L E CABINET DES FÉES.  CE VOLUME CONTIE NT Ia suite be l'Histoire du Prince Titi par S. Hyacinthe.  LE CABINET DES FÉES, o u COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FÉES, ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX, Ornés de Figures. TOME VINGT-HUITIÈME. A AMSTERDAM, Etfe trouve a PARIS, RUE ET HOTEL SERPENTE, M. DCC. LXXXVI.   HISTOIRE D U PRINCE TITI. LIVRE QUATRIÈME, Depuis Jon avéncment a la couronne t jufqu'a l'arrivée du roi de Fonefirrs. C^üoiQue Bibi fe füc préparé depuis queU qaes jours au départ de fon cher prince , elle fetitit fa fetmeté & fa raifon foiblir , quand le bruic qui aunoncoir 1'arfivée de ceux qui veiioient chercher leur nouveau roi, fe fit entendre. La vue du rrone qu elle voyoit fi proclle d'elle , ne la dédommageoit pas de la peine de fe voir fcparée d'un amant qui lui étoit fi cher. Elle eur voulu qu'il n'eüc jamais eu de royaume è goliyenter. El!e regrettoic Tomc XXFUL  z HlSTOtRÉ cetre ile i'nconnue, oü Titi, content de régnef dans le cceur de fa chète Bibi , avoic en elle fa fujette & fa reine. Avant que de quitfer la petite maifon, le roi monta clans une chambre oü elle s'ctoir retirc'e pour n'être point vue , & pouvoir a fon «fe fe livrer a fa douleur. II la trouva les yeux baignés de larmes. En quel état vous vois je , lui dit-il ? Pourquoi augmenter la peine que j'ai a m eloigner de vous ? Puis-je vous quitter & vous favok dans la douleur par mon ablence ? Croyez-vous, ma chère Bibi, que vous aimam comme je vous aime , qu'accoutumé comme je Ie fuis a palFer tous les mcmens du jour auprès de vous, je 'ne fouffie pas infinimenta m'en éloigner ? Hélas l un feul de vos regards me rendoit ces momens délicieux, & je ne vais plus vous vo.ir ; je vous chercherai par-tout fans vous trouver, & fachant que fe ne vous trouverai pas. Mais que faire ? Voulez vous que je vous aime d'une manière indigne de vous & de moi ? Vous m'avez infpiré de la force & du courage 5 vous m'avez rappelé a la vertu , lorfqu'il ne s'agiiïbif , pour combler tous les vceux de ma tendrelfe , que de facrifier fecrétement vos fcrupules a 1'amour. Vous avez fair que eet amour fi ardent-, fi vif, a cédé au devoir. Quelque contraire qu'elle füc a ma paffion, j'ai admiré en vous une vertu qui ranimoit  BÜ PRINCE TlTl.' J la mienne. Voulez vous maintenant que j'y fois infidèle lorfque le devoir m'appelle a. faire le bonheur d'un grand peuple ; ou voulez-vous que je me préfente fur le tróne avili aux yeux de mes fujets , par un amour qui m'occuperoit plus que les devoirs de la royauté ? Non , cher prince j j'ai tort; dit Bibi, en efluyanc des larmes qui coüloient fur fes belles joues faris pouvoir les arrêter : non, lui dit elle en foupirant, foyez dignë dë vous; pardonnez-moides larmes que je condamné, lors même qu'elles me foulagenr; dies coulent de mes yeux, mais elles n'ébranlent pas' ma raifon. Vous devez partir, partez. Je ïie vdus quitte , reprit Titi, que pour aller vous préparter le tröne ou vous devez monter. Laiflèz-moi obferver rout ce que je dois faire pour vous y placet avec honrieur. Voudriez-vous qu'on pür dire que vous devez la place que vous y occuperez a la foibleffe d'un cceur que les charmes de votre beauté auroient aiïervi, que vous ne le devez qua un amour qui rend totijours un prince méprifable, quand on peut le foupconner d etre 1'efclave de ce qu'il aime. Non, non, ma chère Bibi A vous régnez pour jamais dans ölon ame , mais Vous favez que le devoir y doit auffi régner roujours. L'amour & le devoir y orit été d'aecord jufqu'd préfent, quils y confervent toujours une égale puilTanee. Rendons-nous refpedables mx Aij  4 HlSTOIRE peuples fur qui nous devons régner. Le refpect fortifie 1'arn'our naturel qu'ils ont pour leurs prinees. II les rend plus zélés & plus foumis, Sc par conféquent plus difpofés a fe prèter au bien qu'on veut leur faire. Que ce foit 1'amour qui vous place fur le trone , mais que tout le monde reconnoifle que eet arnour n'cft point en mol une paffion indigne d'un prince 5 mais une juftice que je dois plus a vos verrus qu a votre beauté. Ainfi, loin de vous aftliger d'une féparation néceilaire pour nous mieux réunir , encouragez - moi par votre exemple. Partez donc, cher prince , reprit Bibi, j'ai tort de m'affltger. Je fens tout ce que vous devez faire; je fens que l'artendrilTement oü je fuis maintenant eft une foiblelTe que mon cceur défavoue. Pardonnez ces marqués de douleur, c'eft une émotion dont je ne fuis pas maitrelïe ; ma raifou la condamne intérieurement, elle en triomphera bientót. Partez , on vous attend. Oui, dit Titi , je pars : nous devons être affez raifonnables pour favoir tout ce que nous devons penfer & tout ce que nous pourrions nous dire. Cependant, j'exige de vous une promeiïe avant mon départ} aiïurez-moi que vous ne viendrez point me voir fous quelque forme que ce puilTe être. Bibi fut fi frappée de cette demande , que fes larmes , fufpendues pour un moment , laifsètent voir dans fes beaux yeux le nouveau  bu Prince T i t r. 5 ttouble qui naifïbit dans fon ame. Pourquoi m* défendez-vous, dit-elle , d'aller vous voir dans votre cour j puifque j'ai bien été vous voir a 1'armée ? Ne vous fachez point, ma chère Bibi, a. eer égard, non plus qu'a 1'égard de tout Ie refte , répondit le prince ; lorfque j'étois a 1'armée , je n'étois pas loin de vous , vous pouviez aifément y venir en une demi-heure , & fouvent même en moins de tems. Mais je ferai maintenant éloigné de plus de 70 lieues. Vous auriezbeau prendre la forme d'une aigle , il faudroit plus de trois heures, ou environ , pour faire le rrajet, & vous arriveriez peut-être lorfqa'il me feroit imppffible de vous voir, ou du moins lorfque je ne pourrois décemment quirter pour aller vous entretenir. Jugez combien ce trajet me donneroit d'inquiétude, & combien 4a penfée que vous feriez prés de moi mecauferoir de diftradtion. Non, ma chère reine , prenons courage , faifons bien ce que nous devons. Je compte fur votre cceur , comptez fur le mien ; mais épargnez-moi les inquiérudes & les diftraófcions. Privez-moi du plaifir même que je goüterois en vous voyant , quoique ce foit le plus doux de ma vie. La peine de vous aller trouver n'eft rien, répondit Bibi, je prendrai fi bien mes mefures , qu'il n'y aura point de rifque. Mais d'ailleurs, ne pourriez-vous me donnet un petit cabinet oü je refterois toujouts ? Aiij  $ H I S T O I R E J'y arrivera fans qu'on me voye; j'y ferai fans qu'on le fache , & vous pourrez me voir quand vous ferez libre de monde & d!affaires.Non, ma chère Bibi, répondit le prince, cela fe découvriroit. Et de nius, le plaifir de vous voir, 1'idée que vous feriez feule enfermée, la douceur que je trouverois a être auprès de vous, la peine que j'aurois a m'en arracher , tout cela me détourneroit de mes' affaires , & vous devez juger que j'en aurai beaucoup dans une cour , oü 1'état du gouvernement & le catadère des perfonnes me font prefque auffi inconnus que fi je n'y avois, jamais été. Maisquoi ! reprit Bibi, fera-t-il poffible que vous n'ayez pas quelques momens a vous r Non , dit le roi, car enfin je dois vouloit le bonheurde eet état, & fi je le veux , je ne dois, perdre aucun moment, puifqu'en différant, c'eft prolonger le mal ou en caufer un nouveau. Laiffez-moi mettre toutes chofes dans 1'ordre que je crois le plus propre a rendre heureux vos fujets 8c les miens. Satisfaifons aux devoirs de la vertu, &, nous aurons alors du tems de rede • contens & libres , nous en goürerons avec plus de joie les douceurs de 1'amour. Je vous emmenerois dès-a-prèfent avec moi , & ne monterois fur le tröne qu'en vous donnant la main pour ypus y placer ; mals un roi ne doic tien faire qui puifle ure interprétédéfayantageufement. Le ref-    B U P R I N C E T I T r. 7 pe£t safföiblk toujours par Ie foupcon. Ou aurojr lier, de penfer que je ne fuis pas affiigé de la mort de mon père, & qae je. fuis plus joyeux de vous éleverfur le tröne , que touché du deur d'en remplir les devoirs. Doi-;e mener lamour * les plaifirs dans un palais encore templi de :deuil ? Promerrez-moi donc , ma chère Bibi, de *ïy point venir que je ne vous !e demande , Sc croyez que dès que j'aurai quclques momens a »oi, je viendrai les paffer anprès de vous. A ces condmons, répondit-elle , je pourrai ne point aller vous détourner de vos affaires 5 mais je ne vous le promers pourtant.point fi pofirivement qne je ne puiffe y manquer. Non , ma chère reine, dit ie prince en lembraffant, vous ny manquerezpas. Adieu , puifqu'ii faur vous qulcter. Adieu, lui dir-il en lembraffmr e.W , & fn rouguTant par leffort qu'il fit pour réprimer fes larmes qu'il feutoir prêtes d couier. U paffa dans une autre chambre , afin de fe remerrre un peu de 1'émorion oü i! étoir, & deg. „«ncfit enfuité auprès des quatre féigneurs cui 1 attendoient. Aprèsayoirécé un moment avec eux li (e préfema a la foule des gens de routes ccndi' nons-, dont la cour ètoit pleine, &. cTui 1'accompagna jufques dans hcapitale, groffilfapta chaque moment fur la rciue. La joie que les peuples firent paroïrre de 1'avé- Aiy  'g HlSTOIRE nement de Titi a la coutonne fuc extréme. Pendant feize jours la nuit ne parut faite que pour varier le fpedacle, & non pour donner le tems du fommeil. Toutes les mes étoient pleines de monde , & retentiffoient du bruit de toutes Cortes d'inftrumens, dont la mufique n'éroit interrompue que pat des cris d'allégreffe j elles étoient toutes tendues des plus belles tapifferies , & le pavé étoit couvert de fleurs. On dépeupla les forets voifines pour planter devant chaque porte un arbre en figne de réjouifTance , felón la coutumedupays. On dreffa au milieu des mes, des berceaux de feuillages fous lefqueis il y avoit des tables continuellement fervies par toutes les matfons du quartier, & oü tous ceux qui venoient prendte place étoient bien re^us. A chaque coin de rue il y avoit des buffers chargés de toutes fottes de rafraichiffemens & de toutes fottes" de vins, & des hommes qui ne lahffoient paffee perfonne fans boire a la fanté de Titi, ou pour mieux dire a la fanté du roi. Les places publiques étoient ornées tout autour de portiques de'feuillaces, fous lefqueis on rrouvoit toutes fottes de fruits'& de liqueurs, tandis que le milieu de ces places étoit occupé , ou par des perfonnes qui danfoient, ou par des théatres fur lefqueis des baladins de route efpèce, farceurs, danfeurs de cordes, marionnettes , joueurs de gobclets , fe  du Prince Titi. $" fuccédoient pour varier les divertiftemens dn peuple. Tl y eut chaque jour opéra Sc comédie , & rentree en fur accordée a tout le monde. II en étoit de même des bals Sc des concerts qu'on donnoit en diverfes maifons. Jamais les joueurs d'inftrumens n'ont eu plus d'affaires. La nuit offroit un fpectacle encore plus beau que le jour , par la quantité de lampions dont toutes les feïiêtres étoient garnies , fans parler des luftres fufpendus' dans les berceaux , 8c dont les lumières éclaroientau travers des feuillages. On avoit iüuminé toutes les tours Sc toutes les mutailles des édifices publics. Outre ces illuminations, il y eut chaque nuit, dans différens quartiers de la villo, des feux d'artifices, oü 1'envie de fe furpafler les uns Sc les autres pat la hauteut Sc Ie brillant des fafées , par 1'artince des chiffres & des figures , employa tout ce que eet art a de plus furprenant. Les boutiques furenr fermées pendant tout ce tems-la ; les ardfans furent fans travailler, & ne firent jamais meilleure chère. Tous les biens parurent communs dans la joie univerfelie d'un avénement qui faifoit le bonheur public. Les grands feigneurs firent des tournois, ou 1'on s'exerca dans diverfes fortes de jeux. Les bourgeois en firent a leurs manicres. Enfin , tout ce que 1'imagination put inventer pour marquer une allégrefle  të H I S T 8 I 1 ! extraordinaire fut mis en ceuvre. Un avare que la joie& le vinavoient fait devenir honnêtehomme, s'avifa le treizième jour de ces réjouifTances, de prendre tout 1'argent qu'il avoit dans un coffre fort , 8c de le jeter a poignée par les fenètres. On exagère peut-être, mais on dit qu'il jeta ainfi plus de deux eens mille écus. Son exemple fut fuivi de tous ceux qui avoient de 1'argent chez eux j les uns plus, les autres moins. Les ginguets d'or & d'argent, toutes fortes d'efpèces de monnoie, pleuvoient dansles rues; ceux quin'avoient point d'argent monnoyé , y jetèrent leur vaiffelle. Un marchand s'étaut avifé d'ouvrir fa boutique, & d'inviter les pafTans a y venir choifir des éroffes gratis , tous les autres marchands firent de même. Et on ne peut dire combien tout cela auroit duré , fi une troupe de danfeurs qui parcouroient les rues , précédés de hautbois & de violons', ne fe fulfent avifés de vouloir aller danfer dans la maifon du premier miniftre du feu roi ; on leur en refufa 1'entrée , fous le prétexte qu'il étoit abfent. Ces danfeurs en forcèrent la porre , & une nombreufe populace s'étant jointe a. eux, la maifon fut dans peu de tems démolie. Cette action violente fervit de prétexte pour faire cefler ces fêtes qui duroient depuis feize jours , & qui auroient pu dégéjaérer en quelque chofe de tragique pour tous  'd xj Prince Titi! if ceux qui avoienf été dévoués au miniftère pré-? cédent. Titi ne fouffnt toutes ces démonftrations de jcie, que paree qu'il ne convenoit pas de 1'interdire a un peuple qui s'y livroit de fi bon cceurr II les condamnoit loin d'y prendre part. On ne remarqua en lui qu'un air de férénité toujours égal, & qu'une afFabilité extréme pour tous ceux qui approchèrent de fa majefté, dont 1'accès fut libre a tout le monde. Un jour qu'étant prés d'une fenêtre, il jetoit les yeux fur la ville, 1'am* baffadeur de Forteferre s'approchant , lui demanda s'il n'étoit pas charmé de la joie que fort rerour caufoit aux peuples. «Je fuis bien-aife , s> dit-il, qu'on me revoye avec plaifir •, mais je n vous avouerai que cette joie me blefFe plus j> qu'elle ne me plait; car fi elle vient de fe voir 55 délivré du gouvernemenr précédenr, ce n'eft j5 pour moi qu'une idéé mortifiante , puifque j» c'étoit celui du roi mon père. Et fi cette joie «5 vient de I'efpérance d'un gouvernement plus ?s heureux , vous m'avouerez, monfieur 1'ara>i balFadeur, qu'il y a plus de folie que de raifon ss dans 1'excès auquel ces peuples fe livrenr, puifS5 qu'ils ne favent pas encore comment je gous> vernerai. Tout ce que je dois faire , c'eft d'ap55 porter tantde foins a les rendre heureux, que « leur bonheur réponde a la joie qu'ils font pa-  ï4 H I S T O I R. E » roltre, & qu'ils me regrettent lors même que » je leur lailTerois un fucceffeur propre a remplir » mes meilleures intentions. Mais , monfieur 55 1'ambaffadeur, pourfuivit le roi, il y a lom< 53 tems qu'on a remarqué que le peuple n'eft ja» mais content de ce qu'il a, & qu'il n'aime que »3 la nouveauté. ,> C'eft par des raifons a-peu-près femblables , que divers corps ou compagnies ayant fait demander au maitre des cérémonies, unjour, pour venir complimenter le roi, ce prince leur fir dire qu'il les verroit tous avec plaifir , mais qu'il ne vouloit point de harangue : Je nat point, difoiril, de tems a perdre, & je crains Vennul. D'ailleurs, comment irai-je écouter des louanges que je ne mérite pas fans doute ; que eeux mêmes qui me les donneront ne croiront pas que je mérite ? Ce font les aclions qui font les véritahks louanges , & non pas les phrafes agencées des orateurs. La reine Tripalle , dans 1'ineertitude des événemens, voyant tant d'oppofttion a faire recevoir le frère eadet de Titi pour fucceffeur de Ginguet, s'étoit retirée dans une province maritime & voifine des états d'un prince fur 1'amitié duquel elle comptoit beaucoup. Cette province étoit couvene de marais, & coupée de diverfes rivières qui en faifoient un lieu de reiraite difficile a forcer, & de plus, le premier  du Prince Titi,1 ij miniftre y étoir tout-puiiïant par les grandes terres qu'il ypolTédoit, & par 1'affeótion du peuple qu'il y avoit toujours fingulièremenr prorégé. Ce mi-, niftre & tous ceux qui avoienr reconnu pour roi Tripillon, 1'y avoienr fuivi avec la reine mère, & elle y avoit tranfporté les tréfors de Ginguet qui étoient immenfes. Le jour même que Titi arriva dans fa capitale , après avoir donné quelque tems aux félicitations du public, il fc recira pour écrire a Tripalle la let'tre fuivante. Madame, Mes premiers foins d mon avinement d la cpuronne , font de prier très-infiamment votre majejlé d'oublkr tous les fijets de mécontentement quelle a cru avoir d'un fils qui na jamais en que le deffein de lui plaire. Je promets d votre majejlé de ne plus même fonger au malheur que j'ai eu de ny pas réujfir. Revene^ , madame , dans votre palais , y recevoir les refpecls d'un fils d qui le titre de roi ne fera jamais oublier que vous êtes la reine fa mère. Ramenei rnonfrhe , & quun prompt retour a fon devoir e ff ace la prècipitation avec laquelle il a prïs un titre qui m étoit dü. II trouvera dans mon amitié de quoi s'en dédommager, & outre les biens que.je me fens por té a lui faire , votre majefté fera la maurejfe d'augmenter fon apanage. Fenei, ma~^  i4 jïlSTOIRË dame , remettre toutes chofes en ordre j & aider par votre préfence , d confoler un fils de la perte qui lui fait occuper le trone* C'eft la coutume des rois de cè pays la , de figner toujours moi le roi. Mais Titi figna cette le.ttre en foufcrivant. Votre tres-humble ferviteur & fils Titi. Il en écrivit en même tems ün autte au premier miniftre j auquel il ordonnoit de revenir promptemenr , & de commander de fa part a tous ceux qui avoiént fuivi le parti du prince , de venir fe remettte dans le devoir. II i'exhórtoit fur-tout a porter la reine a ne pas différer un retour autanc fouhaité que néceflaire. II lui eh faifoit voir les conféquences , & finifloit en aflurant qu'il oublieroit toutes les fauffes démarches qu'on avoit faites, pourvu qu'on les reótifiat pat une prompte obéiffance; 11 chatgea enfuite de ces deux lettrés le prince de Fullfoi, un des quarre feigneurs qui lui avoient' toujours été le plus affe&ionnés , & lui recommanda beaucoup d'ajouter de vive voix tout ce qui feroit propre a rendre ces lettres efficaces. II écrivit enfuite a Abor pour lui marquer dé fe tenir pret a venir le trouven Dites d ma cheré Bibi, écrivoit-il dans fa lettre , que je fuis bieti fache' de ne pouvoir encore la faire venir j mais ïl  ö w P R r n c e T i T r. ij. « prïndpakment que mon cceur qui ait befoin d'elle t & ma conduite a principalement befoin de vous. II s'étoit propofé de n'écrire que cette lertre • il ne. pat fe refufer d'y e„ joindre une autre per iJibi. II craigmt qu'elle ne fut faxhée s'il ne fa» «nvoij pas , & fe fit un p!aifïr de. cqM & auroit de recevoir de fes nouvelles Le prince Fullfoi arriva i Ia cour de Ia reine mëre , lorfque cette reine tenoitfon confeil avec les mmiftres &feigneurs de fon parti, & avec les pnncpaux de la province. li j avoit deux heures qu elle avoit appris la nouvelle de 1'entree de Titi ^ns Ia capitale du royaume, & de Ia joie qu<» les peuples avoient fait éclater. Le prince fe fit annoncer. II entra, remit a la reine & au prebier miniftre les lettres dont il étoit chargé • & comme il voulut, par la feule expofirion des circonftances préfentes, porter Ie confeil de Ia reine rnere 4 faire ce que le roi exigeoit, Tripalle lui dit ' d aller fe repofer , & qu'elle lui feroit favoir la «ponk Fullfoi fe retira. La reine Iut Ia lettre qu il lm avoit remife, & dit au premier miniftre de ire auffi celle qu'il avoit recue. Après que 1 une & I autre eurem été lues tout bas, Ia reine donna la fienne a lire tout haut. Le premier miniftre fut obhge d en faire a-utant; & ces lettres ayant été ainncommuniquéesau confeil, Tripalledemanda « q»d y avoic a faire, & exigea que chacua  \6 H r S f o i R ft dit naturellement fon fentiment; mais perfontie n'ofoit le dire. Les uns ne vouloient pas confeiller de fe confonner a ce que fouhaitoit Titi, de peur de fe rendre fufpefts a Tripalle, & de fe faire regarder pour gens peu attachés a fon parti; ce qui pouvoit leur être nuilible, ü même cette princeife revenoit jamais a la cour de Titi: on la connciffbit impérieufe Sc vindicative. Les autres n'ofoient confeiiler de ne pas fe rendre a ce que fouhaitoit Titi, paree qu'ils craignoient les événemens, feutant bien que le parri du jeune prince n'étoit pas en état de réfüler, & ne voulant pas qu'on put les accufer dans Ia fuite d'avoir donné des confeils pernicieux qui les perdroienr euxmêmes fans reffource. La reine prelfoit vainement de parler. Chacun lui répondoit que 1'affaire étoit d'une fi grande conféquence , qu'il y falloit beaucoup de réflexion : mais tous lui direnc que lui étant parfaitement dévoués , c'étoit a elle a décider , & qu'ils la fuivroient, quelle que fut fa réfolution. Alors Tripalle prenant la parole , leur fit le difcours fuivant. « Perfuadée de votre zèle , je ne puis me „ plaindre de votre filence. Je fens que dans une „ circonftance fi délicate , il eft plus prudent de „ fe taire , que de parler fans avoir a(Tez réflé„ chi fur une réfolution dont 1'alternative ne M nous ofFre que les rifques d'une guerre civile , ou  »u Prince Titi: 1?; » ou la néccffiré de vivre fous la puiffance d'un » homme qui croira que nous 1'avons offenfé. Je » ae fuis pas moins combattue que vous fur le » parti que j'ai a prendre. Les malheurs d'une » guerre dvile m'effrayent , lors mêmes que les *> fuites ne m'épouvantent point. Car enfin, Ia » profcription du prince Titi, par le feu roi fon » père & mon époux de glorieufe mémoire , » fubfifte, foufïignée de tous les feigneurs de fon » confeil privé. Titi a fui , il a quirté 1'état, &c » s'eft fouftrait i la juftice de fon roi & de fon » père : marqué donc qu'il étoit coupable , & » que Ia profcription eft jufte. Le prince fon frère » a été reconnu pour roi. II n'y a eu quel'am» balTadeur d'un prince qu'on fair ennemi de ce » rpyaume , & avec lequel Titi a eu des Iiai~ . » fons fufpedes , qui a protefté contre une pro» clamation que la juftice autorife , & que Ies V belles qualités de Triptillon juftifient, Nous » avons la juftice pour nous, nous avons aufïi *> la force, car nous avons 1'argent. Si la plus » grande partie du royaume fe déclare pour Tiri; » fi même la plupart des ttoupes prennent fon v parti, rien en cela ne doit nous intimider. II » n'a point d'argent pout payer fes troupes , a comment fe les confervera-t-il ? & commenc » exigera-t-il de fes peuples les fommes nécef» faires , fans les indifpofer contre lui, lork TQmiXXFUU B  jg H I S T O I R E » qo'il ne doir fonger qti'1 les gagner ? Eft-ce „ en exigeant de 1'argent de fes nouveaux fujets „ qu'il s'en attirera , ou qu'il s'en confervera » 1'affecKon ? » Pour nous , nous fommes maïtres afsürcs „ d'une grande province , impénétrable a nos « ennemis, & qui peur fans cetfe nous fournir „ par mer de nouvelles reffources. Nous pou„ vons de plus compter fur les forces d'un puif„ fanr roi, & £ar toutes fortes de fecours de ». la part du roi mon père. Nous avons des gens „ affe&ionnés dans tous les endroits de ce royau-» » me, & enfin nous avons de 1'argent. Titi n'en M a point , quefait-on fans argent? Cependant, „ pour ne pas expofer 1'étar aux malheurs d'une guerre civile , j'efpère que Triptillon aura „ 1'ame affez généreufe pour céder la royauté a „ fon frère , & donner les mains ï une réu„ nion que je fouhaite , & que je conferverai „ de toutes mes fotces , fi Titi fe montre tel „ qu'il doit être : mais il eft jufte auffi que lorf» qu'on lui fait les plus grands facrifices , on prenne les précautions néceflaires pour n'avoir „ pas lieu de s'en repentir. „ Mon fentiment eft donc de confentir a la „ réunion que Titi demande j mais de convenir s> auparavant des condicions auxquelles nous vou? „ lons y confentir.  du Prince Titi. jj£ » Si vous êtes de mon fentiment, fur quoi » je ne veux gêner perfonne , ajoura-t-elle , en » jerafit les yeux fur rous ceux qui étoient pré- W fens > 11 n> a ore/Ter les propofitions que » nous avons a faire. » On applaudir d'une voix unanime au difcours de Tripalle. On rravailla fur le champ * dreflèt les propofitions qui devoient être envoyées a Tin' ou , pour mieux dire, les conventions qu'on exigeoit de ce prince. Elles contenoienten fubftance, ^vCoutre l\,pa. nage du au frère unique au roi , on accordcrok d Triptillon quinV mille cinq eens ginguets d'or par chaque mois , pour intreden de quatre régens' & de deux compagnies de gardes , tant d pica qu'd cheval. Que cefdits rJgimens dépendroient telUment de Tnptdlon , que non-fiulement tous les emplois feroient dfa difpofuion, mais que le &eu même de leur garnifon & de leur fervice d.pendroient de lui. Que ft la reine mère ne vouloit plus retourner d la cour Ja majejlépourroit refter dans le chdteau royal de laprovince oü ellefe trouvoit acluellement, & quc Triptillon pourroit demeurer avec elk, s üpréféroit cette retraite d quelqu'autre demeure que ce füu Que tous les feigneurs, & autres fans exception, auuturotentfutvile parti de Tripüllon , froknt confervés dansles charges, rangs, tkres & dignhes qu'ds avoiemfous le regne du.feu roi; & que pour ga- Bij  £0 H I S T O I R E rantïc de Vexécution des promeffes de Tui , il confenüroü que les tréfors laiffés par le feu roi demeuraffent en dépSt entre les mains de la reine mere, auquel ca, on confentoït de lui renvoyer Pepte , le fceptre , U couronne, & autres ornemens royaux. Tripalle figna ces propofitions , qui futent attui Wes par rous ceux de fon confeil, excepte pat U premier miniftre & deux fecrétaires detat, ou'on crut qui ne devoient pas les figner , fous prétexte que Triptillon n'étoit pas péfenf, mais en effet, pour donnet d'autant moins d autorite a eer acte , ü jamais il prenoit envie a ce prince de «y avoir aucun égard ,& de vouloir mainrenir fa proclamation. Rafinement mutde , pui que ces propofitions étoient plutot une nouvelle infulte , qu'un moyen d'accommodement. La reine mère écrivit a l'heure même, cette reponfe, alalettre de Titi. Je fuis bien aife, monfieur mon fils, de voir les Muofuions oü vous êtes a mon égard. Je nepuis me réfoudre a retourner dans des lieux ou toutmerenouvüeroit la douleur d'une perte irréparable vous aVer unfmcère defir de pacifier toutes chofes JouJcrL aux propofitions ci~jointes. II ne tiendra pa, *Ji, monfieur mon fils, que vous ne me trou, nez U miUturc mere du monde. liio\tMT6im mm>  d tt Prince Titi. at Après avoir fait fermer cette lettre, eïie pa-ffa dans fon appartement, oü elle ne doutoit pas qu'elle ne trouvat le prince Fullfoi , qui y étoit en effet. Elle le fit entrer dans foncabiner, lui donna la lettre , & commenca a 1'entretenir des fujets de plaintes qu'elle avoit contre Titi. Fullfoi tachoit de les déttuire pat de meilleurs raifonaiemens que ceux fur lefqueis ces plaintes étoient fondées. Mais que fervenr les bons raifonnemens auprès de ceux qui n'écoutent que leur paffion ? Enfin le prince Fullfoi ayant ofé conclure de toutes les réponfes qu'il avoit faites aux accufations de la reine , que toute la conduite de Titi a 1'égard du feu roi fon père 6c de la reine fa mère avoit toujours été fi refpeótueufe, qu'on ne pouvoit fans injuftice 1'accufer d'avoir voulu leur déplaire. Je fuis donc injufte moi, dit Tripalle d'un air colère. Vous pouvez 1'être fans le croire , madame , & fans avoir envie de 1'être , répondit Fullfoi. Allez , .monfieur le député, reprit la reine d'un ton de mépris ; fi vous n'aviez ■que cela a me dire, ce n'étoit pas la peine de faire le raifonneur. Elle ouvrit alors elle-même la porte de fon cabinet, & le congédia. Le prince Fullfoi en fortant de chez la reine, fut chez lt premier miniftre , qui lui dit qu'il ne pouvoit encore faire de réponfe a. la letrre de Titi, paree qu'il falloit aupatavant qu'il entretint e» Büj  ïi HlSTOIRE particulier la reine mère, & chacun des princï-paux de ceux qui s'étoient dévoués au parti de Triptillon j qu'il le feroit inceflamment, Sc qu'il ne manqueroit pas de rendre compte de tout a Titi. « J'ai toujours honoré les vertus de ce grand 55 prince , pourfuivit-il.. & fi j'ai prêté mon mii» niftère a quelque chofe qui ait pu lui déplaire, 53 ce na jamais été que par la néceffité oü jétois 33 de fuivre les volonrés de Ginguet £c de Tri» palie. Fakes-le fouvenir, ajouta-t-il, que pour 33 le faire jouir de fon apanage, je me fuis ex33 pofé a déplaire au roi & a la reine , qui vou33 loient s'en conferver les revenus, & alFurez-le 33 que s i' veut me donner des lettres qui me 33 menent al couvert de tout'e recherche , m'acw eorder trois mille ginguets de penfion pour 'as vivre tranquillement dans mes terres, je 1'in»3 formerai d'une infinité de chofes qu'il ne peut ->3 favoir que par moi: que je feindrai même » d'êtra ferme dans k parti de Triptillon , pour en favoir tous les defFeins , en inftruire Titi, 33 Sc les faire échouer : que je ferai, quand il le 33 voudra , révolrer contre la reine mère , cette «3 province oü élk fe croit fi fort en füreté : que 33 je faurai mè iaifir de fes tréfors , & les remet33 tre entre les mains de Titi, & que je ne veux « aucune grace qu'après tous ces importans fer-  du Prince Titi. ij r> vices. a Le prince Fullfoi lui fit répéter" röures ces propofitions , &c les écrivit devant lui, afin d'être plus für de les rapporter fans aucune altération. il repartit fur le champ pour fe rendre auprès de Titi, qu'il crut que les propofitions du minifhe confoleroient des mauvailes difpofitionS de la reine. Tripalle fentoit Men que la réponfe & les propofitions qu'elle faifoit a Titi ne feroient pas raroitre a ce prince qu'elle eür grande difpofition a la réunion qu'il fouhaitoit, elle fentoit même qu'il y avoit de quoi 1'irrirer: mais elle croyoit qu'il étoit d'un naturel fi bon & fi défintérefle, ce qu'elle regardoit comme fottife, qu'elle s'imagina que ce prince pour évirer une guerre civile, feroir tout ce qu'on exigeroit de lui, & ccderoit de tout fon cceur les rréfors qu avoit laiffé le feu ■roi. Elle ne fe trompoit pas. S'il n'y avoit eu que cela a céder , Titi 1'auroit cédé de tout fon cceur. Fullfoi de retour , commenca par donner a Titi le paquet que lui avoit remis la reine mère. Ce prince, avant de 1'ouvrir, augura mal de la réponfe qu'il confenoir. On avoit mis iimplement pour fufcription : au prince Tui mon fils. 11 fut très-affligé de la réponfe de la reine , & des propofitions auxquelles elle avoit foufccit. Vous at-on fait part des réponfes, demanda-t-il au prince Fullfoi ? Non , lire, répondit le prince. Lifez , Biv  £ | 'Bist o ï tl e reprit le roi, & plaignez un fils qui ne peut fe concilier 1'afFeÓEion de fa mère. Le prince Fullfoi vit avec indignation la réponfe 8c les propofitions qu'on ofoit faire a fon maitre, & rirant le papier oü il avoit éctit celles dont le premier miniftre Pavoit chargé, il en fit la leéhire, que Titi écouta avec autant de mépris que d'indignation. Fullfoi furpris de ce que le roi ne paroifloit pas vouloir profitet des offres du premier miniftre, ne put s'empêcher de dire a fa majefté , que quoique les propofitions de eer honime fiffent parfaitement connoïtte la balFeffe & la perfidie de fon cceur , quelques perfonnes croiroiertt qu'on pourroit en profiter ; puifqu'en les acceptant , le roi s'afiureroitbientot de tous les tréfors qu'on lui avoit enlevés, & verroit, fans aucune guerre civile, le parti de Triptillon entiétement détruir. II me femble, mon cher Fullfoi, répondit Titi , que d'employer des traüres , c'ejl fe rendre au moins complice de leur trahifon , & favoue que jen ai tant d'horreur, que je ne pourrai jamais me réfoudre d me fervir, ni de trahifon , ni de traltres. Parions de bonne foi , poutfuivit ce généreux prince , quelle différence y a-t il entre celui qui fait une mauvaife aclion , & celui qui la fait faire ? Aucune , fi ce n'eji que celui qui la fait a Jouvent plus de courage & d'adrejfe. Régnons , ajoura le roi, mais ne régnons que par les voies de  ti v Prince Titi. 25 la juftice & de Vhonneur , toujours inf.tparables. Ceci donna lieu a une petite converfation , oü ils examinèrent la regie de conduite qui veuc que de deux moyens pour parvenir a un bur, on fe ferve toujours du moyen le plus sur Sc le plus prompt. Titi convint de la vérité de cette règle ïriais obferva fort bien qu'elle n'étoit applicabie qu'entre des moyens égalemenr juftes , & qu'elle ceffoit de 1'être dès que le moyen le plus prompt & le plus sur n'étoit pas jufte. Ils examinèrent la différence qu'il y avoit entre la trahifon & la rufe; Sc Tiri fit voir, que, qnoique cette dernière fut quelquefois permife , elle ne 1'éroit jamais qu'avec ceux qui vouloient 1'employer contre nous. Ce prince qui favoit fort bien 1'hiftoire, remarqua qu'on n'y lifoitpoint une trahifon fans fentir une indignarion, qui s'érendoit jufques fur ceux qui en profitoknt, lors même qu'ils ne 1'avoient point tramée , a moins qu'ils ne fiffenr punir les trairres , ce qui faifoit alors un grand plaifir. Fullfoi ne quitta fon roi, après eet entretien, qu'avec une augmentation d'attachement & de refpeót pour la perfonne de fa majefté. Il n'y avoit pas deux heures qu'il fe repofoit dans fon appartement, lorfque deux fecrétaires dcrat & fix feigneurs, de ceux qui avoient fuivi le parti de Triptillon , vinrent Ie trouver pour Ie prier d'informer le roi qu'ils venoient fe rendre a fes ordres, &  -6 HlSTQlRE fuppüer fa majefté de vouloir bien les recévo:r en grace. Fullfoi fit fur le champ ce qu'ils fouhaitoient. Ilsl'avoient fuivi jufques dans 1'antichambre du roi, qui ordonna d'abcrd qu'on les fit enne:. Ils fe jetèrenrauxgeno'.ixde Titi ,quiles faifant relever, fans leur donnet le rems de parler , leur dit: il n'y a perfonne , mefneurs , qui ne puijfe fairs des fautes, mais je fais quilnya point de fautes qu'on ne doive pardonner, d propon ion que ceux qui les ont commifes travaillent a les répanr. 11 ne tiendra donc qua vous de me faire perdre jufqu'au fouvenir de votre imprudence ; & je ne vous entretiendrai même, dans le tems préfent, de ce qui s'efl paffe, que pour être inftruit de ce que je dois favoir, & non pour vous en faire des reproches. Ces feigneurs furent fi pénétrés de la bonté de Titi, que quelques-uns ne purent retenir leurs larmes. Ils fe jetèrent de nouveau a. fes genoux , pour marquer leur recounoiftance , mais il les obligea auffi-tót de fe relever , & demanda des nouvelles de la manière dont on vivoit dans la province qu'ils venoient de quitter; fi 1'air y étoit bon ; fi on y faifoit grand'chère; fi les vins n'y éroient pas abondans , quoiqu'il n'y eut point de vignes; enfin , il leur paria de rout ce qui pouvoit écarter les idéés d'offenfe & de pardon ; & les congédia, en leur difant d'aller fe repofer, & de ne point ofair enfuite de vifages  du Prince Titi. 27. inquiets a la joie que leurs pareus & leurs amis auroient de les embrafier. II écrivit après cela une lettre a la rekie mère, qui commencoit aiafi : Madame, C'efi avec une extréme douleur quejevoisparla lettre, & les propofitions que vous m'ave^ envoyées, que je dois défefpérer d'obtenir les bonnes grdces de votre majefté. J'ojè dire que mon attackement & mon rejpecl pour elle méritoisnt un autre retöur. Je ne me départirai jamais de ces fentimens , madame. Ainfi pour ce qui regarde la perfonne de votre majefté, je nai point de convention d faire, je nai qua favoir fa volonté & la fuivre. Mais pour ce qui regarde tout autre , & fur-tout ceux qui out foufcrit les propofitions que vous m'ave%_ envoyées , votre majefté me permettra de lui dire, que je ne penfe pas ajfe{ mal du titre que je porte, pour vouloir capituler avec ceux qui norit que le droit de mobéir. Ma regie fera de ne jamais pardonner les fautes fur lefquelles on aura eu le. tems de réfléchir, & qu'on auroit pu riparer. C'efi affe-^y pufquon ne devroit peut-ctre pas même pardonner celles qui ont été jaites fans réflexion. Je le répète, pour ce qui regarde votre majefté, madame , je  i£ Histoirê n'ai qti'd foufcrire a* ce qu'elle fouhaite, mais jö vous fupplie de confeiller a mon fiere , & h tous ceux qui font auprès de lui un parti de fieditieux, de venir avant fei^e jours fe remettre dans leur devoir, ou de fe bannir pour jamais du royaume ; autrement je les feraifervir d'exemplé aux mauvais fujets. Je nen excepte que mon fr ere , en faveur de Jon age, & dans l'efpérance que fi on ne lui apprend pas maintenant ce qu'il doit faire, plus de connoiffance de fes devoirs & de fes ve'ritables in-, téréts le remettra dans le bon chemin. Titi s'étendoit enfuite fur 1 ïmpoflibilité Je faire réuffir le parti de Triprillon , & fur le peu de confiance que la reine devoit avoir en ceux mêmes qui lui paroilfoient le plus attachés ; fur quoi il lui envoyoit une copie des propofitions que le premier miniftre avoit faites. Dans Ia . crainte qu'elle ne communiquar pas certe letrre a ceux qui avoienr intérêt d'en être inftruits , il Ia fit voir aux deux fecrétaires d'état, &c aux fix feigneurs qui avoient quitté le parri de Triptillon, Sc le prince Fullfoi leur en donna quelques copies qu'ils firent remettre a. ceux de leurs amis qui étoient reftés auprès de Tripalle, par le même officier qui lui porta celle de Titi. La reine mère fut extrèmement furprife a Ia ledure de cette lettte. Elle ctoyoit que Titi  du Prince Titi. 29 n'étoit bon que de cette bonté de tempérament qui marqué plus de foibleile que de vertu. Elle ne connoifloit que celïe-la, ou cette bonté perfide que la politique met en ufage pour féduire ceux dont ellë a befoin. Elle ne connoiiToir pas la vraie bonté que la raifon infpire & dirige comme les autres vertus , & dont le terme eft une juftice d'auranr plus févère , que certe bonté a été plus grande. La reine mère s'imagina que Tiri ne lui auroir jamais écrir avec tant de réfolution , fi quelqu'un ne leut porté a le faire. Elle fe promit bien de le découvrir, & de punir tót ou tard cruellement qui que ce put être 5 mais ce qui 1'agitoit cruellement elle-même , c'étoit la trahifon du premier miniftre donr elle ne pouvoit fe venger fans fe perdre £ a caufe du pouvoit qu'il avoit dans la province , oü Pon peut dire qu'elle & Triptillon étoient fous fa protection. Tel eft le fort des grands qui prennenr des partis injuftes , & fur-tout de ceux qui fe révoltent contre 1'autorité fuprême : obligés de ménager tout le monde , ils deviennent les efclaves de tous ceux dont ils ont befoin. La reine mère, agitée, incertaine , réfolue feulement a ne pas prendre le feul parri qu'elle auroit dü fuivre , fi elle eut écouté la raifon , rouloit dans fa tête mille idéés dont aucune ne pouvoit la fixer. Elle eut cependatts affez de prudence pour ne lailfet  30 HlSTOlRS voir a perforatie 1'agiration oü elle étoir. Elle artendit qu'elle fut affez calme pour marquer , du moins extcrieurement, une tranquillité dont fon ame ne jouiifoit pas, & quand elle fe crut en état de feindre , elle envoya chercher le premier miniftre , 8c lui donna a lire la lettre de Titi, ïl. n'étoit pas moins habile a feindre que Tripalle; il ne fe déconcerra point quand il lut ce qui le regardoit , & dit en fouriant : lis font plus habdes que je ne croyois , ils n'ont pas donné dans le panneau que je leur avois tendu. Il fit un detail politique pour prouver a la reine qu'il n'avoit fait les propofitions dont on envoyoit copie a fa majefté, que pour enrrer dans les deffeins de Titi, 8c fous prétexte de le fervir, 8c après 1'avoir fervi en efFet dans quelque chofe de peu d'importance , le faire échouer dans une occafion qui cauferoir la perte de ce prince, & afiureroit pour jamais la couronne a Triptillon. Mais d'oü vient, dit la reine , que vous ne m'avez pas parlé de ce deffèin ? C'eft qu'il éroit inutile d'en entretenir vorre majefté , avant que de favoir eomment ils s'y prêteroient, répondir le miniftre. Quoiqu'il eut fait cette réponfe fans hcfiter , la reine ne laifta pas de remarquer dans un mouvement prefqu'imperceDrible , que fa queftion 1'avoit furpris ; mais le befoin qu'elle avoit de eet homme , fit qu'elle feignit de le  du Prince Titi. }l croire. Un plus grand éclairciftement n'eur fervi qu'a tout brouiller; & d'ailleurs fa perfidie révélée par Titi, devoir rendre ce miniftre ennemi mortel de ce prince, & 1'attacher d'autant plus aux intéréts de Triptillon. C'eft en effet ce qu'il fit comme un défefpéré qui vouloit tout perdre , sii ne fe fauvoit pas lui-même. Dans leur converfatióh qui fur affez longue , il demanda a la reine ce qu'elle étoit enfin réfolue de faire : de maintenir Triptillon, dit-elle, quelque chofe qu'il en coute. Renvoyez donc , reprit le miniftre, celui qui vous a apporté la lettre de Titi, avec ordre de dire a fon maïtre , que dans quelque tems votre majefté lui fera remettre une réponfe par écrir, & jen fournirai les matériaux. Permettez-moi, madame , continua-t il, dallet les chercher dans toutes les villes de la province , & votre majefté verra fi je lui fuis véricablement un ferviteur zélé & fidéle. II expliqua fon deffein a la reine qui 1'approuva. Ils fe quitrèrent, en apparence bien réunis , paree qu'il étoit en effet de leur intérêt de 1'être par la nécetTké des circonftances. L'officier , après avoir fait rendre les autres lettres dont il avoit été chargé , repartir felon 1'ordre de la reine , & vint dire a Titi Ja réponfe verbale qu'on lui avoit faite. Ce prince en fuc cxtrêrnement fiché, jugeant par la que k reine  Jt H I S T O I R E fa mère étoit réfolue de fe porter aux exttémités violentes. Cependant,Aboréroitarrivé ala cour,oü ils'éroit rendu , ainfique le roi 1'avoit fouhaité. L'Eveillé avoit été le chercher dans un cartofle du roi5cequi ne caufa pas peu de furprife aux courrifans. Ils voyoknt un homme avec un vifage bafané, des mains delaboureur, un habitgroflier, pas même de manchettes.& pour quicependantleroi marquoit une confidérarion infinie. Qu'eft-ce que c'eft que eet homme la, s'étoient ils demandé les uns aux autres? Eft-il gemilhomme ? De quel maifon eftil ? On ne conn/it, ni fa mine, ni fon nom. Les plus curieuxavoient été queftionner TEveillé, qui fe plaifoit a les killer dans 1'inquiétude. Cependanr comme la faveur du pnnce eft k plus beau titre qu'on puilTe avoir a la cour , Abor y avoit recudèsfonatrivée, non-feulement des pohteftes , mais des refpeds. Les attentions du roi avoien't donné 1'exemple ; il 1'avoir logé dans un des plus grands & des plus beaux appartemens du palais, & k voyoit fouvent en particuliet. Le rol lui même prenoit plaifir a 1'inquiétude des courtifans fut le fujet d'Abor. Cependant, quoiqu'on eüt défendu aux geus de 1'équipage , qui avoit été le chercher , de dire oü ils avoient été, deux feianeurs trouvèrent le moyen de les faire parler, & envoyèrent enfuite, pour fatisfaire toute leur cuiiofité  DU P ft I N . du Prince Titi. 35' m tems ouj'en ai unfigr and befoin pour moi-même, | /»cwr /e bonheur de mesfujcts. Xe me prive^pas du feu/ bien que les plus grands princes ayent dfouhaher.. Ne m'ote- pas un ami de confiance, un confeUler de vertu. « Vous n'avez pas befoin qu'on 5j vous la confeille , kii répondit Abot 5 votre » majefté y eft natureliement portee , & vos ré» flexions vous y or.rconfirmé; c'eft vous, fire , 1 p renfeig»erez par les exemples que vous en » donnerez roujours , & que Vütre rang VQUs » obhge d donner plus exaétemenr que les autres » hommes. Pour des amis de confiance, fire, auH cun roi n'en a jamais eu autantque votre'ma-" » jefté peut en avoir. Elle connoit 1'attachement • » Ie zèle, & la fidélité de l'Eveillé. Son père eft" .> un homme plein d'honneur , & qui vous eft » parfauementdévoué. Vous ayez de p!us,quatre » feigneurs qui vous ont été attachés lors même " faire ^ C°Ur' ^ dc « vous pas " re°ire Ce $ vous «oit dü. Leur rang,"leur - naUTance , les met d portee d'ètre honorés de » 1 aminé de votre majefté. Leur verru, leur con-' » noürance de la cour, leur capacité pour les af» faires , & leur attachement qui n'eft pas dou» ceux pour vous, les en rend dignes. Pour moi, » hre , a quot ftds~je propre ici ? cans co^f» W des affaires , & moins encore des mi_ » neges de la coür, je & fuis propre i Hen , & f, C ij  >, de cette vraie droiture que votre majefté me j. fuppofe, plus il feroit aifé de me ttomper. Que a*« maiefté me loge dans un petit pavillon, * au coin de c'eft tout ce % ll mS „ faut, St tout ce que je lui dfimande. Je cott„ viens, reprit Tttï, de 1'attachement de 1'Evedle, „ & de toutes les bonnes qualités■ mais li eft dans „ l'age des pafllonsi fa vertu eft-elle fondée fur „ des principes aflez réftéchis, pour que je compte „ qu'il ne s'en écartera jamais , & fa vivacue ne „ 1'emporteta-t-elle pas même a juger trop preciT „ pkamment des cbofes , & i me les repréfenter „ peut-être fousune face plus féduifante que vraie? „ Je fais qu'il auroit aftez de courage pour m'aver» til des fautes dont je ne m'appercevrois pas j „ mais je fais que j'eu pourrois faire qu'il ne re„ garderoitpointcommefaute, &.d'autresmenie „ auxquelles fon amitié pour moi feroit qu'tl fe „ prêteroit de tout fon cceur. A 1'égard de fon „ père , c'eft un homme de bien fansdoutej ll „ m'aime, j'en fuis sür. II m'a fourni des fommes„ confidérables , lorfque je u'étois que prince, & „• qu'il étoit incertain fi je pourrois les lui rendreLe lendemain même du jour que je revins dans „ cette ville, il m'apporta cent mille gmguets d'or i & m'en a fait encore temettre autant , „ deux jours après. Ce qui me furprend, ce*  © v Prince Titi. w que je ne fais pas oü il peut trouver eet argenrj »> & ce que j'admire , c'eft qu'avec des fommes n fi prodigieufes, il nevivequecomme unfimple >■> particulier. C'eft donc un homme que je dois » aimer Sc eftimer; jele fais aufli,& jelui endon*> nerai des marqués : mais je n'ai point été en »j fituation de le voir aflez , pour former cette sj forte de liaifon qui autorife de dire, ce qu'au»> trement on n'ofe dire s ou ce qu'on n'écoutes» roit peut-être même qu'avec peine. II ne tiens) dra pourrant point a moi que cette liaifon ne fe m forme, pouffuivit Titi. A 1'égard des quatre »» feigneurs dont vous parlez, ajouta-t-il, ils ont n tant d'efprit & de probité , que c'eft précifc55 ment ce qui les a fait exclure des affaires fous »» le miniftère précédent\ pout moi, qui ne crain» drai que d'employer des geus qui n'aient pas •5 aftez de 1'un & de 1'autre, je fuis bien réfolu » de leur commertre les affaires les plus impor»> tantes , & de leur marquer par ma confiance , » Ia reconnoiftance que je dois a 1'affection qu'ils sj ont pour moi. Cependant, il faut que je les »> connoiffe plus a fond pour être sür que leur as vertu ne fera pas aflez complaifante pour ne fe >3 point relacher quelquefois en ma faveur. Tou35 jours élevés a la cour, eft-il poftible que dans » leur morale d'honnête homme, il n'entre point »• quelque alliage de la politique du courtifan ? Ciij  3*5 Histoire 3> Je trouve tout en vous , mon cher Abor, mi » confiance en vdus n'a rien qui 1'inquiète. Vous » n'avez point de connoiflance des affaires , il eft» vrai ; mais eft-ce une grande peine que de fe 33 mettre au fait des chofes qu'on veut exami33 ner ? & avec la jufteffe d'efprit que vous avez, 33 n'en démêlerez-vous pas bientöt le principal « d'avec 1'acceffoire inutile , ou les acceffoires Ci 33 confïdérables , qu'ils deviennent plus impor33 rans que le principal ? Je connois votre péné33 tration & votre exaóbitude, je fuis sur que vous 33 verrez plus loin qu'un autre. J'avoue qu'il fera 33 aifé de vous tromper. Votre droiture & votre 53 fincériré vous fera peut- être avoir trop de con33 fiance dans les paroles de ceux dont 1'hypo3> crilie voilera 1'artifice; mais malheur a celui » qui vous trompera. Je vous affure que la four« berie fera punie fi févèrement, que je ferai par 33 force connoïrre aux hommes que leur vérirable 33 intérêt eft d'être vrais & fimples. Peut - être *> qu'en puniffant ceux qui veulent parokre ce s» qu'ils ne font pas, j'accoutumerai les hommes » a être ce qu'ils veulent paroitre. Enfin , ajouta » Titi, puifque vous avez confenti que Bibi » devïnt ma chère reine , voulez-vous vous 13 priver d'être avec elle & avec moi ? Er ne » devez-vous pas être a la cour dans la pre» mière confidération ? >3 Abor voulut alors per*.  du Prince Titi. 3? fuader Ie roi qu'il ne clevoit plus fonger a Bibi. 11 avoit médité les raifons les plus fortes pour diffuader ce prince de Pépoufer; mais a peine eutil commencé a parler , que Titi lui ferma la bouche , & fir paroitre une forte d'emportement qui ne laifïa a Abor d'autre parti a prendre, que de faire ce que le roi exigeoir. C'eft: ainfi qu'Abor garda fon appartement dans le palais , & qu'il s'y établit. Malgré les diflipations que caufe un avénement a la couronne , le prince qui regardoit comme des momens perdus rous ceux qu'il ne donnoit pas au bonheur de fes peuples , qu'il favoit bien n'avoir pas été heureux ious le dernier règne , aiïembla tous ceux qui y avoient eu le plus de part aux affaires, & leschargea, chacun felon le département oü il avoit été employé, de lui donner des mémoires fur ce qui fe faifoit, & fur ce qu'il y avoit a faire pour le mieux. Ce n'eft pas que Titi voulüt fe conduire par les avis qu'on lui donneroit; il avoit fon plan ; il vouloit feulement le perfedionner encore avant que de Ie mettre en exécution , & il croyoir que ces mémoires potirroient y contribuer. D'ailleurs, il étoit perfuadé que ceux qui n'ont appris les affaires que par les emplois qu'ils ont eus , 11e font pas toujouts les gens les plus propres a en bien juger , patce qu'ils ont des préjugés d'ufage C iv  4* HlSTOIRE qu'ils prennent pour des régies néceffaires, quolqu'elles n'aient fouvent qu'un fondement abufif; mais il croyoit auffi que les gens du métier pouvoient apprendre aux autres plufieurs chofes que la fpéculation ne déconvriroit jamais , ou du moins a quoi elle ne parviendroit que très-difficilemenr. C'eft pourquoi il vouloit toujours premièrement juger des chofes d'une manière fpéculative , & vérifier , étendre ou reótifier enfuite les raifonnemens par Pexpérience. II donna quatre mois pour drefler les mémoires, & jufqu'a ce tems-la il ne fit aucun changemept dans 1'admipiftration des affaires. Forteferre ayant appris le retour de Titi, & la manière dont il avoit eté recu dans fa capitale s eii eut tant de joie, qu'il fit un préfent magnifique , & donna deux mille écus de penfion au courier qui lui en apporra Ia nouvelle. Ce prince ordonna qu'on fit a ce fujet des réjouiflances publiques ; elles durèrent huit jours, La princefFe de Blanchebrune , charmée de Tefpérance de revoir Titi, & de le voir fat le tröne , fut avec tous les feigneurs de fa nation qui avoient été profcrits par Ginguet, remercier Forteferre de 1'afile qu'il leur avoit accordc , des bienfaits Sc des graces dont il les avoir comblés^ Sc demander la permiffion de fe rendre incefTam» inent auprès de lf ut rpi? Forfeferre la leur ac»  dv Prince Titi. 41 corda d'une manière qui, jointe aux bontés qu'il avoit toujours eues pour eux, partagea leur cceup entre la douleur de le quitter, Sc la joie de retourner dans leur pays. La princefFe de Blanchebrune comptoit partir le lendemain au lever de 1'aurore: tous les feigneurs de fa nation devoient Faccompagner; mais un entretien particulier de cette princefFe avec Forteferre , fit différer cé déparr. Ce généreux prince avoit ccncu tant d'amitié pour Titi, qu'il avoit réfolu de lui donner en mariage fa fille unique , afin que Titi fut fon fucce/Feur a la couronne , & qu'il fe vit, par 1'union de leurs états , le plus puitFant roi du monde j c'eft de quoi il entretint Blanchebrune, la priant de fe charger d'en parler a Titi. Je Ie ferai, lui dit franchement la princefFe j mais ce ne fera, fire , que pour augmenter , s'il eft pof» fible , 1'amitié de Titi pour votre majefté , Sc non par 1'efpérance de voir réuftir ce mariage , quoique ce foit le plus grand auquel Titi même puifie prétendre. II aime , je connois la délicareiFe & la noblefFe de fes fentimens ; il fe fera Un plaifir de mettre fur le tröne celle qu'il aime Eh qui ? reprit avec émotian Forteferre ; Eft-ce vous , madame ? peut-on le favoir ? Ce n'eft pas moi , je vous aflurg , répondit Blanchebrune , êc je fupplie votre majefté de ne pas exiger que je dife »n fecret qu'il ne m'appartient pas de  41 HlSLOIRE révcler. Mais quel matiage peut lui être plus avantageux que celui de ma fille , ajouta le roi ? Aücun, répondit la princefFe; je fuis süre que fi, lorfqu'il n'aimoit point, il eut connu la princeflTe Gracüie, c'eft elle qu'il auroit aimée indépendamment même de votre couronne. Mais fon cceur eft pris, je connois fa candeur & fa verru. II ne fera point, par fon inconftance, le malheur d'une perfonne dont il eft aimé. Et, pour continuer de parler franchement, en vc'rité , fire , .pourfuivit Blanchebrune , je crois que le plaifir d'aimer celle qu'il aime , peur contrebalancer tous les avantages qu'il trouveroit avec la première princefle du monde. Puifque cela eft , dit Forteferre , je vous prie, madame , de difFérer de quatre jours votre départ ; je vous accompagnerai avec ma fille , & je partagerai avec vous la joie de voir fur le tróne un prince que j'aimerai toujours comme mon fils , quoiqu'il ne puiffe 1'être. C'eft ce qui fit différer le voyage de la princefle & de tous ceux qui devoient la fuivre. Elle envoya un courier pour informer Tiri du deflein de Forteferre. Et en effet a peine le premier mois du règne de Titi étoit écoulé, qu'on apprit que Forteferre venoit d'arriver fiu: les frontières oü on avoit envoyé les ordres né.ceflaires ponr lui faire rendre les plus grands refpefts, & ou les premiess feigneurs du'joyaume  ©u Prince Titi. 45 fe trouvèrent pour le recevoir. Tiri alla lui-mêm'e a une demi-journée aü-devant de Forteferre, & il cxoit non feulement fuivi de tous les grands officiers de la cöuronne , & de tous ceux de fa maifon , des feigneurs de la cour , & de route la nobleffe de la province a cheval ; mais les dames fuivirent aufFi en carrofFe , pour fiire hon" neur a la princefFe Gracilie. Le roi fon père avoit fait tout le voyage en carroffè avec les deux princefTes ; pour ce jour-la il voulut être a cheval , foupconnant que Titi pourroit bien venir audevant de lui. Dès que les deux rois s'appercurenr, ils piquèrenr des deux pour fe rencontrer plus vïte , & a quelques pis de Forteferre , Titi fe jeta légètement a terre pour aller l'embraffer. Forteferre en fit autant ; mais Titi fut plus habile & le prévint. Les deux rois s'embraf* sèrent avec une tendreffe & une joie pen commune. Les deux princeffes qui étoient defcendues de carroffè, furenr de même embraffées par Titi, qui y rérnqhta avec elles , après que Forteferre y eut repris fa place. Ils n'avoienr pas fait une demi - fiéue qu'on detourna dans une grande prairie au milieu de laquelle parut un brillant édifice précédé de deux longues ailes qui en étoient un peu féparées , &i parallèies a deux autres qui éroient derrière. Cet edifice étoit un carré large dj deux cent cin-  44 HlSTOIRB quante-fix pieds, fur deux cent quatre-vmgt-huic de Iongueur ou de profondeur. La haureur étoit de foixante & huit pieds. II ne recevoit de jout que par quarre ouvertures ménagées auprès des quarre angles de Ia corniche du plafond. II avoit un portique foutenu par vingt colonnes, oü 1'on reconnoifloit 1'ordre corinthien, & dont les unes n'ctoient que de lys , les autres que de rofes , les autres que de lys & de rofes , & queiques-unes de pavots de diverfes couleurs ; ce qui, par Ia facon dont on les avoir mêlées , faifoit un effet charmant; tout le batiment n'étoit que de fleurs attachées a un treillage de fil d'archal, qu'elles ccuvroient fi parfairement, que quelques petits zcphirs pouvoient a peine y paffer. Le treillage qui formoit ainfi les murailles de ce batiment étoit doublé , 8c dans 1'efpace de deux pieds 8c demi qui fe trouvoit entre 1'une 8c 1'autre, on avoir enfermé un grand nombre de ferins, de linottes , de fauvettes , de chardonnerets , d'aIouettes, de tarins 8c tels auttes petits oifeaux dont on entendoit le ramage continuel, fans les voir. Le plancher étoit couvert d'une étoffe d'argent a fleurs. Les fièges étoient de même; des canapés de gazon étoient couverts de la même étoffe. Et a chaque coiu, il y avoit une fontaine jailliffante , dont 1'eau recue dans une grande conque, s'écouloit enfuite fous la terre.  ©u Prince T i t t. 45 Du fond de eet édifice, on alloit pat un fallon cpnfïruk de la même manière, mais qui n'avok que quarante pieds de largeur , fur foixantequatre de longueur , dans un autre fallon de figure ronde de quatre-vingt pieds de diarnèttre* couvert d'un dóme qui s'élevoit fort haut. On ne recevoi: la lumière douce qui s'y répandoit, que par des ouvertutes qu'on ne voyoit poinr. Elles étoient faites au döme. Quatte portes qai fe trouvoient également diftantes dans 1'enceinte de ce fallon, conduifoient a quatre cabinets 9 dans chacun defquels on avoit dreffé un Ik de repos, dont les rideaux étoient d'un réfeau d'argent fifin & fi délié, que l'éclat feulement faifoit connoitre que ce n'étoit pas de la gaze de foie3 Le tapis de pied du fallon Sc des cabinets , étoit d'une étoffe argent Sc vert. Les canapés, les fauteuils &les auttes fièges étoiemcouverts de même. Entre chaque porte on avoit fait un rocher de morceaux de glacé , au ttavers defquels s'écouloit de 1'eau qui avoit été portee au fommet par le tnyau d'une fontaine artificielle. Cette eau étoit recue dans un baffin d'oü elle venoit par des tuyaux fouterreins fe réunir au milieu du fallon pour y former une gerbe d'eau , qui ne s'élevoit que de trente pouces, mais qui étoit fott grofle. Chaque cabinet avoit aufli fa petite fontaine, Sc une toilette toute dreffée, dont on pouvoit éclair  4« H I S T O I R E rér Ie miroir par une ouverture qui fe bouchoit ou s'ouvroir d vöfohté'. Ils ne dirféroient du refte qu en ce qu'on n'avoit point mis d'oifeaux dans ieurs murailles de fleurs. C'eft dans ce fallon & au-deifus de Ia gerbe d'eau qu'on avoit pofé' ia table ou devoient diner les deux rois & les deux pnncefles. Comme on alloir s'y placer , Forteferre demanda a Titi fi 1'Eveillé n'avoit jamais lhonneur de manger avec lui. Titi ayant répondu que cela arriyoit très-fouvent, Forteferre demanda qu'il recüt donc d préfent la même gtace j ce que Titi accorda, aux conditions que Forteferre feroit venir deux dames d'honneur de Ia princefle fa filfe , qui demam]a ^ ^ 1& deux dames d'honneur de Ia princefle de Blanchebrune. Ainfi les deux rois, les deux princelles, avec quatre dames & 1'EveüIé dmèrent dans ce fallon, oü Titi pria Forteferre de trouver bon que quatre feigneurs qui lui étoient parricuhèrement afleéHonnés, recufTem Ia même faveur. Toutes les perfonues de diftinction de la faire des deux rois, furfnt fervies dans la grande piéce d diverfes tables , dont les feigneurs nommés par Titi firent les honneurs. Les^ ailes furenr pour les perfonnes d'une moindre confidért.on. Chaque fervice fut compofé de quelnues plats chauds , & d'un plus grand nombre i la glacé. Et toüte Ia vailfelle ne fut aue de porce-  » u Prince Titi." 47 ïaine ou de criftal garni dor. La porcelaine pour les mets chauds , le criftal pour les glacés. 11 n'étoic pas encore dix heures du macin , quand les deux rois arrivèrenr dans ce palais de fleurs. La chaleur étoir fi grande, qu'ils ne le quirtèrenc qu'a fïx heures du foir. ils arrivèrenr a dix dans la capitale, ou quelque magnifique que furie' palais que Tiri avoit fait préparer pour Forteferre & la princefle fa fille , rien ne leur parut fi beau que ce qu'ils venoient de quitter. II ne faut pas s'en étonner 5 1'Eveillc l'avoit imaginé , il eft vrai, mais 1'exécution en auroit été impofiible fi la Fée Diamantine ne s'en fut mêlee. Les muraütes de eer édifice n'auroient pu êrre que d'éroffes dot ou d'argent, ou tout au plus de ramée. La chaleur étoir fi grande , & on y emptoya une fi prodigieufe quantité de fleurs, qu'elles auroient été plutót fanées que mifes en ceuvre , fi une Fée ne 1'eut fait: mais que ne peuvent pas les Fées , & une Fée du premier , ordre, telle que Diamantine? Le foir même que. la princefle de Blanchebrune eut repris dans le palais 1'apparrement qu'elle y avoir occupé auparavant, elle envoya . faire des compïimens a Abor , & lë piier de venir la voir. Elle lui dit qu'eile ne vouloit pas fe coucher fans favoir de lui même des nouvel- 1 les de la chère Bibi. Cette civilice n'étoit point  4$ ft i s t è i n i un effet de politique, mais véritablemerit c?e l'amitié que Blanchebrune avoit con$ue pour la fille d'Abor. Elle ne doutoit pas que Bibi ne fut bientót fa reine \ mais elle Ia croyoit digne de 1'être & fouhaitoit qu'elle le füt. Cependant Titi qu'on infotma de cette politëffe , en fut trés-bon gré a Blanchebrune. Les attentions qu'on a pour ce que nous aimons , nous font plus de plaifir que celles qu'on auroit pour noustnêmes. II avoit écrit a Bibi 1'arrivée de Forreferre & de la princeffe fa fille j auffi-tót qu'il en avoit eu la nouvelle. Un amour extréme s'inquiète aifémeht. Bibi avoit été troublée de cette nouvelle, & ne s'étoit raffurée que par les réfiexions qu'elle avoit faites fur 1'arnour & le ca-* raótère de fon cher prince. Depuis qu'il étoit roi, elle 1'avoit vu plufieuts fois , mais rouiours fous une figure empruntée , & fans fe faire connoïtre. Elle n'avoit pas vóutu privet fon cceur de la douceur de voir fon airhable prince , mais les mouvemens d'une fierté délicate l'avoit empèchée de fe faire voir a lui. Elle craignit que ft elle fe préfentoit a fes yeux , Titi ne fnipconnat qu'elle vouloit, par fa préfence , animer des feux qui devoient lui procurer une couronne. Elle méritoit de la porrer ; mais au-deffus des eouronnes, par la grandeur de fes fentimens, elle  du Prince Titi. ^9 elle n'auroit pas voulu en porter une qui n'eüc pas été fur la tête de fon amant. Elle s'étoir déguifée pour voir la réceprion que Titi fcroir d Forreferre & d la princefle fa fille. Elle étoir entree fous la forme d'un papilJon jufques dans le fallon du dóme oü les deux rois avoienr dmé. Elle avoit écouré tout ce qui s> étoit dit ; elle avoit obfervé les moindres regards de Titi & de la princefle de Forteferre j & quoique rout ce qu'elle vit eut été tel qu'elle' devoit le fouhairer, elle auroit pourranr mieux aime que le roi de Forteferre & la princefle fa> fille euflent refté dans leurs états | elle aïmoit la gloire de Titi, elle étoir charmée qu'il parut aufli magnifique que galant ; cependant elle trouvoit qu'il auroit fait aflez , quand même ij auroit fair un peu moins. Elle étoit fichés qu'il neut marqué aucune diftraftion i & qu'U neut point eu quelques momens de rêveries dans une fête oü il ne Ia voyoit point. Ses yeuX n'avoient pas pénétré jufquW cceur de fon cher pnnce elle y auroit vu qu'il 1'avoit fouhaitée mille fois, & que ce palais de fleurs avoir perd-i tout fon bnllant d fes yeux , dés qu'il avoit fon^é qae cette fête n'étoit pas pour elle. Cela efHi vrai, qu'auffi-töt que le roi Forteferre fe füt renté, Titi voulut aller fous la forme d'un aiglé trouver fa chète Bibi dans la petite maifon.0!! Tome XXyilI, q  ^ C5 HlSTOÏRE ignoroit que le don de fe métamorphofer ceflbït lorfqu'on étoir paffé d'un état de vie incertain , a un état fixe ; & s'appercevant alors qu'il ne pouvoit aller trouver fa chère Bibi, comme il auroit pu faire avant que d'ètre roi , il avoic réfolu de la prier de venir le voir, fi la métamorphofe avoit encore lieu chez elle. Cependant tous les politiques du royaume ne doutèrenr point que le voyage de Forreferre n'eüt pour objet le mariage de la princefFe fa fille avec Titi. Le bruit s'en répandit dans toutes les provinces , & les politiques des états voifins en jugèrent auffi de même. Un poëte , qui avoit emprunté un bider pour galopper avec la multitude» le jour que Titi fut au-devant de Forreferre, mit en vets cette fête; il la décrivit telle que fon imaginatiorï la lui repréfentoit , c'eft-a-dire , qu'il y embellifFoit quelquefois ce qui pouvoit être embelli, & qu'il y défiguroit quelquefois ce qui, pour paroitre très-beau, n'avoir befoin que d'une defcription fidéle. Cependant la pièce parut fort bonne; on en tira un grand nombre de copies; elle fut même imprimée, & un exemplaire parvint jufqu'aux mains de Bibi." Le 'poe'te y difoit, entr'autres chofes : » Que » la fille de Forreferre qui, par les charmes de » fes vertus & de fa beauté , mériroit 1'empire » du monde », (car chez les poëtes toutes ptin-  »u Prince Titi. jt cefle eft toujours d'ur.e beauté rare & d'une verttt charmante >> n'étoit venue dans le royaume que » pour perpétuer le bonheur des fujets de Titi ; »> qu'elle alloit, par un augufte mariage, donner *> une fuite de héros dont les vertus foumers> troient toute la terre : que la terre alors feroit » couverte de fleurs ; que les ronces porteroient j» des rofes; que les chardons feroient changés « en lys, qu'elle feroit arrofée de fleuves de » lait ; qne le miel diftilleroit des arbres des » forêts j qu'on verroit les rigres & les lours » badiner avec 1'agneau & le chevreau, exempts » de crainte; que les ferpens n'auroient plus de » venin ; que les herbes venimeufes perdroient » leur poifon ; que les campagnes produiroient, » fans culture, toute forte de grains &z de fruits j *» que la toifon des moutons feroit naturelle» ment de la plus brillante couleur » , & relles autres belles chofes qu'il y a long - tems qu'on a ptédites, & qui ne font point encore arrivées. » II ajoutoit qu'on touchoit a eet heureux jout « fouhaité de tout le royaume qui s'en réjouif* » foit d'avance >i. Bibi, déja inquiète par 1'excès de fa tendreffe, allarmée par les nouvelles publiques, fentit a la leéhire de ces vers , renouveler toutes fes inqniétudes. » Ce n'eft qu'un poëte » qui parle, difoit-elle, ce n'eft qu'un poëte, » mais ce poëte eft ici 1'écho de la voix publi- Dij  'fi. HlSTOIRB » que. 11 ne fait qu'expofer les defirs de tout le » royaume. II dit ce que Titi doit faire ; il le, » fera fans doute , puifque fes fiijets le fouhai« tent, & qu'il le doit. Il n'eft plus prince, il j> eft roi; ce rang 1'oblige a d'autres vues que j» celles de fe bonter a une tendrelfe qui ne doit n faire le bonheur que d'un prince oifif. Sa >3 gloire & la félicité de fes peuples doivent être »j fon feul objer. Elles le feronr, & je ferai Ia, première victime qui leur fera facritiée. Que k je fuis nialheureufe! Je perds tout le bonheur » de ma vie. II ne me refte plus que les triftes n regrets de ma félicité paffee , que Pamertume r> du préfent, & qu'un défefpoir funefte de 1'a33 venir. O Titi, s'écria-t-elle, les yeux baignés 3» de larmes, pourquoi es-tu devenu roi? 0u ss eft cette ile fortunée oü nous avons paffe de, 3» li beaux jours ? Hélas ! ton frère, en voulant j3 te priver du royaume , t'ótoit moins que tu n ne me fais perdre. Ta tendreffe me faifoit 33 reine, j'en détefte le titre qu'une fille comme 33 moi ne doit point en effet porrer ; mais ne le 33 fais porter a perfonne. Je ferois ton efclave , » fi je le pouvois innocemment. Oui , je la ss ferois, & contente de te fervir & de t'aimer , ss je ne te demanderois d'autre retour que de 3> me permettre de t'aimer & de te fervir. Cela ss ne fe peut ni pour toi, ni pour moi; ta gloire  bu Prince Titi. 55 i> en feroit également offenfée. Contente tes 3> fujets fans égard pour mes pleurs , & que je » fois la feule malheureufe de ron royaume , « oüj'étoisautrefois laplusheureufedumondess. On diroir que 1'imagination n'eft donnée aux hommes que pour rendre leur fort égal malgré 1'inégaliré des fituarions apparentes. Toujours vive 6c active a proportion de la fenfibilité du cceur pour 1'état oü il fe trouve, elle confole les malheureux pat 1'efpérance, Sc trouble le bonheur des autres par une crainte anticipée. Fille du defir Sc de 1'ignorance de Pavenir, elle trompe prefque toujours également ceux qui 1'écoutent ; mais quoiqu'on ait fouvent expérimenté la fauffeté de fes promefles ou de fes menaces , qui peut s'empêcher de s'y livrer quelquefois? Si Bibi eut vu le fond du cceur de Titi, fi elle avoit penfé aux promefles de Ia fée , ou qu'elle ent été aflez maïtrefle d'elle-même pour régier fon imagination fur les preuves qu'elle avoit de Famour le plus parfair qui fur jamais; elle n'auroit pas foupconné fon cher prince de pouvoi'r manquer comme roi a ce qu'il avoit premis comme amant. Au-de(Fus de la grandeur, Si fenhble aux charmes d'une vie douce Sc tranqudie , ce n'étoit que par des motifs de vertu que Titi s'étoit placé fur le tróne, dont fon frere vouloit s'emparer. 11 le lui auroit cédé de Düj  J4 HlSTOIRB tout fon cceur pour pafïer dans la perlte malfort d'Abor une vie innocente Sc voluprueufe avec fa chère Bibi, s'i n*eüt pas cru que deftiné par Ia nauTance a. rouverner un grand royaume , il ne devoit pas conner le bonheur de fes pappies a de"; mains moins fiires que les Mennes propres ; mais la même vertu qui lui avoit fit acceprer le tióne, 1'obligeoit a tenir les prometfes qu'il avoit fait' s a Abor Sc a Bibi. La bonté ne vouloit pas qu'il fit le malheur d'une fille fi vertueufe dont A étoit tendrement ai mé. C'étoit juftke que d'en couronner les vertus Sc les charmes, & fon iaclination 1'y portoit, ou plutót la pafTion la plus tendre en faifoic une nécelïité au bonheur de fa vie. C'eft a peu prés ce qu'il dit a Forteferre, lorfque ce prince , le lendemain de fonairivée, 1'entretint de fon voyage. Si vous me voyez ici avec ma hlle, lui difoir Forteferre, c'eft paree que je fais que votte cceur eft engagé , autrement elle n'y feroir pas venue. J'aurois fouhaité de tout mon cceur qu'elle eüt pu être k \0-is; mris je ne voudrois pas qu il vous en coutat une infidélité. Dès-lors même vous ne ferieï plus digne d'elle; je fais que la politique ne pré— vaudra jamais chez vous fur la juftice elfentielle qui fait admirer 1'honnête homme dans le grand roi. Si je ne fuis pas votre beau père , je n'en fgrai pas rnoins votre bon ami, ni n'en compte-  du Prince Titi. 55 rai pas moins fur votre amitié. L'amitié pour être vraie entre les princes , ne peut avoir d'autres fondemens que ceux qui la rendsnt vraie j entre les particuliers , ce ne font ni les alliances, nil'intérêt; c'eft la vertu qui lie véritablement les cceurs. Je vous avouerai cependant une chofe , continua-t-il , je voudrois bien connoitfe celle dont vous avez fait choix. Sur quoi Titi , après avoir fair a Fortefetre mille proreftations d'une reconnoiflance & d'un attachement qui ne finiroient jamais, 1'avoitaifuré qu'il leregarderoit toi> jours comme fon père, & la princelfe Gracilie comme fa fceur, lui avoit avoué qu'il avoir pris, dans toute la bonne foi du monde & avec tout 1'amour poiïible, des engagemens qui lui étoient aufti chers qu'il étoit réfolu d'y être fidéle , qu'ayant engagé fa foi avant d'être parvenu a la couronne, il abandonneroit plutót la couronne que de manquer a. fon premier engagement. Et enfuite, fans entrer dans aucun détail au fujet de Bibi , voulant que Forteferre jugeat d'elle par lui-même avant d'en apprendre les avenrures; Tiri lui avoit promis de la lui faire voir dès qu'il auroit eu des nouvelles de la reine mère. On n'attendit pas long-tems, un courrier apporta de la part de cette reine , un gros paquet que Titi ouvrit avec empreffcrnenc ; il le trouva plein d'adreifes qu'avoient Div  5 noit juftement la première aventure. 11 n'eft » pas jufqu'au nez du frère du premier miniftre,  g° HlSTOIRE » dont I'excroiflance ne foit une dépofition contre » moi. II eft vrai que dans toutes les occafions *> j'ai cru donner des marqués de mon refpect. 8c x de ma foumiftion au feu roi mon père , & a la » reine ma mère • mais ils ne voyoient pas le *> fond de mon cceur , & d'ailleurs extérieure» ment coupable , tout ce que je faifois pouvoit » être regardé comme une hypocrifie ou comme » un artifice qui a pu faire mal inrerprérer ce » que j'ai fait a 1'armée en faveur des foldats. On » ne voir point le fond du cceur „ je le répète , » les plus coupables font ceux qui favent mieux v fe déguifer. Ce n'eft que le rems 8c ma conv> duite qui pourronr me juftifier, & j'efpère que »» ma manière de gouverner fera voir que je ne » méritois pas d'être privé de la couronne qui » m'eft acquife par ma naiflance , & que mieux » connu de la reine ma mère , fa majefté alors w condamnera ce qu'elle fait contre moi, croyant » bien faire. Efpérons donc tout du tems. J'inj> formerai demain le confeil des réfolutions » que j'aurai prifes fur les circonftances pré» fentes.» Ce difcours ne fervit que d'une nouvelle preuve du bon naturel de Titi, & de fon refpeófc inviolable pour fon père & pour fa mère. II ne diminua en rien du tout 1'indignation oü 1'on étoit envers la reine mère. On fe fcmvenoit fort  du Prince Titi. £ï bien que dès la première enfance de Titi, la reine fa mère ne lui avoit marqué aucune tendreffe. Qu'il avoit été privé des revenus de fon apanage dans lage oü il auroit dü en jouir. Qu'on 1'avoit roujours laiffé fans un fou, &fans officiers pour le fervir. Que toute la prédileólion avoit été pour fon frère, & qu'elle avoir été fi marquée , que pour plaire a Ginguet & a Tri* palle , il avoit fallu avoir peu d'attachemenr pour Titi. On fe fouvenoit encore de ce que ce prince avoit dit aux courtifans, lorfqu'ils négiigeoient Ginguet dans la maiadie dont on croyoit qu'il alloir mourir. Enfin, on rappela rp.ute.s les marqués de fageflê, de bonté , de modération , de générofité qu'il avoit toujours données , cc on concluoitque 1'afFaire des diamans n'étoit afluré-r ment qu'une punition düe a 1'avarice du feu rol & acelle de la reine fa femme, qui s'étoit e.m-r paree injuftement d'un préfent dont quelque grande Fée vouloit récompenfer-ia benré &c la bienveillance de Titi; & que .la mort du chat n'avoit été que pour punir Tripalle' de fon in-i différence pour un fils qu"e!ie: aüroit dü aimer. En effet, il y a des mères qui fonr relles, qu'on les puniroit plus par la mort de leur chat, que par celle de leurs enfans; mais ce'.a. ne difpenfe point les enfans du refpecF qu'üs doiveut a leurs père & mère. Titi étoit perfuadé qu'on devoit  fl HlSTOIRB pouffer le refpect a leur égard; jufqifa ne s'appercevoir pas de leurs défuuts. Le lendemain Titi vint au confeil avec le roi de Forteferre Sc Abor, & dit que quoique la plus grande affaire a examiner fütcelle des réfoiutions qu'on avoit a prendre iur la lettre de la reine mère, il fouhaitoit qu'elle ne füt point agitée, paree qu'il avoit pris un parti qu'il efpéroit qu'on ne défapprouveroit pas. « Je n'ai jamais fouhaitc »» d'être roi, dit-il, mais 1'étant devenu par ma »• naifFance , je fuis bien réfolu de foutenir tous »> les droirs de la royauté', ou je ne régnerai pas, »> ou toutes les loix feront régulièrement obfer»> vées par ceux qui fe feront foumis a mon gou»> vernement. Cependant je ne prétends point » forcer perfonner a s'y foumertre-, ceux qui ne »> voudtont point me reconnoirre pour leur roi, m n'onr qu'i paffer dans d'autres états, & les pro»> vinces qui ne voudront pas reconnoïtte ma »> fouveraineté , font libres de fe donner a un « autre. Mon ambition n'eft pas d'avoir des fu» jets , mais de bons fujets , paree que je n'ai » point celle de régner, mais de bien régner, Sc » que fi je règne , j'aime mieux commander a s> des hommes qu'a des efclaves. Sur ces prinj> cipes, j'ai réfolu de ne poinr difputer a mon » frère la province qui 1'a reconnu pour fon * fouverain. Je lui cède toutes les prétentions  © u Prince Titi. i> que je puis y avoir comme hétitier du royaume, » dont eile fait partie ; 'elle veut s'en féparer, » qu'elle s'en fépare , j'y confens , & permets » de même a toutes les autres provinces de fe »> donner a Triptillon , li elles le croyent plas «> digne de leur commander que moi. Voila, n continua-t-il , la lettre que j'écris a la reine » ma mère fur ce fujet, avec la déclaration que »j je lui envoie, & que je fetai publier par tout si le royaume, accompagnée de fes lettres , des 5» miemies Sc des adrefies de faprovince. n Tornt le confeil refta muet. Un fecrétaire d'état, a qui le roi donna la lettte & la déclaration , lut 1'une & 1'autre. Titi faifoit dans fa lettre des escufes a la reine mère, de ce que la précédente lui avoit déplü. II la prioit cependant de juger fans prévention s'il avoit pu répondre aurre chofe 1 celle de fa majefté , & aux propofitions qu'elle avoit fignées & permis de figner par les gens de fon confeil. II fe difculpoit enfuite du manque de refpect dont elle 1'accufoit envets la mémoire da feu roi, & du peu d'attachement pour elle. H convenoit que Ginguet & elle le croyant coupable , & les apparences étant contre lui, leurs majeftés ne pouvoient être accufés d'injuftice. II difoit que eet aveu feul le difculpoit du manque de refpeét dont il étoit accufé. II ajoutoit que fachaut bien qu'il étoit innocent, il avoit cru ne  #4 HlSTÓIRB devoir pas fe foumettre a une déclaration qui nrf le privoit de la couronne que paree qu'il étoit cru coupable , Sc qu'en cela il n'agifFoit que conformémenr aux droirs de fa naifFance , Sc aux intenrions du feu roi, qui ne Pen avoit voultt priver que paree qu'il ne Favoir pas cru innocent ; ainfi que c'étoit faire honneur au feu roi , Sc rendre juftice a fa mémoire que de n'avoir nul égard X une déclaration qui n'avoir éré faire que fur de mauvais fondemens contre la loi de fucceOion établie dans le royaume , & par conféquent contre les droits des fujets Sc même de la maifon royale. Que cetre déclaration n'avoit été fuggcrée que par des perfonnes qui pouvoient Sc qui vouloient lui nuire, Sc que n'étant point alors en fuuarion de faire valoir fon innocence , il avoit cru devoir plutot s'abfenter que de s'expofer a des procédés qui n'auroient préparé a. Ginguet que des regrets , par 1'abus qu'on auroit fait de fon pouvoir , & Fimpoffibilité oü il étoit alors de connoxtre Pinnocence d'un fils qu'il croyoit coupable. A 1'égard de fon attachement Sc de fon refpect pour la reine fa mère , il en appeloit a elle— même, aufli bien que de tout le refte; Sc enfin , au fujet des adreffes de la province , il difoir que non-feulement il la cédoit a fon frère, mais qu'il lui céderoit toutes les autres, fi elles vouloient  e u Prince T i t ü loient de même reconnoitre Triptillon pour leut fouverain; que pout eet effet, lui Titi, feroit publier la déclaration dont il envoyoit copie a* fa majefté, & qu'il y feroit joindre les adrefTes, afin qu'elles fervifTent de modèle a ceux qui vou* droient imiter la province qui venoit de fe don* ner a fon frère. II prioit néanmoins la reine mère de fonger que fi les autres provinces avoient été dans les mêmes fentimens, fa majefté n'auroit pas pris le parti de fe retirer avec Triptillon dans une province éloignée. II lui marquoit de nouveau la douleur qu'il avoit de ne pouvoir fe concilier les bonnes graces d'une mère pour la^ quelle, malgré toute chofe , fon attachemenc refpeótueux ne fe démentiroit jamais , & finiffoit en fouhaitant qu'elle vécut trés contente avec Triptillon , & qu'il rendït fes fujets fi heureux que fon gouvernement fervit d'exemple aux meilleurs princes. Toutes ces raifons étoient connues t & Titi en fupprimoit plufieurs autres que la confeience de Tripalle lui repréfentoit fans doure j mais le refpect obligeoit Titi de répondre a fa mère, & il ne vouloit que fe difculper fansl'accufer. On lur enfuite la déclararion par laquelle Titi renoncoit a toutes les prétentions qu'il auroit pu avoir fur Ia province qui avoit reconnu Triptillon powt Tome XXFUU £  $6 HlSTOIRE fon fouverain, reconnoilToit lui-même la fouveraineté de fon frèredonnoit a toutes les provinces du royaume la pleine & entière' liberré de choifir entre lui & Triptillon •, avemlfoit même que celles qui ne voudroient point de changement dans le gouvernement, feroient bien de profiter de la préfente déclaration , paree qu'il étoit réfolu de changer beaucoup de chofes dont divers partieuliers croiroient avoir lieu de fe plaindre, & que, quand une fois on 1'auroit reconnu pour Iégitime fouverain , on le trouveroiï auffi févère a faire obferver exa&cment fes loix , qu'on le trouvoit maintenant facile a difpenfer de s'y foumettre. Ce n'eft pas tout; après cette déclaration Titi montra un ordre pour faire payer a. tous les foldats un mois d'avance, & pour licencier en même tems toute 1'armée. II avoit patlé ie foir pécédent au père de 1'Eveillé , qui lui avoit promis dans la femaine les fommes nécelfaires. Tout le confeil gardoit encore le filence, lorfqu un des feigneurs dit enfin au roi: lire , avec 1'argent que votre majefté va faire diftribuer a fes troupes, 8c que je fuppofe qu'elle a tout prêt, puifqu'elle ei* va faire donner les ordonnances, il lui auroit été facile de foumettre une province rébelle , de faire rentrer Triptillon dans le devoir, & de faire rap*  is P R. 1 N C È T I t I.' gj porter ici les tréfors dont Ia reine mères'eft emparée. Je le crois comme vous, répondit Titi ; mais quoiqua 1'exemple du grand roi qui honore Cë cönfeil de fa préfence, continna-r-il s en défignant Forteferre ;quoi qua fon exemple, dis-je, je ciroye que je puifle faire laguerre pour vënger 1'injüfe d'un feul de mes fujets, paree qu'il eft jufte qué tous prennent les intéréts de celui qui veut contri; buer au bien de tous; je vous avouetai cependant que pour foumettre une province qui ne m'aimeroit pas , je he voudrois pas expofer Ia vie d'ufi feul foldat qui m'aime : ainfi , IaiiTons cette provincej &h'y fongeohspliis. Ah ! lire, dit alors Forteferre , en fe jetant au cou de Titi, mon cher fils „ fnön chet frère , Vous ne pouvez mieux Ia punir qu en la privant d'un fouverain tel que vous. Urï prince quipenfe comme vous penfez,mérite d'êrre le roi de toute la terre. Je le fens. Ce n'eft qu eii voulant faire régner la juftice Sc la liberté qu'ori eft digne d'être roi. Tout le confeil n Vut plus alors qua spplaudir Sc qua admirer. Les plus habiles vóyoient tout Ie fyftême de leur politique confondu. lis ne Voyoiënt plus qu'une grandeur de gouvernement qui s'élevoit au-detè de leurs vues , Sc dont ils ne poüvöient déjl s'empêcher d'admirer la fagefté Sc les fondemens, lij  ög HlSTOlRE* En efFet, qu'arriva-t-il de cette déclaration f A peine fut-elle publiée avec les lettres de Titi , de la reine mère, & les adreffes préfentées a.Triptillon, que Titi fut inondé des adrelfes & des députations de tous les endroits du royaume , dont t&us les habitans l'affuroient dans les termes » non-feulement les plus forts , mais les plus tou-, chans , qu'il pouvoit difpofer de leurs biens & de; leurs vies, & qu'ils perdroient volontiers I'une Sc 1'autre pour marquer leur amour & leur fidélité a un fi grand roi. Les foldats refusèrent de recevoir le mois de folde qu'on voulut leur donner: pleins d'ardeur pour Titi, & de fureur contre le parti de Triptillon, ils dirent qu'ils n'avoientque faire de 1'argent de Titi, qu'ils iroient fe faire payer adleun , & venger un fi bon prince des iufulres de fes ennemis. 11 ne fut pas au pouvoir de leurs officiets d'arrêter leur fureur ; ils les forcèrent de matcher avec eux vers la province rébelle. Toutes les troupes y accouroient des divers endroits du royaume , Sc mille gens qui n'avoient jamais fervi, fe joignoient a elles dans les divers endroirs de leur paflage -y ni les officiers, ni les foldats , n'avoient befoin d'argent dans leurs marches •, les habitans de plufieurs lieux ala ronde s'empiselloient de leur faire trouver fur Ia route , non-feulement des vivres en abondance ; mais  r> v Prince Titi. 69 fencore toutes les voitures nécelTaires. Jamais troupes n'ont marché avec moins de crainte de la défertion. Leur delir de venger Titi étoit li violent, que pour en prévenir les effers, Titi 8c Forreferre furent obligés de venir en hate dans le camp qui fe formoit pour attaquer la province de Triptillon, 8c d'employer tout leur pouvoir 8c toute leuradreife, al'égarddufoldatquin'écoutoit que 1'amour pour fon roi, 8c le delir de le venger. Avec de pareilles troupes , difoit Forteferre a Titi, Ji vous ne pre'fe'rie^ la gloire d'ctre véritablement un grand roi, d l'injujle vanité d'être un grand conquérant, vous pourrie^ vous ajjervir toute la terre. D'un autre cóté, lorfque la reine mèreregut la réponfe 8c la déclaration de Titi, elle ne put s'empêcher de fenrir une confufion fecrerre de tout ce qu'elle faifoit contre ce prince. Elle auroit votilu qu'il eüt eu une conduite qui juftifiat les injuftes procédés qu'elle avoit a fon égard ; il la formoit a eftimer ce qu'elle vouloit haïr. Mais fon dépit fut extreme , lorfqu'elle apprir quelque tems après , que fes lettres , les adreiTes de fa province , les letrres de Titi £c fa déclaration avoient en effet été rendue.s publiques , & que, fans le fecours de ce fils qu'elle haïfloit, tout le royaume auroit fondu E iij  y® HlSTOIRE fur cette province pour 1'écrafer, & elle , & Triptillon. Cependant, le roi de Forteferre fomma Titi de lui faire voir, ainfi qu'il 1'avoit promis, celle qu'il deftinoit au trone. Titi avoit delTein de ne point faire vgnir Bibi a la cour, qu'il n'eüt mis dans le gouvernement 1'ordre qu'il avoit projeré, & qu'il neut lailFé palTer le deuil du feu roi, II fe domoit bien que dès qu'on verroit paroitre Bibi, fa beauté dévoileroir Pénigme du rang oü il avoit élevé Abor \ & Titi , par refpect pour la mémoire de Ginguet , par égard pour lui» même , ne vouloit pas qu'on put dire que la pe'rte de fon père , ni les foins d'un nouveau gouvernement-, ne 1'empêchoient pas de fe livrer » 1'amour. II dir une parrie de fes fcrupules a Fortefetre, qui lui répondit que puifqu'il ne vouloit pas que celle qu'il aimoit, parut encore a la cour , il falloit aller la voir chez elle. Ft quoique Titi objeófcat qu'elle demeuroit a plus de foixante-djx lieues de la capitale oü ils étoient , le voyage fut réfolu. A dire vtai, Titi ne fut pas; faxhé de fe voir forcé a le faire, car il y avoit deux mois qu'il n'avoit vu Bibi. Les deux princelfès devpient être du voyage. On en mit les quatre (e\gneurs que Titi affectionnoit particulièrement, Deux dames d'honneur > 5f feulement quelques  ou Prince T i t r.' 71 «ïomeftiques nécelTaires , fuivirent les princes. Dès que le jour du départ fut pris, Titi en avertit Abor, qui partit deux jours aupatavant avec PEveillé. lis menèrent avec eux un maitre d'hótel , &deuxcuifiniers, moins pour faire bonne chère, que pour épargner 1'embarras que cette vifire devoit caufer a madame Abor. Bibi qui n'étoit point avertie de ce voyage, s'abandonnoit toujours aux cruelles inquiétudes dont fon imagination déchiroit fon cceur. Elle ne pouvoit s'empêcher de fe croire tendtement aimée de Titi \ elle le croyoit même aflez grand'prince pour renir les promelfes qu'il lui avoir mille fois répétées avec tranfport. « Mais quoiqu'il m'aime , difoit-elle , il eft im" poffible qu'il m'aime maintenant qu'il eft roi , » autanc qu'il m'a aimé lorfqu'il n'étoit que » prince, &c prince malheureux. II voit mieux a n préfent la diftance immenfe qu'il y a de lui a, » moi. 11 ne peut fonger a m'époufer fans rougir. n S'il le fait par les principes de cette probité »> exaéte qui 1'y oblige , il fe reprochera néan»» moins la foibleffe qu'il aura eu de s'engager j »j de la peine qu'd en aura , naitra une diminun tion de tendrelfe , & la moindre diminution » de fa tendreffe me rendra malheureufe. II fe» roit alors d'autant plus malheureux lui-mème, " qu'il n'y a qu'un amour extreme qui pudfe le E iv  yl HlSTÖIRE » dédommager de tout ce qu'il facrifieroit pouï j» moi en m'époufanr; alliances , raifons d'état, v Sc qui plus eft, gloire Sc réputation. Ah ! c'en j? eft trop , s'écria-t-elle , veux-je qu'on dife que 3? le plus grand prince qui fut jamais, a eu la foi-» »> bleffe d'époufer une fille comme moi ? qu'il 3> rernifle par Li toutes fes vei rus, Sc que fi le dé» goüt fuccède a la paftlon, il ne voye plus en s> moi qu'une femme indigne de lui, & donr le i» nom feul le déshonore. Non , pourfuivit-elle , » & je ne 1'aime pas fi je confens qu'il m'époufe, s> Hélas ! que ne le peut-il fans me faire reine, » fans fe faire tort ? Mais fi je 1'aime bien, je ss dois faire mon bonheur de fa gloire , Sc non ss pas 1'immoler a ma fatisfaction particulière. Je s» fuis indigne de lui, fi je penfe autrement, Sc s» je ne mériterai que fes reproches Sc fes mé» j3 pris. Aimons-le donc comme il doit 1'être , Sc si comme je le dois. Que fa gloire fafte mon bon,3 heur. Admirons-le de loin, & que mon amour S3 fe fitte un plaifir du devoir qui 1'oblige de s'im-i ?s moler k foi- même pour le plus aimable prince »> du monde. 3» Après ces réflexions , Bibi avoit écrit une lettre a Titi, oü elle avoit employé tout fon efprit Sc toute fa tendreffe a. ménager d'abord les expreffions tenclres qui lui échappoient: Secondement,  du P r t n c ï Titi. 7$ a. faire voir a Titi que, par toutes fortes de raifons , il devoit époufer la princefle Gracilie ; qu'il feroit indigne de lui, d'écouter toute autre paffion contraire au bien de 1'état, & qu'elle étoit li réiblue de ne plus fe livrer a celle qu'il lui avoit marquée , qu'elle difparoitroit plutót pour toujours , que de le voir héfiter fur un mariage aufli avantageux, & aufli fouhaité de fes peuples. Qu'afin qu'il n'eüt pas le moindre fcrupule a eet égard, elle le lui demandoit comme une preuve de ten» drefle aufli digne de lui, que 1'étoit d'elle la preuve de 1'attachement exttême qu'elle lui marquoit en la lui demandant; Sc enfin, que ce n'étoit qu'a ces conditions qu'il pourroit la conferver dans fes états, d'oü fans cela elle difparoitroit pour jamais. Abor regut cette lettre , juftement comme il étoit prêr a partir. 11 Papporta a. Titi, qui la lut avec beaucoup d'émotion. Malgré le foin que Bibi avoit pris a y cacher fa tendrelfe extreme , Tiri découvroir cette tendrefle jufques dans le foin qu'elle avoit pris de la cacher •, mais il fouffroit de 1'effort qu'il fentoit bien que Bibi devoit fe faire , Sc de 1'agitation oü il jugeoit qu'étoiti'ame de cette rendre & généreufe fille. Ce n'étoit pas tout; comme il la connoifloit incapable de détouts & d'artifices, & qu'elle menacoit de dif  74 HiSTeiRS paroltre pour jamals , la grande crainte de Titï' fut que , pour fe dérober aux recherches, Bibi ne fe fervit du don qu'elle avoit de fe métamorphofer. 11 marqua fa crainte a Abor , après lui avoir fait lire la lettre de fa fille ; mais Abot le rafFura, perfuadé qu'elle aimoit trop fon père Sc fa mère pour leur donner la douleur qu'elle favolt bien que leur cauferoit 1'ignorance de ce qu'elle feroit devenue. C'eft en effet la raifon qui 1'avoit empêchée de marquer dans fa lettre qu'elle partoit, & qu'elle ne reviendroit point que Titi n'eüt époufé Gracilie, au lieu de dire feulement qu'elle difparoitroit s'il n'époufoit point cette princefFe, Mais il eft vrai aufli que fon amour n'étoit pas faché d'avoir une fi bonne raifon de différer le parti violent qu'elle menacoit de prendre , & a quoi cette raifon la même devoit apporter quelques modifications. Après avoir un peu examiné ce qu'il y avoit 1 faire, il fut réfolu qu'il falloit furprendre Bibi , & qu'ainfi Abor diroit feulement, que quelques feigneurs de la cour avoient fait partie de venir voir le Fort-Tui, & que pour les mieux recevoir il avoir amené FEveillé qui étoit de leurs amis , & quelques gens pour les fervir. On inftruifit rjEveillé, qui ne joua pas moins bien fon róle  du Prince Titi; 75 pour tromper Bibi , que s'il avoit encore été page. Après que Bibi eut écrit fa lettre, il lui prit en-» vie de fe métamorphofer en oifeau, pour aller enfuite fous la figure d'une mouche auprès de fon cher prince, & s'y trouver lorfqu'Abor viendroit lui remettre cette lettre. «Je yerrai, dit-elle , »> quand il la lira, 1'eifet qu'elle produira fur lui j j> s'il la lit tranquillement, je fuis perdue, il ne 3) fuivra que trop bien les confeils que tu lui ss donnés. Maispourquoi les lui donner, pourss fuivoit-elle, li je ne veux pas qu'il les fuive ? ss Non, non, que ma foiblelfe ne démente point s» ce qu'un amout parfair exige. Immolons-nous 4> a fon bonheur. Confions mon deftin a fon js amour, & que Ia raifon règle ma conduite. >» Ces réflexions 1'avoient empêché de fe rendre auprès de Titi, fans cela , elle auroit entendule deflein qu'on prenoir de la furprendre ; mais elle auroit vu aufli que fes confeils ne feroient pas fuivis. C'eft ainfi , que par trop d'amour, elle travailloit a fe faire de la peine. Lorfqu'Abor arriva chez lui, fa femme & fa fille vinrent avec empreflement le combler de carrefles, & lui demander le fujet de fa venue* II répondit ainfi qu'il en étoit convenu avec Titi , & 1'Eveillé fic U-deflus cent contes pour auto-  7^ HlSÏOIRE rifer les apprêts qu'ils devoient faire. Bibi demanda a fon père s'il n'avoit pas recu avant fon départ une lettre qu'elle lui avoit adrelfée pour Titi. Abor répondit qu'oui, mais qu'il n'en apportoit point de réponfe. J'étois preiTé de partir , dit-il, & le roi n'a pas apparemment voulu me faire attendre. Cela ne plut point du tout a Bibi, qui fe fit un effort pour ne point faire d'autres queftions. Elle crut que le jour fuivant la réponfe viendroit peut-être. Ce jour vint, & point de réponfe. « Ah ! dit-elle , les confeils que je lui ai » donnés n'auront fervi qua le confirmer dans p le parti qu'il avoit déja pris. Je te perds, mon » cher Titi, que je fuis malheureufe de n'èrre » pas digne de toi avec tanr d'amour. Hélas! » il me femble que 1'amour devroit être au-delfus » de tout. Je voudrois être reine , Sc que tu ne » fufles que berger, pour te faire voir comme on » aime; mais cela n'eft pas, mes beaux jours font >> pafies, n'en gardons que le fouvenir Sc mon » amour.» Cependant, le foir elle fit cent queftions a fon père, fur la manière dont il étoit a la cour, fur les converfations qu'il avoit avec le roi, fur les foins que ce ptince donnoit a la princeiïe Gracilie ; s'il étoit vrai qu'elle eut autant de mérite & de grace qu'on le difoit; Sc enfin , fi Titi ne 1'épouferoit pas. Non, lui répondit Abor, fur  du Prince Titi.' jj cette dernière queftipn, je ne crois pas qu'il le fafle, fi ce n'eft pour 1'amour de vous, & que vous ne 1'y obligiez paree qu'il le doit. C'eft un effbtc que vous devez exiger de fa tendrefle , vous vous alfurerez ainfi le bonheur de jouir toujours de fon eftime & de fonamitié, au lieu que 1'amour pafle, & qu'élevée fur le tróne , s'il cefloit de vous aimer, vous y feriez plus malheufeufe mille fois que dans cette cabanne. Oh ! dit Bibi, s'il mépou„ foir, il m'aimeroit toujours; il a trop de vertu 8c de bonté pour vouloir faire le malheur de quelqu'un qui fe feroit attaché a lui j mais je fens biert qu'il eft ridicule a une fille relle que moi, de fonger aépoufer un fi grand prince. Je le diifuaderai de le faire , & je Pai déja fait. En difant ces dernières paroles , fes beaux yeux parurent mouillés de quelques larmes. Son père attendri, penfa lui découvrir le myftère de la furprile qu'on lui préparoit, & 1'aiïurer qu'elle verroit le lendemain fon cher prince aufli amoureux que jamais. II f© retint pouttant, 8c eut Ia cruauté de lui laifter pafler la plus cruelle nuit du monde. Elle pria fon père de trouver bon qu'elle s'abfentat pendant que les feigneurs qu'il attendoit fetoient chez lui; mais Abor lui dit qu'elle devoit aider a fa mère a faire les honneurs de Ia maifon , ce qui fut ppur Bibi un nouveau fujet de chagrin.  'jt ÜlSTÖIÜE Rien n'eft plus cruel, pour un cceur livré i tftt amóur extreme & malheureux , que d'être fórcé de fe diftraire. S'il peut encore gouter qiielqüe douceur, ce n'eft que celle de s'occupet en liberté de fes peines.  fl e Prince Titi. 79 IIVRE CINQUIÈME Contenant ce qui fe paffa depuis ïarrivée des deux rois dans la peiite maifon s jufqu'a l'élévafion du palais de Bibi~ titi. T Il étoit déja le leridemain dix heures du fnatin, & Bibi n'étoit pas encore defcendue de fa chambre, lorfqu'elle entendïtarriver dans la cour plufieurscarroftes, & des hommes a cheval. Êlie regarda au travers de fa fenêtre; mais le premier carroffè ou étoient les deux rois & les deux priftceffès , s'éroit déja rangé fi prés de la maifon , qu'elle ne put voir que ceux qui étoient dans lts deux carrofies de fuite. Elle entendir en même tems fa mère qui étoit accourue pour lui dire de defcendre ; & comme elle fortoit de fa chambre, elle vit paroïtre au haut de 1'efcalier fon cher roi, qui vint avec tranfport fe jeter a fon cou. Elle refta entre fes bras prefqu'immobile les jambes lui manquèrent. Elle ne put plus fe foutenir qu'en s'attachanr a fon cher prince, co m me la vigne s'attache a 1'ormeau qui la foutient. C'eft alors qu'on auroit pu dire qu'elle ne fentoit rien pour trop.  Si Histoiri d'ailleurs elle n'avoit point du tout 1'air embar-* rafle. La fupériorité d'efprit fupplée a ce que d'autres n'acquièrent que par 1'ufage. Comme il faifoit extrêmement chaud, & que la chambte oü on étoit, quoiqu'alTez fraiche, fe trouvoit petite pour tant de monde: Forteferre propofa d'aller dans le jardin fe mettre a 1'ombre de quelques arbres s'il y en avoit oü 1'on put fe garantir du foleil. On paffa fous un long berceau de treillage de vigne, oü Pépailleur des feuilles confervoit un frais agréable. On y fit apporrer des chaifes pour les deux rois Sc pour les princefFes, Sc une auffi pour Bibi que Forteferre voulut avoir a cóté de lui. Tous les yeux étoient toutnés fut elle, pleins d'admiration pour fa beauté. On étoit charmé des graces qui paroilToient dans fes moindres mouvemens. Eft-il poflible, fe difoient tout bas les feigneurs qui étoient la préfens, qu'il y eut dans ce royaume une fi grande merveille Sc qu'elle füt ignorée ! II n'y en avoit point, qui dans le fond de fon cceur ne fouhaitat de 1'avoir connue avant qu'elle eut été aimée de leur prince. Forteferre même qui , depuis long-tems, ne vouloit de 1'amour que les plaifirs qui en doivent être la preuve ou la récompenfe; mais dont le cceur inacceflible aux fentimens de la tendrefFe ne 1'avoit connue une fois dans fa vie que pour s'en exempter toujours, ne put s'em-  du P r. i m e e Titi. 8j , pêcher de fentir qu'il devoit y avoir une douceur extreme i aimer Sc a être aimé d'une perfonne fi parfaire. Ce .n'étoit rien encore. Ce prince fic adioitement tourner la converfarion fur divers fujets qu'il avoit 1'adreffe d'expofer fans affecFation , d'une manière propre a furprendre ou £ embarraffer. Bibi ne parloit jamais que iorfque Forteferre ou les princefFes lui adreiïbient la paro!e, ou qu'elles lui demandoient fon fentiment; mais lorfqu'elle s'excufoir de le dire, elle avouoit fon ignorance avec tant de charmes , qu'elle ne faifoit pas moins admirer fes graces que fa modeftie. Et lorfqu'elle expliquoir fes penfées , c'étoit toujours d'une manière fi précife Sc fi jufte, & en même tems fi naïve, qu'il paroifloit que la belle Sc fimple nature étoit en elle la feule interprète de la vérité. II y eut pourtant telles quefeions qui fuppofoient beaucoup de réflexions & de principes; mais, madame, lui dit Forteferre, avec étonnement, dires-moi, je vous prie, comment il fe peut faire qua votre age vous ayez penfé a tant de chofes, & que vous y ayez penfé avec tant de précifion & de jufteffe ? Sire, lui répondit-elle, fi votre majefté eft contente de ma facon de penfer, c'eft une nouvelle obligation que j'ai a deux maittes, a qui j'avois enccre plus envie de plaire, que je n'en avois de m'iuftruire. Qui font-ils, demanda Forteferre ? L'un eft mon F ij  ?a H I S T O I R E tous convives & bons amis , difoit Forteferre, il n'y a ici ni roi, ni reine que Bibi; Titi même n'eft plus roi. II voulut que Bibi füt affife entre les princeffes Gracilie & Blanchebrune, vis-a-vis de lui; & ordonna que ceux qui fe ferviroient du mot de majefté , payetoient un demi ginguet d'amende. C'étoit peut être étendre trop loin Ia hberté de ce repas; mais ce grand prince favoit bien que perfonne de ceux qui s'y trouvoient, n'auroit Fétourderie d'en abnfer. Ce prince éroit agé de cinquante-cinq ans. II avoit la mine haute & fiere ; plus de majefté que de régularité dans les traits. Son teint étoit bafanné, fon né aqnilin, les yeux grands & pleins de feu. II avoit la taille d'un héros, haute & robufte, il en avoit auffi la force & les fentimens. Bon, généreux, aimant Ia juftice, il fe faifoit un devoir de protéger les malheureux. II étoit ennemide latyrannie, quoiqu'il voulut commander par tout. Fier avec fes égaux, il n'en reconnoiffbit point qui ne lui cédat du moins la primauté du rang. Violent & colère, il n'y avoit point a ffon égard de petites fautes. Nourri daras les camps , fes manières & fes mceurs étoient plus d'un guerrier, que d'un roi de cour. II comptoit la vie pour rien , & ne formoit jamais de deffein que dans la réfolution de périr ou de 1'exécuter. Redouté de fes voifins, aimé de fes fujets; il en auroit été adoté, fi on  du Prince Titi. 91 11'eur pas eu autant de crainte de fon humeur violente , qu'on avoir d'amour pour fes verrus', & qu'il eut pris la peine d'entrer un peu plus dans le détail du gouvernement civil ; mais tout entier au miliraire , il fe repofoit trop fur fes miniftres de la direction de la juftice , & de la finance. L'une étoit détruite par la chicane du labyrinthe des loix; 1'autre par une régie trop compliquée. Le royaume dont il hérita , étoit très-borné ; il 1'étendit extrêmement par la conquète de deux états voifins. Il parvint a la coutonne a 1'age de rrenrecinq ans , après avoir vu tuer le roi fon père a coté de lui par un boulet de canon. Eurieux dans la douleur de cette perte , il écrivir a fes ennemis qu'il leur défendoit de fe fervir de canons , aurremenc que pour 1'attaque ou la défenfe des places , ainfi qu'il 1'obferveroit luimême; finon qu'il ne feroit aucun quarrier a. leurs foldats. Et fans crainte d'expofer les fiens a la cruauté des repréfailles, après avoir fait mou-. rir plus de foixante mille hommes pour effectuer fa menace , il forga fes ennemis a fe conformer a ce qu'il exigeoit , leurs foldars effrayés ne voulanr plus fervir dans une guerre ou on ne faifoit point de quartier. II appeloit les canons , les armes des laches. II difoit que c'étoit des inftrumens qui ne fervoient qu'a la  lil HlSTOIRE fafle fouvenir de notre amitié & de votre pro' mefle. Quand nos paffions fonr fi fortes , que nous n'ofons les attaquer de front, il faut rufer avec jious-mêmes, & racher de les miner infenfiblement, il nous ne pouvons pas tout d'un coup les détruire. Après avoir fait ce préfent au roi de Forteferre, la Fée tirade fa corbeille les fleurs arrificielles qui y étoient, & les diftribua aux prihcefles &c aux dames. 11 y avoit des fleurs de grenades qui n'étoient que d'un feul tubis ; des boutqns de rofes qui n'étoient que d'un feul rubis balais •, diverfes violettes faites d'hyacinthes , d'améthiftes & de faphirs; des jonquilles & des jaflemins de topafes. Le blanc mat de la cornaliri'e aveugle , dont il y avoit des fleurs d'oranges Sc de jafmins blancs; & le blanc animé de la fardoine tranfparenre, donr éroienr les fleurs de muguet, ne fervoient qua rehaufler 1'éclat des autres fleurs compofées d'opales ou de girafoles. L'émeraude, le beril, la chryfolite & la tutquöife fe trouvoient employées pour les feuilles & les diverfes nuances de verr. Quelques fleurs même étoient, ou mêlées, ou toutes compofées de diamans bleus , jaunes , ou tanés. On peut juger avec quel plaifir les dames fe parèrent de pareils bouquets. Tant de metveilles, Sc la joie qui régna dans la converfation leur fit oublier  bu Prince Titi. itj oubüer qu'elles étoient lafles. On tint tabie juf~ qu'au lever de 1'aurore , dont rnème on ne s'appercevoit pas. Mais Diamantine avcrtit de 1'heure, en difant qu'elle aiioit fe titirer, Sc qu'elle reviendroit dans deux jours , paree que Titi recevroit alors une nouvelle qui le mettroit en état de faite une grande grace i quelqu'ün. En difant ces mots, elle forrit.Toute la compagnie iafuivit jufques hors de la porte de la petite maifon. Quatre zéphirs 1'enlevèrcnt dans les airs , oü elle Liffoit après elle une rracede lumière.Quand on 1'eué perdue de vue , on regarda qaeique tems vers i'endroit de 1'horizon oü elle avoit difparu. Mais enfin on fongea pourtant a s'aller tepofer, Sc lorfqu'on fe retourna vers la petite maifon pout y rentrer , un nouveau fpeótacle étonna encore toure la compagnie. La peti:e maifon parur aufii briilanre que 1'aurore a laquelle elle étoit expofée, ou plus brillante encore. Quel nouveau prodige eft-ce la , s'écria le prince de Fullfoi ? je le vois, madame, dit le roi de Forteferre a Bibi, vous avez dir tantöt que vous aimiez tant cette maifon, que vous voudriez qu'elle füt enveloppée de criftal. La Fée a connu votre delir , óc vient de 1'acccmplir. Votre maif. n fera déformais a 1'abri des injures du tems. II eft bien jufte qu'elle foit la plus durable Sc !a plus brillante du monde , puifque la plus belle reine du monde y lome XXV11L H  du Prince Titi. it J'en conviens mor- même , dit Gracilie ; mais pourquoi tromper quelqu'un qui nous aime $ Pour lui épargner, répondit Blanchebrune, le c dc lui dire qu'on ne 1'aime plus. C'eft icuijours UB bien que de fe croire aimé D ïmt on Ot le feroit pas. Pourquoi priquelqu'un d'une ilfufiöa qui fair fon bon* hc tl j Se qüi n'efl tl 'ifible a perfonne ? Soit, reprit Gracilie ; mais il faut donc fi bien entrerenir cette ilh.fion, qu'on n'en découvre jamais la r.iufïcté. Car alors au défefpoir de n'être plus aimé, fe joint la fureur d'avoir été trahi. Oui, dit Blanchebrune, & on jerre tout de fuite les gens par la fenêtre ; c'eft une rrès-belle Sn d'aventure. Vous en direz ce qu'il vous plaira, reprir Gracilie, je fais que mon père lui auroit pardonné fon changement, & qu'il ne fut irrité que de fa trahifon. Et mei j'en doute , répondit Blanchebrune, & fi vous me permetrez de vous parler franchemenr, belle princefle , des que cette fille a été aimée du roi, qui n'étoit alors que prince, fon fort a été d'ètre ietée par la' fenêtre. Si elle ne 1'eüt point aimé , il auroit trouve très-mauvais qu'elle n'eüt pas répóndu a 1'honneiir qu'il lui faifoit, & gare la fenêtre. En 1'atmant ainfi qu'elle a fait, fi elle eut avoué le changement de fon cceur, il n'auroit pu , il eft vrai, 1'accufer d'infidélité, ou du rnoins de trahifoir, ». Hiv  IIO HlSTOIRB mais il fauroit accufé de mauvais goüt & d'irt* juftice, & gare encore la fenêrre. II n'y avoir qu'un moyen d'échapper , c'eft que le prince eut ceflé !e premier de 1'aimer; encore auroit-U faHu qu'elle elit foulTerr fa difgrace avec beau< coup de réfignation, qu'elle eür refpeclé fes plaifirs; car li elle 1'eüt troub'.