I E CABINET DES FÈES.  CE PO LU ME CONTIENT La suite des Veillées de Thessahe, > par Mademoifelle de Lussan, Histoirs du Prince Titi, par S. Hïacinihe.  LE CABINET DES FÉES , o u COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FÉES, ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX, Ornés de Figures. TOME V1NGT-SEPTIÈME. A AMSTERDAM, Etfe trouve a PARIS, RUE ET HOTEL SERPENTE, M. DCC. LXXXVI.   LES VEILLEES D E THESSALIE. CINQUIÈME VEILLÉE. V. *st■ tonjour, avec complaifance, qu'on ft «ppelle les aventures qui nous font arrivées dans norrejeunefTe. Lefouvanir en pJaïc, ilégaiefe£ pnc, &cefl aVec plaifirquela mémoire fairefrort pour „ omeccre aucune des circonftances aai onc ou-mis 1'ame dans un grand mouvement, ou flatce 1 amonrpropre. AinfiSophiletre, après avoir accueilh une compagnie dont toures les perfonnes qui Ia compofoienc lui étoienc chères, commenca avec farisfadtion i'hiftoire des prem.ères années de la vie. Ce que fai a vous rasonfer, m\,blige & vous A  i 'Veihées de Thessaiie; meau. Celui oü j'ai pris naiflfance, eft en-deca de LaritTe, a peu de diftance du fleuve Penée, Sc tirant vers ces moncagnes couvertes d'épaiiTes forëts , oü les centautes étoient autrefois fi puiffans, & d'oü fouvent ils defcendoient pour ravager la plaine. Mais il y a prés de cent ans que norre roi Pirithoiis, aidé de fon ami Théfée, détruifit prefque cette nation féroee, & mit a mort leur chef Eurite, qui vouloit enlever la xeine Hippodamie. Depuis ce tems, 011 a laiflc vivre quelques malheureux centaures échappés i la fureur des lapites : il y en a peu de 1'un & de Pautre fexe ; ils dépériflent même tous les jours , & leur petit nombre errant & fugitif n'eft plus a redouter. Une centaurefle déjatrès-agée venoit chez mor» père j elle s'appeloit Hermiphile, elle pafloat pour la plus fameufe magicienne de toute laThelfalie. Malgré fon extérieur doux, fa parole infinuante & 1'air de bonté qu'elle afFedoit, elle étoit redoutée:car on la foupconnoit d'avoir contribué * divers malheurs arrivés a nos voifins. Mon père & ma mère , qui ne vouloient point ïavoir pour ennemie, 1'accueilloient quand elle venoit au lógis, & lui témoignoient toujours une amitié oui cachoit leur crainte. Ma naiffance auroic mis ma mère au tombeau, fans le fecours falutaire qu elle re9ut de la een-  C I N Q U I i M E V E i t t i & f ranrefTe. Elle ariva dans le moment oü Pon écoit ftus efpérance; elle lui fic boire quelques goüttes *Une llcll,eLlr en lui fauvant la vie , me donna le jour. Cette heureufe circonftance infpira pour moi a Hermiphile une amitié fi tendre , que je lui devins auffi chère que je 1 ecois a ma mere. Ce mouvement eft dans le cceur; les fervices font de forts liens pour celui cpi les renè. On auro.t trop a fe louer de la narure, fi les obhgacions recues faifoient le même effet.Mais il &nt avoir 1'ame bien nee pour aimer ceux a qui 1 on doit beaucoup de recönnóilTance: Depuis eet inftant, Hermiphile fut ia maïrreffe dans Ja maifon. Dès que j'eus trois ans, elle me prenoit fur fa croupe, Sc me menoic promener; je l'aimois, & accoutumée d voir cette ngum demi-femme & demi-anim,!, je ne la trouvois plus étrange. Elle voulut m'apprendre a lire & 1 émre : rnón père, qui craignöit toujours de 1'indifpofer, n'ofa la contrarier. favoisi peine quatorze ans, qu'Hermiphile commenca d me parler comme d une perfönne qu'elle necroyoit plus un enfant. Il y avoit dans notre voifinage unfemple de Diane , j'aüois fouvent y faire ma prière a la déefle , d qui je demandors toujours un cceur pur & vertueux. Hermiphile n'approuvoit pas ce zèle emprelTé , elle tacha de le refroidir; elle me difoic que j ctois Ai;  4 VeillÉes de Thess aiiï; nee avec de I'efprit, qu'il ne falloit pas m'occaper de ces foins fuperftitieux , que je devois plutót fonger a m'inftruire de ce qui pouvoit me rendre fupérieure aux autres, & mêrae m'en faise refpecter. Je fus furprife d'un difcours qui me parut fi peu raifonnable; je réfléchis fur ce que je n'avois jamais vu faire a Hermiphile aucun aóte de religion : cela me la rendit fufpecte, Sc me fit renir fur mes gardes. D'ailleurs je lui marquois beaucoup d'amitié & de déférence ; je fuivois en ce point les mouvemens de mon cceur & les ordres de mon père 5c de ma mère dont enfin elle avoit gagné la confiance. J'avois une tante qui s'étoit dévouée dès fa plus tendre jeunefle, au culte de la divinité des bois , Sc elle avoit été rechte dans le collége des prctrefles qui delTervoient le temple oü j'allois honorer la déefTe. Cette fille, auffi fpirkuelle que vertueufe , m'aimoit paffionnément, & elle voyoit avec peine Hermiphile lamaitrefle de mon cducation. Elle n'ignoroit pas 1'étendue de fes fciences pernicieufes , & elle étoit inftruite de fa méchanceté toujours déguifée fous des dehots trompeurs. Bietfee du difcours de la centaurefle , je. le rendis a ma tante. Candide , cetoit le nom de la prêtrefle » charmée d'une confiance de ma part qui lui mac  ClNQUlÈME V E I l L f 1. J quoit un bon fonds, me dit qu'il ne falloit pas contrarier Hermiphile. Elle veut, fans doute, continua Candide, vous initier dans les affreux myftères de fon art. Cette criminelle femme ne tardera pas a vous tendre des piéges ; mais je vais vous donner contr'eux un sür préfervatif. Sans le fecours de la magie, les dieux m'ont communiqué des Iumières qui me dccouvrent l'avenir, & qui me metcent au-deflus de tout enchantement. Candide me quitta, me dit de 1'attendre , ckrevint un moment après. Elle tenoit une perite plaque de cui vre d'environ deux pouces en quarré, & remplie de cara&ères & de figures qui m'étoient inconnus. Ma tante me fit coudre cette plaque entre le defiiis de ma tunique Sc de la doublure, de forte qu'elle fe trouvoit au-defidus de ma poitrine, un peu a gauche, vers le cceur. Tanr que vous poftèrez cette plaque , me dit Candide, ne redourez rien j routes les forces mêmes de la plus noire magie ne pourront rien contre vous. N'ayez aucuae crainte des menaces de la centaurefle , bientot elle s'appercevra que vous avez de quo rendre fes projets inutiles, mais elle ne pourra deviner ce qui en empêche 1'exécution. Si elle veuc fe venger, avertifiez moi, j'arrêterai roas fes tnauvais deileins j je le puls avec le fecours de la puhTaiKc Diane que j'invoquerai fans celïe pouc A iij  6 Veilises de Thissaue; vous. Allez, ma chère nièce, foyez tranquilte. Je quittai Candide trés - aflurée & trés - contente ; je parus fort gaie a Hermiphile , qui étoit charmée de ma belle humeur. J'avois prés de quinze ans, & j'avois 1'efprit atfez formé , quoiqu'extrêmement innocent a de eertains égards; vous en jugerez dans la fuite de mon récir. Hermiphile voyoit avec fatisfa&ion le peu d'avidité que je montrois pour les amufemens frivoles de la jeunefle, & avec quel plaifir je prètois attention aux chofes férieufes qui en demandoient. En effet, j'avois le louable défir d'acquérir tout ce qui peut rendre cher & eftimable a la fociété; mais je penfois que je ne pouvois patvenir a ces avantages qu*en étudiant Sc en écoutant les perfonnes qui, par leur age & par leur expérience, devoient en favoir plus que moi, & en leur faifant fans hónte & fans orgueii toutes les queftions qui pouvoient me tirer d'une jgnorance que les années rendent fi humiliante. De tous les tems, la centaureiïe étoit dans I'habitude de me mener promener tantót le long du Pence , tantöt dans les belles prairies qui entourent notre hameau, & quelquefois du cóté charmant des montagnes. Un jour que nous étions. dans une prairie oü je m'étois affife, & oü Her- j nuphile s'étoit couchée, car fa ngure ne lui peraiettoit pas de prendre la fituation qui rnetoit  ClNQUIEME V e i t l f, e. 7 propre, je fus étonnée de voir un char brillant dans les airs. Ah! ma chère bonne, dis-je, a la centaurefle, fans paroïrre efFrayée, quel objet frappe mes yeux! regardez. Eh bien! Sophilette, merépondit-elle, c'eftune perfonne revêtue d'une puiflance quilamet au-detfus des mortels.Quelle gloire pour elle ! Pendant ce difcours le char avancoit vers nous. Alors je vis une jeune perfonne d'une beauté raviflante nonchalamment penchée : elle paroifloit badiner avec une baguette qui brilloit dor & de pierredes; la parure ébloniflante de cette perfonne répondoit a I'éclac dont étoit le char. A peine a-t-elle paflé au-deflus de trois troupeaux de moutons & de chèvres qui paiflbient tranquillemenr, que tous ces animaux commencent a fauter & a bondirj les bergers fe mêlent avec eux . & une dotvzaine de gros chiens très-férieuxpour 1'ordinaire , fe mettent de mcme en mouvement. Les boucs & les chèvres plus légers que les moutons, fautoient par-defllis ces derniers. J'avoue n'avoir jamais rien vu qui m'ait ralit fait de plaifir par la variété & la bifarrerie des attitudes & des figures extraordinaires, & ncanmoins agréables, que faifoient tous ces animaux & leurs bergers. Je riois en jeune fille que tout cela divertiflbit infiniment. Hermiphile, charmée du plaifir que je prenois a ce fpeólacle , me dit que ceux qui A iy  S Veiubes de ThesjausJ peuvent faire ce que je viens de voir, font heureux'. N'envieriez-vous point , Sophüerte , un pareil bonheur ? Cette queftion me fit fouvenir de 1'art abominable qui venoit d'opérer ce que j'avois trouvé plaifant :;e me crus criminelle dans ce moment; & pleine de confufion , je me reprochai le plaifir qui m'avoienr caufé des chofes qui auroienr du me faire horreur , &c qui m'en par reflexion. Ah ! ma chèi'e bonne , dis-je a Hermiphile, j'ai oui dire que ceux qui peuvent ces chofes éxtraordinaircs, font odieux aux immortels, Quelle erreur, me repliqua - t - elle ! voila 1'opinion que fait naïtre 1'ignorance d'un pouvoir que 1'on recoir des dieux, & qui donne celui de protéger la vertu, fouvent opprimée par Ie vice. Hermiphile , flattée de mon attention a 1'écouter, me paria ainfi : Je vous aime, Sophilette , je veux votre bien & je puis vous en procurer de reis , que des pc-rfonnes bien au-deflus de votre état, en feroient contentes; votre bonheur enfin dépend de vous. Mais i! faut être foumife a mes y.olontés, prendre une entière confiance en mes lumières, qui m e tendent capable de vous bien guider; n'ayoir rien de cachc pour moi, & fur touc, Spphilette, i faut être difcrettc fur les infiruórions que je vous donnerai. Vos pareus, bornés & ignorans, ng font pas faits pour concevoir ce que, par mes  ClNQUIEME V E I L L i E. 9 foins, je vous ai mis en état d'entendre. Je dilTimulai avec Hermiphile. Que je fuis reconnoiflante, lui dis-je, de toutes vos bontés; continuez-les moi toujours pour m'affermir dans la pratique de la vertu. Nous rcpnmes le chemin du hameau; mais après avoir marché environ deux eens pas, je vis que nous nous écartions de celui qui devoit nous y conduire. Je le dis a Hermiphile, qui me répondir: vous oubliez , Sophilette , que je viens de vous demander une entière confiance; elle peut feule payer la tendreffe extréme que j'ai pour vous, ne craignez jamais rien avec moi, je vous guiderai toujours bien. Nous arrivons au bord d'un large ruiueau que je ne connoiiïois point; fon eau vive Si pure étoit ombragée par destilleuls touffus. Hermiphile s'arrête, jecherche des yeux un pont, je n'enappercois poinc. Commentpaiferons nous, dis-je ! A peine ai-je achevé ces mots, que je vois un beau pont de pierres blanches comme de 1'albatre; la'Centaurefle y paiïè, & je la fuis. A mon premier étonnemenc en fuccède un autre ; le pont difparoit dès que nous fommes a 1'autre bord du ruiiïeau, & je vois tous les tilleuls chargés d'oifeaux d'une beauté admirable; leurs chants méiodieux me charment, je ne puis m'éloigner, j'oublie qu'Herrmiphile emploie ces prodiges pour mieux me  io Veillées de Thïss aiie,' féduire. Mais quelle eft ma furprife , lorfqus j'entends tous ces oifeaux articuler diftinclement: Sophilette , fois foumife a la volonté des dieux j ils veulent récompenfer ta vertu par les plus précieux dons. Acceptedes , règne fur tous les élémens •, nous te rendons notre hommage. Alors ils defcendirent tous, & vinrent a mes pieds en battant des ailes; puis ils remontèrent fur les abres, oü ils recommencèrent leurs chants. Je crus devoir cacher a la Centaurefle 1'horreur que me caufoient tous ces prodiges. Le fouvenir de Candide, qui m'avoit dit de ne rien craindre, m'en donna la force; & je réfolus d'aller le lendemain lui demander fes fages confeils. Je me couchai occupée de tout ce que j'avois vu; entralnée malgré moi par le charme de toutes ces chofes extraordinaires, je fentois mes mouvemens partagés entre 1'horreur & 1'admiratioru Dès qu'il fut jour , j'allai au temple de Diane. Candide écouta avec tranquillité le récit que je lui fis de tout ce que vous venez d'entendre. Eb bien! Sophilette, me dit-elle, quand j'eus celTé de parler, quelle impreffion ont faite fur vous les tentatives féduifantes de la Centaurefle ? Je viens ici, repliquai-je, vous demander & aux dieux de me conferver un coeur pur , & de medonner les moyens d'échapper aux piéges dangereux d'Henxiiphile. Je vous 1'ai déja dit, reprit  Ctnquième Veilles. iï Candide , ne craignez rien ; vorre aveu pour adopter le crime, peut feul vous rendre criminelle. Si 1'ardeur de vous initier dans fes affreux myftères porroit la Centaurefle jufqu'a. la violence, pofez & appuyez la main droite fur votre divine plaque ; au (li tót vous confondrez les pernicieux defleins de votre ennemie, & détruirez les efFets de fon pouvoir. Mais alors, Sophilette, reconnoiflez & adorez celui des dieux par qui vous triompherez , & jurez-leur de ne jamais vous écarter de cette vertu qui vous aura attiré leur protection. Je quittai Candide remplie da confiance , Sc je revins avec gaieté au hameau. Quelques jours après Hermiphile me propofa d'aller nous promener fur les bords du Penée. Ce fut fans aucune réfiftance que j'y confentisi je fautois, je chantois & je badinois le long du chemin; je voyois le plaifir fecret que lui fai-, foit ma gaieté. Le jour étoit extrêmement beau, 1'air étoit doux , les eaux du fieuve claires & pures couloient lentement fur un fable daré, Sc le ciel. étoit paré des plus brillantes couleurs. Après nous être promenées quelque tems le long du rivage ,' Hermiphile fe laifla aller fur un gafon, Sc moi, je m'aflis a cóté d'elle. A peine ctions-nous fur 1'herbe , que je vis fortir du fond du Pénée une conque fuperbemenc décorée. La même jeune perfonne que j'avois  ii Veillées de Thessalie, vu traverfer les airs, étoit dans cette conque : «ne robe d'étoffe dargent, couverte de diamans Sc de pierredes, dont Féckt éblouiflbit les yeux, rehaulFoit encore fa beauté. Elle tenoit une efpèce de petit fceptre , &c elle avoit une couronne fur la' tête. Aufll-tót qu'elle parut , tous les poiflbns qui font dans le Penée , vinrent fur fes eaux ; ils formoient un cortège autour de la conque qui voguoit légèrement fur le fleuve : mais ce badinage aimable , & dont j'aurois peine a exprimer 1'agrément, fe faifoit dans un petit efpace du Penée. La conque , ainfi que les poïl* ■ fons, paflbient Sc repafloient fans ceffè devant moi, Sc jamais la jeune nymphe, car il fembloit que ce fut une divinité des eaux , ni les poiflons ne paffoient fans me rendre une efpèce d'hommage ; les poiflons plongeoient, & en reparoiffant, ils venoient au bord du fleuve, & la nymphe s'inclinoit. A ce jeu aimable fe joignirent des feux qui fortoient des eaux; ils voltigeoient autour de la conque & au milieu des poiflbns. Hermiphile qui m'examinoit , Sc qui ignoroit la raifon que j'avois de regarder avec aflurance ces difFérens prodiges , étoit charmé de Paitention que j'y donnois, & du plaifir que je paroiflois prendre a ce fpeéFacle. En efFet il étoit féduifant , Sc je m'en défiois davancage. Candide m'avóit dit Sc  CtNQUiImE V £ i L t é E. ï? rcpété cent fbis que les routes qui conduifoient au vice , écoient femées de mille fleurs , routes faires pour plaire ; tandis que le chemin qui mcnoit a la vertil, étoit aride & rebutanr. Mais, ajoutoit cerre fage fille, que le tcrme des deux eft différent! A celui du vice on trouve la bonte, les remords, le dégoüt même des plaifirs que il licence convertit en ennuis , Sc le mépris du genre humain. A celui de la vertu , on trouve 1'honneur, le repos, lafatisfadtion de fol même, 1'eftime des hommes & la prore&ion des dieux. ■ Ce fpectacle dura affez long-tems; enfin je vis venir par les airs un char attelé de deux lions qui n'avoient rien de farouche : le char defcendit a peu de diftance de la conque , & la jeune perfonne s'y élanca Iégèrement. Dès quelle y fat placée , les poiflbns renrrèrent fous les eaux, les feux s'élevèrent dans les airs & fembloierrt badiner avec une multitude immenfe d'oifeaux de toute efpèce qui environnoient le char. II traverfa le Penée, il vint k moi, & s'arrêta prefque au-defliis de ma têce. Ecoure moi, me dit cette jeune perfonne qui le conduifoit, écoute-moi ' Sophilette : le deftin va en ta faveur s'expliquer par ma bouche ; il veut que tu jouüTes d'une puiflance femblable a celle que fa bonté ma accordée. Tu feras mon égale , mais fuis les hommes, Sophilette, ils font tous trompeurs &  Veillées de Thessaiie; parjures; conferve ta liberté , je dois a la miemie les avancages que tu vois. En achevant ces mots, le char s 'éleva dans les airs , & en un inftant je le perdis de vue. Remarquez que la Centaurefle n'appuyok d'aucuns difcours les prodiges quelle opéroit par fon art, Sc quelle ne montroit aucun empreflement pour me féduire. Ses tentatives en étoient plus adroites y elle vouloit que charmée de tout ce que je voyois , Sc atcirée par 1'appat flatteur de pouvoir les mêmes chofes , je me rendifle. Le deftin , me dit-elle feulement , vous promet, Sophilette , un brillant avenir : puiffènt les dieux me laifler aflez de jours pour en être le témoin! Hermiphile fut quelques jours fans venir au hameau , je n'en étois point inquiète , au contraire , j'aurois voulu que rebutée de fon inutile pourfuite , elle m'eut oubliée. Mais mon père Sc ma mère qui ignoroient fes defleins pernicieux , craignoient qu'il ne lui fat arrivé quelque accident, lis me reprochoient un matin le peu d'attachement que je montrois pour une perfonne a qui, difoient-ils, je devois de la reconnoiffance, lorfque la Centaurefle parut. Mon père & ma mère lui témoignèrent avec amitié 1'inquiétude oü ils étoient qu'il j]e lui füt atrivé quelqu'accident j Sc moi voulant feindre avec eux , je courus i elle les bras ouverts, Sc je  ClNQUlÈME VeHIEE, I5 l'-embraflai. Elle refta une partie du jour avec nous, je la voyois m'examiner , Sc chercher a démêler ce qui fe paflbit dans mon ame; mais mon air libre Sc enjoué me rendoit impénétrable. II fallut, ainfi qu'a mon ordinaire , aller promener avec Hermiphile. Ce fut vers les mon-, tagnes, dont les pieds préfentent auxyeux,des païfages charmans, qu'elle me propofa de tourner nos pas : j'y confentis, & nous nous mïmes en chemin. Je m'attendois bien a voir encore quelque nouveau prodige ; je ne me trompois pas. Dès que nous fümes dans une prairie admirable par la variéré des fleurs qui l'cmailloient, nous nous arrêtames. J'étois a peine fur Thecbe , que le fommeil s'empara de moi ; vous croyez bien que ce fut par le pouvoir de la CentaurelTe. Lorfque je m'éveillai, je me trouvai dans un palais dont l'imaginarion la plus vive ne pourroit repréfenter la fomptuofité & la magnificence. A mon étonnement fuccéda 1'effroi de me voir feule dans ce palais: je le parcourois, & malgré ma frayeur, je ne pouvois m'empêcher d'en admirer toutes les beautés. Mais j'eus bientöt honte de nxer mes regards fur des prodiges imaginés pour me rendre aufli criminelle que celle qui les opéroit par fon art. Je voulois Sc je n'.ofois employer le fecours de ma petite plaque j je ne favois er*  tlS VfilLLÉES GE TrtESSAtlÉj quel coin de 1'univers je me rrouverois; ie craï* gnois qu'éloignée de ma partie & de Candide , je me vilfe abandandonnée a moi-même. Dans le tems de mon incertitude , je vis venit k moi cette même jeune perfonne qui m'avoic parlé au bord du Penée. Ah ! Sophilette s'écriat-elle , que je fuis contente de vous avoir pour égale & pour compagne! Remerciez les dieux du préfent qu'ils vous font. Ce féjour délicieux, les richefles qui l'embelliflent, les efprits qui y réfident, tout ici eft a vous, & vous eft foumis* Vous pouvez', dès eet inftant, parcourir les airs, defcendre au fond de la terre, maitrifer les eaux , faire briller les éclairs , lancer la foudre \ enfin commander aux élémens. Oui, Sophilette, votre puiffance vous élève au-delfus de tous les moftels. Nous fommes feturs a préfent, recevez mes tendres embrafiemens. En difant ces mots , elle voulut me prendre dans fes bras. Enfrayée, je recule'& m'écrie : dieux ! 1'auriez-vous permis l Serois-je criminelle fans y avoir donné mon aveu ! Arrête , continuai-je , arrête , n'efpère pas me féduire, & ceffe de me tourmenter : fuis , tu me fais horreur. je vois dans ce moment paroïtre Hermiphile, elle tenoit alors une baguette noire , dont 1'un des bouts étoit orné d'une petite couronne. Sophilette , me dit-elle d'un ton lévère , c'eft trop réfifter  réfifter a la volonté des immortels , feuls difpenfateurs du pouvoir que ton ignorance te fait refufer .- crains leur colère. Le croiriez-vous, mes enfans! La préfence d'Hermiphile me rafiura, & me rendit ce,courage quelle vouloit intimider. Ah! ma chère bonne, lui dis-je , je vais mounr d'efFroi, fi vous ne me tirez de ce lieu > LaifTez-moi dans 1'obfcurité ou le ciel m'a faic naitre. Ma tendrefle pour toi, Sophilette, me repondit Hermiphile , me défend d'y confentir. Connois-moi, il eft tems , connois mon pouvoir ; tu vas jouir dün femblable , ou tu vas penr. Alors une nuit terrible fit difparoïtre Ie jour :1e tonnerre, la foudre, la grêle , les éclairs rrapperent mes yeux & mes oreilles , & en meme tems Hermiphile ajouta : recois de moi cette baguette , & commande au ciel & a Ja terre qm fur le champ t'obéironr. Mais tremble fi mofes la refufer : tu vas , dans eet inftant meme payer de ta vie ta réfiftance. Tel eft le cruel arrêt du deftin. Ah ! ma chère Sophilette pourfmvit-eüe tendrement, veux-tu me conl damner i pleurer ta perte, quand je puis me tellener de ta grandeur ? Plus indïgnée qu'efFrayée du difcours & des menaces d'Hermiphile, je me demande a moimême pourquoi je ne 1'ai pas encore confondue par le pouvoir du précieux don que j'ai recu de  iS VeiilÉes de Thessalte, Candirle. Je me reproche d'avoir différé d'uri "moment a détruire ce palais , oü me retient Paft abominable de la CentaureOe. A cette réflexion fuccède la crainte que le don de Candide foit fans effet: mais auffi-tót j'ai honte de ma défiance , & je porte la main droite fur ma poitrine. A peine 1'ai-je pofée , que le jour revient , le palais & la jeune perfonne difparoif'féht a mes yeux , & le calme règne : alors je me trouve feule avec la Centaurede , & dans le même endroit de la prairie oü je m'étois endormie. La joie que je reuentois éroit auffi fenfible en moi , que dans Hermiphile la honte & la colère de voir fes projets traverfés par une caufe pour elle impénétrable ; le défir & 1'efpoir de m'arracher mon fecret , lui donnèrent la force de diffimuler fon refTentiment. Je vis fans paroitre le pénétrer , Terfort qu'elle faifoit pour renfermer toute fa rage, & pour me pafier avec un air de douceur qui ne m'en impofa point. Vous avez donc , me dit-elle, des fecrets pour moi ? Moi qui vous aime , moi qui ne veux que votre bien : cependant vous me trahitfez. Ah! Sophilette , rougiffez de votre ingratitude, & predez - vous de me la faire oublier par un aveu fincère. Je vous le demande , & je vous promets de vous laifler la liberté de refter  ClNQÜlEME V E I 1 1 | S, M ignotante , & occupée feulement du foin de vos troupeaux. C'eft tout ce que je Veux , lui répliquai-je , & je ne fais ce que vous vonlez que je votts dife. Comment, reprit Hermiphile , vous favez joindre Fair d'innoce'nee a la difiimuiatioii? Eh ! qui vous en a tant appris ? qui donc fréquentes-vous ? quelles font les ames alïez ballos pour vous porter a me hair? Car, Sophilette, le premier efFet de 1'amitié eft ia confiance. Prouvezmoi dans ce moment que vous m'aimez, ne me cachez plus rien 5 le prix de votre aveu fera votre pardon 5 ne craignez point, parlez fans feinte. Je vous jure en vériré, lui réparris-je, que je ne fréquente que vous & mes pareus, & je vous irépere encore, que je ne fais ce que vous me demandez; vous me preflez en vain, je n'aurai jamais que la même chofe a vous -répondre. Hermiphile garda tin moment le filence, cömme quelqu'un qui délibère fur le parti qu'il dok prendrejpuis elle me dit : vous êtes bien heureufe, Sophilette, que je vous aimé. Vous devets mon indulgence aux tendres feminiens que j'ai pris pour vous en cultivant votre enfance; ils me font vous regarder comme ma fille, & c'eft a ce titre fi dier que je voulois vous tirer de 1'étac obfeur de vorre naiftance. Vous dédaignez les avantages que je pouvois vous procurer; c eft, je Favoue, Sophüette, un grand fujet de doulèur Bij  io VeiilÉes de Thessaue; pour moi: néanmoins n'y penfons plusje parus croire la Centaurefle , fans toutefois être perfuadée quelle me pardonnoit 1'afFront que je venois de lui faire, & quelle renongoir de bonne foi a la réuffite de fes projets. Nous regagnames le hameau, Hermiphile m'embraffa, les yeux mouillés de pleurs, & me quitta fans proférer une parole. Je me fentis touchée de la peine fecrette que je lui caufois; mes fentimens pour elle étoient partagés. Comme Hermiphile m'avoit chérie depuis 1'inftant de ma naiffance, je 1'aimois \ comme Hermiphile magicienne, elle m'infpiroit de 1'horreur. Si j'avois eu plus d'expérience, je 1'aurois plainr; je me ferois dit que plus quelqu'un nous eft attaché, plus il fouhaite de nous voir penfer & agir comme lui: la difterence d'opinion , fur-tout, blefle fon amour propre; il regarde comme un triomphe 'de nous ramener a la fienne. Concluez tous, mes enfans, de ce que je dis, qüon ne peut trop potter d'attention aux liaifons qüon veut former. La vertu fortifie la vertu, & le vice entraine avec lui dans 1'abïme de 1'égarement. La Centaurefle ne cefla point de venir tous les puts chez mon père. 11 crut s'appeicevoir qu'elle avoit 1'air trifte & abattu; il lui demanda tendrement s'il lui étoit arrivé quelque accident. Le deftin, lui répondic-elle devant moi, m'a frappée  CinquiIme Veillee. 21 par l'endroit Ie plus fenfible; plaignez-moi, mais ne cherchez pas a en favoir davantage. Nous allions toujours promener enfemble, Sc aucun prodige ne frappoit plus mes yeux. Certe conduite & lë filence d'Hermiphile mefirentpenfer quelle avoit véritablement renoncé a fes projets. II s'écoit paffe quelque tems, lorfque mon père étant a fes troupeaux, vit un oifeau d'une beauté admirable; il n'en connut pas l'efpèce; mais 1'oifeau comme étourdi de fe voir fous un nouveau ciel, & comme cherchant un man-re, vint a mon père. II fe laifla prendre, & mon père charmé du plaifir qu'il imagina de me faire en m'apportant ce rare anirrial, revint d'abord au hameau. L'oifeau, chemin faifaut, chanta, fiffla , paria, &' fit mille carefTes a mon père, qui me dit en rentrant dans Ia maifon : Sophilette, je t'apporte un oifeau auffi beau que rare, je viens de le trouver; c'eft un camarade que je te donne; tu peux faire avec lui Ia converfation, car nonfeulementil parle, mais il répond jufte. L'oifeau dans ce moment battit des alles, vota fur mon «paule, Sc me dit : bon jour, ma chère petite maitrefie, baifez votre favori qui vous aime; Sc fur le champ il fe mit a fiftler & a. chanter. Je fus d'abord charmée de favori, je le prends, je le carefle, je le baife, je lui parle, il me répond, enfin il faifoit tout mon plaifir.  ai Veuléis 'de ThESSALIEj La beauté & la gentilleffe de favori firent peu d'impreffion a Hermiphile; elle m'écouta fioidcment lui vanter fes agrémens; puis elle me répondit: il faut bien peu de chofe pour vous amu fer : que vous êres encore enfant! & que je crains bien que vous ne ceffiez jamais de l'ctre! Elle vit mon étonnement a ce difcours, dont je ne comprenois pas toute la force. Soyez moins furprife, continua t-elle, de ce que je vous dis. Oui, il eft des perfonnes qui vieillilTent impunément, & qui cedent de vivre fans avoir joui des avantages de 1'humanité. Je m'explique, Sophilette; il eft des hommes a qui la nature a refufé cette divine lumière qui les rend capables de penfer , de rcfiechir, d'entendre & de juger des chofes qui demandent du raifonnement & de 1'intelligence. Je me fentis humiliée de ee difcours; il m'indifpofa contre la Centaurefle, bien plus que tout ce qu'elle avoit tenté pour me féduire. J'étois accoutumée, Sc par elle-même, a ê:re louée; de trop dures vérités, Sc pourtant fi utiles a. la jeuneffe, me révoltoient. Effet dangereux de la flatterie! Pleine de dépit, je quittai Hermiphile, Sc j'allai avec favori me renfermer dans ma chambre. Lorfque je fus feule, je ne pus retenir les larmes que ma vanité bleffée fit couler; je reftai long-tems comme immobile. Cette lorte d'inacHon me jetadans rafloupifiemsnt; je me wis fi-n*  Cinquième Veilles. a$' mon lic: favori, qui paroifToit attentif a tous mes mouvemens, vint me trouver; il fembloit n'ofer ni me parler, ni me carefTer. Mais il fe plaga fur ma poicrine, précifément a 1'endroit oü étoit ma petite plaque. A peine fon corps eut-il pofé defliis, qu'un coup de tonnerre affreux fembla aller foudroyer le monde; l'oifeau, avec un cri terrible, fuü & s'envole par ma fenêcre qui éroit ouverte. Ioterdite 8c tremblante, je m'écriai : Hermiphile , voila encore un de tes pièges! Eh bien, le précieux don de Candide a fu me le faire connoitre , & vient encore de me faire triompher de toi. Dans le moment que je réfléchilTbis a cette aventure, j'entendis Hermiphile m'appeler, car elle étoit reltée, quoique je 1'eufle quittée brufquemenr, & que mon père & ma mère ne fuflent pas dans la maifon. Voyons, dis-je, ce que me veut cette cruelle ennemie de 1'innocence & de la vertu. Je defcends; je vois Hermiphile avec le vifage pa!e & les regards troublés. Sophilette, me dit-elle d'un ton terrible , il n'eft qu'un moyen pour vous fauver de mon jufte reffentiment; c'eft de vous repentir des trahifons que vous me faites; de tout m'avouer, & de me remettre ce dont on vous a armé contre moi; ce moment vient de minftruire. Parlez. Je n'ai rien a vous dire, lui répondis-je d'un air aducé. Songez-y bien, reprit»  Ï4 Veil es de ThessAiib; elle; craignez, ingrate, que votre diflimulation ne porte ma colère aux derniers excès. Je me trouvai dans eet inftant un courage infpiré par les dieux. Allez, lui dis je, le ciel ne permettra pas que vous exécutiez vos mauvais deffèins , il protégé 1'innocence : retirez-vous, laiiTez-nous en paix, je ne veux plus vous voir. Je me retire, me répliqua la Centaurefle; mais vous faurez bientót, ingrate, fl 1'on m'outrage fans en recevoir la punition. Oui, je vais faire languir votre père & votre mère dans les plus cruels tourmens; vos troupeaux dépériront, vos champs perdront leur fécondité, & vous-même péruez miférablement après avoir vu tous ces malheurs. En difant ces mots la furieufe Hermiphile fortit. Ces menaces terribles me firent fremir d'effroi, non pour moi, je favois par trop d'expérience que je n'avois rien a craindre du pouvoir de la Centaurefle ■• mais je tremblai pour un père cV^pour une mère qui méritoientbienla tendrefTe extréme que j'avois pour eux. C'eft a Candide, m'écriai-je, a qui je dois avoir recours: la vertu de mon père Sc de ma mère, & leur picté leur rendront les dieux favorables. Le lendemain dès qu'il fut jour, je courus au temple de Diane. Candide m'écouta avec ce fouris tranquille qu'excite le mépris des menaces qu'on eft afluré de rendre vaines. Ma  Cinquieme Veilles. zj chère Sophilerte, me dit - elle, ne craignez rien des fureurs de la Centaurefle. Si les troupeaux de votre père deviennent languiflans, prenez la plaque que je vous ai donnée, vous la trouverez percée; attachez-la a un fil, enfuite trempezda dans 1'eau qui doit faire la boiflbn de tous vos animaux; fur le champ ils feront fains. Si votre père & votre mère font attaqués de quelques accidens, frottez 1'endroit affligez avec votre plaque ; une prompte guérifon fuccédera a la maladie. Pour vous,Sophilette, li la Centaurefle veut encore vous tendre de nouveaux piéges, ou vous faire quelque violence , elle en fera punie d'une manière a. faire trembler ceux qui, comme elle, veulent corrompre & perfécuter la vertu. Rafliirée, je revins chez mon père le cceur rempli de la plus vive reconnoiflance des bontés de Candide. Quelques jours après nos bergers vinrent avertir mon père, que généralement tous fes troupeaux étoient malades & languiflans. Mon père étoit un des meilleurs, & un des plus entendus pafteurs de la contrée; il courut k fes troupeaux, je le fuivis. Nous trouvames tous ces pauvres animaux couchés & étendus fur la terre; ils ne mangeoient plus , ils fembloient tous aller mourir. Je vois mon père trifte & abattu de ce malheur; je m'approche de lui; mon père, lui dis-je, ne vous affligez pas , les dieux font juftes, ils vous  ï6 VkillÉes de Thessalie; protégeronc; vos beftiaux reprendront bientot leur première vigueur. Je le quitte, je cours a. 1'endroit oü éroit 1'eau que tous ces animaux devoientboire, j'y trempe ma plaque, ils viennent chercher 1'eau falutaire, ils en boivenc, aufu-toc on les entend ruminer, mugir &. bêler comme a leur ordinaire. Enfin dans un inftant ils font rous gais, Sc fe portent bien. Mon père émervcillé de cette efpèce de miracle, ne doute point que Pan ne le protégé; il fe profterne, remercie ce dicu , lui voue une génifle qu'il promet de lui facrifier par mes innocentes mains; il fe relève, enfuite il me prend dans fes bras, & me dit, ma fille, ceft a ta confiance pour les dieux que je dois leurs bontés, & ta confiance qui eft 1'effet de ton amour pour eux , t'afTure un avenir fortuné. Ah ! ma chère Sophilette , que je fuis heureux ! ta vertu ne me laiffe rien a dcfirer. Nous repnmes le chemin du hameau: mais nouveau fujet d'affliétion! Nous trouvames ma mère perclufe de tout fon corps , Sc fouffrant des douleurs inconcevables ; je m'approche d'elle » je vais, lui dis-je , vous foulager , & en même tems je Ia frotte, ayant ma petite plaque cachée dans le creux de ma main. Je ne la porte nuÜ3 part que la guérifon ne s'en fuive. Mon père Sc ma mère , tous deux étonnés , attribuent un tel fuccès a mon zèle Sc a ma piécé.  CinqüijÈme Veillée. 27 Hermiphile inftruite par 1'aventure de l'oifeau, que je portois quelque chofe fur ma poitrine , qui avoit un pouvoir fupérieur au fien , forma le projet de fe rendre maitrefle de ma perfonne, pour le devenir de ce que je pofledois; elle fe Hattoitde me metnefans défenfecontr'elle. Dans cette vue, elle cherchoir 1'occafion de me furprendre, elle la trouva favorable. Je traverfois feule une prairie pour aller aux troupeaux de mon père ; Hermiphile me joignit. Sa préfence & la fureur qui éclatoit dans fes yeux , ne me cau<=èrent aucun effroi. LaifTez-moi, lui dis-je d'un air doux , mais alïuré ; craignez la vengeance des dieux irrités contre vous. Je vous dois de 1'amitié &r de la reconnoiflance , non, jamais je ne vous haïrai; cependant je ne veux plus vous voir. Eh bien , me rép!iqua-t-elle , tu me vois pour la dernière fois : tremble, ce jour eft le feul qui te refte. En difant ces mots, elle m'eniève dans fes bras ; j'implore 1'affiftance des dieux , mes cris font vains. Hermiphile me porte fur un petit rocher dont le pied étoit mouillé par les eaux du Penée. Je fais , perfide , me dit-elle , 1'endroit oü trouver ce que vous m'avez fi foigneufement caché. Vous ne deviez pas au hafard eet oifeau qui faifoit tout votre plaifir ; il m'a inftruire. Je vais donc vous arracher les armes qu'on vous  23 V.EILLEES DE T H ï S S A £1 f J avoit données pour vous cléfendre contre moi dénuée de ce fecours , vous allez être en proie a mon jullie reflentiment. Tremble ,' ingrate , ajouta-t-elle ; fiémis des maux que je'vais te faire fouffrir. A 1'inftant elle déchire ma tunique „' la plaque tombe , Hermiphile la faifit. Mais ó prodige étonnant! a'peine 1'a-t-elle touchce 3 qu'elle fait des cris épouvantables , fa main, qui échappe la plaque, paroic embrafée : fes cris fe font entendre jufqu'aux cieux; le feu gagne, le bras fe confume , 1 'épaule brüle, le feu fe communiqué au corps , il n'eft plus que flammes. Son défefpoir termina ce fpe&acle terrible ; elle fe précipita du rocher dans le fleuve : je la perdis d'abord de vue , mais il vint fur la furface de 1'eau des bleuettes de feu qui ne difparurént que lorfque cette malheureufe femme fut fans doute confumée. Je n'avois pu être témoin d'un fi funefte évé~ nement , fans un eftroi-mortel ; jen érois la caufe innocente , il 'eft vrai, mais j'en érois la caufe. C'étoit moi qui avois atdré a Hermiphile une fi cruelie finje fus attendrie, je me reprochai fa mort, je lui donnai des larmes , je Ia plaignis; enfin, après avoir refté quelques'momens comme immobde , je defcendis le rocher, & fur le champ j'allai faire a Candide ce ttifte récit. Voici fes propres paroles :    CinquiIme Veillée." 2.  3 4 VeillIes dé Th'ess Ati^ quenroit fouvent le logis ; il avoic vingt-fix ans^ il étoit bien fait de fa perfonne , fa phyfionomie étoir douce , fon efprit inlinuant, Sc ii aVoit un air de fagefle que fa conduite ne démentoit point. J etois jeune, Lhidimès n'aimoit rien ; il me voyoit tous les jours , ainfi il ne falloit pas êrre plus aimable qu'une aurre pour lui plaire. Je lui plu ; il me rendoit mille petits foins 4 fes aïtentions a aller au devant de tout ce qui pouvoit me faire plaifir , étoient continuelies. iMon père & ma mère , qui voyoient dans un excellent fujet un parti très-ïiche , remar-^ quoient avec fatisfaótion fon penchant pour moi » ik me vantoient tous les jours fon mérite. Lê bien qu ils men difoient me faifoit plaifir , Sc celui que j'avois a le voir & a 1'entendre me dire des chofes obligeantes , me faifoit croire fimplsment que je le regardois comme un frère qui auroit mérité toute mon amitié. J'ignorois ce qu'un fentimenc plus vif peut caufer d'émotion Sc de trouble dans un cceur. Cette ignorance manqua de perdre Lhidimès dans mon efprit. Je dois , pour excufer une ignorance dont j'ai bien eu honte depuis , vous faire tous fouvenir, mes enfans, que j etois plus jeune encore que vous ne Tètes , puifque je n'avois pas encore feize ans. Je n'avois jamais fréquenté que ma tante , Candide Sc la Centaurefle, qui touces  ClNQUIEME VeiLLÉE. 5 i deux , ainfi. que mon père & ma mère ne m avoient jamais enrrerenue de ce qu'on appelle amonr, J'ignorois donc ce que c'étoit que Famóur , & fans Ie favoir ni le foupconner , Lhidimès m'infpira celui que je conferve encore pjur lui. U y avoir dans notre voifinage un trés - riche pafteur; fa maifon étoit a peu de diftance de la Mètfe Ce palteut avoit une fille d'envkon vingrderfx ans, elle éroit trés-belle, fpirituelle, infimiahte & adroite. Née avec le cceur tendre, elle fe laiiïbit aller facilement au plaifir d'aimer ; elle m'avoit toujours regardée comme un enfant quelle n'avoit pas daigné accueillir, ainfi nous n'avions enfemble aucune liaifon. L'arrivée de Lhidimès, qui lui plut dès qu'elle ie vit, Ia détermina a me faire des avances d'amitié, auxquelles je répondis d'une manière rftopre a I'attirer chez mon père. Enfin nous fumes d'abord amies. Les expériences qu'elle avoit fakes du trouble que jette dans un cceur un amour naiffant, ne lui permkent pas de douter de ce qu'elle fentoit en faveur de Lhidimès, & 1'affranchirent bientót de cette heureufe modeftie que les fiiles bien nées doivent toujours conferver comme le foutien de leur fagefle. Le père de Dorimene, c'étoit le nom de cette fille, forma de fon cóté le deflein de faire fongendre de Lhidimès. IH'attira  'j 1 VeiLLEES DE THESSAIÏEi chez lui; les manières de Dorimene n'étoient paS propres a le rebuter, &c Lhidimès étoit trop poli pour payer d'incivilité les témoignages d'amitié qu'il recevoit Sc du père Sc de la fille. Dorimene moins pour voir Lhidimès plus fouvent, car il ne pafioit pas un jour fans aller chez fon père, que pour juger par fes yeux des difpofitions de nos coeurs, venoit tous les jours Sc a tous les momens au logis. 11 n'y avoit fortes d'agaceries qu'elle ne fit a Lhidimès ; fa gaieté Sc les chofes plaifantes ou'elle difoit, jointes a fa beauté, la rendoient fi charmante, qu'elle m'eut paru une ennemie redoutable fi j'avois fu ce que c'étoit que d'aimer & de plaire. Lhidimès qui vouloit découvrir quels étoient mes fentimens pour lui, paroiffoit affez empreiTé auprès de Dorimene; il lui diloit en ma préfence, combien il la trouvoit aimable : cela ne me fit d'abord uicune peine; \e riois quand ils badinoient enfemble, je badinois auffi, je jouois avec eux a de petits jeux , Sc j'étois charmée quand je faifois quelque niche a Lhidimès. Mais quand, a propos de ces mêmes jeux, il me difoit quelques mots obligeans, qüil accompagnoit toujours d'un air férieux Sc timide, je fentois une émotion vive qui me caufoit un extreme embarras, & me faifoit rougir. De cette fituation, fur laquelle je ne réfléchiffois pas encore, je tombai dans une autre qui me  ClNQÜlÈME V'EItth. 33 ihê donna a penfet. Je devinstêveufe, je dormöis moins qua mon ordinaire, j'avois toujours Lhidimès: préfent al'efprit, je fenrois uneimpacience inquiéce quand il tardoit a venir chez mon père j lorfqu'il y étoit avec Dorimene, je trouvois mauvais les mèmes chofes qui mavoient d'abord réjouie; je ne voulois plus jouer avec eux, je les brufquois, enfin je devins chagrihe. Je ne vis plus Dorimene avec les mêmes yeux, ellecommenca i me déplairej elle m'étoic a charge; jautois voulu qu'elle ne für plus venue chez mon père, & pour 1'en éloigner, (fans favolr pourquoi) je' lui faifois fouvent des malhonnêtetés. Lhidimès s'appercut avec plaifir de ce changement en moi; il fe flatta que je ne le baïflois pas i cette douce idéé pour lui fut bientót détruite par tout ce que je fis dans la fuite* Je vais vous faire rire, mes enfarts; car quoiqus vous foyez toutes bien éle?ées & vertueufes, vous n'êtes pas de la fimplicicé dont j'étois; mais' je confens a vous faire rire aux dépens de ma naïveté. Je puts néanmoins lui donner une excufe: 1'éducation que j'avois recue d'Hermiphile, le fouvenir encore récent des prodiges que je lui avois vu opérer , tout me faifoit rapporter i la magie, ce qui, par fa nouveauté, me frappoit d'étonnement. Tous les jours je devenois plus rêveufe & plus Terne XXril. q  54 Veielees de Thessaiie, :chagrine; la nuit ainfi que le jour, j'éiois agitée d'inquiétude, & toujours occupée de Lhidimès: je ne pouvois plus foutenir fa préfence, encore inoins fes regards, ils me caufoient un rroubie extréme, öc ce rroubie augmentoit jufqu'a m otet la liberté de lui répondre lorfqu'il me pailoir. Je rougiflois feulemenc, je paiifTois & je kiiiio-s ies yeux, avec un embarras qui me caufoit un dépit fenfible. Je commencai a m'inquiérer de cette fituation, cette inquiétude acheva de m'oter le fommeil. Je me demandois a moi-même pourquoi je ne dormois plus, pourquoi j'étois trifte Sc rêveufe , .pourquoi je verfois des larmes fans avoir fnjet de pleurer, pourquoi enfin je fentois le nouble qui m'agitoit. Lhidimès me devint fufpeót. Mais, me difois-je, fi ce pafteur étoit magicien; s'il m'avoit enchantée; tout ce que je fens ne peut être naturel, & je ne puis en accufer que Lhidimès. J'étois tranquille avant qu'il vïnt dans notre hameau* & depuis fon arrivée je ne fuis plus la même, fon idéé me fuit par-tout, fa préfence me trouble, fon abfence m'inquiéte; je veux le fuir, je le cherche, je le crains enfin, & cette crainte ne m'a'Jure que trop que le cruel eft magicien. Dieux , qui m'avez déja défendue contre Hermiphile, ayez pitié de moi, je vous implore. Occupée de ces réflexions Sc des craintes  Cinquiême Veuiée. ?j • quelles me caufoient, j'allai un jour dans le verger de mon père j je vis en y entrant, Lhidimès - affis au pled d'un gros pommier. Je m'arrêtai tout court; je voulus fuir, & jc reftai malgré moi. Je i'enrendis qui parloitfeul; j'approchai en trcmblant; j'écoure : voici ce qui frappa mon oreille. Tu craignois, Lhidimès, de ne pouvoir faire perdre a Sophilerte fa tranquillité : tu craignois de ne pouvoir triompher d'un cceur fi innocent & h pur. Eh bien! rallüre-toi : jouis avec plaifir d'une viótoire que te devoit le dieu a qui tu facrifies ra überté. Oui , la fituation oü tu vois Sophilerte depuis quelques jours, t'infttuic que tu as réuffi. Lhidimès fe tut après ces mots; 8c moi , fans vouloir en entendre davantage, tro.p certaine qu'il étoit magicien, je fords du verger faiiie de frayeur & de crainte , & je courus , comme une infsnfée , me renfermer. Mes foupcons n étoient que trop vcrirables , m'écriai-je , éperdue , tremblante &' verfant un torrent de larmes. Lhidimès eft magicien , je : n'en faurois plus douter , je viens de I'apprendre de fa bouche même. Le méchant fe félicite de m'avoir óté le repos. Hclas ! il ne s'en tiendija pas la. Jl.eft content, dit il, de me favoir dans 1 'état oü fes charmes m'ont réduite. Eh ! que lui 'ai-je fait ? Le fcélérat appelle un dieu celui qui lui domie le .pou.voir de me.tourmenter. Mais Gij  3 6 V E 1 l t E E S DE ThSSSAUB; allons crouver Candide , qu'elle me délivre , Sc qu'elle me venge de ce déteftable pafteur, comme elle a fait d'Hermiphile. Allons lui racontet 1'érat oü je me trouve; quelle oppofe fon divin pouvoir au pouvoir criminel de Lhidimès. Qu'elle fera touchée quand elle apprendra mon malheur! Je partis fur le champ , fans que perfonne me vit fortir : j'allai au temple de Diane , mais que je fus affligée, lorfque j'appris que ma tante étoit malade, & que je ne pourrois la voir de quelque tems! L'inquiétude 'que me donnoit la maladie de Candide , & le befoin que je croyois avoir de fon fecours , en renouvelant ma tendreiTe pour elle , redoubla mon trouble & mes agitations. Je fuis perdue! m'écriai-je , me voila a la merci du cruel Lhidimès ; il triomphe en effet, je né puis rien contre fes charmes. Hélas ! il peut, s'il le veut, me rendre encore plus malheureufe. Peut être veut il me faire fonftrir de nouvelles peines. Pourquoi faut-il que je ne puiffe voir ma tante ! elle étoit toute mon efpérance. Mais au moins , jufquau moment oü je pourrai lui apprendre mon malheur , fuyons Lhidimès ; auflibien je fens que je ne pourrois fans un trouble extréme , foutenir fa vue : je tremble feulement en prcnoncant fon nom , & je fens mon cceur palpiter en penfant a lui. Cependant , repre-  ClNQÜlÈME VlUliH.' 37 Hois-je , il ne faut pas 1'irriter , je fais fans défenfe contre lui. Ah! que Candide devoit bien nie laiuer ma petite plaque ; Lhidimès confondu en fentiroit bientot les effets. Après toutes ces extravagantes réflexions, que je croyois bien fages , je réfolus de cacher mon malheur a mon père & a ma mère , jufqüa ce que j'euffe vu Candide. Oui, taifons-nous , me dis-je a moi-même •, feignons avec Lhidimès , toutefois en Févitant le plus qu'il me fera poffible. Cette réflexion augmenta encore ie défordre de mon ame ; il m'en coütoit des efforts inconcevables pour vaincre le défir que je fentois de voir Lhidimès ; cependant quand il arrivoit chez mon père , j'allois me renfermer : vingt fois j'ouvrois la porte de ma chambre , pour courir ou je 1'entendois , & après avoir bien combattu contre le mouvement impatient qui m'excitoit a y voler , je refermois ma porte avec un dépit qui m'arrachoit des larmes. Mais je ne pouvois mempêcher de donner toute mon attention a écouter ce qu'il difoit; chaque mot qu'il prononcoit, me caufoit un nouveau trouble. Quelquefois aufïï, entrainée malgré moi, je fortois de ma chambre, j entrois avec,un air inquiet dans celle oü il étoit, j'y reftois un moment, & puis je retournois bien vne dans la mienne, oü je me défefpérois de mon malheur. C iij  jS Véillées de Thèssalie, " Lhidimès ne tarda pas a s'appeteevoir d'un changement fi marqué. Comme il avoit pour moi uiie véritable paffion, il en fut fenfibiement touché ; il redoubla fes empreffemens a me chercher, £k moi je redoublai mon attention a 1'éviter. Mon père a qui il ne s'étoit point encore déclaré, mais qui voyoit bien laforte incünationqu'il avoit pour moi, lui laifloit, depuis quelque tems, une honntte liberté dans la maifon ; néanmoins, il ne m'avoit jamais trouvée feule : ainfi il n'avoit point eü encore 1'occafion de m'entretenir de fes feminiens , 5c le fdiri que je prenois de le fuir, la lui déroboit toujours. II penfa avec douleur qu'il s'étoit abufé , il crut au contraire que j'avois pris pour lui de 1'averfion. Cette penfée rendit Lhidimès trifte , rèveur , timide avec moi, & toujours embarrafle. J'artribuai ce changement au repentir qu'il pouvoic avoir de 1'état oü il m'avoit réduite. Car , difoisjë, il y a bien de la méchanceté a lui de me faire fentir le pouvoir de fes charmes ; je ne me fuis point artiré fa colère; je ne lui ai jamais fait de mal; je 1'aimois , & fans fa trahifon je Paimerois encore. Mais que je le hais a préfent! fon nom feul me faitpalir d'effroi. Ces réflexions me donrièrent la douce efpérance qu'il me guériroit bient6t j mon efpérance fut vaine , j'étois de plus «n plus agitée de mille inquiétudes ,"& d'un  Cinquieme Veilles. 39 trouble qui me jetoit dans une étrange fituation. Je me fouvins un jour de ce que m'avoit dit ce fanröme , que fousla figure d'une jeune perfonne, Hermiphile avoit fait trois fois paroitre a mes yeux. Je me rappelai fes propres paroles : Fuis les hommes , Sophilette , ils font tous méchans & trompeurs. Je penfai que la centaurefle, qui alors rn'aimoit avec tendrefle , m'avertiflbit d'une manière fine de ce que j'avois a craindre. Elle avoit raifon , m'écriai-je; elle connoitfbit bien les hommes. De cette réflexion je paflai a une autre. Lhidimès & Hermiphile , me dis-je , tous deux magiciens, étoient peut - être amis; Lhidimès venge peut être fur moi la mort terrible de la centaurefle. Ah , n'en doutons point! Oui, voila le fujet qui détermine le perfide a me tourmenter. Mais Candide peut me délivrer des peines que j'endure, & punir mon ennemi: allons la trouver. Je retoiunai au temple de Diane , 011 j'eus le chagrin d'apprendre que ma tante étoit encore malade. Tandis que je m'agitois nuit & jour, Lhidimès cherchoit le moment de m'entretenir fans témoin; il le cherchoit avec trop de foin pour ne pas le trouver. II me fuivit un après-diner que j'allois aux troupeaux de mon père. A peine étois-je dans la campagne qu'il me joignit; mon efFroi fut mor- Civ  4<» Veillées de The'ssaiii; tel, je me crus perdue; je reftai immobile & tremblante : vainement je voulus lui échapper, js ne pus fuir, & ma frayeur augmentant encore au premier moe qu'il voulut me dire, je m'écriai ? ah , Candide, ayez pitié de moi ! priez la déefle Diane de prendre ma défenfe contre eet ennemi. Quelle me fauve du pouvoir de fon art; qu'elle me délivre de fa pourfuite. Jugez , mes enfans , quelle put être la douleur de Lhidimès en me voyant d'abord faifie & tremblante d'effroi. Mais fa douleur céda bientbt a une furprife inexprimable. Quoi ! s'écria-t-il avec tranfport, vous implorez Fafliftance des dieux contre moi ! eh , que vous ai je fait, Sophilette ! Tu ne le fais que erop, repartis-je , & je n'ignore pas 1'art que til as employé pour réuffir dans tes cruels deffeins; mais avec le fecours de ir.a tante, je triompherai a mon tour. Va, ru es plus méchant que ne le fut jamais Hermiphile. En achevant ces mots, je pri$ la fuite fans donner a Lhidimès le tems de me répondre, Je regagnois le hameau a grands pas, lorfqus Dorimène fe trouva vis a-vis de moi. Qu'avez-? vous, Sophilette, me dit-elle en m'arrêtant? qui peut vous caufer le trouble oü je vous vois ? que vous eft-il arrivé ? Je fuis trop effrayée, lui dis-je? pour vous entendre & pour vous pariet; laifTezmoi fuir. Et qui fuyez-vous, reprit Dorimène ?  C r k q u i k m e Ve i t l i *; Je fuis Lhidimès, lui répondis-je. Lhidimès! que vous a-t-il donc fait , me demanda-t elle vivement ? Ce qu'il m'a fait, répliquai-je ! ah, que Je fuis i plaindrc ! pourquoi faut-il que mon malBeni I ait amené dans notre hameau! Vous favez , Dorimène, concinuai je , ce que mon père a fait pour cc pafoor. Eh bien , apprenez quelle en eft J«ecoon«lW. II me fait éprouver les cruels e&ts dc laplus noire magie. Oui, il m'a endunieejooij lecruelami de la centaurefTe venge fa mort. Q„e dires-vous, reprit Dorimène ! Je dis, rcpartis-je, que Lhidimès eft magicien. Magicien , s'écria.t-elle! Oui, lui dis-je , magicien ; c eft de lui-même que je le fais. Oui, fans qu'il me vil , je 1'ai entendu s'applaudir , d'êrre de tous les hommes le plus criminel & le plus méchant. Oui , je 1'ai entendu s'applaudir de 1'état oü fes charmes m'onr réduite. De grace , Sophilette, me dit Dorimène, développez-moï ce myftère , je vous en conjure. Jeluiracontainaïvementtoutcequevousvenez d'entendre. C'eft- 4 dire, que je lui appris, croyant lm prouverque Lhidimès étoit magicien, que * nous refTentions réciproquement la plus vive tendrefTe. La fienne étoit trop forte, & lui étoit trop connue pour n'être pas fenfiblement touchée de ce qu'elle apprenoit. Mais la découverte qu'elle faifoit en, mème tems de la fimplicité de mon  4i Veilléf, s de Thessalie, efprit, lui permit quelque efpérance , & lui fit prendre un parti qui va vous faire connoïtre quelle ' étoit Dorimène. Que je fuis fachée, ma chère Sophilette , me dit-elle , de la fituation oü vous met Lhidimès! Je foufTre fincérement en appre'nant tout ce que vous fentez , & je vous jure en vérité que je donnerois de mon fang , pour que vous fufliez telle que vous étiez avant d'avoir vu ce pafteur. Je tremble qu'il n'acheve ce qu'il n'a que trop bien commencé : ce que vous venez de me dire , rn'anime contre lui du plus vif reffentiment. Je le croyois tout autre •, le perfide m'a trompée , j'étois féduite par de fauffes apparences. Ah ! ma chère Sophilette , que les hommes font méchans! Hermiphile vous donnoit un avis bien fage , en vous avertiffant de vous en défier. Heureux qui peut être éloigné de leur commerce ! A combien de dangers fommes-nous expofées ! Pourquoi a votre age ne me fuis-je pas mife dans ce doux Sé paifible afyle des ptêtrefles de Diane, mon père avoit alors ma mère pour le cónfoler de ma pene. Ma tante Candide., lui dis-je, m'avoit donné des armes contre Hermiphile; elle m'endonneroit encore contre le cruelLhidimès, fijepouvois la voir Sc 1'inftruire de mon malheur ■> mais que je crains qu'elle ne recouvre fa fanté trop tard ! Tous les jours je deviens plusa plaindre; des mouvemens  ClNQUlÈME VlILLÉE. 4$ qui me font inconnus m'agitent fans cefle, & vainementj'implore le fecours de lapuiffante Diane. En parlant a Dorimène , j'avois les yeux attachés du cóté par oü Lhidimès pouvoit revenir au hameau : je le vis de loin, il avancoit vers nous. Sauvez-vous, Dorimène, m'écriai-je; le cruel Lhidimès approche, craignez qu'il ne vous fafle fentir les effets de fon art. Je ne fais fi je fus entendue de Dorimène , car je n'avois pasachevé ces mots, que j'étois déjd bien loin; auffi arrivai je hors d'haleine chez mon père. Je me rerirai d'abord dans ma chambre , oü je m'abandonnai a un défefpoir, dont plus d'une fois j'ai ri depuis. Eh ! comment n'aurois-je pas éprouvé la plus cruclle fituation, ayant 1'efprit frappé que Lhidimès étoit magicien ? Son nom fortoit a tous les inftans de ma bouche ; je le menacois de la colère des dieux; je leur demandois de Ie punir : puis je les priois de lui pardonner ; je lui reprochois les maux qu'il me faifoit fouffrir, je 1'appelois ingrat, perfide, barbare ; enfin , je 1'accablois d'injures. A a milieu de mes différentes penfées, le temple de Diane , dont Dorimène m'avoit fi finement parlé, fe préfenta a mon efprit trouble. C'eft avec raifon, m'écriai-je , que Dorimène regarde ce temple facré , comme un afyle afluré contre les pièges que la malice ou la méchanceté des hommes  44 Veillées de Th es saliiJ peuvent tendre a la vertu ou au repos de nos jours: C'eft la que 1'on ne craint rien , c'eft la que 1'on mène une vie innocente 6c tranquille. Eh bien , dis-je , avec chaleur & dans mon premier mouvement, allons nous y jeter , Candide m'y recevra avec plaifir. Tandis que je formois le deffein de me confacrer au culte de Diane , la rufée Dorimène étoit occupée a fortifier Lhidimès dans 1'etreur oü je venois de le jeter. Lorfque j'eus pris la fuite en le voyant avancer , elle 1'attendit. Que vous êtes fimple , lui dit-elle ! pourquoi eet air abattu? pourquoi être fi affligé ? devez-vous être fi touche des rigueurs d'une jeune infenfée ? Faites-vous viofence , furmontez une tendreffe qui feroic mieux récompenfée , fi une autre que Sophilette en étoit 1'objet. Mais , ajouta t-elle , en foupirant , un cceur ter.dre & fincère fe jp>it toujours préférer des cceurs ingrats qui ne le vengent que trop bien ? Lhidimès haï qui pourroit le croire ? .... non , je ne puis le comprendre au moment même oü je n'eri puis douter. C'étoit donc de la haine que Sophilette a pour moi, dit alors Lhidimès , qu'elle vous entretenoit, quand de lom je 1'ai vue qui vous parloit ? Votre foin a la chercher, lui répondit Dorimène, & votre emprefiement pour elle, lont trop uritée pour qu'elle ait pu me cacher i'éloignement ex-  CinqüiÏme Vëillée. 45 trême qu'elle a pour votre recherche. Quelle étoit mon erreur , s'écria douloureufement Lhidimès! je me croyois aimé ! je fuis haï ! Mais, reprit-il, après un moment de filence, de quel art, de quel cruel deffein a-t-elle voulu me pariet ? pourquoi m'appeler fon ennemi? pourquoi a-t-elle imploré l'affiftance de Diane contre moi ? pourquoi enfin m'a-t-elle reproché d'ètre plus méchant que ne Ie fut jamais la centaurefle ? Parlez , ma chère Dorimène , 1'excès de ma douleur mérite votre pitié. L'aimer & n'avoir pu lui plaire , font vos crimes, répondit-elle. Voila pourquoi Sophilette , qui regardè votre recherche comme une perfécution , vient de vous reprocher d'avoir de cruels deiïeins contre elle. Elle eft indignée de tout ce que vous faites pour mettre dans vos intéréts fon père & fa mère. La protecHon que Diane lui a accordée contre Hermiphile , la perfuade que cette déefTe la fauvera de 1'horreur d ecre a vous; c'eft tout ce qu'elle demande. Eh bien' repartit Lhidimès, fans le fecours de Diane , 1'ingrate obtiendra ce que fon cceur défire. Non, je ne la verrai plus, duffé je en mourir de douleur. Quoi! me menacer de la colère des dieux , paree que je 1'aime , ou plutot paree qu'elle me hait! 1'inhumaine! Oui, c'en eft fait, je vais m'éloigner pour jamais du hameau qu'elle habite. Puiffe-t-elle un jour éprouver la douleur mortelle d'aimer&: d ctreodieulëal'objet  4 nos heureux fuccès forcèrent les ennemis a demander la paix , & a la recevoir a des condidons avantageufes pour nous. Je repris d'abord le chemin de la ThetTalie. A quelques journées de ce hameau , en fortant d'une forêt pour entrer dans la plaine , je vis un berger qui , prefque accablé par le nombre , foutenoit vigoureufement, fans autre défenfe que fa houlettè, les afTauts de trois hommes bien armés. Je ne pus fouffrir un combat fi inégal; je courus 1'épée a la main , & fis face avec le berger aux rrois affaffins. Le berger dans ce moment en jeta un fur la pouffière je bleffai celui que j'avois en tête, & le troifième prit la fuite. Le berger paffimt tout-a-coup de lemotion du combat i un faifidement de tendreiTe , ou ïadmiration & la reconnoifTanee fe confondoient, me contempla la tête a demi-baidée , & en taiffanttomber fa houlette, il m'embrafTaavec tranfport; mais voyant du fang fur mon habit , il s'écria , les yeux noycs de larmes : ah ! vous êtes Wefle! Venez , brave inconnu , fuivez-moi jufqu'a une maifon fort prés dici , oü les perfonnes aufli généreufes que vous l'êtes, font bien recues du maitre : il vous guérira promptement, peut-être mdne fera-ce un bonheur pour vous de connokre ce digné pertbnnage. Je me  Si X IE ME V E I 1 t I E. 69 laiffaï conduire; Ie befoin & 1'envie que j'avois d'ètre fecouru , me donnoient des forces. Après un bon quart-d'heure de chemin , j» vis un aflez grand batiment, le berger me dit: courage , mon cher ami , car ce titre précieux m'eft acquis pour jamais , vous voila bientot au terme ; c'eft dans certe maifon ou vous allez trouver un fecours certain. En y entrant, je me fentis fi foible , que je ne pus avancer; je refta dans la cour oü je m'affis. Dans le moment, je vis venir a nous un grand liomme de bonne mine & très-agé. Le berger lui dir, en Pappelant fon maïtre, que je venois de lui fauver la vie , & que j'étois bleflé. Cet homme tira un flacon plein d'une liqueur dont il me fit boire, & qui me rendit a l'inftant tous mes efprits; il me dit enfuite de le fuivre. J'entrai avec lui dans un jardin rempli de fimples , il;en prit un, il le out fur ma plaie , aufli-tót elle fe ferma. Vous êtes guéri, mon enfant', me dit ce vénérable vieillard , d'un ton aftëéhieux; Sc vous, Lifis , conrinua-t il, en fe tournant vers le berger , contez-moi votre aventure. Etant aflis auprès de vos troupeaux , dit Lifis, trois hommes out pafle. Après avoir regardé aflez long tems mon chien Mélampe, ils me Tont demandé , je 1'ai refufé avec honnêteté ; mais peu fatisfaits de mon refus, ils ont voulu le prendre E iij  70 VeilxÉes de Thessalie', de foL-ce j je me fuis oppofé a leur entreprife , Sc tous trois alloient me faire fuccomber fous leurs coups , fans le fecours de ce généreux inconnu. C'eft mbins encore rutilité dont votre fecours a été a ce berger , me dit le vieillard, qui m'intéretTe pont vous, que votre générofité; elle me prouve que vous avez 1'ame vertueufe, Sc que vous méritez 1'eftime que je vous accorde dès ce moment. La suérifon fubite de ma bleiTure, opérée feulement par la vertu d'un fimple , me donna une grande idéé du maitre du berger. La phyfionomïe de ce vieillard , fa douceur , fes difcours, tout m'infpira d'abord pour lui du refpeófc ; mais il augmenta bien, lorfque voulant le remercier de fes bontés, il me répondit : mon enfant, c'eft moi qui vous fuis obligé. Sans vous j'aurois eu le chagrin de me coucher aujourd'hui fans avoir fecouru quelque malheureux. 11 me demanda enfuite d'oü j'étois Sc d'oü je venbis. Je lui dis que j'étois des bords du fleuve Périée , que je venois de Parmée, Sc après lui avoir appris que la paix étoit faite entre les Athéniens & les Theffaliens, je lui fis le détail de tout ce qui s'étoit paflc dans cette gnerre. Ma phyfionomïe le prcvint , ma converfation ne lui déplut pas, il prit de 1'amitié pour moi. II me témoigna que je tui ferois plaifir de refter quelques jours avec tui; fa propofition  S 1 X I È M E V E I L L É E. 71 me charma , je le lui marquai vivement, & je reftai comme il le défiroit. Je fus de Lifis que eet homme vénérable fe nommoit Thémiuisès , que c'étoit un étranger qui, depuis prés d'un fiècle , étoit venu s'établir en eet endroit de la Theffalie, oü il ne s'occupoit qu'a faire des a&ions charitables , & a des découyertes utiies aux hommes. Comme mon admiration ne pouvoir plus augmenter, le difcours du berger n'y ajouta rien ; il ajouta feulement au deur que je fentois de paroitre a fon maitre digne de fon eftime , & au regret que j'avois de ne pouvoir refter avec lui auffi long-tems que je 1'aurois fouhaité. Toutes les converfations que Théminisès daignoit avoir avec moi, étoient des inftruótions continuelles, dans lefquelles je fentois fa fageffè, fa vertu , & Pétendue de fes connoiffances. Pour mériter, me difoit il, 1'eftime des hommes & la protecrion des dieux , foyez toujours honnéte , compatiffant, fecourable , fmcère , équitable & ferme dans vos devoirs. J'écoutois avec autant d'attentjon que de plaifir , des lecons dont je pouvois tirer une fi grande utilité dans le cours.de ma vie , & inon intention charmoit Théminisès. J'ai oublié de vous dire que je m'étois lió k Parmée , d'une étroite amitié, avec un de mes camarades qui avoit douze ans plus que moi. Son E ir  ji VEiLt-ÉSs di Thessaiif; efprit & fon favoir, joints au defir qne j'avois de profiter de fon expérience & de fes lumières , m'avoient tendrement attaché a lui. Dans le dernier combat, 1 hermilis , c'étoit fon nom , fut blelTé a mes cotés , & j'eus la trifte confolation de le fecourir. Sa blefltire fe trouva mortelle, je montrai a cette nouvelle plus de foiblefle que lui. Le quatrième jour de fa bleffure , étant prés de fon lit, je vis tout-a-coup un nuage noir qui occupoit une partie de notre tente. Thermilis parut plus embarratTé que furpris a cette vue ; il refta un moment interdit , pendant que le nuage fe tenoit fufpendu en Pair fans aucun mouvement. Enfin , Thetmilis me pria de fortir , 8c d'efnpêcher que perfonne n'entrat. Je fis avec inquiétude ce qu'il fouhaitoit : ce nuage me bleffoit 1'efprit. Pendant plus d'une heure que je laifTai mon camarade feul, 8c que j'écoutois avec beaucoup d'attention , j'entendis toujours parler, mais fans pouvoir diftinguer ce qu'on difoit, je crus pourtant entendre la voix d'une femme qui pleuroir. Le nuage fortit de la tente par le cóté ou j'étois , il s'artêta devant moi, & y refta mème affez long-rems. A 1'étonnement oü j'étois, fuccéda une horreur extréme pour Thermilis , car je ne doutai point qu'il ne fut magicien. Mon premier mouvement fut de Pabandonner 8c- de fuir ; néanmoins, je  Sixieme Veillée. 75 rentrai quand il m'appela. II ne me dit rien de ce qui venoit de fe palfer, & je crus devoir lui épargner , dans les derniers momens de fa vie , la connoifTance du mépris qu'il m'infpiroir. Je meurs, mon cher Lhidimès, me dit - il, & je meurs ton plus tendre ami: je te conjure de n'ou* blier jamais 1'amitié qui a été entre nous. La fource des larmes que je verfois depuis quacre jours venoit de fe tarir, je n'ettimois plus Thermilis , ainfi , j'écourai fon difcours , & je reegis fes adieux d'un ceil fee & fans lui répondre. Quelques heures après il mourut, me laiffanr, dans ce qui venoit d'arriver , de quoi me confoler de fa perte. Dix ou douze jours après , je furtis du camp pour aller jouir de la fraicheur d'une belle matinee , & pour me repofer dans une prairie qui charmoit les yeux par la variété des fleurs dont elle étoit émaillée. J'avois a peine marché quelques momens dans la campagne , lorfque je vis en 1'air un nuage de forme ronde, qui, en s'abaiifant doncement, venoit droit a moi. Je fentis quelque émotion a cette vue , je m'arrêtai, le nuage s'arrêta aufii ; il n'étoit pas a vingt pieds de terre , nous reftames long tems vis-a-vis 1'un de 1'autre. J'ofai porter fur lui un regard fixe, & je crus entrevoir qu'il enveloppoit une perfonne, mais je ne pus diftinguer fi c'étoit un homme ou une  74 Veiliées de Thessaiie," femme. Je rebrouiTai chemin pour regagner re camp : jugez quelle fur ma furprife , je pourrois même dire mon effroi, en voyant marcher ce nuage a cóté de moi. J'avoue que ce compagnon m'inquiétoit : que me veut ce nuage , me difois-je ? que m annonce-t-il ? Je ne favois que penter de cetre aventure. Lorfque je fus a peu de diftance du camp , le nuage s'éleva & fe perdit dans les airs. En me promenant avec Théminisès , je lui racontai la mort de Thermilis , 1'aventure du nuage qui Tavoit précédée , & ce qui m'étoit arrivé depuis. II m'y a pas a s'y méprendre, me dit-il, votre camarade étoit magicien; c'étoit fans doute une perfonne a qui il étoit cher, & iniriée comme lui dans les myftères de eet art criminel, qui venoit le voir. Mais il feroit dirEcile de vous donner aucun éclairciffement fur le fecond prodige qui vous a frappé. Soyez feulement fur vos gardes , ajouta-t il, on veut peutctre vous féduire ; craignez , mon enfant, de vous laiffer furprendre : fouvenez- vous que de tous les biens, le feul précieux eft un cceur droit &pur; évitez de fentir les remords toujours attachés au vice ; les plus déterminés dans le crime , ne peuvent même s'en affranchir , & ces remords font k punition de leurs déréglemens. Je reftai huit jouts avec Théminifès & to«-  Sixième Veillée. 