L E CABINET DES F É E S>  CE VOLUME CONTIENT La Reine Fantasque, par J. J.. Rousse au. La Beiie et ia Béte, par Madame de Vuie« seuve, Les VeiuéeS de Thessalie, par Mademoifeiïs be Lussan.  LE CABINET DES FEES, O u COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FÉES, ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX', Ornés de Figures. TOME VINGT-SIXIÈME. A AMSTERDAM, Etfe trouve a PARIS, RUE ET HOTEL SERPENT E, M. DCC. LX XX VI,   LA REINE FANTASQ.UE, ' CONTÉ, \ T A L y avoit autrefois un roi qui aimoit fon peuple...Cé!#commence cömrhe un conté de fee, ïnterrompit le druïde ? C'en eft uri auffirépondit Jalamif. II y avoit donc un roi qui aimoit fon peupie, & qui, par conféquent, en étoit adoré. II avoit fait tous fes efforts pour tröuver des thU niftres auffi biefi intentionnés qué lui; 'mais ayant enfin reconnu la folie d'une pareille recherche, il avoit pris le parti de faire par lui-même toutës leschofes qu'il pouvoit de'rober k leur mal'-faifante a&ivité. Comme il étoit fort entêté du bizarre projet de rendre fes fujets heureux, il agiffoit en confe'quence, & une conduite fi fingulière, Tomé XXri A  % La Reine lui donnoit parmi les grands un ridicule ineffacable. Le peupie le béniffoit, mais a la cour il pafToit pour un fbu. A. cela prés, il ne manquoit pas de mérite; auffi s'appelloit-il Phénix. Si ce prince étoit extraordinaire , il avoit une femme qui 1'étoit moins. Vive, étourdie, capricieufe , folie par la tête, fage par le cceur, bonne par tempérament,méchante par caprice; voila en quatre mots le portrait de la reine. Fantafque étoit fon nom : nom célèbre qu'elle avoit recu de fes ancêtres en ligne féminine, & dont elle foutenoit dignement l'honneur. Cette perfonne fi illuftre & fi raifonnable, étoit le charme & le fupplice de fon cher époux, car elle 1'aimoit auffi fort fincèrement, peut-être a caufe de la facilité qu'elle avoit a le tourmenter. Malgré 1'amour réciproque qui régnoit entr'eux, ils pafsèrent plufieurs années fans pouvoir obteniraucun fruit de leur union. Le roi en étoit pénétré de chagrin , & la reine s'en mettoit dans des impatiences dont ce bon prince ne fe reffentoit pas tout feul: elle s'en prenoit a tout le monde, de ce qu'elle n'avoit point d'enfans; il n'y avoit pas un courtifan a qui elle ne demandat étourdiment quelque fecret pour en avoir , & qu'elle ne ren a P°int de fi belle gorge auxyeux d'un man, que celle d'une mère qui nourrit fes enians. Cette intervention des maris, dans des foins qui les regardent fi peu , fit beaucoup rire les dames & la reine, trop jolie pour 1'être impunément, leur parut dès-lors, malgré fes caprices, prefqu auffi ridicule que fon époux, qu'elles apPelloient par dérifionJe bourgeois de Vaugirard, Tomé XXFL r>  i8" LaReïne Je te vois venir,dit auffitöt le druide, tu voudrois me donner infenfiblement le röle de Schahbahan, & me faire demander s'il y a auffi un Vaugirard aux Indes , comme un Madrid au bois de Eoulogne, un opéra dans Paris, & un philofophe a Ia cour. Mais pourfuis ta rapfodie, & ne me tends plus de ces pieges ; car n'étant nimarié, ni fultan, ce n'eft pas la peine d'étre un fot. .Enfin, dit Jalamir fans répondre au druide, tout étant pret, le jour fut pris pour ouvrir les portes du ciel aux deux nouveaux-nés. La fée fe renait de bon matin au palais , & déclara aux auguftes époux qu'elle alloit faire a chacun de leurs enfans un préfent digne de leur naifiance & de fon pouvoir. Je veux, ditelle, avant que 1'eau magique les dérobe a ma proteclion , les enrichir de mes dons, & leur donner des noms plus efficaces que ceux de tous les pieds-plats du calendrier, puifqu'ils exprimeront les perfections dont j'aurai foin de les douer en même tems : mais comme vous devez connoitre mieux que moi les qualités qui conviennent au bonheur de votre familie & de vos peuples, choififTez vous-méme, & faites ainfi d'un feul acte de volonté fur chacun de vos deux enfans , ce que vingt ans d'éducation font rarement dans la jeuneffe , & que la raifon ne fait plus dans un age avancé.  F A N T A S Q u % 2p f Auffitót grande altercation entre les deux époux. La reine prétendoit feule régler a fa fantaifie le caradère de toute fa familie j & le bon prince qui fentoit toute 1'importance d'un pareil choix, n'avoit garde de 1'abandonner au caprice d'une femme dont il adoroit les folies fans les partager. Phénix vouloit des enfans qui devmfient un jour des gens raifonnables ; Fantafque aimoit mieux avoir de jolis enfans & pourvu qu'ils brillaflent è fix ans, e\\e s'embarïafloit fort peu qu'ils fuïïent des fots a trente La fée eut beau s'efforcer de mettre leurs majeftes d'accord; bientöt le caraSère des nouveauxnes ne fut plus que le prétexte de la difpute & d n'étoit pas queftion d'avoir raifon, mais de fe mettre 1'un 1'autre k la raifon. _ Enfin Difcrète imagina un moyen de tout ajufter , fans donner le tort k perfonne , ce fut que chacun difposit k fon gré de 1'enfant de fon fexe. Le roi approuva un expédient qui pourvoyoit k 1'eflentiel, en mettant k couvert des bizarres fouhaits de la reine, 1'héritier préfomptif de la couronne ; & voyant les deux enfans fur les genoux de leur gouvernante , il fehata de s'emparer du prince, non fcns regarder fa fixur d'un ceïl de commifération. Mais Fantafque d'autant plus mutinée qu'elle avoit Jnoins ra.fon de l'être3 courut comme une em- ^ ij  'ho L a Reine portee a la jeune princeffe , & la prenant auiïï dans fes bras : Vous vous uniffez tous, dit-elle, pour m'excéder; mais afin que les caprices du roi tournent malgré lui-méme au pront d'un de fes enfans 5 je déclare que je demande pour celui que je tiens , tout Ie contraire de ce qu'il demandera pour 1'autre. Choififlez maintenant, dit-elle au roi d'un air de triomphe , & puifque vous trouvez tant de charmes a tout diriger, décidez d'un feul mot le fort de votre familie entière. La fée & le roi tacherent en .vain de la difluader d'une réfolution qui mettoit ce prince dans un étrange embarras; elle n'en voulut jamais démordre , & dit qu'elle fe félicitoit beaucoup de 1'expédient qui feroit ïejaillir fur fa fille tout le mérite que le roi ne fauroit pas donner a fon fils. Ah ! dit ce prince outré de dépit, vous n'avez jamais eu pour votre fille que de Faverfion , & vous le prouvez dans 1'occafion la plus importante de fa vie; mais ajouta-t-il dans. un tranfport de colère dont il ne fut pas le rnaitre, pour la rendre parfaite un dépit de vous , je demande que eet enfant-ci vous refTemble. Tant mieux pour vous & pour lui , reprit vivement la reine, mais je ferai vengée , & votre fille vous reflemblera. A peine ces mots furent-ils lachés de part Sc d'autre avec une impétuofité fan*    F AWTASQUE. 2f, égale, que Ie roi défefpéré de fon étourderiej les eüt bien voulu retenir j mais c en étoit feit, & les deux enfans étoient doués fans retour des- earaétères demandés. Le garcon recut e nom de prince Caprice , & la fine s>appel]a Ia pnncefle Raifon, nom bizarre qu'elle illuftra ii bien qu'aucune femme n'ofa le porter depuis. Voila donc Ie futur fuccefleur au tröne orne' de toutes les perfeéHons d'une jolie femme, & la pnncefle fa fceur deftinée-a pofTéder un jour toutes les vertus d'un honnête-homme, & les qualite's d'un bon roi , partage qui ne paroifloit pas des mieux entendus, mais fur lequel on ne pouvoit plus revenir. Le plaifant fut que ramour mutuel des deux époux agiflant en eet mftant avec toute h ^ ^ ^ ^ öoient toujours, mais fouvent trop tard les occaüons effèntielles, & la prédileftion ne'cef. Chacun trouva celu* de fes enfans fl jeV0it lui ie plus mal partagë ces deux, & fengea moins è le féficiter qu'a le platndre. Le roi prit fa fille dans fes bras, & Ia ferrant tendrement: Hélas , lui dit-il, que te ferviroit la beauté méme de ta mère , fa„s ion talent pour Ia faire valoir ? Tu feras trop raifonnable pour faire tourner la téte è perfonne! * antafque plus eirconfpeéle fur fes propres v& mes, ne dit pas tout ge qu'elle penfoit de fc,  22 La R e i k b fagefie du roi futur , mais il étoit aifé de douter , a 1'air trifte dont elle le careüoit, qu'elle eut au fond du cceur une grande opinion de fon partage. Cependant le roi la regardant avec une forte de confufion, lui fit quelques reproches fur ce qui s'étoii paffe. Je fens mes torts, lui dit-il, mais ils font votre ouvrage; nos enfans auroient valu beaucoup mieux que nous, vous étes caufe qu'ils ne feront que nous reffembler. Au moins, dit-elle aufiitöt, en fautant au cou de fon mari, je fuis füre qu'ils s'aimeront autant qu'il eft poffible. Phénix touché de ce qu'il y avoit de tendre dans cette faillie , fe confola par cette réflexion qu'il avoit fi fouvent occafion de faire, qu'en effet la bonté naturelle , & un cceur fenfible fuffifent pour tout réparer. Je devine fi bien tout le refte, dit le druide & Jalamir en 1'interrompant , que j'acheverois le conté pour toi. Ton prince Caprice fera tourner la téte a tout le monde, & feva trop bien 1'imitateur de fa mère pour n'en-pas ctre le tourment. II bouleverfera le royaume en voulant le réformer. Pour rendre fes fujets heureux, il les mettra au défefpoir , s'en prenant toujours aux autres de fes propres torts; injufle pour avoir été imprudent, le regret de fes fautes Jui en fera commettre de nouvelles, Comme te  Fantasque. Sl$ fagefie ne te conduira jamais , le bien qu'il voudra faire augmentera le mal qu'il aura fait. En un mot, quoiqu'au fond il foit bon, fenfible & généreux, fes vertus mêmes lui tourneront a préjudice, & fa feule étourderie unie a tout fon pouvoir, le fera plus haïr que n'auroit fait une méchanceté raifonnée. D'un autre cöté ta princefie Raifon, nouvelle héroïne du pays des fées, deviendra un prodige de fagefie & de prudence , & fans avoir d'adorateurs, fe fera tellement adorer du peupie, que ehacun fera des vceux pour être gouverné par elle: fa bonne conduite, avantageufe a tout le monde & a elle-même, ne fera du tort qu'a fon frère, dont on oppofera fans cefie les travers a fes vertus , & a qui la prévention publique donnera tous les défauts qu'elle n'aura pas , quand même il ne les auroit pas lui-méme. II fera queftion d'intervertir 1'ordre de la fucceffion au tröne , d'affervir la marotte a la quenouille, & la fortune a la raifon. Les docleurs expoferont avec emphafe les conféquences d'un tel exemple, & prouveront qu'il vaut mieux que le peupie obéifle aveuglément aux enragés que le hazard peut lui donner pour maïtres, que de fe choifir lui-même des chefs raifonnables; que quoiqu'on interdife a un fou le gouvernement de fon propre bien ?. il eft bon de lui laifler la E iv  24 La Reine fuprême difpofition de nos biens & de rras vies; que le plus infenfé des hommes eft encore préférable a la plus fage des femmes, & que le male ou le premier né, füt-il un finge ou un loup , il faudroit en bonne politique qu une héroïne ou un ange , naiffant après lui,, obéït a fes volonrés. ObjeéKons & repliques de la part des féditieux , dans lefquelles dieu fait comme on verra briller ta fophiftique élovquence; car je te connois; c'eft fur-tout amédire de ce qui fe fait, que ta bile s'exhale avec volupté, & ton amère franchife femble fe réjouir de la méchanceté des hommes, par le plaifir qu'elle prend a la leur reprocher. Tubleu, père druide,kcomme vous y allez, dit Jalamir tout furpris; quel flux de paroies!: Oü diable avez-vous pris de fi belles tirades? Vous ne préchates de votre vie auffi bien dans lebois facré, quoique vous n'y parliez pas plus vrai. Si je vous laiflbis faire, vous changeriez bientöt un conté de fées en un traité de politique, & 1'on trouveroit quelque jour dans les cabinets des princes Barbe-bleue ou Peau-d'ane au lieu de Machiavel. Mais ne vous mettez point tant en frais pour deviner la fin de mon conté. Pour vous montrer que les dénouemens ne me manquent pas au befoin , j'en vais dans;  Fantasque. 25* quatre mots expédier un, non pas auffi favant que Je votre, mais peut-être auffi naturel& a coup fur plus imprévu. Vous faurez donc que les deux enfans ju— meaux étant , comme je 1'ai remarqué, fort femblables de figure & de plus habillés de même , le roi croyant avoir pris fon fils, tenoit fa fille entre fes bras au moment de Pinfluence , & que la reine trompée par le choi'x de fon mari ayant auffi pris fon fils pour fa fille, Ia fée profita de cette erreur pour douer les deux enfans de Ia manière qui leur convenoit le mieux. Caprice fut donc le nom de la princefle, Raifon celui du prince fon frère , & en dépit des bizarreries de Ia reine , tout fe trouva dans 1'ordre naturel. Parvenu au tróne après la mort du roi, Raifon fit beaucoup de bien & fort peu de bruit; cherchant plutöt a remplir fes devoirs qu'a s'acquérir de la réputation , il ne fit ni guerre aux étrangers, nï violence a fes fujets 8t regut plus de bénédictions que d'éloges. Tous les projets formés fous le précédent regne furent exécutés fous celui-ci, & en paffiant de la domination du père fous celle du fils , les peuples deux fois heureux crurent n'avoir pas changé de maïtre. La princefle Caprice , après avoir fait perdre la vie ©u la raifon a des multitudes d'amans tendres;  s6 La Reine Fantasque. & aimables, fut enfin mariée k un roi voifirj qu'elle pre'féra, paree qu'il portoit Ia plus longue mouftache & fautoit le mieux a clochepied. Pour Fantafque elle mourut d'une indw geftion de pie's de perdrix en ragout qu'elle voulut manger avant de fe mettre au lit oü Ie roi fe morfondoit a 1'attendre, un foir qu'aforce d'agaceries elle 1'avoit engagé a venir coucher avec elle. FIN  LA BELLE E T LA BÉTE, Par Madame 23 b Villen e we.   HISTOIRE D E IA BELLE ET LA BÉTE: 3D A N s un pays fort éloigné de celui-cï, fon voit une grande ville, oü le commerce fioriffant entretient Fabondance. Elle a compté parmi fes citoyens un marchand heureux dans fes entreprifes , & fur qui la fortune , au gré de fes défirs, avoit toujours répandu fes plus belles faveurs. Mais s'il avoit des richeffes immenfes, il avoit auffi beaucoup d enfans. Sa familie étoit compofée de fix garcons, & de fix filles. Aucun n'étoit établi. Les garcons étoient aüez jeunes pour ne fe point preffer. Les filles trop fières des grands biens fur lefquels elles avoient üeu de compter, ne pouvoient aifément fe déterïniner pour le choix qu'elles avoient a faire. Leur vanité fe trouvoit flatée des affiduité.?  3° Eï Biiié de la plus br illante jeunefle. Mals un revers de fortune, auquel elles ne s'attendoient pas vint troubler la douceur de leur vie. Le feu' pnt dans leur maifon. Les meubles magnifiques qui la rempliflbient, les livres de comptes, les billets, 1'or, 1'argent, & toutes les marchandifesprécieufes, qui compofoient tout le bien du marchand, furent enveloppés dans ce^funefte embrÉfement , qui fut ü violent, qu'on ne fauva que très-peu de chofe. Ce premier malheur ne fut que 1'avant-coureur des autres. Le père a qui jufqu'alors tout avoit profperé, perdit en même tems , foit par des naufrages , foit par des corfaires, tous les vaifieaux qu'il avoit fur la mer. Ses correfpondans lui firent banqueroute; fes commis dans les pays e'trangers furent infidèles; enfin de la plus haute opulence, il tomba touta-coup dans une affreufe pauvreté. ^11 ne lui refta qu'une petite habitation champêtre, fituée dans un lieu défert e'loigne' de plus de cent lieues de la ville, dans laquelle il faifoit fon fe'jour ordinaire. Contraint de trouver un afyle loin du tumulte & du bruit, ce fut la qu'il conduifit fa familie de'fefpérée d'une telle re'volution. Sur-tout les filles de ce malheureux père n'envifageoient qu'avec horreur la vie qVelles alloient palfer dans cette  jet la Béte. trifte folitude. Pendant quelque tems elles s'étoient flatées • que quand le deffein de leur père éclateroit, les amans qui les avoient recherchées, fe croiroient trop heureux de ce qu'elles voudroient bien fe radoucir. Elles s'imaginoient qu'ils alloient tous a 1'envï briguer 1'honneur d'obtenir Ia pre'fe'rence. Elles ^penfoient même qu'elles n'avoient ' qu'è vouloir pour trouver des époux. Elles ne reftèrent pas long-tems dans une erreur fi douce. Elles avoient perdu le plus beau de leurs attraits, en voyant comme un éclair difparoitre la fortune brillante de leur père , & la faifon du choix étoit paffée pour elles. Cette foule empreiïëe d'adorateurs difparut au moment de leur difgrace. La force de leurs charmes n'ea put retenir aucun. Les amis ne furent pas plus généreux que les amans. Dès qu'elles furent dans la misère tous fans exception cefsèrent de les connoitre* On poulTa méme la cruauté jufqu'a leur imputer le défaftre qui venoit de leur arriver. Ceux que le père avoit le plus obligés , furent les plus empreffés è le calomnier. Ils débitèrent quil sét01t attiré ces infortunes par fa mauvaife conduite, fes profufions, & les folies dépenfes qu'il avoit faites, & laiffé faire a fes enfans. Amü cette familie défolée ne put donc pren-  sjis La Belle dre d'autre parti, que celui d'abandonner une ville , oü tous fe faifoient un plaifir d'infulter u fa difgrace. N'ayant aucune relfource , ils fe confinèrent dans leur maifon de campagne, fituée au milieu d'une forêt prefqu'impraticable, & qui pouvoit bien être le plus trifte féjour de la terre, Que de chagrins ils eurent h efiuier dans cette affreufe folitude ! II fallut fe réfoudre a. travailler aux ouvrages les plus pénibles. Hors d'état d'avoir quelqu'un pour les 'fervir, les fils de ce malheureux marchand partagèrent entr'eux les foins & les travaux domeftiques. Tous a 1'envi s'occupèrent a ce que la campagne exige de ceux qui veulent en tirer leur fubfiftance. Les filles de leur cöté ne manquèrent pas d'emploi. Comme des payfannes , elles fe virent obligées de faire fervir leurs mains délicates a toutes les fonétions de la vie champêtre. Neportant que des habits de laine, n'ayant. plus de quoi fatisfaire leur vanité, ne pouvant vivre que de ce que la campagne peut fournir, bornées au fimple néceffaire, mais ayant toujours du goüt pour le rafinement & la délicateffe, ces filles regrettoient fans cefle, & la ville, & fes charmes. Le fouvenir même de leurs premières années , pafiees rapidement au milieu des ris & des jeux, faifoit leur plus grand fupplice. Cependant  , t f E £ £ I T & 5^ Cependant Ia plus jeune d'entr'elles montra *ns kur commurt malheur, plus de cönftance & de rérolution. On la vit par une fermeté bien au delfos de fon %e prendre généreufement fon parti. Ce n'eft pas qu'elle n'eüt donne dabord des marqués d'une véritable trift tel e, Eh ! qui ne feroit pas fonfible è de parels malheurs ! Mais aPrès avoir dépforé les Mfortunes de fon père, pouvoit-elïe mieuS faire qu* de reprendre fa première gaieté, demf^er par choix 1'e'tat fe'ul dans lequeï « e fe trouvoit , & d'oublier un monde dont ede avo.t avec fa familie éprouvéïïngratitude, & fur 1 amitié duquel elle étoit fi bien perfuadee quil ne falloit pas compter dans 1'ad* Verfité ? Attentivea confolei- fon père & fes frères par la douceur de fon caraclère, & l'enjoue_ n,ent defonefPrit, que n'imaginoit-elle poi t pour les amufer agréablement ? Le marchand n avoit nen épargné pour fon éducation , & celledefesfcur, Dam Ces tems f|cheux elb en tira tout 1'avantage qu'elle défiroit. Jouant tres-bien de plufieurs inftrumens , qu'eIIe ac compagnoit de fa voix, c'étoit inviter fes Cm a fmvre fon exemple ; mais fon enjouement & fa patience ne foent encore que J attriffer  34 L a B ë t l e doient inconfoUables, trouvoient dans ia coft=< duite de leur cadette une petiteffe d'efprit, une baffeffe d'ame, & même de la foiblefle a vivre gaiement dans fétat oü le clel venoit de les rsduire. Quelle eft heureufe , difoit Faïnée! Elle eft faite pour les occupations groftières. Avec des fentimens fi bas , qu'auroit-elle pu faire dans le monde? Pareils difcours e'toient injuftes. Cette jeune perfonne eüt été bien plus propre a briller qu'aucune d'elles. Une beauté parfaite ornoit fa jeuneffe , une égalité d'humeur la rendoit adorable. Sön cceur auffi généreux que pitoyable , fe faifoit voir en tout. Auffi fenfible que fes fceurs aux révolutions qui venoient d'accabler fa familie, par une force d'efprit qui n'eft pas ordinaire a fon fexe, elle fut cacher fa douleur, & fe mettre au-deflus de Fadverfité. Tant de conftance paffa pour infenfibilité. Mais on appelle aifément d'un jugement porté par la jaloufie. Connue des perfonnes éclairées pour ce qu'elle étoit, chacun s'étoit empreffé de lui donner la préférence. Au milieu de fa plus haute fplendeur, fi fon mérite la fit diftinguer, fa beauté lui fit donner par excellence le nom de la Eelle. Connue fous ce nom feu!, en failoit-il davantage pour augmenter & la jaloufie 3 8c la haine de fes fceurs?  T E ï B E T ï, Mj Ses appas, & leffime générale qu'elle s'étoit acquife, euffentdü lui faire efpérer un établifTe^ ment encore plus avantageux qu'a fes fceurs; mais touchee feulement des malheurs de fon père lom de faire quelqu'effort pour retarder fon ticpart d une villa dans laquelle elle avoit eu tant dagrémens, elle donna tous fes foins pou< en hater lexécution. Cette fille fit voir dan* Ia fohtude la mème tranquillité qu'elle avoit eue au milieu du monde. Pour adoucir fss eH* mus, dans fes heures de reüche, eïle ornoit fa tete de fleur», &, comme a ces bergère* des pr tems Iavieruftiqug ? * fant oubher ce qui Favoit Ie Plus flattée au milieu de 1'opulence , lui procuroit t0u5 ^ les jours d'innocens plaifïrs. Déjè deux années s'étoient écouïées , & cette familie commencoit a s'accoutumlr I -ener une vie champêtre , lorfqu'un efpoir de «tour vmt troubler fa tranquillité. Le père recut avis qu'un de fes vaiffeaux qu'il avoit cru, perdu venoit d'arriver a bon port, richement charge. On ajoutoit qu'il étoit a craindre que fes fadeurs n'abufant de fon abfence, ne vend.ffent fa cargaifon a vil prix, & ' "a* cette fraude ils ne profitafTent de fon bien II communiqué cette nouvelle a fes enfans, qui 116 d0«èrent pas un moment qu'eüe ne le, C ij  LI ï Be l l fi nut bientöt en état de quitter le lieu de leuf exil. Sur-tout les filles, plus impatientes que leurs frères, croyant qu'il n'étoit pas néceffaire d'attendre rien de plus pofitif, vouloient partir a 1'inftant, & tout abandonner. Mais le père plus prudent les pria de modérer leurs tranfports. Quelque néceflaire qu'il fut a fa familie dans un tems fur-tout oü 1'on ne pouvoit interrompre les travaux de la campagne fans un notable préjudice , il laifla le foin de ■h récolte a fes fils, & prit le parti d'entre^rendre feul un fi long voyage. Toutes fes filles , excepté la cadette, ne faifoient plus de doute de fe revoir bientöt dans leur première opulence. Elles s'imaginoient que quand le bien de leur père ne deviendroit pas aflez confidérable , pour qu'il. les ramenat dans la grande vüle, lieu de leur naiflance, U en auroit du moins aflez pour les faire vivre dans une autre ville moins floriffante. Elles efpéroient y trouver bonne compagnie, y faire des amans, profiter du premier établiffement qu'on leur propoferoit. Ne penfant déja prefque plus aux peines que depuis deux ans elles venoient d'effuyer , fe croyant même déja, comme par miracle, tranfportées d'une fortune médiocre dans le fein d'une agréable abondance, files osèrent (car la folitude ne leur avoit pas fait.  ET LA B t T E, perdre le goüt du luxe & de Ia vanité) accabier leur père de folies commiilions. II étoit chargé de faire pour elles des emplettes en bijoux, en parures , en coëffures. A 1'envi 1'une de 1'autre c'étoit a qui demanderoit davantage. Mais le produit de la prétendue fortune du père n'auroit pu fuffire l les fatisfaire» La Belle que 1'ambition ne tyrannifoit pas, & qui n'agifloit jamais que par prudence, jugea d'un coup d'ceil que s'il remplifioit les mémoires de fes fceurs, le fien feroit très-inutile. Mais le père furpris de fon filence, lui dit r Et toi, la Belle, en interrompant fes filles infatiables, n'as-tu point envie de quelque chofe? Que t'apporterai-je? Que fouhaites-tu ? Parle hardiment. Mon cher papa, lui répondit cette aimable fille en 1'embraflant tendrement, je défire une chofe plus précieufe que tous les ajufiemens que mes fceurs vous demandent. J'y borne mes vceux, trop heureufe s'ifs font remplis ; c'eft le bonheur de vous voir de retour en parfaite fante\ Cette réponfe fi bien marquée au coin du défintérefiement couvrit les autres de honte & de confufion. Elles en furent fi couroucées qu'une d'entr'elles répondant pour toutes, dit avec aigreur : Cette petite fille fait 1'importante, & s'imagine qu'elle diftinguera par cette affeótation héroïque, C üj  La Belle Aflurément rien n'eft plus ridicule. Mais fé père attendri de fes fentimcns , ne put s'empêcher d'en marquer fa joie; touché même des vceux auxquels cette fille fe bornoit, il voulut qu'elle demandat quelque chofe , & pour adoucir fes autres filles indifpofées contPelle, il lui remontra que pareille infenfibilité fur la parure ne convenoit pas a fon age, qu'il y avoit un tems pour tout. Eh bien ! mon cher père, lui dit-elle, puïfque vous me Pordonnez, je vous fupplie de m'apporter une rofe. JJaime cette fleur avec pafïion: depuis que je fuis dans cette folitude, je n'ai pas eu la fatisfaflion d'en voir une feule. C'étoit obéir & vouloir en mêmetems qu'il ne fit aucune dépenfe pour elle. Cependant le jour vint qu*il falloit que ce bon veillard s'arrachat des bras de fa nombreufe familie. Le plus promptement qu'il put, il fe rendit dans la grande vitte oü Papparence d'une nouvelle fortune le rappeloit. II n'y trouva pas les avantages qu'il pouvoit efpérer. Sort vaifleau véritablement étoit arrivé: mais fes affociés, qui le croyoient mort, sJen étoient emparés; & tous les effets avoient été difperfés. Ainfi, loin d'entrer dans la pleine & paiiïble poffeffion de ce qui lui pouvoit apparteïrir, pour foutenir fes droits il lui fallut elfuyer toutes les chicanes imaginables. II les furmonta.  ET LA B Ê T E» mais après plus de fix mois de peine & de dépenfe il ne fut pas plus riche qu'auparavant. Ses débiteurs étoient devenus infolvables : & a peine fut-il rembourfé des frais. C'eft oü fe termina cette richeffe chimérique. Pour comble de défagrément , afin de ne pas hater fa ruine , il fut obligé de partir dans la faifon la plus incommode, & le tems le plus effroyable. Expofé fur fa route a toutes les injures de Pair s il faillit de périr de fatigue , mais quand il fe vit a quelques lieues de fa maifon, de laquelle il ne comptoit pas fortir pour courir après de folies efpérances, que Ia Belle avoit eu raifon de méprifer, les forces lui revinrent. II lui falloit plufieurs heures pour traverfer la forct, il étoit tard, cependant il voulut continuer fa route ; mais furpris par la nuit, pénétré du froid le plus piquant , & enfeveli, pour ainfi dire, fous la neige avec foncheval, ne fachant enfin oü porter fes pas, il crut toucher a fa dernière heure.. Nuile cabane fur fa route , quoique la forêt en fut remplie. Un arbre creufé par la pourriture fut tout ce qu'il trouva de meilleur, trop heureux encore d'avoir pu s'y cacher ; eet arbre en le garantifiant du froid, lui fauva la vie ; & le cheval peu loin de fon maitre, appercut un antre creux3 oü conduit par Pinftinft, il fe mit a 1'abrL q iv  4° LaBelle La nuit en eet état lui parut d'une longueuï* extréme; de plus perfécuté par la faim, effrayê par les hurlemens des bêtes fauvages , qui paflbient fans cefle a fes cótés , pouvoit-il étre un inftant tranquille ? Ses peines & fes inquiétudes ne finirent pas avec la nu't. II n'eut que le plaifir de voir le jour, & fon embarras fut grand. En voyant la terre extraordinairement couverte de neige , quel chemin pouvoit-il prendre ? Aucun fentier ne s'offroit a fes yeux, ee ne fut qu'après une longuefatigue, & des chü,tes fréquentes , qu'il put trouver une efpèce de route, danslaquelle il marcha plus aife'ment. En avancant fans le favoir,. le hafard conduifit fes pas dans 1'avenue d'un trés beau chateau, que la neige avoit paru refpecler. Elle étoit compofée de quatre rangs d'orangers d'une extréme hauteur , chargés de. fleurs & de fruits, On V voyoit des ftatues placé.es fans ordre ni fymmétrie, les unes étoient dans le chemin , les autres entre les arbres, toutes d'une ma-, tière inconnue, de grandeur , & de couleur humaine, en differentes attitudes, & fous divers ajuftemens dont le plus grand nombre repréfentoient des guerriers. Arrivé jufques dans la première cour , il y vit encore une infinité d'autres ftatues, Le froid qu'il fouffroit ne lui permit pas de les confidérer *  E T t A B Ê T E. 4Ï Un efcalier d'agathe a rampe d'or cifelé , d'abord s'oiTrit k fa vue : il traverfa plufieurs chambres magnifiquement meublées, une chaleur douce qu'il y refpira le remit de fes fatigues. II avoit befoin de quelque nourriture ; è qui s'adrelfer ? Ce vafle & magnifique édifice ne •paroifloit être habité que par des ftatues. Un iilence profond y régnoit; & cependantil tfavoit point 1'air de quelque vieux palais qu'on eüt abandonné. Les falies, les chambres , les gal, leries , tout étoit ouvert, nul être vivant ne pa. roiffoit dans un fi charmant lieu. Las de parcourir les appartemens de cette vafte demeure, il s'arrêta dans un fallon, oü 1'on avoit fait un grand feu. Préfumant qu'il étoit préparé pour quelqu'un qui ne tarderoit pas k paroïtre , il s'approcha de la cheminée pour fe chauffer. Mais'perfonne ne vint. Affis en attendant fur un fofa placé prés du feu , un deux fommeil lui ferma les paupières & le mit hors d'état d'obferver fi quelqu'un ne le viendroit point furprendre. La fiitigue avoit caufé fon repos, la faim 1'in•terrompit. Depuis plus de vingt-quatre'heures il en étoit tpurmenté , 1'exercice méme qu'il venoit de faire depuis qu'il étoit dans ce palais augmentoit gncore fes befoins. A fon réveil il fut agréablement furpris de voir en ouvrant  ^.2 La Belle les yeux , une table céiicatement fervie. Un léger repas ne pouvoit le contenter, & les mets fomptueufement apprêtés 1'invitoient a manger de tout. Son premier foin fut de remercier hautement ceux defquels il tenoit tant de bien ; Sc il réfclut enfuite ü'attendre tranquillement qu'il plüt a fes hótes de fe faire connoitre. Comme la fatigue 1'avoit endormi avant le repas , la nourriture produifit le même cffet , & rendit fon repos plus long & plus paifible , en forte qu'il dormit cette feconde fois au moins quatre heures.. A fon réveil , au lieu de Ia première table ,, il en vit une autre de porphyre fur laquelle une main bienfaifante avoit dreffé une collation compofée de gateaux , de fruits fecs , & de vins de liqueur. C'étoit encore pour qu'il en fit ufage. Ainfi profitant des bontés qu'on lui témoignoit , il ufa de tout ce qui put natter fon appétit, fon goüt & fa délicateffe.. Cependant ne voyant perfonne a qui parler s & qui rinftruisit fi ce palais étoit la demeure ou d'un homme ou d'un dieu , la frayeur s'emparadefes fens ( car il étoit naturellement peureux ). Son parti fut de repaffer dans tous les. appartemens , il y combloit de bénédiftions lot génie auquel il étoit redevable de tant de bien£aits, Sc par des inftances refpe&ueufes il le folli-  et la Béte. 4j cltoit de fe montrer a lui. Tant d'cmpreflfemens furent inutiles. Nulle apparence de domeftique , nulle fuite qui lui fit connoitre que ce palais fut habité. Rêvant profondément a ce qu'il devoit faire , il lui vint en penfée que pour des raifons qu'il ne pouvoit pénétrer , quelque intelligence lui faifoit préfent de cette demeure avec toutes les richelfes dont elle étoit remplie. Cette penfée lui parut étre une infpiration , & fans tarder, faifant de nouveau la revue , il prit pofleffion de tous ces tréfors. Bien plus en lui-mcme il régla la part qu'il deftinoit a chacun de fes enfans , & marqua les logemens qui pouvoient fépa^ément leur convenir, en fe félicitant de la joie que leur cauferoit un pareil voyage ; il defcertdit dans le jardin , oü malgré la rigueur de 1'hiver, il vit , cornme au milieu du printems , les fleurs les plus rares exhaler une odeur charmante, On y refpiroit un air doux & tempéré. Des oïfeaux de toute efpèce mêlant leur ramage au bruit confus des èaux, formoient une aimable harmonie, Le vieillard extafié de tant de merveilles , di? foit en lui-même : Mes filles n'auront pas, je penfe , de peine h s'accoutumer dans ce délïcieuxféiour. Je ne puis croirequ'ellesregrettehf ou qu'elles défirent la ville préférablement a cette demeure. Allons, s'écria-t-il avec un tranf-  44 LaBellet port de joie peu commun , partons a l'inrbnr» Je me fais d'avance une felicité de voir la leur ; n'en retardons pas la jouiflance. En entrant dans ee ehateau fi riant , il avoit eu fo'in, malgré le grand froid dont i! étoit pénétré , dedébriderfon cheval, & de le faire aller vers une écurie qu'il avoit remarquée dans la première cour. Une allée garnie de paliflades formées. par des berceaux de rofiers fleuris, y conduifoit» Jamais il n'avoit vu de fi belles rofes. Leur odeur lui rappella le fouvenir d'en avoir promis une ala Belle. II en eueillit une , il alloit continuer de faire fix bouquets , mais un bruit terrible lui fit tourner la tête ; fa frayeur fut grande , quand il appercut a fes cótés une horrible bête3, qui d'un air furieux lui mit fur le cou une efpèce de trompe femblable a celle d'un élephant èc lui dit d'une voix effroyable : Qui t'a donné la liberté de cueillir mes rofes ? N'étoit-ce pas, aflez que je t'euffe fouflèrt dans mon palais avec tant de bonté? loin d'en avoir de la reconnoiflance,, téméraire, je te vois voler mes fleurs. Ton infolence ne reftera pas impunie. Le bon-homme déja trop épouvanté de la préfence inopinée de ce monftre , penfa mourir de frayeur a ce difcours , & jetant promptement cette rofe fatale : Ha ! monfeigneur , s'écria-t-il profternépar terre , ayez pitié de moi, Je ne manque point de.  Sf L j£ BÊTÈ reconnoilfance. Pénétré de vos bontés ,je ne me fuis pas imaginé que fi peu de chofe fut capapable de vous offenfer. Le monftre tout en colère lui répondit : Tais-toi , maudit harangueur; je n'ai que faire de tes flateries, ni des titres que tu me donnés. Je ne fuis pas monfeigneur, je fuis la Béte ; & tu n'éviteras pas la mort que tu mérites, Le marchand confterné par une fi cruelle fentence, croyant que le parti de la foumiflion étoit le feul qui le pütgarantir de la mort , lui dit d'un air véritablement touché , que la rofe qu'il avoit ofé prendre , étoit pour une de fes filles appellée la Belle. Enfuite , foit qu'il efpérat de retarder fa perte, ou de toucher fon ennemi de compalfion, il lui fit le récit de fes malheurs ; il lui raconta le fujet de fon voyage, & n'oublia pas le petit préfent qu'il s'étoit engagé de faire a la Belle , ajoutant que la chofe a laquelle elle s'étoit reftreinte , pendant que les richeffes d'un roi n'auroient a peine que fuffi pour remplir les défirs de fes autres filles, venoit a 1'occafion qui s'en étoit préfentée de lui faire naitre 1'envie de la contenter; qu'il avoit cru le pouvoir faire fans conféquence, que d'ailleurs il lui demandoit pardon de cette faute involontaire. La Bete rêva un moment : reprenant enfuite la parole d'un ton moins furieux,elle lui tint ce langage : Je veu# bien te pardonner, mais ce.  46 t a Belle n'eft qu'a conditionque tume donnerasune de tes filles. II me faut quelqu'un pourréparer cette faute* Jufte ciel! que me demandez-vous, reprit le marchand ? comment vous tenir ma parole ? quand je ferois aflez inhumain pour vouloir racheter ma vie aux dépens de celle d'un de mes enfans , de quel prétexte me fervirois-je pour le faire venir ici ? II ne faut point de prétexte , interrompit la Bete. Je veux que celle de tes filles , que tu conduiras , viertne iel volontairement ; ou je h'en veux point. Vois fi entr'elles il en eft une aflez courageufe , & qui t'aime aflez pour vouloir s'expofer afin de te fauver la vie. Tu portes 1'air d'un honnéte homme : donne-moi ta parole de revenir dans un mois , fi tu peux en déterminer unea te fuivre ; elle reftera dans ces lieux s & tu t'en retourneras. Si tu ne le peux, prometsmoi de revenir feul, après leur avoir dit adieu pour toujours , car tu feras a moi. Ne crois pas , pourfuivit lemönftre en faifant craquerfes dents, accepter ma propofition pour te fauver. Je t'aVertis que fi tu penfois de cette facon , j'irois te chercher , & que je te détruirois avec ta race , quand cent mille hommes fe préfenteroient pou£ te défendre. Le bon-homme , quoique trés -perfuadé qu'i! tenteroit inutilement 1'amitié de fes filles , ag-  ÊT LA BÉTE. 47, cepta cependant la propofition du monftre. II lui promit de revenir au tems marqué , fe livrer a fa trifte deftinée , fans qu'il fut nécefTaire de le venir chercher. Après cette affiirance il crut étre le maitre de fe retirer & pouvoir prendre congé de la Bete , dont la préfence ne pouvoit que 1'affliger. La grace qu'il en avoit obtenue * étoit légère , mais il craignoit encore qu'elle ne la révoquat. II lui fit connoitre 1'envie qu'il avoit de partir : la Béte lui répondit qu'il ne partiroit que le lendemain. Tu trouveras , luï dit-elle, un cheval pret dès qu'il fera jour. En peu de tems il te menera. Adieu , va fouper Sc attends mes ordres. Ce pauvre homme plus mort que vif reprit le chemin du fallon dans lequel il avoit fait fi bonne chère. Vis-a-vis d'un grand feu fon foupé déja fervi, 1'invitoit a fe mettre a table. La délicateffe & la fomptuofité des mets n'avoient plus rien qui le fiatafTent. Accablé de fon malheur, s'iln'eüt pas craint que la Béte cachée en quelqu'endroit ne Peut obfervé, s'il eüt été fur de ne pas exciter fa colère par le mépris qu'ii eik fait de fes biens, il ne fe feroit pas mis a table. Pour éviter un nouveau défaftre, il fit un moment trêve avec fa douleur, & autant que fon cceur affligé le lui put permettre , il goü^i fuififamment de tous les mets.  |8 fi X Ë Ë £ E fi A Ia fin du repas, un grand bruit dans Pap* partement voifin fe fit entendre, il ne douta point que ce ne fut fon formidable höte, Comme il n'étoit pas le maitre d'éviter fa préfence, il effaya de fe remettre de Ia frayeur que ce bruit fubit venoit de lui caufer. A 1'inftant la Béte qui parut, lui demanda brufquement s'il avoit bien foupé. Le bon-homme lui répondit d'un ton modefte & craintif , qu'il avoit , grace a, fes attentións, beaucoup mangé. Promets-moi , reprit le monftre , de te fouvenir de la parole que tu viens de me donner , & de Ia tenir en bomme d'honneur, en amenant urte de tes filles*- Le vieillard , que cette converfation n'amu ■ loit pas , lui jura d'exécuter ce qu'il avoit pro^ mis 9 & d'étre de retour dans un mois-, feul ou avec uné de fes filles, s'il s'en trouvoit qui Paimat aflez pour le fuivre , aux conditions qu'il lui devoit propofer. Je t'avertis de nouveau, dit la Béte , de prendre garde k ne la pas furprendre fur le facrifice que tu dois exiger d'elle > & fur le danger qu'elle encoürra. Peins-lui ma figure , tellc qu'elle eft. Qu'elle fache ce qu'elle va faire : fur-tout qu'elle foit ferme dans fes réfolutions. II ne fera plus tems de faire des réflexions , quand tu Pauras amenée ici. II ne faut pas qu'elle fe dédife : tu feras également perdu , fans qu'elle eüt la liberté de s'en retourner. Le marchand  S T EX B I ï g, 0 ïnarchand, qu'un pareü difcours aflbmmoit, lui reitéra la promefle de fe conformer en tout a ce qu'elle venoit de lui prefcrire. Le monftre content de fa re'ponfe . lui commanda de fe coucher, & de nefe pas lever qu'il ne vit le loleil & qu'u n'eüt entendu une fonnette d'or Tu déjeüneras avant de partir, lui dit-il encore 5 & tu peux emporter une rofe pour laBelle, Le cheval qui te doit porter , fera pret dans Ia cour. je compte te revoir dans un mois, pour peu que tu fois honnête homme 5 adieu • fi tumanques de probité , je t'irai rendre vifite. vSt° i & pouflant un cri terrible elle ne put s'empêcher de dire : Ah ! ciel! je fuis perdue. Nullement, reprit tranquillement la Béte £ mais fans vous effrayer , répondez comme il faut , dites. précifément oui ou non. La Belle lui répondit en trembiant : Non, la Béte. Eh bien puifque vous ne voulez pas,repartit le monfrre docile , je m'en vais : bon foir , la Belle. Bon foir , la Béte , dit avec une grande fatisfaclion cette fille effrayée. Extrêmement contente de n'avoir pas de violence a crainare , elle fe coucha tranquillement & s'endormit. Auffitót fon cher inconnu revint a fon efprit. B parut lui dire tendremcnt , que j'ai de joie de vous revoir , ma chère Belle, mais que votre rigueur me caufe de maux ! Je connois qu'il faut m'attendre d'être long-tems malheureux. Ses idéés changèrcnt d'objet , il lui fembloit que ce jeune homme lui préfentoit une couronne , & le fommeil la lui faifolt voir de cent facons différentes. Quelquefois il lui paroilToit étre a feS: piés , tantót s'abandonnant a la joie la plus exceflive , tantót répandant un torrent de iarmes , dont elle étoit touchée jufqu'au fond de 1'ame. Ce mélange de joie & de trifteffe dura toute la nuit. A fon réveil ayant l'iroagination frap-j  E T L A B Ê T- E. 7/ pee de ce cher objet, elle chercha fon portrait pour le confronter encore , & pour voir fi elle ne s'étoit point trompée. Elle courut a la galerie des peintures , oü elle le reconnut encore mieux. Qu'elle fut de tems a 1'admirer I mais ayant honte de fa foiblefle , elle fe contenta de regarder celui qu'elle avoit au bras. Cependant pour- mettre fin a ces tendres réflexions , elle defcendit dans les jardins , le beau tems 1'invitoit a la promenade , fes yeux furent enchantés , ils n'avoient jamais rien vu de fi beau dans la nature. Les bofquets étoient ornés de ftatues admirables & de jets d'eau fans nombre, qui rafraïchiflbient 1'air, & dont 1'extrême hauteur les faifoit prefque perdre de vue. Ce qui Ja furprit le plus , c'eft qu'elle y reconnut les lieux oü dans fon fommeil elle avoit rêvé voir 1'inconnu. Sur-tq.ut a la vue du grand canal bordé d'orangers Sc de mirtes , elle ne fut que penfer de ce fonge qui ne lui paroifïbit plus une fiction. Elle crut en trouver 1'explication en s'imaginant que la Bete retenoit quelqu'un dans fon palais. Elle réfolut de s'en éclaircir dès le foir même , & de le demander au monftre dont elle s'attendoit d'avoir une vifite a 1'heure ordinaire. Autant que fes forces le lui permirent, elle fe promena le refte du jour, fans pouvoir encore tout confidérer.  f76" a Belle Les appartemens qu'elle n'avoit pu voir T$ veille , ne méritoient pas moins fes regards que les autres. Outre les inftrumens & les curiofités dont elle étoit environnée, elle trouva dans un autre cabinet de quoi s'occuper. 11 étoit garni de bourfes , de navettes pour faire des nceuds , de cifeaux a découper, d'atteliers montés pour toute forte d'ouvrages, tout enfin s'y trouvoit. Une porte de ce charmant cabinet lui fit voir une fuperbe galerie, d'oü I'on découvroit le plus beau pays du monde. ' Dans cette galerie on avoit eu foin de plager une volière remplie d'oifeaux rares , qui tous a 1'arrivée de la Belle formèrent un concert admirable. Bs vinrent auffi fe placer fur fes épaules , & c'étoit entre ces tendres animaux a qui 1'approcheroit de plus prés. Aimables prifonniers, leur dit-elle , je vous trouve charmans , & je fuis mortifiée que vous foyez li löin de mon appartement, j'aurois fouvent le plaifir de vous entendre. Que He fut" fa furprife , quand en difant ces mots elle ouvrit une porte , & qu'elle fe trouva dans fa chambre , qu'elle croyoit éloignée de cette belle galerie , dans laquelle elle n'étoit arrivée qu'en tournant, & par une enfüade d'appartemens qui compofoient ce pavillon. Le chaffis cmi 1'avoit empêchie de s'appercevok du voi-5  et £ a Bete. 77 lïnage des oifeaux , s'ouvroit, & étoit trèscommode pour en empêcher le bruit, quand on n'avoit pas envie de les entendre. La Belle continuant fa route , appercut une ' autre troupe emplumée , c'étoit des perroquets de toutes les efpèces & de toutes les couleurs. Tous en fa préfence fe mirent a caqueter. L'un lui difoit, bon jour, Pautre lui demandoit a déjeuner, un troifiéme plus galant la prioit de le baifer. Plufieurs chantoient des airs d'opéra 4 d'autres déclamoient des vers compofés par, les nieilleurs auteurs , & tous s'offroient a 1'a-; mufer. Ils étoient auffi doux, auffi careflans" que les habitans de la volière. Leur préfence lui fit un vrai plaifir. Elle fut fort aife de trouver a qui parler , car le filence pour elle. n'étoit pas un bonheur. Elle en interrogea plufieurs , qui lui répondirent en bêtes fort fpirituelles. Elle en choifit un qui lui plut davantage. Les autres jaloux de cette préférence , fe plaignirent douloureufement , elle les appaifa pac quelques carefTes, & par la permiffion qu'elle leur donna de venir la voir quand ils voudroient. Peu loin de eet endroit, elle vit une nombreufe troupe de finges, de toutes les tailles , des gros , des petits, des fapajoux , des finges afaces humaines, d'autres a barbe bleue, verte, nc-ire, ou aurore.  7g L A B E 'L L « - Bs vinrent au-devant d'clle a 1'entrée de leur appartement \ oü le hafard 1'avoit conduite. Bs lui firent des révérences accompagnées de cabrioles fans nombre , & lui témoignèrent par leurs geftes , eombien ils étoient fenfibles a Phonneur qu'elle leur faifoit. Pour en célébrer fe fete ils dansèrent fur la corde. Ils voltigèrent 'avec une adreffe &■ une légéreté fans exemple. La Belle étoit fort fatisfaite des finees, mais elle n'étoit pas contente de ne rien trouver qui lui donnat des nouvelles du bel ïnconnu. Perdant 1'efpoir ü'en avoir , regardant fon rêve comme une chimère, elle failcit ce qu'elle pouvoit pour 1'oublier , & fes effort* Lient vams. Elle flatta les finges ,& dit en les careffant qu'elle fouhaiteroit en avoir quelques-uns qui la voululfent fuivre pour lui tefiir compagnie. A. 1'inftant deux grandes guenons vctues en habit de cour, qui fembloient n'attendre que m ordres , fe vinrent gravement placer a les Cötés. Deux petits finges éveillés prirent fa ^be & lui fervirent de pages. Un magot plaifant , mis en feignor efcudero lui prefenta fe patte proprement gantée. Accompagnee de ce fingulier cortège , la Belle alla prendre fon repas. Tant qu'il dura, Les oifoau* fitièrent comme des inftrunjens , Sc- accompagnerent  ET LA BÉTE. yp- avec juftefie la voix des perroquets, qui chantèrent les airs les plus beaux & les plus a la' mode. Pendant ce concert , les finges qui s'étoient donné le droit de fervir la Belle , ayant dans im inftant régie leurs rangs & leurs charges , en commencèrent les fon&lons, & la fervirent en ce're'monie, avec l'adrefïe & le refpecl dont les reines font fervies par leurs officiers. Au fortir de table une autre troune voulut ïa régaler d'un fpedèacle nouveau. ' C'étoient des efpèces de come'diens qui joucrent une tragédie de la facon la plus rare. Ces feignor finges & feignora guenons en habits de théatre, couverts de broderie, de' pêrles & de diamans faifoient des geftes convenables aux paroles de leurs röles , que les perroquets prohoncoient fort diftinétement & fort a propos', en forte qu'il falloit être fur que ces oifeaux fuffent cachés fous la perruque des uns & fous la marite des autres, pour s'appercevoir que ces comédiens de nouvelle fabrique ne parioierit pas de leur cru. La pièce fembloit ètr'e faite expres pour les afteurs, & la Belle en fut ë£ chanté,. A la fin de cette tragédie, un d'en-' treux vmt faire a la Belle un très-beau comPfiment, & Ja remercia de rindulgence ^ ï^uelle elle les avoit entendus. Tl ne refta de  80 La Belle finges, que ceux de fa maifon , & deftinés a 1'amufer, Après fon foupé , la Béte vint comme a 1'ordinaire , lui faire vifite , & après les mêmes queftions & les mêmes réponfes, la converfation finit par un bon foir, la Belle. Les guenons dames d'atours, déshabillèrent leur maitrelfe, la mirent au lit , & eurent Fattention d'ouvrir la fenêtre de la volière, pour que les oifeaux, par un chant moins éclatant que celui du jour, provoquaffent le fommeil, & aflbupiffant les fens , lui donnaffent le plaifir de revoir fon aimable amant. Plufieurs jours fe pafsèrent fans qu'elle s'ennuyat. Chaque moment étoit marqué par de nouveauX plaifirs. Les fïnges en trois ou quatre lecons eurent 1'induftrie de dreffer chacun un perroquet , qui, lui fervant d'interprète , répondoit a la Belle avec autant de promptitude & de juftefle , que les finges en avoient a leurs geftes. Enfin la Belle ne trouvoït de ficheux, que d'être obligée de foutenir tous les foirs la préfence de la Béte ; fes vifites étoient courtes : & c'étoit fans doute par fon moyen qu'elle avoit tous les plaifirs ïmaginables. La douceur de ce monftre infpiroit queltmefois a la Belle le defiein de lui demander quelque  e t la Bete, Quelqueclairciffement au fujet de celui qu'elle Voyoit en fonge. Mais fuffifamment informée qu'il étoit amoureux d'elle , & craignant par cette demande de lui caufer de la jaloufie, elle fe tut par prudence , & n'ofa fatisfaire fa curiofité. A plufïeurs reprifes, elle avoit vifité tous ïes appartemens de ce palais enchanté; mais •on revoit volontiers des chofes rares , curieufes & riches. La Belle porta fes pas dans un grand fallon qu'elle n'avoit vu qu'une fois. Cette pièce étoit percée de quatre fenêtres de chaque cöté : deux feulement étoient ouvertes , & n'y donnoient qu'un jour fombre. La Belle voulut lui donner plus de clarté , mais au lieu du jour qu'elle croyoit y faire entrer, elle ne trouva qu'une ouverture qui donnoit fur un endroit ferme'. Ce lieu , quoique fpacieux, lui parut obf cur , & fes yeux ne purent appercevoir qu'une lueur éloigne'e , qui ne fembloit venir a elle qu'au travers d'un crêpe extrêmement e'pais. En rêvant k quoi ce lieu pouvoit être deftiné , une vive clarté vint tout d'un coup 1'éblouir. On leva la toüe, & la Belle découvrit un théatre des mieux illuminé. Sur les gradins, & dans ïes loges elle vit tout ce que 1'on peut voir de mieux fait, & de plus beau dans 1'un & lautre fexe. A rinftant une douce fymphonie, qui conv Tome XXn, p  $£ La Bhüï menga de fe faire entendre , ne eeffa que pour' donner a d'autres acteurs que des comédiens finges & perroquets, la liberté de repréfenter une trés - belle tragédie , fuivie d'une petite pièce qui, dans fon genre , égaloit la première. La Belle aimoit les fpeétacles : c'étoit le feul plaifir qu'en quittant la ville elle eüt regretté. Curieufe de voir de quelle étoffe étoit le tapis de la loge voifine de la fienne , elle en fut empéchée par une glacé qui les féparoit, ce qui lui fit connoïtre que ce qu'elle avoit cru réel, n'étoit qu'un artifice, qui par le moyert de ce criftal, réfléchiffoit les objets & les lui renvoyoit de defifus le théatre de la plus belle ville du monde. C'eft le chef-d'ceuvre de 1'optique de faire réverbérer de fi loin. Après la comédie , elle demeura quelque tems dans fa loge pour voir fortir le beaumonde. L'obfcurité , qui fe répandit dans ce lieu , 1'obligea de porter ailleurs fes réflexions. Contente de cette découverte dont elle fe promettoit de faire un ufage fréquent, elle defcendit dans les jardins. Les prodiges commencoient a lui devenir familiers , elle fentoit avec plaifir qu'il ne s'en faifoit qu'a fon avantage & pour lui procurer de 1'agrément. Après fouper, la Béte a fon ordinaire vint lui demander ce qu'elle avoit fait dans la jour-  E T Eï B Ê T B( ïiée. La Belle lui rendit un compte exacl: de tous fes amufemens , en lui difant qu'elle avoit été a la comédie. Eft-ce que vous 1'aimez ? lui dit le lourd animal. Souhaitez tout ce qui vous plaira, vous Taurez : vous êtes bien jólie. La Belle fourit intérieurement de cette facon grofTière de lui faire des honnêtetés , mais ce qui ne la fit point rire , ce fut la queftion ordinaire ; & le, voulez-vous que je couche avec vous , fit cefler fa bonne humeur. Elle fut quitte pour répondre , non : cependant fa docilité dans cette dernière entrevue ne la raffura point. La Belle en fut allarmée. Qu'eft-ce que tout ceci deviendra, difoit-elle en ellemême ? La demande qu'il me fait a chaque fois , fi je veux coucher avec lui, me prouve qu'il perfifte toujours en fon aniour. Ses bienfaits me le confirment. Mais quoiqu'il ne s'obftine pas dans fes demandes, & qu'il ne témoigne aucun reffentiment de mes refus, qut me répondra qu'il ne s'impatientera pas , 8c que ma mort n'en fera point le prix? Ces réflexions la rendirent fi rêveufe, qu'il étoit prefque jour quand elle fe mit au lit. Son ïnconnu , qui n'attendoit que ce moment pour paroitre , lui fit de tendres reproches de fon retardement. II la trouva trifte, reveufe, & lui demanda ce qui pouvoit lui déplaire en F ij  84' L a Belle ce Heu. Elle lui répondit que rien ne lui ié~ plaifoit que le monftre, elle le voyoit tous ïes foirs. Elle s'y feroit accoutumée, mais il étoit amoureux d'elle , & eet amour lui faifpit appréhender quelque violence. Par le fot compliment qu'il me fait, je juge qu'il voudra que je Tépoufe. Me confeilleriez-vous, dit la Belle a fon inconnu, delefatisfaire?Hélas , quand ïl feroit auffi charmant qu'il eft affreux, vous avez rendu 1'entrée de mon cceur inacceffible pour lui , comme pour tout autre , & je ne rougis point d'avouer que je ne puis aimer que vous. Un aveu fi charmant ne fit que le flatter: ïl n'y répondit qu'en difant : Aime qui t'aime , ne te laifle point furprendre aux apparences , & tire-moi de prifon. Ce difcours répété continuellement fans aucune autre explication , mit la Belle dans une peine infinie. Comment voulez-vous que je fafle , lui dit-elle ? je voudrois a quelque prix que ce fut vous rendre la liberté, mais cette bonne volonté m'eft inutile, tant que vous ne me fournirez pas les moyens de la mettre en pratique. L'inconnu lui répondit, mais ce fut d'une facon fi confufe qu'elle n'y comprenoit rien. ïl lui paflbit mille extravagances devant les yeux. Elle voyoit le monftre fur un tróne tout brillant de pierreries, qui 1'appeloit, Sc  et la Bete. g£ I'invitoit de fe mettre a fes cötés; un' moment après 1'inconnu 1'en faifoit précipitammant defcendre , & fe mettoit en fa place. La Béte reprenant 1'avantage, 1'inconnu difparoiffoit è fon tour. On lui parloit au travers d'un voife noir qui lui changeoit la voix , & Ia rendoïf effroyable. Tout le tems de fon fommeil fe paffa de Ia forte : & malgré 1'agitation qu'il lui caufoit , elle trouva cependant qu'il finiffoit trop tot pour elle , puifque fon réveil la privoit de 1'objet de fa tendreiTe. Au fortir de fa toilette, différens ouvrages, les livres, les animaux 1'occupèrent jufqua 1'heure de la comédie. II étoit tems qu'elle s'y rendït. Mais elle n'étoit plus au même théatre , c'étoit celui de I'opéra , qui cómmenca dès qu'elle fut placée, Le fpectacle étoit magnifique, & les fpe&ateurs ne 1 etoient pas moins. Les glacés lui repréfentoient diftincTement jufqu'au plus petit habillement du parterre. Ravie de voir des figures humaines , dont plufieurs étoient de fk1 connoilfance, c'eüt été pour elle un grand plaifir de leur parler, & de s'en faire entendre. Plus fatisfaite de cette journée que de la précédente , le refte fut femblabte a ce qui s'étoit paffe depuis qu'elle étoit dans ce palais. I-a Bete vint le foir; après fa vifite, elle fe F iij .  S6* La Belle retira comme a 1'ordinaire. La nuit fut pareïlleü aux autres , je veux dire, remplie de fonges agréables. A fon réveil, elle trouva le même nombre de domeftiques pour la fervir. Après fon diné fes occupations furent différentes. Le jour précédent en ouvrant une autre fenêtre , elle s'étoit trouvée a 1'opéra, pour diverfifier fes amufemens ; elle en ouvrit une troifième qui lui procura les plaifirs de la foire Saint-Germain , bien plus brillante alors qu'elle ne 1'eft aujburd'hui. Mais comme ce n'étoit pas heure oü la bonne compagnie fe préfentoit , elle eut le tems de tout voir & de tout examiner. Elle y vit les curiofités les plus rares „ les produótions extraordinaires de la nature , les ouvrages de 1'art : les plus petites bagatelles lui tombèrent fous les yeux. Les marionnettes même ne furent pas, en attendant mieux, un amufement indigne d'elle. L'opéra comique étoit dans fa fplendeur. La Belle en fut très-contente. Au fortir de ce fpecracle , elle vit toutes les perfonnes du bon air fe promener dans les boutiques des marchands. Elle y reconnut des joueurs de profeflion, qui fe rendoient en ce lieu comme a leur attelier. Elle en remarqua qui, perdant leur argent par le favoir faire de ceux contre lefquels ils jouoient, fortoient  ï t tl a Be t f. 87 avec des c ontenances moins joyeufes que celles qu'ils avoient en y entrant. Les joueurs prudens, qui ne mettent point leur fortune au hafard du jeu , & qui jouent pour faire profiter leur talent, ne purent cacher a la Belle leurs tours d'adreffe. Elle eut voulu avertir les parties fouffrantes du tort qu'on leur faifoit, mais éloignée d'eux de plus de mille lieues , elle ne le pouvoit pas. Elle entendoit & remarquoit tout très-diftinétement , fans qu'il lui fut poffible de leur faire entendre fa voix , ni même d'en être appergue. Les reflets qui portoient jufqu'a elle ce qu'elle voyoit & ce qu'elle en^ tendoit, n'étoient pas aflez parfaits pour rétrograder de même. Elle étoit placée au-deflus de 1'air & du vent, tout arrivoit jufqu'a elle en penfant. Elle y fit réfiexion, c'eft ce qui 1'empêcha de faire des tentatives inu-tiles. B étoit plus de minuit avant qu'elle eut penfé qu'il étoit tems de fe retirer. Le befoin de manger eut pu 1'inftruire de I'heure, mais elle avoit trouvé dans fa loge des liqueurs Sc des corbeilles remplies de tout ce qu'il falloit pour une collation. Son foupé fut léger & court. Elle fe prefla de fe coucher. La Bete s'appergut de fon impatience, & vint fïmplement lui fouhaiter le bon foir , pour lui laiffer le tems de dormir, & a 1'inconnu la liberté d«$. F. iv  SS La Belle reparoïtre. Les jours fuivans furent femblables. Elle avoit en fes fenêtres des fources intarhTables de nouveaux amufemens. Les trois autres lui donnoient, Tune le plaifir de la comédie italienne, Tautre celui de la vue des Tuilleries oü fe rend tout ce que TEurope a de perfonnes plus diftinguées & des mieux fakes dans les deux fexes. La dernière fenêtre n'étoit pas la moins agréable : elle lui fourniffoit un moven fur pour apprendre tout ce qui fe faifoit dans le monde. La fcène étoit amufante & diverfifiée de toutes fortes de facons. C'étoit quelquefois une fameufe ambaflfade qu'elle voyoit, un mariage illuftre ou quelques' révolutions intérelfantes. Elle étoit a cette fenêtre dans le tems de la dernière révolte des janiffaires , elle en fut témoin jufqu'a la fin. A quelqu'heure qu'elle y füt, elle étoit certaine d'y trouver une occupation agréable. L'ennui qu'elle avoit reffenti les premiers jours en entendant la Béte, étoit entièrement diffipé. Ses yeux s'étoient accoutumés a la voir laide. Elle étoit faite a fes fottes quefKons, & fi la converfation eut été plus longue, peut-être 1'auroit-elle vue avec plus de plaifir. Mais quatre ou cinq phrafes toujours les mémes , dites groflièrement, qui ne fournifiöient que des oui & des non3 n'étoiejït point de fon goüt.  