L E CABINET DES F É E S.  CE VO LU ME CONTIENT Les Soirees Bretonnes , dédiées a. Monfeigneur le Dauphin. Par M. Gueu lette. Co NTEs de Madame deLlNiOT. Les Aventures de Zeloïde et d'Amanz*jufdine , Contes I&diens. Par M. de Moncrif.  A AMSTERDAM, Et fe trouvi a PA RIS , RUE ET HOTEL SERPENT E. M. DCC. LXXXVI, LE CABINET DES F É E S ; o u COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FÉES, ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX, Ornés de Figures, TOME TRENTE-DEUXIÈME.  LES  AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEÜR. M. Gueulette, auteur des Soirees Bretonnes, a déja fourni a cette colle&ion les Mille & un quart-d'heurt 3 contes Tartares ; les Sultanes de Gu\arate , contes Mogols ; &: les Aventures du mandarm Fum-Hoam, contes Chinois. La têtepleine de la leclrure des livres orientaux, M. Gueulette eft un des auteurs qui a le mieux réuflï a en imiter la manière, & il en eft peu dont l'imagination fe foit prêtée comme la fienne a une auffi grande variété de merveilleux. L'ouvrage que nous ajoutons a ceux que Ton a déja fait paroitre ne dément point eette fécondité étonnante ; on n'y trouve point de répétitions; & les tableaux qu'il préfente, ofFrent des fujets nouveaux auffi agréablement variés que les précédens. Nous ne voyons donc pas pourquoi il feroit exclus de cette colleftion. M. de Voltaire n'a pas dédaigné eet ouvrage de M. Gueulette 5 il y a pris le fujet d'un des épifodes les plus agréables de fori roman de Zadig. Nous croyons que nos aiij  Vj A V E R T I S S E M E N T lefteurs ne feront pas fachés de trouver iel les deux morceaux rapprochés, afin de voir le parti que M. de Voltaire a tiré de 1'ouvrage de M. Gueulette. Le médecin Mirliro , le philofophe Indigoruca & le fauvage Barbario (dit 1'auteur des Soirees Bretonnes) « avoient une forêt 53 & une grande prairie a traverfer avant que »5 d'arriver a la ville , & ils marchoient a 55 grands pas,lorfqu'ils rencontrèrent en'(leur 55 chemin un grand nombre d'officiers de 551'empereur Fantafque qui, furpris de la >5 figure extraordinaire de ces trois étran55 gers , s'arrêtèrent afiez long-tems a les 55 confidérer. Enfuite les ayant abordés, ils 55 s informèrent d eux slis n'avoient pas vu 53 dans la forêt le cynogefore de Tempereur, 55 qui s'étoit perdu depuis deux jours par la 55 faute de celui qui le conduifoit Ce 55 cynogefore étoit une efpèce de chameau 55 trés - rare dans le pays ■■, il coütoit des 55 fommes immenfes, il n'y avoit que 1'em- 55 pereur qui put en avoir un Le mé- 55 decin Mirliro ayant demandé aux officiers 53 fi eet animal n étoit pas boiteux du pied 53 gauche de devant, le philofophe Indigo55, ruca, s'iln'étoit pasborgne de 1'ceil droit, 55 & le fauvage Barbario , s'il n'étoit pas  ï) E l'É n it eu r. vij » chargé de fel & de miel 3 les officiers fur« pris de ces demandes qui étoient fi con33 formes a la vérité , & croyant que les m étrangers donneroient a 1'empereur des 53 nouvelles du cynogefore , les prièrent de 33 vouloir bien vcnir au palais , & les y con33 duifirent dans cette efpérance. L'empe- 33 reur les recut d'un air fort affable, &; 33 lesayant interrogés au fujet du cynogefore, 33 fut très-furpris d apprendre d'eux quils 33 n'avoient point vu eet animal, & qn'ils 33 n'en avoient ainfi parlé que fur des pré33 fomptions qu'ils croyoient certaines, li 33 crut d'abord qu'ils fe mocquoient, & iL 33 étoit fur le point de faire éclater contrc m eux toute fa colère , lorfqu'on vint lui 33 annoncer que le cynogefore étoit retrou33 vé & quil revenoit tout feul au palais. 33 Mais par quel prodigc, s'écria l'empereurT 33 avez-vous pu parler fi pertinemmentd'une 33 chofe que vous n'aviez jamais vue.. .., & 33 quel fecret avez vous pour deviner fi jufte> 33 Je vais vous expliquer le mien, dit le mé33 decin Mirliro , j'ai demandé fi le cynoge33 fore n'étoit pas boiteux , paree que fur lc 33 chemin de la forêt ayant remarqué les 3> traces de eet animal. je m'appercus quz 3> la fymétrie de fon allure étoit fauiféc * a iv  VÜ) AvERTISSEMEXT .» écartée, &: qu'il avoit foulé la terre du >s pied gauche de devant autrement que des »5 autres pieds; de-la je conje&urai qu'il étoit « boiteux de ce cöté-la. Et moi, dit Indigo's ruca , fi je me luis enquis de vos officiers » fi le cynogefore n'étoit pas borgne, c'eft » qu'ayant, ainfi que ce fameux médecin , >3 examiné fes pas & connu qu'il avoit palfé « dans un petit fentier dont les deux cótés »> étoient couverts d'herbes , j'ai remarqué >i que quoiqu'elle fut beaucoup plus belle &: » plus touffue a droite qu'a gauche} le cyno» gefore n'avoit point touché a celle qui eft »j a droite & n'avoit mangé que de celle qui » eft a gauche. J'ai fait la-deflus des réfle» xions très-juftes, en affurant que eet ani5j mal étoit borgne de 1'ceil droit, puifqu'au 55 lieu de choifir naturellement la meilleure 55 herbe qui étoit de ce cöté-la, il n'avoit 5s touché qu'a celle qu'il avoit vue a fa 53 gauche; & je ne me fuis point trompé 33 dans le jugement que j'en ai fait ( On fupprime 1'explication donnéc par le fauvage Barbario, que 1'on retrouvera ci-après dans le corps de 1'ouvrage ,) 35 1'empereur eut 53 rout lieu d'être content, &c. &c. &c. 33 Voici le paffage de M. de Voltairc , 011 y verra 1'ufagc qu'il a fait du cönte de M. Gueu-  i>z l' ê d 1 t E u r. ix lette; & qu'en' adoptant fes idéés, il s'eft contenté de les embellir de fon ftyle. cc Un >3 jour, fe promenant auprès d'un petit bois, '3 il ( Zadig) vit accourir a lui un eunuque » de la reine 3 fuivi de plufieurs officiers qui >» paroiflbient dans la plus grande inquié» tude, & qui couroient ca & la comme « des hommes égarés qui cherchent ce 33 qu'ils ont perdu de plus précieux. Jeune >> homme , lui dit le premier eunuque, » n'avez-vous point vu le chien de la reine ? « Zadig répondit modeftement: c'eft une 33 chienne, & non pas un chien. Vous avez >3 raifon , reprit le premier eunuque ; c'eft 33 une épagneule très-petite , ajouta Zadig, 33 elle a fait depuis peu des chiens,, elle boïte 33 du pied gauche de devant, & elle a les 33 oreilles trés - longues. Vous 1'avcz donc 33 vue, dit le premier eunuque tout effoufHé: 33 non , répondit Zadig , je ne 1'ai jamais 33 vue & je n'ai jamais fu fi la reine avoit une 33 chienne. 33 Précifément dans le même tems , par 33 une bifarrerie de la fortune , le plus beau 33 cheval de 1'écurie du roi s'étoit échappé 33 des mains d'un palfernier dans les plaines >3 de Babylone. Le grand vcncur & tous les » autres officiers comoient après lui avec  X AvERTISSEMENT « autant d'inquiétude que le premier eu» nuque après la chienne. Le grand veneur V s'adrelfa a Zadig, & lui demanda s'il n'avoit » pas vupaflerle cheval du roi. C'eft répóhv dit Zadig, le cheval qui galoppe le micux; « il a cinq pieds de haut., le fabot fort petit; v il porte une queue de trois pieds & demi » de long, les boffettes de fon mors font » d'or a vingt-trois karatsj fes fers font V d'argent a onze deniers de fin. Quel chev min a-t-il pris ? oii eft-il? demanda le » grand veneur ; je ne 1'ai point vu, répon« dit Zadig , & je n'en ai jamais entendu v parler. " Le grand veneur & le premier eunuque « ne doutèrent pas que Zadig n'eüt volé le v cheval du roi 8c la chienne de la reine; ils v le firent conduirc devant 1'affemblée du ■n grand Defterham, qui le condamna au « knout & a paffer le refte de fes jours en 13 Sibérie. A peine le jugement fut-il rendu, 33 qu'on retrouva le cheval & la chienne. 33 Les juges furent dans la douloureufe né" cefiité de réformer leur arrêt.... II fut per- 33 mis a Zadig de plaider fa caufe il paria 33 cn ces termes : étoiles de juftice, &c. Voici 33 ce qui m'eft arrivé: je me promenois vers 33 le petit bois oh j'ai rencontré le vénérablc 33 eunuque & le très-illuftrc grand veneur j  T> E E' Ê D I T E V R". xj » j'ai vu fur lc fable les tracés d'un animal, & j'ai jugé aifément que c'étoient celles yi d'un petitchien;des fillons légers & longs «imprimés fur de petites éminences de M fable entre les tracés des pattes, m'ont » fait connoïtre que c'étoit une chienne 33 dont les mamelles étoient pendantcs , & » qu'ainfi elle avoit fait des petits il y a pcu 33 de jours. D'autres traces en fens différens m qui paroinoient toujours avoir rafé la ,3 furface du fable a cöté des pattes de dc» vant, m'ont appris qu elle avoit les oreilles •» très-longues,c5c: comme j'ai remarquéque 33 lc fable étoit toujours moins creufé par 33 une patte que par les trois autres, j'ai cora33 pris que la chienne de notrc auguftc reine 33 étoit un peu boitcufe. 33 A 1'égard du cheval du roi des rois , 33 vous faurez qu'en me promenant dans les 3, routes de ce bois , j'ai appercu la marqué 33 des fers d'un cheval; cllcs étoient a égale 33 diftance. Voila , ai-je dit, un cheval qui a 33 un galop parfait, &c. &C.33 On trouvera dans le conté le furplus des explications que donne Zadig, ce que 1'on vient de donner fuffit pour prouver que M. de Voltaire avoit lu 1'ouvragcde M. Gueulette, & qu'il en a fait ufage. On peut Ure dans le volume des noticesun  Xij AvERTISSEMENT DE l'ÉD1TEUR. extrait de la vie 'de M. Gueulette, 8c unc lifte de fes ouvrages. Les trois contes qui fuivent font de madame de Lintot; on y trouvera une imagination moins féconde & moins variée, mais une morale douce & faine, écrite d'un ftyle fimple , aifé, & qui n'eft pas dénué d'agrémens. Madame de Lintot n'eft connue que par fes produftions, on ne fait rien de fa vie pnvée. Outre les contes que nous imprimons, elle eft auteur d'un roman intitulé Hijloire de MademoifelLe de Salins, Les aventures de Zeloïde & d'Amanzarifdine font le début de M. de Moncrif dans la féerie. Cet ouvrage annonce les talens que cet académicien a développés depuis d'une manière brillante, 8c ils fervent a completter ce qui eft forti de fa plume dans un genre oü il s'eft exercé avec avantagc. Les Mille & unenuits avoient alors beaucoup de vogue; plufieurs auteurs s'empreffoientd'écrire dans un genre 'que le public avoit goüté. M. de Moncrifvoulut fuivre la même carrière, & nos lefteurs verront qu'il n'eft pas celui qui 1'a parcourue avec le moins de fuccès: pour fe mettre a la mode il intitula fon livre les Mille & une faveurs , tïtre qui a été fupprimé dans les éditions fuivantes.  AVERTISSEMENT AU LECTEUR. Ges fabliaux ou contes que je donne au public, font traduits d'un manufcrit trèsancien dont me fit préfent, il y a quelques années , monfieur de B .. .. , préfident au parlement de Bretagne. Ils font intitulés dans 1'original Soirées Bretonnes. Voici la raifon de ce titre. Longtems avant que le duché de Bretagne fut joint k la couronne de France par le mariage d'Anne de Bretagne qui I'apporta en dot a Charles VIII, nis de Louis XI, cette province avoit été gouvernée par des rois. Conam Meriadec, jeune feigneur du fang des rois d'Angleterre, fut le premier qui y régna fous ce titre; & par une fuite de onze monarques légitimes, Daniël Dremrui parvint a ce royaume 3 qu'il pofleda depuis 1'an 680 jufqu'en 72.0. Les anciennes chroniques du pays racontent desmerveilles de ce roi, & des proueffes incroyables qu'il fit pendant fon règne ,mais elles n'inftruifent pas de fa nailfance, ni comment il devint roi de Bretagne. II y en  XÏV Av ER TISSEMENT * • ; a pourtant quclqucs-unes qui le font defcendre des eomtcs de Gornouailles , & qui rapportent qu'ayant époufé la rille d'un feigneur Anglois noramé RivalonMurmaffbn, il en eut une princeife d'une rare beauté, appellée Aliénore qui dans fa tendre jcuneffe étoit d'une mélancolie fi profonde, qu'elle avoit prés de treize ans qu'on ne 1'avoit pas encore vu rire. Dremru\ qui n'avoit qu'elle d'enfant, & qui 1'aimoit avec paflion, reflentoit toute la doulcur poflible de vair fa fille plongée dans cette humeur fombre. II inventoit tous les jours, pour la divertir, mille nouveaux jeux qui ont depuis pafte jufqu'a nous; tels que font ceux du muet, du métier a deviner, du gage touché, des proverbes, des propos interrompus, des jaloufies, des aveugles, de la folie, &: tant d'autres qui amufent encore aujourd'hui les jeuncs gens, mais rien ne lui réuflit mieux que de faire lire a la princeife , des fabliaux , c'eft ce que nous appellons aujourd'hui des contes des fées. Ons'appercut qu''Aliénore prêtoit plus d'attention a cette leclure qu'a tout autre plaifir ; aufli-töt les plus beaux efprits Bretons fe faifant un mérite de plaire a. leur roi cn divertiffant la princeffe , lui apportèrent de nouveaux contes a 1'envi 1'un de 1'autre.  lauLncTEun. xv Dremru\ charmé de voir que Fhumeur noire de fa fille fe diffipoit peu a peu, venoit régulièrement palfer toutes les foirécs dans rappartement d'Aliénore : c'étoit en fa préfence que chaque auteur lifoit fon ouvrage, & que, fuivant qu'il méritoit 1'approbation de la princeife, on le tranferivoit, & on le mettoit dans un recueil auquel Aliénore donna clle-mêmc lc titre de Soirées Brctonnes, paree que c'étoit ordinairement les foirs qu'on lui faifoit cette leélure. Enfin après un tems confidérable , la princeife fut entièrement guérie de cette mélancolie & en eut Fobligation a ces fabliaux , ainfi qu'il eft marqué dans leur préface. Au refte je n'ai pas cru devoir les féparer par foirées, ni mettre les réflexions qui font a la fin de chacun de ces contes, comme cela eft dans 1'original. La fimplicité de ces difcours auroit certainement ennuyé le lecfcur qui prendra plus de plaifir a lire ces contes fans interruption. S'il eft content de ceux-ci, j'en ai plufieurs autres tirés du même manufcrit, dont je lui ferai part dans la fuite.   LES SOIREES BRETONNES. - -'• " - a •■ ioni«Bfrw!? i-tlQtohfiffr l|jg| IL y avoit autrefois un prince nommé Engageant, qui régnoit dans PArabie HeuVe"üfè;fr étoit parvenu au tróne ; par une longue ftite d'ancêtres qui avoient toujours été 1'amour da leurs peuples, & dont la mémoire étoit fi chère* qu'on la célébroit tous les a'ns, par. des jeux magnifiques qu on faifoit en leur honneuiv C'étoit en cette occafion qu'une brillante jeurteiffe s'efforcoit de merker 1'approbation de fon prince; qui diftribuoit lui - même les prix aux vainqueurs. Ils pratiquoient dans ces efpèces de carrouf'els tout ce qui s'exécute dans les véritables combats ; ils y exprimoient même les voix , les plaintes & les cris des combattans, fans oubiier leurs chutes , leurs morts & leurs vicfoires. Le péuple qui regardoit ces jeux comme une véritable image de la guerre,: attendoit ce jour avec une extréme impatience. Les malades avoient coutume de k faire perter Tornt XXXII, A  * L E S" S O J R E E S aux feriêtres , trouvant le foulagement de leurs maux, dans la vue de ees fpeüaeles; & les femmes grofles fe mêlant dans la foule, étoient charmées de voir pour quel prince elles devoient mettre au monde des citoyens; en un mot , la joie étoit ordinairement fi générale, qu'elle parvenoit jufqu'aux plus miférables, & que les efclaves même oubliant la dureté de leur condition , s'imaginoient être libres, tant 1'excès de cette commune joie faifoit d'impreffion fur leurs coeurs! Le jour que 1'on avoit choifi pour cette cérémonie étoit enfin arrivé ; les facrificateurs apprêtoient déja leurs couteaux pour égorger Jes vi&imes; le lieu oü fe devoit faire le facrifice, enfuite les jeux, étoit remplid'un nombre infini de perfonnes de toutes fortes d'états, &€ 1'on n'attendoit plus que la préfence du prince Engageant, lorfque fes principaux officiers qui le cherchoient depuisla pointe du jour, vinrent avec triftefle annoncer au druide, que ce monarque ne fe trouvoit ni dans fon appartement, ni dans fon palais. Comme il étoit adoré de fon peuple , on fit promptement une recherche exacte dans tous les Heux oii le prince pouvoit être ; 8t 1'on fut dans une confternation générale de n'en apprendre aucune nouvelle. II ne paroiffoit pas naturel qu'il eüt difparu volontakement, dans  B&ÉTÖNNESÏ £ «ine conjonflure oü fa préfence étoit le plus bel ornement cle la fête „ & que fes domeftiques les plus affidés ignoraflerit les raifons de cette abfence ; cependant eomme on rte pouvoit en porter aucun jugement certain, ce contre-tems ayant fait différer le facrifice & les jeux, chacun fe retira chez foi,avec une extréme douleur dans 1'ame. Les prirtcipaux de 1'état & les chevaliets dé difHnction^qui étoient perfonnellement attachés è ce monarque > fe faifant un mérite de décoü* Vfir ce qu'il pourroit être devenü* fe difper* sèrent pour aller le chercher, avec promefle dé revenir a un jour nommé s'ils n'en apprenoient aucune nouvelle. Ce tems écoulé, & tcusles chevaliers de retour, fans avoir tiré aucun fruit de leurs voyages, on ne douta point que le prince Engageant n'eut été privé de la vie par quelque accident très-étrartge; & 1'on réfolut fur ce trifte fondement de lui dreffer un céno* taphe magnïfique, pour marqué de 1'extrême regret que fon avoit de fa perte. Ses fujets, qui s'étoient tous fevêtus d'habits lugubres, pleuroient véritablement un fi bon prince , qui ne leur laiffoit point de poftérité , & declareren* tout haut que jufqu'è ce qu'üs euffent des nouvelles certaines de fa mort > ,ls ne reoonnoitroient aucun fouverain. Pendant cet intervalle, A ij  •4 Les Soirees ils donnèrent Fadminiftration de 1'état a trois perfonnes différentes , favoir au plus proche prince du fang, au grand druïde , & a un vieillardd'entre eux, dont la probité , le défintéreffement&la fageffe leur étoient parfaitement Connus, & chargèrent ces trois miniftres du foin des funérailles de leur roi. Tout étoit déja préparé pour la pompe funèbre ; 1'on avoit conduit les victimes a 1'autel, & le druïde avoit le bras levé pour facrifier une brebis noire , lorfque 1'on entendit tout d'un coup de grands cris d'allegreffe,qui furent caufés par la préfence de 1'aimable prince que 1'on avoit cru ne revoir jamais. Une joie extréme fuccéda a la plus fombre trifteffe ; & Engageant cbarmé de la bonté du coeur de fes fujets , & de Ia tendreffe générale qu'ils lui témoignoient, les en remercia dans des termes fort énergiques, & affemblant autour de lui les principaux de fon royaume : fi je différois davantage , leur dit-il, £t vous raconter la caufe de monabfence involontaire , je croirois ne pas répondre a la joie que vous faites paroitre de mon heureux retour. Ecoutez des évènemens prefque 'm«jroyables.  