75 jours en admiration. Lorfque je le quittai, il me dit: mon enfant, vous aurez plus d'une fois befoin, que la raifon & 1'expériencedes autres vous guident pour vous fauver des périls qu'une jeuneffe bouillante & toujours préfomptueufe, peut vous faire courir. Souvenez-vous de moi, fi jamais vous vous trouvez dans quelque circonftance embarralTante; alors venez avec confiance me demander, ou mes confeils, oumonfecours. Sur - tout défiez - vous de votre prévention , craignez d'accorder ou de refufer trop légércment votre eftime. Je ne fus occupé que de Théminifès pendant tout le chemin qui me reftoit a faire; je me retracoïs fans cefTe les lecons qu'il m'avoit données, réfolu de m'en faire une régie pour le relte de ma vie. Je retrouvai enfin la maifon paternelle, Sc je la retrouvai avec d'autant plus de plaifir, que les embralTemens de mon père & de ma mère m'afiurèrent qu'ils me croyoient digne de toure leur tendrefle. Trois jours après mon arrivée, je vis enrrer chez ma mère une grande fille d'environ vingtdeux ans, je fus en même tems furpris & touché de fa beauté : je n'avois pas vu Sophilette, ainfi Crifoline éroir ce que j'avois encore vu de plus beau. Ma mère lui dit en la voyant : ma chère Crifoline, voila mon fils de retour j puis fe tottr-  76 Veihées de Tbessaiih, nant vers moi, elle ajouta : cette aimable fille eft la compagne de votre fceur; elle eft du hameau de Titire; elle a fouvent la complaifance de pafferle Penée pour venir nous voir, & nous 1'aimons rous autanr qu'elle le mérite. Je ne ferai peutêtre pas celui de la maifon, répondis-je a ma mère, qui aimera le moins cette adorable fille. Je rins parole, car Crifoline, en peu de tems, m'infpira une vérkable paffion. Elle pafla la journée avec nous, je la regadois avec un plaifir extreme , je trouvois route fa perfonne charmante, elle avoit un efprit naturel qui lui faifoit dire, avec un agrément infini, le peu qu'elle difoit \ mais fon extérieur froid & férieux m'en impofa. Quand elle voulut s'en aller , je m offris avec erapreffement pour 1'accompagner jufqu'a Titire. Crifoline avec politeffe me refufa; la peine que j'en refTentis, me fit connoltre 1'impreffion que Crifoline avoit déja faire fur mon cceur. La crainte qu'elle n'eüt un engagement, fut le premier mouvement qui m'inftruifit de l'amour que j'avois pour elle; cette crainte m'occupoit, & me fit défirer avec ardeur d'être informé de fa fituation intérieure. Je fis mille queftions a ma fceur, mais routes inutiles, elle ne put me donner aucun éclairciffement. Lindor, ici préfent, n'avoit quitté le hameau de Titire que depuis fix mois qu'il étoit poffef-  SixiImeVeillÉe. 77 feur de la belle Mélanie; nous avions fenti i 1'armée un defir commuu de cöntta&er enfemble cette arhitié que le tems Sc un heureux rapport de caraétère ont reudue auffi foüde que tendre. La mort de Polémon, qui lui Iaifloit une partie de fes biens, 1'obligea a demander la permiffion de revenir ici, oü je le retrouvai avec un plaifir extréme. Lindor, dis-je, me parut propre a farisfaire ma curiofité ; j'allai le trouver, ce qu'il m apprit me flattent & me défefpéroir tour-a tour. II me dit que jamais perfonne n'avoit encore pu plaire a Crifoline; que fon indifféreuce avoit reudu malheureux tous les pafteurs a qui elle avoit infpiré de l'amour ; qu'elle étoit acbieilement adorée d'un nommé Paphilis, le plus riche Sc le plus aimable pafteur de Titire, & qu'envaia fon père la conjuroir tous les jours de faire le bonheur de eet amant. Ce difcours irrita ma paffion; j'en ferai peut-être Ia viélime, dis-je a Lindor; n'importe , je veux rout tenter pour vaincre 1'indirTérence de Crifoline. Quel feroir mon triomphe, ajoutai-je vivement, fi je pouvois me faire aimer d'une fille auffi fiére qu'elle eft belle! J'étois dans une extréme impatience d'aller X Titire; je voulois q.ie mes empreuemem parlaffènt d'abord en ma faveur, & me ferviileur d'iuteiprètes: mais je n'of jis aller feul chez Cri-  7§ VEILLÈES DE ÏHESS AlIEj foline; je priai donc ma fceur de m'y accompagner. Crifoline nous recut avec un vifage riant qui me charma : je la trouvai encore plus belle que la première fois que je 1'avois vue; mais Fidée que Lindor m'avoit donnée de fon indifférence, me faifoit trembler. Pendant tout le tems que nous reftames avec Crifoline, je n'ofai lui dire que je la trouvois belle, mes yeux furent plus hardis; ce fut ent eux feuls & mes affiduités pendant plus d'un mois qui inftruifirent Crifoline de ma paflion. Ma fceur venoit fouvent la voir avec moi. Un jour elle lui reprocha au nom de mon père & de ma mère de les avoir négligés depuis mon retour; elle la pria de leur part de venir le lendemain pafier la journée avec nous: Crifoline y confentit de bonne grace. J'allai au-devant de Crifoline au bord du Pénée, je 1'attendis afiez long-tems; enfin je la vis a 1'autre bord, entrer dans une barque. Je fentis une émotion vive 8c remplie de joie en 1'abordant pour 1'aider a defcendre a terre. Je n'ai ofé, lui dis-je, pafler le fleuve, quelque envie que j'en eufle. Craindriez-vous 1'eau, me ditelle en fouriant? Cette plaifanterie me déconcerta; cependant je me remis aflez vïte, & je lui répondis: j'ai craint de vous déplaire; mais, continuai-je avec un peu plus d'aflurance, que ceux:  S i x i i m £ Veil l é e. 7?. qui vous adorent font a plaindre! l'amour en fera-r-il toujours des vi&imes immolées a votre mdifférence? Eh! pourquoi, me répliqua-t-elle, ctes- vous offexifé de 1'indinérence que j'ai roujovs témoignée a ceux qui ont paru défirer de me plaire? Pourquoi, repris-je? Je crains que cette même indifrerence ne me punifie d'ofer vous adorer. Cela pourroit bien vous arriver, me répartir-elle, fi le pafie eft garant de 1 avenir'. Je fus peu fatisfait des réponfes de Crifoline,, je n'y trouvois rien de flarteur pour moi; néanmoins j'étois d'un contenrement extréme d'avoir eu afiez de hardiefle pour lui découvrir ma paflion. Nous arrivames chez mon père, oü la journée fe paffa avec d'aurant plus d'agrément pour moi, que Crifoline parut s'amufer; elle fut plus gaie qu'elle ne 1'étoit ordinairement, & je fus pour la première fois aflez content de moi. Le filence que j'avois rompu, m'avoit comme affranchi de cette timidité fi préjudiciable aux expreffions que diétentou le cceur, ou 1'efprit, ou les deux enfemble. Je fentjs une liberté qui fans me rendre trop vif, me mettoit a mon aife auprès de Crifoline j je lui dit quelques galanteries, mais toujours du ton d'un homme qui fent tout ce qu'il dit. Elle les recut & y répondit d'une manière atTez obligeante; elle eut la complaifance de louffrir que je 1'accompagnafie jufqu'au bord  8o VEitths bi Thèssahe, du Pénée. Belle Crifoline, lui dis-je, vous tt« fauriez, fans une rigueur extréme, refufer de me plaindre quand le fleuve me fépare de vous. Croyez, poutfuivis-je en la regardant tendrement, que je ne fuis occupé que de ma paiïion & du défir de vous plaire-, mais que je crains que votre infenfibilité ne me rende le plus malheu-' reux de tous les hommes! Crifoline ne me répondit rien, elle entra dans une barque. Pendant tout le palTage, elle ent toujours les yeux attachés fur moi, Sc quand elle fut a 1'autre bord, elle me fit un falut de la main , qui m'enchanta. Je reftai oü j'étois, tant que je pus la voir, j'admirois fa taille, fa démarche légère & fon air aifé : enfin, 1'ayant perdue de vue, je quittai le rivage. Comme j'étois trés-touché des charmes dé Crifoline, je n'étois plus occupé que du délir de lui prouver par mes foins, 1'excès de mon amour. Mon unique attention étoit d'épier les occafions & de chercher les moyens de lui plaire. Je les cherchois avec empreffement, je favois de Lindor que Crifoline avoit toujours fui Sc rebuté tous ceux qui Pavoient aimé : elle ne me fuyoit point, elle m'écoutoit avec quelque bonté. Ses yeux, au défaut de fa bouche, fembloient ne défapprouver, ni ce que je lui difois, ni ce qui pattoit de mei. Cette difiincïi»n me flatta, eiie fit  S ixieme Veilles. & naïtre dans mon cceur quelque efpérance, & cette efpérance me fit concevoir le deifein de lui «emander quel fort enfin elle deftirtoit i ma paffion. ^ Je paiTai dans ce deffein a Titire : Crifoline etoit aux troupeaux de fon père; jen pris da.bord le chemin. L'e doux murmure d'un ruiffeau bordé de faules, qui formoient un ombrage charmant, më conduifitauprès de Crifoline. Elle étoit aflïfc au pied d'un arbre, & eufevelie dans une profonde rêverie; je m'arrêtai devant elle, ' & j'y reftai même alTez long- tems. Plufieurs foupus lui échappèrent, fes yeux étoient mouillés de quelques larmes; enfin, voulant les relever, elle m'appercut. Elle fut troublée en me voyant' mais moins encore que je ne 1'étois moi-même! Après avoir gardé tous deux 'un indam Ie filence, je dis douloureufement a Crifoline : quoi' vous connohTez le charme de la rêverie? vous foupirez! ah ! Crifoline , vous aimez! je croyois n avoir a combattre que votre indifférence; mais je fuis mille fois plus i plaindre que je ne le pen- f01Svous êtes fenfible! jufies dieux, quel eft mon malheur! qacii • Crifoline V°US aimez? en vain voudrois-je en dou- [Crvotre rêve"e, vosfoupirs,vos larmes, Je trouble oü je vous vois, tout m'en inftruit. Vous venez, me dit Crifoline, de furprendr* Tornt XXF1I, ƒ  Sz VeILLÉES de THESSAtlEi mon fecret. Oui, j'aime, & j'aime afiez pour craindre de ne pouvoir jamais être a ce que j'aime. Eh! quel eft donc eet heureux mortel, m'écriai-je avec tranfport? Vous, me réponditelle, en me regardant tendrement. Moi, reprisje, moi! Moij répétai-je en me jetant a fes pieds! ah! Crifoline! Oui, vous, me répliqua-t-elle; vous dont la tendrefle a fu me toucher; vous enfin dont je crains de ne pouvoir faire le bonheur. Moi! m'écriai-je encore, moi» je vous ai rendu fenfible! vous m'aimez! je ne puis le penfer fans des tranfports de raviftement, qui me mettent au comble de la félicité. Mais pourquoi, continuai-je, craignez-vous de ne pouvoir me rendre heureux? quel obftacle pourroit s'y oppofer ? en peut-il être d'infurmontable! Je le crains, me répondit-elle, & j'ai lieu de le craindre Crifoline fe tut un moment Paphilis, reprit - elle en foupirant, eft celui que mon père veut pour gendre ; j'ofe le refufer, mais je n'oferois lui en propofer un autre. Votre père vous aime, repartis-je, & vous pouvez tout obtenir de lui quand vous le voudrez. Laiflez agir lc mien auprès de lui; ma fortune n'eft pas inférieure a celle de Paphilis, & votre choix me met mille fois au-deffus de ce pafteur. Je connois mon pète, me répliqua-t-elle, je vous aime» Lhidimès > il n'eft plus pour moi ni tranquiHné»  SlXÏEME V E I t 1 É E, f bonheur fans vous ; lailfez-moi donc Je foiu de vos intéréts & des mieus : je ne fuis pas fans efpérance , l'amour & le tems peuvent vaincre ies obftacles qu'il faut furmonter. La tendreiTe & les appréhenfions que Crifoline toe montroir, m'enchantoient a tel point, que j'étois comme plongé dans une ivrefle délicieufe Je vis arriver le moment de me féparer de cette' amante paffionnée, avec autant de peine que fi je n'eulTe pas du la revoir le lendemain. Tous ies jours je la voyois , tous les jours je la trouvois plus belle, tous les jours je la trouvois plus tendre ; a chaque inftant ma paffion pour elle augmentoit. Ma félicité n'étoit troublée que dans les momens oü je voyois Crifoline pafler de la plus vive tendreiTe d la plus profonde rêverie z rêverie dont je ne la tirois jamais fans qu'il lui en eüt couté des foupirs & des larmes. Son père & Paphilis étoient toujours ou la caufe, ou 1'excufe de cette fituation fi affligeante pour moi. Un jour étant alfis auprès d'elle, fous ces mêmes faules oü elle m'avoit indruk de mon bonheur, j'admirois la beauté de fes cheveux ; je tirai de mes tablettes un bracelet: voila, belle Crifoline, lui dis-je, un bracelet dont les cheveux , qui en font 1'ouvrage, „e cédent qu'aux votres. La première attention de Crifoline, fut de hre ce qui étoit écric autour..AprèS avoir lu bas, F ij  84 Veil léés de Thessaliï, elle répéta tout haut: le cceur de celle qui m'a fait, eft tout a toi. C'eft une perfonne bien adroite & bien tendre, continua-t-elle , qui vous a donné ce bracelet. Je lui dis par quel hafard il étoit tombé dans mes mams, & je vais vous en inftruire. Peu de jours après la mort de Thermilis, eet ami que j'avois a 1'armée, je trouvai dans le camp un bracelet tiflu de cheveux; ce que Crifoline venoit de lire, étoit écrit autour; le deffous étoit ourdi de foie couleur de feu, avec de petits lacs d'amour en or.Un enfant n'auroit pas été plus ravi que je 1'étois d'avoir ce bracelet; je 1'admirai long tems , 1'ouvrage m'en parut charmant i la couleur des cheveux d'un blond argenté, en étoit parfaite; fi un beau vifage, penfai-je en moimême, rehaufle la beauté de ces cheveux, que d'attraits enfemble! que celui qui eftaimé de cette aimable perfonne eft heureux 1 qu'il fera fiché d'avoir perdu ce gage de fa tendrede! J'avois des tablettes ou je renfermai avec foin le bracelet dont j'étois fi enchanté ; il m'étoit devenu bien plus cher depuis que j'aimois; car les cheveux de ce bracelet fembloient avoir été pns fur la tète de Crifoline : elle le regarda afïez long rems. Son attention a 1'examiner , &leslouanges qu'elle donnoit a 1'ouvrage , me firent penfer qu'elle en avoit envie. Je ne puis, lui dis-je,  SlXlÈME VeILLÉe. 8-J me réfoudre a vous offrir ce bracelet; car les cheveux, qui en font pour moi tout le prix , font ft femblables aux votres, qu'on diroit qu'ils ont fervi a relever encore votre beauté , Sc cette erreur me le rend précieux. Vous prenez, me repliqua-t-elle en fouriant, un tour affez galant pour m'arrêter fur 1'envie que j'avois de vous demander ce braceler. Eh bien ! gardez le, j'y eonfens; cependant j'en veux quelque chofe, & nous pouvons nous accorder : le deffous eft charmant, il peut fe fépater du deffus, je vais le prendre Sc vous laifTer le tiffu de cheveux. Sur-le-champ Crifoline le défit, mais quel fut mon étonnement, ou plutöt mon effroi, en voyant un papier oü ces mots étoient écrits ; Ce bracelet eji fait pour toi, Lhidimès, il t'avertit qu'une puiffance revêcue d'un pouvoir immenfe % te veut du bien ; ton bonheur eft pour jamais affuré\ fi tufais taffranchir du préjugé des ames vulgaires. Accepte ce qui te fera un jour offert; mais crains tout, fi tu ofes refufer : tremble pour ce qui te/era le plus cher. Que devins-je en lifant ce fatal écrit ? Saifi d'un mouvement d'horreur, je )etai loin de moi le papier & le braceler. Va, dis-je, trop funefte preuve de la profeflion crirninelle d'une femme vicietue*  '8£ VeIHÉES DE THESSAlIïj va lui dire que je n'accepterai jamais ce qu'elle m'offrira. Va lui dire que je détefte tout ceux qui, comme elle, exeicent eet art exécrable. J'avois lu haut ce qui étoit écrit fur ce papier ■, jeme rappelai d'abord le nuage qui s'étoit préfenté devant moi, peu de jours après avoir trouvé Ie braceler; je ne doutai point qu'il ne fut un préfent de quelque magicienne qui vouloi: m'inftruire de fon amour & de la rage oü la porteroit ce même amour, fi je refufois de répondre a fa tendreiTe. Cette idéé & les menaces que renfermoit Ie papier, me firent trembler pour Crifoline; le défordre oü je voyois déja fon ame par 1'agitatiort qui étoit fur fon vifage, & même par les pleurs qu'elle ne pouvoit retenir, me donna la force de diffimuler tout ce que je craignois. Que je fuis malheureufe, dir-elle, que n'ai-je pas a craindre! Amour, prends pitié de moi! triomphe en ma faveur! Ah! Lhidimès, reprit elle après un moment de filence, nous ne ferons jamais unis. Un noir preüentiment me 1'annonce.... Vous me facrifierez Moi! repliquai - je', pouvez-vous le penfer? j'en aimerois une autre que vous! ... j'aimerois! qui ?... une ... ^ ah! Crifoline, ne vous laiflez poinr aller a des craintes auffi injurieufes pour moi. Si celle de qui eft ce bracelet, repartit elle, peut, en fe faifant  SlXlÈME VeILlÉe; 87 connoïtre, vous paroïtre aimable , elle vous paroüra bientót innocente; alors votre volonté foumife a la fienne, vous fera confentir a tout ce quelle exigerade vous. L'amour, mon cherLhidimès , peut & doit tout obtenir, quand il s eft rendu bien véritablement le maïtre d'un cceur. Je ne pus foutenir le difcours de Crifoline; je lui fis une efpèce de reproche de compter fi peu fur la candeur de mes fentimens : je déteftai mille fois 1'art criminel dont quelques ThetTaliens faifoient ufage, je me récriai contre fes outrageans foupcons. Vous, Crifoline, lui dis-je, vous-même, fi vous étiez aflèz injufte ou aflez peu efclave de vos devoirs , pour me demander quelque chofe qui parut bletTer votre vertu ou la mienne, vous me verriez révolté, & ma pafiion qui ne feroit plus ni nourrie, ni foutenue par 1'eftime, s'affoibliroit & mourroit bientót dans mon rceur. Raflurez-vous denc, chère Crifoline, pourfuivis-je, voyant que fes pleurs redoubloienr» raflurez-vous; non , nous n'avons rien a redouter: le tems aura eftacé 1'impreffion que je pouvois avoir faite fur ie cceur d'une femme nop facile a prendre de l'amour, pour ne pas nous flatter qu'elle aura fu fe dégager avec la même facdiré. J'eus beau faire , il me fallut quitter Crifoline, fans avoir pu ni la rafliirer, ni vaincre la triftefte & Finqüiétude oü je la voyois, & qui F iv  SS Veillées de ThessAlieJ aügme'ntèrent bien encore, par ce cme vous allez apprendre, Mon père avoit une brebis toute blanche qu'il aimoit beaucoup; elle fe trouva de moins dans fes rroupeaux. J'allai avec deux de mes amis dans la forët voifine, oü je croyois qu'elle pouvoir s'ètre égarée. A peine y fümes-nous, que je vis au pied d'un arbre , du moins je le crus, Panimal que je cherchois. J'approche doucement, mais la brebis prend fa courfe Sc s'enfuit de vitelTe j nous la fuivons de même; après avoir couru alTez long tems, elle s'arrête, fe couche & femble nous attendre ; ce repos nous donne Pefpérance de la jóindre. Efpérance vaine! elle recommence a courir , s'arrête encore, nous laiffe approcher d'elle, & quand nous. croy ons avoir la main de (fus, un faut en avant nous la fait échapper, Sc fa fuite légère nous laiiTe bien loin derrière elle. Cette manoeuvre dura jufqu'a la nuit; alors la brebis difparut, & nous laifla honteux , fatigués, Sc fans favoir en quel endroit nous étions. Nous, reftames bien embarralTés: nous ne favions quel parri prendre ; 1'épaiiTeur des arbres entrelacésde brouffailles Sc la nuit la plus noire nous o.toient Pefpérance de fortir de la forêt avant le jour. Cependaiit nous marchames aflez long tems, quoiqu'au hafard ; mais, las & fatigués,craignant èe plus de nous blefler contre quelque arbre,  SlXlÈME V I I L t I B.' 89 pous primes la trifre réfolution de nous coucher fur 1'herbe, pour y atrendre 1'aurore. J'étois a peine affis, que je vis une lumière éclatante a une diftance éloignée de nous. Mes deux amis que j'en avertis, regardoient de tous cotés, & ne voyoient rien; je les forcai ds me fuivre : nous avancons ; cette clarré fenfible pour moi feul , dirigeoit mes pas; mes camarades. marchoient derrière moi, en me tenant par mes habits, fans favoir feulement ou ils pofoient le pied , & fe vengeoient de leurs faux pas, en fe moquant de moi. Lorfque nöus eumes marché afTez long-tems , mes amis , ainfi que moi , furent éblouis de I'éclat fubit qui frappa nos yeux ; mais quelle fut notre furprife en voyant une vatte falie quarrée que des arbres formoient! Toutes les branches de ces arbres étinceloient d'une lumière vive & brillante , chaque feuille jetoit un éclat argenté & tranfparent, fans perdre rien de fa forme : enfin chaque arbre étoir comme un vrai foleil, dont les branches fembloienf ètre les rayons. Des oifeaux de route couleur, de toute efpèce étoient fur toutes ces Branches, & faifoient un concert charmant. L'emplacement de cetta falie , excepté peutêtre vingt pieds en quarré dans le milieu, étoit |« parterre de mille fleurs ; elles étoient entre-  $o Veiliées de ThêssalieJ mêlées de feux brillans qui fembloienr fortir de Ia terre , Sc qui fonnoient des chifFres myftérieux. Cet endroit étoit furmonté d'une efpèce de pavillon de velours cramoifï, brodé en or : les pans dans un beau défordre , étoient relevés par des agrarfes de diamans , le tout fufpendu aux arbres par de gros cordons de foie Sc or, d'oü pendoieht les glands les plus riches. Sous ce pavillon on voyoit des amours qui badinoient enfemble^ ils voltigeoient, ou ils fe cachoient dans les replis, tenant en leurs mains des guirlandes & des flèches, toutes entourées de fleurs Je ne fus point efFrayé de ce fpectacle, mais je le fus des conféquences que j'en tirai d'abord. L'étonnement oü nous étions tous rrois nous avoit fans doute empêchés d'appercevoir dans le vide du milieu de la falie , une rable entourée de quatre fiéges. A la furprife de mes camarades fuccéda une cufiofité hardie. Approchons , dirent-ils. Je voulus en vain m'y oppofer , ils m'entraïnèrent malgré moi jufqüauprès de cette table \ alors nous la voyons fomptueufement gamie de tout ce que la faifon pouvoit produire d'excellenr & de rare. Le coup d'ceil de tant de mets délicats augmenra encore Pappétit de mes deux amis qui crioient Ia faim depuis trois heures; néanmoins, foit que ce fut ou frayeur , ou fcrupule , il»"  SlXIEME Vï IIiIe.' 91 n'osèrent fe metrre a table, & 1'avis comrnun fuc de fortir de ce lieu erichanté : mais quel fut notre embarras lorfque nous ne trouvames plus d'iflue pour nous retirer, & que nous entendïmes une voix articuler ces paroles : Lhidimès , tu peux manger de tout ce que tu vois ; ne crains rien , non plus que tes camarades. Une divinité redoutahle aux uns & chérie des autres, préfide ici : cette divinité t'ordonne d'obêir ; merite fes faveurs par ta confiance & par ta foumijfwn ; mais tremble fi tu réfifies. Sr ces paroles «ous imprimèrent de Ia crainte ,• elles nous infpirèrent auffi la réfolution d'obéir , & tous trois, fans nous parler, nous convinmes; " la faveur dün regard, qu'il falloit s'armer de fermeté. Nous voila donc a table , nouvelle furprife : une main invifible me fert tout ce qu'il y a de plus délicat fut la table , & femble le partaget avec moi fur une affiette d'or placée vis-a-vis du quatrième fiége qui paroiffioit vide. Cette même main me verfoit d'un vin délicieux, elle en rem" plffioit auffi une coupe de criftal qui étoit a cóté de la mienne , elle prenoit cette coupe, & dans 1'inftant Ia coupe vide étoit remife a fa place. Mes camarades qui s'étoient raflurés, me dirent;  9.z Veillées de Thess AtTEj Lhidimès, ne craignons rien , touc ici eft fait pour plaire; mangeons ce qui nous eft préfenté d'une manière fi aimable , & buvons a Fhonneur de la divinité qui préfide a cette fète. Je ne répondois rien, j'avois 1'air.penfif; auffi étois-je dans une violente inquiétude. Les propos gais de mes deux amis qui m'impatientoient beaucoup , furent interrompus par plufieurs amours que nous vimes fe détacher du pavillon & defcendre avec rapidité. Après avoir badiné autour de moi, les uns me paffknt leurs guirlandes aux bras , les autres me préfentant leurs flèches ornées de fleurs , ils enlèvent les plats & remoiitent. Plufieurs autres amours fuccèdent avec la même rapidité -y ces derniers jonclient la t.'ble de mille fleurs , me préfentent des corbeilles qui en font remplies , tiennent des couronnes dont la plus belle m'eft deftinée, & dans 1'inftant la table eft couverte de nouveaux plats remplis de mets encore plus exquis que ceux qui venoient de difparoitre. Ces plats font encore enlevés de la même manière, & d'aurres les remplacent, appórtés de même par des amours. ' La couronne qui avoit été pofée fur ma tête n'y avoit pas refté Iong-tems j faifi d'horreur & de crainte, je 1'avois prife & jetée loin de moi» Enfin, ce repas fi fingulier fe termina par un  S I X I È M E V E I I. I É E. 9^ nouveau fpectacle. Tout dun coup la table difparut, nous nous levames , les quatre fièges en même-tems s'évanouirent; auffi-töt nous vhnes cette fupetbe fale qui avoit toujours été comme un foleil brillant de lumière , fe changer. Tous les arbres, leurs branches & leurs feuilles, étoient autant de jets d'eau qui, en tombanr, formoient des nappes argentées , dont le murmure étoit charmant, & toutes ces eaux qui tomboient en fi grande abondance, fe perdoient, & laifloient le parterre couvert de fleurs & de lumière. (Ce fpectacle, après avoir duré quelque tems, s'évanomt, & nous nous retrouvames dans la forêt, furpris de voir le foleil qui 1'éclairoit. Quel que fut mon étonnement, il n'égaloit pas la peine que me caufoit tout ce que je venois de Voir ; les circonftances m'en faifoient trembler pour 1'avenir. Je ne pouvois plus douter que je n'eulïê infpifé de l'amour d quelque fameufe enchantereffe qui venoit de me donner cette fuperbe fêre. Pour juftifier a mes deux amis 1'inquiétude que je ne pouvois leur cacher , je leur appris les raï■fons que j'avois d'être alarmé. Je vais êtreperfécuté, leur dis-je, & Crifoline auffi. Après divers difcours qui fe refTentoient du trouble de mon ame , je fis promettre i mes camarades de taïre cette aventure , pour épargrièr a Crifoline les  94 Veie lees »s Thessalie,' craintes qu'elle lui devoit caufer. Nous étiottS prêts a lortir de la forêr, lorfque j'appergus une brebis blanche qui paifloit tranquillement; nous approchames d'elle, c'étoit la brebis de mon père, je la pris fans qu'elle fit aucune réfiftance, & je la ramenai au hameau , ou je ne dis a perfonne ce qui m'étoit arrivé. Etant épris d'une véritable paffion pour Crifoline , je défirois avec ardeur de la pofféder; cette aventure dont je craignois les fuites, ajouta encoreamon impatience. Je me flattois que notre union, en otant tout efpoir a notre ennemie , la forceroit de renoncer a moi pour jamais. Dans cette idéé, j'aurois fouhaité de me voir dès le lendemam le mari de Crifoline; mais j'aurois voulu le devenir avec autant de fecret que de promptitude. Je pris donc la réfolution de conjurer Crifoline d'avouer a fon père la tendrede qu'elle avoit pour moi, & de me laifler agir auprès de lui. Agité d'inquiétude , de crainte , & accablé d'une triftefle que je ne pouvois vaincre, malgré le defir que j'avois d'en cacher la caufe i Crifoline , j'allai 'a Titire. Je la trouvai feule, je 1'abordai avec un air abattu; le fien 1'étoit encore plus ; fes yeux paroiflbient avoir répandil des larmes j il lui échappoit de profonds foupirs, 8c malgré les efforts qu'elle fe faifoit,  SixiIme Veiliée. 95 je voyois fon ame dans une extreme agitation. Qu'avez-vous, belle Crifoline, lui dis-je ? vos craintes ne feroient-elles pas encore diflipées ? Diffipées, reprit-elle ! il s'en faut bien, elles augmentent tous les jours. Je vous aime , continuat-elle , je vois avec une douleur morrelle les obfracles qui s'oppofent a notre union : je crains qu'ils ne foient infurmontables ; je crains que vous n'ayez pas alfez de tendreiTe pour moi pour me tout facrifier ; je crains d'être la vióHme de votre réfiftance ; en un mot, 1'avenir me fait trembler. Ah ! Lhidimès, pourquoi vous aimaije fi tendremement! mais, pourfuivit-elle, fans me donnet le tems de lui répondre , qu'avez-vous vous-même ? vous faires de vains efforts pour dévorer une triftefle dont fans doute vous voulez me cachet la caufe. Que vous eft - il arrivé ? Rien , répliquai je ; ma triftefte n'a d'autre caufe que la votre , elle me pénètre jufqu'au fond de 1 ame. Eh ! quoi, ajoutai-je , vous pleurez dans ce moment même , ou je vous jure que je vous adore ! Eh bien , ma chère Crifoline, dis-je, en lui baifant les mains , pour difliper vos craintes, afturez mon bonheur. Paphilis paroït avoir renoncé a votre recherche , vous avez tout pouvoir fur 1'efprit de votre père, il vous accordera a ma tendreiTe, quand vous lui avouerez la vótre: allons le trouver qu'il n0u5 ujoiTfe. Je vous trouve  t)S Veilles s' de Thessalies trop digiie de ma tendrefTe , me répondit Crifoline , pour fougir en 1'avouatir, je confens a la déclarer a mon père ; dès aojourd'hui il en fera inftruit, & demain vous pouvez me demmder a lui. II y eut fi peu d'ordre dans tout ce que je dis a Crifoline, pour lui témoigner ma joie , & lui exprimer l'excès de mon amour , que je ne puis vous le répéter. J'étois d'autant plus tranfporté f que j'efpérois de notre union la fin des perfécütions que je craignois, tanf que je ferois libre. Le lendemain je partis de ce hameau pour aller k celui de Titire : 1'impatience d'obtenir Crifoline de fon père , me faifoit voler ; 1'efpérancè de la pofiéder bientót, avoit prefque banni de mon efprit les craintes qui raifonnablement devoient encore me tourmenter. J'arrive a Titire; mais quelle eft ma furprife! je vois la maifon da père de Crifoline qui n'étoit plus qu'un grand mur , fans porte & fans fenêtre. Dans le tems que je regarde ce prodige étonnant, je me feui enlevé , & dans le moment, a travers les airs , je pafte le Pénée, au bord duquel je fuis remis doucement. Pendant que je reprens mes efprirs, je vois defcendre rapidement un tourbillon de feu; a dix ou douze pieds de terre il s'oiivre; je vois une femme d'environ quarante ans, mais d'üne beauté éclatante  S I X I i M E V E I U S E, • 57 tante»Tremble, Lhidimès, me dit-elie, tremble pour Crifoline. Si tu ofes la demander d fon père, fi tu 1'obtiens fans mon aveu, tu la verras poignarder d tes yeux. Tremble pour toi-même , fi tu réfiftes d ce que je voudrai exiger de toi : tu connois mon pouvoir, crains-le, refpecte-le' fais mieux, partage le • je te 1'ofFre , & je te l'onre fans conditions. Je veux bien te mettre en état de ne plus avoir d me craindre & de pofieder Crifoline. Je te IailTe y fonger; cependant, fouvienstoi que je te défens d'aller a Titire; il y va de Ia vie de Crifoline. Tu me reverras bientót pour t'offur ce qui pourra te rendre auffi piafliyit que moi, ou pour re punir de tes refus. Le tourbillon fe reforma , il remonta dans les airs, &, en lln inftant, je rte le vis plus. Imaginez-vous dans quel état je reftai; l'amour même me forcoit de renoncer d Crifoline ; 1'obftacle invincibleque je voyois d mon bonheur, me faifoit fentir d quel excès étoit ma paffion. Plas j'aimois Crifoline, moins j'ofois entreprendtede faire une démarche décifive , ou pour 1'obtenir , ou pour 1'inftruire de mon malheur ; je fentois ia* néceflké de ne plus le lui taire. IIétoit des momens oü la raifon m'abandonnoir affiez , pour penfer que j'accepterois le pouvoir qui m'étoit offert, fi j'avois été certain qu'il m'eutpu rendre tranquille poffefTeurde Crifoline. A ces momens de foibleile Tome XXVII. G  S Veillées de The ss ame, fuccédoient des retours fur moi - même, qui me forcoient a me regarder avec horreur. Quoi ï difois-je , le defu de pofléder Crifoline me rendroit le plus criminel de tous les hommes ? quoi* l'amour que j'ai pour elle, me coü:eroit ma vertu ? Ah ! malheureux, rougis de ton égaremen:!quoi! ne vois tu pas que c'eft un piège qu'on a voulu tendre pour te féduire. Ah ! ma chère Crifoline , vos craintes u étoient que trop bien fondées; mais comment foutiendrai - je votre perte ? non , j'en mourrai de douleur 1 que penfez - vous dans ce moment ? vous me croyez infidèle & parjure, tandis que je vous adore , & que le foin de vos jours me privé de toute confolation. J'étois fans ceffe agité de ces cruels mouvemens , &c je me faifois de violens efforts pour ne pas aller a Titire. 11 y avoit quatre jours que j'éprouvois la plus affreufe fituation, lorfque j'allai aux troupeaux de mon père; je m'affis au pied d'un arbre , oü je m'abandonnai au fommeil. Je ne fais fi je dormis long-rems ; mais en m'éveillant , je me trouva dans une efpèce de grotte ruftique, éclairée feulement par une lampe qui jetoit une grande lumière. J'avoue que je fus troublé de me voir dans ce lieu; je regardois en vain de tous cótés, je ne voyois nulle iftue pour en fortir: mon effroi augmentoit a chaque inftant ; je me rappelois Crifoline en pleurs, qui me reprochoit de 1'aban^  SlXJKME Vzitüï. gJ dohner. Ah ' CnTnlin» >- • • vous refuferez des larmes J ' ^r»f. • a mort: mon jufte vous feu poinc chère. Eh b; mouronsfansconfolation. ' & Dans le tems oue je pr0„0„cois ces mots Ia Vo:nedelagrottesWnt)&i;vispJ0 meme femme qui m avoit parlé dan ce hiHon , au bord du Pénée Non « P-K, me dit-elle raW ' " C1,c> ra.iure-roi ; ru peax auffi Ne t ,„forn, polm dK raifom «x n eft p.,s encore tems que tu les faehe, S.„ / ' Ne redouter rien , pmTmnt cette fe,*ti P-counrlumvers,devenirinvifible «en, v™uce que tu pourras. Que Cette propofi^onmrnfpira une telle hof, Gij  ÏOO VEltLEES DE THESSAtlE, reur , que fans examinec le danger que je courois, je répondis : Je le vois, je vais être la victime de maréfiftance ; tu vas m'immoier a ta fureur : eh bien! termine des jours que je refufe de racheter au prix que tu m'ofïres. Prends garde a toi, Lhidimès , me réparttt-elle , déhe-toi de ton ignorance & de ton courage , 1 un & 1'autre te trompent ; 1'un te fait croire mon pouvoir criminel, 1'autre te perfuade que tu foutiendras les terribles épreuves par oü tu dois palier. Défabufe-toi, cotv fulte la raifon; elle te dira que le pouvoir immenfe qui t'eft offerr , ne blefle point ia vertu , & qu'il eft beau de fe mettre au-defïus des mortels les plus élevés elle te dira que toute ta valeur ne pourra repouiler les redoutables coups que te prépare ma vengeance. Eh bien ! a quoi ie réfouds-tu ? A mourir, répondis-je. A peine eus-je prononcé ce mot, qu'un nuage m'enleva avec rapidité. Ah ! Crifoline , m'écriai-je , c'en eft fait, je vous perds pour jamais. Malgré la frayeur dont je fus faifi , je ne perdis. point connoilTance } je reftai plus d'une heure dans ee nuage , & fans avoir vu ni par quelle route , ni par quel chemin j'avois paflé , le nuage dUiipé , je me trouvai dans une belle prairie. Je marchaiaOez long-tems fans rencontrer perfonne pour m'inftruire de 1'endroit oü j'étois , car je Y.is bien que je n'ctois plus en Theflalie. Enfin ,  SlXIEME VhiLLEI. IOI j'appercus deux hommes & une femme dont les habillemens m'étoient abfolument inconnus , je fus a eux, mais leut rencontre ne me fut d'aucun fecours; ils n'entendoient point mon langage , &c je n'entendois pas le leur ; je connus feulement la furprife ou ils étoient de me voir dans leur pays : mon trouble & mon affliction en augmentèrent. Oü fuis-je , m'écriai-je ? je le vois. Je fuis tranfporté dans un climat inconnu , je fuis peurctre au boutdel'univers : y refterai-je abandonné & fans fecours ? a quoi me réferve leunende qui me perfécute avec 'tam de barbarie ? Crifoline fera comme moi la victime de fa fureur. Que nous fommes tous deux a plaindre ! La nuit qui furvint, redoubla encore 1'horreur de ma rruelle htuation. L'efprit & le corps abartus , je me couchai fur 1'herbe , oü , après avoir gémi de mon malheur, je me laidai aller au fommeil. Au jour naiflant, je crus entendre la voix de Crifoline qui me difoit : Lhidimès, mon cher Lhidimès, que nous fommes a plaindre! j'ouvre les yeux, & je vois Crifoline a cóté de moi. Quoi! c'eft vous, Crifoline, lui dis-je? vous êtes donc comme moi 1'objet de la fureur de 1'exécrable enntmie qui veut nous féparer pour jamais? fes perfécutions & fa rage me font tout craindre pour vos jours. Je fais le péril oü ils font expofés, répondit Crifoline, ils feront la viclime de votre G iij  iqz VeillÉbs de ThEStSALIS, réfiftance : 1'arrêt m'eii a été prononcé, & 1'on ne m'a tranfporcée auprès de vous, dans ces climats qui me font inconnus, que pour vous fléchir en faveur de vous-même, ou me faire périr a vost yeux. Qu'entends-je, m'écriai-je éperdu! comment me fauver du danger oü je fuis, j'ai également a redouter ma foibleffe ou ma fermeté. Quoi! il me faudroit payer vos jours de 1'innocence des miens, ou je ne puis fauver ma vertu qu'en vous voyant périr! Juftes dieux ! quelle affreufe alternative! Je gardai un moment le filence, les yeux at* tachés fur Crifoline qui, en me regardant tendrement, verfoit un torrent de larmes. Mais » continuai-je , je puis fauver vos jours & ma vertu; je puis mourir; mon bras ofera trancher la trame d'une vie malheureufe : quand je ne ferai plus, vous ferez tranquille. Cruel, me dit Crifoline; en voulant mourir, ne prononcea-vous pas 1'arrêt de ma mort? croyez-vous que je veuille vous furvivre? Non, le même fer nous unira. Eh bien! mourons, ma chère Crifoline , m'écriai-je avec tranfport, que la mort rn"* unifTe. Quoi!: réplicjua-t-elle, vous auriez un courage afTez barbare pour me voir expirer a vos yeux, & vous m'aimez ? Non , Lhidimès, vous ne m'aimez point. Je ne vous aime point, repris-je? parlez Crifoline, que puis-je faire pour vous prouver  que je vous adore? Céder, me répondit-elle : céder, m'écriai-je : oui, céder, répliqua-t-elle ; eu vous rendant égal i celle qui veur vous communiquer toutes fes fciences, vous n'aurez plus nen a craindre , & malgré tout Tunivers nous pourrons être heureux Eh ! c'eft Crifoline-, m'écriai-je, qui me tient ce langage ! Crifoline veut corrompre ma vertu. Devenu criminel envers les hommes & les dieux, elle ne me croiroirpas digne de la pofleder. Ah! Crifoline, quel eft votre égarement! voulez-vous ajouter a tous mes malheurs celui d'avoir a rougir de vous adorer? Ah! Lhidimès, s'écria Crifoline, prêtez-vous a la nmidité d'une femme, prêtez-vous a fa foibiefie 5 je tremble pour vos jours, je tremble pour les miens. Non, je n'ai pas adez de force pour fouteuii- les malheurs qui nous menaeent; foagez, LhicUmès, que ma mort fuivra votre refus. Oui, vous allez me voir périr a vos yeux : j'ai deja vu le poignard levé fur moi, pour vaincre la répugnance que je montrois ï vous inftruire : peut-être auftï, mon cher Lhidimès, croyez-vous criminel ce qui ne 1'eft pas ; peut-être qu'un faux ptéjugé vous abufe • l'erreur lui a peut-être donné la nailTance; en ferons-nous les. vidtimes ? fera-ce la mort qui nous unira? fera-ce enfin, baignés dans notre fang, & en expiranr dans les bras Van G W  1 04 V e I L L É fc S DE ThESSALIE, :de 1'autre, qne nous nous dirons unéternel adieu? LaifTe^ - m.m, Crifoline, lui dis-je, effrayé du terrible fpectacle qu'elle repréfentoit I mon efprit intimidé, laift'ez-moi. Vos difcours, en me faifant-tremhler pour vous, me font rougir de votre égaremenf, ils ne fervent qüa me faire défapprouver ma tendreiTe. Non, n'efpérez pas de me vaincre. Je fuis fins efpérance, pourfuivis-je, de pouvoir triompher de mon ermemie; mais du moins je faurai triompher de moi-même. Ajoute, reprit Crifoline, ajoute que tu fauras encore me voir fins pitié expirer a tes yeux. Le crime, lui répliquaije, m'eft encore plus odieux que vous ne m etes chère, & ma mort m'affranchira du regret de Yous avoir perdu. C'en eft donc fait, s'écria Crifoline-, je fuis fans efpérance ; ingrar, pourquoi avez-vous fu triompher de cette heureufe indifférence qui m'afluroit des jours tranquilles ? Hélas? que je payerai chércment votre vidtoire! Alors les larmes & les fanglots btèrent a. Crifoline la liberté de continuer. Pour moi, j'étois fi troublé & fi atteiv dri de voir Crifoline en eet état, que je tremblois que l'amour ne forcat la vertu a céder. La honte que j'eus en fentant que ma fermeté étoit ébranlée,la rappela-, mais ne voulant ni ajouter au défefpoir de Qtifólirté par ma rcfiftance, ni'  S I X 1 hi E V E I L L É E. ÏOJ Uü accorder ce que fes pleurs fembloient me demander , je gardai un trifte filence. Nous étions tous deux dans cette violente fituation, lorfque je vis tout d'un coup paroïtre devant moi mon ennemie, je veux dire lamagicienne; fa vue me fit frémir de crainte & d'horteur. Eh bien, Crifoline, lui dit-elle, qu'as-tu obrenu? Crifoline, toute en pleurs, ne répondit rien. Je le fais, pourfuivit la barbare j ton filence & tes larmes m'en inftruifent. Je fens redoubler ma fureur contre toi & contre ton amant : oui, c'en eft fait, d'un feul coup je vais me venger de tous les deux. En achevant ces mots , elle tira un poignard, & le bras levé, elle avanca vers Crifoline, Arrêtez, lui dis-je en me jetant au-devant d'elle; Crifoline ne doit pas être la victime de votre reflentiment. Non, ce n'eft point l'amour que j'ai pour elle qui fait i'obftacle que vous trouvez en moi; c'eft 1'horreur que m'infpire Ie vice. Pour te punir de ton injuiieufe & faufle prévention, me répondit la magicienne, tu conflntiras dès ce moment a être initié dans les myflères de mon art, ou Crifoline va périr a res yeux : choifis. Je refhi inrerdit & tremblant. Ah! Lhidimès, s'écria Crifoline, fauvez-moi des horreurs que la mort me préfente! Par pitié rendez-vous, l'amour & 1'humaniré le demandei't. Un faifiirement affreux &c la frayeur cpe j'avois  io<5 Veiliées de Thess Allt," de céder, tenoient ma langue liée. Tu ne dis rien, reprit la cruelle femme que j'avois devant moi. Parle. réponds Condamnes-tu Crifoline a mourir, ou confens-tu a commander, comme moi, a toute la nature? Non, répondisje d'une voix foible & tremblante; c'eft la mort que je veux, continuai-je en tómbanta fes pieds: ne rne la refufe pas, frappe, mais cpargne dans la malheureufe Crifoline des jours que 1'innocence & la vertu doivent te rendre refpeclables. Vois, me dit - elle en faififl ant Crifoline par le bras, & levant 1'autre armé d'un poignard fur fon fein, vois comme je vais les épargner. Je voulus me relever pour me jeter fur le bras de la cruelle; mais j'étois fi foible & fi fatigué de tout ce que j'arois fouffert depuis plus de vingt-quatre heures, & l'effroi mortel dont j'étois faifi redoubia a un tel exces , que j'avoue a la honte de mon courage, que je perdis toute connoiflance. En la recouvrant, je me trouvai couché fous le même arbre d'oü j'avois été enlevé. Je ne fentis qu'une foible joie de revoir le rivage du Pénée; je ne pouvois me flatter d'ctre a la fin de mes malheurs; au contraire, j'en envifageois qui me faifoient trembler. L'idée que Crifoline étoit peut-êtte fans vie dans ce moment, fe préfentoit a mon efprit avec un effroi proportionné a ma tendreffe ; je m'imaginois. la  SlXlÈME V E U l É I. IO7 voir pale & fanglanre me reprocher fa mort; je ne pouvois me pardonner d'avoir perdu le fentiment dans une occafion oü il s'agifToit de fauver fes jours a quelque prix que ce fut; jecondamnois ma fermeté, je la nommois barbarie; je me difois que j'étois plus criminel de 1'avoir expofée a la rage de mon ennemie, que je ne I'eufle été de me rendre. Je cherchois des raifons pour juftiner le pouvoir qui m'étoit offert, & j'en trouvois. Un inftant après, honreux & défefpéré, je rougiflbis de ma foiblefTe, & mon égarement me faifoit horreur a moi-même. Enfin ne pouvant plus foutenir 1'incertitude oü j'étois de la vie ou de la mort de Crifoline, quoique foible & défullant, je partis pout aller a. Titire. Etant arrivé au bord du fleuve Pénce, j'en vis fortir un efpèce de monftre a figure humaine, qui me dit d'un ton de voix menacant & épouvantable : arrête , ne va pas plus loin , tu ne verras point Crifoline : elle vit , mais elle vit tourmentée de mille maux ; tu peux en un moment les faire cefler ; confulte ta tendrefle. Ta réfolution prife , reviens fur ces bords , je te communiquerai un pouvoir qui te rendramaïtre du fort de Crifoline & du tien. Le monflre, en achevant ces mots, difparut , & me laifla dans une fituation difficile a comprendre. Crifoline vit 1 m'écriai-je , mais ce n'eft que pour fouffiir  io3 Veillé-es de Thessalie, a chaque inftant de nouvelles peines j j'eö Tuis is caufe , & je puis avoir la cruauté de la laifier en proie a mon ennemie ! Ah ! que ce qu'on appelle verru, rend barbare ! Enfin cette vertu ti précieule& fi nécelfaire pour 1'heuteufe tranquillité du cceur & de 1'efprit, manqua de m'abandonner. Ma foiblefie pour Crifoline me mit au point de ne favoir plus ce que je voulois. Je revins chez mon père , 1'ame agitée de crainte & d'incertitude. Les durs affauts que « j'avois efluyés , les plus affreufes images que je me faifois des foufFrances de Crifoline , mon uéfefpoir , tout concourut a me ravir abfolument le fommeil. Dans mes vives inquiétudes, je me relTouvins du fage Théminisès ; & fur ce quil m'avoit permis d'avoir recours a lui, fi je me trouvois dans quelque extrémité flcheufe, je me déterminai fur le champ i aller le trouver. La honte d'avoir vu chanceler ma vertu , &c 1'efpoir que ce fage mortel la ranimeroit dans un cceur étonne de fa propre foiblefie , m'encourageoient encore. AiiTi dès que 1'aurore parut, je partis après avoir prié mon père de trouvet bon que je fufle quelques jours abfent. J'arrivai chez Théminisès, charmé de me revoir, il m'embrafla avec tendfjtTe. Je lui racontai ma cruelle aventure j j'eus aifez do force fur moi-  SlXlÈME VEILIÉË. Id<) même pour ne pas craindre de rougir , en lui avouant les rtioüvemens de foiblefie que l'amour m'avoit infpirés ; je penfai même que eet aveu donneroit a Théminisès contre moi des armes viótoneufes. Quand il m'eut écouré avec attention , Théminisès me quitta fans me répendre» une heure après il revint me trouver dans le jardin oü il m'avoit laiffé. Vous êtes dans un grand danger, mon enfant, dit il ; il vous faudra bien de la vectu & biea de la fermeté pour éviter de perdre certe heu-' reufe innocence , fource de la tranquilliré de 1'ame. Je puis cependant vous aider a vous fauver du péril oü vous êtes; je fais le lieu oü s'aflemblent les magiciens de la ThefTalie 5 ils doivent s'y rendre cette nuit, dixième de la lune ; je veux que vous foyez le témoin de leurs affreux myftères, pour vous en infpirer encore plus d'horreur. Je vous menerai moi-même , & fans le fecours de leurs abominables preftiges , nous ferons tous les deux invifibles par la vertu admirable de cette plante que je vais partager avec vous. Armez-vous donc , mon cher enfant, d'un courage digne de mes bontés. La nuit ctant arrivée , Théminisès me mena par des chemins que je ne connoiiïois pas; nous arrivames dans une belle prairie, il me fit aiïeoir fur le bord d'un petit ruideau, il fe placa a cóté  iiö Veillées de Thessaliè, de moi , me tenant toujours le bras droit. Cé fage vieillard m'exhortoit a me fordlier dans l'amour de la vertu & dans 1'horreur du vice. Ces difcours furent interrompus par un dragon que nous vïmes en 1'ait, & qui vint fondre rapidement au milieu de la plaihe. Un homme , monté fur eet animal , fauta légèrement a terre. A peine eut-il fait quelques tours , qüil parut dans les airs un gros tourbillon de feu, mais encore trés - élevé Sc fort éloigné de nous. II approche , il defcend enfin jufqu'i terre ; alors il fe fépare : quelle fut ma furprife & ma douleur! quelle horreut s'empara de mon ame! quel fut enfin mon défefpoir! Crifoline........ grands dieux! c'étoit elle-même. Théminisès qui me tenoit toujouts par le bras , me le ferra en me difant : fois maïtre de toi, Lhidimès, Sc écoute. Crifoline s'approcha du magicien , fe jeta d'abord a fes pieds & lui dit : mon fouverain maïtre „ j'implore votre bonté; que deviendraije , fi vous cres inexorable a ma prière ? Parle ,lui répliqua eet homme; que me veux-tu ? Vous favez, reprit Crifoline, 1'attachement que j'avois pour mon frère : ce fut par les fciences que vous Sc lui m'avez communiquées , que je fus le danger oü il étoit i 1'armée; rouchée de la plus vive douleur, je traverfai les airs pour le voir j enveloppée d'un nuage., j'entrai dans fa tente;  SlXlÈME VeiIlÉE. I h XJn jeune foldat étoit a cóté de fon lit 5 mon fiére , en voyant le nuage , pria le foldat de fe retirer ; mais il n'obéir pas aflez promptement pour mon repos : je le vis, & malgré la douleur amère que me caufoit la mort prochaine de mon frère , malgré 1'indifFérence qui m'avoit toujours garantie de l'amour, je rrouvai ce foldat aimable. Enfin d triompha dans un moment de toute ma fierté j je 1'aimai. Je découvris qu'il étoit du hameau de Cantelme, & d'une familie avec laquelle le hafard m'avoit liée d'amitié depuis quelque tems. Mon étonnement redoubla encore• quand j'appns que Crifoline étoit la fceur de ce canjarade que j'avois eu a 1'armée, & que j'avois vu mourir., Je ne pouvois comprendre les raifons qu'il avoit eues de me cacher le lieu de fa nailTance , fi voifin de Cantelme. De plus , Crifoline ne m'avoit jamais parlé de ce frère , & je n'avois vu dans fon père nulle tracé de douleur. Lhidimès , pourfuivir Crifoline , de retour au hameau, me vit & je lui plu j il défire avec ardeur notre union , il ignore l'obftacle qui sy, oppofe : il a voulu me demander a mon père, qiu m'auroit fans peine accordée a fes défirs. Je ha ai d'abord fait nakre la difficulté que Paphilis mettoit a fon bonheur; mais Paphilis paroidant. avoir renonce a ma recherche , je n'ai pu refufei  MZ VtUlïES DE tri«5SAl!E, mon aveu a Lhidimès, pour qu'il parldt * moïi père. Cependant, comme je ne voulois pas qud m'obtint , puifque le fermen: que j'ai fan de n'époufer jamais qu'un homme mme dans vos myftères, met un obftacle entre ce pafteut & moi, qu'il falloit furmonter; j'ai eu tecöurs a mon art pour ttaverfer & irriter fa paflïom Clirie m'a fecondée dans mon deffeirt : ede a fait trembler Lhidimès pour mes jours, mais fans avoir pu ébranler fa fermeté. Ah ' que l'amour m'a rendue cruelle ! s'écria Crifoline-, i quelles alarmes, a quels tourmens, a queues frayeurs n'ai-je pas expofé mon amant ! que n'ai-je pas (buffert en le perfécutant ! a quoi ont fervi tant de cruautés! «Hes riant fait que m'inftruire que je fuis fans efpérance. Enfin , fi vous ne me relevez du ferment que , ai feu , ie mourrai de douleur. Pourquoi m'amijetur a une loi fi cruelle! Tu pouvois ne pas t'y foumettre, répliqua le magicien; mais d eft tot ce ferment que j'ai exigé de toi avec autant de prudence que d'adreffe. Eh pourquoi ! s'ecria Crifoline; Pourquoi es tu femme ? reprit-d ; femme , ne dois-tu pas compte de tes adions a ton mari ? peux-tu en faire une qu'il ignore , fans bleffer fes droits & tes devoirs , du moins en apparence? & cette apparence fuffiroit pour « rendre criminelle a fes yeux. Pourrois-tu donc  S I X I E M E V E I L t É E. ^ doiic difparoitre a ton gré & les jours & ]es mms ? A la première queftion que répóndroistu? Et fi ron mnri, connoiihnt ton pouvoir, ïefufoit de Ie parrager, ne re natte pas , tu lui ferms horreur. Tels font les préjugés injurieux contre notre art. C'eft pourquoi, autant que je pms , jmfifte fur Ie ferment que j'ai exigé de toi ; ainfi jamais tu ne peux époufer qu'un homme initié dans nos myftères. Fais de nou- veaux efforts pour vaincre Lhidimès , acquiers ce fujet a notre empire , ou renonce a lui pour jama.s. Si ta tendrefle ne peut rien, fais-le trembler par tant d'horreurs & rant de tourmens , qu'il foit contraint a fe rendre : fi ru ne te fens pas affez de force pour 1'accabler de maux , bniTe-m'en le foin , je ie rendrai oW de toi, ou-il périra. Eh Hen! secria Crifoline d'un ton de déïefpon , il périra. Pouvez-vous efpérer de vaincre un courage que l'amour n'a pas vaincu , qui n-a pas cédé en me voyant un poignard fur le fem > La plus forte des paffions n'a pu fg fa;re re^ noncer k 1'idée qu'd s'eft faite de la vertu ; il lui facrifie tout. L'amour feul cependmt peut changer une ame , lui feul peut juftifier mon pouvoir aux yeux de Lhidimès , & le perfuader que fans crime il peut Je partager avec une. amante. Je vais encore redoubler mes efibrts • l TomXXFll. H '  Ïi4 Veiilees de Thess ali e; mais je les redoublerai fans efpérance & fans fuccès. Crifoline alors fe tut. Le filence que le magicien gardoit, ainfi que Crifoline , fut interrompu par un nouveau tour, billon de feu qui, en fe diffipant lorfqu'd fut a terre, me permit de reconnoïtre la magicienne que je crois feule coupable des perfécutions ou j'avois été livré. Clitie , que voda, dit Crifoline a fon fouverain , vous dira tout ce que nous avons tenté pour forcer Lhidimès i fe rendre. Nos efforts riont fervi qtr'a me prouver fa tendrefie, & a me déchirer le cceur. Quoi! continua-t-elle, je fuis fans efpérance dêtre jamais «nie a ce pafteur que j'aime fi tendremcnt, dont je fuis adorée ! Fatale deftinée ! Art deteftable, pourquoi tes charmes m'ont-ds féduite ? que ne puis-je y renoncer! Oui, je payerai de ma vie les avantages que j'ai cherchés dans ra poffeffion. Ah ! mon fouverain maitre , pourfuivit-elle,'en fe proftemant encore devant lui , laiffez-vous attendrir en ma faveur. Tume fais pitié , lui dit-il, mais je ne puis t'accorder ce que tu me demandes, cefle de 1'efpérer. Dans ce moment il parut dans les airs des monftres , des tourbillons de feu & des nüages qui defcendoient rapidement vers la prairie. Saifi d'épouvante & d'horreur, je priai Théminisès de me titer d'un lieu ou je venois d'entendre 1'arrêt  SlXIEME VeiLlÉé. jis de ma mort, foic que je foflê ferme dans mes deyöirs, ou que je mourulTe de douleur de voir Crifoline indigne de mon amour. Nous re*agnames Ia maifon de Théminisès fans dir/un feul mot; j'étois fi trouble, qUe je ns penfai • mais a rompre le filence. Lorfque nous fumes arrivés, Théminisès me du d aller prendre du repos, & qtffl me parleroit apres. Dormez quelques heures, continua-t-il vousenavez befoin j mais fi votre étonnement & l agitation ou je vous vois ne permettenr pas au fommeil de s'emparer de vos fens, obtenez de verre raifon de triompher d'une foiblefie qui ue pouvant plus être juftifiée, vous rendroitini digne de mes bontés. II eft aifé de croire que je ne dormis point. Crifoline magicienne! m'écriai-je a tout moment; c'en eft donc fait, je la perds pour jamais, cette Crifohne fi tendre & fi charmante! Pourrai-je y renoncer! que je la crains! que je me mins moi-même ! Mais, reprenoi.je, ma tendreiTe pour elle eft déformais un crime pour moi, ; Raifon, devoir, vertu, eh bien, donnez-moi la W del oublier! Oublier Crifoline!... Taban^onner! Elle en mourra. Quel ennemi le ideftinmorTre-t-iIacombattrePcomment le vaincre ? Théminisès cependant m'ordonne den ' tnomPher. L'ufage qu'il s'eft fait d'une vertu plus Hij  ll6 Veillées de Thessaiie, nuhumaincluiperruade que cette mëme vertu peut & dok nous rendre toujours marnes de nos pafllonsXagitationoü j'étois me faifouprononcer ces difcours a haute voix j Théminisès qui m ecoutoit, parut, & me dit d'un ton lévere : Lhidimès, pcends garde ï toi, Crifoune te cohtera ton innocence ? crains de devemr aam coupable qu'elle. Ta découverte que tu viens de faire auroit déja du étouffer ta tendrede en t infpirant pour cette crimineUe fille toute 1 horreur que le vice doit imprimer a la vertu. La radon peut tout obtenir de nous, quand cette vertu la Went: douter de fon triomphe, c'eft annoncec fa défaite. Qaoi! fans être ému par la prelence de Crifoline, tu crains de fuccomber! que n'auras-tu point a redouter, lorfque fes larmes, fes foupirs &c un tendre défefpoir attaqueront ta vertu > Que d'ennemis tu vas avoir a combattre . La dangereufe éloquence que Crifoline employera pour te prouver que fon art n'a nen de criminel, le pouvoir enfin que lui donne fur ton cceur ta paffion. Auras-tu a(TeZ de fermere pour vamcre de tels ennemis? Ne te flattepomt, tu aurois cédé a Clitie & i Crifoline , fi la nature effrayée ne t'avoit pas ravi 1'ufage de tes fens; c'eft a elle feule & non a ta vertu que tu dois auiourd'hui ton innocence. Honteux & confondu des juftes reproches de  SlXlÈME V I I l I. É £. I17 Théminisès, je me jerai a fes pieds; & en lui tenant les genoux, je lui dis : c'en eft fait, vos invincibles difcours, que la fagefle la plus expérimentée vous a diélés, viennent de me rendre a moi même : pardonnez un premier mouvement de foiblefTe, que vos remontrances viennent de furmonter. Toutefois je ne me flatte point, je vois tous les tourmens que la'rage, la Vengeance & l'amour méprifé inventeront pour me punir d'ofer être vertueux. Mais, pour foutenir tous ces tourmens & pour réfifter a Crifoline, je n'aurai qua merapeler vos divines paroles; elles viennent de porter le calme & I'afTurance dans mon ame. Oui, je me fens digne de vos bontés , je les implore, continuez-les-moi, je les mériterai toujours. Trop heureux qui peut avoir un tel guide pour ramenèr 1'efprit & la raifon de leurs égaremens! J'ai commencé a te protéger, mon enfant, me répondit Théminisès, ëc je te jure de ne jamais t'ahandonner. Mes connoidances, quoiqu'aflez étcndues , ne fufEront peut-être pas pour t'arracher a la puifTance fatale de Crifoline, je vais néanmoins travailler pour toi, & je commencerai par implorer le fecours des dieux. Le lendemain , Théminisès me mena dans une chambre oü il y avoit un bain. Mon enfant, me dit-il , tu as befoin de réparer tes forces abattues par les fatigués du corps & de 1'efprit • Hiij  j i S Veillées de Thessalis voila un bain que je t'ai préparé, il te rendra pms fort .que tu ne 1'as jamais été, jette-toi dedans , reftes-y une heure, & lave-toi la tête ainfi que le vifage. J'obéis a Théminisès, & je fortis de ce bain tel qu'il me 1'avoit premis. Je fus le chercher dans fon jardin ou il fe promenoit feul. II me dit en me voyant : tu es a préfenr en état de partir ; va, mon enfant, retourne chez ton père. Tu verras peut-être Crifoline j arme-toi d'un courage inébranlable , fur tout cache-lui ce que tu fais de fa propre bouche. Pars, & reviens dans huit jours. J'arrivai chez mon père , plongé dans une triftefTe que rien ne pouvoit vaincre; Tagitation de mon ame étoit extréme., je croyois a tous les momens , aller tombêr dans des périls , dont I'idée me faifoit d'autant plus trembler , que Crifoline étoit toujours viétorieufe de mon cceur. Je ne pouvois douter que Crifoline ne fut magicienne, & je ne pouvois le croire; tous mes fens fe révoltoient & contr'eile & contre moi. Je me rappelois ce qui m'étoit arrivé a 1'armée, oü je ne reconnoifTois que trop Crifoline; mais ce que je ne pouvois comprendre, c'étoit qu'elle fut fceur de Termilis, Pour m'éclaircir fur ce fujet, j'allai trouver Lindor, je lui confiai ma cruelle aventure. Voici ce qu'il m'apprit. Le père de Crifoline, me dit-il, avoit deux  S I X I È M E V E I t t É £. 115 fils, maïs plus agés de dix ans que leur fceur. Thermilis étoit lairié, & fans doute celui dont vous venez de me parler. II s'en falloit bien qu'on le regardat a Titire comme un bon fujet; il avoit beaucoup de vices, peu de bonnes qualités, 8c ce que vous venez de me dire m'apprend que le tems , les occafions & le commerce des méchans avoient entiétement déterminé fon caractère au crime. Thénais le cadet étoit un gar$on charmant par fa figure, par fon efprit, par fes manières 8c par tous fes fentimens; auffi faifoit-il les délices de fon père. Cette tendreiTe, juftifiée par le mérite 8c la vertu de Thénais,, mit la défunion entre les deux frères; un rien les. brouilloir, 8c jamais on n'obtenoit de Termilis un raccommodcment fincère. Une fille du hameau , jeune 8c belle, leur infpira de l'amour a tous les deux; mais elle donna la préférence a Thénais. Les foins & les afliduités de ce dernier furent bien rec^us , 8c Thermilis fe vit rebuté; il fentit avec un dépit violent que fon frère le rendoit aufli malheureux auprès de Menante, que dans la maifon paternelle; fon refienriment égala fa paflion, il mal-t traita fon frère , il le fut a fon tour de fon père , auprès de qui fes tortsnepouvoient trouver grace, ils portoient un caradère trop odieux , ils étoient trop réitérés. Mais fon défefpoir alla jufqu'au der-, Hiv  iio Veil léés de Thessa-lie, nier exces, quand il vit qne Menante alloit être la récompenfe de la tendreiTe de Thénais 5 il ne fut plus maïtre de lui, fon amour étouffa dansfon cceur les fentimens de la nature & ceux de 1-honneur : il poignarda enfin fon frère a la porte • de M'énante. • Ce crime affreux fouleva contre Thermilis tout le hameau : d prit promptement la fuire. Son père, dont 1'affiiction touchoit toutle monde, lid fit donner une 'fomme d'argent pour le mettre en érat de fortir de la contrée. II y a prés de dix ans de cétée horrible cataftrophe t depuis ce tems, on n'a point entendu parler de Thermilis; il eft oublié dans le hameau, & Crifoline y eft regard'e comme feule héritière des biens de fon père. Ménante prouva quelle étoit fa paiïïon pour Thénais, en fe jeunr dans le temple de Diane, oü elle eft aujourd'hui une des prêtredes de la déeftè. - En quittant Lindor \ je repris le chemin de la maifon : je rencontrai ma fceur qui revenoit de chez Crifoline. Thèane ignoroit tout ce qui fe paffoit, elle me dit que Crifoline étoit malade ; elle ajouta qu'elle meprioit inftamment del'aller voir le lendemain, k elle s'acquitta de fa coramiffion avec un fourire de complaifance. Je 1'avouerai a ma honte, 1'inquiétude que mecaufala inaladie de Crifoline, la crainte qu'ellen'augmen-  Sixieme Veillée. lil rat ü je lui donnois le chagrin de la négliger, ma fpiblefle enfin , tout m'entraïna malgré moi a Titire. Je vis Crifoline , & a fa vue, quand même je ne me ferois pas condamné a un fecret éternei ,• tout reproche auroit expiré fur mes lèvres. Quoi-. que trifte Sc abattue , je la trouvai'fi charmante, que les larmes me vinrent aux yeux en penfant qu'il me falloit renoncer a elle pour jamais. Je friflbnnois en envifageant les combats que j'aurois a foutenir avec moi même pour ne pas fuccomber; Sc je me repenrois d'être venu m'y expofer. Eh bien, mon cher Lhidimès , me dit-elle en me prenant la main, Sc les yeux baignés de larmes, vous rappelez vous avec quelque pitié le périloüvousm'avez vue ? ne vous êtes-vous point reproché une fermeté qui tient de la barbarie ? Non, lui repliquai-je d'un ton afTuré. Non, reprit - elle , & vous m'aimez! Allez, vous ne m'aimez point, vous ne m'aimates jamais, jamais vous ne fütes aimer ! Ah ! je ne le vois que trop, je ferai la'viótime de la malheureufe paihon que vous m'avez infpirée. Elle accompagnoit ces rep.roches d'une tendrefTe qui me défefpéroit. Je ne pus jamais avoir la force de ne pas protefler a Crifoline que je 1'adorois to.ujours. Mais feignant d'en douter, elle jura qu'elle mourroit  Ui Vkillées de Thes S AttE^ de douleur, fi je refufois de faire tout ce qui pouvoit concourir a notre union. Je lid demandai en tremblant, ce qu'il falloit que je fifle. M'aimer aflez, me répondit-elle, pour n'avoir de volonté que la mienne , 6r pour me tout facrifier. Je fuis pret, lui répartis-je, a facrifier ma vie pour vous , ordonnez; mais je ne vous facrifierai rien, s'il en doit couter quelque chofe a ma vertu. Vous devez Ia connoïtre, elle eft a 1'épreuve de •tout, ainfi riexigez rien de moi qui puifle la bieder. Vous-mème vous me deviendriez odieufe; je ne puis & ne veux vous aimer qu'en vous eftimant. Ah! Crifoline, pourfuivis-je avec tranfport & en me jetant a fes pieds, fi mon amour vous eft cher, donnez-moi la douce fatisfaótion de vous voir aufli vertueufe que tendre. Nous ne pouvons être heureux qua ce prix.Que l'amour remporte cette viótoire. Je t'entends , me repliqua Crifoline , & tu m'as entendue. Eh bien, ingrat, renonce a moi; fais plus, détefte-moi: remercie-toi d'ëtre plus barbare encore que vertueux. Jouis du plaifir de me voir expirerde douleur. Crifoline alorss'abandonna a un tel excès de défefpoir, que je crus qu'elle alloit mourir. Ce fut le fouvenir de Théminisès qui me donna dans ce moment une force dont je fus ètonné moi - même. Mais craignant de perdre la  SlXlÈME VeiLIÉE. I2J ferme té fi néceflaire pour me fauver d'un danger fi prefiknr, j'appelai le père de Crifoline. Ingrat, me dit-elle, crois-tu qu'un autre que toi puifle me tirer de 1'état oü tu me mets ? Peux-tu le voir avec une dureté capable de me faire mourir de honte ? C'en eft donc fait, s'écria-t-elle, je ne fuis plus aimée! Cruel, achève, donne-moi la mort; arrache ia vie a cette infortunée qui t'adore, Quoi ! tu ne daignes pas jeter fur moi un regard de pitié ? Barbare , tu me ferois haïï Ia vertu ! Je le vois, tu me déteftes: eh bien, fuis, ta préfence m'irrite, retire-toi; mais tremble, ingrat, je ne fouffrirai pas feule. Jamais je n'ai obéi fi promptement & avec tant de peine, car j'avoue que je m'étois fait un effbrt extréme pour vaincre les mouvemens de foiblefie qui vouloient m'entrainer comme malgré moi, aux pieds de Crifoline. Je la quitrai, 1'ame auffi agitée que la fienne; j'étois attendri Sc pénétré de la plus vive douleur. Jamais enfin je n'ai tant fouffert. Ce fut avec un trouble inexprimable que je regagnai le hameau. Un oifeau dansl'air me faifoit rrembler , & paroiiïbit un monftre qui alloit m'enlever ; les menaces de Crifoline avoient rendu mes fens fufceptibles de toutes les impreflions de la terreur. Je trouvai ma fceur en entram dans la maifon j elle me demanda le fujet  iï4 Veiiiées de Thessaeie, du trouble ou j etois. Ah! ma chère Théane, lui dis je, vous n'aurez bientot plus de fiére! fuivezmoi dans Ie verger, je veux vous confier tous mes malheurs. Je lui racontai mon aventure dès fon commencement, elle frémiffoit d'horreur & de crainte en mecoutanr; elle ne pouvoit, fans trembler , envifager tout ce que j'avois a redouter y elle craignoit ma tendrefTe, dont elle voyoit toute la violence, elle craignoir pour mes jours; cependant elle m'exhorta en verfant des larmes, a la vertu & a la fermeté. Je ne fus pas long tems a avoir befoin de l un & de 1'autre. «Deux jours après, étanr couché dans la prairie qui eft derrière ma maifon, je fentis la terre s'ébranler fous moi; mais quel fut mon effroi en voyant un monftre fur lequel je me rrouvai afïis, & qui, dans le moment, m'enleva dans les airs avec rapidité ! Je perdis toute connoiffance; un coup de baguette me la rendit. Je regarde , je me vis dans un antre affreux, & vis - a - vis de moi, le déteftable fouverain de Crifoline. Je ne doutai plus qu'ayant perdu toute efpérance deme vaincre, & pouffée a la vengeance, Crifoline ne m'eut livré a ce méchant homme. Je me fouvenois de lui avoir entendu dire qu'il me foumettroit a fon empire, ou qu il me feroit pénr , fi Crifoline m'abandonnoit a lui. Pouvois-je donc  SlXlÈME VeiIIÉe. lij «fouter de ma perte, en me voyant au pouvoir de ce redoutable ennemi ? Aimes-tu Crifoline, me dit il? aimes-tu la vie, parle? J'aime Ia vertu, lui rcpondis-je , & je fuis pret a lui facrifier Cr^oline & la vie. Fais moins le courageux, me repüqua-t-il, crains ce pouvoir immenfe que je t'ofFre & que tu ofes mépnfer : tremble que je ne 1'exerce contre toi. Ce fera ta foumiffion qui te rendra pofTefreur de Crifoline , ou ce fera la mort qui la vengera de ta réfiftance. Elle auroir, lui répondis - je, un plus beau triomphe a remporter; qu'elle t'abhorre autant que je te détefte, & neus ferons dignes 1'un de 1'autre. Ne m'irrite point, me dit Ie magicien, rends-roi. Ne 1'efpère pas, repartis - je. Ajoute a tous tes crimes celui de me faire périr. Pums moi d'ofer te montrer une ame auffi vertueufeqne la tienne eft impie. Frappe, je fuis prêt a recevoir tes coups. Eh bien ! 