L £ C A B I N E T DES F Ê E S.  CE VOLUME CONTIENT Les nouveaux Contes Orientaux , par M. Ie comte de Caylus. Tout vient a point qul peut attendre , ou Cadichon et Jeannette, par M. Ie comte de Caylus. Les Contes de M. de Moncrif , lecleur de la reine , del'académie francoife , & de celles des fciences & belled-lettres de Nancy & de Berlin.  LE CABINET DES F È E S ; o u COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FÉES, ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX} Omes de Figures. TOME VINGT-CINQUIÈME, A AMSTERDAM, Et fe trouve a PARIS, RUE ET HOTEL SERPENTE. M. DCC. LXXXVL   A MADAME*** U s aime^ fi/ft^ fes Contes Orientaux, Madame , pour avoir Jouvent pris leur parti , & je vous ai vu plus d'une fois répondre avec graces aux plaifanteries de pluJieurs perjonnes > qui condamnoient avec plus de férieux que de folidité l'amujèment quc fon peut retirer de ces badinenes. Op pof er le férieux a des critiques d'humeur, ceferoit les imiier & non pas y répondre. Cepen* dant il faut convenir que Ion ne peut être fenfible a ce délajfement de l'efprit quaprès être pour ainfdire, blazé fur les romans & fur les petites hifloires francoifes, celles- cl ont ordinairement une imrigue , un  plan & un objet qui fe développe avec ordre, mals rhab'uude oü nous fommes de les lire, nous fait trop aifêment prévoir leur dénouemem ; au lieu que les hijloires orientales nont fouvent quun feul objet, dom feffet ejl d"exciter la furprife en voyant que les plus petits incidens amènent les plus grandes révolutions. Cejl en cela que confijle pref que tout leur attrait, le flyle contribue auffi a leur agrément; il fe fent de la chaleur du climat qui produit une fingularité piquante pour les lecleurs de l'Europe. A l'e'gard du merveilleux qui fe trouve dans les unes & dans les autres, il feroit .inutile d'en faire la comparaifon: cejl legoüt particulier qui dotten décider.  ÖRIENTAÜX. | tonnoiffoientperfonne qui füt des hlftoIres . des contes capables de faire dormir; mais tout ie monde fe mocquoit de fa queftion, & le laiflo:t dans le même embarras. II revint chez lui fort tnfte & fort affligé. * Fitéad étoit veuf, & il avoit une fille Igée d envxron douze ans, qui étoit très-belle, & qui avoit beaucoup d'efprit; elle fe nommo t Mo- radbakCO.ElIes'aPpercutaifémentduchagrL V Cl7°r0" f°n Père« eIle W ^ des queüLs d une facon fi touchante, qu'il eut bientöt fatis&rt fa cunofite. Moradbak le conjura de ne fe pomtaffliger,&demettrefaconfianceendieu en laffurant qu elle efpéroit trouver le lende' «a.n, ce que le roi ne lui demandoit que daas tro,s;jourS; & Fitéad «tendit avec impatience 1 execution de la parole de fa fille. Quand la «uit fut venue, Moradbak paffa dans fa chambre; elle leva la natte qui étoit entre fooht & la muraille, entra dans le fouterrein, defcendit a la grille de fer, & vint Pour 1'intelligence de cette hiifoire, il fav£ W que le roi Hudjiadge avoit autrefois feit mettreenprifon ce grand homme, avec ordre (0 Défir accompli. Ai]  4 C O N T E S de ne lui donner que du pain & de Peau pour fa fubfiftance , & de 1'empêcher de parler a qui s que je voie ? Je le fuis, lui répondit Aboumélek. Alors Moradbak, devenue plus hardie, vint k ces grilles de fer, & biencót elle y porta tout ce qm étoit en fon pouvoir, & les petits foulagemensdontellefeprivoit fouvent pouradoucir les ngueurs de la captivité du fage. Pour reconnoitre un fi bon naturel, il réfolut, de fon cöté, A iij  € Contes d'élever fon ame a la ver tu Sc aux fublimes connoiflances. Dans le deffein d'y parvenir, &C de lui rendre les lecons de morale plus agréables , il lui avoit conté plulieurs hiftoires. Ainli Moradbak, en promettant a fon père de lui trouver un homme tel qu'il le cherchoit, n'avoit fongé d'abord qu'a lui propofer le fage Aboumélek; elle avoit même regardé le défir d'Hudjiadge comme un moyen de lui procurer la liberté, Sc une occafion dont elle profitoit pour reconnoïtre les obligations qu'elle lui avoit. Cependant elle voulut le confulter avant que de faire aucune propofition a fon père, pour favoir comment elle pourroit parler de lui, fans lui faire tort, ou comment enfin elle pourroit engager Fitéad a fe fervir de lui dans Poccafion préfente, d'une facon qui parut naturelle, & qui ne put les commettre ni 1'un ni 1'autre. Ce fut dans ces intentions qu'elle defcendit a la grille du cachot, & qu'elle fit part au fage & de ce qui lui étoit arrivé, & de fes projets. Aboumélek lui répondit , qu'Hudjiadge fe fouviendroit peut - être encore des menaces qu'il lui avoit faites, & que ce feroit 1'expofer inutilement que de le propofer ; qu'il valoit mieux que ce fut elle-même qui fe préfent&t pour conter les hiftoires que 1'on défiroit. Vous avez de la mémoire, ajouta-t-il; je vous en ai conté plufieurs, & je vous en  Orientaux. 7 apprendrai tant que vous en aurez befoin. Allez, & n'oubliez pas qu'il n'eft rien a quoi vous ne deviez vous expofer pour fauver les jours de votre père. Ce difcours fit impreflion fur la jeune Moradbak, qui, malgré fon mérite, ne préfumoit pas d'elle, & Ia détermina a fe propofer le lendemain a fon père. Mon père, lui dit-elle, je fuis affez heureufe pour vous tirer de la peine oü vous êtes, & mettre ainfi vos jours a 1'abri de la cruauté d'Hudjiadge. Ah! ma fille, que je t'ai d'obligations, lui dit-il, en 1'embraffant les larmes aux yeux 1 oii trouverai-je le perfonnage illuftre a. qui je vais être fi redevable ? Je veux aller me profterner a fes pieds , & lui donner des marqués de la plus vive reconnoiffance. Vous n'irez pas loin, reprit Moradbak, pour le remercier d'une chofe que le devoir & les fentimens lui font entreprendre avecjoie. C'efi moi, continua-t-elle. C'efttoi, répondit Fitéad, avec une furprife mêlée de chagrin; je te fais gré de ta bonne volonté; mais puifque tu n'as point d'autre reflburce a m'ofFrir, je vois bien qu'il faut me réfoudre a quitfer le pays. Prépare-toi a me fuivre dans ma fuite ; je n'ai plus d'autre parti è prendre, & nous ferons peut-être plus heureux ailleurs. Si vous étiez obligé d'abandonner votre patrie, il eficertain, lui répliqua Moradbak avec tendreffe, qae je A iv  8 CONTEi vous fuivrois avec joie; mais vous n'en êtes pas réduit a cette peine. Soyez tranquille, je vous réponds de tout. Le roi ne peut dormir, je ne compte affurément pas lui faire des queftions embarraffantes & qui tiennent 1'efprit en fufpens , felon 1'ufage des philofopbes Indiens, eomme eft celle-ci, par exemple: Une femme eft entree dans un jardin, oü elle a ramaffé des pommes : ce jardin a quatre portes, gardées chacune par un homme : cette femme a donné la moitié de ces pommes a celui qui gardoit la première porte ; quand elle eft arrivée a la feconde, elle a donné la moitié de ce qui lui reftoit au fecond portier; a la troifième, elle a fait la même chofe; enfin elle a encore partagé avec le quatrième, de facon qu'elle n'avoit plus que dix pommes : alors on demande combien elle en avoit ramaffé. Fitéad étonné voulut deviner combien Ia femme en avoit en effet ramaffé, mais Moradbak Pinterrompit dans fon calcul, & lui dit: Elle en avoit pris cent foixante. Soyez donc affuré, pourfuivit - elle, que je faurai demeurer dans les juftes bornes que peut exiger mon entreprife; ne craignez point que je faffe comme la femme dont Ebouali Sina avoit fait la fortune, & qui ne put fe renfermer dans les régies que le fage lui avoit prefcrites : écoutez-en 1'hiftoire.  Orientaux. 5 Fitéad y confentit, & Moradbak pourfuivit ainli : Ebouali Sina, fage derviche, & fort aimé du grand prophéte, paffa Ia nuit chez une pauvre femme qui avoit exercé k fon égard tous les devoirs de 1'hofpitalité. II fut touché de 1'état malheureux oii elle étoit réduite; & voulant la foulager dans fa mifère, il détacha une pierre du mur de fa maifon, & prononca quelques paroles fur elle, enfuite il la remit k fa place, & la perca d'un petit canal, au bout duquel il eut foin de placer un robinet. Alors il dit k la femme, en la remerciant & lui difant adieu : Ma bonne mère, quand vous voudrez avoir du permet{ (i), ouvrez le robinet & tirez-en autant qu'il vous plaira. Prenez - en la quantité qui vous fera neceffaire pour votre ufage, & portez le furplus au marché, foyez füre que la fource n'en tanra jamais; tout ce que j'exige de vous, ceil de ne pas détacher cette pierre, & de ne point regarder ce que j'ai mis derrière. La bonne femme le lui promit, & pendant quelque lems elk obferva ce que le faint homme lui avoit recommandé. Elle reprit des farces , 1'opulence regna bien-töt dans fon petit mé- (i) C'eft nn vin cuit fort célèbre.  ORIENTAUX. ij aioques de moi, interrompit Hu.ijiadge en colère; que peut - on center a eet age ? Vifïr, continua-t-il, faites pünir tont a 1'heure eet infolent. Le vifir lui repréfenta, avec beaucoup de ménagement, que 1'on feröit toujours I portee de le punir, s'il avoit abufé de la confiance de fon fouverain; heureufement pour Fitéad, Hudjiadge en convint, & dit k fon portier, viens donc ce foir, amène ta fille, nous entendrons, le vifir & moi, les beaux contes que peut faire un enfant: je veux même, dit-il, en fe tournant du cöté de Fitéad, que tu juges toi-même de fon mérite, felon leque!, j'en jure par ma barbe, tu feras puni ou rëcompenfé. Fitéad fe retira, & vint apprendre" k Moradbak ce qui s'étoit palfé , en lui difantquefa vie étoit entre fes mains ; mais elle avoit tant de confiance aux paroles du fage Aboumélek , qu'elle dit a fon père tout ce qu'il falioit pour le raffurer. Le foir étant venu , Fitéad la Cöndtïïfit a Pappartement du roi , qui la vit paroitre avec ctonnement ; la grandeur de fa taille & fa beauté adoucirent un peu la férocité d'Hudjiadge ; cependant, il lui dit: fkis moi un conté qm m'endorme ou qui m'amufe; ^'oyons fitU pourrasfauver la vie k ton père. Moradbak ne  i2 Contes s'étonna point d'un dcbut fi peu prévenant; Aboumélek 1'avoit mife au fait du caraöère d'Hudjiadge, elle prit Ia parole avec affurance , après avoir recu ordre du roi de s'affeoir, aufli bien que le yifir & même Fitéad ,& commenca dans ces termes. HISTOIRE De Dakianos & des fept Dormans. H, e s hiftoriens rapportent qu'il y avoit dans Pancienne Perfe un berger nommé Dakianos > qui depuis trente ans conduifoit des moutons , fans avoir jamais négligé la fainte habitude de faire fes prières. Tous ceux qui le connoifloient rendoient juftice a fa probité , & la nature 1'avoit doué d'une éloquence capable de l'élever aux plus grands emplois, s'il avoit vécu dans le monde. Un jour , dans le tems qu'il faifoit fa prière, fon troupeau prit 1'épouvante & fe difperfa. Dakianos en courant de tous cötés pour le raffembler , appercut un de fes moutons qui étoit entré juïqu'a la moitié du corps dans un trou dont il ne pouvoit fortir , il courut a lui & le retira; mais il fut frappé d'une lumière trés.  ORIENTAUX. 15 brillante qui fortoit de cette ouverture ; il examina ce qui la produifoit , & reconnut fans peine qu'elle partoit d'une lame ou table d'or, d'une affez médiocre étendue ; il augmenta 1'ouverture du trou , & fe trouva dans un fouterrein qui n'avoit pas plus de fept pieds de haut fur quatre ou cinq de large. II confidéra cette table d'or avec beaucoup d'attention ; mais il ne favoit pas lire , & ne pouvoit comprendre ce que lignifioient quatre lignes qu'il y voyoit écrites : pour s'en éclaircir, il 1'emporta , & quand la nuit fut venue,il la mitfous fa vefle & revint k la ville. Son premier foin fut de la montrer aux favans qiPon lui indiqua , mais quelque verfés qu'ils fuffent dans les fciences, iln'y en eut aucun qui put lui expliquer cette infcriptlon; cependant un de ces dofteurs lui dit, perfonne ne peut ici traduire ces caraflères; allez dans PEgypte, vous y trouverez un vieillard agé de trois eens ans , qui fait lire les plus anciennes écritures & qui pofféde toutes les fciences , lui feul peut fatisfaire votre curiofité. Dakianos remit le troupeau k celui k qui il appartenoit, & partit fur le champ pour l'Egypte. Dès qu'il y fut arrivé il s'informa du vieillard. II étoit fi célèbre, que tout le monde lui montra famaifon. II alla le trouver, lui dit le  ï4 Contes fujet de fon voyage, & lui préfenta la tabïé d'or. Le vieillard le recut avec bonté, & fut frappé d'étonnement k la vue de cette merveille. II lut les caraöères avec la plus grande facilité; maisaprès avoir réfléchi quelque tems, il jetta les yeux fur Dakianos, & lui dit: comment cette table eft-elle tombée entre vos mains ? Dakianos lui en rendit compte. Ces caraftères , reprit le vieillard, promettent a celui qui 1'aura trouvée, des chofes qui vraifemblablement ne doivent pas vous _ arriver. Vous avez , continua - t- il, la phyfionornie heureufe, & cette infcription parle d'un infidèle dont la fin doit être tragique Sc funefte ; mais puifque la fortune vous a donné cette table, ce qui eft écrit deflus vous regarde fans doute, Dakianos furpris de cc difcours, lui répondit: comment ce que vous dites peut-il être ? Je prie Dieu tous les jours depuis trente ans; jamais je ne lui ai été infidèle ; comment puis-je être réprouvé ? Quand il y auroit trois cents ans, lui répondit le vieillard, que vous ferviriez Dieu, vous n'en ferez pas moins une viftime de 1'enfer. Ces dernières paroles percèrent le cceur de Dakianos; il poufla des foupirs, il pleura même, & s'écria : Plüt a Dieu que je n'euffe jamais trouvé cette table d'or, que je ne yous 1'eufle jamais montrée.  ©RIENTAUX.' iy & que je n'euffe jamais entendu une fentence auffi terrible! Que vous auroit fervi, lui dit alors le favant homme, de ne me la point apporter , la prédeftination de Dieu eft de toute éternité; ce qui eft écrit dans le livre de vie ne fe peut effacer; mais je peux me tromper : le favoir des hommes eft quelquefois douteux, Dieu feul eft infaillible. Je puis cependant vous apprendre que cette table d'or indique un tréfor des plus confidérables, & que toutes les Tichelles appartiennent a celui qui fera poffeffeur de la table d'or. Ces mots de richeffes confolèrent Dakianos; & dans Ie tranfport de fon ame, il dit au vieillard : Ne tardons point, allons chercher le tréfor, nous le partagerons comme deux frères ; mais le vieillard lui dit en foupirant : Vous ne ferez pas plutöt le maïtre de toutes ces richeffes, que vous en abuferez. II n'eft pas aifé de favoir être riche, & je ferai peut-être le premier k me repentir de vous avoir rendu fervice. Quels difcours me tenez-vous, s'écria Dakianos! Quoi! je vous ai Pobligation de me procurer des tréfors, vous faites ma fortune, & vous voulez que je manque a la reconnoiffance ! Un infidèle ne feroit pas capable de cette ingratitude, & je ne puis jamais en avoir feulement la penfée. Je fais donc ferment, par le grand  x6 Contes Dieu, de vous regarder comme mon père, $£. de partager exacfement toutes ces richeffes avec vous, ou plutöt, vous ne m'en donnerez que ce qu'il vous plaira, & je ferai toujours content. Ces proteftations n'auroient que médiocrement raffuré le vieillard; mais Pavarice, la feule paffion qui fe faffe fentir k un certain age, 1'emporta fur les réflexions ; il confentit au départ. lts arrivèrent au lieu oii Dakianos avoit trouvé la table d'or. Le vieillard lui ordonna de creufer la terre environ de vingt piedsril découvrit bientöt une porte d'acier, & le vieillard dit k Dakianos de 1'ouvrir. Dakianos obéit avec tant d'empreffement, qu'il rompit la porte avec fon pied, quoique la clef fut a la ferrure. Ils entrèrent 1'un & l'autre dans le fouterrain, fans être découragés par la grande obfcurité qui y régnoit. Après avoir fait quelques pas, une foible lumière leur fit diftinguer les objets. Plus ils avangoient, & plus la lumière augmentoit. Ils fe trouvèrent k la fin devant un grand & magnifique palais dont les fept portes étoient fermées, mais fur lefquelles les clefs étoient attachées. Dakianos prit celle de la première porte & 1'ouvrit. Le premier appartement renfermoit des parures & des ajuftemens de la plus grande magnificence, U  O R I Ë N T A V X; Sc fur-tout des ceintures d'or garnies de pier> reries. Ils ouvrirent le feeond, qu'ils trouvè» rent rempli de fabres, dont la poignée & le fourreau étoient couverts des pierres les plus précieufes. Le troifième étoit orné d'un nombre infini de cuirafles, de cotes de mailles 8c de calques d'or de différentes facons, 6c toutes les armes étoient enrichies de pierredes fuperbes» Le quatrième renfermoit des harnois de che» vaux qui répondoient a la magnificence des armes. Le cinquième oflroit des piles de lingots d'or 8c d'argent. Le fixième étoit rempli d'or mönnoyé, & Pon pouvoit a peine entrer dans le feptième, tant on y trouvoit de faphirs, d'amétiftes & de diamans. Ces tréfors immenfes éblouirent pakianos; dès ce moment, il fut fiché d'avoir un témoin de fa bonne fortune. Sentez-vous „ dit-il au vieillard, de quelle conféquence le fecret 8c le myftère font en cette occafion? Sans doute, lui répondit-il. Mais, reprit Dakianos, fi le roi a la moindre connoilTance de ce tréfor, fon premier foin fera de le confifquer; êtes-vous bien für de vous ? Ne craignez» vous rien de votre indifcrétion ? Le defir dft pofféder la moitié de ces richeffes, lui répliqua Tonti XXK B  i8 Contes le vieillard, vous en doit être un für garant. La moitié de ces richeffes, interrompit Dakianos, avec une forte d'altération; mais cetté moitié furpafle les tréfors des plus grands rois, Le vieillard s'appercut de cette altération, 8c lui dit: Si vous trouvez que la moitié foit trop pour moi, vous pouvez ne m'en donner qu'un quart: volontiers, reprit Dakianos. Mais quellé précaution prendrez-vous pour Pemporter fürement ? Vous nous ferez découvrir, 8cvous ferez caufe de notre malheur. Hé-bien, lui répondit le vieillard, quoique vous m'ayez promis beaucoup davantage, ne me donnez qu'un des appartemens, j'en ferai content. Vous ne répondez point k ma queflion. Nous examinerons k loifir le parti que vous me propofez, reprit Dakianos: je fuis toujours bien aife'que vous foyez plus raifonnable, 8c que vous commenciez k vous rendre jufiice. Dakianos examina de nouveau ces richeffes avec plus d'avidité, 8c fes yeux en furent encore plus éblouis. Après avoir bien confidéré le fuperbe appartement des diamans oii ils étoient alors:Vous fentez bien, dit-il au vieillard, que celui - ci eft fans contredit le plus riche, 8c qu'il n'eft pas naturel que je vous cède. des droits auffi légitimes que les "miens. Vous avez raifon, reprit le vieillard, Sc je ne vous le demande pas. Ils paffèrent  Orientaux. 13 enfuite a rappartement qui étoit rempli de Tor monnoyé. Ce tréfor, dit Dakianos, après 1'avoir confidéré quelque tems, eft affurément celui qui caufera le moins d'embarras, & dont on peut fe défaire le plus aifément; il peut encore fervir a conferver tous les autres, foit en établiffant une garde, foit en élevant des murailles; ainfi, je vous crois trop raifonnable, continua-t-il, pour ne pas convenir de la néceffité qui m'engage a le garder. J'en conviens, lui répondit le vieillard; paffons a un autre. Ces piles de lingots d'or & d'argent ne vous font pas toutes néceffaires, dit-il, en voyant le cinquième appartement : non, répondit Dakianos, je pourrois abfolument me paffer de quelques-unes; mais je vous ai trop d'obligation pour vous expofer, en vous les donnant: comment pourriez-vous les emporter? Quelle peine n'auriez-vous point a vous en défaire ? Ce fera mon affaire, lui répliqua le vieillard : non, non, ajouta Dakianos, je vous aime trop pour y confentir. Deplus, ce feroit le moyen de me faire découvrir; on vous arrêteroit, & vous ne pourriez vous empêcher de me dénoncer: voyons les autres. Ils ouvrirent le quatrième appartement: ces harnois de chevaux ne peu vent abfolument vous convenir; votre age eft un obftacle k leur ulage. Bij  jte Contes II lui fit encore la même difüculté pour lui refufer les cuiraffes & les armes qui rempliffoient le troifième. Quand il 1'eut refermé avec autant de foin que les autres, ils fe trouvèrent dans celui qui renfermoit les fabres; & le vieillard lui dit: Ces armes font aifées a porter; j'irai les offrir aux rois des Indes : je les vendrai féparément, & vous ne courrez aucun rifque. Vous avez raifon, reprit Dakianos, je puis vous en donner quelques-uns. En difant ces mots, il les examinoit, foit pour le poids de 1'or, foit pour le prix des diamans; enfin il en tira un de fon fourreau. Alors il compara toutes les richeffes dont il pouvoit être le feul poffeffeur, avec la tête d'un homme; & ne pouvant concevoir comment il avoit fi long-tems mis les chofes en balance : Je me défie de toi, dit-il, en courant fur le vieillard. Le vieillard embraffa fes genoux : Soyez touché, lui dit - il, de-ma vieilleffe; les tréfors ne me font plus aucune impreffion, & je n'y prétends rien. Je le crois bien, lui répondit Dakianos, ils font è moi, la table d'or me les donne. Le vieillard lui rappela fes fermens; mais je vous en relève, pourfuivit - il. Pour prix de 1'obligation que vous m'avez, je ne vous demande que la vie. Je t'ai trop offenfé, reprit Dakianos, ta vie feroit ma mort, elle me donneroit trop d'in-  O R I E N T A V X. ii quiétude. Mon fecret eft a moi, dit-il, en failant voler la tête de ce lavant vieillard. Le premier foin de Dakianos fut de faire promptement une fofle & d'enterrer cette malheureufe vi£time de fon avarice. II craignoit les témoins & non pas les remords. Son cceur n'étoit occupé que du tréfor qu'il poffédoit; &c fon efprit, que des moyens de le conferver. Mais après favoir dévoré des yeux, & joui de tout ce que la cupidité peut avoir de fatisfaifant, dans quel trouble ne fe trouva-t-il pas, quand il fe fentit obligé de s'éloigner pour allee chercher des vivres? Combien fe reprocha-t-il de n'en avoir pas apporté avec lui ? Et s'il eüt quelque fouvenir du vieillard, ce ne fut que pour accufer fa mémoire, & pour fe perfuader qu'il avoit eu de mauvais deffeins, puifqu'il ne 1'avoit pas averti d'une chofe que 1'on pouvoit prévoir fans être auffi favant qu'il 1'étoit en effet. Pour ne pas mourir de faim dans le fouterrein, il falloitenfortir; quel fecours trouver dans une campagne auffi aride que celle dom: il étoit environné ? II falloit donc s'en éloigner; mais comment pouvoir s'y déterminer, furtout dans un tems ou la terre, nouvellement remuée, pouvoit attirer la curiofité des voyar geurs ? Dakianos fut au moment de fe laiffer B iij  is Contes rftourir, pour ne pas perdre de vue ce tréfor. Tout ce qu'il put faire pour calmer fes inquiétudes, fut de partir quand la nuit fut venue. II avoit pris quelques poignées de 1'or monnoyé, & fe rendit k la ville. II acheta un cheval, qu'il chargea de bifcuit & d'une petite barrique d'eau, & revint avant le jour trouver un tréfor qu'il appercut avec autant de plaifir dans 1'état oh il 1'avoit laiffé, qu'il avoit eu de chagrin de s'en éloigner. Son premier foin fut de faire lui-même, avec une fatigue incroyable, un foffé trés-profond autour de la c^averne. II ménagea un paffage fous terre dont il couvrit 1'ouverture avec fes autres habits, fur lefquels il coucha les premiers jours. II fit enfuite une cahute de terre pour fe mettre a 1'abri. Tout ce qu'il fouffrit en faifant des travaux fi confidérables, ne fe peut concevoir; & 1'on n'auroit jamais imaginé, en le voyant exténué par la peine & le travail, qu'il fut le plus riche habitant de la terre. Quand il eut conduit fes travaux au point de pouvoir s'en éloigner fans crainte, il fe rendit encore k la ville, mais avec les mêmes précautions , c'eft - k - dire, il n'y fut que la nuit. II Pemploya toute entière a faire emplette de quelques efclaves, par le fecours defquels il fit venir peu k peu toutes les chofes  Orientaüx. 23 qui lui étoient néceffaires pour fa füreté & fa commodité. Bientöt il affembla des ouvriers avec lefquels il conflruiut plus folidement les ouvrages qu'il avoit commencés. ïl fit jufqu'a trois enceintes de pierre autour de fa caverne, &C coucha toujours entre la première & la feconde. II eut grand foin de faire répandre enfuite le bruit qu'il faifoit le commerce étranger j & paria beaucoup de la fortune qu'il avoit faite en Egypte : fur ce prétexte, car il en faut pour être riche, il batit un fuperbe palais ; celui de miile colonnes, élevépar MelikJoüna, ancien roi des Indes, n'étoit rien en comparaifon. Tant de magnificence le fit bientöt confidérer & rechercher de tout le mende, & les peines qu'il s'étoit données pour coriferver fes richefTes flattèrent non - feulement fon amour propre, mais lui perfuadèrent aifément qu'il les avoit acquifes, & qu'il en pouvoit jou Sr fans remords, auffi ne penfa-t-il plus au vieillard. II lui fut aifé de tirer tous les tréfors du fouterrein dont il ne confia jamais le fecret a perfonne. II envoya des caravanes de tous les cötés de Flnde pour autorifer les dépenfes qu'il faifoit en efclaves, en batimens, en femmes &: en chevaux; & la fortune favorifoit ene ore B iv  24 Contes un commerce qui 1'intérelToit fort peu. Son cceur, fatisfait du cöté des richeffes, ne fut pas long-tems fans être fenfible a Pambition. Les cours ont beaucoup d'attrait pour les gens riches; on les y recoit avec tant d'accueil, on les loue d'une fagon fi fine & fi déliée, qu'ils font ordinairement féduits, 8c Dakianos, qui joignoit a 1'opulence une ambition démefurée, ne négligea rien pour s'introduire k Ia cour du roi de Perfe; il fit des préfens aux vifirs pour obtenir leur protection, & fe rendit par-la leur efclave: fa magnificence 8c fa générofité parvinrent, comme il 1'avoit prévu 8c defiré, jufqu'aux oreilles du roi qui voulut le voir. Dakianos eut audience dès qu'il parut; mais pour donner une impreflion favorable de lui, 8c mériter la faveur du roi, il lui porta des préfens que les plus grands rois n'auroient peut-être pu rafïembler. C'eft ordinairement par neuf qu'on les préfente quand on veut pouffer la magnificence k fon dernier degré; jl fe fit donc précéder par neuf chameaux fuperbes. Le premier étoit chargé de neuf parures d'or , garnies des plus belles pierreries, oii les ceintures tenoient le premier rang. Le fecond portoit neuf fabres dont les poi« gnées d'or étoient garnies de diamans.  Orientaux. 15 On voyoit fur le troifième neuf armures de la même magnificence. Le quatrième avoit pour charge neuf harnois de chevaux affortiffans aux autres préfens. Neuf cailfes pleines de faphirs étoient fur le cinquième. Neuf autres caiffes combles de rubis chargeoient le fixième. Un pareil poids d'émeraudes fe trouvoit fur le feptième. Les amétiftes dans un nombre égal de caiffes faifoient la charge du huitième. Enfin 1'on vit paroitre neuf caiffes de diamans fur le neuvième chameau. Neuf filles de la plus grande beauté & fuperbement parées fuivoient cette petite caravane, Sc huit jeunes efclaves, qui n'avoient point encore de barbe, précédoient immédiatement Dakianos. Au milieu de réblouiffement que ces préfens caufoient au roi Sc a toute la cour, quelqu'un de ceux qui la compofoient, 6c qui, iuivant 1'ufage de ces lieux, cherchoit a critiquer , ou vouloit faire de la peine a celui que 1'on applaudiffoit, ou ne vouloit peut - être que montrer la jufleffe de fon efprit, demanda ou étoit le neuvième efclave ; Dakianos, qui s'atrendoit k la queftion, fe montra : le roi,  26 Contes fenfible au tour délicat qu'il joignoit a des préfens fi confidérables, le recut avec une extréme diftincf ion, &fon éloquence naturelle acheva de lui mériter fes bonnes graces, bientöt il ne fut plus poffible au roi de fe paffer de lui. II Ie faifoit affeoir a fes cötés, il lui donnoit le plaifir de la mufique, il lui envoyoit tous les jours des plats de fa table, & très-fouvent les vins les plus exquis, pendant que de fon cöté il répondoit a tant de bontés par des préfens dont la quantité étonnoit autant que la magnificence; enfin fa continuelle libéralité & fon éloquence lui donnèrent un fi grand crédit fur 1'efprit du roi, qu'il le fit fon vifir pour ne s'en jamais féparer; cependant la confiance & 1'amitié qu'il lui témoignoit , lui donnoient encore plus de crédit que la charge dont il étoit revêtu. Dakianos gotivernoit la Perfe avec un pouvoir abfolu; il auroit dü jouir d'un bonheur qui contentoit fa vanité; mais 1'ambition peutelle être jamais fatisfaite ? La montagne de Kaf peut borner le monde, mais jamais les idéés & les fouhaits d'un ambitieux. Ce fut alors que 1'on apprit au roi Parrivée d'un ambaffadeur de Grèce, il lui donna promptement audience : 1'ambaffadeur, après avoir baifé le pied de fon tröne, lui remit une lettre qu'il  Orientaux. 27 fit lire a haute voix par fon fecretaire; die étoit concue en ces termes: Moi, empereur & fultan des fept CUmats, d vous, roi de Perfe. Auff-tót que ma httre royale ■vous aura éti rendue ne manque^ pas de menvoyer le tribut de fept années ; fi vous fakes difficulté de me fatisfaire, fache^ que j'ai une armee toute préte d marcher contre vous. Gette lettre caufa tant d'étonnement au roi qu'il ne fut quelle réponfe il devoit faire. Dakianos, pour tirer le roi de Pembarras ou il étoit, fe leva de fa place, frappa la terra de fa tête, & voulut lui remettre 1'efprit; la lettre de Pempereur de Grèce, ne doit pas, dit-il, vous affliger ; il eft aifé d'y répondre, & de le faire repentir de fes menaces & de fon ïnfolence : ordonnez a vos plus fidèles fujets de me venir trouver, moi, qui fuis le plus humble de vos efclaves, je leur dirai ce qu'ils auront a faire. Ces paroles confolèrent le roi; il donna des ordres en conféquence, & Dakianos leva plus de cent mille hommes pour le roi, pendant que de fon cöté il affembla dix mille hommes qu'il équipa a fes dépens; le roi joignit a cette troupe d'élite deux mille foldats des mieux aguerris, qu'il tenoit toujours auprès de fa perfonne, & dont il forma la garde de Dakianos qu'il déclara général de cette  28 Contes armee de cent douze mille hommes. Le nou* veau général prit congé du roi, & fe mit a la tête des troupes qui fervirent d'efcorte a toutes fes richelfes, qu'il eut grand foin d'emporter avec lui, & que dix mille chameaux portoient avec peine; le roi de Perfe, qui fe féparoit avec regret de fon vifir, 1'accompagna pendant trois journées, & ne le quitta que les larmes sux yeux, en lui donnant mille bénédiöions, & lui répétant mille fois qu'il étoit fa force, fon appui, & 1'ami de fon coeur. Dakianos choifit dans toutes les villes de fon palfage les hommes les plus aguerris; il les équipoit a fes dépens, & leur donnoit tout 1'argent qu'ils demandoient. Le bruit qui fe répandit de cette magnificence attira des hommes de tous les cötés de Funivers, & fon armée fe trouva bientöt forte de trois cents mille hommes. L'empereur de Grèce affembla promptement fes troupes fur les nouvelles qu'il eut de 1'armée de Perfe, & vint au-devant de Dakianos avec fept cents mille hommes. Dès qu'il appercut Fennemi, il partagea fon armée en deux corps & donna le fignal du combat. Les troupes de Dakianos marchèrent avec tant de valeur, & leur premier choc fut fi terrible, que Farmée de 1'Emperetir de Grèce eut a peine le tems  ÖRIENTAUX. 29 He fe reconnoitre ; elle fut prefqu'aufli - tot défaite qu'attaquée. Dakianos fit couper la tête a 1'empereur de Grèce qu'il avoit fait prifonnier, & fe rendit fans peine maitre de tous fes états, dont il fe fit reconnoitre fouverain. Le premier foin de ce nouveau monarque fut d'écrire cette lettre au roi de Perfe: J'ai dcfait & vaincu (1) Cé/ar, j'ai conquis fes états , je fuis monté fur fon tróne, & j'ai été reconnu fouverain de tout fon empire. Des que ma lettre vous aura ete rendue, ne dijfere%_ pas d'un moment d m'envoyer le tribut de fept années, fi vous faites la moindre difficultê de me le payer, vous fubire^ le mime fort que Céfar. Cette lettre mit avec raifon le roi de Perfe hors de lui-même. Sans perdre de tems , il affembla fes troupes, Mais avant que de fe mettre a leur tête pour marcher du cöté de la Grèce, il fit cette réponfe è Dakianos : Un homme auffi méprifable que toi,peut-il s'être tmpare' de la Grtce? tu me trakis, moi qui fuit ton roi, & qui me vois afjis fur le tróne d'or de mes aieux ; tu m attaques malgré la fidélité & la reconnoi(fance que tu me dois; je pars pour faire périr jufques d ta mêmoire , remettre la Grèce en (1) Les Orientaux donnent toujours ce nom a tou$ ïes empereurs de Grèce, J  30 Contes fon premier kat, & la rendre d fon fojtverain légiti/ne, Cette réponfe méprifante du roi de Perfe jetta Dakianos dansun emportement de colère épouvantable; il fit fur le champ un detachement de deux eens mille hommes de fon armée pour aller combattre le roi de Perfe; ces troupes ne furentpas long-tems fans le rencontrer, le cornbat fut très-opiniatre ; mais enfin le roi de Perfe fut défait, pris & conduit devant Dakianos. Quand ce prince fut en fa préfence; méchant, lui dit-il, comment peux-tu foutenir mes regards , toi, le plus ingrat de tous les hommes? Moi, ingraf, reprit Dakianos, j'ai levé dss troupes a mes dépens, j'ai dépenfé la plus grande partie de mes tréfors, j'ai donc acheté cette conquête; de plus, j'ai combattu, j'ai vengé ta querelle; que peux-tu me reprocher ? Je t'ai aimé, reprit le Roi. On foutient mal des reproches auflï-bien fondés quand on a la puifTance en main. Ainfi Dakianos , pour toute réponfe , ordonna qu'on lui coupat la tête. Auffi-töt il envoya des troupes Sc s'empara de tous les états du roi de Perfe. II cboifit Ephèfe pour y fixer fon féjour; mais ne trouvant pas cette ville affez fuperbe, il la fit rebatir avec magnificence, Sc donna tous  OltïENTAUX. 51 ïes foins a la conftrudtion d'un palais qui n'avoit point fon pareil pour la folidité, 1'étendue 8c la magnificence. II fit élever au milieu un kiofch dont les murailles avoient deux cent toifes de longueur, Sc dont le ciment & toutes les liaifons étoient d'or 8c d'argent. Ce kiofch contenoit mille chambres, Sc chacune renfermoit un tróne d'or, fur lequel on voyoit un lit de femblable métal; il fit faire trois eens foixante 8c cinq portes de criftal, qu'il placa de facon que le foleil levant regardoit tous les jours de Pannée une de ces portes; fon palais avoit fept cent portiers; foixante vizirs étoient occupés de fes affaires ; on voyoit tous les jours , dans la falie d'audience, foixante trönes fur lefquels ceux qui s'étoient fignalés a la guerre étoient affis; il y avoit fept mille aftrologues, qui s'affembloient tous les jours 8c qui lui marquoient a tous les momens les différentes influences; il étoit toujours environné de dix mille ichoglans qui portoient des ceintures Sc des couronnes d'or, Sc qui du refte étoient magnifiquement vêtus ; ils n'avoient point d'autre enaploi que d'être toujours prêts a recevoir fes ordres. II établit foixante pachas, chacun defquels avoit fous fes ordres deux mille jeunes hommes bien faits, qui commandoient chacun en particulier deux mille foldats.  ïpf C O N T Ë S Un jour que Dakianos étoit au fein de toute fat fplendeur, un vieillard fortit de deffous le tróne fur lequel il étoit affis. Le roi furpris,luidemanda qui il étoit; mais loin de lui en faire Paveu, puifqu'il étoit un génie infidelle, je fuis, lui dit-il, le prophete de Dieu, j'obéis a fes ordres en venant vous trouver; fgachezdonc qu'il m'a fait le dieu des cieux, & qu'il veut que vous foyez le dieu de la terre. Dakianos lui répondit, qui pourra croire que je le fois} Et le génie difparut auffitöt. Quelque tems après Dakianos eut encore la même apparition, & le génie lui dit les mêmes chofes ; mais il lui répondit, vous me trompez; comment pourrai-je être le dieu de la terre ? Votre puiffance , vos grandes aftions & le foin que Dieu a pris de vous, doivent vous le perfuader ; mais fi vous ne me croyez pas, répondit le vieillard, fakes ce que je vous dirai, & vous ferez bientót convaincu. Dakianos, dont 1'orgueil étoit fiatté & qui n'avoit plus rien a defirer du cóté des grandeurs humaines, lui promk de confentir k tout. Que 1'on porte votre tróne fur le bord de la mer , pourfuivk le veillard. On exécuta ce qu'il defiroit; & quand Dakianos s'y fut placé: prince , lui dit le génie, il y a au fond de la mer un poiffon dont Dieu feul connoït la grandeur , & qui vient tous les jours a terre, il y demeure jufqiüi  Orientaux. 35 blable Dieu. Quelque tems après, Dakianos entra dans un de fes appartemens pour dormir quelques heures; & Jemlikha étoit encore devant lui avec 1'éventail; Dieu envoya la même mouche, & cette fois elle fe placa fur le vifage du prince. Jemlikha voulut la chaffer dans la crainte qu'elle n'interrompit fon fommeil, mais fes foins furent inutiles, elle éveilla Dakianos, & le mit dans la plus cruelle impatience. Jemlikha, déja frappé de fes premières réflexions, dit en Iui-même, eet homme afTurément n'eft pas plus Dieu que je le fuis moi-même : il ne peut y avoir qu'un Dieu, & c'eft celui qui a créé le foleil qui m'éclaire. Depuis ce tems Jemlikha prit Fhabitude de dire tous les foirs, en fe couchant, le vrai Dieu eft celui qui a créé Ie ciel, qui fe foutient fur Fair fans piliers. II eft bien difficile de faire des réflexions férieufes, & de n'en point faire part a fes amis. Jemlikha communiqua tous fes doutes a fes camarades. Un homme qui n'a pu fe débarraffer d'une mouche a-t-il beaucoup de pouvoir fur Ia nature, leur dit-il ? Alors il leur conta les aventures de la mouche. Mais fi notre roi n'eft pas Dieu, lui dirent-ils, quel eft celui qu'il faut adorer ? Jemlikha leur dit ce qu'il en penfoit:ils en furent perfuadés, & depuis ce jour ils paffèrent toutes les nuits en prières avec lui. C ij  36 Contes Les affemblées qu'ils faifoient en des lieux ' écartés, devinrent bientöt le fnjet des converfations. Dakianos en fut inftruit, & les fit venir en fa préfence pour leur dire : Vous adorez un autre Dieu que moi ? Ils fe contentèrent de lui répondre : Nous adorons le fouverain maitre du monde. Le roi qui prit cette réponfe pour lui, les accabla de carefles, &c leur donna la robe d'honneur. Ils fe retirèrent comblés des faveurs de leur maitre, & leur premier foin fut d'aller adorer & remercier le grand Dieu de fes bienfaits. Jemlikha leur dit enfuite : Si 1'on fait^encore au roi un rapport pareil a celui qui nous a mis dans un fi grand danger, nous ne devons efpérer aucune grace de fa part. Je crois donc que le feul parti que nous ayons a prendre, c'eft de quitter le pays, & d'en chercher un oü nous puiflions adorer Dieu fans crainte. Mais comment prendre la fuite, lui répondirent fes compagnons ? Nous ne connoiffons point d'autre pays que celui-ci. Mettons notre confiance en Dieu, reprit Jemlikha, & profitons des circonftances; nous ne fuivons pas Dakianos quand il va faire fes grandes chaffes pendant fix jours a la tête de fon armée; qui nous empêche de prendre ce tems pour notre départ ? Nous demanderons aux eunuques qui nous gardent, la permiffion de jouer au  Orientaux. teheukian (i); nous fortirons de la place, nous le jetterons fort loin de nous, & nous prendrons la fuite fur les bons chévaux que 1'on nous donne ordinairement. Es approirvèrent ce projet, & ils attendirent avec beaucoup d'impatience le tems de pouvoir PexécütérJ Enfin Dakianos partit avec fa puilTante armée , & recommanda a fes eunuques de bien gcirder les fix jeunes efclaves. Le lendemain du départ du roi, ils exécutèrent ce qu'ils avoient projetté. Les eunuques coururent après eux & voulurent les forcer de revenir au palais, mais ils leur répondirent: Nous fommes ennuyés de votre roi; il veut fe faire paffer pour le Dieu de la terre, &c nous n'adorons que celui qui a créé tout ce que nous voyons. Les jeunes efclaves avoient déja le fabre a la main, & ils mirent les eunuques en un moment hors d'état de les pourfuivre. Mes amis, leur dit alors Jemlikha, nous fommes perdus, fi nous ne faifons toute la dili gence poflible. Ils pouffèrent donc leurs chevaux, & ce fut avec fi peu de ménag ment, que bientöt ils fe rendirent. Ils furent alors obligés de continuer leur chemin a pied; mais enfin, épuifés de fatigue, de faim- & de foif * %i) Ou mail k chevaL C iv;  58 Contes ils s'arrêtèrent fur le bord du chemin, & prièrent Dieu avec confiance de les tirer de peine. Des génies fïdèles les entendirent; & touchés de leur fituation, ils infpirèrent a Jemlikha de monter fur une montagne au pied de laquelle ils étoient. Ce ne fut pas fans peine qu'il y arriva; mais enfin il appercut une fontaine dont 1'eau claire &c pure étoit 1'eau de la vie, & un berger affis qui chantoit pendant que fon troupeau paiffoit. Jemlikha appela fes compagnons ; le peu de paroles qu'il put leur fidre entendre, augmenta leurs forces, & leur en donna fuffifamment pour arriver fur la montagne. Le berger, qui fe nommoit Kefchtetiouch, leur donna quelques vivres, & ils burent de 1'eau de cette charmante fontaine. Ces fe cours rétabürent leurs forces, & leur premier foin fut d'en rendre graces a Dieu. Alors Kefchtetiouch leur dit: Comment avez - vous trouvé le chemin d'un lieu oii je n'ai jamais vu perfonne ? Si je ne me trompe, vous prenez la fuite: confiez-moi vos peines, je pourrai peutêtre vous être de quelque utilité. Jemlikha lui conta tout ce qui leur étoit arrivé. Ses difcours portèrent la lumière de la foi dans le cceur de ce berger; Dieu 1'éclaira, & fur le champ il apprit & répéta leurs prières. Enfuite il leur  O R 1 E N T A <) X. 39 dit: Je ne veux plus vous quitter'; Ephèfe eft' ft prés d'ici, que vous y courez toujours quelque danger; ne doutez pas que Dakianos ne faffe tous fes efforts pour vous faire arrêter. Je connois affez prés d'ici une caverne que 1'on ne trouveroit peur-être pas èn quarante ans de recherches: je vais vous y conduire, &c fans attendre plus long-tems, ils fe mireht en chemin. Le berger avoit un petit chien que 1'on appeloit Catnier, qui les fuivoit; ils ne vouloient pas le mener avec eux, & ils fïrent tous leurs efrorts pour Péloigner. Ils lui jetèrent une pierre qui lui cafTa une jambe, mais il les fuivit en boitant. Ils lui en jetèrent une feconde, qui ne le rebufa point, quoiqu'elle lui eut cafté 1'autre jambe de devant ; au contraire, en marchant fur les deux de derrière, il ne rallentit point fa marche. La troifième pierre lui en ayant encore caffé une, il ne fut plus en état de marcher. Mais Dieu, pour faire éclater fa toute-puiffance, donna le don de Ia parole è ce petit chien, qui leur dit : Hélas ! vous allez chercher Dieu, & vous m'avez öté toute efpérance de pouvoir y aller comme vous 1 Ne fuis - je pas aufli une créature de Dieu ? N'y a-t-il que vous qui foyez obligés de le connoïtre ? Ils furent étonnés d'une fi grande mer-  40 Contes veille, 8c fi touchés de Pétat auquel ils 1'avoient réduit, qu'ils le portèrent Pun après 1'autre, en priant Dieu de les protéger. Ils ne furent pas long-tems fans arriver dans la caverne.oii le berger les conduifoit. Ils fe trouvèrent fi fatigués en y arrivant, qu'ils fe couchèrent.:& s'endormirent; mais par une permifiion töiue particuliere de Dieu, ils dormoient les yeux ouverts, de facon qu'on ne les auroit jamais foupconnés de goüter un repos fi parfait» La caverne ..étoit fombre, les ardeurs du foleil ne poüvoient jamais les incommoder; un vent doux 8c léger les rafraichilfoit fans ceffe, une ouverture longue 8c étroite laiffoit entrer les rayons du foleil k fon lever, 6c la bonté de Dieu alla jufqu'a leur envoyer un ange qui les, tournoit deux fois la femaine , tantöt d'un cöté 6c tantöt d'un autre, pour empêcher la terre, de les incommoder. Cependant les eunuques, qui avoient échappé a la fureur du fabre des jeunes efclaves, vinrent promptement rendre compte k Dakianos de ce qui s'étoit paffé; il fut au défefpoir de leur fuite; 6c dans le tems qu'il repaffoit dans fon efprit toutes les bontés qu'il avoit eues pour eux, 6c qu'il les accufoit de la plus grande ingratitude, le même génie infidèle, qui lui avoit  56 Contes croyoit être dans la caverne voifine. Les difcours de Jemlikha lui donnerent des foupcons , & pour les éclaircir, il dit tout bas au roi: je fuis fort trompé ou ce jeune homme étoit attaché k Dakianos : Dieu Féclaira , il le quitta, & fe retira dans une caverne avec cinq de fes compagnons, un berger & un petit chien; ces fept perfonnes doivent fortir de cette caverne après avoir dormi trois eens neuf ans, leur réveil doit attacher le peuple a Ia prière , & tout me porte k croire que ce jeune homme eft celui que Dakianos aimoit avec,tant de paffion. Encouch avoit, avec raifon, beaucoup de confiance en fon vifir ; ainfi s'adreffant k Jemlikha : conté-nous ton aventure fans aucun déguifement, lui dit-il, ou je vais te faire arrêter. Jemlikha, qui fentoit le befoin que fes amis avoient de fon retour, lui obéit, malgré la frayeur qu'il avoit de retrouver Dakianos, & finit fon récit qui fe trouva conforme k tout ce que le vifir avoit lu dans 1'hiftoire; mais ce qui pouvoit encore plus convaincre le roi, c'eir. qu'il ajouta : votre majefté fcaura que j'ai une maifon, un enfant & des parens dans la ville, ils rendront témoignage de tout ce que je viens de dire. Songe , lui dit alors le prudent vifir, que ce que tu as raconté au roi eft arrivé il y a trois eens neuf ans. II faudroit donc nous don-  Orientaux. 57 ner une autre preuve, reprit le roi. Je ne répons point par refpecT:, reprit Jemlikha , k la difHculté que 1'on me fait; mais pour vous perfuader tout ce que je viens d'avancer, c'eft que dans la maifon qui m'appartient j'ai caché un tréfor affez confidérable; moi feul j'en ai connoilfance. Le roi 8c toute fa fuite fe mirent aufli-töt en marche pour fe rendre a cette maifon. Mais Jemlikha, qui marchoit le premier pour les conduire, regardoit de tous cötés Sc ne reconnoiffoit ni fon quartier ni fa maifon. II étoit dans eet embarras, quand Dieu permït qu'un ange,fous la figure d'un jeune homme, vint a fon fecours, & lui dit : ferviteur de Dieu, vous me parohTez bien étonné. Comment voulez - vous que je ne fois pas furpr-is , lui répondit Jemlikha, cette ville eft fi changée en une nuit que je ne puis trouver ma maifon; pas même le quartier oii elle eft fituée : fuivezmoi, lui dit 1'ange de Dieu, je vais vous y conduire. Jemlikha, toujours accompagné du roi, des beys 8c des vifirs, fuivit 1'ange de Dieu qui s'arrêta, quelque tems après , devant une porte & difparut en lui difant: voila votre maifon. Jemlikha, par un effort de confiance, y entra, &C ne vit qu'un vieillard qui lui étoit inconnu ck qui étoit entouré de plufieurs jeunes gens; il les falua tous fort poliment, 8c dit  58 Contes au vieillard avec douceur : cette maifon m'appartient, a ce que je crois: pourquoi vous y trouvai-je & qu'y faites-vous? Je crois que vous vous trompez, lui répondit le vieillard avec la même douceur; cette maifon eft depuis long-tems dans notre familie; mon grandpère 1'a laiffée a mon père qui n'efl: pas encore mort, & qui, dans la vérité, n'a plus qu'un fouffle de vie. Les jeunes gens voulurent répondre , & même s'emportèrent contre Jemlikha. Mais le vieillard leur dit: ne vous fachezpoint, mes enfans, 1'emportement n'efi jamais néceffaire : il a peut - être quelque bonne raifon a nous donner, écoutons-le. Enfuite il fe tourna du cöté de Jemlikha, & lui dit : Comment cette maifon peut - elle vous appartenir ? De quel droit le prétendez-vous ? Qui êtes-vous r Ah ! mon cher vieillard, reprit Jemlikha, comment pourrois - je vous perfuader mon aventure; aucun de ceux a qui je Fai racontée n'a voulu y ajouter foi; je n'y puis rien comprendre moi-même, jugez de la fituation oh je fuis. Le vieillard, touché de fa douleur, lui dit:Prenez courage, mon enfant, je m'intéreffe a vous , mon coeur s'eft ému en vous voyant. Jemlikha, raffuré par ce difcours, raconta au vieillard tout ce qui lui étoit arrivé ; & celui-ci n'eut pas plutöt entendu foa  O R IE N T A U X. 59 réck, qu'il alla chercher un portrait pour le comparér a Jemlikha. Quand il Peut examiné quelque tems, il foupira; fon trouble & fon émotion redoublèrent; il baifa plufieurs fois le portrait, & fe jetta aux pieds de Jemlikha en frottant fon vifage tout ridé, & tenant fa barbe blanchie par les années, il s'êcria ! ah mon cher grand - père ! Les torrens de larmes qui couloient de fes yeux Pempêchèrent d'en dire davantage. Le roi &c fes vifirs, que cette fcène avoit rendus fort attentifs a la converfation, dirent alors au vieillard: Quoi! vous le reconnoiffez pour votre grand-père ! Oui, lire , lui répondit-il, c'eft le père de mon père: mais il ne put achever ces mots fans fondre encore en larmes. Enfuite il le prit par la mam & le conduifit par toute la maifon. Jemlikha dit, en appercevant une poutre de cyprès: C'eft moi qui ai fait placer cette poutre; on trouvera fous fon extrêmité une grande pierre degrenat, elle couvre dix vafes pareils a ceux qui font dans les tréfor des rois; ils font remplis de pièces d'or marquées au coin de Dakianos, & chacune de ces pièces pèfe cent drachmes. Pendant que Pon travailloit a découvrir la poutre de cyprès, le vieillard s'approcha de Jemlikha avec le plus grand refpecl, & lui dit:Mok père , qui eft votre hls, eft. encore  6ö Contes en vie; mais il a fi peu de force, que j'ai été obligé de 1'envelopper dans du coton, & de !e mettre dans un panier que j'ai pendu a un clou: c'eft lui qui m'a conté quelques-unes des chofes que vous venez de me dire; vcnez voir , continua-t-il, mon père & votre fils. Jemlikha Ie fuivit dans une chambre voifine; il décrocha un petit panier dont il tira un paquet de coton ; !e paquet renfernroit un vieillard qui n'étoit pas plus gros qu'un enfant qui vient de naitre ; on lui fit avaler un peu de lait, il ouvrit les yeux & reconnut encore Jemlikha 1'objet dt> fon amour. II ne put s'empêcher de verfer un torrent de larmes, Sc Jemlikha ne put retenir les fiennes. Quel étonnement pour tous ceux qui voyoient un jeune homme dont le fils étoit dans eet excès de décrépitude, le fils de fon fils, un vieillard accablé d'années, Sc les enfans de ce vieillard reffemblans pour la force Sc la rigueur a leur bifaïeul. Le peuple, a la vue de cette merveille, ne put s'empêcher d'admirer la grandeur & la puiffance de Dieu. Qn examina les annales, on vit que les trois cents neuf ans étoient accomplis Ie même jour. Quand la poutre de cyprès fut Ievée, on trouva tout ce que Jemlikha avoit annoncé; ïl fit préfent d'une partie de ce tréfor au roi, & donna 1'autre aux enfans de fon fils»  Orientaux. 6r Le roi dit enfuite k Jemlikha : Nous fommes a préfent convaincus de la vérité de ton hiftoire, allons trouver tes camarades dans la caverne, Sc leur porter des fe cours. Je n'ai point d'autres vceux a former, lui répondit Jemlikha. Le prince fit porter beaucoup de vivres avec lui , & partit accompagné du peuple Sc de fon armée pour fe rendre a la caverne; elle parut fi affreufe , que perfonne n'eut le courage d'y entrer. L'on affure cependant que le roi s'y détermina, qu'il vit les compagnons de Jemlikha, mais que ce fut au moment que lui-même en entrant rendit 1'efprit avec tous les autres, Sc le petit chien. II les entendit même faire leurs aöes d'adoration au fouverain maitre de Punivers, & mourir en les prononcant. Encouch fit apporter toiit ce qu'il falloit pour leur rendre les derniers devoirs, & les fit enterrer dans la même caverne oh ils avoient dormi fi long-tems. Quand tout le monde en fut forti par une permiffion particuliere de Dieu, 1'entrée de la caverne fe ferma, fans que depuis ce tems il ait été poffible k aucun homme d'y entrer. Le roi voulut que Pon élevat k quelques pas de-la une colonne, fur laquelle il fit graver 1'hiftoire des fept dormans, afin de faire con«oïtre la puiffance de Dieu, d'infpirer de 1'hor-  verte de ronces Sc d'épines , par laquelle il revint a la lumière. II regarda de tóus cötés pour voir s'il n'appercevroit point le derviche ; mais fes foins furent inutiles : il vouloit lui remettre le chandelier qu'il avoit tant d'envie d'avoir, Sc formoit le deffein de le quitter, fe trouvant affez riche de ce qu'il avoit pris dans le tréfor, pour fe paffer de fon fecours. N'appercevant point le derviche , Sc ne reconnoiffant aucun des lieux ou il avoit paffe , il marcha quelque tems au hafard, & fut trésétonné de fe trouver devant la maifon de fa mère, dont il fe croyoit trés éloigné. Elle lui demanda d'abord des nouvelles du laint derviche. Abdalla lui conta naïvement ce qui lui étoit arrivé, Sc le danger qu'il avoit couru pour fatisfaire une fantaifie très-déraifonnable qu'il avoit euêv; enfuite il lui montra les richeffes dont il s'étoit chargé. Sa mère conclut en les voyant que le derviche n'avoit voulu que faire Pépreuve de fon courage Sc de fon obéiffance, & qu'il falloit profiter du bonheur que la fortune lui avoit préfenté, ajoutant que telle étoit fans doute 1'intention du faint derXiche. Pendant qu'ils contemploient ces tré-  jf4 Contes fors avec avidité, qu'ils en étoient éblouis, & qu'ils faifoient mille projets en conféquence, touts'évanouita leurs yeux. Ce fut alors qu'Abdalla fe reprocha fon ingratitude & fa défobéiffance. Et voyant que le chandelier de fer avoit réfifté a 1'enchantement, ou plutót a la punition que mérite celui qui n'exécute pas ce qu'il a promis; il dit en fe profternant: ce qui m'arrive eft jufte, j'ai perdu ce que je n'avois pas envie de rendre, & le chandelier que je voulois remettre au derviche m'eft demeuré; c'eft «ne preuve qu'il lui appartient, & que le refte étoit mal acquis. Les premières fautes que 1'on commet font ordinairement accompagnées de remords , maïs ils ne font pas de durée. En achevant ces mots, il placa le chandelier au milieu de leur petite maifon. Quand la nuit fut venue, fans y faire aucune réflexion, il mit dans ce chandelier la lumière qui devoit les éclairer. Auffi-tót ils virent paroitre un derviche, qui tourna pendant une heure , & difparut après leur avoir jetté un afpre (i). Ce chandelier avoit douze branches. Abdalla qui fut occupé tout le jour de ce qu'il avoit vu la veille, voulut juger de ce qui pourroit arriver Ie lendemain, s'il mettoit une lu- (i) Petits monnoie.  Orientatjx. 155 mière dans chacune ; il le fit, 8c douze derviches parurent a 1'inftant; ils tournèrent également pendant une heure, 8c leur jettèrent chacun un afpre en difparoiffant. II répéta tous les jours cette même cérémonie, elle eut toujours le même fuccès; mais jamais il ne put la faire réuffir qu'une fois dans les vingt-quatre heures. Cette fomme modique que leur donnoient les derviches étoit fuffifante pour les faire fubfifter dans une certaine opulence, fa mère 8c lui; pendant long - tems ils n'en avoient pas defiré davantage pour être heureux ; mais elle n'étoit pas affez confidérable pour changer avantageufement leur fortune; c'eft toujours avec danger que 1'imagination fe repait de 1'idée des richeffes. La vue de ce qu'ils avoient cru pofféder, les projets qu'ils avoient formés fur Pemploi qu'ils en feroient, toutes ces chofes avoient laiffé des traces fi profondes dans 1'efprit d'Abdalla, que rien ne les pouvoit effacer. Ainfi voyant le peu davantage qu'il retiroit du chandelier, il prit le parti de le reporter au derviche, dans 1'efpérance qu'il pourroit obtenir le tréfor qu'il avoit vu , ou du moins retrouver les richeffes qui s'étoient évanouies k fes yeux; en lui rapportant une chofe pour la-quelle il avoit témoigné un fi grand defir. II étoit aflez heureux paur avoir retenu fon norn  156 Contes & celui de la ville qu'il habitoit. II partit done au plutöt pour fe rendre a Magrebi, il fit fes adieux a fa mère , & fe mit en marche avec fon chandelier qu'il faifoit tourner tous les foirs,. & qui lui fourniffoit par ce moyen de quoi vivre fur fa route , fans avoir befoin d'implorer le fecours & la compaffion des fidèles. Quand il fut arrivé a Magrebi, fon premier foin fut de demander k quel couvent, ou dans quelle maifon Abounadar étoit logé ; il étoit fi connu que tout le monde lui enfeigna fa demeure, II s'y rendit auffi-töt, & trouva cinquante portiers qui gardoient la porte de fa maifon; ils avoient chacun un baton, avec une pomme d'or a la main; les cours de ce palais étoient remplies d'efciaves & de domeftiques, jamais enfin le féjour d'aucun prince n'avoit étalé tant de magnificences. Abdalla frappé d'étonnement & d'admiration, ne pouvoit fe déterminer k pafler plus avant. Certainement, difoit-il en lui-même, ou je me fuis mal expliqué, ou ceux a qui je me fuis adrefie ont voulu fe moquer de moi en me voyant étranger; ce n'eft point ici la demeure d'un derviche, c'eft celle d'un roi. II étoit dans eet embarras, quand un homme vint a lui, & lui dit: Abdalla, fois le bien arrivé, mon maitre Abounadar t'attend depuis long-  Ortëntaüx. f57 tems; enfuite il le conduifit dans un pavillon agréable & magnifique oü le derviche étoit afïis. Abdalla, frappé de toutes les richeffes qu'il voyoit de tous les cötés, voulut fe profterner a fes pieds; mais Abounadar 1'en empêcha, Sc 1'interrompit quand il voulut fe faire un mérite du chandelier qu'il lui préfenta. Tu n'es qu'un ingrat, lui dit-il, crois - tu m'en impofer ? Je n'ignore aucune de tes penfées; 8c fi tu avois connu le mérite de ce chandelier , jamais tu ne me Paurois apporté. Je vais te faire connoitre fa véritable utilité. Auffitöt il mit une lumière dans chacune de fes branches; & quand les douze derviches eurent tourné quelque tems, Abounadar leur donna k chacun un coup de baton, Sc dans le moment ils furent convertis en douze monceaux de fequins, de diamans Sc d'autres pierres précieufes. Voila , lui dit-il, 1'ufage que 1'on doit faire de cette merveille. Au refte, je ne 1'ai jamais defirée que pour la placer dans mon cabinet comme un talifman compofé par un fage que je révère, Sc que je fuis bien aife de montrer a ceux qui de tems en tems viennent me rendre vifite : Sc pour te prouver, ajouta-t-il, que la curiofité eft le feul objet de la recherche que j'en ai faite, voici les clefs de mes magafins , ouvre-les, Sc tu jugeras  ïéo Contes & le fit, comme tout le refte, charger fur fes chameaux. II n'eut plus d'autre empreffement que de s'éloigner; & après avoir promptement dit adieu au généreux Abounadar, il lui remit fes clefs & partit avec fon cheval, fon efclave & fes deux chameaux. Quand il fut a quelques journées de Balfora, il vendit fon efclave, ne voulant point avoir un témoin de fon ancienne pauvreté, ni de Ja fource de fes richeffes. II en acheta un autre, & fe rendit fans obfhcle chez fa mère, qu'il voulut a peine regarder, tant il étoit occupé de fes tréfors. Son premier foin fut de mettre les charges de fes chameaux & le chandelier dans une chambre au fond de la maifon ; &C dans 1'impatience ou il étoit de repaitre fes yeux d'une opulence réelle, il mit des lumières dans le chandelier; les douze derviches parurent; il leur donna a chacun un coup de baton de toute fa force, dans la crainte de manquer aux loix du talifman; mais il n'avoit pas remarqué qu'Abounadar tenoit, en les frappant, le baton de la main gauche. Abdalla, par un mouvement naturel, fe fervit de fa droite; & les derviches, au lieu "cle devenir des monceaux de richeffes, tirèrent auffi-töt de deffous leur robe chacun un baton formidable, dont ils Ie frappèrent fi long-tems & fi fort, qu'ils If  O R I E N T A U X, t£i le laiffèrent prefque mort, & difparurent en emportant les charges des chameaux, les chameaux , le cheval, 1'efclave & le chandelier, C'eft ainfi, feigneurj qu'Abdalla fut puni par la pauvreté , & prefque par la mort, d'une ambition auffi démefurée, peut-être pardonnable , s'il ne 1'avoit pas accompagnée & qui ne Féclaira pas fuffifamment; cependant agité , & 1'efpric occupé de réflexions qui lui étoient inconnues, it dit qu'il vouloit fe retirer; mais il fit promettre k Fatmé de lui conter une hiftoire qui prouvat ce qu'elle venoit d'avancer, & le lendemain at la fin de leur fouper, le roi s'étant facilement remis de 1'impreflion légère qu'il avoit recue i voici ce qu'elle lui conta. HISTOIRE Du Griffon. Sultan (i ) Suleïman en montant fur Ie tróne j déclara le griffon qui habitoit la montagne de Kaf, le roi de tous les oifeaux* Quoique ce£ animal intelligent eut dix-feptcensefpèces d'oi* feaux qui lui fuffent foumifes, il demeura toujours au fervice de ce prince, & venoit tous les matins lui faire fa cour. Le griffon étoit un jour préfent a une difpute, ou plutót a une conférence que lés doe* teurs de la loi avoient en préfence de Suleïman-II y en eut un qui dit que Fon ne pouvoit ajleï (i) C'eft ainfi que les OnëïtfauJc npminent Salomo»? Lij  164 -Contes contre les décrets de Dieu. Le griffon étonnéde cette propofition, 1'interrompit , & dit k haute voix : Je foutiens que je puis empêcher ce que Dieu aura réfolu. Les do&eurs lui repréfentèrent inutilement la folie & 1'impiété de ce qu'il avancoit, & Dieu qui 1'avoit entendu, voulut voir quel étoit fon projet, & quelles mefures le griffon pourroit prendre pour faire échouer ce qu'il auroit déterminé. Je veux , dit-il, faire époufer la fille du roi d'occident au fils du roi d'orient. Allez , dit-il k Gabriel, faitês favoir mes intentions a Suleïman, nous verrons ce que le griffon pourra faire pour mettre obftacle k ce mariage. Suleïman fit part au griffon des volontés de Dieu, & lui fit encore des remontrances pour lui faire fentir le ridicule de fon entreprife; mais il perfifta toujours dans fon opinion , & dit qu'il trouveroit les moyens d'empêcher ce mariage. Je veux bien t'avertir , continua 1'empereur , que la reine d'occident vient dans le moment d'accoucher de la fille qu'on deftine au hls de 1'empereur d'orient. Le griffon prit auffi-töt fon vol fans avoir trouvé que la chouette qui fut de fon fentiment. Elle fut la feule de tous les oifeaux qui foutint que le griffon réuffiroit dans fon projet ïl traverfa les airs avec la plus grande rapidité, & bientöt il arriva en occident, & chercha  Orïentaux. 