é par fes plaintes , gare encore ia fenêtre. Vous êtes bien méchante, madame , dit Gracilie , k I'égard du roi qui vous aime fi parfiitement, que je fuis fure qu'il ne tiendroit qu'a vous de le convertir tout-a-faic fur le chapitre de 1'amour ; je ne gagerois pas même que la conyerfion ne füt déja dans le cceur. Vous voulez , en m'iuquiétant, vous venger, répondit Blanchebrune, de ce que je vous ai parlé fianchemenr. Je fais que Ie roi votre père rn'honore cs beaucoup d'amitié , & que j'tn fuis fi flattée , que je me propofe de travailler toute ma vie a. m'en rendre digne. Mais je vous afhue que je craindrois autant fon amour , que j'ambitionne 1'honneur de fon eftime. En véricé , je crois pourtanr, ajouta Gracilie , qu'il fent pour vous quelque chofe de plus que de lamitié , 8c que yous avez grande part a ce voyage. Comment cela s'accotderoit-il, demanda Blanchebrune , avec les prévenrions oü il eft contre 1'amour ? Je fuis perfuadée , reprit Gracilie, que fon ccsur y léfiftera roujours, quand il ne.j'oiirifa  ■o v Prince Titi. IM qu'avec les attraits de la volupté ; mais quand il fe préfentera précédé par les fentimens de 1'eftime , & accompagné des vertus qui la foutiennent, mon père aimera comme un autre Sc mieux qVun autre, & ces fentimens, madame , ont déja fait fur lui une grande imprelïion pour vous. Quand vous nous fites 1'honneur , continua Gracilie , de vous réfugier dans fes états, il eut peine a croire qu'une princefle aufli jeune & aufli belle, ne fut attachée au prince Titi, que par les hens du fang & de 1'amitié. \\ difoit qu'on ne devoit pas s'imaginer, que dans une perfonne de votre age.l'amiriéfeulefut aflez courageufe pourrelifter, ainfi que vous aviez fait, aux injuftices de Tripalle &c de Ginguet. Quelque haute idéé qu'il eut de vous, madame, cela lui paroiffoit trop héroïque. Cependant il voit par lui-même que 1'amitié feule , Sc 1'amour de la juftice vous faifoient agir; vertus, qui, felon lui , fuppofent toutes les grandes qualités de 1'ame. Vous voïla donc une héroïne a fes yeux ; & comme il ne fe croit pas des fentimens inférieurs I ceux des héros, vous voila faits 1'un pour 1'autre 5, de heros i héroïne il n'y a que la mam. Voila la marche que tiendra 1'amour , Sc je ne doure pas qu'il n'ait déja fait bien du progrès; mais laiflez-mol faire, je le faurai bientbt, Si vous crqyez ce que vous dites, belle pt'incelfe , répondit Blancbe-  12i H I S T 0 I R E brune, vous ferez bien de ne vous informer de cette marche que pour 1'interrompre: que favezvous fi je ne répondrois pas aux favorables fentimens qu auroit pour moi le roi votre père? Et comment fouffrirez-vous qu'une compagne qui vous doit maintenant du refpect, devlnt une belle -mère a qui vous en devriez ? 11 y a plus que cela encore, répondit Gracilie, vous pourriez donner au roi mon père un héritier qui m'excluroit de la couronne; c'eft peut-être même une des raifons qui Pont empêché de fonger 2 un fecond mariage, ce qui eft bien extraordinaire dans un roi qui n'a qu'une fille, & quine voit de fa maifon que deux branches fort élotgnées. Mais je puis vous affurer, madame , que pour le bonheur du roi mon père, & pour le mien , je préfère le plaifir de vous voir partager fa couronne a celui de la potter, & que je confens l ne Ia porter jamais, pourvu que rien ne me fépare de vous. Quoique ceci ne foit qu'un badinage, répondit Blanchebrune, je ne puis répondre aux expreifions de votre amitié , qu'en vous aflurant que je trouverois plus de douceur a paffer ma vie avec vous, que je n'aurois de joie a me voir fur un rrone. Mais je ne voudrois pas que cette douceur füt troublée par les reproches que je me ferois , charmante princeife , fi je vous enlevois une couronne 3  DU Prince T i t i. due également a vos vertus & i votre ruiffance. Le roi Titi entra alors dans la chambre des princeffes, oü Bibi ne rarda pas a lui demander ce qu'il feroit d'une maïtreffe qui lui feroit ïnfidelle j a quoi ce prince fe doutant bien qu'on avoit parlé du roi de Forteferre , répondit: » Si „ c'étoit une femme telle que font prefque tou« tes les femmes, je la jeterois par la fenêtre ; „ fi elle étoit comme nous , je m'y jeterois. Cette diftincFion ne me paroic pas bien fondée , reprit Bibi j une femme comme moi feroit aufli coupable , & même plus coupable qu'une autre. » Elle ne le feroit pas a mes yeux , ajouta Titi. s, Dans 1'une je ne verrois que fon infidélité. Je » ne verrois a I'égard de 1'autre , que le malheur „ de n'avoir pu me la conferver fidelle; je m'en „ attribuerois la faute , & je m'en punirois.» Mais au lieu de faire ici la belle converfation , n'aimeriez-vous pas mieux , mefdames , pourfuivitTiti, venir admirer a 1'éclat de lalumière, le miracle que fit hier la Fée en nous quittant. Vraiment, s'écrièrent- elles toutes trois, nous n'y penfions pas. 'Nous nous étions occupées a confidcrer nos fleurs, fans fonger i une chofe qui n'eft pas moins admirable. Elles defcendirent dans la cour , d'oü elles appercurent autour de 1'enceiute de la maifon, les habitans des hameaux  l24 H I S T O I R E voifins qui étoient accourus pour voir ce miracle. On ne pouvoit foutenir 1'éclat de la lumière du coté oü Ie foleil donnoit fur la petite maifon. Les autres cótés étoient d'un brillant d'autant plus agréable, que les objets extérieurs s'y peignoient, Sc y faifoient une efpèce de tableau mouvanr. Mais fi les murailles ne paroiifoient revêtues que de criftal, le toit ne paroiffoit couvert que d'une feule aventurine , tant a 1'éclat du verre fe mêloit celui de 1'or dont il étoit parfemé. Après avoir fait le tour de la petite maifon , elles remontèrent dans leur chambre pour aller s'habiller. Bibi voulut pafler dans celle de fa mère ; mais les princeifes s'y oppofèrent, Sc fatent avec elle prendre fes habits pour ia faire habiller dans leur chambre. La princefle Gracilie elle-même voulut avoir le plaifir de la peigner. Elle ne pouvoit s'empêcher d'admirer fes cheveux naturellement bouclés , qui paroiifoient parfaitement noirs en tombant auprès d'une gorge auffi blanche que le marbre de Paros, Sc qui paroifioit en avoir la dureté. La beauté de Bibi étoit fi fupérieure d tout ce qu'on peut imaginer, qu'elle étouffoit 1'envie ; elle ne laiffoit place qu'a l'admiration, Sc fa modeftie , Sc fa douceur extréme portoient a lui rendre avec plaifir la juftice que fes charmes auroiem forcé de leur rendre. Gracilie étoit charmée de pei-  dü Prince Titi. i ij gner une fi belle tête ; elle ne put s'empêcher de lui dérober quelques baifers comme auroit fait Un amant. Le roi de Forteferre étoit allé dès le matin lever lui-même le plan du terrein que Titi deftinoit pour faire un pare. Töute la compagnie fe réunit au tems du diner; cependant quelques plaifirs qu'elle goütat tout ce jour, & une partie du lendemain, cela n'empêcha pas qu'ils n'eufFenr tous quelqu impatience du foir, a caufe de ce que leur avoit dit la fée. La vie paroitroit bien longue, fi on vivoit chaque jour dans 1'attente d'un événement qu'on ignoreroit, qu'on croiroit cependant cerrain, & donr le moment feroit marqué. Enfin, le foir du fecond jour arriva, le tems de fe mettre a table approchoit, & toute la compagnie fe proin enoit dans la cour pour fe trouver a Parrivée de Diamantine, lorfqu'on la vit defcendre brillante comme un éclair qui auroit coulé d'un nuage. Elle n'étoit point fous la forme d'une vieille femme, mais fous Ia forme d'une belle reine, dont la majefté auroit été tempérée par les charmes de la douceur. Les couleurs de fon teint ne pouvoient être comparées qu! celles du vifa?e de Bibi. Ses yeux étoient doux& rians, fes lévres vermeilles> le vifage long, fes cheveux blonds tomboient a coté de chaque joue en groffes boucles jufques fur fes épaules, & defcendoieat par derrière jafqu'd  llS Histoire laceinture, en deux rrelFes mêlées de diamaus moins gros, mais auffi éclatans que quelques-uns qui étoient parmi les boucles. Sa robe étoit bleue , & femée d'un fi grand nombre de brillans, qu'on ainoir pu en comparer 1'erFer a celui de la voie lactée, pour qui auroir vu de loin cette robe, car de prés elle étoit beaucoup plus brillante. Mais ce qu'il y avoit de plus beau, c'eft que la chauffure de la fée étoit deux fabots faits chacun d'un feul diamant. Un ramage de fleuts d'un travail exquis y imitoit une broderie legére, mais le tout difpofé Sc taillé avec tant d'art, que le moindre petit angle ou contour y devenoit une facette brillante. C'éroit un ouvrage de la même main qui avoit fait le gobelet de Forteferre. Deux Zéphirs la précédoienr, deux autres lui portoient la robe. On n'auroit pas été faché de leur voir quelques corbeilles, mais ils n'en avoienr point. On pent juger avec quelle joie Diamantine fut recue, quels empretfemens ont eut a lui marquer de 1'attachement & du refpecF. A peine étoit-elle arrivée , on n'éroit point en> core rentré dans la petite maifon, qu'on vit arriver un courier dépêcbé par un des fecrétaires d'érat du roi Titi. C'eft apparemment la nouvelle qui doit me mettre en état de faire une grande grace a quelqu'un, dit ce prince a Diamanrine-3 ïnais j'efpèregrande fée, que vous commenccr  du Prince Titi. 1Z7 rez par me faire celle de bien déterminer mon choix : un des plus difficiles & des plus ejfentkls devoirs de la royauté, cóntinua-t-il, ma toujours paru celui de ne regarder que la raifon pour la difpenfatrice desgrdces, afin de faire ainfi que ce qu'on appelle grace fok toujours juftice, & non point l'cjfet d'une puijfance arbitraire. Confervez a jamais ces fentimens, mon cher prince, répondit la fee, & n'oublic^ point qu'un roi fe déshonore en effet, lorfqu'il honore des gens de peu de mérite. Qu'il fe rend coupable d'injufike envers les autresi Qu'il fait qu'on ne donne plus de foins qu'ct la recherche de la faveur , au lieu de les donner d l'acquifidon de la vertu, & des talens. Qu'il éloi°ne ainfi les gens de bien de fa cour. Et ce qui eft plus encore, qu'il fe rend coupable de toutes les fautes & de toutes les injufikes que commettent dans les places qu'il a donnces, ceux dont il a fait un indigne choix. Cependant je ne veux point vous donner de confeils, j'aimerois même bien qu'un prince ne confultat jamais perfonne fur les graces qu'il a a faire, paree que la reconnoilfance qui lui eft düe, fe tourne alors vers celui qui a procuré la gra.ee, 8c non vers le prince qui Pa accordée, & qu'il fait ainfi des créarures a. fes propres fujets. C'eft une réflexion qu'il y a long-tems que j'ai faite, dit le roi de Forteferre, & j'ai démis de leurs emplois, & chaffe de la cour plus de vingt perfonnes, ï  Il8 H* 1 S T 6 I R E qui j'ai fait dcfendte en même tems de fe mêler d'aucune affaire, patce qu'ils vouloient s'ingcrer de me donner des confeils, & qu'ils s'intriguoient pout faire obtenir des graces a ceux qui les follicitoient,je veux bien qu'on propofe, mais non qu'on follicite. Et je vous dirois la-deffusce que j'ai fait, dit-il, en s'adrelfant a Titi, fi les nouvelles que ce courier vous apporte ne vous intéreffoient davantage. Je ne fais pas a quel point elles doivent m'intéreffer, répondit Tui, mais je iais bien que tout ce que vous faites m'intéreffe beaucoup, & que je vous ferai fouvenir de m'apprendre ce que 1'arrivée de ce courier nous empêche de favoir. Dans ce moment, Abor préfentoit a Titi le paquet qüe le courier venoit de tui remettre. On rentra pout 1'ouvrir, toute la compagnie étant bien curieufe de favoir la nouvelle que Diamantine avoit annoncée fans la dire. Auprès de la province, dont Triptillon fe voyoif maïtre, il y a une fouveraineté confidérable qu'on a nommée le duché de Félicie, a caufe de fa fituation heureufe, la fertilité de fes terres & 1'abondance de fes mines dor. Elle eft arrofée de deux grands fieuves, qui trouvent a leurs-embouchures deux pons, les plus vaftes & les plus fürs de toute cette partie de la mer. Elle tient du coté du nord aux états du roi de Courfinababa. Elle a i 1'orient la principauté de Hopeyaïne, apparte- nante  du P r i n c e Titi.4 rjj nante a un prince de la maifon dg Titi, & s'avance confidérablement du coté du midi, dans les états de Titi même, dont ce duchéeft un fief. Le duc de ce beau pays verioit de mourir fans poftérité. C'étoit la nouvelle dont on informoit Titi, qui par la fe voyoit le makre de difpofer d'une fouveraineré qui valoit mieux que certains petits royaumes. Titi communiqua cette nouvelle, en regrettant beaucoup la perre du duc de Feiicie: Elle fut de même regrettée de Forteferre & de tous ceux qui étoient préfens. Et lorfqu'après avoir fait 1'éloge du prince, oh paria du grand don que Titi pouvoit alors faire a qui il lui plairoit: je fens mieux que jamais, dit ce toi, le plaifir qu;Ü y a de faire quelque chofe de fon propre mouvement, & je crois que perfonne ne me defapprouvera de donner la fouveraineré de Feiicie a celui i qui je dois ma féiiciré j j'en vais dans le moment même écrire Ie diplome. II fortit en achevant ces mots. Toute la compagnie avoic bien compris le fens de fes paroles, & celui-li* mème qu'elles regardoient né s'y étoit pas trompé. Titi revmt, peu de tems après, le diplome dia main. II 1'avoit tout éëtitjfui même , non dans ces tours & exprelïïons de chancellerie , mais en quatre lignes, d'un ftyle noble, clair & concis. II le préfenra a la fée, en lui demandant fi elle approüvoit le choix qu'il avoit fait. La fée le lut tout Tome XXVIUt I  , 1JO H I S T O I R. E haut, Sc le remit a Abor, qui y étoit nommé pour prince de Felicie. Tous ceux qui étoient préfens applaudirent aux choix de Titi, & s'emprefsèrent d'en marquer leur joie a Abor, a fa femme Sc a fa fille. Abor recut leurs complimens, comme il avoit recu le diplome, en marquanr une fenfible reconnoiifance pour les fentimens du cceur, & fort peu pour le don. Après que le bruit des complimens eut ceifé, il dit: que deux chofes pai oiffoient néceflaires pour une donation ; 1'une la volonté Sc le pouvoir du donateur, 1'autre la volonté &c la capacité de 1'acceptant. 11 n'y a point de doute, continua-t-il, a I'égard du pouvoir & de la volonté du roi, en parlanr de Titi, mais il y en a beaucoup, pour ne rien dire de plus, a I'égard de ma capacité; & alTurémenr, fire, du coté de la volonté, il y a une oppofition fi grande, que je fupplie votre majefté de me permettre de ne conferver que la reconnoiflance que je dois a fes bontés, fans profiter du don qu'elle veut bien me faire. Tout le monde fe récria qu'il y avoit mille raifons qui 1'obligeoient a 1'accepter. Jel'es fais toutes, dit-il, je ne fuis point fair pour être fouverain ; je vivois heureux dans ceite petite maifon, & j'y vivois plus heureux fans doute que ne vivent plufieurs fouverains, quoique j'y fufte dans une médiocriré qui penchat plus vers la difette que vets l'abondance. Le roi m'a tiré de eet  ou P r t n.c e Titi; jU état, fa majefté veut que je vive auprès de lid , qn'il me permetre de dire que le rendre atrachemenr que j'ai pour fa perfonne, eft le feul Hen qui me dédommage du bonheur qu'ü nie fVJr quurer , & non 1'honneur du rang oü il m'élève. S> j accepre la fouveraineré de Felicie, non-feu'ernenrfnccepte un fardeau que je ne fuis pas en erar ae porter, ce qui feroit très-mal, mais de pais je perds la tranqu.llité dont je jongis d.ns ma petite maifon, & Je feuJ dédommagement que j'en puis avoir, puifque cela me priveroit de rendre au roi mes très-humbles fervices auprès de fa perfonne. Que fa majefté me permette donc de lui remertre ce diplóme, & de lui dire • que' fi elle veut me féparer de lui, i! n'y a qu'a mehnfïer dans ma petite maifon,.ainfi que j'y étois autrefois, & prier la fée d'en faire difparoüre I ecut dont elle 1'a revêtue. Quelque chofe qu'on put hu dire, il perfifta toujours clans & refus c^pna fi finccremenr le roi Tm de le difpenfer detre prince fouverain, que fa majefté ne put lui refufer la grace de reprendre le diplóme Cependanc le fouper fut fervi, la fée, les deux roiï' les deux princeffes fe pl.acèrent a t?ble ainfi qu'ils yavoientétélejourqueDiamantineyavoitfoupé. II amve au feu prince de Felicie, dit la fée , ce qui n'eft arrivé 1 aucun prince du monde. Va particulier refufe de fuccéder 4 la fouveraineté,: lij  fïjZ, HlSTOÏRE Je fuis bien fiché qu'Abor la refufe, dit Tin; fa probité auroit confolé de la perte d'un prince qui a toujours été le père de fes peuples, 1'ami non fufpeót de fes voifins, le protecFeur des fciences & des arts. C'-toit un grand prince, fans doute, dit la princefle de Blanchebrune: mais vous avourez cependant qu'il fit des loix bien bifares au fujet du mariage. En quoi bifares, dit Titi? Eiles ne le font que paree qu'elles font contraires i nos ufages; mais, d'ailleurs, ne peur-on pas dire qu'elles font plus naturelles que les notres, Sc par conféquent plus raifonnables? Il me femble que dans tous les paysoü le mariage n'eft confidéré que comme un contrat civil, on devroit établir les loix du prince de Felicie. Il permet de s'unir aux conditions qu'il plaït naturellement aux contradans de s'accorder. En conféquence de quoi ils peuvenr s'engager Fun a 1'autre pour un tems ou pour toujours. Se permettre plufieurs femmes ou plufieurs maris-, car il a trouvé jufte que les droirs fuftent égaux; ftipuler en cas de féparation des dédommagemens pour 1'un ou pour 1'autre, régler 1'état des enfans. Qu'amvet-il de la? qu'on ne voit point dans fon pays de filles débauchées, de femmes efclaves malheuxeufes de leurs maris; ni de maris défefpérés pat Ja mauvaife humeur ou par 1'infidélité de leufi femmes. Que les families ne s'éteignent point,  du,Prince Titi. 143 faffè. II eft bien jufte que dans le retour d'une bonne fortune, on diftingue par une amitié particuliere , ceux dont le zèle & la fidélité fe font lignalés dans le tems de 1'adverfité. II me femble, dit Forteferre, que la vertu convient également a tous les hommes ; aux uns , pour mériter des graces; aux autres, pour favoir les faire. C'eft un renverfement dans 1'ordre des chofes, qu'un domeftique généreux , &c un maitre ingrar. La différence que met la fortune parmi les hommes, reprit la fée , s'évanouit quand la vertu les égale. D'un fujet elle fait un ami ; & le prince qui eft moins vertueux que fon fujet, fe rend réellement fon inférieur. Voila de belles maximes , dit le prince de Frycore 5 cependant, les routes de Ia vettu ne font pas celles de la fortune ; plus .on en eft digne , moins on y parvienr. C'eft toujours beaucoup, dit Abor, c'eft avoir le principal avantage. Ce n'eft pas une queftion doureufe chez les gens qui penfent bien , qu'il vaut mieux être privé de la fortune qu'on mérite , que de jouir de celle qu'on ne mérite pas. En effet, ajouta Titi, avoir de la verru , c'eft être bien avec foi-même ; n'avoir que de la fortune, c'eft n'être bien qu'avec les autres ; mais ce n'eft qu'un bien peu folide , dont 1'imagination ne peut empêcher qu'on ne fente intérieurement fa propre indignité. Sire, du Forteferre, en s'adreffant a Titi, vous ne fon-  X44 HlSTOIRE gez pas que nous ne fommes qu'a la moitié da fouper; qu'aprcs le fouper même, nous avons encore a. faire 1'épreuve des fabots, & que la morale n'eft bonne que lorfqu'on veut s'endormir. J'y fais un remède, répondit Titi , buvons a la fanté du duc de Felicie , nous aurions dü le faire avant de boire a celle du prince fon fils. On célébra cette fanté avec une nouvelle joie, Sc la converfarion s'égaya , comme a une table , oü ni rois , ni princes, n'auroient été. Cependant, on peut remarquer combien il faut être attentif a ne rien dire qui puifte donner lieu aux plus miférables plaifanreries. Les officiers, Sc autresdomeftiquesqui fervoienta tablë, rcrinrent mieux ce que 1'Eveillé avoit dir, qne ce qu'on y avoit répondu. Au lieu d'être touchés Sc jóyeux de la forrune de 1'Eveillé , de voir dans la récompenfe de fon zèle & de fa fidclité , un encouragement pour s'attacher avec ardeur au fervice de leurs maïtres ; & d'être ravis de ce que la vertu fetrouvoit fidignement récompenféerils ne virent qu'avec une inutile envie, 1'élévation d'un fimple gentilhomme a une fi haute dignité. Et dans le récit qu'ils en firent, ils ne louoient pas fa vertu, mais fa forrune qui , pour quatre fois & demi , difoient- ils, prètés a. propos , lui avoit procuré une des plus belles fouverainetés du monde. Dire que 1'Eveillé avoit toujours tendrement aimé foiü maitre  du Prince Titi. 145 maicre ; que fon zèle , fa fidélité , fon attachement ne s'éroientjamais démentis; qu'il étoit d'un fecret inviolable; qu'il étoit plein de valeur , de générofité, de bonté , libéral, officieüx, défintérelTé au-dela de 1'imagination ; Sc que fes vertus 1'ayant fait le plus cher ami de fon maftre, 1'amitié & la reconnoiffance de ce maitre avoient élevé 1'Eveillé jufqu'au rang de fouverain 5 il n'y avoit rien la-dedans qui parut fi furprenant; quoiqu'e» traordinaire , cela n'éroit poinr merveilieux. Mais dire que quatre fous &demi qu'il avoit prêtés lui avoient procuré une fi grande élévation, c'étoit la du merveilieux; cela faifoir admirer les coups de la fortune , Sc tin récit merveilieux attaché toujours plus , que i'expofnion raifonnable de la vérité. Cependant, une mauvaife plaifanterie a laquelle ces quarre fous Sc demi donnèrent lieu , a été Ia caufe d'un des plus funeftes événemens dont il foit parlé dans 1'hiftoire. Le fouper fut prolongé jufqu'au lever de 1'aurore, ainfi qu'il l'avoit été lotfque Diamantine s'y étoit trouvée deux jours auparavant. Allons , dit-elle, il faut vous quitter. Je remporte avec moi une grande fatisfacFion; & comptez, mon cher Titi, que je prends parta roure la reconnoiffance que vous doit Ie page aux vieilles. Et les fabots, dit Forteferre, ne voulez-vous pas bien nous les prêter pour en faire Fépreuve ? De tguc, Tome XXFIL K  du Princf. Titi. 155' de la principauté de Felicie pour le pere de 1'Eveillé. Alors Forteferre dir qu'on iroit doncfe coucher quand les dépêches de Titiferoienrfaites, & qu'on fe prcmeneroit dans la cour jufques a ce qu'il revlnr. Cette cour étoit en effet un endroit très-propre a fe promener a cette heure du jour; outre qu'elle étoit alfez fpacieufe, c'eft que lorfque Titi fit faire une avant-cour a la petite maifon dans le tems qu'on travailloit aux fortifications du Fort, il n'avoit fait fermer cette première cour que par un fofté fee, & les murailles de 1'avant-cour étant plus des deux tiers fur la pente.de 1'éminence, elles ne déroboient point la vue de 1'autre cour, qui étoit plus élevée. Titi alla éciirele diplome.Le duc de Vaervirle fuivit, & pria fa majefté de le charger de porter ce diplome au père de 1'Eveillé. Le duc de Vaervir fentoit bien que les feigneurs de même rang que lui, défaprouveroient qu'il fe chargeat de cette commiflion. Leur fierté, pour ne pas dire leur orguei!, les portoit a vouloir traiter d'égal avec les fouverains qui n'avoient que le titre de princes. L'amirié qui étoit entre le duc de Vaervir & le père de 1'Eveillé, autorifoit cette démarche; mais la vanité n'a point d'égard aux fentimens qui font agir. Elle veut qu'on lui immole jufqu'au rang de père, rang fi refpecFable dans 1'ordre naturel, 8c contre la dignité duquei il paroit que le  du Prince Titi. ijj C'eft aufTï ce que fit Gracilie, après qu'on fe fut enfin déterminé a fe retirer : il étoit temsf L'ombre des arbres commencoit déja a diniinuer, Forteferre entretint aufli Titi du deffein de partager fon trone avec la princefle de Blanchebrune, & le prefla de lui en parler, en le priant toutefois de ne lui rien dire qui la pottat a. s'y réfoudre plus par complaifance que par inclination, Chez les hommes d'un caracFère violent & impérieux, tant que 1'amour eft renfermée dans le Cceur, il eft moins acFif qu'il ne 1'eft chez les autres hommes; mais dès qu'il eft déclaré, il s'irrite non feulemenr par les refus, mais par les moindres délais. Quelquefois même la fierté qui 1'accompagne le détruit. II aime mieux cefler d'être, que d'être humilié: tout délai eft pour lui une offenfe , & toute incerritude un fujet d'bumiliation, 11 pardonneroit plus aifément un tefus formel. Dès que la princefFe de Blanchebrune arriva a la cour du roi de Forreferre, pour s'y menre a Fabri de la haine de Tripalle, ce prince concut pour Blanchebrune des fentimens d'eftime auxquels fe joignirent bientót des fentimens qu'il auroit reconnus pour amour, fi le nom ne lui en eut pas déplu. Comme ils n'avoient p?s leur fource dans les fens, mais dans le cceur; fon averfion pour 1'amour, qu'il regardoit comme une  I 5 que 1'inquiétude qu'on peut avoir de lui rendre; qui ne connok point de malheureux que la fortune traverfe injuftement, fans être ardent a venir a leur fecours , qui cherche même a les connoitre, & qui dans un état d'opulence, oü ne fe trouvent pas de grands princes , vit cependant avec tant de modération , que tous ceux qui ne favent pas ce> que je fais, ne le croient qu'un particulier qui eft bien a fon aife, il me femble , dis-je s qu'un tel homme doit avoir une vertu bien réelle. Vous me furprenez, dit 1'envoyé. Je fuis moi-même furpris, dit le prince de Fullfoij car en effet s je  bv Prince Titi. ig} croyois bien Ie père de 1'Eveillé , un hommes qui tl éroit arrivé quelque fortune confidérable 4 6 qiïi faifoit un bon ufage de fes richeffes j mais' qui fe douteroit qu'il föt de 1'opulence dont vous parlez, & qu'il fit tout ce que yöus ^ lorfque .nous ne le voyons logé que dans une maifon qu'il a toujours occupée , qu'on he con«oit point fes équipages, qu'il a toujours laiiïé fon fils comme cent autres qui n'onr pas cinq eens ginguets de rente , & que fes fiHes ne pa_ roiifent pfefque poirir dans le nioride. Ce que je dis eft pourrant vrai , reprit Abor. Cröiriezvous, par exeriiple, que eet homme qui étoit inconnu a la cour , y vint apporter au roi cent mille ginguets d'or le lendemain que ce princë 7 fut arrivé, & qu'il lui en apporta encore aurant deux jours après. Cela eft pouttant certain, je lè fais du roi même. Je ne m'étonne plus, reprit 1'envoyé , f, Titi lui a donné la principauté de Fehcie , elle étoit payée d'avance. Ce n'eft pas toutefois pour s'acquitter de cette dette , reprit Abor; mais pour récompenfer la vertu du père & du fils que le roi met cette louveraineté dans leur maifon. On peur prêtet a un prince fans ménretmeftime, ni récompenfe. Lavaniréou 1 mterêt en peüvent être le motif, & ce motif feul fait que, quand ils ont rendu 1'argent, ils ne doivent plus rien. Mais je dis qu'avec des forum* t> ij  I Le lQnde_ mam, il n'étoit pas encore huit heures du matin que tous les propriéraires des terres arriveren! avecleurrequête,&l'adedecenionquilsavoient fait faire en bonne forme. Ils demandèrent i être prefemes au roi, dès qu'il feroit jour chez lui. Abor les introduifitdans lachambredes deuxrois & le plus apparent de la troupe préfenta la requête au nor» de tous. Titi les recutavec beaucoup de bonte, leur dit qu'il recevoit avec plaifir cette niarquedeleur affeétion , qu'il auroit I oceanen de leur en marquer fa reconnoiffance , & crn'il confenroit de tout fon cceur, qu'eux & leur pefTomeXXFIir. N F '  194 HlSTOIRE térité portaiFent un T a leurs bonnets, ainfi qu'il leur en feroit expédiet les lettres. Er après avoir recu des complimens & des bénédicFions de ces bons payfiins, que la bonté du roi enhardir d'aurant plus a parler , qu'il trouva un vrai plaifir a entendre les expreflions naïves de leur cceur \ il dit a Abor qu'il eut foin de les bien faire régaler, Sc a eux , qu'il iroit les voir pour les faire boire a fa fanté. Ces bonnes gens , tranfportés de joie, furenr déjeuner en attendant un abondant Sc magnifique diner qui leur fut fervi, Sc auquel ï's prièrent Abor de vouloir bien affifter , ce qu'il fit de très-bon cceur. Quelles bonnes gens, difoit Titi a' Forteferre ! le feul nom de roi, fait qu'ils nous aiment jufqua fe dépouiller d'une partie de leur bien pour nous; que ne feroient-ils pas s'ils trouvoienr que nous fuftions en mème tems leurs pères , fi nous les garantiflions des fangfues qui les fucent, & qu'au lieu de les regarder , ainfi qu'on le fut ordinairement, comme les plus abjedFs des fujets , on les conlidérat au conrraire comme les pères nourriciers de 1'état ? C'eft. a quoi j'ai fouvent fongé , dit Forteferre , & fur quoi j'ai des projets dont je veux vous enrretenir quelque jour. Je fens bien qu'il eft ridicule qu'un marquisfainéantait plus de confidération dans un état qu'un ben fermier. Cependant, 1'homine aux fix arpens, qui avoit  du Prince Titi. 195 promis de figner la requête , ayant voulu rufer , ne parur que lorfqu'on alloit fe mettre a table pour diner , & qu'il crut que la requête auroit été donnée. Après s'être excufé de ce qu'il n'avoir pu venir plutbt, & s'être informé de ce qui s'étoit paffe , il demanda a. Abor de lui parler un moment en particulier : quoiqu'il dit que c'étoit pour aller figner la requête , cela joint avec le refte, le rendit fufpect aux autres. Eh bien , monfieur, dir-il a Abor d'un air riant,..tout. s eft bien pafte, & a préfenr que le roi a pour rien toutes les terres qu'il fouhaitoit, j'efpère que fa majefté ne fera pas difficulté de prendre les miennes qui lui conviennent fi bien, pour trente-fix mille ginguets, & je fignerai la requête comme les autres , qui ne fauronr point comment nous aurons fair. Non, lui répondir Abor , le roi ne veut point de vos fix arpens , vous pouvez y faire batir des hotelleries tant qu'il vous plaira , j'ai ordre de vous le dire , & il n'en faut plus parler. Voudroit-il donc les avoir pour rien, reprit eet homme ? II n'a qu'a les prendre. Mais c'eft vous , conrinua-t-il, qui 1'empêchez de me les acheter; au lieu de porter le roi a bien payer ce qu'il prend a de pauvres gens, c'eft vous qui Pen détournez. Allez, monfieur Abor, cela n'eft pas bien , & vous devriez vous fouvenir qu'il n'y a pas fi long-tems que vous êtes devenu un grand feigneur. Mais puif- Nij  jpïJ H I S T O I R E qu'il en eft ainfi, j'y ferai batir des hotelleries , Sc a préfent je ne donnerois pas ces fix arpens pour moins de quarante mille ginguets, voila ce que vous y ferez gagner au roi. Ne vous fachez point, dit Abor; je fais que je ne fuis que ce que le roi m'a fait, ce n'eft point moi qui 1'empêche d'acheter vos terres. Sa majefté n'en veut point, ne dites rien , & venez diner avec les autres. Je vous remercie de votre diner, répondit le manant, j'ai encote de quoi aller diner fans vous. Allez donc oü il vous plaira, lui dit Abor en le quittant. Cet impettinent grumela quelque chofe entre fes dents &c fottit; comme il traverfoit la cour d'un air infolent, en faifant un figne de tête a fes camarades fans leur rien dire , ils 1'appelèrent pour venir diner avec eux ; mais il fe contenta de fecouer la tête Sc de s'en aller. Qu'a-t-il donc, fe demandèrent-ils entre eux? Je gage qu'il n'aura pas voulu figner la requête fans avoir demandé des condirions qu'on lui aura r'efufées , dit quelqu'un d'eux. Sachons ce qu'il en eft , dit un autre , courons après lui. En même tems, quatre des plus alertes coururent, & le joignirent a quelques pas de la. Qu'avez-vous donc, compère , lui dirent-ils, que vous ne voulez pas venir diner avec nous ? Eft-ce que vous n'avez pas figné la requête ? Non vtaiment, je ne 1'ai pas fignée, répondit-il. Me croyez-vuus fi fot  r> u Prince Titi. 197 que d'aller donner mon bien pour rien ? A d'autres , mes amis, a d'autres.... Non, non, je ne la fignerai point qu'ils ne me donnent quarante mille ginguets de mes fix arpens. Vous voulez rire , compère , lui dirent les autres ; dites-nous tout de bon la vérité. Par ma foi je vous la dis , répondir-il. Mais ne nous aviez-vous pas promis de figner , conjointement avec nous, norre requête & la ceffion de nos terres ? Oui, je vous 1'avois promis , & veux bien encore le faire , pourvu qu'on me donne auparavant quarante mille ginguets de bel & bon argent , autrement je ne fuis pas fi fot. Nous fommes donc des fots, nous, reprirent les autres, d'avoir donné cette marqué d'affection a notre bon roi ? Vous êtes ce que vous ctes , répondit-il ; mais chacun fait comme il 1'entend. La-deflus ils s'échauffèrent; & après quelques injures, la conclufion fut que , fautant aux haies voifines , ils en arrachèrent les meilleurs barons qu'ils purent trouver , & revenant fur lui, ils le battirent tant, tant, tant, que fi des paflans ne fuflent venus a fon fecours, ils 1'auroient tout-a-fait aflommé. Abor fut averti de eet accident , dont il défendit de parler , de peur que cela ne vïnt aux oreilles du roi. II fit donner une voiture pour reconduire eet homme chez lui. Il n'avoit point les os fracaflés, paree que les batons n'en avoient pas la force ; mais d'ail- Niij  I93 HlSTOIRï leurs il éroit fi meurtri, qu'il n'en valoit guères mieux. Enfin, on fervir a diner pour cesbonnes gens. Ils étoient plus de cinquante. Abor fe mit aveceuxa table , & Titi eut la bonté de venir les voir boire a fa fanté. Un moment après que ce bon roi les eut quitté , on entendit a la porte de la cour, une femme qui crioit qu'elle vouloit pa (Ter, 8z qui fe querelloit avec les gardes qui lui refufoient 1'entrée. Abor fe leva de rable pour voir ce que c'étoit. II vit une vieille qui avoit fur fon épaule une beface fi groffe, qu'a peine pouvoit - elle la porter. Abor reconnut auffi-tot la vieille : c'étoit la fée Diamantine. Laifiez-la entrer, dit-il, laifiez-la entrer, je la connois. II vint au-devant d'elle , & la conduifit dans la petite maifon. Elle entra dans la chambre, oü elle pria Abor de la décharger de fa beface; mais il ne put feulement la foulever de delfus 1'épaule de la vieille. Cette beface étoit fort grande, Sc pleine de ginguets d'or, tant qu'il y en pouvoit tenir. Diamantine Sc Abor montèrenr enfuite dans une chambre, oü ils trouvèrent Titi occupé avec Bibi Sc les deux princefles, a faire des rouleaux de ginguets d'or pour diftribuer a chacun de ceux qui avoient bien voulu céder leurs rerres. Ce bon roi avoit voulu leur donner une marqué de fon amitié, en recevant leur préfent; mais n'étant  T> v Prince Titi.' 115 les fortes d'arbres & d'arbuftes qui pourront fe nourrir dans ces terres. Sachez, ma chère Bibi, que j'ai fait choilir quatre arbres de chaque efpèce, les plus beaux, les plus grands qu'on ait pu trouver, les arbuftes les plus parfaits , & que dans un moment vous allez les voir tous fi bien plantés, que vous pourrez aujourd'hui même vous promener fous leur ombre. Diamantine alors frappa encore du pied , & donna un nouveau fpeótacle très-divertiffant. On vit fur prefque toute la furface du pare & des jardins des morceaux de terre tous de forme cubique, les uns plus grands, les aurres plus petits, qui bondiffoient comme de petits agneaux dans les champs. C'étoit des vents foutereins qui faifoient fauterla terre comme auroient fait des mines , & qui faifoient ainfi les trous des arbres qui devoient y êrre plantés. Quand tous ces trous furenr ainfi faits , on vit 1'épais nuage s'avancer au deflus du pare, & les arbres & arbuftes fe placer par la main des zéphirs invifibles dans les trous qui leur étoient préparés, & oü leurs racines furenr auditor recouvertes de la terre voifine. Ainfi ce terrein qui n'éroit il y avoit une demi-heure qu'un terrein nud, fut embelli par un pare & par des jardins aufli beaux que s'ils y avoient été plantés depuis plufieurs années. Ce n'eft pas rout. Diamantine avoit tranfporté de 1'ifle inconnue les O iv  HlSTOIRÏ oifeaux & autres animaux de terre qui y avoient été fi familiers avec Titi & Bibi, & qui en étoient fi chèrement aimés. De forte, que quand Titi 8c Bibi furent fe promener dans leurs jardins 8c dans le pare , ces petits animaux les reconnurent, 8c qu'accourant ou volant a eux, ils leur renouvelèrent leurs carefTes. Bibi étoit tranfportée de joie; elle ne favoit comment marquer fa reconnoiflance a ces petits animaux; elle leur parloit comme s'ils 1'euiTent entendue, '8c elle affuroitqu'ilsl'entendoient en effet. Eite les prenoit, les baifoit, les faifoit baifer a Titi, aux princeffes ; elle pria même Forteferre . d en baifer quelques-uns. Croyez-moi, fire, lui difoir-elle, par tout ce que j'ai oüi dire des hommes , 8c paree que ma propre^éxpérience m'en a fait voir, ils font d'un moins bon naturel que ces petits animaux, ils s'apprivoifent, ils nous aiment, ils ne connoiffent point 1'hypocrifie; on n'eft jamais sur des hommes. Ce grand roi avoit la complaifance de careffer auffi ces petits animaux. II trouva même un de ces écureuils blancs i taches noires fi beau, qu'il pria Bibi d'en faire préfent a la princefle de Blanchebrune, i laquelle ce petit animal s'attacha fi fort dans la fuite, qu'il la fuivoit partout, en courant lur fes traces comme un petit chien ,ouen volant d'arbres en arbre, pour la fuivre comme un oifeau.  du Prince Titi.' 117 Le jour avance, dit ia fée, nous allons bientöt voir !e foleil a découvert, finiflbns ici tout ce que nous avons a y faire. Les falies que vous aviez fait conftruire pour recevoirla noblefTe du voifinage, dit-elle a Titi, ont difparu; il les faut rétablir d'une manière plus folide. Vous voulez conferver la petite maifon pour vous, & vous ferez bien. Mais elle eft fi petite, que vous ne pouvez vous difpenfer de faire batir un corps de logis pour ceux que vous aménerez ici; & fi vous voulez m'en croire, vous le ferez placer vers 1'extrémité de ce jardin, de facon qu'il fafle la bafe d'un triangle, dont la petite maifon fera comme le fommer. II ne nous en courera que d'élever deux allées en berceau, qui feront les cótés de ce triangle, & de changer quelque chofe au defiein du jardin, qui en occupera le milieu. On fera précéder ce batiment d'une cour &c d'une avant cour, oü feront les écuries;& ce qui eft maintenant votre cour, deviendra alors un nouveau jardin fous la direétion de Bibi. Je veux tout ce qui vous plan, grande fée, répondit Titi; ne confultez jamais, ordonnez toujours. Puifque cela eft ainfi , allons dans eet endroitda, reprit la fée, & qu'on y fafle apporter la bafle de viole de Bibi, que le roi de Forteferre n'a point encore entendue. Jene fa vois pas feulement que madame en jouat, répondit ce prince, & je fuis ttès-mortifié de fa  réferve pourqnelqu'un qui trouve tant de plaifir a Fadmirer. Vous avez ouïdire, reprir la fée, en s'adrefiant a toute la petite cour, qu'il y a en autrefois uu muficien qui touchoit fi divinement la lyre, qu'il animoit les pierres; de forre qu'au fon de eet inftrument il bark les murailles d'une •grande ville. Vous avez peut-être traité cela de fable; mais vous allez voir par un exemple auffi fingulier, ce que vous en devez croire. En parlanr ainfi, ils arrivèrenr a 1'endroit oü la fée avoit propofé de faire un nouveau batiment. On apporta des fiéges & la bafie de viole de Bibi. Elle s'aflit au milieu entre Diamantine & le roi de Forteferre. Tiri quine vouloit pas s'atFeoir, étoit appuyé fut le dos de fa chaife. Jouez-nous quelque belle ouverture, dit la fée a Bibi •, il s'agit de faire fortir de terre les pierres que vos fons doivent attirer. Bibi joua, & 1'on vit la terre s'élever comme une montagne, & les zéphirs la tranfporter promprement, & 1'amonceler tout prés de la, a mefure qu'elle s'élevoir. Jouez-nous maintenant une courante, belle Bibi, reprit la fée; il s'agit de la plateforme. Elle joua, & on vir d'abord fortir de terre la tête de plufieurs ftatues coloffales qui s'élevoient a mefure que Bibi joucit, & qui parurent fur des piédeftaux placés de diftance en diftance entre une balnftrade qui regnoit autour de la plateforme qui fe découvrit enfuite. Ces  du Prince Titi. 2.19 ftatues repréfentoient la juftice Sc les autres ver-r rus fes fceurs, ou plutot toujours elle-même fous divers attributs; car toutes les vertus ne font toujours que la juftice confidérée a différens égards; tout ce qui n'eft pas jufte, n'eft pas vertu : aufli étoit-elle placée fur Pacrotère ou piédeftal qui étoit au milieu du fronton. Jouez maintenant, dit la fée,.quelques gavotes bien gracieufes; enfuite vous nous donnerez une villanelle ou paflav caille, & après cela une allemande. Bibi joua, Sc on vit fuccfflivement paroitre une corniche, des architraves, des chapiteaux, Sc enfin des colonnes entières, Sc tout un troifième étage , qui fit juger que le batiment feroit de 1'ordre ionique. Le fecond érage s'éleva pendanr que Bibi joua fes paflacailles, Elle jouoit des allemandes, lorfque Je rez de chauffee parur. Donnez-nous maintenant une gigue, dit la fée; ilfaut remettre toute cette terre dans fa place. Bibi joua une gigue, SC le batiment s'éleva en 1'air de plus de deux toifes Alors les zéphirs renrircnt toute la terre dans le rrou d'oü elle étoit fortie, & qui paroiffoit comme un abïme. Ils 1'entafsèrent, Sc Ia prefsèrent fi bien, qu'elle fut plus ferme & mieux battue que fi elle 1'avoit été avec le mouton. Alors Bibi joua par 1'ordre de la fée une farabande; paree qu'il s'agiffoit, difoit-elle, d'affermir cette maifon fur fes fondenjens: & tout le b&timens s'y pofa en  22Ö H I 5 T o m effet fi bien a plomb, que perfonne de ceux qui 1'ont vu n'a jamais dit que la folidité de eet édi- fice ne fut pas égale a fa beauté. Après I'avoir confidéré un moment : adieu, dit la fée, je vais envover tout ce qu'il y faut pour le préfent; portes, ferremens, boifure, ornemens de toute efpèce, tab'es, fièges; mais point de lus, afin de ne point loger vos courtifans provinciaux; car vous enferiez aufli accablés qu'ennuyés. Allez vous promener dans le pare, Sc quand vous reviendrez tout fera pret. La fée partit fans vouloir recevoir ni complimens fur fa puiflance, ni remercimens de fes bienfaits; mais Bibi ne put éviter les applaudifïèmens qui s'unifloit a tout ce que Forteferre Sc les princefTes lui dirent d'obligeant fur fa manière d'enchanter par fa baffe de viole.  V X4<» HlSTOIK.» a la jeune demoifelle , qui répondit qu'elle s'eftH meroit trop heureufe; que la- princefle lui avoir, paru fi bonne , qu'elle feroir charmée de palfer fa vie a fon fervice^ La vicomreflê fit demander une audience a la princefle ; Sc fur ce qui fut dit au lufet de mademoifelle de Rababou , Blanchebrune réfolut de la prendre auprès d'elle , dans le deffein de la mettre auprès de Bibi , quand Bibi feroit reine. La vicomteffe fit venir la jeune demoifeffe pour lui annoncer les favorables intentions de la princelTe. Mademoifelle dë Rababou en rriarqua tant de joie , Sc fe fervit d'expreflions fi refpeclueufes Sc fi tendres pour exprimer fa reconnoiflance a fon altefle féréniflime, que Blanr chebrune en fut touchée : elle lui promit de la demander inceffamment a monfieur & a madame de Rababou. Ah , madame ! lui dit la jeune perfonne, gardez-moi dès-a-préfent, & ne m'expofez pas a ne plus vous voir. Cette ctainte détermina la ptinceffe a écrire fur le champ , & a envoyer un exprès porter fes lettres. Cet exptès trouva le marquis de Rababou qui revenoit chercher fa fille. S'étant enfin appercu qu'elle leur manquoit, il avoit laiffé fa femme Sc le marquis d'Iridis dans un cabaret de village , & revenok la reprendre. L'exprès qui reeonnut le carroffè, pria le marquis d'arrêter, lui donna la lettre de la princefle. Après I'avoir lue , le marquis dit qui*  dü Prince Titi. fc|fj ■qu'il faüoit la porter a madame Ia marquife , Sc que pour lui , il confentoit de tour fon cceur a J'honneur que la princefle vouloit bien faire a fa fille. II retourna fur fes pas , Sc 1'exprès fut avec lui trouver madame de Rababou , qui ajouta de bon cceur fon confenremenr a celui du marquis. Elle y trouvoit deux avanrages : l'un , qu'elle éloignok d'auprès d'elle une fi le donr elle craignoit que la jeuneffe ne partageat le cceur du marquis d'Iridis; 1'autte , que 1'honneur qu'on faifoit a fa fille ferviroit a détruire les glofes qu'on pourroit faire fur ce qui s'étoit paffe a Ia cour. Le marquis Sc elle firent une réponfe i madame la princefle de Blanchebrune , pour la remercier de la grace qu'elle faifoit a leur fijle. Sc lui marquer qu'ils efpéroient qu'elle ne 1'en trouveroit pas indigne. C'eft ainfi qlie mademoifelle de Rababou fe trouva placée a la cour, oü ia princefle qui n'aimoit pas le nom de Rababou lui fit prendre celui de Granati; , paree qu'elle avoit alors un bouquet de grenades. C'eft le nom .qu'elle a roujouts porté depuis. Mademoifelle de Granatis n'avoit pas encore dix-fept ans, elle étoit grande & bien formée, jamais on n'a vu de cheveux d'un noir plus nok que les flens j fes traits étoient aflez réguliers, mais le fond du teint étoit extrêmement olivatre ; cependant, cela devenoit en elle une efpèce de beauté, par un avanTome XXniL Q  2,41 H I S I O 1 il E tage fingulier; c'eft qu'elle avoit les lèvres du plus beau rouge qu'on puifle imaginer : ce qui, fur un fond olivatre , jouoit admirablement avec deux grands yeux noirs. On fe leva le lendemain de grand matin pour la chafle. Les princefles avoient voulu en êcre, 8c avoient obcenu de Bibi qu'elle y viendroit. On avoit préparé la veille ce qu'il leur falloir. Titi avoit prêté un de fes habits a Bibi; il étoit bleu célefte. Gracilie en avoit pris un du prince de Felicie, quoiqu'il füt moins beau qu'un autre que le duc d'Eerhart avoit voulu lui faire prendre. Le duc de Vaervir en avoit donné un a Blanchebrune. On leur avoir fait de petits chapeaux de tafetas , qu'on avoit ornés d'une lefle de fleurs. Leurs cheveux épars fur leurs épaules étoient fimplement ferrés en haut, par un nceud de ruban. C'eft ainfi qu'elles montèrent a cheval, & qu'on les eut prifespour les trois graces,fi on repréfentoit les graces vêtues. Cependant, quelque charmantes qu'elles paruflent toutes trois, les payfans qui fe trouvèrent fur leur paflage, en les regardant avec admiration, fe difoient les uns aux; autres : C'eft la bleue qui eft la fille du roi. Ils; avoient oui' dire que parmi ces princefles, il y' avoit la fille d'un roi, ces bonnes gens s'imagi- ■ noient que ce devoit êtte la plus belle. Le roi de Forteferre galoppoic en avant; les:  dü Prince Titi. 243 princefles le iuivoient de pres , accompagnées du prince de Felicie & des quatre feigneurs qui faifoient de leur mieux pout les réjouir. La plupart des gentilshommes qui s'étoi bien retenus. Vous ajoutiez que ce n'étoit pas » le tems de Fapprendre quand on étoit fur le » trbne, paree qu'on ne pouvoit l'apprendre alors »> qu'aux dépens de ceux mêmes a qui nous étions « refponfables de leur bonheur. Vous m'exhor» tiez a profiter de ma jeunelfe & de mon loifir, » pour occuper dignementle trone auquel j'étois »> vraifemblablement deftiné, & vous ajoutiez » ces paroles remarquables; Qu'un prince devroit » rougir s'il avoit moins de vertu que ceux a qui il » commande. Vous réduifiez cette vertu a un » amour inflexible de la juftice, &a la connoif»> fance des moyens de 1'établir & de la main» tenir. Mais ce qui fit fur moi une imprelfion » qui fervit a graver plus profondément dans m mon cceur des le^ons fi dignes de veus, c'eft » que vous-même j fire, vous-même, vous vous  du Prince Titi. 263 as plaigniez que toujours élevé dans les camp?, » vous n'aviezeu qu'uneéducarion militaire, plus sj propre a faire un conquérant qu'un roi; Sc que y depuis que vous étiez fur le rróne, vous y aviez 39 gémi plufieurs fois des maux que vous dé55 couvriez, & des difficultés que vousttouviez 55 d y remédierj faute d'être inftruit des détails 3> qui vous fiflent juger certainement des avan35 tages ou des inconvéniens de mille chofes néss ceflaires a la vraie profpériré d'un état 55. Ne me rappellez point, reprit Forteferre, des lecons qui ne me caufent que de la honte, puifque je les ai mis fi mal en pratique. Mais foyez perfuadé, mon chèr ftère, qu'avec 1'amour de la vertu, les foins que vous avez pris de la cultiver, & de Ia mettre en état de produire de bons efFets, vous vous préparez un ciel ferein fur le tróne oü, fans cela, les remords ofent attaquer la grandeur des plus fiers fouverains.Travaillons, fire, travaillons conjointement a rendre nos fujets heureux. Tout ce que je crains, c'eft que la reine mère ne fafle une ligue avec fon père, avec le prince deHopevaine, & le roi de Courcinababa; mais fi cela arrivé, lailfez-moi le foin de la gaerre. Appliquez-vous a mettre tranquiilement 1'ordre dans vorre royaume Sc dans le mien, je vous 1'abandonne, Sc je veux qu'il recoive vos loix comme le vbtte, vous n'aurez qu'a nous les Riv  2 (54 HlSTOlRE communiquer. Au refte, il y aura plus de difficulté a remédier aux misères de quelquesunes de mes pro vinces, qu'il n'y en aura a remédier a celle des vórres , paree qu'il y en a quelquesunes des miennes qui ont le privilège de faire elles-mêmes leurs impofitions , & quelques autres ou les payfans font ferfs de leurs feigneurs, qui font mes fujers ; de forte que ces payfans onr a fupporrer Ie fardeau général, & les vexations de leurs feigneurs, ainfi ces gens-la. doivent être encore plusmiférablesque les autres. Mais, pourfuivit Forteferre, que diriez-vous, fire, fi je vous afturois que fous un gouvernement qui fe prétend Iibre, il y a encore des campagnes bonnes &fertiles, & plus miférables fans comparaifon que les vótres & que les miennes ? Je le croiroïs, répondit Titi, puifque votre majefté l'aftureroit; mais j'aurois de la peine a Fimaginer. Le royaume A'Harpefile, dont mes états ne font féparés du coté du midi que par les vaftes marais de Saltaigo, reprit Forteferre, eft un pays abondant en paturages, propre a nourrir une grande quantité de bétail &c de volailles; car il y a auffi beaucoup de terres labourables. II s'y trouve de plus les meilleurs bois du monde pour la charpente & la conftrucFion des navires. On dit même qu'il y a de ces bois qui font incorruptibles. Ce royaume eft d'ailleurs auffi heureufement fitué qu'on puifte Ie fouhaiter  du Prince Titi. 265pour Ie cornmerce de mer. II eft gouverné par un roi & un confeil fouverain, qu'on croit communémenr former le plus heureux gouvernement du monde, & on le croiroir en effet fur 1'expofé de la conftitution de ce gouvernement. Cependant, fire, continua Forteferre, on traverfe dans ce royaume des provinces entières oü les habirans ne font logés que comme des lapins; dans desrrous qu'ils creufent & qu'ils recouvrent de ramées, avec de nouvelle terre par-deffus pour les préferver de la pluie. II y a dans ces trous des enfoncemens qui leur fervent de lits, oü la plupart ne couchent que fur des rofeaux ou fur de Ia paille , & ne vivent que de patates, ou d'un peu de pare d'avoine. Enfin, la mifère eft fi grande, même chez ceux qui tiennent des terres a ferme, que pour en faire connoltre 1'excès, Sc potter le gouvernement a y remédier, un docieur de ce pays-la imagina de préfenter une requête au roi Sc d fon confeil, pour obtenir qu'il füt permis d'égorger les petits enfans pour les manger; & qu'ainfi les pères & mères puffent les vendre * foit après leur naiffance, foit même dès le tems de la groffëfle, pour les livrer a certain age au gtéde 1'acheteur. Ahquelles idéés horribles me préfenrez-vous, s ecria Titi! quelles horreurs! C'eft précifément, reprit Fotteferre , ce que vouloit infpirer le docFeur qui avoit fait cette're-  du Prince Tïit, 27$ tas extraordinaires oü la dépenfe augmente. Ce n'eft pas Pargerit qu'on pófsède qui rend riche, c'eft celui qui circule. 