'tu mourras , me répondit-il en frappant la terre de fa baguette, tu ne m'auras pas outragé impunément, ron infolence mérite la morr. A 1'inftant, il parut trois monftres affreux ; ils fembloientattendre impatiemment 1'ordre de me dévorer. Ta vie dépend de ta dernieère réponfe, pourfuivit le magicien; mais ce moment eft le feul que j'accorde a ton choix, entre la vie & la mort. Tu vois ces monftres, il faut qu'ils foient  \Ï6 Veillées de Thessalië; foumis a ta puiffance par le pouvoir de cette baguette que ma bonté t'offre encore, ou il faut que tu fois livré a toute leur fureur; décide de ton fort, il eft dans tes mains. J'avoue que la nature éroit effrayée; la vue de ces rrois monftres 8c les menaces du magicien , m'intimidoient. J'étois interdit 8c tremblant, je fentis que je manquois de courage pour me llvrer ï la mort. Tout enfin me faifoit frémir de crainte & d'horreur. Le fouvenir du divin Théminisès rappela dans eet inftant ma vertu 8c ma fermeté, il fit céder la nature effrayée a l'amour que ce fage mortel m'avoit infpiré pour mes devoirs. Le magicien voyant que je ne répondois rien , me crut ébranlé. Tiens, me dit-il, prends cette baguette, ordonne a ces monftres de difparoitre, 8c en traverfant les airs, vole aux pieds de Crifoline, pour y recevoir fa foi. Perfide, répondis-je d'un ton ferme, n'efpère pas de me vaincre; ma vie eft en ton pouvoir, difpofes-en au gré de ta fureur. Oui, me dit il, je vais en difpofer, je vais punir ton infolent orgueil, 8c venger Crifoline malgré elle. Le magicien frappe les monftres fur la tête, aufii-tot ils viennent fur moi avec une telle fureur , qu'ils me renverfent; mais en même tem* ils s'arrêtent , ils reculent & ils difparoiflent. Rafluré par un événement fi peu attendu, je me  Sixieme Veilles. i2? relève, je vois mon ennemi confondu, ne pouvant cacher fon étonnement: le mien n'étoit pas moindre. II garda un moment le filence, puis il me dit : tu penfes avoir 1'avantage, tu crois echapper d ma jufte fureur! ne 1'efpère pas. Je t'abandonne dans cette caverne oü, fans fecours; tu attendras Ia mort. En achevant ces mots, il difparut. La fituation oü il me laifToit, feroit difficile 3 comprendre. Je me voyois dans un antre afFreux qui ne recevoit de jour que par 1'extrémité du haat , & eet antre devoit être mon tombeau; cette idé fe préfentoit i moi dans toute fon horreur i je fentis alors que ni les perfécutions , ni les plus grands malheurs n'éteignent jamais l'amour de la vie : on croit la méprifer quand on ne voit point la mort 5 mais a fon afpeét la nature effrayée fe foulève. Je n'étois pas dans ces fortes d'accablemens qui ötent prefque tout fentiment, j'étois dans une fituation violente, je m'agitois , je me tourmentois , je friflonnoii d'horreur en penfant que j'étois condamné Z compter les momens qui devoient me couduire a ma fin , & qui me fembloient pafler rapidement. Le fouvenir de Crifoline m'étoit odieux 8c cher en même tems. Je lui pardonnois tout ce qu'elle avoit cea.cé pour me féduire; mais je lui  •IïS VEItLÉES DE T.HES SALIE, reprochois avec emporremetu de ftVavpk livré i Ia fureur de fon fouverain. Enfm , ce que je crai;gnois arriva. Le peu de jour que je voyois, & .qui étoit pour moi comme un ami, dont la compagnie fembloit vouloir me confoler en me pro; mettant quelque fcov-.rs , difparat, & la nuit I ajouta encore au dcfor.lre de mon ame. Ledivin Théminisès me revenoit fans ceflfö dans 1'efprit; je ne doucois 'point que je ne fulTe redevable de la vie a ce bain oü il m'avoit fait .-entrer; je 1'appelois a mon ai de , & j'efpérois toujours en lui , mais je 1'appelois en vain , je .xe&ois abandonné 8É fans fcrouts. T e jour avoit .difparu deoX fds , & deux ibis k nuit lui avoit -fuccédé , Il «eins s'éconloit, & je fentois mes Torces s'n r:Hir, ainfi quo tc regm de quirter -la vie : eniiu j'étois fans cfpér.mce , & les horreurs d'une mort pr;>ch.ime mavoient jeté dans un extréme abactcment, lprfque je vis tout * coup paroïtre Crifoline. Sa vue me caufa des monvemens oppofés 1'un A 1'autre •, je fentis la joie que m'infpira 1'efpoir detre rendu a la vie ; je fëntis de 1'indignation -& de la coière , je fus cmu & trouble , je garclai le filence. Les momens font précieux , me dit Crifoline , d faut te tirer promptement de ce lieu, oü depuis trois jours tu ne vis ni ne meurs: . des horreurs du trépas riont pu te'Vaincre , con- tinua-  S I X I è m E VeILISE. ! & Ön»a,t-ei!e4 tu m'immolesi des faux préjugés. Eh bien ! ;e veux tentet de te vaincre par la générofué ; je veux que tu me doives Ia vie, dtns le tems même que je devrois t'ahandonner. J'efpère que l'amour & la reconnoilfcnce obtiendront de toi ce que j'en attends ; mais fouviens-toi que je mourrai fi tu renonces d moi pour jamais. Ii n'eft plus tems de feindre , tu fais a quel prix tu peux m'obtenir; fongez-y, & crains le redoutable ennemi, a qui dans mon premier mouvement de dépit, je t'ai livré ; il peut malgré moi te punir. Crifoline mefrappafur 1 epauleavec une petite baguette , je tombal aufïï-töt fans connoiffance , & lorfque je la repns, je me trouvai dans la bergerie de mon père. Dans le moment que je traverfois Ia cour, j'appercus ma fceur, elle fut effrayée de 1'état oü elle me vit. J'étois fi pa!e, fi défait & fi foible , qu'i peine pouvois -je me foutenir. L'air qui m'avoit Airpris, me fit perdre Ie feminienr, en racontant a ma fceur ie pcril oü je venois detre expofé ; elle uu' 1 ruI i & " ':' prendre quelque nourriture qQi, joint,- i la ƒ ie que je rèflentois d'ê;re i de Ia mort, me fit bientót revc""'*' jlJ [:r *s qu« jc vouiois aller trouver Thésèsi pour lui dcm.mder fon fecours, & pour 1ue ff r - eoafeils puifent m'éckirer dans Ia conduite que je devois tenir. Tornt XX Pil i  i'fo Veiiiées de Thessaiie^ Je me fouviens toujours avec plaifir de lapreuve d'amitié que je recus de ma fceur dans cette occafion. Elle aimoit Therffandre auffi tendrement qu'elle en étoit aimée ; ils devoient être unis dans deux jours, mon abfence retardoit leur bonheur} mais l'amour dans ce moment céda aux tendres fentimens de la nature effrayée du pérd ou j'étois expofé. Partez mon frère , me dit Théane , allez chercher le fecours que vous efpérez du veitueux & écïairé Théminisès; partez, & croyez que Therflandre riaura point de part a 1'impatience que je reffentirai de vous revoir. Pour jouir du bonheur d'ètre unie a ce que j'aime , il faut, mon frère, que je n'aie plus rien a craindre pour vousTouché fenfiblement du facrifice que me faifoit ma fceur , je 1'embraffai avec tendreffe, & le lendemain je partis au jour naiflant. Théminisès me recut avec joie ; il crut ne devoir pas me refufer la fatisfadion de lui entendre louer ma fermeté. Je ne doute pas, mon enfant, me dit - il , que les dieux contens de ta vertu, ne foient propices au deffein que j'ai de te délivrer des pourfuites criminelles de Crifoline. Les connoiflances que ces mëmes dieux m'ont accordées, font déja garanti de la fureur des monftres qui ont voulu te dévorer dans 1'autre , par le bain falutaire oü je te fis entrer avant de me quitter : je ne voufus pas te dire quel en k-.  Si x li me Vei tri h, ,jt ió'n ï'effet , ta fermeté auroit été fans mérite - & e vouiois que tu rte Ja duffe qtfa ton amour pour la vertu. Je I'efpérois, je ne me fuis pas trompé, je fuis content, & je faime. J'avois auffi décou. Vert que ta vie ne courroir aucun rifque, c'eft Pourquoi je te fis partir ; mais ce feroit espofer ta vertu & trop cömpter fur elle, que de te Iaifter Plus long-rems en proie a l'amour de la dangereufe Crifoline} il eft tems de te fouftraire a la puifiance de fon art criminel. Tu viens de me dire, pourfuivit Théminisès ƒ que tu avois confié d ta fceur les périls oü l'amour Sc 1 art de Crifoline t'avoient expofé. Eh bien * ta confidence te fera utile, ce fera de ta fem? dont nous nous fervirons pour exécurer ce que je ptojette. Tu vas lui envoyer par Lifis une liqueur qu elle donnera adroitement d boire d Crifoline en la mêlant dans quelque boiflon. Cette liqueur lui fera perdre la mémoire de t'avoir aimé & de tout ce qu'elle a fait pour corrompre Ia puiWr* de ton cceur; elle te reverra non-feulement avee ïndifFerence, mais comme un homme qu'elle ft aura jamais vu, Quoi, dis-je douloureufemenr, Crifoline ne m'aimera plus! pourquoi lui arracher ia paffion qu'elle a pour moi ? Ah! divin Tfiémi«isès , ajoutaije vivement, atrachez plutót Crifoline a fa ptofefiion criminelle ! ramenez-U par votre divin pouvoir au culte des dieux. P«  I?2. VeILlÊES BE T H £ S 5 A t I ï j ce retour , qui me permettra de m'unir a dl. fans crime , vous nous rendrez a jamais heureux. , ,. Je n'ai pas voulu t'interrompre , me rcphqua Théminisès,j'ai voulutelaillerletemsdemontret toute ta foiblefie, ou plutoeten égarement. Rougis de ce que tu viens de dire : Crifoline ne peut jamais avoir a tes yeux cette pureté de cceur qui la rendroit feule digne de toi. Les dieux poutroient bi pardonner, fans que ce pardon juftifiat le choix que tu ferois d'elle pour ra compagne. Je pourrois aifément te faire perdre auffi le fouvenir de tes foiblefles; mais tu ne ferois pas cornge Le fouvenir honteux d'un égarement eft faire dans une perfonne bien née , il donne de la force a la raifon. C'eft donc la raifon qui aoit te cuérir, elle dolt te reprocher que tu ne 1'avois pas affez confukée dans ce fatal engagement, elle dolt enfin te faire rougir. Ah « m'écriai-je avec tranfport, je fens que cette raifon , que vous venez de rappeler de fi loin , m'éclaire : que Lifis parte. Je penfai que ma fceur, jeune & timide, & de plus prévenue contre Crifoline , ne voudroir pas fe charger de ma commiffion. Dans cette crainte, ce fut Lindor que j'en chargeai j je lui avois ouvert mon cceur, il étoit inftruit des perfecutions oü Tart Sc l'amour de Crifoline m'avoient  SlXlÈME VeILlÉE. 153 Hvré; ainfi, je ne doutai poin: qa'il ne fit ce que je voulois. Lifis partit, Lindor fut inftruit par lui, & par un billet que je lui écrivois, il fit ce que je voulois, & Lifis revint, après avoir refté huit jours dans fon voyage. Il apprit a Théminisès , que Lindor avoit été le lendemain de fon arrivée a Titire , & qu'il avoit fait boire a. Crifoline toute la liqueur , en' dinanr avec elle chez fon père. J'aurois écouté ce récit avec tranquillité, fi un ïefte de honte de mon égaremenrne m'eüt caufé de laconfufion. Je dévine ce qui fe paffe dans ton ame, me dit le fage Théminisès , & j'en fuis content. Pars, tu n'as plus rien i craindre. Va, mon cher Lhidimès, fouviens - toi toujours de moi , foir sur que tu me feras toujours cher , paree que je fuis sur que tu feras toujours vertueux. Les expériences que j'avois faites du profond favoir de Théminisès , me hrent le quitter a regret, & revenir au hameau avec confiance. Pen de jours après, j'eus la fatisfaétion de voir ma fceur unie a TherfFandre. Le plaifir que je fentois d'avoir eet ami pour frère, & de le voir auffi content que ma fceur étoit heureufe, me fit croire que je triompherois bientót de ma foiblefie. II men coütacependant quelques efForts, & quelque tems pour effacer entièrement 1'idée de Crifoline» liij  ï54 Veiliées de Thessalïe, Mais enfin, ne la voyant plus , ne pouvant que U méprifer , & me rappelant fans cefle les lecans d.e Théminisès , je parvins a l'oublier emtièrement. II y avoit prés de deux ans que cette aventure nVétoit arrivée , lorfque j'appris la mort d'un frère de ma mère , richement établi dansle hameau ou Sophilette a pris naiffance. Mon père me fit partir, pour aller recueillir la fucceflion decetoncle. Je vis Sophilette, fa beauté me furprit encore moins que Jes agrémens & les graces naïves qui aceompagnoient toute fa perfonne. Je fus vivement touché de tant de charmes \ enfin , je fus bientot épris d'une fi forte pafiion , que comparant la tendrefie que Crifoline m'avoit autrefois infpirée , a ceUe que je reflentois , je crus aimer pour la première fois, Mon bonheur égala mon amour , je plu 4 Sophilette, mais une heureufe fimplicité & le préjugé de fon éducation, lui firent prendre les mouvemens qu'elle fgntoit en ma faveur , pour vn enchantement. Je fus quelque tems la victime de Terreur de Sophilerte; enfin, l'amour permit que je la défabufade : je lui appris, & fon grand étonnement, qu'elle m'aimojt; je la demandai a fon père , je Tobtins , & l'amour, en nous unilTant, jura que nous ferions toujours heureux t ferment que ce dieu fouvent trompeur n'a pas faufle, Peu de joucs  SlXlÈME VeiLLÉE. IjJ après notre manage , j'amenai Sophilette dans notre hameau ; le fuffrage que rous les habitans clonnèrent a mon choix , mit le comble a mon bonheur , & fembla m'annoncer qu'il dureroit autant que ma vie. De retour fur les bords heureux du Pénée, je fentis bientót un defir violent d'aller apprendre a Théminisès, que les dieux venoient de me donner une campagne auffi vertueufe, que Crifoline étoit criminelle. Je partis ; Théminisès me rec,ut avec des marqués de tendrefle , qui ajoutèrent encore a la joie que je reflentois de le voir. Ce grave &c digne vieillard ne put écouter fans fourire , que Sophilette m'eut pris pour un enchanteur ; cette innocence , en le charmant, lui donna une idéé jufte de la vertu de Sophilette & de mon bonheur. Jugez, mes enfans, du tendre attachement que j'avois pour Théminisès , du plaifir que je trouvois dans fes fages & folides entretiens ; j'étois paffionnément amoureux de Sophilette , cependant, je reftai huit jours avec lui fans nulte impatience de le quitter. Dans routes les converfations que j'avois avec ce refpeórable mortel, je lui trouvois une ame fi élevée , un efprit (i étendu, unfavoir fi profond, une connoiflance fi parfaite de toutes chofes , & fur - tout des foiblefies du cceur humain, connoiflance que je fen« liv  136 Veiilées fit Thïs s AlII, tois qu'il avoit acquife par de rriftes expérienres, & qui 1'avoit conduit a la perfecYion de la philofophie , que je ne pouvois croire qu'un homme fi éclairé & fi fupérieur aux autres hommes , eut une naiflance ordinaire , Sc eut paffe fes jours dans une vie privée. Je penfois donc que Théminisès joignoit a 1'avantage d'une illuftre origine , celui de s'êrre élevé au-deflus d'elle , par ies qualités brillantes Sc folides de fon cceur, & qu'il devoir a quelque grand malheur, fa fageffe , fa tranqnillité , & la réfolution qu'il avoit prife de finii fes jours dans la retraite. Ces réflexions excitoient ma curiofité; je n'ofois néanmoins la laiffer appercevoira Théminisès , je craignois qu'il ne ia défapprouvat: mais 1'amitié dont il m'honoroit, Sc la tendrefïe refpeótueufe qu'il me connoiflbit pour lui, m'attirèrent route fa confiance, Sc le déterminèrent a m'apprendre ce que j'avois tant d'envie de favoir. II me dit qu'il étoit égyptien Sc d'une illuftre naiflance. Cette première ouverture m'enhardit j après Hu avoit avoué que j'avois toujours penfé qu'il n'étoif pas un homme ordinaire , je lui témoignai le defir ardt'nt que j'avois d'apprendre les événemens qui pouvöient 1'avoir conduit en Theffalie. L'hiftoire de ma vie , mon enfant , me dit il a feroit trop longue pour te Ia taconter ^  SixiIme Veiliée. 137 de plus, j'aurois, je rrois , bien de Ia peine a men rappeler routes les tirconftahcés, & les plus imé'reftantes metcaicheroient trop fenfiblement; je pms néanmoins facisfaire ta curiofité , aynnt ecrit fans en avoir oublié les moindres détails , tout ce qui m'eft arrivé , jufqu'au moment oü le deftin, Iafle de me perfécurer, m'a conduit dans cette heureufe retraite. II faut r'expliquer les raifons que j'ai eu pour me Iivrer a cette occupation. Le fort qui m'avoit été tantot favorable , tantot contraire, me forca a rrente fix ans, de quitter 1 L r: r ;"■>'■'■:<■ chercher dans un autreclimat unc rtanquillité qui m'avoit toujours fui. Je parI i s d'abord toute la Grece. Un defir curieux les Gaules , oü le fort qui avoit jnré dc ne jamais me rire , que pour me porter plus sürement !es coups les plus fenfibles, Me forca de les quitter, après un féjour de fix -ge. L'homme ne peur fe fuffire a lui-même , mon enfant; quelque reburé qu'il fe croit du commerce du monde , le dépit & la mauvaife humeur feulemenr lui perfuadent qu'il peut s'en pafier, tandis que le befoin réel qu'd a de fon femblable , 1'en approche fans y fonger. J'ignorois encore Ic parti que je prendrois , quand je ferois las de voyager; mais je «a-oyois favoir , que jamais mortel ne pourroit  ij8 Veillees de Thessalü, me faire goüter le charme attaché a une folide & tendre amitié. Je fuyois les hommes, même au milieu d'eux, je ne leur parlois que pour m'inftruire. Un étranger, dont j'ignorois 1'illuftre origine, attira mon attention , non par une phyüonomie & un air de majefté qui en impofoient, mais par une conduite femblable a celle que je tenois. Cet étranger étoit un prince Scythe , nous nous examinions , & nous étions tous deux étonnés de nous voir cette conformité de conduite. Elle nous fit penfer avantageufement Tun de 1'autre , Sc nous donna occafion de croire qu'une vie traverfée & de grands malheurs nous avoient également menés au même point. Ccsidées réciproques nous infpirèrent un commun defir de nous connoitre. Nous nous pariames , nous nous fondames , nous nous écoutames, enfin, nousdevinmes amis. Une heureufe fympathie, un parfait rapport dans 1'efprit & dans le caractère , une commune confiance qui nous inftruifit que nous étions aufii malheureux , aufll rebutés du monde, & aufiihonnêtes gems 1'un que 1'autre; tout cela , dis-je , fut le fupplément des années qu'il faut ordinairement pour fonder une folide eftime , & former une véritable amitié. Le récit de nos malheurs , en renouvelatv notre fenfibilité , nous détermina entièrement X  Si xi 1 m ï Veilléi. ij^ la retraite. La Theffalie fut le climat que nous choisïmes : la délicieufe vallée de Tempé , & les bords féconds du fleuve Pénée, nous parurent un féjour charmant, pour pafler une vie douce Sc féparée du commerce du monde. Nous y vinmes , & cette belle fituation champêtre nous fixa ; enfin, nous nous y établimes. Je te 1'avouerai, mon enfant, accoutumés aux mouvemens d'une cour tumultueufe, entourés de courtifans Sc de flaneurs que nous méprifions, mais qui étoient des hommes , la folitude nous étonna, 1'ennui s'empara de nous. Ce que nous favions , ce que nous avions vu, ce qui nous étoit arrivé, bonheurs chimériques , malheurs féels , qui fourniflbient tour a tour une ample matière a nos fages réflexions , notre efprit , notre raifon, tout cela ne put de long-tems nous fuffire. Nous fenames avec honte notre état intérieur, il fut bientót appercu de chacun de nous; nous nous 1'avouames, en nous aflurant d'une eftime & d'une amitié réciproque. Afiurances fincères qui nous prouvoient lapetiteflede Thomme Sc le peu qu'il doit compter fur lui-même. Pour que notre folitude nous parut moins folitude , pour, en quelque forte , nous en tirer fans en fortir , enfin , pour nous y aecoutumer , Mélénide me propofa d'écrire notre vie , fans G» oublier la moindre circonftance, depuis fo»  140 Veillées de Thess aiij, commencement jufqu'd 1'inftant oü nons r.ous étions connus. Ce fera, me dir-il , nous tranfporter dans les mêmes lieux , oü toat ce qui nous eft arrivé, s'eft pafte : ce fera nous entretenir avec les perfonnes qui nous ont éré chères. II eft vrat que de triftes fouvenirs , ou nous atrendriront, ou nous affligeront; n'importe, ce fera toujours donner du mouvement i notre ame. Ce fera enfin par une occupation qui nous attachera , nous fouftraire quelquefois 1'un a 1'autre , pour nous retrouver avec plus de plaifir. Quand nous aurons fini d'écrire 1'hiftoire de notre vie , nous nous la communiquerons ; chaque événement nous fournira une matière a de longs & intéreffans entretiens , & a des réflexions d'auranr plus intéreflantes , que nous les ferons fur les chofes mêmes qui nous font arrivées. Je me rendis a ce que fouhairoit Mélénide ; il avoit prévu jufte , nous nous accoutumames doucementala retraite. Nous fommes reftés unis enfemble prés de quarante ans, n'ayant jamais eu qüune même volonté. La contemplation des aftres, la découverte du mouvement des cieux,la connoiffance des fimples, celle des métaux, une étude continuelle pour pénétrer les fecrets de la nature & 1'ufage urile que nous avons fait de toutes ces chofes merveiüeufes, a conduit Mélénide i fon detnier terme , & me.  SlXIEME V H I l 1 ï E. I4I fait atterdre le mien avec la même tranquilliré. J'éprouvai une douleur bien fenfible en perdant Mélénide, je le regrette encore tous les jours. vingt années n'ont pu m'accoutumer a me palfec de la douceur de le voir& de 1'entretenir. Enfin, fa mort m'a mis en état de n'avoir plus de malheurs a craindre. Tu fais a préfent qui je fuis, continua Théminisès , il te refte a favoir les aventures particulières de ma vie ; tu les'faura , autfi-bien que celles de Filluftre Mélénide , pour qui je crois t'avoir infpiré de 1'amitié & du refpecF. Alors Théminisès me mena dans fon cabinet: Voili , me dit il , les deux manufcrits dont je viens de te parler, je te fais ce préfent, je me flatte qu'ils te feront chers. Tu pourras encore , quand je ne ferai plus, r'entretenir avec moi. Je quittai Théminisès, pénétré de la plus vive reconnoiffance & du plus tendre attachement. Quelque tems après, je retournai pour le voir , mais les dieux venoient de le retirer du monde. Que je fus fenfible a fa perte ! jamais fils n'a eu plus de refpecF , ni plus de tendrefle pour un bon père, que j'en avois pour Théminisès. Lhidimès fe tut un moment, puis il reprit: Je vois bien ce que tout le monde défire ici; je vais prévenir Sophronie , dont les regards avides  I4I VeILLEES de ThES SAttÉj femblent exiger de moi une lecture de" mes ma-* nufcrits : j'y corifens , & je promets de dönner demain a toute la compagnie cette fatisfaction* Une exclamation générale affiira Lhidimès, qu'on fe rendroit chez lui avec plaiftr.  »4Ï SEPTIÈME FEILLÉE. T > • JLj u i d i u e s avoit trop intéreflc tout Je monde en faveur de Théminisès Sc de Mélénide , pour que chacun ne füt pas emprefle a fe rendre chez lui. Ce pafteur, chatmé de faire connoitre encore plus particulièrement fon illuftre protetleur , vit avec un plaifir extréme 1'empreflemem qu'on temoignoit d'apprendre les différens événemens qui avoient conduit Mélénide Sc Théminisès i h pratique de la fagefle. Je vais, dit - il , fatisrair« votre curiofité, je vais lire les avencures de mon bienfaiteur. LA VIE DE THÉMINISÈS Écrite par lui-même, L'e s p r i x dans lequel je prends Ia plume, m'ordonne de n'omettre aucune des circonftances de ma vie; de men rappeler jufqu'aux moindres detads; de n'avoir ni honte de mes faures, ni orgueil de ce que j'ai pu faire de bien; enfin' de  144 Veillées de Töï-SSALIt, parler de moi comme je parlerois d'un autre homme de qui je voudrois montrer nacurellement les bonnes &C les raauvaifes qualités. Pour remplir ce projet , je ne me parérai point d'une faulïe modeftie, & ie me défendrai de cette vaniré, qui nous empêche de convenir de la pare qu'elle a eue dans les entreprifes importantes qui devant nous cauflir ,'ont fouvem échoué par nös imprudences. Je vais repafTer fous mes yeux tous les différens objers qui ont excité dans mon cceur, ou l'amour, ou la haine, qui m'ont infpiré, ou de 1'eftime, ou du mépris. Je vais rappeler plufieurs incidens, qui m'ayant donrté matière a diverfes réflexions, m'ont fait connoirte le vrai bonheur, & m'ont conduit a la tranquillité. Ces mémoires toujours devant mes yeux, préviendront les dégoüts que je pourrois trouver dans une vie trop unie. Mes plaintes & mes murmures contre les perfécutions que j'ai efTuyées du fort, font finiès; je remercie aujourd'hui les dieux de m'a voir joint pour n'en jamais être féparé, a un mortel pout qui mon attachement égale mon eftime. A cette faveur, les dieux ont ajouté celle de m'infpirer l'amour de la retraite; j'y jouis de route ma raifon „ elle étoit enchamée fur le théatre du monde, tantot par Fambition, tantbtpar l'amour, & fouventpar ces deux paffions enfemble, qui fe prêtanc mutuellement  SeFTiIme Ve i l l É e, ,4j mutuellementieursforces^obfcurciiroientennioi ce rayon de lumière émané de Vette fuprême. Thébes, qui, après Memphis, eft la ville ia plus eonfidérable de 1'Egypte, étoit la patrie de mort père; fa familie y tenoit un rang fi diftinguc, 'qu'il pouvoit efpérer par fa feule nailfance d'ar^ nver altx plus grandes dignites, dont 1'étendue de fon génie le rendoit digne. La fortune ordinairement aveugle, fut clairvoyante fur les éminentes qualités de mon père, elle le fit monter au faire des grandeurs, & ne 1'abandonna que lorfque fe croyant au-defius des revers, il négligea de faire ce qui pouvoit le maintenir. . La vieiiiefie avoit ajouté la crédulité au caractere naturellement foible du rol; ce prince n'appercur point les raifons intéreflees qui déterminoienr les courtifans d jeter des foupcons contre un fujet fidéle. La difgrdce de mon'père fuivit de prés ces impreflions défavanrageufes; il eut ordre de quitter Memphis: fesennemisobtiurent ce qu'ils avoient efpéré de fa chüre; les emplois qui étoient réunis en lui, furent la récompenfe de ceux qui 1'avoient rendu fufpecl: au roi. Trop fier pour murmufer düne difgrace non méritée, mon père fe retira a Thébes. J'avois alors quatorze ans. Je promettois bien plus cnie je n'ai tenu i la vivacité que je montrois, feïfbit efpérer d mon père q& je répondröis heureufeTome XXF1L K  34* VettiÉES de T'hessaiie; ment a ce qüil attendoit de moi; mais cette vivacité ne partoit que d'un caraótère véhémenc qui n'étoit pas encore développé, & qui dans la fuite a été mon plus cruel ennemi. Mon père «n'étoit occupé qua me donnet une éducatiort convenable a fes vues ; regardant la mort du rot comme prochaine, il s'étudioit a me rendre digne de gagner la bienveillance du jeune Spammus qui devoit fuccéder i Menès. 11 m'infpiroit adroitement de la haine contre ceux qui 1'avoient perdu, & il nourridbit la fienne de la douce idéé qu'un jour je pourrois perdre les auteurs de fa chüte. La mort de mon père fuivit de prés celle de Menès, AUez, mon hls, me dit-il peu d'heures avant que de ceder de vivre, allez a Memphis; les fervices que j'ai rendus a 1'état, Sc ma difgrke vous y ont fait un grand nom. Portez-y les qualités qui m'y avoient élevé au plus haut rang; j'ai fait ce que j'ai pu pour vous les communiquer; mais garantidez-vous des défauts qui ont caufé ma chüte. Ne regardez jamais a la cour aucun bras comme trop foible pour vous porter un coup donr vous puifliez tomber; foyez en garde contre 1'orgueil Sc la prévention; fur-tout, mon fils, défiez-vous davantage de ceux qui vous carefleront, que des petfonnes qui fans badede Sc fans trop d'empredement rechercheront votre amitié: enfin, foyez toujours en garde concre vous-mlme.  'SEPtlÈME Veillêe. X47 J'avois vingr-un ans, lorfque ia mort m'enleva mon père; je fentis vivement fa perte; fa douceur m'avoit accoutumé a penfer que c'étoit avec un ami que je paiïbis des jours qui me fembloient d'autant plus aimables, que mon père, par le charme & la folidité de fes entretiens, favoit me les faire paroïtre courts. L'unique & doux lien Joi m'attachoit a Thébes étant rompu, rniïtre de mon fort, je me déterminai a aller a Memphis. J'y fLls accueilli ?ar quelques vieux eoumfans anciens amis de mon père; ils parurenc Jbmdre au fouvenir qu'ils avoient confervé de lui, & des honneurs dont ils lui étoient redeVables, ledéfir de me fervir. Je fus préfenté , Spammus qui n'avoit encore que dix-fepc ans & aux deux princelTes Ifiathis & Ofiriade fes fceurs. L'accueil que je recus du roi & des princeffes, ajouta a mon caraótère naturellement audacieux» Quand du coté de la rigure il ne nous refte rien des dons heureux de la nature, on peut, jecrois tappeler ce qu'elle avoit fait pour „ous. En mè donnant une taille avantageufe & régulière elle avoit joint a d'adez beaux traits une ph vfionomie qui prevenoit pour moi, & un air nobIe & m annoncoit qui j'étois. Je ne fus ni étonné de la magnificence de Memphis, „iflIrpris de Vulf Ja cour & ceux qtu la compofoienr. A Thébes, vis- Kij  148 Veillées deThessaliêÏ a-vis de mon père, j'avois tour vu. Il avoit fait palTer (bus mes yeux &c la ville & la eour, & le peuple & les grands : il m'avoit indruk des ufages, des bienféances, des devoirs & du refpeót qu'on doit a fon roi. Ainfi, je parus a la cour fans avoir rien d'étranger. Ce futent les premières louanges que j'y recus. Quelques qualités plus brillantes que folides, me gagnèrent en peu de tems 1 amitié du jeune Spammus: fes bontés me-hrent bientot regarder comme un favori. Ce prince m'admettok i tous fes plaifirs ; il louoit mon adrelTe a tirer de 1'arc, k Iancer un javelot, i manier un cheval & [k conduite un char, exercices ou il excelloit. Les deux princelïes placées a des fenètres regardoient avec attention ces utiles amufemens. Ifiathis, ainée du roi de deux ans, paroiffoit me diftinguer des autres jeunes gens. Je voyois qu'elle me faifoit remarquer aux dames de fa fuite ; je lifois dans fes regards, qui tomboient plus fouvent fur moi que fur aucun autre , qu'elle applaudiflbit 3 mon adrefle. Cette idee flatteufe mecaufoit cette fatisfaótion qui part de la vanité. Je devenois plus agréable au roi, a mefure qu'il avancoit en age; ainfi on jugeoit que la faveur oü j'étois auprès de lui, me rendroit un jour ablolument maïtre de fon efprit, & me porteroit aux premiers honneurs.Teus les courtifans avoient  Septieme Veillee. 1,49 les yeux attachés fur moi, non pour découvrir queües pouvoient être mes bonnes qualités, mais pour me trouver ou des défauts, ou des vices. Si j'érois aftèz heureufement né pour n'avoir pas a les redouter fur les vices, mes défauts ne leur donnoient que trop de prife. Mon père m'avoit infpiré de 1'ambirion : fes fages lecons pouvoient contribuer a m'élever; mais les meilleurs principes deviennent dangereux dans un jeune homme véhément & livré a lui -meme ; fut il meme ne avec un caraótère prudent, le difcernemenr & 1'expérience lui manquent pour faire 1'appiication des régies générales. Je fus féduit par les marqués de diftinótion que je recevois de la princefte Ifiathis. Selon Ia fage coutume d'Egypte, elle devoit cpoufer le roi fon frère; je le favois, &c je n'étois pas aflez. préfomptueux pour préfumer qu'elle defcendïe jufqu'a moi; cependantloin decombattre l'amour saillant que je fentois pour elle, je m'y livrai tout entier, & fans concevoir la moindre efpérance, je me jurai de 1'aimer toujours. Le plaifir fecret de 1'adorer fut mon unique but. Genre fingulier de pafiion donr 1'hómme eft capable, j'en ai fait 1'expérience. Voici ce qui acheva ma défaite. La princefle d'Egypte aimoit a fe promenec dans les fuperbes jardins du palais. Je croyois m'appercevoir qu'elle ne défapprouvoir pas mon Kiij  I50 VEILLÉES BE ThESSALIE, empreflement a la fuivre. TJ11 jour elle parut d'unemanière aftez marquée pour être fentie vouloir m'entretenir; on s'éloigna. Je vois avec plaifir y me dit-elle, 1'amitié dont vous honore le roi mon frère, je vous en crois digne, je vais par ma confiance vous le prouver. Si vous me connoifiêz bien, continua Ifiathis,' vous devez être perfuadé de mon attachement 8c de mon refpeéb pour mon frère. Selon les ufages de eet empire, je fuis deftinée a 1'époufer; la politique fit cette lot, mais 1'état tranquille oü eft 1'Egypte, permet a Spammus de s'affranchir de certe coutume. Je vous l'avouerai, je me fens de 1'éloignement pour une union qui doit cependanc me placer fur le premier trbne du monde. Je préfère a 1'éclat du diadême la douceur de jouir de ma liberté. Si mon frère ne veut pas fe fouflraire a une loi qu'il eft néanmoins le maïtre d'enfreindre, je cède avec plaifir a ma fceur 1'avanrage que me donne fur elle mon droit d'ainede. La beauté d'Ofiriade, fes vertus, 1'élévation de fon ame, fa raifon, tout enfin la rend digne de partager le trbne avec un roi pour qui elle fera la maïtreffe de prendre les fentimens qu'on doit a un époux. Répondez a la marqué d'eftime que je vous donne: vous avez de 1'efprit, il vous donne du pouvoir'fur celui de Spammus, fervez-vousen pour le potter a me préférer Qfiriade. Vantezt-  Set t i e m e Veillée. 151 lui fa beauté, fa douceur, cette affabilité qui lui attire tous les cceurs, eet air de majefté qui irrtprime le refpeét, Sc qui fembte 1'avoir défignée pour régner; ouvrez-lui les yeux fur les graces attachées a toute fa perfonne, ajoutez a ces vérités, que le peuple & les grands, dont elle eft adorée, la recevront avec tranfport pour leur reine. Ah! madame, répartis je vivement, le roi oubliant Ofiriade,. croira que c'eft de vous que je lui parle. J'aime a vous voir prévenu pour moi, Théminisès , reprit la princefle d'Egypte; mais laiftbns les Iouanges, Sc faites tous vos efforrs pour remplir mes efpérances. Ce n'eft pas aflez d'éclairer mon frère fur les qualirés brillantes & folides de ma fceur, il faut lui montrer mes défauts. Vos défauts, princefle! m'écriabje. Oui, me répondit Ifiathis; cherchez-m'en, oppofez-les aux perfecrions d'Ofiriade. Y penfez-vous, madame! répliquai-je; le roi me ttaireroit d'impofteur, & [e mériterois la difgrace que m'attireroit fon jufte refientiment. Je le veux, me répondit Ifiathis, 8q j'exige de vous cette marqué de votre attachement pour moi. Je quittai la princefle d'Egypte, aufii jaloux qu'amoureux. Le refpect avoit eu le pouvoir de ren fermer dans mon cceur mon trouble Sc mon agitation; il avoit aufli comme enchainé la cu- Kiv  t 5 2. VeillÉes de Thessalie, tiofité qui vouloic m'engager a faire des queftion9 a Ifiathis. Sa confidence me fit penfer que c'étoit al'amour a qui elle vouloit facrifier ie tröne.Cette penfée qui deyoit me rendre ma raifon, donna de nouvelles forces a ma tendrefte. Pour qui, difois-je, Ifiathis rejette-t-elle un diadëme? quel eft ce mortel fortuné? Etudions les regaids de tous fescourtifans; étudionsles regards d'Ifiathis, fes paroles & jufqu'afon filence ; découvrons enfin mon rival. Malheureux Théminisès m'écriai-je...... infenfé!.... que dis-tu? .... ton rival!., as-tu donc oublié que c'eft la fceur de ton roi que tu ofes adorer? Dès ce moment ma jaloufie fe partagea entre tous ceux qui me paroiffoient aimables, & fans la faire tomber fur aucun en particulier, ils en étoient tous 1'objer. Il m'en couta beaucoup pour me déterminer a fatisfaire les défirs d'Ifiathis; je craignois de la voir au cumble de fes vceiyx , tandis que je ferois miférable. Ce fentiment eft dans le cceur de 1'homme, & lui prouve bien que c'eft uniquement lui qu'il aime dans 1'objet de fon amour. S'il eft rebuté, il eft injufte; eft-il aimé, il eft tyran. Ma vanité qui u'étoit jamais afibupie, flattée de fervir Ifiathis, combattit ce moment, jaloux & en triompha, Je faififtbis toutes les oc^ cafions de parler d'Qfiriade a Spammus., je faifoit  SeptiÈme Veillée. 153 ma cour avec affiduiré a cetre princefle, & j'accompagnois toujours !e roi, lorfqu'il alloit chez elle. Ifiathis fatisfaite de ma conduite , me dit qu'elle efpéroit un heureux fuccès de mon zèle, & qu'un jour je me faurois gré d'avoir réufli dans mon entreprife. Parvenu a entrer aufli hbrement chez Ofiriade que dans Pappartement d'Ifiathis, j'avois fouvent la liberté d'entretenir Ofiriade. Un jour me trouvant feul avec elle, voici le difcours qu'elle me tint: Je fuis charmée, Théminisès , que Ie roi rende juftice a vos bonnes qualirés; que ma fceur vous honore de certaines diftinctions donr jufqu'a préfent elle a été fi avare pour les gens de votre age; & je fuis fenfible au défir que vous montrez de vous attirer mon eftime. Ma fceur que j'aime, que je refpeóie encore plus par fes vertus que par le rang ou elle eft deftinée, fe fervira de fon pouvoir pour vous faire monter aux honneurs 011 peut afpirer un fujet. Ifiathis le doit a votre attachement pour fes intéréts; fi uniquement occupée de fa grandeur, elle paroifloit oublier Théminisès, je 1'en ferois fouvenir. Je remerciai Ofiriade des marqués de bonté qu'elle me donnoit. J'ofai enfuite lui paroirre étonné de voir retarder une union qui devoit faire le bonheur de deux auguftes époux, & celui d'un peuple plein de tendrefle pour le fang de  ï-J4 Veillées de Thess aiiïJ fes rois. Vous êtes myftérieux , Théminisès, me répondit Ofiriade; je loue votre difcrétion : mais pour vous mettre a. votre aife avec moi, apprenez que je fais ce que penfe Ifiathis; elle n'ambitionne point le tróne qui 1'attend, elle craint même d'y monter; elle vous 1'a confié. A moi, princefle! m'écriai-je. Oui, a vous, reprit-elle; je vais vous dire commenr je le fais. Moëris, cette efclave douée d'une fagefle & d'un efptit fi fupérieur, nous a élevées (comme vous le favez) Ifiathis 8c moi; nous lui fommes redevables des qualités qui, aux yeux des Egyptiens, nous montrent dignes du fang de leur maïtre. L'affeótion de Moëris s'eft partagée également, 8c quoiqu'elle foit reftée attachée a la perfonne d'Ifiathis quand on nous a fait a chacune une maifon, fa tendreffe pour moi n'a point diminué. Je fais d'elle la confiance dont vous honore ma fceur, & ce qu'elle attend de votre dévoument a fes intéréts. Agiflez en conféquence des fentimens 8c des vues d'Ifiathis; fi vous vous conduifez avec prudence , le fuccès peut répondre a fes défirs : mais quel que foit Pévénement d'une négociation fi délicate , vous conferverez 1'eftime & 1'amitié de deux princefles qui vous ont fait le dépofitaire de leurs fecrets. Les témoignages que je recevois de 1'amitié d'Qfiriade, répandirent fur mon vifage un air de  Septiime Vellée. 155 fatisfaction qui lui fit connoïe ma fenfrbilité : je voulus 1'exprimer , mais el! m'arrê«a. AUez , me dit-elle , je lis dans le fod de votre ame. Je me retirai le cceur rempli cune joie que ma vanité feule y jetoit ; car afle téméraire pour adorer la princefle d'Egypte, )ouvois-je ne pas gémir d'une confiance qui me orcoit a travailler au bonheur d'un autre ? Je continuai de faire ma cair réguliérement aux derx princefTes ; leurs bcnrés pour moi , jomtes a 1'amitié de Spammts , m'attirèrent bientót la jaloufie de tous ceu? qui afpiroient a la faveur. Trop de confiance ence que jecroyois valoir , & mon orgueil que ml revers n'avoit encore mortifié , me firent mcprifer mes envieux & les efforts qu'ils faifoier.t pour me nuire. J'avois oublié les fages lecons de mon père , le tems de m'en fouvenir n'étoit pas encore arrivé. Un nommé Orphis, jeune homme aimable & d'une grande naiflance, parut blamer Penvie rrop déclarée qu'on portoit a la faveur oü j'étois. Je rougis de le dire , Orphis me faifoit la cour; la froideur que j'oppofois a fes empreffèmens ne le rebutoit point; je rendois juftice a fon efprit délicar, mais j'imputois a bafleflè toutes fes attentions pour moi. Je ne connoiffbis pas Orphis! eh, comment 1'aiirois je connu! je n'étudiois ai  i$6 Veilles de Thessalie, moi, ni les autre: fi quelquefbis je réfléclnftbis, c'étoit feulemen fur ce qui avoit du rapport a mes vues. Réfkions paffagères que ma véhémence naturelle endoit inutiies, ou que la grande opinion que j'avfis de moi-mème me faifoit rejeter , dès qu'ells ne flattoient pas ma vanice. Les foins d'Orphis firent? prefque fans que je m'en appercufe, 1'effet qu'il en attendoit : je pris pour lui de 'amitié. U avoit un efclave arabe. Orphis me Pemoyoit fouvent: fa vivacité a exécuter les ordresde fon maïtre, Lagrément qüil mettoit dans toit ce qu'il difoit, la beauté de fa voix, la délicatefe avec laquelle il jouoit de plufieurs inftrumens, les connoiflances qu'il avoit de la poéfie de fon pays , tous ces avantages me le rendoient extrèmemenr agréable, & me le faifoienr envier i Orphis. J'ai réfléchi depuis que c'étoit a 1'arabe qu'Orphis dut la familiarité qui lui gagna mon amitié; tant il eft vrai que le plaifir eft un lien qui nous attaché a des objets fouvent indignes de notre efthne. Je louois fans cefle a Orphis le mérite de fon efclave; il me 1'offrit, je réfiftai aflez mollemenr, il me prefla, j'acceptai 1'arabe. Les premiers jours qu'il fut a moi, il me parut trifie ; je lui en demandai la raifon; il m'avoua avec un air de franchife féduéleur, qu'il regrettdjt fon maitre. Je lui dis que je le rendrois a Orphis, s'il avoit de  S E P T I ht E V E . t l É E. 157 Ia fépugnance a me fervir ; j'ajoutai que j'approuvois fon atrachement; qu'il me faifoit même fouhaiter de lui envoirunégal pour moi. L'arabö fe jeta a mes genoux, il me remercia par un filence & par des larmes dont la fource me parut venir de 1'attendrifiemenr que ma bohté excitoit en lui. Dès eet inftant, la rrifteffe de 1'efclave difparut, il reprit certe joie vive qui dénote la fatis-» fadtion de 1'ame ; je vis ce changement avec plaifir , & en peu de tems je 1'aimai aflez pour forrir avec lui du caractère réfervé & peu accueillaar qui m'étoit propre. Je commencois a difpofer 1'efprit du roi en faveur d'Ofiriade , Ifiathis efpéroit de lui voir occuper le rróne, ou elle craignoit de monter, lorfque l'Egypte prit les armes pour faire repentir le roi d'Ethiopie de quelques infraótions faites au dernier traité de paix. Le defir de la gloire fe rit d'abord fentir a mon cceur, je la regardois comme pouvant me favorifer dans les projets vagues que mon ambition me fuggéroir. co Vennephès étoit le général de 1'armée Egyptienne , fon expérience & des fuccès lui avoient acquis une grande réputation : je partis avec lui, occupé tout entier du défir de lui paroïtre digne de fon eftime : je fus la gagner, il me trouva de 1'acYivité, de 1'inteliigence, de 1'audace, enfin da  15S Veillét^ be The SS al tE," talent pour la guerre. Il fe plaifoit a avoir fut cette matière des entretiens trés-fréquens avec moi; je 1'écoutois avec une extreme attention, & m'ayant donné la permiffion de le queftionner, il ne trouvoit pas mauvais que, dans toutes les oc* cafions, j'ufaffe de cette liberté. Je me fouviens qu'un jour il me dit: Théminisès, vous me rappelez avec plaifir ce que j'étois a votre age. Je fouhaite de vivre affez long rems pour avoir la douceur de penfer dans ies derniers inftans de ma vie, que je lailTe en vous a PEgypte un homme capable de commandet fes armées. Ce difcours qui me fit connoitre combien Vennephês préfumoit de mes talens, me perfuada que j'en avois; mon application & mon zèle en redoublèrent, de forte que je n'étois plus occupé que de ce qui pouvoit prouver a Vennephês que je voulois mériter 1'opinion qu'il avoit de moi. Les marqués d'eftime & de confiance que je recevois de lui, le fuccès qui fuivoit toujours les commilÜons,. fouvent délicates, dont il me chargeoir, m'attirèrent bientot 1'envie de ceux qui cherchoient a fe diftinguer , & qui croyoient mériter comme moi, que le choix du général tombat fur eux. Vennephês me fit 1'honneur de m'envoyer au roi pour lui détailler un avantage remporté fut les Ethiopiens. Spammus, inftruit par Vennephês  SeptiIme Veillée. 15^ de la part que j'avois a cette acHon, & de 1'idée avantageufe que ce général concevoit de moi, joignir a 1'accueil qu'on fait a un favori, les louanges que 1'on dok au mérite. Je vis Ifiathis; la manière obligeante, je pourrois dire carrefiante, dont elle me recut, me confola dans eet inftant des peines d'une abfence de prés de deux ans. Je fis ma cour a Ofiriade , de qui la bienveillance m'étoit précieufe. Je vais me rappeler les propres rermes d'Ifiathis, au moment que je pris congé d'elle. Vous partez, Théminisès, fongez dans la carrière de la gloire ou vous marchez, que la princefie d'Egypte fait des vceux pour vous, & qu'elle s'intérefie d des jours qu'avec plaifir elle voit devenir chers a eet empire. Le ron dont Ifiathis pronon^a ces mots, joint au regard qui les avoit accompagnés, me causèrent une telle émotion , que je reftai comme un homme qui vierat de perdre 1'ufage de fes fens; mes yeux fe mouillèrent de larmes, & dans la crainte que ma pafiion ne me trahit, je fottis fans ofer répondre a Ifiathis. Mes réflexions fortifiées par mon amour-propre, me firent pafler rapidement de 1'incertitude a la confiance. Je me crus aimé. Dès ce moment mon imagination impétueufe fut allumée par le feu dévorant de mon ambition j je me fis des idéés de grandeur  t6ö VehlIes de ThessalièJ auxquelles je me liv-rai, & fecondé de Tamme & des inftructioiis de Vennephês, je ne fus plus occupé que du défir d'ajouter a mon nom celui de grand capicaine. 11 faut, me dis-je, juftiöer a Ifiathis fon choix; il faut, pat des actions éclatantes, paroitre a fis yeux digne du facrifice quelle veut faire a l'amour. Je rejoignis Tarmée après avoir prié Orphis de me donner fouvent de fes houvelles & de celles de la cour; il me le promit, en me demandant d'avoir de la bonté pour mon efclave arabè. J'eri étois trop content pout ne pas afïurer Orphis que fa recommandation devenoit inutile. Dans plufieurs rencontres ou les généraux des; deux armées cherchoient a fe furprendre, ils avoient perdu prefque également : ils voulurenr. en venir a une adion décifive. PoulTé par le défif de me diftinguer, je me laiflai trop emporter ; je me trouvai enveloppé par un gros d'ennemis ; madéfenfe & celle de Tarabe devinrent inutiles, je fus fait prifonnier; on me conduifit au général qui loua ma valeur, & qui me dit que l'amour de la gloire m'avoit poufle jufqu'a la témérité; il m'envoya, accompagné d'une efcorte, au roi fon maïtre. Au chagtin que je refientois de ma captivité, fe joignit celui d'apprendre que la nuit ayant contraint les deux généraux a fe retirer, la vi&oire étoit reftée incertaine, avec une perte prefque  Septiemï Vei tii e. lSl prefque égale, Pour difpofer les deux rois a écouter, ou i faire des propolïtions de paix , il faHoie "n avantage décidé. L'habileté des deux généraux la valeur qui régnoit dans les deux armées, me fa.foienc craindre que la guerre ne durat Ion» tems : je prévoyois jufte. ö Zara, inftruit de ma naifTance & de la faveur ou ,'étois auprès de Spammus, me recut avec diftindion; il „e voulut que ma parole pour me laifler une entière liberté. Je fus préfenté a la princefle d'Ethiopie fa fille, elJe étoit d-une beauté a faire oublier toute autre qu'Ifiathis. Je ne trouvai pas les Ethiopiens aufii barbares que le croyoient les Egypriens. Ces dernier» bers de leurs connoiflances fupérieures dans les fciences & dans les arts, méprifent toutes les autres nations : je fentis leur injuftice. Les peuples chez qui j'étois prifonnier, ont de la vivacité la conception aifée & un défir ardent de favoir • 1 inftrucfion leur manque, mais ce qu'ils ontrecu' de la nature leur fuffit pour fe bien gouverner • eur parole eft inviolable, ils ne connoiflent „i les fineflès, ni les détouts de ces hommes policés dont les dehors féduifans cachent un fond plein de rauflete. r ^ Je connus dans quelques converfations que J eus avec le roi & la prince[re) qui aimer a s'entretenir avec moi, que les motifs du Tome XXVII. L  i6z VïitiÉis bi Thessaiiï, roi d'Egypte pour commencer la guerre, n'étoient pas abfolumenr juftes. Je tachois dans routes les occafions, de porrer le roi d'Ethiopie a la paix ; j'avoue que le défir de fervir ma patrie étoit moins mon objet que 1'impatience de revoir Ifiathis. L'amour prenoit tous les jours dans mon cceur de „ouvelles Forces, par 1'idée flatteufe que m'avoient fait naitre les dernières paroles de cette princefle: je me rappelois fans cefle, & je ne pouvois me refüfer a la douce penfée que j'étois aimé. J'obtins de Zara la permilfion d'écnre en Egypte • je donnai part i Orphis de mon dedein, je lui mandai les difcours généraux que j avois ietés & la manière dont le roi d'Ethiopie les avoit'recus ; je le chargeai de communiquer ma lettrea Spammus, & d'afïurerla princeffe d'Egypte que tous mes vceux étoient de concouur a une pak qui m'ouvriroit le chemin de Memphis. Je le prióis aulfi de m'apprendre ce qui fepaffbit a la cour. Orphis me manda que le rol, apres avoir lu ma lettre , la lui avoit rendue fans parler j qu d croyoit que ce prince n avoit pas approuvé mon zèle Lereftede la lettre ne .contenoit que des difcours vagues qui fatisfirent mal ma cunfiote. Dans la fuite j'eus lieu de n'être pas plus content de fesréponfes. Arrêté dans mes projets qui peutêtre auroient été fans effet, j'eus la douleur de voir que ta guerre tiroit en iongueur.  Sb ptiÈme Veillée. i£f Je fus qua la foliicitation d'Ifiathis , le roi fon fiere avoir plus d'une fois propofé de m'échanger, mais que Zara lavoit toujours refufé. Cette bonté de mon maïtre & celle d'Ifiathis me fuient con-r firmées par la princefle Adriadis qui motiva les refus de fon pèré par rour ce qui pouvoit aider a me confoler & a me prouver 1'tftime dont m'honoroit ce prince. Malgré les agrémens que j'avois dans cette cour étrangère , j'étois fan,s celfe tourmenté du défir de revoir 1'Egypte. Ce déiir fe changea en une inquiétude qui fut fenfible a tout le monde , quand , par la pofition des deux armées , il ne fut plus poflible de recevoir des nouvelles de Memphis. Deux ans s'étoient écoulées depuis ma capti vité, lorfque Zara me dit avec un air plein de bonté: ce fera avec regrtt que je recevrai vos adieux, je vous 1'apprends , vous allez quitter 1'Ethiopie.' Une fufpenfion darmes a fait fuccéder la paix a une guerre qui n'a que rrop épmfé les deux empnes. Vouspouvez parrir; mais je me Harte , Théminisès , que fi quelque malheur vous obligeoit a fortir de 1'Egypte, ce feroit mes états que'vous choifiriez pour votre retraite. Vous arriverez a Memphis, pourfuivit le roi, aflez tót pour y partager la joie qu'on y reflent d'une paix défirée & du mariage de votre roi. Les bontés dont vous honore Ifiathis, aujour- Lij  154 VeiILEES DE ThESS AliEj d'hui votre reine, & 1'amitié de Spammus vous promettent un heureux avenir. Allez , la joie que vous reflentez me confole de vous voir quitter ma Cour. ; Que devins-je, grands dieux! a cette accablante nouvelle : Ifiathis eft reine d'Egypte ! m'écriai-je , lorfque je fus feul; qu'eft donc devenu 1'éloignement qu'elle montroit pour le trbne ï quelle raifon a pu la faire confentir a y monter ? Ofiriade pouvoit 1'occuper. N'avois-je pas difpofé 1'efprit de Spammus a faire tomber fon choix fur cette princefle? Ah ! puifqu Ifiathis eft reine > elle a voulu 1'ètre. Malheureux! quelle étoit ton erreur ! tu te croyois aimé! .... Oui, tu 1'étois; mais une trop longue abfence t'a banni du fouvenir d'Ifiathis , & a réveillé dans fon cceur 1'ambition afloupie par l'amour. Ne cherche donc la caufe de ron malheur que dans 1'inconf- tance fi naturelle au fexe Quelle penfée!... Quoi! tu ofes confondre Ifiathis avec les autres femmes ? quel crime 1.. Partons : allons d Memphis déveiopper ce funefte myftère. Ah ! que mon éloignement me coüte cher ! Ce fut dans ces cruelles agitations que j'arnvai a Memphis. J'aUai d'abord chez Orphis , je voulois apprendre de lui la fituation oü étoit la cour ; il me rec^t avec une politefle froide qui me furprit, fes répon£es réfetvées a toutes mes quef-  Septieme V e i l l é e. 165 tions , ne m'inftruifirent de rien ; il me dit feulement que la reine montroir dans la moindre de fes aótions , combien elle étoit facisfaite d'avoir comblé les vceux de Spammus & des Egyptiens; que fon affabilité la rendoit manrefTe de tous les cceurs. Dans eet éloge fi mérité , mais fait avec une forre d'affedtation , je connus qu'Orphis vouloir me laifler entrevoir qu'il avoit pénétré mon fecret : je ceffai de 1'interroger, je le quirtai, perfuadé qu'il n'étoit ni n'avoit jamais eté mon ami. Le lendemain j'allai au palais, le roi me recut froidement, il ne me fit même aucune queftion fur la cour de Zara. A la mortification Sc a la douleur de ne rrouver dans Spammus nulle tracé des bontés dont il m'avoit honoré, fuccéda 1'étonnement de voir tous les courtifans enrourer Orphis, Iorfque le roi eut paffe dans fon cabinet. Cet orgueilleux favori recevoit leur compliment avec cet air d'infolence fi ordinaire aux perfonues qui, par des baffeffes , fe font élevées k la faveur. De 1'amitié que j'avois eue pour Orphis , je paflai fubitement a la haine ; je crus qu'il me voloit ces égards refpedtueux que je croyois mériter mieux que lui. L'envie, la fauffeté , la perfidie étoient des vices qui m'étoient inconnus. Orphis les avoit tous , mais il avoit fur moi 1'avanrage d'êtte doux Sc tranquille. Quel accroif» Liij  \S6 Veillees öe Th f. s salie," fement ne recut pas ma haïne pour Orphis , lorfque le roi le fit appeler! Je me rétirai chez moi , furieux & défefpéré de tout ce que je venois de voir. Que j'ai de honté de m'en fouvenir ! J'eus la foibleffe dê m'en plaindre & de laiffer voir ma douleur'a mon efclave Arabe. Les mortifïcations que je venois de recevoir , firent bientot place au défir de voir la reine , je me flatrois que 1'accueil que me feroit cette princeffe, me confoleroit de tant de difgraces: je retournai au palais ; mais quel fut mon défefpoir , lorfque j'appris que 1'entrée de Tappartemenr de la reine m'éroit défendu ! Ce refus me fit faire de nouvelles réflexions. De quel crime , me demandai-je a moi - même , reco;s-je la peine ? eft-ce la reine , eft-cé Ifiathis qui me punit ? Ah', c'eft Ifiathis. Ma difgrace me confirme que j'étois l'objet i qui cette princefie vouloit facrifier le diadême. N'en dourons plus , des envieux m'ont noirci dans 1'efprit d'Ifiathis. Oui, le dépir, exeité par la calomnie , m'a ehlevé pour jamais un bien fi précieux. Mais découvrons, s'il eft poflible , les ennemis a qui je döis ma haine. Qu'ils craignent ma vengeance; ma fureur ne s'éteindra que dans leur fang. Tout fembloit fe déclarer contre moi. J'efpérois t:rer quelque éclairciffemenr de la bonté d'Ofiriade, jallai chez elle, j'appris qu'une indifpofition la  Septieme Veilles. 167 retenoit au lic depuis plufieurs jours, Sc que 1'enrrée de fon appartement étoit interdite k tout Ie monde. Malgré la foufFrance oü étoit cette vanité que j'avois fi long tems nourrie & fiattée des idees les plus ambitieufes , j'allois rous les jours chez le roi, oü , confondu avec ceux mêmes qui , avant la guerre , me faifoient leur cour , jattendois avec autant de honte que de dépit , qu'un regard de Spammus tombat fur moi. Enfin je le fuivis un matin chez la reine. Cette princefTe , fans daigner s'appercevoir que je fulfe en fa préfence , recut fans me répondre le compliment embarrafle que je lui fis. A certe mortification , dont j'avois une foule de courtifans pour témoins, la reine ajouta celle d'adrefler fouvent la parole a Orphis , avec un air qui marqué la faveur. Ne pouvant fourenir tant d'humiliations dans le même lieu oü mon amour-propre avoit été fi fatisfait, je me retirai au fond de la chambre. J'y trouvai Moëris, cette efclave favorite de la reine. Elle lut dans mes yeux ma profonde trifteffe ; touchée de pitié , elle s'approcha de moi , Sc me dir : ou vous êtes bien coupable , ou vous êtes bien malheureux. Voyez la princefle Ofiriade, & ne vous montrez plus ici. La convalefcence d'Ofiriade me permit peu de Llv  i8 Vehlées de Thessalie, jours après de la voir ; dans ce moment elle étoit feule. Eh bien ! Théminisès, me dir-elle , vous n'avez donc pas voulu que je fufle votre reine ? Moi! madame, m'écriai-je. Oui, vous , me répondit Ofiriade. La princefle d'Ethiopie , en vous faifant oublier celle d'Égypte , & mes intéréts, vous coüte bien cher. Vous méritez qu'on vous punifle, il faut vous faire connoitre la grandeur de votre perte. Ifiathis, prévenue en votre faveur, oublioit pour vous 1'extrême diftance qu'il y a entre le fang du monarque & celui du fujet; elle renoncoit a la conronne , elle fouhaitoit de la voir fur ma tête ; nous nous étions toutes deux aflez déclarées pour que vous comprifliez que nos intéréts étoient les vbtres ; mais votre légéreté vous a emporté , & vous a conduit a votre perte. Je fus fi frappé d'un difcours qui, modéré en apparence, renfermoit raccufation d'une faut© capitale , que je gardai quelques momens le filence. Je le rompis en m'écriant : non , je ne fuis point conpable ! non, je n'ai jamais perdu de vue ni Ifiathis, ni Ofiriade ! on m'a calomnié, il fera aifé de me juftifier ; mais vous feule , princefle , pouvez m'en donner les moyens , en m'inftruifant des fourdes pratiques employées pour me perdre. Ah! madame , ajoutai-je, en me jetant a fes pieds, oü, pour la première fois  Septieme Veillée. kJ^ de ma vie je verfai des larmes, par pitié nommezmoi 1'aureur de ma difgrace ; mettez-moi en état de juftifier ma conduite. L'excès de ma douleur roucha Ofiriade. Levezvous , Théminisès, me dit-elle , je fouhaite que votre afniction tire fa fource del'innocence & non du repentir. Que je vous plains fi vous êtes fnns reproche , & qu'Ifiathis eft malheureufe ! Ne voyez perfonne de deux jours; le rroifième , revenez a pareille heure , vous faurez rour. Je me rendis chez Ofiriade au moment prefcrit, elle étoit feule avecMoëris. Parlez, Moëris, lui dit la princefle , inftruifez Théminisès de tout ce qui s'eft pafle pendant qu'il a refté en Ethiopië , ne déguifez rien, il y va de 1'intérêt de la reine. Vous ordonnez , madame , j'obéis , répondit Moëris ; puis s'adreflant a moi : Seigneur, contmua-t-e!le , la princefle Ifiathis ne me cacha po:nt qu'elle vous avoit confié combien elle défirott que vous portafliez Ie roi a lui préférer la princefle fa fceur ; je la voyois s'applaudir du choix qu'elle avoit fait de vous , pour la conduite de cette affaire. La guerre vous éloigna , Ifiathis en gémit, je 1'ai vue joindre aux vceux qu'elle faifoit pour Ie bonheur des armes du roi, des vceux particuliers pour votre gloire. Orphis qui, depuis votre départ, faifoit réguïiérement fa cour a Ifiathis, lui donnoit de vos  170 VeilllÉes de Thessalië, «ouvelles ; Ie plaifir qu'elle refTeiitoit d'eri apprendre, lui rendoit toujours fa préfence agréable \ elle fe plaifoit a 1'entendre parler de vous , &c a 1'enrendre vanter les grandes qualités qui faifoient difparoure les défauts qüune amitié familière lui avoit doané ( difoit-il ) occafion de connoïtre. Je fentis dans ce dernier trait , que Moëris me rendoir, en 1'appuyant , le venin renfermé dans les louanges affecties que m'avoit données Orphis ; je voulus le faire remarquer a Ofiriade , qui me dit : Ecoutez , quand vous faurez tout , vous réfléchirez. Moëris reprit ainfi : II n'y avoit pas un an que vous étiez en Ethiopië, lorfqu'Orphis paroiflant embarraflé des fréquentes queftions d'Ifiathis, lui dit que vous aviez ceÉfé tout commerce avec lui, qu'il en ignorok la raifon, que vous n'aviez pas même daigné répondre a fes dernières lettres. Je vis Pinquictude de la princefle augmenter tous les jours. Ma chère Moëris , me difoit-elle fouvent, Théminisès , 1'ingrat Théminisès m'a oubliée. Je voyois alors fes yeux mouillés de larmes, & fes efibrts pour les empêcher de couler. La princefle Ofiriade étoit la feule perfonne qui pouvoit faire difpatokre fa mélancolie. Son tempérament moins fort que fon courage fuccomba enfin. Une fievre violente fit trerpbier pour fes jours , elle feule parut infenfible au périlquilamenacok.Maisles tendres  Septieme Veiliée. 171 craintes d'un frère , d'une fceur , & les vceux de tour un peuple 1'engagèrenr a des attentions qui arrêtèrent le cours de nos larmes. Peu de jours après faconvalefcence, Ifiathis m'ordonna d'inftruire Orphis qu'elle vouloit lui parler en particulier. II obéir. Orphis , lui dit Ia princefle, vous avez cefle de me voir aux heures ou je pouvois vous entretenir fans tcmoins, je crois en avoir pénétré la raifon; vous avez craint que mes queftions fur la conduite de votre ami, ne vous embarraflaflent; vous en êres inftruit, redoutez mon indignation fi vous m'en cachez la moindre circonftance. Ces paroles, prononcées d'un ton animé, furent un ordre pour Orphis, Madame , répondit il, oferai-je parler devant Parlez, reprit Ifiathis , Moëris n'eft pas de trop. J'avois cru , madame, dit Orphis , ne devoir pas vous apprcndre les véritables raifons du refroidiflemenr d'un ami ; bleflee de ma fincériré, pput être aufii auriez vous blamé fon égarement. Que je le blame ou que je 1'approuve , repartit Ifiathis, parlez, Eh bien ! madame, Théminisès, flatté de Paccueil qu'il a recu k une cour barbare , & plus encore des bontés de la fille du roi d'Ethio* pie , eft devenu palfionnément amoureux d'eïle. Comment avez-vous fu ce que vous me dites , lui demanda Ifiathis ? De fon efclave -Arabe ,  171 VeillÉes de Thessalis, repartit Orphis ; il m'a informé de l'amour de fon maitre par une lettre. L'avez-vous encore cette lettre ? Oui, madame , répondit Orphis. Je veux la voir, reprit Ifiathis, allez la chercher , je vous attends. Orphis revint , je me retirai; dès qu'il fut forti , la princefle me fit appeler. Apprends , ma chère Moëris, mediteüe, en me donnant la lettre qu'Orphis venoit de lui remettre, apprends quel eft 1'homme que je m'étois trop preftée d'eftimer. Garde foigneufemenr ce fatal écrit, il peut un jour m'être néceflaire. La fufpenfion d'armes, qui ne permettoit pas de douter d'une paix prochaine, réveilla chez les grands & le peuple , le defir de voir la princefle d'Egypte fut le tróne. Preflee par le roi, que les miniftres & toute la cour preflbient, il conjura Ifiathis de fe rendre a fes vceux & a ceux de tout 1'empire. Moëris, me dit-elle un jour que le roi étoit refté long-tems feul avec elle , il eft tems que j'éconte les confeils de ma raifon & de ma gloire. Théminisès veut que je fois reine d'Egypte, eh bien, Moëris, je vais 1'être , c'en eft fait, j'époufe le roi. Ce que je venois d'entendre , me pénctroir d'une fi vive douleur, que j'eus a peine la force de fupplier Ofiriade , qu'il me fut permis de voir & de lire la lettre de mon efclave, je doutois qu'elle fut véritablement de lui. Moëris ayant recu   m', nmnm n 1 fmmji.HM.1i 11'ffU 1111 1 1:111! ( (I1IIT j| IIITIiri l[l I f 1f 11'1UI l'f !111 IIIJl ^-  Septieme Veillée. 17$ 1'ordre d'Ofiriade de me la remettre, mon étonnement fut extreme de reconnoïtre le caractère de 1'Arabe. Cette lettre, dis-je, écrite en Egypte apafTéen Ethiopië pour y être copiéepar 1'Arabe, avec ordre de la renvoyer a Memphis. Prudent pour la première fois , je me plaignfs feulemenc ,de la trahifon d'Orphis, fans montrer nul defir de vengeance, & j'ajoutai que laperfidie de mon efclave méritoit un févère chatiment. Ofiriade loua ma modération , me confeillade . diilimuler avec Orphis, & m'affura de fa protec. rion. Je vous juftifierai , continua-t-ellc, dans .1'efprit de la reine, il lui fera doux de ne pouvoir .douter de votre innocence ; je 1'ai lue dans rous les différens mouvemens de votre ame. Quoi ! ! Orphis , fans refpeót pour la feeur de fon roi, a .ofé tr.ihir fa confiance en'voüs fuppofant un crime qui vous a attiré 1'indignation de ma fceur ! ^quelle aiidace '. II faut que le premier chatiment . d'Orphis foir de vous voir triompher de fes per• fidies. L'eftime de la reine & les bontés du roi vous feront rendues, Ofiriade vous le promet. La fureur qui me tranfporroit, m'óta la liberté de tout genre de réflexion , & me fit courir a la . vengeance. Je cherche Orphis, je le trouve. 11 fe ptomenoit dans le bois facré du grand temple . d'Ifis , je le joms. Traïtre , lui dis-je , en tirant mon cimeterre, défends ta vie ; je le chatge , il  174 Veillees pe Thessalie, m'eppofe une valeur que je fuis révolté de trouver dans un perfide ; mais il me 1'oppofe en vain , je lui plonge mon cimeterre dans le liane , il tombe & il expire , fans proférer une parole. Le fang que je venois de répandre , n'aflouvit pas ma. fureur , il lui falloit encore une viótime , je vais chez moi , je trouve mon efclave , a qui , fans parler , j'enfonce un poignard dans le fein. La nuit tombante me fut favorable , je me retirai chez le général Vennephês. Je viens , lui dis je , de pur.ir Orphis des mauvais fervices qu'il m'avoit rendus auprès du roi ; il eft mort. J'admire aujourd'hui quelle fut la fagefle de Vennephês ; il crut dans le trouble oü j'étois , devoir m'épargner les remontrances. En effet, les auroisje entendues ? Vennephês fe contenta donc de me dire que j'étois en süreté chez lui. Puis il ajouta : demain , au lever du roi , je verrai 1'imprefFion que la perte d'un favori aura faite fur ce prince , elle réglera ma conduite. Voyez Ofiriade , lui dis-je, je compte fur fes bontés; j'efpère qu'elle s'intéreffera en ma faveur. Vennephês , de retour de chez Spammus , m'apprit la colère & 1'afrliction cü il croit de la mort d'Orphis ; il ne me cacha point que les prêrres d'lfis, par qui fur le champ il en avoit été jnformé, lui avoir fait jurer ma perte, en lui repréfentant que j'avois commis un homicide dans  Septijeme Veillée. 