165 quelque tems des yeux , pour reconnoitre les lieux que cette petite princeffe habitoit: enfin il 1'appercut dans fon berceau environnée de fes nourrices. II fondit du haut des airs fur eet endroit; les femmes qui Penvironnoient prirent la fuite, & il enleva la princeffe fans aucun obftacle, & la porta fur la montagne de Kaf ou étoit fon nid. Ce griffon étoit femelle; ainfi toutes les nuits il lui donnoit è tetter; & fon lait fut fi bon, qu'elle fe trouva bientöt en état d'être fevrée. Enfin elle jouit toujours d'ane très-bonne fanté, & devint auffi grande que belle; le griffon même n'épargna rien pour lui donner une éducation convenable , foit en lui montrant a lire & a écrire, foit en s'entretenant avec elle fur les leef ures qu'il lui ordonnoit de faire. La princeffe qui la regardoit comme fa mere, lui obéiffoit aveuglément, &c s'occupoit tout le jour dans la folitude de fon nid ; car le griffon continuoit d'aller tous les matins. rendre a Suleïman les fervices que ce prince exigeoit de lui. II eft vrai qu'il revenoit tous les foirs donner a manger & s'entretenir avec fa chère petite fille .Elle parvint enfin al'age'de pouvoir être mariée; & ce fut dans ce tems - Ik que le fils du roi d'occident prit pofftffion du tróne que fon père lui laiffa par fa mort. Ce prince étoit fi paflionné pour la chaffe ?,  i66 Contes qu'il ne laiffoit paffer aucun jour fans prendre ce divertiffement ; mais enfin s'ennuyant de chaffer dans les mêmes endroits, & toujours les mêmes animaux , il dit a fes vifirs : embarquonsnous pour aller chaffer dans des lieux éloignés & qui nous feront nouveaux ; pendant notre abfence, nous donnerons a ce pays le tems de fe repeupler de gibier. Les vifirs lui répondirent: prince, c'eft a vous k donner vos ordres, & a nous, ales exécuter. Ilsfirent auffitöt préparer de petits batimens pour aborder plus aifément les terres. Le jeune roi s'embarqua avec fa cour & fes vifirs, & mit a la voile. Comme il n'avoit point d'objet déterminé, tous les vents lui furent convenables. Après avoir chaffé dans plufieurs ifles oh fa flotte mouilla ,' il s'éleva une fi furieufe tempête, que tous fes vaiffeaux furent brifés ouféparés; mais , par Ja permiffion de Dieu , le feul vaifieau que montoit le prince arriva au pied de la montagne de Kaf. Quelques - uns de fes officiers mirent pied a terre avec lui , & furent trèsfurpris de trouver le pays inhabité , & de n'appercevoir que des montagnes affreufes & efcarpées. Cependant, malgré 1'aridité de ce climat, ils fe mirent a chaffer. Le prince, fans y faire aucune attention, fe fépara d'eux & fe perdit, II marcba quelque tems a 1'aventure j  Oriënt aux. 167 enfin il appercut un arb'e qui le furprit par fa groffeur; quatre eens hommes n'auroient pu 1'embraffer • fon élévation étoit proportionnée a la circonférence de fa tige, & ce fut avec un égal étonnement qu'il découvrit un nid fur eet arbre. II étoit a plufieurs étages, Si fon étendue furpaffoit celte des plus grands chateaux. II étoit forrné par des poutres Si des madriers de bois de cèdre, de fandal , enfin de tous ceux que leur bonne odeur arendus célèbres. Le jeune prince examinoit avec la plus grande attention ces prodiges de Tart Si de la nature, quand il appercut par une efpèce d'embrafure ou d'intervalle que laiffoient les bois qui formoient eet admirable nid, une jeune perfonne plus admirable encore. Elle ne fut pas longtems fans 1'appercevoir de fon cöté. Après s'être regardés quelques inftans fans pouvoir proférer une parole, tant ils étoient égalemant furpris & charmés , Dieu permit qu'ils entendiffent leur langage. Le prince s'écria : ö foleil de beauté , que pouvez-vous faire dans une habitation fi peudigne de vos charmes ! Hélas» dit-elle, je paffe les journées feul'e, Sc la nuit avec ma mère.Elle eft au fervice de Suleïman, ajouta-t-elle. Le prince alloit d'étonnement en étonnement; mais il fut au comble , quand elle lui dit que fa mère avoit des alles, & que la L iv  \68 Contes rnontagne fr» laquelle ils étoient, fe nommoit la rnontagne de Kaf, fi célèbre dansle monde, & " Peu fréquentée. Le prince lui apprit de ion cote comment un heureux hafard 1'avoit «mduit auprès d'elle, La jeune princeffe, pendant qu',1 1'inftruifoit de fa deftinée, difoit en elle-même : ce jeune homme eft de mon efpèce , A me reffemble. Que je ferois contente de vi' we avec lm ? Ma mère n'eft pas affez heureufe pour etre faite comme nous , & fa figure n eft pas , a beaucoup prés , fi belle. II eft vrai, continua-t-elle, mais elle a des aïies, Ah ' fi ] en avois , que je ferois bientöt è fes cötés pour ne m'en jamais féparer J Après cette tendre reflexion elle lui dit: ne pouniez-vous pas trouver le moyen de monter dans lenid ? Nous aunons moins de peine a nous entretenir. Hélas» je ne le puis, répliquale Prince. Si la chofe étoit poffible, aurois-je attendu que vous m'en euftiez tot la propofition ? Me ferois-je laiffé prévenir } Dans le doute oh je fuis, reprit la princeffe, fi mameretrouveroit bon que vous fuftiez avec WQi, je crois avoir trouvé „n moyen pour vous voir a fon infcu. Vousvoyez,feigneur, dit Fatmé, en s'inferrompant,&enjettant un coup-d'csil enfe™ fur Aboucazir, pour p / entr-eprendre, vous voyez, dit-dle, que l  Orïentaux. tS9 fentiment éclaire naturellement ceux que le monde a le moins formés, Le prince, continua Fatmé, demanda a la princeffe quel moyen elle imaginoit. II n'en eft aucun, dit-il, que je ne mette en ufage pour vous voir &c vous adorer. Je fuis charmée, lui dit-elle, de reconnoitre en vous des fentimens fi conformes aux miens. Vuidez le corps de ce chameau que vous voyez a quelques pas de vous, continua-t-elle, il vient de mourir; le foleil Faura bientót féché : vous le garnirez de toutes les plantes odoriférentes dont vous êtes environné; vous vous enfermerez enfuite dans fon corps , de facon a ne pouvoir être appercu, & je prierai ma mère de me Fapporter pour en examiner la ftrucfure, elle ne me refufera pas; & demain matin, fon départ nous laiffera toute la liberté que nous pouvons defirer. Tout fe paffa comme elle 1'avoit projetté ; & le prince étant dans le nid, rien ne les empêcha de paffer enfemble les momens les plus heureux, Quand la mère revenoit a fon nid, ils Fappercevoient aifément de loin , & le prince rentroit auflitöt dans fon chameau, pour n'en fortir qu'après fon départ. Cependant la princeffe devint grosse : & quand elle fut prête d'accoucher, Dieu ordonna encore a Fange Gabriel den avertir Suleïman, II fit aufli-têt appeller le griffon, & lui demanda  *74 Contes Quand Naour fut retiré dans fon appartement , il s'abandonna a tous les troubles & a toute 1'horreur de la jaloufie. La confïance décue , la privation de ce que 1'on aime encore malgré foi, les partis violens qui fe fuccèdent conthuiellement ; cette agitation cruelle de tous les fens, qui rend incapable de toute autre idéé que d'un objet que 1'on aime, & que 1'on hak tout-a-la-föis, les projets de vengeance & de pardon; enfin, la foibleffe que 1'on fe reproche , tourmentoient le roi, qu'un inftant avoit rendu malheureux, lui que 1'on pouvoit regarder comme le plus heureux homme de la terre quelques momens auparavant. Cependant pour ne point agir avec précipitation , & faire ufage de la prudence qui lui étoit fi naturelle , il voulut confulter fon vifir, fur le genre de punition qu'il feroit éprouver aux coupables. Son amour propre humilié par les procédés de Fatmé , voulut au moins fe fouiager en faifant ufage d'une patience qui lui paroiffoit difficile a pratiquer. Dès que le foleil eut planté fon étendart blanc, & que Ia nuit, la reine des étoiles, fe fut retirée, ce roi monta fur fon tróne, & févère pour lui-même, comme il 1'étoit pour les autres, il ne voulut point, malgré le trouble de fon ame, manquer au devoir qu'il s'étoit im-  ÖrïentauxJ ,77 felle lui apprit qu'elle fortoit du harem du roi, & que Fatmé 1'avoit traitée avec un mépris dont malheureufement toutes les autres femmes avoient été témoins. Le vifir, piqué pour fa fille, emporté par ces amitiés aveugles dont les effets font fouvent auffi dangereux que ceux des plus grandes inimitiés , oublia de quelle impörtance étoit le fecret que fon maitre lui avoit confié, & lui dit: Confole-toi, ma fille, la rofe de fa vie fera bientöt flétrie, & le nom de Fatmé doit être inceffamment effacé du regiftre des vivans. La curiofité de fa fille n'étant que plus animée par un difcours fi vague, & qu'elle pouvoit fi peu comprendre, Fengagea a faire plufieurs queftions a fon père, & a le conjurer de 1'éclaircir & de Finftruire. Pouvoit-il douter, lui difoit-elle, d'un fecret qu'il lui' avoit confié, & d'un fecret qui pouvoit intérefler 1'honneur & la vie d'un père auffi chéri ? En un mot, elle fit fi bien que Ie vifir lui avoua non - feulement tout ce qui s'étoit paffé, mais encore la vengeance que le roi avoit réfolu d'en tirer. La fille du vifir, tranfportée de joie, car la vengeance eft le fentiment le plus vif des femmes ordinaires, remercia mille fois fon père, en lui promettant toujours de garder un fecret d'une fi grande conféquence pour fa propre fatisfadion. Son, Tome XXV. M  ï§o Contes joignirent donc leurs amis aux mécontens ; &c dans la même nuit Naour & fon vifir, qui n'étoient point fur leurs gardes, furent impitoyablement maffacrés. C'eft bien fait, dit Hudjiadge ; il avoit bien affaire auffi d'être prudent hors de propos, & d'aller demander conleil a un vifir. Ceux qui font fi avides de confeils inutiles, n'en demandent jamais quand ils en auroient befoin. II eft vrai-, fire, répondit Moradbak ; mais fi 1'excès de la prudence eft un défaut, les dangers d'une femme qui s'ccarte de fon devoir, font encore plus confidérables. Elles ne font pas toutes comme toi, reprit Hudjiadge , avec un air de douceur qu'il n'avoit peut-être pas eu depuis vingt ans ; auffi nos pères ont - ils fort bien trouvé , continua-t-il, que 1'on ne fauroit trop les captiver & les enfermer. C'en eft affez pour aujourd'hui, condnua-t-il, allez tous vous repofer, & foyez exafts a vous trouver ici demain a 1'heure ordinaire. Nous y ferons, fire , reprit Moradbak, & j'aurai 1'honneur de vous conter une hiftoire Mogole. Le pays n'y fait rien, lui dit-il encore. J'efpère, pourfuivit la belle fille de Fitead, en fe retirant avec modeftie, qu'elle amufera votre majefté. La modeftie de Moradbak n'étoit peut - être qu'une confiance d'auteur. Le lecteur en jugera mieux qu'elle , & même que le fultan.  ORIENTAUX. iSj De la couleur aurore ; öte-moi donc la vie. Une olive ; j'aimerois mieux te voir mort qu'infidèle. Du charbon de bois ; que je meure, & que tu vives long-tems. H I S T O I R E De Nourgchan & de Damaké, ou des quatre talifmans. Abouali Nabul (i) , empereur du Mogol, faifant réflexion fur fon grand age, comprit aifément qu'il n'avoit pas encore long-tems a jouir de la lumière; il fit venir fon fils unique & bien-aimé, Nourgehan (i), & lui dit: Nourgehan , je vous laiffe mon tróne, je viens d'ordonner que 1'on me préparat le breuvage de la mort, ainfi vous allez bientót occuper ma place. N'oubliez jamais de rendre la juftice au pauvre comme au riche; foyez content de pofléder un royaume floriffant; n'enviez jamais les états d'aucun prince ; laiffez a chacun ce que fes pères lui ont laiffé; en un mot, (1) Grand-père. (2) Lumière du monde,  28ö* Contes fongez toujours que vous devez mourir,. & que la clémence & la juftice font les plus beaux titres d'un roi. Après avoir dit ces paroles, fans être touché des larmes de Nourgehan , il defcendit du tróne , y fit monter fon fils, & fe retira dans un appartement de délices, ou il avoit paffe fes plus beaux jours;, il prit le fatal breuvage, & attendit avec la plus grande tranquillité 1'inftant qui devoit conduire au ciel fa belle ame blanche, & qui n'étoit tourmentée d'aucuns remords. Nourgehanaprès avoir rendu a un fi bon père tous les honneurs que la nature & la reconnoiffance pouvoient lui infpirer, ne fut plus occupé que du foin de fuivre les derniers confeils qu'il en avoit recus. Son cceur étoit bon, fon efprit étoit jufte ; mais fi tous les hommes ont befoin de 1'expérience pour fe former, combien eft-elle néceffaire a ceux qui font deftinés au tróne ? Nourgehan , perfuadé de cette importante vérité, étoit bien éloigné de la préfomption, trop commune aux princes. Un jour qu'il s'entretenoit avec fes courtifans du gouvernement des rois, il fit 1'éloge de ceux qui avoient le plus aimé la juftice. Salomon fut cité pour avoir été le plus jufte» Cet exemple, répondit Nourgehan , ne fe peut alléguer; Salomon étoit prophéte „ &c pouvoit  Orientaux. i?/ apporter des remèdes aux maux qu'il prévoyoit; mais un homme ordinaire ne peut employer que fa bonne volonté pour réparer fes foibleffes; & je vous ordonne a tous, nonfeulement de m'avertir fans aucune flatterie de mes devoirs, mais encore de prévenir ou réparer mes fautes par vos confeils, Quand un roi aime la vertu, tous fes fujets font bientöt vertueux. A peine Nourgehan avoit-il achevé de parler, qu'Abourazi-fe leva , Sc dit: Grand prince, fi vous voulez que la juftice foit parfaitement exercée dans vos états, il faut que vous faffiez choix d'un vifir défintéreffé, 8c qui n'ait en vue que votre gloire 8c le bien de 1'état. II faut encore que la fatisfaction de faire le bien lui tienne lieu de récompenfe. Vous parlez fort bien, Abourazi, reprit Nourgehan ; mais la difHculté eft de trouver un tel homme. Vous avez , fire, lui répliqua le courtifan, un de vos fujets que fa modération & fa fageffe ont fait renoncer aux charges, fous le règne de votre illuftre père, 8c votre majefté ignore peut-être ce qui lui arriva dans la ville de Chiras. Le roi lui ayant dit de 1'en inftruire, Abourazi pourfuivit ainfi: Imadil Deulé (i), dans la dernière guerre (i) L'appui 6c le foutien de la félicité.  i88 Contes que nous avons foutenue contre la Perfe, porta nos armes triomphantes jufqu'a Chiras qu'il prit, ck que par un fentiment d'humanité il préferva du pillage; cependant fes foldats lui demandèrent une récompenfe qui put les dédommager du butin qu'ils auroient dü faire; ils lui parlèrent de facon qu'il fut obligé de la leur promettre , quoiqu'il ignorat oii il la pourroit trouver. Un jour qu'il étoit dans fon palais occupé de cette idéé, il appercut un trou d'oü il vit fortir & rentrer un Serpent; il appela les eunuques de fon harem, & leur dit: Elargiffez ce trou pour prendre un ferpent que je viens d'y voir entrer. Les eunuques lui obéirent, & trouvèrent un caveau rempli d'armoires placées le long des murs, & de coffres entafTés les uns fur les autres. On les ouvrit, & 1'on trouva qu'ils étoient remplis de fequins, & les armoires combles des étoffes les plus magnifïques. Imadil Deulé remercia Dieu de cette découverte, & diftribua ce tréfor a fes foldats. Enfuite il ordonna qu'on fit venir un tailleur pour faire des habits de ces étoffes 3 dont il vouloit récompenfer le mérite des officiers qu'il avoit fous fes ordres. On lui préfenta le plus habile tailleur de la ville, celui qui avoit habillé le dernier gouverneur. Imadil Deulé lui dit : Non - feulement tu feras bien  O R I E N T A U X. 1S9 payé fi tu fais ces habits avec foin, mais encore je te ferai donner une récompenfe & de la caffonade ( 1 ). Ce tailleur, qui étoit fourd d'une oreille, comprenant qu'on vouloit lui donner la baftonade, fe mit a pleurer; & fe perfuadant encore qu'on vouloit lui demander eompte des habits de Tanden gouverneur qu'il avoit en fa garde, il déclara qu'il n'en avoit que douze coffres remplis, & que ceux qui 1'accufoient d'en avoir davantage n'avoient pas dit la vérité. Imadil Deulé ne put s'empêcher de rire de 1'efFet que la crainte avoit produit fur ce pauvre tailleur; il fe fit cependant apporter ces habits, qu'il trouva fuperbes & tous neufs. Ils lui fervirent, avec les étoffes des armoires , a donner des habits a tous les officiers de fon armée. Je crois donc qu'un homme auffi défintérefTé mérite affurément la confiance de votre majefté. Abourazi ayant ceffé de parler, Nourgehan lui dit : Imadil Deulé ne fera point mon vifir; je le crois honnête homme; mais il n'eft pas affez prudent , & je ne le trouve pas capable de faire valoir mon autorité : il avoit les fceaux de 1'empire, & n'a pas fu prévoir &z ordonner tout ce qu'il falloit pour fon expédition, en (1) Efpèce de forbet mêlé de cararael.  190 Contes un mot, I'argent lui a manqué, & les foldats ont fu lui faire la loi. Sans le hafard du ferpent, dont tout autre que lui auroit profité, que feroit41 devenu ? Et le tailleur n'eft ici qu'un conté inutile. Nourgehan continua de s'entretenir avec fes courtifans, qui lui firent fouvent des propofitions trop communes pour être rapportées. Mais continuellement occupé de la juftice & de 1'envie de bien régner, il fortoit fouvent de fon palais k toutes fortes d'heures pour s'inftruire par lui-même de la vérité. II y avoit un vieux potier de terre qui logeoit auprès de fon palais. Nourgehan , frappé de le voir prier Dieu tous les jours avec une ferveur refpectable , s'arrêta un jour devant la petite maifon qu'il habitoit, & lui dit : Demande-moi ce que tu peux defirer, & je te promets de te 1'accorder. Ordonnez, lui dit le potier, a tous vos officiers de prendre chacun un de mes pots, & de me le payer ce que je voudrai, je n'abuferai point de cette permiiïion , d'autant que j'exigerai de celui qui 1'aura acheté qu'il garde le pot, & qu'il 1'emploie pour votre fervice, Nourgehan lui accorda fa demande , & donna ordre a fa garde de veiller a 1'exécution de la vente & de 1'achat des pots, & fur-tout de faire tout ce que le potier lui ordonneroit. II profïta  OrIËNTAUX. ic)f tnodefternent de la grace qu'il avoit obtenue; & content de débiter fon ouvrage, il n'en exigeoit que la valeur, trop heureux de s'entretenir dans le travail, en attendant qu'il put donner des preuves de fa reconnoiffance a fon fouverain. Le vifir de Nourgehan étoit avare; mais dans la crainte de déplaire a fon maitre, il cachoit ce vice avec un foin extréme. II alloit un matin a 1'audience de 1'empereur, quand le potier lui demanda un fequin d'un pot qu'il lui préfenta. Le vifir le refufa , &c dit qu'il fe moquoit, de demander une telle fomme d'une chofe que la plus petite monnoie payoit fuffifamment. Le potier voyant qu'il ajoutoit la menace au refus, lui répondit, que puifqu'il le prenoit fur ce ton, il vouloit avoir mille fequins de fon pot, en ajoutant qu'il n'entreroit point chez 1'empereur qu'il ne le pendit a fon eou, & qu'il ne le portat lui-même fur fon dos a 1'audience de 1'empereur , pour lui faire fes plaintes du refus & des menaces qu'il lui avoit faits. Le vifir fit beaucoup de difficultés & d'inftances pour éviter des conditions auffi facheufes qu'hum'liantes; mais 1'heure que 1'empereur lui avoit affignée approchant, & la garde ne voulant pas le laiffer entrer qu'il n'eüt fatisfait a la volonté du potier, il fut obligé de fe foumettre, de  191 Contes promettre les mille fequins, de pendre le pot a fon cou, & qui plus efl, de porter le potier fur fon dos, condition dont il ne voulut jamais fe défifter. L'empereur, furpris de voir arriver fon vifir d'une facon fi ridicule &z fi peu conforme a fa dignité, voulut favoir ce qui s'étoit paffe. Quand il en fut inftruit, il obligea le vifir de payer les mille fequins a 1'heure même; & comprenant de quelle conféquence il étoit pour un prince de n'avoir pas un miniftre avare, il le dépofa, & fut beaucoup de gré au potier de l'avoir éclairci fur une chofe que fans lui il auroit peut-être long-tems ignorée. Nourgehan établit un confeil qu'il compofa des plus honnêtes gens de 1'empire; il prefcrivit des loix fages & prudentes, & partit pour vifiter fes provinces, dans la réfolution de mettre fes peuples a 1'abri d'une autorité toujours dangereufe, quand ceux qui 1'exercent font trop éloignés du fouverain. Ce prince, doué de toutes les vertus, n'avoit point d'autre projet que de mériter, après fa mort, la belle épitaphe de ce monarque de Perfe; on lit fimplement fur fon tombeau : Cejl dommage de Chahchuia. ' Nourgehan parcourut les provinces de fon empire; il en avoit déja vifité la plus grande partie, & réparé des défordres fans nombre, quand  Oriënt AUXi «quand la curiofité 1'engagea a. faire un voyage chez les tartares, fes voifins (i). Se trouvant auffi prés qu'il 1'étoit de leur pays, il eut envie de voir 6c de connoitre ces Tartares, qui font plus civilifés que les autres, car ils ont des villes 6c des habitations formées; de plus , leurs femmes ne font point renfermées comme celles des autres peuples de 1'Afie. Les Tartaies fachant 1'arrivée de 1'empereur du Mogol, vinrent au-devant de lui; les uns firent des courfes de chevaux pour lui faire honneur, d'autres avec leurs femmes formèrent des danfes, qui, quoiqu'un peu fauvages, avoient cependant une forte de grace, 6c principalement de 1'audace 6c de la fierté. Dans le nombre de femmes Tartares qui fe préfentèrent devant lui, Nourgehan fut frappé de la beauté d'une jeune perfonne agée de quinze ans , qui fe nommoit Damaké (z). Elle réunilfoit la taille, la beauté, la phifionomie fpirituelle & la modefïie; Nourgehan rendit hommage k tant de charmes, 6c lui fit propofer une place dans fon harem, elle la refufa; il voulut la féduire par des préfens (1) Le royaume de Tangut eft au coachant du Mogol; il eft partagé en deux parties, la méridionale s'appel* proprement le Tangut, Sc la feptentrionale le Tibet. (2) Allégreffe au coeur, Terne XXK N  ï94 Contes confidérables, fes offres ne furent pas feulement écoutées. L'amour caufe fouvent les plus grands changemens dans les caratlères. Ce prince fi fage, & jufque-la fi modéré, emporté par fa paffion , voulut y joindre les menaces; il alla même jufqu'a dire qu'il entreroit avec une armée formidable, pour obtenir une beauté que fes refus ne lui permettoient pas d'efpérer autrement. II eft vrai qu'il ne témoigna eet emportement qu'a la feule Damaké. Si les Tartares, qui font les peuples les plus jaloux de leur liberté, en avoient eu la moindre connoiffance, la guerre eut dèslors été déclarée; mais Damaké lui répondit toujours avec la plus grande douceur, fans témoigner de crainte, & fans s'éloigner du refpeét qu'elle devoit a un fouverain; & ce fut avec ce ton fimple & déterminé qu'infpirèrent toujours le courage & la vérité qu'elle lui conta cette petite hiftoire. Ün des grands lamas, lui dit-elle, dont vous connoiflez Pautorité fuprême dans ce pays, devint amoureux dans ce même endroit d'une fille de la tribu dont je fuis : non-feulement elle refufa tout ce qu'il lui fit offrir, mais elle ne voulut point accepter la propofition qu'il lui fit de 1'époufer, tant il étoit aveuglé par h pafiïon. L'amour qu'elle avoit pour un joueur  Orïentaüx. tyf d'inftrumens, qui même n'étoit pas trop bien fait, étoit la feule caufe de fes refus; elle en fit 1'aveu au lama dans 1'efpérance de lui paroïtre indigne de fon attachement. Mais ce prince (car ils font regardés comme tels) outré de douleur, fit périr fon indigne rival; & fous prétexte qu'elle convenoit au DalayLama, il ne fut pas difficile de la faire enlever elle-même; car vous favez, feigneur, que tout tremble en ce pays au feul nom d'un homme que 1'on regarde comme un Dieu (i); (i) Le Dalay-Lama paffe, dans 1'efprit des Tartares de ce canton, pour être immortel; il vit retiré dn monde fans prendre aucun foin du temporel de fes états: deux chans des Calmoulks, & qui font puiffans • lui fourniffent ce dont il a befoin pour 1'errtretien de fa maifon. Les Tartares de fon culie croient qu'il na meurt jamais & qu'il fe renouvelle comme la lune : Voici 1'artifice dont on fe fert pour perfuader cette fable au peuple. Quand le Dalay-Lama eft fur le pöbs de mourir, on cherche dans tout Ie Tangut le lama qui lui reffemble le plus pour le mettre a fa place,' après avoir foigneufement caché le corps du défunt; c'eft par ce moyen qu'ils prétendent que le lama a déja vécu fept cents ans, & qu'il vivra éternellement. Tous les princes de la Tartarie qui fuivent fon culte lui envoient de riches préfens avant de monter fur lè •trone, & font affez fouvent des pélérinages pour lui rendre des adorations comme au Dieu vivant & véri» Nij  ïe>6 Contes mais le lama ne tira pas grande fatisfaöion de fa cruauté & de fon injuftice; car, après avoir promis de fe rendre aux amoureufes pourfuites du lama, pour obtenir un peu plus de liberté, elle fe précipita du haut d'un rocher que 1'on appercoit d'ici, & que 1'on montre encore avec foin dans le pays, comme une preuve de la conflance & de la réfolution dont les filles Tartares font capables. Ce n'eft point, continua Damaké, une femblable prévention qui me fait refufer les offres de votre majefté. Mon cceur fut libre jufqu'a ce jour , connoiffezJe, feigneur, dans tout fon entier : il eft fier & digne peut-être des bontés dont vous daignez «n'honorer; mes foibles attraits vous ont féduit; mais une femme qui n'a point d'autre table. II fe fait voir dans un lieu fecret de fon couvent } éclairé de plufieurs lampes; il ne fe montre que tout couvert d'or & de pierreries, élevé fur une efpèce de théatre, orné de fiches tapis & affis fur un couffin, les jambes croifées a la Tartare. On fe profterne devant lui la face contre terre fans qu'il foit permis de 1'approcher pour lui baifer les pieds; & les plus grands feigneurs, les chans même s'eftiment heureux quand ils peuvent, a force de préfens, obtenir quelques-uns de fes excrémens, qu'ils portent pendus au cou, dans une boïte d'or comme un préfervatif contre toutesi fortes de maux. Rdation de la grande Tartarie,  Orientaüx. 197 ihérite, eft, felon moi, bien peu de ch«fe! Peutétre, lui dit Nourgehan , que la différence des religions met un obftacle k mon bonheur: non, feigneur , je fuis mufulmane, reprit Damaké ; croyez - vous que j'aie pu foumettre mon efprit aux idéés que 1'on nous donne du Dalay-Lama ? Peut-on croire qu'un homme foit immortel ? L'artifice dont on fe fert pour le perfuader eft trop groffier; en un mot, il eft trop démontré pour qu'il me foit permis de balancer entre tles idees fomentées par des prêtres, ou celles que la divinité de Dieu, prêchée par fon grand ami, peut & doit donner. D'ailleurs, continua-t-elle, je connois le rifque de vos bontés pour moi. Le tems fait gémir le roftignol, eet oifeau ft aimable; il fait habiter la rofe, cette fleur fi agréable, au milieu des épines; il laiffe briller la lune pendant la nuit pour obfcurcir fa lumière dès que le jour eft venu; la nuit fait difparoitre le foleil, ce roi du monde; après avoir élevé un homme k la royauté, il 1'abaifle jufqu'a la pauvreté. Malgré toutes ces réflexions, je 1'avouerai cependant, feigneur, je ferois flattée de plaire a un homme dont j'eftime plus les vertus que la grandeur; mais je voudrois lui plaire par d'autres qualités : je voudrois m'être rendue digne de lui par des fervices fi confidérables, Niij  i9§ Contes qu'un mariage auffi difproportionné, loin de 1'expofer a recevoir des reproches, ne fervit qu'a faire applaudir fon choix. Jugez, feigneur, continua - t - elle , li quelqu'un , pénétré de 1'exemple que je vous ai rapporté & que j'approuve, malgré le mépris que 1'on doit avoir pour le choix, peut fe laiffer féduire par les offres ou foumettre par la violence. Nourgehan, charmé de trouver tant d'efprit & de fentimens dans un objet que la feule figure rendoit li aimable, admira fa vertu, lui donna fa parole royale de ne la jamais contraindre ■, & ne voulut plus s'en féparer. II envoya des efclaves & des chameaux a la belle Damaké, qui le fuivit avec toute fa familie. Elle n'auroit jamais confenti a cette démarche , fi elle avoit été obligée d'abandonner des parens auxquels elle étoit attachée, & dont la préfence pouvoit empêdaer que 1'on donnat la mosndre atteinte a fa réputation. Le roi la voyoit tous les jours, ! & ne pouvoit être un moment fans defirer de la voir, &: fans 1'admirer en Ia voyant. Cependant les difcours du peupie & de la cour parvinrent aux oreilles de Damaké; elle fut le tort qu'on lui faifoit. Pour réparer eet inconvénient, elle réfolut de détruire ces idéés & de prévenir les efprits en fa faveur, Dans ce deffein, elle conjura Nourgehan de faire  xoo Contes de les méprifer. Nourgehan leur dit: Je vois ce que vous penfez , mais j'ai donné ma parole royale, c'eft k vous de 1'aquitter. Faites, fans aucun ménagement, les queftionsles plusfortes è cette beauté, qui s'engage k réfoudre les difticultés que votre grand favoir vous met en état de lui prop^ofer. Alors un des fages prenant la parole, 8c s'adreflant k Damaké, lui dit : Quel eft celui dont la poitrine eft étroite , & qui fait cependant le plaifir du monde, dont la tête eft remplie de feu, le ventre d'eau, & dont le dos eft k Fair. Damaké répondit , fans héiïter, c'eft un bairl (i). Le fage fut auffi confus, que Nourgehan fut tranfporté de joie. Le fecond fage lui demanda : Quelle eft la chofe qui prend la couleur de celui qui la regarde, dont 1'homme ne peut fe paffer, 8c qui n'a ni corps ni couleur ? C'eft 1'eau, répondit encore Damaké. Le troifième lui dit: Pouvez-vous, miracle d'efprit 6c de beauté, me dire quelle eft la chofe qui n'a ni porte ni fondement, 6c qui eft pleine en dedans de jaune 8c de blanc ? C'eft 1'ceuf, lui dit cette belle lune de félicité. (1) Lieu oü 1'on fe baigne.  Omentaux; loi Le quatrième fage, après avoir un peu rêvé, dans 1'efpérance de 1'emporter fur fes confrères, car les favans du Mogol ont toujours eu beaucoup d'amour propre, lui dit: II y a dans un jardin un arbre; eet arbre porte douze branches ; deffus chaque branche il y a trente feuilles; & deffous chaque feuille, il y a cinq fruits, dont trois font a 1'ombre & deux au foleil: Quel eft eet arbre ? Ou fe trouve-t-il ? Cet arbre, reprit Damaké, repréfente 1'année, les douze branches font les mois, les trente feuilles les jours, les cinq fruits les cinq prières, dont deux fe font le jour & trois de nuit. Le fage demeura confus; & les courtifans, dont un rien change les fentimens, commencèrent a être perfuadés intérieurement de ce qu'ils avoient d'abord feint d'admirer. Les autres fages, qui n'avoient point encore parlé, voulurent s'excufer de nouveau, & faire pafler leur filence k la faveur des éloges qu'ils donnoient au grand efprit de celle qui venoit de confondre ceux qui les avoient précédé; mais Nourgehan, k Ia prière de Damaké , leur ayant ordonné de continuer la conférence : L'un lui demanda quelfe étoit la chofe plus pefante qu'une rnontagne ; 1'autre, quelle étoit celle plus tranchante qu'un fabre; & le troifième, celle qui étoit plus prompte  Soi Contes fu une flèche. Damaké, avec une préfence d'efprit toujours égale, répondit que la première étoit la langue d'un homme qui fe plaint; Ia feconde, la médifance; '& la troifième, leregard. H y avoit quatre fages qui ne lui avoient point encore propofé leurs difficultés. Nourgehan craignoit qu'è la fin 1'efprit de Damaké ne s'épuirêt, & qu'elle ne perdit 1'honneur d'un fi grand nombre de belles répOnfes; cependant cette belle lune du monde ne paroiffoit ni fatiguée ni énorgueillie- de ce qui auroit fatisfait la vanité du plus grand nombre des hommes : mais le propre de l'amour étant d'être foumis aux volontés de ce que 1'on aime, Nourgehan, que les exemples précédens ne raffuroient point encore, plein d'alarmes & d'inquiétudes, leur ordonna de parler, par un figne de tête auquel ils n'ofèrent réfifter. Le premier lui demanda, quel étoit 1'animal qui fuit le monde, qui tient de fept animaux différens, & qui habite les lieux inhabités. Le fecond voulut favoir quelle eft celle dont 1'habit eft armé de lancettes, qui porte une vefte noire, une chemife jaune, dont la mère vit plus de cent ans, & que cependant tout Ie monde aime. Le troifième Ia pria de lui nommer celle qui n'a qu'un pied, qui a un trou k la tête»  Orientaux: 10} Une ceinture de cuir, Sc qui élève la tête Sc fe fiche contre elle-même quand on lui arrache les cheveux, Sc qu'on lui crache au vifage; & le quatrième ajouta la queftion fuivante: Quelle eft la femme de plus de cent ans qui accouche tous les ans de plus de mille filles; qui n'a pöint de mari, qui jette du venin quand elle ouvre la bouche, pendant qu'il coule du miel des lèvres de fes filles. Damaké répondit au premier, que c'étoit la fauterelle qui tient de fept animaux; car elle a la tête d'un cheval, le cou d'un bceuf, les aïles d'un aigle, les pieds d'un chameau , la queue d'un ferpent, les cornes d'un cerf Sc le ventre d'un fcorpion. Cette beauté eut plus de peine a répondre a la queftion du fecond; il y eut même un moment ou toute 1'afTemblée la crut vaincue. Cette idee, qu'elle remarqua dans les yeux de tous ceux qui la regardoient, la fit rougir; elle n'en parut que plus belle, Sc Nourgehan fut charmé quand il vit le fage qui avoit pro* pofé la queftion, convenir qu'elle avoit répondu avec fa jufteffe ordinaire, en lui difant que c'étoit la chataigne. Elle répondit au troifième, fans héfiter, que c'étoit la quenouille, Sc ne fut pas plus long-tems fans affurer le quatrième, que le mot de fon énigme étoit le figuier*  £04 Contes Tant de connoiffances, tant de préfence d'efprit, jointes a tant de graces naturelles, jettèrent les efprits dans une fi grande confufion, que , malgré le refpeft que la préfence de Nourgehan devoit infpirer, tout le monde exprimoit la joie , 1'admiration & le plaifir qu'il avoit d'avoir été témoin d'une fcène fi fingulière. Alors Damaké fit figne qu'elle vouloit parler a fon tour. On fit filence , & elle pria les fages de lui dire quelle étoit la chofe plus douce que le miel. Les uns répondirent que c'étoit la fatisfaction de fes defirs; les autres celle que donne Ia reconnoiffance; quelques-uns opinèrent pour Ie plaifir d'obliger. Quand Damaké les eut laiffé parler un tems fuffifant, elle donna des éloges a tout ce qu'ils avoient dit de fage & de bien penfé; mais elle finit par leur demander avec douceur, fi elle fe trompoit en croyant que la chofe la plus douce n'étoit pas Vamour qu'une mere a pour fon enfant ? Une réponfe auffi convenable a une femme, qui doit toujours paroïtre attachée a fes devoirs; & faite d'ailleurs avec autant de modeftie, acheva de gagner tous les cceurs; mais Damaké, qui n'avoit d'autre deffein dans cette oecafion que de fe rendre les efprits favora-  Orientaux. ao«; bles, & autorifer les bontés dont Nourgehan 1'honoroit, voulut mettre le comble a une fcène qu'elle ne comptoit pas répéter, dans le deffein oh elle étoit de n'être plus occupée dans la fuite que de plus grandes idéés. Damaké fe fit donc apporter des inftrumens Sc chanta, Sc joua fur les modes de la mufique, nommées Neva & Irak, Sc finit par chanter fur le ton fi connu de Zeaghioulé, tiré du grand ton Khufcini, la chanfon fuivante, qu'elle accompagna de toutes les graces imaginables. Je ne fuis point laffe de voir ce que faime; fi fon m'en féparoit, j'en mourrois de douleur. Mon cceur & mon corps enfiammés de Pameur que j'ai peur lui, feroient confumès du feu de la féparation. Je l'ai toujours préfent q. mon efprit, & fon nom efl continuellement dans ma touche * je ne puis vivre fans lui :fon amour,fon chagrin font lafource & l'efftnce de mon foulagement. Nourgehan, dans les tranfports de joie que p«uvent caufer les fuccès répétés de ce que 1'on aime, congédia le plus promptement qu'il lui fut pofïible 1'ajTemblée ; ce ne fut pas fans avoir fait de grands préfens aux fages; & quand tout le monde fut retiré, il tomba aux genoux de Damaké, en lui difant: Vous êtes le flambeau de mon coeur Sc la vie de mon ame,  ióS Contes fakes donc au plutöt mon bonheur. Cette beauté de lumière lui répondit qu'elle n'étoit pas encore digne de lui. Que voulez-vous de plus, s'écria 1'amoureux prince ? Vous avez charmé toute ma cour, vous avez confondu le favoir des hommes les plus célèbres par leur fageffe & par leur fcience. La jufïeffe de vos réponfes, la modération de vos queftions, & la modeftie avec laquelle vous avez remporté 1'avantage d'une auffi grande journée les ont éblouis: non contente de prouver tant d'efprit, quels talens n'avez-vous pas montrés en touchant les inftrumens ? Quel goüt n'avez-vous pas exprimé dans votre chanfon ? Qui jamais, comme Damaké, a joint tant de mérite a tant de beauté ? Mais je le vois, vous ne m'aimez point, lui dit tendrement ce prince amoureux, puifque vous refufez de vous attacher k mon fort; &c vous avez fans doute de Paverfion pour ma perfonne. Je fuis bien éloigné, fire, lui dit cette belle des belles, de mériter ce reproche, vous en allez juger. Le plus grand plaifir & la plus grande fatisfacfion que j'aie eus dans cette journée, que votre prévention pour moi vous fait trouver fi brillante, a été celle de pouvoir exprimer aux yeux de toute votre cour, &c d'une facon convenable, les fentimens dont vous avez rempli mon cceur,  Oriënt aux. 40y dans la chanfon du célèbre Enneveri ( i ), Qu'attendez-vous doncpour me rendre le plus heureux homme de la terre, s'écria tendrement Nourgehan ? Vous m'aimez, &c je vous adore. Que faut-il de plus ? Mes defirs pour vous font devenus un océan fans rivage. Je veux vous mériter, fire, lui répondit-elle, par des talens plus recommandables que ceux de la mufique, par un efprit plus utile que celui dont vos fages font tant de cas, & qui n'eft qu'une fubtilité plus éblouiffante qu'eflentielle. Je veux m'établir dans votre cceur fur des fondemens plus folides que la beauté & les talens fuperficiels que vous avez la bonté d'applaudir; je veux enfin que l'amour ne foit en vous qu'un paffage pour arriver a l'eftime & a Pamitié que j'afpire k mériter ; obtenez cette grace de votre impatience, elle me coüte peut-être plus a vous demander, qu'a votre majefté de me 1'accorder : laiffez - moi donc vivre encore quelque tems a 1'ombre de votre félicité. Je ne fais, lui répondit Nourgehan , que vous aimer & vous obéir; mais au moins, ajouta-t-il, permettez-moi de vous donner une preuve éclatante de la juftice que je rends k votre efprit: affiftez au divan; préfidez a routes (i) Un des plus'grands poète. Perfans,  i08 C O N T E S les affaires, 8c donnez - moi vos confeils; jé n'en peux fuivre ni de plus fages ni de plus éclairés. Le diamant s'étoit vanté, lui répondit Damaké, qu'il n'y avoit point de pierre qui 1'égalat en force 8c en dureté; Dieu qui n'aime point 1'orgueil changea fa nature a 1'égard du plomb, auquel il donna la vertu de le couper. Indépendamment de 1'orgueil dont je me rendrois coupable en acceptant vos offres obligeantes, pourfuivit cette belle rofe de beauté, k Dieu ne plaife que je vouluffe faire le tort k mon fouverain feigneur, d'autorifer par ma conduite les reproches qu'il pourroit s'attirer; ils feroient fondés, fi 1'on difoit qu'il eft gouverné par une femme. Je conviens, ajoutat-elle, que votre majefté a befoin d'un vifir, elle ne peut tout faire par elle-même, 8c je crois pouvoir en indiquer un digne de Nourgehan. Nommez-le-moi, lui répondit-il, 8c fur le champ je lui donne la charge. II faut que votre majefté le connoifle avant que de Faccepter, reprit la belle Damaké; vous trouverez , je crois, dans celui que je vous propofe, les vertus 8c les talens que doit avoir un homme revêtu d'un fi grand emploi. II eft retiré dans la ville de Balk 8c fe nomme Diafer. La charge de vifir d'un des plus puik fans rois des Indes s'étoit coniervée depuis plus de  Orièntaüx. i0£ de mille ans dans fa familie; jugez, feigneur, quelle quantité de mémoires admirables il doit pofféder fur le gouvernement. Cependant un prince aveuglé par les mauvais confeils de fes favoris, 1'a dépofé, & il paffe a Balk des jours qui feroient heureux, s'il n'avoit pas vécu dans 1'habitude du travail & dans celle des grandes affaires, que rien ordinairement ne peut remplacer. Nourgehan lui répondit auffitöt : Diafer eft mon vifir; Damaké peut-elle fe tromper ? Sur le champ il écrivit au gouverneur de Balk, & lui fit tenir un billet de cent mille fequins, pour les remettre a Diafer, & fournir aux dépenfes de fon voyage; & il chargea le même courier de lui porter une lettre, dans laquelle il le prioit avec inftance d'accepter la charge qu'il lui deftinoit. Diafer fe mit en chemin; il fut recu avec magnificence dans toutes les villes, & 1'empereur envoya au-devant de lui tous les feigneurs de fa cour pour le conduire au palais qu'il lui avoit deftiné dans le royaume de Vifapour, oh il fe trouvoit alors. II y fut traité avec une magnificence incroyable pendant trois jours, après lefquels on le conduifit a 1'audience du prince. 11 paroilfoit au comble de fa joie de pofféder un homme que Damaké eftimoit ft parfaitement ; mais cette joie ne fut pas de Tornt XXV. O  uo Contes longue durée; car ce prince, naturellement ü doux & fi prévenu en fa faveur, entra dans une colère épouventable auffi-töt qu'il fut en fa préfence. Sortez, lui dit-il, au plutöt, & ne paroiffez jamais devant moi. Diafer obéit, &£ fe retira dans le trouble, la douleur & la fur» prife d'un femblable accueil; il revint dans fon appartement fans pouvoir imaginer le fujet de la colère du roi, qui tint fon confeit, & travailla aux affaires de fon royaume fans rien témoigner de ce qui s'étoit paffe avec celui qu'il deftinoit a être fon vifir. II fe rendit enfuite auprès de Damaké, qui, déja inflruite d'un événement dont la cour étoit occupée, ne doutoit point qu'il ne fut arrivé quelqu'altération dans 1'efprit de celui auquel elle étoit fi parfaitement attachée. La douleur que cette idéé lui caufoit 1'avoit plongée dans un abattement qui lui ötoit 1'ufage de la parole. Cepen-> dant, faifant effort fur elle-même, elle lui dit, après quelques momens de filence : Comment fe peut-il, feigneur , qu'après toutes les dépenfes que vous avez faites, & tous les foins que vous vous êtes donnés pour faire arriver Diafer dans votre cour, qu'après tous les honneurs que vous lui avez fait rendre, & ceux dont vous 1'avez comblé, vous 1'ayez auffi mal reeu ? Ah ! Damaké, s'écria Nourgehan, je  ÖRIENTADXi ïtf ïfaurois point eu d'égard a tout ce que j'ai fait pour lui, a 1'illuftration de fa familie &c aux fatigues qu'il a fouffert pour venir ici, fi tout autre que vous me 1'avoit recommandé; je lui aurois fait couper la tête au moment qu'il s'eft préfenté devant moi, & je me fuis contenté uniquement, par rapport a vous, de le bannir pour jamais de ma préfence» Mais comment a t-il pu mériter votre indignation, pourfuivit Damaké ? Songez donc, reprit Nourgehan, qu'il avoit fur lui, en paroiffant devant moi, le plus fubtil de tous les poifons. Puisje vous demander, feigneur, lui répliqua Damaké , quelle certitude vous pouvez avoir d'un tel fait; & fi vous ne pouvez révoquer en doute la fidélité de celui qui vous en a fait le rapport. Nourgehan lui répondit: Je le fais par moi-même; vous paroiffez en douter; je vous permets de vous en éclaircir, & vous verrez fi je me fuis trompé. Quand Nourgehan eut laiffé Damaké plus raffurée fur 1'efprit de Tem* pereur , mais alarmée fur les impreffions qu'il étoit capable de prendre auffi légèrement; elle envoya chercher Diafer, qui parut accablé du plus violent chagrin. Elle s'entretint quelque tems avec lui; & voyant combien le mauvais traitement qu'il avoit recu du roi, avoit plongé dans fon cceur le glaive de douleur, elle lui O ij  2iï Contes dit qu'il avoit tort de s'affliger, que la colère de Nourgehan ne feroit pas de durée, 6c que bientöt il fauroit réparer Paffront qu'il lui avoit fait. Elle ajouta que les princes avoient fouvent des inftans qu'il falloit leur paffer 6c même excufer, Quand elle eut un peu calmé fes chagrins , elle finit par lui dire : Si j'ai mérité votre confiance, & fi vous croyez que je doive chercher a réparer la peine que vous fouffrez, puifque c'eft moi qui, rendant juftice a vos talens, fuis la caufe innocente de ce qui vous eft arrivé; fi donc je mérite encore quelque chofe auprès de vous, daignez m'apprendre pourquoi vous aviez du poifon fur vous quand on vous a préfenté a Nourgehan ? Diafer, furpris de cette queftion, après avoir réfléchi un moment, lui répondit: II eft vrai que j'en avois, mais mon cceur étoit pur en le portant', comme la rofée du matin; j'en ai même encore au moment que je vous parle: aufïi-töt il tira une bague de fon doigt, 6c lui dit: La monturê de eet anneau renferme un poifon des plus fubtils; c'eft un meuble qui fe conferve de père en fils, dans notre familie, depuis mille ans; mes ancêtres l'ont toujours porté pour fe fouftraire a la colère des princes qu'ils ont fervi, au cas qu'ils euffent le malheur de leur déplaire, en exercant leurs charges de vifir,  Oriektaux. tif Vous croyez bien, continua-t-il, que le roi m'envoyant chercher fans me connoïtre pour exercer eet emploi, & fachant quels font les ennemis qu'un étranger s'attire ordinairement, je n'ai pas oublié de prendre ce tréfor. La douleur que me caufe le cruel procédé de Nourgehan, & la honte dont il vient de me couvrir, me le rendent d'autant plus précieux, que je ne ferai pas long-tems fans le mettre en ufage.' Damaké obtint de lui qu'il fufpendroit, au moins pour quelques jours, un fi funefte deffein, & le pria d'attendre de fes nouvelles dans fon palais. Elle vint promptement rendre compte a Nourgehan de ce qu'elle avoit appris. Ce prince voyant par fon récit que Diafer n'avoit aucun mauvais deffein , & que la cruauté des princes en général n'autorifoit que trop cette précaution, fe repentit de l'avoir auffi mal re?u, & promit a Damaké de réparer le lendemain la peine qu'il avoit pu lui faire. Elle approuva ce deffein; mais avant de le quitter, elle le conjura de fatisfaire fa curiofité , en lui apprenant comment il avoit pu s'appercevoir du poifon que Diafer portoit effeöivement fur lui. Nourgehan lui répondit: jamais je n'aurai rien de caché pour la fouveraine de mon coeur : je porte toujours un bracelet, pourfuivit-il , O iij  a-4 Contes mon père m'a laiffé, & qui depuis long-tems eft dans notre familie , fans que je fache le nom du fage qui 1'a compofé , ni comment il eft tombé dans les mains de mes ancêtres. II eft d'une matière qui reffemble fort au corail, !& qui a la propriété de découvrir le poifon , même a une diflance affez éloignée. 11 s'agite. }1 remue quand il en paroit devant lui; & lorfque Diafer s'eft approché de moi, peu s'en eft fallu que mon bracelet ne fe foit caffé, tant le poifon qu'il portoit avoit de force & de violence. J'aurois fait couper la tête, continuat'il, a tout autre qu'a un homme que vous rn'aviez recommandé ; & je fuis d'autant plus affuré que Diafer portoit ce dangereux poifon, que mon bracelet eft demeuré tranquille dès qu'il a été forti de la falie oh je lui donnois audience. Nourgehan le détacha de fon bras , & le donna a Damaké. Elle 1'examina avec beaucoup d'attention , & lui dit: ce talifman, feigneur , eft fans doute admirable; cependant cette aventure doit vous prouver combien ceux qui ont le fouverain pouvoir font obligés d'être en garde contre les apparences, & de quelle conféquence il eft , qu'ils ne jugent pas légèrement. Damaké fe retira, & Nourgehan ordonna la plus grande pompe & le plus magnifique appareil pour conduire Diafer % te  Orientaüx. 215 lendemain , a fon audience. Cet ordre fut executé ; Nourgehan le recut avec toute la bonté pofiible, Sc lui témoigna beaucoup de regret de ce qui s'étoit paffé. Enfuite on lui préfenta par fon ordre une écritoire d'or, une ■plume Sc du papier. Aufutöt il écrivit dans les plus beaux caratlères des chofes fublimes , fur la manière dont un vifir doit fe conduire dans fa charge. Nourgehan admira fes talens, lui fit prendre la robe de vifir ; Sc pour couronner fes bontés, il lui confia le fecret de fon bra« celet. Diafer confeilla fort a ce prince de ne s'en défaire jamais, & dans 1'admiration 8c le plaifir qu'il avoit de pofféder un auffi grand tréfor , il demanda a fon nouveau vifir s'il croyoit que dans tout le monde on put trouver une chofe, plus curieufe ? Grand prince , lui répondit Diafer , j'ai vu dans la viile de Dioul (1) une autre merveille, moins utile a la vérité, mais qui pour la force de Part 8c du favoir avec lequel un fage Pa compofée peut lui être comparée. Quelle eft-elle, reprit Nourgehan, je ferai bienaife de m'en inflruire, & Diafer prit ainfi la parole : Quand j'eus recu les ordres de votre majefté pour me rendre auprès d'elle, je partis, (t) Autrsment appelée Dobil. Oiv     Enfin , Madame , la nature vous afait naitre afie^ heureufementpeur prcférer le frivole amufant aux chofes quon appelle férieufes , vous mave^ prouvé plus d'une fois que le bon efiprit fe prête a tout, je meflimerois heureux de pouvoir amufer votre imagination pendant quelques momens ; voila mon objet en vous prifentant ces Contes. Les Mille & une Nuits , les Mille & un Jours , les quarantc Vifirs, Abdala fils d'Hanif, & tam tfautres quifiont remplis d'images charmanies, vous font fi préfens , que je vous ai fouvent enten du défirer des ouvrages en ce genre qui vous fufi fiem inconnus. Je compte beaucoup fur la nouveauté de celui - ci: je pourrois mime , fans blejfer la mo-  defiie , en faire un plus grand êloge, nayant point dautre part a ce recueil que celle de Tavoir rajfemblé* Je faifis cette occafion pour vous témoigner ïintèra que je prends a ce qui peut vous amufer dans votre retraite. Tal l'honneur d'être 9 NOUVEAUX  NOUVEAUX CONTES ORIENTAUX. Hïfioire de Moradbak. Hu d ji A dg e, un des rois célèbres de Perfe eprouva une fi grande infomnie, qu'elle n'avoit jamais eu d'exemple; elle lui alluma fi prodigieufement le fang, qu'il devint cruel & barbare de doux & humain qu'il étoit, quand il jouiffoit du repos comme les autres hommes II avoit employé depuis vingt ans tous les remedes des fages & des médecins célèbres dans 1 Onent; maïs tous leurs confeils & tous les remèdes avoient été inutiles. Enfin, ne fachant plus è quel moyen avoir recours pour retrouver le fornmeü, il donna ordre k fon vifir, qui le veilloit ordinairement, de faire monter un nomTome XXF. A  2 Contes mé Fitéad, qui avoit la garde des portes de ion palais & d'une prifon particuliere qui y étoit jointe. Hudjiadge s'étoit perfuadé qu'un homme auffi fédentaire qu'un portier & geolier tout-ala-fois , pourroit avoir entendu plufieurs perfonnes conter leurs hiftoires ou leurs malheurs, & que ces récits lui feroient peut-être retrouver le fommeil. Quand Fitéad fut en fa préfence, il lui dit: Je ne puis prendre aucun repos; je veux que tu me contes des hiftoires. Hélas! fouverain feigneur, dit Fitéad, en fe profternant, je ne fais pas lire, & je n'ai point de mémoire; je me fuis toujours contenté d'ouvrir & de fermer exaaement la porte du palais de votre majefté, & de garder fidèlemerjt les prifonniers qu'elle m'a confiés; je n'ai jamais penfé a autre chofe. Je crois que tu dis vrai, reprit Hudjiadge; mais fi tu ne me trouves quelqu'un qui me conté des hiftoires capables de m'endormir ou de m'amufer quand je ne puis dormir, je te ferai mourir. Vat-en; je te donne trois jours pour m'obéir, fmon je te tiendrai parole. Fitéad, en s'en allant, difoit en lui-même : Jamais je ne pourrai faire ce que le roi me demande ; je n'ai point d'autre parti a prendre que celui d'abandonner le pays, & d'aller chercher fortune ailleurs. Cependant il traverfa la ville, demandanï ït tous ceux qu'U rencontra, s'ils n«  ïo Contes nage; enfin la curiofité devint fi forte en elle ; qu'elle y fuccomba. EUe déplaca' la pierre, & ne trouva deffous qu'une grape de raifin. Elle remit les chofes comme elle les avoit trouvées, mais Ie permetz ne coula plus & s'évanouit pour jamais. Soyez donc perfuadé, won cher père, pourfuivit Moradbak, que je ne déplacerai point la pierre par un trop grand defir de bien faire; que je profiterai des converfations que j'aurai avec le roi, 8c que vous ne vous repentirez point de m'avoir conduite pour lui faire des hiftoires. Fitéad, charmé du grand efprit de Moradbak, 1'embraffa plufieurs fois, & fe rendit a fes inftances, perfuadé qu'il n'en auroit point de reproches; il alla donc au lever du roi, ou, pour mieux dire, a fa première audience, qui fe donnoit de bon matin, car il ne dormoit point, 8c il lui dit en fe profternant : Votre majefté me donna hier trois jours pour trouver quelqu'un qui lui contSt des hiftoires; cependant je fuis en état de lui préfenter, dès aujourd'hui, quelqu'un dont j'efpère qu'elle fera contente : tu as bien fait de le trouver, repnt Hudjiadge, ta tête m'en répondoit. Mais qm dois-tu m'amener ? Sire , lui répondit Fitéad , c'eft ma fille. Ta fille, reprit le roi, quel age a-t-elle ? Douze ans, lui répondit Fitéad; tu te    ö R I E N T A U X. jufquesamidi pour adorer Dieu, perfonne ne Finterrompt dans fes prières; quand elles font finies, il fe replonge au fond de la mer. Le> poiffon parut a fon ordinaire, & le génie dit k Dakianos : quoique le poiffon ne veuille riert croire de votre puiffance, il a cependant déclaré a tous les poiffons de la mer que vous êtes le dieu de la terre; il ne redoute rien & vient aujourd'hui pour s'en informer. Vous fcaurez la vérité de ce que je vous annonce ,continuat-il, fi vous ofez feulement lui dire : je fuis le dieu de la terre; votre voix redoutable Ie glacera d'effroi, il ne pourra 1'entendre fans frémir , & certainement il prendra la fuite. Cette propofition fit plaifir a Dakianos, il appella le poiffon tk lui dit: Je fuis le Dieu de la terre; ces paroles infidèles firent plonger le poiffon jufqu'au fond de la mer, dans la crainte oü il étoit que le Dieu tout-puiffant ne lancat fes foudres pour punir eet importeur. Dakianos fe perfuada fans peine que le poiffon étoit infi* dèle & que fa préience lui avoit fait prendre la fuite ; dès - lors il ajouta foi aux fauffes paroles du génie, & bientöt il ne douta plus de fa divinité. Non-feulement fon peuple Padora, mais Pon venoit de tous les coins dü monde lui donner toutes les marqués du culte gu'il exigeoit, car jl faifoit jeter dans un brafier Tome XXF, . C  |4 Contes ardent tous ceux qui refufoient de 1'adorer. Dans le nombre des dix mille jeuneselclaves qui demeuroient toujours devant lui, les mains croilées fur 1'efiomach, il y avoit fix Grecs qui avoient toute fa confiance Sc qui approchoient le plus de fa perfonne : ils fe nommoient Jemlikha, Mekcfiiliana, Mechlima, Dtbcrmouch & Cha^nouch. Ils étoient ordinairement placés en nombre égal a fa droite Sc a fa gauche, Sc Jemlikha étoit celui qu'il aimoit le plus; la nature 1'avoit favorifé de fes graces, fon vifage étoit beau, fes paroles étoient plus douces que le miel, & fon efprit étoit brillant Sc agréable; en un mot, ce jeune homme renfermoit en lui toutes les perfeclions, Sc fon devoir 1'engageoit, auffi bien que fes camarades, a rendre a Dakianos les hommages qui ne font dus qu'a Dieu. Un jour que Dakianos étoit a table, Jemlikha tenoit un éventail pour chaffer les mouches qui le pouvoient incommoder; il en vint une qui fe pofa avec tant d'acharnement fur le plat qu'il mangeoit, qu'il fut obligé de i'abandonner. Jemlikha, frappé de eet événement, trouva ridicule qu'un homme qui ne pouvoit chaffer une mouche qui 1'importunoit, prétendit a la divinité : il me femble , continuat-il, que 1'on ne doit faire aucun cas d'un feai-  Orientaux. 4* tléja apparu plufieurs fois, fe préfenta devant lui, & lui dit : Vos efclaves ne vous ont quitté que pour aller adorer un autre Dieu, dans lequel ils ont mis toute leur confiance. Ce difcours réveilla la colère de Dakianos; il conjura le génie de lui apprendre au moins le lieu de leur retraite : jé puis feul vous y conduire, reprit le génie, les hommes feroient en vain des recherches pour le trouver, & je vous y conduirai a Ia tête de votre armée. Ils partirent auffi-tót, & ne furent pas long-tems fans arriver devant la caverne. Le génie dit alors a Dakianos : C'eft ici qu'ils fe font retirés. Dakianos, qui n'étoit occupé que du defir de fe venger, fe préfenta pour y entrer. Dans le moment il en fortit une vapeur épouvantable, qui fut fuivie d'un vent furieux, & les ténèbres fe répandirent dans cette partie du monde. L'armée recula de frayeur; mais la colère redoublant le courage de Dakianos, il avanca jufqu'a 1'entrée de la caverne : ce fut avec des peines incroyables; &, malgré tous fes efforts, il lui fut abfolument impollïble d'y entrer, tant Fair étoit impénétrable. II appercut Catnier qui dormoit la tête pofée fur fes deux pattes. II difiingua parfaitement les fix jeunes Grecs & le berger qui goütoient les charmes du fommeil; mais il ne les en foupconna pas, car ils  42. Contes avoient les yeux ouverts. Dakianos ne fat pas affez téméraire pour redoubler fes efforts; une fecrette horreur le retint; la vue de cette caverne , & tous les prodiges du ciel, répandirent la terreur dans fon efprit; enfin il vint rejoindre fon arméer en difant qu'il avoit trouvé fes efclaves; qu'ils s'étoient profternés devant iui fans avoir le courage de lui parler; qu'il les avoit laiffés prifonniers dans la caverne, en attendant le parti qu'il prendroit fur leur punition. En effet, il confulta fes foixante vifirs, & leur demanda quelle vengeance éclatante il pouvoit tirer de ces jeunes efclaves; aucun de leurs avis ne put le fatisfaire. II eut donc recours a fon génie, qui lui confeilla de commander a fes architeöes, qui marchoient toujours avec lui, d'élever une muraille très-épaiffe qui fermat exaftement 1'entrée de la caverne, pour öter toute efpèce de fecours a ceux qui s'y trouvoient enfermés. Vous aurez foin, pour votre gloire , ajouta -1 - il, de faire écrire fur cette muraille le tems, 1'année & les raifons qui vous ont engagé a la conftruire; c'efi le moyen d'apprendre a la poftérité que vous avez fu vous venger avec grandeur. Dakianos appt-ouva ce confeil. & fit élever une muraille auffi épaiffe que celle d'Alexandrie; mais il avoit eu la précaution de réfer-  O R I E N T 4. U X; 43 ver un paffage dont il connoiffoit feul 1'ouverture , dans 1'efpérance de pouvoir quelque jour s'emparer de fes efclaves, 6c dans la vue d'examiner les événemens de la caverne, dont il étoit continuellement occupé malgré lui. II avoit ajouté a toutes ces précautions celle de pofer une garde de vingt mille hommes, qui campoient devant la muraille. Toutes fes armées eurent ordre de relever chaque mois ce corps de troupes, auquel il étoit configné de faire périr tous ceux qui voudroient approcher d'un lieu qui renfermoit ceux dont la révolte 6c la fuite étoient le premier malheur de fa vie; car jufqu'a ce moment tout lui avoit heureufement fuccédé. Les beautés qu'on lui amenoit de toutes les parties de la terre, les délafTemens 6c les fêtes que fon ferrail lui donnoit tous les jours, les amufemens qu'il prenoit avec les jeunes gens de fa garde, ne pouvoient remplacer Jemlikha dans fon cceur , ni lui faire oublier fes procédés 6c ceux de fes compagnons. Un defir de vengeance fe joignoit a 1'infulte qu'il croyoit en avoir recue ; elle lui paroiffoit d'autant plus grande, que rien encore ne lui avoit réfifté. Pour un homme enivré de fa gloire, 6c dont il avoit été lui-même 1'artifan , une oppofition aufli formelle a fes volontés, étoit une cruelle fituation; aufü rien  44 Contes ne pouvoit 1'empêcher d'aller tous les jours k fa caverne faire de nouveaux efforts pour y entrer , du moins pour repaïtre fes yeux des objets dont il méditoit la vengeance. Le calme dont jouiffoient ceux qu'il regardoxt toujours comme fes efclaves, redoubloit fes fureurs. Les yeux qu'ils avoient ouverts, leur filence è tous les reproches & k toutes les injures dont il les accabloit, leurs attitudes même, tout étoit en eux la marqué du plus grand mépris. Un jour qu'il joignit les imprécations contre le grand Dieu , aux difcours qu'il tenoit ordinairement, Dieu permit que Catmer, fansfe remuer, lui répondit : méchant, peux-tu blafphémer unDieu qui t'a laiffé vivre, malgré les crimes que tu as commis ? Crois-tu qu'il ait oublié de venger la mort du fgavant Egyptien que ton avarice a fait périr malgré tes fermens? Dakianos, dont la colère étoit impuilfante, fortit outré des reproches accablans qu'il recevoit du chien de fes efclaves. Quel fujet d'humilhtion! Maisloin derecourir a Dieu & d'implorer fa clémence , fon orgueil fe revolta; & par un fentiment naturel aux méchans qui rendent ordinairement ceux qui leur font foumis, refponfables des chofes qui ont bleffé leurvanité, il fit a fon retour, exécuter dans la place publique, plus de deux  Orientaux. 4J inille hommes qui refufoient de 1'adorer. Ces exemples de févérité répandirent le feu de la révolte qui s'alluma de tous cötés dans 1'immenfité de fes états; & malgré les occupations que ces troubles lui donnoient pour en arrêter le cours, un mouvement intérieur auquel il ne pouvoit réfifter, le conduifoit toujours a la caverne. Qu'y vais-je chercher, difoit-il en' luimême? Les reproches & le mépris d'un des plus vils animaux, pendant que 1'on m'adore de tous cötés, qu'un mot de ma bouche facrée eft révéré. Que fuis-je cependant aux yeux d'un animal que Dieu protégé ? Un objet d'impuiffance. Ah! Dakianos, quelle honte ! Mais du moins j'ai feu la cacher, malgré ce Dieu qui vei't me tourmenter, & fes efforts feront impuiffans contre mon arrangement. Que je fuis heureux d'avoir dérobé a mes fujets la connoiffance d'un tel malheur! Que j'ai eu d'efprit en faifant élever une muraille qui défend 1'entrée de la caverne, & d'empêcher, par les troupes que j'ai difpofées, tous les hommes de pouveir y aborder! Mais comment mes efclaves peuvent-ils y fubfifter depuis que je les y tiens enfermés ? Sans doute ils ont quelque communication dans la campagne , & cette communication m'eft inconnue. Pour remédier a eet inconvénient, il faut que j'environne la montagne.  46 Contes de mes troupes. Auffi-töt il donna ordre a fis eens mille hommes de former une enceinte des plus exaöes, &£ de ne laitfer approcher perfonne, d'un lieu fi odieux pour lui. Quand il eut pris ces nouvelles précautions, il revint a 1'entrée de la caverne , & dit d'une voix haute & fiere : c'eft a préfent que vous ferez obligés de vous remettre en ma puiffance. Catnier lui répondit encore : nous ne te craignons point, Dieu nous protégé; mais, crois-moi, retourne a Ephèfe , ta préfence y devient néceffaire. Dakianos voyant qu'il ne lui répondoit plus, revint a la ville, & trouva que 1'on avoit égorgé plufieurs eunuques de fon ferrail, violé & enlevé fes femmes. Dakianos, outré de eet affront, ne put s'empêcher de retourner a la caverne, & de dire a Catnier (paree qu'il étoit le feul qui lui répondoit): fi ton Dieu pouvoit me rendre 1'honneur qu'on m'a ravi, je ver- rois Catnier lui répondit : Dieu ne peut rendre 1'honneur quand on Fa perdu. Va, retourne a Ephèfe , d'autres malheurs t'y attendent. Ces paroles émurent Dakianos. II revint aula-tót fur fes pas, & trouva que le démon de la haine s'étoit emparé de fes trois fils, qu'ils avoient mis le fabre a lamain, & que 1'ange de la mort alloit les enlever, ce qu'il fit a fes yeux. Quelle douleur pour un pere! Quel cha-  Orientaux. 