11 eft vrai, pourfuivit la fée -% que comrhe vous devez être extrêmement attentif a ne rien demander que de jufte a vos fuje.rs , vous devez de même 1'être beaucoup ine donner qu'a ceux qui ont befoin. Donner a ceux qui ont aflez, n'eft pas libéralité; c'eft une prodigalité criminelle, puifqu'il eft injufte de faire qu'un bien qui feroit néceflaire i 1'uh, devienne le fuperflu de 1'autre. Je fais que c'eft Une maxime du roi de Forteferre, 8c qu'il Fa fi fagement obferVée, que fes refus n'önt pas empêché qu'il ne paffe pour un prince auffi libéral qu'équitable; & je fuis süre que Titi aime trop la juftice, pour ne pas fe conformer a cette maxime. Dans le défordre oü font vos finances a l'un & a 1'autre, je veux pendant un an vous difpenfer de faire de nouvelles impoiïtions fur vos fujets, & vous mettre cependant en état d'exercer ces fentimens de bonté 8c de libéralité, qui conviennent li bien aux grands, que fans cela les rois mêmes fe déshonorent. C'eft pour eet effet que je vous ai fair des poches de la toile de ma beface. La poche gauche aura toujours de 1'argent: comptez ce qui s'y trouvera, 8c ttanfportez-en les deux riers dans la droite. Tout ce que vous voudrez donner, tirezle de cerre poche droire , jufqua ce qu'il n'y ait lome XXFUL %  a74 HlSTOIRE plus rien : quand elle fera vide, comptez de nouveau ce qui fe trouvera dans la gauche, en vous fouvenanc de n'en prendre jamais que les deux tiers, quelque grande ou quelque petire que foit la fomme. Si vous donnez mal a propos, 1'argent diminuera; fi vous donnez avec raifon, il augmentera toujours. Titi étoit dans la joie de fon cceur. Je vais, difoit-il enlui-même, enrichir mes pauvres payfans; car ce fera raifon de leur donner beaucoup , & ma poche gauche ne défemplira jamais. Après cela Diamantine fit entrer trois de fes zéphirs, dont l'un apportoit une petite caflette, le fecond une corbeille, & 1'autre une bouteille de cette liqueur incomparable qui pourroit rendre immortel. Diamantine prit la petite calïette couverte de peaux de lézards d'une beauté furprenante, toute garnie d'or, & cloutée Cde diamans : tenez , dit-elle a madame Abor, voila pour vous; comptez que quand les dames de la cour verront ce qu'il y a dedans, elles vous croiront bien digne d'être la mère de la reine, & qu'elles vous honoreront comme fi vous 1'étiez vous-même. En voila la clef, ayez-en bien foin. Ne peut-on pas voir ce qu'elle renferme, demandèrent las princefles inquiètes de le favoir ? J'y confens , dit la fée. Madame Abor ouvrit la. caflette. On y trouva douze raflës a chocolat, &c leurs foucoupes de rubis cifelés; douze talles £  Du Prince Titi. jyj café, & leurs foucoupes de diamans couleur d'ambre; douze d thé, leurs foucoupes de diamans vercs, tous aufli différemment cifelés Sc d'un travail admirable; trois pots d fucre avec leurs couvercles, chacun affortilfant d ces trois diverfes fortes de talles ; fix petits préfentoirs chacun d'un feul diamant; une chocolatière d'or avec fon moulin d'un feul diamant; une cafetière d'or d'une forme élégante & admirablement cifelée, avec trois robinets de diamans; & une autre de même métal, avec un manche de diamant ; une teyerre dont le fond étoit d'or, Sc Toat le refte de diamant, avec une lampe de même; trois douzaines de cuilliers de diamans Sc quatre boïtes d thé aufli de diamans & pleines de quatre thés différens & fi exquis chacun dans leur feu te, qu'on auroit peine d croire que la terre put produire des parfums fi délicieux. II faudroit un livre entier , & 1'aide du plus habile graveur qui füt au monde, pour donner k defenpnon exacte du travail qui rendoit chacune de ces pleces plus adnurable encore par 1'ouvrage, que par la matière. Ceux qui ne les ont pas vues auroient de la peine d fe repréfenter des chofes fi merveilleufes, puifque ceux mêmes qui les voyoient avoient peine d les croire. Madame Abor, route indifférente qu'elle éroit pour ces fortes de chofes, étoit faifie d'admiratiou, & h Si;  ij6 HlSTOIRE jeune Granatis en paroiffoit pétrifiée. Enfin ori renferma la caflette , Sc Diamantine ouvrit la corbeille. Autres merveilles plus furprenantes encore. Voila une bague , dit elle au duc de Felicie , que je vous donne comme le plus grand préfent que jc puiflè faire a un fouverain. Quand quelqu'un viendra vous faire fa cour, ou qu'on vous fera le récit d'une affaire , fi le cceur eft faux, ou le récit intidèle , le diamant de votte bague changera de couleur. Ainfi on ne pourra vous tromper que quand vous n'aurez pas 1'attention de la confulter. En voila une autre, ditelle , en s'adrefTant a la princefle Gracilie , ce n'eft qu'un rubis d'une grofleur médiocre; mais ne vous mariez jamais, fi vous voulez être heureufe, ou n'époufez que celui qui préfervera cette bague d'être détruite par le feu. Je vous aflure, grande fée , dit Gracilie , que je n'oublierai pas ce que vous me faites 1'honneur de me dire, Sc qu'ainfi je ferai heureufe , ou que je ne me marierai jamais. Pour vous mefdames, reprit Diamantine , en regardant Bibi Sc la princefle de Blanchebrune, voila deux miroirs de poche, qui ont cette propriété , qu'en les ouvrant, vous y verrez toujours Sc a chaque inftant ce que font ceux que vous aimez. Ah que vous me faites grand plaifir , s'écria Bibi ! je Paurai toujours devant les yeux. Et moi, dit Blanchebrune, je  du Prince Titi. 277vous remercie, grande fée, jene veux rien avoir qui puifle gêner ceux que j'aime , & qui difent qu'ils m'aiment; je veux les lailfer a leur bonne foi, & que leur amour feul m'en réponde. Toujours la même, ma chère coufine, dit Titi: toujours noble & délicate dans vos fentimens. Et moi, dit Bibi, ne le fuis-je donc point ? Oui , vous 1'êtes auffi, ma chère Bibi, répondit Titi : vous agiffez toutes deux dirféremment par les memes principes ; vous favez par une longue épreuve des fentimens qui m'attachent a vous , & qui ne fe font jamais démentis , malgré tant de traverfes, que je ne doute pas que vous êtes fi parfaitement süre de moi, que je ne pourrai attribuer vorre curiofité qu'a votre extréme attachement, fans vous foupconner d'inquiétude ou de méfiance au fujet de mon amour ; au lieu que la nouveauté de 1'engagement du roi & de la princefle de Blanchebrune , 1'averfion naturelle de ce prince pour 1'amour, la facon cavalière dont il le traite, pourroit faire foupconner la curiofité de cette princefle de quelque méfiance ; & c'eft une délicateffe digne d'elle que d'écartet ce foupcon. Cependant Forteferre la pria très-inftamment de vouloir prendre ce miroir, & d'en faire ufage. II proteftoit qu'il ne demandoit pas mieux : mais quelque chofe qu'il put dire, Blanchebrune s'obftina a ne le point S iij  ïSz H I S T O I R ff ne pourront vous dérober ce que feront leurs habirans. Si pour vous en fervir plus commodement , vous voulez lui faire faire un pied* fur lequel il tounie Sc fe haufle, & fe baifFe en tout fens , vous n'aurez , après I'avoir fixé, qu'a ouvrir cette petite coulilfe que vous voyez au milieu , Sc placer vis-a-vis 1'ouverture un carron, tout ce qui fe fera dans les iieux que vous voudrez examiner s'y peindra aufli exacFemenr que le font les objets qui fe peignent dans la chambre obfeure. Le prince de Felicie , qui fe rrouvoit placé entre Abor & le roi de Forreferre , éroit le feul qui n'avoit point recu de préfent. Pour vous , mon cher prince , dit la fée, je n'ai qu'une boite d'or a vous donner , la voila; elle eft toute unie , mais le deflus fe couvrira de pierredes a mefure que vous ferez aimé de quelque belle • de forre que vous pourrez compter les cceurs dont vous ferez la conquêre, par le nombre des diamans qui s'arrangeronr fur cette tabatiere. Celles qui voudroient vous cacher leurs fentimens le voudroient en vain , vous n'aurez qua leur laiffer toucher certe tabatière , quand elles 1'ouvriront, 'elles en répandront toujours le tabac. Cependant vous ne polféderez point la perfonne qui vous aimera le plus, Sc que vous aimez le plus parfaitement, qu'après avoir perdu fans deffein cets*  du Prince Titi. z3$ tabatiere dans un grand fleuve. Le prince de Felicie fic un remerciemenc aflez mal arrangc en recevant ce préfenc, qui , dès qu'il fut dans fes mains, fe couvrit rout d'un coup de fept diamans de diverfes couleurs , parmi lefqueis un rubis balais fe trouvoir, fans comparaifon plus gros que les autres. Cela ne commence pas mal, s'écria toute la compagnie , voila déja fept perfonnes qui vous aiment, & qui vous ont aimé fans doute lorfque vous n'étiez que 1'Eveillé; quelles moittons de coeurs allez-vous faire , maintenant que vous êtes prince de Felicie ! Je n'en veux qu'un , ditil, & fi quelque chofe pouvoit me natter par le nombre , ce ne feroir que pour mieux marquer ma fidéiité & ma conftance a celui même que je n'obtiendrai pas. Pourquoi défefpérer,dir la princeife de Blanchebrune? Avez-vcus deji oublié que quand vous perdrez certe tabatiere dans un fleuve , vous pofléderez alors celle qni vous aime le plus , & que vous aimerez le plus parfaitement. Dites donc, madame, reprit le prince, que Jaime le plus parfaitement,car jevousaflure que j'aime déja celle que j'aimerai toute ma vie. Eh ! mon cher prince , s'écria Titi , je ne re croyois pas I'ame fi rendre. II n'auroit donc pas fallu vivre avec un maitre rel que vous , répondit le prince de Felicie, ou pour dire plus encore, n'avoir pas vu celle que j'aime. II prononca ces mots d'un  i84 / HlSTOIRE ton fi plein d'amour, & avec un air fi pénétré , que tour le monde eut envie de rire , tant on s'attendoit peu a trouver en lui de pareils fentimens. On remarqua pourtant que depuis quelque tems, il avoit beaucoup perdu de fa gaieté ordinaire , d'oü Ton conclut qu'en effet il pouvoit fort bien être auffi amoureux qu'il le difoit. On tacha de deviner, mais perfonne ne rencontra jufte. Cependant la fée ayant renvoyé fa corbeille . Sc la bouteille qu'elle avoit fait apporter étant vide, on propofa d'aller encore faire un tour dans les jardins Sc dans le pare , avant que de quitter ces lieux charmans. On y alla pendant qu'on préparoit tout pour le départ des deux rois Sc de ceux qui devoient les fuivre. La nuit étoit claire, l'air étoit doux Sc parfumé des parfums de mille fleurs. On fe promenoit en liberté, Sc quoiqu'on ne s'éloignat pas beaucoup les uns des autres, chacun infenfiblement s'écartoit au hafard , & les deux rois avec deffein. Forteferte fe trouva avec la princefle de Blanchebrune; Titi avec Bibi • le prince de Felicie donnoit la main a. la princeffe Gracilie, que fuivoient une dame d'honneur, la jeune Granatis & le prince de Frycore. On peut juger de ce que Forteferre S$ Blanchebrune fe direnr, de ce que fe dirent Titi & Bibi. Les deux rois fe trouverent également «ontens.  du Prince Titi. 185 Dans la converfation particuliere du prince de Felicie & de Gracilie, cetre princefFe lui avoir demandé d'abord d'être fa confidente , enfuite elle Favoit félicitée du plaifir de voir chaque joar fa tabatière fe couvrir de quelques nouveau diamans. II lui avoit répondu qu'il ne croyoic pas qu'on dut trouver du plaifir i fe voir aimé quand on n'aimoit pas ; ou que fi c'en étoit un, ce n'étoit que 1'efFet d'une vanité indigne d'un honnête homme; qu'on devoit, au contraire, être trés-fiché d'être aimé de quelqu'un pour qui on ne pouvoit avoir de retour • & fi je n'étois retenu, pourfuivit-il, par le refpeft que je dois a la fée, je vous affure, madame, qUe je jeterois dans le premier fleuve que je trouverois, la tabatière que j'ai recue d'elle. Quoi! dit la princefle , vous oubliez toujours que Ia perte involontaire de cette tabatière doit vous annoneer le moment oü vous polféderez celle qui vous aime & que vous aimez. Non, madame, répondit le prince, j'aime une perfonne qui ne 'peut êtrea moi; mon deffein eft de 1'aimer route ma vie, & de faire mon bonheur de mon amour quoique deftitué d'efpérance ; & je 1'aime au point que fi je croyois être heureux avec une autre, je renoncerois plutöt a la v.ie que de confentir a 1'être ainfi. On ne peut aimer plus par-' faitement, dit Ia princefle, & je doute mêmfe  28(j HlSTOlRË qu'onle puiiTè. Non, madame, non, n'en doitrcz pas, je vous allure que je ne dis rien que je re reftente jufques au fond du cceur Mais a propos de tabatière, reprit Gracilie , favez-vous s'il y a du tabac dans celle que Diamantine vous a donnée ? Il me femble qu'on n'y a pas regarde* Votif°z-vous le voir, dir le prince ? Non vraimenr, répondit la princefle, regardez-y vousmême- s'il y en avoit, & que par hafard je vinfle a le répandre, vous me mettriez au nombre de vos conquêtes, & je n'aime pas la foule. Vous me faites tort, madame, tépondit-il , de me croire préfomptueux jufques a eet excès. Non, ma ïarrié , non , vous repandriez vingt fois le tabac de cette tabatière, que je ne 1'attribuerois jamais qu'au hafard. De 1'bumeur dont je vous vois, & avec les fentimens que vous avez, dit la prin^ede , li ma bague romboit dans le feu , vous ne voudriez point la retirer. Non alfurément, madame, après ce que je fais , je ne ferois pas aifez téméraire pour ofer le faire , je fais trop le refpecF que je vous dois. Ce n'eft pas cela qui vous retiendroit, dit elle en s'arrêtant pour prendre fous le bras la jeune Granatis , qui étoit a quelques pas derrière elle. Rien autre chofe , en vérité , dit le prince de Félicie. Si cela eft , dit Gracilie , vöus auriez beaucoup de refpect. On fut prés d'une heure a. fe promeuer ainfi,  D u Prince Titi.' 2S? Sc on s'é'o't raffemblé au milieu du jardin, Iorfqu'on vint avertir les rois que tour étoit prêc pour le déparr. A ces mots, tous fentirent dans le ceeur une forte de faififfement plus ou moins vif • mais il fallut Ie furmonter & fe féparer. Je ne vous fais point de remercimens , dit Titi a Diamantine, en prenant congéd'elle, j'enaurois trop k vous faire , Sc vous favez que vos bienfaits ne tombent pas fur des ingrats. Venez , je vous fupplie , fouper quelquefois avec les princeffes pendant notre abfence, & continuez-nous toujours 1'honneur de votre amitié. Forteferre lui demanda la même grace , elle les en affura. La princefFe Gracilie Sc Bibi, Sc k leur exemple la princefle de Blanchebrune , avoient demandé qu'on leur laifsat les habits qu'on leur avoit prêtés pour aller a Ia chaffe, afin de les avoir pree', difoient-elles, s'il leur prenoir envie d'y retourner. Gracilie Sc Bibi s'informèrent de ce qu'ils étoient devenus j on leur répondit qu'on les avoit laifles dans leur chambre , ce qui leur fit grand plaifir. Enfin les rois qui n'avoient abfolutnent point voulu fe fervir de carroffè, montèrent acheval & partirent avec le prince de Felicie & les feigneurs de leur fuite. L'aurore ne paroiffoit point encore , 1'obfcure clarté de la nuit convenoit a 1'envie qu'ils. avoient de s'abandonner £ Jeurs rêvenes. Ils marchirent prefque fans Cq  j»88 ti I S T O I R E parler jufqu'au lever du foleil. Mais Idrfque ceï aftre reridit les Campagnes riantcs pair les premiers rayons de fa brillante lumiète , il rendic ühe forte de gaiecé aux efprits. Ce qui iriquietoit le plus Titi, c'eft qu'ils avoient au moins pour neuf jours de marche avant quë d'arriver au camp, Sc qu'il craignoit d'y arriver trop tard. lVufage des poftes n'étoit pas encore établi dans fon royaume, tel qu'il 1'eft a préfent. On s'y étoit autrefois fervi d'hirondelles qu'on peignoir de diverfes couleürs, de pigeons ou de cbiens pour porter les lettres, Sc on s'en fervoit même encoré quelquefois, fur-tout entre les commercans Sc les amans. Depuis, on avoit établi des meffagers dans chaque village, qui fe donnoient fucceffivement les lettres dont ils étoient chargés, Sc lé roi avoit une compagnie de couréurs qu'on diftribuoit en relais, depuis les lieux ou il étoit, jufqu'a. ceux oü il avoit des affaires preffantes. On fe fetvit fous Ginguet de cbevaux, qu'on obligeoit les payfans de fournir, oü que les cóuriers du roi prenoient a ceux qu'ils trouVoient fur leur route , en leur donnant celui fur lequel ils étoient mpntés , pour le rendre a celui a qui il appartenoit, & ainfi de fuite. Mais Titi trouva que c'étoit une vexation qui faifoit un grand tort aux voyageurs Sc aux laboureurs; ceux qui couroient ainfi de la part du roi, furmenant les bons chevaux  D O *P 'R I''N C' E' t | T I, ' 2'gq " chevaux, & crevant les mauvais. Dès le tems que Titi partie ele fa capitale avec Forreferre , ■ pour venir a la petite hiaifon , il commenca & ■■■ établir fur ia route des chevaux de relais pour les : couriers, mais il n'y en avoit point fur le chemin qu'il devoitfuivre pour aller au camp, & il n'avoir pas eu le tems d'y en établir. Le prince de Félicie êc le duc de Vaervir demandèrent la permiflion de prendre des chevaux de village en 1 village, pour coürir la pofte , promettant de les payer au doublé, s'il leur arrivoit quelqu'accident, & afiurèrent fa majefté qu'avant trois jours ■ ils arriveroienr au camp, oü ils ne doutoient pas que lés troupes ne fe tinffent en fufpens, lorfqu'elles feroient informées de la prochaine :arrivée du roi. La néceftiré urgente des affaires, & la confiancè que Titi avoit dans le prince de Félicie & le duc de Vaervir, le firent confentir ■a une propofition dont 1'exécution paroiffoit in> portantè, & prouvoit également leur zèle pout le fervice du prince. Dans le premier Village qu'on trouva, Titi fe fit conduire chez le juge , auquel il fit écrire, de fa part, 1'ordre néceffai e pour faire fournir des chevaux & un guide a 'cheval au prince & au duc , avec injondFion a tous les juges des villages par oü ils pafferoienr, de le figner aufli. Et après avoir donné au prince & au duc beaucoup d'argent qu'il leur dit de ne Tome XXVllh ' X  'tfO HlSTOlRl! point ménager, ils parcirent avec des chevauJË Sc un guide que ce premier village leur fournit. Cependant dès qu'on fut dans ce village, qae le roi étoit chez le juge , tous les habitans , hommes, femmes & enfans accoururent pour le voir. Le roi fe mit k la fenêtre, & eut la bonté d'y refter quelques rnomens , pendanr lefqueis conftderant cette multitude de gens, elle lai parut plutot, aux mauvais habiUemens 8c au* vifages haves , noirs & fecs , une tronpe de gueux , qu'une communauté d'habitans. II fe retira pour compter des ginguets d'or qu'il faifoit palfer de fa poche gauche dans la droite, dont il emplit enfuite le chapean du prince de Frycore pour les diftribuer. Ce duc fe mit fur le pas de la porte du juge , ordonna a tous ceux qui étoient a droite de palfer a gauche, & enfuite de défiler devant lui un a un. II donnoit a chacun deux ginguets d'or , tant aux hommes qu'aux femmes 8c aux petits enfans. Et après en avoir ainfi diftribué une centaine , comme il auroit fallu perdre trop de tems a donner le refte, il le remit, par 1'ordre du roi, a quatre habitans pour en continuer la diftribution en préfence du juge. Ce qu'il y auroit de fucplus devoit être employé a. aoheter douze chevaux , Sc a faire batir une rnaifon pour la pofte au milieu du village. Voila le premier établiflement de la pofte  du Prince Titi. t$f dans Ie royaume de Titi ; Car il crdonna Ia même chofe dans rous les Heux dè cetre route oü il le jugea héceflaire ; & de plus, il écrivit aux fecrétaires d'état de Faire établir de femblables poftes fur la route qu'il devoit tenir pour revenir dü camp dans fa capitale. Les deux rois continuèreiit leur Voyage fans aucun accidenr; quand la poche droite de Titi étoit vide, il avoit foin de tirer exacFement de la gauche les deux tiers de Ia fomme qu'il y trouvoir- & cjuandil paffoit dans quelque village * il vidoit toujours Ja poche droire , en lahfanc tomber a terre de fa main tous les ginguets qu'il y tenoitj comme s'ils euifent tombé d'une poche percéei II avoit défendu aux gens de fa fuite dö dire qu'il étoit le roi * afin que la complaifance qu'il auroit eu póur fe laiffer voir au peuple, ne reeardar point fon voyage; de forre que dans tous les endroits oü il ordonna d'établir une pofte* c'étoit tantót le princè de Frycore j tantót le prince de Fullfoi qui en portöient 1'ordre Sc 1'argent. Ils traversèrent plufieurs bourgs Sc petites villes, oü les maifons mal baries Sc plus mal entretenues, jointes a la malpropreté des lieux , ne répondoient que rrop a la misère de la campagne. Les feules villes confidérables qu'ils troavèrent en aflez bon état, furent Gueruwick Sc nne aucre place forte a deux jpurnées du lieu 0$ Tij  ö Ü P R I u C E T I T r. Jtfj COnfeille pas de vous fervir de deux minijïres qu-i font dans une fi grande union. lis nadmettent, dans leurs entretlens fecrets , que le duc de Félicie, quife porte bien. La fée n'eflvenu foupéravec rious que trois fois. Elley vint le lendemdin de l'arrive'e du chevalier de Tobifonde, & lui fit préfint d'un petit bureau portatif', ou il y a autant de tiroirs qu'ily a deprovinces dans votre royaume: chaqus tir oir efi marqué du nom d'une de ces provinces,- & en contient la carte. Et ces cartes font faites avee, tant d'art, que,par des chiffres de diverfes couleurs, qui s'augmentent oufie diminuent d'eux-mémes, on voit & on verra toujours acluellement, combien ily a de peuple dans chaque ville,- bourg & village, & quelle forte de peuple; combien il y a d'arpens de terres, & leurs différences; combien ily a de maifons , de cheminées, de fenêtres , de portes cochères, dejardins, deparcs; combien ilya de carrojfes,de chevaux, de meutes, de befiiaux, de colombiers, de moulins. Enfin une infinité de chofies que vous verrei. La fée dit quelle ne pouvoit faire un préfient plus important d un homme qui doit avoir l'admi' nifiratïon de vos finances , cv le chevalier en juge de même. Si vous êtes malfervi,cene fiera pas la faute de Diamantine. Elle a fait de grandes carreffes d let ■ princeffe Gracilie. Ma mère fe porte d merveille, Quoique mon miroir me difpenfe de vous demander de vos nouvelks ,je vous fiupplie néanmoins de m'afi-  304 HtsToirLË fur er, par quelques ügnes, du bon état de vott'ê fanté. Faut-il vous dire de hater votre retour dans votre capitale, & que votre chere Bibi languit de s'aller jeter au cou de fon cher prince ? Non , fans doute. Eft-elle folie de fe perfuader que vous ne le fouhaite^ pas moins quelle ? XiVRE  du p r r n c ï Titi. 30j' LIVRE SEPTIÈME, Conténant ce qui fe pajfa depuis ia fiparation des deux rois jufqu'a ïarrivée de Bibi dans la capitale. A pres avoir délivré la province de Triptillon da danger qui la menagoit, Titi partir pour fa capitale, Sc Fotteferre pour retourner a Bititibi. Les poftes fe trouvèrent établies fur leur route.' Les fecrétaires d'état avoient eu foin qu'il s'y trouvat des chaifes pour cóurir plus commodémenr. Ainfi Titi arriva en trois jours dans fa capitale , ou il fut reguavec des démonftrations de joie qui auroient égalé les premières, fi on ne les eut modérées par fon ordre. Le lendemain de fon arrivée, le prince de Fullfoi Sc le duc de Vaervir retournèrent en pofte a Bititibi. On avoit fait partir depuis deux jours trois carrolfes du roi, Sc deux compagnies de fes gardes a cheval pour y aller. On craignoir qu'ils n'arrivalfent pas alfez tot, mais un accident qui arrêta le roi de Forteferre , fut caufe qu'ils arrivèrent a Bititibi cinq jours avant que ce prince y fut de rerour. L'accident qui 1'arrêta, fut qu'en arrivant a Tomc XXFIIl. V  ;o6 H I S_ X O, I R E Alburgttfiad, au premier coup de canon qu'on tira de la ville, les chevaux de fa chaife furenr fi effrayés , qu'ils tournèrent tour court, & s'emportèrent avec tant de violence , que la chaife fut renverfée & brifée , & que fans les deux chaifes du prince de Felicie & du duc d'Eerharc qui fuivoient, & qui fe mirent en travers avec beaucoup d'adreffe , le roi auroit indubitablement perdu la vie. Mais il eut une cuilfe & le genou fi violemment froiffés & foulés , qua la douleur qu'il reffentit il crut les avoir rompus. Ce ne fut pas fans qu'il fouffrit des douleurs extrêmes qu'il fut rranfporté de la che^z le gouverneur de la ville. On le mit d'abord au lit, pendant qu'on envoya chercher les médecins & les chirurgiens, pour confulter avec un chirurgien de fa fuite. La cuifte & le genou étoient tout meurtris , 5c confidérablement enflés , mais il n'y avoit rien de rompu ni de démis; & les médecins & chirurgiens dirent que dans quinze jours ou trois femaines , au plus'tard , fa majefté feroit en état d'agir. A ces mots, Forteferre fit un foupir de fureur , Sc dit qu'il vouloit partir le lendemain. Mais les médecins & les chirurgiens 1'affurèrent fi fort, qu'il ne le pouvoit fans s'expofer a fe mettre hors d'état d'agir pour toute fa vie , que convaincu par leurs raifonnemens , & plus encore par la douleur qu'il fouffroit, il fe tran-  |l£ HlSTOIRI meffieurt' les maire & échevins, meffieurs dubailliage Sc préfidial, meffieurs de la prévöté, meffieurs de l'ëleótiou & les officiers de la monnoie, qui s'y rendirent tous en habits de cérémonie. Il y eut auffi des places pour les médecins Sc les avocats, qui pensèrent y avoir difpure pour la primauté du rang. Malgré la préfence du roi , ils ne laifsèrent pas même que de fe dire des injures. Nous vous ruinerons difoient les avocats : nous vous tuerons, difoient les médecins. Laiffez-nous feulement vous détacher nos procureurs, difoient les premiers : laitfez nous feulement employer nos apoticaires , difoient les autres. II y avoit auffi d'autres échafauds & divers gradins, pour les notables de la ville. Des fergens avec des officiers , furent auffi plaeés dans l'intétieur de la falie, pour fervir de garde au roi. Deux fergens furent poftés a la porte qui s'ouvroit fur la cour, Sc a celle qui s'ouvroit fur le jardin; ils avoient Ie foin de les ouvrir & de les fermer, a mefure que les femmes déhloienr au travers de la falie, oü deux autres fergens étoient nornmés pour leur mettre le fabot lorfqu'elles en^ troient, & le leur oter quand elles palfoient dans le jardin, Le colonel de la bourgeoifie, avec le lieurennnt colonpl les recevoient a lapotte de la cour, oü  du Prince Titi. 317 chacune étoit amenée felon fon rang par le major & 1'aide-major de la bourgeoifie. Les capitaines les conduifoisnt depuis la porte de la cour jufques a celle-de la maifon, qu'on refermoitdès qu'une étoit entrée, & qu'on n'ouvroit jamais que 1'autre ne füt paiTée dans le jardin. Quand une femme étoit en marche pour venir au gouvernement, destambours, des fifres & des hautbois, placés en dehors, annoncoienr fon arrivée. Quand elle traverfoit la cour, des timba'.es & des trompettes rnarquoient fon entrée dans le fallon; & une boïte, a laquelle on mettoit le feu dans le jardin, y annoncoir fon pafFage. Tout fe fit avec beaucoup d'ordre. La première qui parut, pour faire I'efFai du fabot, fut, ainfi que lerang 1'exigeoit, madame li gouvernante. Le colonel ik le lieutenant colonel qui la recurent a la première porte, crurenc devoir lui faire 1'honneur de Ia conduire jufques a celle du falon. Elle entra, & fit au roi une révérence de Ia meilleure grace du monde. Malgré tous ces apprêts , elle n'éroit pas süre encore que ce ne füt pas une comédie que le roi fe donnoir pour fe défennuyer. Le prince de Felicie & le prince de Frycore avoient contribué a lc faire croire, afin de donner aux femmes le courage de ne fe point trahir par leur réfiftance, ou par les foiblefles que la crainte du fabot auroit pu leur Xiv  JZS HlSTO.I3.ft caufer avant 1'eflai. Madame lagouvername entra donc avec cette efpérance qui la portoit a monteer plns de réfolution que de craintej mais des qu'on lui eut chaulfé le fabot, elle fentit au premier p^s qu'elle boitoit li fort, qu'elle courut en clopinant toute effrayée & toute honteufe jufques a la.porte du jardin, oü elle fe jeta avec tant de précipitation de fon pied, qu'elle ne fe donna pas Ie tems de remettre en mule le foulier qu'on lui avoit öté. Le gouverneur fe leva avec fureur. La rag? étince'loit dans fes yeux. Il vouloit courir après la perfide, mals leroi jetantfurluiunregardsévère, quoiqu'il eut envie de rire, & le duc d'Eerhart & lé prince de Frycore le prenant par le bras, tout-beau, lui dirent-ils, monlieur, fouvenezvous de la promelfe que vous avez faite au roi. Les regards de fa majefté, & ces paroles le firent rentrer dans fon devoir. Comme le grand bailli étoit veuf, ce fut le tour de madame la préfidente, la même qui avoit infifté avec tant d'oftentation de vertu, pour que le roi fit venir le fabot. C'étoit une grande femme de quarante ans paflés, qui avoit été belle, & qui avoit encore de beaux jours. Le préfident n'avoit pas trente ans. Elle l'avoit époufé par inclination après la mort de fon premier mari, & lui avoit fait des avantages confidérables. Mais le gout    ï» v Prince Titi. 329 (qu'elle avoic pour lui étoit fi vif, qu'elle devenoit bourrue autartt que jaloufe, quand il étoit avec elle moins amant paffionné que mari. Ce trop d'amour étoit devenu infupportablè au préfident', qui en galant homme faifoit de fon mieux pour lui plaire , & qui y réulliffoit rarement. Il foup^onnoit qu'elle boiteroir, ce n'étoit pas fans raifon, madame la préfidente boira, comme la femme d'un procureur ou d'un notaire : on auroit dit qu'elle n'avoit vécu qu'avec des clercs. Elle mit fes deux mainsau devant defon vifage, & g^gna le jardin oü elle trouva la gouvernante, moitié en larmes moitié en fureur : Je vous l'avois bien dit, madame, s'écria la préfidenré, que cemaudit fabot feroit boiter celles qui n'avoient point fait de mal, '& qu'elles pafj'eroient ainfi pour en avoir fait. Qua dira-t-on de nous? Que vont penfer monfeur le gouverneur & monfeur le préfident ? Ce qu'ils devront, dit la gouvernante, & ce que vous & moi ne les empccheronr plus de penfer. Croyezinoi, toutes vos exclamations ne fervenr plus de rien. Notre confolation dépend du nombre de celles qui bokeront comme nous , afin que leur muititude cache notre honte. C'eft le dangereux effet du mauvais exemple, le nombre encourage au vice & le maintient, paree qu'il en diminue la bonte, ou qu'il en confole. Comme elles parloient ain.fi, elles virent at rivet  JJO HlSTOIRE Ia femme du lieutenant général, qui boitoit a ne pouvoir fe foutenir. C'étoit une trés-grande &C groffe femme, agée de foixante ans. Elie avoit toujours été laide, & fi vaine, que fes regards n'étoient qu'orgueil : elle étoit fi haïe, & fon mari aufli , qui n'éroit pas moins orgueilleux qu'elle, qu'on avoit craint que 1'orgueil & la laideur de cette femme ne 1'euflent mife al'abri de boiter : mais on eut la-deffus ample fatisfaction; Ie poids de fon corps la faifoit boiter plus pefamment & de plus mauvaife grace. Ce fut une grande confolation pour les deux autres que "de voir ainfi une femme que fon orgueil faifoit tenir fi droite auparavant, boiter alors fi bas , qu'elle ne pouvoir prefque plus fe foutenir. Après elle parut dans la falie une femme fi mignonne, qu'on auroit dit qu'on ne la faifoit fuivre que pour faire un contrarie avec celle qui favoit précédée. Elle étoit fi déliée & fi petite, le vifage fi blanc & fi rouge, avec un air enfantin , quoiqu'elle eüt prés de trenre ans, qu'on auroit dit qu'elle n'en avoit pas feize-, c'étoit une poupée, Elle chaufla le fabot d'une manière plus modefte que timide, marcha, boita, mais boita avec tant de graces & de légèreté, qu'on battit des mains. La femme qui vim enfuite, offrit un fpeétacle bien différent. On auroir dir encore qu'on l'avoit fait fuivre exprès. C'étoit la femme du préfident  V v Prince Titi. jji de l'éleétion. Elle étoir vêtue d'une robê blanche toute brillante d'or & d'argenr, la plus belle gatniture du monde, des diamans; mais fi boffiie devant & derrière, & li laide de vifage, que la beauré de fes ajuftemens la faifoit paroïrre un monftre. C'étoit d'ailleurs une impertinente créature , dont 1'efprit mal tourné empêchoit qu'on ne fit grace aux défaurs du corps. On croyoit qu'il' éroit impoffible qu'elle eut pu trouver quelqu'un qu'il 1'eüt fait boiter, d'autantplus que fes grands biens 1'avoient fait marier a lage de treize ans. Ainfi tout le monde difoit: pour celle-la, ellè ne boirera pas. Elle boita pourtant, & même il y a lieu de croire qu'elle en firvanité. Ce qui faifoit la honte des autres, étoit pour elle un fujet dè tiïómphe. Elle traverfa la falie, le derrière de fa tête appuyé fur fa bofte , & fes regardsauffi allures que fi on eut du lui applaudir. On battit auffi des mains pour elle, On vit entrer enfuite une jeune femme de dixfeptans, grande cz bien faite, les cheveux, les fourcils & lespaupièresnoires comme jais, le teint blanc comme neige , les lèvres rouges comme un corail, Celle-ci, dit-on, mérireroit bien qu'on la fit boiter; mais elle ne boitêra pas, il n'y a que dix jours qu'elle eft mariée. Point du tout. Elle frémif dès qu'on lui mit le pied dans le fabot, & fe .précipka en boitant, 6i en ne faifimt qu'un  HlSTOIRE cri, jufques a la porte du jardin. On la plaïgnic,' Ses parens 1'avoient ótée a un amant qu'elle aimoit, pour la donner a unmari qu'elle n'aimoit pas. C'étoit le fons-doyen des confeillers du préftdial. . Enfin toutes les femmes de la magiftrature &C du refte de la ville, de tout poil, de tout age, de toutes conditions, grandes, petites, belles, laidess sèches , grafles, rouges, pales, jannes, blanches, noires, firent 1'eflai, & boitcrenr, excepté quatrej encore y en eut-il deux qui tirètent un peu do la anche On peut juger combien ces quatre, & furtout les deux dernières , eurent de mauvaifes plaifanteries a. foutenir de celles qu'elles trouvèrent dans le jardin. Fortes & confolées pat Ie nombre, elles en étoient devenues impertinentes, non fans inquiétude pourtant de ce qui leur arriveroit en retournant chez leurs maris. Ce qu'il y avoit de remarquable parmi ces quatre , c'eft qu'une d'elles étoit fans contredit la plus belle femme de la ville , Sc qu'elle étoit féparée de fon mari; Sc qu'une autre, qui étoit aufli fort belle, avoit époufé a vingt ans un homme qui en avoit cinquante } Sc qui pour lors en avoit cinquante-hmt ; car il y avoit huit ans qu'ils étoient mariés. Cette revu£ de boiteufes ©ccitpa le roi depuifc  du Prince Titi. $35 maris fiflent aufli I'épreuve du fabot tantot d'un pied, tantöt d'un autre, fur chacun des r as que je viens de marquer: car quoiqu'on puiffè dire qui! y a dans cerre ville, Sc fur-tout parmi vous3 meffieurs , un grand nombre d'honnêces gens qui ne boiteroient d'aucun pied , je crois pourrant qu'il s'en trouveroit d'autres , & peut-être en aflez grand nombre, qui boiteroient, & même des deux. Ainfi nous pourrions après demain faire au fujer des maris ce que nous avons fait aujouid'hui au fujet des femmes. « Ah, fire, s'écria » le préfident, que votre majefté nous en prén ferve ! Je fuis un des chefs de la juftice, & je iv crois que je ne paffe pas ni pour mauvais fujet, 35 ni pour faux ami, ni pour flattent, ni pour 33 menteur, ni pour un homme qui manque a 33 fa parole ; mais avec tout cela , fire, j'avoue j> que je boiterois fi votre majefté me faifoit >3 elfayer le fabot, Sc je la fupplie que eet aveu 33 m'en difpenfe. C'eft bien aflez que ma femme m boite , elle Pa voulu, ce n'eft pas ma faure , 33 votre majefté en eft témoin : mais fi j'alloisa v boiter comme elle , Sc peut-être des deux 33 cótés, nous ne pourrions plus marcher enfem33 ble ; rien ne feroit plus ridicule que de nous >3 voir clopinant tous les deux a droite , a gau53 che , en danger de nous frapper la rête en » nous rapprochant. Et fans vouloir offenfer per-  ■jjff HlSTÓIRE ,i fonne , ajouta-t-il , j'ofe dire qae fi quelqu'uü * afluroit qu'il y a dans cette ville plufieurs hon„ üêtes geus qui ne boiteroient ni de coté ni » d'autre, Sc qu'on lui fit chaufler le fabot, il » boiteroit fur le champ. Ainfi je le répète, fire , ,i avec tour le refpect que je dois , je fupphe „ vorre majefté de me difpenfer de I'épreuve »i Et pourquoi n'y pafleriëz-vous pas comme les autrës, monfieur le préfidenr, dir le lietuenant cénéral, & ne boiteriez-vous pas, fi rout le refte doit boiter ? Paree que j avoue que je boiterois ; répondit le préfident, & qu'il eft injufte de donner la queftion a un homme qui avoue de bonne foi ce qu'on lui demandé. Vous avez raifon , dit le roi i vous étes un bon Sc galant homme j monfieur le préfident, & je voos difpenfe de I'épreuve. Mais , fire, dit le lietuenant criminel dont la femme avoit boité tout bas, fur ce que votre majefté dit du fabot , I'épreuve feroit plus févère pour nous que pour nos femmes; car elle ne les fait boiter que pour une chofe , Sc elle nous feroir boiter pour plufieurs. C'eft, répondit le roi , que vous n'avez attaché la verru des femmes qua une chofe , oü vous avez encore moins confulté la vertu , que vos intéréts Sc vorre efprit de domination : car fi c'eft une vertU que de s'abftenir de ce que vous leur défendez , pourquoi vous le permettez - vous ? Pourquoi n'ëtes-  35S Histoirï peut vous quitter quand il lui plak, elle n'eft paf obligée de vivre avec vous ; c'eft perfidie que de vous tromper, rien ne L*y oblige : mais une femme eft liée avec vous, & Uée pour toujours avec vous , qu'on l'a peut-être forcée d'époufer contre fon inclination , ou qui avez avec elle des manières qui la détachent malgré qu'elle en ait. Que voulez-vous qu'elle fade? Elle ne peut vous quitter. La nature a fes droits , le cceur en veut jouk; un autre que vous lui plak, elle trouvé avec lui les douceurs qu'elle devroit goüter avec vous, & qu'elle n'y trouve point; elle fe hvre , .elle a la bonté de vous le cacher, elle vous craint, elle veut vous épatgner 1'mjuftice de la punir de vos propres dcfauts; vous lui reprocheriez qu'elle ne vous aime pas , lorfque vous ne faites rien pour vous rendre aimable ; vous feriez bouru , colère , emporté , chagrin , elle redouble de foins pour vous cacher ce qui pourroit vous deplaire; vous appelez cela perfidie ? Ce n'eft qu'une prudente diflimulation, moins criminelle que ne feroit 1'imprudence. S'il y a de la perfidie , ce n'eft qu'une perfidie néceflitée, qui vient d'une crainte ou d'une bonté dont vous devez leur tenir compte. Si cela eft ainfi que votre majefté le dit, & qu'on doit en convenk, répondit le préfident, il faut convenk que ce font les Hens du mariage  ïi u Prince Tïtï. ?j9 mcKflbluble qui obligenc les femmes i cette perfide; & qu'ainfi il feroit a fouhaiter que les loix <]ue le feu duc de Felicie a établies a I'égard du manage, fuflent auffi établies dans ce royaume Peut-ctre cela fe fera-t-il quelque jour, dit le roi. Nous les enregiftrerions de bon cceur, dit le fousdoyendes confeillers, qui avoit le cceur navré de ce que fa boflue étoit encore devenue boireufe En vetité , dit le prince d'Eerharr. neftce pPS" injufoce que d'aimer ce qui n'eft point aimable > & 1 exiger , n'eft-ce .pas prérendre 1'impoffible ? Lorfqu une femme hautaine , chagrine ou avare rend fa maifon défagréable i fon mari . fe croit-il coupable de fe faire ailleurs un attachemenr qui 1 en confole ? Point du tout. II en rejette Ia faute fur fa femme. Avouonsde de bonne foi, meffieurs les femmes n'ont que trop fouvent fujet de juftifier de même leur conduite. Ce n'eft pas que Ie xoi veuille déclarer innocentes celles qui manquent aux engagemens qu'elles ont pris' ou qui meme n'ont pas aflez de courage pour facriL une tendreffe de cceur aux égards qu'elles doivent a leur réputation , & au refpecF qu'elles doivent au nom de leur mari ; elles font coupables fans doute : mais ne doit-on pas excuL eursfoibIeflès?Ne dev^-nous pi Ieurn£ donner des fautes dont nous fommes toujours Yij  du Prince Titi. 341 qul regarde les engagemens de mon métier. Otiï, bien pour les engagemens de vorre métier , dit le prince de Frycore. Tout Ie monde fait que vous êtes un bon officier Sc un bon fervireur du roi : mais pour ce qui regarde le premier Sc le plus important de tous les métiers, le métier de Fhonnête homme , ce a quoi la probité engage , par cela même qu'on eft homme, n'y avez-vous jamais manqué ? Comment, monfieur , répondit ile gouverneur, manquer a la probiré ? Ne vous fachez pas , monfieur le gouverneur , reprit le prince. Vous fouvient-il óïEveryv'rfle, oü vous étiez en garnifon? Vous fouvient-il qu'il y avoit dans cette ville une forr jolie fille que vous avez mariée a un fuifte, après lui avoir fait efpérer pendant trois ans que vous feriez fon époux, Sc qui, fous cette efpérance , quitta la maifon de fon père, pour vous fuivre a. Otherftad ? Vous fouvient-il de cette pauvre petite blonde de Fulanbourg , auprès de qui vous feignïtes une paffion fi vive , que vous parvïntes enfin a. vous eu faire aimer , Sc dont la paffion pour vous devint fi tendre Sc fi fincère , qu'elle a fait le malheur de fa vie ? Je ne vous en dis pas davantage. C'eft une autre affaire , répondit le gouverneur. Si vous croytz , mon prince, que la galanterie fafle boiter , vraiment je boiterois. Et qu'ont fait yos Yiij  341 Histoire femmes , die le prince, que des galanteries ? £lies vous ont manqué de foi , vous en avez manqué a d'autres. Peut être même y a-t-il plufieurs femmes parmi celles qui boitent dans le jardin , qui n'ont point manqué a leurs maris , tk qui ne boitent que pour quelque aventure qui a précédé leur mariage. Mais les maris font des tyrans , qui veulent qu'on fe foit confervé pour eux, lors même qu'on ne les connoifFoit pas. Si votre majefté me permet de dire mon fentiment, in terrompit le prince de Felicie, je répéterai ce que j'ai déja propofé, qu'elle difpenfe ces meffieurs de 1'effai du fabot, aux conditions qu'avouant fincèrement a leurs femmes qu'ils auroient boité comme elles , s'ils avoient été mis a I'épreuve , ils leur pardonnent de tout leur cceur tout le paffe , & que fe réconciliant parfairemenr , on ne fonge plus de part & d'autre qu'a remplir avec joie les devoirs de 1'honneur & de 1'amitié. L'amour même s'y joindra , pourvu qu'on foir attentif a chercher réciproquement a fe plaire. Si quelqu'un n'eft pas dans ces difpofitions, votre majefté peut fur le champ lui faire faire 1'effai du fabot, 5c même le lui faire faire des deux pieds. Tous ceux qui étoient préfens , applaudirent a la propofition du prince de Felicie. C'eft la oü le roi vouloit les réduire. 11 leur fit donc promettre  d v P r i n c e Titi. 54} qu'ils fe réconcilieroient fi parfaitement avec leurs femmes , qu'ils ne leur donneroient aucun défagrément au fujet du palfé, & les affura que fi quelqu'un d'eux y manquoit, non feulement on le feroit boiter des deux jambes , mais qu'il feroit même plus févèrement puni, s'il en étoit befoin. On détacha quelques magiftrats de ceux quï ■avoient 1'honneur d'être a la table du roi, pour aller informer les autres tables de la réfolution qu'on venoit d'y prendre. On envoya même en inftruire ceux qui étoient dans Ia cour. Tout le monde acquiefca a fes réfolutions, excepté quarre ou cinq hommes du bas peuple. Ils crurent leur honneur outragé, & jurèrent qu'ils cafleroient les bras & les jambes a leurs femmes. Rien n'étoit plus plaifant que de voir les exclamations qu'ils faifoient au fujet de leur honneur. On eut beau les menacer du fabor , leurs voifins eurent beau leur faire des remontrances ; ils direnr que quand ils devroient boiter des deux jambes, que quand le roi devroit les faire pendre, ils nefouffriroient pas que leurs femmes les eulfent ainfi affrontés , fans les en punir. Ils traitèrent leurs voifins de laches , qui n'avoient pas plus d'honneur que s'ils étoient des gens de condition.Enfin, on fut obligé d'aller chercher le fabot , croyant Yiv  du Prince Titi. 357 auprès de Titi; la joie redoubloit dans tous les cceurs, Iorfqu'on vit parokre un nuage fi épais, qu'on pouvoit dire a la letrre que le foleil en éroit cclipfé. On craignoir un ornge affreux; les gardes qui accompagnoienr le roi de Forreferre, Sc tout ce qu'il y avoit de gens a. cheval avoient déja déployé leurs manteaux , le peuple qui étoit forti en foule hors de la ville, s'attendoit a être inondé. Le nuage baifloir, & 1'obfcuriré augnienroir fans cefle. Nous allons être fubmergées, difoient les princeiFes, notre entrée ne fera guères brillante. Bibi en étoit fachée: elle craignoir prefque que cela ne fut un mauvais augure. Cependant une odeur délicieufe parfumoit Fair, Sc 1'on vir tomber de petits flocons blancs, que tout le monde prit pour de la neige. C'étoit des fleurs d'oranges, de citrons, de jafmins, de violertes , de muguets, de giroflées, d'ceillets, de tubéreufes même, Sc autres femblables, qui continuèrent de tomber ainfi, jufqu'a l'arrivée du roi de Forteferre dans la capitale, ou plutót jufqu'a l'arrivée de Bibi; car c'étoit pour en marquer le jour par quelque chofe de merveilieux, que Diamantine avoit envoyé ce nuage. Les toits de toutes les maifons fe trouvèrent couverts de fleurs, les rues en étoient toutes parfemées, Sc les campagnes i plus de deus lieues a la ronde. Ces fleurs rappelèrent dans Pau- Z iij  r>u Prince Titi. 37 j le père du peuple , ce qui fignifiera le fens du moe de roi dont on s'étoit fervi. Celui qui avoit trouvé cette épithète , étoit un poëte, car il en faut, on a beau dire , de ces gens la, qui favent chanter les bons rois, établir leur renommée, inftruire les fujets, Sc les amufer par les productions des beaux atts. La nation qui compte une foule de poëres & de favans , eft a coup sür Ia plus éclairée & la plus aimable. Titi chercha des yeux le poëte qui lui avoit donné un fi beau nom , d fe renoit a une certaine diftance, Titi lui en fit un reproche. Pourquoi vous éloignezvous, votre place eft bien prés des rois; que feroient-ils fans Paflïftance de vos égaux ? Un roi ignorant n'eft jamais qu'un roi médiocre. Venez , annóncez a vos égaux que j'ai marqué leur rang, Sc qu'a. 1'avenir leur fort fera a 1'abri des befoins. II mit Ia main dans les facs, Sc il fut furpris de n'y pas trouver aflez d'or pour combler le poëte de largeffes. C'eft, lui répondit le poëte, que Ie fage vit de peu. Ainfi finit fa joutnée , la plus belle de toutes, car il alloit fe coucher avec Bibi, Sc avec la penfée qu'il avoit fait tout cequi dépendoit de lui pour rendre tout le monde content. Comment Bibi avoit-elle pafle fon jour ? en reine, c'eft-a-dire , en recevant les préfentations des dames, en écoutant des chroniques fcanda- A aiij  }74 HlSTOIRE leufës Si de mauvais perfifllages fut les fïgures , fur les mines, fur les gaucheries, fur les révérences , fur le blanc , fur le rouge, fur la pluie , fur Ie beau tems, fur mille riens. Auffi elle avoit baillée, fous fon éventail, au moins dix fois; elle avoit dit cependant a chacune un mot gracieux , donné fon inclination de rête , fait fa révérence, Sc les honneurs du tabourer, de fa droite, de fa gauche, obfervé les rangs & les prérogatives des princes. On l'avoit trouvée charmante jufqu'au moment oü madame Abor étoit entrée , les bras allongés fur la reine , courant Sc criant: bon jour, ma fille. Ce défaut d'ufage avoit fcandalifé les dames, leur minois fe renfrogna bien davanrage, quand ils virent la reine bondir de fon faureuil, ouvrir fes bras, Sc embrafler madame Abor, en 1'appelant ma mère. Jamais on n'avoit parlé fi crüment! Une reine embralfier ainfi fa mère , & quelle mère! Cela ne s'étoit jamais vu; faire affeoir au plus haut bour une femme qui n'avoit point de rang, qui n'avoit point de nom, & qui n'étoit, après rout, que la mère de la reine! On fe gardoit bien de parler a madame Abor. Une princefle, qui éroit ü, eur aflez de courage pour lui dire bon jour, madame Abor, Sc madame Abor, de fe lever de fon fauteuil, & de lui répondre fans facon , trés-bien, madame , car je yiens d'e'mbrajfer ma fille Bibi. Ce  r>u Prince Titi. 375 mot de madame facha la princefle, qui dir a demi voix : elle n'a point d'ufage. Je lui pardonne d'ignorer qu'on dit a une princefle, fon alteffe , & non pas madame. Madame Abor, qui l'avoit entendue , lui dit: il eft vrai, madame, je manque d'ufage ; mais j'en fais aflez pour ne pas prêter a rire aux dépens de la mère de votre reine. La princefle fe leva ,& dit: on n'y peut tenir. Je n'y reviendrai plus. Vous y reviendrez, lui dit Bibi, fi vous tenez a 1'amitié de la reine, & fi le fpectacle d'une familie bourgeoife & aimanre, aflife fur le rrbne, peut vous intérefler. Elle accompagna ces paroles d'un fouris fi gracieux, que la princefle dérida fon front & fourit. Mais qu'eft-ce qu'elle veur donc dire ? difoit madame Abor, moi je n'entends rien a tous ces grands airs. Je vais bonnement, la cérémonie me tue. Pauvres gens ! eh ! ou eft ma cabane ? Quand je donuois a manger a mes poulets, ils me carefloient. Eft ce qu'une reine n'eft pas la mère aux petits? Quand on n'a que de bonnes inrentions pour eux , pourquoi n'auroient-ils pas 1'air reconnoiflant de mes poulets. Ah! ma chère cabane. Ah ! mon petit jardin. Ah ! mes poulets. Ah! monfieur Abor , vous vous êtes laiflé gagner. Mais, ma mère , lui difoit Bibi Laiifez-moi parler, reprit madame Abor, je veux me plaindre. C'eft bien le moins, quand on eft malheureux. Aa iv  57^ HlSTOlRE Titi vinc diftiper ces nuages domeftiques. Titi étoit bon fils , bon roi , bon époux. II venoit de recevoir un courrier, de la reine fit mère, qui lm demandoit un afile a la cour. Qu'en penfez - vous madame? dit-il a Bibi. Qu'il faut aller au devant de Ia reine mère. Les noces du roi de Forteferre m'en ont empèché. J'ai ordonné qu'on rendit a ma mère les honneurs qui lui font dus ; je lui ai deftiné fon ancien logemenr. Et qu'eft donc devenu Triptillon ? II eft mort d'une chute de cheval: il ne favoit pas qu'un prince fe doit avant tout, au bonheur de fes fujets. Triptillon croyoit fe devoir tout entier a la chafle , a la table , &, vons Ie dirai-je, il éroit galant, mais il n'étoit point généreux, & ne favoit point enrichir celles qu'd aimoit. II n'avoit jamais rencontré de dame qui voulut 1'aimer de bonne foi. Son cheval 1'a jeté en dehors d'un parapet élevé, & il eft mort. Je ne croyois point rénnir jamais a mes états, Ia fouveraineté que je lui avois abandonnée. II ne m'aimoit point, & mon frère avoir tort. Titi prononca ce difcours d'un ton ému; mais ceux qui 1'écoutoient reftèrent froids.Tel eft le fort des méchans princes , & des fouverains fans bonté , & fans génie ; ils meurent, le marbre de leur tombe refte glacé, & couvert d'une pouflière qu'aucun ami ne vient humecFer de larmes. La princefle Blanchebrune voyoit approcher ,  r> v P r. i r c b Titi. 377 avec une joie modérée, Ie jour de fon manage : quoique le roi de Forteferre ne füt plus jeune , il promertoit de la fanté & beaucoup d'amour • la converfation dont elle avoit été témoin , lui en étoit un garant. Déja les corbeilles étoient envoyées , déja la couronne avoit été porrée dans la chambre de la princeiTe; il n'y avoit plus qu a dire un oui. , Titi Sc Bibi en firent les apprêts avec un éclat fingulier, & encore plus briljant que Ie leur. Forteferre parut rajeuni, & Blanchebrune étoit d'une paleur étonnante. Elle étoit fi décontenancée.... il fembloit qu'elle alloit perdre plus que Ia vie. A peine eüt-elle prononcé oui, que Forteferre, toujours original, fit un figne, & les fanfares bruyantes firent retentir les voütes du remple royal. 