17$ un iieu fi facré, qu'il étoit un afyle pour les plus grandscriminels. Ofiriade, continua Vennephês, vous ordonne de vous rendre ce foir par les der^ rières de Ion appartement , a la porte de fon cabinet , oïi Moëris vous introduira. Malgré les bontés dont vous honore cette princefle, mon amitié pour vous me fait craindre qu'Ofiriade ne puifle vous fauver du vif reflentiment des prêcres d'Ifis. Ils font oftenfés, ils voudront être vengés, ils en ont le ferment du roi. J'avois recu trop de marqués des bontés d'Ofiriade pour ne pas atcendre, avec une impatience extréme , le moment ou je devois la voir. Je lui parlerai encore de la reine, me dis-je. Peut-être m'a-t- elle juftifié dans 1'efprit de cette princefle. Je le faurai, Sc fi je fuis contrahit a fuir , j'emporrerai au moins la confolation de penfer qu'Iikthis, perfii3dée de mon innocence, gémira au fond du cceur de la facalité de mon fort; mais quelle fut ma furprife en la voyant a cóté d'Ofiriade! Les yeux baiffës, je demeurai immobile. Approchez, Théminisès, me dit la reine, vous êtes trop malheureux pour que je vous refufe la confolation d'adoucir dans cet inftant la rigueur de votre deftinée. Orphis Sc votre efclave vous avoient trahi, la vengeance que v-ous avez tirée de leur perfidie étoit jutte; mais que les fuites en font funeftes ! Le motif de votre combat nepou-  ïj6 Veillées 6e Thessaiiè» vant être révélé fans altérer la tranquillité du roi* il ne vous refte que la fuite.... Fuyez, malheu* reux Théminisès ! fauvez de la fureur de Spammus des jours qui devoient être fi fortunés ! je voulois qüils le fulfent... Ah! madame,m'écriaije , qu'ils vont être miférables ! oui , Orphis eft moins que moi la victime de fa perfidie. Vous deviez ne fonger , reprit Ia reine , qu'a triompher de lui dans 1'efprit du roi, vous auriez été plus vengé que vous ne 1'êtes d'avoir immolé ce rraitre. Ma fceur vous promettoit cet avantage , il falloit 1'efpérer & 1'attendre. Mais la mort d'Orphis vous ordonne de renoncer a votre pattie , &c rend infruólueufe 1'amitié de deux princelTes a qui vous étiez prefque également cher. Ce n'eft pas votre dernière imprudence dont vous devez le plus gémir , eile n'eft que la fatale fuite de celle qui vous fit tomber entie lesmains des Ethiopiens. Sans votre captivité , 1'envie n'auroit point eu de prife fur vous , ma fceur feroic reine , & Ifiathis, maïtreffe de fon fort, éloignée de ce trbne fur lequel 1'infortunée ne peur rien pour vous, goüteroit dans une vie privée le bonheur d'être unie Ah ! j'eufle été trop heu- reufe ! Ah ! m'écriai-je , en me profternanr aux pieds de la reine, que ce moment m'eft cher & douloureux ! Orphis , ajoutai-je, d'un ton de défefpoir , que n'as- tu triomphé de moi! ma vie eut  SsPTTjaME VÊittÉE. f7? éut été trop payée pat les larmes qu'Ifiarhis . Vous men coürez que je ne puis retenir cemomentjreprirlareine;maVefrumeIesreraPp,lI^^^olVAdiK -alheuteux Thémi„isès !fuy6Zi mais | 'eva, & avec prcapnarion elle öimir une porte q-commumquouafon appartementje feferma brufquement fur elle. Je donnai aiors un libre cour- i mPc I c\r. -i , l-UU[j a mes larmes vou &dentendre, „e put retenir les „enne, Moderezundéfefpoir ihutile, «ie dit-el ^ ne pas Wvre a la douleur que je ™ cloigner pour jamais de Memphis ! Adieu , Themimses, reprit Ofiriade en me tendan- k mam. Après ƒ W refpedueufement bat ^ . fons accablé fouslepoids de ma douleur ' i>i, en quntant Ofiriade iV h'™ • M  178 Veiliées de Thessalie, folante pour moi, Vennephês avoir tout fait préparer pour ma fuite. Je lui avois dit que c'étoit a Thebes oü j'irois d'abord. Enfin je partis , ou phuót je m'atrachai de Memphis. Quand je tus a Thebes , je ne pus de quelques jours me déterminer fur le choix du pays ou je voulois me retirer. Je ne pouvois confentir a m'éloigner de 1'Egypte , j'y tenois par des liens trop forts, j'en voyois néanmoins la cruelle nécelüté. Mon père, dans le tems de fa difgrace , avoit fait paffer a Tyr affez de richelfes pour vivre partout avec fplendeur fi, perfécuté , on le forcoit cefortirde 1'Egypte. Sa confiance pourun nommé Théros , habitant de cette ville , n'avoit point été trahie. Après bien des inceititudes , je téfolus donc d'aller a Tyr , & j'y allai. Je trouvai, par les foins de Théros , les fonds que mon père lui avoit fait paffer , confidérablement augmentés : je fus peu fenfible a cet avantage ; les faveurs de la forrune m'étoient indifférentes. L'heureufe fituation de Tyr, fon peuple aufii induftrieuxqu'innombrable, la multitude d'étrangers de toutes les nations, qui arrivent fucceffivement dans fon port pour faire fans ceffe des échanges de ce cpTils ont de trop , avec ce dont ils n'ont pas alFez; tout cela , dis-je , eut été un objet de diffipation pour qui n'auroit éprouvé que de ces difgraces que le tems & la fortune peuvent  Septième Veillée. I73, réparer; mais mes malheurs étoient d'une nature a me faire fentir a tons les inftans , que la mort feule pouvoit metrre fin a mes peines. Ainfi, fans me livrer au défefpoir , je ne cherchois point A me confoler, & je n'ajoutois pas au chagrin qui me dévoroit, le pénible efforr de paroitre tranquille. J'avois prié Théros de cacher mon nom & ma nailiance, & ce n'étoit que par complaifance pour lui que je fortois quelquefois. Ce bon citoyen vouloit que je connuffe tout ce qui rendoit cecte vilU , capitale de la Phénicie, fi recommandable. Théros , touché de mon état de langueur, me dit un jour : ce feroit, Seigneur, bleffer les droics de 1'hofpicalité , que d'exiger de vous de m'inftruire du fujec de la douleur oü je vous vois livré fans relache ; mais la pitié que vous me fdtes , pardonnez - moi ce terme, me force a vous repréfentei que les affiicHons, de quelque genre qu'elles foienr, doivent avoir un terme. Pourquoi laïfïet a faire au tems un ouvrage qui, pour 1'honneur de l'homme , devroit toujours être celui de Ia raifon. Cherchez a vous diftraire par quelque occupation. Il y a quelques années , ajouta-t-il, qu'un favant Egyptien , attiré ici par des affaires domeftiques, y mourut j je lui avois rendu fervice , il crut me marquer fa reconnoiifance, en me laiffant des manufcrits qu'il me d.t renfermer Mij  l'So VEiuhs de Thess AtlH,' la clef des fciences les plus profondes; je va*S vous les donner. Les principes que vous avez. recus dans votre éducation, vous donneront 1'üvtelligence de ces matières. Je remerciai Théros, je pris les manufcrits , & je les parcourus. Je vis que 1'auteur de ces éciits étoit grand géomètre & grand aftronome. Cette leéture , d'abord fuperficielle , me rappela quelques connoiftances acquifes aThebes, & perduesa Mem-' ■phis. Je me flattai a la faveur du don de Théros, -de retrouver ces connoiflances & de les augmenrer; mais j'effayai vainement de réfléchir; je fentis que mon attention n'avoit point de tenue, & lorfque je voulois chercher la raifon de mon irecapacité pourfaifir ce qui, en foi, n'a que peu de prife, mes larmes couloienr , & ce que j'avois perdu, fe préfentant vivement a mon imagination , je rombois dans Taccablement. J'entretenois toujours , avec le général Vennephês , un commeree alfez régulier; fes lettres , quoique remplies d'amitié , étoient peu confolantes pour moi, il ne me parloit jamais d'Ifiathis. Elles m'inftruifoient feulement que la colère du roi , toujours nourrie par les prêtres d'Ifis y ne fe ralentifioit point , quelques tentatives que mes amis , aidés d'Ofiriade, fiflent pour 1'appaifer. 11 y avoit prés d'un an que je menois a.Tyf  Septi ème Veiliee. i§r; «ne vie knguiflante , rien ne m'y diffipoit, rien «e pauvoit m'occuper , je faifois mille projets & nem'arrcrois a aucun • j'etois abforbé par k douleur, lorfqu'enfin je tombai dans un état d'inienfioilué : état dont je fus tiré par une lettre de Vennephês qui m'apprit que Ia reine, trois jours apres avoir donné un fuccefleur a lempire, avoit perdu k vie. Par tout ce que je viens d'écrire , on Pe.it ,uger du coup terrible que me porta cette nouvelle $ mais quel furcroit ma douleur ne recur«He pas par des circonftances que contenoit une iettre de Moèris, que je trouvai dans celle de Vennephês. Voici cette lettre : J'ai tout perdu , fiigneur ! Ifiathis ne vit plus > Les ordres abfilus que j'ai regus de cette grande reme, en expirant dans mes bras , font les feuls hens qui me retknnent a la vie. Moëris , m'a-t-clle du , prendsfoin de mon fils ■ je te demande pour lm le même attachement que tu as toujours eu pour mot. Conferve-toi pour le confitver a l'état. Qu'il jou nourrifous les yeux d'Ofiriade de qui je vois avec^ quelque douceur, le vifage couvert de larme,' hnjuite , adreffant la parole a Ja fceur, elle lui dit m lui tendantla main ; Serve^vous , mackaefxur . du pouvoir que vous ave^fur 1'efprit du roi , pour le confohr de ma perte : rende^lui cher le gage que je lui hijfe de notre hymenée. Tdche^ d'adoucir fin ■ Mnj  ï8l VlU-LEES DK ÏHESSAllï, caraiïère tropfévère ; porte^-le a la clémence , ctft la première & la plus précieufe vertu des rois. Alert faites-le fouvenir de Théminisès; rappele^ afa mémoïre les qualités éminentes ie ce fujet fidéle , & l'amitié dont il Vhonoroit autrefois. Repréfinte^lui enfin que cet infortuné a affe\ expiépar un cruel éloignement une faute de pure violence , *VU le rende a fa patric. La reine expira après ces dernlères paroles ; je ne vous les répète fiigneur , que pour ajouter encore a votre douleur, & pour vous faire mieux fentir la perte que vous fakes. Je ne pui* avoir du foulagement dans mon aflclion , qti'en fongeant que la votre eft extreme. Je vous donne. de quoi la nourrir jufquau tombcau. L'efpoir de Moëris ne fat pas décu, je tombai dans un état digne de pitié. A la fuite d'un grand accablement , je palTai a un défefpoir qui me porta jufqüi vouloir me donner la mort. L'amour qui m'infpiroit ce mouvement, 1'arrêra : peutêtre étoit-ce l'amour de la vie qui fe déguifoit chez moi Eft-ce aimer Ifiathis, m'écriai-je, que de vouloir mourir? peux tu vivre trop long-tems pour regretter une princefle qui t'avoit trouvé digne d'eTe ? Eh bien ! allons dans un défert, oü mort pour tout le monde , je ne vive que pour pleurer Ifiathis. Je 1'avouerai; fi, en me rappelant ces ttiftes  SE PT Iï ME V E I L 1 É I. iSj cïrconftances de ma vie , je me fens Parrié attendne , je me les rappelle avec complaifance. Ne nous le déguifons pas, Melenide, l'amour propre eft inféparable de nous : c'eft lui qui nelaifie rien echapper a ma mémoire de tout ce qui peut le flateer : c'eft lui qui rend encore préfent a mon efprit tout ce que l'amour auroit fait pour moi, li mes imprudences n'avoient renverfé fes projets. Je vais en écrire une que le défefpoir me fuggéra. J'étois profcrit de ma patrie , les prêtres d'Ifis avoient obrenu que ma tête fut mife a prix. C'étoit la leur porter que de mettre les pieds en Egypte: ces confidérarions ne purent m'arrêter. Prefle du defir d'afiifter aux honneurss funebres qu'on alloit rendre 1 Ifiathis dans Ia grande pyramide appelée la pyramide royale , préflé, dis-je, du defir de Paccompagner, du moins des yeux , dans le tcmbeau , je réfolus d'aller me raflafier de ce funefte & trifte fpedlacle. Je me déguifai, je partis, j 'arrivé aux pieds de la grande pyramide. Un peuple innombrable mêlé avec des rroupes commandées par le général Vennephês , rempliffoit la campagne ; je me jette dans Ia foule, je poufle , je fais mille efforts pour furmonter les obftacles, enfin je parviens a toucher prefque' de la main le cetcueil qui renfermoit pour jamais Pinfortunée Ifiathis. Quelle vue ! quel coup !  184 Veiiiées de Thessalie, quelle douleur! Non, ce que je fenus ne peut fe rendre ! Tout mon fang fe glaca dans mes veines , il ne me refta que le vif fentiment de mourir, Sans favoir ce qui m'entouroir, j'avois k mes cbtés deux foldats de la garde du roi. L'examen fut court, ils me reconnurent- d'abord; 1'appat de la récompenfe ne leur permit pas de balancer, ils me faifirent. Je vis d'un coup d'ceil le fort qui m'attendoir, & j'en remerciai tout bas le deftin, Je n'oppofai aucune réfiftance, je me laiflai coirduire fans daigner feulement demander oü 1'on me menoit. Enfin je me trouvai vis-a-vis de Vennephês. Voila, lui dirent les deux foldats, Théminisès que nous venons d'arrêter. Vennephês, mairre de cachet fa furprife, répondit: vous vous trom-r pez, mes enfans, cet homme n'eft pas Théminisès. Il eft vrai que quelque refTemblance a pu vous induire a erreur; mais celui que vous prenez pour Théminisès , eft arabe , je le connois , c'eft; par mon ordre qu'il s'eft rendu a la pyramide 9 j'ai a conférer avec lui, laiffez- nous. A votre égard, mes enfans, ajouta Vennephês, je vous promets la même récompenfe que fi vous eufliez véritablement arrèté Théminisès, c'eft votre général qui vous en donne fa parole , &c qui vou§ la tiendra a Memphis,  Septième Veillée. i8j Lorfque je fus feul avec Vennephês, il me dit, les bras abatrus, & en me regardant avec pitié j que venez-vous faire ici, malheureux? quel demon guide toutes vos démarches? feront-elles toujours ou violentes ou téméraires? quoi! vos malheurs ne vous onr poinr encore changé ? venez vous ici chercher la mort ? ah ! Théminisès, je vois ce qui vous a perdu! mais fuyez, Allez au loin faire ufage, s'il eft poffible , d'une raifon qui, jufqu'a ce moment, n'a eu aucun pouvoir fur vous. Le vifage couvert de larmes, je me jetai dans les bras de Vennephês, que je ferrai tendrement, fans proférer une feule parole. La douleur. dont j'étois faifi, & 1'attendrilïement que me caufoient les preuves que je recevois de l'aminé de Vennephês, m'en interdifoient 1'ufage. Enfin je le quittai fans avoir rompu le filence, Je repris la route de Tyr, je la fis fans parler ; je dis plus, fans penfer. Le terrible fpeófcacle que je venois de voir & la pyramide, abforboit chez moi tout fentiment ; a peine avois-je la liberté de foupirer. L'amitié de Théros, le chagrin que lui caufoit 1'état déplorable ou il me voyoit, fon prdëur a m'en tirer, & l'empreffement de fa familie, tout cela, dis-je, me rendit en quelque forte, la faculté de réfléchir. Alors, comme un homme qui s'éveille , je me rappelai ce qui p'lïei? arrivé au pied de la pyramide,  iS & ajoute , s'il eft poflible, a 1'eftime &c a 1'amitié que j'ai pour vous. Arrivée a 1'armée , je connus bientot I'utilité des avis de Vennephês. J'étudiai & je démêlai le caraótère d'Armaïs qui, en me chargeant d'ordres difficiles, ne me donnoit que la moitié des troupes qu'il falloit pour les exécuter. Soucenu par la for-  Septiïme VeiliÉe. 199 tune , je fus toujours affèz heureux pour réufïir. Armaïs me louoit froidement , & me chargeoit d'expéditions encore plus périlleufes. Je voyois le deflein formé qu'il avoit de faire périr le favori de fon ennemi, &c je remarquois 1'étonnement que lui caufoit ma tranquillité en recevant fes ordres, quelqu'extraordinaires qu'ils me parufTenr. Enfin , la haine d'Armaïs me procura plus de gloire que n'auroit pu faire fon amitié. Plufieurs aétions éclatantes , en le mortifiant, juftifièrent au roi 1'opinion que Vennephês lui avoir donnée de moi. La guerre dura plus de rrois ans , & finit par une paix honorable pour 1'Egypte. Mes fuccès* me firent reprendre le chemin de Memphis, avec la fatisfaction d'y paroitre digne de 1'eftime de Spammus. Vennephês , inftruir de ma conduite par des créatures qu'il avoit dans 1'armée , me dit en m'embradant : Que je fuis content , mon cher Théminisès, de votre patience, & de cette modeftie qui ne vous a pas permis de me détailler tout ce que vous avez fait d'admirable, en exécutant les ordres d'un ennnmi qui vouloit vous facrifier a fa haine pour moi. Mais ce que vous m'avez caché , la renommée 1'a publié ; ainfi , vous allez devoir plus a 1'animofité d'Armaïs , que vous ne devrez a 1'amitié de Vennephês. Mes infirmités, continua-t-il, ne me permettant plus Niv  4oo VsillÉes de Thes salie, de fervir le roi a la tere de fes armées , je vais dire a ce prince que vous êtes digne de remplif ma place. II m'en croira. Je m'appercus bientot des. bons fervices que me rendoit Vennephês auprès de Spammus; je le vis infenfiblement repreudre avec moi eer air de familiarité dont il m'avoit honoré autrefois. Depuis plus de deux ans j'érois a la cour avec tous les agrémens d'un favori , lorfque malgré moi la guerre fut dédarée a 1'Ethiopie. L'habileté de Phinés m'en faifoit craindre les fuites , Vennephês n'étant plus en état de faire tête a ce général. , Je fus chargé des premiers aótes d'hoftïlité ; on me confia un gros corps de troupes, en attendant que le général für nommé, & que 1'armée fut afiemblée. Je défuois & je craignois prefque également 1'honneur de'cre fait général. J'avois fous mes ordres Merrhés, officier de diftinétion; nous étions a-peu-près de même age : il étoit attaché a Armaïs, comme je 1'étois a Vennephês. Dans la guerre de Chaldée , j'avois vu fans jaloufie Ia préference que lui donnoit Armaïs, en le chargeant de manoeuvres faciles qui pouvoient lui faire une grande réputation ; quoique brave & habile, il fut toujours moins heureux que moi. k Merrhc's parut défirer mon amitié, je ne pus,  Sbptième Veulée. 201 la refufer aux avances obligeantes qu'il me fit, & j'y ajoutai ma confiance. J'encrai clans le pays ennemi d'une manière brillanre ; je poufTai un corps plusconfidérable que celui que je commandois, & qui avoit 1'avantage du pofte. L'homme ne veut devoir qua fon mérite ce qu'il ne doit fouvent qu'a fon bonheur ; ainfi , j'attribuai a ma feule capacité le choix que Spammus fit de moi pour généraliffime de toutes fes armées , tandis que je le devois bien davantage a la fortune Si a 1'amitié de Vennephês. Né ambitieux , ce grade éclatant me confola de tous mes malheurs paffes. Je me vis a la tête d'une puiffame armée; Merrhés fut Pofficier de confidérarion qui me témoigna le plus de joie de me voir fuccéder a Vennephês. La mort de ce grand homme, a qui je devois tout, me priva des fecours que j'attendois de fes confeils. Ce fut alors que je fentis tout le poids dont j'étois chargé. Quelque grande opinion que j'euffe de moi, je ne me flattois pas d'en favoir autant que Phinés dans Part de la guerre. Sa longue expérience & fes viótoires remportées fur Vennephês même , me le montroient redoutable. Mon attachement pour Vennephês porta ma douleur au dernier excès , en apprenant fa mort; Merrhés en fut le témoin. Revenu a moi, Si hon-  lot Veillées de Thessalie^ teux , non de ma fenfibilité , mais des marqués de foiblefie qui 1'avoient accompagnée, je dis a Merrhés : ce n'eft pas par des pleurs que je dois honorer la mémoire de mon bienfaiteur, c'eft par une vióloire éclatante. Je recus alors d'Armaïs , devenu par la mort de Vennephês, chef du confeil du roi, ordre d'attaquer Phinés. A cet ordre étoient joints des reproches palliés d'une prétendue lenreur. Je fus fenfible a la manière dont Armaïs m'écrivoit, je ne cachai point mon mécontentement a Merrhés ; je fis, de concert avec lui, plufieurs tentatives pour engager une affaire générale; mais Phinés 1'évita toute cette campagne. Ma vanité me perfuada que ce vieux ca" pitaine ne vouloit pas compromettre fa réputation avec la fortane d'un jeune homme de qui il connoifloit 1'audace; car je n'avois encore que trentecinq ans. Enfin, je crus avoir trouve avec avantage, 1'occafion d'attaquer Phinés , qui m'avoit caché dans des gorges la moitié de fes forces. Je donnai a; Merrhés , mon avant-garde; je le fuivois de prés avec toute 1'armée. Merrhés attaqua d'abord 1'ennemi avec un fuccès apparent; mais tout-a-coup je vis qu'il plioit, 8c que les fuyards fe jetoient fur le corps de bataille dont ils rompoient les rangs. Leur épouvante fe communiqua. Je fis de vains effbrts pour rafliirer mes foldats, & ra-  Septième Veilles. 205 mener les fuyards a la charge ; on ne m'écoutoit plus. Ne pouvant arrêter le défordre, je crus ne devoir plus fonger qu'a empêcher le vainqueur de tirer trop d'avantage de cette déroute. Je fis une retraite auffi raifonnée que mon attaque 1'avoit été peu; je pafTai heureufement une rivière derrière laquelle je me mis a couverr. Lorfque je fus en sureté , je blamai Merrhés d'avoir mal exécuté mes ordres : il s'excufa d'une manière embarraflée , qui me fit naïtre des foupcons. J'appris ma défaite a Armaïs , a qui je mandois qu'en attendant de nouvelles forces , je m'étois pofté de facon que 1'ennemi ne pouvoit rien entreprendre. L'arrivée d'Armaïs fut la réponfe que je recus de Memphis. 11 me dit d'un ton fee , qu'il venoit pour commander 1'armée, & que le roi m'ordonnoit de me rendre auprès de lui. Je fus bleffé de la joie que témoigna Merrhés J en voyant Armaïs , & de 1'accueil qu'il en recur. Dès ce moment, mes foupcons contre Merrhés fe convertirent en certitude. Je ne doutai plus qu'Armaïs & lui n'euffent de concert, médité & ptéparé ma perte. Que j'eus de regret & de confulïon! Serai-je toujours imprudent ! m'écriai-je; aurai-je roujours a me reprocher mes malheurs ! Mon jufte refTentiment excita d'abord en moi un mouvement de vengeance; mais je le maïtrifai en me promettant de faire connoïtre au roi ces  204 Veillées Thessalie, deux perfides fujets. Dès le lendemam je partis da camp , & me confiant a mon innocence , je pris avec fécuiité la route de Memphis. A deux journées de 1'armée, un courier d'Ofiriade me rendic cette lettre. Que vous êtes malheureux, Théminisès ! Uenvlc & la perfidle trlomphent. Armaïs vous a dejjervi, & Merrhés eji un fecond Orphis. Le rol vous crolt un traitre, il a juré votre perte, ou plutot vos ennemis l'ontjurée. Epargne^ a. la faur d'Ifiathis la douleur de voir couler votre fiang. Fuye^ Memphis , je vous l'ordonne. Que votre innocence ne vous infipire pas la hardlejfe d'y paroitre. Confierve^ 1'amitié d'Ofiriade. Sans les défenfes exprefles d'Ofiriade, mes en«nemis m'auroient vu a Memphis, ou triompher de leur perfidie, ou en devenir la victime. Mais mon refpect pour les ordres d'une princefle, a qui je devois tant de reconnoiflance, me fit réfoudre, après bien des incertitudes, a prendre le chemin de Tyr. II falloit pour y aller , traverfer 1'Egypte ï le péril que je courois ne m'effraya point; j'aurois voulu être arrêté. Mais j'arrivai heureufement £ Tyr. ^ Je Pavouerai , je reftai quelque tems étourdi du coup que venoit encore de me porter la foi-  SeptiIme Veillée. loj tune. Je ne voulois pas fïxer mon féjour a Tyr ; mais je ne favois oü me choifir une retraite : rebuté de tous les hommes, j'aurois voulu ne plus vivre avec eux. Après bien des irrcfolutions, la Grèce me parut un théatre digne de ma curiofité, & propre a me diftraire des idéés rriftes que mes malheurs me rappeloient fans cefle. Enfin je me déterminai a la parcourir. L'inftant avant de m'embarquer, je recus une nouvelle fatisfaifante pour mon reflentiment. J'appris que Phinés venoit de me venger d'Armaïs & de Merrhés; il avoit vaincu Armaïs qui n'avoit trouvé fon falut que dans une fuite honteufe , &c Merrhés avoit perdu la vie. Je me reproche encore aujourd'hui le mouvement que me caufa un pareil échec. Le long féjour que j'avois fait a Tyr, m'avoit donné 1'occafion de parler la langue grecque, je la favois affez bien ; avec ce fecours je m'embarqttai, & fecondé d'un bon vent, j'arrivai au port de Pyrée. Athènes attira toute mon attention ; la beauté des places publiques , & la magnihcence des édifices me firent connoitre que les Grecs , après avoir pris des Égyptiens les premières idees de fomptuofité , y avoient ajoute une élégance que k délicatefTe de leur goüt leur avoit fournie. Les différens états qui compofent la Grèce,  io6 Vetii-Ées de Thessalie, indépendans les uns des autres , font foumïs , pour la plus grande parrie , a un gouvernement républicain. La diverfité de leurs intéréts les divife quelquefois; mais alors une paix générale les unifloit. Elle me fit perdre Pavantage d'y accjuérir une réputation qui, en portant mon nom jufqu a Memphis, eut forcé Spammus a me regretter. Je quittai Athènes , je vis Micènes , Sparre , Argos , & généralement toutes les grandes villes de la Grece qui compofent un tout formidable pour les empires voifins. Ce que, j'appris des Gaules excita ma curiofité , je voulus les connoïtre; je m'embarquai, j'arrivai dans la partie méridionale de cette grande &C vafte région. Ce que je favois de la langue grecque , devenue prefque la langue univerfelle de PEurope , me fut infiniment utile ; par fon fecours je fus que les Gaules étoient partagées en plufieurs cantons qui, unis par les mêmes loix , les mêmes mceurs & la même religion , avoient féparément des fouverains indépendans les uns des autres, mais fubordonnés a leurs prêttes appelés Druides; que c'étoit de ces Druides qu'ils tenoient une ombre de pouvoir, tandis que 1'autorité réelle réfidoit toute entière dans le facerdoce. Je connus en peu de tems le caractère de cette nation fiére, belliqueufe , ennemie de toute fomptuofité ,  Seftieme Veillée. 207 portee aux exercices propres a fortifier le corps, & qui , laiffant aux Druides le foin de cultiver les fciences , fe contente de recueiilir le fruit de leur travail fpéculatif. Plus ce que j'apprenois des ufages & des maximes des Gaulois excitoit ma curiofité, plus je cherchai a m'inftruire. Je fus qu'en cerrain tems de 1'année les Druides de rous les cantons s'affembloient dans le pays Chartrain , avec les plus qualifiés des Gaulois , pour y célébrer la fête folennelle du Gui de Chêne. C'eft dans cette affemblée que 1'on traite des affaires de la rehgion, & de celles qui regardent les intérèrs communs de la nation. Bremmus étoit le chef de tous les Druides , il faifoit fa réfidence ordinaire dans le lieu choifi pour cette convocation ; il y préfidoit, & fes décifions y étoient recues avec foumiffion. Curieux de voir une cérémonie qui , fur Ie fimple récit qu'on m'en faifoit, me paroiffoit devoir être auffi augufte que fingulière, je partis. II faur en convenir , les Gaulois , quoiqu'éloignés de cette politefle étudiée des Grecs , ont «ne franchife & un air de liberté convenable a la fociété, & qui leur attire promptement 1'eftime & la confiance des étrangers. Je rraverfai «ne grande partie des Gaules , coupée par des livières confidérables j je trouvai de belles fo-  ioS Veillées de ThessalïI) rêts , des plaines fécondes & cultivées , enfin j'arrivai au pays Chatrrain. TJn Gaulois avec qui j'avois Hé amitié pendant mon voyage, diftmgué par fa naiflance , & plus encore pat une réputtt tion acquife a la guerre , me préfenta comme un étranger curieux au grand Druide Bremmus. Ce vénérablë perfonnage me dit: vous allez voir des cérémonies , peur-être bien diffcrentes de celles qu'on pratique dans les lieux de votte naiffance; notre but cependant eft commun a toutes les nations , aflez heureufes pour n'être pas abfolument barbares. Ce but eft d'adorer la divinité , felon les fages loix de nos ancetres, & qui invariables, ont, depuis plufieurs fiècles, foutenula grandeur &: la puiftance de cette nation. L'aflemblée fe tient dans une förét de chênes; au milieu eft une elplanade aflez étendue pour contenir plufieurs milliers d'hommes; des fièges de gazon rangés en cercle, fervent aux Druides; leur longue barbe, leur vètement tout blanc & uniforme, leur gravité , tout infpire un profond refped. Le filence règne dans la multitude qui les environne; perfonne n entte dans 1'enceinte des Druides fans y être appelé, & celui qui y eft admis eft renvoyé dès qu'on a tiré de lui les éclairciflemens qu'on lui demande. Ces aflemblées commencent au lever du foleil , par des facrifices, des prières, & durent quinze  Septibme Veilléè. io^ quinze jours. Dès que Bremmus fut débarraffé de fesfoins & remis de fes fatigués, je lui fis connoïtre le défir ardent que j'avois de cultiver fon amitié; il répondit a mon empreflement avec une bonté qui me donna une grande idéé de luü Bremmus la mériroit. Je fentis qu'il héfitoit k me queftiöriner fur ma patrie, fur le rang que j> tenois & fur les raifons qui m'avoient déterminé a pafTer dans les Gaules. Sa vertu m'avoit infpiré une relle confiance, que, fans balancer, je fatisfis fa curiotité 5 je lui racontai mes malbeurs, je n'en omis que la première & véritable caufe, ainfi que les circonftances capables de prévenir contre men caraéfère un perfonnage auffi fage que grave, & dont je défirois ardemmenr de m'acquérir 1'eflime. Le vrai a un ton qui lui eft propre & qui eft perfuafif; le Druide Ie connoiffoit, il me crut. Dès ce moment, il me recut & paria d'une manière famiüère, mais mitigée d'une forte de circonfpeórion qu'il croyoit devoir a ma naifTance & aux honneurs dont j'avois été décofé en Egypte & en Ethiopië. Ces marqués de confidération de la part de Bremmus m'étoient k charge; je m'en plaignis a lui, & j'eus la fatisfa&ion de les voir peu-a-peu faire place a la plus parfaite cordialité. ■ J'avois fait approuver k Bremmus Ie deffein oü jetojs de fixer mon féjour auprès de lui poire Tome XXriI, q  aio Veillées de ThessAHeJ m'inftruire dans les fciences qu'il avoit approfoitdies; je lui avois communiqué les manufcrits dont Théros m'avoit fait préfent, en les lui expliquant a mefure que je les lifois. 11 me dit qu'd falloit les étudier enfemble, lorfque je les aurois tradnits en grec. Cette traduction faite, nous commencames une étude férieufe. Bremmus , dans nos premiers entretiens, connut que j'avois quelques principes, & il vit avec plaifir que je faifidois affer promptement les idéés les plus abftraites. Cette facilité étoit 1'effet de mon attention, & mon attention me fit connoïtre que, rendu a moi-mème, j'avois enfinobtenu du'rems, ce qu'il ne refufe a perfonne. L'homrne, mon cher Mélénide, eft trop foible pour foutenir long tems le poids de Taffliaion; les forces lui manquent , ou pour 1'étoufter , ou pour la nourrir. Je fus étonné de voir Bremmus adbcier a nos férieufes occupations fa fille unique, agée feulement de douze ans. Mais je le fus bien davantage de lui trouver de grandes connoiflances; je jugeai de leur étendue par les queftions qu'elle faifoit a fon père , Sc la promptitude de fon appréhenfion me furprenoit a chaque inftant. De 1'étonnement je paflai a 1'admiration qui fouvent me détouEnoit de 1'application que demandoient les inftructions de Bremmus. Les qualités brillantes de f efprit Sc la juftefte du jugemenc font une bien  SeptiIme Veiliée. lif plus forve impteffion , quand ces précieux dons de la nature fe rrouvent dans un fexe different du notre. Je ne m'appercus de la figure charmante de la fille de Bremmus, qu'après avoir fenti Ia grandeur, la beauté & la délicateffe de fon génie. Chaque jour je découvrois dans Bremmus de nouvelles connoidances; fon amitié pour moi augmentoit a mefure qu'il voyoit que je m'atta«chois a lui; il ne me déguifa rien de ce qu'il avoit approfondi de raftronomie, il me dit naturellement les conféquences qu'il en tiroit pour les prédictions ou divinations dont les Gaulois font fi entêtés. Je fis auffi peu d'atrention fur cette partie de fon favoir, que j 'en avois fait en Egypte fur celui des Mages dans le même genre. Mais j'en fis une extréme fur Us recherches que Bremmus avoit faites, pour connoïtre le parti qu'on pouvoit tirer des métaux, des minéraux & des plantes. Découvertes qu'il avoit mifes a profit pour guérir les maux dont fa nation pouvoit être affligée, & avec une promptitude qui faifoit regarder fes fecrers comme furnaturels. Les progrès que faifoit Frégonde (c'étoit Ie nom de la fille de Bremmus) éroient tous les jours pour moi un nouveau fujet d'étonnement; j'en faifois auffi, mais fans paroitre jamais avoir fur Frégonde aucun avantage. Malgré fa mqdeflie qui étoit extréme, je craignois de blefièr fon O ij  112 Veillées de Thessaeïe, amour-prdpre. Il fe cléguife en vain, la raifon peut 1'afFoibliri 1'étouffer entièrement eft audeftus de fes forces. Je ne cherchois point i me rendre compte a moi-même du principe de cette délicatefle dans laqueUe je me complaifois. J'avois vu fix fois la folennité annuelle du Gui de Chene ,-ainfi j'avois vu la beauté & la vertu de Frégonde fe perfeclionner fous mes yeux ; je téflentois pour elle un attachement plein de refpeft. Elle avoit avec moi une familiarite modefte qui nourtiuoit, fans que je m'en apperc\uTe, des fentimens confus qui fe développerent a 1'occafion que je vais dire. 11 y avoit dans le pays Chartrain un Gaulois 'd'une naidance illuftre ; il fe nommoit Verton*: il étoit grand, bien fait, brave & ambitieux mais d'une fierté fi exceffive , que, malgré le caraftère hautain de la nation , il étoit auffi blame de fes égnux que craint de fes inférieurs. 11 afpiroit a la fouveraineté de fon canton , aptes celui qui la poffédoit, dont la grande vieillefle faifoit barder la fin comme prochaine. Cette dignite dépendoic du choix de Bremmus. Vertoni, pour Jmer fon amitié, lui faifoit fa cour avec affiduité i fes égards pour le Druide & fes attentions pour Frégonde me firent pénétrer fes vues : je connus qu'il vouloit s'affurer 1* fuffrage de Bremmus par fon alliance.  Septïeme Veihée.' 2,1£ Cette penfée me jeta dans une mélancolie qui fut bientót appercue du Druïde ; ilm'en demanda ' la caufe, je la lui cachai; mais prelfé par Fiégonde, je ne pus diffimuler. J'ai pénérré Vertorix , lui dis-je, il afpire au bonheur de vous pofféder, il veut, par fes foins Sc par fes refpeóts , obtenir 1'aveu de votre père. Vertorix, ajoutai-je , ades qualités qui le rendenr digne de fa naiflance, je doute cependant qu'il ait celles qui peuvent concourir a votre félicité. Théminisès, me répartit Frégonde, je fens le prix de votre inquiétude , elle m'eft un garant de votre attachement pour moi. Raffurez-vous ; mon père m'aime, jamais il ne fe fervira de 1'autorité abfolue que lui donnent fur moi la nature & nos ufages, pour me forcer a recevoir un joug auquel je répugnerois. II connoït votre amitié pour lui, ainfi que, vos lumières & votre fagelfe; ne craignez point qu'il me choififTe un époux fans vous avoir confulté, Sc je ne 1'accepterai que de votre aveu. Frégonde me quirta fans attendre que je répoudiffe a des paroles fi obligeantes. La fierté de Vertorix m'avoit toujours bleffé;. ce Gaulois m'étoit un objet dautant plus défagréable, qu'il me faifoir fairefur moi-même d'humilians retours. En fnpportantfa fierté avec peine, je fentois combien cé caraóïère toujours accom« pagné d'un air dédaigneux, devoit indifpofer les Oiij  2 14 VElt^-BE-S Dl TrlESSAlIE, perfonnes fénfées. Si favois été corrigé de ce défaut, il m'aaroit moins révolté dans Vertorix. Depuis I'inftant de cette converfation qui venoit de m'inftruire d'une manière nonéquivoque, de 1'impreiïion que favois faire fur le cceur de Frégonde, je La vis avec un plaifir extreme fe dérohër aux empreffemens & aux enrretiens de Vertorix. Dès qu'il paroitïoit chez Bremmus , Frégonde fe retiroir. Vertorix ne tarda pasa s'appercevoir de cette défobHgeante affeAation; 2 chercha 1'occafion de s'en plaindre, & il s'en plaignit en horome plus vain que tendre. Frégonde avec une politefie froide , s'excufa fous des prétextes fpécieux; le Gaulois en parut peu fatisfait, tandis que je 1'étois infinïment. Souvent des regards jetés fur moi & des diicours vagues donr il m'étoit aifé de deviner le véritable fens , m'inftruifoient qu'il me rendoit refponfabte d'une réferve qui, en lui laiflant peu d'efpérance, bleffoit fa vanité. La conduite que Vertorix renoit avec moi en lui nuifant, me rendoit encore plus cher a Frégonde : cette idéé adoucifioit mon caraftère. Occupé tout entier de ma paffion, le mépris que Vertorix témoigneit avoir pour tous les étrangers, me touchoit peu. Mon ame étoit dans une fituation toute nouvelle pour moi; le fouvenir de mes difgraces s'effacoit infeufiblement; j'oubliois dans les forcts  SeïUEME V ! i l l é ï, 2 t j des Gaules les magniiicences de 1'Egypte. Mes études férieufes avec Bremmus & avec Frégóüde, que dis-je ! la tendre amitié du père & de la fille formoit a rous les inftans des liens nouveaux qui m'attachoient a eux. Un jour Frégonde me dit avec cet air animé qui marqué 1'intérêt que celui qui parle prend a la perfonne qui 1'écoute, je vous vois avec une fatisfaction inexprimable partager avec moi la tendreiTe de mon père; il me répète fouvent: pourquoi, ma fille, Théminisès n'eft - il pas né Gaulois ? Je n'ofe lui propofer de le devenir par adoption; 1'idée de mourir dans fes bras & dans les vótres , ma fille, feroit pour Bremmus bien confolante. Ah! Frégonde! m'écriai-je vivement, que Bremmus fuive fon projet! j'ambitionne de lui tout dfivoir. Pafier ma vie avec lui la paffer avec vous quelle félicitc'T Frégonde fatisfaite d'un tranfport qui 1'affuroit de mes fentimens : je vais, dit-elle, porter la joie dans le cceur de mon père , je vais lui apprendre que, content de fon amitié, vous défirez d'être naturalifé. Vous le ferez a la première affèmblée, ajouta-t-elle avec feu : vous le favez, il faut le confentement de toute la nation ; votre mérite, le crédit tk 1'autorité de mon pète applaniront toutes les difficultés. Alors Frégonde me quitta fans attendre ma réponfe. Oir  ii6 Veiliéis de Thessaliej* Après tout ce que j'ai écrit de mes mouvemens pour Ifiathis, pourra - t - on penfer que lïnftant de ma vie, ou je me fuis trouvé le plus heureux, ait été celui ou Frégonde, enne croyant que me confier les vues 6c les fentimens de fon père , m'inftruifit de ceux que je lui avois infpirés ! J'étois dans ces tranfports que peut caufer 1'idée enchanterefle de pofleder un bien aufii défiré que défirable, lorfque je vis Bremmus venit a moi. Son air fatisfait me fit juger que Frégonde 1'avoit déja inftruit des difpofitions ou elle venoit de me trouver, Que je fuis content, mon fils , me djt-il; car mon age, ma dignité, mon eftime pour vous, 6c l'aflociation oü je vais travailler, me donnent le droit de vous appeler d'un nom fi doux. Oui, Théminisès, oui, mon fils, dans trois mois nos intéréts feront communs , Sc nous ne pourrons nous en éloigner fans crime. Mais j'ai befoin de ménager certains fuffrages de poids qui entraïnent tous les autres. Notre defiein qui doit être fecret , le fera, il n'eft fu que de nous. Mes embraflemens fans le fecours de la parole, aflurèrent Bremmus de mon attachement, de ma reconnoiflance & de ma joie. L'impatience avec laquelle j'at-tendois 1'aftemblée qui devoit aflurer mon bonheur en me le faifant paroitre encore bien éloigné, me le re-ï  Septième Veillée. tJ7 préfentoit avec tous fes charmes. Mes infortunes étoient oubliées, je me trouvois le plus heureux de tous les hommes, & fi l'amour permettoit a i'ambition de me parler, elle étoit au moment d'être fatisfaite. Bremmus, le premier des Gaulois par fa naiflance & par fa fuprême dignité , alloit me recevoir pour gendre : avec ce titre je •pouvois afpirer a tout. Frégonde, fans fortir de certe modeftie qui lui étoit fi naturelle, me difoit en cent manières diflerentes qu'elle m'aimoit; mais elle évitoit avec foin de fe fervir des termes ufités pour exprimer la paflion de l'amour. Que ceux qu'elle y fuppléoit avoient de force! je prenois le même ton, & je voyois qu'il faifoit fur elle la même impreflion que le fien faifoit fur moi. Momens heureux ! mais dont ma ctuelle deftinée ■ne vouloit me laifler jouir que pour m'en faire regretter la perte! Un différent furvenu entre les cantons de Chartres &c de Lurèce , ne put être ni accommodé , ni renvoyé a 1'aflemblée générale ; on prit les armes. Vertorix eut Ie commandement de deux mille hommes du canton Chartrain, pour oppofer a ceux de Lutèce. Ce peut mouvement de guerre ranima dans mon cceur 1'amonr de la gloire qui avoit été mon idole. Je voulus , par une aótion d'éclat, ajouter encore a 1'eftime que Bremmus avoit pour moi , a la tendrefle que j'avois inf-  *l8 VlIttÉES de ThESSALIÏ pirée a Frégonde , & donner au Druïde de nouvelles raifons pour faire approuver que je fuffe incorporé dans Ia nation donc il étoit le chef &C le père commun. Sans en avoir averti ni Bremmus , ni Frégonde , je fus me préfenter tour armé a Vertorix. II faifoit dans ce moment Ie choix des hommes qu'il croyoit les plus propres a fon expédition 1 je hu offris mes fervices , il me regarda avec un air infblent , & fans me répondre , il continua ce qu'il faifoir. Je me fentis vivement piqué du mépris que cet altier Gaulois marquoit pour un homme de ma naiflance, & quiayant eu 1'honneur de commander les armées de deux des plus grands rois du monde, vouloit bien s'abaiffer a fervir fous fes ordres comme fimple foldat. Ne pouvant foutenir cet orgueil extréme, je voulus me retirer, après avoir vu défiler les deux mille hommes qu'il ve'noir de choifir : mais Vertorix me cria : étranger , approchez , je veux vous parler. Je m'avancai. Je vais rapporter les propres termes de Vertorix. De quel droit, homme inconnu, avez-vous 1'audace de vouloir vous mêler avec des foldats qui n'admettent pour camarades que des nationaux ? Le défir de la gloire , lui repartis-je, commun a toutes les nations , me fait t'offrir moa bras , & j'ai raifon de penfer que fi les  SeptiÈme VEitiiï. 219 Gaulois que tu vas commander, m'avoient donné des exemples de valeur, ils en auroient rec.ii de moi. Cette converfation s'échauffa & nous conduifït jufqu'a 1'entrée d'un bois , d'oü. nous ne pouvions être appercus. Vertorix , enflammé de colère, me dit : voyons li ton courage répond a 1'arrogance de tes difcours. Prends garde a ce: que tu fais , lui répondis- je , fonge que tu dois marcher demain a la tête des Gaulois qui tont fait Phonneur de te choifïr pour leur chef; remets a un autre tems un combat que je ne tefufe pas. Dis que tu le ctains , me répliqua-t-il , ta remomrance , hors de faifon , me prouve ta foiblelfe : voyons fi je me trompe. Alors il me charge avec impéruofïté; je lui oppofe avec fangfroid une vigoureufe défenfe ; il en eft étonné: fa fureur en redouble. Tu es digne , me cria-t-il, de mourir de ma main. Dans 1'inftant je 1'atteins , je le perce ; il tombe baigné dans fon fang. Je me retirai d'abord chez Bremmus. Ah ! mon fils , me dit-il, après m'avoir écouté , tous nos projets font détruits. Je ne puis vous blamer d'une jufte défenfe ; mais deviez-vous vous préfenter a Vertorix fans m'avoir confulté? Ce Vertorix a qui vous venez d'arracher la vie, étoit illuftre par fa naiffance; fa familie puiflante va demander a grands cris Fexécution d'une loi fon-  Z2o vexllées de Thessalie, damentale des Gaules , qui punit de mort tout étranger homicide d'un Gaulois : comment vous y fouftraire ! vous êtes en sureté dans ma maifon, du moins pour quelques heures, elle eft le feul afyle oü vous pouvez être a 1'abri de la fureur de la nation. Je vous quitte, je vais confulter mes amis fur la conduite que je dois tenir dans cette trifte conjoncture. Cherchez Frégonde , confolez-la du malheur que vous allez lui apprendre ; fon courage , quelque ferme qu'il foit, aura bien de la peine a foutenir ce coup terrible. Que je te plains ! ma fille : Bremmus fortit après cette exclamation. II revint peu d'heures après, il vit fur le vifage de Frégonde & fur le mien une triftefle accablante , fuite d'une converfation que nous avions eue, dont il fut inftruit par la connoiffance qu'il avoit de nos fentimens. <2e n'eft pas Ie tems , mes chers enfans, nous dit-il, de vous laifier aller a un attendriflemeHt qui tient de la foiblefie. Votre vertu doit vous la reprocher. Malgré 1'émotion que caufe dans ce canton la mort de Vertorix, j'efpère calmer le tumulte du peuple , & le reflentiment de fes pa-v rens & de fes alliés qui demandent vengeance j mais , mon cher fils , il faut profiter de la nuit. Je vais vous donner pour guide , celui de mes domeftiques , en qui j'ai le plus de confiance , il vous conduira a dix ou douze journées d'ici; je  SePTiImE VeIUBE. 22J. Vais écrire a Talmuthis mon collègue : ce druide vertueux, & plus favant que moi, fait fon féjour fur ies bords , & prefqua 1'embouchure de la Loire. II vous recevra comme mon fils, c'eft a ce ture que je vais lui demander fon amirié pour vous. Attendez avec patience , auprès de lui, que •je vous rappelle ; je ne puis encore envifager le terme de votre éloignement : je puis feulement vous aflurer que mon amitié ne me fera rien omettre pour 1'abréger. Bremmus & Frégonde ne peuvent être heureux fans Théminisès; ainfi, mon fils , que le doux efpoir de retrouver le père & la fille dans les mêmes fentimens oü vous les laiflez, -ne vous quitte point. Ouvrez-vous a Talmuthis, vous crouverez en lui des confolations. Frégonde & moi recümes de ce difcours un foulagement a nos peines. Tous deux , pénétrés de la bonté de Bremmus, nous le preflions tour•a-rour dans nos bras. Nos regards, nos larmes , •des paroles entrecoupées , nous afturèrenr de notre muruelle tendreffe , & de la douleur que nous refientions de la cruelle néceflité de nous arracher 1'un a 1'autre. Enfin, je partis avec le guide que Bremmus m'avoit choifi. Je fus recu de Talmuthis avec une cordialité qui me fit connoitre 1'eftime & 1'amitié qu'il avoit pour Bremmus. Sans me fouvenir que ce dernier m'avoit dit de m'ouvrir a Talmuthis, je lui con-  ïll Veiliihs de Thessaiie,' fiai qui j'étois : je lui racoatai mes aventures , & je lui détaillai jufqu'aux moindres circonftances de celles qui regardoient Vertorix. Quand Talmuthis me parloit , je croyois enrendre le fage Bremmus j même douceur, même majefté, même candeur , même bonté pour moi. Lorfque je le quefiionnois fur les fciences naturelles, il me répondoit avec une juftefle & une netteté qui m'apprenoit jufqu'a quel point de perfedion il avoit poufTé des connoilTances utiles a la fociété. Si Bremmus n'avoit pas été le père de Frégonde , je crois qne Talmuthis m'auroit confulé de ne plus vivre avec lui. Talmuthis calmoit les mouvemens impétueux qu'un amour que je prévoyois devoir être malheureux par mon imprudence, excitoit dans mon ame ; ii cherchoit a me diftraire, en me découvrant quelques fecrets de la nature : fes avis & fes confeils m'attachoient malgré moi. Je ne recevois cependant aucune nouvelle du pays Chartrain , je croyois que les relations que le célèbre druide Talmuthis avoit dans les cantons des Gaules , le mettoient a portée de m'en donner de Bremmus; mais en vain je lui en demandois , il me répondoit fimplement: Bremmus & Frégonde ne font occupés que de vous. 11 y avoit plus de fix mois que j'étois chez Talmuthis, lorfque je crus m'appercevoir que  S E P T I 1 M E V E I L L É E, 2ij rabattement fuccédoit a cet air ferein & tranquillc qui lui étoit fi naturel. Ce changement que j'attribuai au dépériflement de la nature, me caufe une peine infinie. Talmuthis la connut: Je fuis fenfible, me dit Tl, a votre inquictude, & je dois, pour la calmer, vous raftiirer fur ma fanté • ne craignez rien pour elle , la perte d'un ami eft le fujet de 1'altération que vous avez vue en moi. Quelques jours après cet entretien, j'allai me promener Ie long du rivage ; j'étois occupé de Frégonde , je me rappelois les preuves que dans toutes les occafions j'avois recues de fa rendrefle • je me rappelois avec complaifance fa douceur , fa modeftie , fa verru s I'étendue de fon génie' & cet air de majefté qui concenoit ceux oui 1'approchoient, dans un refped qui ne reflembloit point a la crainre. Tous nos entretiens, & le bonheur dont je jouirois en pofledant un bien fi précieux, m'étoient préfens : enfin, je me promenois avec Fïégonde. Je fus diftrait de ces idéés, pour moi fi pleines de charmes, par un jeune payfan qui , après m'avoir regardé fixement, me dit: feigneur, Ceriez-vous Théminisès ? Oui, mon enfant, lu£ répondis-je, que me voulez-vous ? Je fuis chargé, reprit-il, de vous remertre cette lettre. Je la prends, j'en reconnois lecritute, je 1'ouvre avec  ü4 Veillées de ThESSALIEj précipitation; & peine en ai-je lu les premières I Hgnes , que tout trouble , & fans 1'achever , je cours au-devant de Talmuthis qui venoit me joindre. Ah 1 Talmuthis , m'écriai-je, le vifage couvert de larmes, & en m'appuyant contre uit faule , quelle nouvelle! lifez. Cette lettre conténoit ces mots : C eft de l'Ue de Sain , cher Théminisès, que je vous apprends que mon père ne vit plus ; il eft more dans le tems qu'il touchoit au moment de votre rappel. Un druide,oncle de Vertorix , remplit fa place. Plus d'efpérance , ni pour vous, ni pour moi. J'ai cru devoir, pour votre repos & pour le mien, me retirer dans un temple ou j'ai déja pris des engage^ mens folemnels. Le fage Talmuthis vous apprendra la nature & la force de ces engagemens. Suive^fes j avis ,foye\ affligé de me perdre ■ mais confole^ vous , Frégonde vous l'ordonne. Je me profternerai tous les jours au pied des autels , pour demander j h la divinité que nous adorons dans ce temple , êu'elle arrête le cours des malheurs qui , jufquici , ont traverfé votre vie. Puiffé-je l'obtenir ! Adieu , Théminisès , adieu , & pour jamais. Après cette fatale letture , Talmuthis en me prenant dans fes bras, me dit: Théminisès, oppofez votre courage au coup que vous porte le fort  Septième Veil lee. 24 $ I fbrt. II eft terrible , il eft fans remède 5 ainfi, it 1 ne vous refte qua faire ufage de votre raifon. La mort de Bremmus étoit la eaufe de cet abatte} ment qui vous a alarmé pour moi. Tandis que je craignois pour vous , les triftes fuites de cette perte, je ne pouvois prévoir que frégonde , par tmcouragèquej'admire, travaiileroit a votre conI folarion. Cette fille vertueufe ne pouvant être l vous par un mariage prohibé avec un étranger, ne S veut être a perfonne. Le temple ou vient de fe retirer Frégonde , y. pourfuivit Talmuthis , eft deffervi par des vierges jj qui, en y entrant, font le vceu de n'en jamais fortir. Vous frémiflez, Théminisès ! je vois 1'exeès de votre douleur en m'écoutailt. II n'eft plus ; de Frégonde pour vous. Sortêz de 1'accablement i oü je vous vois, il eft indigrte d'un homme a qui la fille du grand Bremmus facrifie töut. Quoi , ':m'écriai-je , je ne verrai plus Frégonde ! Ah I Talmuthis, ne condamnez pas 1'excèsde ma douleur ! Je ne verrai plus Frégonde! puis-je le penfer fans mourir ! Un regard , un mot, auroit au moins adouci ma peine. Quelle cruauté ! Fré«gonde, vous m'enlevez la douceur d'un dender ad leu. Ah ! Frégonde ! Votre douleur me touche, me dit le druïde i jje vais me prêter a votre foiblefie , vous verrez Trégonde. Mais que je crains que vous ne payieS Tome XXVU. p  ii6 Veillées de Thessaiie, bien cher la trifte douceur de Faveur vue. Vous pourrez cependant tirer de la fermcté de cette fille, des forces pour foutenir le malheur de fa perte. L'ile de Sain, peu éloignée d'ici, continua Talmuthis , eft fituée fur la cöte de Bretagne; les vierdes du temple, toutes favorifées du don de divination , en écartenr par des rempêtes que le ciel accorde a leurs prières , tous ceux qui, par fimple defir de curiofité irréligieufe , veulent y aborder. Vous n'êtes pas du nombre de ces profanes: partez; je vais vous donner une lettre pour la plus ancienne de ces vierges druides; elle feule peut, par fon autorité , vous procurer la confolation de voir Frégonde. Je fus fenfiblement touché de la marqué de bonté que je recevois de Talmuthis. Le trajet de rner , pour arriver a l'ile de Sain , eft court, je le fis hëureufemenr. Je vais au remple, je rends a 1'ancienne druide la lettre de Talmuthis: après 1'avoir lue, elle me dit: Votre defir va être iatisfait, je vais vous envoyer la fille du grand druïde Bremmus. Elle parut quelques momens après. Un long habit blanc , avec un voile bleu célefte tombant jufqu'a terre , donnoit a Frégonde un air de grandeur qui rehauftbit encore fa beauté. Ble m'aborda avec un vifage ferein. Quoi! Théminisès, me dit-elle, le parti que j'ai pris dans les circonftances ou nous nous trouvions tous  Septieme VeillÉe. zzj deux , löïri de vous infpirer de la joie, V0Us jette dans la trifteffe! faur-il qu'une fille aic plus de fermere qu'un héros que les adverfirés doivenc avoir accoutumé a foutenir avec courage les coups de la forrune? Ah! Théminisès, continua-t-e!le, voyant que je gardois un morne filence, & Iifant dans mes yeux pleins de larmes ma mortelle douleur , je dois pour vous forcer d forrir de votre accablement, vous avouer que le plaifir extréme que j'ai de vous voir , n'alrère en rien ma tranqiullité. Quel courage! m'écriai-je, je I'admire & ne puis i'imiter. Hélas! il ne fert qu'd mieux me faire fentir la perte que je fais. Ah! Frégonde que vous ètes heureufe , & que je fuis miférable? Vous cefferez de ïctre, me répondit-elle, en me prenant pour exemple. La fortune n'a pas voulu favonfer nos juftes & innocens projets; je vous aime , vous m'aimez , confervons toujours un amour fi pur, mais éloignons de vous les mouvemens de fpiblelfe qui accompagnent les paffions tumultueufes. Demandez cette giace a la divinité qu'on adore dans ce temple. Peut-être daignerat-elle répondre a vos vceux, & prononceer la bouche d'une de mes compagnes , un oracle qui, en vous dbrhant la force de vous y foumettre vous donnera une régie de conduite d laquelle* vous devrez votre félieité. J'écoutois ces lecons de fagede avec admira- Pij  zi8 Veiube's b e ThessalieJ tion ; je ne pus m'empècher de les louer, mafs d'un ton & avec des regards* qui marquoiene mon attendrifiement. Frégonde , fans en recevoir nulle imprefïïon, conlerva cette tranquillité qu'elle avoit en m'abordant. Enfin }e me foumis i ce qu'elle fouhaitoir. On offrit un facrifice en ma préfence , & a mon intention. Malgré 1'état oü j'étois, je fus frappé de rerreur & de refpeób en voyant cette augufte cérémonie; mais quel fut mon étonnement quand je vis fortir Frégonde d'une place oü elle étoit dans une pofture humiliante , & venir dans le milieu du fanduaire. La, tout le corps dans 1'agitation , le vifage & les yeux enflammés , je 1'entendis prononcer ces paroles d'une voix ferme & éclatante : Mortel, cherche dans la retraite le bonheur qui t'afui dans le tumulte du monde : fois-y fecourabk aux hommes ,fans jamais avoir befoin d'eux. Frégonde fe retira précipitamment dans 1'intérieur du temple. Alors 1'ancienne Druide s'avanca vers moi & me dit : voila la première fois que la fille de Bremmus a été infpirée. Vous ne la verrez plus, telles font nos loix. Retirez-vous ; forrez de l'ile , & s'il fe peut, obéiflez a 1'oracle que vous venez d'entendre de la bouche même de Frégonde. Plein d'un genre d'émotion inexprimable, \t  Septième V e m é e. ii f Depuis deux ans je foupirois après la guerre. Je fus au comble de mes vceux, en apprenant que les Scyrhes alloient marcher pour s'oppofer aux entreprifes des Ba&riens. Sagillus qui n'avoic rien a redouter des Sarmarhes, donr la honte & la foiblefTe enchainoient la haine & le courage , porta routes fes forces contre Tillus qu'il youloit punk de fa rébellion. Il avoit été informé que ce nouveau fouverain , pour aflurer fa puiflance , avok d'abord fait une ligue avec les Perfes. Cette guerre, dont le fang marquoit les jours» duroit depuis prés de deux ans, lorfque mon père engagea adroitement Tillus dans une affaire générale. La bataille fut opiniatre & fanglante. Je commandois 1'aïle droite ; j'avois en tête les Perfes, je les fis plier & les enfoncai: cet avantage détermina la vicloire en faveur des Scythes; .mais renverfé par un coup que je recus fur la tête .» & engagé fous mon cheval abattu , les Perfes rprompts a me faifir, eurent fans gloire 1'honneur de fe rendre maitres de la liberté d'un prince Scythe. Ce trait qui mechappe, me fait connonre que je fuis encore bien éloigné du terme cü je dois trouver la véritable fagelïe; le chemin qui y conduit eft long; mille ennemis en détournent; heureux celui qui peut y arriver. Mais revenons au moment facal ou je tombai au pouvoir des Perfes.  'ï$ft VlIlLEES BE ThES SAtlE^ E» recouvrant mes fens, la confternation des ennemis, preuve de leur défaite , me confola de la perte de ma liberté. Tillus ne goüta pas longtems le plaifir de penfer que j'étois fon prifon«ier. Le général des Perfes lui déclara que j'étois le fien, Sc qu'il m'enverroit au roi fon maitre , dès que je ferois guéri de ma bleflfure. Ma guérifon fur prompte ; ainfi, je fus bientót remis a une grofle efcorte qui me conduifit a Perfépolis. Ayant une idéé de la fierté des Scythes , il eft aifé de comprendre combien ma détention devoit m'humilier > Sc a quel point mon père devoit en être affligé. Je fus recu du roi des Perfes avec rant de marqués de diftinction , que ma peine en devint encote plus fenfible. Je fentis que je les devois a. la joie que lui caufoit un avantage quï lui étoit nouveau. Ce fut une confolation pour mon père , lorfqu'il apprit que les Perfes , s'étant rendus maitres de ma perfonne > m'avoient renvoyé a leur roi \ il favoit ce prince généreux Sc magnanime. La cour des Perfes me foumiflbit matière a diverfes réflexions. J'oppofois la fimplicité des Scythes, fourcede leur courage , a la fomptuofité des Perfes, fource de leur mollefle \ mais malgré 1'avantage que j'accordois aux Scyres, j'étois fêduit par la douceur Sc 1'efprit liant des Perfes j je  HüITlÈME VEILLÊE. IJl fouhaitois que ma nacion , en confervant fon caraétère eflentiel , put 1'allier avec les qualités ainiables que je trouvois dans les Perfes. Le roi des Per fes donnoir tous les jours queL ques nouvelles fêtes oü brilloient fa magnificence &z fon gout. Je ne connoiflois de fpectacle , que celui d'une armee qui marche a Pennend; la cour des Perfes m'en offroit un plus féduifant, il avoit pour moi le charme de la nouveauté , il en éroit plus dangereux ; je ne tardai pas a le connoitre je m'en défiai. Je fuis arrivé Scythe chez les Perfes, difois-je, me verra-t-on atriver Perfe en Scythie ? Fuyons ces plaifirs qui amolliroient mon courage. Mais , malgré mes réflexions , ils eurenr bientot fur moi un attrait plus puiffant. Méroé, fille du roi des Per/es , étoit une princefle en qui les graces , 1'efprit &c la douceur, furpaflbient nne beauté qui ne laiflbit rien a dé firer. Elle avoit alors dix-fept ans, je ne Pavois pas encore vue ; une chute qu'elle avoit faite dans un char, Pavoit retenue long-tems dans fon appartement. Dès qu'elle fut en état de paroitre, le roi me préfenta a elle. Je ne puis rendre compte de ce que je fentis u- fa vue. Je fus ému , troublé & timide , je ne pus que 1'admirer. Je n'avois Jamais aimé, mais je favois que l'amour portoit avec lui le défordre dans une ame : celui que je  151 Yeillées de Thessaiie, reflentis en voyant Méroé , ne me permit pas d'ignorer ma défaite. Malgré le charme fédudteur qui accompagne une paflion haiflantf, ce fut avec quelque confufion que je me 1'avquai ; je la regardois comme une foiblefie , lobje: ne pouvoit même me 1'excufer, puifqu'il ne pouvoit jamais me rendre heureux. Cependant, je voulus en vain la combattre, en vain j'employai les armes qui pouvoient en triompher ; la plus forre éroit, que je n'étois ni Perfe , ni roi , je me le difois fans cefle ; & la douleur que me caufoit la penfée que cette princefle ne pouvoit être a moi , m'initruifoit a quel exces étoit mon amour. Son premier effet fut d'adoucir mon caradtère. Avant d'aimer , je n'avois pas la plus légère idéé de galanterie , je la ccnnus dès que j'eus vuMé'roé. Prévenant & atteniif , je faififlbis avec em-■ 1 preflement dans toutes les fètes oü elle brilloit, les occafions de lui êcre agréable. La reine des Scythes, ma fceur, avoit auprès d'elle une efclavei qui parloit a merveille la langue Perfe ; j'avois voulu la favoir , elle me 1'avoit apprife, ainfi qua ■ Minithie qui , comme moi, avoit voulu 1'ap-i prendre. Je la parlois aflez bien. J'avois donc lel plaifir d'entendre Méroé, & d'en être entendiu Un jour cette princefle parut défirer que je me-f nafle un char , amufement qui m'étoit inconnu >i  Hüitieme Veilles. 25$ eile Ie favoir. Prince , me dir-eile , en me montrant an char a cöré dun autre, oü elle venoit de ie piacer, je ferois curieufe de voir dans les mams d'un Scythe, les rènes de ces chevaux. Voyons fi vous faurez aflez bien les conduire pour me dévancer. Vous ne Ie croyez pas, madame , reparus-je; vous voulez feulement que je m'expofe a votrecenfure, j'obéis; trop heureux de pouvoir vous amufer a la faveur de mon peu dadrefle. En difant ces mots, je fautai Iégérement dans Ie char. Partez, me dit Méroé, avec un fouris qui la rendit encore plus belle. Sans être embarraiïé ni des rênes de mes chevaux, ni de la conduite de mon char, je courus aflez Iong-tems a coté de celui de la princefle des Perfes. Le defir de faire connoitre a Méroé que fa volonté me fuflifoir pour me donner de 1'adrefle, m'en donna. Pour mieux la tromper, & pour remporrer plus sürement 1'avantage fur les autres chars , a la moitié de la courfe je rallentis la mienne : je laiflai pafler Méroé, comme ne pouVant la fuivre ; je me laidai.aufli dévancer par tous ceux qui fuivoient; mais lorfque je vis Méroé a trois eens pas du but, je pouflai de toute vitefle mes courfiers qui , ayant repris haleine, me firent arriver au bout de la carrière , prefqueau mêmeinftant que la rrincede. La furprife de Méroé fut extréme; yous pou-  2 54 VeillÉes de Thïs 5a1ie, viez , me dit-elïe, avoir fur moi 1'honneur de la courfe. Je me trouve ttop heureux, madame , répondis-je, d'être arrivé Ie premier après vous; car je Pavouerai, je ttemblois que quelque autre n'eut 1'avantage dont la fortune vient de me favorifer. C'eft joindre la galanterie a fadrefle , reprit Méroé. Non, vous n'ètes point Scythe ; 1'idée que j'avois de cette nation , ne peut aller avec celle que dans ce moment vous me donnez de vous. Le roi & toute fa fuite qui arrivèrenr , m'empêchèrent de répondre a Méroé. Une lettre que je recus de mon père, le lendemain de cette fête, me fit rougir d'avoir mérité le difcours obügeant de la princefle des Perfes. La voici, cette lettre : Je n'ai jamais craint pour vous , mon fils , lés périls de la guerre ; vous êtes ne' pour les affronter ; mais que je crains ceux ou vous livrent les plaifirs d'une cour oü règne la mollejfe. Souvene^-vous que vous êtes Scythe, Que devins-je a ce péu de mots! quelle impref non ne firent-ils pas lur moi! que j'eus de honte de mon état intérieur ! Pourquoi ne puis-je fuir , m'écriai-je ! Supplions le monarque chez qui je fuis prifonnier, de me rendre ma liberté; pour la racheter, jurons-luide ne jamais combattre contre  HuitiIme Veilles. 255 les Perfes; enfin, i quelque prix que ce foit, fuyons Méroé. La mort de la reine ma fceur , dont je recus quelques jours après la nouvelle , me caufa une douleur iuexprimable ; & celle oü je croyois voir mon père abandonné, y ajoutoit encore. Le roi des Perfes eiivoya m'afturer de la part qu'il prenoir d mon afméVion. Celui que ce prince avoit chargé de ce compliment , ajouta: que fon maïtre ayant a me donner une nouvelle qui devoit adoucir 1'amemime de celle que je venois de recevoir, fouhaitoir que je me rendïfle dans 1'inftant auprès de lui: j'obéis. Le roi me dit avec bonté : je vais vous prouver 1'eftime & 1'ami.' tié que vous m'avez infpirées. Un enfant tel que vous , peut feul confoler un père de la perte d'un autre. Prince, allez fécher les pleurs de Scolopirus, a qui vous devez êtte bien cher. Je vous rends votre liberté , & je vous la rends fans reftriction. Cettegénérofiré, répondis-je, me touche plus qu'elle ne me furprend; elle eft digne Je fens quelle doit être dans cette conjonéture votre reconnoiflance , reprit le roi en m'intetxompant ; &c je crois que vous la conferverez toujours dans votre cceur. La fituation de mon ame , que mille mouvemens divers agitoient, m ota la liberté de répondre d ce prince , je ne pus que m'incliner & embrafler fes genoux. Vei Mélénide, contiuua-t-il} venez prendr?  