47 grin pour un ambitieux qui comptoit leur donner a chacun 1'empire d'une des parties du monde ! Dans la douleur dont il étoit accablé, il ne put s'empêcher de revenir encore a la caverne. Méchans, leur dit-il,quels tourmens ne dois-je pas vous faire fbuffrir, quand vous ferez entre mes mains ? Mais rendez-moi mes enfans, & je vous pardonne tout ce que vous m'avez fait. Catnier, prenant toujours la parole, lui répondit: Dieu ne rend point des enfans quand il les a bannis du monde, pour punir leur père de fes crimes. Va, retourne a Ephèfe, tu mérites d'éprouver encore de nouveaux malheurs. C'en eft trop auffi, s'écria Dakianos en fe retirant; & dans la rage & le défefpoir de fon coeur, il ordonna a toutes fes troupes &l k tous les habitants d'Ephèfe d'apporter chacun une büche ou un fagot. Ses ordres furent exécutés. II fit placer cette énorme quantité de bois devant la caverne, dans 1'efpérance d'étouffer ceux qu'elle renfermoit; mais le vent rabbatit toutes les flammes de ce grand feu contre 1'armée, qui prit la fuite , & contre la ville. Aucune maifon n'en fut cependant incommodée ; mais le feu s'attacha au palais de Dakianos, qui fut abfolument réduit en cendres; & toutes les richeffes qu'il avoit toujours amaffées avec tant de foin, s'évanouirent k fes yeux, pendant que  48 Contes la caverne n'éprouva pas la moindre altératlort^ Ce dernier prodige 1'engagea a faire des prières aux fept dormans, & a Catnier lui-même, en les priant d'intercéder pour lui. Le petit chien lui répondit: c'eft la crainte, & non la piété qui femble amollir la dureté de ton cceur. Eloigne-toi, Dieu connoït ton coeur, tu ne peux le tromper. Dakianos fe retira confus de ce dernier reproche, mais encore plus outré de s'être humilié. Au milieu de tous les malheurs qui fe fuccédoient, pour accabler eet ennemi de Dieu , la révolte , qui s'étoit confidérablement augmentée, exigeoit des exemples, & la fituation du cceur de Dakianos 1'engageoit h les rendre de la plus grande févérité; il fit, pour eet effet, élever au milieu de la place publique, & fur les cendres de fon palais, un tróne de fer , il ordonna a toute fa cour & a toutes fes troupes de s'habiller de rouge (i), & de porter des turbans noirs; il eut foin de prendre le même ajuftement pour faire périr en un inftant cinq ou fix eens mille hommes qu'il vouloit facrifier è la fois a la füreté de fon tróne , aux manes ( i ) Cette couleur eft en Oriënt la marqué des vengeances du prince, de  Oriënt aux. 49 de fes enfans, a fon honneur perdu, & qui plus eft, aux remords qui déchiroient fon cceur. Mais avant de faire cette cruelle exécution,ilvoulut encore aller vinter la caverne; il efpera que fes armes, qui font ordinairement la confiance des méchans, pourroient intimider ceux dont il n'avoit pu rien obtenir, ni par prieres, ni par menaces; en arrivant il redoubla fes blafphêmes. Tremble, méchant, lui dit alors Catnier, fans s'émouvoir plus qu'a fon ordinaire, fans même lever la tête, qu'il avoit appuyée fur fes pattes. Que je tremble, reprit Dakianos, Dieu ne peut me faire trembler; maisil peut te punir, pourfuivit Catnier, tu touches a ton dernier inftant. Dakianos n'écoutant plus alors que fon reffentiment, prit fon are & fes fieches : nous verrons, dit-il, fi je ne fuis pas au moins redoutable : alors il lui décocha une fléche de toute la force de fon bras; mais un pouvoir furnaturel la fit tember aux pieds de celui qui la tiroit, & dans le même inftant il fortit de la caverne un ferpent qui avoit plus de fix vingt pieds de longueirr, & dont le regard terrible & enflammé le fit trembler; Dakianos voulut prendre la fuite, mais le ferpent Feut bientöt atteint, il le prit par le milieu du corps, & lui fit traverfer la ville pour rendre tous fes fujets témoins de fes craintes & de fa punitiön ; Tornt XXK D  50 Cortes il le porta fur le tróne de fer qu'il avoit preparé pour fa cruelle vengeance. Ce fut la que le dévorant peu a peu, & par les extrémités * Dakianos donna , par fes fouffrances , un exemple terrible de la punition que méritoient fon ingratitude & fon impiété.Le ferpent revint enfuite dans la caverne , fans avoir fait le moindre mal a perfonne , & tous les habitans d'Ephèfe le comblèrent de bénédiftions en le voyant retourner a la caverne. Plufieurs rois fuccédèrent a Dakianos , & occupèrent fon tróne pendant cent quarante ans , après lefquels il tomba entre les mains des anciens Grecs , qui en jouirent encore 1'efpace de cent foixante & neuf ans. Quand le tems du fommeil des fept Dormans fut accompli, ce qui étoit écrit dansles livres de Dieu leur arriva; un des fept fe réveilla dans l'inftant que 1'aurore commencoit a paroitre, il fe leva fur fon féant, en difant en lui-même, il me femble que j'ai tout au moins dormi pendant vihgt-quatre heures, & peu a peu les autres feréveillèrentfrappés de la même idée. Jemlikha toujours plus vif que les autres , fé leva promptement, & fut très-étonné de trouver a 1'ouverture de la caverne, une muraille conftruite de gros quartiers de pierre qui lafermoient exadement; il revint trouver fes cama*  Orientaux. rades, & leur conta le fujet de fa furprife ; malgré eet inconvénient, ils convinrent qu'il falloit abfolument envoyer quelqu'un a la Ville pour acheter des vivres; ils jettèrent les yeux fur le berger, & Jemlikha lui donna de Pargent en lui difant: tu ne cours aucun rifque en y paroiffant. Le Berger fortit pour leur rendre ce fervice. Dans le moment (i) Catnier s'éveilkt parfaitement guéri de fes trois jambes, & le vint careffer. Le Berger fit de vains efforts pour fortir de la caverne: car le paffage que Dakianos s'étoit réfervé étoit comblé; mais en examinant avec foin, il remarqua les énormes quartiers de pierre qui compofoient la muraille, il reconnut, non fans étonnement, qu'une partie des arbres s'étoit féchée, qu'une autre étoit tombée, que 1'eau des fontaines étoit différemment placée; en un mot, il fut fi troublé des grands changemens qu'il appergut, qu'il rentra dans la caverne pour faire part a fes camarades de fon étonnement. Ils felevèrent auffi-tot & fortirent (i) II y a dix animaux qui dbivent entrer dans le paradis; la baleine qui a re$u Jonas dans fon ventre ; la fourmi de Salomon ; le belier d'Ifmaël; le couccu de Belkis; la chamelle du prophéte de Dieu , 1 ane d'Aazis, reine de Saba; le veau d'Abraham ; la chamelle du prophéte Saleh; le bceuf de Moïfe; & 1* chien qui étoit avec les fept Dormans. Dij  fi Contes pour en juger; rriais chaque objet ne fervit qu'a redoubler leur embarras. Jemlikha dit alors au Berger: donne-moi tes habirs, je vais moi même a Ia ville chercher ce qui nous eft néceflaire, & m'éclaircir fur ce que nous ne pouvons comprendre ; le Berger lui donna fes habits , & prit les fiens. Jemlikha fe fit avec beaucoup de peine un pafrage a travers les ruines de cette épaiffe muraille , fuivit le chemin de la ville, & remarqua fur la porte un étendart oii 1'on voyoit écrit: // n'y a point d'autre Dieu que le vrai Dieu. II fut très-étonné qu'une nuit eut produit un fi grand changement: n'eft-ce point, difoit-il, une vifion ? veillai-je ? & n'éprouvai-je pas l'illufion d'un fonge ? Pendant qu'il faifoit ces embarraffantes refléxions, il vit fortir un homme du chateau, ils'en approcha & lui demanda fi cette ville nefe nommoit pas Ephèfe, il lui dit fimplement qu'elle fe nommoit ainfi; comment nommez-vous celui qui la gouverne, reprit auffitöt Jemlikha ? Elle appartient a Encouch , il en eft le roi, il y fait fon féjour , lui repliqua le même homme: Jemlikha toujours plus étonné pourfuivit fes queftions: que fignifient ces mots écrits fur eet étendart, lui demanda-t-il ? II fatisfit fa curiofité en lui difant qu'ils repréfentoient les noras purs de Dieu ; mais il me femble, interrompit Jemlikha avec vivacité, que  Ö R I E N T A U Xv Dakianos eft le roi de cette ville, & qu'il s'y fait adorer comme Dien. Je n'ai jamais entendu parler d'aueun roi qui fe nommat ainfi, reprit 1'habitant de la ville. Quel fommeil fingulier éprouvai-je è préfent, s'éeria Jemlikha ? Réveillez-moi je vous conjure, lui dit il; eet homme furpris a fon tour, ne put s'empêcher de lui dire: quoi vous me faites des quefiions fages & raifonnables, vous avezr compris mes réponfes, & vous croyez que vous dormez ? Jemlikha honteux de 1'opinion qu'il donnoit de lui , le quitta, difanten lui-même, grand Dieu m'avezyous privé de la raifon! Dans ce trouble d'idées il entra dans la ville , qu'il ne reeonnut en aucune facon ; les maifons, les temples, les ferrads, lui parurent fous une forme nouvelle ; enfin il s'arrêta a la porte d'un boulanger, il choifit plufieurs pains & préfenta fon argent. Le boulanger 1'examina & regarda Jemlikha avec beaucoup d'attention , il en fut allarmé, & lur dit: pourquoi me regardes-tu , donne-moi tort pain, prens ton argent, & ne t'embarraffe pas d'autre chofe. Le boulanger lui répondit avee une vive curiofité: oh as-tu trouvé eet argent > Que t'importe, reprit Jemlikha ? Je ne connois Pjjpt eet argent, lui repliqua le boulanger, il n eft point frappé au coin du roi qui règne aujourd'hui; fais-moipart du tréfor que tu e&affez: Diij  54 Contes heureux fans doute pour avoir trotivé, je te promets lefecret. Jemlikha prêt a s'impatienter , lui dit: eet argent eft marqué au coin de Dakianos , le maitre abfolu de ce pays ; que puis-je te dire de plus?Mais le boulanger, toujours frappé de fon idéé, pourfuivit ainfi :tu viens de la campagne , crois-moi, ton métier de berger ne fa pas rendu affez fin pour me tromper, ni pour m'en impofer. Dieu t'a fait la grace de te faire trouver un tréfor, fi tu ne confens a le partager avec moi, je vais te déclarer au roi, il fcaurate faire arrêter, on faifira tes richeffes, & 1'on te fera peut-être mourir, pour n avoir pas fait de déclaration. . Jemlikha impatienté de tous les difcours du boulanger , voulut prendre du pain , & s'éloigner; le boulanger le retint ;la difpute s'échauffa, & le peuple s'affembla pour les écouter. Jemlikha difoit au boulanger : je ne fuis forti qu'hier de la ville, je reviens aujourd'hui, qui peut te faire imaginer que j'aie trouvé un tréfor? Rien n'eft plus vrai, reprenoit le boulanger , & je veux en avoir ma part. Un homme «jui appartenoit au roi accourut au bruit, & dans 1'incertitude de 1'événement, il fut chercher la garde , qui faifit Jemlikha & le condutót devant le roi. On lui expofa le fujet de la drfpute, & le prince lui dit: oh as-tu trouvé les  Omentavx. 55 vïeilles monnoies dont on parle ?Sire, lui répondit Jemlikha , je les ai apportées hier de la ville; mais en une nuit Ephèfe a pris une forme fi différente , que je ne la connois plus; tous ceux que j'ai rencontrés , tous ceux que je vois, me font inconnus; cependant je fuis né dans cette ville , & je ne puis exprimer le trouble de mon efprit. Le roi lui dit: tu parois avoir de 1'efprit, ta phyfionomie eft heureufe &n'arien d'altéré; comment tes paroles peuvent-elles être fi peu raifonnables ? Eft-ce ppur m'abufer que tu feins d'avoir perdu 1'efprit ? Je veux abfolument fcavoir ou tu as caché le tréfor que ta bonne fortune t'a fait rencontrer. La cinquième partie m'appartient de droit-, &L je confens a te laiffer le refte. Sire, lui répondit Jemlikha, je n'ai point trouvé de tréfor , ..mais je crois avoir perdu 1'efprit. Jemlikha n'ofoit parler trop clairement, il craignoit toujours. que ce roi, qu'il ne connoiffoit pas, ne fut un vifir de Dakianos qui le feroit conduire a ce Prince , qui pouvoit être abfent.. Heureufement pour lui, Encouch avoit un vifir dont 1'efprit étoit pénétrant, & qui avoit une très-grande connoiffance des préceptes de la loi &C de 1'hiftoire ; celle de Dakianos ne lui étoit pas inconnne,& 1'on avoit par conféquent quelque notion des, fept dormans que 1'on; D iv  6% Contes Cette beauté que tout le monde fe feroit empreffé a fecourir , & dont tout le monde feroit devenu Pefclave , fe trouva donc dans la foütude la plus complette ; oubliée de tous les habitans de la Mèque, & de tous les jeunes gens qui Favoient vue dans la maifon de fon père. L'idée de fes tréfors , les avoit fans doute autant attachés k elle, que fa beauté. II y avoit environ deux ans que le vertueux Oucha étoit allé jouir avec les anges blancs, du bonheur de voir le faint prophéte , lorfque les relïburces de Zesbet furent fi épuifées , qu'un jour elle fe trouva fans argent & fans aucune provifion. Celui qui ne fe confie pas en Dieu, ne peut être heureux. Zesbet pratiqua cette grande vérité avec tant de fuccès , qu'elle dormit encore ce jour-la comme a fon ordinaire , fans même avoir a fon reveil le moindre defir de vendre la maifon qu'elle habitoit. Le fonds en étoit cependant plus que fuffifant pour latirer de peine. Oucha lui avoit ordonné de la garder; c'en étoit affez pour 1'engager a tout foufFrir. Au point du jour, elle fe leva avec cette tranquillité que ne connoït point celui qui peut avoir quelque reproche afe faire, & vint encore vifiter Fappartement que fon père avoit habité. Ces lieux lui rappellèrent toute Fétendue de  Orïentaux." 69' la perte qu'elle avoit faite, & toute i'horreur de fa fitüatiori préfente ; elle répandit quelques larmes ; mais enfin elle appercutdans un arrière cabinet , un vieux morceau de courroie quitenoit au plancher , & auquel elle n'avoit jamais fait atrention. Par un mouvement de cunofité naturelle ,oupar une efpérance fourde pour ainfi dire, qui règne toujours en nous, I elle tira cette courroie, & leva par fon mcyen des planches qui lui découvrirent une trape dans laquelie elle appercut un coffre de cèdre. Qui pourroit peindre fa joie ? Qui pourroit exprimer la peine qu'elle eut a en faire 1'ouverture ? Cependant elle vint k bout de le caffer: mais quelle douleur pour la pauvre Zesbet, en voyant qu'il en renfermolt un autre d'ébène J Nouveaux travaux , nouvelles inquiétudes fur ce qu'elle trouveroit dans celuici; vingt fois elle fut obligée de fe laiffer tomber fur le plancher de laffkude , de foibleffe & de befoin ; enfin elle parvint encore a en faire 1'ouverture. Ce fecond coffre ne renfermoit que les feuilles détachées du corps de la bible qu'Oucha avoit eu tant de peine a fauver de la fureur des impies. Tout autre que Zesbet, dans le cruel état oh elle étoit réduite, aurok défefpéré de fon fort, & n'aurok fait aucun cas de ces précieufes reliques qu'elle trouva. Eiij  Contes cachetées avec du mufc. Mais Oucha les ayant refpeöées , elle les lut avec dévotion , fe foumettant aux ordres de fon père, Sc s'abandonnant toujours k la providence. Enfin elle découvrit dans un coin de ce grand coffre un morceau de parchemin fur lequel elle appercut plufieurs lignes écrites en difFérens caraöères qui lui étoient prefque tous inconnus ; mais il lui fut aifé de lire celles qui fe trouvoient au haut de la page , & qui difoient: prends courage , Zesbet, ejpère au faint prophete , & fouviens~ toi des confeils de ton père. Cette légere confolation fut accompagnée d'une autre; ce fut celle d'une petite pièce d'or qu'elle découvrit dans le fond du coffre ; elle la prit, remit les chofes dans fétat ou elles les avoit trouvées , & alla chercher les vivres & les foulagemens qui lui étoient néceffaires. Ce ne fut pas fans donner plus de la moitié de la pièce d'or aux pauvres qui s'adreffèrent k elle; auffi, bientöt elle fe vit réduite k fon premier état de malheur &£ d'embarras. Cependant elle fe perfuada qu'elle n'avoit pas affez bien cherché dans le coffre d'ébène. Et n'ayant point d'autre reffource , elle revint encore le vifiter ; elle lut les feuilles de la bible ; elle jetta les yeux fur le parchemin qui lui avoit parlé d'elle-même. Elle fut bien étonnée d'y trouyer des cara&ères qu'elle  Orientau x. Ji n'avoit pas appercus la première fois: & d'y lire : ce que ton donne d Dieu, il le rend au centuple. En effet, elle trouva cent pièces d'or qui lui aidèrent a vivre pendant quelque tems. Enfin le coffre ne lui en laiffa jamais manquer ; de facon qu'il lui fut aifé de foulager les pauvres a fon gré, & de reprendre fa vieille efclave , qui ne pouvoit vivre éloignée d'elle , car 1'attachement qu'infpire la vertu, ne peut être compenfé. Zesbet vécut ainfi dans la pratique des bonnes oeuvres Sc de la prière, fans imaginer de fïnir autrement fes jours ; cependant frappée d'avoir découvert fur le parchemin des caractères qu'elle n'y avoit point appercus la première fois, elle alloit fouvent Pexaminer avec une attention d'autant plus fcrupuleufe, qu'elle le regardoit comme la feule règle de fa conduite. II y avoit environ trois ans que Zesbet vivoit dans la Mèque, comme fi elle avoit été dans le fond d'un défert, lorfqu'un jour, en examinant le parchemin , elle y lut diflincfement: le bonheur de Zesbet approche, il faut qu'elle fe. marie. Zesbet n'avoit jamais eu aucune envie de fe marier: mais un ordre fi précis, Sc qu'elle ne pouvoit attribuer qu'au feul Oucha , la déterminèrent, quoiqu'avec peine , a prendre E iv  ïto Contes' Après ce que j'ai fouffert pour toi, s'écrièrentils tous en même-tems, te trouvermariée,non pas a un , mais a trois autres , cela peut-il fe foutenir! Vous auriez raifon, leur dit encore Zesbet; fi tout ce qui nous arrivé étoit dans 1'ordre naturel; mais avez-vous jamais rien vu qui foit comparable a notre aventure ? J'ai fuivi les ordres de mon père , je ne puis m'en repentir ; je fais , comme vous, que j'aurois mal fait en tout autre cas; mais enfin, avez-vous des nouvelles de Mahomet ? Oui, lui répondirent - ils tous a la fois; 1'avez-vous vu, reprit-elle ? Tu pourras en juger, fi tu veux favoir ce qui nous eft arrivé, lui dirent-ils avec une égale vivacité. Zesbet confentit a les écouter; le fort décida de 1'ordre dans lequel ils feroient leur récit, après qu'elle les eut fait jurer de s'y foumettre,& de fe donner 1'un a 1'autreune paifible audience. Voyons, interrompit Hudjiadge, en fe retournant, comment tout ceci va fe démêler; fire , reprit Moradbak, j'ai bien peur que votre majefté ne foit pas fatisfaite , les hiftoires de ces quatre maris ont un peu d'uniformité, elles font remplies de chofes myftiques, que tout bon mufulman devroit pourtant favoir Qu'importe , lui répliqua le roi, ces chofes- a  Bi CóïtTÊ s tyü vlve d jamais , repofant dans le feïn de la ■globe, tous les chemins me parurent égaux. Je penfai feulement que Dieu fe manifeftoit plus difficilement dans les villes, & qu'ainfi je devois les éviter &c chercher les déferts. Je les parcourus long-tems avec des peines infinies, fans être rebuté par les fatigues, les ennuis & la mauvaife nourriture. Enfin au bout d'un certain tems, je rencontrai un ange, je le faluai profondément; je lui demandai des nouvelles de Mahomet. II me répondit : il n'eft pas tems encore d'en inftruire les hommes;qu'il te fuffife feulement d'avoir trouvé grace devant Dieu qui t'a permis d'arriver jufques ici, & préparetoi a voir de grandes merveilles : continue Ion chemin. Avant de fuivre fes confeils, je fus frappé de fon attitude. II avoit un bras étendu du cöté de 1'orient, & lautre du cöté 'de 1'occident. Je le priai de m'apprendre qui il étoit. Voici ce qu'il me répondit: je m'appelle Noukhail; le jour & la nuit me font confiés. Je tiens le jour, continua-t-il, dans la main droite , & la nuit dans la gauche; je maintiens 1'équilibre entr'eux , & je fuis obligé de me fervir de toute mon autorité pour le confereer ; car li 1'un ou 1'autre 1'emportoit 1'univers feroit ou confumé par les feux du foleil , pu périroït par 1^ froid dans f/horreur des té;  o ft i É N t A ü x: ïièbres. Je remarquai, pendant qu'il me faifoit ce récit, une table que eet ange avoit devant les yeux , fur laquelle étoient gravées deux lignes, 1'une blanche & 1'autre noire. Je lui demandai de quclle utilité elle luipouvöit être£ & il eut encore la bonté de me répondre: Je ïegarde continuellement cette table , & ces deux lignes m'apprennent quand je döis augtnenter ou diminuer le jour ou la nuit. ElleS rn'inltruifent encore des différentes variétés que je dois donner k 1'un &c k 1'autre;. Je le remerciai de ce qu'il m'avoit appris * & je le quittaia, Je 1'avois k peine perdu de vue, c[ue je rencontrai un autre ange qui étoit debout avec une main levée vers le ciel , & 1'autre pencbée fur 1'eau. II m'apprit qu'il fe nommoit Semkail. Mais pourquoi, lui dis-je >, êtes-vous dans cette attitude ? Je tiens * me répondit-Ü * les vents en refpett, avec la main que vous Voyez en 1'air, èk j'empêche fur-tout le vent Haidgé de fortir du ciel ; fi je lui laiffois la liberté , il réduiroit tout 1'univers en poudre ; avec la main que je tiens fur 1'eau j'empêche la mer de fe dèborder; fans cette précautiori elle couvriroit toute la furface de la terre. En achevant ces mots , il me fit figne de continuef, inon chemin; A force de marcher j j'arrivai & la montagne de Kaf, qui entoure le monde i F ij  84 Contes & qui n'eft compofée que d'un jfeul morceait de faphir vert; j'y fis la rencontre d'un ange qui me demanda ce que je voulois. Je lui répondis: je cherche le prophéte Mahomet; j'ai quitté mon pays, j'ai parcouru la terre Sc les mers , fans pouvoir le trouver; je ne fais plus ou le chercher, & le fouvenir de Zesbet rend ma recherche importune. L'ange me répondit: efpère Sc continue d'avoir la foi. Daignez m'apprendre au moins qui vous êtes, repris-je avec douceur. II me répondit avec autant de bonté que ceux que j'avcis rencontrés jufqu'alors. Le grand Dieu m'a donné le commandement de cette importante montagne. A quoi peut' vous lervir, lui dis-je, cette épée flamboyante , dont votre main eft armée ? Lorfque Dieu, dit-il, eft irrité contre un peuple, Sc qu'il veut lui faire fentir le poids de fes vengeances, je fecoue les flammes de cette épée : auffi-töt la famine ou la pefte ravagent fes contrées; fouvent même je caufe les tremblemens de terre , dont tu as toujours ignoré, la caufe. Mais quand Dieu veut récompenfer les hommes, c'eft alors que je quitte cette épée redoutable, Sc que 1'on voit régner la paix, Sc naïtre 1'abondance; la terre devient féconde , Sc prévient les defirs de 1'homme. Charmé d'entendre ces merveilles , j'eus la curiofité de hii demander ce qu'il yi  Örïentaux. ?j' avoit derrière lamontagne de Kaf; ony trouve, me dit-il, quarante autres mondes tous différens de celui-ci; chacun a quatre eens mille villes , & chaque ville quatre cent mille portes; les habitans y font exempts de tout ce que les hommes foufFrent; le jour y règne continuellement; la terre eft toute d'or, & les extrêmités de tous ces mondes font fermées par de grands rideaux; les villes ne font habitées que par des ariges qui chantent continuellement les louanges de Dieu, & celles de fon prophéte Mahomet. Les bontésde 1'ange me rendant plus hardia faire des queftions, je voulus favoir ce qu'il y avoit derrière les rideaux dont il m'avoit parlé, & il me répondit: tu me demandes ce que nous ne pouvons comprendre , & nous gardons un refpecfueux filence fur ce que nous en pouvons favoir. Tout ce que je puis en révéler, c'eft que le peuple de Dieu eft raffemblé en eet endroit, & que la puiffance divine s'y manifefte plus qu'ailleurs. J'admirai Dien avec lui; mais avant de le quitter, je lepriai encore de me dire fur quoi la montagne de Kaf étoit appuyée. Elle eft placée , me répliqua - t-il , entre les cornes d'un boeuf hlanc nomméKirnit; fa tête touche a 1'orient, & fa queue a 1'occident ; la diftance qui fe trouve entre fes deux cornes, peut-être comparée au chemin F hj  85 'Contes que 1'on pourroit faire dans le cours de cent mille ans. Mais curieux de m'inftruire, je lui demandai pour dernière queftion, combien il y avoit de terres & de mers , & dans quel lieu étoit 1'enfer. II y a fept terres, me ditil , & autant de mers; 1'enfer eft également fous les unes & fur les autres. Je le quittai après cette réponfe , & j'arrivai jufqu'au voile qui termine le monde; je vis le ciel au-deffus de ce voile, & 1'eau au-deffous, Je remarquai qu'il y avoit une porte fermée au milieu de ce même voile , & que la ferrure étoit fcellée d'un cachet; les deux anges qui la gardoient confentirent k me laiffer paffer; & marchant toujours fur la mer, j'arrivai dans un lieu tel que je n'en avois trouvé aucun dans le cours de mes voyages. Le premier habitant que j'y tencontrai, fut un homme beau comme la lune lorfqu'elle eft dans fon plein; je lui demandai qui il étoit. II me répondit fans s'arrêter: celui qui vient derrière moi te le dira. Après avoir marché un jour & une nuit, je trouvai celui dont le premier m'avoit parlé ; il étoit beau C_omme la lune demi pleine ; je lui fis la même queftion ; & toujours en marchant il me répondit la même chofe que le premier. Enfin je rencontrai le troifième qui relfembloit a la |un§ dans fon prerrner quartier j je le conjuraj  ÖRIENTAUX» 87 «le s*arrêter, 'il le fit, & me demanda ce que je defirois de lui. Je tui répondis, que les deux qui le précédoient m'avoient renvoyé a lui , pour favoir qui ils étoient, & voici ce qu'il me dit: Le premier fe nomme Ifraphil, & commande aux hommes; le fecond s'appelle Mi-kiail, & difpofe des biens & des faifons; je m'appelle Gabriel, & je fuis ferviteur du Dieu tout-puifiant; crois-moi, continua-t-il, retourne fur tes pas, tu ne peux aller plus avant. Je ne verrai donc point Mahomet, m'écriai-je avec douleur, & je fuis pour jamais féparé de Zesbet} Tu ignores ce que tu as vu, me répondit-ilj les deffeins de Dieu font incompréhenfibles; tu trouveras des confolations fur la terre, ajoutat-il. Je le priai de m'indiquer le chemin que je devois prendre pour m'abandonner encore a ma recherche: il me le montra en s'éloignant de moi. Après avoir marché prodigieufement longtems , je me trouvai dans une prairie d'une étendue immenfe; elle étoit non - feulement remplie de fafran & d'anemones, mais arrofée de ruiffeaux bordés d'im nombre infini de lions qui les défendoient; mes yeux s'attachèrent fur un vieillard, affis fur un tróne placé au: milieu de cette prairie ; il me fit figne d'ap? procher : les lions auxquels je me préfentaï^ s'humilièrent devant moi, & me laifleren£ F LV;  $8 Contes» feoir k fes cótés; elle fit fïgne k fes efclaves dè prendre des inflrumens , & dans 1'inff.ant j'entendisune mufique fur les modes OchacSc0^alt deftinés pour les chants amoureux , qui charmèrent mon cceur ; aulfi-töt une belle efclave me préfenta une coupe remplie d'un vin exquis. Enfin je me livrois infenfiblement k tous les plaifirs, quand je me fouvins de Zesbet & de tout ce que j'avois fait pour elle. Pénétré des graces que j'avois regues du Tout-puiffant, je ne pus m'empêcher de le remercier de fes bontés. Et la belle fille m'ayant furpris dans cette aftion, me dit: tu ne feras jamais heureux fur la terre, & tu n'es point fait pour habiter parmi nous: ainfi je te confeille de n'y pas faire un plus long féjour. Mais du moins , continua-telle, fi tu veux m'obliger, tu me feras un récit exatt de ce qui t'eft arrivé. J'y confentis , & je m'appercus que plufieurs endroits de mon récit 1'avoient touchée. Je voulus en profiter pour la ramener au culte du véritable Dieu. Elle convenoit de tout ce que jelui difois; mais elle ne pouvoit fe détacher des plaifirs. Je la fuppliai de vouloirbienm'apprendre k fon tour quelque chofe de fon hiftoire; & voici ce qu'elle eut la complaifance de me dire. Je fuis la fille d'un grand roi de 1'Inde; depuis un an j'ai été enlevée de fa cour, & conduite ici par un génie qui, felon toutes les appa-  O R 1 E N T A ü X; 99 fences , eft celui qui fut transformé en algle, & que tu as contraint a prendre la fuite par ta prière. Ce génie enlevoit ordinairement toutes lesülles qu'il trouvoit a fon gré, & les apportoit ici. Je fus d'abord affligée de m'y trouver; mais il m'aima plus que toutes celles qu'il avoit rafiemblées pour fes plaifirs, & me fit leur fouveraine; ma vanité fut flattée du triomphe de mes charmes. II eft jeune, aimable, Sc attentif; je 1'aimai donc bientöt a mon tour , Sc je m'étourdis aifément fur le genre de vie que je menois, fi fort oppofé aux impreffions que 1'on m'avoit données dans mon enfance. Cependant un mouvement intérieur me reproche fouvent tout ce qui fe paffe : mais qui peut quitter les plaifirs ! Qui peut renoncer a 1'amour ! Que deviendrois-je, fi je fuivois tes conieiïs? Que mettrois-je a Ia place des plaifirs? Crois-moi, quittons-nous , tu ne peux me donner que des remords : cependant pour reconnoitre ton zèle 8c la confiance que tu m'as témoignée, je veux te rendre fervice. Tout ce que je puis faire, c'efi de te faire retourner au plutöt dans ta patrie. Je crains que le génie ne te retrouve ici, Sc qu'il ne veuille fe venger de toi. Qtdfe confie en Dieu, lui répondis-je, ne craint rien. Cependant quelle obligation ne vous aurois-je point, fi vous me faifiez voir le pro^ G ij  goo Contes phète ! c'eft 1'unique moyen qui puifTe me faire pofleder Zesbet. Livre-toi a la providence, me dit-elle, je ne puis faire autre chofe pour ton fervice; Sc puifque tu n'as pas d'autre moyen , il eft a croire , après tout ce qui t'eft arrivé, que c'eft celui que tu dois fuivre. Je la remerciai de fes bontés, Sc je me rendis a fes raifons. Quand tu feras arrivé, reprit - elle, au lieu oir 1'on va te porter, tu donneras eet anneau (en me donnant le fien) au dragon qui va te conduire dans mon char; c'eft un génie que je vais charger de cette commiffion. Je faurai par ce moyen qu'il t'aura conduit en füreté. Je la remerciai mille fois, Sc la belle fille ayant fait appeller un dragon, qui étoit un génie fubalterne, elle lui donna des ordres trés-précis pour ma fatisfact ion, en lui difant cependant, qu'elle s'en rapportoit a fes lumières. Je fuis monté ce matin dans le char, Sc le dragon s'eft envolé avec une fi grande rapidité, que fans pouvoir diftinguer aucun objet , je me fuis trouvé tout étourdi dans ma cour; je n'ai pas même fenti que le dragon m'ait pris 1'anneau de la belle fille; cependant je ne 1'ai plus a mon doigt. Mais plus je fens vivement le bonheur de revoir Zesbet, plus je fens 1'horreur de la fituation ou je fuis, en trouvant fon cceur par; . jagé Sc fa fox donnés \ mon préjudice.  ÖRIENTAÜX; 'tOt Cefï k vous, Temim Dari, que le fort ordonne k préfent de parler, lui dit Zesbet, en voyant qu'Yarab ne parloit plus, 8c Temim Dari prit ainfi la parole. HISTOIRE De Temim Dari, Soldat. Il y a précifément aujourd'hui deux ans que je vous époufai, belle Zesbet. Vous devez être perfuadée que je n'avois en ee moment aucune envie de voyager , 8c vous pouvez vous fouvenir que, par un ufage qui n'eft que trop ordinaire a ceux qui fuivent la profeffion des armes,. je fis le courageux par vanité , en paroiffant me révolter contre les prophéties du fage Oucha, fans m'embarraffer de la venue du grand prophéte , qui fok a jamais loué, & que tous les deux cclebrmt. Mais les principes de 1'éducation ne fortent jamais abfolument de nos cceurs. Je voulois me raffurer contre moi-même* Une. voix fourde, k kiquelle je ne pouvois réfifter ,. me parloit intérieurement. Je paffai pour un moment dans cette même cour; la plüie, le vent, les éclairs 8c le tonnerre me faiürent > je 1'aYOue, de la crainte- Güj  ióz Contes de Dieu, & me reprochèrent les difcours qué je venois de tenir. Ce fut donc avec peine , & même en prenant beaucoup fur moi, que je pus affeöer un air léger & brave, pour te dire: Zesbet , parle toujours pour me raffurer. Je fus furpris de t'entendre dire : génies, emportez-le. Ces paroles n'étoient pas achevées, que je vis la muraille s'écrouler ; elle me découvrit un grand feu au milieu duquel il y avoit un homme dont le vifage étoit noir & les yeux rcuges & enflammés. II étoit auffi. grand que la plus haute tour, & fuivi de plufieurs petits génies. Ce monftre me faifit & m'emporta dans une ifle habitée par des génies infidèles , & qui ne croyoient point 1'unité de Dieu. Je ne fis pas un long féjour avec eux; car il vint une armée de génies fidèles qui les attaqua. Celui qui m'avoit emporté fut tué dans le combat, & les vainqueurs m'emmenèrent avec ceux qu'ils firent efclaves. Ce fut alors que, chargé de chaïnes, obligé de vivre avec des génies auffi mal-faifans, je regrétai mille fois les confeils du fage qui m'avoit adopté ; mais plus encore ceux de la belle Zesbet, dont j'avois fi mal profité. Je foutins avec affez de courage 1'année pendant laquelle Zesbet me devoit être fidelle; mais quand je la vis révolue, le défefpoir s'empara de mon cceur, & je defirois tous les jours  Orientaux; 'to% de voir la fin d'une aujli malheureufe vie. Enfin après dix-huit lunes d'un féjour fi terrible, le roi des génies , dont nous étions efclaves , voulut faire la revue de fes prifonniers. Auflitöt qu'il m'appercut, il me dit: tu es homme, que faifois-tu parmi les infidèles ? Je lui racontai de quelle facon j'avois été emporté, & comment 1'on m'avoit fait efclave. Mais Zesbet étant toujours préfente a mon efprit, & voulant du moins profiter de mes malheurs par rapport a elle, je lui demandai des nouvelles de Mahomet. Voici ce qu'il me répondit: il eft très-difücile de le vojr; moi-même je ne Pai jamais vu , ajouta-t-il; il repofe dans le fein de Dieu. Nous fnivonslaloi qu'il doit prêcher; voila tout ce que je puis t'en apprendre. Je fuis le plus malheureux des hommes, m'écriai-je avec une douleur dont il me parut touché ! li je ne vois le prophéte , je dois renoncer a la plus parfaite des femmes. D'oii es-tu, me dit-il? Seigneur , je fuis de la Mèque , lui répondis-je. Sais-tu que ton pays eft éloigné d'ici de foixante & dix ans de chemin ? A cette nouvelle je m'évanouis. Quand j'eus repris mes efprits , les larmes coulèrent de mes yeux avec une fi grande abondance , que le roi me dit: ne t'afflige point, prens courage, Temim Dari, je te ferai conduire cette nuit chez un fage qui G iv  ï°4 Contes pourra t'inftruire mieux que moi du parti qué tu dois prendre. Alors il me prit par la main, & me conduifit dans un jardin fur lequel donnoit la prifon des principaux génies qu'il avoit faits efclaves. Le géolier en ouvrit la porte, fuivant les ordres qu'il en recut, Sc fit fortir un de ceux que le Roi lui avoit défignés. II 1'amena devant lui. II étoit effroyable; fon vifage étoit noir comme de la poix, fa voix rauque reffembloit au tonnerre. 11 fe profterna devant le roi, qui lui dit: je te promets laliberté, fi tu conduis eet homme chez le fage Touloukia. Combien demandes-tu de tems pour le porter dans le lieu de fa retraite ? Le génie lui répondit: je la connois, j'y ai fouvent été dans le deffein de le tenter; je m'engage, pourfuivit-il, de 1'y conduire en trois heures. Cette réponfe me fit grand plaifir. Alors le roi, me regardant avec bonté, me dit: Temim Dari, j'aurois fort defiré de te garder avec moi; mais tes regrets font légitimes : va chereher les moyens de retrouver celle que tu as une fi grande envie de revoir; il ne me refte plus qua te recommander de prendre bien garde a tol. Ce génie eft infidèle; je vais t'apprendre une prière qui te le foumettra, Sc qui Pobligeraa te conduire fans aucun danger. Songe que fi tu es uh feul moment fans la répéter, il te laiffera tomber Sc prendra la fuite, repris aifémem la prière j elle  Ö R i È N T X Ü K* Ê je ne les retenois ainfi dans leur devoir, il y auroit long-tems qu'ils auroient détruit les enfans d'Adam. Je lui demandai des nouvelles de Mahomet; il me dit qu'il devoit annoncer aux hommes la véritable parole de Dieu, mais qu'il ne 1'avoit point vu. Enfuite je le priai de m'apprendre comment je pourrois fortir de 1'ifle qui lui étoit foumife ? Auffi-töt il appella un de fes plus grands ferpens, &c lui ordonna de me porter au plutót, & fans me faire aucun mal % a la cöte de la terre ferme, qui n'étoit pas éloignée. Ses ordres furent exécutés; & quand je fus a terre, je voulusremercier le ferpent; mais fans m'écouter , il s'éloigna promptement de moi. Je remerciai Dieu de toutes les bontés; & le cceur toujours occupé des beautés d^e Zesbet, &c des moyens de voir le grand prophéte pour la pofféder, je revins chez les Affyriens, & me rendis a Babylone, pour y voir un fage des plus célèbres, nommé Ulfan. J'étois a peine entré dans fa maifon, qu'il me dit: Aboutaleb, tu cherches inutilement le faint prophéte ; je fais cependant un moyen qui pourroit te fatisfaire, malgré le nombre des années qui doivent encore s'écouler avant ia naiffance; je ne crois pas que tu puiffes jamais jouir de la belle Zesbet, fi tu n'acceptes le parti que je vais te propofer, Je fcajs par mes livres^ Tornt XXFi U  ii4 Contes que tu connois 1'ifle des ferpens, celle ou règne le ferpent Temliha. Si tu veux m'y conduire, je trouverai les moyens de nous rendre 1'un & 1'autre riches & célèbres dans le monde , & de nous faire parvenir è une fi grande vieilleffe, que nous verrons Mahomet pendant longtems , & que nous ferons & fes premiers difciples , & les fidèles obfervateurs de fa loi. Je fus charmé des propofitions du fage Uffan; je les acceptai avec empreffement, & je lui promis de le conduire dans 1'ifle du ferpent jaune. Dès - lors nous ne fümes plus occupés que des foins de notre départ; ils ne furent pas longs. Uifan prit un are & des flèches; il remplit deux petits vafes d'argent, 1'un de vin , & 1'autre de lait, & les mit dans une boëte de fer qu'il emporta. Nous arrivames fans obflacles a la terre ferme , oh le grand ferpent m'avoit conduit par ordre de Temliha. Nous achetames 'une petite barque avec quelques provificns; & nous mettant 1'un &c 1'autre a ramer, nous débarquames en peu de tems dans 1'ifle ou le ferpent faifoit fa demeure. Le premier foin d'Uffan fut de mettre è terre le petit coffre.de fer & de 1'ouvrir; nous nous rnimes enfuite a 1'écart, de fafon que fans être vus nous pouvions examiner ce qui fe pafferoit. Le petit ferpent, attiré par 1'odeur des deux  OftlENTAUX. iff liqueurs, accourut avec empreffèment, & bien* tót il les but avec avidité; mais ie vin 1'ayant étourdi, il tomba dans le coffre. Le fommeil fuivit de prés fon ivreffe ; aulfitöt Uffan conrut fans faire de bruit, ferma le coffre , Sc Pëm*porta. Nous parcourümes le refh de 1'ifle pour trouver une plante que le fage Uffan cherchoit avec empreffement. Quand nous fümes auprès de la plante, par la toute-puiffmce de Dieu , elle tint ce difcours au fage Uffan : p'le Sc coupe quelques-unes de mes branches, elle tè fournira une huile fi merveilleufe , qu'en fe frottant avec elle la plante des pieds, on peut marcher fur les eaux fans aucun rifque. C'eft toi précifément que je cherche , lui ré jondit Uffan , Sc je te devrai le fuccès de mes deffeins. II fit auflitöt ce que la plante lui avoit confeillé; il en recueillit 1'huile dans une bouteille qu'il avoit eu foin d'apporter; Sc le petit ferpent ne devant fervir a Uffan que pour lui faire trouver cette merveilieufe p'ante , qui fe nommoit Feéar^, è ce qu'il m'apprit; il ouvrit le coffre Sc lui rendit la libeité. Aulïi-töt il s'éleva dans les airs, en difant: le grand Dieu fait punir les téméraires , Sc il difparut. Tu ne dois avoir aucune inquiétude, me dit alors Uffan, nous avons Partiele le plus tffentiel pouc obtenir ce que je t'ai promisj allons au plutot Hij  125 Contes des preuves de fa générofité, fubiffoient le plus rigoureux examen de leur mérite. Ses armes heureufes 1'avoient rendu conquérant; fon caraöère fier 1'avoit toujours fuivi dans fes conquêtes & dans fa politique; fes voifins le redoutoient, & fes peuples 1'admiroient en le craignant; c'eft le fort de la vertu qu'accompagne trop d'aufterité. C'eft ainfi queNaour régnoit depuis vingt ans, & fon pouvoir paroiffoit fi bien établi, fur le courage, 1'efprit & la juftice , que jamais on n'eüt imaginé qu'il put éprouver les revers de la fortune. Ce roi n'avoit jamais connu les charmes de 1'amour, il avoit toujours regardé cette paffion comme une foibleffe de 1'humanité : les beautés qu'il avoit eues fans nombre dans fon harem, le lieu fecret de fes plus doux plaifirs, ne lui avoit jamais fait imaginer que 1'on put être foumis a la volonté de celles que 1'on foumettoit a la fienne, & devenir 1'efclave de fes efclaves. II étoit plus que jamais prévenu de cette erreur, lorlque 1'intendant de fon harem lui préfenta 1'incomparable Fatmé; elle parut devant lui plus fiére des avantages dont la nature 1'avoit comblée, que Naour ue 1'étoit de Ceux du tróne. La fermeté de 1'efprit de ce prince, qui jugeoit févèrement de tous les objets , la dureté même de ion coeur, qui  O R I E N T A Ü X. 327 n'étoit fenfible qu'au mérite furhaturel, tous ces fentimens nés en lui, augmentés par 1'habitude 8c la vanité de les pratiquer, furent en un inftant humiliés devant fa nouvelle efclave ; cependant elle ne témoignoit aucun orgueil qui put révolter; tout étoit graces 8c beautés dans fa perfonne; fa fierté même étoit néceffaire a la majefté de fa taille, Sc a 1'arrangement de fes traits. Naour fentit fa défaite, il en fut piqué, il voulut fe la diflimuler; & , dans 1'efpérance de 1'éviter, fon premier foin fut de fe priver d'un objet dangereux; mais 1'amour ne fut pas long-tems fans le ramener. Fatmé feignit de ne pas s'appercevoir des mouvemens qu'elle faifoit naïtre dans un cceur fi fier; elle s'en applaudit; fon amour propre en fut flatté, 8c elle ne fe rendit aux defirs emportés de fon maitre, qu'après en avoir triomphé. Le roi de Kachemir étoit trop excufable de céder k une auffi parfaite beauté, fes cheveux noirs le difputoient en longueur a ceux de la nuit la plus obfcure, Sc fon brillant vifage difoit k la lune, lorfqu'elle étoit a fon quatorzième jour : Parois ou jeparois. Si un derviche, qui paffe la nuit dans le recueillement de la prière, avoit feulement vu en fonge un objet qui put lui être comparé, il en auroit perdu 1'efprit. Ses dents étoient  [12. 8 C O N T E é encore mieux rangées que le plus beau fil perles; la foffette de fon menton étoit la prifon des cceurs, la délicieufe odeur que toute fa perfonne répandoit naturellement, furpaffoit celle du mufc le plus eftimé; & le ligne noir qu'elle avoit a cöté de 1'ceil gauche, étoit une des plus grandes féduöions que 1'amour eut attachées a toute fa perfonne. Naour, le fier Naour, devint en peu de tems fi paflionné pour la belle Fatmé, au milieu même de la plus vive jouiffance, qu'il ne pouvoit vivre fans contempler fes beautés, & fans admirer fes beaux cheveux treffés. II étoit étonné de tous les fentimens que la nouveauté rendoit encore plus agréables a fon cceur; il fe livroit fans ceffe a 1'amour le plus tendre, & s'enivroit des attraits de fa belle efclave, qu'il voyoit tous les jours avec un nouveau plaifir. Le figne noir dont il étoit encore plus frappé que de tous fes autres agrémens, étoit un grain femé dans fon cceur, qui y produifoit un amour infini. Ce prince, dans les tranfports de fa paffion, compofa cette tendre chanfon, que la Perfe chante encore aujourd'hui. Ce feroit en vain que je ne voudrois pas la fuU. vre,fes beaux cheveux m'ont enchainé, & men~ trainent malgré moi. Naour amoureux pour la première fois, ne connoiffoi?  ÖRÏENTAÜX. Tig» eonnoiffoit encore ni la defiance ni la jaloufie; fon caraóf ère ne lui avoit jufqu'alors laiffé voir les femmes qu'avec une forte de mépris, & fon aniour le livra d'abord a la conflance la plus tranquille. Ge qui lui reftoit même de fierté auprès de Fatmé ne lui laiffoit pas douter de fa reconnoiffance & de fa tendreffe. Puifque j'aime enfin, difoit-il en lui-même, je fuis aimé. Quand la belle efclave fut bien affurée du pouvoir de fes charmes, & qu'elle crut avoir fuffifamment affuré fon crédit fur 1'efprit de fon maitre, & fubjugué fon coeur; quand elle n'eut plus d'inquiétude fur fa conquête, celle de fon fouverain ne lui parut pas fufHfante ; elle en étoit affurée ; il en falloit une autre pour fon bonheur particulier. Et peu flattée d'un amant dans lequel elle reconnoiffoit toujours un maitre , elle vouluf" bleffer un coeur qui ne dut qu'è fon mérite le don qu'elle lui feroit du fien. Dans ces tems ou Kachemir avoit un roi particulier, les harems n'étoient pas gardés avec une grande févérité; il y avoit même plufieurs officiers deftinés pour le fervice du prince, qui n'étoient point eunuques, & qui entroient dans» 1'intérieur du palais. Naour avoit un favori , nommé Aboucazir, qu'il menoit toujours avec lui ; il étoit grand, bien fait, & d'une beauté raviffante ; fes paroles étoient auffi douces que Tornt XXV, I  jja Contes le miel, & fon vifage n'étoit couvert que d'uré duvet li donx, qu'il reffembloit a la verdure qui croït fur les bords des fleuves de lait qui coulent dans le paradis. C'étoit lui qui fervoit toujours le roi quand il étoit dans Fappartement de Fatmé, & jamais aucun autre officier ne fe tenoit k fes cötés quand il foupoit avec cette belle efclave. Ce fut fur Aboucazir qu'elle jetta tes yeux: elle effaya mille fois les regards pour dénouer le nceud de fa penfée : quelquefois elle croyoit entrevoir des rayons d'efpérance; mais auffi-töt elle ne voyoit plus dans toute fa perfonne que les apparences d'un refpecf qui la mettoit au défefpoir. Ces tourmens de fon cceur lui rendirent a la fin le repos inconnu, fa beauté même en devint altérée. Naour en reffentit les plus vives alarmes; mais bientöt elle ne regretta plus la diminution de fes charmes, les regards tendres & compatiffans qu'Aboucazir ne put s'empêcher de laiffer tomber fur elle, la ranimèrent bientöt; femblable aux rayons d'un foleil bienfaifant qui relève une jeune fleur qu'un trifte orage a. fait pencher. II eft vrai que ces témoignages furent ft fages & fi modérés , que Fatmé n'en pouvoit tirer qu'une légère efpérance; cependant elle s'y livra avec tranfport. Ces premières démarches accoutnmèrent  ï34 CO N T E S du fils de Timur AH, les mérita bientöt luimême: la douceur faifoit fon caractère, & fon intelligence étoit au-deffus de fon age; la reconnoiffance fut le premier fentiment de fon cceur. Huffendgiar s'applaudiffoit du legs que lui avoit fait fon ami, & partageoit fa tendreffe entre Naerdan & Guzulbec fa fille unique. Ils étoient élevés enfemble; leur enfance qui les unifibit par des plaifirs communs; la liberté qu'ils avoient d'être toujours enfemble , ou plutöt les charmes naiffans de Guzulbec & le mérite de Naerdan, établirent dans leurs cceurs un goüt que rien ne put détruire. Huffendgiar «'enappercut; mais, loin d'apporter aucun obftacle a leurs fentimens, il paroiffoit au contraire les approuver. Le ciel, qui lui avoit refufé un .fuccefieur, lui en donnoit un dans le fils de fon .ami, qui s'en rendoit plus digne chaque jour, & Huffendgiar avoit le plaifir de faire un élève au gré de fes defirs. . Quand Naerdan , qui fe trouvoit de fort peu d'années plus agé que Guzulbec, eut atteint 1'age de douze ans, on ne lui permit plus de la voir , eile fut renfermée dans 1'appartement des femmes; & Naerdan confié a ceux qui devoient lui donner une éducation convenable aux deffeins qu'Huffendgiar avoit formés pour fon étafeliuement, Cette féparation lui fut infiniment  Ö R I E N T A' U X.' 'l'f fenfible, mais elle le fut pour le moins autant a Guzulbec, qui, moins diftraite que lui j ne s'occupa plus que d'un amour dont la privation de ce qu'elle aimoit, venoit de lui découvrir toute la violence. II s'accrut long-tems dans la folitude, & n'ofant écrire a fon amant, elle n'avoit d'autre reffource pour le faire lire dans fon cceur , que les falams qu'elle lui envoyoit par un efclave qui en ignoroit le myftère. Le premier qu'elle lui fit tenir fut lm petit paquet de gingembre (1) : c'étoit faire de grandes avances fans doute ; mais une paflion auffi vive quelafienne ne confultoitpluslaretenue; elle trembloit dans 1'attente de la réponfe ; elle craignoit de n'être plus aimée. Quelle fut fa joie, lorfqu'on lui rapporta, de la part de Naerdan , un petit morceau de drap bleu (2)! Ce figne n'exprimoit pas a la vérité un fentiment auffi tendre qu'elle 1'auroit defiré; mais enfin elle n'étoit pas oubliée, on 1'aimoit encore; le charme de cette idéé dura peu de tems. II fit place a des regrets & a des defirs d'autant plus vifs, qu'elle ne doutoit point que Naerdan ne les partageat. En prononcant ces derniers mots, Fatmé les adreffoit a Aboucazir, & les accom- (1) Mon coeur ne brule que pour toi. (2) Je fuis toujours amoureux de vous. I iv;  136 C O N T fe S pagnoit des regards les plus tendres. Il faut avouer, dit-elle, en interrompant elle-même fon récit, & fixant pour un inftant fur le roi de Kachemir fes beaux yeux qu'elle ramena infenfiblement fur 1'attentif Aboucazir; il faut avouer, continua-t-elle , que la malheureufe Guzulbec étoit k plaindre , renfermée dans un ferrail trop refpeclé par fon amant; elle comptoit les inftans de fa jeuneffe & de fa beauté. Quels avantages, difoit-elle , quels tréfors diffipés fans fruit! De quel retour ma tendreffe ne devroitclle pas être payée! Ah ! combien Je germe de notre amour, cultivé par mes foins , auroit ■pouffé de rameaux qui fe feroient courbés fous le poids des fruits les plus déiicieux ? Mais non, celui que j'adore ne m'aime point, puifqu'un vain refpeö.... Je ne vous rapporterai point, feigneur, continua Fatmé, les foupgons qui fuccédoient aux plaintes de la trifle Guzull)ec; je vous ai promis fon hiftoire, & je la reprends. Naerdan parvenu a Fage de quinze ans , fentit a tel point les avantages du commerce, & profita fi parfaitement des lecons qu'il avoit recues, que la reconnohfance qu'il .avoit pour Huffendgiar, joint k fon intelligence naturelle, lui fit avoir un foin particulier de fes affaires; ce bon maitre les lui confia pendant le cours de plufieurs voyages qu'il fit aux  Oriënt aux: 137 Indes. Elles profpérèrent entre fes mains, 8c la Vente des marchandifes qu'il lui avoit laiffées dans fes magafins d'Erzerum, produifit encore plus de profit a Huffendgiar, que fes voyages. Cependant Naerdan , par une délicateffe Sc une fidélité rares a trouver dans un cceur amoureux, avoit rompu le commerce qu'il avoit avec Guzulbec; fon amour ne s'éteignit pas; mais il lui impofa filence, 8c il en facrifia tous les dehors a la probité. II n'ofoit plus prétendre a époufer la fille de fon maitre a qui le ciel, contre toute efpérance, venoit enfin d'accorder un fils. Cette générofité, continua Fatmé, loin de diminuer les fentimens de Guzulbec, ne fervitqu'a les entretenir. Huffendgiar, au milieu des plaifirs que lui caufoit la naiflance imprévue de fon fils, ne pouvoit tarir fur les louanges que Naerdan méritoit, Sc difoit publiquement que Fhéritier dont la nature avoit comblé fes defirs, étoit feul capable de déranger les projets qu'il avoit formés en fa faveur , ajoutant que fa vertu , fa droiture 8c fon intelligence Fauroient déterminé a lui donner fa fille 8c tous fes biens, mais qu'il efpéroit faire la fortune d'un de fes amis, en lui donnant un pareil gendre. Ces éloges engagèrent Kara Mehemmet beau-frère d'Huffendgiar, a lui demander Naerdan pour fa fille; il prérendoit même conclure  Contes le manage auffitót qu'il feroit de retour d'urt voyage aux Indes, quidevoit au moins 1'occuper pendant huit ou neuf mois. Comme il étoit jouaillier de fa profefiion, Naerdan confentita cette propofition , non par aucun defir de richeife & d'établiffement ; mais pour fe guénr d'un amour qu'il ne pouvoit plus regarder que comme une ingratitude. Ces nouvelles parvinrent aux oreilles de Guzulbec; elles couvrirent fon coeur de furme CO , elle envoya inutilement a fon amant (2) une pomme (3 ) , un morceau d'étoffe couleur d'aurore, (4) une olive, (5) & un charbon de bois. Ces tendres lignes de 1'excès de fa douleur & de fa jaloufie ne firent point changer la cruelle réfolution du trop vertueux Naerdan. Ici Fatmé s'interrompant encore , ne put fe refufer une réflexion dont le fens, qui n'avoit rien que de fimple pour le roi de Kachemir, (1) Herbe dont les femmes fe noirciflent les cheveux & les fourcils, & qui eft une image de la douleur &C du chagrin. (2) Ne t eloigne point de moi, 6 printems de ma vie! (3) Otes -moi donc la vie. (4) J'aimerois mieux te voir mort que vivant inconftant. (5) Mais non ! que je meure, & que tu vfves longtem s ! ■  ÖRIENTAUX. 143; père, reprit cette jeune beauté, que fon efclave fera tout ce qu'il lui ordonnera; elle eft prête non - feulement a époufer Naerdan qu'il lui préfente, mais encore le dernier de fes ferviteurs; le plaifir d'obéir a mon fouverain feigneur, ajouta-t-elle, fera toujours la plus grande fatisfadtion de mon ame. En achevant ces mots, elle fe retira, & fortit de la cbambre. Hé-bien, mon fils, dit alors Kara Mehemmet, que dites-vous de ma fille?En êtes - vous content ? Quel eft 1'homme, lui répondit Naerdan, a qui une femblable beauté pourroit ne pas plaire ? Kara Mehemmet, fatisfait de cette réponfe, envoya promptement chercher 1'iman du quartier, & tirant enfuite une bourfe dans laquelle il y avoit trois mille fequins: prenez eet argent, mon fils Naerdan; lui dit-il; & quand je vous demanderai, en préfence de 1'iman, ce que vous apportez en mariage a ma fille, vous me répondrez, trois mille fequins; & pour lors vous me donnerez cette bourfe pour fon douaire. L'iman ne fe fit point attendre; il arriva fuivi du maitre d'école & du Muczin. On fervit aufti-töt la table; & fur la fin de ce nouveau repas, Kara Mehemmet dit a l'iman: Je donne ma fille k Naerdan, que vous voyez, s'il a trois mille fequins pour affurer fon douaire. Huffendgiar.  V44 Contes voulut auffi-töt les donner ; mais Naerdan préfenta la bourfe que fon beau - père lui avoit donnée; & cette affaire n'ayant aucune autre difficulté, fut bientöt terminée. Le contrat fut donc dreffé, & la cérémonie de l'iman fut encore fuivie d'un nouveau repas. Quand on fut a la fin, Naerdan s'approcha d'Huffendgiar, êc lui dit: Je ne dois pas coucher feul cette nuit; ne feroit-il pas a propos que j'allaffe aux bains ? Kara Mehemmet voulut favoir ce que defiroit fon gendre. Quand il 1'eut appris, nonfeulement il approuva fon deffein , mais il 1'affura que cette purification étoit néceffaire après la cérémonie de l'iman. II appela des efclaves qui le conduifirent aux bains délicieux que 1'on avoit préparés dans la maifon même, & de-" meura toujours a table. Naerdan vint enfuite 1'y retrouver, & fon beau-père le fit entrer dans 1'appartement des femmes, & coucher avec fa nouvelle époufe. Quand il eut éprouvé des plaifirs qu'il croyoit devoir bannir de fon coeur le fouvenir de Guzulbec, il vit avec chagrin qu'il ne lui étoit pas moins attaché qu'auparavant. Ces idéés 1'occupèrent quelque tems; mais enfin il fut obligé de s'abandonner au fommeil. Le jour ne le réveilla pas tant encore qu'un befoin très-preffant; cependant il ne pouvoit le fatisfaire, car i!   ÓRÏENTAUX. t4f üne vieille mafure, dans laquelle il appercut un vénérable vieillard , qui lui demanda ce qu'il cherchoit. Je cherche, lui répondit Huffendgiar, une grande maifon , qui, ce me femble, étoit encore hier au foir ici; II eftvrai qu'il y en avöitune, reprit le vieillard; mais tu vois clairement qu'il n'y en a plus ; ton étonnement ceffera, pourfuivit-il après quelques momen.s de filence, quand tu fauras que je fuis Un génie, & que les fentimens de ta fille Guzulbec pour Naerdan m'ont touché; j'ai prls la figure d'une juive pour en être mieux éclairci; j'ai pris cellé de Kara Mehemmet, qui n'arrivera que ce foir dans cette ville; j'ai bati la maifon dans laquelle tu as foupé hier, & dans laquelle on a célébré les prétendues noces de Naerdan. Va lui promettre ta fille, continua-t-il d'un ton févère ; un honnête homme dans ta familie vaut mieux que tous les tréfors; Naerdan aura foin de ton fils; fa vertu fera tout profpérer chez toi; fi tu ne m'accordois pas une auffi jufte demande, je faurois te faire repentir mille fois par jour de tes refus. Huffendgiar promit au génie tout ce qu'il exigeoit de lui; & 1'efprit aërien lui dit f Tupeux aller trouver le cadi qui a fait mettre Naerdan en prifon, obtient de lui qu'il vienne ici, & quand il aura vifité les lieux, & qu'il les aura trouvés fi différens de ce qu'ils étoienS Kij  $4^ Contes ce matin, il ne pourra douter que 1'aventure de Naerdan ne foit un enchantement; & pour lors tu pourr^s aifément obtenir de lui la liberté de celui qui eft injuftement prifonnier. Huffendgiar obéit au vieillard : tout fe paffa comme il 1'avoit prévu. L'arrivée du vériiable Kara Mehemmet, qui, dans ce moment, parut a cheval a la tête de fes efclaves, confirma le cadi dans la vérité du rapport qu'on lui faifoit ; il rendit la parole qu'Huffendgiar avoit exigée de lui, de donner fa fille a Naerdan. Ce tendre amant fut rendu a la conftante Guzulbec , & le ciel, qui les avoit protégés, combla leur union de toutes les félicités. Vous voyez , feigneur , pourfuivit alors Fatmé, tout ce qu'infpire un amour bien vif pour fe faire entendre, & tout ce qu'il emploie pourréuflir; fouvent même il fait courir des rifques k ce qu'il aime, par une timidité mal placée. Si Guzulbec & Naerdan euffent parlé a Huffendgiar , peut - être ils 1'auroient touché ; Naerdan auroit pu enlever Guzulbec: que fais-je ce qu'ils auroient pu faire? Tout, continua-t-elle, hors de demeurer dans 1'inaction, & fans le génie, je ne lais ce qu'ils feroient devenus. Divine Fatmé, lui répondit Naour, charmé du nouveau plaifir qu'il venoit d'éprouver,  Orientaüx. j'aime a penfer cos*rme toi; cependant je ne puis blamer Naerdan, fa modeftie & fa retenue m'ont charmé; mais je ne penfe qu'au fingulier plaifir de faire des découvertes agréables dans. ce qu'on aime. Je compre, ajouta-t-il, que tu n'en demeureras pas a cette feule hiftoire, Sc qu'une autre fois Oui, fire, interrompit Fatmé, je fuis trop heureufe de pouvoir vous amufer, mais je vous prie de m'accorder une grace. Quelle eft-elle, reprit Naour avec bonté? Et que defire la fouveraine de mon cceur Sc le plaifir de mes yeux ? II m'a paru,. feigneur, lm répondit - elle , qu'Aboucazir m'écoutoit avec une attention qui prouve qu'il aime ces fortes d'hiftoires : quand on les aime on en fait, Sc je fouhaiterois lui en entendre conter une. Fatmé vouloit donner au trop. timide Aboucazir le moyen de lui répondre ; elle corr.ptoit démêler fes fentimens pour elle dans quelque* traits d'une hiftoire étrangère, & ne voulant pas perdre une refiource adroite dont elle lui avoit donné 1'exemple, elle prefia Ie roi d'ordonner a fon amant de la fatisfaire. Je confensa ce qye tu me propofes , reprit Naour iAboucazir eut beau s'en défendre quelque tems, leroi lui dit en fortant : Je t'ordonne demain,, a la fin de notre fouper, de conter une hiftoire; je te pardonne d'avance,. fi tu ne nous K iij;  150 Contes amufes pas, tout le monde ne peut pas bien conter; ne voudrois-tu pas t'en acquitter auffi bien que Fatmé ? Aboucazir lui témoigna par fon profond refpect qu'il lui obéiroit; & le lendemain, après avoir été mille fois ralfuré par les tendres regards de Fatmé, il prit ainfi la parole, HISTOIRK Du derviche Abounadar. Un derviche, vénérable par fon age, tomba malade chez une femme, veuve depuis longtems, & qui vivoit dans une grande pauvreté dans le fauxbourg de Balfora : il fut fi touché des foins & du zèle avec lefquels il avoit été fecouru, qu'au moment de fon départ il lui dit: J'ai remarqué que vous avez de quoi vivre pour vous feule, mais que vous n'avez point aifez de bien pour le partager avec votre fils unique, le petit Abdalla; fi vous voulez me le confier, je ferai mon poffible pour reconnoitre en lui les obligations que je vous ai de vos foins. La bonne femme recut fa propofition avec joie; &c le derviche partit avec $e i?une homme , en FavertüTant qu'ils alloienf  Orientaux. 151 faire un voyage qui dureroit prés de deux ans. En parcourant le monde, il le fit vivre dans 1'opulence, lui donna d'excellentes inftruttions, le fecourut dans une maladie mortelle dont il fut attaqué; enfin il en eut autant de foin qu'il en auroit eu de fon fils. Abdalla lui témoigna cent fois combien il étoit reconnoiffant de fes bontés; mais le vieillard lui difoit toujours: Mon fils, c'eft par les aftions que la reconnoiffance fe prouve ; nous verrons en tems & lieu. Ils fe trouvèrent un jour, en continuant leur voyage, dans un endroit écarté, & le derviche dit a Abdalla : Mon fils , nous voici au terme de nos courfes; je vais employer mes prières pour obtenir du ciel que la terre s'ouvre & faffe une ouverture qui te permette d'entrer dans un lieu ou tu trouveras un des plus grands tréfors que la terre renferme clans fon fein : auras-tu bien le courage de defcendre dans ce fouterrain, continua-t-il ? Abdalla lui jura qu'il pouvoit compter fur fon obéiffance &z fur fon zèle. Alors le derviche alluma un petit feu dans lequel il jetta du parfum; il lut & pria quelques momens a la fin defquels la terre s'ouvrit, & le derviche lui dit: Tu peux entrer, mon cher Abdalla, fonge qu'il ne tient qu'a toi de me rendre un grand fervke, & Kiv  Contes quelles font mes richeffes; tu me diras fi Ie plus infatiable des avares ne s'en contenteroit pas. Abdalla lui obéit, & parcourut douze magafins d'une très-grande étendue, fi remplis de toutes fortes de richeffes, qu'il ne pouvoit diftinguer celles qui méritoieht le plus fon admiration, mais toutes méritoient & provoquoient fon defir; cependant le regret d'avoir rendu le chandelier, & celui de n'en avoir pas connu 1'ufage, déchiroient le cceur d'Abdalla. Abounadar ne fit pas femblant de s'en appercevoir, au contraire il le combla de careffes, le garda quelques jours dans fa maifon, & voulut qu'on le traitat comme lui-même. Quand il fut a la veille du jour qu'il avt>it fixé pour fon départ, il dit: Abdalla, mon fils, je te crois corrigé par ce qui t'efè arrivé, du vice affreux d'ingratitude ; cependant je te dois une «ïarque de reconnoiffance pour avoir entrepris un fi grand voyage dans la vue de m'apporter une chofe que j'avois defrie; tu peux partir, je ne te retiens plus; tu trouv'eras demain k la porte de mon palais un de mes chevaux pour te porter; je t'en fais préfent, auffi bien que d'un efclave qui conduira jufques chez toi deux chameaux chargés d'or & de pierreries que tu choifiras toi-même dans mes tréfors. Abdalla lui dit tout ce qu'un ecaur  Orientaux. 159 fenfible a 1'avarice peut exprimer, quand on fatisfait fa paffion, & vint fe coucher en attendant le lendemain du jour fixé pour fon départ. Pendant la n«it il fut toujours agité, fans pouvoir penfer a autre chofe qu'au chandelier & a ce qu'il produifoit. Je 1'ai eu, difoit-il, fi long-tems en ma puiffance; jamais Abounadar n'en auroit été poffeffeur fans moi. Quel rifque n'ai-je point couru dans le fouterrein? Pourquoi poffède-t-il aujourd'hui ce tréfor des tréfors ? Paree que j'ai eu la bonne foi ou plutöt la fottife de le lui rapporter, il profite de mes peines & des dangers que j'ai pu courir dans un fi grand voyage. Eh! que me donne-t«il en reconnoiffance? Deux méchans chameauxchargés d'or & de pierreries; en un moment le chandelier en fournit dix fois davantage; c'eft Abounadar qui eft un ingrat, difoit-il. Quel tort lui ferois - je en prenant ce chandelier ? Aucun affurément; car il eft ft riche, & moi que poffédai - je ? Ces idéés le déterminèrent enfin a faire fon poflible pour s'emparer du chandelier; la chofe ne lui fut pas difficile, Abounadar lui avoit confié les clefs de fes magafins. II favoit oh le chandelier étoit placé, il s'en faifit, le cacha au fond d'un des facs qu'il rempliffoit de pieces d'or & des autres richeffes qu'on lui avoit permis d'emporter,  170 Contes s'il avoit empêché le mariage du roi d'orient avec la fille du roi d'occident. Sans doute, lui répondit-il, la princeffe eft en mon pouvoir depuis long-tems; je défïe perfonne de 1'avoir approchée; elle eft dans mon nid fur la rnontagne de Kaf: c'eft affez vous affurer qu'elle n'a jamais vu que moi. Va la chercher tout-a1'heure, lui répondit le prince , je veux la voir, & juger par moi-même fi tu ne m'en impofes point. Le griffon y confentit avec joie; & Suleïman , pour être sur de n'être pas trompé, donna ordre k deux autres gros oifeaux de 1'accompagner pour lui rendre compte de fa conduite. Les oifeaux partirent, & Suleïman fit affemhler un divan compofé de prefque toute fa cour & des docfeurs de la loi, pour être témoins de tout ce qui alloit arriver. La jeune Princeffe entendit heureufement le bruit que les oifeaux faifoient en volant : elle en fut très-étonnée; car jamais fa mère n'étoit revenue a une telle heure. Elle n'eut que le tems de faire retirer le prince qui s'entretenoit avec elle, & celui de le cacher promptement dans le chameau. Ce-pendant , fans rien témoigner de la frayeur qu'elle avoit éprouvée, elle ne put s'empêcher de marquer a fa mère Pétonnement que lui caufoit fon retour, & 1'arrivée des deux oifeaux  ÖRTENTAUX. 