E T L A . B Ê T E. gp Comme tout fembloit s'ernprefTer a prévenir les défirs de la Belle, elle prenoit plus de foin de s'ajufter , quolqu'elle fut certaine que perfonne ne la dut voir. Mais elle fe devoit cette complaifance a elle-mcme, & c'étoit pour elle un plaifir de fe revêtir des divers ajuftemens de toutes les nations de la terre , d'autant plus aifément, que fa garde-robe lui fourniffoit tout ce qu'elle pouvoit défirer, & lui préfentoit tous les jours quelque chofe de nouveau. Sous fes diverfes parures fon miroir 1'avertiffoit qu'elle étoit au gout de toutes les nations , & fes animaux, chacun felon leurs talens, le lui répétoient fans ceiTe, les finges par leurs geftes , les perroquets par leurs difcours, & les oifeaux par leur chant. Une vie fi délicieufe devoit combler fes vceux. Mais on fe laffe de tout; le plus grand bonheur devient fade quand il eft continuel, qu'il roule toujours fur la même chofe, & qu'on fe trouve exempt de crainte & d'efpérance. La Belle en fit 1'épreuve. Le fou^ venir de fa familie vint la troubler au milieu de fa profpérité. Son bonheur ne pouvoit être parfait , tant qu'elle n'auroit pas la > douceur d'en inftruire fes parens. Comme elle étoit devenue plus familière avec la Béte, foit par 1'habitude de la voir ,  $)0 La Belle foit par la douceur qu'elle trouvoït dans fort cara&ère, elle crut pouvoir lui demander une chofe; elle ne prit cette liberté qu'après avoir obtenu d'elle qu'elle ne fe mettroit point en colère. La queftion qu'elle lui fit, fut, s'ils étoient tous deux feuls dans ce chateau. Oui , je vous le protefte , répondit le monftre avec une forte de vivacité, & je vous affure que vous & moi, les finges & les autres bêtes font les feuls êtres refpirans qui foient en ce lieu» La Béte n'en dit pas davantage, & fortit plus brufquement qu'a 1'ordinaire. La Belle n'avoit fait cette demande que pour efifayer a s'inftruire fi fon amant n'étoit point dans ce palais. Elle eut fouhaité de le voir & de 1'entretenir; c'étoit un bonheur qu'elle eut acheté du prix de fa liberté, & même de tous les agrémens qui 1'environnoient. Ce charmanC jeune homme n'exiftant plus que dans fon imagination , elle regardoit ce palais comme une prifon qui deviendroit fon tombeau. Ces triftes idéés vinrent encore 1'accabler Ia nuit. Elle crut être au bord d'un grand canal . Elle s'affligeoit, quand fon cher inconnu tout allarmé de fon trifteétat, lui dit, en preffant tendrement fes mains dansles hennes : Qu'avezvous , ma chère Belle, qui puiffe vous déplaire, & qui foit capable d'altérer votre tranquillité t  E T i A B Ê T E. Changeons de propos. Elle en donna Fexemple, en lui difant tout ce qu'une tendre amante peut dire de plus flatteur a fön amant. Elle n'étoit point retenue par la fiére bienféance, & le fommeil lui laiffant la - liberté d'agir naturellement, elle lui découvroit des fentimens qu'elle auroit contrahits, en faifant un ufage parfait de fa raifon. Son fommeil fut long, & quand elle fut éveillée, elle craignoit que la Béte ne lui manquat de parole. Elle étoit dans cette incertitude , quand elle entendit un bruit de voix humaine qu'elle reconnoifiöit. Ouvrant précipitamment fon rideau, elle fut furprife lorfqu'elle fe vit dans une chambre qu'elle ne connoifiöit pas , & dont les meubles n'étoient pas fi fuperbes, que ceux du palais de la Béte. Ce prodige la fit preffer de fe lever & d'ouvrir la porte de la chambre. Elle ne fe reconnoiffoit nullement dans eet. appartement. Ce qui 1'étonna davantage, ce fut d'y trouver les quatre caifles qu'elle avoit préparées la veille. Le tranfport de fa perfonne & de fes tréfors étoit une preuve de la puiffance & des bontés de la Béte; mais dans quel endrolt étoit- elle ? Elle Hgnoroit, quand enfin entendant la voix de  ET L A B Ë T Ei fon père, elle fut fe jeter a fon coü. Sa préfence étonna fes frères & fes fceurs. Ils la regardèrent comme arrivée d'un autre monde, Tous 1'embrafsèrent avec des démonftrations de joie les plus grandes , mais fes fceurs au fond dü cceur ne la voyoient qu'avec peine. Leur jaloufie n'étoit pas détruite. Après beaucoup de carefles de part & d'autre, le bon-homme la voulut voir en particu-s lier pour favoir d'elle les circonftances d'un voyage auffi furprenant, & pour 1'inftruire de 1'état de fa fortune , a laquelle elle avoit fi grande part. II lui dit que le jour qu'il 1'avoit laiffée au pakis de la Béte, il avoit été rendu chez lui le même foir fans aucune fatigue ; que, pendant fa route il s'étoit occupé des moyens de dérober fes malles a la connoiffiance de fes enfans, fouhaitant qu'elles puffient être portées dans un petit cabinet joignant a fa chambre, dont lui feul avoit la clef; qu'il avoit regardeee défir comme impoffible; mais qu'en mettant pié è terre , le cheval qui portoit fes malles ayant pris la fuite , il s'étoit tout d'un coup vu décharge' de 1'embarras de cacher feü tréforsi, Je t'avoue, dit ce vieillard a fa fille, que ces richefles, dont je me croyois privé 4 ne «ie chagrinèrent point , je ne les avois pas Gij  100 La Belle affez poffédées pour les regretter fi fort. Mals cette aventure me parut être un crucl pronoftic de ta deftine'e. Je ne doutois pas que la Béte perfide n'en agït de la même facon avec toi, je craignois que fes bienfaits a ton égard ne fuffent pas plus durables. Cette idéé me caufa de 1'inquiétude : pour la diflimuler je feignis d'avoir befoin de repos; ce n'étoit que pour m'abandonner fans contrainte a la douleur. Je penfois ta perte certaine. Mais mon affliétion ne dura pas. A la vue de mes malles que je croyois perdues, j'augurai bien de ton bonheur; je les trouvai placées dans mon petit cabinet précifément oü je les fouhaitois; les clefs, que j'avois oubliées fur la table du fallon, oü nous avions paffe la nuit, fe trouvèrent aux ferrures. Cette circonftance qui me donnoit une nouvelle marqué de la bonté de la Béte , toujours attentive , me combla de joie. Ce fut alors, que ne doutant plus xpe ton aventure n'eüt une fuite avantageufe, je me reprochai les injuftes foupcons que j'avois pris contre la probité de ce généreux monftre , & que je lui demandai cent fois pardon des injures qu'intérieurement ma douleur m'avoit forcé de lui dire. Sans inftruire mes enfans de 1'étendue de ma fortune, je me fuis contenté de leur donner ce  ET ik BÉTE. TÖX que tu leur envoyois, & de leur faire voir des bijoux pour une fomme très-médiocre. J'ai feint depuis de les avoir vendus,& den avoir employé 1'argent a nous procurer une vie plus commode. J'ai acheté cette maifon : j'ai des efclaves qui nous difpenfent des travaux aux— quels la néceffité nous alfujettiffoit. Mes enfans jouiffent d'une vie aifée, c*eft tout ce que je défirois. L'oftentation & le fafte m'ont autrefois attiré des envieux, je m'en attirerois encore, fi je faifois la figure d'un riche millionnaïre. Plufieurs partis, la Belle, fe préfentent pour tes fceurs , je les vas inceffamment marier, Sr ton heureufe arrivée m'y porte. Leur ayant donné la part que tu jugeras k propos que je leur falTe des biens que tu m'as procurés, débarraffé du foin de leur établiftêment, nous vivrons , ma fille , avec tes frères, que tes préfens n'ont point été capables de confol'er de ta perte; ou, fi tu 1'aimes mieux, nous vivrons tous deux enfemble. La Belle touchée des bontés de fon père, & des témoignages qu'il lui rendoit de 1'amitié de fes frères, le remercia tendrement de toutes fes offres, & crut devoir ne lui point cacher qu'elle n'étoit pas venue pour refter chex lui. Le bon-homme chagrin de n'avoir point fa fille pour appui dans fa yieillefle s n'effaya G üj  rtoi La Belle cependant pas de la détourner d'un devoir qu'il reconnoiflbit pour être indifpenfable, La Belle, a fon tour lui fit le récit de ce qui lui pouvoit être arrivé depuis fon abfence. Elle 1'entretint de la vie heureufe qu'elle menoit. Le bon-homme ravi du détail charmant des aventures de fa fille, combla la Béte de bénédiétions. Sa joie fut bien plus grande, quand la Belle , en ouvrant fes caifles , lui fit voir des richefles immenfes, & qu'il eut la liberté de difpofer de celles qu'il avoit apportées en faveur de fes enfans , ayant aflez de ces dernières marqués de la générofité de la Béte pour vivre agréablement avec fes fils. Trouvant dans ce monftre une ame trop belle, pour être logée dans un fi vilain corps, malgré fa laideur, il crut devoir confeiller a fa fille de 1'époufer. B emptoya même les raifons les plus fortes pour lui faire prendre ce parti. Tu ne dois pas, lui dit-il, t'en rapporter aux yeux. On t'exhorte fans cefle a te laifler guider par la reconnoiffance. En fuivant les mouvemens qu'elle t'infpire, on t'aflure que tu fe~ ras heureufe. B eft vrai que tu ne recois ces avertiflemens qu'en fonge 3 mais ces rêves font trop fuivis & trop fréquens, pour ne les attribuer qu'au hafard. Bs te promettent des ayantages confidérables, c'eft aflez pour vain^  ET 1 A BÉTE. I05 ere ta répugnance. Ainfi, lorfque la Béte te demandera fi tu veux qu'elle couche avec toi, je te confeille de ne la pas refufer. Tu m'avoues en être tendrement aimée. Prends les mefures convenables pour que ton union foit éternelle. II eft plus avantageux d'avoir un mari d'un caractère aimable, que d'en avoir un qui n'ait que la bonne mine pour tout mérite. Combien de filles a qui 1'on fait époufer des bêtes riches, mais plus bêtes que la Béte, qui ne 1'eft que par la figure , & non par les fentimens & par les aétions ? La Belle convint de toutes ces raifons. Mals fe réfoudre a prendre pour époux un monftre horrible par fa figure, & dont 1'efprit étoit auffi matériel que le corps, la chofe ne lui paroiffoit pas poffible. Comment, répondit-elle a fon père , me déterminer a choifir un mari avec lequel je ne pourrai m'entretenir, & dont la figure ne fera pas réparée par une converfation amufante? Nuls objets pour me diftraire , & me diffiper de ce facheux commerce. N'avoiï pas la douceur d'en être quelquefois éloigné. Borner tout mon plaifir a cinq ou fix queftions que regarderont mon appétit & ma fanté -. voir finir eet entretien bizarre par un bon foir , la Belle , refrain que mes perroquéts favent par cceur , & qu'ils répètent cent fois le jour : i|  *o4 La Belle n'eft pas en mon pouvoir de faire un paren* étabhfTement, & j'aime mieux mourir tout d un coup , que de mourir tous les jours de peur, de chagrin , de de'goüt & d'ennui. Rien ne parle en fa faveur : finon 1'attention que cette Béte a de me faire une courte vifite, & de ne fe pre'fenter devant moi, que toutes les vingt-quatre heures. Eft-ce affez pour infpirer de 1'amour? Le père convenoit que fa fille avoit raifon : mais voyant dans la Bete tant de complaifance, il ne la croyoit pas fi ftupide. L'ordre , 1'abondance, le bon goüt qui re'gnoient dans fon palais, n'étoient pas , felon lui, 1'ouvrage d'un imbe'cille. Enfin il la trouvoit digne des attentions de fa fille ; & la Belle fe fut fenti du goüt pour ce monftre, mais fon amant nocturne y venoit mettre obftacle. Le parallèle qu'elle faifoit de ces deux amans ne pouvoit être avantageux a la Béte. Le vieillard n'ignoroit pas lui même la grande difierence qu'on devoit mettre entre 1'un & 1'autre. Cependant il tacha par toutes fortes de moyens de vaincre encore fa re'pugnance. B la fit fouvenir des confeils de la dame, qui 1'avoit avertie de ne fe pas laifier prévenir par le coup d'ceil, & qui dans fes difcours avoit paru lui faire entendre que ce jeune homme ne pouvoit que la rendre malheureufe.  ET ÊA BÉTE. lof II eft plus facile de raifonner fur 1'amour que de le vaincre. La Belle n'eut pas la force de fe rendre aux inrtances réitéréss de fon père. II Ia quitta fans avoir pu la perfuader. La nuit déja beaucoup avancée , 1'invitoit a prendre du repos, & cette fille , quoique charmée de le revoir, ne fut pas fachée qu'il lui laifiat la liberté de fe coucher. Elle fut ravie de fe trouver feule. Ses yeux appefantis lui faifoient efpérer qu'elle alloit en dormant bientöt revoir fon amant chéri. Elle étoit dans 1'impatience de goüter ce doux plaifir. Un tendre empreffement marquoit la joie que fon cceur attendri pouvoit reflentir d'un fi beau commerce: mais fon imagination frappée, en lui repréfentant les lieux oü d'ordinaire elle avoit des entretiens charmans avec ce cher inconnu , ne fut point aflez puiffante pour le lui faire voir comme elle 1'avoit défiré. Plufieurs fois elle fe réveilla , plufieurs fois elle fe rendormit, & les amours ne voltigèrent point autour de fon lit; pour tout dire , au lieu d'une nuit pleine de douceurs & d'innocens plaifirs qu'elle avoit compté de paffer dans les bras du fommeil, cette nuit fut pour elle d'une longueur extréme & remplie d'inquiétudes. Dans le palais de la Béte elle n'en avoit point eu de pareilles , & le jour qu'elle vit parokre avec  "iö6 La Belle une forte de fatisfa&ion & d'impatience, vlnt a propos la décharger de ces cruels ennuis. Son père enrichi des libéralités de la Bete , pour être a portée de procurer des établiflemens a fes files, avoit quitté le féjour de la campagne. II demeuroit dans une très-grande ville, oü fa nouvelle fortune venoit de lui procurer de nouveaux amis, ou plutót de nouvcllcs connoiffances. Parmi les perfonnes qu'il voyoit , bientót le bruit fe répandit que la plus jeune de fes filles étoit de retour. Tout le monde marqua un égal empreffement pour la voir, & chacun fut auffi charmé de fon efprit, que de fa perfonne. Les jours tranquilles qu'elle avoit pafies dans fon palais défert , les innocens plaifirs qu'un doux fommeil lui prodiguoit fans ceffe , mille amufemens qui s'étoient fuccédés , pour que 1'ennui n'entrat pas dans fon cceur , enfin toutes les attentions du monftre avoient contribué a la rendre encore plus belle & plus charmante qu'elle ne l'étoit quand fon père la quitta. Elle fit 1'admiration de ceux qui la virent. Les amans de fes fceurs, fans daigner colorer leur infidélité du moindre prétexte, en devinrent amoureux, & attirés par la force de fes charmes , ils ne rougirent point d'abandonner leurs premières maitrefles, Infenfible aux at-.  ET E A BÉTE. 107 tentïons trop marquées d'une foute d'adorateurs,elle ne négligea rien pour les dégcuter & pour les faire retourner a leurs premiers objets, & malgré tous fes foins , elle ne fut pas a 1'abri de la jaloufie de fes fceurs. Ces amans volage?, loin de diiümuler leurs flammes nouvelles , tous les jours inventoient quelques fêtes pour lui faire leur cour. Ils la fupplièrent même de donner un prix qui put animer les jeux qu'ils vouloient faire en fon honneur : mais la Belle qui ne pouvoit ignorer le chagrin qu'elle caufoit a fes fceurs , & qui ne vouloit pas entièrement refufer la grace qu'on lui demandoit avec tant d'inftance , & d'une fagon fi galante , trouva le moyen de les contenter tous , en declarant que fes fceurs & elle donneroient fucceihvement les prix dus aux vainqueurs. Ce qu'elle promettoit n'étoit qu'une fleur ou quelque chofe de femblable. Elle lahfoit a fes aïnées la gloire de donner a leur tour des bijoux, des couronnes de diamans , de riches armes ou des bracelets fuperbes, préfens que fa main libérale leur fourniffoit, & dont elle ne vouloit pas fe faire honneur. Les tréfors que le monftre lui avoit prodigués, ne lui laiffoient manquer de rien. Elle faifoit part a fes fceurs de tout ce qu'elle avoit apporté de plus rare & de plus  I08 La B e e e * galant. Ne donnant rien par elle-même que des bagatelles , & leur laiflant le plaifir de beaucoup donner, elle comptoit engager cette jeunefle a 1'amour autant qu'a la reconnoiflance. Mais ces amans en vouloient a fon cceur, & ce qu'elle leurdonnoit leur étoit plus précieux que tous les tréfors que lui prodiguolent les autres. Les plaifirs qu'elle goütoit au milieu de fa familie, quoique beaucoup inférieurs a ceux dont elle jouififoit chez la Béte, 1'amusèrent affez pour ne pas s'ennuyer. Cependant Ia fatisfaétion de voir fon père qu'elle aimoit rendrement, 1'agrément d'être avec fes frères , qui par cent facons différentes s'étudioient a lui marquer toute 1'étendue de leur amitié, & la joie de s'entretenir avec fes fceurs qu'elle aimoit quolqu'elle n'en fut pas aimée , ne purent 1'empêcber de regretter fes agréables rêves. Son inconnu , quel chagrin pour elle ! dans la maifon de fon père, ne venoit plus au milieu de ^fon fommeil lui tenir les plus tendres difcours.L'empfeffème nt que lui marquoient les amans de fes fceurs ne la dédommageoit point de ce plaifir imaginaire. Quand elle eut été même de caradère a fe flater de pareillés conquêtes , elle favoit mettre une grande diffcrence entre leurs attentions a celles de la Béte , & de fon aimable inconnu.  ET LA BÉTE. IO & qu'elle n'avoit payé fon amour que de la plus noire ingratitude. Elle vit enfuite la dame qu'elle  ET ïï BÉTE. ïir ^Voit déja vue en dormant, & qui lui dit d'un air févère, qu'elle étoit perdue pour peu qu'elle tardat encore k remplir fes engagemens 5 qu'elle avoit donné fa parole k la Béte de revenir dans deux mois, qu'ils étoient expirés ; que tardant un jour de plus, cette Béte alloit mourir; que le défordre qu'elle caufoit dans la maifon de fon père, que la haine de fes fceurs devoient 1'engager a partir d'autant plus volontiers , que dans le palais de la Bete tout fe réuniflbit pour lui faire plaifir. La Belle effrayée de ce rêve, & craignant '■ d'etre la caufe de la mort de la Bete, fe réveilla tout d'un coup , & fut fans tarder déciarer a toute fa familie qu'elle ne vouloit plus diftérer fon départ. Cette nouvelle caufa différens mouvemens. Le père laiffa parler fes larmes, les fils proteftèrent qu'ils ne la laifferoient pas partir, & les amans au défefpoir , jurèrent de ne point défemparer fa maifon. Les filles feules, loin de paroitre affligées du départ de leur fceur, ne firent que louer fa bonne foï; fe parant même de cette vertu , elles osèrent affurer que fi , comme la Belle , elles euflent donné leurs paroles, la [figure de la Bete ne les feroit pas balancer fur un fi jufte devoir, & qu'elles feroient déja de retour k ce palais rrierveiüeux, C'eft ainfi qu'elles vouloient  1I2 La Belle déguifer la crueile jaloufie qu'elles avoient dans le cceur. Cependant la Belle charmée de leurs fentimens apparens de géne'rofite', ne penfa plus qu'a convaincre fes frères & fes amans de 1'obligation dans laquelle elle étoit de s'éloigner d'eux. Mais fes frères 1'aimoient trop pour pouvoir confentir a fon départ, & les amans trop épris ne pouvoient entendre raifon. Les-uns & les autres ignorant par quelle voie la Belle étoit arrivée chez fon père, & ne doutant point que le cheval qui la première fois 1'avoit portée au palais de la Bete, ne vïnt la chercher, réfolurent tous enfemble d'y mettre obftacle. Les fceurs qui n'avoient que les apparences d'une prétendue bonne-foi1 pour cacher la joie qu'elles refTentoient en elles-:mêmes , en voyant le moment du départ de leur fceur approcher, craignoient plus que la mort qu'ils n'en retardaffent 1'exécution. Mais la Belle ferme dans fa réfolution , fachant ou le devoir 1'appelloit, & n'ayant plus de tems a perdre pour prolonger les jours de la Béte fa bienfaitrice , prit , dès que la nuit fut venue, congé de toute fa familie, & de ceux qui s'intéreffoient a fa deftinée. Elle les aifura que , quelqu'attention qu'ils euffent pour empêcher fon départ, elle feroit chez la Bete le lendemain matin avant qu'ils  is r t-a Bete. ïi| ^tuls fuffent éveillés , que toutes leurs "mefures feroient inutiles , & qu'elle vouloit retournec dans le palais enchanté. Elle n'oubüa pas en fe mettant au lit de tourner fa bague. Son fommeil fut long, & elle ne fe réveilla que lorfque fa pendule fonnant douze heures , lui fit entendre fon nom en mufique. A ce figne elie connut que fes fouhaits étoient accomplis. Quand elle eut marqué qu'elle ne vouloit plus dormir, fon lit fut environné de ces bétes qui s'étoient empreflees a la fervir. Toutes lui témoignèrent la fatiffaciion qu'elles avoient de fon retour, & lui firent conneïtre la douleur que leur avoit caufe'e fa longue abfence. Cette journée lui parut plus longue que toutes celles qu'elle avoit pafiees dans ce lieu , non qu'elle regretat la compagnie qu'elle avoit laifiee, mais elle étoit dans 1'impatiencede revoir la Bete , & de ne rien épargner pour fa juftification. Une autre efpérance l'animoit encore , c'étoit d'avoir dans Ion fommeil les doux entretiens de 1'inconnu ; plaifir dont eileavoit été privée pendant les deux mois qu elle venoit de pafier avec fa familie , & qu'elle iiepouvoit goüter que dans 1'enceinte de ce palals. La Béte enfin & 1'inconnu furent tour a tour le fujet de fes rêveries. Dans un moTomé XXVI. H  $1% La Be e l ê Kient elle fe reprochoit de n'avoir pas du re* tour pour un amant qui fous une figure monftrueufe faifoit paroitre une fi belle ame ; dans un autre, elle étoit trifte d'abandonner fon cceur a quelqu'image fantaftique , qui n'avoit d'exiftence que celle que lui prêtoient fes fonges. Elle doutoit fi fon cceur devoit préfcrer une chimère a 1'amour réel d'une Béte. Le fonge qui lui faifoit voir le bel inconnu, 1'avertiflöit fans cefle de ne point s'en rapporter a fes yeux. Elle craignoit que ce ne fut une illufion vaine que la vapeur du fommeil enfante, & que le réveil détruit. Ainfi toujours irréfolue , aimant 1'inconnu , ne voulant point déplaire a la Béte , & ne cherchant qu'a s'occuper de fes plaifirs, elle fut a la comédie francoife qu'elle trouva d'une fadeur fans égale. Refermant brufquement la fenêtre , elle crut fe dédommager a 1'opéra : la mufique lui parut pitoyable. Les italiens n'eurent pas auffi le talent de 1'amufer; elle trouva leur pièce fans fel, fans efprit & fans conduite. L'ennui , le dégout qui la fuivoient , ne lui firent nulle part trouver de plaifir. Elle n'eut dans les jardins nuls agrémens. Sa cour cherchant a lui plaire , les uns perdirent le fruit de leurs gambades, les autres celui de leurs jbhs difcours & de leur gazouillement. Elle étoit im-  et £ A Béte, t'j-a patlente de fecevoir la vifite de la Béte dont elle croyoit entendre le bruit a chaque inftant. Mais cette heure fi défirée arriva fans que la Béte parüt. AHarmée, & comme en colè're de ce retardement, elle ne favoit d'oü provenoit fon abfence. Flotant entre la crainte & 1'efpérance , 1'efprit agité, le cceur en prdïe h h tnftefte, elle defcendit dans les jardins, réfolué de ne point rentrer dans le palais qu'elle n'eut trouvé la Béte. Dans tous les endroits qu'elle parcourut, elle ne vit aucune de* fes traces. Elk laPpela,l'écho feul répéta fes cris. Ayant paffe plus de trois heures dans ce deWable exercice, & accable'e de laffitude, elle s'affit iur un banc. Elle s'imaginoit ou que la Béte etoit morte, ou qu'elle avoit abandonné ces teufc Elle fe trouvoit feule dans ce palais, fans efpoir d'en fortir. Elle regretoit Pentret|en de la Béte , quoiqu'il ne füt pas diver^ant pour elle, & ce qui lui paroifToit extraordinaire , c'étoit de fe trouver tant de £niibihte pour ce monftre. Elle fe reprochoit de »e 1 avoir pas époufé. Se regardant comme 1'auteur de fa mort (car elle craignoit que fon ab< fence trop longue ne leut caufée), elle fe fit les plus durs & les plus fanglans reproches. Au miheu de fes triftes réflexions, elle anpercut qu'elle étoit dans cette allée même, o* Hij  la dernière nuit qu'elle venoit de paffer cheï' fbn père, elle.s'étoit repréfenté le monftre mourant dans une caverne inconnue. Perfuadée qu'elle n avoit pas été conduite dans ce lieu par le pur hazard, elle porta fes pas vers le fort qu'elle ne trouva pas impratiquable. Elle y vit un antre creux qui lui paroiffoit être le même qu'elle avoit cru voir en fonge. Comme la lune n'y fourniffoit qu'une foible lumière , les pages fïnges parurent incontinent avec un nombre de flambeaux fuffifant pour éclairer eet antre , & lui faire appercevoir la Béte étendue par terre, qu'elle crut endormie. Loin d'être effrayée de fa vue, la Belle en fut fort contente, & s'en approchant hardiment , elle lui paffa la main fur la tête , en 1'appelant plufieurs fois: mais la fentant froide & fans mouvement, elle nedoutaplus de fa mort,ce qui lui fit pouffer des cris douloureux, & dire les chofes du monde les plus touchantes. La certitude de fa mort ne 1'empêcha cependant pas de faire fes efforts pour la rappeler a la vie. En lui mettant la main fur le cceur, elle fentit avec une joie inexprimabie qu'elle refpiroit encore. Sans s'amufer a la flater davantage, la Belle fortit de la caverne, & courut a un baffm oü puifant de 1'eau dans fes mains , elle lui envint jeter ; mais comme elle  ! T L A B Ê T É, Hf n'en pouvoit prendre que fort peu a la fois, & qu'elie la répandoit avant que d'être auprès de la Béte, fon fecours auroit été tardif fans Ie fecours des courtifans finges qui coururent au palais , & revinrent avec tant de diligence , qu'elle eut dans un moment un vafe pour puifer de 1'eau & des liqueurs fortifiantes. Elle lui en fit refpirer & avaler, ce qui produifant un efFet admirable, lui donna quelque mouvement , & peu après lui rendit Ia connoiffance. Elle 1'anima de la voix & la flata tant, qu'elle fe remit. Que vous m'avez caufé d'inquiétude I dit-elle obligeamment a Ia Béte, j'ignorois a quel point je vous aimois. La peur de vous perdre m'a fait connoitre que j'étois attachée a vous par des liens plus forts que ceux de Ia reconnoiflance. Je vous jure que je ne penfois qua mourir, fi je n'avois pu vous fauver Ia vie. A ces tendres paroles, la Bete fe fentant entièrement foulagée , lui répondit d'une voix cependant encore foible : Vous êtes bonne, Ia Belle , d'airner un monftre fi laid , mais vous faites bien : je vous aime plus que ma vie. Je penfois que vous ne reviendriez plus ; j'en ferois motte. Puifque vous m'aimez, je veux vivre. Allez vous repofer, & foyez certaine que vous ferez auffi heureufe que votre boa cceur le mérite^ H iij  ïi8 La Belle La Belle n'avoit point encore cntendu pro-* r.oncer un fi long difcours a la Bete. II n'étoit pas éloquent , mais il lui plut par Ie tour de douceur & de fincérité qu'elle y crut remarquer. Elle s'étoit attendue d'en être grondée,ou de recevoir du moins des reproches, Elle eut dès-lors meilleure opinion de fon caractère: ne la trouvant plus fi ftupide , elle regarda même comme un trait de prudence fes. courtes réponfes; & prevenue de plus en plus en fa faveur, elle fe retira dans fon appartement, i'efprit rempli des plus flateufes idéés. La Belle extrêmement fatiguée, y trouva tous les rafraichiffemens dont elle avoit befoin, Ses yeux appefantis lui promettoient un doux fommeil ; prefqu'auffi-töt endormie que couchée , fon cher inconnu ne manqua pas de fe préfenter. Pour exprimer le plaifir qu'il avoit de la revoir , que de chofes tendres il lui dit 1 U I'affura qu'elle feroit heureufe, qu'il ne s'agiiToit plus que de fuivre les mouvemens que lui diótoit la bonté de fon cceur. La Belle lui demanda fi ce feroit en époufant la Béte. L'inconnu lui répondit qu'il n'y avoit que ce feul moyen. Elle en eut une efpèce de dépit, elle trouva même extraordinaire que fon amant lui confeillat de rendre fon rival heureux. Après ee. premier fonge, elle croyoit voir la B.êt$  et r, a Béte. iip morte a fes piés. Un inftant après 1'inconnu paroiffoit & difparoifToit en même tems pour laiffer prendre fa place a la Béte. Ce qu'elle remarquoit le plus diftinctement, étoit la dame , qui fembloit lui dire : Je fuis contente de toi: fuis toujous le mouvement de ta raifon , & ne t'inquiète de rien, je me charge du fohi de te rendre heureufe. La Belle , quoiqu'endormie , paroiffoit découvrir fon inclination pour 1'inconnu, & fa répugnance pour le monftre , qu'elle ne trouvoit pas aimable. La dame fourioit de fon fcrupuie, & 1'avertiflbit de ne point s'inquiéter de fa tendrefTe pour 1'inconnu, que les mouvemens qu'elle fe fentoit, n'avoient rien d'incompatible avec 1'intention qu'elle avoit de faire fon devoir ; que fans réfiftance elle la pouvoit fuivre , & que fon bonheur feroit parfait en époufant la Béte. Ce fonge, qui finit avec fon fommeil, fut pour elle une fource intariffable de réflexions. Dans ce dernier & dans les autres, elle trouva plus de fondement que n'en ont communément les fonges ; c'eft ce qui la détermina de confentir k eet étrange hymen. Mais 1'image de 1'inconnu venoit fans ceffe la troubler. C'étoit le feul obftacle, il n'étoit pas médiocre. Toujours incertaine de ce qu'elle avoit k faire, elle fut a 1'opéra, fans que fes embarras ceffaffent* H iv  120 La Belle Au foftït de ce fpeétacle elle fe mit a tablê£ ï'arrivée de ia Bete fut feule capable de la dé- terminer. Loin de lui faire des reproches fur fa longue abfence, le monftre , comme 11 le plaifir de la voir lui eut fait oublier fes ennuis paftes, parut en entrant chez la Belle n'avoir d'autre empreffement que celui de favoir fi elle s'étoit bien divertie, fi on 1'avoit bien regue, & fi fa fanté avoit été bonne. Eile répondit a ces queftions, & ajouta poliment qu'elle avoit acheté cher tous les agrémens dont elle avoit joui par fes foins , qu'ils avoient été fuivis de cruelles peines par 1'état oü elle 1'avoit trouvé. La Béte la remercia laconiquement, après quoi voulant prendre congé d'elle , elle lui demanda a fon ordinaire , fi elle vouloit qu'elle couchat avec elle. La Belle fut quelque tems fans répondre ; mais prenant enfin fon parti » elle lui dit en tremblant : Oui, la Béte , je le \*eux bien , pourvü que vous me donniez votre foi, & que vous receviez la mienne. Je vous la donne , reprit la Béte , & vous promets de n'avoir jamais d'autre époufe .... Et moi, repliqua la Belle, je vous regois pour mon époux, &c vous jure un amour tendre & fidéle. A peine eut-elle prononcé ces mots, qu'une décharge d'artillerie fe fit entendre; & peur  ET LA BÉTE. Ï2Ï qu'elle ne doutat point que ce ne füt en figne de réjouiffance , elle vit de fes fenêtres 1'air tout en feu , par l'illumination de plus de vingt mille fufées , qui fe renouvellcrent pendant trois heures. Elles formoient des iacs d'amour : des cartouches galans repréfentoient les chiffres de la Belle, & on lifoit en lettres bien marquéesrVivE la Belle et son Epoüx. Ce charmant fpeétacle ayant fuffifamment dure, la Bete témoigna a fa nouvelle époufe qu'il étoit tems de fe mettre au lit. Quelque peu d'impatience qu'eut la Belle de fe trouver auprès de eet époux fmgulier, elle fe coucha. Les lumières s'éteignirent a 1'inftant. La Béte s'approchant fit appréhender a la Belle que du poids de fon corps, elle n'écrafat leur couche. Mais elle fut agréablement étonnée ert fentant que ce monftre fe mettoit a fes cótés auffi légèrement qu'elle venoit de le faire. Sa furprife fut bien plus grande, quand elle 1'entendit ronfler prefqu'auffi-töt, & que par fa tranquillité elle eut une preuve certaine qu'il dormoit d'un profond fommeil. Malgré fon étonnement, accoutumée qu'elle étoit aux chofes extraordinaires , après avoir donné quelques momens k la réflexion, elle s'endorm'it auffi tranquillement que fon époux, ne doutant poiqt que ce fommeil ne füt myf-.  122 La Belle térieux ainfi que tout ce qui fe paffoit dans ce palais. A peine fut-elle endormie, que fon cher inconnu vint a Tordinaire lui rendre vifite. H étoit plus gai & plus paré qu'il n'avoit jamais été. Que je vous fuis obligé , charmante Belle , lui difoit-il , vous me délivrez de 1'afFreufe prifon oü je gémiffois depuis fi long-tems. Votre inariage avec la Béte va rendre un roi a fes fujets, un fils a fa mère , & la vie a. fon royaume: nous allons tous être heureux. La Belle a ce difcours fentoit un violent dépit, voyant que 1'inconnu , loin de lui témoigner le défefpoir oü le devoit jeter fengagement qu'elle venoit de prendre, faifoit briller a fes yeux une joie exceffive. Elle alloit lui témoigner fon mécontentement , lorfque la dame a fon tour lui parut en fonge. Te voila vidorieufe , lui dit-elle , nous te devons tóut, la Belle, tu viens de préférer la reconnoiffance a tout autre fentiment ; il n'y en a point qui, comme toi, euffent eu la force de tenir parole aux dépens' de leur fatisfadion , ni d'expofer leur vie pour fauver celle de leur père; en récompenfe, il n'y en a point qui puifTe efpérer de jamais jouir d'un bonheur pareil a celui oü ta vertu t'a fait parvenir. Tu n'en connois a prefent que la moindre partie, le retour du foleil t'en apprendra dayantage.  ET LA BÉTE. 123 Après la dame , la Belle revoyoit le jeune homme, mais étendu & comme mort. Toute la nuit fe paffa a faire dirférens fonges. Ces agitations lui étoient devenues familières, elles ne Tcmpéchèrent point de dormir long-tems. Ce fut le grand jour qui la réveilla. B brilloit dans fa chambre bien plus qu'a Tordinaire, fes guenons n'avoient pas ferme les fenétres : c'eft ce qui lui donna occafion de jeter les yeux fuc la Béte. Prenant d'abord le fpectacle qu'elle voyoit pour une fuite ordinaire de fes fonges, & croyant réver encore , fa joie & fa furprife lurent extrêmes , quand elle n'eut plus lieu de douter que ce qu'elle voyoit, ne füt réel. Le foir en fe couchant, elle s'étoit mife au bord de fon lit, ne croyant pas faire trop de place a fon affreux époux.B avoit ronflé d'abord, mais elle avoit cefié de Tentendre avant que de s'endormir. Le filence qu'il gardoit quand elle s'éveilla, lui ayant fait douter qu'il füt auprès d'elle, & s'imaginant qu'il s'étoit levé doucement; pour en favoir la vérité , elle fe retourna avec le plus de précaution qu'il lui fut pofllble, 5c fut agréablement furprife de trouver au lieu de la Bete fon cher inconnu. Ce charmant dormeur lui paroiftant mille fois plus beau qu'il ne Tétoit pendant la nuit, pour être certaine fi c'étoit bien le même ? elle.  124 L A B e r, t ê fe leva, & fut prendre fur fa toilette le por-* trait qu'elle portoit d'ordinaire au bras. Mais elle ne le pat méconrioitre. Occupée du merveilleux de eet affoupiffement, elle lui paria dans 1'efpérance de le faire ceffer. Ne s'éveillant point a fa voix, elle le tira par le bras. Cette feconde tentative lui fut encore inutile, & ne fervit qu'a lui faire connoitre qu'il y avoit de 1'enchantement: ce qui la fit réfoudre a laiffer paffer ce charme qui vraïfemblablement devoit avoir un terme prefcrit. Comme elle étoit feule , elle ne craignoit de fcandalifer perfonne par les libertés qu'elle pouvoit prendre avec lui : de plus il étoit fon époux. C'eft pourquoi donnant un libre cours a fes tendres fentimens, elle le baifa mille fois , & prit enfuite le parti d'attendre patiemment la fin de cette efpèce de léthargie. Qu'elle étoit charmée d'être unie a 1'objet qui feul 1'avoit forcée a balancer, & d'avoir fait par devoir ce qu'elle auroit voulu faire par goüt ! Elle ne doutoit plus du bonheur qu'on lui avoit promis dans fes fonges. Ce fut alors qu'elle connut que la dame lui difoit vrai, en lui repréfentant qu'il ne feroit point incompatible d'avoir tout a la fois de 1'amour pour la Béte & pour fon inconnu, puifque les deux n'étoient tm'un.  ÏT LA B Ê T E. iif Cependant fon époux ne s'éveilloit pas. Après un peu de nourrkure, elle effaya de fe diflïper par fes occupations ordinaires ; mais elles lui parurent infipides. Ne pouvant fe réfoudre a fortir de fa chambre, pour n'y pas refter oifive, elle prit de la mufique, & fe mit a chanter. Ses oifeaux 1'entendant, firent avec elle un concert d'autant plus charmant, que la Belle efpéroit toujours qu'il feroit interrompu par le réveil de fon époux, car elle s'étoit flatée de détruire 1'enchantement par 1'harmonie de la voix. B le fut en effet, mais non de la facon qu'elle avoit efpéré. La Belle entendit le bruit étranger d'un char qui rouloit fous les fenêtres de fon appartement, & la voix de plufieurs perfonnes qui s'approchoient de fa chambre. Au même inftant le finge capitaine des gardes, par le bec de fon perroquet trucheman, lui annonga des dames. La Belle regardant par la fenêtre , vit le char qui les avoit apportées. II étoit d'une facon toute nouvelle , & d'une beauté fans égale. Quatre cerfs blancs ayant leurs bois & les pinces d'or , fuperbement arnachés , tiroient eet équipage, dont la fingularité augmenta le défir qu'elle avoit de connoïtre celles a qui il appartenoit. Par le bruit qui devenoit plus grand, elle  Ttz6 La B e t è b connut que ces dames approchoient, & qu'elles devoient être prés de 1'antichambre. Elle fe crut obligée d'aller au devant. Elle reconnut dans une des deux la dame qu'elle avoit coutume de voir en fonge. L'autre n'étoit pas moins belle : fa mine haute & diftinguée marquoit affez qu'elle étoit une perfonne illuftre. Cette inconnue avoit paffé fa première jeuneffe ; mais elle avoit fair fi majeftueux, que la Belle ne favoit a laquelle adreflèr fon compliment. Elle étoit dans eet embarras, Iöffque celle qu'elle connoiffoit déja , & qui paroiffoit avoir quelque fupériorité fur l'autre, adreffant Ia parole a fa compagne, lui dit : Eh bien, reine, que penfez-vous de cette belle fille ? vous lui devez le retour de votre fils a la vie, car vous conviendrez que la facon déplorable dont il en jouiffoit ne peut pas s'appeler vivre, Sans elle vous n'auriez jamais revu ce prince , & il feroit refté fous 1'horrible figure dans laquelle il avoit été transformé , s'il ne fe füt pas trouvé dans Ie monde une perfonne unique de qui la vertu & le courage égalent Ia beauté. Je cróis que vous verrez avec plaifir ce fils qu'elle vous rend, devenir fon bien. Ils s'aiment, & il ne manque a préfent a leur parfait bonheur que votre confentement, le leur refuferez-vous ? La reine a ces mots embrafiant tendrement  ET E A B Ê T E. 127 !a Belle , s'écria : Loin de leur refufer mon confentement, j'y mets ma fouveraine félicité... Charmante & vertueufe fille, k qui j'ai tant d'obligations , apprenez-moi qui vous êtes , le nom des fouverains aflez heureux pour avoir donné le jour a une princefle fi parfaite. Madame, répondit modeftement la Belle , depuis long-tems je n'ai plus de mère. Mon père eft un marchand plus connu dans le monde par fa bonne foi & fes malheurs, que par fa naiffance. ... A cette fincère déclaiation , la reine étonnée recula deux pas, & dit : Quoi ! vous n'êtes que la fille d'un marchand !... Ah ! grande fée, ajouta-t-elle, en la regardant d'un air mortifié. Elle fe tut après ce peu de paroles: mais fon air difoit aflez ce qu'elle penfoit, & fon mécontentement s'exprimoit dans fes yeux. II me femble, lui dit fièrement la fée , que vous n'êtes pas contente de mon choix. La conditiön de cette jeune fille excite vos mépris , elle étoit cependant la feule dans le monde qui füt capable de remplir mon pro jet, & de rendre votre fils heureux. .. Je fuis très-reconnoiflante , répondit la reine; mais , puiffante intelligence, ajouta-t-elle, je ne puis m'empêcher de vous repréfenter le bizarre aflemblage du plus beau fang du monde dont mon fils eft ifiu , avec Ie fang obfcur d'oü fort la perfonne k qui  X2.8 La Belle vous le voulez unir. Je vous avoue que jé tuis peu flatée du prétendu bonheur de ce prince * s'il le faut acheter par une alliance auffi hoh* teufe pour nous & auffi indigne de lui. Seroit-il impoffible qu'il fe truovat dans le monde une perfonne de qui la vertu égalat la naiffance ? Je fais le nom de tant de princeffes eftimables, pourquoi ne me fera-t-il pas permis de me flater de le voir pofieffeur de 1'une d'elles? Comme elles en étoient en eet endroit., le bel inconnu parut. L'arrivée de fa mère & de la fée 1'avoit éveillé, & le bruit qu'elles avoient caufé eut plus de pouvoir que tous les efforts de la Belle, 1'ordre du charme le voulant ainfi» La reine le tint long-tems embraffé fans proférer une parole. Elle retrouvoit un fils que fes belles quaiités rendoient digne de fa tendrefTe. Quelle joie pour ce prince de fe voir délivré d'une figure épouvantable , & d'une ftupidité d'autant plus douloureufe, qu'elle étoit affe&ée, èc qu'elle n'avoit point obfeurci la raifon. II recouvroit la liberté de paroïtre en fa forme ordinaire par 1'objet de fon amour, c'eft ce qui la lui rendoit encore plus précieufe. Après les premiers tranfports que le fang lui venoit d'infpirer pour fa mère , le prince les interrompit pour fuivre le devoir & la reconnoiffance qui le prefloient de rendre grace 9  ET LA BÉTE, ï2p a Ia fée. II le fit dans les termes les plus refpc-ftueux & les plus courts , afin d'avoir la liberté de tourner fes empreiTemens du cöté de la Belle. U les lui avoit déja fait connoïtre par fes tendres regards, & pour confirmer cequ'avoient dit fes yeux, il alloit y joindre les termes les plus touchans, lorfque la fée Ie retint, & lui marqua qu'elle le prenoit pour juge entre fa mère & elle. Votre mère, lui dit-elle, condamne 1'engagement que vous avez pris avec Ia Belle : elle trouve que fa naiffance eft indigne de la votre; pour moi je crois que fes vertus en font difparoïtre 1'inégalité. C'eft è vous, prince , a décider qui de nous deux penfe felon votre goüt. Afin que vous ayez une entière liberté de nous faire connoïtre vos véritables fentimens, je vous déclare qu'il vous eft permis de ne vous pas contraindre. Quoique vous ayez donné votre foi a cette aimable perfonne, vous Ia pouvez reprendre. Je fuis caution que la Belle vous la rendra fans aucune difficulté, quoique par fa bonté vous ayez repris votre forme naturelle ; je vous aflüre encore que fa générofité lui fera pouffer le défintéreffement, jufqu'a vous laiffer la liberté' de difpofer de votre main en faveur de la perfonne a qui la reine vous confeillera de la donTome XXVL j  j3o La Belle ner Qu'en dites-vous , la Belle , pourfuivit la fe'e en fe tournant de fon cöte ; me fuis-je trompée en expliquant vos fentimens ? Voudriez-vous d'un époux qui le feroit a regret ï Non aflurément, madame, répondit la Belle, le prince eft libre : je renonce a 1'honneur d'être fon époufe. Quand j'ai accepté fa foi , j'ai cru faire grace a quelque chofe au-deffous de 1'homme; je ne me fuis engagée avec lui que dans le deffein de lui faire une faveur mfcgne ; 1'ambition n'a point eu de part a mes intentions. Ainfi, grande fée, je vous fupplie de ne rien exiger de la reine dans une occafion ou je ne puis blamer fa délicateffe. Eh bien, reine , que dites-vous a cela, dit la fée d'un ton dédaigneux & piqué ? Trouvezvous que les princeffes qui ne le font que par le caprice de la fortune ,méritent mieux le haut rang ou le fort les a placées, que cette jeune perfonne ? Pour moi, je penfe qu'elle ne devroit pas être refponfable d'une origine que fa vertu relève fuffifamment.... La reine répondit avec une efpèce de confufion : La Belle eft incomparable ; fon mérite eft infini, rien n'eft audeffus: mais, madame, ne pouvons-nous pas trouver d'autres moyens de le réccmpenfer ? Ne le puis-je pas faire fans lui facrifier la main de mon fils?  et la B ê t e. i^j Oui, h Eelle , lui dit la reine, je vous dois tant que je ne le puis reconnoïtre; je ne mets point de bornes a vos defirs. Souhaitez hardiment, je vous accorderai tout hors ce feul point. Mais la différence ne fera pas grande pour vous. ChoififTez un époux dans ma cour. Quelque grand feigneur qu'il puiffe être , il aura lieu de s'eftimer heureux , & a votre confidération je le placerai fi prés du tróne, qu'il y aura peu de différence. Je vous rends grace, madame, lui répondit la Belle, je n'ai point de récompenfe a exiger de vous. Je fuis trop payée du plaifir d'avoir fait ceffer 1'enchantement qui déroboit un grand prince a fa mère & a fon royaume. Mon bonheur feroit parfait, fi c'étoit a mon fouverain que j'euffe rendu ce fervice. Tout ce que je délire , eft que la fée daigne me remettre auprès de mon père. Le prince, qui par ordre de la fée avoit gardé le filence pendant tous ces difcours, ne fut pas le maïtre de le garder plus long-tems , & fon refpect a des ordres fi fêcheux ne fut plus capable de le contenir. II fe jeta aux piés de la fée & de fa mère ; il les pria avec la plus vive inftance de ne le pas rendre plus malheureux qu'il n'étoit, en éloignant la Belle, & en le privant du bonheur d'être fon époux. lij  132 X a Belle A ces mots la Belle le regardant d'un air rempli de tendreffe , mais accompagné d'une nobl© fïerté, lui dit : Je ne puis , prince, vous cacher les fentimens que j'ai pour vous. Votre défan* chantement en eft une preuve , & je les voudrois envain déguifer. J'avoue , fans rougir , que je vous aime plus que moi-même. Pourquoi le diiïimulerois-je ? on ne dok défavouer que les mouvemens criminels. Les miens font remphs d'innocence, & font autorifés par le confentement de la généreufe fée , a qui vous & moi fommes ft redevables. Mais fi j'ai pu me réfoudre a y renoncer quand j'ai cru que mon devoir m'ordonnoit de facrifier a la Béte, vous devez être perfuadé que je ne me démentirai pas en cette occafion, oü il ne s'agk plus de 1'intérêt d'un monftre, mais du votre. II me fuffit de favok qui vous êtes , & qui je fuis , pour renoncer a la gloire d'étre votre époufe. J'ofe dire même que , quand vaincue par vos prières , elle vous accorderoit le confentement que vous défirez , elle ne ferók rien pour vous , puifque dans ma raifon & dans mon amour même , vous trouveriez un obftacle ïnfurmontable. Je le répète , je ne demande pour toute faveur que de retourner dans le fein de ma familie , oü je conferverai un fouvenir éternel de vos bontés & de votre amour.  ET LA BÉTE. I33 Généreufefée , s'écriale prince en joignant les inains d'une facon fuppliante , de grace , empêchez que la Belle ne parte , & rendez-moi plutót ma monftrueufe figure. A cette condition je refterai fon époux; elle a donné fa foi a la Bete, & je préfère eet avantage a tous ceux qu'elle me procure , fi je n'en puis jouir fans les payer fi chèrement. La fée ne répondit rien. Elle regardoit fixementla reine qui étoit touchée de tant de vertus, mais dont 1'orgueil n'étoit pas ébranlé. La douleur de fon fils 1'affligeoit, fans pouvoir oublier que la Belle étoit fille d'un marchand , & rien davantage. Cependant elle appréhendoit le courroux de la fée, dont Fair & le filence marquoient affez 1'indignation. Son embarras étoit extreme. N'ayant pas la force de dire un mot, elle craignoit de voir finir d'une facon funefte une converfation , dont 1'intelligence protectrice étoit offenfée. Perfonne ne paria pendant quelques momens, mais la fée enfin rompit le filence, & jetant un regard afteclueux fur les amans, elle leur dit: Je vous trouve dignes 1'un de l'autre. On ne pourroit fans crime fonger a féparer tant de mé^ rite. Vous refterez unis , c'eft moi qui vous le promets •, j'ai affez de pouvoir pour 1'exécuter. La reine a ces paroles frémit: elle eut ouvert la bouche pour faire quelques repréfentations s I üj  134 k A Belle mais la fée la prévint en lui difant: Pour vous , reine, le peu de cas que vous faites d'une vertu dépouillée des vains ornemens que vous eftimez feuls, m'autoriferoit a vous faire des reproches amers. Mais je pardonne cette faute a la fierté que vous infpire le rang que vous .tenez , & je ne prendrai pas d'autre vengeance , que celle que je tire de la petite violence que je vous fais , de laquelle vous ne ferez pas long-tems fans me rendre grace. La Belle, a ces paroles , embraüa les genoux de la fée , & s'écria : Ah ! ne m'expofez pas a la douleur de m'entendre reprocher toute ma vie que je fuis indigne du rang oü votre bonté me veut élever , fongez que le prince qui croit a prefent que fon bonheur confïfte dans le don de ma main, penfera peut-être comme la reine avant qu'il foit peu. Non, non , la Belle , ne craignez rien , reprit la fée. Les malheurs que vous prévoyez, ne peuvent arriver. Je fais un moyen fur de vous en préferver , & quand le prince feroit capable de vous méprifer après vous avoir époufée , il faudroit qu'il en cherchat un autre fujet que dans 1'inégalitédesconditions. Votre naif. fance n'eft point inférieure a la fienne: 1'avantage même eft très-confidérable de votre cóté, puifqju'il eft vrai , dit-elle fièrement a la reine,  ET LA BÉTE. 135" que voila votre nièce; & ce qui vous la doit rendre refpeftable , c'eft qu'elle eft la mienne, étant fille de ma fceur , qui , comme vous , n'étoit pas efclave d'une dignité dont la vertu fait le principal luftre.- Cette fée fachant eftimer le vrai mérite, fit honneur au roi de 1'ile heureufe , votre frère , de 1'époufer. J'ai garanti le fruit de leurs amours des fureurs d'une fée qui vouloit être fa belle-mère. Depuis qu'elle eft née, je 1'ai deftinée pour époufe a votre fils , je voulois en vous cachant 1'effet de ma bonne volonté, donner a votre confiance le tems d'éclater. J'avois quelque fujet de croire que vous en auriez eu davantage pour moi. Vous pouviez vous en rapporter a mes foins fur le deftin du prince. J'avois témoigné y prendre affez d'intérêt , & vous ne deviez pas appréhender que je 1'expofaffe a rien de honteux pour vous & pour lui. Je fuis perfuadée, madame, pourfuivit-elle avec un fourire qui marquoit encore quelque chofe d'aigre , que vous ne poufferez pas le dédain plus loin , & que vous voudrez bien nous honorer de votre alliance. La reine interdite & confufe, ne fut que répondre. Le feul moyen de réparer fa faute , fut d'en faire un aveu fincère , & d'en témoigner un vrai repentir. Je fuis coupable , généreufe I iv  ;*3 auroisfuc- combe. Pendant votre abfence, cette généreuf* intelhgence ne m'abandonna point. Elle me pré lerva de ma propre fiureur; je m'y ferois livré nofant me flater que vous revinfliez. Le tems que vous aviez paflé dans ce palais rendoit mon prenuer état plus infupportable qtfH ne Lij  %64 La Belle 1'avoit e'té d'abord , puifque je ffle trouvoïs le plus malheureux de tous les hommes , fans efpérance de pouvoir vous le faire connoïtre. La plus douce de mes occupations étoit de parcourir les lieux oü vous alliez le plus fouvent ; mais mon chagrin redoubloit en ne vous y voyant plus. Les foirs & les heures oü j'avois le plaifir de vous entretenir un moment, redoubloient mon affliaion èc m'étoient encore plus cruels. Ces deux mois, les plus longs de ma vie, finirent enfin, & je ne vous vis point revenir. Ce fut alors que mon malheur fe trouva * fon dernier période , & que la puiffance de la fée fut trop foible pour me garantir de fuccomber a mon défefpoir. Les précautions qu'elle prit pour m'empêcher d'attenter a ma vie , furent inutiles. J'avois un für moyen qui excédoit fon pouvoir; c'étoit de ne plus prendre de nourriture. Paria force de fon art, elle eut encore la puiifance de me foutenir quelque tems; mais ayant épuifé tous fes fecrets fur moi, je m'afToiblLflbis peu a peu : enfin je n'avois plus qu'un moment a vivre, quand vous vintes m'arracher a la mort. Vos précieufes larmes , plus efficaces que tous les cordiaux des génies déguifés, retinrent mon ame prête l fortir. En connoiflant par vos plaintes que je vous étois cher, je goütai une  et EX Béte. t'6f félicité parfaite, & elle fut a fon comble lord que vous m'acceptates pour époux. Cependant il ne me fut pas encore permis de vous dé.couvrir mon fecret, & la Béte fut obligée de fe coucher auprès de vous, fans ofer vous faire connoïtre le prince. Je fus a peine fur votre lit, que mes impatiences cefsèrent. Vous favez qu'auflïtót je tombai dans une léthargje qui n'a fini qu'a 1'arrivée de la fée & de la reine. En m'éveillant je me fuis trouvé tel que me voila , fans pouvoir dire de quelle forte mon changement s'eft fait. Vous avez été témoin du refte , mais vous n'avez pu juger qu'imparfaitement de la douleur que me caufoit 1'opiniatreté de ma mère, qui s'oppofoit a un hymen fi jufte & lï glorieux pour moi. J'étois réfolu , princeffe , a redevenir plutöt béte , que de perdre 1'efpoir d'être 1'époux d'une perfonne fi vertueufe & li charmante. Quand le fecret de votre naiCfance eüt toujours été pour moi un myllère, la reconnoiffance & 1'amour ne m'auroient pas moins fait fentir qu'en vous pofiedant je ferois le plus heureux de tous les hommes. Le prince finit ainfi , & la Belle alloit lui répondre, lorfqu'elle en fut empéchée par un bruit de voix éclatantes, & d'inftrumens guer» h Ü'l  %otJ La Belle riers, qui cependant n'annoneoient rien de finiftre. Bs mirent la tête a la fenêtre , & la fée & la reine qui revenoient de leur promenade en firent autant. Ce bruit procédoit de 1'arrivée d'un homme: qui, felon les apparences, .devoit être un roi. L'efcorte qui 1'environnoit avoit toutes les ■marqués de la dignité royale, & lui-même en fa perfonne faifoit voir un air de majefté qui ne démentoit point la magnificence dont il étoit accompagné. Ce prince parfaitement bien fait, öuoiquil ne füt plus dans fa première jeunefie , montroit qu'il avoit eu peu d'égaux. dans le prin"tems de fon age. B étoit fuivi de douze gardes, & de quelques courtifans en habits de chaffe , qui paroilfoient auffi étonnés que leur maitre de fe trouver dans un chateau qui leur étoit inconnu». Ön lui rendit les mêmes honneurs que s'il eüt été dans fes propres états, & le tout par des invifibles, car ils entendoient des cris de joie & de fanfares, & ils ne voyoient perfonne. La fée en le voyant paroitre, dit & la reine: Voila le roi votre frère, & le père de la Belle, U ne s'attend point au plaifir de vous trouver ici. B en fera d'autant plus fatisfait, que comme vous le favez, il croit fa fille morte depuis long-tems. B la regrète encore auffi bien què fa femme , de qui il conferve un tendre fou-  et la Béte. x$g venïr. Ce difcours augmenta rimpatience quet la jeune reine & la princefle avoient d'embraffer ce prince, ils arrivèrent promptement dans la cour, au moment que lui-méme defcendoit de cheval. II les appercut fans les pouvoir connoïtre : mais ne doutant point qu'elles ne vinf* fent au-devant de lui, il ne favoit quel compliment leur faire, ni de quels termes fe fervir, lorfque la Belle fe jetant a fes genoux, les. embraffa en 1'appelant fon père. Ce prince la releva, & la ferrant tendrement entre fes bras, ne comprenoit point pourquoi elle lui donnoit ce nom. II s'imagina qu'elle pouvoit être une princefle orpheline & ppprimée qui venoit implorer fa protecrion , & quï ne fe fervoit des termes les plus touchans, que pour obtenir 1'effet de fa demande. II étoifc prêt a 1'aflurer qu'il alloit faire en fa faveur tout ce qui de'pendroit de lui, lorfqu'il reconnut la reine fa fceur , qui 1'embraflant a fon tour, lui pre'fenta fon fils. Elle lui fit connoïtre une partie des obligations qu'elle & lui avoient a la Belle , & ne lui cacha pas I'affreufe aventure qui venoit de fe terminer. Le roi loua cette jeune princefle, & vouloit favoir fon nom, quand la fée 1'interrompant, lui demanda s'il étoit néceffaire de nommer fes. parens, & s'il n'avoit jamais connu perfonne * L ïy  Ï6"8 L a Belle qui elle reflemblat aflez pour les lui découvrir.... Si je ne m'en rapportois h fes traits, dit-il en la regardant ftxement, & ne pouvant retenir quelques larmes , le nom qu'elle m'a donné m'eft légitimement dü , mais malgré ces fïgnes, & 1'émotion ou fa vue me jette, je n'ofe me flater que ce foit ma fille que j'ai pleurée , puifque j'ai vu les marqués certaines qu'elle a été dévorée par les bêtes fauvages. Cependant, continua-t-il en la confidérant de nouveau, elle eft parfaitement reflemblante a la tendre & incomparable époufe que la mort m'a ravie. Que je fuis flaté agréablement de 1'efpérance de revoir en elle le fruit d'un hymen charmant, dont les chaïnes n'ont été que trop-tót rompues \ Vous le pouvez, feigneur, reprit la fée , la Belle eft votre fille. Sa naiflance n'eft plus un fecret ici. La reine & le prince favent qui elle «ft. Je ne vous ai fait venir que pour vous en inftruire ; mais nous ne fommes point dans un lieu commode pour faire le détail de cette aventure. Entrons dans le palais , vous vous y repoferez quelques momens, & enfuite je vous raconterai ce que vous défirez favoir. Après la joie que vous aurez reflentie de retrouver une fille fi belle & fi vertueufe, je vous ferai part d'une autre nouvelle , a laquelle vous ne ferez pas moins fenfible.  et la Bet .e. 169 Le roi accompagné de fa fille & du prince , fut conduit par les officiers finges dans 1'appartement que la fée lui avoit deftiné. L'intelligence prit ce tems pour rendre aux ftatues la liberté de parler de ce qu'elles avoient vu. Comme leur fort avoit fait compaffion k Ia reine, elle voulut que ce füt par fes mains qu'elles reffentiffent la douceur de revoir Ia lumière. Elle lui donna fa baguette avec laquelle la reine ayant décrit par fon ordre fept cercles en 1'air, elle prononca ces mots d'une voix naturelle : Animez-vous, votre roi eft fauvé. Toutes ces figures immobiles fe remuèrent, commencèrent a marcher & a agir comme cidevant, ne fe fouvenant que confufément de ce qui leur étoit arrivé. Après cette cérémonie, la fée & la reine retournèrent auprès du roi qu'ils trouvèrent en converfation avec la Belle & le prince. Tour a tour il leur faifoit des careffes, & fur-tout a fa fille , k laquelle il demanda cent fois comment elle avoit été fauvée des bêtes féroces, qui 1'avoient emportée, fans faire réflexion qu'elle lui avoit répondu dès la première fois qu'elle n'en favoit rien,& qu'elle avoit même ïgnoré le fecret de fa naiffance. De fon cöté le prince parloit fans être entendu , répétant cent fois les obligations qu'il avoit a la prin-  iyo La Belle celfe Belle. B I auroit auffi défiré prévenïr Ié monarque fur les promefFes que la fée lui avoit fakes de lui en accorder la poffeffion, & le prier de ne pas refufer un agréable confentement a fon alliance. Cet entretien & ces caréffes furent interrompus par 1'arrivée de la reine & de la fée. Le roi qui retrouvoit fa fille, connoiffoit toute 1'étendue de fon bonheur-, mais il ignoroit encore a qui il avoit obligation de ce précieux avantage. C'eft a moi, lui dit la fée, & c'eft moi feule qui dois vous expliquer 1'aventure. Je ne borne pas mes bienfaits a vous en faire le récit, j'ai encore des nouvelles a vous aanoncer qui ne font pas moins agréables. Ainfi > grand roi, vous pouvez marquer ce jour parmi les jours heureux de votre vie. La compagnie connoiffant que Ia fée fe préparoit a parler, fit comprendre par fon filence qu'elle lui donneroit une grande attention. Pour répondre a leur attente, voici le difcours qu'elle tint au roi : La Belle , feigneur, & peut être le prince, font les feuls ici qui ne favent pas les loix da 1'ile heureufe. C'eft pour eux que je vas les expliquer. B eft permis a tous les habitans de cette ile, & même au roi, de ne confulter que leur goüt dans la perfonne qu'un chacun dok époufer, afin que rien ne s'oppofe a fon bonheur*  ï T L A BÉTE. lyf 'Ce fut en vertu de ce privilège, que vous choisites une jeune bergère que vous rencontrates a la chaffe. Ses attraits, fa fagefle vous la firent trouver digne de eet honneur. Toute autre qu'elle, & même des filles élevées en dignité, euflent accepté avec joie & e-mpreflement celui de votre maïtrefle; mais fa vertu lui fit de'daigner une pareille offre. Vous 1'élevates fur le tröne, & lui donnates un rang duquel la baflefle de fa naiffance fembloit la devoir exclure, mais qu'elle méritoit par la noblefle de fon caractère , & la beauté de fon ame. Vous pouvez vous fouvenir que vous eütes toujours fujet de vous louer de votre choix. Sa douceur, fa complaifance & fa tendreffe pour vous égalèrent les charmes de fa perfonne. Mais vous ne jouïtes pas long-tems du plaifir de la voir. Après qu'elle vous eüt fait père de la Belle, vous vous trouvates obligé de faire un voyage lur vos frontières , pour prévenir une apparence de révolte, dont vous fütes informé; pendant ce tems , vous fi'tes la perte de cette chère époufe, qui vous toucha d'autant plus , que vous joigmtes a la tendreffe que fes appas vous avoient infpirée, la plus parfaite eftime pour fes rares qualités. Malgré fa grande jeu»feüea & le peu d'éducation que fa naiffance  tj2 L a Buts lui avoit donné, vous lui trouvates une prudencci confommée, & vos plus habiles courtifans furent étonnés des fages confeils qu'elle vous donnoit , & des expédiens qu'elle trouvoit pour vous faire réuffir dans tous vos projets. Le roi qui avoit toujours confervé fa douleur , & a qui la mort de cette digne époufe étoit tou jours préfente , ne put entendre ce récit , fans donner de nouveaux témoignages de fenfibilité , & la fée qui s'appercut que ce difcours 1'attendrifToit, lui dit : Votre fenfibilité me prouve que vous méritiez ce bonheur; je ne veux pas vous rappeler davantage un fouvenir qui ne peut que vous attrifter; mais je dols vous apprendreque cette prétendue bergère étoit une fée ; & ma fceur informée que 1'iie heureufe étoit un charmant pays , fachant fes loix & la douceur de votre gouvernement, elle eut envie de la voir. L'habit d'une bergère fut le feul déguifement qu'elle emprunta , pour jouir quelque tems de la vie champétre. Vous la rencontrates dans ce féjour. Ses graces & fa jeunelfe vous touchèrent. Elle s'abandonna fans contrainte a 1'envie de favoir fi vous aviez autant de charmes dans 1'efprit qu'elle en trouvoit dans votre perfonne. Elle fe fioit a fa qualité & a fon pouvoir de fée, qui la mettroit 3 quand elle voudroit, a  et t' X Béte. jyg couvert de vos empreffemens , fuppofé qu'ils fuffent jufqu'a 1'importunité, & que la condition fous laquelle elle paroiffoit vous fit préfumer que fens conféquence vous lui pouviez manquer de refpedb Elle ne redoutoit point les fentimens que vous lui pouviez infpirer , & perfuadée que fa vertu fuffifoit pour la garantir des pie'ges de 1'amour, elle attribuoit ce qu'elle avoit fenti pour vous a la fimple curiofité de connoïtre s'd y avoit encore fur la terre des hommes capables d'aimer la vertu dépourvue des ornemens ctrangers, qui la rendent plus bnllante & plus refpeéhble au vulgaire , que fa propre qualité, & de qui les fecours funeftes font fouvent donner fon nom aux vices les plus abominables. Abufée par cette idee, loin de fe retirer dans notre afyle ge'ne'ral, comme elle 1'avoit d'abord projeté, elle voulut habiter une petite cabane qu'elle s'e'toit faite dans la folitude oü vous la rencontrates avec une figure fantaftique qui repréfentoit fa mère. Ces deux perfonnes fembloient Vivre du produit d'un prétendu troupeau qui ne craignoit point les loups , n'étant en effet que des génies de'guife's. Ce fut dans ce lieu qu'elle recut vos foins. Ils produifirent tout 1'effet que vous pouviez défirer. Elle n'eut pas la force de refuferl'offre que vous lui fïtes de la couronne.... -Vous connoiffiez toute 1 etendue de 1'obligation,  174 k A Buts que vous lui deviez , dani les tems que vouS croyiez qu'elle vous devoit tout, & que vous vouliez bien la laiflèr dans cette erreur. Ce que je vous apprends, vous eft une preuve fenfible que 1'ambition n'eut point de part au confentement qu'elle donnoit a vos defirs. Vous n'ignorez pas que nous regardons les plus grands royaumes, comme des biens dont nous faifons préfent a qui nous plait. Mais elle fit attention a votre généreux procédé, & fe croyant heureufe de s'unir a un homme auffi vertueux, elle s'étourdit fur eet engagement, au point qu'elle ne fit aucune réflexion au danger dans lequel elle alloit fe précipiter. Car nos loix défendent diredtement toute alliance avec ceux qui n'ont pas autant de puiftance que nous, fur-tout avant que nous ayons aflez d'ancienneté pour avoir de 1'autorité fur les autres, & jouir du droit de préfider a notre tour. Avant ce tems, nous fommes fubordonnées a nos anciennes , & pour que nous n'abufions pas de notre pouvoir , nous n'avons celui de difpofer de nos perfonnes , qu'en faveur d'une intelligence , ou d'un fage , de qui la puiftance foit au moins égale a la nötre. II eft vrai qu'après la vétérance , nous fommes maitrefles de faire quelle alliance il nous plaït; mais il eft rare que nous ufions de ce droit, & ce n'eft jamais  et la" Bete. jjf qu'au fcandale de 1'ordre , qui ne regoit eet affront que rarernent, encore efl-ce de la part de quelques vieilles fées qui payent prefque toujours cher leur extravagance, car elles époufent des jeunes gens qui les méprifent, & quoiqu'on ne les puniffe pas dire&ement, elles le font fuffifamrnent par les mauvaifes fagons de leurs époux , de qui il ne leur eft pas permis de fe venger. C'eft la feule peine que nous leur impofons. Les défagrémens qui fuivent prefque toujours les folies qu'elles ont fakes , leur ótent 1'envie de révéler aux profanes de qui elles efpéroient des égards & des foins, nos fecrets avantageux. Ma fceur n'étoit dans aucun de ces cas. Douée de toutes les qualités propres a fe faire aimer, il ne lui manquoit que 1'age; mais elle ne confulta que fon amour. Elle fe ftata de pouvoir tenir fon hymen fecret, elle y réufïit quelque tems. Nous n'avons guère 1'ufage de nous informer de ce que font celles qui font abfentes. Chacune s'occupe de fes propres affaires , & nous nous répandons dans le monde pour faire du bien ou du mal, felon nos inclinations , fans être obligées , a notre retour, de rendre compte de nos aótions, a moins que nous n'ayons eu une conduite qui faffe parler de nous , ou que quelque fée bienfaifante , touchée des malheureux injuftement perfécutés, n'en porte  ;i7<5 LA B e £ i S fes plaintes. II faut enfin quelqu'aventure lm* 'prévue, pour qu'on vifite le livre, général, dans lequel ce que rious faifons fe grave de lui-même au moment que la chofe arrivé. Excepté ces occafions , nous ne devons paroïtre a 1'aiTemfelée que trois fois 1'année , & comme nous voyageons- fort commodément, il n'eft queftion, pour en être quitte, que d'une pre'fencö de deux heures. Ma fceur étoit obligée d'éclairer le trónC (c'eft ainfi que - nous appelons cette corvée ) : quand il le falloit, elle vous préparoit de loin une chaffe ou un voyage de plaifir, & après votre départ elle afTe&oit quelqu'incofnmodité pour refter feule enfermée dans fon cabinet, ou fuppofoit d'avoir befoin d'écrire ou de fe repofer. On ne s'appergut point dans votre palais, ni parmi nous, de ce qu'elle avoit tant d'intérét de cacher. Ce myftère n'en fut pas un pour moi. Les conféquences en étoient dangereufes, c'eft.ce que je lui fis connoïtre, mais elle vous airrioit trop pour fe repentir-de fa démarche. Voulant même fe juftifier dans mon «fprit, elle exigea que je vinffe vous voir. ^ Sans vous faire ce compliment, j'avoue ,^ feigneur, que fi votre vue ne mé fit pas entièrerément approuver fa foiblefie , du moins elle dinünua confidéraJ?lement? augmenta le zèle avee  ET LA BÉTE. 177 avec lequel je cherchois a Ia tenir cachée. Sa prévarication fut inconnue pendant deux ans; mais enfin elle fe de'couvrit. Nous fommes oblige'es de faire un certain nombre de bienfaits dans Fétendue géne'rale de 1'univers , dont nous nous trouvons forcées de rendre compte. Quand ma fceur fut obligée de rendre le fien, elle ne put montrer de faveurs que dans File heureufe , & pour File heureufe, Plufieurs de nos fées de mauvaife humeur blamèrent fon procédé, c'eft ce qui fit que notre reine lui demanda par quelle raifon elle bornoit fon humeur bienfaifante a cette foible partie de la terre, puifqu'il ne lui e'toit pas permis d'ignorer qu'une jeune fée devoit beaucoup voyager , pour faire connoïtre a 1'univers quelle eft notre puiffance & notre volonté. Comme cette loi n'étoit pas nouvelle, ma fceur n'eut pas de fujet d'en murmurer, ni de prétexte pour refufer d'obéir. Elle promit de s'y conformer. Mais 1'impatience de vous revoir, la peur qu'on ne s'appercüt de fon abfence, 1'impoffibilité de faire des actions fecrètes