Bretonnes.' ^ HISTOI RE Du prince Envageant. He jour que 1'on devoir rendre les devoïrs funèbresaux rois mes prédécefll in , avoit a peine commencé a paroitrc , que mc levant fans éveiller aucun de ceux qui étoient atiprès de moi, je réfolus ,en attendant l'heure dc la cérémonie , d'aller faire un tour dans la forêt des daims; je traverfai les jardins iéul avec mon are & mes flèches , & fortant par une porte dont j'avois la clef, j'entrai dans cette forêt; quoique je fuffe a pied, j'y pourfuivis quelques bêtes ; & fans y penfer, je m'écartai tellement des routes ordinaires, que je ne pus jamais retrouver mon chemin. Je con?us bien 1'inquiétude oii 1'on feroit de mon abfence ; mais après avoir marché cinq ou fix heures, m'apperce-. vant que je m'égarois toujours de plus en plus, je me repofai de laffitude au pied d'un arbre fort épais; la chaleur du jour m'aflbupiffoit, & j'allois gouter les douceurs d'un tranquille fommeil, lorfque je fus furpris d'entendre prés de moi la voix d'une dame qui chantoit avec beaucoup de méthode & d'agrément. Je me Aiij  6 Les Soirees Jevai auffi - tot, &l reconnoiffant cette dame pour être la fee Fleurie , je l'abordai avec ref» peft, J'allois lui témoigner la joie que j'avois de la rencontrer, & la prier de faciliter mon retour au palais, lorfque la fée Terrible, fa tante, furvint en ces lieux ; elle m'aborda d'un air fort gracieux, & s'informant de moi pour quel fujet j'étois feul, & dans des lieux fi éeartcs , je lui racontai eomme je m'étois égaré en chaffant, II ne nous fera pas difficile de vous remettre dans votre chemin , me dit cette perfide fée; mais, prince, n'auriez-vous pas befoin de rafraichiffement? Alors me préfentant une coupe de criftal de roche garnie d'or , elle y verfa une liqueur rouge , dont 1'odeur me fit croire que c'étoit du vin exquis. J'étois altéré d'avoir tant marché , ik fans prendre garde au* fignes que me faifoit la fée Fleurie , je bus eette liqueur a longs traits ; mais a peine eus-je vuidé la coupe, que je fentis tous mes membres s'engourdir, & qu'une épaiffe nuit me couvrant les yeux , je tombai dans une efpèce de léthargie, vette cruelle fée alors , pour fe venger fans doute du refbs que j'ai fait avitrefois d'époufer \me laide princeflé qu'elle avoit mife fous fa prpteöioH, me prit par les ebeveux , &i me tranfporta tout endormi dans une efpèce de grette pYpfQn.de & 4pQU.va.ntab.le % qui ne, tire  B R E f ONNES. $ du jour que par un foupirail inacceflïble. L'on appelle cette trifte prifon la tour de 1'exterminée, paree que c'eftla que la fée enferme ceux qu'elle veut faire périr. Je fus furpris a mon réveil, qui arriva quelques heures après , de me trouver dans ce lieu affreux ; & ayant repris mes efprits, je jugeai bien que la fée Terrible n'avoit pas deffein de m'épargner. Ces triftes réflexionsm'occupoient entièrement , lorfqu'une foible lueur du jour qui baiffoit, me fit appercevoir dans le même cachot, un grand ferpent ou dragon ailé , qui paroiffant jetter fur moi des regards furieux , m'épouvanta horriblement. J'étois fans armes, & ne pouvant éviter la mort que je m'imaginois que ce monftre m'alloit donner a .tous momens, j'étois prêt, pour ne point languit- dans cette cruelle attente , de m'y offrir moi-niême, lorfque je vis une petite niche ou je pouvois me mettre a 1'abri du ferpent. Je m'y retirai promptement, & j'y paflai la nuit, dans des frayeurs mortelles. Le lendemain matin , dès que le jour qui entroit par le foupirad m'eut fait voir plus ctairement cet épouvantable animal qui fecouoit fes aïles & fa queue dont il feifoit tremblcr la caverne , je jugeai qu'il s'apprêtoit a me fcirer du lieu qü j'étois, 6c ame dévorer;mais heureu- A iv  f Les Soirees fement il ne fortit pas de fa place. Je pa'flai encore quelques heures a examiner ce monftre avec attention ; il ne faifoit aucun mouvement qui ne me fit friffonner d'horreur, Sc je crus enfin voir mon der nier moment, lorfque le dragon s'étant tout d'un coup élevé , plana quelque tems par la caverne , Sc s'abbatit enfuite a mes pieds. Ma frayeur redoubla alors ; mais je fus furpris qu'au lieu de me faire aucun mal, il fe mit a lécher une pierre noire , dont paroiffant réjoui, il retourna a fon gite jufqu'au lendemain a pareille heure, qu'il recommenca Is même exercice, Sc qu'il continua les jours (va* vans , fans que j'ofaffe fortir de mon trou. Cependant la faim me preffant, je réfolus de me procurer la mort , puifqu'auffi bien je ne la pouvois fuir. Je quittai donc mon afyle entremblant; le dragon me regardoit faire, fans abandonner fa place , Sc fembloit prendre part a ma misère. Je me baiffai enfia fur cette pierre noire , croyant que ce monftre horrible lui auroit communiqué le venin dont il devoit être rempli; Sc dans 1'efpérance d'être bientöt délivré de tous mes maux, je la léchai comme je le luiavois vu faire ; mais dans le moment même je fentis, avec furprife , que 1'horreur de la faim que je fouffrois fe paffoit, que mon eftomac étoit entièrement foulagé, Sc que mon corps  ' Bretonnes. 9 reprenoit de nouvelles forces. J'eus1 quelque frayeur de ces effets furprenans ; fi miférable que 1'on fok, 1'ufage de la vie paroït toujours doux ; je commencai è croire que le venin pouvoit tellement réfroidir la chaleur naturelle, qu'il me procureroit bientöt une prompte mort qui ne me parut cruelle que dans le moment que je m'imaginai qu'elle s'approchoit; mais ces craintes s'étant paffées avec le tems, je me fouvins que j'avois autrefois oui parler a la fée Fleurie de la pierre raffafiante, & je conclus avec joie qu'il falloit que ce fut cette pierre. Cette nouvelle découverte me donna 1'efpérance de fortir quelque jour de 1'affreufe demeure 011 j'étois, puifque j'y trouvois de quoi vivre, malgré les cruelles intentions de la fée , 6c que le ferpent, loin de me faire aucun mal, me donnoit tous les jours de nouvelles marqués de bienveillance & d'amkié, par fes careffes réitérées. Ce ne fut pas fans appréheniion que j'y répondis les premiers jours, mais enfuite je m'apprivoifai tellement avec ce monftre, que la nuk il m'échauffok en fe couchant aüprès de moi. J'avois re marqué qu'il voloit tous les jours k la même heure vers le foupirail de lagrotte, ou il reftoit attaché affez long-tems. Je ne m'étois pas appercu que peu a peu il en ron-»  ÏO LESSoiRiES geoit Ia pierre; & je fus furpris il y a neuf ou dix jours, de voir que le trou étoit devenu affez large pour qu'il put y paffer tout Ie corps. En effet, il en fortit le matin , & me laiffa feul dans cette effroyable caverne. La compagnie la plus affreufe paroit douce, dans 1'état miférable oït j'étois , & 1'abfence du dragon, que jie n'efpérois plus qui dut revenir, m ayant réduit au défefpoir , je réfolus de me laiffer ruourir de faim , & je ne m'approchai point pendant cinq jours de Ia pierre raffafiante. Enfin j'étois pret d'expirer , lorfque je le vis rentrer dans la grotte. Ce pauvre animal paroiffant m'exciter h prendre la fuite avec lui, s'elevoit h tous momens vers le foupirail, me tendoit fa queue, & me la Iancoit autour des jambes. Ces careffes , fouvent réi'térées, me donnèrent courage; & prenant tout d'un coup mon parti, je m'y attachai fortement. Le dragon alors m'en ayant lié de manière que,quand j'aurois voulu m'en débarraffer, il m'auroit été impoflible de le faire, m'enleva avec lui, fortit par Pöuverture qu'il s'étoit faite lui-même , & m'arracha ainfi du miférable cachot , oü j'aurois fini roes jours. Enfuite m'ayant tranfporté dans 1'air pendant quelques heures , il memit doucement a terre , auprès d'une efpèce de cabane de berger. Jlétois en très-mauvais état , mes forces. fe    Bretonnes. n trouvoient entièrement épuifées par une longue diète, & je croyois n'avoir plus que quelques momens a vivre, lorfque jé vis le ferpent s'éloigner encore de moi. Cette feconde féparation m'accabla , je tombai dans une foibleffe qui auroit terminé ma vie , fi une bonne vieille qui m'appercut dans le danger, n'eüt été promptement chercher du fecours a la maifon voifine ; elle me tourmenta tellement , qu'elle me fit revenir de 1'état oii j'étois , & me préfenta une grenade pour me réjoiur le cceur. Vousfavez que j'aime beaucoup ce fruit. Je le portois k ma bouche, quand le ferpent qui s'étoit retiré , accourant k tire - d'ailes avec des fifflemens affreux, fe jetta fur moi , m'arracha ce fruit d'entre les mains , & le dévora fur le champ. J'avois été fi effrayé que j'étois retombé évanoui; mais quelle fat ma furprife quand je me reconnus , de ne plus trouver k mes cötés que ladépouille du ferpent ,& d'y voir k fa place la plus charmante perfonne que 1'on puiffe s'imaginer ? Mon éronnement furpaffala crainte que j'avois eu, Par quelle étrange aventure, m'écriai-je , fe trouve-t-il ici une divinité , fous les écailles d'un monftre horriblej & quella grace n'ai-je point k lui rendre,puifque,fuivant toutes les apparences, c'eft elle qui m'a tn é de laffreufe priicn otYje devois périr! Si je vous ai  ï* Les Soirees' fauvé la vie, reprit cette aimable fille , vous venez de me rendre ma première forme; ainfi nos obligations font affez réciproques. Moi, lui dis-je, & comment ai-je été affez heureux pour contribuer a une chofe que j'aurois voulu acheter aux dépens de mes jours ? Vous allez 1'apprendre , pourfuivit-elle ; écoutez-moi feulement avec attention. Cette belle perfonne prit alors la parole, & commenca ainfi fon hiftoire. H I S T O I R E De la princejfe Adrejfe. JE fuis fille du roi des pays Imaginaires, & de la reine des Idéés creufes. Mamère,après plufieurs fauffes couches , me mit au monde avec le fecours de la fée Legére, qui lui fervit de fage-femme. Elle me doua en naiffant de toutes les perfections du corps & de 1'efprit, & me nomma Adreffe, paree qu'effeüivement je devois être fort adroite. J'avois atteint déja lage de feize ans , lorfque ma beauté faifant du bruit dans le monde, le roi Habile me fit demander en mariage. On ne faifoit rien dans nos états , fans le confeil de la fée Legére. EHe ne nous quittoit prefque point; mais mal-  Bretonnes. ij' heureufement dans le temsque les ambaffadeurs du roi Habite arrivèrent, elle étoit allee accorder un différend entre deux jeunes fées qui favoient choifie pour arbitre ; & comme on ne favoit oii apprendte de fes nouvelles, mon père de peur de manquer un parti qui lui paroiffoit très-avantageux , m'accorda fur le champ , & me fit partir quelques jours après , pour aller trouver mon époux. Quoique le roi Habile fut fort vieux , & quej'euffebeaucoup d'antipatbie pour cette union, je fus contrainte d'obéir en yicfime de la politique, & notre mariage fe conclut fous les aufpices de la répugnance & du dégout. Mais , quand 1'heure de fe coucher fut venue, & que je me trouvai fur le point de confommer le facrifice, je m'avifai tout d'un coup d'un expédient qui me fut fans dpute infpiré par la fée Legére. Je me pïéfentai devant le roi: fire , lui dis-je , puifqu'il a plu a votre majefté, par une faveur particuliere , de me choifir pour fon époufe ; je la fupplie de m'accorder une grace, pour le prix de ma virginité. Je fais que ce que je vais demander peut tirer a conféquence, mais je croirois n'être pas digne de la tendreffe d'un fi grand prince , fi, dans un jour auffi folemnel, je n'en recevois qu'unrefus. Ce monarque qui m'aimoit ardemment, Sc qui ne^ s'attindojt pas k ce que j'allois lui pro^  i4 t e s S o r r i % s pofef , m'affura par tout ce qu'il y a de plus facré, qu'il n'étoit rien que je n'obtinfie de Juli Sire, hij dis-je, fouyenez-vous que les promelles des rois font inviolables ; je fouhaite donc qu'en vötre monnoie, mon nom & mon portrait foient gravés a cöté du vótre. Je n'eus pas plutöt achevé de parler , que le roi froncant le fourcil: vous aviez raifon, me dit-il, de croire que cette grace füt difficile a obtenir; je ne m'imaginois pas que vous puffiez avoir affez de préfomption pour exiger des prérogatives dont tous mes prédéceffeurs ont été fi jaloux , & vous devez favoir qu'en ce pays-ci les fceptres ne font jamais tombés en quenouilles; ainfi je vous cönfeille de choifir toute autre chofe« Sire, lui repartis-je avec fermeté: vous êtes un roi très-puiffant, mais vous êtes encore plus jufte que vous n'êtes grand : vous vous êtes lié par des fermens horribles, que vous ne pouvez e'nfreindre fans appréhender la punition des dieux vengeurs des parjures; & quelque pouvoir que vous ayez fur moi, foyez für que je ne ferai jamais votre femme, qu'après avoir obtenu ce que vous.ne pouvez plus me refufer* Eh bien , me dit alors le roi, d'un ton affez brufque , je vous 1'accorde, mais a une condition dont vous ne viendrez peut-être pas a bout fi facilemênt. Faites apporter votre are & vos  Bretonnes» h$ iïèches , nous tïrerons chacun trois coups ; & fi vous emportez la viöoire fur moi, je ne réfifterai plus a vos injuftes prétentions. Je me ïoumis volontiers k cette épreuve ,& nous nous rendimes fur le champ dans une grande gallerie, au bout de laquelle le roi fit pofer un affez petit baffin d'argent fur un pied-d'eftal, Sc k la lumière des flambeaux. II me dit que c'étoit-la. notre but, mais qu'il y falloit tirer a l'aventure„ paree que cet exercice devoit fe faire dans ï'obfcurité. On óta donc toutes les clartés ; Si le roi, qui en avoit fait fouvent l'effai, tira trois coups, qui furent ouis diftinétement par le bruit que firent les flècbes, en touchant le baffin. Jl étoit au comble de fa joie. Faites-en amant ,ou mieux, me dit il: vous entendez ce que je viens d'exécuter. Sire, lui répondis - je , deux fens valent mieux qu'un, Sc le plus exquis en jugera. Ayant alors pris mon are, je tirai ma première flèche , qui fe fit bien entendre dans le baffin. Le roi en fut étonné; mais il crut avoir bientöt lieu de fe réjouir, lorfqu'ayant décoché les deux autres , elles ne rendirent non plus de fon que fi elles avoient paffées fort loin du but.Eh bien, me dit le roi, en riant de toutes fes forces, qui a gagné ? II faut voir, fire, lui répondis^je, la vue en décidera mieux que 1'ouie. Que 1'on apporte donc des lumières , puifqu'elle nous  LesSotrées chicane, s'écria-t-il. Nous allames alors vifiteï le but & les flèches ; celles du roi avoient chacune fait leur paffage a travers le baffin ; mais les miennes , dont la première feule avoit fait du bruit, n'avoient fuivies qu'une même voie. J'avois fi bien adreffé mes coups , que les deux autres avoient paffe par la même ouverture , ce qui étoit caufe qu'elles n'avoient pas paru frapper le baffin. Le roi fut très-confterné