171 dont elle étoit accompagnée. Ma fille, Suleïman te demande , lui répondit le griffon, il faut partir a 1'inftant : je ne viens que pour te prendre , & te porter k fa cour. La princeffe étonnée, mais encore plus allarmée pour fon amant qu'elle ne pouvoit abandonner, ne perdit point lejugement, & lui dit : comment avez-vous réfolu, ma mère, de me conduire ? Je te porterai fur mon dos, lui répondit le griffon. Mais en traverfant tant de mers & de montagnes, lui répliqua-t-elle , la tête me tournera fans aucun doute; la vue de tous les différens objets, & la rapidité dont vous volez, ne manqueront pas de me faire tomber; ma mort eft certaine, & je ne puis me réfoudre k voyager de cette fa-con. Mettez-moi plutöt dans le corps de ce chameau, ajouta-t-elle , je m'y renfermerai, je ne verrai aucun objet; par conféquent je ne courrai aucun rifque. Le griffon applaudit cette idéé, & feut gré k fa fille de 1'imagination & de 1'efprit qu'elle témoignoit; la princeffe fe placa dans le chameau, ou le prince attendoit avec une extreme inquiétude la fin d'une converfation fi intéreffante pour fa maitreffe & pour lui. Le griffon les emporta , & 1'hiftoire affure que la princeffe accoucha, dans le chemin , d'un garcon. Quand les oifeaux furent arrivés devant Su-  iyi Goniis leïman ~t qui les attendoir au milieu de fon divan, il dit au griffon d'ouvrir lui-même le chameau. II le fit; mais quel fut fön étonnement , en voyant le prince 8c la princeffe qui tenoit fon enfant dans fes bras ? Eft-ce ainfi, lui dit Suleïman, que tu mets obftacle aux volontés de Dieu ? La honte, la douleur & les ris immodérés de tout le divan, causèrent un tremblement affreux au griffon; il prit fon vol, 8c depuis ce tems il ne fort plus de la rnontagne de Kaf. Suleïman demanda ou étoit la chouette qui avoit approuvé la réfolution & lentreprife du griffon. Mais elle avoit été affez fage pour prendre le parti de la retraite; 8c depuis ce tems elle n'habite que des lieux écartés, 6c ne paroit que la nuit. Vous conviendrez , feigneur , pourfuivit Fatmé, en s'adreffant au roi , mais en regardant Aboucazir avec des yeux qui renfermoient en ce moment toute fon ame, 8c qui lui difoient, profite de ma lecon. Ce regard fut accompagné d'un fouris fi agréable, qu'il remplit Fair de miel 8c de fucre. Aboucazir, de fon cöté, lui rendit un coup-d'ceil fi plein de feu , 8c qui exprimoit fi vivement tous fes defirs , que Fatmé aeheva de fe troubler; mais fes yeux, a moitié fermés par la tendreffe 8c par 1'éblouiffement } étoient cependant encore affez ou-  Orientaux. 173 verts pour prononcer, fe faire entendre, & pénétrer fon cceur: toutes ces chofes , fi difiiciées è rendre & fi longues k écrire , font des éclairs de 1'amour. Naour en fentit toute la force; mais il feut calmer les mouvemens de fa jaloufie; & fans 1'interrompre , tout convaincu qu'il étoit, il écouta tranquillement en apparence Fatmé qui difoit: Vous conviendrez donc, feigneur, que rien n'eft impoflible k deux amans qni s'aiment? Aboucazir, qui s'apperc,ut du trouble qui paroiffoit dans les yeux du roi, quelque peine qu'il fe donnat pour fe contraindre , voulut dire, pour détourner fes idéés: Permettez-moi, feigneur, de ne pas approuver ici ce que Fatmé vient de raconter. Suis-moi, dit Naour, d'un air froid, &z il fortit fans regarder Fatmé, cette Fatmé a laquelle il avoit toujours tant de cftofes k dire. Les fentimens que 1'on renferme davantage, n'en ont que plus de vivacité; & il femble que les paroles les faftent exhaler & les diminuent. Naour, pour n'avöir rien dit, n'en prit pas moins le parti de rompre tout commerce avec cette infidelle, & de fe venger de fa perfidie. La contrainte qu'il s'impofa pour un moment, n'eut d'autre motif que la honte de paroitre jaloux.  Ö R I E N T X U X. Jjf pofé, & fit publier a fon ordinaire que tous fes fujets pouvoient prétendre a fa juftice. II eft vrai que tous ceux qui eurent recours k lui, s'ils n'éprouvèrent pas d'injuftices, reffentirent, par la dureté de fes ordonnances, la colère qui 1'animoit en ce moment contre 1'humanité »n général. Le jaloux fe fépare de 1'efpèce des hommes, Sc fur le tribunal qu'il s'élève, il regarde tous les autres comme autant d'ennemis : la pratique des pafiions, quand rivrelfe en eft diflipée , ne laifle plus dans 1'ame que des impreflions douces qui donnent de 1'indulgence pour ceux qui font piongés dans les erreurs dont on eft guéri; mais Naour étoit bien éloigné de ce calme heureux qui difpofe a la philofophie, qui peut feule rendre 1'homme maitre de lui dans de telles circonftances, Sc 1'engager a méprifer ceux qui l'ont offenfé. Quand Naour eut rempli ce véritable devoir des rois, en exercant la juftice par lui-même, il demeura feul avec fon vifir, qu*il regardoit depuis long-tems comme fon ami. La prudence lui confeilla plus d'une fois de ne rien déclarer a fon miniftre, 8c de ne s'en rapporter qu'è lui-même du choix de fa vengeance; mais ne pouvant plus renfermer fa colère, cherchant peut-être quelque foulagement dans 1'aveu de  h& Contes fa peine, & fa'jaloufie lui caufant d'autant plus de tourment, qu'il 1'avoit contrainte, il fit a fon vifir une entière confidence de ce qui s'étoit paffé, & finit par lui demander fon avis. Le vifir lui confeilla fans balancer de faire périr Aboucazir & Fatmé. N'étant plus embarraffés que fur la manière dont on fatisferoit la vengeance qui fut réfolue, ils convinrent enfin qu'on leur donneroit le lendemain un breuvage empoifonné. Naour croyant faire un afte de juftice, eut peine è différer jufque-lè fa vengeance; mais il falloit le tems de préparer ce funefte breuvage , il falloit trouver les moyens de le faire donner fans éclat; & le roi, qui vouloit fauver lesapparences uniquement pour cacherfa honte & fon déshonneur, fut obligé d'y confentir, Ils fe promirent un fecret mutuel pour conferver la réputation du prince; quand les fe» crets de cette nature font divulgués, ils augmentent le repentir que le crime feul doit caufer. Le vifir, en quittant Naour, revint cbez lui; fon premier foin fut d'aller voir fa fille unique, qu'il aimoit jufqu'a la folie : la trifteffe qu'il remarqua fur fon vifage Faftligea, & Ft*quiétude s'empara vivement de fon cceur. H voulut favoir le fujet de fon chagrin; auffi-töt elle  1:7$ Contes père la quitta, ne penfant qu'au plaifir de la laiffer plus tranquille, & fut travailler aux affaires que fon ernploi lui donnoit. II étoit k peine forti de chez elle, que Fatmé, frappée elle-même du procédé que les idéés de fon amour lui avoient fait avoir avec la fille du vifir, envoya un officier de Fintérieur du palais pour lui faire des excufes fur ce qui s'étoit paffé. Le compliment n'étoit pas achevé qu'elle Finterrompit, en lui difant : Tout le monde conviendra que les mépris que j'ai effuyés ne fe peuvent réparer , & qu'ils méritent d'être punis; cependant je n'en fuis que médiocrement occupée , puifque bientöt elle ne pourra fe vanter d'en avoir auffi mal ufé avec moi, &c que fa mort doit me venger fufüfamment. L'officier du palais parut charmé d'apprendre cette nouvelle, & lui dit: Que votre difcours ni'eft doux ! Mon cceur atreffailli de joie de 1'efpérance que vous lui donnez. Quand feronsnous affez heureux pour voir le roi capable d'une réfolution fi ferme ? Mais il eft trop prévenu en faveur de Fatmé, ajouta-t-il. Si vous aviez la force de garder un fecret, reprit la fille du vifir, je vous conterois tout le détail d'une affaire dont je ne fuis pas encore revenue moi-même , tant elle m'a furprife. L'officier lui promit plus qu'elle n'exigeoit, & bientöt  O R I E "N T A' Ü X„' 17^ feÏÏe eut foulagé fon cceur. Celui-ci ne fut pas plutöt infrruit, qu'il alla trouver Fatmé, & ïui conta ce qu'il venoit d'apprendre; fon attachement pour elle, les obligations qu'il lui avoit, & Famitié qu'il reffentoit depuis longtems pour Aboucazir, 1'engagèrent a ne perdre aucun inftant pour 1'avertir, & commettre cette efpèce d'infidélité. Que le féjour des cours feroit différent, fi Ia fauffeté ou 1'indifcrétion n'étoient employees que pour obliger fes amis! Fatmé fut trés - furprife en apprenant cette terrible nouvelle ; elle auroit juré comme tous les amans, qu'elle s'étoit contrainte, & que le roi n'avoit pu s'appercevoir de rien. Mais la nouvelle étoit fi pofitive, & fi détaillée, que a'envifageant plus que le malheur qui la menacoit, elle fut parler avec tant de force & de vivacité a l'officier du palais, qu'elle 1'engagea a conduire Aboucazir dans fon appartement, II s'y rendit, déguifé en efclave; la converfation fut longue & intéreffante. De quoi ne vient point a bout 1'amour, allarmé pour les jours de ce que 1'on aime ? Ce même amour fembla faciliter leurs arrangemens ; ils firent fi bien qu'ils ameutèrent les mécontens qui fe trouvent dans toutes fortes de gouvernemens, même dans les plus juftes. Aboucazir & Fatmé Mij  ÖRIENTAUX. jtg? L'on a cm pour la plus grande intelligence d'un pafage de l'hiftoire du roi de Kachemir, & pour fatisfaire la curiofttè du lecteur fur un ufage de l'Oriënt, devoïr lui donner une. lifle de quelques mané ou falams , qui font des préfens fimples , en même-tems que des fignes dont les amans conviennentpour tromper la vigilance de ceux qui s'oppofent d leur honheur. Les P erf ans font plus dans Vhabitude de fe parler par les différentes efpèces de fieurs, leurs couleurs & leur arrangement, elles leur fervent Four le même objet, & nous- en avons plufieurs^ exempks dans quelques traduclions ou livres tirés de cette nation ; mais jufqu ici on n'a fait aucune mention dans notre langue des mané , & je ne les ai vu rapportés que dans h voyage dé la Motheraye. 11 eft encore néceffaire de favoir que ce n'eft pas lafeule fantaifie , ou bien uneftmple convention, qui font préférer une chofe d une autre pour la déclarer mané ; mais que la terminaifon du nom de la chofe envoyée doit rimer ordU natrement avec un vers ou quelque paffage connu9 comme on dit par exempli, gris de lin, amour fans fin, &c.  Contes L I S T E &e quelques mané ou préfens muets donnés par les hommes. Qve lqué chofe de bleu ; je fuis charmé de toi. Plus tètoffe ou la. chofe envoyéeejl claire^plm. l'expreffon eflforte. Une perle ; tu me trompes, tu n'es qu'une infidelïe. Du maflic ; je t'aime, ö charmante fille. Du gingembre ; mon cceur ne brüle que pour toi. Du bois d'aloes ; ö doux remède de mon cceur! Une grappe de raifin ; mes deux yeux. Du plomb; mon amour eft fixé en toi , ou je fuis ivre d'amour pour toi. Du fil ; que ma princeffe fache que je fuis, fon amant. Du mirthe; que le ciel te livre a mes defirs» Du cipres ; tu m'as fait affez fouffrir. Wne carotte; ton cceur fait une cruelle réfiftance. Un cheveu ; quelle faute puis-je avoir commife? Quand une femme Üenvoye) il veut dire, enlève-moi.  O R I E N T A ü X. , lg? Du jafmin; as-tu juré d'être infenfible a mes peines. Une figue; tu as enchainé tous mes fens.. Du papier ; éloigne de toi tous mes rivaux.. De La farine; tu as martyrifé mon cceur. Du thé; foleil de mes jours les plus clairs £ & lune de mes nuits les plus fereines. Du fang de dragon ; ame de mon ame. Du JU ; le feu de mon amour brüle pour toi jour &c nuit; le foleil & tous les aftres m'en font témoins. De Corge ; fi je ne f'ai pas vu hier, c'efï une nuit pour mon ar»our, qui a rencontré des ebffacles infurmcntables. Du tabac; m^n cceur eftfincère & fidéle. Du mufc ; /e fuis incapable de mentir. Une taffe d café ; je te facrifierois plutöt mille vies. Du (orail ; je mets tout ce que j'ai a tes pieds. De la canelle ; difpofe abfolument de moi. Une grenade; je fuis ton ferviteur fidéle». Un clou; ton efclave* Préfens des femmes.. Une poire; tu peux avoir quelqu'efpérance $ tu es rubis, je luis émeraude. M iv  184 Contes Une plume ; ne crains point, tu feras fou» lagé. De la terre; défais-toi de tes vieilles amours. Du miel; viens prendre poffeffion de mon cceur. Un oignon ; tes bras me tiendront lieu de ceinture. Des cheveux; ö toi, couronne de ma tête. Des jujubes; fais de moi tout ce que tu voudras. Du fil; Tefclavt fidéle de ton lit. De la couleur de rofe, doux roffignol de mon cceur. De iambre jaune; tu as d'uitres yeux que les miens. De la filaffe; mon cceur eft-U fêché contre moi, m'auroit-il abandonné ? Une pomme; ne t'éloignes pas de moi, ö printems de ma vie. Un concombre ; les rivales me vont défefpérer. Du fil d'or; il y a long-tems que je ne t'ai vu. De la couleur du vin ; pourquoi t'éloignes-tu de moi ? Une féve ; je n'ai pas dormi cette nuit. De la craye; tu m'as öté la raifon. Du cyprès ; viens au plus vïte au rendez* vous,  Orientaüx; affembler les favans de fon royaume, pour répondre a leurs queftions, & même pour leur en faire peut-être de fon cöté. Nourgehan, qui craignoit qu'une perfonne auffi jeune que Damaké, ne s'expofat trop légèrement, & ne fe tirat avec honte d'une pareille difpute, fit tous fes efforts pour ne lui point accorder fa demande; car l'amour propre que 1'on reffent pour ce que 1'on aime, eft fans contredit plus fort que celui qui peut intéreffer perfonnellement; fes remontrances furent inutiles. Les favans furent affemblés au nombre de douze; & dans 1'audience qu'il leur donna, le roi étoit placé fur un tróne fort élevé avec fes habits de cérémonie ; Damaké étoit plus bas, & Vis-a-vis de lui, couchée fur des carreaux, vêtue & coëffée dans la plus grande fimplicité, mais brillante de tous les attraits de la jeuneffe & de tous les dons de la nature , environnée des douze fages , vénérables par leur age & par leurs grandes barbes, appuyés comme elle fur une trés-grande table, autour de laquelle ils étoient afiïs. Les fages, qui ne favoient h quel deffein Nourgehan les avoit affemblés, furent trés - étonnés quand il leur fit part dn projet de Damaké; ils regardèrent 1'adverfaire qui leur étoit préfentée, & ne vouloient pas parler, ne doutant pas que le roi n'eüt deffein N iy.  2.iö Contes & je fus obligé de faire quelque féjour a Diou!,' oh je paffai pour me rendre dans le vifapour, ou je favois que je pouvois joindre votre majefté. Malgré mon impatience, j'étois obligé de raffembler plufieurs chofes qui m'étoient néceffaires dans mon voyage ; je profïtai de ce tems pour confidérer les beautés de cette ville. Le gouverneur , dont la richeffe & 1'opulence m'étonjnèrent, vint au-devant de moi le jour de mon arrivée, 6c me conduifit a fon palais; il me combla d'honneurs, & pendant mon féjour il eut pour moi les attentions les plus recherchées. Cependant elles étoient accompagnées d'une affeclation qui me rendoit volontiers fa fidélité fufpecte ; parmi les divertiffemens qu'il me procura, il feut m'engager k une promenade fur [la mer ; j'y confentis, &c nous.montames le lendemain fur une petite frégate qu'il avoit fait armer a ce deffein ; le tems étoit tel que nous pouvions le defirer , & notre converfatioa fut très-agréable. Le gouverneur de Dioul étoit affis au haut de la poupe; j'étois k fes cötés: un jeune garcon, beau comme le foleil, lui chatouilloit les pieds ; les vins les plus exquis étoient fervis fur une table que nous avions devant nous ; leur fraicheur & celle que répandoit la neige , dont tous les fruits étoient environnés, contribuoient h la volupté la plus fédui«.  Orientaux. 117 fante, quand les belles efclaves donnoient le tems de penfer a autre chofe qu'a leurs agrémens , ou bien aux talens avec lefquels elles chantoient, & jouoient de différens inftrumens. Notre promenade étoit donc accompagnée de tout ce qui pouvoit la rendre délicieufe ; &C dans le tems que je cherchois a dire au gouverneur quelque chofe qui put lui être agréable , j'appercus a fon doigt un fi magnifique rubis , que je ne pus me difpenfer de lui donner des éloges. Le gouverneur tira fa bague & me la préfenta ; je 1'examinai avec foin, & je la lui rendis ; j'eus toutes les peines du monde a 1'engager a la reprendre. J'en vins cependant a bout; mais voyant que je refufois abfolument de la garder, il en fut fi fiché, qu'il la jetta dans la mer. Je me repentis alors de n'avoir pas accepté un auffi parfait ouvrage de la nature; je le témoignai au gouverneur, qui me répondit que c'étoit ma faute. Cependant, continua-t-il, fi vous me promettez de 1'accepter, il ne me fera pas difficile de retrouver cette bague, qui véritablement étoit affez belle pour vous être offerte. Je crus qu'en ayant une autre a peu prés pareille, il alloit me 1'offrir; mais fans me dire autre chofe, il ordonna auffi-töt que 1'on conduifit le batiment a terre. Quand il y fut arrivé, il envoya un efclave demander a  n8 Contes fon tréforier un petit coffre qu'il lui dépeignïi; on jetta 1'ancre en attendan't le retour de 1'ef- clave. II fut prompt a exécuter les ordres qu'il avoit recus; 6c le gouverneur ayant tiré de fa poche une petite clef d'or, ouvrit le coffre, dans lequel il prit un petit poiffon du même métal & d'un travail admirable; il le jetta a Ia mer : auffi - tot il plongea , Sc fe fit voir quelque tems après fur la furface de 1'eau, tenant la bague dans fes dents. Les matelots v qui étoient dans le canot, le prirent a la main, 6c le portèrentau gouverneur, auquel ilremit la bague en remuant la queue; tout autre que lui n'auroit pu la lui arracher. Le gouverneur me 1'ayant préfentée de nouveau, il ne me fut pas poffible de la refufer, fur-tout en voyant qu'il redoubloit encore fes inflances. On remit le poiffon dans fon petit coffre, 8c on le renvoya au tréfor. Diafer, après avoir conté cette hiftoire, tira la bague de fon doig' , Sc la préfenta a Nourgehan, qui la trouva très-bel!e, Sc qui lui dit: Ne vous défaites jamais d'une chofe plus fingulière encore par la vertu du talifman qui vous en rend poffeffeur, que par fa beauté naturelle. Mais, continua-t il, vous auriez bien düfavoir dans quel tems, comment Sc par qui ce merveilleux chef d'ceuvre de 1'art avoit été conf-  Orientaux. 119 truit ? J'ai fait tous mes efforts pour m'en inftruire, lui répondit Diafer, mais ils ont été inutiles. Frappé d'un événement fi fingulier , je ne fongeai plus aux plaifirs de la promenade ; & le gouverneur me voyant tombé dans la revêrie , me -dit : La vie eft courte, profitez de tous fes momens, & jouiffez des plaifirs. Notre ame eft comme un oifeau renfermé dans la cage de notre corps; elle en doit fortir bientöt ; réjouiffez-vous pendant que vous le pouvez, vous ne favez pas fi vous exifterez demain. Je lui avouai que la curiofité m'avoit pénétré le fein; il me répondit : Je fuis au défefpoir de ne pouvoir vous inftruire, &c prononca ces paroles du ton dont on parle quand on ne veut pas répondre plus précifément: ne fongeons qu'a nous divertir, continua-t-il; je fuivis fes confeils autant qu'il me fut pofiible, & je fuis parti de Dioul fans avoir pu tirer aucun éclairciffement du gouverneur fur eet article , mais perfuadé que ce talifman étoit la fource de tous les tréfors dont il eft poffeffeur. Nourgehan termina 1'audience de Diafer, en Faffurant de fes bontés, s'il apportoit tous fes foins a Fadminiftration de la juftice; enfuite il alla rendre compte a Damaké de la converfation qu'il avoit eue avec fon vifir, & ha fit le récit du petit poiffon. J'aime les talifmans,  iso Contes lui dit ce prince, & ce petit poiffon me donne une extreme curiofité; je voudrois du moins en connoïtre 1'auteur. Cette belle étoile du firmament lui promit de faire tous fes efforts pour en être parfaitement inftruite. En effet, le lendemain Damaké lui dit que de tous les talifmans que le grand Seidel-Bekir avoit fait, il n'en fubfiftoit plus que quatre, fon bracelet, le petit poiffon dont Diafer lui avoit parlé, &c qu'elle lui préfentoit de la part du gouverneur de Dioul, ajoutant qu'il étoit arrêté par fes fidèles fujets, & qu'il le lui préfentoit pour obtenir la vie qu'il avoit mérité de perdre, ayant été pris les armes k la main contre lui, & un poignard très-peu orné qu'elle le pria d'accepter; les autres, continua-t-elle, ou font épuifés , car vous favez, feigneur, qu'ils ne font établis que pour un tems, ou bien ils ont été détruits par différens accidens. Pourquoi, reprit Nourgehan , le gouverneur de Dioul •n'a-t-il point voulu dire k Diafer que SeidelBekir étoit 1'auteur de celui qu'il poffédoit ? II 1'ignore, fire, interrompit Damaké ; peutêtre que honteux de n'en point être inftruit, il a feint de ne pouvoir le déclarer, comme tant d'autres hommes qui couvrent leur ignorance d'un myftère affetté. Mais quelle eft la vertu du talifman que vous m'offrez, lui dit  O R I E N T A -V X. ±%£ Nourgehan, en acceptant le poignard ? Je vais vous eninffruire, feigneur, continua Damaké, en vous rendant compte de ce que j'ai pu favoir du petit poiffon. II peut y avoir environ trois mille ans qu'il parut dans cette partie de 1'Afie que nous habitons, un homme nommé Houna, qai étoit fi grand qu'il fut furnommé Seidel - Bekir. C'étoit un fage qui poffédoit parmi tous les talens qui lui attiroient la vénération générale , la fcience des talifmans; mais a un degré li éminent que par leur moyen il commandoit aux étoiles tk aux conftellations. Malheureufement fes écrits ont été perdus ; ainfi 1'on ne peut faire aujourd'hui des talifmans pareüs aux fiens. Antinmour, roi de 1'Indouffan, ayant trouvé moyen de lier.amitié avec lui, Seidel-Bekir, pour reconnoitre fes fentimens, & quelques petits fervices qu'il lui avoit rendus, lui fit préfent du petit poiffon dont votre vifir vous a rendu compte. II a demeure toujours dans le tréfor d'Antinmour, tant que fa familie a fubfifté. Un des ancêtres du gouverneur de Dioul fe trouvant le vifir du dernier de cette race, quand fa famüle fut éteinte par les révolutions que 1'hiftoire des Indes décrit fort au long & que perfonne n'ignore, s'empara de cette curiofité, & fes fucceffeurs l'ont gardée avec foin jufqu'a ce  %n Contes jour. Non-feulement ce talifman rapporte tout ce que 1'on a laiffé tomber dans la mer, a celui è qui il appartient; mais quand il lui indique des chofes que 1'on veut faire retirer de eet élément, il va les chercher par fon ordre avec la plus grande exaclitude. Me voilé fatisfait, lui répondit Nourgehan, fur ces deux talifmans, & jamais prince n'a poffédé d'auffi grandes richeffes, & je puis véritablement me dire le roi de la mer. Que ne vous dois - je point, fouveraine de mon ame ! Mais de quelle utilité peut être celui dont la belle Damaké vient de me faire préfent? Seigneur, lui répondit-elle, en vous difant pour quelle raifon il a été compofé, vous faurez quelle eft fa vertu. On lit dans les révolutions de 1'Indouftan , qu'Antinmour voulut exiger injuftement un tribut de Keiramour. Celui-ci étoit trop foiblè pour réfifter aux forces de fon ennemi , ne fachant d'ailleurs a qui avoir recours , il réfolut de s'adreffer au fage Seidel-Bekir; il lui envoya fon vifir avec des préfens magnifiques; le fage les refufa, mais il fut fi touché de la fituation oh le roi fon ami fe trouvoit réduit, qu'il jura qu'Antinmour ne réuffiroit pas dans fes deffeins. Auffi-töt il compofa ce même poignard que je viens de préfenter a mon fouverain , interrompit Damaké, 8c le donna au  Orientaux. aij vifir. Dites a votre maitre de ma part, ajoutat-il, qu'il choififfe vingt des plus braves foldats de fon roysume , & qu'il remette le poignard entre les mains de celui qui les commandera. Ce poignard, ajouta-t-il, a la vertu, quand on Ie tire, de rendre invifible, nonfeulement celui qui le porte, mais tous ceux qu'il a deffein de faire participer a Ia vertu du talifman; fa volonté feule en décide. Keiramour, continua-t-il, enverra ces vingt perfonnes a Antinmour, avec une lettre par laquelle il rèfufera de payer le tribut qu'il lui demande. Keiramour, dans 1'excès de fa colère , voudra faire arrêter l'ambaffadeur. Alors le droit des gens étant bleffé, celui qui portera le poignard fe rendra invifible en le mettant a la main, &c prenant fon fabre de 1'autre , auffi bien que fa troupe, il fera tout ce que fa valeur pourra lui infpirer. Le vifir revint trouver Keiramour , & tout ce que Seidel - Bekir avoit ordonné fut exécuté. Le fils du roi fut chargé du commandement & de 1'exécution de cette grande entreprife. Antinmour devint furieux en faifant la lechire de la lettre qui lui fut préfentée. Que 1'on arrête , s'écria-t-il, eet ambaffadeur infolent. Alors le fils du roi ayant promptement tiré fon poignard & mis le fabre  H4 Contes a la main, coupa la tête a Antinmour, & fa fuite en fit autant a ceux qui compofoient le divan; & courans promptement dans la ville, on voyoit tomber un nombre infini de têtes fans favoir qui les coupoit. Après cette grande exécution , 1'ambaffadeur & fa fuite fe rendirent vifibles, & déclarèrent au peuple, dans 3a place publique, qu'il n'avoient point d'autre moyen pour éviter une mort certaine , que celui de fe foumettre a Keiramour, ce qu'ils firent avec plaifir. Ce poignard, continua Damaké, a été gardé long-temps dans le tréfor des princes de ce pays; peu k peu 1'on a oublié fon mérite & perdu le fouvenir de fa rare propriété ; & quand votre majefté a defiré quelqu'explication fur les talifmans , j'ai fu qu'il étoit k Balfora, chez un petit marchand juif qui vend fur le pont de cette ville toutes les ferrailles & les vieilles chofes que 1'on ramaffe ; il ne m'a pas été difficile de l'avoir en ma poffeffion; ainfi je n'ai point de mérite en donnant k mon fouverain feigneur un talifman qui me feroit abfolument inutile , pendant que Ja deftinée des rois peut malheureufement leur rendre de pareilles précautions néceffaires. Nourgehan fe récria mille fois fur 1'océan de fes libéralités, & lui dit: Souveraine de mon coeur, penfez-vous bien a tout ce que vous venez  OrIENTAUXó t2'5 venez de oie dire? Songez-vous qüe fi des talifmans confidérables par eux-mêmes, mais foibles en comparaifön de vous > ont excité rna curiofité, qüelle eft celle que vous devez me caufer ? Non, tous les fages & Seidel* Békir lui-même n'ont rien compofé de fi merveilleux que vous; vous ne faviez pas hier uil feul mot de 1'hiftoire de ces talifmans; aujourd'hui vous en êtes parfaitement inftruite» Ce poignard > ditril, en le montrant, étoit, il n'y a pas encore vingt-quatre heures , a Balfora , malgré 1'éloignement oh nous fommes de cette ville , vous me le donnez en ce moment j h'êtes - vous point fille de Seidel • Békir , ou n'êtes-vous point un fage vous-même? Da* maké rougit a ce difcours ; & Nourgehan 1'ayant encore preffée de parler, elle lui dit i Seigneur, le meilleur & le plus parfait moyen pour trouver ce que defire 1'objet qu'on aime, feroit affurément l'amour, mais je ne dois vous tien cacher* Peu de temps après que ma mère m'euf mis au monde, elle étoit au pied d'un palmier, jouiflant avec moi de la fraicheur du matin, fans penfer a autre chofe qua répondre par fes baifers a mes innocentes carefles, quand tout-a-coup elle fe trouva environnée d'une cour qui fuivoit une reine, belle, majeftueufej) Tome XXK ^  %i6 Contes richement habillée, & qui avoit elle-même un enfant dans fes bras. Malgré la pompe de fa fuite, & tout 1'appareil de la royauté, elle me careffa , tout enfant que j'étois. Et la reine, après quelques momens de féjour , dit k ma mère : II faut abfolument que 1'enfant que vous voyez 8c qui m'appartient, prenne du lait d'une mortelle; c'eft un ordre du grand Dieu, qui nous eft impofé, & je n'en puis trouver une ni plus modefte, ni plus fage, nidontle lait foit plus pur; faites-moi donc le plaifir, ajouta-t-elle a ma mère, de donner pendant quelques momens a tetter a mon enfant. Elle y conléntit avec plaifir ; 8t la reine , pour reconnoitre fa complaifance, lui dit: Toutes les fois que vous aurez quelque peine ou quelque defir , venez au pied d'un palmier male , coupez-en une feuille , brtilezla 8c m'appellez, je me nomme la Dive-Malikatada, 8c j'arriverai promptement a votre fecours; au refte, j'accorde le même pouvoir k votre petite fille quand elle aura 1'age de raifon. Ma mère, continua Damaké, n'a jamais importuné la Dive que pour les foins de mon éducation; Sc moi, feigneur , avant que de vous connoïtre je ne m'étois point adreffé k elle , 8c mon cceur ne formoit aucun defir. Depuis ce tems, dit-elle en rougiffant, je crains de 1'avoir importuné, tant lestroubles 8c les in-  Orientaux, ±\J tjuiétudes fe font emparés de mon ame!c'eft elle, comme vous le jugez bien, qui m'a fait connoitre Diafer , qui m'a di&é les réponfes que j'ai faites aux fages , qui m'a inftruit des talifmans, Sc qui m'a remis celui-ci. C'eft elle encore qui a fait arrêter le gouverneur de Dioul, Sc qui vous demande fa vie en reconnoiffance du poiffon que je vous donne de fa part; elle a même voulu Achevez donc, belle Damaké , lui dit tendrement Nourgehan; pouvez - vous, li vous m'aimez , me cachef quelque chofe?Elle a voulu, reprit Damaké, me donner un talifman de fa compofition pour être toujours aimée de votre grandeur, iriais je 1'ai refufé; eft-il en amour d'autre talifman que le cceur ? Nourgehan , frappé de plus en plus de tant de vertus Sc de tant de preuves d'attachement, ne voulut plus difrérer fon bonheur. II fit fur le champ afTembler toute fa cour Sc les grands de fon royaume : Je puis me vanter, leur dit-il, d'être le prince Ie pluS heureux de la terre, je poffède un bracelet qui me préferve de tous les poifons; tous les tréfors de la mer font a moi par le moyen d'un poiffon qui les va chercher a ma volonté dans le fond des eaux, Sc c'eft un préfent que m'a fait Damaké; quelle eft la princeffe qui peut apporter une femblable dot ? Ce n'eft pas tou£ Pij  iz8 Contes encore, elle m'a donné ce poignard qui rend invifible; 1 epreuve que je puis faire a vos yeux de ce magnifique talifman, vous convaincra de la vertu du petit poiffon d'or, dont il feroit plus long Sc plus difficile de vous convaincre; alors il tira fon poignard Sc difparut a leurs yeux. L'étonnement des fpeöateurs n'étoit pas diffipé qu'il voulut difparoitre avec tous fes officiers de guerre, Sc il difoit a fes magiftrats: Voyez-vous mon général un tel, Sc en un mot tous ceux qui me fervent dans mes armées? Non, lui répondoient-ils a chaque queftion. II celïa alors d'être vifible aux yeux de fes guerriers, Sc difparut avec les vifirs Sc tous fes gens de loi, voulant par ce moyen les convaincre pleinement, Sc ne point faire de jaloux. Remerciez donc avec moi le grand Dieu Sc fon prophéte, leur dit-il enfuite, de m'avoir rendu le plus puiffant prince de la terre; il fit fon aftion de grace avec une ferveur digne des bontés que le ciel avoit pour lui, & tous fes courtifans fuivirent fon exemple. Quand il eut rempli eet important devoir, il leur dit: Le plus grand vice du cceur humain eft affurément 1'ingratitude; c'eft a Damaké que je dois d'aufti grands tréfors; fa beauté feule, fon efprit Sl fes vertus mériteroient la reconnoiffance que je conferverai toute ma vie pout;  O R I E N T A V X. 11^ elle; mais Ia reconnoiffance doit être accompagnée de preuves, je veux donc en ce jour Punir a moi pour jamais. Toute la cour & les grands applaudirent a fon choix; & Nourgehan ayant ordonné qu'on allat chercher Damaké, elle parut avec toutes les graces modeftes dont la nature 1'avoit ornée. Quand le prince lui, eut donné la main en préfence du grand iman, Damaké qui s'étoit profternée devant fon époux, lüi dit a haute voix: En vous rendant compte des talifmans du grand Seidel-Bekir, je vous ai dit, feigneur, qu'il en fubfifloit encore quatre dans le monde, cependant vous n'en avez que trois. Ne fuis-je pas affez riche en vous poffédant, lui répondit Nourgehan, vous vous comptez apparemment pour le quatrième , mais vous les valez tous. Non, feigneur, lui répüqua Damaké, en baiffant les yeux, celuici vous manque, c'eft une bague d'acier qui fert a lire dans le fond des coeurs; d'autres a ma place regarderoient ce talifman comme nn danger, mais je le regarderai comme un bonheur, fi vous daignez long-tems vous intéreffer aux fentimens que vous avez gravés dans le mien; & fi j'ai le malheur de ne pas mériter cette intéreffante curiofité, il faura du moins vous faire connoitre, fans aucun doute , le caracfère & la fidélité de vos fujets. P iij  %}o Contes Dans eet inftant la dive Malikatada parut ■ avec toute fa cour, & pria leroi de paffer dans un jardin , que par fon pouvoir , Sc celui des génies , elle avoit orné avec une magnificence Sc un goüt achevés. Elle honora les noces de fa préfence, Sc Nourgehan vécut heureux, plutöt par l'amour & par les confeils de Damaké , que . par tous les talifmans qu'il auroit pu joindre a ; ceux dont il étoit poffeffiur. Moradbak ayant cefTé de parlef, Hudjiadge lui dit: voila de beaux préfens ceux-la ; une fille qui peut les donner en mariage doit choifir aifément fon mari. Damaké étoii heureufe, lui, répondit Moradbak, d'avoir la protecfion d'une «dive qui la mit en état de prouver fes fentimens d'une facon fi peu douteufe, Je ne ferois pas le cas qu'on pourroit s'imaginer de tous ces talifmans, dit Hudjiadge ; il faut avoir une furieufe crainte du poifon, pour porter le bracelet , & cette crainte eft elle- ■ même le plus cruel poifon. Je ferois peufenfible : aux richeffes que me procureroit le petit poif- > fpn, je n'aime pas les biens fi faciles; le nombre ! Sc la valeur de mes troupes valent mieux que le i poignard; Sc la bague ne ferviroit qu'a montrer ' qiie perfonne ne vaut rien, Conte*moi demair» i une hiftoire moins merveilleufe , tous ces évé--> neraens font trop diftkiles a eroire, Sc les plus >  Orientaux. 231 fimples conviennent beaucoup mieux a mon état. Moradbak lui obéit, & conta le lendemain 1'hiftoire fuivante. HISTOIRE De Jahia & de Meitnouné. Sous le regne de Selim H, & dans le tems de fes plus grandes profpérités , il y avoit a Conflantinople un jeune corroyeur qui fe nommoit Ifmené Jahia. II logeoit auprès de la porte de Narli, qui conduit aux fept Tours, & vivoit avec fa mère , a laquelle il étoit fort foumis. On le connoiffoit autant par fon babileté dans fa profeffion, que par les agrémens de fa figure. II étoit beau & bien fait; & fon coeur fenfible a 1'amitié 1'cngageoit a aller le plus fouvent qu'il lui étoit potfible , paffer quelques jours a Scutari pour voir fon ami Muhammed , 8c" fe réjouir avec lui. II entreprit un jour ce petit voyage , après avoir baifé la main de fa mère, & lui avoir laiffé prefque tout 1'argent qu'il avoit gagné. II fe mit dans un bateau ;& quand il fut arrivé a Scutari, il courut a la maifon de fon ami qui fut charmé de le voir, & qui lui dit: vous arrivez a propos, mon cher Jahia; on P iv  3.3* Contes m'a prié d'aller ce foir k la nöce d'un de mes voifins ; vous y viendrez avec moi, & nous nous y réjouirons . Puifqu'on vous a invité , lui dit Jahia, c'eft la même chofe que fi 1'on m'avoit prié moi même, tout le monde nous connoit pour être arms , ainfi 1'on ne fera point étonné de me voir arriver. Ils partirent fur le champ; ils furent bien recus; & 1'heure de la prière du foir étant venue , ils fuivirent la mariée k la mofquée , & la précédèrent k fon retour , felon J'ufage des Mufulmans. Ceux qui chantent les prières 1'accompagnèrent avec les imans jufqu'a fa porte , ou toute 1'affemblée lui dit adieu, Après les prières ordinaires, la mariée fut in-> troduite dans la chambre de fon époux ; on fervit le cherbet k tous les afluf ans , & tout le monde fe retira. Jahia & Muhammed allèrent avec quelques jeunes gens de leur connoiffance,dans une maifon particulière , pour fe divertir & boire du vin, Leurs têtes commencoient a s'échauffer , quand celui qui s'étoit chargé de leur verfer le vin leur dit j que ferons-nous k préfent, mes amis ? nous, venons de boire le dernier coup. Cette nouvelle les affligea d'autant plus qu'il étoit fort dangereiix d'aller chercher du vin (i), & la (?) On n'en yend que fur Jejs bord? de la Rie.r iik IS éjojent fort Jpin,  Orientaux. 235 défenfe d'en porter eft fi forte, qu'on a tout a craindre, même pendant le jour. Et fi on a le malheur d'être rencontré la nuit fans lumière & portant du vin , par ceux qui gardent la ville & qui veillent pour fa füreté, on ne doit pas efpérer la moindre grace. Après avoir rêvé a tous ces inconvéniens, il y en eut un de la com. pagnie qui répéta plufieurs fois, fans que perfonne lui répondit : fe peut-il qu'aucunde nous n'ait affez de courage pour aller chercher du vin ? Jahia, frappé de ce difcours , dit en luimême : je fuis ici le feul étranger ; ce difcours ne peut s'adreffer qu'a moi ; & fe levant auffitót, il s'offrit pour leur rendre ce ferviee. Muhammed témoigna fur fon vifage la peine que cette réponfe lui faifoit; &c prenant la parole : avez-vous jamais vu , lui répliqua-t-il , qu'un étranger foit employé a faire les commiffions des gens du pays ? ainfi, mon cher ami , je ne confentirai jamais a ce que vous propofez. D'ailleurs ne fachant pas les chemins, vous courez encore plus de rifque qu'un autre. Toute la compagnie en convint ; on le pria de ne point prendre cette peine; mais en louant fon courage, en admirant fa générofité, ces jeunes gens firent tout ce qu'il falloit pour 1'engager a foutenir ce qu'il avoit avancé, quoiqu'iis parufient lui dire" le contraire. Jahia,  134 Contes comme un jeune homme , ne douta point que fon honneur ne fut engagé a faire cette démarche. II redoubla donc fes inftances ; & ceux-ci qui nepenfoient qu'aux moyens d'avoir du vin, voyant qu'il ne s'en préfentoit point d'autre pour en aller chercher, dirent enfin a Mtihammed: ne vous oppofez pas è fon deffein, il a du courage 8c" de 1'adrelfe , fürement ii réuffira. Muhammed fe vit obiigé d'y confentir, Si Jahia prit deux cruches avec lefquelles il arriva très-heureufement au cabaret, il les fit emplir , Sc revint fur fes pas dans le deffein de retrouver fes amis. II y avoit déja long-tems que 1'heure de la prière du foir étoit paffee , ainfi les rues étoient défertes. Cependant Jahia appercut de loin une lanterne , au moment qu'il entra dans une petite place qui eft auprès de la Validé. Cette lumière venoit a lui de facon qu'il ne pouvoit ni fuir, ni fe détourner; car en revenant fur fes pas, le bruit qu'il auroit fait auroit nonfeulement engagé a le pourfuivre , mais il auroit bientöt été arrêté par les bords de la mer. D'un autre cöté , il ne pouvoit abandonner les cruches dont il étoit chargé ; c'étoit ne pas s'acquitter d'une commiffion qu'il avoit entreprife , & il auroit été honteux de paroitre devant fes amis, fans leur apporter du vin. Pen-  O r i e n t a u y; 235 dant'qu'il faifoit ces réflexions, & qu'il craignoit que cette lanterne ne fut celle du guet, celui qui la portoit approchant toujours, il remarqua que c'étoit un jeune homme qui précédoit un vieillard fuivi d'un autre efclave. La phifionomie de ce vieillard marquoit une grande fageffe ; fa barbe blanche pendoit jufqu'a fa ceinture ; il avoit un baton d'une main 6c un chapelet dans 1'autre. Jahia fe colla contre le mur pour les laiffer paffer, dans 1'efpé.ance qu'ils na 1'appercevroient pas. Mais , quand ils furent auprès de lui, il entendit que le vieillard prioit Dieu , 6c qu'il difoit: Seigneur, au nom de tous les cieux, des fept terres d'Adam & d'Eve , des heureux prophètes, des faints, des jufles, Sc des vertueux, je fuis arrivé aujourd'hui a la quatrevingtième année de mon age; le plus beau tems de ma vie eft paffe, 6c vous m'avez fai. jufqu'ici la grace de ne me laiffer jamais manquer d'höte, C'eft aujourd'hui la première fois que j'aurai foupé feul, vous le favez . grand Dieu , combien cela m'eft impofhb'.e ! Je fupplie donc votre divine majefté, fi elle eft contente des hommages que je lui ai rendus pendant un fi grand nombre d'années , de me faire trouver quelqu'un avec qui je puiffe fouper Sc m'entretenir, Jahia le regardoit avec une frayeur qui le rendoit immobile • 8c le genre de prières le  23^ Contes faifoit trembler. Ne feroit-ce point la quelque grand prophéte, difoit-il en lui-même? que deviendrai-je , s'il peut s'appercevoir que je porte du vin! Ces réflexions le tourmentoient, quand il remarqua que le Cheik ( car il le reconnut pour tel) cherchoit a découvrir les objets, malgré 1'obfcurité de la nuit, & que 1'ayant appercu lui-même, il dit auffi-töt a celui qui 1'accompagnoit d'approcher la lanterne? Pour lors il le regarda avec beaucoup d'attention ; & Jahia , quelque defir qu'il en eut, ne pouvoit fe jetter a fes genoux a caufe des cruches dont il étoit chargé. Le Cheik commenca par remercier Dieu de la rencontre qu'il avoit faite, & lui dit enfuite : vous voyez , jeune homme , quelle eft ma reconnoiffance pour le grand Dieu, & combien je lui fuis obligé de m'avoir accordé la grace de vous trouver ici. Sans vous je n'aurois pas foupé; venez donc dans ma maifon , ne refufez pas quelqu'un qui vous invite avec inftance. Ces paroles redoublèrent 1'embarras de Jahia: aflurément, difoitil en lui-même, ce vieillard eft un faint; j'ai déja mérité la colère de Dieu en portant du vin: fi je vais m'attirer la fienne en le refufant, j'augmente encore mes fautes. Cependant fi j'accepte fa propofition , je n'oferai jamais paroitre devant ceux qui m'attendent. Dans cette incerti-  Orientaux. 137 tude, il gardoit un profond filence; & le Cheik voyant qu'il avoit toujours les mains fous fon habit, fe douta qu'il cachoit quelque chofe; & pour terminer fon embarras, il avanca la main, fouleva la robe de Jahia, & lui dit en voyant les cruches: je me fuis bien douté que le vin vous faifoit rougir; mais ce n'eft point avec moi que vous devez être embarraffé. De quel cöté voulez-vous aller ? Je vous accompagnerai, ou du moins je vous fuivrai de loin, pour vous fervir d'efcorte: en un mot, je ferai tout ce qu'il vous plaira ; mais je vous déclare que je ne veux point retourner chez moi fans vous. Jahia rafluré par la douceur du vieillard , & charmé de ne point effuyer de reproches fur une chofe auffi défendue , lui conta naturellement pourquoi il s'étoit chargé de cette commiffion: mes amis m'attendent avec impatience, ajouta-t-il, jugez vous-même de ce que je puis faire, & ordonnez. Le vieillard lui répondit: mon fils, votre parole me fait autant de plaifir a entendre que la plus belle perle pourroit m'en faire a voir. Vous devez féduire tout le monde , & vous avez gagné mon coeur ; fachez donc que celui k qui vous infpireztant d'eftime, eftle cheik Ebulkiar né k Magnefie. Depuis 1'age de fept ans que je fuis établi k Scutari, je fuis parvenu a celui de quatre-vingt ans, fans avoir  Contes jamais foupé feul; & par une grace particuliere de Dieu, on fait tant de voeux & de facrifices , que j'ai de quoi donner a manger a ceux qui viennent chez moi. Quand par hazard il ne s'eft point préfenté d'étrangers, lorfque la prière du foir eft finie, & que je n'ai plus d'efpérance d'en voirarriver , j'entre dans la mofquée, je choifis celui qui me convient le plus : je 1'engage k me fuivre , & je le recois du mieux qu'il m'eft poflible. Non-feulement il ne m'eft venu perfonne aujourd'hui, mais tous ceux que j'ai invités dans la mofquée, m'ont donné des raifous qui les difpenfoient de fe rendre a mes prières. Me voyant fans efpérance, je me fuis adrefféau grand Dieu : il m'a exaucé en m'accordant, felon mon defir , un höte aufli agréable que vous. Mais , continua-t-il, il n'eft pas jufte de vous faire perdre le mérite que vous avez eu a vous acquitter d'une commiffion fi difficile; je vous attendrai ici , vous demanderez k vos amis la permiffion de les quitter , vous pouvez leur dire que vous craignez que le vin ne vous incommode , & que vous en avez trop pris. Vous viendrez me rejoindre, & vous ne vous repentirez pas du plaifir que vous me ferez. Je vous jure, par le grand Dieu , que je demeurerai ici jufqu'a votre retour. Je compte fur votre parole ; ainfi vous êtes le maitre de m'y  ORIENTAUX. -.39 faire paffer Ia nuit. Alors il s'allit fur une pierre: vous me trouverez a cette même place , lui ditil encore , en lui faifant ligne de s'éloigner. Jahia, de plus en plus raffuré, ne pouvoit s'empêcher de dire en lui-même : je dois remercier Dieu d'avoir rencontré un homme fi obligeant, & qui paroït s'intéreffer autant a moi. Ainfi prenant congé du cheik , il lui dit: je vais m'aoquitter de ma commiffion. Je vous promets de vous rejoindre auffi-tot que je le pourrai ; &, fans avoir parlé a mes amis de 1'heureufe rencontre que j'ai faite , je compte ne vous plus quitter , vous confacrer le reffe de mes jours , baifer vos mains, me conduire mieux que je n'ai fait par le paffe , & m'attachant pour ma vie k votre fervice , mériter d'entrer en paradis avec les mufulmans : en achevant ces motsil le quitta. II eut bientöt rejoint fes amis: fon premier foin en arrivant, fut de remplir leurs verres, & de placer les cruches fur la table. La joie de fon retour fut d'autant plus grande qu'ils avoient perdu toute efpérance de le revoir. Son ami Muhammed, qui avoit été le plus inquiet de tous, ne fut pas des derniers a 1'embraffer : on lui donna des éloges qui 1'élevoient au-deffus des plus grands hommes. Mais quelques inftances qu'ils lui fiffent, pour 1'engager  140 Contes a reprendre fa place, ils ne purent y réuifir. Tout ce que je vous dernande , leur dit-il, pour récompenfe du petit fervice que je vous ai rendu, c'eft la permiflion de me retiren Non-feulement je me trouve fatigué; mais quelques-uns de mes amis étoient dans le cabaret oü j'ai été, ils m'ont fait boire avec tant de précipitation que j'en ai la tête un peu embarraffée; ainfi, je vais, avec votre permiflion, me repofer chez mon ami Muhammed. Ils eurent beaucoup de peine a confentir a fon départ; cependant ils le prefsèrentd'autant moins, qu'il affecla d'être troublé par le vin ; mais il ne lui fut pas aifé de fe défendre des empreffemens de fon ami qui vouloit 1'accompagner, Dés qu'il les eut quittés, il fe rendit promptement au lieu oii il avoit laiffé le cheik qui 1'attendoit , comme il le lui avoit promis. Pénétré de fes bontés , & dans la réfolution d'être fon difciple , il fe profterna devant lui, & lui baifa les pieds. Le cheik le reIe va & le ferra contre fon fein en lui difant: o mon fils, pourquoi en ufez-vous ainfi? Enfuite illoua fon éxa£titude, & le prit par la main: allons promptement au couvent, lui dit-il, avec une tendreffe infinie. Ils fortirent de Scutari; &, paffant au-deffous de 1'höpital des lépreux, ils arrivèrent a un jardin, dont la porte refTern* bloita celle du palais d'un roi, ck dont les murs étoient  O R I E N T A U X. 24t étoient d'une hauteur prodigieufe. Noüs fommes enfin arrivés au couvent, lui dit le vieillard, & nous n'avons plus que du plaifir a attendre. Alors il frappa a la porte; une fille demanda qui frappoit; elle ouvrit k Ia voix du cheik. Jahia fut tranfporté hors de lui-même en la voyant fans voile ; car elle étoit jeune & jolie; elle les éclaira avec une lampe d'argent dans laquelle brüloit uue huile remplie de parfums agréables. Cette maifon parut a Jahia un lieu de délices: On voyoit k chaque ccin de ce veftibule éclaird par un grand nombre de lampes d'argent, un grand fopha avec un chanzichin (1) ; le milieu étoit occupé par un baffin revêtu de marbres les plus rares, & rempli d'une eau fi claire que 1'on découvroit fans peine une infinité de poiffons, dont le mouvement réjouiffoit la vue. Le tour de ce baffin étoit orné de différentesfleurs charmantes, & par leur émail & par leur odeur. Jahia prit place fur le fopha; cependant, fon efprit étoit frappé de tous les objets qui fe préfentoient a lui; il ne pouvoit concevoir pour quelle raifon le cheik qui ne lui avoit parlé que d'un couvent, le conduifoit dans un palais fi magnifique. Le vieillard qui s'appercut de fon étonnement , lui dit: confiez-moi le fujet de vos (i) Ou fenêtre eu faillie. Tomé XXV. Q  141 Contes réflexions; ne vous ai-je pas dit que je vous regardois comme mon fils ? Croyez qu'il eft peut-être plus heureux d'être adopté par un cheik, que d'être en effet fon fils; 1'adoption eft libre, elle vieht du cceur, ainfi 1'on doit en être flatté. Soyez donc tranquille , vous êtes dans ma maifon, vous me tiendrez compagnie, nous pafferons une partie des nuits a nous divertir. Je vous laifferai tout moh bien, en attendant que 1'ange de la mort vienne m'enlever; rien ne vous manquera. Mais comme vous êtes felon mon cceur, ajouta-t-il, tout ce que je defire, c'eft que vous occupiez ma place , & que 1'on vous voie rétablir les anciens ufages de notre fublime religion. En achevant ces mots , il pafla dens une chambre voifine , d'oii il fortit quelque tems après, avec un habit ft couvert d'or & d'argent, qu'on 1'auroit pris pour celui d'un roi. Quand il fe fut placé aux cötés de Jahia, les efclaves apportèrent de grands plats de porcelaine garnis de pierreries magnifiques, & remplis des mets les plus exquis, parfumés d'ambre & de mufc. Jahia fut étonné de cette magnificence, & la furprife de tous fes fens 1'empêchoit de parler. Le cheik lui dit: Je fuis arrivé a la vieilieffe ou vous me voyez, fans m'être jamais habillé de cette facon; j'ai toujours prié Dieu de me  ÖRIENTAÜX. donner un fils, mon grand age m'empêche d'en efpérer. Je lui ai demandé ce matin un homme aimable que je puifTe adopter, il a exaucé mes vceux en vous envoyant vers moi, ainfi je fais tout ce que j'imagine qui peut lui témoigner la joie & la reconnoiffance du bonheur que jeprouve; au refte, les cheiks font h fort dans 1'habitude d'examiner les étrangers qu'ils recoivent, que j'ai connu fans peine toutes les bonnes qualités qui font en vour, J'ai vu que vous avez de la foi &c de l'amour pour la vertu; mais apprenez, pour diminuer 1'étonnement ou je vous vois, que noii9 fommes dans notre état au-deffus de toutes les magnificences que vous voyez, par le peu de cas que nous en faifons. Au furplus, fi vous aimez le vin, vous pouvez vous fatisfaire; vous favez qu'il eft permis aux derviches d'en faire ufage; le fcandale public eft affurément la feule chofe que 1'on doive éviter; regardez - moi «donc comme votre père en- toutes chofes, & fuivez le genre de vie que j'ai embraffé dès mon enfance. Ce difcours rappela a Jahia la première idéé •qui s'étoit préfentée a fon efprit quand le cheik 1'avoit abordé. ii le prit pour un prophéte & plutöt pour le prophéte Elie ( ï ) que pour (i) Les Turcs le reconnoiffent pour prophéte. Qij  244 Contes tout autre, k caufe des rapports qu'il lui trouyoit avec ce faint homme. Cependant ces lieux de délices, ces richeffes, ces pierreries, & le grand nombre -de femmes efclaves qu'il voyoit aller &c venir pour le fervir s'oppofoient k cette idéé , auffi bien que le vin que 1'on avoit apporté en très-grande quantité. Quelquefois il s'imaginoit que le cheik étoit un enchanteur, qui prenoit k fon gré toutes fortes de figures : mais quel peut avoir été fon deffein, en me conduifant ici, difoit-il en lui-même? Quelle raifon auroit - il de me tromper ? Que puis-je craindre ? Mon argent & mes richeffes ne peuvent tenter perfonne; & je ne fuis pas affez beau pour qu'il ait quelqu'autre deffein: .voyons comment tout ceci finira. Le vin qui eft défendu, fous peine de la vie, dans les couvents, étoit ce qui furprenoit le plus Jahia ; par conféquent, il regardoit toujours les vafes brillans qui le renfermoient; & le cheik fe doutant de fa penfée, lui dit: Ne croyez pas, mon fils , que je fois capable de boire du vin, je n'en ai fait apporter que pour vous. Le vin que nous buvons nous autres cheiks eft un vin du paradis; qu'on en apporte , dit-il: auffi-töt, on lui préfenta une bouteille d'or. Ce fut alors qu'ils fe mirent k table, & le cheik, au milieu du repas, lui donna de ce  Orientadx. 245 vin : il trouva qu'il reffembloit k un cherbet compofé de fucre , d'ambre & de mufc , & qui par conféquent avoit une odeur plus agréable que celle du vin. Plus Jahia voyoit de chofes furprenantes, plus il étoit perfuadé que Ie cheik furpaffoit tous les autres miracles; ainfi rien n'égaloit le refpeft avec lcqucl il ctoit devant lui. Pourquoi, lui dit le cheik, êtes-vous toujours plongé dans des réflexions au lieu de vous livrer au plaifir ? Seigneur, lui répondit Jahia, Texcèsdevos bontés m'étonne; je crains toujours que mon bonheur ne foit un fonge, & je ne puis m'empêcher de me rappeler une hiftoire qui a quelque rapport avec ma fituation. J'aime les hiftoires, reprit le cheik, & je trouve qu'elles augmentent le plaifir d'être k table. II le preffa de la lui raconter, & Jahia commenca en ces termes: H I S T O I R E D'un Derviche. M ustapha Pacha Stambol Effendi, ou prévöt de Conftantinople, avoit engagé, plufieurs fois de fuite, un affez grand nombre de  2.46 Contes fes amis a fouper chez lui. II y avoit dans cette compagnie un derviche qui paroiffoit homme d'efprit, quoiqu'il n'eüt jamais dit un feul mot, quelque propos que 1'on eut mis en avant. Son filence parut fi fingulier, qu'il fervit fouvent d'amufement a tous les conviés, qui même en firent des plaifanteries; mais on fut très-étonné, quand, au bout de quelque tems, j le derviche éleva la voix, & pria tous ceux qui fe trouvoient a table de choifir un jour pour venir fouper & fe divertir chez lui. La crainte de faire mauvaife chère fit balancer la compagnie; & quand elle accepta la propofition, ce fut en le priant de recevoir quelqu'argent pour le mettre en état de faire une dépenfe qui paroiffoit au-deffus de fon état, mais il le refufa; on fixa le jour, & on le pria de dire oh il falloit fe rendre. II répondit qu'ils fe trouveroient dans la mofquée de fultan Mehemmed, & qu'il leur ferviroit de guide. On fut exact au rendez-vous, & on prit la précaution d'acheter en chemin plufieurs pro- ■ vifions, pour fuppléer a. la médiocrité du repas ; que 1'on s'attendoit afrouver chez le derviche. , II parut dans la mofquée a 1'heure qu'il avoit : indiquée. Ce fut avec étonnement qu'on le : trouva trés - proprement vêtu &C paré d'un 1 tablier de toile des Indes. II recut la compagnie :  Orientaux. 247 avec une extréme politeffe, & la conduifit chez lui. Sa maifon parut un véritable palais; & quand on fut auprès de la porte, on vit fortir trente pages qui prirent les conviés fous les bras, & les aidèrent a monter dans une chambre dont les fophas étoient couverts de drap d'or. Ces mêmes pages les précédoient enfuite pour les faire paffer dans une autre pièce encore plus magnifique. On apporta devant chaque perfonne un brafier d'argent avec leurs pêles & leurs pincettes de même métal. Quand on fut affis, on fe regarda avec autant de honte que d'embarras, en fe rappelant que 1'on avoit apporté des provifions dans un palais fi fuperbe ; & 1'on convint de les jetter par la fenêtre, fans que le derviche put s'en appercevoir. Quelque tems après on drefla quatre tables d'argent; le linge dont on les couvrit étoit un tiffu d'or. On fervit a manger dans la plus magnifique porcelaine de la Chine. On apporta fur chacune de ces tables trente plats dhférens, & les pages n'oublièrent aucune des attentions qui pouvoient rendre leurs fervices agréables. Le deffert fut encore plus magnifique que tout ce qui 1'avoit précédé. Les confitures étoient parfaites; & le derviche, non content de tout ce que 1'on en avoit mangé, voulut encore que tout le monde en emportat avec profuüon. Q iv  24$ Contes Quand le fouperqui fut très-long, fut fini, on prépara des lks qui répondoient a toute la magnificence que 1'on avoit vue. Les couvertures & les draps étoient brodés en or; 6c quand on fut prêt k fe mettre au lit, le derviche apprit a toute la compagnie que fes pages étoient autant de filles, qu'il avoit deflinées pour leurs plaifirs. Chacun choifit celle qui lui parut la plus agréable, 6c fe coucha. Le fommeil fuccéda k leurs plaifirs; mais quel fut leur étonnement le lendemain en s'éveillant, de fe trouver dans une tour ruinée, couchés fur la terre , couverts d'une mauvaife natte de jonc , n'ayant que des pierres pour traverfins, avec une groffe büche k leurs cötés. Pour leurs hab.its, ils étoient rangés auprès d'eux dans 1'état ou ils les avoient laiffés. lis eurent beaucoup de peine k fortir de ces ruines, 6c des bourbiers qui les environnoient. Ils entendirent en fortant de la tour, une voix qui leur dit: Ne vous mocquez póint une autre fois de ceux qui gardent le filence. Le cheik charmé de cette hiftoire, loua beaucoup la facon dont elle avoit été contée , 8c but plufieurs verres de fon vin du paradis a la fanté de Jahia , que tant de bontés rendoient confus. Enfuite il lui toucha dans la main, 6c lui dit: Mon fils, mertez - vous a votre aife  Orientaux; 149 avec moi; que votre vifage foit ouvert comme une rofe , & reconnoiffez , comme je fais, la bonté de Dieu; je vous ai demandé k lui, & il vous a accordé a mes prières. Ayez confiance en Dieu ; ayez confiance en fes miniftres , qui en font les images vivantes; imitez le marchand dont parient les annales des merveilles , tk. dont je vais vous conter 1'hiftoire. H I S T O I R E Du marchand de Bagdad. \J n marchand qui partoit pour faire le commerce de 1'Inde , vendit tout ce qu'il poffédoit, & quitta fon pays avec Pargent qu'il lui fut poffible de raffembler. Après s'être recommandé aDieu, dont il étoit grand ferviteur, il fut d'abord affez heureux , & il ne fit aucune mauvaife rencontre; mais enfin il fut attaqué k quelques journées de Mafulipatan, par des voleurs, qui ne lui lahTèrent rien, & qui le réduifirent par conféquent, k la cruelle néceflité de demander 1'aumöne pour fe rendre a la ville.' Quand il fut arrivé, il s'informa avec loin  acjo Contes de la maifon du plus riche marchand de cette ville, & fe rendit chez lui. II lui raconta fes malheurs , & le pria de lui prêter mille fequins. Celui-ci voulut favoir s'il avoit des gages ou quelque bonne caution a lui donner. Le marchand de Bagdad lui répondit: les voleurs ne m'ont rien laitTé ; mais vous ferez content de ma caution ; c'eft Dieu qui vous répond de ce que vous me prêterez. Le mar- ! chand de Mafuüpatan touché de cette réponfe , lui compta les mille fequins fur fon fimple billet, dans lequel, a la vérité, ils voulurent énoncer 1'un & 1'autre, que Dieu étoit \ garant de cette fomme. Le marchand de Bagdad partit; & 1'argent j qu'il avoit emprunté profita fi bien , qu'au j bout de 1'année il fe trouva dans Ormus, riche de cinq mille fequins. II feroit parti pour fa- j tisfaire a 1'engagement qu'il avoit pris, car le terme étoit au moment d'expirer; mais par I malheur il étoit dans la mauvaffe faifon , & J il n'y avoit aucun batiment qui voulut courir les rifques de la mer. II fut fi touché de ce contre-tems,, qu'il en tomba malade de chagrin. ; Enfin mettant toute fa confiance en Dieu, il prit un morceau de bois, le creufa & y renferma mille fequins, avec une lettre adreffée au marchand de Mafulipatan dont il étoit créancier. II gau- \  OrI-ENTAUX. 2-1 dronna trés - exaflement le mcrceau de bois, & le jetta a la mer , en difant: Mon Dieu, vous êtes mon répondant; daignez faire tenir eet argent a celui qui ne me fa prêté que fur la foi de votre faint nom. Dès-lors la fatisfacfion d'avoir rempli fes engagemens , lui fit retrouver fa première fantéDieu voulut bien exaucer fa prière; Sc ce même jour le marchand de Mafulipatan , en fe promenant dans une c-haloupe fur la cöte , appercut un morceau de bois, dont la forme lui parut fingulière. Quelques-uns de fes efclaves voulurent le prendre, mais il les évitoit toujours; enfin il s'en approcha lui-même, Sc le prit avec la plus grande facilité. II fut trèsétonné de voir fon adreffe écrite fur le gaudron; il Fexamina avec plus de foin, 1'ouvrit» Sc trouva 1'argent Sc la lettre qui ne lui laiffoit aucun doute, Sc qui lui fit admirer la puiffance Sc la bonts de Dieu. Quand la mauvaife faifon fut paffée , le marchand de Bagdad appréhendant que Dieu n'eüt pas exaucé fa prière , prit avec lui les mille fequins qu'il avoit empruntés, Sc vint trouver celui auquel il les devoit. Mais d'aufii loin qu'il 1'appercut , il lui cria : Celui qui avoit répondu pour vous ma fatisfait; voila votre billet déchiré; vous n'avez plus a faire  152 Contes a moi , c'eft a Dieu. Reconnoiffez tous les bienfaits que vous en avez regus en 1'adorant & en le fervant fans cefTe. Jahia pénérré de cette hiftoire, redoubla les afTurances de fon attachement pour le cheik, & de fa reconnoiffance envers Dieu. C'en eft affez, lui dit le cheik avec un air de bonté. Alors il fit apporter un grand nombre d'habits royaux, & quand on les eut mis en pile fur le fopha : Je vous fais préfent de tous ces habits, dit-il a Jahia, & toutes mes efclaves font a votre difpofition; ce dernier trait fit rougir le jeune mufulman. Mais pour diffiper eet embarras , le cheik remplit un verre de ce vin célefte , & Jahia le but fans prefque favoir ce qu'il faifoit. Enfin le cheik s'étant appergu que le vin commencoit a faire quelqu'effet fur la tête de fon höte, il fit prendre des inftrumens a toutes fes efclaves, qui les touchèrent fur les modes les plus tendres, & deftinés pour les chants amoureux. Jahia en fut fi ému, qu'il commenca a lever un peu plus les yeux , & a jouir de tous les plaifirs qui lui parurent comparables a ceux du fultan. Cependant il n'avoit pas encore affez bu pour être abfolument fans inquiétude; il n'ofoit regarder les belles efclaves qui environnoient leurs tables. Le cheik qui 1'examinoit conti-  Orientaux. i Tu feras contente un jour de mes fentimens, lui répondit Zahidé ; je ferai, je te le jure , tout ce qui fera en mon pouvoir. Et voyant que cette affurance calmoit un peu les efprits de la tendre Mouna ; elle pourfuivit ainfi : Tu Tornt XXV X  3zz Contes me parois bien jeune pour être ici depuis Ik ans ? J'avois douze ans, feigneur, quand j'y fuis arrivée. Mais ce qui m'étonne moi-même, ajouta-t-elle , c'eft qu'il ne s'eft fait aucun changement dans toute ma perfonne. Cela n'eft pas dans 1'ordre de la nature, interrompit Zahidé , tu ne parois en effet avoir que douze ans. Cependant le nombre prodigieux d'étrangers qui font venus ici, & a qui on t'a livrée , auroient dü hélas ! fi c'étoit un honneur defiré par mes compagnes d'être choifies, j'aurois été bien malheureufe; tu es le premier qui m'ait accordé une préférence que je ne m'attendois pas a trouver fi cruelle : oui , cher fultan de mon cceur, elle fera le malheur de ma vie. Un fecret preffentiment m'avoit fans doute empêché de la defirer jufqu'ici, cependant dés que je t'ai vu, tu m'en as fait naïtre 1'envie. J'ai fouhaité de baifer tes beaux yeux ; j'ai eu envie de t'embraffer , & de ne me jamais féparer de toi. Les rofes du parterre de ma vie ne font point encore fanées ; tu en conviens toi-même; pöurquoi donc , cruel, m'accables-tu de rigueurs ? Que diront mes compagnes ? Comment paroitrai-je devant elles , quand elles fauront les mépris dont tu m'accables ? J'étois plus heureufe quand je n'avois pas été choifie , ajouta-t-elle en fondant en larmes. Confole-toi, ma chère Mouna ,  Orientaux. 