous &c abandonnat la paffion qu'elle relfent pour un homme rout-a-fait indigne d'elle; il feroit auffi a fouhaiter que le prince Bathal, fon fils, fut moins enrêtée de la jeune Ildiz ; mais nos remontrances fouvent réitérées, n'ont rien opéré fur 1'un ni fur 1'autre. Goul - Saba eft tellement cprife des charmes de Madbud, qui fe trouvant très-honoré de fon choix , ne demande pas mieux que de lui donner la main , & le jeune prince , autorifé par 1'exemple de fa mère , eft devenu fi paffionné pour Ildiz , qu'il n'y a pas moyen de leur faire enrendre aucune raifon , ni de les faire rentrer en eux-mêmes. Voila j fage iman, quels font nos véritables  45 ^ CONTES MoGOLS. fentimens ; Sc comme par toutes les merveilles que nous avons vues opérées par vorre moyen , nous fommes parfaitement convaincues que vous êtes rrès-puiflant auprès de notre prophéte , nous vous fupplions d'obtenir de lui qu'il nous tire de ce monde ; depuis la perte de notre augufte époux , nous y avons trouvé trop d'amertume, pour< fouhaiter d'y faire un plus long féjour. Je me garderai bien , fages fultanes , reprit Cotrob, de lui demander une pareille grace ; au contraire , que 1'épée de 1'ange de la mort puiff* s'tnrouiller en votre faveur!. .. Que les fultanes fonr infenfées ! dit Goul Saba , en interrompant 1'iman , de vouloir mourir , paree qu'elles ont perdu leur époux : il y a long-tems que mon fils Sc moi nous avons pris notre parti Ia dedus , Sc malgré tout ce qu'elles ont pris la peine de nous repréfenter a ce fujet, nous fentons que fans notre union avec Ildiz & Maflbud , il n'y a pas pour nous de véritable félicité , Sc rien n'eft capable de nous détourner de notre réfolution. Eh bien donc , reprit alors Cothrob , puifque fans vouloir réfléchir fur la bafTelfe de vos fentimens , vous perfiftez 1'un & 1'autre dans votre aveuglement, ouvrons le reftament du fultan , votre epoux , Sc exécutons fes volontés a mefure qu'elles nous feront connues; c'eft 1'ordre feaet que j'ai recu de lui, lorfqu'il le dépofa entre  C O N T E S M O S O I Si 459 mes mains. Je vous en prie , répliqua vivement ■Goul Saba. Comme les quatre mois nous ont paru clüne loHgueur extréme , nous fouhaitons ce moment avec une impatience extraordinaire. Je vais la fatisfaire, dit 1'iman ; alors ayant montré aux fultanes que le cachet du fultan étoit bien entier, il ouvrit le paquet, & y lut ce qui fuit: Notre faint prophéte [que fon nom foit a jamais glorifé, & que fa religion s'étende depuis Caf jufqu'a Caf) m'a revélé, avant de me féparer de vous , mes chères fultanes , une partie de ce qui arrivera dans ce férail, Le fultan d'Grmu^ doit s'y rendre, fon amour pour la princeffe Acfou ma fille, eft appro avépar t envoye de dieu : qu'ils foient unis enfemble dans le moment, & que ce monarque (a) rompe le voile dont elle eft couverte ? Approchez , feigneur , dit alors Cothrob au prince Cazan - Can , & recevez de ma main la ptincelTe qu'Oguz vous donne pour époufe ; li la pudeur ne lui a pas permis jufqu'a préfenr de vous faire connoitre tout ce qu'elle relTènroit pour un auffi grand monarque , elle peut aujoux* d hui, fans rougir , avouer que votre perfonne lui eft extrêmement chère, O) Cetre expreflïon efl: oriëntale, & veut dire qu'il jouille de tous les drojts que le mariage lui donne fur cette. princede,  4e que vous puifliez parvenu ! Ah ! s'ccria Oguz, cela n'eft pas nécelfaire , belle Gehernaz , depuis que mon aveuglemenr eft diffipé , Sc que j'ai recouvré 1'ufage de ma raifon , vous me paroiffèz toutes aufli aimables que le premier jour que je vous vis , Sf je prie notre fouverain prophéte de me punir de la mort la plus miférable , fi jamais je vous fais la mdindre infidélité. Pour vous , fultan d'Ormuz , vous qui avez ii vifiblement cprouvé les bontés de 1'envoyé de dieu , je vous donne Acfou avec d'autant plus de plaifit que lë fage Cothrob , dont les lumières pénètrent jufqu'au fond des cceurs, m'a adiué qu'elle feroit parfaitement heureufe avec un aufli puilfant monarque : a Pégard du prince de Vifapour Sc de fbn illuftre époufe, je leur dois quelques excufes de lés avoir retenus fi long-tems dans ces lieux, que le pouvoir immenfe de Cothrob leut faifoit paroïtre enchantés ; quand ils fouhaiteront de prendre la route de Vifapour, cet illuftre philofophe , neveu du grand Alroamat j & qui i Tome XXIII Qg  4 322. Hiftoire de Maffoud, fils de Soffar, 319. LXIII Soiree. Suite de la même Hiftoire , 330. LXIV Soiree. Suite de la même Hiftoire , 3 -17. LXV Soiree. Suite de la même Hiftoire, 344.  DES CONTES. 4?7 IXVI Soïm. Suite & Conclufion de tHijloire de Maffoud, fih de Soffar, ^ Hiftoire d'Abderaïm racontée par Mouïad, 3 j 4. LXVII Soiree. Hiftoire de la fultane Goul-Saba, EXVIII Soiree. Suite de l'Hiftoire d'Abderaïm, raconte'e par Mouïad, ^ *r ' job. LXIX Soiree. Suite de la même Hiftoire, 37}. LXX Soiree. Suite de la même Hiftoire, }79; LXXI S0iree. Suite de la même Hiftoire, 385. LXXII Soiree. Suite de la même Hiftoire , 393. LXXIII Soiree. Suite de la même Hiftoire, 399. LXXIV Soiree. Suite de la même Hiftoire, 40 j; LXXV Soiree. Suite de la même Hiftoire, 4,», LXXVI Soiree. Suite de l'Hiftoire d''Abderaïm, racontée par lui-même, * 418. LXXVII Soiree. Suite de la même Hiftoire, 423, LXXVIII Soiree. Suite de la même Hiftoire , LXXIX Soiree. Suite de la même Hiftoire,43^ LXXX Soirée. Fin de l'Hiftoire d'Abderaïm , raconiée par lui-m ême, J 438. Hiftoire de la princeffe Zarat-Alriadh, racontée par Abderaïm , 439. LXXXI Soiree. Suite de la même Hiftoire, 445.  478 TABLE DES CONTES. LXXXII Soiree. Suite de la même Hijloire, 449.' •LXXX1II Soiree. Conclufion. de l'Hiftoire de la princeffe Zarat - Alriadh , racontée par Abderaïm, 45 2t LXXXIV et dërniÈre Soiree. Conclujion de l'Hiftoire d'Oguy cv des cinq fultanes, 455. Tin de la Table du viugt-troifièrne Volume^