L E CABiNET DES F È E S:  CE VOLUME CONTIENT La fuite des Contes des Genies , ou les charjMANTES lecons dUoram.fus d'Asmar^ ouvrage traduit du perfan en anglois, parfir Charles Morell , ci-devant ambaffadeur des établiflemens anglois dans 1'Inde , a la cour du grand mogol, & e» £an$0is £m h tr*duftion -m ^ife  A AMSTERDAM, Etfe trouve a PARIS , RUE ET HOTEL SERPENT E. m. dccTTxxxvl^^ LE CABINET DES FEE S ■ O u COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FÉES; ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX, Ornés de FigureSi TOME TRENTIÈME.   LES CONTES DES GÉNIES, ou LES CHARMANTES LE^ONS D'HORAM, FILS D'AS MAR. Suite du Conté des Enchanteurs , ou Mi/nar , fultan de l'Inde. "Le fultan de l'Inde, quoique naturellement ennemi du fafte , céda aux confeils du vifir, & paffa la nuit dans fon nouveau pavillon , dont la pompe attira une foule innombrable de peuple curieux de voir tant de magnificence. On f?ut bientöt dans le camp SAhuhal, que fon ennemi avoit fait dreffer une tente fuperbe: chacun en exaltoit la fplendeur & ia rit chefle. La tente SAhubal ne fembloit plus rien en comparaifon de celle du fultan, Tgmt XXX, A  | LësContes Ahaback &c De/ra qui étoient pour lors dans le pavillon du prince révolté, entendant publier tant de merveilles de la tente fomptueufe de Mi/nar, réfolurent de le rendre invifibles pour 1'aller voir de prés, & connoitre par euxmêmes fi la renommée n'en exageroit point la magnificence. lis quittèrent Ahubal, & mettant chacuti une bague a leur doigt, ils fe rendirent invifibles , & paffèrent furtivement les fentinelles des deux armées. A la vue du fuperbe pavillon, les fureurs de la haine & de la mécbanceté fe ranimèrent dans leurs coeurs. Le fouvenir de la mort de leurs frères qu'ils y virent retracée , y excita encore les feux de la vengeance. Ils fe hatèrent de revenir vers Ahubal, k qui ils racontèrent ce qu'ils avoient vu , tachant de lui infpirer 1'animofité qui les tranfportoit. Le prince trembla a ce récit. II changea de eouleur; il frémit de fe voir furpaffé en magnificence par fon frère. » Faïtes - moi une tente plus faftueufe que » celle de Mi/nar, dit-il aux enchanteurs, ou » congédiez votre armée , & livrez - moi a Ia » rigueur du deftin qui fait échouer toutes n mes entreprifes «,  DÉS GÉKiÉS* 3 » Mon prince , répondit Ahabak , ne perd.^ » pas courage pöur fi peu de chofe. Nous pou* » vons vous dreffer > en un inftant, un pavlllöii » bien lupérieur è celui du fultan. fvlais né » fera-t-il pas plus glorieitx pour vous de vous » emparer en niétte tems de fa gbire, de fa » demeure & de fon tröne? Que demain a la » pointe du jour , les trompettes fe fatfcnr en» tendre. La trève eft finie : ou fi elle ne 1'eft » pas, nous n'avons point de parole k gardef » avec un ufurpateun Attaquons 1'enneiiil » avant qu'il föft fur Ia défenfive. Qui fait fi » nous ne nous repoferons pas demain fous ce » mêrne pavillon, qui „ous caufe aujourd'huï » tant d'envie & de chagrin «. ÓC Dcfra applaudire.it au confeil d''H. habak. On donna ordre aux troupes de mareher è 1'ennemi le lendemain de grand matin & dè furprendre 1'armée du fultan. Les foldats de itfz//«r ferepofoient dans leurs tentes, lorique le bruit fe répandit que les ermemis marchoient en ordre de bataille pouf les attaquer. Le vifir Horam fe mit promptement k la tê'ë de fes meilleures troupes; mais au lieu de les mener droit aux ennemis, il tourna fur la droité & alla occuper un défilé dans les montagnes derrière le pavillon , d'oü il envoya dire lil A ij  '4 Lés Contes fultan qu'il lui avoit affuré une retraite en cas de malheur. Les ennemis attaquèrent 1'armée du fultan avec tant de précipitation & de chaleur, qu'il ne s'en appercut que lorfqu'il n'étoit plus tems d'yremédier.Danscette extrêmi'é, il raffembla k la hate les foklats reftés dans fon camp , & qui n'avoient pas fuivi Horam , & il fe prépara a faire face a 1'ennemi. II envoya en mêmetems vers le vifir, pour lui dire de quitter les montagnes &£ de venir lefeconder. Cependant lts foldats de Mi/nar, les officiers fur-tout, donnoient les plus grandes preuves de courage & d'intrépidité. Le fultan s'expofoit lui-même au plus fort de la mêlée. La réfiftance fut longue & vigoureufe. Enfin, fes troupes écrafées par le plus grand nombre, s'ouvrirent de toutes parts; obligé de céder a la force , il fit battre la retraite, & fe retira avec les débris de fon armee, vers les monfagnes oii le vifir 1'attendoit, pour protéger & afTurer fa retraite. Ahubal pourfuivit les fuyards jufques dans les défilés des montagnes, oü ils entrèrent fous les aufpices du vifir, qui arrêta aifément les troupes d:Ahubal, déja fatiguées par 1'acharnement du combat. Les ennemis furent contraints de rebronfTe'r  P E S GÉNIE S. J cfiemin. Ils rentrèrent dans le camp da fultan, oii ils firent un butin confidérable. Ahabak & Defra fe glorifioient de leurs fucces. Ahubal fe voyoit en un jour maitre de Ylnde, vainqueur du fultan, fon frère, & poffefTeur du riche pavillon. Ahubal ne put voir tant de grandeur &3e magnificence , lans être frappé d'étonnement. Maïs il fut faili d'horreur en voyant la mort de fes anciens amis retracée en broderie d'or & d'argent fur le contour extérieur de la tente. » II eft jufte, dit le prince aux enchanteurs, » il eft jufte que vous vous vengiez de mon » orgueilleux frère. Pour moi, je ne pourrai. » jamais me réfoudre k habiter une tente éle» vée comme un monument de la défaite de » mes amis, autant que comme un trophée a » la gloire du fultan. Que ce pavillon ferve » de demeure a Ahaback & a Defra. Que les h nations viennent y contempler en méme » tems & le malheur de vos frères , & vos glo» rieux fuccès. Mes amis, paffez ici la niüt. » Cette gloire vous appartient après une fi » grande vidtoire. Demain je ferai tranfporter » ce pavillon dans mon camp, oii il fera placé » k cöté du mien «. Les enchanteurs furent flattés & fatisfaits du difcours d''Ahubal. On prépara un magnifique A iij  6 LesContes, feftin fous la tente de 1'infortuné fultan, qui erroiffur les montagnes, manquant du néceffaire pour lui & pour fon armee, Mijnar, accablé fous le poids du malheur, en rejetta route la faute fur 1'imp.udence du Vifir, II frr affen.bler fes officiers généraux , §£ orgonna qu on amerat Horam devant eux, Le Vifir fut jugé coupable, & Mifnar, les larmes WK yeux,prononca la fentence de mort contre lui, Le fultan croyoit faire un acle de juftice, Cependant le remords lui faifoit dire malgré lui; * demain le malheureux Horam fera compt<§ » parmi les morts « 1 Horam écouta fon arrêt de mort fans en être Aau, « Ma vie, difoit-il, eft entre les mains de » mon roi, & le fang de fon efclave eft * » difcrétion «. Cent hommes ayant k leur tére un officier affidé , eurent ordre de garder le vifir jufqu'au lïjatin, 1 LWortuné fultan fe retira fous une tente obfcure , qu'on !i,i avoit drefiee a la hate. II s'y retira, non pour repofer , mais p'utöt pour s'abimer dans la penfée de fon malheur, II difoit, en lqUmême; « J'ai perdu mort » royaume? j'ai perdu un bieq pius» precieus » que tous, kt tvymm® ! Horam, mos ami,  DES GÉNIE S. 7 » mon plus cher ami, Horam a cté infidèle a » fon maïtre, a fon ami! N'étions-nous pas » comme les cèdres des forêts élevés enfemble » & 1'un k cóté de 1'autre, comme les arbres » plantés fur les bords des rivières dyArvar } » Nos ames étoient comme deux foeurs ju» melles, & nos efprits, femblables aux étoiles » Leman & Upnor, dont 1'une ne brille jamais » fans 1'autre dans les ténèbres de la nuit. Le » coeur de Mi/nar étoit dans le fein de fon » ami: il étoit fur fon fein , comme 1'enfant » eft dans les bras de fa mère. II s'y repofoit »> avec confiance, avec la plus grande fécu» rité «.... Tandis que le fultan s'occupoit de ces triftes penfées, on vint lui dire que le capitaine a qui il avoit confié Ia garde du vifir, étoit avec lui a la porte de fa tente; qu'ils demandoient k y être introduits , pour lui communiquer une affaire importante. » Horam vient-il mettre le comble k fa per» fidie, secria le fuïtan? Après m'avoir fait » perdre mon royaume , vient - il m'öter la » vie ? S'il eft un traitre , qu*il entre & qu'i! » confomme fa trahifon «. Ce capitaine entra dans la tente du fultan^ accompagné du vifir chargé de fers» « Etre de mon- i Maitre fouveraia êst  8 LesContes » mCS Penfées & de «nes volontés dit Horam, • ? en fe profternant aux pieds du fultan , fouf» fre que ton efclave te parle encore une fois » avant de mourir. Souffre qu'avant de rendre » le dernier foupir je te montre plus de richeffes » au centre de ces montagnes', qu'il n'y en eut » jamais dans ton palais de Dély , & qu'i[ » n'y ena fous les tentes fuperbes de tes enne» mis : richeffes capables de te rendre toute ta W gIoire ' & de changer tes larmes en alle. w greffe... » Malheureux , répondit le fultan ' » n'efl-ce point afiez de m'avoir plongé dans » 1 abime de la douleur & de la mifere ? Viens» tu m'abufer encore par de nouvelles illu» fions ? Oii eft mon royaume , mon pavillon » royal, mon armée ? J'ai tout perdu par tes ►> pernicieux confeils. Montre-moi donc les » tréforsqui doivent me dédommager d'une fi » grande perte. L'officier conduifit alors Horam hors de la tente du fultan, qui les fuiviï fans favoir oü ils alloient. Le vifir, charge de fers , marchoit k pas lents. Le Capitaine renvoya fes foldats k leur pofte. II accompagnoit Horam, tenant toujours Ie fabre nud fur fa tête. La nuit étmt obfeure. Mifnar fuivoit fans  DES GÉNIE S.' 9 pouvoir reconnoïtre les lieux oii le vifir le menoit. lis traversèrent plnfieurs montagnes, pafsèrent plnfieurs ruiffeaux formés par les eaux qui tomboient du haut des rochers. Ils arrivèrent a une caverne fpacieufe, creufée au vafte fein des montagnes. Horam y entra. Levant alors fes chaines, il frappa a une petite porte qui étoit a 1'extrémité de la caverne. La porte s'ouvrit aufli-töt, & quatre efclaves,portant un flambeau a la main , s'avancèrent pour éclairer Horam & fa fuite. Les efclaves fe profternèrent jufqu'a terre devant leur maïtre & devaat le fultan qu'ils reconnurent. Horam leur demanda fi tout étoit tranquille &c en iïireté. » Oui, feigneur, répondirent les efclaves, » nousn'avons point été troublés dans ces fom» bres demeures, depuis que nous y fommes w par vos ordres ». » Oii eft Camul, dit le vifir « ? II eft en fentinelle, la hache a la main, répondirent les efclaves. » Quelle heure de la nuit avons-nous; de» manda encore le vifir «? » La troifième garde de la nuit eft paffee 3 » lui répondirent fes efclaves «.  JO LesContes Alorsle vifir fe tournant vers Mi/nar, il W ^.>>entrez,magnifiqiiefd ' vos ennemis expirer devant vous « 7 "Dequels ennemis parlez-vous, répliqua e fultan? Quelle efi cette caverne lyZ l C™Ul> & P0ur*l°i eö-il armé d'une hache > heursP Songezque le fabre du capitaine de >> -a garde efl levé fur votre tête, prêt è -frapperaumoindrefignequejeluiferai. le y,fir &lofficler qui le gardoit. Les quatre «fcbves portoet des flambeaux devant eux Mijhar traverfa ainfi un long défilé coupé dans les montagnes II vif ,U l? couPe arme d une hache ifïïe r,,- 1 L «, 5 ur une P^rre. Neuf lampes bruloient devant lui. voyant approcher le vifir & le füJ. an, fe profterna devant eux. Le vifir fe profterna auffi aux pieds de & ]e £ d 13 haChe deS — ^ CaJ, £ » Quelle hache furprenante eft celle - ei - secriale fultan en la prenant , Gommend »a-t-e lePufeconferverfa„s railiile dans , » entradles de la terre « ? Le fultan ayant prisla hache, CWrecufe    DES GÉNIE S. II Ia pierre fur laquelle il étoit afiis. Ils virent une groffe corde , dont un des bouts étoit enfoncé' dans le roe ; 1'autre étoit attaché a un anneau de fer d'une gra ndeur prodigieufe. » Frappe/., magnifique fultan , dit Horam ;' » frappez, Sc fé jaiez la corde de 1'anneau de » fer ou eile eft attachée «. L; fultan obiit a i'ordre de fon vifir. II leva' la hache de Camul, coupa la corde & la fépara' de 1'anneau de fer. La corde détachée rentra précipitamment dans lê fein de la montagne , fans que le fultan vit perfonne la retirer. Mais il attendoit avec impatience quelle feroit 1'iiTue de la féparation myftérieufe de la corde. II dit au vifir: « oii font donc les richeffes pour lef» quelles tu m'as fait quitter ma tente? Toutes » tes promeffes font donc vaines ? Je fuis en» core la dupe de tes paroles trompeufes, & » tu abuferas de ma confiance jufqu'au dernier » moment « ! » O mon feigneur & mon maïtre, répliqua » refpeöueufement Horam que je meure comme un traitre, fi j'en impofe au glorieux » fultan de YInde! Je n'ai plus rien k vous » montrer. Pardonnez-moi mon audace, & fi » vous la jugez criminelle, vengez-vous par w 1'épée de la juftice. Songez feulement que » men inteotion étoit pure fc,  11 LesContes « Quoi 1 reprit Ie fultan irrité, tu m'as con» duit ici par des fentiers efcarpés, pendant » les horreurs de Ia nuit, pour me faire couper » une corde en deux! Tu m'as fait entrer dans » les profondeurs des montagnes, feulement » Pour y voir les paffages que tes efclaves y » ont creufés, & qu'ils gardent par les ordres » de leur maïtre, plus méchant qu'eux.Traïtre, » reconduis-moi k ma tente. Demain au lever » du foleil tu recevras le jufte chitiment de tes » forfaits «. Ainfi paria le fultan. Ils fortirent tous trois du fein de la caverne. Mi/nar rentra dans fa tente en frémiiTant de colère ; & 1'officier, étonné de ce qu'il avoit vu, remit le tranquille viür dans fa prifon. Le lendemain k la pointe du jour, les foldats de Mi/nar parurent fous les armes. Le bruit des tymbales retentiflbit dans les montagnes. On éleva un échafaud de quarante pieds de hauteur. Le fultan fortit de fa tente , au bruit des tymbales, & ordonna que 1'on menat Horam au fupplice. «JWAzfoutenoit courageufement fa difgrSce. Son fang-froid furprit tout le monde. II fe Iivra Iui-même aux mains de celui qui devoit exécuter Ia fentence de mort portée contre  des Génie s. lui. Déja on lui avoit pafie au cou la corde fatale , loriqu'un meffager , fuivit de plufieurs fentinelles , vint en hate au camp. Le Meffager demanda avec empreffement a être préfenté au fultan, il lui paria ainfi: « Ahaback & Defra, les proteöeurs de ton »> frère rébelle font morts. L'armée d'Ahubal eft » dans la plus grande confternation; & les amis » du glorieux fultan de Ylnde fouhaitent de le » voir pourfuivre fes ennemis, comme les lions vpourfuivent en rugiffant, les anes fauvages » dans les forêts. >> Plufieurs efpions arrivèrent fucceffivement au camp, & confirmèrent tous la nouvelle de la mort des enchanteurs. Mifnar fit fufpendre 1'exécution du vifir; on le remit dans fa prifon, & le fultan fe difpofa a attaquer les ennemis. Cependant Ahubal repofoit tranquillement dans- fa tente. Ses gardes 1'éveillèrent de plus grand matin qu'a 1'ordinaire, pour lui annoncer la mort de fes amis Ahaback & Defra. « Hélas ! s'écria le trifte Ahubal, en verfant » untorrentde larmes, mes amis font-ilsmorts? » Quel coup , quel malheur me les enlève ? y> Quel nouveau ftratagême Mifnar a-t-il mis » en oeuvre contre moi ? La prudence de ces fages a-t-elle pu échouer contre celle d'un  '4 LésContês » enfant ? Hélas! quel fecours dois-je imptöref »dëformais contre lui ? quelles armes dois-je » employer £ le combattre , s'il peut triom» pher fi aifément du pouvoir fupérieur des » magiciens ? » « O Prince ! répondirent les gardes ^ Ahubal, nousavons reconnu trop tardles flratagê« mes de nos ennemis. Au-deffus du ciel du pa» villon fuperbe o^Horam avoit confiruit pour »fon maïtre, 1'induftrieux vifir avoit fait ca» cher une pierre énorme, auffi vafte que le » pavillon. Une force cachée la tenoit ainfi (af» pendue, & il avoit des moyens fecrets de la » faire tomber quand il voudroit. Lorfqu'^a» back & Defra fe repofoient fous le pavillon » des fatigues de la veille , leurs gardes ont en» tendu un grand bruit avantle lever du foleil » Ils accourent, ils volent pour fecourir leur* » maitre. La pierre énorme étoit tombée fübi»tement. Ahaback & Difa ont été écrafés » par fa chfite. Leurs corps reftent encore en* «terrés fous le pavillon ; car cinquante des » plus forts de tes foldats n'ont pas été capa» bles de remuer la pierre. » A ces mots, Ahubal, confterné, perdit toute efpérance de voir fes affaires rétablies. Avant qu'il fut remis de fa confternation, on vint lui dire que les foldats du fultan étoient au milieu  DES GÉNIE S. 15 de fon camp, oii ils maffacroient tout ce qu'ils rencontroient, fans que perfonne öfatleuroppofer la moindre réfiftance. Le prince rébelle étoit fi hors de lui même, qu'au lieu d'afTembler fon armée, & de fe préparer au combat, il prit la fuite avec ceux qui voulurent le fuivre. Mifnar , profitant de fa bonne fortune, reprit d'abord fa tente & s'empara encore de celles de fes ennemis qui lui abandonnèrent leur camp & leurs richeffes. Mifnar, fier d'une viöoire fi complette, fit pourfuivre les fuyards par un détachement de fon armée. II ordonna enfuite qu'on amenat Ie vifir devant lui, & en préfence de fes officiers généraux ; il lui demanda avec hauteur quelle part il avoit eue au fuccès du jour; & quels exploits ils avoit fait depuis qu'il avoit le commandement en chef de 1'armée. % «Gloire demesyeux, lumière de mes pas, » dit Horam , en s'inclinant profondément de» vant fon maïtre : il eft vrai, 1'artifice de ton » efclave èut été fans fruit, fi un autre que mon » feigneur eüt mené fes troupes au combat. » Ainfi la gloire de ce jour t'appartient toute »entière. Mais qui t'a délivré des deux en» chanteurs Ahaback & Defra? Mon feigneur » doit donc favoir que quand ton efclave apwprit que ces infantes magiciens fe préparoient  i6 LesContes » afoutenir ton frère rébelle , je compris que la »> prudence , & non la force, pouvoit feule » triompher de leurs enchantemens. » Alors je demandai a mon feigneur le com» mandement en chef de fon armée, pendant » quarante jours feulement , tems néceffaire «pour exécuter mes projets. Je fis propofer » une trève qui fut agréée , & je négligé ai de » combattre les troupes d''Ahubal, malgré Par» deur de tes foldats, & les confeils de tes of» ficiers. » J'agiffois ainfi, paree que je favois que » toute vicbire feroit incapable de réduire tes » ennemis, jufqu'a ce que les enchanteurs eux»mêmes fuffent détruits. En effet ,quelavan» tage euffions-nous tiré d'un combat qui au» roit défait une armée, fi cette armée défaite » pouvoit toujours être fucceffivement rem» placée pair une plus forte ? »> Je commen^ai donc par renforcer 1'armée * » de mon feigneur, & je le fis a proportion de » 1'augmentation de celle d'Ahaback & de Defra, » afin que nous ne fuflions pas écrafés par le » nombre. » Sur ces entrefaites, le fuperbe pavillon que » Pon dreffa pour Ahubal m'infpira un ftratagême, » au moyen duquel je meflattois de délivrer le » glorieux & fage Mifnar des enchanteurs , fes » plus cruels ennemis, „ je  v iDES GÉNIE S. ij w Je voulois fur-tout tenir mon deffein caché. t> Je fis donc enclorre un terrein auprès des w montagnes , planté de grands arbres tout k »1'entour, J'y fis élever une tente, & je publiai »que ce pavillon oü 1'art & la nature déwployoient k Tenvi leurs richeffes, avoit été » érigé k 1'honneur du fultan de Ylnde, afin qu'il »♦ ne fe laiffat point furpatTer en magnificence »par fon frère Ahubal. Mon véritable deffein » étoit de tendre un piége aux enchanteurs : les » richeffes prodiguées dans la ftruöure de ce » pavillon étoient une amorce pour les tenter » & les y attirer. Je fis couper avec beaucoup » de peine dans la montagne voifine, une pierre » auffi grande que 1'emplacement du pavillon ; » & avec un travail infini on la leva k 1'aide de » plufieurs machines, au-deffus du ciel du pa» villon, en 1'appuyant fur quatre piliers d'or. » Une corde d'une force proportionnée au *> poids qu'elle devoit foutenir, embraffoit cette » pierre énorme de quatre cötés, paflbit par un » des piliers dans la terre , & s'étendoit le long » d'un chemin fecret creufé dansles montagnes, » jufqu'a une caverne fouterraine taillée dans le » cöté oppofé du rocher, oü elle étoit attachée » k un anneau de fer. Alors je fis reculer les » piliers, k 1'exception de celui par oh la corde »> paflbit; & la pierre fe trouva ainfi fufpendue Tome XXX. B  i8 LesContes »> au-deffus de la tente,prête a tomber dès qu'on » couperoit la corde. » Le pavillon fe trouva achevé, lorfque les » enchanteurs arrivèrent au camp d''Ahubal. » Quoique j'euffe des indices certains qu'ils »> n'attendroient pas la fin de la trève, & qu'ils » nous attaqueroient dès le jour même, je fis » femblant d'ignorer leur deffein perfide ; mais »je difpofai tellement 1'armée de mon feigneur, w que le plus grand nombre put me fuivre der» rière les montagnes avant le combat, & que »le refte pourroit fe fauver enfuite avec peu *> de perte, n'étant pas poffible aux ennemis de » nous pourfuivre dans les défilés des rochers , » qui leur font inconnus. » Je ne doutois pas qu''Ahaback & Defra , » enflés de leurs fuccès,ne priffentpoffeffion du » pavillon royal » Levez-vous , fidéle Horam , dit le fultan » Mifnar ; je comprends aifément le refte. C'eft » vous qui m'avez délivré de mes ennemis. Mais » pourquoi m'avez-vous donné lieu de foupw conner votre fidélité en me cachant vos def» feins » ? « C'étoit pour ne pas compromettre 1'hon» neur de mon feigneur,répondit le vifir. Mon » projet pouvoit ne pas réuffir. Je voulois en » potter feul la honte, & la concentrer dans  DES G É N I E S. tQ *>mon coeur , au cas que mon firatagême » échouat »i Ce noble aveu du vifir excita 1'admiration de toute 1'armée» On attendoit avec empreffement que fon pardon fut prononcé. Le fultan l'embraffa en 1'appellant fon ami}' fon cher & fidéle vifir , Pappui de fon tröne, & le vainqueur de fes ennemis. L'air retentit des acclamatiöns des foldats & de leurs chefs* lis répétoient tous les uns a 1'envi des autres » Vive Mifnar, le maitre de nos eceurs ! Vive » Horam i le premier & le plus' fidéle de fes v> efcWes»! L'armée A'Jhubal, difperfée, fuyoit au ha* fard; car Ie prince , plus épouvanté que les autres, n'eut pas aflëz de préfence d'efprit pour faire une retraite en ordre. Les reftes de fon armee euflent péri infailliblement dans cette fuite malheureufe , fi le géant Kifri ne fe fut préfenté aux yeux ÜAhubal, k 1'iffue d'un paffage étroit au milieu des rochers. Le géant, irrité de la mort de fes frères, promenoit ?a & la fon indignation , fans fuivre une route déterminée. La fureur étoit peinte fur fon front & dans fes yeux. Son afpeft n'étoit pas moins terrible que celui d'un ennemi qd pourfuit la viüoite. Jhubal, faifi d'épouvante a la vue de ce monftre , tomba prefque mort. B ij  'ao LesContes «Qui es-tu , dit Kifri, avec une voix dé »> tonnerre; qui es-tu , toi qui fuis comme le *> chevreuil, & qui tremble comme la timide » gazelle ? Tu fuis, comme une fille au fon des »> trompettes, & tu augmentes les cris de ceux »> que ta lacheté & ta crainte ont laiffé tomber » autour de toi ». « Prince de la terre,répondit Ahubal,)e fuis *> 1'ami ÜUlin, (YOUomand , de Happuck , de » Tafnar , ÜAhabach & de Defra. C'eft moi » qui, foutenu par le pouvoir des eochanteurs, » ai difputé a Mi/nar le tróne de YInde ». A ces mots le géant Kifri s'écria dans fon indignation:« Maudits foient ceux qui s'uniffent » avec toi, malheureux enfant de la crainte, »> vil feptile, indigne du fecours des forts & »> des fages, indigne de la prote&ion de notre » race divine ! Lache , étoit-ce donc la peine » qu'CMomWdéployat pour toi la force de fon bras? Les plaines de YInde devoient-elles être » arrofées du fang de De/ra , notre fouveraine, »> pour un miférable qui cède au moindre effroi? »> O terre ! rends témoignage de la bafleffe de » eet infede &c de fon indignité. Non, il ne » mérite pas que nous combattions pour lui, » que nous nous liguions contre Mahomet, pour »> répandre le fang de fes adorateurs fur les autels t> de fon culte vain & frivole. O efprits des  DES G E N 1 E S , n' » braves & des forts ! mon ame eft remplie de »fureur en voyant nos amis étendus fur Ia » pouffière ! Que leur fang , lache & timide *> reptile,que leur fang foit ton éternel affront» ï Ainfi paria Kifri : fes yeux étinceloienï comme 1'éclair dans les horreurs d'une nuit obfcure , & fes narines fouffloient la tempête & Ia deftruöion. Auffi-tötk géant prit le prince tranfi de peur» comme un vautour prend dans fes griffes le lièvre craintif; & Pélevant au haut des airs, il le jetta rudement contre la cime d'un rocher efcarpé. Le fang d'Ahuhal coukit a grandsflots Ie long de la montagne, comme la pluie qut tombe d'un nuage épais & obfcur. Son cadavre fracaffé & déchiré en pièces par cette chüte violente, pendoit fur k rocher, prêt a devenis?la pature des oifeaux de proie.. La mort du prince ne fuffifoit pas k la ragede Kifri. Tous ceux qui avoient fuivi le malheureux AhubaL dans fa fuite, éprouvèrent le même fort. Raffafié de fang & las de carnage , k géanï fe repofa. Son vafte corps couvroit plufieurs montagnes» Mais le repos de Kifri fut auffi furieus que Pavoit été fon emportement. Les fonges. de c«e monftre énorme furent eomme les penfées des efinemis de Diea. Ui'ai s'offrit a lui dans le*  xi LesContes vifions de la nuit, & 1'ombre enfanglantée de Happuck étoit devant les yeux de fon imagi- nation. « Ennemi de notre race , lui dirent Pun &£ »1'autre, oü eft celui qui devoit nous rendre » notre gloire éclipfée, en vëngeant notre fang? » Oü eft Ahubal , qui penfoit dans fon cceur » que perfonne ne pouvoit le vaincre , finon » quelqu'un de notre race ?Ses fombres penfées » font accomplies par ta cruauté, &c le pouvoir *> des enchantemens eft fini » ! Le géant, troublé par ces apparitions noo . turnes, s'éveilla tout hors de lui- même. La lune pourfuivoit fa courfe au-deflus des montagnes , $£ 1'ombre tremblante des arbres de la forêt augmentoit 1'horreur de la nuit. II leva fes yeux terribles vers le fud. Un vent violent y auembloit les nuées de la tempête. L'orage grondoit autour de lui & le menacoit. Le ciel raffembloit fes foudres. Kifri étoit plus irrité qu'épouvanté : fes regards égarés étoient comme les voiles d'un vaiffeau battu de la tempête, Les pins tomboient du haut des montagnes, $1 les débris des rochers croüloient confufé^ ment a fes pieds. Les yeux du géant étinceloient de fureur 6? de défefpoir, ils paroiflbient comme deux aftres  DES GÉNIES, IJ au fort de 1'orage. II voyoit avec dédain la guerre des élémens. Le défordre de la nature ne 1'ébranloit pas. II ofa blafphêmer hautement contre AlLa & Mahomet fon prophéte, en difant: » Sont-ce la les ceuvres du Dieu de la naw ture ? Eft - il courroucé contre la chétive » créature qu'il a faite ? A-t-il arrofé a regret » les arbres de ces forêts qui élèvent leurs » têtes fuperbes dans les nu es ? Les a-t-il fait » croïtre jufqu'a une fi prodigieufe hauteur, »> pour les détruire par fa foudre ? S'il fe plak » dans la deftruöion , qu'il voye une nouvelle » mort au - deffus de fon pouvoir. Kifri ne *> veut plus vivre fon efclave fur la terre : il » va réunir fon deftin k celui ÜOllomand fon » frère (1) «. Ainfi paria le géant. II courba fon corps pour embrafler le rocher immenfe fur lequel (1) Le difcours du géant K'fri eft beaucoup plus long dans 1'original. Mais le tradufleur a craint que fes blafphêmes, dignes d'un infidèle , ne rëvoltaflent 1'oreille du lefteur chrétien. II auroitmême fupprimé ce commencement, s'il n'étolt pas immédiatement fuivi de la mort du géant, Sc ft cette mort n'amenoit pas une morale utile. Tel eft le fort ordinaire des athées, qui blafphêment audacieufement contre la Providence divine. Leur impiété les conduit fouvent a attenter fur leur vie, 6c a mourir en défefpérés comme Kifru [B iv  i4 LesContes il avoit repofé; & par fa force incroyabïe, il arracha de la ter re cette maffe énorme qui y étoit depuis le commencement. La terre, déchirée, gémit jufques dans fes fondemens: fes entrailles mugirent. Kifri, fans s'émouvoir , lanc.a contre le ciel ces vaftes ruines de la terre. Mais le rocher retomba fur la tête coupable du géant, & 1'écrafa par fon poids. Ainfi fut punie la préfomption de Kifri. Les villes de YInde tremblèrent de fa chüte. Les eaux de 1'Océan remontèrent jufqu'aux cötes de 1'Afje. La terreur & 1'épouvante étoient peintes fur les fronts des habitans de 1'Orient. Us craignirent d'être enfevelis dans les horreurs d'une nuit éternelle. Mais Alla envoya fon foleil éclairerles contrées hsureufesqu'habitent fes favoris. Le fuhan apprit la nouvelle de la mort de Kifri par un de ceux qui avoient accompagné Ahubal dans fa fuite , & qui,a 1'afpeö du géant, s'étoient cachés dans un antre des rochers. » Horam, dit Mifnar k fon fidéle vifir , nos » ennemis font détruits. Sept d'entr'eux ont »> péri. II ne refte plus qu'une femme foible, » dont nous n'avons rien a redouter. Kifri 3 « la terreur de 1'Afie, eft tombé le dernier, v> après avoir facrifié a fa fureur Ahubal 3 le  BES GÉNIE iy » traïtre 'Ahubal. L'armée du prince rebelle eft « difperfée, & mes provinces vont rentrer dans » le devoir. Néanmoins ne négligeons rien de » ce que prefcrit la prudence. Je tiendrai fur » piedune armee formidable, prête k marcher » au moindre mouvemenr. J'enverrai des gou» verneurs fidèles pour garder mes provinces » Sc les contenir dans la foumiflion. II eft de » la prudence de fe précautionner contre le » danger, avant même qu'il foit \ enu «. Le vifir Horam apprcuva les intentions du fultan. Mi/nar revint en triomphe k Dély, fa capitale. La paix & la juftice régnèrent avec le jeune fultan. Quoiqu'il eüt fi fouvent éprouvé la droimre & la fidélité de fon vifir , il crut néanmoins qu'il devoit régner par lui-même , & ne point laiffer aux foins d'un autre le bien qu'il pouVoit faire par fes propres mains. » Vifir, difoit - il fouvent k Horam , mes » fujets font-ils heureux ? Puis-je encore ajou» ter a leur profpérité ? C'eft pour eux que je »> règne , & non pour moi-même. Je punis le » crime , comme un père ufe d'une févérité » néceffaire envers fes enfans. Mais j'aime mes » fujets, & je tache de gagner leurs cceurs par » mes bienfaits. L/n père peut regarder fes en» fans d'un air trifte Sc auftère; s'il leur fourit9  10 LesContes » ils s'efliment heureux. Ne vous fouvenezvous plus, Horam , de 1'hiftoire de Makoud * » Qiu peut m'affurer que quelque Magicien, » auffi barbare que Bennaskar, ne tourmente » pas avec autant de cruauté une tendre » viftime auffi innocente que la princeffe » junah «. » O mon feigneur &monmaïtre, répondit » Ie vifir , les fatigues & les dangers de la » guerre ne m'ont jamais fait perdre un mo~ » ment le fouvenir de cette princeffe malheu» reufe, a qui la forcière Ulin fit fubir une * indigne métamorphofe, ainfi qu'au pauyre » Makoud «. •» Je n'ai pas non plus oublié leur misère » repartit Mi/nar; mais les foins & les embarras * du gouvernement m'ont empêché jufqu'ici » de faire des recherches après eux. La prin» ceffe eft fans - doute chez fon père , le roi » de Caffimir; & Makoud eft peut-être parmi » leshabitans deZ?^,oüil demeuroit avant » fon malheur. Vifir, donnez ordre aux cadis » de chaque quartier de Ia ville de chercher » fur leurs regiftres le nom & la demeure de » ce fils d'un riche jouaillier; & qu'on me » 1'amène dès demain, fi on le trouve «. L'ordre du fultan fut exécuté. Tous les cadis fe donnèrent beaucoup de peine pour s'infor»  ©ES GÉNIE 5^ 17 mer de Mahoud. Son nom n'étoit connu ni d'eux ni de perfonne dans la ville; & toutes leurs perquifitions furent inutiles. Le lendemain Horam vint au divan, & dit a Mi/nar qu'on n'avoit rien découvert au fujet de Makoud. Le fultan en fut fenfiblement afHigé. II répondit aux requêtes qu'on lui préfenta; & après avoir.rendu a chacun la juftice qui lui étoit due, il renvoya chercher le vifir. » Horam , lui dit-il avec attendriffement, » le pauvre Mahoud eft certainement dans la » ville. Mes cadis n'ont pas fait leur devoir. » Tout n'eft pas en ordre; Horam , c'eft moi » qui vous le dis. Croyez que ce fïls malheu» reux du riche jouaillier de Dély fe feroit une » gloire de venir me dire qu'il a été compa» gnon du fultan de YInde dans les jours de » fon malheur. Je fuis fur qu'il fe feroit pré» fenté aux pieds de mon tröne, fi quelqu'obf» tacle ne 1'en empêchoit «. » Maïtre de mes volontés , répondit le vifir, » Ci Mahoud eft dans la ville , & que pour w des raifons particulières il fe tienne déguifé, » comment eft-il poffible que les cadis le dé» couvrent ? Ou iront-ils reconnoïtre un hom» me obfcure qu'ils n'ont jamais connu, èc qui »> prend plaifir a fe cacher « ?  3?$ Les Conté s » Dans une ville bien gouvernée, dit lé «j fultan , 1'habitant le plus obfcur eft auffi » connu des Magiftrats, que le plus diftingué. h La bonne police a toujours inventé & em» ployé des moyens fürs pour recorinoïtre un » malfaiteur qui cherche a fe cacher. Un hom» me qui n'ofe rendre témoignage de lui-même » eft un ennemi de la fociété. On peut obliger » les citoyens vertueux a fe faire connoïtre, » & a déclarer leurs profeffions, fans que leur » liberté en fouffre. Ceux qui rougiffent de » leurs aftions cherchent feuls les ténèbres, » & il eft du devoir des magiftrats d'éclairer » la conduite des méchans pour qu'on s'en » défie. Le fecret & 1'obfcurité font trop fou» »» vent les miniftres de la méchanceté. Le » prince qui voudroit empêcher le mal qui *» fe commet ouvertement & en fecret, n'auroit » rien de mieux a faire que de donner a chacun » de fes fujets une marqué diftinftive felon le » fexe , 1'age & la profeflion: car la fourberie » fe cache fous le mafque de 1'hypocrifie, &C »> les hommes les plus mal intentionnés affec* » tent de paroitre les plus irréprochables. Mais » avant d'établir des régiemens efficaces a eet » égard, je veux moi-même connoïtre le véré» table état de ma capitale. Et je tirerai avanm tage du défordre qui y règae pour me mettre  des Génie s; a£ » en état d'y remédier d'une manière plus » convenable. Vifir, procurez-moi deux habits » de déguifement , l'un pour moi , 1'autre » pour vous. Cependant que 1'émir Matferak » foit envoyé en ambaflade au fultan de Cafli» mir, pour s'informer de la princeffe Hemj* juïiak «. Le vifir envoya deux habits de faquir au palais; & dès le même foir le fultan déguifé fe promena dans la ville, accompagné de foji vifir. A peine furent - ils fortis du palais, qu'un faquir, une corne a la main , les falua , & leur demanda s'ils vouloient partager avec lui les aumönes qu'il avoit recues. Le fultan accepta 1'onre de 1'inconnu, craignant de 1'ofFenfer par un refus. Ils fe retirèrent auffi-tót dans un endroit fecret ; le faquir étranger tira de fa beface les provifions qu'on lui avoit données: il en offrit a fes frères, & ils commencèrent leur repas. « Mon frère, dit le faquir au fultan déguifé, »je vois bien que vous êtes encore novice dans »> votre profeffion. Vous n'avez pas eet air libre » & dégagé qui fert au befoin. Vous ne con» noüTez pas le monde. Je préfume , è votre » contenance, que vous auriez été fort embart» raffé, fi vous aviez fait la rencontre que je fis  30 Les ConTes » hier au foir en approchant de cette ville »« « Quelle rencontre fïtes-vous donc, demanda' «avec empreffement le nouveau faquir? Les »apparences font trompeufes. Quoique je fois » moins communicatif que vous, je me crois » auffi brave & auffi intrépide ». « Hélas! dit le faquir, je commence a crain» dre que vous ne foyez un faux frère* Ne » favez-vous pas que nous fommes communiw catifs entre nous , Sc réfervés avec les étran» gers, avec les profanes, au milieu de qui nous » vivons ? Quelles auftérités avez-vous prati» quées ? Quelles marqués de pénitence Sc de » fainteté avez-vous k montrer'? Par la foi >> dont je fais profeffion, je vous quitte & ne » veux plus difcourir avec vous, fi vous ne me » donnez des preures certaines que vous n'êtes » pas un impofteur, un faux frère ». Le vifir voyant Pembarras du fultan, prit la parole , 6c dit au faquir: « O digne faquir ! d'oü venez-vous!,? êtes» vous donc fi étranger k notre communauté » que vous ne connoiffiez pas Eh^rm, le pa» triarche des faints, dont la fainteté remplit la » ville de Dèly, devant qui les émirs s'incli» nent refpeftueufement, que le peuple adore » en baifant la tracé de fes pas. Je vois bien que » vous n'êtes a Dèly que depuis fort peu de  des Génie s. || »> tems , puifque la renommée d'Ele^ren n'eft » point encore parvenue jufqu'a vous ». m Mon frère , répartit le faquir, la renommée » d'E/eiren ne fe borne pas a la feule ville de » Dèly. Toute 1'Afie le révère comme un faint. » Mais oü font les marqués de la fainteté era» preinte fur fon front & fur fes joues ? Oü eö » la maigreur de la pénitence ? oü font les traces » des larmes que ce favori d'AUa ne ceffe de » répandre pour la converfion des pécheurs ? »Non, jeune hypocrite , 1'age & 1'expérience » ne fe jettent point indifcrettement dans les » filets de la jeuneffe. Le fage éléphant fe garde » des piéges que lui tendent les fous. Mais ne » penfez pas que votre préfomption refte im» punie , & que la fainteté de notre profefïïon »foit ainfi profanée par 1'impiété facrilége » d'une jeuneffe infenfée » ! Le faquir fe leva brufquement; & courant ca & la dans les rues 3 il faifoit retentir 1'air de fes plaintes. A fes cris la populace s'afTembla autour de lui; 65c quand on fut que deux jeunes téméraires s'étoient déguifés en faquirs , on entoura de toutes parts le fultan & fon vifir. Le peuple fuperftitieux vouloit les immoler a fa fureur. Mi/nar & Horam étoient fort embarraffés. Le vifir prit un ton impofant, & s'écria d'une voix  31 LesContes forte: « Efclaves , arrêtez, reconnoiffez votré » fultan fous 1'habit d'un faquir; profternez» vous devant le dieu de YInde , 1'idole de fon v> peuple ». Heureufement pour eux, les plus proches du fultan le reconnurent auffi-töt , & le protégèrent contre les infultes de la populace efFrénée. Sans cela, il étoit a craindre que le discours du vifir ne fut pris pour un vain prétexte dont ils fe fervoient, afin d'échapper a la juue punition de leur crime. . , Quand le faquir vit que celui qu'il avoit pris pour un faux frère , étoit le véritable Mi/nar, fultan de YInde, 8c que chacun fe profternoit devant lui, il voulut prendre la fuite. « Mes amis, dit le fultan, qu'on arrête ce » miférable, qu'on ne le laifle pas échapper. Et y> vous, Horam , ayez foin qu'il fok conduit »en prifon dès ce moment, qu'il y paffe la » nuit fous bonne garde , & qu'il foit amené » demain au divan de la juftice ». « La volonté de mon roi eft un ordre im» muable , répondit Horam; mais je fupplie mon » feigneur de retourner a fon palais, & de ne fe » plus expofer k la merci d'une populace info» lente ». Mifnar fuivit volontiers le confeil du vifir. Le peuple lui fit un paffage jufqu'au palais. L'air ■ retentifibit  DES GÉNIE S. 35 retentifibit de ces cris de joie: « Vive Mi/nar, » vive notre fultan, la gloire de fes efclaves ... Le fultan , de retour a fon palais, dit au vifir : « Horam , chacun a une deftinée particulière » qu'il ne fauroit éviter. La folie de ceux qui » quittent le droit chemin , pour fe livrer aux » caprices de leur imagination déréglée , eft » affez fenfible par 1'aventure qui vient de nous » arriver. II eft bon que chacun refte dans fa » vocation , & cherche a s'y diftinguer, fans fe » mêler de celle d'autrui, oü il n'y a que de la » honte & du déplaifir a gagner pour quiconque » n'y eft pas deftiné. Mais en interrogeant pu» bliquement ce faquir dans le divan , je ne w ferai que donner plus d'éclat a une aventure » qui n'eft pas a notre gloire. Je voudrois donc » qu'on me 1'amenat auffi fecrettement qu'il fera » poffible. Horam, les foibleffes des princes font »»toujours trop vifibles. C'eft pour eux un motif »> de plus de ne rien faire qui ne puiffe être fu & »> approuvé de tout leur peuple ». Le vifir obéit. Le faquir , chargé de fers, parut devant le fultan. Couvert de honte, faifi de frayeur, Hs'avanca en tremblant aux pieds de fon maitre & de fon juge; & frappant la terre de fon front, il dit: Tornt XXX. C  54 LesContes « Que le prophéte rende témoignage k la vé» rité ! Alla le fait, je n'ai point tué 1'homme »> dans ma colère ; je n'ai voulu que défendre f> ma propre vie » « De quel homme parles-tu , dit le fultan étonné en Pinterrompant ? Qui as-tu tué ,mal»> heureux faquir ? Que ta frayeur rende témoi»> gnage contre toi » ! « Hélas! répartit le faquir, que mon feigneur 'y daigne m'écouter. J'ai offenfé la juftice du »> fultan, mon maitre ; & le fang de mon frère >> me pourfuit. »> Je voyageois hier pendant la chaleur du »jour. Je vis un lieu enclos d'un mur épais, que •»je pris pour un cimetière oü repofent les a» morts. La porte éfoit ouverte. J'y entrai pour «* me mettre k 1'ombre. » En entrant j'appercus k une des extrémités *> une tombe ouverte. J'avance : arrivé fur le »> bord du tombeau j'entends un bruit confus, » comme les voix. unies de plufieurs perfonnes. w Je craignis que ce ne fut 1'ouverture d'une » caverne de voleurs: je ne favois fi je devois »> avancer ou fuir. Cependant un jeune homme coè'ffé d'un '» turban fort tout-a-coup de la tombe. En me » voyant il tire fon fabre , &C s'élance fur moi # pour me frapper. Je n'eus que le tems de  des G f n i e s; 35S » prenclre une pierre qui étoit a mes pieds. Je » la lui jettai, & il tomba k Ia renverfe. J'avan» cai vers lui, j'arrachai le fabre de fes mains, » & j'allois Pexterminer lorfqu'il éleva la voix, » en difant : Tu es maitre de ma vie ; mais » prends garde k ce que tu vas faire , homme « infenfé ; car en m'ótant la vie , tu 1'arraches h » deux. » Interdit & ne pouvant comprendre com» ment il étoit poflible que j'ötaffe la vie k deux: » perfonnes en me vengeant de eet affaffin quï »> avoit voulu me tuer fans que je Peuffe orFenfé, »j'héfitai, & je crois que je lui euffe pardonné, » Mais voyant ma main tomber, il la faifit 6*C » voulut m'arracher le fabre que je ne tenois » plus que foiblement. Je repouffai fes efForts % ft & d'un feul coup je lui coupai la tête. » Je pris la fuite auffi-töt, craignant d'être » attrapé par fes compagnons. J'entrai dans la » ville de DÜy, oü j'ai paffé tranquillement la » nuit& aujourd'hui, vivantdes aumönes des » fidèles , jufqu'a ce que j'ai rencontré mon wfeigneur & fon vifir fous 1'habit de deux » faquirs ». » Et pourquoi t'es-tu donc accufé toi-même , ♦> reprit le fultan , puifque tu ne Pas tué qu'en H défendant ta vie » ? « Modèle des juftes, répondit le faquir, je; Gij  36 LesContes » ne me reproche pas de m'être vengé de 1'af» faffin. Le ciel m'en eft témoin. Je ne lui ai öté »> la vie que paree qu'il vouloit avoir la mienne. » La néceffité feule m'a forcé k ce meurtre. Mon » ame eft feulement troublée, paree qu'il m'a » dit qu'en lui ötant la vie , je Pöterois a deux. » J'ai craint qu'il n'y eüt quelque myftère caché » fous ces paroles; ou peut-être il a voulu pré»> dire que fa mort feroit caufe de la mienne ». «Si le fait eft tel que tu le dis, continua le » fultan, les remords du crime ne tombent que » fur 1'aggreffeur. Ton récit me femble pours> tant fi fingulier, que je veux en être éclairci » par d'autres que par toi. Tu n'obtiendras la » liberté que lorfque j'aurai envoyé mon vifir, » avec une troupe de foldats pour reconnoïtre m 1'endroit que tu as nommé». Aufïï-töt le vifir commanda aux gardes de monter a cheval. La curiofité du fultan fut fi grande , que , quoiqu'il fut tard, il voulut ac- compagner fon vifir. La compagnie des gardes fe renditaux ordres du vifir. Mi/nar &C Horam montèrent fur leurs courfiers. Le faquir , entre deux gardes, les conduifoit. Ils arrivèrent bientöt a la porte de l'enclos , Horam defcendit de cheval avec dix gardes. Ils avancèrent a pied, conduits par le faquir qui les  BES GÉNIE S. 37 mena au tombeau oü il avoit entendu un bruit confus de voix , & d'oü le jeune homme étoit forti. Ils trouvèrent le corps de 1'affaffin étendu affez prés du tombeau , & fa tête a quelques pas dela ; ce qui leur fit ajouter foi aux paroles du faquir. Les gardes defcendirent dans le tombeau. Ils n'y trouvèrent perfonne. Mais ils appercurent vers 1'autre extrémité du cimetière une efpèce de monument ou chaffe de pierre formée de deux morceaux de marbre noir, que couvroit une troifième pièce du même marbre. Les gardes voulurent lever cette pierre: leurs efforts furent inutiles. Le vifir, iriftruit de ces particularités, en fit le rapport au fultan. Mifnar , qui n'avoit pas oublié les ftratagêmes que les enchanteurs avoient imaginés pour le furprendrë , craignoit quelque nouveau piége de leur part. II étoit incertain & irréfolu fur le parti qu'il avoit a prendre. Tout-a-coup la lune s'obfcurcit, le ciel paroit embrafé comme une fournaife : on entend un bruit effroyable qui femble fortir du centre de la terre : une puanteur infoutenable fe répand dans Pair. Du fein d'un nuage de feu on voit fortir une femme d'un afped auffi terrible que C iij  $8 LesContes hideux: elle étoit portée fur un monfire h. cenf pieds. Du cöté oppofé vers i'orient, la nuit difparoit contre 1'ordre de la nature, le ciel brille de 1'azur le plus pur. Le foleil revient fur fes pas pour éclaircr la marche gracicufe d'une nymphe aimable qni fcmblc defcendre du ciel. La douceur bri'lefiir fon vHage , 1'amour refpire fur feslèvres. « Hyppact/ftrt, dit Ta nymphe ctlefte, s'adrefwfant a la yieille forcicre, pourquoi viens-tu «oppofcr tes armcs impui(Tantes a la force des » cieux. Mifnar eft 1c favori d'JHa. Mais s'il » commet une injuftice , le Tor.t-puiuant laura » t'employer comme un inftrument de ven» gc-ancê pour punir le prince rcbel'e. Ne pré» fume do^c pas de ton pouveir, femme hau«taine. Connois les bornes de ta force , & ne » p-étei ds pas faire la guerre au ciel. Crains que » les fidèies génies ne répriment ton infohmce : »> crains d'être comptée au nombre de ceux dont les corps étendus fur les rochers fervent de » pature aux bêtes féroces ». «Vile efclave de la lumière , répondit la » forcière Hyppacufan, je méprife tesmenaces, » & le vain éclat qui t'environne. Le défordre » & la guerre, la terreur & le carnage , le cahos » & la deftruclion} font plus agréables è mes  'BES GÉNIES; 3$ ï> yeux, & plus chers a mon cceur que la fplen» deur des cieux qu'habite ton maïtre. Sache i * e*Pnt vain & fuperbe , que j'aimerois mieux » être enfevelie dans les fombres cavernes de » la mort a cöté de mes frères maffacrés , que » d'être afftfe avec les efclaves tes femblables » fur les trönes du paradis». *• Femme auffi méprifable qu'impie, répliquar » la nymphe divine , ceffe de blafphêmer le »nom de ton créateur, & les ceuvres qu'il a1 "faites. Apprends a refpeöer leTout-puiffant » que tu n'es pas digne d'honorer ». En achevant ces mots, une flamme comme une épée a deux tranchans fortit de la bouche de la déeffe , &C alla frapper Byppacufan au milieu du nuage de feu qui 1'environnoit. La forcière jetta un cri horrible, & s'enfuit vers les fombres retraites de 1'occident. La nymphe defcendit alors vers le fultan; L'éclat éblouiffant qui 1'environnoit difparut, Mifnar, fon vifir Horam, Sc fes gardes fe profternèrent devant eet efprit célefte, « Levez-vous, Mifnar, dit la déeffe, levezt vous, ö favori du ciel! —• Entrez hardiment » dans le tombeau oü les enchantemens d'Hyp>> pacufan viennent de finir ». Le fultan vouloit rép'ondre, mais la nymphe «e lui en laiffa pas le tems. Elle le conduifit m c iv.  4» LesContes précipitamment vers le tombeau en lui ordonnant d'y entrer avec elle, tk d'ouvrir le monument qui étoit au fond. Quand il leva la pierre de marbre qui le fermoit, un foupir fortit de la terre , &c une beauté parfaite fe réveiila comme d'un profond fommeil. « Etre adorable , dit le fultan avec une tendre w émotion & un refpect égal au doux fentiment » qu'il éprouvoit a Ia vue de la belle inconnue! » être adorable , uites-moi qui eft celle que j'ai » le bonheur de délivrer, de la demeure des s> morts », « Ah! dit 1'étrangère en ouvrant les yeux, » es-tu 1'indigne Bmnaskar ou le vil Mahoud? y> Ah! laiffez -moi dormir jufqu'a la mort, afin » que je ne voie plus les horreurs de la vie ». , « Quoi! s'écria le fultan, frappé d'étonnev ment & ravi de joie, eft-ce la princeffe de » Cajfimir que je retrouve » ? « Hemjunah, princeffe iliuftre, dit le vifir » Horam, vous voyez k vos pieds le glorieux » Mifnar, le magnifique fultan des Indes ». La princeffe jettoit autour d'elle des regards furpris, incertains, égarés. » O Hemjunah ! dit le Génie, ne doute point ■» de la vérité des paroles du vifir Horam. Le » fultan de YInde eft devant toi : c'eft Macoma f » ton ange tutélaire , qui t'en allure ».  DES GÉNIE S. 41 » O Génie ! la reffource & la confolation des » affligés, lui répondit la princeffe raffurée , le » doute difparoit devant toi. Mais ne t'étonne » pas de mon incertitude. Toute ma vie n'a été » qu'une fcène d'illufion. Allo., ö Alla ! pour» quoi as-tu fait la plus foible de tes créatures, » la plus fujette aux preftiges du menfonge & » de Terreur » } « Douter de la fageffe & de la providence » divine,interrompitiWrfccww,c'eftfaire comme w 1'enfant de la folie qui fe pare de la majefté de » la raifon. Va, miroir d'équité & d'intelli* gence, étends ta main , & mefure les cieux »innombrables des fidèles : prends ta balance » égale, & pèfe la fageffe de ton créateur, & »1'équité de fes ceuvres. Va enfin t'unir k la » race maudite de la fureur de qui je t'ai pré» fervée , & raille avec ces infenfés la bonté » infinie que tu ne peux comprendre ». —- « O Génie! épargne ma foibleffe , répondit » Hemjunah d'un ton pénétré. Mon efprit s'eft » égaré. Je reconnois la folie de mes penfées. » Foible eft 1'enfant de la terre, & fes penfées » ne font que confufion ». « II eft vrai, dit Macoma, 1'homme eft foible, » mais doit-il être orgueilleux ? Ta foibleffe ne >• devoit-elle pas te préferver des penfées de » 1'orgueil &c de la préfomption ? Ne te fou-  4* Iej Costes ft viens-tu plus que le fultan Mifnar a foufFert' » comme toi & avec toi pour avoir manqué de *> confiance en celui qui peut tout. A ce moment» » Hyppacufan te feroit retomber cians Faftreufe tt lethargie oü je t'ai tirée , fi Alta qui a vu tes » fouffrances n'avoit pitié des plaintes qu'elles »t'arrachent ». »Béni {cfoAUa, dit la princeffe! & bénis *> foient fes ferviteurs qui aiment a inftruire &C » a fecourir le foible & 1'affligé tt. * Se repentir de fes fautes, continua le Géit nie, c'eft en implorer le pardon, & le méri» ter. Hemjunah, quoique long-tems opprimée » par les méchans, quoique long-tems accablée » fous le poids du malheur , a toujours été pure » & innocente. Sa chafteté a confervé la fleur »> de fa beauté au fein de la trifteffe & de Paf*> fli&ion. Mais je ne parlerai point de fes *t malheurs, perfonne n'eft plus en état de les » peindre que ceile qui les a fouffertstt. «Sultan de PInde, ajouta Macoma en par» lant a Mifnar, je remets la princeffe de Caf»fimir entre vos mains, peruiadé que vous la »traiterez fi r.oblcmcnt & ft gtnéreufement > » que la délicatcffe de fes fcntimens n'en fera m point offenfée. Envoycz d'abord un ambaf» fadeur a fon digne & vertueux père, pour luè » apprendre lc fort dc ia fdle chéric ».  DES G É N I E 5. 4^ « Les lecons de Ma coma , dit le fultan prof♦> terné jufqu'a terre , font les !C£ons de la vertu » & de l'humanité; fa volonté fera accomplie ». Le Génie difparut. Mifnar détachi quelquesuns de fes gardes avec ordre de fe rendre en diligence a Dèly , & de dire au chef des eunuques de préparer &c amener un Palanquin avec tout ce qui feroit néceffaire pour conduire commodément la princeffe de Cafjimir. Pendant ces préparatifs, le fultan & fon vifir entretinrent Hemjunah. Horam defiroit ardemment d'entendre le récit de fes aventures. Le fultan n'en avoit pas une moindre envie ; mais il différa de lui en parler, jufqu'a ce que, de retour au palais , elle fe fut remife des fatigues qu'elle avoit effuyées. Le chef des eunuques arriva avec un Palanquin & des efclaves. La princeffe rentra a Dèly avant le jour. On la conduifit d'abord au palais de Mifnar ou on lui avoit préparé les plus beaux appartemens : elle y fut recue par les premières femmes du ferail. Cependant le fultan n'avoit pas oublié de faire élargir le faquir. II alla au divan comme k 1'ordinaire ; & après avoir rendu la juftice , il rentra dans fon palais pour prendre quelque repos. La princeffe de Cajtfimir, pénétrée de recon-  44 LesContes noiffance, s'étant un peu remife de fesfatigues paffées, envoya le chef des eunuques au fultan, le foir du même jour, lui faifant demander la permiffion de venir fe jetter a fes pieds, en jreconnoiffance de fa délivrance. Mifnar recut avec joie ce gracieux menage. II fit venir fon vifir, & entra avec lui dans fon férail. La princeffe de Cafjimir étoit affife fur un to-öne d'ivoire, au milieu d'un cercle nombreux de femmes & d'efclaves. La princeffe defcendit du tróne , dès qu'elle vit le fultan , & fe profterna devant lui. Mifnar s'empreffa de la relever en la prenant par la main , & lui difant: « Levez - vous, princeffe » adorable : ne vous abaiffez point ainfi devant » votre efclave ». Htmjunah répondit : « O mon illuftre libéra*» teur ! la renommée qui augmente ordinaire» ment les vertus des princes , ne peint que foi»blementles rares qualités du fultan de 1'Inde. » Ceux qui ne 1'ont point vu ne peuvent avoir » qu'une idéé fort imparfaite de fon mérite ». « Si Ia flatterie pouvoit me plaire , répondit » le fultan , ce feroit fans doute dans la bouche » de Ia princeffe de Cafjimir. Mais je veux vous » mettre fur un fujet plus élevé qui donnera i> une plus jufte matière a notre admiration. »L'aimable//em/#7w£apromis de nous racon-  DESGÉNIIS 45 » ter fes aventures furprenantes. Horam, le » fidéle ami de mon cceur, & le compagnon de » nos malheurs, eft venu avec moi en entendre » le récit». « Le prince, dit Hemjunak, j'aurois tort de » vous faire un myftère de ce que vous defirez »tant favoir ». Le fultan fit figne aux efclaves de fe retirer.  4* Les Contes CONTÉ HUITIEME. H I S T O I R E DE LA PR1NCESSE DE CASSIMIR. T E l eft fouvent le fort des grands, dit la princefTe de Cafjimir, de voir leurs intéréts particuliers facrifiés au bien public. La gloire & 1'honneur font des motifs qui rendent le facrifice moins dur k votre fexe, ö prince ! mais pour nous, nous fommes immolées fans que 1'on confulte aucun de nos fentimens ; & nous n'avons d'autre moyen d'être utiles au bien public, qu'en donnant notre main contre 1'inclination de notre cceur. Telle devoit être ma deftinée. Je n'avois pas encore treize ans : mon père me promit au prince de Georgië. Quand xna mère m'apprit cette fatale nouvelle, je lui repréfentai refpectueufement mon extréme jeir neffe : j'ajoutai que je ne connoiffüs point Ie prince de Georgië, & qu'il m'étoit impoffible de jne décider en fa faveur, fans favoirs'il avoit  Ö E S G É Jf I Ui J(j des vertus qui méritaffent mon eftime & mo* afFection. « Ma chère enfant, me dit Chederaiade, il ne » faut pas confidérer uniquement notre propre » avantage dans les engagemens de la vie. II faut » que notre bonheur particulier foit joint a » 1'utilité publique. Votre père a des obliga. » tions au prince de GéorgU, qui lui a rendo » de grands fervices dans les dernières guerres , » Sc il ne fauroit mieux les reconnoitre qu'en » lui donnant fa fille unique. Tous les peuples » de Cajfimir approuveront votre choix, qui » s'accordera fi bien avec leurs vceux, & ils fe » réjouiront de voir leur bienfaiteur heureux » en pofiedant leur princeffe ». «Mais, madame, répondis-je, le bonheur » des fujets de mon père exige-t-il de moi un » pareil facrifice ? Exige-t-il que je fois exilée «dans un pays étranger, dont j'ignore les » mceurs & le langage ? Les peuples de Caffimit «me regardent-ils donc comme un monftre » dont 1'abfence doit contribuer k leur gloire Sc » k leur félicité ? Hélas! oii fera la douce union » des cceurs, oü feront les délices de 1'amour, » dans un engagement, précipité avec un in» connu m> ? « Les plaifirs imaginaires de 1'amour, me ^répliqua Chtdcrazade, font de vains preftiges.  LesContes »inventés par les mauvais Gênies pour aug» menter le nombre des enfans défobéiffans. La » faine raifon & la vraie politique ne recon» noiffent point le defpotifme de l'amour. La » convenance eft la mère de 1'union parmi les » princes & 1'afFection en eft la fille.Le feu de » la pafTion eft bientöt éteint par le caprice , la »jouiffance, le dégout & la réflexion. Les »>nceuds que forme 1'intérêt & 1'utilité, tant » dans les fociétés privées que dans les allian» cespubliques, font éternels. Voila, Hemjunah, »> des raifons affez fortes pour vous engager k » condefcendre aux vues de votre père ; & je »ne doute pas qu'elles ne faffent impreffion » fur vous, fi vous avez affez de prudence & » de fageffe pour en fentir la folidité. Si vous » manquez de la prudence néceffaire pour faire h un cboix convenable, il eft jufte que vous » vous laiffiez inftruire & conduire par ceux » qui font en état de diriger vos démarches » vers le plus grand bien »». Chederaiade me quitta. Je verfois un torrent de larmes. Livrée a mes réflexions, fenvifageois en frémiffant la dureté de mon fort. Ma nourrice Eloubrou avoit été témoin des ordres févères de ma mère, & du devoir cruel qu'elle venoit de m'impofer. Elle tacha de me confoler. Mais fes paroles gliffoient fur mon cceur,  DES GÉNIE S. 49 cceur, comme un vent léger fur la pente des rochers. Pour comble de malheurs, je vis entrer le chef des eunuques, qui me dit de me préparer a recevoir le fultan mon père. Le fultan de Caffimir entra dans mon appartement , & je me profternai devant lui. « Hemjunah, me dit-il, le prince de Georgië » eft mon ami. Je veux lui donner ma fille ». Cette brufque annonce d'un malheur que je n'avois garde de foupconner la veille,me frappa comme un coup de foudre. Je m'évanouis en la préfence du fultan, fans avoir la force de lui répondre; & quand je repris 1'ufage de mes fens, je me trouvai fur un fopha , & ma nourrice étendue a mes pieds. « Mon aimable princeffe, me difoit Eloubrou, »> qu'il eft dur pour moi de vous voir ainfi af» fligée, & que je crains d'augmenter encore »> votre affliction par les nouvelles que je fuis » chargé de vous annoncer » ! « Parlez, Eloubrou , lui répondis-je en fon»>pirant, ne craignez rien ; que peut-il m'ar» river de pis que mon mariage avec un prince » étranger » ? « Princeffe, me dit-elle, on attend le prince » de Géorgie, il doit venir ce foir. On fait déja " !es apprêts de la noce. On règle le cérémoTome XXX. D I  50 LesGontes » nial, on arrange le feftin; & déja les mufi-. » ciens font avertis ». « Cruelle Eloubrou, lui répartis-je , que me » viens-tu annoncer ? Je ferai cette nuit la yicm time des volontés de mon père. Je ferai don» née en récompenfe au deftrucleur des villes , » au raviffeur des vierges; car tel eft par état » un conquérant »! « Non, princeffe adorable, reprit vivement » une jeune efclave de la fuite d'Eloubrou. Non, » vous ne ferez point livrée en proie au prince » de Georgië. Repofez-vous-en fur moi ». Ma fldelle nourrice fut étonnée, & de ce que fon efclave difoit, &du ton affirmatif dont elle le difoit. Elle voulut appeller le chef des eunuques. Mais 1'efclave fit un figne de la main , & Eloubrou refta immobile devant elle, ainfi que le refte des efclaves. « Princeffe, continua-t-elle, je fuis 1'amie des » malheureux , le Génie verigeur des enfansop» primes par Tautorité févère & capricieufe de »leurs parens. Donnez-moi votre main, & je »vous délivrerai du monftre que vous re» doutez ». « Quoi! dis-je en tremblant, je redoute Pal» liance du prince de Georgië, paree qu'il efi » étranger, & je me fierois a une efclave que *> je ne.Qonnois point, & je fuirois la cour de  DES GÉNIE S. ^ , mon père, fans favoir oü elle me conduirolt. » Non ».— ■n Eh bien ! reftez, & ne vous plaignez plus » de la dureté de votre fort, me dit i'efclave. wJ'entends une mufique guerrière qui vous » annonce 1'arrivée du Prince. Adieu, maitrefle * chéne du fier & indomptable Gèorgim. J'entendis, en effet, le bruit des tymbaleS mele au fon aigu des trompettes. Je ne doutai point que le prince ne fut arrivé , & qu'il „'altót entrer au férail avec mon père. Je tendis la main è I'efclave , en lui difant: « Délivrez-moi » de la colère de mon père ». L'efclave me pritla main avec empreffemenf elle fouffla de fa bouche une vapeur légère qui" remplit la chambre, & nous nous élevames dans un nuage. J'ignore comment je fortis du palais de mon pere. La nouveauté de eet enlevement me frappa de frayeur, & je m'évanouis. Quand je revins a moi, j'étois dans un appartement magnifique; & en ouvrant les yeux, je vis un jeune homme debout devant moi. «Charmanteprinceffe, adorable Htrnjunah; » me dit-il en fe jettant k mes pieds, puis-je h efpérer que vous agréerez le fervice que je »» viens de vous rendre en vous délivrant du » prince de Georgië}» Dij  I« LesContes « Eb.! quel fervice m'as-tu rendu, lui de» mandai-je ? Hélas! — Oii m'as-tu conduite? » Qui es-tu , homme téméraire, qui ofes refter » debout devant la princeffe de Cajfimir? Elou» brou , ma fidéle Eloubrou , oü êtes-vous ? Ou » eft Pickfag',%i.e chef de mes eunuques ? Oii » font mes efclaves ? Oü font les gardes du » férail» ? « Princeffe, répondit le jeune homme , ne » vous fatiguez point a les appeller. Ils font dans » le royaume de Cajfimir, oü nous les avons » laiffés , & vous êtes a Dèly , dans la maifon » du marchand Bennaskar. Mais pour ne vous » pas laiffer plus long-tems dans Pincertitude de ♦» votre fort, fachez , ö princeffe! qu'il y a plu» fieurs années que je fais le commerce de Cnjfi' m mir a Dèly. Quoique je ne vous euffe jamais »vue , je ne pouvois manquer d'entendre » parler de votre extréme beauté toutes les fois » que je venois a Cajfimir; car vous étiez le » fujet de toutes les converfations. On ne par» loit par-tout que de la princeffe Hemjunah; il » n'étoit pas même permis de louer une autre » beauté. » Epris de vos charmes fur le rapport de la » renommée, je réfolus de vous voir ou de » mourir. Pour eet effet, je tentai plufieurs fois » de corrompre la fidéüté de vos gardes , des  TJES GÉNIE S. 53 » eunuques du férail, & même de votre nour» rice Eloubrou. Ce >ftit en vain. Mes offres » furent rejettées. Voyant que tout artifice »> humain étoit inutile, j'eus recours a un pou» voir furnaturel. Je recherchai ceux qui pof» fédent 1'art d'en,chanter. J'eus de la peine a » trouver un magicien ; ce qui me fit douter » quelque tems qu'il y en eüt. » Enfin , un foir que je revenois de mon ma» gafin , je m'entendis appeller par mon nom. «Je détourne la tête, & je vois une femme » avec un manteau bruh fur fes épaules, & un » voile fur fon vifage, elle me dit: « Bennaskar , » fuivez-moi». » Comme je penfois toujours k la belle Hem»;unah, & comme on fe flatte aifément fur la » réuffite de ce qu'on defire avec paflion , je » m'imaginai fans peine que cette femme étoit » mftruite de ce qui fe paffoit dans mon cceur , » & que mes vceux alloient être accomplis. Je >> la fuivis. »Après m'avoir fait traverfer différentes » rues , elle s'arrêta devant une grande maifon. » Je comptois que la porte s'ouvriroit, & que » nous entrerions. Au contraire, je vis ma con» duftrice frapper la terre du pied, & difpa» roitre a mes yeux. » Je ne perdis pas toute efpérance. J'attendis D iij  renommée, je réfolus de vous voir ou de » mourir. Pour eet effet, je tentai plufieurs fois » de corrompre la fidélite de vos gardes , des  BES GÉNIE S. 53 » eunuques du férail, & même de votre nour» rice Eloubrou. Ce fut en vain. Mes offres «furent rejettées. Voyant que tont artifice » humain étoit inutile, j'eus recours a un pou» voir iurnaturel. Je recherchai ceux qui pof» fédent 1'art d'en.chanter. J'eus de la peine a » trouver un magicien ; ce qui me fit douter » quelque tems qu'il y en eüt. » Enfin , un foir que je revenois de mon ma9 gafin , je m'entendis appelier par mon nom. » Je détourne la tête, & je vois une femme » avec un manteau brun fur fes épaules, & un » voile fur fon vifage, elle me dh: « Bennaskar , » fuivez-moi». » Comme je penfois toujours a la belle Hem»;unah, &c comme on fe flatte aifément fur la » réuffite de ce qu'on defire avec paffion , je >> m'imaginai fans peine que cette femme étoit » inftruite de ce qui fe paffoit dans mon cceur , » ck que mes vceux alloient être accomplis. Je »la fuivis. »Après m'avoir fait traverfer difFérentes » rues , elle s'arrêta devant une grande maifon. » Je comptois que la porte s'ouvriroit, & que » nous entrerions. Au contraire, je vis ma con» duftrice frapper la terre du pied, & difpa» roitre a mes yeux. » Je ne perdis pas toute efpérance. J'attendis  '54 Les Co n tbs » conftamment jufqu'a la nuk , efpérant óü » qu'on ouvrirok , ou que la femme repa-. » roïtrok. » On n'ouvrk point la porte, & la femme ne »reparut point. Ainfi, après avoir attendu » plufieurs heures en vain ,-je repris le chemin » de ma maifon. »> Le chagrin & 1'amour m'empêchèrent de »dormir. Je me levai le lendemain de grand » matin. Je fortis. A peine étois-je dans la rue » que j'appercus la magicienne qui me faifok » figne de la fuivre. J'obéis fans héfiter. » Süremer.t , difois-je en moi-même , elle « pofféde un pouvoir plus qu'humain. Elle a »jetté fes regards fur moi, .j'obéirai a fes vo»> lontés. » Elle me mena par les mêmes rues que Ia k veille jufqu'a la maifon devant laquelle j'avois » paffe plufieurs heures du foir précédent. Dès » que nous y fümes arrivés, ma conductrice » difparut en s'enfongant fous la terre, comme »la première fois. » Quoique très-faché de me voir trompé une « feconde fois, je réfolus pourtant de refter la »> jufqu'a la nuk , &£ d'y attendre patiemment » une nouvelle appariticn de la magicienne9 » jufqu'a ce que les gardes de la ville m'oblr^ » geaffent de me retker.  DES GÉNIE Si jf » La nuit vint, fans que mon attente fut » fatisfaite. Je rentrai cbez moi auffi incertain » qu'auparavant de ee que me vouloit eette » femme. » Le lendemain, j'allois, comme de coutume, » a mon magafin. En fortant, je revis la même » femme qui m'attendoit a 1'entrée du marché » par oü je devois pafier. Eile me fit figne de la »■ fuivre. » Cette confiance de fa part a me rechercher, » m'infpira de la confiance. Après Pavoir déja » fuivie deux fois, je ne pouvois guères refufer » de la fuivre une troifième. Elle me mena » devant la maifon que j'avois eu le tems de » contempler k loifir. Puis elle difparut de la » même manière que la veille & le jour pré» cedent. » Mais je n'abuferai' point de votre patience » " ö princeffe!par un récit particulier des cour» fes que me fit faire cette femme. La même » fcène fut répétée pendant onze jours conféi » cutifs. Le douzième , je vins encore devant » la maifon avec ma conductrice. Elle difparut, » & je reftai comme immobile , dans 1'attente >► de ce qui arriveroit. La porte s'ouvrit: je vis » fortir plufieurs efclaves armés de chaboucks, » Ils m'affaillirent , en difant que j'étois un » voleur qui rödoit depuis plufieurs jours autour de la maifon. D iv  LesContes » J'avois beau leur dire mon nom & les af» furer que j'étois un marchand de la ville, » connu pour un honnête-homme, ils ne vou» loient pas entendre raifon. J'effuyai une grêle »de coups. La réiiftance eüt été vaine. Je » cherchai mon falut dans la fuite, & grace a »1'agilité de mes jambes, je fus bientöt hors » des mains de ces affaffins. » De retour chez moi, je me livrai au cha» grin que me caufoit une telle aventure, oii, » après avoir été trompé tant de fois par une p malheureufe forcière, j'ai rtqxx cent coups *> de chabouck pour récompenfe de mon affi» ?» duité a la fuivre. Au milieu de mes plaintes, » je fentis ma chambre trembler, & je vis la » magicienne fortir de deffous le plancher. Sa >* vue me confola. « Bennaskar, me dit-elle , je fuis Ulin, 1'amie » des malheureux, & la proteörice de tous >» ceux qui ont recours a mes enchantemens. II » y a long-tems que j'ai les yeux attachés fur » vous. Je connois vos penfées. J'ai voulu » éprouver votre foi. C'étoit pour m'affurer fi -> vous croyiez réellement a la magie, que je 3) vous ai trompé tant de fois, Alla veut que » fes adorateurs le fervent en êtres raifonna>> bles. Nous qui aimons a le contrarier en tout, » nous exigeons une obéiffance aveugle de ceux » qui nous rendent hommage ».  