a cette vue ; il ne put difconvenir que 1'honneur de la viftoire në me fut dü : cependant ne voulant rien relacher de fa grandeur , & croyant qu'il y alloit trop de fa gloire d'en communiquer la moitié a une femme, il ne jugea pas a propos de m'accorder fitöt ma demande. Permettez-moi, belle princeffe , me dit-il, d'éprouver encore votre habileté , & de voir fi vous foutiendrez votre nom avec autant de juftice que vous 1'avez fait juf il la renvoya en Pair, avec tant d'habileté > qu'elle retomba dans 1'anneau que formoit la main dé cette ftatue , fur laquelle 1'orange étant reftée * elle vint feule , par fa pefanteur naturelle , fe rehdre perpendiculairement aü-deflous de la ftatüe. Ceux qui avoient admiré les coüps faits dans 1'obfcurité, s'étonnèrent encore plus de cëux-ci; & applaudiffant a Phabileté du roi, lui témoignèrent leur joie par des battemens de mains St des acclamations dont le refrairi marquoit qu'il étoit inutile que j'effayaffe de tirer après le prince; que je devois me cönfeffer vaineue , & me départir demesdemandespréforhptueufes, tonic XXXUt B  Les Soirées Doucement, repris - je , meffieurs, avant de juger fainement cette queftion, il fautentendre les deux parties. Le roi vient de faire de beaux coups, j'en conviens, mais j'efpère que Ie miert ne leur cédera pas. Alors m'étant pofée direótement fous la ftatue, j'ordonnai mon coup avec tant de jufteffe , que Ia flèche paffant dans 1'ouverture de la main , emporta dans les airs 1'orange avec foi; puis ayant fourni fa carrière, elle fe retourna, & étant revenue tomber a plomb au même endroit par oii elle avoit paffee , elle y laiffa 1'orange, & fe ficha en terre auprès de la flèche du roi. Les courtifans qui venoient de lui applaudir, il n'y avoit qu'un moment, ne purent difconvenir que je ne 1'euffe furpaffé , puifque j'avois fait d'un feul coup ce qu'il n'avoit pu exécuter qu'en deux. Mais le roi, au défefpoir d'être vaincu , & cherchant toujours 1'occafion de reculer 1'effet de fes pronieffes, me pria de vouloir fur le champ venir a la chaffe avec lui, pour pouffer a bout mon induftrie, me jurant que fi j'exécutois ce qu'il m'alloit propofer, il ne feroit plus aucune difficulté de condefcendre a mes volontés. Nous entrames rdans la forêt, & j'étois a fes cötés, lorfque nous apperfümes un cerf qui venoit a nous fort lentement: voila , me dit le roi; la dernière preuve que je vous demande de  Bretonnes. ï£ Votre adreffe. Vous voyez ce cerf; fi vous pouvez d'un feul trait lui percer 1'oreille gauche, & le pied de derrière du même cöté , je ne réfifte plus a vos defirs. N'efi-ce que cela , fire , lui dis-je en riant : je fuis donc füre d'obtenir bien« tot toutes les prérogatives dües a ma naiffance. Alors ayant ramaffé une petite balie de terre, que j'ajuftai] a 1'un des bouts de mon are qui étoit creufé en forme de houlette , je la lancai droit en 1'oreille gauche du cerf qui ,fentant le fretillement que la balie lui fit en fe brifant „ s'arrêta tout court; & du pied de derrière du même cöté , fecoua cette pouffière qui 1'importunoit. II étoit dans cette attitude, lorfque, fans perdrede tems , je décochai une flèche fi jufte , qu'elle lui enfila 1'oreille & le pied. Le roi fut tellement furpris de ce dernier trait, qu'il demeura imrnobile. Nous revïnmes au palais,fans qu'il proférat une feule parole; aucun de fes courtifans n'ofa entreprendre de le tirer de 1'humeur noire dans laquelle il étoit plongé Sc je commencai a me repentir de lui avoir fait connoïtre que j'étois en droit d'obtenir par mon induftrie, ce que fon eoeur ne devoit pas me refufer avec tant d'obflination. Apeine fümes nous de retour au palais, que ce prince, feignant d'être fatigué de la chaffe, entra dans fon appartement, &: m'ordonna dq B ij  a.0 Les Soirees me retirer dans le mien; fon amouf alors s'étant converti en rage , il eirvoya chercher la fée Terrible qui, par hazard, étoit è fa cour, &C m'abandonnant a cette cruelle perfonne , il la pria inftamment de fe défaire de moi, aquelque prsx que ce fut. La fée exécuta fes ordres avec joie; c'étoit une trop belle occafion de fignaler fa malignité, pour la laiffer échapper. Elle prit auffi-töt la fórme d'une de mes dames d'honneur, me vint fervir a table ; & m'ayant verfé k boire d'une liqueur pareille k celle qu'elle vous a fans doute donnée dans la forêt des daims,je m'affoupis peu de tems après. Comme on attribuoit 1'extrême envie que j'avois de dormir k la fatigue que j'avois eue tout le jour , on me conduifit dans mon appartement, & on me coucha; la fée fe trouvant feule avec moi, profita de ce moment pour m'enlever. Elle me porta k Pentrée d'un bois, ou prononcant quelques paroles barbares, elle me jetta d'une eau rouffe fur la tête : & me changea en dragon, tel que vous m'avez vu. Tu n'en es pas quitte, pour avoir cette exécrable forme , me dit-elle , je vais te mettre dans un lieu dans lequel tu inyoqueras fouvent la mort, fans qu'elle viennea ton fecours. Alors , par la vertu de fes charmes , elle me précipita dans la tour oü elle vqus a depuis enfermé, &  Bretonnes. 21 üans laquelle plufieurs miférables princesont péri, par le feul caprice de cette fée cruelle. Le roi Habile , ainfi que je 1'ai appris de la fée Legére, contrefit fort Paffligé , quand on lui vint dire le lendemain qu'on ne me trouvoit pas dans mon appartement. II me fit chercher par tout fon royaume , & fit croire au roi mon père, qu'ayant eu de 1'averfion pour le marisge, j'avois apparemment trouvé le moyen de m'échapper. Mais revenons & la bonne fée Legere , dont 1'abfence avoit été caufe de tous mes malheurs. Quand elle apprit a fon retour de quelle manière les chofes s'étoient paffées, elle fe douta qu'il y avoit quelque myftère la-deffous ; elle confulta fes livres , & ayant appris avec douleur que j'étois fous la puiffance de la fée Terrible , elle alla la trouver , pour en obtenir ma grace. Cette barbare fut inexorable; tout ce que je puis faire pour vous , ma chère foeur y lui dit-elle , c'eft que la princeffe , au lieu de finir fes jours dans la tour de 1'extermir.ée , comme je 1'avois réfolu, n'y reftera que trois ans & un mois, pourvu que pendant ce tems elle acquierre 1'amitié d'un prince qui , fans en être détourné par falaideur , foit prêt a mourir de regret de favoir perdue , après quoi elle recouvrera fa première forme, en mangeant B üj  Vz Les Soirees par hazard un fruit qui porte le nom d'un grand royaume, & qu'elle arrachera au prince qui doit la délivrer de cet affreux état, & 1'époufer après plufieurs aventures. Aimable princeffe, m'écriai-je alors, puifque voila la prédiftion accomplie , par la grenade que vous m'avez ótée des mains , ferois-je affez heureux pour ne vous point trouver rebelle aux ordres du deftin ? Je n'ai point héfité k vous donner mon coeur, dès le premier moment que je vous ai vue ; & fans attendre que vous m'euffiez déclaré la volonté des dieux, je n'étois déja plus k moi-même. Je vous fais bon gré, prince, me dit-elle , de la paffion que vous me témoignez ; mais ne donneriez-vous point a la reconnoiffance feule des fentimens que je voudrois ne tenir que de l'amour. Je la raffurai contre des foupconsfi injuftes, par des proteftations fincères de 1'aimer toute ma vie. La princeffe me crut. Enfuite après avoir appris d'elle que la fée Legére , qui la venoit voir tous les jours dans la prifon , 1'avoit inftruite de tout ce qui devoit fe paffer , & avoit conduit ellemême cette afTaire; elle me dit encore, qu'avant d'accomplir un hymen qui devoit nous combler de bonheur, nous étions deftinés 1'un & 1'autre a rompre un enchantement extraordinaire, Voici j continua-t-elle3 de quoi ils'agit»  B R E T O N N E Si 1$ La ville de Sobarre dépend de l'empereur 'des Songes, qui y fait fa réfidence , & qui fa nomme le prince Fantafque, k caufe de fon humeur bifarre qui efface une partie de fes bonnes qualités, II y a environ fix mois que , fur un léger foup^on qu'il auroit pu éclaircir s'il n'avoit point trop écouté fa colère, i! facrifia k fon reffentiment trois princes d'un mérite diffingué, & fit enfermer fa fille dans une prifon horrible , avec le deffein de 1'y faire périr cruellement; rriais les Dieux ont eu pitié de leur innocence. Les apparences font quelquefois trompeufes J & les chofes ne nous paroiffent fouvent criminelles , que paree que nous les regardons avec des yeux préoccupés. L'empereur Fantafque ne voulut pas s'inftruire de la vérité que 1'un de ces princes s'efforcoit de lui faire connoitre, &£ les Dieux , pour le punir de cette préventioa cruelle, ont ordonné au menfonge de le punir par les endroits les plus fenfibles. Ce dieu chimérique, engendré de 1'illufion & de la malice y s'eft acquitté en peu de tems des ordres fupér jeurs qu'il a reeus. L'empereur fe promenoit un matin, avec grand nombre de courtifans, fur le bord de Ia mer, au moment que le foleil commence a paroitre ? Iorfqu'on vit tout d'un coup s'élêver du B iv  *4 Les Soirees ■cöté de 1'orient une grande main étendue, qui le long du jour demeura ftable ; tous les habitans de Sobgrre accoururent pour voir un phénomène fi extraordinaire , chacun en parloit diverfement; & les aftrologues qui y étoient les plus embarraffés , cherchoient vainement les raifons de ce prodige. Enfin, au foleil couchant, cette barbare main s'élancjint fur le bord du havre , y empoigna un des princes du fang, que la curiofité avoit fait refter en ce lieu, ainfi que l'empereur : &i après 1'avoir ravi en la préft nee de temt le peuple, elle le précipita au fond dc la nier. L'on fut furpris, d'un événement auffi tragjque t &Z 1'on dép'.ora fort le fort de la mal-: •beureufe vicYane que la main avoit choifi. L'empereur , qui aimoit heaucoup fa familie , en fut tres-touché , & fa douleur redoubla le mois fuivant. Lorfqu'il vit que , malgré les armes, dcrenfives que l'on employoit, cette main fa*>. tale s'clancant jufques clans les cours & les jardins, du palais , y enlevoit alternatiyernent un prince ou une princeffe du fang , qu'elle jetoit enfuite dans. la mer , 6c qu'elle continuoit ce cruel exereke tpus les premiers jours de Ia lune. C'eft cet enchantement que nous devons tra\a.Uler è dérruire; mais nous devons nous.rnunir iup,araya.qr te jfawa briffcau dont lesfleurs, par le feul odorat, peuvent foutenir un homme pendant trois jours de fuite, fans qu'il ait befoin d'aucime nourriture. C'^ft par ce moyen que j'ai vécu dans cette ile affreufe , toujours occupé de 1'adorable Brillante, fans laquelle je ne puis m'eftimer heureux, Lc prince Bel Efprit ne put achever fon hik ^oire x fans donner encore des larmesa la perte de (a princeffe , & de fes deux frères. Mais Engageant 1'ayant confolé par 1'efpérance que les, d\e\\x ayant pitié de leur innpcencejles préfer^ y^oien* d'une mort cruelle quMs. n'avoient pas, ^éntfe^I quitta;> quelquesmo.mens, de fi.triftes, té&XAons, pow repr&r ynè qfpqqe, 4He % &iM  Bretoen e s. 39 les bords étoient tous couverts de vipères d'une groffeur prodigieufe ;le vent les ypor,ffoit,malgré 1'induftrie des pilotes,&ils nefavoient comment éviter ces dangereux animaux, lorfqu'ils appercurent dans un efquif une fort annab1e dame qui vint pour les reconnoitre. Elle avoit avec elle un jeune homme parfaitement bien fait, qui n'eut pas plutöt jeté les yeux fur le prince Bel Efprit, qu'il s'écria avec tendreffe s ah! mon cher frere, eft-il poffible que ce foit vous que je retrouve , après avoir perdu pour toujours 1'efpérance de vous revoir ? En efïet, c'étoit le prince Entendement, que l'on avoit tranfporté dans l'ile des Vipères, par ordre de l'empereur des Songes; & qui ayant eu le bonheur de plaire a la princeffe Viperine, reine de cette ile, en avoit été préfervé despiquüres venimeufes de ces animaux. L'on peut aifément juger de la joie que ces princes eurent de fe revoir, & des marqués réciproques de tendreffe qu'ils fe donnèrent, étaut alors en süreté dans la compagnie de Vipérine qui commandoit a ces dangereux reptiles.Les princes avoient trop d'empreffement de favoir les aventures 1'un de Fautre , pour tarder plu* long tems a s'en inftruire. Bel Efprit ayant raeonté les hennes , a-peu-près comme il favoit déja fait au prince Engageant; Entendement prit enfuite h parate.. C tv  4© Les Soirees H I S T O I R E Vu prince Entendement, & de la princeffe Viperine. jLorsque je vous eu vu abandonné dans file des Lions, & qu'on nous ötoit a mon frere 6c a moi la trifte eonfolation de mourir avec vous, je devins furieux , & donnai des marqués fi vifibles dun violent défefpoir, qu'on fut obligé de me lier. C'eft dans cet état que l'on tn'expofa fur le bord de cette ile , pendant une nuit très-obfcure. J'attendois 1'heure que les vipères vinffent fe raffafier de mon fang , 6c je croyois déja ouir leurs fifflemens aigus, lorfque mon bonheur voulut que cette princeffe aborda a la pointe du jour , vers 1'endroit oü j'avois été laiffé. Cette ile eft tout-a-fait déferte; 6c 1'unique Vipérine,d qui elle appartient, peut impunément avec fa fuite y faire des defcentes. EJle y venoit heureufement ce matin-la , pour cornpofer la véritable thériaque dont elle feule § le fecret; lorfque nfayant rencontré , elle fut pitié de mon malheur , 6c me fit délier-, Elle eut alors la bonté de s3informer de mes aven* tU?e§? 4e (cjuffrif que |e l'accornpagnaffe pa?  B R E T O N » E S.' 41 toute 1'ile, pendant le féjour qu'elle y fit. Enfuite ayant accepté ma main , pour la remettre dans le même efquif que vous voyei, elle fit prendre la route de fon palais , qui eft k une lieue d'ici, en terre ferme. La princeffe y avoit tout laiffe tranquille en partant, mais elle y trouva bien du défordre k fon retour. Le roi Brutalin, dont les états étoient contigus a ceux de Viperlne & qui depuis long-tems avoit envie de les joindre aux fiens, profitant de Pabfence de la reine, s'en étoit brufquement emparé , & en avoit chaffé tous fes fidèles ferviteurs ; elle apprit avec douleur une auffi trifte nouvelle. Que vaisje devenir prince , me dit-elle les yeux baignés de larmes ? & comment pourrai je furvivre a la perte de mon royaume qu'un infolent ufurpateur vient d'envahir , contre le droit des gens ? madame , répartis je avec des tranfports de fureur que je ne pouvois modérer, je vais vous remettre dans vos états, ou je périrai a la peine; & Ie cruel Brutalin paiera cher les pleurs qu'il vous fait verfer. Je partis alors fans perdre un feul moment; &m'étantpréfer.té devantBrutalin; vous venez, lui dis-je, de commettre une action trop indigne de votre rang, pour qu'elle demeure impunie, il eft encore tems de vous en repentir, en reftituant a la princeffe Vipérine les états dont vous vous êtss rendu le maiv  42 LesSoirées tre par furprife, finon je vous ferai connoïtre que les dieux m'ont commis le foin du chatiment que mérite votre trahifon. Téméraire l me dit Brutalin avec un ris forcé; fi j'en croyois ma jufte colere, tu ferois déja anéanti; mais j'ai pitié de ton age : vas retrouver ta fugitive princeffe , &C lui témoignes le peu de cas que je fais de tes menaces. Je crus alors devoir piquer au vif ce prince brutal , afin qu'il s'engageat au combat fans réflexion. Je faifois quelque cas de ta valeur, lui répartis-je; mais je vois bien que toute ta bravoure ne confifte que dans la perfidie, & fe borne a dépofféder une femme de fes états. Tu n'es qu'un lache ufurpateur, dont je faurois bien abaiffer la fauffe fierté, fi tu ofois mefurer ton épée avec la mienne. Brutalin grincant les dents de rage a ces dernières paroles , mit le fabre a la main , & fondit fur moi comme un lion. J'avois trop examiné fes yeux & fon vifage, pour ne pas me précautionner contre fes coups. Je les parai adroitement; & profitant de la fureur qui 1'aveugloit, je lui percai le cceur du premier coup que je lui portai. Les officiers de Brutalin laffés depuis longtems de fa tyrannie , & qui n'avoient exécuté fes ordres qu'avec regret, lorfqu'il avoit furpris la ville capitale de Vipérine a ayant mis bas les  Bretonnes, 43 armes dès qu'ils le virent mort, eri témoignèrent leur joie par des acc'amations redoublées; vive la princeffe Vipérine, s'écrièrent-ils, vive fon brave défenfeur; qu'il foit notre roi! qu'elle foit notre reine! &£ que leur poftérité commande un jour a nos defcendans! Défavouerez-vous les vceux de ce peuple , m'écriai-je a Vipérine qui, ayant appris ma victoire, parut dans le moment; & les foibles marqués que je viens de