11 voulut que toute Ia journée fe pafsat avec du bruit, des carroufels , des pas darmes, des joütes, des luttes. II oublia ïa douleur que fon gendu lui faifoit encore , & defcendit dans 1'atène*} il renverfa Ia plupart des lutteurs ; un feul tenoit tête. II te fied bien, lui dit-il , de ne pas céder i un roi. Veux-tu avoir la gloire de me vaincre, infolent ? Ne fais - tu pas que par-tout oü un roi fe montre, la première place efl: pour lui. Mal-adroir, tu ne veux pas me faire ra cour ! Blanchebrune enrendit ces propos hautains, & fit un figne au luttem de pourfuivre. Le  378 HlSTOIRE lutteur ferroit le roi fortement aux hanches. Le roi écumoic de rage. Tu me le paieras. Non, die Blanchebrune, ce n'eft pas lui, c'eft moi qui dois payer, paree qu'il m'a obéi. Croyez-vous avoir une volonté plus forte que la mienne ? Parlez, 5c plus d'époux, plus de reine. Que diroit on, reprit Forteferre , d'un roi que fa femme meneroit par le nez ? Je vous laiffe pleinement mairre de vos états , lui répondit la reine ; mais dans le ménage je veux régner. Ah ! pafte pour ce partage , tout eft oublié. Huir jours fe pafsèrent en fêtes ; 5c pendant ces huit jours , Forteferre 8c Blanchebrune faifoient les préparatifs de leur départ. Mais qui eft-ce qui étoit mélancolique, c'étoit la princefle Gracilie ? Eile aimoit le prince de Félicie : car elle n'avoit point oublié la tabatière 8c le tabac répandu fur fa robe , ni la vivaciré avec laquelle le prince avoit emporté avec fon mouchoir la rrainée , lans pronowcer un feul mot. Elle n'avoit ceflé de fe le figurer dans la même attitude; ou plutot fon cceur étoit refté dans la même fituation ou il fe trouvoit pendant 1'action du prince. L'amour n'eft en effet qu'une préoccuparion continuelle , que le défaut de diftraéFion : rien n'avoit diftrair Gracilie : nous ajouterons , rien n'avoit diftrair le prince. Jamais une tabatière renverfée n'avoit produit un effet aufli  © u Prince Titi. 379 fingulier ; qu'eft-ce donc que Ie pouvoir de 1'amour! c'étoit du tabac répandu qui alloit marquer les deftinées du prince & de la princefle d'un fouvenir délicieux. Gracilie cherchoit la folitude , Ie bonheur d'autrui Pimportunoir , fon départ 1'accabloir. I_e prince aimoit autant qu'elle la retraite & le filence. Heureufement pour eux , la fée qui s'occupoit fans relache de leur félicité , les conduific par des fentiers différens au même but. Ils fe trouvèrenr en préfence l'un de 1'autre fans s'en douter : le prince ne put que lui dire , madame, je viens d'apprendre que vous partez Deux: ruifleaux de larmes couloient de fes yeux. Gracilie avec précipitation , & fans favoir ce qu'elle faifoir , port* fon mouchoir fur les yeux du prince pour les efluyer : le prince tira le hen pour rendre lé même office a la princefle. Ainfi ils s'étoient devinés , Sc ils s'étoient tout dit par un gefte, par un mouchoir : la première déclaration avoit commencé par enlever le tabac de la robe de Gracilie avec le mouchoir , 1'explication s'étoit faite en efliiyant des larmes avec lemouchoir ; jamais préliminaires d'himen ne furent fi courts ni plus muets. Pendant ce tems la fée inftruifoit le roi de leur fituatior., & Titi les cherchoit pour les unir. Léur mariage n'offric rien de remarquable qu'un  58Ö H I 5 T O ! R l corobat donné par des génies mutins que Ia fée avoit amenés. Ils fe bartirent avec une opiniatreté conftante , Sc la vicFoire reftoit incertaine: Ia fée les fépara , Sc les deux parris vinrent fe réfugier aux pieds de Gracilie : la , ils recommencèrent leurs querelles. Vous ne favez pas , dit Ia fée, que des génies fi murins , font animés d'une portion du feu qui vous brule. Ceux-la font les amouts, ceux-ci les génies d'hymen. Et vous voyez qu'ils font chez vous d'égale force; c'eft a qui 1'emportera. Animez les toujours de la même flamme, c'eft 1'unique moyen d'être unis & contens. Monfieur Sc madame Abor qui ne fe plaifoient pas a la Cour , & qui trouvoient que la félicité n'exiftoit pas dans les titres, Sc les grandeurs , vouloient fe retirer. Ils oflrirent le duché de Félicie a 1'Eveillé. J'y confens, dit Titi, mais j'ai encore befoin de vos fages confeils pour quelque tems. Quoiqu'il m'en coute beaucoup, répondit monfieur Abor, je refterai. Je vous prometss ajouta le roi , de me donner rant de foins, que je ferai bientbt en état de me palfer de miniftre > & alors vous ferez libre. II y avoit un dernier mariage a faire ; c'étoit. celui de mademoifelle Rababou, ou Granatis. On ne s'en doutoit pas, elle alloit fi doucement,. d'un air fi pudiborid 3 elle lembloit n'y pas tou-.  du Prince Titi. 381 cher. Mais a la cour , Fhiftoire des deflous de carrés eft intatilfable ; celle des amouretres ne finir pas. Un comre qui vouloit faire fortune, l'avoit lorgnée; mademoifelle s'étoit lailfée lorgner, la perite dupe avoir pris pour ferme foi , des fermens dicFés par 1'ambirion. Elle fe croyoit aimée , Blanchebrune lui étoit attachée. 11 fallut bien donner Granatis au comre qui fauta de joie, bien plus du brevet d'écuyer de la reine qa'ou lui donna , que d'être 1'époux de fa femme qui n'étoit pas plus jolie qu'il ne falloit. Tu léras malheureufe, lui dit la fée. J'aime le fort de tant de dames qui font a la cour, difoit la petite entêtée ; car rien n'égale 1'entêternent de ces demoifelles , arrivées a la veille d'un mariage arrangé dans leur tête. On partit : Forteferre retourna avec Blanchebrune dans fes états. Titi en eut du cha^rin ■ il r o > lentit tout ce qu'il en coute quand on fe fépare ■d'un ami; c'eft être red uit a la moitié de foi. Gracilie pleura en embralFant Blanchebrune qui pleuroit aufli. La feule Granatis & fon mari ne pleuroient point, paree que les courtifans fonc fobres de larmes. Diamantine donna a. tous une fête champêtre au milieu d'un bois. La chafle fut brillante. Jamais on ne vit autant de bêtes , &c jamais 011 n'en prit fi peu. Elles échappoient au ja-  Ff I S T O I R E velot, a la flèche, 8c on fe douta bien que la fée n'avoit voulu que procurer un plaifir innocent. Elle trouva un moment pour dire un bon jour au duc de Felicie, & le duc en trouva deux propices, l'un pour fe mettre a fes genoux, 1'autre pour baifer fa main •, car il fe piquoit de reconnoiffance tk d'amitié, autant que Titi 8c Bibi fe piquoient d'amour. Titi tranquille & tout entier au foin de fon royaume, fut bientót en état de dire a. monfieur Abor: vous pouvez vous retirer fi vous le trouvez bon. Ce difcours qui eft partout l'expreftioii de la difgrace, fit un effet joyeux fut Abor. 11 fauta au cou de fon roi. Je fuis enchanté, lui dit-il, de ce que vous valez mieux que moi; je reprens ma liberté & je vous en remercie. Vous reftez miniftre d'état, ajouta le roi & vous ne me refuferez point de venir au confeil, quand j'aurai befoin de vos avis. Oui, fire, je ferai toujours a mon roi & a 1'état. Je voudrois prolonger la carrière de Titi , mais il touchoit au terme de fon bonheur. Il trouva des ingrats ; 1'ingratitude 1'aigrit, il fe méfia des hommes , 8c les craignir. II s'écrioit fouvent, je ferai toujours le bien, mais les ingrars ont empoifonné le plaifir que je fenrois a. le faire. Bibi lui difoit fans ceffe , un roi qui  du Prince Titi. j8j n'eft pas le plus indulgent des hommes } eft le plus médiocre de tous les rois , Sc Bibi avoit raifon (a). (a) m. de Saint - Hyacinthe n'avoit mené fon roman que jufqu'au feptième livre; monfieur de Mayer a bien voulu y ajouter le huitième qui donne une conclufion néceffaire; il s'eft rapproché , tant qu'il 1'a pu , du ftyle , du genre des fiftions, & du ton de plaifanterie de 1'auteur : nous croyons «juc le public nous faura gré de ce complément. Fin du vingt-huidèmt volume.  35)o TABLE DES CONTÉ S, TOME V1 N GT-HÜ IT I E ME. Suite de l'Histoire du Prince Titi. T -I_jivre quatrieme, depuis fon avéncment d la couronne 3 jufqud 1'arrivés du roi de Forteferre > pages i. Livre cinquiÈme , contenant ce quifepafja depuis l'arrivée des deux rois dans la petite maifon > jufqu'a l'élévation du palais de Bititibi, jy. Livre sixiÈme , contenant ce quife paffa jufqu'au. départ des deux rois pour le camp qui s'étoit formé contre Triptillon , 2 2 i. Livre septiÈme , contenant ce quife paffa depuis la féparation des deux rois , jufqud l'arrivée de Bibi dans la capitale , j o 5. Livre huitiÈme et dernier , retour de Forteferre d la cour de Titi, fon mariage avec la princejfe Blanchebrune, celui de Titi avec Bibi, du duc de Félicie avec la princeffe Gracilie. Fin du. roman y 550. Fin de la Table.     fentin Titi la fit entrer dans la chambte , Ia nut fur un fiège, & fe jetant a fes genoux , lui baifoit les mains. Plus heureux alors qu'il ne 1'étoit , lorfqu'il dönnoit fur fon trone audiencë aux ambalTadeurs des plus grands rois. Eft-ce vous, ma chère Bibi, lui dit - il, quand il vit qu'elle corrimencoit a fe remettre ? Eft-ce vous qui m'avez confeillé d'être a une autre ? Se peut-il faire que' vous vouliez vous priverde votre cher Titi ? Vous ai-je donné lieu de foupconner ma fidélité & moa amour ? Sc voulez-voas me rendre malheureux , lorfqu'il ne tient qua vous de me rendre le plus heureux de tous les hommes ? Nous ne fommes plus dans notre ile déferte s lui répondit Bibi, vous êtes roi maintenant. Vous devez époufer la princefle de Forteferre , puifque votre royaume le fouhaite, Sc ne pas irriter, par un refus, un grand roi qui peut vous être un allié utile. Que ditesvous, ma chère Bibi, reprit fon cher prince ? Croyez-vous donc que le roi de Forteferre ais amené ici fa fille pour me la faire époufer ? Oui, je le crois, répondit Bibi, & je crois aufli que yous devez le faire. Titi fouriant alors; vous Verrez ce qui en eft, lui dit-il, ils font ici 1'un Sc 1'autre. Comment , Fun Sc 1'autre , reprit-elle ? Oui, dit Titi, c'eft pourquoi il faut defcendre j, nous aurons le tems de parler une autre fois. Mais puis-je paroitre en 1'état oü je fuis, lui dk-elle }, A  Prince Titi. Si A quoi m'expofez-vous ? Ce font mes affaires , répondit Titi, vous êtes a moi, & je ne ferai jamais ;i une autre. En difant ces paroles, après s'être tenus embraffés, fans ferien dire, pendant quelques momens qui ne fervirent qu'a donner un nouveau vermillon aux belles joues de Bibi ; Titi la prit par la main , Sc la conduifit dans une falie baffe , oü madame Abor les accompagna, Sc oü éroit le roi de Forteferre Sc les princelfes , avec les dames Sc les feigneurs de leur fuite. Dès que Forteferre la vit paroïtre , il s'avanca pour l'embraffer ; la princefle Gracilie en fit autant, Sc enfuite la princefle de Blanchebrune ; fire, dit Forteferre , en s'adreffanr i Titi, il feroit inutile de cacher d ceux qui font ici préfens , qu'ils y voyent leur reine, fa vue lè*dit affe\ ; & on ne pour-, rok s'empêcher de vous accufer d'injujlice ,f, après l'avoir connue, votre majefté ne l'élevoit pas fur le trone. Les dames & les feigneurs ne s'avancèrent alors que pour lui baifer le bas de la robe. Mais Bibi s'en défendit comme d'un badinage, fans toutefois préfenter la joue aux dames quj s'approchèrent d'elle. Ce qu'elle ne fe retinr point de faire par orgueil; mais par refpect pour le roi de Fortefetre & les deux princelfes. En quoi on ne put s'empêcher d'admirer la préfence d'efprit d'une fi jeune perfonne. Sa rougeur & Ie mouvement de fes yeux marquoient fa modeftie; mais Tome XXVIII. p  §4 Histoire père , répondit-elle. Enfuite elle bailTa les yeux; Sc rougit un peu. Alois le roi de Forteferre ne put s'empêcher de 1'embralTer. Charmante fille, lui dit-il, votre fecond maïtre eft plus heureux de vous avoir inftruit, que de porter une couronne. Titi nageoit dans la joie de fon cceur. Tous ceux qui étoient préfens lapartageoienr. Blanchebrune étoit charmés de 1'imprefiion que les admirables qualités de Bibi faifoit fur le roi de Forteferre , paree que 1'approbation de ce prince étoit une juftification du choix de Titi. Enfin, Sc c'eft le plus grand éloge qu'on puiffe donnet aux charmes de Bibi, la princelTe Gracilie concut pout elle une vraie Sc tendre amitié ; Sc quoique princelTe , Sc prefque aufïï jeune, la juftice plus forte que 1'envie naturelle a fon fexe Sc a fon age, lui faifoit publier avec plaifir, que Bibi étoit digne de fon bonheur.' Quelque tems après le diner fut fervi. Il fe trouva excellent. La joie «Sc Tappétit alTaifonnoient tous les mets. On fut enfuite fe promener dans le fort, dont Forteferre approuva extrêmement la conftruétion. Tiri pour rendre l'air de la petite maifon plus pur, prit la réfolution de deffecher les terres qu'on avoir rendu marécageufes , Sc de faire couler le ruifleau une partie autour des fortifications , & une autre partie  du Prince Titi. 8j dans Pintérieur du fort; d'acheter les rerres des particuliers'qui fe trouvoient enfermées entre des lignes & une chauflee , & d'en faire un pare pour la perire maifon. Forteferre approuva ce projet. Ils confultèrent le terrein pour voir les embelliflemens qu'on pourroit y faire. Tout le monde prenoit la liberré de dire fon avis, excepté Bibi qui écoutoit tout fans patier. Vous ne dites rien , madame, lui dit Forteferre > ceci regarde cependant une maifon que vous devez bien aimer. Je 1'aime tant, lire, répondit-elle, fur-tout depuis qu'elle eft honorée de la préfence de vone majefté , que je voudrois pouvoir lui faire une enveloppe de criftal; mais je concois que fur roures les idéés qu'on propofe, il eft dirEcile de faire un plan aufti régulier & aufli agréable qu'on le fouhaireroit. 11 me femble que pour en bien juger, il faudroir deffiner, furie plan même du terrein , routes ces différentes idéés , qu'on pourroit alors plus aifémenr comparer. C'eft fans doute ce qu'il faut faire, reprit Forreferre , & j'exige de vous, madame , que vous nous donniez votre detfein. Puifque votre majefté Pordonne, je le ferai, répondit elle; mais pour le plus für , qu'elle exige aufli d'aurres que moi vous en préfentent. C'eft ce qui fut réfolu. Titi demanda qu'on ne s'attachat a parer ce lieu. que des variétés de la belle &c riante nature^ Füj  86 HïSTOIRS qu'on ne cherchat que 1'agrément, Sc non la magnificence , qui rend les lieux fuperbes, mais quelquefois triftes, Sc qui ne conviendroient point a une petite maifon qui feroit confervée relle qu'elle étoit. C'eft en cette vue que travaillèrent tous ceux qui firent des defleins. On revint a la petite maifon , en prolongeant la promenade, oü Tiri Sc Bibi eurent occnfion d:e fe parler en particulier. C'eft-la qu'elle apprit a fon cher prince , combien le voyage du roi Forteferre 1'avoir alarmée , comme elle avoit vu, fous la figure d'un papilion , rout ce qui s'étoit palTé dans le palais des fleurs; comme elle étoit fbuvent venue , fous la figure d'une mouche, fe donner la fatisfaótion de le voir au milieu de fa cour, Sc même feul dans fa chambre , fans avoir voulu fe faire voir a lui, par une délicatefle dont. Titi la gronda beaucoup. Combien de fois , ditelle , Sc je ne rougis point de vous 1'avouer, moa cher prince ; combien de fois vous ai-je baifé la main , fous la figure d'une mouche, que vous ehaflïez comme un infecte , Sc c'étoit la pauvre Bibi ? Elle conta toutes les inquiétudes oü 1'avoient jerée les nouvelles publiques, Sc fur-tout les vers qui décrivoient la Fée du palais des fleurs: enfin, ce qu'elle s'éroit dit a elle-même , lorfque défefpérée par la crainte de le perdre,, elle avoit Cru néanmoins qu'elle devoit 1'encourager a 1'a-,  dü Prince.Titi. 87 bandonner. Et c'eft par ce que Titi en a dit, Sc paree qu'elle en a été répétéelle même, qu'ona fu tout ce qu'on en a rapporté. « Eft-il poflible , lui dit alors Titi, que vous » m'ayez cru capable de manquer a mon amour » 8c a mes promefles? Depuis que je vous ai vue, » par quel endroit vous ai-je donné lieu de me » foupconner d'affèz de petitefle pour m'enivrer n des grandeurs de la royauté , 8c oublier vos » vertus, vos charmes , votre tendreffe, & la » bonne foi de Pengagement que je pris avec vo» tre père, lorfqu'd vous avoir éloignée de moi ? » Voudriez - vous que j'euffe a me reprocher » d'avoir trompé un homme , qui ne s'expofa » a perdre une fille qui faifoir la douceur de fa » vie , que paree qu'il m'aimoit 8c me crut vet35 tueux? Non, Bibi, le rifque qu'il courut me 33 le feroit accufer d'imprudence , fi je n'avois >3 vu que fa rendre amitié pour moi, la pitié de 33 Pétat oü j'étois, & la confiance qu'il avoit en >s ma bonne foi, le fit expofer a ce qu'un père 33 raifonnable ne doit jamais permettre , & vous 33 voudriez que je payaffe de perfidie fa coni> fiance & fon amitié ? Quelle idéé avez-vous 3» de moi, ma chère Bibi? C'eft une faute a un s» ptince, je 1'avoue, & fur-tout a un prince js> deftiné a la royauté, que de prendre des en.» gagemens qui peuvent Pavilir aux yeux de fes F iv  88 HlSTOIRE » fujets. Si Pengagement que j'ai pris avec vons » étoit tel, je n'aurois pu en efFacer la faute; » mais je Paurois réparée, en profitant de la peri> miffion que vous me donnez d'époufer la prinn cefle de Forteferre. Car ne dourez pas , ma „ chère Bibi, que fans cette permiffion, & celle M de vorre père , j'euffe pu manquer a mes pro3> meiïes. Je fuis perfuadé qu'il y a plus d'hon» neur a. renir des engagemens, même très-prés> judiciables, qu'il n'y a de honte a. les avoir pris. 3j II faut avoir le courage de réparer fes faures en 33 s'en puniifant , fi on ne peut les réparer fans » en faire de nouvelles ; & de toutes celles qu'on » peut faite , manquer de bonne foi, eft la plus w grande. Mais Pengagement que j'ai pris avec ,> vous , ma chère Bibi, n'eft point une faute. ïs Votre beauté juftifte ma paffion ; vos verrus en 33 aurorifenr la fidélité , & en aflurent la conf»3 tance ; & en vérité , vous êtes telle que le roi 33 de Forteferre n'a point dit, pour ne vous faire 33 qu'un compliment , que ce feroit vous faire 33 injuftice que de ne pas vous placer fur le ttöne. 33 Je n'y ferois pourtant pas fans vous , lui dit 33 Bibi, & je vous aflure que je n'y vois que 33 vous. Je le fais , reprit Titi, le tróne eft eni3 core au-deftbus de vous; le cceur feul de votre »3 cher Titi en eft digne, mais ne le troublez » donc plus par vos inquiémdei. Si je ne vous  bü Prince Titi. 89 » fuis pas venu voir; fi je ne vous ai pas prié de » venir; fi je ne vous ai pas même écrit régun lièrement, c'eft que j'ai cru devoir plus don>3 ner aux affaires du gouvernement, qu'aux » foins d'une tendreffe dont je croyois que vous » étiez füre, & qui ne pourroir jamais s'altérer, j> que lorfque vous exigeriez des foins & des m complaifances qui me feroient négliget les » devoirs de la royauté; mais je vous en crois » incapable, & je fuis perfuadé, au contraire, » que vous fortifierez fans ceffe ma tendreffe, >» en me faifant fans ceffe admirer votre vertu. » Bibi lui répondir les chofes les plus touchantes, & les plus raifonnables. Dés ce moment toute inquiétude fut bannie de fon ame. Elle fe confidéra comme 1'époufe de fon cher prince ; & quoiqu'après le compliment de Forreferre elle eüt commencé a ne plus regarder fon fort comme incertain , on s'appercut néanmoins, en rentrant dans Ia petite maifon, qu'nne nouvelle fatisfaction brilioit dans fes beaux yeux. On fe mix a. table , afin que les princeffes, qui devoient être fatiguées , pulfent fe coucher de bönne heure. Eiles étoient laffes , a la vérité , mais elles n'avoient pas envie de dormir. La bonré des rois, celle des princeffes, faifoit régner une liberté charmante ; rien ne gênoit Ia benne humeur des counifans. Nous fommes ici  9Z HlSTOIFvE cruauré des hommes , Sc non point a leur valeur. II avoit une maitreffè qu'il aimoit extrêmement, Sc qui étoit la feule perion ne qu'il eut aimée, lorfque le roi fon père lui fit époufer une princelTe qu'il n'aimoit poinr. Celle-ci, dont Gracilie fut Ia fille unique , mourut deux ans après fon mariage. L'autre lui ayant fait une infidéliré, il alla chez elle, monta dans fa chambre & la jeta par la fenètre. Depuis ce tems , il n'aima plus que pour farisfaire aux befoins de fon tempérament , comme il aimoit une bouteille, dont il ne fe foucioit plus quand fa foif étoit palTée. II prétendoit que c'eft ainfi que les hommes doivent aimer les femmes, Sc qu'il eft ridicule de voir un héros tendre , puifque toute tendreffe eft toujours foibleffe & fervirude. Malgréces fentimens, il neput s'empêcher d'avouer que Bibi mériroir d'être aimée ; Sc que la tendreffe que Tiri avoit ponr elle n'étoit pas foibleffe , mais juftice. II ne fe mertoit jamais a table , que lorfqu'il avoit fini toutes les affaires qu'il devoit régler. On I'a vu a 1'armée , après des marches pénibles , paffër les nuits a travailler , fans prendre , pendant vingt-quatre heures, que deux taffes de café, ou un verre de vin , ou quelquefois même fimplemenr un verre d'eau, Sc quelques  du Prince Titi. 9i pipes de tabac , car ce prince aimoir a fumer. Cependant lorfque fes affaires étoienr finies, Sc qu'il fe merroit a rable , il fe plaifoit 1 y êrre du tems. C'eft-la qu'il ceffoit d'êrre roi, & que ce héros fi fier & fi violent, n'étoit plus qu'un convive aimable qui fe livroit au badinage, 5c méme a 1'amitié. lis en étoient au fruit , lorfqu'on vint dire a 1'Eveillé qu'une vieille femme demandoit a. lui parler. Titi eut un preffentiment de ce que c'éroir. II ne fe trompoir pas , c'éroit Diamantine. Elle parut un moment après , fous la même figure de vieille qu'elle avoir, quand Titi la trouva pour la première fois dans la forêü; elle boitoit encore , comme fi elle eüt été bleffée a une jambe L'Eveillé lui donnoit la main , Sc la préfenra a Titi , pour que ce prince lui fir 1'honneur de la préfenrer lui-même a Fortefetre & aux princeffes. Le roi de Forteferre Ia regardoir avec furprife. II avoit vu qu'auffi-tót qu'elle avoit patu, Titi s'étoic levé pour Ia recevoir; que la princefFe de B!an_ chebrune svétoit aufli levée; qu'Abor & fa femme en avoient fair autant. Mais fa furprife augmenta beaucoup, lorfqu'il vir que Tiri la lui préfentoit comme une de fes meilleures amies , Sc le prioit de trouver bon qu'elle s'afsit a fon cbté , entre les deux rois. II la regardoit avec un air mêlé de dédain Sc de furprife, fans trop favoir ce qu'il  j4 HlSTOIRfi en devoit penfer. II crut d'abord que c'étoit quelque folie dont on vouloit le divertir , ce qu'il ne trouvoit point trop plaifanr. Cependant , la vieille s'affit fans facon , Sc dit a Forteferre : fire , que vorre majefté ne foit point futprife fi jen agis fi librement. Elle vient d'entendre que je fuis une bonne amie de Tiri, Sc je veux devenir aufli bonne amie de votre majefté. Elle fair qu'on eft naturellement ami des amis de nos amis , Sc comme je fuis perfuadée que vous êtes extrèmement ami de mon ami Titi , j'efpère que pat cette même raifon , vous ferez aufli des miens. Et qu'en arrivera-t'il de cette amitié , demanda Forteferre ? Le plaifir de nous aimer , réponditelle , Sc de nous en donner des preuves dansl'occafion, ce qui fit rire tous ceux qui ne la connoiffoient pas , Sc ce qui perfuada Forteferre que c'étoit une folie. Par exemple , continua-t-elle , maintenant que j'ai foif, Sc que la bouteille eft auprès de votre majefté , votre majefté peut me verfer a boire ; & quand votre majefté aura foif, Sc que j'aurai une bouteille, je verferai a boire a votre majefté; car entre amis, les fervices doivent être mutuels felon le pouvoir Sc 1'occafion. Soit lui dit Forreferre. Mais, ma bonne amie , puifque bonne amie y a, il faut que vous fachiez que perfonne a cette table ne doit fe fervir du tcrme de majefté, fans payer un demi ginguet  t> u Prince Titi. 9j damende. La règle eft bonne , répondit-elle, je ne le favois pas; mais a préfent que votre majefté men a informée, je ne traiterai plus votre majefté de majefté ; ni votre majefté non plus , dit-elle , en s'adreffanr a Titi. Mais depuis que vous le favez , reprit Forteferre, vous venez de Je dire quarre fois. Eb bien, dit-elle, je vais payer deux ginguets dor. Qui eft-ce qui recoit les amendes ? On lui montra une des dames d'honneur de la princefFe Gracilie qu'on en avoit chargé , & qui avoit déjd recu plus de vingt ginguets, paree quecererme échappoit fansy penfer. La vieille tira de fa poche une petite bourfe de cuir jaune , en délia les cordons, & en fortit quatre demi ginguers qui paroifFoient être tout fon avoir ; du moins ne paroifloit-il pas qu'il en reftat encore autant dans fa petite bourfe. Ma bonne amie , lui dit Forteferre en riant, il me paroit que notre amitié exigera bientöt'que je vous donne de 1'argent pour payer vos amendes, fi vous ne vous tenez bien fur vos gardes. Non [ dit-elle, car fi je fuis obligée d'emprunter, je dois' lapréférence a Titi, qui m'eft plus ancien ami que vous. Titi prit les quatre demi cinm,,,, les donner a la dame qui devoit les garder, & qui étoit auprès de lui. En les recevant, il en tomba trois fur la table. Cette dame les reprit; mais a mefure qu'elle en reprenoit un, les autres  96 HlSTOIRE s'échappoient &C rouloient de coté & d'autre. Ellat crut d'abord que c'écoit un pur hafard, 5c demanda pardon de ce qu'elle étoit fi mal-adroite ; mais voyant, & toute la compagnie auffi , que quelque chofe qu'on fit, cette dame ne pouvoit jamais les tenir tous les quatre a la fois; Forteferre prirlabonne vieiüepour une joueufe de gobelets, Sc la regardant avec mépris : Oh, oh , ma bonne amie, dit-il, eft-ce ainfi que vous payez vos amendes ? Hé bien, répondit-elle, cela ne vautil pas de 1'argent ? Pas pour moi, dit Forteferre , je n'aime point les tours de pafte-pafte. Ayez du moins la complaifance de voir tout au long celuici, reprit la vieille. Madame , dit-elle a la dame d'honneur , donnez-moi, s'il vous plait, le demi ginguet que vous tenez , je rarrapperai bien les aurres. La dame d'honneur le lui donna, & la vieille les ayanr pris tous quatre : Tenez , ditelle a Titi, remettez-les dans lamain de madame, & qu'elle la ferme bien de peur qu'ils ne lui cchappent. Titi donna les quatre demi ginguets. La dame ferra bien la main ; mais elle eut beau ferrer , quand elle Pouvrk , elle n'en trouvaplus qu'un, les autres avoient difparu. Si vous n'en favez pas davantage , dit Forteferre a la vieille, ce n'eft pas fi grande merveille , j'en ai déja vu faire autant. Non pas tout -a- fait , répondit la vieille ; mais ayez un moment de patience : madame ,  'ö u P n. i n c e Titi.' 51/ dame, continua-t-elle , en s'adrciTant a la dame d'honneur , roulez fur la table le demi-ginguet cjui vous refte. La dame le fit, & le demi ginguet en roulant > fe trouvoit fans ceffe augmenté de demi-ginguets & de ginguets qui rouloient avec lui, & dont le nombre croiflant a chaque tour , couvrit bientot tout ce qu'il y avoit d'efpace vide fur la table, & c'étoit une table de dix-huit couverts. C'étoit un plaifir que de voir toutes ces pièces d'or en mouvement. Enfin , quand il y en eut tant qu'ils s'embarrafsèrent dans leur courfe : En voila. aflez , dir la vieille, pour les amendes qu'on pourra devoir, donnons cela aux domeftiques. Et vous , fire , continua t elle $' en s'adreflant a Forteferre, donnez-nous la liberté de vous traiter, ou de ne vous point traiter de majefté , car 1'amende même eft une gêne , 8c 1'attention qu'il faut avoir pour s'exempter de la payer, ne fert qu'a faire mieux penfer a votre rang que vous voulez qu'on oublie. J'y confens, dit Forteferre, qui commenca a regarder la vieille avec une forte de confidération , & je vois qu'il eft très-avantageux d'être de vos amis. Mais fontce bien la de bons ginguets, dit-il, en en prtriant un qu'il pefa fur le bout du doigt, & qu'il fit fonner avec fon couteau. Si bons, répondit la vieille , que vous n'en avez jamais fait battre ■de meilleurs, 8c cela étoit vm. On en remplus Tome XXVUL G  B I S T O 1 R t une ferviette , 8c on les donna aux domeftiques de la petite maifon 5 qui fe virent ainfi des plus riches de la province. Jufqu'a préfent, dit Forteferre , en regardant la vieille , je ne favois pas trop que penfer de vous , ni de 1'accueil qu'on vous a fait; mais je vois bien que vous êtes une fée , Sc je foupconne que vous pourriez bien êrre la même dont les noix, les nefles & les noifettes, ont été la caufe de la guerre que j'ai eue avec Ie feu roi Ginguet, & ou Titi me fit prifonnier. Cela eft vrai , dit la fée , & je vous apporte encore des mêmes noix , des mêmes nefles , Sc des mêmes noifettes. Goütez-en, fire. En difantcela, elle tira de fes poches deux facs, dans lefqueis étoient les noix 8c les noifettes , & une bolie oui étoient les nefles, Sc les mit devant Forteferre. Ce prince goüta de chacune , qu'il trouva excel-, lentes; mais après en avoir goüté, roures celles qu'il prit enfuite fe trouvèrent des diamans femblables a ceux qu'avoit autrefois trouvé Titi. La furprife ne fut pas fi grande, paree qu'on avoit déja vu arriver pareille chofe , &: qu'on croyoit que la fuite pourroit bien être la même , c'efta-dire, que ces diamans redeviendroienr quelque jour noix , nefles & noifettes. Cela eft fort beau , dit Forteferre , c'eft dommage qu'il n'y ait que 1'apparence fans réalité. Commenr, dit la fée , je vous alTure que ce font de beaux Sc bons dia-  e y p' k t u c é Tirii rnaris, aufli vrais que les ginguets que vous venez d'examiner. Je le crois , rcpoud.it Forteferre, Sc furce pied ld, jappréhende bien qu'au lieu d'avoir enrichi les domeftiques d'Abor, vous ne leur ayez donné de quoi fe fairè pendre. lis fe ferviront de vos ginguets, Sc ori les pireridfa pour de faux rriorinoyeurs.V'oulez-vous m'en croife fur ma parole, reprit alors Diamantine, je vous affure } Sc que les ginguets foni d'auffi bon or 3 Sc que ces diamans font d'auffi bons diamans que vouspuiffiez vous 1'imaginer. Ceux que j'avois autrefois donné a Tui, étoient de même tout aufli bons j Sc s'ils lui étoient reftés, il les auroit encore j mais la reine Tripalle Sc le roi Ginguet s'en étant erriparés , je voulus , non - feulement puriir 1'un Sc 1'autre de leur injuflice , mais encore de leur ava~ rice & de la dureté avec laqüeüe la reine avoit te* fufé quelque argent a Titi pour me fecourir, lorf. qu'il me croyoir une vieille Clnmi écuyer de fort père avoit eftropiée. Pour vous, fire , eominuat'elle , dont je connois les vertus , & a qui la vengeance que je tirai du roi Ginguet Sc de Tripalle , a été fi funefte , qu'elle vous a caufé la perte d'une bataille, & le cruel chagrin de plufieüts mois de prifon; je veux, autant que jepuis, féparer Ie mal dont cette vengeance a été caufe. Je vous prie de recevóir tous ces diamans , que je a'apporte iei que pour vous, Si de comptet Gij  toa H I S T O I R B c]ue quelque chofe qu'il arrivé, ils refteront toujours aufli vrais & aufli bons qu'ils le fonr, &c le paroiffenr actuellement. En difant ceci , Diamantine quitta fa figure de vieille , & parut entre les deux rois , comme une belle reine, pleine de graces & de majefté , & brillanre des plus belles pierreries- du monde. La princefle Gracilie , qui s'en étoit d'abord moquée intérieurement, fut alors furprife de joie & d'admiration, & foubaira, dans le fond de fon cceur , de pouvoir bien obrenir 1'amitié de cette grande fée. Les deux dames d'honneur, & les quarre feigneurs dont elle n'écotr point connue , furenr également ravis de tant de merveilles , & ne fongèrent plus qu'a devenir agréables a Diamanrine. La joie & Padmiration éclatoient dans tous les yeux. II n'y avoit que Forteferre qui avoit Fair un peu rêveur. Ecoutez , madame , dit-il, en s'adreflant a Diamantine , je vais vous parler finccrement. Je n'ai point 1'honneur de vous connoitte , & quoique j'eufle beaucoup entendu parler de fée, je n'en avois point vu ; je croyois même , pour vous dire la vérité toute pure , que les merveilles qu'on en diföir étoient des contes a dormir de bout, ou propres tout au plus a amufer de petits enfans. J'ajouterai même, avec votre permiflion , qu'on m'a dir que ces dames étoient fort capricieufes ; cju'elles faifoient fouvent du. mal fans fujet^  ©u Prince Titi. ioa comme du bien fans raifon , ce que je ne veux pas croire , paree que cela me donnero:: trop mauvaife idéé d'elles, & qu'on a fans doute toujours d'autant plus de raifon, Sc par conféquent de bonté , qu'on a d'intelligence Si d'efprir. Si je fuis bien connu de vous, pourfuivit-il, vous devez favoir que je me foucie de vos diamans comme de rien du rout. Ce n'eft pas que je n'en admire 1'éclat Sc la beauté ; mais au fond , qu'eftceque cela? Les ailes des papillons , & les plumes des paons, font elles moins aJmirables ? Et le brillanr du ver luifant n'eft-il pas plus éclatant que celui des plus beaux diamans du monde ? Je ne dis pas ceci , grande fée, ajouta-r- il, pour méprifer le don que vous me faites. Je fais que les diamans ont une valeur réelle dans 1'opmion des hommes , Sc qu'ainft, le préfenr que vous me faites , vaut un royaume. Je vous protefte , fans compliment, que je fuis plus fenfible aux fentimens de votre amitié , qu'au préfent même. Je faccepte avec une reconnoiflance qui vous allure en moi d'un dévouement fincère. Mais permettez u Prince Titi. 14^ aimer quand on aime, vous auriez couru le rifque de boirer, ma belle coufine. Peur-être bien, ditelle , quoique je ne le croye pas ; mais je vous aflure qu'en effet, je n'en ai jamais couru les rifques. Ne vous vantez donc point d'être fage , reprit Titi, ce n'eft que dans les occafions qu'on connok la vertu. Fort bien, répondir la princeffe; cependant on dit de celle dont il s'agit ici, que c'eft manquer de fageffë, que de la mettre a 1 epreuve, Sc qu'elle confifte même a ne fe point expofer. Cela eft bon, répondit Titi, quand on fe défie de foi-même. Mais vous m'avouerez, ma belle coufine, que celles qui feroient capables d'aimer aufli parfaitement que vous dites que vous aimeriez, Sc qui n'auroient pas craint le danger dans ce que vous appelez courir des rifques, ou qui les ayant courus , n'auroient point boité, feroienr plus fages que vous. Pour plus fages, non , répondir Blanchebrune, vous m'infultez, mon cher coufin; j'avoue que leur fageffe feroit éprouvée, mais il ne s'enfuk pas que Ja mienne fuccombar a la même épreuve, Sc que je ne fuffe auffi fage qu'elles. Vous avez raifon , Sc j'ai rorr, répondit Titi.Mais vous, Bibi, vous ne ditesrien, pourfuivk-il;craindriez-vous 1'épreuve du fabot? Sire, dit-elle, de plus braves que moi pourroient la craindre. Voyons pourtant. En difant ceci, elle prit le fabot des mains de la prin- Kiij  jja Histoirï ceffe de Blanchebrune & le chaufla; elle conrut enfuite, &c revint ferme fur fes pieds & droite comme un jonc. Si le jour avoit été plus grand , on auroit pu remarquer fur les vifages de tous ceux qui étoient préfens, un petit mélange de joie & de furprife. Quoiqu'on ne doutat point de la fageffe de Bibi, on n'auroit pourrant point youlu juger qu'elle n'eüt un peu boité. Son père même & fa mère qui en doutoient moins que perfonne, fentirent un petit battement de cceur quand ils lui virent cha»fler le fabot. Mais quel fut aufli leur raviflement lorfqu'ils virent que la bonne opinion qu'ils avoient d'elle étoit bien fondée, & que les rèves qui les avoient inftruits de tout ce qu'elle avoir fait n'étoient point rrompeurs. Puifque vous avez paffe par 1 'épreuve du fabot, mefdames, dit alors laptinctffe Gracilie, fi faut que j'y paffe aufli. Elle étoit bien fure de fqn fair, & perfonne ne doutoit qu'elle ne pric une peine inutile lorfqu'elle mit fon pied au fabotf Forteferre le prenant, dès qu'elle 1'eut quitté • allons, mefdames, dit-il aux dames d'honneur, c'eft votre tour a danfer. Voyons 1'effet que le fabot vous fera. Mais Diamantine s'approchant dece roi, lui fit un clin d'ceil,& reprenant le fabot de fes mains : fire, dit-elle, le choix qüon a fait de ces dames prquve aflez que cette épreuve feroit iniuile, il eft tems que je me retire. Je ne  du Prince Titi. 151 veux pourrant point emporrer ces deux fabots > j'en donne un a la princefle de Blanchebrune 6c 1'autre a Bibi, comme un gage de leur vertu óc de mon amitié; que ces fabots ne fervent jamais pour éprouver (i on trouvera dans le mariage un bonheur durable. Qu'on ne s'unilfè que conformément aux loix du prince de Felicie, ou qu'on ne fe marie poinr quand on n'aura pas le courage «Têtre malheureux en fe mariant. Adieu. Un mot, dit Forteferre ? Celles que ces fabots rendent boiteufes, fouffrent-elles du mal, & reftent-elles toujours boiteufes? Elles ne fouffrent du mal que parl'opinion des autres, ou par les regrets qu'elles ont de boiter; mais elles boitent toute leur vie, répondit la fée. Un autre mot, dit Titi? Quand viendrez-vous nous revoir, grande fée? Quand vous y penferez le moins, répondir-elle; adieu, adieu, Titi, je vous remercie encore pour 1'Eveillé. Dans ce moment fes zéphirs 1'enlevèrent, & un petit nuage qu'on auroit dit n'être venu-la que pour elle, la déroba a la vue. Forteferre n'étoit pas méfiant, ceux qui ont 1'ame grande ne le font gueres; mais il n'étoit pas crédule. Quelque confiance qu'il eut dans les paroles de Diamantine, il auroit été bien aife de faire 1'épreuve des fabots fur quelqu'un qu'ils euflent fait boiter. II avoit bien jugé au clin d'ceil de la fée, qu'il ne falloit pas les éprouver fur les Kiv  I 5 1 HlSTOIRÊ dames d'honneur, paree que fi elles étoient venues a boiter, on auroit blamé le choix qu'on en avoir fait pout être auprès des princeffes, & qu'on n'auroit pu les garder. II ne faut pas toujours s'éclaircir de tout ce qu'on pourroir favoir. Il propofa a Abor de faire éveiller fes fervantes pour faire 1'effai fur elles; mais Aborle pria de 1'en difpenfer, en difant que fi par hafard elles venoient aboirer, ce feroit un mauvais fervice a leur rendre pour tous ceux qu'il en avoit recus. Cependant 1'aurore commencoir a palirfi fort, qu'on ne la diftinguoit prefque plus du journaiffant. Le roi de Forteferre propofa de ne fe point coucher, & d'aller au loin fe promener dans la plaine, jufques a ce que 1'ardeur du loicii obligeat de revenir. Nous en dormirons mieux , difoit-il, la nuit prochaine , & puifque nous fommes ici a la campagne délivres de 1'embarras d'une cour, jouilfons de norre liberté. Titi répondit que pafler deux jours & une nuit fans dormir, éroit en effet un bon moyen pour bien dormir la nuit fuivante; mais que, quoique la laflitude d'une fi longue veille fit acheter trop cher le fommeil de la nuit qui devoit y fuccéder, il vouloit bien faire ce qui plairoit a Forteferre, pourvu que perfonne que lui ne ctut devoir fe gêner pour fuivre le prince a la promenade. Titi demanda auffi d'aller auparavantécrire le diplome  ft 5 4- HlSTOIRE 'droit civil ne devroit rien prefcrire. Du grand au petit, la vanité a fon étiquette, Sc prend droit des acFions, indépendamtnent de la raifon qui les fair faire. Le duc de Vaervir crut ne pas faire tort a fon rang, que de le faire fervir a augmenter la nsarque de 1'attachement qu'il avoit pour fon ami, Sc Titi lui en fut bon gré. Ce prince écrivit de fa main, non-feulement le diplome,, mais encore une lettre pleine d'amitié aupère de 1'Eveillé; une autre i fon chancelier, pour faire metare au diplome les fceaux avec toutes les formalités néceflTaires, Sc une a un fecrétaire d'état, pour faire traiter, dés le moment même, le père de 1'Eveillé comme duc fouverain de Felicie. Le duc de Vaervir fe chargea de toutes ces lettres, Sc partit, prefle non feulement par un fentiment d'amitié, mais aufli par un autre motif. Pendant que Titi faifoit fes dépêches , Forteferre avoit encore parlé a Blanchebrune du mariage qu'il lui propofoit, Sc voyant qu'elle refufoit de prendre la chofe férieufement, & qu'il ne pouvoit la détacher du refte de la compagnie, pour avoir un entretien particulier avec elle, il avoit pris a part Gracilie, & lui avoit fort recommandé d'aflurer Blanchebrune qu'il avoit parlé du fond du cceur, Sc qu'il ne tenoit qu'a elle de fe voir la reine d'un grand royaume , Sc 1'époufe d'un roi qui 1'aimeroit parfaitement.  du P -r. i n c s Titi: 167 des nouvelles. Mais que diroit-on , fi on favoic comme moi, qu'une beauté au-deflus de toutes celles qu'on peut imaginer , eft la moindre des perfe&ions qui font en vous, & que je me trouverois heureux d'être a vous , quand vous ne feriez que médiocrement belle ? Bibi ne répondit a ce difcours, que par un tranfport qu'elle ne crut pas devoir ménager. Elle fe jeta au cou de fon cher roi, qui la tenoit fi tendrement embralfée, que Blanchebrune ne put s'empêcher d'embrafler aufli en même tems l'un & 1'autre. C'étoit un groupe exrrêmement touchant d'amitié & de tendrefle. Que les plaifirs de 1'amour & de 1'amitié font vifs, dit Blanchebrune ! je ne puis vous dire la douceur qui m'enchante, de voir combien vous vous aimez, & de fonger en même tems que eet amour fi vif & fi tendre ne vous a point fair boiter. Ce n'eft pas ma faute, répondit Titi en riant. J'ai penfé dire aufli ni la mienne, ajouta Bibi, en rougifiant un peu ; mais il n'en faut faire honneur, mon cher prince, qu'a votre fagefle & qua votre raifon. La princefle , continua-t-elle, ne peut être de trop dans nos fecrets. Je veux lui conter le plus gtand danger que j'aie couru de ma vie , & la joie extréme que j'eus hier de favoir évité. La-delfus elle fit le récit de ce qui leur étoit arrivé , a Titi & a elle, lorfque cachés fous la forme d'oifeaux , dans un, Liv  168 HlSTOIRE tailiis aufli charmant que folirahe , ils avoient fenti toutes les impreflions du printems. « Les » déflrs du prince étoient vifs , dit-elle, ma * tendreffe étoit extréme. Je 1'aflurois que je « 1'aimois trop pour lui rien refufer ; qu'il étoit « le maïtre de ma vie & de mon bonheur. Mais » le fouvenir des patoles qu'il avoit darmées a 55 mon père & a la fée , le refpect: qu'il fe devoir 55 a lui-même , & j'ofe dire qu'il devoir a mon 55 innocence Sc a mon amour, prévalurent fur » les impreflions du printems. 35 Nous préférames les plaifirs du devoir , quoiqu'un peu rigide , a ceux dont les oifeaux nous donnoient 1'exemple. « Eh ! que nous avons été heureux , 55 pourfuivit-elle, d'avoir été aflez fages pourne 53 point factifier ades plaifirs paffagers , une inJ3 nocence dont la perte m'auroit comblée de 33 confufion. On a beau dire, il n'eft rien tel que 53 de fuivre ce que le devoir Sc la raifon pref53 crivent ,c'eft-a-dire, de fuiwe toujours le plus " sur , fans philofopher même fur les avanrages ss des circonftances. Affurément nous étions bien 35 en füreté dans un tailiis qui n'étoit habité 5* que par des oifeaux, Sc fi caché au milieu 55 d'une vafte forêt, qu'on n'y voyoit nulle tracé 55 d'homme. Nous étions bien sürs de nous35 mêmes, & pleins de confiance Sc d'amour >5 l'un pour 1'autre, rien ne fembloit devoir nous  cu Prince Titi." io~? » retenir. ■■> Sans doute, dit Titi, un plaifir qui n'eft un mal que dans 1'opinion des hommes, n'eft que plaifir, & n'èft point mal quand il eft ignoré. II n'y a réellement du mal que lorfqu'on fait tort a quelqu'un, ou qu'on s'en fait a foimême , & c'eft imbécillité que de fe priver du plaifir pour un mal imaginaire lorfque les circonftances font telles que pouvant le gouter fans crainte , on peut s'y livrer fans fcrupule. « Ce» pendant, reprit Bibi, voyez ce qui nous feroit » arrivé, je m'en rapporte a vous-même, fire? » N'auriez - vous pas été trés - faché hier que » j'euiTe boiré en effayant le fabot, ou que je r> n'euffe ofé 1'effayer, ce qui revenoit au même ? » N'avez-vous pas au contraire , fenti un plaifir » très-vif & ttès-fatisfaifant, de voir que je pou» vois en faire i'épreuve fans courir de rifque. » Je fuis fure que vous n'avez peut-être jamais » gouté de fatisfaction plus vive ni plus par» faite ; 1'amour même que vous avez pour moi » m'en alfure. » Je 1'avoue , ma chère Bibi, je jouilfois d'un contentement extréme. Je vous protefte que quand même vous n'auriez ofé faire I'épreuve du fabor, vous n'en auriez pas moins été pour moi ma chère Bibi ; mais il eft vtai pourtantque je ne puis bien vous marquer la joie ou j'étois, de voir que vous pouviez 1'efTayer fans crainte. Ma joie étoit d'autant plus grande, que  t7« HlSTOïRB quelque bons fentimens qu'on ait pour nousi je crois bien qu'a eet égard nous n'étions pas exempts de tout foupcon. On peut même croire que dans la réfolution oü nous fommes , ce foupcon ne nous étoit pas injurieux; mais quoi qu'il en foit, je vous voyois par cette épreuve, briller d'une nouvelle gloire , dont 1'éclat réfléchifloit fur moi , 8c dont mon amour étoit flatté ; je m'aflbciois a vorre gloire 8c a vorre vertu. Je vous avourai pourrant, continua - t - il, que ce qui réprima les défirs que j'avois dans le tailiis d'imirer les autres oifeaux, ne fut que la crainte de vous déplaire, & de me caufer un remors éternel. Je fentois bien que je ne me pardonnerois jamais de n'avoir pas refpeété 1'innocence & la pureté de vos fentimens, & d'avoir abufé de la confiance qu'avoit eu en moi le meilleur père & le plus honnête homme du monde. Car la crainte de vous expofer ne pouvoit pas nous tetenir dans un lieu aufli caché que celui oü nous étions. " Vous voyez cependant ce qui vient » d'arriver, répondirent Bibi & Blanchebrune. Cela eft vrai, reprit Titi; mais vous m'avourez aufli que 1'aventure des fabots eft fi extraordinaire , que nous ne pouvions feulement pas y penfer. « J'en conviens , répondit la princefle j » mais combien y a-t-il de chofes dans la vie » auxquelles on ne penfe pas, ou qu'on croit  » u Princï Titi. 171 * même impoflibles , 8c qui ne laiflent pas que » d'arriver. Ii n'y a de vrai que cette règle ; c'eft »> que le plus sür eft de ne point s'expofer au *» hafard, aux hafards mêmes qu'on ne peut pré» voir, & ils font fans nombte. Vous ponflezla » chofe un peu loin, dit Titi ; il faut bien un »> peu rifquer dans la vie. Oui, répondit B'ans> chebrune , la vie même , mais jamais 1'honj> neur , & vous même vous ne Je feriez pas. >? Nous verrons cela une autre fois , répondit Titi j maintenant, belles dames, laiflezmoi finir quelques dépêches; & revenez , je vous prie, feules dans un bon quart d'heure. J'ai a entretenir ma chère coufine de quelque chofe d'importanr. La princefle & Bibi fe retirèrent, 8c revinrent ainfi que Titi 1'avoit fouhaité. L'arfaire dont il s'agifloit regardoit Forteferre & Blanchebrune. Le roi de Forteferre, dir Titi a la princefle, vous aflure qu'il veut trés - fincérement partager fon rröne avec vous. II ne veut devoir votre main qua votre cceur. Depuis le tems que vous Ie connoilFez, vous devez favoir fi vous êtes capable de 1'aimer ou non. Que dois je lui répondre? fire , dit la princelFe, ce n'eft pas a moi, c'eft a votre majefté a difpofer de moi-, mais comme je voi* qu'elle veut bien me laiiFer a ma difpofition, j'aurai 1'honneur de lui dire ; que je fuis extrêmement fenfible au choix dont le roi de Forteferre  I72, H I 5 T O I M m'honore. J'efpère que vous me cr-oyez aflez d'élévation dans les fentimens, pour être touchée des qualités héroïques de ce grand prince, & pour être perfuadée qu'excepté vous, mon cher coufin, je le préférerois a tous les princes du monde, s'il dépendoit de moi de choifir. Mais, fire, je ne puis fohger a m'éloigner de vous; je ne veux pas priver de la couronne la princefle Gracilie; je crains 1'humeur un peu trop violente du roi de Forreferre, c'eft fon feul défaut, mais il eft grand ; & pour tout dire, je crains le malheur de ne pas toujours lui plaire. Titi fit connoitre a la princefle, qu-'entre les meilleurs amis, le plaifir de fe voir devoit toujours céder a ce qui étoit pour le mieux, felon 1'état & les circonftances oü ils pouvoient fe trouver. Que quoiqu'il füt plus jeune que Forreferre, on mouroit a tout age; & que dans 1'incertitude des événemens, Blanchebrune érant fur le tróne, n'auroit nonfeulement rien a craindre pour elle, mais qu'elle deviendroit encore la protecFrice de Bibi, d'Abor, du prince de Felicie & de tous leurs amis communs. Que quoiqu'il comptat parfaitement fur 1'amitié &c fur la générofité de Forteferre , cette alliance feroit un nouveau nceud au lien de 1'amitié qui les unilfoit déja, & un nouveau fujet de confiance. Qu'il favoit que la princefle Gracilie ne fouhaitoit rien avec plus d'ardeur; & qu'au  du Prince Titi. i7j fond, c'étoit moins la priver d'une couronne, que 1'exemprer de beaucoup de trouble & d'embarras. Qu'il étoit für, qu'avec le ronds de raifon qu'avoit Forteferre , 1'égalité & la douceur de 1'humeur de Blanchebrune, modéreroienr 1'impétuofité de celle de ce prince. Que Blanchebrune ne devoir poinr craindre de cefier de plaire, paree qu'elle avoit, ainfi que Forteferre 1'avoit dit, toutes les vertus qui font eftimer, jointes a rous les agrémens qui rendent aimable; que Ie roi de Forteferre commencoit a n'ètre plus d'un age fujet a 1'inconftance; que d'ailleurs le don qu'elle avoit recu de la fée éroit fi merveilieux pour s'r.ffurer de la conftance d'un mari, que fi toutes les femmes avoient ce don, il n'y auroit point de mari volage. Quel avantage, madame, difoit Titi, que de n'avoir jamais que lage qu'il vous plaït d'avoir ? Treize ans, quatorze ans, quinze ans, trente, quarante, quatre-vingt, fivousvoulez, vous avez dequoi fatisfaire a tous les goüts, a routes les humeurs. Vous ferez toujours la même, & vous ne ferez jamais la même fi vous voulez. Quel avantage, ma chère coufine ? Pouvezvous, avec un don fi vainemenr fouhairé de toutes les femmes, ne pas tenirlieu de toutes les autres a un époux qui vous aimeroit quand même vous n'auriez pas eet avantage ? J'avoue que ce don ell d'une grande refiource; mais, mon cher coufin,  I74 His'Toiré Hit la princefle, puis-je m'aflurer que la fée me le confetvera? Vous favez que, quand ori change d'état, on perd les dons qu'elle a faits.- II faudra, répondit T'ti, laptier de vous lé contiriuer, j'efpère qu'ellé le fera. Car aü fond, c'eft pour le mariage que ce don eft plus nécelfaire, que pour tout autre état de la vie. Je dis pour le mariage, 8c je dis même qu'il feroit aufli nécelfaire aux hommes qu'aux femmes, 8c quelquefois plus. Mais la nature en a ordonné aurrement, 8c on ne trouve guères de fées qui puiffent 1'accorder. Hélas! fe récria Blanchebrune, j'ai oüi dire qu'il y avoit des hommes li bifarres, que malgré ce don merveilieux^ il leur fufHroit de favoir qua celle qui s'en ferviroit feroit leur femme, pour n'y être pas fenfibles, ils auroient encore recours a 1'inconftance. Cela fe pourroit bien, répondit Titi; de quoi 1'imagiiïation déréglée n'eft-elle pas capable? Cependant cela n'empêche pas que votte don ne foit bien merveilieux. Si la fée m'en accorde la continuatiort, reprit la princefle, &t que je devienne 1 epoufe du roi de Forteferre, ne pourrois-je pas prier Diamantine de me permettre de dire a ce prince le don qu'elle m'aura fait. Je le voudrois, répondit Titi, car il me femble que* quelque chofe que ce foit, une femme ne devroit rien avoir de caché pour fon mari, ni fon mari pour elle. Mais vous trouveriez peut-être  t> ü Prince Titi. i7j des gens qui diroient que PefFet du don feroit plus fufprenant, & même plus touchant pour le man, s'il ignoroit qu'on Feut recu. Cependant, ajouta Blanchebrune, on feroit plus affurée dë plaire a fon époux en ayant précifément lage qu'il voudroit qu'on eut, que d'aVoir celui qu'ort choifiroit foi-même. Cela eft vrai, ma chère coufine, reprit Titi; mais fi je ne me trompe, cela n'eft pas bien difHcile a deviner, lage qu'on doit avoir dépend des circonftances. Il y en a ou une femme feroit bien d'être toujours entre quatorze 8c quinze, le refte du tems entre quarante & cinquante. Quoi qu'il en foit, ma chère coufine, ne dites rien fans la permiffion de la fée. Maïs ditesmoi précifément ce que vous vonlez que je réponde au roi de Forreferre? Tout ce que j'ai dit en infttuit aflez votre majefté, répondir Blanchebrune, je fens parfaitement que je ne puis faire un choix plus glorieux. Je fuis combatue par la peine de me féparer de vous, & intimidée par Ia crainte de 1'avenir. Ce que votre majefté a remarv qué, ne me raflure que foiblemenr. Alfurez, je vous fupplie, le roi de Forteferre que je reflTens parfaitement 1'honneur qu'il me fait; que je connois trop routes fes vertus pour ne pas I'honorer & I'aimer parfaitement, fi j'ai 1'honneur dette £ lui; mais que je Ie prie de prendre encore, &rpour lui & pour moi, un an de réftexion. Un an de  Histoirb réflexion, c'eft beaucoup pour un prince (1 vif, reprit Titi. On diroit, ma chère coufine, que vous voulez faire 1'amour comme une bourgeoife. Cela eft vrai, répondit la princefle, mais je veux voir 1'effet que ptoduira le gobelet de la fée, les réflexions que la princefle Gracilie pourra faire; & vous ferez peut-être furpris, après cela, qu'avec la continuation du don de la fée, fi elle me 1'accorde, je ne veuilie époufer le roi de Forteferre, qu'aux condirions des loix de Felicie. Ce fera votre affaire, répondit Titi, ces condirions la ne doivent point empècher un mariage, puifqu'elles n'empcchent point de continuer dans 1'engagement qu'on a pris quand on s'y ttouve heureux. Je ne doute pas que le gobelet, & plus encore l'enyie de vous plaire, ne faffënt leur effen, Sc que les fentimens de la princeffe Gracilie ne foient toujours les mêmes. Ainfi, madame, je vous tiens déja pour reine, fi le roi de Forteferre peut attendre. S'il ne lepeut, reprit Blanchebrune, il n'aura donc qu'une idéé bien médiocre du choix qu'il fait, je ne le devrois qu'a 1'humeur ou qu'au hafard, ce qui ne feroit point du tout de mon geut; car je veux bien que vous fachiez, mon cher coufin, pourfuivit-elle, que fi j'époufe le roi de Forteferre, je veux aimer fa perfonne plus que fa couronne, Sc que je veux pourtant que ma tendreffe extreme ne foit qu'un retour qui la fou- tienne  » v Prince Titi, i7? tienne & qui la jultifie. Voila, dit Bibi, avec joie, ce qui s'appefle aimer en princelTe & en perfonne raifonnable. Que le roi de Forteferre fera malheureux , madame, fi vous n'êtes pas fa reine. Elle le fera, répondit Titi, & quoique nos états foient féparés, nos cceurs ne ie feront jamais; nous trouVerons le moyen de nous voir fouvent. Si cela eft dit Blanchebrune, je n'aurai plus rien k fouhaitef que de vous voir roujours. Ils fortirent alors pour aller trouver Gficilie * & lui propofer une promenade. Forteferre étoit encore occupé i fes dépêches qui durèrent jufqua 1'heure du fouper. Cependant Abor avoit auffi recu des couriers; c'étoit des laquais de divers gentilshommes des environs. Le miracle arrivé a la petite maifon, attiroit pour la voir tous les habitans des villages voifin.s } on ne parloitque de cela dans la province, i quoique les deux rois y futfent venus pour ainfi dire incognito, on fur qu'ils y étoient, & plufieurs gentilshommes de !a connoifiance d'Abor qui , fachanr fa grande fortune , fe faifoient bon' neur de fe dire alors de Fes amis , lui écrivoient pour favoir s'ils ne pourroienr pas avoir 1'honneur d'être préfentés a leurs majeftés. Abor avoit fair attendre les laquais pour favoir ü-deffns la volonté des deux rois qu'il n'avoir nte tenompre. 