des Génie s. 57 « Qui que tu fois, princeffe ou Génie , m'é» criai-je , mets Hemjunah dans mes bras , & »je te confacre le refte de mes jours. « Si tu m'es fidéle , répondit Ulin, je te li» vrerai la princeffe de Cajfimir, dès demain , » avant le coucher du foleil », « Ulin me déclara alors ce qu'elle defiroit de » moi en retour du fervice que je lui deman» dois, & je lui promis de faire en tout fa » volonté. « Eh bien ! me dit-elle, va préparer ton pa» » lais de Dèly a recevoir la belle Hemjunah. » Mes efclaves t'y porteront. Pour moi, je vais » aller repréfenter une efclave de la princeffe, » & tu peux compter que je te Pamenerai in» ceffamment ». « Elle prononca enfuite quelques paroles ma» giques que je n'entendis pas, & je vis paroitre » un efclave noir. » Tranfporte mon ami^B'ennaskar dans fon » palais de Dèly, lui dit-elle. Ajoute a fes tré» fors tout ce que Part des enchantemens peut » produire. « L'efclave noir me prit dans fes bras , & » dans un inflant je me trouvai dans ma maifon » de Dèly, qui eft a-préfent un palais enchanté, » Ulin arempli fes promeffes : je poffède la belle y> & adorable princeffe Hemjunah ». Tel fut le récit que me fit Bennaskar. Je lui  58 Les Contes répondis comme il convenoit a mon rang/ « Marchand de Dèly, ne parlez point avec » tant d'affurance. Ne vous flattez pas que la w princeffe de Cafjimir puiffe devenir 1'époufe »de Bennaskar. II vaudroit mieux pour vous » donner avis au fultan de YInde que je fuis ici ,.• >> afin qu'il me fit reconduire chez mon père ». « Et vous, princeffe, me dit-il, ne foyez pas » fi fiére ; fongez que vous êtes au pouvoir du » marchand dont vous dédaignez Palliance ». «Efclave, lui dis-je d'un ton impérieux , » Mahomet ne fouffrira point que tu opprimes » 1'innocence, ni quetudéshonores celle quine »t'a point offenfé ». « Vraiment, répliqua I'impie Bennaskar , » Mahomet auroit bien de 1'occupation , s'il fe « mettott en peine d'empêcher tout le mal qui » fe commet dans le monde. Non, ma princeffe, k nous n'avons rien a craindre ; nous fommes iei » en süreté. Ulin me protégé ». « Mais que t'a donc demandé la magicienne «pour prix de fon fecours, 6c que lui as-tu « promis ? Réponds , miférable ; a quel prix» as-tu acheté mon innoeence , 6c le droit de me maltraiter ainfi » ? « Vous 1'allez voir tout-a-l'heure , répondit « Bennaskar. Entrez dans la chambre nuptiale , « 6c votre curioüté fera fatisfaite »„  DES GÉNIE S." 59 « Traïtre infame, lui dis-je, ofes - tu me » parler ainfi » } « Princeffe, me répliqua-t-il, que me fervi» roit de feindre avec vous ? Ulin vous a livrée »a Bennaskar. Suivez-moi de bon cceur, ou >.» vous me fuivrez par force ». J'étois indignée de fon infolence. « Hélas ! »m'écriai-je dans 1'amertume de ma douleur, » oii eft Chéderaiade , ma bonne & tendre mère ? » Oü eft mon père, le fultan de Cajfimir? Oü » font les peuples innombrables foumis a fa puif» fance ? Faut-il que fa fille périffe vidtime dé» p!orable d'un marchand de Dèly » ! Bennaskar étoit fourd a mes plaintes. II fe jetta fur moi, me prit entre fes bras, & m'en» leva par force de la chambre ou nous étions. Je remplilfois la maifon de mes cris. Le barbare , infenfible a mes larmes, continua de me tranfporter de chambre en chambre. Me voyant au pouvoir de ce vil raviffeur,' I'efclave d'une forcière, je m'avifai d'un ftratagême que je crus propre a retarder au moins de quelques inftans mon déshonneur. C'étoit 1'unique reftburce qui me reftoit dans la fituation oü je me trouvois. « Bennaskar, lui dis-je d'un ton moins irrité, » pourquoi- ufer de violence envers une prin» cefTe innocente ? Pourquoi me porter ainfi  Co LesContes »> d'appartement en appartement ? Allez - vous » m'enterrer au centre de votre palais ? Sans » doute vous ne voulez pas déshonorer le fang » qui coule dans mes veines. Mettez-moi en li» berté, envoyez chercher le cadi; & puifque »mon deftin veut que je fois 1'époufe de Ben>> naskar, que j'aie au moins des témoins & des » preuves légales de la légitimité de mon ma» riage. C'eft une chofe que vous ne pouvez me » refufer ». <« Non, non, répondit mon cruel raviffeur, » que vous ayez des preuves de votre mariage, » ou que vous n'en ayez point, c'eft ce qui » m'importe affez peu, pour vu que j'en goüte »> les fruits. Mon impatience ne peut fouffrir de » délai, Demain nous parierons de ces forma»lités: nousfongerons h votre honneur, quand » ma paffion fera fatisfaite ; mais a-préfent, les » momens font trop précieux pour les perdre » en de vaines formalités ». Ainfi paria eet homme féroce. II m'emportoit toujours entre fes bras. Nous arrivons a une chambre voütée. II me remet fur un fopha , &c ferme la porte avec empreffement. « A préfent, continua le traïtre, je dois ac»» complir la promeffe que j'ai faite a Ulin. Vous w allez voir, ö princeffe! a quel prix j'ai obtenu » la poffeffion de vos charmes >k  DES GÉNIE S. 6t Tranfportée d'indignation, faifie de frayeur,1 & prefque süre d'un malheur que je ne voyois plas aucun moyen d'éviter, j'eus confiance en Ia bonté du prophéte qui délivre les juftes des piéges des méchans. Je ne fus point trompée dans mon attente. Bennaskar prit la lampe qui pendoit de la voute au milieu de la chambre. II répandit une poudre fur la flamme, en difant ces mots qui me firent frémir: « Vaine protettrice de la vertu SHemjunah ; » hate-toi de venir; fois témoin du triomphe » tfl/ün, ton ennemie ». A ces mots, la voute trembla. Bennaskar parut interdit. Une voix fortit de la muraille, & tacha de le raffurer, en lui criant : « Ben» naskar, faifis ta proie, & ne crains point les » vains efforts de mon ennemie Macoma ». Le vil raviffeur, encouragé, me prit dans fes bras, s'efforcant de me jetter fur un lit nuptial préparé pour être le théatre de mon déshonneur. Toiit-i-coup ma libératrice parut dans un nuage d'azur. Son air majeftueux en impofa a Bennaskar. « Malheureufe princeffe, me dit-elle, que » votre imprudence vous a été funefte ! Dans » quel danger elle vous a précipitée, malgré » mes foins, ma vigilance & mon pouvoir. Si » vous n'aviez pas écouté une efclave infidelle.  €i LesContes *> jamais 1'enchantement de la forcière Ulin » n'auroit triomphé de nous. Tu t'es perdue par » ta faute , malheureufe Hemjunah ; &c puif» qu'elle t'a livrée au méchant Bennaskar , il » n'eft plus en notre puiffance de te délivrer des » mains de ce mortel déteftable ». Bennaskar, que la préfence de Macoma avoit d'abord intimidé, ofa infulter a mon malheur devant ma proteftrice. «Hemjunah m'appartient, s'écria-t-il d'un » air triomphant; Ulin ne m'a point trompé. » O princeffe ! continua le monftre, foumettez» vous a votre deftinée. Que votre Génie tu» télaire foit témoin de mon bonheur qu'il ne » peut empêcher ». En achevant ces mots , il ofa porter la main fur moi. Je lui réfiflai. Macoma s'avanca auffitöt vers lui, & le frappa de fa baguette, en difant: « Vil efclave de 1'iniquité , crois-tu que »le ciel livre 1'innocence a la difcrétion du » méchant ? Crois-tu qu'il ne puiffe confondre » tes defleins injuftes? II eft vrai, Pimprudence » de la princeffe m'empêche de la pouvoir déli» vrer de tes mains. Mais j'ai affez d'empire fur »> toi pour rendre tes efforts inutiles. Toutes les « fois que tu oferas regarder la princeffe , elle » perdra 1'ufage de fes lens, & toi tes deiirs ». Bennaskar , irrité, s'écria ; « Ta colère efl  des Génie s.' 63 » vaine, & ta malédiflion fera fans effet, Génie » impuïffant. Je vais confulter Ulin, la maitreffe » de mon fort. Elle fatira me fouftraire k ton w pouvoir ». L'enchantereffe Ulin entra aufïï-töt dans le cabinet voftté , dont Mahoud vous a fait la defcnption : « O ennemie de notre race! dit-elle » en frémiffant de rage, qu'as - tu dit ? Fatale » négligence ! Pourquoi n'ai-je pas prévu ta v> malice ? pourquoi n'ai-je pas fongé a prémunir *> Bennaskar contre 1'efFet de la fentence quetu » viens deprononcer contre lui ? Mais puifque n 1'arrêt cruel en eft porti, je vais y ajouter » une nouvelle circonftance. » A moi, mon fidéle efclave, continua t-elle ♦> en frappant du pied. « Un nain , d'une figure t* hideufe , entra auffi-töt dans la chambre par *> une porte invifible. « Nègre , lui dit-elle , fois 1'humble ferviteur » de Bennaskar mon amL Quand tu verras cette »fille rebelle , privée de 1'ufage de fes fens, tu *> 1'enterreras fous le pavé de cette chambre. Et » vous ,Bennaskar, ajouta-t-elle, recevez cette »> fiole. Quand vous voudrez jouir de la conver» fation de la princeffe , qu'un efclave affidé *> verfe une goutte de cette liqueur fur fes »lèvres , Hemjunah revivra , & du cabinet ♦» voifin, vous pourrez lui parler & 1'entendre,  64 LèsContès »> pourvu qu'elle ne vous voie pas ; ear je ne » puis détruire 1'effet des enchantemens de Mah coma , jufqu'a ce que la princeffe fe rende a » vos defirs ; mais cela ne tardera pas ». » Mes enchantemens, reprit Macoma ! Tu » verras ,malheureufe Ulin, tu verras fi 1'effet » en fera durable. Mais 1'indignation du ciel » eft a fon comble, & fa vengeance n'eft pas » complette. Encore un moment, & notre pou» voir fur Hemjunah & fur Bennaskar ceffera ... Sans doute Macoma vouloit parler ici de votre glorieufe viöoire fur l'enchantereffe Ulin. Elle continua de la forte. « Pour achever la jufte vengeance du ciel, » voici ce qui arrivera. Quoique la princeffe de » Cajfimir foit au pouvoir de Bennaskar , ces » lieux témoins de fon malheur , mais non pas » de fa honte , refteront cachés h tous les mor»tels, jufqu'au jour ou ta race aura 1'avantage » fur nous. Seulement lorfque le difque de la » pleine lune fera parfait, Bennaskar pourra » venir vifiter ces appartemens. Cependant, ne » craignez rien , Hemjunah , ajouta-t-elle en » m'adreffant la parole , mes enchantemens ne » peuvent rien fur les juftes fans leur confente» ment. La princeffe de Cajfimir ne fera point » déshonorée, fi elle ne le veut. Mahomet punk »ton imprudence par cette pénible épreuve ; » mais  DES GÉNIE Si 6f » mais fi tu reftes fidéle & vertueufe, tu triom» pheras de tes ennemis ». Bennaskar ne put entendre ce difcours fans. frémir de rage. II fe tourna vers moi. Je tombai aufu-tót dans un profond fommeil. J'ignore ce qui fe pafia enfuite. Je me réveillaiau goüt d'une liqueur agréable que je fentis couler fur mes lèvres. Je vis un efclave noir devant mes yeux. J'érois a rrioitié enterrée. Ils m'avoient oté mes vctemens, & j'eus honte de paroitre ajnfi devant un efclave.. J'entenais en même tems la voix de Bmnaskar , qui me parloit du cabinet yoifin, « Malheureufe princeffe , me diroit-il, trop » malheureufe Hemjunah , 1'iffipitoyable Ma» coma t'a retenu enterré un mois entier dans » 1'ombre de ce tombeau, d'oü je n'aipute tirer « qu'a la pleine lune. Ulin &c Bennaskar,, tes » amis, cherchent a te rendre' la vie. Dis feule» ment que tu veux condefcendre a mes defirs, » & les enchantemens de Macoma cefferont». « Monftre féroce , lui répondis-je, ofes-tu » bien encore me parler. J'ignórois qu'il y eüt » un mois que je dors tranquillement fous cette » voute, depuis que j'ai vu le génie Macoma, Je » remercie Ie faint prophéte de m'avoir déli» vrée pendant tout ce tems de la préïence da # Bennaskar ». Tome XXX, £  C6 Les Contes ' «Orgueilieuf'e princeffe , me répliqua Ie « traitre , mon efclave t'infpirera des fentimens » plus humbles ». En même tems il ordonna a I'efclave noir de me tirer de la foffe cii j'étois enterrée , Sc de me donner cinquante coups de chabouck. II feroii irtutiie, ó prince ! de vous raconter tout ce que m'a fait fouffrir ce tyran barbare. Je reftai ainfj cachée pendant trois mois. Chaque pleine lune je recevois la vifite de Bennaskar Sc d'un efV-ave noir. II me renouvelloit fes infames propofitions , Sc ma confiance a les rejetter étoit toujours fuivie des mêmes cruautés qu'il faifoit exercer fur moi par fon efclave, jufqu'a ce que , las de tant de barbarie , il daignat fortir du cabinet ; Sc par fa préfence , m'öter de nouveau 1'ufage de mes fens. Mahoud vous a raconté ce qui fe paffa dans la chambre voütée a la pleine lune du troifième mois. Je reprendrai mes aventures au moment oü il me quitta , après m'avoïr remis un livre. Bennaskar, voyant que fon ami Mahoud lui avoit manqué de foi, fortit Sc revint peu après avec lui. II le fit entrer dans le cabinet, puis vint feu! au tombeau oü j'étois , me toucha Sc me dit: * Venez, belle princeffe , les enchante» mens de Macoma font finis. Votre protettrice »vou-- a entièrement livrée u la difcrétion de m Bennaskar »,  DES GÉNIE Cj A ces mots , je jettai un grand cri, efpérant de me faire entendre du cadi. Ce fut en vain. Bennaskar me tira du tombeau, je le fuivis, entraïnée par un pouvoir fupérieur. Nous fortïmes de ia chambre voütée & de fa maifon. Je me trouvai feule avec lui dans une plaine déferte. ■ Le génie Macoma nous apparut. Mon cceur fe. réjouit en la préfence de mon ange tutélaire. « Miférable , dit Macoma, en parlant a Ben» naskar, tu as ofé violer mes ordres, en faifant » fortir la princeffe de la chambre voütée, oü »l'enchantereffe Ulin a été contrainte de céder » a ma puiffance. Mais je te remercie de ton » indifcrétion. Ce que 1'imprudent Makoud n'a » pu effeftuer , tu 1'as exécuté toi-même. Recois » le jufte chatiment de ton crime ». Dès qu'elle eut prononcé ces derniers mots, Bennaskar difparut , comme une vapeur qui tombe & rentre dans le fein de la terre. Son corps tomba en cendre & fe'mêla ajé pouffière de la plaine. De fa cendre s'éleva l'enchantereffe Ulin, qui me dit d'un ton irrité: w La mort de Bennaskar ne vous fouftraira »pas k mon pouvoir. Aimable princeffe , allez ■ y> retrouver votre libérateur Mahoud. Je 1'avois m deftiné k expier par le feu fa témérité. Mes » deffetns ont été trayerfés. II rampe dans la E ij  » forêt de Tarapajan, dont il infefte 1'air, Vil » reptile , rampe comme lui fous une forme » h'uieufe » I Telles furent les fuites de mon imprudence , .ó magnifique fultan 1 Ainfi les moindres fautes que nousi commettons , font fcnvent accompagnées d'une longue fuite de malheurs. Le fuHan de YInde interrompit la princeffe de Cafjimir: « Aimabie Hemjunah , lui dit-il, je » n'ai jamais renend tant d'inquiétude d.uis le » cours des 'ongues & pénibles campagnes que » j'ai faites , que pendant le, peu de momens » que vous avez mis a me raconter vos mal» heurs. Mais,ö princeffe ! permettez-moi de » vous faire une feconde demande. Je fuis auffi »> én peine de favoir par quel accident étrange » vous avez été enfermé dans le tombeau de ia » mort, oii je vous ai trouvée, que je 1'étois » d'apprendre comment vous étiez tombée au » pouvoir du crue! & infame Bennaskar ». «O prince ! dit Hemjunah , en foupirant , ii l'hiftoire en eft réellement étrange. Kélas ! de »nouvelles indiicrétions ont amené de nou» veaux malheurs ». Après ce court préambule, la princeffe continua le récit de fes aventures. Aussi-töt que votre vi&oire fur 1'enchan-  BES GÉNIE S, <$9 thantereffe Ulin , nous eüt rendu notre première forme, je me retrouvai dans le iérail de mon père a Cajjimir. Ma nourrice Eloubrou, défolée d'avoir perclit fa chère princeffe , étoit dans Pappartement d'oü la vile forcière m'avoit enlevée, &i elie rempliffoit le palais de fes cris. « Fidéle Eloubrou , lui dis je , leve-toi, re- garde ta chère Hemjunah. Oü eft le fultan » Nebenerer , mon père , & la tendre Caedera» ^ade, la mère de mon coeur » ? A ma voix, Eloubrou parut fortir d'une profonde extafe. Ses yeux étonnés reftoient fixés fur moi, fans qu'elle put prononcer une feule parole. Enfin , elle me dit d'une voix foible &C tremblante: « Qu'eft- ce que je vois ? Eft-ce 1'efprit de » Paimable Hemjunah qui n'eft plus » ? « Non , ma chère Eloubrou, lui répondis-je , w en volant a elle pour Pembraffer; non, ce n'eft w point 1'ombre ó? Hemjunah ; c'eft la princeffe » elle-même que Mifnar, fultan de YInde, a dé»livrée du pouvoir &c des enchantemens de » Pexécrable Ulin. « Oh! s'écria Eloubrou, plüt au ciel que ta » tendre mère put jouir, comme moi, du bon«•beur de te revoir B » Eh quoi! reprisee; Eloubrou, que dis-tu£ E iij  70 Les Conté ê » Oü eft la refpe&able Ckedera^ade, k qui je » dois le jour ? « Princeffe , me répondit ma nonrrice , qui »aura la dureté d'affliger votre cceur par ce » récit funefte ? « Hélas! dis-je en foupirant, ma tendre mère >>n'eft-elle plus? A-t-elle paffé le lac embrafé » pour aller chercher fa fille défobéiffante » ?.... Je tombai évanouie dans les bras d''Eloubrou. O prince ! fon recit étoit trop vrai. Epargnez a mon cceur la répétition d'une fcène fi cruelle. II y avoit dix jours que Ckedera^ade, la chère Ckedera^ade étoit morte. Zebtm^tr, accablé de la doublé perte de fon époufe & de fa fille, s'étoit enfermé dans le tombeau de ma mère. Eloubrou courut au tombeau oü mon père fe nourriffoit des larmes de la douleur. Elle avertit les gardes que j'étois revenue. Cette nouvelle tempéra un peu 1'amertume du chagrin de Zebtne^tr. Mais elle ne le tira point du lieu de fon affliétion, oü il refla un mois entier, felon le ferment qu'il en avoit fait. Seuiement il donna ordre que , pendant ce tems , les efclaves m'obéiffent. Mon deuil ne fut pas moins rigoureux que celui de mon père. Je m'enfermai dans mon appartement, comme dansun tombeau , & ne voulus voir perfonne que ma fidéle Eloubrou.  DES GÉNIE S.' 71 Neuf jours fe pafsèrent ainfi dans le filence de la folitude. Loin de nous confoler I'une 1'autre , nous nous affligions comme a 1'envi ; car Eloubrou étoit auffi fenfible que moi a la perte de mabonne mère Le dixième jour au matin , le grand vifir, qui gouvernoit dans 1'abfence de mon père , fit appelier Eloubrou. Elle 1'alla trouver & revint incontinent. <■> Princeffe ,me dit-elle,un inconnu, nommé Mahoud demande a vous parler. Le vifir, » pyant appris qu'il avoit contribué a votre » liberté , attend vos ordres pour favoir quel »traittment honorable il doit faire a votre li» bérateur ». ' Au nom de Makoud, je revins de ma fombre mélancolie. « O Eloubrou i dis-je a ma nourrice, Mahoud » mérite ma reconnoiffance , & le fils du ïouail»> lier de Dèly fera récompenfé des fervices » qu'il a rendus a ta maitteffe ». « Hélas ! répondit Eloubrou , 1'excès de 1'af» flidtion a-t-il troublé 1'efprit de ma chère » princeffe, jufqu'a lui faire prendre le prince » Mahoud pour le fils d'un efclave » ? « S'il eft prince , repris-je , il m'a cacbé juf» qu'a préfent fa naiffance &c fon état ; ou il E iv  72 ■LesConteS » n'efl Pas le 'Mahoud que ie me fouviens d'avoir »VÜ dans les déferts de Tarapajan», « Vous en jugerez quand il paroitra devant » vous , répondit Eloubrou ; mais il demande » une audience particuliere ». « Eh bien f dis-je, qu'on 1'introduife ici dans :» mon appartement. Que mes efclaves reftent » dans la chambre voifine , prêts a venir dés » que je les appellerai ». Eloubrou obéit. Elle introduifit le marchand Mahoud en ma prcfence , & fe retira. Mahoud tomba a mes pieds, en difant i « O princeffe! le plus bel ouvrage è'Alütï ■ » pardonnez ma témérité d'oï'er approcher fi » prés de votre perfonne adorable. J'ai joint le » menfonge a la témérité , en prenant le titre » de prince , auquel jc confeffe n'avoir aucun » droit , comme je n'ai pas les moyens de le ■ » foutenir ». «Eh ! qui t'a rendu fi hardi, répondis-je » fiérem ent »? « Que la mort, dit Makoud, en frappant la » terre de fon front, que la mort fok le chati» ment de mon crime. Daignez feulement en» tendre les motifs de ma préfomption ». « Parlez , lui dis-je » : « Auffi-tot que les jours de notre métamor» phofe Ment accomplis , continua Mahoud,  » E S G É N I E si 73 '» je me trouvai dans la capitale de Dély , affez » proche de la maifon oü Bennaskar m'avoit » invité d'entrer , comme fon ami. La vue de » cette maifon d'iniquité me donna des ailes. Je .» courois dans les rues de Dély fans favoir oü » j'allois ; mais je fuyois un lieu que j'avois en » horreur. Après avoir bien couru, j'arrivai » dans la rue oü j'avois fi follement dépenfé les » ncheffes de mon pcre. Mon ancienne maifon » étoit habitée par un homme encore plus for» tuné que moi; & la porte étoit affiégée par »> une foule de ces amis qui encenfent ies tré» fors des riches. » Ce fpectacle me rappella mes folies & mes » malheurs. Quoique fatigué , je me mis a fuir » de nouveau , efpérant me repofer ailleurs. En » travcrfant une petite rue , je découvris la » place publique, oü le cadi m'avoit condamné » aux flammes. » lei mon fang fe gla§a dans mes veines: mes » cheveux fe drefsèrent fur ma tête. Hé'as ! » malheureux Mahoud , la capitale de Dély » t'ofFre par-tout des objets propres a augmenter »1'amertume de ta misère , en rappellant a ta » mémoire les fcènes les plus déplorables de ta m vie. Tu ne trouveras point ici de confolation. » L'armée de ton fultan couvre la plaine. Que » ne vas-tu te joindre a fes troupes ? Que n.e  74 Les Conté* » vas-tu te jetter aux pieds du fultan Mifnar?TL » fe fouviendra d'avoir rampé avec toi dans la » pouffière de Tarapajan. » Plein de ces penfées, je marchai vers la » parade royale. Je rencontrai fur la place un » capitaine a qui j'offris mes fervices. » Heureufement pour moi on fit un détache» ment qui eut ordre de joindre la grande ar» mée. Je fus de ce detachement, &c avant la » nuit nous arrivames au camp du fultan. » J'allai d'abord vers la tente royale. Je ne »tardai pas & rencontrer le viftr Horam, qui » alloit au pavillon du fultan. w Je me jettai a fes pieds, en lui difant qui i* j'étois. L'orgueilleux. vifir me regarda avec » dédain, & me fit punir de ma témérité Le fultan regarda fixément fon vifir : Horam parut furpris. Mais la princeffe de Cajfimir fit femblant de ne pas appercevoir leur émotion ; & fans s'arrêter, elle continua de la forte le récit de fes aventures. « Je ne perdis point courage , pourfuivit » Mahoud; quoique je n'euffe pu trouver grace » aux yeux du vifir Horam , j'efpérai que Mif»nar,\e fage & glorieux fultan de YInde, » m'écouteroit favorablement. Je réfolus donc » de t'aller trouver, 6c de me profterner a fes  DES GÉNIE S.' 75 » pieds. Mais, hélas! Ia vanité des grandeurs » met un voile fur les yeux de tous les hommes. » Le fultan Mifnar, m'entendant parler de » fa métamorphofe, & de la mienne, me traita » d'infenfé, Sc me fit chaffer de fa préfence Sc » de fon camp comme un impofteur ». A ces mots, Mifnar perdant patience, interrompit la princeffe, & lui dit : « O Hem* njunakl vous connoiffez affez ma faeon de » penfer, Sc ma conduite envers vous en eft » un gage affez sur, pour juger fi Makoud vous » a d;t la verité. Quand vous m'avez dit que » mon vifir 1'avoit rejetté avec mépris , je rne » fuis fenti indigne contre Horam : mais a pré» fent je fuis convaincu qu'il nous a calomniés » 1'un Sc 1'autre ». La princeffe reprit: « Je ne veux point an» ticiper Ia conclufion de mon hiftoire: la fuite » fatisfera pleinement le fultan Sc fon vifir. » Je fus chaffé du camp , ms dit Makoud; »Sc je me vis ainfi maltraité par ceux dont »j'attendois quelque fecours. » J'errois dans la campagne fans favoir oü » aller. Je vis paffer une caravanne; je deman» dai a quelques-uns des valets oü ils alloient, »Ils me dirent que la caravanne alloit a Caf» fimir. » Je la fuivis, Sc pendant tout le voyage',  LesConteS! » je n'ai vécu que des aumönes des marchands. » A mon arrivée j'ai trouvéla capitale en deuil, » 5c dans la plus profonde affliction. On m'a » dit que lafultane Chedera^ade n'étoit plus ; que » votre père , le glorieux Zefo/z^er pleuroitdans » le tombeau de fa chère époufe; que 1'aimable » Hemjunah , retirée dans fon appartement, ne » voyoit op Eloubrou, qui partageoit fon afflic»tion , & que le vifir Hobaddan tenoitles rênes » du gouvernement. »II n'y avoit pas moyen de voir la char» mante princeffe de Cafjimir, fans en demander » Ia permiffion au premier vifir. Et quelle efpé» rance avois-je de 1'intéreffer en- ma faveur, «après avoir été rejetté d'Horam , le cornpa« gnon de men infortune ? « Ces idéés augmentoient mon afïïiflicn , 6c «je défefpérois de la voir finir. Un marchand « qui m'obfervoit depuis quelques heures , « m'ayant vu lever plufieurs fois les yeux vers « le ciel , & pouffer de longs gémiffemens, » m'appella Sc me dit: Jeune homme , qu'avez» vous r Quel eft le fujet de votre chagrin? Je » regardai autour de moi, 8c ayant appercu le » marchand qui m'appelloit , je courus vers lui. » Ma douleur m'infpira une feinte qui Pattendrit. « Je lui dis que j'étois un prince fort connu Hemjunah la gloire de Cajjimir ; & que,  D E S G É N I E S. jj ft s'il vouloitme faire avoir feulement pour un »jourunhabillement, un équipage & une fuite » convenables pour paroïtre devant vous , ö » princeffe! je le paierois dix fois de fa com» plaifance. »II n'eff guères vraifemblable, me dit le » marchand, qu'un prince & un gueux foient la » même perfonne. Mais puifque j'ai tant fait » que de m'informer de vos affaires, je vous » föürnirai tout ce que vous me demandez, » fous la conditiön que , fi vous n'êtes pas réel^ »lement ce que vous prétendez être , vous » viendrez avec moi devant le cadi, & vous » vous engagerez k me fervir pendant dix ans » en qualité de mon efclave ». » La rieceflïtë fait faire bien des cliofes. J'ac» ceptai les conditions du marchand. Je parus » avec lui en préfence du cadi, & je fignai ce » qu'il voulut; favoir, qu'il me fourniroit tout » ce qui convenoit a 1'équipage d'un prince » étranger qui vient vifiter une auffi grande » princeffe que Ia fille du fultan de Caffimïr; & » que, fi apres lui avoir été préfenté, Hemjunah «> ne me reconnoiffoit pas pour le prince Ma» houd, le même qui 1'avoit délivrée des mal» heurs qu'elle venoit d'éprouver-, je me fou» mettois a,être dix ans I'efclave du marchand. » Suivant eet accord, il m'a dorné les riches  yS LesContës » habits aveclefquels je parois devant vous, ó » princeffe ! 6c le nombreux cortège d'efclaves » qui forment ma fuite. Son crédit auprès du » premier viftr m'a donné entrée dans ce palais. » A préfent , ö princeffe ! mon fort eft entre » vos mains ; a moins que vous ne daigniez me » pardonner une fupercherie innocente , qui » feule pouvoit me procurer la vue de mabien» faitrice , je vais languir pendant dix ans dans »un honteux efclavage , au fein de 1'op» probre ». » 11 n'eft pas néceffaire de feindre, lui dis-je, » 6c je puis vous épargner ces dix ans d'efcla» vage , fans vous faire paffer pour un prince. »J'enverrai chercher le marchand. Je le dé» dommagerai au-dela de fes defirs, 8c je vous » mettrai en état de vivre honorablement , »felon votre première profeflion »: « Hélas! me répondit Mahoud, ne comptez » pas fatisfaire aifément un marchand avide de » gain. Vous ignorez ce qu'il vous demandera, » quand il verra que vous vous intéreffez pour »moi. Si on découvre 1'accord que j'ai fait » a\»ec lui ,*fans être réellement prince, je ferai wlarifée de la capitale, 6c jamais je n'y aurai » de crédit ». « Eh bien donc ! foyez prince , lui dis-je , » puifque vous voyez tant de difficulté a perdre  DES GÉNIE S. 7£ » im titre que vous avez pris fi légèrement » J'appellai Eloubrou, a qui je dis de faire pré" parer un appartement dans le palais de mon pere pour Ie prince Mahoud, & de lui faire donner une fuite convenable k (on rang. Eloubrou exécuta mes ordres. Mahoud, plein de joie, fe jetta a mes pieds, & baifa le bord de ma robe. « Levez-vous, prince, lui dis-je ; Eloubrou » vous conduira au palais de mon père ». Je ne tardai pas k me repentir de la facilité avec laquelle je m'étois rendu complice de la fauflèté criminelle de Mahoud. Le marchand devenu fier & infolent, oublia que fon titre de pnnce n'étoit qu'un vain fantöme de fon imagination. II me venoit voir tous les jours. II fe contint d abord dans les bornes du refpeft; il ofa enfuite me parler de fon amour. II porta 1'infolence jufquè me propofer de demander k mo:i père fon confentement pour notre union, & d'en preffer 1'accompliffement, dès que le deuil de ma mère feroit fini. Outrée de tant de hardieffe, je lechaffalde ma préfence. II fe tetira en murmurant, mêm« en me menacant. Dès qu'il fut forti , je contai fon hifioire k ma fidéle nourrice. Je lui dis les propofcious  go LesContes qu'il avoit ofé me faire , & les menaces dont mon refus avoit été fuivi. «Les menaces de Mahoud font de peu de » conféquence, me dit Eloubrou; cependant il » eft de la prudence de ne méprifer aucun en»nemi, quelque foible qu'il foit. On veillera » fur eet infolent. En attendant, ma chère prin» ceffe , continua-t-elle , fouffrez que je vous » parle avec effufion de cceur. » Notre fexe n'eft jamais plus en danger , que »£orfqu'il s'expofe volontairement aux furprifes » de Thornme. Celle qui met dans fon fein un » ferpent qu'elle pouvoit écrafer, en fera pi» quée. Celle qui élève un impofteur au-deffus »> du rang qui lui convient, doit s'attendre a être » abaiffée par lui. L'amour & la préfomption , » unis enfemble, ne diftinguent plus le bas de la » vallée du fommet de la montagne , & le char» don croït a i'égal du lys & de la rofe. Si » Makoud, fimple marchand, a ofé s'arroger le »titre & les honneurs d'un prince , que n'ofera», t-il pas a préfent que vous 1'avez, pour ainfi >, dire , établi dans un rang ou il eft prefque ,> votre égal ? Ceux qui ne veulent pas détruire »lesmauvaifes plantesavant quellesmüriffent, » & quelles foient montées en graine , ne peu» vent plus s'en délivrer , lorfque le vent en a .» difperfé la femence »,  1 6 É S G É N I E s. gt A peine Eloubrou avoit-elle fini de parler ' qu'un efclave de mon père entra , & me dit dê la part de Zebene^er,^ me rendre au tombeau de ma mère oü il m'attendoit. Je pris mon voile & fuivis le garde au tombeau de Ckedera^de , la favorite ÜAlla. J'entrai avec crainte & tremblement dans c« fombres demeure» de la mort. Le premier °bjet qm frappa ma vue , ce fut mon père, plPUrant a genoux devant le corps embaumé de ma reipectable mère. « Malheureufe Hemjunah, me dit ce vieillard » venérable , approchez & voyez les reftes de » ma chère Chedera^ade ». Mon cceur étoit ferré de douleur. Je m'avance avec peine vers 1'endroit oü repofoit le corps de ma tendre mère, & je tombe aux pieds de Zebene^er. « Levez-vous , ma fille, me dit-il ». En difant ces mots, il me prend brufquement entre fes bras. Je léve les yeux fur lui. O fpectacle effroyable ! ce n'étoit plus mon père. J etois entre les bras du traitre Mahoud. Saifi d'horreur, je voulus crier , ce fut en vain. Je fentis ma langue glacée d'épouvante, & ma voix expira fur mes lèvres. << O princeffe .' me dit le cruel Mahoud, d'urt »air tnomphant j fage.& prudente pnnceffe, Tome XXX, F  g2 LesContes M quel avantagevoustirez de votre prévoyante! w C'eft en vain que vous voudriez me réfifter. H Celle qui cherche a tromper les autres , ne » mérite-t-elle pas d'être elle-même trompée ? w Perfonne ne viendra a votre fecours. Dès que „ vous voudrez appeller quelqu'un, vous per» drez 1'ufage de la voix ». « Quoi! Makoud, lui répondis-je, en effayant » de 1'adoucir, eft-ce la le prix que vous réïer» viez è mon amitié ? Je vous ai fauvé de 1'op» probre Sc de 1'efclavage , en vous faifant » paffer pour ce que vous n'étiez pas ». « Princeffe , dois-je vous favoir gré d'un » menfonge, me dit-il avec fierté? Ceux qui » donnent un faux caraaère a leurs amis, leur w apprennent a-les tromper; & vous voyez que * j'ai bien profité de votre lecon. Mais ne parwlons point d'amitié. L'amitié , ö Hemjunah ! » eft fondée fur la vertu, & Mahoud yarenonce „ df puis qu'il eft entré au fervice de la fage M Hyppacufan. C'eft par fon confeil que 'j'ai forgé » le conté qui m'a donné 1'entrée de ce palais, » & les moyens de vous perdre. Si vous aviez » eu affez de prudence pour vous défier de mon » impofture, jamais je n'aurois eu aucun pouM voir fur vous ni fur votre père. Nous mettons «ainfi notre gloire a furprendre les enfans de m Mahomet, malgré faproteaion. Vous voyant  *> £ S G E N ï E S; §J S rebellen mes defirs, je vous ai lailTée avec » votre fidéle i^ro„ , pour aller . f »1 affiftance XHyppaCufan. Elle m'a fait entrer * mvifiblement dans ce tombeau, & par }e p0u. » voir de mes enchantemens, j'ai pris les traits » de ZeèeKpryotre père, je vous ai fait appel» Ier & vous avez eu la complaifance de vous » rendre è mes ordres. * Maintenant < 6 Princeffe obéiffante ! il faut » porter la complaifance jufqu'au bout. Vos cris •feroient inutiles. Hyppacufan vole fans ceffe - au-deffus de Dèly , obfervant les mouvemens *du fultan Mifnar. Tandis que nous fommes » dans ce fepur de la mort, perfonne ne viendra » nous y troubler ». Makoud me montra enfuite mon père Zebc*{«■, qu'il avoit privé de tout fentiment, par le pouvoir de fon art facrilège. II étoit couché dans un cercueil de marbre noir dans 1'endroit ieplus reculé du tombeau. Mon cruel raviffeur nt ferment de ne point ufer de violence contre tooi; mais il jura auffi que jerefterois enfermée dans le tombeau , jufqu'a ce que je confentiffe a les defirs. Cet arrêt me parut très-doux en comparaifon du malheur que j'appréhendois. Je ne vous répéterai point, ö royal fultan ! les importunités que j'effUyai dc la part de F ij  $4 Les Contes Makoud; les prières & les ihftances qu'il me fit. Tout fut inutile. Laffe par ma réfiftance, il jetta fur mes yeux le profond fommeil dont vous m'avez délivrée. J'ignore combien de tems j'ai paffé dans cette infenfibilité léthargique. «Princesse, dit le fultan , nous nous m réjouiffons tous de votre délivrance ; mais, » fuivant votre rapport, il eft h craindre que w votre refpedtable père , le fultan Zebeneier, » ne dorme encore dans le tombeau. II eft a » propos d'invoquer Macoma, en la fuppliant m de le délivrer du pouvoir des enchante»> mens >». Mifnar envoya auffi-töt des officiers au tombeau pour y chercher le corps de Zebene^er. Il fit venir auffi des hommes célèbres dans la fcience des enchantemens , & leur ordonna d'invoquer le genie. Macoma. Leur artfetrouva endéfaut. Macoma futfourde aux invocations du fultan 6i de fes fages.  |>es Génie s; Suite de Ühijloire de la princejfe de Cajjlmir. Cependant, tandis que le fultan Ml/nar & fon vifir Horam tachoient de confoler la princeffe affligée , les ambafladeurs que 1'on avoit envoyés a Cajfimir, revinrent avec les plusfacheufes nouvelles. Ils rapportèrent que le' vifir Hobaddan avoit pris le titre de fultan , & que tout leroyaume de Caffimir avoit reconnu fon autorité. A cette nouvelle zccMante, Hemjunah s'éva* nouit. Le fultan s'empreffoit de la faire revenir , en 1'affurant qu'il marcheroit lui-même a la tête des armées de Dély , contre le rebelle Hobaddan. Mais il dit enfuite au vifir Horam-. « Soyons » auffi prudens que juftes. Horam , prenez le » commandement de nos armées , marchez » contre Hobaddan , & rendez le royaume de » Cajfimir k fon légitime fouverain. Moi, je » refterai pour maintenir 1'ordre & la difci» pline dans mon empire. J'efpère que dans peu » je vous reverrai couvert de gloire , & m'apw portant la tête du coupa'ole Hobaddan ». Le vifir Horam partit fans délai avec trois-  86 Les Contes eens mille hommes des meilleures troupes de Dély. Au moyen de plufieurs marches forcées , il atteignit les frontières de Cafjimir , avant que le prétendu fultan Hobaddan eüt connoiffance de fon arrivée. Dès' qu'Horam fit connoïtre aux provinces frontières de Cafjimir , qu'il venoit remettre la princeffe Hemjunah fur le tröne de fes ancêtres , les habitans accoururent en foule fe ranger fous fes étendards. En peu de jours fon armee fe trouva forte de cinq eens mille hommes. Alors il marcha vers la capitale de Cafjimir. Au bruit de fon arrivée & de 1'augmentation de fes troupes, Hobaddan jugea que la partie n'étoit pas égale. II envoya une ambaffade au vifir Horam, pour 1'affurer que lui & fon armée fe confioient en la clémence du fultan Mifnar, èc de fes troupes que commandoit fon vifir , s'il vouloit bien les recevoir a merci. Horam , flatté de ce fuccès, ne fouhaitoit rien plus que de retourner triomphant a Dély , fans répandre une goutte de fang. II répondit aux envoyés Hobaddan , que , s'il rempliffoit fa f arole, il n'avoit rien a craindre ni pour fa perfonne ni pour fes troupes. Des le lendemain , Hobaddan psrut è la tête de fon armée; il avoit 1'aïr fuppliant. Ses foldats  des Génie s.' tf avoient leurs armes renverfées. En cette manière , ils marchèrent vers le camp du vifir Horam. Celui-ei, pour afFermir Hobaddan dans les fentimens de foumifïïon qu'il lui fuppofoit, avoit placé au front de fon armée les troupes qu'il avoit levées dans les provinces de Cajfimir. Elles étoient foutenues par celles qu'il avoit amenées avec lui; & qu'il avoit placées aux flancs &z aux derniers rangs du corps de fon armée. Quand Hobaddan fut a'portée d'en être entendu, au lieu de jetter fes armes a terre, il tira fon cimeterre, & paria ainfi aux troupes qui étoient devant lui; « O mes fières & mes compatriotes! fbuvew nez-vous que nous avons été élevés par les » mêmes. mères , & inftruits par les mêmes »• pères. Ecoutez ce que 1'amour de la patrie & » mon affecrion. pour vous me dident en ce »> moment.. » Qui venez-vous combattre , ó mes frères! » Quel fang venez - vous répandre dans ces » plaines cultivées par vos pères ? Eft-ce notre » fang qui doit engraiffer ces ten es pour prépa» rer une plus riche moiffon a des étrangers, » nos ennemis ? Etes-vous affez fimples pour « vous laiffer prendre a un piége auffi grofüer % F iv  SS LesConteS »que celui dont fe fervent les troupes du » fultan de YInde , pour ravager impunément » nos frontières, pénétrer jufqu'au fein de nos » provinces , & affervir notre nation entière > » Ne favez-vous pas que la princeffe de Cafjimir » eft "morte depuis long - tems ? Et que nous » veulent donc les foldats de Mifnar} Ils cher» chent nos tréfors , ils veulent s'en rendre » maitres en fe baignant dans notre fang.' Les *> fruits de nos vallées & les riches produöions »» de nos montagnes , voila ce qui leur met les » armes a la main, plutöt que les intéréts d'une » princeffe qui n'eftplus. Ils veulent nous rendre » leurs efclaves , & nous fommes affez dupes » pour courir au-devant des fers dont ils vien» nent nous enchainer! Adieu la gloire & le » bonheur dont nous avons joui jufqu'a cette wheure; adieu les fruits de notre travail &c de « notre induftrie. Notre pays va paffer a d'au» tres maitres , dont nous ne ferons que les »> efclaves. Nous cultiverons encore nos terres, » mais les fruits en appartiendront a d'autres. » Nos biens & nos maifons deviendront la proie » de ces raviffeurs. Nos femmes &c nos filles m s'inclineront devant ces fiers conquérans ; & » nous, femblables aux bêtes des champs, nous »tracerons un pénible fillon, expofés a 1'ardeur » brülante du midi; ou nous arracherons pour  t> E 5 G É N I É s: S9 » eux, des entrailles de la terre, des tréfors qui » nous étoient deftinés »>. Horam , indigne de la malice & de la préfomphon Hobaddan , ordonna k fes archers de 1'accab'er de leurs traits. Une grèle deflèches tomba fur le prétendu fultan , mais elles s'émoufsèrent contre fon armure, 6t tombèrent k fes pieds fans le bleffer. Hobaddan fut tirer avantage de ce prodi*e apparent. « Mes amis , s'écria-t-il d'une voix » tnomphante, vous voyez une grande marqué » de la proteaion du ciel fur nous. Les traits » Horam font comme la paille qui couvre les » champs après la moiffon, ou comme la pouf» fiére des chemins qui ne pénètre point les » habits du voyageur. N2 vous roidiffez point » contre les ordres du ciel. Suivez ce que la » nature, la raifon & votre fécurité vous pref» crivent. Quittez une armée ennemie,& venez » vous joindre k ceux qui défendent votre -li»berté & vos biens, pour les défendre avec » eux ». A ces mots , toutes les recrues qu'Horam avoit faites dans le royaume de Cajfimir, quittèrent brufquement leurs rangs, & fe joignirent aux troupes ÜHobaddan. L'inftant étoit favorable pour le prétendu fultan. II chargea 1'armée ennemie ayec une impétuofité incroyable,  96 Les Co n tes Les foldats ttHoram flrent d'abord bonnë contenance, & foutinrent courageufement cette violente attaque. Mais leurs traits tomboient toujours fans effet fur Parmure d''Hobaddan. Tel étoit le pouvoir des enchantemens ÜHyppa* eufan , qui, en même tems qu'elle veilloit fur les démarches de Mifnar a Dély, protégeoit Hobaddan a Cafjimir. Les guerriers d'Horam-, voyant que leur courage & leur réfiftance étoient inutiles contre des hommes qu'un pouvoir furnaturel rendoitinvuhiérables,fe mirent a fuir comme les oifeanx de Pair devant 1'oifekur qui les pourfuit. Hobaddan profita de ion avantage. II harcefa les fuyards le refte du jour & toute la nuit. Le vifir lui-même eut bien de la peine a éehapper . a la fureur des ennemis. Dans cette déroute générale, il fut tellement abandonné de tous fes foldats & officiers, qu'il n'avoit perfonne pour envoyer a Dély porter la nouvelle de fa défaite, Mais la renommée, toujours prompte & infatigable a répandre les mauvaifes nouvelles, fit'entendre fa voix terrihle jufques dans la capitale de Dély , & Mifnar apprit avec douleur que fon fidéle Horam avoit été défait par Parmée viQorieufe ttHobaddan. La princeffe Hemjunah fe livra a 1'excès de  DES GÉHlEsl $1 fa trifteflê. Elle rejettoit toute forte de confolation. Le fultan Mifnar réfolut d'affembler toutes fes troupes & de marcher au fecours d'Horam , car s'étant déclaré protecïeur de la princeffe , il vouloit a toute force lui rendre les états de fon père. II fit affembler fes armées , ordonna de hou» velles recrues, mêla les troupes nouvelles avec fes vieux foldats, laiffa des garnifons convenables dans fes provinces & dans fes places les plus fortes , pour prévenir les révoltes , & s'avanca avec une armée formidable vers les frontières de Cafjimir. Le vifir Horam, caché dans Ia cabanne d'un payfan, dont la fidélité lui étoit connue , avoit fait favoir au fultan a quelle extrémité il étoit réduit. Ses meffagers lui apprirent la réfolution de Mifnar , & le fecours qu'il lui amenoit. Horam rafiembla ce qui lui reftoit de gens ; & avec cette poignée d'hommes , refte d'une fi formidable armée , il vint au-devant de fon maïtre. II fe jetta a fes pieds , en implorant fa clémence. « Levez - vous , vifir, lui dit le fultan ; je » vous pardonne votre malheur & la perte de » mes foldats. Je ne m'attendois pourtant pas » qu'Hobaddan furprendroit la prudence & la » valeur d'Horam. J'efpère au moins qu'il ne  £i Les C-ont bs » nous trompera pas une feconde fois. Nous »avons appris k nous défier de fes rufes, Sc » nous fommes beaucoup plus forts que lui en » nombre. Vos marches forcées avoient affoibli » vos troupes, Sc elles étoient peu en état de » foutenir un choc violent. Menons - les aux » ennemis a petites journées , tenons-les rou»jours fraiches Sc en état de combattre. En» voyons des efpions de tous cötés , Sc tenons» nous conftamment fur nos gardes. Horam , w c'eft notre prudence qui nous a fait triompher » d'LVlin Sc d'Happuck, d'OUomand&c de Ta/nar. » Ahaback Sc Defra font tombés fous nos coups, » & nous redouterions les vains efforts d'un *» foible vifir, qui mène une petite troupe de «rebelles parmi les rochers du royaume de » Cajfimir ! Soyons prudens Sc courageux , & » nous aurons bon marché de ces ennemis. Ils » fe diffiperont devant nous , comme le foleil »levant chaffe les ombres de la nuit». Les deux armées, celle du fultan de YInde, & celle du prétendu fultan de Cajfimir, parurent en préfence 1'une de 1'autre. Les troupes de Mifnar furent charmées de voir combien elles étoient fupérieures en nombre k leurs ennemis. Cependant cette fupériorité n'empêcha pas le fultan Sc fon vifir de les contenir dans une exacte difcipline , Sc de prendre toutes les pré-  t>ES GÉNIE Si ijji Gautions qui euffent été néceffaires dans des circonftances contraires. Les armées s'obfervèrent quelque tems , ref tant a la vue 1'une de 1'autre, fans vouloir engager le combat , a moins d'un avantage marqué. Chacun de fon cöté cherchoit une occafion favorable. Enfin, le fultan apprit que la maladie s'étoit mife parmi une partie des troupes d'Hobaddan, campées prés d'un marais dans un terrein humide. Alors le fultan fit attaquer 1'ennemi, & dirigea tout 1'efFort du combat vers cette aile du camp oü étoient les malades. L'efpoir du fultan fut trompé. Hobaddan commandoit juftement a cette aile de fon armée avec fes troupes choifies qu'il y avoit poflées dès le matin, ayant fait tranfporter les malades a 1'arrière-garde. II repouffa vigoureufement 1'attaque de Mifnar, & eut bientöt Pavantage; Les troupes de 1'aïle droite de 1'armée du fultan , emportées par une valeur indifcrette fortirent de leurs rangs fans ordre & fans difcipline ; ce qui dérangea toute la difpofition de 1'attaque, & mit la confufion dans la plus grande armée que 1'on ait jamais vue. Hobaddan , attentif a tout, óbferva un meilleur ordre. Son armée , beaucoup moins nombreufe, fembloit fe multiplier. Elle fut par-tout  94 LesContes viöorieufe. La troupe choifie qu'il comman* doit en perfonne, fit tout fuir devant elle. Le fultan & fon vifir tachèrent en vain de .rallier leurs troupes, & de les reconduire k Pennemi. La confufion étoit trop grande, lis prirent le parti de la retraite qui étoit affez füre parmi les déferts fablonneux qui féparent le royaume de Cafjimit des états de Dély. Le fultan , qui cédoit avec peine la victoire è fon ennemi, effaya une feconde fois de reïnettre 1'ordre parmi fon armée épouvantée. Tandis qu'Horam rétabliffoit les rangs de 1'infanterie , Mifnar raffembloit les efcadrons & les remettoit, quoiqu'ils priffent la fuite, dans le meilleur ordre qu'il étoit pofïible. Ils étoient encore fupérieurs en nombre; paree qu'ils s'étoient difperfés dès le commencement du combat. Ils pouvoient revenir a la charge , & arracher la viöoire des mains de leurs ennemis. Mifnar &C Horam dirent & firent tout ce qu'ils purent pour leur perfuader de retourner en bon ordre attaquer de nouveau 1'armée tt Hobaddan qui les pourfuivoit affez foiblement. Ce fut en vain. Ils étoient tellement failis d'épouvante, qu'ils dirent qu'ils jetteroient plutöt leurs armes que de retourner aux ennemis. Mifnar & Horam défefpérant de leur infpirer  BES GÉNIE S.' Mahomet envoie k ton fecours , lorfque les » reffources humaines deviennent impuiffantes » pour te délivrer de tes ennemis. « Reprends donc 1'autorité que tu dois avoir » fur  DES GÉNIE $ 07 * fur tes fujets. Qu'ils te foient foumis, eommé » tu 1'es toi-même a Alla. Qu'ils fe profternent » en préfenee du Dieu du eiel, & qu'ils foient » témoins du chatiment qu'il va tirer de ceux » qui méprifent la loi de fon prophéte. » Mais apprends , par ta propre expérienxe* » quelie folie il y a a mettre tout fon eipoir dans » la force Sc la prudence humaine, au lieu de » compter fur la proteftion ttAlla » La terre lui appartient, ö Mifna 1 Sc le » ciel eft 1'ouvrage de fes mains. Que le fage n ne préfume donc pas de fa fageffe ; que le » foible ne défefpère pas de fa misère* Car » quoique les montagnes femblent plus belles » au coup d'ceil, ce font les vallées qui recueil» lent la rofée du eiel. Mais Alla peut couvrir » de verdure le fommet aride des montagnes , ** Sc deffécher les fources des vallées. Ainfi tu » vois que , rhalgré tous les efFqrts que tu as pn »> faire pour détruire tes ennemis, Alla a permis » qu'ils triomphaffent de ta prudence Sc de tes » forces. II peut également les faire fuecomber » fous tes coups, malgré 1'état de foibleffe St » d'humiliation ou ils t'ont réduit , toi Sc ton » armée. Reconnois donc que tu n'es qu'uri » inftrument dans les mains de celui qui eft la >> force ». « O Alla! tu es la force, s'écria Mifnar ; Tornt XXX, q  98 LesContis »> peux humilier les grands de la terre, abattre » leur puiffance, Sc confondre les projets. Les »> forts 8c les puiffans de la terre ne s'éleveront » point impunément contre toi». Le fultan parloit encore; & déja on vit 1'armée ennemie iïHobaddan paroitre fur les fables brülans du défert. « Quoique le pouvoir d'^// grandes chofes par les moyens les pluS foibles. » Le géant 6c le nain font égaux devant lui»> Mais je ne veux point perdre en parole un «tems que je dois employer a agir. Tu vas être »témoin de la puiffance SAlla. Qu'aucun de »tes foldats ne forte du camp. Qu'ils reftent '% tranquilles k leurs places. Qu'ils lèvent » feulement les yeux vers 1'endroit oü s'avan» cent leurs ennemis , ils les verront confumés »> par une pefte affreufe ». A peine le génie eut-il fini de parler , que Pair s'obfcurcit tout-a-coup. Un nuage épais tomba précipitamment fur Parmée &'Hobaddan. Les ténèbres durèrent quelques heures fans que les troupes du fultan en puffent reconnoïtre la caufe. La clarté revint par degrés. Tous les yeux étoient tournés vers le camp d'Hobaddan, Ils le virent couvert d'une multitude innomfcrable de fauterelles.  DES GÉnIES. «Tes ennemis ne font plus, 6 fultan! dit » Macoma, Vois k préfent la forcière Hyppacw »fan qui avoit pris les traits du rebelle Ourodi». «La gloire d'exiirper cette race maudite » appartient au fultan de YInde , dit le vifir » Horam en s'inclinant devant le genie Macoma'; » autrement je 1'ambitionnerois, & je m'eftime» rois heureux de pouvoir délivrer le monde w de ces efprits malfaifans ». «La gloire dont vous parlez , répondit le » genie , a déja été donnée k un autre. L'infeöe »> aïlé , pouffé par le fouffle de la colère d'Alla , » s'eft précipité fur le fein ÜHyppacufan , & 1'a » privée de la vie ». Le vifir Horam recut avec humilité cette réprimande du génie. Les paroles de Macoma étoient des paroles de vérité. On vint dire au fultan que le rebelle Ourodi étoit mort fubitement, fans qu'on put deviner la caufe de fa mort; & qu'en mourant, fa figure s'étoit changée en celle d'une forcière hideufe. « O Mifnar! continua le génie, quoique vos » ennemis foient morts, la main qui les a ter» raffés , ne vous en eft pas moins néceffaire » pour vous faire fubfifter dans ces déferts. C'eft » pourquoi Alla y a ouvert des fources d'eaux »pures; & ces plaines arides vous fourniront » tous les rafraichiffemens dont vous pouves  ioo Les Conté s w avoir befoin pour vous & pour vos troupes.' » Pour comble de bonheur ,1e fultan Ztbene^er, »> délivré des enchantemens de la cruelle Hyp»pacufan, vous attend avec la princeffe , fa w fille. Ils ignorent les merveilles qui ont été » opérées en votre faveur. Je laiffe a votre pru» dence le foin de les leur raconter, fi vous le ►> jugez k propos ». Le fultan Mifnar comprit très-bien le fens des paroles myftérieufes du génie Macoma. Mais avant de permettre k fes troupes de jouir des bienfaits 8Alla, il donna ordre qu'ils fe profter. naffent devant le maitre immortel du monde. II leur en donna Pexemple qui fut fuivi de toute fon armée. Après avoir adoré Alla, les troupes voulurent fe jetter aux pieds de leur fultan, & lui demander pardon de leur révolte; mais le modefte Mifnar ne voulut pas le permettre. « Eft-il étonnant que le troupeau s'écarte du » droit chemin, dit - il, quand le berger lui» même s'égare dans les montagnes? Prenons » Alla &c fon prophéte pour nos guides & nos » défenfeurs. Alors nous n'aurons a craindre ni » les preftiges de la préfomption , ni les fureurs »> de la révolte ». La protection d'AUa conduifit heureufement Mifnar, fon Yifir 6c fes troupes jufqu'aux portes  DES GÉNIE 5. ,ol de Dèly. Zebene^r &C Hemjunah les attendoient. Ils furent au-devant du fultan qu'ils rencontré* rent au moment qu'il entroit dans fon palais. Mifnar s'avanca refpeöueufement vers le vénérable vieillard. Zebene{er s'écria en le voyant:'« O Mahomet l eft il poffible que le » fultan de linde & le prince de Georgië feient » un feul & même homme » ! A ces mots , la" princeffe Hemjunah fut également furprife & confufe. Elle fe jetta aux pieds de fon père, fondant.en larmes , & le conjurant de lui pardonner les maux que fa défobéiffance avoit attirés fur lui &. fur elle. « O fultan 1 mon illuftre & refpeöable ami | » dit Mifnar,. ce que vous dites eft vrai. Je fuis » réellement celui qui a paffé chez vous pour-» le prince de Georgië, Daignez me pardonner' » ce déguifement ». «Eh 1 quel pardon me demandez-vous, ö » fultan , répon dit Zebene^er » è « J'avois les plus fortes raifons de ne me pas. «faire connoïtre, reprit Mifnar. Mon père n Dabukombar , obfédé par les. traïtres. qui lus » confeilloient de difpofer de fon tröne en fa» veur de mon jeune frère Ahubal , prit le parti » de m'éloigner pour me fonftraire a leurs.piéges» II voulut que je voyageaffe. II m'engagea, par * 1'appas de la. gloire, a fervir qüelque fultan, G Jij,  ïoi Les ConteS wétranger, &è me rendre recommandabtepa? t> les armes. Pour eet effet, je fus obligé de » cacher mon rang , êc il me donna le titre de » prince de Georgië. » Ainfi déguifé, je vins h la cour de Cajfimir, » vous offrir mes fervices que vous daignites »> accepter, ö refyeaable fultan ! Alla protégea » la juftice de vos armes , & fe fervit de moi » pour défaire vos ennemis. Vos troupes, qui » méritèrént toute la gloire dè nos fuccès, voüm lurent m'en faire. honneur ; ainfi je gagnai yt- votre eftime. » J'appris quelle récompenfe vous vouliez» donner a mes foibles fervices. Jé fus flatté de » 1'honneur d'une fi noble alliance. Je defirai de » voir la princeffe Hemjunah , que Fon gardoit » étroitement dans 1'endroit le plus retiré du » férail, dans la crainte de 1'accompliffement a d'un ancien oracle qui avoit dit qu'un étranger »1'enleveroit a fes parens. Au moins on me lê » dit ainfi, quand je parlai de la voir. Cepen» dant une de fes efclaves me donna 1'entrée du y férail, je vis 1'aimable Hemjunah; & depuis » ce moment elle fut maitreffe de mon cceur. Je » venois vous fupplier d'avancer 1'heure d'une »union fi defirée ; lorfque j'appris que Dabul» comhar, mon père, alloit rejoindre le prophéte » dans le féjour de fes élus. Je partis fur le  DES GÉNIE S. » charhp pour Dèly , dans 1'efpoir de revenir » bientöt vous demander mon adorable prin» ceffe, non plus fous Ie déguifement d'un prince » obfcur, mais avec Ie titre glorieux du fultan » de YInde. J'arrivai affez töt.pour recevoir les » derniers foupirs de Dabulcombar, qui expira » entre mes bras. i » Mon fils, me dit-il en mourant , les mé» chans ont confpiré contre vous. Commencez » par affermir votre règne, & k vous délivrer » vous même de toutdanger, avant d'entraïner w les autres dans votre ruine. » Je compris le fens de ces mots. Dès que h j'eus rendu les derniers devoirs k Dabulcombar, » je fongeai k appaifer les troubles intérieurs de » mon empire, avant de me faire connoïtre au » fultan de Caffimir. Mais Alla a tellement unï » enfemble nos deflins, qu'il n'eft pas néceffaire » de vous répéter le refte de mes aventures. Je » vous en crois fuffifamment inftruit. Seulement «la princeffe Hemjunah voudra bien me pardon» ner de ne lui avoir rien révélé d'un fecret fi » intéreffant, lorfqu'elle m'a dit qu'elle avoit » été enlevée de la cour de fon père par Ie pou» von des enchantemens. Je me réfervois k lui » ouvrir mon cceur, lorfque j'au rois appris de » fa propre bouche , que le prince de GeorgU «qu'elle dédaigna, n'avoit point de ri val plu* » heureux ». G •  ^04 Les Contes « O glorieux fultan ! dit la princeffe , e« V feroit en vain que je voudrois diffimuler des » feminiens qui peut-être ont déja paru , avant » que je fuffe certaine de mon bonheur. Souffrez » que je vous dife librement que j'aime autant »le fultan de YInde, que j'eus d'averfion pour M le prince de Georgië fans 1'avoir vu.Mon cceiu? », vole au-devant desordres de mon père. Et a » préfent que je connois le généreux Mifnar, je lo fens qu'il obtiendroit encore ma main , fous le *» nom du prince de Georgië ». La réponfe Xliemjunali combla de joie les deux fultans. Horam, le fidéle Horam ne fut pas snoins content de voir fon maïtre & la princeffe de &ire de leur Ubert? ,  DES G £ N I E S. '105 » c'eft de fe conher en la puiffance du maïtre » de toutes chofes, non pas que cette confiance » les rende indolens , lache & foibles , en leur »> faifant négliger les reffources de la prudence. » L'efprit d'en-haut eft aöif & induftrieux; & » lorfque la prudence fe trouve unie a la reli>> gion, Alla les fait triompher de 1'adverfité; « ou, s'il permet qu'ils foient éprouvés, il leur » donne la force & la réfignation pour fupporter » avec patience , même avec allégreffe', les * rnaux qu'il leur envoie. ' » Apprenez donc, ö difciples des gênies im» mortels! apprenez a ne jamais oublier combien » vous avez befoin du fecours d'Alla , malgré »toutes les reffources de la fageffe & de 1'expé-" » rience. Celui - la eft véritablement fage qui » ajoute la foi aux ceuvres; & celui-la feul eft » vraiment religieux, dont les ceuvres ont la » foi pour principe, » Mais les le^ons de Macoma & de fes illuftres » frères, fuffifent a préfent. Que les fidèles gar» diens des enfans des hommes les inftruifent m dans les fciences que 1'on eftime avec raifon » fur la terre , fciences dont nous fommes les » inventeurs, & que nous n'avons enfeignées » qu'a un petit nombre de mortels chéris , qui »par nos foins ont brifé les chaines de 1'igno« ranse, & difGpé les épaiffes ténèbres oü 1'uni-  iö£ Les Conïes » vers étoit plongé: hommes vraiment refpec»tables, dont la gloire brillera dans tous les w ages, paree que tous les ages recueilleront les » fruits des travaux & des inftructions par lef» quels ils ont poli la nature groffière , & 1'ont » enrichie des plus belles découvertes des arts » & des fciences »* Dès que le fage Iracagem eut fini de parler , les génies inférieurs fe levèrent, & conduifirent leurs pupilles dans les appartemens particuliers oü ils les inftruifirent aifément dans les arts & les fciences utiles qu'on n'apprend fur la terre qua force de travail pénible & afïïdu. Après ces exercices, toute la compagnie revint dans Ie fallon accoutumé , oü Iracagem admira 1'air content & modefle de cette vertueufe ïeuneffe dont le cceur & Pefprit donnoient a chaque inftant de nouvelles preuves du progrès qu'ils faifoient. « La fcience, dit le fage Iracagem, polit les » mceurs; la vertu & la religion peuvent feuls » élever 1'efprit vers les biens immortels. Né-»»gliger la première , c'eft fermer les yeux k la »> lumière du jour. Méprifer les autres , c'eft »> vouloir ramper fur la terre , lorfque le ciel w eft ouvert pour nous recevoir. L'homme fage »> & prudent fe fert de la fcience au profit de 9 la vertu ; il en fait deux compagnes infépa-  BES GÉNIE S.' 137 » rables. Adiram , gracieux génie, vous nous » voyez difpofés è recevoir vos charmantes »lecons , a écouter les merveilles que vous » avez k nous raconter». Adiram fe leva , & commenca ainfi un nouveau conté également inftructif & agrérble.  ïoS Les Conté s CONTÉ N EU V IE M E. SADAK E T KALASRADE. La mémoire de Sadak vit encore dans Ia plaine (YErivan, oü il tira 1'arc du fort , Sc chaffa les ennemis des fidèles fur les montagnes glacées du nord. Lorfqu'Amurath donna la paix a la terre , Sadak fe retira avec fa chère Kalafrade dans le palais de fes ancêtres, qui étoit bati fur les bords élevés du Bofphore, Sc commandoit une des plus belles vues du monde. Sadak, fier & impétueux fous la tente & dans les combats , étoit d'un commerce doux Sc affable dans fon heureufe retraite, embeüie de toutes les graces de la nature inculte , Sc des richeffes de Partfecondé d'un goüt délicat. Le palais de Sadak s'élevoit au milieu d'une grande Sc vafte terraffe qui dominoit la mer, Ss, avoit en perfpe&ive les cotes de YEurope. Un  DES GÉNIE S. 109 grand bois Ie couvroit par derrière, & de chaque cöté des cöteaux & des vallées délicieofes diverfifioient agréablement cette fcène champêtre. Les jardins étoient.irréguliers; mais leurirrégulanté contribuoit k les rendre plus charmans Sadak trouvoit dans leurs bofquets desplaifirs fupeneurs k ceux dont jouiffoient les fuperbes nabitans de la cour Ottomane. Pour ajouter k fon bonheur dans ce paradis terreftre, fa chère & aimable compagne 1'avoit tait pere d'une nombreufe poftérité. Tandis ^ Sadak &t Kalafrade étokntamsk ombre des pins , leurs enfans jouoient fous leurs yeux dans la plaine. L'ame guerrière de Sadak fe faifoit déja connoïtre dans la vivacité de fes fils & dans les aimables conteftations qu'ils avoient enfemble& la douceur charmante de Kalafrade étoit peinte fur le front & dans les regards de fes fiiles. Ainfi eet heureux couple poffédoit les plus grands tréfors de la terre , des enfans héritiers des vertus de leurs honnêtes parens. Sadak , k qui les travaux pénibles de la guerre rendoient fa retraite plus agréable, avoit refolu d'y paffer le refte de fes jours , & de s'y confacrerentièremental'éducationdefesenfans.  tio LesContes Kalafrade avoit confervé la beauté de fa jeunefle , que lage fembloit avoir refpeaée: tous fes defirs fe rapportoient & Sadak: Sadak faifoit fon bonheur. Son cceur fe réjouiffoit en la préfence de Sadak ; & , lorfqu'il étoit abfent , elle foupiroit après fon retour. L'amour de Sadak égaloit la tendreffe de Kalafrade. II la trouvoit chaque jour plus belle & plus aimable. La feule Kalafrade occupoit fes penfées; elle feule poffédoit fes affeöions. Le tems qui affoiblit la paflion la plus violente, donnoit une nouvelle force a leur amour; & plus ils goütoient la pureté de leur bonheur , moins ils en défiroient d'autre. Sadak ne donnoit point a fes fils 1'exemple d'une vie molle & oifive. Ils le fuivoient a la chaffe, & il les exercoit lui-même aux armes. Chaque jour il les menoit dans les plaines de Re^b ; & a peine le plus petit de fes quatre fils pouvoit-il porter un are , qu a 1'exemple de fes frères, il apprenoit a lancer une flèche au but. « O mon père! dit Codan le plus agé, lorf» qu'ils s'exer9oient dans la plaine; ö mon père! » quelle épaifle fumée fort du bois, & quel » tourbillon de flames s'élève dans les airs » ! Sadak, qui lancoit alors un trait d'une mam vigoureufe, tourna fubitement la tête du cöté du bois, & vit la flame qui s'élevoit au-deffus des arbres.  des G é n i e s; tfi « Mes enfans, leur dit il d'un air tranquille , » ne craignez rien , continuez vos exercices , » tan dis que je vais aller voir ce que c'eft. Je »♦ laiffe quatre efclaves avec vous. Le refte me » fuivra vers le bois enftèmé». Sadak ne vouloit pas épouvanter fes enfans; mais il n'étoit que trop für du malheur qui venoit de lui arriver. Son palais étoit en feu, & il fe hata d'aller retirer fa chère Kalafrade & fes fïües du fein des flames. Sadak précéda fes efclaves, & il arriva le premier au palais. II étoit défert; tous fes efclaves épouvantés avoient fui dans Ie bois. II les fit revenir, & leur demanda avec empreffement fi Kalafrade & fes filles étoient fauvées. A leur confternation , il ne douta pas qu'elles ne fuffent encore dans le palais. II s'élanca au milieu des flames qui s'oppofoient a fon paffage, & pénétra jufqu'aux appartemens les plus reculés, oü étoit celui de Kalafrade & de fes chères filles. «Kalafrade, ma chère Kalafrade, oü es-tu , »> s'écria-t-il » ? Kalafrade ne répondoit point. Sadak éleva la voix , en criant avec plus de force: «Kalafrade, ma chère Kalafrade, ok » es-tu » ? Kalafrade ne répondoit point.  