fur Ie tróne, ne lui permirent pas de s'éloigner affez long-tems & afféz fouvent pour faire fon devoir , & a Paffemblée fuivante a peine put-elle prouver qu'elle eüt été un quart d'heure hors de File heureufe. Tome XXVL M  i78 La Belle Notre reine irritée contr'elle , la menaca de détruire cette ïle , pour 1'empécher de violer plus long-tems nos loix. Cette menace la troubla fi fort , que la moins clairvoyante des fées connut jufqu'a quel point votre époufe portoit 4a fenfibilité pour cette üe fatale,& la méchante fée, qui a donné au prince que voici la monftrueufe figure qu'il a eue, s'appercut a fon trouble, qu'en ouvrant le grand livre, elle y trouveroit un fujet important & capable d'exercer fon inclination malfaifante. C'eft-la , s'écria-telle , que la vérité fe découvrira , & que nous allons apprendre au vrai quelle eft fa conduite. A ces mots elle fit voir a toute 1'alTemblée tout ce qui s'eft paffe depuis deux ans , & le lut a voix haute & diftin&e. Toutes les fées firent un bruit étrange en apprenant cette méfalliance , & accabièrent ma trifte fceur des plus cruels reproches. Elle fut dégradée de notre ordre , & condamnée a demeurer prifonnière chez nous. Si la pumtion de cette faute n'eut confifté que dans la première des peines, elle fe fut confolée ; mais le fecond chatiment, plus terrible que le premier , lui fit fentir toute la rigueur de 1'un & de l'autre. La perte de fa dignité la touchoit peu; mais vous aimant tendrernent, elle demanda les yeux en Iarmes , qu'on fe contentat  E T, L A B ê T E. I79 de la dégrader, fans la priver de la douceur de vivre en fimple mortclle avec fon époux & fa chèce fille. Ses pleurs & fes fupplications touchoient les jeunes vétéranes, & je vis au murmure qu'on fit, que fi dans 1'inftant on eut recueillï les voix, elle en eut affurément été quitte pour une remontrance. Mais une des plus anciennes, que pour fa grande décrépitude nous appelons la mère des tems , ne donna pas a la reine le loifir de s'expliquer, & de faire connoïtre que i la pitié s'étoit emparée de fon cceur, comme i de celui des autres. Ce crime ne doit pas fe tolérer, s'écria 1 d'une voix caffée cette déteftable vieille , s'il n'eft pas puni, nous ferons tous les jours exj pofées aux mêmes affronts. L'honneur de 1'ordre y eft abfolument engagé. Cette miférable i attachée a la terre , ne regrète point la perte j d'une dignité qui 1'élevoit cent fois plus auI defius des rois , qu'ils ne le font au-deffus de j leurs fujets. Elle nous apprend que fon affection , fes craintes & fes defirs fe tournent vers I fon indigne familie. C'eft par eet endroit qu'il I Ia faut punir. Que fon époux la regrète ; que I fa fille, fruit honteux de fes laches amours, [ époufe un monftre pour lui faire expier la j foibleffe d'une mère qui a eu la foibleffe de fe M ij  180 L a Belle laiffer charmer par la beauté fragile & méprifable de fon père. Cette cruelle fentence fit revenir a la .rigueur beaucoup de celles qui penchoient vers la clémence. Le petit nombre de celles qui avoient été touchées de pitié , n'étant pas aflez confidérable pour s'oppofer a la délibération générale , elle fut exécutée a la rigueur , & notre reine elle-même , dont la phyfionomie paroiffoit tournee a la compaffion , reprit fon air févère i & confirma a la pluralité des voix , 1'avis de cette mauvaife vieille. Cependant ma fceur, qui cherchoit a faire révoquer un arrêt fi cruel , pour toucher les juges & excufer fon hymen, fit de vous un portrait fi charmant, qu'elle enflamma le cceur de la fée gouvernante du prince, (c'étoit celle qui avoit ouvert le livre;) mais eet amour naiflant n'a fervi qu'a redoubler la haine que cette injufte fée avoit déja pour votre trifte époufe. Ne pouvant réfifter a fempreuement qu'elle avoit de vous voir, elle colora fa paflïon du prétexte de connoïtre fi vous méritiez qu'une fée vous f it le facrifice que ma fceur vous avoit fait. Comme elle étoit chargée du prince, & qu'elle avoit fait approuver cette tutelle a 1'affemblée , elle n'auroit ofé 1'abandonner, fi 1'amour ingénieux, ne lui eüt infpiré de mettre  ET LA BÉTE. l8l auprès de lui un génie prote&eur & deux fées fubalternes & invifibles pour en répondre en fon abfence. Après cette précaution, elle ne fongea qu'a fuivre fes defirs, qui la portèrent dans 1'ile heureufe. Cependant les femmes & les officiers de la reine prifonnière, étonnés de ce qu'elle ne fortoit point de fon cabinet fecret, en furent alarmés. Les défenfes exprefïes qu'elle avoit fakes de ne pas 1'interrompre , kur fit paffer la nuit fans frapper a fa porte; mais 1'impatience faïfant place a toute autre confidcration, ils frappèrent vivement, & perfonne ne leur répondant, ils enfoncèrent les portes , ne doutant plus qu'il ne lui füt arrivé quelqu'accident. Quoiqu'ils s'attendiffent a tout ce qu'il y a de plus funefte, ils ne furent pas moins confternés de ne la pastrouver. On 1'appela , on la chercha vainement; rien ne s'offrit pour foulager le défefpoir que fon abfence caufok. On fit mille raifonnemens tous auffi abfurdes les uns que les autres. On ne pouvoit foupconner que fon évafion füt volontaire. Elle étoit toute-puiffante dans votre royaume , le pouvoir fouverain que vous lui aviez laiffé ne lui étoit contefté par qui que ce füt. Tous lui obéifloient avec joie. La tendreffe que vous aviez 1'un pour l'autre , celle qu'elle avoit pour fa fille, & pour des fujets M iij  182 La Belle dont elle faifoit fes délices, empêchoit qu'onne 1'accufat de fa fuite. Oü fut-elle allee pour étre mieux ? D'ailleurs quel homme eut ofé eniever une reine du milieu de fes gardes & du fond de fon palais ? On auroit fu la route que les raviffeurs euffent pu prendre. Le malheur étoit certain, quoique les circonftances en fulfent cachées. II y en avoit un autre a redouter , c'étoit , feigneur , la fagon dont vous recevriez cette fatale nouvelle. L'in-» nocence de ceux qui étoient refponfables de la perfonne de la reine, ne les ralfuroit point contre les effets de votre jufle courroux. II falloit fe déterminer a fuir de vos états, & par cette fuite fe déclarer coupable d'un crime qu'ils n'avoient pas commis , ou il falloit trouver le -fecret de vous cacher ce malheur. Après beaucoup de délibérations , on n'en imagina point d'autres, que de vous perluader qu'elle étoit morte , ce qui fut exécuté dans 1'inftant. On fit partir un courier pour vous apprendre qu'elle étoit tombée malade. Un fecond qui partit quelques heures après , vous porta la nouvelle de fa mort, c'étoit afin que votre amour ne vous fit pas venir en diligence. Votre préfence eut rompu toutes les mefures qui faifoient la süreté générale , on lui fit des ©bfèques dignes de fon rang , de voflre aftëc-  ET E A BÉTE. 183 lïon & des regrets d'un peupie dont elle étoit adorée , & qui la pleuroit aufli fincèrementj que vous-mème. Cette cruelle aventure fut toujours un fecret pour vous, quoiqu'il n'y eüt perfonne dans toute 1'ile heureufe qui 1'ignorat. La première furprife avoit rendu ce malheur public. La douleur que vous fentxtes de cette perte fut proportionnée a votre affecHon, vous n'y trouvates de foulagement qu'a faire venir Ia princeffe votre fille auprès de vous. Les innocentes careffes de eet enfant firent toute votre confolation. Vous ne voulütes plus vous en féparer; elle étoit charmante, & vous préfentoit fans ceffe un portrait vivant de la reine fa mère. La fée ennemie, ;qui avoit été la première caufe de tout le défordre, en ouvrant le grand livre, par lequel elle avoit découvert le mariage de ma fceur , n'étoit pas venue vous voir fans payer fa curiofité, votre préfence avoit produit fur fon cceur le menie effet que fur celui de votre époufe; & fans que cette expérience la portat a I'excufer , elle défiroit ardemment de commettre la rncme faute. Invifible auprès de vous, elle ne pouvoit fe réfoudre a vous quitter : vous voyant inconfolable, elle ne fe flatoit pas d'un heureux fuccès dans fes amours , & craignant de joiudre la honte de M iv  / 184. La Belle vos mépris a 1'inutilité de fes deffeins , eile n'ofoit fe faire connoïtre a vous. D'un autre cöté, jugeant qu'il étoit néceffaire de paroitre, elle penfoit que par le tour de fon efprit elle vous accoutumeroit a la voir, & peut-étre è f armer. Mais il falloit vous entretenir, & pour en avoir le moyen, elle rêva tant au tour qu'elle donneroit pour fe préfenter devant vous avec décence, qu'elle le trouva. B y avoit une reine voifïne qui fe voyoit chaffée de fes états par un ufurpateur affaflin de fon mari: cette trifte princeffe couroit le monde pour trouver un afyle & un vengeur. La fée 1'enleva, & 1'ayant mife dans un endroit sur, elle 1'endormit Sc prit fa figure. Vous la v'ites, feigneur, cette fée déguifée fe jeter a vos piés, Sc implorer votre proteótion, pour punir, difoit-elle, le meurtrier d'un époux qu'elle regretoit autant que vous regretiez la reine. Elle vous protefta que 1'amour conjugal étoit 1'unique motif qui la faifoit agir, Sc qu'elle renoncoit de tout fon cceur a une couronne qu'elle offroit a celui qui vengeroit fon cher époux. Les malheureux ont pitié les uns des autres. Vous entrates dans fa douleur , d'autant plus qu'elle pleuroit un époux cliéri, Sc que mélant fes larmes avec les vötres , elle vous parloit fans ceffe de la reine. Vous lui accordates  et la Bete. j8j> votre protecïion, & vous ne tardates pas a la re'tablir dans fon prétendu royaume, en puniffant les rebelles & I'ufurpateur , comme elle le fembloit défirer : mais elle n'y voulut pas retourner, ni vous quitter. Elle vous fupplia pour fa süreté, de faire re'gir fon royaume en fon nom, puifque vous aviez trop de générofité' pour accepter le préfent qu'elle vous en vouloit faire, & de lui permettre de vivre a votre cour. Vous ne putes lui refufer cette nouvelle grace. Elle vous parut néceffaire a élever votre fille, car 1'adroite mégère n'ignoroit pas que eet enfant étoit 1'unique objet de votre affeftion. Elle feignoit une extreme tendreffe pour elle, & la tenoit continuellement entre fes bras. Vous prévenant fur la prière que vous alliez lui faire, elle vous demanda avec empreffement de lui permettre de fe charger de fon éducation , difant qu'elle ne vouloit point d'autres héritiers, que cette chère fille qui feroit la fienne & 1'unique objet de fon amour, paree que, difoit elle, elle lui rappeloit le fouvenir de celle qu'elle avoit eue de fon époux, & qui avoit péri avec lui. Sa propofition vous parut fi avantageufe, que vous ne balancates point a lui remettre la princefle , & méme a 1'en rendre maitrefiè abfolue. Elle s'acquitta parfaitement de fa charge, 8c  186 La Belt.» par fes talens & fon affe&ion elle eut entïèrement votre confiance , & comme a une tendre fceur , vous lui donnates votre amitié. Ce n'étoit pas affez pour elle, tous fes foins ne tertdoient qu'a devenir votre femme. Pour en venir a bout elle ne négligea rien : mais quand vous n'eufïïez pas été 1'époux de Ia plus belle des fées, elle n'étoit pas faite pour donner de 1'amour. La figure qu'elle avoit empruntée ne pouvoit entrer en comparaifon avec celle dont elle briguoit la place. Extrêmement laide, & I'étant naturellement elle-même, elle n'eut pu emprunter de la beauté pour plus d'un jour par an. Cette expérience peu flateufe lui fit comprendre que, pour réuffir, il faifoit qu'elle eüt recours a d'autres moyens qu'a la beauté. Elle cabala fecrètement pour obliger les peuples & les grands a vous folliciter de prendre, yne femme , & pour fe faire défigner. Mais certains difcours ambigus qu'elle vous avoit tenus pour fonder vos difpofitions , vous firent aifément connoïtre d'oü provenoient les vives follicitations dont vous étiez importuné. Vous témoignates nettement que vous ne vouliez pas entendre parler de donner une belle-mère a votre fille , ni vous mettre en état, en la fubordonnant a une reine, de lui ravir le premies  ET LA BÉTE. iS^ rang de vos états , avec 1'efpérance certaine de vous fuccéder au tröne. Vous fites auffi entendre a cette fauffie princefle, qu'elle vous feroit plaifir de retourner chez elle fans bruit & fans retardement. Lorfqu'elle y feroit de retour , vous promites de lui rendre tous les bons offices qu'elle pourroit attendre d'un ami fidéle, & d'un voifin généreux. Mais vous ne lui cachates pas que, fi elle ne prenoit ce parti de bonne grace , elle courroit rifque d'y étre forcée. L'obftacle invincible que vous oppofiez a fon amour, la mit dans une colère terrible ; cependant elle feignit une fi grande indifférence fur cela, qu'elle parvint a vous perfuader : cette tentative étoit un effet de fon ambition, & de Ia peur que dans la fuite vous vous emparaffiez de fes états, aimant mieux, malgré 1'empreflêment qu'elle avoit témoigné pour vous les faire accepter , vous laifler croire quelle ne vous les avoit pas offerts de bonne foi, que de vous donner a connoïtre fes véritables fentimens. Sa fureur pour étre cachée n'en fut pas moins violente. Ne doutant point que ce ne füt la Belle , qui, plus puiflante dans votre cceur que la politique, vous feroit renoncer a 1'avantage d'augmenter votre empire d'une facon fi  1.88 La Belle glorieufe, elle concut pour elle une haine aufiï forte , que celle qu'elle avoit contre votre époufe, & prit la réfolution de s'en défaire , ne doutant point que fi elle étoit morte, vos fujets renouvelant leurs inftances , vous forcaffent a vous mettre en état de laiffer des fucceffeurs— La bonne femme n'étoit guère en age d'en donner , mais cette fupercherie ne lut feroit rien. La reine de qui elle avoit pris la reffemblance, étoit affez jeune pour en avoir encore beaucoup , fa laideur n'étant pas un obftacle a un hymen royal &; pólitique. Malgré la déclaration authentique que vous aviez faite, on penfoit que fi votre fille mouroit, vous céderiez aux continuelles repréfentations de votre confeil: on ne doutoit même plus que votre choix ne tombat fur cette feinte reine, ce qui lui attiroit des créatures fans nombre. Ainfi, par le fecours d'un de les flateurs, dont la femme avoit 1'ame auffi bafle que lui , & qui étoit auffi méchante qu'elle , fon deflein fut de fe défaire de votre fille. Elle 1'avöit fait gouvernante de la petite princeffe. Ils arrêtèrent entr'eux de 1'étouffer , & de dire qu'elle étoit morte fubitement. Mais pour plus grande süreté , ils convinrent d'aller commettre ce meurtre dans la forêt voifine , afin que perfonne ne les put furprendre en eette barbare  ET E A BÉTE, l8 exécution ; ils comptoient qu'on n'en auroit pas lamoindre connoiflance, & qu'il feroit impoffible de les blamer de n'avoir pas demande du fecours avant qu'elle füt expirée, ayant pour excufe légitime qu'ils étoient trop éloignés. Le mari de la gouvernante fe propofoit d'en venir chercher , après qu'elle feroit morte; & pour qu'on ne les foupgonnat de rien, il devoit parotte furpris de les trouver hors d'état d'être fecourues, quand il feroit revenu dans 1'endroit oü il auroit laifTé cette tendre viótime de leur fureur, & d'ailleurs il étudioit la douleur & 1'étonnement qu'il vouloit affeéter. Lorfque ma miférable fceur fe vit dépouillée de fon pouvoir, & condamnée aux rigueurs d'une cruelle prifon, elle me recommanda de vous confoler, &: de veiller a la süreté de fa fille. II n'étoit pas néceffaire qu'elle prit cette précaution. L'union qui eft entre nous , & la pitié qu'elle me faifoit, auroit fuffi pour vous attirer ma protecYion, & fa recommandation ne me porta pas a remplir fes defirs.avec plus de zèle. Je vous vcyois le plus fouvent que je pouvois, & autant que la prudence me le permettoit, fans courir le rifque de donner des foupgons a notre ennemie, qui m'auroit dénoncée eomme une fée en qui faffedion fratertielle  ipo La Belle prévaloit fur 1'honneur de 1'ordre, & qui protégeoit une race coupable. Je ne négllgeai rien pour convaincre toutes les fées que je favois abandonnée a fon malheureux fort, & par la je comptois me conferver plus de facilité de lui rendre fervice. Comme j'étois attentive a toutes les démarches de votre perfide amante, tant par moi-même, que par les génies qui me font foumis , fon affreufe intention ne me fut pas cachée. Je ne pouvois m'y oppofer a force ouverte , & quoiqu'il me füt facile d'anéantir ceux entre les mains de qui elle avoit abandonné cette petite créature, la prudence m'en empêchoit, & fi j'eufle enlevé votre enfant, la maligne fée me 1'auroit reprife, fans qu'il m'eüt été poflible de la défendre. B y a parmi nous une loi qui nous oblige d'avoir mille ans d'ancienneté avant que d'entrer en difpute contre nos anciennes, ou du moins ïl faut avoir été ferpent. Les périls qui nous accompagnent en eet état, nous le fait nommer les Faftes terribles. II n'y en a point entre nous qui ne frémiffent en fongeant a 1'entreprendre. Nous balangons longtems avant de nous réfoudre a nous y expofer; & fans un motif bien preflant de haine, d'amour, ou de vengeance , il en eft pe.u qui n'aiment mieux attendre leur vétérance du fecours  ET LA BÉTE. IOi du tems, que de la prévenir par ce daagereux moyen oü la plus grande partie fuccombe. J'étois dans ce cas. II s'en falloit dix ans que mes mille ans fuffent accomplis , & je n'avois de reflburce que dans 1'artifice. Je 1'employai heureufement. Je pris la forme d'une ourfe monftrueufe', & me cachant dans la forêt deftinée a cette déteftable exécution, lorfque ces miférables vinrent pour exécuter 1'ordre barbare qu'ils avoient recu, je me jetai fur la femme qui avoit la petite entre fes bras & fur la bouche de laquelle elle mettoit déja la main. La frayeur qu'elle eut 1'obligea a laifier tomber ce précieux fardeau; mais elle n'en fut pas quitte a fi bon marché, & 1'horreur que me donnoit fon mauvais na* turel m'infpira la cruauté de l'animal dont j'avois pris la figure. Je 1'étranglai, ainfi que Je traitre qui 1'avoit accompagnée, & j'emportai la Belle après 1'avoir promptement dépoüillée, & teint fes vêtemens dans le fang de fes ennemis. Je les éparpillai dans la forêt, après avoir eu la précaution de les déchirer en plufieurs endroits, afin que 1'on ne crut pas que la prin^ celfe en füt réchappée, & je me retirai trèscontente d'avoir fi bien réuffi. La fée fe crut fervie felon fes defirs. La mort de fes deux complices étoit un avantage  102 La Belle pour elle, elle devenoit maüxeftè de fon ié* cret , & le fort que je venois de leur faire éprouver, étoit celui qu'elle leur avoit deftiné, pour récompenfer leurs coupables fervices. Une autre circonftance qui lui fut encore avantageufe, c'eft que des bergers qui virent de loin cette expédition , coururent appeler du fecours qui arriva affez-tót pour trouver ces infames qui expiroient, & vous óter tout ioupgon qu'elle y eüt aucune part. Les mêmes incidens furent auffi favorables a mon entreprife. Bs convainquirent la méchante fée de la même chofe que le vulgaire. Cet événement lui parut fi naturel, qu'elle n'en douta plus. Elle ne daigna pas même employer fon pouvoir pour s'en affurer. Je fus ravie de fa fécurité. Je n'eufTe pas été la plus forte, fi elle eüt voulu reprendre la petite Belle, paree que, outre les raifons qui la faifoient ma fupérieure , & que je vous ai expliquées , elle avoit 1'avantage de tenir cet enfant de vous; vous lui aviez confié votre autorité, contre laquelle il n'y avoit que vous feul qui eufliez du pouvoir, & a* moins de la retirer vous-méme de fes mains, rien ne la pouvoit fouftraire aux loix qu'elle lui voudroit impofer jufqu'au tems qu'elle auroit été mariée. Délivré de cette inquiétude , je me vis accablée  ET LA' BÉTE» ip5 .accablée, par une autre, en me reüouvenant que la mère des tems avoit condam-né ma nièce a époufer un monftre : mais elle n'avoit pas encore trois ans, & je me flatai de trouver par mon étude un expediënt, pour que cette malédicïion ne s'accomplit pas a la lettre, & que je; la pullè faire tou.rner en équivoque. J'avois tout le tems d'y penfer, & je ne m'occupai alors que du foin de trouver un lieu oü je pufle mettre ma précieufe proie en fureté. Le myftère m'étoit abfolument néceffaire. Je n'ofa'i lui donner un chateau, ni faire pour elle aucune magnificence de 1'art, notre ennemie s'en feroit appercue, elle en eüt eu quelqu'inquiétude dont les fuites eufTent été funeftes pour nous. J'aimai donc mieux prendre un habit fimple,&la confier au premier particulier que je rencontrerois, qui me paroitroit homme de bien , & oü je pourrois me flater qu'elle trouveroit les aifances de la vie. Le lyafard bientöt favorifa mes intentions. Je trouvai ce qui me convenoit parfaitement. Ce fut une petite maifon dans un hameau, dont la porte étoit ouverte. J'entrai dans cette chaumière qui me parut être celle d'un payfan a fon aife. Je vis a la clarté d'une lampe trois . payfanes endormies auprès d'un berceau que j'ai jugé être celui d'un nourrilfon. II n'avoit Tornt XXFl N  k A Belle rien de la flmplicité du refte de la chambrei Tout en étoit fomptueux. Je penfai que cette petite créature étoit malade , & que le fommeil oü fes gardes étoient plongées , provenoit de la fatigue qu'elles avoient eue auprès d'elle. Je m'en approchai fans bruit, dans le delTein de lui donner du foulagement, & je me faifois d*avance un plaifir de la furprife que ces femmes auroient eue en s'éveillant , en trouvant leur malade guérie , fans favoir a quoi 1'attribuer. Je m'emprelTois a tirer cet enfant de fon berceau , dans 1'intention de lui fouffler de la fanté, mais ma bonne volonté lui devint inutile, il expiroit au moment oü je le touchai. Cette mort dans 1'inftant m'infpira ie defïr d'en profiter, & de mettre ma nièce a fa place , fi la bonne fortune vouloit que ce füt une fille. Je fus aflez heureufe pour que mes fouhaits fuflent remplis. Ravie de cette occurrence, je fis fans tarder cet échange , & j'emportai la petite morte que j'enterrai. Je revins enfuite a cette maifon , oü je fis du bruit a la porte pour éveiller les dormeufes. Ja leur dis dans un patois affeclé , que j'étois une étrangère qui leur demandoit un afyle pour cette nuit : elles me 1'accordèrent de bonne grace, & furent regarder leur enfant qu'elles trouvèrent endormie paifiblement  et la Bete. ip^& avec toutes les apparences d'une parfaite fanté. Elles en furent joyeufes & furprifes , paree qu'elles ne connurent pas Ia tromperie que je leur avois faite en leur fafcinant les yeux. Elles m'apprirent que cette petite fille e'toir celle d'un riche marchand, qu'une d'elles e'toit fa nourrice, qui après 1'avoir fevrée , 1'avoit rendue a fes parens , mais que 1'enfant étoit tombée malade chez fon père, qui 1'avoit renvoyée a la campagne, dans 1'efpérance que le grand air lui feroit du bien. Elles ajoutèrent d'un vifage fatisfait, en regardant la petite, que cette expérience avoit réuffi, & qu'elle produifoit un meilleur effet que tous les remèdes qu'on avoit mis en ufage avant de la leur rendre. Elles réfolurent de la reporter a fon père auffitöt qu'il feroit jour, pour ne lui point retarder la fatisfaeïion qu'il en recevroit & pour laquelle elles comptoient de recevoir une groffe récompenfe , paree que cet enfant lui devenoit extrêmement cher , quoique la dernière de onze. ^Au lever du foleil elles partirent : de mon cöté , je feignis de continuer ma route , en m'apphudiffant d'avoir placé ma nièce fi avan^ tageufement. Pour augmenter encore fa füreté, & pour engager ce père fuppofé a s'attacher a cette petite fille, je pris Ia figure d'une de ces femmes qui vont difant la bonne aventure, N ij  ï06 La Belle & me trouvant a la porte du marchand , lorfque les nourrices la lui rapportèrent , j'eritrai avec elles. B les regut avec joie , & prenant cette petite fille entre fes bras , il fut la dupe des préjugés de 1'amour patemei , en croyant fermement que fes entrailles étoient émues k fon afpect; ce n'étoit que les mouvemens du bon naturel , qu'il confondoit avec ceux de la nature. Je pris ce moment pour augmenter la tendreffe qu'il s'imaginoit refientir. Regarde bien cette petite , mon bon feigneur , lui dis-je dans ce langage ordinaire aux perfonnes dont j'avois pris 1'habit; elle te fera grand honneur dans ta familie , elle te donnera de grands biens i & te fauvera la vie , & k tous tes enfans; elle fera tant belle, tant belle, qu'ainfi fera-t-elle nomme'e par tous ceux qui la verront. Pour récompenfe de ma prédiction, il me donna une pièce d'or , & je me retirai fort contente. II ne reftoit plus rien qui m'obligeat k réfider avec la race d'Adam. Pour profiter de mon loifir , je paiTai dans notre empire , réfolue d'y refter quelque tems. Je demeurai tranquillement k confoler ma fceur , en lui apprenant des nou.velles de cette chère fille , & en lui témoignant que loin de 1'avoir oubliée , vous chériifiez fa ■mémoire avec la même tendreffe que vous aviez .eue pour fa perfonne.  ET LA BÉTE. rpy Voila, grand roi, quelle étoit notre fïtuation tandis que vous étièz pénétré du nouveau malheur qui vous avoit privé de votre enfant, & qui renouveloit les douleurs qui vous avoient fait refïentir la perte de fa mère. Quoique vous ne puffiez pofrtivement accufer de cet accident celle a qui vous l'aviez confiée , il vous fut cependant impoffible de vous empêcher de la regarder d'un mauvais ceil , paree que s'il ne paroiflbit pas,qu'elle füt coupable, elle ne pouvoit fe juftifier fur le fait de la négligence que 1'événement avoit rendue criminelle. Après les premiers tranfports de votre affliction , elle fe flattoit qu'il n'y auroit plus d'obftacle qui vous empéchat de 1'époufer ; elle vous en fit renouvefer les propofitions par fes émiffaires; mais elle fut défabufée, & fa mortification fut extréme , quand vous déclarates que non-feulement vous n etiez pas plus que ci-devant dans l'intentfon de vous remarier , mais que , quand bien même vous changeriez d'idée , ce ne feroit- jamais en fa faveur. A cette déclaration vous joignites un ofdre preffant de fortir inceffamment de votre royaume. Sa préfence vous rappeloit le fouvenir de votre rille , &c renouveloit vos douleurs : voila le prétexte, dont vous vous fervïtes ; mais la principale raifon que vous aviez , c'eft que vous vouliez faire Niij  198 La Belle cefler les cabales qu'elle faifoit continucliement pour venir a fon but. Elle en fut outrée , mais il fallut obéir fans pouvoir fe venger. J'avois engagé une de nos anciennes a vous protéger. Son pouvoir étoit confïdérable , paree qu'elle joignoit a la vétérance 1'avantage d'avoir été quatre fois ferpent. Comme il y a un danger extréme k le devenir, il y a auffi des honneurs , & un redoublement-de puiffance attachés. Cette fée a ma confidération , vous prenoit fous fa proteétion , & mit votre amante irritée hors d'état de vous faire aucun mal. Ce contre-tems fut favorable k la princefle dont elle avoit pris la reflemblance. Elle la fit fortir de fon fommeil, & lui cachant le criminel ufage qu'elle avoit fait de fes traits , elle ne voulut lui faire voir que le beau de toutes fes adYions. Elle n'oublia pas de faire valoir fes bons offices & la peine qu'elle lui avoit épargnée; & afin qu'elle continrfat elle-même fon propre perfonnage , elle lui donna des confeils falutaires pour fe maintenir. Ce fut alors que cherchant a fe confoler de votre indifférence , elle retourna auprès du prince , & qu'elle y renouvela fes foins ; elle le chérit, elle 1'aima trop, & cette fée ne pouvant s'en faire aimer, lui fit refïentir un terrible effet de fa fureur. : Cependant le moment de ma vétérance étoit  ET LA BÉTE. IQQ Ipfenfibletnent venu, & mon pouvoir augmentoit , mais !e défir de fervir ma fceur & vous , me perfuada que je n'en avois pas encore affez. Ma finccre amitie' me déguifant Ie péril des faf. tes dangereuxje voulus Ie franchir. Je devins ferpent , Sc je m'en tirai heureufement ; c'eft ce qui me mit en état d'agir fans myftère pour le fervice de ceux que nos mauvaifes compagnes oppriment. Si je ne puis pas dans toutes les occafions détruire entièrement les charmes funeftes , j'en ai fouvent le pouvoir , & du moins je fuis toujours la maitreffe de les adoucir par ma puiffance & par mes confeils. Ma nièce étoit du nombre de celles a qui je ne pouvois faire la faveur entière. N'ofant découvrir 1'intérét que j'y prenois , il me parut plus a propos de la laiffer fous le nom de la fille du marchand; j'allois fous différentes formes la voir fouvent, & j'en revenois toujours fatisfaite. Sa vertu & fa beauté égaloient fon efprit. Agée de quatorze ans , elle avoit déja fait voir une conftance admirable dans la bonne & mauvaife fortune que fon prétendu père avoit éprouvée. Je fus ravie de connoïtre que les plus cruels revers n'avoient point été capables d'altérer fa tranquillité. Au contraire , par fa gaieté, par la douceur de fa converfation, elle s'étoit fait un devoir de Ia ramener a fon père & a fes N iv  2óó La'Be'ui frères , & j'avois le plaifir 'de voir qu'elle avoit des fentimens dignes de fa naifftnce. Mais cette douceur étoit mëlée de la plus crueüe amertume , quand je me rappelóis que tant de perfeóbons étoient deftinées pour un monftre; Je travailiois , je m'occupois vainement nuit & jour a chercher les moyens de la garantir d'un fi grand malheur , & j'étois au défefpoir de ne pouvoir rien imaginer. Cette inquiétude ne m'empêchoit pas de faire de fréquens voyages auprès de vous. Votre femme , qui n'en avoit pas la liberté , me follicitoit fans ceiTe de vous aller voir , & malgré la proteclion de notre amie , fa tendreffe alarmée lui perfuadoit toujours que les momens oü je vous perdois de vue , étoient les derniers de votre vie & ceux que notre ennemie facrifioit a fa fureur. Cette appréhenfion la troubloit fi fort, qu'a peine me donnoit-elle le tems de me repofer. Quand je venois lui rendre compte de 1'état oü vous étiez , elle me fupplioit avec tant d'inftance d'y retourner qu'il m'étoit impoffible de la refufer. Touchée de fon inquiétude , & voulant plutót la faire ceffer , que m'épargner les peïnes: qu'elle me caufoit , je me fervis contre notre barbare compagne des mêmes armes dont elle s'étoit fervie contre nous , & je fus ouvrir le  ET LA BÉTE. 20r grand livre. Par bonheur ce fut au moment de la converfation qu'elle eut avec la reine & avec le prince , & la raéme qui fe termina par fa métamorphofé. Je n'en perdis pas un mot , & mon raviffement fut extréme , de ce que pour mieux alfurer fa vengeance, elle détruifoir, fans le favoir , le tort que la mère des tems nous. avoit fait , en affujettiffant la Belle a 1'hymen d'un monftre. Pour comble de bonheur, elley mettoit des circonftances fi avantageufes , qu'il fembloit qu'elle les-eut fakes expres & dans 1'unique intention de m'obÜger , car elle fourniffoit a la fille de ma fceur 1'occafion de faire connoïtre" qu'elle étoit digne de fortir du plus pur fang des fées. ■ ■ Un figne , le moindre gefte exprime parmi nous tout ce que le vulgaire ne pourroit prononcer en trois jours. Je ne dis qu'un mot d'un air méprifant, c'en fut affez pour faire connoïtre a 1'afTemblée que le procés de notre ënnemie avoit été fait par elle-même dans 1'arrét qu'elle avoit fait rendre dix ans devant contre votre époufe. A 1'age de cette dernière il fembloit plus naturel d'avoir des foibleffes de 1'amour, qu'a une fée du premier ordre , & d'ón plus grand age : je parle des bafléffes & des mauvaifes aéïions qui avoient accompagné cet amour furanné. Je repréfentai que fi tant d'infamies  202 La Belle reftoient impunies, on auroit fujet de dire que les fées n'étoient dans le monde que pour déshonorer la nature & affliger le genre humain. En leur préfentant le livre, je renfermai ma brufque Barangue dans le feul mot, voyez : elle n'en fut pas moins puiffante. J'avois de plus des amies jeunes & vétérantes, qui traitèrent la vieille amoureufe comme elle le méritoit; elle n'avoit pu vous époufer, & Pon ajouta & cette punition le déshonneur d'étre dégradée de 1'ordre, & on la traita comme la reine de 1'ile heureufe. Ce confeil fe tint pendant qu'elle étoit avec vous ; dès qu'elle parut, on lui en fignifia le réfultat. J'eus le plaifir d'en être témoin. Après quoï refermant le livre , je defcendis avec précipitation de la moyenne région de Pair , oü réfide notre empire , pour m'oppofer a Peflet du défefpoir oü vous étiez pret a vous abandonner ; . je n'employai pas plus de tems a faire ce voyage, que j'en avois mis a ma lacocique harangue. J'arrivai auffi-töt pour vous promettre mon fecours : toutes fortes de raifons' m'y invitoient. Vos vertus , vos malheurs , 4it-elle au prince en fe tournant de fon cóté , 1'avantage que je trouvois pour la Belle , me faifoient voir en vous le monftre qui me convenoit. Vous me fembliez feuls dignes Pun de Pautre, & je ne doutois pas que, lorfque vous  et la Béte. 203 vous connoitriez , vos cceurs ne fe rendiffent une juftice mutuelle. Vous favez, dit - elle a la reine , ce que j'ai fait depuis pour y parvenir , & par quelle voie j'ai obligé la Belle de fe rendre dans ce palais, oü la vue du prince, & fon entretien , dont je la faifois jouir en fonge, ont eu 1'effet que je pouvois fouhaiter. Ils ont enflammé fon cceur fans e'branler fa vertu , & fans que cet amour ait eu le pouvoir d'affoiblir le devoir & la reconnoilfance qui 1'attachoient au monftre: enfin j'ai conduit heureufement toutes chofes a leur perfeótlon. Oui, prince, pourfuivit la fe'e , vous n'avez plus rien k redouter du cóté de votre ennemie. Elle eft dépouillée de fa puiftance, & ribera jamais en pouvoir de vous nuire par de nouveaux charmes. Vous avez exaétement rempli les conditions qu'elle vous avoit impofées; car fi vous ne les aviez pas exécutées, elles fubfifteroient toujours malgré fon fe'ternelle difgrace. Vous vous êtes fait aimer fans le fecours de votre efprit & de votre nahTance; & vous, la Belle, vous êtes pareillement quitte de la malédiétion que la mère des tems vous avoit donne'e. Vous avez bien voulu prendre un monftre pour votre époux: elle n'a plus rien a exiger, tout eft déformais porté a votre bonheur.  204 k A Belle La fée ceffa de parler, & le roi fe jeta a fes piés. Grande fée , lui dit - il, comment pourrois-je vous remercier de toutes les graces dont vous avez daigné combler ma familie? La reconnoiffance que j'ai de vos bienfaits, eft infiniment au - deffus de toute expreflion. Mais, mon augufte fceur, ajouta-t-il, ce nom m'encourage a vous demander encore de nouvelles graces ; & malgré les obligations que je vous ai, je ne p^is m'empêcher de vous dire que je ne ferai point heureux , tant que je ferai privé de la préfence de ma chère fée. Ce qu'elle a fait, ce qu'elle fouffre pour moi, augmenteroit mon amour & ma douleur , li 1'un & l'autre n'étoit pas a fon plus haut point. Ah ! madame > ajouta fèö», ne pourriez-vous point combler la mefure de vos bienfaits , en me la faifant voir ? Cette demande étoit inutile. Si la fée avoit pu lui rendre ce bon office, elle étoit trop zclée pour attendre qu'il le lui demandat : mais elle ne pouvoit dérruire ce que le confeil des fées avoit ordonné. La jeune reine étant prifonnière dans la moyenne région de 1'air, il n'y avoit pas d'apparence d'ufer d'induftric pour la lui faire voir, & la fée alloit le lui faire entendre avec douceur, & 1'exhorter a prendre patience en attendant quelques événemens imprévus dont elle fé promettok de proEtefcJ  ET LA BÉTE. ZÖf lorfqu'une fymphonie raviflante fe fit entendre & 1'interrompit.* Le roi, fa fille , la reine & le prince en fureur extafiés : mais la fée eut une autre forte de furprife. Cette mufique indiquoit le triomphe des fées. Elle ne comprenoit point qui pouvoit être la triomphatrice. Son idéé fe fixa fur la vieille fée, ou fur la mère des tems , qui dans fon abfence avoient peut-être obtenu, 1'une fa liberté , l'autre la permilfion de caufer de nouvelles traverfes a fes amans. Elle étoit dans cette perplexité, lorfqu'elle en fut agréablement tirée par la préfence de la fée fa fceur, reine de 1'ïle heureufe, qui parut tout d'un coup au milieu de cette troupe charmante. Elle n'étoit pas moins belle que quand le roi fon époux 1'avoit perdue. Le monarque qui ne la méconnut pas , en faifant céder le refpeél qu'il lui devoit, a 1'amour qu'il avoit confervé pour elle , 1'embralfa avec des tranfports & une joie qui furprit cette reine elle-même. La fée fa fceur ne pouvoit imsginer a quel heureux prodige elle devoit fa liberté: mais la fée couronnée lui apprit qu'elle ne devoit fon bonheur qu'a fon propre courage, qui 1'avoit portée a expofer fes jours pour une autre. Vous favez , dit-elle a la fée, que la fille de notre reine a été recue dans 1'ordre en naif-  206" La Belle fant, mais qu'elle ne tient pas le jour d'un père fublunaire, 1'ayant regif du fage Amadabak , dont 1'alliance honore les fées, & qui eft beaucoup plus puiffant que nous par fa fcience fublime; malgré cela il n'eft point arbitraire pour fa fille de devenir ferpent au bout de fes cent premières années. Ce terme fatal eft arrivé, & notre reine mère auffi tendre pour cette chère enfant, & auffi alarmée de fon fort, que le pourroit être une créature ordinaire , n'a pu fe réfoudre a 1'abandonner aux rifques des accidens qui la pouvoient faire périr en cet état, & dans fa première jeuneffe, les malheurs de celles qui y ont fuccombé , n'étarit devenus que trop communs pour autorifer fes craintes. • La douloureufe fituation ou j'étois, m'ötoit tout efpoir de revoir mon tendre époux , & mon aimable fille ; j'avois un dégout parfait pour une vie que je devois paffer féparée d'eux; ainfi fans balancer , j"e pris le parti de m'offrir a ramper pour dégager la jeune fée; je voyois avec joie un moyen sur, prompt & honorable pour me délivrer de tous les malheurs dont j'étois accablée, par la mort, ou par une liberté glorieufe , qui me rendant maïtreffe de mon fort, me permettoit de me rejoindre a mon époux.  et lx Bete. 207 Notre reine ne balanga pas plus a accepter cette offre fi flatteufe a 1'amour maternel, que j'avois balancé a la lui faire. Elle m'embraffa cent fois , & me promit de me rétablir dans tous mes privileges, de me rendre la liberté fans condition, fi j'étois aflez heureufe pour échapper a ce danger. Je m'en fuis tirée fans accident ; le fruit de mes peines a été attribué a la jeune fée, au nom de qui je m'expofois ; j'ai tout de fuite recommencé a mon pront. L'heureux fuccès de mon premier fafte m'a encouragée pour le fecond, oü j'ai également réufli. Cette a&ion m'a rendue vétérante , & par conféquent indépendante. Je 11'ai pas tardé a profiter de ma liberté pour me rendre ici, & rejoindre une familie fi chère. Quand la reine fée eut achevé d'inftruire fon tendre auditoire, les carefles recommencèrent. C'étoit une confufion charmante , on fe les faifoit & on fe les rendoit fans prefque s'entendre, fur-tout de la part de la Belle , enchantée d'appartenir a de fi illufires parens, & de n'avoir plus a craindre de déshonorer le prince fon coufin , en lui faifant faire une alliance indigne de lui. Mais quoique tranfportée de 1'excès de fon bonheur, elle n'oublia pas le bon-homme qu'elle avoit cru fon père, Elle rappella a la fée fa  2o8 La Belle tante Ia promeffe qu'elle " lui avoit faite de permettre qu'il eüt avec fes enfans 1'honneur d'affïfter a la fête de fon hymen. Elle lui en parloit encore, lorfque de la fenêtre elles virent paroi'tre feize perfonnes a cheval, dont Ia plupart avoient des cors de chaffe , & paroifloient fort embarraffés. Le défordre de cette troupe irïarquoit affez que les chevaux les avoient emportés par force. La Belle les reconnut aifément pour les fix fils du bon-homme, leurs fceurs , & leurs cinq amans. Tout le monde , excepté la fée , fut furpris de cette brufque entrée. Ceux qui la faifoient ne le furent pas moins de fe trouver par la fougue de leurs chevaux tranfportés dans un palais qui leur étoit inconnu. Voici comment cet accident leur étoit arrivé. Ils étoient tous a la chaffe, lorfque leurs chevaux fe réuniffant en un efcadron , avoient couru avec rapidité jufqu'au palais, fans qu'il leur eüt été poffible de les retenir, malgré tous les efforts qu'ils avoient pu faire. La Belle oubliant fa dignité préfente , fe hata d'aller au-devant d'eux pour les raffurer. Elle les embraffa tous avec bonté. Le bonhomme père parut auffi, mais ce fut fans défordre. Le cheval étoit venu hennir & grater a fa porte. II n'avoit pas douté qu'il ne le vint  ET LA BÉTE. 20} vlnt chercher de la part de cette chère fille. ïl s'en fervit fans crainte , & jugeant bien oü fa monture le portoit , il ne fut point étonné de fe trouver dans la cour d'un palais qu'il revoyoit pour la troifième fois , & oü il fe doutoit qu'il étoit conduit pour affifter au mariage de la Belle & de la Béte. Dès qu'il put 1'appercevoir, il courut a elle les bras ouverts, en bénilfant 1'heureux moment qui la préfentoit a fes yeux, & comblant de bénédicTrions la Bete généreufe qui permettoit fon retour. B promena fes regards de tous cötés , dans le defiein de lui rendre de trèshumbles graces pour les bontés dont elle combloit fa familie, & fur-tout la dernière de fes filles. II fut fiché de ne la point appercevoir, & appréhenda que fes conje&ures ne fuifent faulfes. Cependant la préfence de fes enfans lui donnoit lieu de croire qu'il avoit penfé jufle , & qu'ils n'auroient pas été attirés dans ce lieu, s'il n'avoit pas été queftion d'une fête folemnelle, telle que le devoit être cet hymen. Cette réflexion fe faifoit dans rnjtérieur du bon-homme, & ne 1'empêchoit pas de ferrer tendrement la Belle entre fes bras, en lui mouillant le vifage des larmes que fa joie lui faifoit répandre. Après la lui avoir laifl'i goüter a fon aife : Tome XXFI. O  2io La Belle C'eft affez, bon-homme , lui dit enfin la fée, vous avez fufhfamment prodigué vos careffes a cette princefle, il eft tems que ceffant de la regarder comme un père , vous appreniez que ce titre ne vous appartient pas, & que vous devez a préfent lui rendre hommage comme a votre fouveraine. Elle eft princefle de l'ile heureufe , fille du roi & de la reine que vous voyez; elle va devenir 1'époufe de ce prince, Voila la reine fa mère, fceur du roi. Je fuis fée fon amie, & tante de la Belle. Quant au prince, ajoutat-elle , en voyant que le bon-homme le regardoit fixément , il vous eft plus connu que vous le penfez, mais il eft différent de ce que vous 1'avez vu; en un mot c'eft la Bete elle-même. Apprenant de fi furprenantes nouvelles, le père & les frères en furent ravis, tandis que les fceurs en fentirent une douloureufe jaloufie: mais elles la déguisèrent fous les apparences d'une feinte fatisfa&ion dont perfonne ne fut la dupe ; cependant on feignit de les croire fincères. Pour les amans, que 1'efpérance de pofféder la Belle avoit rendus inconflans, & qui n'étoient rentrés dans leurs premières chaïnes qu'en défelpérant de 1'obtenir, ne favoient qu'imaginer. Le marchand ne put s'empêcher de pleurer, fans pouvoir décider fi fes larmes provenoient  ET LA B Ê T E. 21 f du plaifir de voir le bonheur de la Belle , ou de la douleur de perdre une fille fi parfaite. Ses fils étoient agite's par les mêmes fentimens. La Belle extrêmement fenfible au témoignage de leur tendrefïe, fupplia ceux de qui elle dépendoit alors , ainfi que le prince fon futur époux, de lui permettre de reconnoitre une fi tendre affecfion. Sa prière témoignoit trop la bonté de fon cceur, pour qu'elle ne füt pas écoutée. Ils furent comblés de biens, & fous le bon plaifir du roi, du prince & de la reine, Ia Belle leur conferva les noms affedueux de père , de frères, & même de fceurs , quoiq.u'elle n'ignoroit pas que ces dernières n'en avoient pas plus le cceur que le fang. Elle voulut que tous continuaffent a fe fervir du même nom , dont ils 1'appeloient, quand ils la croyoient de leur familie. La vieillard & fes enfans eurent des emplois a la cour de la Belle & jouirent continuellement du bonheur de vivre auprès d'elle dans un rang affez illuftre pour être généralement confidérés: pour les amans des fceurs, dont la paffion fe feroit aifément ra'.lumée , s'ils n'en avoient connu 1'inutilité, ils fe trouvèrent trop heureux de s'unir aux filles du bon-homme, & d'époufer' des perfonnes pour qui la Belle confervoit tant de bonté. Tous ceux qu'elle défiroit qui fuffent pré- Oij  2T2 La Belle fens a fon manage étoient arrivés. On ns le différa pas plus long-tems , & pendant la nuit qui fuivit cet heureux jour1 , le prince ne fut point frappé du charme affoupiffant fous lequel il avoit fuccombé dans celle des nöces de la Béte. Pour célébrer cette augufte féte, plufieurs jours s'écoulèrent dans les plaifirs. Ils ne finirsnt que paree que la fée , tante de la jeune .époufe , les avertit qu'ils ne devoient plus tarder a quitter cette belle folitude , qu'il falloit retourner dans leurs états, pour fe montrer a leurs fujets. II fut 1 propos qu'elle les fit fouvenir de leur royaume, & des devoirs indifpenfables qui les y rappeloient. Enchantés du féjour qu'ils habitoient , charmés du plaifir qu'ils avoient de s'aimer & de fe le dire, ils avoient entièrement oublié la grandeur fouveraine , ainfi que 1'embarras qui la fuit. Les nouveaux époux proposèrent même a la fée d'y renoncer , & de confentir qu'elle difpofat de leur place en faveur de qui elle jugeroit a propos: mais cette fage intelligence leur repréfenta vivement qu'ils étoient autant obligés a remplir la deftinée qui les avoit chargés du gouvernement de leur peupie , que ces mêmes peuples 1'étoient a conferver pour eux un refpeft éternel. Ils cédèrent a de fi juftes remontrances;  etlaBete. 213 mals le prince & la Belle obtinrent qu'il leur feroit permis de venir quelquefois en ce- lieu fe délalfer des peines inféparables de leurs condi1tions, & qu'ils y feroient fervis par les génies invifibles , ou les animaux qui leur avoient tenu compagnie les années précédentes : ils profitèrent le plus qu'il leur fut poifible de cette liberté. Leur préfence paroiffoit embellir ces lieux: tout s-'emprefioit a leur plaire. Les génies les y attendoient avec impatience, & les recevanf avec joie , leur témoignoient de cent facons celle qu'ils reffentoient de leur retour. La fée, de- qui la prévoyance étoit attentive a tout, leur donna un char tiré par douze cerfs blancs a cornes & a pinces d'or, comme étoient les fiens. La viteffe de ces animaux furpaffoit prefque celle de la penfée, & par leur moyen 1'on pouvoit aifément faire ie tour du monde en deux heures. De cette förte ils ne perdoient point de tems a leur voyage : ils profitoient de tous les inftans qu'ils pouvc-icnt donner a leur plaifir. Ils fe fervoient auffi de ce galant équipage pour aller fouvent vok le roi de 1'ilc heureufe, leur père., que le retour de la reine fée avoit fi prodigieufement rajeuni, qu'il ne le cédoit pas en beauté & en bonne mine au prince fon gendre. II fe trouvoit auffi heureux, étant ni moins amoureux, ni moins emprelfé- O üj  214, La B e l l e, &c. que lui, a donner a fon époufe des témolgnages continuels de fes fentimens , laquelle de fon cöté y répondoit avec tout 1'amour qui avoit fi long-tems caufé fes infortunes. Elle avoit été regue de fes fujets avec des tranfports de joie auffi grands qu'elle leur en avoit caufé de douloureux, par la perte fenfïble de fon affection , & les aima toujours chèrement, & rien ne s'oppofa alors a fa puUTance: elle la leur témoigna pendant plufieurs fiècles par toutes les marqués de bonne volonté qu'iis purent défirer. Son pouvoir , joint a 1'amitié de la reine des fées, conferva la vie, la fanté & la jeuneffe au roi fon époux. Ils cefsèrent de vivre 1'un & l'autre, paree que 1'homme ne peut pas toujours durer. Elle & la fée fa fceur, eurent la même intention pour la Belle , pour fon époux, la reine fa mère , le vieillard & fa familie, en forte qu'on n'a jamais vu tant vivre. La reine , mère du prince, n'oublia pas de faire inferire cette hiftoire merveilleufe dans les archives de cet empire, & dans celui de 1'ile heureufe pour la tranfmettre a la poftérité. On en envoya des relations par tout 1'univers, afin qu'il y füt éternellement paiié des aventures prodigieufes de la Belle & de la Béte. F I N.  LES VEIL LÉÉS D E THESSALIE; Par Mademoifdle de L u s s an* o   LES VEILLÉES D E THESSALIE. PREMIÈRE VEILLÊE. Dans la belle valle'e de Tempé , fi célèbre chez les anciens , étoit un hameau , fitué fur le bord du fleuve Penéc. Tous fes habitans étoient heureux : leur induftrie , leur amour pour le travail & la fertilité du terrein faifoient leur fortune. On voyoit dans 1'extrémité du hameau trois maifons jointes 1'une a l'autre ; elles étoient habitées par trois families unies par le fang , & plus encore par la conformité de leurs mceurs, fimples, pures, gaies, & animées par le défir d'être toujours utiles a la patrie.  2l8 Veillees de Thessalie, La faifon oü les plus beaux climats dépouillés de la verdure, paroiflent triftes , étoit arrivée; déja les montagnes de Theflalie, qui environnent la fameufe vallée de Tempé, étoient couvertes de neige; déja les troupeaux ne fe montroient plus dans les campagnes , lorfque les trois chefs de familie partirent pour aller a LarrhTe, capitale de la Theflalie. Les mères pour s'amufer & pour amufer leurs filles , s'affembloient tous les jours, tantót chez 1'un & tantót chez l'autre. Les mères & leurs filles fe rangeoient en rond pour mieux fe voir & s'entendre , fans qu'on füt détourné du travail; les mères donnoient 1'exemple, & les filles le fuivoient avec ardeur. Avant de fe mettre a 1'ouvrage, on chantoit une hymne a la louange des dieux , enfuite on faifoit une collation fimple , avec des fruits fecs , & des petits gateaux faits avec un millet exquis , dont cette terre abonde. La converfation des mères rouloit fouvent fur des inftruciions fages , faites avec douceur & ménagement: quelquefois auffi des fujets plus gais & plus amufans faifoient la matière de leurs entretiens. Un jour elles fe rappelèrent le fouvenir de quelqu'époque marquée par un de ces prodiges fi ordinaires en Theflalie, & toujours attribués a la magie. Nos jeunes perfonnes en avoient fouvent entendu parler, mais elles n'en avoient  Première Veillée. 219 jamais oui faire aucun récit de fuite ; elles faifirent avec vivacité cette occafion ; elles prièrent leurs mères d'avoir pour elles la complaifance de leur raconter quelques-uns de ces faïts finguliers & furprenans. La maïtreffe de la maifon , moins pour fatisfaire la curiofité de fa fille & de fes compagnes , que pour inftruire par de fages re'flexions une jeuneffe ignorante , prit la parole , & paria ainfi .- Votre age, mes enfans , vous permet d'avouer fans honte que vous favez bien peu de chofe, & 1'amour-propre doi'c exciter en vous le louable defir d'acquérir ce que vous enviez dans les autres ; mais fi vous voulez vous inftruire , queftionnez fans rougir , & écoutez avec attention. Vous ignorez donc que la Theffalie eft le pays des prodiges, & que mille chofes y arrivent contre 1'ordre naturel. Vous allez le favoir par le récit des aventures qui me font arrivées dans ma jeuneffe. Mes deux amies , vos chères mères , vous raconteront un autre jour les leurs ; elles vous paroitront , ainfi que les miemies , bien furprenantes. Par elles inftruites vous vous défendrez de la crainte , mouvement contre lequel il faut fe précautionner. Mélanie fut interrompue par 1'arrivée de Sophronie, vieille fille eftimée , & même refpeélée de toute la contrée. On fut charmé de la voir ,  22.0 Veillées de Thessalie, on le lui témoigna par les plus tendres embraffemens. Sophronie étoit fi vieille, qu'elle avoit vu deux fois renouveler d'habitans toute la Theflalie, elle jouiflbit d'une fanté ferme, fon efprit n'avoit point fouflert par les infirmités du corps; il étoit vif & gai: aucuns remords ne troubloient la tranquil'ité de 1'ame de cette vertueufe fille. Je ne veux, dit-elle, interrompre ni le travail, ni la converfatioh : Mélanie parloit quand je fuis entrée , cette jeuneffe Pécoutoit avec attention , je la vois fe regarder ; elle regrette fans doute un entretien, ou qui Pamufoit, ou qui 1'inftruifoit. II eft vrai, dit vivement la fille de Mélanie; ma mère alloit nous raconter des chofes fingulières qui lui font arrivées autrefois. Leur curiofité eft pardonnable , reprit Mélanie, il s'agiflbit de leur apprendre que la Theflalie n'a été que trop fouvent le théatre des prodiges. Eh bien, repartit Sophronie , reprenez votre difcours , je 1'écouterai avec plaifir. Sophronie ordonne, repliqua Mélanie , j'obéis. Mon père Alémon joignoit a une belle figure la folidité de 1'efprit , la droiture & la bonté du cceur; ces qualités réunies en faifoient un; homme véritablement vertueux & d'un commerce charmant. La nature n'avoit pas feule favorifé mon père, la fortune alloit au-devant  Première Veilièe. 22ï de fes defirs; tout lui réufïiffoit. Ses troupeaux toujours fains multiplioient d'une manière fingulière, il fembloit que les loups n'ofalfent en approcher; les paturages oü on les conduifoit, étoient toujours gras ; 1'eau dont on les abreuvoit, étoit toujours pure, & les fruits de npsvergers parvenoient toujours a leur jufte maturité. Mon père eut fix garcons & fix filles de fa chère Lidamie, époufe digne de lui comme il étoit digne d'elle. Charmé de fa nombreufe familie, il nous éleva tous avec le méme foin & Ia même tendreffe. II étoit trop prudent pour marquer de la prédileêtion en faveur d'aucun de fes enfans; il en connoiffoit 1'injuftice & le danger. Notre attention % 1'écouter , a fuivre fes confeils, & a 1'imiter, étoit la douce récompenfe qu'il en recevoit. Tant de profpérités ne rendoientpas mon père plus orgueilleux; il entroit dans les peines de fes voifins, moins heureux que lui; il les aidoit de fes confeils & de fes biens d'une manière fi prévenante & fi tendre, qu'il auroit dü en être adoré. II en fut néanmoins ha'i; 1'envie étouffa la reconnoiffance. Mon père connut ce mouvement injufte, il en fut affligé. Mais fa douleur fut bien fenfible, lorfqu'il découvrit que ces ingrats attribuoient la réuffite de toutes fes entreprife*  222 VeILLÉES DE ThÈSSALIE, aux fecrets d'un art criminel. S'il n'eut pas aflez de force pour oppofer 1'indifférence a cette injure, il en eut aflez pour diflimuler,& pour prendre le parti de la retraite. Après avoir partagé prefque tous fes biens entre fes enfans, après avoir marié ceux qui ne 1'étoient pas (je fus de ce nombre), il quitta le hameau avec fa chèreLidamie, &fe retira au pie'du mont Olimpe. Cette retraite nous affligea mortellement; nous ne pouvions en pénétrer la caufe. La propriété de ce que ce bon père nous laiflbit, ne nous dédommageoit point de ia douceur de le voir; ne plus lui obéir, étoit un plaifir qui nous manquoit. Comme il ne vouloit pas que nous menaflions une vie oifive, que '«e plus, il ne vouloit pas être diftrait dans occupations ou il méditoit de fe livrer, il nous déclara en nous embraffant avec tendrefle, qu'il ne nous permettoit de le voir qu'une fois la femaine , & il ajouta, que tour-a-tour nous nous acquitterions de ce devoir. Cette réfolution (que nous n'ofêmes combattre) nous toucha fenfiblement. Nous adorions ce père aufli bon que fage : par cet ordre nous ne devions le voir que fucceflivement; ainfi rarement. Nos larmes 1'attendrirent, nous vimes couler les fiennes , mais ni fa douleur , ni la nótre ne gagnèrent rien fur lui.  Première V e i z l é e. 223. Lafeconde fois que j'allai au mom Oiimpe, je prefiai mon père de me dire ce qui 1'avoit déterminé a la retraite: j'ajoutai que nous craignions tous , & chacun en particulier, de lui avoir déplu ; que cette idee nous tourmentoit. Raffiiretoi, ma chere Mélanie, me dit-il avec bonté, raffure auffi tes frères & tes fceurs : je remercie tous les jours les dieux de m'avoir donné des enfans vertueux. Non, ma fille , je ne crains point que ma vieilleffie foit malheureufe , de quelqu'infirmité qu'elle foit accompagnée ; votre attention a remplir vos devoirs , & la tendre amitié que vous avez tous pour moi, me donneront des jours fereins jufqu'a mon dernier t; rme. 11 m'avoua enfuite les raifons qui 1'avoient obligé de quitter notre hameau. Je le priai de me dire en quoi confiftoit cet art criminel qu'on lui avoit fi faufiement attribué. Mon père ne put trop fatisfaire ma curiofité, il me raconta feulement quelques faits extraordinaires, opérés. par cet art qu'on lui avoit attribué; ainfi je !e quittai fans être trop inftruite , mais informée de i'injuftice & de 1'ingratitude de fes compatriotes a fon égard. Je n'avois que dix-huit ans, lorfque mon père me maria a Polémon , qui er. avoit quarante. La bonne conduite & la fagefTe de ce pafteur détenninèrent mon père, fans trop me  234 Veillées de Thessali^ confulter, a le choifir pour gendre ; il fe cdntenta de ralfurance que je lui donnai que je n'étois prévenue en faveur d'aucun autre , quoique fans y penfer j'eufie plu a plufieurs jeunes pafteurs , dont 1'un fur-tout fe flattoit d'obtenir la préférence •, il vit avec un chagrin fenfible que mon père la donnoit a Polémon ; il s'en plaignit a moi. Ma réponfe froide , & la foumiffion que je parus avoir pour les volontés de mon père , furent les feuls fecours que je lui donnai pour fe confoler, & m'oublier. J'époufai donc Poie'mon, & je 1'époufai fans amour, mais fans répugnance; fa tendreffe & 1'attachement que mon devoir m'ordonnoit d'avoir pour un mari , me rendoient heureufe. La feconde année de mon mariage , les athéniens nous déclarèrent la guerre; Poie'mon courageux & zélé pour fa patrie, ne balanca point: fon devoir prévalut fur fa tendreffe; il partit. L'habitude oü j'étois de le voir tous les jours, me fit fentir fon abfence; je m'ennuyois fans être abfolument trifte. Pour me diffiper, j'allois fouvent me promener dans le petit bois d'oliviers vis-a-vis le mont Olimpe. J'avois affectionné dans ce bois un arbre d'une beauté admirable; fa verdure étoit vive, & fes fruits étoient excellens : c'étoit toujours au pié de cet arbre que je m'aifeyois, & j'y travaillois a quelque  PAEJiilÈltE Ve I X L è E. 22$ quelqu'ouvrage pour m'amufer. En me promenaot un jour dans les routes du bois , je vis venir rapidement un char dans les airs ; k mefure qu'il avancoit vers moi, il s'abaifloit , & fa courfe fe rallentififoit : il paifa doucement fur ma tête : un homme dont je ne pus diftinguer le vifage (un petit nuage le lui cachant) étoit dans ce char. Cette vue ne me caufa qu'un léger effroi, je penfois que ce que je voyois, étoit 1'effet de cet art criminel, dont mon père m'avoit parlé, je pris néanmoins la parti de regagner le hameau. Celui qui étoit dans le char, au lieu de fuivre fon chemin, me conduifit jufque hors du bois ; il alloit & venoit autour de moi, & même a peu de diftance. Je crus que ce magicien vouloit fe divertir de la peur qu'une telle aventure devoit caufer k une jeune perfonne. Je reftai quelques jours fans retourner au petit bois ; mais le charme que je trouvois dans cette folitude, triompha de 1'efpèce de frayeur que m'avoit caufé ce que j'avois vu. J'allaï chercher mon arbre favori, je le regardai avec plaifir, jamais je ne l'avois trouvé fi beau; je cueillis de fes fruits; pour en manger plus a mon aife, je m'affis, & je m'appuyai nonchalamment contre 1'arbre. Je m'étois a peine alfife, que je le fentis s^ébranler; je me relevai Tome XXVI. P  "226" Veillées de Thessaxie," promptement, mais quelle fut ma furprife! je le vis entièrement déraciné, & méme prefque fee. Je ne pouvois revenir de mon étonnement: il augmenta encore , lorfque voulant én couper une petite branche, il en fortit du fang-; je jettai la branche en frémiffant d'horreur & de crainte , je pris la fuite , & revins au hameau très-effrayée pour cette feconde fois de ce qui venoit de m'arriver. La mère dé Polémon fe nommoit Mirtelle; je demeurois avec elle, & elle m'aimoit ten-drertient. Le trouble oü elle me vit 1'alarma; je lui rëLcórïtfli toute émue le fujet de mon effroi; elle fbupiroit en m'écoutant, mais quand je lui dis la circönftance de la branche , elle fe mit § pleurer. Hélas ! ma fille, me dit-elle, que nous fommes a plaindre, fi les dieux n'ont pitié de nous ! Je la preffai en vain de s'expliquer, jamais elle ne voulut m'en dire davantage: je paffai une nuit inquiette, je cherchois inutilement la caufe de ce qui m'étoit arrivé. Des qu'il fut jour, ma belle-mère voulut aller au bois d'oliviers; nous y allames , nous vimes f arbre,tombé de la veille, déja réduit en cendre. Cette nouvelle circönftance redoubla les pleurs de Mirtelle; je ne pouvois rien comprendre a la caufe de fon affliftion,& j'étois véritablement irnpatientée de fon obftination a me la cacher.  Pre m i è r e Veil z é e. 227 t)ès que nous fümes de retour au hameau, Mirtelle me dit: Vous voyez de nos fenêtres une roche blanche prefqua la hauteur & a la droite du mont Olimpe; au pié de cette roche demeure une femme qu'on dit avoir plus de cent ans; elle eft de toutes les thefTaliennes la plus favante dans les fciences fecret tes; elle a de plus cette heureufe & fi rare réputation d'aimer a faire plaifir: toute la contre'e la refpecle , elle le me'rite ; jamais elle n'a refufé fon fecours pour faire le bien, ou pour prévenirle mal; elle eft enfin 1'ennemie déclarée du crime. Je la connois; aliez, ma fille, allez la trouver; elle vous inftruira du myftère que renferme le prodige que vous avez vu. Je partis fur le champ ; il y a pres de deux heues de ce hameau a cette roche , je les fis d'une vitefte égale a mon impatience ; la curiofité prête des ailes. J'arrive , je vois une petite maifon très-propre ; une femme très-vieille étoit affife fur le feuil de la porte. Ma bonne mère, lui dis-je , ne pourrez-vous point m'enfeigner la demeure de 1'illuftre Micalé? C'eft moimême, répondit la bonne femme, que puis-je pour vous, ma chère enfant? Ma belle-mère Mirtelle, lui répliquai-je , m'envoie a vous; élle vous conjure de nous tirer de 1'inquiétude oü nous fommes. Micalé fe leva, elle me fit Pij  228 VeillsesdeThessalié, entrer dans une chambre de figure ronde , voütée, & oü le jour ne venoit de nulle part. Je vis une petite table ; quelques livres & plufieurs paquets de fimples étoient deflus ; deux petits fièges de bois de cédre faifoient tout 1'ornement de cette demeure , éclairée feulement par une lampe fufpendue au haut de la voüte. Micalé s'aflit fur un de ces fièges , & me fit affeoir fur l'autre. Alors elle me dit de lui raconter le fujet de notre inquiétude; je le lui appris : quand j'eus ceffé de parler , elle alla confulter fes livres, puis revint a moi, & me dit: Avez-vous du courage, mon enfant? ne ferez-vous point effrayée fi je vous fais voir des chofes extraordinaires ? Je 1'aflurai de ma fermeté. Micalé , fans me répondre, s'approcha de la petite table , elle fit avec quelques cérémonies du feu nouveau , a la faveur d'un caillou & d'un petit morceau d'acier; elle alluma enfuite des charbons, elle y jetta une poignée de fimples, qui firent une fumée aflez épaifle: elle fit autour plufieurs cercles avec une baguette noire , & proféra quelques paroles. Auflitöt je vis paroïtre une grande figure enveloppée dans une draperie blanche : cette figure paroiffbit fortir de la terre : Micalé lui commanda de fe découvrir ; Micalé fut obéie,    P RE Mï ERE VE I LL È E. 220' Jufte ciel! m'écriai-je épouvantée, & en reculant en arrière , c'eft mon mari! C'étoit lüi-même, les traits de fon vifagc n'étolent point changés : il tenoit de la main droite une branche de laurier, & dé la gaüchè un bracelet que j'avois fait de mes cheveüx; il avoit une large blefture aü cote" droit; il me rcgarda avec douceur, & fembloit exprimèr, par fes regards languïffans, le tendre regret de ce que la mort nous féparoit. Cette trifte & effrayante apparition me troubla moins encore, qu'elle ne me tóucha. Quoi' m'écriai-je, mon mari eft mort! Oui, mon enfant , me repliqua Micalé; il a été frappé d'un coup mortel en combattant pour la patrie. Ce ne font pas cependant les athéniens qui ont tranche la trame de fes jours; une main meurtrière & invifible en a coupé le lil. En a coupé le fil ! repris-je : Eh! pourquoi ? Pour lui enlever le bien qu'il poffédoit, me répondit Micalé. Vos charmes, mon enfant , ont caufé le malheur de Polémon. Un méchant homme, dont Ie pouvoir furnaturel eft redoutabfe, vous aime; il veut devenir votre époux ; Ie defir de vous pofféder lui a fait immoler Polémon. Les prodiges qui vous ont étonnée dans le bois cfoliviers, font 1'ouvrage de la puiftance criminelle de cet homme. Tandis que Micalé me P üj  230 Veileées de Thessaiie, tenoit ce difcours, Fombre.de mon mari difparut. L'eftime & le fïncère attachement que. j'avois pour le vertueux Polémon, rempli d'attention pour moi , m'avoient d'abord fait fentir vivement fa perte , mais ma douleur devint mexprimable, en apprenant que mes foibles appas lui coütoient la vie. Je me reprochois fon malheur, & mon défefpoir augmentoit encore, en ne fachant quel étoit celui a qui je devois une haine implacable. Quoi ! dis-je a Micalé, je fuis affez infortunée pour être caufe de la mort de Polémon? Quoi! fans y fonger, je lui ai fufcité un ennemi affez redoutable, ou plutèt affez méchant pour lui arracher la vie ? & ce cruel croit que je ferai la récompenfe de fon crime? Non, je ne le ferai pas II dépend de moi de me garantir de ce malheur Oui, Polémon, je te le jure, jamais mon fort ne fera uni a celui d'aucun homme. Mélanie, me dit Micalé , gardez-vous de réitérer de fang froid un ferment que la douleur vous dicTe dans ce moment: vous êtes trop jeune pour le tenir. Un mari vous a rendue heureufe; fa douceur & fa tendreffe vous ont fait goüter tout le charme d'une union affortie; ce charme vous manquera bientöt, & vous fera défirer de faire le bonheur d'un pafteur que vous en croirez digne. Eh ! comment  Première Veillée. 