Veillées de Thessaliêj eon«é de ma fille ; 1'eftime qu'elle a pour vous,; m'aflure qu'elle vous verra partir avec regrer. Que l'homme fe connoit peu, mon cher Théminisès l Je croyois que j'aurois fui Méroé , fi; j'avois joui de ma liberté ; Sc je fentis , au moment que le père de cette princefle me la rendoir, que tous les malheurs enfemble m'auroient été plus faciles a fupporter que celui de m'éloigner de Méroé. La douleur que j'en reflentois étoit aflez violente pour prévaloir dans mon cceur fur les fentimens de la nature. La mort d'une fceur chérie , d'une grande reine, ne m'étoit dans ce moment prefque fenfible, que paree qu'elle m'enlevoit la douceut de voir i'objet que j'adorois. Je fuivis le roi des Perfes en murmurant contre la générofité de ce prince, & en géiniflant de n'avoir plus d'excufe pour refter a fa tour. Vous voyez Mélénide pour la dernière fois , dit le roi a Méroé ; il part. Cette princefle furprife, je pourrois dire troublée , refta interdite? Ce Prince , continua le roi , n'eft plus mon prifonnier; il va confoler Scolopitus de la mort de la reine des Scythes. Méroé , fans parler , demeura les yeux baifles. Le roi , dans ce moment , s'éloigna pour s'entretenir avec quelques courtifans je faifis cet inftant •, je m'approchai de Méroé ; je mis un genou a terre , Sc en lui baifant  H ü I T I 1 m e Ve I l l e e. 157 baifant Ia main , que fans me regarder , elle me préfentoit , )e lui dis d demi-mor : quoique je parte de cette cour, Ie plus malheuieux de tous les hommes , je né voudiois pas , madame , n'y avoir jamais été. Nous penfons bien différent ment, me répondit Méroé , en portant fur moi un regard languilfant. Ah! madame , réparris-je, quel bonheur de vous avoir vue ! quelle félicité de vivre pour vous adorer , même fans efoérance ! Voyant que Méroé s'atrendrifloic, queile fe faifoit trfort pour retenir des pleurs preces £ couler, j'ofai ajouter : la douleur Sc les larmes qu'un éternel éloignement me courera, f.roienC trop payées , princeffe , h* au moins vous me permettiez de me flatter que vous piaindrez la ngueur de mon fort. Oui, prirce , je vous plains, me répliqua Méroé ; cet inftmt eft trop cuiel pour que je fois ia mairrefla de vous le' iailfer Jgnorer. Que ce moment me fur doux ! Théminisès , vous en fentez tout le charme! vous avez aimé. Dans mon tranfport j'ofai baifer pour la feconde fois la main de Méroé que je tenois encore. Je me relevai, après lui avoir expnmé par un regard a quel excès étoient ma paflion &c mon défefpoir. Je pris congé du roi, & je fortis le cceur pénétré d'amour & de douieur.. Je ne devois plus la voir, cette princefle qui venoit de me mertre au comble de Ia feiicité.i Tom XXFU R  tj8 Veiliees de Thessaiie, que j'eus de peine a m'afracher des lieux qu'elle habitoit ! je ne partis donc que le lendemain, 8c en quel état ? grands dieux 1 La cruelle penfée que je ne verrois jamais Méroé, portoit mon défefpoit a 1'extrême. Je me rappelle encore avec fenfibilité l'inftant oü , après bien des décours pour éviter de tomber entre les mains de Tillus, j'arrivai au camp' des Scythes. Pour le comprendre , il faudroit avoir été témoin de la joie que ma préfence y jeta. L'officier s'emprefioit pour recevoir mes embraflemens , Sc le foldat accouroit pour me Voir. Ce moment qui m'affuroit de l'amour des Scythes , me fit prefque oublier que j'étois malheureux. Dès que mon père avoit recu la nouvelle de la mort de la reine, il étoit patti pour fe rendre auprès du roi. En quittant 1'armée, il en avoit laifle le commandement d Panafotus qui métitoit fa confiance. Panaforus me dir que les ordres de mon père étoient de ne point chercher & de ne point éviter 1'ennemi-, Sc il ajoura que depuis le départ de mon père , Tillus paroiffbit vouloir profiter de fon abfence. Je voulois d'abord me rendre alfiedon-, mais le difcours de Panaforus, en me faifant nairre 1'efpérance de combattré Tillus, me fit prendre la réfolution de différer mon départ de quelques jouts. Panaforus péné-  HuiTIEME V E I t I. É E; Zyy fcraht mon delTein, me die: feigneur, le fils de Scolopitus eft digne de conduire les Scythes. Je vous remets Ie commandemenc de 1'armée. Je faccepw, lui repondis-je, mais je ne ferai rien qne de concert avec vous. Tillus ignorok mon tfrrivée; je fis faire aux Scythes quelques mouve*M» qui tromperent Tillus ; il fortit de fon camp, &vmcnous attaquer. Mais quel fut fon étonnement iorfqu'il me vit d la tête des Scythes ! Le courage & Ia fureur tenoient depuis quatre heures la victoire incerraine. Elle fe déclaroir en ma faveur , quand Tillus -vint d moi: Arrête , téméraire, me cria UÜ, tu dois ton fang d ma' haine. Ma réponfe fut de Ie charger 5 & Ia fortune qui vouloitque rien ne manquard ma gloire dans cette journée , le fit tomber fous mes' coups. La bataille gagnée , & Tillus mort, je crus pouvoir en porter moi-même la nouvelle a Iiïedon. Je remis le commandement de 1'armée a Panaforus, & je partis le huitiéme jour après mon arrivée. ■ Au moment que je parus devant mon père , il s'écria : que vois-je ! Vous voyez , lui repartis je, lefils de Scolopitus, le vainqueur des Bactriensf' & de Tillus. L'honneur de purger la terre d'un rebelle, étoit réfervé d votre fang. Le roi des Perfes, perfuadé que je pourrois vous adoucir Ia perte de Tanaïde, m'a rendu ma liberté. Alors Rij  2 mit une puiflante armée en campagne fous les ordres du Satrape Pbarnabafe. Mon père fe préparoit a partir pour aller lui faire tête , lorfqu'il fut attaqué d'une maladie „ qui d'abord parut dangereufe. La crainte de le perdre ne fut pas longue , il mourut; jugez de ma douleur. Je perdois un père , un ami , un maitre dans Part de la guerre ; enfin le plus refpedable de tous les hommes. Sa mort fut un nouveau fujet d'afflicHon pour Sagillus, de qui je recus dans cette trifte circonftance les preuves les plus touchantes de fa tendrefle pour le père & pour Ie fils. Peu de jours après le roi me paria en ces termes : Mélénide , vous méritez de fuccéder a Scolopitus ; allez commander 1'armée que j'oppofe a celle des Perfes. Je vous confie plus , Mélénide , je vous confie mon fils. Faites pour lui ce que Scolopitus a fait pour vous , il vous eft plus qu'un fils , il doit être un jour votre maïtre. Apprenez-lui a fe faire aimer de mes Riv  2^4 V E I L l É E S DE ThESSALIE, peuples , &c a fe faire craindre de nies ennemis. J'aurois peine a rendre les différens mouvemens qui fe.pafsèrenc dans mon ame : je fentois la joie de m'cloigner de Minithie; j'étois flatré de Fhonneur que me faifoit le roi de me donner, a mon age , le commandemenr de fon armee , & j'étois fur-rtout pénétré de la marqué d'efhme dont ce prince m'honoroit en me confiant fon fils. Je me jetai aux pieds de Sagillus , je lui exprimaï un défir ardent de juftifier par ma conduite 1'opinion qu'il concevoir de moi. Dans 1'inftanr que je me relevois , llinus 6c Minithie parurent. Vous voila prince, dit le rol a llinus , au comble de vos vceux \ vous allez voir les Scythes en campagne, vous partez avec vorve oncle; il me promet de vous rendre digne de régner fiir une nation qui veut, pour aimer fon roi, le voir parrager avec elle les fatigués ëc ies périls de la guerre. Ce ne feroit pas votre fang qui couleroit dans mes veines, répartit llinus , fi je ne répondois pas a ce que les Scythes doivent attendre de verre fils. Ne foyez poinc furpris , feigneur , ciit alors Minithie , fi je vous fupplie de me permettre d'accompagner mon frère , & de me lailler pamger avec lui la gloire qu'il acquerra. Plufieurs princefles Scythes fe font fignaifes par les armes, cöhtirtöa Minithie ; jugeaiu par la furprife que témoignoit Sagillus s  HüITlEMI V E I 1 I E E. 16$ qu'il vouloit s'oppofer a fon deffein : fouffrez , feigneur , que je marche fur leurs traces. La crainte oü j'étois que Sagillus n'accordat a Minithie ce qu'elle défiroit , me donna de la hardiefle. Je repréfentai au roi le fecours dont lui étoit la princefle dans les foins du gouvernement. Je dois fans doute au féjour que vous avez fait a Perfépolis, reprit Minithie , en me lancant un regard févère , les raifons qui vous rendent fi éloquent pour perfuader au roi qu'il doit me garder auprès de lui ; mais j'efpère de fa bonté , qu'il m'accordera la grace que je lui demande. Enfin, j'eus la douleur de voir le roi céder aux inftances de la princefle.. Le difcours obligeant que Minithie m'avoir tenu chez elle , le fens que renfermoit ce qu'elle venoit de me dire , le ton qui l'avoit accompagné , tout ne m'afliiroit que trop que j'en étois aimé , & que foupconneufe , elle attribuoit mon indifférence a la paflion que m'avoit infpirée quelque objet a la Cour des Perfes. Sa pénétratron ne me faifoit auctme peine, je ne prévoyois pas 1'avenlr. Je partis d'Ifledon , j'arrivai au camp avec llinus & fa fceur Je m'aflurai d'abord par moimême de la difpofition de 1'armée de Phainabafe, enfuire je difpofai la mienne de manière a pouvoir attaquer, & a me défendre avec fuc-  166 Veiilées de Thsssaue, cès. II s'écoula plus d'une année pendant laquelle il fe paffa plufieurs adions qui n'étoient pour les Scythes que des avantages réirérés qui , affoir bliflant en détail les forces des Perfes, comme je le voulois , les menoient lentement a leur dófaite. Le tems enfin arriva oü je crus avoir trouvé 1'occafion d'engager une affaire générale & décifive. Si Ia forrune m'eft favorable , difoisje , ma vidoire coütera des larmes a Méroé : mais en même tems elle me montrera a fes yeux digne de cette tendteffe qu'elle n'a pu me cacher au moment cruel que je lui difois un éternel adieu. Mes divers mouvemens firent connoitre a Pharnabafe que je voulois 1'attaquer. II connoifibit la valeur des Scythes, mais il ne doutoit pas que fa longue expérience , dans 1'art de la guerre, ne lui fit remporter la vidoire. II me laiffa difpofer mon armée, enfuire il fortit de fon camp a la tête de la fienne. La bataille fut fanglante, je la gagnai. Le Scythe, ferme quand il eft pouffé , & terrible lorfqu'il eft vidorieux , auroit fait périr toute 1'armée de Pharnabafe , fi un fentiment d'humanité ne m'eüt fait atrêter l'impétuofité du foldat, llinus avoit toujours combattu a mes cótés, il fis des adions de héros. Minithie ambitieufe de le furpaffer, étoit au plus fort de mêiée , tout plioit devant elle; mais ayant voulu eharger 1'ar-  HüITIEME V E I l I, É !■ 2(?7 rlère-garde de Pharnabafe, quife retiroit en bon ordre, par un mouvement que fit ce grand homme, Minithie fe trouva tout-a-coup enveloppée. Sa réfiftance fut inutile, elle fut forcée de fe rendre. Elle remit fon cimeterre au général des Perfes , en lui difant: Pharnabafe , confole-toi de ta défaite ; la fille du roi des Scythes, Minithie, eft ta prifonniere. J'appris cet événement par les Scythes échappés de ce combat. Je me fouviens encore de la douleur que relfentit llinus a cette nouvelle. Ce n'étoit pas la nature qui parloit chez lui, c'étoit le Scythe , fa fierté lui rendoit infup.portable ia honte de voir les Peifes maitres de la libené d'une princede de fon fang. Minithie , au pouvoir des Perfes , convertit notre Joie en une confternation générale. Si j'avois été vaincu, j'aurois eu bien moins de peine d'en donner la nouvelle a Sagillus , que de lui apprendre une viótoire qui lui coutoit fa fille. J'étois livré a ces regrets, lorfqu'un officier de 1'armée de Pharnabafe arriva dans le camp , & me rendit Uns lettre de Minithie. Elle étoit concue en ces .termes: Vous êtes trop heureux, Mélénide , vous ave^ trioi iphé de Pharnabafe , & Pharnabafe a triomphé de Minithie , je fuis fa prifonniere. Je jugeraï de la faüsfaclion que vous en ave\ , par le tems  2CT8 Veillees de Thessalie,' que je rejlerai che% les Perfes. Minithie captive^ vous ordonne de ns plus penfer qua faire une paix qui feule peut lui rendre la liberté'. Accorde{ a Pharnabafe uneJhrpenfon d'armes , mon père ïapprouvera , & rende^-vous aujfi-tót auprès de lui. Je fus fenfible a Paigreur répandue dans cette lettre. Je fentois avec chagrin le motif qui 1'excitoir. Pour exécuter les ordres qu'elle renfermoit, je chargeai l'cfricier qui me 1'avoit apportée, de dire a fon général que je defirois avoir une entrevue avec lui. Les mefures prifes, le lendemain nous nous rendimes dans la campagne , a diftance égale des deux catnps , & avec pareil nombre d'officiers. Pharnabafe , afFoibli de pres de la moitié de fes forces , n'arrendit pas 1'aveu de fon roi pour acceprer une fufpenfion d'armes de trois mois; & tandis que 1'on conduifoit Minithie a Perfépolis , je me rendis a Ilfedon avec llinus. Je trouvai Sagillus moins affligé que mortifié de 1'honneur que les Perfes avoienr de tenir fa fille en leur puiffance. Ce malheur eft grand , Mélénide , me dit-il, il arrête les conquêtes que vousafluroit une vidoire qui met dès aujourd'hui votre nom a cóté de celui de Scolopitus. Mais ma fille m'eft plus chère encore que la Badriane. Pour faire une paix durable, contiuua Sagillus, il faut  HuiTlÈME V E I H É E. 169 que mon fils époufe la fille du roi des Perfes; depuis long-tems je penfe a aflurec la puuTance & le bonheur d'llinus par cette union. Que de mouvemens divers me caufa ce difcours de Sagillus ! La joie & la douleur fe confondirent en même-tems dans mon ame. Je gémiflbis de penfer que Méroé alloit faire Ia féiicité d'un autre ; &c dans le même inftanr, je me trouvois trop heureux , ne pouvant la pofléie*, de jouir du moins de Ia douceur de la voir. Je me flattois que cette princefle ne me refuferoir pas-la confolarion de me laifler lire dans fes yeux, que fi elle eut été maurefle de fa deftinée, Ia miemie eüt été heureufe. Le roi des Perfes n'avoit pas befoin d'êrre vaincu par les Scythes pour défirer de voir Ie fort de fa fille uni a celui d'llinus. II propofa d'abord cette alliance a Minithie , en confentant de laifler les Baclriens libres , comme ils étoient avant qu'ils euflent reconnu Tillus pour leur fouverain. Minithie ne put rejeter une propofition qui la fic trembler ; car en voyant Méroé , fa beauté a laquelle un caraccère doux ajoutoit mille charmes , 1'ftflura qu'elle devoit mon indifférence a l'amour que m'avoit infpiré cette princefle ; & celui que Minimie avoit pour moi, lui perfuada que j'avois renduMéioé fenfible. Ces foupcons lui firent faire des avances d'amitié a Méroé; elle lui parloit de  ZJO VeilLÉes de THESSAttEj moi en 1'examinant avec attention. Méroé fpiritueile, mais naïve, fe laiffoit aller au plaifir d'enrendre me donner des louanges, & a m'en don^ner. Devenue i'objet de la jaloufie & de la haine de fa rivale , il eft aifé de comprendre que s'il eut dépendu de Minithie , jamais la fille du roi des Perfes n'eüt donné fa main a llinus; mais 1'état préfent des chofes lui en faifoit connditre la cruelle néceflité. Preffée pat fon père qui vouloit cette alliance , priée par celui de Méroé qui vouIcit la paix , Minithie eut 1'honneur de procurer aux deux empires le bien qu'ils défiroient. Mélénide 4 me dit Sagillus, quoique vous ayez défait Pharnabafe , vous ferez un objet agréable au roi des Perfes. La manière dont il vous accorda la liberté, eft une preuve certaine de fon eftime Sc de fon amirié pour vous. Parrez, allez figner pour moi le traité de paix que ma fille a rédigé •, Méroé vous connoit, remife entre vos mains, le paffage de la Perfe a la Scythie lui coutera moins. ïnfpiiez-lui de 1'amitié & de la confiance pour ma fille, donnez-lui d'elle Fidée qu'elle en doit avoir. Je partis agité de mille mouvemens, que je ne pouvois encore définir. Mon arrivée a Perfépolis, fur une efpèce de triomphe. Deux fatrapes, fuivis d'un nombreux & fuperbe cortège, vinrent au-devant de moi, & m'accompagnèrertt jufqu'au pied du trbne du roi des Perles , que tous les  HuiTIEMI V E I t t ï E. x7t grands du royaume environnoient. Après 1'avoir falué rèfpedSeufement, je lui demandai la prin< celle fa fille pour le fils du roi des Scythes. Je ,< n'aurai rien a défirer, me répondit-il, fi le prince llinus recoit la main de Méroé avec amant de | plaifir que j'en reflens d vous accorder pour lui i cette princefle. Enfuite me trouvant 1'ahr embarI raffé, ce prince ajouta : eh quoi! le vainqueur dë 1 Pharnabafe n'ofe lever les yeux fur un roi qui doit 1 le remercier d'avoir ufé avec modération c\eè > droits de Ia vidroire ! Vous êtes généreux , Mélei nide, & je fuis reconnoiflanr. Ce difcours du père de Méroé me toucha fenfiblement. Le plaifir que j'allois gouter en revoyanr cette I princeffe que j'adorois , devoit me coüter trop I cher pour en fentit la douceur. Je la vis. Le compliment que je lui fis au nom du roi 8t d'llinus , | fut auffi mal arrangéque mal articulé. Des larmes, j dont fes yeux fe rempürent, furent fa réponfe. | Quel fut mon trouble en lifant dans les yeux dé j Méroé celui de fon ame ! En fortant de chez xMéroé , j'allai chez MiniI thie. Que vous feriez injuite , princefle, lui diss je, fi vous doutiez que j'ai gémi d'une vicfoire : qui coüroit votre liberté ! J'aurois bien du plaifir a le croire , me répaitit-eile. Eh quoi! madame, ! repris-je, pouvez vous douter que je n'aie pour | la fille de mon maitre , 1'attachement le plus ref-  tjl VlilLLÉES DE THE 5 S ALlf j pedueux ? Minithie , fans répondre a un difcoufé dont je vis qu'elle étoit peu fatisfaite, me dit en me regardanr fixement: la triftefle de Méroé vous a-t-elle inftruit que ce n'eft pas a llinus a qui elle voudroir être ? Je crois que la princefle des Perfes, répliquai - je , foumife aux volontés d'un père , recoit de lui, fans murmurer , un époux. Vous ne le croyez pas, repartit Minithie avec un fouris aufli forcé que malin. Eh ! peut - on en douter „ repris-je ? Les filles de rois , efclaves de leur devoir , n'attendent-elles pas toujours 1'ordre d'un père pourdifpofer de leur cceur? Elles le devroient au moins, me répondit Minithie ; mais quelquefois le fort, pour les rendre malheureufes, eti ordonne autremenr. Je paflerai légèrement fur la peine que me caufoient l'amour «Sc la pénétration de Minithie , pour revenir a Méroé. Cette princefle avoit pour compagne & pour amie Ameftris , fille de Pharnabafe. Dès fon enfance , Ameftris avoit petdu fa mère, favorite de la reine des Perfes. Dans les derniers inftans de fa vie , elle lui avoit recommandé & remis fa fille. Ameftris, élevée avec Méroé , lui étoit devenue aufli chère que lui eut été une fceur : fa confiance pour elle éroit fans réferve ; elle en étoit digne par un caradèrc admirable, & paf fon attachement pour Méroé. Elle venoit de le lui prouver , en obtenant de Pharnabafe de ne jamais  Huitieme Veillée; £75' I Jamais fe féparer d'elle; Sc le roi des Perfes fit : agréer £ Sagillus qu'Ameftris fuivit fa fille en ! Scythie. • Les qualités brillantes & folides d'Ameftris, fa i modeftie , fa douceur, 1'agrément de fa converfation , une phyfiónomie fine Sc noble , un air de grandeur répandu dans toute fa perfonne , tout m'avoit prévenu pour elle; mais ie facrifice qu'elle faifoit a Méroé, de s'arracher des lieux de fa naiffance & d'une cour brillante , pour la fuivre dans une terre étrangère oü la magnificence Sc les plai» fus étoient inconnus, me la rendit extrêmement chère. Dès qu'il fut décidé qu'Amêftris fuivroit Méroé , je lui demandai fon amitié. C'eft moi , Prince, me répondit-elle , qui vous demande la" 1 votre ; croyez qu'elle me fera toujours d'un prix ineftimable ; vous & Méroé me fuffirez pour me i trouver heureufe £ Ifledoni Je témoignai avec vivacité £ Ameftris , combien j'érois fenfible aux l aflurances d'amitié qu'elle me donnoit ; & je ■\ lui proteftai que la mienne lui étoit vouée a ja- I mais. Je parrageois mes afliduités entre le roi, Méroé & Minithie. J'épioisfans ceffe le moment favorable pour laifler appercevoir £ xMéroé la triftefle que je renfermois au fond de mon cceur. Deux jours avant fon départ je la trouvai feu'e; Tome XXFIL S  174 V e 11 l É e s .de Thessaeiê, je puis enfin , madame, lui dis-je » vous regardet au moins en liberté. 11 faut, prince , me répondit-elle, vous accoutumer a me voir avec indirference ; tout vous 1'ordonne ; votre devoir, ma gloire , le repos d'llinus , le mien , le vótre. L'amour chez la fille du roi des Scythes, & la crainte chez moi, nous ont rendues toutes deux clairvoyantes ; Minithie vous aime , & je fuis 1'objet de fa jaloufie. Je vais être la femme de fon frère , jugez , prince , de mes alarmes ! c'eft: a vous a les calmer; craignez pour moi une princefle altière , inquiète , & qui croit que fans Méroé elle auroir touché votre cceur. Ne le croyez pas, madame, répliquai-je. Non , fi je ne vous avois jamais vue, je n'aurois jamais connu l'amour. Son ttiomphe me condamne a être malheureux ; mais n'importe ! le plaifir de vous adorer peut-il m'être vendu trop cher. Oui, prince , me répartit Méroé , il peut vous couter le regret de m'en voir la victime. L'amour de Minithie me fait craindre le plus cruel avenir; cet amour vous ordoane d'étouffer le votre , vous me devez cet eftort ; plus je fuis fenfible a votre infortune , plus vous devez redouter pour moi Minithie. Quoi! princefle, dis-je, d'un ton pénétré de douleur , vous m'ordonnez de cefler de vous adorer ? Ah ! c'eft m'ordonner de ceder de vivre! La mort feule Du moins, reprit Méroé j  H U I T I 1 H E V E I I I £ E. iaiflez-moi ignorer que vous êtes a plaindre. Ah ! prince , ajouta t-elie vivemenr , pourquoi ai je un roi pour père ? ou pourquoi n'êtes vous pas né fon fujet ? Méroé en finiflant ces mots , me quitta précipitamment En quel état , grands dieux , me laiffoir-elle! Cctentretien confondoic dans mon cceur le charme d'ètre aimé, Sc le défefpoir d'ètre forcé a paroïtre tranquille a tous les yeux; Dans 1'inftant que je fortais de l'appartement de Méroé , Minithie y entroit. Sa vue me fit frémir. La néceflité de fe déguifer a des regardi curieux, nous décele fouvent ; je craignois que Minithie n'eüt vu laltération que j'avois fur le vifage, & qu'elle ne lut fur celui de Méroé , le trouble que notre entrerien avoit porté dans fon ame. Prince , me dit Minithie , en me préfentant la main s rentrez avec moi chez Méroé. Maïtre de mon extérieur , autant qu'il me fut poffible de 1'être, j'obéis a Minithie Si mes yeux ne m'afiiiroient que voi s ètes Mélénide , me ditelle en s'atrêtant un moment , Sc en portant fur moi ün regard fixe, je croirois m'appuyer fur le bras vacillartt d'un viedlard Minithie, fans attendre que je répondilTe a un difcours qui m'avoit déconcerté , entra dans le cabinetoü Méroé étoit pafiee en me quittant. Cette princefle, feule avecAmeftris , donnoic un libre cours a fes larmes, S ij ■  j7(j Veillées de TmissalieJ Vous ignorez, madame, dit Métoé , avec une préfence d'efprit qui m'étonna, quelle eft la douleur d'une fille qui touche au moment de s'arracher des bras d'un père ; puiflïez-vous ne jamais la connoïtre, ou favoir mieux que moi la faire céder au devoir! Rafiiirez-vous, princefle, lui dit Minithie, Ifledon aura des charmes pour vous; mon frère vous y confolera de la perte d'un père ; llinus eft charmant, il eft fait pour plaire ; jugezen, madame , il eft le portrait de Mélénide fon oncle. Si je reflentois aujourd'hui la tendrefle que m'infpira llinus , reprit Méroé , je n'en ferois pas moins affligée de quitter mon père. La préfence du roi interrompit une converfation qui mettoit Méroé a la gêne, & qui, en me juftifiant fes allarmes, me faifoit connoïtre la néceffité de m'obferver fans cefle. Le lendemain j'allai chez Pharnabafe , qui devoit accompagner Méroé jufqu'aux frontières de Scythie ; Ameftris étoit avec lui , elle trouva le moment de me dire qu'elle avoit a m'entretenir de la part de Méroé. Je vais pafler, ajouta-t-elle, dans les jardins , venez m*y joindre. En m'abordant, elle me dit : Méroé a depuis hier la certitude delajaloufie de Minithie, elle en craint tout. Méroé , répliquai-je, doit être moins allarmée. Ne cherchez point, feigneur , reprit Amefttris, a vous faire une iUuilon qui pourroit avoir des fuites  huitième VeiLLÉe. i?7 trop facheufes.; Minithie a pénétré votre fecret. Méroé commence demain un voyage qui va vous mettre vis-a-vis d'elle , & tous deux vis-avis de Minithie : elle vous conjure de n'avoit pour elle que les attentions dues a la princefle des Perfes , qui ne va a Iiredon que pour y don«er fa foi a llinus. Mais défiez-vous aufli de trop de circonfpeótion, elle vous trahiroit encore plus que trop d'empreflement. Seigneur, ajouta Ameftris , obtenez de vous de n'avoir que du refpeét pour cette princefle , le devoir vous 1'ordonne ; eeltii de Méroé lui prefcrit de n'avoir pour vous .que cette eftime qu'exige un mérite tel que le votre ; fa raifon , fortifiée par mes avis, lobtiendra d'elle : imitez-la, feigneur. Que vous ai-je fair, cruelle Ameftris, dis-je douloureufement ? Quoi ! vous voulez contre moi vous joindre Je le dofs, reprit Ameftris. Om , je dois prêter contre vous des forces a Méroé ; je dois lui repréfenter que fon penchanr de. vient un crime pour la femme d'llinus. Ah ï prince , ajouta vivement Ameftris , pourquoi n'êtes-vous pas épris d'un objet qui, aufli tendre pour vous que 1'eft Méroé , pourroit faire votre bonheur ? .... Enfin, fouvenez-vous que Méroé ne veut voir aucune tracé de la paflion qu'elle vous a infpirée. Je quittai Ameftris, le cceur ferré de douleur. Siij  i73 Veiliées de Thessaiie, Lorfque je pris congé du roi, il me dit: vous »llez conduire ma fille chez les Scythes ; s'ds étoient tous comme vous, je 1'y verrpis aller avec joie ; mais que Méroé va ttouver de différence du féjour d'lfledon a celui de Perfépolis. Faites-lui connoïtre la néceflité de fe rendre propres les mcenrs & les ufages des lieux oü 1'on doit paffer fes jours. Guidez la fur la conduite qu'elle dok tenir avec fon roi, avec fon époqx, 8c avec une princelTe a qui elle doit des égards & de Tamitié. Enfin , mon cher Mélénide, fyvez fon ami & fon confeil, La douleur de Méroé , au moment oü elle fit 'fes adieux a fon père , étoit mexprimable; elle refta dans fes bras prefque fans fentiment. J'étois préfent a ce (péétacle touchant, 8c j'avois Minithie vis-a vis de moi : qu'il m'en coüta pour ne paroirre pas plus ému que toutes les perfönnes qui voyoient Méroé dans Tétat oü la jetoit fon départ ! Le rroifième jour de notre marche , je faifis un . »*' .' r.,.,u At-noftrie- moment que ryreipc ciuii. iuui, concevez vous , princefle , lui dis-je, combien je fuis ï plaindre? 11 m'eft aifé de le comprendre, me répondit Méroé. Par pitié , ajouta-t-elle, obtenons de nous ce que notre devoir en exige : ne penfons & ne déilrons que ce qu'il peut apprquver. Je fuis condamné, repris-je, a vivre dan?  HutTIEME V E I U É E. 279 «ne ëternelle contrainte , j'en fubirai Ia loi; aufli attentif que rendre , je m'obferverai toujours ; mais n'efpérez pas, princefle , que jamais je cefle de vous adorer; j'ofe , pour toute confolation, vous demander d'en être perfuadée , & de ne pas m'en faire un crime. Hélas ! reprit Méroé, que ne m'eft-il permis.... Mais éloignez- vous ; Minithie , dont je redoute fans fefle les regards & la pénétration , peut arriver dans ce moment. Nous arrivames enfin a la frontiêre : llinus y recut Méroé des mains de Pharnabafe. Que ce moment me fut douloureux ! J'examinai 1'impreffion que ce prince & cette princefle recevoient 1'un de 1'autre. Je vis que l'amour entroit avec rapidité dans le cceur d'llinus; & avec un mouvement jajoux que je me reprochai en vain , je crus voir que Méroé étoit farisfaite de la perfonne & des empreflemens d'llinus. Tandis que j'obfervois les deux époux , Minithie m'obfervoir. Ameftris , attentive a mes mouvemens , s'approcha de moi , & me tirant a 1'écart, me dit : Minithie dans ce moment, ainfi qu'Ameftris , lit dans nos yeux ce qui fe pafle au fond de votre ame , je fens quelle doit être fa douleur; &fon caraétêre vous aflure que vous üvrez la maL heureufe xVléroé a tout fon relTentiment. Ah ! disj«, d'un ton pénéué de douleur, cet inftant met S iv  2$o VeillÉes de ThessaiieJ le comble .i mon infortune. Bientót Méroé , farisfaite de fon forr, ne murmurera plus contre lui : elle aimera llinus ! Dès que Méroé fe vit a Iuedori, elle me fit 'dire par Ameftris, que contente de fon fort, elle étoit dans la réfolution d'ètre toujours fous les yeux de Minithie, afin que cette princefle jugeat par elle-même de 1'innocence de fa conduite. Ameftris ajouta que Méroé me conjuroit de ne jamais paroïtre chez elle qu'aux heures oü elle 'recevoir tout le monde. Moins j'avois de raifons a oppofer a celles que la prudence de Méroé lui fuggéroit pour fe comporter de la forte » plus j'étois affligé. Je m'abandonnai a toute ma douleurr devant Ameftris, pour qui mon amitié augmentoir, ainfi que ma confiance, a mefure que je connoiflbis mieux fon cara&ère Sc les qualités admirables de fon cceur. J'étois touché de Pintérêt qu'elle prenoit a mon fort. Souvent elle me difoit, avec un ton Sc un regard pleins de douceur : Guériflezvous , feigneur , d'une paflion qui ne pent avoir que des fuites funeftes. Pourquoi faut - il qu'un amour malheureux empoifonne vos jours ! Ah ! ma chère Ameftris, lui répondis-je , je ne vois que Méroé , & ne fuis fenfible qu'au plaifir de 1'adorer ; mais la loi cruelle qu'elle m'a impofée 3 mote jufqu'a la liberté de 1'inftruire , du  HUITIEME VEILtÉE. iSl moins par mes regards , de 1'excès de ma paffion. Minithie, fans doute fatisfaitede la conduite de Méroé , Sc fe flattant qu'elle póurroit triompher dans mon cceur d'une tendrefle que tout condamnoit, ne me jetoit plus de ces difcours qui m'avoient fi fouvent embarraffé. Je vis 1'aigreur faire place a des manières douces, j'en fus plus alarmé; je connus ce qu'elle comptoit obtenir du tems & d'une paifion qu'elle me laiffoit voir dans toutes les occafions. II y avoit trdis mois qu'Ilinus étoit poffeffeur de Méroé , lorfqu'Ameftris me dir : Méroé veut vous entretenir fans témoin , rendez-vous dans fon appartement dès qu'Ilinus & Minithie feront entrés chez Ie roi pour y rraiter des affaires de 1'état; ce tems favorable permettra a Méroé de vous parler en liberté. Cet ordre d'une princeffe , a qui je n'avois prefque ofé parler depuis 1'inftant oü elle étoit arrivée en Scythie, me troubla. Que me veut Méroé , m'écriai-je! quelles raifons preffantes lui font hafarder un entretien particulier avec moi y elle fi attentive a éviter jufqu'a mes regards ; elle, fi intimidée de l'amour jaloux de Minithie ? Toujours craintive , veut-elle me prefcrire des ordres encore plus févères ? Ah ! ma chère Ameftris , apprenez-moi ce que j'ai a redouter • Pour la première fois de fa vie, répartit Amef-  i8i Vei lie es de Thes salie, nis, Méroé a des fecrets pour moi; ainfi, j'ignore les raïfons qui la dérerminent a vous voir. Ameftris , m'a-t-elle dit ce matin , pardonne fi dans ce moment je ne te confie pas un projet que j'ai formé; tu en feras inftruite s'il peut avoir fon exécution. La prudence , 1'amitié, ma sureté , tout me la fuggéré. Ce difcours redoubla encore mon inquiétude ; il renfermoit un myftère pour moi impénétrable ; enfin , j'allai en tremblant chez Méroé. Prince , me dit-elle , fi la réfolution oü je vous ai vu de refufer la main de Minithie eft toujours la même, le moment eft arrivé oü vous & moi allons être les vidimes de votre refus. llinus m'a conflé que le roi, plein d'eftime"& de tendreiTe pour vous , va vous annoncer qu'il vous choifit pour fon gendre. Ah ! princelTe, m'écriai-je, que m'apprenez - vous ? Quel terrible coup ! Je ne puis le parer qu'en fuyant! C'en eft donc fait, madame, je perds la douceur de vous voir '. quoi! je vais vous dire un éternel adieu ? Songez - vous qu'en partant vous me lailTez en proie a. toute la fureut de Minithie méprifée ! me répliqua Méroé. Ah • prince, en refufant fa main , vous Tarmez contre moi.... Vous me faites trembler ! repris-je Mais non , princelTe , continuai je , vous ne devez point vous alarmer, ma fuite ne fera tomber la haine de Minithie que fur moi, vous ceflerer  d'en être 1'objet. Quel'e erreur ! s'écria Méroé ; c'eft ne vouloir pas voir le péril évident oü vous me laiflez en quittant Iftedon. Minithie , pnuflee par un defir de vengeance, ne refpectera plus rien, Que l'amour nous a voulu de mal, dit tendrement Méroé , quand il a rendu nos cceurs fenfibles ! Le deftin devoit au moins m'épargner le malheur de me donner une rivale dans la fceur d'llinus. Eh ! quelle rivale , grand dieux ! Mais, prince, a quoi vous déterminez-vous ! A mourir, m'écriai-je en tombant aux pieds de Méroé. Eh! c'eft un Scythe , me dit-elle , qui montre tant de foiblefte ! Ah ! madame, repartis-je, je mourrai plutót que d'accepter la main de Minithie.... II dépendroit de vous , reprit Méroé , de vous fouftraire a ce malheur, fans encourir I'indignadon de Sagillus. Parlez , princelTe , répliquai-je •vivement, que faut-il faire ? M'obcir, me répondit elle. Prévenez Ie roi. Dès aujourd'hui , demandez lui d'approuver que votre fort foitunï a celui d'Ameftris. Fille de Pharnabafe, elle n'eft pas indigne de vous , ajouta Méroé, voyant ma furprife. Cette demande, qui perfuadera qu'Ameftns eft 1'objet de votre tendrefte, peut feule en impofer a Minithie, peut feule dérourner les malheurs que je crains, & arrêter les delTeins de Sagillus,  584 Veillées de Thïssaiiï, Ameftris m'étoit infiniment chère; mais ma paffion pour Méroé me donnoit de la répugnance pour tout engagement. Quoi ! princefle , lui disje , vous exigez de moi que ..... Oui , me repartit elle. Je fais plus, je vous 1'ordonne. Vous devez en connoïtre la néceflité. Je ne la fentois que trop ! Minithie & l'amour même me la montroienr. Eh bien ! Mélénide , pourfuivit Méroé, confentez-vousa ce qui peut feul bannirmes craintes» & me rendre moins malheureufe ? Oui , princefle , repartis -je , je dois rout facrifier a votre tranquillité. J'unirai mon fort a celui d'Ameftris , je n'en ferai que plus a plaindre y je pouvois ouvrir mon cceur a cette tendre amie ; mais Ameftris , femme de Mélénide , le condamne a renfermer dans fon fein fa douleur & fes foupirs. Serai-je moins a plaindre que vous , me die Méroé , en laiflant échapper des larmes ? La confo-i larion que je trouvois dans les entretiens & dans la fenfibÜité d'Ameftris, ne me fera-1-elle pas aufli enlevée r Ah ! prince, il m'en eoüte autant a vous la donner pour femme , qu'il vous en coüte a la recevoir '. Mais, madame, dis je alors a Méroé , Ameftris , dont vous difpofez dans ce moment, confentira-t-elle a prendre un époux qu'elle ne s'eft pas choifi, & quelle fait prévenu pour uneautre?  H V I T I e m e Ve I z L é E. 2^5 Ai-je eu la liberté du choix ! s'écria Méroé..... Ameftris m'aime, elle vous eftime; ma sureté, Ia vbtre lui fuffiront pour aller d1'autel avec plaifir. De plus, aflez heureufe pour ne rien aimer, elle jouira fans remords du rang oü vous 1'éle- verez, & de route vorre gloire Que dis-jet mon malheur ne m'épargnera pas le tourment de vous voir tous deux.... Mais étouffons des mouvemens injuftes que condamne le devoir. Quels foupcons viens-je d'entrevoir ! m'écriai je. Non, jamais je ne ceflerai de vous adorer ; c'eft d vos pieds que je le jure. Levez- vous, prince, me dit Méroé ; ce tranfporr me reproche de vous avoir rrop fait connoïtre jufqu'oü va ma foiblefie. Sorrez , laiflez-moi en rough fans rémoin. Ameftris va fe rendre auprès de moi; voyez-ld dès que je lui aurai parlé , & fur le champ'allez chez Ie roi. En un mot, fauvez-moi Ia douleur, ou de vous voir i Minithie, ou de vous voir fuir pour jamais. Dans ce moment Ameftris entra; je voulus fortk , mais Méroé me dit : Demeurez. Pharnabafe , continua cette princefle , en s'adreflant a Ameftris , a compté que je vous ferois en Scyrhie un brillant établiflement; je vais répondre a" fes efpérances. Je vous donne pour époux • Arrêtez , princefle , dit Ameftris , & permetrez flue je vous demande pour unique preuve de  i8£ Veillées de Tmïss Axïii votre bonté, de me laifler libre de tout engagement. Mon ambtdon eft fatisfaite de 1'éctat que répand fur moi 1'amitié dont vous m'honorez. D'oü peut venir ce refus ? reprit Méroé.... vous ne répondez rien Ah ! feriez-vous aflez in- fortunée pour que ce fut un amour malheureux qui causat votre réfiftance ? Aurois-je a vous reprocher de m'avoir laiffé ignorer que votre cceur fut fenfible, tandis que je vous laiflbis lire dans le mien ? .... Vous rongiflez Je le vois * vous aimez. Eh bien , reftez libre , j'y eotffens • je ferois trop cruelle de vous donner un époux, fi l'amour avoit difpofé de votre cceur. Parlez. Je fais me taire , repartit Ameftris; mais forcée de parler , je ne fais point déguifer. Oui i princefle , la plus forte panton me défend de faire le don de ma main. Vous êtes pOur moi un exemple qui m'inftruit du malheur d'en aimer un autre qu'un époux; & celui que vous me def- , tiniez ne peut être 1'objet a qui feul je voudtois être. Je vous fupplie même, de me laifler ignorer le choix que vous aviez fait pour moi. C'étok Mélénide, reprit Méroé ; cette union pouvoit feule parer les coups fous lefquels fans doure je fuccomberai, foit que ce prince fuye , ou qu'il accepte de devenir le gendre du roi. Sagillus va . lui offrir Minithie ; comment échapper au ref-  HüitiIme VeiliÉe. 2^7 fbntiment qu'excitera un refus chez cette princelTe d qui j'en ferai refponfable ? Ameftris , fans répondre a Méroé, vinr a moi & me dit: feigneur, voila ma main; je fouhaire qu'elle détourne les malheurs dont l'amour de Minithie vous menace tous deux. PuiiTe toute fa. fureur , en me prenant pour la véritable caufe de votre indifférence , ne tomber que fur moi ? & tous mes vceux feront comblés , fi je fais , après Méroé , ce que vous aurez de plus chef! Ciel! quelle eft ma furprife , s'écria Méroé Ameftris aimoit Mélénide C'étoit a lui, & non d moi, a qui elle a facrifié un père & fa patrie! PrincelTe , dit alors Ameftris, ce feroit être trop injufte fi vous doutiez de mon attachemerit pour vous, je ferai toujours Ameftris pour Méroé, fes intéréts me feront toujours chers , je partagerai toujours fes peines, & je refufe dès ce moment, 1'avantage d'ètre ace prince , s'il doic vous coüter des regrets, & s'il doit m'enlever votre amitié & votre confiance. Mais vous pleurez , princelTe , ajoura Ameftris , en fe jetant d fes genoux , & en les embraffant ave'c tendreiTe. N'eft-ce pas votre amie que vous donnez pour compagne d Mélénide? Sans efpoir de podéder jamais fon cceur , je ne murmurerai point de vous voir jouir du bien fuprême d'en être adorée;  i88 Veiilées de THESSAtlEj je vous envierai ce bonheur, fans vous en être moins attachée. Vous Sc ce prince ferez les feuls objets de mes craintes , de ma tendrefle , de mes attentions Sc de mes vceux. Ciel! quelle eft la rigueur de mon fort! dit douloureufement Méroé. Mais, prince , reprit-elle , après un moment de filence , allez chez le roi , prévenez 1'offre qu'il veut vous faire , épargnez a Minithie la mortification d'un refus. Ce feroir ajouter encore au dépit violent qu'elle reflentira en vous voyant uni avec Ameftris Vous êtes trop heureux'. s'écria t elle ; vous trouvez dans cette eftimable fille , de la vertu , de la raifon , du mérite & de l'amour. J'étois déchiré de 1'état violent oü je voyois Méroé ; il me faifoit connoïtre jufqu'oü alloit fa tendrefle , j'en étois pénétré ; Sc en même tems j'étois attendri de celle que la circonftance préfente me découvroit pour moi dans le cceur d'Ameftris. Plein d'eftime 8c d'amitié pout cette amie , en proie comme elle aux tourmens d'une paflion malheureufe, pouvois-je ne pas la plaindre ? Je me reprochois de 1'avoir trop fouvent livrée a la peine cruelle de m'entendte jurer que jufqu'au tombeau j'adorerois Méroé ; je me rappelois combien de fois j'avois mis fon cceur a la gêne. Confidente de 1'un & de 1'autre , je me la repréfentois dévorant fa douleur Sc fes foupirs, en  H xrï ti I m e Vntih. is9 en m'écoutant & en eduyant les larmes d'une tivale aimée. Enfin fa prudence , la maguanimné de fon ame , fa conduite avec Méroé • fa retentie avec moi , tour m'inftruifoit combiert elle éroic eftimable, & the la momroir feule digne d'adoucir la rigueur de mon fort. Ce fur, agité de tous ces motivémens, que j'aüai chez le roi, Mélénide , me dit-il en mé voyant, l'amour vous avoit fait mon beau frère, 1'amitié va vous faire mon geudre; je vous donne £ Minithie. Ah ! feigneur , m'écriai je , quel eft mon malheur! vous m'orftez Minithie, quand j'adore Ameftris! Je venois vous demander votre aveu pour tutte mon fort au fien ; elle a ma foi , fouffrez que je tienne un engagement auquel eft attaché mon bonheur. La paffion qu'elle a pour moi , lui a fait quitter Perfépolis pour fuivré Méroé a Ifledon. C'eft a moi a qui elle a facrifié un père & fa patrie • ma main feule peut lui payer un tel facrifice. Je vous aime , Mélénide , répartit Sagillus , & je le dois. Je voulois donner un nouvel éclat a la gloite qui vous * couronné en combattant pour moi ; l'amour s'y oppofe, votre choix vous juftifie , j@ p^ prouve.. Je me jetai alors aux pieds du Roi. Minithie ehtra dans ce moment. Vous voyez Mélénide , Ui dit-il, dans le tranfporc d'un amant au comblê lome XXFIL J  2.9c- Ve.ii.lees de T mess al te, de fes vceux, il aime Ameftris , il en eft aimé, ils vont Être unis. La paleur & le filence de Minithie m'inftruiiitent de fa furprife. Le rol ayant pafte dans fon cabinet, oü un de fes mU niftres 1'attendoit, Minithie me dit: vous me voyez étonnée, j'ai lieu de l'ètre Eft-ce de 1'aveu de Méroé que vous époufez Ameftris ? Cette princefle , répliquai-je , n'a jamais ignoté le fecret de nos cceurs. Et tous deux vous favez. le fien , répondit-elle. Je ne croyois ni aflez de prévoyance i Méroé , ni aflez de pouvoir fur elle même , pour former & pour exécuter un projet fi politique ; & ce que 1'amitié obtient d'Ameftris , me donne une grande idée^ d'elle. Quel bonheur d'avoir une amie aufli zélée &, aufli complaifante i Je 1'admire autant que je la plains. Minithie voyant Tembarras que me caufoit ce difcours , ajouta : ce n'eft pas d'aujburd'hui que ma pénétration vous gêne ; c'eft elle qui vous conduit a 1'autel j mais vous êtes-vous flattés den impofer a Minirhie , & de la braver impunément ? Non , ingrat, & je me livre au jufte reflentiment que méritent tes outrages. Que Méroé en craigne les effets! Pour re punir plus tfirPment. ce fera ede fur qui rombera ma ven¬ geance. Eh 1 madame, lui dis-je , quelle eft votre erreur! Quoi! yous croyez que j'aime Méroé j  & u i t i e m e VEluh: 295t jnand c'eft Ameftris que j'adore? Quelle doit etre ma douleur, en ne voyant point de moyens pourdétrui.e ées foupcons fi offenfans pour une princefle a qui la v rtu n'a tien a reprocher 1 A quelle néceflité me réduifez- vous ï II faut donc que je vous prorefte que mon cceur eft & fera toujours d Ameftris, & que tous deux d intelligence, elle ne s'eft arrachée que pour moi, des bras d'un père. Je connois tout le püx du'bien que je perds ; je le regrette,> gémis de voir que l'amour ne s eft hflré de me blefler que pour mieux m'enlever un bonheur auquel je n'aurois jamais ofé afpker. Que ma tendreiTe pour Ameftris me coutera cher! Elle m'attire votre haine. généreufe princefle, ajoutai-je , en mettant devant elle un genou d terre, ceflez de me faire un crime d'une paflion que je ne puis vaincre Quoi' dit Minithie, c'eft Mélénide que je vois d mes .genoux , & ce n'eft que pour m'y jurer qu'il me mépnfe ! Ah! Méroé , tu remportes trop d'avantages fur moi, mais tremble. Et toi perfide, redoute aufli ma haine. Je le vois, repris-je, il faut, madame , vous déhvrer de la pféfence d'un objet qui vous deVient odieux. Tanos , cette fortetefie que mon père a conquife fur les Sarmathes , & qUe Sagillus lui a laiflée en propriété , fera ma retraite avec Ameftris; ordoonez : voulez-vous ?.... j9 Tij  ic,t Veihées DE f HE*S Atïïi ne veux rien , répondit Minithie , en laiflanf couler des larmes quelle voulut en vain fetemr J laiflez-moi, forrez; j'aurois trop a fougit fi 1'on me furprenoir dans le trouble oü je fuis. Que d'agitations! que de divers mouvemens j'éprouvois en un jour! Je 1'avouerai, Minithie venoit d'iiitimider mon ame \ je tremblois pour Méroé. Je connoiflois Minithie aWolue, cruelle, vindicative \ Sc fa paffion , dont elle venoit de me montrer toute la force , me faifoit tout redouter de fa fureur. Ce fut i Ameftris a qui je confiai mes craintes; je lui reiidis 1'entretien que j'avois eu chez le toi avec Minithie. Méroé, lui dis-je, fera la victime de l'amour jaloux de cette princefle , elle ofera tout. Je ne vois, feigneur, me dit Ameftris , qu'un moyen pour fouftraire Méroé a tout ce que vous craignez pour elle, Sc ce moyen eft certain , fi vous & elle voulez y donner votre aveu; Sc c'eft a moi feule a exécuter ce que votre intérêt, celui dè Méroé Sc 1'amout m'infpirent. Parlez , ma chère Ameftris ,. répliquai-je ; 1'eftime que j'ai pour vous, la reconnoiflance que je dois a vos fentimens, Sc le défir ardent que j'ai de parvenie a ne rien laifler a fouharter a votre cceur, vous dorinènt fur moi un pouvoir abfohv. Ameftris, avec un ton Sc un regard qui exprimoient fa tendrefle , me répondit: feigneur, votre eftime ,  HüITIEME VeiLLÊE. 2pj votre amitié & votre confiance me fuffironr pour me rrouver heureufe ; c'en eft aflez pour Ameftris. Ne voyez même en elle que cette Ameftris fenfible a vos peines , & toujours difpofée a ne trouver rien d'impoflible pour les adoucir : enfin ne me croyez pour vous que cette amitié qui a fu me gagner la votre. Le projet de Méroé ne peut avoir fon exécution ; la prudence 1'avoit fuggéré a cette princefle , la pénétration de Minithie défend de le confommer. Tour doir céder a la sureté de Méroé : fa paflion pour vous ne la rend déji que trop malheureufe. Votre tendrefle pour elle, fon repos & le foin de fa gloire vous prefcrivent d'époufer Minithie. Ecoutez-moi,continua Ameftris , voyant que j'allois me récrier contre fa propofition. Puifque notre union ne détruiroit pas les foupcons de Minithie , & qu'elle en a percé le myftère, jugez, prince , combien elle doit être irritée contre Méroé. Elle voir que l'amour & la haine vous arrachenr a fes défirs ; & l'amour & la haine réunis dans fon cceur , vous porteront, éc a Mé' roé, les plus terribles coups ; laiffez-mpi les prévenir; Minithie ne pourra plus douter que l'amour feul m'a conduite a Ifledon ; elle me croira véritablement 1'objet de votre tendreffe. Je vais lui dire qu'inftruite des difpofitions de Sagillus, ma paflion exige que je facrifie une étrangère qui Tiij  2?4 Veillées 'de Thess aiisJ n'avoir que fon cceur a vous donner, a la fille de votre roi. Pour mieux tromper Minithie & effacer en elle fufqu'a la tracé de fes foup9ons, ce fera, prince , a Perfépolis que je ferai tant que je vivrai , des vceux pour vous : laiffez - mol fuir. Je vous admire, Ameftris , lui dis je, que na méritez-vous pas ! Vous me prefTez en vain; je ne ferai jamais qua vous ; votre verru affure mon bonheur. Mais il eft un moyen encore plus sur que le votre pour en impofer a Minithie. Dès que nous ferons unis, partons, allons a Tanos, je vous dois ce facrifice -y &i mon départ étant volontaire, perfuadera a Minithie que vous feule poffédez mon cceur. En le croyant, je fens qu'elle ne fe trompera pas long-tems! Que je re plains % Méroé' , dit douloureufement Ameftris \ tu me donnés a un prince que tu adores, & tu vas perdre la douceur de le voir! Ah! feigneur, pourrezvous vous arracher d'Inedon ? L'aflurance que Méroé ne fera plus 1'objet de la haine de Minithie , m'en donnera la force, réplïquai-je ; mais cachez ce deflein a Méroé, & inftruifez-la de tout ce qui s'eft pafte chez le roi; il faut qu'elle en foit informée , pour écouter , fans en paroitre déconcertée , les difcours que pourra lui tenir Minithie. Pour montrer remprefTement d'un homme  HwitiIme Veillée. 29ƒ très-paflïonné , de 1'aveu de Méroé , je fis agréer 3- Sagillus que j'allafle a Perfépolis pour demander Ameftris au roi des Perfes & a Pharnabafe. Je partis : ce fut au palais de Pharnabafe oü je mis pied a terre. Voulez-vous , lui dis-je , en 1'embraffant, recevoir chez vous Mélénide qui vient voms prier de 1'acceprer pour gendre ? Mon attente eft remplie ! s'écria Pharnabafe avec tranfporr; ma complaifancepour Méroé recoit le prix que j'en efpérois. Allons, prince, allons apprendre au roi la raifon qui vous amène a fa cour: qu'ilen fera content! La joie du roi des Perfes égala fa furprife en me voyant & en apprenant le fujet de mon voyage. Si l'amour & la gloire concourent enfemble au bonheur d'Ameftris , dit ce prince , fon caraélère & fa vertu aflurent le vbtre. Mais! mon cher Mélénide, parlez-moi de Méroé. Comment eft-elle a Iffedon ? Eft-elle 1'objet de tous 'les vceux d'un époux! Sagillus la voit-il avec des yeux de père ? A t-elle fu gagner 1'amitié de Minithie ? Les Scythes voyent-ils avec plaifir en elle une princefle qui doit être un jour leur reine 'r Lui donnez-vous les confeils d'un ami? Les fuit-elle? Enfin , eft-elle contente de fon fort ? Vous connoiflez ma tendrefle pour ma fille , ne me déguifez rien ; j'exige de votre amitié de la fincérité. II eft aifé de penfer que toutes mes Tiv  ÏC)S VEÏtlÉES DE ThESSALIÏ, réponfes furent fatisfaifantes pour le père de Méroé. Je reftai peu de jours a Perfépolis. Pharnabafe youlant que je recuiTe fa fille de fes propres mams, vint avec moi a Ifledoii. H y futaccueilli de Sagillus , avec toutes les marqués de diftinction qu'il prut devoit a un grand feigneur , a un fameux capitaine & a un homme de qui un prince de foq. fang époufoit la 'fille. Enfin , le roi conduifit Ameftris au pied de 1'autel , ou je recus fa fou Le jour de cette cérémonie, Méroé trouva le moment de me dire en préfence d'Ameftris : les armes que me donne votre union , font trop fortes pour n'être pis bientót vidtjrieufes. Je ne dois plus que de 1'eftime a l'époux d'une princefle qui m'eft trop chère, pour lui laifler auciine inquiétude ; Sc fon époux ne doit plus ayoir pour moi que du refpedt» llinus Sc Ameftris méritent tous deux notre tendrefle. Epargnons - nous les xeproches que nous feroir celle qu'ils reflentent pour nops. Un doublé devoir nous montre aujourd'hui lanéceflïté de lui obéir. Méroé, fans arendre que je répondiffe a ce difcours, me laufa avec Ameftris.' Je m'appercus, avec un fecrer plaifir, qtie Phat;* nabafe receyoit a Ifledon une imprefiion contraire a cefle que j'avois recue a Perfépolis , lorfque j'y fus pour ia première fois. Je le voyois aimirer  HuitiIme Veiilée. 197 la fimpliciré des Scythes & 1'auftérité de leurs mceurs. Je ne fuis plus étonné , me dit il un jour, cjue les Scythes foient des ennemis fi redourables 1 au fein de la paix , ardens au travail , ils lui doivent leur force & leur courage; ils dédaignent les plaifirs , 1'oifiveté leur paruir un vice : quels hommes , mon cher Mé'enide ! Je les eftimois , rf mais qu'ils gagnent a être vus de prés ! Pharna^ j bafe , plein de reconnoilfance des témoignages } d'eftime qu'il avoit recus de Sagillus , charmé 1 d'avoir vu la fille de fon roi, & au comble de | fes vceux d'avoir été témoin de lelévation d'Amef» ij tris , partit peu de jours après notre union, L'idée que je me faifois de ce qu'il avoit du en I coüter a Méroé , pour me donner a une amie qui, i| inftruite de fon fecret, la condamnoit au filence; I ma pafiion que je n'ofois plus m'avouer ; la tenI drelfe d'Ameftris que je me reprochois de ne pas I parrager ; tout jetoir dans mon ame une conj fufion qui m'empêchoit de me connoïtre moir même. Méroé , dont la fituation étoit abfolument pa: reille a la mienne, avoit de plus les alarmes que lui caufoit A-linithie ; elle eroyoit la voir mefurer j fa vengeance a fon amour ; elle lui paroiflbit I d'autant plus d redouter, qu'elle arfecloit d'ètre rranquille. Je fouhaite, dit Minithie a Ameffris ? un moment avant que je recufle fa foi ,  2.9S Veillées de Thessalie," que Ia vanité vous paye le facrifice que vous falteS a 1'arni'tié. Et quelques heures après , elle me dit: ce jour me prouve encore mieux la haine que Méroé a pour moi, que fon amour pour vous ; mais je fuis généreufe , je lui pardonne , ajoutat-elle avec un fouris dédaigneux & forcé. Ces difcours jetés me firent connoïtre combien Minithie étoit éloignée de penfer qu'Ameftris fut véritablement 1'objet de ma tendrefle. Je me flattois cependant de lui en impofer , en demandant au roi la permiflion de me rerirer a Tanos. Méroé qui n'en voyoit que trop la néceflité , défiroit ardemment de me voir quitter Ifledon. J'étois pret a déclarer mon deflein a Sagillus i lorfqu'il tomba malade ; ma douleur fur inexprimable en voyanr que les accidens de fa maladiene permettoient prefque pas d'efpérance, Ce prince qui avoit confervé tout Ie courage de fa jeunelïe dans un age décrépir, vit arriver avec fermeté le moment oü il cefla de vivre. L'affliction que caufa fa perte a tous les Scythes , fut égale a 1'attachement qu'ils avoient pour un roi " qui les avoit toujours gouvernés en père. Méroé faifoit une trop grande perte en perdant Sagillus > pour que je pufle être fenfible au plaifir de la voir monter au trbne. Je tremblai d'abord que Min-i- •thie ne fe fervit du pouvoir abfolu qu'elle avoit  H V I T I E U E V E I L LE F. Kjj fur 1'efprit d'llinus pour rendre cerre princefle ïmlheureufe. Mes craintes réveillèrent le defir que j'avois de fouftraire a Minithie la préfence d'un objet qui nourriflbit toujours fa haine contre Méroé. L'amitié qu'Ilinus avoit pour moi, Ie fit d'abord réfifter a mon deflein; mais il fe rendit aux raifons que je lui donnai. Je lui dis que la paix donr Jouifloir la Scyrhie , me permettoit un féjour a Tanos, dont je voulois faire réparer les fortifications , les Sarmathes voyanr a regrer les Scyrhes maitres d'une place qui leur ouvroit un paflage pour entrer en Sarmathie. En fortant de chez llinus , j'allai chez Méreé. Je lui appris devanr Ameftris que le roi me permettoit d'aller a Tanos. Vous ne fauriez partir trop promptement, me dit Méroé, votre départ ne laiflera aucun doute a Minithie , que c'eft Ameftris qui lui a fermé le chemin de votre cceur. J'efpère qu'il réfultera plus d'un avantage de votre féjour a Tanos; je fouhaite que vous y foyez heureux. Ameftris , ma chère Ameftris , ajouta la reine en lui tendant la main, y fera des vceux pour moi, & je les feconderai fi bien, que je me flatte que le ciel les exaucera. Allez, prince, allez prendre congé de Minithie; je recois dans ce moment vos adieux, ne me voyez plus. J'étois fi pénétré du difcours de la reine , fi furpris de fa ferhieté, & fi afflfgé des raifons qui me forcoient a  joo ViillÉes de Thessalie, m'éloigner d'Iiïedon, que je fortis fans avoir pa proférer une parole. Je dis a Minithie , en Pabordant; je viens , madame , recevoir vos ordres , je pars pour Tanos , le roi m'a permis de m'y tetirer. Je vis 1'émotion que ma préfence & mon difcours caufoient a Minithie ; elle palit en m'écoutant, & avec une voix mal alTurée, elle me dit: vous trouvez enfin le moyen de me convaincre que la poffefiion d'Ameftris, en vous tenant lieu de tout, ae vous laiffè rien a. délïrer ; mais comptcz vous refter long-tems a Tanos ? Autant que la paix durera , répliquai-je. Inutile a Iffedon, je ne reverrai le roi que pour marcher fous fes ordres a la tête de fes armées. En achevant ces mots , je m'inclinai pour prendre congé de Minithie. Alors peu maitrefle d'elle-même , elle me lanca un regard plein d'indignation , Sc me quitta. Le difcours de Minithie m'en avoit impofé , mais le mouvement de fureur qui lui échappa , ne me permit pas de douter que fon reffentiment contre la reine ne fut toujours extréme ; cependant, j'efpérai que le tems Sc mon abfence rendroient Minithie a elle -même, & que Méroé auroit moins a la redouter. Enfin , je partis , Sc Ameftris eut la confolation de s'appercevoir qu'il m'en coutoit moins qu'elle n'avoit penfé pour aa eloigner dlffedon. En effet, 1'admiration que  HüITIEME VeILLÉE. 3ÖI ftie caufoic a tous les inftans les procédés de cettè princefle , m'attachoit a elle , & prenoit tous les jours quelqu'avantage fur ma tendrefle pour Méroe. Ameftris, fans paroirre m'écudier , en jugeoit en me voyant plus de liberté d'efprit, 5c une égalité d'humeur qui lui prouvoit que mon ame commencoit a être moins agitée. Le ciel qui vouloit récompenfer la vertu d'Ameftris ne lui laifla pas long-tems défirer un fils ; il accörda cette faveur a fes vceux , avant 1'année finie de notre mariage. Ce fils, a qui je donnai le nom de Scolopitus que mon père avoit fi illuftre, en me rendant Amefrris encore plus chère, me rendit le féjour dè Tanos agréable. C'étoit avec plaifir que je me délaflois entre Ameftris & mon fils, des foins que je donnois aux travaux que je faifois fake a cetre forterefle. Je favois , par les nouveltes que je recevois fouvent d'Ifledon, que Minithie s'aftranchiflant des devoirs dus a la reine , ne la voyoir que dans lés jours de cérémonie, & avec unefroideur fenfible aux yeux de tout le monde; que devenue cha gtine , Minithie renfermée dans fon appartement, n'en fortoit que pour travailler aux affaires de I'érat. Ces détails qui m'affligeoient, me faifoient tout craindre pour Méroé. Méroé, difoisje a Ameftris , eft toujours 1'objet de la haine de Minithie, elle en fera un jour la victime. J'avois  '5©z Veilues de Thessalié; la confolation de voir Ameftris fenfible a mei craintes, les partager, les approuver,& plaindre Méroé. Son amitié pour cette princelTe ne fe dé-'mentoit jamais, fans qu'il parut lux en coüter lé moindre effort; elle me parloit fouvent de Méroé, elle louoit fon mérite , fa beauté & fa vertu» Quelquefois elle me difoir, la forrune a voulu trop de bien a Méroé , & l'amour trop de mal! pourquoi n'ont ils pas été d'accord'. Enfin, Ameftris étoit pour moi un objet d'admiration. 11 y avoit prés de deux ans que j'étois a Tanos lorfque j'appris que la reine éroir attaquée d'une maladie dont les accidens aufli facheux que finguliers , faifoient craindre pour fes jours; que devins-je a cette nouvelle ! Le moment fatal eft donc arrivé, m'écriai-je , oü Méroé va payer de fes jours l'amour que j'avois infpiré a Minithie ï Ah! pourquoi ai-je rendu Méroé fenfible ? Malheurenfe princefle ! qu'il t'en coütera cher! La douleur d'Ameftris fut égale a la mienne , en apprenant que la reine, viclime de la fureur de fa rivale , éroit prête a perdre la vie. La nature qui avoit donné a Méroé un bon tempérament , la fit combattre plus de rrois ans contre la mort ; mais enfin elle y fuccomba. Perfuadé que rien ne pouvoit la fauver, je devois être préparé a ce malheur ; cependant mon courage pik fous ce terrible coup. La  Huitième VEiuh: J05 Couleur d'Ameftris étoit ma feule confolation: Klus attentive & plus tendre que jamais, elle nemployoit que fes larmes pour adoucir ma peine. Depuis long- tems, lui dis-je un jour , vous avez triomphé de Ia tendreiTe que j avo's Pour Méroé, Ja vótre & votre vertu ne m'ont Jaifte pour elle que de 1'attachement & du refPf£fc i vous m'êtes chère , Ameftris , je vous aime autant que vous le méritez • puis - je dire plus . ainfi je ne me fais point d'effort pour rentermer ma douleur devant vous ; elle eft aufli innocente que jufte , ma chère Ameftris ; je dois Pieurer une grande reine a qui je coüte une vie qui lans moi eür été heureufe. Je paflbis a Tanos des jours heureux entre Ameftris & mon fils qui me devenoit cher a mefure que je le voyois croïtre fous mes yeux il etoit également 1'objet de tout mon plaifir & de mes efpérances. Enfin', Scolopitus & fa mère me tenoient lieu de tout. .. Tandis que je n'étois occupé que de 1'éducation de mon fils , l'amour fit fouvenir llinus que Meroe ne lm avoit point laiflé de fuccefieur. Ce prince avoit pour premier miniftre Cinianus , Scythe de Ia plus grande naiflance, du mérite le plus diftingué , & i qui Sagillus , qui fe connoidoit bien en hommes, avoit donné toute fa confiance j Minithie, née jaloufe & altière, avoit  je>4 Veiliêbs de TaESSAtiE, renté i plufieurs reprifes d'élbigner des affairdS CinimUs qui dans les confeils ofoit s'oppofer aux avis violeus de cette princefle. Le chagnrs humiliant d être fouvent traverfée dans fes projets , par des raifons fi juftes , qu'elles étoient toujours viétorieufes, lui avoir rendu Cinianus un objet d'aufarit plus défagréable , que tout fon pouvoir avoit échoué contre tant de mérite , & que Cinianus partageoit avec elle le crédit qu'elle avoit fur 1'efprit du roi fon frère. Cinianus refpeófcé des grands & chéri du peuple , mourue ttois ans après Méroé, llinus, touché vivement de fa perte , & voulant témoigner I fa Veuvö combien il étoit fenfible 4 fa douleur » & Nf* furer de fon amitié & de fa proteérion , lui rendit une vifite j il vit Elife , fille de Cinianus , alors agée de dix-fept ans: elle lui infpira d'abord la plus forte paflion. Minithie, fans cefle dévotée de 1'ardent défir de régner , avoit toujours gémi de la naiflance d'un frère qui 1'avoit écartée du trbne. Un difcouts qu'elle m'avoit tenu peu de jours après la mort de mon père , m'avoit fait connoïtre toute fon ambition & fes regrets. Pourquoi faut-il , Mélénide , me dit - elle , que votre fceur ait donné un fils i Sagillus ? fans ce fils j'aurois été reine , & j'aurois choifi un roi, déja reconnu par les Scythes pour un héros.... Mais llinus laille Minithie  HüITlÈME VlILth; $0$ Minithie au pied du tróne , & vous condamne a refter fon fujet. llinus , fans enfans , & d'une fanté délicate permettoit a Minithie 1'efpérance de parvenir un jour a la couronne ; le deftèin que ce nrince forma d'époufer Elife , la fit tremblcr. Elife , avec un cara&ère ferme & de 1'ambition , avoit beaucoup plus d'efprit que de beauté ; Minithie 1'en craignoit davantage. La volonté déterminée d'llinus de placer Elife fur le trbne, détermina Minithie a commettre un nouveau crime. llinus mourut. Minithie redoutée des uns, aimée des autres , fe fir fur le champ proclamer reine dans Iffedon. La première marqué qu'elle donna de fon autorité, fut une injuftice, elle exila Elife, fa mère & fes frères au fond de la Scythie ; ainfi cette infortunée familie fut la première victime du parricide que Minithie avoit commis. Minithie trop habile pourne s'ètre pas fait des créatures , apprit par elles que tous les Scythes me défiroient pour roi, que les plus diftingués de la nation avoient indiqué une alfemblée oii 1'on délibéreroit fur la manière de m'en^ager a quitter Tanos pour venir recevoir la couronne. Ils ajoutèrent que la députation qu'ils alloient me faire , feroit fans doute aflez nombreufe pour foutenir mon éle&ion par la force. Ce projer, preuve de 1'eftime que les Scythes avoient pour TomcXXHI. V.  $a6 VeielÉes de Thessaiie moi, memontra redoutable a Minithie, & redou-» bla encore lajhaïne qui, dans fon cceur, avoit pris Ia place de l'amour. Auffi artificieufe que prompte a prévenir tout ce qui pouvoit la traverfer y elle fitaffembler dans laplained'lfledonlaplus grande partie des Scythes. Elley partita chevai. Scythes, leur dit-elle d'un ton plein de bonté , héritière de eet empire , je veux Ie tenir de vous. Fille de Sagillus , nourrie dans fes principes , animée dvt défir de fuivre fes traces, me croyez-vous indigne de vous gouverner felcn vos ufages? de marcher a Ia tête des armées ? de vous y donner des exem-* pies de valeur? Vous m'avez déji vue affronter les hafards; quelques années de plus m'ont donné Ja prudence & les confeils des plus fages d'entre vous qui feront mes guides , me rendront digne de vous cornmander. Si cependanr vous croyez vous abaifier en obéiflant a une femme ,. nommez-vous un maïtre; ma tendrefle pour vous me fera, fans murmurer , pofer moi-même ma couronne fur fa tête. Ce difcours de Minithie produifit 1'erTet qu'elle en attendoit ; elle fut reconnue reine par une acclamation générale ; ce fut avec ces exclamations réitérées quelle rentra dans Iffedon. Je fus d'abord informé de rout cequeje viens d'écrire ; ma reconnoiflance pour les Scythes fiit extréme, Sc j'appris fans regret avec quelle adrefl%  H U I T I E M E V E I L L É E. 3 07 Minithie les avoit ramenés en fa faveur. Le tróne avoit des charmes pour moi, mais il appartenoit de droit i la fille de Sagillus , 8c mon ambition étoit farisfairè de 1'idée que mon fils pourroit un jour régner ; j'avois lieu de 1'efpérer. Minithie < alors agée de trente-cinq ans, étoit trop altière, & trop jaloufe du pouvoir abfolu, pour rifquet de le perdre ert fe donnant un mai'tré. Je ne doutai point qu'elle ne voulut me pünif de la frayeur que les Scythes lui avoient faite en confpirant contr'elle en ma faveur, Ameftris fut d'abord frappée de cette crainte qui n'a été que trop juftifiée. II n'y avoir pas encore un mois que Minithie étoit reine des Scythes, lotfque je recus d'elie la lertte que vcici : A cóté du tróne, je croyois connoïtre le poids du diadéme, je me trompois ; la prudence me fug« gère de prendre un bras capable de m'aider a lefoutenir, & mon ejlime pour vous me fait choifir le vótre. Je ne fuis plus Minithie , je fuis la reine des Scythes , qui veut accorderfa confiance a Mélénide , & fon amitié a Ameftris. Que cette princeffe avec fon fils fuive vos. pas , tandis qu'en diligence vous vous rendrei « ffiden ; ;e ne puis trop tót conféreravec vous fur te deffein que j'aiforme de joindre la Baclriane d la Scythie. Je veux, d la tête Vij  •30S Veillées de Thess aiieJ de mes arme'es ( qui marcheront fous vos ordres ) faire voir aux Scythes par cette conquête , que je fuis digne de régner fur eux. Quoique je fotipconnaffe avec raifon que Minithie ne vouloir m'attirer a Iffedon que pour être en état de me perdre, je ne balancai point fur le parti que je devois prendre. J ecrivis a Minithie que prompt a lui obéir, je ferois toujours pret facriiïer mon fang pour fes intéréts & pour fa gloire , qu'elle pouvoit s'affurer que j'arriverois a Itfedon peu d'heures après fon courier. A peine avois - je fini ces derniers mots , qu Ameftris , informée que je venois de recevoir un expiès de la part de la reine , entra dans mon cabinet, fuivie de fon fils. Elle frémit en écoutant la réponfe que je faifois a Minithie. Ah ! prince, s'écria-1-elle éperdue , qu'allez - vous faire? Vous allez courir a la mort; vous connoiftez Minithie implacable, cruelle, artificieufe; c'eft un piége qu'elle vous tend. Les Scythes vous ont voulu pour roi, vous 1'avez fait trembler , votre perte peut feule la raffurer ; elle n'ofe vous attaquer a force ouverte , elle ne veut vous titer de Tanos que pour vous mettre fans défenfe. Malheureux Scolopitus, ajouta t-elle , en prenant fon fils dans fes. bras, tu vas perdre  Huitième Veillée. 3Op ton père, & bientót tu n'auras plus de mère ! Alors Ameftris fe jetant a mes pieds , me dit: par pirié pour un fils qui vous eft cher , refpedez; vos jours pour conferver les fiens! jamais enfant a-t-il eu plus de befoin d'un père ? Quel fpectacle ! Théminisès ; Ameftris & mon fils fondant en larmes a mes genoux : que j'étois attendri! Ma chère Ameftris , lui dis-je en j'embraflanr, répondez a 1'eftime que j'ai pour vous. Cédez fans foiblefie a la néceflité ; Minithie eft ma reine , elle ordonne , je dois obéir , mais foyez moins alarmée. L'ambition & la politique qui ont toujours été fes guides, étouffent aujourd'hui dans fon cceur une haine dont elle craindroit de devenir elle-même la victime. Ce qui doit encore vous rafturer , c'eft que Minithie , concetant de grands defTeins , croit que je puis feul les favorifer. Je remis ma lettre au courier, & je me préparai a le fuivre. Enfin je partis de Tanos , ou plutót je m'arrachai des bras d'Ameftris , a qui je montrai u-ie tranquillité que je n'avois pas. J'avois a peine fait dix lieues , que je vis venir a moi un officier Scythe que je connoiffois , & qui étoit attaché particulièrement a un nommé Oxinius. Oxinius, capitaine de diftinctioti , & homme confidérable parmi les Scythes , s'étoit depuis long-tems dévoué aux intéréts de Viij  * i o Vei'uïes de Thessalie,' Minithie. Croyanc légitimes les droits de cette princefle fur le trbne, il avoit été un des plus ardens pour 1'y placer. Minithie connoilToit fon atrachgment pour elle ; mais elle ne connoilToit p.is fa probité : je ne pouvois la révoquer en doute ; dans plus d'une occafion j'en avois eu des preuves qui lui avoient aduré toute mon eftime; & il n'eii avoit rien perdu , quoiqu'il fe füt déplaré pour Minithie. J'étois fuivi feulement de quatre Scythes; je rn'arrêtai pour arteudre 1'officier qui étoit prêt a me joindre, II me pria de faire éloigner mes domeftiques ; enfuite il me dit : feigneur , c'eft Oxinius qui m'envoie au-devant de vous; il eft chargé d'un ordre que 1'honneur & 1'eftime qu'il a pour vous lui défend d'exécuter. A la tere de cïnquante hommes, la reine lui a ordonné de vous arrèter , pour vous conduire au chareau de Sienne qui eft , comme vous le favez, a 1'autre extrémité de Ia Scythie. Eh bien! dis-je, a Ia faveur des cheminsdétournés, j'éviterai Oxinius, & Minithie me verra arriver a Ilfedon. Seigneur, reprit l'oflicier , achevez de m'entendre. Quinze pens hommes difperfés dans les forêts prochaines de Tanos , inftruits du jour oü vous aurez quitté cette forterelTe , doivent fe raflembler pour aller s'en rendre maïtre, ainfi que de la princefle Ameftris & du prince Scolopitus,  HüITlEME VeIIIEE. JIÏ Ces dernières paroles changèrenr fur le champ ma réfolution ; je ne fongeai plus qu'a courir au fecours de tout ce qui m.'étoit cher j je remerciai i'officier ; je le prjai d'alfurer Oxinius que fon procédé , qui n'ajoutoit rien a mon eftime pour lui , m'infpiroit une reconnoiffance égale 1 fa genérofité. Ce fut avec autant d'inquiétude que de diligence, que je repris le chemin de Tanos; j'en étois a peu de diftance, lorfque je ne pus douter de la vérité de 1'avis qu'Oxinius m'avoit fait donner. Le foleil commencoit a bailfer; je vis les Scythes qui fortoient d'un bois & qui prenoient le chemin de Tanos ; j'en étois plus prés qu'eux : ils me reconnurent, mais ce fur inutilement qu'en fe voulant partager , ils voulurent ou me joindre, ou gagner fur -moi les devans j je poulfai mon cheval avec tant de vueffë , que les Scythes eurent la mortification de me voir rentrer dans Tanos, oü fur le champ je me mis en état de défenfe. Mon prompt retour apprir a Ameftris que j'avois été arrété en chemin par un avis. La joie qu'elle fentit en me revoyant, fit bientot place aux plus vives alarmes , lorfqu'elle fut que fi Oxinius eut exécuté fa commiffion , j'étois perdu fans efpoir de falut, Sc que mon hls & elie au pouvoir de Minithie, devenoient les viétimes de fa fureur. V'iv  3n Veiilées de Thessaiie^ Spuldinus , qui commandoit les quinze cen§ hommes , fans doute chargé de m'attaquer fi jé refufois d'obéiraux ordres de Minithie , ou li je tombois dans le piége qu'elle m'avoit tendu , parut le lendemain devant Tanos a la tête des Scythes : il me fit demander ma parole pour m'envoyer un officier ; je la donnai. L'officier me dir que la reine exigeoit de moi que je lui rendifte cette forterefte , que le roi fon père ne devoit jamais donner en propriété a un fujer. Je répondis que Tanos éroit la conquète de Scolopitus , & la récompenfe des ferviees qu'il avoit rendus a 1'état ; que fi la reine entreprenoit de me 1'enlever par la force , je la défendrois jufqu'a ce qu'elle fut entiérement détruite , Sc que je me ferois enfevelir fous fes ruines; j'ajoutai que je fuppliois la reine de m'épargner la douleur de rourner contr'elle des armes qui avoient été fu~ neftes aux ennemis de 1'état. L'officier a qui je faifois cetre réponfe, m'avoiï vu a la tête des Scythes; touché de la fituation ou il me voyoit, il me dit : feigneur , fi vous rendez juftice aux Scythes, vous favez que vous êtes 1'objet de leur eftime Sc de leur amitié, mais votre réfiftance a remettre Tanos va les prévenir contre vous, Sc poufTés par la reine , dont la deirtande paroït jufte, ils feconderont fon reffentiment. Ge n'eft pas Tanos, répliquai-je , ce n'eft  H U I T 1 E If E V E r r t É E. JIJ pas ma vie que je veux conferver, c'eft celle d'Ameftris . c'eft celle de mon fils; j'ai appris de mon père a refpecter mes devoirs, fi je m'en éloigne , les Scythes qui me connoident, verront que 1'on m'y aura forcé. L'officier , après avoir rendu compte a fon commandant du refus que je faifois de remertre Tanos , ajouta qu'il avoit aflez examiné cette foiterefte pour la juger hors d'infulte ; que je lui avois dit, en le mênant moi-même a la barrière, que fi Spuldinus ne s'éloignoit promptement, je pourrois n'être pas Ie maïtre d'arrêter 1'ardeur de ces braves gens do .