ïii Les Conté s Sadak, allarmé, chercha fa bien-aimée .da tous les cötés du Harem. II vint a 1'appartement de fes trois filles, oii il les trouva étendues parterre , avec leurs efclaves , s'attendant a tout moment a être dévorées par les flames. « Levez-vous , mes enfans, dit Sadak. Prenez » courage en la préfence de votre père qui vient » vous fauver. Mais oü eft votre mère , oü eft » ma chère Kalafrade » ? « Hélas ! nous n'en favons rien; lui répon» dirent fes filles d'une voix mourante ; quel♦» ques efclaves 1'ont enlevée de fon apparte» ment, lorfqu'eüe fe hatoit de venir k notre »fecours », - , « Béni foit le prophéte ! elle eft en füreté, » s'écria Sadak. Mais venez, mes enfans, hatez» vous de fortir du palais. Venez k moi, je vous >♦ porterai dans mes bras au travers des flames. » Plongez-vous feulement dans le bain, afin que » vos vêtemens mouillés réfiftent au feu ». En paffant par le bain des femmes , elles fe plongèrent elles-mêmes dans le baffin, & les efclaves en firent autant a 1'exemple de leur maïtre. Sadak, arrivé avec fes trois filles a la partie antérieure du palais qui étoit en feu, prit les deux aïnées entre fes bras, & les porta au trayers des flames , jufijji'a 1'entrée du bois. Ses efclaves  DES g É N I E S. ïjj efclaves le fuivirent. II regarde autour de lui > & ne voyant pas la plus jeune de fes filles j« Je » fauverai mon enfant, s'écria-t-il, ou je périrai » avec elle ». II traverfa une troifième fois les flames, La plus jeune de fes filles s'étoit évanouie, lorfque fon père 1'avoit quittée. II la trouva prefque fans vie. . Une feule de fes femmes étoit auprès d'elle ? réfolue de plutót mourir, que d'abandonner fa jeune maïtreffe a la violence des flames. Sadak prit fon cher tréfor entre fes bras , & commanda k I'efclave de relever fa robe & de le fuivre généreufement au travers des flames. Heureufement Ie vent portoit le feu d'un autre cöté du palais: de forte que ce père généreux courut moins de rifque cette fois que la première. Sadak, ayant ainfi fauvé fes trois filles, demanda k fes efclaves oü 1'on avoit conduit fa chère Kalafrade. Perfonne ne put répondre k fes queftions. Ses efclaves étoient raflemblés autour de lui, & il lui fut aifé de s'appercevoir qu'il en manquoit quatre , outre ceux qu'il avoit laiffés dans la plaine auprès de fes fils. Le feu étoit fi violent qu'il. n'avoit guères d efperance de fauver une partie de fes tréfors Tome XXX. ' H  U4 Les Contes 11 laiffa feulement dix efclaves pour travaillerk éteindre le feu s'il étoit poflible , & a arracher a la fureur des flames ce qu'ils pourroient. II en envoya d'autres chercher leur maïtreffe Kalafrade &c fes quatre efclaves, dans les différens bofquets du jardin, & dans les villages d'alentour. II donna ordre a fix autres de conduire fes filles dans la plaine de Re^eb oü elles trou,veroient leurs frères, & de fe retirer dans un village voifin. II avoit auffi ordonné a ceux qui étoient allés cbercher Kalafrade , de la mener au même lieu , s'ils avoient le bonheur de la trouver. Après ces difpofitions , Sadak s'enfonca dans 1'épaiffeur du bois, & dans les fentiers les moins inités, appellant fa chère Kalafrade , & les efclaves qui étoient égarés. II erra ainfi inquiet jufqu'a 1'entrée de la nuit. II avoit fait plufieurs milles dans le bois: voyant fes recherches inutiles, il prit le parti de revenir a fon palais, dans 1'efpérance que fes efclaves auroient peut-être été plus heureux que lui. II traverfa de nouveau le bois , a la clai té que les nuages y réfléchiffoient: car Pair fembloit embrafé. II parvint a la terraffe intérieure oü il vit les débris fumans du fuperbe édifice qui n'étoit plus. Les flames parurent fe rallumer a. fa préfence,  DES GÉNIE S. irj Ses efclaves vinrent a lui en pleurant : ils n'avoient point de nouvelles de leur maïtrefTe. Sadak, qui le matin contemploit'avec tant de fatisfatïion la campagne riante qu'embelliffoit le palais de fes ancêtres, n'y voyoit plus quune fcène lugubre & pleine d'horreur, éclairée par la lueur des feux qui confumoient fes bi^ns. Cependant aucune perte ne le touchoitautant que celle de fa chère Kalafrade. II ne doutoit plus qu'on ne lui eüt ravi Ia compagne de fa vie , & que les mêmes efclaves qui la lui enlevoient, n'euffent mis le feu a fon palais, pour accomplir impunément leur coupable deffein. Cette penfée le remplifïbit de la plus profonde affliction. II oublioit tous fes autres malheurs pour ne fonger qu'è celui d'avoir perdu celle qu'il adoroit, qu'il fe figuroit être livrée a la difcrétion de fes ravifTeurs. « O Alla ! difoit Sadak en frémiflant d'hor» reur, ö Alla ! fortifie ma foi; apprends-moi » a reconnoitre, même au milieu de cette nuit »affreufe, que ta miféricorde eft plus grande »> que les maux qui nous accablent, & que tu as toi-même tracé les fentiers de la deftruöion » oü la mifère atteint le jufte. Mes penfées fe » confondent, mon efprit fe trouble, je fuis » frappé d'effroi. Mais tes yeux percent, les téInèbres de Tabime, & tu guides les pas de tes H ij  n6 Les Co n tes w ferviteurs dans les vallées de la défolation. *> Cependant tu esjufte, pardonne ma foibleffe; » verfe le baume de Pefpérance fur mon ame «ulcérée par les coups terribles que tu lui » portes ». Alla écouta la prière fervente de fon ferviteur. Le cceur de Sadak fut fortifié par une fainte efpérance. Ses efclaves avoient retiré quelques effets du fein des flames. Quand Sadak les eut mis en lieu de füreté , il alla retrouver fes enfans au village ou ils 1'attendoient. II tacha de leur cacber la profonde douleur dont fon cceur étoit atteint; au lieu de s'affliger avec eux , il s'efforca de les confoler de la perte de leur tendre mère. Les amis de Sadak vinrent le trouver au village oü il étoit raffemblé avec fa familie. Les parens de Kalafrade lui offrirent de prendre foin de fes enfans, tandis qu'il chercheroit fa femme bien-aimée , & qu'il pourfuivroit fes indignes efclaves. Sadak accepta avec reconnoiflance 1'offre de Mepiki , le père de Kalafrade; & ayant embraffé tendrement fes enfans, il prit le chemin de la mer. II entra dans une felouque pour fe rendre a Conflantinople. Amurath venoit d'entrer au divan. II étoit  DES G É N I E S. U7 affis fur fon tröne. Sadak vint fe jetter a fes pieds. « Lève-toi, brave foldat, lui dit Amurath. » Sadak, continua le fultan , le bruit de votre » bonheur s'eft répandu par toute la terre. Ceux » qui ne portent point envie a la couronne » Ouomane, defirent encore d'étre auffi heureux »que Sadak 1'eft dans fa retraite paifible & » agréable. Sadak a-t-il quelque chofe a défirer ? » Pourquoi vient-il fe profterner en fuppliant » aux pieds d'un monarque » ? « Un foldat met fa joie dans les regards bien» faifans de fon prince , répondit Sadak. L'ceiï » gracieux tt Amurath fut 1'aftre de mon bon» heur , jufqu'au moment oü un revers funefte » eft venu troubler Ja joie délicieufe dont je »jouiffois fous fon heureufe influence ». « Que veut dire Sadak , reprit le fultan ? » Quels défaftres font venus le chercher dans fa. » paifible retraite » ? « J'exerfois mes quatre £ls dans la plaine de » Rept, dit Sadak; je leur apprenois Part que » leur prince chérit le plus ,lorfque le feu a pris » a Phéritage de mes pères ; & avant que je » puffe fecourir ma chère Kalafrade , quatre » efclaves Pavoient déja enlevée. Je Pai fait » chercher de tous cötés. Je Pai cherchée par» tout. Je n'en ai point de nouvelles. Tel eft , H iij  118 Les Conté s » ö Amuraih J le motif qui m'amène au pied de » ton tröne glorieux ». « Brave foldat, répondit le fultan , je te ren»> drai ton bonheur , je l'augmenterai,fi je puis. » Hafnadar Baski te paieraau doublé la valeur » de ce que tu as perdu. Je te donne vingt de » mes efclaves ; & pour ce qui eft de ta femme, « donne carrière a tes defirs; tu peux chercher » par-tout oü tu voudras une nouvelle Kalaf» rade ». Les paroles tt Amuraih furent comme le trait de la mort dans le cceur de Sadak. II répondit en foupirant: « O prince ! ordonne plutöt que »la juftice pourfuive les raviffeurs. Le plus r> grand don que tu me puiffes faire , c'eft de me » rendre ma chère Kalajrade». « Sadak , dit le fultan , ne doute pas que » Kalajrade , qui a été fi long-tems au pouvoir » de tes efclaves , ne foit contente a préfent de » fon nouvel état. Au lieu d'être I'efclave d'un y> feul, elle eft a cette heure la maitreffe de » quatre. Une femme feroit - elle capable de »troubler le cceur d'un guerrier ? Le fort de la » guerre les met dans nos bras; & en changeant >> de maïtre , elles changent d'affeöion ». Comme le chêne eft brülé par la foudre, ainfi le cceur de Sadak étoit tourmenté par les difcours ttAmurath. Cependant il eut affez d'em-  DES G É N I E S." 115 pire fur lui-même pour cacher le trouble de fon ame. II s'inclina jufqu'a terre devant le fultan, & fe retira. II parcourut ce même jour le Blfifien & toutes les places publiques, en s'informant de Kalafrade & des quatre efclaves. II vint enfuite au cöté de la ville oü fe tiennent les kvents ou porteurs d'eau. Point de réponfe fatisfaifante. Perfonne n'avoit vu Kalafrade , ni les quatre efclaves: perfonne n'en avoit entendu parler. Ce mauvais fuccès redoubloit fon chagrin ; mais il ne Pempêcha point de pourfuivre fes recherches exaétes. II parcourut fucceffivement les cötes oppofées de YEurope & de YAfie. Deux mois entiers fe pafsèrent dans des courfes inutiles. II ne put même obtenir aucun éclairciffe-r ment qui lui fit conjecturer oü fes efclaves avoient conduit leur proie. Cependant Kalafrade fouffroit le plus cruel traitement. Son fort étoit encore plus a plaindre que celui de Sadak. Lematin qu'elle futenlevée, elle étoit affife fur un fopha, entourée de fes efclaves. Elle entendit crier au feu de tous les cötés du palais ; & dans un inftant elle vit la flame qui s'élancoit dans 1'air de trois endroits différens. La confufion étoit générale. Kalafrade n'ouli a pas fes enfans. Elle voloit a leur fecours 3 H iv  ïio Les C o n t e s lorfqu'elle fut faifie par quatre efclaves quil'en* trainèrent par force hors du palais, Ils s'enfuirent avec leur proie a une des extrémités de la terrafle , ou une petite galère les attendoit, couverte par les arbres, dont 1'ombre s'étendoit au loin fur 1'eau. Ils la remirent aux mains d'un vieux eunuque qui étoit dans la galère , & qui, lui ayant jetté un voile noir fur la tête, la menaca de la jetter dans la mer, fi elle ofoit crier ou réfifier. Les menaces de Peunuque furent vaines. Kalafrade ne voyoit point de plus grand malheur que celui de perdre Sadak. Elle remplit Fair de fes cris lugubres. L'eunuque, fentant qu'il ne gagneroit rien par fes inftances, cria aux rameurs de faire force de rames , pour s'éloigner au plus vite de la föte. Kalafrade, enfermée dans la galère , ignoroit oii on la menoit. Le trajet ne fut pas long. On aborda bientöt: quatre eunuques noirs fe préfentèrent a la defcente de la galère ; & ayant enveloppé la belle f; gitive d'une vafte couverture de loie, ils Pemportèrent, fans fe laiffer attendrir par fes cris. Au bout de quelque tems , ils fïrent une paufê, & laifsèrent a Pinfortunée Kalafrade la Ifycrtfi de reipu er.  des Génie s: La belle affligée, jettanr des regards inquiets autour d'elle, vit qu'elle étoit dans un jardin planté de cyprès. Elle fe jetta aux pieds de celui de fes raviffeursqui lui fembla le chef des autres: elle le conjura d'avoir pitié d'une mère malheureufe, d'une époufe infortunée que 1'on enlevoit impitoyablement a fes chers enfans, & au plus tendre des époux. Les eunuques ne répondirent point. Celui qui commandoit aux autres leur fit figne d'envelopper Kalafrade dans la couverture de foie , & de la porter plus loin. Ils firent bientöt une nouvelle paufe , & la laifsèrent en liberté. La femme de Sadak leva fon voile. Les efclaves avoient difparu. Elle étoit dans une chambre obfcure , dont les fenêtres étoient garmes de grilles de fer. A un coin de la chambre , fur une petite - table, étoit un vafe rempli de riz bouilli, & une cruche d'eau. . Kalafrade courut a Ia porte , les efclaves Pavoient fermée en fe retirant. 11 lui étoit impoffible de fuir. Elle ignoroit oü elle étoit. Livrée è fa douleur, verfant un torrent de larmes, elle fe plaignoit en ces termes qu'interrompoiep.t fes foupirs.  'ui Les Contes « Hélas! pourquoi m'arrache-t-on des bras » de celui que j'aime ? Sadak , oii étois-tu , ö » toi la lumière de mes yeux! lorfque la main » de 1'oppreffeur étoit fur le fein de ta Kalaf» rade ? Oü étoit la force de ton bras, Pintrépi» dité de ton ame , lorfqu'ils enlevèrent ta » Kalafrade a fes chers enfans ? O fidéle Sadak ! «pourquoi fuis-je privée de la lumière de tes » yeux ? Pourquoi fuis-je privée de tes tendres » regards qui verfoient la joie dans mon cceur } » O Sadak ! n'avons-nous pas partagé enfemble »la lumière & les ténèbres ? Dans le fein de »Sadak j'étois a 1'abri de la tempête; & je » triomphois dans fes bras. « Ah Sadak ! Sadak ! Entends la voix de » Kalafrade, avant que le vil raviffeur s'empare » de fon cher tréfor. Mon amour pour toi, a » Sadak! étoit pur comme Peau qui tombe du » ciel. Les penfées de Kalafrade n'eurent jamais » que toi pour objet. Le matin je me réjouiffois » aux premiers rayons du foleil, paree qu'ils »> me procuroientle doux plaifir de contempler »> mon bien-aimé. Lorfque Sadak fe levoit, mon » cceur foupiroit. Lorfqu'il menoit fes fils a la •» chaffe( chaffe cruelle!) mes yeux Paccom» pagnoient dans le bois, & mes penfées le fui» voient dans la plaine. Lorfqu'il revenoit, fa «préfence étoit pour mon ame comme les  DES G É N I E S. lij »accords mélodieux d'une mufique céltfte. »> Lorfqu'il fouriok , fon fouris gracieux me » charmoit comme la douce lumière du matin. » Lorfqu'il parloit , le tendre fon de fa voix » pénétroit mon ame , comme la rofée du cie\ » s'infinue dans le fein de la terre , pour la fer» tilifer. Ta démarche étoit gracieufe comme » les ondes que forme dans 1'air le palmier de la » montagne , lorfque le vent agitc fes branches. « Oh ! quel barbare t'a arraché d'entre mes » bras ! Ah ! malheureufe Kalafrade , tu es a «préfent comme le voyageur au milieu des » loups de la forêt ; tu es comme un étranger » qui erre au hafard dans une plaine couverte » de neige s>. Kalafrade paffa plufieurs jours de fuite dans les pleurs, Elle ne vit qu'une vieille efclave muette qui venoit affidument chaque jour lui porter pour toute nourriture, un peu de riz bouilli & une cruche d'eau. Quelque peu qu'il y en eüt , c'étoit toujours trop pour la belle femme de Sadak qui ne fe nourriffoit que de fes larmes & de fa douleur. Jufques-la Kalafrade ne pouvoit conje£hirer quelles étoient les vues de fon raviffeur, & pourquoi il la tenoit fi étroitement enfermée. Ne voyant perfonne venir la chagriner , elle commenca a fupperter un peu plus paliemment  $%4 Les Contes fa fituation ; mais le fouvenir de Sadak & de fes chers enfans 1'affectoit toujours d'une manière également vive & douloureufe. Enfin elle vit paroïtre un des efclaves noirs qui 1'avoient enlevée. II portoit une robe verte & un turban jaune. A fon afpecf , Kalafrade recula d'horreur au fond de la chambre. L'efclave Ja pourfuivit avec un regard effroyable, & la prit par le bras. La belle Kalafrade, fe fentant faifie , remplit la chambre de fes cris. Ses larmes & fes gémiffemens n'émurent point I'efclave furieux ; il lui dit d'un ton déterminé qu'il 1'aimoit, & qu'il avoit deffein d'en faire fa maïtreffe. A ces mots , Kalafrade redoubla fes cris. L'efclave la preffoit entre fes bras,lorfque touta-coup cinquante eunuques entrèrent dans 1'ap-partement, fe faifirent de I'efclave noir , & délivrèrent Kalafrade de fes embraffemens impurs. La femme de Sadak fut étonnée de cette délivrance merveilleufe; mais elle fut faifie d'un nouvel effroi,lorfqu'elle vit approcher le puiffant Amurath. « Que eet efclave , dit le monarque, perde » Ia vie pour 1'injure qu'il a ofé faire k la » beauté ». Kalafrade, entendant 1'ordre du fultan , fe  D E S G É N I E S. ï2- jefta a fes pieds, & lui dk les larmes aux yeux « Seigneur, toi c^Alla a envoyé fur la ten-ê » pour etre le protetfeur de la vertu & le ven, » geur du crime , tu vois a tes pieds la com» pagne de ton fervkeur Sadak. O puillart » pnnce i lorfque Sadak apprenok a fes fils a »marcherfur les traces glorieufes de fes an! -cetres, quatre de fes efclaves ont mis Ie feu »a fa maifon, font entrés dans le Horam :"°n^ée^rfed--egalère,OH^ »couvrantd'un voile obfcur, i,s m'ont con. » dune dans cette caverne affreufe, oü jufqu'a :S?°M,,U fCUle &Ii™eamadouIeur M!1S 11 y 3 ^elq«« zomens que eet efclave «infame, que je foupconne être Pauteur bar"We de mes malheurs, eft entré d'un air fo» neux,pour me rendre vidtime de fa paffion -rnpure ; heureufement les gardes de mo" Seigneur m'ont délivrée de fa méchaneeté » cruelle Ce que je demande au puïffant AmZ >>-^ c'eft qu'il permettea fon efclave dl re »tournet vers Sadak. Daigne, ó prince " »neux! me donnerquelques-uns de ces gardes ^^^P-rmeeondui^alaLifiS » de Sadak, ton ferviteur ». Dès que Kalafrade eut fini deparler„W^ figne aux eunuques de fe retker.'n pr'7 a belleaffllgéeparlamain,&lapriadefel e  1x6 LesContes «Belle Kalafrade, lui dit-il, je fuis charmé » de votre récit ingénu. Cependant, ö reine de » mon cceur ! vous n'êtes pas d.ins la maifon » d'un efclave , mais dans les jardins du férail » A'Amurath ». A ce début, Kalafrade changea de couleur. La paleur de la mort ternit 1'éclat de fes joues & de fes lèvres. Elle s'évanouit & tomba , comme une fleur dont un vent impétueux bril* la tige. Amurath la fit fecourir d'abord par quelques femmes du férail. Elle ne revint que difficilernent; & dèsqu'elle vit encore Amutath devant elle , elle s'évanouit derechef. Cependant, au bout de quelques heures, elle reprit 1'ufage de fes fens. Alors Amurath lui paria ainfi: « Non , ma chère Kalafrade, il n'eft pas pof» fible au maitre de la terre de déguifer fes pen» fées , ni de parler contre les fentimens de fon » cceur. La diffimulation eft le partage des ef» claves. Le foleil n'a point d'ombre, & le » monarque de VAfie ne connoit point de dé» guifement. Kalafrade , je ne vous laifferai pas »long-tems en proie aux tourmens de 1'incerti»> tudes, & aux fupplices de la crainte. » Sachez donc, ö belle & aimable Kalafrade \ t> que j'étois jaloux de mon efclave Sadak, qui  DES G É N I E S. i1? » fe vantoit de goüter un bonheur fupérieür k » celui de fon maitre; & que je concus le deffein » d'abattre & d'humilier fapréfomption. " Les janiffaires étoient prêts a exécuter mes » ordres. Sa vie ne m'eiit coüté qu'une parole. » Mais je jugeai que la mort ne puniroit point » affez fa folie; & je Ie réfervai k une autre ef»> pèce de torture. » Je donnai ordre au chef de mes eunuques » de corrompre quelques-uns des efclaves de » Sadak, de les engager k mettre le feu aux *i quatre coins de fa demeure, de fe faifir de » Kalafrade , & de la conduire k mon férail ; » non pas que j'euffe alors aucun deffein parti» culier fur vous. Non ; la femme de Sadak me » fembioit indigne de fervir aux plaifirs XAmu. » rath. Mais fachant que vous vous glorifiiez » auffi dans la poffeffion de Sadak qui faifoit le » bonheur de votre vie , j'avois réfolu de vous » faire partager fon chatiment; & pour eet effet » je vous fis mettre dans cette fombre demeure,. » & nourrir groffièrement pendant quelques' » jours. J'ai fu votre premier défefpoir : j'ai » fu que, vous voyant tranquille fans être im>» portunée, vous commenciez k vous réfigner » a votre fort. Alors j'ai ordonné k un de vos » efclaves d'aller vous trouver , & de vous » forcer a condefcendre k fes vceux. Mais telle  12.8 Les Contes „ eft ma jaloufe fureur , que ma vengeance » n'eüt pas été complette, fi je n'euffe été té» moin de votre honte. J'ai fuivi I'efclave , a » deffein de me tenir caché , & d'obferver ce » qui fe pafferoit entre vous & lui. Je fuis venu » au moment qu'il entroit. Mais , ö aimable ♦> Kalafrade ! quel a été mon attendriflement, »lorfque j'ai vu les charmes que j'allois facrifkr 3t a ma vengeance ! » Dès que j'ai vu ces graces a qui tout doit » céder , j'ai juré la mort de I'efclave qui avoit » ofé concevoir la penfée de les profaner. J'ai » fait figne a mes eunuques de fe fakir de eet »infame; & déja fon fang coule en expiation »de fon infolence. » Mais ce n'eft pas-la tout ce qw'Amurath »veut faire pour la maïtreffe de fon cceur. » Kalafrade aura lieu de fe féliciter qae le fultan » de YAJie ait penfé a chatier la préfomption de » Sadak. Les courts inftans de votre chagrin, » ö Kalafrade! feront pour vous la fource du » plus grand bien que votre fexe puiffe défirer. » Vous avez gagné le cceur tt Amurath. Ses pa» roles ne font point vaines. J'en attefte Mahonmet. Kalafrade fera la fultane bien aimée » tt Amurath. La tendre Kalafrade fut frappée de ces mots comme de la foudre. Elle tomba évanouie entre • les  » E S G É N I E Si ti^ les bras du chef des eunuques qui étoit derrière . elle. « -Douhor,&t Amurath ,}e Vois que Kaldf-adê » ne peut réfifttr a 1'exces de la joie dont elle eft » tranfporté.?. Ta-dis qu'elle eft dans 1'extafe » d'un bonheur trop grand pour une mortelle , »faites-la porter dans les plus riches apparte* » mens du férail, oü celles que nous honorons » de nos faveurs joiüffent de ia préfence de leur nfeigneur. Qu'on lui rende les horrtnages ciüs » a la fultane du monarque de l'A/ïe »> Tandis que Doubor & les autres eunuques s'empreffoient a exécuter les ordres du fultan , Amurath entra au bain , & fe fit habiller magnifiquement. II envoya demander enfuite au chef des eunuques fi Kalafrade étoitrevenue de 1'extafe oü il 1'avoit laifl'ée. Le chef des eunuques vint trouver Amurath f la triftefle.peinte dans les yeux. « Quoi 1 dit Amurath en voyant Pair affli^é y> de fon efclave , la belle Kalafrade n'eft-elle » pas encore revenue du premier tranfport de » fa joie qui Pa prefque fuffoquée >» ? * Seigneur de ma vie, répo- dit Doubor, nous »avons ufé de tous les remedes imaginables « pour faire revenir notre belle maitreffe: elle Tornt XXX, i  130 Les Conté s » efl: encore étendue fans mouvement fur le » fopha oü nous 1'avons mife ». « Si cela eft ainfi, reprit Amurath, j'irai dans » Pappartement voifin, d'oü je pourrai contem» pier, fans être vu, la joie qui naïtra dans fon >► cceur, lorfque fes yeux verront la magnifi» cence qui 1'environne ». Amwath paffa dans 1'appartement voifin de celui oü étoit Kalafrade , d'oü il put la contempler a loifir. Elle ouvrit bientöt les yeux , elle vit avec un mouvement d'indignation les richeffes prodiguées autour d'elle. • Les muets étoient debout des deux cötés de la femme de Sadak, les plus belles efclaves étoient a terre fur de riches tapis, & formoient deux ceicles autour du fopha : plus loin les eunuques étoient fous les armes', n'ofant lever les yeux. A cette vue, Kalafrade s'écria dans fon défefpóir : « Sadak', 6 Sadak ! viens me » délivrer de cette pompe horrible »! D^ns fon cniportement, elle bfifa les magnifiques bracelets de diamans qu'on avoit attachés a fes bras pendant fon évanouiffemënt , les guirlandes dc rubis qui flottoient fur fes vêtemens , les riches colliers de peiies & d'émeraudes qui pendoient fur fa gorge. Puis fe regardant avec un peu plus de fatisfaction , elle dit: « Si j'ai encore quelques attraits qui puiffent  DES G É N I E Si ïj, 6 tenter les méchans, & les porter k outrager » honneur de Sadak , je les facrifierai a notre » foi mutuelle ». En même tems elle porta fes mains délicates fur leslys &Iesrofes de fes joues ;& avant que les eunuques puffent 1'en empêcher, elle fe mit le vifage en fang. Amurath ne put fe contenir davantage : il entra dans I'appartement, & vit la femme de Sadak toute couverte de fon fang. « Efclaves , dit-il aux eunuque's, votre vie » me répondra de votre négligence. Vous m'a» vez privé de tout mon bonheur. Voyez ma >> chère Kalafrade , comme elle eft défigurée » »Amurath ne jouira point de fes embraffe» mens !.. .. » Mais , ajouta-t-il avec plus de fureur fi «leur négligence mérite la mort, quelles tortures doivent être réfervées k celle qui ofe » Penfer k 1'amour d'un efclave , lorfque Ie » grand & puifiant^Wa daigné 1'introduire » dans le férail de fes plaifirs ». »Oui, grand prince, je mérite la mort, dit » Kalafrade en fe jettant aux pieds dVW«« , »je merite Ia mort: qui me la donnera ? Helas J » Qui peut mWoudre de la foi que j'ai donnée i » ou..... » « Efclave , reprit Amurath en s'éloigaant lij  t^i Les Contes >> d'elle , ne lbuille point mes vêtemens de ton '» fang impur, ni mes oreilles par les cris de ta y> rébellion. Je te laiffe ici trois jours , jufqu'a » ce que les traces de ton défefpoir aient dif» paru. Difpofe-toi a recevoir alors mes ca» refies , ou a voir la tête de Sadak noircir au » foleil devant les fenêtres du férail ». Amurath laiffa Kalafradebaignée dans fon fang & dans fes pleurs. Mais il donna ordre au chef des eunuques de refter auprès d'elle, d'avoir foin qu'on lavat & pensat fes bleffures; de manière que fa beauté n'en fouffrit point. La belle inconfolable rejetta tout fecours. Abimée dans fa douleur profonde, elle refufa eonftamment de goüfer des mets délicieux qu'on lervit devant elle. Doubor fe jetta a fes pieds , 8t la pria de confidérer les fuites que pouvoit avoir fa réfiftance. Kalafrade dédaigna de répondre a fes repréfentations. Son efprit étoit trop frappé du malheur préfent, pour en imaginer de plus terrible que cehii d'être la victime de la paflion d'Amurath. Le jour fuivant, Kalafrade s'affligeoit, affife fur le même fopha. Elle penfoit a fon cher Sadak. Elle vit, par hafard un petit oifeau perché fur la fenêtre de fon appartement qui donnoit fur les jardins du férail, &c qui étoit ouverte. De  des G é n i e s.' 13 J la fenêtre , 1'oifeau vola fur le doigt de Kalafrade ; & la , déployantfon petit.gofier, il fembloit vouloir charmer par fa douce mélodie le chagrin dont elle étoit atteinte. Quand 1'oifeau eut fïni fon ramage innocent, Kalafrade , furprife de fon extréme familiarité, le carefla, en lui diiant : « Aimable chantre de 1'air, le ciel t'a donné » les ailes de la liberté. Tu voles fans contrainte » oii tu veux. Tu batis ton nid loin de la malice, »des hommes ; & tes petits repofent dans » un lieu ou Amurath ne t'empêche point de » volër ». Les plaintes de Kalafrade furent interrompues par une petite voix a laquelle elle prêta attentïon , ne s'imaginant pas d'abord qu'elle put venir de 1'oifeau. Elleentendit diHinaement ces mots: « Aimable maitreffe des penfées de Sadak x m ne t'étonne point d'entendre parler un oifeau. » Les caufes les plus foibles peuvent produire » les plus grands effets dans la main du fort» » Ainfi Alla fe fervit de Porgane d'une colombe^ » pour donner fes inftruöions céleffes au pro» phète de la Mecque, » Kalafrade envie mon fort , paree qu'elle » me regarde comme un enfant de la liberté. » Son imagination fe figure que je voie fans i iii  134 Les Conté s, » ceffe fur les aïles du plaifir. Elle voit mon vol wraplde dans les plaines de 1'air; elle entend » mes chants dans les bocages, mais elle n'eft » pas témoin de mes travaux dans ces mêmes » bofquets, & des craintes continuelles oii je » fuis des dangers auxquels m'expofe mon ex» trême foibleffe. Si la plume légere qui m'élève » au-defTus de la terre , me rend fupérieur aux » hommes a eet égard, cependant ils ont trouvé » 1'art de me rendre ce fecours inutile,lorfquils » ont réfolu de me perdre : je meurs dans les v piéges qu'ils me tendent. Mais il me fuffit de « favoir que je fuis la créature d'Alla , dont la » fageffe a donné des bornes aux facultés des » êtres vivans. » A préfent, ö Kalafrade ! il vous femble que » j'ai paffé ces bornes; c'eft en vertu d'un ordre v fupérieur, & pour obéir a la puiffante Adiram » qui préfide au fort de la familie vertueufe de » Sadak. C'eft elle qui parle par rha voix , &c » qui fe fert de eet artiflce innocent pour venir » confoler Kalafrade malgré le jaloux Amurath. » Voici ce qu'elle dit a la femme de Sadak : » Belle afHigée , efclave d'un vil oppreffeur, »ne craignez point des maux qui font des >♦ épreuves de la vertu , & non les fruits cor» rompus du vice. Le méchant ne triomphera » pas toujours. Le baton fur lequel il s'appuie,  DES GÉNIE S. 135 .»> fe brifera. Les nuages qui couvrent les cam» pagnes , retombent en pluie bienfaifante pour » les fertilifer ; & lorfque 1'orage eft paflé, le » cahne qui fuccède en a plus de douceur. II eft » glorieux pour les enfans de la foi, de foufFrir » avec patience les revers , & de réfifter avec » courage aux tentations les plus délicates ».— L'oifeau alloit continuer de répéter les lecons d''Adiram, lorfque le chef des eunuques entra. Le chantre ailé prit la fuite , & s'envola par les fenêtres dans les jardins du férail. Doubor s'approcha du fopha de Kalafrade, & fe jetta a fes pieds. « Aimable Kalafrade , dit 1'eunuque trem» blant, c'eft a 1'interceftion iïElar , le père » glorieux du feigneur de tes penfées , que » Doubor doit la vie. Lorfque le grand Elar, » père de Sadak , combattoit fous les étendards »> de Mahomet,vers les frontières de YEfclavome, » & que leshabitans de Sagrab fuyoient devant » lui, la veuve de mon père & fes filles étoient » au nombre des fugitifs. Ma pauvre mère, qui » me donnoit alors le fein , m'avoit chargé fur v fes épaules , & elle tenoit par la main mes » deux fceurs qui avoient peine a la fuivre. » Ainfi chargée & embarraffée, elle n'étoit pas " en état de marcher aufii vïte que fes frères ; ceux-ci, fongeant uniquement a fe fauver I iv  336 r L e s Conté s » eux-mêmes, refusèrent de porter fon bagage» » ayant affez du leur k porter. » Ma mère Idan fentit qu'il lui feroit inutile »> de vou'oir prendre la fuite avec fes enfans s*incapables de la fuivre ; & refolue cependant v de ne les point abandonner k la fureur des j» ennemis, elle s'affit fur le bord du chemin ; » & tandis que je pendois a fon fein , elle em« » braffoit tendrement fes deux filles. »Tandis qu'elle recevoit leurs innocentes » careffes , elle appercut de loin 1'avant-garde » de 1'armée de Mahomet. Deux janiffaires virent »la miférable veuve , & vinrent k elle. L'age » avoit fait difparoitre les graees de fes joues. » Mais fes deux filles fixèrent leur attention, »> Liberak , Painée , étoit belle ; & les pleurs qui »> couloient de fes yeux reffemb'oient k des w perles fur 1'éclat vermeil de fon teint : elle v étoit comrne "ne rofe couverte des larmes de » Paurore. H'uab , la cadette , aufli défolée que p fa fceur , étoit auffi belle. » Celle-ci eft pour moi, dit un des janiffaires j» er: fe faififfant de la charmante Liberak. Et moi, » je prencls Pautre , ajouta fon camarade en » voutant fè finfir dc Pa'mable Hirab». » Idan . rr a pauvre mère , tenoit foriement p, fes èeux filles par la main , invoqnant inté* $ ïkUïtïR^^ ÏSS Dieux des chrótitns 4 & le.3  DES G É N I E 5. 137 w appellant k fon aide. Les jariffaires s'effor« coient de ravir leur proie , & ils trouvèrent « plus de réfiilance qu'ils n'en attendoient. Le « premier voyant qu'il ne pouvoit obtenir au» trement liberak, tire fon cimeterre, & coupe « la main de la malheureufe Idan qui tenoit fa « fille. » L'autre raviffeur, voyant le fuccès barbare » de fon camarade , fe mettoit en devoir d'ob* ten,r Hirab > pa»" la même voie ; lorfqtt^Azr, «qui commandoit cette avant-garde, arriva » avec le refte de fa troupe. Voyant le deffein « cruel du janiffaire , il le frappa de fon cime» terre, & 1 erendit mort fur le chemin- »Le premier s'enfuit , craignant le même » fort. Elar eut compafTion d'Idan & de fes «enfans. II lui donna une garde, & envoya » chercher un habile médecin pour panfer fa « b'efTure. « Ce fut en vain: Idan ne profita point de » la générofité d'Elar. Affoiblie par la grande « quantité de fang qu'elle perdit , elle expira « entre les bras de fes deux filles, avant qu'on « put la fecourir. « Liberak & Hirab , collées fur le vifage de « leur mère Idan , ne ceflbient de pleurer. Les » efclaves qu'^r avoit mis auprès d'elles pour » les fervir3 ne purent parvenir k leur faire  i3§ Les Co n tes »prendre la moir dre nourriture. Elles pafsèrenf »ainfi les trois jours que dura la déroute des Efclavons pourfuivis par les Turcs. II ne fut » pas pofïible de les arracher de deffus le corps » mort de leur bonne & tendre mère. J'étois » nourri par une efclave d'Elar. » Mes deux fceurs Liberak & Hirab, épuifées » de fatigue , & fuccombant a 1'excès de leur »afflittion , fuivirent bientöt Idan dans les » fombres régions de la mort. Je rcftai feul » aux mains de I'efclave d'Elar. Lorfque 1'ar»mée viöorieufe revint de la pourfuite des » ennemis , elle me préfenta a fon maïtre , & » lui raconta la mort malheureufe de ma mère » & de mes fceurs. »Elar, voyant quelque vivacité dans mes » yeux, me voulut du bien : il ordonna a 1'ef» clave, ma nourrice, de me préfenter a Maft hornet, ce qu'elle fit; & Mahomet me fit élever » pour le fervice de fon férail. La première » chofe que j'appris , ce fut 1'hiffoire que je » viens de vous répéter, & qui me fut racontée » par I'efclave , ma nourrice. » Après cela , ö Kalafrade, vous ne devez » pas être furprife de mon affection pour Sadak, »le fils de mon premier maitre Elar, dont la j+généreufe protettion m'avanca auprès de » Mahomet, & fut ainfi la première caufe de  DES GÉNIE S." »> I'honneur & du pofte avantageux dont je »jouis par la faveur du puiffant Amurath. Mais » héias ! dois-je efpérer d'être cru fincère & » réellement attaché a la perfonne de Sadak, » moi qui, par 1'ordre tt Amurath, ai corrompu » fes efclaves, & les ai aidés a amener fa femme » bien aimée dans ce férail ? _» En vérité , belle & fidéle Kalafrade , mon »ignorance dolt me fervir d'excufe. Elevé » dans ces lieux , jamais je n'y connus d'autre » bi que la volonté de mon maitre , & j'ai cm »jufqu'ici qu'il n'y avoit point de femme qui » ne dut s'eftimer heureufe de pofféder la ten» dreffe du puiffant Amurath. » Mais ie défefpoir de la femme de Sadak, fa » conftance , & Je généreux mépris qu'elle » temoigne pour une grandeur qui doit être le »> pnx de l'infidélité, me font fentir jufqu'a quel » point ,'ai offenfé le brave & illuRre Sadak, » & dans quel abime de malheurs j'ai plongé la » yertueufe Kalafrade. Hélas! a cjuoi eüt abouti » ma refiftance aux ordres tt Amurath ? La mort » eüt été le cMtiment de ma défobéiffance , & » un cceur plus barbare que le mien eüt fecondé »les cruels deffeins tt Amurath fur vous. II ne » s'agit plus ici de m'excufer. Je veux fervir la » femme de Sadak, le fils de mon glorieux pro"tefteur. C'eft la feule excufe qu'elle puiffe » agreer ». 1  140 Les Conté s « Doubor, répondit Paimable Kalafrade , j'ai »tout lieu de foupconner la vérité de votre » hiftoire. Mais fi vous avez réellement envie » de me fervir , comme vous me le témoignez, » ouvrez-moi les portes du férail, & conduifez» moi a 1'inftant au palais de Sadak , le feigneur » de mes penfées ». « Quoi! répliqua Doubor, Kalafrade ignore» t-elle combien de gardes veillent jour &C nuit » autour & dans Pintérieur du férail ? Qui » pourroit fortir de ces lieux fans être apperc,u? » O maitreffe chérie du cceur de Sadak ! ne » favez-vous donc pas qu'un nombre infini de » muets & d'eunuques rödent fans ceffe dans » ces lieux , & que mille janiffaires entourent » ces murailles, tant du cöté de Peau que du » cöté oppofé ? Non , belle captive, il ne faut » pas fonger a fortir d'ici fans le confentement j» de celui qui vous y retient ». « Ame fervile, dit Kalafrade , eft-ce donc-II «toute la confolation que tu viens m'offrir? » Barbare, les témoignages de ton dévouement » aboutiffent h confirmer mon malheur. Non , » fans doute, tu n'ës pas un Turc; mais un lache » apoftat, qui te plais a tourmenter une malheu» reufe que tu ne peux fècourir. O Sadak l »> Sadak t étoit-ce pour cela que ton généreux » père £/drépargna le fang d'ltn chrétien? Etoit-^  bes 'Genie s. 141 » ce pour qu'il fut le plus cruel inftriiment de la » méchanceté d''Amurath contre toi ? De tels » contes font faits pour étouffer la pitié dans un »» cceur guerrier , & pour juftifier la barbarie w de ceux qui n'épargnent ni fexe ni age »! Doubor , le chef des eunuques, répondit en ces termes : « Doit-on blamer le fier courtier de ne pou» voir voler dans la carrière fans le fecours de »la terre qui le porte ? Doit-on fa voir mauvais » gré a 1'olivier de ne fe pas couvrir des grappes » délicieufes d'oü coulent des flots de vin ? » Quoique Doubor ne puiffe pas tirer Kalafrade t> de ces lieux , cependant il peut trouver Ie y> moyen d'empêcher Amurath d'exécuter fes m deffeins barbares ». « Ah! s'il étoit vrai, reprit vivementKalaf» rade, .... Fidéle & généreux Doubor, mes » foupcons étoient injuftes. Pardonnez quelque » chofe a 1'accablement oü je fuis. Le crime » habite ces lieux ; & la noirceur de 1'ame du »maitre a bien dü me faire craindre que fes » efclaves ne futfent auffiméchans que lui. J'ac-; »> cepte votre bonne volonté, & vous me voyez » difpofée a me laiffer conduire par vos fages » confeils ». « Le plus grand foible $ Amurath, continua le » chef des eunuques, c'eft 1'orgueü: fon amoür  i4* Les Contes » eft Teiclave de la fierté de fon ame ». « Oh ! cela étant, dit Kalafrade , en inter» rompant Doubor, je ferai i'imaginable pour » mériter fon mépris. Je veux paroitre vile aux » yeux de fon orgueil. J'irriterai fon ame hau» taine; il me méprifera & me chaffera de fon » férail, comme une créature indigne de fon » attention ». « Hélas! reprit Doubor, vous ne connoiffez' » pas toute la méchanceté d:'Amurath. Belle » Kalafrade , une telle conduite le porteroit k »inventer de nouveaux genres de fupplices »pour Sadak , dont il fait que le cceur de tt Kalafrade eft éperduement épris. Non , ma tt charmante maitrefle , il faut ufer d'un autre » artifice , fi vous voulez éviter les maux que » vous craignez. Tant qu''Amurath fera perfuadé >> que vous aimez Sadak , rien n'appaifera fa » fureur. Peut-être il s'amufera quelques inftans » a contempler le tendre objet qu'il adore. Mais » bientöt fa jalöufie réveillera dans fon cceur la tt cruauté affoupie , & 1'infortuné Sadak fera la tt vidtime de fa rage. Non , Kalajrade , quand tt même vous paroitriez vouloir céder a fes » defirs , quand il jouiroit de vos faveurs , rien » ne défarmera fa colère , s'il foupconne qué»> vous aimiez encore Sadak. Telle eft fon amt) bition féroce , il veut dominer jufques fur les  S E S GÉ NIES. ^145 » penfées les plus fecrettes de ceux qui font » foumis & fa puiffance ». * ° Doubor! dit Kalafrade, oü tendent ces » difcours? Ciel! qu'allez-vous me confeiller»? «Ne craignez rien, belle Kalafrade, dit le » chef des eunuques. Je veux vous délivrer, » même des vaines terreurs de votre imagina»tióri. Dans le vafte océan , il y a une grande' »ifle environnée de rochers inacceftibles , & »bordée d'écueils perfides , d'autant plus 1 » craindre qu'ils font plus cachés. Au centre » de 1'ifle fur le fommet d'une montagne, coule »-une petite fource dont les eaux ont la vertu >* de faire oublier a ceux qui en boivent, tout » ce qui s'eft paffé auparavant dans tout le cours » de leur vie. Mais I'accès de cette fource eft ft * difficüe, que perfonne n'a encore pu , jufqu'a » ce jour , porter une goutte de fes eaux fur fes' » lèvres, quoique plufieurs mille héros aient » tenté 1'entreprife. » Voici a préfent le confeil cue je vous donne. ü Quand Amurath vienclra vers vous , aimable » Kalafrade , recevez-lé avec douceur , avec » foutniffion ; lorfqu'il vous breffera de céder k » la violence de fon amour, 'promettez-lui de » vous rendre a fes defirs , k' condition qu'ü » vous procurera des eaux de la fource d'oubli; * afia Tlle > perdant le fouvenir de votre an-  *44 Les Contes j* cienne ïnclination pour Sadak, vous eri foyeï y plus digne du conquérant de la terre ». « Ah, Doubor! Doubor ! répondit Kalafrade, » comment prendrai je fur moi de manquerau » refpect dü a Sadak, même par feinte ? Je »> crains jufqu'a 1'ombre du crime. O Sadak! » ö le bien-aimé de mon ame ! pourrai-je me » dire la maitreffe de ton tyranck du mien? » Mon cceur pourra-t-il oublier un inftant notre » union délicieufe ? Pourra-t-il paroitre 1'ab» jurer ». « Compagne vertueufe de Sadak, continua v 1'eunuque , ne vous faites pas une peine »> d'un ftratagême néceffaire. Voyez quel fera » votre fort & celui du maitre de vos penfées, » fi vous refufez de fuivre ce confeil. Ne vaut» il pas mieux paroitre oublier Sadak, que de »lui faire le plus grand affront qu'il puiffe re» cevoir , en fubiffant, même malgré vous, la » loi d'un amour impur » ? « O Doubor ! dit Kalafrade, il n'y a point » de mal comparable a celui que mon cceur » appréhende le plus ; &C tout m'eft permis » pour éviter les careffes infames d''Amurath. » Sadak me pardonnera tout ce que je ferai » par ce motif». » Belle Kalafrade , ajouta Doubor, en prej> nant congé d'elle, je n'aurois point ofé refter n fi  BES GÉNIE S.1 i4j » fi long-tems profterné è vos* pieds, fi Amu~ » rath ne m'avoit ordonné d'efTayer tous les «moyens de vous fléchir, & de ne revenir » que lorfque je vous aurois difpofée a le traiter » favorablement. Je vais le préparer k fe laifTer » tromper aux feintes promeffes de fa ful» tane ». « Sa fultane, ó Doubor ! épargnez-moi ce » nom odieux, dit Kalafrade; il n'en eft point » que je détefte davantage ». Le chef des eunuques s'inclina jufqu'è terre, & fe retira. » Le difcours de Doubor, dit Kalafrade en » elle-même, quand il fut forti, peut bien n'être » qu'un conté inventé pour charmer la douleuf » d'une ame affligée. Mais comme il ne fcau# roit me faire changer de réfolution , j'agiraï » comme fi j'y ajoutoisfoi. Si fes paroles font » vraies, fon confeil peut m'être utile ; le pis* w aller, c'eft qu'elles diffèreront pour quelque » tems le malheur que j'ai trop lieu d'appré» hender ». Lesfages inftru&ions del'oifeau tfAdh-ah, & les flatteufes efpérances que Doubor venoit de donner k Kalafrade , avoient mis fon efprit fi k l'aife , qu'elle commenca k permettre qué fes femmes I'approchaffent. Elle prit quelque nourriture : elle fonffrit qu'on owkt fa beauté. Tornt XXX. K.  146 Les Contes des riches parures qu'elle avoit brifées & dé- chirées deux jours auparavant. Le foir du troifième jour, les efclaves du férail vinrent lui annoncer la vifite d''Amurath. Le fultan entra, & la femme de Sadak fe profterna en fa préfence. «Kalafrade, dit Amurath, dites-moi, avant » de vous lever, fi vous naettez de la diffé» rence entre 1'amour d'un efclave , & la fa» veur d'un monarque ; fi vous völerez amou» reufement entre ces bras prêts a vous rece» voir, ou s'il faudra vous forcer d'être heu» reufe »? « Lumière des fidèles, maitre de la terre, »répondit humblement Kalafrade , toujours » profternée , votre efclave ne fc^uroit recon» noïtre affez la préférence que vous daignez » montrer pour un objet qui fe fent indigne » de vos égards. Mais, ö mon feigneur ! ne » parlez point du rang & des honneurs oü vous » voulez m'élever. Ménagez ma foibleffe. Crai» gnez que mon imagination, éblouie par des » penfées fi fublimes, n'en foit confondue, & » que 1'excès d'un tranfport auquel mon cceur » ne pourra réfifter, ne plonge Kalafrade dans » les horreurs d'une nuit éternelle ». « O changement auffi merveilleux qu'inat» tendu ! s'écria le fultan au comble de fa joie,  DÉS GÉNIE S. 147 » ,&£ fe baiffant pour relever Kalafrade: quelles » douces paroles ai-je laiffées tomber k terre ! » paroles plus précieufes pour moi que mon » Empire. Faites-moi entendre encore ces doux » fons, ö belle Kalafrade ! Que mes oreilles » les entendent mille & mille fois ; & deman» dez au puiffant Amurath la récompenfe que » vous voudrez pour la douce violence que je » vous ai faite ». «Hélas, hélas ! continua Kalafrade, qu'ai» je ofé dire en préfence du fultan, mon fei» gneur ! Le puiffant Amurath élèvera-t-il la » fille d'un payfan jufqu'au faite de la fuprême » grandeur? La femme ridée de Sadak, la mère »d'une familie nombreufe, la dernière des » pauvres habitans des cötes du Bofphore, de» viendra-t-elle la favorite d''Amurath, & la » fultane de 1'empire Ottoman } Non, Kalaf»rade n'a pas la préforaption de s'en flatter: » ellefent trop fa baffeffe. Infenfée Kalafrade, » Amurath rit de ta folie, & ne femble vouloir » t'élever fi haut, que pour rendre ta chüte « plus terrible. » Comme la tortne élevée au plus haut des » airs entre les griffes de 1'aigle retombe avec «plus de violence fur la pointe des rochers, »> lorfque 1'oifeau fuperbe lache fubitement fa » proie : ainfi Kalafrade fera honorée & com- Kij  i4§ Les Contes wblé de gloire, jufqu'a ce qu'il plaife è ceux » qui triomphent de fa baffeffe, de la rendre » a fa première mifère, qui lui fera pour lors » un tourment». « J'en jure par le fang facré du prophéte » qui coule dans mes veines, dit Amurath ; je »» rempürai ma parole ; Kalafrade fera la ful•» tane de mon cceur ». « Mais, reprit Kalafrade, le puiffant Amw » rath ne fera-t-il point offenfé, ft fon efclave » ofe lui faire une demande ? Permettra-t-il è » Kalafrade de le fupplier d'une grace qui » regarde fon bonheur » ? « Kalafrade , dit Amurath avec émotion , » prenez garde a ce que vous m'allez deman» der : car fi Pindigne Sadak occupe encorè ti vos penfées, & qu'il fok 1'objet de la grace » que vous defirez, le feu de ma colère torn» bera fur vous & fur lui ». « Le nom de celui qui a excité la haine $Aamurath eft bien loin de malangue, répondit » Kalafrade. Banniffez de tels foupcons, 6 » Prince gracieux ! — Mais hélas! je n'ai pas »lieu d'efpérer que ma demande me fera ac» cordée ; &, cependant, fi elle ne 1'eft pas, je » ne puis être heureufe, ni mériter 1'amour » du Sultan ». »>Non, glorieux & puiffant Amurath, n'ef-  DES G É N I £ s. 149 h pérez point de gouter un bonheur parfait » avec celle dont la joie fera fans ceffe em» poifonnée par le fouvenir importun de ce » qu'elle a été autrefois. Comment pourrai-je »> rendre k mon prince le jufte retour de ten» dreffe que mérite fa noble ardeur, lorfque » mon pauvre efprit fera accablé par la trifie » penfée de mon premier état ». « Vous la perdrez bientöt, cette penfée qui » vous chagrine, reprit Amurath. Mille plaifirs » vous environneront de toutes parts, ö Kalafv> rade ! le foleil & la lune feront tour-è-tour »témoins de votre bonheur. La danfe, Ie » chant, la mufique, le bal, le fpeöacle, des » fêtes publiques & des plaifirs fecrets fe fuc» céderont tour-a-tour, & leur continuité non; »interrompue ne vous lailfera pas le tems de » fonger è ce que vous futes autrefois. Votre » cceur ne formera point de defir qui ne foit » auffi-töt fatisfait; & votre efprit fertile fera » embarraffé a imaginer qu'il manque quelque » chofe a votre félicité ». « Prince de ma vie, répondit Kalafrade, je » ne doute point de votre pouvoir, ni de la X fincérité de vos difpofitions k mon égard. » Vous me menerez de fête en fête, de plaifir » en plaifir ; mais vous ne pourrez jamais em» pêcher que le fouvenir cruel de ma baffeffe K tij  ïjo Les Contes $•> paffee & de mon indignité ne répande fon » amertume fur tous les plaifirs que vous me »♦ promettez, & dont je ferai incapable de t> goüter la douceur ». « Pour vous prouver ma fincérité, & vous » faire voir combien je defire de fatisfaire tous les defirs de Kalafrade, dit Amurath, » vous me voyez difpofé a écouter votre de» mande \ & a vous 1'accorder. Mais, je vous » le répète, prenez garde qu'elle n'ait Sadak » pour objet ». « Gracieux Amurath , dit Kalajrade , parn donnez la préfomption de votre efclave, & s> je parlerai». »Montrez-moi les defirs de votre cceur, m répliqua le fultan ; & s'ils font compatibles » avec notre amour, je les remplirai, même » au prix de mon empire ; ce ne feroit pas » payer trop cher la tranquillité de ma chère » Kalafrade ». » Seigneur, dit Kalafrade , j'ai entendu par»Ier d'une fontaine, dont les eaux ont la » vertu de faire oublier d'abord a ceux qui en »> boivent, toute leur vie paffee. Que le puif» fant & glorieux fultan de VAJïe , a qui rien » n'eft irapoffible , me jure, par le Prophéte, »> que je goüterai des eaux de cette fource » avant qu'il daigriè me recevoir dans fes bras.  DES GÉNIE S. 151 »Lorfque les eaux d'Oubli auront effacé dé >> mon efprit le fouvenir de ma vie paflee , » alors je ferai entièrement I'efclave d'Amu» rath, de corps & d'affeciion ». « Dites plutöt la maitreffe de mon cceur, w répliqua vivement Amurath. O mon aimable » & chère Kalafrade ! je vois que vous m'ai» mez, que vous voulez être entièrement a » moi. Je jure donc par Mahomet, que je mé» riterai le bonheur ou j'afpire, par mon em» preffement a remplir vos defirs. Je ne vous » parlerai plus de mon amour, avant de vous » avoir fait goüter des eaux de la fontaine » d'oubli, pourvu que dans deux jours vous » me trouviez quelqu'un qui me dife oii elle » coule ». Kalafrade fe jetta aux pieds d'Amurath, & dit:« Seigneur, vous venez de comhler votre » efclave de joie. Vous ne 1'avez pas feule» ment retirée de 1'obfcurité, vous avez re« nouvelle la fource de fa vie. Ayant perdu le » fouvenir du parTé, je pourrai déformais cher» cher a plaire au gracieux fultan de VAJie, fans » être inquiétée par les penfées rampantes de » mon premier état». « Levez-vous, belle Kalafrade, dit Amurath, » tranfporté de joie & d'amour ; mais , ajouta» t-il, en la regardant avec tendreffe, qu'ai-je K iv  15?. Les Contes » fait ? J'ai différé mon bonheur de quelques » jours. — Je 1'ai juré par Mahomet; & je vais »>me hater d'accomplir les defirs de Kalafrade»* Suite du conté de Sadak & de Kalafrade* JL( A belle Kalafrade, enchantée de la réponfe d''Amurath, s'applaudifToijt en fecret de la réuffke du firatagême que Doubor lui avoit fuggéré. Le fultan fit appelier le fage Balobor, qui connoiffoit toutes les productions naturelles de la terre. « Balobor, lui dit-il, vous a quj la na»turg a fait confidence de fes plus intimes fe» crets, pourriez-vous me dire en quel endroit * de la terre coule une fource dont les eaux » ont la yertu particuliere de faire oublier k » ceux qui era boivent, tout ce qui s'efi pa{fé » auparavant dans le cours de leur vie ? m Si le puiffant Amurath, répondit le fage » Balobor, veut bien me permettre d'aller conwfulter mes livres, demain avant le leyer du # foleil , je dirai au glorieux fultan de XAjie, oü » coide cette fource, fuppofé que la terre en »» produlfe une de cette nature. » Des que Baloboreut quitté Amurath,le prince jmpafient, envoya chercher le chef des eunuques , lui fit part de 1'cntretien fecret qu'il avoit  PES GÉNIE S. 155 eu avec Kalafrade, & lui demanda s'il connoiffoit la fontaine d'Oubli & oii elle couloit. Doubor reconnut, k cette queftion, que Kalafrade avoit fuivi fon confeil, & qu'il avoit réuffi. Mais le prudent eunuque fe donna bien de garde d'avouer qu'il favoit ou étoit la fontaine d'oubli. II déguifa les penfées de fon cceur, & dit : « Fils du prophéte , ton efclave n'a point été »> inftruit dans la fcience de la nature. Mais fi » mon feigneur veut bien me le permettre , je » confulterai le fage Balobor, & je ne doute pas j* qu'il ne puifTe fatisfaire a la demande du glow rieux fultan de YAJie ». « Cela fufHt, dit Amurath, foyez tranquille, » fidéle Doubor ; Balobor m'a promis de me dire » demain avant le lever du foleil, oii eft la fon« taine d'oubli ». Tandis que le fultan confultoit les fages, Kalafl-ade remercioit Alla de Pavoir préfervée, au moins pour un tems , du malheur qu'elle craignoit plus que la mort. Le lendemain, le fage Balobor fe préfenta au palais, & demanda h être admis en la préfence d''Amurath. « Magnifique fultan , lui dit-il, la fource » d'oubli coule dans une ifle déferte , dans Ia « partie la plus méridionale de la mer Pacifique. * La, une race de génies garde cette fource  if4 Les Co n tes » facrée. L'ifle eft elle-même bordée de préci»pices, &c de rochers inacceflïbles. Tout a i* Fentour , des bancs de fable cachés , & des ss gouffres rapides brifent ou engloutiffent les » vaifteaux qui ofent en approcher. La nature » n'arien épargné pour rendre cette ifle inabor» dable; & un naufrage inévitable y attend tous s*Ies téméraires affez hardis pour en tenter 1'a» venture. La fontaine eft au centre de fine. Les » écueils qui la défendent ne fe peuvent dé» peindre. Perfonne ne'les a vus impunément. » Mille héros, encouragés par la vertu merveilr »Ieufe de ces eaux , & par la gloire qu'une » entreprife fi difficile devoit leur procurer, m s'ils réufliflbient, ont voulu en approcher, & »ils ont tous péri». Amurath palit au difcours du fage Balobor. Le dépit qui le tranfportoit étoit peint fur fon front & dans fes yeux. II diftïmula ; & , fans répondre au philofophe , il fe retira dans 1'appartement le plus fecret de fon palais. H ne dottta pas que Kalafrade ne fut parfaitement inftrulte de rimpoflibilité oii il étoit de lui procurer des eaux de la fontaine d'oubli. II fe voyoit indignement joué par cette femme. II réfolut de fe Venger. D'abord il imagina de remettre le foin dé fa vengeance aux femmes de fon férail, qu'il avoit négligées depuis qu'il  DES G E N I E S: 155 étoit amoureux de Kalafrade , & qui étoient furement indignées qu'elle méprifat ce qu'elles regardoient comme le plus haut degré de gloire oii elles puflent parvenir. Une autre penfée lui vint enfuite dans 1'efprit; & il s'arrêta un moment a repaitre fon cceur inhumain du plaifir féroce de faire fouffrir les viflimes innocentes de fa méchanceté. « Sadak , difoit en lui-même le fultan , le » prudent Sadak cherche Kalafrade ; je le ferai » venir devant moi , & la fauffeté de Kalafrade » retombera fur la tête de Sadak. Eo tourmen» tant celui-ci, je punirai 1'autre de la manière »la plus fenfible ». Amurath donna ordre aux janiffaires d'aller chercher Sadak , & de le lui amener , non par force comme un prifonnier, mais de plein gré comme un ancien favori que le fultan vouloit confulter fur quelqu'affaire importante. Les janiffaires trouvèrent Pinfortuné Sadak au milieu de fes enfans, dans le même village oii ils s'étoient retirés après 1'embrafement de fon palais. Ils lui montrèrent le fceau d'Amurath , &c lui dirent de les fuivre. «Hélas ! s'écria le refpeótable vieillard , '» Amurath veut-il donc encore ajouter a mon » malheur ? II infultera de nouveau a 1'infortune » de fon efclave. Pourquoi m'arracberde cette  i0 Les Contes » hymble retraite, oii mes pauvres enfans ef» fuient les larmes de ma douleur ? Qu'ai je k » faire a la cóur des rois, è moins que la tromw pette guerrière ne fe faffe entendre ? J'obéirai. » La foumiffion eft le tribut Ie plus agréable » qu'un efclave puiffe offrir h fon maitre ». Sadak fuivit les janiffaires; & lorfqu'ils 1'eurent conduit devant Amurath, ils fe retirèrent 'y le laiffant feul avec le fultan. « Brave foldat, lui dit le prince, le filence v> de Ia retraite a-t-il énervé votre ame ? ou » bien êtes-vous encore ce guerrier intrépide, » dont le bras puiffant écrafa mes ennemis ? » Votre oreille peut-elle encore fupporter le »fon aigu de la trompette ? Le bruit des tym» bales peut-il encore embrafer votre ame d'une » ardeur guerrière ? ou n'êtes-vous plus fenfible » qu'aux tendres foupirs que pouffe 1'amour fur » Ie fein de la molleffe ? Parlez , brave compa* » gnon de mes anciens travaux ; Sadak peut-il » encore fuivre Amuratk dans la plaine , paffer » un torrent a la nage , fe couvrir d'une armure » pefante, gravir des roes efcarpés, dormir fur » un lit de neige , & fe montrer intrépide au » fort de la mêlée »? » Je fuis mort au plaifir , répondit noble» ment Sadak. Si la voix du fultan mon mai» tre m'appelle dans la plaine, il me verra  des génie S. ij7 * affronter tous les hafards de la guerre avec » 1'ardeur & 1'intrépidité de ma première jeu» nette. Oui, Amurath, au moindre figne de » ta volonté, j'irai arborer 1'étendard de notre » foi fur les frontières glacées de Ia Rufjle, ou » fur lesfables brülans de IV/r/^e «. « Brave & généreux .W**, reprit le perfide » Amurath, en 1'embraffant avec une fauffe » tendrefie , je ne faurois douter de votre fidé» Hté4 quoique mes courtifans,rongcs d'envie, » aient employé toutes fortes de cabales pour » vous rendre fufpect h mes yeux «. » Un foldat eft au-deffus de la calomnie des » courtifans, répondit Sadak. Lorfque 1'occa» fion fe préfente de montrer ce qu'il eft,il fait » taire les délateurs; & fa fidélité n'en eft que » plus éclatante «. » L'occafion fe préfente pour Sadak , de » donner des marqués de fon courage & de » fon habileté, continua 1'artificieux fultan: « il s'agit d'une entreprife périlleufe, digne » de Sadak, paree qu'il eft le feul qui puiffe y » réuflir«. » O Prince ! répondit courageufement Sadak, je fuis prêt a recevoir vos ordres; mais » il eft inutile de perdre le tems en paroles; je » brüle d'impatience de montrer par mes adtions » quele fultan de VAfu n'a point dé foldat plus » fidéle, ni plus intrépide «.  158 Les Conté s « Sadak, dit Amurath , il faut que voufi » confondiez en face les hommes méchans qui >► ont ofé vous calomnier. Demain vous vous » rendrez au divan. Vos délateurs s'y trou» veront. Ce fera une occafion glorieufe de » convaincre ces petites ames combien la va» leur d'un foldat eft au-deffus des confeils » glacés des courtifans. Je demanderai, en pré» fence de toute ma cour , un homme qui » öfe entreprendre la conquête de 1'ifle for» tunée, oü coule la fontaine d'oubli, que » défendent les forces unies de la nature Sc » d'une race immortelle de gênies. Les vils » courtifans qui vous calomnient garderont le » filence, épouvantés des difHcultés de 1'ettr ♦> treprife;alorsSadak^atoltrd. au milieud*eux, » & fon offre géndreufe confondra leur la» cheté «. Sadak s'inclina refpeótueufement devant Amurath, en difant: « Le monarque des croyans ne doit pas » craindre que Sadak fe montre indigne de la » faveur de fon maitre «. Amurath, content d'avoir ainfi prévenu 1'efprit de Sadak pour le faire tomber dans le piege qu'il lui tendoit, n'alla point voir Kalafrade, ce jour-la. II fe retira dans fon appartement, attendant avec impatience le lendemain.  DES GÉNIE S, i^a II dormit peu. Le jour qui fe léve également fur le front des méchans, & fur Fair ingcnu de 1'innocence, parut trop tard au gré Une telle conquête, ö magnanimes guer»rieps ! remplira la terre d'étonnement, en » montrant aux yeux de toutes les nations la » fupériorité de votre fultan , & la bravoure de » fes fujets. Quel eft celui d'entre vous qui ofera » fe flatter d'ajouter un pareil luflre a ma gloire » & a la fienne ? Mais que perfonne ne préfume  1($o LesContes » de fes forces. Tenter 1'entreprife & n'y pas » réuffir, ce feroit flétrir les lauriers que nous „ avons moiffonaés dans lesplaines de la guerre. » Confultez votre cceur avant de me répondre. » Voici les conditions auxquelles je permettrai » d'entreprendre cette conquête au héros qui » fe fentira affez de courage pour y réuffir ». » II jurerade ne point revenir qu'il n'apporte „ des eaux de la fontaine ; & il s'engagera fur » fa vie de partir pour cette glorieufe expé» dition avant la fin de cette lune ». Amurath ceffa de parler. Un filence profond régnoit dans 1'affemblée. Tous les yeux étoient tournés fur Sadak. Le généreux Sadak , voyant que perfonne ne s'offroit pour unefi pénible entreprife, s'avanca vers le tröne du fultan; &, s'inclinant profondément devant Amurath, il dit: « Illuftre defcendant de Mahomet, voici la » main de ton efclave qui eft prêle a exécuter „ tes ordres. J'affronterai tous les dangers pour » remplir les vceux de ton cceur. Je jure en » préfence de cette augufte affemblée, de ne » point revenir que je n'apporte a mon magni» fique feigneur des eaux de la fontaine d'Oubli; » &, avant trois jours, Sadak tournera la face >> vers 1'ifle oii coule cette fource merveil» leufe ». >> Sadak,  DES GÉNIE S. j6i «Sadak , dit le fultan en élevant la voix, » Amurath vous fait gré de vos offres géné» reufes. Vous êtes pil brave vous feul , que » tous les grands de mon empire. J'accepte vos » fervices, & je jure a la face du ciel que quand » Sadak reviendra de fa glorieufe expédition , » je le ferai, ou lui, ou quelqu'un des fiens , le "fecond en puiffance 6c en autorité fur mes » vaftes États ». Sadak, quine foupconnoit pas Ia baffeffe du fultan, fe jetta a fes pieds, pénétré des fentimens du plus profond refpedt & de la pkrs vive reconnoilfance. II baifa trois fois le dernier degré du tröne de fon feigneur. Quand il fe fut retiré vers le bas de l'affemblée , le chef des eunuques s'approcha de lui , & lui dit a 1'oreille : «Infortuné Sadak , atten» dez un moment, & je mettrai dans vos mains » des paroles de confolation >>. Sadak, étonné de ce difcours dont il ne comprenoit pas le fens, attendit 1'eunuque a la porte du Divan , fort inquiet de ce qu'il avoit a lui dire. Avant que le fultan fortit accompagné de fes courtifans, le chef des eunuques donna myftérieufement k Sadak un billet. Celui-ci fut ému : il fortit de la ville ; & feul au pied d'un rocher , il ouvrit Ia lettre, & y lLlt ces mots. Tome XXX. L  iSi Les Contes Doubor , qui doit la Vie a Vinterceffion de ton père Élar, s'intérejfe vivement pour le fils de fon bienfiiteur. HélasJ gènireux Sadak, Kalafrade eft dans le férail du fultan ; & Amurath eft — ce que je nofe écrire ! Celui-ld feul qui a entrepris d'aller puifer des eaux a la fontaine d'Oubli, eft capable de pènétrer dans le férail ^'Amurath. Doubor na pourtant aucun ordre a. lui donner. Mais ƒ Sadak, affe^ heureux pour tromper la vigilance des Janiffaires , peut efcalader lamuraille qui efl a toriënt du jardin , Doubor l'attendra cette nuit, & tintroduira dans Vappartement de la malheureufe Kalafrade. Puiffe Alla conduire les pas de Sadak, & empêcher que la vie qui fut fauvèe par la bonté du père ne foit facrifiée par Vimprudence du fils ! « O Mahomet! O prophéte des juftes! s'é» cria Sadak après avoir lu ce billet; eft - il » pofnble qu''Amurath traite ainfi celui & qui il » dok 1'empire & la vie ? Eft-ce donc la le prix » de ce que j'ai fait pour lui ? Je Pai couvert du » bouclier de la force au jour de la bataille. » J'ai traverfé le torrent a la nage, je 1'ai porté » tout hors d'haleine jufqu'au rocher de 1'autre » cöté du fleuve, lorfqu'il fuyoit devant fes » ennemis fur les cötes de la mer $A%pph. J'ai » appaifé fes Janiffaires révoltés, lorfque, cho» qués de fon avance, ils demandoient le pil-.  DES GÉNIE Sk ï($j » lage de Lèpanto. Je 1'ai fauvé de la fureur » ttlrac , le fils du rebelle Porob , qui cabaloit » dans le férail pour le dépofer. II m'a baffe» ment dépouillé de tous mes biens, & fur-tout » du précieux tréfor de mon cceur, ma chère » Kalafrade ! Par fes honteux artifices, il m'a » fait jurer d'aller chercher une mort certaine » fous un ciel inconnu , pour jouir plus en siï» reté du fruit de fa méchanceté. Mais Sadak » méditera-t-il des projets de vengeance contre »fon feigneur & fon maitre ? Fera-t-il une » caufe publique d'une injure particulière ? Ira»t-il publier la honte du fultan de YAfie , au » rifque d'expofer la majefté Ottomane & la » foi des Mufulmans a un opprobre éternel, » peut-être è une ruine générale ? Et cepen» dant, ö ame de ma vie ! belle & fidelle Ka» lafrade, Sadak fera-t-il infenfible aux maux » que tu fouffres, ne fera-t-il rien pour t'en » délivrer? Kalafrade tendra-t-elle inutilement » les mains de la vertu fuppliante ? Les larmes » de la douleur & de la confiance couleront» elles en vain de fes yeux purs & chaftes ? » Sadak fera-t-il fourd a la voix de fa bien» aimée ! O prophéte ! Saint prophéte ? Quel » parti prendre ? Sadak s'élevera-t-il contre fon » fultan pour qui il a tant de fois expofé fa vie ? » Non. Sadak renoncera-t-il ala foi que le fang Lij  164 Les Contes ♦> des croyans a plantée & arrofée dans les » plaines fertiles de YEurope & de YA(ie ? Non. » .WdA: fouflrira-t-il donc patiemment l'injuf» tice tt Amurath? Ah ! c'eft le plus affreux des » tourmens ; ce feroit fouffrir mille morts en» femble. Quoüje me révolterai contre celui »> qui fut mon ami, &l qui eft encore mon roi ?— »Mais, je ne dois plus balancer. Le ferment » que j'ai fait dans le Divan met fin a toutes mes » délibérations. Je 1'ai promis; & ma parole eft » inviolable. Cependant, avant de m'exiler » volo'.ïtairement de ces lieux qui m'ont vu » naitre, je verrai Kalafrade , ou je périrai de la » main des efclaves qui la gardent. Elle eft k » moi, malgré le bras puiffant qui 1'opprime. » Amurath ratifia lui-même le vceu folemnel qui » nous unit. II ne peut blamer 1'amour qui m'en»traine dans fes bras ». Ces réflexions fixèrent Sadak dans la réfolution de s'introduire dans le férail du fultan, s'il étoit poffible. II revint a la ville pour y prendre ce dont il croyoit avoir befoin pour 1'exécution de fon projet. II alla au Be{eftein oü il acheta un crampon de fer k cinq branches, avec un anneau au centre, une corde de foie longue de cinquante pieds j une petite truelle de fer & un poignard. Ainfi armé il defcendit le foir vers le cöté  § E S GÉNIE S. de 1'eau entre Pera & Conftantinopk. Se jettant précipitamment dans une petite barque, il entra d'abord dans le golphe Reratius, & paffa rapidement a Rifcula qui eii fur un rocher pi ès de la cöte d'Ajïe, en face de la muraille oriëntale du férail. Sadak 1'attendit la nuit en eet endroit. II fe flattoit de tromper la vigilance des Janiffaires , &que les ombres qui couvriroient alors le palais ,feconderoient fon entrepïife. Quand il jugea 1'heure favorable5 il cöroya le férail, & s'avanca avec fa barque jufqu'a lix-cents pas de la cöte. La garde qui faifoit alors la ronde, srarrêta. au bruit des rames de Sadak. On dépêcha une galère pour aller voir ce que c'étoit. Les Janiffaires dirigèrent les rameurs vers 1'endroit oü ils croyoient avoir entendu quelque bruit. En moins de trois minutes, Sadak appergut une des galères royales qui s'avangoit vers lui. Charmé de voir fi bien réuffir fon ftratagême,; dfe gfilfa doucement dans 1'eau par le cöté oppofé de fa barque. II nagea fous 1'eau, évitant la galère, & ne paroiffant que pour refpirer , jufqu'a ce qu'il atteignit la cöte. II prit terre entre Sera-Burni Sc la porte Top-capu , par oü les. efclaves du férail avoient enievé fa chèreKalarafde., ^ j; j  1<$6 L E S C O N T E II n'y avoit point de tems a petdre. Sadak ; ne doutant pas que les Janiffaires ne revinffent a la cóte, dès qu'ils verroient qu'il n'y avoit perfonne dans la barque abandonnée au courant de 1'eau, fe hata d'efcalader la muraille. II jetta fon crampon de fer, qui s'y attacha aufiïtöt; & au moyen de la corde , il fut bientót fur la muraille ; elle lui fervit enfuite a defcendre dans les jardins du férail. II détacba le crampon & la corde; & faifant un trou dans la terre avec fa truelle, il les y cacha. II s'avanga vers le palais par un petit bofquet affez couvert. Sadak eut a peine le tems de fe remettre un peu. II ne tarda pas k entendre la galère qui abordoit au cöté oppofé de la muraille. II étoit même affez prés pour diftinguer ce que difoient les Janiffaires. II comprit, par leurs difcours, qu'ils avoient été fort allarmés de rencontrer une barque dottante au gré des flots, fans y trouver perfonne; qu'ils avangoient k grands pas vers la porte Topcapu, pour porter 1'alarme k la garde intérieure du férail. Une nouvelle frayeur le faifit : il entendit les pas précipités d'un homme qui le fuivoit a la tracé : il s'arrêta un moment pour prêter 1'oreille. L'inconnu étoit juftement entré dans Je même bofquet oü Sadak fe croyoit caché.  DES GÉNIE S.' 167 Quoique Sadak fut plus troublé alors de 1'approche d'un feul Homme, qu'il ne 1'avoit été autrefois a la vue d'une armée entière, il eut affez de préfence d'efprit pour tirer fon poignard, & de courage pour fe détourner & marcher droit a 1'étranger qu'il prenoit pour un garde du férail. II alloit le frapper, lorfque Doubor s'écria : « O Sadak ! épargne ton ami». Sadak, troublé par le bruit des Janiffaires, & par la crainte qu'il en avoit, ne s'étoit pas reflbuvenu d'abord que le fidéle eunuque lui avoit donné rendez-vous a eet endroit. Confus de fa méprife, il jetta le poignard a terre, & dit: « Mon ami, pardonnez au troublé dont je « ne fuis pas encore bien remis. Ciel! qu'allois» je faire! J'allois facrifier le feul homme qui » m'aime ! J'ai levé le poignard du foupgon » fur Ie feul cceur fenfible aux malheurs de » Pinfortuné Sadak ! » Brave & généreux Sadak, répondit le chef » des Eunuques, vos foupcons ne m'étonnent » point, Sc j'aurois tort de m'en offenfer I » L'homme vertueux ne fait point la lumière ; » & le noble guerrier n'eft point fait aux dé» marches cachées d'un voleur nocfurne. Mais « hatons-nous d'aller au férail. Entrez aupara» vant dans ce cabinet de verdure : prenez cej  i68 Les Contes » habit de muet que j'y ai caché pour vous. Je » 1'allois chercher lorfque vous m'avezfaifipar » le bras >». Sadak remercia le chef des eunuques, prit 1'habit de muet, laifla les fiens a la place dans Ie même cabinet, & fuivit Doubor, fon fidéle conducteur. Doubor marcha vers le férail, faifant figne aux eunuques qui étoient en fentinelle aux différentes portes , de fe retirer. En entrant il dit au muet de le fuivre dans 1'appartement de Kalafrade. Sadak étoit au ccmble de la joie. II alloit voir fa chère & tendre Kalafrade. Mille mouvemens s'élevoient dans fon cceur vertueux & infortuné. Cependant il fut fe commander k lui-même; & un air tranquille cachoit 1'agitation de fon ame. Après avoir traverfé plufieurs galeries , ils arrivèrent a 1'appartement de la belle Kalafrade. Doubor alloit 1'ouvrir , lorfqu'il appergut a la porte les pantouftes du fultan. Doubor frémit a cette vue. « O Mahomet! dit-il a voix baffe, Amurath » s'eft levé dans le filence de la nuit ; & il eft » dans 1'appartement de Kalafrade » / Les paroles de Doubor furent un poifon mortel fur le cceur de Sadak. Son fang fe glaga , &  DES GÉNIE S. I(5t) a peine put-il furvivre a ce coup inattendu. « O Doubor ! Doubor ! s'écria d'une voix »entrecoupée le malheureux fils SElar. O » Doubor ! foutiens-moi. Ie vais tomber mort » a tes pieds. — Ah tyran ! — 6 mon ami » Que vas-tu devenir! Malheureux Sadak !