231 eferois-je jamais faire un choix ? repris-je , comment démelerois-je parmi ceux qui pourront penfer a moi, le monftre furieux .... raiTallin de Polémon ?. ... II fe cache , fans doute , fous de belles apparences. Peut-étre feroit-ce fa main meurtrière qui recevroit la mienne .... je friffonne d'y penfer. Ne craignez rien , mon enfant, me dit Micalé, 1'afTaffin de votre mari ne fera jamais votre époux : les dieux ne le permettront pas; raiTurez-vous; reprenez vos efprits, j'ai encore quelque chofe a vous faire voir. Micalé fit de nouvelles figures avec fa baguette : auffi-töt je vis paroïtre un jeune homme d'environ vingt-fept ans ; il étoit bien fait, fon teint étoit animé, la douceur & la r.obleffe de fa phyfionomie intéreffoient pour lui; fon hibillement étoit celui d'un foldat: de la main droite il tenoit une branche d'olivier, & de la gauche le même bracelet que je venois de voir dans la main de mon mari. Je fus émue a cet objet. Le foldat parut s*avancer pour me le préfcnter, je tendis Ie bras pour le recevoir, mais tout difparut. Micalé voyant ma furprife , me dit que les ombres n'étoient pas palpables. Ce que je viens da voir, lui repartis-je, n'eft donc que 1'ombre d'un vaillant foldat, viórime de fa patrie ? Que je le plains ! Celfez de le plaindre, me repiï- P iv  232 VéileéesdeThessaeie, qua Micale; il n'eft pas mort : J'en fuis ravie,' répondis-je. Mais pourquoi s'eft-il préfenté a mes yeux? Je vais vous le dire, reprit Micalé. Ce foldat étoit le meilleur ami de votre mari, il méritoit de 1'être: c'eft un theflalien auffi zélé pour la gloire de fa patrie , & auffi vertueux que 1'étoit Polémon : il a reeu de lui votre bracelet pour vous le remettre. La branche d'olivier que vous avez vue dans la main de ce foldat, annonce la paix entre les athéniens & nous. Vous reverrez cet ami de Polémon, il vous inftruira des dernières volontés de votre mari; refpeétsz - les, & gardez toujours un tendre fouvenir du malheureux Polémon. Tandis que Micalé parloit, je pleurois amèrement. Mon enfant, continua-t-elle , ceffez de vous affliger; ne vous reprochez plus la mort de Polémon; je vous loue d'y étre fenfible, votre douleur m'affure de votre bon ceeur: j'ai me les perfonnes qui penfent bien, je les protégé, je les mets en état de ne pas craindre les méchans. Vous en avez un a redouter; je vais vous faire un préfent précieux ; il vous fera utile, je le prévois. Micalé me donna une boite , elle renfermoit des petits grains blancs comme neige. Avec ces petits grains, me ditelle , vous détruirez tout prodige & toute illu-  Première Veiiièe. 233 fion •, ne craignez rien de 1'enchanteur qui vous aime, vous le connoïtrez un jour; peut-être même vengerez-vous la mort de Polémon. Ah! ma bonne mère , repartis-je en embraffant Micalé , puiflent les dieux vous entendre. Allez, mon enfant , reprit-elle en me ferrant dans fes bras, allez, confolez-vous , votre perte ne fera pas irréparable. Mirtelle fera mortellement affligée de la mort de fon fils ; épargnez a fa jufte douleur, la cruelle circönftance dont je viens de vous inftruire. Gardez-en même un fecret inviolable. Micalé enfuite m'enfeigna la manière de me fervir dans 1'occafion de mes petits grains. Je repris le chemin du hameau, étonnée de ce que je venois de voir , & pénétrée d'un regret violent; je me regardois comme 1'auteur de la mort de Polémon. J'arrivai chez Mirtelle, je lui appris la trifte deftinée de fon fils. Le caraclère de Mirtelle étoit ferme Sc courageux; elle trouva dans le genre de mort de mon mari (car je lui cachai ce que Micalé m'avoit ordonné de taire), de quoi fe confoler; & 1'honneur qui en rejailliffoit fur fes deux autres fils, tarit la fource de fes pleurs. Pour moi, il eft aifé de comprendre quels pouvoient être ma douleur & le trouble de  234 Veilléesde Thessalie, mon ame. A mon affection fe joignoit une vive inquiétude. De la jeuneffe dont j'étois, je ne pouvois me flatter que mon père me laifsat libre, &-je tremblois qu'il ne me livrat luimême a un homme adonné a des fciences criminelles, & de plus meurtrier de mon mari. La nuit, quand le fommeil me procuroit quelques inffans de repos , je croyois voir Polémon & ce foldat, je m'imaginois que 1'un me reprochoit fa mort , & que l'autre fembloit vouloir m'en confoler. Enfin la vue de tous les dqux me troubloit également. Mon inquiétude m'étoit d'un poids d'autant plus pefant, que je n'ofois ouvrir mon cceur a Mirtelle ; j'avois néanmoins befoin de confolation ; mon filence renfermoit ma douleur trop cruellement audedans de moi-même : 1'efpoir de la foulager, & une entière confiance en mon père me déterminerent a ne lui plus rien cacher; je penfai que Micalé ne pourroit défapprouver cet épanchement dans le fein d'un père prudent & fage. J'allai le trouver, je lui contai 1'aventure du bois d'oliviers, je lui dis ce que j'avois vu chez Micalé, & je lui rendis les difcours de cette favante femme. Mon père ne douta point de la mort de Polémon; le prodige étonnant de 1'arbre, & la fcience de Micalé 1'en affurèrent. Également furpris & tou-  Première v'e i l l ê e. 235" ché, il crut devoir étouffer fa douleur pour foulager la mienne. Son premier foin fut celui de vaincre les inutiles reproches, que je me faifois de la mort de mon mari; il y réuffit, il remit quelque calme dans mon efprit agité; enfin je le quittai plus tranquille. Dans le moment que je difois adieu a mon père, nous entendimes du bruit devant la maifon ; je fus a la porte , mon père me fuivit. Nous vimes un pafteur, beau & bien fut , attaqué par deux hommes; ils prirent !a fuite dès qu'ils virent venir du monde. Mais nous trouvames le pafteur renvérfé , blefie, & prefque fans fentiment. Nous le fecourümes , mon père le fit porter chez lui. Après nous avoir témoigné fa reconnoilfance, il nous apprit qu'il étoit du hameau de Pemphile, éloigné feulement de deux lieues du notre , & il nous dit qu'ii fe nommoït Photis. Au nom de Photis , mon père le connut pour étre un des plus riches pafteurs de toute la contrée. Sa phyfionomie , fa douceur, fes manières, fon efprit, tout enfin prévint mon père en fa faveur. II lui dit qu'il ne fortiroit point de chez lui qu'il ne füt bien remis : effectivement Photis y refta plus de quinze jours. Mon père me dit en le quittant , d'attendre avec tranquillité des nouvelles certaines du deftin de Polémon a  236* Veillbes de Thessalie, il m'ordonna de venir fouvent chercher auprès de lui de la confolation. A peine fus-je partie , que Photis félicita mon père & ma mère d'avoir une fille fi aimamable ; il loua avec chaleur ma taille , ma phyfionomie, enfin toute ma perfonne: il s'informa fi j'étois établie, & il parut touché en apprenant que j'étois mariée. A tous les momens du jour il parloit de moi; mon père & ma mère étoient charmés de 1'efprit & des manières de ce pafteur. Quand j'allois les voir, ils me vantoient fon mérite , & ne m'entretenoient que de Fhotis, & Photis, malgré ma retenue & mon air trifte, ne pouvoit en me voyant, modérer fa joie. Après avoir refté quinze jours chez mon père , Photis bien rétabli, le remercia de fes bontés, lui demanda fon amitié, & lui témoigna un chagrin fenfible de ne pouvoir s'unir a fa familie. II conjura mon père de venir paffer chez lui, du moins un jour entier avec tous ceux de fes enfans qu'il voudroit bien y am'ener. Mon père y confentit, il fit dire a mon frère aïné de fe rendre le lendemain chez Photis, & de memener avec lui. Nous y allames; nous ne pümes tous voir fans être furpris , 1'étendue & la beauté des biens de ce jeune paffteur; car Photis n'avoit encore que vingt-cinq  Première, Vei llé e. qm ans. Lui feul avoit autant de troupeaux que dix autres pafteurs. Mon père ne put s'empêcher de former le deflein de faire fon gendre de Photis , fi ve'ritablement Polémon étoit mort ; deux jours après il en fut afluré. J'étois affife avec Mirtelle fur la porte de la maifon, je vis d'affez loin ce foldat, dont 1'idée m'étoit toujours préfente; je le reconnus, fa vue me troubla. Ah ! ma mère , m'écriai-je éperdue , Polémon eft mort! voila le foldat de Micalé! il vient a nous. Juftes dieux , ayez pitié de moi! Le foldat nous aborda avec civiüté ; il me remit mon bracelet & un papier fermé; je 1'ouvris en tremblant: Polémon me prioit de regarder ce cher camarade comme un autre lui-méme: il me conjuroit d'approuver le partage de fes biens acquis, ou par fes travaux, ou a la guerre , entre ce foldat & moi. Le foldat me paria avec défintérelfement ; il me pria de remettre tout détail d'affaire k un tems oü je pourrois m'en occuper avec plus de tranquillité. Jufqu'a ce moment, ajouta-t-il en me préfentant ce qu'il tenoit déja de Polémon, foyez la maitrefie de tout. Je le regardois, je 1'écoutois avec une attention infinie; je trouvois fon procédé généreux, je Ie trouvois digne enfin de Pamitié que mon mari avoit eue pour lui, & je ne  238 Veile ées de Thessalïê, fentois aucun regret de ce qu'il avoit fait eti fa faveur. Lindor , cet ami de Polémon, fe fit connoïtre a nous ; il étoit du hameau vis-a-vis du nótre, au-dela du fieuve Penée. .T'appris avec plaifir que fi peu de diftance nous féparoit. II nous demanda d'une manière affez empreffée, la permiffion de cukiver une connoiffance bien chère pour lui, ajouta-t-il, puifqu'elle lui coütoit la perte de fon plus cher ami. Mirtelle ne la lui refufa pas , & moi je la lui accordai avec plaifir. Je courus d'abord chercher dans les embraffemens de mon père de la confolation: ma douleur & mes larmes rinftruifirent du funefte fort d'un gendre qui lui étoit cher. II me garda quelques jours chez lui pour remettre le calme dar>s mon efprit agité. La nouvelle de la mort de Polémon fut a peine répandue , que plufieurs pafteurs formèrent le deffein de me demander a mon père. Liphitas , qui vit encore, que vous connoiffez toutes , & que tout le monde efiime , m'avoit recherchée Je crois vous avoir dit combien il parut touché de la préférence que Polémon avoit obtenue fur lui; il n'avoit pris aucun engagement, & 1'on difoit dans le hameau qu'il m'aimoit toujours. On ne fe trompoit pas ; il fut d'abord trouver mon père, mais mon père qui lui faifoit 1'injuftice  Première Veizzèe. 239 de le foupconner, lui dit aflez froidement que fon choix e'toit déja. fait: il difoit vrai. Photis, infmuant & riche, étoit celui qu'il défïroit pour fon gendre. Le lendemain que je fus de retour de chefc mon père, Lindor vint chez Mirtelle 5 fa vue me caufa quelqu'émotion; il refta cette première fois peu de tems avec nous ; mais dans Ja fuite, fes vifites fréquentes étoient plus longues. Je lui favois gré de fes attentions & de fes complaifances ; fon entretien me tiroit infenfiblement de la triftefle oü j'étois: je trouvois qu'il penfoit en galant homme, & qu'il rendoit avec efprit ce qu'il penfoit. Lindor prés de moi, le tems me paroiflbit court, & quand il me quittoit, je retombois dans la triftefle & 1'ennui dont il m'avoit tirée. Lindor m'avoit déja rendu plufieurs vifites, lorfqu'un jour j'allai au mont Olimpe ; je fis le chemin doucement , 1 efprit préoccupé de Lindor. II me paroït doux, difois-je; il a fair fage, il a de 1'efprit, fa phyfionomie eft prévenante ; Polémon avoit raifon de 1'aimer. Ce fut avec ces idéés que je gagnai, fans prefque m'en appercevoir , la retraite de mon père : Photis étoit avec lui. II faut, ma fille , me ditil, voyant mon air trifte & abattu, il faut vous feire une raifon fqr la perte que vous avez faite;  4^ ., 240 Veillées de Thessalié, Photis reuent vivement votre douleur, & les fentimens oü il eft pour vous , lui font défirer de pouvoir un jour vous confoler. Ce difcours m'embarraffa, je rougis, & fans rien répondre a mon père, je lui parlai des difpofitions de Polémon en faveur de Lindor; je lui exagérai la facon noble & défintéreffée doat il en ufoit avec moi. J'ajoutai que ce pafteur étoit bien digne de 1'amitié de Polémon. Mon père m'éceuta louer Lindor avec peine, & je crois que Photis , ainfi que lui, craignit que ce pafteur ne m'eüt fait une impreftïon trop avantageufe. Avant de quitter mon père, 11 me prit dans fes bras, & me dit: J'efpère , ma fille, qu'en perfonne bien née, vous ne ferez point de choix fans mon aveu. Remettez a mon amitié pour vous , & a ma prudence , le foin de vous donner un époux. Puis , en s'adreflant a. Photis, ilajouta: Mon cher Photis , reconduifez Mélanie chez fa belle-mère; voyez-la fouvent , je vous le permets ; & vous, ma fille, recevez Photis comme je puis le fouhaiter. Photis me ramena au hameau. Je ne puis vous rendre fes difcours , car quoiqu'il marchat a cöté de moi, je fis le chemin feule, tant j'étoit occupée de mes idéés. Je me rappelois les difcours de mon père, 6c fa prédiledion pour  Première V e i l lê e, 241 pour Photis m'affligeoit fenfiblement. Sa défenfe fur-tout de faire un choix fans fon aveu, me fit fentir qu'il 1'avoit déja fait. Mon jufte refpecl: pour lui, & la crainte de lui déplaire me firent avec confufion découvrir a moi-même que Lindor ne m'étoit pas indifférent: ce fut cependant fans en fentir ni home, ni regret; je le trouvois digne de pofféder mon cceur; j'étois feulement étonnée de m'être prévenue en fa faveur fi promptement. La crainte que Lindor ne füt fenfible pour une autre , commenca a m'inquiéter: de cette crainte je pafiaï a celle de ne pouvoir le rendre heureux, s'il me trouvoit digne de faire fon bonheur. Enfin; j'arrivai au hameau fans avoir parlé a Photis. Le lendemain , Lindor vint chez ma bellemère ; après avoir refté un moment avec elle, il paffa dans ma chambre. S'il m'aborda d'un air timide, le mien ne fut pas bien affuré; fon compliment fut embarraffé; ce que je lui répondis fut affez mal rangé, Ie fi lente fuc< Nous nous regardions, nous rougiflions, nous baiffions les yeux fans trop fitvoir cc que nous devions nous dire : Lindor rompit enfin le filence. Laplus tendre amitié, me dit-il, m'a fait donner des larmes au maiheureux Polémon ; mais que je le plains aujourd'hui! Quelle douleur! quels regrets n'a-t-il pas dü femir e:i Tome XXFI% Q  s>42 Veillées de Thessalie, quittant la vie ! Quel étoit fon bonheur! il vous poffédoit l Photis entra dans ce moment; fi fa préfence me tira d'un grand embarras, elle me caufa un violent dépit, & fes regards inquiets achevèrent de me déconcerter. Mais de combien mon dépit n'augmenta t-il pas, quand je vis Lindor fortir , & laiffer Photis feul avec moi ? Photis me tint plufieurs difcours obligeans, je n'y répondis que froidement. Que je ferois heureux, me dit-il, fi vos fentimens fecondoient les defirs d'Alémon ! Que n'avez-vous pour moi les mêmes yeux que lui! Je ne donnai pas le tems a Photis de m'en dire davantage, je paffai dans la chambre de ma belle-mère , oü je trouvai une fceur de Liphitas. Je vous ai dit 1'injuftice de mon père a 1'égard de Liphitas; fa tendreffe pour moi le lui avoit rendu fufpect;il m'avoit confié fes foupcons , & mon imagination vive les avoit convertis prefqu'en certitude. Un jour que je revenois du mont Olimpe, je trouvai Liphitas dans la chambre de Mirtelle; fa vue me troubla, je le regardai avec indignation. Je vois pèut-être devant mes yeux, dis-je en moi-même, lemeurtrier de Polémon. Puis-je en douter?la haine que je reffens pour Liphitas m'en affure. II s'approcha de moi, me fit un compliment,  Premiers Veilléè. 243 mais je ne puis vous le rendre; j'étois trop troublée pour 1'écouter; je me fouviens feulement que ma réponfe brufque 1'étonna, & dut lui perfuader que j'approuvois le refus qu'il avoit efiuyé de mon père. Cependant Liphitas ne fe rebuta point; il me cherchoit aVec empreffement, il cultivoit mes frères , & fouvent il venoit me joindre a mes troupeaux : plus je Ie voyois, plus je le haïffois; & fi mon père ne m'avoit pas défendu de m'échapper avec lui, dans la jufte crainte que je n'infultafle peut-être un innocent, je 1'aurois accablé d'outrages. Mais enfin la recherche de Photis approuvée de mon père , lui apprit qu'il étoit fans efpérance , & me délivra de fes importunités. Liphitas n'avoit pas feul afpiré a me pofTéder , avant que j'eulfe époufé Polémon. Thaneftros, qui fait encore aujourd'hui le charme de nos fociétés , m'avoit aufii recherchée, & avoit marqué, une véritable douleur de n'avoir pu m'obtenir. Pour fe confoler plus fürement, il jetta les yeux fur une compagne que j'avois, jeune, aimable, vertueufe, & que j'aimois beaucoup. Thaneftros me pria de parler en fa faveur : je le fis fans chagrin & fans envie ; je rendis juftice a fon mérite, je 1'exaltai; enfin, il fut écouté, aimé, heureux; & moi, char- Q U  244 VeieléesdeThessalie; mée de voir ma compagne établie au gré de fes defirs. Notre amitié en devint encore plus étroite , & Thaneftros, fans paroïtre envier le bonheur de Polémon, en lia une intime avec lui > de forte que les maris & leurs femmes palfoient prefque leur vie enfemble. Cette liaifon fi douce & fi aimable ne fut pas de longue durée; Polémon partit pour aller a la guerre ; & peu de jours après, Thaneftros nous fit fes adieux pour aller recueillir, au - dela de Lariflë , une fucceffion. Thaneftros & Polémon étoient abfens depuis plus de fix mois , lorfque mon amie fut attaquée d'une maladie auffi violente que fingulière : mes foins furent inutiles, elle mourut dans mes bras. Je pleurois fa perte, quand 1'aventure du bois d'oliviers m'annonca la mort de Polémon. Peu de tems après Thaneftros revint : fon retour lui apprit qu'il étoit veuf, & que j'étdis libre. Ni la recherche déclarée de Photis, avouée de mon père, ni celle de Lindor que je paroiftois recevoir avec prédilecl:on , n'arrêtèrent point Thaneftros. II fut trouver mon père, & me demanda avec tout 1'empreffement d'un homme amoureux. Cette démarche précipitée donna lieu a mon père de penfer que Thaneftros perdoit fa femme fans regret: de ce moment il partagea fes foupcons entre Liphitas &  Première Ve illé e. %kj Thaneftros. Je partageai auffi les mieris entr'eux, dès que je fus inftruite des fentimens de Thaneftros. L'un des deux, me difois-je, eft un homme méchant, criminel & redoutable; fi c'eft Thaneftros, il peut encore ajouter Lindor aux vidimes qu'il a déja immole'es k fon funefte amour. Car en le foupgonnant, je ne doutois pas que la mort de fa femme ne fut fon ouvrage. Mais, m'écriai-je, a qui fais-je injuftice? A qui dois-je ma haine ? Duquel enfin dois-je me défier? Le refus de mon père n e'touffa pas entièrement 1'efpe'rance chez Thaneftros ; il étoit jeune , bien fait de fa perfonne , & il avoit 1'efprit agréable. Depuis fon mariage avec mon amie, je lui avois témoigné beaucoup d'amitié j il fe flatta de pouvoir par fes foins , 1'emporter fur fes rivaux; je le fuyois, je fe rebutois, mais vainement ; il me cherchoit & me fuivoit en tous lieux : il vint me joindre un joura mes troupeaux. Ah ! Mélanie, me dit-il, tant de cruauté devroit-elle être leprix de tant d'amour ? Je vous adorois quand Polémon vous obtint; que n'ai-je pas fouffert depuis ce jour fatal ï Cacher ma tendrelfe étoit le moindre de mes maux. Le lien'oü je m'étois engagé, le bonheur de Polémon, mes efforts pour parpitre répondre k la paffion d'une femme, toujours Q «j  B46* Veillêes de Thes salie, attentive a me plaire; tout enfin étoit pour le malheureux Thaneftros un martyre continue!. Cet aveu me confirma dans mes foupcons; je frémis de crainte & d'horreur. Jufte ciel! disje en moi-même , ce cruel eft 1'homicide de fa femme & de mon mari! Puiffe Lindor être préfervé de fa fureur ! Thaneftros s'appercevant du trouble que me caufok fon difcours, me dit: écoutez-moi. Vous ayant perdue, fe cherchai a vous retrouver dans une autre vous-même ; je vous demandai de m'unir a votre amie; c'étoit le feul moyen de me confevver, fous le voile de familie , la liberté & le plaifir de vous voir tous les jours. Ce moyen me réufiit, & ma tendreffe toujours nourrie par votre préfence, prenok a tous les inftans de nouvelles forces. Elle eft telle aujourd'hui , que je ne pourrai furvivre au malheur de vous voir encore pofléder par un autre. Ce fera , lui repartis-je, la punkion que les juftes dieux vous réferveront. Mon père vous a refufé pour gendre, je Pén ai remercié ; & moi je vous déclare que mon choix eft fait, Vous aimez, s'écria Thaneftros ! Oui , j'aime, repris-je, & j'aime un pafteur vertueux;. fon amour eft innocent, & le bonheur qu'il trouvera dans notre union , ne lui ■aura point coüté de crime. Je vis PétonKement  Première v e i l l é e. 247 & le trouble de Thaneftros a ce difcours. Dans ce moment Photis me joignit; fa préfence empêcha Thaneftros de me répondre: il me quitta. Sur le champ je me reprochai d'avoir trop expliqué mes fentimens; mes craintes & mes inquiétudes en redoublèrent; je tremblois pour Lindor; Thaneftros fans efpérance, & offenfé grièvement de mes difcours, ceffa de me chercher. Je vis ce changement avec plaifir , je më flattai de n'avoir plus a redouter & a vaincre que mon père. Que je me trompois I Photis & Lindor me voyoient fouvent; tout ce que le premier me difoit, me révoltoit contre lui, & le plus léger difcours du dernier me touchoit vivement. Ces deux mouvemens fi oppofés , produifoient en moi cependant le même effet. Je reftois embarraffée , & ne répondois rien: il n'y avoit, je crois, que mes yeux qui, fans que j'y penfaffe, donnoient autant d'efpérance k 1'un, qu'ils en donnoient peu k l'autre. Je n'ofois néanmoins maltraiter Photis , mon père favorifoit fa recherche, il ne s'en étoit que trop expliqué avec moi: ainfi j'étois véritablement a plaindre; car je ne me fentois ni la force de lui réfifter, ni celle de lui obéir; je n'avois d'efpérance que dans fa bonté pour fes enfans. Lindor vint me chercher uu matin k mes Q iv  248 Veillées de Thessalie, troupeaux; fa vue me caufa de 1'émotion. L'empreffé & incommode Photis, me dit-il, me permet aujourd'hui de vous entretenir. Mais que je fuis infortuné, fi vous lui favez mauvais gré de ce moment heureux qu'il me laifïe ! Je voudrois, lui repartis-je, ne le voir jamais. Se pourroit-il, reprit vivement Lindor, que je n'eufle a combattre dans votre cceur que le fouvenir de Polémon ? Helas! repartis-je d'un air animé, vous avez mon père a combattre & a vaincre ! Ah ! Mélanie , s'écria Lindor, en me prenant les mains, permettez que je vous exprime ma joie ! Vous m'apprenez que je ne vous fuis pas indifférent. Si vous adorer peut me rendre digne de vos bontés, je mérite votre cceur tout entier. Ce que je venois de dire m'étoit échappé fans en fentir toute la force; le tranfport de Lindor m'y fit réfiéchir; je rougis, je voulus même échapper a Lindor. Mais lui, en fe faififlant d'une de mes mains, reprit: Quoi! vous voulez me fuir ? Me ferois-je trop tot flatté ? Parlez, Mélanie. Voyez mon père, repliquai-je, s'il fe déclare pour vous, j'obéirai avec plaifir. J'ai votre aveu, repartit Lindor, je fuis trop heureux. Je vais trouver Alémon , je vais lui remettre un écrit de Polémon; il verra par cet écrit, que ce tendre ami le conjurè de difpofer de vous en ma faveur, fi  Première V e i ll é e. 249 vous y donnez votre aveu. Poie'mon mourant demande a votre pêre cette précieufe & dernière marqué de fon eftime. Ma furprife fut extreme a ce difcours; une joie vive y fuccéda. Je regardai cette difpofition écrite de la main de Polémon expirant, comme des armes triomphantes pour attaquer & vaincre mon père. Eh ! pourquoi, dis-je a Lindor , ne m'avezvous pas encore parlé de cet écrit ? Je voulois auparavant, me répondit-il, découvrir les fentimens de votre cceur. Oui, cette dernière volonté de Polémon auroit toujours été ignorée , fi votre cceur, prévenu pour un autre, m'eüt refufé fon aveu pour en faire ufage. Partez , repris-je , allez trouver ^non père. Puiffent les dieux lui infpirer de /épondre a vos vceux, aux miens, & a ceux de Polémon ! Je revins au hameau le cceur rempli de ma tendreffe & de celle de Lindor, mais inquiète. II m'avoit inftruite de 1'état de fa fortune, elle étoit médiocre alors, je favois comme mon père penfoit fur les établiffemens; il étoit perfuadé que 1'indigence, mère de 1'aigreur, du dégout & du mépris , chaffoit 1'amour le plus fort, & lui faifoit fuccéder le divorce; de même qu'il penfoit que 1'abondance foutenoit 1'union, & fortifioit la vertu. Photis me faifoit trembler;  2j"o Veillées de Thessalie, il étoit un rival dangereux pour Lindor : j'avois toujours préfens a 1'efprit fes troupeaux nombreux, fes paturages gras & étendus dont mon père n'avoit été que trop ftappé. Pourquoi , difois-je, Photis eft-il plus riche que Lindor? Après avoir quitté mon père , Lindor revint au hameau. Photis étoit a cóté de moi quand il entra dans la chambre de Mirtelle; fa triftefle ne m'inftruifit que trop du refus de mon père; je ne pus réfifter a mon impatience ; je me levai, & je dis a Lindor de me fuivre. J'allai dans le verger de Mirtelle. Ah I Mélanie, que je fuis a plaindre , me dit Lindor d'un ton qui me perca le cceur! Alémon vient de me condamner au cruel tourment de n'être jamais a vous. Quoi I Mélanie , un autre vous poffédera! Pourrez-vous y confentir ? J'efpère, lui répondis-je , pouvoir me fouftraire a un malheur que je crains autant que vous le redoutez ; mais, mon cher Lindor, n'efpérez pas que je vous rende jamais heureux, fi je ne puis fléchir mon père. Vous ne fléchirez point Alémon, reprit Lindor ; jé fuis fans efpérance. Que disje , s'écria-t-il ! vous lui obéirez ! Photis triomphera! vous céderez a fes emprelTemens & a la volonté d'un père ! Non, repliquai-je , non , raflurez-vous: je vous aime, Lindor, jamais fé,  Première ve i l l é e. 151 n'aimerai que vous; c'eft vous promettre que jamais un autre que vous ne me poffédera. Eh quoi, reprit-il, ne voyez-vpus aucun moyen pour vous affranchir d'une autorité ? ... . Non , dis-je, en 1'interrompant; les dieux , la nature, les bontés de mon père, le devoir, le refpeet, tout me foumet a fon autorité. Ce fera déja trop prendre fur moi, d'ofer réfifter a fa volonté, fans ajouter a cette audace la hardieff» de vouloir ce qu'il ne veut pas. Lindor alloit me répondre , quand nous vïmes du feu en l'air, & un oifeau monftrueux par fa grofTeur & par fa fingulière figure ; il poufibit des fifflemens épouvantables; il tenoit une pierre dans chacune de fes griffes; il en laiffa tomber une. Je fis un cri percant a la vue de Lindor frappé & renverfé par terre, je courus a lui. Ah! mon cher Lindor, lui dis-je, renoncez a moi! il y va de votre vie ! Je renonce a tous les hommes. Je parlois en vain, Lindor ne m'entendoit point. Mirtelle & Photis vinrent a mes cris : le terrible oifeau étoit toujours fur nos têtes , il jettoit du feu & de la flamme par le bec & par les yeux; il fe débattoit en plongeant fur nous5 il fembloit toujours vouloir fon- è fur Lindor; fon péril, mon effroi m'avoient d'abord empéchée de penfer que je te- 1 nois de Micalé, de quoi détruire ce prodige s  Veillées de Thessalie, car je ne doutai point que ce ne füt le crue* meurtrier de Polémon, qui vouloit encore ajouter a ce crime , celui de fe défaire de Lindor. J'ouvris , fans la fortir de ma pocbe , la boite de Micalé, je pris quelques grains, & fans être vue, je les femai fur Lindor , toujours renverfé & fans aucun fentiment. Aufli-töt 1'effroyable Oifeau cifparut , & Lindor reprit fes efprits, Mais 1'oifeau, en difparoiffant, laiffa aller la pierre qui étoit reftée dans une de fes griffes, elle tomba fur la tête de Photis; fon fang coula d'abord. Lindor plus heureux, car fon coup ne 1'avoit qu'étourdi, courut a Photis , j'en fis autant, & tous deux nous le fecourümes d'une manière empreffée. Je me reprochois a moiméme cet accident, en affurant Photis de la peine que j'en refTentois. Un malheur dont on eft le témoin, quoiqu'il arrivé a une perfonne qui nous déplaït, fait fentir a une ame bien née les tendres mouvemens de la pitié. Je les exprimois a Photis d'un ton obligeant; mais il me répondit: Ce n'eft pas dans ce moment, ni dans cette occafion que je voudrois vous voir fenfible ; votre pitié n'eft qu'une pitié accidentelle; votre indifférence pour moi en aura bientöt triomphé. Ce prodige, ajouta-t-il, menace ceux qui afpirent au bonheur de vous pofféder; Ljndor fera le feul objet de vos crain-  Première Veillèe. hff tés. Que fon fort fera différent du mien, fi le rival invifible qui nous pourfuit tous deux nous fait tomber fous fes coups ! Vos regrets & vos larmes payeront affez la vie que lui aura coüté le bonheur d'étre aimé. Photis s'appercut de la vive impreffion que me faifoit fon difcours. Un de mes frères arriva dans ce moment, il apprit avec une extreme furprife le fujet de reffroi ou nous étions encore ; il ne pouvoit rien comprendre a cette aventure ; Photis en paroiffoit auili furpris qu'interdit; Lindor regardoit fans ceffe en Pair avec inquiétude, & Mirtelle ne pouvoit raffurer fes efprits. Mon trère emmena Photis chez lui, ou il refta huit jours. Vous aurez tous raifon dans un moment de penfer que ce prodige avoit dü étonner Photis. Pour moi, je tremblois pour Lindor. Saifie de crainte & d'effroi, j'imaginai que je pouvois le garantir des piéges que pourroit lui tendre fon ennemi; je partageai avec lui le préfent de Micalé , & je Pinflruifis de la manière de fe fervir des petits grains dans Poccafion. L'oifeau en a voulu a Photis comme a vous, dis-je a Lindor, je Pai vu intimidé, il eft fans défenfe contre votre commun ennemi; puiffe la crainte de fuccomber le faire renoncer a moi. Que nous ferions heureux s'il s'y trouvoit forcé J  ajT4 Veillêes de ThessaliÊ, Un de mes frères alla le lendemain dès Ie point du jour chez mon père : il lui raconta 1'aventure de la veille. Ce prodige ne 1'étonna pas, mais il ne pouvoit comprendre ce qui avoit pu le détruire; car j'avois oublié de lui parler du préfent de Micalé , & dès Ie moment du prodige, je réfolus de le tenir fecret, dans la crainte de me voir obligée, pour obéir a mon père , de partager ma boite avec Photis. Mon père, ainfi que moi, penfa que le magicien dont j'étois aimée, vouloit ajouter a fon premier crime, celui de fe défaire encore de Photis & de Lindor. II me fit dire de venir lui parler. Cet ordre m'inquiéta, jepartisen tremblant , mais ce bon père me raflura. Vous le favez fans doute , ma fille , me dit-il, j'ai vu Lindor hier; ce pafteur me paroït avoir tous les fentimens d'un homme d'honneur; fa manière défintéreffée au fujet du legs de Polémon , m'a infpiré de 1'eftime pour lui, & cette eftime m'a fait fentir du regret de ne pouvoir Paccepter pour gendre. Mais , ma fille, j'ai pris des engagemens pour vous avec Photis. Vous ne devez pas trouver ce pafteur indigne de vous plaire; il eft aimable, il a de 1'efprit, fon caraétère eft doux & complaifant , il eft fage; il eft riche, laborieux , attentif a conferver ce qu'il a, foigneux de 1'augmenter ; il vous aime,  P RE MIERE VeIZZÉE. 2f f fa paffion pour vous ne peut le confondre avec les pafteurs qui me font fufpecb : votre mari étoit déja mort, quand le hafard nous a fait connoïtre Photis. En vous donnant a lui, ma fille , je ne crains point d'unir la vertu avec le vice. Voila, ma chère Mélanie, les raifons qui m'ont déterminé en faveur de Photis, perfuadé que vous ne me donnerez pas le chagrin de vous oppofer a votre bonheur, unique objet de mon attention & de mes vceux. Mon père me parloit avec tant de bonté & tant de prudence, que je ne favois que lui répondre. J'étois cependant dans une fituation violente; je fentois 1'éloignement extréme que me donnoit pour Photis, ma tendreffe pour Lindor; agitée de ces mouvemens, je ne pus retenir mes larmes; elles confirmèrent mon père dans le foupgon, que Lindor ne m'étoit pas indifférent. Eh quoi! ma fille, vous pleurez, me dit-il ? Qu'avez-vous ? me craindriez-vous plus que vous ne m'aimeriez ? Ne fuis-je pas votre ami auffi bien que votre père? parlezmoi avec confiance. Je vous aime trop tendrement, dis-je a mon père, pour ne vous pas craindre, c'eft-adire, pour ne pas trembler de vous déplaire. II eft vrai, je 1'avoue, je me fens pour Photis «a éloignement que je ne puis vaincre. Je con-  '2$'6 Veilde ës de Thessaliè, viens qu'il eft riche ; mais, mon père , le bien fuffit-il pour être heureux ? On peut dans les bras même de la fortune envier 1'indigence de fon voifin. On peut, il eft vrai, me répondit mon père, n'être pas parfaitement heureux avec du bien , il peut nous manquer quelque chofe, & ce quelque chofe n'eft ordinairement qu'un befoin de 1'imagination. Mais, ma fille , fans bien on eft certainement malheureux; les befoins alors font des befoins réels, ils caufent bientöt la défunion des cceurs & des efprits. Quand on s'aime bien en s'époufant, on s'époufe ivre ; 1'amour s'affoiblit, 1'ivreffe cefle, il ne refte que la misère. Ainfi, ma chère Mélanie, plus je vous aime, plus je fuis occupé pour vous de 1'avenir : votre jeuneffe & votre peu d'expérience vous empêchent de le prévoir. C'eft donc a moi d'y penfer : je vous le dis avec 1'amitié d'un bon père : non, jamais je ne fouffrirai que vous époufiez un homme qui n'aura pas un établiffement convenable. Mon père, fans nommer Lindor, prononcoit fa condamnation, & me pergoit le cceur d'un trait mortel; je me faifois un terrible effort pour dévorer mes larmes; je voulois, & je n'ofois me jetter aux genoux de mon père; je craignois de 1'irriter contre moi, en lui faifant 1'aveu de ma foiblefte. Je ne veux cependant pas  Première Veiilèe. 25-7 pas vous contraindre, continua-t-il, mais j'attends des foins de Photis & de votre tendreffe pour moi, un plein fuccès a mes défirs. Tout ce que j'exige pour le préfent, ma fille , c'eft de recevoir Photis avec honnêteté, il mérite de vous des égards : quittez Mirtelle, fon fils mort, elle n'a plus de pouvoir fur vous; vous êtes trop jeune, & même trop aimable pour répondre de vous-même a tout le hameau. Allez , ma chère Mélanie , allez chez votre frère aïné, je 1'ai prévenu : ne recevez plus les vifites de Lindor; ne devant pas être votre mari, n'étant ni du hameau, ni ami d'aucun de vos frères, fes affiduités pourroient vous faire du tort : a 1'égard du partage que vous avez a faire avec ce pafteur, je m'en charge. Adieu, ma fille, pourfuivit mon père en me prenant dans fes bras; refpectez ma vieillefte; il me refte peu de jours a vivre; ne les empoifonnez pas. Je quittai mon père pénétrée de la plus vive douleur. Dès que je fus dans la campagne, je ne contraignis plus mes larmes : je leur donnois un libre cours, quand je vis paroïtre Lindor.Vous fortez de chez Alémon, me dit-il, & vous pleurez. Ah ! je fuis perdu ! nous fommes fans efpérance, repliquai-je, je ne puis oppofer de raifons a celles que mon père vient de me donner, pour me rendre malheureufe. Vous en Tome XXVL R  2$S VeiLLÉES DE Th ESSALIE, auriez trouvé, me dit-il, fi vous m'aimiez autant que je vous aime. De grace, Lindor, reprisje, n'ajoutez point a ma douleur par un reproche auffi injufte : je fuis encore plus affligée que vous : j'aurai plus a fouffrir : une autre peut vous confoler de ma perte, & jamais je ne me confolerai de la votre. Une autre me confoleroit, s'écria Lindor! Ah ! Mélanie, pouvez-vous le penfer f Je le crains, répliquai-je, & vous devez me pardonner cette crainte. Vous ne me verrez plus; mon père m'a défendu de vous recevoir; je vais demeurer chez mon frère ainé; Photis, le feul Photis pourra m'y voir : tel eft 1'ordre de mon père; il veut plus, il veut que je le recoive avec honnêteté. Ah! Lindor, .plaignezmoi. Nous gardames un moment le filence , nos feules larmes exprimoient 1'état fouffrant de nos cceurs. Cependajit. repris-je, efpérons encore: mon père toujours rempli de bonté pour fes enfans, veut bien me donner du tems, car je lui ai fait 1'aveu de ma répugnance pour Photis. Armons-nous donc de conftance, mon cher Lindor : attendons du tems quelque fecours imprévu. Foible efpoir, s'écria Lindor ! Quoi ! Mélanie , je ne vous verrai plus? N'oferez-vous rien en ma faveur ? N'adoucirez-vous point mes peines par un regard, par un mot, enfin par  tifl moment d'entretien t Je refterai encore deux jours chez Mirtellè, repliquai-je 5 elle m'aime, notre féparaiion lui coÜtera} ce fera mon excufe, Venéz demain, 1'envie & Ie beföin d'adoucir nos peines, me rehdront ingénieufe, & me donneront de la hardieflè. L^afflldion ou je vous ai vue en vous abordant,me dit Lindor, celle oü m'a jetté notre commun malheur, m'ont fait oublier de vous remercief. Ouï, Mélanie, je vous dois la vie une feconde fois. Je demandai a Lindor comment & pourquoL Mais queile fut ma furprife en 1'écoutant ! II venoit d'être expofé par une '■llufion a la cruelle rage de notre ennemi. Vous favez fbe Lindor étoit du hameau de Titirepour venir dans Ie nötre , il faut pafTer Ie Penéej Ie fleuve efl toujours couvert de petits bateaux. Lindor en arrivant au bord, fut étonné de n'y volr qu'une feule barque : elle étoit mcme è plus de deux eens pas de lui; il fit %ne au paffager d'avancer, & lui marchoit toujours le long du rivage. Encore intimidé de 1'aventure de la veille , il fut effrayé de voir dans les airs un gres oifeau d'une efpèce fingulière, ri craignit que ce ne fut un nouveau prodige] cette crainte lui fit avoir recours aux grains°de Micalé; mais 1'oifeau fans fonger a lui, continus fon chemin, & fe perdït dans les airs. Rij  2(5o Veillées de Thessalie; Auffi-töt Lindor rafluré entra dans la barque, oü il laifla aller les grains qu'il tenoit. A peine ont-ils touché la barque, que la barque & le paflager difparoiffent. Lindor étonné fe trouve dans 1'eau, il gagne le bord, fur le champ il voit Ie fleuve couvert a fon ordinaire des bateaux deftinés pour le traverfer. J'écoutai Lindor avec quelqu'effroi; ma tendreffe me faifoit trembler pour 1'avenir, a mes craintes fuccéda la confiance. Pouvois-je après ces expériences la refufer au don précieux de Micalé ? Notre entretien nous conduifit jufqu'a 1'entrée du hameau, ou Lindor me quitta. Je fus d'abord chez mon frère, je voulois voir ma chambre, & comme*t elle étoit fituée; j'avois mes raifons. Je revins chez ma belle-mère ; la nouvelle de notre féparation la toucha véritablement; nous pleurames enfemble, mais mes larmes n'étoient pas toutes données a 1'amitié. Lindor que je ne pourrois plus voir avec la même liberté , faifoit couler les plus amères. Le lendemain il vint chez Mirtelle. Je favois fon amour pour les fleurs, je les aimois auffi, il en cultivoit avec foin de très-rares. J'ai befoin, lui dis-je , d'un vafe rempli de fleurs; mais, Lindor, je veux Je tenir de vous; faites-le moi porter ici, Mirtelle me 1'enverra chez mon fcère. La fenêtre  Première Vei lzé e. iör de ma chambre donne dans la campagne du cóté du Pene'e , le vafe dans le milieu vous mftruira que je ne puis vous voir de tout Ie jour. Lorfque firaï chez mon père, il fera a gauche; & vous faurez que c'eft au bois d'olivier oü je vous attends, en le voyant placé a droite. Lindor me quitta auffi content de ce que je faifois pour lui, qu'affligé den avoir befoin* Deux jours après j'allai loger chez mon frère, & j'y allaï avec une triftefTe mortelle. Photis maitre d'y venir a tous les inftans, la néceffité de me trouver vis-a-vis de lui, 1'effort qu'il alloit m'en coüter, recevoir fes foins fans ofer les rebuter, la crainte de ne pouvoir jamais rendre. Lindor heureux, tout me défefpéroit, & me donnoit malgré moi, un brufque dans 1'humeur dont Photis fe reffentoit fouvent.. Lindor m'envoya un vafe de fleurs très-rares , je le placai fur ma fenètre avec un plaifïr extreme, j'en examinois toutes les fleurs; je les arrofois avec complaifance, quand je vis entrer Photis. Ces fleurs font d'un grand prix pour vous, me dit-il:: vous les tenez d'une main chère. Mirtelle. vient de me les envoyer, repliquai-je: elle ne les a pas gardées long^, tems, me répondit-il. Je laiffai tomber ce dif< cours, & d'un ton affez obligeant je lui de- R üj  z.6% V e i e l é e s de Thessalie, mandai comment alloit fa bleffure ; il me parut fenfible aux queftions que je lui fis, & aux affurances que je lui donnai de la peine que m'avoit caufée fon accident. II me dit, je voudrois bien au prix d'un plus grand malheur, vous voir paffer en ma faveur de la pitié a un fentiment plus vif. Comme je n'avois rien a répondre a ce difcours, je fortis de ma chambre, j'allai dans celle de ma fceur, Photis me fuivit, & tout le refte du jour il demeura avec nous. Je me levai le lendemain avec la réfolution d'aller i'dprès-diner au bois d'olivier: depuis quatre jours je n'avois vu Lindor; je le plaignois,je jugeois de fon impatience par la mienne. Que les jours, me difois-je, doivent lui paroïtre longs! Qu'il eft cruel de les paffer fans voir ce qu'on aime ! je regardai mes fleurs, je les arrofai, enfuite je les placai a la droite de ma fenétre, & je partis. Mais quelle fut ma furprife ! J'attendis vainement Lindor, je reftai plus de quatre heures dans le bois; je le parcourois avec une inquiétude extréme ; je tremblois pour Lindor, Pourquoi , difois-je, ne vient-il point? Qui peut le retenir? il m'aime; cependant il ne fe préfente point a mes yeux. Que je fuis alarme'e? II eft en butte a la haine d'un ennemi tsdoutable, Ce crue! ennemi eft  Première ve i l l é e. 2.63 Thaneftros ; je ne puis m'y me'prendre; c'eft lui; c'eft ce déteftable pafteur. Après avoir facrifié fa femme & mon mari a fa paffïon criminelle, il veut encore immoler Lindor a fa jaloufe rage. Ah! Liphitas, je le vois, je t'ai fait une mortelle injure; je te rends mon eftime, •je te la témoignerai dans toutes les occafions. Le perfide Thaneftros eft feuj^f. redouter pour Lindor. Hélas ! peut-être que dans ce moment même il a porté fur lui les coups dont il veut m'afïaffiner ! Jufte ciel! m'écriai-je, protégez la vertu. Je revins au hameau agitée de crainte, d'inquiétude, & déplorant mon trifte fort. Pendant dix ou douze jours , je placai vainement mon vafe de la droite a la gauche, & de la gauche a la droite. J'allois en vain chez mon père; en vain j'allois au bois d'oli-; Vier, Lindor ne paroiffoit point. Chaque jour, chaque heure, chaque moment ajoutoit a mon inquiétude': elle étoit de tous les genres. Trop foible pour Ia foutenir plus long-tems, dévorée fans celTe de 1'impatient defir d'être éclaircie, je me confiai a mon frère le cadet; je 1'aimois tendrement, & j'étois süre de fa difcrétion, je le priai d'aller a Titire, il revint. Quelle fut mon affliclion l il n'étoit rien arrivé a Lindor ; il jouifToit d'une pleine fanté» Je ne doutai plus de mon malheur» Je fuis tra- Riv  's&f Veillêes de Thïssalie, hie ! m'écriai-je, Lindor me trompoit! il ne m'aimoit point! il ne cherchoit en moi qu'un établiffement avantageux; mais les obftacles & 1es périls 1'ont effrayé. L'ingrat! avec quelle facilité il renonce a moi! L'ingrat a qui je facrifiois le jeune & riche Photis ! Photis, que ni mon indifférence, ni aucuns dangers ne fauroient rebuter^j&Tu triomphes , Thaneftros ! Lindor m'abandonne! mais tu n'en feras pas plus heureux. Ton pouvoir criminel n'épouvante point Photis, il y oppofe la tranquillité d'une ame courageufe. Eh bien ! Photis me vengera & de toi & de Lindor. C'en eft fait, je récompenferai fon amour & fa conftance. Sa fermeté me force a 1'eftimer, cette eftime fera peut-être naïtra 1'amour. Ces réflexions me coütoient toujours des larmes, que j'étois indignée de répandre pour un ingrat. Je croyois mon malheur certain, néanmoins mon vafe de fleurs changeoit tous les jours de place; je ne yoyois point Lindor, en vain je voulois 1'arracher de mon cceur. Un jour que j'allois au bois d'olivier, je placai mes fleurs a la gauche de ma fenêtre. Pourquoi, dis-je en les pofant, changeai-je ce vafe de place ? Lindor viendra-t-il le regarder ? fonge-t-il a venir me chercher oü je vais ? non, le perfide ne fe fouvient feulement plus  Première V'e i l z £ e. 2.6? de moi. Peut-être même en aime-t-il une autre ? que ne puis-je le favoir! Ce feroit encore de nouvelles armes pour combattre ma foibleflè, & pour me venger de l'ingrat. J'allai au bois d'olivier, j'y étois a peine, que je vis venir une grande fille d'environ vingtdeux ans, je la reconnus pour être du hameau de Titire. Je fus charmée de cette rencontre. Je 1'abordai. Une fête dans notre hameau, lui dis-je, a été embellie par votre préfence , & votre beauté ne permet pas qu'on vous oublie quand on vous a vue une fois. Par la même raifon, me repondit-elle, je devrois vous reconnoïtre. Je fuis du hameau de Cantelme,lui repartis-je, & vous êtes, je crois, de celui de Titire. II eft vrai, me repliqua-t-elle, & je me nomme Silvanire. Mais , repris-je , quel heureux hafard vous amène dans notre bois d'olivier? Je le traverfè, me dit-elle, pour retourner a notre hameau , d'oü je fuis partie ce matin, je ne croyois pas méme le paffer feule; un pafteur a qui je dois étre bientöt unie devoit y venir au-devant de moi. Quel eft eet heureux pafteur, demandai-je a Silvanire? II fe nomme Lindor, me repliqua-t-elle:. au nom de Lindor je fus frappée comme d'un coup de foudre. Lindor ! m'écriai-je. Je vois, reprit Silvanire, votre furprife, Lindor a donné  s.66 Veillées e>e Thessalie, quelques foins dans votre hameau a la veuve de Polémon, on le croyoit fans engagement; il trompoit Mélanie. Nous nous aimons dès notre enfance : il eft vrai qu'ayant tous deux peu de fortune, il vouloit n'écouter que t'intérêt; un établiffement avantageux le tentoit; il me cachoit fon deifein , je 1'ai découvert. Les charmes de Mélanie qu'on dit être belle , m'ont fait trembler ; mais ma tendrefle , mes larmes , ma douleur, la flamme de Lindor qui n'étoit pas éteinte , m'ont fait reprendre tous mes droits fur fon cceur , & dans peu de jours nous ferons unis. J'aimois véritablement Lindor; jugez, mes enfans, de 1'état oü me jetta ce difcours , je ne pus le foutenir; les larmes & les fanglots me gagnerent. Le perfide! m'écriai-je. Silvanire paroiffant étonnée , me dit: Seriez-vous fa fille d'Alémon ? car Lindor m'a avoué qu'il en étoit aimé. Que j'ai de regret, continua-telle, de vous avoir porté un coup fi fenfïble? Mais, belle Mélanie, méprifez qui vous trompoit, vengez-vous ; le riche Photis vous adore^ il mérite votre tendrefle , faites fon bonheur. Oui, répondis-je , je vais 1'époufer; je ferai plus, je 1'aimerai; fa pallion pour moi mérite cette récompenfe. Comme j'achevois ces mots, nous quittions le bois, je vis de loin Lindor»  Première ve i l l è e. 267 il avancoit vers nous ; fa vue ajouta encore au trouble dont j'étois agitée: mais que devinsje! Quelle fut ma honte ! Quel fut mon défefpoir ! Lindor rebroufTa chemin ; je 1'avoue avec confufion, j'oubliai dans ce moment ce qu'une perfonne bien nee fe doit a elle-même. J'entrai en fureur , je m'emportai contre Lindor qui ne m'entendoit point, & ne pouvant foutenir le vifage fatisfait d'une rivale heurcufe, j'outrageai Silvanire, je lui fouhaitai tous les dégoüts , tous les chagrins & toutes les peines que 1'amour peut entrainer après lui. Je vais dire a Lindor, me répondit froidement ma rivale, qu'il doit remercier les dieux & ma tendrefle de lui avoir infpiré de renoncer a une aufli méchante femme. Silvanire me quitta ea difant ces mots; & moi le coeur plein de douleur, de rage, & de confufion , je regagnai cd hameau. En rentrant chez ma belle-fcsur, j'y trouvai Photis, il badinoit avec des enfans, j'avois de 1'altération fur le vifage. Photis arfeéta dq me regarder avec attention; ce defir de chercher a me. pénétrer me déplut. Peut-on s'amufer a jouer avec des enfans , dis-je d'un ton brufque & de mauvaife humeur ! Ce font vos neveux, me re'pondit Photis; voila mon excufe. Us n'ont pu cependant malgré leurs pe-  2<5S Vetllf.es de The s salie, tites gentillefles racourcir les momens que j'aï paffes a vous attendre; mais je vous vois, ce plaifir Vous ne me verrez pas long-tems, dis-je en lui coupant la parole. Je fuis malade; on m'obligera, de me laiffer en repös; je fortis & je me retirai dans ma chambre. Dans mon premier mouvement, je jettat mon vafe de fleurs dans la campagne, oü if tomba fans fe brifer. Va, dis-je, apprends a celui de qui je te tenois, combien je le détefte. Je paflai le refte du jour & toute la nuit dans une fituation violente. J'accablois Lindor d'injures, je m'en accablois moi-même; je ne pouvois me pardonner la douleur oü j'étois j mon défefpoir m'irritoit encore contre ma foïbleffe, mais je me la reprochois en vain. Je me levai avec le jour, j'ouvris d'abord ma fenétre , je regardai dans la campagne; je vis avec quelque furprife le foin qu'on avoit pris de brifer le vafe que j'avois jetté la veille. On en avoit haché & femé par-tout les fleurs. Je dois de même , dis-je , rompre & brifer la chaine qui m'unifToit au perfide Lindor. Etouffons le feu qui malgré moi veut fubfifter dans mon cceur. Malheureufe Mélanie, m'écriai-je, qu'efpères-tu de tes forces ? Tu aurois befoin des confeils d'un ami fage , expérimenté , capable enfin de rappeller ta raifon égarée. Mou  Première Vêillée. 269 père, le prudent Alémon feroit bien propre a remettre le calme dans ton ame agitée; mais comment ofer lui avouer ton égarement ? 11 en feroit trop touché. Pourroit-il ne pas te reprocher de t'être fans fon aveu , trop légè rement engagée! Je reftai quelques jours accablée fous le poids de ma douleur ; je n'avois de faculté ni pour penfer , ni pour agir, ni pour écouter, ni pour répondre; la feule idéé de Lindor trouvoit place dans mon efprit abattu. J'étois enfin dans cette langueur, oü une paffion malheureufe peut feule jetter. Ma fanté fouffroit de mon état intérieur. Photis redoubloit de foins & d'empreffemens ; rien ne le rebutoit, toujours tendre, toujours foumis ; il attendoit du tems & de fa paffion , me difoit-il, un fort moins malheureux. Je voulois quelquefois lui paroïtre moins indifférente: dans des momens je formois la réfolution d'obéir a mon père; dans d'autres inftans cette penfée me faifoit trembler. Quoi! difois-je , j'épouferois Photis? Non, attendons pour difpofer de moi que le tems & ma raifon m'ayent rendue a moi-même : fi en époufant Photis je fuis condamnée a ne pas 1'aimer , du moins , n'aimons rien; nous ferions tous deux trop.a plaindre. Mais, reprenois-je, ü Photis pouvoit me plaire ? Etudions en lui  s.'jo Veil lees de Thessalië, ce qui peut me Ie montrer aimable , ma pré* vention étoit le feul mérite de Lindor. Photis dit avec agrément tout ce qu'il dit, il eft bien fait, fa phyfionomie eft ouverte & fpirituelie,fouvenons-nous fans ceffe qu'il m'aime : Ü réfultoit de tous ces difféfens mouvemens beaucöup d'inégalité : tantöt j'écouiois Photis favorablement; tantöt je le fuyois; le moment oü je 1'écöutois avec quelque forte de complaifance le tranfportoit de joie , & celui oü je le rebutois étoit 1'inftant oü il paroiffoit le plus tendre. Tant de patience m'étonnoit; fi elle me faifoit connoïtre 1'excès de fon amour pour moi, elle me faifoit en même-tems rougir de ma foibleffe pour un ingrat. Je n'avois pas été chez mon père depuis Ia cruelle rencontre de Silvanire au bois d'olivier; je partis pour aller au mont Olimpe. Quand je fus dans la campagne , je vis Lindor qui avancoit vers moi: tout mon fang fe glaca dans mes veines, je devins pale & tremblante ; je reftai immobile; le voila, m'écriai-je, il vient a moi, que me veut l'ingrat ? Lindor m'aborda. Vous ne devez pas, me dit-il, me favoir mauvais gré d'avoir renoncé a votre recherche. Celui qu'un père ne trouve pas digne d'être fon gendre, ne doit plus fonger a le deve* nir. Si mon père ne t'avoit pas refufé , repliquai-  P REM XE RE VeiLLÉE, 2ji je, tu aurois ajouté a 1'affront que tu me fais, la hardieffe de 1'infulter, en facrifiant fa fille a Silvanire. Ton cceur eft a elle, je ne le fais que trop bien. Je voudrois en vain le nier, me répondit Lindor, le hafard vous a inftruite. Perfide , m'écriai-je, tu m'avoues ton crime fans regret & fans honte ! Tu ne me cherches que pour me faire ce nouvel outrage ? Silvanire a exigé de toi ce triomphe, elle a vouki que j'appriffe de ta bouche même fa vict-oire fur moi. Puiffet-elle n'en jamais jouir tranquillement iPuiuent les juftes dieux témoins de ma bonne foi & de ma douleur , me venger & te punir ! Je ne pus dans ce moment retenir mes larmes; Lindor les vit couler fans s'émouvoir ; il me demanda avec un fang froid, capable de me faire mourir de confufion, quand je voulois faire avec lui le partage des biens de Polémon. Perfide ami, lui dis-je, rougis de ton ingratitude a 1 egard de la veuve de Pole'mon. Ce feul titre devoit du moins me faire refpeéter de toi. Lindor fans re'pondre a mes reproches, me demanda encore quand je voulois finir nos affaires. Ce n'eft pas a moi, lui re'pondis-je, que tu dois t'adrefTer , c'eft a mon père : ingrat, va le trouver. A peine eus-je acheve' ces mots, que Lindor s'éloigna de moi; j'avancai quelgues pas  272 VeilleesdeThessalie, pour gagner un arbre; je me laiflai aller fous fon feuiüage épais, alors je me livrai a toute ma douleur. J'étois au pied de eet arbre , j'y pleurois amèrement, quand j'appercus Photis encore affez éloigné de moi. Je vois Photis, m'écriai-je ! Dans quel état va-t-il me trouver ? Que lui dirai-je pour fauver ma honte ? il me croit déja de retour de chez mon père, que va-t-il penfer ? Mais fi je fuis malheureufe, efl-il moins a plaindre ? Ma cruelle fituation me fait fentir combien la fienne eft affreufe. Eh bien, ne le maltraitons plus. Oui, c'en eft fait, il faut que Photis me falTe oublier le perfide Lindor; je le veux, la reconnoiflance 1'exige ; ma raifon 1'ordonne. Eh ! comptai-je pour rien le refpeót que je dois aux volontés de mon père. ObéifTonslui & a la raifon. A mefure que je faifois ces raifonnemens, Photis approchoit. Dans quel état vous trouvaije, me dit-il ? Seroit-il arrivé quelqu'accident, ou a Alémon, ou a Lidamie ? Non , lui répondis-je. Qui peut donc caufer raffli&ion oü je vous vois, reprit vivement Photis ? ne puis-je le favoir ?... Ah ! trop cruelle Mélanie, pourfuivit-il, voyant que je ne lui répondois rien, je lis dans vos yeux le dépit que vous caufe dans ce moment ma préfence ! Vous ferai-je toujours  Première Ve i z l é e. 275 toujours un objet défagréable ? Du moins , tfayez pas la dure té de me lauTer ignorer le fujet de la douleur que je vois peinte fur votre vifage. Ne me le demandez plus , repartis-je en verfant quelques larmes; je ne puis vous le dire» Vous voir dans cette arfliclion , reprit-il, fans pouvoir ni la partager, ni Tadoucir, eft une fituation bien douloureufe pour un homme qui vous adore. Du moins rendez-moi la juftice de penfer qu'aucun autre pafteur ne vous aime auffi tendrement que moi. Ce difcours me perca Ie cceur; je ne pus 1'écouter fans un dépit, ou un attendrhTement (car je ne pouvois me connoitre moi-même) qui excita de nouveau mes larmes. Je crois votre tendreffie fincère, répondis-je a Photis en foupirant; je fens que vous mériteriez d'être heureüx. Je fouhaite que vous le foyez.: peut-être le ferez-vous. Je le ferai, belle Mélanie, me repartit-il, fi je puis vaincre un jour votre indifférence; mon fort eft en vos mains. De pareiis fentimens, repris-je, mentent du moins de la reconnoiffance, je me reprocherois de vous la refufer. Mais regagnons le hameau, continuai-je en me relevant. Je m'étois fait une violence extreme pour dire a Photis des chofes auffi obligeantes, & je m'en étois fait encore davantage pour dévorer 1'excès de ma douleur; je voulois la vaincre, je voulois Tome XXFlt S  274 Veillêes de Thessalie, haïr Lindor , je voulois aimer Photis , je voulois enfin tout ce qui n'étoit pas en mon pouvoir. L'impatience que j'avois d'arriver au hameau pour me trouver en liberté , me faifoit aller aflez vïte , il falloit paffer a cöté d'un bois : nous en étions encore éloignés environ de trois eens pas, lorfque j'en vis fortir un lion furieux, & d'une prodigieufe grandeur. Mais quel fut mon effroi en le voyant venir a nous ? Sa vue me fit oublier que j'avois mille fois depuis mon malheur fouhaité de mourir. Je fuis perdue , m'écriai-je ! Jufte ciel ! ayez pitié de moi ! Je ne favois oü fuir, nous étions en pleine campagne : Photis n'avoit que fa houlette, foibles armes a oppofer a un animal auffi redoutable. Fuyez, me dit-il d'un ton épouvanté ; fuyez, tandis que je vais afibuvir la rage de ce monftre furieux : fuyez, Mélanie , je ne crains que pour vous. Ma mort puiffe-t-elle conferver vos jours ! Je pris la fuite , Photis attendit le lion ; il le combattit aflez longtems, il en triompha enfin. Alors il courut après moi. Raffurez-vous , me cria-t-il, ceffez de fuir : vous n'avez plus rien a redouter, le monftre eft fans vie. Je m'arrétai, & tremblante d'effroi je me laiflai aller fur la tefe. • Reprenez vos efprits, me dit Photis, en fe  Première Feillée* zj? jetant a mes pieds; regardez le plus fortuné pafteur qui fut jamais Photis ! . .. Photis vient de fauver vos jours. DufTent-ils être la re'compenfe de la tendrefle d'un autre, je mourrai fatisfait. Je fus long-tems a revenir de ma frayeur; j'écoutois Photis fans lui répondre. Som courage , fa géne'rofité, le péril oü il venoit de «'expofer pour conferver mes jours, tout m'infpiroit pour lui dans ce moment la plus vive reconnohTance. Je comparois fa tendreffe a la perfidie de Lindor : je me difois, que l'ingrat m'auroit vu de'vorer fans en être attendri, fans peut-être entreprendre de me fecourir. Pendant que ces réflexions m'occupoient, Photis m'exprimoit fa paffion ; il me conjuroit dans les termes les plus vifs de me laiffer toucher en fa faveur. Le cceur plein de de'pit contre Lindor , pénétre'e de ce que Photis venoit d'ofer pour moi, je lui dis : Eh bien, j'irai demain trouver mon père; je lui dirai qu'il eft le maftre d'unir nos deftine'es. Puiflent les juftes immortels les rendre heureufes ! A ce difcours Photis s'abandonna a des tranfports de joie que je ne puis vous exprimer; il me dit tout ce que 1'amour le plus tendre peut infpirer; il me ramena chez mon frère, oü il demeura tout Ie refte du jour. Malgré les mouvemens de reconnoiflance qui Sij  276" Veillées de Thessalie, me parloient en faveur de Photis; malgré la parole oü je m'étois engagée; malgré le plaifir que je trouvois a penfer que j'allois me venger du perfide Lindor , je ne pouvois fans trembler, fonger que j'allois être a un autre qu'a lui. Je palfai la nuk dans une agitation terrible; je vis arriver le jour, fans avoit' pu goüter un inftant de repos. Je me levai, & entraïnée par mon inquiétude, je fortis pour aller rêver au bois d'olivier. J'y arrivai avant le foleil. Le calme, 1'ombre, la folitude & le chant des oifeaux me causèrent une douce langueur ; mes larmes couloient fans que je m'en apperguffe, une trifteiTe mortelle tenoit mes fens comme affoupis, je parcourois les routes du bois fans favoir ni oü j'étois , ni a quoi je penfois. Après avoir refté aflez long-tems dans cette forte d'anéantiffement, je m'écriai : Qu'ai-je fait ! J'ai promis a Photis de le rendre heureux. Ofai-je 1'efpérer ! Le perfide Lindor ne m'aime point, il m'a trahie , mais 1'aimai-je moins ! De ces difcours répétés, je tombai dans une profonde rêverie. En quittant une route pour entrer dans une autre, j'entendis parler aflez prés de moi, je m'arrête , j'écoute. Quelle eft ma furprife ! Je crois reconnoitre la voix de Lindor. Je porte mes regards de tous cötés; mon étonnement redouble; je ne vois perfonne. J'écoute  Première VeillAe. 