323 reprit Zahidé avec une douceur infinie $ je ne puis encore ine réfoudre a te quitter ; avoue ingénuenieht a teS compagnes que je fuis uri homme përdu d'amour pour la princeffe ; ta vanité en aura moins a fouffrir. Cependant je té promets de te rendre tendreffe pour tendreffe , fi tu veux me rendre un fervice qui m'eft effen* tieh Que ne ferois-je point pour mériter tes faveurs, lui répondit Mouna avec une tendreffe hiêlée de larmes ? II faut, pourfuivit Zahidé | que tu cherches a pénétrer les raifons de la corbeille myftérieufe, & celles de 1'accueil que la princeffe paroit obligée de faire a tous ceux qu'elle conduit ici. Ce que j'ai vu ; le peu que tu viens de m'apprendre $ le myftère que 1'on obferve dans le compte que Pon rend au roi ert préfence de fon confeil, tout me paroit cacher des vérités fingulièrés ; tu me rendras compte demain de ce que tu auras découvert, je te promets de ne point choifir d'autre efclave, ainfi nous aurons le tems de nous revoir. Si c'eft un moyen de t'attendrir pour moi, lui dit alors ïa belle Mouna, fois affuré que je ferai mes efforts pour revenir inftruite. Alors Zahidé fe retira pour dormir fur un coin du fopha , & dit a Mouna de fe placer a 1'autre extrémité* Quoi! je ne dormirai pas même a tes cötéss'écria Mouna , le cceur pénétré de douleur? Non, lui X ij  324 Contes répondit Zahidé, les chofes ne peuvent être autrement; il faut faire ce que je defire. Mouna fut donc obligée de lui obéir ; mais elle paffa toute la nuit dans les pleurs & dans les loupirs. Quand 1'oifeau aux ailes d'or fut prêt a fortir de fon heureux nid, avec tous les agrémens de fa beauté, elle s'arracha de ce lieu, non fans avoir foulagé fon cceur par un baifer qu'elle donna a la belle Zahidé , qui fe dégagea même avec beaucoup de peine de fes embraffemens. Cependant elle la conjura, en la quittant , de s'informer avec foin des chofes qu'elle vouloit favoir, & lui donna rendez-vous pour le foir. Mouna s'éloigna avec peine de 1'objet de fon amour; & Zahidé fe trouvant feule, s'abandonna a toutes les réflexions que tout ce qu'elle voyoit, & 1'intérêt qu'elle prenoit a fon frère, pouvoient lui caufer. Elle parcourut les deux jardins; elle examina le pavillon du tróne, dans 1'efpérance de faire quelque remarque, dont elle pourroit profiter. Mais tous fes foins furent inutiles; la porte qui fervoit a la princeffe pour entrer dans le jardin avec fa cour, étoit grande & revêtue de marbre blanc, orné de bronzes dorés; elle étoit exactement fermée, & ne permettoit point que 1'on vit a travers. Ce fut a confidérer tous ces objets, & a faire toutes ces réflexions, que Zahidé paffa cette feconde journée.  Orientaux: 315 Quand la nuit fut venue , la princeffe parut a fon ordinaire, mais avec encore moins de gaieté que la veille. Zahidé courut k elle & lui témoigna d'autantplus d'intérêt & de vivacité, qu'elle favoit la caufe de fon chagrin. La princeffe lui dit, en répondant aux difcours flateurs qu'elle lui tint: quoi donc, étranger, c'eft ainfi que vous reconnoiffez toutes mes bontés? Vous paroiffez plein de douceur & de politeffe; vous cherchez k me féduire; cependant vos adtions ne répondent point k votre extérieur. Que peut me reprocher la fultane de grandeur ? En quoi fon efclave peut-il lui avoirdéplu,s'écria la belle Zahidé en tombant k fes genoux ? Vous avez accablé mon efclave de mépris, reprit la princeffe avec chagrin; quel peut - être le motif d'une femblable froideur ? L'amour que vous m'avez infpiré, lui répliqua tendrement Zahidé : oui, belle lune du monde, eet amour rend mon cceur incapable de tout; la plus belle des houris me feroit a préfent indifférente. Donnez - moi vos belles mains; permettez-moi de foulager, en les baifant, le feu qui me dévore ; daignez prendre pitié d'un malheureux que vos rigueurs réduiront au tombeau. Plus la princeffe étoit embarraffée , plus elle affeétoit de paro&re contente, plus elle vouloit témoigner de coquetterie , &• plus Zahidé redoubloit d'exprefnons X rij*  |xéj Contes vives , de tendres proteftations & d'empreffemens, Quand l'amour eft maitre du cceur , eftil ppffible d'être coquette ; la princeffe donnoit donc fa main a Zahidé, lui difoit un mot tendre , ou la regardoit avec douceur; mais fon cceur lui reprochoit auffi-töt une atf ion qu'elle n'avoit pas même commife. Elle cherchoit a diftraire Zahidé de fon amour, en lui faifant remarquer une efclave, foit pour applaudir, foit pour critiquer fa danfe , fa figure ou fes talens. Dans d'autres inftans , elle fe récrioit fur un morceau de la mufique ou fur un couplet des paroles. Quelquefois Zahidé fe prêtoit par pitié a ces détours & a ces faux fuyans infpirés par l'amour, Elle en aimoit trop le motif, pour n'avoir pas cette complaifance. Cependant pour fe eonvaincre du bonheur de fon frere , tantöt eHe la remercioit de fes bontés ; tantöt elle expliquoit en fa faveur le difcours , ou le gefte le plus indifférent; & ces procédés mettoient la princeffe au défefpoir, d'autant que Zahidé avoit également refufé de fe livrer a la féduéfion que les vins exquis qu'on lui préfentoit fans ceffe pouvoit lui caufer ; c'étoit une reffource que la princeffe avoit recommandée a fes efclaves de ne pas négliger. L'heure de fe retirer étant venues la princeffe propofa , felon 1'ufage, une nouvelle efclave a 1'étranger, mais il la refufa, go^rneuneinfulte. La princeffe en fut allarmée;  Orientaux. 327 elle infifta fur la Loi, avec beaucoup d'aigreur, & Zahidé lui dit: fultane de mon cceur , puifque vous me forcez a choifir encore une de vos efclaves , je vous obéirai, quoiqu'elle me foit parfaitement inutile , je n'en prendrai point d'autre que la belle Mouna. La princeffe alors fe retira ; mais elle appella Mouna , & lui dit, fans pouvoir être entendue : fi tu m'aimes , ma chere Mouna, emploie tous tes foins pour plaire a eet étranger; jamais nous n'en avons vu de plus importun ; tu peux feule fauver mes trifles jours , ils font en tes mains. Mouna n'avoit pas befoin de 1'envie d'obliger fa fouveraine, pour défirer de plaire au jeune étranger. Elle promit avec fincérité a la princeffe de ne rien négliger pour exécuter fes ordres. Quand Zahidé fe vit feule avec Mouna: estu plus inftruite que tu ne 1'étois hier ? hélas , non, lui répondit la tendre efclave; mais je t'aime, & je n'ai rien oublié pour te fatisfaire : dans le nombre de celles qui nous fervent, nous avons une efclave dont Fage efl fi confidérable „ & la fidélité fi connue , qu'on lui permet de fortir, & d'aller quelquefois a la ville ; c'eft a elle que je me fuis adreffée pour te fatisfaire ; jel'ai priée de s'informer de ce que tu as envie de favoir. Voyant qu'elle n'en étoit inftruite que trèsimparfaitement, malgré le rifque que nous X iv  3*8 Contes courons 1'une & 1'autre , en faifant de pareilles recherches , l'amour que j'ai pour toi m'a rendue fi éloquente; j'ai f911 fi bien 1'engager par de petits préfens, qu'elle doit avoir été eet aprèsmidi trouver une marchande de fes amies , qui vivoit dans une efpèce de confidence avec la feue reine; elle m'a promis de 1'engager a lui dire tout ce qu'elle peut favoir fur ce qui fe paffe ici. Voila , cher étranger , ce que j'ai pu faire pour te contenter. Zahidé lui témoigna fa reconnoiffance , & la forca a prendre un écrain de diamans , pour récompenfer, dit-elle , la vieille efclave , & la marchande. Garde tes diamans , lui dit mille fois la tendre Mouna; quand ils pourroient me fervir, valent-ils un baifer que rien ne t'empêche de me donner ? une careffe que tu pourrois me faire ? une tendreffe que tu pourrois me témoigner ? Pöurquoi veux - tu diminuer 1'ohligation que tu peux m'avoir ? Mais tu n'es qu'un ingrat. Parle, puis-je te montrer plus d'amour ; puis - je m'expofer k de plus grands dangers, pour adoucir la froideur & 1'ingratitude de ton cceur? Rien ne peut égaler ma reconnoiffance , lui répondit Zahidé; mais tu vois bien que youlant être inftruit, je ne m'expoferai point k un départ préejpité ; ainfi je ne puis encore répondre a ton amour fans être. bien écla;ré fur le fecret  Orientaux. 329 de la corbeille, de Ia princeffe & du jardin: c'eft un parti pris ; crois-moi donc , continuat-elle , paffons la nuit comme nous avons fait celle d'hier. Quelqu'affligeante que cette propontion put être pour la belle efclave , le ton décidé de Zahidé lui fit voir qu'il y falloit confentir; &c ce tems deftiné pour les plaifirs, ce tems confacré par la liberté la plus complette , fut encore employé par elle dans les larmes, les foupirs & les fanglots. Mais quand la nuit ceffa d'attrifter 1'univers, Zahidé, pour 1'engager k ne rien négliger fur les éclairciffemens qu'elle lui avoit promis, 1'appella pour lui donner un baifer d'amitié, auquel elle ne s'attendoit point, & qui la mit au comble de fes vceux. Zahidé paffa la journée avec plus d'inquiétude qu'elle n'en avoit eu la veille ; elle fentoit que malgré tous fes foins elle ne pouvoit éviter que la corbeille ne la reportat le lendemain a Medouchan , ou que la tromperie ne fut reconnue. L'un & 1'autre de 'ces événemens 1'afïïigeoient également, puifqu'ils la mettoient dans la néceffité de s'éloigner, fans avoir rien découvert pour la confolation de fon frère. Tout ce qu'elle put faire , fut de s'abandonner a une efpérance générale, &c k la réfolution de mettre a profit , fuivant 1'occafion , tout ce qu'elle pourroit apprendre la nuit fuiyante,  33© Contes Enfin Ie foleil permit aux étoiles de paroltre , & la princeffe arriva plus troublée & plus inquiète qu'elle ne 1'avoit encore été. Zahidé de fon cöté ayant 1'efprit plus occupé, leur fouper fut encore plus férieux que les précédens. Les helles vierges fe regardoient fans ceffe avec étonnement; les inftans de filence qui furvemoient fréquemment étoient abfolument contre Fufage du jardin. Auffi quand Ia princeffe pouvoit s'en appercevoir , elle le rompoit tout d'un coup par le premier difcours qui fe préfentoit, öc qui n'étoit pas toujours digne de la jufteffe de fon efprit. Zahidé cependant qui vouloit foutenir le röle qu'elle avoit commencé , lui dit: Eh quoi! belle reine de mes volontés , il femble que vous foyez plus contrainte avec moi que vous ne 1'avez été les deux autres jours. Pöurquoi troublez-vous, par des inquiétudes , le bonheur que j'ai de voir la reine de mes penfées } Que puis-je dire , reprit la princeffe , k un homme qui fe dit mon amant & mon efclave, & qui cependant cherche a me déplaire ? Moi I je cherche k vous déplaire , reprit Zahidé avec vivacité ! Moi, qui donnerois ma vie pour un inftant de vos plaifirs. Ce dikours eft ordinaire, interrompit la princeffe; vous fentez aifément qu'il ne peut réparer le tort que vos procédés pour mon efclave vous font dans mon efprit»  Orientaux. 331 En un mot, continua-t-elle, fi mon amant ne m'eft pas foumis , que devrois-je en attendre, fi j'avois le malheur de le voir mon mari ? Croyez donc que ie perdrai plutöt le jour , que de me foumettre a un homme fur lequel j'ai fi peu d'empire , & qui dédaigne mes préfens. Que vous êtes injufte , s'écria Zahidé Croyez- moi , vos plaintes font inutiles'; elles ne me perfuaderont point, pourfuivit la princeffe en colère ; choififfez une efclave , & féparonsnous ; c'eft le mieux que nous puiflions faire. Zahidé la pria de vouloir bien encore lui laiffer fa fidéle Mouna , & elle lui fut accordée , malgré 1'étonnement que cette conftance caufoit k la troupe des vierges, & le peu d'efpérance que la princeffe en tira. Quand les portes du jardin furent refermées. un empreffement égal les engagea, 1'une a faire des queftions , & 1'autre a y répondre : Bel étranger, lui dit Mouna , avec la vivacité du fentiment qui compte avoir réuffi, l'amour m'a fait tout découvrir. Ah ! ma chère Mouna, que je t'ai d'obligation , interrompit Zahidé : ces tendres mots payèrent 1'efclave de toutes fes peines. Voici , dit-elle, ce que la vieille m'a rapporté ; & c'eft,je crois, tout ce que nous en pourrons favoir.  33* Contes H I S T O I R E De Gulfoum, & du roi des Génies. Le roi de Medouchan , père de la princeffe Zoulouch & du prince Badanazer, qui règne aujourd'hui, mourut il y a dix ans; & la belle Gulfoum, fa femme , gouverna fes états avec un confeil de vifirs que le roi avoit établis avant fa mort , fes enfans étant encore trop jeunes pour fe paffer d'auffi fages précautions. Gulfoum étoit belle & jeune encore : le bruit de fa beauté fut bien-töt augmenté par la fageffe de fon gouvernement, & 1'attention avec laquelle elle s'appliqua toute entière a 1'éducation des princes fes enfans; car les vertus du cceur augmentent toujours les agrémens extérieurs. Le roi des génies fut inftruit des perfeöions de cette reine ; il douta long-tems que fa réputation ne fut exagérée. Pour en juger lui-même, il parut a fa cour; & 1'admiration de fa verüu devint bien-töt un amour effréné; mais plus il acquit de force , plus il caufa fon malheur, La reine avoit confacré une éternelle fidélité au roi fon époux ; & jamais le roi des génies n'en put obtenir que des marqués de  Orientaux. 333 reconnoiffance pour les offres de fervice qu'il lui faifoit fans ceffe , & pour toutes les attentions dont en quelque facon il 1'accabloit a tous les inflans. La reconnoiffance feule eftun mépris pour un amant: ainfi l'amour de ce roi redoutable fe convertit bientöt en fureur. II chercha long-tems ce qu'il pourroit faire pourfe venger de 1'indifférence de la reine, & réfolut enfin de la punir d'une facon qui lui fut fenfible , fans paroitre cependant perfonnelle. Cette fage reine, remplie de tous les bons fentimens, avoit apporté tous fes foins pour former la princeffe Zoulouch a toutes les vertus qu'elle avoit elle-; même pratiquées ; & le génie ne pouvant lui en öter les principes & les premières impreffions, réfolut de la priver du moins des apparences , èc d'affliger par ce moyen une mère tendre & vertueufe. Pour exéeuter fon deffeuf, il fit entendre h ceux qui compofoient le confeil, qu'il ne falloit jamais confentir que le royaume dé Medouchan fut partagé, ce que la reine Gulfoum feroit néceffairement par le mariage de la princeffe Zou* louch. Mais comme il n'eft pas de la bonne politique , ajouta-t-il de retrancher tout d'un coup les priviléges & les ufages d'un pays , il faut attacher une fi grande difficulté , & tant d'apparences oppofées a 1'idée que 1'on a de la  334 Contes conduite d'une princeffe k marier , que jamais Zoulouch ne puiffe trouver aucun prince qui la veuille époufer. Et fi par hazard elle fait un mariage inégal, dès-lors le confeil (era en droit de s'oppofer k lui donner la moitié du royaume* Cependant faifant [réflexion qu'il n'étoit pas jufte qu'une jeune princeffe, & qui n'étoit coupable d'aucun crime, fut k plaindre , & vécut dans la trifleffe : il ajouta qu'il croyoit avoir imaginé les moyens de fatisfaire k tous les inconvéniens. Le confeil le remercia des bonnes intentions qu'il témoignoit pour la grandeur 6t la confervation de 1'état, & le pria de lui faire part de fon projet en entier , dans la réfolution ou il étoit de 1'exécuter. Alors il leur propofa de raffembler les bals , les feftins, & les belles efclaves , dans un lieu de délices qu'il fe chargeoit de faire batir; & pour la confolation de la princeffe & de fa cour, il lui promit qu'elles ne s'appercevroient jamais , tant qu'elles habiteroientle jardin, d'aucune impreflion des années, & qu'elles conferveroient la fraicheur, la jeuneffe & la beauté qu'elles auroient au moment que le jardin feroit conftruit. Ce n'eft pas tout encore , continua-t-il, les étrangers ne feront jamais tranfportés que par une corbeille qui leur fervira , feit en allant, foit en revenant. Elle ne fe chargera jamais que de ceux qui fe  Orientaux. 33^ font déterminés par leur propre volonté, & jamais que d'un feul k la fois ; & quand le précédent fera de retour, toute autre voie que la corbeille fera févérement interdite aux curieux, ajouta-t-il. Cependant, pour raffurer encore la vertu de ceux qui compofoient le confeil, il promit que tous ceux qui fuccomberoient aux charmes des efclaves, ou fe livreroient trop aux délices des vins que 1'on ferviroit, feroient aufli-töt remportés dans la corbeille ; mais que cependant ils ne feroient pas traités avec autant de févérité que ceux qui manqueroient de refpect a la princeffe. Mouna, pour fon intérêt particulier, s'étoit bien gardée de dire a Zahidé , que celui qui feroit affez réfervé pour réfifier pendant trois jours aux épreuves du jardin , feroit en droit d'époufer la princeffe Zoulouch. Ces conditions, pourfuivit - elle , furent acceptées ; le roi des génies eut bien-töt mis toutes les chofes dans 1'état qu'elles ont paru a tes yeux; & pour attirer des étrangers, il fit dire dans la ville de Medhouchan , que 1'on pouvoit fe préfenter a la corbeille , pour voir des chofes nouvelles , & goüter des plaifirs finguliers. Une telle efpérance eut bien-töt raffemblé des curieux; auffi leur nombre feroit difficile a compter. Le génie approuvé par le Confeil, mit donc fon projet en exécution; on  336 Contes arracha Zoulouch des bras de fa tendre mère $ pour la conduire aux plaifirs de ce jardin ; & Gulfoum fut pénétré de douleur, en apprenant le détail des foupirs de la princeffe. Le roi des génies s'éloigna pour éviter les reproches dont elle le vouloit accabler ; elle témoigna fon reffentiment a Ceux qui compofoient le confeil; mais ils en furent quittes pour alléguer 1'intérêt de 1'état; & Cette fage reine voyant que fon malheur étoit fans remède , ne puty furvivre, & mourut après avoir langui quelque tems. Le roi Badanazer , en montant fur le tróne , a approuvé & luit exatfement une loi conforme a fes intéréts ; c'eft ce qui oblige les efclaves d'aller lui rendre compte tous les matins des procédés de 1'étranger qui les a préférées. Voila, feigneur, ajouta la tendre Mouna , tout ce que j'ai pu découvrir. Que tu peux aifément me faire oublierle danger auquel mon indifcrétion m'expofe; tiens-moi la parole que tu m'as donnée: rends-moi heureufe. Je voudrois le pouvoir , reprit Zahidé avec douceur. Qui t'en empêche, cruel, pourfuivit 1'efclave ? Ne me parle plus de l'amour que tu reffens pour la princeffe; fonge que tu ne la verras jamaiis. Le chagrin ,que. tu fentiras de fon abfence me promet une vèn-r geance qui ne peut, hélas ,me fatisfaire; je vois que tu cours a ton malheur; j'en fuis pénétrée d'avance  Orientaux. 337 d'avance , moi qui donnerois mon facg pour ton bonheur. Mais, lui répondit Zahidé, quelle certitude peux-tu me donner de la vérité de ton hiftoire ? Tu as de 1'efprit; qui me répondra que tu ne 1'as point inventée , pour m'engager a la reconnoiffance ? Achève, cruel, achève de m'accabler , interrompit la tendre efclave , en verfant un torrent de larmes; fuppofe moi des talens pour me noircir par des vices. Le véritable amour eft incapable de menfonge; tu ne le connois point; tu n'aimes que ma peine ; mais je faurai me venger. Que je fuis malheureufe, s'écria-t-elle ! C'eft donc en vain perfide , que pour te fatisfaire , j'ai découvert un fecret que je ne devois pas chercher a pénétrer; c'eft en vain que je Tai trahi pour t'en inftruire ; je le vois , tu porteras la trahifon jufqu'a découvrir a la princeffe ce que je viens de t'apprendre, &c tu verras mourir fans regrêt une fille qui t'adore: mais je faurai t'empêcher de la revoir. J'efpérois que tu me donnerois au moins les derniers momens de ton féjour dans ce jardin, qui ne fera plus pour moi qu'un lieu d'horreur; un mot, ft tu aimes la princeffe , va te rendre aufli maf, heureux que moi; l'amour m'avoit engagée k t'en faire un myftère. Apprends donc que la princeffe eft a toi demain fi tu la veux époufer, & fi je veux te rendre juftice. Mais plutöt qus Tornt XXV. Y  33$ Contes de confentir au bonheur de ma rivale, je faurai me parjurer. ( De quoi l'amour exceffif n'eft-il pas capable! ) Je vais déclarer devant toute la cour que tu as fuccombé cette nuit; tu perdras la fortune a laquelle tu me facrifies; je fervirai la princeffe , qui Craint plus que la mcrt de t'époufer. Enfin, quoiqu'il m'en puiffe coüter, tu ne triompheras point de mes malheurs; malgré ta froideur, j'affurerai avec joie que tu m'as rendu juftice, Sc tu retourneras dans la corbeille , pour te livrer a la trifteffe Sc aux regrêts. Zahidé fut très-embarraffée de ces menaces; le parti qu'elle avoit a prendre n'étoit pas aifé. Que feroit-elle devenue fi elle eut été obligée d'époufer la princeffe ? Ainfi le peu d'efpérance d'être utile a fon frère, Sc la crainte de périr inutilement pour lui, lui firent regarder la vengeance que Mouna méditoit, comme le feul moyen qui la put tirer d'embarras en la renvoyant dans la corbeille. Tes réflexions me fontelies favorables, reprit Mouna, qui s'étoit appercAie de 1'agitation de fon efprit ? Non , lui répondit Zahidé , aucune de tes menaces ne m'a frappée ; prenons quelque repos. Tu feras tout ce qui te conviendra, lui dit-elle avec fierté; je ne te crains point. Mouna pénétrée d'une auffi grande conftance dans fes mépris} Sc plus affligée de ce dernier difcours qui  Orientaux. 339 révoltoit encore plus fon amour propre , prit le parti de lui obéir, malgré la rage qu'elle avoit dans le cceur, & fe retira fur Pextrémité du fopha, agitée de mille penfées différentes. Zahidé n'éprouvort pas moins le torrent de mille penfées. Cependant la laffitude & le befoin qui fe font aifément fentir fur un cceur exempt de paffions, lui permirent de fe livrer au fommeil. Mouna qui ne dormoit point , & qui 1'examinoit fans ceffe , ne put regarder ce fommeil que comme une dernière infulte; peu s'en fallut qu'elle n'immolat cette malheureufe princeffe a fa vengeance , dans le deffein de ne lui pas furvivre elle-même; vingt fois elle en forma le projet; vingt fois elle regarda fon poignard; mais enfin , voyantparoitrele jour, elle voulut encore dévorer des yeux celui dont elle alloit être féparée pour toujours. Elle fe leva pour s'en approcher , elle 1'examine avec tranfport; elle veut au moins lui donner encore un baifer; elle regarde avec foin fi elle ne trouvera point quelque bagatelle qui lui ait appartenu , pour en faire fon plus grand tréfor , & la confolation de fon abfence. Enfin dans le défordre du fommeil fes yeux fe déiillent. Zahidé lui paroit une femme : plus elle examine, plus elle en eft convaincue; elle en croit a peine fes yeux; elle n'en peut plus douter; une gorge admirable &C y ij  Contes plus d'a moitié découverte eft la moindre de fes eertitudes; le bandeau de fa paflion tomba dans Pinftant; fes defirs s'éteignirent ; elle re-trouva fa première innocence : en un mot, ce fut une autre Mouna. Son amour propre qui n'étoit plus offenfé des procédés qu'il avoit eïTuyés, ramena la juftice dans fon cceur, &£ lui repréfenta fon devoir dans toute fon étendue. Elle fortit , & fit éveiller la princeffe, pour lui faire part de ce qu'elle avoit découvert. Zoulouch toujours occupée de la paffion qu'elle avoit pour 1'étranger , excédée des épreuves oii fa malheureulé fituation la réduifoit, & que fon amour pour le roi Kemfarai lui rendoit encore plus infupportable , craignant de plus de fe voir obligée quelque jour a donner la main a quelques-uns des étrangers que Ia corbeille lui apportoit fans ceffe , fut charmée du récit de Mouna , & fe détermina fur le champ a époufer 1'étrangère , qui felon les apparences n'oferoit jamais découvrir un fexe qu'elle auroit autant d'intérêt a cacher qu'elle-même. Ce projet fatisfaifoit pleinement les fentimens de fon cceur, & lui donnoit un prétexte raifonnable pour quitter un genre de vie qu'elle ne pouvoit plus foutenir. Elle promit donc a Mouna de lui donner la liberté,&I  Orientaux. 341' de faire fa fortune , fi elle ne déclaroit point ee qu'elle avoit découvert de 1'étranger , 6c fi. elle fe contentoit de dire qu'il n'avoit point encore fuccombé cette troifième nuit. Mouna lui obéit; 6c quand elle eut fait au roi Badanazer Sc a fon confeil fa déclaration conforme a la volonté de la princeffe: Voyons donc, dit-il , un époux que nous attendons depuis fi long-tems % voyons le plus modéré de tous les hommes. Auffi-töt il donna ordre adeux vifirs de fortir , & de fe faire fuivre par tous les officiers de fa couronne Sc de fa maifon , pour aller chercher dans les jardins du génie 1'étrangec qui devoit époufer la princeffe fa fceur. Ses ordres furent exécutés; 8c les vifirs trouvèrent la princeffe encore endormie. Ils fe rangèrent en grand filence autour d'elle, avec toutes les marqués de leur dignité , 8c demeurèrent les yeux baiffés, fans ofer rcgarder celui qui devoit être le beau-frère de leur roi. Cependant Zahidé s'éveilla, 8c fon étonnement fut extréme de fe voir au milieu d'une cour fi brillante , fi foumife Sc fi taciturne, pendant qu'elle s'attendoit a fe trouver dans la fatale corbeille. Ou fins-je, dit-elle plufieurs fois è Le grand vifir profterné devant elle , ne répondit a fes queftions que par fes refpects, 6c la prière qu'il lui fit de confentir a le fuivre*. Y iij  34* Contes Zrhide fe rendit a fes inftances; tout ce qu'elle voyoit re la devoit pas allarmer: elle fuivit donc cette pompeufe cour, & bien-töt elle arrivé dans le palais du roi , qui la regut fur fon tröne , la princeffe Zoulouch étant a fes cötés : Viens, lui dit-il, étranger , dont la fidélité Sc" la modération méritent d'être récompenfées; apprends-nous du moins ton nom, ton pays 6c ta profellion; ton beau-frère ne doit point ignorer ton hiftoire : fuis-nous fur-tout le détail de tes royaumes Si de tes valles états. Zahidé qui n'étoit pas accoutumée au ton ironique que 1'on employoit avec elle, fe jetta aux pieds du roi, Sc" lui dit : Que votre majefté pardonne aux fentimens qui m'ont conduite ici; je fuis trop fincère pour en impofer plus longtems. Zoulouch qui craignoit qu'elle ne découvrit un fecret fur lequel elle établiffoit fon repos, voulut 1'interrompre; mais Zahidé, pour apprendre du moins a la princeffe 1'état cruel oh l'amour avoit réduit fon frère , continua de parler en ces termes: Seigneur , Kemfarai A ce nom la princeffe Zoulouch rougit , Sc" Zahidé continua, fans paroitre s'en appercevoir. Mon frère , dit-elie , eft un roi jeune &C malheureux , qui meurt d'amour pour la princeffe Zoulouch; il n'a pu réfifter aux piéges que 1'on préfente dans vos états aux étrangers , Sc la  Orientaux. 343 corbeille en 1'enlevant 1'a rendu le plus malheureux des hommes. Je lui fuis attachée par une amitié fi tendre , que je n'ai pas voulu le laiffer mourir fans chercher a lui donner quelque confolation. Je me fuis donc expofée fous le déguifement que vous voyez, a tous les hafards d'un des plus grands voyages, & j'ai tenté 1'aventure de la corbeille. Quoi! vous n'êtes pas un homme , reprit le roi ? Non , fire , je m'appelle Zahidé , lui répondit-elle en fe frottant le vifage avec une liqueur qu'elle avoit apportée a ce deffein , & levant Ion turban qui laiffa tomber les plus beaux cheveux du monde, elle parut fi belle que Badanazer en fut frappé , & fentit de l'amour pour la première fois de fa vie. Peu s'en fallut qu'il ne tombat a fes pieds. Cependant ne voulant pas paroitre fi différent de ce qu'il avoit toujours été, & rougiffant encore d'un fentiment qui lui étoit inconnu, il lui dit avec une fauffe fierté : La tromperie que vous nous. avez faite , Zahidé, mériteroit la mort; qui fait même fi vous nous dites la verité fur votre naiffance illuftre; mais je fais grace k vos charmes. Vivez prés de Zoulouch, fans efpoir de revoir jamais votre frère , ni de retourner dans fes états ; pour vous , ma fceur , continuez a chercher un époux ; Zahidé n'eft pas conforme a la loi. y iv  344 Contes Les deux princeffes fe retirèrent; & Zoulouch qui, malgré le rapport du nom , n'ofoit fe flatter que celui qu'elle aimoit fut le même dont Zahidé venoit de lui parler , lui fit tant de queftions , & Zahidé lui rappella tant de circonftances, que Zoulouch tranfportée d'être aimée de celui qu'elle adoroit, réfolut de s'expofer a tout, plutöt que de retourner dans les jardins du génie. Badanazer ne fut pas long-tems fans venir voir celle qui le faifoit foupirer. II voulut lui parler de fon amour; mais quoiqu'elle le trouvat fort aimable , elle le traita avec la plus grande févérité. Le prince s'en plaignit; & Zahidé lui dit, que s'il vouloit lui plaire , elle vouloit employer fur !a"princeffe Zoulouch , 1'autorité que les loix impofées par le roi des génies , & approuvées par fon confeil, lui donnoient fufKfamment. Badanazer fit quelques difficultés, mais il finit par lui.dire: Je confens k tout ce que vous defirez , autant que la chofe peut dépendre de moi, & je n'aurai plus d'autre volonté que la votre. Dès ce moment, dit-elle,je défens les foupers du jardin; & je ne veux plus que la corbeille parte pour aller chercher des étran. gers. Je fuis obligé de vous avertir , reprit le roi, que tout ce que vous défendez regarde le roi des génies ; vous lui parlerez vous-même 3  Orientaüx. 345 ajouta-t-il, il m'eft aifé de le faire arriver ; tout ce que je peux en cette occafion, c'eft de joindre mes prières aux vötres. Mais ma fceur, continuat-il, ne fe mariera donc jamais ? Pöurquoi donc, reprit Zahidé ? La loi m'ordonne, interrompit Je roi, de faire éprouver dans les jardins conftruits par le roi des génies , 1'époux que le fort lui deftine. Tout ferment qui a pour objet une chofe impoffible ejl nul, lui répondit Zahidé avec un air d'autorité dont le roi fut étourdi. J'en vais faire un plus fimple, & que j'obferveraireligieufement, continua-t-elle. Vous m'aimez, fire, dit-elle avec modeftie ? Eh bien , je vous promets de vous époufer, fi vous pouvez vous priver pour l'amour de moi, d'une chofe dont le befoin & le plaifir réunis vous prefferont de jouir; & je vous donne trois jours pour y réfifter. J'y confens , reprit Badanazer , de quoi voulez-vous que je me privé ? II n'eft rien que je ne fois capable de faire , pour vous prouver combien je vous aime. Je ne vous connois point encore affez pour exiger des facrifices, lui répondit-elle; mais fi vous m'aimez, vous pourriez fans doute vous priver de la chofe dont je vous aurois prévenu; cependant je ne veux d'autre juge que vous-même, & je m'en rapporterai uniquement a votre bonne foi. Badanazer la quitta pour aller réfléchir avec fon miniftre, 6r  34^ Contes trouver quelque privation éclatante. II avoit pris congé des princeffes jufqu'au lendemain au foir, paree qu'il devoit aller a la chaffe. Après avoir long-tems penfé, il fe perfuada qu'il avoit trouvé ce qu'il cherchoit ; Je n'aime que la chaffe des tigres , vous le favez, vifir, j'irai a celle des gazelles , que je ne puis fouffrir; c'eft un facrifice que je fais a la belle Zahidé; c'eft une privation que je m'impofe ; nous verrons ce qu'elle en dira. Non , quand il pafferoit cent tigres devant moi demain , ajouta-t-il, je n'en tirerois pas un, j'en jure ; c'eft un parti qui la doit convaincre, &c de mon amour & de la facon dont on peut réfifter. Pendant que le roi prenoit ces arrangemens, les princeffes trouvèrent moyen de charger un homme, qui devoit fuivre ce prince a la chaffe» de faire ce qu'elles ordonneroient; elles étoient trop unies d'intérêt pour ne pas travailler de concert. Zahidé fut occupée une partie de la nuit d préparer ce que l'officier qui connoiffbit parfaitement le pays lui promit de faire reneontrer au roi. Les princeffes fe reposèrent enfuite , & attendirent le retour de Badanazer, qui revint triomphant auprès d'elles: Et s'adreffant a la fceur de Kemfarai: Vous affurez donc, belle Zahidé , que 1'on ne peut fe contraindre ? Affurément j'y fuis parvenu aujourd'hui , j'ai fait  Orientaux, 347 par rapport a vous , une chaffe des plus infipides. Je ne crois pas que 1'on m'y retrouve de long tems. Vous êtes donc content de vous, reprit Zahidé; voyons ce que vous avez fait. J'aicouru la gazelle, lui dit-il avec confiance. De quel cöté vous a mené la chaffe ? De celui du bois des palmiers, répondit-il; mais a propos , pourfuivit-il, vous ne favez pas ce que j'y ai trouvé; du cherbet admirable, environné de neiges dans des vafes qui formoient la plus agréable décoration; vous jugerez de la bonté de cette liqueur , ajouta-t-il, j'ai donné ordre que 1'on vous en apportat. Vous en avez donc gouté, interrompit la princeffe ? Sans doute, reprit le roi. Mes officiers m'ont en vain repré* fenté que je ne devois pas m'expofer a boire une chofe que 1'on n'avoit point vu travailler; mais il faifoit chaud ; le cherbet paroiffoit fi frais, il m'étoit préfenté d'une facon fi agréable , que je me fuis mocqué de toutes les repréfentations. Je m'en fuis bien trouvé; jamais on ne m'a rien fervi d'aufli parfait, ni qui m'ait fait autant de plaifir. Cet aveu me fuffit, prince, & vous m'avez rendu la parole que je vous avois donnée. Que voulez-vous dire , reprit vivement le roi, quoiqu'un peu interdit; il faifoit chaud, j'ai bu ; efl-ce un mal de boire quand on a foif ? Voila votre loi décidée , reprit  348 C O N T E S Zahidé , en baifTant modeftement les yeux; jugez vous vous-même. Vous ne pouvez pas dire que vous n'étiez pas fuffifamment averti du piége innocent que je vousaitendu, 6c auquel Vous avez fuccombé , malgré toutes les raifons que vous aviez pour réfifter. Au refte, c'eft moi qui ai fait le cherbet que vous avez trouvé, 6c je fuis charmée qu'il vous ait fait plaifir. Quand 1'embarras du roi fut un peu pafte, il ne fentit plus que les charmes de 1'efprit de Zahidé , Sc les agrémens de fa figure, 8c lui dit en tombant a fes genoux : Je me rends; mais quelqu'envie que j'aie de vous contenter, je ne puis rien ordonner de ce que vous défirez fans le roi des génies; il faut abfolument avoir fa permiffion ; vous fentez bien , cortinua-t-il, que le confeil n'oferoit caffer ce qu'il n'a décidé que fuivant fon avis. Cependant il faut n'avoir rien a fe reprocher pour faire ce que la belle Zahidé peut déftrer. Je puis engager le roi des génies a fe rendre ici; dans quelques momens vous pourrez lui parler 1'une 8c 1'autre , ajouta-t-il. Les princeffes y confentirent avec joie; 8c fur le champ Badanazer écrivit le nom du roi des génies 8c le fien fur quelques feuilles du plus beau papier peint 8c doré qu'il y eut dans ie palais. II les brula fur un feu de bois de landal öc d'aloës, 8c le génie parut  Orientaux. 349 Les princeffes lui repréfentèrent la fituation de leurs ccenrs , & 1'embarras oii les réduifoit la cruauté de fon ordre. Zahidé même lui fit fentir avec fineffe, qu'il avoit mis une forte d'humeur dans cette affaire. II convint de s'être plus d'une fois reproché la févérité de fa conduite ; mais, ajouta-t-il, belle Zoulouch, fi je détruis 1'enchantement de la corbeille , fongezvous que le tems & les années reprendront tous leurs droits fur votre jeuneffe & fur vos agrémens ? Oui, feigneur , j'y penfe , & je m'y foumets. Tant que je plairai, je ne m'appercevrai point de la loi commune ; quand je cefferai de plaire , ne m'eft-elle pas indifférente ? Le génie touché lui-même de cette preuve d'amour, fe chargea, pour détruire le mal qu'il avoit fait, d'öterle fouvenir de cette aventure a tous ceux qui pourroient fe vanter d'avoir recu quelques légères faveurs de la princeffe, de leur faire quitter lè deuil, &c de ne laiffer enfin d'autre idéé fur eet événement, que celle que 1'on peut avoir des plaifirs & de la volupté en général. Ce n'eft pas tout, ajouta-t-il, la corbeille ne fervira plus qu'une fois. Mais voyant la crainte que cette funefte corbeille caufoit aux princeffes , il fe preffa de dire: Je vais lui donner ordre d'aller chercher le roi Kemfarai. N'y confentez-yous pas, belle Zahidé? Et vous, belle  3 délivrez-moi de la cruelle extrémité oü je me vois réduite. Cette prière diffipa mon trouble, & je dis a la vieille avec plus de liberté d'efprit: Je vous fuis obligée de m'avoir conduite dans un lieu oh j'aurai des plaifirs que je ne pauvois attendre dans ma folitude. Ce difcours trompa la vieille, & nous ne pariames le refte du jour que des plaifirs que la nuit devoit amener. Quand le foleil fut couché, je vis arriver de différens cötés une vingtaine de voleurs , qui étoient la plupart eftropiés. lis faluèrent la vieille , & lui demandèrent pöurquoi elle avoit été fi longtems fans les venir voir; elle s'en excufa fur les foins qu'elle s'étoit donnés pour me procurer a eux. Enfuite elle me préfenta , & ils convinrent que jamais elle ne leur avoit amené de femme qui fut plus a leur gré. On fervit le fouper , &£ 1'on ne me donna point d'autre place que les genoux du chef, fur lefquels je fus obligée de m'affeoir. Je ne fis aucune difficulté : j'afFectai' même d'être de trés-bonne humeur. J'étois cependant toujours occupée des moyens d'é-? chapper au malheur dont j'étois menacée. Quand je vis que celui auquel j'étois tombée en partage me croyoit autant 4'aroour pour lui Z iij  35^ Contes qu'il en avoit pour moi, je feignis d'avoir befoin de fortir. La vieille prit un flambeau pour me conduire hors de la maifon. Je favois bien, me dit-elle , que vous ne feriez pas toujours en colère contre moi; il faut commencer par fe facher, c'eft Pufage ; mais demain vous me remercierez encore de meilleur cceur. Je n'ai pas daigné répondre a cette malheureufe; mais voyant que j'étois aflez éloignée de la maifon pour exécuter le deffein que je méditois, j'ai trouvé le moyen d'éteindre la lumière, comme par hafard, &je 1'ai priée d'aller la rallumer; elle y a confenti. Alors j'ai couru du cöté ou nous étions débarquées. Je n'y étois pas encore arrivée, que j'ai entendu la voix de plufieurs de ces malheureux qui couroient après moi, qui m'appelloient , & qui difoient que 1'on ne pouvoit pas leur échapper auffi aifément que je m'en flattois. Ces difcours ont redoublé ma frayeur ; j'ai eu recours a Dieu, & je lui ai dit: Mon Dieu, vous connoiffez la droiture de mon cceur, je préfère une mort violente , mais vertueufe, a la douceur d'une vie criminelle. En achevant ces mots , j'ai fermé les'yeux, & me trouvant fur un terrein un peu élevé , je me fuis lancée dans le fleuve. Vous m'avez entendue ; & Dieu s'eft fervi de vous pour me délivrer. Je n'oublierai jamais le fervice que vous  Orientaux. 359 m'avez rendu , & j'aurai toujours pour vous le même refpecf que 1'on a pour fon père. Enfuite elle lui donna un boetchalik (i), &i lui préfenta cent fequins, en lui difant qu'elle étoit bien fachée de ne pouvoir lui offrir davantage. Dgerberi ne voulut pas les accepter. Mais pour ne la pas défobliger , il regut le boetchalik , difant qu'il étoit trop heureux que Dieu Peut choifi pour une fi bonne oeuvre , & il fe retira. Ce procédé eft trop fort auffi, reprit Hudjiadge, pour un porte-faix ; tu me fais des hiftoires incroyables. Souverain feigneur, reprit Moradbak, je ne fuis pas capable d'en impofer a votre grandeur; mais croyez-vous que la nature regarde les états pour départir les fentimens? Que diroit donc votre majefté, fi elle favoit la délicateffe d'un voleur de profeffion: Voyons donc, lui dit Hudjiadge , en fe retournant dans fon lit. Ce que je vais vous conter, pourfuivit Moradbak , eft rapporté dans les hiftoires les plus authentiques, & ne peut laiffer aucun doute. Dis toüjours, interrompit Hudjiadge, qu'importe ou tu Pas pris ? Moradbak commenga ainfi. (i)Efpèce de tapis. Z iv  3<5o Contes H I S T O I R E Du voleur de Seijlan. I - eich étoit un fimple manoeuvre de la province de . Seiftan; voyant qu'il ne gagnoit pas affez pour s'entretenir & fe nourrir comme il le defiroit, il fe joignit è une troupe de voleurs dont il mérita bientöt la confiance par fon courage & fon adreffe. Cette troupe devint redoutable , & ces voleurs enhardis par les fuccès , formèrent le deffein de voler le tréfor du roi de Seiftan , nommé Dirhem , fils de Nazir. Ils enfoncèrent la porte, & firent des paquets de tout ce qu'ils purent emporter, foit en or, en argent , ou en pierreries. Ils étoient au moment de fe retirer fans aucun obflacle avec leur butin, quand Leich appercut quelque chofe de brillant qui étoit fufpendu au plancher ; il ne douta pas que ce ne fut une pierre précieufe d'un prix infini. II fe donna beaucoup de peine pour la defcendre , & reconnut en la touchant avec la langue , que c'étoit une pierre de fel. Alors il appella fes compagnons, & leur reprocha le crime qu'ils commettoient. lts furent étonnés de fes remords; mais il leur dit:  Orientaux. 361 J'ai mangé du fel du roi t &c vous n'ignorez pas que le pain & le iel, les deux plus grands préfens que Dieu nous ait faits , engagent un homme a être fidéle a celui de qui il les a regus. Ainfi je vous conjure , fi vous avez de 1'amitié pour moi , d'abandonner ce que vous avez volé comme je 1'abandonne moi - même. Ses compagnons fe laifsèrent perfuader, & fermèrent les portes du tréfor fans rien emporter. Le lendemain , le tréforier étant venu vifiter le tréfor, & jugeant par le défordre qu'il y remarqua, que 1'on y étoit entré, profita de 1'occafion pour faire emporter chez lui tous les paquets préparés. II courut enfuite chez le roi & lui dit, en s'arrachant la barbe: Sire, 1'on a volé votre tréfor; les voleurs ont profité de la nuit; on fit toutes les recherches poffibles , & 1'on promit de grandes récompenfes a ceux qui pourroient faire connoitre les voleurs. Leich, inftruit de ce qui fe paffoit, fe douta de ce qui caufoit Pernbarras; mais voyant que non-feulement on foupconnoit des gens innocens, mais que Pon en faifoit tous les jours arrêter, il fut touché de compafïïon , & fonéquité naturelle 1'emportant fur le danger qu'il y avoit k découvrir la vérité, il prit le parti de fe préfenter au vifir , & de fait dire: Seigneur , je connois ceux qui ont volé le tréfor; menez moi  361 Contes devant le roi, je faurai 1'en inflruire. Le vifir Ie conduifit furie champ , &c Leich lui fit unaveu fincère de tout ce qui s'étoit paffé , & finit par dire que le tréforier avoit fans doute profité d'une occafion qui mettoit fon vol a couvert, & jura que fi le roi ordonnoit que 1'on vifitat fes maifons , il engageoit fa tête que 1'on y trouveroit ce qui manquoit au tréfor. Le roi, frappé du difcours de Leich , fuivit fon confeil; & 1'on trouva qu'il avoit rencontré jufte. Le tréforier fut conduit au palais; Dirhem lui reprocha fon infidélité, & lui dit: Je te nourris depuis ton enfance; je te comble de biens; cependant tu me payes d'ingratitude; tu m'expofes a condamner des innocens, & tu me voles, pendant qu'un voleur a qui je n'ai jamais fait aucune grace, & qui n'a mangé de mon fel que par hafard , a laiffé tout ce qu'il avoit pris, & qui plus efl:, a engagé, par fon exemple & fes difcours , fes compagnons a ne rien emporter. Le tréforier ne pouvant rien répondre pour fa juftification , fut condamné a mort par le roi, qui donna fa charge a Leich. II répondit a la confiance de ce prince, & fe conduifit avec toute la fidélité poffible. Après avoir exercé cette charge pendant plufieurs années , le roi le fit général de fes armées; il s'acquit une grande réputation dans ce nouvel  Orientaux. ^ emploi; & les trois enfans qu'il laiffa fe diftinguèrent par leur courage , & parvinrent au tróne que leurs defcendans ont occupé pendant long-tems. Je crois , pourfuivit Moradbak , que votre majefté eft a préfent convaincue par les fentimens de Leich, que Dgerberi a pu refufer les cent piaftres, & fi elle a quelqu'envie de favoir la fuite de fon hiftoire, je la raconterai demain. Hudjiadge y confentit; & le lendemainMoradbak pourfuivit en ces termes: Dgerberi étoit d'une grande force, & le travail 1'avoit fi prodigieufement augmentée, que tous les porte - faix de la ville , fêchés de voir qu'il faifoit a lui feul prefque tout leur ouvrage, & que tous les habitans attendoient Plutót que de ne pas 1'employer, prirent le parti dele venirtrouver, & lui dirent : Dgerberi, veux-tu ne plus travailler & demeurer tranquille fans rien faire, nous nous engageons a te donner dix afpres par jour; Dgerberi y confentit; & les porte-faix furent exacls a lui donner cette fomme ; il en vécut tranquillement, & leur tint parole de fon coté; mais 1'oifiveté énerva fes forces que Ie travail avoit entretenues. Son tempérament s'altéra , & il tomba malade : comme il n'avoit jamais penfé au lendemain, il fut bientót réduit a Ja misère;  364 Contes les porte-faix le voyant fi foible, ne voulurent plus lui donner la fomme dont ils étoient convenus ; il eut recours a Dieu dans fon malheur. Et pendant qu'il dormoit, le faint prophéte lui apparut tout refplendiffant de gloire , & lui dit: Dgerberi, tu n'as été malade que pour n'avoir pas continué d'employer tes forces , & ne les avoir pas rapportées a Dieu : humilie toi, travaille & tu les retrouveras. Dès le moment fon cceur fut touché , & fa fanté fut rétablie ; mais il étoit encore trop foible pour reprendre fa profeffion avec autant de brillant qu'il 1'avoit exercée, & fur-tout pour fe venger desportefaix. II étoit un jour affis devant la porte du grand vifir, lorfqu'une femme toute en pleurs vint s'affeoir k fes cötés, pour attendre 1'audience de ce miniftre. Dgerberi lui demanda le fujet de fes larmes. Hélas! dit-elle, hier on a affaffiné mon fils , il eft venu tomber k ma porte percé de plufieurs coups, fans avoir eu le tems de nommer fon affaffin : on m'a affaffiné, a-t-il dit, en expirant. II étoit mon unique reffource. Je viens prier le vifir de faire retrouver fon meurtrier , pour ne pas laiffer au moins fa mort fans vengeance. Ayez-vous quelqu'éclairciflement k lui donner , lui répondit Dgerberi ? Hélas non, dit-elle, & c'eft ce qui redouble mon chagrin: je fuis veuve d'un marchand; mon Ü  Orientaux. 3(15 fils étoit jeune; j'efpérois qu'il feroit ma reffource. Le vifir me répondra, fans doute, que dans une auffi grande ville que Bagdad, il eft impoffible de retrouver le meurtrier d'un homme qui n'eft pas connu. Ecoutez-le avec le refpeft qui eft dü a fon état ; mais s'il ne trouve aucun expediënt pour vous tirer de peine , dites-lui que Dgerberi, le porte-faix, vous a dit que s'il étoit vifir, il fauroit retrouver le meurtrier de votre fils. La mère défolée ne compta pas beaucoup fur un auffi foible fecours; cependant elle le remercia. Tout ce qu'ils avoient prévu arriva ; le vifir mêmè fatigué des pleurs de cette femme, ordonna qu'on la fit fortir; mais en tombant a fes pieds, elle lui dit: Seigneur, daignez confulter Dgerberi, le porte-faix, & je connoitrai celui qui a tué mon fils. C'eft du moins un éclairciffement que tu me donnés, reprit le vifir, tu 1'accufes donc d'avoir fait périr ton fils ? Non, feigneur , lui répondit la femme ; mais il m'a dit que s'il étoit vifir, il fauroit les moyens de retrouver le meurtrier. Le vifir fe tournant auffi-tót du cöté de fes officiers , leur dit : Allez chercher eet habile homme, conduifez-le devant moi; & s'il ne retrouve celui que 1'on cherche , il fera puni de facon qu'il ne fe perfuadera pas une autre fois qu'il en fait plus que les vifirs du roi. Les  366 Contes officiers du vifir ne furent pas long-tems fans amener Dgerberi devant lui. Connois-tu cette femme, lui dit le vifir en le voyant paroitre ? Non, feigneur, lui répondit Dgerberi. Tu connois donc fon fils ? encore moins , reprit-il. As-tu quelque connoiffance de fon meurtrier ? Je n'en fais pas plus que vous, pourfuivit le porte-faix. Comment veux-tu donc le retrouver , lui dit le vifir avec impatience ? Si j'avois votre autorité , ajouta Dgerberi avec un ton d'affurance, je faurois demain matin quel eft celui qui a tué le fils de cette pauvre femme. Je teladonnejufques-la, reprit le vifir; & pour en être inftruit tu peux ordonner tout ce qu'il te plaira ; mais fi tu ne réuffis pas, je te promets une bafionnadede cinq eens coups. J'y confens, lui répondit le porte-faix. Dgerberi ordonna auffi-töt a un officier de juftice d'aller a Ia mofquée la plus voifine de la maifon qu'habitoit la mère défolée, & d'y arriver au moment que le jour feroit prêt a tomber , pour attendre a la porte le muezin qui ene fur le minaret a avec ordre de lui donner en fortant quelques foufïïets , de lui lier les mains, & de le conduire devant lui. L'officier fuivit exaöement les ordres de Dgerberi. Quand le muezin fut en fa préfence, il lui fit beaucoup d'excufes de ce qu'on 1'avoit mal-  Orientaux. 367 traité, Sc voulut qu'on lui donnat dix fequins pour le confoler. Entuite il fit retirer tout le monde , Sc lui ordonna de dire a tous ceux qui lui demanderoient pöurquoi on 1'avoit arrêté , qu'il avoit été pris pour un autre. Mais il lui recommanda fur toutes chofes d'appeller a la prière pendant la nuit , Sc de defcendre auffitöt du minaret, pour répondre a ceux qui viéndroient favoir pöurquoi il avoit appellé a une heure auffi indue, avec ordre de bien remarquer celui qui viendroit ie premier lui faire cette queftion. Le muezin fe retira très-content, Sc fit tout ce qui lui avoit été ordonné. II n'eut pas plutöt appellé a la prière, qu'un jeune homme accourut k lui, Sc lui demanda pöurquoi on 1'avoit arrêté la veille. Le muezin lui répondit fimplement qu'on 1'avoit pris pour un autre. Quand on eut rendu compte a Dgerberi de ce qui s'étoit pafté, il fe fit amener le jeune homme qui avoit témoigné une fi grande curiofité , Sc lui fit donner une fi forte baftonnade , qu'il avoua dans le plus grand détail de quelle facon il avoit affaffiné celui que 1'on avoit trouvé mort :il ajouta que Ia crainte d'être découvert le rendant attentif k tout ce qui fe paflbit d'extraordinaire , 1'avoit engagé k venir s'informer du motif qui avoit fait annoncer la prière k  368 Contes une heure indue, tout lui étant fufpect après le crime qu'il avoit commis. Dgerberi, fui- vant la loi , livra a la mère le meurtrier de fon fils , & elle demanda fa mort, qui lui fut accordée. Le vifir, frappé de 1'efprit & du jugement de Dgerberi , voulut favoir fon hiftoire ; il la lui conta ; & ce miniftre lui reprocha d'avoir embraffé une profeffion auffi vile que celle de porte-faix, & le détermina a fe mettre dans les troupes que le calife envoyoit contre les Guèbres. II étoit bien aife d'avoir l'air de récompenfer le mérite , pendant qu'il éloignoit de la ville un homme que le calife pourroit approcher de fa perfonne & des charges , fi jamais il en entendoit parler. Dgerberi fit des prodiges de valeur & de forces dans les campagnes qu'il fit contre les Guèbres. Mais fe confiant trop en fon courage, il fut fait prifonnier ; & dans le tems que fes ennemis délibéroient furie genre de mort qu'ils lui feroient éprouver , pour fe venger de tous les maux qu'il leur avoit faits, après avoir dit le cent quinzieme chapitre de 1'alcoran , il brifa fes chaïnes,il étouffa le geolier qui vouluts'oppofer a fa fuite ; & dans Ia crainte de retomber entre les mains de fes ennemis , il fe jetta dans les déferts , oh il vécut long-tems de fruits &C de  Orientaux. 369 de racines. Enfin il fe trouva dans une forêt, fur le bord de la mer, & monta fur un arbre pour dormir en füreté, & fe garantir des bêtes féroces qui auroient pu 1'attaquer. Quand la nuit fut venue, il vit fortir de la mer un taureau noir, qui faifoit des mugiffemens épouvantables , & qui s'approcha de 1'arbre fur lequel il étoit monté. II lui fut aifé de remarquer que ce terrible animal laiffa torn-, ber de fa bouche une pierre qui éclaira toute la forêt, & qui lui fervit a choifir les herbes qui lui convenoient le plus, comme le faffran & les hyacinthes. Dgerberi qui avoit été élevé au milieu des pierreries dont fon père avoit fait un grand commerce , ne douta point que ce qu'il voyoit ne fut une véritable efcarboucle, pierre précieufe & rare, dont il avoit li fouvent entendu parler , fans en avoir jamais vu; & frappé de 1'éclat & de la groffeur de celleci, quand il fut un peu remis de la frayeur que le taureau noir lui avoit c'aufée , il ne fut plus occupé que des moyens de s'emparer d'une aufïï grande merveille. Quand le jour parut, le taureau noir reprit la pierre , & rentra dans la mer. Dgerberi defcendit de 1'arbre , fit fa prière , cueillit des fruits , & fe rendit fur le bord de la mer, ou il détrempa de la terre, qu'il eut foin de porter Tornt XXV. A a  37° Contes fur 1'arbre ou il avoit dormi la veille. Le taureau noir vint comme le premier jour. II pofa la pierre a terre; & quand il fut un peu éloigné 'pour chercher les herbes qui étoient le plus a. ion goüt, Dgerberi jetta fur la pierre laboue qu'il avoit amaffée. Le taureau ne voyant plus de clarté , fe précipita dans la mer, après avoir "fait desmugiffemens affreux ; & Dgerberi s'empara de 1'efcarboucle qui n'avoit pas fa pareille dans le monde. Dgerberi content de cette fortune, ne penfa jplus qu'a revenir dans fa patrie. II fut affez heureux pour trouver un vaiffeau qui le conduifit a Ormus; il traverfa toute la Perfe; & fachant que le roi de Perfe étoit fort curieux de pierres précieui'es, & qu'il en raffembloit de tous les cotés de 1'univers , il fe fit annoncer comme un homme qui devoit lui faire voir le plus beau morceau que 1'on eut jamais vu. Ce prince étoit alors avec un marchand de Balfora, qui 1'étonnoit par la magnificence , la beauté & la quanfité de pierrenes qu'il lui faifoit voir. Le roi bien aife de confondre la vanité d'un marchand qui fe faifoit annoncer d'une facon fi pompeufe que Dgerberi, dans le tems qu'on lui montroit ce qu'il croyoit de plus beau dans 1'univers, ordonna que 1'on fit entrer Dgerberi. II parut précifément lorfque le marchand de Balfora lui  Orientaux. 371 difbit: Votre majefté ne doit point être étonnée fi je lui montre tous ces chefs-d'ceuvres de la nature. Quand elle faura de quelle facon ils me font parvenus , elle trouvera la chofe toute fimple. Le roi lui ayant témoigné qu'il feroit bien aife de favoir comment il avoit raffemblé tant de richeffes, le marchand prit ainfi la parole : Mon père étoit pauvre & pêcheur de profeflion ; nous étions avec lui , mes trois frères & moi, dans fon bateau ; nous jettames •nos filets, après avoir invoqué le grand prophéte , pour avoir une pêche favorable ; & ce fut avec une peine infinie que nous les retirames, tant leur poids étoit énorme. Enfin nous parvinmes a les tirer k terre; & notre furprife fut extréme enappercevant un poiffon qui avoit la figure humaine. Mon père nous propofa de le porter a la ville, & de le montrer au peuple pour de 1'argent; mais eet homme marin, après nous avoir regardés comme s'il nous avoit entendus , nous étonna beaucoup quand il prit la parole : Je fuis , nous dit-il, un habitant des eaux , & créature de Dieu tout comme vous ; donnez-moi la liberté ; n'abufez point du fommeil qui m'a fait tomber dans vos filets; fi vous m'accordez cette grace , je ne vous demande que très-peu de tems pour vous apporter de quoi faire une fortune confidérable. L'homm$ A a ij  37i Co N T E s maf in nous attendrit par fes prières; jura par !e grand Dieu qu'ils étoient douze mille mufulman; dans la mer , & qu'il alloit en engager un grand nombre a la recherche des préfens qu'il vouloit nous faire pour reconnoitre 1'obligation qu'il nous auroit de lui rendre la liberté. Enfin nous confentimes a ce qu'il nous demandoit. II nous dit adieu, en nous priant de nous trouver deux jours après au même endroit oh nous étions; &C nous le vlrfies auffi-töt fe plonger dans la mer. Nous revïnmes au jour marqué, &C nous fümes exacfs au rendez-vous. L'homme marin parut, fuivi de plufieurs autres hommes de fon efpèc'e , qui même avoient 1'air trèsfoumis devant lui. Ils étoient chargés d'une prodigieufe quantité de pierreries que nous préfenta 1'homme k qui nous avions donné la liberté. Les pierres que vous voyez font de ce ,nombre ; nous avons quitté notre métier de pêcheur , après avoir établi notre père , de 'facon que rien ne lui puilTe manquer; mes trois i frères & moi nous avons partagé en quatre lots I ttïftft ce que l'homme marin nous a donné; nous ! avons entrepris le commerce de jouailliers dans i les différentes villes que nous avons choifies: pour noti e établiffement. La beauté des pierre-■ 'ries prouve la vérité de cette hiftoire , reprit le E roi avec admiration; &fe tournant du cöté de i  Orientaux, 373 Dgerberi, il lui dit: Que répons-tu a ce que tu viens de voir & d'entendre ; fans doute que 1'examen de tant de richeffes t'enipêchera de montrer la pierre que tu m'as fait annoncer avec tant d'éloge. Sire, lui répondit Dgerberi, quand je n'aurois pas promis a votre majefté de lui faire voir une des merveilles du monde , cette hiftoire & toutes les pierreries que je vois m'y auroient engagé. Les aventures de ce marchand, & les miennes , prouvent que le hazard eft plus favorable pour faire trouver les plus belles chofes que les recherches les plus pénibles. Alors il montra fon efcarboucle merveilleufe. Le roi en fut ébloui; le marchand de Balfora renferma promptement toutes fes pierreries, &c fe retira. Dgerberi dit au roi: Prince , ce morceau devant appartenir fans doute au plus grand roi de la terre , ne doit point fortir de votre cour; je fupplie votre majefté de 1'accepter, & je fuis trop heureux que la fortune m'ait choifi pour vous le préfenter :Le roi,flatté de fon difcours, & touché de fa générofité, dit a fon vifir de lui donner d'abord cinq eens mille dragmes d'argent, mille pièces debrocard, deux chevaux, &dix veftes d'honneur. Ce n'eft pas tout,dit le roi: Je veux favoir de quelle ficon cette fuperbe efcarboucle eft tombée entre tes rnains. Non feulement votre grandeur le faura , reprit Aa iij  374 Contes Dgerberi, mais tout ce qui eft arrivé a un de fes plus fidèles efclaves, fi elle a la complaifance de lui donner un moment d'audience. Le roi y confentit. II lui dit exacfement ce que je viens de raconter a votre majefté , 6c le roi charmé de tous les bons fentimens qu'il découvrit en lui, ne voulut plus s'en féparer, & le fit fon vifir, le fien ne lui convenant plus pour quelque raifon particulière. II pofféda cette charge pendant long-tems, la remplit avec honneur, & la garda jufqu'a la mort. J'approuve fort le choix de eet ancien roi de Perfe, dit Hudjiadge, & je crois qu'un homme éprouvé par le malheur, & qui a toujours confervé fon ame dans une parfaite égalité, eft digne de gouverner 1'univers. Je voudrois être affez heureux pour trouver un pareil miniftre. Moradbak , charmé du difcours du roi, faifit cette occafion de marquer fa reconnoiffance au fage Aboumélek, & de le tirer des fers : Seigneur , lui dit-elle, votre majefté pofféde un pareil tréfor. Si votre efclave, ajouta-t-elle, en fe jettant a fes pieds, a trouvé grace devant vos yeux, daignez rendre la liberté a Aboumélek, qui languit depuis dix ans dans les fers. C'eft a lui, feigneur,que vous devez le calme heureux qui paroit régner dans vos fens. Depuis que j'ai eu le bonheur de paroïtre devant vous, c'eft  Orientaux. 375 lui qui m'apprend chaque jour ce que je dois raconter a votre majefté. Hudjiadge fe rappellant alors le fouvenir d'Aboumelek, fe reprocha d'avoir opprimé fes vertus; il fe repentit auffi de toutes les cruautés qu'il avoit exercées j mais il ne fut pas moins touché de la reconnoiffance de Moradbak: Ta beauté, lui dit-il, avoit déja fait impreffion fur mon cceur; ta vertu vient de te le foumettre entièrement. Les archives de 1'ancienne Perfe ajoutent que le roi Hudjiadge ne fe gouverna plus que par les confeils d'Aboumelek & de Moradbak, qu'il la fit placer fur le tróne , qu'il 1'époufa dans toutes les formes, & qu'il dormit. F I N. Aa w.   TOUT VIE NT A POINT QUI PEUT ATfENDRE; O u C ADICHON, S U I V I DE JEANNETTE O u L'INDISCRÉTION. Par M. le Comte de CAYLUS.   