11 demanda k Titi la réponfe qu'if  [t7S H I S T O I R E devoit faire. Marquez , dit-il , que de quatre jours nous ne pouvons voir perfonne; mais qu'enfuite vous pourrez préfenter ceux qui viendront. Que permettez vous , fire, dit Gracilie? Cent importuns vont nous priver de tous les agrémens dont nous jouiflons ici en liberté. • Que voulezvous faire de cette foule d'hoberaux? M'en faire aimer, dit Titi ; c'eft la moindre chofe que je leur doive. Mais ne vous fachez pas, belle princelTe , on fera dans la cour deux falies, que les charpentiers & les menuifiers auront bientót rildes , & c'eft-la que je recevrai tous ces meftieurs. On n'entrera , ni dans la petite maifon , ni dans le jardin. Le roi vorre père qui n'a pas les mêmes raifons que moi, de permettre qu'on lui préfente ceux qui viendront, ne verra perfonne s'il veut , ni vous non plus. Je vous en tiendrai quitte pour cinq ou fix complimens que vous recevrez, s'il vous plak , de quelques-uns des plus hupcs dont je ferai 1'introduóteur auprès de . votre altelfe royale. Gardez-vous-en bien , lire , répondit Gracilie; je ne pourrois peut-etre m'empêcher de rire , & ces honnêtes gens croiroient qu'on fe moque d'eux. Malgré les plaifirs que Titi goütoit dans la petite maifon , il n'avoit pas envie d'y faire un long féjour; il croyoit que pour les defteins qu'il avoit, il convenoit d'être dans fa capitale, au  du Prince Ti t r." 17^ milieu de toute fa cour. C'eft pourquoi il n'avoit pris que quatre jours pour continuer avec liberté , des plaifirs dont cette liberté même étoit le premier. Cependant il dit a Abor de faire avertir tous ceux qui avoient des terres dans 1'enceinte des fortifications , & des lignes du fort qu'il deftirioit pour un pare , & de les engager a les lui vendre. Toutes ces terres appartenoïent a des gens du voifinage , excepré rreize arpens dont le propriétaire demeuroir a quinze lieues de-Ia. On lui envoya un homme pour s'en accommoder avec lui, & on avertit les autres de fe trouver le furlendemain matin a Ia petite maifon. On fit aufti venir un grand nombre de charpenriers & de menuifiers pour faire les deux falies d'audience que le roi avoit imagmées ; & ce jour la même tous ceux qui avoient promis de donner leurs plans des jardins & du pare qu'on méditoit, fe renfermèrent pour y rravailler. Le roi de Forteferre , les deux princeffes , Bibi, le prince de Frycore & un officier du roi \ y travaillèrenr alFez bien. Mais fans aucune prévention, le plan que Bibi donna fot incomparablement au deffus de tous les autres. Dés que Forreferre y eut jeté les yeux, il déchira le-fien. Rien n'étoit mieux diftribué que les allées , le? Mij  tSo H I S T G I R Ê bofquecs, les grortes, les pièces d'eau, les atë*f des, les fonraines • elle y avoit fait un labyrmthe aflez fpacieux , dont la figure n'étoit formée ene des lettres du nom de Titi & de celui de Forreferre , & dont il étoit pourtant prefqu impoflible de fortir, pour le peu qu'on s'y füt avance, U c'étoit une Iraitation de la mer, une grande pièce d'eau qui étoit d'un coté bordée de roche» brutes fit de coquiüages , au milieu defquels un grand canal s'ouvrok un paflage , dont I/ouverture difpofée avec beaucoup dart au mdieu des roebes qui s'élevoient de coté & d'autre , faifoit un point de perfpedive aufli admirable que furprenant; a droite & a gauche de cette pièce d'eau, étoient deux beaux tapis de verdure , le long defquels regnoient des allées d'arbres , & du coté oppofé au canal étoit un tailiis dans lequel on avoit ménagé des routes dont les détours faifoient prefqu un nouveau labyrmthe y & dont les ilfues immédiates fur le bord de Feau, offroient a la vue, des enfoncemens obfeurs out donnoient a ce coté un air extrêmement fauva^e. Ici c'étoit une plantation d'arbres au. pied defquels un mifleau fe diftribuant en divers petits canaux , formoit encore le chirfte de Tiri & de Forteferre. Enfin, tout ce que 1'art peut ïuventerpout embellit unbeau lieu, s'y trouvoit; mais s'y trouvok. comme s'il y avok été placé  du Prince Titi." itt par la nature. Cependant quelqu'applaudilfèment qu'on donnar au deffein de Bibi, elle voulut encore y travailler pour le perfectionner , dit elle, fur ceux de la princefFe Gracilie & de la pnncefTe de Blanchebrune. Titi s'en rapporta Cnrièremenr a elle, & il fut réfolu que ce qu'elle feroit feroit exécuté. Les propriéraires des terres fe rendirent au jour marqué. Abor commenca par leur faire fervir un bon déjeuner fur des rables qu'on avoit drelfées dans la cour. II s'y ffi.it avec eux; il leur dit le deffein du roi, & les pria de vouloir bier» Vendre a fa majefté les terres dont elle avoit befoin. Vous favez, dit-il, que le prix n'eft que depuis huit eens jufques a mille ginguets d'argent 1'arpent, fa majefté vous en fera payer douze eens. Pourquoi, dit l'un d'eux, faut-il qu'un bon roi qui eft notre maitre , paie plus cher qu'un aurre ? Cela n'eft pas jufte; croit-il que nous ne 1'aimous pas aflez pour ne vouloir pas rien gagner fur lui ? II a raifon , dit un autre ; voyez vous, monfieur Abor , nous ne fommes pas devenns de fi grands feigneurs que vous; car on dit que vous allez maintenant en carofle, &C que vous êtes un favori du roi; mais avec vorre permifiion , nous ne 1'aimons pas moins, Sc nous / . . . ne voulcns pas qu'il puilie croiré que nous ne lui donnons hos terres que paree qu'il les paie M iij  tiSfc Hl S T O I R E plus qu'elles ne valent. II eft le makte, & nou* n'en voulons pas davantage qu'elles nous ont coüté. Moi, dit un rróifième , fi on m'en croit,. nous les donnerons pour rien. Allez , allez , il eft fi bon, le bon roi, & fi généreux , qu'il nous les paiera bien au doublé & au tripte. Mefiieurs ,. dk Abor, le roi croit qu'il eft jufte de vous payer les rerres qu'il demande, un peu plus que leur valeur ordinaire , non pour vous payer du plaifir que vous lui ferez, mais pour vous dé. dommager du dérangement que cela peut vous caufer. Au refte , je lui rendrai un bon compre de 1'affection que vous avez pour lui , & je fuis. fur qu'il y fera très-fenfible , car il eft fi bon roi „ que rienne lui fait plus de plaifir que 1'amour de fes fujets. Abor s'occupa tout le jour a faire dreffer les adt.es nécelfaires pour la veate de ces terres. Tandis que les uns buvoient, les autres venoient pafter leurs contrats & recevoir en billets payables a vue fur le tréforier du roi, les fommes qu'ils devoient toucher; ils retournoienr boire enfuite. Un feul qui auroit du aller comme les autres,. avoit fait enforte de refter le dernier, & lorfqu'on s'apprêtok a drefter fon conrrar de venre ainfi qu'on avoit fait ceux des autres , il pnt Abor en particulier , & lui dit : Vous affurez ,  x»u Prince Titi. 183 rnonfieur, que le roi eft bon Sc jufte , ainfi j'efpère qu'il ne rrouvera pas mauvais ce que je vais vous dire. J'ai laifle parler les aucres, & faire comme ils ont voulu , ce fon: leurs affaires, Sc chacun eft ici pour foi. Les fix arpens que j'ai dans ce rerrein , fonr prés de votre maifon ; le roi, a ce que je penfe , ne veut pas m'obliger a les lui vendre malgré moi , ou a les lui vendre pour le prix qu'il voudra m'en donner. Non , fans doute, reprit Abor. Eh bun, monfieur, reprit le payfan, fi cela eft, je veux, s'il plaït au roi, en avoir quarante mille ginguets d'argent, rien moins, autrement le roi eft le mairre de les prendre pour rien. Abor, furpris , lui demanda pourquoi un prix fi exorbitant , Sc fi ce n'étoit pas manquer de refpect au roi , que de vouloir lui faire acheter fi cher le befoin qu'il avoit de fes fix arpens, a préfent qu'il avoit acheté tous les autres. Si je n'avois d'aurre raifon que le befoin du roi , reprir le payfan , je conviens que j'aurois rort de vouloir faire acherer ces fix arpens une fi grande fomme, puifqu'ils ne la vaudroient pat; mais c'eft qu'indépendamme>nt du befoin que le roi en a , ces fix arpens valent actuellement au moins quarante mille ginguets, Sc voici comment. Votre maifon qui eft devenue toute cö»verte de criftal , va attirer la curiofité de tout ie royaume , Sc même des étran- M iv  iS.4 Histoire. gers; elle eft feule ici élöignéé de tous les villages, je feïai barir des hotelleries fur les fix arpens, & je ferai sür de les bien louer , paree que tous ceux qui viendront voir votre maifon , s'ils viennent de loin, ne manqueront pas de venir loger dans ces hotelleries , ou diner au moins , s'ils font des environs; ainfi vous voyez que je me ferois tewt & a ma familie, fi je les donnois pour fept mille deux eens ginguets. Abor refta un moment penfif, dc lui dit d'attendre, qu'il alloit informet le roi de fa propofuion. II y fut en effet, Titi trouva que le payfan avoit raifon, ëc comme cette raifon étoit valable également prefqae auffi pour rous les autres qui n'y avoient pas fongé, Titi fe fit un fcrupule de profiter de leur inadvertance, & de mal reconnoitre le plaifir qu'ils avoient fait paroitre a ceder leurs rerres a leur roi, s'il ne payoit qu'a un feul la valeur que chacun d'eux auroit pu prétendre. Croyant donc qu'il feroit injufte d'obliger le dernier a, donner fes fix arpens pour fept mille deux eens ginguets , U qu'il ne feroit pas géncreux , qu'il feroit même injufte de priver les autres d'un gain qu'il:» auroient dü faire s'ils avoient écé auffiattentifs que le dernier a leurs intéréts; il réfo. Jut que ce qui avoit déja été vendu fur le pied ds deux eens ginguets 1'arpent, f^it payé fur \e pied de fix mille fix eens foixante & fept gin-  du Prince Titi." tSj guets. Mais quand il vint a calculer la fomme que plus de neuf eens arpens feroienr a ce prix , il la rrouva fi confidérable qu'il réfolut de fe priver du plaifir de faire autour de la petire maifon, les embelliflemens qu'il avoir projerés , Sc don: il s'étoit fair un trés grand plaifir d'avance. II aimoit cette maifon qu'il regardoit comme le féjour de fon bonheur , oü il 1'avoit trouvé, oü il avoit commencé a. goüter les plus durx momens de la vie. C'étoit le berceau de Bibi, c'eft tout dire. Que ce lieu devoit lui être cher , tk qu'il le lui étoit en effer ! Cependanr il réfolur de facrifiet le plaifir qu'il s'étoit fait d'y venir fuir les grandeurs de la cour , d'y venir avec fa chère Bibi & quelques amis , jouir un mois chaque année de la tranquillité d'une vie privée, après avoir rempli les pénibles devoirs de Ia royauté. Mais tout roi qu'il étoit , il crue qu'il ne devoit pas faire payer a. fes peuples la fataffaótion qu'il auroit a. rake exécuter le plan de? jardins & du pare que Bibi avoit tracé, quoiqu'il crüt ne deyoir fe promener nulle part fi ce plan rje s'exécutoit pas. Maitre d'un grand royaume , il trouva ainfi qu'un roi peut êrre dans 1'indigence, & qu'il ne doit pas s'en tirer lorfqu'elle ne regarde que fes plaifirs. C'eft pourquoi réfolu de rendre nuls tous les contrats de vente qu'Abor venoit de pafler, il lui dit de dire a ceux avec  du Prince Titi. 159 pas comme certaius rois, qui croyent bien payer ce qu'on leur donne, par 1'honneur qu'ils font de le recevoir, les préfens qu'on lui faifoit le touchoient moins que PaffécFion qui les faifoit faire, ils attiroient toujours des marqués de fa reconnoiifance & de fa générofité. Inquiet fur les moyens de récompenfer promptement les bonnes gens qui fe privoienr de leur bien pour 1'amour de lui j il emprunta des domeftiques d'Abor , 1'argent qu'ils avoient recu a Poccafion de Tarnende que Forteferre avoit impoféedans le premier fouper que les deux rois firent dans la petite maifon. II parrageoir eet argent fur le pied de quatre mille ginguets par arpenr. Mais la fée en arrivant, broui'la tous les rouleaux déja fairs , & dit a Titi : rendez eet argent, cher prince, je vous aime trop pour vous manquer au befoin. Abor vous donnera une beface dans laquelle vous trouverez en or de quoi payer chaque arpent fur le pied de mille ginguets d'argent; mille ginguets d'or de gratification pour chacun de ceux qui vous ont fait la donation de leuts terres, & quatre cent ginguets d'or pour chacun de leurs enfans. Adieu, ie fuis prefFée, mes complimens au roi de Forteferre. Je viendrai demain fouper avec vous. Diamanrine difparut alors. Titi & les princeffes defcendirent pour aller ouvrir la beface N iv  io® H i s i o u i qu'ils trouvèrent fi grande & fi remplie de ginguets d'or, qu'ils en camblèrent en pyramide quatre corbeilles qu'Abor fit porter avec lui, en retournant fe mettre a rable, On les fervit enfuite avec les fruits. Abor dit 1'ordre du roi pour la diftribution de eet argent. Jamais payfans n'ont été mieux régalés. Mais ce qui prouve bien que la cefiion de leurs terres avoit été faite de bon cceur, c'eft qu'on eut de la peine a ieur faire partager eet argent. Ils fe plaignoient, Ils difoient que c'étoit leur payer leurs champs. Que le rot ne les connoiffoit pas•> que tout payfans qu'ils étoient, ils avoient aflez de cceur pour donner non-feulement leurs rerres, mais leurs enfans Sc leur vie pour un fi bon roi. Cependant il y avoit plufieurs de ces payfans dont l'habit n'auroit pas valu un demi-ginguet d'or. On peut juger de la joie avec laquelle chacun d'eux retourna chez foi, & des difcours qui fe tinrent dans les villages. Leur bonheur fut envié de tous les lieux circonvoifins, fur-tout quand on les vit bnller avec la marqué d'honneur qu'ils portoient a leur bonnet. Sur quoi Titi avoit ordonné, pour eet effet, d'expédiet des lettres particulières a chacun d'eux. Abor crur que ces gens érant tous contens, 8C bien payés, les raifons qui avoient empêché de prendre les Cu arpens pour quarante mille gin-.  du Prince Titi. ioi guets, ne fubfiftoient plus; & que 1'accident arrivé a leur propriétaire, étoit une occafion de lui envoyer cette fomme comme une confolation, pour les coups qu'il avoit rec_us 8c qu'il méritoit bien. Abor chargea donc un homme de quarante mille ginguets pour aller faire cetre acquifition au nom du roi. Ce qui fur exécuté avec d'autant plus de joie de la part du propriétaire, qu'il regardoir ceci comme une efpèce de triomphe fur fesvoifins. Ils ont eu beau faire, difoit il, cela prouve que je ne fuis pas fi fot qu'eux. OncroyoitPacquifitiondu terrein qu'on s'étoit propofé d'acheter finie, mais on fe trompa. Celui qu'on avoit envoyé a quinze lieues de la, pour acheter les treize arpens dont le propriétaire n'avoit pu fe trouver avec les autres, revint, 8c dit : qu'après avoir pafle un jour a tacher de faire enrendre raifon a celui a qui ces treize arpens appartenoient; après I'avoir laitfe le maitre d'y mettre le prix, avoir employé les prières, 8c même infinué en quelaue facon, les menaces , eet homme s'étoit toujours obftiné a ne pas vouloir les vendre. Je pardonnois a 1'homme aux fix arpens, dit Forteferre, il ne manquoit pas de raifons pour fe faire payer la fomme qu'il en demandoit. Mais un coquin, qui demeure a quinze lieues d'ici, qui arferme fes treize arpens, qu'on lailFe le maitre d'y meute le prix, 8c qui les re-  201 HlSTOlRH fufe a fon roi, s'il étoit mon fujet, j'enverrois fpr-le-charnp rafer fa maifon , & !e faire pendre, J'efpère, fire, continua-t-il en s'adrelfant a Titi, que vous ne laifterez pas cette infolence impunie. Ne vous fachez pas, fire, répondit Titi, je ne fens pas avec moins d'indignation que vous, 1'infolente malignité de eet homme. Mais au fond , ces terres font 4 lui, & je n'ai nul droit de les lui prendre, puifqu'il ne s'agit pas de les employer pour 1'uriliré de 1'érat. J'avoue que fa malignité Sc fon infolence mériteroient punition; mais il n'y a point de loi qui punifle les infolens, a moins qu'ils ne faffent un tort réel a quelqu'un, & on appelle tort réel priver autrui de ce qui lui appartient, & non lui refufer ce qui eft a foi. Auttement, que de gens faudroir-il pendre, qui font un torr réel aux autres en leur refufant de leur fuperflu? Comme je veux rendre mes fujets honnêtes gens , fi cela eft poflible, je veux faire une loi contre la malignité avérée; je la ferai punir plus févèrement même que le tort réel , paree qu'il ne manque au méchant homme qui fait un petit mal, que 1'occafion d'en faire un plus grand. Mais cette loi ne peut avoir d'eftet rétroaétif, Sc ne peut ainfi fervir a faire punir eet homme qui n'y étoit pas fujet, puifqu'eüe n'étoit pas faite. Cependant je veux tirer un bon parti de fon refus. Je veux que foa terrein devienne le plus bel en-  du Prince Titi. 103 drok du pare. Eh! comment ferez - vous, dit Fortefene? Voyons en quel endroit du pare fe trouve le terrein, reprit Titi. Oh en apporta la carte & le plan de Bibi. On vit que les treize arpens en queftion fe trouvoient juftement a vingt toifes du commencement d'une pate d'oie , dónt les allées s'étendoient dans toute la largeur du pare; il faüoit de plus un chemin de charroi a eet homme, ce qui gatoit entiérement de ce coté-la tout le plan de Bibi. Comment ferez-vous , fire , demandèrent tous ceux qui étoient préfens, pour que ce terrein devienne le plus bel endroir de votre pare? Je ferai, répondit Titi, environner ces treize arpens d'une forte muraiile-, je ferai de même une forte muraiile de chaque coté du charroi, depuis ces treize arpens jufqua la fortie du pare, & j'exigerai que mes fucceiïeurs n'acquièrent jamais ces treize arpens, ni fe les approprienr, quand même ils leur ferolent dévolus par droit de confifcation ou d'aubaine. Ainfi je n'ai pas tort de vous dire que ce fera le plus bel endroit du pare , puifque ce fera une marqué de modération des rois, & de leur attention a ne pas violer ce qu'on appelle la propriété de leurs fujets. Tout le monde gardoit le filence après ce difcours de Tui. Vous approuvez mon deiïein , reprk-il, & je fuis sür que le roi de Forteferre ne me blame pas dans le fond du cceur. Non ,  io4 Histoiri vraiment, fire, lui répondit-il; je vous admire au contraire, Sc je rougis de voir qu'un roi de votte age eft plus fage que je ne le fuis au mien. Cependant je voudrois bien que ce coquin - la fut pendu ; il faut faire rechercher fa vie, je fuis certain qu'on y trouvera au moins de quoi le pendre. Je ne le voudrois pas, reprit Titi, de peur qu'on ne put foupconner qu'il entrat de la vengeance dans fa punition. Allons, ma chère Bibi, continua-t-il, ne fongeons plus qu'a exécuter le plan que vous avez fait : nulle maifon royale ne fera mieux ornée que la vótre. Les rois Sc les princes, fuivis de leur petite cour, allèrenr enfuite fe promener vers une fontaine qui étoit prefqu'a mi - cóte, du coté de Forient, Sc dont les eaux, felon le plan de Bibi, devoient a. deux eens pas de la, fervir a faire une cafcade. Le roi de Fortefetre avoit entretenu en particulier la princefle de Blanchebrune; elle 1'avoit fait convenir d'un an d'épreuve, Sc par les fentimens qu'elle lui avoit fait voir pour lui, la paflion de ce prince fe trouvoit tranquille Sc déja heureufe dans les charmes de 1'efpérance. On s'étoit aflis aux bords de la fontaine; le prince de Félicie faifoit pour lors le fujet de la converfation. On lui reprochoit qu'il étoit mélancolique depuis que fon père étoit devenu duc de  du Prince Titi. ±ój Felicie. En vous donnant une principauté, vous aurois-je öté votre gaieté naturelle, lui demandoit Titi ? Je vous aurois fait un mauvais préfenr. \ II s'occupe des affaires du gouvernement, difoit Forteferre, Sc feut déja qu'il eft plus difficile de bien commander, que de bien obéir. Pardonnezmoi, fire, dit le duc d'Eerhart, c'eft 1'amour qui l! occupe le prince de Felicie, Sc je fais qui en eft 1'objet. Ces paroles que le duc n'avoit dites qü'au i hafard, frappèrent le prince, qui craignoit qu'en effet, le duc n'eüt quelque foupcon d'une paffion qu'il cachoit avec tant de foin, que celle même qui en étoit la caufe, ne 1'avoit pas foupgonnée. Quoiqu'il eut arrêté fubitement 1'impreffion que ces paroles avoient faite fur lui,Gracilie auprès de qui il étoit affis, s'étoit appergue d'un petit mouvement qu'elle prenoit pour une confirmation des paroles du duc. Mettez - nous du fecret, dit-elle a ce duc; je veux connoitre celle qu'il aime, afin de lui dire tout le mal que je fais de i lui.Je réponds de la difcrétion de M. Ie duc, dit j le prince de Felicie; car je fuis bien sür, madame , qu'il ne fait pas ni qui j'aime, ni même fi j'aime. i Mais aimez-vous, dit la princeffe en le regardant ? I Oui, madame, répendit le prince; & êtes- vous i heureux dans vos amours, pourfuivit-elle? Oui, i madame, répondit-il; je fuis auffi heureux que je puis Sc que je dois 1'être.  xo6 H I S T O I R E Alors arriva le père de 1'Eveillé, ou pour mieux dire, le nouveau duc de Felicie, qui venoit remercier Titi de 1'honneur extraordinaire dont il 1'avoit comblé. 11 fut recu des deux rois avec de grandes marqués de, diftincFion & d'amitié. Comme il fe faifoit tard , on reprit le chemin de la petite maifon. Le duc de Felicie étoit d'un age avancé. Si les fouverainetés ne doivent êtte données qu'aux belles tailles, il n'auroit jamais été duc de Felicie , car il étoit bolfu. Mais une boffe ou deux n'empêchent pas qu'on ne puilfeètre roi. Si ceux qui fortent boiïus d'un fang royal ont le droit de monter fur le trone, la vertu ne pourroir - elle y élever des boifus ? Ce ne font pas les épaules., c'eft le cceur & la tête qui rendent digne de commander , & de ce coté Fa, le duc de Felicie méritoit bien d'être fouverain..D'ailleurs contre 1'ordinaire des boifus, il étoit alfez grand, le vifage peu alongé, & la jambe parfaitement belle. Le duc de Vaervir éroit revenu avec lui, charmé de lui avoir apporté la nouvelle du don que Titi lui avoit fait de la principauté de Felicie; plus charmé encore d'avoir été le premier qui 1'eut annoncé a une des filles du nouveau duc, de laquelle Vaervir étoit extrèmement amoureux, & dont il fe croyoir tendrement aimé. Cependant 1'heure du fouper étoit venue. Oa  du Prince Titi. 2o7 différoit pour Diamantine qui avoit promis de s'y trouver, & qui ne paroiffoit point, lorfqu'on entendit tout-a-coup dans les airs un bruit rernble , Sc qu'on vit tous les arbres du jardin d'Abor déracinés : on auroit dir qu'une multitude de tourbillons combattoient les üns contre les autres; les terres étoient tranfportées, Sc faifoient un terrein uni oü il y avoit auparavant une defcente. Des arpens enriers fe trouvoient enlevés, Sc ne laiffoient dans leur place qu'un vide profond. La, on entendoir un fifflement hornble, comme celui d'un vent impétueux, qui, parcourant une ligne droite, marquoit fa tracé' par un canal plus reguliérement formé , que s'il eut été fait au niveau. La, un vent moins fort, paroilfoit ne faire qu'effleurer la rerre en comparaifon des autres, & comme un tourbillonirréguliérement agité, y marquoit cependant, par de profondes traces, fa force & fon paffage. II falloit être auffi raifonnable qu'on 1'étoit a la cour des deux rois, pour ne pas croire que le monde alloit être bouleverfé. La vue de tous ces changemens en étoit d'autant plus terrible, que la lumière de la lune multipliant la confufion & les objets par les ombres des rerres Sc des arbres tranfportés, rendoit le fpedade encore plus effiayant. Les falies que les ouvriers venoient de finir, & que Tui avoit fait conftruire pour recevoir la noblelfe  Xot HlSTOIR.B du voifinage, furent enlevées dans les airs oü 1011 voyoit les poteaux Sc les planches, dont elles étoient faites , portés plus rapidement de coté & d'autre, que les débris d'un vaifteau fur une mer furieufe. 11 y a des philofophes qui n'auroient point douté que 1'inftant fatal ne füt venu, oü la terre, par un coup du hafard, doit être réduite en poudre , Sc fe perdre en éclats dans le vide. Enfin ce bruit, oü il paroiffoit que les vents furieus luttoient les uns contre les autres, ceffa; un feul régna encore pendant quelques momens , en diminuant toujours de force, & fe calmant enfin , laiffa la fuperficie de la terre auffi unie que le font les fables de la mer, lorfqu'il n'y refte pas même 1'impreffion de la vague. Rien ne refta fur pied que le cabinet de cormiers. Les légumes mêmes du jardin furent arrachées. On n'y voyoit que la terre route nue. Diamantine parut alors vêtue d'une robe verre, femée de fleurs, de fruits Sc d'animaux de diverfes efpèces. Sa tête étoit couronnée d'une multitude de diamans dont la figure Sc la couleur repréfentoient toute forte de fruits. Elle étoit telle qu'on repréfenteroit la terre oulafécondité, fous la figure de Panthée, de Pombne Sc de Flore. Je vous ai bien fait peur, dit-elle, & ma vifite eft aujourd'hui bien effrayante. Non pas votre vifite, répondit Forteferre, mais ce qui 1'a précédé, Sc vous  D v Prince Titi. io9 vous auriezbien pu, grande fée, nous épargner tot de peur, & empêcher notre fouper d'être gaté a force de vous attendre. Voudriez - vous donc; répondit la fée, qu'on déracinat des arbres; qu on tranfportat des mades énormes de terres qu'on creusat des canaux dans uri inftant, & fans bruir. Oui, je le voudrois, dit Forteferre, puifque vous le pouvez. Non, fire, je ne le puis, répondit Diamantine; nous pouvons bien,'fans bruit, produire des chofes qui ne font point encore; mais quand elles font, ou il faut les anéantir, ou agir conformément 4 ce qu'elles font. A I'égard de votre fouper, qui pourroit bien être gaté par votre politeffe & par ma faute, mon deffein eft de réparer le mal. Je veux régaler aujonr-i d'hui le duc de Felicie; Ia lune eft belle, Fair eft doux, foupons dans la cour, & vous verrez que mes officiers ne font pas mauvais. A l'inftant on vit defcendre au-deffus de leur tête une grande table que foutenoient quatre zéplnrs, & qu'ils posèrent au miheti de la cour. D'autres zéphirs defcendoient un fuperbe buffet chargé de la plus belle vaiffelle du monde, tandis que d'autres furent chercher des fièges. IJS fe rrouvèrent feize X table. Chaque couvert étoit d'or maflif; les plats étoient de même: il y en avoit quatre grands & dix petits tous remplis d'ceufs de différens oifeaux,parmi lefqueis il s'ea Tornt XXVlll^ O  lIO H I S T Ö t R E trouvoitqui étoient encore plus délicats que les ceufs de vaneau. Le fecond fervice fut aufli d'ceuts difFéfemmenc apprêtés. Le troifième & le quatnèrne furent de légumes; le cinquième & le fixième, auxquels on fubftitua a la vaiflelle d'or, des plats & des afliettes de porcelaine, ne furent que de diverfes fortes de patilferies aux légumesou aux fruirs; car on ne fervit aucune viande ï ce repas. Le feptième & le huitième furent de diverfes efpèces de crème ou de laitage. Le neuvième & le dixième furent un doublé fervice de compottes. L'onzième & le douzième furent aufli un doublé fervice de fruits ,cu la fée aflüra qu'il s'en trouvoit de toutes les faifons Sc de toutes les parties du monde,cequi n'eftpas moins furprenant, c'eft que les plats, affiettes, fourchetres, couteaux & cuilliers de ces deux fervices étoient de diamans, Sc que les corbeilles oü étoient les pyramides de fruits mëlés des plus belles fleurs, n'étoient que de pierreries fines de diverfes couleurs, mifes en ceuvre avec un art admirable. Outre la finguïarité des mets,il y eut des chofes bien extraordinaires dans ce repas. La première fut qu'a chaque fervice quatre zéphirs prenant chacun un com de la nape, enlevoient ala fois&tous les plats & toutes les affiettes ,les feauxmème & les verres, fans net* renverfer,& que quatre autres apportoient aufhtütd'enhaut une nape également tendue, fur la-  » u Prince Titi. 2ii cjuelle Ie nouveau fervice éroit pofé fur la table, fans le moindre dérangement. L'adrefTë & li promptitude avec laqueïle cela fe faifqij eft incroyable. La feconde merveiile plus merveilleufe encore, fi 1'on peut parler ainfi, c'eft que lorfqu'ori avoir foif, on n'avoit qu'a prendre un verre que chacun avoit auprès de foi dans un petit -feau d'eau a la glacé j qu'4 le rendre en 1'air , & qu'a fouhaiter le vin qu'on vouloit boire; dans 1'inftant le verre en étoit plein. Les glacés qu'on fervit après le repas étoient dans des gobelets de diamans, & la petité cuillier étoit de même matière. Qu'eftce que c'eft que la magnificence des plus grands rois du monde, difoit Forteferre a Titi, en comparaifon de la magnificence des fées ? Mais qu'eftCe que c'eft que cette magnificence même, dit Ia fée? qu'une vaine illufión doflt les faux grands font enorgueilfis &oecupés, comme les enfans de leurs j mets ; car tout eft relatif, & un prince qui connoït Ia véritable grandeur, regarde bien toutes Ces chofes lacomme des bagatelles. Cependant, pourfuivit-elle, en s'adrefTant aux deux rois s vos majeftés ne défapprouveront pas que je fafTe préfent de tout ceci au duc de Felicie. La bourfe que vous aviez, lui dit-elle, a perdu fa vertu depuis que vous avez changé de condition; jé fuw fi contente du bon ufage que vous en avez fait, que je veux vous dédommager par le préfent O ij  JU H 1 S T O 1 R E le plas confidérable que je puifle vous faire £êlon ropiniondeshommes.Vouspouvezcomptcrqae dans les plus belles mines de diamans il n y en a point dont ^^^f^t^ Lus avez vu fervir. Le duc de Fehcie voulut ie défendre de recevoir un prefent plas converuble auXplusgrandro1squalui;malSlafeelepnade zéphirSdaUercherchertoutelavaüTelleqluavolt fervi ace fouper, de 1'enfermer dans le buffet, ^ den donner la def au duc. Elle fit aufli apporter une bouteille , qu elle fit circuler a la ronde de Wie % droite, & dont chacun fe verfoit ce pu>U vouloit boire. C'étoit une liqueur dont le propre eft de réparer les forces fi parfauement, y fi on en prenoit un peut verre chaque matm, en pourroit ne jamais dormir, agir toujours fans avoir befoin de relkhe, & même ne vteilhr, m „emourir jamais. Mais les fées fe font enga^ees entre elles a n'en point donner la compcfiuon a perfonne, an en point faire de prefcns, Unfaire mêmegouter qua leurs medleurs amr, D-oupouvex-voas tirer tant d'escellentcs chofes, «ande fée, demanda Forteferte, & es avoit des Lvousle.fouhaitezHl n'y a que la lumiere , dit-elle , qui foit plus ptompte que mes zcphirs. Voyez-vous ce nnage qui paroit toucher a la WC'eft-la oü font mes o£ces, je le fais  » u Prince Titi. zij fuivre oü il me plak, & j'en tire ainfi ce que je Veux. Certe liqueur, en réparant les forces, ranima la joie. Les princelfes, quoique levées de bon matin , avoient p'us envie de danfer que de dormir. Cependant 1'horifon blanchifloit , & la lune commencoira palir. Achevons notre ouvrage, dit la fée, ne lailTons pas aride un terrein fi bien préparé. Ce qu'il y aura de plus difficile, fera d'avoir la quantké d'eau vive nécelfaire pour remplir ces canaux, & les entretenir pleins. Mais puifque Bibi le veut, il faut la fatisfaire. A ces mots la fée frappa fortement du pied contre terre , Sc voila qu'un tremblement fubit fe fir fentk, Sc s'étendit par diverfes fecoufiesa plus de dix lieues a la ronde. Que faites-vous, grande fée, s'écria Bibi ? Toutes les maifons de cette contrée vont être détruites, Si leurs habitans écrafés dans leurs lits. Je ne veux point 1'exécution de mon plan i ce prix. Ne craignez rien, répondit Diamantine; je me garderai bien de vous rendre ces beaux jardins défagréables par les regrets des- maux qu'ils auroienc coutés; j'ai pourvu a rout. Ceux des habitans des environs qui ne dormiront pas, en feront quittes pour la peur,& c'eft maintenant 1'heure oü on dort le mieux. Ces tremblemens ne renverferont pas une feule eheminée. Ik durjjreni cependant prés d'une demi-heufe j après quoi on Oiij  lï4 H t 5 T O I R I vit le ruiffeau qui couloir naturellement dansje fort, fe gonfler exttaordinairement, & quktant fon litotdinaire, qui venoit d'êrre comblé, fe répandre a gros bouillons dans les canaux qu'on lui avoit deftinés. La fontaine qui n'étoit pas. tout-a-fak a mi-cote, difparut pour reparoïtre fur la hauteur, plus belle & plus abondante dix fois, qu'elle n'étoit. Cependant fes eaux fe déroboient enfuite fous terre, pour aller former la cafcaie que Bibi avoit marquée dans fon plan. Ce n'eft pas touf, une autre fontaine fe découvrit placée fur la mëme ligne a 1'autre coté de la hauteur, Que ferons-nous de ces nouvelles eaux, dit la fée a Bibi? car je ne veux en difpofer que fuc votre plan. Je fuis fi furprife des merveilles que je vois, répondit Bibi, qu'il m'eft impoffible de rcficchir fur 1'ufage qu'on peur en faire; j'y penferai une autre fois. Mais, grande fée, pourfuk vk elie,ordonnez-en vous-mème. Non, répondir Diamantine ; je ne fuis ici que pour 1'exécutionde vos deifeins; je veux qu'on voye que fi vous n'avez pas le pouvoir d'exécuter atifli promprement qu'une fée, vous avez du moins la pmlfance d'imaginer auffi parfaitement. Je fournirai les matériaux & le travail; vous ordonnerez dela forme.Maisvoyez-vous,con:inua-t-el!e,cet épais nuagg qui horde les limites de vorre pare? Vous ne vous imaginericz pas qu'il eft plein de toute?  r» v Prince Titi. zm IIVRE S1X1ÈME Contenam ce qui fe pajfa jufqu'au dêpart des deux rois pour le camp qui s'étoit formé contre Triptillon. T JLE foleil étoit déja levé; toute Ia cour alla dans les jardins, & enfuite dans le pare examiner 1'ouvrage de Ia fée. Madame Abor qui fe retiroit ordinairement pour aller fe coucher, n'en eut oas la moindre envie : elle vint avec toute la petite cour admirer 1'exécution du plan de fa chère fille. Mille fleurs, dont plufieurs meme leur étoient inconnues, exhaloient une odeur charmante égale a la pureté de i'air. C'eft alors que Bibi reconnut les aimables animaux de I'ifle inconnue, Sc qu'elle fut fi fenfible au plaifir de les revoir. • Les princeffes.y reftcrem jufqua onze heures; Sc les rois jufqu'a 1'heure du diner. Ce fut même' dans le pare que Thi commenca & recevoir ceux de Ia noblefie qui avoient demandé Ia permiffion de venir faire leur cour. Ce jour-li, & les jours fuivans 1'afïïuence fut grande; il en venoit chaque jour de nou/eaux , & ceux qui étoient déja venus, revenoient encore. Des dames y furent auffi pré-  fentées. Titi les recevoit tous avec tant de bonte, qu'il n'y en eut aucuri a qui il n'eut 1'attention de parler s Sc même de dire quelque chofe d'obligeant, quand 1'occafion s'en préfenta; Auffi perfonne ne fortit d'auprès de lui qu'avec un redoublemenr de refpeót & d'attachement pour un li grand prince. Tout ce qu'on appeloit dans la province marquis, vice-marquis, car ii y en a dans fe pays la ^ Comtes, vicomtes, batons, firent de leur mieux pour paroïtre des feigneurs Sc par leur maintiett Sc par leur équipage; Sc il arriva ce qui arrivé parrout, c'eft: que ceux qui 1'étoient le moins, affecToient le plus de le paroitre. Les autres gentilshommes , parmi lefqueis il s'en trouvoit qui voyoient que leur nom n'avoit pas befoin d'être précédé d'aucun titrè j ne négligèrent pas non plus d'y venir : ils fe renlïoient pour contrecarrer les comtes Sc les marquis, qu'ils regardoient comme üne noblefle moderne. 11 feroit inutile de nomBier ici toutes les perfonnes qui parurent a la cour; la plupart, quoique de bonne maifon, ne méritent pas qu'bn en parle : c'étoit des nobles cafaniers qui jouifloient de leur loifir avec -fort peu de dignité; c'eft tout ce qu'on en peut dire. Les princefles avoienr cru que tout ce monde" troubleroit les plaifirs qu'elles goütoieut dans la petite maifon : cela la rendit moins agréablefans  öü Prince Titi. 11^ doute; cependant comme il faifoit rrès-beau tems, qu'on étoit prefque toujours dans leparc, oü 011 pouvoit par i'agrémeni de la promenade écartet 1'ennui de cette forte de courtifans; qu'aucun ne mangea a la table du roi, & que tous les foirs ils rerournoient chez eux ou chez leurs amis, cette variété de gens ne les incommoda pas autant qu'elles avoient cru. Cela fervit même quelquefois a les divertir; car outre le plaifir qu'elles prenoienr foit a. confidérer les airs, les mines, les ajuftemens extraordïnaires de tous ces provinciaus ou provinciales, foit a. leur faire tenirdesdifcours, ou,quand les princeffes trouvoient du bon fens & de la politefle, elles étoient d'autant plus furprifes , qu'elles s'y attendoient moins; c'eft qu'elles faifoient refter auprès d'elles un gentilhomme de la province, qui la connoiffoit a merveille, & qui étoit naturellement cauftique, aufli bien que le duc de Vaervir, & que ce gentilhomme ne manquoit pas une occafion de divertir les princeffes aux dépens de ceux qu'il pouvoit. Voyez-vous celui-ci qui fait tant 1'important, leur difoit-il? C'eft un profond politique qui réforme fans ceffe le gouvernement; c'eft 1'oracle de fon canton, &c un des beaux efprits de la province; il recoit toutes les femaines la gazette, & tous les mois Ie mercure galant; ce fonr fes profondes lectures. Depuis qu'il eft au monde, il a deviné plus de trent©  1Z4 HlSTOIRE énigmes & pcefqu'autant de logogrifes. Voyezvous celuida, dont les cheveux mal arrangés commencent a gtifonner? II étoit, fans contredit, d'une des meilleurs maifons de la province; mais il en étoit li vain, qu'il méprifóit prefque toutes les autres. II eft arrivé qu'il eft maintenant douteux s'il en eft : car on s'eft dit d'abord en confidence qu'il n'en étoit pas, enfuite on a dit qu'il étoit vrai qu'il en étoit, mais que c'étoit du coté gauche; Sc ce gros homme que vous voyez vis-avis, eft foupconné d'avoir donné cours a tous ces bruits, paree qu'il eft lui-mème le fils d'un meunier , Sc qu'il prétend defcendre d'un connétable. Cet autre, dont le nez boutonné vous annonce aflez 1'ufage qu'il fait de fa cave, eft aufli un homme d'aflez bonne maifon pour qu'on n'en connoifle point 1'origine : il n'y a cependant point d'illuftration , paree que, dit-il, fes pères n'ont eu que de la droiture Sc de la valeur : c'eft un homme d'un fi bon fens, qu'il prérend qu'un honnête homme n'a pas befoin d'étude; Sc il eft fi fort perfuadé que les livres ne fervent qua gater 1'efprit, qu'il ne veut avoir rien d'imprimé chez lui que 1'almanach du Laboureur. II a un fils qui s'eft avifé 4'aimer les Iertres, Sc qui de plus a fait quelques tragédies qui font bonnes; il dit qu'il faut que fa femme ait forligné, qu'il n'y a jamais eu de poëte dans fa familie, Sc que, quand ce jeune homrni  Du Prince Titi. ti$, homme feroit fon fils, il le déshériteroit, puifqu'il déroge. 11 n'a pas tout a fait tort j dit le duc de Vaervir; de la facon dcnr on fabrique aujourd'hui des livres, il eft certain que la qualité d'auteur encanaille; Cela eft vrai, reprit le baron de FryÜngua, c'eft le no.ro du gentilhomme; mais tl fon fils a une fois eu du goüt pour les letrres, & qu'il ait eu la maladie d'écrire, croycz-moi, il fe lailfera plutot déshériter, que de n'écrire plus. Les princelfes avoient prié Frylingua d'être roujours auprès d'elles foit au cercle, foit a la pro-a menade j tant que lacomplaifance du roi permettroit que ces meffieurs vinffent lui faire la cour; Un jour que Frylingua s'étoit fait atrendre j vöusvenez bientard, lui dirent-elles, le cercle eft aujourd'hui plus nombretix qu'il n'étoit hier; Voyez combien d'hommes 8c de femmes; 8c vous nous laiffez ici fans nous inftruire; Par ou voulezvous que je commenee, leur demanda-t-il ? s'il m'étoit permis de parier contre vos alteffes, je gagerois que c'eft par ce beau marquis que voila au haut bout avec ces deux femmes & eet homme vêtu de tougej Commencez par oü vous voudrez t lui dit Gracilie; mais commencez. J'obéis, madame , répondit le baron de Frylingua. Cet homme vêtu de rouge avec des galons d'argent fur toutes les tailles, eft monfieur le marquis de Rababou^ mari de cette dame qui eft auprès de lui, & qu'on Terne XXVIII. P  %lG HlSTOlR-E appelle par conféquent madame la marquife de Rababou, & père de cette jeune demoifelle couleur d'olive, qu'on nomme de même mademoifelle de Rababou. Si je favois la quatrième partie de ce que eet homme fait fur la chafle, les chevaux & les chiens, je pourrois, pendant dix ans, avoir 1'honneur d'entretenir tous les jours vos altefles,de chiens, de chevaux & de chafle ■, car il f a plus de quarante ans qu'il en parle fans celTe y & il n'eft pas prêt a finir. A 1'heure qu'il eft, le voila qui parle au roi j écourez, je fuis fur que c'eft de chafle. Cela étoit vrai. Ce beau jeune homme que vous voyez enrre madame & mademoifeile de Rababou , continua le prince, fe nomme le marquis d'Iridis. Madame la princefle de Blanchebrune connoit bien ce nom-la : & moi aufli, dit Gracilie, en 1'interrompant: je fais que fa maifon fe prérend la première du royaume, que fes armes fonr d'azur avec un globe en abïme qui repréfente la terre furmonré d'un arc-en-ciel accolé d'un homme aflis gliflanr a droite. Voyez ft je la connois. Trés - bien , madame, répondit le baron. Iialloit poutfuivre; mais le roi fortit pour aller dans le jardin, ou tour ce qu'il y avoit de monde au cercle le fuivit, & oü les princefle;;, le baron &c le prince de Vaervir reprifent leur converfarion. Le baron continua ainfi : ce marquis ^ madame, qui fe croit de meilleure maifou  B v Prince Titi. ïzj que nos rois, eft, ainfi que vos alteffes peuvenC en juger, un des plus beaux hommes & des mieux faits qu'il foit poftible de voir; il chante & danfe dans la perfe&ion, fait joliment des vers, a l'efprit très-cultivé, vif, enjoué dans la converfation, rien ne lui manque que detre honnête homme; c'eft d'ailleurs le contraire du marquis de Rababou : celui-ci eft toujours a la chafle, & celui-la n'y va jamais par la crainte de fe haler. Mais pendant que le marquis de Rababou négligé fa femme pour le plaifir d'aller tuer des bêtes, monfieur ie marquis d'Iridis pafte les journées entières avec madame & mademoifelle de Rababou, aufli affidu a leur lire des romans , des comédies, Sc tels autres ouvrages édifians, qu'elles fonr attentives a 1'écouter. Les médifans prétendent que le buc de monfieur le marquis eft de plaire a mademoifelle de Rababou, fille uirique, & qui jouit déja de plus de trois mille ginguets d'or de revenu qu'une de fes tantes lui a laiffés; mais ils difent que quoique ce foit un des plus beaux hommes du monde, mademoifelle de Rababou 1'aime rrès-peu, Sc madame de Rababou beaucoup; fur quoi ils ajoutent, continua le baron, que quoiqu'il foit naturel qu'une fille fuive les exemples de fa mère, madame la marquife de Rababou f;roit beaucoup mieux de fuivre en ceci mademoifelle fa fille. Mais de quelque facon que la Pij  1? HlSf OU! chofe tourne , le marquis eft bienhabile, Sc |e fuis fur qu'il tirera bon parti de fes afliduités. Cotnriienr a fon age, demanda Gracilie, & récrépie de blanc & de rouge autant qu'elle eft, cette femme peut-elle s'imaginer de plaire k un jeune homme auffi bien fait que le marquis d'Iridis? Comment, reprit le baron? C'eft qu'elle le fouhaite, qu'elle ne fe voit pas tetle que vous k toyez, & que le marquis lui dit qu'il la voit telle qu'elle voudroit ou fe croit être. Je ne fais pas comme il la voit, dit alórs Ie duc de Vaervir; mais je fais bien qu'avec fon gros nez blanc & fes deux joues peintes en rouge, fon vifage me paroit comme un navet entre deux betteraves. A cette comparaifon, qu'on appeleroit une arlequinade, fi elle n'avoit été faite par un auffi grand feigneut, la princeffe Gracilie fit un éclat de rire quf furprit ceux qui fuivoient le roi, & qui la furprit elle-mcme •, mais il partit fi promptements qu'elle n'etit pas le tems de la réflexion. Ce qu'il y avoit de facheux, c'eft qu'il n'étoit pas impoffible que la marquife de Rababou ne devinat qu'elle faifoit le fujet de leur converfation : elle avoit pu remarquer que les princeffes, le duc &c le baron avoienr fouvent jeté les yeux fur elle ; mais fe croyant aimée du plus bel homme da royaume, elle étoit bien éloignée de croire que fen nez fut comme un navet entre deuxbetteraves.  du Prince Titi. zzj Le roi marchoit entre elle & la vicomteffe de Worthfraw. C'étoit une grande femme, de la plus belle taille du monde , les traits peu réguliers , mais 1'air noble & fpirituel. Elle étoit veuve fans enfans , & jouiffoit de plus de vingt mille écus de rente. Elle a plus de quarante ans, dit le baron de Frylingua, & n'a pas été infenfible aux charmes du marquis d'Iridis. II'y a été attaché pemdant prés de deux ans ; il n'a pas tenu a elle qu'il n'y ait été attaché pour la vie : mais c'eft une dame qui a beaucoup de raifon & de nobleffe dans les fentimens ; elle n'a pas cru que les charmes de la figure , ni la grandeur de la nailfance puffent feuls juftifier le choix d'une femme comme elle. Elle a voulu faire paiïer. jufques dans le cceur du marquis les fentimens d'honneur & de verru qui font dans le fien ; elle y a travaillé : mais quelques foins qu'elle air pris, quelqu'art qu'elle ait employé , elle a eu le chagrin de voir au travers du bandeau de 1'amour que fes peines éroient inutiles , & elle a eu le courage, malgré 1'amour qui 1'avoit prévenue, de bannir le marquis de chez elle. Tout le monde a vu la conduite de la vicomteffe, elle a été claire, nerte. Rien ne lui a fait plus d'honneur, ne fait plus de tort au marquis, & ne feroit plus de honte a madame de Rababou, fi elle favoit combien fes Haifons avec monfieur d'Iridis la déshonorent ? Piij  ÏJÖ HlSTOIRE n'y edc-il même que de la fimple amitié. C'eft dommage , direnr les princefles, qu'un homme d'une fi haute naiflance , qu'un homme fi extérieurement aimable ait fi peu de fentiment. Ce grand homme fee en habit bleu 8c en bas rouges, qui marche fi droit le pied en-dehors , reprit Frylingua , eft un baron amoureux foü de la vicomteffe, 8c qu'elle a aufli banni de chez elle , quoiqu'il foit un peu de fes parens, même nom 8c mêmes armes. Pourquoi cela , dit Blanchebrune ? Paree qu'il eft d'un caracFère trop doux, répondir le prince ; que vos alreffes ne s'y trompenr point, il a Fair d'un rodomont, 8c il parle autant de guerre , que le marquis de Rababou parle de chafle. Cependant il n'a jamais fervi que trois mois dans le régiment d'un de fes oncles, qui le renvoya a caule des difpofitions pacifiques qu'il remarqua en lui, & qui ont toujours continué. II y a quatre ans que parlant avec mépris des gens de robe , un confeiller le prit au bouton, en lui difant qu'il y avoit des rems oü un homme de robe pouvoit porter 1'épée , 8c qu'il le regarderoit comme un lache s'il ne Fobligeoit a. la prendre ; ce que ce baron n'a point fait, foit qu'il ait regardé au-deflous de lui de fe mefurer avec un homme de robe , foit qu'il ait trop craint la juftice pour fe rifquer avec ceux qui lui appartiennent. Comment eet homme ofe-  d v Prince Titi. 251 parokre, dirent les princefles ? Pourquoi ne paroïtrok-il pas, mefdames, répondit le baron , puifqu'il n'a marqué que de la fierté ou de la prudence ? Cependant foyez perfuadées qu'il eft !a terreur des payfans voifins , & que fes vaffaux craignenr plus fon baton que la taille. Titi avoit fes raifons pour abréger la durée du cercle dans les appartemens. Bibi n'y paroiftbk jamais; elle éroit toujours dans le pare ou dans le jardin lorfqu'elle ne pouvoit ctre avec fon cher prince. Il la trouva dans un bofquet avec le roi de Forteferre, le duc & le prince de Felicie, une des dames d'honneur, & monfieur le chevalier de Tobifonde que Titi avoit réfolu de ramener a la cour. Monfieur le chevalier de Tobifonde étoit un homme.de qualité de cerre province , qui avoit été grand tréforier fous le feu roi. Vérkablément ztlé pour le bien du royaume , il avoit donné a ,fa majefté un projet dont 1'exécurion augmentoit les revenus de 1'état, & foulageoit confidérablement le peuple. Le projet é-tok.fi fimple, fi clair, & fi judicieux, que Ginguet. 1'avoit approuvé.j mais les gens d'affaires firent préfent a la reine .d'une fomme fi confidérable , qu'elle en empècha 1'exécurion. Le chevalier remit fa charge, '&c -fe retira dans fes terres. On ne peut mieux faire fon éloge quele ht Abor en le préfentant a Titi: Piv  IJi HlSTOIRÉ fire , dit-il, voila. un grand tréforier du feu roi votre père. Les gens d'affaires firent échouer fes bons deffeins ; il rernit fa charge, & fe trouva. moins riche de vingt-cinq mille ginguets d'or que lorfqu'elle lui fut donnée. Lorfque Titi fut enEré dans le bofquet avec fa fuite , tous les yeux fe portèrent fi naturetle*nent vers Bibi, que les dames mêmes n'enpouvoienr dérourner leurs regards. On auroit dit qivelle étoit reine, & que les deux rois & toute leur fuite lui compofoient un cercle. Quelque chofe qu'on dit ou qu'on fit, les yeux revenoient toujours a elle. On ne pouvoit s'empêcher d'admirer la beauté de cette charmante fille ; fon air de fraicheur, fa taille , fa modeftie. Ceux qui favoienr qu'elle devoit être reine, fouhaitoient qu'elle le füt déja ; ceux qui ne fe favoient pas , jugeoient tous qu'elle mériroit de Pètre, Les gentilshommes de la province qui n'étoient pas mariés , regrettoient de ne I'avoir pas connue lorfqu'Abor y vivoit dans un état de mé. diocrité vo'ifm de 1'indigence ; mais il n'y en eut aucun a qui il ne vint dans 1'efprit, puifque ie roi logeoit dans la petite maifon, il étoit impoffible qu'il ne füt devenu amoureux d'elle. Madame la marquife de Rababou, ne put s'empê- ' cher comme les autres d'admirer dans fon cceur la beauté de Bibi j elle convint aveg le rnarquis  »v Prince Titi. i?j qu elle étoit helle; mais elle ajouta qu'avec toute fa beauté, elle avoit pourtant quelque chofe de déplaifant dans le vifage , & qu'elle ne lui ctoyoit point d'efprit. Elle avoit vu le marquis d'Iridis la confidérer avec admiration ; la pauvre marquife en avoir été inquiéte , & ne penfoit pas que c'étoit profaner Bibi que de la regarder avec des yeux qui avoient pu voit avec plaifir la marquife de Rababou. Depuis que le roi de Forteferre étoit dans Ia petite maifon, il n'avoit point été 4 la chafle , dont il fe foucioit peu , & qu'il favoit que Titi n'aimoit pas. Cependant un feigneur qui demeuroit a trois lieues de la , ayant vantéaux rois fon équipage de chafle, on propofa une partie quifuc acceptée pour le lendemain. L'heure du diner s'approchoit, Sc on reprit par une longue allée de traverfe Ie «bemin de la maifon. On appergut a quelque diftance , un homme qui avancoit avec peine. Le prince de Fehcie qui avoit Ia vue bonne. Je reconnur, Sc marcha vïre au-devant de lui. C'étoit un vieux ■capitaine de dragons , qui, après le défordre que 'Forreferre avoit caufé a 1'armée de Ginguet dans f a baraille oü Titi acquit tant de gloire , s'étoit joint a Ia fuite de ce prince, & ne Favoit point quitté. Fi combattoit a fes cótés lorfque Titi fit prifonnier Forteferre; il avoit recu a cette ba-;  „2}4 HlSTOIRE taille un coup auprès du genou dont il étoit refte boiteux ; un autre dans le corps qui 1'obligeoit a porrer une canule ; un coup de fabre qui lui . avoit emporté une morceau de la joue , & un autre qui lui avoit coupé le bras gauche a trois .doigts de Pépaule. 