277 encore , je n'entends plus rien. Préoccupée de Lindor, je crois être féduite par mon imagination. Mais un moment après j'entends encore la même voix. Je prête 1'oreille avec une émotion extréme. C'étoit effecïivement Lindor. Voici ce qu'il difoit : Quel fubit changement ! Aurois-je dü m'y attendre ? Que vcus ai-je fait, cruelle ? Me fuis-je attiré votre haine ? Vous ne m'aimez plus, un autre a fu vous toucher ! un moment a fuffi pour vous rendre inconltante ; mais au moins deviez-vous m'épargner les marqués de mépris que je regois de vous tous les jours. Non, perfide, vous ne m'avez jamais aimé, vous m'aimeriez encore; je n'aurois pas éprouvé un fi prompt changement. Lindor fe tut. Ma furprife étoit extréme d'entendre Lindor fans le voir, & ce que j'entendois , excitoit dans mon cceur mille mouvemens oppofés. Silvanire eft volage, difois-je en moi-même, elle venge mon injure; quelle fatisfaótion pour moi l Que ne puis-je comme elle.... Que vous êtes injufte, reprit Lindor l que vous êtes inhumaine ! vous ajoutez a 1'inconftance la cruauté de voir fans pitié ma douleur & mon défefpoir. Que dis-je , vous ofez m'avouer- que vous aimez mon rival. Mais il n'eft pas encore heureux, ce jour décidera de notre fort. Ma mort S iii  Veïllées de Thessalie, Vous laiffera tranquille, ou Ia fienne, perfide Mélanie, me vengera des larmes que je vous verrai répandre. Que devins-je au nom de Mélanie ! C'eft de moi, dis-je, dont Lindor fe plaint. II m'aime toujours, il me croit infidelle , quand je le crois parjure. Je 'le vois, nous fommes tous les jours abufés par des illufions. Dans ce moment même nous ommes invifibles 1'un pour 1'autre. Rompons le charme. Lindor, m'écriai-je avec tranfport ! Mon cher Lindor ! ... Rêvai-je, dit Lindor ? Seroit-ce Mélanie que j'entends ? Oui, e'eft Mélanie, repris-je : hatons-nous de détruire le funefte enchantement dont nous fommes fi eruellement les victimes; jettez autour de vous, ainfi que :je fais, des grains de Micalé; nous aurons fur le champ la confolation de nous voir. Nous nous vimes en effet. Lindor étoit a quatre pas de moi. Ah, Mélanie ! Ah, Lindor I nous écriames-nous en même tems. Quel bonheu-r ! Un inftant nous défabufe, un infrant nous rend heureux ! Nos cceurs font toujours tendres & fidèles. A quel danger m'expofoit mon erreur, m'écriai-je ! Je frémis quand j'y fonge ! J'allois rendre Photis maitre de ma deftinée. L'amour au défefpoir me donnoit a lui. Alors j'appris dLindor toutes mes aventures , il me raconta les fiennes. Trompé par des illufions continuelles,  Première V e i l l é e. 2.79 il m'avoit vue prefque tous les jours avec Photis, tantöt au bois d'olivier, tantöt fur le chemin du mont Oiimpe. II m'avoit, a ce qu'il croyoit, vingt fois abordée , & toujours je 1'avois afïuré que Photis choifi par mon père , étoit enfin devenu 1'objet de ma tendrelTe. Tout, jufqu'a mon vafe de fleurs, me dit Lindor, m'avoit confirmé mon infortune, je 1'ai trouvé dans Ia campagne. C'eft moi, repartis-je , qui 1'y avois jetté, & c'eft moi, reprit Lindor, qui de dépit & de rage le brifai. Nous nous dïmes enfin tout ce que nous avions penfé, tout ce que nous avions foufiert,& nous remerciames les dieux de nous avoir infpiré de venir au bois d'olivier. Nous avions d'abord été trop fenfibles au 'plaifir de nous voir & de nous entretenir, pour faire aucune réflexion. Après nos premiers tranfports, 1'inquiétude, la crainte & les foupcons vinrent s'emparer de moi. Pourquoi, disje a Lindor , Photis a-t-il joui tranquillement du plaifir de me voir, tandis que j'ai été invihble pour vous , ou que ce n'a été que des phantömes qui fous ma refiemblance vous ont trompé ? D'oü vient enfin trouvez-vous tant d'obftacles , quand Photis n'efl traverfé par aucun ? Si vous avez tous deux un rival magieien, Photis doit lui paroitre plus redoutabl^ S iv  h2o Veillées de Thessalie, que vous. Je le regois de 1'aveu de mon père, ïl alloit recueillir le fruit des erreurs mifes en ufage pour nous défunir. Non , je ne puis m'empêcher de foupgonner ce pafteur, Ce lion furieux vaincu par fon courage , n'étoit peutetre qu'un monftre créé par fon art. II vouloit m'infpirer de la reconnoiffance au moment même oü il venoit de vous montrer a mes yeux le plus ingrat de tous les hommes. Cependant Photis n'eft pas le meurtrier de Polémon; il ne m'avoit jamais vue. Mais, continuai-je, je vais trouver Micalé, demain au jour naijfant trouvons-nous ici. Adieu, Lindor, efpérons un fecours falutaire de la bienfaifante Micalé. Je vous aime trop tendrement, me répondit Lindor , pour ne pas craindre. Mais les dieux ont trop fait aujourd'hui en ma faveur pour ne me pas flatter de leur protection. Allez, Mélanie, allez chez Micalé : fur le champ je partis. Quel fujet vous amène, mon cher enfant, me dit Micalé ? Sans les bontés que vous avez eues pour moi, répliquai-je , je ferois a préfent bien malheureufe, & fans le fecours que je viens vous demander, je ferai bien a plaindre. Parlez, mon enfant, me repartit Micalé. Elk écouta avec attention ce que je lui contai avec rapidité; puis fans me répondre elle alla confulter fes livres; elle revint a moi, 8i me dit:  Première Veillée. 281 Je ne faurois, mon cher enfant, vous donner d'éclairciffement fur vos doutes, mais Pmftant fatal approche oü ce myftère fe dévoilera?: cfaignez point d'être la proie de rafTaffin de Polémon ; un événement qu'il ne peut prévoir, vous vengera de lui , & le fera connoitre a toute la contrée. Je fuis née bienfaifante, mais je crois pouvoir fans altérer mon caraftère, me déclarer 1'ennemie de ceux qui le font des hommes & des dieux. A 1'égard de Photis, je vais vous donner le moyen de découvrir s'il eft innocent ou coupable. Micalé me quitta un moment, elle revint avec un petit bouquet de fleurs a la main. Ce fera a vos troupeaux, me dit-elle, ou a ceux de vos frères que vous ferez ufage de ce bouquet. Quand Photis ira vous y joindre , préfentez vos fleurs aux chiens qui gardent les troupeaux, ils les mangeront avec avidité, & ce qui arrivera vous fera connoïtre Photis. Allez, mon enfant, efpérez un heureux changement, il n'eft peut-être pas loin; peut-être ferez-vous bientöt au comble de vos vceux. Je revins au hameau remplie d'efpérance, & néanmoins inquiète ; je ne favois que penfer de Photis^ Micalé ne 1'avoit ni accufé, ni juftifié, je ne pouvois comprendre comment ce bouquet m'inftruiroit de ce qu'elle avoit refufé  2&S Vei x léés de Thessaliï, de me dire ; mais la confiance que j'avois eti elle me faifoit tout efpérer de fes bontés & de fa fcience. En arrivant, je trouvai deux de mes frères avec mon ainé; après avoir amé tous enfemble 3 mon aïné partit pour aller a. fes troupeaux, les deux autres le fuivirent, & moi pour donner a Photis 1'occafion de venir m'y chercher, j'allai avec eux. II y avoit peu de tems que nous étions aux troupeaux de mon frère, quand je vis Photis, mais encore très-éloigné de nous. Je fus émue; je badinois avec mon bouquet myftérieux. Quel effet vas-tu produire, dis-je en le regardant i Comment pourras-tu forcer Photis a renoncer a moi ? Si ce pafteur eft véritablement vertueux, tu feras fans effet. Mais fortons de 1'inquiétude oü je fuis : exécutons 1'ordre de Micalé. Je me léve , j'avance vers les chiens, je leur préfente le bouquet, ils en approchent >• ils le fentent, auffi-tót ils fe jettent delTus, & le dévorent. Je reviens m'affeoir auprès de mes frères 1'efprit extrêmement agité. Les chiens reftèrent un moment tranquilles , je les examinois avec attention; je vis qu'ils s'agitoient a mefure que Photis approchoit. Lorfqu'il fut a deux eens pas de nous , ils fe mirent a faire des hurlemens affreux. Photis s'arrêta, les hurlemens augmentoient toujours. Ces animaux  Première Vei zié e. 2S3 avoient Fair furieux $ ils écumoient, Ie feu fembloit fortir de leurs yeux. Ce fpeclacle me troubla, je tremblai pour mes frères & pour moi. Que va-t-il arriver, me dis-je effrayée & tremblante .? Micalé m'auroit-elle abufée ? Mes frères faifis de crainte, fe levèrent pour aller ealmer la fureur des chiens, mais ils n'osèrent en approcher. Photis connoifTant apparemment le péril oü il étoit, prit la fuite en rebrouflant chemin. Les chiens partent avec viteffe, ils courent zprès Photis. Notre étonnemcnt & notre effroi redoublent. Nous voyons tout-d'un-coup fortir de la terre plufieurs monftres de difFérehtes formes, & des feux voltigeans. Ce prodige n'arrête point les chiens; ils avancent, leur approche détruit les monftres & les feux. Mes frères effrayés pour Photis, courent pour le .garantir de la rage de ces animaux furieux; leur zèle eft inuiile, les chiens avoient pris les devans. Ils atteignent Photis, ils fe jettent fur lui, & en un moment ils déchirent ce malheureux pafteur. Mes frères arrivèrent dans l'inftant que les chiens reprenoient le chemin de leurs tróuoeaux avec leur tranquülité ordinaire. Ralïurée par le calme oü je les vis, je courus de toute vïtefie fur les pas de mes frères. Quel fpedtacle pour  284 Veillkes de Thhssalte, une jeune perfonne timide ! Je frémis encore en m'en rappellant le fouvenir; je vois Photis déchiré & mourant. II porte fur moi fes yeux déja prefqu'éteints, & avec une voix foible , il me dit : Je meurs , 8r je meurs en vous adorant. Mon amour & mes projets ont pris naiffance dans le bois d'olivier. C'eft oü je vous ai vue pour la première fois. Les dieux vous vengent, & mepunilfent; le meurtrier de Polémon étoit indigne de vous pofféder. Mais j'emporte le regret de n'avoir pu immoler a ma jaloufe rage le trop heureux Lindor. Une puiffance fupérieure 1'a garanti de mes fureurs, & va le mettre au comble de fes vceux. Que ne puis-je 1'entrainer avec moi dans le tombeau L Le défefpoir de Photis lui fit prononcer fes dernières paroles avec force; il expira a nos yeux. Quelle furprife fuccéda a mon effroi ! Uni inftant m'inftruifoit, & me vengeoit de l'aiTaflin de mon mari. Un inftant délivroit Lindor d'un rival redoutable : je me reprochois cependant la mort funefte de Photis. Ah ! Micalé, m'écriairje, pour venger un crime ne venez-vous pomt de m'en faire commettre un autre ! Ne pouvois-je être heureufe qu'a ce prix ! Mes frères faifis d'horreur de ce qu'ils venoient d'apprendre, me rafiurèrent. L'ainé me dit en mem-  Première Veillée. 28 ƒ braflant , les dieux récompenfent votre vertu, ils vous ont réfervé 1'honneur de venger Polémon ; & toute la contrée doit rendre grace a Micalé de 1'avoir délivrée d'un homme tel que Photis. Nous ne pouvions le regretter, il méritoit ce cruel chatiment. Mais nous plaignimes les hommes aflez. malheureux, pour ne pas combattre le penchant qui les porte au crime. Après quelques difcours fur un événement auffi terrible que falutaire pour le repbs de la Theflalie, nous reprïmes le chemin du hameau. Nous en étions a peu de diftance, lorfque j'appergus Thaneftros. Sa vue me caufa de la confufion ; la certitude de fon innocence me rappella dans un inftant toptes les bonnes qualités qui lui avoient attiré 1'amitié de Polémon , la mienne, la tendreiïè de .fa femme , & l'efhme de tout le monde. Mon premier mouvement fut de 1 eviter, On n'aime point a voir les perfonnes avec qui on eft en faute; leur préfence caufe une honte, dont on a 1'injuftice de les rendre refponfables. Je me reprochai ce fentiment: quoi! dis-je en moi-même, j'ajouterois a rinjure que j'ai feite a Thaneftros 1'infulte de^paroitre encore le dédaigner ? Non, je veux qu'il apprenne mon tort a fon égard, & le regret que ƒ en reflens : alors je courus a Thaneftros. J'avois encore Fair effrayé; je lui appris tous  28ü Vei ll ées de Thessalië, les crimes & Ia mort de Photis 3 mais fon étonnement redoubla encore, quand je lui avouai les foupgons offenfans que j'avois eus fur lui. Voila donc , s'écria-t-il, le myftère affreux & (pour moi impéne'trable ) que renfermoit votre réponfe la dernière fois que je vous ai parlé ? Ah ! Thaneftros, repris-je, mon aveu exige de vous le généreux effort de me pardonner. Rendez-moi votre amitié, ajoutai-je en lui tendant la main , comme je vous rends toute mon eftime. Je voudrois pour réparer une telle injure pouvoir vous donner davantage. II me fera moins difficile d'oublier cette injure, me re'pondit Thaneftros, que de vous voir fans envie pofTe'de'e par un autre ; mais j'aurois été trop heureux fi votre choix fut tombé fur mol. Ce fut en nous entretenant de Photis que nous regagnames le hameau. Nous convinmes le foir, mon frère & moi, qu'au jour naiflant nous partirions pour aller inftruire mon père du terrible événement de la veille. Le jour parut, je me levai fans avoir pu goüter un inftant de repos. Lindor devoit fe rendre, comme je vous 1'ai dit, au bois d'olivier : j'aurois voulu aller d'abord 1'yjoindre, mais le defir de favoir fi mon père lui feroit ou contraire ou favorable, prévalut fur 1'impatience de le voir.  Première V e i l lé e. 287 Avant de partir, j'embra-flai tendrement mon Frère, & je lui dis : Je vous ai avoué ma foiblefle pour Lindor; ne la déguifez point a. mon père, & en même-tems excufez-la : obtenez le pardon que j'efpère de fa bonté. Que votre amitié pour moi falTe plus encore, faites qu'Alémon confente au bonheur de Lindor & au mien. Allez, mon frère, je vais vous fuivre pour me jetter aux genoux de mon père, quand votre récit 1'aura prévenu , & peut-être ébranlé. Mon frère partit, je le fuivis, accompagnée de deux de fes cadets. Je fis le chemin avec une vive inquiétude; je craignois que la bonté méme de mon père ne fit mon malheur. II n'eft plus, difois-je, dans fage oü nos propres foibleffes nous font excufer celles des autres, s'il a oublié qu'il en a eu , que je crains fa févérité ! Que dis-je ! Toujours heureux, jamais traverfé, il ignore qu'on fait de vains efforts pour vaincre un penchant qui< nous entraine malgré nous. En faifant ces réflexions nous arrivames au pied du mont ölimpe. Sa vue me fit trembler. Lorfque j'entrai,mon père n'étoit pas encore revenu de fon étonnement, fes fens en étoient encore émus. Ah ! ma fille, me dit-il en me prenant dans fes bras. Ah ! ma chère Mélanie ! Quel bonheur ! Vous avez vengé Polémon, &  288 Veillées de Thessalie, vous délivrez la Theflalie d'un monftre d'autant plus redoutable, que fon venin étoit caché fous un extérieur doux & infinuant. Je frémis encore d'horreur. Photis magicien ! Photis 1'homicide de votre mari! Photis que j'aimois ! Photis enfin que je croyois vertueux ! Que voulois-je faire ! Je voulois avoir Photis pour gendre ! Avec quelle jadreiTe le perfide m'avoit féduit ! C'étoit a la faveur d'un faux combat qu'il s'étoit ouvert ma maifon : fans ta réfiftance , ma fille, j'allois te donner a ce déteftable pafteur. Les dieux t'ont protégée, leurs bontés pour toi me prefcrivent de ne plus m'oppofer a ce que tu défires. Polémon en mourant a fouhaité que tu fis le bonheur de Lindor, comme tu faifois le fien; Lindor m'en paroit digne, vous vous aimez, foyez heureux, j'y confens. Je me jettai aux genoux de mon père, je les arrofai des larmes que la joie me faifoit répandre. Que. je fuis heureufe, m'écriai-je ! quand je craignois de trouver un père irrité , je trouve un père plein de bonté : il me pardonne d'avoir ofé faire un choix fans fon aveu. II réfulte un trop grand avantage de votre faute , me répondit mon père, pour ne pas vous la pardonner; je 1'oublie : Lindor peut venir recevoir les embrafTemens d'un père qui 1'accepte avec plaifir pour fon gendre. Lindor, repliquai- je>  Première Veiliéé, je, peut dans Un moment vous remercier dé tant de bonté; il eft au bois d'ohvier, permettez que j'aille le cherclier. Mon père y cortféntit; fur le champ je partis avec un dé mes frères. J'étois a peine daris le bois , que j'appercus Lindoi- aiTez loin de moi. Sa démarche étoit celle d'un homme enfeveli dans la plus profonde rêverie, la trifteffe étoit peinte fur fon Vifage. Ah! Lindor, m'écriai-je en avangant iégèrement vers lui, quel changement ! Vous n'avez plus de rival, & mon père confent a notre bonheur; Ne fuis-je point trompé par une nouvelle illufion , dit Lindor ? Puis-je croire ce que j'entends? Quoi! Mélanie, je vous pofféderois. Oui, mon cher Lindor. Oui, gracè a Micalé , tous les obftacles font furmontés. Eh! comment, reprit Lindor? Alémon.... Un rival magicien & invifible.... Photis Photis n'eft plus, repartis-je. Qu'entends-je ! s'écria Lindor, expliquez-vous. Mon père nous attendj repliquai-je, marchons; cê que Vous avez de plus prelfé eft de recevoir fes embraffemens. Chemin faifant j'appris a Lindor tóut ce qus j'avois fait, & tout ce qui étoit arrivé depuis 1'inftant oü je 1'avois quitté la veille. Son étonïiement & fa joie ne lui permettoient pas d% Tome XXVh T  290 Veillkes de Thessalié, parler, fes regards fatisfaits & paffionnés exprimoient feuls les mouvemens de fort cceur. Revenu de fa furprife, il voulut me témoigner jufqu'a quel point il refTentok fon bonheur. Mais je 1'interrompis. Nous aurons, lui dis-je, tout le tems de nous affurer d'une tendrefTe réciproque , & de nous jurer qu'elle ne finira jamais ; hatons-nous d'arriver chez mon père, je brüle d'impatience de 1'entendre vous appeller fon gendre. Nous fïmes le chemin trés - vïte ; mon père regut Lindor avec amitié. Je remplis, lui ditil, avec plaifir les derniers fouhaits de Polémon. Rendez heureux le refte des jours que j'ai a vivre, par 1'union de vos cceurs, & par votre amour pour le travail. Mon père garda Lindor tout le jour chez lui; j'avois la fatisfaction fecrette de voir ceux a qui je devois la naiflance, ainfi que mes frères, être charmés de la douceur , des manières, de 1'entretien & du caraétère de Lindor. Qu'il eft flatteur, mes enfans, de voir une perfonne qu'on aime, être du goüt de tout le monde: les applaudiifemens qu'elle regoit nous juftifient a nous-mêmes notre foiblefle ; le bien qu'on en penfe, & qu'on en dit, eft une louange continuelle qu'on donne même fans y fonger a notre choix. Enfin, huk jours après, je fu$  Première Fe i z l é e. 2pt unie a Lindor> il vint ici s'établir pour me laifler dans ma familie. Son application & fes travaux ont augmenté notre fortune aflei con\ fidérablement pour devoir en être contens. Mélanie ayant celTé de parler, les jeunes filles la remercièrent de fa coraplaifance ; elles ralturèrent du plaifir que leur avoit fait fon faiftoirp. Sophronie charmée de 1'attention de cette jeunefTe a écouter un récit rempli de lecons fages & inftruétives, fatisfaite du défir qu'elle montroit pour en entendre encore de femblables, pria toute la fociété de venir le : Jendemain chez elle. On fut d'autant plus fatisi fait de la propofition de Sophronie , qu'elle ! promit de raconter des chofes qui pourroient amufer* Pin de, la première Veillée* T ij  spa Veillées de Thessalie, SECONDE VE1LLÉE. JVLél A Ni E, Sophilette,T^eane & leurs filles, virent arriver avec plaifir le moment de fe rendre chez Sophronie. Elles fe faifoient toutes une idee aimable, de la foirée qu'elles alloient paffer avec cette refpeétable fille. Le charme répandu dans fes converfations, les inftruftions fages qui fe trouvokmt dans fes difcours, & 1'exemple vertueux qui réfultoit defa conduite , 4a rendoient chère a toute la contrée, & la faifoient rechercher avec empreffement. Au plaifir qu'on reffentoit d'être chez So-j phronie, fe joignit celui d'y voir arriver Sidonie & fes deux filles. Les embraffemens furentil réciproques & fincères. Sidonie, ainfi que So- I phronie, logeoient a 1'extrémité du hameau. | Ces deux perfonnes, illuftres par leur vertu,] s'aimoient & fe voyoient tous les jours. So- I phronie avoit invité fon amie a augmenter avec | fes filles, 1'aimable compagnie qu'elle recevoit I ce jour-la. Quoique 1'habitation de Sophronie fut trés- | connue de toute cette petite fociété, elle en ad- 1 mira encore lapropreté, On ne venoit point cheftij  Seconde V e i l l ê e. 295 eïïe fans y trouver quelque changement dans Ia manière variée dont elle difpofoit des meubles fïmples i mais de goüt, & faits par une main habile. Les mères , ainfi que les filles, vifitoient d'un air emprelfé toute la maifon de Sophronie, quirioit de voir chez elle cette efpèce de petifr défordre. Chacune des mères oudes filles remarquoit quelque chofe de fingulier , fujet a louer ou a queftionner Sophronie. La bonne fiïle étoit charmée. II paroït , mes enfans, leur dit-elle, par votre emprefTement, que vous voulez que rien ne vous échappe. Vous voulez tout vifiter & tout voir; cependant vous ne trouveriez pas ce que j'aime le mieux chez moi. Je vois votre curiofité excitée; eh bien, je vais la fatisfaire, fuivez-rnoi. Sophronie ouvrit une porte dont elle avoit toujours la clef attachée a fa ceinture. On fut étonné de voir une efpèce de petit oratoire, oü tout marquoit la piété. La ftatue de Diane en marbre blanc fur un autal, faifoit voir que ce lieu lui étoit confacré : mais a la place d'un lévrier qu'on met ordinairement, ou a coté , ou aux pieds de la déeffe, on y remarqua un mouton de marbre noir. Toutes les bouches s'öuvrirent en même temps pour demander k Sophronie 1'explication de cette fingularité. Ne vous impatientez pas , répondit-elle, vous faurez bientót Tiii  3p4 Veillées de Thessalie, ce que vous défirez d'apprendre; mais l'hiftoirs de ce mouton,dont le fouvenir m'eft cher, eft fi enclavée avec la mienne , qu'elle en eft inféparable : vous verrez que les circonftances de nos viesfe prêtent tour-a-tour un intérét auquel vous ferez peut-être fenfibles. Sophronie mena fa compagnie dans un fallon, d'oü on voyoit couler les eaux du fleuve Fénée; on y trouvaune collation , elle fe relfentoit de la fimplicité & du goüt de Sophronie, A peine eut-on fini le repas, qu'on formauncercls, le filence regna d'abord, tous les yeux furcnt attachés fur Sophronie. Vos regards, dit-elle en fouriant, me fomment de ma parole. Eh bien, je'vais vous raconter avec naïveté , des chofes aflez extraordinaires, Je fuis theffalienne , mais mon père étoit arcadien ; cette tranfplantation, & un voyage que j'ai fait dans ma jeuneflë en Arcadie avec mon père & ma mère , m'obligent a vous raconter d'abord le fujet qui forca mon père a quitter fa patrie, & a^venir s'établir en Theflalie. Je crois même ( comme il n'eft queftion, mes enfans, que de vous amufer) que cette première partie de mon récit vous intérelTera aflez, pour auendre fans impatience, le moment oü vous apprendrez comment 1'hiftoire de ce mouton noir fienjs fi intlmement a, la mienne, ■ Man père étoit nê dans un hameau éloigné  Seconde V é i x lé e. 207 feulernent d'une petite lieue de Megalopolis, ville capitale de 1'Arcadie. Les arcadiens font un tel cas de 1'exiftence de 1'homme, que pour quelques crimes que ce puifTe être , ils ne condamnent jamais a la mort. Leurs loix cependant font plus terribles que celles qui font expier, ou le vol, ou le meurtre par la perte de la vie : elles font les premières inftructions qu'on donne aux enfans de tout état. Par cette prudente conduite , on grave dans le cceur des arcadiens dèsleur plus tendre jeunefTe , 1'amourde lavertu qu'impriment des loix & des coutumes fi fages; auffi ne voit-on prefque jamais - commettre de crimes en Arcadie. La valeur y eft recommandable, mais on ne doit 1'exercer que contre les ennemis de la patrie. Celui qui öte la vie a fon compatriote, même en défendant la fienne , eft puni par un exil de quinze années; niemplois, ni naiflance , ni crédit ne peuvent le fouftraire aux loix; mais il ne perd rien de 1'eftime qu'il s'étoit acquife, foit dans les armes, foit dans les arts , foit dans les affaires du gouvernement: fes biens font confervés, fa familie protégée ; & le terme prefcrit par la loi étant expiré , il eft recu avec joie & avec diftindion; il eft admis aux charges & aux honneurs , dont les arcadiens penfent que l'adverfité 1'a rendu plus digne, que ceux que la fortune n'a jamais perfécutés. T iv  gotf V E I E L E E S DE ThESSALIE, L'amour rendit mon père la viclime de cette févère loi, A vingtrfvx ans il devmt paffionne% ment épris des charmes d'une jeune perfonne, que vous trouverez dans la fuite de mon récit, digne de la paffion qu'elle infpira a mon père, Elle n'étoit pas du méme hameau; prés de deux lieues les féparoient» Elle avoit un frèrê; Theo. philade ( c'étoit le nom de ce pafteur ) étoit d'un caractère dur & violent, avare & abfolu; plus agé qu'Hionique fa fccur, il lui avoit été aifé de prendre fur elle un fouverain empire, Hionique n'avoit encore que quatorze ans, & Theophilade en avoit vingt-quatre, lorfqu'ils perdirent ceux a qui ils devoient le jour. Ils. étoient reftés avec une fortune confidérable, elle devok leur être commune: néanmoins Theo. philatte s'en étoit rendu le maïtre. Mon père avoit été inftruit, dès fa plus tendre jeunefle dans la connoiffance particulière des fimples, Un frère de fa mère , dont il étoit tendrement aimé , avoit pris ce foin. II vouloit, en bon citoyen, laiffer un fuccefleur auffi utile que lui a fapatrie. Les recherches de eet oncle, fur 1'ufage des fimples, fon applicatiop, fon zèle & fes connoiffances lui procuroient 1'avantage de guérir toutes les bleflures, pourvü qu'on eüt le tems de 1'appeller au fecours du bleffé. La répu* tu;ion que lui avoient acquife fa fcience & des  Seconde v e i z z é e. 207 fuccès journaliers , le faifoit révérer dans Megalopolis , & a plus de vingt lieues aux envi^ rons ; mais une mort accidentelle 1'enleva de te monde, & le fit univerfellement regretter. Mon père déja très-favant, & d'ug earactère auffi fecourable que fon oncle , fe ïivra tout entier a ce genre d'étude, & au plaifir d'être comme lui utileafes compatriotes; il ne tarda pas a jouir de la méme réputation que fon oncle. Mon père foutenoit une belle figure & une phyfionomie ouverte, par un efprit aimable & cultive'; fon éducation avoit été fort au,defius de celle des pafteurs ordinaires. Avec tant d'avantages , il étoit chéri & recherché de tout le monde. Les plus grands de 1'état ne dédaignoient pas de venir le vifiter dans 1'agréable folitude que lui avoit laiffée fon oncle, a Textrêmité du hameau. Dès 1'enfance, il avoit perdu père & mère; ainfi par la mort.de fon oncle, il étoit refté maitre de lui; & d'autant plus maïtre, qu'aucunes pafïïons n'avoient encore attaqué fon cccur. Mais voicï 1'inftant oü l'amour va triompher d'une fageffe & d'une raifon, qu'on admiroit dans un homme de vingt-fix ans, iheophilaéte étoit du même age que mon pcre. Un tempérament fort, un caraclère ardent le rendoient courageux & téméraire: il aimoit a piefurer fes fprces & a exercer fon adtefTe contre  25)8 Veillées de Thessalié, les animauxles plus féroces: un cerf qu'il attaqua dans une forét voifine , lui porta un coup de fon bois, qui lui ouvrit & lui déchira prefque la poitrine, en telle forte qu'on le crut perdu. La réputation de mon père, méritée par mille fuccès , étoit connue de Theophilaéte ; il favoit que ce pafteur ne refufoit fon fecours défintéreiTé a perfonne , il le fit prier de venir a fon fecours ; c'en étoit alfez pour mon père, il y courut. En entrant dans la maifon de Theophilaéte, mon père fut frappé d'un objet a qui il caufa la même émotion qu'il reffentit: c'étoit Hionique. A leur afpeét ils éprouvèrent des mouvemens inconnus; 1'amour prit dans leurs cceurs, prefque fur le champ , la place de 1'indifférence qui y avoit toujours regné. Cette fubite & réciproque ïmpreffion les retint tous deux a la place oü ils étoient: Hionique oublia qu'elle ne pouvoit trop tót mener a fon frère, celui dont il attendoit du fecours; & mon père, fans fonger que c'étoit Theophilaéte qu'il devoit voir , laiffa faire a Hionique le récit embarraffé de la bleffure de fon frère. La préfence d'un domeftique les fit s'appercevoir de leur trouble intérieur; ils rougirent tous deux, & tous deux fans parler entrèrent dans la chambre de Theophilaéte , qui fembloit toucher a fon dernier moment.  Seconde V e i z z ê e. 209 La vive impreffion que venoit de faire Hionique fur le cceur de mon père, redoubla encore fon zèle pour conferver dans la perfonne de Theophilaéte , un citoyen utile a la patrie. II demeura plufieurs heures auprès du bleffé ; lorfqu'il crut y avoir refté affez long-tems, il voulut fe retirer; mais il fut retenu par le plaifir qu'il trouvoit a contempler Hionique. Hionique de fon cöté, n'avoit pu s'écarter un moment du lit de fon frère : Pe'neftrés employa ce tems fi heureufement pour Theophilaéte , qu'il concut de 1'efpe'rance. II fortit occupé tout entier d'Hionique, & laifia Hionique penfive & rêveufe. Mon père livré a lui-même, repafla dans Ion efprit ce qui venoit de lui arriver: il n'étoit point furpris d'avolr été ébloui de la beauté d'Hionique ; mais il étoit étonné de 1'impreflion qu'il en avoit recue. Toujours attentif a ne fe laiffer furprendre par aucun mouvement de foïblefie, il fe promit d'en réprimer un, qui portoit déja le défordre dans fon ame, & il penfa que c'étoit affez que de le vouloir. Hionique, au contraire, fe Iaiffa aller avec complaifance, a ce que fon cceur lui difoit en faveur d'un pafteur aimable, & eftimé de tout le monde; elle ne tarda pas a penfer combien elle feroit heureufe, fi elle pouvoit avoir fon fort uni au fien. L'amour fit naitre ce fentiment chez  fco Veiiléïs de Thessaiie, Hionique, & 1'amour en même-temps ouvrit fon efprit & développa fon caraöère ; il étoit doux & ferme , droit & noble; fon efprit étoit fin & pénétrant, fon imagination étoit vive & brillante, & fon cceur étoit fait pour être tendre, II le fut dès le premier moment pour mon père; ce moment lui fit connoitre aufli 1'efclavage & la contrainte oü 1'avoit toujours retenue fon frère ; elle fe rappella avec quelle adreffe il avoit jufqu'a eet inftant, éloigné tous les pafteurs qui pouvoient penfer a elle : irritée pour la première fois contre .Theophilaéte, elle jura de s'affranchir de la crainte qu'il lui avoit toujours infpirée, fi Péneftrés ( c'étoit le nom de mon père ) la trouvoit digne de faire fon bonheur. Après avoir été long-tems partagée entre rincertitudeSd'efpérance,d'avoir infpiré a mon père les mémes fentimens qu'elle fe fentoit pour lui, elle fe flatta que leurs cceurs avoient recu la même imprelfion. Car 1'amour fit un fi rapide progrès fur 1'efprit d'Hionique 9 qu'elle fut s'expliquer a elle-même ce que vouloient dire 1'embarras, Pair déconcerté, & 1'at? tention de Péneftrés a la regarder, Le lendemain il alla chez Theophilaéte ; Hionique 1'attendoit avec impatience fur la porte de la maifon ; ils fentirent en fe voyant un plaifir fecret: Hionique s'appercut que la contenance de mon père étoit en 1'abordant, mal aflurée;  $ E C O N D E V E I X L É È. fjöf elle s'en applaudit, & fon émotion en augmenta de forte , qu'elle ne put, fans ba'üTer les yeux, recevoir le compliment de Péneftrés , fur cè* qu'elle venoit de lui dire que fon frère avoit paffe une nuit affez tranquille. Pendant plufieurs jours , mon père alloit chez Theophilaéte dans la ferme réfolution de n'y refter qu'un moment, néanmoins il y paflbit toujours des heures entières. Ce peu de pouvoirfur lui-même, ne lui permit plus de fe déguifer le charme qu'il trouvoit a voir Hionique. Ccmme il ne vouloit point céder au penchant qui 1'entrainoit vers elle, il s'impofa la loi de ne plus aller chez Theophilaéte. II ne pouvoit cependant abandonner ce pafteur , fans être accufé, ou de caprice, ou de dureté. Déterminé toutefois a fuir une occafion fi périlleufe pour fon repos , il trouva un expédient. Mon père avoit pris une tendre amitié pour un nommé Guanias, un de fes parens, jeune homme aimable & fans fortune ; il fe faifoit un plaifir de lui communiquer fes connoiflances. II prit donc le parti d'envoyer tous les jours ce parent chez le frère d'Hionique. Tandis que Péneftrés prenoit de fi fages mefures pour étouffer un amour naiffant, Hionique n'étoit occupée que de Péneftrés; elle avoit lu dans fes regards timides ce qui fe paffoit dans fon ame „ & le plaifir qu'elle reffentoit a fe donner a elle-même.  302 Veillées de Thessalie, Tafiurance d'être aimée , augmentoit a chaque inftant fa tendrefTe. Mais d'oüluifallut-iirevenir^ Torfqu'a la place de mon père elle vit Guanias ? Péneftrés , lui dit-il, trop occupé pour donner toüs fes foins a Theophilaéte, s'en remet a moi: mais je verrai votre frère tous les jours jufqu'a fon entière guérifon. Hionique, le cceur plein de dépit, penfa qu'elle s'étoit trop flattée d'avoh* ïnfpiré a Péneftrés les mêmes fentimens qu'elle avoit pour lui. Plus il en coütoit a mon père pour fe tenir parole, plus il fe promettoit de ne pas la faufTer; il fe favoit gré de pouvoir maïtrifer les mouvemens, qui vouloïent a tous les inftans 1'entraïner chez Theophilaéte; mais il ne pouvoit s'empêcher de faire a fon parent toutes les fois qu'il en revenoit, mille queftions , dont Hionique étoit le feul objet. Guanias trouvoit Hionique d'une beauté admirable ; fes réponfes n'étoient pas propres a procurer a Péneftrés la tranquillité qu'il défiroit retrouver. Guanias exaltoit les charmes d'Hionique, il parloit des graces attachées a toute fa perfonne , avec une force qui les rendoit préfentes a 1'imagination préoccupée de mon père. Quoique je n'aye encore que vingt ans, lui die un jour Guanias, 1'amour s'eft déja rendu Ie maïtre de mon cceur j il m'a appris a connoïtre les  Seconde v e i l l é e. 303 mouvemens qu'il infpire. Hionique aime. Que dis-tu, reprit Péneftrés vivement? Je disqu'Hionïque aime, & j'ajoute, que ce pourroitbien être Péneftrés. Si je voulois , continua Guanias en fouriant, je dirois quelque chofe de plus; mais ïe n'°fe Ces mots, dits d'un air malin, excitèrent la curiofité de mon père; il exigea de Guanias de s'expliquer. Eh bien ! reprit-il, vous vous aimez tous deux: voici mes raifons pour le croire. Depuis le moment ou vous avez été appellé au fecours de Theophilaéte, je vous vois trifte , rêveur , diftrait, moins appliqué & cherchant toujours la folitude; vous ne me parlez plus que pour m'entretenir d'Hionique, & vous écoutez avec complaifance & avidité, tout ce que je vous dis de cette charmante fille. Hionique de fon cöté, me vóit arriver chez fon frère, quelquefois avec chagrin, quelquefois avec une joie qu'elle ne peut déguifer; elle cherche avec empreifement les momens favorables pourmeparler fans témoins : alors elle ne peut me quitter. Tantöt elle fe plaint de ce que vous avez abandonné fon frère, & cela avec une trifteffe qui me donne lieu de penfer qu'Hionique gémit de ne plus vous voir; fouvent auffi un ton animé me fait connoïtre combien elle eft bleflee de 1'indifférence qu'elle vous croit pour elle. Ce qu'il y a  304 Veillêes ï>e Thes salie, de plus fingulier, c'eft que j'eiTuye ( moi qui n'ai ni mérité , ni démérité d'elle ) cette inégalité qu un amant aimé éprouve , quand on s'imagine avoir a fe plaindre de lui. Hionique me brufque j m'accueille , me fuit , me cherche. on diroit enfin, que je fuis 1'objet qui 1'a rendue fenfible* Ces difcours déconcertèrent mon père, ils renversèrent en un moment toutes fes réfolutions. Tant qu'il n'avoit point penfé qu'il pouvoit avoir plu, il s'étoit trouvé alfez de fermeté pour foutenir le parti qu'il avoit pris; mais 1'idée d'étré aimé troubla fon ame. II fe rappella mille petits riens, qui donnèrent dans fon efprit de la foree aux foupgons de Guanias; 1'amour aufu-töt lui montra tout le charme d'une tendre union. Le défir d'aller chez Theophilaéte fe fit d'abord fentic a fon cceur, & fi vivement, qu'il y céda. II falloit paffer devant un petit fallon, pour arriver dans la chambre de Theophilaéte ; Hionique étoit feule dans ce fallon qui étoit ouvert; mon père appergut Hionique afuïe : elle étoit comme immobile, & plongée dans la plus profonde rêverie* Mon père refta fur le feuil de la porte, fans faire aucun bruit, il contemploit Hionique. Seroit-ce moi, qui jetterois Hionique dans cette fituation , fe demandoit - il a lui-même ? II en fut bientöt gertain, Hionique fans revenir de  Seconde V e i l l é e. 307 de fa rêverie, & fans lever les yeux, dit languiffamment: S'il m'eüt aimée, mon frère qui devra la vie a fes foins , n'auroit ofé s'oppofer a notre bonheur. Mon père ne pouvant douter qu'il ne fut i'objet de cette tendre plainte , tomba tout d'un coup aux genoux d'Hionique, & lui dit: ConnoifTez Péneftrés, belle Hionique, il vous adore. C'eft a vos pieds qu'il vient expier la criminelle audace d'avoir voulu échapper a vos charmes. C'eft a vos pieds qu'il vous conjure de lui pardonner, & qu'il demande votre aveu ' pour vous obtenir de Theophilaéte. Que vois-je, s'écria Hionique ! ... Qu'entens - je !.... C'eft vous ! C'eft Péneftrés ! .... Vous m'ai- mez ! Ah! que vous êtes cruel de m'avoit donné le tems de penfer que mon cceur étoit prévenu pour un ingrat! ■ II eft aifé de comprendre le charme que pouvoit avoir pour mon père & pour Hionique, 1'inftant qui les inftruifoit tous deux de leur commune tendreffe. Ils ne s'occupèrent d'abord que du bonheur préfent. Mais après leurs premiers tranfports, Hionique dit a Péneftrés: PuilTe la reconnoiffance forcer Theophilaéte a vous accepter pour fon beau-frère! Cependant, malgré eet avantage , je 1'avouerai, je crains que nous n'ayions a combattre la plus obftinée réfiftance. Je voyois notre union facile quand ie Tome XXVI V  3o<5 Veillees de Thessalie, croyois la défirer feule, je vois tout dans ce moment d'un autre ceil. Alors Hionique fit trembler mon père, enTinftruifant du caradère de Theophilade, & de 1'efclavage oü il 1'avoit toujours retenue. RafTurez-vous,Pe'neftrés, continuaHionique, voyant la peine extreme que caufoit a mon père fon difcours , mon indifférence me faifoit fupporter ( fans prefque m'en appercevoir ) les procédés de Theophilade; aujourd'hui 1'amour me les fait fentir, il m'en fait connoïtre 1'injuftice , il m'infpirera les moyens & la hardieffe de m'y fouftraire. Ni la nature , ni le devoirne lui donnent fur moi les droits d'une domination tyrannique, contre laquelle je faurai me révolter; mais efpérons que la reconnoilfance agira fur fon cceur: cachons néanmoins nos fentimens ; attendons, en nous jurant tous les jours de nous aimer iufqu'au tombeau,que Théophilade ait recou- vré fa fanté. La convalefcence de Theophilade lui permit 'de réfléchir fur les foins emprelfés de Péneftrés; il en congut de 1'inquiétude: en effet, Péneftrés le voyoit encore plus fréquemment que dans le tems'oü fa blefTure paroiffoit dangereufe. Les témoignages d'amitié que Theophilade recevoit de lui, commencèrent a le gêner; il lui devoit unevifite de remerciement; malgré la foiblelfs  SÉCONDE V E I L L É E. ' 307 O11 il étoit encore, il ne voulut pas la différer, moins pour remplir le devoir que la reconnoiffance lui prefcrivoit, que pour arrêter des affiduités dont il foupconnoit qu'Hionique étoit 1'objet. Après plufieurs embraflemens , & mille aflurances d'amitié fincère de la part de mon père „ Theophilaéte lui dit: Votre bonté pour moi va trop loin; ceflez de me donner des momens que je me reproche de voler, fans néceflité, a ceux qui par de funeftes accidens , ont befoin de Votre fecours. Heureux fi je pouvois trouver , les occafions de vous marquer toute ma recon! noiffance ! Vous le pouvez, répondit mon père ï j j'aime Hionique; le bonheur de la pofTéder eft Ie I feul bien ou j'afpire. Acceptez-moi pour frère, ) continua-t-il en lui tendant la main. TheophiI lade étonné de ce difcours, refta interdit, Eh quoi! reprit mon père s vous balancez è me !: répondre ? Vous trouverois-je contraire h mes I défirs, quand rien ne doit s'y oppofer ? parlez I fans feinte. Péneftrés eftimé & chcrl de toute la contrée, recherché des grands, utile a tous fes compatriotes, répondit Theophilaéte, fait honneur | Hionique; mais par des raifons, dont vous me öilpenlerez de vous rendre compte, je ne puis io Veilues de Thessalie, philafte, d'aller porter i Péneftrés un papieï ou étoient ces mots ; Ne fakes aucunes démarches auprès de mon frère , ellesferoientinutües. Cependant, & je vous lejure, nous ferons bientót unis. Vamour ma. ïnbiréce que je devois faire pour notre commun bonheur, & il me donne aJeK de hardieffe pour Vexécuter. Soye^tranquiüe jufqua ce que vous ayei de mes nouvelles, je ne vous feraipas longtems attendre. Adieu, Pénejlrés, je vous ams (iiuant que vous aime^ Hionique. Péneftrés recut ces preuves de la tendrefie d'Hionique, avec autant d'inquiétude que de fatisfadion. Elle lui promettoit d'être a lui, quelle flatteufe efpérance ! Mais elle lui laiffoit ignorer les moyens qu'elle vouloit employer pour y parvenir malgré fon frère. II tremhloit que fon peu d'expérience ne la trompat. Croyant agir pour la réuffite de nos deiTeins, difoit-il, Hionique va peut-être mettre a notre bonheur un obftacle infurmontable. Tandis que mon père étoit agké de mille craintes, Hionique épioit le moment favorable pour exécuter fon projet. Theophilaéte ne tarda pas a le lui fournir. II partit un matin pour aller è un hameau éloigné du fien de trois lieues»  Seconde V e i l l ê e* 311 Apeine.Theophilade étoit-ildans la campagne, qu'Hionique fortit. Elle prend le chemin de Megalopolis : elle appergoit le temple de Jupiter, placé fur une éminence, au milieu de la ville. Je vois, s'écria-t-elle avec tranfport, je vois le lieu facré oü je vais implorer la protection de la divinité qu'on y adore , & celle du fouverain & redoutable organe de fes loix! Pleine de confiance, Hionique y porte fes pas avec viteffe. Elle arrivé, elle demande a parler au grand-prêtre. Le pontife 1'écoute. Elle 1'inftruit de fa nahTance, de la mort de fon père & de fa roère, de la tendrefie de Péneftrés, de ia fienne pour lui , de 1'empire tyrannique qu'exerce unfrère fur elle; enfin , de 1'ingratitude de ce frère, qui redevable. de la vie aux.foins de Péneftrés^. la refufe a fon amour. Le difcours, la douleur, les larmes, & la na'iveté d'Hionique, difpofoient le pontife a mefure. qu'elle parloit, k lui être favorable; mais le non* de Péneftrés le détermina d'abord a époufer les intéréts de ces deux amans, Quoi, ditül, Theophilade refufe fa fceur a. Péneftrés, dans le moment même qu'il lui doit la vie ? De quelles. couleurs peut-il pallier fon refus? Tout parle era faveur de Péneftrés 1 Quelle ingratitude ! Eh. bien ! il en fera puni. Dés demain, mon enfant^ il fera forcé a faire le partage des biens , quü V iv  •512 Veillêes de Thessalie, felon les loix, vous font communs. Dès eet inftant, vous n'êtes plus fous fon injufte puilfance •> vous êtes fous ma prötedion, c'eft-a-dire fous la proteótion des dieux. Je le jure par la divinité que je fers & que j'adore; Péneftrés fera votre époux avant que le foleil ait encore fait fix fois fon tour. Ah! ma fille, ajouta le pontife, que le ciel vous veut de bien, de vous avoir choifie pour être la compagne d'un pafteur fi eftimable , & aufli univerfellement eftimé ! Hionique écoutoit avec avidité le bien que le pontife lui difoit de Péneftrés; & l'affurance qu'il lui donnoit d'unir fa deftinée a celle de mon père, faifoit briller dans fes yeux toute la joie dont fon ame étoit comme enyvrée. Ah ! Seigneur , s'écria-t-elle en fe profternant aux pieds du grand-prêtre, que ne vous dois-je pas! Mettez le comble a vos bienfaits; tirez Péneftrés des mortelles inquiétudes oü il eft livré ; faites-le ïnformer de ma démarche & de vos bontés. J'y confens, répondit le pontife. Auffi-töt il dépêcha vers Péneftrés, qui preffé d'obéir aux ordres du grand-prêtre, fe rendit avec diligence au temple de Jupiter. Les fervices que tu as rendus a tes compatriotes, lui dit ce miniftre refpe&able , Peftime que ta vertu t'a acquife, la reconnoiflance que les arcadiens te doivent, & la juftice que je ne  Seconde Ve i l l é e. 313 puis refufer aux perfonnes qui ont recours a moi, m'engagent a te protéger, & a faire en ta faveur ce qu'exige mon miniftère. Tu vois Hionique , elle implore ma protedion, je vous Paccorde a tous deux. Les plaintes qu'Hionique fait contre Theophilaéte, font juftifiées par le choix qu'elle a fait. C'eft vouloir refter maïtre de fa perfonne & de fes biens, que de te la refufer. La préfence du grand-prêtre mettoit un frein aux tranfports d'Hionique &a ceux de mon père; mais leurs regards les inftruifoient des mouvemens de leurs ames. Sois tranquille, Péneftrés , ajouta le pontife, attens mes ordres pour reparoïtre au temple : demain Theophilade fera ïnformé par ma propre bouche que les dieux & moi difpofons d'Hionique en ta faveur. Mon père s'inclina refpedueufement , baifa le bas de la robe du grand-prêtre, jetta en fe relevant un regard plein de tendrefie fur Hionique, & fortit. Hionique faifie de joie du fuccès de fa démarche , ne put d'abord que répandre des larmes , & embralfer les genoux du pontife; il la fit relever avec bonté. Seigneur, lui dit-elle alors, mes pleurs & mon embarras font les preuves de ma reconnoilfance ; j'en fuis trop pénétrée pour l'exprimer autrement. Vous m'intéreffez pour vous, ma fille , repartit le pontife, je veux fur votre defiinée interroger, le dieu; fuivez-moi  314 Veillees de Thessalie> je vais lui ofliir un facrifice. Hionique craintive & tremblante, mais empreffée de favoir quel avenir elle avoit, ou a redouter, ouaefpérer» fuivit le grand-prêtre. A peine eut-il fini le facrifice , que 1'obfcurité fe répandit dans la temple : un moment après Hionique entendit ces paroles fortir du fond du fan&uaire i Que eette vïerge tremble; Le deftin contr'elle raffemble Ses plus terribles coups. Maïs je vois la nature & la reconnoiflTance Qui réuniffènt leur puifTance Pour appaifer du ciel le funeffe couroux. Quel oracle pour la jeune & timide Hionique f La crainte & 1'efFroi s'emparèrent de fon ame ; le temple rétentit de fes gémiflemens; les fanglots & les larmes la fuffoquent; elle fuccombe enfin. Chacun s'emprelfe autour d'elle , ou pour la fecourir, ou pour la raffurer. Hionique, lui dit le pontife , fois moins alarmée , tu as plus & efpérer que tu n'as a craindre de 1'oracle. Hionique par refpeót parut fe calmer; mais que fon cceur &fon efprit étoient agités ! Flattée de 1'efpérance de défarmer la colère célefte par un facrifice, elle fe profterna aux pieds de la ftatue de Jupiter, & promit a ce dieu de lui immoler une genifTe 9 s'il lui accordoit la faveur d'être unie a Péneftrés.  Seconde v e j l l é je. 317 Le lendemaiti dès le point du jour, le grandprêtre envoya dire a Theophilaéte qu'il eüt afe rendre fur le champ au temple de Jupiter. Theophilade frémit a eet ordre. Cet ordre fi prés de la fuite de fa fceur, 1'inftruifit qu'elle avoit réclamé contre lui la protedion du pontife^ Tranfporté de colère & de rage , il part. Theophilade, lui dit le grand-prêtre, écoutemoi. Ne me réponds rien, & obéis. Le ciel m'a fait le père des orphelins & des opprimés; je leut dois mon fecours. A titre de père je difpofe d'Hionique alfez avantageufement, pour que tu n'ayes rien a oppofer a ma volonté. Le vertueux Péneftrés la croit digne de lui, tu la lui as refufée , je la lui accorde, & je vais les unir. II me refte a t'ordonner de faire le partage de tes biens dans 1'efpace de trois jours; lamoitié eft a toi, 1'autre eft a Hionique. Des perfonnes éclairées veilleront pour elle a fes intéréts; tu n'as point d'injuftice a craindre, mais tremble fi tu ofes encommettre; tu m'as entendu; retire-toi. Honteux & défefpéré , Theophilade fortitdu temple fans ofer feulement lever les yeux. Mais a peine fut-il dans la campagne, qu'il s'abandonna a toute fa fureur. Elle étoit au dernier excès, quand de loin il vit mon père. Arrête , Péneftrés , lui cria-t-il, & fais-moi raifon de ta perfidie.  gifj Veileêes de Thessaeie, Theophilade & Péneftrés étoient tous deux armés d'une houlette garnie par les deux bouts d'une longue pointe de fer. Les pafteurs d'Arcadie, ainfï que ceux de Theffalie, favent fe fervir de cette arme avec une adreffe fingulière. Theophilade vint fur mon père avec tant d'impétuofité, qua peine lui donna-t-ille tems de fe mettre en défenfe. Le combat fut d'autant plus l°ng» que mon père ne vouloit que parer les coups que fon ennemi cherchoit a lui porter. Theophilade, lui difoit-il, voulez-vous me forcer a couper la trame des jours que je vous ai fauvés ; j'en ai déja été le maïtre ; votre injufte fureur me donne trop d'avantage fur vous : finhTons un combat dont je tremble de fortir vaïnqueur. Ce difcours généreux anima encore la fureur de ■Theophilade; i! redoubla fes efforts pour percer mon père, qui fut enfin contraint a fe défendre, de même qu'il étoit attaqué. Le combat devint opiniatre, mais mon père eut enfin le funefte avantage d'enfoncer fa houlette dans le cceur de Theophilade. Je meurs fatisfait, dit-il en tombant a fes pieds, ma mort te condamne a fuir, & défend a Hionique d'être jamais a toi. Ces terribles paroles & la mort de Theophilade rappeièrent a mon père la cruelle loi d'Arcadie, & 1'accablèrent de la plus mortelle douleur. Qu'ai-je  S E C O N B B V E I Z Z JS E. 317 fait , s'écria-t-il en fuyant ! Malheureux Péneftrés ! infortunée Hionique! c'en eft fait; il n'eft plus d'efpoir pour nous. . Les pas égarés de mon père le conduifirent dans Megalopolis. II voit le temple, il frnTonne a fon afpeót; les yeux attachés fur ce lieu facré^ il refte immobile. Après quelques inftans d'incertitude, il dit: Eh bien! allons au temple, allons inftruire le pontife que je viens d'enfreindre la loi. Le grand-prêtre lut d'abord dans les regards & dans Pair troublé de mon père, qu'il venoit de lui arriver quelque grand malheur. Qu'astu a m'apprendre, lui dit - il f La mort de Theophilade, répondit Péneftrés. Cette houlette vient malgré moi de lui arracher la vie. Alors mon père raconta fidèlement au grand-prêtre la rencontre de Theophilade, fa fureur & fon opiniatreté au combat. Malheureux, qu'as - tu fait, reprit le pontife ! Le meurtre que tu viens de commettre, met des bornes a monimmenfe pouvoir. Non, je ne puis te fauver de la rigueur des loix. Mon père abattu, confterné, & les yeux bailfés, écoutoit le pontife fans avoir la force de parler ; il ne fentoit que trop la cruelle néceffité d'abandonner Hionique & de fuir. Je le vois, continua le grand-prêtre, tu n'ofes prononcer le nom d'Hionique, L'infor-  318 Veillees de Thessalié, tunée! Quelle nouvelle pour elle! Pourra-t-elle foutenir ta Vue & ce malheur! il faut néanmoins qu'elle en foit inftruite : je vais la faire venir ? tu vas être témoin de toute fa douleur. L'oracle eft accompli, dit le pontife a Hionique , en la voyant paroïtre. Les coups dont te menagoit le deftin, font portés. Prépare ton cceur a fe voir cruellement déchiré par la nature & par 1'amour. Theophilaéte n'eft plus : regarde ; tu vois fon malheureux homicide. Qu'entens-je, s'écria Hionique en reculant d'eftroi ! Quoi ! Theophilaéte a pu trouver dans Péneftrés un ennemi aflez furieux pour lui arracher la vie ? Quoi! 1'amour n'a pu arrêter fon bras? Fuis, ingrat Péneftrés, fuis; laiflemoi en proie aux cruels regrets de ne pouvoir jamais Hionique, dit le pontife en fin- terrompant, écoute-moi. Lorfqu'Hionique fut inftruite par le grandprêtre des circonftances du combat de Péneftrés & de Theophilaéte, elle reprit d'un ton de défefpoir : C'eft moi qui aflafline mon frère, j'ai trop ofé , j'ai trop entrepris. Le tems auroit fait ce que je n'ai pas voulu attendre de lui. Malheureux Theophilaéte ! mais hélas ! II me laiffe plus a plaindre que lui! J'aurai toujours a me reprocher fa mort, & je ne puis jamais être a Péneftrés, Oui, ma tendrefle tue  Seconde V'e i l l é è. 319 mon frère, & profcrit mon amant..... Ah ! Péneftrés , qu'avez-vous fait ?... Fuyez... L'honneur & le devoir m'ordonnent de vous éviter pour jamais... Adieu, lui dit-elle, éperdue..Souvenezvous toujours d'une infortunée qui gémira le refte de fa vie de n'avoir pu être a vous. Je vais au pied des autels d'Ifis facrifier ma tendreife & mes jours. En achevant ces mots, Hionique fortit; elle courut au temple d'Ifis qui touchoit a celui de Jupiter, & dans lequel le pontife 1'avoit mife depuis 1'inftant ou elle étoit fous fa proteétion. Que viens-je d'entendre, s'écria mon père! Hionique va fe confacrer au culte des immortels! puiffante Ifis, refufez fes vceux; elle ne peut vous donner fon cceur, il eft a moi, il y fera toujours, malgré la cruelle loi qui me défend d'être uni a elle, & qui va m'éloigner de fes yeux. Le pontife touché de 1'état déplorable oü il voyoit mon père, lui paria en ces termes : Mon enfant, que ton courage & 1'efpérance te foutiennent. Je prends d'abord fur moi de te faire refter encore quinze jours dans ta patrie; tu mérites d'elle cette indulgence. Employons ce tems a calmer la douleur d'Hionique, & donne-moi celui de trouver les moyens d'exécuter ce que dans ce moment je projette en ta  320 Veillêes de Thessaeie, faveur. A 1'égard d'Hionique, ne crains riert du terrible defTein qu'elle vient de former; il ne dépendra pas d'elle de le confommer. Va, Péneftrés, je t'aime, ce ne fera pas inutilement pour toi. Mets ordre a tes affaires , mets-tof en état de quitter ton pays, & ne reviens ici qu'au moment oü je te le ferai dire. Je ne vous dépeindrai point la cruelle fituation oü fut livré mon père jufqu'au jour'oü le grand-prétre lui manda de venir au temple c il V fut. II avoit befoin, pour ne pas fuccomber, des témoignages d'amitié & des preuves de bonté qu'il regut du pontife. Cet homma vénérable lui demanda s'il n'avoit point de fceur. Mon père n'en avoit pas, mais il refpeétoit & chériffoit une tante dont il étoit tendrement aimé. II inftruifit le pontife de la vertu & du mérite de Siane alors agée de quarante-cinq ans; elle étoit veuve, fans enfans & ti ès-riche. Eh bien! dit le grand-prêtre; amène-moï Siane , elle t'aime , elle pourra te procurer le bonheur oü la mort de Theophilaéte fembloit mettre un obftacle invincible. | Mon père n'avoit encore ofé fe préfenter aux yeux de Siane; mais le cceur rempli d'efpérance, il alla chez elle. Elle étoit informée du malheur de fon neveu , 1'afHiétion oü elle étoit 1'alTura de fa tendrefle pour lui, Mon père lui  Seconde F e j l l É Mi 3±i léi avoua fa paffion, lui demanda fon fecours, & obtmt qu'elle accorderoit au pontife tout ce quil exigeroitd'eile. Enfuite il lui peignit avec forcela beauté d'Hionique, il ]ui e°a!ta fon efpnt & l entretint de fa vertu. Mon père eut lafatisfaéhon de recevoir de Siane lespïuS ten dres témoignages de fon attachement pour lui par mille afiurances de ne trouver /en d'im* poffible pour concourir au bonheur de fa vie Péneftrés étoit feul héritier de Siane; fa probite, fa droiture, fa ftgeffe, fon application, fon zele pour fecourir de fes foins & de fes biens fes compatriotes, Feftime enfin qUe tant de bonnes qualités lui avoient acquife, tout le lui rendoit cher. Mais Péneftrés étoit redevable de ces avantages a i'éducation qu'il avoit recue de fon oncle, frère unique de Siane. Sa mé*no,re étoit fi précieufe è Siane, que jamais elle n entendoit parler de ce frère fans un attendnffement qui lui coütoit des larmes, . Le grand-prêtre n'avoit point communiqué fon defTein a mon père, il \a\ avoit feu'ement dit: La moitié de 1'oracle eft éclaircie, j'ai pébétré le fens de 1'autre. C'eft a moi & è Siane * laccomplir. Siane fut conduite au temple par mon père. Le pontife les accueillit avee bonté. J'aime Péneftrés, dit-il k Siane, les arcadiens lui doivent de la reconnoiffance , Tome XXFL X  322 Veillées de Thessalie, vous, Siane, vous lui devez la plus tendre amitié, le fang & fa vertu reconnue 1'exigent. Eh bien! uniffons-nous pour terminer fes maux. Je ferai ce que me permet mon miniftère, & vous, vous ferez ce que demandent les bienféances & les plus fages précautions. Les loix que rien ne peut feulement altérer, prefcrivent a Péneftrés de s'éloigner de fa patrie; elles lui défendent auffi d'époufer la fceur de celui a qui il a arraché la vie. Une terre étrangère peut feule lui procurer 1'avantage d'être uni a Hionique , il faut donc qu'ils aillent tous deux la chercher; mais la jeuneffe d'Hionique demande qu'elle marche fous la conduite d'une perfonne prudente, vertueufe & expérimentée; telle enfin que Siane. Siane afiura le pontife qu'elle étoit prête a tout faire pour Péneftrés. Le grand-prêtre fatisfait, envoya chercher Hionique; un moment après elle parut. Hionique, lui dit le pontife , tu te fouviens de 1'oracle. Eh bien! il eft expliqué tout entier. L'amitié & la reconnoiffance t'offrent le fecours qu'ils te promettent. Plains ton frère, donne des larmes a fa mort, mais pardonne a Péneftrés ; il eft malheureux fans Être criminel. J'ai confulté les dieux, ils confentent a votre union. Tu vois la tante de Péneftrés-, cette vertueufe femme veut bien guider  Szcondz té ri tés" 323 tes pas jufqu'a la première VÜJe de la The/Talie j le facnficateur du temple de Pan, fur Ja foj d un écnt de ma main que je vais remettre | Siane, umra ta deftinée è ceUe de Péneftrés Hionique fans parler fe jetta dans les bras de Siane. Péneftrés qui fentit toute Ia tendreffe de cette adion muette, tombant aux pieds du Ponufe lui dit: Achevez, Seigneur, de me marquer jufqu ou vos bontés vont pour moi. Per. mettez qu'en votre préfer.ce je remercie Hionique de la preuve qu'elle me donne dans ce I «*dun amour dont je fens tout le prix. Ah! charmante Hionique, continua-t-il en fe relevant & en s'avancant vers elle, lifez, s>il fe peut, tout ce qui fe paiTe dans mon cceur. Hionique retenue par le refpeét,ne répondit 4 j Péneftrés quen embralfant Siane, qu'elle appella f Ch!re .tante' Allez, "les enfans, leur dit le ' Pontife Je vous rends heureux, je fuis content, feu de jours après, Hionique & Siane parPrent pour fe rendre au lieu marqué. Hionique que le vaisavoir te plaifir de 2 L f 61 Fr fa d°UCeur & Ie charme de fon efprit, eftimée & chérie de Siane A c aque mft eJIe découyro. W he7efS Huxquelles mon père a *Hiomque fbrtirent des terres de 1'Arcadie, X ij  324 Vhïllêes de Thessalie, & entrèrent dans celles de la TheiTalie, oü elles attendirent mon père. II parut, & au gré de leurs défirs le facrificateur du temple de Pan les unit. Siane alors avec une douleur & une fatisfaction dontle mélange lui caufoit des mouvemens qui feroient difficiles a exprimer, s'arracha des'bras de mon père & de ma mère pour rètournet en Arcadie veiller a la confervation de leurs biens. Mon père choifit cette belle partie de la Theflalie, que le fleuve Penée arrofe de fes eaux, il s'y établit. II devint bientöt 1'objet de 1'eftime & de 1'adoration de tous les habitans. Ses connoiffances & fon bon efprit le mettoient en état de les fecourir ou de fes confeils ou de fes foins. Six enfans, quatre garcons & deux filles furent le fruit d'un mariage très-heureux. Je n'avofc. encore que huit ans, lorfque ma mère me mena au temple de Diane. La principale prêtrefle avoit de la bonté pour ma tamille; ma phyfionomie lui plut, elle engagea ma mère de lui lailfer le foin de mon éducation:elle y confentit avec plaifir. La prêtrefle prit pour moi, en très-peu de tems, la plus tendre amitié, mais jamais je ne m'en prévalus. Quoique je fuffe très-jeune,& extrêmement gaie, je ne m'ennuyois point de la longueur des ceremonies graves célébrées dans eet augufte Ueu,  Seconde V e ï z z ê e. 327 J'avois atteint dix-fept ans ; j'attendois avec impatience d'en avoir dix-huit, pour qu'il me fut permis de me confacrer au culte de Diane, quand ma feeur agée de quinze ans, mourut; ma mère aufli-töt vim prier la prêtrelfe de me remettre entre fes mains. Quelque tendreffe que j'eulfe pour ma mère, je vis avec douleur fön emprelTement pour me ramener dans la maifon paternelle. La prêtrelfe n'en avoit pas moins pour me garder, néanmoins elle me dit d'un ton d'autorité, & cependant avec un; ai» d'amitié : Ma fille,. c'eft honorer les dieux & leur obéir que d'être foumife aux volontés de ceux qm nous ont donné le jour. Allez, fouvenez-vous des bons exemples- qu'on vous a donnés- Jci; aimez toujours la vertu, & foyez lans cefTe occupée de vos devoirs. Adieu, ma chère Sophronie, ajouta-t-elle en m'embraifant avectendrelfe; adieu, ma fille; venez fouvent me confoler de ne vous avoir pas pour compagne.; venez m'alfurer que je vous fuis toujours chère , & croyez que vous me le ferez jufqu'au tombeau' Je ne. répondis a ces touchantes preuves de Kamitié de la prêtrefle, que par des larmes.: je trouvai le moment de m'échapper,. j'entrai par la petite porte des prêtrefles dans le fanc- > proiternai aux pieds de la ftatue de Diane; la, je vouai mon cceur & toutes X iij  32§ Veillees de Thessalï*, mes affe&ions a la chafte déeffe : je crus voir que la ftatue s'animoit, que Diane laiffoit tomber fur moi un regard favorable; fortifiée par ce fecours divin, je fus avec un vifage content embraffer la prêtreffe : j'allai enfuite rejoindre ma mère. Elle me recut dans fes bras, & tranfportée de joie, elle me ramena au hameau ou j'eus la fatisfadion de voir que je confolois mon père de la perte de ma fceur, Toutes les jeunes perfonnes de mon age vinrent me rendre vifite. Notre éducation avoit été différente; eet avantage me donnoit une forte de fupériorité fur elles; mais je m'étudiois fans ceffe pour leur fauver la mortification de la fentir, Cette attention & mes careffes empechèrent les mouvemens de jaloufie de naitre dans leurs cceurs. Je prenois toutefois la liberté ou de les inftruire , ou de leur faire des repréfentations , mais avec douceur. J'avois pris eet heureux caradère dans une maifon oü il regnoit, & j'ai fait ce que j'ai pu pour le corv< ferver, Le plaifir que je reffentois de recevoïr fans ceffe des marqués de la tendreffe de mon père & de ma mère, fut bientöt troublé. L'ainé de mes frères mourut,.un autre le fuivit de prés, Tant de malheurs arrivés dans une familie ver-> tqeufe , firent fouvenir ma mère de la pro--  Seconde V e i l l ê e. 327 meffe qu'elle avoit faite au temple de Jupiter, de facrifier a ce dieu une geniffe, quand elle feroit unie a Péneftrés. Elle penfa donc que les dieux irrités lui faifoient fentir leur courroux par des pertes fi chères. De ce moment elle ne fut plus occupée que du delïr de retourner en Arcadie, non pour y refter; le fouvenir de la mort d'un frère que les arcadiens fi ennemis de 1'homicide pouvoient intérieurement lui reprocher, étouffoit en elle 1'amour de la patrie. Le terme de la profcription de mon père étant expiré , il goüta les raifons de ma mère, & fe détermina enfin a partir pour 1'Arcadie. Notre voyage fut pénible, mais nous arrivames heureufement. Mon père fut recu avec tendreffe & avec diftinction de fes compatriotes; ma mère, mes frères & moi fümes charmés des attentions qu'on avoit pour nous. Siane , cette bonne tante, embraffa mon père & toute fa familie avec une fatisfaöion inexprimable. Nous trouvames par fes foins nos paturages & nos troupeaux fi confidérablement augmentés, qu'on regardoit mon père comme le plus riche pafteur de la contrée. II alla d'abord au temple de Jupiter, oü il eut la douleur d'apprendre la mort du grand-prêtre. Peu de jours après notre arrivée, ma mère offrit un facrifice a Jupiter. X iv  §2$ VeiELEES de Thessaliej L'eftime particulière que tous les arcadiens témoignoient a mon père, & le plaifir de fe revoir dans fa patrie lui faifoient défirer de ne plus la quitter. Sa tante Ten preffoit, & ma mère trembloit qu'il ne cédat aux inftances réitérées de Siane. Pour moi, jeune & vive » je ne fongeois qu'a m'amufer , & fans le fouvenir du temple de Diane & celui de la prétreffe s j'aurois entièrement oublié la Theffalie, Dans le grand age oü il a plu aux dieux de me laifler venir, je puis dire, fans qu'on me foupconne de vanité , que ma jeuneffe étoit brillante : j'entendois vanter ma beauté fans en être plus vaine. Cette beauté, difois-je , fera de biep peu de durée, mais acquérons les qualités du cceur Sz de 1'efprït, capables de me pracurer des avantages plus précieux que n'eft celui de la beauté* Les arcadiens avoient d*abord cru que mon père & ma mère étoient revenus dans les, lieux de leur naiffance pour ne les plus quitter, Cette idéé avoit fait naitre des, deffeins für moi. Deux jeunes pafteurs rjches, tous deux affez aimables, venoient chez mon père; 1'un s appelloit Battus , 1'autre Agathon. J'allois föuyent a nos troupeaux a les deux pafteurs prenoient ce tems pour me faire leur cour. J'aij^.qïs. extrêmement un jeune mouten noir......I|  Seconde V e x i; x é e. 320 me femble qu'a ce mot de mouton noir 1'attention de notre jeunelfe redouble , dit en fouriant Sophronie : elle fufpend fon ouvrage, elle fixe fes regards fur moi, elle dit: Le voila donc ce mouton que Phiftoire d'Hionique nous a fait attendre affez long-tems. Oui, mes enfans, &t vous allez favoir fes aventures. Par une bizarrerie de la nature ce mouton avoit les pieds couleur de feu. Cet animal des qu'il me voyoit, quittoit le troupeau & venoit a moi ; cette connoilfance peu commune, fa douceur , fa familiarité & fes careffes m'infpirèrent pour lui une véritable amitié. Battus & Agathon paffoient tour a tour des guirlandes de fleurs ( faitefe avec foin & adreffe) au col de mon mouton ; ils en paroient aufli fes cornes. Je leur favois gré de ces galanterïes , je les en remerciois avec une forte de vivacité , dont ils étoient redevables a mon amitié pour ce petit animah Ils fe flattoient tous deux que je les regardois avec prédilection; ils fe trompoient, car en vérité je ne. fongeois qu'a mon cher mouton, Leurs attentions pour moi étoient pareilles, les miennes pour eux 1'étoient aufli; cette égalité dans la fuite les choqua, & leur infpira le défir de fa müre réciproquement, Battus me dit un jour; Croyez~moi, belle  330 Veielées de Thessalie, Sophronie, ne donnez pas votre confiance a Agathon ; c'eft un caractère dangereux, il ne dit jamais ce qu'il penfe, & il a raifon ; s'il fe développoit avec vous, il perdroit beaucoup dans votre efprit : mais il a beau fe déguifer, je vous en dis afTez pour vous obliger a porter fur fes actions & fur fes difcours 1'attention néceffaire, pour vous faire connoïtre ce pafteur. Je pris le parti d'Agathon , Battus en parut mortifié. Agathon dès le lendemain trouva Poccafion de m'entretenir, il en profita; il voulut me donner de Battus la même défiance que Battus avoit prétendu me donner de lui; il fut mortifié a fon tour, je parus penfer avantageufement de Battus. La conduite de ces deux pafteurs me fit réfléchir fur leur cara&ère; il réfulta de mes réflexions le repentir de leur avoir trop légérement accordé de 1'eftime: je pris néanmoins le parti de leur paroïtre toujours la même. Je ne crus pas devoir inftruire ma mère de ce qui fe paffoit; mais elle, voulant favoir mes fentimens pour favorifer auprès. de mon père, celui que je voudrois préférer, me dit les vues de ces deux pafteurs. Je la priai avec cette tendreffe que j'ai toujours eue pour elle, de rejetter adroitement leur demande, s'ils lui parloient. Ma mère charmée de mon indifférence , m'avoua  SECONDE F E I Z Z Ê E. 331 combien elle defiroit de fe revoir fur les bords du fleuve Penée, & 1'efpoir de fatisfaire ce defïr , lui faifoit ardemment fouhaiter que je ne prilfe aucun engagement en Arcadie. Je devins un peu plus attentive, je réfolus de pénétrer a fond le caractère de ces deux concurrens, dans le deffein d'avoir des armes contr'eux, fi mon père fe laiflbit prévenir en faveur de 1'un ou de 1'autre. Je faifois chaque jour quelque découverte. Ces deux rivaux fe développoient fans le vouloir ; je voyois leuc haine réciproque, leur vanité, leur humeur altière, leur artifice, leur attention enfin a fe déguifer. II arriva dans ce tems une aventure bien extraordinaire; c'eft depuis cette aventure que le récit de ma jeuneffe commence a devenir curieux & intéreffant, J'étois aux troupeaux de mon père, ils paiffoient dans üe gras paturages, le jour étoit extrêmement oeau,je m'étois aiftfe fur un gazon, oü 1'ombrage d'un vieux tilleul me garantiflbit des ardeurs ciu foleil, mon cher mouton noir étoit couché a cöté de moi. Battus arriva; après m'avoir dit des chofes affez galantes ü foccafion de mon amitié pour mon mouton, il ajouta : Votre tendreffe pour eet animal me fait defirer de vous le rendre encore plus cher; je veux du moins pa/ ce petit avantage m'af-  332 Veillees de Thessalie", furer de ne jamais fortir de votre fouvenir, en le liant a votre attachement pour 1'heureux mouton. II me pria enfuite de tourner la tête, & de ne pas le regarder de quelques momens: je lui obéis en riant. Un inftant après il me dit: Belle Sophronie, regardez votre mouton: je me retourne ; mais quelle eft ma furprife! je venois d'entendre Battus, je le cherche des yeux, & je ne le vois plus. Nous étions dans un endroit oü Ton ne pouvoit fe cacher, il n'y avoit d'arbres a plus de deux eens pas a la ronde, que celui fous lequel j'étois; je ne réfiéchis pas beaucoup d'abord fur la difparition de Battus, je fus plus empreifée a regarder mon mouton. Quel fut mon étonnementl Sa corne gauche avoit changé de nature. Je regarde avec attention, je la vois blanche & luifante ; je 1'examine, je la touche avec crainte, enfuite avec plus d'hardieife, je croïs voir enfin qu'elle eft d'argent; je croyois vrai. Née en Theflalie, j'avois en>tendu parler de magie; je décidai donc que Battus s'étoit adonné a eet art criminel; prévenue de cette idéé , je n'ofois prefque plus careffer mon mouton. Nous étions au plus haut du jour, malgré Tombrage du tilleul les rayons du foleil percoient; cette chaleur invite au fommeil, je  Seconde Veilles. 