vous donner de mon amour pourront-elles quelque chofe fur votre coeur ? oui, prince; j'accepte votre main, me dit-elle en me tendant la fienne ; jouiffez d'un bien, que vous vous êtes acquis par votre feule valeur; ce royaume vous appartient par droit de conquête légitime; vous y joignez encore celui de Brutalin, que fes fujets remettent a vos pieds: & cette offre m'eft trop avantageufe pour que mon cceur ne foit pas tout-a-fait d'intelligence avec les vceux de ce peuple, Je me jettai alors a fes genoux, que j'embraffai mille fois nialgré fa réfiftance. On fit venir fur-le-champ le fscrificateur. I'époufai la princeffe,parmi les applaudiffeanens de toute 1'armée ; & après avoir fait des largeffes aux foldats &z au peuple, nous alpines gouter les douceurs d'un amour tendre & pur, Mais, mon cher frere, vous n'avez vu juf-» qu'è préfent que des aventures agréables, je  44 Les Soirees vais maintenant vous en raconter d'autres, dans lelquelles je me luis trouvé réduit a tout ce qu'il y a de plus affreux, par ma propre indifcrétion, dont je fuis forti heureufement depuis fix jours. J'étois un foir dans mon cabinet, oii pour me dclafferd'avoirexpédiéplufieursaffairesétrangères, je voulus paffer quelques momens a lire; je pris pour cet effet le premier livre qui fe trouva fous ma main, & ce fut juftement le Traité de la Métempfkofe de Pythagore;«ce fameux philofophe, fils d'un habile fculpteur de Samos, avoit enibraffé une doctrine toute particulière, & prétendoit que nos arnes paffoient fucccffivement dans les corps d'autres hommes, ou dans ceux des betes. Comme cette opinion étoit difficile a prouver , il appuyoit fes raifons par des exemples furnaturels, & foutenoit que lui originairement, étoit hls du dien Mercure, qui lui ayant promis de lui accorder ce qu'il lui demanderoit, a 1'exception de 1'iinmortalité y il en avoit obtenu, de ne rien oublier pendant fa vie, & après fa mort, de tout ce qu'il auroit jamais fait : que ce dieu lui ayant accorué cette grace, il fereffouvenoitparfaitement d'être venud'abord au monde fous le nom d'Jitalidej enfuite d'avoir été Euphorbe, fcldattroyen, qui fut bleffé a la guerre de Trcye % par MénéLas»  Breton nes. 45 Qit'Euphcrbe , étant mort, il étoit revenu fur la terre fous le nom d'Hermotine; qu'après avoir encore pafte par le corps d'un vil pê~ cheur , il fe trouvoit être enfin Pythagore , & racontoit mille fables qu'il prétendoit lui être arrivées dans les différens états par oü il avoit paffé. Je ne pouvois m'empêcher de rire en moimême, de toutes ces imaginations extravagantes, & de blamer 1'impudence de ce philofophe. Mais quelle fut ma furprife, de voir dans ce moment la muraille de mon cabinet s'ouvrir d'elle-même , & un vieillard vénérable fe préfenter devant moi? Je penfai mourir de frayeur a cette apparition. Raffurez-vous, mon hls, me dit-il, je ne viens point ici pour vous faire aucun mal; au contraire, je n'y parois que pour vous défabufer de vos préjugés. Vous doutez donc des principes que j'ai enfeignés publiquëment avec fuccès: car je fuis le même Pythagore dont vous traitiez tout-a-l'heure les raifonnemens d'abfurdes Sc de ridicules; mais il eft aifé de vous convaincre d'une vérité que je ne vous veux point de mal, de n'avoir pas cru; paree qu'effectivement elle paro'it répugner au bon fens. Je vais pour cela vous faire part d'un fecret que je n'ai communiqué qu'a mes favoris : mais prenez garde de le confier a qui que  4^ Les Soirees ce foit, vous payeriez peut-être trop cher une indifcrétion, dont il ne feroit plus tems de vous repentir; faites-moi venir feulement quelque oifeau, tel qu'il vous plaira. Ayant fait fur-lechamp apporter une tourtereile, ce philofophe la prit, & me paria en ces termes : ne foyez point furpris, mon hls, de ce que vous allez voir. Je vais tuer ce foible animal, puis fon amé étant partie, je coulerai la micnne dans fon corps, laiffanf le mien privé de vie ; & confervant toute ma raifon , quoique dans celui d'une béte, je me donnerai carrière, fuivant les mouvemens naturels de ce corps étran^er. Alors quand je voudrai retourner dans le mien, ufant fur lui du même moyen dont je me ferai fervi fur cette tourtereile, j'y ferai rentrermon ame , par la vertu de certaines paroles myftérieufes , tirées de la clavicule de Salomon. Eft-il poffible, lui dis-je mon pere , que 1'ame s'allie ainfi a un corps qui n'a point d'union avec elle ? oui prince, me dit-il, 1'ame eft quelque chofe de fi pur, qu'elle n'occupe point de lieu, tout corps lui eft indifférent, puifqu'elle n'a rien de commun avec la matière dont elle ne fe revêt que comme d'un organe. Vous allez k 1'inftant êtreperfuadé, par vos yeux , de cette vérité. Ayant alors étouffé Ja tourtereile , il fe coucha k' terre , 5c s'étant indiné fur cet oifeau, il lui infpira fon ame, &  Bretonnes. 47 laiffa fon propre corps fans aucun mouvement. La tourtereile s'éleva auffitöt, comme étourdie; & ayant enfuite fecoué légèrement fes ailes, elle prir fon vol autour de la chambre. Je reftai dans un étonnement mêlé d'horreur; mais quelque furpris que je fuffe, je ne laiffai pas de confidérer attentivement que la tourtereile en volant , s'arrêta contre la muraille, vers un petit trou du lambris, qu'elle becqueta affez longtems , puis s'étant venu repofer fur le corps du philofophe, & joignant le bec k fa bouche, elle y reftitua 1'ame qu'elle occupoit, & tombant morte fans retour, Pythagore fe leva alors fur fes pieds. Et bien, me dit-il, vous êtes étonné d'un effet auffi fingulier. Oui,fans doute, repris-je. Ce n'eft pas tout, continua-t-il. Pour vous faire connoïtre que j'ai confervé tout mon jugement dans le corps de cet oifeau, vous fouvenez - vous de m'avoir vu arrêté contre cette muraille ? Je vous donne avis qu'a. cet endroit doitêtre quelque chofe de conféquence: car j'ai remarqué a travers d'un petit trou , que le cachet royal eft appofé deffus. Je fis auffitöt apporter une échelle, & ayant moi-même levé un morceau du lambris, je vis dans le mur un petit coffret de velours cramoifi , fur la ferrure duquel étoit effectivement le fceau royal. Je 1'ouvris , & j'y trouvai deux lames d'or, mar-  48 Les Soirees quées de hiérogliphes qui m'étoient tout-a-faif inconnus. Je priai le philofophe de me les interpréter ; & ce grave vieillard, après les avoir examinées attentivement, m'affura qu'elles fignifioient que fous la colonne de la falie, qui étoit a cöté de mon cabinêt, devoit être un grand vafe de cryftal de roche, que la fée Kirille avoit autrefois donné a 1'un de mes prédécefTeurs qui 1'avoit caché en cet endroit. Je fis fouiller fous la colonne pendant que Pythagore m'attendoit dans le cabinet. J'y trouvai efFecfivement le vafe rempli de richeffes immenfes, & parmi lefquelles il y a deux pièces que j'eftime plus que tout mon royaume; 1'une eft une petite figure d'argent, que l'on nomme la flatue de Verité; & 1'autre une bague dans laquelle eft enchaffée une agathe onix, par le moyen defquels on découvre sürement le menfonge &c la flatterie. Voici le rare effet de ces deux pièces fi extraordinaires. Je fais pofer la ftatue fur une table, vis-a-vis de celui qui veut être inftruit de quelque cbofe de douteux; & tournant la bague au-dedans de la main, l'on in-* terroge la perfonne dont on fe défie; s'il déguife la vérité, la figure treffaille, & fe met a rire ; & s'il parle conformément a ce qu'il penfe, elle ne change point d'état. Cette flatue fut faite par lemême nécromancien, qui conf- truifit  Bretonnes.' 49 truifit lafphère de Léon empereur deGrèce,1 fur la furface de laquelle on découvroit vifiblement les confpirations qui fe faifoient contre lui & fes états. J'ai fait tant de fois Pépreuve de la ftatue de Vérité, que j'ai éloigné de ma cour & de ma perfonne le menfonge, & furtout les flatteurs, qui font les peftes les plus pernicieufes des rois. Mais revenons a notre philofophe ; il ne fe contenta pas de m'avoir convaincu par luirnême de la tranfmigration des ames, il voulut encore m'en donner le fecret, comme il me l'avoit promis ; & m'ayant enfeigné les excellentes paroles qui ont cette vertu, il m'en fit faire 1'expérience fur la même tourtereile , & difparut enfuite. Je remarquai alors 1'ufage des ailes & des organes qui les font agir pour s'élever & parcourir les airs , & m'étant rendu expert dans cette fcience fublime, j'avois fouvent le plaifir de me promener parmi le peuple fous quelque forme d'animal qu'il me plaifoit, & je m'inftruifois ainfi de mille chofes qui, fans cela, m'auroient été inconnues. La reine Vipérine fut la feule qui füt que j'euffe ainfi le pouvoir de me transformer , paree que, pendant mon abfence, elle auroit été dans des inquiétudes extrêmes 5 mais quoique je lui euffe raconté toute 1'hiftoire de PythaTome XXXII. D  50 Les Soirees gore , elle ignorok par quelle vertu j'avois ce pouvoir furnaturel. Heureux ! fi j'avois toujours pu garder un fecret de cette importance, Sc fi, ayant eu la force de Ie cacher a mon époufc , je n'avois pas eu la foibleffe de le déclarer a un jeune homme dont j'avois fait mon favori. Je reconnoiffois enFourbadin,c'eft ainfi que s'appelloit ce traitre, une fi grande com.plaifance pour moi, une telle droiture de cceur, Sc des fentimens li détachés d'intérêt , que j'avois toujours négligé de confulter a fon égard la ftatuc de Vérité. Je lui ouvrois fouvent mon cceur ; Sc dans un de ces momens de plénitude oü j'étois charmé des affurances d'attachement & de refpeö que me donnoit Fourbadin, je lui déclarai malheureufement le fatal fecret qui a penfé me coüter la vie, Sc lui enfeignai les myftérieufes paroles qui communiquent le pouvoir de la tranfmigration. Nous en firn es plufieurs fois 1'expérience ; mais ce traitre abufant bientöt de Faveugle confiance que j'avois en lui, fe noircit envers moi de la plus infigne trahifon. Nous étions un jour feuls k la chaffe dans un endroit écarté oü la béte nous avoit conduit; lorfque rencontrant deux renards , Fourbadin me propofa de tirer deffus , de nous mettre dans leurs corps , Sc de nous donner le plaifir  Ure-tonnes. 51 d'allêr voler les poules des payfans les plus proches. J'aeceptai c~tte propofkion , fans m'imaginer que ce malheureux méditok une aétiori auffi noire que celle qu'il exécuta. Nous abbatïmesles deux renards, &c après avoir attaché nos chevaux k des arbres , je paffai le premier dans le corps de 1'un de ces deux renards. Je m'attendois que mon favori en feroit autant. Hélas ! quelle fut ma furprife, de voir qu'au lieu d'entrer dans le corps de cette autre bete,' ce perfide s'empara du mien, & montant auffitöt fur mon cheval pour rejoindre mes gentilshommes , qui n'avoient pu me fuivre , leur dit fans doute, que Fourbadin venoit de mourir fubkement. Tout ce que je pus faire dans mon étonnement, ce fut de prendre promptement la fuite , pour éviter la mort que le traitre n'auroit pas manqué de me procurer. J'étois fi ëffrayé par le bruit que faifoit la moindre feuille , que je fus le refte du jour, & toute la nuit fuivante , errant & fans ofer m'arrêter en aucun endroit. Mais il faut retourner k Fourbadin. Ce traitre étant revenu le foir au palais , y entretint la reine Vipérine, a-peu-près comme j'avois coutume de le faire; mais cette princeffe apprenant la mort extraordinaire de Fourbadin , craignit quelque furprife , & foupconna que ce pouvoit D ij  Les Soirees bien être lui qui fe préfentoit ainfi fous ma figure. Elle voyoit bien le corps aimé de fon roi, mais elle n'y appercevoit pas la même vivacité d'efprit. Les grands crimes font fuivis de remords cuifans , & portent toujours avec eux'leur fyndérèfe.Ce prétendu roi étoit morne, rêveur, & fort diftrait. Les courtifans attribuoient fa trifteffe a la perte de fon favori; mais la reine plus éclairée, & comme infpirée evalier«  Bretonnes. S$ qui fe poignardoient 1'un 1'autre, & dont le fang paroiffoit ruiffeler de tous cötés. Les princes f'urent d'autant plus furpris & touchés de ce trifte fpectacle, que Bel Efprit & Entendement croyant connoitrejle fon de voix de 1'un des combattans ,& s'en étant approchés de plus prés, virent diftinctement que c'étoit leur frère Languedor qui paroiffoit expirer fous les Coups de fon adverfaire ,& leur demander vengeance de fa mort proChaine. Ils étoient fi troublés d'une telle aventure , qu'ils ne favoient a quoi fe réfoudre ; lorfqu'Engageant ayant pris avec fes mains la pièce de marbre qui couvroit ce tombeau, la jetta de 1'autre cöté ; les deux combattans s'étant auffi-töt relevés a fortirent précipitamment du tombeau , & alloient recommencer leur cruel combat, quand Enga* geant qui fe mit entre eux deux, & qui fit briller fon épée a leurs yeux, diflipa tout d'un coup 1'aveugle fureur qui caufoit leur querelle. O ciel! s'écria Languedor, comme unhomme qui fort d'un profond fommeil & qui reconnut fes frères , & fur-tout le prince Bóncoeur, fon parent, contre lequel il combattoit depuis long-tems. Quel fort étoit le notre ? Quoi! j'étois deftiné a vous öt.er la vie , ou a recevoir la mort de votre main; qu'avons-nous donc fait aux dieux, pour mériter une auffi cruelle F ij  §4 Les Soirees fortune ? & queues graces ne devons - nous point rendre a ces princes d'avoir fait finir nos principaux malheurs ? S'étant alors tous emjbraffés avec beaucoup de joie , ils fe donnèrent des marqués fenfibles de la tendreffe qu'ils avoient toujours eue les uns pour les autres. Mon cher frère, dit Bel Efprit a Languedor , le prince Boncceur & vous,devez avoir befoin de repos. On voulüt auffi-töt vifiter leurs bleffures , mais ce qu'il y eut de furprenant, c'eft qu'ils ne fe trouvèrent endommagés en aucune manière ; leur combat ne s'étoit paffé qu'en idéé par les enchantemens de Brandagedondon ; & s'ils avoient paru tout couverts de fang dans le tombeau, c'eft que le charme n'avoit pas encore été diffipé par 1'épée d'Engageant. La joie de ces trois illuftres princes fut infinie de fe retrouver tous , & de pofféder la ftatue de Vérité : ils fe contèrent réciproquement leurs aventures, & quand ce fht le tour de Languedor, ce prince voyant que l'on attendoit avec impatience qu'il éclaircit celle qui venoit de fe terminer heureufement , commenc,a ainfi fon hiftoire.  Bretonnes. 8? HISTOIRE Du prince Languedor & de la princejfê Toujoursbelle.. ]Sl v a n t de vous expliquer les raifons pourlefquelles je dois préfumer que nous étionsle prince Boncceur & moi, enfermés dans ce cruel tombeau; il eft néceffaire que je vous faffe le récit des autres aventures qui ont précédé cette dernière , puifque fans cela vous ne fauriez qu'imparfaitement ndtre malheur commun. Lorfque je vous eu vus, mes chers frères, abandonnés ,1'un dans 1'ifle des lions, & 1'autre dans celle des vipères, je n'eus pas, lieu d'efpérer un fort plus doux que le votre; aufiï fus-je bientöt expofé , comme vous , dans 1'ifle. des flammes, oii j'aurois infailliblement péri % fans une protection toute divine.. A peine m'eut-on mis hors du vaiffeau, que ja reffentis une chaleur extraordinaire & fufföquante. La terre, qui étoit tout en.feü, me brüloit déja la plante des pieds, & je me voyois prét d'être qonfumé era peu de tems, lorfque i'appercus to.ut-d'un-coup. en fair, un vieillaKÏL F iij  86 Les Soirees fortmajeftueux. Mon fris, me dit-il,en m'abordant, revêtez-vous au plutöt, de 1'habit que je vous apporte, & changez vos {buliers contre ceux-ci. J'obéis fur le champ, fans répliquer ; & je n'eus pas lïtöt endoffé 1'habit, & chauffé les fouliers, que je ne fentis plus qu'une chaleur tempérée, & que les flammes qui s'exaloient de la terre, & me brüloient les entrailles, s'écartèrent de moi. Je me profternai aux pieds de mon libérateur ; je lui rendis grace de m'avoir préfervé d'une mort inévitable , & 1'affurai que j'étois prêt de facrifier ma vie pour fes intéréts. J'accepte volontiers ces offres obligeantes, me dit ce vénérable vieillard, je n'en attendois pas moins de votre généreufe reconnoiffance. J'ai befoin de votre fecours, & je fuis sur qu'il me fera utile; mais avant de vous employer pour moi, il eft jufte que vous foyez jnfiruit de ce qui fait tout le malheur de ma vie, H I S T O I R E Du fage Famagongoma , de la princeffe Froideur) & du prince Cmirbrülanu Je fuis Ie fage Famagongoma , roi des Sala- wiandres- &C mari de ia reine de la mer glaciale.  