-:r il me voyoit entouré , plus indignés que moi de 1'injufte demande de Ia reine. J'ai fu ces particularités d'un grand nombre de Scythes qui, par troupes , abandonnant Spuldinus pendant fa rerraite , vinrent fe jeter dans Tanosy ils me fervirent depuis avec ce zèle qu'excitent les perfécutions non méritées, & qui, ajoutanr la pitié a 1'eftime, fait aux malheureux plus de créatures que les profpérités. Spuldinus , homme aufii fage qu'habile , comprir que le plus puiflant ennemi que la reine auroit a combattre dans le fiége de Tanos, étoit 1'amitié des Scythes pour moi; ainfi il vit avec douleur que cette entreprife devenoit une véritabie guerre civile qui alloit armer le Scythe contre le Scythe. Minithie en j"gea de même>  5<4 Veillées de Thessai.ii, & prit un parti qui me forca a en prendre un violenr. Quoique capable d'une profonde diffimularion , certe princelTe ne put s'empêcher de faire éclater fa colère , voyant fes artifices découverts. Elle ne s'en prit point a Spuldinus dont le récit étoit fimple ; mais comme ce capitaine lui apprit qu'il m'avoit vu renner dans Tanos , & avec tant de vitede , qu'il n'avoic pu me joindre, Minithie ne balanca pas a croire que j'avois étéaverri par Oxinius; elle lui manda de fe rendre a Idedon, oü fur le champ il fut arrêté. Le moment oü je fus cette nouvelle , fut bien douloureux pour moi; je trerrblai qu'Oxinius ne devint la victime de fon procédé généreux. Mais Minithie , pour donner une marqué de clémence qui difposat les efprits en fa faveur , après avoir écouté Oxinius , parut lui rendre fa confiance ; elle dit publiquement que connoiflant la néceflité d'ètre maïtrefle de Tanos, elle avoit voulu s'affurer de ma perfonne pour s'emparer de cette place fans qu'il en coütat de fang. Le catactère de Minithie ne me permettoit pas d'efpérer qu'elle me laifsat tranquiïle dans Tanos. Elle vouloir en effet avoir cette barrière a oppofer aux entreprifes des Sarmathes ; &c de plus , elle avoit juré ma perte. Je voyois, avec une douleur amère , 1'impofiibilité de faire au* cun traité avec cette artificieuie princelTe. La pru-  HüITlÈME VeILLEE.' 3IJ dence cependant m'ordonnoit de prendre des mefures pour garantir Ameftris Sc mon fils , uniques objets de ma tendrefle , de la fureur d'une implacable ennemie. Sans eux , j'aurois été a Iffedon offrir Tanos Sc ma tête a Minithie. Je ne pouvois vaincre ni mes incertitudes , ni mes fcrupules, lorfque j'appris que Minithie , a !a tête de plus de quarante mille Scythes, s'avan" $oit vers Tanos; je vis que j'étois perdus, fi j'atrendois une armée contre laquelle je ne pouvois me defendre qu'en défefpéré. Les repréfentations des plus braves que j'avois avec moi, & les mur*mures du foldat alarmé , me firent connoïtre que je ne devois plus balancer fur le feul parti que j'avois a prendre ; je remis donc aux Sarmathes cette forterefle que mon père leur avoit prife & le cceur morreüement blefle de me voir contrahit a faire une démarche qui démentoit fi fort mon caraétère Sc mon attachement pour ma patrie , je paflai chez les Sarmathes avec Ameftris Sc mon fils. Quinze jours après , Minithie parut dans la plaine de Tanos. M.fis quelle fut fa furprife , ou plutor fon défefpoir , d'y trouver une armée aufli forte que la fienne ! Ameftris Sc Scolopitus entre les mains des Sarmatbes , ils crurcn: pouvoir en sureté exiger de moi d'ètre leur général. Je réfiftai en vain ; ils me dirent que puifque je  VeillÉes de Thïssaliï, leur attirois la guerre, c'étoit a moi a les de-fendre. Je couvrois donc Tanos a la tête des Sarmathes. Que j'eus de regret & de honte en voyant les Scythes vis-a-vis de moi ! Je me flattai que Minithie, arrêtée dans fon entreprife , y renonceroit; je me trompois : & ce fut inutilement que je la fis fupplier de ne pas commencer une guerre que les Sarmarhes étoient bien éloignés de défner, & qui pouvoit avoir des fuites funeftes. Mais un defir de vengeance emporta cette reine altière ; elle fit fommer les Sarmathes qu'ils euflent a lui rendre Tanos, Ameftris, Scolopitus & moi. Peu fatisfaite de la réponfe des Sarmathes , elle leur déclara la guerre. Cette guerre duroit depuis deux ans. Dans toutes les occafions , j'humiliois 1'orgueil de Minithie par les avantages que je remportois toujours fur les Scythes. Ces avantages réitérés, portant fa haine & le defir de fe venger au dernier excès, la déterminèrent a prendre contre moi un parti digne de fa fureur. II y avoit peu de jours que j'avois attaqué 8c battu 1'armée de Minithie , lorfque les Sarmathes reconnurent parmi eux quatre Scythes déguifés. On les arrêta; ils avouèrent dans les tourmens qu'ils étoient chargés par Minithie de m'afTafhner. Les Sarmathes, a qui mes fuccès me rendoient cher , indigués contre cette batbare  'huitieme VeiLIÉe. ? i 7 princefle , & fans égard au mouvemenr de pitié qui me faifoit demander grace pour ces malheureux féduits & corrompus par leur reine , les condamnèrenta périr; enfuite ils firent jeterleurs têtes dans le camp de Minithie. ■ Mon fils avoit huit ans quand je paflai chez les Sarmathes. Je le dirai fans prévention , jamais prince ne fut plus aimable; il raflembloit en lui toutes les vertus d'Ameftris & les grandes qua, lités de mon père. Dès qu'il eut douze ans, je fatisfis a 1'impatience qu'il avoit de s'attirer 1'eftime des Sarmathes. Alors je fus pour lui ce que Scolopitus mon père avoit été peur moi. Sans refpecter ni fa jeunefle, ni fes jours, je 1'expofai aux fatigués & aux hafards de la guerre. Dans cet inftant je parle de mon fils avec complaifmce ; j'en parleraidans un moment, mon cher Théminisès !e cceur ferré de la plus vive douleur, & les yeux 'noyés de larmes. Scolopitus avoit atteint fa feizième année, lorfque Minithie forma le projet de me faire affaflïner. Son deflèin découvert, les miuiftres de fon ciimepunis, & leurs têtes trouvées parlesScythes, portèrent fa fureur d un tel excès, qu'elle réfolot de tout hafarder pour fe venger; elle forrit d'un camp inattaquable , & vint fondre fur les Sarinathes. A peine eus-je le tems de me mettre en écac de défenfe : ma dcoite 8c ma gauche furent  5 i S Veillées dë Thessalie, chargées avec la même impécuofiré; je me poftaa a la gauche qui plioit. Tandis que je la raflurois * Scolopitus que j'avois laifle a la dfoite , y fut enlevé. Minithie contente d'avoir mort fils en fon pouvoir , fit rentrer dans fon camp fes troupes, qui avoient été mal menées fut la fin de 1'adhon. La piife de mon fils me faifit au poirtt, qu'elle me fit oublier de pourfuivre les Scythes. Ce moment d'inaétion me fit échapper celui de charger Minithie dans fa retraite \ je cöurus alors au fecours d'Ameftris * a qui les cris des Sarmathes avoient d'abord appris le trifte fort de Scolopitus y elle étoit dans 1'endroit le moins expofé du camp. Dans quel état, grands dieux, la trouvai je '. les yeux fixes, elle ne verfoit pas une Iarme , & ne proféroit pas un feul mot j elle ne répondoita ce que je lui difois de plus touchant * qu'en me fesrant les mains. A tous les inftans je craignois de la perdre par les fréquentes foiblefles oü elle torn-boit. J'oubliai dans ces triftes momens le péril du fils , & ne fus occupé que de celui de la mère. Enfin , elle me dir d'une voie languifiartte Sc entrecoupée de fanglots : Ah ! cher prince!.... quel malheur !.... Scolopirus!.... mon fils ! ... II eft mort!... Non , lui dis-je. II eft mort, reprit-elle , puifqu'il eft au pouvoir de Minithie !... hélas! nous n'avons ^lus de fils ! Je tachai de raf-  Huitieme Veillëe. jj9 furer Ameftris fur les craintes que je partageois avec elle. Vous reverrez bientót Scolopitus, iepris-je; Minithie eft trop habile pour ne pas'facrifier fa haine au defir d'affurer fa dominatïon chancelante. Je fais que les Scythes méconteus murmurent contre une trop longue guerre que Iinjufhce a commencée, & dont Je fuccès leur eft défavantageux. Je vais, de 1'aveu des Sattnathes qui veulent fauver mon fils l quelque pm que ce fint, faire a Minithie des propofmons de patx fi favorables, que les Scythes M & rebutés la forceront de les accepter. Ah < im chère Ameftns , épargnez - moi les mortelles alarmes que I'excès de votre douleur me caufe. C'eft Mélénide, ajoutai-je en 1'embraffant, ce Mélénide qm vous eft fi cher, qui vous en conjure. J'avois pafle la nuit auprès d'Ameftris, brfqu'au foleil levant fenrendis crier de toutes parrs aux armes. Je courus pour favoir ia caufe de ce fubit mouvement. Je vis les Sarmathes qui sappretoient a combattre. Ils me demandèrent tumultueufement de les mener a i'ennemi. Ah' Themimsès, je friffonne en me rappelant le fuïec de leur fureur. Ils m'apprirent que quelque»foldats d une garde avancée s etant approchés du camp des Scythes , avoient reconnu a la pointe d une piqué plantée fur le retranchement, Ia tête de mon malheureux fils. Après ce funefte récit  J20 VSIÏ-I-ÉES DE fHESS AlIEÏ toute 1'armée, pouflant des cris terribles , me dis que fi je refufois de les mener a 1'inftant pout punirles Scythes de leur barbarie, malgré l'obéiffance qu'ils m'avoient jurée , ils iroient fans chef facrifier aux manes de Scolopitus tout ce qui fe préfenteroit au tranchant de leurs épées. Je fortois de mon abattement, & voulantprofiter de 1'ardeur des Sarmathes, je leur dis : eh bien, mes chers compagnons , matchons. Je fis a la bate des difpofitions pour une attaque, dont je ne me promettois qu'une mort gloneufe. La fortune favorifa ma vengeance. Les Sarmathes franchirent les foffés , arrachèrent les palilTades , futmontèrent tous les obftacles , entièrent dans le camp des Scythes , y portèrent la terreur & Ie défordre ; enfin, ils forcèrent ce peuple belliqueux a fuir -& a chercher fon falut dans une forêt qui étoit derrière le camp. Après avoir fait celfer le carnage & détruit ce camp formidable, je courus a Ameftris. Elle avoit fu la trifte fin de fon fils ; elle étoit fans connoiflance , & ne la reprit que pour me dire, en me ferrant les mains: Je meurs , cher Mélénide. Elle expira dans le même moment. La nouvelle de cette mort , répandue dans un inftanr, caufa une confternation générale. Le Sarmathe prefque féroce , oublia la gloire qu'il venoit d'acquérir en m'aidant a tirer une vengeance infruótueufe  HüïtiIme V s i t r. £ e. infructueufe de Minithie j il gémit de la rigueur de mon fort. Ils aimoient mon fils, ils refpecstoient Ameftris, ils connoiffoient ma tendrefle pour 1'une & pour 1'autre, ils voyoient 1'excès de ma douleur ; pouvoient-ils n'èrre pas affligés ? Deux jours après ces funeftes coups du fort, on me dit qu'un général Scythe , avec une nombreufe fuite, demandoit a conférer avec moi. J'ordonnai qu'il fat introduir , & en même tems je fis dire a tous les généraux Sarmathes de fe rendre auprès de moi pour être préfens a cette conférence. Je fus étonné de reconnoirre dans le chef de cette députation , Oxinius qui , en m'abordant , mit un genou a terre & me dit : feigneur * j'im> plore au rtom de tous les Scythes , non la clémence de leur vainqueur , mais celle de leur roi» Minithie n'eft. plus. Oxinius m'apprit. alors que cette princefle , furieufe d'avoir vu Ie peu de réflftance de fes troupes dans la dernière affaire > avoit reproché aux Scythes leur lacheté dans les termes les plus méprifans , & que ces menaces avoient irrité tous les efprits. Je fus obligé de parler , continua Oxinius. Je repréfentai a la reine que cette guerre entreprife pour des intéréts particuliers, n'avoir jamais été approuvée de la nation , fur-tout ayant pour-but la perte d'un prince qui avoit toujours été i'objee Toms XXF1I. X  ?ÏI Veillées de Thissal-is; de fon eftime j que 1'excès ou elle s'étoit portee en faifant périr de fang froid le jeune Scolopitus j avoit entièrement indifpofé Ia nation contre fon gouvernement, Sc que tout d'une voix , elle demandoit la paix & Mélénide. Les Scythes ayant applandi a mon difcours par le cliquetis de leurs ar mes, Minithie s'avanca vers moi, la main haute £c armée d'un javelot, elle me dit: Traltre , c'eft ta première défobéiflance qui caufe tous nos malheurs , je vais t'en punir. Je me reculai par un mouvement de refped ; dans cet inftant, Minithie me lanca fon javelot qui ne m'atteignit pas, Alors les Scythes poullés l bout, 1'ont accablée Sc petcée de leurs dards $ Sc fur le champ, feigneur, ils vous ont proclamé leur roi. Après ces derniers mots, Oxinius fe tut en bairfant les yeux, comme s'il eut craint ma réponfe. Généreux.Oxinius , lui dis-je, je fais ce que je vous dois j ma reconnoiftance égale mon eftime ; je connois la droiture de votre cceur , Sc je fuis perfuadé que vous blamez 1'attentat des Scythes fur leur reine. Ma naiiTance Sc 1'amitié d'une puiflante nation m'appelent en vain au trbne. La mort de ce qui m'étoit fi cher , a éteint chez mot tout defir de grandeur, & ne me lailfe que celui de la retraite. Je me reproche fans cefle le fang quej'ai fait répandre. Que les Scythes & les Sarmathes me le pardonnent t Sc qu'une folide pat*  H U I T I S M E VlIUïï. 313 .leur rende cette tranquiüité que j'ai eu le malheur de troubler fi long tems. Oxinius tk ceux qui 1'accompagnoient renréfentoient toute la nation Scythe, comme les Sarmathes qui m'entouroient repréfentoient la leun Je profitai du mouvement de refpeót que leur infpiroit m.a modération, pour leur faire jurer récipfoquement une alliance éternelle. Ils en nrent le ferment avec un air de cordialité & de déférence pour moi , qui me fut fenfible. Peuples réunis , leur dis-je d'un ton d'aüroriré , je jure aufli que je ne fortirai de la retraite que je vais me choifir , que pour punir les infracteurs d'une paix cimentée par vos fermens & par les miens. Oxinius, continuai je , rendez aux Scythes im» patiens de votre retour, les trop juftes raifons qui me déterminent a ne pas régrier fur eux. Mais exJiorrez-les de ma part , d'élever Thibulide au rrbne j iflu comme moi du fang royal , il eft digne de régner par les gnndes qualités qu'il a recues de la nature ; 1'etude & la tetraite auxquelles il a donné toute fa jeunefle , lui ont acquis ces lumieres & ces vtrtus, qui fonr la rrandeur des rois & !e bonheur des peuples. Oxinius, après avoir fair les derniers efforts pouf me faire changer de feruïment, me dit que foumis a mes ordres , il alloit apprendre a Thibulide que je 1'avois nommé pour régner fur les; Xij  -14 Veiilees de Thessahe? Scythes. Quinze jours après, je fus inftruit que' Thibulide avoit été proclamé & couronne roi i IlTedon; qu'il avoit d'abord confirmé la paix jurée entre mes mains, & que ce prince me conjuroit de rentrer dans ma patrie. J'eus quelque peine a quitter les Sarmathes qui m'avoient donné tant de preuves d'attachement & de foumiffion. Je les vis affligésj hommes, femmes, enfans, tous pleuroient. Arrivé en Scythie , je me rendis dans une habitation appartenante a Oxinius , qui étoit a une journée d'Iffedon. J'avois pris la précaution de la demander a ce généreux ami. Le lendemain il vint me dire , au nem du roi, que ce prince défiroit de me voir a lfTedon ; qu'il me fupplioit de m'y rendre pour 1'aflifter de mes confeils. Je priai Oxinius de repréfenter a Thibulide , que dans 1'accablement oü de longs & de récens malheurs m'avoient plongé, je ne pouvois m'occuper que des regrets que me caufoient les pertes que j'avois fakes: Mais, ajoutai-je , Thibulide peut fe pafier de confeils, il ale règne de Sagillus pourexemple; c'eft fur ce prince jufte & modéré qu'il doit fe modeier pour gouverner une nation a qui le fou* venir de ce grand roi eft précieux. Peu de jours après, Thibulide vint me vifiter. II me demanda avec tendreiTe de 1'adopter pour fils, puifqu'un deftin trop malheuteux m'avoit  HuïTIÉ'ME VeILLEE. 315 enlevé Scolopitus. J'aurai toute ma vie pour vous , me dir-il en m'embraflant , 1'attachement d'un fils qui refpecTe dans un père la plus rare vertu. Non , je ne puis , fans votre fecours , foutenir le poids donr votre défintéreftement & votre générofué viennent de me charger. Je réfiftai a toutes fes attaques avec une feiüibilité qui rendoit Thibulide plus prelTant. Enfin , voyant qu'il ne pouvoit changer ma réfolution , il me dit : prince , puifque vous refufez fi cruellement pour moi , & pour une narion qui vous chérit, de revenir a Ifledon, vous me verrez fouvenr vous chercher dans cette folitude pour vous confulter fur tout j car il faut , Méienide, que vous foyez , malgré vous, 1'ame de cet empire ; je vous le dois , c'eft a vous a m'en rendre digne. Je jugeai par fes difcours & par les démarches des grands qui les appuyoient, que ie ne pour. rois gouter en Scythie le repos que je cherchois. Je réfolus de pafter dans quelque terre étrangère. Je partis accompagné feulement de deux domeftiques ; Sc je pris des chsmins détournés, dans la crainte d'êrre fuivi. 11 ne m'arriva rien d'alTez remarquable dans les différentes régions que je parcourus, pour en faire le récit. J'arrivai a Carthage \ je vous connus, mon cher Théminisès, je goutai votre caraótère droit Sc fincère, je vous aimai j je fis fur vous Xiij  2 2.6* VEILLEES ÖE THESS AlII, la même impreffion que vous aviez faire fut moi : nos entreriens nous infpirèrenc une eftime mutuelle, & tous deux malheureux , nous primes le parti de nous confo'er réciproquement dans cette retraite oü nous ne craignons plus d'autre ïnfortune que celle de furvivre 1'un a 1'autre. On fe fépara , fatisfait de la complaifance de Lhidimès, & tout le monde parut auffi touché qu atcendri de la le&ure des deux. manufcrits,  HISTOI RE D U PRINCE TITI, Par Saint-HyACINTHE.   H I S T O I R E D U PRINCE T I T I. LIVRE PREMIER, Contenant la vie de ce Prince depuis fa naijfance ju/qu'a la guerre contre le roi de Forteserre, 1\ onoby, roi de Magnafrlïck , étoit fi jufte qua fes fujets étoient heureux -y aufli lui don«èrent-ils le furnom de Bon. II tomba malade, tout le royaume fat alarmé. Les médecins firent de leur mieux , mais quoiqu'ils fuflent les meilleurs qu'on put trouver, ils étoient trop ignorans pour le guérir. Ce bon prince mourut. II n'avoit qu'un fils agé de vingt-trois ans ; on Ie fiommoit le prince Ginguet. Son pere auroit bien  JJ° HlSTOIRE voulu le deshériter; car Ginguet étoit hautain , farouche & avare. Mais les loix du pays rendoient la conronne héréditaire, un reftament n'y pouvoit rien changer. Ginguet monta de plein dtoit fur le trêne après la mort de fon père. Dès qu'il s'y fut placé, il envoya des ambalfadeurs dans toutes les cours , pour notifier la perte qu'il avoit faite Sc le bien qui lui en revenoit,&ill eur donna un ordre exprès d'exammer toutes les princelfes qu'ils verroient , de 1'infotmer de leurs trairs, de leurs tailles, & fur- tout de leurs mceurs. 11 recut, en conféquence , divetfes informations , & même les portraits en miniature de quelques princefles qui étoient admirablement belles. Mais la beauté ne lui faifoit rien; il vouloit un caractère qui lui convint, Sc parmi toutes les princelfes dont fes AmbaiTadeurs lui écrivirent , il choifit Tripalle , paree qu'on lui avoit marqué qu'elle étoit fi bonne ménagète, qu'elle ne fe faifoit faire tous les ans qu'un habit, Sc mème qu'elle le faifoit fi bien iajufter , qu'il lui fervoit quelquefois dix - huit mbis ou deux ans ; qu'elle filoit a merveille, Sc que quand elle avoit beaucoup de fil , elle en faifoit une loterie , que les feigneurs & les dames de la cour s'emprelfoient a remplir pour lui plaire. lis fe faifoient un honneur de porter des chemifes que leur pnncelfe avoit filées. L'argent de cette  du Prince Titi. jjï löterie étoit un revenu fi confidérable, qu'il n'y avoit point de livre de fil qui ne lui rapportat ainfi plus de quatre mille florins ce qui faifoit que Tripalle fe plaifoit fi fort a ce travail, qu'elle fe levoit en été a la pointe du jour , 8c qu'en hiver elle filoit dans fon lit, afin d'avoir chaud fans faire faire du feu. On ajoutoit d'ailleurs qu'elle avoit beaucoup d'efptit , qu'elle favoit toutes les fciences , qu'elle aimoit fi forr a acquérir des connoilfances , que pendant qu'elle filoit, une de fes femmes lui lifoit toujours quelque bon livre, jufques-la qu'elle avoit fait tomber en confomption trois dames, a force de les avoir fait lire. Ginguer, charmé , envoya une ambaffade extraordinaire pour la demander en mariage. Elle lui fut accordée , 8c partit de la cour du roi fon père avec des coffres pleins d'or 8c d'argent qu'elle avoit amalfés, une valife oü étoient fes hardes , fa quenouille , fon rouet 8c un chat qu'elie aimoit beaucoup. Tous les courtifaus furent bien aife de fon départ, & les marchands encore plus , paree que fon exemple leur étoit" préjudiciable. Perfonne ne la regreta ; mais on lui difoit qu'on fe réjouiflbit de voir qu'elle alloie devenir une grande reine. On ne tarda pas a célébrer le. mariage, dès qu'elle fut arrivée i la cour de Ginguet, & dès qu'elle fe vit mariée 3 elle s'appliqua fi parfane-  3*U HlSTOIRE ment a gagner 1'efprit du roi fon mari , que bientót ce prince ne vit plus rien que par les yeux de Tripalle, L'avarice qui les animoit également, fit qu'il fe trouva d'abord entr'eux une grande fympathie. D'ailleurs Tripalle , quoiqu'avec beaucoup plus d'efprit que le roi, n'étoit pas moins vaine ni moins orgueilleufe : elle favoit feulement mieux cacher fes défaurs par 1'artifice • c'eft a quoi lui fervoit fon efprir. Neuf mois après fon mariage elle accoucha d'un prince qui fut nommé Titi, a caufe de fa mine aimable ; il étoit toujours rianr, il étoit fi doux, qu'il ne crioit ni ne pleuroit jamais ; fi carreflant, qu'il tendoit fes petits bras a tout le monde. Sa naiflance caufa beaucoup de joie > mais particulièrement a ceux qui approchoient de prés ce jeune prince , paree que tout enfant qu'il étoit, on voyoit dans fa phyfionomie mille chofes qui prédifoient un avenir heureux. Sa naiflance fit craindre au roi & a la reine trop de fécondité, ils trouvoient qu'il étoit venu trop vue j néanmoins la reine eut encore plufieurs aurres enfans qui moururent tous en bas age , excepté le dernier de tous. Titi cependant croiflbit en fagefle & en beauté. On lui donna une efpèce de précepteur qu'on titra auffi du nom de gouverneur , afin d'épargner la dépenfe de lui en donnet un dans les  »u Prince Titi. 35$ formes. On faifoit venir des maitres de la ville pour lui apprendre ce que le prétendu gouverneur ne pouvoit lui enfeigner. Cela coutoit peu, paree qu'il entroit dans le marché beaucoup d'efpérances qui ne coütoieut rien a la reine Sc qui flattoient beaucoup les maitres. II faut dire aufli que s'ils n'avoient pas grand profit, ils avoient beaucoup d'honneur Sc peu de peine. C'étoit aflez de mettre cet aimable prince fur les voies, fon excellent natutel fe portoit de lui-même a bien faire. II avoit tant d'efprit qu'il dévancoit toujours ce que fes maittes vouloient lui apprendre y avec tout cela il étoit d'une douceur, d'une docilité , Sc d'une attention fi parfaite , qu'il écoutoit tout, même les chofes qu'on n'avoir pas befoin de lui dire, crainte qu'en montrant les favoir , il ne fe méprit, ou qu'il ne dérobat a fes maitres la fatisfadtion de tcroire qu'il leur devoit tous fes progrès. Quand il fut plus avancé en age , il réuflit de même dans tous fes exercices j mais lorfque, pour fortifier fa fanté Sc fon corps , on 1'obligeoit d'aller a la chaflè , il ne jouiflbit guères que du plaifir de courir Sc de voir les rufes des animaux , il n'en prenoit point a les voir tuer, il en fauvoit Ie plus qu'il pouvoit, tant il avoit de répugnance a fe divertir du mal de qui que ce fut.  334 H i s t o i r I II étoit déja parvenu a 1'age de dix huït mi i Sc fa maifon n'étoit encore compofée que de fon prérendu gouverneur , un page , un valet de chambre & deux valers de pied , pris de ceux du roi. A 1'égard de 1'argent, il ne connoilToit la monnoie de fon propre pays que comme d'autres connoiffent des médailles : ni le roi, ni la reine ne vouloienr pas qu'il eut un fou , paree qu'ils avoient remarqué qu'il étoit bon , compatiffant , libéral , & qu'il ne garderoit pas ce qu'on lui donneroit. II auroit dü néanmoins jouir du revenu des terres de fon apanage qui , comme hérider préfomptif de la couronne, lui auroient au moins donné par jout vingt mille fous* Mais fon père ni fa mère ne vouloient point qu'il eut de maifon , paree qu'ils rouchoient fon revenu , Sc qu'ils en augmentoient leurs tréfors» Le prince Titi n'en marquoit aucun chagrin, il paroitToit toujours riant Sc fatisfait. Le roi ni la reine ne prenoient point cette tranquillité pour un effet de la foumiffion de Titi a leur volonté , mais pour une preuve du mépris qu'il faifoit de 1'argent; ce qui les irritoit d'autant plus contre lui, qu'ils regardoient ce défïntéreffement comme un reproche tacite de leur avarice , Sc comme un préfage de la diffipation det leurs tréfors après leur mort. Cela leur caufoit une douleur qui ailoit jufqu'a leur faire verfer de$  d u Prince Titi. jjj krmes. Auffi haïfibient- ils le prince Titi amant qu'ils'aimoient fon cadet. Celui-ci avoit montrc dès le berceau, une envie d'amafler, fi forte, qua lage de cinq ou fix ans il fe privoir des bonbons qu'on lui donnoit, & alloit gra palier teux des autres ; il ferroit fi bien les fiens, qu'il iailTbit fes fruirs ou fes confitures fe garer Sc fe moifir plutót que den faire ufage. Gm~ guer & Tripalle en étoient fi charmés, qu'ils 3e prenoient avec tranfport entre leurs bras, Vembrafioient j le louoient Sc le confidéroient comme un enfant qui feroit le vrai héros de leur race* Un jour que le prince Titi alloit a un rendezvous de chaffe, 1'écuyer qui couroit devant lui,froiffa de fa botte une vieille femme qu'il fit tomber dans un endroit bourbeux. En vain le prince s'écria a 1'écuyer d'arrêter; foir que 1'écuyer 1'entendït ou non, i! ne tourna pas feulemeat fa tête. Cependant le prince s'étoit jeté de chevai au milieu de Iaboue pour releverla vieille femme, Sc fon page dont il étoit fuivi, en avoit fait aaranr, fans fe donner ni i'un ni 1'autre le tems d'arrêter leurs chevaux. Le prince Sc le page au milieu de Ia boue, efiayoieut de relever la vieille, ce qui n'étoit pas facile , paree qu'elle ne pouvoit s'aider d'une jambe qu'elle croyoit s'ctre démife : cette femme étoit pefante , & ils vouloient la relevet doucement, pour ne point augmenter fes doiï-  $$6 HlSTOIRÏ* leurs. Après bien des précautions, ils la tirèrent enfin de la boue , & la porrèrenr a quelques pas de la fur un terrein fee entre deux arbres oü ils 1'aflirent; ils la prièrenr d'examiner fi véritablement fa jambe étoit démife , il fe trouva qu'elle n'étoit que foulée ; une entorfe violente caufoit une extréme douleur a la vieille , mais rien n'étoit ni démis, ni cafie. Après 1'avoir laiflee quelque tems a fe remettre, ils lui offrirent de I'aider a regagner fa maifon , qu'elle leur dit n'être pas fort éloignée : elle prit d'un ebté le prince fous le bras , s'appuya de 1'autre fur 1'épaule du page : ils marchèrent ainfi tous trois, a pas de tortue , jufques fur la lifière de la forèt. La vieille fe trouva alors fi foible , qu'ils furent obligés de faire une paufe , quoiqu'ils ne fulfent pas a un jet de pierre de la maifon, ou plutbt de la cabane de la vieille, Le prince lui réitéra les excufes qu'il lui avoit déja faites de l'érourderie de 1'écuyer , qu'il ne nomma pourtant pas de ce nom , paree qu'il ne vouloit point fe faire connoïtre. II demanda enfuite a la bonne femme fi elle ne vouloit pas qu'on fut chercher quelqu'un a fa maifon, qu'elle leur avoit montrée. Elle répondit qu'il n'y avoit perfonne qu'elle qui l'habicat; fur quoi le prince commengaa avoir de 1'inquictude } paree que cette bonne femme n'étoit pas en état d'ètre laiflée feule : il faut donc , lui_dit-il, qu'on ail|e vous    Vqm c hercher quelqu'un d,ns Ie hameau voifin ' Cela n eft pas „éceflaire \ répondit Ia vieille, ij n ai rien a faire qu'a me tenir en repos. C'eft pour cela meme, reprir le prince, qu'il vous faut queL qu un pour vous donner ce dont vous pourries avoir befoirt. La'vieille fit un nouvel effort & f arnvère»t enfin a la cahr.ne , dont elle ouvri, la porte avec une clef de bois. Cette cabane étoit a moatie en terre; il y.avou cepen^ fa f, ranon dans la longuettr , qui faifoit deux betites chambre» , ou plutót deux petites grottes. La vieille s'affit fur une banquette de tene qui y fervoit de fiége , pria le prince de s'alfeoir auprès d elle , fit avahcer une petite table devant lui & demanda par grace au page de tirer d'un Étöu quelle montra , trois perites corbeüles , dans une defquelles il y avoit des noifettes, dans lautre des noix, gc dans la croifième des néflesdie les fit mettre fur la petite table, & pria prince & le page d'en manger. Le prince dit au page de prendre feulement une poignée de chaque chofe, & d'aller dans les maifons du hameau. voifin chercher quelque femme qui vïnt avoir foin de la pauvre bleftée. Celle ci s'y oppofoit: mais le page neut d'égard qu'a i'ordre de fon maïtre ; ,1 courur 1'exéèuter. Cependant Tin par complaifance pour la vieille , prit quelques noifettes. Quand il en 8ut goüté, il les trouva fi Tome XXFII, Y  33S HlSTOIRE bonnes , fi bonnes , qu'il y revint plufieurs fois : plus il en mangeoir, plus il les trouvoit excellentes. 11 ne goütoit ni des noix, ni des néfles j n'imaginant pasqu'elles puflent être aufli bonnes: cependant comme la vieille le prelfa d'en goüter, il eut encore la complaifance de le faire, & ne fut pas moins furpris de leur bonté que du goüt délicieux des noifettes : jamais il n'avoit fait fi bonne chère. Le page revint avec deux femmes , dont la plus jeune , qui.étoit la fille de 1'autre, quoique pourtant elle eütpu être une grand'mère, yenoit pour avoir foin de la bonne vieille. On étoit convenu qu'elle auroir un lou par jour j le page le dit devant elle , afin qu'il n'y eut point de difpute. Le prince ajouta que fi elle oontentoit bien la bonne femme , il lui.donneroit deux fous au lieu d'uu , & même quelque chofe de plus. Ne voudriez-vous point , mon bon Monfieur , dit cette femme , me donner quelque chofe d'avance ? Excufez, je n'ai pas 1'honneur de vous connoïtre. Le prince fe trouva alors bien embarrafle &. bien faché ; il n'avoit pas un fou. Je n'ai point d'argent, lui dit-il; & vous, ajourat-il j en s'adreflant au page , n'en avez-vous point? Vous favez bien qu'on n'en porte pas quand on va a -la chafle, répondit le page j je ïvai que quatre fous & demi, les voila. Le prince les prit ëc les donna a la femme , en aflurant quelle  Ou Prince Titi,1 535 fravoit qu'a bien faire fon devoir, & qu'il lui ea cnverroitdavantagelelendemain.Cesquatrefous étoient cependant toute la reffburce du pauvre page j c'étoit un fonds qu'il deftinoir a faire profiter au Lanfquenet. Titi fe trouva alors dans un nouvel embarras ; le rendez-vous de la chaiTe étoit loin, il ne favoit ce que fes chevaux étoient devenus , il craignoir qu'ds ne fudent égatés ; Sc que cela ne lui attirat du chagrin de la part du roi & de Ia reine ; car la reine fe mêloit de tout, principalement quand il s'agiflbit de le gronder! Réfolu d'aller a pied au fendez-vóus, il fe leva,' après avoir affuré la vieille qu'elle auroir le lendemain de fes nouvelles , Sc 1'avoir remercié de fes excellentes noifettes. Mais la vieille , en lui faifant de fon cóté beaucoup de remercimens ; ne voulut point le laiffer fortir qu'il n'eüt mis' dans fes poches ce qui reftoit de noifettes, de néfles & de noix, quoiqu'ii en eut tant mangé, Sc le page auffi, qu'il eut honte d'en emporter! En marchant avec le page, Titi ne put s'empê! cher de lui parler de fon inquiétude, non leulement a 1'égard de leurs chevaux ; mais encore touchant leurs habits qui étoient couverts de boue , Sc principalement touchant les moyens d'avoir de 1'argent ie lendemain pour envover & la vieille , a laquelle il vouloir auffi envoyer un médecin Sc un chirurgien. A 1'égard des-eft W ?  yaux , dit le page , ils auront fans doute fui\2 celui de 1'écuyer; ainfi n'en foyez point en peine. A 1'égard de nos habits, comme ce ne font que des habits de chade , & que ce n'eft qu'une boue fablonneufe, en les nettoyant bien, il n'y paroitra pas, & je m'en charge. A 1'égard de 1'argent, il me femble , monfeigneur, que vous pouvez bien en demander a la reine, & fi elle vous en refufe , en demander au roi. Comme ils ne vous en donnent jamais , leurs majeftés ne vous en refuferont pas pour remédier a un malheur dont leur écuyer eft la caufe. 11 faudra bien que je le fafle, dit le prince en foupirant. Ils s'entretenoient fur tout cela, quand ils virent 1'écuyer revenir a eux. 11 avoit été jufqu'au rendez-vous , fans s'apperpevoir que les chevaux du prince couroient a vide i & tout étonné, il avoit fur le champ toumé bride pour le chercher par le même chemin. Le prince le gronda, quoiqu'il n'osat le faire autant que cet homme le méritoit ; le prince 1'auroit févérement puni s'il avoit été maitte de le faire. Ayant remonté a cheval, il regagna la chade., L'écuyer, informé de 1'aventure , loin d'être honteux de fon étourderie , ou plutot de fa malice , car elle y avoit eu part, conta comme une belle action ce qu'il avoit fait, & comme une fottife ce qu'avoit fait le pvince : ainfi a peine furentils de retour au palais, que 1'aventure fut di-  bu Prince Titi. $41' Vulguée & fervit de plaifanrerie aux courtifans cjui favoient bien que c'étoit faire leur cour que de ne pas louer Titi j de forte que , quoiqu'ils ne puiTent s'empêcher d'admirer Sc de louer fa bonté dans le fond de leur cceur, ils exercoient cependant toute leur belle humeur a la rourner en ridicule. Dès que le prince parut devant le roi & la reine , ils furent les premiers a le railler, Sc fon petit frère s'en mêla auffi. On n'appela plus le page de Titi que le page aux vieilles'; fobriquet qui lui dura long-rems, donr il fe facha d'abord, & dont il fe fit honneur dans la fuite. Les plaifanteries mal fondées tournent enfin a la gloire de ceux contre qui on les fair. II n'en fut pas de même d'une réponfe que fit le page a uii confeiller d'étatqui, malgré fon grand age Sc fa dignité, faifoit le galant auprès de toutes les jeunes filles , non de cette manière agréable Sc polie , oü une ironie aimable rend le badinage même bienfaifant aux vieiliards , mais avec toute Ia fadeur d'un vieux vifage , dont les yeux veulent fe tournet tendrerrient. Ce confeiller , ayarit appelé le page de fon fobriquet, pcgé aux vieilles , celui-ci lui répartit qu'i/ aimoit mieux être le page des vieilles que le Jót des jeunes ; ce qui fit beaucoup rire ceux qui étoient préfens } & qui rendtt Ie Confeiller auili honteux qu'irrité dans le fond du cceur : car ce fobriquet lui Y iij'  34*. HlSTOIRE refta auffi. Et c'eft encore une manière de ledéh*gner qu'employent ceux qui font la généalogie de fa familie. Le prince fut le lendemain matin chez la reine plutot que de coutume; il vouloit lui parler feul. Qui vous , amène fi-tót , lui dit-elle ? madame , répondit Titi , 1'envie de rendre mes refpects a votre majefté, & de lui demander une grace. Quoi, reprit-elle , en refregnant la mine a ce mot de grace ? De vouloir bien, continua Titi, me faire donnet quelque argent j j'en ai un befoin extréme \ vous favez, madame , que je n'ai jamais un fou. Qu'en avez-vous a faire, répondit la reine ? N'ètes - vous pas nourri, vêru , logé , & fervi ? Que vous faut-il de plus ? Rien pour moi, madame , répondit le prince ; mais il y a des cas oü je voudrois pourtant bien pouvoir difpofer de quelque petite chofe. Oh, des cas, monfieur, des cas, dit la reine; eh pour quelscas vous faut-il maintenant de 1'argent ? Je fupplie votre majefté de me difpenfer de le dire , répondit Ie prince. Non, dit la reine , je veux le favoir, Sc fans cela vous n'aurez rien. Puifque vous le voulez, madame, dit Titi, c'eft que j'en ai promïs a une femme que je fis chercher pour avoir foin de la bonne vieille qu'un écuyer du roi a eftropiée , & qu'il ne me convient pas d'avoir promis 3 & de ne pas tenir. Eh pourquoi promet---.  nu Prince Titi? 343 tez-vous, reprit la reine ? Que vous fait cette vieille pour avoir tant de foin d'elle ? Qu'elle vive ou quelle meure, que vous importe ? Diroit-on pas qu'une vieille eft forr néceifaire a un état ? Je croyois, dit Titi , que je n'étois prince que pour fecourir particulièrement les malheureux. Ah vtaiment voila de belles idéés , s'éctia Ia reine ? Allez, allez , monfieur, ces maximes font bonnes dans des livres. Apprenez , une fois pour toutes , que les princes ne font pas faits pour les hommes , mais les hommes pour les princes. S'il y a des malheureux, ranr pis pour eux. Vous feriez un plaifant roi. Allez, monfieur allez, je vous remercie de votre bonjour; comptez que vous n'auriez rien. Titi fe fentit 1'ame pleine de douleur X ce difcours ; il y fut plus fenfible qu'au refus que la reine lui fit. II fe retira dans fon appartement, n'ofant quafi penfer que fa mère fut capable d'une fi grande dureté d'ame. II en foupiroit, & difoir en lui - même , qu'il aimeroit mieux n'ètre pas prince, que d'avoir tant d'inhumanité. II dit a. 1'Eveillé , c'étoit Ie nom de fon page , qu'il étoit au défefpoir, que la reine n'avoit point voulu lui donner d'argent, & que s'il alloit au roi, il voyoit bien qu'il n'en obtiendroit rien non plus ; que cela ne ferviroitr qua irriter encore la reine fa mère. Le page invedriva beaucoup contre 1'injuftice de 1'un & de Yiv  '*44 Histoïre 1'autre , contre leur avarice, Sc 1'etat oü ils laif-« foient un prince des revenus duquel ils s'étoient emparés ; Tm lui impofa filence , & lui dit de fonger feulement a quelque expediënt pour avoir un écu ou deux. Le page alla trouver fon père qui étoit un ban gentilhomme , mais pauvre , Sc chargé d'une grofle familie ; il n'avoit que cinq écus : s'étantinformé des raifons qui faifoient que le prince avoit befoin d'argent , il lui en envoya quatre, & lui fit dire qu'il vendroit plutót un grand gobelet d'argent qu'il avoit, que de 1'en laifler mauquer. L'Eveillé retourna bien joyeux auprès du prince. En entrant dans fa chambre, aptès avoir regardé s'il n'y avoit perfonne , il commenca par faire plufieurs caprioles pour exprimer fa joie fans parler; après quoi, il donna a Titi les quatre écus. Le prince fut ravi, Sc ordonna fur le champ au page d'aller prendre im médecin Sc un chirurgien , de les mener chez la bonne vieille , de donner trente fois a la femme qui la gardoit, & de ménager le refte pour les chofes néceflaires , & le paiement du médecin êc du chirurgien, Le page exécuta fes ordres avec une ponétualité plus digne d'un homme raifon-. nable que d'un page ; il trouva la bonne vieille beaucoup mieux ; cependant, le médecin qui avoit fair fes études a Paris , lui ordonna deux. faignées, une purgation Sc des cliftères; Sc le  » v Prince Titi. -4ji /chirurgien voulut appliquer a la jambe, des cataplafmes; mais la vieille remir au lendemain a le faire, pour ne leur pas dire qu'elle n'en feroic rien. Comme ils étoient prêts a s'en retourner , une poule annonca par fon chant qu'elle venoit de pondre. Le monfieur qui étoit avec vous hier, dit la vieille en s'adrefTant au page; car on ne lui avoit pas dit que ce monfieur étoit le prince Titi, & elle feignoit de 1'ignorer; ce monfieur a trouvé bonnes mes noifettes, mesnoix 8c mes nefles. Je vous prie de lui porter 1'ceuf que ma poule vient de pondre , je puis vous affurer qu'il le trouvera encore bien meilleur que tout ce qu'il a goüté ici. Dites-lui que je le fupplie de vouloir bien le manger. Elle envoya lever 1'ceuf, 1'enveloppa dans des herbes , & le donna au page, en lui reeommandant bien de prendre garde de ne le pas caffer. Ayant alors pris congé de la vieille, le médecin & le chirurgien rerournèrent chez eux, êc 1'Eveillé vint rendre compte au prince de ce qui s'étoit paffé , il lui donna 1'ceuf. Vraiment , dit Titi en le recevant, je n'ai point fongé a man. ger les nefles , ni les noix que je mis dans mes poches quand je fortis de chez cette bonne vieille, elles font reftées dans mon habit de chafle. Va, TEveillé, qu'on me faffe cuire cet ceuf, ne le perds point de vue , puifqu'ils doit être fi bon ; Sc quand il fera cuit, apporte-Ie moi, Cet ceuf s  54^ H I S T O I R ï avec mes noix , mes nefles & mes noifettes, feri, ,mon fouper. Le page obéit, & pendant ce tems , le prince fut chercher dans les poches de fon habit de chafle , les nefles, les noix & les noifertes -qu'il prépara pour matiger après fon ceuf- L'éveille revint avec un officier de la bouche pour fervir le prince. -Quand on eut mis fon couvert, il prit 1'ceuf, le cafla un peu par le haut pour faire 1'ouverture néceflaire a des mouiliettes que l'officier préparoit: il avoit peine a. le cafler, il frappa plus fort, &c un morceau de la coque fauta en s'éclatant, & laifla voir quelque chofe de fi brillanr, que le prince en étoit ébloui. L'officier & le page s'approchèrent pour regarder. Après la première furprife, Titi leva le refte de la coque, & découvrit un diamant d'un éclat fi merveilleux, que jamais on n'en a vu un pareil. II étoit plein dé feu, de Ia plus belle eau du monde, & d'une groffeur telle qu'il ne s'en trouve point. Titi ne pouvoit revenir de fon étonnement; il ne favoit que faire , ni que penfer. Pendant qu'il rèvoit a ce miracle, & que l'officier & le page admiroient le diamant que le prince leur avoit donné a voir , il prit une noifette qu'il mit fous fes dents pour la cafler : mais quelle fut fa furprife ! cette noifette fe trouva encore un diamant: quel nouveau fujet d'admiration ! On fe jette fur les autres» on les cafle; autant de diamans que de noifettes ,  du P, rince Titi. 347 & de diamans auffi parfaits dans leur efpèce, que le gros 1'étoit dans la fienne. On vouluc enfuite examiner les noix & les nefles, elles fe trouvèrent encore des diamans admirables : les uns étoient enfermées dans la coque de la noix, les autres couverts de la peau de la nefle. L'officier rranfporté de joie & d'étonnement, for tit de la chambre du prince, occupé, auffi bien que le page, a confidérer tant de merveilles , & courut publier une nouvelle fi furprenante. II alla jufqu'au roi & a la reine, a qui il i'a dit avec tranfport. Leurs majeftés fe levèrent fur le champ, & vinrent en hate dans 1'appartement du prince , qu'ils trouvèrent devant une table en effet chargée de plus de tichelles qu'on n'en croyoit dans tout Punivers. La reine fe faifit d'abord du gros diamant qu'elle confidéroit , qu'elle regardoit de tous les cbtés , qu'elle auroit voulu avaler comme 1'ceuf dont il avoit la forme ; elle le faifoit admirer au roi, aux uns & aux autres des courtifans qui avoient fuivi, & auxquels elle le portoit avec des tranfports qui lui faifoient faire des fauts peu féans a la majefté royale. Elle revint enfuite a examiner les autres diamans , & fa joie alla jufqu a lui faire embraffèr le prince Titi, & a. le faire embrafler du roi. Cependant, relevant les quatre coins de la nappe fur laquelle étoient de fi précieux fruits , elle les empottadans fon appartement, en difant au  H ! S T e I R I prince Titi qu'elle lui parleroit le lendemain matin." Le roi 8c la reine rentrés dans leur appartement j congédièrent tous les courtifans, 8c envoyèrent chercher les plus habiles joailiiers. Le bruit d'une li grande nouvelle s'étoit déja répandu dans la ville , & les joailiiers furpris , étoient accourus au palais, dans Fefpérance de voir les diamans rnerveilleux. Plus ils les examinèrenr, plus ils en admirèrent la bonté 8c la beauté. Leurs majeftés ne purent dormir de joie, elles en parlèrent toute la nuir, & conclurent que cette vieille, pour qui le prince Titi avoit marqué tant de compaffion , devoit être une trés - puiffante fée , qu'il n'y avoit qu'une fee qui put faire de li magnifiques préfens ; c'eft pourquoi, dit Ia reine , nous ferions bien d'aller demain la voir; de lui faire beaucoup de careffes , de lui mener tous les médecins 8c tous les chirurgiens de la cour, 8c de 1'aflurer qu'elle peut difpofer de tout ce qui eft en notre pouvoir. Le roi approuva ce confeil, & dès le point du jour , il ordonna qu'on tint prêts les plus beaux carroffës, que rous les médecins & les chirurgiens fe tinflent prêts a le fuivre, & qu'on invitat auffi tous les feigneurs de la cour a s'y trouver a la fortie de table avec leurs plus beaux équipages : il n'y eut que le prince Titi auquel on ne fit rien dire. On ne vouloit pas le mener , paree qu'on ne vouloic  b v P r i n e e T:i t U J49 jpas lui conferver la faveur de la fée; mais la reine lui envoya le matin deux ginguets dor enveloppés dans du papier cacheté , avec un compliment fort poli , cu elle raflfuroit que pourvu qu'il ménageat bien cet argent, il la trouveroit. toujours difpofée a lui faire plailir. Le prince eut la difcrétion de ne point ouvrir le petit paquet devant I'officier qui.le lui avoit apporté , & de ne rien dire enfuite du préfent de la reine, pat refped pour elle, il fe contenta de forrir dans 1'inftant avec l'officier , pour porter lui-même i la reine fa réponfe & fes remercimens. II les fit avec autant de marqués de reconnoiflance , que fi c'eut été une grande grace. La reine, malgré fon caracfère impérieux , n'ofoit lui parler de fes dumans : Titi n'en ouvrir pas la bouqhe , & fe. retira Iorfqu'il entendit une dame qui alloit en parler. On fit dire a deux feigneurs qui .avoient beaucoup de part a la bienveiliance du prince , de Ie mener a la chalfe d'un coté o.ppofé i celui oü Ie roi vouloit aller. Ils le fi.rent, & d'abord après Ie diné du roi & de la reine , qui avoient mangé a leur petit couvert, on paftit pour aller voir la vieille. La cour n'avoit jamais été fi brillante pendant le règne du rói Ginguet. Tous les; officiers de fa maifon qui avoient pu trouver des chevaux dans fes écuries , étoient a cheval, plufieurs autres en avoient emprunté } car les écuries  3JÖ HlSTOlftI du roi en étoient fi mal fournies, que la princelTe de Blanchebrune , coufine germaine de fa majefté, & qui s'étoit propofé de faire cette partie a cheval, ne 1'auroit pas faite , fi le premier miniftre ne tui eut fait prêter un de fes chevaux de main. II y avoit un carrofie plein de médeeins , qui fuivoit immédiatement celui du roi, un autre plein d'apothicaires , un troifième plein de chir'u'rgiens. Oii arrivla la cabane de la vieille * oü d'abord la reine mit pied a terre 5 le roi defcendit auffi de caroffb', & tous les courtifans parurent autout de cette cabane chapeau fous le brasj La porte en étoit fermée. La reine elle-même voulut aller frapper. Tac, rac-: Qui eft 1? , dit 1a voix d'une femme? C'eft la reine , répondit Tripalle ; ouvrez ma bonne , ouvrez •, cette femme ouvrir. Comment fe porte la bonne maïtrefle de cette niaifon -, dit la reïne en entrant ? Fort bien , madame" ,' ditJcelle qui avoit ouvert , elle eft allée dans la forêt. Comment, dit la reine , elle eft fortie? Oui , madame»- Ëh de quel ebté eft- elle allée ? De ce ebté la , dit la femme. La reine &c: le roi remontèrent' en care-fle, & allèrent du ebté qu'onleur-avoitmontré. Ils órdonnèrent aux courtifans de chercher dans la forêt;1 on eut beau chercher-, on ne trouva pas la vieille. Comme le jóut baifloit , la reine fit retourner a la cabane .—... I. 1o knnnp vipillp érnir rnveniie . elle* pUUl ÏUU. " »» uw»...- — »  du Prince Titi. i$l ne 1 'étoit point encore. Ainfi , toute la cour reFit le chemin dn palais , & fit un voyage inutlle , mais d'ailleurs fi agréable , que tous ceux qui ne le faifoient pas dans les mêmes vues cue leurs majefiés , y eurent beaucoup de plaifir. Quand le roi & la reine furent redres dans leurs apparremens, ils fe rrouvèrent rrès-chaf!*< de cerce co™& inutile. Cela n'avoit pas Hm que de leur coütetiquelque chofe : il avoit fallu louer des carroflbs deremife pour les médecms , les chirurgiens & les apothicaires qu'on avoit menés , Sc faire encore ^elqucs autreg frais. Ils cherchèrent d fe conlbier en allant voir leurs diamans. Ils en admirèrent avec une nouvelle furprife , & 1'abondance & la beauté. Ils fe croyoient les plus riches princes du monde', & ils avoient' raifon; ils auroient eu de quoi 1'acheter, s'il y eut eu quelqu'un qui.eüt pu le vendre. Cependant , cela même leur caufa un nouveau? fujet de chagrin. Nous avons fait. une grande faute , dit Tripalle d Ginguet ; puifque nous Étions chez la vieille, nous pouvions bien rk«f mander d cette femme qui gardoif fa cabane g qu'elle nous donnar des noix , des nefles & desnoifettes de la vieille, & même lui demander *'}! n'y avoit point d'ceufs ; nous aurions peutêtre fait ainfi une plus grande récolte de diamans §ue nous n'en avons déjd. Parbleu, dit Ie roi|  H i s t O i R 4 certes, vous avez raifon , madame , nous avoiiSS fait une grande fottife. A quoi avons nous penfê, continua-t-il y en fe donnant du plat de la main fur le front ? Peut-on faire une pareüle faute! Nous aurions peut-être pu trouver des boifleau* de diamans plus beaux que ceux qüe nous avons déja. Que faire, dit la reine ? C'eft auffi votre! faute i madame , reprit Ginguet ; pourquoi n'y avez-vous pas fongé ? Belle raifon , reprit Tripalle ! Pourquoi n'y avez-vous pas fongé vousmême ? N'y étiez-vous pas auffi bien que moi ? Oui, dit le roi; mais je n'ai point entré dans la cabane , c'eft vous feule qui y êtes entfée, & cela devoit vous faire penfer aux nefles & au refte, II ne tenoit qua vous d'y entrer aufli bien que moi , reprit la reine •, qui vous en empêchoit > 1'enttée étoit libre. Non, elle ne 1'étoit pas , répondit brufquement Ginguet , vous la bouchiez toute entière avec votre corps & votre panier. Hélas! vous n'aviez qua dire, repartit Tri* palle un peu émue ; fi je fuis grafie , vous êtes maigre, il ne vous faut pas tant de place pour paffer ; en me rournant un peu de ebté, vous en. auriez eu aflez : Mais a quoi fervent ces difcuf* fions, continua-t-elle ? II n'y a qua y retourner demain, nous n'avons pas befoin d'y mener toute la facftlté , comme nous avons fait aujourd'hui j «nfi, nous épargnetons des louages de carroflesj k  d cr Prince Titi. jjj le refte ne nous coütera rien. Cet avis calma un peu Ginguet, qui fe mettóit aiférnent en colère, Sc qui fe radoüciflbit avec peine; de forte que , quoiqu'il pr'ir un ton radduci quand il appr'ouva cet avis, il confèrVa pourtant uü air boudant avec lequel ils fuirent fe coucher. Le rot & la reine , amfi qu'ils 1'avoieiit projeté , prirent le 'en lemain , dans leur carroiTe , le jeune prince cadet de Titi, avec la princelTe de Blanchebi une , Sc retournèrent voir la vieille, fuivis de route leur cour. Comme le prince Titi avoir bien vu, par ce qui s'étoit pafle la veille , qu'on ne fouhaitolt pas qu'il fut de cette parre, il ne fe préfenta point pour en être, & n'y fut point invité. Ib? trouvèrent la bonne vieille fur le pas de fa porte qui épluchoit des hérbes. La reine Sc le roi defcendirent de carrofTe fuivis du petit prince cadet, qu'on appeloit Triptillon, de la princelTe de Blanchebrune , Sc de toute leur cour ; ils abordèreiic la vieille en lui faifant de grandes révérences. Lk. bonne femme fe leva d'abord , & faifoit auffi des révérences a droite, a gauche , & de tous les cótés; elle ne difoit pas un mot qu'elle n'en fic une. La reine lui fit de beaux & longs compliinens , car elle en favoit bien faire : la vieille marqua fa furprife, répondit de fon mieux , pria le roi, la reine, la princefle, & le petit prince^ Tomé XXVil 2  J54 HlSTOIRB d'entrer dans fa cabane , dont la reine paroiflbif curieufe d'examiner le logement. Elle étoit trop petite pour que d'autres puiteftt y entrer. La reine après avoir vu les d:ux chambres qui y étoient formées par une cloifon , s'aflu fur la banquette , oü le roi, le petit prince & la princefle s'aflïrent aufli. La reine voulut faire afleoir a ebté d'elle la vieille , & cömmanda pour cet eftet a Triptillon de fe lever, pour qu'il y eut place: mais la vieille fupplia fa majefté de Pen difpenfer , Sc fut s'afleoit fur le pas de la porte, le dos tourné du ebté de la campagne , de forte qu'elle étoit vis-a vis de leurs majeftés. L'un & 1'autre lui firent plufieurs queftions fur fon age , fes parens , le lieu de fa naiflance , fa manière de vivre : ils lui demandèrent fi elle n'avoit point été marié; Sc fur ce qu'elle leur dit que non, la reine poufla les complimens jufqu'a dire a la vieille qu'elle étoit encore en état d'y fonger , qu'elle ne paroifloit point fon age, qu'elle étoit encore belle & fraiche , Sc qu'on en marioit tous les jours de moins jeunes qu'elle; ce qui parut fi ridicule au petit prince, qu'il ne put s'empêcher d'en rire, & que la vieille en rit aufli avec un air de mépris. Enfuite la reine ne fachant plus que dire , elle paria a la fée de fes nefles, de fes noix , & de fes noifertes , Sc la pria de lui en faire goüter. Je n'ofois madame *  » u Princi Titi. '355 dit ia vieille, prendre la liberté d'en préfenrer a votre majefté ; mais puifqu'elle ciaigne m'en donner la permiffion , voili tout ce que j'en ai dans ces deux trous qui font a ebté d'elle, je vais avoir 1'honneur de les lui fervir. Non , non , dit la reine, eu fe rournanr pour les prendre ellememe, puifqu'elles font dans ces trous, je puis bien les en titer. Cependant , la vieille mit devant le roi & la reine fa petite table, une nappe blanche & deux plats de terre, oü 1'on fervit dans un tout ce qu'il y avoit de nefles, & dans 1'autre tout ce qu'il y avoit de noix & de noifettes. Ginguet & Tripalle fe jerèrent avidement deffus ; ils en goütèrent , & ne les trouvèrent point différentes des autres nefles, noix ou noifettes q i'ils avoient mangée auparavanr; quelques- unes même étoient gatées; on trouva des vers dans quelques noifettes. Le roi en donna au prince & a la princefle , qui ne les trouvèrent pas meiüeures; de fortc qu'on en mangea peu : mais Ia reine fe Ievant alors , pria la vieille de mornet dans fon carrofle, & de venir avec elle, paree qu'elle avoit quelque chofe dont e;le vouloit 1'entretenir. La .vieille obéit , cV pendant que le roi prit 1'air autour de la cabane, que tous les courtifaus vinrent vifiter les uns aptès les autres, Ia reine & la vieille alièrent tloucement du ccté de la foiêt. Tripalle ■ Zij  j5(J H I S T O I R S déployant toute fon éloquence, fit connoïtre A la vieiile qu'elle la reconnoiffoit pour une fée , Sc poüt une grande fée, qu'elle venoit lui demanfon amitié & fa proteftion , & l'-uTurer que oi & elle étoient dans la réfolution de tout e pour la mériter; elle fe fervit des expreffions les plus fortes : mais Ia vieille foutint toujours a fa majefté qu'elle fe moquoit de fa trèshdmble fervante , & qu'elle étoit furprife qu'une fi grande reine prit ainfi une pauvre vieille petite bonne femme pour en faire le fujet de fes plaifanteries. La reine infifta vainement fur la preuve des diamans la vieille aflura toujours que fa majefté fe faifoit illufion , que les courtifans & fes joailiiers mêmes Ia trompoient , qu'il falloit qu'il y eut de 1'enchantement dans cette affaire , & qu'affurément elle n'avoit point donné a perfonne d'autres nefles , d'autres noix, ni d'autres noifettes que celles qu'elle venok d'avoir 1'honneur de préfenter a leurs majeftés.' Quelque chofe que la reine put dire , la vieille perfifta conftamment a foutenir qu'on fe rron> poit, & que tot ou tard on verroit affurément qu'elle n'avoit donné que des nefles, des noix , des noifettes & un ceuf frais. La reine ayant épuifé fa réthorique , a laquelle elle ne croyoit pas que rien put réfifter, crut en effet que cette  du Prince Titi. 557 vieille n'étoit qu'une vieille bonne femme. Elle dit de retourner promptement prendre le roi , qu ils trouvèrent a cinquante pas de la cabane avec la princelTe & le jeune prince. On fit alors defcendre la vieille, a qui Tripalle , avec un vifage de chagrin & de dépit, dit un adieu , ma bonne, fans feulement Paccompagner d'un figne de tête. Le roi qui, en voyant la reine , s'étoit bien appercu de fon mécontentement , ne regarda pas Ia vieille 5 il n'y eut que le petit prince qui , érant monté en carroffè , mit la tête a la porrière , & lui cria en riant : Bonne femme, ne fongerez-vous pas a vous marier ? Tripalle rendit compte au roi de fa converfation. II conclut comme elle que cette femme n'étoit point une fée. Cependant, leur premier foin , quand ils furent de retour au palais , fut d'aller confidérer leurs diamans , qu'ils trouvèrent auffi beaux & aufli parfaits qu'on pouvoit le fouhaiter. lis raifonnèrenr long-tems fur un événement fi furprenant & fi admirable. Ginguet qui fe piquoi t d 'être philofophe, voulur chercher les caufes naturelles de ce changement. II eut la fatisfacKon d'étaler toute fa phyfique, mais non pas celle de porfuader la reine, qui fit pouttant femblant de le croire un peu. Les petits fefprits n'aiment pas qu'on les contredife. A ce que Ginguet avoit dit Z iij  J58" ! HlSTOIRE au fujet des nefles & des noix , la reine objecTa ' 1'ceuf; ce qui fit réfoudre le roi a envoyer le lendemain la -princefle de Bianchebrune prier la vieille d'e lui donner un ceuf frais de la même ■ poule qui avoit pondu celui qu'elle avoit envoye aa prince, & de 1'envelopper dans de pareilles harbes. Juftementla poule chantoit quand la princefle arriva chez la vieille. On fut chercher 1'ceuf, on 1'enveloppa de même que 1'autre , & la princefle 1'apporta au roi. Sa majefté le fit cuire par le même homme , dans la même eau , avec ie même degré de feu que celui du prince avoit été cuit. Ginguet voulut être préfent a cette opération ; il 1'apporta enfuite chez la reine pour louvrir en fa préfence , & Payant ouvert , il trouva juftement que c'étoit un ceuf frais. Cela n'empècha pas qu'il ne revint a fes difcours phyfiques, & la reine le laifla dire , plus contente d'avoir tant & de fi beaux diamans , qu'inquiète de favoir la caufe qui les avoit produit L'Eveillé voulut perfuader au prince Titi qu'il devoit aller en fon particulier voir la bonne vieilb j mais crainte de donner au roi & a ia reine des foupcous , qu'il eut quelque intelligence particuJière avec cette bonne femme, & qu'elle lui füc plus affedionnée qu'a leurs majeftés , il fa eontewa de lui envoyer faire des complimens fur le  du Prince Titi. m9 rérabliflèmenr de fa fanté, lui compter 1'aventure des diamans, Paiturer qu'il prendroir fon tems pour aller lui marquer fon extreme recounoiffance ; mais que fi elle avoit 1'art de faire tant de prodiges, il lui feroit plus obligé de lui procurer les bonnes graces du roi fon père , & de la reine fa mère , que de lui faire les plus beaux ptèYenji du monde. Quand le page fut chez Ia vieille , il la trouva qu'elle fe frifoit, &quelle fe mettoit des mouches. 11 en parut furpris, & eut ënvié de rire ; cependant il fe retinr, & hfi dit fort fagement ce que le prince lui avoit ordonné. La vieille parut trescontente, dit que Titi avoit très-bien fait de ne pas venir , qu'il devoit compter fur tous les bons offices qu'elle pourroit lui rendre • maïs qu'elle ne pouvoir pas changer les fentimens du roi & de la reine, paree que Ie changement des mauvais - cceurs éroit un prodige au-defTus de fes forces. Pour ce qui re regarde, mon cher I'Eveillé, continua t elle, perfecKonne toujours de plus en plus ton bon naturel3j'aurai foin de toi, fcj'efpère trouver les moyens de te rendre heureux: mais il faut que tu me promette Mois chofes. La première, de fairegénéralement toutce que je te commanderai. La feconde,de me dire généralement toutce que je te demanderai. La troifièmé , de ne jamais celTer Z iv  JÖO HlSTOIRI d'ètre fidélement attaché au prince Titi. Je puis bien vous promettre ledernier, répondit I'Eveillé, mais je ne puis vous promettre les deux aurres ; car fi oh m'avoit donné quelque chofe fotrs le fecret, je ne devrois le dire a perfonne , pas meme a vo is. Tu as raifon , mon cher ami, lui dit la vied:e, non plus que fi je te commandois de faire quelque chofe d'injafte, tu ne devrois pasle faire; mais cela excepté , me promets tu le refte ? Qh poat cela de tout mon cceur , répondit le page , jé vous le jure & vous pouvez y compter. Eh! bien, dit Ia vieille , voyons donc! Tiens prends ce petit fac oü il y a un peu de fine farine avec une houppe , & pouJre moi. Le page la poudra a merveille , tk lui arrangea fort bien les cheveux. Tiens , dit-elle enfuite, ouvre ce vieux corfre que ru vois, prends-y une paire de bas de foie & une paire de bas de fil, tk viens me les mettre au lieu de ceux que j'ai. Le page obéit encore en fe difant en lui-même : c'eft bien a ce coup que je fuis le page aux vieilles. Ede lui tendit une longue jambe sèche comme du bois & cou-r leur de fuie , il Ia déchaufta. Elle lui dit d'en baifer Ie pied , il le fit, & baifa meme 1'aqtre , fans fe le faire dire, ce qui plut beaucoup a la vieille; enfuite lui ayant mis les bas de fil ck les bas de foie, elle lui donna des foujiers brodés.  b u Princs Titi. j£i qu'il lui chaufla aufli. II lui parut alors que la jambe n'étoit plus fi sèche , ni le pied fi long. II leva les yeux vers elle, & vit une femme fi richement vêtue & fi belle, que les diamans dont elle étoit couverte , brilloient encore moins que fa beauté. La cabane oü il étoit, lui parut un cabinet magnifique oü tout éclatoit d'or, de glacés & de peintures exquifes. La fée ayant joui un moment de la furprife du page , lui tendit les bras, & le tirant a elle, lui dit: viens embraffèr la vieille. Le page, hors de lui-même , prit un baifer plus doux que le miel , & fe relevant, parut aufli confus qu'amoureux. II ne s'agit pas ici d'amour, lui dit la fée , je ne veux que de 1'amitié , mais j'en veux de la plus tendre , de la plus parfaite. Songe a tes promefles, je n'oubüerai pas les miennes. Je fuis la fée Diamantine , je ne connois point l'amour, mais la conftance dans 1'amitié. Ne dis point au prince ce que je fuis , ni ce qui vient de t'arriver ; fi tu le dis , je ne te ferai point de. mal, mais je ne te ferai jamais de bien. Cependant écoute en t'en a'lant, tu trouveras fur Ie chemin une bourfe verte brodée de fleurs , & une d'argent brodée dor. Ramafle la première , & laifle 1'aurre far.s y toucher. Porte a ton père celle que tu auras ramaflee, & dis-lui que c'eft pour les quatre écus  HlSTOIRE qu'il a prètés au prince Titi, & que pourvu qu'il n'emploie 1'argent de cette bourfe que pour de telles actions, & pour 1'établiflement de fa familie , cette bourfe ne s'épuifera jamais. Qu'il n'en dife rien , paree qu'alors il la perdra fans retour. Pour roi , ajoura la fée , que veux-tu? Je veux te faire un don. Puifque vous voulez avoir la bonté de prendre foin de moi , répondit I'Eveillé , je m'en remets a vous, admirable fée, vous favez mieux que moi ce qui me convient. Non, je veux que tu choififies , répliqua la fée. Vous le voulez , dit le page , il faut obéir : accordez-moi le don d'ètre invifible quand je voudrai 1'être. Soit, dit la fée , tu n'auras qu'a vouloir. Adieu, lui dit-elle alors , je vais coucher a plus de deux mille cinq eens lieues d'ici. Dans 1'inftant quatre ou cinq zéphirs enlevèrent la fée par le tolt qui s'entrouvrit jufqu'a ce que I'Eveillé 1'eüt perdue de vue , après quoi fe refermant, ce' fuperbe cabinet redevinr une chaumière. Le page également faili d'étonnement & d'adrniration, fentit fon cceur fuivre la fée. Plut au ciel être zéphir , dit-il, je ne la quitterois jamais: mais la chofe étant impoflible, il reprit le chemin du palais, regardaBt partout s'il ne verroit pas les deux bouffes dont Diamantine lui avoit parlé^ 11 les trouva en effet 1'une auprès de 1'autre ; mais1  du Prince Titi. 363' fidéle aux ordres de la fée, il ne prit que la verte, Sc ne fut pas feuiement tenté de prendre 1'autre. On n'a jamais vu un page fi fage ? il porta la bourfe verte a fort père, & lui dit ce que la fée lui avoit dit de dire, pas plus , pas moins. Le père , qui étoit homme fage , fe doutant bien qu'il devoit y avoir la-dedans quelque myftère , ne voulut expofer fon fils a aucune indifcrétion ; feuiement beaucoup de remerciemens pour celle qui donnoit un fi grand tréfor a fa nombreufe familie. II emplit fa poche de 1'or qu'il trouva dans certe bourfe, la ferra , & fortit fur le champ pour aller payer quelques dettes qu'il n'avoir pu s'empècher de faire , & qui le faifoient beaucoup foufFrir par 1'impuiffance de les a-cquhrer ; car Ia ncceffité fait quelquefois palfer pour efcrocs ceux qui ont 1'ame la plus jufte Sc la plus libérale, L'Eveillé ne voulut pas fortir de la maifon de fon père fans effayer le don d'invifibilité qu'il avoit recu de la fée. II entra dans une falie oü étoient fes fceurs , il leur fir plufieurs niches qui les furprirent d'abord , & qui les firent enfuke s'entrequereller , s'accufant les unes & les autres. Conrent de cet elfai , il alla trouver le prince Titi. Il hu dit que la vieille avoit-recu avec beaucoup de reconnoilfance les marqués de fon four ve'nir , qu'elle voudroit bien qu'il fut en fon  '3 u Prince Titi. }67 mais de plus, afin d'avoir lieu d'étabr toure fa magnificence , le roi fit élever d'un gradin le trone fur lequel ii devoit donner audience aux ambafladeurs , & fit pofer a fes pieds un petit .tabourer pour Triptillon. La reine fa mère lui avoit fait faire d'une vieille jupe de velours ua habit qui paroifibit tout neuf, tant le Tailleur avoit bien fu tirer partie de 1'éroffe ; elle avoit fait attacher a cet habit, en guife de boutons, les diamans qu'on avoit trouvés dans les coques de noix ; de forte qu'avec quelques petites bandes d'hermine qui fe lailïbient voir , le jeune prince paroifibit aufli magnifiquement habillé que le roi. Ce n'eft pas tout; comme il s'étoit trouvé plus de diamans qu'il n'en avoit fallu pour Ia garniture de ces deux habits, la reine s'étoit fait couvrir du refte une ftomachère qui étoit fi brillante qu'elle paroifibit une plaque d'un morceau de foleil, fi on peut fe fervir de cette expreffion. On fut plus de quatre mois a tous ces préparatifs. Enfin on apprit que les ambafladeurs étoient arrivés fur les terres du roi Ginguet; Sc comme on ne vouloit point que le prince Titi parut, paree qu'on ne lui avoit poim fait faire d'habit, comme a fon petit frère , on 1'envoya dans une maifon royale , a vingt lieues de la , fous prétexte que lui y étant, les ambafladeurs ne manqueroiene  358 Hi s i o i U pas d'y aller pour le complimenter, Sc qu'ori étoit! bien aife qu'ils viflent cette maifon qui étoit en effet très-be Ue. Le roi envoya au-deVant des ambafladeurs, les fit défrayer jufques dans fa capitale aux dépens des Heux par ou ils pafsèrertt, Sc le jour de leur audience étant arrivé, ils fortirent de la ville pour y rentrer , fuivis d'un nombre prodigieux de carrofles avec lefquels ils traversèrent la plupart des rues , afin de fe faire voir au peuple » qui admiroit jufqu'aux carrofles de carton doré ou argenté qui brilloient a leur fuite. Aucun fpectacle n'attira jamais une fi grande foule de monde. La cour étoit nombreufe Sc fuperbe. Les gens de la ville avoient imité les coürtifans, pour paroitre magnifiques , & fe confondoient avec eux. On avoit fait des galeries auteur de la chambre d'audience, avec une tribune particulière pourla reme, d'ou elle efpéroit éblouit 1'aflemblée par fa ftomachère. Le roi fe placa fur fon trbne , Sc le jeune prince a fes pieds, dans le tems que les ambafladeurs entroient par une porte qui étoit vis-a-vis. L'un étoit un homme dage , d'une taille haute Sc majeftueufe , la mine férienfe & fiére. L'autre étoit plus jeune , mais également bien fait. Ils étoient fuivis d'un gtand nombre de jeunes gens de qualité, tous propres a donner une haute idéé de  du Prince Titi' 3e leur nation. Comme ils s'approchoient du roi pour lui faire leur harangue, il s'éleva dans la falie un murmure fourd qui venoit de la facon dont le roi paroifibit vêtu , auffi-bien que le petk prince. Les diamans qui fervoient de boutons £ fon habit, éroient redevenus néfles, & ceux du jeune prince n'étoient plus que des noix. Le diamant du chapeau n'étoit plus tju'un ceuf. L'ambaffadeur qui devoit porter la parole , croyanc que le roi ne s'étoit ainfi habülé que par dérifion , après avoir jeté les yeux fur toute 1'afTemblée , oü tous les vifages paroifloient fort extraordinaires , par la furprife & 1'envie de rire, dit d'un ron grave: Sire, Nous étions venus pour vous donner des afia-* rances de 1'amitié du roi notre maüre, qui vous en croyoit digne , & vous propofer une alliance qui vous auroit été auffi honorable qu'avantageufe ; mais vous apprendre^ bientót,par la vengeance de l'injure que vous fakes et fa majefté dans la perfonne de fes ambaffadeurs , que le roi notre maüre ne[l pas un roi de néfles, Ceci prononcé d'un ton ferme & haut, Tarnlome XXFII. Aa  -7Q II I S T O I R E bafladeur tourna !e dos fans faire la moindre inclination a Ginguet, ,& fortit accompagné du fecond ambafladeur & de route leur fuite. Ils ne furent a leur hotel que pour empoiter leurs papiers j ils reprirent fur le champ la route de leur pays, ordonnant a leurs domeftiques de les fuivre incefiamment avec tous leurs équipages. Ginguet étoit tou| ftupéfait de cette aventure , & Tripalle avec tout fon bel efprit ne fiivoit que penfer ni que dire. Tous les courtifans en rioient au fond du cceur j ils étoient bien aife de voir la morgue de leur roi humiliée ; mais les miniftres qui connoifloient le caraclère du roi dont les ambafTadeurs s'étoient ainfi tenus infultés , prévirent bien que cela pourroit avoir des fuites tcès*facheufes. Forteferre étoit un roi puiiTant, fier, généreux, qui aimoit le moindre de fes fujets comme un.père aime fes enfans. Il avoit fait la guerre a un prince de fes voifius , Sc lui avoit enlevé une grande proyin.ce , patce qu'on avoit coupé la mouftache i un de fes fujets qui voyageoit dans les terres de ce prince. Que devoir-il arriver d'un affront fait a fes ara* bafiadeurs, ou plutot i lui-même? La première délibération du Confeii fut d'envoyer chez les ambafladeurs, pour les prier de vouloir bien écouter avant que de juget d'une manière con-  '«,,OI Tllll i'"emio"S du ™ & de '■ «n,e fe, inllraire de , " ^ -e,ltdéj-lbien]oinjCc ™ c„ .dans, ingu^mk O,, »narqwöit dans , °"eIerre- « lui il emir if ■ ' , plils forrs comb en , , q lis navoienc pas feule- F/to, ,1 avo.teté employé en difféxjl £ A a ij  &quinefervoient qua rendre fa perfonne plus méptifable. Cependant il fut choifi, paree qu d k fouhakoit * que fon frère Je voulut. Ce ftfce pouvoit tout a la cour •, d favou a merUeLevenir 1'argent dans les coffres du ro . CepnncequipréferoulutUeal'honnete seto t ainfi taiflefobjuguer par fon mimftre qudn£ „oit point d'ailleurs. Le nouvel ambaffadeur parut, en affurant que dès qu'il paroitroit u la cour du roi de Borteferre , tout fujet dinquieTrdeferoit bientot diffipé. Son frère fe chargea dele faire fuivre inceiTamment par un faperbe éoüipage. 