—. >> O Mahomet! O Alla ! Ai-je mérité ce dernier » fupphce ? Si je l*ai mérité , que ton tonnerre » m'écrafe pour épargntr le fidéle Doubor. Si je >> ne 1'ai pas mérité , fortifie mon cceur; tire» nous de ce danger oii tu as permis que nous » nous foyons engagés par un excès de vertu! » Q que ne fuis-je un ver de terre écrafé fous » les pas d'un géant; un crapaud qui fe nourrit x> d'immondices; un chameau qui voyage dans » le déiert ; un ane fauvage des montagnes ? Au » moins , je ferois feul malheureux, & je n'au» rois pas entrainé Doubor dans mon infortune». Tandis que Sadak répandoit fes plaintes amères dans le fein de fon ami, Doubor couvroit fa tête de fes vêtemens , de peur que le fon de fa voix ne pénétrat jufques dans 1'appartement au travers de la muraille , & ne donnat de jufles foupgons a Amurath. Mais , quoiqu'il fit , il ne put empêcher Sadak d'exhaler les foupirs de fa douleur. II étoit comme le fanglier de la forêt, percé des traits de mille chaffeurs, Au milieu de fon affhclion, la porte s'ouvrifc  ï70 Les Contes 'Amurath parut. Sadak tomba la face contré terre. « Doubor, dit le fultan, ou étois-tu ? oii font »les gardes ? Quel eft ce muet qui repofoit tout" » a-l'heure fur ton fein ? Que fais-tu & cette porte » dans 1'ombre épaiffe de la nuit » ? « O glorieux monarque ! répondit Doubor , »lorfque mon maïtre s'eft retiré pour repofer, w je fuis venu faire ma ronde accontumée, exa»» minant toutes les gardes pour voir par mes » yeux fi tout étoit dans 1'ordre & chacun a fon » pofte. A mon retour , m'appercevant que » mon feigneur étoit levé, j'ai appeüé ce muet, wn'ofant pas troubler la démarche fecrette de » mon maïtre par le bruit de fa garde, & jet'ai » fuivi a 1'appartement de ta belle Kalafrade. » 3'attendois ici, dans la penfée que mon fei» gneur pouvoit avoir des ordres a donner a » fon efclave; ce muet eft tombé malade ; & , » par compaflion, je le laiffois s'appuyer contre » ma poitrine. J'ai appris par la bonté que mon » feigneur daigne avoir pour fon efclave , a v imiter, felon ma foibleffe, les fublimes vertus » du favori ttAlla ». « Doubor, dit Amurath , je recommande eet » efclave a vos foins; & puifqu'il eft malade , »> je lui donne Kalafrade pour garde. Faites-le » entrer d'abord dans fon appartement. La belle  DES GÉNIE S. iyi w précievrfe dédaigne conftammentmon amour; » les careffes du fils ttOthman dégoütent 1'ef» clave de Sadak. II faut la fervir felon fon » goüt. Faites mettre ce muet fur le fopha de »Kalafrade ; qu'elle s'imagine que c'eft fon » amant, qu'elle le recoive dans fes bras;qu'elle » 1'appelle fon bien-aimé, fon maïtre , jufqu'a » ce que le jour lui apprenne comment je punis » fes dédains». Le cceur de Doubor fe réjouifloit intérieurement de ces paroles tt Amurath , mais il n'en laiffa rien éclater au-dehors. Sans paroïtre trop empreffé a exécuter fes ordres, il lui répondit: « Que 1'illuftre defcendant ttOthman , la » gloire de YAfie , me permette de le fuivre » auparavant jufqu'a fon royal appartement ». « Doubor , reprit vivement Amurath , faites » ce que je dis. Efclave, obéiffez a 1'inftant. » Faites entrer ce malheureux chez Kalafrade , » & qu'elle le regoive dans fes bras ». Le chef .des eunuques s'inclina profondément , & mettant fes deux mains fur fa poi-^ trine , il dit : « La volonté tt Amurath eft la loi de fon » efclave «. Dès que le fultan fe fut retiré, Doubor paria ainfi a fon ami Sadak. « Fils ttElar, 1'ami de mon cceur , Ie bien-.  ijz Les Co n tes » aimé de Kalafrade, qui partage avec elle mon » eftime, tu vois la protection ttAlla. Leve-toi: » hate-toi d'exécuter les ordres tt Amurath ». « Oui, fidéle &C généreux Doubor , répondit »Sadak, tu es un baume falutaire fur 1'ame » ulcérée de ton ami , tu es un rayon célefte >» dans 1'efprit de celui qui eft affligé; je me le» verai & je bénirai la fource éternelle du bon» heur des juftes, qui vient d'opérer un fi mer» veilleux changement en ma faveur. A préfent, » ö Doubor ! je fuis plus qu1'Amurath. Je vais »jouir des délices du paradis, dont Alla a dé»fendu la poffeffion au monarque de VAfie. »Tandis que le fultan , rongé de chagrin &£ » fouillé d'injufiice , va chercher un repos qui » Ie fuit, je vais goüter le plaifir le plus pur. — »Mais pourquoi tarder plus long-tems a voir » Kalafrade} La vie eft courte , fes plaifirs font wpaffagers» ! Doubor lui répliqua: « Fortune Sadak , fouffrez que je prévienne » Kalafrade ; elle keft point préparée a vous »voir. Votre préfence inattendue produirok » fur elle un effet violent auquel elle ne pour» rok peut -être pas réfifter dans 1'état de foir »bleffe oii elle eft après avoir tant foufFert. » Craignez de lui donner la mort, au lieu de la » voir partager votre bonheur «,  DES GÉNIE S.' 'f7j' Sadak fe rendir a ces raifons. Doubor entra feu! chez Kalafrade, pour lui annoncer la vifite de fon cher Sadak. Le chef des eunuques revint 1'inftant d'après, & dit a Sadak. que fa chère Sc fidelle Kalafrade Fattendoit. Dès qu'elle le reconnut déguifé fous 1'habit d'un muet, elle vola a fa rencontre. Ses yeux exprimoient les tranfports de fon cceur. La joie , la cramte, la furprife, 1'amour agitoient fon ame. Elle le preffoit entre fes bras Sc contre fon fein. » O Sadak! s'écria-t-elle, en 1'arrofant des »larmes de fa joie , 1'ame de mon ame , le roï » de mes penfées, la vie de mon cceur, le pro» tefteur de ma vertu. Ah ! combien j'ai foupiré » après eet heureux moment! Oh ! combien » Kalarafde a (buffert de ton abfence ! Sadak, » mon cher Sadak, j'étois comme la tourterelle » du défert qui pleure fa compagne. J'étois » comme la colombe qui ne cefTe de gémir. A » préfent je fuis comme la biche qui bondit » dans la plaine fleurie, ou comme 1'oifeau qui w fuce la rofée du matin fur la fleur des orangers » Sc des grenadiers ». «O tendre Sc conftante Kalarafde! répon« dit Sadak, combien je vous ai cherchée! J'ai i «parcouru les plaines Sc les forêts, appellant  i74 Les Contes » ma chère Kalarafde ; & ne vous tfouvant » point, j'étois comme le plus lache des efclaves » au jour de la bataille , comme un foldat que » 1'ennemi a défarmé, comme un lion pris dans » les filets des chaffeurs, comme un léopard au »> milieu des eaux. A préfent je fuis comme un » héros qui écrafe fon ennemi; comme un con» quérant dans un jour de triomphe ; ou comme » un tigre qui dévore fa proie, comme 1'aigle »> altier qui fe cache dans les nues. Oh! com» bien j'ai de chofes a dire a Kalarafde! Elle eft »I'efclave d''Amurath ! Peut-être fourfre-t-elle » avec peine que je cueille des baifers réfervés » au fultan. Peut - être Kalarafde n'eft plus la «femme de Sadak, mais la fultane del'empire » Ottoman ». «Injufte & cruel Sadak, répliqua la belle » Kalarafde, en verfant un torrent de larmes; »ton cceur peut il former des foupgons contre » le mien ? O Sadak.' puis-je te manquer de foi, » moi qui n'ai jamais formé de defir qui n'eut » Sadak pour objet » ? « Eh ! comment, dit Sadak, avec le même » air foupconneux, comment la foibleffe d'une » femme auroit-elle pu réfifter au pouvoir imwpérieux du fils tfOthman; d'un tyran qui a » pu arracher par force ce qu'il auroit effayé en » vain d'obtenir par des voies plus douces » ï  Ö E S GÉNIE S. iyy « Maïtre aimable de mes penfées , répondit » Kalarafde, on eft bien fort quand le pouvoir » ÜAlla nous feconde. Le prophéte a exaucé » mes vceux. L'oifeau d''Adiram a verfé lebaume » de la confolation fur mon ame affligée. Le » généreux & compatiiTant Doubor, m'a aidée » de fes confeils. Elar, ton père, lui fauva la vie ; » & par reconnoifTance, il a fauvé 1'honneiir de » la femme de fon fils des piéges & des penfées » infantes & Amurath ». — Tandis que Kalarafde prononcoit ces derniers mots, Doubor paroiffoit confus; mais trop pleine de reconnoifTance pour fon généreux bienfaiteur, elle ne prit pas garde k la confufion de Doubor. « Et par quels fïratagêmes, demanda Sadak , » la fidelle Kalafrade a-t-elle fu éviter le mal» heur que je craignois ? » O roi de mes affections! continua Kalaf » rade, je n'envie point cette gloire a celui au«quel feul elle appartient. La prudence de « Doubor m'a fauvée. II m'a fauvée ! il m'a fait «connoïtre combien il s'intéreffoit au malheur » du fils d'Élar. II m'a confeillé de recevoir la » vifite d''Amurath avec une douceur apparente >> de paroïtre même difpofée a me rendre a fes » defirs, pourvu qu'il me jurat dem'accorder » une grace que je lui demanderois comme abfc3  176 Les CoNtfES » lument nécefTaire pour me rendre digne de lui. » Et, demanda Sadak d'un air inquiet, a quel » prix Kalarafde a-t-elle obtenu d''Amurath ce » ferment terrible » ? » Hélas ! généreux Sadak, dit Doubor en les »interrompant, que le cruél fultan a bien fu «tourner contre nous notre ftratagême! II nous a »pris dans les piéges que nous lui avions tendus». « Que veut dire Doubor, reprit Kalarafde , »faifie d'étonnement ? Le front de Sadak fe »> couvre des nuages d'une fombre triftetTe. Un » éclairciffement que je croyois propre a calmer » fesalarmes, produit un etfet contraire. Dou»bor,ne dites-vous pas qu'Amurath a tourné » contre nous notre ftratagême ? Voulez-vous » dire qu'il a ofé me caiomnier ; que ne pouvant » me ravir 1'honneur, il a ofé faire un ufage » malin des paroles trompeufes par lefquelles » j'ai obtenu de lui le ferment que je defirois. Si »le tyran a mal parlé de moi, il outrage la » vérité. Non , Sadak, jamais Kalarafde n'a ou»tragé celui quirègne fur fon cceur. Toutes mes » penfées fe font rapportées a Sadak, & je 1'ai » refpeöé dans mes paroles. Alla m'en eft té» moia: mon corps eft pur comme mon ame. » Amurath, le vil Amurath, n'a point porté fes » mains infames fur la femme de Sadak ». ■ « Tranquilifez-vous, belle Kalarafde, dit tt Doubor ;  & ë s ö i 'ik I £ s. ti^ » Doubor; Sc vous, brave Ja^M , diffipez vos »> foupcons. Kalarafde a rejetté conftamment les » propofitions d''Amurath. Vous 1'avez entendu » vous-même de la bouche du fultan. II ne s'eft » point vanté d'avoir obtenu des faveurs dont il » n'auroitpeut-êtrepas voulu,s'ilne les eüt dues » qu'a la force. Amurath eft cruel 6c vindicatif; » mais fa parole eft facrée, Sc il aimeroit ttlieux » perdre fa couronne que manquer a fon ferment. » Ainfi vous n'avez rien a craindredece cöté-la, » couple tendre Sc confrant! Voici comment il » a fu tourner nos arn-.es contre nous-mêmes , » ö douce maitrefle du cceur de Sadak ! Quand » il a fu la difficulté d'avoir des eaux de la fon» taine d'Oubli; &, voyant que cette expédi» tion rejettoit bien loin le moment de fon » bonheur, il a cherché les moyens de vous » rendre eet intervalle auffi douloureux qu'a » lui - même ; par un artifice dont Sadak feul » peut vous infiruire , il 1'a engagé a fe lier par » un ferment folemnel, k tenter lui-même cette «conquête, a partir avant trois jours Sc k ne » remettre les pieds fur les terres de 1'empire » Ottoman, que lorfqu'il auroit puifé des eaux » de cette fontaine inacceffible ». « Que me dites-vous, Doubor, s'écria Ka»larafde pénétrée de la douleur la plus vive ? O » Alla ! Qifai ■ je fait ? Sadak, daigne jetter un Tornt XXX. M  iy8 LesContes » regard fur moi.Que dis-je? Détourneajamais » tes yeux pour ne plus voir celle qui caufe tous » tes malheurs. Oh! maudits foient la langue , » le cceur, & la tête coupables qui t'exilent de »> ces lieux! O tendre joifeau d''Adiram! b » Doubor, mon confolateur ! N'avez-vous pas » vu le poifon diftiller de la langue perfide de » 1'afpic ? Nc faviez-vous pas que des Hammes » brülent dans les flancs embraïés du Sanctorin, »lorsmêmequelafurfaceeneftcouverted'herbe » fleurie » ? « O Sadak , Sadak ! laiffe-moi plutöt m'aller » jetter aux pieds $ Amurath ; qu'il fatisfaffe fa » brutale paffion , & que Sadak n'aille point af» fronter mille morts. Hélas! quoi qu'il m'en » coüte, tout eft permis pour fauver des jours »> fi précieux. O roi de mes penfées ! les fables »> perfides vont ouvrir des abimes fous tes pas. » Les mauvais gètiks t'écraferont du haut de » leurs rochers; & ton corps abandonné fur une » rive étrangère , fera déchiré par les vautours » de 1'air, ou englouti par les monftres de la »mer. Alors le cruel & injufte Amurath, dé» livré de toute crainte, fouillera lesreftes de la » beauté de ta chère Kalarafde >>. « Non, reprit Sadak plein de rage ; ce bras » frappera la tête du tyran, & le fang Ottoman » fera verfé avant que Kalafade devienne la » proie de la pafiion cruelle d''Amurath ».  DES G É N I E S. 170 « Ah! Sadak,oh t'emporte ta colère, répartit »Ie chef des eunuques ? Quels noirs projets » s'élèvent dans ton ame rebelle? Mais ne penfe » pas que je fois ni un fpecïateur tranquille, ni » un complice de ta jaloufe fureur. Fidéle a mon » maïtre, je protégerai fa vie aux dépens de Ia » mienne, même contre les entreprifes Ae Sadak. » Je fuis bien éloigné d'approuver les injufticês » XAmurath, mais je ne le livrerai point au « poignard d'un affalïïn. Homme téméraire,mo» dère ta fureur. Tandis que Sadak ne cherchera » qua recouvrer fon tréfor précieux, fa chère » Kalafrade , je le fervirai avec zèle. La juftice » &la reconnoifTance m'en font undevoir. Mais » fi Sadak ofe attenter a la vie d''Amurath, Ia » reconnoifiance & la juftice me feront prendre » la défenfe du fultan mon maïtre ». « O généreux Doubor! dit Sadak, tes re» proches font juftes. Je ferois un malheureux , » indigne de refpirer, fi, tandis que Ia race » d'OrW/zeftprefqueéteinte,j'envioisanotre » fainte Religion fon dernier protecteur. Non, » fidéle Eunuque , 1'homme qui, pour une in» jureparticulière , troublé la paix de fonpays, » ne mérite ni grace ni pitié. « Eh quoi! s'écria Kalafrade en fondant en » larmes, c'eft donc le devoir d'un vertueux » patricte, de facrifier fon bonheur particulier, M ij  i8o Les ConieJ » a 1'oppreffion publique ? Pourquoi la race » è'Othman eft-elle fur le tröne de l'AJïe, finofi » pour faire le bonheur des croyans ? Et fi le »> tyran viole tous les devoirs de la fociété, »> n'eft-ce pas lui qui troublé le premier la paix » de fes fujets ? — Mais, ö Sadack! tu es un .» généreux patriofe ! Tu peux voir ton palais » encendres, &C ta femme arrachée de tes bras, » orner le férail du tyran! Tu peux ramper fer» vilement devant un prince injufte; appelier » fa volonté barbare , la loi tfAlla & de fon » prophéte! Tel eft donc 1'amour de Sadak, telle »> eft la protection qu'il accorde a la vertu dê m Kalafrade ! O prophéte , daigne entendre les » cris de ma douleur! Et toi, être fuprême , » puiffant Alla ! Toi dont le pouvoir protégé »> la foibleffe de tes ferviteurs , je n'attends de » fecours que de toi feul. Donne-moi la force, » & je défendrai ma vertu que le cruel Sadak « livre a la merci du tyran. Fortifie mon foible » bras, &c le méchant fera écrafé. « O Kalafrade ! dit Sadak, demande plutöt » au prophéte qu'il arme Sadak de courage ; » qu'il décide mon cceur incertain; qu'il m'ap» prenne k accorder 1'amour que j'ai pour Ka» lafradt, avec la foumiffion que je dois k Ia n volonté de mon fouverain. « Hélas ! interrompit Doubor, j'efpérois que  DES GÉNIE igj » cette entrevue auroït quelque douceur pour y> Sadak & Kalafrade. Je voulois confoler leurs » cceurs affligés ; & je vois que 1'emportement » de la fureur a rempli des momens düsa 1'a» mour. L'Orient brille déja des premiers feux » du jour. N'attendons pas que le père de la lu» mière, chaffant les ombres de la nuit, rende » notre retraite dangereufe. Allons , Sadak , » retirons-nous. Quittons la belle Kalafrade , » dans la ferme amirance qu'Alla faura parer le » malheur que vousappréhendez,&conferver » Kalafrade , digne de vous, jufqu'a votre heuw reux retour. « Quitter Kalafrade ! reprit .y^A en la re» regardant d'un air tendre &: touchant! O » Z?o^or / quel ordre me donnes-tu »? « Adieu , brave & noble guerrier , inter» rompit brufquement Kalafrade ; ton maïtre » te demande ta femme , tu dois la lui livrer. » C'eft ton premier devoir. Adieu , Sadak. » Amurath approche , 1'ceil pafTionné , & le « cceur brülant du defir de preffer entre fes » bras ardens la trop vertueufe Kalajrade. Sa» dak , retire - toi dans quelque lieu obfcur a » couvert des traits de la rage amoureufe du » fultan , a moins que tu n'aimes mieux être » le témoin docile & foumis de fes vertueux >» plaifirs. Oui, continua Kalafrade, telle eft M iij  i8i Les Contes »> ton intrépide foumiffion , tu pourrois voir » fans émotion la foible Kalafrade livrée a la » furieufe paffion du jufte Amurath, expirer » entre fes bras , non d'amour , mais d'hor» reur ». — « O Sadak ! s'écria Doubor, fi vous reftez » encore un moment nous fommes perdus. O » Kalafrade! fi vous 1'aimates autrefois, ne Ie » retenez plus. Ne nous perdez pas , vous , lui » & moi». Cependant Kalafrade adoucifToit la dureté de fes paroles par les careffes qu'elle prodiguoit a Sadak ; elle le tenoit étroitement ferré entre fes bras, & ne pouvoit fe réfoudre k le lailfer aller. « Non , dit-elle k Doubor, tu ne m'arracheras » pas le feul bien qui me refte. Ame baffe & » fervile , veux-tu m'öter Sadak pour me livrer » au féroce Amurath. Laiffe - moi jouir de la » dernière heure de ma vie. Dès que Sadak » m'aura quittée , mon foible bras faura me » priver pour jamais de la vue & des embraffe» mens du fultan «. « Te quitter , difoit Sadak ; te livrer en » proie a la tyrannie plutöt qu'a 1'amour dA» murath! Non , Kalafrade , laiffe venir le tyran. » Nous tromperons fa méchanceté : nous cher» cherons une paix cternelle dans 1'ombre de la » mort »,  DES GÉNIE s'J igj Doubor effaya en vain de les féparer: ils ne I'écoutoient plus. Ils s'oublioient eux-mêmes , fermoient les yeux fur le danger qui les menacoit, eux Sc leur fidéle ami, pour fe livrer aux emportemens d'une tendrefle aveugle. En un mot, ils étoient dcterminés a ne fe point quitter, quoiqu'il en put arriver. Le jour commencoit a paroitre. L'eunuque fit un dernier effort, Tout occupés de leur amour, ils étoient fourds a fa voix. II quïtta 1'appartement de Kalafrade pour pafier dans celui du fultan» Sadak Sc fa bien-aimée ne s'appercurent pas même que Doubor les quittoit. Ils continuoient a fe prodiguer mille careffes , prenant Alla St Mahomet a témoin de la confiance Sc de la pureté de leur tendrefie mutuelle. Au milieu des plus vives expreflions de leur amour , 1'oifeau d;Adiram entra par les fenêtres de 1'appartement, vint fe percher fur 1'épaule de Sadak, & leur paria ainfi de la part de fa maïtrefTe. « Nous mettons notre bonheur a confoler lei >t affligés. Les habitans du ciel defcendent volon* »tiers fur la terre, lorfqu'ils y voient des mal»> heureux a fecourir , Sc des juftes a protéger » contre la tyrannie des méchans. C'eft. pour» quoi, j'ai envoyé des paroles de eonfolatum UW  184 Les Contes » a Kalafrade, lorfqu'elle étoit prête a devenïr" » la proie du tyran. Adiram a touché Doubor de » compafïïon pour la belle affligée; & par fes »> confeils, Amurath s'eft engagé par un ferment «inviolable a refpecter la vertu de Kalafrade, » jufqu'a ce qu'il lui eüt procuré des eaux de la » fontaine d'oubli. C'eft encore par le miniftère » du fidéle eunuque que Sadak a pu parvenir au » bonheur de voir Kalafrade »>. «Mais, hélas! couple malheureux, combien » vous avez mal profité de ma favorable afiif»> tance ! Vous avez perverti les defleins è'Adi» ram. Oü eft cette fermeté qui vous rendoit » dignes de la protection de notre race célefte? >> Par votre indifcrétion , vous avez changé une » confiance vertueufe , en une paffion crimi» nelle. N'eff-ce pas un crime horrible d'avoir »> violé les devoirs de Pamitié , 6c la loi de » Mahomet , en facrifiant indignement le géné» reux Doubor aux emportemens de votre amour »> aveugle, au rifque d'en être vous-mêmesles » vicfimes ? L'amour eft un fentiment célefte » qif Alla mit dans le cceur des hommes pour les « unir par les liens d'une vie fociale, pour adou» cir les cceurs fauvages, comme 1'or s'atfine *> dans le creufet par i'ardeur d'un feu violent, u Quand il eftréglé par la religion , le prophéte »1'approuve, AUa le protégé, Mais les faveurs,  DES G É N I E S. 'tSf * du del fur les méchans font comme le feu de » fa colère; & la pafïïon qui paffe les bornes de » la raifon & de la religion, devient I'efclave du » pêché. Quoiqu'^ ne vous ait point aban» donnés, & que vous ayez düapprendre , par » les marqués de fa proteftion fur vous, a vous » réfigner k fa volonté, & a fupporter avec pa" ♦> üence les maux attachés k 1'humanité; vous » vous êtes livré imprudemment au caprice de » 1'amour; & par une vaine confiance en vous» mêmes, vous avez préfumé de defcendre dans »les fombres demeures de la mort, fans y être » appellés par celui qui vous a ouvert les portes » de la vie. Qui êtes-vous donc pour ufurper » ainfi un empire abfolu fur des jours que vous >> tenez d'Alla} Qui vous a donné le drok de » détruire ce temple d'argile qu'il anima de fon »> fouffle dlvin ? Quel courage y a-t-il k aller » chercher dans 1'ombre du tembeau un afyle » honteux contre les dangers qui vous pourfui» vent ? Cependant, fachez que, fous le règne » d''Alla, le mal n'accablera point les enfans des » hommes. C'eft lorfque le péril eft le plus grand » qu'ds doivent le plus compter fur fon aflif» tance divine, puifqu'alors il peut feul les dé»> hvrer. Mais la confiance de ceux qui fouffrent »> eft la mefure de fa proteaion fur eux. II ne » manque jamais aux juftes. II nappartient donc  ï§6 Les Contes m qu'a lui feul, ou de les appelier a lui en les »délivrant des misères de cette vie mortelle , » quand il le ji ge a prcpos; ou de les faire » triompher de la mallce de ceux qui les per» fécutent; ou encore d'épurer leur vertu par » de nouvelles adverfités. » Ainfi vous parle Adiram , le génie de Sadak » & de Kalafrade , qui eft forcé par la loi du » deftin,a abandonnerfespupilU s aux malheurs » qu'ils ontattirés imprudemmetit fur eux». L'oifeau d''Adiram, ayant fini de parlcr, s'envola rapidement dans les jardins du palais, laiffant la tendre Kalafrade fondante tnlarmes fur le fein de Sadak, qui n'étoit ni moins furpris, ni moins affligé qu'elle. Dès que l'oifeau fut parti, Sadak entendit un grand bruit d'hommes qui marchoient précipitamment dans la galerie. Les portes de 1'appartement de Kalafrade s'ouvrent avec violence. Les gardes du férail entrent, & fe faififlent des deux infortunés que leur tendreffe indifcrette livroit a la rage du fultan. Sadak voulut réfifter & défendre fa chère Kalafrade. Quoiqu'accablé par le nombre , il fe faifit de 1'eunuque qui vouloit la lui ravir, & il le renverfa. La réfiftance de Sadak étoit inutile. On 1'arracha bientöt des bras de fa femme, & on le chargea de fers.  O E S G É N I E S. 187 Dès que Sadak fut enchainé, le chef des eu-, nuques parut a la porte s en demandant a haute voix : f « Efclaves, 1'incrédule Sadak, qui a ofé péné» trer dans 1'enceinte facrée du ferail 8Amurath, » eft-il pris ? » Oui, répondirent les gardes, il eft dans » les fers, & nous n'attendons que tes ordres » pour envoyer fon ame dans le lieu deftiné a » celles qui ont ofé fe révolter contre leur » fouverain. » Efclaves , répliqua Doubor , attendez Ia » préfence d'Amurath, qui le réferve a deplus » grands fupplices ». Sadak étoit indigné de la conduite de Doubor & de fa contenance affurée. Kalafrade voulut • lui faire des reproches. Mais elle craignoit d'offenfer Adiram, & elle n'étoit pas encore füre que ce fut lui qui les eüt livrés. Bientöt la mufique du férail fe fit entendre. Le chef des eunuques alla au devaht d!Amurath. « Prince de ma vie, lui dit-il, tes efclaves » fe font aftürés de Pennend de ton repos. II » eft dans les fers. » Fidéle Doubor, répliqua le fultan, j'approuve » ton zèle. Oü eft eet infidèle qui a ofé violer » cette enceinte facrée ? » Le voici, répondit Sadak d'un ton ferme,  ï88 Les Contes » le voici, tyran: ofe jeter les yeux fur moi, fi » 1'oppreffeurpeutfupporter les regards de celui »> qu'il opprime s>. — A ce début, les gardes jugeant que Sadak étoit 'déterminé a infulter leur maïtre , ils lui fermèrent la bouche, d'abord avec leurs mains, puis avec un mords de fer. La malheureufe Kalafrade, témoin du traitement indigne que Ton faifoit a Sadak, s'échappa des mains des gardes qui ne la tenoient que foiblement pour voler a fon fecours. Sa tendreffe lui donnoit de nouvelles forces. « Vils efclaves, dit-elle, le prenant entre » fes bras, ofez-vous traiter ainfi celui qui n'a » d'autre crime que d'être vertueux & de m'ai5> mer ! O Sadak.' noble & généreux Sadak ! » continua-t-elle, en verfant un torrent de lar4 » mes; ö joie de mon ame , fource de ma vie! » quels outrages ces barbares te font fouffrir ! » comment ont-ils ofé défigurer taface refpecm table par des Hens de fer ? Comment ton front, » ou la vertu refpire, ne les a-t-il pas glacés » d'effroi? Et quelle gloire le cruel Amurath & » fes gardes furieux prétendent-ils tirer des coups » dont ils accablent un malheureux fans dé» fenfe ? O Sadak ! ils t'ont enchainé pendant ton » fommeil, & a préfent les tyrans inlaumains « rient de ta défaite ».  des Genie s. ig^ « Pendant eet emportement de Kalafrade , les gardes & leur chef Doubor reftoient dansl'étonnement , n'ofant faire aucune démarche pour réprimer 1'audace de cette femme furieufe, en préfence & Amurath, qui ne leur en donnoit pas Pordre. Le fultan n'étoit pas moins confondu que fes gardes. Chaque parole de Kalafrade étoit un trait qui lui percoit le cceur ; cependant fa beauté , devenue plus touchante par les pleurs dont elle 1'arrofoit, & 1'aimable vivacité a laquelle elle fe livroitauxdépens de fa vie, affectèrentfi fortement Amurath, que fa bouchen'eut pas la force de prononcer 1'arrêt de mort qu'il avoit médité. Kalafrade ofa. couvrir de fes baifers le vifage meurtri de Sadak. A cette vue, le tyran ne retint plus fa fureur; il cria au chef des eunuques : « Vil efclave, empêche cette femme furieufe w de prodiguer a ce malheureux des careifes » qu'elle refufe aupuiflant Amurath. Et vous, » gardes, votre vie me répondra de votre négli» gence. Le rebelle Sadak devroit être déja » enféveli dans les horreurs de la mort. Le chef des eunuques fépara Kalafrade dé Sadak, qu'elle tenoit toujours étroitement embraffé. II la remit aux mains de fes eunuques;  190 Les Cóntes puis il donna ordre aux gardes de paffer le cordon fatal au cou de Sadak. Kalafrade s'évanouit entre les mains des eunuques. Ses yeux égarés annoncoient 1'état affreux de fon ame. Seslèvres étoient empreintes d'une paleur livide. Amurath craignant qu'elle n'expirat dans eet état de défaillan ce, ordonna vivement aux gardes de fufpendre 1'exécution du coupable ; puis fe tournant vers Doubor, il lui dit: Doubor, elle expire! hate - toi de la fecourir. » J'en jure par Othman , fi elle meurt, vous » périrez tous ». Doubor & fes eunuquess'empreffoient au-tour de Kalafrade pour la faire revenir. Tout étoit inutile; déja elle fembloit glacée par le froid de la mort. Le tyran au dcfefpoir , eut recours a Sadak; il le fitrelacher, & lui dit de rappeler Kalafrade k la vie. Dès que les gardes lui eurent öté les Hens de fer dont il étoit chargé, il fe jeta fur le corps expirant de fa chère Kalafrade. « Kalafrade, s'écrial'intrépide&&M, j'envie » ton fort. Le prophéte des croyanst'a déiivrée » de la tyrannie d'Amurath. Non, Sadak n'arrê» tera point dans cette prifon de chair ton ame » pure qui s'envole vers un lieu plus fortuné. » Pourfuis ta courfe glorieufe, efprit divin, va    DES GÉNIE S. Ï0 » öfrir ton innocence & ta vertu au pied du » tröne d'Alla. Que le fon de la voix du malheuwreux Sadak ne te réveille point du fommeil » des juftes. » Oh! béni foit Alla, dit Kalafrade, en recon» noiffant la voix de Sadak , oü fuis-je ? Dans » quelles demeures heureufes m'avez-vous tranf» portée , ö Génies bienfaif'ans ! Quelle douce » mufique s'eft faite entendre? La voix de Sadak » confole mon ame. Hélas! le friffon de la mort » eft paSé; Sadak, tu me fais oublier toutes ies » cruautés du tyran. » Malheureufe Kalafrade, dit Sadak , tu revis >> pour denouveaux fupplices. Pourquoi t'ai-je » reveülée du iommeil paifible de la mort ? * — Efclaves, rendez-moi mes fers, ajouta-t-il, » d'un air déterminé; pafftz-moi au cou le cor» don fatal. Non, Kalafrade, ma vertueufe com» pagne , je ne te rap'pelerai plus a la vie. Ty» ran, frappe-moi, je fuis fur a préfênt que « Kalafrade me fuivra dans 1'ombre du tom» beau. » Non, rebelle, dit Amurath, ta vie ne feroit rien, fi celle de Kalafrade n'y étoit pas atta» chée. Vis afin qu'elle vive; mais c'eft m'a» vilirque de parler a ce vil infecte. Doubor, «féparez ces miférables; & pour 1'amour de » Kalafrade, confervez les jours de Sadak; qu'il  i^i Les Cöntês » ne raanque de rien. Prenez encore un plirê » e and foin de ma belle fultane; ne fouffrez »> pas fur-tout que dans les accès de fon em« portement elle attente a fa vie; la votre m'en » répondroit. Doubor, quand vous aurez exé» cuté les ordres de votre fultan, vous viendrez » me rejoindre dans le palais des peirttures »>. Amurath fe retira; Doubor vint le trouver, après avoir exécuté les ordres qu'il. en avoit recus, concernant Sadak S>1 Kalafrade. » Fidéle eunuque, lui dit le fultan, j'approuve >> ta conduite ; il eüt été dangereux , comme »> tu 1'as très-bien obfervé, d'arrêter publique» ment Sadak , le favori des JanilTaires. II pou» voit occafionner une révolte générale. A pré» fent, il faut que tu le fafTes mourir auffi fecret» tement que tu 1'as pris. Sa mort eft abfolu» ment néceffaire a mon repos, & mon amour »1'exige. Ainfi, fidéle Doubor, que demain, » avant que le foleil fe léve fur les terres im» menfes de 1'empire Ottoman, le cordon ter» mine la vie d'un rebelle qui m'eft odieux. Un » petit nombre d'efclaves te fuffira, pour que » 1'exécution fe faffe fans éclat ». « Seigneur , répondit le chef des eunuques w ta volonté fait ma loi: j'obéirai». « Mais , Doubor, reprit Amurath , j'ai un » doute a te communiquer, Tu dis que Sadak eft  DES GÉNIE S. 195 » eft entré dans le férail par ton avis ; mais » qu'étoit-il befoin de 1'introduire, la nuit, dans » 1'appartement de Kalafrade} II fuffifoit qu'cn » 1'eüt trouvé dans les jardins du palais. Cette » penfée me fait quelque peine. Je te foupconr.e » de trahifon. Traitre, tu 1'as conduit, fous les » habits d'un muet, dans les bras de Kalafrade. » Efclave infame ! tu ments : Amurath eft trahi « O le plus éclairé & le plus fage des muful» mans! rien ne peut être caché k tes yeux, » répondit Doubor , fans perdre contenance. » L'efclave qui ofe fermer le projet de trahir » mon feigneur, eft fur de la mort: rien n'échappe » a ta pénétration. Hélas! fi je n'avois pas connu » la profonde fagefle du père de la foi, j'aurois »* peut-être fait ce dont tu me foupconnes. Mais » en voulant fervir mon fultan, & faire encore tt plus que je n'ai fait, j'ai perdu fon eftime a. Ces dernières paroles furent accompagnées de larmes. Amurath lui demanda , d'un to°n radouci, ce qu'il vouloit faire de plus qu'il n'avoit fait. « Puiffant Amurath , répondit le chef des eu«nuques, lorfque j'eus fait entrer Sadak dans »les jardins du férail, pouvant lui parler en » toute liberté, je lui demandai s'il ne confenti»» rolt pas è céder Kalafrade au puiffant & glo» rieux Amurath , fuppofé que le fultan lui donTome XXX. N  ï94 LesContes » nat en échange une place de vifir. II me dit » qu'il y confentif oit volontiers ; & que dès » qu'il feroit fur de fa nouvelle dignité, il feroit »tout ce qu'il pourroit pour engager Kalafrade » a aimer Amurath, comme elle 1'avoit aimé » lui-même. » Après cette promeffe, je ne pus lui refufer »> de voir Kalafrade, &C je me flattois que cette » entrevue tourneroit a 1'avantage de mon ful» tan; c'eft pourquoi je différai a te venir aver» tir de ce'quife patfoit, jufqu* a ce que je fguffe » le réfultat de cette conférence. Mais quand je »1'eus introduit dans 1'appartement de Kalaf♦> rade, au lieu de remplir fa promeffe , il ne lui » paria que de fon amour & de fa confiance. » Auffi-töt, me voyant fi lachement trompé, » je vins en hate t'avertir de la préfence de m Sadak, & tes gardes fe faifirent d'abord du » faux muet». « Cet éclairchTement me fatisfait, dit Amu~ » rath; & puifqu'il préfère 1'amour aux hon» neurs, qu'il foit facrifié k 1'amour. Dépêche»> toi, Doubor : chaque moment qu'il vit aug» mente mon inquiétude. Mais prends garde au y> moindre éclat: prends garde que fon dernier » foupir ne parvienne aux oreilles de Kalafrade; »il tvoubleroit k jamais fa paix & mon bon»heur ».  DES GÉNIES. t9y A peine Doubor futil parti pour aller exccuter eet ordre inhumain, Amurath fe repentif de f avoir donné. « Hélas ! difoit-il, qu'ai-je fait ? Mon empor» tement m'a fait oublier mon amour & mort » ferment. L'honneur Sc 1'amour combatfent » dans mon cceur. Un ferment folemnel me dé» fend de jouir des embraffemens de Kalafrade, » avant que je lui procure des eaux de la fon-' »taine d'Oubli. Si Sadak meurt, qui p0Urra » tnompher des obftacles Sc des dangers de cette" » expédition ? » Gardes, s'écrla le fultan, d'un ton impa» tient, rappelez Doubor; dites-lui qu'il differë » 1'exécution de mes ordres, Sc qu'il vienné » me parler a 1'inftant ». Le chef des eunuques revinr. « Paix Sc gloire au puiffant Amurath , dit-il, » en fe profternant aux pieds du fultan: périffeni » tous tes ennemis » ! « Quoi! malheureux, s'écria vivement AhiuA » rath , Sadak eft-il au nombre des morts » ? « L'ordre de mon feigneur étoit preffanf, » répondit Doubor; je me hatois de l'exécuter * » mais la voix de tes gardes s'eft fait entendre ' » } ai bnfé d'abord le cordon fatal, déja ferré au » cou de Sadak : il attend la mort ou Ia vie „. «C eft affez, Doubor, je fuis content. Le Nij  io6 Les Contes » miférable peut m'être bon a quelque chofe. » Ton maïtre , affez imprudent pour faire un » ferment téméraire, ne doit pas perdre le feul » homme qui pui-ffe déformais lui procurer les » faveurs de Kalafrade ». « Hélas! il eft vrai, dit Doubor, ton efclave >> fe rappelle le ferment qui t'empêche de gouter »les fruits de ton amour dans les bras de la » belle fultane ». « Cependant, Doubor, continua le tyran, » ne penfe pas qu'a 1'exemple des chrétiens, je » viole ma parole, lorfque 1'intérêt de ma paf» fion fexige. Non; Sadak s'eft engagé auffi, par » ferment, a conquérir les eaux de la fontaine » d'Oubli. S'il refufe de partir pour cette expé» dition, alors fon parjure me dégage de ma » parole ; il doit périr , & Kalafrade m'appar» tient : elle m'appartiendra encore, fi Sadak » m'apporte des eaux de la fontaine. Doubor, » que le vaiffeau foit prêt a faire voile pour 1'ifle » enchantée ; va dire a Sadak qu'il parte , felon » le ferment qu'il en a fait». «J'obéis, ö defcendant illuftre de la race » ÜOthman! Mais ft le foible jugement de ton » efclave ofe propofer fon avis , ne feroit-il pas » k propos que mon glorieux fultan donnat le » commandement du vaiffeau k quelque capi» taine afüdé , qui eüt un plein pouvoir fur le  des Génie s. 197 » rebelle Sadak ? car tu fais, ö père des muful♦> mans! tu fais combien Sadak eft aimé de tes » troupes de terre ; les gens de mer ne lui font » pas moins dévoués : tous, tant les officiers » que les foldats, font pénétrés d'eflime & de » vénération pour lui. II te fouvient que dans la » révolte des janiffaires , arrivée au mois de w Muharrem, lui feul put contenir les furieux & » appaifer le tumulte. Alors il étoit fidéle h fon » prince ; mais I préfent Kalafrade eft dans ton » férail. Je doute que fon ame hautaine fe porte » aifément k fervir 1'amour de fon fultan aux » dépens de fon propre cceur ». « Qu'il meure donc, dit Amurath;)? ne veux » avoir de rival ni en amour, ni en puiffance. » Puifqu'il a fu fe faire aimer de mes fujets au» tant ou plus que mbi-même, il mérite dou» blement la mort. Cependant,ZW0r, je crois » connoitre fon ame droite & pleine d'honneur; » il ne voudra pas violer fon ferment. C'eft » demain le jour qu'il a lui-même £xé pour fon » départ: qu'il foit a bord au lever du foleil >v «Prince des fidèles, dit Doubor, vous ne' » de^ez pas craindre que Sadak foit votre rival » en rien. Après tout , fa gloire n'eft qu un » rayon échappé de la fplendeur qui fuit par» tout Amurath ». « II eft vrai, dit le fultan; puifque fon cou- N iij  ï9§ Les Contes » rage eft néceffaire a mon repos, & que fon w honneur me répond de fa fidélité , va , pré>> pare tout pour fon départ. Hate-toi de lui t> porter mes derniers ordres : mon amour >> foufFre cruellement du moindre délai ». Le chef des eunuques ne différa pas d'un inftant fexécution des ordres ff Amurath. II revint è la tour oii Sadak attendoit la décifion de fon fort: il ordonna aux muets de fe retirer. Sadak, étonné de ce nouvel ordre, fe leva en regardant Doubor avec des yeux qui marquoient fon incertitude, « Sadak, lui dit Doubor, quand il fut feul >> avec lui , je t'apporte ta grace. Le fultan » épargne tes jours, paree que tu les as confa» crés, par un vceu folemnel , au fervice de » ton maitre ». « T'raitre J répondit Sadak , fi c'eft k ton m maitre feul que je dois la vie, il oblige un in» grat, & je ne lui en fais aucun gré. Ma grace! » Le tyran peut-H donc méconnoïtre jufqu'a ce » point la malice de fon cceur ? Eft-ce donc une *» grace, de me réferver a d'autres genres de »> tourmens, de m'expofer a mille morts pour m une ? Va, fidéle eunuque , retourne vers ton h maitre; dis-lui que Sadak ne veut point de la » vie a des conditions auffi bafles », « Malheureux Sadak, répondit Doubor, que  DES GÉNIE S. 199 » demandes-tu ? Ne t'es-tu pas liépar un ferment ? » Quand Amurath te verra refufer d'accomplir » ton vceu, ne fe croira-t-il pas dégagé du fer» ment que Kalafrade lui a arraché par fuper» cherie » ? « Efclave , je ne te comprends pas, répliqua » Sadak. II y a une apparence d'amitié dans tes » difcours; & cependant il me femble entendre » un ferpent fe glilfer doucement fous les fleurs; » & il eft plus a craindre alors que quand fes » horribles fifflemens annoncent fa marche & » provoquent une jufte défiance w. « Je fuis homme , dit froidement Doubor ; je » dois de 1'humanité a tout le monde ; mon » cceur ne cherche pas même a fe venger de » 1'afpic qui m'a voulu piquer lorfque je le ca» reffois. Mais, Sadak, je n'ai pas deffein de te » faire des reproches ; je te parle en ami; obéis: » 1'obéiffance eft le feul moyen qui terefte pour » obtenir dAlla quelque confolation dans tes » malheurs >►. « J'obéirai, Doubor, répondit Sadak, d'un » air plus tranquille; j'obéirai, puifque tu me » le confeilles. Mais le tems fixé pour mon dé» part approche ». — « Ne craignez rien , dit Doubor , tout eft » préparé. Le vaiffeau vous attend pour mettre » a la voile. Un habile capitaine vous guidera N i^s  ioo Les Co n tbs » fürement jufqu'a la vue de 1'ifle. Je ne puis » vous en dire davantage. Amurath attend votre » réponfe, & je cours 1'affurer de votre fou» miffion ». Sadak commenca alors a s'accufer de légèreté, d'imprudence &C de baffeffe. II foupgonna de nouveau la fincérité du chef des eunuques. Mais Doubor étoit parti, & Sadak refkut feul dans la tour du férail. « Alla, dit le malheureux fils d'Elar, prof» terné la face contre terre, je te confie ce que »j'ai de plus cher au monde. Prends ma chère » Kalafrade fous ta divme proteöion ; tu peux » feul la loutenir , toi qui tiens le cceur des rois » dans ta main puiffante. Si ton bras fort daicne » la foutenir, elle fera comme le rocher iné» branlable au milieu de la mer agitée : les flots » viennent fe brifer en gémiffant a (és pieds ». Le chef des eunuques aflura le fultan que Sadak obéiroit. II eut ordre de faller prendre a la tour du férail avec une efcort*- fufïifante , & de le conduire au port; ce qui fut exécuté dès le même foir. Sadak s'embarqua fans avoir occafionde témoigner fa reconnoifTance a Doubor, a caufe des gardes, qui ne le quittèrent qu'au départ du vaiffeau. On mit a la voile ; & dès que 1'on fut en mer, le généreux fils d'Elar s'appergut que le capi-  DES GÉNIE S. 201 taine étoit un chrétien apoftat, auquel on avoit confié cette expédition , Doubor n'ayant trouvé perfonne de fa nation qui fut affez inftruit dans la fcience de la navigation pour faire ce voyage. Le vaiffeau vogua affez heureufement pendant quelques jours, ayant le vent en poupe. L'infortuné Sadak étoit arraché malgré lui des lieux oü fa chère Kalafrade étoit captive, comme 1'agneau qui tette encore fa mère, & que le vautour enlève dans la prairie. Ces vents favorables furent bientöt fuivis d'un calme affez opiniatre , auquel fuccéda enfuite un petit vent frais, dont le capitaine profita pour relacher dans 1'ifle Serfu, oü il refta deux mois entiers , retenant 1'équipage a bord, & ne permettant.a perfonne de 1'ifle d'entrer dans le vaiffeau. SadA , étonné de la conduite de Géhari, fon capitaine , s'y foumit comme les autres , réfolu d'emp;oyer le tems a la méditation de la loi de Mahomet, qui l'armoit de courage contre la dureté de fon fort. Enfin le capitaine recut de Conflantinople les ordres qu'il en attendoit. Le vent devint favorable ; il mit a la voile, & entra dansl'Océan Atlandque. ' A peine eurent-ils paffé 1'ifle Kirigou, qu'ils furent affaillis d'une furieufe tempête ; &c après  zoi LesContes avoir lutfé plufieurs jours contre les flots & les vents, ils furent obligés d'entrer dans la baye qui embraffe la ville de Koron. En vain les habitans de la ville firent figne aux gens de 1'équipage de s'éloigner de leur port, les forces conjurées du ciel & de la mer les portèrent malgré eux jufques prés du rivage, prefqu'au pied desmurailles de la ville. Effrayés de la tempête qui fembloit recommencer avec une nouvelle fureur, ils gagnèrent précipitamment la cöte ; & laiffant le vaiffeau k 1'ancre prés du rivage, ils coururent vers la porte de la ville. « Oü courez-vous , pauvres marins, s'écria » tin citoyen agé, de Koron? Vous avez échappé » k la fureur des eaux, pour périr vicrimes d'un » air empoifonné ». Cette terrible annonce les effraya. Sadak ne douta point qu'il ne trouvat la mort dans cette ville, que la pefte ravageoit; mais la vie lui étoit a charge, puifqu'il n'avoit aucune efpérance de revoir Kalafrade. Le capitaine Gchari ordonna k fa troupe de garder Sadak k vue ; & en même tems il envoya dire au gouverneur de la ville qu'il étoit . chargé d'une commiffion importante de la part a Amurath; qu'il avoit k bord un prifonnier d'état, qu'il devoit confier a fa garde.  DES GÉNIE S. 203 Sadak parut furpris de fa conduite : il dit qu'il ignoroit qu'on dut le traiter en prifonnier , & que Géhari eüt encore aucun pouvoir fur fa perfonne. «Seigneur, répondit le capitaine, ne vous » alarmez point: je n'ai aucun ordre de vous » maltraiter. Si j'en avois, votre générofité ne » me laifferoit pas la force de 1'exécuter. Seu» lement on m'a ordonné de ne point aborder , » s'il étoit poflible , fur les terres de la domina» tion Ottomane., mais fi la néceffité m'y for» coit, de vous garder a vue comme mon » prifonnier ». « Géhari, répondit Sadak , fuivez les ordres » que votre maitre & le mien vous a donnés. » Sa volonté fait notre loi, & je m'y foumets » far;s peine ». II étoit heureux pour Géhari d'avoir un prifonnier d'une ame auffi noble que celle du généreux Sadak. Car telle étoit la confufion qui régnoit dans cette malheureufe ville, que le gouverneur n'avoit plus de gardes, ni autorité lur des miférables quin'attendoient que la mort. « Hélas! dit Géhari a Sadak en entrant dans la » ville, la confternation eft générale: il feroit » bien inutile d'affecter quelque autorité fur » vous dans un lieu qui n'eft qu'un vafte tom» beau oüs'anéantit la vanitéhumaine.La mort  104 Les Contes » & la deffruction font les feuls commandans » de Koron. La défolation opprime les enfans » ff Alla ». « Non, Géhari, répondit Sadak, il n'en eft » pas ainfi. Tu n'as encore que la foi d'un » chrétien. Apprends a connoïtre Alla, le père » de fes enfans jufques dans le tombeau oii il les » fait defcendre. Sa main,ö Géhari! porte la » famine & la pefte oii bon lui femble. Ces » fléaux terribles tombent oii il ouvre fa main ; » & quand il le veut, il fait ceffer leurs ravages. » Entronsfans crainte dans ces lieux qu'habite » 1'horreur de la mort: & tandis qu'il nous refte » encore de la force, fecourons ces victimes » infortunées de la plus horrible contagion. » Peut-être aurons-nous le bonheur d'(;n fauver » quelques-unes ». Tous les gens de 1'équipage qui étoient affemblés autour de Géhari & de Sadak , animés par les fentimens généreux de ce dernier, entrèrent dans la ville ; & , tandis que les pauvres habitans reftoient dans leurs maifons , tremblans & dans 1'inaction , n'ofant fortir de peur de refpirer les femences de mort dont l'air étoit chargé, Sadak &l fes compagnons remplinnt envers eux les plus tendres devoirs de 1'humanité. Mais Sadak fut bientót la vidime de fa com-  DES GÉNIE S. ~~ 105 paffion généreufe & indifcrete. Le venin mortel coula dans fes veines. Incapable d'aftifter les autres, il tomba entre deux morts a qui il avoit donné des foins inutiles. La violence du mal lui en óta la connoiffance. Le défordre fe mit dans fon efprit; & la nature bienfaifante le priva,pendant deux jours entiers, de 1'ufage de fes fens, & de 1'idée de fes fouffrances; II paffa tout ce tems étendu fur la même place dans les nies de Koron. Enfin la malignité du poifon commenca a fe difliper. Le délire cefla. II fe crut affez de force pour fe lever; fon courage le trompoit. Ses genoux refufoient de le porter. II retomba. En jettant autour de lui des regards languiflans, il vit par-tout des marqués effrayantes de la contagion. Le fpettacle qui fixa le plus fon attention , fut celui de deux jeunes enfans a genoux auprès d'un vieillard refpedable, dont ils recueilloient le dernier foupir empoifonné , unique & fatal héritage que leur laifioit leur père expirant. Leurs tendres larmes, leur pieufe attention toujours fixée fur le vifage du vieillard mourant, & leur humble foumifiion ala volonté du ciel, émurent 1'ame de Sadak long-tems avant qu'il s'appergut que c'étoient fes propres enfans qui rendoient les derniers devoirs a Mêpiki, père de Kalafrade.  ao<5 Les Conté s « O mes enfans! mes vem.eux enfans! s'é»> cria Sadak en ramaflant un refie de force pour » fe trainer jufqu'a eux, puhTe Alla bénir votre » piété ! Vous vous montrez les dignes fils de » Sadak & de Kalafrade. Votre père eft plus » content de vous voir remplir ainfi les devoirs » de 1'humanité, que de triompher d'une armé3 « innonibrable *>. Le faififiement de Codan & ff Ahud k la vue de leur père qu'ils reconnurent plutöt au fentiment de la nature, qu'a la reffemblance de fes traits que la maladie avoit défigurés, ne les empêcha point de fatisfaire k leur piété envers Mepiki. Ils lui fermèrent les yeux, 1'arrosèrent de leurs pleurs,& embraffèrent avec vénération le vifage glacé de leur ancêtre refpedrable. L'ame de Sadak fut attendrie jufqu'aux larmes. Celui que la vue d'une armée entière n'auroit pas fait changer de contenance, ne piitfup* porter fans défaillance ce fpectacle touchant. Codan & Ahud, voyant leur père évanoui, volèrent a fon fecours. Ainfi le plaifir de revoir 1'auteur chéri de leurs jours fut mêlé de la plus vive douleur. Cependant leurs foins firent revenir le vieillard aiiflï vertueux qu'infortuné. » Tendre, Codan, tendre Ahud, dit Sadak » en s'efforcant de ferrer fes deux fils entre fes » bras; mon ame fuyoit dans 1'ombre du torn-  DES GÉNIE s. 107 »> beau, votre piété me rappelle a Ia vie. Sadak » goüte encore un plaifir pur avant de mourir. » J'ai la confolation de voir que la tendreffe de » Kalafrade 1'emporte dans le cceur de mes en» fans fur la fierté de leur père ». « Source de notre vie, fage guide de nos » penfées , répondit Codan, tes enfans ont levé » leurs cceurs vers Alla , & Alla nous donne » la plus douce confolation au fein des horreurs » qui nous environnent ». « O mes enfans.' dit Sadak, je fens mon ef» prit s'affoiblir avec mon corps. Satisfaites ma » cunofité. Par quelle fatalité vous retrouvé» je dans la ville de Koron » ? « Mon père, répondit Ahud, vos enfans ont » partagé les malheurs des auteurs infortimés » de leur vie. Lorfque vous nous eütes quittés » pour vous rendre au palais d'Amurath, un » efclave vint dans la maifon de Mépiki, le >> généreux Mépiki fous la garde duquel vous » nous aviez laiffés». « Vieillard, lui dit I'efclave , fors d'ici » promptement, & emmène avec toi les enfans » de Sadak. Les janiffaires approchent a grands » pas. Tu n'as que le tems de fuir. Amurath a » ordonné de détruire les enfans de Sadak. « Le refpeélable Mépiki fat affligé. Lesja» niffaires étoient proches. Nous les voyions.  108 Les Contes » Nous étions feuls avec ton père, Codan Sc » moi ». « Hélas ! dit il, cinq enfans de ma fille font » avec les eunuques k 1'extrémité du jardin^ » Leur mort eft süre, & comment pourrons» nous échapper » ? L'efclave lui répondit:« Vénérable vieillard, » il eft bien impoffible d'empêcher que ceux » qui ne font pas avec vous ne foient immolés; » mais fi vous voulez me fuivre , vous Sc ces » deux enfans, dans la forêt qui couvre le » village , je vous fauverai de la fureur des » barbares qui vous cherchent ». « Sauve-nous donc, fidéle efclave, reprit » Mépiki, fauve-nous de l'opprefïion d'Amuit rath. Pour moi, peu importe que je meure : >> je tomberai bientöt fous le poids de 1'age, » finon fous les coups de 1'épée. Mais il faut que » ces enfans vivent: peut-être ils vengeront tt un jour le fang innocent de leurs ancêtres. » Nous fuivimes I'efclave. Codan & moi nous tt tirames nos cimeterres, moins pour nous tt protéger notre vie, que pour défendre les *> jours de Mépiki. Bientöt les cédres de la forêt tt nous cachèrent aux yeux des janiffaires. « Nous marchames jufqu'a la nuit. Nous tt fortimes de la forêt , Sc notre guide nous tt fit entrer dans une ville éloignée d'environ tt quatre  DES GeNÏES. » quatre lieues de Ia demeure de Mépiki. « Nous croyant trop prés ff Amurath, nous' » en partïmes Ie lendemain, & nous arrivames »> a Barébo bien avant dans la nuit. Nous fümes » au port oü nous trouvames un vaiffeau prêta >» faire voile pour Ifmir. Le capitaine nous re» cut a bord, & nous vünes bientöt cette fu» perbe ville ff A/u. » Nous ne reftames que peu de jours a Ifmir-. » La pefte commengöit è ravager les faux» hoixrgs. Mépiki réfolut de s'embarquer fur le » premier vaiffeau qui fortiroit du port. » C'étoit un navire marchand qu'un vent » favorable pouffa légèrement è la vue de cette >> miférable Koron. » Le but de notre vöyage étoit d echapp-r » aux ravages de la pefte : il fembloit que nous » vinffions la chercher. Les gens de 1 equipage >> en furent attaqués les uns après les autres; » La contagion étoit fi rapide, qu'en moins * d'une demi-lune plus de la moitié de Ia villé » en avoit reffenti les funeftes effets. » Mépiki nous tint quelque tems enfermés » dans un appartement retiré de la maifon oü » nous logions, pour nous préferver de 1'air * contagieux. Lorfqu'il iéntit les premières at» temtes du mal, il nous dit de le conduire en » plein air, de peur qu'il n'infeOat celui que Tornt XXX. q  aio Les Contes » nous refpirions. Ii nous a fallu obéir, & nous » Pavons tranfporté ici ce matin ». * Mes enfans , dit vivement Sadak, avez»> vous été affez heureux pour échapper a la » contagion générale » ? « Mon père , répondit Codan, jufqu'ici notre » vie a été incertaine. Mais après la confolation » que nous avons de voir notre bon père dé» livré du danger que nous avons craint pour » lui , nous ne plaindrons plus notre fort, fi » nous.fommes enfevelis dans les horreurs de » cette ville ». « Mon fils, dit Sadak, fe plaindre de fon h fort, c'eft fe révolter contre Alla. Il n'y a ►> point de malheur qui puiffe juftifier nos mur» mures , lorfque la religion nous affure qvCAlla w règle lui-même nos deftinées Codan regut refpeéfueufement cette pieufe lecon. Tandis que Sadak s'entretenoit ainfi avec fes enfans dans les rues de Koron, il vitpaffer auprès de lui le capitaine qui 1'avoit arnené. Le feu de fes yeux étoit prefque éteint : la lampe de la vie ne jettoit plus qu'une pale lueur fur les jou-es de Géhari. « Généreux Géhari, dit Sadak, je vois que » nous avons eu le même fort. Mais que nous » avons d'obligations a Alla de nous avoir fait  ö e s Gén r e s< 2lt » triompher de !a mort! Que nous lui devons d'actions de graces » ! « Oui, répondit Géhari, je döis remercief » de m'avoir rendu !a vie , paree que j'ef»père auffi qu'il m rendra les douceurs >♦ dont mes premières années furent remplies; » mais sürement la mort eüt été un don pré» cieux pour 1'infortuné Sadak ». «Mon ami, dh Sadak d'un air ferein, c!eit »par la volonté ff Alla que je fuis dans 1'afflic, w tion. Quand mes malheurs augmenteront, » je bénirai encore fon nom, Tandis que je vi» vrai, on ne m'entendra point me plaindra h lachement de mön fort « O Sadak ! dit triftement Géhari, vöus ave? » befoin de joindre le courage des braves k la » foumiffion des croyans. Vous allez avoir .oc» caiion d'exercer cette doublé vertu. Je viens » vous prelfer, malgré moi, de partir ». »>Je fuis prêt, dit Sadak; mais, ö Géhari l » je vous demande une grace. Souffrez que mes » deux fiis que vous voyez foient les compa» pagnons des travaux de leur père ». « Quoi! répliqua le capitaine étonné , font» ce-lales fils de Sadak, dontle fultan a mis Ia » tête a fi haut prix? Sadak, apprends - moi k » préfent k accorder ee que je dois d'obéiffancê «aux ordres de mon fouverain, avec l'amitié  au Les Contes >> que m'infpire ta grandeur d'ame. Tous les fu* « jets ff Amurath doivent, fous peine d'encourif » fon indignation, dénoncer tes enfans par-tout » oii ils les trouveront; & cependant périffe » plutöt Géhari fous le fer d'un bourreau, que v> de jamais attrifter i'ame généreufe de Sadak t « Géhari, obéis a ton prince, répondit Sadak i wl'amitié ne doit point faire de rebelles ». — - « Quoi! mon père, interrompit Codan, li»> vrerez-vous vos enfans en proie au tyran ? » C'eft donc en vain que Mé/Aki expofa fes »jours pour fauvér les nötres. Plüt au ciel que »> nous euffions été immolés avec nos frères par » le fer des janiffaires ! Nous euffions épargné » un crime a Sadak. Quelle malheureufe étoile »> nous a fait rencontrer 1'ami de notre père » ! « Codan, répondit Sadak d'un ton auftère, le » mieux c'eft que les branches reftent attachées » au tronc de 1'arbre. Comme père, je pour» rois oublier dans ma tendreffe ce que j'ai w droit d'attendre de votre piété filiale. Mais » Sadak déteftera toujours la rébellion &c les » rebelles, dut fon bras enfoncer le poignard » dans le cceur palpitant de Codan. Cependant, » ö mon fils! le plus ardent de mes vceux , « c'eft qu''Amurath pour qui fes efclaves vivent, » pèfe dans une balance égale fes plaifirs, èc le » bien de fes fujets. Sans doute Alla a voultt  BES GÉNIE S. üj» » que nos jours fuffent a la difcrétion du tyran ; » mais il a prétendu auffi que le père de la foi » feroit le père de fes fujets, & que leur bon» heur feroit le fien. Si tu juges après cela qu'il » foit permis de fe révolter contre fon fouvè» rain pour une injure particidière, & prendre » fa vie lorfqu'il demande la notre , quel eft le » inonarque de la terre qui ne préférat la con» dition du moindre efclave a la fienne » > « Généreux Sadak, dit Géhari, ne cherche l» point a fortifier le cceur de tes enfans contre » un malheur auquel ton ami ne les livrera » point. Ne cherche point a étouffer la voix » de la nature. Le fier Codan & fon docile frère » partageront le fort de leur père. II ne me refte » que fept hommes de mon équipage : tous mes. # officiers ont péri victimes de la pefte ; Coda» » & Ahud les remplaceront; & nous tacherons »> de gagner quelque port peu éloigné d'ici>v « O mon ami!. dit Sadak, comment pourw rai - je reconnoitre les bontés dont tu nous «accables. Permets-nous feulement de couvrir » de terre le corps du vertueux Mépiki,r afin M qu'il ne foit pas dévoré par les oifeaux di* » ciel; & nous te fuivrons a ton bord ». Géhari lairfa Sadak & fes enfans rendre les, derniers devoirsau mort,appella te refte de fes, gens,, ck fe i?sndit. a. fon hor4  ii4 Les Contes Sadak vint le rejoindre avec fes deux fite ; dès qu'ils eurent couvert de terre le corps de Mépiki. Le vent étoit favorable. Ils fortirent du port. Géhari ne voulant pas retourner a Conflanünople,üt voile vers Médine, ou il recruta fon équipage. De Médine, ils atteignirent 1'ifle de Gémérou après un trajet ennuyeux. Ils ne s'arrêtèrent dans 1'ifle qu'autant qu'il étoit néceifaire pour fe rafraichir. Ils voguèrent enfuite vers le fud, au travers de 1'Océan Atlantique. Bientöt ils fentirent les chaleurs brülantes de la Zone torride. Sadak profitoit du voyage pour inftruire fes enfans a la vertu. Le jour il leur donnoit les lecons de force &c de courage qu'il avoit méditées pour lui-même pendant la nuit; car la penfée de Kalafrade &z des maux qu'elle fouffroit, occupoit fans ceffe fon efprit. Ayant paffé la Zone torride , ils s'arrêtèrent dans des régions plus tempérées. Géhari jetta 1'ancrealavue d'une ifle délicieufe fous le plus beau ciel de la terre. Ils y trouvèrent tout ce dont ils avoient befoin pour fe refaire de la fatigue du trajet. En peu de jours 1'équipage parfaitement remis des incommodités d'un voyage pénible, firt en état 4e pourfuiyre fa courfefous le cornmandement  DES GÉNIE S. 2IJ de l'infatigable Géhari qui s'empreffa de partir dès qu'il eut fait radouber fon. vaiffeau , & prendre de nouveaux agrès. En quittant 1'ifle, ils entrèrent dans le détroit qui fépare 1'Océan Atlantique. de la mer Pacifique. Mais lorfqu'ils approchoient de terre, un vent violent fouffla tout-a-coup, les fiots de la mer furent foulevés, préludes de l'affreufe tempête qu'ils eurent k effuyer. En vain les matelots firent la meilléUre manoeuvre. Ils avoient beau diriger Le vers 1'oueft, ils ne pouvoient dominer la fougue impétueufe du terrible élément, & le vaiffeau fe dreffoit devant la tempête, comme un cheval indompté fe cabre en un jour de ba taille. Sadak voyoit d'un ceil tranquille le délordre de la mer; mais Codan ne pouvoit contempler fans effroi cethorrible fpectacle, l'abïme ouvert pour les engloutir, des montagnes d'eau prêtes a les écrafer. L'ame de Codan étoit encore plus agitée par les mouvemens impétueux de la terreur, que le vaiffeau par les vagues de la mer. Sadak s'etforcoit en vain de lui infpirer une partie de fon courage. « Eft - ce vous, Codan, eft-ce vous que ja » vois fondant en larmes, lui difoit fon père ? » Eft-ce la le defcendant d'Élar, qui a fupporté Oiv.  Xi6 L ï s Contes »>fi courageufement la mort de Mépiki? Fils »indigne, qu'eft devenue cette noble intrépi» dité qui mérita autrefois mes éloges » ? * ° mon père ! répondit CW mais j'aime mon père, Sc c'eft pour lui feul « que je crains. N'étoit - ce point affez qffj-, nmurath vous ravït Kalafrade ? Devoit-il en9 core vous livrer a la fureur du plus terrible » élément» } « Codan, dit Sadak, votre crainte annonce une ». ame tendre & généreufe. Je Papprouve : mais % la marqué la plus chère de votre piété filiale, » c'eft de montrer un courage digne de... », Une vague Pempêcha d'achever, Sc couvrit fubitement Sadak, fes fils Sc le vaiffeau qui les portoit. Le père,fe tenant ferme k une des pièces, du vaiffeau, réfifta a la violence des fecouffes. qu'il éprouva : Codan fut emporté par un flot |mpétuéux. Sadak fut quelque tems avant de fe reconno** tre dans Phorreur qui 1'environnoit. Dans un snoment oü la mer fembla prefque oublier fa fureur, il jetta les yeux autour de lui, Sc vit 'Codan qui luttoit contre les flots : il vole k fon. (e cours; il veut le fuivre , Sc il fe feroit pjé^ch pit4 dms la mer, fi Jhadne Peut retenu*  BES GÉNIE S. 117 iiJhudt dit Sadak, es-tu jaloux de voir 4 Codan partager avec toi ma tendreffe > Pour» quoi as-tu empêché ton père d'arracher fon ». premier-né a la fureur de POcéan » ? « Mon père, répondit Ahud, pardonne ma » témérité, Sadak doit conferver fes jours prér m cieux pour Pamour de Kalarafde. Ahud fau* » vera fon frère , ou périra avec lui ». « Non, dit Sadak en réprimant Pimpétuofité *> de fon fils qui vouloit fe précipiter dans PO» céan,; refte, Sadak va te rendre ton frère >». Ainfi le vieillard & le jeune homme, retenus Pun par 1'autre fur le bord du vaiffeau, combattoient de tendreffe, lorfque Géhari acgourut vers eux. << Hélasmon ami, dit-il a Sadak, vous ajou-» » tezaux maux que j'éprouve dans ces momens » terribles. Codan n'efl plus. Voulez-vous m'a-! » bandonner auffi dans ce péril extréme » ? « Nousvoulionsfauver Codan, 1'ami denotre *k cceur, répondit Sadak ». « J'admire votre tendreffe, répliqua Géhari; t) mais je dois empêcher qu'elle ne vous em» porie au-dela des bornes de la raifon. Pour» quoi facrifier votre vie, fans que votre mort » puiffe fauvlr votre fils ? Un tel facrifice n'eft *> ni prudent, ni courageux. II y a plus de force >*è réprimer 1'accès d'une pafHon, violente, » ^fuiYre (es (aillie.s>^  *i8 Les Contes « Les paroles de Géhari font comme un bau» me fur la plaie d'un homme bleffé, dït Sadak ; » & nous devons apprendre, ö Ahud! k nous wfoumettre a la volonté d'Alla, lors même » qu'il nous afflige par 1'endroit le plus fenfible, » en s'oppofant au defir vertueux que nous »avons de faire le bien. Oui, Géhari, il étoit » plus difficile pour moi de voir mon fils luttant » contre les tlots , que d'affronter leur fureur, » pour recueillir fon dernier foupir. Mais Alla » eft avec toi, 6 Codan ! & Mahomet prendra »foin Iui-même de ton corps qu'habita une »ame droite & généreufe. Tandis que nous » reftons a la merci des flots d'une mer furieufe, » délivré des misères de cette vie, tu habites la *» célefte patrie des Croyans ». Ahud entra aifément dans les fentimens de réfignation que lui infpiroit 1'exemple & le difcours de fon père. Géhari eut affez d'empire fur leur efprit pour leur faire quitter un deffein téméraire. La mer étoit fi agitée que le vaiffeau, eonduit par la meilleure manoeuvre, pouvoit a peine réfifter. Cependant le tems fe calma ; & Géhari fe difpofa a paffer le détroit, & k entrer dans la mer Pacifique*  DES GÉNIE S. 219 Suite du Conté de Sadak & de Kalafrade. Le refte du voyage fut affezheureux; mais la faveur des vents & des flots ne dédommageoit point Sadak de la perte de fon premier né que leur fureur lui avoit enlevé. Après une courfe de cinquante jours , Géhari découvrit de loin une grande fumée qui lembloit fortir du fein des eaux; Sc ,du centre de ce nuage ténébreux, on voyoit s'élancer de tems en tems des traits de feu femblables aux éclairs qui accompagnent la foudre. Ce phénomène devenoit a chaque moment plus terrible, furtout dans les ombres de la nuit: il s'étendoit de cöté Sc d'autre , comme pour fermer le paffage de la mer. Les matelots en étoient tellement effrayés, que Géhari craignit qu'ils refufaffent de paffer outre, ou qu'ils fe révoltaffent contre lui, s'il vouloit les y forcer. Les craintes de Géhari n'étoient pas fans fondement. Lorfque 1'on fut a portée de voir plus diftinctement' ce que c'étoit, les flots parurent embrafés, Sc 1'Océan reffembloit k une fournaife ardente. La nuit fur-tout, on voyoit ces flots de feu fe pouffer Sc s'entre-choquer les uns les autres j Sc jeter une fumée ardente,  iio Les Co n tes comme le métal fondu dans le creufet du rafmeur. Ce fpeftacle horrible faifit tous les matelots d'épouvante. La crainte étoit peinte fur leurs vifages dont la paleur étoit encore augmentée par la fombre lueur des, feux dont la Vue les glagoit d'effroi. Dans leur frayeur, ils tombèrent la face collée fur le tillac , fans que les menaces & les pro-» meffes de leur capitaine puffent les tirer de cette pofture. On eüt dit que la mort les rendoit immobiles. Sadak, témoin de Pembarras de Géhari, eraignant encore plus les fuites néceffaires d'un effroi qui empêchoit les matelots de manceuvrer dans le tems ÖC les circonftances qui demandoient le plus d'aöivité & d'habileté , fe fentit animé d'un nouveau courage. Sous le bon plaifir du capitaine , il tira fon cimeterre, & d'une voix forte il adreiïa ces mots aux matelots profternés d'effroi: «Enfans de Mahomet, frères de la vérité, * quoi! vous tombez comme les feuilles de » 1'automne! Quel eft donc 1'ennemi dont lapré-- * fence caufe votre effroi ? Quels font les dan» gers qui abattent le courage des foldats. di* » prophéte ? Les infidèles de YEumpt viennent>> ils contre nous? Les téméraires chrétiens ont- * ils affemblé. leurs forc.es pour s'oppofer anotrej  des Geniës. iit w pafiage? S'ilsparoifToient devant vous, ö mes » amis! je ne doute pas que vous ne fulliez » prêts a venger la foi des mufulmans; je vous » verrois fortir du profond fommeil de la crainte, » prendre les armes, & revêtir les fentimens » qui doivent animer les guerriers de la vérité. » Quoi! vous vous laifferiezeffrayer par les jeux » d'un élément qui emprunte 1'éclat innocent » d'un autre ? Vous avez réiifté aux horreurs » de la tempête ; 1'abime étoit ouvert fous vos » pas; des montagnes d'eau mena^oient vos » têtes; le bruit & les éclairs de la foudre fe* » moient mille morts au-tour de vous; POcéart » fembloit un vafte tombeau oii vous alliez être » engloutis; vous êtes échappé a tous ces dan» gers , &c vous tremblez a la vue de ce même »|Océan, qui par fes feux d'allégreffe vous pré* » fage des fuccès &C non des malheurs ! O mes »amis! levez-vous, & voyez Sadak plonger » fes mains dans ces eaux lumineufes, dont 1'é-r >► clat ne peut nuire , & remerciez le prophéte » de ce qu'il veut bien vous donner cette lu» mière favorable pour éclairer votre courfe » pendant les ténèbres de la nuit ». En achevant ces mots, 1'intrépide Sadak s'avanca fur le bord du vaifTeau, puifa de 1'eau embrafée dans une cruche, & la verfa fur fes mains. Les timides matelots levèrent la tête, con«  22i L S G Ö N T E S templant avec admiration le courage de Sadak j & 1'efFet innocent des eaux qui caufoient leur épouvante. Honteux alors de leurs vaines frayeurs, ils fe levèrent & recommencèrent Ia manoeuvre, traverfant audacieufement cette mer embrafée. Ils rencontrèrent bientöt de nouveaux fujets de crainte. Après avoir vogué pendant quelques jours, ils parurent a la vue de 1'ïle , au milieu de laquelle s'élevoit une haute montagne dont le fommet fe cachoit dans les nues. C'étoit un volcan extraordinaire qui vomifïoit par cent bouches un déluge de feu. Les éruptions étoient accompagnées d'un mugiffement épouvantable qui retentiffoit dans les profondes cavernes de la terre. Un torrent de feu defcendoit a grands flots de tous les cötés de la montagne & fe précitoit dans la mer, dont il embrafoit les eaux, pourfuivant au loin fa courfe terrible ; fa tracé étoit marquée dans l'air par une fumée ardente. Géhari fut faifi d'un étonnement mêlé de quelque frayeur. II avoua a Sadak qu'il n'ofoit avancer plus prés de 1'ïle , ne croyant pas fon vaiffeau a 1'épreuve de ces flots de feu. « Donnez-moi donc la chaioupe & quelques » provifions, lui dit 1'intrépide guerrier, & » Sadak affrontera lui feul les dangers qui vous  BES GÉNIE S.1 lij » arrêtent; j'irai jufques dans 1'ile puifer des » eaux è la fontaine d'oubli. »Non, mon père, dit le généreux Ahud, h vous n'irez pas feul. Je fuivrai vos pas dans » les horreurs de ce lieu redoutable. » Ahud, répliqua Sadak, vous êtes mon » fang; j'approuve votre générofité. Souve» nez - vous que Codan n'eft plus, & que vos » autres frères font tombés fous les coups des » Janiffaires ff Amurath. Si Sadak périt, fon » nom & fa vertu vivront dans Ahud. Refte?; » pour confoler Kalafrade , & nous venger » des maux que fon innocente beauté attira fur y> nous. » Et comment confoler Kalafrade , quand » Sadak ne fera plus? Non, répondit Ahud; » fi elle apprend que j'ai pu livrer mon père » aux horreurs de la mort, fans partager fes tra» vaux, elle me chargera d'imprécations. Ofe» rai-je paroitre en fa préfence ? » O Sadak ! interrompit Géhari, fouffre que »ton généreux fils t'accompagne. Ta füreté $ 1'exige ». Sadak fe laiffa gagner par les vives inftances ff Ahud &c de Géhari. Ce noble & m.dheureu* père, fuivi de fon fils, defcendit dans la chaloupe; on leur donna les provifions néceffaires. Géhari & tous les mariniers les virent s'éloigner  ii4 Les Contès a regrêt. Ils répandoient des Iarmes d'amitié U de compaffiom On étoit peut-être a trois lieues de 1'ïle, lorfque la chaloupe quittale vaiffeau. Un vent favo* rable la pouffa légèrement vers file d'Oublü A mefure qu'ils approchoient , 1'entrée leur en paroiffoit plus difficile. Elle étoit entourée de rochers inacceffibles, battus fans cefTe par les flots de la mer, avec une violence qui devoit öter a Sadak 1'efpoir de pouvoir aborder en aucun endroit. A une demi-lieue de diftance, la chaloupe s'arrêta tout-a-coup fur un banc de fable j fans que Sadak put avancer ou reculer. Tous les efforts qu'il fit, ne fervirent qu'è 1'enfoncer davantage dans le fable. II prit le parti de fortir dubateau, pour fe rendre a pied jufqu'a file} mais le fable mouvant refufoit de le porter. Après bien des tentatives inutiles, il prit plufieurs des planches qui faifoient le fond de la chaloupe, & les attachant enfemble, il en fit deux efpèces de radeaux, dont il fe fervit affei heureufement pour faire quelques pas. II les changeoit fuccefïivement de place , mettant en avant celui qu'il venoit de quitten Mais eet expédient étoit trop imparfait: chaque radeau ne pouvoit porter qu'un homme a- la-fois  Ö E S G É N I E S. Ia-Fois; de forte qvCAhud reftoit dans la eha* Üoupe , fans pouvoir fuivre fon père* Sadak fentit Pinconvénient: pour y remé* dier , il revint a la chaloupe. II fit un troifième radeauavec les rames & le gouvernail. Alors Ahud fut en état de fuivre fon père. II donnoit a Sadxik le radeau qu'il venoit de quitter i Sadak le mettoit en avant & paffoit deffus : Ahud avancoit auffi d'un pas; puis. prenant encore le dernier radeau , il le donnoit a Sadak pour le mettre en avant. Ils marchèrent ainfi a pas lents, & avec beaucoup de fatigue versla cöte efcarpée de 1'ïle. II y avoit plufieurs heures que la marée avoit quitté le pied des rochers, lorfque Sadak atteignit ce mont épouvantable, dont 1'afpect faifoit horreur. Les deux voyageurs abordèrent fur une petite cöte fort étroite, qui paroiffoit avoir été formée a la longue, par les vagues dont les coups redoublés avoient miné le rocher en eet endroit : des maffes énormes pen* doient fur leurs têtes. Ils avoient pris des provifions dans leurs poches, en fortant de la chaloupe. La fatigue du trajet, & la vue des nou velles peines qu'ils alloient effuyer, les avertirent de réparer leurs forces. A peine avoient-ils de quoi vivre le len» demain. Ils n'avoient pu fe charger davantage» Terne XXX. P  2i6 'Les Contes Sadak &c Ahud, ayant pris quelques rafraichiffemens, fe levèrent pleins de courage; après avoir rodé autour des rochers; cherchant un paffage qui put les introduire dans 1'ïle, ils rencontrèrent un torrent embrafé qui les forca de reculer , pour n'être pas confumés. Pour comble de malheur, la marée remonta avec une violence, qui ne leur laiffa pas le tems de fe retirer. Dans un inftant, Sadak & fon fils furent a moitié couverts par les eaux de la mer. Ils ne perdirent point courage : ils continuèrent a marcher le long de la cöte malgré les flots. Ahud précédoit fon père; il découvrit une caverne qui s'enfoncoit dans le roe, un peu plus haut que la marée ; ils y grimpèrent Pun & 1'autre. La marée n'étoit pas encore montée audegré de fa crue; les eaux de 1'Océan fuivirent bientöt Sadak & fon fils dans la fombre caverne. Le flot qui les inonda, les frappa avec d'autant plus de violence , qu'il étoit pouffé par un vent impétuetix. Cependant la marée ne s'éleva point audeffus d'eux; ellefe retira peu-a-peu. Ils étoient fi épuifés, qu'ils tombèrent de laflitude, fur une couche de fable, que la mer leur avoit apportée au fond de la caverne, pour leur fervir de lit.  