379 P R É F A C E DE U A UT E U R, L e s contes de Fées ont été long-tems a la mode , & dans ma jeuneffe on ne lifoit guères que cela dans le monde. Madame la comteflc de Murat ik madame d'Aulnoy ont fait en ce genre des morceaux charmans. La tradu&ion des contes Arabes ik Perfans de MM. Galland ik Petis de la Croix ont eu un fuccès prodigieux ; ik ce fuccès étoit mérité. Auffi ont-ils excité 1'émulation de beaucoup de gens de lettres qui ont afpiré a 1'honneur de les imiter. Quelques-uns ont été heureux ; d'autres ont été relcgués dans la pouffière des magafins de librairie, jufqu'au moment oü ils ont paffé a Fépicier. Je craignois fort d'augmenter le nombre de ces infortunés conteurs, lorfque les fociétés dans lefquelles j'étois répandu , m'engagèrent a m'effayer en ce genre. Je réfiftai: mais je melahTai féduire enfin, par 1'attrait naturel que les ouvrages d'imagination , & plus encore par la fin qu'un homme de lettres fage ik. honnêtc doit toujours fe pro-  380, 'd-VZRTISSEMZNT pofer en écrivant. Je trouvois dans les ouvrages des illuftrcs dames dont j'ai parlé Sc dans les Mille & Un, une inflnité de lecons de morale qui s'ihtroduifoient dansle coeur fous le maiquc de 1'agrémcnr. Je me fcntois,' par mon propre caraclère , affez porté \ rendre la vertu aimable, & je ne crus pas cette voie inutile. D'ailleurs, cela me délaffoit j & lorfquc j'avois bien dcffcché mon cerveau Sc fatigué mon efprit a deviner le fens de quelques anciens hiéroglyphcs , je trouvois un vrai plaifir apromener mon imagination dans le vafte champ de la féerie. Rien, en effet, ne fauroit 1'épuifcr; &quclques habiles Sc aftifs que foient les moiffonneurs qui y rccueillent, on trouvera toujours , non-feulement a glaner après eux, mais encore a faire une récolte auffi abondante que la leur. Jem'amufai donc a écrire des contes, par le même motif qui m'cngageoit a graver a 1'eau forte. Je fentois bien que je ne pouvois atreindre a la perfeclion dans aucun de ces deux cas : mais c'étoit autant de gagaé fur 1'cnnui du défceuvrement; & c'étoit affez pour moi. Mes premiers contes réuffirent néanraoins, Sc au-dela de mes efpérances: cela  £ E l' E d i t E u r. j8r m'encouragea ; j'en publiai quelques r.ntres qui eurent encore plus de fuccès. Celui des Féeries nouvelles fur-tout, & des Contes orientaux flatta mon amour -propre , & peut-êrre eufle-je continué a m'exercer en ce genre , fi des occupations plus férieufes ne m'en eulfent détourné ; & j'étois obligé de les fuivre , fans peu voir me permettre la moindre interrupnon. Le goüt du liècle changea : les romans métaphyfiques ou libertins prirent la place de Merlin & d' Urgande la décönnue. Ce fut, peut-être , a la honte &: au détriment des mceurs. En les peignant comme on les voyoit, plus le portrait étoit reffemblant, & plus il gatoit le coear , car il rie faut pas s'y tromper : il en eft des ouvrages d'imagination comme des problêmes des cafuiftes. Ii eft de telles queftions, que ceux-ci fe permettent, même dans les traités les plus graves, qui, par la manière dont elles font expofées, font jplus propres a donner des appas au vice, qu'a en faire redouter la laideur. Les fables de la Fontaine font d'excellentcs lecons de vertu: en diroit-on autant de fes contes ? Je n'ai a me reprocher aucun écart a ce  3 8i A V E RT I S S E Air E N T fujet. Ceux qui ont lu les féeries que j'ai publiécs, ont dü s'appercevoir , au premier coup d'oeil, que je n'ai eu, par-tout, d'autre but que dCemmzeller la viande falubre a Venfant, comme dit Montaigne. Je ne mV vherai pas d'en faire ici 1'analyfe, elles font aflez connucs: je dois feulement dire pöurquoi , après plus de trente ans , j'ai encore ofé écrire Cadichon & Jeannette. Une femme refpedfable ,& qui tenoit encore de la vieille cour , avoit deux jeunes petit-fils, dont lun étoit d'une impatience extréme, &: 1'autre d'un caquet qui ne finhToit point. La bonne grand'mèrc crut que deux contes fur ces fujets pourroient les corriger, & elle me pria de les faire : je n'avois rien a lui refufer, & j'eus a m'applaudir de ma confiance; car> a force de les lire & relire , chacun des deux contes produifit 1'efFet qu'on en attendoit; mais ce fut par une toute autre caufe que Ia moralité des contes. L'impaticnt anonnoit en lifant \ mais il vouloit pouvoir raconter 1'hiftoire : il fallut y mettre le tems néceffaire pour 1'apprendre. Le babillard cmployoit .a lire un tems qu'il auroit perdu a jafer ou a efpionner, &£ c'étoit autant de filence pour lui, je dirois même d'incurio-  r>e l'Editevr. ^g* fité. Quoi qu'il en foit, ces contes leur furent profitables j & , de quelque ceil qu'on les regarde, les contes de fées le feront toujours. Que peut-on , en effet, objccler de raifonnable contre ces fortes d'ouvrages ? Le merveillcux ? le bifarre ? rextravagance d'une imagination fans règle & fans frein ? Que cela prouvc-t-il > rien du tout. On pardonne bien le merveillcux a Homere, a Virgile & aux autres poètes quelconques. Eft-il plus fage de fuppofer des Dieuxpaffionnés, divifés, inconftans, injuftes & crucls, que de fuppofer des enchanteurs & des fées qui ont ces mêmes vues 5 Non , fans doute. II y a plus même: c'eft que les enchanteurs & les fées ne font donnés dans aucun conté que comme des êtres puiffans, il eft vrai, mais fubordonnés a un pouvoir fupérieur au leur. Et aucun auteur des féeries n'a jamais manqué de donner la puiffance fuprême a la bienfaifance; & Jupiter , k maitre des Dieux, eft quelquefois mal-faifant. - Les poètes peignent les paffions & leurs cxcès ; mais fouvent ils fe bornent a les peindre. Contens d'avoir rendu la nature, ils s'inquiètent peu d'en corriger les mou^  384 AvERTISSEMÈNT vcmens déréglés. Horace a beau nous dire que les poèmes d'Homere contiennent une morale plus laine que celle qui réfnlte des lee,ons de Chryfrppe , de Crantor & des autres ftoïciens. Si Horace n'eüt eu la bonté de vouloir trouver dans 1'iliade & 1'odyflee les moralités que fon admirable analyfe nous préfente , aucun des lecteurs du divin Homere ne les auroit, peut-être , jamais apperc;ues. Ce n'eft pas que , dans tous les contes de fées, la morale foit auffi frappante que dans Serpentin verd, ou dans le Prince Souci , & , fur-tout, dans Rofimond, Alfarout: tic les autres contes de 1'immortel Fénélon, dont le nom devroit être ici de la plus grande autorité ; mais pour être plus voilée & moins apparentc , la morale fe fait toujours aflez fentir pour produire 1'cftct que 1'auteur s'eft propofé. Pour prouver cette affertion , je n'ai qu'a mettre fous les yeux du lecfeur nn précis dn Palais de la vengeance, 1'un des plus beaux contes que je connoifle. Madame la comtefle de Murat fuppofe un jeune prince & une jeune princeffe s'aimant 1'un 1'autre , & aimés 1 un &C 1'autre par une fée & un enchanteur qui fe pfomettent  DE f É D I T EU R. 38 J promettent bien de les rendre infidèks. Pour y parvenir , ils les enlèvent de concert &c cn meme tems. Tout eft mis cn oeuvre pour leur faire oublier leurs premières amours } vains efforts, rien ne les féduit, &c chacun deux conferve chèrement la mémoire de 1'objet aimé. Rebutés enfin de leurs inutiles tentatives, la fee & 1'enchantcur réfolvent, ^dans leur défelpoir, d'accabler ces malheureux amans du poids de toute leur colère , ou, pour mieux dire , de leur fureui% De mille moy.ens de vengeance entre lefquels leurpouvoir.leur permettoit de choifir 3 ils fe décident pour celui qui rendra la vie la plus dure a ces amans trop conftans i leur gré. D'un coup de kiguettc, ils conftruifent a 1'inftant ün palais fuperbe dans une folitude immenfe qui en défend f approche a tout eftort humairt. C'eft - la qu'ils tranfportent le prince' & la princefie ; ils les douent d'immortalité par un rafinement de barbarie, leur interdifent toute occupation les privent de toute fociété , & les laiftènt entièrement livrés a eux-mêmcs. Servis par des mains inviiibles , ils ne voient qu'eux léuls , & fe croient dans les premiers in£ tans au coinble du bonheur. Leur inexpéTome XXV. B b  386 AvERTlSSZME NT rience les empêche de s'appercevoir qu'un tête-a-tête éternel, doit bientöt devenir un éternel fupplice; car 3 comme dit Saadi, toujours du plaifir n'eft pas du plaifir. Laccoutumance produit bientöt 1'ennui; & lorf que 1'cnnui vient fuccéder a la tendrefTe , le dégout, la haine même ne tardent pas a le fuivre. Auffi madame de Murat n'a pas cru pouvoir mieux terminer fon conté , qu'en difant que fenchanteur qui avoit enfermé le prince & la princeffe dans ce palais délicieux, mais défert, Les avoit , dans ces lieux témoins de fa vengeance, Condamncs a fe voir toujours. Je me garderai bien de m'appefantir fur les réflexions que ce récit feroit naïtre ; je du-ai feulement qu'indépendamment de 1'intèrêt que le le&eur prend pour ces infortunées victimes de la jaloufie & de la vengeance, 1'inftrudtion fe gliffe dans fon ame, & il apprend qu'il ne faut point épuifer la fenfibilité, fi 1'on veut fe conferver fenfible. Je citerai, a ce fujet , ces beaux vers de M. /rouet, dans une des épitres morales  DB L' Ê D I T E U R. 387 qu'il publia il y a prés de trente ans (1). Les plaifirs font les fleurs que notre divin maitre Dans les ronces du monde autour de nous fait croitre ; II en eft pour tout age , & par des foins prudens On en peut conferver pour 1'hiver de fes ans. Mais s'il faut les cueillir, c'eft d'une main légère i On üétrit aifément leur beauté paffagère. N'offrez pas a vos fens , de molleffe accablés , Tous les parfums de Flore a la fois exhalés. II ne faut pas tout voir, tout fentir, tout entendre.1 Quittons les voluptés pour favoir les reprendre. Le travail eft fouvent le père du plaifir , &c. En voila affez fur un objet que 1'on re; garde comme purement frivole; je ne m'é* tendrai pas davantage fur fa juftirication. Les eens fenfés. aui favent aoorécier les chofes. ne profcriront jamais ce genre ; &c~ s'il falloit citer une autorité refpeclable , je dirois que M. de Montefquieu fe trouvant, faute d'autres livres , néceflité a lire les Mille & une Nuits y y trouva tant d'attrait, que je lui ai entendu dire , plus d'une fois, qu'il fe félicitoit d'avoir fait connoilfance avec les con- (1) Ces mots prouvent que M. le comte de Caylus écrivoit ceci vers 17Ó0. ( Note de Vidïuur. ) Bb ij  388 AvERTISSEMEXT DE l'ÉdITEUR: teurs Arabes, & qu'il en relifoit volontiers quelque chofe tous les ans. Au refte Je ne fais pas fi ces deux contes auront du fuccès \ je ne fais même fi je les mettrai au jour. Je voudrois pouvoir les joindre a quelques extraits que j'ai faits d'après des manufcrits de la bibliothèque du roi: mais il faudroit pour cela plus de loifir que je n'en ai.  C ADICHON, CONTÉ. Il étoit une fois un roi & une reine qui avoient un fort petit royaume k gouverner. Le roi fe nommoit Petaud; c'étoit un fort bon homme , affez brufque, d'un efprit fimple & très-borné ; mais du refte le meilleur roi qu'il y eut au monde: fes fujets étoient prefqu'aufïï grands maïtres que lui ; car dans les moindres circonftances ils donnoient tout haut leur avis , fans qu'on le leur demandat; 8c chacun vouloit qu'on eut égard au fien, 8c qu'il tut fuivi. La reine s'appelloit Gillette.; elle n'avoit guères plus d'efprit que fon mari, mais il étoit doux, timide Sc tranquille, ce qui faifoit qu'elle parloit peu, Sc fouvent par fentences: elle avoit pour le roi la foumiftion 8c les déférences que 1'on a ordinairement pour un mari de qui 1'on tient fa fortune. Comme Petaud étoit le feul enfant que le roi fon père 8c la reine fa mère euffent eu de leur Bb iij  39° Cadichon. mariage , ils avoient réfolu , au moment de fa naiifance , de lui faire époufer une petite princeffe, nièce d'une vieille fée, nommée Gangan, qui étoit pour lors 1'amie intime des père & mère de Petaud. II eft vrai que la princeffe n'étoit pas encore venue au monde : mais fur la parole & les aflurances de Gangan, qu'elle feroit un jour une perfonne accomplie, on promit tout ce qu'elle voulut, & on s'engagea même par ferment k ne fe point dédire. Petaud étant parvenu a 1'age de vingt-cinq ans , jugea k propos de fe marier a fa fantaifie; il s'embarraffa peu des p'romeffes de fes père & mère , & époufa, fans leur confentement, une jeune fille extrêmement jolie, dontil étoit devenu fort amoureux. Elle n'étoit que la fille d'un riche fermier; mais quoiqu'elle eut époufé le fils du roi, fon bon naturel 1'empêcha d'être vaine , c'eft-a-dire , fotte. Le roi, père de Petaud, irrité du mariage de ce prince , ne put refufer a Gangan de venger 1'affront qu'il leur faifoit k tous deux: il déshérita ce prince , lui défendit de jamais paroitre a fa cour,& le réduifit a fa légitime , que 1'on fixa k une terre affez confidérable , dont fon beau-père avoit été le fermier. Toute la grace qu'on lui accorda , fut d'ériger cette terre en fouverainelé, avec la permiftion de porter Ie  Cadichok. 301 titre de roi & de majefté. Peu de temps après fa difgrace , fon père mourut, & fa mère ayant obtenu la régence , ne fut pas fachée d'être débarraffée d'un fils, qui, malgré fon peu d'efprit, auroit pu traverfer fes projets , & le defir qu'elle avoit de régner. Petaud n'étoit ni ambitieux , ni conquérant; ainfi il ne tarda pas a s'accoutumer dans fon petit état, & même a s'y trouver fort bien: tout petit qu'il étoit, il y régnoit comme s'il eut été grand; a le bien prendre, c'en étoit autant qu'il lui en falloit; & les titres de roi &C de majefté lui tenoient lieu d'un grand royaume. Mais comme les efprits les plus bornés ont toujours leur portion de vauité, il fe piqua bientöt d'imiter le roi fon père , & créa un fénéchal, un procureur-fifcal & un receveur ; ( car on ne connoiffoit alors ni chancelier , ni parlement r ni fermes générales; les rois rendoient la juftice eux-mêmes, & recevoient tout fimplement leurs revenus. ) II fit auffi battre monnoie , & compofa avec fon fénéchal des ordonnances pour la police de fon petit état: fon beau-père fut celui qu'il décora de cette dignité de fénéchal : il fe nommoit Caboche, c'étoit un homme franc, fincère & équitable ; il avoit recu de la nature fa part d'imagination, en fenscommunv aufli décidoit-il lentement, mais prefque tou- B b iv  391 C A D I C H O N. jours jufte : il favoit par cceur les quatrains de Pibrac, & aimoit * les réciter. Cette petite fortune ne le rendit pas plus vain ; car il continua de faire valoir les fermes comme auparavant : ce qui bi gagna tellement la confiance de fon gendre, que h majefté ne pouvoit plus fe paffer de lui. Tous 1es matins Caboche alloit chez le roi avec qui il déjehnoit; enfuite on parloit d'affaire; mais le plus fouvent ce miniftre lui difoit: « Sire , avec votre permiflion, vous n'y »> emendez rien , laiffez-moi faire, & tout ira » bien • il faut que chacun fe mêle de fon mé« métier , dit M. Pibrac : mais , répondoit le » roi, que ferai-je donc moi ? Ce que vous » voudrez , répliqitoat Caboche, vous gouver» nerez votre femme & votre potager. Voila m tout ce qu'il vous faut: je crois, en effet, » que tu as raifon , difoit le roi; ainfi fais ce » que tu voudras ». Cependant pour ne rienperdre du cöté de la réputation, il fe paroit les jours de fête d'un manteau royal de toile rouge, imprimée de fleurs d'or, d'une toque de pareille étoffe, & d'un fceptre de bois doré qu'il avoit acheté d'un vieux comédien de campagne qui avoit quitté la profeffion. Après fon confeil , il fe faifoit apporter 1'almanach de Licge & celui de Milan, qu'on lui envoyoit de Troyes tous  C A D I C H O N. 393 les ans dès le mois de juillet, Sc qu'il faifoit relicr en beau papier marbré, Sc dorer fur tranche. Dans 1'un , il apprenoit les temps propres a femer, planter, tailler, greffer , faigner Sc purger ; & il y avoit tant de confiance, qu'il fe faifoit fouvent médicamenter lui & la reine fans en avoir befoin. Dans 1'autre, il étudioit les prédittions politiques, dont il étoit d'autant plus émerveillé , qu'il n'y entendoit nen. Au bout de quelques années, tous ces almanachs lui composèrent une petite bibhothèoue qu'il eftimoit autant que fi elle eut été bonne ; Sc il n'y avoit même que le fénéchal Sc lui qui en euffent la clé. L'après-midi , il s'occupoit dans fon petit potager royal a pratiquer ce que fon almanach lui avoit enfeigné le matin. Le foir , il envoyoit chercher Caboche pour jouer, jufqu'a 1'heure du fouper, unebrifquanbille , ou un piquet au grand cent, puis il foupoit en public avec la reine, & k dix heures tout le monde étoit couché. Gillette, de fon cöté, s'occupoit aux affaires domefliques ; elle filoit avec fes femmes , & faifoit, avec le lait de fes vaches Sc de fes chevres, des fromages excellens: elle ne manquoit pas, fur-tout, de paitrir tous les matins un petit gateau de farine d'orge qu'elle faifoit cuire fous la cendre, Sc elle le portoit aufli-töt  594 Cadichon. avec un fromage a la crème dans fon petit jardin , au pied d'un rofier, ainfi qu'il lui avoit été ordonné dans un fonge le lendemain de fes nöces. La tranquillité dont ils jouiffoient 1'un & 1'autre dans leur petit royaume, n'étoit troublée que par le defir d'avoir des enfans. Le roi avoit confulté, mais en vain , les médecins, les charlatans & les devinereffes ; a 1'égard des fées , il étoit trop piqué contre elles pour y avoir recours. Gillette, au contraire , avoit en leur pouvoir une confiance parfaite ; mais elle n'ofoit la faire connoitre , dans la crainte de déplaire a fon époux. Malgré cela , Gangan, peu fatisfaite de 1'exhérédation de Pet«ud, s'étoit encore vengée fur cette pauvre reine, en la condamnant a être tout a la fois ftérile & féconde. II y avoit déja deux ans que Gillette étoit mariée, fans qu'elle eut eu la moindre apparence de groffeffe; & Petaud commengoit k défefpérer d'avoir des enfans , lorfqu'un jour la fage-femme de fon royaume, qui étoit première dame d'honneur de la reine , vint lui annoncer que fa majefté étoit groffe. A cette nouvelle, tranfporté de joie , il rembraffa de tout fon cceur , & tirant de fon doigt une belle bague compofée d'un ceil de chat ?il lui en fit préfent-  Cadichon. 395 II ne s'en tint pas-la, car il donna le foir un grand fouper a tous lesnotables de fon royaume; après lequel il tira lui-même toute fon artillerie, qui confiftoit en douze arquebufes k rouet, & en fix carabines a fourchette. On prétend que, durant le fouper, fa joie immodérée lui avoit fait dire des chofes contraires k fa dignité ; & que , fur les remontrances de fon fénéchal, il avoit répondu en verfant un grand verre de vin k ce miniftre : « Grand merci, beau-père : tu » as peut-être raifon; mais 1'on n'eft pas tous » les jours père, au bout du compte: partant, » n'en parions plus , & réjouiffons-nous ; car, » k ma place , tu en ferois peut-être de même » fagement ». Caboche ne répliqua rien, & chacun fe retira très-content de leurs majeftés. Comme le roi étoit aimé de fes fujets, on fit, le même jour & a la même heure , des réjouiffances par tout le royaume, & 1'on attendit patiemment le tems des couches : mais 1'on fut bien furpris, quand, après les neuf mois révolus, la reine ayant fenti de violentes douleurs , redevint tout-a-coup tranquille : fa groffeffe, cependant, bien loin de diminuer, ne fit qu'augmenter pendant neuf autres mois ; &c au bout de ce tems-la, elle reffentit encore les mêmes atteintes , mais fans aucun fuccès. Enfin, on vit avec le dernier étonnement, un événement  Cadichon. fi fingulier fe répéter de même jufqu'a fept fois, au grand déplaifir du roi, de la reine 8c delafage-femme,fa première dame d'honneur. De tems en tems le roi feuilletoit fes almanachs , & confultoit leurs prédittions , fans y rien trouver qui regardat les femmes groffes, & cela 1'impatientoit beaucoup. II demandoit fouvent a la reine, quand elle vouloit finir d'accoucher;& la reine, fort tranquillement, lui répondoit: Sire , tout vient d point , qui peut attendre. Ainfi , il eut beau s'impatienter , & la reine vouloir lui obéir, 1'arrêt de Gangan fut exécuté , & cette princeffe ne cefla de devenir groffe pendant plus de cinq années. On ne favoit que penfer d'une aventure fi fingulière , lorfqu'un jour le roi étant dans fon fruitier avec fon fénéchal, on vint lui dire que la reine venoit de donner jour a un prince & a une princeffe; ils y coururent auffi-tót, & ils étoient a peine entrés dans fa chambre , qu'elle mit encore au monde un fils & une fille , qui, un moment après , furent fuivis de deux autres. « Miféricorde, s'écria le roi, » quefl-ceci, madame, & quand finirez-vous? » Alors , la reine pouffant un grand eri qui » annongoit encore quelque chofe , lui répon» dit: je «e fais, Sire; mais je fais que tout » vient a point, qui peut attendre: attendre ?  Cadichon. 397 » reprit le rói, oh I par mon fceptre , je n'en » ferai rien; fi je reftois ici davantage, il me » viendroit, je crois, autant d'enfans qu'il y » a de pommes dans mon fruitier «. En effet, il fut a peine forti, que la reine mit au monde un beau gargon, qui rendit a fa mère le calme qu'elle defiroit depuis fi long-tems. II avoit les plus beaux yeux qu'on eut jamais vu, la peau fort blanche, & les fourcils, ainfi que les cheveux , d'un noir de jai ; comme il étoit né coeffé, le roi & la i-eine fentirent pour lui plus d'inclination quFpour les autres , & cette princeffe voulut abfolument nourrir elle-même fon petit Cadichon ( car c'eft ainfi qu'on le nomma ). Au bout de dix-huit mois, les trois princes devinrent fi vifs & li femillans, que les nourrices n'en pouvoient venir a bout. Quand elles s'en plaignoient au roi , il leur répondoit : »> laiffez les faire , lorfqu'ils auront mon age , » ils ne feront plus fi vifs; j'ai été tout de » même, moi qui vous parle; & cela vien» dra «. Les trois princeffes, au contraire, étoient douces , mais fi fombres & fi tranquilles, qu'elles reftoient dans la fituation oü on les mettoit; ce qui faifoit que le roi préféroit fes gargons k fes filles, & que la reine aimoit mieux fes filles que fes gargons ;  398 Cadichon. excepté Cadichon , qui, n'ayant aucun des défauts de fes freres Sc fceurs , étoit le plus joli enfant du monde : il auroit bientöt été gaté , fi une fée bienfaifante ne Peut , a Pinfu de Gangan Sc même de Gillette, doué au moment de fa naiflance d'un caractère égal & invariable. Lorfqu'il fut queftion de fevrer les enfans de leurs majeftés, on affembla un confeil extraordinaire, compofé du fénéchal, du procureur-fifcal, du receveur Sc des mies qui y furent appellées. Après bien des conteftations , on y réfolut, fur 1'avis de Caboche, de faire ufage de lait de vache pour les trois garcons, & de lait de chevre pour les trois filles: eet avis parut très-propre a corriger , d'une facon fimple , la vivacité des princes , Sc la lenteur des princeffes : mais quand ils furent plus avancés en age , Sc qu'il fallut leur donner des alimens plus folides, ils en firent une fi grande confommation, que les revenus du roi fe trouvèrent confidérablement diminués; d'ailleurs , comme les princes n'avoient perdu par leur première nourriture qu'une partie de leur vivacité , Sc que les princeffes en avoient acquis une nouvelle, c'étoit toute la journée un carillon Sc des difputes effroyables. On fe chamailloit, on fe tirailloit, Sc on ufoit des hardes tant Sc  Cadichon. 39^ tant, qu'on avoit peine a y fuffire. II n'y avoit que le petit Cadichon qui fut doux & obéhTant: auffi fes frères Sc fceurs lui faifoient toujours quelque niche.« Le roi difoit fouvent a la reine , vos trois filles grandiffent furieufement, & par mon fceptre, je ne fais trop ce que j'en ferai, car pour mes garcons , je leur donnerai les baux de mes fermes, & le gain qu'ils feront fera pour eux; mais, pour vos filles, cela efl différent. A quoi Ia reine répondoit: fire : donnons-nous patience ; car, tout vient dpoint, qui peut attendre. Tandis que le roi Petaud s'inquiétoit, & que la reine Gillette fe tranquillifoit, leurs enfans parvinrent a 1'age de fept ans. Chacun de ceux qui compofoient leur Cour , donnoit déja fon avis ou plutót fa décifion pour 1 'établiffement des princes & princeffes , lorfqu'un matin la reine venant de paitrir fon petit gateau, appercut fur la table une jolie petite fouris bleue qui rongeoit la pate : fon premier mouvement fut de la chaffer, mais un fentiment involontaire 1'en cmpêcha : elle la confidera attentivement, & fut fort furprife de Ja voir fe faifir du petit gateau & 1'emporter dans la cheminée. Sa tranquillité fit place a fon impatience, Sc courant après la fouris , dans le deffein de lui enlever fa proie, elle Yit difparoitre 1'une Sc  4oo Cadichon. 1'autre, & ne trouva a la place qu'une petite vieille ratatiaée & haute d'un pied. Après plufieurs grimaces & quelques paroles peu intelligibles, cette petite figure mit la pelle & les pincettes en croix, fit deffus , avec le balai, trois cercles tk. trois triangles , pouffa fept petits cris aigus, & finit par jetter le balai pardeffus fa tête. La reine , malgré fa frayeur, ne laifTa pas de remarquer que la vieille , en trawant les cercles &. les triangles , avoit prononcé diflinctement ces trois mots , confiance , difcrédon, bonheur; elle cherchoit a en pénétrer le fens, quand un bruit qu'elle entendit dans la chambre voifine , la tira de fa rêverie : comme elle crut reconnoitre la voix de Cadichon, elle y courut aufïï-töt: mais elle eut a peine ouvert la porte , qu'elle appercut trois gros hannetons qui tenoient chacun dans leurs pattes une de fes filles , & trois grandes demoifelles qui portoient fur leurs dos fes trois fils. Tout cela, en s'envölant promptement par la fenêtre , chantoit en chceur & fort mélodieufement, hanneton , vóle, vóle, vóle. Ce qui toucha le plus Gillette, fut de voir au milieu d'eux Cadichon entre les pattes de la fouris bleue; ils étoient 1'un & 1'autre fur un petit char , fait d'une groffe coquille de limacon, couleur de rofe , & trainé par deux chardoanerets par- faitement  C A D I C H* O N. 4Ót faitement bien panachés. La fouris, qui lui parut plus grande que ne font ordinairement les animaux de fon efpèce , avoit une belle robe de perfe , un mantelet de velours noir, une coëffe nouée fous le menton, & deux petites cornes bleues au - deffus du front. Le char, les hannetons & les demoifelles partirent avec tant de vitefTe , que la reine les eut bientöt perdus de vue. Alors , plus occupée de la perte de Cadichon 8c de fes enfans, que des Fées & de leur pouvoir, elle fe mit a crier & a pleurer de toutes fes forees. Le roi qui 1'entendit, accourut, fuivi de fon fénéchal, & voulut en favoir la caufe: mais la douleur de Gillette étoit fi forte, qu'elle ne put lui répondre que par ces mots , les hannetons .... les demoifelles .... ah! fire , on enleve nos enfans. Le roi, qui ne fit attention qu'a ces dernières paroles , quitta brufquement Gillette, & ordonna a Caboche de prendre dans fon antichambre deux moüfquetons ( car il y en avoit toujours une demi-douzaine, en attendant qu'il eut des gardes ). Puis, traverfant fon pötager royal, il gagna la campagne dans le deffein de pourfuivre & de tuer les raviffeurs. II y avoit environ une'heure qu'il étoit parti, & la reine, dont les larmes étoient épüifées, ne donnoit plus que des fonpirs k la perte de fes Tornt XXV. C c  401 C A J> I C H O M, enfans, lorfqu'elle entendit quelque chofe bourdonner autour d'elle, 8c vit tomber a fes pieds un papier plié en quarré; elle le ramaffa aufïïtöt, 1'ouvrit précipitamment, & y lut ces mots. « Calmez votre inquiétude , ma chère Gil-? » lette , 8c fouvenez-vous que de la confiance » 6c de la difcrétion dépend votre bonheur: » vous 1'avez commencé par votre exaclitude » k me donner des gateaux 8c des fromages, 8c » ma reconnoiffance ferale refte ; mais foyez » toujours convaincue que tout vient d point, >» qui peut attendre, 8c qu'après cela vous devez » tout efpérer de votre amielafée deschamps ». Ce billet, joint k fa conhance au pouvoit des fées , acheva de calmer fes inquiétudes ; 8c , adreflant la parole a une petite linotte qu'elle appergut fur le ciel de fon lit: « Linotte , belle « linotte , lui dit-elle , je ferai tout ce qu'il » vous plaira , mais donnez-moi, je vous prie, « lorfque vous en faurez, des nouvelles de mon » petit Cadichon ». A ces mots, la linotte battit des alles , chanta 8c s'envola ; 8c la reine periuadce que cela vouloit dire,confens, Ja remercia 8c lui fit une grande révérence. Cependant le roi 8c fon fénéchal, las d'avoir couru inutilement, revinrent k la maifon , 8c trouvère-nt la reine fi tranquille, que le roi en fut prefque fcandalifé; il lui fit plufieurs queftions  C A D 1 C Jï O N. 403 pour en favoir la raifon; auxquelles Gillette ne répondit jamais que, tout vient d point, qui peut attendre. Ce fang-froid 1'impatienta fi fort qu'il fe feroit emporté contre elle , fi fon fénéchal ne lui eüt remontré que Gillette avoit raifon, & que Pibrac & le confeiller Mathieu 1'avoient dit avant elle dans un de leurs quatrains qu'il lui récita fur le champ. Le roi, pour qui Caboche étoit un oracle , fe tut, &£ écouta aveC attention un beau petit difcours qu'il lui fit fur les inconvéniens d'avoir des enfans , & fur les chagrins & la dépenfe qu'ils caufent prefque toujoursk leurs père & mère,« Par mon fceptre, » dit le roi, le beau-père a raifon , & ces fept » marmots - li m'auroient ruiné , s'ils fuffent » plus long-tems reftés chez moi : partant, » grand merci k qui s'en eft chargé ; comme ils » font venus, ils s'en vont: il n'y a k tout cela » que du tems de perdu; ainfi réjouifföns-nous, » c'eft k recommencer ». La reine, qui craignoit de trop parler, ne répondit rien; & le roi, n'ayant plus rien k dire , retourna dans fon cabinet jouer un cent de piquet avec fon fénéchal. Pendant que tout ceci fe paffoit chez le roi Petaud , la reine fa mère fe laffant d'un veuvage qui duroit depuis long-tems, réfolut de fe remarier; pour eet effet, elle jetta les yeux fur C c ij  404 Cadichon. un jeune prince , voifin de fon royaume & fouverain des Ifles Vertes: il étoit beau, bien fait, & fon efprit avoit autant'de grace que fa perfonne ; fes plaifirs étoient fon unique occupa:ion ; il n'étoit bruit que de fes galanteries, & 1'on affuroit qu'aucune jolie femme de fon royaume ne lui avoit réfillé. La réputatjop avantageufe & le portrait de ce prince tournèrent fi bien la tête de la reine, qu'elle fe flatta de s'en faire aimer , & de fixer fon inconftance. II n'y avoit qu'une difficulté, C'eft qu'elle n'étoit ni jeune, ni aimable; elle avoit la taille haute & maigre, les yeux petits, le-nez long & pendant, la bouche fort grande & paffablement de barbe. Une pareille figure pcuvoit être avantageufe a une reine pour en impofer : mais elle étoit peu propre a infpirer de l'amour. On ne fauroit tout-a-fait s'aveugier fur fes défauts , lorfqu'ils font marqués a un certain point: elle fentit, dans des momens de réflexion , qu'en 1'état ou elle étoit il lui feroit impoffible de plaire au jeune roi des Ifles Vertes , & que , pour y réuffir , il falloit avoir de la beauté, ou tout au moins de la jeuneffe ; mais comment y parvenir , &c comment changer des cheveux gris, &C des traits hommaffes en une figure aimable , en graces enfantines ou en mines agagantes ? II eft vrai que Gangan,  Cadichon. 405 fon amie , lui auroit été d'un grand fecours dans cette occafion , fi cttte fee ne 1'eüt pas plufieurs fois preffée inutüement d'adopter fa nièce, & de la défigner héritière de fa couronne ; ainfi, il y avoit tout acraindre d'exciter fa colère par une pareillè propofition. La vieille reine fentit tout cela ,héfita, combattit, & regarda tant & tant le portrait du beau prince des Ifles Vertes , que 1'amour 1'eimorta , enfin, fur les égards qu'elle devoit a la fée: elle lui fit part de fes fentimens, tk la conjura , dans les termes les plus preffans, de lui prêter les fecours de fon art, & de ne lui pas refufer cette marqué effentielle de fon amitié;'elle alla mcrae jufqu'a lui faire voir le portrait du jeune prince, ik k exiger d'elle 1'approbation de fon deffein. Gangan ne put cachet- fa furprife , mais elle diffimula fon' reffentimsnt ; elle prévit de quelle conféquence il étoit de fe déclarer ouvertement contre ce mariage , puifque le roi des Ifles Vertes ," qui avoit prefque ruiné fes états pour fubvenir 'a fes dépenfes , feroit capable de le conclure par intérêt , & de le foutenir a 1'aide d'un puiffant génie proteöeur' de fon royaume: ainfi, feignant de donner les mains k cette affaire, elle promit k la reine de travailler au plutöt k fon rajcuniffement ; mais elle fe promit , er, C c iij  406 Cadichon. même tems de la tromper , & de la mettre hors d'état d'exécuter fes volontés. Le jour que cette fee avoit marqué pour fexécution de fes promeffes, elle parut vêtue d'une longue robe de fatin , couleur de chair & argent; fa coëffure n'étoit compofée que de fleurs artificielles & pompons de clinquant; un petit nain amaranthelui portoit la robe, & avoit fous le bras gauche une boete noire de lacque de la Chine. La reine la recut avec les plus grandes marqués de refpecf & de reconnoiffance , &c la fupplia, après les premiers eomplimens, de ne pas différerfon bonheur. La fée y confentit, fit retirer tout le monde , & ordonna a fon nain de fermer les portes & les fénêtres : puis, ayant tiré de fa boete un livre de vélin , gami de grands fermoirs d'argent, une baguette compofée de trois métaux , & une hole qui renfermoit une liqueur verdatre & fort claire ; elle fit affeoir la reine fur un carreau au milieu de la chambre , & eommanda au nain de fe placer debout vis-a-vis de fa majefté; enfuite ayant tracé autour d'eux trois cercles en fpirale, elle lut dans fon livre , les toucha trois fois de fa baguette , & jetta fur eux de la liqueur dont on vient de parler. Alors les traits du vifage de la reine fe mirent a diminuer peu è peu, & la taille du petit nain è croitre è pro»  Cadichon. 407 portion ; de forte qu'en moins de trois minutes iis changèrent de figure fans fentir le moindre mal. Quoique la reine fe fut armée de courage, elle ne put voir, fans quelque crainte , la croiffance du nain ; mais les Hammes bleuatres qui s'élevèrent tout a coup des trois cercles , augmentèrent ttllement fa frayeur, qu'elle s'évanouit; alors la fée ayant fini fon enchantement, ouvrit une fenêtre & difparut avec fon page, qui,tout grand qu'il étoit devenu, reprit la robe de fa maitreffe, & fa boëte de lacque de la Chiaé. La première chofe que fit la reine, après avoir repris fes fens , fut de fe préfenter devant fon miroir ; elle y vit, avec un plaifir extreme , que festraits étoient charmans ; mais elle ne remarqua pas que ces mêmes traits étoient ceux d'une jolie petite fille de buit a neuf ans ; que fa coefFure avoit pris la forrae d'un toquet, garni de longues boucles de cheveux blonds, & que fon habit étoit changé en corps de robe avec les manches pendantes , &l le tablier de dentelles : tout cela joint a fa grande taille , dont le charme n'avoit rien diminué, produifoit quelque chofe de fort bizarre; cependant elle n'en fut point frappée ; car , de toutes les idees qu'elle avoit avant fon changement il ne lui étoit reflé que celles qui Cc iv  4o8 C A D I C H O. ND avoient rapport au: roi .des Ifles - vertes, & a l'amour: qu'elle 'reffentoit pour lui. Elle fut donc auffi contenteu cl'elle , que fes courtifans en furent étonnés; on ne favoit même ce que 1'on devoit faire , & quel parti on ■avoit a prendre ; lorfque le premier miniftre, dont fous les grands dépendoient, tira d'embarras, & décida que , bien loin de contrarier la reine, il falloit, au contraire, flatter fes gouJs Sfj fes fantaifies , & commenga par ordonne* a fa femme & a fes filles de fe conform.er: a fes volontés. Bientót pour plaire au miniftr&pj^g) fu'ivrjt; leur exemple , & en" peu de tems toute la Cour s'habilla comme la reine, & l'im'ifajen, tout.fOnne parloit plus, même les hommes, que d'une facon enfantine ; on ne jouoit qu'a Lr madame, a rendez-moi ma fille, aux offelets , a la'.bataille. Les cuifmiers n'étoient employés qu'a faire des darioles , des tartelëttes 8c des petits - choux. Oir ne s'occupoit qu'a habiller & a déshabiller des poupées, 8c dans tous les jeux & les collations, il n'étoit queftion que du roi des. Ifles-vertes; la reine, en parloit cent fois le jour , Sc Pappellpit toujours mon petit mari. Elle le demandoit fans ceffe , & fe paya, pendant quelque tems, des raifons dont on fe fervit pour la flatter; mais enfin la gaieté fit place al'humeur; elle éprouva  C A. D I C H O N. 409 tous les caprices d'un enfant qui n'a pas ce qu'il veut, Sc dont on n'ofe ronipre les volontés. Après s'être amufé quelque tems d'un événement fi fingulier , ( car 1'oifiveté de la cour fait qu'on s'y amufe de tout) on s'impatienta des puérilités de ce grand enfant ; on fe laffa de la contrainte Sc des complaifances qu'il falloit avoir; on s'éloigna infènfiblement, & ellé étoit fur le point d'être to.ut-a-fait abandonnée, lorfqu'on apprit que le roi des Iflesvertes , qui par.couroit les royaumes voifins, devoit arriver inceffamment dans celui-ci. A cette nouvelle , on reprit .courage. La reine redevi'nt fi gaie Sc fi enjouée , qu'elle ne fit que cdianter Sc danfer, enattendant ce prince. Ce,moment fortune arriva ; elle. courut audeyant de lui; & , quoiqu'on Iuieutrep.cfenté .que le cérémonial ne le permettoit pas, elle voulut abfolument aller le recevoir au bas de fpp, efcalier: mais, en le defcendant avec pr-écipitation, elle s'embarraffa les pieds dans fa robe qu'elle avoit fait détroufier,. & tomba afiéz rudement; quoique fes mains eulf-nt garanti fa tête, & qu'elle n'eüt que le nez légere ment écorché , fa frayeur fut fi grande , qu'elle pouffa les hauts cris; on la pórta dans fa chambre, on lui baffina le vifage avec de 1'eau de la reine d'Hongrie, Sc on parvint a  410 Cadichon. i'appaifer, en lui difant que fon petit mari demandoit a la voir. Le prince parut en effet: mais la vue d'un objet fi ridicule lui fit faire de fi violens éclats de rire , qu'il fut obligé de fortir de la chambre & même du palais. La reine, qui le vit partir, fe mit a crier de toutes fes forces qu'elle vouloit fon petit mari; on courut après lui, on le preffa de revenir; tout cela fut inutile ; iln'y voulut jamais confentir, & s'éloigna promptement d'une cour oii tout Ie monde lui parut être infenfé. La reine, qui apprit fon départ, en fut inconfolable; on effaya en vain tous les moyens dê la calmer ; fa mauvaife humeur n'en devint que plus infupportable ; & le joug parut trop dur a ceux même qui lui étoient le plus attachés : les autres , honteux d'être fujets d'une telle reine, furent d'avis de lui öter la couronne ; & ce parti alloit 1'emporter, lorfque Gangan, qui n'avoit voulu que la dégouter du mariage, la défenchanta, & lui rendit fa première forme. A la vue de fa figure naturelle, elle penfa fe poignarder de défefpoir; elle s'étoit trouvée charmante fous celle qu'elle venoit de quitter, & elle ne voyoit a la place qu'un vifage de plus de óo ans, & une laideur qu'elle avoit détefiée. Elle ne croyoit pas avoir été ridicule dans 1'état d'ou elle fortoit, & elle n'avoit riea  Cadichon. 411 perdu de fon amour; ainfi la perte de fa jeuneffe, & celle du prince des Ifles-vertes, la jetèrent dans une langueur qui fit craindre pour fa vie , 8c lui infpirèrent, en même-tems, une haine implacable contre la Fée Gangan. A 1'égard de fes fujets , ils en eurent pitié, & regardèrent eet événement comme une jufte punition du facrifice qu'elle avoit fait de la tendreffe maternelle, 8c de la reconnoiffance, a fon ambition Sc a fes defirs infenfés. C'étoit k peu-près dans ce tems - la que la Fée des champs avoit enlevé les enfans de Petaud Sc de Gillette : cette généreufe Fée étoit la protearice de ceux qui fe trouvoient obligés de paffer leur vie a la campagne; elle s'employoit k prévenir ou a diminuer les difgraces qui pouvoient leur y arriver, Sc étoit d'autant plus en état de les protéger , qu'elle poffédoit 1'amitié 8c la faveur de la reine des Fées. L'Ifle Bambine , dom cette fouveraine lui avoit donné le gouvernement, étoit le lieu ou elle avoit tranfporté les quatre garcons 8c les trois filles du roi Petaud 8c de la reine Gillette. Cette Ifle n'étoit habitée que par des enfans fous la proteaion des fées, par des mies, 8c par ceux que 1'on deftinoit k les fervir : il y régnoit un printems continuel; les arbres 8c les prairies y étoient toujours couverts de fruits 6c de fleurs,  4ü C A D I C H O N. & Ia terre y produifoit d'elle-même, & fans aucune culture, tout ce qui pouvoit flatter le goüt & les yeux : les promenades y étoient charmantes , les jardins varié&i& remplis de jolis petits carroffes de toutes les facons ,trainés par des barbets a longues oreilies. Ce qu'il'y avoit de plus aimable , c'eft que les murs des chambres des enfans étoient de fucre candi; les planchers d'écorce de citron confït, & les meubles d'excellens pain d'épice de Reims, Quand on étoit bien fage , on avoit beau en manger , il n'y paroiffoit jamais: on trouvoit outre cela, dans les rues & dans les promenades , toutes fortes de jolies petites poupées magnifiquement habillées, & qui marchoient & danfoient toutes feules. Les petites filles qui n'étoient ni fières, ni gourmandes , ni défobéiffantes, n'avoient qu'afouhaiter, & fur le champ les bonbons & les fruits fe'détachoient d'euxmêmes , & venoient les trouver; les poupces fe jettoient dans leurs bras } & fe laiffoient ha^ biller & déshabiller, careffer & fouetter avec une difcrétion & une obéiffance fans pareille ; mais lorfqu'au contraire elles avoient commis quelque faute, la poupée s'enfuyoit, en faifant une grimace a celle qui l'appelloit;les bonbons fe changeoient en chicotin, &c la petite parure devenoit vilaine & mauffade. A legard des  Cadichon. 413 pfcïijs garcons , lorfqu'ils n'étoient ni obftinés , ni menteurs , ni pareffeux , ils avoient des polichinels, des cerf-volans , desraquettes, & de tous les jouets qu'on peut imaginer ; mais quand les mies étoient mécontentes , les polichinels fe moquoient d'eux, leur pettoient au nez, & leur difoient tout ce qu'ils avoient fait de mal; les cerf-volans manquoient de vent, les raquettes fe trouvoient percées ; enfin, rienne leur réuffiffoient, & plus on s'obflinoit , & pis c'étoit. II y avoit de ces efpèces de punitions & de récompenfes pour tous les ages, comme , par exemple, de fe trouver monté fur un ane,lorfqu'on fe croyoit fur un petit cheval bien harnaché , ou de s'entendre dire : « ah 1 qu'elle eft » laide! qu'elle eft mal-propre ! que fait-on de » cela ici » ? tandis que les autres petites demoifelles étoient bien parées & bien fêtées: enfin, on ne négligeoit rien pour corriger en eux les défauts du cceur & de 1'efprit; &, pour les inftruire en les 'amufant, on leur faifoit lire les annales de la féerie , .qui contiennent les hiftoires les plus remarquables de eet empire, telles que font celles de Javotte, Nabotine, Landorz , Jeanneue &C plufieurs autres; car , la fée des champs en faifoit grand cas, & elle les raffembloit avec grand foin de tous les royaumes du monde.  4'4 C A D I C H"0 N. Pendant que les enfans de Petaud & de Gillette demeurèrent dans 1'ifle Bambine , on mie en ufage touslesmoyensimaginablespour vaincre 1'opiniStreté des trois gargons & la fieité des trois filles ; mais ces défauts, bien loin de diminuer, ne faifoient qu'augmenter avec l'a>e. Depuis quatre ans 1'intérêt particulier que laFée gouvernante prenoit k ces enfans, joint aux foins, a 1'attention & k la patience des mies, n'avoient prefque rien changé a leur caraöère; &, ne fentant que trop que leur naturel 1'emporteroit fur leur éducation, elle n'efpéra plus de les changer par les voies fimples, & fut obligée d'avoir recours k des remèdes violens, tels que la métamorphofe : cette extrémité étoit dure, ala vérité; mais elle étoit immanquable pour perfectionner les caractères. Les enfans, malgré leurs changemens , confervoient les idéés & le fentiment de ce qu'ils étoient & de ce qu'ils avoient été , & fubiffoient les loix de leur état. Dès que la Fée, qui avoit le don de pénétrer les penfées, les croyoit corrigés , elle leur rendoit leur première formeavec fon amitié, & leur procuroit fouvent un établiffement avantageux. Elle changea donc, mais avec peine, les trois fils de Petaud en polichinels, & les trois filles en dames gigognes, & les condamna a être ainfi marionnettes pendant 1'efpace de trois  Cadichon. 4^ ans. Comme eile étoit auffi contente du prince Cadichon, qu'elle avoit été peu fatisfaite de fes frères Si fceurs , elle ne voulut pas qu'il fut le témoin de leur difgrace, Sc réfolut de 1'éloi* gner. II ne s'agiffoit que de trouver un afyle qui le garantit de la méchanceté de Gangan; mais, pour ne rien prendre fur fon compte,elle jugea a propos d'aller confulter la reine des fées, fon amie, Sc de prendre fon avis fur ce qu'elle avoit a faire. Dans ce deffein , elle mit fon vertugadin de velours verd, fon mantelet de fatin jonquille Sc fon petit chaperon bleu: puis, ayant fait atteler a fa chaife de pofte d'olier doré, fixhannetons blancs,harnachés de non-pareilles couleur de rofes, elle partit en diligence, & arriva en peu de tems dans 1'Ifle Fortunée , oh la reine des fées faifoit fa réfidence ordinaire. Ayant mis pied a terre au bout d'une magnifique avenue d'orangers & de citronniers, elle entra dans la cour du chateau , ou elle trouva en haie vingt-quatre gines noires, hautes de lix pieds, ayant de longues robes retrouffées, Sc portant fur 1'épaule gauche unemafTue d'acier poli: elles avoient derrière elles vingt-quatre autruches noires, mouchetées de rouge Sc de bleu , qu'elles tenoient en leffe, Sc elles gardoient un profond filence. Ces gines noires étoient de méchantes fées, condatnnéesarem-  *4i 6 Cadichon* plir ces pofles pendant plufieurs fiècles , felon la qualité de leurs crimes. ) Dès. qu'elles appercurent la fée, elles la faluèrent, en laiffant tomber leurs mafïlies fur le pavé; comme il étoit pareillement d'acier, il rendit un fon éclatant & fit feu. Cet honneur étoit dü a toutes celles qui, ainfi que la fée, avoit un gouvernement. Après avoir monté 1'efcalier , compofé de porphire, de jafpe, d'agate & de lapis, elle appergut dans la première chambre douze jeunes filles fimplement vêtues , mais fans chaperon; elles avoient feulement le clavier a la ceinture, & la demi-baguette dont elles la faluèrent, comme avoient fait les gines : elle leur rendit le falut ; car cet emploi eft ordinairement deftiné a celles qui devoient être bientöt initiées a 1'art de féerie. Elle traverfa une longue fuite d'apparteméns magnifiquement meublés , & arriva dans 1'antichambre de la reine qu'elle trouva remplie de fées , qui s'y étoient rendues de toutes les parties du monde, les unes pour leurs affaires, & les autres pour faire leur cour. ïl n'y avoit prefque plus perfonne dans le cabinet de la reine, lorfqu'elle en vit fortir la vieille Gangan. Sans le refpect que les fées ont pour leur fouveraine , elle n'auroit pu s'empêcher d'éclater de rire a la vue d'une figure auffi  Cadichon. ^ auffi grotefque que celle de Gangan. Sur uit corps de robe de farm verd, chamarré de dentelles bleues & or , elle portoit un large vertugadin de même étoffe , brodé de chenille & de pompons couleur de rofe ; d'un demi-ceint, enrichi d'émeraudes. Pendoient a un clavief d'argent un petit miroir en boëte a mouches t une groffe montre & un étui de pièces ! fes oreilles étoient chargées de deux groffes pendeloques de perles & de rubis, & elle avoit futla tête un chaperon de velours petit jaune , avec une aigrette d'améthifles & de topazes; un gros bouquet de jafmins ornoit le devant de fon corps , & dix ou douze mouches dfr perfées fur un vieux rouge , couvroient une peau ridée & couleur de rofe sèche. Si la fée des champs fat étonnée de 1'éqtiipage ridicule de Gangan, celle-cine le fut pas moins de rencontrer fa rivale au moment qu'elle s'y attendoit le moins. Elle n'ignoroit pas la protecfion que cette fée avoit accordée aux enfans de Petaud Sc de Gillette. Mais comme le lieu lui défendoit de laiffer éclater fon relfentiment, elle le diffimula , Sc affeöantun air de politeffe mêlée de hauteur: « Comment, ma» dame , lui dit-elle , vous êtes-vous réfolue a >» quitter le calme de la campagne, pour venif » vous confondre dans le tumulte de la couf ? Tome XXV\ Q &  4i 8 Cadichon. » 11 faut que vous ayez eu pour cela des raifons » bien fortes. Celles qui m'y amènent, inter» rompit la fée des cbamps , ne reffemblent » point du tout aux vötres; 1'intérêt, ni 1'am» bition n'ont jamais été les motifs de ma pro»> tection , & je fais ne 1'accorder qu'a ceux » qui en font dignes & reconnoiffans. Je le crois, » répondit Gangan ; les dindons & les oies font »> bonnes perfonnes. Cela eft vrai , reprit vive** ment la fée, Sc beaucoup plus que les Gan» gans , car ils ne font point injuftes ; qu'en » dites- vous ?» La difpute n'en feroit pas demeurée-la, fi 1'on n'eüt averti la fée des champs que la reine étoit feule, & qu'elle vouloit lui parler; ainfi les deux fées fe faluèrent, & fe féparèrenten femmes qui fe haïflént parfaitement. La reine qui s'appercut de 1'émotion que cette difpute venoit de caufer a fon amie, feignit de l'ignorer , & voulut en être informée ; & la fée des champs, charmée de fatisfaire la curiofité de fa maitreffe , n'héfita pas a lui faire le récit des injuftes motifs que Gangan avoit eu de perfécuter le roi Petaud & la reine Gillette, & de ce que la pitié lui avoit fait entreprendre pour traverfer les deffeins de cette perrïde fée. « Votre procédé eft louable, lui dit la reine, èc j'aime è voir en vous cette généreufe  Cadichon. 419' » ardeur a protéger les malheureux : mals je » crains cependant que Gangan ne fe venge » encore des bontés que vous avez pour la » bonne Gillette , & pour fes enfans ; elle efl: » méchante, & j'enrecois fouvent desplaintes; » mais foyez füre que , fi e51e abufe davantage » contre vous de fon pouvoir , je 1'en punirai » d'une facon terrible & éclatante ; je ne puis » vous en dire davantage ; voici 1'heure du » confeil; a mon retour nous conférerons en» femble fur les moyens de prévenir les mau» vais deffeins de votre ennemie >». Dès que la fée des champs fut feule, elle ne put réfifter a 1'envie de confulter les livres de fa fouveraine. Tous les myftè-er. de la féerie y font dévoilés , & 1'on y déeouvre , jour par jour, tout ce qui fe paffe dans 1'univers ; mais il n'appanient qu'a la reine de fufpendre ou d'^mpêcher ces évènemens; elle a fur les fées la même puiffance que celles-ci ont fur les hommes. La proteftrice de Cadichon eut a peine ouvert ces livres, qu'elle y lut diftinttement que par le pouvoir de grande féerie , la perfide Gangan enlevoit dans Ie même inftant le jeune prince , & qu'elle le tranfportoit dans 1'ifle Inacceffible oh elle retenoit fa nièce depuis le moment de fa naiffance. A cette vue , elle trembla d'abord pour la vie de fon protégé, D d ij °  4io Cadichon. & enfuite pour fon cceur & pour fes fentimens, car elle favoit que cette méchante fée étoit plus capable de les corrompre , que de les former. Le trouble que cet incident jetta dans fon ame, fit place aux réflexions , & elle penfoit aux moyens d'empêcher les fuites de cette entreprife, lorfque la reine fortit du confeil & vint la rejoindre : a la trifleffe qu'elle remarqua fur le vifage de fon amie, elle iugea de ce qui /lui étoit arrivé pendant Ion abfence ; & lui adreffant la parole : « Vous avez voulu , lui » dit-elle , fatisfaire votre curiofité , & vous » avez appris des chofes que je voulois déro» ber k votre connoiffance. Je n'ai pu refufer, » il efl vrai, k Gangan le pouvoir de grande » féerie , puifque fuivant nos loix il efl dü k fon » ancienneté; mais la connoiffance que j'ai de » fon caraöère m'a fait limiter ce pouvoir k un » certain efpace de tems; affurez-vous , géné» reufe fée , qu'après cela votre ennemie fera » févérement punie , fi elle abufe de ce même » pouvoir , qu'elle tient de nos loix & de ma » bonté; cependant, pour vous donner dès » aujourd'hui une preuve de mon amitié , tk. » mettre k couvert des attentats de Gangan les » autres enfans de Gillette , auxquels vous » vous intéreffez , prenez cette hole, frottez» les de la liqueur qu'elle renferme: c'eft de  Cadichon. 41* » 1'eau d'invifibilité; elie dérobe les objets aux » yeux des fées feulement; & fon charmé eft » tel, que Gangan, avec tóute fa puiffance $ » ne fauroit le vaincre : allez, ma chère amie^ » fouvenez-vous que votre reine aime la génem rofité , qu'elle protégé la vertu , & comptez » toujours fur fa proteftion & fur fa tendreffe >k A ces mots la fée prit refpetfueufement la maiiï de la reine, la baifa & partit. Elle ne fut pas plutöt dans fon Ifle qu'elle mit en ufage 1'eau d'invifibilité; elle en frotta les. trois Polichinels & les trois dames Gigognes, & réferva feulement 1'extrémité de leurs nez qu'elle laiffa vifible, afin de les pouvoir reconnoitre ; puis , ayant donné fes ordres , & confulté les livres, elle partit pour fe rendre chez le roi Petaud, ou elle avoit lu que fa préfence étoit néceffaire. En effet, lorfqu'elle yarriva ,1e petit royaume de ce prince étoit en combuftion , & voici que! en étoit le fujet. II y avoit déja long-tems que la maifon ou fa majefté avoit logé jufqu'alors .> ck que fon beau-père le fénéchal avoit habitée avant lui, tomboit de tous cötés , malgré les, réparations qu'on y avoit faites. II avoit réfolu dans un confeil particulier avec fon maitre ma-» con , qu'il avoit fait fon premier architecte % d'en rebatir une nouvelle. Cet officier de la Dd iij  '42i Cadichon. couronne , n'ayant depuis long-tems rien fak de neuf pouf leurs majeflés, a¥oit abattutout le vieux batiment dans le deffein d'en commencer un nouveau, qui, felon lui, devoit être bien plus magnifique que 1'autre : mais les épargnes du roi depuis 1'enlèvement de fes enfans, & fes revenus annuels ne fuffifant pas pour 1'exécution de ce nouvel édifice , il prit le parti, par le confeil de fon receveur & du procureur fifcal, d'impofer une taxe pour fournir a la dépenfe de fon batiment. Ses fujets, qui n'avoient point encore payé d'impöts, tnurmurèrent fort haut, & jurèrent de ne point obéir; ils menacèrent même de s'en plaindre a la reine mère , & de la rendre Parbitre de leurs plaintes. A leur mécontentementfe joignirent les remontrances de Caboche ; il prétendoit qu'il étoit ridicule de faire payer aux autres une chofe qui ne pouvoit leur êtra ni utile , ni profitable; que fa majefté n'étoit au fond qu'un homme comme vin autre ; qu'ayant fes biens & revenus, il ne devoit pas prendre ceux d'autrui pour dépenfer davantage ; que , par conféquent, lorfqu'on n'avoit le moyen que d'avoir une maifon, il il ne falloit pas avoir un chateau; & quiconque n'avoit qu'un écu, ne devoit dépenfer qu'un écu. Toutes ces railons paroiffoient fort bonnes au roi; mais dans le même inftant le procureur  Cadichon. 413 fifcal & le receveur lui crièrent qu'il étoit le maitre ; que ce n'étoit pas la peine d'avoir des fujets , fi on ne leur faifoit pas acheter le foin qu'on fe donnoit de les gouverner ; qu'ils étoient faits pour payer, & les rois pour dépenfer ; &c qu'il n'y avoit qu'une tête de fénéchal capable de penfer autrement, & de confeiller de même. Le roi trouvoit que ceux-ci raifonnoient fort jufte , & concluoit a lever 1'impöt ; cependant chacun prenoit parti , & donnoit fa décifion. « On les fera bien payer , » difoient les uns ; on ne payera pas , difoient « les autres ; cela ne fera pas ainfi, difoit Ca» boche, car je l'ai mis dans ma tête; cela fera , » difoit le procureur fifcal, ou j'y perdrai mon » latin ». Enfin, c'étoit un fi grand tintamarre qu'on ne s'entendoit pas. Le roi, qui ne favoit plus auquel entendre , ne favoit plus quel parti prendre : quand il étoit avec la reine , il lui difoit quelquefois: » Oh ! par mon fceptre , fi » cela continue , je planterai tout la, & alors » fera le roi qui voudra ; car j'irai fi loin , fi » loin, que je n'entendrai parler ni de royaume, » ni de peuple, ni de maifons. Ne vous impa» tientez pas , fire , lui répondoit tranquille» ment la reine, j'ai déja eu 1'honneur de dire » a votre majefté, que tout vient a point, qui » peut attendre. Eb 1 qae diable voulez-vous Dd iv  4*4 Cadichon >► que j'attende , répliquoit le rol ? encore fi »> ceux qui ont emporté nos enfan-nous avoient » laifie une maifon a la place, no iS n'en ferions *» pas oü nous en fommes ; mais fans doute la » Gangan y a mis bon ordre; & , fi cela con» tinue , nous n'aurons pas plus de maifons » que nous n'avons d'enfans » ; Sc puis c'étoit de rabacher contre les fées tant Sc tant, que la bonne Gillette en étoit impatientée, • La fée qui avoit été témoin pendant quelque tems de ce qui fe pafiöit, & qui fouffroit des jnquiétudes de la reine , fe montra enfin a elle fous la forme d'une linotte,dont elle s'étoit déja fervie une fois , & la tranquiliifa , en 1'afiurant que bientöt elle lui donneroit des preuves con, Vaincantes de fon amitié Sc de fa proteaion. Gillette , tranfportée de joie, la baifa mille fois, après lui en avoir demandé la permiflion; la pria de refter, Sc lui promit, pour 1'y engager, de lui faire tous les jours , tant qu'elle demeureroit avec elle , un petit gateau , compofé de farine de millet , de chenevis Sc de lait: la fée y confentit, & fes promeffes ne tardèrent pas a s'accompïir. Le quinzième jour de fon arrivée , le roi qui fe levoit ordinairement d? grand matin, fut étrangement furpris de fe Voir dans une maifon toute neuve, fort com^ roede &a trè^fglidemem batie ?jedi§ une maifenj  Cadichon. 415 car ce n'étoit que cela , & point du tout un palais; il n'y avoit ni architecture , ni peinture, ni fculpture £*;ii dorure. On trouvoït au rezde-chauffée uhe cuifine , une dépenfe ou office, une falie a manger, & une falie d'audience: au premier étage, une anti- chambre, une chambre, un cabinet, une garderobe pour la reine , & un grand cabinet en aïle pour le roi , dans lequel la bibliothèque dont on a parlé fe trouva toute placée. Au-deffus étoient de fort beaux greniers, bien lambriffés , d'oii 1'on découvroit la plus belle vue du monde. On n'avoit pas oublié une laiterie avec tous fes uftenfiles ; mais ce qu'il y avoit de plus admirable , c'eft que toute la maifon étoit bien meublée , & garnie de tout ce qui étoit néceffaire : les meubles étoient paffaitement femblables pour les étoffes & pour la forme a ceux de leurs majeftés , & ils auroient pu s'y méprendre , fi ceux-ci n'avoient été rieufs. On s'imagine bien quel fut 1'étonnement de Petaud , de fe trouver dans une maifon qu'il ne connoiffoit point; mais ce fut bien autre chofe , lorfqu'ayant ouvert une des fenêtres de fa chambre , il appercut au lieu de fon petit potager royal, un grand gazon enboulingrin , au bout duquel étoit un affez bel étang, terminé par un bois de haute futaie; qu'il y avoit k droite du bouungrin un potager rempli de tous  4*6 Cadichon. les différens légumes , & qu'a gauche étoit un verger planté de toutes fortes d'arbres fruitiers. II confidéra tout cela pendant quelque tems: mais,fa furprife faifantplace k fa joie , il courut au lit de la reine qui dormoit encore , & la réveilla en lui criant: « Ma femme , ma femme , » levez-vous, venez voir une maifon toute » neuve, des jardins magnifiques. Savez-vous » ce que c'eft que tout cela ? pour moi je n'y » comprends rien ». La reine eut a peine le tems de prendre fon jupon , fon pet-en-Pair & fes mulles ; elle fut k Ia fenêtre avec le roi, qui fur le champ la conduifit dans tout 1'appartement, & de la au rez-de-chauffée , ou ils trouvèrent la cuifine & 1'ofhce garnis de tout ce dont on pouvoit avoir befoin. Toutes ces mer^ veilles ne laifsèrent pas que d'effrayer le bon Petaud ; mais la reine qui fe doutoit d'ou tout cela venoit, n'avoit pas la même crainte , & n'ofoit en rien dire. lis étoient tous deux dans cette fituation , lorfque le fénéchal , qui cherchoit depuis une heure la maifon du roi, entra dans celle-ci, plus par le devoir de fa charge que par 1'efpérance d'y rencontrer leurs majeflés : il ne favoit que penfer d'une maifon élevée en une nuit ; & quoiqu'il fut moins peureux q ie fon gendre, il ne commenca cependant a fe raffurer, que lorfqu'i! fe vit en camr  Cadichon; 417 pagtie. Le roi, de fon cöté, fut aufli fort aife de le voir arriver; &, tenant toujours le bras de la reine, ils parcoururent une feconde fois toute la maifon du haut en bas , & tous les jardins. Chacun raifonna beaucoup fur la fingularité de cette aventure : les uns trouvoient que leurs majeflés étoient bien hardies de demeurer dans une maifon batie par les fées au rifque d'y être lutinées ; les autres, au contraire, prétendoient qu'ils faifoient fort bien , & qu'il feroit a fouhaiter que toutes les vieilles maifons du royaume fuffent rebaties de même. Comme on fe fait aifément au bien-être & aux nouveautés , après en avoir beaucoup parlé, on n'en paria plus; & le roi fut en peu de tems auffi accoutumé k fa nouvelle maifon , que s'il 1'eüt hibitée toute fa vie : par ce moyen il ne fut plus queftion d'impöt; la tranquillité revint dans 1'état, & 1'union entre les grands officiers de la couronne. II n'y eut que le pauvre architecte qui penfa fe pendre, mais qui fe contenta de donner au diable les génies & les fées , & de les appeller cent fois magiciens & forciers. Pendant que la fée des champs'produifoit toutes ces merveilles, elle rernarqua, dans Gillette , tant de refpecf pour les fées & de reconnoiffance pour elle , que fe fentant attachée de plus en plus aux intéréts de cette reine , elle ne  42? £r a d r c h o n. put lui refufer de faire a fa cour un féjour plus Jong qu'elle n'avoit projetté: elle la raffura auffi fur le fort de fes enfans, & lui apprit leur chÉtiment & les raifons qu'elle avoit eu de fe porter a cette extrêmité ; mais comme la vraie &c tendre amitié fait faire myftère des chofes les plus intéreffantes ,lorfqu'elles peu vent être affligeantes pour la perfonne aimée , elle lui cacha avec foin 1'enlèvement de fon cher Cadichon , & les allarmes qu'elle en reffentoit elle-même ; puis lui ayant recommandé la confiance , la patience & la difcrétion , fi elle vouloit parvenir au bonheur, elle la quitta avec regrèt, pour retourner dans fon gouvernement de 1'Ifle Bambine. Dès qu'elle y fut arrivée , on 1'informa avec empreffement d'un événement inouï depuis 1'établiffement de 1'Ifle. La mie doyenne, qui, pendant 1'abfence de la fée, faifoit les fondions de gouvernante , lui apprit que quelques enfans mutins , opiniatres , & auxquels on avoit pardonné plufieursfois, foutenus des poupées leurs amies, s'étoient révoltés dans le deffein de ne plus obéir'a leurs mies ; que 1'efprit de révolte avoit tellement gagné en peu de tems, qu'on avoit eu bien de la peine a en arrêter le cour ; que, pour cet effet, fe fervant de fon autorite, elle avoit commencé par faire emprifonnerles  Cadichon. poupées dans les boetes , & qu'a 1'égard des enfans, elle avoit condamné les uns a n'avoir pendant quinze jours que du pain fee a goüter, les autres a être en coëfFure de nuit pendant un mois, ou bien a être enfermés entre quatre chaifes 1'efpace de deux heures par jour, jufqu'a ce qu'ils euffent demandé pardon publiquement. La fée gouvernante approuva la conduite de la mie doyenne , èc la loua beaucoup de fon zèle; mais, comme il falloit un exemple, fans s'écarter de la loi générale , elle condamna les plus mutins des rebelles a être cent ans marionnettes, & les obligea de fervir , dans les dirférens royaumes de 1'univers,de gagnepain aux Brioches , & de fpettacle au peuple. Elle fe laiffa d'autant plus aller a cette rigueur, qu'elle apprit que fes fix protégés avoient eu peu de part a la rébellion : charmée du changement qui commencoit a fe faire en eux , elle les fit venir devant elle , & s'adreffant a leurs bouts de nez, ( car elle n'en pouvoit voir davantage ) elle leur' fit une réprimande plus douce que févère , & les renvoya en leur promettant fon amitié, & des récompenfes, fi dans la fuite elle avoit lieu d'être fatisfaite. Quoique cet événement & fon devoir ne lui permiffent pas de s'abfenter d'un lieu ou fa perfonne fembloit fi néceffaire , elle ne put cepen-  4Jo Cadichon. dant réfifter long-tems a 1'intérêt qu'elle refientoit pour Cadichon , & a 1'impatience qu'elle avoit d'en apprendre des nouvelles; ainfi , dès qu'elle fe crut moins ulile a fon petit peuple, elle partit promptement dans le deffein de fatisfaire fa curiofité &c fa tendreffe pour le jeune prince. Pour n'être point appercue des génies & des fées qui parcourent continuellement la moyenne région de l'air, elle prit fa petite chaife de pofte qu'elle ferma exadtement de tous les cötés ; fe munit des uftenfiles de la féerie , & n'oublia pas» fur-tout , de 1'eau d'invifibilité ; puis ayant ordonné k fes fix lézards volans d'aller grand train , elle arriva en quelques minutes affez prés de Plfle Inacceffible. La elle mit pied k terre, fit difparoïtre fa voiture, & s'étant frottée de 1'eau dont on vient de parler, elle franchit, fans être vue , les obftacles qui auroient pu fans cela s'oppofer a fon paffage. Gangan , pour interdire aux génies & aux fées 1'entrée de fon Ifle, l'avoit environnée d'une tripte enceinte , formée par un torrent rapide qui rouloit avec fes eaux des rochers & des troncs d'arbres. Les bords de cette Ifle étoient défenduspar vingt-quatre dragons d'une énorme grandeur; & les Hammes qu'ils vomiffoient k la vue des fées ou des g nies, s'éle-  Cadichon. 