11 avoit employé le peu de . bien qu'il avoit eu de patrimoine , a. acheter une compagnie y Sc k Ce mainrenir dans le fervice. Hors d'état de continuer un métier qui lui avoit ccé fi funefte, il avoit demandé une penfion ; le feu roi lui avoir accordé cent écus, qu'il mangeoit dans la province voifine , avec un neveu , fils de fon frère qui avoit été tué dans la mème bataille. Cet officier hors d'état de donner a fon neveu Péducation qu'il fouhaitoit , venoit effayer s'il ne pourroit point en confidération de . fes fervices & de ceux du père de ce jeune homme, obtenir pour lui une cornette. Le prince de .Felicie a qui il eur le rems de dire le fujer de fon voyage avant que d'arriver prés du;roi, l'alfura qu'il obriendroi: tout ce qu'il voudroit pour fon neveu & pour lui. Cette aiïiirance encouragea .1'Qfficier , il en marcha mieux j il étoit propre a fa manière de foldat; mais d'ailleurs fi mal vêru, qu'il falloit fe fentir autant d'honneur qu'il en avoit pour ofer fe préfenter a une cour ou tous .ceux qui y étoient venus avoient voulu paroirre au raieux. Comme.il avancoit, le roi leteconnut:  du Prince T" i t i. ij 5 • c'eft Poirau , dic-ii, & le roi mareha plas vue. Voila un nom bien ignoble , dit le marquis de Rababou; aufti celui qui le porte n'eft-il pas gentilhomme , répondit le marquis d'Iridis. Soa père étoit fermier d'une de mes terres. Quoique Tiri fut avancé de trois ou quatre pas, il entendit quelque chofe de ce difcours, & indigne du manque de refpect & de la fottife ou malignité des marquis ; il s'arrèra , & demanda ce qu'on venoit de dire de Poirau. Qu'd n'eft pas gentilhomme, répondit le roi de Forteferre, d'un ton irrité , & c'eft ce cavalier qui! 1'a dit, continua-t-il en montrant le marquis d'Iridis. Queftce que c'eft qu'être gentilhomme , demanda Titi au marquis , en le regardant avec dédain? Le marquis bailFoit les yeux , & ne favoit que répondre : monfieur., reprit le roi, montrez-nous d'auffi beaux titres que ceux que eer officier porte ? Monfieur le; marquis ne les trouve pas •bons , répondir le prince deFrycore. II a raifon, reprit le duc de Vaervir , un coup de fabre qui vous emporte la möitié de la joue; défigure bien au beau vifage. Et un coup de fufil au travers du corps, peut bien auffi quelquefois gater la taille, ajouta un gentilhomme* qui fe faifoit honneur d'être ami de Poirau, & qui étoit fon aliié. Monfieur le marquis , dit madame de Rababou , en pincant la bouche &c forcant fa voix, ne crain-  l^è fïlSTOIRE drbit pas de s'expofer dans 1'occafion. A ces mots; malgré le refpect dü a leurs majeftés , il s'éleva un éclat de rare , qui dura même quelque tems. Madame de Rababou, monfieur de Rababou 8c monfieur d'Iridis en furent fi déconcertés, qu'ils défilèrent furtivement par la première allée de traverfe, & s'étant hatés de regagner leur équipage , ils allèrent jufques a deux lieues de la, fans s'appercevoir qu'ils avoient oublié mademoifelle de Rababou , que les princeffes avoient fait approcher d'elles , & qui n'avoit pas vu madame fa mère s'évader. Cependant le capitaine Poirau s'éroit appro* ché , & le roi l'avoit regu non-feulement avec fa bonté ordinaire , mais avec des témoignages d'eftime & d'amitié. Je fuis aife de vous revoir, lui dit fa majefté ; je vous croyois morr. Je n'ai pas oublié tout ce que je vous ai vu faire, ni combien vous avez contribué a me conferver la vie. Je me fouviens aufli que je n'ai pas fair pour vous ce que j'aurois voulu faire , 8c je n'oublierai pas maintenant que je le puis. Il l'avoit ptéfenté au roi de Forteferre, qui, quoiqu'il ne Feut vu que dans la mêlée, fe reflbuvinr parfaitement de lui. Cela n'eft pas étonnant, dit obligeamment ce prince; je ne me fuis trouvé nulle part pendant la bataille, que je ne vous y aie vu au premier rang Ie fabre a la maïn.  ©u Prince Titi. 237 Poirau entra dans la perite maifon a la fuite des tois, tandis que les auttes courtifans étoient allés , felon la coutume, dans le nouveau batiment , oü le prince de Fullfoi & le duc de Vaervir faifoient ce jour-la les honneurs de la table* Poirau que perfonne n'avoit averti qu'on ne fuivoit point les rois lorfqu'ils entroient dans la petite maifon , fut fort étonné de fe voir feul d®tant d'autres qu'il avoit vus a leut fuite. II cherchoit a s'éclipfer , lorfque le roi de Forteferre prévint Titi, en lui demandant la permhTion de faire mettre eet officier a'table. Titi charmé de 1'honneur que Forteferre vouloit bien accotder a un fi brave homme, demanda auffi ace prince la permiffion d'y faire venir un ancien grand tréforier du feu roi Ginguet, qui avoit , dit - il, perdu une partie de fon bien dans le maniment des finances , comme Poirau avoit perdu un de fes bras a 1'armée. L'un eft plus exttaordinaire encore que 1'autre, répondit Fotteferre , & mérite bien que vous lui donniez cette marqué de diftinétion. Le roi 1'envoya chercher. Ainfi le chevalier de Tobifonde & Poirau regurent un honneur qui ne fut accordé qu'a eux , & que n'auroit pas eu même le marquis d'Iridis , s'il füt refté , quoiqu'il fe prérendït d'une maifon plus noble que celle de ces rois. La folie des Iridis eft de croire qu'anciennementla province oü ils ont  ijS HlSTOIRÉ de très-gtandes terres, & véritablement quelques droits régaliens , étoient anciennement un royaume, dont le dernier roi n'eur qu'une fille: que ne trouvant point alors de prince digne d'elle, Sc que réfléchiflant fur le chagrin de ne fe pouvoir donner un gendre & un fucceffeur digne de lui, un arc-en-ciel admirable avoit pani dans les nuées , dont une des extrémités venoir directement fe pofer au milieu du jardin de ce roi: qu'un jeune homme plus beau que le jour s'étoit fait voir au fommet de eet are , & s'étoit enfuite laiffé glifler par un des ebtés jufques dans le jardin , oü ayant été faire fa révérence au roi, & lui ayant demandé fa fille en mariage, il 1'obtint. C'eft de la que font defcendus les Iridis -y & c'eft pour cela qu'ils portent encore un arc-en-ciel dans leurs armes accolé d'un homme glifiant , ainfi que le dit la princefle Gracilie. Titi ne voulut point accorder au capitaine Poirau une cornette pour fon neveu. II eft trop jeune , ditce prince , pour être dans un régimenr oü ni vous , ni fon père n'êtes plus. Je le prendrai auprès de moi, & j'en aurai foin ; envoyez-le pout être page. Et quand Poirau dit qu'ils ne méritoient point eet honneur : envoyez le, reprit le roi; je fuis bien aife de faire voir que vous le méritez mieux que d'autres qui croient le mé-  du Prince Titi. 2.39 : rïter mieux que vous. II fit enfuite Poirau gouverneur de la petite maifon , jardins & pare, 1. qu'il vouloit qu'on nommat Bibibourg ; mais il Bibi s'y oppofa, demandant qu'on 1'appelat Titibourg. Sur quoi il y eut une conteftation qui 1 ne fut terminée qu'en agréant de part & d'autre j; qu'elle s'appelleroit Bititibi ; nom qu'elle porte encore aujourd'hui , & qui plüt infiniment a I Bibi, paree qu'il lui fembloit que les lertres de I fon nom y embralfoient le nom du roi. Le roi ;i attacha a ce gouvernement fix mille ginguets 1: d'argent d'appointement, avec les fruits, léguI mes , volailles & gibier nécellaires pour la table I: du gouverneur. Cependant , mademoifelle de Rababou inf1 truire du départ de fa mère , qu'elle avoit d'abord I cherché inutilement , ne favoit que penfer , ni | quedevenir. Madame la vicomreflê de Worthfraw 1 en avoit pris foin : elle l'avoit fait mettre a rable 1 auprès d'elle , & d'une dame d'honneur : car lorfj qu'il y avoit des dames , une des dames d'honneur , & quelquefois routes les deux , faifoienf 1 auffi les honneurs de la table. Mademoifelle de , Rababou répondit a tout ce qu'on lui dit avec tant de modeftie & de raifon , que la vicomteffe prit 1 de 1'amitié pour elle, & forma le defiein de la 1 faire entrer chez la princeffe de Blanchebrune, en qualité de fille d'honneur. Elle le'communiqua  25© HlSTOIRE grands chemins j en atrendant , peut- être répondit Ie roi toujours penfif, qu'ils y deviennent des voleurs , & qu'on les roue. Ce n'eft pas la peine, continua t il, d'entrer dans aucune maifon , voyez ce que vous avez dans vos poch.es , car je n'ai plus rien dans les miennes, donnez le a ces enfans, & rerournons joindre la chafle. Le roi remonta, & defcendit la colline fans rien dire j Abor Sc Tobifonde gardoient aufli le filence , lorfqu'enfin le roi le rompit, en difant: J'ai toujours cru, Abor, quej'avois en vous un ami fidele , & je vois que le chevalier de Tobifonde veut 1'être aufli ; vous vene% l'un & 1'autre de m'en donner une preuve. Je vous en retnercie quoiqu'elle m'attrifle. Votre majefté, dit Tobifonde , me permettra de lui dire qu'elle eft trop touchée de ce qu'elle a vu» Tous les payfans de votre royauté ne font pas fi pauvres; mais il faut avouer qu'il y a plufieurs de vos provinces oü ils le fonr extrêmement. Je fais bien, reprit le roi, qu'une vie dure & laborieufe, eft a tofs égards préférable a une vie molle Sc oifive. Je fais qu'il ne faut pas qu'en général, le payfan foit riche; c'eft aflez qu'il y en ait un cenain nombre. Mais ce que j'ai vu n'eft pas même pauvreté, c'eft indigence, Sc je vois de grands maux dans cette indigence. Je dis de grands maux pour 1'état, ne füt-ce qu'une diminution de peuple, & qu'une diminution dans Ie produit des  du Prince Titi. 151* terres, par conféquent, affoibliflement & décadence nécelfaire , cela fttic 5 mais indépendamment de ce mal, continua le roi, pourquoi faut- * il que ceux dont le travail produit 1'abondance des autres, ne jouiflent pas des biens que leur travail procure ? Pourquoi faut-il qu'un grand nombre d'habitans foient privés des douceurs de la vie dans le fein d'un pays narureliement fertile ? C'eft cruauté. Comme ilsparloient ainfi, ils appercurent fous un arbre, prés du chemin , un enfant en maillot que fa mère avoit pofé fur un cafaquin qu'elle avoit quitté pour mieux travailler. Elle bêchoit un champ a. 1'ardeur du foleil, qui, quoiqu'il füt haut, n'avoir pas Ia force de fecher Ia chemife que la fueur coloit fur le dos de cette pauvre femme. Bonne mère, lui dit le roi, pourquoi faut-il que vous travailliez ainfi vousmême? Pourquoi, répondit cette femme, fans quitrer fon travail ? C'eft quil faut que eet ouvrage fe fafle , & que fi je ne le fais, il ne fe fera pas tout feul. Mais il me femble , ajouta le roi, que bêcher ainfi la terre feroit 1'ouvrage de votre mari, 8c non pas le votre. Hélas, dit-elle , il eft dans fon lit, mon pauvre homme ! 8c c'eft pour avoir de quoi lui faire du bouillon, que je me hate de finir aujourd'hui ce morceau de terre j il l'avoit entrepris , & il n'a pu 1'achever. En difant ces mots, cette femme regarda mieux a qui  *y* HlSTOIItÊ elle parloit, & ie dreflant fur fa bèche , elle pa-rut plutot un fpectre , qu'une créature humaine, tant elle étoit noire & defléchée. Mais , pourfuivit le roi, n'avez-vous pas quelque enfant, ou quelque voifin qui puiffe faire pour vous ce que vous faites, ou du moins qui puiffe vous y aider? Mes voifins, monfieur , répondit la femme, ils ont aflez de mal a travailler comme il faur pour eux ; & pour des enfans, mon homme en avoit un qui auroir bien fait eet ouvrage , car il étoit bon travailleur ; mais on Pa pris pour 1'etnmener a la guerre , & il n'en eft pas revenu, le pauvre garcon. Elle vint alors boire dans une cruche , de Peau qu'elle y avoit apportée. Elle s'aflit fous 1'arbre, prir fon enfant, & lui donna a fucer une mamelle aride. Le pauvre enfant fourit, & le roi fe retourna pour cacher les larmes qui lui vinrent aux yeux. Voyez, dit-il, a Abor & au chevalier ,-s'il ne vous refte point encore quelque chofe dans vos poches, car il n'y a plus rien dans les miennes, pourfuivit-il, en y fouillanr. Abor & le chevalier cherchèrent, mais en vain. Le roi étoit au défefpoir. Nous voulions vous faire préfent de quelque chofe, dit-il a la pauvre femme , mais nous n'avons rien. Vous favez, ajouta-t-il, ou étoit le Fort-Titi ? Eh oui, monfieur, je le fais bien , répondit la femme , on dit qu'apréfciit notre bon roi y eft, Ie ciel le conferve. A ce  du Prince Titi. ajj mot de bon roi , prononcé par une fujetre fi miférable , le roi fentit encore fes yeux devenir humides. Venez-y , ma bonne femme , reprir-d, venez-y demain , ou dites-moi bien ou vous demeurez. Je demeure dans une de ces quatre maifons que vous voyez la bas , répondit-elle ; mais fi vous voulez , j'irai bien au Fort-Titi , pourvu que vous vouliez me dire a qui il faut que je m'adrefie. Vous n'aurez qu'a dire a la porte que vous êtes la femme a qui des Meflieurs ont dit de venir, répondir le roi. Mais, non, n'y venez pas , épargnez-vous cette peine , demain quelqu'un viendra vous trouver. Ne craignez pas mes peines, mon bon monfieur, reprit la pauvre femme , j'irois de bon cceur fi je pouvois voir le roi \ mais c'eft qu'on ne voudroir pas laifler entrer une pauvre femme telle que je fuis. Venez y donc , répondit Titi, & je vous promets de vous faire voir le roi. Ils continuèrent alors leur roure : Titi extrêmement trifte dece qu'il n'avoit rien donné a cette pauvre femme ; Abor & le chevalier égalemenr attriftés de la misère de cette femme, & de la triftefie du roi. Ils n'avoient pas fait vingt pas, que, prenant un chernin a gauche, ils ttouvèrent au dérour une perire vieille , que Titi reconnut aufli-tót pour la fée Diamantine. Il fauta de fon cheval, & courut 4 elle plein de joie. Je vous ai promis, dit - elle,  2J4 H I S T © I R E que je ne vous manquerois jaïriais au befoin j tenez, voila deux ginguets d'or, portez- les a ia pauvre .femme que vous venez de quitter, fatisfaites aux prefTans befoins de votre cceur. Le roi prit les deux ginguets d'or , & fans fe donner le rems de remercier la fée, couruta la pauvre femme; elle avoit déja repris fa bêche i Tenez, dit-il, nous avons trouvé deux ginguets d'or que voila; reportez votre enfant chez vous , & achetez ce qu'il vous faut pour votre mari. La pauvre femme prit les ginguets d'or, & quand elle les eut dans fa main , elle les confidéra, & tout d'un coup fes yeux s'égarèrent, fa tête branla, elle parut avoir des mouvemens convullifs, fes genoux manquèrent; elle tomba, & ne donna plus de figne de vie que par quelques treifailliffemens. Le roi étoit au défefpoir, il ne favoit que faire. Diamantine, Abor & le chevalier de Tobifonde arrivèrent auprès de lui, & voyant la femme en eet état, le chevalier courut prendre la cruche d'eau, dont il lui jeta une parrie fur le vifage; mais 1'eau étoit fi chaude, qu'elle fit peu d'effet. La fée tira de fa poche une petite bouteille pleine d'une liqueur rouge , dont elle lui verfa quelques gouttes dans la bouche. Alors la pauvre femme revint a. elle, en difant: Oü font mes ginguets, mes ginguets, mes deux ginguets d'or ? Cependant elle ks tenoit encore dans  du Prince Titi. 25 j fa maan, qui s'étoit fi fort ferrée, qu'elle ne s'étoit point ouverte par les mouvemens convulfifs que cette femme avoit eus. C'eft un bonheur , dit la fée , qu'elle ne foit pas morte de furprife & de joie; elle n'avoit jamais vu tant d'or de fa vie, & n'avoit jamais été fi miférable. Quand elle fut parfaitement revenue k elle, Diamantine lui dit: ma bonne femme, vous vouliez voir le roi, fachez que c'eft lui qui vous a donné ces deux ginguets d'or; le voila, voyez-Ie bien, & apprenez 1'ufage que vous devez faire de ces deux ginguets. Si vous faites ce que je vais vous dire, vous êtes riche k jamais. Metrez - les tous deux dans une petite bourfe, ou dans uneboke, & n'en changez jamais qu'un a la fois, de forte qu'il en refte toujours un dans la boire ou dans la bourfe': alors celui que vous aurez changé y reviendra , pour vu qu'en le changeant, vous achetiez quelque chofe d'utile k une métairie, ne füt-ce qu'une poule, une fourche, un grofeillier, ou un oignon; & n'ayez point de fcrupule, pourfuivit Diamantine , qui s'appercur que ce difcours caufoit quelque répugnance a cette femme, ce n'eft pas la piftole volante, je fuis fée, & non pas forcière; aucun de ces ginguets ne reviendra vous trouver qu'après en avoir produit un autre k celui qui vous 1'aura changé, s'il en fait aufli un bon ufage. Ainfi vous pourrez  '166 HlSTOIRE quête. II faifoit voir I'utilité de fa demandé, en ceque cela contribueroit a rendre la difette moins grande; paree qu'en mangeant fes enfans, on hateroit la diminution du peuple , Sc qu'on épargneroit ainfi d'autres animaux. Il y faifoit remarquer un avantage pour les pères, en ce que Ia vente de leurs enfans, leur procureroit quelqu'argent, Sc qu'ils feroient délivrés du foin de travailler a leur avoir du pain, Sc de la douleur de ne pouvoir fouvent leur en donner aflèz. Il y rrouvoit un avantage confidérable pour les mères Sc pour les enfans, en ce que ceux qui voudroient les acheter,nourriroient bien les mères dans leur groffeffe, & pendanr qu'elles allaiteroient, afin que leurs nourrilfons fuifent plus gras Sc plus délicats; d'oü il arriveroit que les femmes groffes & les nourrices auroient du moins dans leur vie quelques bonnes années de nourriture; que leurs enfans ne commenceroient pas a fouffrir avant même que d'être nés; que pour le tems qu'ils feroient au monde, ils feroient bien tiaités, Sc que la mort même leur feroit un bien, puifqu'elle préviendroit leurs misères. Eh! quel efFer a produit cette requête , demanda Titi ? Rien que je fache, répondit Forteferre ? mais je vous alfure qu'elle a été faite, Sc que je Fai vue imprimée. Changeons, je vous prie, de eonverfation, dit Titi; de telles idéés répandroient trop de noir  dv Prince Titi. 267 dans mon efprit. Songeons a préferver nos cam-: pagnes d'un état auffi cruel; répondons aux intentions de la bonne nature, qui ne veurpas que ceux qui la culrivent fotsnt privés de fes bien-, fairs. Mère commune de tous les hommes, elle veut qu'ils jouiffënt également de fes richeffës. C'eft a nous a veiller a ce que la diftribution en foit égale, & a empêcher que ceux qui les procurent, foient ceux qui en jouiffënt Ie moins. A ces mots les rois s'arrêrèrent pour être joints par les princeffes 8c les feigneurs de leur fuite , qui s'étoient tenus i quelque diftance, en voyant les rois fi fort appliqués a leur converfation.Lechevalier de Tobifonde demanda a Tiri la permiffion de retourner chez lui pour mettre plus promptement ordre a fes affaires, & fe tenir pret a fuivre le roi quand il retourneroit a fa capirale. On fe mit enfuite au petit galop, & on eut bientót regagné Bititibi. Comme les rois y entroient, deux couriers y arrivoient aufli; l'un apportoit a Forteferre des nouvelles de la régence de fon royaume; 1'autre apportoit a Titi des lettres de fes Secrétaires d'état, pour Pinformer qu'il n'y avoit pas un moment a perdre s'il vouloit préferver de la fureur de fes foldats la province de Triptillon. On lui rendoit un compte exacF du camp qui s'y étoit formé, & qui étoit déja fi confidérable, que pour faire une irruption dans cette province, on n'ac-  l6$ HlSTOIH.2 tendroit peut-être pas les autres troupes qui fe hatoient d'arriver. Les deux rois fe rerirèreht pour répondre aux lettres qu'ils avoient recues. Les princefles & Bibi furefit changer d'habits. La fee arriva peu de rems après, & on fe mit a table. Les princefles & Bibi avoienr cru s'appercevoir de quelque petite altération dans la bonne humeur des deux rois. Tachons de 'es égayer, madame, dit Bibi en s'adreflant a" la princefle de Blanchebrune; permettez- moi de me fervir du don de métamorphofe que j'ai encore pour me rendre exactement femblable a vous. Nous verrons 1'embarras du roi de Forteferre. Blanchebrune y confentit de tout fon cceur, quoiqu'elle fe reprochat, dit-elle, la perte qu'alloit faire Titi; & comme on fe mettoit a table, Bibi s'étoit métamorphofée en princefle de Blanchebrune fi parfairemenr, qu'il étoit impcflible de diftinguer quelle des deux étoit la véritable. Elle avoit pris pour le moment de cette métamorphofe, un infrant oü les deux rois avant que de s'afieoir parloient a la fée Diamantine; de forre que quand ils fe retournèrenr pour prendre leur place, l'un fut fort étonné de ne plus voir de Bibi, & 1'autre fort furpris de voir deux Blanchebrunes. Graèilie rioit de tout fon cceur, & tout le refte de Ia compagnie rioit de même autant que la bienféance pouvoit le permettre : mais rien n'égaloit 1'éton-;  du Prince Titi. 269 nement de Granatis, qui n'étoir point encore initiée a. ces myftères. Les deux rois rioienr auffi , quoique ce ne fut pas de fi bon cceur. Vous voyez, dit Forteferre, ce que c'eft que 1'amour, il rend rüibles les rois mêmes, par les caprices de celles qu'iis aiment; car on ne rit ici qua nos dépens. Non , dit une des Blrmchebrunes, on ne rit que pour faire rire; mais li vous m'aimiez comme vous le dites, pourfuivir-elle, vous devriez être charmé d'avoir deux moi, puifqu'on ne fauroit trop avoir de ce qu'on aime. Point dutout, répondit Forreferre, vous ne pouvez être deux vous, & ces deux-ki ne m'aimeroient pas plus qu'une, dont je ferois aimé li j'étois alfez heureux pour i'êrre, puifqu'a coup fur il y en auroit une des deux qui ne m'aimeroit pas; mais vous 1'ignoreriez, reprit une Blanchebrune, & vous pourriez croire que 1'une feroit 1'autre, c'efti-dire, feroir roujours celle qui vous aime. Je pourrois le crche, répondit Forteferre; mais je n'en ferois pas fur, & fulfé-je aimé de cent Blanchebrunes toutes auffi parfaites que la vraie , je ne ferois pas conrent, puifque ce ne feroir pas elle, & que je ne ferois pas certain d'être aime au vrai, par celle que j'aime. Vous avez raifon, dit 1'autre Blanchebrune; j'aime a voir que c'eft au vrai moi qu'on feroit attaché, & j'ofe afturer votre majefté, lire, que fi je vous aimois, je vous  *7Ó H i s r o u e aimerois fi parfaitement, qu'on ne pourroit vous aimer davantage, quand même vous feriez aimé de vingt Blanchebrunes telles que moi. Vous ne feriez aimé que de plus de moi-même, mais pas davantage que le feul moi vous aimeroit, s'il ofoit une fois Vous en affuren Chère princefle , s'écria Forreferre, après des paroles fi charmantes, ft ayez pas la cruauté de me laiffer ignorer plus long-tems fi vous êtes ma vraie Blanchebrune , afin que fi vous 1'êtes, j'aille vous marquer, avec tranfport, toute ma reconnoiffance. Faites-vous connoitre, chère princefle, faites - la connoitre, chère Bibi, ou mon impatience va devenir fureur» Vite a votre gobelet, fire, dit une autre Blanchebrune, fans cela vous allez effrayer toutes les Blanchebrunes du monde. Comme elle parloit ainfi, Titi coupant un petit os fur fon aflïetre : ouf, s ecria-t-il, feignantde s'être coupé. Attfli-tot une des Blanchebrunes treflaillit fur fa chaife, & s'écria: qu'avez-vous, fire? J'ai trouvé ma chère Bibi, répondit Titi en regardant celle qui avoit treflailli: allons, fauffe Blanchebrune, ne continuez plus de nous tromper. Titi avoit deviné jufte. C'étoit*en effet Bibi qui reprit alors fa forme naturelle, & qui fit ainfi voir a Forteferre que celle qui lui avoit dit des chofes fi obligeantes, n'étoit pas la vraie princefle de Blanchebrune, il s'en plaignit, mais il s'appaifa lorfque cette princefle  DU Prince T i t i. iyt lui répö idit: fi je ne vous les ai pas dites, fire, comment favez-vous que je ne les ai pas pen- fées ? Ce badinage égaya un peu Ie commencemenr du repas; mais lorfque Tiri fit part des nouvelles qu'il avoit recues, & qu'il ajouta qu'il partoit cette nuit même pour fe rendre au camp, Ia confternation prit la place de la joie, Sc la fée eut beau faire pour la ranimer, elle n'y réufiit pas mieux d'abord que Titi, quelqu'ufage qu'il fit de fa réthorique, pour faire voir la néceffité de ce départ. Les ris cefsèrent chez Gracilie, la vivaciré de Blanchebrune fut éteinte, & la douleur qui fe peignoir dans les beaux yeux de Bibi, rrahiflbic malgré elle la raifon qu'elle affecFoir de faire paroïtre pour plaire a fon cher prince. Cependant il fut réfolu que les rois lailferoient a Biritibi le duc de Felicie Sc Abor; qu'on écriroitau ch:valier de Tobifonde de s'y rendre dès qu'il auroit fini fes affaires, & qu'après que les rois auroient appaifé 1'émotion qui étoit dans les troupes, & qu'elles feroient renvoyées dans leurs quartiers, Titi retourneroit dans la capitale, fuivi du prince de Fullfoi Sc du duc de Vaervir; que le roi de Forteferre, fuivi du prince de Felicie, du prince de Frycore &: du duc d'Eerharc, reviendroit a Bititibi, pour y reprendre les princefFes Sc Bibi, qu'ü meneroit lui-niêtne a la Cour avec monfieur Sc  H I S T O 1 It E madame Abor, le duc de Felicie & le chevalier de Tobifonde. Certe réfolution calma les efprits, & les bontés de Diamantine leur auroienr rendu leur première gayeté, fi leurs ceeurs euftent ére moins fenfibles a cette féparation, quelque courte qu'elle dut être. Diamantine demanda ce qu'éroit devenue la beface qu'elle avoit apportée il y avoit quelques jours. Madame Abor dir qu'elle l'avoit fait fetrer dans une armoire , oii on fut la chercher par ordre de la fée. Quand on la lui eut apportée, elle la coupa en deux, demanda du fil & une aiguille, & fit de cette beface quatre poches de vefte, dont elle donna deux a Titi, & deux a Forreferre. Elle prit elle-même la peine de coudre celles de Titi en dedans les poches de fa vefte, & dit a Forteferre de-faire de même coudre a fa vefte celles qu'elle lui donnoit, dès qu'il feroit fur les fron•tières de fes érars. Quelque puiftans que vous foyez, leur dit-elle, fouvenez-vous que vous n'avez rien que ce qu'on vous donne, que vos poches ne font que des befaces qu'on doit vous remplir; mais quela reconnoiifance& votre intérêt vous obligent a vider de même, en rendant a ceux qui vous donnent. L'avarice du prince empêche la■ circulation des biens d'un état, elle appauvrit fes fujets, en le's empêchant de s'enrichir, & il s'appiuvrit enfin lui-même, s'il arrivé quelques cas  'VJ% HlSTOlRfi garder. Elle auroit pourrant bien voulu I'avoir» pourvu que Forreferre n'en eut rien feu. Diamantine, qui pénétra les fentimens de la princefë , reprit fon miroir , Sc lui donna une petite loupe qui s'enfermoit dans un étui d'or tout couvert de pierredes de diverfes couleurs, Sc toutes fi brillantes , qu'on avoit peine a en fupporter 1'éclat. Rien ne vous paroit fi beau que eet étui , dit la fée ; mais quand vous regarderez avec le verre qu'il renferme la plupart des infecfes que les hommes méprifent faure de les voir, vous y déeouvrirez des beautés encore plus furprenanres. Enfuite s'adrefiant a mademoifelle de Granaris, qui étoit a coté de la princefle : comme vous aimez les grenades, lui dir-elle , en voila un bouquet fait de rubis & d'éméraudes ; il aura cette propriété , que confervant ioujours extérieurement fa couleur vermeille , la grenade du milieu qui eft un peu ouverte , deviendra intérieutement jaune , ou même noire, quand quelqu'un ofera vous entretenir de quelques tendres fentimens qu'il ne voudra vous Infpirer que pour vous féduire. Ainfi , aimable Granatis, vous avez un moyen pour vous garantir des pièges oü la plupart des hommes ne font que tfop habiles a faire tomber les jeunes perfonnes aimables comme vous. Vous feriez a mademoifelle un plus beau préfent, grande fée,  » u Prince Titi. 279 dit uné des dames d'honneur, fi vous rat donniez un moyen de fe préferver du penchaht qu'elle pourroir avoir a aimer ; car fi ce penchant étoit violent, mademoifelle pourroit bien oublier de confulter fon bouquet, ou même y ajourer moins de foi qu'aux paroles féduólrices de celui qu'elle aimeroir. Je n'en crois rien, répondit la fée ; mademoifelle aura plus de confiance en mes dons. A I'égard du penchanr a. aimer , il eft fi naturel, & il eft fi doux de le fuivre, que j'aurois tott de rendre infenfible une perfonne de fon age; c'eft a la vertu a le régler , & la vertu n'eft pas un don que je puifte faire ; elle s'acquiert par 1'applicarion a connoitre fes devoirs , & par 1'heureufe habitude de s'y conformer. Mademoifelle de Granatis répondit qu'elle favoir rrop ce qu'elle devoit a 1'honneur que la princefle de Blanchebrune lui avoit fait, & trop ce qu'elle fe devoit i elle-même, pour craindre les rifques donr on la menacoir. Pour vous , mefdames , dit la fée, en s'adrelfant aux dames d'honneur, voila deux éveiitails aflez bien montés comme vous voyez ; en effet, ils étoient tous garnis de pierreries; recevez-les, je vous prie: ils ont cette propriété, que lorfque vous ferez dans quelqu'endroit public , ou vous verrez quelqu'un que vous voulez qui vous joigue , vous n'aurez qu'a le fouhaiter , en ou- Siv  iSo HlSTO^Rg vrant & refermant 1 'éventail, auflï-rot ce quelqa'un fera auprès de vous. Cela eft charmant, dircnt les dames d'honneur, en faifant leurs remercimeus a. la fée ; fi nous étions un peu coquettes , nous pourrions défefpérer toutes les femmes. Oui, dit le ptince de Frycore, & les faire déchainer contse vous. Que cela feroit-il, répondirent - elles ? Nous aurions les rieurs de notre coté. Diamantine tira enfuite de la corbeille quatre tabatières , dont chacune n'étoit faite que de deux diamans , 8c les donna aux quatre feigneurs, en leur difant que ces tabatières avoient le même avanrage que le muonde poche qu'elle avoit donné a Bibi; qu'en regordant dans ['intérieur dudeftus, ils y verroienr ce que feroient leurs mairrefles ou leurs femmes. Deux de ces tabatières eurent le fort d'un des miroirs, Le prince de Fullfoi & le duc d'Eerhart prièrent la fée de les difpenfer de les recevoir. Nous fommes. mariés , dirent-ils, nous fommes trés conrens de nos femmes , nous ne voulons point être tentés d'avoir fujet de 1'être moins. Quand on eft engagé dans un lien indifloluble , le plus fage eft de ne chercher qu a voir des rofes oüon ne trouveroit peut être que des épines. Pour le prince de Frycore & le duc de Vaervir, qui n'étoient point mariés, l'un ne. 1'ayant point été, & 1'autre ayant perdu fa femme, iis acceptèrcnt  du Prince Titi. a8i ces tabatières avec grand plaifir. En échange, Diamanrine donna au prince de Fullfoi & au duc d'Eerharrdeux pommes de cannes de diamans,au bord defquelles il y avoit un petit bec de diamant couleur de feu. Servez-vous de ces pommes a vos cannes , dit la fée ; quand vous chercherez quelqu'un fans favoir ou il eft, ou qu'en voyageant vous ferez incertain du chemin que vous devez prendre, faites attention au coté vers lequel ce bec fera tourné; c'eft une bouftble pour la terre infiniment plus parfaite que celle dont on fe fett fur la mer. Ce bec vous conduira diredFement a la perfonne , ou au lieu que vous chercherez. Vous , Abor, reprit la fée , que Titi deftine pour ètre le chef de fes confeils, voici un télefcope fi petit, qu'on pourroit le prendre pour une fimple lunette d'approche ; mais fi parfait, qu'il vous fera découvrir, malgré 1'obfcurité de la nuit même, ce qui fe pafle dans les lieux vers lefqueis vous 1'aurez pointé; il s'allonge & fe racourcit, & vous voyez fur fon étui une multitude de ljgnes entre lefquelles font des chiffres ; quand vous voudrez voir ce qui fe paffe en quelqu'endroit, fachez feulement a quelle diftance eet endroit eft de vous , & allongez ou racourciflez le télefcope fur le ehiffre qui marquera cette diftance : alors vous ferez furpris de voir que les tous mêmes des maifons  i92 H I 5 T O I R È ie camp s'étoit forme. Le gouverneur , qui n'avoit pas été le maitre de retenir la garnifon, y faifoit monter la garde par les bourgeois. II fut bien étonné lorfqu'ils lui amenèrent le roi qu'il reconnut auffi-tot. Il fe plaignit de ce que le prince de Félicie & le duc de Vaervir , qui étoient, ditil, paffes il y avoit trois jours, ne lui avoienr point dit que fa majefté dut arriver. lis n'avoient garde, répondit le roi, je leur avois défendu de le dire , & je vous prie mëme qu'on ne fiche pas ici que j'y fuis. Cette défenfe venoit trop tard , la nouvelle en étoit déja repandue, & tous les habitans de cette ville accouroient au gouvernement. Cela fut caufe que les dëux rois ne voulurent pas y diner, & que s'y étant feulement rafraichis pendant une demiheure, ils remontèrent a cheval- ils traversèrent la ville a petits pas, pour donner au peuple la fatisfaófion de les voir , & ordonnèrent qu'on fermat les portes dès qu'ils feroient fortis , paree que plufieurs gens de la ville fe difpofoient a les fuivre. Ce fut le bonheur de deux pauvres malheureux qu'ils trouvèrent a trois quarts de lieue de la ville. On les menoit en prifoir, c'étoit deux hommes commis pour recevoir les contriburions d'un village. Des alguazils les conduifoient comme des criminels- ils les avoient liés enfemble , &£ les faifoient marcher rudement entre  du Prince Titi. 29J leurs chevaux. Les femmes de ces malheureux, une grande fille & un petir garcon les fuivoient en faifant des cris percans, & en arrofant le chemin de leurs larme?. Qu'ont fait ces gens-la, demanda le prince de Fullfoi par 1'ordre de Titi? ce font des commis aux conrributions, &quine veulent pas payer, répondirent les alguazils. Hélas! s'écrièrent ces pauvres gens, c'eft que nous ne le pouvons pas. Ils ont déja. tant fait de faifies & d'exécutions dans le village , qu'ils 1'onr mis hors d'état de payer ce qu'il faut au roi ; Sc quand il n'y a plus rien a prendre, ils nous menent en prifon. Quand ces gens feront en prifon, demanda Titi, qu'arrivera-r-il? Que s'ils ne payent pas, ou qu'on ne paie pas pour eux , on vendra tout ce qu'ils ont, répondirent les alguazils , & qu'on les y laiffera jufqu'a ce qu'ils ayent tout payé. Et comment feront-ils de 1'argent pour payer , s'ils font en prifon, répondit Forteferre ? Ce font leurs affaires, répondirent les alguazils. Et les miennes auffi, dit Titi, auffi ému de pitié que de colère. Les alguazils n'osèrent rien dire; ils virenr bien qu'il falloit que celui qui parloit fut quelque grand feigneur. Hélas! s'écrioient ces femmes défolées , ils démoliront jufqu'a nos pauvres maifons, comme ils ont fait il y a deux ans a. d'autres, &z puis ils laiiferont encore ces pauvres hommes mourir en prifon. T iij  3.94 HlSTQIR.8 Eh, mes bons feigneurs, conrinuèrenr-elles en fe jetant a genoux avec Ia jeune fille 8c le perk garcon , & redoubla.nt leurs cris & leurs larmes ^ ayez pitié de nous , mes bons feigneurs, ayez pitié de nous & de ces pauvres malheureux. Titi demanda ce qu'ils deyoient. Ils dirent qu'on leur demandoir quatre mille cinq cent foixante-dixr fept ginguets d'argent, cinq fois neuf deniers, 8c que les Alguazils avoient fait pour plus de fix mille ginguets de frais au village qui payoit dixr buit mille ginguets de conttibution. Déiiezdes, % dit Tif i aux alguafils, nous allons payer pour euxLes alguafils n'osèrent défobéir. Le roi paya, Sc conyertit en larmes de joie 8c en binédicfions les larmes de défefpoir 8c les fanglots de ces, pauyres gens. Mais ce qui irrita fi fort Titi qu'il eut befoin de toute fa modération pour retenir fa colère , fut qu'après avoir payé les quatre mille cinq cent foixante- dix - fept ginguers cinq fois peuf deniets s les alguafils dirent qu'il leur falloic a eux , pour leur courfe , dix écus. Titi les leur fit pourrant payer, Ce jour étpit defliné a faire voir aux rois la, dureté des contraintes, 8c finjuftice dont elles; étoient fouvent accompaguées. A 1'entrée du fe-r cond vilUge que leurs majeftés alloienr traverfgr, elles yirent une trpupe de gens affemblés, devant une maifpn c\ont les uns jiyroient, & les  du P r i n c-# Titi. 29$ autres pleuroient. Frycore Sc Fullfoi furent s'informet de ce que c'étoit. Un Alguazil & fon fecond venoientde faire une faifie, & drelfoient un procés-verbal de rébellion a juftice, paree qu'ils prétendoient qu'une femme furieufe comme un dragon, Sc aidée de fes voifins, ne vouloit pas leur ladfer emporter ce qu'ils avoient faifi. Ils avoient pris un drap dans lequel étoit couché un homme attaqué d'une grofle pleuréfie, & prefque eftropié d'un coup de faux qu'il avoit recu par accident; ils avoient pris fa couverture, Si ne Favoienr laifté que fur de la paille rangée dans le coin d'une pauvre chambre qui n'étoit pas même carrelée ; ils avoient faifi une marmite de fer, dont une parrie des rebords éroit rompue ; enfin ils avoient faifi jufqu'a une faux, une cognée Sc des coins de fer; car ce pauvre homme éroit faucheur Sc bucheron. Le prince de Fullfoi yin* rendre compte aux deux rois de ce qui fe pafloit, Sc le prince de Frycore mit pied a terre, Sc entra pour s'en convaincre par fes propres yeux. II revint confirmer aux rois ce que Fullfoi avoit rappotté. Titi fit appeler 1'Alguazil , a qui il demanda par 1'ordre de qui il faifoit cette exécution , par celui de meflieurs les Tréforiers de la piovince, répondit-il. Mais favez-vous, lui répondit Titi; qu'il eft expreffément défendu de faifir les outils de qui que ce foit, Sc que vous Tiv  Xej6 H I S T O I R E avez faifi la faux & la cognée de eet homme ïOh•„ oh, défendu , dit 1'Alguazil; fi nous ne faifilïions les outils, nous n'aurions fouvent rien a faifir, 8c il faur bien que mefiieurs les rréforiers foient payés, £n finilfant ces mots, il rerournoit d'un air alfez infolent continuer fon procés verbal, lorfque le roi le rappela. Ne foyez pas fi prompt, lui dit Titi, écoutez, Croyez-vous que ce foit les intenrions du roi 8c de fes miniftres qu'on tire de delfous un pauvre malade le drap clans lequel il eft couché, & qu'on faifïlfé jufqu'a fa marmire ? Monfieur, répondir 1'Alguazil, avec votre permiffion , je n'ai que faire de vos raifons; le roi' veut èrre payé, & je fais mon métier. Combien doit eet homme, demanda Titi ? Six ginguets d'argent, dit 1'Alguazil; les voulez - vous payer ? Mais, ajoura le roi, ce que vous lui avez faifi' vaur plus. Er n'y a-t il pas ma courfe & les frais de la vente, reprir 1'Alguazil? Combien eft votre ceurfe, dit le roi ? Trois ginguets, répondit 1'Alguazil, car nous fommes venus expres, Cela n'eft pas vrai , s'écrièrent des payfans, il a déja fait trois faifies dans le village, & il en venoit de faire deux a un quart de lieue d'ici. Tai-toi, dit 1'Alguazil , en regardant de travers un de ceux qui venoient de parler ainfi, tu me le payeras. 11 faut que je vous paieauparavant, monfieur 1'Alguazil, répondit Titi; qu'on aille chercher le juge, &  du. Prince Titi. 297 qu'il vienneau plutöt. Oui, oui, monfieur, die alors 1'Alguazil, qu'on aille chercher le juge; tout grand feigrieut que vous puiffiez être, fachez que je ne vous crains ni vous ni d'autres; & que, fi vous me troublez dans mes fonótions, meffieurs les tréforiers fauront bien en avoir raifon. Soit, dit le roi. L'AIguazilretournaafon procés-verbal, & les deux rois fe retirèrent a quelques pas de la. Je vous demandé bien pardon , dit Titi a Forteferre , des fcènes que je vous donne; elles font bien indignes de vous, & je ne crois pas que jamais rois aienr eu de telles converfations; mais j'apprends ainfi ce que je ne faurois jamais, ne fur-ce que paree qu'on en rrouveroit les détails trop bas pour m'en inftruire.Que me dites-vous, .fire, répondit Forteferre ? Ne eroyez - vous pas que je penfe que tout ce qui arrivé dans votre royaume, fe paffe auffi dans le mien , & que j'ai même intérêt que vous a Ie favoir pour y mettre ordre ? Le moindre payfan de nos états ne nous appartient-il pas autant que le plus grand feigneur, & ne lui devons-nous pas la même juftice? Voyez 1'inhumanité que des concitoyens exercent les uns contre les autres. Les croirions-nous, fi nous ne Favions vu ? Un brave foldat expofe fa vie & fes membres pour qu'un payfan puifte culriver fonchamp en süreté, &un coquin d'Alguazil qui le mine, fous 1'autorité des tréforiers, vole plus"  i<)Z HlSTOlRE en une femaine que ne 1'eft la paie d'un foldat pendant deux mois. Avez-vous remarqué, continua-t-il, que je me fuis fait donner mon gobelet ? Malgré votre exemple, j'ai fenti que la colère me furmontoit, Cette colère eft digne de vous, fire, répondit Titi, puifqu'elle ne vient que de votre pitié pour les malheureux, Sc de votre amour pour la juftice; mais 1'objet fur qui elle auroit dü tomber, eft trop vil ; je vais faire donner un ordre au gouverneur de Guerrewick pour le faire punir comme il le mérite. 11 dit au prince de Fullfoi de 1'écrire. Ce prince ne l'avoit pas encore fini, qu'on vint dire au roi que le juge avoit répondu que, fi on avoit befoin de lui, on n'avoit qu'a le venir trouver. Allons-y donc , dit Titi; & il y alla, après avoir commandé a un des gens de fa fuite de faire garroter 1'Alguazil Sc fon fecond, de les y faire conduire, Sc de donner dix ginguets d'or pour le pauvre malade : ce qui fut exécuté. Titi, s'étant rendu chez le juge, vouloit qu'il fe chargeat de faire sürement conduire 1'Alguazil Sc fon fecond a la ville prochaine. Le juge difoit que ce n'étoit point fon affaire, Sc qu'il ne vouloit point s'en meier. Les deux rois avoient beau dire qu'il étoit établi pour rendre la juftice , Sc empècher les vexarions qu'on vouloit faire aux fujets du roi, il répondoit toujours que ce n'étoit pas fon affaire, qu'il ne fe mêloit point de ce qui  nu Prince Titi. Z99 yegardoit mefïïeurs les tréforiers : c'étoit fon refrein perpétiiel. II ordonna même qu'on déliat 1'AIguazil & fon fecond, dès qu'il les vit paroitre, & menaea ceux qui 1'avoient fait. Titi ayant foupconné qu'il pourroit bien y avoir quelque connivence entr'eux, le fit lier avec les deux aurres, & ordonna qu'ils fuffent conduits tous trois au gouverneur de Guerrewick. Ce ne fut pas fans peine qu'il obligea les payfans de s'en charger: les payfans craignoientles fuites*, & Titi fut obligé de leur déclarer qu'il étoit le roi, &; d'ajouter quelques mots qu'il écrivit de fa propre main, a 1'ordre que le prince de Fullfoi avoit écrir pour Ie gouverneur de Guerrewick. Mais ce qui convainquit parfaitement qu'il étoit, en effet, le roi, c'eft qu'il fit donner quatre ginguets d'or a chacun des fix payfans qu'il chargea de Conduire ces trois hommes, & qu'enfuite il donna deux eens ginguets d'or, pour être diftribués également entre tous les habitans de ce village. Après quoi les deux rois continuèrent leur route , faifant de grandes réflexions fur la manière d'affeoir & de lever les contributions des villages, & coneluant que, puifque rien ne paroiffoit plus judifieux ni plus fage que 1'établiffement qu'on avoit fait a eet égard, & que cependant rien n'étoit plus onéreux aux peuples, rien n'étoit plus difficile dans radminiftTatian des affaires, piihjiques, que  foo' H'ISTOIRE le choix des moyens" mais que plus il y avoit dé difficultés, plus un grand roi devoit redoubler de courage & d'application pour les furmonter. Enfin le lendemain, ils arrivèrent au camp un peu avant la fin du jour. L'armée inftruite de leur arrivé e par le prince de Fullfoi, qui avoit pris les devans, fe trouva fous les armes , & fit de triples décharges de toute fa moufqueterie & de toute fon artillerie. Tout rerentiffoit des cris de joie dufoldat. Mais il s'étoit fi bien mis dans la tête que, pour marquer fon amour pour le roi, il falloit le venger de Triptillon, que les deux rois & tous les officiers eurent pendant quelques jours beaucoup de peine a leur perfuader qu'il falloit prou ver leur amour par leur obéiffance, & non par une entreprife contraire aux volontés de leut prince. Quand oneut ramené les efprits au point qu'on vouloit, Titi fit chaque jour la revue d'un certain nombre de régimens a qui il faifoit donner un ginguet d'or pour chaque foldat , avec une gratification pour les officiers, & le lendemain qu'ils avoient paffe en revue, on les faifoir partir pour aller en garnifon. C'eft ainfi que le roi difperfa l'armée, & préferva la province de Triptillon des maux qu'un autre prince lui auroit fait fouffrir. Les deux rois bien fecondés par les généraux & le prince de Fe-  DU :P R I N C E T I T I. jor licie , qui étoit fort aimé des foldars , furent prés 'd'un mois a mettre tout en ordre, pendant lequel tems Forteferre regut trois lerrres de la princefle 'Gracilie Sc de la princefle de Blanchebrune, a laquelle il écrivit aufli trois fois. Titi en recut aufli trois de Bibi; mais il ne lui écrivit qu'une fois , encote ne fut-ce que deux mots , lorfqu'il part-it "du camp pour retourner a. fa capitale. Voici une lettre de Bibi qui apprend ce qui-fe pafloir a Bititibi pendant 1'abfence des deux rois. LETTRE DE BIBI A T I T L De Bititibi ce 4 Septembre. Depuis que vous etes parti, mon cher roi, ces lieux ont bien changé de face, Ils ne nous paroiffent plus que de beaux déferts, ou nous allons errerpour nous occuper de vous fans diftraclion. J'ai fans ceffe devant les yeux le miroir que la fée m'a donné ; jamais elle n'a fait un pre]ent plus utile a quelqu'un qui aime. J'y vois tout ce que vous faites ,je fouffrt de toutes vos fatigues y mais je me confole puifque vous vous porte^ bien. La loupe que la fée donna d la princeffe de Blanchebrune, a la même vertu que mon miroir. Elle lui fert d voir tout ce que fait le roi de Forteferre, mais elle ne veut point qu'il le  ?Ol H I S T O I R ï fache, ainfi je vous prie de ne lui en rith dire. Nous étions enfemble d vous confidérer H lorfque vous aviei vos belles converfations avec des payfans & des Alguafils, en vérité, vous êtes des rois comme il n'y en a point. Depuis votre départ, la prir.ceffe Gracilie & moi fommes toujours en habit de chaffè, quoique nous n'ayons pas fongé une feule fois d y aller. Je foupconnc qu'elle fe plak d eet habillement par la même raifon que moi : c'eft encore unfecret que je vous confiei Elle a beaucoup perdu de fa gaieté, ff ne cherche pas moins que nous d être feule dans de petites allées fombres. Lesfondemens de la muraiile, que vous ave\ ordonnéqu'on faffe autout des treize arpens, font déja pofés. Le capïtaine Poirau a grand foin de faire avancer 1'ouvrage > c'eft le meilleur homme du monde: il nous fait des hiftoires de vieilles guerres, & des contes de garnifon tels que nous nousttouvons forcées de rireplus que nous ne le devons dans votre abfence. Je vous en dis ma coulpe, mais vous voyq par la. que je fuis auffi raifonnable que vous l'ave{fouhaité. Le „eveu du capitaine Poirau eft fort joli, je crois qu'il ne fe rendra pas indigne des bontés de votre majefté. Le chevalier de Tobifonde eft arrivé^ depuis deux jours , avec armes & bagages , c'ejl - d~dire , qu'il efl tout prêt a partir avec nous, Mon père & lui font comme deux amans qui ont mille chofes a fe diret ils font toujours enfemble. Je ne vous  » v Prince T i t t. 307 quillifa jufqu'au lendemain. La fièvre furvinr ; Ie genou enfia confidérablement , 8c on craignk une grande infLmmitijn. Cependant, cela n'eut pas de fuite. La fièvre cetfa, & 1'enfiu e n'augmenta point, elle diminua au contraire Je jout er. jour , quoiqu'aux moindres mouv.me.ns, le roi -enrit au genou des douleurs t ès aigucs. Madame la gouvernante d\4lbu> gecjlad étoie rrès-affidue auprès du roi, & dèsle rroifième jour, fa majefté permit que quelques dames vinffènr faire leur cour, & qu'on jouat dans fa chambre. Certe gouvernante étoit une femme de vingtfepta vingt-huitans, d'une talie médiocre, mais bien prife. Les plus beaux yeux noirs qu'on püc voir, avec un regard vif & riant, quoiqu'un peu couvert. Ses traits étoient peu réguliers, mais compofoient une de ces phyfionomies touchantes qui, par 1'air & les regards , font connoitre qu'une femme a du penchant a accorder ce qu'elle inf, ptre qu'on lui demandé. Le gouverneur étoü un petit homme noir , vif, agc de plus de foixante ans, qui avoit été fort galant, & qui étoit fi jaloux, qu'il paffoit pour être moins le mari, que Ie tyran de fa femme. Il croyoit que fa ;abufie étoit bien fondée. Et fa mauvaife humeur Ie portoit a ces déclamarions fi rebattues contre les femmes, qu'on devroit avoir home de les répéter, d'autant plus que rien n'eft plus inutile. Le prince de Vij  J08 II I S T O I R E Frycore prit un jour leur défenfe , &c foutint ^ contre le gouverneur , qu'il y avoit beaucoup plas de femmes foupconnées , qu'il n'y en avoit de criminelles • & que les aecufer ainfi, c'étoit fe rendre, a leur égard, coupable d'une injufticefans comparaifon plus affreufe , que ne 1'étoient les défauts dont on les accufoit. Ce difcours fit penfer Forteferre aux fabots dont Titi l'avoit toujours prié de ne point faire d'eifai a Bititibi. Je fais, dit-il, ou il y a des fabots qui ont la vertu de juftifierles femmes qu'on accufe injuftement j car fi elles font innocentes, elles peuvent les chauffer fans rien craindre , au lieu que fi elles font coupables , elles deviennent boiteufes dès qu'elles y ont mis le pied. La gouvernante & les autres dames qui étoient Fa , fe récrièrent: « Ah ï » fire , que nous fommes fachées de n'avoir pas f> ici de pareils fabots ; ne pourroit-on point les M avoir ? Oü font-ils ? votre majefté ne pourroitt> elle les faire venir ? » Elles croyoient que ce que le roi avoit dit étoit une plaifanterie. Oui , dit-il, je pourrois bien les avoir , du moins un j, & cela fufifiroit. Mais fi je 1'avois , continua-t-il , oferiez-vous bien le chautfet ? « Si nous 1'ofen rions, fe récrièrent-elles , croyant toujours » que le roi plaifantoit ? Votre majefté a donc u bien mauvaife opinion de nous ? Oui, fans »• doute 9 fire, nous 1'oferions. II ii'y en, a pas  du Prince Titi. 309 -» une de nous qui ne le chaufsat avec plaifir >- Que votre majefté le fafle venir, & elle verra » fi nous boiterons.» Prenez garde a ce que vous dites, reprit le roi, je veux croire que vous ne boiteriez pas. Mais , fi par hafard .... « Non , » fire, dirent-elles, il n'y a pas de mais, ni de »» par hafard. Faitesde venir , nous en fupplions •- votre majefté; ce ne fera que tant mieux pour » nous &c pour nos maris. » Non, dit le roi , je ne puis m'y réfoudre , ils y font trop intérelFés ; vous ne connoiflèz point ces fabots la j je n'en ferai point venir, a moins que vos maris ne le iouhaitent autant qne vous affecFez de le vouloir. " En vérité, fire, reprirent-elles, votre majefté » nous fait grand tort. Nous ofons 1'aiïurer que >• nous n'affecFons point de le vouloir , nous le » voulons très -fincèrement, & s'il faut en faire' j» fupplier votre majefté par nos maris , nous les » obligerons a. le demander comme une grace , i> quand même ils nous feroient 1'in juftice de n'en5» avoir pas envie. » Pour moi, dit le gouverneur , je le fouhaite de tout mon cceur, & je fuis. s#r que monfieur le préfident que voila,.c'étoit le mari d'une de ces dames , le fouhaite de même. Vous vous trompez, monfieur le gouverneur, répondit le préfident, il vaut mieux croire que tour, va bien , que defoupconner Ie contraire; & quand ®u le foupconne , il vaut encore fouvent mieux Vüj  -IO HlSTOIRE foü ->c nner qoe d etre éc'airci Que voulez-vousiéi*o d !a préfidsnte ? Si vous neeraigriez •'i .ür, comme afiurément vous n'avez ■■ oourquor he voulez - vous pas ces fafeots? Crovez-vous qu'il y i eai ? A.'lez, allez , monfieur, i y j env lu ttfVtre , & pui'que nous le voulons bien , vo is po tvez bien aulfi le vouloir. Si vous 1-; voulez abfolumenr, répondit le préfide'it, ji ne m'y oppóferaS point. Ce n'eft pas affez que tle ne v< us y point oppofer , reprir-elle , il faut vous joindre avec monfieur le gouverneur, pour en fuppiier trés-inftamment fa majefté. Je 1'en fupplie donc très-humblement, répondit le préfident; mais fouvenez - vous , madame, que c'eft vous qui le voulez. Je vous parlerai franchement, mefdames , dit le prince de Felicie ■ vous voüa cinq , fans compter madame la gouvernanre , il me paroit prefque impoffible qu'entre fix darres, il n'y en air pas une qui air couru quelque petit hafard. Eh bien , mon prince , interrompit une d'elles , c'étoit la femme d'un élu, oui fans doute : on ne vient point a notre age fans avoir couru de rifques ; mais fi on en court, les femmes vertueufes favent les éviter. Je le veux croire, répondit le prince ; cependant, fi ja puis dire mon fentiment , il me femble qu'il feroit bon, avant que de faire FetTai des fabots, que  du Prince Titi. }ijt rneftieurs les maris promilfent au roi de patdonner fincèrement tout le pafte aux femmes qui boiteroient, pourvu qu'elles ne fe miffent plus en état de boiter a 1'avenir • & je crois même, pour» fuivit-ii, qu'afin qu'on diftinguat moins celles qui boiteroienr, & que les matis eulfent ainfi un plus grand fujer de confolation , il faudroit engager tousles maris a demander conjointement I'épreuve du fabot. Cela eft fort bien penfé, dit le gouverneur. 