11 le fit, mais cet équipage ne fat pas Z : Airs de marche. L'ambadadeur de Gineuet fut i peine arrivé dans la capitale.de Fortete , qu'un fergent aux gardes vint lui dire de la part du roi de ne point prendre> peine de fe déboter , & que s'il ne partoit fur le champ pour s'en retourneren le feroit mettre dans nn rombereau plein de nefles & dceufs pourris pour le reconduire jufques fur les frontieres. Il voulut faire des remontrances, tenir des aifcours-, mais le fergent lui répondit : Je n enends rien a tout cela; je fais que quand le rot parle il veut ètre obéi, & que fi vous etes iel dans une demi-heute, je vous ferai mettre dans. le rombereau. L'^bafladeur de Gmguet nofa  su Prince Titi. 573 s'y rifquer; il vit bien qu'il ne s'agifioit pas la de faire le plaifant. Il repartit dans le moment, après avoir voulu donner au fergenr la lectre de Ginguet , que le fergent refufa de prendre. Comme il s'en retournoit, refléchiffant piteufement a fa trifte ambalfade, il crut pourtant qu'il devoir faire rendre la lettre dont il étoit chargé au roi de Forreferre ; il 1'envoya au premier miniftre de ce prince , dans une autre, ou il raifonnoit de fon mieux, pour adoucir l'indignation dont il éprouvoit déja de fi violens effets. Il marquoit au miniftre qu'il actendoit fa réponfe dans une ville frontière qu'il indiquoit. II efpéroir que cette réponfe contiendroit une invitanon a revenir; car il ne doutoit pas que la lettre qu'il avoit écrite ne fit encore de meilleurs effets que celle du roi fon maïtre. II fe trompa; il ne re$nt d'autre réponfe qu'une enveloppe oü étoit renfermée la lettre du roi Ginguet, qu'on lui renvoyoit toute décachetée. Cette lettre avoic été lue dans le confeil du roi de Forteferre, & dès qu'on avoit entendu Partiele des diamans que Ginguet difoit être redevenus nefles par enchantement, tous ceux qui étoient préfens fe récrièrent: Ah 1'extravagance ! quel miférabia conté ! cela eft bon pour amufer les petits enfans , c'eft une nouvelle infulte; & la-deffus on Aa iij  374 Hïstoire avoit pris le parti de renvoyer cette lettre décachetée & fans autre réponfe. Pourquoi , dirent quelques-uns, le prince Titi étoit-il a la campagne dans un tems oü on ne fonge pas a y aller ? car c'étoit en hiver. Si Ginguet vculoit faire de fi grands honneurs aux ambafladeurs de votre majefté, ne devoitril pas avoir auprès de lui le prince héréditaire , pour honorer leur réception, plutot qu'un petit bambin de dix ans, avec fes boutons de noix & de noifettes? Sans doute que le prince Titi n'avoit pas voulu ètre préfent d une pareille infulte, ou qu'on 1'avoit écarté pour la lui cacher. L'ambafladeur de Ginguet défefpéré de la manière dont il avoit été traité, n'eut cependant d'autre parti a prendre que celui de retourher a fa Cour. II ne s'éroit pas attendu, dans cette ambaflade , au malheur qui lui arriva, tant il eft vrai que les chofes qu'on fouhaite le plus paffionnément, font fouvent celles qui nous font le plus nuifibles. II avoit pour douze jours de marché avant que d/arriver , & chaque jour fon nez croiflbit d'un pouce. 11 ne s'en appercut prefque pas le premier jour , & meme le fecond, il crüt que ce n'étoit qu'une fluxion; mais les autres jours il fut ft défefpéré de cette excroiffance, qu'il auroit été volontiers fe pendre, s'il  nu Prince Titi. $fj en avoit eu le courage. On le méconnoiffbit quand il arnva a la cour ; car un nez écrafé qui iallonged'un pied , change confidérablement un vifage. Les courtifans malins en rioient but téneurement , lors même qu'ils le plaignoienc de ce malheur. Ses ennemis en rioient tout haut, & c'eft de la qu'eft venu la facon de parler proverbiale , il a un pied de ne$ , pour marquer un homme qui ne réuffit pas dans ce qu'il s'étoit vanté de faire. Cependant la cour vit bien qu'il falloit fe préparer d une gu.rre. On envoya pour cet efFetles ordres nécefllires , guoiqu'on s Y pottat avec d'autant plus d'inquiétude & de repugnance, qu'on regardoir 1'allongement du nez de I'ambaftadeur comme un préfage de mauvais augure. . Pendant que routes ces chofes fe paftbient amfi , le prince Titi étoit toujours refté a la campagne; mais fon page avoit obtenu la permiffion de voir la réceprion des ambaiïadeurs , & il avoit conté au prince tout ce qui étoit arrivé a leur audience. Titi 1'avoit appris avec chagnn; il défendit au page d'ofer jamais en rire en fa préfence. Ce bon prince fut encore extrêmementfdché, lorfqu'il fut informé de 1'allongement du nez de I'ambaftadeur & de fon infrudueufe ambaffkde. II prévoyoit tous les matw A aiv  yjïf HlSTOIRE d'une guerre inévitable. Son refpect. pour fort père, de même que fon attachemenr au bien de 1'étar, lui faifoieat oublier toutes les injures gu'il avoit iccues.  »u Prince fin, 377 LIVRE SECOND, Contenant la vie de ce Prince depuis la déclaration de la guerre jufqu'a fa fuite de la cour. JLi A cour. occupée a trouver les fonds néceflaires pour la guerre , car le prince n'éroit pas homme a tirer un fol de fes coffres , fut informée qu'une province limirrophe des terres du roi de Forreferre avoir deflein de fe révolter. Ginguet piït la réfolution d'y aller , afin de cah mer| par fa préfence les mouvemens des fédi_ tieux. On fit alors revenir de la campagne le prince Titi. Ginguet & Tripalle ne le virent que de mauvais ceil; ils le regardoienr comme la caufe des troubles qui s'éievoient, la reine regrettoit fur-tout les deux ginguers qu'elle lui avoit envoyés le lendemain du jour qu'elle s'étoit emparée de fes diamans. La cour partit & arriva fur les frontières, précédée &c fuivie de quelques troupes qu'on tira des garnifons voifines de h route. La préfence du roi fit tout le bon effet qu'on en avoit efpéré Cette province fut deftjnée au rendez-vous gé-  $7$ HlSTOIRE néral des troupes, quand il feroit tems de les afièinbler. Ginguet ne vouloit point commencer ies hoftilirés , & Forteferre vouloit, avant que de commenrer la guerre , s'aflurer des princes contre lefquels il avoit voulu faire une alliance avec Ginguet. L'Eveillé fe divertiffoit alors a faire des rours de fon métier. Comme il n'aimoit pas le prince cadet de Titi il fe rendoit fouvent jnvifible pour lui fai re des niches. Tantót fe glilfant auprès de lui lorfqu'il mangeoit en public a la table du roi, dans le tems qu'il porrok une cuillerée de foupe a la bouehe , il 'lui poufFoit Ie bras & la faifoit répandre fur la nappe. Tantot il faïfóit la mème chofe lorfque ce jeune prince tenoit un verre a la main ; ce qui F&oha fi fort leurs majeftés , qu'elles ne le firent plus diner avec elles quand elles mangèrent en public. Une fois qu'une des villes de la province avoit fait préfent a la reine d'une grande écuelle d'un feul morceau de criftal de roche, avec le couvercle femblable, mais au deifus duquel s'élevoit un groupe de petits amours admirablement bien taillés; le prince, comme les enfans veulent toucher a tout, pria la reine de lui laiffer voir cette écuelle. Elle eut la compiaifance de la lui donner; mais a peine 1'eut-il entte fes mains, crac 3 I'Eveillé le pouffe, &z voila 1'écuelle  du Prince Titi. 379 en morceaux. Oh pour cette fois la la colère de la reine 1'emporra fur fa tendrefle : elle fit fouerter le petit prince jufqu'au fang , &c lui défcndit de paroitre d'un mois devant elle. Ce qui fait bien voir que 1'avarice étoit chez elle au-deflus de tout autre fentiment. Mais I'Eveillé ne bornoit pas a ces malices le don d'invifibilité ciu'il avoit recu. 11 en faifoit un bien meilleur ufage. II alloit chez le roilorfqu'il étoit tête a tête avec la reine 011 avec les miniftres , il écoutoit leurs converfations & informoit le prince , fans lui dire cependant par quel moyen il étoit fi bien inftruit. Il alloit de même chez les miniftres , il fe gliflbit dans les meilleures compagnies , s'y inftruifoit de tous les fujets de leur converfation; mais par une malice, qui n'eft pardonnable qu'a un page, quand il trouvoit quelque difcoureur qui épanouiflbit fa vanité dans les belles phrafes d'un récit prolixe , ou qu'il s'échaufroit pour foutenir fon opinion , crac , il lui donnoit une croquinolle fur le bout du nez ; ce qui interrompanr inopinément le difcoureur, faifoit rire les auditeurs du mouvement & de la furprife que lui oaufoit cette croquinolle invifible. Souvent quand il voyoit deux perfonnes qui montoient en carrofle, il s'y'gli'Toit & écoutoit toute leur converfation. Quand d'autres écrixoient des lettres, il les lifoit par-deffus leurs épau-  ?S6 HlSTOIRE les. II voyoit de même les réponfes, ou les alloif chercher les unes & les autres dans les cabinets de ceux a qui elles étoient adretTées. Enfin il favoit tout, affaire de politique ou de galanterie-, rien de ce q 'il vouloit favoir ne lui échappoit. C'eft ainfi qu'il inftruifoit le prince Titi de ceux qui étoient véritablement fes ferviteurs, & de ceux qui feignoient de 1'être. U trouva quatre feigneurs qui étoient vérirablemenr attachés au prince; ce qui prouve qu'il y avoit encore beaucoup de vertu a la cour de Ginguet. Quelle eft la cour oü un prince pourroit s'affurer de quatre ferviteurs fincères ? les pauvres princes auroient grand befoin d'avoir des 1'Eveillés tels que celui du prince Titi; car il étoit lui-même fincère & fidéle, il n'abufoit point de la confiance de fon maïtre pour deflervir les uns & favorifer les autres , ni le trahir fous prétexte d'avoir a cceur fes intéréts. C'eft a caufe de cela, aufli-bien qu'a caufe de fon bon naturel, qu'il avoit mérité le don d'invifibilité. Mais ce qui affligea beau-., coup Titi, fut de voir par tout ce que I'Eveillé lui rapporta, que ni le roi, ni la reine, ni les miniftres n'avoient pas un feul homme dont ils fuflent véritablement aimés. Ceux qui leur marquoient le plus de zèle ik. d'attachemen't, n'étoient que des gens fourbes, vains & intéreftés, dont les cceurs étoient fi déteftables, qu'ils ne fe gagnoient pas même  d v Prince Titi. 3s, par la confiance & les bienfaits. L'Eveillé fi: un journal de tout ce qu'il avoit découvert : mais comme il 1'a écrit en chifTres qui ne font connus que de lui, on peut dire qua cet égard il a communiqué une forte d'invifibilité a ce journal. Ginguet faifoit travailler fans relache k la sureté de fes frontières. Titi qui vouloit s'inftruire , étoit tous les jours avec les ingénieurs , ou avec les travailleurs. 11 faifoit cent queftions aux uns & aux autres; il entroit dans fes moindres détails , il vouloit qu'on lui rendït raifon de tout , & ne fe rendoit qii'après avoir bien compris ce qu'on lui difoit. Un jour qu'il vifitoit un terrein oü on avoit deflein de fortifier quelque pofte pour la communication de deux places, il s'avanca vers une petite éminence , a ebté de laquelle couloir un aflez gros ruiffeau : le refte du terrein étoit fort bas. Titi jugea qu'en détournant le cours de 1'eau, on 1'obügeroit k fe répandre dans les terres des environs, qui étant graflbs & fangeufes , deviendroient aifément Un marais impraticable. Pour mieux reconnoiire toute la difpohtion du terrein , il piqua droit a une petite maifon qui étoit fur le fommet de cette éminence ; il y renconrra un homme & une femme, a qui il dit fort civilement de ne point s'inquiéter , & de permettre feuiement qu'on fit le tour de leur enclos. II mit pied k  j8l H I S T O T 11 E terre , afin de ne rien gater. Après avoir tout examiné & jugé qu'on pouvoit en effet rendre ce pofte très-bon', il fut pour remonter a cheval: mais comme il faifoit chaud , & qu'il s'étoit encote échauffé a marcher , il fe rrouva fi altéré , qu'il demanda aux bonnes gens qui étoient devant la porte , s'ils ne voudroienr pas avoir la bonté de lui donner un verre d'eau. Le bon'homme , a qui un valet de pied avoit appris que c'étoit le prince , lui répondit: permettezmoi, monfeigneur , de vous en refufer, jufqua ce que vous m'ayez fait la grace d'accepter un petit doigt d'eau de cerifes , ce feroit vous tuer que de vous donner maintenant de 1'eau fraïche , & nous avons trop d'intétêt a vous conferver. Le prince 1'accepta avec plaifir, & ce bon-homme & cette bonne-femme le prièrent d'entrer,. en attendant qu'on eut rincé des verres. II les remercia : mais ils le prièrent avec tant d'inftance de leur faire cet honneut , qu'il entra, crainte de les défobliger, quoiqu'il eut mieux aimé refter dehors. Le prince trouva une chambre d'une propreté charmante ; il eut la curiofité de pafter dans un autre qui 1'étoit encore davantage. Cela lui fit naitre 1'envie de monter dans les chambres hautes , d'ou il crux qu'il découvriroit encore mieux le terrein. II en demanda la permiffion au bonhomme qui lui répondit qu'il étoit le  D u Prince Titi. 5§j maïtre. Titi monte , & entre dans un chambre ou ilrrouve une fille, ou plutót une jeune déeffe qut s occupoic juftement a deffiner le païfage des taü de la beauté de cette fille. rJne émotioa q« fi n av.it jamais fentie, lui öta la parole pour un moment. II lui fit. une révérence auffi refpectueufe , que fi elle eut été Ja première princelTe de 1 umvers , & fe retiroit en lui faifant excufe de 1 avoir troublée, quand la bonne-femme cmï montoic avec des verres, de 1'eau de cerifes & de leau fraïche , ie fit rentrer pour boire. Titi rentra auffi troublé qu'il 1'étoit en fe retirant- il avou oublié qu'il avoir foifj il ne fongeoit Is qu il etoit monté pour examiner la campagne des environs. On lui donna un fiége auprès de la fenê«e. II regarda la campagne, & „e la vit pas. il but lans s'appercevoir fi c'étoit de 1'eau de cerifes ou de 1'eau pure. II jetoit les yeux fur la jeune fille il n ofoit les y arrêter. II prit p0Urtant courage & s approcha de Ia table pour voir ce qu'elle def . iOMW. La jeune fille n'avoit été ni moins furprife " m momsémue que le prince ; mais fa grande' jeunefle& la retraite ou elle vivoir, excufoit fon cmonon. Elle montroit au prince les endroits du P^fage qu elle copioit; elle fe trompoit au lieu ff 3U nom de cha^e chofe, & Titi difoit • f0„ *«» , cela eft & meryeille , f,m favoir ce qu'on  5§4 H i s t o i r s lui montroit. Le prince but un verre d'eau qua la mère lui préfenta. II en remercia la fille ; cat cette jeune beauté étoit la fille du bonhomme & de la bonne-femme qui avoient recu le prince. Elle s'appeloit Bibi, & elle étoit dans fa quatorzième année. 11 feroit inutile de dire que c'étoit la plus belle chofe qui fut au monde : peut-être qu'il y auroit des gens qui n'en croiroient rien; cela étoit pourtant vrai. 11 feroit de même inutile d'entreprendre de Ia repréfenrer , il n'y a point de terme qui put exprimer ni la perfeétion de fes traits, ni la beauté de fa peau , ni la délicatefie de fa taille, ni la douceur de fes regards, ni les charmes de fon fourire ; fon air modèfte , le ton touchant de fa voix , en un met toutes les graces & tous les agrémens de fa perfonne. Aufli aucun peintre n'a t il pu réuflir a faire le portrait de Bibi, ni aucun poéte a faire des veis dignes d'elle. Le prince la quitta pour aller s'en occuper a fon aife. A peine eut il remercié le père & la mère , & fut-il a cheval, qu'il piqua des deux , pour s'éloigner d'une maifon dontil n'auroit point voulu fortir, mais ce n'étoit que peur fe livrer tout entier aux impreflions qu'il venoit d'y recevoir. L'Eveillé qui le fuivoit, voulut , felon fa coutume , prendre la liberté de 1'entretenir. Le prince lui dit de le laifler un peu rêver feul, Sc de ne le fuivre qu'a une certaine diftance. Titi n'avoit  öü Prince Titi. jgj n'avoir pas encore aimé; il fe trouvoit un autre lui-même , mais un lui-même heureux, quoique dans une agication inquiète. De dire ce qui fe pafToit en fon cceur , cela feroit auffi difficile que de peïndre la beauté de Bibi. II fe propofa bien d'y revenir le lendemain; & pour s'alTurer d'un prérexte de la voir tous les jours, il f„t trouver le principal ingénieur , & le détermina a choifir 1'éminence que I'ingénieur connoilToit déja, pour faire le pofte de communication qu'on avoit pro jeté. Titi le prelTa de venir Ie lendemain matin vifiter encore le terrein pour prendre Ia dernière réfolution , & le pria , lorfqu'il auroit fair fon plan , de lui en confier 1'exécution. Titi étoit bien aife que , fous le prétexte de s'app!iq„er £ ce qui regardeir le mérier de la guerre , il püc s'alTurer un moyen de voir rous les jours fa chère Bibi. II vint le lendemain avec I'ingénieur, ils prirent tous leurs niveau* , leurs aligneme'ns , leurs mefures, drefsèrent un plan , & fe déterminèrent & y faire travailler dès qu'il auroit été approuvé du roi. L'ingénieur admira 1'habileté du prince dans tous les raifonnemens qu'il entendit de lui, fur tout ce qu'il y avoit a faire pour la meilleure conftruótion de ce fort. Une ame que l'amour anime en eft bien plus habile 8c plus clairyoyante ; elle trouve en elle un fond de lumière qu'elle n'y auroit pas foupconné. L'ingéTgjneXXriL Bb  586 HlSTOIRE nieur ne favoit pas d'oü venoit a Titi tant de favoir. La feule inquiétude du prince fut alors celle que la crainte des délais lui donna. 11 n'ofoit prefler lui-même auprès du roi 1'exécution de ce projet; mais il prefTa li inftamment I'ingénieur de le faire approuver , & d'avoir 1'ordre d'y faire travailler inceflamment, que I'ingénieur promit d'en parler au miniftre le foir même. En effet trois jours après la chofe fut réfolue Sc commencée le quatrième , fous les ordres de Titi. Pendant ces cinq jours il n'avoit vu Bibi qu'une fois, mais il n'avoit pas celfé un inftant de penfer a elle. Le ptétexte qu'il prit pour la voir, fut d'aller avec le plan des fortifications a la main , dite au bon homme qu'on viendroit bientót les commencer , mais qu'il n'en fouffriroit aucun préjudice. Comment cela fe peut-il? monfeigneur, dit le bon homme; le moins qui puifle m'arriver, c'eft d'ètre obligé de quirter ma maifon. L'officier qui commandera dans ce pofte , voudra fans doute s'emparer de mon logement; Sc d'ailleurs feuls ici , environnés de foldats , il ne me convient pas d'y Iaifter ma femme & ma fille. J'ai pourvu a tout cela, dit le ptince , les fottifications, comme vous voyez, continua-t-il, en lui monttant le plan, font au pied de cette éminence; un logement adofle a ce gros baftion, fera le logement des officiers : la le long feront  du Prince Titi. }s? ies cafemes pour les foldats : j'ajoute ce terrei„-ci au votre, & je fais fermer tout votre enclos, d'une bonne muraille, & de plus je femfaire uneavantcoura votre maifon, de forte que vous y ferez pJLS en surete que jamais ■ & poUr donner 1'exemple fi je fuis obligé de coucher ici par hafard, je ferai faire une baraque ou drelTer une tente. Non monfeigneur , dit le bon homme , pénétré de re' connoiflance & d'admiration pour tantde bontés jemettrois lefeuama maifon, fi je voyois fairéici pour vous une baraque ou drelfer une tente. Toute ma maifon eft k votre fervice; je me ferai bien une place dans ma grange pour ma femme, mi fille & pour moi ■ mais , monfeigneur , ,e V0lls afture que je brulerai ma maifon, fi vous ne vous en fervez pas. La femme ajouta fon compliment, ou plutot/es inftances , d ce que difoit fon mari Le cceur de Bibi fouhaitoit que le prince acceptat 1 ofte, & goutoirdéja du plaifirk l'efPérer Tui charme jtifqu'au fond du cceur, eut peine k contenir fa joie; il les remercia, comme s'il n'eut eteque leur ami , il leUr dit qu'en cette quaIne il vouloit bien accepter une chambre chez eux pourvu qu'il ne les dérangeat en aucune mamere du monde. Dès les premiers jours que commenca Ie travail des fortifications, Titi profita de cette offre. U ne voulut que deux chambres; une pour lui, oü il fic Bbij  388 HlSTOIR-E auffi coucher fon fidéle I'Eveillé; Sc une feconde, pour un valet de chambre. Ses aurres domeftiques logeoient dans un hameau voifin. II fit dreffer une tente auprès des travailleurs, ou ceux qui avoient affaire a lui venoient prendre fes ordres. Il^ie voulut point qu'on le vint trouver a la petite maifon. Les gardes n'en permettoient 1'entrée qui fes domeftiques, ou aux gens qui avoient affaire au propriétaire. Malgré toute la vivacité de fon amour , il ne faifoit rien qui put le découvrir. Des regards qui s'échappoient quelquefois , mais toujours avec crainte , pouvoient feuls faire déviner a Bibi que le prince 1'aimoit tendrement. 11 foupconnoit auffi quelquefois dans ceux de Bibi qu'il ne lui étoit pas indifférent. Cetta idéé 1'enchantoit, mais il n'ofoit s'y livrer. II auroit bien voulu lui parler en particulier, mais Ia chofe étoit impoffible. Bibi ne quittoit jamais fa mère. Seulement ime fois qu'il les trouva toutes deux dans leur jardin , il prit la main de Bibi, qu'il ferra en lui rendant quelque chofe qu'elle avoit laiffé tombet, & lui marqua en fixant fur elle le regard le plus tendre, qu'il bruloit pour elle de l'amour le plus parfait. Les difpofitions oü étoit Bibi le lui firent parfaitement comprendre. Un jour qu'il avoit été a la cour, oü la princelTe de Blanchebrune lui avoit donné deux oranges d'une groffeur extraordi-  du Prince Titi. 389 naire, il les apporta a fa chère Bibi, & en les lui donnant, il eutl'adrefle de lui glifler un petit papier, oü il avoit écrit ces vers. Si pour plaire a Bibi je devois lui fervir Les plus beaux fruits des Hefperides , Je ferois bien certain de les aller ravir : Tous les amours feroient mes guides. Bibi n'eut garde de confondre ce papier avec celui donc les oranges étoient enveloppées. Elle Ie ferra adroitement, & fut peu après le lire en particulier. Elle trouva ces vers auffi galans que tendres; elle les relut plufieurs fois, quoiqu'elle les eut retenus dès la première lecrure. Elle en étoit enchantée, & quand elle fut couchée, elle fe les répéta plufieurs fois avant que de s'endormir. Un fcrupule vint pourtant troubler le plaifir qu'elle goütoit a penfer a la galanterie de Titi. C'eft que dans les maximes de conduite que fon père & fa mère lui avoient fouvent répétées , ils, avoient inlifté principalement fur ceci; Que les hommes naimoient les jeunes filles que pour les perdre & les rendre malheureufes. Qu'i/ ne falloit pourtant pas quunefillefut nifarouche, nirevêche; quelle pouvoit ecouter ce qu'on lui difoit avec politejfe,y re'pondre d'une manière honnête & enjouée, en traitant tout de fimple badinage: mais que quand quelqu'un vouloit lui perfuader qu'il eu étoit Bbiij  HlSTOIRE amoureux , elle ne devoit jamais manquer d'en informer fon père ou fa mère. Que fi quelqu'un vouloit lui donner un billet ou une lettre, elle ne devoit jamais le recevoir ; ou que fi on lui en faifoit remettre par quelque moyen que ce fut, elle devoit d'abord les porter aux perfonnes qui avoient foin de fa conduite. Mon père &c ma mère connoiflent mieux le monde que moi, difoit- elle en ellemême ; il faut bien que ces inftructions foient bonnes , puifqu'ils me les ont tant de fois répétées. J'ai eu tort de ne leur pas monrrer ces vers. Elle fe promit bien de réparer fa faute le lendemain matin , & elle n'y manqua pas. Je vous demande pardon, dit-elle a fon père & a fa mère, de ne vous avoir pas dit dès hier cyb foir une chofe que je devois vous dire. Le prince en me donnant les deux oranges, les accompagna d'un petit papier ou il y a des vers : Ie vóila, dit-elle, en Le I leur remettant. Le père prit le papier, lut les veis. Comment les trouvez-vous , ma fille , lui dit-il ? Je les trouve aflez jolis, lui répondir-elle. Comment aflez jolis, reprir le père ! ils font charmans. Pour ca, ce prince eft bien aimable, & tu dois lui être bien obligée de faire des vers pour une fille comme toi. Cela eft vrai, dit Bibi, il eft bien bon. C'eft un prince d'un excellent naturel , continua le père, & je crois qu'il t'aime un peu, ma chère Bibi; ne le crois-tu pas aufli ? Oui  fi u Prince Titï.' 591 en véricé je le crois, dit-elle ; il a un certain air quand il me regarde, il eft fi doux, fi honnête. II y a déja du rems jf ajouta le père , que je m'en fuis douté; je voyois dans fes yeux jejke fais qu°i II faut avouer que c'eft un charmant prince : ne Ie trouve-tu pas comme moi ? Oui, mon cher père, répondit Bibi; il eft tout-a-fak aimable. Mais toi, Bibi, reprit le bon homme, ne 1'aime-tu point un peu ? dis-nous la vétité ? je parie que tu 1'aime aufli. La pauvre enfant alors baifla la vue, 8c rougit. Tu ne me réponds pas , reprit le père ; eft-ce qu'il y a du mal a aimet ? Oh pour cela , répondit Bibi, je n'y entends point de mal, le ciel m'en préferve ! Mais tu 1'aime donc , ma chère fille , dit le père ? Et 1'aime-tu beaucoup ? Oui, dit-elle, je 1'aime beaucoup. Tu trouvés donc du plaifir a le voir, reprit le bon homme ? Comment feras-tu quand les fortifications feront finies , 8c que nous ne le reverrons peur-être jamais ? Oh , je gagerois, répondit-elle, qu'il reviendra nous voir quelquefois. Comment le fais-tu, dk le père ? Le prince t'en a-t-il afluré ? Non , répondit-elle , il ne m'a jamais parlé en particulier ; mais je vois pourtant bien qu'il reviendra ici quelquefois. Je voudrois que tu fufles gar$on, dit le père , je le prierois de te prendre avec lui quand il ka a 1'armée. J'irois bien de tout mon cceur, répondit Bbiv  39J HlSTOIRE Bibi. Maispenfe-tu , ajouta ie père, que le prince eft le fils ainé du roi, qu'il fera un jour roi luimême, que tu n'es que la fille d'un pauvre particulier? Quand tu ferois la fille du plus grand feigneur du royaume, ru ne pourrois jamais efpérer d'ètre fa femme , & une fille bien née ne doir aimer que celui qu'elle doit époufer. Hélas ! mon cher père, je ne penfe point a tout cela, répondit Bibi; j'aimerois mieux mourir que de vous donner du chagrin a vous &ama mère; j'aime le prince, fans favoir pourquoi. Je 1'aime , paree qu'il m'a paru fi doux , fi aimable, fi honnête, qu'il me regarde avec tant d'amitié, que je crois qu'il en a pour moi : mais puifque je ne dois pas 1'aimer, je ne 1'aimeraiplus. Je fais bien que c'eft un grand prince , cela m'a roujours fait de la peine ; j'aimerois bien mieux qu'il ne fut qu'un fimple particulier. Tu as bien raifon , ma chère fille , pourfuivit le père ; mais tu auras beaucoup de peine a cefler de 1'aimer, car il eft bien aimable. Me promets-tu de me dire quand tu ne 1'aimeras plus ? Oui, je vous le promers , répondit Bibi: je crois bien que je 1'aimerai toujours un peu, mais je ne 1'aimerai plus comme je 1'aime, & je vous le dirai. Saus mentir , dit le père ? Sans mentir , répondit Bibi. Pourquoi vous irois - je mentir ? Le bon homme Pembrafta alors, & paria d'autre chofe. ïl eft aifé de voir que Bibi aimoit 'e prince  du Prince Titi.' 395 d'un amour auffi tendre qu'il étoit innocent & naturel 5 mais comme un amour innocent d'abord ne lailfe pas que d'avoir des fuites facheufes , 8c que les occafions le rendent fouvent criminel; le père ne laiifa pas que d'ètre inquiet ; ne füt-ce que pour le repos de Bibi. La bonté & la fagelfe du prince le ralfuroient ; cependant, il favoit qu'un petit feu peut caufer un grand incendie, que le plus sur étoit de le prévenir. Ce bon homme avoit été autrefois dans Ie monde , d'une manière même affez diftinguée. Les perfidies qu'il y avoit effiiyées, & qui avoient caufé fa ruine, le lui avoient fait abandonner. II avoir époufé une de fes parentes a qui appartenoit la perite maifon oü il demeuroir.Une fervante & un valet de charrue compofoienttout fon domeftique. II travailloit lui-même alabourerfes terres, ou a cultiver fon jardin , & vivoit heureux dans 1'iranocence avec fa femme & fa fille , pour lefquelles feulesil auroit fouhaité une meilleure fortune : elles avoient alfez bon efprit pour être contentes de leur état. Elles n'avoient de peines, que celles qu'elles croyoient que fouffroit le père lorfqu'il cultivoit leurs champs par des temps froids ou pluvieux. Elles tachoient de 1'en dédommager a fon retour par leurs carreffes & par mille petits foins. Pour fe préferver de 1'ennui d'oü nait 1'humeur chagrine , 8c oü 1'on tombe quelquefois,  j94 H I S T O I R S même avec les gens qu'on aime , ils jouoient aux carces, aux échets, faifoient des ledures, tantót d'un livre , tantót d'un autre * & quelquefois méme au coin d'un bon feu en hivet, -ou a 1'ombre d'un bel arbre en été, le bon homme leur faifoit des contes de fées qui n'avoient ni rime ni raifon, & qui les amufoient autant que Porigine des plus grands empires, ou que des fyftèmes de philofophie qui, en effet, ne font pas fouvent plus vrais que des contes de fées. Ce bon homme s'appeloit Abor. 11 craignit que la paflion que concevoit la chère Bibi ne dérangeat fes idéés, & que lui faifant fouhaiter un autre genre de vie, elle ne fe trouvat malheureufe dans celle ou jufqu'alors elle avoit vécu fi contente. 11 prit la réfolution de 1'envoyer avec fa mère, paffer quelque tems chez une de leurs parentes qui demeuroit dans un bourg k dix lieues de li. Le bon homme en paria a fa femme , qui connut la néceflité de ce voyage. Cette patente étoit une veuve qui n'avoit que trois filles occupées par leur travail, a gagner la vie a leur mère. Bibi ne pouvoit avoir la que de bons exemples. Mais pour ne pas irriter une paflion qu'ils vouloient détruire, ils crurent qu'il ne falloit pas que Bibi foupconnat le deffein de ce voyage. C'eft pourquoi Abor écrivit a fa parente de prier fa femme & fa fille de veriir la voir , qu'elle en fauroit les  »u Prince Titi. 395 raifons ; mais qu'il la ptioit de ne pas différerTin, après avoir vifué les travaux, entra 1'aprèsmidi dans la chambre de fon hbtefle, c'étoit fa coutume. II crut remarquer quelque altération dans le vifage de Bibi. Elle ne leva pas les yeux fur lui, lors même qu'elle le falua, & alla peu de tems après qu'il fut entré, senfermer dans fa chambre. Le lendemain elle prévint le rerour du prince pour s'y retirer encore. II ne la vit point de tout le jour; ce qui lui fit une peine extréme. Au lieu d'aller fe coucher, il fut fe promener dans le jardin. L'Eveillé 1'y fuivir. Titi ne lui parloit pas; mais le page rompant le filence qui 1'ennuyoit : monfeigneur, lui dit-il, vous êtes bien rêveur; m'avouerez-vous la vérité, fi je Ia devine ? Vous me cachez la caufe de vos rêveries que je crois favoir, & je puis peut-être vous y fervir aufli bien que je vous fers , en vous informant de tout ce qui fe paflè a. la cour. Vous êtes amoureux de la charmante Bibi, vous ne 1'avez point vue aujourd'hui, & vous êtes obligé demain de vous trouver a la cour. Vous partirez fans la voir, & c'eft ce qui vous aftlige. Moi, dit le prince ! Oui, vous, monfeigneur, reprit I'Eveillé. II y a long-tems que je me fuis appercu que vous 1'aimez, & que vous 1'aimiez de tout votre cceur. Je m'en fuis appercu dès la première fois que vous 1'avez vue, & je remarque tous les  39 b'lant de le remarquer. Elle partit, & demanda la penniffiond'emporter fa linotte, ce qu'Aborn'ofa lui refufer ; il fe contenta de lui dire que fi elle vouloit la lahfer, il en prendroit lui-même tout le foin poflïble , & qne peut-être le cahotement de leur voit ure feroient du mal a ce petit oifeau. Bibi demanda la grace de ne s'en point féparer. Elle prit la cage fur fes genoux , & peu s'en falluc qu'elle ne 1'arrosat de fes larmes. Elles arrivèrent heureufement. Abor revint de même. Le prince fut encore trois jours abferrt. Peut-on juger de ce qui fe palfa dans fon cceur , lorfqua fon retour il apprit que Bibi étoit parrie. Non, jamais douleur ne fut égale a la fienne. Cette maifon qui lui paroiffoit plus charmante que le plus beau palais du monde , ne lui parut plus qu'un défert afFreux. 11 alla dans fa chambre , fe jeta dans un fauteuil, fe leva, fe jeta fur fon lit; un moment après appela , & dit qu'on fit feller des chevaux, qu'il alloit repartir ; puis , faifant réflexion que ce ne feroit qu'un éclat inutile, il donna un contreordre, & alla fe promener a pied dans les thamps, oü il fe fatigua beaucoup a marcher, & d'oüil ne revint que pour fe mettre au lit. i^uand il y fut, il entretint I'Eveillé du chagrin que lui caufoit 1'abfence de Bibi, & lui demanda s'il ne pourroit point lui en dire des nouvelles. Le bon homme,  v v Prince Titi. 405 qui croyok bien que 1 'éloignement de Bibi feroit défagréable aü prince , avoit évité de fe préfenter dfevant lui; mais le page avoit été caufer avèc les domeftiques du bon homme , qui lui avoient appris oü étoit Bibi, & qui lui avoient rhême dit qu'ils croyoient que ce n'étoit qu'4 caufe duprincequ'on I'avoitfaitabfenter.Urendifc tous leurs difcours a Titi, &c 1'aflura que dans trois jöurs il lui apprendroit tout ce que faifoit Bibi. Le prince parut furpris que la fervante & le valet dü bon homme fuifent la caufe de 1'abfence de Bibi. 11 ne favoit pas que quelque fecrets que foient les maitres , ils ne fe gardent pas aftez de leuts domeftiques, & que ces gens la découvrent tout. Un mot qu'on lache devant eux^ & qu'on croic qu'ils n'ehtendent point, ün fimple figne les met aü fait de ce qu'on croit leur bien caclier. L'Eveiüé dit au prince qu'il falloit qu'il lui donnat la pertrlilfion de s'abfenter pendant trois jours, qu'alors il lui rapporteroit des nouvelles süres de Bibi. Ladeflus il le quitta pour le laiffer dormir, maisquoique Titi fut las , Imquiétude de 1'ame fut plus forte que la laflitude du corps. II ne put fermer 1'ceil ; feuiement vers le point du jour, il dormit une demi-heure d'un fommeil inquiet, & fe réveilla avec une gröfte fievre. Sou valer de»—■ chambre entrant k midi dans la chambre du prince, fans ctre appelé, fut auffi inquiet qu'affigé de je Cc ij  / 404 HlSLOIR.S' trouver en cet état. II courut appeler le bon homme pour favoir oü on pourroit avoir un médecin , en artendant qu'on en eüt fair venir un de la cour. Abor vint avec émotion dans la chambre du prince. Ce bon homme craignoit que 1'êloignement de Bibi n'eüt caufé cette fievre,& il aimoit tant le prince, qu'il fe reprochoit déja fa maladic. Titi lui fouhaita le bon jour, & lui dit enfuite de le laiifer feul. Le bon homme ne put fe réfoudre a. le quitter. Ne voulez-vous pas qu'on aille chercher un médecin , lui dit-il ? Non, dit le prince, je le défends, Sc veux feuiement qu'on me laille feul; cependant, ayant eu aftez de préfence d'efprit pour écarter le valet-de-chambie, fous le prétexte de lui aller chercher de 1'eau fraiche a une fontaine qui étoit au bas d'un cbteau : Abor , reprit-il, vous pouvez fairerevenir votre femme Sc vocre fille, jc partirai dans une heure ou deux , & ne reviendrai plus dans votre maifon. Pourquoi me dites-vous cela , monfeigneur, répondk Abor ? Croyez-vous que je les aye éloignées a caufe de vous ? Oui, je le crois , répartit le prince d'un ton un peu vif, Sc vous n'oferiez me dire le contraire. Abor refta interdir, Sc fe mettant a genoux auprès du lit du ptince : monfeigneur, lui dit-il, permettez-moidevous dire, qu'outre le refpecc que je vous dois, je vous aime trop pour dithmuler avec vous. Je n'ai qu une fille  du Prince T : : i. qui contribueinfini ment ala douceur que je trouve dans cette folitude. Elle eft jeune , fans expérience. Vous avez des bontés pour ei. ie, vous lui faites des préfens & de petit vers ; il n'en faut pas tant pour faire tourner la eer veile a une perfonne de fon age, & exeiter, malgré la dilbnee qu'il y a d'elle a vous , des fentimens qui lui font encore inconnus, qui la rendroient malheureufe , elle, fa mère Sc moi. C'eft la raifon pour laquelle je 1'ai éloignée. Je l'avoue , pouvois-je faire autrement? Non, dit Ie prince, cependant il faut m'ccouter. J'ai vingt-un ans , continua t-il, Sc je n'avois jamais aimé. J'ai vu votre fille , Sc dès la première fois que je 1'ai vue , je ne puis vous dire rimpreffion qu'elle a faite fur moi, tant je fus vivement Sc tendrement ému. Depuis ce temsla , je n'ai mis le bonheur de ma vie qu'a penfer a lui plaire , & a m'en faire aimer. Je fais bien que j'ai le malheur d'ètre né prince, & qu'en cette qualité je fuis efclave d'une vaine grandeur. Je voudrois être un parriculier, ou du moins être roi, pour pouvoir mettre votre fille fur le trbne ; mais je ne fuis ni l'un ni 1'autre. Voila cependant les réfolutions que j'ai prifes. La première , de ne point manquer au devoir & a la foumifiion que je dois au roi mon père, en époufant votre fille , dans la fuppofition que j'en fufie aimé. La feconde , de n'époufer jamais perfonne qu'elle, fi  40<£ HistoirE je fuis un jour lemaïtre de difpofer de moi'. J« ne dois pas défobéir a mon père en prenmt des engagemens contre fa volonté; mais je ne crois pas que fon pouvoir s'étende jufqu a difpofer de moi pour me rendre malheureux route ma vie. Au refte , je vous protefte , foi de prince, & qui plus eft, d'hónnète homme, que dans la tendrefle que j'ai pour votre fille , il n'&ntre pas la moindre idee qui put vous déplaire, ni être indigne d'elle, Je 1'aime fans fonger qu'au plaifir de Faimc-r. Je vous protefte de ne jamais rien exiger. d'elle qui puifle vous offenfer, & que mon deflein eft de la faire reine, fi vous voulez confentir qu'elle m'aime fidellement, au hafard de la devenir. Le bon homme fut agité de tant d'idées différentes, qu'il ne favoit que répondre. 11 eut beau remontrer a Tui l'élévation de fon rang , la baflefle de celui de fa fille, 1'inconftance des paflions, les dégoüts s les regrets , les fuites funeftes ; tout cela ne fit rien fur 1'efprit du prince. Abor expofa enfuite les dangers oü deux jeunes perfonnes qui s'aiment tendrement peuvent pouttant tomber , malgré toutes leurs réfolutions & toute leur fagefle. Il peignit les pièges & les malheurs de l'amour, ofa même faire voir combien cette paflion étoit indigne d'un prince qui ne devoit avoir d'autre objet que la grandeur & la gloire. Tout cela ne détourna point Titi de fa réfolution. Je vous ai  du Prince Titi. 407 tout dit, lui dit il , voyez fi vous voulez vous fier aux promefles que je vous fais ; mais je vous prie , plus de difcours. Dufie-je m'expofer moi & ma fille aux plus grands malheurs, répondit le bon homme , je ne veux pas manquer au refpec~t & a la confiance que je dois a votre vertu. Ce n'eft pas pour mettre ma fille fur le tróne, la route qui 1'y mène m'effraye plus que ne me tenteroit le bonheur de 1'y voir fans vous. II n'y a de vie heureufe que celle que je.mène, mpnfeigneur, ignorée, rranquille, innocente. Plütau ciel que vous en puiffiez jouir avec ma fille , & que verre main & la fienne me fermaflent ici les yeux ! Plus heureux pourtant fi, un jour roi d'un grand empire , vous n'employiez votre puiflance qu'a faire le bonheur de vos peuples, & que ia vertu foit votre objet & votre première récompenfe. Ma fille vous aime , monfeigneur , continua-t-il, c'eft pourquoi nous 1'avons éloignée* Refpecrez fon age & fon innocence. Ménagez fa tendrefle. Que votre propre vertu la rende digne de vous , & fi vos fentimens changent pour elle , ce que je fouhaite en vérité pour l'amour de vous, monfeigneur , laiüTez-la moitclle, que je n'aiepas la honte & le défefpoir d'avoir caufé fa perte. Le premier voyage que vous ferez a la cour, j'irai la rechercher avec fa mère. Ménagez-vous toujours avec tant de ptudence , que le roi ne puifle dé- Cc iv  40$ HïSTOIRÏ couvrir un fecret qni vous petdroit 8c moi ailffi j s'il venoit a le favoir. Ah ! mon cher Abor,mon cher père , s'écria Titi , en jetant fes bras au cou du bon homme , vous me rendez la vie , vous me rendez la fanté. Je me conduirai par vos confeils , je vous obéirai comme votre enfant, j'ai— merai Bibi, comme celle qui doit êtte mafemrrre, 8c je vivrai avec elle , comme fi elle n'étoit que ma fceur, je vous le promets. Cette converfarion rendit en effet la fanté a. Titi, 8c lui fit reffentir une gaieté qu'il n'avoit jamais éprouvée.L'Eveillé revint Ie troifième jour, & dit au prince que Bibi étoit indifpofée, qu'elle gardoit le lit avec fa linotte , dont elle avoit attaché la cage a fon chevet, qu'elle la prenoir fouvent dans fes mains, qu'elle la baifoit, la mettoit dans fon fein, 8c répandoit quelquefois des larmes en Ir regardanr. Titi fut tranfporté a ce récit: une joie pleine de tendreffe, & mêlée pourtant de quelque inquiétude» fe répandoit dans fon cceur. II partit le lendemain pour aller faire fa cour au roi & a la reine. Trois jours après il revint, trouva fa chète Bibi que fon père avoit été re» chercher. Abor avoit informé fa femme de tout ce qui s'étoit paffé, 1'un & 1'autre avoient inftruit Bibi des fentimens du prince , & de la règle inviolable qu'elle devoit fuivre pous fe rendre toujours  du Prince Titi. '409 de plus en plus digne de fa tendreiTe & de fon eftime. Quand Titi en tra auprès d'eux , il courut plein de joie embrafter la mère & le père , & fut enfuite fe jeter au cou & aux genoux de Bibi. II eft impoflïble de dépeindre 1'état de cette aimable fille, elle ne pouvoit parler , & le prince ne pouvoit dire autre chofe , finon , que je fuis heureux, ma chère Bibi, que je fuis heureux! Ils vécurent depuis ce jour dans une liberté qui leur fit goüter mille doux momens. On les laiffbit fe promener tête a tête, Titi alloit dans la chambre de Bibi la voir defliner. Ils deffinoient 1'un pour 1'autre des devifes qu'ils inventoient , & dont les paroles n'étoienr pas moins ingénieufes que les figures étoient agréables. Titi admiroit 1'efprit de fa chère Bibi; ils alloient fouvent dans un petit cab'met de cormiers qui étoit au bout du jardin , & la dérobés a la vue par 1 epaiiïeur du treillage, ils fe donnoient mille baifers que 1'innocence nccompagnoit toujours. Titi qui ne voyoit dans Bibi qu'une divinité qu'il aimoit de tout fon cceur, fe jetoit quelquefois a fes genoux; il les tenoit embraffés malgré elle qui ne vouloit pas le voir ainfi. Bibi de fon coté qui n'oublioit point que fon amant étoit un grand prince, accömpaghoit toujours toutes fes carefles du refpecT qui lui étoit du. C'étoit le feul fujet de plainte qu'elle  4i» HlSTOÏRE donnoit a Titi; elle 1'appeloit ton jours mok' feigneur, ou tout au plus mon cher prince. Un jour qu'elle 1'avoit ainfi appelé monfeigneur, il fe jeta a fon cou : Pourquoi , mi chère Bibi, lui dit-il, me traitezvous fi cruellcment? Suis je monfeigneur pour vous ? c'eft vous qui êtes ma reine. Je vous trairerois de majefté fi ce nom n'étoit pas plus refpectueux que tendre. Ne m'appelez jamais que votre cher Titi, & tout-aI'heure dites-moi : mon cher Tui , je taime de tout mon cceur. Bibi ne voulut pas Ie dire. Je ne vous quitterai point, dit le prince , que vous ne me 1'ayez dit. II fe paffa entr'eux un petit combat d'inftances & de refus ; mais enfin le prince ayant dit avec atdeur, je le veux, je vous demande cette grace, ou je ferai véritablement faché. Bibi que Titi tenoit embraffée , glifia fa joue a cóté de celle du prince , comme pour fe cachet" de lui, Sc baiffant fa voix, comme fi elle eüt eu peur qu'il ne 1'entendit, quoique ce fut lui qui le commandat, elle articula tout doucement : mon cher Titi, je t'aime de tout mon cceur. Elle rougit après , comme fi elle avoit fait un crime \ Sc le prince la regardant alors avec des yeux pleins de joie , paya fa complaifance de mille baifers pleins de flamme. C'eft ainfi que ces jeunes amans paffoient des jours délicieux. Cependant les fomficatious fu-  d v Prince Titi. 411 rent achevées, quoique le prince n'eüt guères prefle 1'ouvrage. 11 fallnt quirter la maTon d'Abor , le palais de l'amour, pour aller habiter celui des pafïions tumulcueufes & cruelles, ou ne regnentque 1'avarice, 1'ambition, Ia perfidie , 1'artifice ; oü 1'envie cachée fous un extérieur carelïant, feme par-tout le poifon de la calom» nie, & oü on ne loue la verru même que pour lui nuire. Le fort fut nommé du nom du ptince, le fort Titi; 8c enfin les derniers ordres étant donnés, ce prince partit pour retourner a la cour. Abor 8c fa femme, qui 1'aimoientcomme leut fils, le virenc partir avec beaucoup de douleur. Rien ne peut exprimer ï'afrliction de Bibi 8c du prince ; mais cette féparation fi cruelle étoit néceffaire. Le prince venoit le plus fouvent qu'il lui étoit poffible, 1'adoucir , 8c 1'on peut dire auffi la renouveler. L'hiver vint \ on fut qu'immanquablement le roi de Fotteferre entreroir au printems prochain fur les terres de Ginguet. On ne fongea plus qu'a fe mettre en état de le bien recevoir. Cependant les fains de Titi pour la guerre n'interrompirent point ceux qu'il devoit a l'amour. Malgré fes affaires, la rigueur de la faifon 8c les mauvais chemins, il alloit très-fouvent voiï fa chère Bibi. 11 n'en fut empèché que par une maladie qui furvint au roi & i 1 a reine,  "4ia H I S T o I R £ Un foir que Ginguet & Tripalie ayant beaucoup gagné au lanfquenet, comptoient leur gain, après s'être renfermés en particulier, une pièce de douze fous tomba , & fe baiffant tous deux en même rems pour la ramalFer, leurs fronts fe rencontrèrenr avec tant de violence, que le roi en eut une bolfe & la reine une autre. Ce n'eüt ere rien pour des perfonnes du commun; un papier bien imbibé de vinaigre & appliqué fur la bolle y eut remédié; mais pour un roi Sc une reine, il fallut envoyer chercher les chirurgiens Sc les médecins. Par refpect pour la majefté royale, ces meflïeurs n'osèrenr traiter cela de bagatelle, ils confukèrenr. Les chirurgiens firent appliquer, fur chaque bofte de leurs majeftés, des vulneraires bouillies dans du vin rouge, & leur en firent boire par infufion, pour préferver, difoient-ils , des fuites facheufes Sc des contrecoups. Les médecins ordonnèrent fur le champ la faignée, ce que les chirurgiens jugeoient aufii très-convenable. Les uns & les auttes difoient a leurs majeftés qu'elles ne devoient point fouper, ni parler, ni s'appliquer a aucune affaire; Sc leurs faignées étant faites , Sc les têtes bien bandées, on les mit au lir, moyennant quoi ils ne dormirent point, Sc fe trouvèrent le lendemain avec de la fiévre Sc de.plus groffès boffès: échauffées par les vulnéraires, elles fe dilatèrent  du Prince Titi. 4ij davantage, & donnèrenc aux chirurgiens ïoccafion d'augmenter Ie mal. Les médecins cependant empcchèrent encore le roi & Ia reine de manger, pour nepas, difoienr-ils , nourrir la fiévre , fans fonger que peut-être la diéte de Ia veille y avoit contribtié. On les mit au bouillon , & ce régime, avec deux Iavemens, dont on régala leurs majeftés, devoient produire leur guénfon. Le contraire arriva pourtant. Ginguet & Tripalle devinrent tout de bon malades fur-tout le roi. Ce fut pendant ce tems que jki, plus exaóx k fon devoir qu'on ne fauroit dire, ne voulut point s'écarcer de leurs Majeftés. Ginguet & Tripalle payoient pourtant fon attachement d'une froideur qui eüt rendu tout antre moins aftidu. II en reffentit beaucoup de peine , mais il ne fe relacha point fur fes devoirs. II envoyoic fouvent I'Eveillé chez Bibi & n'y alla point. Dès que la maladie du roi parut dangereufe , le prince, fi négligé attparavant, vit alors grollir fa cour. L'appartement du roi devenoit défert j le prince ne put s'empêcher d'en marquer de lindignarion. 11 dit aux courtifans que leur politique étoit peu mefurée, que le ciel confervetoit la vie du roi fon père, & que s'ils croyoient qu'il dut motitir, ils devoient du moins le Wimper jufqu'a la mort, Soyei fürs, leur. dit-il,  '4i4 Ötsioui que je ne veux point de votre amitié h un ft hdut prïx. Ces paroles firent que les plus prudens continuèrent a retourner chez le roi, & a fevenir pourtant chez le prince. Quand I'Eveillé paroifibit , on fe rangeoit < comme fi c'eüt été un roiniftre d'état. On favoit qu'il étoit aifrié du prince, oh fe donnoit bien de garde de 1'appelef alors le page aux vieilles. C'étoit un plaifir de Voit comme il paflbit avec fierté , comme il faifoit 1'important parmi la vile tfoupe des pfesniers de la cour. Enfin le roi échr.ppa £ la mort & aux médecins \ Sc des qu'il fut rétabli , Titi courut auprès de Bibi conter a Abor 1'indignitö des ccuttiiaiis. La joie de Bibi fut inexprimable , en revoyant fon cher prince. Que ne puisje vous garder toujours ici, lui difoit elle! Hélas j'aimerois mieux perdre une couronne , fi je 1'avois, que detre un mois fans vous voir! Que ne puis-je toujours y être, répondoir Titi! je ferois plus heureux en fervant ma chère Bibi ^ que je ne le ferois de me voir adoré de toute la terre. Cependant lecommencement de la campagrte approchoit, & Titi auroit bien voulu envoyer quelqu'argent a Abor, pour lüi procurer un peu plus d'aifance qu'il n'en avoit; mais comment faire ? L'Eveillé pénétra le chagrin du prince SC le prévint fur le remède : il lui dit que fon père  P r i n e e Titi. 4iy étoit en état de fournir la femme qu'il plairoit au prince; que la bonne fortune 1'avoit mis £ préfent au-delfus de fes affaires, & qu'il n'y avoit qu'd lui écrire. Titi lui dit de le faire, Sc le père de I'Eveillé envoya quatre mille ginguets a Titi, qui fut extrêmement furpris dè ce que le père de fon page pouvoit remettre une fi grande fomme, & Ie faire même affurer qu'il en feroit toucher davantage au ptemier ordre; mais fa joie fut encore plus grande que fa furprife, quand il penfa qu'il pouvoit envoyer a Bibi une fomme qui n'étoit pas indigne d'ètre donnée par un prince. II en prit mille ginguets , Sc lui en envoya trois mille. Ce ne fut pourtant point l elle qu'il les fit remettre, ce fut a Abor. Quand ce bon homme les recut, il n'en parut pas plus joyeux que fi c'eüt été un boiffeau de lentilles. Que veut le prince , dit-il a I'Eveillé qui bi remettoit cette fomme ? C'eft donc un dépèc qu'il m'envoie , auttement il ne m'enverroit qu'un fujet de trouble Sc d'inquiétude ; car les richeffes font la caufe de tous les maux. Tout ce que je puis faire , ajouta-t-il , c'eft de diftribuer cet argent a ceux qui n'ont pas leur néceffaire;^ pour moi qui 1'ai, le ciel me préferve de Vouloir rien de plus. Si ie définrerelfement d'Abor eft admirable, h généröfité. de Titi ne 1'eft pas moins. Ce'  41^ H i s t o i n. e prince qui ne fe voyoit jamais un fou, devoit être naturellement tenté de garder quelque chofe d'une fi grande fomme. Cependant les mille ginguets qu'il en avoit ótés furent employés a faire des libéralités a ceux qui avoient travaillé aux fortifications du Fort- Tui. 11 fit obtenir a I'Eveillé une compagnie dans un nouveau bataillon , qu'il eut la fatisfaétion de faire mettre dans ce fort; ce qui lui fournifloit un prétexte pour y envoyer fouvent I'Eveillé, car il le garda néanmoins auprès de lui en qualité d'aide de camp. Pour Abor , ayant été forcé de recevoir les trois mille ginguets, il en réferva mille pour l incertitude des évènemens , & en fut porter deux mille a la parente chez qui Bibi & fa mère avoient été. 11 favoit que trois filles d'une veuve qui étoient dans la néceflicé de gagner leur vie par leur travail, étoient expofées a beaucoup de dangers dont un peu de bien pouvoit les garantir. Lorfque Ginguet choifit les généraux qui devoient commander fon armée , plufieurs Courtifans voulurent perfuader a Titi qu'il devoit demander a en êtte le généralilïime. Mais ce prince répondit toujours que le roi favoit bien ce qu'il avoit a faire , qu'il falloit af prendre un métier avant que de vouloir y être paffé maüre. Uj ajoutoit  a,oucOIr que c'étoit valer la gloire qui ferou ia& flC d\ h°nS * ^'''nparer, fans «votr appris a l'acquérlr. J La campagne s'ouvrit par Ie fiége d'une trésW place que Forceferre avoir fair inveftic affemblees. Forceferre eommandoit en perfonne; Ginguet voulott faire de même : il fe fairotemr a quatre pour ne poinc aller a 1'armée. La ^mf'ed0nt ^orcoicles pIeurs £ Tr pflle Ia cramce de perdre fes Jfors, ^ perdon la v.ejprévalur,nc enfin fur fon ardeur de combattre. Titi fervit comme volontaire ,& In en avotc quel equipage. Un autre princ en aUf01C Cte m°"ifi- Pour lui il difoic au'llen «vott trop encore, que la magnificence n'étol bonne V* pour le bal; qU>un prince ne ^ onne devoafongcr qu>a s'endurcir au travail. Avancqüedeparcifp0urrarmée, ii alla paffer un purenner avec fa chère Bibi & avec Abor qud nappeloir plus que fon père. QueU que. heures avant celle oü ils devoLt fe ftl «* , ces deux tendres amans voulurenr aller dans le cabmet de cormier fe faire des adi ' parttcuhers. Mais quelle fut leur furprife , lor" quen y enttant ils y virent une vieille fe»mc que Tm reconnur d'abord pour être la bonne TomeXXVlh DtJ  4T8 H I s T O I R I vieille de U cabane! Qui vous amène ici, lui ait-iP comment y êtes-vous venue ? 11 ne s agit pas comment j'y fuis venue , dit la vieille, } y fuis venue pour l'amour de vous. Ecoutez , Tm, lui dit-elle , votre refped pour votre pece & pour votre mère , malgré le peu de tendrefle Lüs vous marquent } votre amour pour Bibi li fe conferve toujours pur & innocent , maleré fa vivacité & 1'ardeur de la jeunefle; la jultke que vous rendez a fa vertu & a fes charmes, rnakté la difproportion de fa fortune ; le choi* qUe vous avez fait d'elle pour être un jour votre femm-, & 1'attachement que je fais quelle a pour vous, indépendamment de la couronne L vous pouvez lui donner; enfin la bonte de votre naturel, Sc 1'innocence de Bibi mattachent également a 1'un Sc a 1'autre. Je fuis la fie D amantine Sc je veux vous faire un don. Demandez-moi ce que vous voudrez. En difant cela, la vieille difparut; ils ne virenr plus qu une dame fuperbement vètue , Sc plus belle que le beau jour. Je 1'avois toujours bien cru, secria Titi que vous étiez une gtande fee , pourquoi me ravez-vous caché, Sc que vous demandetons-nous , dit-il tranfporté de reconnoiflance ? vous favez mieux que nous ce qui nous con, vient; dites-nous ce qu'il faut vous demander. Non, répondit Diamandne, c'eft a vous de  cnoifir Que voulez-vous Bibi, dit le pri„ce en Sj^^^** vousvoude ! »onchetprince)répondi,ell , > - que vous voule, Titi ayatu infifté Bib •7».: toujours répo„dudemême:mai;enfinb ^t le pnnce.fije^ ^ Je chei ouT fer?Jeveuxqaewsmeiei c uc-a-,, P i%B yousme Iw cef^rd jaVO-S r°Uhait£r qudqUe chofe cefcroit de pouvotr, qUand je Ie voudrois, de vemt un petn oifeau , afin d'aller de tems i •ffiige de ne vous plus voir, & bien inquiètë de ce qui pourroit vous arriver. Accordez-nous aönc cette grace, dit Titi, en s adrelfant a la fee Mats f ous b.efl) elle, a quels nfques vous vous f rez-vous aller d'iciaiWe, oude^Wed fans que quelque oifeau de proie ne vous 2 -pe&nevousmangePQuedeviendroit los celut de vous deux qui refteroir ? Bibi & Titi furent alors bten inquiets. Bibi eut envie dë demander que fon cher prince fur donc invlé «He, mats elle ne pouvoit demander de Zn que pour elle. Elle dit i Titi qu'elle 1, de le demander pour lui V lv t>-, • p Vms v°us oubliez T Chè;VBlbl' ll" dit-Ü > ™«"ez-vous cue e' Ddi;  426, H I S T O I R E faire nl de courage ni de valeur? Serois je digntf de vous , fi vous pouviez me foupconner de n'fetre brave, q«e paree que je n'aurots rien . craindre ? 11 vaudroir mieux mounr, ma cheie Bibi que d'avoir des dons qui s'oppoferoient a 1'exercrce de la vertu. Voudriez-vous demander qu'il vous fut impoffible de m'etre mfidele? Je ne voudrois pas la demander pour vous , quand je pourrois 1'obtemr , quoique ce fort la chofe que jefouhaite le plus 1 Le cas n eft pas tour-a-fair le même , mon cher prince , reparnt Bibi: mais nous ne fommes pas ici pour difputer J'ai toujours tort dès que vous defapprouvez Cependant quelle feta mon inqmetude , puifqu'elle égalera ma tendrefle! Ecoutez , dit la fée je vous accorde le premier don que vous m',vez demandé; mais je votts 1'accorde d'une mahièfè plus étendue. Vous pourrez 1'un & Panne devenir, quand il vous plaira non-fenlement oifeau, mais quelqu'animal que ce foit; vous n'aurez qu'a vouloir & vous le ferez J at feuiement a vous ayettir que vous ferez fujers aux inconvéniens auxquels font expofes les animaux dont vous aurez pris la torras. & vous vous laiftez prendre & qu'on vous enchaine, ou oa'on vous enfrme , vous ne pourrez alors chanaer d'état, ,ant que vous ferez enchaines «u eietmés. Si vous ètes bleflés, de forte que  su Prince Titi. 421 2e fang coule de votre bleffure, vous ne pourrez jamais redevenir ce que vous étiez auparavant, non plus que fi vous vivie2 de proie après avoir pns la forme de quelqu'un des animaux qui en vivent. Enfin fi vous dites a qui que ce foit, .exeepté d I'Eveillé, le don que je vous accorde, vous en ferez privés i jamais. Ces conditions n'effraierent point nos amans ; ils acceptèrent avec mille démonftrarions de reconnoifTance & de joie le don de métamorphofe que leur accorda Diamantine; après quoi cette fée les embraffant 1'un & 1'autre, difparut. Que je luis heureufe , s'écria Bibi ! Je ne vous quitterai plus, mon cher prince, je vais prendre la forme d'un homme, vous fuivre partout, 6c combarrre a. vos cötés. Gardez-vous en bien, lui dit Titi , nos deux vies ne font qu une , ma chère Bibi, n'en expofons que la moitié. Que d'alarmes, que d'inquiétudes me cauferiez vous ! Ce feroit le vrai moyen de me perdre, en vouïarit me conferver. II lui fit promettre qu'elle ne s'expoferoit point ainfi. Enfin, aptès s ette néanmoins extrêmement félicités de cet heureux don, & avoir beaucoup raifonné fur 1'ufage qu'ils en pourroient faire , il fallut fe féparer. Titi embrafik tendrement fa chère Bibi, fut embralfer le bon homme & la bonne femme qui lui fouhaitèrent mille bénédicbions, les yeux baignés de larmes, & partit. Pdiij  '^13. Histoire Dès qu'ils 1'eurent vu monter a cheval, ils fe1 renfermèrent avec Bibi pour donner un libre cours a leurs pleurs. Le prince après avoir pris congé du roi 8c de la reine, de la princelTe Blanchebrune qu'il aimoit fort , & dont il étoit tendrement aimé; après avoir recu les adieux de fon petit frère & de toute la cour, alla joindre 1'armée , oü les généraux le recurent, moins comme le fils de leur roi, que com ne un volontaire qui venoit apprendre fous eux le métier de la guerre. On n'a jamais mieux vu , qu'a 1'égard de ce prince , 1'indignité des courtifans. Ils ne pouvoient s'empècher de 1'eftimer; mais comme il étoit fans crédit, ils 1'eftimoient & ne s'en foucioient guères. Ils croyoienc même que, paree qu'il n'étoit ni hautain ni remuant , il pourroit bien n'être pas brave. La ville que Forreferre afliégeoit, étoit ferrée de fi prés, qu'il falloit, ou fe réfoudre a la perdre, ou prendre le parti d'attaquer les ennemis dans leurs ligncs, ca; Forreferre avoir fortifié le camp qui couvroir les affiégeans. Ginguet donna ordre qu'on l'attaquat. On le fit avec fuccès. Les lignes furent forcées; Forreferre, obligé de lever le fiése & de fuir. II perdit toutes fes munitions & la plus grande partie de fon artillerie. Mais tout le monde convinr que cet heuteux fuccès étoit dü, a la valeur du prince Titi, qui avoit fauté le pre-  du Prince Titi. 423 mier dans les retranchemens, & fait plier ceux qui étoient derrière , fur leurs propres troupes, oü elles avoient porté la confufion. Les généraux ne purent s'empêcher de lui en faire honneur dans la relarion qu'ils envoyèrent au roi. Comment auroienr-ils pu l'éviter?Cela s'étoit paffe a la vue de toute 1'armée , 6c dans le tems même que les troupes de Ginguer avoient été repoulfées de plufieurs endroits avec perte. L'armée victorieufe pouffuivit les ennemis ; mais la nuit qui avoit fait gagner une marche a ces derniers, leur donna le moyen de s'emparer d'un polte fi avantageux , qu'il n'auroit pas été prudent de les y attaquer. II falloit-attendte que le manque de fourrage obligeat le toi de Forteferre a changer de camp. Ce prince qui, pendant ce tems - la n'avoit travaillé qu'a ranimer fes ttoupes, & qui les avoit augmentées par de nouvelles qu'il avoit fait joindre , fe crut lui-même en état de prendre fa revanche. Après quelques campemens , oü il feignit de vouloir éviter le combat , ayant attiré l'armée de Ginguet dans une grande plaine , oü il crut trouver fes avantages paria fupériorité de fa cavalerie, il vint en bataille a ceux qui croyoient le faire fuir. La furprife n'intimida point l'armée de Ginguet : encouragée par la vidoire précédente , elle s'offrit de bonne grace-aux ennemis. Les deux armées Bdiv  414 HlSTOIRH étoient en préfence, lorfqu'un cavalier fuperbement monté, s'avanca au petit galop , & vint défier le plus brave des troupes de Ginguet a un combat fingulier. Plufieurs volontaires accoururent; mais Titi les prévint , & voulut bien faire 1'honueur a 1'aventutier de fe battre contre lui. Les deux armées étoient attentives. Celle du roi de Forteferre ne doutoit point du triomphe de fon champion. C'étoit un brave , renommé pour fa valeur , pour fa force , & pour fon adrefie. Cependant le prince, après lui avoir lailfé tirer fon coup fans tirer le fien , lui gagna la croupe , & lui donna de revers un fi grand coup de fabre fur les reins , qu'il le fir romber prefque mort fur 1'arcon. L'armée de Ginguet pouffa de grands cris de joie, & regarda ce prélude comme un préfage de viéloire. On en eut encore un autre: c'eft qu'a l'inftant que Titi s'étoit détaché pour aller combattre, on vit un aigle volant au-delfus de lui, le fuivre jufqu'au lieu du combar, & y refter en rournant dans une grande agitation. Elle revint enfuite avec le prince, a l'armée de Ginguet , oü les foldats fe la montroient planant ou toutnoyant au-deftiis de Ia tète de Titi, ainfi que 1'aigle qu'on vit au- de flus de la tête d'AIexandre , a labataille d'Arbelles. Ces préfages n'effrayèrent pourtant pas l'armée du roi de Forreferre. Si les foldats en avoient été effrayés, ils n'auroient eu  to v Prince T*iti. 42j' qu'a jeter les yeux fur leur prince. L'audace, la valeur, la confiance , Ia joie, y brilloieur d'une tacon a nyumer le cceur des plus laches. Les deux armees , fans tirer , s'approchèrent a la dermportee de fufil. Forreferre ordonnant alors de charger, attaqua lui-même a la tête de quelques cfcadrons avec tant de fureur , qu'ü renverfa tout ce qui ofa lui réfiftcr. Tout plioit, & cette bataiüe aurott été gagnée par le centre, fi Infanterie eüt pu fuivre aufii rapidement le chemin que Ia cavalerie ouvroir a la viétoire. Mais le prince Titi voyant que le roi de Forreferre percoit jufquau corps de réferve, ramafla des efcadrons epars, & vint fe placer entre deux feux, pour empecher Pinfahtferie de ce prince de fe mettre a portee de Ie foutenir. II efiuya d'abord un feu terrible. Sa fermeté donna lieu aux généraux de Ginguet de faire rapprocher divers bataillons & de faire faire de nouveaux mouvemens i leur cavalerie , malgré ceux des ennemis , qui s'étendoient pour la prendre en flanc. Alors Titi, a la tête des efcadrons qu'il avoit ramaffés , ou qui s'etoient joints i lui, tourna pour aller chercher le roi qui, comme un torrent furieux, fe portoit du centre a la droite de l'armée de Ginguet. La gauche avoit plié , la droite feule faifoit&ferme & c'étoit de fa défaitë que dépendoit Ie gain total de la bataille. Titi joignic les efcadrons du  42(J H I S T O I R E roi dans le tems qu'il vouloit forcer quelques régimens d'infantetie qui s'oppofoient a fon paffage. Le défordre étoit dansles deux atmées. Celle de Ginguet fe trouvoit de tous cótés enfermée, pat celle de Forteferre. Sans un redoublement prodigieux de valeur, il étoit impoflible qu'elle évitat fon entière défaite. Allons , mes amis, dit Titi, vaincre ou mourir; décidons ici 1'affaire. En difant ces paroles, il attaqua impétueufement les derniers efcadrons qui fuivoient Forteferre, Sc les fit replier après quelques efforts jufques fur les premiers , oü étoit le roi. Ce prince quitta alors 1'attaque de 1'infanterie , pour venir foutenir les efforts de Titi. Celui-ci, fans donner le tems a 1'ardeur des fiens de fe refroidir, fe jera fur la gauche de Forteferre, oü il. mit deux efcadrons en défordre, Sc leur avoit mé beaucoup de monde. Le roi y accourut. Après avoir été entre deux feux , il fe trouvoit obligé de prêtet le flanc au feu de 1'infanterie ennemie. II fit un mouvement fur fa droite pour gagner du terrein , Sc ranger la cavalerie de Titi fur une ligne parallèle a 1'infantetie, afin de rendre celle-ci inutile , ou du moins, de lui faire faire quelques mouvemens dont il auroit profité. Titi s'appercut de fon deffein , Sc le prévint. Cependant, comme il voyoit bien que la vidoire dépendoit de la piomptitude de 1'attaque , il fongea principalement a  du Prince Titi. 427 aller au roi même. II eut trois chevaux tués fous lui dans les diverfes attaques qu il firpour pénétrer jufqu'a ce prince , qui faifoit toujours de fon mieux pour écarter Titi de fon infanterie. Mais enfin Titi étoit fi prés de Forteferre, qu'ils fe reconnurent également: Allons, dit-il, mes amis , la viétoire efta nous, nous tenons le roi. En difant ces mors, il fe jeta fur Forteferre, qui venoit auffi fur lui, & au milieu des efcadrons qui fe mêlèrent, les uns pour défendre leur roi, les autres pour défendre leur prince ; Titi ayant tué le cheval de Forteferre, & deux hommes qui fe préfentèrent pour fauver ce roi abattu fous fon cheval, fe jeta par terre pour le dégager , & le faifant fon pti^nnier : fire, lui dit-il, je rougis de mon bonheur, & prie votre majefté de me pardonner les avantages de la fortune. Le roi, défefpéré dans le cceur & furieux, répondit feuiement a Titi : prince , pardonne^-moi , fi dans le défefpoir oü je fuis , je ne donne pas a votre valeur les éloges qui lui font dus , & fi je ne vous remercie pas de la vie que vous m'ave^ donnée, en me l'épargnant. Car, malgré toute fa fureur, Forteferre avoit bien remarqué que Titi n'avoit pas voulu titer fur lui lorfqu'il avoit tué fon cheval. Le prince conduifit ce gtand prifonnier au milieu de 1'infanterie, a qui il le donna en garde. Les généraux de Ginguet priètent alors Forteferre  4i.8 H I S T O I R E d'envoyer ordre aux fiens de cefTer la bataille ; mais Forteferre le refufa. Il fe flattoit qu'ils remporreroient peut-être la viótoire , & qu'ils pourroient le délivrer. Mon malheur, dit-il, mefiparticulier, & ne doit pas s'oppojer a la gloire de ma, nation. Que je pe'rijfe & quelle vainque. Cependant , la cayalerie de Titi pourfuivit celle de Forteferre , jufqu'a ce qu'elle eut joint un gros de troupes , auprès defquelles il auroit été téméraire de 1'attaquer. Titi retourna pous fe mettre a la tête des braves gens qui avoient contribué a lui faire faire une fi belle prife, 8c voulut laifler I'Eveillé auprès du roi pour le fervir, & prendre garde qu'on ne manquat point au refpedl qui lui étoit du ; maj§y I'Eveillé répondit franchement a Titi, que pour cette fois il lui défobéiroit , düt-il en être puni. Qu'aflurément il ne le quitteroit pas que la bataille ne fut finie. Ce généreux garc,on n'avoit pas quitté le prince dans toute la mêlée , & lui avoit fauvé deux fois la vie en parant des coups qu'on venoit lui porter. Le prince ayant obfervé que les paflages étoient libres', crut que pour mieux s'aflurer de la perfonne du roi , il falloit 1'envoyer jufqu'a» la première ville. II fit un detachement de cavalerie pour 1'aller prendie & le conduire, après en avoir fait infdrmer les généraux. 