DES GÉNIE S. 2i7 Leur fommeil ne fut pas long; ces mufulmans infortunés fe reveillèrent au bruit épouvantable qui précéda de violentes fecouffes de tremblement de terre. L'ile trembla, comme la tour chancèle fur le dos de Pélépbant bleffé au jour de la bataille. Les vents déchaïnés foulevoient les flots j les vagues s'élancoient jufqu'aux nues avec un fifflement hornble. On voyoit, a la lueur des éclairs, mille monüVes affreux fe livrer des combats fanglans fur la plaine liquide. Leurs longs mugiffemens retentiffoient dans les antrès des rochers; & pour augmenter cette fcène d'horreur, le tonnerre grondoit avecun bruit effroyable. «Ahud, dit Sadak en s'éveillantj tel feroit »le défordre de la nature, files génüs étoient » maïtres de notre fort. Mais ne crains rien , ö » mon fils ! tu peux contempler fans peur ce » fpeflacle effrayant pour tout autre qu'un fidéle » adorateur ff Alla. Cette fcène horriblefe paffe » a Ia vue du prophéte. Son ceil penetrant nous » voit dans cette fombre caverne : témoin de » notre foibleffe , il ne nous laiffera pas fuê» comber fous le poids des élémens prêts a s'é» croüler. Ayons confiance au pouvoir & en » la bonté ff Alla, qui nous donne la vie, & qui * a dro.it de nous la redemanden P ij  aï8 Les Contes » Oui, mon père, répondit Ahud, l'homme » foumis a la volonté de Pêtre fuprême, qui » gouverne ce vafte univers, refte inébran» lable au milieu du défordre univerfel des m élémens. » Notre foible nature, reprit Sadak, s'al» larme aifément au moindre fpeclacle extraorw dinaire. Notre imagination timide cède è la » crainte; mais latempête qui foulève 1'Océan » &c la chute du monde entier, n'irritent point w Alla, comme les murmures des méchans, >> quoiqu'ils femblent autorifés par la profpérité » des infidèles & les malheurs du jufte. L'ame » des méchans, ö Ahud! eft plus ténébreufe » & plus violemment agitée que les flots d'une » mer orageufe. L'horreur qui nous environne w n'eft qu'une foible image du défordre affreux » de leurs penfées. Cependant ils tremblent au » moindre bruit; la vue d'un infedte les glacé » d'erfrei, tandis qu'ils nourriffent dans leur fein » le plushorrible des monftres, un cceur rebelle » & défobéiffant ». Par ces fages & pieufes réflexions , Sadak cherchoit autant a fe fortifier lui-même contre les atteintes de la crainte, qu'a infpirer a fon fils la mcme fermeté. Cependant il s'oublioit pour penfer k fa chère Kalafrade , qui, depuis qu'il 1'avoit quittée, devoit fouffrir un genre dg  DES GÉNIE S. 'fupplice encore plus crue!, livre'e aux emportemens d'une paflion féroce, plus terrible mille fois que la fureur des élémens confondus. Elle s'étoit abandonnée fans contrainte a la jufte douleur que lui caufoit le fort de Sadak. Elle craignoit que le barbare Amurath ne le fit mourir fecrettement. Dans cette cruelle penfée, elle éprouvoit a-!a-fois les tourmens de i'incertitude, &c les peines d'une perte afliirée» Amurath fouffroit impatiemment la loi qu'il s'étoit impofée par un ferment inviolable. Chaque jour il en voyoit Doubor chez Kalafrade, pour voir comment elle fupportoit 1'abfence de Sadak - & fans la prudence du chef des eunuques , il eüt accablé la belle affigée k chaque moment par fes importunités affommantes. Doubor, qui connoiffoit trop bien la vertu de Kalafrade, pour ne pas fentir que les marqués frequentes.de 1'inquiétude ff Amurath ne feroient qu'aigrir davantage le cceur ulcéré de la femme de Sadak, trouvoh chaque jour de nouvelles ratfons pour empêcher le fultan d'aller au féraiL Enfin , quand il vit ^Amurath ne pouvoit plus refifter au violent defir de voir facaptive , il le prévint, en affurant Kalafrade. que Sadak ?*. voit encore , & qu'il étoit parti pour 1'ifle oü cculoient lés eaux de la fontaine d'Oublb U i .rciqn.ee ff Amurath renouvelia tous, les P üj  3-3Q Les Contes chagrins de Kalafrade; elle le regardoit comme le meurtrier de Sadak ; & toutes les expreffions de tendreffe dont il ufa en lui parlant, furent recjues avec une froideur qui lui annoncoit la réfolution d'un cceur qui n'avoit que de la haine pour lui. Amurath, irrité de ce mauvais fuccès d'une entrevue dont il fe promettoit autre chofe que des froideurs, maudit le fidéle Sadak, Son ferment 1'empêchoit de fe livrer a 1'impétuofité de les defirs. II médita d'autres projets de vengeance , & refolut de tourmenter Kalafrade dans ceux qui lui étoient les plus chers. II la quitta brufquement, avec la rapidité du tïgre qui fuit devant les chaffeurs qui le pourfuivent. Ce fut alors qu'il donna ordre aux Janiffaires d'aller prendre les enfans de Sadak, qui étoient avec leur grand-père Mépiki fur la cóte oppofée de YAJïe, Mais les Janiffaires n'avoient pu exécuter entièrement fes ordres cruels; Mépiki, ayant pris la fuite avec les deux ainés, s'étoit dérobé a leur barbarie, Amurath fit porter aux Janiffaires la peine de leur négligence, puis ordonna qu'on difposat les cinq autres enfans de Sadak, qui étoient dans les prifons du férail, a paroitre devant lui. Le lendemain , le monarque fe rendit che?  DES GÉNIES, 23 . Kalafrade ; & de ce ton impérieux qui glacé les fens au lieu de donner de 1'amour, il lui commanda de fe rendre a fes defirs. Kalafrade lui rappella fon ferment, & en fit le prétexte de fa réfiftance. Le fultan fut indigne qu'une femme, dans fon férail, dédaignat 1'honneur qu'il vouloit bien lui faire. L'orgueil & la fureur tranfportoient fon ame. II fe fit amener le plus agé des enfans de Sadak : c'étoit 1'ainée de fes filles. La jeune innocente parut devant Amurath, comme une vicïime dévouée a fa cruauté. « Doubor, dit le fultan au chef des eunuques, »tire ton cimeterre, & frappe a mes pieds le » fruit maudit de 1'amour de Sadak ». Kalafrade avoit long-tems foupiré après la vue de fes chers enfans. Son cceur fe réjouit quand elle appercut Rachalj&cte petite Rachal, appercevant fa tendre mère, s'élanca vers elle, fans faire attention aux ordres ni a la préfence d'Amurath. L'amour maternel tranfportant Kalafrade; elle tenoit fa fille étroitement ferrée entre fes bras, la couvrant de fes tendres baifers, & 1'arrofant de fes larmes. Rachal répondoit a fes tranfports par fes innocentes careffes. Le barbare Amurath fut touché de cette fcène attendriffante ; mais fé rappellant auffi-töt que P iv  i3* Les Contes Rachal étoit fille de Sadak , il fe roidit contre le doux fentiment de la commifération. La pitié fit place a la vengeance. Amurath. oi$onna a Doubor d'arracher Rachal des bras de fa mère ëc de 1'immoler fur le champ. A eet ordre du fultan , les yeux de Kalafrade étincelèrent de fureur : elle reffembloit a une lionne enragée dont les chaffeurs ont forcé le repaire pour lui enlever fes lionceaux. «Tyran, lui dit-elle, la.mort feule pourra n me féparer de ma chère Rachal. Tu m'as eni> levé Sadak : fon de voir fut triompher de fon *> amour ; mais une mère ne connoit point de i> devoir plus facré que celui de protéger fes » enfans contre la rage du tigre qui veut les » dévorer ». « Doubor, dit Amurath, n'ofes tu donc ré» w fifter a la volonté d'une femme ? Efclave, ne »> devois-tu pas lire dans 1'efprit de ton maitre ? » Frappe Ia mère & la fille, —Mais non , tu as « encore quatre autres vicfimes en ton pouvoir; >» va les immoler a mon amour méprifé. Que » cette femme vaine & infenlée apprenne ce » qu'elle doit a Amurath, fon fouverain « Qvie dis-tu , tyran, reprit Kalafrade? Quoi! M Camir , 1'imagé de fon malheureux père ; » Elfkan, 1'aimable, Elphan , dont la douceur tt §C Ia. foumiiTion ch^rmoient le CO?ur de fa  BES G É N I E S.' 133 » mère; la belle Ophu, dont les jeux enfantms » étoient fi plaifans ; la vive Ifadi, qui fourioit » fi tendrement aux careffes de Kalafrade; quoi! » ces tendres innocens tomberont fous le fer » meurtrier d'un efclave? O Alla! toi qui, dans » ta faveur , m'accordas ces gages précieux de » 1'amour de Sadak , daigne te fouvenir des » maux que m'a coüté leur enfance , & ne per» mets pas qu'un vil efclave détruife en un » moment des créatures enfantées dans la dou» leur, &z élevées avec tant de peines &: de » foins ». « Les vains difcours d'une femme rebelle » t'ont-ils changé en pierre , dit Amurath k » Doubor ! Tu reft.es interdit & pantelant, » comme un cerf réduit aux abois! Efclave , » exécute mes ordres ; va me chercher les têtes » de ces quatre miférables , coupables des » crimes de leur père ». Doubor obéit malgré lui. II laiffa le fultan dans 1'appartement de Kalafrade , &c vint au donjon du férail, ou étoient les quatre autres enfans. Dès que Camir & Elphan virent le chef des eunuques, ils vinrent a lui; & fe faifuTant de fes mains tremblantes , ils les'baisèrent plufieurs fois par refpecf ; ils lui dirent qu'iis étoient charmés de le voir, ajoutant que le vilain noir  ^34 Les Conté s qui les gardoit ne leur avoit point encore ap-; porté a manger. Doubor, qui avoit toujours chéri les enfans de Kalafrade, ne fut point furpris de leur familiarité; mais il ne put recevoir leurs innocentes careffes fans verfer des larmes amères. Un ordre barbare le fcrcoit a tremper dans leur fang fes mains, qu'ils couvroient de leurs baifers. Doubor les prit entre fes bras Sc les embraifa avec la tendreffe d'un père. L'ordre étoit preffant. II voulut étouffer tout fentiment de pitié. Déja le fer cruel étoit a moitié forti du fourreau. Lespauvres enfans, effrayés , s'enfuirent avec précipitation a 1'extrémité du donjon. Doubor, plus ému qu'eux, tomba par terre, hors d'état d'exécuter la volonté de fon maitre. Amurath n'étoit pas moins irréfolu dans 1'appartement de Kalafrade, que le chef des eunuques dans le donjon du férail. Plufieurs fois il leva le cimeterre fur la tremblante Rachal, toujours il fut attendri par les larmes de la mère. La force de fon amour combattoit fans ceffe Pefprit de vengeance qui 1'animoit. Le fer lui tomboit des mains , lorfqu'il penfoit que le même coup devoit frapper la mère Sc la fille. Honteux de fa propre foibleffe, le fultan fortit, la fureur peinte dans les yeux. II dit aux muets qui fe trouvèrent dans la falie voiftne de 1'appartement de Kalafrade ;  DES G i N I E Si 13 ^ « Efclaves , arrachez cette enfant des bras » de fa mère infenfée ; & avec vos mains, arw méés de griffes de fer , imprimez fur fon » vifage enfantin 1'image de la mort ». Les muets obéirent aux ordres de leur maitre. I!s entrèrent chez Kalafrade; Sc fans égard pour les larmes Sc les cris de cette tendre mère, ils lui arrachèrent brutalement la petite Rachal, qu'elle tenoit toujours étroitement ferrée entre fes bras, II lui fallut céder a la force. En vain elle invoquoit Alla; elle appelloit Sadak ; elle ofa même prononcer le nom d'Amurath. Que n'infpire point 1'amour maternel ! Tout fut inutile. Les barbares exécutèrent en filence 1'ordre du fultan; ils déchirèrent le tendre corps de Rachal avec leurs griffes impitoyables, Sc la jettèrent expirante aux pieds de fa mère défolée. Kalafrade n'attendit pas que les muets fe fuffent retirés pour prendre entre fes bras le corps enfanglanté de fa chère fille : elle le preffoit contre fon fein palpitant; elle le baignoit de fes larmes inutiles. Dans 1'excès de fa douleur , elle s'écria : « O prophéte! faint prophéte ! daigne avoir *> pitié de nos malheurs ; daigne jetter un coup » d'ceil fur cette victime innocente ; daigne » exaucer la tendreffe d'une mère ; délivre  436 'Les C o n t e s » Rachal des ombres de la mort; déiivre-la, o » prophéte des juftes » ! Cependant elle tachoit d'arrêter le fang qui fortoit de fes plaies; elle y mêloit les flots de fes pleurs amers: elle s'écria, avec un foupir qui auroit percé le eceur même du cruel Amurath : « Ah, Rachal.' Rachal! que le ciel ait » compaffion de tes fouffrances & de ma dou» leur » ! Le chef des eunuques, le vifage pale & les mains fanglantes, entra dans 1'appartement de Kalafrade ; & tandis qu'il fe difpofoit a lui raconter une nouvelle fcène d'horreur, il vit cette mèreinfortunée preffant contre fapoitrine les membres fanglans de fa chère Rachal, & s'effor^ant en vain de retenir fon dernier foupir. Son cceur fut attendri a ce fpectacle. Le fidéle eunuque s'emprefla de feconder les foins de & douleur avec la tendreffe d'un père. « Hélas! les barbares! mère infor- » tunée ! O' vertu !.... dit Doubor, d'une » voix entrecoupée , de quels traits cruels ont» ils percé ton cceur 1 O malheureufe Kalaft- » rade ! Rachal, innocente Rachal.' comme » ils ont défiguré, déchiré la parfaite image de » la beauté de ta mère » ! Kalafrade ne s'appercut de la préfence de Doubor que lorfqu'il fut auprès d'elle, & qu'elle  des Genie s. entendit les cris que lui arrachoit une compaffïon involontaire. Quand elle vit fes mains fanglantes s'avancer pour prendre Rachal, elle erut qu'il venoit ajouter a fes malheurs , s'ils n'étoient pas encore a leur comble. « Non, barbare, dit-elle , tu ne te repaïtras » pas des membres fanglans de ma fille » Ciel! le voila teint du fang de mes autres » enfans! Tigre féroce , as-tu dévoré le cceur » palpitant de Camir 8c de fes frères ? Viens-tu » me demander celui de Rachal? Arrache le » mien , mais épargne ma fille » ! Doubor, frémiffant, put a peine lui répondre. « O Kalafrade ! dit-il, mère infortunée, dont » je refpecte la vertu & plains les malheurs, je » ne viens point t'enlever les reftes défignrés de » la belle Rachal: je cherchois Amurath. Que » ne puis-je réparer les maux qu'ils ont faits k » la mère & aux enfans! Que ne puis-je rappel» Ier ta fille a la vie ». « Ajouter 1'infulte k la cruauté! reprit vive» ment Kalafrade ; cceur endurci, ofes-tu bien » t'offrir a guérir des plaies profondes que tu as » faites ? Je te vois les mains teintes du fang de » mes quatre enfans, & tu viens me parler de » réparer leurs malheurs & les miens. Sans doute »tu as jetté leurs membres déchirés aux ani|> maux des bois, cent fois moins féroces quW-  3138 LesCöntes » murath & fon efclave Doubor. O mes enfans 1 » les barbares fe font abreuvés du fang qui paffa » de mes veines dans les vötres; ils fe font raf» falies de la chair qui fut ma fubltance ! O » prophéte ! délivre-moi de ces affreufes pen»> fées »! « Alla fait combien le cceur de Doubor fré» mit aux ordres cruels d''Amurath , dit le chef » des eunuques ; mais a ce moment, ö Kalaf» rade ! rien ne me force è agir contre le fenti» ment de commifération op?Alla a mis en moi. » Si mon art ne me trompe point, je puis aifé» ment rappeller Rachal des portes de la mort». « Tu me trompes , dit Kalafrade. Seroit-il m poffible que ces mains fanglantes, qui viennent n de do-iner la mort, fuflént devenues des inf» trumens de vie ? .... Ah ! Doubor, pardonne » ce doute. Doubor,fiturends la vie a ma chère » Rachal, je te pardonne tout. —Non, je ne « puis te pardpnner le meurtre de mes enfans. » Que dis-je? Alla, ö Allal Le défordre de » mes difcours annonce celui de mon efprit. Je » ne fais ce que je dis; je ne fais ce que je dois »dire. Mais toi qui fais tout, je te remets le » fort de ma fille , Si non aux promeffes trom» peufes de eet eunuque. Toi feul, ö Allal »tu peux ranimer le fouffle de la vie dans lé » corps glacé de Rachal; & fi tu daignes tet  DES GÉNIE S. 239 » fervir du meurtrier de mes enfans pour opé» rer ce prodige, c'eft a toi feul que s'adreffera » ma reconnoifTance ». Doubor ne répondit point: fon cceur attendrï reffentoit en ce moment une partie de la douleur de Kalafrade. II tira de fa poche une petite phiole, & en veria quelques gouttes dans la bouche de Rachal, étendue fur les genoüx de fa mère. Le remède opéra d'abord, & produifit un changement fi merveilleux & fi fubit dans la petite Rachal, que les convulfions de Ia mort cefsèrent a 1'inftant: elle ouvrit fes beaux yeux bleus, qui recommencèrent a briller d'un éclat auffi vif que 1'étoüe du matin. Les pleurs de Kalafrade cefsèrent de-couler. II fembloit que Doubor eüt rendu la vie a la mère, ainfi qu'a la fille. Son cceur, plein de fentimens nouveaux, alloit fe répandre en reconnoifTance , lorfqu'un efclave entre brufquement & dit a Doubor de fe rendre auprès ff Amurath. ■ Le chef des eunuques quitta Kalafrade. Le férail étoit en confufion. Les Janiffaires feplaignoient hautement de la tyrannie du fultan. Ils lui demandoient Sadak, le brave Sadak , & fes ilhiftres enfans fi dignesde leur père. Amurath redoutoit les effets de leur rajje. II  24o LesCóntes avoit demande le fidède Doubor pour l'engager' a appaifer la révolte qui commenccjit a éclater, Quand il vit le fidéle eunuque les mains fumantes de fang, il perdit tout efpoir. Son ame fut couverte des ombres d'une trifteffe mortelle, comme la nuit répand fes fombres voiles fur la face du jour. « Doubor, dit Amurath, va laver tes mains »meurtrières dans POcéan. Que toutes les » mers foient plutöt fouillées de ton crime que » de laiffer paroitre une feule goutte de fang , »> qui pourroit coüter la couronne & la vie a » ton maitre. O Doubor ! Doubor ! a quel prix »je voudrois recueillir , s'il étoit poffible , »le fang précieux que tu as répandu aujour» d'hui ? O mon fidéle eunuque ! va appaifer » les clameurs des Janiffaires; mais que ta main » coupable cache le crime encore plus grand »> de ton cceur. Sers-toi habilement du voile »épaisdela diffimulation. Doubor, fi tu réuf- M fis dis-leur de ma part que Sadak fera t» rétabli dans tous les honneurs dus a fon rang, » a fes fervices, a fes vertus: fes enfans lui feront » rendus. Dis aux rebelles que je promets tout, » O prophéte! fauve-moi de la mort dont je « fuis menacé, je te confacre le refte de nies »jours » ! Doubor fe mit en devoir d'obéir ; il alla trouver,  des génie s„ Ver les Janiffaires qui fe difpofoient a affiéger le palais du fultan. II tacha en vain de les rarrie-* ner a des fentimens moins violens. Ils ne vouloient rien entendre avant qu'on leur eüt rendu lè brave Sadak. Le chef des eunuques revint avec cette réponfe vers Amurath> qui 1'attendoit avec la plus vive impatience. * Seigneur, dit 1'éunüqüe tremblartt, on né » peut réfifter au torrent. Le nombre de tes *> ennemis croït a chaque inftant: leur fureur' >> augmente, & k moins que Sadak ne leur foit » rendu, ils font ferment d'immoler k leur ven* i> geance & le tyran & fes efclaves. « C'en eft donc fait, Doubor, dit Amurath h tremblant de peur ; je vais mourir. O vie ! b *> douce vie , tu vas me fuir pour toujours »l «Illufire rejetton de la race Ouomane, ré» pondit Doubor, ne permets pas que la crainte » t'empêche de fonger a ta süreté. Envoie d'ai> bord tes efclaves promettre aux révoltés que. » dans peu d'heüres on leur rendra Sadak, Je »prohterai de ces momens pour enlever tes » plus riches effets , Sc nous fuirons dans quel» que ville voifine , dont tes fidèles fujets ne » refuferont pas de protéger leur fultan contre *> une troupe de rebelles »« « Doubor, dit Amurath, tes paroles me renTome XXXi q  241 Les Contes » dent la vie. Fais ce que tu jugeras a propos^ » N'oublie pas fur - tout la belle Kalafrade ; » qu'elle nous fuive dans notre fuite avec les » muets Sc les efclaves ». Ces derniers mots percèrent le cceur de Doubor; mais il jugeoit que 1'obéiffance auroit un doublé mérite dans des circonftances fi facheufes. Kalafrade, étonnée de fon fort, Sc ne fachant ce que fignifioit ce départ inattendu , fut conduite avec fa fille Rachal fur les cötes de VAJïe. Doubor ne les conha qu'a lui-même. Amurath fuivit bientöt, déguifé en muet avec les efclaves du férail. Le fidéle Doubor conduifit la familie royale k I{nimid, ou il annon> ce fils préfomptueux qui a pu fe révolter conto tre les ordres & 1'autorité de fon père. O '/> Alla je ne mérite plus de vivre : mais épar*» gne les jours de Sadak ». ü O Ahud! répondit le vénérable vieillard , # ö mon fils! Alla te pardonne : Alla bénira ta ii générofité. Tu as montré la force de ton bras Stic contre ton père; non, c'eft la force de ton » amour : la piété filiale a triompbé de la tenj> dretfe paternelle. Mais, hélas! quelque chère sx que foit pour mon cceur cette marqué de ton y afFÈÖion, je penfe avec douleur que c'eft aux i> dépens de ta vie que tu as voulu prolonger »> la mienne de quelques inftans. Je touche au «■ terme de rna carrière, & tu n'es qu'a 1'entrée »* de latienne. C'eft toi, mon fils, que tu devois conferver n. Les paroles de Sadak confolèrent le généreux 'Ahud. II oublia les fupplices que la faim lui faifoit éprouver , pour fe livrer a la douceur qui foit une bonne a óf ion . Cependant Tardeur de la foif le tourmentoit cri.eUëment; fes ye-ux, ^ntot fixés fur fon père, &% tantöt leyés V€¥S \% ciel, marquoient affez fa langueuft  BES GÉNIE Sr 24$ « Mon fils, mon cher fils! lui dit Sadak, la » mort dont tu m'as délivré pour quelques inf» tans me feroit moins cruelle , que le chagrin » que je reffens de te voir ainfi expirant de » foif. O Ahud t fils barbare, je révoque le » pardon que jet'ai dönné; tu m'ötes une vie » mille fois plus chère que la mienne », Tandis que Sadak parloit, Ahud, emporté par Texcès de la foif, fe déchire de fes propres dents, & fuce avidement le fang de fes veines, Ce fecours, tout inhumain qu'il étoit, le fou-j lagea pendant quelque tems. II attendit avec patience que la marée leur permit, en fe retirant, de chercher quelque moyen d'échapper a la mort. En paffant le long de la cöte, Sadak appercut 1'eau quifortoit d'une ouverture affez étroite entre deux maffes de rochers. « Mon fils, dit ce père malheureux, atten-s » dons ici le retour de la marée, & voyons fi » Peau paffe au travers de cette ouverture. Peut-! >> être pourrons-nous y pénétrer ». Ahud fe livra au premier rayon d'efpérance j s'affit avec fon père, fur la pointe d'un rocher, attendant en fiience le retour de la marée. La Gonjecture de Sadak n'étoit pas vaine } Peau entra avec rapidité entre les deux rochers , &z fembla s'y engloutir comme dans Ufl IPufre^  *5» Les Co n tes « Qael que puiffe être^ notre fort, dij Sa»dak, ce paffage eft le feul moyen qui nous » refte a tenter, pour échapper k la mort. Nous » fommes fürs de mourir de faim fur cette cöte * avant deux jours. Ahud, plongeons - nous » dans ce gouffre ; nous y trouverons , ou la » récompenfe de nos travaux, ou la tin de nos «malheurs. » Mon père, répondit Ahud, pourquoi nous » expofer tous les deux au danger ? Reftez fur ce «hord, je vaisexaminer 1'iffue de ce paifage » étroit». . Ahud n'efpéroit aucUn fuccès de fon entreprife 5 il ne penfoit qu'a prolonger les jours de ion refpeflable père, • Sadak en jugeoit autrement; il fe rendit aux inflances de fon fils, dans la penfée qu'il réuffiroit. Ahud lui promit de revenir , s'd étoit poflïble; auffitöt il fe précipita dans le gouffre & difparut aux yeux de fon père inquiet. Sadak goüta pendant quelques inftans les douceurs de 1'efpérance; il ne doutoit pas que fon «s ne fut déja dans 1'ile. Mais lorfqu'il vit les eaux rcfluer, fortir d'entre les rochers avec autant de précipitationqu'ellesy étoient entrées, & inonder la cöte oii il étoit; alors fon efpérance s'évanouit: il s'écria dans 1'excèsde fa douleur; « ö mon fils, mon cher fils! Perfide » Océan! tu m'as ravi mes deux fils»,  BES G É N I E S. 251 Le progrès de la marée Pobligea de retourner a la caverne; la plongédans 1'abïme de la douleur, il penfoit tour-a-tour a fes enfans Sc a. fa chère Kalafrade. La faim fe fit fentir avec une nouvelle force; il 1'appaifa en dévorant le cuir de fes pantoufles» Quand la mer entra dans la caverne, il fe courba pour puifer quelques gouttes de fes eaux falées dans le creux de fa main, Sc en humetter fa langue. Après le reflux, Sadak fe rendit a 1'endroit ou il avoit vu fon fils difparoitre a fes yeux. II n'attendoit que le retour de !a marée pour fe précipiter dans le gouffre; c'étoit la feule reffource qui lui refiat. Le premier flot qui entra dans la fente du rocher, y porta Sadak ; il fut long-tems jeté de cöté Sc d'autre contre les pointes faillantes de la montagne , jufqu'a ce qu'enfin il appercut la lumière du jour au travers des eaux ; II étoit dans une cave profonde, creufée dans Ie roe vif. Le fond en étoit étroit Sc inégal; 1'ouverture en étoit large Sc élevée, la pente dure Sc rapide ; Sc les eaux que le flux de la mer y apportoit, la rendoit fort gliffante. Cependant Sadak redoubla de courage ; 8c quoiqu'il reffentït de vives douleurs des meurtriffures qu'il avoit ree^es en paffant fous le  aji Les CöntEs rochet-, il gravit, a force de travail, la penté efcarpée du précipice, & atteignit enfin le fommet. En jetant les yeux autour de lui, il découvrit une vafte campagne plantée irrégulièrement de différens arbres chargés de fruits, & traverfée par des ruiffeaux dont les bords étoient émaillés de fleurs. Le premier mouvement de Sadak fut de fe profterner la face contre terre, & d'adorer Alla-% en lui adreffant cette fervente prière : « Etre fuprême , ö Alla ! ta créature chan* » tera éternellement tes louanges ; le malheu» reux, dont tu daignes bénir les travaux, adore »ta bonté, dans les fentimens de la plus vive » reconnoifTance ». Sadak fe leva : la campagne fertile avoit dif. paru. II lui fembla que les eaux du gouffre le rejetoient fur la cóte d'oü il s'étoit précipité dans la mer quelques heures auparavant. A cette vue, Sadak pouffa un profond foiH pir. II étoit confondu & ftupéfait de ce changement inefpéré; mais quand il vint ai penfer que ce ne pouvoit être que Teffët d'une caufè furnaturelle , il fe roidit contre la tentation du, défefpoir. « Si ce changement eft le fruit de ma prière» »dit-il avec une humble réfignation, je doi§>  DES GÉNIE S. i^j S» m'y foumettre. Alia le bénira j car Sadak v> adorera fon dieu dans 1'horreur de ces ro» chers, comme au milieu d'une plaine agréa» » ble ». A peine avoit-il fini de parler, tout-a-coup les flots de la mer s'élevèrent en fortant du gouffre avecun bouillonnement extraordinaire; une femme habillée d'or parut fur la furface des eaux. « Vertueux Sadak , dit le génie Adiram , je » te félicite de ton courage intrépide; je m'ef» time heureufe d'être envoyée par le prophéte » pour te confoler; mais avant que je remontre » a tes yeux des merveilles que tu n'as vues » qu'un moment, permets que je t'introduife » fans danger dans cette place dont tu es forti a »> 1'inftant comme d'un fonge ». Les eaux s'arrêtèrent a Pentrée de la fente du rocher. Le génie & Sadak defcendirent légèrement dans le précipice , d'oü ils remontèrent avec la même aifance. Sadak reconnut la campagne fertile qu'il avoit déja vue. Quand ils furent dans la plaine, Adiram dit k Sadak. « Les arbres abaiffent leurs branches char» gées de fruits pour les mettre a ta portée : » répare tes forces épuifées, tu recevras enfuite w les inftructions des génies protecteurs du genre h humain.  2j4 LesContes » Maïs, répondit Sadak , puifque telle eft la » foibleffe de 1'homme , que ce qui lui femblé » un bien, peut devenir pour lui un mal réel, » permets, 6 génie bienfaifant! que je com» mence par adorer Alla, au nom duquel per* fonne ne fera trompé. C'eft lui qui fait mürir » ces fruits, je dois remercier fa bonté avant » que d'en faire ufage ». Sadak fe profterna enfuite la face contre terre, & répéta cette prière : « Etre fuprême, ö Alla l ta créature chan» tera éternellement tes louanges; le malheu» reux dont tu daignes bénir les travaux, adore »ta bonté dans les fentimens de la plus vive » reconnoifTance ». Adiram exalta la piété & Thumble réfignation d'un guerrier élevé fous la tente & dans les horreurs des combats. «Ta religion furpafTe mes efpérances, ó » Sadak ! dit le génie , Tadverfité ranime la fer» veur des hommes. II n'eft pas rare de les voir m recourir a leur dieu dans les jours dé la dif» grace; mais il eft encore plus ordinaire de les w voir oublier Alla, lorfque tout feconde leurs » defirs. A mefure que la profpérité croit, la » piété diminue dans leur cceur. Lorfqu'ils joiuf-»fent des biens qu'ils .ambitionnoient, ils ne » fongent plus a celui dont il les tiennent. La-  bes Génie s. » mour-propre & la préfomption fe aourriSèot » des douceurs de 1'aifance. L'homme le plas » indigne des dons du ciel les regarde comme » le prix de fon mérite & le fruit de fon habi» leté. Heureux celui qui les recoit avec recon» noiflance, en avouant humblement que la » gloire n'appartient qu'a Alla. » O génie ! reprit Sadak, mon cceur eft fortifié »> par tes pieufes lecons; mais hélas 1 je fens » qu'il foupire encore après Ahudque j'ai perdu, » & après Kalafrade que j'ai laifiée au pouvoir »> d'un tyran. » A 1'égard d'Ahud, dit le , il n'eft pas H encore tems que tu apprennes fon fort; pour » Kalafrade, elle fouffre, pour avoir trop mé» prifé une vie quAlla lui avoit ordonné de >. conferver. Ah I pauvre Kalafrade , l'oifeau » & Amurath ne peut pas te fecourir long-tems. » Le ferment d'un tyran fans foi, eft une corde » lache , autour d'un piiier embrafé Mais » hSte-toi de conquérir les eaux de la fontaine » d'Oubli ; ne te laiffes point rebuter par les » dangers. Tu as appris par expérience que les » périls les plus redoutables font ceux que 1'on »n'apper?oit pas. La fontaine eft cachée au » centre du volcan ; gravis ce mont embrafé «, génie Adiram difparut. Sadak, le brave & religieus Sadak, ayant pris quelques rafraï-  LESCÓNTES chiffemens, s'arma de courage, & s'avan^ vers la montagne .qui jettoit fans ceffe des flames. r , La plaine le cohduifit a une vallee profonde, couverte de buiffons épais, qu'il eut toutes es peines dumonde atraverfer. Lesbranches & les broflaüles manquèrent plufieurs folS fous fes pieds, ckil tomba dans desprécipices ou ütaimt oe refter enfeveli.- ce ne fut qu'avec la plus grande oeine qu'il put en fortir, a 1'aide de ces mêmes Wanchages qui 1'avoient trompe. Au fortir de cette vallée épineufe, il trouva une rivière rapide qui couloit entre les rochers; elleavoitpourfourceunecataraaeélevee,dont les eaux tomboient aveC ün bruit epouvantable, en fe partageant dès le haut, pour former deux torrens qui rouloient leurs flots impétueux des deux cötés de la montagne. Sadak füt faifi d'étonnement a la vue de cette terrible chüte d'eau. 11 refta immobile, également incapable U d'avancer &c de revenu- fur fes pas. II fe trouvoit entre deux torrens dont la rapidité lui ötoit toute efpérance de pouvoir tourner a droite ou a gauche, Tont le parti qui lui reftoit a prendre, étoit d'effayer de gnmper fur le rocher efcarpé qui s'avancoit entre les deux cataractes.  DES GÉNIE S. II s'y détermina courageilfement; la nature frémiffoit a cette géné-eufe réiolution. Sans écouterce mouvement de frayetir invo!ontaire# il fe jette fur le rocher, & fe fervant des pieds , des mains & desdents, il rarripe avec une fatigue incroyable fur fa pente ghffante; Les eaux impétueufes des deux eataracies 1'inondoient a tout moment, & avec d'autant plus d'abondance, qu'il grimpoit plus haut. Elles emportoietit quelquefois des pièces de rocher qui le frappoient en tombant, & dont il rifqua d'être renverfé; II atteignit enfin une efpèce de petite térraffe formée par une partie du roeher plus avaricéé que le refte. La fatigue 1'obligea d'y refter éfendit quelques inftans; un mouvement naturel lei porta a avancer la tête, pour voir k quelle hauteur de la montagne il étoit parvenu. I! trembla en contemplant le chemin qu'il avoit fait: il na pouvoit comprendre comment il avoit pu faire unpas fur un rocher nud: fa vue fe troubla; mille couleurs jouoient devant fes yeux; il lui fembla que le rocher croüloit, 1'emportoit dans fa ehüte & 1'écrafoit fous fes débris, Dans cette efpèce de délire, caufé paf un épuïfemerit d'efprits, la nature s'oubüa elle - même' pendant quelques minutes. Sadak fut faifi d'un tremblement violent * malgré la force d'amö Temt XXX, fe  15S Lés Co n tes qui le foutenoit. Dans ces agitat'ons involontaires, il roula le long du rocher qu'il avoit eu tant de peine a gravir. 11 ne s'appercut de fon égarement & de fon malheur, qu'au milieu de fa chüte; la vue du danger lui donnant alors de nouvelles forces, il s'attacha fortement au rocher avec les mains , & regagna la terraffe , oii il ne fut plus tenté de regarder le pied de la montagne. II tourna plutöt les yeux vers le fommet, pour voir le chemin qui lui reftoit a faire. 11 y monta plus aifément qu'il ne penfoit. La cime lui offrit un lac trés - large qu'il lui falloit paffer avant d'arriver au volcan. Le volcan brüloit fans ceffe; l'air étoit obfcurci par la fumée épauTe qu'il pouffoit, & infedté d'une odeur de foufre inlüpportable. Sadak ne fongea d'abord qu'a paffer le lac a la nage. Le courant étoit rapide; il rifquoit d'être entraïné par la violence des flots, &précipité de toute la hauteur du rocher dans Pun des deux torrens, oii il eüt péri fans reffource. Le danger ne 1'arrêta point. II fe précipita dans le lac ; & nageant avec autant de force que d'habileté , i! atteignit bientöt 1'autre bord. Ici Sadak fut affailli d'une grêle de pierres & de charbons ardens que vomiffoit le volcan. Pour s'en garantir, il arracha une grande quantité derofeaux humides qui croiffoient furies  BES GÉNIES. *£g bords du lac & les mit fur fa tête, pour fe préferver des matières calcinées qui pleuvoient de toute part. En eet état, il s'avanca au travers des cendres' ardentesqui lui brüloient les pieds, & au milieu d'une atmofphère fulphureufe, qui le fuffoquoit prefque. II vint au bord d'une cave énorme i au centre de laquelle couloit un petit ruifTeau d'eau noire. Sadak ne doutant plus que ce ne fut-la Ia fontaine d'Oubli, fe jetta dans la cave, en courant pi écipitamment vers le ruifTeau. II vit, a quelques pas de Ia fource , une jeune fille, affife dans une attitude douce & aifée. Elle fe leva a Tapproche de Sadak, & le félieita fur fon heureufe arrivée. « Généreux étranger, lui dit-elle, il y a » deux cents égires que perfonne n'a pénétré » dans ces lieux terribles. Mais vous pouvez » goüter des eaux de la fontaine d'Oubli, & »jouir de Timmortalité ». En difant ces mots, la déeffe (car elle n'avok point 1'air d'une mortelle) puifa des eaux dans une taffe d'cr & la préfenta k Sadak. Celui-cï détourna doucement la taffe, & répondit ainfi; « Belle gardienne de cette fource enchantée, » excufez mon refus. Ce n'eft pas pour moi que » je fuis venu chercher les eaux de la fontaina Rij  iéo LesContès » d'Oubli. Un ferment fatal m'a fait etltrê»> prendre ce pénible voyage. Je fuis un fflifé» rable exilé de 1'empire Ottoman , qui viens » conquérïr dans ces lieux, pour prix de mes » fuccès, une mort mille fois plus cruelle que » ne 1'a été celle de ceux qui y ont échoué ». « Eb bien ! reprit la belle nymphe, bois des » eaux d'Oubli, & perds pour jamais le fouve» nir des cruautés d''Amurath: que tes premières t> penfées s'anéantiffent; que ton être fe renoui> veile & renaiffe , pour goüter les douceurs »d'une fcène variée de plaifirs. Oublie tes » fautes 5c tes peines paffées. Que ton efprit, » dégagé du poids accablant des années qui » courbe ton corps, prenne des fentimens nou» veaux ; que les moindres traces d'une vie » malheureufe s'efTacent pour jamais. Livre-toi » aux illufions briilantes &C flatteufes de 1'ef« pérance : que le fonge du plaifir joue devant «ton imagination. Lafanté, les honneurs, les » richeffes, la réputation , la volupté , occu» peront tour-a-tour ton efprit, partagé entre » ces différens objets; & Ia penfée des maux » que tu as fouflerts autrefois ne troublera point » cette douce rêverie ». « De tels plaifirs, répondit Sadak , peuvent » captiver des malheureux , dont la confeience, w déchirée de remords, a raifon de fouhaiter h que le fouvenir importun de leur vie paffée  Ó E S GÉNIE s. iSt » foit entièrement effacé. Pour moi, ö nymphe! » au milieu des maux extrêmes que j'ai foufferts, » j'ai toujours eu la confolation de ne les avoir » ni cherchés, ni mérités ». « L'orgueil eft une marqué de folie , pfutöt » qu'une preuve de mérite dans fhomme, répli» qua la gardienne de la fontaine d'oubli. Les » mortels,auffi vains quefoibles,auffipréfomp» tueux qu'ignorans, s'égarent d'erreurs en er» reurs: ilsflottent dans 1'incertitude du doute. «Plus aveugles a mefure qu'ils avancent dans » leur carrière , quand ils paroiffent au grand » jour, ils voudroient que le paffé n'eüt jamais » été ». « Génie tutélaire de ces lieux, répondit Sa» dak, ce n'eft point par une vaine préfomp» tion que je refufe le don que vous m'offrez. » Le témoignage de ma confcience m'affure » que je n'ai point cherché le mal. Je remercie » le prophéte de m'avoir foutenu au milieu des » tentations de Ia vie. J'eftime trop les graces » que j'ai recues du puiffant AÜa pour en vou» loir perdre le fouvenir, & oublier les fenti» mens de reconnoifTance ou j ai trouvé tant de » douceurs. J'ai recu Padverfité comme un don » du ciel propre a fortifier ma foi. Les revers » ont été pour moi des fources de bcnédicfions, >> des encouragemens a la vertu : les oublier , R iij  %6z Les Co'ntes » ce feroit une baffe ingratitude. Tous mes » jours n'ont pas été malheureux ; la penfée »> d'un état dont j'ai goüté autrefois les délices, >» m'eft trop chère pour vouloir la perdre : ce w feroit me rendre a jamais indigne de la mifé» ricorde de mon Dien. Un moment du fouve» nir précieux de la fidélité de Kalafrade eft » plus doux a mon cceur , que dix ans de vo»lupté entre les bras d'une nouvelle amante. O » Codan\\Q ne t'oublierai point: ta piété envers » Mépiki fera toujours préfente a mon efprit. Et » toi, ö mon fils Ahud! quoique tu fois auffi ,»perdu pour moi , ton image reftera gravée m dans le cceur de ton père , avec ta dernière v> aciion. O Ahud\ nom vertueux ! fans doute » tu jouis a préfent de la vue du prophéte. Tu * recois le prix immortel de ta piété: pour cette » «outte de vin dont tu abreuvas la langue alté„ rée de ton père, tu puifes le bonheur dans »> une fource intariffable. Du paradis, oü tu n'as » plus rien a craindre de la méchanceté du ty» ran , contemple les reftes de la trifte & ver»tueufe familie d'Elar. Et toi , illuftre auteur » de ma vie , maudis a jamais ton fils ingrat, s'il » fonge h perdre le fouvenir de la fainte reii» gion dont il recut de ta bcuche les premiers » principes. Peut - être après avoir bu de ces eaux , j'oublierois Alla & fon prophéte, pour » me faire chrétien ; ou , a 1'exemple des rnau-  DES G É N I E S.' i6j » vais génies, tranfporté d'une infolence orgueil»leufe , j'oferois me révolter contre le maitre » tout-puiffant du ciel Sc de la terre ». « Généreux Sadak, répliqua la belle nymphe; » toi feul entre les hommes méritois de réuffir » dans une conquête auffi difficile que celle que » tu as entreprife. Tu en connois le prix. Prends » cette taffe d'or , Sc va porter au fultan les » eaux d'oubli qu'elle contient. Ne crains point » les dangers du retour. Car auffi-töt que la » taffe fera dans ta main, tu te trouveras tranf» porté aux portes du férail d''Amurath ». « Mais, ö vierge auffi pure que belle! dit » Sadak, avant que je recoive de ta main ce » don ineftimable , ne pourrois-tu point m'ap» prendre ce qu'eft devenu le vertueux Ahud3 » la gloire de ma vieilleffe » ? « J'ignore le fort 6^Ahud , répondit la nym» phe; je fais feulement que tu es le feul des » hommes qui ait réuffi dans la conquête des » eaux d'oubli ». En achevant ces mots, elle donna la coupe d'or a Sadak. Dès qu'il Peut prife , la nymphe, la fontaine, la caverne & la montagne difparurent, Sc il fe trouva aux portes du palais d''Amurath. Les laniffaires reconnurent les traits de leur a ncien gcnéral; Sc le peuple en tumulte annonca R iv  164 Les Conté»- ie retour de Sadak, par fes cris d'allégrefle. Les efclaves coururent a 1'appartement ÜA~ piurath; les eunuques fe hatèrent de 1'introduire en triomphe en la préfence du fultan. Sadak entra d'un air refpettueux & noble. II tenoit en main la taffe d'or pleine des eaux tant defirées. Le fultan étoit affis fur un fopha de velours cramoifi, brodé en or & relevé de pier-; reries. Sadak fe profterna trois fois devant fon fouverain. Amurath fut ému ; & pour avoir moins de témoins de fon émotion , il fit figne aux ein nuques & aux courtifans qui 1'entouroient de fe retirer. Refté feul avec Sadak, il fe remit du premier mouvement de furprife qu'il avoit éprouvé , &Z dit fièrement au brave & refpeöable vieillard; «Efclave , as-tu réufïi dans la commiffion » dont ie t'avois chargé ï ou viens-tu m'apporter» ta tête en tribut» ?■ « Puiffant maïtre de 1'empire Ottoman, ré-» « pondit Sadak , le grand Alla que je fers a béni w 1'entreprife & le voyage de ton efclave: Sa-. »> dak , couronné de gloire, vient t'pffrir fa con-? » quête >>. « Maudit foit Sadak &c fa g1olrer reprit vive» ment Amurath ; efclave prcfomptueux , ten «torgueil fera hum.ilié. Crois-tu Pemporter fur$ ton fouverain ? Penfes-iu quAHa te réfer*  T>ES GÉNIE S." 26$ 'H voit des déiices fupérieures a celles dont jouit » Amurath » ? « La bonté d'Alla m'a foutenu dans les dan» gers que j'ai courus pour fatisfaire au ferment »> que j'avois fait, répondit Sadak ; Alla étoit » avec moi, fa divine préfence m'encourageoit, »fa lumière m'éelairoit, fa miféricorde adou» ciffoit les horreurs que j'ai vues ». « Tu blafphêmes , vil efclave , dit le fultan *> furieux ; tu ments avec impudence. Alla n'a » point béni i'efclave au-defTus de fon maitre. » Ton cceur orgueilleux s'eft flatté d'un vain *> efpoir; & Alla a permis ta préfomption, pour » la tromper d'une manière plus fenfible. Ton » maitre s'eft vengé au gré de fa volonté ; j'ai » brülé ta maifon, maffacré tes enfans, & forcé » Kalafrade a m'accorder des faveurs que tu te » croyois réfervées, A préfent maudis ton Dieu, » & meurs ». « Tyran, le crime triomphe, dit Sadak ; j'ai » donc apporté pour moi ce breuvage enchanté: »il m'eft néceffaire ». » Efclaves , s'écria le fultan avec un empor- tement furieux ,hatez-vous d'öter cette coupe » précieufe des mains de ce malheureux. Qu'il » n'ait pas la confolation d'oublier des malheurs » qu'il a trop mérités »>. A ces cris , les efclaves entrèrent, & arra^ chèreut la taffe d'or des mains de SadakA  26$ Les ConteS * Rendez-moi la coupe , ou donnez m A Ja » mort, dit Sadak aux efclaves ». » Ni la mort, ni le précieux breuvage, reprit »Amurath. Je me charge, moi, du foin de *» confoler ton cceur. Tu feras enchainé dans la » prifon la plus obfcure de la tour. Chaque jour »je viendrai t'entretenir des déiices que j'aurai » goütées la nuit précédente dans les bras de » Kalafrade : je te peindrai nos combats amou» reux , fa réfiftance qui accroit le feu de mon «•amour, &la douceur de ma vidïoire. Lorfque » je vogue fur 1'océan de 1'amour, la douce » haleine de Kalafrade eft pour moi un vent fa» vorable qui me pouffe doucement au port »• <* Tyran , cent fois plus vil que tes efclaves, » dit Sadak ; ta foi violée, ton ferment méprifé jwta gloire foidllée , n'attirent point encore fur »toi la foudre dAlla ! Je n'appellerai point fa » vengeance. Ton cceur eft ton bourreau. Quoi» que tu me refufes, & la mort pour terminer » mes malheurs , & les eaux d'oubli pour en » perdre 1'e fouvenir, le pauvre Sadak aura touw jours 1'avantage fur le puiffant monarque de »YAJIe. Je ne fuis point déchiré de remords j» comme le tyran qui m'opprime ». * Efclave , dit Amurath d'un ton cruel, » j'aime a entehdre les expreflions de ta pieufe » réfignation. Mais , fache pourtant que ta mort *» paiera ton imprudence , fi tu ófes encore in-  des Génie s. 167 » fulter ton maïtre. Ne croispas , malheureux! » que je m'applaudiffe d'avoir violé mon fer» ment. Non , la vertu & la religion triomphent » dans mon cceur. L'excès de ma pafiion 1'a » emporté fur 1'amour du devoir. Je ne me fuis » livré qu'en tremblant au plaifir que j'ai goüté » dans les bras de la belle Kalafrade , & le fou» venir en eft fuivi de remords; je 1'avoue : » mais je t'aurai 1'obligation de m'avoir délivré » de ces penfées importunes; &c toi, tu auras » le dépit d'avoir contribué malgré toi a mon » bonheur. Les eaux d'oubli font deftinées pour » moi &C pour Kalafrade. Kalafrade oubliera >» Sadak, & fe livrera amoureufement a la paf» fion du fultan. Amurath oubliera la vertu & la » religion qui combattent dans fon ame une wpaifion qu'il chérit. Efclaves, donnez-moila v> coupe. Adieu, vertu ; adieu, religion ; adieu » les remords que vous m'infpirez ; adieu, vos *> miférables lecons qui n'ont fervi qu'a répandre » 1'amertume fur mes plaifirs. Mais , efclaves, » vous aurez foin de me faire fouvenir que j'ai » juré la mort de Sadak ». Le fultan féroce prit la coupe des mains des efclaves. Puis regardant avec un fouris barbare le pauvre Sadak , il lui dit d'un ton infultant: « Heureuxépoux de Kalafrade ,vois avec quelle » grace ton feigneur' falue fon efclave. Je bois » c^s eaux pour reffembler a Sadak. Lorfque  46$ LesConte y> Kalafrade en aura goüté, elle oubliera que jé » fuis Amurath,, & m'aimera comme elle aima >> Sadak Alors le tyran but avidement une partie de la liqueur noire contenue dans la taffe d'or. Auffi-tot 1'effet cruel s'en fit fentir, en portant la mort avec 1'oubli dansles veines & Amurath. Sadak , furpris, admira les voies extraordinaires de la bonté & de la jufiice d'Alla. Les efclaves voulurent en vain fecourir Amurath. Voyant leurs foins inutiles , ils fe jettèrent aux pieds de Sadak , Sc le reconnurent d'avance pour leur fultan, ne doutant pas que les janiffaires ne le proclamaffent fur le champ empereur de Conflantinople. «Maïtre de notre vie , dirent-ils d'une voix » unanime, Alla punit la méchanceté d'Amu» rath ; il le punit de la violation de fon vceu »> & des maux dont il a accablé la familie d'Elar. » O Sadak ! tu nous vois profternés a tes pieds: »nous attendons tes ordres pour jetter ce ca» davre en proie aux oifeaux de 1'air ». « Miférables , dit Sadak , je ne cherche point »le pouvoir que vous me défcrez. Faites avertir »> le fidéle Doubor: qu'il apprcnne aux fujets de »1'empire Ottoman la perte qu'ils viennent de » faire ». « Illuftre héritier de la puiffance d'Othman % a repondirent les efclaves, Doubor eft allé a  DES GÉNIE s; l6$ w l(nimld , par les ordres d''Amurath , pour des » affaires d'état». « Eh bien ! reprit Sadak , faites voir aux fol» datsle corps mort de leur fultan. Puifqu'il n'a » point laiffe d'héritier de fon fang , c'eft a eux » de mettre la couronne fur la tête de celui » qu'ils croiront le plus propre a la porter. Pour » moi qui fuis maudit dans ce que j'ai de plus » cher , je n'ai garde de rechercher un tel hon» neur. La grandeur m'eft devenue infuppor» table. Kalafrade, ö vertueufe Kalafradelhéfosl »ils t'ont deshonorée ! Sadak doit cacher fa » honte dans 1'antre des rochers ». Le bruit de 1'arrivée de Sadak & de la mort d''Amurath fe répandit bientöt dans tous les appartemens du férail. Tandis qu'une partie des officiers s'empreffoit de nommer Sadak fultan de YAfe, les autres fe rendirent chez Kalafrade, pour lui porter cette doublé nouvelle. « Ëft-il revenu, dit Kalafrade avec tranfport? » S'il vit, tous mes maux font paffés comme le » fonge de la nuit; & je me lèverai au jour de » la conftance & de 1'amour. Conduifez-moï » vérs mon bien - aimé. Ou eft-il ? Que je lui » donne le baifer de 1'amour ». Elle fe fit conduire vers Sadak. Il étoit dansl'appartement royal au milieu de fes gardes. Kalafjrade tomba a fes pieds, & les arrofa de fes larmes. Sadak ne put la voir fans éprouver un fen-  270 Les Contes timent mêlé d'amour & de fureur. Son ame ; partagée entre la tendreffe & le reffentiment, ne favoit quel accueil lui faire. Sa langue ne put proférer une feule parole. Quand il la vit a fes pieds , il s'inclina vers elle , mais fans parler. « Quoi! dit Kalafrade au comble de la fur» prife , roi de mes penfées & de mes affedions, » eft-ce 1'excès de la joie qui te rend muet &C » immobile ? Malheureufe que je fuis! Pourquoi » n'ai-je pas préparé ton cceur a cette entrevue? » Sadak, ö Sadak ! mon bien-aimé.'^aigne jetter »>un regard d'amour fur la plus tendre des „femmes. Hélas! gardes , dit-elle en fe tour» nant vers les eunuques, Sadak refte immobile » la face contre terre. La mort n'a pas étendu fa » main fur fa tête ; mon bien-aimé n'a pas bu le »> refte de la coupe fatale ». » Hélas ! dit foiblement Sadak, plüt au ciel » que j'euffe bu des eaux de lafontaine d'oubli, » lorfque la nymphe m'en préfenta » ! 4iTu parles , ö Sadak ! reprit Kalafrade , tu » parles, & ce n'eft point a moi! Quel terrible .» accueil! & qu'en dois-je augurer ? Ne fuis-je »> plus Kalafrade ? ou n'es-tu plus Sadak, le bien» aimé de mon cceur » ? La tendre Kalafrade tomba évanouie entre les bras des efclaves. Sadak, la voyant en eet état, fe leva précipitamment,&la prit entre fes bras.  des Génie s. i7l « Ame de mon ame, s'écria-t-il, onvre tes »yeux, regarde le malheureux Sadak. O Ka» la/rade ! c'eft Sadak qui fappelle; reconnois » le fon de fa voix ». « Tu m'appelles, reprit Kalafrade d'une voix » prefque éteinte. Tu m'appelles , moi qui zi » foupiré fi long-tems après ton retour. Tu rap. » PeHes Kek/rade k la vie. O Alla i épargne» moi, j'appartiens a Sadak. « Quel affreux fouvenir tu renouvelles .' dit m Sadak ; penfée cruelle ! Plüt au ciel que Ka»lafrade n'appartint qu'a Sadak; que je puffe » preffer ton cceur contre Ie mien , & dire avec » vérité : Kalafrade eft k moi feul ». « Oui, tu peux le dire , ö Sadak ! dit Kae d'un ton plus anima; je fuis k toi feulj » & je ne pourrois être k un autre. Les menaces' » & les promeffes d',Wv«A n'ont pu éteindre » ni affoiblir le feu de mon amour , ni m'infpiV rer d'autres affedions ». * ïnfortunée Kalafrade, répartit Sadak , Alla » fait combien j'ai compati k tes malheurs; mais »»ne cherche point k me déguifer balfement un » crime qui n'eft pas le tien, mais plutöt celui » du tyran & de fa brutale paffion. Sans doute » tu ne voudrois pas recevoir Sadak dans des » bras fouillés du plus grand des crimes ». . « Ciel! s'écria Kalafrade, de quoi me foup-  rjz Les Contes » conne Sadak? Je te le jure par 1'amour même % » je n'ai point ajouté le déshonneur a tes autres » malheurs»» « Femme perfide , dit Sadak , d'uri ton in» digné, le tyran s'eft vanté lui-même de fon » crime ; il a fouillé mes oreilles paf le récit » infame des excès de fa paffion >t. A ces mots, Kalafrade, confondue , regarda tendrement Sadak. Le torrent de fes larmes s'arrêta. Sa contenance exprimoit Texcès de fon étonnement. II n'étoit plus queftion d'avoir recours aux proteftations : 1'amour feul pouvoit convaincre Sadak de fon innocence, Son coeur fut ému (ans être défabufé; mais fa confcience lui reprochoit la cruauté avec laquelle il augmentoit les malheurs d'une femme dont le crime fuppofé eüt été involontaire. « O vertueufe Kalajrade! dit-il, en la pref»> fant entre fes bras, pardonne un injuüe foup* con, qui te prouve 1'excès de ma tendreffe; » Tu venois chercher quelque foulagement è v> tes longues fouffrances : plus cruel cpüAmu* » rath , j'ajoute aux maux dont il faccabla >».- « Une parole de Sadak peut me faire perdre »le fouvenir de tous mes maux, répondit Ka* v» lafrade ; un reproche de fa bouche m'eft plus «iniupportable que tout le refte >u Sadak répliqua eji.peu de mots & d'un to* tifoïui «Quelque  . 0 £ S G É N 1 Ë 3, % & défefpérant de regagner jamais'le cceur de Sadak. Sadak'donna audience aux officiers de 1'armée, aux vifirs & aux bachas de 1'empire Otto< man. II refufa 1'honneur qu'ils lui déféroient ♦ mais fes refus ne les empêchèrent pas de le nommer leur fultan , & il fe vit contrahit, malgré lui, d'accepter 1'empire. L'air retentit des acclamations de 1'armée &t du peuple. L'allégreffe régnoit par-tout. Au milieu de ces cris de la joie publique , urt meffager vint au férail annoncer le retour dg Doubor. Au nom de Doubor, Sadak fembla refpiref, Un rayon d'efpérance commenca k luire dans fon ame. Ifenvoya fes vifirs a la rencontre du chef des eunuques -, en leur recommandant de le lui améner d'abord, ' Tornt XXX, §  Les Conté s Doubor, qui avoit appris la révolutiön fubite qu'avoit cauié la mort d''Amurath, fe hata de Venir le jetter aux pieds de Sadak. « Puifque celui que je fervis & hondrai long» tems n'eft plus, dit le fidéle eunuque, Dou» bor applaudit au choix qui couronne la vertu % de Sadak. Pardonne-moi, ö fultan! fi je joue » mal devant toi le röle d'un courtifan. Elevé » dès ma jeuneffe fous 1'ceil gracieux èH Amurath, » comblé de fes bienfaits, fa mort m'a arraché » des pleurs. Je les dois , finon a fes vertus, i> au moins a fes bontés pour moi ». « Doubor, répliqua triftement Sadak , tu n'es » pas le feul que cette mort afflige ; Kalafrade *> la reffent encore plus vivement que toi: un » detiii éternel eft le partage de Sadak». « Magnifique feigneur, dit le chef des eu» nuques, Amurath auroit-il ofé violer la faiiv* » tefé de fon ferment» ? « Oui, Doubor-! Tu me le demandes, efclave, » reprit fièrement Sadak ; crois-tu m'en impo» fer par ce doute apparent. Je te foupconne » d'avoir été le confident, peut-être le complice » de fon crime. J'aurois fupporté patiemment » tout autre malheur : celui-la m'accablê >>. « Seigneur, dit Doubor, avec une noble af» fnrahce, permettez que je vous fuive dans » 1'appartement de Kalafrade; il y a la quelque  DÈS G E N ï E S. S myftèrë: oh cherche £ troubler votre repos Ü « Voiler par tin difcours ambigu un mal J» qu'on nepeut réparer j c'eft le devoir d'un >> efclave , dit ; mais je ne me faifie Poin? » tromner aux vains difcours d'une femme, j'ai » vu Kalafrade ; mes yeux ont vu la beauté » déshonorée de celle que j'aimai. O prophéte \ » faint prophéte! oü étoit ton ceil , qui Voit * tout, lorfque la paffion féroce üAmurdé >> fouilla la pureté de Kalafrade W ? « Puiffant & généreux Sadak, répondit DöÜ- * hof' en fe ïettant a fes pieds, ie t'en cönjüVe \ * n'acc»fe point la belle & vertueufe fil.'e dè * » ayant d'être fur du. mal que ta re*> doutes. N'accufe point la bonté de notre pro»phete , qui n'a jamais abandonné ceux §a\ >> mettent leur confiance en lui ». « Doubor, dit Sadak, je fais que hl as fèfc *» jours fervi fïdèleriient ton dieu & ton prince ; » tu as fu accorder la foumiffion düe au Ml! * Amuratfi, avec 1'obéiffance que tu dois égd»> lement I j'y confens, paffons chëz fci * lafrdde. Puiffent mes foupcons être vains » l Le chef des eunuques précédoit le nouveau fultan. Ils traversèrerit les apparfemens par cü Vadak avoit été trainé autrefcis comm, tm malheureux , par lës ordres dAmuratL Les portes s'oüvfirënt k fa préfence, ïï parut dan* sij ■  27 foupcons ? Je ferai au comble de la joie , » quand tu m'auras convaincu que tu n'as point >> cédé a la paffion infame d''Amurath ». « Malheureux! reprit Kalafrade, avec une » fierté affecfée, tu ofes blafphémer Amurath » & fon amour ! Ma joie égala fon emporte» ment : une feinte réfiftance augmenta fon » amour & la volupté qu'il me fit éprouver. » Mais toi , efclave groffier, donne - toi de » garde d'avilir, par tes careffes féroces, une » beauté qui a fu captiver le cceur de ton » maitre ». « Alla , ö Alla ! s'écria Sadak , qu'ai-je enw tendu ? N'ai-je donc végu jufqu'a ce jour que  DES GÉNIE S.' 277 » pour entendre Kalafrade maudire Sadak, & » lui préférer le plus cruel des tyrans? —Non, » cela ne peut pas être. Le délire la tranfporte. » Son efprit troublé ne reconnoit plus 1'empire » de la raifon. C'eft moi qui, par mes reproches » cruels , Pai jettée dans eet état. Le paffage » fübit de la plus profonde trifteffe a la plus »douce efpérance, & de celle-ci a Paccable» ment le plus terrible , a mis le défordre dans » fon ame. Après un long tems, paffé dans les » larmes, tu venois au-devant de ton feigneur » recevoir le prix de ta vertu. Cédant aux vifs » tranfports de la joie, tu volois dans mes bras; » ton cceur palpitoit: ton ame, attirée fur tes »lèvres & dans tes yeux , fembloit vouloir » paffer dans la mienne. Ma froideur t'a glacée ; » mes reproches t'ont accablée d'une douleur »bien plus fenfible que toutes les cruautés » SAmurath. O ciel! un indigne foupcon me >> fait perdre Kalafrade! Prophéte! tu te venges » de mon ingratitude. Pai ajouté plus de foi » aux vains difcours d'un monftre , qui fe van» toit d'avoir violé fon ferment, qu'aux pro» teftations d'une femme dont la vertu avoit » réfifté a de fi terribles épreuves. Je me füis » défié des promelfes de Mahomet & de la püif» fance dAlla. O prophéte .' tu me punis jufte«rnent. O Alla! j'ai mérité le dernier coup » qui m'accable »l 5 üj  23§ LesContes Ces paroles de Sadak furent fuiyies d'un prpdige inattendu. L'appartement fut tout-ècoup éclairé d'une vive lumière ; un nuage d'aiiir fembla defcendre du plafond. Sadak en vit fortir le genie Adiram , qui lui adreffa ce difcours: << Sadak, les épreuves de ta vertu font fïnies. » Adiram vient t'annoncer une vieilleffe heu«, reufe. La belle femme qui eft ici devant toi , » n'eft point la véritable Kalafrade, comme tu $ le verras, dès qu'elle aura rendu h.D.oubor »j 1'anneau encbanté qu'il lui' a donné. » Après que tu fus parti pour Ja conquête « des eaux d'Oubli, je connus qu'un ferment $ étpit un frem trop foible, pour arrêter un 9. hoir,me tranfporté par 1'efprit de vengeance ; » & qui avoit étouffé tout fentiment d'huma$ nité. J'envoyai mon petit mefTager ailé porter » un anneau enchanté a Doubor, avec ordre s» de lui en déclarer les. vertas & 1'ufage qu'ii i> en devoit faire en faveur de Kalafrade, lorf% qu'il n'y auroit plus d'autre moyen de la délisj> yrer. des importunités du tyran. Doubor, eut t> pendant quelque tems affez de pouvoir fur. $ Amjiratfc, pour 1'empêcher de violer fon fer^ment. Mais quand il vit que la paflioa. de fon maïtre ne vouloit plus reconnoitre de led a y, il ufa du ftrata|êrBe que je lui arypis, ^jfpirq  DES GÉNIE S. 1J9 »> par mon oifeau; c'étoit de mettre la bague » au doigt d'une des femmes du férail, qftf • par ce moyen feroit en état de repréfenter » Kalafrade aux yeux du fultan , qui y feroit »trompé. »> Doubor, ravide eet expédient, alla trou«ver Zurac, 13 belle & fiére Zurac, qui aimoit • tendrement le fultan, qui Ia négligeoit, &c »qui même n'avoit jamais répondu a'fon >* amour. » Zurac, lui dit ie chef des eunuques, vous » n'ignorez pas fans doute la nouvelle paffiea » *'Amurath. Tout le férail fait que Kalafrade: » poffède le cceur du fultan, & que depuis le » moment qu'elle a paru k fes yeux, il méprife » toutes les autres beautés. " Mals' belIe princeffe, fi Doubor avoit affez » d'afcendantfur 1'efprit de fon maitre, pour » lui faire négliger Kalafrade, & ne recherchcr » que Zurac, quelle feroit la récompenfe de fon » zèle ? »Si Doubor me procuroit cette faveur, & » pondit vivement Zurac, je ne mettroispoinf » de bornes a ma reconnoifTance. ie chef des. » eunuques pourroit me demander ce qu'il vou» droit, & il l'obtiendroit d'abord, s'il dé;-n~ w-doitde moi.; ca? ia grace qu'il me fait efpéte*, ^m'efi pfusdauce «Vune fource d'eau claim S i»  aSo Les Contes w dans un défert brülant; plus chère que le par-. » don a un criminel qui attend la mort. » Eh bien! continuaDoubor,mettez cette ba»> gue a votre doigt. Tant qu'elle y fera, vous w aurez les traits & la voix de Kalafrade, la fulw tane favorite; au moins prenez garde de vous » trahir. Ne montrez point trop de joie. Ren» dez-vous difficile ; cédez avec une feinte ré» fiflance aux defirs amoureux du fultan, de peur » qu'il ne foupconne le ftratagême qui le met » entre vos bras, Je vais vous faire paffer dans » 1'appartement de Kalafrade, qui occupera le » votre. » Cependant Amurath, quifouffroit impatiem» ment que le chef des eunuques s'oppofat a fa *> paffion par de vains fcrupules, 1'envoya k p I{nimid; &, dès le jour fuivant, il vint trouver » Kalafrade. » Zurac , flattée de 1'empreffement du monar» que, comme fi elle en eüt été réellement » 1'objet, joua fon perfonnage a merveille; elle » feignit de réfifter; mais la paffion du fultan » triornpha le jour même, avant que Sadak revïnt » avec les eaux.d'Oubli. »> Qu.oiqv?Amurath füt accoutumé a fe livrer » fans contrainte a la fougue de fes defirs, quels » qu'ils fuffent, a. peine eut-il fatisfait fa paftt non, qu'il en eut du remords. Son repentir  DES G É N I E Si iSi fc augmenta, lorfqu'il apprit votre retour; mais » la réfignation de Sadak, fa vertu , fa généro» fité, qui fe joignoient aux remords du mo» narque, pour lui reprocher fon crime , 1'irri»tèrent fl furieufement, que , pour rendre fa " vengeance complette, il verfa fa malice fur » votre cceur; & vous favez de quelle terrible «manière Alla punit fa méchanceté, en lui » faifant boire le breuvage de la mort. _ » Auffi - tot j'apparus a Doubor qui revenoit » tflinimid; je lui dis de reprendre la bague w enchantée des mains de Zurac, & de ne re» véler le fecret a perfonne , avant que je lui » apparuffe une feconde fois. » A préfent Sadak , continua Ie génie, allez » trouver Kalafrade; portez-lui ces heu'reufes » nouvelles ; qu'elle reconnoiffe la protection » d'^, ce qui a caufé les foupcons jaloux » de iWa*, & ce qui Iui rend ramour de fon h feigneur. Dites - lui auffi que fes enfans ne » font pas morts; que celui-la même qui avoit » ordre de les maffacrer, les a fouftraits fecret»tement h la fureur $ Amurath; que le fang » dont elle a vu vos mains teintes, n'étoit que » le fang d'un animal, que vous aviez répandu »pour tromper le tyran. O Sadak ! pour ou» nen ne manque è votre bonheur , vous re* vcrrez ^^q«e 1'amour filial précipita dans  «8* Les Conté s »Is gouffre 'rapide. II fut porté comme voos » dans Ia caverne, d'oü il fortit avec peine. » Arrivé fur la plaine fertile, il y cueillit des plus «beaux fruits, avec un emprefTement qui n'a» » voit que fon père pour objet. Dès qu'il en »eut pris autant qu'il en put porter, il voulut » redefcendre la montagne, réfolu de n'y pas » toucher, avant de les avoir préfentés a Sadak. »> Malheureufement ce qu'il devoit a fon père, *M & opliet fes obligations infiniment plus » grandes envers fon dieu. II négligea de re. » mercier Alla de la protection dont il avoit » recu des marqués fi frappantes. Les mauvais » génies lui en firent un crime capital au tribunal » de Mahomet. Nous avons pris fa défenfe , & » nous n'avons rien omis de tout ce qui pouvoit » diminuer fa faute aux yeux du prophéte. Après » de vives & longues conteftations de part & » d'autre, Mahomet a décidé que le jeune-homme *>ne périroit point, & qu'aufïl il ne reverroit » point fon père auffi-tot qu'il te defiroit;mais » qu'il feroit conduit au vaiffeau de Géhari, qui » faifoit voile pour Conftantinople ; qu'après un » voyage d'un a», il rentreroit dans fa familie , » fi Alla le permettoit; & , par commiferation » pour la pofiérité de fes. ffdèlesferviteurs, Alla, » a décidé a^Ahud ne rejoindroit fon frère Ca~ v dan, dans le féjour des juftes., qu'après avoie  BES GÉNIE S. 283 w foutenu après toi la gloire de la couronne » Ottomane », Ainfi paria le génie Adiram; il difparut en s'élevant dans le nuage d'azur qui 1'avoit apporté. Sadak ayant affuré Zurac qu'elle jouiroit des honneurs dus a lafultane & Amurath, fe hata d'aller trouver fa fidelle Kalafrade. Doubor avoit exécuté les ordres du génie ; Kalafrade 1'attendoit, & elle careffoit fes tendres enfans que Peunuque lui avoit amenés, lorfque Sadak entra , il trouva Kalafrade plus belle que jamais, paree qu'il la retrouvoit fidelle Bz digne de lui. II éprouva toutes les douceurs de la tem dreffe paternelle , en revpyant fes enfans chéris qui fe jetèrent a fes pieds , en répandant des larmes de joie. Kalafrade & Sadak qui fe rappeloient les lec,ons d'Adiram modérèrent lestranfperts d'une paffion dont Pexcès avoit attirétant de malheurs fur leur tête. Ils remercièrent de concert la providence dAlla, qui couronnoit, par une fi douce entrevue, leurs longues adverfités, Ils fe profternèrent d'abord avec leur familie,, pour adorer Alla, leur créateur, dont la bonté avoit éclatéen leur faveur, Après avoir fatisfait 3 cc devoir de religion, ils converfèrent tranquillement&affeclueufementjs'oubliantprefque$> femble a fon comble $ & que la foiblefie »humaine n'a plus de reffources, qii'il emploié » des voies extraordinaires pour la délivrer de »1'oppreffiön. » Ne croyez pas, ö filles de 1'afïliaion ! qué w votre fexe foit expofé a des dangers Jnfur» montables. II eft vrai, 1'homme vous furpaffe » en force, & il eft rare que 1'amour de la vertu >> Pemporte dans fon cceur fur 1'afcendant d'une >> païlion impérieufe. Mais vous venez de voir f> comment les gatdiens de votre innocence » favent faire échouer leurs projets d'iniquité $ .