431 voient jufqu'aux nues , & formoient, en fe réunilTant, un mur de feu impénétrable. II y avoit a peine une heure que la fée des champs cherchoit a s'infiruire, fans être vue a du fort de Cadichon , lorfque le hazard lui en fournit Poccafion la plus favorable ; elle vit venir a elle Gangan, accompagnée d'une dive; ( car elle n'étoit fervie que par des génies malfaifans : ) fon vifage lui parut enflammé de colère , & elle parloit avec beaucoup d'action ; la fée des champs, profitant de fon inviiibilité, réfolut d'écouter , & entendit Gangan tenir è-peu-près ce difcours a fa compagne. « Oui, » ma chère Barbarec, tu me vois au défefpoir; » je perds pour jamais le plus grand royaume » de 1'univers ; 1'ingrate mère de Petaud » efl morte fans avoir jamais voulu fe rac» commoder avec moi ; ce n'eft pas tout , m elle a encore engagé fes fujets par ferment » a ne jamais recevoir de ma main aucun fuc» ceffeur , & a rendre même fa couronne a fon » fils , ou a 1'un de fes petits-fils. J'ai taché de » regagner les peuples par mes bienfaits, mais » j'ai trouvé contre moi une haine invétérée; » ils ont refufé mes dons, ils les ont regardés » comme autant de perfidies & de trahifons, ►» & par une délibération unanime & authenn tique de fuivre les intentions de la reine., ils  431 Cadichon, » fontparvenusa m'enlever un tróne oü j'avois » compté de faire monter ma nièce; mais ces » fujets ingrats ne tarderont pas a éprouver » ma jufte colère ; & , pour commencer par » ceux qui font les principales caufes de ma » difgrace , prends dans mes écuries un de mes » plus forts griffons, vóle dans 1'Ifle Bambine, » faifis-toi des frères & fceurs de Cadichon, Sc » amène-les dans cette Ifle; je me charge d'en» lever Petaud Sc Gillette, Sc lorfque je les » aurai tous raffemblés , je changerai ceux^ci » en lapins , Sc leurs enfans en baffet. Si un » refte de pitié que je reffens encore pour Ca»> dichon vient a m'abandonner , je ne réponds »> pas qu'il n'éprouve auffi les effets de ma » vengeance ; allons cependant tout préparer » pour 1'exécution de mes deffeins, Sc penfons, » ma chère Barbarec , qu'ayant quitté les loix » des perifes pour fuivre celles des dives , nous » fommes devenues les ennemies des fées , » des hommes , & que nous ne devons rien » négliger pour les accabler du poids de notre » haine ». La fée des champs ne put entendre ce difcours fans frémir ; elle demeura quelque tems immobile ; puis rappélant fa raifon , & fentant de quelle conféquence il étoit de ne pas refter plus long-tems dans ce féjour terrible, elle prit le parti d'en fortir, & d'aller au plutöt fimplorer  C A D I C H O N. 433 impiórer la puiffance de la reine des fées ; elle repaffa de 1'autre cöté de 1'Ifle ; mais elle étoit a peine defcendue a terre, que le ciel s'obfcurcit, la terre trembla , & des mugiffemens épouvantables , en s'uniffant au tonnerre & aux éclairs , fembloient annoncer la deftruction prochaine de 1'univers : quelques momens après le calme revint dans les airs ; mais le jour s'obfcurciffant de plus en plus , fit place a un nouveau fpecfacle auffi terrible que le précédent. Les vingt-quatre dragons qui défendoient les approches de 1'Ifle , pouffant des hurlemens affreux , fe lancèrent 1'un contre 1'autre des torrens de fïammes , & formèrent un combat de feu qui finit par les confumer eux-mêmes ; le jour revint, & il ne parut a la place du torrent & de 1'Ifle qu'un rocher fee &aride;de fon fommet s'envola a 1'inflant une autruche noire; elle portoit fur fon dos le prince Cadichon ck la petite princeffe , nièce de Gangan. Tous ces prodiges n'avoient pas autant étonné la fée des champs qu'elle fut touchée de la fituation de ces aimables enfans : & fa tendreffe lui ayant confeillé de les fuivre, elle fit fur le champ reparoitre fa voiture , ck partit avec tant de diligence , qu'elle eut en peu de tems rejoint Pautruche noire. Son premier deffein fut de hu anlever le prince & la princeffe : mais s'étant Tom& XXV. E e  434 Cadichon appercue qu'elle prenoit la route de 1'Ifle Fortunée , elle fe contenta de la fuivre ck de 1'obferver de prés. En effet, au bout de quelques minutes, 1'autruche s'abattit dans 1'Ifle , ck tourna fes pas vers la reine des fées. Cette fouveraine , affife a 1'entrée de fon palais fur un tróne d'or enrichi de pierreries , étoit entourée de fes douze fées , des vingt-quatres gines noires dont on a parlé , 6k d'une cour nornbreufe ; dans le moment que 1'autruche s'approcha du tróne , la fée des champs fe faint du prince ck de la princeffe , les porta aux pieds de la reine ; ck alors 1'autruche reprit fa première forme avec fon caraöère , la confufion, le dépit ék le défefpoir fe peignirent tour-a-tour fur fon vifage, ck elle étoit dans la plus cruelle attente de ce qui alloit lui arriver ,lorfque la reine lui adreffa la parole en ces termes : « La malignité de votre » efprit 6k la perverfité de votre cceur ne vous » ont pas permis de faire un bon ufage de votre » pouvoir; bien loin de réparer vos injuftices » par la puiffance de grande féerie que les loix » 6k ma bonté vous ont accordée , vous en >) avez au contraire abufé, 6k cet abus réclame » enfin ma juftice ; recevez donc aujourd'hui » le chatiment de vos forfaits, en perdant pour » deux eens ans toute puiffance de féerie, ck en  Cadichon, 43$ » reprenantla forme d'autniche, fous laquelle » vous ferez pendant ce tems-la deftinée aux » fervices de ces gines ». A ces mots , la reine la touchade fon fceptre; & toutes les fées ayant levé fur elle leurs baguettes en figne d'applaudiffement, prononcèrent quelques paroles, pendant lefquelles la malheureufe Gangan , redevenue autruche, alla fur le champ fe placer parmi les autres animaux de fon efpèce. Cependant la reine ayant appellé la fée fa» dicieufe , lui confia le foin du jeune prince & de la jeune princeffe , pendant qu'ils refleroient a fa cour , & lui recommanda fur-tout de former leur cceur en cultivant leur efprit; puis elle embraffa Cadichon & Féliciane , ( c'eft ainfi que fe nommoit la princeffe ; ) & ces aimabies enfans, pénétrés de joie & de reconnoiffancs 3 ne quittèrent qu'avee peine les bras de la reine, pour fe rendre dans ceux de Judicieufe. Ils profitéren: fi bien de 1'éducation qu'on leur donna pendant deux ans , qu'ils demeurèrent chez la reine des Fées, qu'ils s'attirèrent l'amour & 1'admiratio'n de toute fa cour. Qua.id ils eurentatteint 1'age, 1'itnde 14 ans & 1'autre de 11 , la fouveraine des fées réfolut de les unir&.de les rendre, avec les frères & (cents de Cadichon, au roi Petaud & a la reine, Gillette ; mais elle déclara a Ja fée des champs E e ij  4j6 Cadichon, cjue, pour fervir d'exemple a Cadichon 8c a Feliciane , ces enfans, quoique parfaitement corrigés de leurs défauts, ne reprendroient leur première formequ'enpréfence des jeunes époux, & lorfqu'ils feroient arrivés chez le roi leur pere ; puis 1'ayant rendu vifible , Sc ayant déterminé le moment du départ, elle lui confia la conduite des fix enfans dont elle avoit pris foin , Sc lui ordonna de leur choifir des épóux Sc des époufes; enfuite, elle fit venir Judicieufe, Sc la chargea d'accompagner le prince Sc la princeffe: ces aimabies enfans répandirent des larmes, en quittant celle a qui ils devoient leur bonheur , Sc cette généreufe reine, en les embraffa'nt tèndrement, leur promit fon amitié & les vit partir avec regrêt. Ils ne tardèrent pas a fe rendre a la cour de Petaud; ce roi y étoit depuis quelques jours dans un embarras extréme. La reine , fa mère, après avoir langui plufieurs années, avoit faiffé le tróne vacant, & les députés de fon royaume venoient inviter fon fils d'y monter: ils demaudoient une audience, Sc on ne favoit de quelle facon il falloit la leur accorder : Petaud étoit ïncertain s'il devoit être debout ou affis, a pied ou a cheval: pour cet effet, on affembla le confeil , ou chacun décida a 1'ordinaire ; le fénéchal Caboche ptétendit que le roi devoit  Cadichon. 437 être debout, & foutint qu'il avoit ouï dire que 1'empereur Charlemagne Sc les douze pairs de France étoient toujours debout, Sc qu'ils ne s'afleyoient que pour manger Sc pour fe coucher. Le procureur-fifcal opina pour que fa majefté fut affife ; il dit pour fes raifons que les rois & les juges devoient toujours être h leur aife ,& qu'après le lit il n'y avoit rien de fi commode qu'un fauteuil. Le receveur, au contraire, fut d'avis quele roi parut a cheval,. Sc il allégua que c'étoit la pofture la plus noble pour les rois, puifque leurs ftatues les repréfentoient toujours ainfi; on foutint fon fentiment, on cria, on fe querella, Sc on auroit peut-être été plus loin, fi le roi en élevant la voix plus haut qu'eux tous : « finirez - vous donc , vous autres ? leur dit-il; voila bien du » bruit pour une chaife de plus ou de moins ï » comme je ferai, ils me verront; Sc comme » ils me trouveront, ils me prendront; voilé » tout ce que j'y fais; mais pour être leur » roi, grand-merci, je deviendrois fou avec » tout le tracas de royauté qu'ils m'ont dit », que j'aurois fur les bras: vive , vive mon » petit royaume , puifque j'y fuis bien, je m'y » tiendrai; ainfi , qu'ils s'accommodent: ce» pendant, puifqu'ils veulent avoir une au» dience, il faut la leur donner; partant qu'oa Ee iij  438 Cadichon. » les faffe venir ». Chacun fe retira en murmu« rant tont haut de ce que le roi n'avoit point thoifi fon avis, & en le blamant de vbuloir en faire taujcurs k fa tête. ö! Pendant qu'on étoit allé chercher lesdéputés, fa majefté croyant penfer bien mieux que ceux de fon confeil, prit fes habits royaux, & s'affit fur le pied de fon lit , dont il avoit fait relever 1es rideaux en feiWs 'autour des colonnes torfes ; il tenoit d'une main fon fceptre, & de 1'auïre fa toque & les gants k frange : la reine étoit a fa droite für une chaife de ferge bleue , garuie de gros clous dorés , & fes femmes 'étoient' derrière elle. A la gauche du roi, 1'on voyoit fes grands officiers, qui, prefque tous, Hoiént'fous leur'-chapeau de la figure fingulicre de leur roi. ! Quand tout fut arrangé , on ouvrit la porte, & -les députés entrèreht, fuivis de tout le peuple du royaume de Petaud; ils' lui firent trois pro'fondes révérences, aüxquelles le roi '& la reine répóndirent par trois autres , & ils alloient commencer leur harangue, lorfqu'on vit arriver une femme d'une figure majefiuenfe , tenant par la main un jeune hommede 14 k 15 ans, & qui , adrefTant la parole k Gillette , lui paria ainfi : « reine ^ tout vitnt a point , qui $ peut ateen-M; vos malheuw font- %m % &    Cadichon. 439 » votre deflin a changé de face ; on a fa dér'o» ber k la méchanceté de Gangan le prince que » voici; cette perfide fée ne peut plus lui nuire » & fa malice vient d'être confondue ; recon» noiffez donc en lui Cadichon ; Sc vous , » députés, rendez hommage au légitime fuc» ceffeur de vos états «. Alors le roi reconnoiffant fon hls, le prit dans fes bras & le baifa mille fois; puis, fautant au cou de la fée , il 1'embraffa fans aucun égard pour fon age, ni pour fon caraflère ; il en fit de même a fa femme, a Caboche, au procureur-fifcal , au receveur, & k tout ce qui fe trouva autour de lui ; après quoi, ötant fon manteau royal, il le mit fur les épaules de Cadichon , lui donna fon fceptre; Paflit furie pied du lit. & fe prit a crier de toutes fes forces , vivs Ie roi; ce qui fut répété fur le champ par les grands, & enfuite par tout le peuple, k qui le roi. dit plufieurs fois: criez donc , vous autres ? Cependant la reine, pénétrée de joie &c de reconnoiffance , étoit tombée aux genoux de la fée , qu'elle embraffoit en pleurant; & kt fée, après 1'avoir relevée , fit figne qu'elle vouloit parler; chacun prêta filence , excepté le roi, dont la joie étoit fi grande qu'il ne. voyoit, pour ainfi dire, ni n'entendoit rien • enii.1 , fb trouvant hors d'hdelne, i! fe tut, èc E e iv  440 Cadichon» la fée continua ainfi: « Ce que vous voyei » n'eft qu'une partie des bienfaits de la fée des » champs, votre amie; elle y joint encore le >p choix d'une princeffe jeune Sc aimable que » notre reine a deftinée au prince pourépoufe; » fi les qualités de 1'efprit de cette princeffe Sc '» les graces de fa figure font un foible garant du » bonheur de ces époux , la douceur de fon » caractère Sc la bonté de fon cceur que j'ai pris » foin de former ,peuvent en affurer la durée : » confirmez donc cette union,& méritez ainfi » la puiffante proteöion de la fée des champs, » & celle de » Le roi n'en voulut pas entendre davantage , Sc prenant auffi - tot la main du prince Sc celle de la princeffe:« tope, » dit-il, je les marie, Sc leur donne tous mes » royaumes& toutes mes fermes; car, pour » mes autres enfans , je ne m'en embarraffe » plus, & cette bonne madame des champs^ » notre amie , ne les laiffera manquer de rien ; » ainfi faifons la noce , & réjouiffons - nous $ » vous dinerez tous avec moi, quoique je ne » fachepas trop ce que je vous donnerai; mais, » comme dit ma femme , tout vient a point, » qui petit attendre ; cependant, beau»père , dit-il » a Caboche , va-t-en a la cuifine , fais tuer » tout ce qui eft en ma baffe-cour, Sc fur-tout n grand'chére, car je veux qu'il en foit parlé«»,  C A D I C H O N. 441 Le fénéchal obéit; mais en traverfant la falie k manger , il y appercut une table de vingtquatre couverts , fervie des meilleurs mers n il n'alla pas plus loin , & revint promptement raconter au roi & a la reine ce qu'il venoit de voir; chacun voulut en être témoin; on s'y rendit, non fans quelque frayeur, &par conféquentfans cérémonie; cefpeöacle étonna. d'abord, on héfita è gouter des viandes,mais enfia on s'y accoutuma, & le roi, a qui tout cela ne coütoit rien, donna 1'exemple, mangea de tout fon cceur, & hut exaftement fa ronde. On dit qu'il ne s'épargna pas fur fes vieiües hiftoires & fur fes vieux bons mots; car le bon homme les répétoit fouvent, & toujours dans les mêmes termes. II y avoit prés de deux heures que 1'on étoit a table, lorfqu'on entendit des violons dans la falie d'audience ; comme on avoit bien bu Sc bien mangé, on quitta volontiers la table, & le roi, qui étoit en gaieté, ne demandant pas mieux; que de danfer, vouiut ouvrir le bal avec la reine, & demanda ia courante; les violons obéirent, il la commenca , mais ne s'en fouvenant plus , il ne 1'acheva pas, & dit au jeune prince & a la jeune princeffe de danfer un menuet, ce qu'ils firent avec une grace admirable; ils en étoient a la dernière révérence, lorfqu'on vit  44i Cadichon. entrer dans la chambre fix marionnettes joliment habillées ; favoir , trois en chevaliers romains, Sc trois en dames romaines; chacune de ces fix marionnettes avoit a cöté d'elle une place vuide , dans laquelle on appercevoit un bout dè nez, Sc tout cela étoit conduit par une femme a laquelle on prit peu garde, tant ce fpeflacle attira les regards. Chacun fe rangea pour leur faire place, Sc fur le champ ils formèrent un pas, dans lequel les fix bouts de nez figurèrent a merveille. Le ballet hni, elles fe rangèrent en cercle, Sc dans le même ordre qu'elles avoient óbfervé en entrant; leur conductrice fe placa au centre, porta 1'extrémité de fa baguette fur les fix bouts de nez, Sc fit en même-tems paroïtt£ a leur place trois polichinels Sc trois dames glgognes. "Bon, bon, dit le roi, tout cela fera » pour mes petits enfans, pourvu qu'ils ne me » coütent rien a nourrir Sc k habiller; je les gar» derai Sc m'en réjouirai en attendant. Douce» ment, fire, reprit cette femme, donnez-vous » patience , tout vient a point, qui peut attendre,» Dans le même inftant les douze marionnettes fe remirent k danfer, Sc 1'on fut dans le dernier étonnement de les voir changer k vue d'ceil, Sc reprendre peu-a-peu un autre vifage Sc un r.ouvel habillement. « MifericorJe, s'écria le roi, m voila Toinon , Jacquot & CKonchon 3 ma  Cadichon. 443 » femme ! c'eft Toinette, Jacqueline 8c Chon» chette...non , je ne crois pas.... Oh! par » monfceptre, cela eft admirable ». Puis, adreffant la parole a leur conductrice : «tenez,lui » dit-il, je parie ma toque Sc mon manteau » royal, que vous êtes madame des Champs, » notre amie; par ma foi vous yalez votre pe»fantd'or, 8c voila des enfans tous chauffés, » tous vêtus, Sc grands comme père Sc mère j » mais qui les mariera? Moi, répliqua la Fée » des Champs, ( car c'étoit elle-mênie) 8c ce fera » tout a 1'héure ». A ces mots, le roi, ne fe fentant pas de joie, la prit par la main, lui fit je ne fais combien de complimens a fa facon ,Sc la fft affeoir auprès de Gillette, a qui il crioit : « c'eft » madame des Champs ,'au moins c'eft notre bon» ne amie ». Mais la reine, n'écoutantquefes fentimens , fe livra a toute fa reconnoiffance en-» vers la Fée, Sc a toute fa tendreffe pour fes en-» fans. La Fée lui préfenta enfuite les trois princes & les trois princeffes qui lui étoient inconnus, 8c propofa leurs mariages avec fes fix en-> fans. Le roi 8c la reine y confentirent fur le champ; tous ceux qui étoient préfens applaudirent au choix de la Fée, 8c les députés proclamèrent Cadichon 8c Felicianne pour leur roi Sc leur reine. Les fept mariages furent célébrés. d'une m$tnière digne de la fageffe de Judicieufe,  444 Cadichon. & de la noble fimplicité de la Fée des Champs; Cadichon donna lui-même a chacun de fesfrères & de fes beaux-frères un des grands gouyernemens de fon royaume en fouveraineté; & les fept princes partirent avec leurs époufes, accompagnés des deux Fées, qui ne les quittèrent que lorfqu'ils furent arrivés chacun dans leur capitale. Elles leur y donnèrent des nouyelles inftrudtions pour la conduite de leurs families & de leurs états; & après les avoir comblés des marqués de leur bienveillance & de leur générofité, elles partirent pour fe rendre chacune dans leur département. A 1'égard de Petaud & de Gillette, la fortune 4e leurs enfans ne leur caufa ni ambition ni jaloufie, &c ne changea rien a leur facon de penfer. La majefté & la repréfentation d'une grande reine ne convenoient point h la fimplicité de Gillette. Le caraöère & le génie de Petaud n'étoient point propres aux foins d'un grand royaume ; & ils n'auroient pas changé, 1'un fon fénéchal, fon pjquet & fon potager; 1'autre, fon rouet, fa laiterie, & 1'amitié de la Fée des Champs, pour toutes les grandeurs de 1'Univers.  44S JEANNETTE. I L y avoit une fois deux bonnes 'gens dont la maifon étoit voifine du chateau d'une Fée bienfaifante. Ils avoient fouvent entendu parler de fon pouvoir Sc de fes bontés, mais jamais ils n'avoient imploré fon fecours ; leur timidité naturelle les en avoit peut-être empêchés , ou bien plutöt, en fuivant ce que d'autres m'ont afluré , le contentement ou ils étoient d'un état fimple dans lequel ils avoient fu fe borner; c'eft un bonheur que 1'on n'a pas befoin de demander aux fées, Sc que nous pouvons nous accorder a nous-mêmes. Ces bonnes gens n'eurent de leur mariage qu'une fille, qui, réellement, étoit très-j olie ; mais, toute joüe qu'elle étoit, ils la trouvèrent mille fois plus belle qu'elk ne Fétöit; en effet, ils élevèrent de leur mieux leur petite Jeannette , ( c'eft ainfi qu'elie fe nommoit:) Sc ne s'appercurent ppïnt, foit k caufe de 1'aveuglement qui n'eft que trop ordinaire aux pères Sc aux mères, foit erifin paree qu'ils n'en favoient pas davantage ; ils ne s'appercurent pas, dis-je, d'un grand défaut, c'étoit celui de toujours parler, Sc de toujours rappor-  44<3 JeAnnetïë. ter ce qu'elle avoit vu & ce qu'elle avoit en» tendu. Les bonnes gens regardèrént comme une vivacité ou comme une gentilleffe les premières indiferétions que jeannette commit: ils répétoient devant elle les petits contes qu'elle leur avoit faits de les compagnes; ils les applaudifibient, Sc prefque toujours ils en rioient: cette complaifance paternelle autorifoit Jeannette dans fes défauts. J'ai dit, ce me femble, que ces bonnes gens n'avoient jamais rien demandé a leur voifine la bonne fée; mais bien fouvent 1'on fait pour fes enfans ce que 1'on ne feroit pas pour foi-même, Ils fe déterminèrent enfin k fe préfenter devant la fée , Sc parurent devant elle , 1'un en tournant fon chapeau, 1'autre en lui préfentant un petit panier d'ceufs frais; mais tous deux avec une contenance très-embarraffée, Sc la prièrent de lui accorder une grace. Dès que la bonne fée les appercut, elle s'approcha d'eux avec autant de bonté que fi elle eut été leur égale. Que voulez-vous de moi, mes bonnes gens , leur dit-elle ? Je venons, répondirent-ils , vous prier d'une grace , c'eft de vouloir bien prendre k vous, Sc avoir foin de notre petite fille Jeannette ; c'eft, en vérité, une jolie enfant. Eh bien ! amenez-la moi dans huk jours, leur dit avec douceur la bonne fée. Au bout de huit jours les bonnes gens revinrenf  Jeannette. 447 au chateau de la fée tout auffi bien endimanchés qu'il leur étoit poffible, conduifant par la main Jeannette , qu'ils avoient paree tout de leur mieux: elle avoit des fabots tout neufs, un bavolet bien blanc, & un petit jufte d'écarlate, chamarré de rubans bleus: la fée la trouva bien jolie, & la retint en effet a fon fervice; elle fut habillée dès le jour même, & parée avec la plus grande magnificence , & 1'on ne lui donna pas d'autre occupation que de jouer avec fept 011 huit petites princeffes, que des rois & des reines avoient remifes entre les mains de Ia fée, & de 1'éducation defquelles elie avoit bien voulu fe charger. L'emploi de Jeannette n'étoit pas difficile, auffi s'en acquitta-t-elle très-bien dès le premier jour. Mais comme un parleur ne réfléchit point fur les convenances de ce qu'il peut dire , Jeannette ne pouvant parler du chateau dont elle ignoroit les ufages ; Jeannette tantöt a lune, tantöt a 1'autre de ces petites princeffes, & très-fouvent a toutes en général; Jeannette, dis-je, paria de fon père , de fa mère & de fon village. La matière étoit très-peu intéreffante , auffin'amufa-t-elle point toutes celles qu'on lui avoit, cependant, expreffément commandé de divertir; au contraire même , elles dirent tout bas: voila vraiment de belles hiftoires que nous conté la Jeannette! il faut efpérer qu'il lui vien-  448 Jeannette. dra quelque rhume ;il faut qu'elle ait une borinè poitrine, & cent autres propos par lefquels on la tournoit en ridicule. Le lendemain de fon arrivée , elle fit a toutes les petites princeffes des confidences dans lelquelles elle leur dit tout ce qu'elle put imagine'r pour leur plaire & pour s'infinuet dans leur efprit; elle confia a 1'une que 1'autre avoit dit qu'elle n'étoit point jolie ; a celle-ci que celle-la 1'accufoit d'avoir piffé au lit, & cent mille autres chofes de cette efpèce très-défagréables a entendre dire de foi; elle fit fi bien, en un mot, que toutes ces jolies prin* ceffes, qui, jufqu'a fon arrivée ,avoient vécu dans une fort grande union , furent toutes , en tin moment, brouillées enfemble , fans vouloir fe raccommoder, tant elles étoient piquées. La fée fut inftruite de cette divifton ,& découvrit ttcs-aifcment quelle en étoit la fource ; elle g'ronda Jeannettte, & la menaca de la renvoyer dans fon village. Cette réprimande fit fon effet pendant quelques jours , au bout defquels elle obtint la permiffion d'aller voir fon père & fa mère pour leur montrer fes beaux habits. La fée lui recommanda ün grand fecret fur tout ce qui fe paffbit chez elle; Jeannette le promit : mals 1'enviè de parler, & de conter ce qu'elle avoit vu étant le véritable motif de ion voyage, elle racóhta chez die tout ce qu'elle  J E A U4fï E T T E. 44^ qu'elle favoit, oubien plutöt ce qu'elle croyoit favoir; elle park tout de travers de la fée , & bien fouvent fans employer la vérité avec exactitude ; mais comme ce ne feroit pas la peine de mentir, fi 1'on ne mentoit un peu a fon avantage , elle dit que la fée Favoit fait princeife , & qu'elle iroit incefiamment dans fon beau royaume; elle fit cent contes plus ridk cules & plus déplacés les uns que les autres ; ces récits fïrenf prefque tourner la tête au père & a la mère de Jeannette; ils ne pouvoient comprendre qu'ils eufient été affez heureux & affez adroits pour avoir fait une princeffe : car, fe difoient-ils, la fée eft bien puiflante : mais . fi nous n'avions pas fait notre fille, jamais elle n'auroit pu la fiike princeffe. Ce n'étoit pas feulement a fon père & a fa mère que Jeannette avoit fait ces beiles hiftoires, c'étoit auffi a tous ceux de fa connoiffance qu'elle avoit trouvés dans le village , & ks beaux habits qu'elle avoit autorifoient tous ces propos. Dès le lendemain tous les payfans du village , mourant d'envie de voir leurs filles princeffes , vinrent tous , chacun de leur cöté , pour demander cette petite grace a la fée : fi elle ent été accordée, jamais il n'y auroit eu une auffi grande promotion de princeffes; car ils vinrent tous au chateau , fans nulle excepTomc XXF. f f  45© Jeannette. tion, demander eette bagatelle. La fée obfigea Jeannette d'aller leur porter fa réponfe , qui, comme on le peut croire , étoit un forthonnêre. refus: mais elle fit le meffage, en éprouvant le dernier défefpoir ; car cette prétendue princeffe parut en fabots 6c dans tout 1 equipage avec lequel fes parens 1'avoient amenée au chateau. Jeannette paroiffant dans un habillement fi different de celui qu'on lui avoit vu , & fi peu convenable a la dignité qu'elle s'étoit li libéralement donnée , fe donnant un démenti h elle-même , répondit aifément a la demande de tous les payfans , qui, pour fe dédommager de 1'inutilité de leur voyage, firent beaucoup de plaifanteries, 6cfe moquèrent, autant qu'il* le purent, de la princeffe Jeannette; 6c tous les habitans du chateau , princeffes 6c autres, en firent autant. Une auffi bonne correttion auroit du rendre Jeannette moins babillarde Sc plus difcrette , d'autant qu'elle y fut infiniment fenfible ; cependant malgré fes larmes 3c les avis que la fée lui donna fur fes défauts , avec autant de douceur que de raifon , elle fit de nouvelles confidences a toutes les princeffes , Sc leur dit que c'étoit une telle, qui, par jaloufie de la voir plus jolie , avoit indifpofé la fée contr'elle, 6c qui l'avoit engagée a la faire paroïtrs comme elle avoit fait devant les  Jeannette. 4^1 payfans; elle fit eette belle hiftoire a toutes les princeffes en particulier, fans y apporter d'auïres précautions que celle de changer de nom, fuivant celle k laquelle elle parloit, car les grands parleurs & les menteurs font fujets a faire bien peu de réflexions ; mais le menfónee ne lui réuffit pas plus dans le chateau que celui qu'elle avoit fait au village; car toutes les princeffes s'étant fait, è leur tour, des confïdences réciproques , la tournèrent en ridicule , en difant , c'eft moi qui fuis jaloufe de Jeannet'è» Non, ce n'eft pas vous ; c'eft moi, difoit une autre. Enfin toutes , en lui faifant les cornes , s'ecrioient, en danfant en rond autour d'elle: c'eft nous toutes qui fommes jaloufes des fabots' de Jeannette, La fée, dans le fond de fon cceur, ne fut pas fachée de cette réprimande publique^ pour deux raifons; la première, paree que rien ne corrige des défauts comme les exemples,& qu'ainfi Jeannette apprenoit mieux k toutes les petites princeffes combien il falloit éviter Ia bavarderie & les redites qui peuvent faire de la peine , & faire donner le fouet aux autres, que tout ce qu'elle auroit pu leur dire elle-même a ce fujet. De plus, elle étoit bien-aife de voir fi elle ne pouvoit corrlger cet enfant d'un défaut auffuncommode ; elle le défiroit d'autant plus qu'elle la trouvoit charmante fur tous les autres Ff ij  45i Jeannette. articles. Jeannette, étant brouillée avec toutes les princeffes qui ne vouloient plus lui parler , 'fut donc contrainte de ne plus s'entrêtenir qu'avec les mies & les gouvernantes; chofe qu'elle avoit déja commencé a faire depuis long tems; car, pour fe rendre néceffaire auprès d'elles , elle leur rapportoit tout ce que les autres avoient fait & dit: ce procédé n'eft point pardonnable , auffi ne füt-il point pardonné ; il mit le comble a la ha'me qu'on portoit a Jeannette, &'la fée qui, comme je 1'ai dit, vouloit bien la corriger, mais qui ne Vouloit pas faire de la.peine aux petites princeffes , paree qu'elle étoit bonne , fut obligée de la faire fortir du chateau Sc de 1'enfermer a fon pavillon, qu'elle 'avoit nommé la foli'ude ; c'étoit-la qu'elle fe retiroit pour méditer fur les myftères de la féerie ; c'étoit encore la qu'elle aiguifoit fa baguette , Sc quelle fe retiroit du grand monde , pour rêver tout a fon aife , & fe delaffer de fes grandes occupations ; 8c ce fut la qu'elle conduifit Jeannette pour lui faire oublier un défaut que 1'on ne peut mettre en pratique que dans la fociété. Ce pavillon étoit au milieu d'une plaine qui ne produifoit que des bruyères Sc qui s'étendoit auffi loin que la vue le pouvoit permettre : 1'horifon de cette p1aine n'étoit terminé par aucune rnontagne , Sc la fee n'y venant jamais  Jeannette. 453* qüe par les airs, aucun chemin ne conduifoita cette retraite dont les appartemens étoient meublés des plus agréables toiles peintes que 1'on ait jamais vues ; un jardin plante délicieufement entöuroit ce pavillon; & la plus fuperbe volière , remplie des oifeaux les plus rares & de tous les pays du monde, faifoit Vagrément & les délices de ce joli jardin. Ce fut dans cette folitude que la fée enferma ia petite Jeannette , en lui donnant tout ce qui pouvoit lui être nccefifaire. Jeannette eut un peu de peine k la folitude, mais elle ne put fouffrir fans pleurer le filence auquel elle étoit condamnée ; elle eut recours aux lamentations, enfuite aux chanfons ; ces fecours étoient d'autant plus confolans, que 1'on ne peut les employer & garder en même tems le filence; mais cette confolaticn étoit légère ; car, enfin, elle étoit privée de la fatisfadtion d'être indifcrète : Jeannette étoit curieufe, c'eft un défaut néceffairement attaché a ceux que 1'on vient de rapporter; & quand ori aime a parler , il faut bien être attentif pour trouver de quoi s'entrerenir. Jeannette fe donna tant de peines & prit fi bien fes mefures, que pendant 1'abfence de la fée , elle entra dans fon cabinet; elle examina avec un grand foin tous les inftrumens de féerie; mais ce qui la frappa le plus, ck avec raifon» ce furent les régiemens Ff iij  454 Jeannette. des fées; elle y lut combien il leur étoit recommandé d'avoir foin de leur baguette, dont elles ne devoient jamais fe féparer, & de prendre garde , fur toutes chofes, de dormir devant perfonne au monde ; leur pouvoir étant abfolument attaché a cette attention, & plus encore a cette marqué effentielle de la fée; car il étoit dit pcfitivement dans le livre , que ceux qui fe feroient emparés de la baguette feroient non-feulenient tout ce qu'ils voudroient, mais encore cue la fée elle-même deviendroit leur efclave. Jeannette , toute occupée de cette découverte, 8k ne pouvant en faire ufage, paree que la fée ne dormoit jamais dans le pavillon delafolitude; ck , n'ayant perfonne h qui pouvoir confier cet important fecret, éprouva la plus grande peine qu'un indifcret puiffe reffentir, c'eft celle de favoir quelque chofe d'important, ck de n'avoir perfonne a qui le pouvoir confier, Dans ce cruel état, après avoir long-tems médité , voici 1'expédient auquel elle fe détermina, pour fe fatisfaire, J'ai dit, ce me femble, que dansle jardin qui environnoit le pavillon de. la fée il y avoit une volière admirable , ck qu'elle étoit remplie de tous les oifeaux connus ck inconnus ; il y avoit par conféquent des perroquets; ce fut fur un de, ces oifeaux que Jeannette jetta les yeux p'óür en faire fon confident; elle le prit en amitié.  J' E A N » E T T E.' 45^ & Pinftruifit d'autant mieux a parler, qu'il falloit parler pour le lui montrer : comme il avoit appris cent mille chofes inutiles, elle lui fit dire en très-peu de tems cette efpèce de rimé: Si tu prends la baguette, quand la fée dormira, Tu n'as qu'a commander , le ciel t'obéira. Lorfque le perroquet fut bien inftruit, Jeannette eonjura la fée de lui permettre de 1'envoyer a une des petites princeffes de fon chateau ; la fée regarda cette marqué d'attentioa comme une preuve de fon bon naourel; elle y confentit donc ; &C , mettant Poifeau dans fa voiture, elle le remit a cette princeffe k qui Jeannette le deöinoit;.mais quel fut 1'étonnement de la fée, quand, au milieu de toutes les petites princeffes, après avoir tenu, tous les propos du perroquet que Pon connoit, après avoir mille fois répété : Jeannette , bon jour ;mon petit ami & mille autres chofes de cette force, elle enten* dit qu'il difoit avec un ton de confeil: Si tu prends la baguette , quand la fée dorinira Tu n'as qu'a commander ,.le ciel t'obéira. Elle frémit du rifque qu'elle avoit couru ; & 9 furie champ faifant atteler la voiture , elle ordonna a fes griffons d'aller chercher Jeannette elle fut ©bé-ie ,.& , dans moins d'un demi quarfc Ff 'm  456 Jeannette. d'heure , malgré le prodigieux éloignement \ Jeannette fut amenée au milieu du chateau. Pour lors elle lui re rocha fon indifcrétion, & qui plus eft, fon ingratitude ; & fans lui donner le tems d'employer les mal^aifes excufes qu'elle poftv'öit alléguer , d'un coup de fa baguette elle la métamorphofa en pie , & donna , par ce moyen ,un terrible exemple a toutes les petites filles pour les empêcher de trop parler & de redire ce qu'elles ont vu , ou ce qu'elles ont entendu. Pour la punir davantage , elle ne voulut point lui laifler ( comme 1'on dit ) la clef des champs;elle la mit dans une grande cage d'ofier, fur laquelle étoit écrit : palais de la princeffe Jeannette , afin que 1'on ne put la méconnoïtre dans tous les pays, & que le menfonge qu'elle avoit fait fut une fource éternelle de reproches & deplaifanteries. Dans cet équipage, elle la renvoya k fes parens, en leur mandant qu'il ne lui avoit pas été poffibie de rien faire de bon de leur fille , mais qu'elle leur donnoit avis de prendre garde k ce qu'ils diroient devant elle , paree que tout le village en feroit d'abord inftruit. Pour les confoler un peu, elle leur dit de faire attention qu'ils avoient gagné du moins fon entretien & fa dot, &C qu'un peu de fromage fuffiroit doi énavant pour ia nourriture : toutes les  Jeannette: 4jT efpérances de ces bonnes gens s'évanouirent en voyant la cage, & Jeannette, dont iis avoient tant efpéré , devenue une margot infupportable pour eux. C'eft ainfi que les méchans enfans , qui nefe corrigent point, font fouvent, en faifantleuï, propre malheur, celui de leu/s parens. Tout indifcret eft curieux ; Prenons garde avec qui nouj fommes. On croit qu'il faut parler pour vivre avec les hommes 's Savoir fe taire vaut bien mieux. Fin de Jeannette.   CONTES DES FÉES, Par M.^de M oncrif, lecteur de la reine , de 1'académie fran9oife , & de celle des fciences & belles - lettres de Nancy & de Eerlin.,   LES DONS DES FÉES, o u L E POUVOIR. DE L'ÊDUCATION. CONTÉ. Entre différens fouverains, qui dans les tems reculés régnèrent en Arabie , la princeffe Zoraïde fut célèbre par 1'amitié qu'elle avoit contractée avec deux fées. Elle étoit biendigne de plaire a ces intelligences , qui n'exercoient alors leur fupériorité fur les mortels , que dans la vue de les rendre heureux. Peu de tems après la perte de fon époux, qui lui fut extrêmement fenfible , cette princeffe devint mère de deux fils ; & fentant approcher la fin de fa vie, que tout 1'art des fées ne pouvoit reculer ; elle leur paria ainfi;  4wi Les dons des fées; Je laiffe deux enfans au berceau, tous deux deftinés par nos löix a régrier en même tems. Vous connoiffez mieux que noüs ce que les vertus ou les défauts des fouverains répandent de biens ou de maux fur leurs fujets. Vous m'avez trop aimée pour me refufer , dans mes derniers inftans, la douceur de me flatter que mes enfans feront le bonheur des états que je leur laifTe. Vous allez les douer 1'un & 1'autre des qualités qui rendent les hommes dignes de la fuprème autorité. L'une des fées , qui s'appelloit Zulmane, s'ap. procha du berceau, & touchant de fa baguette Painé des deux princes: Enfant né pour régner, dit-elle, une puiffante fée te doue ; elle te donne f efprit , la valeur & la probiti. A ces mots elle vola dans 1'empire des fées. La, fur la table d'émeraude, ou font infcrits les dons qu'elles font aux fouverains, elle grava ceux dont Alcimédor ( c'eft le nom de ce prince ) venoit d'être favorifé. La feconde fée, qui s'appelloit Alfime , refta dans le filence, portant alternativement fes regards fur les deux princes. Quoi! dit Zoraïde , mon fecond hls n'obtiendra-t-il rien de votre puiffance ? Tandis que fon frère brillera de toutes les qualités qui font les vrais monarques, celui-ci ne montrera-t-il que des vertus com-  OV le pouvoir DE l'ÉDUCATION. 46$. munes? Eft-ce dans ce moment ( lefeul qui me refte peut-être) que je dois ceffer d'être chère a la plus fecourable des fées , a la généreufe Alfime ? Que vous êtes dans Petreur! répondit la fée. Mon filence ne préfageoit rien de funefte pour le prince Afaïd votre fecond fils. Je cherchois k démêler dans Pavenir quelle fera la deftinée de fon frère. II femble que Zulmane 1'ait doué de tout ce qui doit rendre un prince accompli. Tous fes dons auront leur effet; mais feront-ils fuffifans? Puiffe-t-elle ne s'être point abufée fur le fuccès qu'elle en efpère ! J'employerai bien mieux ma fcience en faveur d'Afaïd. Dans ce moment ou il ne fait que de naitre , ce feroit peut-être en vain que je le douerois des plus heureufes qualités. Les imprefïions que dans la fuite il recevra des objets dont il fera environné, mille obftacles différens pourroient altérer 1'effet de mes dons, fi je 1'abandonnois a lui-même. Elle prit alors le prince entre fes bras : O précieux enfant de la mortelle que j'ai le plus chérie, dit-elle, je verferai fans ceffe dans ton ame ces philtres imperceptibles qui développent les vertus , & qui étouffent les femences des vices. Je ne te perdrai pas un inftant de vue, jufqu'au tems oii tu feras digne de régner. A cette promeffe fi intéreffante, Zoraïde fentit  464 Les dons des fées, un tranfport de joie, qui en terminant fa vie, rendit fes derniers inftans délicieux. La fée qu'elle tenoit embraffée, vit fon ame qui s'élevant fur fes ailes immortelles, retournoit au centre de la lumière d'oii elle étoit defcendue. Alfime prit les rênes du gouvernement pendant 1'enfance des deux princes; & refpectant 1'ouvrage de Zulmane, elle ne s'occupa a 1'égard de 1'ainé que du foin de veiller k la confervation de fa vie, & réferva pour le fecond tous les fecrets de fon art qui fervoient k embellir les ames. Les deux fouverains avancèrent infenfiblement en age. Alcimédor marqua de bonne heure le méoris des dangers, ou plutöt il parut s'y expofer fans les connoïtre. II montra toujours plus d'efprit qu'on n'en devoit naturelleinent attendre des différens ages oü il paffoit fucceffivement; mais on démêloit qu' - lui 1'efprit n'étoit que comme un talent par lequel il étoit dominé , & non une lumière dont il fit ufage au gré de fa raifon. On reconnut enfin qu'il ne lui manquoit aucun des dons que Zulmane lui avoit faits, mais qu'il s'en falloit que ces dons ne rempliffent 1'iaée qu'on en avoit concue : cependant perfonne n'ofoit lui donner des confeils par refpect pour la fée qui l'avoit doué. A  OU LE POUVOIR DE L'ÉDUCATION. 465 A 1'égasd d'Afaïd , fon efprit ne s'étoit déveveloppé que par une gradation ordinaire; mais dans fes différens progrès il prenoit un caraftère aimable. Ce n'étoit point ce que la fupériorité a d'éblouiffant qui éclatoit en lui; on y découvroit ce qui la caraöérife bien davantage , une raifon éclairée, égale & affaifonnée d'agrément. Cet affemblage heureux étoit le fruit des premières impreffions que la fée lui avoit données, & qu'elle avoit pris foin de perfedtionner. Alfime avoit fait a ce prince deux préfens d'un prix ineflimable. L'un étoit une glacé dont voici la merveilleufe propriété: des qu'on s'étoit fait une habitude de la regarder , il ne falloit que s'y confidérer fixement, on s'y voyoit en même tems tel qu'on étoit & tel qu'on croyoit être. L'autre étoit une forte de microfcope , qui fait diftinguer dans les objets les plusattirans ce qu'ils avoient de trompeur & de chimérique. II femble qu'a faire un ufage habituel de ce fecret, comme prefque tous les plaifirs font mêlés d'illufions , on dut tomber bientöt dans une indifférence infipide. Mais le microfcope ne groffiffoit que les illufions dangereufes pour la fociété ; celles qui ne pouvoient nuire qu'anous-mêmes, il laiffoit a notre raifon le foin de les appercevoir. Ces dons précieux font reftés fur la terre ; Tornt XXV. Gg  456 Les dons des fées; c'dl rlommage qu'on ait prefqu'eptièrement renverfé la manière d'en faire ufage. Les deux princes ayant atteint dix-huit ans, la fée déc'ara que dès cet inftant ils reftoient chargés 1'un ck 1'autre du poids redoutable du gouvernement. II ne m'eft plus permis, dit-elle a Afaïd, de refter au prés de vous ; mais je defcendrai fouvent de la région lumineufe d'ou les fées confidèrent d'un coup d'ceil tous les évènemens de la terre; je viendrai jouir avec le prince que j'ai formé , 6k que j'aime, de la félicité qu'il maintiendra dans cet empire. A ces mots elle s'éleva dans les airs, portée fur un nuage d'azur , ck difparut. La puiffance fouveraine fe trouva donc partagée également entre Alcimédor ck Afaïd. Ils avoient une tendre amitié 1'un pour 1'autre;tous deux défiroient régner avec équité ; tous deux agiffbient dans cette même vue ; mais leur caraftère n'avoit aucune reffemblance :6k il arrivé fouvent qu'avec des principes communs, & même des lumières égales, la différence du ca-, ractère des hommes en met une bien grande dans leur conduite. Alcimédor, inébranlabledans fes projets, dès qu'ils lui paroiffoient équitables , n'examinoit jamais affez les inconvéniens qui en pourroient naitre. Son ambition fe tournoit-elle vers la  ÖU LË POUVOIR DÈ L'éDUCATION. gtoïre } fort courage ne lui laiffbit envifager que celle des conquérans. Sa probité ne lui auroit pas permis de mettre en ufage des moyens injuftes pour parvenir a cette même gloire ; mais tout ce qui pouvoit être un fujet de guerre légitime , lui paroiffoit une néceffité de Pentreprendre. Par-tout ou la force pouvoit être employee fans injuftice, il la préféroit a des voies douces, qui avec plus de tems auroient amené les mêmes fuccès. Afaïd, accoutumé dès 1'enfance h ne confi* dérer dans les prérogatives du tróne que les Vertus qu'elles donnent lieu au fouverain d'exen eer , ne fe permettoit aucune idee de gloire qui fut compatible avec le bonheur de fes fujets, 11 penfoit que la véritable puiffance doits'impofer elle -même des bornes. II regardoit comme autant de triomphes ces effets favórables que la prudence & le tems épargnent a 1'autorité. La cour & le peuple béniffoient fa conduite, autant qu'ils voyoient celle de fon frère avec trouble & inquiétude. II étoit difficile que des fouverains fi différens par le caracf ère, vécuffent long-tems dans 1'union parfaite , qui étoit néceffaire pour le bien du gouvernement. En effet il naquit bientót entre eux un fujet de divifion. Alcimédor apprit qu'ils avoient d'anciens droits fur un royaume  468 Les dons des fées; voifin , pofiedé alors par le prince Mutalib ; il propofa d'armer pour les faire valoir. Afaïd fe refufa a ce projet. Mon frère, dit-il, fambition la plus glorieufe pour nous n'eft pas de devenir plus puiffans, nous Ie fommes affez, étant fupérieurs aux autres princes d'Arabie. Que nous ferviroient de nouvelles provinces & de nouvelles richeffes ? Elles ne nous donneroient pas de nouvelles vertus. Pöurquoi expofer des fujets qui nous aiment, pour en foumettre d'autres qui ne nous regarderoient que comme des tyrans ? Rien n'ofe troubler notre tranquillité ; nous fommes refpeftés; faut-il fans fujet nous montrer redoutables ? Afaïd paria en vain, & voyant que fon frère perfifloit dans fes deffeins, il lui propofa de féparer leur état en deux fouverainetés différentes. Ce partage accepté, a peine fut-il entièrement terminé, qu'Alcimédor entreprit la guerre. Elle fut malheureufe. Vaincu, au lieu d'être conquérant, il eut recours a Afaïd ; il demanda des troupes pour venger fa défaite. Afaïd préféra de lui procurer un fecours plus falutaire. II fit alliance avecle prince qu'Alcimédor avoit attaqué; & devenant pour 1'avenir un garant contre les attentats de fon frère, la paix fut conclue. Le fceau de cette paix étoit un doublé mariage. Mutalib ayant deux filles, il fut arrêté que 1'ainée épouferoit  OU, le POUVOIR DE l'ÉDUCATION. 469 Alcimédor, tk qu'Afaïd feroit uni a la feconde. Bientöt les fêtes de Phymen fuccédèrent aux troubles de la guerre , & lapréfence d'Alfime acheva de donner a cette cérémonie tout reelat qui pouvoit 1'embellir. Les deux princeffes , ornées 1'uhe Sc 1'autre de qualités rares, ne fe reffembloient cependant ni par la figure, ni par 1'efprit. Celle qu'époufa Alcimédor, avoit en partage tous ces traits réguliers , dont l'afTemblage forme ce qu'on eft convenu d'appeller la beauté; mais quand on avoit dit qu'elle étoit extrémement belle, il ne reftoit plus rien a ajouter a 1'éloge de fa figure. Ce qui fut remarqué bien davantage, c'eft qu'elle fe trouva avoir exadtement le même caraöère qu'on découvroit dans Alcimédor ; Sc cette conformité fit penfer aux deux cours que ces époux pafTeroient enfemble une vie extrémement heureufe. L'événement fut tout-a-fait contraire. Tous deux ne voulant qu'être févèrement juftes & équitables , étoient fans complaifance , dès qu'ils croyoient leur opinion 011 leurs deffeins raifonnables. Tous deux avec beaucoup d'efprit, trouvoient dans leur entretien des fujets de dégout , d eloignement & d'inimitié. Chacun, par amour de la fincérité , ne ménageoit point la vanité de 1'autre, quand il voyoit un jufte motif de la mortifier; & par Ggiij  4jo Les dons des fées; Cëtte conduite ils furent bientöt réduits au fimple commerce de convenance & de repréfentation. La deftinée d'Afaïd devint bien différente, & ce fut fon ouvrage. La princeffe a qui 1'hymen ]'uniffoit, & dont il fut toujours aimé éperdument, avoir tout ce qui peut remplir le cceur, &C exercer la raifon d'un époux. Sa figure ne donnoit point 1'idée de ce qu'on regarde communément comme la beauté ; mais les femmes mêmes avouoient, en la voyant, que pour être füre de plaire, il falloit être faite comme elle, P'ailleurs, par les graces de 1'efprit & du caravtère , charmante pour les perfonnes qui lui étoient indifFérentes , elle devenoit a 1'égard de Ce qu'elle aimoit, du commerce le plusépineux {k le plus difficile. Née fincère & avec un cceur extrêmement fenfible , le férieux ou la joie, les égards, les devoirs , la raifon même, prenoient en elle toute 1'impétuofité des paflions. Pénétrante fur ce qui fe paffoit dans une ame qui lui étoit chère , fi elle ne découvroit pas dans la Complaifance qu'on lui marquoit, le peu que lui coütoit celle qu'elle faifoit fi naturellement paroïtre ; fi elle ne trouvoit pas dans famitié, dans la confiance , cette délicateffe, cette étendue fans réferve qui caractérifoit la fienne, elle paffoit aux reproches , a la douleur , au défef* poir. Sa fociété enfin étoit altemativement déli« eie«fe & infiipportahle,  ©u le POUVOIR DE l'ÉBUCATÏON. 475 Afaïd charmé des vertus , de 1'efprit & de Ia tendreffe qu'il trouvoit dans cette princeffe, faifoit grace aux imperfections du caraöère. Loin d'y oppofer jamais ni d'impatience, ni d'aigreur , c'étoit cette condefcendance , cette douceur, qui naït d'une véritable amitié , que foutient la raifon , & qui n'a rien de la foibleffe* Perfuadé qu'on ne peut trop prendre fur foi> pour faire ceffer les torts & les chagrins de ce qu'on aime , il cédoit, il ramenoit bientöt le calme, & infenfiblement 1'impétuofité de Phumeur étant vaincue, il ne refla que la tendreffe ; eh quelle tendreffe ! Afaïd n'y découvroit rien qui ne fervit a le rendre heureux» Leur cour ne refpiroit que le plaifir, la décence & le zèle. Tout ce qui les environnoit fentoiê un empreffement a leur plaire, qui ne tenoit ni de Pintérêt, ni de la fervitude. Bonheur ineftimable, & prefque toujours ignoré des fouverains ! Ils pouvoient quelquefois oublier qu'ils avoient des courtifans , & ne fe croire entourés, que d'amis aimabies & fincères. Les talens, les arts chéris & protégés par eux , avoient pour principale ambition, la gloire de concourir aux douceurs de la vie de deux maitres fi refpeo tables; tandis qu'a la cour d'Alcimédor, le defir de plaire n'étoit qu'une crainte de la difgrace , & que jufqtfaux amufemens & aux plaifirs ^tout Gg m  471 Les dons des fées, étoit mis au rang des devoirs aultères. Ainfi les dons de Zulmane n'avoient produita Alcimédor d'autre fortune que de fe voir fouverain , fans avoir l'amour de fes fujets , & époux malheureux, fans aucun motif confidérable de fe plaindre de la princeffe. On auroit cru qu'avec une conduite fi différente , ces deux princes n'auroient dü jamais éprouver une commune defiinée. Mais tout-acoup il fortit du fond de la Tartarie un peuple de guerriers qui vinrent inonder 1'Arabie. En vain les autres fouverains joignirent leurs forces a celles d'Alcimédor & d'Afaïd. Ces hommes inconnus étoient braves, difciplinés , & fi formidables par le nombre, qu'ils accablèrent tout ce qui s'oppofa a leur paffage. Leur roi, nommé Aterganor, ajoutoit encore a leur force & a leur valeur, par la haute opinion qu'ils avoient de Félévation de fon ame. Ce conquérant s'étant rendu maitre de la ville capitale ou Afaïd & fon frère s'étoient retirés, affembla les hommes les plus confidérables des deux nations, & leur paria ainfi: Je n'ai pas prétendu vous conquérir pour vous mettre dans 1'efclavage. Je fais quelles font vos vertus ; elles ont accru 1'ambition que j'avois de régner dans 1'Arabie. Des hommes tels que vousne doivent obéir qu'au plus grand roi de la terre, au monarque de la Tartarie.  OU LE POUVOIR DE L'ÉüUCATION. 473 Peuples que j'ai foumis, je ne viens point emporter vos richeffes, ni forcer vos volontés. Confervez vos ufages, vos mceurs, & choififfez vous-mêmes le nouveau maitre , quifous mon autorité fera chargé du foin de vous rendre heureux. J'établis de ce moment 1'entière égahté de condition. Que pendant douze foleils il n'y ait plus entre vous d'autres diftinöions, d'autres égards , que ceux qui feront volontaires. Employez ces jours d'une liberté fi pure, a vous élire un fouverain. Füt-il tiré du fang le plus obfcur, fur la foi de votre choix, il meparoitra digne de régner. Le vainqueur dit enfuite aux deux princes, qu'il les laiffoit libres dans leur palais; & il alla camper au milieu de cette redoutable armée qui environnoit la ville. L'égalité de condition ordonnée fit naïtre une révolution fubite. Tous ceux pour qui la fervitude, les devoirs, le refpedt, avoient été un fardeau, ne fongèrentplus a lefupporter. Entre les perfonnes accoutumées a être prévenues, a faire autant de loix de leurs volontés, plufieurs confervèrent k peine de 1'autorité dans leur familie. Les gardes, les officiers d'Alcimédor défertèrent tous de fon palais , & un palais déferté efl: plus trifte qu'une cabane habitée; fes courtifans 1'abandonnèrent, ne s'occupant plus que de la part qu'ils devoient avoir a 1'élec-  474 Les dons des fées; tion d'un nouveau maïtre. Alcimédor & la princeffe fon époufe , accoutumésa la hauteur & a, la confiance qu'une longue profpérité fait naitre» ne connoiffoient point 1'élévation d'ame qui fait ennoblir l'advcrfité ; ils reftèrent feuls oZ humiliés. Aterganor voulut jouir du fpeöacle de ces changemens; il aimoit a voir 1'abattement, ou la dignité avec laquelle on foutenoit les grands revers. II remarqua dans les différens états , avec plaifir, des hommes dont toute la confidération avoit difparu avec leur crédit ou leurs titres; & qui, d'un rang qui les élevoit» réduits a leur propre mérite , tomboient confondus & méprifés dans la foule. Mais quel fut Fexcès de fon étonnement, lorfqu'arrivant au palais d'Afaïd , il chercha inutilement les marqués de la révolution qu'il s'attendoit d'y reconnoitre ? II voit les gardes dans leur devoir, & les courtifans d'autant plus occupés a marquer leur fidélité a leur maitre , que cet hommage étoit un gage de leur vertu. II trouva le prince & la princeffe dans une affiette d'ame également éloignée de la fermeté faftueufe , & de la trifleffe humiliante: ils ne s'entretenoient que du defir de voir couronnerun fouverain, qui rendit heureux des fujets dont ils éprouvoient d'une manière fi admirable le refpeét & l'amour. Aterganor crut être abufépar un fonge.  OU LE POUVOIR DE L'ÉDUCATÏON. 475 O fortune Afaïd ! s'écria t-il, & vous ,refpectable princeffe, que votre gloire eft fupérieure a la mienne ! Vous m'apprenez que je n'ai point encore régné. Je n'envifageois que la domination qui nait de la force, qui ne s'entretient que par la crainte, & qui ne cherche qu'a s'étendre. Vous me faites connoitre que la véritable autorité fur les hommes a fa fource dans leur cceur. Alors les députés des deux nations fe préfentèrent pour propofer le roi qu'ils avoient choifi; tous proclamèrent Afaïd, On ne voyoit partout que des larmes de zèle , d'amour & de joie; on n'entendoit que le nom d'Afaïd. Aterganor , a ce fpeöacle , defcendit du tróne ; il dépofa fon fceptre entre les mains d'Afaïd , & placant fa propre couronne fur la tête de la princeffe : Régnez , leur dit-il , puifque tous les cceurs vous appellent. Oferois-jeaffujettir ceux dont j'admire 1'exemple , & dont les vertus m'inftruifent ? Je rends la fouveraineté a tous les princes que j'avois vaincus , je n'exercerai ici qu'un feul droit de 1'empire. Qu'Alcimédor ceffe d'être fouverain; jeréunis pour vous feul les états que vous aviez partagés avec lui. Comme Aterganor achevöit ces mots , on entendit un coup de tonnerre ; Zulmane parut fur un char; & pour dérober aux yeux des mortels le prince a qui fes dons avoient été fi peu pro-  476 Les dons des fées,&c" tables , elle enleva Alcimédor , ainfi que 1» pnnceffe, & fe perdit dans 1'immenfité des airs Alfime s'offrit alors fur un tróne brillant des plus vives couleurs de la lumière ; elle confirma la loi fi jufte qu'Aterganor venoit de faire , & qui afluroit le bonheur des peuples que luiavoit recommandé Zoraïde. Elle reconnut avectranfport dans la nouvelle gloire dont Afaïd étoit environné, les fruits heureux de fon éducationEt c'eft depuis ce nouveau règne d'Afaïd , que cette partie de 1'Arabie a été nommée 1'Arabie heureufe. L'ISLE DE LA LIBERTÉ. CONTÉ. Un enchanf eur,ennuyé d'entendre deshommes condamner dansautrui les défauts qu'ilsavoient eux-mêmes , réfolut de démafquer les premiers qui lui tiendroient pareil langage. II fe retira dans une Me, & publia que ceux qui viendroient s'y établir, y feroient libres de faire leur volonté , & n'éprouveroient jamais d'injuftice de la part des habitans. A peine cette nouvelle fut-elle répandue, qu'il vit arrivé*  L'Isle de ia Liberté. 477 trois perfonnages del'efpèce de ceux qu'il attendoit. Vous défirez le droit de citoyen , leur dit-il? je vais vous 1'accorder. Voici 1'unique condition que j'impofe. Di tes -moi, chacun, quel eft votre caradère, votre goüt dominant \ on écrira fur la lifte de nos infulaires ce que vous allez difter; & dès ce moment vous pourrez vivre ici de la manière qui vous conviendra davantage. L'un , qui s'appelloit Almon , dit: Je fuis naturel, je hais la diffimulation , je me montre tel que je fuis; voila mon carattére. On écrivit: Almon efl naturel Pour moi, dit le fecond , qui fe nommoit Alibé : faime dplaire , dfaire cequi dhufe les autres, fai acquis les talens qui peuvent y contribuer. On écrivit : Alibi aime d plaiy. II faut que je 1'avoue , dit le troifième, qui avoit nom, Zanis : Je fuis extrêmement Jingulier. On écrivit: Zanis efl fin gulier. Vous pouvez a pré-v fent, leur dit 1'enchanteur, vous livrer fans aucune contrainte au genre de vie qui vous plaira. Allez, on va vous conduire a 1'habitation qui vous eft deftinée. Quand ils furent partis , 1'enchanteur dit k ceux qui formoient fa cour: Vous voyez avec quelle confiance ces trois hommes viennent d'annoncer leur caraftère. Je vais vous en faire un portrait véritable. Almon, fans égards pour  478 L'ISLE DE LA LlBERTÏ. ce qui convient aux autres, eft accoutumé h në fe jamais contraindre. Quoiqu'il ait de 1'efprit , s'il loue , ou s'il blame , c'eft toujours par caprice ; voila ce qu'il appellé être naturel. Sans deffein de dominer, il eft décidant; il parle paf la feule envie de parler; il interromptpour dire fon avis , & contrarie fouvent la perfonne qui vient a Ie fuivre. En un mot, rempli de défauts contre la fociété, & leur donnant libre carrière ; voila ce qu'il appellé haïr la diffimulation. Alibé , qui effecbivement a bien des talens, ne les employé que contre lui; il veut qu'on 1'écoute fans ceffe; il veut être applaudi, & 1'êtrefeul; & il appellé cette forte de tyrannie, aimer a plaire. A 1'égard de Zanis, toujours occiypéa ne reffembler a perfonne , il rit de ce qui attrifteroit les autres, & regarde d'un ceil funeftetout ce quiexcite la gaieté. Facile adémêler , lorfqu'il fe croit impénétrable , on voit qu'il s'eft fait le matin une lifte des étonnemens, des diftraébons , des caprices qu'il aura dans fa journée. Indifcret, contredifant, injufte; il fe croit juftifié fuffifamment, quand il a dit , cejl que je fuisJingulier ; il croit même avoir fait fon éloge. Jouiflbns, fans qu'ils nous appercoivent, des aventures qui vont les furprendre. A ces mots , 1'enchanteur & fes confidens devinrent invifibles.  L'ïsle de la Liberté. 479 Almon , en fortant de chez 1'enchanteur, fe trouva prés d'un fuperbe palais , & découvrit au frontifpice une table de lapis , fur laquelle des cailloux tranfparens formoient cette infcription, qui étoit éblouilfante : Tout le monde a raifon. Almon, rempli de curiofité, entre; & comme il approchoit du veftibhle , il entend un bruit de divers inftrumens. Le bruit ceffe ; deux portiques s'ouvrent; il voit paroïtre deux hérauts, dont 1'habillement étoit compofé de tout ce qui caraöérife les différentes conditions des* hommes, & qui marchoient vers lui, tantöt avec une affeöation de gravité, tantöt avec de fauffes graces , & quelquefois d'une manière comique. C'efl ici le palais d'Alcanor , lui dit le premier qui 1'aborda. Vous pourre{ k regarder comme le votre, ajouta le fecond; & tout de fuite , reprenant alternativement la parole, fans donner è Almon le tems de répondre, ils continuèrent ainfi : Cette retraite efl charmante. On peut s'y ennuyer, et ie dire. On peut , des qu'on s'y plak , y paf}"er les jours entiers. On peut n'y venir que par caprice , rester ou disparoïtre. Alcanor efl fans ceffe environnè de tout ce qui fait l'amufement des autres. On peut croire que c/est pour le sienpropae Qu'lt  480 L'I SLEDE LA LiBERTÉ. en use ainsi, et ne lui en savoir pas le moindre gré. Ce dialogue achevé , Almon fe trouva prés de 1'appartement; les deux hérauts lui répétèrent trois fois de fuite , parlant en même tems : lei tout le monde a raifon. Les hérauts fe retirèrent, Sc Almon entra dans un magnifique fallon. II vit un grand nombre d'hommes 5c de femmes,qui par leur maintien , leurs occupations , leurs. difcoun,, fembloient fe croire feuls. L'un rêve, 1'autre danfe ; celui-ci parle , & n'eft point écouté ; celle-la s'examine dans une glacé , Sc révèle tout haut ce qu'en fecret fon amour-propre lui infpire de bonne opinion d'elle-même. Ici on entend dire , j'ai beaucoup d'efprit; la, je fuis une créature parfaite. Enfin ce font beaucoup de gens en un même lieu qui ne forment point de fociété. Alcanor , toujours diftrait fans être occupé , n'attiroit point 1'actention des autres. Dans des momens il étoit environné d'un cercle oü tous parloient enfemble. Quelquefois c'étoit un filence taciturne qu'on y voyoit régner. Almon, qui n'avoit été remarqué de perfonne , vint s'affeoir auprès d'Alcanor ; 1'entretien fe tourftoit alors fur 1'éloge de la politeffe. Si vous en êtes , dit Almon en interrompant, k définir la politeffe des habüans de cette Ifle, la conver- fation  l'ïsle de la Liberté. 481 fation tombera bientöt. Je ferois bien faché de Vous empêcher de penfer cOrtime iï vous plaït, répondit Alcanor avec un air de circonfpeöion; mais comme je hais la dijjimulation , je vous avouerai que votre opinion me paroit la plus dénuée de fens commun, de jugement,de raifon, d'efprit. La politeffe ne confifte que dans de certains ufages convenus, & vous ignorez les nötres. Et je les ignorerai, répartit Almon , a moins que pour m'acquitter avec vous, je n'apprenne a répondre d'une manière fort défobligeante. Défobligeante ! dit 1'époufe d'Alcanor avec un fourire d'amitié ; elle n'eft que naturelle ; &£ je vous avertis , car j'aime mes voifins,qu'a en juger autrement, vousparoiffez ridicule; & vous faites bien, on fe montre ici tel quon eft. Almon voulut répliquer. Si vous infiftez , interrompit la dame, vous ferez un fot, je vous le dis ; paree que je le penfe, &t que je hais la dijjimulation. L'enchanteur parut alors. Quelle inlhpportable liberté que celle de votre Ifle ! s'écria Almon ; on n'y éprouve , m'aviez-vous dit, aucune injuftice de la part de vos citoyens ! "Sans doute , répondit l'enchanteur ; c'eft vous qui êtes injufte. Vous avez déclaré que vous étiez naturel , & j'approuve que vous le foyez ; mais croyez-vous avoir le privilege exclufif de 1'être ? Apprenez Tome XXF. H h  4§i L'Isle de la Liberté. que c'eft auffi le caractère de tous nos habitans.' Pouvez vous vous plaindre des gens qui vous reffemblent ? Mais fortez d'erreur , Almon , & que les fcènes qui viennent de vous déplaire vous inftruifent. II n'y a point de fociété qui put s'entretenir, li les hommes fe montroient toujours tels qu'ils font : il n'eft permis de s'abandonner a fon naturel, que quand ce naturel s'accorde avec les ufages & les vertus qui lient la fociété. II faut que j'en convienne , dit Almon frappé de ces vérités. Madame m'avoit bien promis que j'allois n'être qu'un fot; je le fuis , je commence ale connoïtre , & je veux refter parmi vous,afin de m'en convaincre au point de ne 1'être bientót plus, fi je puis. Je réponds de vous , continua 1'enchanteur, fans même que mon art s'en mêle ; avec de 1'efprit & un vrai defir de plaire, on fe corrige bientöt de fes défauts. Venez être témoin des aventures de vos camarades , elles ferviront encore a vous inftruire. A ces mots, ils furent tranfportés dans une maifon ou Aiibé venoit d'être préfenté. C'étoit le rendez-vous de la bonne compagnie. A peine Alibé fot affis, qu'il s'empara de la converfation , & ce fut pour étaler toutes fes connoiffances, pour montrer beaucoup d'etprit, & pour parler de foi; comme s'il n'y avoir eu dans le monde d'autre mérite  L'Isle de ia Liberté. 4g| qiie le fien, ou que celui des autres ne dut confifter qu'a favoir lui rendre hommage. On 1'écouta d'abord, en lui donnant tous ces témóignages équivoques d'applaudiffemens; tels qu'un certain fourire de complaifance , qu'on place fouvent fans avoir entendu ce qu'on loue; un mot dénué de fens , & qu'on répète d'après la perfonne qui parle , comme fi ce mot étoit un oracle; un regard qu'on adreffe k celui des écoutans qui paffe pour avoir le plus d'efprit, comme pour lui faire part de 1'admiration oh 1'on eft de ce qu'on vient d'entendre. Et Alibé augmentoit de bonne opinion de lui-même, & d'envie de parler. Bientöt, pour eommencer a le tirer de fon erreur, lorfqu'il prodiguoit des traits d'imagmation , on le louoit fur 1'étendue, fur la fidélité de fa mémoire. S'il paffoit k des recherches qui ne fuppofent que de 1'érudition, on admiroit en lui 1'excellence du génie. S'il faifoit des plaifanteries de mauvais goüt,ou des contes ufés, on le félicitoit d'avoir fi bien 1'efpnt. & le langage du monde ; enfin on 1'accabloit de louanges déplacées. D'abord il n'entendu que les louanges: 1'amour-propre, même dans un homme d'efprit, eft quelquefois fi fottement crédulel Alibé s'appercut enfuite Qu, ces louanges étoient a contre-fens ; mais il penfa que c'étoit manque de jufteflé d'efprit Hh ij  484 L'Isie de la Liberté. dans les gens qui 1'applaudiffoient, & leur fut gré de 1'intention. 