11 fe tranfporta lui-  © u Prince Titi. 4j9 même auprès du roi, pour !e prier de vouloir bien permettre qu'on le rirat du champ de bataille. Ce roi fut défefpéré de ce changement; il voyoit que des bataillons de fes troupes s'avancoient en hate poufvenir attaquer ceux dont il étoit environné ; mais Ia prière du vainqueur étoit un ordre que Forteferre devoit fuivre. Par les deux mouvemens qui fe firent alors, les deux armées fe refierrèrent. Toute 1'infanterie de part & d'autre fe raifembla dans le centre, ce qui dounoit un nouvel avantage a celle de Ginguet. Mais Ia cavalerie ennemie étoit un peu découragée, & fes généraux vouloienr lui donner Ie tems de fe remettre , pour retomber enfuite avec plus de furie fur les ennemis. La défaite de leur infanterie ne leur donna pas le tems d'exécuter ce deflèiu. Le bruit de Ia prife du roi, qui s'étoit repandu dans les deux armées , anima les uns , & découragea les autres , de facon qu'il n'y eut qu'un nouveau choc qui fut rude. Titi s'y diftingua encore par des prodiges de valeur. Son épée, qui n'étoit déja plus qu'une fcie enfanglantée par tous les coups qu'elle avoit parés ou portés , cafia dans le corps d'un colonel , qui avoir penfé tuer Titi d'un coup d'efponton. Ce prince ramafik alors une halebarde, & fe rua avec tant d'atdeur contre les ennemis', que d'un feul coup de cette halebarde, il tua un capitaine  4JO H I S T O I R £ & un foldat qui étoit derrière , & que les traverfant de paft en patt, il les fit tomber fur un troifième. II tomba lui-même alors, & fe releva fans courir rifque de la vie ; car le bataillon qu'il avoit ainfi entamé , étoit déja oecupé pat les fiens, auquel il avoit donné un fi bel exemple. L'Eveillé qui combattoit a fon ebté , lui donna une nouvelle épée. Le bataillon ennemi fut bientot renverfé 6c haché en pièces. Le prince gémifibir d'un. fi horrible carnage; mais il faut bien fe défendre contre ceux qui nous font injuftement la guerre , & Forteferre n'avoit pour lui que 1'apparence de la juftice. L'ardeur ayant porté le prince , avec une troupe de volontaires, a fe jeter au milieu d'un nombre d'ennemis qui faifoient ferme, plus par défefpoir que par courage, comme il paroit a droite Sc a gauche les coups qu'on s'empreflbit de porter fur lui, & qu'il tachoit de priver du jour les plus audacieux , un foldat ennemi s'arrangea pour le tirer a bout portant, Sc alloit le tuer immanquablement fi , dans 1'inftant qu'il alloit faire feu , 1'aigle volant toujours au-defius de la tête du ptince , n'eut pas fondu plus rapidement qu'un éclair fur ce foldat, Sc ne lui eut empotté d'un coup de ferre , en lui crevant les deux yeux , plus de la moitié du vifage. Ce fut le falut de Titi, Sc la perte des ennemis, dont  nu Prince Titi. m il étoit environné. L'effroi les faifit, jetèrenc leurs armes pour fuir, & ne fureut faits qUe pri, ionniers. C'eft Ia dernière aclion de cette affireufe jour* nee. L'armée ennemie ne fongea plus qu'a fe retiter. Les généraux de Ginguet ne fongèrent qu'a s aflurer du champ de bataille , & Titi ne penfa plus alors qu a le parcourir pour faire tranfporter les blelfés dans un lieu oü ils fuffent fecourus Amis .ennemis , tout devint également I'objec de ies foins , ou pour mieux dire, il fut 1'ami de tous ceux qu'il trouva malheuteux. On ne peut dne les peines qu'il fe donna pour les fecourir' II ne revint dans fa tente que bien avant dans la nuit. Ses habits étoient criblés , mais il n'avoit recu que trois légères blelïïires , dont la plus dangereufe étoit au-deflbs de 1'épaule droite ou une balie n'avoit fait, par bonheur, qu'effleurer Ia peau ; car un peu plus bas , ou un peu plus k coté , la blefllire auroit été mortelle. II n'en paria point, paree qu'il ne vouloit pas qu'on vïnt 1'embarrafter dans fa rente , oü il lui tardoit d'ètre feul pour voir fa chère Bibi. II ne doutoit pas qu'elle n'eüt été 1'aigle qu'on avoit vu conftamment voler au-deffus de fa tête pendant tout Ie cc le f« ^defemétamorphofeC,nevoaluIpaSsab- L, er du camp u„ feul iour.pouc allee v„,r fa Se Bibi. " ne qui-f-mée que lorfquonk itri;:Tr:::ttrLd,mo„tei„uS ae„iefurre„.nte,LecoiKlarei„euepure« s'elfcbec de lui duuue. des louange, 11 le f„Z H-eftimer, ils tooien, memearmes.ls eruTenr «marqué en lui quelque penclaanr pour «clmie. Ceft ainfi qu.lsnommo.e„. lava- ice Les vices cbangenr de nom cbe, ceux qu ' olaifenr. Gingner «c Tripalle ne fongeo.en p s que favarice auroic dérruir les p.mcpa e !L, du prince, & quelle auroir reru, routes les ê • car favarice eft un vice fi bas, qu .1 rend : WsceuXquiaur„ie„rd'ai..eursdeg..ndes ' rrs «pres la baraille , & qtfü avo.c drftr.buees C Jfonniers & aux bleffés , fans aucun egard rpIrri.En effer.ee furleprincipalfomduprmce,  DU P r I n c E T I t I. ... jprcs I affaire, quede s occuper a fouiagerles un * • Pévenn- Jes befoins des aurres. | S -c,franespourrendrecequiauroircréempi-unc7 Cependanr, Ia douceur, la bonré, la CnT "on exempte de murmare , que fc ij™""? « , ce qui ne 1 avoit fair pafier n,w „ * d» u, POUr peu „„il; eq;ef: r* Tlti. ses L les for°ce;e ;7?e°>- fc-tout le premier minift S f™» . * Eeij  > . Histou« d'acroftiches mème. H en recevoir .in fi grand „Ólbre, qu'il remerroitaufoiraleshreenfe cothan , & faifoit bien. Cela lui procurott ton- I Ginguet d'aller faire vtfite au roi de Forteferre qtfon avoit mis en prifcm dans une citadell.I llbtint,&ilen profitoit quotque moins ou ventqu'iln'eutvoulu.carUtrouvo.tenceprmce de fi gtandesqualités, qu'ill'honorou infimment, & Ju fe plaifoit extrèmement dans fa converfadon? UI. trouvoit remplie d mftrudion Forren'étoit pas moins charmé de Tm. 11 con; cu pour lui une fi haute eftime, qud pnt la refomuondeluidonnerGraciliefafillemuque^ dW.er-les états de fon royaume a le recon"oir e pour fon fuccelfeur. Sur le fimple ree, que Ti ilu fit de 1'aventure des diamans, d la cru fa„sen vouloir d'autres pteuves & ne fongea p qu'a demander la paix. Si Tiu avoxt ete le Stlil auroit to -doute-renvoyé^or^ dans fes états, fans fonger a autre chof qu a me rirer fon amitié, & qu'a lui fane les plus grand honneurs.MaisGinguetexigealerembourfement Dès que le prince Titi avoit quelques heures a Uf iWoloit dans la maifon de fa chère Bibi.car po^rprofiter des momenS,ilPrenoit toujours la  du Prince Titi. 457 forme d'un oifeau de proie , quoiqu'il n'en eut pas le naturel : il eut mème le plaifir d'y pafler quelques jours fans y venir fous une forme empruntée , ayant obtenu de Ginguet la permiffion d'aller vifiter le fort. On ne peut exprimer la joie du bon homme & de la bonne femme, quand ils voyoient le cher Titi; ils le refpecfoient comme leut roi, Sc 1'aimoient comme leur enfant. On ne peut exprimer la douceur que goutoit le prince , de fe trouver avec fa chère Bibi fous le tok ruftique de ces bonnes gens qu'il aimoit comme s'il eut été leur fils. II n'y voyoit plus cette faulfeté , cette contrainte, cette vanité puérile qui règnent i la cour, ces brigues Sc ces haines pour des chofes qui, au fond , ne valent pas plus que les jouets qui font que des enfans fe querelenc, Sc fe battent quelquefois. II prit un jour envie a Bibi de tenter la fidélité du prince. Après avoir fait pour lui un rondeau dans le cabinet de Cormiers , oü elle alloit fouvent rêver, elle fut 1'écrire dans la chambre de 1 iti, qu'elle prenoit toujours pour la fienne , quand il n'étoit pas a la petite maifon. Après 1'avoir écrit, elle réfolut de le lui aller préfenter fous la forme de la plus belle fille du monde : pour cet effet, elle fouhaka de letrej Sc pour avoir le plaifir de voir comment étoit Ia plus belle fille du monde, elle alla devant fon miroir; nuis E eii;  438 H: 1 9 T O t R E elle fe vir toujours- la même. Elle fouhaita de 'nouveau , & parlant même tout haut elle du : O fée Diamantine, puifcue tu mes accordé !e don d'êcrc ze que je youdrois , fais que je fois la plus belle fille du monde. Sa prière fut inutile, elle ne changea en tien de ce qu'elle étoit. Elle crut alors que lé don de métamorphöfe ne s'étcndoit peutêtre pas jufqu'a de tels changemens. Pour 1'effayer , elle fouhaita d'ètre la plus belle boflue qui fut dans l'univers , 6V fur le champ elle fe trouva fans aucun changement de vifage, avoir une bofle devant 8c derrière. Elle foupgonna que cela vouloit donc dire qu'elle-mème étoit la plus belle fille du monde ; mais elle trouvoit tant de vanité a le croire , qu'elle n'ofoit s'arrêter a cette penfée , quoiqu'eile le défitat de tout fon cceur par rapport au prince Titi. Comme elle étoit brune , elle fouhaita donc d'ètre la plus belle blonde du monde, & d'abord fes cheveux devintent blonds , fes fourcils & les cils de fes paupières parurent un peu plus noirs; mais d'ailleurs elle étoit fi fort la même , qu'elle n'étoit point méconnoifiable. Alors elle fouhaita être la feconde beauté de l'univers, 8c il fe fir alors un changement aflez confidérable pour faire croire que ce n'étoit pas elle. Elle réfolut d'aller en cet état chez la reine , d'y attendre le Prince , & de lui préfenter , quand il pafleroit , les vers  du Prik ce Titi. 43 9 qu'elle avoit faits pout lui. Elle exécuta fon deffein. Voila les vers qu'elle lui donna. AU PRINCE TITI. R O N D E A U. Qu! I'auroit cru, qu'aufll beau que 1'Amour, II eut de Mars la force & le courage, Ce prince aimable, & qu'il fut tour a tour Auffi terrible au milieu du carnage , Qu'il eft galant au milieu de la Cour ? Être héros , n'eft 1'affaire d'un jour , Ce métier veut 1'expérience & 1'aae ; Tm pourtant 1'eft fans apprentiiTage. Qui I'auroit cru ? II pourfendit un brave a tripte étage , Son coutelas forca maint peifonnaae De fe cather au ténébreux féjour. II prit un roi que nous tenons en cage, Et de la paix a/Turc le retour. Qui I'auroit cru? Quand Titi recur ces vers, il ne put sempêchec d'admirer la beauté de celle qui les lui préfeutoit, quoique fort inférieure a celle de Bibi. II la remercia de Ia manière du monde la plus gracieufe. Cependant les courtifans 1'avoient trouvée fi belle, qu'ils afluroient tous n'avoir rien vu de-fi beau. Ceux qui avoient pafle devant elle, étoient re^ Ee iv  44o Histoire venus fur leurs pas pour la revoir. Ceux qui ne 1'avoient pas vue fe haroient d'en approcher. On avoit fait un cercle autour d'elle, & les premiers, feigneurs de la cour avoient cberché a lier conation avec cette belle inconnue qui leur répondoit avec amant d'efprit qu'elle leur paroifibit avoir de beauté. On en paria avec tant d eloges i la reine, que fa majefté ordonna qu'on la fit entter. Mais après avoir donné ces vers au prince , elle s'étoit retirée , & avoit difparu malgté la foule qui la füivoit. Hult jours après elle vint de bon matin dans. 1'antichambre du prince , attendre qu'il fortït, pour lui préfenter d'autres vers : c'eft ce qu'elle dit a un huiuier qui lui demanda ce qu'elle vouloit. Un valet de chambre en informa Titi qui fit dite a 1'huiflïer de la faire entrer dès qu'il y auroit deux perfonnes qui fe préfenteroient pour entrer avec elle. Cela fut bientot exécuté; deux feigneurs qui vouloient fe trouver au lever du prince, arrivèrent, Ils furent très-furpris de voir ia cette belle & jeune perfonne toute feule, & ne purent s'empêcher de dire que Titi n'étok guères galant de laiifer ainfi, & a pareille heme, une fi belle fille dans fon antichambre, lis auroient mieux aimé y refter avec elle, que d'entrer chez le prince : mais 1'ordre fut fuivi. Titi -h recut très^poliment, prit les vers qu'elle lui,  du Prince Titi; 441' préfenta, les luc devant elle, & après lui avoir fait de très-grands remerciemens , & 1'avoir prié de ne plus Fcxpofer au plaifir dangereux de fe voir louer avec tant d'efprir: vous êtes trop belle, mademoifelle , concinua-t-il, pour qu'on ne s'intéreflé pas a ce qui vous regarde. Permettez-moi de vous dire que vous 1'êtes trop aufli pour vous expoferjfeuie , & a votre age , dans un pays aufli dangereux que celui-ci. Y a-t-il quelque chofe en quoi je puifle vous marquer ma reconnoiffance? La jeune fille ayant répondu qu'elle n'ambitionnoit que de mériter 1'honneur de fa proteclion , qu'elle ne connoifloit point les dangers de la cour , paree qu'elle ne fongeoit point a. y faire naufrage j elle ajouta que charmée des vertus du prince , elle avoit voulu feuiement y rendre hommage par les vers qu'elle avoit compofés. Elle dit tout ceci d'un petit ton radouci & modefte, mais qui joint a certain moüvement des yeux , ne paroifibit pas dénué d'un petit filet de coquetterie & d'envie de plaire au prince. Titi , après avoir appris d'elle que fa demeure ordinaire étoit chez fon père , dans un lieu de la province nommé le Cormïer , qu'elle étoit fille unique , & qu'elle avoit peu de bien , le prince fit appeler I'Eveillé, & le tirant a part , lui demanda s'il n'avoit rien a lui prêter. Oui, di 'J I'Eveillé, j'ai cent ginguets dans cette bourfe ,  HlSTOIRE & une lettre de crédit pour en toucher davantage quand il me plaira : prenez ceci. Le prince prit Ia bourfe, pria la belle de la recevoir, lui promit de lui faire tous les ans compter pareilie fomme; mais qu'il falloit qu'elle rerournar dans la maifon de fon père. II ajouta que fi elle époufoit un honnête homme , il feroit chatmé de contribuer a fa fomme. II chargea I'Eveillé de la'reconduire oü elle étoit logée. Elle fortic après quelques agaceries que lui firent les deux feigneurs qui étoient entrés avec elle > & auxquels elle répondit fort fpirituellernent. En ptenant congé du prince, elle jeta fur lui un regard fi tendre , qu'il ne pouvoit point ne le pas remarquer. Quand elle fut dans 1'antichambre , elle tira de fa bourfe les cent ginguets d'or dont elle fit préfent a 1'huiflier & au valet de chambre qui 1'avoit fait entrer. L'Eveilié la regardoir avec étonnement, & comme il traverfoit devant elle une foule qui s'étoit afiemblée pour la voir a la fortie du palais , il la perdir de vue , & ne put venir conter a Titi autre chofe , que le préfent qu'elle avoit fait des cent ginguets. La cour fut occupée pendant plufieurs jours de cette aventure. Les uns admiroient la fagefle du ptince , les autres difoient que tant de fagefle étoit malféant a fon age ; car d'ailleurs il éroit fi univerfellement eftimé, qu'on n'ofoit plus pariet  du Prince T i t r. 44J de lui qu'avec refped:. Tici, fiirpris lui-même, voulut envoyer au Cormier, qu'il croyoit être un village, pour s'informer de cette belle ; mais ce villagc ne fe trouva poinr fur la carré : on eut beau s'informer, perfonne ne le connoilToit. On demanda au prince a voir les vers qu'elle lui avoit donnés. II fe contenta d'afTurer que c'éroit les plus beaux qu'il eut recus. Perfuadé qu'on les lui demanderoir , fa modeftie les lui avoit fait bruier. Cette précaution ne fervit pourtant de rien. Bibi, qui 1'avoit prévu , fit une relation de cette aventure qu'elle envoya a 1'auteur du Mercure galant On y faifoit admirer 1'attention du prince qui , pour ne pas expofer la répuration de Ia belle inconnue, n'avoir pas voulu la faire entrer feule auprès de lui \ on y donnoit les plus grands éloges a fa fagefle & a fa libéralité, dernier article qui déplut fort a Ginguet & a Tripalle ; & enfin on y rapportoit les vers que la modeftie de Titi avoit dérobés a la curiofité de toute la cour. Les voici: AU PRINCE TITI. Prince , qui rriomphez des rois , Qui dans vos coups d'eflai forcez déja 1'cnvic Dadmircr les plus grands exploits ; Si d'une heureufe paix la vidoire eft fuivie,  444 Histoire Ce ne fera que pour notre bonheur. Fakes , jeune héros , ce que vous pouvez faire. La félicité de la terre , C'eft que vous foyez fon vainqueur. Titi, qui n'avoit point vu Bibi de quelques jours, ne fachant a quoi en attribuer la caufe , partit pour la petite maifon. Bibi le recut avec un air moins gai Sc moins content qu'a 1'ordinaire. Elle feignoit d'avoir appris 1'aventure de la belle inconnue , & d'en être jaloufe. EUe voulut fe donner le plaifir d'inquiéter un peu le prince , Sc de lui faire renouveler mille fois les proteftations les plus tendres. Après 1'avoir alarmé pendant quelques momens , elle le mena dans le cabinet de Cormiers, quoique la faifon y fut peu propre Sc la , après 1'avoir fait jurer qu'il 1'aimeroir toute fa vie, elle fit une gageure avec lui, qu'il n'oferoit dire a la belle inconnue qu'il ne 1'aimeroit jamais. A peine la gageure fut-elle faite , que Bibi prenant la figure de la belle inconnue , & tirant la bourfe de I'Eveillé , & récitant a Titi les vers qu'il avoit regus, elle fe donna le plaifir de faire avouer au prince qu'it avoit perdu la gageure. Cette aventure fervit beaucoup a les divertir; elle leur fournit mille fujets de difputes; ils y trouvoient mille cas difficiles a réfoudre.  du Prince Titi. 44s Au milieu de tous les applaudiïTemens que Titi recevoit, & des plaifirs qu'il goütoit avec fa chère Bibi, il étoit cependant trouble d'un chagrin qu'il cachoit a tont le monde, le fecret de ia bourfe du père de I'Eveillé lui éroit inConnu. II en avoit emprunté de grandes fommes, & quoique I'Eveillé & les lettres de fon père afitiraffent le prince qu'il né devoit point s'inquiéter , qu'on pouvoit lui prêrer encore des fommes plus confidérables , & qu'on ne lui demandoit d'autre grace , finon celle de croire qu'on feroit très-mortifié que ce qui avoit été fait pour lui faire plaifir , lui devïnt un fujet d'inquiétude : le prince étoit cependant fiché de ne pas rendre ces fommes. 11 avoir repris tuit cent ginguets d'or, des mille qu'Abor avoit gardés, & les avoit déja. difttibués a des venvés d'ofriciers, ou a des officiers e'flrof iés qui venoient folliciter des penfions fans en pouvoit obtenir. Comme la dureté du roi & de Ia reine étoient connues, on n'avoit recours qu'aux bontés de Titi , fes antichambres étoient pleines de monde qui imploroient fa protedion. II étoit défefpéré de ne pouvoir fatisfaire tout Ie monde , fur-tout de braves officiers , dont la valeur avoit contribué au gain de la bataille. Il auroit bien voulu que le roi lui eut laifié la jouilfauce des domaines que fa majefté lui retenoit; mais il  44 avoit aucune part j mais I'Eveillé ne recut que des injures & des menaces pour le prince, dont il eut lui-même fa bonne part. II les diflimula cependant a Titi, fachant combien il honoroit forj  *> v Prince T i t r; père & fa mère. Ec le prince .ayant demandé q» on ne laifsat que I'Eveillé dans fa chambre i h pauvre Bibi fiachée eile-même de fon emPortemenr contre le chat , pan* alors les yeux baignes de larmes ,'par la cr.inte d'avoir d/plu au prince. II fur aifé de L i pardonner un emportemenr fi Jufte & fi bien mérité, tanr de Ia part du cha:; Cue de celle de Tripalle. La joie de .voir Bibi echappée aux dangers qu'elle avoit courti i emporta fur rome autre idéé; ce fut un baumé qui remit le calme dans le fang de Tui j peutetre même que la grande agitation que cette avenrure lui catifa , hata fa guérifon par une révolution extraordinaire. Depuis ce jour le prince n eut pias de fi'evre, il ne lui refta qu une foiblefie extreme, dont ii eut beaucoup de pein* i Xe remettre. Le roi & la reine n'envoyèrent PhYS .chez lui pour. favoir 1'état de fa fanté. On dé f^nditA fon petit fóe dele voir. La princefle de Blanchebrune allant faire fa cour d la reine recut ordre de n'y Ph,s venir, ou dene plus conferver de liaifons avec le prince. Les-foins de cette princefle, & fon actachement pour Titi -oient déplu. Comme iis n'étoient fondés que fur lamme la plus t.ndre & fur Ia Juftice du• la vertu , ia princefle eut aflez de courage pour sexpofer d tout, plutót que de manquer d ce F fij  quelle croyoit devoir 4 un prince innocent, fuf kquel on vouloit venger la mort d'un chat. EU- voulut néaumoins s'inftruire avec Titi, d'un prodige qui pouvoit laiffet quelques foupcons. Sans lui parler du mécontentement de la reine & du roi, eUe dit qu'a l'occafion de la mort da chat, il couroit des bruits défavantageux j qu elle le fu'pplioit de 1'informer de ce qu'elle devoit répondre. Le prince lui dit qu'en vérité il n'avoit ni voulu, ni prcvu la mort du chat : qu'il fuffifoit que la réine aimat cet animal , pour qu'il fut faché de fa perte , bien loin d'y avoit voulu conttibuet :.que s'il pouvoit lui dire quelque chqfe de plus, il le feroit; mais qu affure-' naent tout ce qu'il venoit de dire étoit vrai, & qu'il ne pouvoit rien lui dire de plus. La princelTe qui penfoit trop bien du prince , pour „e pas compter fur la vérité de tout ce qu'il afluroit pour vrai, alla ttouver le roi, qu'elle l*i forma de 1'ordre de la reine, Sc auquel eUe voulut faire voir 1'innocence du prince; mais Ginguet qui avoit ptis fon parti, ne voulut pas écouter Blanchebrune; Sc comme elle lui dit, qu'a moins qu'il ne lui défendït exprelTément de voir Titi, elle continueroit de le voir; Ginguet lui tourna le dos, en lui répondant que c'étoit è elle a faire ce qui lui plairoit. Ainfi la prm-  du Prince Titi. 45 j cefle ne fe préfenta plus devant la reine , Sc concinua de voir le prince. Cependant Ginguet & Tripalle difposèrent tous leurs miniftres a entrer dans leurs vues. Titi n'étoit pas encore en état de forrir, qu'il recut défenfe de fe préfenter devant leurs majeftés , & qu'on tint un confeil, ou il fut réfolu de le faire tranfporter fous bonne garde, dans un chateau entouré de la mer. L'Eveillé, fans rien dire a fon maïtre de tout ce qui fe tramoit, quoiqu'il en fut bien inftruit , veilloit cependant foigneufement a fes intéréts. II avoit été mvifiblement au confeil oü 1'arrêt du prince aroit été réfolu. II entendit la ledlure du manifefte qu'on devoit publier aufli-tot que le prince feroit arrêré , Sc cela devoit fe faire le lendemain , paree que le manifefte feroit alors imprimé & en état d'ètre répandu. L'Eveillé favoit aufli que le don de méramorphofe ne ferviroit de rien au prince lorfqu'il feroit emprifonné, Sc crut alors qu'il ne devoit plus lui cacher le rifque effroyable qu'il couroit, s'il différoit a le prévenir. Titi eut peine a croire ce que I'Eveillé lui difoit ; mais celui-ci le prouva par Ia minute même du confeil que Ginguet avoit fignée. L'Eyeilié s'en étoit adroitement faifi, Sc offrit encore au prince de lui en mentrer la copie qui étoit Êfiij  5ff.4 Histoirb entre les mains de rimprimeur. Les raifons fur lef ]iieües on fondoir la néceffité de s'aflurer du prin e , & qu'on éraloit avec beaucoup d'arc flans le manifefte , c'eft » que Titi, fous 1'appa5j rence des vertus les plus propres a féduire les » peuples, carhoit des deffeins qui n'atloieiit pas » moins qu'au renverfement de 1'état. Que, fans j> refpeét pour fon père & pour fon roi , il lui t> avoir fait préfent de diamans enchantés quï » n'auroient fervi qu'a faire penfer peu refpec33 tueu fement de fa majefté, fi fa grandeur d'arne 33 & la fagefle de fes vues'avoient été moins s, connues de fes fïdèles fujets ; que ces diamans 33 avoient fervi toutefois a attirer une grande n guerre. Que Titi tenoi.t a fes gages des enchan33 feurs & magiciens dont il s'étoit fetvi pour ,3 faire tout récemment une infulte a la reine fa 33 mère , lors même que cette grande reine avoit 33 la bonté, dans une vifite, de lui donner des 33 marqués de fon amitié. Que rien n'étoit sur ,3 avec un prince qui pouvoit faire des chofes 3? qu'il étoit impoflible de prévoir , & par confé,3 quent de prévenir. On lui faifoit un crime 33 des vifites qu'il avoit faites au roi de Forte33 ferre , de 1'éloge avec lequel il en parloit, des 33 propofitions qu'il avoit ofé faire dans le cons3 feil de guerre, & qui n'alloient pas a moins ,  du Prince Tr-ri. 45^ * difoit-on, qu'a remettre Forteferre en état de r> continuer la guerre plus forrement que jamais, » & qu'a priver 1'état des avantages qu'il pouvoit » retirerde fa prifon. On 1'accufoit d'avoir voulu » fe concilier Paffeétion des troupes par fes lar» geffes. On 1'accufoit de diffipation dans des « fommes qu'il avoit empruntées , & qu'il feroit » dans Pimpoffibilité de rendre. Et enfin le roi » affaifonnoit toutes fes accufations, de la douleur » qu'il avoit a les faire. Il affuroit que fa bonté » naturelle , fa tendreffe paternelle avoient ex>y trêmement fouffert ; qu'il avoit beaucoup & » long-tems combattu , avant que de fe porter 5> a une fi grande extrémité contre un fils qui lui » étoit fi cher; mais qu'enfin s'il étoit père, il w étoit auffi roi, & que la sureté & le bonheur » de fes fujets lui étoient encore plus chers qu'un » fils qui le mettoit dans Ia néceffité de prévenir » les plus pernicieux defieins. Le prince n'eut alors qu'un parti a prendre c'étoit celui de fuir. Il fut terité d'aller fe jeter aux pieds du roi & de la reine, & il I'auroit fair, fi le prudent I'Eveillé ne lui eut remontré que ce ne feroit que hater fa perte, & ne lui eut deniandé ce que deviendroit Bibi, lotfqu'il feroit dans une prifon ou elle ne pourroit plus le voir, & d'ou il ne fortiroit vraifemblablement jamais, Ffiv  4S^ ÏJ.IST01R.Ê par la raifon même qu'on 1'y auroit mis injufrement. Ignorez - vous , monfeigneur , difoit I'Eveillé , qu'on ne pardonne pas a ceux qu'on a offenfés , fur - tout quand ils font d'un rang ou d'un mérite fupérieur. Titi demanda donc une plume & de 1'encre, 8c écrivit au roi cette lettre j Sire, Ce que je fais des réfolutions du confeil de votre majeflé, m'oblige afuir, pour en pre'venir Texécution, Ce n'ejl pas pour me fouflraire a l'obéiffance que je dois d votre majefté, ce n'eft que pour lui épargner de nouveaux regrets. Si j'avois été coupable, je n'aurois fongé qua. implorer la clémence de mon père, je n'aurois pas voulu me dérober a la juftice de mon roi; mais, fire, puifque de mauvais confeils ont prévalu fur la bonté de votre majefté\% j'ai tout lieu de craindre qu'on nepermettroit jamais u Prince Titi. 4tf j «ie ces rofes deyenant diamant, vous marquera que !e tems de votre félicité approche. Toutefois comme U faut que Titi fache ce qui fe paffera a la Cour , i'Eviiilié viendra tous les premiers jours de la lune apporter ici une lertre , que vous poferez fous certe couronne, fur une table, a 1'heure de midi, après quoi Abor & fa femme feront obligé? de fe promener pendant une heure dans leur cour. Dans p. u votre maifon va être inveftie par 1'ordre de Ginguet, qui y fera chercher le prince; c'eft pourquoi il faur quii ia quitte dès que j'en fortirai. Au refte, Abor, jp veux vous faire un don & a votre femme aufii. Parlez, que •voulez - vous ? Moi dir Abor, je ne vous demande rien autre chofe, grande fée, que de voir en fonge routes les nuks cë' q.ii fera arrivé au prince Sc a ma-fille le jour pié.édent. Et moi, dit la bonne femme, je ne vous deman.'e autre chofe, grande fée, que de voir en fonge ce qui leur arrivera chaque nuit. Soit, dit Ia fée. Se levant alors, elle les embraffa tous Sc les fit tous embraffer les uns les autres. Ils furent plus d'une demi-heure as'embraffer, après quoi Diamantme appelant 1 Eveillé auprès d'elle, lui dit de mettre fon pied fur un des fiens, & un de fes bras autour de fon cou, Sc cela fait, elle & I'Eveillé difparurent, fans qu'on fut par oü ils avoient paffe. Titi Sc 3ibj embrafsèrent encore le bon homme  4^4 Ö i s T 8 1 & ! & la bonne femme, Sc fans pouvoir parler quê par leurs larmes , tant ils étoient émus, ils s'envolèrent en chauve-fouris, par la cheminée, au haut de laquelle ils fe firent ducs pour aller dans une vieille tour attendte le jour, & délibérer fur ce qu'ils avoient a faire. Ainfi le detachement qu'on avoit envoyé pour chercher le prinee, le chercha inutilement. La peine de Titi Sc de Bibi étoit extreme. Ils ne favoient quel parti prendre. Comment feronsnous pour nous garantir des pièges des hommes Sc des bêtes, difoient-ils? Si nous reftons ducs, nous ferons privés de jouit de la beauté du jour j plus de la moitié de la nature fera motte pour nous, Sc d'ailleurs en ferons-nousplus en füreté? Quelque tireur a 1'afFut nous donnera la mort 2 nous courrons le même rifque fi nous nous faifons aigles, Sc fans cela quelque oifeau que nous devenions, nous ferons doublement expofés ; les hommes nous tueront, ou nous ferons pris pat des oifeaux de proie. Deviendrons-nous infeóres? nous ferons alors la proie de mille petits oifeaux. Devenons lions, dit Titi, Sc allons habiter les déferts de 1'Afrique. Loin dos hommes , Sc fupérieurs aux autres animaux, nous n'aurons rien k craindre. En Afrique, c'eft bien loin, dit Bibi, & nous ne devons point vivre de próie. Que deviendrons-nous dans ces déferts affreux, ou nous ne  • V P K I M « s T I T I. 4Ï5 we trouverons ni grains, ni herbes? & de plus, jufqu'ou la cruauté des hommes ne s erend-elle pas? Le meilleur eft de changer felon les occafions, tantot aigles, tantór moucherons, tantót Hons, rantbt lièvres, felon les occurences; léfards, taupes, vers de terre, s'il le faut. Jamais vers de* terre, s'écria Titi. Je rte vous verrois pas alors, ma chère Bibi, & fous quelque forme que vous' %ez, .ene veux pas vous perdre de vue Quand le jour parut, ils fortiient cependant fous la forme d aigle, & avant la fin du jour ils changèren: trois ou quatre fois de forme : car pour éviter de vivre de proie, ils fe faifoiênt quelquefois lièvres, afin que des herbes fulfent propres a leur nourriture; quelquefois abeilles, pour fucer des fleurs; quelquefois même 1'un confervoit une forme', pendant que 1'autre en changeoit pour repaïtrej 8c que Ie premier veillant ainfi a la füreté du fecond, lui dortnoit le tems de prendre fa nourriture; cependant tout ceci étoit mêlé- de beaucoup d'irtquiétude. Le premier jour de lalune, ils étoient tous deux dans Ie tronc d'un vieux orme, ou ils avoienc pafte la nuit fous la forme de porc-épic, lorfqu'ilg furent éveillés par de petits coups qu'on frappoit contre cet arbre, & qu'ils entendirent une voix qui les appeloit. Titi allongea fon mufeau, & vit la fée Diamantine qui lui apporcoit une lettre de lome XXFII^ Gg  466 Histoirê I'Eveillé'. Titi & Bibi fortirent auffi-tbt de 1'arbre , Sc reptenant leur forme naturelle, coururent fe jeter au cou de Diamantine. Titi apprit pat la lettre de I'Eveillé, que les intentious' du roi &c de la reine, &c leur diffimulation ayant eté connues par le manifefte que les amis du prince avoienr eu foin de publier, auffi bien que les copies des deux lettres qu'il avoir, écrites a leurs majeftés, rout le monde s'étoit trouvé fi fort indigné contre les mauvais manéges de la cour, qu'on avoit lieu de craindre une grande rcvolution, fi le roi n'y rappeloit bientot le prince. Tiri fut trés-touché des malheurs auxquels Ginguet & Tripalle fe trouvoient expofés. II voulut demander a Diamantine de vouloir bien les protéger, & de pacifier toute chofe; mais la fée lui ferma la bouche, &c lui dit qu'il étoit a fouhaiter que tous les injuftes tombaflent dans les précipices qu'ils préparoienr aux auttes. La fée fe contenta de leur accorder une aurre grace, a laquelleils fureur trés fenfibles; c'eft depermettre que 1'un d'eux allat le premier jour de chaque nouvelle lune prendre dans la pedte maifon la lettre de I'Eveillé, qu'il trouveroit pofée fous la couronne de rofes, & par-la avoir le plaifir de voir Abor & fa femme ; mais a condition de n'y point refter plus d'une demi-heure, & de ne fe jamais préfenter aux y eux d'Abor ni de fa femme  DU PRINCE TlTl. 40? fous leur forme naturelle. Ils eurent par ce moyen h confolation de voir leurs pere & mere, & Abor ayant appris certe griee par un fonge, éroir arrentif avec fa femme a regarder fur ie toit de leur maifon, s'ils ne verroienr point quelqu'oifeau extraordinaire qui vïnt prendre la letrre : iis avoient le plaifir de voir tanrót Bibi fous la forme d'une aigle Manche , tantót Titi fous la forme d'un atgïe bron, car ils cönvinrent qu'ils y viendroient tour è tour; & pour les voyages qu'ils faifoient de jour, ils prenoienc toujours la forme d'aigle, Sc enfuite celle de roiteler ou de moucheron,°quand ils approchoient de terre. lis parcoururent ainfi divers pays. Leurcourfe4 ou plutpt leur vol les ayant conduits au-defius d'un grand bois qui couvroit ia cime d'une haute montagne, ils y defceudirent , & trouvèrent le Keu fi délicieux , qu'ils réfolurent de I'habit.r 11 étoit planté d'arbres d'une grandeur prodieieufe: deux fources plus claires qu'un beau criftal, formoient deux ruiffeaux argentins qui couloie'nt au pied des arbres , & dont le cours oblique emFchoit les eaux de fe précipiter. Ces ruifieaux fe joignoient autour d'un tailhs fi fe„-é & fi toumi, que ni geai, ni pie , ni pigriéche „'auroient pu y pénétrer. Les hauts arbres dont il étoit environné de toutes parts , fervoient de retraite a plufieurs milans qui y confiruifoient Ggij  468 'H I» I O U £ leurs mds i on auroit dit qu'ils s'étóient ainfi rendus les proteóteurs de ce raillis contre les autres oifeaux de proie. Nul veftige d'homme n'avoit tetni le vert , ni couché les fieurs des herbes qui bordoient le ruiflbau. Titi & Bibi réfolurent d'habiter ce lieu charmant , & d'y prendre fucceflivement les diverfes formes des différens oifeaux dont il étoit déja 1'heureux féjour. C'étoit au commencement du printems •, avec la forme des petits oifeaux, Titi & Bibi en avoient aufli les propriétés 6£ lesbefoins. lis confervoient bien leur raifon •, mais ils reflbntoient les impreffions que le retour de la belle faifon faifoit fur leur petite machine y la vivacité du fang y excitoit une nouvelle ardeur. La nature leur infpiroit une envie prelTante de communiquer la vie qu'ils avoient recue d'elle. lis ne voyoient autour d'eux que de petits oifeaux occupés a fe faire des nids ï les uns entrelacoient de flexibles btins d'hetbes sèches, & les tournoient entre des branches qui en devenoient le fondement & 1'appui. D'autres apportoient de longs brins de erin , d'aurres de la mouflb , d'auttes des plumes; quelques-uns revenoient avec du coton qu'ils avoient été chercher bien loin, d'autres avec de la laine qu'ils avoient été prendre autour des biüflons, Les charmans roffignols cherchoient  bv Prince Titi. 46? des feuilles féches qu'ils plioient avec tant d'art , que , fans autre fecours , ils faifoient un nid auffi bien formé & auffi folide , que fi ces feuilles eufTent été collées les unes fur les autres. Quelques-uns fe fuivoient légérement de branche en branche , Sc fe donnoienr mille marqués de leur joie & de leur tendrefTe. Leurs chants annontjoient ou célébroient leurs amours, la nuit même les roffignols en faifoient retentir les bois. Les oifeaux innocens ne rougiffent point de répondre aux intentions de la nature , ni d'en publier les plaifirs; c'eft une reconnoiffance , c'eft un tribut d'amour qu'ils lui payent -y ils n'ont garde d'accufer celle qui leur a donné Pêtre, de les porter par un crime a fe rendre heureux , en faifant des êtres qui puifïent le devenir. Ces réflexions occupoient Titi ; il mouroit d'envie de faite comme les autres oifeaux. II regardoir Bibi avec des yeux languiflans oü elle découvroit le défir dont il étoit preffe. Elle fe fentoit elle même un grand penchant a y répondre ; mais rappelant les avis d'Abor & de fa mère , les confeils de la fée, les réfolutions qu'elle Sc le prince mème avoient prifes, elle le faifoit reffouvenir de fes promeftes. Je vous aime trop , mon cher prince, lui difoit elle , pour vous rien refufer ; vous êtes, le maïtre de ma vie , mon feul bonheur eft celui de vous plaire; mais ne faites pas votre malheur Ggin  47° HlSTOIRE & Ie mien , en fuivant 1'exemple des oifeaux que vous voyez. Souvenons nous que nous ne fommes point des animaux comme eux , que ce n'efl que pout un tems paffager que nous en prenons la forme , que nous ne ferons heureux fur le tróne ou vous voulez; me placer , qu'autant que nous ferons vertueux. Souvenez-vous, mon cher Titi, de ce que vous avez promis a mon père , a la fée , a moi, & fans doute a vous même. Ne faifons point de nid, mon cher prince, ne pondons point, ne pondons point. Ces paroles rappelóient le prince a lui, il réprimoit fes défirs , & fe confoloit par 1'efpérance : cependant ils auroient fuccombé 1'un & 1'autre , fi, pour rompre 1'effet du printems fur les oifeaux, Titi 8c Bibi n'avoient, dans ces momens , repris leur forme naturelle. Ils redevenoient , en cet état , plus raifonnabies que des oifeaux , quoique beaucoup d'hommes foient moins raifonnabies , a cet égard , que ne le font les oifeaux mêmes. Ils eurent fouvent de pareils aflauts a foutenir, pendant deux ans que dura leur exil; mais ' ils en rriomphèrent toujours, avec la même fage (Te. Ils alloient cependant tour a tour chercher les lettres de I'Eveillé dans la petite maifon, elles ne leur apprirent pendant les premiers mois que rembarras de la cour pour calmer les efprits irri-  du Prince Titi. 471 tés de la néceffité oü 1'on avoit mis le prince de fuir. Tout le royaume Ie redemandoit. Oh vouloir que Ginguet fit une déclaration qui juftifiat Titi des accufations publiées dans le manifefte. Ginguet croyoit qu'il étoit de fa grandeur de ne pas fe dédire. C'eft une des fottifes dei'orgueil, que de ne pas vouloir avouer qu'on a tort, & c'eft ne pas entendre fes intéréts ; car rien ne touche plus qu'un pareil aveu. Enfin les chofes allèrent au point que les troupes fe révoltèrenr, furent a la citadelle oü le roi de Fortefetre éroit dérenu prifonnier, le délivrèrent & le prièrent de fe mettre a leur tête, pour leur faire rendre leur prince Titi. Dès que Titi apprit cette nouvelle , il prit la réfolution d'écrire au roi de Forteferre y mais il n'avoir ni papier, ni encre, Sc ne favoir comment faire pour en avoir. Enfin, après y avoir bien fongé, il fut avec Bibi cueillir beaucoup de fleurs, dont ils firent des bouquets; il alla enfuite fous la forme d'un païfan les vendre dans la ville voifine. De 1'argent qu'il en eut, il acheta du papier & une écritoire, & vint retrouver Bibi, auprès de laquelle il écrivit la lettre fuivante. AU ROI DE FORTESERRE, Sire, Les verrus de vctre majejlé nïont fait prendre. fi Ggiv  47* Histois! réfolution de l'honorer toute ma vie , & ds lui être aufli refpeclueufement quinviolablement attaché. Si ces fentimens méritent quelque grace de votre majefié, je la fupplie de ne me pas ohVger a les uitter , en apprenanr que vous profite^ de la révolte des troupes.du roi mon père, pour entreprendre qudque th fte contre lui. (^uoique je ne me croie pas coupabie ; il m'a cru tel, & ctlafuffit. Si je fuis innocent, fa majefié me fera juftice, Fous êtes trop grand prince, ftre, vous êtes trop prudent pour fow.enir des rebelles contre leur toi, & trop fage, pour prendre la caufe d'un fils contre fon père. J'ofe me flatter que vout ne voudre^ point mc foner a. renoncer aux fentimens du vétitable rejpecl avec lequel je veux être toujours, Sire, de Votre Majest£, Le ttès-humble & très-obéilfant ferviteur, Titi. Après avoir écrït certe iettre, il la porta luimême fous la forme d'un aigle jufqu'auprès du camp de Forreferre , oü ayant pris la forme d'un homme du commun, il fut la rendre. Forteferre , après 1'avoir queftionné comme il auroit fait un véritable, melfager, pour favoir oü étoit  dv Prince Titi. 475 le prince Titi , fans avoir pu apprendre autre chofe, finon que ce prince étoit, tantot errant d'un cóté , tantór d'un autre, & que la réponfe qu'il attendoit devoit être remife dans un endroit marqué , ou Titi pourroit 1'envoyer prendre j Forteferre écrivit & donna cette réponfe. Monsieur, Je pourrois me rendre maitre des états du roi votre père , & de fa perjoune même, a moins qu'il ne fut auffi-bien fe cacher que vous ; fi je le faifoïs , ce ne feroit que pour vous conferver un royaume qui doit vous appartenir, & dont vous êtes d'autant plus digne, que vous êtes le feul qui n'accufie\ pas le roi Ginguet d'injufiice. J'admire trop votre vertu , Monfieur , pour ne pas vous donner, en faifant ce que vous fouhaite^, une marqué du défir que j'ai de conferver les fentimens que vous ave\ pour moi, & une preuve de l'affècïion inviolable de Forteserre. Ce roi tint parole ; il fit rentrer les troupes de Ginguet dans leur devoir, n'exigea de ce prince qu'une amniftie abfolue & générale pour tous les officiers & les foldats, quels qu'ils fulfent;  474 Histoire reprit feuiement fes prifonniers , & fe retira dans fes états , fans fonger a continuer la guerre. Le rifque que Ginguet avoit couru ne le confoloit pas de la rancon qu'il s'étoit promife de Forreferre ; cependant il n'ofa continuer la guerre , ni faire punir perfonne de fes troupes , mais il haïc tout le monde, & augmenta de haine pour Titi. Tripalle fe joignoit a lui dans fes fentimens, elle étoit défefpérée de voir qu'elle n'ofoit tenter de faire publiquement déclarer Titi déchu de fes droits a la couronne, pour la faire paffer fur la tête de Tripillon , quoique ï'aófce en fut fecrertement drelfé. Un jour que Titi revenoit de chercher la lettre de I'Eveillé, il vit fortir du bois ou étoit fa demeure , un homme & un jeune garcon qui portoient une cage pleine d'oifeaux , outre plufieurs qu'ils tenoient morts attachés a un baton. 11 crut voir fa chère Bibi parmi ceux qui étoient en cage, &c fondant rapidement fur celui qui la portoit, il lui ferra le bras d'une de fes mains, & de 1'autre faifilfant la cage , il 1'enleva. C'étoit en effet fa chère Bibi, avec un grand nombre d'autres oifeaux qui avoient été pris a la giu. il regagna vite le taillis, & vint fur ie bord dit ruiffeau, ou reprenant fa forme naturelle , il tira de la cage fa chère Bibi, qui fe trouvant  du Prince Titi. 475 libre, reprit: aufli fa forme naturelle. Après serre tendrement embraflés , pleins de joie d'avoir échsppé a un fi grand malheur, 8c s'être dit mille chofes aufli douces que leurs tendres embrafTemens, ils s'occupèrent a tirer les oifeaux de la cage, les uns après les autres. Ils leur lavoient les aües dans 1'eau du ruiffeau, les leur frottoient de fable pour en bter la glu 3 8c enfuite les iaiffoient aller. Cette aventure donna beaucoup d'inquiétude au pauvre Titi, il n'ofoit plus s'écarter de Bibi. Que devenir ! que faut-il être , difoit-il, pouc fe trouver en füreté ! les hommes, les animaux,. tout fe détruit, tout fe dévore. Le plus cruel 8c le plus traitre de tous , c'eft 1'homme fans doute; & cependant c'eft celui qui eft encore le plus en füreté : il y feroit même toujours, s'il étoit fage. Pourquoi fe fait-il un art de fe détruire? Prendrons-nous donc une forme humaine , difoit Bibi? Mais que deviendrons-nous , pauvres 8c iiiconnus , répondit Titi ? Nous gémirons dans la mifère , nous mourrons de faim. Les animaux a cet égard font plus fages &plus juftes que les hommes. Ils fe contentent du néceftaire , & ne s'approprient point un fuperflu qui eft Ie néceffaire des autres. Que devenir ! nous ne favons point de métier, nous n'avons pas le tems d'en apprendre; & quand nous en faunons, nous ne  jtfé H'IS-TOIRE rrouverions peut-être perfonne qui voulut nous cmployer; ou fi nous trouvions quelqu'un , ce feroit peut-être des hommes injuftes, qui nous lailferoient la peine du travail en partage, &C qui en prendroient le profit. Je n'y fais qu'un moyen, ajouta Titi; c'eft de chercher une ile déferte , & d'aller 1'habiter. Seuls d'hommes, nous n'y aurons rien a craindre. Allons-y , dit Bibi \ allons-y. Allons auparavant la reconnoïtre, dit Titi y choififfbns la bien avant que de nous y établir. Ils prirent alors un haut vol fous la forme de deux aigles de la première grandeur, s'élevèrent au-deffiis des mers, & defcendirent en divers iles inhabitées oü ils fe faifoient quelquefois hommes , après les avoir bien examinées en les rafant a certaine hauteur. Enfin ils en trouvèrent une petite, mais délicieufe. Les hauts rochets dont elle étoit environnée , la garantiffoient des vents & des eaux de la mer, & qui mieux eft, de 1'abord des hommes. Le terrein en étoit gras, coupé de petits ruifleaux, orné en divers endroits de gros bouquets d'arbres, & même de deux aflez gros bois, 1'un du coté du couchant, 1'autre du coté du midi. Une grande prairie qui occupoit le centre de cette ile, faifoit éclater mille fleurs au milieu de fa verdure. L'air y étoit parfumé d'une douce oJeur, & quoiqu'il n'y eut point d'hommes, elle paroifibit trés-  Dir Prince Titi. 477 vivante par la mulritude des divers animaux qiti 1'habitoient. Titi y admira des ferms a plumes blanches Sc couleur de feu, des colombes blanches & couleur de rofe avec des coliers noirs, ■des cygnes bleus , dont le cou Sc la queue étoient dorés comme la plume d'un paon. Ils y trou«verent de petits moutons, dont la laine étoit plus blanche Sc plus fine que le plus beau coton; des écureuils volans,plus blancs que la neige, avec le bout du né Sc les deux oreilles noires j des vaches blanches comme lait, avec des cornes Sc de grandes oreilles couleur de feu ; des cerfs 6c des daims de même, ou blancs tachetés de noir mieux que ne le font les plus beaux tigres. II y avoit de petites gazelles admirables j on en voyoit de toute forte de couleurs, fur-tout de jonquille, qui étoient exttêmement belles. Enfin de toute forte d'animaux, excepté des efpèces carnacières. Les fruits n'y étoient pas moins abondans, les atbres en étoient chargés, Sc ceux qui n'en avoient point étoient du moins couverts de fleurs. Cótoyant les rochers dans 1'intérieuf de l'ile, ils en trouvètent plufieuts qui paroiffoient faits exptès pout engager a monter jufques fur la cime, d'oü 1'on découvroit de loin une vafte mer; d'autres offroient dans leur fein des grotres fi parfaites, qu'on auroit dit qu'elles avoient été taillées avec beaucoup d'art j d'admi:  47? Hisioui rables criftallifations fervoient de plafonds 1 ;quelques-nnes : vous auriez cru quelquefois que c éroient des lufhes qu'on avoit fufpendus a leurs voütes. Dans prefque toutes on vovoit un nombre prodigieux de trous dans lefquels divers oifeaux de mer venoient faire leurs ceufs. II y en avoit une fi grande abondance, que ces ceufs & le fruit des arbres, & du laitage fournilïoient des repas délicieux a Titi &c a Bibi. Après cette découverte, & la réfolution de fe fixer dans un fi beau féjour , la nouvelle lurie commenca, & Titi partit pour aller a la petite maifon chercher une lettre. II fut bien furpris en arrivant de ne point voir Abor & fa femme fe promener dans la cour ; il craignit quelque malheur. II entra tout inquiet dans Ia chambre fous la forme d'une hirondelle , ainfi qu'il avoit coutume de faire, & trouva Diamantine , Bibi t Blanchebrune & I'Eveillé , avec le bon homme & Ia bonne femme fous la couronne de rofes, dont prefque la moitié étoit devenue diamans. R.epreuant fa forme naturelle , & au comble de fa joie , il fut tendrement embrafle de tous , également joyeux de fe trouver enfemble. Un moment avant 1'arrivée de Titi, la Fée avoit été chercher Bibi \ & enfuite Ia princefle de Blanchebrune & I'Eveillé. Blanchebrune fe trouva. d'abord fi furprife, quand elle fe vit dans un  nu ï> r i N g e Titi. 479l endroit oü elle n'avoit jamais été, & oiï elle étoit venue fans favoir comment, qu'elle croyoit que c'étoit un fonge. On ia convamquit bien de la réalité, «£ fa joie fut inexprimable , lorfqu'on reut inftruite de tont ce qu'elle devoit favoir au fujet de Titi tc Bibi: elle ne pouvoit s'empêcher de louer Titi d'un fi beau choix , & de marquer mille reconnoiifances i la Fée de ia protection qu'elle accordoit a ces heureux amans. L'Eveiliê parut tranfporté de joie; il étoit £ fou , qu'on auroit cru qu'il étoit encore page. La Fée les régala tous fuperbement, fans y faire pourtant d'autres facon que de tirer d'une petite boïte un gram de froment, qu'elle mit au milieu de la table, un grain de mii, qu'elle mir a ebté, & un grain de ris, qu'elle mit de 1'autre. Ce fut le premier fervice , avec quatre autres petite, gmnes; i'une de navet, 1'autre de laitue de celeri & d'épinards , qu'elle arrangea a ebté des trois premiers. Elle fit un autre fervice , en tirant de la boite fe?t autres giaines , qu elle' arrangea de meme. L'entremets & Je fruit furenr fervis de la même manière. Ce qui n'eft pas moms furprenanr, c'eft que la Fée ne demandx qu'une caraffe de 1'eau de la fontaine, que cette" eau devenoit dans le verre oü elle étoit verfée tel vin que le fouhaitoit celui qui vouloit ^ & que la caraffe , femblable * la fontaine mêm* '  HlSTOlS.6 ne fe défemplilToit jamais. C'eft ce qui fit faire i I'Eveillé cette petite chanfon. Divine fée, a votre table Tout eft un mets délicieux, Une caraffe intariflable Y verfe un ne&ar precieus Et Bibi voit dans tcus les yeui Combien elle eft aimable. Ils reftèrent a table jufques vers la fin du jour* Alors Diamantine leur dit : mes enfans , il faut fe féparer & ne plus fonger a vous revoir raffemblés que quand toute la couronne feta de-* venue diamans. Ils levcrent tous les yeux vets la couronne , & virent qu'il s'en falloit encore plus de la moitié ; ce qui les aftligea beaucoup. Cependant , reprit la Fée, puifque la ptinceffe de' Blanchebrune a mérité d'ètre initiée a nos myftères, je veux lui faire un don que voulezvous , choififfez ? Blanchebrune répondit, ce qu'il vous plaita ; vous lavez mieux que moi, grand Fée, ce qui me convient. Non, reprit Diamantine , choififfez;, je ne le puis autrement. Puifque vous me l'ordonnez, répondit Blanchebrune, accordez-moi que je puifte être toujours a ma volouté de quel age il me plaira. Cela fera, dit la Fée; embraftèz-vous tous Sc nous en allons. Us s'embrafsèrtnt tous avec beaucoup de regret  e» u Prince Titi. 481 regret de fe féparer. Diamantine prit la princefle de Blanchebrune d'une main, & I'Eveillé de 1'aurre, 8c difparut. Titi & Bibi fous la forme d'aigles révolèrent a leur ile. Abor 8c fa femme reftèrent confolés par Pefpérance de Pavenir, 8c par celle de ce qu'ils apprendroient dans leurs rêves. Cependant on s'étoit appercu au palais de Pabfence de la princefle , on Pavoit fait chercher. La reine qui la haïflbit depuis qu'elle lui avoit préféré le prince Titi, Paccufa de conferver avec lui des intelligences fecrettes, 8c fit don. ner un ordre pour Parrêter; de forre que le foir même la princefle fut enlevée de fon appartement 8c conduite dans un chateau, ou elle fut enfermée dans une tour. EUe y fouffroit beaucoup , on la laifloit manquer des chofes même nécelfaires. Tripalle triomphoit d'abufer ainfi de fon pouvoir ; elle voulut Pétendre fur tous ceux qu'elle croyoir particulièrement attachés au prince, 8c n'oubliapas I'Eveillé qu'elle avoit toujours haï: mais I'Eveillé plus attentif que jamais a découvrir les defleins du roi & de la reine, furprit Pordre que Ginguet donna pour Parrêter. Ii fe tint bien fur fes gardes , ne craignant point d'ètre pris , a moins que ce ne fut dans fon fonimeii. II fe donna pendant quelque tems le plaifir de paroïtre tantot dans un endroit, tantot dans ua Te rn e XXTU. Hh  48i HlSTOIR-E autre, de faire courir de tous cotés ceux 5 qui on avoit réitéré iWue de l'arrèter. Il paroifioic même au palais un moment , Sc difparoiftbit 1'autre , Sc fe donnoh ainfi le plaifir de mettre en défaut ceux qui croyoient fe faific de lui. Néanmoins il fe rendoit rous les foirs invifiblement dans 1'appartement de la reine , après que leurs majeftés étoient retirees , paree qu'il favoic que c'étoit alors qu'on prenoit les réfolutions fecrettes. II vit un jour que Ginguet, de concert avec Tripalle , écrivoit une lifte de tous ceux qu'ils vouloient faire arrêter les uns après les autres, fous divers prétextes que ce prince apoftillöit a ebté de chaque nom. A peine furent-ils couchés , que I'Eveillé prit cette lifte , Sc qu'il fut la montrer a chacun de ceux dont ies noms s'y trouvoient. On peut juger de 1'eftet que cela produifir. Tous les profcrits crurent qu'ils n'avoient d'autre parti a prendre que de paifer dans les états du roi Forteferre , Sc de fe plaindre de cette lifte , comme d'une infraction a 1'amniftie folemnellement jurée. Quoique Ginguet & Tripalle ne puftent comprendre comment leur deffein avoir été connu , ils furent bien aifes de 1'effet que cette déconverte avoit produit, paree qu'ils confifquèrent aleur profit rous les biens de ceux qui étoient fortis du royaume. L'Eveillé réfolut alors de tirer la princelTe de Blanchebrune  » xj Prince T i t r. 4S5 4e fa prifon , & de la couduire a Ia cour de Forceferre. Il fit un voyage chez fon père d qui il communiqua ce deflein , & qui en alfura la réuffire par une grande quantiré de ginguets dor. Afin que cetre princelTe put fortir du royaume d'une manière convenable d fon rang & d fon age , I'Eveillé amena avec lui les deux plus dgées de fes fceurs, & le man de 1'une d'elles qui étoit mané depuis peu pis vinrent, comme des voyageurs , rendre vifite au gouverneur du chateau eu Ia princelTe étoit prifonnière. Ils favoient que ce gouverneur étoit trés-bien dans 1'efprit de Ginguet : ü> concluoient de ld qu'il étoit ou avare , ou trés-défintérefie , car on aime ceux dont les mchnations font femblables aux nötres ou qui en ont qui les favorifenr. L'un paroïr nous autonfer, 1'autre tourne d notre profit. Le gouverneur étoit avare, 1'entreprife devenoit ainfi plus faale. En efFet, après les ménagemens nécefiaues , le gouverneur convint qu'on lui donnero.t dix mille ginguets en efpèce , qu'il roit échapper la princelTe, qu'il feroit courir après elle de tous cotés, & que fi eIle étok ^ elle feroit renfermée , fans qu'on put exiger qu'il la rendït, ni qu'il remit rien de la fomme Cet homme avoit fi bien pris fes mefures fur toutes les routes par lefquelles la princelTe devoit néceflairement pafier, quelque parti qu!eJk ^ ^ H h ij  ■484 Hisioiu qu'il ne doutoit pas qu'elle ne rut arrêtée cV ramenée dans la prifon. Il ne fe trompoit pas , elle auroit été infailliblement reprife , fi, dès qu'elle fur fortie du chateau , fe trouvant alors en état de faire ufage du don quelle avoit recu de la fée , elle n'eut fouhaité être de lage de quatre ans ; mais ne paroiflant alors qu'un enfant , elle fe mit dans une chaife de pofte, fur les genoux d'une des deux dames qui y étoient, Sc que I'Eveillé & fon beau-frère fuivoient a cheval. N'ayant point été ainfi reconnue de ceux que le gouverneur avoit poftés pour la reprendre, elle gagna heureufement les terres de Forteferre. Ce roi la recur avec beaucoup de joie &: de magnificence. II la mena d'abord chez la princefle Gracilie fa fille , a qui il recommanda de lui procurer tous les divertiflemens poflibles. II lui donna un appartement magnifique , voifin de celui de Gracilie , il nomma des dames Sc des officiers pour la fervir , Sc la, outre les perfonnes • de la cour de Forreferre , Blanchebrune fe vit encore une cour particulière , compofée de tous ceux qui avoient été profcrits par Ginguet. La princefle , fille unique de Forteferre , n'avoit que trois ans moins que la princefle de Blanchebrune qui n'en avoit que dix-neuf. Ce n'étoit pas une beauté , mais des yeux pleins d'efprit, accompagnés de toutes les graces , la rendoient ex-  cu Prince Titi.' 485 trèmement aimable •, elle avoit tant de douceur dans le caractère , tant d'efprit & de politeiïe „ qu'elle eut pu être Iaide impunément. Ces deux princeftes fe lièrent bientót d'une étroite amitié. Cependant Forteferre envoya des AmbalTadeurs extraordinaires a Ginguet, pour fe plaindre de I'infraótion du traité dans celle de 1'amniftie. Ginguet & fes miniftres les amufoient par des réponfes plaufibles , mais fauftes dans la réalité des chofes qu'on alléguoit. Il eft certain que fans la conlidération que Forteferre avoit pour le prince Titi, il autoit déclaré la guerre au roi Ginguet, & que le fuccès n'en étoit pas douteux. L'avarice de ce dernier 1'avoit rendu li méprifable , & fes injuflices fi odieux , que tous les peuples fe feroienr déclarés pour Forteferre. Ginguer n'auroit pas eu d'armée a lui oppofer , mais la confifcation des biens des profcrits lui faifoit tant de plaifir , qu'il ne pouvoit fe réfoudre a les rendre. 11 aimoit mieux tout rifquer: c'eft le propre de l'avarice ; pour épargner peu , on s'expofe a perdre beaucoup. Pendant toutes ces agitations ignorées du prince Titi, il jouiffoit dans fon ile d'une tranquillité charmante. Toujours également amoureux & aimé de fa chère Bibi, tous leurs momens étoient marqués par de nouveaux plaifirs, ou du moins par des plaifirs qu'ils avoient 1'art  4S6 H I S T O I R E de fi bienvarier, qu'ils leur paroiftbient toujours nouveaux. Tantor ils fe promenoient fur le haut des rochers dont leur ile étoit botdée , & fe donnoient le fpectacle de cette mer immenfe qui les environnoit de routes parts. Voyez , difoit Tui, cette mer tranquille , c'eft 1'image de 1'état oü eft mon ame, quand je goüte la douceur d'ètre auprès de vous. La voyez vous agitée , c'eft 1'image du trouble que j'éprouve , quand je fuis dans 1'inquiétude de ce que vous faites. Quelquefois confidérant dans leur fontaine comment le ciel fe repréfente dans le criftal des eaux : c'eft ainfi , difoit Bibi , ou plus parfaitement encore , qu'une ame fe pénètre de l'amour dece qu'elle aime. Et quand ils en confideroient 1'onde dont le cours formoit le ruiffeau : C'eft ainfi , difoient-its, que nous nous SÜmerons fans cetfe, & que notre amour ne s épuifera jamais. D'autres fois ils alloient admirer ce doux fpectacle que le foleil forme dans un ciel ferein , lorfqu'il rend les crépufcules du foir plus beaux que 1'aurore , ou ce fpectacle éronnant qu'il donne en fe couchant derrière d'épais nuages , dont l'obfcurité a quelque chofe qui d'abord paroït affreux. On voit des rayons de lumières s'échapper entre ces nuages , fujvre leurs extrémités qu'ils rendenr plus ou moins briliantes & s'étendre au loin dans une grande  du Prince Titi. 487 partie de l'horifon. Les uns s'élèvent comme des gerbes de lumières, d'autres s'allongent comme une flamme immobile, dont 1'éclat eft relevé par Pobfcurité profonde; d'autres fe précipitent en colonnes dans les eaux de la mer qui paroït fe joindre avec le ciel. Que ce fpectacle eft magnifique , s'écrioit Titi! qu'il eft doux de 1'admiret tranquille auprès de ce qu'on aime! D'autres fois ils alloient tailler des arbres , ils fe faifoient des jardins, donnoient a manger aux petits animaux dont cette ile étoit pleine , Sc qui étoient devenus fi familiers, que les oifeaux mèmes fuivoient Titi Sc Bibi dans leurs promenades , & venoient jouér avec eux. Ils s'occupoient a faire des herbiers, a recueillir des graines, a obferver les infectes. Cela feul auroit pu les occuper agréablement, fans parler^des pierres , des coquillages & des criftallifations; car ils examïnoient tout. Voyez ce papillon, difoit Titi, il eft admirabie par la beauté des couleurs dont il brille ; c'eft le fymbole de 1'inconftance. On doit méprifer les amans qui lui relfemblenr. Vous m'empêcherez, ma chère Bibi, de lui être jamais comparé; mais, fans vous, j'aurois été papillon. Voyez cette tourterelle , difoit Bibi, c'eft le fymbole de la fidélité ; on dit qu'elle meurt lorfqu'elle perd fa compagne. Je fuis tourterelle , mon cher Titi ; je ferois votre  488 HlSTOIRE tourterelle , quand vous deviendriez papillen; D'un autre coté , Abor & fa femme , inftruits pat des fonges fidèles de tout ce que faifoient Titi & Bibi, n'avoient d'autre foin que d'aller voir plufieurs fois chaque jour quel changement arrivoit a la coutonne de rofes. Enfin , au bout de feize mois ils virent qu'il n'y avoit plus qu'une feuille de rofe qui n'étoit pas encore diamant, ce qui leur donna une joie inexprimable; & en effet ils apprirent le lendemain que Ginguet étoit mort d'une apoplexie de fang. L'idée de donner quelque chofe 1'avoit toujours fi fort effrayé , qu'il n'avoit point fait de teftament. Tripalle fut plus furprife qu'afïligée; 1'efpoir de la régence la confoloit. Elle voulut faire procla-, mer roi fon fils cadet , & il le fut en effet fous le nom de Tripillo%I. Mais il n'y eut qu'elle & quelques vils courtifans qui ofaffent le reconnoitre. L'ambaffadeur de Forteferre protefta en faveur de Titi. 11 fut fuivi de tous ceux qui n'eurent pas la balie politique de fe retirer a la campagne, pour évitet de prendre parti. L'Eveillé n'eut pas plutbt appris cette nouvelle, qu'il revint hardiment a la cour veiller aux intéréts de fon maitre , quoique toujours trés-alerte pour n'ètre point arrèté. Ce qui fe pafia pendant un mois que la fée laifla écouler fans avertir ce prince que le trbne 1'attendoit, fit bien connoïtre  du Prince Titi. 48^ tre que la politique n'a que des principes de conduite peu fürs & toujours inquiétans. Enfin , le premier jour de la nouvelle lune , comme Tui Si Bibi fe promenoient dans un jardin qu'ils avoient planté, ils appercürent au bout d'une allée une grande femme qui venoit a eux, Sc qu'ils reconnurent bientot pour Ia fée Diamantine. Elle renoit a fa main trois couronnes; 1'une de cyprès , 1'autre de myrthe , & la rroifième de laurier. En les abordant, elle prit celle de cyprès qu'elle rompir, & laifla tomber par terre. Cela veut dire que Ginguet n'eft plus , dit-elle. Celleci, pourfuivit-elle, en mettant la couronne de laurier fur la tête de Titi, marqué que vous allez être un grand roi; Sc celle-Ia , en le couronnant de myrthe , fignifie que l'amour va vous combler enfin de toutes fes faveurs. Vivez, rcgnez , tnomphez de tous vos ennemis ; mais fongez que la vertu feule doit faite votre gloire & votre bonheur. En difant ces mots , elle les prit pat la main, fans donnet a Titi le tems de lui répondre que par un foupir; elle le tranfporta avec Bibi dans la petite maifon fi vice, qu'ils ne fureat comment ils y écoient venus. Titi re^ut d'Abor Sc de fa femme les premiers hommages dus a la royauté. II ne pouvoit les recevoir de perfonnes qu'il aimat davantage. L'Eveillé, que la fee fut avertir, vint enfuite j il inftruifit Titi de tout ce TomeXXFII li  490 HlSTOIRE qui s'étoit paffe a la cour , 1'informa de ceux quï étoient les plus dévoués a fon fervice; & après avoir recu les ordres néceffaires, il alla avertir du retour du prince les quatre feigneurs qu'il favoit lui être finccrement dévoués. Ces feigneurs vinrenr a la tête d'une nombreufe nobleffe, fuivie d'une foule prodigieufe de peuple , trouver leur nouveau roi qu'ils amenèrent dans fa capuale , oü il fut recu avec une joie univer-* felle. Fin du vingt-feptième Volume.  491 Mademoiselle de Lussan. La fuite des Veillées de Thelfalie. Cinquième Veïllèe s Pagcs *• Sixieme Veillée, 67* Septieme Veillée, **43« Huicième Veillée, Zjii HISTOIRE DU PRINCE TITI. Livre premier , contenant la vie de ce prince , depuis fa naijfance jufqu'a. la guerre contre le roi de Forteferre. 319. TABLE DES CONTES, to m e vi n g t-s e p t i è m e.  49i TABLE DES CONTES. Livre second , contenant la vie de ce prince J depuis la déclaration de la guerre jufqu'a fa fuite de la court 5?7^ Livre troisieme , depuis fon évafion de la cour jufqu'a fon avénement a. la couronne, 459. Fin de la Table.