Bretonnes: S7 Après une longue ftérilité de cette princeffe , nous eümes enfin de notre manage une fille plus belle que l'on ne dépeint la mère des amours, a qui par la fuite nous donnames le nom de Froideur, paree que jufqu'a 1'age de dixfept ans elle avoit paru toujours infenfible aux empreffemens des plus aimables princes du monde, mais fon heuren'étoit pas encore venue. Le fils du roi de 1'ifie des Flammes nommé Cceurbrülant, ayant ouï parler de la beauté de cette princeffe, s'échappa un jour de la cour de fon père, & vint dans la mienne comme un inconnu. II n'eut pas plutöt vu ma fille, que voulant tout devoir k fon propre mérite, & riem k fa naiffance, il s'efiörca de lui plaire par mille galanteries. II ne falloit pas moins qu'un prince tout de feu, pour embrafer le cceur de la princeffe. Cceurbrülant fut fi bien s'infinuer auprès d'elle , que lui faifant oüblier fon devoir, elle porta bien-töt des marqués de la foibleffe qu'elle avoit eue pour ce prince; je ne pouvois m'imaginer que 1'embonpoint de ma fille procédat d'une caufe pareille; je croyois trop connoitre fon caraftère, & encore plus fon tempérament^ pour avoir quelque chofe k craindre de ce cöté, & pour foupconner la vertu de la princeffe. Hélasi 1'amour fait payer avec ufure les mépris que l'on a eupour lui; c'eft une efpèce F iv  $B Les Soirees de prothée, qui prend toutes fortes de formes pour féduire un jeune cceur, dont la fageffe fembloit le bannir pour toujours j enfin je ne fus que trop malheureufement convaincu de mon déshonneur, puifque ma fille mit bien-töt au monde un enfant beau comme le jour. ' Toute ma prudence m'abandonna en cette occafion ; je me livrai a la fureur, & ma filïe gardant un filence obftiné fur cette cruelle aventure, je la fis enfermer dans un cachot, réfoïu de la punir de Pinjure qu'elle m'avoit faite ; je ne fus pas content, que je ne compriffe auffi dans ma vengeance Fauteur de ma honte. Je confultai mes livres , & connoiffant que c'étoit ce jeune étranger nouvellement arrivé dans ma cour qui m'avoit déshonoré, je le fis arrêter furie champ; il avoua le fait fans s'étonner, & me jfurant que fon alliance ne pouvoit que m'être ayantageufe , offrit d'époufer la princeffe ; j'étois tellement aveuglé de colère, & outré de fqn infölence, que fans vouloir prefque 1'écouter, je le condamnai a être brülé vif avec Pen-» tant qu'il avoit eu de la princeffe. Iï recut cet arrêt d'un vifage tranquille, & monta fur le bücher d'un air fi intrépide , tenant fon fi'ls dans fes bras, qiPil nous fit tous frémir du fupplice qu*il alloit endurer, fans qu'il en parut plus, fnuij lef flamrncs les. enyeioppèreni dans 1^  Bretonnes. 89 moment, & la fumée les ayant dérobés a nos yeux, on les croyoit réduits en cendres , lorfque le bois étant confumé, ils parurent dans le même état qu'ils y étoient entrés, Sc en fortirent encore plus beaux qu'ils n'étoient aupa» ravant, fans aucune marqué d'avoir été endommagés par le feu. Ma furprife fut extréme; quel prodige eft ceci, m'écriai-je hors de moimême ? Roi des Salamandrés, me dit le jeune homme en m'interrompant, vois fi je fuis digne de ta fille, Sc juge de mon origine par mon pouvoir ? Je fuis 1'unique héritier du roi de 1'ifle des Flammes; 1'amour, comme'tu le vois aujourd'hui, fe plait tellement a joindre enfemble les chofes les plus antipathiques, qu'il a entrepris d'unir le feu & 1'eau; ne me refufe donc pas la princeffe Froideur, puifqu'étant feul capable de fondre la glacé dont fon cceur étoit entouré, tu aurois vu éteindre en elle toute ta poftérité. Nous étions en guerre cruelle avec le père de Cceurbrülant, continua le vieillard , je crus y mcttre fin par ce mariage; Sc trouvant beaueoup d'utüité dans cette alliance, j'accordai ma fille a ce prince , avec une joie extréme, Sc je n'cn différai la cérémonie que jufqu'au lende-? main. Le prince Coeurbrülant fortoit avec pompe du, temple de 1'hymen, oii il venoit d'épouléï  90 Les Soirees ma fille ;il lareconduifoit au palais, lorfque des éclairs & un tonnerre effroyable, firent paroitre le ciel tout en feu. Le prince effrayé devint pale comme la mort, & embraffant tendrement fon époufe. Ah! ma princeffe, s'écria-t-il, voila fans doute mon cruel père, dont la colère éclate, & qui vient ici pour nous féparer. Dans le moment le roi de 1'ifle des Flammes ayant paru en l'air, porté fur un charriot tout de feu , fondit fur nous, enleva le prince fon fils, & ma fille ; & après avoir embrafé le palais, & toutes les maifons voifines, reprit la même route ou il étoit venu. Je fus extrêmement étonné d'une entreprife fi hardie; je ramaffai avecpromptitude le plus de Salamandres qu'il me fut poffible» pour éteindre les flammes qui voloient déja par toute la ville. Vous n'ignorez pas que notre préfence feule en a le pouvoir, puifque c'eft par Ia vertu despeaux de Salamandres, dont vous êtes couvert, que vous vivez dans cette terre brillante. Ce ne fut pourtant qu'après un tems confidérabie, que l'on arrêta 1'incendie, & nous donnames ainfi au roi de 1'ifle des Flammes, la facilité d'emporter ma fille avec fon époux. Je ne doutai point qu'il ne fit périr cruellement cette princeffe, par 1'antipathie naturelle qui eft entre lui & moi. C'eft pourquoi je m'élevai promptement dans les airs, 1'épée a la main j  Bretonnes. , 9» mais j'arrivai trop tardda.ns cette ifle malheureufe ; j'y appris que ma fille étoit déja dans la tour enfumée. C'eft une prifon oü il renfermoit tous les prifonniers qu'il fait fur nous. Cette punition nous eft mille fois plus infupportable que la mort, même la plus cruelle : car nous avons bien la vertu d'éteindre le feu; mais la fumée nous faifant languir, nous étouffe peua-peu. * ' Je m'en retournai donc dans mes états, défefpéré de ne pouvoir apporter aucun fecours a mes enfans, & pénétré de leur perte, je tachois de me confoler avec le petit prince Flamboyant leur rils. Cet aimable enfant, qui étoit tout parfemé de flammes, faifoit bien connoitre par-la qu'il defcendoit du prince Cceurbrülant. Un jour que je le tenois entre mes bras j j'appercus la fée Pandrague, dans un charriot tiré par des papillons. Cette illuftre fée qui domine fur toutes fes fceurs, & dont la préfence feule fait trembler les plus fiers enchanteurs qui la reconnoiffent tous pour leur reine, defcendit dans mon palais oü je m'effor^ai de de la recevoir avec toutes les marqués de vénération duesa fa perfonne. Sage Famagongoma, me dit - elle , je connois vos chagrins, tout mon pouvoir deviendra inutile, ou je les ferai bientöt fmir.Recevez pour cet effet ce bouquet  '9* Les Soirees] de ma mam; il eft compofé de fïeurs, qui jamais ne fe fannent, & qu'on pourroit, a jufte titre, nommer Immortelles : mais c'eft-la leur moindre vertu; j'ai épuifé mon art, pour le rendre tel qu'il eft. II reconcilie fur le champ les plus mortels ennemis, & fait unir enfemble les chofes les plus oppofées. Je 1'ai appellé le bouquet fympathique; fervez-vous-en ainfi que je vais vous le dire. Quand la lune aura achevé* fon cours, prenez les peaux de plufieurs Salamandres mortes ; faites-en fairs un habit complet , que vous porterez avec votre bouquet fur le bord de 1'ifle des Flammes; vous y rencontrerez quelques jours après un jeune prince, nommé Languedor xa qui parle moyen de cet habit vous conferverez la vie; & par le fecours duquel, en recouvrant votre fille & fon époux, vous rétablirez la paix dans vos états; le refte me regarde, & je lui infpirer-ai ce qu'il doit faire. Je partis auffi-töt, pourfuivit le vieillard, & huit jours, qui m'ont paru bien'longs fe fontpaffés, depuis que je vous attends. Cet heureux tems eft enfin venu; c'eft a vous , généreuxprince , a agir conforméraent aux intentions dela fée Pandrague.. Le fage Famagongoma me- remit alors entre les mains , le bouquet fympathique; je le pris aveq confiance, &aiümé. par la reine des fées^  BretoNnes. 95 je me rendis bientöt a la porte du palais de 1'ifle des Flammes. Tout le monde me regardoit avec étonnement; Jamais aucun étranger n'avoit impunément abordé dans cette ifle toute de feu; il falloit être naturel du pays, pour y pouvoir vivre, ou Salamandre tout au moins, pour écarter les Flammes, qui étouffoient tout mortel. Je n'avois Fair ni de 1'un ni de 1'autre; mais le bouquet fleuri que je tenois a la main,furprenoit encore davantage. On n'avoit jamais vu croitre aucune fleur dans cette campagne , tout y étoit fee & brülé; & les fleurs que je portois devoient avoir déja perdu leur beauté, & leur couleur naturelle, fi elles n'avoient pas été cueillies par la main de 1'illuftre fée qui, après les avoir préparées, en avoit fait préfent au fage Famagongoma. On alla auffi-töt donner nouvelle de mon arrivée au roi qui paroiffant étonné de ce prodige, m'envoya ordre de venir lui parler. Je le fis, fans héfiter, & après 1'avoir abordé avec un profond refpecï : grand monarque , lui disje, ce n'eft pas fans miracle que je me trouve fur vos terres, & que j'ai le pouvoir d'y refpirer un air fatal au refte des hommes ; mais Ia puiffante Pandrague, dont le nom eft connu par-tout le monde, m'a communiqué cette yertu, pour venir vous affurer de fa protection,  94 Les Soirees & vous préfenter ce merveilleux bouquet; comme une marqué certaine de 1'amltié qu'elle vous porte. Vous devez, grand prince, vous eftimer heureux , des témoignages de diftinaion que la fée vous donne, elle en accorde peu de pareils; & fes faveurs doivent toujours être précieufes aux mortels les plus diftingués. Le roi m'écouta avec une extréme joie, & acceptant le bouquet de Pandrague avec foumiffion , il le porta auffi-töt fous le nez , pour tefpirer Fodeur agréable qui en fortoit. Puiffant prince, lui dis-je , profitant de ce moment, je n'ai exécuté qu'une partie de ma commiffion ; Ia fée m'a encore chargée d'une autre affaire oii elle prend part: elle n'ignore pas vos différends avec le fage Famagongoma , & quelle trifte fuite a eu le mariage de fa fille avec le prince Cceurbrülant; mais comme la clémence eft la principale vertu d'un monarque tel que vous 1'êtes, elle m'a chargé de vous repréfenter qu'il eft tems que votre colère finiffe , la princeffe Froideur ne 1'a que trop éprouvée, il eft jufte enfin que vous laiffant fléchir, vous la reconnoiffiez pour votre fille , & que la paix entre le roi des Salamandres & vous foit ci. mentée par 1'approbation du mariage du prince votre fils avec la princeffe des Salamandres. Pendant que je parlois ainfi ,1e bouquet fym-  Bretonnes. patique faifoit fon effet. Par quel moyen furnaturel vois-je éteindre fans retour toute la haine que j'avois dans le cceur contre Famagongoma, s'écria le roi de 1'ifle des Flammes ? Oui, aimable étranger, il ne falloit pas moins qu'une fée auffi puiffante, pour produire ce miracle. Je vous accorde tout ce que vous me demandez au nem de 1'illuftre Pandrague , faites en forte que la princeffe Froideur oublie les mauvais traitemens qu'elle a reegis par mon ordre. J'ai honte de ma cruauté envers elle , & vous pouvez Faffurer que je la regarderai dorénavant comme ma propre fille. II ordonna auffi-töt qu'on allat la tirer de la tour Enfumée , & le prince Cceurbrülant, du cachot fans air. II étoit tems que le roi fe repentit de fa dureté , le prince & la princeffe étoient prêts d'expirer, peut-être n'avoient-ils plus que quelques heures k vivre , lorfqu'on leur donna la liberté; mais Fair feul leur rendit la vie qu'ils alloient perdre fi l'on eüt différé davantage k les faire fortir de leur affreufe prifon. Ces deux illuftres époux fe témoignèrent alors toute la tendreffe poffible, & ne pouvoient modérer leur joie de fe voir récompenfés de leurs peines dans le moment qu'ils n'attendoient plus que la mort. Je ne crus pas devoir différer plus long-tems d'apprendre gette agréable nouvelle au roi des Salamandres:  9| porter la viftoire, me fit mille careffes, ainfi | que Penfant que je relevai de terre , & que je i pris dans mes bras. Ce fidéle animal marchoit devant moi, tournant a tous momens la tête comme pour me dire de le fuivre; & après i avoir ainfi fait plus d'une lieue dans la forêt ? ) nous rencontrSmes une cabane de payfan dans 1 laquelle le chien entra & moi auffi, jugeant : bien que c'étoit-la ou demeuroient les parens de Penfant que j'avois fauvé des dents de Pours, J'étois très-fatigué du combat que je venois de ij faire, & je perdois même un peu de fang; mais un homme entre deux ages , qui habitoit dans j cette mafure, après m'avoir remercié en termes fort touchans, d'avoir fauvé la vie a fon Tome xxxu, q  98 LesSoirIes hls, me procura promptement le remède néceffaire pour mes bleffures qui fe trouverent fort légères. Je paffai le refte de la journée chez ce bon homme, qui ne favoit quel accueil me faire; & après avoir foupé plus fplendidement que fes facultés fembloient ne le permettre, il me donna un lit affez propre pour y paffer la nuit. II faut, mes chers frères, que je vous raconte un rêve extraordinaire que je fis dans cette cabane, paree qu'il a relation k 1'aventure du tombeau; je m'imaginois être au bord d'une fontaine magnifique', ou je me rafraichiffois d'une extréme chaleur qui me defféchoit les entrailles, lorfque je vis une des ftatues qui ornoient cette fontaine , me lancer un dard qui me traverfoit le cceur : je faifois tous mes efforts pour 1'arracher, fans y pouvoir parvenir; & je me voyois prêt d'expirer des douleurs infuportables que je fouffrois, lorfque je crus eptendre une autre flatue, qui repréfentoit un enfant nud, me dire: Tun'en mourras pas, prince Languedor, mais tu porteras cette bleffure jufques par-dela le tombeau. Je m'éveiilai en furfaut, très-fatigué de mon rêve; je cherchcis aen faire 1'application rien ne s'offroit k mon efprit, qui put répondre a ce bizarre fonge, lorfque j'entendis plufieurs fois aboyer autour de moi le chien qui m'avoit fauvé la vie. Le jour commencoit a paroitre  B R E T © N N E S.' 9^ jefautai en bas du lit,je m'armai promptement, & fortis dans le bois pour voir ce qui pouvoit caufer 1'inquiétude de cet animal : en faifant le tour de la maifon , j'appereus deux biches, qui paifioient tranquillement, & qui prirent la fuite fitót qu'elles me virent. Quoique je fuffe pour lors a pied, je les pourfuivis avec le chien, pendant pres de trois heures; elles ne s'éioignèrent jamais affez de moi, pour que je les perdiffe de vue , & fembloient ne me point appréhender : enfin , après m'avoir bien fait courir,elles entrèrent dans une efpèce de grotte fouterraine: je les y fuivis fans crainte , & a peine y eus-je pénétré cinquante pas, que je les vis toutes deux avec le chien,aux pieds d'une fille d'une beauté extraordinaire , & qui reffembloit parfaitemenf a la flatue qui m'avoit percé le cceur la nuit précédente : jamais rien de li majeftueux ne s'étoit offert k ma vue ; des grands yeux bleus , une bouche d'une forme fingulière,ornée de toutes les graces üe la jeuneflé, des cheveux cendrés , flouans pargroffes boucies fur fes épaules, une taille délicate , un fourire flatteur & enfantin firent que, fans balancer un moment, j'abandonnai toute mon ame aux charmes de cette .aimable perfonne; voila donc, m'écriai-je tout hors de moi-mepe , 1'acccmpliffement d'un fonge > dontj'ap- Gij  ïoo Les Soirees préhendois tant les funeftes eftets; voila la bieffure que je devois porter jufques par - dela le tombeau. Oui, divine princeffe , mon rêve ne ferapas menteur, je vous adorerai toute ma vie, & la mort même ne fera jamais capable de me faire oublier vos charmes. Cette adorable perfonne fourita ces paroles. Pourquoi venez-vous troubler ma folitude , me dit-elle, de 1'air du monde le plus touchant ? faut-il que vous ajoutiez encore a mes chagrins celui de vous voir bientöt la proie d'un barbare géant, contre lequel toute votre valeur deviendra inutile. Madame , reprit-il, je mourrai content en combattant ce monftre, fi du moins ma mort vous coüte quelques larmes. Mais par quelle raifon étrange une perfonne comme vous fait- elle fa demeure dans une grotte auffi fauvage ? Hélas! me dit-elle, en pleurant amérement, je ne faurois rappeller les circonftances de mon malheur , fans le redoubler par les cruelles réfléxions qu'il entraine avec foi. Je n'étois pas nee pour faire un fi trifte ufage de la vie, mais le temps preffe , & je ne puis refufer a votre générofité le récit de mes triftes aventures. L'on m'appelle Toujoursbtlle ; j'avois été élevée avec la princeffe Bellehumeur, ma fceur cadette, a la cour du roi Jamaisvu , mon père, qui eft feigneur de 1'ifle Perdue, lorfqu'un