333 fentis de 1'affoupiffement, jevoulus le vaincre, mais ma réfiftance fut vaine ; il y a même apparence qu'il y eut quelque chofe d'extraordinaire dans eet aflbupiffement: je crus voir la prêtreffe de Diane , & je crus 1'entendre me dire: Ma fille, ma chère Sophronie, ne t'étonne de rien. Que ton mouton te foit toujours cher. II arrivera encore d'autres changemens en lui, mais garde-toi de les révéler. Sois fidelle a la Déefle, compte fur fes bontés; & ne crains ni Battus, ni Agathon. Tu tiens déja des armes contre Agathon, Agathon t'en donnera bientöt contre Battus; tu feras avertie de la manière dont tu dois te conduire , foutiens feulement ton caraöère gai, c'eft le moyen qu'on ne te pénètre jamais. Je me réveillai avec une forte d'effroi, Agathon étoit affis auprès de moi; il tenoit mon mouton dans fes bras. Je crus voir la corne droite de eet animal entourée d'une fine écorce d'arbre, oü il y avoit de 1'écriture, dont les caraftères m'étoient inconnus. On vous a fait, belle Sophronie, me dit Agathon , une galanterie; on a embelli votre mouton d'une corne d'argent; Battus n'enfait pas davantage; fes connoiflances font bornées; voyez fi les miennes ne font pas plus étendues. Mon mouton étoit revenu a moi; raffurée par.  334 Veileees de ThessaEié, mon fonge, je développe la corne, elle fe trouve d'une couleur jaune & luifante : je regarde, j'examine, je parois furprife. Elle eft d'or, me dit Agathon. Cette corne, pourfuivrt-ii; ainfi que 1'autre qui eft d'argent, fera toujours telle qu'elle eft aujourd'hui. Pre'Venue par mon fonge, je ne montrai ni étonnement, ni frayeur de ces prodiges, je remerciai même Agathon d'une manière vive & gaie de fa gala* tene. Elle eft, lui dis-je, plus confidérable que celle de Battus, mais la fienne a 1'avantage d'etre la première; ainfi vous êtes au pair, & |e ne crois pas faire une injuftice , en partageant également ma reconnoiffance entre vous deux. Je remerciai auffi Battus, fans lui lailfer rien entrevoir de défobügeant pour lui. Battus & Agathon firent fans doute des re'flexions fur leur pouvoir re'ciproque; elles les confirmèrent dans leurs foupcons ; de ce moment ils furent fur leur garde 1'un contre 1'autre. Le premier foin de ces deux pafteurs fut de juftifier dans mon efprit ce qu'ils avoient fait. Ils tacherent de m'infmuer que de la connoilfance des fimples , des métaux, & de 1'art d'en extraire les principes , il réfultoit des fecrets admirables, dont les effets incompréhenfibles paroiffoient des prodiges aux hommes peu accoutumés a penfer. Je paroilfois les  Seconde V e i l l é e. 33$ croire, & ils étoient charmés de ma feinte crédulité. II y avoit néanmoins du vrai dans leurs raifonnemens, mais je n'en tirois aucunes conféquences avantageufes pour eux. Ces deux rivaux cherchoient a mettre ma mère dans leur parti, il favoient fon pouvoir fur Pefprit de mon père. Ma mère n'étoit pas difpofée a leur être favorable; elle craignoit autant de me voir établie en Arcadie, qu'elle défiroit de revenir dans ce beau climat; elle m'en paria encore. Sans lui découvrir qu'un ferment inviolable me mettoit hors d'état de difpofer de mon cceur & de ma main, je 1'affurai que je me conferverois 1'heureufe Iiberté de la fuivre en ThefTalie. Mon air libre & enjoué nourriffoit fans que je le vouluffe, 1'efpoir des deux pafteurs; ils me cherchoient toujours aveG le même emprelfement; ils ne me parloient jamais de leur tendreffe que d'une manière enveIoppée , je leur en favois gré, leur retenue m'épargnoit le foin de les fuir. Les arcadiens font de tous les peuples de la terre ceux qui aiment le plus la mufique; elle eft un des premiers objets de leur éducation , 1'harmonie les charme; la nature femble même les avoir favorifés au-deffus du refte des hommes, d'une voix dont les fons flatteurs &c fenfibles portent au cceur. Agathon &-Battus  3J6 VeïLEÈES DE ÏHESSAtili jouoient parfaitement bien de la flüte; iis étoient auffi rivaux dans ce genre de mérite*. Je les entendois avec plaifir b ils vouloient me fóreer a décider entr'eux: mais c'étoit vainement, je n'aurois ^du meme le faire; car ils étoienÉ deux hommes rares, & peut-étre uniques pour eet iriftrument; ils le favoient bien. Nous étions un jour, ma mère & möi,aflifes fur le bord d'un ruifTeau, dont Peau claire & pure couloit fur un fable doré; des arbres touffus & élevés fur deux lignes 'droites n'étoient partagés que par ce ruiffeau. C'étoit tou^jours fur le bord aimable de ce canal ombragé que nous faifions nos promenades. Agathon nous y joignit un jour. Ma mère Ie pria de jouer de la flute. Je n'ofe devant Sophronie , répondit-il. Eh! pourquoi, lui demanda ma mère? Sophronie, reprit-il, me rend timide j Sophronie fi éclairée & fi judicieufe me refufe fon fuffrage. Cette injuftice n'eft pas cependant celle oü je fuis le plus fenfible; Mais je ferois trop heureux, fi elle étoit perfuadée qu'aucun pafteur ne fent fi vivement que moi la fupéricrité que lui donnent fur toutes nos bergères fa beauté,fes graces & fon efprit; elle auroit tou-: tefois encore morns de peine a m'accorder laf préfcrence fur Battus dans Part que nous tenons du dieu Pan} peut-être me refuferok-elle aufli se  Seconde V e i l l é e. 357 ce petit avantage : vous ferez plus' équitable, dit-il a ma mère , & votre fuffrage pourra forcer Sophrohie a avouer naturellement ce qu'elle penfe. Ma mère fourit a ce difcours , & en fentit la fineffe. Agathon fatisfait d'avoit, quoique d'une manière enveloppée, rompu le filence, prend fa flüte, 11 prélude; foudain nous voyons une efpèce de nua'ge fur nos tétes, il defcend a Ja hauteur des arbres; alors nous reconnoiffons que c'eft une immenfe quantité d'oifeaux -} tous fe branchèrent, ils écoutoient Agathon qui joua affez long-tems. Quand il eut ceffé, nous voulümes le louer, mais nous fumes interrompues dans nos complimens par les voix mélodieufes de tous ces. différens oifeaux: ils forrhoient un concert 'charmant. Ma furprife fut extréme de les entendre chanter tous les airs qu'Agathon venoit de jouer. Ces oifeaux, me dit-il, vous font, belle Sophronie , un petit' reproche de me refufer la préféance fur tous les muficiens , & mes foius affidus vous en feront toujours un plus vif de ne me pas diftinguer parmi tous les pafteurs dont vous triomphez. Agathon, dis-je, eft aujourd'hui bien galant: mais, ajoutai-je, d'oü viennent tous ces oifeaux de différentes efpèces qui nous font inconnues?. Pepuis fix mois que nous venons fouveht nous Temt XXFI. Y  33-S Veillées de Th essalie, promener fur le bord de ce charmant ruiffeau, nous ne les avions ni vus \ ni entendus. Out les ainftruits? Si c'eft vous, dans quel tems Tecoivent-ils vos legons? Comment pouvezvous faire tant d'excellens écohers? Car decider lequel de ces oifeaux chante le mieux, feroit encore plus difHcile que de prononcer èntre vous & Battus. • Ma queftion embarraffa un moment Agathon; ma mère ne pénétra point ma penfée & je ne la développai pas aflez pour confondre ce criminel pafteur; je voulus bien lm laiffer e plaifir de croire que je ne foupconnois point Ia véritable caufe de tous ces prodiges. La corne d'or & Ia corne d'argent m'avoient inftruite de ce qu'étoient ces deux rivaux, & mon fonge en affermiffant mes idéés, m'aSranchiffoit de toute crainte , rien ne m'alarmoit. Battus & Agathon connurent enfan mon caractère ils n osèrent plus fe flatter d'obtemr par :leurs foins une préférence dont ils fe voyoient ü éloignés. Ils prirent le parti de sadrefler a mon père; ils lui parlèrent tous deux dans le méme jour. Mon père recut leur oemande d une manière obligeante ; mais il fe réferva de communiquerleurdeSfein a fa femme, & de con■ folter mon inclination; ainfi il les semita quel, •ques jours pour leur donner fa réponfe: ü  Seconde V e i l l é e. paria a ma mère. Depuis la more de Siane que les dieux venoient de retirer de ce monde, el!e prellbit mon père de quitter 1'Arcadie» Charmée de cette occafion, ma mère la faifit» Elle dit a mon père, que ce feroit pour le refte de fes jours un égal tourment, ou de fe fe'parer de moi, ou d'ëtre condamnée a ne plus revoir 1'heureufe vallée de Tempé; elle le conjura enfin de fe préter a ce qui pouvoit faire le bonheur de fa vie; elle aiouta que ma tendreffe pour la Theffalie égaloit la fienne. J'ai fondé Sophronie, lui dit-elle , fon indifférence eft extréme pour Agathon & pour Battus. Vous aimez Sophronie, ne la oontraignez pas dans üne occafion d'oü dépend le bonheur ou la malheur de fa vie. Mon père fut attendri du difcours de ma mère, il goüta fes raifons ; une eftime fondée fur la parfaite connoiifance de fa vertu avoit donné a fon amour pour elle des forces invincibles; il céda : il lui promit enfin de ne refter en Arcadie que le tems néceffaire pour convertir tous leurs biens en effets tranfportables. JVlon père prefie par les deux pafteurs, leur dit que fa femme avoit dJautres vues, auxquelles il ne pouvoit raifonnablement refufer de fe pré, ter. Quelqu'adouciffement qu'on mette a une ■femblable réponfe, celui qui la recoit fe croit Yij  34° Veillées de Thessalie, toujours offenfé. Battus & Agathon en fureiiï , indignés , ils diifimulèrent leur chagrin, mais ,: je compris par leurs difcours froids & étudiés, & par leur conduite réfervée, que nous. devions les redouter. Chez les jeunes perfonnes les idees de crainte 1 pour 1'avenir s'effacent en peu de tems; la folide & müre raifon peut a peine ne pas perdre de vue les dangers qu'elle prévoit. Je par- jj tageois la joie de ma mère, & la mienne étoit extreme au tendre fouvenir du temple de Diane & a celui de la prêtrefle. Mille petits foins m'occupoient; Battus & Agathon ne me cherchoient plus , ils furent bientöt oubliés; j'oubliai de même ce que j'avois a craindre de I leur dangereux pouvoir. Le jour enfin arriva, nous partimes après avoir refté prés d'une année en Arcadie. Nous . étions au commencement de 1'automne; a la feconde journée, fur le midi, mon père fut étonné de trouver dans une vafte plaine une inondation a perte de vue. Nous fümes arrêtés tout court. Quelle nouveauté, dit mon père ! il n'y a dans cette contrée ni lac, ni rivière; la faifon n'eft pas celle oü la fonte des neiges des montagnes voifines puifle produire un tel effet! D'ou peut donc venir cette inondation? Je. me fouvjns alors de Battus Sc d'Ag*t  Seconde v e i z z é e. 341 thon; je dis a mon père tout ce que j'avois tenu fecret jufqu'a ce moment. Le conducteur de notre chariot étoit aufli étonné que nous, il ne favoit quel parti prendre ; nous parlions tous a la fois. Mou père embarraffé ne voyant pas de moyen pour avan-eer , propofa de retourner fur nos pas. Que voulez-vous faire, m'e'criai-je! Quel eft votre defTein ! Voulez vous mettre Battus & Agathon a la portee de nous nuire & de me perfécuter. Implorons le fecours de la puiflanteDiane, & cherchons un pafl'age. J'avois a peine achevé ces mots , que nous vimes venir a force de rames un grand bateau ; quand il fut au bord de Pinondation, le principal marinier nous dit que nous pouvions fans danger paffer a 1'autre bord. Mon père le queftionna, il répondit qu'un gros rocher a une demi-lieue du chemin s'étant ouvert, il en étoit forti cette quantité d'eau, & il ajouta que le torrent ne couloit plus. Ce que difoit eet homme paroiflbit affez probable: mon père penfa le croire & s'embarquer fur la foi de ce trompeur; je m'y cppofai refpeétueufement, & tandis que j'en donnois des raifons aufli foibles que mal rangées, je vis auprès du chariot une grande biche qui n'avoit rien de farouche. Mes vceux font exaucés , m'écriai-je, tranfportée de joie! Cet animal chéri de Diane Y iii  342 Veillêes be Thessalïe, ^ious eft envoye' par la de'elfc; je le fens paf un mouvement auquel je ne puis réfifter. Ma familie favoit combien le culte de Diane m'étoit cher & refpeftable ; tous les yeux étoient attachés fur la divine biche. Cet animal alla a la tête des chevaux, & commenc^a a marcher lentement: a peine eut-elle fait quelques pas , que le bateau & les mariniers difparurent. Marchez, dis-je a notre conducteur, fuivez ce guide. Mon père faifi d'admiration , lui ordonna de m'obéir par un figne de la main. La biche cötoya deux eens pas 1'inondation, puis elle y entra; j'affurai mon père qu'il n'y avoit aucun péril a fuivre fes pas, mais nouveau prodige ! Le ciel s'obfcurcit, nous ne pouvions nous difcerner que par la voix. La erainte fut extréme & de peu de durée; la confance prit fa place lorfque nous vimes la divine biche jetter une lumière plus que fuffifante pour nous conduire. Nous remercions la fille de Latone; nous marchons, les eaux fe reflfê'nt devant nous: enfin 1'obfcurité fe diffipe, les eaux difparoiffent, 1'aftre du jour brille, U nous fait découvrir le hameau oü nous devions pafier la nuit. La biche fe perd de vitefle dans un bofquet a notre gauche , 8c nous arrtvons heureufement.  Seconde v e i z z é e. 343 Nous pafsames fans dormir une nuit agréable, nous nous rappellions avec admiration routes les particularités de cette journée , & la proteétion vifible des dieux en rehauffant notre courage, augmentoit encore notre piété. Dès le jour naiffant nous nous remimes en chemin , nous avions une grande forêt a traverfer : quand nous en fümes a peu de diftance , nous la vimes toute embrafée. Nouvel obftacle ! Nouveau miracle ! La biche paroït. Voila notre divin guide, m'écriai-je, le cceur plein de confiance. Marchons, ne craignons rien. La biche entra dans le bois, les cötés des routes par oü elle nous menoit étoient tous en feu, fans que nous en fufïions incommodés ; nous marchiotrs fans nulle peine;l'idée que nous avions du pouvoir donné a notre conductrice, nous faifoit regarder avec tranquillité & même avec une forte de plaifir eet embrafement; il devenoit un fpectacle qui n'avoit rien d'effrayant pour nous. Nous étions préts a quitter la forêt, lorfqu'un léopard d'une taille monftrueufe fortit d'un buiffon enflammé; le léopard vint droit a la biche : eet animal naturellement timide, attendit néanmoins ce redoutable ennemi, le terraffa , le foula aux pieds, & fans paroitre ému, continua de nous mener fon pas ordinaire. Le léopard fk des hurlemens affreux, Y iv  344 Veillées deThessalie, nous le vimes fe relever avec beaucoup de peine , & fe trainer vers Pendroit d'oü it étoit forti. Quand nous fümes dans la campagne, nous regardarnes la forêt, tous les arbres nous en parurent dans leur état naturel. De ce moment la divine biche ne nous quitta plus,c'efta-dire, jufqu'a 1'inftant de notre arrivée dans ce hameau. Pour m'éviter des embarras, & pour en épargner a ma familie, dès le lendemain je lui parlai avec franchife. Je déclarai donc a mon père & a ma mère 1'obftacle que j'avois mis a leur deffein s'ils vouloient m'établir: Le ferment que j'ai fait, leur dis-je , au pied des. autels de Diane , & le renouvellement que j'ert fais tous les jours de ma vie,« m'ont attiré la proteftion de la déeffe; cette protedion s'eft étendue fur vous ; notre voyage eft un voyage de miracles , opérés par le pouvoir de la divinité que je fers de cceur & d'efprit ; refpecféz mon ferment: c'eft a votre prudence a éloigner tous les partis qui pourront fe préfenter. Mon difcours arracha des larmes a mon père & a ma mère ; ils étoient auffi étonnés que touchés de la réfblution que j'avois prife dans un age fi tendre, Comme ils penfoient favorablement de mon earaétère , ils la crurent joébranlable, & ils la refpettèrent.  Seconde v e i z x é e. Le jour d'après j'allai au temple de Diane, pour remercier la déeffe d'une proteétion qui nous avoit garantis d'un danger évident; je vis ma chère prétreffe. Que je fus fenfible aux témoignages de tendrelfe que je recus d'elle ! Je lui fis un récit exaét de toutes mes aventures depuis 1'inftant oü je 1'avois quittée. Vous me charmez, Sophronie , me dit-elle; que je m'applaudis d'avoir cultivé un aufli heureux naturel! Oui, ma chère Sophronie , vous avez mis a profit toutes les lecons de conduite & de vertu que je vous ai données ; je ne puis vous exprimer ma joie , vous la nourrirez tous les jours par vos aétions. Non, elles ne fe démentiront jamais ! La première que vous allez faire vous attirera une nouvelle proteétion de la divinité a qui vous avez voué toutes vos afTections; vous allez par mes confeils lui facrifier ce mouton fi chéri: c'eft une offrande digne de vous & digne de Diane; elle ne veut pas vous voir partager les mouvemens d'un cceur oü elle doit regner feule. Mais, continua la prétreffe, votre vifage change! Pour-v quoi cette trifteffe i Je vois vos larmes prêtes a couler. Ah ! je me fuis trop preffée de louer la pureté de vos affeétions. II eft vrai, dis-je a la prétreffe , votre propofition m'a troublée ; je n'ai pu réfifter a un  346 Veili-ées de Thessalié, premier mouvement de foibleffe : eet anima! m'eft cher , je 1'avoue; mais votre préfence & vos difcours triomphent dans ce moment; c'en eft fait, demain fans aucun délai je m'acquitterai d'un devoir que vous me faites fentir indifpenfable. Croyez.... Ah , ma chère Sophronie , s'éeria cette vertueufe fille, je vousadmire ! Ce facrifice fera d'autant plus précieux qu'il vous coüte. Non, repartis-je, il ne me coütera plus rien. Je quitte la prétreffe : je reviens au hameau , j'apprens a mon père & a ma mère le tnfte fort de mon mouton, il s'approche de nous, je n'ofe le regarder , jamais il ne fut fi careffant. Sa deftinée m'arrache des foupirs , ma mère le careffe , mon père le plaint, mes frères s'oppofent a mon deflein, mais rien ne peut le changer. Nous partons le lendemain au jour naiflant; nous arrivons au temple , tout s'apprête pour la cérémonie : je préfente la viétime ornée de fleurs. La principale prêtrefle a déja le bras levé,le feu qui doit confumer 1'offrande, brille, lorfqu'un tourbillon enflammé tombe du haut de la voute du temple fur la vidime. Prêtrefle, fpeftateurs , tout eft faifi d'une fainte horreur. Le mouton n'eft plus qu'un monceau de cendres; nous voyons alors qu'une main invifible  Seconde v e i z z è e. 347 a placé les deux cornes du mouton au pled de la ftatue de Diane. La principale prêtrefle d'un ton ferme prononce ces mots ; Sophronie , ton facrifice eft agréable a la déeiïe. Nous fortons du temple , nous prenons fans parler le chemin du hameau , nous nous regardions, la joie & l'admirarion qui éclatoient dans nos yeux, furent, fans le fecours de la parole, les interprètes des mouvemens de nos cceurs. Nous arrivames tard: après avoir pris un léger repas nous fümes tous chercher le repos dont nous avions befoin. Enfevelie dans un profond fommeil, je crus voir Diane refplendiflante de lumière. Sophronie , me dit-elle , tu m'es chère, fois-moi toujours fidéle; ma proteétlon ne te manquera jamais : Battus & Agathon te pourfuivront encore, les cornes de ton mouton te feront néceffaires , je te les rapporte. La corne d'or d'Agathon détruira en la préfentant, tous les prodiges de Battus; la corne d'argent de Battus, tous les prodiges d'Agathon. Porte toujours fur toi ces armes que tes ennemis t'ont données 1'un contre 1'autre, & ne crains rien. Ce fonge fit un fi terrible effet fur moi, que je m'éveillai. Je ne vis point la déeffe, mais ma ehambre étoit plus éclairée qu'elle ne 1'eut été  348 VËILLéES BE ThESSALTEj par les rayons du foleil. A la faveur de cette lumière j'appercus fur une petlte table les deux cornes de mon mouton. Je les prens, je les examine, je les reconnois. Dès que je fus certaine du feit, Ia clarté merveilleufe s'évanouit» J'attendis le jour avec une impatience inexprimable: il parut. Je cours chercher mon père & ma mère; je leur raconte avec vivacité ce qui m'étoit arrivé: je leur montre les témoins irréprochables de la réalité de mon fonge. Ils m'embraffent, ils font faifis de joie, & les marqués de bonté que je recois de Diane , ajoutent pour moi a leur tendreffe une forte de refpeót, Après nos premiers tranfports, je les priai de garder le fecret de toutes ces merveilles; je leur dis que les hommes naturellement enclins a former de mauvais jugemens, pourroient nous accufer d'impofture, ou ~attribuer a la magie tout ce que la divinité opéroit pour ea détruire les effets. Ce bon père & cette tendre mère auroient , je crois, par un attachement qui a peu d'exemples , approuvé un avis moins fage. Je vous ai déja dit qu'a notre retour d'Arcadie nous fiimes accueillis de tous les theffaliens; ils nous regardoient en effet comme leurs compatriotes. Quoique Philoclès, frère du grand-père de Mélanie, eut donné dès font  Seconde V e i l l é é. 349 enfance d'heureufes efpérances, nous le trouvames a notre retour bien différent de ce que nous 1'avions laiffé; c'étoit le plus beau, le plus fpirituel, le plus adroit, & le plus fagê pafteur de toute la contrée. Nous étions a peu prés de même age. Philoclès me voyoit fouvent, chaque jour je découvrois en lui des qualités qui me le rendoient toujours plus eftimable; enfin je 1'aimois autant que j'aimois mes frères. Dans toutes les occafïons Philoclès me témoignoit une efiime partkulière; j'en étois charmée; fes petits foins ne m'étoient pas fufpeéts, jamais il ne fut du nombre des pafteurs empreffés a faire connoitre a mon père leurs fentimens pour moi. Mon père eut bientöt écarté tous ces concurrens : il leur dit de ce ton ferme & férieux, fi propre a perfuader, que j'avois un éloignement infini pour un engagement , que ce feroit vainement qu'on chercheroit par des foins a vaincre ma répugnance. Ce difcours tenu a plufieurs pafteurs, rendit publique la réfolution oü 'j'étois de ne jamais me marier. On me railloit fur mon indifférence, le feul Philoclès paroiffoit la refpecler; je riois dé toutes les plaifanteries qu'on me faifoit, j'avois Pair plus libre que toutes mes compagnes, perfonne n'y trouvoit a redire; ma  3J0 Veil i, e es de Thess AttÊ} conduite juftifioit ma gaieté & la liberté quel mes parens me laiffoient. Les femmes du hameau me donnoient pour exemple a leurs filles , & me traitoient avec plus d'égards que les autres jeunes perfonnes de mon age; je ne m'en prévalois pas ; je rendois a leur expérience & aleurmérite, 1'hommage que je croyois leur devoir , en fille qui vouloit s'inftruire , même dans le tems qu'on me faifoit 1'honneur de me demander mes avis. J'étois tranquille, fans défirs, fansinquiétude, -lorfque me promenant feule un jour affez loin de la maifon, je vis une partie de la prairie oü je me trouvaï, émaillée de mille fleurs; je les aimois; fans faire réfiexion que la veille cette prairie en étoit dénuée, je me baiffai pour en cueillir. Dans ce moment je vois tomber du ciel un tourbillon enflammé qui s'ouvre , il en fort unhomme, il avance vers moi, je recule, il veut me faifirj j'ai recours a la corne d'Agathon, elle ne fait aucun effet. L'homme redouble fes efforts pour rn'enlever; tranquille & fans effroi je juge que c'eft a la corne d'argent a triompher; je la prens : a 1'inflant le char , le tourbillon, les fleurs, tout difparoit. Je ne doutai point que cette entreprife n'eüt êté irnaginée par Agathon. Voila , dis-je, ce pafteur bien récompenfé de la peine qu'il a prife de venir d'Arcadie en Theüalie , il sen retourne, je  Seconde v e i l l é e. 35T crois, bien honteux, & fürement inftruit que fon art ne peut rien contre moi. Je m'étois flattée que les arcadiens m'avoient oubliée; cette tentative me perfuada le contraire. J'y rêvois en regagnant doucement le hameau, quand tout-a-coup je fentis une force extraordinaire & invifible qui m'enlevoit de terre ; j'ai d'abord recours a ma défenfe, je léve le bras tenant dans ma main la corne d'argent, on me fait violence pour me la ravir ; alors 1'effroi s'empare de moi, j'implore l'afliftance de Diane. Auffitöt j'entens un bruit femblable aux éclats du tonnerre; je fens que 1'on quitte mon bras,on me lahTe aller, je tombe d'affez haut, mais fans me faire aucun mal. Mon trouble ceffe entièrement enreconnoiffant dans ma main la corne d'argent. Dans ce même tems , des nouvelles d'Arcadie nous apprirent que Battus, trois ou quatre jours après notre départ, avoit été moulu de coups fans qu'on fut avec qui il s'étoit battu. Je n'ai jamais été méchante, cependant je ne pus m'empêcher de rire a cette nouvelle. Je trouvai plaifant qu'un enchanteur eüt été la viclime d'un pouvoir fupérieur au fien; car je ne doutai point que Battus caché fous la peau du léopard, n'eüt regu dans la forêt embrafée tous les coups de la divine biche. Les deux arcadienf ayant échoué dans leurs  3^2 VeiLLÊES de thess ALIÉj entreprifes d'une manière fi humiliante pour eux, je penfai que j'allois vivre tranquille, je me livrai donc aux douceurs que je goütois auprès d'un tendre père, d'une mère careffante, & de deux frères aimables. L'amitié de mes compatriotes , le commerce journalier de Philoclès , &c celui d'une jeune bergère nommée Thémire, que j'aimois par fon caraétère doux & infinuant, ne me laiffoient rien a fouhaiter. Philoclès & Thémire m'étoient fi chers , que je crus ma familie augmentée d'un frère & d'une fceur. Tous deux tenoient un rang prefqu'égal dans mon cceur; mais dans la fuite de notre amitié , une circonftance me fit fentif que cette égalité n'étoit pas parfaite. Philoclès avoit trop de difcernement pour ne pas connoïtre tout ce que valoit Thémire ; néanmoins Philoclès n'avoit pour elle qu'une politeffe froide ; j'en étois fachée , je favois que leurs parens les deftinoient 1'un a 1'autre, & je les trouvois tous deux biendignes d'être unis. Quand j'étois feule avecPhiloclès, je lui parlois de Thémire ; quand j'étois feule avec Thémire, je Pentretenois de Philoclès. Les réponfes de Thémire avoient un air embarraffé; celles de Philoclès étoient plus libres : ils difoient du b: n 1'un de 1'autre, mais la différence que je trouvois dans la manière de fe loue'r, dans leurs regards & dans  S E C O N D E VE I L L Ê £. 3 ? 3 «kns le ton de la voix, me fit fóupcbnner qu'ils n'avoient pas recu une égale impreflion de leur mérite, II fut bientöt queftion de ee mariage dans le hameau; les deux families liéés de tout tems par la plus folide amitié le fouhakoient ardemment. Le père de Philoclès lui eri paria comme d'une chofe réfolue j & prête a. fe conclure 5 il croyoit porter par cette nouvelle une joie vive dans le teceur de fonfils; mais Philoclès, quoique foumis & refpedueux, le conjura de nepas fongerencore 3.1'établir; il rendit juftice au mérite & k la vertu de Thémire, & il ajouta , qu'il redoutoit, fans en trop favoir la raifon, un lien que la mort feule pouvoit rompre. Enfin il ofa dire k fon père, qu'il étoit dans la ferme réfolution de conferver long-tems une liberté qui lui étoit infiniment chère; Son père fut étonné d'une réponfe fi pofitive, il conféra avec les parens de Thémire, car Tamitié véritable ne permet ni prétexte, nï détours pour éluder ou pour déguifer la vérité* Ils convinrent de s'adreifer a moi; ils favoient combien Philoclès m'eftimoit, & ils connoiffoient tnon attachement pour Thémire. Ils efpérèrent donc que je vaincröis fa réfiftance. Enfin je me chargeai de ce qu'on exigeoit* Philoclès ne paffoit pas un jour fans me voir: fluand il ne me trouvoit pas chez mon père, il. Tome XXFh Z  35"4 Veillées de Thèssaliè, venoit me chercher a nos troupeaux; il vint m'y joindre, il m'aborda d'un air trifte & abattu. D'oü peut naitre cette trifteffe , lui dis-je ? Quoi ! Philoclès , quand pour vous rendre heureux on fonge a- vous unir a Thémire , vous ne faites pas éclater votre joie ! Quoi! vous ne venez pas la répandre dans le fein d'une amie aulfi fincère que Sophronie ! J'avoue , me répliqua-t-il, que je ne fuis pas tranquille; je fais les fentimens de mes parens, je fais auffi ceux de la familie de ' Thémire , mais je fais les miens. Thémire, pourfuivit-il, eft aimable , elle eft remplie de bonnes qualités, elle eft vertueufe, elle eft digne enfin de votre amitié. Je crois qu'elle m'eftime; cependant je ne puis me préter a ce qu'on veut de moi. Quelle raifon, repartis-je peut vous faire penfer auffi bizarrement ? Tout doit vous porter a une union propre a faire votre félicité. Moi, la meilleure amie que vous ayez, je vous y exhorte; je vois avec des yeux qu'aucune paffion ne trouble, toutes les convenances néceffaires pour rendre eet établiffement auffi aimable que folide. Quelle raifon avez-vous j Sophronie, me dit-il, pour me preffer de prendre une chai'ne que vousparoiflez avoir en horreur? Ceffez de la haïr, ajouta-t-il d'un ton animé, je 1'aimerai. Je puis avoir des raifons , lui répüquai-je, ,pour ne pas fonger a m'établir, mais ces raifoas  Seconde V e i z l é e. 3;? he font que pour moi. Le mariage eft le plus fort Hen de la fociété; bien loin de 1'avoir en horreur, je le refpeéte : celui qu'on vous propofe a tous les avantages propres avous le faire défirer; & j'avoue que mon amitié pour Philoclès murmure de le voir fi peü raifónnable. C'eft 1'être j me répondit-il , que de fuivre i'exemple de Sophronie. Je vais, mon cher Philoclès, repartisje, vous faire comprendre & vous faire convenir combien peu mon exemple en eft un pour vous ; & par le fecret que je vais vous confier, vous prouver jufima quel point je vous eftime, Vous le favez , continuai-je , j'ai été élevée dans le temple de Diane; la mort de ma fceur détermina ma mère a m'arracher de ce faint afyle > j'étois a la yeille de m'y confacrer. Le ferment que je ne pus faire publiquement, je le fis en fecret au pied de la ftatue de Diane. Mon facrifice fut agréé de la déefTe; fa bonté me 1'a prouvé, elle m'accorde fa proteétion, ainfi qu'a toute ma familie. Je ne fuis donc plus a moi, & par conféquent je ne puis être a perfonne. En achevantces mots, je m'appergus que Philoclès avoit le vifage couvert de larmes. Qu'avez-vous Philoclès , lui dis-je? Que venez-vous dem'apprendre, me répondit-il ? Sophronie, m'endüt-il coüter la vie, duffé-je m'attirer votre haine je nepuis diffimuler. Parlez, repris-je toute ém'ue, Zij  VeilléesdeThessalie, parlez. Hélas ! me dit-il, la cruelle confidencö que vous venez de me faire, ne me permet plus de tenir renfermés dans mon cceur les fentimens que le refped & fans doute une efpérance éloigne'e me donnoient la force de vous cacher. Vous ne pouvez être a perfonne , n' e'tant plus è vous par Hn ferment terrible; & moi je fens que je ne pourrai jamais me donner a une autre, paree que je fuis entie'rement a vous. Oui, Sophronie , j'ai pour vous la tendreffe la plus forte & la plus délicate; je lui ferai auffi fidéle que vous le ferez a votre ferment. II fe léve, il me quitte, & me laiffe dans un étonnement qui ne me permit ni de lui réponüre ni de 1'arrêter. Livrée feule k moi-même, je m'interrogeai fur les mouvemens qui fe paffoient dans mon ame, mais je ne pus démêler de quelle nature ils étoient. J'eftimois Philoclès 5 cette eftime me forgoit a lui pardonner, j e le trouvois a plaindre; 1'agitation oü je 1'avois vu, fes larmes, fa douleur, tout 1'excufoit ,& me le montroit digne de ma pitié. Je me rappellai des fermens faits dansun age bien tendre , j'eus honte de m'en fouvemr dans un inftant oü mon ame troublée pouvoit y joindre quelque forte de regret. Ce que je devois è Diane, la protecVion qu'elle m'avoit accordée, la crainte de fa colère, toutes ces diverfes réflexions fe confondoient dans mon efprit agité,  Seconde v e i l l è e. ^7 je parlois haut quoique je fuffe feule, je m« promenois , je m'arrêtois , je ne favois enfin ou je portois mes pas. Le temple de Diane étoit affez prés de 1'endroit on ,'étois. Allons, dis-je, aux pieds de la déefTe renouveller mon ferment, allons implorer contre moi-méme fon affiftance. Qui veut véritablement tnompher, triomphe; je le veux, & je le puis avec Ie fecours que je vais chercher. J'allai au temple dune viteffe extréme, je me profterne devant la ftatue de la fceur du dieu du jour, je lui voue de nouveau mon cceur, & je lui demande de le defendre contre toute foibleffe, comme un bien qui lm appartient. Je me relève avec un courage qui m'enchante, & m'étonne en méme-tems; je fens enfin que je fuis ferme dans mes réfolutions Je plaignis Thémire que j'aimois , je plaignis Pmlocles quefeftimois, & je me déterminai avec un efprit libre a lui faire connoitre la néceflité de tnompher de fa paffion. II doit 1'étouffer, mé Qis-je , puifqu'elle ne peut jamais être heureufe; apprenons-lui combien, s'il me la montroit encore , j'en ferois offenfée, de quelque refpeéè & de quelque défintéreflement qu'elle fut accom. pagnée. Je revins tranquille aux troupeaux de mon pere : j y étois a peine que je vis venir Thémire. Une joie douce étoit ordinairement répandue fur Z iij  ||8 Veil léés e>e Thessalie, fon vifage; un air férieux, étranger a mes yeux j altéroit fa phyfionomie; je lui en demandai la raifon, elle foupira, & me dit: Tout le hameau eroit que nous allons être unis , Philoclès & moi, & tout le monde fe trompe. Oui, ma chère Sophronie, l'ingrat a conjuré fon père de ne pas le prefier fur un établiffement pour lequel fans doute il ne fe fent aucun penchant. Non, Philoclès ne m'aime pas ! Vous eftimez ce pafteur; le bien que vous m'en avez toujours dit, m'a ouvert les yeux fur fon mérite , il a difpofé mon cceur a être fenfible. Que je fuis a plaindre \ Quelle a été mon erreur! Je prenois pour des marqués de paffion, ce qui ne partoit que de la douceur naturelle du caradère de Philoclès. Non, Sophronie, non, il ne m'aime pas; il en aime une autre. Quel peut-être eet objet ? Ah! ma cnere. amie, j'ai recours a vous; vous favez fon fecret, parlez.Ne me refufezpas dauffi forte? armes pour arracher un ingrat de mon cceur.... Vous gardez ie filence.... Votre amitié pour moi craint de m'affliger.... Donnez-moi au moins vos confeils; ■je vous demande ceux qui peuvent garantie une ame de ces mouvemens, fuite d'un amour malheureux; mouvemens dont vous ne connoiffez pas le défordre. Ayez, ma chère Sophronie cette bonté pour une jeune perfonne qui vous eft fi tendrement attachée , & qui na d'autre ambi-  Séconde V e i l z è e. 3^9 tion que celle , non de vous imker parfaitement, mais d'approcher de vous s'il eft poffible, J'avoue que le difcours & la fkuation de Thémire me troublèrent; j'en fus attendrie: je voyois avec douleur fa tendreffe pour Philoclès; je me reprochoisla caufe de 1'indifférence de ce pafteur., & j'avois honte du myftère que j'en faifois a mon amie. Cependant je ne crus pas devoir lui confier Ia véritable raifon de fon malheur; je ne voulois pas par eet aveu donner de nouvelles forces a fa paffion. En faifant naitre chez elle des mouvemens de jaloufie, ils lui auroient appris d'una manière trop douloureufe quel étoit 1'excès de fa tendreffe; ils auroient aulli, & malgré elle, altéré fon amitié pour moi. Je me contentaidonc de luidire,que la beauté & le mérite ne faifoient pas toujours impreffion fur les cceurs; j'ajoutai que Philoclès la voyant un jour faire la félicité d'un autre, regretteroit le bien qu'il avoit refufé. Je lui confeillai enfuite de tenir renfermé dans fon cceur ce jufte mouvement d'amour-propre, qui avec raifon lui faifoit regarder comme une offenfe le procédé de Philoclès. Ce pafteur eft plus a plaindre que vous, ma chère Thémire, pourfuivis-je; il vous perd, il refufe ce qui pouvoit fake fon bonheur , une fatale prévention fera peut-être le malheur du refte de fes jours., tandis que les foins & le€j Z iv  |5o Veihéïs de Thissalie, emprefTemens des pafteurs les plus aimables de cette contrée , vous mettront en état de faire un choix capable d'effacer de votre fouvenir Pinjufte caprice de Philoclès. Que vous me parlez bien en véritable amie a me dit Thémire en m'embraflfant avec tendreffei Vous ne flattez d'aucun efpoir ma foiblefFe pour Uq ingrat. Oui, ma chère Sophronie , oui, j'en triornpherai, & fans le fecours d'une autre foibleffë. Votre commerce,votre amitié,vos exemples, votre conduite, & votre fageffe me rendront ma tranquillité , & m'affermiront dans une indifférence a qui je devrai le vrai bonheur de ma vie. J'embraffai Thémire, je lui témoignai combien j*étois charmée de fa réfolution, je louai fa fer~ ffiété , quoique je n'y comptafie pas abfolurnent. Je venois de fentir que les impreflioris que fe cceur a recues fans s'en appercevoir , n'étoient pas aulii aifées a détruire, que la raifon veut le perfuader. J'allai le lendemaln chez le père de Philoclès, je trouvai 1'occafïon de dire a ce pafteur d'un ton bas, mais ferme, paree que je 1'étois moi-méme: Votre repentir que je crois lire dans vos yeux, exige de mon amitié le pardon d'un imprudent aveu, & je juge de vous affez fayorablement pour (être perfuadée que vous ferez ufage de votre railcn; elle vous ordonne d'e'toufter des feminiens,  Seconde V e i z z ê e. %6t qui me forceroient ou a vous éviter, ou a vous prier de ne me voir jamais. Philoclès fans me répondre, fe retira & fortir. Sa mère fenfiblement touchée de 1'indifférence de fon fils pour Thémire, me demanda fi je n'en favois pas la caufej comme j'aurois voulu me la cacher a moi-même, ]e me gardai bien de 1'en inftruire, II y avoit quelques jours que je n'avois vu Philoclès, lorfque j'appris qu'il avoit difparu de la maifon paternelle. Je crus n'en être afHigée que par rapport a Thémire, car je ne pouvois douter que cette fuite ne lui portat le poignard dans le fein. J'avois fenti qu'un rayon d'efpérance modéroit feul fon afniétion; je courus la chercher, ma préfence fit couler fes larmes, elle en eut honte. Non, lui dis-je, Thémire, non, n'en rougiffez point; vos larmes font innocentes, & ne font que trop juftifiées : vous faviez Tintention de vos parens, vous vous êtes livrée a un penchant autorifé par eux; vous vous êtes trompée dans des idéés juflement congues. Eh bien, Thémire, vous devez triompher de votre tendrefife , & vous en triompherez; je vous connois: oui, Thémire , votre raifon fortifiée par le fecours de notre amitié & par 1'abfence de PlnV loclès vous rendra votre tranquillité. Au moment même que je tenois ces difcours a Thémire, j'avois beloin de rappeler toute ma fermeté pour  3&2 VEïLLÉES BE T HE S SALIE, jouir 'de cette tranquille indifférence que je confeillois a. mon amie. Quatre mois s'étoient déja écoulés depuis le départ de Philoclès; j'allai un jour me promener avec Thémire dans ce terrein uni, mais ferré par le petit bois que vous connoiffez, vous favez combien ce lieu eft agréable ; nous nous afsïmes auprès de la fontaine; comme je trouvois Thémire accablée de triftelfe, je m'occupois fans celïe du défir de la remettre dans fa fituation naturelle; je lui difois tout ce que je croyois propre a y eoncourir. Dans ce defTein je crus luidevoir faire un récit fincère de ce qui m'étoit arrivé en Arcadie. Vous voyez , continuai-je , après avoir fini mon récit, vous voyez , ma chère Thémire, combien les avantages accordés par une nature quelquefois prodigue pour nous, peuvent nous attirer de malheurs. Trop heureufes celles que ces avantages ne conduifent pas a des égaremens qui entraïnent après eux-la honte & le repentir 1 Ainfi, quelle erreur de fe glorifier de la fupériorité que donne fur les autres ce qu'on appelle beauté & agrément! C'eft la droiture du cceur, c'eft 1'attention a fes devoirs, c'eft la raifon dont nous devons faire cas, c'eft par-la que nous devons fonger a nous diftinguer. Etre en garde fur nos premiers mouvemens, y réfifter s'ils font coptraires ou a notre repos ou a notre gloire a  Seconde V e i x x ê e. 363 s'y livrer s'ils font louables, voila quel dolt être 1'efFet de nos réflexions. Quelques années de plus que vous , ma chère Thémire, mon enfance cultivée par Ia fagelfe même, & mon expérience me permettent de vous faire faire des obfervations, que votre bon efprit & votre bon naturel mcttront a profit. Thémire alloit me répondre , quand nous vimes fortir en méme-tems des bofquets que nous avions a nos deux cótés, deux hommes montés, 1'un fur un lion , & 1'autre fur un tigre. C'étoit Battus & Agathon ; leur préfence me caufa plus d'étonnernent que d'effroi. Thémire a cette vue faifie de crainte & d'horreur, perdit d'abord tout fentiment, alniï elle ne vit rien de tout ce qui fe paffa. Ces deux méchans après s'être regardés un moment avec des yeux étincelans de colère, s'approchèrent de moi pour me faifir. Je leur préfente avec affurance les armes qu'ils m'avoient données contr'eux. Ils s'arrêtent, ils reculent, ils s'accablent d'injures, ils font de vains efforts pour me joindre. Enfin voyant rimpoffibilité de m'enlever , ils entrent en fureur. Le combat corómenca & devint terrible ; cependant la victoire étoit encore incertaine , lorfqu'un nuage enflammé les enveloppa , & les fit difparoitre k mes yeux. Je courus d'abord au fecours de Thé-  3 vous fait prendre un parti bien difficile a foute* nïr, elle fe diffipera, vous ne voudrez pas vous démentir , alors vous vous repentirez d'une démarche faite avec trop de précipitatiom Ah ! ma chère Thémire , vous me faites trembler. Efpérons mieux de 1'avenir, repliqua Thémire avec douceur, & fouffrez, ma chère Sophronie , que je confomme dans ce moment ce qui me refte de foiblelfe. Oui, j'aimois Philoclès; fon refus me 1'a appris, & fa fuite a mis le comble a ma douleur. Depuis fon départ je n'ai pas joui d'un inftant de repos ; fa mort que je pleure dans ce moment , me le rendra , puifqu'elle me détermine a finir mes jours dans eet afyle! Mais , continua-t-elle, vous pleurez aufli. Ah ! Sophronie , que nos larmes partent d'une différente fource ! Je pleure un pafteur dont je n'ai pu toucher le cceun Vous, Sophronie, vous vous reprochez de lui avoir infpiré malgré vous une paflion qui 1'a éloignée de moi, de fa patrie, & qui 1'a fait mourir de langueur dans une terre étrangère. II feroit inutile de vous rapporter tout ce que nous nous dimes; un plus long détail de nos fentimens pourroit vous ennuyer ; il vous fuffira de favoir que pendant trois mois je vis tous les jours Thémire , mais fans pouvoir la détournen  Seconde V e i z z é e. 3^9 détourner de fa réfolution ; elle devenoit au contraire toujours plus ferme, j'en jugeois par la tranquillité oü elle paroifibit être; le nom de Philoclès ne fortoit plus de fa bouche; & fes yeux en me voyant, ne répandoient plus de larmes. Thémire enfin fe confacra publiquement dans 1'augufte temple de Diane : elle y a vécu 1'age ordinaire des hommes. Je 1'ai vue mourir avec douleur; je lui étois fi tendrement attachée, que je puis dire qu'après mon père & ma mère, Thémire a été ce que j'ai eu de plus cher; aufli fa mémoire m'eft & me fera toujours infiniment précieufe. s Quand Sophronie eut ceffé de parler, chacun s'empreifa pour lui témoigner combien on lui étoit obligé de fa complaifance, & pour 1'affurer du plaifir qu'on avoit eu a écouter 1'hifcoire d'Hionique & la fienne. Soyez moins empreffées a me remercier, répondit Sophronie : la fecrette fatisfadion que j'ai eue en me rappellant ce qui regardoit une mère fi tendrement aimée , & ce qui m'eft arrivé dans le cours d'une jeunefTe dont le fouvenir ne me caufe aucun reproche, me paye affez de 1'amufement que vous avez trouvé dans mon récit. De plus je fuis charmée d'avoir vu 1'attention des filles de Sidonie. Si leur mère vouloit, ajouta SophroPie, elle auroit une hiftoire k vous faire plus Tome XXFlt A a  370 Veillees de Thessaeie, intéreffante encore que la mienne. La réponfe de Sidonie fut de prier toute la fociété de venir le lendemain paffer la foirée chez elle. Un nous le voulons bien dit par tout le monde, affura Sidonie qu'on fe rendroit au rendez-vous avec plaifir. Fin de la feconde Veilles,  Troisieme Vexllèe* 371 TROISIEME VE1LLÊE, 1/es mères ainfi que leurs filles fe plaifoient trop a entendre raconter des chofes qui , eJt amufant, renfermoient des legons de conduite, pour ne fe pas trouver chez Sidom'e. Après les careffes qu'accompaghoit eet air fimple & ouvert, enfant de la fincérité, Sidonie en fouriant dit a la compagnie : Suis-je oblige'e a vous remercier du plaifir que voüs me procurez aujourd'hui? Vous en devrai-je beaucoup de reconnoiflance ? Je ne le crois pas; car, avouezle de bonne foi, la curiofité a bien au moins autant de part a cette vifite que 1'amitié. Je Vous le pardonne, & je confens a vous apprendre ce que vous avez envie de favoir. Le tendre fouvenir d'un e'poux me rend & me rendra préfent jufqu'au tombeau, tout ce qui a du rapport a lui. Tout devient inftrueftion, mes enfans, continua Sidonie: il s'agit den faire un bon ufage: le merveilleux piqué ia curiofité; ce n'eft pas cependant pour fatisfaire la vótre, que je vais vous réciter des aventures extraordinaires & intéreffan* tes; c'eft principalement pour vous infpirer ce courage que la vertu donne, & dont elle a befoin Aa ij  372 Veile é es de Thessaxië,pour fe foutenir dans de grands revers; poüf vous convaincre enfin qu'il faut fe confier en la protecïion des immortels. Un cceur pur peut & doit toujours y compter. La collation fut a peine finie, que toutes nos jeunes perfonnes, ainfi que leurs mères & Sophronie, chantèrent une hymne a la louange des dieux. Enfuite on fe mit a 1'ouvrage. Le rouët tourne, la navette coule, 1'aiguille parcourt le deffin, mais les yeux fecondent mal les adroites mains de cette jeuneffe, ils font attachés fur Sidonie qui rit en elle - même de 1'irnpatience des compagnes de fes filles; So- phronie la pénètre auffi. Eh bien! dit - elle , Sidonie va faire un récit ardemment fouhaité , je le vois. On ne peut aimer un mari plus tendrement que j'ai aimé Menocrate , dit Sidonie : notre amour avoit commencé dès notre enfance, & 'fut traverfé jufqu'au pié des autels. Qui le croiroitl La perfidie, 1'illufion, la fureur, la jaloufie & le meurtre, fans qu'il en coütat rien s. notre innocence, concoururent a nous rendre heureux. Le père de Menocrate & le mien étoient du même age, ils avoient été élevés enfemble & avoient contra&é * la plus tendre amitié : pendant plus de trente ans ils s'aimèrent comme  Troisieme Fetllée, 37> deux véritables frères. Cette fraternité refufée par Ia nature, leur fut accordée par 1'amour; ils e'pousèrent les deux fceurs ; Pemania porta la douceur & la paix chez Timante, & Permiftis s'unit avec Licidas mon père pour faire le bonheur de fa vie. Timante , Licidas , Pemania & Permiftis furent unis au pié du même autel : ils en e'toient a peine relevés, que pour cimenter encore leur amitié, ils fe jurèrent que s'il nailfoit de leur mariage une fille 8c un fils, ils les joindroient par un femblable lien ; de. forte que nous étions promis 1'un, a 1'autre , Menocrate &c moi, avant même d'étre nés. Pemania &c Permiftis donnèrent a leurs maris avant 1'année finie de leur mariage , chacune un fils; 1'année fuivante ma mère me donna le jour; dès ce moment j'appartenois a Menocrate felon les engagemens de nos pères: ils les confirmèrent de nouveau. Nous fumes élevés enfemble Menocrate & moi ; notre inclination 1'un pour 1'autre fe déclaroit dans les plus petites chofes, & fe fortifioit a mefure que nous prenions des années. L'union de nos pères étoit toujours la même. Attentions réciproques, empreffement a fe chercher, confiance mutuelle, tout les faifoit regarder comme 1'exemple & le triomphe de 1'amitié. Cette amitié cependant nourrie A a iij  374 VsiLLêEs de Thessaliè, foutenue depuis leur enfance & par les Hens du lang, trouva un écueil. Ce fut 1'intérêt. Ce monftre cruel fouffla fon venin dans le cceur de Timante & de Pemania. Permiftis & Pemania avoient un frère , c'étoit le pafteur le plus accompli que jamais la contrée eüt vu naitre. La nature pour rendre fes dons parfaits, y avoit joint une modeftie qui femhloit laiffer ignorer a Eumolpe tous les avantages qu'il tenoit de cette nature prodigue pour lui. Un air férieux étoit 1'unique fujet des plaintes de fes camarades; il reffembloit trop tot 3 lui difoient-ils, a un homme penfant & réfléchiffant, II montroit peu de goüt pour les occupations paftorales 5 fon père voyoit avec peine fon indolence; il la lui reproclia avec douceur. Eumolpe faifit cette occafion, il avoua naturellement a fon père, qu'il fentoit un défir ardent d'aller chercher dans des climats lointains, des connoiffances qu'il ne pouvoit acquérir fur les bords tranquilles du Pénée. II conjura il tendrement fon père de fouffrir qu'il quittat pour quelque tems la Thelfalie, qu'enfin il y confentit» Eumolpe partit 3 deux ans s'écoulèrent fans qu'on regüt aucune nouvelle de lui, L'Egypte fut d'abord 1'objet de fa curiofité. Après 1'aVQir parcourue , il alla en Phénicie; alors il  Troisieme Veillée. 375* ccrivit a fon père, & lui laiffa entrevoir la réfolution oü il étoit de fixer fon féjour a Tyr» Cette ville, la plus commergante du monde connu, lui plut; il s'attacha a un riche négociant, il lui fut utile, & lui devint cher en tres - peu de tems. II 1'inftruifit des principes de fa profeflïon. Eumolpe né avec eet efprit, en tira un fi grand parti, qu'il devint bieotöt 1'agent de confiance de ce négociant qui, pour 1'attacher plus intimement a fes intéréts, lui offrit & lui donna une de fes filles en mariage. Pemania & Permiftis apprirent par les nouvelles qu'elles regurent de leur frère , qu'il venoit de prendre eet établiftement avantageux a Tyr, & il ajoutoit que fans fonger a lui, elles pouvoient partager les biens de leur père, dont elles lui avoient mandé la mort. Dans 1'efpace de fix ou fept ans, Eumolpe perdit fa femme & fon beau-père. Riche & fans enfans, 1'amour de la patrie & du repos le détermina a revenir ici: il prit les mefures convenables pour faire paffer en Theffalie les biens qu'il avoit acquis a Tyr; & fans en être avertis, nous le vïmes arriver. J'avois treize ans, & Menocrate n'en avoit pas encore quinze , lorfqu'Eumolpe revint au hameau. Content de fon fort, riche & défïntéreffé , d'aiUeurs fa fanté affoiblie & altérée par Aa iv  376* Veillêes de Thessalie, fes travaux, il ne voulut tenir a aucun foin. II avoit toujours eu de la prédilecTion pour ma mère, il fe logea chez elle. Timante vit avec chagrin cette préférence, mais dans la crainte d'indifpofer Eumolpe contre lui, il crut devoir diffimuler : cependant fon mécontentetnent percóit j Eumolpe le fentit, & en fut peu fatisfaït. Mon frère , age de quatorze ans, étoit le portrait de fon oncle, ceft-a-dire, un jeune pafteur charmant. Eumolpe fe reconnut en lui avec complaifance, il prit pour ce neveu une fendrelfe extreme , fon amitié pour lui alloif jufqu a la foibleffe. Genlade montroit un tempérament fougueux , & un efprit volontaire la prudence ordonnoit de réprimer de bonne heure un caraöère menacant pour 1'avenir; mais mon père n'en'étoit plus le maïtre. Eumolpe öu jüfflfioit, ou approuvoit toujours Geniade, qui fe fentant fort de la tendreffe de fon oncle, ne craignoit plus fon père. Eumolpe n eut pas le tems de fe repentir de 1'excès de fa complaifance pour fon neveu. Sa fanté étoit toujours languiffante ; fa douceur naturelle le foutenoit, cependant il fuccomba, & móurut agé de trentcfieuf ans. Tout le hameau pleura la perte d'Eumolpe ï pïévenant, humain, fecourable & riche, il alloit  Troisijeme Feillêe, 377 au-devant de tous les befoins des habitans oubliés de la fortune. Voici 1'inftant de la défunion de Timante èc de mon père. Eumolpe en mourant laiffa tous fes biens a Geniade fans en diftraire rien. Ils étoient confidérables : le mécontentement de Timante & de Pemania y fut proportionné. Pemania avoit fix garcons vivans, ma mère n'avoit que Geniade & moi. Timante père d'une auffi groffe familie, ne put voir tranquillement Geniade feul héritier de toute la fortune d'Eumolpe ; il ne fut pas le maïtre dans ce premier mouvement de mefurer fes difcours; ils forcèrent mon père a fortir de fa douceur ordinaire. Son jufte reffentiment le porta jufqu'a jurer, ainfi que Timante avoit juré,que jamais Menocrate & moi ne ferions 1'un a 1'autre. Nous fumes donc les vi£imes facrifiées a la défunion de nos deux families. Mon père dont vous verrez la modération ne jamais fe démentir, pour adoucir le chagrin de Timante, avoit d'abord offert, ne pouvant changer en rien les difpofitions d'Eumolpe, de m'avantager fur fes propres biens; mais Timante aveuglé par fa paffion , refufa les offres de Licidas : il défendit au contraire a fon fils de me parler, & il répéta encore, que nous ne ferions jamais unis. Mon père infiruit de ce  578 Veillées de Thessalie; difcours prefque fur le champ, me défendït auffi de parler a Menocrate; mais en me difant, Ma fille, les chofes peuvent changer; efpérons , le tems & un jufte retour fur foi-mcme adouciront 1'efprit de Timante ; un jour il fentira fon tort, & il fe fouviendra de 1'amitié qui a été entre nous. Nos pères dès notre plus tendre enfance, nous avoient ordonné de nous aimer; leurs rigoureufes défenfes nous firent fentir que nous ne leur avions que trop bien obéi. La Iiberté de paffer nos jours enfemble & notre jeuneffe, n'avoient donné a 1'amqur ni le tems, ni 1'occafion de fe faire connoitre; notre afHidion nous le montra. Le même jour que nos pères nous déclarèrent leur cruelle réfolution, Menocrate vint me trouver k nos troupeaux ; j'étois au pié d'un arbre oü je pleurois; Menocrate, le vifage couvert de larmes & fans parler, s'affit a cöté de moi. Qu'avez-vous, Menocrate, lui dis-je? Qu'avez-vous, Sidonie, me demanda-t-il f Mon père, repris-je toute éplorée, ne veut plus.... Le mien, s'écria-t-il en m'interrompant, vient de me déclarer que jamais je ne ferai k vous. Mon père,repartis-je,moins cruel que le votre, s'eft contenté de me défendre de vous voir. Ne plus nous voir, dit Menocrate ! Ah! Sidonie ,  TR O 1S I E M E V E 1 ZZ Ê E. 379 nous en mourrons de douleur ! Ne plus nous voir !.... Que nos pères font injuftes & cruels ! N'eft-ce pas eux qui nous ont ordonné de nous aimer ? N'eft - ce pas eux , repris-je , qui ont nourri &c fortifié notre tendreffe, en nous répétant tous les jours que nous étions deftinés 1'un a 1'autre? Nos pleurs & nos fanglots interrompoient a tous les inftans des difcours auffi tendres qu'ils étoient innocens. Nous nous féparames après nous être mille fois juré que nous nous aimerions toujours; nous convïnmes que nous nous cherclierions fouvent dans la campagne , & que jamais nous ne laifferions échapper le moment de nous entretenir. Notre tendreffe fe nourriffoit, je crois, de la haine de Timante; il épioit fans ceffe Meno. crate pour 1'empêcher de me chercher : fouvent il le retenoit dans famaifon; nous ne pouvions nous parler que des inftans, rarement fournis par le hafard , néanmoins nous nous aimions toujours davantage. A mefure que notre raifon fe développoit, elle nous faifoit connoitre nos devoirs, & nous commandoit de les refpeder; mais auffi elle nous difoit, qu'ayant été promis 1'un a 1'autre par nos pères , qu'ayant regu 1'ordre de nous aimer, eet ordre & leur engagement juftifioient notre perfévérance. Plus de trois années s'étoient écoulées de-  '380 Vehlêes de Thessaiie, puis Ia mort d'Eumolpe; nous n'étions plus des enfans , j'avois prés de dix-neuf ans, Menocrate en avoit plus de vingt. II étoit devenu un des plus aimables pafteurs du hameau. Timante fongea a le marier, il jetta les yeux fur une bergère nommée Steviane; elle étoit du même age que Menocrate; fon père venoit de mourir , il 1'avoit laiffée unique héritière d'une fortune confidérable ; elle étoit le plus riche parti du hameau. Menocrate preffentit le defTein de fon père, il en forma un autre. Auffi-töt il fentit une vive impatience de me le communiquer , il fe flatta que fa tendreffe obtiendroit ce qu'il vouloit exiger de la mienne. La difïipation oü vivoit mon frère, je dis plus, fes égaremens lui faifoient méprifer tous les foins domeftiques; ainfi mon père étoit forcé de s'en remettre a mon aótivité ; j'en avois plus de liberté : & Menocrate adroitement s'étoit prefque fouftrak. a Tefclavage oü fon père 1'avoit long-tems retenu, Comme j'étois auffi empreffée a lui fournir les occafions de me parler , qu'il pouvoit 1'être a les chercher , il me fit en pafTant a cöté de moi dans le hameau. un figne convenu ; je 1'entendis, & 1'apr.ès^dmer j'allai au rendez-vous. Mon père, me dit-il, attke Steviane dans fe maifon; ma mère la careffe, ils ont de la  ThOISIEME f' E I L L É E. ^Bt cömplaifance & des attentions pour elle. Steviane me fait des avances d'amitié, dont je ne me rends pas digne; elle a de la gaieté avec moi, fes manières font prévenantes. Mon père loue fans ceffe fa beauté & les agrémens de fa perfonne; il me parle de fes biens, & ^me vante les avantages de jouir d'une fortune fans 1'avoir achetée par de longs & pénibles travaux. Ma mère me la'üTe fouvent feul avec elle.. Steviane alors avec un air léger, me plaifante fur mon inutile conftance a vous aimer, elle exalte la haine de mon père pour le votre, elle appuie avec force que jamais nous ne la vaincrons. Hier après de femblables difcours, elle ajouta : Croyez-moi, Menocrate, cherchcz è vous diftraire, ou plutót a vous guérir d'une paffion qui ne fera jamais heureufe; c'eft moi qui vous le prédis. Ayez feulement la volonté d'en aimer une autre que Sidonie, & celle que vous choifirez pour combattre Sidonie dans votre cceur, fera süre de la vicioire. Voulezvous, mon cher Menocrate, a-t-elle pourfuivi en fouriant, que je me charge de ce triomphe ? Timante & Pemania m'en remercieroient, & je les aime affez pour vous prcter ce fecours. •Je pourrai,iui ai-je répondu, ne jamais pofléder Sidonie, mais je 1'aimerai toujours. Je le vois, Sidonie, continua Menocrate,  382 VeiLlêes de Thessalië/ toon père & ma mère me deftinent Steviane, Licidas a de même envie de Vous établir, vous Ie favelz; j'ai eu la confolation de vous en voir alarmée. Eh bien! il faut prévenir nos pères, il faut qu'ils connoiffent notre fermeté. Ofons leur reprocher de manquer a leurs engagemens; ofons leur dire que c'eft affez d'être les vi&imes de leur de'funion; qu'ils peuvent ne pas confentir a notre bonheur, mais qu'ils ne pourront jamais nous faire confentir a nous manquer de foi. Affurons-les en même tems de notre foumiffion dans tout ce qui ne portera pas fur notre liberté. Je goütai le raifonnement de Menocrate , & je me fentis affez de courage, pour lui donner cette preuve de ma tendreffe. Nous nous vïmes quelques jours après eet entretien; nous nous rendïmes compte de tout ce que nous avions dit a Timante & a Licidas. Si nous n'avions pas obtenu ce que nous défirions, au moins n'avoient-ils pas combattu notre réfolution. Le filence & un regard étonné avoient été la réponfe de Timante, & mon père attendri m'avoit dit : Ma fille, fi Timante fe fouvenoit comme moi de notre ancienne amitié; s'il en reftoit encore des traces dans fon cceur, ainfi que dans Ie mien,fi le fangparloit chez Pemania, Menocrate que j'eftime, que j'aime, que je plains, vous, ma fiile, feriez heureux, Blamer votre  TrOISIEME VeiLLÉE. 