11 les reprenoit avec bonté, quand il les voyoit ainfi fe méprendre ; il leur enfeignoit d'une facon détournée la manière de le louer convenablement. L'affemblée jouiffoit du plaifir de voir croitre 1'orgueil & le ridicule d'Alibé; mais ce n'étoit pas affez pour elle , il falloit qu'il fentit fa fituation. Tout-a-coup chacun change avec lui de conduite. II venoit d'annoncer le récit d'une aventure très-fingufière qui lui étoit arrivée ; il commence; un homme 1'interrompt, &c a propos de fingularité, raconte un fonge trés-extraordinaire qu'il a fait la nuit précédente. Alibé fe contraint, s'impatiente ; il faifit enfin une occafion de propofer des vers affez heureux qu'il a compofés. Au mot de vers, un autre en récite de nouveaux, & voila Alibé réduit a 1'ennui d'écouter , ou du moins au dépit de fe taire. Enfin il fe voit environné de talens qui le perfécutent , paree qu'ils font applaudis, & qu'il ne trouve pas le moindre jour pour faire briller les fiens. II n'y peut plus tenir, il fort indigné du peu d'égards qu'on a dans cette maifon pour le mérite d'autrui. II va chez 1'enchanteur, qui pour toute réponfe a fes plaintes, lui préfente le livre fur lequel on avoit inferit fon caracfère; ill'ouvre, & lit: Alibé , comme il croit être, // aime a  LTsle de la Liberté. 485 plaire. Alibé , comme il efl , Une veut que brilhr, Alibé referme le livre, regarde en pitié 1'enchanteur, & court fe rembarquer. II s'en retourne plus incorrigible que jarnais , dit 1'enchanteur: quelques connoiifances, divers talens médiocres, & peu d'efprit; c'eft de cet affemblage que la fatuité a pris naiffance. II ne manquoit a 1'enchanteur que de voir Zanis fur la fcène ; il eut bientöt fatisfaction, Comme Zanis paffoit fur une grande place, une troupe de gens parés d'une manière bifarre Pentourent & 1'engagent k monter dans un char. On connoït votre mérite, lui dit-on , vous êtes digne du triomphe. Ils le conduifent ainfi dans une efpèce de temple , ou il trouve une nombreufe affemblée. II fe préfente avec une ferme réfolution d'être plus finguüer que jamais. Main.. tien recherché , propos hafardés , tout eft mis en oeuvre, & n'eft point remarqué ; il voit que bien loin d'étonner perfonne , il eft regardé comme un homme a 1'ordinaire;. cela le décontenance. II reprend courage , il avance une maxime inouie, tout le monde eft. de fon opi» nion; on connoiffoit cette facon de penfer , elle eft commune. Son embarras fe rsnouvelle , il conté , il exagèra , on commence k Pécouter» mais un autre prend la parole& tient des difcours ft outrés , que Zanis eft prefque réduk* Hh iii  4$6 L'Isle de la Liberté. fe trouver raifonnable. Enfin il fe retire avec le dépit d'avoir été unanimement loué fur la juf- teffe de fon efprit, & fur la retenue Me fon imagination. II rêve , il médite, il eft pénétré de douleur; car rien n'eft fi humiliant que la déraifon affeétée en pure perte. Dans ce trouble d'efprit, il eft abordé par un petit homme , qui avec tout 1'ajuftement & le maintien d'un vieillard, avoit a peine dix-huit ans. Je vois bien que vous êtes un homme fïmple , un efprit fenfé, lui dit Ie faux vieillard. On vous a bien étonné dans la maifon dont vous fortez ? Vous n'êtes pas encore affez inftruit de l'humeur capricieufe de nos citoyens; ce font des efpèces de fous qui ' imaginent que c'eft un grand mérite que d'étonner les autres par une conduite fingulière; & vous fentez bien quelle eft lafottife de penfer ainfi ? Les ufages communs font des conventions fages qui épargnent a notre efprit le foin de s'exercer fur des objets qui ne méritent pas de 1'occuper. Concevez combien on rétrécit fon imagination , combien on favilit , quand on la tient fans ceffe appliquée a nous faire marcher, ou rire , ou tenir nos coudes différemment des autres hommes; a nous faire paroitre impatiens -ou tranquilles , paffionnés ou indifférens, par contenance; a nous faire dire oui ou non d'une  L'Isle de la Liberté. 487 manière remarquable. Vous verrez ici bien des fcènes qui vous furprendront; vous n'en verrez peut-être pas une qui vous amufe. A force de fe fingularifer a tous égards, nos infulaires ont épuifé les moyens les plus bifarres d'y parvenir ; & imaginez-vous ce que c'eft que 1'extravagance qui fe répète ! Pour moi, revenu de la fotte ambition de paroitre extraordinaire , je baille au feul fouvenir de ce qu'elle m'a fait faire ; & pour ne plus retomber dans un pareil égarement , je me fuis impofé tous les alfujettiffemens, & en même tems tous les avantages de la vieilleffe. Je mène conftamment la vie fage & retirée qui lui eft propre. Je paffe les journées av coin de mon feu dans mon fauteuil, bien clos. J'y radote au milieu de ma familie. Je ne fors qu'un moment a midi, pour me promener au foleil, & ne fonge pas s'il y a dans le monde des fousqui veulent fe fingularifer, & fervir de fpettacle aux autres. Le fage vieillard étala tout de fuite une quantité de maximes rebatues fur la fimplicité des premiers hommes, & qui commencoient toutes par autrefois. Zanis écoutoit avec un fecret dépit de 1'étonnement que lui caufoit cet homme , qui extravaguoit par principe. Cette fcène finie, plufieurs autres auffi peu attendues fe fuccédèrent, & remplirent la journée de Zanis. S'il vouloit rêver ou Hh iv  488 L'Isle de la Liberté. parler , il étoit interrompu. Défiroit-il fe mettre a table , on lui donnoit une comédie. Enfin outré de la perfécution que lui faifoient fouffrir les fantaifies de tous ceux qu'il rencontroit, il courut chez 1'enchanteur: laiffez-moi partir, dit-il; vos habitans fe donnent pour extraordinaires, & ils ne font que contrarians , capricieux , extravagans. Vous faites leur portrait & le votre, répondit 1'enchanteur. Au lieu de vous vanter d'être fingulier , que ne me difiezvous de bonne foi: Je meurs d'envie de le paroitre. L'un eft bien différent de 1'autre. Les gens naturellement finguliers plaifent ordinairement dans la fociété; au lieu que celui qui ne 1'eft que par étude, outrant bientöt fon perfonnage, ne tarde guère è ennuyer , & finit par être infupportable. Mais j'ai voulu vous défabufer , & non vous punir, Tout cequi vous eft arrivé, ainfi qu'a Almon , n'étoit que preftige: retournez 1'un & 1'autre dans votre patrie , Sc n'oubliez jamais, s'il eft poffible, que le nature qui déplaxt doit fe cacher , & que 1'ambition d'être extraordinaire mène infenfiblement a la folie. Vous Péprouvez: pour faire fentir a ceux qui s'applaudiffent de leurs travers, combien ils font a charge aux autres hommes, il ne faut que les fai?e vivre avec des gens qui leur reffemhlent.  4«9 LES AYEUX, O u LE MÉRITE PERSONNEL. CONTÉ. Il y avoit iadis a la cour de Perfe un ufage fihgulier fur la manière de briguer Sc d'obtenir les grandes places. Lorfqu'il s'en trouvoit une a remplir, tous ceux qui pouvoient y prétendre fe préfentoient en même tems devant le fouverain. La, fur un talifman compofé par les génies, ils gravoient avec un diamant les titres qui leur donnoient lieu d'efpérer la préférence. Et tel étoit le pouvoir du talifman, que fi pour fe faire valoir on y tracoit quelques faits, quelques éloges de foi-même quibleffaffent lavérité,les caraöères en cet endroit changeoient de couleur, lorfque le talifman paffoit entre les mains du monarque. Ce prince , le plus é^uitable des rois, n'avoit trouvé cet expédient que pour n'être jamais trompépar la vraifemblance. Un jour que la province la plus confidérable de 1'empire fe trouva fans gouverneur ( c'étoit le KhorafTan ) comme il falloit, pour remplir  49° Les ayeux, cette place avec dignité , avoir des richeffes immerhes ,deux hommes feuls vinrent fe profterner devant le roi. L'un des concnrrens ,qui s'appelloit Kofroun , defcendoit des Giamites, certe race fi ancienne & fi üluftre dans la Perfe ' que peu d'autres ofoient lui difputer la prééminence. Outre un avantage fi favorable, pour être traité avec diftinétion par le fouverain , Kofroun, incapable de manquer a 1'honneur', quoiqu'au fond il n'y fütattaché que par vanité, joïgnoit encore a une belle figure , beaucoup d'efprit; mais il étoit né farouche & impérieux'; fon férieux défignoit la fierté , fon fourire marquoit une ironie méprifante. Occupé fans ceffe de fes ayeux, il s'approprioit en idéé , comme fi e'eüt été une partie de leur fucceftion , tout ce qui avoit fait leur gloire. Son concurrent qui fe nommoit Tharzis , defcendu d'une ancienne familie, mais peu connue, s'étoit acquis une confidération telle, qu'une plus haute naiffence que Ia fienne n'auroit pu y rien ajouter. Ayant les vertus & les talens qui rendent digne des grandes places , il penfoit fi modefiement fur tout ce qui pouvoit être a fa gloire; il paroiffoit fi peu occupé de fon efprit, dans les momens oh il réuffiffoit davantage, qu'on lui pardonnoit fans peine une fupériorité qui ne fervoit qua rendre fon commerce plus aimable.  ou le mérite personnel. 491 Kofroun , d'un air ou la confiance étoit peinte, s'approcha du trone. S5étant profierné avec afFeöation ( comme fi la cour avoit eu befoin de fon exemple, pour rendre au fouverain ce devoir indifpenfabie ) il recut le talifman ; & perfuadé que fon mérite feul décidoit fuffifamment en fa faveur , voici ce qu'il fe contenta detracer: Mes ayeux et moi. Le talifman paffa enfuite dans les mains de Tharzis , qui penfant que la grace la mieux méritée eft toujours une grace pour qui la recoit, grava , pour motifs de celle qu'il attendoit du monarque , ce peu de mots: Vos bontés et mon zèle. Le roi refta quelques momens dans le filence, obfervant le talifman. II fe tourna enfuite vers les portiques d'un fallon intérieur, dont 1'accès étoit interdit a tous fes courtifans. A 1'inftant les portiques s'ouvrirent ; on entendit un bruit mêlé du fon des inftrumens, & des acclamations qui accompagnent un triomphe , & 1'on vit paroïtre foixante vieillards vénérables. Ces vieillards, après s'être inclinés avec refpect, fe placèrent aux deux cötés du tróne, chacun fur un trophée qui venoit de s'élever. Kofroun  491 Les ayeux; étonné, demanda avec un air de curiofité dédaigneufe, quelles étoient ces fïgures bizarres qui ofoient fe placer fi prés du fouverain ? Tout garda Ie filence. Voyez, dit le roi aux deux prétendans, ces fages qui m'environnent;plus éclairés que moi, ils vont choifir entre vous. Kofroun bleffé de cette loi, repréfenta qu'il s'aviliroit a reconnoitre d'autre juge que fon fouverain; & loin de chercher a fe rendre favorable ces mêmes vieillards, dont fa deflinée pouvoitdépendre, il lesrécufa avec hauteur. II expofa fans ménagement que 1'age pouvoit avoir altéré leur raifon ; qu'attachés a des préjugés, a des ufages qui avoient vieilli avec eux, ils feroient peutêtre injuftes , avec le deffein d'être équitables. Enfin fon caradtère préfomptueux & altier, fon mépris pour le refte des hommes , parurent a découvert; & quelques-uns de ces vieillards voulant lui remontrer 1'indécence des difcours qu'il ofoit fe permettre, il ne daigna pas les écouter. Son orgueil alla jufqu'a leur reprocher de manquer a ce qu'ils devoient au feul homme qui reftat de Pilluftre race des Giamites. A ce nom les vieillards firent un cri d'indignation: Sachez, dit le plus vénérable, a qui vous faites ce reproche ; c'eft aux Giamites mêmes que vous parlez; c'étoit eux effecïiveraent. Le roi»  ÖU LE MERITE PERSONNEL. 493" pour confondre le préfomptueux, par les motifs mêmes qui faifoient naïtre fa confïance , avoit avec le fecours du talifman évoqué ces fages cmbres. Kofroun alors , dépouillé fubitement de tout ce qui fondoit fa confidération, ne fut plus appercu que par fes défauts ; il ne vit plus pour lui dans tous les yeux, que le mépris ou une forte de pitié prefqu'aufli humiliante. Apprenez,malheureux Kofroun, continua le vieillard , que celui a qui les vertus de fes ancêtres n'infpirent qu'un fentiment d'orgueil qui le fait haïr, eft défavoué d'eux. Eprouvez que loin d'avoir part a leur gloire, il eft condamné k 1'oubli & a la honte d'être inutile k ces mêmes concitoyens dont il dédaigne d'être aimé. Le roi alors nomma Tharzis , & les vieillards difparurent. On concoit quelle imprefïion cet événement fit dans la Perfe fur 1'efprit de ceux qui avoient d'illuftres ancêtres. Dans la crainte de les voir renaitre tout-a-coup , on ne fongea qu'a fe rendre digne d'eux. Mais malheureufement le fecret de les évoquer s'eft perdu , & voici le feul effet qui refte du pouvoir du charme. Quand on marqué aux grands , qui ne méritent rien par eux-mêmes, des déférences ou du refpect, une voix qu'eux ïfeuls n'entendent pas, leur crie: Ce n'eft pas k vous, c'eft a vos aïeux, que les égards dont vous jouiffez s'adreffent.  494 Alidoh ALIDOR ET THERSANDRE, CONTÉ. Alidor & Therfandre étoient jumeaux , & d'une figure qui ne laifibit rien a défirer. C'étoit encore un autre prodige que leur parfaite reffemblance. Ils avoient avec beaucoup d'efprit 1'un & 1'autre , les mêmes traits , la même aótion , le même fon de voix. II fembloit enfin que la nature ayant formé 1'un des deux, avoit été fi contente de 1'ouvrage, qu'elle avoit pris plaifir a 1'imiter , fans la moindre différence. Ayant été adoptés dès le berceau par un enchanteur & par une fée , ils paffoient dans leur palais une vie agréable. L'enchanteur étoit le meiileur homme du monde; il n'avoit qu'une chofe de gênante , c'eft que comme il penfoit fort peu , il vouloit qu'on pensat pour lui; qu'on fut, tant que le jour duroit, occupé a 1'entretenir ; & fur-tout qu'on montrat fort peu d'efprit ; tout ce qui étoit au-dela de la portée du fien , 1'ennuyant a 1'excès. II exigeoit , par exemple , que vous lui contaftiez tous les petits détails de votre journée , & cent minuties pareilles, & fi juftement a charge k tout autre qu'a  ET THERSANDRE. 49| celui qui a la pctiteffe d'efprit de les raconter. La fée au contraire avoit en antipathie quelqu'un qui parloit de foi fans néceffité; elle auroit mieux aimé qu'on n'eut eu rien a lui dire. Mais ne voulant contraindre perfonne, comme Alidor parloit volontiers de tout ce qui le regardoit, elle l'avoit abandonné a 1'enchanteur, & s'étoit réfervé Therfandre , 1'ayant accoutumé de bonne heure a ne point entretenir les autres de fes petites aventures, de fes goüts, de fes haines , ni enfin de tout ce qui n'intéreffoit que lui. Therfandre & fon frère étoient dans leur vingtième année , lorfqu'ils entendirent un héraut qui crioit a haute voix : Qui ofera mériter 1'honneur d'époufer la fille du roi , ou d'être gouverneur de la moitié du royaume ? II vient de naitre un homme , ou plutót un hor' rible monjlre d deux têtes , & qui porte ècrit fur chaque front en caraclères de feu : Qu'on me donne la princeffe en mariage , ou je renverferai le monde. Comme il efl fils d'un enchanteur , il diffipe une armée par le feul bruit defa voix ; mais il peutfuccomber, s'il n'eft attaqué que par un petit nombre. Quiconque l'aura vaincu & apportera fa dépouille, recevra au choix de la princeffe , l'une des récompenfes promifes. Le héraut ayant achevé , il leur remit un  '496 A l i d o r rouleau d'écorce d'arbre,fur lequel ils trour vèrent tracé : Portrait de la princesse. Qu'avec le fecours de l'imagination la plus ingénieufe , on fe repréfente tout ce quï forme une perfonne charmante par la figure , l'efprit & le caraclère ; qu'enfuite on confidère , on entende la princeffe; on dira: Je n'avois fait qu'une ébauche. Voila ce que je voulois dêpeindre. Mon frère , dit Therfandre, nous ne fommes encore connus que par la fingularité de notre reffemblance. C'eft ici l'occafion de nous fignaler. Alidor fut du même fentiment. Ils s'armèrent chacun d'un dard, d'un bouclier & d'une épée; & ayant appris que le géant, qui parcouroit cent lieues de pays d'un foleil k 1'autre , n'étoit pas loin de leur chateau , ils allèrent k fa rencontre. A peine furent ils fur le bord d'un bois affez proche de leur demeure, qu'ils apper^urent un monftre haut de trente pieds, ayant deux têtes humaines , des alles de criftal, & quatre bras armés de griffes fort longues & dentelées. II ne voloit pas, mais fecouru de ces mêmes alles , il marchoit avec une rapidité étonnante , s'appuyant fur une énorme maffue. Malgré la fupériorité que paroiffoit avoir fur eux un coloffe fi terrible , comme il avoit quelque  ET THERSANDRE. 497 quelque chofe d'humain , ils crurent que ce feroit une lacheté de 1'attaquer enfemble. Ils penfoient que le courage & l'adrefTe étoient un genre de force fupérieur a tout autre ; & ayant iiré au fort a qui le combattroit le premier, Alidor fut le fortuné. II marcha auffi-töt vers lè monftre, qui s'étant armé de fon are , tira plufieurs flèches, dont la pefanteur auroit ébranlé une tour. Alidor les évita avec une adreffe extréme , & lan^ant fon dard, il fit a 1'une des têtes du géant une légère bleffure. Le monftre alors faifant plufieurs mouvemens defon énorme maffue, caufa une ft grande agitation dans fair, qu'Alidor tömba comme fi un ouragan 1'eüt renverfé. Therfandre voyant fon frère hors de Combat, courut pour le venger. Le géant tenoit un bras levé pour accabler fon ennemi vaincu^ lorfqu'il appercut le nouveau combattant qui lui crioit de fe défendre; & furieux de ce qu'un adverfaire qu'il trouvoit méprifable fe flattoit de le mettre en péril, il réfolut de lui faire fouffrir une mort horrible. On vit alors jaiïlir de ces mêmes caractères qu'il avoit imprimés fur chaque front, des ferpentaux enflarmnés & des flèches brülantes. Therfandre , loin d'en être effrayé, fe jetta a travers ces dangèrs; ij langa Ion dard avec tant de jufteffe, qu'il fit au monftre une profonde bleffure, Le monftre alors Tomé XXF. I 5  49S Alidor leva fa maffue, mais les forces lui manquèrent; il tomba, 6c Therfandre lui trancha ces deux formidables têtes qui avoient caufé tant de frayeur au roi 6c a. la princefTe, lorfque le monftre avoit été la demander en mariage. Pendant ce combat, Alidor ayant repris fes efprits , Therfandre 6c lui allèrent faire part de ce triomphe k 1'enchanteur 6c k la fée, qui furent charmés de ce qu'ils avoient tenté cette grande entreprife de leur propre mouvement. Allez, leur dit 1'enchanteur , apprendre au roi la mort du monftre. Contez-Lii bien en détail les circonftances de cette admirable nouvelle , 6c recevez les récompenfes que vous avez méritées. La fée paria différemment a Therfandre. Sans doute , lui dit-elle en fecret, vous voulez être 1'époux de la princeffe ? II faut mériter qu'elle vous préfère ; obfervez plus févèrement que jamais de ne point parler de vous, lors même que vous 1'entretiendrez du fervice que vous venez de lui rendre. Therfandre remercia la fée, rejoignit fon frère ; ils partirent. Ils arrivèrent le lendemain a la cour. Le roi 6c la princefTe déja informés de toutes les circonftances de leur vittoire, voulurent, pour les recevoir avec diftinction , leur donner k chacun une audience particulière. Alidor,  ET TÜÈRSANDRË. 49-9 töfnfne 1'aïné , parut le premier : fa figure fi belle & fi noble, une certaine grace qui paroiffoit dans toutes fes aótions} & 1'une des tëtes du monftre qu'il portoit avec fierté au bout de fon épée , tout cela forrnoit un contrafte qu'on voyoit avec une forte d'admiration. Le roi Se la princefTe en furent frappés. Alidor conta comment fon frère & lui, fur le récit du héraut , avoient réfolu de chercher le géant. Ii ne fongea point a parler du portrait de la princeffe ; mais il dépeignit la figure effrayante du monftre & tout le péril de le cömbattre j la bleffure qu'il lui avoit faite, & enfin 1'effet de ce tourbillon dont il avoit été renverfé comme d'un coup de tonnerre. Pendant ce récit , qu'Alidor oma de tfaits d'efprit & d'éloquence , flatté de 1'efpoir d'obtenir la main de la princeffe, il avoit paru beaucoup moins occupé d'elle , que de 1'écïat* de fa propre aventure. Le roi, après lui avoir donné toutes fortes de témoignages d'eftime i Allez lui dit-il, vous apprendrez quelle fera votre récömpenfe. Alidor fe retira , & Therfandre fut introduit. Therfandre ne portoit point une des têtes du monftre , comme avoit fait Alidor ; il 1'avoit dépofée dans la falie des gardes, au pied du faifceau d'armes, II parut avec 1'extérieur l i ij  500 Alidor firrfpled'un homme qui n'auroit eu aucune part a 1'évènement du jour. Ce fut toute la différenee que la princeffe appercut entre fon frère & lui , étant (Tailleurs trés - furprife de leur reffemblance. Therfandre s'avanca avec beaucoup de grace & de modefiie , il refla dans le filence , attendant que le roi lui parlat. C'eft donc vous , brave Therfandre, qui avez triomphé du géant? lui dit le roi. Mon frère 1'avoit bleffé , répondit Therfandre, & depuis fa bleffure il avoit peine a fe défendre. Vous rabaiffez beaucoup la gloire de votre combat, continua le monarque; mais je fuis inftruit des périls que vous avez bravés. Le monftre étoit facile a vaincre, reprit Therfandre , fa vie troubloit le bonheur du roi & les beaux jours de la princeffe. C'eft vous qui me les rendez ces beaux jours , dit la princeffe, & vous ne parlez point de la récompenfe ! Vous venez de 1'accorder, princeffe, répondit Therfandre, vous annoncez que vous allez vivre heureufe. Cependant, ajouta le roi , j'ai promis la moitié de mon royaume. II appartient tout entier a la princeffe , interrompit Therfandre ; un don qui diminueroit de fon bonheur ou de fa gloire, pourroit-il être regardé comme un bienfait par aucun de vos fujets ? C'eft affez , dit le roi, vous apprendrez comment je fais reconnoitr» un fervice de cette importance»  ET THERSANDRE. 501 Quand Therfandre fe fut retiré , le roi, qui n'aimoit pas moins que 1'enchanteur a entendre raconter de belles hiftoires, dit a fa fille : Me voila bien embarraffé. Celui-ci ne veut pas de la moitié de mon royaume; il mérite cependant aufli une grande récompenfe. Mais fi tu te détermines a époufer 1'un des deux , vraifemblablement tu ne prendras pas Therfandre. 11 me paroit qu'il a bien moins d'efprit que fon frère : il n'a pas fu nous conter fon combat, comme ayoit fait fi agréablement Alidor. Mon père , répondit la princefTe , pardonnez fi mon fentiment n'eft pas conforme au votre. Therfandre ne me paroit avoir d'avantage fur Alidor, que 1'élévation d'ame qu'il montre , en n'étant point occupé de fa vicToire : Eh quelle différence cela met entr'eux ? Quiconque peut n'avoir point de vanité fur 1'évènement le plus brillant de fa vie, a fans doute une force d'efprit, une raifon fupérieure , qui ne fe démentiront jamais. J'avoue que Therfandre m'a prévenue en fa faveur , & que je 1'épouferois fans répugnance. II me femble que je ne trouverois dans Alidor qu'un libérateur qui fe plairoit a me faire fouvenir que je fuis fa conquête ; qui, dès que Ia moindre inquiétude viendroit le faifir, me préfenteroit la tête du géant, pour me faire fouvenir de ce que je lui dois, & qui réduiroit ainfi li iijc  fei Alidor ina tendreffe a la reconnoiffance. Dans Therfandre je découvre a la fois un extréme defir de m'intéreffer en fa faveur, avec la crainte généreufe de me rappeller qu'il m'a fervie: il n'enr vifage dans ce qu'il a fait pour moi, il ne fent que lp plaifir d'avoir contribué au bonheur de ma vie , & n'ofe s'en faire un titre pour me plaire. L'un s'applaudiroit fans ceffe d'avoir mérité ma main ; 1'autre en la méritant davantage , regardera comme une grace de l'avoir obtenue. Combien la modeftie ajoute aux autres qualités qui rendent aimable ! Me voila détrompé , dit le Roi, je vois qu'effeöivement Therfandre te plait plus que fon frère; demain nous leur apprendrons leur deflinée; envoyons jnviter 1'enchanteur & la fée qui les aiment, a yenir être témoins des effets de notre reconnoiffance. Le lendemain 1'enchanteur & la fée étant arrivés , le roi déclara qu'Alidor auroit le gouvernement de la moitié du royaume. II ordonna qu'on,préparat les fêtes qui doivent précéder 1'hymenée ; enfuite il pofa fa couronne fur la tête de fa fille, lui remitfonfceptre, &z préftntant Therfandre: Vous êtes reine, ditil , & voila votre libérateur. La princeffe regarda Therfandre , lui donna le fceptre , & Therfandre tomba a fes pieds. Devenu éperdument amoureux d'elle, pour avancer d'un  et Thersandre. 503 moment le bonheur de recevoir fa foi, il auroit combattu un nouveau monftre. Enfin ce moment défiré arriva ; la princeffe ne s'étoit pas trompée ; Therfandre , époux & roi, garda la douceur, la fimplicité de fon caratfère. On parle encore de la félicité toujours égale dont la vie de ces deux époux a été remplie. LES VOYAGEUSES, CONTÉ. u ne fée avoit trois nièces ; 1'ainée étoit belle, la feconde jolie, & la troifième laide. La belle étoit fi contente , fi glorieufe de 1'être, qu'elle n'étoit, qu'elle ne vouloit être que cela \ elle n'imaginoit point d'autre avantage dans le monde. Si elle marchoit , fa contenance fembloit vous dire : Voyez de quel air la beauté fe promène. Devenoit-elle rêveufe, la voyoit-on s'endormir, s'éveiller , c'étoit en attitude de belle perfonne. Quand vous 1'entreteniez des chofes qui la regardoient le moins , elle vous répondoit comme fi vous lui aviez donné des louanges. On lui auroit raconté la mort du grand Pan, ou 1'entreprife des Argonautes ,, qu'elle auroit cru que c'étoit une allegorie fur 1 i iv  '$94 Les Voyage uses* fes charmes. La jolie , vive naturellement, fort piquante & fupérieurement coquette, vouloit que tout fut occupé d'elle jufqu'aux femmes; car il falloit, pour êrre heureufe , fe voir Punk que objet de leur jaloufie , de leurs plaintes, de leur aigreur , comme celui de Pempreffement, des foins , des inquiétudes , des préférences de tous les hommes. On ne ceffoit prefque pas de parler, afin que les autres femmes rj'euffent pas le tems de montrer de 1'efprit; & quand on ne fe fentoit pas ce fond d'enjouement qui donne fi bien Pair de la première jeuneffe, ©n y fuppléoit en prenant Pair de Pétourderie. 11 falloit voir encore comme on affectoit de paroitre fenfible aux amufemens , afin de laiffer imaginer que fi on fe permettoit des paffions , on les auroit extrêmement vives. Elle tiroit même parti de fa mauvaife humeur; ( car elle en avoit ) elle en montroit auffi fans en avoir, & alors elle devenoit moqueufe ; ainfi c'étoit être toujours le perfonnage qui attiroit I'attenr tion de toute 1'affemblée. Enfin, pour achever le portrait, fenfible uniquement par vanité » indifférente dans le cceur , elle n'exigeoit ni de 1'amitié, ni n'en vouloit rendre; auffi n'en avoitelle jamais infpiré. La laide Pétoit effectivement , mais d'une laideur qui ne reffembloit point a toutes celles  Les Voyageuses. 505^ qu'on rencontroit alors affez communément dans le monde. Quand on regardoit fes traits en détail , il n'y en avoit pas un feul qui ne déplüt; a les voir enfemble, c'étoit de moment en moment une phyfionomie nouvelle toujours fingulière , toujours agréable : on jugeoit que eette variété venoit de beaucoup d'imagination, &que cette imagination devoit être charmante ; elle 1'étoit auffi. La gaieté, la douceur, la fineffe, & fur tout cela , ce naturel qui ne prétend a rien , & qui fait tout valoir , voila a la fois fon efprit & fon vifage; car, comme je I ai dit, 1'un étoit toujours 1'ame de 1'autre. Ajoutez qu'elle avoit les plus belles dents du monde, & que le refte de fa figure étoit fort bien , voila toute la perfonne. J'oubliois ce qui peut fervir le mieux a faire connoitre fon caraótère ; elle favoit qu'elle étoit laide, & ne fe doutoit pas qu'elle eut de quoi le faire oublier. Leur tante , qui n'avoit employé fon art qu'a fe perfedtionner la raifon , qu'elle regardoit comme le premier de tous les dons, auroit bien voulu pouvoir en faire part a fes nièces. Elle quittoit fouvent le pays des fées, pour venir vivre avec elles. II eft tems que vous choififfiez un état, leur dit-elle un jour. Si vous étiez mes filles, vous feriez fées comme moi; mais a mes nièces, je ne puis donner de ma féerie , que  5oS Les V o y a g e u s e s; quelques fecours pour leur faire un grand établiflement. Voyons d'abord quelle figure vous voulez avoir; car il dépend de moi de changer la votre. L'aine'e répondit a cette propofition avec un air de dédain : Ne perdez point a cela 1'excellence de votre art, ma tante , rien ne preffe. Je me confulterai, dit lafeconde, avec un fourire lorgneur qui marquoit une fatisfaction de foi-même la plus orgueilleufe , ck la mieux enracinée. Pour moi, dit la troifième, je ne pourrois que gagner a un changement; tenez, ma tante, que je prenne la figure fous laquelle je vous infpirerai le plus d'amitié pour moi. Et la fée de 1'embraffer. Mademoifelle n'imagine donc point de modèle furlequelma tante put la former ? ajouta 1'ainée, comme par bonté pour cette pauvre cadette. Vous pouvez vous flatter, ma tante , continua la feconde , qui avoit pris de 1'humeur de ce que la laide avoit été embraffée, que fon changement, quel qu'il foit , fera beaucoup d'honneur a votre art. II me vient une autre idéé , dit la fée : Si nous allions voyager dans quelques royaumes étrangers, vous fauriez ce qu'on penferoit du mérite que vous avez acTuelleme.it; vous connoïtriez auffi les différentes conditions oh 1'on peut vivre heureux , ck vous vous décideriez enfuite. Le projet fut unanimement approuvé.  Les Voyageuses. 507 La fée trouva convenable que dans le voyage elles paffafTent pour nièces de fées; c'étoit le moyen d'être par-tout fort bien recues. II faut dra auffi , ajoutèrent les deux ainées, afin que tout foit dans la bonne foi, que nous gardions notre nom ordinaire, c'eft-a dire , la belle, la jolie , la laide ; vous favez qu'on nous appellé ainfi depuis le berceau. La fée y confentit; &£ pour n'être point accablée de toutes les demandes ridicules qu'on viendroit lui faire, fi elle s'annoncoit comme fée , elle voulut ne paroitre que la gouvernante de fes nièces. On part, & pendant le voyage, dès qu'on étoit dans une grande ville, les deux ainées ne manquoient pas de répéter cent fois a propos de rien: Mais que fait la laide ? écoutez, ma tante, ce que dit la laide. On prétend même qu'elles portoient dans une petite cage de fatin , dont les barreaux étoient de peluche , une petite perruche a voix aigre & percante , qui répéf toit cent fois dans une heure : La laide , la laide , la laide ; ck c'étoient elles qui 1'avoient inftruite, II eft certain du moins que depuis qu'on avoit donné k leur fceur , étant encore au berceau , le trifte nom de laide , elles feules le lui avoient fidèlement confervé ; tous ceux qui 1'environnoient en avoient chacun imaginé un putre, L'un 1'appelloit Zinrjme, ce qui en lan-  508 Les Voyageuses.1 gage de fée veut dire, mieux que belle. L'autre Claride , c'efl-a-dire , qui ne Vaimeroit ? & ainfi de quantité d'autres noms. Si elle n'en avoit eu qu'un déterminé , elle y auroit perdu, quelque beau qu'il eut été. II eft vrai qu'on ne pronon$oit ceux-ci que tout bas devant fes feeurs, de peur de1 les mettre en colère , & qu'elle-même ne vouloit pas les entendre. Mais rappeller, comme par méprife , d'un de ces noms, c'étoit lui dire une chofe obligeante , &c on profitoit de toutes les occafions de fe méprendre. Car comme on craignoit, paree qu'elle étoit èxtrêmement modefte, qu'elle ne fe crut du genre de laideur que fes feeurs lui reprochoient fi volcntiers , on s'appliquoit a lui perfuader le contraire , & cela paree qu'elle cherchoit a être aimée. Leur premier féjour fut a la cour ÜAjjirit. C'étoit une cour brillante , nombreufe , ou les hommes étoient a la fois fenfés & aimabies, oh les femmes étoient charmantes , & vivoient enfemble fans fe haïr, paree qu'elles n'avoient que le cceur fenfible , & que leur amour propre ne fe bleffoit jamais mal-a-propos. Ce n'étoit pas qu'il n'y eut auffi des femmes vaines, aigress méprifantes; des hommes confians , frivoles , indifcrets; mais c'étoit le petit nombre, & cela fait une nation bien raifonnable.. La belle y fut  Les Voyageuses. 509 d'abord admirée; la jolie y fut fuivie ; la laide (j'aime mieux dire la troifième ) refta d'abord affez ignorée, paree qu'on s'occupoit des deux autres. Bientöt 1'aïnée fut trouvée trop froide , trop vaine dans la fociété, & regardant trop en pitié tout ce qui n'étoit pas Ia beauté, c'eft-a-dire toute autre que la fienne. Bientöt la voila négligée, abandonnée; &C, a quelques vieux feigneurs prés, qui n'avoient confervé de leur jeune age qu'une parfaite & ennuyeufe admiration pour les belles , elle ne fe trouva plus d'adorateurs. Et comme elle avoit méprifé toutes les femmes, celles qui s'en étoient formalifées, paree qu'elles n'avoient pas affez d'efprit pour en rire , s'en trouvèrent encore plus qu'il n'en falloit pour lui donner des ridicules. La feconde, qui avoit d'abord attiré ce petit nombre d'hommes dont j'ai parlé , fut enfin avertie par Ia fée, qu'ils avoient l'air trop libre avec elle; qu'ils faifoient de mauvaifes hiftoires fur fon compte, que de certaines femmes prenoient grand foin d'accréditer , & que les gens fenfés a qui elle ne s'étoit point foucié de plaire, fe contentoient de ne point écouter , fans chercher a les détruire ; <& qu'enfin elle n'avoit nulle confidération. Cela la toucha affez ; mais ce qui fit bien plus d'effet, c'eft qu'elle fe vit  510 Lés Voyageuses. bientöt négligée par les hommes les plus eftimés & les plus aimabies. La voir, la fuivre , la trouver trop eoquette, & 1'oublier, ne fut pour eux que 1'ouvrage de peu de jours. Notre troifième avoit enfin été remarquécOn avoit commencé par s'appercevoir qu'elle avoit beaucoup d'efprit. On fe demanda bientöt , on examina fi effettivement elle étoit laide; & la fin de ce doute fut de la trouver extrêmement aimable. Eh comment ne pasconvenir de fon efprit ? Elle en trouvoit fi volontiers aux autres , & fe plailoit a démêler dans toutes les femmes ce qui étoit a leur avantage 1 comme une autre auroit cherché a les voir en ridicule ; ainfi on lui donnoit fa confiance , on vouloit fon amitié, on aimoit a la faire valoir. Mais il fallut partir, fes deux feeurs s'ennuyoient de cette cour ; elles vouloient abfolument aller dans quelqu'autre qui fut tout-a-fait différente, La fée les tranfporta dans un pays fort éloigné. Elles arrivèrent au milieu d'une grande ville, ou l'on ne voyoit que des palais, & dont les habitans d'une ftature noble & élevée j étoient habillés de gazes brodées de petits coquillages qui repréfentoient au naturel des fleurs , des arbuftes, des oifeaux ; & ce qui étoit plus fingulier encore, ceS mêmes habitans avoient le teint couleur d'aventurine ,avee des yeux d'ua  Les Voyageuses. ju bleu de faphir & très-brillans, des lèvres extréV mement groffes de la même couleur que les yeux, & des dents de nacre les plus jolies du monde. Cette bifarrerie ne choqua point les deux aïnées; elles pensèrent qu'il feroit flatteur d'être admirées par des yeux couleur de faphir, & de tourner la cervdle a ces hommes extraordi-> naires. Pour la cadette, elle étoit fort étonnée , & tachoit de s'accoutumer a ces figures furprenantes , afin de n'être point haïe des gens avec qui elle alloit vivre. Ses feeurs furent bien trompées dans leurs efpérances; comme la beauté eft une affaire d'opinion , on ne les regarda jamais qu'avec une furprife qui ne fuppofoit aucun plaifir a les voir ; elles n'eurent point d'autres fuccès. Pour comble de dégout, elles apprirent qu'on ne les appelloit que du nom qu'elles donnoient avec tant de plaifir a leur cadette. Mais voici bien pis encore. Etant toutes trois a une fête oh les filles du roi formoient une danfe plus fingulière que difficile, & que les deux ainées ne regardèrent qu'avec dédain, ( car elles ne pouvoient pas fouffrir de voir briller les autres ) la troifième fe mit au rang des danfeufes qu'elle avoit beaucoup applaudies: & comme elle avoit acquis bien des talens, croyant en avoir befoin , elle faifit fi bien le caractère de leur danfe, on lui fut fi bon gré de  '§ii Les Voyageuses»1 fe prêter avee tant de grace a des amufemehs étrangers pour 'elle , qu'elle fut applaudie k 1'excès. Le roi, les dames j les courtifans ne eeflbient de dire : Quel dommage qu'elle n'ait pas un teint couleur d'aventurine , & de belles groffes lèvres bleues ! Ses deux feeurs entendirent fans doute mot pour mot toutes les louanges qu'on lui donna, quoique dans une langue étrangère. (Car le dépit dans les femmes eft fi penetrant! ) Enfin elles pensèrent en mourir de jaloufie. Le bal fini, ce fut une perfécution pour partir, k laquelle ilfallut que la tante cédat; k peine eut-ellele tems de prendre congé du roi, de la reine & des princeffes > a qui elle donna cependant un fecret pour fe bouffir eonfidérablement les lèvres aux jours de cérémonie. L'importance de ce préfent la fit reconnoitre pour fée, & ëlle fe vit inveftir par un concours prodigieux de peuples;mais elle étoit déja dans fon char, & elle difparut, au grand contentement des deux aïnées, qui maudiffoient un pays ou 1'on n'applaudiffoit que leur cadette. Je ne fais pas comment j'ai oublié jufqu'ici d'expliquer pöurquoi ces deux ainés étoient en fi bonne intelligence. II n'eft pas facile de le deviner; cela va cependant paroïtre affez fimple. La jolie difoit k tout moment a 1'ainée , qu'elle étoit prodighufemint belle ; la belle difoit k celle-ci?  Les Voyageuses. 513 celle-ci , qu'elle étoit excejjivcrncnt jolie ; 8c" chacune, paree qu'elle penfoit ne prononcer qu'un mot qui n'exprimoit rien , & fe moquer de fa fceur, k proportion du plaifir qu'elle lui caufoit par cette louange chimérique. Mais comment fe pardonnoient-elles leurs conquêtes , puifque 1'une & 1'autre vouloit fans doute être feule aimable ? Cette objedion efl plus embarraffante ; mais voici comment cette concurrence s'arrangeoit dans leur tête.La belle croyoit que fa fceur n'avoit de foupirans que ceux qui ne fe fentant qu'un mérite commun , n'ofoient fe flatter d'être écoutés d'une belle perfonne. Et lafeconde difoit:Ils ferontbientöt excédés de la trifte beauté de ma fceur , ils me reviendront. Ainfi c'étoit le peu de bonne opinion que mutuellement 1'une avoit de 1'autre , qui entretenoit leur union. On ne fauroit croire combien un mépris réciproque eftfouvent,parmi quelques femmes, une raifon de convenance,& même le nceud d'une forte d'amitié. A 1'égard de leur haine commune pour la troifième, voici quelle en fut 1'origine. Leur cadette ayant une ame douce , & s'appliquant a vaincre par de la déférence & par de 1'amitié la répugnance que lui marquoient fes feeurs , profitoit de toutes les occafions de faire leur éloge avec juftice; mais étant raifonnable & Tome XXV. K y-  514 Les Voyageuses. fincère, elle ne pouvoit fe déterminer k louer 1'orgueil de 1'une , 6c la coquetterie de 1'autre; 6c ne les pas applaudir k cet égard , c'étoit fe montrer leur ennemie. Ajoutez que lorfque les deux aïnées s'y attendoient le moins, elles virent cette fceur, condamnée dans leur efprit k ne jamais plaire, réufiir fouvent mieux qu'elles. On ne fupporte point cela; car qu'on ait prévu le fuccès que peut obtenir une autre femme , comme on a raffemblé par avance toutes les reanières de Penvifager qui en diminueront le prix , on peut en être témoin fans fe décontenancer; on le méprife peut-être au point qu'on le pardonne. Mais quand il furprend , qu'on eft réduit a le voir tel qu'il eft, il' n'y a courage d'efprit qui y tienne. Les voila donc dans le char. Oii vous ménerai-je ? leur dit la fée. Vous favez fans doute k quoi vous en tenir fur votre figure ? Voyageons k préfent, afin de vous faire connoïtre le prix des différens états de la vie; je vais pour commencer vous faire toutes trois reines. Alors elle remua une chaine de diamans qui gouvernoit quatre phénix qu'elle avoit attelés a fon char ; ils hatèrent leur vol, 8c arrivèrent dans un pays charmant. On entra dans une ville fuperbe ; tous les grands de 1'empire s'y trou- verent rafïetnblés; 6c les trois niècés placées  L E * V O Y A G- E v S E S. fij fur un même tróne, furent toutes trois récon, nues fouveraines. L'ainée , on ne 1'auroit pas cru , trouva Ie moyen d'augmenter de fierté & de bonne opimon de fon mérite. Le lendemain de fon couronnement elle emprunta la baguette de fa tante, pour un coup d'état, difoit-elle, & 1'on ne devineroit pas quel ufage elle en vouloit faire. II y avoit proche de fa capitale une vaffe plainejelle s'y promena d'un foleil a 1'autre ; &pour donner a fes fujets le plaifir de 1'admirer' elle les tranfporta tout-a-coup dans cette plaine.' Cetenlèvementpenfa les faire mourir tous de frayeur. L'un occupé dans fon cabinet, fe fentoit emporté par fa fenêtre , fans favoir è quoi attnbuer cette merveille. L'autre , au moment de prononcer de ferment qui falloit unir a fa maitrelTe, quittoit malgré lui fa main & s'échappoit avec rapidité du temple, au grand étonnement del'époufe & de 1'alfemblée.Celuici, dont la fanté étoit languilTante, tranfporté dans fon fauteuil, fe trouvoit dans les nues Ou voyoit voler les bataillons tout armés, & W .perfonnages les plus graves traverfer les airs en-habitsde cérémonie. Enfin cet événement caufa un troubie , un défordre général days toute la nation ; & chaque jour de fon rè»ne amena quelqu'autre folie dont fa beauté étoit la caufe. v , ■■ JtVK ij  5i6 Les voyageuses. On s'attend bien a voir lafeconde ne contraignant pas mieux fon caracfère; auffi parut-il dans toute fa perfection. II n'y eut bientöt plus a fa cour que des petits foins pour occupation, des fleurettes pour langage , & des lorgneries pour politeffes. La fée fe trouva forcée d'apprendre a 1'ainée 1'efFet de fa ridicule préfomption; k la feconde , le peu d'eftime & de refpect qu'on avoit pour elle ; & les avis fages , quand ils viennent d'une fée, ont"cela de particulier, ils perfuadent. Je ne veux pas dire cependant que les deux nièces crurent avoir tort ; elles fentirent feulement la honte de leur fituation qu'elles trouvèrent injufie; & elles conclurent que le tróne n'avoit pas tant de charmes qu'elles 1'avoient penfé. La troifième reine parut efïectivementl'être. Si le tróne met les défautS' dans un plus grand jour , il donne auffi plus-d'occafions aux vertus de paroitre. Zinrfimz, car la fée avoit décidé qu'on ne 1'appelleroit plus la laide, mieux que belle, dis-je, eut donc lieu d'être contente de fa nouvelle condition ; elle aY< it des moeurs & de la dignité, elle fut refpeöée. Elle ne fongeoit qu'aux moyens de faire le bien &c d'être aimée , on 1'adora. Sa cour devenoit tous les jours plus nombreufe, & Cela aeheva de défefpérer fes feeurs.  Les Voyageuses, 517 Une nuit tourmentées d'un dépit qui ne leur avoit pas permis de fermer 1'ceil, elles allèrent trouver la fée, & la prefsèrent de partir dans le même moment, aimant mieux toute autre condition que celle de régner. La fée qui avoit fes vues, répondit froidement , il eft encore faien matin , mais j'y confens : elle alla éveiiler Zim-iime , 1'habilla d'un feul coup de baguette fans que rien manquata fon ajuftement , répandit dans la ville quelques tréfors, & rpr^re,monta encore dans le char. Eh bien , mes chères nièces,( cela s'adreffoit aux deux ainées) vous vous êtes ennuyées du tróne? Le rang qui en approche vous expoferoit a-peu-près aux mêmes inccnvéniens , & dans les états fucceffivement inférieurs , vous trouveriez de pareils fujets de mécontentement. PafTpns , croyez-moi , k une extrémité dont vous n'avez qu'une idéé très-imparfaite. Allons habiter quelque hameau. Je connois un endroit de 1'Afie, oh fous un ciel doux, des peuples fimples & fociables vivent dans de belles campagnes ; nolle ambition , peu de befoins, &un penchant inaltérable pour des plaifirs qui n'entrainent point de dégoüts: voila leur condition. J'aime beaucoup ce hameau , dit 1'aïnée. Je ferois comblèe de voir cette campagne, s'écria la feconde. A 1'inftant elles fe trouvèrent toutes Kk iij  51S Les Voyageuses. trois mifes comme defimples villageoifes,c'efta-dire avec une coëffure & des habits qui pour toute magnificence avoient une fimplicité agréable , 1'air frais & d'une extréme propreté. L'aïnée cor.cut que fous des dehors fi peu brillans dn ne pouvoit être remarqué , a moins qu'on ne fdt la beauté même. La feconde ne douta pas que la fingularité de cet ajuftement ne dut fervir a la rentire plus piquante. Pour Zim^ime, , elle frtt'ïbién aife de pouvoir connoitre un peuple ingénu , & dont les paffions douces difpofoient fans doutè leur ame a 1'amitié. Elles appercurent alors cette campagne qu'elles défiroient. Elles arrivèrent dans une prairie, au milieu d'une fêre purement champêtre;Te lieu , les habitans , tout rappelloit 1'idéè de 1'age d'or. La belle fe voyant entourée d'une troupe confidérable, leva avec un air de bonté préfomptue ufe , un voile qu'elle portoit en voyage. Ces gêhs fimpteS la regardèrent long-tems avec des yeux plus ëtonnés que fatisfaits. Ils la trouvoient belle, mais ce n'étoit point comme cela qu'ils-défiroient qu'on le fut. Elle ne paria a perfonne, dédaignant particulièrement les jeunes villageoifes qui s'approchoient d'elle: perfonne aurrt ne lui paria ; & comme elle ne recueillit aucune louange , la fête ne tarda guère a 1'ennuyer. Pour la jolie , qui avoit -bien réfolu de le  Les Voyageuses. 519 paroitre tout autant qu'elie le pourroit, elle y fit de fon mieux; mais fes agaceries furent perdues. Ces gensfimplesla virent avec les mêmes yeux qu'ils avoient regardé Pétalage de beauté de fa fceur ; fes mines leur parurent des grimaces , & les petits propos qu'elle leur adrefla, des moqueries. Elle fe mit enfin a danfer avec eux, imitant, a ce qu'elle croyoit, leurs facons naïves; mais elle y ajoutoit une lcgéreté forcée & des inflexions de corps afFeclées, qu'ils ne prirent jamais pour des agréjnens. Tout ce qui fortoit d'une certaine fimplicité n'alloit point jufqu'a leur efprit; ils la regardoientfixernent, & n'y trouvoient point de plaifir: c'étoit-la tout ce qui fe paffoit en eux. Elle s'en appercut, & dit a la fée, que cette efpece-la étoit bien mauf? fade, bien infupportable. Et Zim{ime , Zim^jme, qui avoit abordé plufieurs de ces jeunes villageoifes , avoit trouvé jolies celles qui Pétoient; elle fe mêla dans leurs jeux, & y réuffit a merveille. Si on lui donnoit < le prix , elle vouloit qu'il fut partagé a toutes celles qui 1'avoienf difputé avec elle \ fes carefTes la faifoient aimer, même de celles qu'elle effacoit, & ce fuccès dura tout le tems qu'elle refta dans cette campagne. Les jeunes habitans qui clifpofoient encore de leur cceur, pafioient les jours k s'occuper d'elle. L'un d'eux parti- Kk iij  5io Les Voyageuses.' culièrement, qui de fon cöté fe faifoit difiinguer de tous les autres, Sc qus la fée embarrafToit quand elle lui difoit le mot de travefiiffement ; celui - la , Zimqime 1'écoutoit avec plaifir ; elle trouvoit la vie pafiorale trèsagréable , tandis que fes feeurs ne ceffoient de répéter ;/e Vai cn horreur, elle m'ejl odieufe. Enfin il fallut encore les emmener. Ce fut dans leur demeure ordinaire que la fée les tranfporta. C'eft une fotte chofe que les voyages , dit 1'ainée. Ony périt d'ennui, ajouta la feconde. Dites plutöt, répondit la fée, que nous n'aimons que les lieux ou nous plaifons, Sc que les gens qui paroifTent charmés de nous voir. Vous 1'éprouvez. Ne fonger qu'a ce qui nous flatte , fans s'occuper jamais de ce qui flatte les autres, eft un moyen für de s'ennuyer bientöt par-tout, & de tout le monde. Je n'aime point a donner des lecons dures; j'ai efpéré de vous corriger de vos défauts, en vous faifant effuyer les inconvéniens qu'ils entrainent ; je vois que le mal eft fans remède. Voici, dit-elle a 1'ainée , 1'état qui vous convient. A ces mots elle la laiffa au milieu d'un palais qui venoit de s'élever, dont toutes les murailles lui repréfentoient fon image. Elle avoit le plaifir de s'y voir fans ceffe , mais elle s'y vit vieillir de bonne heure ; elle eut des rides, Sc ne put s'empêcher  Les Voyageuses. de les appercevoir. Ce fut-la fa punition, & 1'origine des glacés. On ne croiroit pas qu'elles auroient été inventées pour corriger 1'amourpropre. La fée mena la feconde dans un autre palais: vous vivrez ici, lui dit-elle , vous y verrez fans ceffe une foule d'hommes de toutes les nations, que vous pourrez attirer , méprifer, accueillir, gronder , appaifer ; mais ils s'évanouiront comme des ombres , dès que vous trouverez quelque fatisfacfion a les voir ou k les entendre. C'eft a-peu-près ce que vous auriez éprouvé dans le monde ; la plupart des fuccès qui naiffent de la coquetterie, ne font guère plus réels , & je vous épargne les ridicules & les dégoüts véritables qui y font attachés ; car ces ombres que vous verrez s'évanouir & renaitre , ne prendront point un air de diffimulation , en fe défendant d'avoir fü vous plaire, & elles ne mettent point en chanfon leurs prétendues conquêtes. La fée demanda enfuite k.Zim^ime quel rang & quelle figure elle défiroit avoir. Vivre avec vous , répondit Zim^ime, me paroit le fort le plus défirable ; mais puifque ce bonheur eft réfervé aux fées, laiffez-moi d'abord ma laideur, elle m'épargne la jaloufie des autres femmes , & me rappelle la néceflité ou je fuis de  £2,2 Les Voyageuses. fonger a me rendre fupportable du moins par Ie caradère. A 1'cgard du rang dont je voudrois jouir , jePignore. j'avoue que j'aimerois a partager celui de ce jeune pafteur que j'ai vu dans cette heureufe campagne oü vous m'avez conduite: je I'ai foupconné de cacher ce qu'il étoit; mais ne füt-il qu'un fimple habitant de ce même hameau , il me femble que je pafferois avec lui une vie heureufe. A peine elle acheyoit, qu'un prince charmant parut au milieu de fa cour. Zim^jmt reconnut celui dont elle venoit de parler, qui fe trouva hls d'un grand roi. Ils s'aimoient, ils s'épousèrent, ils s'aiment encore.  LES AMES RIVALES, HISTOIRE FA B UJ, EU SE. PREMIÈRE PARTI E. Les Indiens , dévoués bien fincèrement au culte de Brama , obtenoient jadis de ce Dieu une faveur bien admirable ; leur ame avoit la liberté de quitter leur corps pour paffer dans un autre, & revenir enfuite reprendre leur demeure ordinaire. Ces ames libres pouvoient auffi fe placer dans des plantes, dans des animaux, dans des inftrumens de mufique ; parcourir les Aftres, 8c enfin fe promener dans 1'Univers.les corps, pendant 1'abfence de 1'ame, reftoient piongés tranquillement dans une efpéce de fommeil. Cette merveilleufe liberté dépendoit uniquement d'une prière myftérieufe appellée le mandiran. Soit qu'on tint cette prière d'une révélation immédiate de Brama, foit qu'on feut apprife d'un de fes favoris, il ne falloit que la réciter, auffi-töt votre ame pouvoit fe féparer de votre corps. Les Indiens n'ont pas joui long-tems d'un pri-  'SM Les A m e s vilége envié fi juftement des autres nations; L'événement qui a déterminé Brama a les en priver, remplit un des plus importans chapitres du livre facré(i),qui contient les aventures des ames libres. Autrefois dans le royaume de Malleani (2) , dès qu'une fille avoit quinze ans, fes parens lui préfentoient douze amans, döntl'age, la naiffance & la fortune étoient convenables, & ces amans pafioient une année auprès d'elle fans la perdre de vue un feul moment. Le dernier jour de cette année elle pouvoit fe déclarer en faveur d'un des prétendans, qui, par cette préférence, devenoit fon époux, & donnoit pour le refte de la vie 1'exclufion a tous les amans. Une fille étoit libre auffi de ne point aimer, c'efi-a-dire, de prendre douze nouveaux amans, & de n'avoir point d'époux. Voici dans quelle vue cet ufage étoit étahli. Pendant le cours d'une année, une fille, fans ceffe entourée de fes amans , avoit le tems de pénétrer leur caraótère, quelqu'attention, quelqu'intérêt qu'ils (1) Les Indiens appellent ce livre le Pouranam. (4) Le royaume de Malleani eft fitué dans cette partie 'de linde appellée le Caléctit. Les femmes dans ce pays ont 1'autorité fur les hommes; elles en choififTent le nombre qu'elles veulent, & elles les traitem comme yles efclaves,  RIVALES. )lf euffent a le cacher. Ainfi on s'uniflbit autant par convenance que par penchant. Eh quelle félicité fuivoit une pareille union! Si par hafard l'amour venoit a diminuer, 1'amitié déja établie rempliffoit fi bien la place de. cette paflion , que les époux n'avoient prefque rien k regretter. La princefTe Amafita, fille du fouverain de Malleani, étant parvenue k 1'age d'être mariée, les plus grands princes de VInde fe difputèrent 1'honneur d'être du nombre des douze amans. •Elle étoit bien digne de cet empreffement: elle joignoit k une figure charmante un certain agrément dans 1'efprit 6c dans le caraöère, qui forcoit les femmes les plus vaines k lui pardonner d'être plus aimable qu'elles. Parmi les illuflres concurrens qui furent -préférés, Mazulhim , prince de Carnate, 6c Sikandar, prince de BalafTor, fe diftinguèrent bientöt, 1'un par les graces avec lefquelles il cherchoit a plaire, 6c 1'autre par 1'impétuofité de fa paflion. Cette tendreffe très-vive de part 8c 'd'autre ne mit point cependant d'égalité entre eux aux yeux de la princeffe ; Mazulhim feul intéreffoit fon cceur, mais elle n'ofoit fe 4'avouer , craignant de s'être prévenue trop favorablement fur le caractère dè ce prince: «He s'attachoit a garder plus févèrement avec  ?i<5 Les A m e s lui 1'extérieur d'indifFérencequ'elle devokavoir pour fes amans, jufqu'au moment de choifir un époux. Le Prince de Carnate étoit dans une extréme agitation : né auffi modefte que fenfible, il n'ofoit fe flatter de 1'emporter fur fes rivaux: il fe croyoit chaque jour è la veille de voir finir 1'année des épreuves ; ( c'eft ainfi que 1'on appelloit le tems que les douze amans paffoient auprès de la Princeffe ) il n'en vouloit pas perdre un feul moment. Dans cette vue il pria le dieu Brama de lui ré vél er la fublime prière, & ce fut avec des inftances ii vives, fes intentions étoient fi pures qu'elles eurent leur effet. Depuis ce moment, dès que la nuit étoit venue, 1'ame du Prince de Carnate partoit & s'introduifoit dans 1'appartement de la princeffe, dont 1'accès étoit alors interdit a fes amans. Mazulhim par ce fecours s'épargnoit des momens d'abfence qui lui auroient été infupportables: mais parmi fes concurrens, il ne poffédoit pas feul cette indépendance de 1'ame; Sikandar en jouifToit depuis long-tems : il avoit féduit,en répandant les tréforslieGolconde(i), un pénitent (i) aimé de Brama, & ce favori (i) C'eft dans le royaume de-Golconde que fe trou* vent les mines de diamans. (i) Les pénitens font dans la mythologie des Indiens,  R I V A LES. f17 infidèle lui avoit enfin appris le mandiran. La princeffe fe diffimnloit en vain fon penchant pour le prince de Carnate; il parut a bien des marqués dont elle feule ne s'appercevoit pas. C'eft 1'illufion ordinaire des amans ; ils s'imaginent que leur fecret ne s'eft point échappé , tant qu'ils ne fe font point permis la fatisfacfion de le trahir. Mazulhim crut entrevoir cette préférence , mais cette idéé flatteufe s'évanouiffoit bientöt: inquiet dans ce qu'il ofoit fe promettre, il falloit, pour être tranquille , un mot de la bouche de la princeffe. Eh comment 1'obtenir! Amaffita ne voyoit jamais fes amans, qu'ils ne fuffent raffemblés, & ne leur parloit qu'en public ; auffi on avoit toujours fes rivaux pour confidens. Un jour qu'ils étoient chez la princeffe , Mazulhim imagina un moyen pour avoir un entretien fecret avec elle. La converfation rouloit, felon la coutume ordinaire, fur les charmes d'Amaflita. Madame, dit le prince de Carnate, n'ofant préfumer que nos continuels hommages vous plaifent, nous avons bien lieu de craindre qu'ils ne vous ennuyent. Vous n'entendez jamais que des louanges, que des ce quetoient les héros a 1'égard des dieux des Grecs. Ces pénitens, quoique mortel. , difputent quelquefoi* de puiffance avec les dieux.  jiS Les A m e s proteftations exagérées peut - être : non que vous ne foyez digne des éloges les plus flatteurs, & des vceux les plus tendres ; mais il n'eft pas donné a tous les amans d'exprimer heureufement ce qu'ils reffentent. Vous ne trouvez que des prévenances qui ne vous laiffent pas le tems de défirer, oz il y a des gens qui nous impatientent quand ils nous devinent. II eft für du moins, que fi 1'un de vos amans eft affez heureux pour vous intéreffer par cet extréme empreffement, les onze autres vous en deviennent plus infupportables. Oferois-je vous propofer un moyen de vous épargner ces mêmes hommages, qui vraifemblablement vous importunent ? Souffrez qu'aujourd'hui chacun de vos amans vous entretienne un quart d'heure feulement avec quelque liberté : ce fera pour leur amour une occafion de paroitre dans toute fa fincérité. Ce quart d'heure expiré, les foins , les petites prévenances qui font autant de fadeurs, les fermens prodigués fans qu'on les exige, les louanges a découvert qui bleffent un amour-propre délicat, au lieu de le flatter; enfin toute cette déclamation ordinaire de la tendreffe ne leur fera plus permife , il faudra qu'ils fe contraignent ; ainfi 1'enjouement, la fineffe de 1'efprit, les reffources de 1'imagination prendront la place du férieux de \ l'amour  fc I V A L E s; t2\ amour ) carattère le plus ennuyeux dans les amans qui ne fónt point aimés. Mon coeur ne mengage è vous propofer cette conduite a 1'égard de vos amans , que paree qu'il eft plus occupé de votre bonheur que du fien même. Je fouffrirai extrêmement fans doute a me taire; mais li je ne fuis pas affez heureux pour mériter quelque préférence, ne vous plus parler de ma tendreffe eft la feule marqué que je puis Vous en donner fans vous déplaire. La princeffe parut furprife du difcours . Toutes les autres fe feroient écriées: » Eh ! qu'on me 1'ap» prenne ». Mais on traitoit rarement cette matière ; on favoit que les ames ainfi favorifées, ne pouvoient, fans s'expofer a déplaire au dieu Brama, communiquer un fi grand avantage. La crainte d'irriter Ie dieu des ames, n'avoit pas cependant arrêté le prince de Balaffor. Sacrifiant tout a la paflion , il avoit gagné Ia plupart des bramines & des grands de 1'état, en leur révélant la fublime prière: tous lui avoient promis d'obliger la princeffe a 1'époufer. Amaffita étoit alors bien éloignée de prévoir le malheur qui la menagoit. Notre deftinée eft affez douce, difoit-elle un jour a 1'ame de Mazulhim : en attendant que par la bonté de Brama votre perfonne nous foit rendue , nous paflerons les jours dans cette union intime qui nous eft fi chère : je fuis aimée des Malléanes ; ils ne fouffriront pas qu'un prince;  RIVALES.' 555 que je hais devienne leur monarque ; je ne ferai point au cruel Sikandar. Comme elle achevoit ces mots, les bramines parurent avec les autres fujets engagés dans la confpiration; &c portant 1'infidélité jufqu'a s'armer du nom d'un Dieu qu'ils trahiffbient, ils déclarèrent k la princeffe de Ia part de Brama , qu'il falloit qu'a 1'inftant même elle vint au temple. Dans le trouble que lui caufa cet ordre impofant, elle fe laiffa conduire aux pieds de la ftatue du dieu des ames. La, le chef des bramines ayant placé k cöté d'elle le perfide Sikandar , ils commencèrent la cérémonie da 1'hymenée. Amaffita reprit alors fes efprits. O Malléanes, s'écria-t-elle, foyez touché du fort de votre princeffe ; il s'agit du bonheur de fa vie. Elle déclara enfuite de quelle manière Sikandar, poffédant comme elle le mandiran, n'avoit employé le pouvoir de cette admirable prière, que pour faire des injuftices. Jugez, ajouta-t-elle, de Phorreur de ma fituation : je n'ai jamais préféré, je n'aime que le prince de Carnate. Si vous me forcez d'être unie avec Sikandar, je vous 1'ai avoué, favorifée du dieu des ames, j'ai le fecret de donner 1'effor a Ia mienne: 1'hymen qui m'attachera a un amant que je détefte, ne lui livrera que ma repréfentation : ma foi, mes voeux, mon ame  556 Les Ames enfin , en fcront toujours féparés. Ccffez de réfifïer au dieu des amés, dit lc chef des bramines , en interrompant la princeffe : Brama veut que votre hymen s'achcve. A ces mot<;, il prit la main de la princeffe & celle de Sikandar. Alors le temple trembia , les voütes s'ouvrirent, & du fein d'un nuage il fortit quatre éléphans (i), tels qu'on repréfente ceux qui foutiennent les quatorze mondes. Le nuage achevant de fe difiiper, la reprcfentation de Mazulhim parut dans un char, & s'animant tout-a-coup : Mourez, dit-elle aux bramines, & que vos ames paffent pendant mille fiècles dans les corps les plus vils. A 1'infhnt tous les bramines qui avoient trempé dans la confpiration , expirèrent- C'étoit Brama, lui - meme qui animoit le corps de Mazulhim. Le dieu dit enfuite : Que le mandiran s'efface pour jamais de la mémoire des mortels, puifque cette faveur devient un moyen de me trahir. Et toi, continua-t-il , en s'adreffant k Sikandar, ceffe de jouir du rang ou je t'avois élevé. Deviens un fimple mortel; & que ton ame, toujours plus éprife des charmes d'Amaf- (1) Les Indiens croyent que les quatorze mondes font portés fur une rnontagne d'or que huit éléphans foutiennent.  RIVALES.' 557 fita, (oit fans ceffe attentive au bonheur inexprimable dont cette princeffe va jouir avec ton rival. Quels que foient tes crimes , tu feras affez puni. Une éternelle jaloufie efl le plus grand de tous les tourmens. A ces mots, Brama parut au milieu des foixante mille déeffes; lui-même unit Amaffita & Mazulhim. Quel moment pour eux , que celui d'une union défirée fi ardemment ! Quels jours heureux ils pafsèrent enfemble ! On* trouve gravé dans les faftes de Malleani : Amaffita & Mazulhim s'aimbênt comme. s'ils avoient été affe^ heureux pour n avoir que Leur ame. Fin du vingt-cinquïtmt volume.  55* TABLE TABLE DES CONTES. TOME flNGT-CINQUlÈME. Nouveaux Contes Orientaux. STOIRE de Moradbak. page i Calcul des pommes 8 Hiftoire £ Ebouali Sina. y Hiftoire de Dakianos & des fept Dormans. i 2 Hiftoire de la naiffance de Mahomet. 6} Hiftoire a*Abdal Motallab , Sage. 81 Hiftoire £Yarab , Juge. 91 Hiftoire de Temim Dari, Soldat. 101 Hiftoire d' Aboutalab , Docleur de la lol. 111 Hiftoire de Naour, roi de Kachemir. 125 Hiftoire de Naerdan & de Guzulbec. 133 Hijloire du derviche Abounadar. 151 Hiftoire du Griffon. 165 Hiftoire de Nourgehan & de Damaké 3 ou des quatre talifmans. 185 Hiftoire d'Imadil Deulé & du Tailleur. 187 Hiftoire du Vifir & du Potier. 190 Hiftoire d'un Lama & d'une file Tartan. 194  D E S C O N T E S. 559 Hifloire du petit Poiffon. 218 Hiftoire du Poignard. 214 Hiftoire de La Dive Malikatada. 216 Hifloire de Jahia & de Meimouné. 23 I Hifloire d'un Derviche. 24S Hifloire du marchand de Bagdad. 249 Hifloire de la Corbeille. 276 Hifloire de Gulfoum & du roi des génies. 350 Hifloire du Porte- Faix. 3 5 t Hifloire d'une femme de Bagdad. 354 Hiftoire du voleur de Seiftan. 360 Jugement de Dgerberi. 366 Hiftoire du taureau noir. , 3 5^ Hiftoire despêcheurs. ^Jt Conclujion de l'hiftoire de Moradbak. 374 Caylus. Cadichon. ^ Jeannette, ou l'indifcrétion. 44j Contes de Moncrif. Les dons des féss, ou le pouvoir de l'éducation. 461 L'Ifte de la Liberté. Les dieux , ou le mérite perfonnel. 4^^ Alidor & Therfandre. AnM , r 494 Les voyageufes. -OJ Les ames rivales. Fin de la Table du tome vingt-cinquième.