géant monf-  Bretonnes.' ïoi irueux nommé Mangafuriel, devint amoureux de moi , & me demanda en mariage. Le roi fut au défefpoir d'une pareille propofition ; il éluda long - tems les demandes du géant , n'ofant pas les refufer tout-a-fait; mais ce monftre voyant que les chofes trainoient trop en longueur, & qu'on n'avoit pas deffein de me livrer entre fes bras , m'enleva un jour de la cour de mon père. Cetaugufte monarque ayant voulu s'oppofer aux violences publiques de ce traitre enchanteur, il fut changéjfur le champ en ce chien noir qui vous accompagne, & ma mère & ma fceur furent transformées auffi, en ma préfence, en ces deux biches, qui font condamnées par ce brutal, a être^ tous les jours pourfuivies par le chien ,depuis la cabanne d'un payfan , qui eft a trois lieues d'ici, jufqu'a cette malheureufe grotte. Jugez , feigneur , de la frayeur ou font ces pauvres biches, de croire tous les jours qu'elles feront peut-être dévorées, 1'une par fon père, & 1'autre par fon époux. Voila, feigneur, lespeines que je reffens a chaque inftant, outre celle oü je fuis d'être expofée aux brutalités de ce géant qui, laffé de mes réfiftances , m'a déclaré hier que fi dans huk jours, je ne confentois a 1'époufer, il me feroit cruellement mourir avec toute ma familie, La princeffe fe mit alors a pleurer G iij  '102. Les S o i r é e s abondamment, fans que je puffe tarir la fourcé de fes larmes. Aimable Toujoursbelle, m'écriaije, vous n'êtes point faites pour être 1'époufe d'un monftre; agréezfeulement les vceux d'un -malheureux prince tel que je fuis , & ne vous embarraffez pas du refte ; outre 1'inclination naturelle que j'aia rendre ferviceaux perfonnes de votre fexe, je m'y fens porté en cette occafionpar quelque chofe de plus fort. Je n'en dois plus douter, puifque lés Dieux ont pris foin de m'en avertir en fonge, & qu'ils ont gravé fi profondément dans mon coeur 1'image de votre divine perfonne, que jamais rien ne pourra 1'en effacer. Profitons de 1'abfence de Mangafuriel , & fuivez-moi avec le chien & les deux biches. La princeffe devenue fenfible ala paffion que je lui peignois avec des couleurs fi vives , fe livra fans répugnance entre mes bras. Je la conduifis a la cabane du payfan avec une confiance que 1'amour feul peut ïnfpirer , & j'y arrivai fans trouver aucun cbftacle. Je ne pouvois cacher cette aventure a mon höte. Je fus donc obligé de 1'en inftruire; & quoique les circonftances périlleufes qui accompagnoient cette efpèce d'enlèvement, duffent l'effrayer, puifqu'il avoit tout a craindre de Mangaturiel, fi jamais il apprenoit qu'il nous (BÜt donné retraite, je trouvai en lui une gran-  Bretonnes: 103 üeur d'atne au-deffus d'un homme de fon état. Je vous ai obligation de la vie de mon fils, me dit-il; crpyez, prince , que j'en ferai reconnoiffant. Vous n'avez rien a craindre chez moi: & quoique le géant foit fi terrible , fa puiffance ne peut s'étendre jufqu'ici ; je vais vous conduire dans un lieu oii vous ferez a couvert de fes pourfuites. M'ayant enfuite donné la main , il nous fit entrer avec la princeffe & fa familie , dans un fouterrein fpacieux ou nous trouvames toutes les commodités de la vie. Je remerciai notre libérateur dans des termes fort ten. dres; & comme il n'y avoit pas de danger pour moi d'être vu , je fortois quelquefois de notre retraite, pour prendre 1'air. La difficulté que je trouvois a tirer ma princeffe des mains de ce malheureux géant m'occupok fans ccffe. Un jour que j'y rêvois feul dans le bois , & que je confidéröis en möi-même de quelle manière je pourrois la remettre fürement dans les états du roi fon père , je jettai par hafard les yeux fur une payfanne qui vonloit lier une charge de bois', avec une corde tróp courte de la moitié. Je ne pus m'empêcher de rire de la voir obftinée darts cette entreprife. Comment veuxtu, lui dis je , enlever ce bois avec fi peu de corde ? ne vois-tu pas que tu n'en pourra jamais venir a bout. Je le ferai plutót , me répondit G iy  104 Les Soirees cette payfanne, que tu n'exécuteras ce que tü projefte. Une réponfe auffi conforme a ce que j'avois dans 1'èfprit m'étonna; mais ma joie devint bientöt extréme, en voyant que cette même payfanne quittoit une forme auffi abjecte, pour prendre celle de la fée Pandrague. Je me profternai promptement èfes pieds. Illuftre fée, m'écriai-je, votre feule attention eft a fecourir les malheureux; je vois bien par ce que vous .venez de me dire, que fans votre proteftion , il nous feroit impoffible d'éviter le redoutable Mangafuriel. J'implore donc votre puiffance, perfuadé que vous ne vous êtes tranfportée dans ces lieux, que pour nous délivrer des mains de ce géant que j'aurois déja été combattre, fans Ia réfiftance de la princeffe Toujoursbelle. Oui, me dit Pandrague, je viens a votre fecours ; il n'eft pas jufte que 1'aimable fille du roi Jamaisvu, foit la proie d'un auffi vilain monftre. Vous 1'épouferez , prince , mais votre bonheur n'eft pas encore fi proche; l'on vous comptera, & vous ferez effetlivement . au nombre des morts, avant que vous poffédiez cette charmante princeffe. II ne m'eft pas pas permis de vous en dire davantage; foumettez-vous aux ordres du deftin , dont les volontésfont irrévecables. Soyez conftant, craignez &€ révérez les Dieux , fans murmurer contre  Bretonnes* ioy leurs décrets , & vivez dans 1'efpérance1, d'être un jour le plus heureux de tous les mortels avec votre chere Toujoursbelle. Jefrémis depuis les pieds jufqu'a latête,a cette horrible prédiöion. Et j'étois prêt de me livrer au défefpoir le plus affreux, fans les nouvelles promeffes que me donna cette bonne fée, de m'être toujours favorable. Elle me conta enfuite que le payfan qui m'avoit re^u cbez lui, n'étoit rien moins que ce qu'il paroiffoit, & que c'étoit 1'enchanteur Peut-tout fon ami intime qui, par fon ordre, ayant fuppofé un enfant prêt a être dévoré par un ours, m'avoit ainfi attiré dans cette demeure, poyr délivrer la princeffe Toujoursbelle des mains du tyran qui la retenoit. Enfuite la fée Pandrague m'ayantreconduit ala cabane , elle commenca a y exercer fon pouvoir , en rendant au cbien & aux deux biches leurs formes naturelles,que le malheureux Mangafuriel leur avoit ötées par la force de fes noirs enchantemens. Toute cette familie royale s'embraffa alors avec tendreffe; & après s'être donné des marqués réciproques de joie , rendit grace a la fée & a 1'enchanteur Peut-tout des bienfaits qu'elle en avoit re?us. Nous ne fongeames plus qu'a nous éloigner de ce lieu. La fée nous ayant couvert d'un nuage épais, pour nous dérober aux pourfuites du géant, nous  it©6 ti s Soirees fournit d'équipages & de toutes les chofes néceffaires a la vie. Nous partïmes enfin de ce lieu, & nous fïmes de la forte plus de cent cinquante lieues. Le roi Jamaisvu confentoit a 1'amour que j'avois pour Toujoursbelle. Cette princeffe me marquoit fouvent que cette approbation faifoit tout fon bonheur; & la reine qui m'aimoit déja comme fon propre fris , fouhaitoit que nous arrivaffions promptement dans fes états, pour conclure notre mariage. Nous en touchions prefque les frontières,lorfque nous étant repofés a Pentrée d'un bois, pour nous rafraichir de 1'ardeur du foleil, nous npus endormïmes tous fur une efpèce de gazon. Nous y goütions un tranquille fommeil, lorfqu'un fameux géant, nommé Brandagedondon, qui revenoit de la chaffe, appercut notre petite troupe. II confidéra attentivement Toujoursbelle qui repofoit entre les bras de fa fceur Bellehumeur ; il les mit toutes deux fous le fien , & les emporta , fans les éveiller , comme un faucon enleveroit une caille. J'ouvris les yeux dans le moment que cet enchanteur s'éloignoit avec fa proie. J'éveillai promptement le roi Jamaisvu , Sc je courus après ce traitre, dans le deffein de mourir en combattant contre lui , ou de lui arracher les princeffes; mais quelque diligence que je  Bretonnes. 107 fiffe, je ne pus jamais le joindre. Je le fuivis feulement des yeux, & 1'ayant vil entrer dans une tour d'une hauteur inacceffible, dont il referma la porte après lui; je réfolus de ne me point éloigner de cette cruelle prifon. Un moment après j'en vis fortir le géant , qui apparammentretournoiten courfe;je voulusproftter de ce moment favorable , & de 1'obfcurité de la nuit qui s'approchoit. Je rn'avancois vers la tour, lorfque j'entrevis a quelques pas cbe moi un homme que le défaut du jour m'empêcha de reconnoitre pour le prince Boncceur, & qui venoit a moi 1'épée a la main. Nous nous primes apparamment 1'un 1'autre peur des fatellites deBrandagedondon,& commencames un combat qui n'auroit fini que par la mort de 1'un de nous deux , fi le géant, qui arriva fur ces entrefaites, ck qui nous trouva acharnés 1'un contre 1'autre, ne nous eüt embraffés,& tranfportés tous les deux dans le tombeau diaphane , oix fans nous être reconnus, & par la force de fes enchantemens , nous avons toujours continué notre combat, jufqu'au moment que vous avez fait ceffer le charme qui nous forcolt d'en agir ainfi. Tous les princes furent iurpris de cette hiftoire, & Boncceur, pour en éclaircir quelques endroits qu'ignoroit Languedor, raconta  ioS LES Soirees a fon tour, que s'étant rencontré par hazard jurlesfrontières duroyaume de Jamaisvu, dans le moment que les princeffes venoient d'être enkvées pour la feconde fois, le roi 1'avoit conjttré de pourfuivre le raviffeur; que 1'amour qu'il avoit pour la princeffe Bellehumeur lui ayant donné des ailes, il étoit arrivé au pied de ia tour , dans le moment que Languedor cherchoit k s'introduire , & qiie 1'ayant pris dans 1'ombre de la nuit pour une fentinelle de Brandagedondon, ils avoient commencé Ie combat , qui avoit été terminé comme le prince fon coufin venoit de le raconter. Ces illuftres chevaliers, après avoir fait réfiexion fur les principales circonftances de ces aventures, jugerent que Brandagedondon auroit auffi, fans doute , tranfporté les deux princeffes dans ce même palais. Ils les y cherchèrentavecbeaucoupdefoin, & commencoient è défeipérer de les trouver, lorfque traverfant les cours du chateau, ils pafsèrent auprès du corps de Brandagedondon. Engageant qui s'étoit appercu que le géant portoit au doigt une bague qui jettoit un feu extraordinaire , la lui ayant ötée auffi-tót, 1'eut k peine mife a fon doigt , que 1'eau d'un puits qui étoit a 1'entrée de la feconde cour, s'élan5ant tout d'un coup agros bouillons,par-deffusfes bords, le puits fe tark  Bretonnes. '109 en très-peu de tems. Les princes étonnés d'un événement ii fingulier , s'étant approchés du puits, en virent fortir les deux princeffes, Toujoursbelle & Bellehumeur , avec la fée Pandrague. Cette illuflre fée ayant alors fait remarquer a Languedor que la prédiction étoit accomplie a fon égard , puifqu'il avoit été fi long-tems dans le tombeau , Paffura , ainfi que le prince Boncceur , qu'ils épouferoient leurs princeffes, fitöt qu'ils lesauroient remifes entre les mains du roi Jamaisvu , leur père , & difparut dans le moment même, les laiffant charmés par des nouvelles fi agréables. Toujoursbelle & fa fceur, au comble de leur joie de retrouver les princes leurs amans, fe joignirent a eux> pour rendre grace a leurs libérateurs; & leur apprirent que le perfide Brandagedondon, ne pouvant fe faire aimer d'elles, les avoit enfermées au fond de ce puits, dans une caverne horrible , remplie d'animaux & d'infectes les plus fales & les plus venimeux ; mais que , grace a la fée Pandrague qui avoit fait difparoïtre toute 1'horreur de leur cachot, & qui leur avoit toujours tenu compagnie, elles ne s'étoient appercues de la longueur du tems qu'elles y avoient demeuré, que par Pabfence de leurs amans. Tous les princes n'ayant plus rien a faire  iio Les Soirees dansie palais des Secrets, après en avoir fait enlever toutes les richeifes de Brandagedondon repaffèrent le petit bras de mer qui les féparoit du royaume de Brigandor. Les princeffes Adreffe & Vipérine qui , juilement allarmées [da péril que couroient ces princes, attendoient leur retour avec la dernière impatience , montrèrent toute la joie poffible de leur heureufe victoire , &C témoignèrent a Toujoursbelle & a Bellehumeur qu'elies étoient tics - fenfibles k leur délivrance. II ne manquoit donc plus aux princes que le miroir de Sageffe, pour être en état de diffiper renchantement de Sobare ; & quelqu'inftance que le roi Brigandor leur fit, pour les engager k s'arrêter plus long-tems dans les états, ils réfolurent d'exécuter promptement leurs defleins, 8c d'aller chercher ce précieux bijou par toute la terre. Ce ne fut pas fans répandre bien des larmes, que fe fit cette féparation. Le Prince Franchot & fon iibMre époufe ne pouvoient fe rcloudre k iaiffer partir les princes & les princeffes; &. le roi quitouchoit au moment de perdre pour toujours 1'aimable Adreffe,ne donnoit pas les mains a fon départ, fans une extréme répugnance ; mais 1'honneur 1'emportant fur 1'amour, il y confentit enfin , & les comb'a tous, avant leur départ, de mille marqués d'effime 6c de générohté.  B R E T O N N E S. ï 11 On fe fépara donc, puifque c'étoit une né«cefïitë indifpenfable de le faire , Sc les princes Sc princeffes ayant monté avec joie le vaiffeau qui les avoit amenés chez Brigandor , en tournèrent la proue vers le royaume du roi Jamaisvu ; la route en étoit très-difncile Sc inconnue aux matelots qui ne trouvoient pas ce pays dans la carte, Sc fi les princes Languedor , Sc fur-tout Boncceur qui en étoient originaires , n'avoient eux - mêmes fait 1'ofiice de pilotes , ils auroient vainement parcouru les mers. Enfin après avoir effuyé plufieurs périls, on y aborda au bout de quarante jours de navigation. Le roi Jamaisvu Sc la reine fon époufe recurent les princes avec les témoignages 'de 1'amitié la plus tendre ; ils avoient perdu toute efpérance de revoir leurs fiïles , ainfi que les deux princes leurs amans , qu'ils croyoient que le cruel Brandagedondon avoit fait mourir. Ils ne purent moins faire que de les récompenfer par un doub'.e mariage de s'être gcnéreufement expofés pour la défenfe des princeffes , & le roi Jamaisvu fut charmé d'avoir pour gendres deux princes auffi accomplis. Leurs noces fe célébrèrent avec toute la pompe imaginable , le roi n'épargna rien pour faire connoitre fa joie , Sc les principaux du royaume , ainfi que le peuple , inventèrent mille jeux &  liii Les Soirees mille plaifirs pour rendre les fêtes plus magnïfiques; le feul prince Bel Efprit, peu fenfible k tant dé galanterie, témoigna bientöt] a fes frères le defir ardent qu'il avoit de tirer de captivité la princeffe Brillante. Cette illuftre malheureufe, leur dit-il, qui gémit dans un affreux cachot, fe plaint fans doute de ma négligence, ou n'eft occupée qu'a pleurer ma mort; &c loin de prendre aucun plaifir , je me dois reprocher töus lesmomens que jediffère k la fecourir. Ces piaintes étoient trop juftes ; les princes d'un confentement unanime fe préparèrent k partir. Le prince Boncceur feulement, avec toutes les princeffes, k 1'exception d'Adreffe , reftèrent k la cour du roi Jamaisvu, pour le confoler de 1'abfence de Languedor , qui s'arracha des bras de 1'amour, pour fuivre fon frère dans cette entreprife. L'on avoit déja arrêté le jour du départ, fans favoir précifément de quel cöté on devoit tourner pour chercher le miroir de Sageffe, lorfque Bel Efprit étant allé faire un facrifice k Venus pour fe la rendre favorable, fut furpris d'entendre du creux de 1'autel une voix qui lui paria en ces termes : ta princeffe n'eft point morte, mais elle n'a d'attache k la vie qu'autant qu'elle efpère te retrouver fidéle ;pourfuis ton généreux deffein, Venus t'affure d'un plein fuccès g  Bretonnes. 