*) faire retomber fur eux-mêmes 1'effet de leurs » flrafagêmes. Les fouffrances font pour la vertu » d'une femme, des ornemens d'un éclat bien » plus vif &c plus pur que celui des riches pierH reries dont vous avez coutume d'embellir .*> vos charmes. » Vierges aimables, perfévérez dans 1'inno» cence. Ne laiffez point fouiller 1'image de la » vertu empreinte dans vos ames; Les fils d'J.» dam recoivent de vos regards leurs premières » impreffions. Lorfque töutes les femmes feront » vertueufes, les hommes rougiront du vice^ » Sc imiteront votre exemple >n Après cette lecon, le fage Iracagem fe tourna Vers Nadan, pour Pengager a profiter des heuïeufes difpofttions de la vertueufe jeuriéffe pfêté  DES GÉNIE S. è Pécouter, en verfant dans des coeurs fi purs les douces femences de la fageffe , paf un conté auffi agréable & auffi inftruöif que celui » O chef de notre race immortelle! répondit toNadan, je t'obéis »>»  2.88 LvE S CTo N T E S CONTÉ DIXIEME. MIRGLIP LE PERSAN, O u PHESOJ ECNEPS , DERVIS DES BOIS. A.U commencement de 1'égire des turcs, la Perfi étoit gouvernée par Adhim, furnommé le magnifique , qui tranfporta fa cour d'Ifpahan a Raglai dont il fit le lieu de fa réfidence , & qu'il embellit avec plus de pompe &C de grandeur qu'aucun de fes prédécefleurs. Le palais róyal s'élevqit comme une grande ville fur la montagne d'Ore^, au milieu d'une vafte plaine op?Adhim fit entourer de quatre murailles de deux eens pieds de haut, dont la plate-forme , pavée de marbre, pouvoit tenir neuf charriots de front. Du cöté du nord, la muraille qui dominoit la mer Cafpienne , avoit trois lieues de longueur, & étoit flanquée de trente-fix tours qui s'élevoient cent quatreyingt-deux pieds au-defïus de la plate-forme. La muraille du cöté oppofé, vers le fud ? avoit pour perfpeCtive la ville d'Ormus. Sa longueur étoit auffi de trois lieues; elie étoit fortifiée de  DES G É N I Ë S.: igj ■de trente-fix tours de même hauteur que les autres. La muraille de Foueft regardoit YAJJyrie. Ses trente-fix tours, femblables aux autres, étoient diftribuées comme elles , fur une longueur de trois lieues. La quatrieme muraille, celle de Feft, regar* doit les royaumes de YInde* Du refte , elle reffembloit aux trois autres : elle avoit une même étendue, & un égal nombre de tours; Telle étoit la magnificence avec laquelle Adhim avoit fait fortifien la montagne d'Orq; pour y,x faire fa réfidence. L'enceinte étoit divifée en jardins. Comme il n'y avoit point de rivière dans le voifinage * trois mille hommes furent employés a creufer & conftruire un canal pour conduire les eaux: de la grande rivière d'Abutour d'au-deffous de Cajfèmahat dans la plaine d'0r&r_, en un vafte baffin creufé au cöté oriental, oit elles entroient par-deffous une grande arche dont le ceintre s'élevoit jufqu'a la plate-forme de la muraille du même cöté. Adhim rit batir dans les jardins qui s'étendoient de la muraille a la montagne mille palass pour les grands de fa cour &C les généraux de fes armées. C'étoit au milieu de ces mille palais que s'élevoit celui du roi de Perfe, fur la mon» Tome XXX, T  ï$o Les Contes tagne dont le fommet étoit plus de huit cents pieds au-deffus du niveau de la rivière Abutour. Le terrein de la plaine d'Orq étoit dur & pierreux: il n'étoit prefque compofé que des débris du rocher. Quinze mille charriots apportèrent continuellement des meilleures terres des vallées, dans 1'enceinte des murs, jufqu'a ce qu'elle en fut toute couverte a la hauteur de plufieurs pieds. Adhim fit encore defcendre des montagnes d'Efdral les cèdres qui les cou™ vroient, &c les tranfplanta dans le nouveau terrein qu'il avoit formé. La nature fembloit lui obéir. En peu d'années il créa une des plus belles villes de la Perfe , le plus magnifique palais, & une forêt de plufieurs fiècles. Adhim , contemplant du haut de fon palais les grandes chofes qu'il avoit faites , en concut de 1'orgueil. II dit aux courtifans qui 1'entouroient: « Quel monarque eft égal a Adhim ? J'ai » enfanté une grande ville , une nouvelle terre »qui s'étend comme la mer Cafpknne. Quel »homme pourroit compter les ouvrages que »j'ai fait conftruire »? Ses courtifans hu répondirent au gré de fon amour propre: « Adhim, le viceroi d'Alla, n'a » point d'égal: perfonne ne peut lui être com>> paré >s Lémack, fon vifir } ajouta: « Perfonne n'eft  des Génie s. aoj tt égal a notre glorieux fultan. Chacun des tt édifices qu'il fait batir font comme les plus r> belles cités des princes de 1'Orient, & fon tt palais eft un grand royaume tt. Adhim avaloit a longs traits Ie poifon de la flatterie. II paffoit une partie du jour fur les balcons de fon palais , a contempler la magnificence de la montagne d'Ore^. Chaque foir il fe couchoit plus vain 6c plus orgueilleux que la veille. Dès le matin il faifoit appeller les princes & les vifirs de fa cour , pour leur faire admirer la gloire de fon règne. Ses courtifans lui répondoient toujours fur le même ton de flatterie : « Adhim , le viceroi tt dAlla, n'a point d'égal: perfonne ne peut lui tt être comparé ». Lémack, fon vifir 5 a;outoit toujours: « Per» fonne n'eft égal a notre glorieux fultan. Chatt cun des édifices qu'il fait batir font comme tt les plus belles cités des princes de 1'Orient, 6c tt fon palals eft un grand royaume tt. Adhim fe dégoüta bientöt de la répétition monotone d'une louange qui 1'avoit tant flatté au commencement. Un jour que fes courtifans la lui répétoient pour la millième fois, il les fit retirer ; puis il monta feul fur la plate-forme la plus élevée de fon palais, pour mieux jouir du fpeófacle qui 1'enchantoit. Son imagination T ij  \y% Les Contes ïe flattent mieux que les grands de fa courï En un moment, fon efprit fut rempli de la haute idéé de tant de magnificence. Ses yeux erroient de cöté Sc d'autre avec une douce complaifance. II entreprit de compter les troupeaux qui paiffoient fur les bords de la rivière Abutour. Ce fut en vain. Leur nombre étoit fi grand qu'il mit plufieurs heures a parcourir des yeux un petit coin de la vafte étendue qu'il voyoit, fans pouvoir compter les troupeaux qui le couvroient. Cette épreuve le charma, « Mais, difoit le monarque avec dépit, qu'eft» ce pour moi que cette pompe Sc cette gran» deur , fi mes courtifans ne font pas remplis de » la vafte idéé de la magnificence de leur maitre? » Voila des objets propres a varier pendant * mille ans les penfées Sc les juftes louanges de m mes vifirs, Sc cependant ils ne font que me «répéter chaque jour ce qu'ils m'ont dit la » veille. Ames retrécies! Ils ne voient rien de la » gloire qui les environne. Ils ne font pas dignes ?> d'approcher de ma perfonne , puifqu'ils ne » fentent pas la grandeur des ceuvres que je »fais ». Adhim defcendit: il entra au férail, conduit par les mêmes penfées qui 1'occupoient fans ceffe. II dit aux fultanes qu'il aimoit le plus, de venir prendre le frais fur la terraffe. Son deffein  DES G É. N I E S.' 193 étoit de leur faire admirer les palais fuperbes qu'il avoit élevés. « Yafdi, contemple a loifir la gloire de toa w maitre, dit le fultan a celle de fes femmes qui » étoit k fa droite ; peux-tu compter le nombre » des palais qui couvrent la plaine d'Orq ? » Peux - tu compter combien ton fultan fait d'heureux » ? « O gloire de la terre ! répondit la princeffe » Yafdi, grandes font les perfections d''Adhim. » L'éclat qu'il répand autour de lui eft comme » la lumière du foleil , & fa bonté comme la » cbaleur de eet aftre bienfaifant. Mais, ö mon » feigneur ! fi ton efclave ofoit parler, s'il étoit » permis a celle que tu daignes recevoir dans »tes bras de demander une grace au glorieux » Adhim, Yafdi fe profterneroit a tes pieds , » & tu donnerois aux enfans de mon père un » appartement dans un des palais de la plaine ». « Yafdi, je t'accorde ta demande , répondit »> Adhim ; mais que dit Téma de la magnificence » étalée a fes yeux » ? « Seigneur , dit Téma, puifque tu m'ordonnes » de parler, je dirai naïvementma penfée. Téma, » dont 1'ame eft toute amour , & dont 1'efprit >> paflionné ne s'occupe que du defir de t'aimer » davantage, s'il étoit poflible , Téma ne voit » rien de fi grand ni de fi aimable qu''Adhim 1 T iij  &94 Les Contes » elle voudroit jouir de fes regards gracieux » dans ces bocages charmans, &c n'y voir jamais n que fon bien-aimé ». « Belle Téma, dit le fultan en foupirant, ton » amour me flatte , j'en aime les tranfports; & »je concois facilement que le maitre de ces » bocages enchantés a affez de charmes pour exciter les tendres affections de Téma. « Mais, ajouta le monarque , en fe tournant » vers la fultane favorite, que penfe Ahia^a » ? « Seigneur , répondit Ahia^a , dans quel lieu w m'avez-vous amenée ? La tête me tourne fur » cette terraffe élevée; & quand je regarde dans »la plaine, mon imagination s'égare, je tombe 0 en défaillance ». Adhim, ne pouvant plus cacher fon indignafion , quitta brufquement les princeffes , & rentra dans fon appartement , cii, après avoir été quelques momens feal, il fit appelier fon yifir Lémack. Lémack fe rendit auprès du fultan , &c fe proflerna en fa préfence. Adhim lui dit d'un air chagrin : « Puifque s* ceux qui approchent le plus prés de ma perw'fonne, & a qui j'ai fait le plus de bien , ne v> fentent pas toute 1'étendue de ma grandeur tk. » de ma gloire ; j'ai réfolu d'entendre mes Ipuanges de la bciiche de mes moindres fujets,  DES G É N I E Si 29 J v> Lémack, ayez foin de me procurer deux habits » d'artifan, Pun pour moi, 1'autre pour vous. » Nous lortirons dès ce foir de mon palais. Je » veux me mêler dans la foule du peuple qui eft » au-dela de cette enceinte; peut-être la gloire » d!'Adhim eft-elle mieux connue hors de ces » murailles , qu'elle ne 1'eft de ceux qui la » voient de trop prés H. En vain le vifir employa toutes les reffources de 1'adulation pour flatter 1'orgueil du monarque. Adhim 1'arrêta , en lui difant d'un ton férieux de ne pas rendre fa première indifférence plus fenfible par des éloges artificieux. Lémack obéit. Avant que la chauve-fouris eüt déployé fes ailes fans plumes, dans 1'obfcurité de la nuit, le fultan & fon vifir déguifés defcendirent la montagne d'Ore^ , & pafsèrent jufqu'aux fauxbourgs qui étoient au pied de la muraille. Après avoir traverfé plufieurs rues, ils rencontrèrent deux marchands qui venoient de payer la nouvelle taxe impofée par le fultan fur toutes les marchandifes, pour fournir aux frais énormes de fes batimens. « Ah i dit 1'un des marchands , voila fans » doute deux de ces miférables ouvriers que le » fultan emploie a élever ces palais fuperbess » dont chaque pierre nous coüte fi cher. Tous T iy  *9<5 Les Co n tes » nos kiens vont s'engloutir dans 1'enceinte dé » ces murs, & il n'y a que misère au-dela». « Ceïa eft vrai, répliqua 1'autre marchand; »> mais Adhim ignore peut - être combien fes » fujets de font malheureux,. Oh I com- » bien ces mêmes peuples pourroient être heu» reux , fi le fultan n'avoit pas plus d'ambition » que le fage, dont nous connoifions la fru» galité » ! « Seigneur ? dit ZeW& au fultan , rentrons » dans votre palais d'Orq. Je doute que nous » trouvions vos fujets fort difpofés a exalter n votre magnificence ». « Non , dit Adhim , continuons plutöt notre fe route. II faut qu'un monarque s'accoutume a w entendre avec indifférence le mal comme le » bien. Lémack , tous mes fujets ne font pas m marchands; & tout marchand qui vient de « PaYer l'impöt eftmécontent, & a droit de fe * plaindre ». Comme ils avancoient, ils rencontrèrent une troupe de jeunes Perfans ivres. « Ces gens-ci, dit le fultan, quoique rebelles » a la loi du prophéte, & aux ordres dugou* »> vernement, ne déguiferont point leur penfée » Le préjugé , 1'intérêt, ni la mauvaife foi, ne' #> repofent point fur la langue de celui qui s'eft » enivré du jus des vignes de Décan »,  DES GÉNIE S» 297 « Si j'étois fultan de Perfe , difoit Fun , je » voudrois que la rivière Abutour roulat des » flots de vin ; toute la Perfe feroit couverte de » vignes ». « En vérité, difoit un autre, quand je con» temple la montagne d'Orq, & les quatre mu» railles qui la fortifient, je ne puis m'empêcher. » de m'écrier: Pourquoi eft-il plus permis d'éle» ver des palais avec tant de dépenfes , que de » planter & cultiver des vignes qui font d'une ►> toute autre utilité »? « II eft vrai, difoit un troifième , voila un » magnifique palais: il n'y manque qu'une vigne. » On diroit qu'il a été bati pour notre ami le » buveur d'eau ». « Paix , ajouta un quatrième , 1'haleine viif neufe de 1'ivreffe n'imprimera point de taches » a la gloire du fage. Malgré toute ma gaieté , » & mon goüt pour le vin, j'aime encore mieux » cefobre buveur d'eau, que lemacon^Ai/ra ». A ce mot, le fultan put a peine difTimuler fon indignation, de fe voir ainfi traité par de jeunes étourdis; mais il étoit déterminé a continuer fes recherches. II laiffa cette troupe folatre de jeunes gens , fans daigner leur répondre. Lémack fit de nouvelles inftances pour engager le fultan a rentrer dans fon palais, fans  298 Les Contes pouffer plus loin un effai, dont les commencemens lui étoient fi peu favorables. Au milieu de leur entretien, ils furent arrêtés par un vieillard & fon rils. « Seigneurs , dit le vieillard , foyez juges » entre moi & mon fils. Ce jeune homme s'eft » enfui ce matin de la maifon paternelle, & il » eft revenu ce foir tranfi de froid , & prefque » mourant de faim. Je lui ai fait fervir du riz » &c de 1'eau , & quelques légumes , nourriture » dont nous faifons ufage fa mère & moi de» puis notre enfance; il n'en a point voulu. II » ne parle que des mets délicats que 1'on fert a »la table des grands , dans les palais de la » plaine d'Orei ». « Et mon père , reprit vivem'ent le jeune «homme, voudroit me faire accroire que notre «voifin vit mieux <\iï Adhim, le magnifique; » & que celui qui fe contente de peu , eft plus » heureux que le monarque de la Perfe Adhim, fans leur répondre , dit a Lémack, fon vifir: « Lémack , ayez foin que ce vieillard » & fon fils, la troupe de jeunes gens, & les •» marchands que nous avons rencontrés, pa» roiffent devant moi demain au matin. Je veux »> favoir ce qui fait que ces gens préfèrent leur » voifin a leur fultan ». Lémack promit d'obéir, Sc Adhim COntinua ia courfe noclurne.  DES GÉNIE Si 19$ A quelques pas de-la , une petite familie éplorée fuivolt un homme & une femme en affez mauvais équipage : ils remplifioient les nies de leurs cris lamentables. * O bons mufulmans ! dit le père, ayez pitié » d'une pauvre familie que 1'on öpprime. Nous » fommes perdus. On nous ruine, pour ajouter » un vain éclat k la fplendeur de ceux qui fe » font un plaifir féroce de la misère du genre » humain ». «Et de qui vousplaignez-vous, mon ami, » lui dit Adhim avec douceur ? Qui font ceux » qui ofent vous opprimer, fous 1'empire d'un >* prince jufte » > « Hélas! répondit 1'homme , nous fommes » fi malheureux, que nous n'ofons même nom» mer 1'auteur de nos malheurs. Si nous n'avions »> pas trouvé une ame charitable qui nous a fait » fubfifier aujourd'hui , nous ferions tombés » de défaillance fur la rue ». Adhim , touché de compaffion, donna ordre a fon vifir de procurer k fes gens un afyle oit ös püffent paffer la nuit, & de les lui amener le lendemain avec les autres. « O chef des croyans ! répondit Lémack, » ton efclave obéira aux ordres de fon maïtre; » mais, ö magnifique fultan ! le ferein eft dan« gereux, & je crains que Ia fanté de mon n prince n'en fpit affeftée ».  3 ©o Les Contes « Lémack , répondit le fultan , approchons» nous de cette troupe de gens aflémblés de-»vant nous : voyons de quoi il s'agir- Nous » rentrerons enfuite dans mon palais ». « Hélas, hélas ! s'écrioit une femme défolée, » Queshad , le fidéle Queshad n'efl plus. II me »> faifoit fubfifter moi & mes chers enfans: » chaque jour nous pouvions manger un pain » arrofé de la fueur de fon front. O Queshad ! »> tu n'es point tombé fous le poids des années. » Tu as confumé tes forces dans les travaux » du jour ; & la mort t'a furpris , lorfque tu »travaillois aux fuperbes batimens de ton » fultan ». « Femme infortunée de Queshad, difoit » quelqu'un de la troupe affemblée autoiu: » d'elle , confolez-vous. Alla éprouve votre » foi : ayez confiance en fa miféricorde. Quef» had étoit un bon mari pour vous , Sc un » bon père pour vos enfans; mais Queshad » n'étoit pas votre Dieu ni le leur. Alla a laiffé » un lieutenant fur la terre , qu'il a chargé de » fecourir les veuves & les orphelins. Je ne » doute point que le jufte Adhim ne foulage » votre misère quand il en fera inftruit. Lorf» qu'il apprendra que votre mari a perdu la » vie en travaillant aux fomptueux édifices » qu'il ne ceffe d'éleyer autour de fon palais  des Génie s; jor » royal, il fera auffi magnifique dans les dons » de fa bonté, qu'il 1'eft dans fes batimens ». « Puiffant Alla ! dit Adhim en foupirant, »> étoit-ce la la gloire que je me propofois , » lorfque je réfolus d'employer les bras de mes » fujets a ces travaux immenfes ? Lémack, ö » Lémack! qu'ai-je fait ? Je crains bien d'avoir » pris 1'ombre de la grandeur pour la grandeur » même. Cependant amène-moi demain cette » veuve & fon confolateur, qui connoït fi bien » le cceur de fon maitre ». Le vifir employa une partie de la nuit k raffembler tout le monde qu'il devoit conduire le lendemain aux pieds du monarque. Adhim fe retira dans fon palais pour prendre quelque repos; mais fon efprit étoit trop occupé des diverfes rencontres du foir. Le divan étoit affemblé. Les prifonniers attendoient la préfence du fultan. II y avoit un concours de peuple d'autant plus grand, que Pon ignoroit leurs crimes. Dès que le fultan fut affis fur fon tröne; Lémack lui préfenta les deux marchands. '< Marchands, leur dit le monarque, ce que »je n'ai pas entendu comme fultan , je ne le » punirai pas comme fultan. Soyez plus réfer» vés a Pavenir. Prenez garde fur-tout de ca»lomnier fans raifon ceux cxi'Alla a établis  '3©* Les Contes w pour vous gouverner. Mais, dites-moi fin* » cèrement, s'il vous étoit libre de vous choifïr » un maitre , qui placeriez-vous fur le tröne ? » Quel eft celui que vous fouhaitiez hier a la » place d''Adhim » ? Les deux marchands, confus qu''Adhim eüt entendu leurs murmures de la veille, fe jettèrent a fes pieds, en lui demandant pardon. L'un deux lui dit: « Alla, préferve ton efclave de voir jamais «un autre que le magnifique Adhim fur le »tröne de fes ancêtres ; mais puifque mon » fultan m'ordonne de m'expliquer avec fin» cérité, j'avoue que je voulois parler du per»fan Mirglip, dont la vertu mérite une cou».» ronne. » Lémack , dit Adhim a fon vifir, faites avan» eer les jeunes débauchés qui ont violé la loi » de Mahomet. Souvenez-vous auffi, en fortant » du divan , de faire chercher le perfan Mirglip , » & de me 1'amener ». Les jeunes gens, honteux de leurs excès , n'öfoient lever les yeux fur le tröne du fultan. Adhim leur fit une douce réprimande, en leur obfervant combien le prophéte avoit eu raifon de défendre 1'ufage d'une liqueur capable de faire perdre la raifon a 1'homme. II leur dematida enfuite quel étoit 1'homme fobre dont  des Genie s. 50J ils avoient exalté la tempérance malgré leur ivrefle. Ils remercièrent la clémence du monarque, & Pun d'eux lui dit: « Après le magnifique Adhim , le perfan Mir»gliP eft le plus aimé dans la ville deRaglai». Lémack ne fe poffédoit pas de colère, il maudiffoit au fond de fon cceur Pimpudent jeune homme qui ofoit parler d'un autre que de hu après le fultan. Diffimulant fon indignation, il fit approcher le vieillard & fon fils. « Jeune homme, dit le monarque, en acirefw fant la parole au fils, d'oü vient quetu mé» prifes tes parens, leur manière de vivre, & nleur condition? Qui t'a appris k te révolter » contre Pautorité de ceux qu'AUa a mis fur » toi ? » Maitre de tes efclaves, répondit Ie jeune «homme en trembiant, pardonne les folies » d'une jeuneffe fans expérience. Je reconnois » ma faute : je te promets de régler déformais » ma conduite fur la vie frugale & tempérante » du perfan Mirglip. » Quoi! dit le fultan étonné, Mirglip efl-il » donc le voifin de tous mes fujets » ? « En vérité, dit le vieillard , c'eft Mirglip 9 » c'eft cemodèle de tempérance que jepropo- " » fois hier au foirpour exemple a mon fils >\  3ö4 Les C o n t e s Quand le vieillard & fon fils fe furent retirés; 'Lémack fit approcher du tröne la pauvre familie qui avoit excité la compaflion Ü Adhim. « De qui voulois-tu te plaindre hier au föir 1 » demanda le fultan au père ? tes paroles cou» vertes me fembloient défigner ton roi. Park » fans contrainte. Ne me déguifé point la vé» rité ». « Pardon , ö gloire de la Perfe 1 répondit le » père d'une malheureufe familie ; mon cceur » ulcéré a ofé fe répandre en plaintes devant » mon feigneur. Les maux que mes pauvres » enfans ont foufferts depuis que Pon a détruit m ma cabane & pris mon champ pour y placer » les machines dont on fe fert k abattre les cèdres » des montagnes, & a les defcendre dans la » plaine; ces maux m'ont arraché les plaintes » qui font parvenues aux oreilles de mon fei» gneur ». « Efclave , répliqua le fultan, ta préfomption » eft grande. Mais je n'ai pas deffein de punir; » & ta médifance , quelque outrée qu'elle foit, » ne me fera pas changer. Mais, quelle eft 1'ame » charitable qui t'a fait fubfïfter hier, toi & ta >> familie » } « Maïtre de ma vie , répondit le pauvre »homme , c'eft k Mirglip que nous devons »1'exiftence ». « C'eft  BES GÉNIE S. 305 « C'eft'un complot formé , dit Lémack; {{\te~ «ment ces efclaves ont médité leurs réponfeS. » Quelque ennemi fecret d:'Adhim leur a infpiré w d'élever 1'hypocrite Mirglip au-deffus de fon » feigneur ». « Ton foupcon eft jufte , dit le fultan; ache» vons cependant d'entendre ceux que nous » avons rencontrés hier au foir, nous fongerons »> enfuite a punir 1'infolence & 1'hypocrifie de » Mirglip, comme elles le méritent ». On fit donc approcher la veuve de Queshad, &C celui qui avoit elfayé de la confoler en lui infpirant de la confiance en la générofité d''Adhim. La veuve inconfolable tomba aux pieds du fultan, & les paroles qu'elle put k peine prononcer, furent entrecoupées par les fanglots de la douleur. L etranger qui étoit auprès d'elle, ému de compaffion , attendoit , dans un refpectueux fdence , 1'ordre du fultan pour parler k la place de la veuve. « Etranger, lui dit le monarque , vos feriti» mens pour cette femme m'ont charmé ; puif» que vous avez été fon confolateur dans fes » peines, foyez auffi 1'interprète des penfées de » votre amie »k « Chef & prote&eur de notre foi „ répondj Tqmt XXX, y  |o6 Les Contes wl'étranger, cette veuve eft réellement mort » amie , car elle eft perfanne & foumife a la lol » de Mahomet; & quoique je ne 1'eufle jamais » vue avant hier au foir, fon affliaion m'a inf» piré de 1'amitié pour elle ». «Je vous entends , dit le prince en fouriant; » la beauté de cette aimable veuve vous touche >y autant que fon malheur , & vous êtes prêt a » remplir auprès d'elle la place que Queshad ne » peut plus occuper ». « Seigneur, répondit 1'étranger , jamais ton » efclave n'engagera cette veuve k oublier celui » qu'elle a perdu. Le deuil eft un jufte tribut » que 1'amour paie k la mémoire de la perfonne waimée. Quoique j'aie taché de confoler la ». veuve de Queshad, je ferois bien faché de la »voir changer les pleurs d* fon affliöion en » 1'appareil d'une nouvelie noce. Non , glorieux » fultan: 1'humanité feule m'a infpiré des paroles » de confolation pour cette femme ;& le même » fentiment me fait implorer pour elle la bonté » du puiffant Adhim ». « Lémack, dit vivement le fultan en fe tour» nant vers fon vifir , crois-tu que le nouveau » favori de mes fujets , le perfan Mirglip , ait la » moitié des vertus de eet homme compatifiant ? » Fais chercher eet hypocrite , qu'il paroifte « devant moi pour être confondu ».  GÉNIE S. Tandis que le fultan donnoit eet ordre au Vmr 1 etranger fe profterna au pied du tröne, en difant: ' «Si Mirglip a offenfé fon roi, que tes gardes , » o fultan! le frappent & le facrifient a ton juffe *> reffentiment». «Quoi! reprit Adhim avec furprife, es-tu *i^> > Efclave offieieux ! n'étoit - ce pas » affez d avoir mis fur mon paffage , & de «mavotr envoyé iei cette troupe de tes vils »flatteurs ? Falloit-il encore que tu vinffes en » perfonne jouer a mes yeux le röle d'un hy* *» pocrite »• ? 3 «Son audace eft extréme » ajouta le vifir j » trop genereux Adim, fouffre que ce cimeterrè »frappe le traitre.&délivreè jamais fflört «fouveratndefon ennemi ». « Arrête, vifir, dit le fultan, ne fouille poirit » mon trone du fang de mes fujets. Si cetétran-get-eft tel qu'il paroit & que Ia renommée Ie »publie, ,1 merite la faveur d'un monarque , «plutotque fahaine». 4 ' Tout lepeuple applaudit a ce généreux fentitnent. Ils trembloient pour le vertueux Mirglip, Un mot ehangea leurs allarmes en une joie unf- verfelle.LefeuUWnefavoitquellecont, nance faire* Cependant.il prit le parti de diffi^ Vij  3o8 Les C o n t e $ . Voyant la réfolution de fon maitre , & le cóntentement univerfel du peuple, il agit enhabilé courtifan. Mirglip étoit toujours profterné ; le Vifir s'approcha de lui pour le relever. « O Adhim ! s'écria Mirglip toujours dans la » même pofture , fi c'étoit par 1'amour d'une »vaine gloire , ou d'une baffe flatterie que »j'euffe fait mon devoir, je mériterois. d'être » accablé fous le poids de ton indignation ; » mais fuivre les faints préceptes de notre loi, » & en rapporter la gloire k Alla & au pro» phète , eft-ce un crime qui mérite la colère » d''Adhim » ? « Lève-toi, Mirglip, dit le fultan. J'applaudis » k ton zèle. Tu vivras déformais dans la vafte » enceinte de ces murailles. Je veux jouir chaque »jour de ton entretien vertueux ». « Que mon feigneur rriodère les effets de fa » bonté, répondit Mirglip ; élevé dans une con» dition baffe , è 1'ombre des forêts, ton efclave » répondroit mal a 1'honneur que fon maitre » daigne lui faire. J'aurois mauvaife grace k »jouer le role d'un courtifan. Que le magni» fique fultan de Perfe laiffe Mirglip vivre parmi » fes égaux comme auparavant. C'eft affez pour »I'efclave , que fon maitre approuve fa con»> duite ». « Quoi! reprit le fultan, tu refufes les offres  DES GÉNIE S. 309 » de ton roi! La tribu de Xémi, la plus puif» fante de mes fujets ; les capitaines de 1'armée » de Fmi , qui fe font acquis tant de gloire » dans les travaux de la guerre, follicitent avec m empreffement 1'honneur d'être admis dans les » palais de la plaine d'Or^ , & Mirglip, le derm nier des perfans , ofe rejetter la faveur du »fultan ! Oui , ajouta le monarque d'un ton » févère , continue de vivre avec tes pareils. Je »punirai affez ta folie en t'accordant ta de» mande. Va , dans 1'horreur de tes forêts, pleu» rer le mépris & la perte que tu as faite de» 1'amitié de ton roi ». Adhim, fans attendre de réponfe, fortit brufquement du divan avec Lémack fon vifir. Le peuple fuivit Mirglip, en admirant fon généreux mépris pour les grandeurs de la terre. L'orgueil du fultan étoit cruellement mortifié. L'indifférence de Mirglip mettoitle comble k fon indignation. Elle eut encore un autre effet. Adhim ne regardoit plus qu'avec dédain fes immenfes palais , depuis qu'il favoit combien ils étoient peu capables de donner une idéé de fa grandeur a fes fujets , ou même d'excker 1'admiration d'un payfan.. Lémack y témoin. du troublé de fon maitre en concut une joie fecrete. II lui étoit affez indifférent qu''Adhim rut heureux ou non; mais V iij  3«o Les Contes il avoit intérêt a fe conferver la faveur de fon maitre en le flattant. « Magnifique fultan , luidit-il , il n'y a que tt les grandes ames & les efprits fublimes qui » puiffent fentir combien les ouvrages que tu *> fais élever font admirables. Mirglip & fes; *> pareils contemplent un chef-d'ceuvre d'archi5* tecture comme une haute montagne , fans » favoir en admirer 1'auteur puiffant. Ainfi 1'oi*» feau imbécile qui traverfe la plaine de 1'air » vole au-deffus d'un palais , comme au-deffus »> d'une chaumière , fans diftinguer le fultan de * Perfe d'un payfan des montagnes », « Lémack, répliqua le monarque , tu crois » peut-être adoucir mon chagrin par ce dif» » cours , & tu 1'aggraves. Oui, j'ai vu la grive a occupée a fe faire un nid ; j'ai fouri de fon v embarras & de fa foibleffe, Et peut-être k ** préfent ce même oifeau forme dans 1'air, en tt volant, des cercles qui embraffent dans leur tt enceinte étroite la magnificence d'Adhim* tt Crois-tu cette penfée bien flatteufe poitr le ** fultan de Perfe ? Crois-tu lui faire ta cour en tt lui difant que les oifeaux du ciel ne Ie diftin-* m guent pas du moindre de fes fujets» ? « Mon maitre a raifon d'être mécontent de tt fon efclave , dit Lémack. * Ta« Hï%e3 reprit Adhim, eft mécon$en?  DES GÉNIE S. 3IÏ » de lui-même & de fa propre magnificence, » depuis qu'il voit un payfan plus eflimé peur » fes vertusperfonnelles, que Ie fultan de Perfe »pour fes immenfes palais. Lémack, j'eftime » moi-même Mirglip, & peut-être plus qu'il ne » m'eilime. Tu auras foin de faire donner au »plutöt cent fequins a la veuve pour qui il »témoignoit une affeftion fi charitable & fi » défintéreffée ». « Hélas! ö gloire de 1'Orient , répondit le »vifir, mon feigneur va donc fe mettre au» deffous d'un vil payfan ? Quand le fultan de Ia » Perfe donneroit la moitié de fes richetfes a » cette veuve , la gloire d'une telle générofité w ne feroit pas pour lui, mais pour Mirglip. Cet » hypocrite fembleroit t'avoir fait fon caiffier » & le dépofitaire de fes tréfors ». « Périffe plutot la veuve, comme Pambre qui » fe fond, dit le fultan, que de m'expofer a de »tels propos « Mais , reprit Lémack , pourquoi les folies » d'un payfan affeftent - elles Pêfprit de mon » feigneur, au point de troubler fon repos ? Tu » as dix mille efclaves prêts a fervir tes plaifirs. » C'efl pour toi que le chaffeur, fiüvi de fa » meute agile , fait lever le cerf dans la forêt. » C'efl pour toi qu'il va reconnoitreies repaires » ctt la panthère cache fes petits, C'eft pout V ht  312, LesContes » qu'il perce d'une flèche empennée les flancs v du tigre & du fanglier. Pour toi, Pair retentit » des accords de mille inftrumens ; & la trom»> pette par fes fons éclatans annonce par-tout » ta marche brillante & majeftueufe. C'eft pour » toi que le foleil répand la lumière fur tes im» menfes batimens ; c'eft pour toi qu'il fait de » beaux jours. Les filles de 1'Orient s'embel»» lifTent pour ton plaifir: c'eft pour toi que leurs » cceurs innocens s'ouvrent auxfeux de 1'amour. » Tous les yeux font ouverts fur toi. Tu es » comme un Dieu qui donne la vie a tout ce » qui refpire autour de toi ». « Et quel eft donc ce plaifir que tu me vantes, » reprit Adhim } Eft-ce d'être le tyran des bois; » de répandre la terreur dans les forêts; de faire » tomber fous les coups de mes chaffeurs, le » lion fuperbe, Ia panthère Sclespetits qu'elle " a con?us & allaités ? Lémack, le fultan de Perfe »> fera-t-il donc confifter fon bonheur a enfan» glanter la forêt du fang de fes hótes , a la faire »retentir des longs mugiffemens du tigre & des » autres animaux qui Phabitent ? Ma réputation j> n'eft - elle donc fondée que fur les éclats » bruyans de la trompette, qui fe diffipent dans Pair ?Veux-tu donc me faire accroire que c'eft » pour mon plaifir que le foleil fe léve, lorfqu'il » éclaire d'autres régions avant de briller fur  DES GÉNIE S.' 313 » mes états, & qu'il les quitte pour porter fa » lumière fur un autre hémifphère ? Me fuppofes»tu affez de foibleffe pour tirer vanité de » 1'amour de mes femmes ? Lémack, ce n'eft pas » moi qu'elles aiment, c'eft la pompe & 1'éclat » qui m'environne , ce font mes tréfors & ma » faveur. O vifir 1 il n'y a point de vrai plaifir » fans le témoignage d'une bonne confcience. » Sans la vertu, tous les autres biens ne font que » vanité. Mirglip goütera plus de folide bonheur » en faifant une bonne acfion , qu Adhim n'en » peut goüter fur le tröne de Perfe, au fein des » grandeurs & de la volupté » Lémack , continua le fultan , Mirglip mérite w d'être notre ami ; & il défirera de 1'être , lorf» que nous ferons auffi vertueux que lui. Amène» le moi demain avant le lever du foleil». « La volonté $ Adhim eft la loi de fon vifir , » répondit Lémack >>. Ainfi paria le vifir en diffimulant fon dépit. II avoit de la répugnance a exécuter les ordres de fon maitre, & en même tems il craignoit les fuites de fa défobéiffance , s'il en différoit 1'exécution. « Le vil efclave , difoit-il en lui-même ! fes » vertUS ruftiques ont corrompu 1'ame magnivfique d'Adhim. Tandis que le fultan faifoit »paflerles eaux du fleuve Ahutour au travers  3'4 Les Contes » des rochers, je le conduifois dans les routes »ténébreufes de 1'illufion. A mefure que fon «ambiüon croiffoit, j'élevois I'édifice de ma » fortune; les pierres que je lui faifois entaffer » le« unes fur les autres, étoient autant de dégrés «qui fembloient 1'élever jufqu'au ciel, & moi »jufqu'au tröne. Ces idéés de grandeur 1'occu»poient tout entier. II me laiffoit le foin du » gouvernement; fon ame étoit déformais trop » grande pour s'abaiffer a conduire des hommes; » d jugeoit plus glorieux d'arranger des pierres » de couper des montagnes, d'abattre de grands »> arbres. Cependant 1'or de la Perfe entroit dans » mes coffres: tout plioit devant moi; & Iorfi« que je pafiois, les femmes , les enfans , tous >» les Perfans s'inclinoient jufqu'è terre en criant: » Lémack vient, profternons - nous en fa pré» fence. A chaque pas, j'écrafois quelque vil » efclave , & les Perfans imbéciles recevoient » la mort de ma main, comme un pafleport pour » entrer dans le paradis du prophéte. Si je dai» gnois fourire è quelque femme , fon mari » tremblant venoit me 1'offrir ; c'étoit pour lui » un honneur que le fang de Lémack fe mêlat 4 » celui de fa poflérité, Si la femme, par un vain « préjugé, refufoit de fe rendre è mes defirs , fa «maifon démolie, fes enfans maffacrés , fon «mari empalé, & eUe-même livrée aux plus.  DES GÉNIE S. 315 wterribles chatimens annoncoient mon indi» gnation. ♦> Ainfi Lémack étoit honoré, lorfque le fultan » s'occupoit tout entier du plaifir de voir s'éle» ver fes immenfes palais. A préfent que fon » plan eft rempli , que la plaine eft enceinte » d'une quadruple muraille , fon efprit oifif » cherche d'autres amufemens; &, au défaut du » vice, la vertu a fait un efTort pour s'emparer » de fon cceur. Mais je faurai prévenir ce mal» heur. Je femerai Terreur fur fes pas. Sur tout » je lui öterai la vue de ce modèle de frugalité » & de tempérance pour lequel il a pris tant de » goüt. Mirglip trouvera bientöt la route du » ciel après lequel il foupire. Je lui apprendrai »> k être vertueux fous le régne de Lémack » ! Telles étoient les penfées de Lémack. Dès qu'il fut rentré dans fon palais , il réfolut d'envoyer un affaffin maifacrer le vertueux Mirglip dans fa maifon , oü il lui étoit aifé de s'introduire , en demandant a lui parler de la part du fultan. Après un moment de réflexion , Lémack crai» gnitque eet expediënt ne réufsït pas felon fes defirs, Une réfiftance ouverte pouvoit aigrir le cceur du fiiltan,&Taffermir dans fes réfolutions vertueufes. Souvent en détruifant une plaiite , on en fait poufièr 'mille autres de la même  310 LesContes fouche. II prit Ie parti de céder en apparence aux circonftances , & d'aller trouver fecrètement le forcier Falri, dont il avoit recu les lecons, dans fon enfance, dans les cavernes de Goruou. Pour eet effet Lémack quitta fa robe de vifir ,' & prit 1'habit d'un dévot. Mais de peur que cette fauffe apparence ne prévint Falri contre lui , & pour lui perfuader que ce n'étoit qu'un jeu , il prit un flacon du meilleur vin de Tihi, avec quelques autres mets délicats , pour en faire préfent au forcier. II fortit de fon palais dans eet équipage, & prit le chemin des cavernes de Goruou. La demeure de 1'enchanteur étoit dans la partie la plus épaifTe de la forêt, è trois lieues du palais royal d'Or^. Le vifir ent foin de marcherpar les fentiers les moins pratiqués, de peur d'être rencontré. S'il eüt été reconnu par quelques Perfans , ils n'auroient pas manqué 1'occafion de fe venger des maux dont il les accabloit. L'antre de Falri étoit environné d'un troupeau de cochons qui grognoient fur un tas d'avoine & de glands que le forcier leur avoit fait jeter: un ruifTeau d'immondices couloit de leurs étables, &, en couvrant la terre, infeaoit Pair d'une puanteur infupportable. Lémack reconnut a ce figne qu'il étoit prés  DES GÉNIE S. 317 de la demeure de fon ancien maitre. II traverfa le troupeau, mais avec quelque danger. Les gardes immondes du forcier, éle vant leur grouin contre lui, s'opposèrent d'abord a fon pafTage , puis fentant le fumet des mets délicats qu'il portoit fous fes vêtemens , ils 1'afTaillirent de toutes parts , & ils 1'auroient dévoré, s'il ne s'étoit précipité en hate dans 1'antre de Falri. La caverne ne fentoit pas plus agréablement que les étables des pourceaux. On voyoit de tous cötés des marqués non équivoques d'ivrognerie & de gloutonnerie : les débris qui couvroient le pavé annoncoient a Lémack qu'il venoit trop tard pour partager la débauche de Falri. Le forcier étoit étendu dans Pendroit !e plus élevé de la caverne, la tête appuyée fur une main graffe & malpropre. La lie du vin dont il s'étoit enivré découloit de fa bouche: fes petits yeux hagards étoient a moitié fermés par la langueur de 1'ivrefTe. Son teint blafé,& fon nez chargé de rubis marquoient les excès. Sa barbe longue & fale étoit couverte des reftes de différens mets , dont il avoit affouvi fa gourmandife depuis plus d'un mois. Son eftomac, trop plein , obligé de fe décharger d'unpoidsfuperflu, avoit laifTé fur fes lèvres des traces du courant de matières fétides qui en étoient forties. Ses dents  3*8 Lés C-ontès fcoires de poutriture reffembloient k un doublé rang de charbonséteints,au traversdefquelsod, entrevoyoit fa langue livide d'oü pendoient quelques gouttes de moififfure. Ses vêtemens étoient dans un pareil défordre ; fon turban etoit k fes pieds; fa ceinture k moitié déchirée couvroit imparfaitement fa tête; & fon corps è demi-nud dans urte pofture indéeente , étoit 1'emblême de fa brutalité. Auprès de lui urt long tube chargé de tabac allumé templiffoit la caverne de fa fumée puante. A fa main droite étoit une calebafie pleine d'une liqueur vulgaire, Quand le vifir entra, 1'enchanteur Falri 1'accabla d'imprécations & d'exécrations; mais dès qu'il reeonnut fon ancien difciple fous 1'habit d'un dévot Mufulman, il fe kva fur fes jambes tremblantes, s'avanca vers lui, & étendit fes bras immondes pour 1'embraffer. « Que m'apporte Lémack, dit le forcier ? Les. » feftins de Raglai envoient-ils quelque tribut k » la caverne de Falri ? ou bien , tous les bceufs » de la plaine d'0«{ font-ils dévorés } Tous les » flacons d'Adhim font-ils vuidés » ? « Hélas .' répondit Lémack en foupirant, ton » fils étoit autrefois le roi de la plaine d'Oreï » Sa voix étoit lunique loi que 1'onfuivit dans » toute la Perfe. Adhim étoit magnifique, &  DES GÉNIE S. jr^ '» Lémack abfolu. Je paffois le jour dans des » fêtes continuelles, & la nuit dans Ia débau» che. Mais hélas 1 mon triomphe eft finL Ad» kim fe réveille du fommeil de 1'erreur oii »> j'avois eu foin de 1'entretenir. II prend du » goüt pour la vertu. Un payfan va devenir » fon modèle & fon confeil, fi le pouvoir de » Falri ne nous délivre de Mirglip & de fa dan» gereufe vertu ». « Quoi! Lémack , dit 1'enchanteur, tu es » vifir, & tu viens me prier de te délivrer » d'un efclave ! Que n'ordonnes-tu a tes gardes » de mettre en pièces le vil Mirglip ? Fais-le wmaffacrer cette nuit, & ne. crains pas de le » rencontrer demain fur ton pafiage ». « O mon maitre ! reprit Lémack , j'avois » fongé è eet expédient. Adhim ne prendra pas » le change. II s'irritera : il fera chercher le » meurtrier • & le coup dont j'aurai frappé mon » ennemi retombera fur moi». « Eh bien.' dit Falri, laiffe vivre ce payfan ; » 1'ami d'Adhim. Retourne en paix dans ton » palais; & demain, lorfque tu paroitras en » préfence du fultan, dis-lui que Mirglip n'eft » pas en état de fe préfenter devant lui, paree » qu'il eft ivre de vin ». « Cet expédient ne réufiira pas mieux que «1'autre, dit Lémack. Le fultan 1'eftime trop  ^2.0 Les Contês »pour le croire capable de s'enivrer. II mé » foupgonnera de menfonge, fera venir Mir» glip ; &c ma fourberie découverte me fera » perdre pour jamais Feftime du fultan ». » Ne crains rien, répliqua le forcier. Si Ad» A/mconcoit de pareils foupgons, engage-toi » ?. lui faire voir Mirglip ivre la nuit fuivante , » & laiffe-moi la conduite de cette affaire. Tu » peux te repofer du refte fur mon art qui ne » m'a jamais manqué ». « Je laiffe tout a la prudence de Falri, &t » au pouvoir de fon art, dit le vifir. Le tems » preffe, je vais reprendre le chemin de la » plaine d'Orei». Lémack prit congé de Penchanteur, fans lui donner le flacon de vin, & les mets délicais qu'il lui avoit deftinés. II jugea que Falri n'avoit befoin ni de boire ni de manger : Pétat oit il 1'avoit trouvé le lui faifoit ainfi penfer. D'ailleurs il étoit lui-même fatigué de fon voyage. II s'arrêta dans i'épaiffeur de la forêt, ou il dévora avidemment tout ce qu'il avoit apporté, fans le partager avec perfonne. Le lendemain, Lémack fe rendit au palais du fultan. Adhim demanda oii étoit le Perfan Mirglip. Le vifir répondit comme Falri le lui avoit confeillé. « Gloire de la terre, dit-il en fe profternant! » quel  DES G É N I E s . S 3! a if » quel eft celui qui peut t'être corriparé pour » toutes les perfettions de 1'efprit & du corps. « Toi feul es fupérieur a toutes les habitudes » déréglées. Toi feul ne reffens pas 1'empire » des pafïions. Mirglip gagne Faffection de tes » fujets, ö magnifique fultan ! il répand par» tout les effets de fa bienfaifance : il foulage la » misère de fes pauvres voifins. Mais, fatigue » de 1'auftérité des devoirs du jour, les ombres » de la nuit fervent a couvrir la liberté avec » laquelle il travaille a réparer fes forces épui* » fées , pour fe difpofer a d'autres travaux, II » fait couler dans fes veines le jus délicieux de » la grappe. Ainfi, en fe délaffant de la fatigue » du jour paffé , il prend de nouvelles forces » pour le fuivant». « Lémack, dit le fultan, vous m etonnez. Le m fage Mirglip, dont tout le monde exalte la «tempérance, feroit I'efclave du vin!Non, » Lémack, cela ne fe peut ». « Ton ame droite , 6 fultan l t'empêche de » foupconner d'hypocrifie un homme que tu » eftimes, répondit le vifir. Pardonne la fin-* « cérité de ton efclave. Le menfonge ruk de» vant toi, & ta pénétration fait tomber Ie » voile dont il fe couvre. Pai de la répugnancö » a accufer mon frère. Mirglip eft mon ami ? » il m'eft uni par les Hens de la vertu & de té Tome XXX, %  3i2 Les Contes » religion. Je m'emprefferois de cacherfesmoir= » dres défauts ; mais tu veux apprendre la véw rité de ma bouche. Sache donc, ö fultan! que, » pour obéir a t es ordres, je fuis entré ce matin » dans la cabane de Mirglip, & je Pai trouvé » étendu fur le pavé, un flacon vuide a cöté de »lui. J'ai été furpris &C fiché qu'un fage fut » fujet aun vicefi bas. Je fuis forti fans éveil» Ier Mirglip , pour venir te rendre compte c!e » ma commiffion. En revenant, j'ai appris d'un » de fes voifms que ce n'eft pas la ftule fois que » ce payfan ait été furpris dans eet état. I! m'a » dit que Mirglip s'enivroit toutes les nuits; » ainfi, mon feigneur peut aifément s'affurer des »la prochaine nuit de la vérité de mon rap»> port». « C'eft ce que j'ai deffein de faire, dit le »> fultan. Lémack, laiffe - moi feul; reviens ce » foir avec les deux habits de déguifement qui » nous ont déja fervi». Lémack obéit. Sur le foir il revint au palais du fultan. Adhim &C fon vifir , déguifés, fortirent d'0«^ pour fe rendre a la cabane de Mirglip. Cependant Falri, auffi déguifé, entra dans la ville de Raglai. II avoit pris un habit de marchand. II frappa le même foir a la porte de Mirglip, qui le. regut civilement, felonfa cou-  D EIS G É N I E 5. jjq ttime, Sc lui fervit des rafraichiffemens, la prenantpour urj voyageur qui venoit deloin, & qui pafferoit peut-être la nuit chez lui. Le Lux marchand , après avoir bien mangé, feignit d'être excédé de fatigues; & demanda en (Oiipvrnty fi Mirglip n'auroit pas un peu de' vin a lui donner. Mirglip, furpris de cette quefl;on • w dit qu'il n'en avoit point, & que fa maifon n'étoit pas faite pour recevoir les impies, rebelles k la loi d'Alla Sc de fon prophéte. «Hélas! répondit le voyageur, Mahomet » fait combien j'ai de peine k te demander ce » foulagement nécefTaire dans 1'épuifement oii » |e fuis, le feul qui puhTe prolonger ma vie, J? »fens mes forces m'abandonner, mes nerfs fe » relachent, je tombe en défaillance. Le pro» phète ne fauroit défapprouver que tu fauves » la vie k un miférable par un goutte de vin ». Le forcier fe laiffa tombei comme un homme prés d'expirer : il s'écria d'une voix mourante : « O prophéte! aies pitié de ton férviteur ». Mirglip, trompé par tant d'hypocrifie, fe hSta d'ailer chercher un peu de vin pour rappeller ce pauvre marchand k la vie. Comme il revenoit, Adhim Sc Lémack pafsèrent devant la porte de fa maifon, oü ils le virent avec le vin qu'il portoit. X ij  3*4 Les Co n te s Le fultan, indigne , fut tenté de 1'immoler fur le champ a fa jufie colère. Son vifir 1'y excitoit; mais Adhim jugea'qu'il valoit mieux lui faire fon procés dans les formes, & le faire punir pubiiquement, que de s'expofer k encourir la haine de fon peuple par une exécution précipitée, qui , vu la difpofition des efprits, feroit infailliblement attribuée k 1'èfprit de vengeance , au moins k 1'emportement, plutot qua une jufte indignation. Adhim rentra dans fon palais, fort mortifié d'avoir concu trop d'eftime pour un hypocrite, qui ne méritoit que le plus profond mépris; car il n'avoit pas le moindre foupcon du ftratagême de l'enchanteur. II ordonna qu'on allat prendre Mirglip le lendemain, & qu'on le lui amenat. Lémack, s'applaudiffant de 1'erreur du fultan ne doutoit plus que le fort de fon ennemi ne fut décidé. Dès le lendemain de grand matin, les gardes entourèrent la maifon de Mirglip. Queiques-uns des plus afRdés avoient ordre d'entrer & de fe faifir de fa perfonne. Mirglip alla au-devant d'eux. II étoit furpris du bruit qu'il entendoit, & n'avoit garde de s'imaginer que ce fut lui que 1'on cherchat. Sa confcience ne lui reprochoit rien. II ne montra point de crainte. Le fer [qui pouvoit lui êter  Ö E S G É N I E S. 'ft* Ia vie , ne put lui ravir la paix de 1'ame. Les gardes, accoutumés a répandre par-tout la terreur, crurent s'être mépris. Ils ne foupconnoient pas qu'un homme qui ne fe jettoit pas a. genoux a leurs pieds pour exciter leur pitié, qui ne paroiffoit pas même effrayé de leur préfence, fut celui qu'ils avoient ordre de prendre. Lorfqu'ils eurent appris de fa bouche même qu'il étoit le Perfan Mirglip , ils le ménèrent a Lémack, dont les yeux étoient enflammés de colère , & les fourcils chargés de méchanceté. « Quelle hypocrifie! quelle audacieufe fer» meté, dit le vifir avec emportement! As-tu » déja cuvé ton vin ? Ne te refléns-tu plus des » débauches de la nuit? II faut que tu y fois » accoutumé, puifqu'elles font fi peu d'effet fur » toi. Mais Adhim fera ton juge, infame fcelé» rat. — Gardes, n'avez-vous point trouvé de » complices avec Mirglip ? N'y avoit-il pas en» core quelqu'un avec lui, lorfque vous 1'avez » trouvé étendu ivre fur le plancher »? « Juge équitable , répondit le forcier déguifé, » en fortant d'un coin oii il avoit fait femblant » de fe cacher, que Lémack me promette mon » pardon, & ma bouche lui dirala vérité ». « On te pardonnera, dit Lémack, fi tu déclares X ifj  $& Les Contes » défenfe du prince. Mirglip me prefik de fuivre » fon exemple; ;1 me donna une petite tafie, *> prit pour lui une coupe énorme comme une » mefure deriz. Par des rafades répétées, nous >* eümes bientöt vuidé notre premier flacon. »> Mirglip en alla chercher un autre. « Plus nous buvions, plus notre cceur s'é» panouiffoit. Marchand , me dit confidemment » Mirglip, je n'invite ici que des étrangers, » & jamais plus dun a-la-fois ; jamais encore » je ne garde chacun plus d'une nuit. Vous » etes fans doute furpris qu'un pauvre payfan m comme moi puiffe fupporter cette dépenfe w continue; car je bois toujours du meilleur *» vin. Vous faurez donc que j'ai fu gagner 1'ef*> time des plus riches^ marchands de Raglai. » Ils m'apportent leurs aumönes pour les dif» tribuer aux veuves, aux orphelins, & aux » pauvres de toute efpèce. Je remplis en partie » leurs pieufes intentions. J'emploie le jour a » diftribuer de cöté & d'autre la moitié de » 1'argent qu'ils me confient, & par cette con» duite je paffe pour un grand faint aux yeux »» du peuple. L'autre moitié fournit a ma dé» penfe; je 1'emploie a me procurer chaque «nuit quelques flacons de cette liqueur déli» cieufe, dont le prophéte jaloux nous a dé» »> fendu Pufage »,  DES G É N I E S, 3ïg> « Mais, lui dis-je, comment faites-vous pour » empêcher les étrangers qui paffent la nuit è » boire avec vous , de vous trahir »? « Mirglip me répondit myflérieufement que » c'ctoit un fecret qu'il ne révéloit a perfonneu Je conjecfurai qu'avant de renvoyer chacun » de fes convives, il leur faifoit boire quelque » liqueur qui leur ötoit la mémoire de la dé» bauche qu'ils avoient faite dans la maifon de » eet hypocrite. Comme je n'étois pas encore H épris de vin, je réfolus de garder ma mé» moiré , & de ne plus rien prendre. » Mesfoupcons étoient juftes. Quelques heu» res après eet entretien, comme j'a'ilois prendre » congé de Mirglip, il tira une petite bouteille » qu'il me dit contenir un vin précieux , dont il « ne donnoit jamais qu'un coup a chacun. » II m'en verfa plein ma taffe, mais je fis » femblant de le boire , & réellement je repan» dis la liqueur dans mon fein. Par cette adreffe, » je confervai ma mémoire, & me fuis ménagé » le moyen de découvrir a mon feigneur Phy» pocrifie de Mirglip ». Quand le faux marchand ent fïni de parler, il s'élevaun grand bruit dans 1'affemblée. Le peuple indigné s'écria de tous cötés: « Mirglip, le » pauvre Mirglip eft pris dans les filets des mé» chans ! PuiiTe le prophéte délivrer fón fervir » teur des efiets de leur rage » !  33° Les Contes « Le rapport du marchand eft vrai, dit Ie » monarque ; j'ai été moi-même témoin d'une » partie de ce qu'il a dit. Je me fuis déguifé » pour voir par mes yeux la vérité; & lorfque »je paffois devant la maifon de Mirglip, je » Pai vu rentrer chez lui avec un large flacon » de vin ». II n'en falloit pas davantage pour faire condamner Mirglip. Son procés fembloit fuffifammenc inftruit. Le fultan ne vouloit pas même que 1'accufé répondit. « Ta langue , lui dit - il, eft accoutumée au » menfonge; & je n'ai pas befoin d'entendre les » impoftures que tu as méditées pour ta jufti^ » fication ». lémack fit fkifir le coupable, & donna ordre aux gardes de le faire fortir fur le champ, de peur qu*il ne s'oubliat jufqu'a blafphémer contre Alla 6c contre fon roi. L'infortuné Mirglip fut contraint de céder k la force. Lémack fe flattoit qu'il feroit d'abord exécuté. Mais le fultan, malgré fon indignation, fè fentoit ému en faveur de Mirglip. II différa deprononcer contre luil'arrêt de mort, & ordonna au vifir de le faire garder dans la tour qui étoit au pied de la montagne, oii s'élevoit le palais du fultan. Le fage Perfan fe foumit a fon fort, 6c fans  ÓES GÉNIE S.' fe mettre en de voir de répliquer, il fuivit tranquillement les gardes qui le conduifirent a la tour oü ils avoient ordre de 1'enfermer. Ce n'étoit pas affez pour Lémack d'avoir calomnie Mirglip. II fentoit que le fultan avoit de la peine a quitter les fentimens vertueux qu'il lui avoit infpirés.Il crut néceffaire de hater la mort de 1'un, &c d'affermir 1'autre dans fes premières erreurs. II fit chercher les plus belles efclaves qu'il fut poffible de trouver. II s'en fervit pour diftraiie 1'efprit du monarque de fes nouvelles idéés de vertu , par les charmes de 1'amour & de la volupté. Les ordres du vifir étoient toujours auffi-töt exécutés que donnés. La crai.ue donne des ailes aux efc'.aves. Les plus belles femmes de Perfe furent conduites au férail du fultan, fans égard pour le rang, & contre toutes les loix de 1'honnèteté. Cependant Lémack choifit les trente plus belles ; & après les avoir fait orner le plus galamment, & le plus richement qu'il fut poffible, il les conduifit lui-même dans lafuperbe galerie oü Adhim venoit affiduement prendre le frais vers le milieu du jour. Le fultan, qui avoit pu chaffer Mirglip de fa préfence , ne pouyoit le bannir de ia penfée.  3J2 Les Contes Loin d'être flatté du zèle officieux de Lémack , il lui ordonna de fe retirer avec fes femmes. II eut peine k digérer cette mortification. Mais voyant 1'air rêveur du monarque , il n'ofa Ie difiraire. II fe retira, & fit figne a fes trente beautés de le fuivre. Le fultan qui avoit jetté un coup-d'ceil indifférent fur toutes ces femmes , en avoit remarqué une qui fembloit charmée de 1'ordre qu'il venoit de donner a fon vifir de les faire retirer. C'étoit celle qui 1'avoit le plus frappé en entrant. Ses yeux étoient alors modeftement baiffés, & fes bras croifés en figne de défefpoir. Mais au Bioment que Lémack leur avoit dit de le fuivre , elle avoit levé les yeux au ciel avec tranfport, tandis que toutes les autres avoient paru mor«ifiées de 1'indifférence du fultan. « Vifir, dit le prince, quelle eft cette fille » qui fe réjouit de me quitter »? La belle Nourenhi, c'eft ainfi qu'elles s'appeïoit, trembla a la voix du fultan. Elle connut k ces mots op?Adhim avoit pris garde a fes tranfports qu'elle avoit mal diffimulés ; le voile pale de la crainte couvrit 1'éclat de fon teint vermeil. Nourenhi étoit encore belle fous le voile de ïa paleur. Sjs yeux n'avoient pas perdu toute leur vivacité; & la régularité de fes traits n'ea  DES G É N I E S. avoit prefque pas fouffert. Au contraire, elle avoit unairde langueur, qui, en tempérant 1'éclat de fes charmes , le rendoit plus touchant. « O Alla ! s'écria le monarque en la con» templant: qui êtes-vous, fille de Perfe, vous » dont le corps eft blanc & poli comme les pi» liers d'albatre du temple; vous dont le feia »s'agite comme un chevreuil pantelant qui » cherche 1'ombre des buiffons; vous dont le » front s elève comme un hémifphère radieux » & tout éclatant de gloire » ? « Seigneur, répondit Nourenhi, tu vois a tes » pieds la fille d'un pauvre payfan, dont Ia vieil» leffe & les infirmités font a préfent fans aucua » foutien, depuis qu'il a perdu ma fceur Kapte>' ra, & qUe ]'ai été enlevée a ce vieillard infor»> tuné pour être efclave dans ton fërratl ». «Fille célefte, dit le fultan en s'empreffant >» de la relever, périffe celui qui a ofé outrager » ton père refpeftable, en lui enlevant les feuls » appuis de fa vieilleffe ! «Lémack, continua vivement Adhim, d'ou » vient cette tendre fleur qui répand une odeur >> fi fuave ? L'a-t-on arrachée par force du lieu » oii elle a pris naiffance ? Ou , fiére de fa * bea»té, vient-elle briguer d'elle-même 1'hoa- # neur d'être reine de Perfe » ?  334 Les Cöntes « O royal fultan ! dit le vinr, cette fleur eft *> tombée par halard entre mes mains. Lémack w ignore le lieu de fa naiffance, &c le nom de »> fes parens ». « Chef-d'ceuvre de la nature , dit Adhim a la » belle Ncurenhi, quelle mine précieufe a pro» duit 1'éciat dont tu brilles k mes yeux ? Je » Ytux la tranfplanter-dans la plaine d'Orei- Tu » foras affife fur le tröne de Perfe; ta beauté » t'enrend digne , & ta familie fera la mienne ». « Hélas! répondit Nourenhi en verlant un » torrent de larmes, mon père accoutumé a » une vic obfcure & frugale maudiroit fa fille, » fi mon feigneur vouloit changer fon fort, en «celui d'un courtifan. Que dis-je? Peut-être » j'offenfe mon feigneur. —■ Non, ö puiffant » monarque ! terreur de la terre, le pauvre » vieillard ne defire point tant d'honneur. Son » grand age fuccombe fous le poids du malheur. » II fouffre fans fe plaindre. Ce qu'il regrefte, >> ce n'eft pas de mourir; c'eft d'igriorer ie fort >> de ce qu'il a de plus cher au monde ». « Par Mahomet, ton père refpectable eft un » faint, dit le fultan. Le portrait que tu me fais, » m'intére.ffe pour lui : tes lèvres ne peuvent » prononcer que la vérité ; tout ce que tu dis » eft aimable comme toi. Apprends - nous feuj> lement le nom de celui k qui tu dois la vie.  DES GÉNIE SÏ » Lémack 1'ira chercher, Sc il fera notre ami». « Pardon, 6 puiffant roi! dit Nourenhi en fou» pirant, je n'ofe prononcer le nom de mon père » devant mon feigneur. Car, lorfque les émif» faires de ta cour forcèrent le bois tranquille » qui avoit caché jufqu'a ce jour ton efclave, il » me dit: Nourenhi, ne découvre jamais a pertt fonne eet afyle facré qui a fi long-tems caché » ton père aux yeux du tyran ». « S'il eft ainfi, reprit le fultan, je veux ignorer » ou il eft, jufqu'a ce que j'aie couronné la belle tt Nourenhi. Mais lorfque le diadême de Perfe » brillera fur ta tête, alors il faudra furprendre » agréablement le vieillard , Sc aller lui artnon» eer que le fultan eft fon gendre ». « Alla me préferve d'oubiier jamais les le» gons de tempérance que me donna mon père, » répondit Nourenhi avec une fermeté au-deffus >> de fon age & de fon fexe ! Non, Adhim, j'ai » appris k préférer les humbles vértüs dont Mr» glip nous donne 1'exemple, a tout 1'éclat qui tt environne le tröne de Perfe ». « Cela fuffit, dit le monarque en fe tournant tt vers fon vifir : eet hypocrite ne fe contente » pas de s'enivrer chaque nuit; il féduit encore « les plus belles filles de mes états vt. « Élevés enfemble, Mirglip Sc moi, dépuis » notre première enfance, dit Nourenhi, noüs  33 hache tombe fur le cou de Mirglip. Son crime »y eft fuffifamment prouvé. II eft tems de déii» vrer la Perfe de eet hypocrite qui la féduit ». Le vifir prefik les muets d'exécuter l'ordre de leur maitre. En vain Nourenhi, étendant les bras vers le fultan , vouloit demander grace. Les gardes 1'entrainèrent par force hors de la galerie peinte oü le fultan refta feul. Adhim, agité de penfées fombres, fe jetta fur un fopha, attendant avec impatisnee le retour du vifir avec la tête de Mirglip. II entendit du bruit dans la cour. II fe leva &C courut a la fenêtre ,foupconnant que Lémack , pour rendre le fupplice du coupable plus frappant, le faifoit exécuter dans cette même cour a la vue de tout le peuple. Mais 1'embonpoint du vifir avoit retardé fa marche, a fon grand dépit; & fa méchanceté impatiente n'étoit pas encore rafiafiée du fang de 1'innocent. Lorfqu'il traverfoit avec peine la foule du peuple, deux Imans 1'avoient arrêté„ Adhim les vit profternés a fes pieds , & lui parlant ainfi: « Vice-roi de la Perje, lui difoit 1'un, «nous  des Genie s. 337 » nous venons dénoncer au fultan un facrilégö » qiu a ofé abufer les oreilles facrées de la juftiee » par des menfonges prémédités ». « Reiirez-vous, vilsprêtres, répondoit LU »mack,tont hors de lui-même. Le fultan n*a » pas le tems d'écouter. vos vifions fa atiques* » Si vous ofez remettre les pieds dans 1'enceinte » de ce palais, je ferai volervös têtespar-deffus » ces murailles, & les enverrai prêcher, fans » vos corps, aux imbéciiles affez fots pour vous » croire. « Vifir, cria le fultan par la fenêtre de la » galerie, je ne veux pas que 1'on maltraité fans » raifon les miniftres de mon Dieu; au con» traire, fi, profanant la fainteté de leur ca» ractère ils violent nos loix, alors ils méritent » d'être plus févèrement punis què les autres i » car ils doivent donner 1'exemple, & prati» quer les premiers ce qu'ils enfeignent. Maïs » je ne vois pas quel mal il peut y avoir a venir » révéler des crimes fecrets, fur-tout fi 1'amour » feul de la vérité conduit leurs pas. C'efl » plutöt une acfion fainte que j'approuve. Vé» nérables ïmans, continua Ie monarque, li vous »» avez un accès libre auprès d'A/la, pourquoi » vous interdirois - je 1'entrée de mon palais ? » Parlez avec cette liberté qui convient aux »miniftres de la vérité éternelle; & que les Tornt XXX, y  338 Les Contes » prêtres flatteurs qui n'ofent dire le vrai par Ia » crainte des hommes, foient en horreur aux » princes de la terre, comme ils font coupables » devant Dieu ». Lemack , fe voyant furpris par le fultan, changea de langage : il tacha d'excufer fon emportement. « Gloire de Ia terre, dit-il au monarque , j'ai » eu tort de parler avec tant de vivacité aux » enfans de notre prophéte. Mon zèle m'a fait » paffer les hornes de la modération. J'étois » faché que ces envoyés du ciel retardaffent » 1'exécution des ordres de mon feigneur con« tre 1'impie Mirglip; & dans 1'excès de ma » colère je n'ai point eu affez d'égards pour les w Imans refpectables que j'honore en toute occafion ». « Je te pardonne, dit le fultan ; je connois »> ton zèle pour 1'honneur de ton maitre. Fais «monter ici ces deux Imans, & laiffe vivre » Mirglip jufqu'k ce que je les aie entendus». Le vifir obéit avec une joie feinte. II les conduifit lui-même dans la galerie des peintures. En entrant, ils fe profternèrent devant Adhim , qui leur commanda de déclarer le fujet de leur vifite. « Prince, dit le plus agé , toi a qui le puif» fant Alla a confié le gouvernement d'un peuj  DES GÉNIE S, »ple nombreux, pardonnj» la hardieffe de tes » efclaves, qui ofent t'aflurer de 1'innocence » de Mirglip » «Sairrts vieillards, leur répliqua le monar, » que, je pardonne tout, excepté le menfonge » Prenez garde de mentir devant moi. L'hy»pocrifie de Mirglip eft trop évidente pour » qu une impofture adroite puiffe déformais en » cacher la malice ». «Sultan de Perfe, répondit le même Iman, » d y a aujourd'hui fix jours que le vifir vint «avec la troupe de fes gardes pour fe faifir » de Mirghp; & nous n'avons appris qu'hier »qu'd étoit accufé d'ivrognerie par un mar» cnand qui avoit logé chez lui. Si nous 1'avions »lu plutöt, nous n'aurions pas tant tardé k » venir le juftifier des calomniesdu marchand. »» La nuit avant fon emprifonnement, Mir»ghp vint nous dire qu'un voyageur etranger « etoit chez lui, qu'il étoit excédé de fatigue >> qu'il lui avoit demandé un peu de vin, difant » que, s'il lui refufoit ce cordial, il alloit exbirer » furie champ. C'eft pourquoi, ajouta le cha»ntable.MV^>, je vous prie de venir k fon » fecours, & de le confoler avant que le voile » de la mort s'étende fur fes yeux. Vos bonnes » pneres fléchiront le prophéte, & il ne mourra » point. Y ij  $40 Les Contes » Les inftances de Mirglip étoient fi pref* >» fantes, que nous le fuivhnes auffi-töt. Nous »trouv&mes réellement le voyageur étendu par t* terre, qui nous dit d'une voix foible & gênée, » qu'il n'avoit plus que quelques momens a w vivre. » Nous 1'exhortSmes a fe réfigner a la mort, » fi le prophéte 1'appelloit a lui; & nous paf» sames la nuit en prières auprès de lui. Ce»pendant le marchand feignit de fe trouver » mieux, il fe leva, & nous pria de le Liffer » repofer fur un fopha fur lequel il fe mit, en »feignant d'être accablé des marchts pénibles »> qu'il difoit avoir faites prefque fans prei.dre » de nourriture. » Nous nous retirSmes; mais avant de quit» ter notre ami Mirg'ip , nous le % imes répendre » dans la cour le refte du vin dont le marchand » avoit pris quelques gouttes, cie peur que ce » refte ne fut pour fes efclaves une occafion de » violer la loi du prophéte >». « Vifir, dit le monarque, ce que 1'Iman dit » peut être vra^. Faites-les garder a vue dans » mon palais. Qu'on dife au marchand de fe » rendre a mes ordres. Cependant différez 1'exé» cution de la fentence portée contre Mirglip, »jufqu'a ce que nous foyons pleinement in» formés de la vérité de cette hiftoire ».  DES G É N I E 5. 