11 faut drelfer une requête que nous ferons figner par rous les maris de cette ville, petits 8c grands, & nous la préfenterons a fa majefté. Monfieur le préfident, qui eft du métier, la dreflera a merveille. Non en vérité , monfieur le gouverneur , répondit le préfident; c'eft aflez que je la figne après vous. Si cela eft , dirent quelquesunes de ces dames en riant, nous en connoïtrons qui bokeront aflurément. Oh qu'il y en aura bien d'autres, dit le gouverneur, nous n'alIons voir que des boiteufes. Ne vous déferezvous point de la mauvaife opinion que vous avez des femmes, lui dirent madame la préfidente & madame 1'Elue ? Ne fur-ce que pour vous en guérir , on dok fouhaiter I'épreuve des fabots, Vous rrouvetez fans doute beaucoup de remmes paf mi le menu peuple , & peut-être même parmi les marchands, qui deviendront boiteufes • mais vous n'en' trouverez pas quatre parmi les femmes Viv  'J1* H I S I O [ R K 'de qaelque chofe , & qui ont eu une bonne édueation. Allons, allons, dit la femme du procureur du roi, il ne faudroit pas gager pour moins que fix : mais que cela nous fait-il ? cela ne nous regarde pas. Enfin , dit le roi , y êtes - vous bien réfolues ? Oui, fire , s'éerièrent-elles ; que vórre majefté fafle feulement venir ces fabots. Sirex dit le gouverneur, je promets a votre majefté la requête de rous les maris. Qu'on me donne donc une plume , de 1'encre & du papier , dit le roi: je vais envoyer chercher un de ces fabots. La chofe eft alfez de conféquence , dit le prince de Felicie , pour que ce foit le prince de Frycore y le duc d'Eerhart ou moi qui allions le chercher, Je fuis le plus jeune , j'efpère que votre majefté me donnera la préférence. De tout mon cceur , fi, vous le voulez , dit Forteferre. Vous êtes bienaife d'aller voir votre père, & vou3 avez raifon mais cependant je ne vous accorde auprès de lui qu'un féjour de vingt-quatre heures. Le prince de Felicie promit d'être de retout au plus tarddans fix jours. Le roi le chargea d'une lettre pour la princefle de Blanchebrune , & le prince partit fur le ehamp plus joyeux qu'il ne l'avoit été depuis fon départ de Bititibi. II y arriva le fecond jour avant midi. II ne trouva dans Ia petite maifon que madame Abor. Elle voulut envoyer avertir les princefles & le duc  »u Prince Titi. jij de Felicie , qui étoient dans le pare avec Abor, le prince de Fullfoi, le duc de Vaervir , & Is chevalier de Tobifonde; mais le prince de Felicie voulut aller lui-même les chercher, fans fonger feulement a fe rafraichir. II y avoit long-tems qu'il n'avoit fenti des mouvemens de joie aufli vifs. II ne marchoit pas , il voloit. Ayant jugé par le foleil, ou feroient les princeffes, il alla du cóté de Ia cafcade ; il y trouva en effet Bibi vêtue de fon habit de chafle, & fon miroir a la main. Elle courut a lui dès qu'elle 1'appercut, Sc 1'embrafFa. Allons , dit-elle , dans les allces obfcures du tailiis qui borde la grande pièce d'eau, nous y trouverons la princefle Gracilie. lis y allèrent, & la trouvèrent aufli vêtue en amazone, Sc fi appliquée a. écrire quelque chofe fur fes tablettes, qu'elle ne s'apperctu d'eux que lorfqu'ils furent auprès d'elle. Elle rougit , Sc fon premier mouvement fut de reculer.Le prince de Felicie mit un genou en terre , & lui baifa la main j Sc après lui avoir dit des nouvelles du roi fon père , dont elle ignoroit 1'accident, & I'avoir alFurée qu'il n'y auroit aucune fuite facheufe, ils allèrent trouver la princefFe de Blanchebrune , qui éroit dans la grande allee qui règne a droite de la pièce d'eau. Bibi s'étoit appercue que le prince avoit jeré un regard curieux fur les tablettes de Gracilie , fans avoir ofé lui demander ce qu'elle y écrivoit. Elle  314 HlSTOIRE fut plus hardie • elle pria la princelfe de le leur montrer : mais quelques prières qu'on lui fit, elle le refufa conftamment. On a fu depuis , qu'elle y écrivoit ces vets. S'il eft un mal plus cruel que Pabfence Pour un cceur que 1'amour a foumis a fes loix r C'eft un foupcon d'indifference , Et mon cceur fent ces deux maüx a la fois. Hélas 1II mon berger favoit combien je 1'aime y Pourroit-il être fans retour 5 Son refpecT:, dit-il eft extreme, N'eft-ce point d'un dcfaut d'amour? Blanchebrune fe promenoit avec fon ccureuil, & ayant a la main fa loupe dont elle fe fervoit de momens en momens, cette loupe lui avoit fait voir 1'accident arrivé a Forteferre : elle en étoit extrêmement touchée; cependanr elle l'avoit caché a Gracilie, paree qu'elle ne vouloit point faire connoitre comment elle l'avoit fu. Le prince de Felicie lui remit la lettre dont il étoit chargé. Forteferre marquoit a. la princelTe le danger qu'il avoit couru, le bonheur qu'il avoit eu d'en échapper, 1'impatience qu'il avoit de la revoir, 1'efpérance oü il étoit d'être bientót auprès d'elle, 8c celle d'cgayer un peu fon ennui préfent par 1'aiffai du fabot qu'il la prioit très-inftamment de lui envoyer. II avoit eula bonté d'ajouter des marqués  du Prince Titi. 315 obligeanres de fon fouvenir pour le duc de Felicie , Sc pour tous ceux qui étoient reftés a Bititibi, fans oublier même le capiraine Poirau. Les princeffes , Bibi Sc le prince de Felicie furent enfuite chercher tous ceux que cette lettre intéreffoir. Le prince vir avec grand plaifir le prince de Fullfoi Sc le duc de Vaervir, qui éroient arrivés depuis deux jours, Sc qui lui apprirenr des nouvelles de Titi. On renrra dans la petire maifon pour faire un peu rafraichir le prince de Felicie. II conra ce qui éroit arrivé aux deux rois depuis leur départ de Bitinbi, jufqu'a la difperfion des troupes, le danger oü avoit été le roi de Forteferre, la manié: e dont il paffoit fon tems chez le gouverneur d'Alburgetjlad, Sc les converfarions qui s'y étoient tenues au, fujet du fabot. Sur quoi il échappa a une dés dames d'honneur une naïveté, qu'elle voulut faire en vain paffer pour badinage , quand la réflexion fut furvenue : hélas, dit-elle, quel p'aifir aura le roi de Forteferre d faire boiter toute une ville! Après le diner, les princeffes Sc Bibi fe retirèrent pour aller écrire au roi de Forteferre. Le duc de Felicie en fkautant, Sc Abor même crut qu'il pouvoit prendre la liberté de le faire, pour marquer la part qu'il prenoit au danger que fa majefté avoit couru. Pendant ce tems le prince de Felicie fut prendre une heure de fommeil: il  JI (j H i s T O i R B y avoit deux nuits qu'il n'avoit dormi; il avoit couru nuit & jour a cheval, & vouloit repavrir la nuit fuivante pour retourner auprès de Forteferre. Afin de fe rejoiudre fans fe chercher dans le pare, on avoit pris pour rendez-vous commun un bofquet, qu'on appeloit le bofquet de Gracilie. C'étoit le' premier qu'on trouvoit a droite en fortant du parterre. Bibi s'y rendit la première. Peu de tems après, le prince de Felicie y arriva. Je fuis fachée, lui dir Bibi, que vous ayez fi. peu dormi, mais charmée pourtant de me trouver ici feule avec vous. Je crois bien, continua-1elle, que vous me faites la juftice de croire que vous n'avez point au monde de meilleure amie que moi, c'eft en cette qualité que je veux vous parler. Depuis long tems vous avez perdu cetre humeur vive & enjouée qui faifoit le plaifir de tous ceux qui vous voyoient, & dont vous vous trouviez bien vous même. Je ne vous demandé point de me dire la caufe dece changement; je vous demandé feulement que vous en conveniez, fi je vous Fat dit, je vous promets que fi vous en exigez le fecret, Titi même ne le faura pas de moi. Je n'ai point de fecrerpour vous, madame, répondit le prince, ni pour le roi mon cher maitre; je fais trop la confiance que je dois a vos bontés. Cependant permettez - moi de vous dire  du Prince Titi. ji7 qu'il y a des chofes fi fecrettes, qu'elles ne doivent pas même devenir un fecret, Sc que loin d'en exiger Ia confidence, ceux qui croyent les pénétrer, doivent feindre de ne les pénétrer pas. Vous, répondez mal a I'intérêr que je prends a ce qui vous touche, reprit Bibi, Sc par malheur j'entends quelqu'un, & nous ne pouvons continuer. J'efpère qu'une autre fois vous ferez plus fage. Tout ce que je puis vous dire maintenant, c'eft: que je ne voulois vous faire avouer la caufe de votre mélancolie, que pour vous aflurerque vous devez vous regarder comme le plus heureux prince du monde. Elle finhfoit a peine ce difcours, que le duc de Felicie & ie chevalier de Tobifonde parurent, & peu de tems après, les deux princefles Sc leurs dames d'honneur. Le prince de Fullfoi, le duc de Vaervir & Abor, qui éroient allé voir avec le capitaine Poirau la muraiile qu'on élevoit autour des treize arpens, revinrent auffi dans le bofquet: de forte qu'ils s'y trouvèrent rous affemblés, excepté madame Abor, qui mettoit tout en otdre pour le jour du déparr, & la jeune Granacis, qui étoit reftée avec elle. Le prince de Felicie étoit bien aife de voir la compagnie nombreufe : il croyoir qu'on pourroit plus aifément fe féparer a la promenadey il fe trompa: comme il n'éroit a Bititibi que pour quelques heures , ont crut qu'on devgic lui faire  Jl8 HlSfOIRE 1'honneur de ne le point quitter. On ne s'en* trerint que des mêmes chofes dont on avoit parlé avant le diner. Le voyage des rois, ce qu'ils avoient fait a I'égard des troupes, 1'accident arrivé au roi de Forteferre, Sc fur-tout les difcours au fujet du fabot, revinrent dans la converfation. Le prince faifoit la defcription de la cour du roi de Forreferre a Alburgctftad. La peinrure des dames & des hommes qui la compofoienr, réjouilfoit beaucoup les princeffes Le duc de Vaervir connoiffbit particulièrement le gouverneur Sc la gouvernante; il pria le prince de Felicie de trouver quelqu'expédient pour empêeher cette dame de chaufter le fabot, paree qu'aftiirément elle boitera, dit-il, & le gouverneur la tuera, Combien avez-vous fait de conquêtes a cette cour, mon prince, demanda Gracilie ? En vérité, madame, je n'en fais rien, répondit-il; depuis que je fuis parri d'ici, je n'ai pas regardé la tabatière que Diamantine m'a donnée, je la conferve a part, en attendant que je la perde. Cela eft bien modefte, s'écria-t-on. Voyons, dit Bibi, cette t?.r batière; le nombre des diamans eft-il augmenté ? Le prince la tira, Sc la mit entre les mains de B.bi fans la regarder. Le nombre des diamans étoit accru de deux. Vous verrez, dit Gracilie , que c'eft la femme ou la fille de quelqu'élu ou de quelque confeiller au prcfidial d'Aiburgetjcad qui veulent  r> u Prince Titi. jij .faire vorre conquête. Pourquoi pas madame la gouvernante ou madame Ia préfidente, ou peutêtre même madame la grand-baillie, dit la princelTe de Blanchebrune? Penfez-vous qu'elles ne croyent pas le prince de Felicie aflez bon pour elles? La princelTe Gracilie, dit le prince, croit que les femmes du fecond rang font alfez pout moi, & que je ne dois pas prétendre a celles du premier; elle a raifon, Point du tout, dit Gracilie; j'aurois autant de tort de le croire, que vous de le penfer : mais je vous connois fi modefte &C fi refpedFueux, que le refpecF chez vous s'oppoferoit a 1'amour, a moins que ce ne füt pour quelqu'une de ces belles qu'on peut trairer a la légère; Sc ce n'eft pas ainfi qu'on traite des gouvernantes, ni des ptéfidentes, ni des baillies. Si je fuis tel que vous le dites, madame , reprit le prince, il arriveroit donc que je m'attacherois a celles que j'aime le moins, & que je négligerois celles que j'aime le plus; car il me femble que plus on a d'amour, plus on a de refpecF. Je fuis du fentiment du prince, dir le Duc de Vaervir; on ne craint d'offenfer une belle qu'a proportion qu'on 1'aime. Ainfi quand le refpect eftextrême,c'eft une marqué que 1'amour 1'eft aufli. J'aurois cru, dit le capitaine Poirau, qu'aimer refpecFueufement, c'auroit été aimer froidement. Excepté Gracilie, tout le monde paroiflbit être du feutiment du duc de  JIO HlSTOIRE Vaervir. On difcutoit cependant s'il étoit exactement vrai, que la mefure du refpect füt celle de 1'amour. On apporta divers exemples d'amans que la force de 1'amour avoit rendus téméraires; on rapporta auffi d'autres exemples, mais en petit nombre, qui prouvoient que des amans s'étoient bornés a aimer éternellement fans efpoir de 1'être, fans dire qu'ils aimoient, ou qui ne 1'avoient fait connoitre que pour faire voir en eux un amour fi parfait, qu'il fe bornoit au feul plaifir d'aimer Sc de languir, heureux de mourir la victime de ce qu'ils aimoient; ou qui faifoient voir que pouvant fe flatter de quelqu'efpérance, ils s'étoient condamnés a vivre toujours malheureux, plutöt que d'expofer celle qu'ils aimoient a un retour dont ils ne fe ctoyoient pas dignes. Qui a pu produire de fi grands efforts, dit le duc de Vaervir, fi ce n'eft un refpect extréme? & qui a pu produite un-fi grand refpect, qu'un parfait amour ? Je rj'entends rien a toute votre philofophie d'amour , dit Gracilie; mais j 'ai fouvent oüi dire que 1'amour ne pouvoit vivre fans 1'efpérance, & fe condamner a être toujours malheureux, me paroit une folie, & la plus grande qu'on puifle faire- Quand on aime parfaitement, dit le prince de Felicie, la douceur d'aimer adoucit la douleur de n'ofer efpérer de 1'être; mais manquer de refpecF jufqu'a avouer fon amour a quelqu'un dont on n'eft pas digne  b ü Prince Titi. ?ir digne, qüarid même on lui infpireroit quelque fenfibilité, c'eft fe préparer des remords qui r'endent malheureux, par des regrets dont rien ne confole. Cela eft fort beau, dir le prince de Fullfoi; qu'en penfez- vous, capitaine Poirau? « Ma foi, dit il, cela eft rrop fort pour moi, je « n'y entends rien. Cela peut être rrès-beau pour » des princes; mais chez les dragons nous ne conji noiflons point cette forte d'amour: quand nous » aimons, nous le difons fans cérémonie; &c 55 quand on nous lebure, ou nous allons aimer 53 ailleurSjOu ft notre amour eft ii violent, que 55 nous ne puifiions nous détacher j il devient téy> inérairess. Monfieur Poirau réfoud la queftion, dir le duc de Felicie : « les amans témcraires jj aiment leurfatisfacfion; les refpecFueuxaiment 55 la perfonne)5. Lefqueis préférerièz vous, madame, dir le prince de Felicie, en s'adteftaut a la princefle de Blanchebrune, li vous étiez une perfonne qu'on ofat aimer d'amour. Ce n'eft pas une queftion, répondir la princefle; les amans téniéraires doivent être bannis & méprifés : mais ne peut-on accommoder le refpect avec 1'amour, &les faireégalemenrconnoitre; J'avouerai, continua-t-elle, que fi quelqu'un m'aimoit cle cette manière, je ne ferons pas fachée de le'favoir; je crois même que je lui en faurois bon gré, & que fi je rie 1'aimois pas, du moins je le plaindrois; ëi Tome XXVlll X  3 22 H I S T O I R. 1 n'eft-ce rien que d'être plaint de ce qu'on atrïie? C'eft une autre queftion, reprit Ie prince de Felicie , fur quoi il y auroit fujet de difputer. Je concois trés-bien qu'un amant peut êtte plus malheureux étant plaint de ce qu'il aime, qu'il ne le feroit en lui laiffant ignorer fon amour. On agira encore cette queftion, qui fut interrompue par 1'arrivée de madame Abor Sc de mademoifelle de Granatis, 8c d'un courier qui apportoir des lettres de Titi. L'accident arrivé au roi de Forteferre en étoit le principal fujet. Enfin, 1'heure du fouper étant venue, on fut fe merrre a table. Et peu de tems après le fouper, le prince de Felicie, chargé du fabot & des lettres pour Forteferre, partit avec autant de peine qu'il avoit eu de joie de quitter Alburgetjiad pour venir a Bititibi. II trouva le roi de Forteferre prefque guéri „ quoiqu'on l'obligeat a garder encore le lit, pour ménager fon genou. Il y fentoit beaucoup de foiblefte 8c quelque petite douleur. On craignoit qu'un trop prompt mouvement n'en prolongeas la durée. Les dames vinrent voir le fabot. Elles avoient toujours cru que ce qu'on en avoit dit n'étoit qu'un conté que le toi avoit fait pour fe divertir. Le gouverneur même , 8c ceux qui en avoient oui parler 1'avoient cru de même, 8c n'avoient feint de prendre férieufement la chofe*  ou P r i k e e Tm, jij que pour inquiéter leurs femmes. Mais quand on vit le labot, on commenca a croire quece que le roi avoir dit étoit vrai. Un fabot d'un feul diamant, Si travaillé avec tant d'art, ce ne peut êcre que 1'ouvrage d'une fée, & elle aura bien pu avoir la malice d'y attacher la vertu de faire boïrer les femmes qui auront eu quelqu'aventure. Que faire ? Le gouverneur étoit li jaloux, qu'il eut bierttot pris fon parti. Ou je me guérirai, dit-il, de mes foupcons, oü j'aurai le plaifir de convaincre ma femme de fa perfidie. Le préfident qui ne fe foucioit guère de la fienne, qui étoit hautaine Sc hypocrite, ne s'embarraftbit pas de ce qui arriverok. Cependant il fut réfolu de fuivre le confeil que le prince de Felicie avoit donné, afin que fi leurs femmes boitoient, ils ne fulfent pas les feuls en ville a qui on put en faire un fujet de raillerie. Ils firent donc écrife une requête, pour fupplier Ie' roi, au nom de tous les habitans & Alburgetjiad : « qu'il plüt a fa majefté de permertre que routes « les femmes de ladite ville puftent faire ufage s> du fabot, afin que leur vörtu parüt aux yeux » du public exempte des foupcons dont on vou» droit les noircir, & confondre ainfi les calom» niateurs Sc les jaloux ». Après avoir figné cette requête, ils la firent figner par tous ceux qui avoient été admis a faire leur cour au roi, Par les médecins Sc les chirur- X ij  324 Histoirë giensqui voyoierit fa majefté. Par tous les officiers de la garnifon qui étoient mariés, Sc qui fe divertiftbieiit par avance de voir boiter leurs femmes. Et enfin, on envoya de porte en porte la faire fïgnter par rous ceux qui étoient mariés. Perfonne n'ofoit refufer de foufcrire. Lesrailleries qu'on avoit faites aux premiers, qui avoient fait quelque difficulté, avoient préparé les autres a n'en point faire. Cependant toutes les femmes étoient dans une grande inqniétude. Quelques -unes prenoienr la réfolution dé - fortir A'Alburgetflad, fi la chofe s'exécutoit, Sc de n'y rentrer de leur vie. Les plus réfolues difoient: que ce n'étoit qu'un jeu, qu'il falloit faire bonne contenance, Sc qu'au pis aller, li elles boitoient, elles ne boiteroienr pas feules, Bonté, madame, difoit un jour la préfidente a la gouvernante Sc a la femme d'un confeiller , fi ce maudit fabot, le ciel me le pardonne, alloit faire boiter celles qui n'ont point fait de mal, mus ferions bien attrapées. On croiroit que nous en aurions fait. Une autre , c'étoit la femme du fubdélégué, lui cohfeilloit d'emprunter le fabot, comme pour en admirer la beauté, Sc de l'eftayer en cachette. Cette femme étoit 1'amie du cceur de la gouvernante. Je vous remercie, lui dit - elle, ejfaye^ - le vous-même, & fi vous ne boite\ pas, je fejfayerai après.  bu Prince Titi. 515 Le prince de Felicie avoit informé le roi de ce -que le duc de Vaervir avoit dit au fujet de la gouvernanre, mais il n'y avoir pas moyen de 1'exempter de 1'eflai du fabot. Tout ce qu'on auroit pu faire n'auroit fervi qu'a perfiiader, que fi le fabot ne l'avoit pas fait boiter, elle n'en méritoir pas moins d'être boiteufe. Le roi crut donc qu'il falloit feulement s'afturer du gouverneur, ainfi que des autres maris, en leur faifant promertre, qu'en cas que leurs femmes vinftènt a boiter, ils leur pardonneroient fïncèrement tout le paffé, aux condirions qu'elles ne fe mettroient plus en danger de boiter a 1'avenir ; Sc que fi les maris ne renoïent pas leur promeffe, on les pur niroit févèrement. Enfin, le jour fatal arriva. La garnifon étoit fous les armes. On avoir fait affembier toutes les femmes mariées dans une grande place qui éroit devant le gouvernement, oü on avoit fait mettre des chaifes Sc des bancs pour les affeoir , chacune a peu prés felon fon rang. Le roi s'étoit fait porter fur une duchefie dans un veftibule, ou plutot dans un grand falon, au travers duquel on patfoit de la cour au jardin du gouverneur. Le prince de Felicie , le duc d'Eerharr,le prince de Frycore, le gouverneur, le lieutenant de roi, les colonels des régimens de la garnifon environnoient fa majefté. On avoit fait des échafauds auteur de la falie pour plager. X dj  du Prince Titi. }& fept heures du matin jufqu'a quatre heures du foir. Sa majefté ordonna alors qü'on fervït dans la falie même.& dans les appartemens joignans, des tables pour rous ceux qui étoient entrés, qu'oh en fervït auffi dans le jardin pour les femmes, & dans Ia cour pour tous ceux qui n'avoient pü être récus dans la maifon. II y avoit trois jonrs que les ordres avoient été donnés pour eet effet. On ne vit jamais tant de patés, de jambons, de languès fourrées & autres, de cervelats , de bceuf a la mode , de Ionges de veaux ; rant de faifans, de poulets , de perdrix froides, degareaux, de fruits, de confirures enfin de tout ce qui peut commodément fe diftribuer. On fit enfoncer des ronneaux de vin dans Ia cour, on en donna même en dehors du gouvernement, & on fit ailleurs circuler tant de bouteilles , que la tête de plufieurs des magiftrats & des notables s'en reffentit plus que de l'infidé^ üté de leurs femmes. Allons, dit le roi au premier verre de vin qu'on lui fervir, buvons au plus grand nombre : a ia fanté des boiteufes. Le roi but, & la fit boire" a la ronde. En même tems on entendit une décharge de toute la moufqueterie de la garnifon. Cela commenca a mettre en bonne humeur les maris qui étoient le moins déraifonnabies : peu de tems après, les autres s'y mirent auffi. Le ben  334 • Histöire vin & les propos du roi, du prince de Felicie &C des deux feigneurs qui faifoient de leur mieux pour feconder les incentions de fa majefté , les y engagèrent. Cependant avant que le vin eut trop échauffé les cetvelles , mais lors feulement qu'il eut ramené la gaieté , le roi crut qu'il étoit tems de faire faire aux maris des réflexions utiles. La vertu du fabot que vous avez vu, leur dit-il, ne fe botne pas a faire boiter les femmes , que.Ie. tempérament ou la tendfefte ont fait aller trop loin -, quand un homme y met le pied , s'il a promis ce qu'il n'a pas tenu , le pouvant temr , s'il n'a pas été fidéle a fon prince , a fon ami, a fa femme , a fa maïttefle ; s'il a abandonné ceux qui avoient de la confiance en lui, s'il a marqué une amitié qu'il ne fentoit point , & qu'il ait négligé ceux qu'il en avoit affiirés; s'il a féduit une femme pat des promefies trompeufes, ou par un amour qu'il exagéroit; enfin s'il n'a pas eu le courage de dire & de foutenir la vérité , ou qu'il ait eu au contraire la foiblefie de la trahit par le menfonge , en quelque cas que ce puifte être, ü boite , & même des deux cótés, fi on lui change le fabot de pied , & qu'il foit coupable de plus d'une des chofes que je viens de dire. Ainfi , meffieurs , continua le roi, fi vous le jugiez a propos, pour confoler les boireufes , nous pourrions les engager a demander que leurs  D * P * i N c I T x t r. 33? h'êtes-vous pas déshonorés d'une faute qui déshonore vos complices, qui n'y tomberoient fouvenrPomt/fi vousn.employe2 ^ ^ ^ ioins & damfices pour les féduife ? C'eft- vous les rende* coupables, & vous ne vou,ez I «re 5 ce font vos fautes qui les déshonorent , & vous „e voulez pas être déshonorés : il n'y a «en de plus injufte. Peut être penfez-vous, dit le r01 en regardant le prince de Felicie , le duc d Eerhart &le prince de Frycore, que ce j f! cours neme fied point, a moi quUi jeté une fenêtre une maitreffe qui m'étoir infidèfe : »* malgre le tempérament violent que vous me connoiiTez, je yous protefte que ft elle m V voit avoue qu'un nouveau goüt la portoit l mé quuter^e le luiaurois pardonné ;& qu'en Ia jetant par la fenêtre, je n'étois irriré que de fa perfidie,* non de ce qui peut être appelé uu «art en amour. Votre majefté nous permettra de lui remontrer, dirent le lieutenanr criminel & quelques-uns des magiftrats, que c'eft précifément ce qu, nous irrite contre nos femmes • elles nous ont promis ce- qu'elles ne nous tiennent Pomt; elles nous carrefTent, elles font les vertueufes lorfqu'elles nous trahiflenc; n'eft-ce PaS Perfidie? 1 faut bien diftinguer , reprit le roi entre une femme 8c une maitrelf*. LIne maitre^ Terne XXTUL Y  les complices ? Er fi manquer a leurs engagemens eft un crime, pour quel autre crime le fabot feroit il boirer leurs époux? N'eft-ce pas manquer ft fes engagemens , que de ne pas remr ce quou * promis, quand on a pu le tenir ? Un fujet qut n'eft pas fidéle a fon prince, ne manque-t-d pas aux •engagemens de fa naiffance > Un homme „e manque-t.il pas aux engagemens de 1 aimue & de 1'amour , sil manque a fon ami , a la femme , a fa maitrelfc'rS'il abandonne ceux qui om de la confiance en lui , ne manque-t-il pas aux en^gemens de 1'humanité ? S'il marqué une amitié V" nefenr point, ou qu'il négligé ceux M en avoitaffurés , n'eft ce pas perfidie, fC manquer aux engagemens de 1'honneur , aufli 'bien que d'avoir la bafleffe de n'ofer foutenir la Vérité, ou de la trahit par le menfonge? Arnfi, meffieurs, fi manquer X fes engagemens , eft un crime qui puiffe faire boiter les femmes pourquoi les hommes feroient-ils exempts de boiter , Jils en font coupbles ? C'eft pourquoi, du Forteferre, je crois que nous ferons blen de faire paffer après demain les hommes par lelfai du fabot Ce fera une confolation pour les pauvres boiteufes. Qu'en dites-vous , monfieur le gouverneur ? Ce qu'il vous plaira, fire , répondit le gouverneur. Je ne crains point de boiter pour ce  344 H I S T O I R E parda les mettre a la raifon. On le fit eiïayer de?. deux cótés aux deux plus réfolus. Ils boiterent fi. bas , que quand ils faifoient un pas d'un coté , il avoient peine a fe redreffer de 1'autre, Cependant ils juroient toujours qu'ils vengeroient leur honneur outragé, & que dès-qu'ils tiendroient leurs femmes chez eux, ils les tueroient, ou du moins les battroient tant, qu'elles n'en échapperoient pas. On informa le roi de leur folie. On les fit mettre en prifon , dans le deffein de les bannir comme perturbateurs du repos public , avec défenfe de rentrer dans Alburgetfiad, fur peine de la vie. Pour les trois autres, dès qu'ils virent boitet leurs camarades, ils promirenttout ce qu'on. voulut, Alors le roi fit donner ordre d'avertir Ia garnifon, qui étoit toujours fous les armes , de faire une nouvelle & doublé décharge au fignal d'une fanté qu'il devoit bientót boire. Peu de tems après, ayant démandé un grand verre, fa majefté fit dire a toutes les tables qu'elle porton la fanté des Boiteufes & Boiteuxquivouloient marcher droit, On la but au bruit d'une doublé décharge de moufqueterie, fuivie des fanfares, desrrompettes, du bruit des tambours , des fifres , des tymb-.les, Sc des hautbojs, Enfin la gayeté ayant banni 1'humeur nojre , le roi propofa de faire rentrer les  du Prince Titi. j4j boiteufes , & que la réconciliation tut publique. Les maris y confentirent. Tout fe paffa fi bien, que celles qui n'avoient jamais aimé leurs maris, concurenr en ce moment-la pour eux plus , oti du moins amant d'amour qu'elles en euflent jamais fenti pout un amant ; & que celles qui les avoient aimés, fentirent la tendreffe fe renouveler dans leur cceur. II n'y eut que le gouverneur cV le lieutenant général qui au premier inftant firent une grimace Ü extraordinaire , que le roi & le prince de Felicie eurent beaucoup de peine a s'empêcher de rire. Pour confirmer un oubli néce(Faire, & 1'entretenir en prolongeant la joie , le roi voulut que la journée finït par un bal. On fit paffer les hautbois dans le jardin, oü on ordonna des iüuminations. On envoya chercher les viobns pourle faion & les appartemens. Le peuple eut la permiffion dentrer partour. Le roi fe fit reporter dans fa chambre , ou les princes & ducs le fuivirent, & oü ils paflerent la nuit a s'entretenir du plaifir qu'ils auroient a raconter a Bititibi toutes les fingularités de cette journée. On dormit le lendemain, pour fe dédommaget de la veille. II y a lieu de croire que fi en fcelJain la réconciliation, les maris n'eurent pas pour leurs femmes toute lardetir des amaus, les fem-  54 HlSTOIRE mes marquerent a leurs maris route la tendreffe des maitreffes. La prudence vouloit qu'elles n'oubliaffent tien pout convaincre de la fincérité de leur repentir. Cependant pour empêcher de croire que leroi n'avoit regardé le libertinage des femmes que comme un jeu, & non pas comme un crime qui les deshonoroir > quelque peu vertueux que fuffent d'ailleurs leurs maris ; &c qu'on n'interprétat ainfi au défavatange de la vertu ce que SaMajefté n'avoit dit & fait que pour prévenir les fuites d'injures dont au fond la blefTure eft peur être incurable ; ce prince fit invicer a diner les quatre femmes qui n'avoient point boité. Il fit auffi inviter leurs maris , quoique deux des quatre fuffent de la plus fimple bourgeoifie. Le roi & le prince de Félicie dinerent avec les femmes ; honneur qu'il ne fit depuis ce jour-la a aucune autre , pas même a la gouvernante, a qui le chagrin, le dcpit ou la fatigue firent garder le lit jufques audépart du Roi. Le duc d'Eerhart & le prince de Frycore eurent a leur table les quatre maris. On ne peut €'imaginer la joie que ces quatre couples reffentirent de 1'honneur qu'ils recurent, combien ces femmes fe félicitoient intérieurement d'avoir été fages, combien les maris fe gloïifioient auffi inté-  du Prince Titi: $47; rieurement de 1'honneur que la vertu de leurs femmes leur procuroit, & combien cette diftinction redoubla dans leurs cceurs leur amour Sc leur confiancepour elles. En faifant ce qu'on doit pour rendre heureux ceux avec qui on a a vivre, c'eft travailler a fon propre bonheur. Le roi ne fe ■contenta pas de cette marqué de diftinction ; il but en général a la fanté des femmes qui n'avoient rien fait qui dut les faire boiter ; & enfuite il but a la fanté de chacune des quatre qui avoient 1'hon-. nenr d'être a table avec fa majefté, & i chacune de fes fantés la garnifon qui étoit par fes ordres fous les armes dans la place du gouvernement, fit une décharge a laquelle répondit tout le canon des temparts. Après le diner, le roi qui avoit eu la bonté de dire mille chofes obligeantes, tant aux quatre maris, qu'aux quatre femmes, ajouta ou'il y avoit deux chofes fur lefquelles il vouloit être éclairci. L'une, dit-il, en s'adreflant au mari de la plus belle, c'eft de favoir pourquoi vous ne vivez pas avec votre femme, qui eft fans contredit la plus belle femme de la ville , Sc que I'épreuve du fabot a fait voir aufli fage qu'on peut le fouhaiter. Sire, répondit eet homme, j'ofe aflurer votre majefté qu'il n'y a point de femme dans le monde que j'eftimeplus que la mienne, je rewnnois ca elle  H I S T C* I' R ï toutes les grandes qualités qui méritent une véritable eftime : quoiqu'il y ait du tems que je fois fon époux, je la trouve encore fi belle , que quand je la regarde avec attention , je fens dans mon cceur des rranfports d'amour qu'il m'afflige de réprimer ; je m'en fuis féparé , pour la rendre heureufe , ou du moins moins malheureufeen ne la troublant plus par la préfence d'un homme dont le caracFère n'a pu mériter un amour aflez tendre pour vaincre en elle une incompatibilité d'humeur qui me faifoit extrêmement fouffrir. Si cela eft ainfi , dit Forteferre, vous avez raifon de vous être féparés. Les premiers foins, &lacomplaifance la plus vive doivent fans doute venir d'abord de 1'époux ; mais fi le cceur de la femme n'y répond pas , le lien du mariage devient un efclavage pénible, ou la différence de 1'humeur ternit la joie , & augmente les peines. Avec une femme vertueufe, un mari qui n'en eft pas aimé , peut êrre extrêmement a plaindre , & elle devient a plaindre elle-même. Cette belle femme ne put alors retenir fes larmes : vous les donnez , lui dit fon mari d'un ton pénétré de douleur, vous les donnez au regret de ne pouvoir m'aimerj c'eft votre vertu qui vous les fait répandre, & non 1'amour. J en donne tous les jours au regret de n'avoir pu le mériter, Il fe retira dans l'embra'  r> ü -Prince Titi. 349 fure d'une fenêtre en finiffant ces mots, pouf cacher une émotion qui lui alloit aufli coütet des pleurs. Voila deux perfonnes que je plains extrêmement, dit le roi ; mais c'eft d'eux feuls que peut venir le remède. Rien ne me convainc mieux de la fagefle des loix du feu duc de Felicie, concernant le mariage. Pour vous , monfieur , dit-il , en s'adreffant a celui qui avoit époufé a lage de cinquante ans une trés - belle fille , qui n'en avoit pas vingt, dites-moi, je vous prie , comment malgré la différence de lage , Se dans huit ans de mariage , vous avez pu vous conferver la fidélité d'une femme aufli belle èc auffi aimable. Sire , répondit eet homme, je ne puis 1'attribuer qu'a fa vertu & 3. mon bonheur. Si j'y ai contribué, ce ne peut être que par le foin que j'ai eu de me montrer tel avant le mariage , qu'elle m'a toujours trouvé depuis ; ou plus attentif encore a lui plaire. Sire, dit la femme, je puis rendre a votre majefté un meilleur compte que mon mari. J'ai toujours cru , il eft vrai, qu'une femme devoit fe, refpecFer affez pour ne rien faire qu'elle pütfe reprocher ; mais malgré cela j'aurois peutêtre boité comme une autre, fi j'euffe fait mon choix avec moins' de précaution que je n'ai fait. Lorfqu'il me recherchoic en mariage, il y avoit  '3J0 HlSTOtRB trois oixquatre jeunes gens, qui me faifoient lö «néme honneur. Ils m'aimoient tous autant qu'on le dit ordinairement, au moins vouloient-ils me le faire croire. J'étois a leurs yeux une perfonne accomplie ; il n'y avoit que lui qui me trouvoit des défauts , 8c qui ofoit m'en parler. Cela me déplut d'abord; je lui dis un jour pourquoi il vouloit m'époufer , puifqu'il me trouvoit des défauts4 C'eft, me répondit-il, en relachant un peu de fa fincérité, que je vous en trouve moins qu'a une autre , & que je vous aime aflez pour fouhaiterque vous n'en ayez point du tout, fi cela eft poflible. Je fis alors cette réflexion, puifqu'il reconnoifloit mes défauts, qu'il avoit le courage de m'en avertir , & qu'il avoit pour moi des emprelfemens auffi vifs , & des attentions auffi délicates que les autres, il falloit qu'il m'aimat le plus parfaitement; qu'il n'étoit ni flatteur , ni trop aveugle ; qu'ainfi je ne pouvois mieux fairè que de 1'époufer. Son attachement ne s'eft point démenti ; je ferois bien indigne fi je manquois a celui que je lui dois. Voila des époux , dir le duc d'Eerhart, qui n'ont pas befoin des loix du feu duc de Felicie. Aufli ces loix-la , reprit le roi, ne les oblige-t-elles pas a fe féparer. Je voudrois bien que les deux premiers fuflent aufli raifonnables. Pourquoi n'être vertueux qu'a moitié? Sire, répondirent ils , ea  eu Prince Titi. 351 fe rapprochant du roi, nous venons de prendre une ferme réfolution de mertre dans notre union tant d'attention & de complaifance , que nous nous réuniffons aujourd'hui, pour ne nous féparer jamais. Je le fouhaire de tout mon cceur , dit Forteferre j je veux fcavoir ce qui en fera ; je donnerai ordre qu'on m'en informe. Après les avoir alfuréstous de fa protecFion, fait un préfent de ginguets d'or aux hommes, & promis aux femmes de leur envcyer a chacune un diamant, qui feroit en même tems le fymbole de leur vertu, & une marqué de fon eftime; ce grand roi, avant que de les congédier, voulut les honorer, ou plutot honorer en elles la vertu, en leur donnant a chacune un baifer. Je me ferai honneur, leur dit-il, du baifer que je vous donne j qui peut fe vanter d'avoir donné dans fa vie un baifer a quatre femmes telles que vous? Toutes ces diftincFions excitèrent vivement 1'envie des boiteufes, qui s'en trouvoient très-mortifiées; mais ce fut un excellent exemple pour les Elles qui n'avoient encore rien fait pour boiter. L'ignominie des unes, 1'honneur que recurent les autres empêcha de tomber plufieurs Elles qui étoient fur le bord du précipice, & qui fans eet aiguiüon de la vanité, auroient peut-être boité des deux jambes.  35* HlSTOTR.1t Cependant les boiteufes, jaloufes même des filles qui ne boitoient pas, portèrent les jeunes gens de la ville a ptéfenter au roi une requête, pour qu'il plüt a fa majefté de faire pafler roures les filles de la ville par I'épreuve du fabot,; Mais le roi craignant que cela n'empèchat trop de mariages, refufa, fans en dire la raifon; On la devina fans beaucoup de peine. Deux jours après Forreferre, extrêmement ennuyé X Alburgetftad, malgré les fcènes qu'il s'y étoit données, en partit pour Bititibi. Son genou étoit encore fi foible, qu'il ne pouvoit marcher que lentement, & qu'avec beaucoup de précaution. On craignoit les accidens de la chaife de ;pofte. Ou difoit même que le feul mouvement feroit trés -nuifible; mais on prit toutes les précautions dont on put s'avifer, 8c il arriva enfin trois jours après dans Ie lieu charriiant oü étoit fa ehère princefle de Blanchebrune. Elle avoit été infotmée du départ de Fotteferre par un courier' dépêché deux jours auparavant. Titi en avoit été informé de même, 8c la joie étoit grande dans les deux cours, par 1'efpérance de leur prompte réunion. Forteferre qui ne Vouloit pas retarder la joie que Titi auroit de revoir fa chère Bibi, ne refta qu'un jour a Bititibi, oü on ne laifla que le feul eapitain©  » u Prince Titi. |#j capiraine Poirau. La vie qu'on avoir menée dans cerre maifon avoir été fi douce, qu'il ne falioic pas des motifs moins preflans pour fe réfoudre a Ia quitter. Madame Abor, furtour, fentoit une peine infinie. E!Ie avoit aflez de raifon pour fuivre fon mari & fa fille, mais elle n'en avoir pas afleZ pour fe mettre au-défliis des inconvéiiiens du nouveau genre de vie qu'elle alloit mener ; da moins cela lui coutóir des efforrs pénibles. L'ambition de voir Bibi reine, ne Ia dédotiimageoit point, paree qu'elle connoiiToitla Vanité des grandeur^ humaines. Ëlle favoir qu'elles ne rendent fouvent heureux que dans 1'imagination des autres. Mais elle favoit que la CendJtóè de Titi étoit néceffaire au bonheur de fa chère fille; elle étoit trop bonne mère póur vouloit le rroubler, & femme trop attachée a fon mari pour s'expofer & lui déplaire. Elle eut d ce fujet une longue converfatioh avec Ia fée Diamantine qui viiit foupet d Bititibi Ia veÜle de leur départ. La fée lui donna diverfes inftructions fur la manière donr elle devoit fe conduire d la cour. Les principales furent: de ne fe mêler jamais de rien; de ne demander aucune grace ni au roi, ni a fes miniftresj de leur donner feulement, mais fans aucune follicitation, les placets ou les mémoires, dont elle ne pourroit' quelquefois ^difpenfer de fecharger; & de fe Tornt XXFIII. z  354 Histoire méfier extrêmement de toutes les femmes de la cour, qui auroient pour elle des empreftemens extraordinaires. La fée ne foupa pas feulement a Bititibi , mais elle y refta jufqu'a ce qu'elle les eut vu monter en carrotfe, après leur avoir donné mille nouvelles afturances de la continuation de fon amitié. Le roi & les princefles furent huit jours & demi en chemin. On marchoir a perites journées, nonfeulement paree que leur fuire éroit nombreufe, mais paree qu'effectivement les mouvemens de la chaife de pofte avoient renouvelé au roi les douleurs de fon genou. On n'eut de peine dans ce voyage, que cellecjui venoit de la crainre qu'il ne fut nuifible a ce prince, & de 1'empretfement qu'on avoit d'être auprès de Titi. La converfarion y fut toujours légère, badine & variée. Chaque foir le roi nommoit ceux & celles qui devoient prendre place dans fon carrofle, ou qui devoient occuper les autres. 11 diverfifioit ainfi, comme il le jugeoit a propos, la compagnie de chaque jour, quelquefois même celle du matin & de 1'aprèsmidi. Ce qui s'étoit dit, fervoit a égayer la converfation générale du foir ou du diner. La princefte Gracilie fe promenoit un jour avec Bibi, Ia jeune Granatis, le prince de FéliciÊj^c le prince  B V P R ï N C E T I t I. ?55 de Frycore, dans une faulaie voifïne de la maifon ou Ton avoit dïné; chacun erroir a Paventure, tantót enfemble, tantöt féparément; Gracilie feule peu loin du prince de Félicie, lui demanda du rabac de fa belle tabatière. II 1'ouvrit & la préfenta i Ia princefFe qui, après avoir pris du tabac, pnt Ia tabatière pour la confidérer. Après Favoir confidcrée quelque rems, elle fir un petk écarr d gauche, & fe tourna pour 1'ouvrir promptement en cachette, & voir ce qui en arriveroit. Tout le tabac fe répandit. Le prince de Félicie, qui s'étoit doute de quelque chofe, & qui du coin de 1'ceil avoit épié Ia princefFe, vint alors tout prés d'elle en baiffant les yeux pour y cacher la joie qui y eclatoit malgré lui, il tira fon mouchoir, & fans proférer un feul mot, effuya promptement une longue trainée de tabac qui étoit fur la robe de Gracihe. Elle éroit devenue plus rouge que du feu, & lui rendit Ia tabatière fans ofer lui parler. Ayez la bonré, madame , dit le prince, de confidérer le rubis balais qui y brilla dès le premier jour, & qui.efface tous les autres diamans par fa beauté, & de vouloir biea ie comparer avec celui de votre bague. La princefFe le fit, & les trouva fi femblables, qu'elle y crut entendre un myftère qui s'expliquoit favorablement pour elle & pour le prince. Elle lui rendit cependant la tabatière, Z ij  356 Histoirï fans lui rien dire; leurs regards fe rencontrèrent alors, & reftèrenr fixés queiques momens. Qu'ils fe dirent de chofes fans parler! quelle effufion de cceur! que de douceurs! que de fenfibilité! que de charmes fe communiquèrent a leurs ames! qu'ils cprouvèrent parfaitement qu'il peut y avoir entre des ctres fenfibles une communication de fentimens , dont ils fe pénétrenr en un inftant d'une manière plus vive, plusétendue, plus tcuchante, plus perfuafive mille fois, Sc plus éloquenre, que les plus beaux difcours! lis ne fe parlèrent pomt. Ils fe dirent plus de chofes qu'on n'en peut exprimer. Tout ce qui peur aflurer de la tendreffe Ia plus vive Sc la plus pure, de la fidéliti la plus parfaite; tout ce qui peut marquer 1'état d'une ame ravie & tranfportée de fon bonheur, leurs yeux fe le dirent en un moment, Sc fi bien, qu'ils fe bomèrent a ce langage. La joie dont le cceur du prince de Félicie fut pénétré, ranima celle qui lui étoit naturelle. Il redevint vif, enjoué, charmanr, il fit la joie du refte du voyage. Tout le monde fut furpris de fon changement, & Bibi 1'en félicita, fans vouloir pénétrer, dit-elle, ce que vous m'avez dit qu'il falloit feindre de ne pénérrer pas. Le huitième jour du voyage, on n'avoit plus t]ue trois heures de chemin a faire pour arriver  358 HlSTOIRE tomne les zéphirs du printems. Ils fe diverriffoient a les tranfporter, tantót a les amonceler, .tantot a les répandre. L'air en refta parfumé pendant plus d'un mois. Le peuple regarda eet événement comme un miracle, tk le prit pour un heureux préfage.  du Prince Titi. 359 HUITIÈME LIVRE Retour de Forteferre a la Cour de Titi , fon mariage avec la princtjfe Blanchebrune i celui de Tui avec Bibi 3 du duc de Felicie avec la princejfe Gracilie. Fin du roman. Le peuple éroit venu au-devant de la cour , & animoir par fes cris de joie la route que la fée .avoit couverte de fleurs. Titi regardoit Bibi , avec des yeux d'amour. II fembloit lui dire : je jouis d'un bonheur bien rare, Sc que mes égaux ne counohTenr poinr; j'élève fur un trone celle que j'aime j j'ai des amis , ils font heureux: un roi m'aime Sc fe plak a ma cour. Les apprêts du mariage ne furent différés que le tems nécelTaire a 1'arrangement des fêtes, Sc ce tems éroit long, car les rois font plus malheureux qu'on ne penfe. II faut,mëme dans leuts amufemens, le concours de tant de monde, que rien ne fe fait aufli vite qu'ils le défirent, Sc auffi fecrètemenr qu'ils le voudroienr. Déja les premiers de la cour favoient quel habit on porteroir, & a quel rang on danferoit: les autres de moindre Z iv  ff? H i 5 t o i r. e qualité avoient leur place marquée ainfi que leut Parure; le peuple eut la üenne, il devoit danfer non point * la cour, mais dans la capitale, au milieu d'une halJe qui devoir être agréabiemenc decoree. Mais Titi & Bibi, toujours plus fenfibles malgré leur bonheur, rendirent une déclaration qui mé. nre d'être rapportée en entier. « Chers feigneurs, » fujets & amis, honneur & falut a rous : nous. " connoinons fi parfaitement 1'extrême affeócion » que vous nous portez, que nous fommes af" fures d'avance des foins que vous allez vous ** donnerP°»r rendre la fête brillante. Nous nous » emprelTons de vous mander que de beaux ha» bus, qui vous couteroientcher, & qui peut» etre feroient rqineux, ne font pas ce qui ren, » dra d nos yeux la fête fuperbe. Venez-y avec » contentement.déployez devant nous un air » de joie, que nous puiffions dire a parr nous : * ,Ce bJ0nhem' ne % payé par les regrets du » lendemain. Nous vous ordonnons de ne pa» roïtre que dans Ie coftume que nous avons déja » prefcru. Croyez que les bons rois font bien » plus fatisfaits de la félicité univerfelle qui » dure toujours, que d'un moment de Pete qui " s'évanouit en fumée „. Cette déclaration fut recue avec tranfport, & Chacun fe difpit: voija donc une fête qui ne uqus.  du Prince Titi. ;£r ruinera point. Titi alla plus loin, il annonca que fix jours après les nóces il donneroit une audience a fes fujets, & qu'il feroit permis a chacun de lui txpofer le rabieau fidéle cle fes befoins. Mon bonheur, difoit-il, feroir empoifonné dans les bras de ma reine Bibi, fi un fouvenir importun me rappeloit un de mes fujets qui fut dans la peine. II n'avoit pas achevé de prononcer ces paroles, qu'il enrendir grater a. la porte. II ouvrit; c'étoit la fée Diamantine; elle étoit dans 1'ajuitement d'une jeune perfonne de quinze ans: unbouquet au milieu du fein & des fleurs fur la tête. Elle fit fa révérence, & en fe relevant, Titi découvrit une belle couronne ornée de pierreries d'un éclat éblouilfant: elle étoit pofée fur des facs d'argenr, fur lefqueis étoit écrit : facs incpuifables fuivant l'ufage. Embraflez-moi Titi, dit la fée, votre fouhait m'a touchée, je vous apporte de quoi fatisfaire aux befoins de vos fujets ; c'eft de i'or,, c'eft de 1'or qui ne doit jamais manquer a un roi. II faut qu'il fafle fi bien qu'il en ait toujours aflez pour fubvenir aux befoins des fouffrans. Mais je vous préviens que ces facs inépuifables, tant que vos bienfaits tombefont fur les vrais malheureux , feront épuifés toutes les fois que des indifcrets , des avares & des ingrats viendront implorer votre afliftaace. Je vous préviens,  HlSTOIRE Titi , que c'eft par ces épreuves que vous apprendrez a connoirre les hommes; quand vous les connokrez mais non 1'expérience vous apprendra le refte de ma prédicFion. Et vous Bibi , vous êtes belle , gracieufe ; mais il faut opter entre ces deux dons; voyez, imaginez lequel des deux convient mieux a une reine ; la beauté eft un avantage précieux, il eft; vrai , quand on ne s'occupe que de foi, & ce n'eft pas la. le foin qui doit être Ie premier dans la tête d'une reine. Bibi lui coupa la parole Sc demanda a haute voix : je veux toujours être gracieufe a tout Ie monde : n'eft - ce pas , cher prince ? On eft toujours belle , quand on eft gracieufe , reprit Titi. Ainfi , dit la fée , Bibi fera roujours gracieufe: fans préjudice, dit Bibi, du don de méramorphofe que vous m'avez donné; car je veux prendre tant de figures aimables pour plaire a Titi! Le prince fe jeta a fes genoux, Sc la fée prit ce moment pour les baifer tous les deux au front. L'Eveillé entroit , & quoiqu'il fut prince de Félicie, il avoit confervé toute la gaieté d'un page ; il frappa légèrement fur le blanc cou de Ia fée: elle tourna la tête , Sc elle ne put fe défendre d'un de ces baifers de furprife qui ont auffi leur prix. Vous allez régner, aimable prince , lui dir-elle , dans des états oü le divorce eft permis; je vois loin dans 1'avenir,  du Princé Titi. 3 £3 Sc je crois que vous trouverez un jour cette loi très-fage; elle n'a pas été faite fans inrention j car les princes onr roujours 1'énigme de celles qu'ils fonr. Adieu, cher page. La princelTe Blanchebrune devoir époufer le roi Forteferre ; mais ce roi qui ne difoir pas non , Sc qui recherchoir fa main avec 1'empreffement d'un jeune homme , avoit dans la tête des fantailies fi plaifantes ,-qu'il en devenoit injurieux aux dames. II n'étoit pas content d'avoir fait boiter prefque toutes les femmes d'Alburgeftadt, il vouloit faire encore une nouvelle épreuve ; une de celles , prétendoit-il, qui font néceflaires pour être sür qu'on fe convient ; car j'en ai tant vu , continuoit-il, qui faifoient de mauvais ménages, paree que l'un étoit froid Sc 1'autre chaud , que je ne voudrois pas de la princefle, fi elle n'étoit pas douée des qualités analogues aux miennes ; car il s'en faut bien que mon amour foit détaché des fens. C'eft par les fens que j'aime , c'eft par eux que je veux être aimé. II fit eet aveu tout haut. Jugez avec quels yeux les princefles le regardèrent. II n'en Fut point déconcerté; Sc il répétoit a demi vok des fens! Un peu , pas beaucoup. Avec cela jamais de querelle. Les princefles fcignoient de ne point 1'entendre ; mais enfin , Diamantine prit la parole. Que voulez-vous donc diret>rince ave -  HlSTOIRE vorre refrain. Expliquez-vous. J'entens i répondit le roi Forteferre, que j'aime , que j'idolatre la princefle, & que je vais être malheureux en 1 epoufanr, fi elle n'a point dans fon naturel ces difpofitions qui font les bonnes femmes. Vous êtes plaifant, lui répondit la fée , avec vos préCautions. La princefle eft bien élevée , elle eft jeune, elle eft comblée de tous les dons de Ia nature. Mais vous devriez y voir ces qualirés qui valent mieux , ces vertus douces , ce caracFère fenfible & compatiflant qui fait infpirer le refpecF même a fon mari, quelque grand roi qu'il puifle être. La princefle Blanchebr une leva en efFer les yeux fur le roi : fes beaux yeux avoient ün maintien de noblefle , une expreflion de réferve mêlee de tant d'agrémens, & du plus joli fourire qu'on ait jamais vu , que ie roi tomba a fes pieds. Ah ! princefle , en voila déja beaucoup. Que ne m'infpirez-vous pas? Blanchebrune avoit abandonné fa main au roi qui Ia couvroit de baifers , & elle ne put fe défendre de ferrer un peu légèremenr celle du roi. Auditor il fe releva avec des tranfports finguliers, j'en ai vu aflez, dit-il a la fée, je fuis content. Qu'avez-vous vu? lui répondit-elle : moi qui vous fuivois attentivement, je n'ai rien foupconné. Ah! dit-il, c'eft que pour foupconnee eet accord enivrant de la plus tendre fympathie,  du Prince Titi. ilfaut aimer; pour en deviner 1'expreflion, 1'effec qu'elle produit dans nous, il faut aimer. J'avois Ja main dans celle de la princefle. Jufquesda, c'étoir moi feul qui brülois , qui fentois, qui 1'ap elois. Mais elle a enfin ferré , prefle la miemie. Alors c'eft elle qui a fenti , c'eft-elle qui m'a répondu. Que je connois bien ce langage! Comme il retentit au fond du cceur! ó qu'une main touchée dit de chofes ! ou plutót combien d'amour fon expreflion muette faitdiöimuler Sc dérober a rous les yeux. Vous en avez Ja preuve. J'étois heureux , & vous ne vous en doutiez pas. Princefle, dit-il en s'udreflant a la princefle Blanchebrune, cela füffit. Si je vous rends aufli heureufe , que vous m'affurez de félicité , il n'eft aucun roi , pas même Titi qui puifle me le difputer. La princefle rougifloit jufques dans le blanc de fes beaux yeux. Son reint qui fembloit un velin blanc Sc poli, avoit recu dans le même inftanr la couleur d'une belle rofe. Regardezla, reprir le roi, elle eft rofe de la rête jufqu'aux pieds. Quel bonheur de la cueillir! Ah! rofe chérie , époufe adorée , jamais je n'oferaï ni profaner , ni flétrir cette aimable fraïcheur. Fleur d'hymenée', ó vous ferez fans ceffe refpirée , Sc jamais erfeuillée ! Un fouffle d'amour en ouvrira doucement les feuilles. Paix , lui dit !a fée, yous iriez trop loin ; fentir beaucoup Sc fe  5^6 HlSTOIRR taire , couvrir d'un emblëme heureux fa joie tk fes tranfports , c'eft le devoir d'un mari : il doit a fon époufe en public, eftime & refpect; en particulier il lui doir plus , mais il na qu'elle pour amie & pour confidenre. Je le vois bien, généreufe fée , dit le roi, vous & la prince(T« me corrigerez un jour de mon entêtement. Déja je fens que je deviens moins colère. ,. . Ce cue c'eft que d'aimer une princefle douce 8e fereine ! Enfin, il é toit arrivé le jour heureux pour tout Ie monde. Titi, précédé d'une brillanre cour, conduifoit a 1'autel, Bibi plus belle que jamais. Des dames 'Ja fuivoient: Blanchebrune, Gracilie & Granatis , étoient auprès d'elle. La cérémonie nuptiale fut donnée avec pompe ; Tiri pafla fa bague au doigt de Bibi, des cris de joie, & të bruit des cloches , annoncèrent Ia félicité des monarques. De 1'autel , Bibi pafla , fuivant 1'ufage , a. Ia falie du feftin. Soixante tables étoient drelfées ; les plus aimables cavaliers fervoienr les dames qui étoient aflifes. On but a la fanté , chacun de celle qu'il adoroit , en fecret. Forteferre fit ufage du gobelet que Diamantine lui avoit donné , qui ne défemplifloit point, & changeoit a volonté de liqueur & de vin. Bibi mangea peu, Titi encore moins : Ils fe raflafioient du plaifir de fe voir,  J»u Prince Titi. 367 d'être enfemble , & de toucher a ce moment fi défiré. Du feftin , on pafla quelques heures dans les falies de jen. Titi crut que , fans rien perdre de fa dignité. il pouvoit être banquier, & railler un pharaon a tout venant. Le jeu ne le fervoit pas fi bien que 1'amour , & il réaliibit ce vieux proverbe : heureux en femme, & malheureux au jeu. L'argenr pleuvoit dans les mains des courtifans , Titi rioit de voir rous les joueurs rire, ce qui rfarrivé pas toujours a de pareilles fêtes. II rioit de voir les dames rricher les ponteurs, & ceux qui avoient fait des mifes avec elles: Elles y mettoient tant d'adrefle, une effronterie fi aimable, qu'il n'y avoit qu'a en rire. On pafla enfin dans la falie du bal : Diamantine entroit, tenue par le prince de Félicie , & après Bibi elle éroit la plus belle & la plus brillante. Titi voulut ouvrir Ie bal avec elle, elle refufa; en vain, lui difoit-il que Ia reconnoiflance palfe avant 1'amour. Elle jeta un regard engageant fur le prince de Félicie; fouvenez-vous que vous ctiez 1'Eveillé, lui dit-elle. Toujours éveUlé pout vous , répondir-il. Titi danfa avec Bibi, & Diamantine avec le prince. Vous dire ce qui fe paffoit dans 1'ame de Gracilie, c'eft ce qu'il n'eft pas encore tems d'éclaircir. Forteferre danfa avec Blanchebrune. C'étoit le menuet quarré, la vieille  3