383 tendreffe réciproque, ce feroit être injufte, elle eft 1'ouvrage de cette amitié qui fut autrefois li tendre entre Timante éV moi. Les yeux de mon père fe mouillèrent de quelques larmes , en prononcant ces dernières paroles. Mais, ma chère Sidonie, continua-t-il, attendons du tems ce qu'il peut opérer; s'il ne peut rien, j'efpère de votre raifon & de votre tendreffe pour moi, que vous vous prêterez a cc qu'un père judicieux exigera de vous. La joie éclatoit dans les yeux de Menocrate en m'écoutant, il redoutoit bien plus pour moi mon père, qu'il ne craignoit le fien. La foumiffion que je devois avoir , Sc que j'avois pour un père qui n'employoit jamais pour être obéi que la raifon Sc la douceur, le faifoit trembler. J'ai au moins, me dit-il, fi mon père vouloit ufer de fon autorité avec trop de rigueur, Ia trifte reftburce de la fuite. Sur de votre cceur, j'attendrois fous un autre ciel, que mon père pour retrouver un fils, confentït a notre union. Ah ! Sidonie , s'écria Menocrate, que je crains d'être forcé d'employer ce cruel expédient! Je ne vous verrois plus! Vous m'aimez, je Ie fais; mais que le plaifir que je fens a m'en donner raffurance a tous les inftans, feroit empoifonné par les rigueurs d'une cruelle ab~ fence I  384. Veillêes de Th essalië, Quelques jours après, mon père rencontra Timante dans la campagne : Timante, luidit-il, les dieux nous puniront de manquer a nos engagemens; c'eft au pié de leurs autels que nous les avons pris. Nos enfans font vertueux, que leur tendreffe nous reconcilie; rendez-moi votre amitié, la mienne pour vous eft dans ce moment celle d'un tendre frère. Mon père voyant 1'infenfibilité de Timante, ajouta : Ehquoi! plus de trois ans écoulés depuis la mort d'Eumolpe n'ont-ils pu éteindre votre animofité! quelle eft votre obftination ! quelle eft votre injuftice! quelle eft enfin votre dureté pour un fils auffi eftimé que vous le rendez miférable ! Ne favezvous être qu'ennemi? ne fauriez-vous être père ? Le cara&ère de Timante étoit dur Sc véhément : bleffé des dernières paroles de mon père , il s'emporta contre lui. II fied mal, lui dit-il, a un homme capable de porter un mouranta commettre une injuftice criante, de faire des remontrances fur les procédés, encore moins fur 1'équité. Timante s'éloigna , Sc laiffa mon père pénétré de douleur, non de ce qu'il venoit de faire, cette adion généreufe étoit digne de lui, mais de penfer que nous reftions, Menocrate & moi, les triftes victimes de la haine de Timante, Je  TtR O I S I E M E P^EILLÉEi 38/ Je fentis le prix de la démarche de mon père, je 1'eïi remerciai, en 1'affurant que fa tendrefle pour moi me confoleroit toujours de ne pouvoir être a Menocrate. Tout le hameau fut touché de la démarche de mon père; les applaudifiemcns qu'on y donnoit, étoient a la honte de Timante. Ce dernier tort, dont il fe chargeoit encore envers Licidas, donna a fa haine de nouvelles forces. II défendit a Menocrate de prononcer devant lui le nom de Licidas, celui de Permiftis & le mien. Oui, il faut, ajouta-t-il en préfence de Steviane, que Pemania & moi foyons au tombeau avant que eet amour qui nous eft odieux foit fatisfait. II vous rend peut-être affez dénaturé pour vous faire attendrs avec impatience Pinftant de notre mort. Timante lut dans les yeux de Menocrate la douleur que lui caufoit ce difcours. Si je vöus fais injuftice, continua-t-il, fi votre amour n'a pas étouffé dans votre cceur celui de vos devoirs, obéiffezrnoi. Je vous demande de renoncer a la iille de mon ennemi; une autre plus aimable qu'elle, & que nous chériffons, peut bien vous confoler de fa perte. Je vous laiffe avec Steviane, je ;faurai d'elle votre réponfe. J'avois raifon, Menocrate, lui dit alors Steviane , non, il n'y aura jamais de réconciliation entre Timante & Licidas; vous êtes fans efpé> Tomé XXVU Bb  386 V E t L LÊ E S DE T HESSALIEj rance. Mais pouvez-vous être infenfible au chagrin que vous donnez a un père & a une mère ? Leurs volontés ne devroient-elles pas régler la votre? Faites-vous un généreux effort,obéiffez. La douceur, les attentions, le défir continuel de vous plaire, le charme enfin d'être aimé & prévenu en tout, vous rendront bientöt heureux i dans un autre engagement. Mon père, répondit 3 Menocrate, a pris celui qui me lie a Sidonie 1 en préfence des dieux : ils juftifient ma réfiftance, | & ils me défendent de trahir les fermens que I j'ai faits a Sidonie de n'être jamais qua elle. I C'eft de 1'aveu de mon père que je les ai faits 1 ces fermens, je les tiendrai, dit-il vivement, J en fortant de la chambre oü étoit Steviane. Dans fon premier mouvement. Menocrate | alla chercher Timante. Par pitié , mon père , I lui dit-il, en fe jettant a fes pieds, ne me | forcez pas a fuir pour m'épargner une réfiftance | que je me reprocherois en vain. Non, iamr^s| je ne donnerai ma foi qua Sidonie. Quoi! dit.1 Timante, tu ofes ajouter a la rébellion lame-| nace ? Eh bien ! fuis , éehappe a 1'autorité pa- j ternelle; va, fils ingrat, va chercher dans un i autre climat le jufte chatiment que méritent \ I ton égarement & ta défobéiffance. L'affliélion de Menocrate & la mienne étoient 1 ëgales a notre tendreffe. Quoi! difions-nous, ,  Troisieme Veilles. 387 ce qui devoit opérer notre bonheur', vient de 1'éloigner pour jamais ! Nous fommes fans efpé* rance. Des fermens réïte'rés de pe jamais nous démentir, finiffoient toujours nos entretiens* Menocrate dans fon défefpoir prit la réfolu* tion de quitter ia Theffalie, je m'oppofai k fon defTein. Gardez-vous, lui dis-je, de éloigner ; votre perfévérance peut feule me donner Ia force d'e réfifter k mon père. Aimons-nouS toujours, foyons fermes , & remettons au tems Iavantage de triomphen Steviane vous aime, continuai-je, mais je ne la cralns pas ; je vous* connois , Menocrate, je fuis fure de votre cceur, il ne me trahira jamais. Inftruite des difcours que Steviane avoit tenus a Menocrate, il ne falloit pas beaucoup de pénétration pour deviner qu'il avoit fu lui plaire; elle pnt pour lui une paffion extréme, on en jugera par tout ce qu'elle lui fit faire dans la fuite ?te viane réunifloit en elle les graces du corps & celles de 1'efprit, fair le plus fimple & le caractère leplus artificieux. Toujours maitrefTe d'ellememe, elle favoit k fon gré fe plier aux circonaances ; une douceur qui fembloit n'avoir ' nen dafteöé, n'étoit que le mafque qui cachoit une ame auffi impie que perfide. Les coups les plus ternbles ne lui coütoient rien è porter ns les guidoientj JB b ij  ^88 Veillées e>e Tkessaeie, 1'avoit conduite jufqu'a vouloir être initiée dans les affreux myftères de la magie; avec ce fecours tout devenoit poffïble a Steviane* Elle étoit aimée d'un pafteur nommé Thevalès. Un voyage en Egypte oü il avoit demeuré cinq ans, 1'avoit rendu ftudieux & favant; on le regardoit déja comme^in fage dans toute la contrée. A ce titre il e|£>it, ainfi qu'il eft aujourd'fiui, révéré, & fon cara&ère aulli doux que bienfaifant , le faifoit chérir de tout le monde. Thevalès ne tarda pas a pénétrer le fecret de Steviane: de ce moment fa jaloufie fut égale a fa paffion. Steviane cultivoit toujours 1'amitié de Pemania & celle de Timante , elle les intérefibit pour elle en leur avouant fon penchant pour Menocrate. Le même jour que Timante s'étoit emporté contre Menocrate, & que Menocrate avoit ofé lui faire preffentir qu'il fauroit par la fuite fe conferver la liberté de m'aimer toujours, Steviane dit tendrement a Timante: Je me reproche les difcours durs que vous avez tenus a un fils qui gémit au fond du cceur de vous déplaire; j'en répons pour lui. Dites-vous a vous-même qu'une puiflance au-deffus de fes forces 1'entraine , malgré les remords que lui caufe fa défobéilfance. Prenez la voie de la douceur, ces mêmes remords triompheront un jour : attendez-le ce jour. Mais je tremble que Meno-  TrOISIEME V'E I LLÊ E. 389 crate ne vous en donne pas le tems. Je craifis qu'il n'exécute la menace , que dans fon défefpoir il a ofé vous faire. Avec quelle douleur ne verrois-je pas la votre! Non, je ne pourrois foutenir celle de Pemania ! Je m'en regarderois comme la caufe : fans moi peut-être vous feriez moins animé contre Menocrate & contre Licidas. Je crains que Pamitié que vous m'avezaccordée, n'ait encore ajouté a votre reflentiment. Je 1'avoue , j'aime Menocrate; fauvez-moi la peine cruelle de le voir s'éloigner; foyez père, montrez a votre fils moins de févérité , pardonnez-lui , ne le prefiez fur rien, & laiffez-moi le foin de le ramener infenfiblement a fon devoir : je le vois tous les jours , ainfi je pourrai tous les jours travailler a affoiblir fon amour pour Sidonie. Enfin laifiez-moi le foin de le rendre raifonnable en le rendant volage. Croyez-en Steviane, elle emportera la viótoire fur Sidonie. Timante charmé des difcours de Steviane, lui promit en 1'embraffant tout ce qu'elle exigeoit de lui. Leiendemain il dit a Menocrate: Si la nature parioit dans le cceur d'un fils, comme elle parle dans celui dun père, je vous verrois foumis a mes volontés , me demander le pardon que je vous accorde. J'efpère que la raifon vous éclairera un jour. Ah ! mon fils, que ce jour auroit pour moi de charmes l Bb iij  |$ö Veillées de Thessauï; Menocrate furpris & attendri de ia bonté de ion père, fe jetta a fes genoux. Ce n'eft pas moi que vous devez remercier, lui dit-il * c'eft Steviane. C'eft cette généreufe fille qui m'a demandé grace pour vos égaremens; preffezvous, mon fils, de lui en témoigner votre reconnoiffance; pour la lui prouver mieux, épargnezlui la douleur de vous entendre düe, que vous ariorez fa rivale. Sur le champ Menocrate chercha Steviane, II lui exprima vivement combien il étoit fenfible au fervice qu'elle lui avoit rendu auprès d'urt père irrité. Je voudrois bien , lui répondit-elle, Vous infpirer un fentiment plus tendre que celui qui vous fait me chercher dans ce moment; f e le mériterois , car ne feignons plus, Menocrate , vous connoiffez ma tendrefle pour vous, Elle eft telle que je mourrois de regret, fi je Vous voyois faire le bonheur d'une autre. Par pitié au moins laiffez-moi quelque efpérance, Je ne vous demande aujourd'hui , mon cher Menocrate , que de ne me point haïr, de ne pas éviter ma préfence , & de ne jamais rejetter la penfée que je vous aime lorfqu'elle fe préfentera a votre efprit. Si le tems, fi ma pafiion ne peuvent rien fur vous, je vous promets, düt-il m'en coüter Ia vie, de travailler a vous ynir avec Sidonie*  T R O I S I E M E V E I L L Ê E. %QX Steviane pafibit les jours entiers chez Timante : les difcours tendres qu'elle tenoit a Menocrate , les avances qu'elle lui faifoit , 1'embarrafloietit & le fatiguoient également. Pemania 1'appelloit fa fille, & fouvent elle difoit a Menocrate, qu'elle méritoit trop de 1'être pour ne pas la devenir. Tmpatienté un jour de ces propos , il répondit a Pemania : Vous avez d'autres fils que moi pour donner ce titre a Steviane; alors je la verrai ici avec bien plus de plaifir. Les chofes étoient en eet état lorfqu'un fonge porta le trouble & 1'effroi dans 1'ame de ma mère. Troublée, elle s'éveiile & fait pafier dans 1'efprit de mon père la crainte dont le fien étoit frappé. Ah ! Licidas , lui dit-elle, quel malheur nous menace ! Menocrate ! Sidonie ! Je tremble pour nous ! Jufle ciel, avez pitié d'une familie vertueufe! Ecoutez, Licidas; écoutez ce que je viens de voir, ce que je viens d'entendre. Une voix m'a crié : Les plus terribles coups font prêts a tomber fur toi. Frémis, Permiftis! Sidonie périra fi elle n'eft bientöt a un autre qu'a Menocrate. Le deftin a prononcé. Jamais ils ne feront unis. Menocrate a le même fort a craindre, s'il n'étouffe dans fon cceur un amour profcrit par ceux a qui il doit le jour, & par les dieux. En même tems j'ai vu un bras armé d'un poignard prét a tomber fur ma fille. Timante li b iv  Veileées deThessalië, attentifa ce funefte fpeétacle, & les yeuxétince-' lans de coière,m'a dit: Malheureufe Permiftis, tu me coütes mon fils , mais je fuis vengé , •Sidonie va le fuivre au tombeau, oü la mort feule pouvoit les unir. Dans le moment Timante, ma fille , le bras , tout difparoït, & je m'éveille. Mon père frappé de terreur , regarda ce fonge comme un avis des dieux, ainfi que ma mère. Ils déiibérèrent enfemble que pour détaurner les malheurs qui leur étoient annoncés, il falloit promprement me marier. Plufieurs paf» teurs prévenus que jamais il ne pourroit y avoir de réconciiiation entre la familie de Timante & celle de Licidas, yu ia caufe de leur défunion, s'empreffoient pour m'obtenir. Mon père fe dé» termina donc a accepter pour gendre le frère amé de Mélanie ici préfente. II étoit jeune, aimable, appliqué, vertueux, digne fils enfin d'Alémon, ancien ami de mon père. Ce pafteur avoit dans la maifon une entrée famifière; elle lui permettoit de me rendre mille petits foins, mais toujours d'une manière fi réfervée, que je ne pouvois le trouver mauvais : j'avois même pour lui familie qu'exigeoient fa fageffe & fa retenue. Ma mère, cette même nuit, ne fut pas la ivUlc effrayée par un fonge ; prefqu'au meme  Troïsteme Veizzée. moment j'en fis un terrible. Sidonie , me dit une voix qui fembloit partir des entrailles de Ia terre , Sidonie, fi tu aimes Menocrate , renonce a lui. Obéis a tes parens , épargne-toi des tourmens plus cruels que la mort funefte qui les terminera. Regarde, foutiens , fi tu 1'ofes, Ia vue de 1'objet de ton amour. Tu le verras en eet e'tat, fi tu n'es bientöt h un autre. Je vois a 1'inftant Menocrate, le vifage de'figuré, & le corps perce' de coups. Je m eveille & je m'e'crie: Ah ! Menocrate, la mort enfin nous fépare donc ï mais non, la cruelle va nous unir. Ma chambre étoit a cöté de celle de ma mère ; elle m entend: Jufte ciel! ma fille, ainfi que moi, dit-elle , eft frappée dans ce moment d'un fonge qui lui montre Menocrate mort, elle m'appelle. Je vois le jour naiflant, je me léve. Eperdue, tremblante & fans favoir oü je vais, je cours a ma mère & me jette entre fes bras; j'y refte fans aucun fentiment. Mon état en alarmant mon père & ma mère, ranime leur courage; ils me fecourent;je fuis longtems a revenir : enfin je reprens mes efprits, & fans donner le tems a ma mère de me demander le lujet de mon trouble , je le lui apprends. Mais quels furent mes regrets d'avoir raconté mon fonge , quand ma mère faifie de crainte & d'üffioi me dit le Gen. C'en eft donc fait, m'écriai.  Veilleês deThessaliê, je , je ne ferai jamais a Menocrate ! Non , ma fille , me répondit mon père ; vous avez de la raifon, vous connoiffez mon amitié pour vous, vous devez vous louer de ma douceur & de ma bonté. Vous le favez, Sidonie; depuisplus de cinq ans, touché de votre tendreffe pour Menocrate, plein de refpect pour mes premiers engagemens, je ne vous ai point prelfé d'en prendre un. Mais, ma fille, le moment eft arrivé oü il faut vous déterminer. Oui , Sidonie, il faut que votre foi engagée au vertueux fils d'Alémon , laiffe Menocrate fans efpérance : les dieux 1'ordonnent. Ma mère dans ce moment, me prit dans fes bras, & me dit en m'embraffant avec tendreffe : Ma fille , ma chère Sidonie , épargne - moi les horreurs, dont nos fonges viennent de nous menacer. Ne t'aurois-je donné le jour que pour me donner la mort! Pourrois-je te furvivre £ Non, ma jufte douleur m'entraineroit avec toi dans le tombeau. Ma fille, continua-t-elle, en fe iaiffant tomber fur un fiége , fois attendrie de mes craintes. Que dis-je ! Ne te joins point 3 ton malheureux frère pour faire le tourment de notre vie. Toi feule nous confoles des égaremens d'un fils qui femble avoir oublié qu'il nous doit le jour. Ma mère me touchoit par 1'endroit le plus  Troxsieme Veillêe* 39$ fenfïble. Adorée d'un mari chéri, au milieu de la fortune, mère d'un fik puiffamment riche , elle pafibit fes jours dans i'amertume & dans la dou* leur; 1'injufte haine de Timante & de Pemania la déchiroit, & Geniade mon frère , vain de fon opulence, méprifant tous fes devoirs , devenu impérieux avec ceux de fes compatriotes qui refufoient d'être de moitié de fes égaremens, ne reconnoiffoit plus la voix paternelle. A dixfept ans toutes les paffions 1'attaquèrent en même-tems , &c il s'y livra fans honte & fans mefure. Repréfentez-vous , mes enfans, 1'état déplorable oü je pouvois étre. Ma mère faifie de crainte, me conjuroit toute en larmes de renoncer a Menocrate. Je voyois mon père frappé & intimidé me fupplier de lui fauver des malheurs fous lefquels il fuccomberoit. A la place enfin de ce ton d'autorité de père& de mère, j'étois attaquée par leur tendreffe. Comment pouvois-je me défendre ? J'accordai cependant 1'amour & la nature , qui tous deux gémiffoient dans mon cceur prefque également ; j'étois effrayée de la feule penfée que j'allois être a un autre qu'a Menocrate, & la douleur & les bontés de mon père & de ma mère me pénétroient jufqu'au fond de 1'ame. Ma fouoüfiïon, leur dis-je , ne dementira  Veillées ceThessalie, point votre efpérance ; Ordonnez , j'obéirai. Mais croyez que la crainte de voir Menocrate Ia vicTime d'un arnour vertueux, agit bien moins fur moi, que le jufte défir de remettre le calme dans vos cceurs. Si toutefois je puis vous attendrir, je vous demande au nom même de mon obéiffance, & pour dernière grace, de me laiffer offrir un facrifice a la puiffante Diane, Laiffezmoi fur fes autels immoler une geniffe que je lui voue dans ce moment. Souffrez enfin que ce foit dans les entrailles fumantes de la viétime que le miniftre de la déefle life ma deftinée. Mon père & ma mère touchés de mon zèle & de ma promelfe, y donnèrent leur aveu, & fur le champ ils partirent pour aller au temple. La grande prétreffe agréa que je préfentaflc le lendemain mon offrande. Agitée de mille mouvemens divers, partagée entre la crainte & 1'efpérance, je cherche Menocrate qui me cherchoit. Nous nous trouvons. Nous fommes perdus, lui dis-je, nous n'avons peut-être que ce jour pour nous dire que nous nous aimons. Le trouble, 1'effroi, la terreur fe font emparés du cceur & de 1'efprit Mais écoutez-moi, Menocrate. Alors je lui raconte le fonge de ma mère, je lui disle mien, }e lui apprends enfin tout ce que vous venez d'entendre. Nous n'avons plus pour nous, lui  Troisieme Feillêe. 397 dis-je, que la réponfe des dieux. PuhTe-t-ellö ne nous être pas contraire ! Eh quoi! ajoutaï* je, ne voyant nulle altération fur le vifage de Menocrate, quoi! vous n'êtes point atarmé. Je vous vois tranquille, quand vous touchez peutêtre au moment de me perdre pour jamais! 'Apprenez, Sidonie, me repliqua-t-il , la caufe de cette tranquillité. Ecoutez - moi a votre tour. Cette nuit eft la nuit des prodiges. Un homme vêtu d'une robe longue, m'a apparu: Menocrate» m'a-t-il dit, tu as befoin de fecours , je viens te le donner. On veut te forcer a renoncer h ton amour pour Sidonie, une puiffance pour toi ïnconnue & invifible va te tourmenter , & voudra peut-être pour jetter 1'effroi dans ton ame^ te tranfporter au bout de 1'univers. A tout ce que tu croiras voir d'extraordinaire, oppofe ce petit rameau que je te laiffe, il détruira tous les prodiges. Ne crains rien, fois ferme, Sidonie fera a toi. Tous deux vous triompherez. Je vous protégé. L'homme difparoït, je m'éveille, le jour frappe mes yeux, je regarde & reconnois fur mon lit le rameau que je viens de voir dans la main de celui qui m'avoit parlé. Le voila cc précieux don , continua Menocrate en le tirant de fa poitrine, & en me le préfentant. Donnez-le-moi ce témoin de la réalité  35>8 Veulèes de Thessalie, de cette apparition , dis-je avec vivacité. Que mon père, que ma mère le voyent; je vais le leur porter; ce qui vous eft arrivé détruit le fonge de ma mère, détruit le mien; je cours les en inftruire. PuhTent-ils m'écouter avec confiance ! Puilfe la crainte s'éloigner de leurs efprits alarmés ! Puilfe enfin Diane répondre demain a mes efpérances ! Adieu, mon cher Menocrate. Je revins au hameau d'une viteffe extréme , je trouve mon père & ma mère; la joie qu'ils voyent éclater dans mes yeux les furprend; je leur raconte ce que vous venez d'entendre, je leur montre le rameau ; leur étonnement ne peut s'exprimer. Quelle contradi<*Hon, difoit mon père! Dans une même nuit Menocrate, Sidonie , Permiftis recoivent des avis tout contraires ! Menocrate a tout a efpérer felon fon apparition. Eh! comment douter de fa réalité, il en tient un gage ! Dans le fonge de Permiftis, dans celui de Sidonie, elle & Menocrate ont tout a craindre. Que penfer'! Mais c'eft a Diane a éclaircir un myftère impénétrable pour nous. Demain il fera peut-être développé. Mon père me donna Ia plus belle geniffe de fes troupeaux; elle étoit blanche, fans aucune tache ; je la parai, je la couronnai de fleurs  Troisieme Veillée. je^ avec quelque confiance. Innocente vidime % lut dis-je, fois agréable a la déeffe. Puiflê la prêtrefle m'annoncer un fort heureux. Nous arrivons au temple, je préfente la viétime, oa Timmole, on ouvre fes entrailles, A peine la prêtrefle les a-t-elle confultées, que fon vifage s'enflamme , tout fon corps eft dans 1'agitation, nous ne pouvons foutenir 1'éclat qui Fenvironne. Frappés de crainte & de refpecl:, nous baiflbns les yeux. La prêtrefle avec une voix qui porte 1'effroi dans nos cceurs 3 prononce ces mots : Quelle confufion '. Quels tranfpoits furieux! Je vois le fang de plus d'une victime. Sufpendez vos delTeins. Attendez que le crime Armé du déièfpoir fe puniffe a vos yeux. Après avoir dit ces paroles , Ia prêtrefle fe retire dans le fanótuaire. Nous reprïmes lentement le chemin du hameau , nous n'ofions nous communiquer nos idees fur le fens de 1'oracle. Mais un rayon d'efpérance donnoit a ma phyfionomie un altde fatisfaclion ; mon père s'en appercut. Sidonie, me dit-il, attendons avec patience que le ciel éclairchTe ce myftère. Un défir curieux pour pénétrer les décrets des dieux, feroit peutêtre criminel. Notre foumiflion eft un nouvei hommage.  ^co VeiliJes Dï ThESSAlIEj Arrivée au hameau, je courus oü je favois trouver Menocrate; je fentois fon impatience pour favoir la réponfe des dieux ; elle redoubloit alors la mienne pour la lui apprendre. Je le joins, je lui raconte avec autant de précipitation que de défordre , tout ce qui venoit de fe paffer au temple. Sidonie, me dit-il, modérez un tranfport dont toutefois j'augure heureufement pour nous. Calmez vos efprits, & répétez-moi encore 1'oracle, & tout ce que vous venez de me dire. Menocrate m'écoutoit avec avidité, la joie éclatoit dans fes yeux a mefure que je parlois; les miens lui marquoient auffi 1'efpérance dont mon cceur étoit rempli. Enfin nous nous féparames avec la flatteufe certitude que mon père , arrêté dans fes projets par 1'oracie, ne penferoit plus a m'établir. Comme je regagnois le hameau , jerencontraï Thevalès. J'aime Steviane, me dit-il, vous le favez. Je voudrois bien n'avoir pas a rougir de cette foiblefle , elle eft bien peu d'accord avec ma raifon; j'en ai honte, mais en vain; ma paffion pour Steviane n'en eft pas moins violente. Mon amour pour elle, & le fien pour Menocrate me mettent dans vos intéréts; votre union avec ce pafteur peut feule me permettre 1'efpérance de pofféder un jour Steviane. J'ai plus d'une viétoire a remporter fur elle pour arriver  ' TiJ O I S X e m e Ve I XX É e, ^Ot terriver au comble de mes vceux ; celle qui doit me mener aux autres eft de la forcer malgré elle a arracher Menocrate de fon cceur. Votre bonheur alfuré peut feul avec le fecours de fa vanité & de ma paffion lui rendre Menocrate indifférent. Vous venez du temple de Diane, continua Thevalès; confiez-moi lesraifons que vous avez eues pour offrir un facrifice , & dites-moi naturellement ce que la déefie a répondu par la bouche de fon interprète. N'ayez point de défiance, c'eft pour vous fervir que je vous demande votre fecret. Vous ne connoiffez pas Steviane; vous avez dans elle une rivale dangereufe; je puis arrêter fes projets, mals il faut que je fois inftruit. Parlez, ne craignez rien» Je ne pouvois douter de 1'amour & de la jaïoufie de Thevalès, ainfi je ne pouvois me défier de fa bonne foi. Je lui racontai le -fonge e Thessaeie, Spartidis enfuite m'apprit que Thevalès n£ theffalien, étoit depuis quatre mois a Memphis occupé feulement a écouter , a comprendre & a étudier les legons qu'il venoit tous les jours recevoir de lui. II me pria de fouffrir qu'il vïnt fouvent dans ma retraite, j'y confentis ; c'en fut affez pour Thevalès : pendant 1'efpace de cinq ans qu'il a refté è Memphis, il partageoit les jours entre mon frère & moi ; cene conduite dans un homme de fon age, la fageffe, la bonté & la droiture de fon cceur fur-tout la fagacité de fon efprit pour faifir Sc pour comprendre les chofes les plus profendes, ni'attachèrent fi tendrement a lui, que j* le croyois mon fils. H fut obligé de nous quitter, fon père 1'exigea; Thevalès connoiffoit fes devoit il obéit. Le moment de notre feparation fut un inftant bien douloureux pour moi. Thevalès 1'adoucit en me promettant de venir réeulièrement tous les mois paffer vingt-quatre heures dans ma retraite. H m'a tenu parok; douzeans n'ont affoibli dans fon cceur m fon amitié, ni fa reconnoiflance. Tout ce que vous venez d'entendre , mon enfant, pourfuivit Cephalis, vous apprend que vous reverrezbientöt votre patrie; je pourrois dès ce moment vous y faire tranfporter, mais je veux tóffer a Thevalès le plaifir de vous ren-  Tröisiemè Vexllés. 410 dre è votre familie. Demain au jour naiffant Thevalès feta ici; je ne puis me faire enten, attendez Tarrivée de Ihevales fans inquiétude, je vous le répète mon enfant, & je vous le promets, demain vous reverrez votre patrie. Vous êtes toutes, je crois, t racorrfiTheVa!èS f*p™ ^ je vous raconte ce que me dit le fage Cephalis le refte de cette journée; mais j'étois charmée de lentendre. Tous fes difcours étoient des lecons de fagefle & fes aéiions des exemples de vertu 1 ^ ,fe COmb- on doit'de refped a ceux de qui nous dépendons, & ,a dQPUceu qU°n d°/ employer avec les perfT nes qui dépendentde nous> Jemefu.^ -e defes preceptes, je les ai pratiqués au~ tan que, ai pu. Le lendemain Cephalis on jaidin. II fe placa dans le milieu , i] ]eva ^^^^^^ te paüer, obeis a fa voix ; viens. Enfuite il fe ourna vers moi, & me dit: Je veux feul en e tem Thevalès, mon amitié doit lui épargner a conrufion de rougir de fa foibleffe devanfd' u yeux que les miens; je vais iCjrTl ^elque d:fta„ce d'ici; mais il ne fera i^J Ddij  420 Veillées de Thessaeié, que vous êtes dans ma maifon, qu'au moment oü je vous 1'amenerai dans ce jardin. Je trouvois ce rendez-vous fi fingulièrement donné , que je tremblois de ne pas voir. arriver Thevalès ; j'allai me placer a 1'extrémité du jardin fur une petite butte de terre, d'oü je voyois Cephalis. Je ne tardai pas a appercevoir dans les airs un tourbillon lumineux, qui en s'abaiffant venoit rapidement vers Cephalis; il s'arrêta vis-a-vis de lui; alors ma joie fut extréme, je vis Thevalès. Le même inftant qui me le montra , fit difparoltre le tourbillon ; Cephalis refta a fa place. Thevalès avec un air emprefle , vint a lui les bras ouverts pour 1'embraffer. Cephalis 1'arrêta en lui pofant la main fur la poitrine; je ne pouvois rien entendre.mais je jugeai que Cephalis reprochoit a Thevalès fon égarement; car je vis tout d'un coup ce dernier tomber aux piés du fage, &t le vifage couvert de larmes, ferrer fes genoux comme quelqu'un qui demande grace. Cephalis lailfa affez long-tems Thevalès dans cette pofture ; je le voyois parler avec feu : enfin il releva Thevalès. Alors s'abandonnant a fa tendreffe pour lui, il le re9ut dans fes bras. Ce moment fut touchant; les bras entrelacés, ces deux fages fe tenoient, fe ferroient, s'embraffoient avec une expreffion fi fenfibie , quii  Troisieme Veillêe. étoit aifé de juger de leur réciproque attachement. J'attendois avec impatience Ie moment de paroitre aux yeux de Thevalès; je vis avec plaihr Cephahs qui prenoit avec lui Ie chemin de fa maifon; jegagnai promptement le milieu du jardin, oü un inftant après ils entrèrent tous deux. Que vois-je, s'écria avec êtonnement Thevalès! Eft-ce bien Sidonie? Oui, c'eft elle, lui dis-je : c'eft cette infortunée Sidonie que vous n avez pas eu le tems de garantir de Ia fureur... Jufteciel! qu'entrevois-je, reprit-il en m'interrompant! Quelle promptitude 4 exécuterf Quel artifice !... Que de crimes !.... Ah I per' fide StóV1*ane!C'eft Steviane, repris ie, qui ma tranfportée.... Cet inftant, me dit-il en me coupant encore la parole, m'inftruit de tout. Ma.s vous, malheureufe Sidonie, vous ignorez que Steviane, aujourd'hui Sidonie dans lamaifon de Licidas.... Je le fa;Sj repartis_ je. hn me laüfant en proie a moi-même, la cruelle a voulu que j'euffe encore 4 gémir de ion bonheur. A quel prix vient-elle de 1'acheter, reprit Thevalès ! Dans ce moment je p.rce le myftère; je frémis ! Quoi f malheureufe, tu a*;Ofe commettre ce crime!.... La tempëte qui te coute tes biens, t'a été trop favorable, t« tes fervie de ton adrelfe pour porter 4 Ge- Dd iij  422 Veuiées pe Thessalië, niade le coup dont on 1'a cru frappé par la foudre ! Perfide ! ton bras a commis eet homicide. Oui, Sidonie, continua Thevalès , votre frère eft la viftime de 1'amour de Steviane; il ne vit plus: le fuccès qu'en attendoit fa fureur a répondu a fon attente; Timante & Licidas font réunis , & dans peu de jours Menocrate doit recevoir la foi de ce monftre, en croyant recevoir la votre. Je tombai dans une affti&ion que je ne puis exprimer; ma furprife & ma douleur m'avoient empêchée d'intcrrompre Thevalès. Dieux! m'écriai-je quand il eut ceffé de parler, dieux ï a quelle épreuve metter-vous mon cceur? Mon frère eft mort, & Menocrate va m'être pour jamais enlevé ! Infortuné Geniade, notre tendreffe te coüte donc la vie ! Gel ! que je fuis déchirée dans ce moment! Que m'importe a préfent de vivre , Menocrate vivra pour une autre ! Son erreur n'adoüciroit point ma peine, hélas! elle irriteroit encore mes maux. II feroit heureux, paree qu'il croiroit 1'être, & moi tour* fnentée fans relache , je ne verrots le jour que pour gémir de mon trifte fort* La perfide ! s'écria avec tranfport Thevalès, Ses forfaits me font trembler; ne les ayant pas foupgonnés, je n'ai pu les prévenir, mais je 1'en punirai 5 c'en eft fait, mon amour effrayé  Troisieme Veillée. 423 de tant de crimes, fe change en horreur. Venez , Sidonie , mon projet eft formé ; venez dans ma maifon jufqu'au moment oü je puis 1'exécuter. Vous, mon père, dit-il a Cephalis en 1'embraffant, vous n'aurez plus a me reprocher un égarement indigne de cette fageftè que vous avez fu me faire aimer, &»qui n'a pu néanmoins me garantir des charmes d'une fille que je méprifois même en 1'adorant. C'étoit-la ma punition; en effet quelle peine ! quelle honte pour un homme vertueux d'avoir a rougir d'un mauvais choix! En achevant ces mots, Thevalès m'enleva fans me donner le tems de témoigner a Cephalis ma reconnoiffance , & dans un nuage il me tranfporta chez lui. Je 1'avouerai, malgré mon extréme affliction, malgré I'effroi oü j'étois que Menocrate abufé ne recüt la foi de Steviane, je fentisun cha rme Inexprimable en revoyant les lieux de ma naiffance. Dans mon premier mouvement de joie, je dis a Thevalès : Laiffez-moi aller promptement tirer mon père & ma mère de leur erreur, je vais confondre Steviane, alors je n'aurai plus rien a .... Arrêtez, me repliquat-il; gardez-vous fans moi de vous préfenter aux yeux de Steviane; laiffez-moi le maitre de vous conduire jufqu'au moment oü je voudrai faire éclater ma vengeance. Eh bien ! repris- Dd iv  424 Veillées de Thessalie, je, confentez au moirls que je voye Mértócratre; faitez-le venir ici. Non , me répondit Thevalès , il n'eft pas encore tems que Menocrate foit défabufé. Mais, belle Sidonie, je vais me préter a votre impatience. Alors il me fit frotter les mains & le vifage avec une racine que je ne connus point. Vouspouveza préfent, me dit-il, vous montrer a mes fenêtres & fur ma porte, vous ferez invifible a tous les yeux. 11 me raconta enfuite 1'entretien qu'il avoit eu avec Steviane. C'eft eet entretien, conti«ua-t-il, qui 1'a déterminée a prendre fur le champ le parti de vous enlever; cette action h hardie & exécutée fi prés de mes menaces, m'a trompé. Thevalès m'apprit fon apparition a fnofi père, & le don qu'il lui avoit fait, ainfi qu'a Menocrate, du rameau qui devoit nous garantlr tous deux des piéges de Steviane. Thevalès mé dit aufli que Steviane ayant fubflitué un fantöme a fa place, on croyoit la voir tous les jours ou dans le hameau, ou dans la campagne. Si je voulois, pourfuivit il, ce fantóme difparoitroit dans le moment •> mais c'eft Steviane elle-même que je veux confondfej voila oü fe bórnera ma jufte vengeance. Je la dois a la Theflaliei je vous la dois, Sidonie , elle peut feulé opérer votre bonheur, & mettre la contrée a 1'abri des perfécutions  Troisieme Ve i zz ée. 42 j de cette fille encore plus méchante que criminelle. Dieux ! s'écriaThevalès, en portant fes mains fur fes yeux, eft-il poffible que j'aye pu donner mon aveu a ma foiblefie pour Steviane ! L'horreur que devoit m'infpirer 1'art dont elle fait "fage , n'auroit-elle pas dü fuffire pour empéchcr 1'amour de fe rendre maïtre de mon cceur! Falloit-il attendre pour en triompher, que je ne pufie me déguifer a moi-même la noirceur de 1'ame de Steviane ! O fageffe! que tu es de peu de fecours, quand 1'homme qui fe flatae de te pofleder, ofe trop fe confier a lui! S'il echappe le premier moment pour t'appeller a ion aide, tu n'as plus affez de force pour le défendre : il eft vaincu. Soyez tranquille , me dit Thevalès , lorfqu'ü fut revenu a lui-même , vous n'avez rien a. craindre de Steviane ; elle ne jouira pas encore long-tems des avantages que lui donne votre reiremblance. Thevalès après ces mots me laiffa feule & fortit. Sa maifon étoit prefqu'au milieu du hameau, celle de mon père & celle de Timante étoient aux deux extrémités, ainfi ij falloit pafièr devant la demeure de Thevalès pour aller les uns chez les autres. Dès que je fus feule, je me placai a W"e ienetce, dans 1'efpérance de voir Meno-  42f5 Veiilées de Thessalie, crate; mon attente ne fut pas vaine , je 1'appercus de loin, il étoit avec Steviane; je crus me voir moi-même. Figurez-vous, mes enfans, mon émotion ; 1'amour & la haine me troubkrenten même-tems. Je vis avec une forte de plaifir, mais qui fe confondoit avec la crainte, 1'air de fatisfaftion répandu fur le vifage de Menocrate; fa démarche avoit cette liberté qui marqué celle de 1'efprit. Je crus lire fur le vifage de Steviane , & dans fon maintien,du trouble & de 1'agitation; je penfai que cette ennemi* ne jouilfoit pas tranquillement d'un bonheur qu'elle ne devoit qu'a 1'iUufion : je ne la croyois pas fans inquiétude fur ce qui pouvoit encore traverfer & arrêter fes projets. Thevalès devoit lui paroïtre bien redoutable. Je ne pouvois comprendre le projet de Thevalès ; je voyois Steviane occuper ma place chez mon père; le jour approchoit qui devoit 1'unir a Menocrate ; tout étoit d'accord, tout fe préparoit. Mes craintes augmentoient a chaque inftant; Thevalès les connut. Ralfurez-vous, Sidonie, me dit-il, ne craignez rien. Demain il ne reftera è Steviane que la honte & la rage d'avoir commis des crimes infrudueux. Oui, Sidonie, demain vous ferez viétorieufe de Steviane. Demain Licidas & Menocrate la connoitrönt, & vous leur ferez rendue.  Trois isme Veizzèè. 427 Thevalès m'avoit laiffé ignorer que le jour oü Steviane devoit aller a 1'autel avec Menocrate, fut fi prochain. Malgré ce qu'il venoit de me dire, auffi craintive que tendre, je devins pale & tremblante, mes yeux fe remplirent de larmes. Comment fe terminera, m'é» criai-je, la journée de demain ! Que votre cceur eft fenfible, me dit Thevalès ! Qu'il eft bien tout entier a Menocrate ! Je vois dans eet inftant 1'excès de votre amour pour lui. Que votre fort a tous deux fera digne d'envie! Vous 1'aimez autant qu'il vous aime, & vous étes tous deux vertueux. Ah! Sidonie, que vous êtes heureufe ! votre raifon a toujours applaudi a votre choix. Vous croyez bien que je paffai une nuit pleine de trouble & d'agitation; j'approchois du moment qui devoit décider de ma deftinée & de celle de Menocrate. Je ne pouvois me connoitre moi-même; je ne favois fi c'étoit 1'efpérance, ou fi c'étoit la crainte qui prévalolt dans mon cceur. Mais je ne me trompois pas aux mouvemens d'impatience que je fentois de voir arriver le jour: il parut fans que j'eufie goüté un inftant de repos. De combien mes agitations n'augmentèrent-elles pas , quand j'entendis Thevalès me dire en entrant dans ma chambre : Partons, allons au temple de Pan.  $2$ Veil léés de Thessalie, Timante & Licidas vont bientót y conduite Steviane & Menocrate : allons les y attendre. Vous vous fouvenez, mes enfans, que Thevalès , pour me procurer la liberté de me mettre ou a fes fenêtres, ou d'aller fur fa porte, m'avoit rendue invifible. Je fus furprife de le voir appuyer la main droite fur ma tête; de la gauche il tenoit un paquet de gaze plié fingulièrement. Prenez ce voile, continua-t-ilj ce ne fera plus que par fon pouvoir que vous ferez invifible a tous les yeux; mais quoi que vous voyiez a travers cette gaze , gardez-vous , Sidonie, de vous découvrir. J'obéis a Thevalès, je me couvris du voile, & fur le champ nous partimes pour aller au temple. Que devins^je en fortant de la maifon de Thevalès ! Quel fut mon trouble ! Je vois venir Menocrate accompagné de Timante, de Pemania & de tous fes frères ; ils alloient chercher Steviane pour la mener au temple de Pan. Je reftai a la place oü j'étois. Eh ! comment aurois-je avancé ! a peine pouvois-je me foutenir. Je regardois Menocrate avec attention; la joie éclatoit dans fes yeux; en palfant devant moi, je 1'entendis dire a Pemania ; Sidonie aujourd'hui fera votre fille : 1'aimable Sidonie fera a Menocrate : ce jour alfure a jamais ma félicité. Sa parure ornée de guirlandes de fleurs te  Troisieme Veïllêe* 42^ faifoit reffembler au dieü qui devoit l'eiitendre jurer un amour éternel a Sidonie; Malheureux Menocrate, dis-je douloureufement, ce n'eft pas moi que tu vas chercher ! Quelle eft ton erreur ! Jufte ciel! préfervez-le du piége oü le conduit la criminelle Steviane ! Faites que Ce foit véritablement Sidonie qui faffe fon bonheur. Marchons, me répondit Thevalès. J'entre dans le temple en tremblant: eet afyle facré me rend tout mon courage; la confiance fuccède a la crainte; je fens naitre 1'efpérance dans mon cceur ; je crois toucher au moment qui va me mettre au comble de mes vceux, un mouvement fecret m'en affure. Jefuis mon divin guide qui avance jufqu'au pie de 1'autel, oü Je grand-prêtre de Pan devoit unir le fils de Timante avec la fille de Licidas, Thevalès me place a la gauche de 1'autel. Les habitans du hameau remplifloient déja le temple, tout étoit pret pour la cérémonie. Le voile qui me couvroit ne m'empêchoit point de diftinguer tous les objets. Je ne perdois pas un inftant de vue la porte par oü Timante & Licidas fuivis de leurs families devoient entrer : enfin ils arrivèrent. Je vis approcher Steviane fans frayeur & fans crainte; fa parure dans le même goüt de celle de Menocrate étoit extrêmeraent galante; je 1'avouerai, jo  450 Vetllées de Thessaliè, me trouvai belle en regardant Steviane; tout le monde en applaudiflant a ce mariage, fe récrioit fur la beauté des deux époux. Suis~je, me demandai-je a moi-même, aulfi heureufement faite que le paroit cette odieufe fille fous ma relfemblance ? Steviane vint fe mettre au pié de 1'autel avec Menocrate; je touchois prefque cette méchante fille. La cérémonie commence ; mais tout d'un coup le grand-prêtre eft furpris d'entendre une voix qui lui crie : Miniftre de Pan , arrête. Toi, Menocrate , ajoute Thevalès , regarde. Thevalès avec précipitation approche: de moi & léve mon voile. Dieux l que voisje , s'écrie le grand - prêtre ! Deux Sidonie ! Quel prodige ! Oü trouver la véritable ? En te faifant connoitre, reprit Thevalès, celle qui a la faveur de 1'illufïon te paroi't une feconde Sidonie. Son pouvoir criminel, fubordonné a celui que j'ai regu des dieux, demeure fans effet vis-a-vis de ma puiffance , & je vais Ia confondre. Thevalès en achevant ces mots, frappe Steviane fur la tête; auffi-töt elle reprend fa figure naturelle. Chacun eft faifi d'étonnement & d'effroi; je cours me jetter dans les bras de mon père, tandis que Steviane fans paroitre émue, prend fur 1'autel le couteau facré, & s'en perce Ie fein, Menocrate, dit-elle, tu vas    Troisieme Vèixlèe. 4?r devoir ton bonheur a mes crimes. Pendant la tempête qui a ravagé les biens de ton père, j'ai lancé un dard a Geniade que j'ai enfuite retiré de fa poitrine, après la lui avoir de'chirée avec ce même dard. Sans fa mort tu n'aurois jamais pofledé ma rivale; & fi je 1'avois moins haïe, je te lailferois plus a plaindre que moi: je 1'aurois poignardée, quand elle étoit en mon pouvoir; mais ma fureur m'a trompée. Que ne puis-je la voir expirer dans ce moment! Puiffex -elle un jour te détefter autant que tu 1'aimes! Toi, Thevalès, puiffes-tu m'aimer le refte de tes jours, & fans relache te reprocher ma mort. Steviane affoiblie articula mal ces dernières pa-» roles; fes yeux fe fermèrent, & elle expira. Venez, Sidonie , me dit le grand - prêtre , venez a la même place oü Steviane vient d'expier fes crimes. Venez donner votre foi a Menocrate. La confufion regnoit dans le temple; mais 1'ordre que je recevois du pontife arrêta le murmure. j'approche de 1'autel après avoir recu les embraffemens de mon père & de ma mère , de Timante & de Pemania. Menocrate me fuit, & le grand-prêtre nous unit. Alors la voute du temple retentit de cris d'allegreffe; on entend le nom de Thevalès, que chacun loue d'avoir délivré la contrée d'une auffi criminelle fille que Steviane. Je me fervirai tou-  432 Veielê'es de Thessalie, jours de ma pulflance, cria-t-il a haute voix; quand il faudra ou défendre 1'opprimé, ou protéger la vertu. J'approche de Thevalès. Je fuis, lui dis-je, un exemple de votre fuprême pouvoir & de votre bonté, & j'en ferois un d'ingratitude, fi jufqu'au dernier moment de ma vie ma reconnoilfance pour vous n'égaloit pas ma tendreffe pour Menocrate. Vingt années n'ont fait qu'ajouter a mon amitié pour Thevalès; je 1'aime, je le refpefle, & toute la contrée Ie chéritj les fervices importans qu'il m'a rendus, l'ont fi tendrement attaché a moi, que jê lui fuis prefqu'auffi chère que s'il m'avoit donné le jour. Je lui dois plus, je lui dois le bonheur dont j'ai joui tant qu'a vécu Menocrate. Six années ont a peine affoibli la douleur que je reffentis en perdant un mari fi digne de toute ma tendreffe; il ne me falloit pas moins pour 1'adoucir qu'un fils plein d'attention pour fes devoirs, & que des filles vertueufes. On alloir remercier Sidonie de fa complaifance, lorfque 1'on vit entrer les trois chefs de familie, qui arrivant de Lariffe, venoient cher-i cher leurs femmes & leur - filles chez Sidonie. La joie fut extreme, tout le monde parloit a la fois, on répondoit a celui qui ne faifoit point de queftioh, & 1'on en faifoit une a celui qui parloit  Tr o t s i e Ai e Ve i ll ée. 43 3 parloit a un autre. Ce petit défordre avoit néanmoins fes charmes, il témoignoit combien on étoit aife de fe revoir. Avant de fe féparer, Therffandre pria tout !e monde de venir le lendemain paffer la journée chez lui; la propofition ne fut refufée de perfonne, & Sophronie qui malgré fon grand age, aimoit encore les plaifirs innocens , promit de fe rendre chez Therffandre. Fin de la troifième Veillée, Tome XXVI,  434 VeilléesdeThêssaliEs QUATRIEME VEILLÉÈ. fui e s guerres fréquentes que les theffalienS avoient contre les athéniens, arrachoient fouvent les pafteurs de leurs hameaux pour aller cueillir des lauriers. Les exercices militaires en faifoient des hommes au-delfus de 1'état de pafteur. Tel étoit Therlfandre : plufieurs campagnes & quelques voyages dans fa jeuneffe avoient fagonné fon efprit naturel, & lui avoient donné des manières aifées fans avoir rien de trop libre. II étoit bon mari, bon père, bon ami & bon voifin. L'air ouvert dont il regut toutes les perfonnes qu'il avoit invitées, & fa gaieté donnèrent le ton pour le refte du jour. La complaifance que Sophronie eut hier pour vous, dit Therffandre a fa fille & a fes compagnes, vöus fait défirer aujourd'hui un pareil amufement. Eh bien! mes enfans, c'eft moi qui vais vous le procurer : il eft jufte que je faffe les honneurs de cette journée. Je ne vous dirai rien qui me regarde; j'ai été affez heureux pour qu'il ne me foit jamais arrivé aucun événement extraordinaire : je devins amoureux de Théane, pour qui ma tendreffe eft encore la même ; je lui plus : je trouvai des difficultés,  Je les furmontai, nous fümes unis : voila mari hiftoire. Celle que vous allez entendre, ne s'eft point paffee en Theffalie, néanmoins je erois qu'elle vous amufera. I Un/flez !onS fe'j°ur q"e j'ai fait dans ma jeunefle en Hefpe'rie , me procura 1'avantage dapprendre la langue du pays ; rnais je n'en ient.s toute 1'élégance que par la lefture d'une fciitoire reconnue pour vraie dans tout ce vafte empire. Je la traduifis en thelTalien, ainfi j'aurai recours è mon manufcrit. Therffandre alla le Chercher, & revint. Je dois vous avertir , dit-il que 1'Hefpérie connoït un genre de merveilleux different de celui qui fait tant de bruit en Theflahe. Elle a des enchanteurs, des fages d une autre efpèce que les nötres. Vous eu allez juger, e'coutez. Celt dans cette belle partie de 1'Europe. tantot appellée Ybérie , & tantöt Hefpe'rie que règnoit un roi plus grand encore par (el vertus que par le nombre de fes fujets. Ses états jou.ffb.ent d'une tranjuille pai*, fuite heureufe des v.d,Ire, de fon fils. ^e roi occupé du dé1'r de fe voir renaïtre dans les enfans de ce fils « chen le preflbit de fe ^ ^ ^ en vain. Depuis plus d'un an ce jeune prince «ort hvré a une mélancolie t quW malheureufe nourrifToit fans relache, Fatigué Ee ij  4 , ^'6 V ElLLÉE S D E T H ES 5 ALI t, du mouvement attaché è une brillante cour, & des devoirs de bienféance qu'exigeoit de lui fon rang, Ü conjurale roi fon père de lui^permettre d'aller paffer trois mois dans un chateau for le bord du Tage. Ses inftances réïtérées obtinrent ce qu'il défiroit fi ardemment;ü partit avec un très-petit nombre de domeftiques. La retraite que choififfoit le prince d'Hefpérie étoit charmante; la reine fa mère 1'avoit fait décorer de tout ce que 1'art peut ajouter a une belle fituation. Des avenues plantées d'orangers & de citronniers conduifoient a ce palais, dont rarchitefture étoit auffi admirable que les apparterrens en étoient bien diftribués. On en fortoit de plain-pied pour entrer dans les jardinsjune Wue & folide terraiTe garantiffoit ce fépur délicieux de 1'impétuoftté des flots du fleuve, devenu par la proxlmité de fon emoouchure affez large & affez profond, pour que les plus grands vaifleaux y voguaffent en sürete. Le prince d'Hefpérie, maïtre de s'abandonner * fes peines , les nourrilfok fans ceffe par de , triftes fouvenirs. La chaffe étoit le feul amufement qui l'arrachoit quelquefois a la loatude, „.ais fans 1'arrachev a fa triftelfe. Ni le bruit tes chiens, ni celui des piqueurs ne 1'empecholent pas d'être abforbé dans fes penlees. ^iks le. conduifirent un. jour jufqu'a ne pas  QlTATRIEM E VeILZÈE. 437 s'appercevoir qu'il s eloignoit de la chafte. Après avoir marche' long-tcms, il revint k lui; il vit qu'il s'e'toit e'garé; dans le tems qu'il cherche a rejoindre fon équipage, il voit a peu de diftance de lui trois hommes qui en attaquoient un feul, de qui 1'aga ne lui permettoit pas une longue défenfe. Indigni d'un combat li inégal, ou plutót d'une acHon ü lache, il avance, & Ie cimeterre au poing, il tombe fur ces afTafww. Son courage les e'tonne, ils veulent fe défendre, mais bientót le prince leur fait mordre Ia terre. Celui qui venoit d'être redevable de Ia vie au prince d'Hefpe'rie s'avance, & lui dit : Je ne fais dans ce moment fi c'eft votre valeur ou votre générofité que j'admire. Recevez dans eet embrafTement les témoignages de 1'eftime |«e vous venez de m'infpirer, & ceux d'une reconnoiffance qui ne mourra jamais dans mon cceur. Le prince toujours indifférent pour tout ce qui n'avoit point de rapport a fes malheurs, ne fentit aucune curiofité de favoir quel étoit celui k qui il venoit de préter fon fecours , il fe contenta de lui répondre : J'ai rempli les devoirs de l'humanité. II s'éloigne, il parcourt les routes de la forêt, & il retrouve fes piqueurs qui le cherchoient. II y avoit déja plus de deux mois que ce friv.ee étoit éloigné de ia cour du roi fon père. E e iij  438 Veillêes de Thessalib, Il commencoit a fe plaindre de fe voir forcë de quitter une folitude, oü le deflin lui épar> gnoit du mo'ns le pénible ufage de la contrainte, lorfqu'un jour, étant plangé dans la plus profonde rêverie, il en fut retiré par un grand bruit. II court a un halcon ; il voit une groffe troupe d'étrangers qui attaquent les gens de fa fuite. Ces malheureux, affaillis par le nombre, ne fe défendoient que pour retarder leur mort de quelques inftans, Le carnage & les cris étoient terribles ; le prince vole au fecours de fes gens; il fe jette au milieu des combattans, & terraffe tout ce qui ofe lui faire tête, Mais bientöt ces barbares s'appercevant que le prince n'étoit fuivi de perfonne, ils fentent ranimer leur efpérance & leur fureur, ils reviennent fur lui 5 ils 1'entourent, fon cimcterre vole en éclats; on le faifit, on le ,jétte dans une chalöüpe, & bientót il eft conduit dans un vaik feau» qui, a la faveur d'un vent frais fecondé par les rames, regagne la grande mer. Ces barbares étoient des pirates ; rien n'é«* cliappa a leur avidité. Le vaiffeau fut chargé de toutes les richeffcs enlevées dans le chaïeau du Tage. Le roi avoit ordonné a fon fils de porter toujours une ceinture de diamans d'oü pendoit fon cimeterre; la poignée de ce cimcterre étoit auffi enrichie de pierredes, Quel-  quatrieme VeIZZÉE. 4^ qu'immenfes que fuffent les richeffes dont ces barbares venoient de fe rendre maïtres, elles ne valoient pas la ceinture & le cimeterre. Dès qu'ils fe virent en füreté, ils opinerent pour jetter le prince a la mer. Notre illuflre infortuné attendoit la mort fans la redouter, & il regardoit ces barbares d'un ceil tranquille; on le déshabille, on lui lie les bras & les jambes, & on le jette a la mer. Les flots le couvrent a 1'inftant. Mais, ö prodige étonnant! Le prince d'Hefpérie après avoir repris la connoiffance qu'il avoit perdue, fe tröuve couché fur un lit magnifique; il croit d'abord rêver; il doute qu'il refpire encore, il regarde de tous cötés: tout 1'étonne, tout 1'éblouit. Oü fuisje , s'écrie-t-il ! Ce lieu fuperbe oü regne la fomptuofité eft-il la demeure des morts, dont la vie a été vertueufe! Que fuis~je enfin dans ce moment! II fe léve, il marche d'un pas timide; il ne penfe pas être feul dans ce féjour délicieux, il craint d'être vu dans 1'état oü il eft. Mais bientót fon embarras ceffe. II appercoit une table longue, faite d'un feul rubis; cette table lui paroit couverte de différentes robes; il approche, & il voit qu'il ne s'eft pas trompé. Parmi des vêtemens magnifiques , le prince en ttrouve qui n'ont que de la propreté; il choi- E e iv  440 Veïllées de Thessaeiê; fit & met celui qui lui femble le plus lïmple. Revenu de fa première fiirprife , il confidère plus attentivement le lieu oü il fe trouve. II eft dans un palais de crifial : ce qui furprend le plus le prince , eft le plafond ; il voyoit couler les flots par-delfus, il en entendoit le murmure : les monftres immenfes de la mer ferabloient pofer a plat fur le plafond , & 1'aller écrafer; mais rien n'écrouloit, & les baleines ainfi que les vaiffeaux, fe montroient aux yeux en paffant , & difparoiffoient emportés par la rapidité des courans, Le prince porte fa vue de toutes parts. Nouveaux objets, nouveaux mouvemens d'admiration. II perd pour un moment le fouvenir de fes malheurs; il voit une grande enfilade de pièces, il paffe dans la plus prochaine , il trouve des ornemens d'un autre goüt : cette pièce lui paroit encore plus fomptueufement décorée que celle d'oü il fort. II n'examine Hen en détail, la curiofité le mène dans la troihème. Nouvel ordre , nouvel arrangement. II s'approche d'une table faite d'un feul diamant bleu; elle étoit couverte de vafes de différentes grandeurs & de différentes matières , pofés & rangés dans une ingénieufe difpofition. Les liqueurs dont Ces vafes étoient remplis répandoient une pdeut raviffante; le prince prend d'une maiO;  QXIATRI EMS VSILLÈE. 44Ï timide un des plus petits vafes , le porte a fts levres qu'il mouille de la liqueur, il y trouve un goüt inconnu , mais délicieux; il en bok quelques gouttes , & foudain il fent fes forces réparées. Car malgré fa fermeté, Ia nature , toujours la même chez tous les hommes, avoit fouffert en lui. II continue a parcourir ce palais enchanté: Ce qui 1'étonne le plus , eft de n'y rencontrer perfonne; il commence a craindre d'y refter feul livré a lui-même. A cette penfée les beautés qu'il vient d'admirer perdent prefque leur éclat a fes yeux. Son imagination agit fans luï préfenter aucune idéé oü il puilfe s'arrêter. II avance toujours : a Ia feptième pièce , il trouve une portière de velours verd bordée de peries", il n'ofe la tirer entièrement, il ne fait que 1'entr'ouvrir. Quelle eft fa joie ! L'horreur d'une folitude éternelle difparoit : il voit un homme. Cet homme couché fur des carreaux magnifiques, la tête appuyée fur le bras droit, paroiffoit endormi. Soe air de majefté fit douter au prince fi c'étoit un mortel ou un dieu, Une longue robe le couvroit; le fond en étoit pourpre, brodé d'une prodigieufe quantité de différens animaux qui brilloient par 1'or & par le mélange de différentes pierreries. Le prince d'fiefpérie , rempli d'admiratloa >  ^42 Veielées deThessalie, k'ofe avancer , il ne peut auffi reculer : il eft attaché par un mouvement de refped mêlé de tendreffe, auprès du vénérable vieillard; il le confidère; il penfe que voila celui qui par un fecours miracüleux lui a fauvé la vie. Le vieillard ouvre les yeux, il les porte fur le prince qui modeftement baiffe les fiens,, Approche, lui dit-il d'un ton affe&ueux: tu nas rien a craindre. Le prince obéit, il s'incline refpectueufement devant le vieillard, qui avec bonté le force k fe placer auprès de lui fur une pile de carreaux; puis il lui parle en ces termes: Le fecours que je viens de te donner, tout ce que tu vois, t'inftruifent de mon pouvoir; il feroit a fouhaiter que les rois fe ferviilent de celui que les dieux leur ont départi comme j'ufe du mien. J'aime la vertu, je la protégé, je ia récompenfe, & fi je punis le crime, ce n'eft jamais par un mouvement de colère, je ne fonge qu'a corriger les hommes. Tu as ete recu dans ce palais, mérite une plus grande proteélion. Apprends-moi qui tu es, tes aventures, fur-tout n'oublie rien de ee qui peut me développer les fecrets fentimens de ton cceur. Parle avec affurance & fans détour. Seigneur, repliqua le prince d'Hefpérie, un fentiment plus, fort encore que celui de la reconnoiffance, met-* tra la vérité dans ma bouche, Oui, je fens déja  QuATRIEME VEI L1Ê E, 44,3 pour vous une tendreffe, permettez-moi ce terme, qui me fera vous ouvrir mon cceur, fans fonger que je vous obéis, & puiffent les dieux me punir fi j'altère en rien la vérité. Le roi de la grande Hefpérie m'a donné le jour, continua le prince, Ma mère ne vit plus, & mon père, quoique je fuffe 1'unique fruit de fon mariage, n'a pas voulu paffer a un autre. II a beaucoup d'efprit & de favoir , & il a donné toute fon application a me rendre digne de lui; il eft né jufte , humain, libéral, & magnifique. Toujours attentif au bonheur de fes fujets, il étoit fans ceffe occupé du défir de former mon caractère fur le fien, & fur les exemples de bonté , de douceur & de clémence qu'il me donnoit. J'avois a peine feize ans, que me trouvant 1'efprit affez formé, il ordonna a fon premier miniftre de me voir fouvent, de me faire connoitre les droits du fouverain , & ceux des fujets fur qui je devois régner, de m'inffruire «tifin dans la faine poütique. Ce fage & éclairé miniffre eft un des plus grands feigneurs de 1'empire; les rois d'Hefpérie n'ont pas déJaigné de prendre des relnes dans fa maifon, & de donner a la fienne des princeffes. Le prince d'Helingzia, c'eft le nom de ce grand homme, a de la vertu, de 1'équité, du courage, de la  444 Veielees de Thessalie, prévoyance & de 1'exacïitude. Je pris pour lui la plus tendre amitié ; j'étois charmé de fes converfations, & je les préférois aux amufemens que les jeunes gens de mon age cher. choient a me procurer. Mais comme les occupations d'Helingzia ne lui permettoient pas de venir dans mon appartement auffi fouvent qua je 1'aurois fouhaité, je priai mon père de trouver bon que j'allalfe quelquefois chez le prince d'Helingzia; j'ajoutai que cette liberté me mettroit plus a portée de profiter de quelques quartsd'heure de fon loifif. Mon père m'écouta avec un plaifir fenfible; il penfoit que d'heureufes difpofitions me ren^ doient aimables les entretiens férieux que d'Helingzia avoit avec moi. Vous me charmez, motv fils, me dit-il, & vous augmentez bien dans ce moment les efpérances que j'avois déja congues de vous ; a votre age montrer de 1'ardeur pour l'inftruction, vouloir vous mettre dans 1'habitude de penfer & rle réfléchir, aimer ceux qui par leur expérien; e peuvent vous éclairer, c'eft annoncer que vous mériterez un jour 1'amour de mes fujets & 1'eftime de 1'univers. Ah! mon fils, je ne crains plus pour vous qu'un bonheur trop foutenu; un peu d'adverfité affermiroit encore vos vertus : allez, mon fils, allez, je vous laiffe le maïtre de voir chez lui  QuATRIEME FeILLÈB. 44/ d'Helingzia auffi fouvent que vous le voudrez, Ce difcours redoubla encore mon émulation, il rehauffa mon courage fans toutefois me donner de 1'orgueil: il me perfuada feulement qu'a* vee de 1'application & de bons avis, je pourrois me rendre digne de fuccéder a mon père* Je rendis ma première vifite a d'Helingzia, fans qu'il en fut averti; je lui dis que le roi m'avoit permis de le voir chez lui auffi fouvent que je le voudrois. II me pria de trouver bon qu'il me préfentat fa femme & fa fille unique. Nous pafsames dans leur appartement; la mère étoit encore a la fleur de fon age; fa fille quï n'avoit alors que quatorze ans , me frappa» Jamais je n'avois rien vu de fi beau & de fi parfait. ( Le prince s'arrêta un moment ; les yeux baifles, il foupira en homme accablé de la plus vive douleur ; puis il reprit: ) Carite , cette adorable perfonne , joint a une beauté admirable, un efprit infiniment vif, modéré par une fageffe rare. D'Helingzia me demanda Ja permiffion de me laiffer avec fa femme & fa fille , pour aller remplir des devoirs indifpenfables. Carite & Amalthée fa mère me charmèrent par leur converfation. Je me fis une douce habitude d'aller chez d'Helingzia, j'y travaiilois avec application & avec zèle, néanmoins je n'étois pas faché de le trouver  44* VeiLLÊES DE THESSAtlfj qüelquefois trop occupé pour me recevoir j alors je paffois avec vivacité chez Ia mère dé Carite. Je crus pendant plus de deux ans n'aimef Carite que comme on aime une fceur; je lui avois même demandé la permiffion de lui donner ce nom, & je 1'avois auffi accoutumée £ ffl'appeller fon frère , quand elle n'étoit entendue de perfonne. Cette liberté qu'elle s'étoit permife, me faifoit craindre la compagnie cheZ Amalthée, car dès qu'elle pouvoit être entendue, Carite me traitoit de feignenr ;'terme refpedueux qui me faifoit fouffrir en fecret. Enfin je devins plus férieux, Carite plus réferyée, mais nous n'en avions que plus de plaifir a nous voir. Mon père pénétra un fecret dont je n'avois encore qu'une idéé confufe; il m'apprit que j'étois amoureux; il ne défapprouva pas mes fentimens; mais il me dit que j'étois encore trop jeune pour qu'il pensat a me marier ; que je ne devois fonger qua mériter la brillante réputation qui ne s'acquiert que par les armes. L'occafion eft favorable , continua-t-il: qüelques rois des Gaules, jaloux de ma puiffanee, ont réfolu de defcendre les Pyrénées pour venir attaquermesétats, je veux les prévenir: difpofez-vous k partir avec d'Helingzia. Guidé &  QVATRIEME VeILLÉE. 