341 Lémack s'emprefia d'obéir au fultan. II fuppofoit que fon ami étoit retourné a fa caverne, oü il comptoit l'aller trouver la nuit fuivante^ lorfque les hab^tans de Raglai feroient enfevelis dans un profond fommeil. En effet, on eut beau faire chercher le marchand qui avoit accufé Mirglip, onne le trouva point. Le vifir en fit fon rapport a Adhim. « Cette circonftance me donne quelque foup»>con, dit le fu!tan. Mais nous pouvons tirer »> Ia vérité de Mirglip même; & il n'eft pas » poffible qu'il nous en impofe. Depuis qu'il eft » arrêté, ü n'a par'é k perfonne : il ne peut rien » favoir de ce que les Imans difent pour fa dé» fenfe, fi c'efl un conté qu'ils ont forgé pour wdélivrer leur ami. Vifir, qu'on faffe venir » Mirglip, nous n'avons pas voulu 1'entendre ; » mais k ce moment, il faut qu'il parle. Je vous » recommande fur-tout de 1'accompagner vous» même, & de ne Iaiffer approcher de lui au» cun autre officier , afin qu'il ne fache pas » pourquoi je le fais appeller. Et vous, Imans , » ajouta-t-il, entrez dans eet appartement d'oü, » fans être appergus, vous pourrez entendre co » que dira Mirglip pour fa juftification. Si fa dé»pofition s'accorde avec la votre, je lui ren» drai mon eftime j autrement, vous partageres » fon fort», X iij  34* Les Conté s Lémack entra dans la tour oü étoit Mirglip; Celui-ci crut qu'il venoit lui annoncer la mort: ce Lémack entroit rarement dans lesprifons,finon lorfqu'une pareille commiffion 1'y amenoit. Mais le vifir commencoit a craindre pour luimême. II fe repentoit d'avoir paru fi empreflé a condamner Mirglip. II ne doutoit pas, d'ailleurs, que quand même il feroit juftifié parles Imans, 1'amour de Nourenhi ne le perdit bientöt. II réfolut donc de prendre avec lui le mafque de ramitié, afin d'être prêta tout événement, & iur-toutpour empêcher que le crédit de Mirglip ne fut pour lui 1'époque de fa difgrace. C'eft pourquoi, quittant 1'air févère & cruel qu'il avoit prefque toujours, pour prendre le ton d'un flatteur, il aborda amicalement 1'infortuné Mirglip , en lui parlant ainfi: « Quand on eft vraiment fage & vertueux,1 » on n'a rien a craindre de fes ennemis; car >> Mahomet protégé les juftes , & leurs perfécu•» teurs deviennent leurs meilleurs amis. Pour »moi, Mirglip, j'admire votre vertu, votre » bonté & votre patience; & je fuis indigné » contre tous les officiers de la couronne de ne s» m'avoir pas fait connoïtre votre mérite; afin » que, dans la nouvelle promotion, j'eufie la » fatisfaclion d'élever le meilleur des hommes »> au rang qu'il eft digne d'occuper »,  DE» GÉNIE S. 545 « Je me foumets a la volonté du fultan, quelle » qu'elle foit, dit Mirglip d'un ton refpedtueux». «Le fultan, reprit Lémack, veut entendre »ta défenfe de ta bouche. Mieux informé de » ta conduite depuis quelques momens, que je » ne 1'avois été jufqu'ici, je lui ai infpiré des » fentimens de clémence. J'ai ordre de te con» duireen fapréfence. Viens, &aies fob de for» ger quelque hiftoire propre k achever de tou» cher fon cceur, & il t'accordera ton pardon». « Si la vérité ne mérite point de grace, dit » froidement le prifonnier , le menfonge en eft' » encore moins digne ». Le vifir ne répliqua point. II conduifit Mirglip en fdence, de la tour, k la galerie peinte. II vit bien que le jeune Perfan fe défioit de fes belles paroles. Les réponfes de Mirglip furent conformes a ce qu'avoient dit les Imans. Adhim fut fatisfait; & toute fon indignanon retomba fur le marchand, vil impofteur qui avoit calomnié 1'innocence de Mirglip. II nefoupconnoit pas encore que le vifir eüt trempé dans ce complot déteftable. Lémack, craignant que la vérité ne prévalüt, & confus de la noble fimplicité de Mirglip fur qui il n'ofoit lever les yeux fans honte, fut le premier k demander la permiffion de relacher les deux Iman^. II pouffa la diffimulation juf- Y iv  344 Les Contes qu'a les féliciter fur 1'heureux fuccès de leur information, Adhim ne fut pas moins frappé de la patience & de la foumiffion de Mirglip, qui ne parut ni jntimidé par la crainte de la mort» ni fier de s'être jufrifié devant fon roi. Dans les tranfports de fon admiration, la beauté de Nourenhi s'offrit k fa penfée. Mirglip étoit aimé d'elle ; c'étoit affez pour le rendre ?oupable aux yeux de fon amour. << Lémack, dit le fultan k fon vifir, renvoyez » Ces Imans avec de magniflques préfens. Je tt veux que mes fujets fachent combien j'ho» »> nore ceux qui aiment a fecourir la vertu tt opprimée ». Quand le vifir eut congédié les Imans, Ad* fiim lui ordonna de faire venir Nourenhi, afin d'apprendre d'elle par quels artifices le Perfan i'avoit féduite : car il n'étoit encore juftifié que de 1'accufation d'ivrognerie. Au nom de Nourenhi, Mirglip laiffa échapper «n profond foupir, dont le fultan s'appercut ynalgvé fa contenance afTurée, « Vil corrupteur, lui dit le prince, ta conftt cience te reproche ton crime: elle prend juftt tement 1'alarme. Ton iniquité eft connue; &Z tt ton roi qui connoit ton hy pocrifie, va te juger », « Si aimer la plus belle perfonne de fon fexe?  sës G-i n i e s.h 345 » dit Mirglip ; fi promettre fa foi, felon les loix » établies par Alla pour le bonheur du genre» humain, fi obéir aux loix de la nature, fandti» fiées par les cérémonies de la religion, fi ce » font-la des crimes, Mirglip eft coupable •>. «Je ne croyois pas, reprit le fultan, qu'un » homme comme Mirglip, qui fait profeflion d'une tempérance fi auftère, put fe livrer aux » folies de 1'amour. Jeune homme, vous paffez » pour un faint aux yeux de tous vos voifins ; » mais votre fainteté fe relSche beaucoup entre » les bras de Nourenhi. En prêchant la vertu, » vous en altérez la pureté ». « J'ai toujours cru, 6 fultan! que la véritable » fageffe confiftoit dans un jufte milieu égale» ment eïoigné des excès oppofés. Jamais elle » ne fe livre a la diffolution : elle n'eft point non » plus ennemie des plaifirs innocens. Éievé avec »la belle Nourenhi, j'appris avec elle la loi du » faint próphète. Nous recevions enfemble les » fages legons de fon refpectable père, Phefoj » Ecneps ; & nous réfolümes dès-lors de vivre » enfemble dans les liens du manage. »Le bonDervis, témoin de notre amour, » ne le défapprouva point. II nous apprit feule'? >» ment k le modérer, a le fandfifier par des vues m faintes 8i religleufes. « Dès ce moment, nous nous promünes une  34<* Les Contes » foi mutuelle; & fans les contre-tems arrivés » derxns huit ^rs, nous ferions unis 4 cette » heure fous les loix du mariage ». «Hypocrite, dit le fultan, tu cherches en » vain a me tromper par un conté dépourvu de » vra.femblance. Mon fidéle vifir vient avec » la belle Nourenhi que tu asféduite. Tu vas être » confondu ». Lémack entra avec Nourenhi, appuyée fur une eiclave. . Nourenhi n'appercut point d'abord fon amant. EHe avoit les yeux modeftement baiffés. Le fiiïtan lui ordonna de les lever. , Elle fut éraue en voyant Mirglip. Le fultan , temom de fon émotion, en frémit. Lémack s'app.audifloit du tour que prenoit cette entrevue. II entoit que Nourenhi réfifteroit k la paffion du iultan, & qUe 1'indignation de fon maitre retomberoir fur Mirglip. « Nourenhi, dit le fultan, recois Adhim entre » tes bras, ou prépare - toi k voir la tête de » Mirglip tomber fous le fer de mon vifir ». A ces mots , les yeux de Lémack étincelèrent de joie &c de rage : déja il avoit mis la main fur fon cimeterre pour le tirer du fourreau. 1 «Je renonce a voir jamais celui que j'aime. »file fultan 1'ordonne, répondit la belle Per»fanne S mais je ne puis violer ia foi que ie lus ,*> ai promife ».  des Génie s. 347 « Mirglip, reprit le fultan, dégage cette fille » de fa promeffe. Cède-la a ton roi, &C tu feras » le premier de la Perfe après moi». Lémack trembla : il crut que Mirglip alloit accepter les offres du fultan. « O mon feigneur! répondit Mirglip, com» ment pourrois-je accepter un honrteur qui » m'efi offert au prix d'un crime ? M'eft-il per» mis de violer mon ferment » ? « C'eft affez, continua le monarque , je vois » qu'ils ont pris leur parti. Lémack, cherche » des fupplices proportionnés a leur obftina»tion ». Auffi-töt le vifir tira fon cimeterre , Sc dit » d'un ton furieux : « Ce fer fufHt pour punir »le traitre Mirglip : je le frapperai; mais je »livre la belle Perfanne a la clémence de fon » maitre. Quand elle verra fon amant étendu n mort a fes pieds , elle prendra des fenti» mens plus favorables a 1'amour de mon fei» gneur ». .« Arrête, vifir, dit le prince ; Adhim n'eft » point tranfporté comme toi par les fentimeris » d'une baffe vengeance. Non, Lémack , c'eft » la juftice que je cherche ; & je veux que ces » coupables foient punis comme leur crime le 3> mérite ». «Mirglip, Sc vous, beauté auffi fiére qu'av> dorable, approchez »,  34& Les Contes L'un & 1'autre obéirent en tremblant, & fe jettèrent aux pieds X Adhim. Chacun craignoit moins pour foi-même que pour 1'objet de fon amour. Alors Adhim tira fon cimeterre royal, & leur dit: « L'amour eft votre crime , que 1'amour » foit votre chatiment.' Levez-vous , aimez» vous l'un & 1'autre, &foyez heureux. Loin » que votre fultan ait jamais fongé a défunir des » cceurs fi fidèles, c'eft contre vos ennemis que » ce fer eft tiré. Celui qui n'aime pas Mirglip » & Nowtnhi, eftun traïtre a fon roi. Ne croyez »pas,co-'ple fortuné, qu'il m'en coüte peu » pour remporter une telle viöoire fur moi» meme. Dans ce moment, tandis que la juftice » & Ia raifon me forcent a vous bénir, je fens »les cris d'une paffion violente m'exciter k » vous punir. Rearez-vous ; cachez-moi votre » bonheur. Un foupir échappé du fein de Ia » belle Nourenhi feroit capable de m'enflammer » derechef d'amour & de colère ». Lémack avoit été frappé de ce changement fubit, comme d'un coup de foudre. Mais il avoit eu le tems de fe remettre de fon étonnement pendant le difcours du monarque, & de fe préparer è lui faire ce compliment plus vrai que fincère. « Généreux fultan , tu as béni ce couple  DES GÉNIE S. 349 » heureux, & ces amans fortunés te béniront. » Ou'on ne parle plus de la vertu de Mirglip. » Tu viens de montrer, dans un moment, plus »d'empire fur toi-même & fur tes defirs, que » ce Perfan n'en a fait voir dans tout le cours » de fa vie. Tu triomphes de 1'amour auquel il » cède lachement. « II eft vrai, ö vifir! dit Mirglip pénétré de » reconnoifTance ; il eft vrai qu'il y a peu de » mérite a obéir lorfque 1'obéifTance eft doucë. » La tempérance & la vertu coütent peu , lorf» qu'elles nous procurent une fi belle récom» penfe. On doit craindre alors de les aimer » pour le plaifir qui les fuit plutöt qu? pour » elles-mêmes. Mais facrifier fes defirs, &leur » fatisfaciion a 1'aufiénté de la vertu, c'eft Ia » véritable grandeur, & celle qui rend notre » fultan le père de fon peuple, & le bonheur de » fes fujets ». « O généreux monarque ! reprit la belle Per»fanne en fe jettant aux genoux Adhim, non , » jamais ton efclave n'oubliera ta bonté. II n'eft » point de plaifir plus flatteur pour toi que celui » de faire des heureux; ton efclave n'aura point » de devoir plus facré que celui de la recon» noiffance qu'elle te doit. Le fentiment d'une >» bonne action remplira ton ame d'un plaifir » bien plus doux que tu ne pouvois t'en pro-  3 50 Les Contes »mettre de la jouiffance forcée des foibles » agrémens de ton efclave. O Adhim ! tu es » véritablement notre proteaeur, notre père ; »> & comme les fources d'eaux pures fe préci» pitent du haut des montagnes dans la plaine, » ainfi les torrens de ta bonté inondent tes » efclaves ». Adhim , touché des tranfports de leur reconnoifTance ,fe pencha fur eux, les embraffa tendrement: quelques larmes coulèrent malgré lui; il dit a fon vifir: « Lémack , jamais je n'ai ref»fenti tant de joie. Je donnerois toute ma » gloire pour avoir fouvent occafion de faire » des heureux. Un feul aae de générofité m'efl »plus doux & plus cher que tous lesexploits »> qui ont illuftré ma vie pafiee, & que tous les » monumens de ma grandeur. II me tarde de » voir le père de cette belle fille. Qu'il doit » être fage celui qui a fu former des cceurs fi » vertueux»! « O fouverain de nos cceurs ! répondit Mir» glip , la reconnoifTance nous donnera des ailes » pour aller chercher le bon Phéfoj Ecneps. » Lorfque le vieillard apprendra ta générofité, » il fe levera , & s'empreflera de venir fe prof»terner a tes pieds ». « Non, répondit le monarque, je ne demande »> pas un fi grand effort de fa part : il aursit  DES GÉNIE S. » de la répugnance a venir fe mêler parmi des » courtifans inquiets & flatteurs. Si Phé/oj Ec» ncps me regarde comme le fultan de la Perfe » il aura raifon de douter de la fincérité de mes » difpofitions a apprendrela fageffe de fa bouche » & je ferai privé de fes lecons. Quoique fou» verain d'un grand royaume , je ne m'eftme » pas au-deffus des inftruöions d'un fage dont » e cceur eft une fource pure d'oü découlent » les eaux falutaires de la vérité óVde la vertu » Mirglip, )e me déguiferai, & tu me conduiras » vers ce refpeétable vieillard. Je le verrai je » 1'écouterai, je recueillerai les paroles deVa*f geffe qui tomberont de fes lèyres. J'amafferai » W tréfor de connoiffances utiles & propres » a faire le bonheur de mon peuple ». Lémack, étonné de la réfolution du fultan craignoit qu'il ne voulut le mener avec lui entendre les lecons du dervis des bois. II fut agréablementdétrompé, lorfqü'^iOT, ]ui parlant en particulier,lui déclaraque fon intention etoit de lui laiffer les rênes du gouvernement juiqu a fon retour. Le vifir, diffimulé , cacha la joie fecrète que lui caufoit une telle déclaration. II fe j,ta aux pieds de fon maitre , le conjurant de ne pas counr feul les hafards d'un tel voyage; de ne pas s'engager fans fuite dans une forêt inconnue  35i Lès Contes & parmi des étrangers; de permettre au moins que fon vilïr 1'accompagnat pour jouir de fa pré-> fence royale , & profiter avec lui des faintes lecons du dervis. Le fultan, trop bon pour être fcupconr.enx , affura fon vifir qu'il prendrcit toutes les precautie ns r.éceffaires pour fa iüreié ; que du refie :1 n'avoit rien a crair.dre fous la parde de Mi/glip fi univerfellerrer.t cbéri de fes fujets. Quant a fa dtmande, il lui dit qu'il devoit fe rdfoudre a gouverner pendant fon abfence , n'ayai t perfonne è qui il put confier ce foin, a fon refus. II lui ordonna auffi d'envoyer chez le cadi, & de faire les difpofitions convenables peur eélé* brer dans fon palais le mariage de Mirglip Sc de Nourenhi. Bientöt la ville de RagUi apprit que Mirglip étoit juftifié. Les hsbitans de la p1aine d'Orq, qui connoiffoient la méchanceté du vifir, en furent également furpris & charmés. Chacun béniffoit le fultan. Chacun fouhaitoit qu'il gouvernat par lui - même, au lieu de livrer fes fujets a la difcrétion du vifir Lémack. Adhim fit célébrer les noces des nouveaux époux avec une magnificence vraiment royale. Mirglip ,. quoiqu'ennemi du fafie , avoit trap d'obligations a fon roi pour ne pas fe foumettre è fa volonté, La fête fut animée par les accla- mations  BES GÉNIÉS. 3^ niatïóns du peuple. On joignoit le nom de Mif* glip k celui d''Adhim. Lémackéto'it oublié. Deux lunes après le mariage de Mirglip i Adhim fit appeller fon ami ; car c'eft ie nom qu'il donnoit a fon nouveau favori. II lui dit qu'il n'avoit pas oublié fa promeffe, & qu'il vouloit paffer pour le fils de quelque grand de fa cour, que fon goüt pour la fageffe conduifoit auprès du dervis pour recevoir fes lecons. Mirglip &C Nourenhi étoient dans la plus grande impatience de revoir le bon Phéfoj Ecneps» pour lui annoncer la générofité du fultan a leur égard. Auffi ils furent comblés de joie, Iorfqu'ils apprirent qu'Adhim étoit déterminé a ne pas différer plus long-tems 1'exécution de fon projet. D'ailleurs la vie de la cour les eilrmyoit tous les deux. Nourenhi étoit trop vertueufe pour écouter avec plaifir les impertinences de tous ceux que fa beauté affembloit autour d'elle. Mirglip étoit trop fage pour s'accoutumer a la vie débauchée des émirs. Le jour du départ arriva. L'émir Holam, homme refpettable par fon grand age, 5cfurtout par fa probité, fut mis dans la confidence du voyage d' Adhim , qui voulut paffer pour fon fils. Mirglip & Nourenhi fe dirent des amis du même émir , qui accompagnoient le jeune homme, Ce fut fous ce nom qu'ils traversèrent Tome XXX. Z  354 Les C o n t e s la citadelle en palanquins : ils fortirent par la porte de 1'orient. Après trois jours de marche, ils entrèrent dans une plaine qui avoit a fa droite un grand bois planté de cèdres & depalmiers. Ici Mirglip dit au fultan qu'il étoit tems de renvoyer a Raglai tous les efclaves de leur fuite, afin qu'aucun d'eux ne fut la retraite qui cachoït le dervis aux yeux des hommes puiffans. Les efclaves furent renvoyés. Adhim , Mirglip & la belle Nourenhi s'enfoncèrent dans le bois. Le jeune Perfan les conduifit par des fentiers retirés ,jufqu'a deux milles vers le centre du bois. C'étoit une promenade agréable. Ils marchoient a 1'ombre des cèdres & des palmiers qui les défendoient de 1'ardeur du foleil. La ferre étoit couverte de mouffe & d'un gazon fleuri. L'air étoit doux & tempéré. Parvenus au centre du bois, ils entrèrent dans une allée irrégulière que coupoit une fource d'eau pure. Ils pafsèrent le ruifTeau fur un pont de bois qui les conduifit dans une plantation épaiffe de lauriers , de platanes , de jeunes cèdres, & d'autres arbriffeaux fleuris. Au bout de ce petit bois agréable , ils trouvèrent une feconde allée plus étroite que la première, & au bout de cette allée ils apper-  ë e s Genie §; |^ gurent un petit menoir affez propre, & fur-touf auffi bien aëré qu'il étoit poffible au milieu d'une vafte forêt. « Mon feigneur voit la retraite heureüfe da » Phifoj Ecneps, dit Mirglip au fultan ; qu'il me » foit permis a cette heure d'oublier les hon* f> neurs dus a mon roi j pour préfenter au dervis » le puiffant & glorieux Adhim, comme un *> difciple vertueux qui vient recevoir fes le* » gons». « Mirglip, répondit le monarque, uri difciple » de la fageffe eft plus glorieux qu'un roi efclave » du viee. Adhim goüte plus de vrai bonheur » en approchant de cette demeure ruftique * » qu'il n'en a jamais reffenti au milieu de la » magnificence de la plaine d'Ore^ ». Mirglip n'eut pas le tems de répliquer. II appergut le dervis qui fortoit de fa cabane. Il vola au-devant de lui & fe jeta a fes genoux en 1'appellant fon ami & fon père. « O mon cher Mirglip ! dit Phifoj Êcneps » avec un fourire gracieux, vous avez dons » laiffé le pauvre dervis feul dans ces deferts l » Je craignois de ne te plus revoir. Mais je te » revois auffi vertueux que tu 1'étois quand tu » m'as quitté, & mon ame femble renaïtre aux » doux rayons de la vertu qui brille dans tes »> yeux »« Z \\  3j6 Les Contes « O moh père , dit Mirglip en effuyant des »larmes qui couloient malgré lui , fi nous »> lbmmes vertueux, c'eft de ta propre fageffe. » Si Mirglip a quelques bonnes penfées & de » pieux fentimens , c'eft dans ton fein qu'il les » a puifés. Tu es la fource du bonheur dont je » jouis ; je t'en dois toute la reconnoifTance ». « Mirglip , dit agréablement le dervis, tu » parles en courtifan. Mes oreilles ne font point » faites & ce langage flatteur, 6c ta bouche ne » doit célébrer que les louanges de ton Dieu »> h qui feul appartient toute gloire. Je ne fuis »ni Alla, ni fon prophéte ; je fuis un pauvre » vieillard qui n'eft plus qu'un refte de lui» même , qui n'a plus affez de goüt pour difiin» guer le doux de Tamer ; & tu me traites auffi » comme un vieillard imbécille qui a oublié que » tout donvient de Dieu ». Mirglip rougit è cette réprimande du dervis. II eut honte d'avoir plus confulté fon amour pour le faint homme que la raifon , dans le compliment qu'il lui avoit fait en Pabordant. « C'eft affez, continua Phifoj Ecmps ; parv donne-moi, Mirglip, tu fais que je ne fuis » févère que lorfqu'il s'agit des droits de Dieu. » Quoique notre force ne foit que foibleffe , » nous devons toujours être armés pour dé» fendre fa gloire & affurer la foumiffion qui  DES C É N I ï 5. 357 «lui eft due. Toutes les armées de la Perfe , »quelque pui/Tantes qu'elles foient, ne font » pas capables de créer un grain de fable fur les » bords de la mer, nide faire tomber unegoutte » de pluie fur la terre altérée ». « O pieux ferviteur iïAlla! dit Mirglip en » 1'interrompant, jepourrois t'entendre parler » fans ceffe de la grandeur de Dieu & de 1'obéif» fance qui lui eft due. Mais la belle Nourenhi, » ta fille,attend prés d'ici avec un jeune feigneur » Perfan qui vient recevoir tes inftruaions ». « Ma fille ! ma chère Nourenhi ! s'écria le bon » vieillard. Quoi! ils me la rendent après me » 1'avoir enlevée. O Mirglip! amène-la moi: » ma force m'abandonne. O ma chère fille! » que je Pembraffe encore une fois avant de » mourir »! Mirglip, fenfiblement affefté de Pétat oü cette nouvelle inattendue mettoit le dervis, craignit de ne Pavoir pas affez préparé au retour de fa fille bien-aimée. Mirglip fe trompoit. Lorfque ce père refpeftable vit fa fille , la tendreffe céda aux tranfports de fa reconnoifTance envers fon Dieu. «O Alla ! s'écria le faint dervis en embraf» fant fa chère Nourenhi ; bJlla ! que ton nora » foit béni , pour .la nouvelle grace que tu me » fais l ö père de la vie ! apprends-moi a t'aimer » par-deffus toutes chofes >k Zül  |5§ Les Contes Adhim , témoin de ces fentimens nobles Si religieux, admiroit avec raviffement la piété du dervis. Son ame s'élevoit au-deffus des pemfées de la terre. II contemploit intérieurement la gloire <£Alla, pénétré de fa propre baffeffe. « Je comprends a ce moment, dit le prince 'n dans 1'excès de fon admiration, je comprends que ni les richeffes , ni les honneurs , ni la » puiffance , ni la beauté, ni la volupté , ne w peuvent élever 1'ame de 1'homme. Celui - la » feul eft véritablement grand Sc glorieux , qui » reconnoithumblement la grandeur AAlla, Sc » fe foumet a fa volonté » ! Le dervis , tout occupé du plaifir de revoir fa fille , Sc d'en témoigner a Dieu fa reconnoif» fance, n'avoit pas fait d'abord attention a 1'étranger. Tranfporté de fes pieux fentimens, il s'ex? cufa en lui difant: « Noble étranger , pardonnez mon inadverw tence. Vous me faites trop d'honneur de » venir vifiter 1'humble cabane d'un vieillard » penché vers la terre prête k le recevoir. La « voix de la nature eft impérieufe : elle entraine i> notre volonté. Notre foibleffe fait fa force 5 y> heureux ceux qui favent réfifter k propos k p fes violentes impulfions ! Ce qu'elle veut eft » bon,lorfqu'elle ne vevit rien que de conforme « k la religion ; alor? fes mouvemsns font le§  DES G É N I E S. 359 >>puiffans mobiles de nos aöions. Si nous » n'avions point de paffions , nous n'aurions pas » befoin d'inftruction. » Mais , continua le Sage , j'oubliois que » vous êtes fatigués d'une marche pénible , ö » mes enfans ! car tous ceux qui entrent ici le » font par 1'affection que je leur porte. Mes » enfans, repofez-vous fur ces fiéges de gazon; » je vais vous fervir ce que j'ai, quelques lé» gumes bouillis, & une cruche d'eau fraiche. » Le pauvre dervis des bois n'a rien de meilleur » a vous offrir ; peut-être , ajouta-t-il, ne les » mépriferez-vous pas, lorfque vous Terez atten»tion que ces biens viennent 8Alla, & qu'il » faut plus de fageffe &d'intelligence pour pro» duire 1'herbe des champs , que le monarque » de la Perfe n'en a fait éclater dans les fomp» tueux édifices qu'il a élevés ». Adhim étoit enchanté de la converfation aifée du bon vieillard , qui favoit tirer une inftruttion utile des moindres choles, alfaifonnant la fageffe d'une douce gaieté. Après leur frugal repas, Mirglip raconta au dervis ce qui lui étoit arrivé depuis qu'on l'avoit enlevé de chez lui comme un criminel. II lui dit de quels moyens la providence s'étoit fervie pour lui rendre fa chère &c belle Nourenhi. II lux paria avec effufion de cceur de la bonté dut Z iv  %6o Les Contes fultan, qui avoit voulu que leur mariage fut célébré dans fon palais, II faifit cette occalion de donner un libre cours aux fentimens de fa reconnoifTance en préfence d''Adhim , qui ne pouvoit pas lui impofer filence, Phèfoj Ecneps fut fi charmé du porrrait qu'il lui fit du fultan , qu'il félicita Tétranger d'être a la cour d'un fi bon prince , dont il fuivoit les traces, en préférant la vertu a tout le refte. Ce compliment rendit le monarque déguifé fi confus, que le dervis eüt eu quelque foupcon de fon déguifement ,fi Tétude & 1'age ne lui euffent affoihli la vue , au point de ne pas voir la rougeur &i Tembarras d''Adhim, La belle Nourenhi raconta enfuite fon hiftoire depuis le moment qu'elle avoit quitté le bon dervis, fon père, jufqu'a celui oü elle avoit rencontré Mirglip dans le palais d''Adhim. « Vous favez, mon père , que nous nous « promenions enfemble vers Textrémité du *> petit bofquet de palmiers & de cèdres , pleu-» si rant la perte de ma chère fceur Kaphira, lorfn que les émilfaires du vifir Lémack, traverfant lebois, & voyant une jeune fille, me pour-a V. fuivirent dans le bofquet oü je m'enfuis. Ce # fut en vain que vous m'appellates vous-même, sa Ie craignois que féloquence de mon père ne v nf»t rien gagner fur ies tigres férqces, envo^és  DES GÉNIE S. 361 >» par le plus méchant des hommes pour dévafter » les provinces de la Perfe. Mais ces raviffeurs » m'eurent bientöt atteinte. Deux d'entr'eux » me ramenèrent vers vous, malgré ma réfif» tance, Alors je m'oubliai moi-même,j'oubliai » Mirglip ,& ne m'occupai que de 1'accablement » oiije vous vis. Les larmes de la douleur cou» loient des yeux prefque éteints de mon ref» peclable père, le long de fes joues ridées juf» ques fur fa barbe d'argent. «Les officiers du vifir montrèrent 1'ordre »qu'ils avoient d'arrêter toutes celles qu'ils »jugeioient affez befes pour plaire a leur » maitre. Mon père jugea qu'il étoit inutile de » réfifter. II leur demanda feulement la per» mifiion de m'entretenir un moment en parti» » culier. Je n'oublierai jamais ce peu de mots » que j'entendis de fa bouche. «Mon enfant, me dit-il, nous fommes les » créatures iïAlla. II permet que la main de » 1'oppreffeur s'appefantiffe fur nous. Suppor» »tons avec patience les afflictions qu'il nous w envoie; & dans quelque condition qu'il lui » plaife de te mettre , ö ma fille 1 fouviens- toi » de ne jamais révéler la retraite de ton père. » C'eft la feule grace que je te demande en » t'embraffant pour la dernière fois »..., «< Ce fut tout ce que mon père put me dire.  361 Les Co n tes » Les officiers du vifir m'arrachèrent d'entre » fes bras , & me conduifirenr par force a Ra» glai. J'arrofai la route de mes larmes, & 1'air » retentifToit de mes cris. Rien ne les touchoit. » En entrantdans le palais du vifir, je trouvai «plufieurs 'centaines d'autres filles qui avoient » eu un fort femblable au mien. Mais elles fe « réjouifioient de ce qui ëtoit pour moi le plus » grand des malheurs : elles fe félicitoient de »leur bonne fortune. «Le vifir Lémack choifit celles d'entre nous » qui lui parurent les plus belles. Je fouhaitois » d'être rejettée & renvoyée vers mon père. « J'eus le malheur d'être choifie pour être mife « au premier rang ; mais la miféricorde d'Jlla, « dont les voies font impénétrables , a comblé » mes vceux en refufant d'exaucer ma prière. » II m'a conduite entre les bras du vertueux » Mirglip, en me faifant entrer dans le palais » du fultan «. « O ma fille ! ö vertueux Mirglip, dit Ie vieil» lard en les embraffant, je prierai fans cefle le « père commun de tous les hommes de répandre « fur vous fes bénédicfions , de fanctifier les » nceuds qui vous uniffent, de vous donner une » nombreufe poftérité. Que vos enfans, imita« teurs de votre piété , apprennent de votre » bouche les effets fignalés de la protection d'Jlla  DES GÉNIE S." ♦> fur vous ; & qu'ils méritent fes faveurs par » une vertu femblable a la votre ». Le bon vieillard exalta enfuite la générofité &'Adhim. Le fultan déguifé fut obligé d'écouter patiemment ce panégyrique d'autant plus flatteur , qu'il étoit dicté par une jufte reconnoiffance , & prononcé par 1'auftère fageffe. Tel fut 1'entretien du refte du jour, jufqu'a ce que chacun fe retira pour repofer. Phèfoj Ecneps n'avoit que deux efclaves pour le fervir. L'un avoit fauvé la vie a fon maïtre , en 1'empêchant de tomber dans un précipice. Le dervis, pour lui marquer fa reconnoifTance d'un fi grand bienfait,le traitoit plutöt comme fon libérateur que comme fon efclave. Celui-ei lui en étoit plus attaché, fans s'en prévaloir. L'autre , gagné par la douceur d'un fi bon maïtre, n'avoit jamais voulu le quitter , quoiqu'il lui eüt fouvent offert la liberté. Les deux efclaves conduifirent d'abord Tétranger dans 1'appartement qui lui étoit defliné. C'étoit une petite chambre convenable a la pauvreté du dervis. Mirglip & Nourenhi fe retirèrent auffi dans leur appartement. Au lever du foleil, lorfque les oifeaux recommencent leurs hymnes innocentes a la gloire du Pieu qui leur rend le jour, le dervis fe leva ,  JÖ4 Les Contes s'habilla proprement & fimplement , & entra dans une petite mofquée qui étoit k une des extrémités de fa maifon. Mirglip, qui favoit la coutume du faint vieillard , l'avoit prévenu. II y avoit déja quelque tems qu'il étoit dans la mofquée avec Adhim & Nourenhi. Le dervis les falua avec un air de bonté, & fit fa prière k haute votx , felon fa coutume , pour lui & pour fa familie. II répandit fon cceur devant Alla, le remerciant des graces qu'il lui faifoit dans fa vieilleffe, fe foumettant a fa volonté célefte, le fuppliant avec ferveur de bénir fes adorateurs, de leur donner la force de fuir Ie mal & de faire le bien. Toute la familie entroit dans les pieufes difpofitions du bon vieillard , & fe pénétroit des mêmes f%:imens. Lorfque la prière fut finie, Adhim, tranfporté de joie &c de ferveur, courut embralTer le dervis , en lui difant: « O faint vieillard! que je vous ai d'obliga»tions de me faire approcher de fi prés de la » divinité ! Une étincelle du feu facré qui em» biafe ton cceur, efttombée fur le mien. Oh ! » fi tous les Perfans pouvoient t'entendre prier ; *> fi tous les hommes prioient avec autant de » ferveur que toi , la mofquée feroit un féjour » de félicité. Adhim , notre fultan , quitteroit la » plaine d'0/-^, pour venir babiter avec tftt » dans le temple d'Jila >k    DES GÉNÏES. 365 « Mon cher & vertueux difciple, répondit » Phèfoj Ecneps, je reffens une vraie fatisfaöion » de vous voir pénétré de ces fentimens reli» gieux, Mais les acces de votre feweur me » font foupconner qu'elle ne vous eft pas ordi» naire. Mon bon ami, la vraie dévotion eft » calme & tranquille: elle n'eft ni paffionnée, » ni emportée: elle ne fe livre ni aux tranfports » de la joie , ni a 1'accablement du défefpoir: » elle eft conftante & uniforme , cette chafie » fille de la vérité, cette douce compagne de la » raifon , née pour habiter dans tous les cceurs, » & pour unir tous les hommes par les liens de » Ia juftice. La religion ne nous ordonne pas » de fuir la fociété de nosfemblables. Au con»traire , elle nous donne des lecons de toutes »les vertus fociales, & elle fonde nos efpé» rances fur notre fidélité a remplir nos devoirs » envers nos frères. Notre premier devoir eft » d'adorer Alla, le fecond eft d'être utile aux »hommes. Ne jamais entrer dans la mofquée » pour y prier , adorer & remercier Dieu, » c'eft une négligence impardonnable. C'eft une » piété mal entendue d'y refter enfermé fans » ceffe , au lieu de remplir les obligations de la » vie civüe, & d'employer au bien de 1'humaw nité les talens que nous avons recus du ciel. » Vous fouriez, continua le dervis , je lis  3^6 Les C o n t' e s »> dans votre penfée. Séqueftré du refte des » hommes dans cette retraite agréable, Phéfoj » Ecneps vous femble agir contre fes maximes. » Vous croyez fa conduite en contradidion 5> avec fes principes. Des emplois différens con» viennent aux différens ages de la vie. Autre» fois, jeune comme vous , lorfque je jouiffois » de toute la vigueur d'une fanté robufle, je »lifois la loi de notre prophéte dans les mof» quées Xlfpahan. Je vins enfuite k la cour de » Perfe oii plufieurs émirs m'avoient appellé» pour me charger d'accompagner leurs fils dans » leurs voyages. Je parcourus avec eux les difm férentes cours de la terre, &, comme 1'abeille » induftrieufe , ils recueilloient le miel de la » fageffe dans les différentes contrées oii nous » nous arrêtions. Ils rentrèrent dans leur patrie, » chargés de ces précieufes richeffes auxquelles » chaque nation avoit contribué. J'ofe dire, ö » mon illufire ami ! que la protedion d'A/la » nous fuivoit par-tout. Adhim doit a mes {omsr » ou plutót aux fuccès dont la providence vou»lut bien les couronner, les plus fages émirs » qui illuftrent fa cour. Je dois 1'avouer : Phéfoj » Ecneps n'eut pas beaucoup de peine k cultiver »les femences de vertu qu'il trouva dans le* » c&urs des jeunes feigneurs confïés a fa garde, » Après que je les eus réndus a leurs parens... je  O E S G E N I E S. jgy. » revins dans le fein de ma familie. Mon père, » accablé fous le poids des ans & des infirmités' » m'appelloit pour lui fermer les yeux. Un de mes » anciens difciples me fit batir cette maifon qu'il » me donna comme une marqué de fa reconnoif» fance. Marinak , ma chère Marinak , me fit » père de deux filles que j'élevai dans la vertu. » Elles croiffoient en beauté & en fageffe fous » les yeux de leur tendre père, lorfque Kaphir* » m'a été enlevée, je ne fais par quel accident; » & depuis, je n'en ai pas entendu parler ». Le bon vieillard s'arrêta pour donner un libre cours aux larmes que lui arrachoit le fouvenir de fa chère familie. Puis fe tournant vivement vers le fultan déguifé, il ajöuta: « Noble étranger , les larmes qui tombent de » mes yeux annoncent une fenfibilité dont je » fais gloire, loin de la regarder comme une » foibleffe. Quiconque n'efl pas affeété par le w tendre fouvenir de ceux auxquels il fut uni par »les Hens du fang, eft au-deffous de 1'humanité. » Je ne fais point m'élever au-delfus des fenti» mens de la nature ; & j'eftijne affez la dignité » de mon être , pour ne point PaviÜr par des » penfées qui le dégradent. Nos penchans natu» reis nous viennent du ciel: c'eft un don, & » non pas un chatiment. Si nous les fuivons » avec droiture, ils nous conduiront a la vertu ,  3S8 LesContês » dont nous éloigne une vaine philofophie qui »voudroit infpirer a 1'homme 1'infenlïbilité » d'une pierre ». » O vénérable fage! dit Mirglip, tu caches » une partie de tes vertus k eet illuftre étranger* » Tu ne dis pas qu'il n'y a point de familie k » plus de dix lieues k la ronde, qui ne reffente »les heureux effets de la préfence de Phéfoj » Ecneps. C'eft le dervis qui donne k la jeu» neffe de l'un & de 1'autre fexe des directeurs » vertueux qui infpirent k ces tendres cceurs » 1'amour de la vertu , & les élèvent dans les »> fentimens de refpect & de foumiffion qu'ils » doivent a Alla, & après lui k leur fultan. »> Comme le foleil éclaire la terre, même pen» dant la nuit par fes rayons réfléchis fur le » difque de la lune , ainfi Phéfoj Ecneps réflc» chit les rayons de fa vertu fur les autres » fages qui les renvoient fur les cceurs de leurs » difciples». » Mirglip, dit le dervis, falloit-il par ton »ind:fcrétion enlever a ton ami le mérite de » fes foibles vertus? Le bien que nous faifons » en fecret n'eft connu que A'Alla. Ce que »nous donnons en fecret, nous le donnons » comme les dépofitaires de Dieu qui nous a » confié fes dons pour les diftribuer aux auj> tres. Alors toute la gloire en eft rapportée k » celui-14  BES GÈNÏËS. |Ó£ & ceïi:i-la feul k qui elle appartient entièrement. *> Mais lorfque nous pUblións nos bonnes ac* »tions ou nos charités, c'eft tóujo'üfs par uri » motif de vaine gloire , par un retour d^amöuf »> propre , ou pour en être eftimés davantage , » ou pour qu'on nous en ait obügation. Ainfi nous nous attribuofis Une gloire a ïaquélJe » nous n'avöns pas droit ». « Vénérable dervis , répondit] Mirglip , je » cherche moins k dérober au grand ètre que » nous adorons , la gloire* qui lui eft due , qu'a » édifier celui qui a pénétré dans 1'ëpaiffeur de » ce bóis , pour contempler la fageffe de Phéfoj « Ecneps. N'a-t-il pas mérité de la voir dans tout » fon éclat ? Ne doit-il pas favoir comment lê » dervis des bois mit en pratique fes propreS » lecons , par fon affetfion refpedtueufe pour fa »> tendre mère, qu'il fut confoler de la pettë w d'un époiïx tendrement chéri , & lui fairë » tröuver des douceurs dans une épreüve quê » le ciel lui envoyoit pour achever de purifïer »> fon ame par 1'afflictiön ? Il la rappella a la vie, »» & lui rendit ainfi le jour qu'il avoit recu d'elle4 »II n'a quitté le mönde que pour lui être plus » utile. Dans le commerce libré dé 1'amitié , i! » répand les charmes de la vertu, de la pai* & »> du bonheur. La joie marche k fes cotés. I! » inftruit les ignorans, il confole les affligés, i\ Tome XXX. Aa  37° Les Contes » foulage les malheureux. Le vice & la pauvreté » difparoiffent devant lui. Tandis que fon corps » fe courbe vers la terre, fon ame pure s'élève » vers la célefte patrie des juftes. II eft le feul » qui ignore fon mérite , & le poifon de 1'or» gueil n'a point corrompu fa fageffe ». « Mon ami, dit Phéfoj Ecneps, en interrom» pant Mirglip , j'ai peut-être tort d'arrêter un » difcours qui me mortifïe; mais je le dois k »1'édification de eet étranger k qui tu ferois » croire, par ton indifcrétion, que la voix de »la flatterie fe mêle k nos pieux entretiens. » Mirglip , 1'adulation eft la marqué ou d'un » excès d'afFection , ou d'une baffe hypocrifie. » Je te rends jufiice , ce dernier vice n'eft pas le »tien: mais je crois que tu as le malheur de » m'aimer trop, &c de m'eftimer plus que je ne » vaux réellement. Ta générofité m'humilie ; »ton ami ne pourra te croire : plus tu veux me » rendre grand k fes yeux^plus tu me rends petit » aux miens ». « Pieux dervis, répliqua Mirglip, je fuis faché » de ne pouvoir être de ton fentiment. Je ref» pefte le voile dont te couvre ta modeflie pour »t'empêcher de voir tes vertus. Elle elt plus » capable d'en donner une jufte idéé a ton nou» veau difciple & au monde entier, que mes >> foibles louanges  ses G éniës. 374 T « Le monde, dit Phéfoj Ecneps, n'eft poirtt » refferré par des mers , ni circonfcrit par les » limites des langues. La Perfe n'eft qu'un point » fur la furface du globe. Le dervis des bois eft » inconnu, même dans la Perfe. Le pigmée qui » ne peut élever fa tête a la hauteur d'un épi de » bied, s'imaginera-t-il que tous les hommes » doivent 1'admirer ? — Mais je me tais , car » Mirglip fait tirer des fujets de flatterie de tous « mes difcours. Mes amis , promenons - nous » autour de ce petit terrein que j'ai cultivé fous » 1'ceil de la nature , & qu'elle enrichit beau» coup plus par fa fécondité que moi par mes » foins ». La compagnie fuivit Phéfoj Ecneps , & tra» Verfant 1'allée étroite qui étoit devant fa maifon , ils s'enfoncèrent dans le petit bofquet de cèdres &: de palmiers. Le dervis fembloit s'arrêter avec complai* fance dans plufieurs endroits du bofquet; &, quoiqu'ils n'euffent rien de plus particulier que le refte , ils fembloient répandre dans 1'ame du vieillard une pure joie qui fe faifoit remarquer fur fon vifage. Mirglip dit a voix baffe au fultan :« Adhim , » nous perdons le fruit de notre promenade , » & la plus douce partie du plaifir qu'elle peut » nous procurer , ft vous ne demandez a notre Aa ij  Les Contes p> ami qu'il nous faiTe part du fujet de fes rav:/*-* » femens intérieurs ». Adhim, fuivant le eonfeil de Mirglip, s'approcha du dervis & lui dit: « Sage vieillard, pardonne-moi, fi j'ofe trou» bier tes douces méditations. A chaque fta» tion que nous faifons dans ce bofquet ton » ame ravie femble gotiter un plaifir délicieux. » Sans doute un tendre fouvenir fe préfente a » ton efprit, & y verfe une joie célefte. Ces »> penfées ne peuvent qu'édifier tes difciples, fi »> tu daignes les leur communiquer. » Les divers lieux oii je m'arrête avec com» plaifance, reprit le dervis, je les ai confa» crés a la mémoire de mes vertueux amis: »leur image qui s'offre k mon imagination k ►> mefure que je les parcours, me rappelle » leurs vertus. Ce n'eft pas une légère fa■» tisfacfion de fe retracer leurs différentes » épreuves, Sc les viöoires qu^s ontrempor»tées fur leurs paflïons. Je goüte une douce » joie a honorer leurs bonnes adtions, elles » m'inftruifent, elles m'excitent a 1'amour de la » fageffe ». Ainfi paria le dervis. Ses trois difciples Fentouroient, & recueilloient avidement les paroles qui tomboient de fa bouche. II reprit sip.S:  «Nous avons déja paffé le premier lieu con» facré k 1'amitié & k la vertu. Quoique celui » que j'y honore ait été le plus cher de mes » amis, je n'outragerai point la vertu de celui » auq«el j'ai dédié le cabinet de verdure oü »nous fommes a cette heure, en m'y occu» pant d'un autre que lui. O ElLor ! je t'ai élevé » ce petit templechampêtre : Ellor! compagnon * vertueux de mes premières années! nos cceurs » s'ouvrirent enfemble aux doux rayons de la » vertu & de la piété. La religion purifia nos » mceurs, & nous délivrant des defirs terreftres, » y fubftitua la noble ambition de mériter la » couronne des juftes. Tu jouis a préfent de » cette récompenfe célefte. Tu m'as laifie ton » exemple pour gage de ton amitié. II m'inf>'truit après ta mort, comme ta converfation » m'infpiroitlafagelfependantta vie^car c'efttoi » qui m'appris a recevoir la bonne & la mauvaife » fortune , comme un don de la providence. » Cet autre endroit eft confacré a la mémoire » du paifible Yélïah, dit le dervis en avangant » quelques pas. Ydiak! nom cher a tous les » amis de la vertu! Ton cceur ne fentit poini » le troublé inquiet de 1'ambition : il fuivoit dou~ » cement les loix de la nature & de 1'bumanité. » Quoique tu fuffes caché au monde, comme »le moindre arbriffeau qui croïtA 1'ombre des Aa ii|  «74 Les Contes » plus hauts cèdres, tu n'en fus pas moins utile m a la fociété. La veuve & 1'orphelin implo» roient ton affiftance , & ils ne 1'imploroient # jamais en vain. Le pauvre te montroit fa miv sère, & ta bienfaifance le foulageoït ». Le dervis ayant paffé au - dela du bofquet avec fa compagnie, les conduifit le long du ruiffeau, qu'ils pafsèrent a la hauteur de deux jles plantées d'ifs toujours verds. Entre les deux Sles, un rocher couvert de coquilles élevoit fa tête irrégulière, « Ces ïles, dit Phéfoj Ecneps, étoient autre» fois découvertes, J'y ai planté &C cultivé les » arbres qui en couvrent la furface. D'autres » peut-être abattront cette fuperbe forêt pour divers ufages, » Mais, dit 1'étranger, il faudroit des ma» chines énormes pour mouvoir ces grands w arbres: comment un feul homme a-t-il pu » planter cette vafte forêt ? » Je n'ai point tranfplanté ces grands arbres » dans 1'état oü ils font a préfent. C'eüt été dé» garnir un endroit pour en orner un autre. f> Chaque année j'ai coupé les rejettons que pouf*> fent les racines des arbres , au retour du prin» tems, 8c qui leur feroient nuifibles, fi on ne » les coupoit: je les ai portés dans ces jles, oü h ï!s ont produit de nouveaux arbres. C'eft  des G é k i e s; 375 » ainfi que, fans fbrcer la nature, je Pai aidée » a fe multiplier avec avantage. Elle a bien » fecondé mes foins; c'eft la récompenfe que » j'en attendois ». Le fultan admira la beauté des deux iles.1 En comparant la grandeur 6c la vigueur de leurs arbres avec Pétat des cèdres de la plaine d'0/-«£, il fut intérieurement mortifié de reconnoitre que, par les bons foins du dervis, la forêt qu'il avoit cültivée avoit profité chaque année, tandis que fa forêt d'Orq dépériflbit, &laiiToit tomber les débris de fa tête fuperbe dans la plaine. Parvenu k une troifième ftation, le dervis oublia les iles 6c la forêt; 6c après s'être recueilli un moment, il s'écria d'un ton un peu plus élevé q*e de coutume: « Aimable Symac, ce lieu me rappelle ton » enjouement; ta converfation vive & agréable,1 » oit brilloit ton amour pour la vertu, 6c oii ton » efprit armé de faillies ingénieufes, percoit »le vice, des traits de la plus fine raillerie. Les % ris ne font pas faits pour amufer 1'intempé. »rance, mais pour égayer Pauftérité de la » vertu : 1'ame fourit dans le calme des pailions; » 6c la joie des méchans n'eft que folie. Tu fa» vois que la gaietéfut donnée k Phomme pour » foulager 6c adoucir les misères de la vie: tu fa» vois donner k la vertu la férénité dont les Aa iir  37£li£tion, au milieu des douleurs aiguës , ton tt ame ferme & inébranlable fe montroit fupé» rieure aux foibleffes humaines. Le malheur tt accable les ames communes; la tignnefe ren» doit maitrelTe du fort par une patience inalté» rable. Ainfi un grand feu dévore tout ce qui *t 1'environne, au lieu qu'une étincelle s'étouffe « aifément, » Dans les jours de 1'adverfité, lorfque les t> heures fe prolongent par le fentiment de la » douleur, alors Symadwoit fe difiraire agréa* blement des maux qu'il fouffroit, ou par le » fouvenir d'un tems plus heureux , ou paria » perfpeaive d'un meilleur avenir. Ainfi mon P vertueux ami favoit être heureux en tout tems, » & trouver toujours des fujets de remercier Ia » gracieufe providence. » Un peu plus loin, continua Ie dervis, j'ho». nore Efoc, adorateur eonfiant d'Mla &Z de » fcn prophéte. II' étoit 1'organe de la raifon, » &c 1'interprête de fa fageffe. Doux, humble, «toujours égal, ïncapable de foupcon, paree » qu'il étoit fans rnajicé, il jouiffoit de la vie. h fans craindre la mort », Le vieillard avanca quelques pas, traïnani; après lui fes difciples attentifs, II s'arrêta. dans HR« autre fiaticjn, & d\u  des G é n i e s; 377 « lei Sérahi, 1'ami de mon cceur , fixe mes m penfées. Notre eüime mutuelle commenca » avec notre amitié, & notre amitié commenca » dès notre plus tendre jeuneffe. II étoit le fa» vori de la fortune, lorfque je le vis pour la pre»mière fois. Quand je le revis, 1'ingrate » 1'avoit abandonné. II ne m'en fut que plus » cher. Ses biens ,devinrent la proie de 1'op» preffeur, après avoir été le partage des » malheureux. » II fut contraint de fuir fous unciel étranger, »loin de fes amis & de fes parens, pour cher» cher les moyens de fubfifter, qu'on lui refu» foit dans le lieu de fa naiffance. A préfent, » foumis a la loi du prophéte, dont il pratique » les faints préceptes , il apprend aux étrangers » qui font accueilli, a ne point mettre leurs » efpérances dans des biens que les méchans peu» vent leur ravir ». Mirglip, voyant que le fage avoit fini le panégyrique de Sikari, s'avanga vers le cabinet de verdure confacré a Norloc; celui-ci, plus couvert que les autres, étoit caché au pied da la momagne. « Norloc , fage inconnu au monde, dit Phéfoj » Ecneps, ton image facrée fera toujours pré«fentea ma mémoire, Ton courage furmonta, w par un travail afftdu, les obftacles que la  37S Les Conté s «pauvreté mettoit a ton inftruótion. Obligéde » gagner ta fubfiftance a la fueur de ton front, «tu trouvas encore alTez de loifir pour. pé» nétrer dans les profondeurs des fciences. Tu » ne fus point favant pour toi feul. Tu ris part » de ta fagelTe a ceux qui parurent defirer de » recevoir tes lecons. Mais hélas ! que t'a fervi » de leur avoir donné des inftructions dont ils » n'ont pas fu profiter. Ceux que tu as inftruits » fe font élevés contre leur maitre. Tu n'as » point trouvé de récompenfe fur la terre. PuilTe » Jlla couronner ta patience dans une autre » vie ! « Mais, dit Mirglip, fi le temple champêtre » confacré a Norloc eft caché , la montagne qui » Ie couvre domine tout le pays d'alentour. Du »♦ fommet de cette haute montagne, on voit » une partie des provinces de la haute Perfe ». « Nous gravirons le rocher, reprit le dervis : »nous contemplerons le pays immenfe qu'il » domine. Cette vafte étendue de terrein, & » Ia variété des points de vue, nous donneront » quelqu'idée du favoir prodigieux de celui h » qui j'ai dédiéle fommet de cette montagne». Ils tournèrent le rocher par un fentier en fpirale , dont la pente étoit douce & aifée. Arrivés au fommet, ils découvrirent fur la gauche la mer Cafpienne, Sc fur la droite les valles états  D E s G e N ï E s. 379 lournis a la domination du magnifique Adhim. « La vue de ce pays immenfe me rempliroit » d'étonnement, dit le monarque déguifé, fi je » ne me rappellois la promeffe que nous a fait » le dervis de nous entretenir des connoiffan» ces encore plus vaftes de fon ami ». « Les royaumes que vous voyez devant vous, » auffi loin qu<* la vue peut porter, dit Phéfoj » Ecneps, contiennenr un peuple innombrable » qui parle la langue Perjdnne; mais Stébi parle » toutes les langues de 1'Afie : il fait encore » toutes les langues de 1'Europa, tant anciennes » que modernes. Le langage n'eft que la clef de »la fcience. Rlche des connoiffances de tous » les climats, il n'ignore aucune des vérités que » la philofophie enfeigne. II monte jufqu'au ciel » pour y contempler ces globes immenfes qui » roulent fur nos têtes, & admirer la fageffe du » grand être qui arrangea le fyftême harmonieux » de ces mondes innombrables ». « Ce favant, reprit Adhim, mérite d'être le » favori du grand monarque. II mérite d'avoir » une demeure dans la plaine d'Ore^, oü Adhim » a invité tous les fages & les favans dé fon » empire, ceux fur-tout qui excellent dans la » connoiffance des corps céleftes ». « Hélas ! dit le bon dervis, qu'eft - ce que le » mérite fans protection  380 Les C o n* t e s « II. eft vrai, répondit Adhim qui favoit Ié » manége des cours; ce font les miniftres qui » propofent au fultan des fujets pour remplir » les places qui viennent a vaquer. Le fultan » ne peut que choifir parmi ceux qu'on lui pré» fente : encore eft-il obligé de choifir d'après » le rapport qu'on lui fait du mérite des uns » & des autres. Souvent ce rapport eft infi» dèle. Ainfi le monarque accorde a la faveur » de ceux qui i'approchent,des graces qu'il vou» droit ne donner qu'au mérite perfonnel». Mirglip fourit è cette obfervation dAdhim. Voulant détourner le difcours, il defcendit de la montagne. La compagnie le fuivit. A une certaine diftance du fommet, il appergut un petit endroit oü il y avoit quelques fiéges formés de groffes racines raboteufes 6c inégales. II dit au dervis : « A qui ce lieu eft-il confaeré ? On y entre » par un fentier difficile, & il cffre peu d'agré» mens a ceux qui voudroient s'y arrêter ». « C'eft a deffein , répondit Phéfoj Ecneps » »que je laifl'e eet endroit inculte. Je 1'ai con-. » facré a 1'amitié de Smadac, 6c au trifte fou» venir de fon fort infortuné. Seroit-il jufre que » je vinffe jouir des commodités & des agré* » mens de la promenade, dans un lieu deftiné » a me rappeller les maux cfuels que foviffrit-  BES G É N I E S. -li » mon ami ? Mais pourquoi les appelier cruels , » puifque fa patience a les fouffrir n'a fait » qu'augmenter fes vertus & fes mérires ? Les » revers & les affliaions de la vie ne font pas » des malheurs, lorfqu'on fait en triompher. La v mémoire de Smadac paffera k la poftérité la » plus reculée. On admirera avec quel courage, » fuivant les loix de la piété filiale, il réfifla aux » charmes de 1'amour »>.... « Aux douceurs innocentes d'un amour pur »& chafte , dit Mirglip en interrompant le » dervis; d'un amour qui feroit honneur a la » pureté même. Puiffe le faint prophéte le réw compenfer bientöt» ! « Hélas! continua le vieillard, le ciel bénit » rarement les enfans que leurs parens mau» diffent. Souhaitez d'abord que ceux de Sma» dac lui rendent leur amitié; il pourra enfuite » efpérer la faveur du ciel. Quelquefois les pa» rens aveuglés, par des projets de fortune, ou » par d'autres intéréts femblables auxquels ils » facrifient le bonheur de leurs enfans, poufh fent Pautorité paternelle au-dela des loix di»vines & humaines, en leur ordonnant de » violer leurs fermens, ou les forgant a des »>ngagemens illégitimes. Cependant Alla doit » être le premier obéi : car c'eft de lui que *> dérive la puiffance paternelle, & elle n'a  %%i Les Contes « point droit d'exiger qu'on lui facrifie 1'obéif» fance due a Dieu. Mais plus fouvent, des en»fans indifcrets s'engagent dans des nceuds » malheureux , tantöt par un amour aveugle, » fruit du caprice ou du hafard; tantöt faute » d'expérience Sc de connoiffance du monde , » paree qu'ils fe bercent d'un bonheur imagi» naire qui s'évanouit avec le fonge de 1'amour. » C'eft aux parens judicieux qui ont paffé par »les différens états de la vie, a réprimer avec » douceur ces premiers mouvemens de paiïion » quis'élèvent dans le cceur de la jcunelTe. C'eft » a ceux qui jouiffent de la pure lumière de la » raifon, 6c dont le uigement n'eft offufqué ni » par le préjugé ni par la paffion, a gouverner » 1'efprit malade des jeun?s amans. « Cependant, je fuis bien éloigné de parler «avec mépris du mariage tel qu'il eft inftitué »> par les loix civiles, approuvé par les plus » fages d'entre les hommes, 8c fanctifié par Alla. » Jamais le libertinage ne prévaudra contre la foi » conjugale, qui eft le vrai triomphe de 1'amour » 6c de 1'amitié fur les cceurs, qui allure aux » parens la propriété des enfans chéris qu'ils » élèvent pour la fociété, la perfeótion de la » nature.. .. « Mais fortons de ce lieu trifte 8c mélancoü« que ; paflbns dans celui que j'ai dédié a Réia-  I t O E S G £ N i E Si » ^ ; fa voix fe joindra a la notre pour céïé» brer les douceurs du Men conjugal « II eft donc heureuxépoux fcheureuxpère, » dit le monarque ». «Pui, continua le dervis; deux enfans font » affis fur fes genoux; ils recoivent les lecons » vertueu es de leur père qlu n'a point de plas ' d°"X PIaiflr <3ue ^ leur apprendre la fa» geile ». « Le père qui conduit fes enfans dans les fen* *mSfi Ia vertu» reP"t , eft le meil- »leur fb-et qu'„n roi puiffe avoir & connoïtre » « Le père qui conduit fes enfans dans les fen» ners de la vertu, répéta Mirglip, goüte le » plus grand bonheur dont 1'homme puiffe jouir » fi.r Ia terre. Lorfqu'il fera couché fur le lit de » la mort, il verra fes vertus multipliées dans fa "poftenté le faire furvivre k lui - même , & » tranfmettre fa mémoire aux ages futurs » Phéfoj Ecneps, accompagné de fon heureufe amdle, traverfa le temple confacré è Réraliph Un chemm ombragé par les plus 2rands arbres du bois, les conduifit dans une petite allée charmante , plantée de cèdres, au bout de laquelle Adhim appercut la maifon du dervis. Le fultan, qui n'avoit pas fait attention au Circuit quils avoient fait en fe promenant, fut d abord etonne de fe retrouver dans 1'allée d'oii  384 Les Contes ils étoient partis. Maisil fut encore plus charmé de repaffer par le premier bocage qu'ils avoient traverfé la première fois, fans être informés des vertus de celui a qui il étoit dédié. « Je vois, lui dit le dervis, que vous voulez »> favoir en 1'honneur de qui s'élèvent ces cédreS » qui le difputent en grandeur a ceux du Liban. » C'eft en 1'honneur du premier de mes amis, » quoique le dernier dont je vous parle. Adhim, » notre glorieux fultan, s'eftimeroit heureux » de le connoïtre, tant il a de vertu & de mo» deftie ! » Nad Ecaf mérite encore un jufte tribut de » louanges, pour la droiture de fon cceur, & >> 1'intégrité de fes mceurs. Je n'oublierai pas w non plus la douceur & 1'affabilité de Talpart »la bonté de Gapfac, la générofité SEirruc, » autant de fages qui honorèrent Phéfoj de leur » amitié, & qu'il refpecte comme les favoris » SAlla , eet être faint & bienfaifant qui nous » a donné la vertu pour que nous puiffions mé» riter en quelque forte fon amour fans bornes ». « Le bofquet fuivant, dit Mirglip, n'a rien n de remarquable , & ne mérite pas que nous » nous y arrêtions ». « Quoi! reprit le dervis en fouriant, croyez»vous que j'oublierai mon fils? O étranger 1 » voyez avec quel foin j'ai embelli ce temple » pour  Ï)ES GÉNIE S, ^gf 4> pour le rendre digne de celui qui y préfide, » Vous vous doutez que c'eft a mon cher Mit* » glip que je 1'ai confacré. Voyez comme ces » arbres étendent au loin leurs branches pour » nous procurer un ombrage frais: ainfi la cha~ » rité de Mirglip s'étend k tous les malheureux » qu'il peut fecourir. Ces fleurs fauvages qui .» ornent ce gazon d'un fi beau verd , me re»> tracent la beauté de fon ame omée de toutes »les vertus ». Adhim fourit; puis marchant vers un petit plant jd'acacia, il dit : « A qui eet arbre eft-il » dédié ? De qui fon ombre rappelle-t-elle le » fouvenir » ? Phéfoj Ecneps répondit: « II eft dédié a un ami dont le caraéf ère ref»> femble au naturel de 1'acacia. II eft doux &c » charmant lorfque le foleil de la vie brille fur » lui: mais dès qu'il fe couvre de nuage, » que les vents de 1'adverfité commeneent k »> fouffler, 1'acacia n'eft pas plus violemment » agité par la tempête, que Maroh par la vio»> lence de fa colère. Oii eft 1'homme tout-a-fait » exempt de foibleffe & d'erreur, dont la vertu » ne fe démente jamais, qui foutienne jufqu'i » la fin le caractère d'un homme parfait ? « Si un homme parfait eft poffible, nous alwlonsenvoiricil'image, ajouta le dervis ed Tome XXX, gj.  '3$6* Lës Conté s ' ( » s'arrêtant dans une autre fiation de la mStné » allée de cèdres. Je te falue, ö dervis de Sw » tnatra ! 1'ami de moft cceur, modèle de per»> fectioti, a qui je voudrois reffembler. Le Gi» nh de la vertu préfida a ta naiffance, & te » doua de toutes les qualités de l'elprit & du » cceur, de tous les dons du ciel. C'eft de toi ** que j'ai appris tout ce que je fais. Tu m 'en» feignas fur-tout a méditer la loi d'Alla & a la s* pratiquer.Tu diffipas les ténèbres de mon en»> fance: tu élevas mes penfées vers le ciel. Mais »> qui pourroit peindre les vertus de ton ame ? »> Qui pourroit célébrer les louanges que tu 5> mérites, comme père,comme époux, comme » ami, comme citoyen du monde, comme » adoratenr d'Alla,comme précepteur du genre» humain ? Supérieur h tous les autres hommes » par la profondeur de ton génie, & 1'immeniïté » de tes connoiffances, tu t'abaifTes jufqu'è eux >> fans leur faire fentir ta fupériorité : tu fembles » même apprendre d'eux, lorfque tu les inftruits. w Chéri, admiré, exalté, refpeöé de tout le » monde, tu n'en es que plus modefte ». « Quel eft donc celui dont vous parlez avec »> tant d'emphafe , demanda Adhim? La répu»tation de Mirglip fit naitre dans mon efprit la » première penfée de vertu. Je le regardois » comme le plus faint des hommes, II me dit  ö e s G ê'n i e s.' jgy U qu'ilyétoit que 1'humble difciple du dervis » des-bois. II me paria de fon maitre : il ^ »condult ici pour entendre les lecons, & ad- * Tter 1CS VertUS de E"»P*. ^ fuis a la >> fource ou il puifa la fagelfe. Et a préfent »Phefo; Ecneps élève mes penfées au-deffus » de lui-même, me parle d'un autre dervis plus «lage & plus vertueux que lui. Jufqu'ou ira » cette progreffion » > « Jufqu'a la fource ineffable de tout bien & «de toute vertu, répondit Phéfoj Ecneps ; juf»qua pieu,,afin detoute perfeaion^elui r r ?ïmr*l,adorer & ie fervir'eft ie pi™ "digned'inftruire Ie monde». , f ' ^ de l'étonnement d'Adhim, & de leffu&n du coeur avec laquelle le dervis lu. parloit s'attendoit a voir le fultan fe trahir f^1?Cp"defon adm-tion,fe faire con. Cependant le foleil étoit au milieu de fa carnere. Le dervis & fa co ifi Car pour prendre unfrugalrePas;aPrèsIeq e t fe etuerentpour repofer quelques heures La foueepaffa comme le matin , a yiüter ■ m nade fut a ffi agréable & ^ P ^ Premiere. A chaque flation, ]e £ Bb ij  5gs Les Contbs dervis avoit toujours quelque nouvel exemplé k propöfer a 1'admiration de fes difciples, quelque nouvelle vérité a offrir k leur méditation. II parloit tour-a-tour des vertus privées 8c des vertus publiques, des devoirs de 1'homme envers lui-même 8c envers les autres. Jl parcouroit les différentes conditions de la fociété, depuis le roi jufqu'au dernier de fes fujets. Parmi les modèles d'une vertu privée, il exalta fur-tout le caraftère de Stévar k qui il avoit confacré un petit bois k quelque diftance de fa maifon. « Stévar, dit-il, élevé dans une condition »> oii la vertu n'eft guères connue, fut fe pré» ferver de la corruption. II paffa toute fa vie » a parcourir les mers 8c les différentes con» trées du monde : il porta par-tout 1'exemple » de fa vertu. Ni la liberté de fa profeffion, ni » les vices des compagnons de fes voyages, ni » les mceurs corrompues des différens peuples » chez qui il s'arrêta, ne purent altérer Phon» nêteté de fon ame. Né avec une conftitution » robufte , Sc naturellement porté aux plaifirs » des fens, il s'en fit un mérite de plus pour la >' tempérance ». Le fouvenir de Stévar arracha quelques larmes de tendreffe au dervis 8c a Mirglip. Adhim , qui n'avoit jamais reffenti les douceurs de Pa-  DES G É N I E S; 389 «ïitié, ni les déiices d'une converfation honnête & cordiale, au milieu des vils adorateurs de fa puiffance, remercioit intérieurement Alla d'avoir guidé fes pas vers des hommes qui lui apprenoient k connoïtre le prix de la vie, k goüter le bien-être réel de 1'homme, beaucoup plus que les plaifirs & les grandeurs dont il étoit plutöt accablé que fatisfait k la cour de Perfe. Suite du conté intitulé: Mirglip le Perfan, ou Phéfoj Ecneps , dervis des bois. ; L E fultan paffa plufieurs femaïnes chez Phéfoj Ecneps, toujours plus charmé de fon agréable retraite. II avoit oublié la plaine d'Orq, & ne fongeoit plus k retourner dans fes états y reprendre les rênes du gouvernement. Cependant , plus il admiroit les vertueufes lecons du dervis, plus il fentoit la néceffité de les mettre en pratique , puifque la providence 1'avoit placé au rang fuprême, pour y fervir d'exemple aux autres. II étoit fur le point de fe faire connoïtre au faint vieillard, & de lui demander fes confeils pour le diriger dans le gouvernement de fon peuple & l'adminiftration de la juftice, lorfqu'un meffager vint en bite frapper k la porte de PM* Bb iij  35© Les Contes foj Ecneps, demandant a lui parler. Le dervis' étoit avec fa familie. Le meffager étoit Béreddan, fils de 1'émir Holam , déguifé en payfan. II étoit venu a pied de Raglai. Adhim le reconnut. Etonné de le voir ainfi déguifé , il lui dit: « Jeune homme , quelle af» faire t'amène ici ? Pourquoi ce déguifement ? » Tu paroisinquiet. Que viens-tu m'annoncer»? « Hélas! répondit Béreddan, un traïtre a en»> vahi tes états: il eft affis fur ton tröne, qu'il a » ufurpé; & le fultan légitime de Perfe n'a plus » d'autre parti a prendre que de fuir, pour fe » fouftraire a la fureur dé 1'ufurpateur Lémack, » qui a féduit les tribus de Xéni & les officiers » de tes armées, & qui s'eft fait proclamer fulv tan a la place de fon maitre. La ville de Raglai v gémit fous la tyrannie de ton vifir. II y a » quatre jours qu'une troupe de fcélérats, créa»»tures de Lémack, te cherchent dans ce bois : » ils ont ordre d'apporter ta tête en hommage a » 1'ufurpateur. C'eft par ce crime horrible qu'il » veut lïgnaler le commencement de fon règne. » Un de ces malheureux inftrumens de la rage »> de Lémack a eu horreur de eet attentat: il eft » venu m'en avertir, une heure avant que la »troupe vint inveftir la demeure de mon père; » car Holam a le même fort que fon maitre. Les  D ES GÉNIE S. 3^x| >> afTaffins avoient ordre d'apporter fa tête au, » féroce Lémack. » Mon père a heureufement échappé a leur » pourfuite. J'ai pris les habits d'un payfan ; & » monté fur un courtier Arabe, j'ai parcouru, » jour & nuit, ce bois, cherchant mon maitre » pour lui lauver la vie. Le généreux cheval »> que je montois a fecondé mon ardeur jufqu'a » deux lieues de cette demeure, oii il a fuc» combé d'épuifement. Je 1'ai laiffe; & puifque »j'ai pu pénétrer a pied dans cette retraite ca»chée, je crains bien qu'elle ne foit pas un » afyie affez fur pour préferver mon feigneur » de la méchanceté de Lémack ». Adhim étoit confondu. II regardoit le dervis fans pouvoir prononcer une parole. Phéfoj Ecneps étoit également étonné du récit de Béreddan & de la demarche du fultan , qu'il avoit poffédé plufieurs femaines chez lui fans le favoir. If fe jetta aux pieds d''Adhim , &: lui demanda par* don d'en avoir ufé fi familièrement avec lui. Lefultan le releva avec bonté, en lui difant qu'il n'en étoit que plus eftimable a fes yeux. Tout-a-coup on entendit un grand tumulte^ femblable au bruit d'un efcadron qui traverfoit le bois. On confeiila unanimement au fultan de fe tenir caché dans 1'endroit le plus épais de la forêt, oii il n'étoit pas poffible que les chevaux Bb iy  ffi Les' C o n t e s pénétralïent, & d'y refter jufqu'a ce que la troupe fe fut éloignée de k demeure du dervis &z des environs. « L'amour de la vie n'a point affez de force y> fur moi pour me faire prendre la fuite, dit » Adhim ; je fuis prêt a rendre 1'exiftence k » 1'être qui me 1'a donnée, dès qu'il me la re» demandera. Mais je ferois indigne de la cou» ronne , fi je ne prenois pas tous les moyens » légitimes de la conferver. C'eft par un excès m d'amour pour la vertu que je me vois expofé » au malheur qui me menace. J'efpère qiïAlla » me protégera. Je n'irai point me jetter indifh crettement fous les coups des traïtres qui me » cïiérchent: je me cacherai pour un tems aux »>yeux de leur méchaneeté. Adieu, mes ver»> tueux amis ; puiffe ma fuite me procurer la » vidoire , & la paix k la Perfe ». Béreddan & Mirglip fe difputoient 1'honneur de fuivre le monarque. Enfin il fut réfolu que le fils d'Holam accompagneroit fon maitre , & que Mirglip refteroit avec fa femme Nourenhi auprès de Phéfoj Ecneps. Adhim avoit fuivi la route fëcrète que fut avoit indiqué le dervis. II eut de fréquentes alarmes, II lui falloit éviter les gardes cruels qui le cherchoient, 8c les bêtes féroces qui 1'envi-; ronnoient.  DES G É. N ï V, $} '*Qf Vers le foir, il entra dans une vallée profondey plantée de deux rangs de grands cèdres , dont la tête majeftueufe fembloit foutënir les nuages. Dans 1'endroit le plus bas, cotdoit une fource d'eau pure. Prés de la fource, s'ouvroit une caverne qui paroiffoit fort profonde. II ne favoit s'il devoit y entrer & y paffer la nuit. II craignoit que ce ne fut le repaire de quelque béte de la forêt. : Une voix éclatante fortit du fond de la caverne , & le tira d'inquiétude en difant : « Adhim , fultan de Perfe, ne crains point >k Ce prodige augmenta la frayeur du monarque, au lieu de la calmer. Loin de fe fentir encouragé k entrer dans la caverne, il voulut fuir. Alors un inconnu fe préfenta a 1'entrée. « Adhim, lui dit Nadan , ne crains point. » Je fuis Nadan, le génie gardien de cette forêt, » & 1'ami de la vertu ». « Qui que tu fois , répondit le fultan , fi ton » cceur aime la fageffe , tu ne peux refufer »1'hofpitalité a un étranger, quoique le mal» heureux Adhim ne doit pas t'être tout-a-fait » inconnu, fi tu es réellement le génie gardien » de cette forêt >». « Adhim eft malheureux, reprit Nadan ; il v mérite quelque compaflion; mais il n'eft pas  $94' Les Contes » fans crime. Né pour le bonheur de ton peuple; »tu as méconnu pendant quelque tems cette » glorieufe deftination. Tu as recherché une » vaine magnificence, comme fi la gloire d'un » roi confiftoit a batir des palais, a élever des » tours. Ces édifices fuperbes ne font rien pour » la grandeur réelle de 1'homme. Crois-tu que »les montagnes, qui cachent leur tête orgueil»leufe dans les nuages, foient plus eftimables » que les fertiles vallées. Sois utile, & tu feras » grand. La jufticê feule peut te rendre illuftre: » elle vaut mieux que les tréfors. Elle peut feule » remplir ton cceur d'une joie pure & inno» cente : elle vaut mieux que toutes les volup» tés. Tes peuples t'adoreront, & tu feras conw tent de toi-même. Contemple la vafte étendue » de la terre : la ville de Raglai, & tous les ba» timens qui s'élèvent fur la montagne d'Or^, y> fans en excepter le palais du fultan , ne font » qu'un point fur la furface du globe, ou comme » une fourmi fur le plus grand cèdre de la forêt. » Que font donc les travaux des plus puiffans » des hommes , s'ils ne font fanaifiés par une » utilitéréelle? Des monumens de leur orgueil, » des marqués de leur imbécülité; car ils n'ont » point 1'effet qu'on en attendoit. L'amour de la » gloire eft quelque chofe de bon , de grand , » de digne de 1'homme, lorfqu'il eft bien dirigé.  