113 fuccès , & que tu feras bientöt poffeffeur du tréfor qui te manque pour être parfaitement heureux. Bel Efprit étonné d'un pareil Oracle , fe profterna devant la ftatue de la déeffe: puifque votis vous intéreffez pour moi, je n'ai plus rien a craindre, s'écria-t-il tranfporté de joie: oui, charmante mère des amours, dont le pouvoir s'étend jirfque fur les chofes les plus infenfibles,, je reconnortrai éternellement votre pouvoir , vos autels fumeront toujours de 1'encens le plus rare & le plus précieux ; continuez de m'être propice , je n'oublierai de ma vie la faveur que je recois aujourd'hui de votre divinité. II relourna auffi-tót au palais du roi Jamaisvu ; il ne pouvoit modérer fa joie, mais elle augmenta encore lorfqu'il feut ce qui fuit. Une vieille gouvernante de Toujoursbelle ayant mal-adroitement renverfé la toilette de la princeffe , en caffa le miroir en plus de vingt morceaux; cet accident lui faifant appréhender d'être grondée , elle alla promptement dans le garde - meuble du roi pour y choifir un autre miroir : elle y en trouva un fi iemblable Zeelui qui venoit d'être caffé, qu'il étoit dirhcile de ne s'y pas méprendre. Elle crut, en le mettant a la place de 1'autre , qu'elle répareroit la faute Tomt XXXIL u  ïi4 Les Soirees qu'elle avoit faite, mais ce fut juftement ce qui la fit connoïtre. Ce nouveau miroir étoit pofé fur fa table, lorfqu'une des filles d'honneur de Toujoursbelle, ayant voulu raccommoder quelque chofe a fa coefFure , s'en approcha ; mais a peine fe fut-elle préfentée devant cette glacé , qu'ayant pouffé de grands cris, elle s'évanouit; la princeffe qui dans ce moment entroit dans fon cabinet, fut très-effrayée de cet accident; on fit revenir cette fille de fa foibleffe, & étant interrogée d'oü pro venoit un mal fi fubit, elle répondit , en tremblant encore , qu'ayant voulu fe regarder dans cette glacé ,elle n'y avoit appercu qu'une tête horrible coëffée de ferpens épouvantables. Toujoursbelle s'y étant mirée & n'y ayant vu rien de femblable , s'imagina que fa fille d'honneur étoit devenue folie ; mais la même apparition étant arrivée avec pareilles circonftances a cinq ou fix autres dames de la cour , on ne traita plus cela de vapeurs: on voulut approfondir les raifons de cette nouveauté , & après avoir examiné avec attëntion le miroir de la princeffe , on y trouva fur la bordure les vers fuivans , écrits en lettres prefque imperceptibles.  Brètonnês. 'Jefuis & gracieux & redoutahle aux belles, Je renfertm en mon fein le vice & la vertu ; L'Aonnête trouve en moi des gr ace S naturelles,' La cöquette riy voit quun orgueil abattu* Jegroffis les objets fans aucurï ürtifice ; Je ne ments qu'enpeinture, 6- dis la vérité; Je ne fuis point trompeur, qüoique plein de malicé; Je ure ma vertu d'un pouvoir emprunté. La princeffe Toujoursbelle fit un cri dé joie a cette heureufe découverte: par quelle étrange aventure, dit-elle, cette glacé acquierr-elle une propriété fi redoutable a notre fexe ? Sc pour* quoi ne commencons-nous que d'aujourd'hui k nous appercevoir que c'eft-la le véritable miroir de Sageffe que les princes alloient chercher avec tant d'empreffement ? chacun en parloit diverfement, fans pouvoir en deviner la raifon; mais la vieille gouvernante ne pouvant plus fe taire, Sc voyant qu'il n'y avoit plus lieu de lui reprocher fa faute , puifqu'elle avoit fervi k faire découvrir ce tréfor, avoua la vérité, Sc inftruifant Toujoursbelle du prétendu malheur qui lui étoit arrivé, lui apprit que ce n'étoit point la fon miroir ordinaire. L'on fut charmé d'une aventure auffi parti* culière; ilny eut que les pauvres dames qui Hij  u6 Les Soirees avoient malheureufement fait connoïtre la vertu de cette glacé, qui en furent au défefpoir. Elles avoient toujours paffe pour prudes; il n'y avoit que pour elles k glofer fur la condiute des autres, la moindre parole équivoque effarouchoit leur pudeur , la plus petite liberté étoit criminelle k leurs yeux ; mais ayant éte ainfi démafquées k ceux de toute la cour , elles en furent chaffées avec honte; les autres dames n'eurentpas affez peu de prudence pour vouloir faire 1'effai de cette glacé fatale; un rien, une bagatelle pouvoit les y faire paroitre laides; g/chacune d'elles craignant que fes foibleffes ne fuffent mifes au jour ,trembloit, même en fe regardant dans fon propre miroir , & appréhendoit qu'il ne devintpour elle un miroir de Sageffe. Le roi Jamaisvu étoit plus étonné que tous les autres, qu'une pièce fi rare fe fut ainfi trouvée dans fon garde - meuble , fans qu'il eüt jamais fu en être poffeffeur. II ignoroit, de même que les princes , que la fée Legére, par ordre de Venus, eüt conduit cette aventure , & fe fut emparée du miroir de Sageffe; toutes les forces humaines ne 1'auroient pas öté k 1'un des defcendans du grand Atlas,nommé Rochedure, k qui elle 1'enleva; mais il faut raconter comment cette glacé acquit une pareille vertu, & fut nommée le miroir de Sageffe.  Bretonnes. 117 Tout le monde fait qu'Atlas ayant appris par 1'oracle, qu'un fils de Jupiter lui feroit perdre fon royaume avec la vie, refufoit tous les hötes qui venoient chez lui; que Perfée , fils de Jupiter Sc de Danaé , au retour du voyage 011 il coupa la tête de Medufe , ayant demandé le couvert chez Atlas, ce roi le traita comme les autres ; & que Perfée indigné de ce refus, 1'ayant pétrifié en lui montrant la tcte de la Gorgonne , logea chez lui malgré qu'il en eüt, mais on ignore le refte de 1'hiftoire : le voici. Ce héros s'étant retiré dans fon appartement, pofa par hafard cette tête fraichement coupée, vis a-vis un miroir de toilette qui fe trouva fur la table de fa chambre. Quoique la tête fut bien enveloppée, elle ne laiffa pas de communiquer a la glacé prefque les mêmes vertus que Medufe avoit eues étant en vie , c'eft-a-dire que de même qu'avant qu'elle eüt fouillé fon honneur elle étoit parfaitement belle, & que depuis qu'elle fe füt abandonnée a Neptune dans le temple de Minerve , elle devint horrible & toute couverte de ferpens ; de même lorfqu'une femme véritablement fage fe regardoit dans ce miroir, elle fe trouvoit encore plus belle , & avec des couleurs plus vives & plus éclatantes; mais lorfqu'elle avoit négligé fa réputation & s'étoit écartée de fon devoir, elle fe voyoit H iij  Ji8 Les Soirees d'une laideur effrayante , Sc reffembloit k 1'é- pouvantable Gorgonne. Le mérite de ce miroir ayant été connu par 1'infcription qui fe trouva divinement gravée dans le moment qu'il acquit cette terrible vertu; il fut gardé avec grand foin par les defcendanS d'Atlas, Sc étoit parvenu par fucceffion de tems jufqu'a Rochedure qui habitoit fur upe mon» tagne inacceffibie a tous les mortels, II ne falloit pas moins qu'une fée auffi puiffante que la bonne Légère pour s'emparer de ce tréfor, Venus lui prêta fon fecours, Sc cette fée, après s'être rendue maitreffe de ce miroir par des aventures qui feroient trop longues a raconter, le tranfporta dans le garde- meuble de Jamaisvu , Sc fit caffer le miroir de la prin» Ceffe , pour y mettre celui-la en la place. La joie brilloit dans les yeux de Bel Efprit > nen ne retardoit plus fon voyage ; uniquement occupé de fa princeffe, il mit bientöt a la voile , jnuni de la flatue de Vérité Sc du miroir de Sageffe; mais comme fes frères Sc lui avoient fujet d'appréhender le reffentiment de 1'empejeur de Sobarre , s'ils en étoient reconnus , ils réfolurent de fe déguifer. Bei Efprit qui avoit ïe plus d'intérêt dans cette arfaire , fe fit faire wn hab'u de peau d'ours, appüqué fi juffement fur lui qu on 1'eüt pris pour un aftreux fauvage^  Bretonnes. 119 il s'arma d'une maffue de fer, a pointes d'acier , & fe nomma Barbario. Entendement s'habilla a-peu-près comme l'on dépeint les brachmanes Indiens , fe peignit la barbe & les fourcils ,prit Ia qualité de philofophe cabalifte, & fe fit appelier Indigoruca. Et le prince Languedor s'étant couvert d'une grande robe noire , orné d'une fraife , coëffé d'un chapeau pointu , & fe difant médecin empyrique , prit le nom de Mirliro. Voila nos trois princes habillés de manière qu'il étoit impoffible de les prendre pour ce qu'ils étoient. Comme Engageant & Adreffe n'étoient pas connus de l'empereur des Songes , ils n'eurent pas befoin de déguifemens, & confervèrent leurs habillemens ordinaires. Enfin , après plufieurs mois d'une navigation fort heureufe} ils s'appercurent par un doux affoupiffement qu'ils n'étoient pas éloignés de 1'ifle des Songes. En effet ils abordèrent bientöt au port le plus proche ; & ayant laiffé leurs gens dans le vaiffeau , avec ordre de les y attendre , ils en tirèrent leurs chevaux & mirent pied k terre. Ils avoient une forêt &l une grande prairie a traverfer avant que d'arriver k Ia ville, & ils marchoient a grands pas, lorfqu'ils rencontrèrent en leur chemin un grand nombre d'officiers de l'empereur Fantafque , qui furpns, de la figure extraordinaire de ces trois étranger^ H iv  ïio Les Soirees s'arrêtèrent affez long-tems k les confidérer. Enfuite les ayant abordés , ils s'informèrent d'eux s'ils n'avoient pas vu dans la forêt le cynogefore de l'empereur, qui s'étoit perdu depuis deux jours par la faute de celui qui le conduifoit, & qui étant k demi yvre s'étoit endormi au pied d'un arbre : ce cynogefore étoit une efpèce de chameau trés-rare dans le pays; il coütoit des fommes immenfes , il n'y avoit que l'empereur qui put en avoir un , & il étoit deftiné ordinairement a porter les provifions de bouche & la colation lorfque ce prince allolt k la chaffe. Engageant & la princeffe afliirèrent qu'ils n'avoient pas rencontré cette béte; mais le médecin Mirliro ayant demandé aux officiers fi cet animal n'étoit pas boiteux du pied gauche de devant; le philofophe Indigoruca , s'il n'étoit pas borgne de 1'ceil droit; & le fauvage Barbario , s'il n'étoit pas chargé de fel & de miel; les officiers furpris de ces demandes qui étoient fi conformes a la vérité, & croyant que les étrangers donneroient a l'empereur des nouvelles du cynogefore , les prièrent de vouloir bien venir au palais , & les y conduifirent dans cette efpérance. L'empereur qu'un de la compagnie qui avoit pris les devants , avoit infiruit de la rencontre qu'ils avoient faite de ces étrangers, les recut d'un  Bretonnes. in air fort affable, & les ayant interrogés au fujet du cynogefore , fut trés - furpris d'apprendre d'eux qu'ils n'avoient point vu cet animal , &C qu'ils n'en avoient ainfi parlé que fur des préfomptions qu'ils croyoient certaines. II crut d'abord que les princes fe moquoient de lui, &c étoit fur le point de faire éclater contre eux toute fa colère , lorfqu'on lui vint annoncer que le cynogefore étoit retrouvé , & qu'il revenoit tout feul au palais. Mais par quel prodige , s'écria l'empereur , avez-vous pu parler fi pertinemment d'une chofe que vous n'aviez jamais vue ( car effectivement les princes n'avoient pas rencontré cette béte , & l'empereur n'en avoit pas dans le tems de leur premier voyage a Sobarre) & quelfecret avezvous pour deviner fi jufte ? Je vais vous expliquer le mien, dit le médecin Mirliro : j'ai demandé fi le cynogefore n'étoit pas boiteux, paree que fur le chemin de la forêt ayant remarqué les traces de cet animal, je m'appercus que la fymétrie de fon allure étoit fauffée , écartée , & qu'il avoit foulé la terre du pied gauche de devant, autrement que des autres pieds; de-la je conjeclurai qu'il étoit boiteux de ce cöté-la. Et moi, dit le philofophe Indigoruca , fi je me fuis informé de vos officiers fi le cynogefore  izx Les Soirees n'étoit pas borgne , c'eft qu'ayant, ainfi que ce fameux médecin , examiné fes pas, & connu qu'il avoit paffé dans un petit fentier dont les deux cötés étoient couverts d'herbes , j'ai remarqué que quoiqu'eüe fut beaucoup plus belle & plus touffue a droite qu'a gauche , Ie cynogefore n'avoit point touché è celle qui eft a droite , & n'avoit mangé que de celle qui eft a gauche. j'ai fait la-deffus des réflexions trèsjuftés en affurant que cet animal étoit borgne de 1'ceil droit, puifqu'au lieu de choifir naturellement la meilleure herbe qui étoit de ce cötéla , il n'avoit touché qu'a celle qu'il avoit vue a fa gauche; & je ne me fuis point trompé3comme vous voyez , dans Ie jugement que j'en ai fait. L'empereur Fantafque fut furpris de deux réponfes fi fubtiles; il admira 1'efprit du philofophe & du médecin, mais il etit encore plus lieu de s'étonner de celui du fauvage Barbario , qui en contrefaifant une efpèce de baragouin étrange s'expliqua en ces termes: il eft inutile de vous dire qu'ainfi que les deux hommes qui viennent de parler , j'avois fait les mêmes obfervations aux traces du cynogefore , mais comme ils fe font expliqués avant moi ils m'en ont öté 1'honneur; j'ai fait feulement entendro a vos officiers que cet animal devoit être chargé de fel & de miel , en voici la raifon ; j'ai  Bretonnes. 113 remarquc en deux endrdits di'fférens que le cynogefore s'y étoit repofé; & ce par 1'impreffioh de la forme de fon corps ; au premier je vis deux brebis qui s'attachoient obftinément k brouter Pherbe, & quoique je fiffe pour les en éloigner , elles préférèrent toujours cet endroit a tous ceux qui étoient k Pentour ; perfonne n'ignore que les brebis aimeat extrémement le fel , je conclus de-la que le cynogefore en portoit fur lui, & qu'il en avoit fans doute répandu quelques grains en fe coucbant a cet endroit; pour ce qui regarde le miel, cela ne m'a pas été plus difficlle k deviner: On fcait que les mouches qui le travaillent, 1'aiment beaucoup , & qu'il les attire k lui. Dans le lieu oü le cynogefore fe repofa pour la feconde fois, il n'y avoit aucunes herbes, point de fleurs, ni rien qui marquat que des mouches y euffeatleur retraite; & en en voyant la une auffi grande quantité fe promener fur la terre, ou il s'étoit couché, $1 en retourner les petits grains, je jugeai qu'il falloit abfolument qu'elles y euffent été conduites par la douceur du miel , dont devoit être chargé le cynogefore. L'empereur eut tout lieu d'être content des réponfes des princes ; il aimoit les gens d'efprjt, il en trouvoit tant dans ces trois bifarres  i24 Les Soirées figures d'hommes , qu'il les pria, ainfi qu'Engageant & Adreffe, de loger dans fon palais, & de manger k fa table. Ils ne refusèrent pas des offres auffi avantageufes, & le prince & la princeffe , qui n'avoient pas encore brille, firent connoitre a l'empereur dans le premier repas qu'il leur donna, qu'ils ne cédoient en rien a ces fameux étrangers : car lorfqu'on eut fervi a la princeffe un morceau de chevreuil: grand monarque, dit-elle, fi votre majefté veut me permettre de lui dire mon fentiment fur cette viande , je trouve qu'elle fent beaucoup Ia chair de cfeien, & ma langue, qui en la mangeant, s'eft chargée d'une falive écumeufe, me confirme dans mes foupcons. Pour moi, dit Engageant, fi ce n'eft pas perdre le refpeft, que de s'expliquer trop librement a la table d'un auffi grand prince, je lui dirai, qu'en bu vant le vin que l'on vient de me fervir, &c qui loin de me réjouir le cceur, comme c'eft 1'ordinaire, m'a tout-d'un-coup infpiré une humeur fombre & mélancolique; j'ai connu qu'il falloit que fa fubftance fut mêlée avec celles des morts. L'empereur étonné de ces difcours extraordinaires , voulut les approfondir. II fit fur le champ appeller fon maitre-d'hötel, & fon échanfon , &c s'étant informé du premier, d'oii il avoit eu le chevreuil en queftion , il apprit  Bretonnes. 12.5 qu'il y avoit environ un mois, que 1'ayant trouvé k la chaffe, qu'il n'avoit guères plus de quinze jours j il 1'avoit pris en vie ,1'avoit fait nourrir par une chienne , dont on avoit jette les petits, & qu'étant parvenu au terme d'être mangé , il 1'avoit fervi fur la table impériale, ■ comme un mets très-délicat. L'échanfon interrogé a fon tour, de quel terroir venoit le vin que l'on avoit verfé pendant le repas, répondit qu'il avoit été recueilli a douze lieues de Sobarre, fur la montagne des tombeaux. C'eft un endroit oh s'étoit autrefois donné un fameux combat, oü plus de quarante mille hommes étoient reftés fur la place, & dans lequel fort long-tems après, l'on avoit planté des vignes qui produifoient un vin excellent. L'empereur ne pouvoit fe laffer d'admirer ces cinq étrangers ; plus il conféroit avec eux, plus il leur trouvoit de mérite, & de folidité d'efprit: maisa travers des careffes qu'il témoignoit a ces princes, il leur laiffoit entrevoir un chagrin dévorant. Engageant ayant pris la liberté de lui en demander la caufe. Hélas 1 fage étranger, lui répondit l'empereur, il y a bientöt deux ans que je languis pour la cruauté que j'ai commife envers ma fille & trois jeunes hommes qui fe difoient fils du roi Jugement. Alore  *ï entreprendre la délivrance de la princeffe. Je le tenterois vainement, la gloire leur en eft réfervée, & s'ils n'en viennent pas a leurhonneur, vous ne devez point efpérer que qui que ce foit Ie puiffe faire. L'empereur, entre la crainte & 1'efpérance, voyoit que le terme du fupplice de fa fille  Bretonnès.' 