44? inftruit par lui, allez apprendre a ces rois qüe 1'héritier de mon tröne eft digne d'y monter, & qu'il faura le' défendre & en foutenir féclat. J'avois oublié de vous dire, Seigneur, reprit le prince d'Hefpérie, que le fage d'Helingzia eft le plus expérimenté & le plus célèbre général de fon fiècle; il n'a pris 1'adminiftration des affaires de 1'état, qu'après avoir fubjugué tous les petits fouverains de 1'Hefpérie, & réuni dans un feul monarque ce* pouvoir qui auparavant étoit divifé. L'amour eft un puiffant aiguillon pour la gloire. Je brülois d'impatience de quitter pour elle ce que j'adorois. Je vis Carite , le trouble que je crus lire dans fes regards timides, me troubla moi-mcme. La joie que 1'efpérance de courir a la gloire m'avoit caufée , fit place a la trifteffe. Je m'approchai de Carite en tremblant, je voulus parler, mais il ne me fut pas pofïible de proférer une parole. Quelques larmes dont nos yeux fe mouillèrent, firent nos adieux. Me voila dans les Gaules a la tête d'une puiffante armée. Après deux ans de guerre qui ne difcontinuoit pas même dans la rude faifon de 1'hiver, je gagnai une bataille fi décifive , qu'elle forca les ennemis a demander la paix. Viótorieux , je crus qu'il étoit de la magnanimité de 1'accorder. Elle fut conclue felon  448 Veiel'ées de Thessalië, le pouvoir que j'en avois du roi mon père. Les articles en furent dreffés par d'Helingzia a qui je laiffai le foin de ramener les troupes. Je partis , & je partis avec la fecrète fatisfaöion de penfer que j'emportois 1'eftime de ceux mémes que je venois de vaincre. L'amour excité par les défirs de la gloire m'avoit fait quitter la cour fans prefque en gémir. L'amour couronné par la gloire me fit voler pour paroitre aux yeux de Carite. Mon père, dans fes embraffemens, voulut bien me lailfer appercevoir combien il étoit content de moi. Je vis Carite, que je latrouvai belle ! La douleur en nous féparant, nous avoit §té 1'ufage de la parole ; le plaifir de nous revoir nous óta de même la liberté de parler. Mais nos yeux & un filence éloquent nous inftruifirent de ce qui fe paffoit dans nos cceufs. Carite, que deux ans avoient achevé de former, avoit pris un caractère plus férieux; elle connoiffoit alors les conféquences de fes difcours & de fes aftions. Cette connoiffance me la fit retrouver plus mefurée & plus circonfpeöe avec moi. Je n'y perdois rien dans fon cceur, mais je perdois tout, quand 1'occafion me fournilfoit le moment de 1'entretenir fans témoins. Je me plaignis a elle de la févère se  "QïXATRIEME FeiLLÉE. ft* Sc fcrupuleufe réferve qui me déroboit depuis mon retour le plaifir , pour moi fi fenfible , de 1'entendre m'appeller fon frères Le refpect, -me re'pondit-elle , a interdit a ma bouche une liberté qu'il condamnoit; mais, prince , quand je vous nomme feigneur , je 1'avouerai, je murmure en fecret contre ce mème refpect a qui j'obéis. Ah ! Carite , repartis-je , que je trouvois de charmes a vous entendre m'appeller du doux nom de frère ! cependant que je ferois a plaindre fi vous étiez ma fceur Si j'avois eet honneur , me repliqua Carite, je fens que j'en gémirois tout bas. Mon père ne me laiffa jouir que peu de jours de la douceur que je trouvois a voir & a entretenir Carite. II m'apprit que pendant mon abfence quelques petits fouverains d'Afrique croyant toutes les forces de 1'Hefpe'rie employees a la guerre contre les Gaules, avoient ofé faire une defcente fur nos cótes maritimes ; qu'ils en avoient été chaffés , mais que le défir de les punir de leur téméraire entreprife lui reftoit. Puis il ajouta : J'ai fait préparer une fiotte , je vais la confier a votre valeur & & 1'expérience de celui qui Ja commandera fous vos ordres. Ainfi, mon fils, je n'ai le plaifir de vous revoir que pour exciteü votre courage a courir a de nouveaux explorts* lome XXVL F f  QfO VEtLLÉËS DE THESS A L I É, Le défir ardent que j'avois d'ajouter encore a la gloire que je m'étois dé ja acquife , ne put vaincre la douleur fenfible que ce coup me porto it. Quoi I dis-je , encore m'éloigner de Carite ! Ah ! gloire cruelle, que vous coütez cher a mon cceur ! En quittant le roi , j'allaï chez Amalthée. J'entrai avec un air trifte & abattu: Carite me regardoit avec inquiétude* Qu'avez-vous, feigneur, me dit-elle en s'approchant de moi ? Je vais vous quitter, lui répondis-je. Nous quitter, reprit-elle vivement I Oui, repartis-je ; car quand le devoir me force a m'éloigner des lieux oü vous étes, je ne regrette & ne quitte que vous, & lorfqu'il m'eft permis de revenir, je ne cherche & ne revois que vous. Mon père, pourfuivis-je, m'envoie en Afrique. Hélas ! que les lauriers que je vais y cueillir me coüteront cher ! Ah! belle Carite, du moins plaignez-moi! ofez me dire que vous fouhaiteriez de me voir plus heureux. Carite rougit a ce difcours, parut embarraifée, & ne me répondit rien. Eh ! quoi, repris-je, n'avezvous rien a me dire de confolant, quand je vous adore, & que je vais vous quitter ? Les larmes que je ne puis retenir dans ce moment, me répli'qua-t-elle , ne vous inftruifent-elles pas des fentimens de mon cceur; je ne murmure point de vous voir obéir, mais je mvy^  QVATKIEME VEïZZèE. tff niure contre les ordres qui vous arrachent de ces lieux. Partez , prince, & revenez tel què vous vous éloignez. Araalthe'e qui nous regardoit attentivement, m'empêcha de répondrë a Carite. Je partis pour aller en AfHqtie ; la foible TêTGftance que ces peuples barbares m'opposèrent, me mortifia. Je vis avec peine qu'il n'y auroit pour moi ni péril, ni gloire; Ie chagrin que je relTentois d'ctre éloigné de Carite en augmenta, ainfi que le défir de me retrouver auprès d'elle. Pour finir cette apparence de guerre, car en effet ce n'en étoit pas une véntable , j'avangai fur les ennemis ; ils fe fau vèrent dans ces déferts oü je ne pouvois les We fans rifquer de faire périr mes troupes, La düette de vivres & fcs bétes fau étoient également a craindre» J etois a la veille de remonter fur mes vaiffeaux pour voler auprès de Carite; 1'efpoir de la «voir bientöt me charmoit, lorfque je vis arriver un courier du roi. Pardonnez , feigneur reprit le prince après un moment de filence ' paidonnez les foupirs qui malgré moi échap! pen a mon cceur , & ne condamnez pas encore les larmes que je ne puis retenir, au fouvenir ?" ^IheUr ^ue ïe vous raconrer. Voici tnke & penant récit que me fit ie courier. Ff ij  4?2 VeilléesdeThessaliè, Vous favez, feigneur, que le plaifir du roa eft de fe promener fouvent fur le fleuve Bétis, ou le long de fes börds charmans. II y avoit a peine deux mois que vous étiez parti , lorfqu'un jour il monta fur une de fes magnifiques chaloupes qui ont été conftruites & décorées pour 1'amufement de votre jeuneffe. Amalthée & Carite étoient aux cótés du roi. Plufieurs autres chaloupes parées de ce que la cour a de plus brillant , le. fuivoient ou 1'entouroient. La joie régnoit dans tous les yeux, quand tout-a-coup ils furent frappés d'un fpectacle étonnant. C'étoit un char dans les airs , qui en s'abaiffant, permit de diftinguer un homme fuperbement habillé. Deux lions attelés a ce char Ie conduifoient au gré de celui qui les guidoit. Sa tête étoit ceinte d'un diadéme refplendiffant de pierreries, & il tenoit un fceptre a la main droite. Le char s'arrêta a peu de diftance de la chaloupe oü étoit le roi. Alors le roi fe leva, & s'inclina refpeótueufement. L'enchanteur, car on ne peut douter que ce n'en fut un , falua le roi. Amalthée & Carite a fes cótés, firent une profonde révérence. L'enchanteur refta un moment a contempjer Carite, puis en s'élevant dans les airs, il s'écria : Qu'elle eft belle.'  QVATRIEME P~EILZÉE. ^ Eft-ce un objet réel que nous venons de voir, dit le roi aux courtifans qui 1'entouroient? Eft-ce un fantöme 3 Quel eft-il ? quelle eft fa nature ? Si c'eft un fantöme , quelle puiffance 1'offre a nos yeux? On refta dans ce doute, mais fans autre inquiétude que celle qui accompagne une curiofité bien fondée. Plufïeurs jours s'étoient écouïés , lorfque le roi accompagné d'Amalthée, de Carite & de la plus brillante jeunelfe de fa cour, monta ï cheval pour aller fe promener. On étoit a prés de deux lieues de la vitte-, quand on appercut de loin un nuage de forme ronde qui rouloit rapidement fur la furface de la terre, & qui venoit a nous. Quel eft encore ce nouveau prodige, s'écria le roi ! Avons-nous a le craindre, ou en ferons-nous feulement , ainfi que nous 1'avons déja été, fimples fpeétateursl Le nuage s'ouvrit a cinquante pas du roi; il reconnut 1'enchanteur qu'il avoit déja vu dans les airs , qui s'avanca vers Ie roi, le falua, puis lui paria en ces termes : Quoique ma puiffance föit au-defius de tous lespotentats du monde; quoique je fois toujours le maïtre de les réduire aux fers, &i d'envahir leurs états ; quoique je puilfe enfin term- tout de mon propre pouvoir; c'eft de toi, roi d'Hefpérie , que je veux obtenir le Ff iij  '4ƒ4 Veillées de Thessalie, feul bien qui me manque aujourd'hui pour être au comble du bonheur. Carite eft le gage que je te demande d'une éternelle paix. Je fais quels font tes deffeins, ils font grands, mais Carite eft digne d'un rang encore plus élevé que celui oü tu veux la faire monter. Je puis le lui donner, je puis même, & le deftin me le permet, en 1'époufant lui communiquer ce pouvoir fans bornes qui me rend redoutable a tout 1'univers. Roi d'Hefpérie, réponds. Le roi, malgré la préfence d'efprit qui lui étoit ordinaire, fe trouva embarraffé ; il fentoit le danger de faire un refus formel. Après un moment d'incertitude , il répondit que Carite n'étant point fa fille, il ne pouvoit en difpofer fans 1'aveu de fon père; que ce foutien de fa couronne étoit abfent ; mais qu'il arriveroit inceffamment, & qu'il étoit perfuadé que ce tendre père ne s'oppoferoit pas a la grandeur de Carite. Roi d'Hefpérie, repliqua 1'enchanteur, ta réponfe eft un refus , j'en fuis auffi furpri:: qu'offenfé ; je veux bien toutefois t'épargner la jufte punition que mériteroit ton audace ; ma paffion pour Carite exige ce facrifice, mais je vals a tes yeux me rendre maïtre de eet objet que j'adore. Alors une nuit obfeure rend invifibles & le ciel & la terre, la crainte & 1'horreur faififfent tous les efprits, On entend  QuATRlEME F~EIZZÊE. 4.5-5* Carke pouffer des cris pergans, ceux de fa mère mourante d'effroi lui répondent. Enfin le jour revient, le roi cherche des yeux Carite , mais vainement, il voit le nuage déja loin dans les airs. Le roi, Amalthée & d'Helingzia font dans une afflidion inexprimable, & toute la cour remplie de triftefie , partage leur jufte douleurjfl Le roi trop perfuadé de 1'état déplorable oü vous jettera le funefte fort de Carite, n'a voulu que vous en fuffiez inftruit qu'au moment out vous pourriez quitter 1'Afrique. II vous ordonne de vous rendre auprès de lui. Que devins-je a ce terrible récit! Je paffaï de Faccablement a la fureur, & de la fureur a faccablement. Je voulus mille fois me pereer le fein , pour ne pas furvivre a la perte que je venois de faire. Les horreurs d'un trépas forcé ne m'arrêtèrent point. Un rayon d'efpérance ... . Eh ! fur quoi, grands dieux, étoïtil fondé ! Ce fut lui néanmoins qui me retint a la vie. Je m'embarquai: je revins k la cour de mon père. J'y lus fur tous les vifages les preuves trop certaines de mon malheqr. Quel fpedacle pour moi ! Je cherche en vain Carite dans tous les endroits ou je 1'avois vue, oü j'avois foupiré prés d'elle, oü j'avois ofé 1'entretenir de la paflion la plus vive & la plus Ff iv  %$$ VeILLEES be Thessal ie, refpedueufe qui fut jamais. Je trouve par-tout un morne filence ; tout le monde ge'mit de mon trifte fort, mais chacun craint de me faire fa cour, dans 1'appréhenfion que fa trifteffe n'ajoute encore a la mienne. Cette attentiorl cruelle me laiffe feul au milieu même des courtifans. La douleur des peuples eft vive Sé de peu de dure'e; occupés de leur propre bonheur , ils oublient bientót les peines qui ne portent pas fur eux a plomb. Ils ignorent enfin Tart de fe contraindre. Le courtifan tou^ jours politique , s'obferve plus long - tems i maïtre de fon exte'rieur, il fe montre ce qu'il Veut paroitre. II fe laffe toutefois d'un maintïen etudié; le tems le maïtrife , & fait difparoitre ün air de trifleffe ou de joie qu'il ne confervoitquepar bienféance. Non, il n'eft que les liens du fang, ou ceux de l'amour qui foient une fource ine'puifable de larmes. Amalthe'e, d'He-« Imgzia & moi ne pouvions nous confoler, & mon père péne'tré de ma douleur que rien ne pouvoit feulement diftraire, affedoit une fermeté qui lui coütoit cher. Enfin d'Helingsia feul un jour avec moi me tint ce langage: II faut, feigneur, mettre un terme a votre afflidion ; elle devient une foibleffe indigne d'un grand prince : vous vous devez a 1'état, Moi,  Qu atri e M e VeiLZÊE. tfj pêre malheureux & fans attachement a la vie, je ne me crois pas le maïtre de difpofer de la mienne : je la dois a mon roi. j'ofe donc vous repréïenter que comme fils & he'ritier de ce monarqüe , vous devez lui étre foumis. II exige de vous de prendre une alliance, & il Vous laifTe la liberté de choifir en Europe la princefle que vous croirez la plus digne de'faire Votre bonheur. Oui, prince, ajouta-t-il, voyant que je 1'e'coutois impatiemment, oui, il faut vous déterminer; le roi le veut, & 1'empire demande des fueceffeurs. J'admirai le courage du père de Carite , quoique je fufTe indigné de fon difcours. C'eft vous , lui dis-je, qui me tenez ce langage? C'eft vous qui me faites une telle propofition? Oui,c'eft moi , me repliqua-t-il d'un ton ferme , oui , c'eft moi, qui vous dis que votre devoir vous engage a donner au roi cette marqué de foumiffion, & a vos fujets cette preuve de votre tendreffe pour eux. Que vous étes cruel, m'e% criai-jei Que vous étes fcible & injufte, reprit d'Helingzia ! Mais, prince, il eft tems de réfoudre, que répondrai-je au roi? pariez! Eh bien! dis-je , témoignez a men père combien je défire de remplir mon devoir, mais ne déter. minez rien ; demandez du tems. Je fortis fans Uttendre aucune repartie,  '458 Veillé'es de Thessalie, Je m'appercus bientöt que ma réponfe avoit donné quelqu'efpérance au roi. La cour, ainll que fon fouverain, reprit un air plus gai; on paria de chafTe, de jeu , de fpeétacles, de fêtes ; enfin tout étoit en mouvement pour me diftraire. Je me trouvois par-tout pour complaire a mon père; mais quelques efforts que je fiffe pour cacher la trifteffe qui régnoit au fond de mon cceur, elle percoit malgré moi , les plaifirs aigrifïbient encore ma douleur. Carite me manquoit. J'avois d'abord demandé un délai confidérable pour me déterminer. Ce délai fini, je conjurai mon père de m'en accorder un fecond , je 1'obtins. Cependant les agens du roi alloien, dans toutes les cours de 1'Europe, & en rap portoient les portraits des princeffes qui ; brilloient le plus. Je louois tous ces portrait prefqu'également, & je les regardois avec tan d'indifférence, qu'un inftant après il ne m'e reftoit aucune idée. Mon père fatigué de m voir ou éloigner, ou éluder toujours , quani il s'agiffbit d'une alliance déterminée, me parli enfin en père & en roi. Avez-vous, prince, me dit-il, oublié tou vos devoirs? L'amour vous rend-il infenfibf aux chagrins que vous donnez a un père tous rend-il fourd aux cris de mes fujets ? Ijs  QuATRI EME V E I LLÉE. tfp vous demandent, ainfi que votre roi, des fucceffèurs a eet empire. Rendez-vous a nos vceiix: faites un choix; fongez, prince , que le bonheur des peuples doit toujours être le premier objet de ceux que le ciel a fait naitre pour regner. Votre tendreffe pour 1'infortunée Carite met une tache a votre gloire, puifqu'elle vous rend injufte : il eft tems d'en triompher; laiffezen le foin a une princeffe aimable, qui bientót 1'unique objet de votre amour, fera votre fc'licité. Enfin je vous ordonne de la choifir , cette princeffe , & fongez que je veux être obéi. Allez , prince , vous n'avez rien a me répondre. Le difcours de mon père me fit trembler, & je fortis fans ofer lui parler. J'allai chez d'Helingzia, ma douleur 1'étonna. Je le coqjurai, en mouillant fon vifage de mes larmes , d'obtenir pour dernière grace de mon père la permiffion d'aller paffer trois mois dans un chateau fitué fur le bord du Tage. Je promis qua mon retour il me trouveroit difpofé a faire tout ce qu'il exigeroit de moi. Mon père attendri & fatisfait de 1'engagement que je prenois, eut encore la complaifance de fe rendre a mes de'firs. Je partis , j'arrivai dans cette belle folitude, oü je jouiffois du moins de la trifle confolation de m'abandonner fans contrainte a  46o VeillÈes de The ss a£ ïe, toute ma douleur. Mais des pirates, après m'avoiV enlevé- & conduit a leur vaiffeau , m'ont jetté a la mer, & je ne fais par quel miracle je me trouve dans ce fuperbe & merveilleux palais , ni quelle main fecourable & divine m'a fauvé la vie. Le prince alors fe tut. Le véne'rable vieillard prenant la parole, dit au prince d'Hefpérie : Tu viens de me charmer, mon fils, paree que tu n'as en rien altérê la vérité: ton récit m'a touché fans m'avoir rien appris, je favois tes malheurs. Les infortunes de ta vie ne font peut-être pas encore finies. Les dieux, quand ils veulent former un grand homme , éprouvent fa conftance & fa fermeté par des revers , mais fouvent une récompenfe brillante lui fait perdre le fouvenir de fes longs travaux : efpère, mon fils : je puis te donner des avis falutaires; je puis auffi t'aider utilement: je ferai 1'un & 1'autre avant de nous féparer; mais je veux te garder encore quelques heures dans ce palais que je n'ai édifié que pour t'y recevoir, & dont je veux que tu voyes toutes les merveilles. Ah ! feigneur, dit le prince d'Hefpérie en fe jettant aux piés du fage, qu'ai-je fait pour m'attirer votre divine proteftion ! II fuffit donc pour la mériter d'être malheureux. Je ne puis avoir que ce titre auprès de vous. Le tems, mon fils, répondit  QUATR IÉMÈ V EI L1È E. 461 le fage , t'éclaircira ce myftère. Viens, parcours avec moi ce palais. II entra dans une gallerie oü le prince le fuivit; elle étoit garnie de plufieurs tableaux, dont quelques-uns étoient couverts, mais un rideau fe tira de lui-même. Quelle eft la furprife du prince ! II voit les pirates qui font enlevé , épars fur la mer en courroux, & leur vaiffeau brifé contre un écueil qui ne leur JaifTe aucune efpérance. Tu vois , lui dit le fage, une repréfentation fidelle du fort de tes ravuTeurs : ils regoivent dans ce moment la jufte punition de leurs crimes , il étoit tems d'en arrêter fe cours. Tu es vengé. Seigneur, dit le prince , ayez pitié de ces malheureux : que ne leur dois-je pas ! mon bonheur eftl'ouvrage de leur égarement. Faites-leur grace , & en la leur faifant, rendez-les dignes de vivre. 3'approuve& j'admire ce fentiment, reprit Ie fage, fans en être furpris; je fais que ton ame eft généreufe ; mais le deftin a prononcé Ia mort de ces hommes criminels. Ils ne font déja plus. Ah ! feigneur , s'écria Ie prince d'Hefpérie, votre puiffance eft fans borne , je le vois ! vaisje recevoir Carite de vos mains ? Sans elle, hélas ! le jour que je vous dois me fera bientót ravi. Rougis de ce mouvement de foiblelfe,  4&2 VEiLLÉES DE f HfiSSÏtïï, reprit Ie fage : défire d'être heureux, fais tout ce qu'il faut pour le devenir; mais fi le fort t'eft contraire, fois affez vertueux pour foutenir avec courage des malheurs même plus réels. Rends juftice l ton deftin; ceux qui t'accablent aujourd'hui, ne font que les triftes enfans d'une imagination préoccupée. Je te le dis, préparetoi a tout événement. Carite, pourfuivit le fage, n'eft pas en mon pouvoir. L'enchanteur qui la retient dans des lieux défendus par tout ce que fon art a pu inventer, s'appelle le prince Jincéglis. II eft écrit au livre des deftinées, qu'il n'y aura qu'un héros épris des charmes de Carite, qui puiffe entreprendre de la retirer des mains de fon raviffeur ; que ce héros peut périr, mais que fa gloire fera immortelle. Le rayon d'efpérance que le fage donnoit au prince, rehauffa fon courage abattu, & lui fit défirer ardemment d'affronter les dangers qui lui étoient annoncés, II s'éleva fur le champ dans fon cceur mille mouvemens divers ; la reconnoiffance qu'il devoit au fage, prévalut toutefois fur 1'impatience de le quitter. Pénétré des bontés de fon bienfaiteur , il voulut encore fe profterner devant lui ; mais le divin fage le retint, 1'embraffa, & lui dit avec tendreffe: Je t'aime , mon fils, & je dois t'aimer, Cet  QU ATRI E M E V'E I X LÈ E. 4,6*3' inftant étoit le premier oü ce malheureux amant avoit gouté quelque joie depuis 1'enlèvement de Carite, Jincéglis, reprit le fage, eft plus redoutable encore que tu ne penfes. Sans l'amour que tu as infpiré a Carite, il pourroit efpérer d'en être aimé. Tu vas en juger ; regarde, ajouta le fage, en tirant lui-même un rideau qui cachoit le portrait de Jincéglis; regarde, voila ton rival. Dieux ! s'écria le prince, que devient 1'idée que je m'étois faite du raviffeur de Carite! je me 1'étois imaginé d'une figure horrible, & je le vois le plus beau & le mieux fait de tous les hommes. Ah! feigneur, ne voulezVous point alarmer ma tendreffe ? Jincéglis en effet eft-il tel que je le vois ? Oui, mon fils, repartit le fage , oui, Jincéglis feroit parfait, fi 1'ambition de s'élever au-deffus de tous les prince de la terre' ne 1'eüt rendu aufli criminel qu'il eft redoutable. En achevant ces mots , le fage s'avanca vers une autre pièce. La magnificence de cette pièce fut pour le prince un nouveau fujet d'admiration; elle étoit toute incruftée de pierreries diftribuées avec tant d'art, qu'il croyoit voir un parterre refplendiffant de lumière ; les yeux pouvoient a peine en foutenir 1'éclat. Tu vois , dit le fage au prince , cette table couverte d'un tapis ,  464 Veillêes de Thessaliesapproche & lève-le; il obéit. Rien ne pouvöi? plus le furprendre. Sa ceinture & fon cimeterre frappèrent fes yeux fans qu'il en fut étonné; fon premier mouvement fut de porter les mainS fur fes armes. Arrête, dit le fage, ce n'eft pas avec ce cimeterre que tu dois combattre pour la délivrance de Carite ; tu le tiens du roi ton père, tu le recevras une feconde fois de lui, ft tu peux faire tomber Jincéglis fous les coups de celui dont j'armerai ton bras. Tandis que le fage parloit,Te cimeterre & la ceinture difparurent. Ton père, continua le fage,"voit dans ce moment a la faveur d'un fonge que je viens de lui provoquer, tout ce qui t'eft arrivé depuis 1'inftant que les pirates' fe font rendus maïtres de toi ; il connoitra a fon réveil la vérité de ce qu'il aura rêvé, par la ceinture & le cimeterre qu'il trouverg devant lui: je lui fais efpérer ton retour & celui de Carite. C'eft a ta prudence & a ton courage a réalifer des efpérances qui le foutiendront jufqu'a ton retour, ft tu fors viftorieux de ton entreprife. Le prince d'Hefpérie avoit une curiofité extreme de voir ce que repréfentoient deux tableaux qui ne s'étoient point découverts ; néanmoins il n'ofoit par refpeft la laiffêr appercevoir au fage, qui lui dit: Je lis dans tes yeux  QuATRIEZdE VeiLLÊE. ce qui fe paffe dans ton ame; tu voudrois voir ces tableaux qu'un rideau te cache. Tes défirs font vains ; ils ne peuvent fe découvrir qu'aux yeux du libérateur de Carite. Je redouble dans ce moment 1'impatience que tu fens de courir a fa délivrance. Eh bien ! mon fils, fuis-moi, je vais te faire les dons qui peuvent feuls opérer la réuflite de cette grande entreprife. Le fage entra dans un cabinet, oü le prince vit des fphères, des globes, des cartes, des hiéroglyphes, & mille autres chofes, dont il ne connoifioit pas 1'ufage. Le fage le fit affeoir prés de lui fur un fofa, & lui paria en ces termes : Nous allons bientót nous féparer; tu vas bientöt, mon fils , commencer tes travaux, Sers-toi de ta conftance; ne t'étonne de rien, & fur-tout défends-toi de ces mouvemens de foibleffe qui dégradent un héros. Je ferai témoin de toutes tes adions. Avec un tel guide,^ dit le prince, je ferai vainqueur de Jincéglis. Vous conduirez mes coups. Non, mon fils, reprit le fage, en te quittant, je te livre atoi-même. Mais je vais armer ton bras de ce cimeterre ; fi ton courage 1'emploie , rien ne pourra lui réfifter. Sans s emouffer, il percera , coupera les armes enchantées, & fouriura a tout ce que tu exigeras de lui. Je te Tornt XXFIt Q g  q$5 Veillêes de Thes salie, donne aufli dans ce petit flacon fait d'une feule opale oriëntale, une liqueur qui réparera toujours tes forces épuifées; elle te provoquera aufli undoux fommeil, quand la nature fatiguée en aura befoin; ne crains point d'en boire, il y a un germe au fond du flacon qui régénère la liqueur & la rend intarilfable. Mais , mon fils , confidère , & garde foigneufement ce foufflet de maroquin couleur de feu; malgré fa petitefle, fa vertu eft admirable : tu peux t'en fervir contre tous les obftacles que tu trouveras, excepté contre ce qui aura la figure humaine; tu n'y dois employer que la pointe ou le tranchant de ton cimeterre. II eft né un cheval du fouffle de Borée; le deftin te fa réfervé : bientót il fe montrera a tes yeux ,tu le connoïtras a une houfle dont tu as toi-même defliné les chiffres; monte hardiment fur ce fuperbe animal, laiffe-le te conduire, il fait oü tu dois aller; fi fa viteffe te fatigue , bois de la liqueur du flacon d'opale, & fi tu le fens las, fouffle-lui dans les nafeaux avec ton foufflet myftérieux; aufli-tót il te téV moignera par un henniffement que fes forces font réparées. Ce même foufflet, par un effet contraire, affoiblira les monftres qui pourroient s'oppofer è 1'exécution de ton entreprife; fon fouffle les  QuATRIEME VexLLÈÈ, rendra doux & rampans devant toi: il renverfera auffi les murs , les citadelles, & percera les matières qui te paroitront les plus dures. Tels font les dons précieux que j'avois a te faire. Alors le fage touche le prince de la main qu'il lui met fur 1'épaule. Le prince pénétré de reconnoiffance, & rempli d'un efpoir qui lui fait fentir une joie douce, veut remercier le fage, mais k peine peut-il proférer quelques paroles. II fe laiffie enfin aller fur une pile de carreaux, place's au coin du fofa, & il s'endort. Le prince d'Hefpe'rie, frappe' par les rayonsdu foleil naiflant , eft e'tonné, en ouvrant les yeux, de fe trouver dans une des avenues du chateau du Tage. II voit prés de lui un cheval blanc comme la neige, dont les crins font couleur de feu. Ce fuperbe animal avoit un harnois enrichi de pierredes, & une houfle de velours verd. Le prince y reconnoït ( brode en perles ) le même chiffre que le fage lui avoit annoncé. Voila, s'écria-t-il avec tranfport, voila le cheval que mon divin proteéteur m'avoit promis; abandonnons-nous k lui. II, appproche de 1'animal fuperbe & doux, il 1'admire, il le carelfe, & après s'être fortifié par quelques gouttes de la liqueur intariffable, d fe jette fur fon cheval. Auffi.tót il traverfe Gg ij  tfgB Vehlées de Thessalie, de vaftes plaines, ni les e'tangs, ni les fieuves n'arrêtent ce courfier admirable; il marche fur la furface des eaux comme fur la furface de la terre. Déja le prince eft au pié des Pyrenees, fon courfier les monte & les defcend avec la anême rapidité. II reconnoït en traverfant les Gaules , les endroits oü il a triomphé ; il paffe la Garonne , la Loire & la Seine : la courfe légere Sc rapide de fon infatigable cheval ne fe xalentit point , de forte qu'au premier foleil couchant de fon voyage, il fe trouve fur les bords d'un fleuve qu'il juge être le Rhin. L'iï** fatigable s'arrête : le prince met pié a terre; il lui touche le flanc, il le trouve un peu avalé: fur le champ il lui fouffie dans les nafeaux. De ce moment le flanc lui redevient uni. Première épreuve du précieux don du fage. Le prince d'Hefpérie qui n'avoit jamais été voituré avec tant de vïtefle , ne laiffa pas , quoiqu'il fut né vigoureux, d'êtxe bien aife de fe repofer fur un gazon qui bordoit le fleuve ; il eut recours au flacon, aufli-tót le fommeil s'empara de lui. A peine fut-il endormi, qu'il xêva de géants, de monftres Sc de précipices. Ces chofes qui n'avoient guère de liaifon «entr'elles, conduifirent fon efprit toujours pré- I  Q va t r i e me Vei zié e. 46> occupé de Carite , jufqu'a la lui repréfenter." Il crut la voir dans un jardin embelli de tout ce que la nature & Tart peuvent mutuellement fe prêter; elle étoit affife languiffamment; fes regards ne marquoient ni trifteffe, ni colère , & Jincéglis a fes genoux paroiffbit y refter de fon aveu. Que vois-je, s'écrie-t-i! ens'éveillant! Carite fouffre Jincéglis a fes piésï' Revenu alui-même, il veut mépriferun fonge, néanmoins il ne peut vaincre un mouvement de jalöufie: la beauté & fair majeftueux der fon rival" le font frémir d'effroi. Jincéglis , ditil triftement , fe feroit-il aimer de Carite > Suffiroit-il pour elle d'avoir les yeux fatisfaits ? Oubliroit - elle que les qualités dur cceur & la vertu peuvent feules juftifier un, clioix. Ce mouvement d'inquiétude Sc de crainter ajouta encore aux défirs que le prince avoit de combattre Sc de vaincre Jincéglis. Le henniffement de fon courfier le tira de fes différentes réflexlons. II s'appergoit que Je jour commencoit a paroitre ; il remonte fur ï'infarigable , c'étoit un nom digne de ce fuperbe animal', qui d'abord franchit le Rhin. La vafte& couverte Germanie eft bientót traverfée ;.les bergers & les habitans des- campagnes ne peuvent difcerner ce-qui paffe devarrt eux avêcr G g üj  Veillées de Thessalie,1 tant de rapidité , tandis que grace a l'élixir, le prince diftingue tous les objets , & leur agréable diverfité amufe fes yeux, malgré la cruelle fituation de fon ame. II traverfe la Scythie , & fe trouve au fecond coucher du foleil prefqu'a l'extrémité de la trifte Sybérie. Le jour finiffbit, le prince qui la nuit précédente s'étoit appercu que l'infatigable n'étoit pas ennemi d'un peu de repos , crut devoir attendre l'aurore pour continuer fon voyage. L'aurore arrivée , le foufflet & le flacon employés utilement, notre voyageur fe remit en marehe, toujours occupé de Carite , & tourmenté des mouvemens de jaloufie, que fa délicatefle & fon eftime pour Carite vouloient en vain étouffer. Le portrait de Jincéglis lui revenoit fans cefle devant les yeux, & lui montroit ce rival redoutable. Après avoir fait une cinquantaine de lieues dans moins d'une heure , le vaillant courfier fe ralentit. Le prince met pié a terre, il fait agir le foufflet; mais l'infatigable n'en va pas plus vïte. A quelque diftance , le prince apper§ut une grande maffe de batiment en forme ronde, il crut voir en s'approchant, que cette maffe étoit de fer. L'infatigable avance toujours; l'amant de Carite juge qu'il touche a une aventure: fon courage & fes efpérances s'en  QuATRTEME V E 1 L L Ê E> affX rehauffent. Carite, s'écrie-t-il, fera le prix de ma vi&oire l II regarde , il examine ; il voit un pont-levis : il voit auffi des animaux de différentes figures & d'une grandeur prodigieufe qui le défendoient. A cent pas de cette citadelle, il fe préfente un homme qui dit au prince: Mortel, qui que tu fois , n'approche pas de ce palais ; fi tu dédaignes mon avis, une main invincible t'en punira. Retire-toi, répond le prince , ou je vais te fouler fous les pié de mon courfier. A peine a-t-il prononcé ces paroles menacantes, que fon ennemi grandit jufqua ta hauteur de vingt coudées; ce fut alors un terrible géant armé de pié en cap, tenant de ia main droite une hache d'armes, Le géant, qui fe croit fur de fes coups ,vient avec aiïurance fur le prince, & veut le pourfendre. Mais il échappe avec adreffe a ce danger, il prend le géant par le cóté, & lui plonge fon cimeterre dans le fianc. Ce fer merveilleux perce fans effort la cuirafle & la cotte-d'arme de ce coloffe, pour aller couper latrame d'une vie criminelle. II tombe, le prince approche, & ne voit plus le géant 1! ne refte de lui que 1'homme qui d'abord lui avoit parlé, & qui en expirant, s'écrie : Ah L Jincéglis , prends garde a toi! je te laiffe Gg- iv  472 Veileées de ThessaliE, un ennemi bien redoutable . .. fuis . . . une puiffance au-deffus de ... . mais je meurs. Le nom de Jincéglis qui vient de frapper 1'oreille du prince , 1'anime d'une nouvelle fureur, & le remplit d'efpérance. O divin fage, s'écrie-t-il avec tranfport, faites que je trouve ici mon adorable princeffe ! faites que je Tarrache des mains de fon cruel raviffeur ! Conduifez mon bras; qu'il foit vi&orieux; que Jincéglis enfin fuccombe fous mes coups. Le prince, en difant ces mots, avance avec ardeur vers le pont-levis. Aux monftres qui le défendoient s'en joignent d'autres , mais le prince rit de leur vaine fureur : il fait ufage du foufflet, auffi-töt le pont eft libre ; il s'abaiffe & fe relève dès que lui & fon courfier l'ont pafte. Le prince fe trouve dans une grande cour ronde fermée d'une haute muraille de fer, aucun jour, aucune ouverture , nulle iffue. Dans le tems que le prince étonné rêve au parti qu'il doit prendre, il voit un char en 1'air. Quelle vue pour lui! il reconnoït Jincéglis dans ce char, qui tient Carite dans fes bras. Juftes dieux , s'écrie-t-il, Jincéglis me brave! Tl enlève Carite de ce fatal féjour, oü j'ai pénétré inutilement ! Que dis-je ! il ne paroït fur le vifage de 1'inhumaine ni efiroi, ni douleur. Hélas! tandis que mon amour me  QuATRIEME VeILZÊE. 473 fait braver pour elle tant de dangers, mon indigne rival 1'a peut-étre rendue fenfible. A la fureur du prince fuccède le défefpoir. Que deviennent les efpérances qu'il concevoit il n'y a qu'un moment ? elles meurent dans fon cceur en perdant de vue le char. II refte immobile, comme s'il n'avoit plus aucun fentiment. Mais il eft fbrcé malgré lui de fortir de eet état d'inaöion. L'infatigable hennit , frappe du pié, s'élance vers la muraille, & témoigne qu'il veut fortir de ce lieu. Le foufflet eft encore employé; la muraille s'ouvre , & forme un are de triomphe qui fe referme dès que notre héros a regagné la campagne. La confternation oü étoit le prince ne peut s'exprimer; fans ceflè les yeux fixés vers le ciel, il cherchoit a revoir Carite dans les airs. Des mouvemens inquiets de jaloufie ajoutoient encore a fon tourment. Tantöt il s'y livroit avec la cruelle certitude, que Carite charmée de la beauté de Jincéglis, & flatté d'un pouvoir qui faifoit difparoitre celui des plus grands rois, s'étoit laifle furprendre a un nouvel amour. Tantöt honteux de fes offenfantes penfées, il s'écrioit: Ah ! Carite, pardonnez des foupcons qui vous outragent ! oui , ils bleflènt votre vertu & votre conftance: oui, vous m'aimez toujours : oui, 1'heureux moment de votre  474 V E I l E È E S DE ThESSALIE, délivrance fera celui oü commencera notre commun bonheur. Jincéglis vient d'échapper a ma pourfuite, mais j'efpère que mon divin protecïeur le livrera bientót a ma jufte vengeance. A quelques lieues du chateau de fer, l'infatigable ne va plus a fon ordinaire; il décrit en galopant un cercle d'une derni-lieue de tour ; après 1'avoir parcouru plufieurs fois,il veut le couper par le milieu ; dans ce moment Ia terre s'ouvre fous fes piés : il fait un écart fi violent pour fe garantir du précipice , que le prince perd les arcons, il tombe Sc roule dans Couverture qui venoit de fe faire. La prudence & la précaution que lui avoit recommandées fon fage, lui font prendre d'abord le flacon & le petit foufflet. Avec de telles armes il roule fans inquiétude; néanmoins il roule toujours : il croit aller jufqu'au centre de la terre, il s'arrête enfin, & fe trouve dans un lieu oü règne une entière obfcurité. II fe fent fronfé & étourdi, il a recours a la liqueur divine, fa téte fe raffure, &r fon corps fat le champ eft dans fon état naturel. II fe leve, il tate, c'eft un rocher qu'il touche 5 il fait agir fon foufflet , mais il n'opère rien. Le prince n'en eft point déconcerté; il juge que le foufflet n'a de pouvoir que fur les corps  QUATRIEME VE IZLÉ E. qjf produits par des enchantemens , & que ce rocher eft 1'ouvrage de la nature. II marche toujours en fuivant le roe, il trouve enfin une iffue fort étroite, il fe baiffe , il avance , il voit un peu de lumière ; fa joie eft extréme , il efpère en tirer quelque fecours. II péaètre jufqu'a 1'endroit d'oü cette lumière paroit partir ; il voit une lampe a 1'extrémité de ce conduit fouterrain, & le rocher qui 1'arréte. Le prince étonné réfléchit fur cette aventure, & il conclut que l'infatigable toujours guidé & infpiré par le fage, ne 1'a pas jetté fans raifon dans ce précipice qu'il a comme forcé de s'ouvrir. II penfe donc qu'il doit y trouver ou la mort ou la victoire. Mais quelle eft fa furprife ! il entend une voix qui dit douloureufement : Malheureufe Carite, que je plains ton fort! Le prince croit reconnoitre cette voix; il écoute, il entend encore la méme chofe. A la faveur de la lampe, il appercoit une porte d'airain; il juge par fa fabrique que ce n'eft pas la un ouvrage de main d'homme. Voyons, dit-il, ce que mon cimeterre opérera. II en appuie la pointe contre la porte qu'il tranfperce ; eet effet de fon cimeterre 1'inftruit qu'il doit recourir a fon foufflet; il fouffle : la porte s'abat. Le prince entre, nouveau fujet d'étonne-  47* Veillées de Thessalie; ment :il voit une des femmes de Carite, accablée fous le poids d'une chaïne. Cléanthis , s'écriet-il, eft-ce vous ! Que vois-je , dit Cléanthis! n'eft-ce pas une illufion ? eft-ce vous , malheureux prince ? Oui, Cléanthis, c'eft moi, repliqua-t-il. Un pouvoir jufte & divin m'a ouvert 1'entrée de ce féjour ténébreux, comme il vient de me faire pénétrer dans le chateau de fer, d'ou Jincéglis en traverfant les airs a enlevé Carite a mes yeux! Mais, Cléanthis, apprenezmoi par quelle aventure je vous trouve enchainée dans ce trifte lieu ? Vous allez I'apprendre, repartit Cléanthis, écoutez-moi. Au moment de 1'enlevement de Carite, nous étions , Harpalie & moi, dans les jardins du palais d'Helingzia ; un nuage defcend fur nous, il nous enveloppe & nous enlève; en reprenant la connoiffance que nous avions perdue, nous nous trouvames dans un chateau fuperbe. Jincéglis parut d'abord a nos yeux. J'adore Carite, nous dit-il ; 1'amitié dont elle vous honore toutes deux, vous donne du crédit fur fon efprit; foyez - moi favorables auprès d'elle, une fortune brillante fera la récompenfe de vos foins. Le rang que je tiens fur la terre, nia puiffance qui met quand je veux les rois a mes genoux , doivent flatter 1'ambition de Carite , & Jincéglis fans trop préfumer de lui,  Qï/ATRl SME FeiLLÊE. 477 peut efpérer de plaire. Enfin, le bonheur ou le malheur de vos jours dépend des fentimens que Carite prendra pour moi.' Les égards & le défir de m'obliger me trouvent toujours généreux ; mais offenfé ou trahi , les plus terribles chatimens fuffifent a peine a ma vengeance. Vous m'avez entendu , fuivez-moi, je vais vous mener a votre princefTe : il nous conduifit, & nous laifia entrer feules dans un appartement qui répondoit a la magnificence des dehors de ce palais. II y avoit a peine une heure que nous étions avec Carite, lorfque Jincéglis parut. Occupé tout entier du défir de vous plaire, lui dit-il, j'ai prévenu vos fouhaits. Trop heureux fi mes foins & l'amour le plus foumis peuvent vous prouver que je ne fuis pas indigne du bonheur oü j'afpire'. Je fais que le roi d'Hefpérie penfoit a unir votre deftinée a celle de fon fils; en m'uniffant a vous, je puis vous élever a un rang plus éclatant. Vous avez vu quel eft mon pouvoir ; le don de votre main vous le fera partager. Mais, princeffe, je ne la veux recevoir que de votre aveu , & j'efpère que le tems & mon amour me le feront obtenir. Jincéglis fortit fans attendre de réponfe. Jincéglis rendoit tous les jours vifite a Carite, fon air en fabordant & fes difcours  478 Veillées de Thessalie, 'paffionnés, étoient toujours refpe&ueux. II luï donnoit fans ceflè des fétes ; une mufique charmante, des promenades délicieufes, des parties de chafle, des combats fur la mer entre les animaux les plus terribles de eet élément, faifoient gémir Carite de ne pouvoir en liberté s'abandonner a toute fa douleur. Souvent c'étoit des chars fuperbes, oü Jincéglis faifoit monter cette timide princeffe avec Harpajie & moi, & ces chars qu'il conduifoit en s'élev^nt jufque dans les nues, nous faifoient parcourir l'univers,que nous regardions comme un parterre , oü les yeux étonnés & enchantés voyoient le pouvoir, la magnificence, la variété & les caprices de la nature. Jincéglis, de qui je flatteus peu les efpérances, me menaga de fon reffentiment , & parut prendre de 1'amitié pour Harpalie. Cette diftinction me fit penfer qu'elle vouloit mériter la fortune qui lui étoit promife ; je confiai mes foupcons a Carite, ils fortifièrent les flens, & elle réfolut de diffimuler , mais Harpalie la contraignit a ne plus feindre avec elle. Ni le tems , ni la douceur de Jincéglis ne diminuoient point la crainte que caufoit a Carite fa préfence. Dieux! dit-elle un jour que Jincéglis venoit de lui donner une fète; dieux! quelle horreur me faifit , quand ce monftre  quatrieme Ve 1 X X É e. 470 paroït a mes yeux! Je redoute également fon amour & fa colère. Sans efpoir de fecours, il faut donc que je fois ou de ma propre main, ou de celle du cruel Jincéglis, la vidime du deftin qui me pourfuit. Cher prince, reprit-ella après un affez longfilence, puiffes-tu étre moins a plaindre que moi! Ah, princeffe, dit alors Harpalie ! oubliez un amant que vous ne reverrez jamais, & regardez avec des yeux moins prévenus le paffionné Jincéglis. Sa tendreffe, fa puiffance , fa perfonne méritent Arrê» tez , dit Carite : je vous impofe filence, & je vous défends de jamais prononcer devant moi le nom de Jincéglis. En achevant ces mots, Carite fe leva & paffa dans une galerie qui étoit au bout de fon appartement. Harpalie , qui avoit déja plus d'une fois tenté de me mettre dans les intéréts de Jincéglis , fe tourna vers moi, & me dit: Cléanthis , la prudence ordonne de céder aux tems & aux circonftances. Le deftin pourfuit Carite , ce n'eft pas a nous a le combattre. En un mot, ne cherchons point de punition oü nous pouvons trouver des récompenfes. Harpalie lut dans mes regards indignés 1'effet que produifoit fur moi fon difcours : elle fortit, & paffa chez le cruel Jincéglis. Je courus oü étoit Carite; )e Ja trouvai baignée de pleurs, &  4S0 Veillêes deThessalie, livrée au plus affreux défefpolr. Je cherchois a calmer fes alarmes, quand tout d'un coup le fommeil s'empara de fes fens. Elle en goütoit trop rarement les douceurs , pour que je ne refpeétafle pas eet inftant de repos. Je m'éloignai. A peine m'étois-je écartée de Carite, que "e 1'entendis s'écrier: Jufte ciel ! quel effroi ! quelle fureur! quelle menace! Je courus a elle. Ah, Cléanthis , me dit-elle , je frémis de crainte & d'horreur ! je fuis fans efpoir; le fecours de la mort m'eft interdit. Le barbare Jincéglis vient de paroïtre a mes yeux. Tremble, Carite, m'a-t-il dit, tremble : mon amour irrité eft pret a fe changer en haine. Choifis , partage ma grandeur, ou confens a te voir en proie a toute ma vengeance. Mes tranfports jaloux la mefureront a 1'outrage. J'immolerai a tes yeux le prince d'Hefpérie, & pour comble de maux, il ne te fera pas permis de mourir. Ah ! Cléanthis, je crois déja voir les cruels tourmens oümon tyran va livrer.... Hélas ! je n'ofe le nommer ce prince que j'a- dore.... Quel fpeétacle ! Ciel ! épar- gnez-le-moi! A quoi ferai-je peut-être réduite pour fauver fes jours ? Carite étoit faifie de ces terribles frayeurs; le défefpolr étoit peint dans fes yeux, lorfque Jincéglis  'QüATRIEME VeIZLÉE. 48$ Jincéglis parut: elle frémit d'horreur a fa vue; Ne vous infpirerai-je jamais, lui dit-il, que des mouvemens de haine ? ne pourrai-je vaincre une réfiftance qui a la fin vous deviendroit funefte ? Par pitié pour voüs-même , ne rendez point réels les malheurs dont un fonge vient de vous menacer. Ne me forcez pas... Ari-ête, dit fièrement Carite 4 arrête : les dieux m'infpirent dans ce moment; ils raniment mon Courage abattu* Une voix divine me crie : Ne redoute rien, Carite, pour le prince d'Hefpérie. Oui, barbare, pourfuivit-elle, les immor~ tels Ie protègent, livre-toi a préfent a toute ta fureur, j'en attends les'effets fans trembler, je ne crains plus pour 1'objet que j'adore. Ah! mon divin fage, s'écria le prince d'Hefpérie, que ne vous dois-je pas ! je reconnois vos bontés : vous avez foutenu Carite dans un péril fi preffant. Mais, Cléanthis , achevez. Jincéglis étonné & troublé ne répondit rien a Carite; il refta un moment fans parler: puis s'adreffant a moi, il me reprocha de nourrir dans le cceur de Carite fa paffion pour fon rival, & fa haine pour lui. Je vais t'en punir, continuat-il, Carite n'écoutera plus tes difcours empoilonnés. Le barbare me toucha fur 1'épaule; aufli-tót je tombai fans aucun fentiment, & en recouvrant mes efprits , je me fuis trouvée Tornt XXVI% H h  482 Vetllees de Thessalie, dans eet affreux féjour , en proie a ma douleur & a mon défefpoir. A peine Cléanthis avoit-elle fini fon récit, que le prince fe vit environné d'hommes prêts a le faifir, avant qu'il put fe mettre en défenfe. Mais dans 1'inftant il fe fent enlevé par les cheveux, & avec un mouvement fi rapide, qu'il en perdit connoiffance. . Ce fut prefqu'au même endroit oü il étoit tombé dans le gouffre, que le prince revenu a lui fe retrouva. La plus amère douleur fuccéda a fon étonnement; il n'eft plus poffeffeur de fon admirable foufflet : il gémit, il fe croit vaincu, fon inquiétudeeft extréme, l'infatigable a aufli difparu. Vainement il le cherche des yeux , il ne paroit point. Le flacon d'opale lui reftoit , il boit de la liqueur qu'il rerrferme» auffi-tót il tombe dans un profond fommeil. Le prince d'Hefpérie endormi, crut voir le fage qui lui difoit : Je viens de te fauver la vie : elle eft attachée a la confervation de ton foufflet. Ton ennemi en a eu connoiffance, il a voulu profiter d'un moment favorable pour te 1'arracher; je 1'ai prévenu : je t'ai enlevé de 1'antre fatal; je te rends ton foufflet attaché a ton col par une chalne d'or qui ne peut fe cafler. Souv'iens-toi que c'eft de lui que dépend la délivrance de Carite. Touché du défefpoir de cette infortunée, j'ai fait luire un rayon d'efpérance  QuATRIEME VÊILLÉE* 483 dans fon cceur. Au refte, je t'avertis que tu trouveras , dans un lieu affreux & enchanté une petite figure de bronze, repréfentant un dragon qui jette par la gueule une lumière bleuatre; il n'y a dans 1'univers que ton foufflet qui puilfe 1'éteindre : il 1'éteindra fi tu peux en approcher a trois piés ; & c'eft de i'extinction de cette lumière que dépend ton falut & celui de Carite, Puiffbs-tu, mon fils, formoiter les obftacles qui s'oppoferont a ton èötreprife. Frappé de ce fonge, le prince s'éveille;il regarde de tous cótés : rien ne fe préfente è fa vue; mais il fe trouve 1'admirable collier d'oü pendoit le fouflet.il eft tranfporté de joieil remercie mille fois fon fage, & 1'efpérancé renait dans fon cceur. Enfin , fes vceux font comblés ; il voit venir è lui 1'incomparable cheval aux crins couleur de feu; le COUrfier bat du pie', hennït, tourne autour du prince & paroït Pinviter è des travaux qui feront faivis de la viótoire. L'amant de Carite fe croyant deja vamqueur, faute en felle; auffi-tót l'infatigable part avec fa vïteffè ordinaire; il a bientót ach evé de traverfer la Sybérie & la Tartarie. Apres avoir paffe' deux ou trois eens lieues il entra dans une vallée extrêmement ferrée par des montagnes k droite & k gauche; c'étoit Hhij  484 Veileêes de Thessalie* des rocliers, ou plutöt c'étoit un feul rocker d'une hauteur prodigieufe, que Tart fembloit avoir rendu inaccefïïble même aux animaux les plus légers. Quoique le rocher fut 1'ouvrage de la nature, il paroilfoit avoir été taillé. Le prince, étonné, croit que cette efpèce de mur eft un enchantement : il s'approche du roe & fouffle, mais inutilement, il refte perfuadé que la nature feule a fait cette merveille * il admire comme elle fe joue a produire des chofes fingulières. Cette vallée n'avoit guère que fix lieues de longueur, fur une demi-lieue de largeur; elle étoit en ligne droite. Le prince eft étonné de la trouver terminée par un roe de la nature de ceux qu'il vöyoit de tous cótés. Le roe en face étoit tapiffé a quinze ou vingt piés de hauteur, d'arbuftes odoriférans très-épais. L'infatigable flaire, cherche, s'agite , fait des efforts redoublés pour percer cette belle paliffade. Ses différentes & obüinées tentatives font juger au prince qu'il eft bien prés de quelqu'aventure. Un mouvement de joie lui annonce déja la vi&oire; enfin le courageux courfier perce la palifTade , le rocher étoit creux : il marche dans ce fouterrain, dont 1'obficurité faifoit la feule horreur. Après avoix fait un affez long chemin, 1'in-  QVATRIEME VeZLLÈE. 48j- ' fatigable s'arrêta; il frappa contre un corps qui s'oppofoit a fon palTage. Ce corps rendoit un fon argentin : le prince jugea qu'il y avoit de ï'enchantement; il mit pié a terre \ il appuya fortement la main fur ce qui terminoit le fouterrain ? enfuite il eut recours a fon foufflet. A 1'inflant il vit une ouverture, & une lumière brillante frappa fes yeux. L'ouverture étoit affez grande pour le prince; mais trop petite pour l'infatigable. L'amant de Carite ne doute pas qu'il ne foit deftiné pour fa délivrance , a tenter feul les périls qu'il fs promet d'affronter; fon courage ne lui permet pas de balancer un moment; il entre , le cimeterre au poing , il fe trouve dans un grand fallon : il étoit plafoné en ceintre, il n'avoit aucune fenêtre; néanmoins une clarté trèsbrillante faifoit voir ( fans qu'on put deviner ce qui la produifoit) tous les objets merveilleux qui ornoient & décoroient ce fuperbe fallon. Tout y éblouiffoit, 1'or, 1'azur & les pierres précieufes. On entendoit une douce fymphonie , fans favoir d'oü partoient les fons harmonieux' qui enchantoient 1'oreille. Ces fons charmans mvitoient au fommeil, & des carreaux en pile rangés auteur du fallon fembloient être deffinés a eet ufage. Le pnnce d'Hefpérie fentk pour lui tout le Hh iij  48Ó* Veil lees de The s salie; danger de fe laifler aller a 1'aifoupiflement qui vouloit le gagner ; pour le furmonter plus SÜrement , il prit quelques gouttes du divin elixir. Mais a peine s'étoitül garanti du piége qu'il craignoit , qu'il fe vit entouré par une troupe d'hommes d'une grandeur démefuree, & armés de maffues. Ils portent au prince de rudes coups; il fe défend avec autant d'adreffe que de force, il recule par prudence, il vient enfuite fur fes ennemis, quand il croit trouver, jour a fe fervir du terrible cimeterre ; il frappe, chaque coup terrafie un de fes aüaiilans, le fang ruifsèle , le trouble augmente, mille cris affreux fe font entendre. Jincéglis monté fut un léopard paroït enfin; il tient un dard a la main ; Arrêtez, s'écrie-t-il; c'eft a moi a triompher de eet orgueilleux rival; fa mort va le punir , & me laifler tranquille poffeffeut de Carite. Jincéglis, avec une fureur égale a la fermeté du prince, lui lance fon dard; le prince 1'évite : alors il vient fur fon ennemi, il fait agir le merveilleux foufflet, dans finftant le léopard difparoit & laiffe Jincéglis a pié. Le combat eft terrible; la valeur, l'amour & la haine animent également ces deux rivaux dignes 1'un de 1'autre : enfin le prince joint Jincéglis , Sc lui enfonce fon cimeterre dans le flanc, Le  Quatrieme Feil lee. 4.87 raviffeur de Carite tombe, en criant: Je meurs, mais mon fang va me venger. En effet, du fang de Jincéglis fe forment divers monftres, le foufflet leur donne a peine le tems de fe montrer. Toutefois le péril eft encore extreme pour le prince; les premiers affaillans reviennent fur lui : le combat recommence, les efforts redoublent, la vielxnre eft incertaine; le prince craint qu'elle ne lui échappe, lorfqu'il voit la lumière annoncée par le fage. Voila fon objet; fes efpérances lui font retrouver de nouvelles forces ; il attaque le pofte avec vigueur, on le défend de même ; par un dernier effort, il arrivé a la diftance prefcrite pour éteindre la lumière que jette le dragon ; il 7 réuflit. Sur le champ, quel bruit ! le tonnerre , les éclairs , la gréle , forment un orage effroyable. A ce défordre fuccède ]e calme; le plafond difparoit, & a la place de ce fuperbe fallon, il voit un efpace confidérable au fond d'un rocher qui ne recoit de jour que par une ouverture fupérieure. Le prince froiffé & affoibli par les longs & violens efforts qui venoient de le rendre vainqueur, prend un peu de la liqueur du flacon d'opale , aufiï-töt fes forces font réparées. Oi divin fage, s'écrie-t-il avec le tranfport que peut infpirer la plus vive reconnoiffance, Hh iv  4.88 Veillées deThessalie, o mon divin prote&eur! achevez votre ouvrage \ vous venez de me rendre vicforieux de Jincé-r glis, il n'eft plus; guidez mes pas oü. je dois trouver Carite. En difant ces mots , le prince impatient de remonter l'infatigable, veut fortir d'un lieu oü il ne croit pas que doive finir fon aventure. Mais quelle eft fa furprife! quel fpectacle fe préfente a fes yeux! Carite, fa chère Carite , évanouie dans les bras de la perfide Harpalie, qui, comme Carite, eft auffi lans connoiffance. Le prince d'Hefpérie court a Carite, lui mouille les lèvres de 1'élixir.... lui prend les mains... 1'appelle Charmante Carite, lui ditil , ouvrez les yeux : voyez a vos genoux le plus tendre & le plus heureux amant qui fut jamais. Vous m'êtes rendue ! Que vois -je , dit Carite ! .... Ah ! prince, que faites - vous ie; ? hélas ! les dieux m'ont abufée; vous êtes donc au pouvoir de mon cruel tyran? je ne cralgnois que ce malheur. Jincéglis n'eft plus, reprit le prince; je fuis fon vainqueur, & Carite eft rendue a mon amour. Mais, princeffe, hatezvous de me dire que vous êtes toujours cette même Carite que j'adore. Oui, prince, repartit Carite. II eft donc vrai, continua-t-elle, que ce moment nous rend 1'un a 1'autre ? Quoi! nous fommes réunis ? Eh ! par quel miracle r  Qu at r i e me Ve 1 X X è e. 489 jipprenez-moi comment vous avez triomphé du perfide Jincéglis. Carite écoute avidement le récit que lui fait le prince d'Hefpérie de fes aventures & de fes travaux. Elle lui raconte a fon tour tout ce qu'elle a fouffert de peines & d'inquiétudes; ils s'interrompent a chaque mot , ils ne peuvent différer de fe dire tout ce que leur tendreffe leur infpire. Cléanthis, dit Carite , la fidelle Cléanthis fe voit abandonnée dans 1'antre fatal oü vous venez de me dire que vous 1'avez trouvée. Ah ! prince, que je plains fon trifte fort ! mais nous oublions qu'Harpalie a befoin de fecours; elle m'a trahie, néanmoins la pitié me parle en fa faveur; rappellons-la a la vie qu'elle femble avoir perdue. Non , Carite , repliqua le prince : les ames les plus généreufes font les plus bleffées de la perfidie; elles ne doivent point la pardonner; qu'Harpalie porte la peine de fes trahifons. Le prince un peu revenu de fes premiers tranfports, dit a Carite : Les lieux les plus affreux ceffent de 1'êtrc avec ce qu'on aime; le plaifir de nous revoir a fait difparoïtre a nos yeux 1'horreur de ce féjour. Rien ne nous y , retient plus : allons fécher les pleurs de mon père , du votre & de 1'affligée Amalthée. Allons recpnnoitre dans leurs tandres embraffemens,  42P Veillées de Thessalië, que rien ne manque plus a notre félicité. Mais avant de fortir de ce rocher, prenez, princeffe , quelques gouttes de la liqueur que renferme ce flacon ; fans fa vertu merveilleufe, je craindrois pour vous la viteffe de 1'incomparable courfier qui nous attend. A peine Carite a-t-elle bu de 1 elixir, quelle laiffe aller fa tête fur 1'épaule du prince, qui lui-méme en ayant pris auffi, ne peut réfifter au fommeil. Carite endormie, croit fentir qu'on lui tient les mains & qu'on les lui baife. Elle ouvre les yeux. Que vois-je, s'écrie-t-elle étonnée! oü fuis-je ? quel éclat éblouit mes yeux? dans quel lieu enchanté me trouvé-je? Cher prince, éveillez-vous; voyez oü nous fommes. Voyez; Cléanthis a mes genoux, la fidelle Cléanthis. La voix de Carite éveille le prince; il reconnoit le palais de criftal, fa joie ne peut s'exprimer. Mes vceux font comblés, dit-il : je vais jouir du feul bonheur qui me reftoit a fouhaiter. Oui, Carite , vous êtes dans ce palais oü notre fuprême protecfeur m'a recu, oü il m'a donné des armes pour triompher de Jincéglis, oü il vous rend Cléanthis, oü enfin je vais le remercier de tant de bontés, Suivez-moi, Carite, cherchons notre libérateur. Ils avancent; mais le prince eft arrêté par la vue d'un tableau qui repréfente la forêt du chateau du Tage ; il fis  Qu AT RI E M E VÊILLÊE. 40I voit le cimeterre au poing, recevant les témoignages de la reconnoiffanoe de celui qu'il a fi généreufement fecouru ; il le reconnoit. Les brigands qui ont fuccombé fous Teffort de fon bras viöorieux, font étendus fur la terre, & il appercoit dans le lointain du tableau fon équipage de chaffe. II ne peut comprendre le myftère que renferme ce tableau mis fous fes yeux dans le palais du fage, L'efprit plus libre dans ce moment, il remarqué avec furprife l'air de douceur & de . majefté ^u grave perfonnage a qui il avoit fauvé la vie; il eft étonné qu'un homme d'une mine fi élevée n'eüt point eXcité fa curiofité. Dans Ie tems qu'il fe reproche une telle indifférence, il voit venir ce même homme qui dans le tableau eft peint avec lui. L'inconnu, fans donner au prince le loifir de parler , lui dit: Le deftin nous a acquittés 1'un envers 1'autre. Je te dois la vie, tu me dois Carite. Je vois ta furprife, ce tableau dans ce palais, ma préfence & mon difcours la caufent avec raifon. Je vais 1'augmenter encore. Tu vois en moi celui qui t'a fait triompher de Jincéglis. Sous d'autres traits pour n'ètre pas reconnu de toi, je t'ai recu dans ce palais, je te devois ce fecours. Apprens donc, mon fils , que ta générofité % ta valeur ont prolongé  422 Veil lees de T h ë s s a i i e, des jours qui pourront ne finir jamais. Ah t feigneur, s'écrièrent enfemble nos deux amans en fe jettant aux piés du fage, comment exprimer notre joie & notre reconnoifTance ! Le vénérable perfonnage les fit relever, les embraffa avec tendreffe, & les fit alfeoir k fes cótés lur un fofa placé vis-a-vis le tableau, puis il leur paria en'ces termes : Je fuis né prince, j'ai régné dans Ia partie de 1'Hefpérie que le Tage arrofe de fes eaux, j'y ai régné en fouverain qui veut mériter 1'eftime des hommes, l'amour de fes fujets, & la proteaiondes dieux, & fans m'énorgueillir du rang oü ils m'avoient placé, je leur en témoignois ma reconnoiffance par ma piété. Les dieux contens des vertus que je tenois de leurs bontés, les récompensèrent. II y a huit eens ans que le deftin me fépara des mortels; j'étois alors ce que je fuis encore aujourd'hui pour 1'age & pour ma perfonne : les fiècles ne m'ont point vieilli, & ne me vieilliront jamais; le deftin me placa donc a foixante ans, entre les hommes & les dieux, & je recus de lui une puilfance qui n'eft que de quelques degrés inférieure a celle de la divinité. Je règne fur tous les efprits élémentaires, ils font foumis k mes volontés; je parle, ils obéiflent; je commande, ils exécutent; je veux détruire, je veux édifier t  QüATRiÊME VElilÈÈ. ^Cj% je veux paffer d'une extrëmité & 1'autre de 1'univers, un inftant me fufHt. Mais, mon fils, le deftin a voulu me faire fentir pendant vingt-quatre heutes a chaque fiècle de mon immortalité, la crainte de la perdre. Alors je rentre dans la fimple humanité; k puilfance que j'ai recue des dieux eft fufpendue; je ne fuis plus qu'un homme expofé a tous les dangers, ainfi que les autres hommes, & c'eft dans la forêt oü tu m'as fecouru, que je dois paffer ces triftès vingt-quatre heures. J'ai peint moi-même ce tableau , pourfuivit le fage, pour éternifer ma reconnoiffance, ta magnanimité & ta valeur. Tu le trouveras au chateau du Tage, tu y trouveras aufli celui qui lui fert de pendant, & qu'un rideau te cache, il ne peut fe découvrir qu'aux yeux de ton père , il 1'inftruira de ce que le deftin ordonne. Nous allons nous quitter, mon fils; mais avant de ftcevoir mes adieux, je veux que cette princeffe , digne objet de tes vceux & de tes travaux, parcoure ce palais. A chaque pas Carite admiroit, achaque pièce4 elle paffoit d'un étonnement a un plus grand. Mais quelle fut fa furprife & celle du prince, lorfqu'ils trouvèrent dans le cabinet des globes , Harpalie, qui, honteufe & tremblante, fe jetta a leurs genoux ! Ah! feigneur, s'écrie le prince.  VeiLLÊES DE THESSAÜÈj quelle éloquente legon me faites-vous, fans" parler! je rougis de m'être livré a un mouvement de vengeance, que votre bonté pour Harpalie me reproche. Tu me charmes, mon fils, repartit le fage : tu fens la honte d'avoir manqué d'humanité; tu es corrigé ; tu règneras, fouviens-toi que la clémence eft la première vertu des rois. Ne tarde jamais a récompenfer, mais diffère toujours a punir. Examine avant, 1'état des perfonnes , les circonftances , les occafions qui les ont entraïnées dans 1'égarement. II eft des ames fortes chez qui la vertu ne peut jamais être feulement ébranlée : telle eft celle de Cléanthis. Harpalie plus foible , a fuccombé a l'afpeól d'un avenir trop effrayant pour fort peu de courage. Le fage avoit a peine achevé ces mots, que le prince & Carite voyent le palais de criftal fur la furface des eaux. Ils regarderit : nouveau prodige ! nos deux amans, Cléanthis & Harpali# fe trouvent dans un char qui fur le champ s'élève dans les airs. Le fage difparoit a leurs yeux, & ils font témoins de la deftruftion du palais. La confiance que Carite avoit au pouvoir fuprême de fon libérateur, épargna au prince le foin de la raffurer; elle regardoit fans aucune crainte la diftance qui la féparoit ou de  QïTATRIEME VeHLEE. 495* Ia terre ou des eaux; ainfi elle fe trouva fans étonnement, & en très-peu d'heures, dans les jardins du chateau du Tage. Mais quelle eft fa joie ! quelle eft celle du prince ! quels objets fe préfentent a leurs regards ! le roi, d'Helingzia, Amalthée & une foule de courtifans empreffés a s'affurer fi c'eft bien leur prince qu'ils revoient. Des paroles entrecoupées, des larmes, des embraffemens expriment leur joie & leur tendreffe. Ah! mon fils, s'écrie le roi, après ces premiers tranfports , ah ! mon fils, la voix que j'ai entendue il y a trois jours, ne m'a point abufé. Cours au chateau du Tage, m'a-t-elle dit : ce fera dans ces jardins que tu recevras les embraffemens de ton fils, & que Carite fera rendue a ceux a qui elle doit le jour. Pars, tu n'attendras ton fils qu'un moment. Cette même voix , pourfuivit le roi , m'a inftruit de tes malheurs , & a calmé mes ennuis. Eh ! comment aurois-je héfïté a croire la voix qui me parloit, quand a mon reveil, mes yeux furent frappés de 1'éclat de ton cimeterre? Mais, mon fils, jouiffons du bonheur qui nous eft rendu, & remercions les dieux de tant de bontés. Le roi d'Hefpérie fuivi de fon fils, de Carite, d'Hélingzia, d'Amalthée & de tous les courtifans, fortit des jardins pour aller dans les  ^.QÓ* VéÏLLÊ'ES DÉ THESS ALïÈ'j appartemens.' Lorfqu'il eft dans une galerie', it Voit le tableau qui repréfehte le combat dii prince dans la forêt. Quel objet, dit-il, frappe mes regards ? Ah ! mon .fils, voila votre übérateur. Je le feconnois, je 1'ai vu, il m'a parle: Ne crains rien pour ton £15, m'a-t-il'dit dans un fonge, je te le rendrai vi&orieux du criminel raviffeur de Carite. II eft Vrai, reprit le prince : bui, vous vo^-ez devant vous celui a qui je dois la délivfance de Carite & mon bonheun Ee*roi, en jettanf les'yeuX de 1'autre cöté de la galerie, appercoit un feeond tableau couvert d'un rideau, qui dans le même inftant fe tire de lui-même* II voit le prince fon fils & Carite, qu'il couronne de fes propres rnains; il garde un moment ie filence, puis il dit: J'entends ce que le deftin ofdonne, c'eft a moi a foufcrire a eet ordre fuprême. Non , mon pere 3 repartit'le prince étonné: lahTez - moi m'inftruire par vos exemples a..... Vous,ine prefieriez en vain, reprit le roi , vos malheurs vous ont appris a régner, & le deftin vous en c'roit digne , puifqu'il me commande de vous couronner. J'obéirai: mais partons , mon fils , venez vous montrer a de fidèles fujetsy que la crainte de ne jamais voüs revoir, avoit jettés dans une confternation que votre feule préfenee peut changer en allégreffe.  'QuATRIEME VeiLLÉE. La lecïure finie de cette hiftoire merveilleufe, la converfatioh devint générale, fans toutefois décider fi 1'on voudroit acheter fon bonheur au prix de tant de difgraces. Le fage parut a Sophronie un perfonnage admirable. Je pourrois, dit Lhidimès , vous en faire connoitre un qui ,vous infpireroit autant d'eftime pour lui, que vous en accordez au merveilleux condu&eur du prince d'Hefpérie. Que ferois - je devenu dans 1'aventure la plus périlleufe de ma vie, fans la fagefle & le pouvoir de ce guide ineomparable f Je vois déja tous les yeux attachés fur moi, continua Lhidimès en fouriant : eh bien! on. fera fatisfait; mais avant que je faffe le furpre«ant récit de cette hiftoire , il faut que ma compagne Sophilette vous amufe de celle de fa jeuneffe. C'eft-a-dire , reprit Sophilette, que vous voulez, Lhidimès, voir rire a mes dépens ; je le veux bien ; je confens a défrayec la journée de demain. Le rendez-vous fut accepté, & 1'on fe fépara avec une extréme Jmpatience d'être au jour fuivant, Fin du v'mgt-Jixième Volume. $öme XXVI  TABLE DES CONTÉ S, T O ME P-INST-SIXIÈME. j. J. ROUSSEAU: 'La Reine Fantafque, page t Madame DE VILLENEUVE : Hiftoire de la Belle & la Bete, 2# Hiftoire de la Bete, X$% Mademoifelle DE LUSSAN: Les Veillêes de Thessalie; Première Veillée, 217 Seconde Veillée , 292 Troijième V'eillée , 371 Quatrième Veillée, 0$ Fin de la Table.