des G i n i e s; 395 h lorfqu'il fe propofe un objet convenable. C'eft » alors une émulation raifonnable, un aiguillon » pour la vertu. O fultan! ne crois pas que la «retraite feule foit le fejour oii fe plaife la » fageffe. Non, elle peut habiter ie palais des » rois; elle y eft plus éclatante que dans 1'obf» curité d'une forêt. Le plus grand bien que »1'homme puiffe faire a fes femblables, c'eft » de lui donner un bon exemple, paree que la » fageffe eft le plus grand des tréfors. La dou» ceur, la paix, 1'honneur, la fidélité, 1'amitié, .» toutes ces vertus de la fociété peuvent être » communes a tous les homnies, Sc elles conf» titueut le vrai mérite : elles mettent une forte » d'égalité entre les monarques Sc les derniers » de leurs fujets. La différence des conditions » eft un effet du hafard. On ne choifit point le » fang dont on doit naitre. C'eft pourquoi la » puiffance, la nobleffe, 6i tous les avantages » de la naiffance,ne lont que ie moindre mérite » des hommes. » Apprends donc a faire confifter la véritable » gloire dans la praiique des vertus privées, » dont rit:rli;e-ce f'ctc-id fur toutes les affec» tions du cceur, fur toutes les attions de la » vie. Cette fageffe doineftique engendre la « tempérance Sc la juftice; Sc ces deux-ci don» nent naiffance au calme de la confeience , qui  396" Les Conté s m vaut infiniment plus que 1'approbation de Ia » multitude. » Ne négligé pourtant pas Ie foin de ta révputation. Quoiqu'il foit difficile de mériter »> tous les fuffrages,l'expérience fait voir qu'a vee »le tems ils fe réuniffent tous en faveur de la » vérité & de la vertu. H eft beau de fe faire »louer & bénir de tout le monde: il ne faut »> pourtant pas fe rendre I'efclave de 1'opinion *> d'autrui: il faut favoir fe contenter quelque»fois du feul témoignage d'une bonne conf» cience. II faut avoir pitié des hommes , lorf» qu'ils méconnoiffent ou qu'ils outragent la » vertu, qu'ils devroient honorer & refpedter. » U y a bien plus de mérite a les faire revenir » de leur folie par la voie de la douceur, qu'a »les rendre opiniltres dans leurs préjugés par » une dureté excefïive ». « Vertueux étranger, répondit le monarque, »j'admire la douceur & la juftelfe de vos re» proches. Vous êtes fans doute un génie bien» faifant. La fageffe qui réfide dans votre cceur » s'exprime par votre bouche ». « Om , dit Nadan, je fuis de la race immor»telle des genus , proteéteurs des hommes, qui » peuvent les porter au bien, fans avoir lè » pouvoir de forcer leur volonté. Mais, prince, » oublie pour quelques heures la méchanceté  DES GÉNIE S. '397 ft de Lémack & des traitres qu'il a envoyés è ta » pourfuite. Tu peux paffer ici la nuit: eet afyle » eft inviolable. II n'y a que les amis de la verta. » qui puiffent entrer dans cette caverne ». En achevant ces mots, le génie Nadan introduifit Adhim dans la caverne. L'entrée en étoit affez étroite; mais le dedans en étoit fpacieux & embelli par la nature. Elle étoit foutenue par un doublé rang de piliers auxquels Part n'avoit point travaillé. Un magnifique diamant, d'une groffeur prodigieufe , étoit attaché au centre de la voute , d'oü il éclairoit toute la caverne , par fes rayons réfléchis de toutes parts, fur les pierres Sc les piliers, dont le grain étoit poli & luifant. Nadan lui fervit des fruits de la forêt. Adhim fe croyoit encore dans la compagnie du bon dervis des bois. « Le fultan de Perfe, dit le Génie, a été » malheureufement féduit par fes courtifans. » O Adhim ! Alla t'avoit donné fon peuple a » gouverner. II t'avoit confié une partie de fa » puiffance fur les habitans de la Perfe, fidèles » a fa loi; 8c tu as donné ton héritage a un » autre, qui étoit indigne de te fervir de marw che-pied: cependant [tu 1'as élevé au - deffus » de toi-même. Celui qui ne voit que par les » yeux de fes favoris, eft aveuglé par leurs  39S Les Conté s » paffions & par les Hennes. Le confeil des » fages eft la meilleure garde des rois. Un feul » confeiller, quelque prudent qu'il foit, peut m fe tromper. Mais 1'ayis de plufieurs fages eft' m le meilleur & le plus conforme a la vérité. m Ce n'eft pas le foleil feul, quoique glorieux » dans fa courfe ; ni 1'air feul, quoique doux » & falubre ; ni la terre feule, quoique la ma» trice commune de la nature; ni 1'eau feule, » quoique rafraichiffante, en unmot, ce n'eft » aucun de ces quatre élémens qui fait feul » croitre & mürir le bied des champs: c'eft » leur influence combinée qui opère la fécon» dité, & fait fruttifier les femences. » Adhim, continuale Génie , tu as befoin de » repos. Je te laiffe. Tu vois au fond de ma » caverne deux fophas deftinés, l'un pour toi , » 1'autre pour ton ami». Le fultan auroit bien voulu jouir plus longtems de 1'entretien du Génie. II fe fentoit auffi extrêmement fatigué. II repofa quelques heures fur les fophas de Nadan. L'entrée de la caverne étoit expofée au foleil levant. Les premiers rayons du jour avertirent le fultan qu'il étoit tems de fe lever pour reprendrefa route. II chercha le Génie par toute la caverne ; il vouloit remercier fon bienfaiteur & lui demander fes confeils. II ne le trouva point.  BES G É N I E S. 39^ IJ compta fur la protection dAlla, & prit le chemin de Raglai. II marcha tout le jour fans faire de rencontre extraordinaire. Le foir il monta fur une petite montagne de jeunes palmiers oü il paffa la nuit. Adhim continua ainfi fon voyage pendant deux autres jours, fenourriffant des fruits fauvages de la forêt, & paffant la nuit fous le couvert des arbres. Le quatrième jour, a midi, il finiffoit fon frugal repas, & fe difpofoit a repofer quelques momens k 1'ombre fous un lit de feuilles &c de gazon , lorfqu'il entendit marcher autour de lui. II fe détourna & appercut une femme qui fe promenoit feule dans le bois. Adhim fe fentit ému a la vue d'une femme: il le fut bien davantage lorfqu'il crut reconnoïtre les traits de la belle Nourenhi, femme de Mirglip. « Ah ! Nourenhi, charmante Nourenhi , difoit » le fultan en lui-même, ofez-vöus bien vous » promener ainfi feule dans 1'horreur de cette » forêt ? Me cherchez-vous ? Venez-vous me » tenter par la force irréfiftible de vos char» mes? Hélas! la fageffe dort, la paffion fe *t réveille. La nature eft foible : le fouftle de la » beauté porte le défordre dans mes fens. « Cependant,ö Adhim! tremble fur le bord  Sj.00 Les Contes » du précipice. N'étouffe point les remords » d'une confcience alarmée : c'eft le cri de la » vertu. Serois-tu 1'efclave de tes fens ? Pour» ras-tu te rendre coupable de la plus baffe in» gratitude ? Le plaifir fe diflipera comme un » nuage. La honte 6c le repentir feront éternels. m Que dis-je, le plaifir! Peut - on donner ce » nom facré a un fentiment criminel, que tu » ne pourras fatisfaire fans remords. Vois ton » ami outragé, toi - même abandonné du ciel » & de la terre, ta vie empoifonnée par des » penféescruelles,ta confcience te reprochant » fans celfe ton crime. Mais oü fuir ? Comment » éviter la rencontre de cette beauté vraiment » célefte } Je fens le progrès de la paffion. Ah S » Adhimr tu n'as guère profité de 1'exemple » du faint dervis , & du difcours de Nadan. » Lcmack, le vil ufurpateur Lémack , eft celui »> dont tu imites les aftions infames. Tu op— » primes comme lui 1'innocence : tute ris de y> la vertu : tu perfécutes, tu outrages fes » amis »! Ainli 1'honneur & la palïion combattoient dans le coeur éHAdhim. II s'appercut que la belle voyageufe le regardoit & n'en témoignoit aucune frayeur. Cette circonilance ralluma le feu dont i.1 étoit confumé. II vole vers elle , fe jette a fes pieds, & lui dit; « O  ï) È S G É N i È S, ij.cif * O Nourenhi! fins uti prince aufli vil que >> malheuréux ! Adhim , s'oubliant lui - même, » oubliant Mirglip & le veftueux dervis,vou» droit qu'une vaine générofité ne 1'eüt jamais » porté a te laiffer fortir de fon palais. Hélas! » dois-je appeller générofité la bafle complai» fance avec iaquelle j'ai cédé a un efclave la » plus belle de fon fexe, le chef-d'ceuvre de » la nature ? Non, je ne devois pas facrifier la » beauté aux folies maximes d'une équité donf » 1'excès devient une injuftice » Ah! eontinua le fultan, après un moment » de iilence, que vois-je ? Nadan ! Phifoj Ec~ » mPs- Mirglip! Perdrai-je en un moment le » fruit de vos lecons ? II me femble qu Alla a » les yeux fixés fur moi, & qu'au milieu des » feux menacans de fon tonnerre, il me pré» fente fa loi écrite en traits ardens fur Pazuf » d'un nuage. O mes amis! je me rends k vos » fages infpirations. O puiffant Alla ! j'obéis a « ta loi. Ne m'accable pas du poids de ta ven» geance : fortifie ma foibleffe :je t'adore,)e » t'obéis » ! La belle étrangère, étonnée du difcours cfe 1'inconnu , & de le voir profterné k fes pied*, lui répondit en pen de mots: « Qui que tu fois t £uis de ces Heux dan. » gereux foumis k Ia tyrannie cle Falri. Ici la Tor?n XXX, C ï  4oi Les Contes » monftre tend des piéges invifibles aux plus » vertueux mortels. Si je ne me trompe , tu es » Adhim, le lultan de Perfe, ton difcours me » le fait foupconner; fuis de ces lieux , prince » malheureux. Lémack te pourfuit. Les horreurs » qne j'ai vues me font craindre les derniers » malheurs pour toi, fi Farli ou quelqu'un de » fes amis découvre oü tu es ». ** Qui es-tu donc , ö belle filledu jour ! reprit » Adhim ; carplusje te contemple, plus tu me » fembles belle, & plus je fuis malheureux. » N'es-tu pas Nourmhi, femme de Mirglip , fille » du dervis des bois » ? « II elt vrai, répondit 1'étrangère, je fuis la » fille de Phtfoj Ecnzps, fceur de Nourenhi, » amie de Mirglip; je fuis 1'infortunée Ka~ » phira,t. « O faint prophéte ! s'écria le monarque , je » te remercie. Mon ami eft content. Sa fille vit » encore. Je fuis le plus heureux des hommes. » Oui, belle Kaphira, je fuis Adhim, autrefoi1; » le fultan de Perfe, comme tu 1'as conjeöuré, » &C a préfent ton efclave. Plüt au ciel que » j'eufie préféré de paffer ma vie avec toi dans « 1'épaiffeur obfcure de cette forêt, au hafard » incertain de remonter fur le tröne, en te » livrant au pouvoir d'un autre ». Seigneur, répondit Kaphira, la crainte que  BES GÉ NIES. 403 » ?ai de voir arriver Falri , fait que je vous » écoute avec peine. Songez k votre süreté. » Sauvez - vous. Au nom d'Alta , fauvez» vous »! « Fille adorable , reprit le fultan, foyez süre » qu'Adhim ne craint point le forcier infime, » pourvu que la belle Kaphira puiffe échapper » a fa fureur w. « Seigneur, dit Kaphira, LI feroxt hors de » faifon de vous entretenir a préfent de mes » aventures : nous ne fommes point ici en sü» reté. Je crains toujours quelque embüehe. » On vous obferve, on vous fiat. Le cruel » Falria tendu des piéges dans tous les coins » de la forêt & fous tous les arbres. Craignez » fa malice, fi vous ne redoutez pas fa puif» fance ». Kaphira parloit encore. Adhim appergut 1'enchanteur qüi marchoit a grands pas vers lui. II étoit entouré de fatyres & d'autres monftres horribles. « Si je ne puis les vaincre, dit le fultan en * tirant fon cimeterre, au moins il y auröif. » de la honte a leur céder fans réfiftance; » Ne craignez point, adorable Kaphira, tant' » que mon bras pourra foutenir ce fer , ni * Falrl * ni aucun de fes vils compagnons ne » vous infultera «; Cc ij  404 Les Contes « Plüt au ciel, 6 prince généreux ! répondit >> Kaphira , que vous fuffiez auffi ensüreté que » moi! Mais les monftres tournent a gauche. » lis femblent ne vous avoir pas appercu. Ils » fuivent leur maïtre qui prend le chemin de fa w caverne ». « Sur mon honneur,dit le fultan, eft-ce » par dédain qu'ils femblent ne pas faire atten» tion a moi ? Leur mépris m'humilieroit plus » que leur fureur ne m'épouvanteroit. Que » veut dire ceci ? N'ai-je plus aucune marqué » de mon ancienne grandeur ? Mes traits font» ils changés ? Ne reconnoiffent-ils plus leur » fultan ? ou craignent-ils la rencontre de celui » qu'ils ont fi baffement outragé » ? « Adhim, quelque Génie invifible protégé le » glorieux fultan de Perfe , dit Kaphira ; au» trement ton air majeftueux' & grand t'auroit »trahi». « Peut-être aufli, dit le fultan, que je dois » ma süreté k un anneau que j'ai trouvé k mon » doigt lorfque j'ai quitté la caverne du Génie » Nadan, óu j'ai paffé une nuit »>. , « N'en doutez pas, reprit Kaphira , le Génie » Nadan vous prbtège. II m'a donné un anneau l« femblable, & c'efl: fa vertu fecrette qui me » préferve des enchantemens de Falri ». « Puifque nous n'avons rien k craindre de  °ES GÉNIE S. »1'enchanteur & de fes infêmes fuppóts, dit » le fultan Adhim , permettez-moi de vous de-, » mander par quel étrange malheur vous vous » trouvez dans ces lieux foumis k fapuiffance » > « Prince, répondit Ia belle Kaphira, je me » promenois dans les bofquets qui environnent » la maifon de mon père , le dervis Phèfoj Ec» rups: j'appercus une petite boule d'or devant » moi dans le fentier oü je marchois. Je me » baiflaipour Ia ramaffer. Mais lorfque je vou» lus la reprendre, elle fe mita rouler d'elle» même en fuyant devant moi. Je n'en füs que » plus avide k lapourfuivre. Ainfi elle m'attira >> bien loin de la maifon de mon père. » Dés que je fus dans la plaine qui eft au-dela «du bois, jevis'la boule s'enfler. Alors j'eus »peur, & je voulus m'enfuir dans le bois » Mais un faififfement qui avoit quelque chofe* » de furnaturel me priva de tout mouvement. » Je reftai immobUe dans 1'endroit oii j'étok.' » De nouveaux prodiges s'offrirent k ma vue. » La boule d'or continua k s'enfler pendant » plufieurs minutes; & elle s'enfla jufqu'a une » fi prodigieufe groffeur qu'elle m'öta la vue de » la montagne qui étoit devant moi. Alors elle » fe brifa en mille pièces avec un bruit efFroya»ble. Je vis k fa place un homme, ou plutót » un monflre aiFreux monté fur un porc-épic. C c iij  4o6 Les Contes » La curiofité a toujours perdu ton fexe, me » dit le forcier avec un ris méchant. On fe » laifTe d'abord féduire par une brillante baga» telle qui femble quelque chofe de fort inno» cent. L'amour de la nouveauté fe tourne bien» tot en paffion; & 1'on fuit indifcrétement >> 1'objet que 1'on recherche, au-dela des bornes » oü peuvent s'étendre les foins &C les regards » paternels. Tant que Kaphira n'eft point fortie » de 1'enceinte du bois de fon père , Falri a fait » de vains efforts pour la féduire. A préfent, »je fuis maitre de ton lort; tu feras auffi la » maitreffe favorite de Falri, & la maitreffe » commune de quelques autres monftres fem>> blab'es a moi ». « A ces mots, je jetai un cri effroyable. J'eus » beau crier & pleurer. Ce fut en vain. Le » monllre defcendit de fa monture hérifTée de >> longues pointes. ïl me faifit entre fes bras im»purs, me mit fur fon pcrc-épic, oü il re» monta auffi - tot derrière moi; & dans eet « équipage nous fümes portés au travers de la »> forêt avec une fi prodigieufe rapidité qu'il ne » me refte aucnne idéé de eet enlèvement. » En moins de quelques minutes nous nous » trouvames a la vue de Fantre afïreux de eet » enchanteur. « h fus faiüe d'une, nouvelle horreur qui  CES GÉNTES. 407 » augmenta encore , lorfque Falri me fouhaita » beaucoup de plaifir dans le palais de fa naif» fance, & me dit obligeamment qu'ennemi » des ceremonies, il jugeoit que notremariage »n'avoit befoin que de notre confentement ♦> mutuel pour être légitime, 011 que même fa » volonté feule fuffiroit, fi la mienne s'y op» pofoit. « En entrant dans la caverne , j'appercus » dans le fond une petite figure agréable. J'en »> fus étonnée. Je fuppofar que c'étoit quelque » parent ou ami de 1'enchanteur. Je baiffois les » yeux n'ofant pas le regarder. « Belle efclave , me dit Falri dès que nous » fumes entrés, fachez que je regarde les fem» mes comme des êtres faits pour notre plaifir. » C'eft a ce feul titre qu'elles méritent notre » eftime. Je vous défends de retourner chez » votre père , même de fortir de Penceinte de » cette forêt, oü ma puiffanee vous retiendra » malgré vous ». « Je ne lui répondis point. II me regardoit » avec des yeux enflammés. Je pleurois. J'étois » réfolue de réfifter a fa paffion , même aux dé» pens de ma vie : car je préférois la mort au » dcshonneur. « Kaphira , me dit 1'étranger que j'avois ap«percu en entrant, calmez vos alarmes, ne- C c iv  40B Les Contes »> craignez point ce monftre. Je fuis le Genie » Nadan , 6c non un parent ou ami de Falri , » comme vous 1'avez cru d'abord. Je fuis ici » fans être vu de 1'enchanteur , 6c il ne peut » entendre les paroles que je vous dis. Votre » curiofité vous a féduite, 6c m'öte les moyens w de vous délivrer. Mais votre faute efl digne %> de compaffion plutöt que d'un chatiment » extréme. II n'y a eu que de 1'indifcrétion fans » méchanceté ; c'efl pourquoi je faurai rendre s> inutiles les deffeins impurs de Falri. « Prenez eet anneau, continua le Génie , il » vous rendra invifible k Falri, 6c aux monf*> tres qui forment fon cortège. Ainfi, vous w ferez préfervée de leur fureur brutale, tandis s> que vous refterez dans cette forêt ». « Auffi-töt je pris 1'anneau merveilleux de » Nadan ; 6c, Payant mis k mon doigt, je m'ap?> percus que Falri changeoit de contenance. »» Ah ! dit-il, tu m'échappes, méchante fille de Phéfoj Ecneps. Mes enchantemens font m vains; Sc les puiffances que j'adore font i> maudites ». « Non, répondit le Génie Nadan ; c'efl toi *> qui es maudit, vilefelave. Tu as attiré Ka» phira dans cette forêt par tes fortiléges ; mais »> elle peut, fi elle veut, fe rendre invifible k toi 6c aux monftres tes amis, tant que ti\  BES G É N I E S.' 409 y> t'obfHneras a la retenir dans cette forêt »» « Le forcier, enragé de voir ainfi fa malice »trompée, me chercha par tous les coins & » recoins de fa caverne. J'échappai aifément » a fes recherches. Je quittai le monftre pour » errer dans la forêt, oü je me fuis nourrie de» puis ce tems des fruits de ces arbres fau» vages. J'ai fouvent été témoin des débau»ches infames des habitans féroces de ces » lieux ». Quand la belle Kaphira eut fini le récit de fes aventures , le fultan Adhim lui dit: «< Je fuis fenfible a vos malheurs , ö vertueufe » fille ! vous êtes digne d'un meilleur fort; mais »je ne fuis pas en état a préfent de vous le pro» curer. Sans doute vous avez appris mon in» fortune de la bouche de Falri & de fa troupe » immonde; car le génie Nadan m'a dit que 1'en» chanteur étoit 1'ami intime de Lémack, mon »infidèle vüir. Si vous voulez vous afieoir « quelques momens fous 1'ombre de ce palmier, »je vous raconterai quelques particularités au m fujet de votre fceur Nourenhi, de Mirglip, » 1'ami de votre enfance, & de Phéfoj Ecneps , » votre refpeftable père , dont je penfe bien » que vous n'avez point eu de nouvelles depuis » que vous êtes prifonnière dans ces lieux d'hoï> p rcur »,  4*° LesContes Alors le fultan Adhim informa la belle Kal phira de la réputation de Mirglip, de la captivite de Nourcnhi , de leur union , & de fon voyage chez Ie bon dervis ; il finit par demander a Kaphira la permiffion de 1'aimer d'une affe&on tendre & inviolable : il la quitta enfuite pour reprendre Ia route de Raglai. II ne put fortir de la forêt avant la'nuit. H craignit que 1'anneau de Nadan n'eüt de vertu que dans le lieu oü 1'enchanteur exercoit fa puiffance. Cette craintelefit fonger auxmoyens de fe rendre méconnoiffable au moins, s'il ne pouvoit plus fe rendre invifible. II fe frotta Ie vifage avec des mures, fe coupa Ia barbe , & fe procura , dans les fauxbourgs , un habit de déguifement. Ainfi déguifé, il entra dans la ville. Le premier objet qui fe préfenta k fa vue , ce fut une foule de peuple affemblé autour d'un crieur public. II s'approcha , & dit a,un homme qui étoit auprès de lui: « Anji, qu'annonce ce crieur» ? On lui répondit: « Ce crieur promet une » récompenfe de mille fequins a celui qui ap» portera la tête du traitre Adhim au fultaa » Lémack ». « Mais, reprit Ie faux étranger, la dernière » fois que je pafiai par votre ville , Adhim ctoit  DES GÉNIE S. 4It »» fultan de Perfe ; comment eft-il devenu un » traitre, digne que 1'on mette fa tête a prix » } « II eft heureux pour vous, répliqua le cita» din, que vous parliez ainfi a un ami d''Adhim; » autrement, la moitié de ce que vous venez » de dire vous coüteroit la vie, fi quelqu'un » des émïfTaires de Lémack vous entendoit ». « Comment donc ofez-vous vous dire 1'ami » d''Adhim, reprit le fultan déguifé » ? « Je ne fuis pas auffi communicatif avec tout »le monde, répondit-il, & je ne parle ainfi » qu'a ceux que je crois être dans les mêmes » fentimens que moi. Mais fi vous voulez me » fuivre & vous foumettre aux conditions que » je vous propoferai, je m'expliquerai davan» tage. Vous apprendrez des chofes qui palTent » tout ce qu'on peut imaginer ». Le fultan promit tout. II étoit charmé d'avoir rencontré un ami d!Adhim. II auguroit que Lémack s'étoit rendu odieux par fa tyrannie, & que fes fujets retourneroient volontiers a Pobéiffance de leur ancien fultan, dès qu'ils n'auroient plus rien a craindre de l'ufurpateur. II fuivit Pinconnu au travers de plufieurs rues : ils s'arrctèrent a la boutique d'un boulanger. L'ami d''Adhim dit au fultan déguifé : « Entrez ici fans crainte ; c'eft ma demeure ; «nous y ferons commodément &c fürement.  Les Contes »Vous partagerez avec moi une nourriture »fimp!e & faine-, & je vous y révélerai des «myftères ;qui vous furprendront & vous ré»jouiront en même-tems ». Ils entrèrent chez le boulanger : celui-ci fervit au fultan des petits pains & des giteaux, & lui du de manger de bon appétit, & que fa compagnie étoit tout le paiement qu'il exigeoit. Adhim profita d'autant plus volontierg de fa générofité, qu'il comptoit être bientöt en état de 1'en récompenfer dignement. <* Notre bon fultan Adhim a gagné tous les » coeurs de fes fujets , dit le boulanger , & » toute la ville gémit fous la tyrannie de 1'ufur» pateur Lèmack ». Adhim étoit"il donc fi fort aimé de fon » peuple , demanda le fultan déguifé » ? «11 faut que vous connoiffiez bien peu Adhim «Iemagnifique, pour faire une telle queftion, » répondit 1'ami du prince ». « Oui, reprit le fultan, je conviens que je » ne le connoiffois guère il y a quelque tems. » Je crois le connoitre un peu mieux a prq» fent». « Savez-vous oh il eft caché, reprit le bou» langer ? Je vois que je me fuis fort trompé k » votre fujet. Je croyois vous apprendre ce que «vousignoriez; & c'efl vous, au contraire,  DES G É » 1 £ S. 4lJ » qui êtes en état de me donner des nouvelles »p!us certaines de notre bon maïtre. Dites» nous oü il eft : conduifez-nous a fes pieds. Je » vous amire que tous les cceurs de fes fujets »lui font dévoués , a 1'exception peut-être d'tm » petit nombre d'hommes perdus, qui font les » créatures de 1'ufurpateur & les inftrumens de » fa méchanceté ». « Peut - être qu'avant peu vous pourrez le » montrer a fes fujets abufés , répondit 1'in» connu. Pour le préfent, j'ai une vive impa» tience de favoir combien de fes fujets lui font » reftés fidèles , & defirent fincèrement de le » revoir fur le tröne de fes pères ». « Eh bien ! dit le boulanger, je vais vous » amener, dans un inflant, une foule d'amis auffi » attachés a Adhim que je le fuis moi-même. Ils » vous diront tous que leurs parens, leurs amis, » leurs voifins, en un mot, que tous les habi» tans de Raglai font dans les mêmes fentimens. » Attendez ici, je reviens dans peu ». Le boulanger fortit. Adhim étoit auffi furpris qu'enchanté de 1'attachement de ce fujet fidéle pour fon prince, qvi'il n'avoit peut-être jamais vu. II étoit faché de ne s'être pas fait connoïtre d'abord & un ami qui lui étoit fi afFeftionné.'; • f C'efl un manque de conflance tout-a-fait wdéplacé, difoit-il en lui-même.. C'éto'it la  4*4 Les Contes » moindre récompenfe que méritoit fon atfa» chement pour moi. Cependant il me connoïtra » le premier. Je ne veux pas tui envier ce plai» fir; je ne veux pas qu'il le partage avec per» fonne. Quand il reviendra avec fes amis, je » lui parlerai en particulier; je lui dirai qui je ♦» fuis, & il aura 1'honneur de préfenter fon » fouverain a fes fidèles fujets. Si je remonte »jamais fur le tröne de Perfe, il ne fera point « au-deffous de Mirglip ni du dervis des bois ». Le boulanger revint un peu avant la nuit avec une troupe nombreufe d'amis, qui s'annoncèrent avec un bruit qui fembloit marquer 1'ardeur de leur attachement pour Adhim. Celuici fut alarmé ; il blamoit Pimprudence du boulanger, qui expofoit ainfi fes amis aux foupcons des émifTaires de Lêmack. Le boulanger demanda, en rentrant chez lui, oü étoit 1'étranger qu'il avoit amené le matin. Aufïi-töt Adhim fe préfenta pour le faluer, lui & fa compagnie. « Mes amis, dit le boulanger, voici celui » dont la mort fera une fête agréable pour la » ville de Raglai Sc un triomphe pour Lêmack. » Saififfez-vous de ce traïtre, & conduifez-le » devant le fultan. II ofe préférer 1'imbécile « Adhim au glorieux Lêmack, le fouverain de »la Perfe ».  » E S G £ N I E S. 4I? r ^//7Z fut épouvanté de tant de perfidie. Soa étonnement le rendoit immobile. Les gardes le faifirent è 1'inftant; & 1'ayant chargé de chaïnes, ils le conduifirent vers le palais d'0«£ Le peuple crioit fur fon paffage: « Qui efl Ce » pnfonnier »? Les gardes répondoient: « Ceft » un ami d'^;„ , que le foleil verra demain » iur 1 echafaud a fon lever». ^tó» fut conduit au palais; mais le fultan «oitdans foB férail. II donna ordre qu'on entermat le prifonnier dans la tour au pied de la montagne , & qu'on le lui amenSt le lendemain. M,ff fnta,n' C3Ptlf' 1,6 m°ntra P°Jnt de ** bleffe II fumt les gardes, qui, Payant enferme dans la tour , 1'y laifsèrent feul toute la « Monarque de 1'Afie ! lumière du monde' » effroi de la terre I gloire de 1'Orient 1 réveille- * toi, dit Adhim en lui-même : léve la tête » & d un chn-d'ceil fais trembler les nations * TZS 13 b°Uche > & ^ * Parole foit la loi » lupreme : fais un figne, & que toute h Perfi »tombe a tes pieds. Cependant , ö puiffant » monarque ! prends garde que quelque payfan »ne vienne te féduire par un conté forgé è h Plaifir ;car alors, devenu fa dupe, tu verras " ta gloire s eclipfer, & tonroyaume t'échapper  %i6 Les Contes » une feconde fois. O prophéte ! a quol m'as'»tu réfervé ? Après avoir entendu les fagës »lecons du dervis Phéfoj Ecneps ; après avoir » recu les inftructions falutaires dn génie Nadan, » le protefteur de la Perfe; après avoir échappé » a la fureur du forcier Falri, par la vertu d'un » anneau enchanté; après avoir éludé la vigi»lance des gardes de Lêmack, je vais mourir » vi&ime de la baffe fourberie d'un efclave. O » prophéte! que tu prends bien foin de m'hu" » milier! Ote-moi cette élévation de feminiens, » née avec moi, ou fais-moi périr d'une mort » digne du rang oü tu m'avois placé En- » fermé dans cette tour , dont je fus maïtre » autrefois; relégué dans une enceinte , qiie je pris foin d'embellir , pour être le féjour de » ma gloire; accablé fous le poids des fers que »je fis moi-même forger pour les autres, je «fens combien 1'homme eft foible &c vain: »j'apprends a fupporter, d'une ame égale, les » biens &C les maux de la vie. Le foleil fe léve » pour moi, difoit Lêmack ; le traïtre oublia »> d'ajouter que la tour de la montagne fe conf»truifoit pour moi. Le favori de la fortune » eft comme les feuilles qui s'ouvrent a 1'ex*Mtrém.ité des branches de|l'arbre : comme el'es »» recoivent les premiers rayons du foleil, elles » font auffi plus expofées que les autres a 1'in- » tempérie  bes Genie s. ff\9 & tempérie de 1'air ; elles tombent les premières* >> & le voyageur les foule aux pieds. Ainfi jé w fus autrefois fultan de Perfe, & je fuis a pré» fent un efclaVe enchaïné; cependant j'ai nn» core plus de liberté que les fultans , mes cé^ » lèbres ancêtres, dont les cendres pourroient » a peine remplir le turban le plus étroit. Jé » ferai done réfigné a la volonté ÜAlla: c'eft i» lui qui règle tout: qu*il difpofe de moi comme » il le trouvera convenable ». Ainfi , Adhim réprimoit, par de fages réflexions , les fentimens d'orgueil & de défefpöir' qui s'élevoient malgré lui dans fon ame. II attendoit patiemment le retour du jour qui devoit lui apporter la mort. Mais avant que la lune, döht les rayons percoient au travers des grillages jufques dans 1'obfeurité de fa prifon, eüt terminé fa courfe noöurne, le fultan Adhim entendit ouvrir les portes de la tour, appercut une grande lumière, &' entendit quelqu'un rriarcher afi'es doucement. Iltrembla, craignant que ce ne fut un muet chargé de quelqu'ordre fanguinairei La mort étoit toujours préfente a fort imagination. Avant qu'il fut revenu de fa frayeur^ il vit entrer dansl'endroitoü il étoit une femme qui tenoit une lampe en mabi EUe paroiffoit faifiê d'horfeur, L'afpe& dê Tornt XXX\ D é  418 Les Contes ce lieu terrible, le froid & le lilence de la nuk fembloient la glacer d'effroi: elle refla immobile devant le fultan fans pouvoir lui dire le fujet de fa vifite. Adhim n'étoit pas moins alarmé, quoique fa première crainte fut un peu calmée quand il vit que ce n'étoit qu'une femme. II lui demanda d'une voix mal affurée, ce qui 1'amenoit a cette heure dans le féjour de la mort. Souffrez, répondit-elle , qu'avant de fatisfaire a votre queftion, je commence par délier les chaines honteufes dont ils vous ont chargé. Auffi-töt elle tira de fon fein une petite clef avec laquelle elle ouvrit les cadenats des chaines, & rendit au fultan une partie de fa liberté. « Aimable inconnue, dit le captif, que fignifie >» cette étrange bonté a laquelle je n'avois pas » lieu de m'attendre » ? « Je fuis la fille de Colac, le conciërge de m cette tour, répondit-elle. Onm'appelle Ku»fan, a caufe de la couleur de mes yeux. » Mais quoiqu'ils foient plus noirs que le jais »> & plus brillans que le diamant, jamais ils » ne fe font fixés fur un objet auffi aimable » que celui qu'ils admirent en ce moment». « Que veux-tu dire, malheureufe Kufan , » répartit le prifoanier ? Eft-il poffible qu'au-  «ES G È N ï É S. » cun des amis de ton père ne t'ait recheï» chee ? Comment ofes-tu venir parler d'amour » dans 1 horreur de ces lieux, k un miférable » pnfonnier que tu n'as jamais vu » ? « Jeune infenfé, dit Rufan, n'eft-ce pas afTez * que tu faches j'aime & que tu es heu» reux.^Oui, tu es heureux, puifque la liberté »peut etre le prix de 1'amour ». « Va, tu déshonores ton fexe , s'écria Ad»him, en s'éloignant d'elle! Plüt au Gel que » tu m'euffes laiffé captif dans les chaines dont » ils m'ont chargé. Je les prèfère k 1'amour d'im » monflre tel que toi». » Infenfé, reprit la fille; écöute-moi avant » que le jour paroiffe, & que toute efpérance «de falut foit perdue pour toi.... Sache que » j'ai les clefs de toutes les portes de cette tour » La liberté t'attend. Je te délivrerai, pourvu » que tu répondes auparavant k 1'ardeur de mon *y amour ». « Je ne veux point de Ia liberté ni de la vie * k de Parei11" conditions , dit le prifonnier. »Non, Rufan, n'attends pas que je cède a ta " Paffion' Va chercher des ames auffi viles que » la tienne. Tu n'as plus rien de la vertu de » ton iexe. Tu reffembles a ces femmes profil »tuees, qu,, chez les peUples de ll£urope, vonf » offnr aux pafTans leurs careffes impures ». Dd ij  4iö Les Co n tes « Meurs donc, répondit Kufan, outrée de » dépit ; meurs , malheureux ; va perdre le ». refte de ta vie : car tu es plus qu'a moitié » mort, puifque tu es infenfible a 1'amour »„ A ces mots , les voütes de la tour retentirent avec un grand bruit. Kufan, indignée de ne pouvoir féduire le captif, refta auprès de lui malgré lui. Cependant Adhim étoit au défefpoir que cette fille perdue eüt délié fes chaines , & qu'elle perfiftat a. refter auprès de lui. II ne doutoit pas que les gardes de Lêmack, le trouvant ait.fi déchainé, ne Pacculaflent d'avoir confenti a la paflion de Kufan, &C d'avoir eflayé de s'échapper par fon moyen. Au milieu du trouble oüle jettoit cette penfée , Lêmack entra appuyé fur le conciërge ; car il avoit peine k fe foutenir. Le cimeterre fanglant brilloit dans fa main. « Efclave , dit-il a Colac, oü eft le rebelle » que la juftice armée vient immoler dans le » filence de la nuit. Les autres fultans fe repoy fent fur leurs fujets de 1'exécution de leurs » ordres ; fouvent onles trompe.Perfonne n'eft » digne d'exécuter les miens que moi-même. » Mais que vois-je, coritinua Lêmack ! malheu» reux Colac, fais-tu un férail de ce lieu ter» rible » }  DES GÉNIE S.' 4;H Colac ne fut pas moins furpris que Lêmack de trouver fa fille auprès du prifonnier. II voulon s excufer. Lêmack , outré de rage , le frappa de fon , & 1'efclave tomba mort dans ion lang ; mais en tombant il entraïna Lêmack dans fa chüte. s'évanouit a cette vue. Elle aimoit endrement fon père. Quoique corrompue & Wea la plus infêmé débauche, elle confervoit laplus viveaffeclion pour Tauteur de fes Jours. Lêmack effayoit en vain de fe relever. Ivre encoredes excès de la veille , il ne pouvoit que maudire, d'une voix mal articulée, 1'efclave qui avoit caufé fa chüte. Adhim voyant que perfonne ne venoit au fecours de £4*«c*,faif& le cimeterre que le tyran avoit plongé dans le fein de Colac 12 voulutenfrapper 1'ufurpateur; puis s'arrêtant tout-a-coup:«Non, dit-il, ie ne veux «d uney^oirefifacile. II y auroit de Ia la» » chete a t'ötér un refie de vie quel'excèsde w la debauche t'a lailTé ». Kufdn étoit a genoux devant le corps de ion père expirant. Adhim la prit par les che~ veux & lui dit; «Ma belle nymphe, j'admire votre piété» filiale; je 1'approuve autant que j'ai hlêmé D-d iiï  iftl' L ES. CONTES » votre incontinence. Mais il eft queftion d'au» tre chofe k cette heure. Vous rendrez dans » un autre tems les derniers devoirs k votre » père. Levez-vous , Sc raites ce que je vais » vous ordonner, Sachez que c'eft Adhim qui » vous parle. Votre obéiflance pourra vous w mériter le pardon de vos crimes ». Kufan, confondue , fe jetta aux pieds ó!'Adhim , Sc vouloit répliqtier. Le fultan 1'en empêcha, Sc lui dit de Faider k enchaïner Lêmack, ce qu'ils firent d'autant plus aifément,que 1'ufurpateur n'étoit pas en état de leur réfifter. Adhim lui öta fans peine les habits royaux : il les revêtit lui-même. Armé du même cimeterre, encore dégouttant de fang, il ordonna k Kufan de fortir fans bruit, Sc fans porter 1'alarme nulle part, II ferma Sc barricada toutes les portes de la tour , Sc rentra dans fon palais. II traverfa tous les appartemens fans la moindre réfiflance, Les gardes le prirent pour le tyran Lêmach, II entra au férail oü il trouva plufieurs femmes riageant dans leur fang. ■k Miférables viöimes de la rage de Lêmack / ¥> dit-il en foupirant; mais je dois difïimuler ». II pafTa jufques dans 1'appartement royal .oü le fultan avoit coutume de paffer la nuk, II ap* pella fes eunuques. Aucun n'ofoit approcher, tant ils redou-  "ES G É N I E S .' tolent de paroïtre en préfence de Lêmack lorfqu'il étoit ivre ! Adhim, voyant que perfonne ne venoit, fe jetta fur le fopha royal, s'occupant des voies fecrettes de la providence qui leramenoit dans fon palais, lorfqu'il fe croyoit aux portes de la mort. Gependant au bout d'une heure le chef des eunuques, croyant fon maitre endormi, fe hafarda d'entrer dans fon appartement. « Abêüdah, lui dit Adhim , en contrefaifant » la voix de Lêmack, faites dire aux émirs Ho» lam, Phêri^ar, Humlack , Eupordi & Mêlan, » qu'ils fe rendent ici dans 1'inftant». Abêlidah fut étonné de eet ordre, d'autant plus que Lêmack n'ignoroit pas que trois des émirs qu'il nommoit avoient pris la feite auffi-, tót qu'il avoit été proclamé fultan. , Le chef des eunuques obéit pourtant fans nen dire, fachant que Lêmack étoit abfolu. II fit avertir Phêriiar & Eupordi de fe rendre aux ordres du fultan. ^ Les deux émirs fe crurent perdus. Ils s'imaginèrent que le prifonnier trahi par le boulanger , les avoit dénoncés au tyran, comme partifans du prince légitime. Ils vinrent en tremblant au palais, entrèrent dans 1'appartement du fultan, & fe profternèrent devant le fopha royal. Dd iv  Les Contes « jibèliiah , dit Adhim , en contrefefant tou? » jours la voix de Lêmack, retire-toi avec les » muets & les eunuques ». Abélidah obéit,^ laiffa Phêri^ar & Eupordi feuis avec le fultan. Adhim leur dit dapprocher ; & ils reconnu^ent leur prince bien-aimé. Les émirs, frappés d'étonnement, ne favoient s'ils devoient en croire leurs yeux. Revenant enfuite de leur première furprife, ils renouvel» lèrcnt leur ferment d'obéiflance & de foumifc fion a leur maitre légitime, vous raconter par quel prodige merveiileux $*je me retrouve en poffeffion du palais que »> j'ai bati. II s'agit de s'afTurer des chefs de la u révolte , des officiers de 1'armée qui ont », époufé les intéréts de Lêmack ; des vifirs &C », autres grands de ma cour qui m'ont indignes> ment abandonné pour fervir l'ufurpateur, » Donnez-moi leurs noms, fidéle émir. Je con-: », timierai a faire le role de Lêmack, je les ferai $ venir, & ils feront chargés des fers qu'ils nous » deflinoient ». Phiri^ar obéit au fiftan. H lui donna une lifle des chefs de la révolte. Abélidah eut ordre d? \es faire venir les uns après les autres, tes vifes les offers. &% \\smée , s'gtte&i  Bis GÉ NIES. 42? dant a quelque nouvelle faveur de Ia part de lêmack, fe rendirent avec emprefiement è fes ordres. A mefure qu'ils entroient, des gardes apofles par les émirs les faifirent les uns après les autres j & üs furent gardésa ^ pnfonsfeparees pour plus grande füreté Quand onfe fut ainfi affuré des chefs de h fedition, Adhim fe fit connoïtre au chef des eunuques, & a la garde royale. II envoya des heraults publier a fon de trompe dans tous les carrefours de la ville , ^ Adhim , le légitime fultan de Perfe, étoit de retour. Tout cela fut exécuté avec tant de rapidité, que les foldats qui avoient perdu leurs capi, tames, fe trouvèrent hors d'état de fe révolter. L« uns, jettant leurs armes, coururent è la' ville prendre part è la joie commune. Les autres pénétrèrent jufqu'aux portes du palais, protefiant de la plus humble foumiffion au ful! tan Adhim, Phéri{ar & Eupordi avoient ordre de pardonner,aunom du fultan, a tous ceux qui temoigneroient quelque repentir de leur rébeï. bon. En conféquence, ils affurèrent les foldats oes difpofitions favorables $ Adhim ; ils femirent eux-mêmes a leur tête , s'emparèrent des poües les plus fcrts de ia ville, & firent avertir tous les amis ÏAdhim & fe ranger fous fes  4& Les C o n t e s Toute la ville fe réjouiffoit de eet heureux changement. Ceux mêmes qui, auffi méchans qtie Lêmack, lui reftoient attachés au fond du coeur, furent obligés de paroïtre prendre part a la joie publique, & de crier d'une voix unanime: « Vive Adhim, vive le magnifique Adhim ; » notre légitime fultan » ! Les imans que Lêmack avoit chaffés de leurs mofquées, y rentrèrent en remerciant Alla dn retour de leur fultan. Phêriiar eut ordre d'aller vers le bon dervis des bois, & de Pamener, lui, Mirglip & ïa vertueufe Nourenhi. Quand 1'émir entra chez Phèfoj Ecneps, il irouva le bon vieillard , courbé fous le poids èe 1'age & des infirmités inféparables de la vieillefTe. II lui avoit amené un palanquin pour le tranfporter plus commodément. Cependant i! étoit a craindre que le voyage ne fut trèslong, & qu'ils ne pulTent pas être k Raglai au jour marqué pour faire le procés k Lêmack. Au départ de Phêriiar, on avoit envoyé en hate des courriers dans les différentes provinces, avec ordre aux gouverneurs de fe rendre a Ia cour du fultan , & on envoya k leurs places des hommes affidés, dont 1'attachement étoit reconnu. Ainfi, Adhim s'étoit alTuré de  DES G É N I E S, 427' robéiffance de fes provinces avant même que la nouvelle de fon retour y fut parvenue. Jamais ordres ne furent donnés avec plus de pré ence d'efprit, ni exéeutés avec plus de célérité dans une conjonaure auffi cririque. Toutes ces difpofitions étant faites , Adhim donna les clefs de la tour a Eupordi, & lui dit comment Lêmack y avoit été enfermé avec 1'aide de Kufan. II lui commanda de laiffer Lêmack dans les fersau fond de fon cachot, & de faire venir Kufan. La fille de Colac , qui n'avoit pris aucune nourriture depuis fon aventure dans la prifon, fe trouvoit foible & prefque défaillante , tant de peur que de faim. La préfence d'Eupordi augmenta tellement fa frayeur, qu'elle tomba fans mouvement a fes pieds. Eupordi voyant Kufan évanouie, ordonna aux gardes qui le fuivoient de la fecourir. II pénétra enfuite jufqu'au cachot de Lêmack. II trouva 1'ufurpateur encore étendu par terre. II le fit charger de nouvelles chaïnes. Lêmack ne fe réveilla que lorfqu'il fe fentit preffer les membres par les liens de fer dont on le chargeoit. Alors hürlant comme untaureau, il voulut fe lever: c'étoit en vain, il étoit attaché k la terre par des anneaux de fer panes k chaque pied.  4*8 Les Contes «< D»ns quelle maudite région fuis-je tranf» porté, dit-il avec fiireur ? Qui font les impies »• qui me tourmentent comme un damné ? Süre» ment, je fuis fous 1'empire de la mort , 6c » 1'enfer eft ma demeure, hélas! Adieu donc x » douce volupté , plaifir délicieux de la bonne » chère , liqüeur célefte dont Ma/wmet nous » envia les douceurs.' O Alla ! c'eft la première wfois que je t'invoque ; rends-moi la vie 8c fes *> voluptés ; je te promets de t'adorer èt ce prix. » Ciel! continua-t-il en regardant 1'émir , » n'eft-ee pas Eupordi que je vois? N'eft-ce pas »la le traitre que j'aurois facrifié a mon reffen» timent, fi j'avois joui un jour de la vie ? O » précieufe vie !Es tu auffi dans ces lieux, fidéle » émir ? Adhim & fes vertus ne t'ont pu fauver » des horreurs de la mort i Je le favois bien ; la » vertu ne fut jamais qu'une farce. Celui-la eft » fage qui fait fon paradis fur la terre. Viens , w doux ami des prêtres , bon 6c religieux Eu» pordi; apprends a maudire Alla , a te moquer »> de ces faintes maximes qui t'ont privé des *. douceurs de la vie , 6c te livrent en proie aux » horreurs du tombeau ». *< Infame blafphémateur, répondit Eupordi , » tu jouis encore de la vie , fi 1'on peut appelier » de ce nora une exiflence dont tu as fi mal ufé^, w que tu as employée è te rendre 1'efcJave dea  des Génie Si w plus viles paffions , a te plonger dans tous !es » excès de la débauche. Une vie telle que la » tienne eft une malédidlon de la colère célefte «phitöt qu'un don du ciel. Mais quelle qu'elle « foit, tu n'en jouiras pas long-tems. Sache que » ton maïtre eft remtmté fur le tröne que h tu voulois ufurper; & tu es le prifonaier » è'Adhim». « Le prifonnier & Adhim! répliquaZ.W en * frémiff3nt. ... O Eupordi! le glorieux fultan » de Perfe eft donc enfin rendu a fes fidèles «fujets? Conduis-moi a fes pïeds ; que je Ie « félicite de fon heureux retour; que je prenne « part k la joie publique: que je baife le bord «de fes vêtemens. Que je m'eftime heureux » qu'il vienne reprendre les rênes du gouver« nement , qu'il m'avoit confiées. Le poids de « fa couronne m'accabloit. Vieux comme j'é« tois, mon efprit a fuccombé fous la multitude « des affaires auxquelles je ne pouvois fuffire. m Chaque jour je fentois que le magnifique » Adhim, notre illuftre maïtre , étoit ieul ca« pable de tenir la balance de la juftice , & de" n porter dignement la couronne de Perfe». « Je t'ai oui dire quelquefois, reprit Eupordi « qu'un vil efclave devient un cruel tyran • je' « vois a tes difcours qu'un tyran dépofé devi'ent » un efclave plus vil encore »t  '430 Les Contes « Fidéle émir, bon& fage Eupordi ,répliqua » Lêmack fondant en larmes, n'auras-tu point » pitié de ton frère qui eft tombé ? T'ai-je laiffé » vivre pour infulter a mon malheur ?. Va te » jetter aux pieds d''Adhim ; je t'en conjure. O » mon ami! demande-lui ma grace; le fultan ne » te la refufera pas ». « J'obéirai aux ordres de mon maitre , ré» pondit Eupordi; mais ne crois pas qu'il ait » deffein de te faire mourir en fecret. Non y » Lêmack , fi tu meurs, ce fera après avoir été » ju gé publiquement. Adhim , dont les penfées » font toutes juftes &c nobles', a convoqué un » divan folemnel,oütes crimes feront examinés » & jugés. Dans dix jours les vifirs & les émirs » dè tout le royaume doivent entrer au divan , » &C tuleur feras préfenté». « C'en eft donc fait de moi, dit Lêmack ; j'ai » offenfé tous les grands du royaume, paree que w je leur ai été préféré. Ils m'ont vu avec cles wyeux jaloux pofléder feul la confiance du » fultan ». « Lêmack, dit 1'émir , ne parle point ainfi des » grands de la Perfe ; ils font au-defliis des fen» timens d'envie ik de malice que tu ofes leur >t imputer. Ils te jugeront comme leur frère ; » &, dans le doute, la pitié 1'emportera dans »leur cceur fur une juftice rigoureufe »,  ö E S GhlES, 43I _Eupotdi quitta Lêmack pour revenir Veïs ƒ?m- Les §ardes ^oient tóché en vain de Ia faire revenir. Elle fut Iaiffée morte fur le corps ae ion père Colac. Adhim lui fit rendre les honneurs de la fépuït«re , ainfi qu'a fon père. II donna mille fequins ala veuve de Colac, & le pofte de concl de la tour fut accordé k quelqu'un de la familie pour paffer de père en ffls jufqu'a la cinquième generation. Adhim, qui, ail milieu de fes fuccès, n'avoit point oublié la belleauroitbien voulu la faire chercher. Mais il penfoit que le falut de ion peuple étoit préférable k fon bonheur particulier. Cependant 1'enchanteur Falri rendoit a foret de Goruou inacceffible aux troupes que le iultan avoit envoyées de ce cöté pour paffer outre , & s'affurer de 1'obéiffance de fesprovinces. v Du refte, Falri favoit, par Ie feC0urs de fon art, que Lêmack étoit dans la tour. Il maudiffoit ivrognerie du vifir. II ne vouloit pourtant pas Ie laiffer perir par la main £ Adhim. C'eüt ét- fedéfenfe P°Urlui' 3prèS aV°ir Pris fi dement Ilréfolut de drefferde nouvelles embüches au fultan. Nignorant pas quele^/e NadanW protegeoit, il iniagina de le faire tomber dans Us pieges par 1'apparence du bien.  4|i Les Contês Dès la nuit fuivante il fe tranfporta dans ië cachot de Lêmack. Il 1'appella plufieurs fois. Le prifonnier étoit fi interdit, qu'a peine put-il lui fépondre. Tout ce que Falri lui propofa lui parut incapable de le fauver de la lituation oü il étoit. Lêmack, au défefpoir, fe mit a pleurer comme un enfant. « Miférable ivrogne , dit Falri ; oü la forcë » ne peut rien , la rufe triomphera. N'ai-je pas » facrifié Mirglip a la calomnie ? Ne doute pas » qu''Adhim ne tombe dans les piéges que je lui »tendrai». Ainfi paria le forcien Puis il découvrit a Lêmack le ffratagême qu'il avoit imaginé pour perdre Adhim. Lêmack , pour qui la vengeance n'avoit point d'attraits , tandis que fa propre vié étoit en danger, 1'écouta avec indifférence , &t ne lui répondit que par deshurlemenshorribles* Au dixième jour le fidéle émir Phêri^ar arrivaï a Raglai avec le bon dervis Pkéfoj Ecneps , & le vertueux Mirglip. Le bon vieillard étoit fi fatigué du voyage , qu'il n'étoit pas en ctat d'être préfenté au fultan. Pour Mirglip, il s'eiti' preffa de s'aller profterner aux pieds ó.'Adhim* Le monarquele recut avec les plus grandes démonftrations d'amitié : il luidemanda avec empreffement des nouvelles du dervis , & de la belle NourenhU t4  ö ê s G I n i e s; + Le lendemain , le fultan erttra au divan. II s^affit fur fon tröne d'or , environné des vifirs, des émirs & de tous les grands de fa cour. II ordonna au chef des eunuques de lui amener le rebelle. Lêmack fut trainé éntre un doublé rang de gardes poftés depuis la tour jufqu a 1'entrée du fanduaire de la juftice. Le bruit de fes chaines, mêlé k fes cris , annoncoit fa marche. II avoit 1'air furieux, bas & rampant. II n'ofoit lever les yeux : tout lui reprochok fes crimes. Ses larmes couloient fur fes joues flétries moins ertcore par 1'age, que par 1'excès de la débauche. Son ventre le précédoit, & retar* dok par fon poids fa marche pénible. Le traitre fe jeta au pied du tróne, en demandant miféricorde , jurant une fidélité inviolable k fon glorieux maïtre , & prorneuant d'expier rigoureufement les crimes dont il étoit coupable envers Adhim &c fes fujets. Le fultan, quoiqu'indigné de fon hypocrifie, étoit néanmoins touché a la vue de eet illuftre Coupable qui avoit eu autrefois fa conhance. II lui eüt pardonné fans doute, s'il eut étéfeul. Mais le divan étoit alTemblé ; & Lêmack devoit être jugé felon les loix, Le crime de Lêmack étoit évident. Il ne pouVoit être ni déguifé ,ni excufé. Adhim ne trouva Tornt XXX, Ee  '434 Lés ContëS' ancun vifir qui voulüt parler en faveur du coupable. Cependant il les y engagea par ces mots pleins de bonté: / « O mes fidèles fujets ! que ma préfence ne » vous empêche point de prendre la défenfe de » ce pauvre captif. Je jure par mon fcèptre que » celui qui défendra le mieux la caufe de Lé» mack , en fera remercié par Adhim ». Perfonne ne répondit. « Eh bien ! je parlerai donc en fa faveur j 33 continua le fultan: je vous demande, grands » de la Perfe , fi Lêmack efl coupable de mort. » Peut-on 1'accufer d'avoir ufurpé une autorité » que je lui avois confiée ? &£, s'il en a abufé , *> n'sft-ce pas plutot mafaute que la fienne >>'? « O généreux monarque! répondit Phéri^ar, »tu te montres encore plus doux envers le » coupable qu'envers ceux qui ne t'ont jamais » offenfé. Tu m'asfait appeller ici, pour parler » felon la droiture de mon cceur. Lêmack feroit » abfous par ta voix, s'il n'avoit pas promis »> publiquement une récompenfe k celui qui lui » apporteroit la tête de fon fultan ». Toute Paflemblée applaudit au difcours de Phêri^ar. Lêmack étoit en horreur a tout le peuple qui connoiflbit mieux fa méchanceté," que le généreux Adhim. Sa mort ctoit néceffair$ a la paix générale de la Perfe.  DES G 'É N 1 Ë §1 435 Adhim fe rendit k 1'avis'de fon confëil. La jufte punition du coupable pouvöit feule achever de lui gagner le coeur de fes fujets. II livra Lêmack k la juftice de fes juges. Le malheureux vifir-ehtenditfa fentence de mort prononcée de touté part. Le fort de Lêmack étant ainfi fixé , Adhirn Voulut qu'il affiftat au jugement de quelques innocens qui avoient en vain demandé juftice fous Pufurpatiön du vifir. Töute 1'afiemblée fut étonnée de la douceur & de la juflefTe avec laquelle le fultan décida les procés portés k fon tribunal, ne faifant acCeption de perfonne, ne fe laifiant prévenir en faveur de qui que ce fut, faifant préfider 1'cquité* feulë k fes jugemens. Ainfi il étoit 1'oracle de la juftice. , Lêmack étoit autrement affeöé que les autresL'intégrité du fultan étoit un cruel,reproche qui 1'irrifoit, au lieu de le convertir. II fouffroit de voir la vertu triompher , & le vice puni. II voyoit avec indignation les paflions desparticuliers céder k 1'intérêt public de la juftice, &£ la loi triompher de tout ls refte. Ceux mêmes qui perdoient leur proces n'eiï murmuroient point. Ils reconnoiffoient 1'équité dü fultan, & s'y foumettoient fans peine. Un crieur public avertit que tous les différends Ee ij  4ï de la Perfe, daigne m'entendre. Je n'abuferai » point de ta patience. » Je fuis le fils d'un émir de ta cour. J'ai été » touché des charmes de cette belle fille que je »tiens par la main. Je lui ai demandé fi elle » confentoit a m'époufer, pourvu que j'obtinffe »1'agrément de Ion père. Elle me 1'a promis. Je » me fuis adreffé a fon père ; il a confenti a » notre union. A préfent que j'ai fait toutes ces » démarches , elle refufe de venir devant le » cadi, & de me recevoir pour fon époux ». « Belle Perfanne , dit le fultan, ce jeune » homme dit-il la vérité ? ou ne vous a-t-il » point arraché par force la promeffe que vous »lui avez faite » i  DES GÉNIE s. 437 La jeune fille baiflbit la tête , joignoit les mains 1'une dans 1'autre , Sc ne répondoit point. «Si vous ne votilez pas répondre, continua >►le fultan , j'ai tout lieu de vous croire cou» pable, & vous ferez juftement condamnée a » rempiir une promeffe que vous femblez ne » vouloir pas accomplir ». La jeune Perfanne gardoit encore le filence. Elle foupiroit : fes genoux trembloient: elle chanceloit. « II eft k croire que la honte de fa faute, 8c « la crainte 1'empêchent de parler , dit le mo» narque. Jeune homme, elle eft k vous, puif» qu'elle s'eft donnée elle - même : gagnez fon » affeéf ion par votre tendreffe, & que le cadi M ratifie votre union ». A ces mots, la jeune fille s'évanouit entre les bras de fon futur époux. Ceux qui étoient autour d'elle s'emprefsèrent de la fecourir; on le va fon voile pour lui donner de Pair. Kaphira, la belle Kaphira s'offrit aux yeux du fultan étonné. Adhim defcendit précipitamment de fon tröne; il étoit fur le point de la prendre entre fes bras, 6c de la fecourir pour la faire revenir de fon évanouiffement. II fe modéra, en difant d'une vois foible: Ee üj  43$ Les C o n t e s « Arrête , fultan de Perfe, arrête: par U p confentement de Phêfoj Ecneps, par le filence » de Kaphira, & par le jugement que tu viens m de prononcer toi-même, elle eft femme d'un w.autre », Le fultan prononca ces mots avec une fermeté qui furprit ceiix qui les entendirent & qui en ignoroient le fens. II remonta fur fon tröne, 6z ordonna qu'on n'épargnat rien pour faire revenir la belle Kaphira. En même tems il dépêcha Abélidah, le chef des eunuques vers Mirglip , pour lui dire de fe rendre au divan, oü fapréfence étoit néceffaire, Mirglip fe rendit aux ordres du fultan: « Mon m ami, lui dit le monarque en le voyant entrer, n vois ta fbeur Kaphira ». Mirglip, auffi charmé que furpris , vole vers fa fceur: elle cornmencoit a revenir de fon évanouiffement. Mirglip 1'embraffa avec la ten-. drelTe d'un frère. Kaphira le regardoit avee une tendre émo* tion , elle dit avec un foupir: « D'oü viens-tu? *> ó mon frère » ! Alors le fultan demanda a Mirglip, s'il con» rioiffoit !e jeune homme qui demandoit fa fceur en mariage. m Oui, magnifique Adhim, répondit Mirglip ,* me remets les traits de ce vertueux jeune  DES G E N I E s: 43-9 n homme. C'efl: Béreddan ,fils de #o/tf«, celui» la même qui a expofé fa vie pour venir infor» mer fon fultan de la rébellion de Lêmack. Je » fuis furpris que mon feigneur le méconnoiffe ». «Jufte ciel! reprit Adhim tout étonné , je fuis » affez aveugle pour ne pas reconnoitre Bêred» dan , & fes généreux fervices! C'efl: a lui que »> je dois la couronne Sc la vie. » Béreddan , continua le fultan , prenez & » emmenez la belle Kaphira ; elle eft k vous: je » n'en demande pas davantage. Vous avez 1'agré« ment de Phêfoj Ecneps. II y auroit de la dureté » Sc de 1'injuftice k foup9onner la vérité de vos »> paroles ». «II eft vrai, répliqua Mjrglip , Béreddan a le » confentement de Phêfoj Ecneps. II y a dix jours »> quele jeune homme vint trouver le bon derft vis, én lui difant qu'il avoit fuivi en vain les w traces cYAdhim ; qu'il n'avoit pu le retrouver ; » mais qu'en traverfant la forêt de Goruou , il » avoit vu la belle Kaphira qui y étoit tetenue » prifonnière par les enchantemens de Falri, Sc » qu'il s'engageoit a la délivrer , fi mon père » vouloit la lui donner en mariage , fuppofé » qu'elle y confentit. >» Le dervis des bois lui donna fon agrément » dans la joie de fon cceur. Auffi-töt le jeune M homme s'enfon^a dans la forêt pour y cher- Ee iv  '44Q Les Contes » cher Kaphira. Nous n'avons point appris ïe » fuqcès de fon entreprife; mais , voyant ma » foeur , je ne doute plus qu'il ne 1'ait délivrée; »S> fon amour mérite la récompenfe qu'il « attend », La belle Kaphira paroiffoit confondue au difcours de Mirglip. Elle leva les yeux au ciel , Sc s'écria d'un ton qui marquoit 1'excès de fa dculeur : « O Alla ! défends moi». Le fultan n'ofoit la regarder. II craignoit que 1'éclat de fa beauté ne rallumat dans fon cceur des feux mal éteints. Cependant il étoit un peu Choqué que Kaphira lui eftt préféré Béreddan , après la converfation amoureufe qu'il lui avoit tenue dans la forêt, II fuppofa que la reconnoiffance qu'elle devoit k fon libérateur , Sc la promeffe que le dervis avoit faite au fils d'IIolam ,1'avoient emporté dans 1'efprit te Kaphira fur toute autre confidération. II réfolut de fup~ porter ce coup avec une fermeté digne de lui. Sa réfolution étoit vaine, L'amour, le puif* fant amour , s'étoit emparé de fes fens. Malgré le courage de fon ame , la nature fuccomba aux efforts qu'il faifoit pour réfifter k la violence de fa paffion. 11 s'évanouit. Les émirs voyant le fultan évanoui a s'em. prefsèrent autour de lui, également inquiets de fon état 3 & de qe qui pouvoit 1'avoir occafionni,  DES GÉNIE*. 'Kaphira parut plus fenfible que perfonne ; & fi Béreddan ne 1'eüt pas retentie, elle feroit volée è fon fecours. Adhim revint peu-a-peu : il fe tourna vers Béreddan, & lui dit d'une voix languiffante: « Cruel émir, retire-toi avec ta riche proie. w O prophéte ! fais que je m'oublie, fais que je Poublie » ! Le forcier Falri, qui, fOUs les traits de Bireddan avoit trompé le bon dervis, & troubloit encore la paix & Adhim , s'applaudiffoit du fuccès de fon ftratagême. II emmena la belle Kaphira, en donnant de grands éloges au défintérelTement & Adhim. L'afiemblée fouffroit avec peine le triomphe du jeune émir ; & fi tous les efprits n'euffent pas été frappés d'admiration pour la vertu 8Adhim, le faux Béreddan eüt été maffacré fur le champ par le peuple. Tandis que Béreddan fe retiroit avec la belle Kaphira, Lêmack fe leva, & comme s'il eüt eu encore quelqu'efpoir après fa condamnation, il fe tourna vers Adhim & dit : « Que mon feigneur excufe la liberté de fon » efclave. Maïtre de ma vie , jugeéquitable de «la JV/e,jure-moi de me pardonner mes ini» quités, & je vais te révéler un mytfère affreus » de forcellerie , qui te rendra Kaphira , en  441 Les Contes » l'otant au vil raviflëur qui 1'entraïne contre »s toute juftice ». « Parle , vifir , répondit vivement le fultan; f> tire-moi d'inquiétude ; je te promets la vie ». « Qu'on arrête Béreddan, s'écrïa. Lêmack. ». Le peuple 1'avoit arrêté , dés que Lémafck avoit ouvert la bouche. Falri, fe voyant trahi par celui qu'il avoit cru fon ami, eut recours aux enchantemens. Un pouvoir fupérieur en empêcha 1'efFet. Les efprits qui 1'avoient fi bien fervi jufqu'alors , furent fourds k fa voix. Auffi-töt le génie Nadan parut au milieu du divan , Sc dit au fultan Adhim : « Prince , ne craint rien , Falri, trahi par » Lêmack, perd fa puiffance. Ainfi, les méchans »fe confondent Sc fe détruifent les uns les »> autres ». « Parle donc, Lêmack, dit le fultan , décou» vre-moi par quel afFreux artifice Falri a pu « conduire ici la belle Kaphira ». « Que 1'on commence par m'öter ces chaïnes m qui me pèfent, répondit Lêmack, &l je devien» drai 1'ami du magnifique Adhim ; car moi feul, » je peux remettre Kaphira entre fes bras ». Les fpeftateurs étoient indignés de 1'infolence avec laquelle il ofoit parler au monarque , fe prévalant avec orgueil de 1'avantage qu'on pou« voit tirer de fes difcours intérefies.  ©ES G É N I E S.' 443' « Gardes , dit le prince, qu'on lui ö.te fes » chaines , mais qu'on 1'obferve a vue. Mes fu» jets maudiront 1'heüre oü il jouira de la liberté, » Et toi, Lêmack, fonge fur-tout a dire la vérité. ft Qu'elle forte de ta bouche, cette vérité facrée » que tü as fi long-tems méconnue », « La vérité me rendra la vie , répondit Ze» mack. Écoute , ö fultan ! Surpris dans un état » de foibleffe s lorfque j'étois fans défenfe , tu u m'enfermas dans le cachot de la tour. Falri y ft pénétra par la veftu de fes fortilèges. II me » découvrit par quel artifice il avoit deffein de » troubler la paix de ton ame. » Kaphira étoit fa captive. II favoit qu'elle » poffédoit un anneau qui la rendoit invifible «quand elle vouloit. II la cherchoit dans la » forêt fans pouvoir la trouver. II prit les traits » & la fïgure de mon feigneur. La belle Perfanne » ne fe défiant de rien , crut que c'étoit Adhim. » Elle fè montra. L'enchanteur profita de 1'in» nocence de Kaphira pour en obtenir un conM fentement qu'elle croyoit donner au fultan de ft Perfe , & pour la conduire au-dela des lieux » oü s'étend la puiffance du génie Nadan. Alors »> prenant la figure de Béreddan , qu'il avoit ft trouvé égaré dans la forêt , h la pourfuite de » fon maitre&i conduit dans fon antre oü il le  444 Les Conttes » retenoit priionnier, il alla trouver Phêfoj » Ecneps, auquel il en impofa par fon déguife» ment. Le bon dervis lui promit fa fille. » Alors il revint vers Kap/dra, non pas fous »les traits d''Adhim , mais fous ceux de Bêred» dan. Kaphira, fe voyant trompée, refufa la ft main du jeune émir, proteftant de fon inno» eence. Falri alléguoit le confentement de Phê»foj Ecneps , & le prétendu fervice qu'il avoit » rendu a la belle en la délivrant des enchante» mens du forcier. Enfin il 1'a conduite ici, fous » prétexte de juftice, fe flattant d'en impofer au » plus fage & au plus jufte des rois. Ainfi, il » comptoit fe venger d''Adhim, en lui raviffant » la belle Kaphira. Ce trait, digne de fa malice, » n'avoit rien de confolant pour le pauvre Li« mack qui, accablé fous le poids de fes férs , ft fe voyoit prés d'expirer fous les coups d'un » bourreau. Quand il m'eut fait confidence de » ce myftère d'iniquité que je n'approuvai pas » au gré de fon attente, il me fit de belles pro» meffes. 11 devoit me rétablir fur le trone de » Perfe ; mais fes contes ne m'en impofent plus. » Oui, lache trompeur , continua Lêmack , » en parlant a Falri; ta forcellerie ne t'a-t-elle »> donc point appris qu'un homme vraiment » fage & prudent n'oblige point fes amis a fes »> dépens ? Né pour moi feul 3 je n'héfite pas ua  des Genie s.' 445 » moment a te facfifier a 1'efpérance d'obtenir » ma grace , &C jamais je n'obligerai perfonne » que lorfque j'y trouverai mon intérêt parti» culier ». «Taistoi, méchant, dit le monarque k Lê» mack; ne fouille point les oreilles de la juftice, » par tes difcours impurs. L'ingratitude te rend w la vie : n'en triomphe pas. Le crime de Falri » eft évident par lui-même. Maudits foient ceux » qui s'en rapportent aux paroles des méchans. » Sors d'ici, malheureux , détefté de tes amis^ » odieux k tcuit le mqnde, couvert d'opprobre, »> & accablé fous le poids de la malédi&ion » publique. Va t'enfevelir dans Pantre des row chers, ou dans quelque précipice affreux, » digne repai/e des monftres tels que toi». Lêmack, qui s'attendoit a des remercimens de Ia part du monarque, pour le fervice qu'il ve« noit de lui rendre, étoit couvert de hontfe & de confufion. II fortit du divan , ne fachant oü fuir pour fe mettre a 1'abri de la fureur du peuple , qui le fuivoit en le chargeant d'imprécations. Adhim alloit procéder au jugement de l'enchanteur Falri. Le génie Nadan s'y oppofa en difant: « O fultan ! Falri, devenu ton captif par »1'effet de ma proteftion fur toi, n'eft point  44Ö Les Contes » foumis k la puiffance humaine. II doit vïyre i « tant qu'il y aura fur la terre des méchans qui » fe livreront aux excès & aux emportemens » de leurs paflïonsbrutales. Cependant,öprince » généreux ! ton pouvoir s'étend jufqu'a le » chaffer de tes états, & de toute la Perfe ». « Si le den-in me condamne k 1'exil, dit Falri, »je faurai me venger de ceux qui me banni» ront. J'irai habiter quelque contrée de 1'EuM rope oü je ferai fleurir les fciences, les arts Sz » le commerce. La,j'attirerai toutes les richeffes » de YAfie». Ainfi paria le forcier: il reprit auffi-töt fa forme naturelle; & déployant fes ailes de chauvefouris, il s'éleva dans 1'air, en difant; « Adieu , Perfe , lieu de ma naiffance ; Albion » te furpaffe de beaucoup pour le luxe. J'y vais » établir ' ma demeure. Je ne te regretterai » point ». Le genie Nadan préfenta la belle Kaphira au fultan de Perfe : « Recois , ó prince ! lui dit le génie , recois Ja » jufte récompenfe de tes travaux, Hate - toi de » montrer au dervis fa fille bien-aimée ; & fou» viens-toi que le vertueux Mirglip eft, après » Alla, la première caufe de tout le bonheus » dont tu vas jouir pendant un règne long Sc » glorie ux »,  des G É n i e s; 447 Nadan ayantfini fon conté , s'inclina profondément devant le tröne brillant du fage ïrkcagen, qui le remercia en ces termes de fon utile inftruftion : « O Nadan ! nous ne faurions trop vous re»mercierdes lecons de vertu que vousvenez » de nous donner. Vous avez préconifé la tem» pérance & la juftice. Vous les avez couronnées » comme elles le méritent. Vous avez appris a m nos vertueux pupiles quelle douceur fuit Ja » pratique des vertus fociales , &la fidélité aux » devoirs réciproques qui lient les mortels les » uns envers les autres. Hélas! ö Nadan ! nous » ne t'entendrons plus, ni toi, ni tes foeurs. Le » charme eft détruit. Notre temple ébranlé juf» ques dans fes fondemens, s'écroüle. Le fonge » eft diffipé ». C ONCLUSION. « Ou i , cher lecteur , le charme eft détruit. }> Les génies ne font plus. Horam n'eft que Ie » fantöme de mon imagination. Ii fe taït. Tout » ce qu'il a dit n'eft que fiöion. Ses legons n'en wfont pas moins utiies pour être enveloppées » fous le voile léger de l'allégórie. » J'ai écrit ces feuilles pour infpirer 1'amour » Sc la pratique de la vertu. J'ai emprunté le  44§ Lës Conté s ft langage oriental pour fervir d'organe a U » vérité. J'ai ennobli la race des êtres phantaf» tiques, & des génies fuppofés ont prononcé les ft oracles de la fagefie. On me demandera peut»> être ce que deviendra 1'augufte vérité a pré» fent que cette belle machine, qui la foute» noit, eft détruite. Ces génies > rémunérateurs » de la vertu, ne font plus; n'eii-il pas a craindre » que la vertu ne fe perde avec eux dans les » efpaces imaginaires ? » Leöeur , fi vous voulez bien me prêter uri ft moment d'attention, je me flatte que vous ne » regretterez pas long-tems la perte d'Horom & » de fes génies. Si les principes de la morale » n'avoient pour fondement que les vifions de ft 1'imagination, 1 e moralifte devroit s'épargner »la peine d'écrire ; & quelque tournure qu'il » donnat a fes lecons , il travailleroit en vain. »Elevez vos penfées au-deflus de tout ce que »1'imagination peut concevoir. Une fcène plus » grande, plus merveilleufe s'ofFre avos efprits » étonnés. Le ciel s'incline vers la terre. Dieu ft defcend parmi les hommes. » Le voile eft déchiré: le foleil de juftice fort » du fein d'un nuage ténébreux. L'empire de la ft mort eft détruit. L'homme eft racheté par un »> être infiniment fupérieur aux anges & aux » efprits j la volonté de Dieu eft manifeftée k n la  bes Q t n r e & %4§ $ Ia terre par la voix de fon Fils, a qui il at » donné toutes les chofes pour héritage, & par v qui il a fait les mondes, qui eft la fplendeur » de fa gloire, & 1'image de fa perfonne ; qui1; » après avoir purifié le genre humain de fes ini-< » quités , eft afïïs k la droite du Trés - haut; » d'autant plus fupérieur aux anges, qu'il a un. » nom plus excellent que le leur. » Nous avons fait un heureux échange dé » 1'aveuglement du paganifme , pour la vérité ft chrétienne, & nous pouvons déformais nous » regarder comme des créatures qu'une faveur«particuliere a rendues dignes du ciel. C'efl » pou rnous qu'un Dieu s'eft fait femblable a » nous. Son nom eft grand k jamais: il a fauvé» fon peuple. II a ceint le baudrier de juftice ;le » cafque du falut eft fur fa tête; il eft revêtu de » zèle; il porte des nouvelles de paix ; il rend la » liberté aux captifs; il ouvre les portes des pri-. *> fons, & brife les fers des prifonniers. Notreft foleil ne nous quittera jamais ; car le feigneur>.> eft notre lümière , & Dieu eft notre gloire..... » II eft bien plus grand d'avoir Dieu pour » ami, que d'être fur de la médiation des ames »'des juftes êc des anges, miniftres du Tout» PuifTant. II eft pVis glorieux d'avoir le ciel » pour confolateur ,& 1'Efprit faint pour guide » & pour diredleu 3 ians les fe.ntiers de la vertu," TomeXXX Ff  453 £ É S C O N T E j »> que de jouir de 1'affiftance des génies bu de ft tous autres êtres intermédiaires. »Le dernier des chrétiens eft au-defius du i> plus fage des payens. Füfril au fein de la pau»vreté, celui qui fanöifle le protégé, & celui ft qui juftifie a été facrifié pour lui. II eft plus » grand que les rois , & plus puiffant que les *> princes de la terre; car il eft le temple du Dieu 0 vivant, & 1'efprit du Seigneur habite en lui. ft Nousfommes lesfavoris de Dieu, les enfans » chéris de fa miféricorde. Nous jouiflbns de la ft pure lumière d'une religion fainte , qui eft un ft don ineftimable du Père tout-puiffant, du mé» diateur tout miféricordieux , & de 1'Efprit » fanöificateur. » Quelle nouvelle fcène de grandeur le flam» w beau de la vérité découvre a nos r egards !Des »> trönes inébranlables! des puiffances, des prins> cipautés, des dominations, qui ne font point w le fruit de la guerre ou de 1'ufurpation , mais »la récompenfe éternelle de la foi & de la » charité: des millions d'anges qui chantent les » louanges de 1'éternel: des armées triompbantes »> de martyrs qui ont dompté la chair, & réfifté » courageufement aux attraits du vice. Oh! «quelle gloire ineffable , quel bonheur im» menfe , quels biens infinis font réfervés aux » fidèles chrétiens , au fortir de cette vie mor^> telle 1  b e s Génies; 451 » Dans ce moment redoutable , que les juftes » feront glorieux,lorfque le fauveur du monde,; » couvert d'une robe teinte de fon fang, & » portant écrit fur fa poitrine: le roi des rois, le » feigneur des feigneurs , viendra au • devant » d'eux, en difant: Venez , les benis de mon » Père , venez pofTéder le royaume qui vous » eft préparé depuis la fondation du monde. » Entrez dans Ia joie du feigneur, & foyez k n jamais les fis & lesfiles du Dieu tout-puiffant >> / Fin du trentieme volume.  Suite des Contes des Génies. SUITE du conté des Enchanteurs3 ou Mifnard fultan de F fade. page s Conté huitième. tfifioire de la Princeffe de Caflimir. 46 Suite de l'hifoire de la princeffe de Caffimir* 8 % Conté neuvième. Sadak & Kalafrade. IO§ Suite du conté de Sadak & Kalafrade. 152 Suite du même, 2ig Conté dixième. Mirglip le Perfan, ou Phêfoj Ecneps , dervis des bois. 2gg Suite du même. ^ 89 Conclufion. 44^ Fin de la Table du tome trentième». T A B L E DES CONTES. TQ ME TRENTlkME.