131 s'approchoit, & regardoit comme une chofe impoffible de la retirer des mains du cruel Cubulanbuc. Mais les trois princes s'étant eourageulement préfentés devant lui, le fup* plièrent de leur donner un de fes é'éphans, pour terminer cette grande aventure. L'empereur les fit conduire dans fa ménagerie ou en ayant choifi un qui paroiffoit d'une force extraordinaire, ils Ie conduifirent dans la couf de leur appartement, & lui ayant lié les quatre. jambes & la trompe avec des chaïnes de fer, ils le faignèrent a la gorge, &c le firent mourir en peu d'heures. Alors le prince Entendement, fous la figure d'Indigoruca Brachmane indien, fe fervant du fecret de Pythagore , ranima ce monftrueux animal, & lahTa fon propre corps étendu fur la place, les princes fes frères 1'ayant relevé, le firent meftre dans un grand cofFre d'ébene , que l'on avoit préparé pour cela, &£ Engageant ayant remis fon épée nue entre les mains de Bel Efprit, habiüé en Sauvage, ils envoyèrent dire a l'empereur, que s'il vouioit le lendemain fe rendre k la place fur les neuf heures du matin, ils tScheroient de vaincre tous les obflacles que Cubulanbuc apportoit a la délivrance de Brillante. Le roi, tranfporté de joie, fit publier cette nouvelle a fon de trompe. On bant auffi-töt des échafauds que 1 ij  ï3i Les Soirees l'on couvrit de riches tapis, Sc tous les habitans de Sobarre voulurent être témoins de cette illuftre journée. Les princes arrivèrent a 1'heure marquée ^ montés fur 1'éléphant qui portoit auffi le coffre dans lequel étoit le corps du prince Entendement. Si-tot qu'ils furent dans la place, ils defcendirent tous a terre , Sc le prince Bel Efprit en habit de Sauvage , qu'il avoit fait doubler de 1'herbe Lionnée, Sc armé de 1'épée d'Engageant, étant entré feul dans 1'enceinte des lions, Cubulanbuc les lacha auffi-töt, Sc referma fur eux la barrière; mais ces cruels animaux repouffés par la vertu de Ia lionnée , au lieu de fe jetter fur le Sauvage Barbario, fe mirent a le fuir avec des rugiffemens qui faifoient trembler les plus hardis. Ce prince les pourfuivit 1'épée k la main , Sc les tua tous douze, fans qu'ils ofaffent feulement fe mettre en défenfe. L'empereur,fa cour Sc tout le peuple étoient étonnésdupeude courage de ces fiers animaux, Sc de 1'intrépidité de leur vainqueur , Sc l'on n'entendoit de toute part que des cris de joie : Barbario ayant achevé fon combat, Sc fait ouvrir la barrière, préfenta fa bonne épée a 1'éléphart qui la prit auffitöt avec fa trompe, Sc fe mit a la place du fauvage, pour combattre le rhinoceros.  Breton nes. L'enchanteur enragé que les lions euffent été détruits fi facilement, fit fortir alors ce monftre, & 1'oppofa k 1'éléphant; fon fait Fat* tipatie qu'il y a entre ces deux animaux; c'eft pourquoi il feroit prefque inutile de raconter le furieux combat qui fe paffa entr'eux ; le rhinoceros étoit d'une grandeur & d'une force incroyable; & fi 1'élephant n'avoit pas été armé de 1'épée d'Engageant , il auroit peutêtre fuccombé aux efforts de fon ennemi j mais il maniok fon épée avec tant de dextérité , qu'il ne portoit aucun coup è faux , quoique les écailles du rhinoceros fuffent impénétrables , cette épée avoit une telle vertu , que rien ne pouvoit lui réMer. Enfin, après que le rhinoceros qui perdoit fon fang de tous cotés, eut difputé la victoire perldant plus de fix heures, il fut obligé de céder ,& mourut farrs avoir pu faire la moindre blefhlre a 1'éléphant. Les trompettes publièrent dans le moment cette feconde viftoke , comme elles avoient fait la première ; & 1'éléphant ayant reporfé 1'épée a Engageant , s'en alla droit au coffre d'ébene, & 1'ouvrit adroitcment avec fa trompe. L'empereur qui ne favok quel ufage les princes vouloient fake de ce coffre, fut auffi furpris, qu'affligé d'y voir Indigoruca, fans aucun figne de vie; il fit appelier fe-s medeeins qui-, après. Hij  i34 Les Soirees avoir examiné ce fameux philofophe, fe content éren t de dire qu.il étoit mort. Mirliro qui étoit préfent a cette confultation , fe mit alors a rire : fi la fcience de ces meffieurs , dit-il, ne s'étend qüa affurer qu'Indigoruca eft mort, je vais leur faire voir que j'en fais plus qu'eux , en ie reffufcit ant; ayant enfuite fait faire un grand cercle autour de 1'éléphant, il ordonna qu'on levat le corps du philofophe, lefittenir par quatre hommes, prit la trompe de 1'éléphant , & la pofant fous le nez d'Indigoruca , il feignit de prononcer certaines paroles barbares ; aiors le fecret de Pithagore faifantfon effet,le prince Entendement reftitua fon ame dans fon corps naturel, 1'élephant tomba mort, & le philofophe paroiffant plein de vie, remercia Mirliro de 1'opération qu'il venoit de faire. Chaque inftent augmentoit 1'admiration de l'empereur & du peuple; on élevoit ces étrangers jufqu'aux cieux, &C l'on étoit fur-tout dans le dernier étonnement de ce qui venoit de fe paffer a 1'égard du philofophe. Voici bien des merveilles , dit le médecin Mirliro , mais il faut que je vous en faffe voir encore de plus grandes ; ayant auffi - tot dépouillé fa robe , quitté fon chapeau & fa fraife, il fe jetta la tête la première dans les flammes qui étoient  Bretonnes. 135 au milieu de la place ; chacun crut d'abord qu'il y étoit confumé, paree qu'il s'éleva une efpèce de fumée.qui le déroba a la vue des affiftans; on plaignoit fon malheur, on 1'accufoit d'imprudence &c de préfomption, mais 1'habit de falamandre, dont il étoit couvert, avoit trop de vertu, pour qu'il eüt lieu d'appréhender un fort pareil; au contraire, après s'être roulé pendant très-long-tems au milieu de ces flammes qui diminuoient peu k peu ; il les éteignit fi bien , qu'il n'en parut pas feulement une étincelle. Le peuple témoigna 1'excès de fa joie par mille acclamations ; l'empereur fe vit au comble de fes dcfjrs; il embraffa les quatre princes avec des tranfports qui ne fe peuvent exprimer, & courut promptement avec. eux vers la tour oü Brillante étoit renfermée ; mais Cubulanbuc qui voyoit fes enchantemens détruits d'une manière fi extraordinaire , s'y étoit retiré pour en défendre 1'entrée; il efpéroit, par la force de fes charmes &z par le pouvoir des démons , empêcher la délivrance de la princeffe; pour cet effet, il mit promptement fur fa tête un chapeau de verveine, fe ceignit les reins d'une ceinture de fougère, puis prenant dans un vieux fac de la rnandragore, de la panacee & du trefle a quatre feuilles, il jetta le tout enfemble dans une foffe qui étoit de- I iv  a3<5 Les Soirees vahf la porte de la tour; enfuite allumant trois bougies de cire verte , il les pofa en triangle fur le bord de cette foffe, dans laquelle il répandit encore de 1'ache , de 1'encens , du fel, du lait, du miel, du fang, & fe mettant un bras nud, & retrouffant fa robe plus haut que le genou , il fit d'effroyables grimaces, après quoi voyant que toutes ces ceremonies magiques n'avoient pas 1'effet qu'il en attendoit, Se que 1'enfer étoit fourd a fa voix, il devint fu« riëüx ,maüdit fon art, s'arrachales cheveux,détefta les démons, & fe frappa la poitrine agrands coups; mais dans ce moment lesfées Pandrague & Légère,ayant paru , lui ordonnèrent de rendre la princeffe. Cubulanbuc ne putdéfobéir a des ordrcs fi abfolus ; il dépendoit entièrement de la fée Pandrague,& connut bien alors que c'étoit elle qui 1'empêchoit d'agir,& que/ansfaproteöion, les princes ne feroient pas fi facilement venus a bout de leur entreprife ;il ouvrit donc les portes de la tour, oü Ton trouva Paimable Brillante au milieu de toutes les perfonnes que la main fatale avoit précipitées dans la mer, & que l'on avoit cru péries. Cette princeffe, après avoir tendrement embraffé l'empereur fon père, &t remercié les quatre étrangers & la princeffe Adreffe , raconta qu'elle avoit été préfervée des chiens dangereux , par le talifman de la cani-  BretonnesJ 137 cule que lui apporta la fée Légère, par ordre de Pandrague , au moment qu'elle fut jettée dans cette affreufeprifon; que cette même fée avoit pris le foin de lui amener tous ceux & celles que la main enlevoit chaque mois, & que c'avoit été du moins une efpèce de confolation pour elle, que la compagnie de ces princes & princeffes de fon fang; mais 1'aimable Brillante fe rappellant au milieu de fon difcours la mémoire de fon cher prince, fe mit a pleurer amèrement. L'empereur attendri par fes larmes, & informé dufujet qui les faifoit couler, ne put s'empêcher d'y joindre les hennes fc & d'avoir honte de fes premiers mouvemecs de colère. Le fauvage Barbario qui voyoit que Fabfence n'avoit pas ralenti la tendreffe que cette princeffe avoit pour lui, voulut fe réjouir un moment. Oh, oh, dit-il, d'un air brufque , voila une plaifante bagatelle, pour vous tant affliger; vous n'avez perdu qu'un amant, & vous en trouvez trois aujourd'hui, qui le valent bien. Indigoruca, Mirliro & moi nous fommes frères, vous en avez le choix ; mais comme je fuis [leur ainé, ils ne me difputeront pas un cceur qui m'appartient, puifque fuivant toutes les apparences, le prince Bel Efprit n'eft plus en vie. Je ne vous parois peut-être pas fi galant  {3$ Les Soirees que lui, mais je fuis fur que nous ne ferpns pas plutöt mariés , que vous me trouverez beau a merveille. Combien d'aimables filles époufent-elles aujourd'hui des magots ? Sc pourquoi n'accorderiez-vous pas a Ia reconnoiffance des fervices que nous vous avons rendus, Sc a 1'état, ce que tant d'autres donnent au caprice ou al'intérêt ? L'empereur Sc la princeffe étoient dans Ie dernier étonnement du difcours du fauvage ; ils regardoient les fées, qui voulant fe divertir a leur tour , dirent a Brillante que Barbario n'avoit point tort, Sc qu'il étoit trop jufte qu'elle récompenfat fon ardeur, puifqu'il étoit venu de fi loin la délivrer de I'efclavage, oii fans lui elle feroit reftée jufqu'a la mort. Ah I que j'y rentre plutöt pour le refte de mes jours, s'écria douloureufement la princeffe, je n'oublierai jamais mon cher prince; 8c s'il eft mort, ila emporté avec lui toutes mes affeöions dans le tombeau. Qu'ai - je donc fait aux Dieux , continua-t-elle, pour qu'ils me rendent fi malbeureufe ? Je renonce pour toujours k 1'ufage de la vie ; elle me paroit affreufe, fans 'efpérance de revoir un jour mon amant. Elle pleuroit abondamment, en proférant ces trifte s paroles. Eh bien , reprit la fée Pandrague , il faut donc, aimable princeffe,vous rendre cette  Bretonnes.' 139 vie plus douce , en vous redonnant votre prince. Alors faifant figne au fauvage qu'il étoit tems de retirer la princeffe de l'inquiétude mortelle oh elle étoit, il öta promptement les peaux qui lui couvroient le vifage, & fe fit connoitre a Brillante pour le prince Bel Efprit. L'empereur furpris & charmé de retrouver un gendre fi parfait, Pembraffa mille fois, ainfi que fes deux frères, qui ayant pareillement quitté les habits de philofophe & de médecin, qui les déguifoient fi bien, furent auffi-tótreconnus de toute la cour. Ils apprirent a l'empereur leurs merveilleufes aventures ; &C ce prince tacha, par toutes fortes de bons traitemens & de careffes , de leur faire oublier ce qui s'étoit paffé entr'eux. Brillante penfa mourir de joie , elle ne pouvoit modérer fes tranfports. Que vous m'avez coüté de larmes ! difoit-elle a fon amant, mais j'en fuis troppayée parle plaifirde vous revoir fidéle. Ma princeffe, lui répondit-il, nos chagrins vont ceffer,les fées font trop de nos amies, pour nous laiffer languir davantage; elles ont feulement voulu éprouver notre conftance: & je fuis fur qu'elles vont nous récompenfer avec ufure , par un heureux mariage , de toutes les peines que nous avons fouffertes. Oui, reprirent les bonnes fées, nous avons affez éprouvé  140 Les Soirees votre conftance; il n'y auroit pas de juftice k différer davantage votre bonheur ; l'empereur y confent,&le prince Engageant va pareillcment obtenir le prix que mérite fa fageffe & la pureté de fa paffion pour la charmante Adreffe. L'empereur ayant auffi-töt fait venir le grandprêtre , il fit ce doublé mariage au milieu des lésouiffances que la villede Sobarretémoignoit pour leur liberté, & pour celle de leur princeffe. La joie étoit publique , les courtifans inventoient tous les jours mille nouveaux plaifirs k 1'envi 1'un de 1'autre ; & ces jeux ne finirent que par la mort inopinée de l'empereur Fantafque qui laiffa le prince Bel Efprit pour fucr ceffeur de fes états. Ce ne fut pas fans une extreme douleur que Brillante & fon époux .virent mourir ce prince , qu'un excès de joie mit au tombeau. Entendement & Languedor crurent alors qu'H étoit tems de prendre congé de leur frère ; cette féparation ne fe fit point fans répandre bien des larmes;mais enfin il falluty confentir. Ils retournèrent donc k la cour du roi Jamaisvu, d'oii Entendement & la reine Vipérine fon époufe partirent quelques jours après, pour aller reprendre le foin de leurs états. Engageant & Adreffe prirent pareillement la route de leur royaume > oü ils arrivèrent heiucufo-.  B R E T O N N E S. I^ï ment, ainfi que les deux autres princes, & ils pafsèrent le refte de leur vie avec leurs tendres époufes, comblés des bienfaits que les ■" fées Pandrague & Légère répandirent contii nuellement fur toutes leurs families. F I N.   TROIS NOUVEAUX CONTES DES FÉES. PAR MADAME DE LINTOT.  JHISTOIRE  I4J' TIMANDRE ET BLEUETTE, CONTÉ. D ans Ia cïmmante vallée de Canganf régnoit autrefois un prince auquel on avoit donné le oom de Silentieux. 11 n'étoit point aimé de fes fiijets , paree qu'il parloit peu, & ne rioit que rarement. II étoit cependant fpiritue!, aimoit a faire du bien , & gouvernoit fon royaume avec beaucoup de bonté, de juftice & de prudence. Tant de belles qualités n'empêchoient pas que l'on ne format quelquefois des complots contre fa vie. Silentieux n'ignoroit pas jufqu'a quel point il étoit haï. Cette haïrie le chagrinoit beaucoup; il efpéroit cependant qu'a force de bienfaits , il pourroit gagner le Cceur de fes peuples: c'efl ce qui l'engageoit & paroitre fouvent fur un balcon de fon palais, qui donnoit fur la grande place ; & de la il répandoit une quantité confidérable d'or &d'argent. Un foir il appercut dans la foule unepetite femme vieille &fimplement vêtue , qui tenoit un panier d'herbes dans fon bras, & qui lui crioit: Sire, faites-moi la grace ,He m'acheter mes herbes; je fuis fi malheuTome XXXII. K  I46 TlMANDRE reufe, que perfonne n'eti veut , quoiqu'elles foient bonnes, & que je les donne a meilleur marché que les autres; li votre majefté a cette bonté, elle m'empêchera de mourir de faim. Le roi touché de la mifère de cette pauvre femme , lui envoya une bourfe remplie d'or ; elle la recut avec une joie qu'il eft aifé de concevoir, & pria celui qui lui apporta cet argent, de prendre fon panier d'herbes, de le donner au roi de fa part , & de lui demander un moment d'audience. Gardez votre panier, lui dit le courtifan, en fe moquant d'elle. Fatime(c'étoit le nom de cette bonne femme) ne fe rebuta point, & fit la même priere a plufieurs autres officiers; mais aucun d'eux ne 1'écouta. Elle prit donc le parti d'attendre a la porte du palais que Silencieux fortit pour slier au temple. Lorfqu'elle 1'appercut, elle s'approcha avec beaucoup de refpett, & lui dit: Je viens remercier votre majefté de la grace qu'elle a bien voulu me faire, & la fupplier d'ordonner que l'on porte mes herbes dans fon cabinet. Je ne puis, fire, vous donner une marqué plus fenfible de ma reconnoiffance. Ce panier contient un préfent digne de votre majefté, fi ce qu'une belle dame m'a ditun jour eft véritable.tEUe me donna une feuille d'ofeille pour me récompenfer de lui avoir laiffé cueillir quelques  ET B L E U E T T E. I47 fleurs clans mon jardin. Confervez, me ditelle, cette ftuille avec foin, elle a des propriétés qui la rendent précieufe. Tant que vous la porterez fur vous, il ne vous arrivera point d'accident. Je 1'ai gardée long-tems,fire; mais voyant que je ne pouvois vendre mes herbes aujourd'hui, je me fuis déterminée a m'en dé-, faire. Je 1'ai montrée k plufieurs perfonnes, je leur en ai expliqué les vertus, en offrant de la donner pour peu de chofe; on m'a traitée de folie : de dépit, je 1'ai jettée dans mon panier : fi votre majefté eft curieufe de la connoitre, elle la trouvera aifément, paree qu'elle eft plus large &c plus longue que les autres, & qu'il y a deffus quelques carattères que je n'ai pu lire. Le roi la remercia, & lui fit donner encore deux bourfes pareilles a la première ; faifant enfuite porter le panier d'herbes dans fon appartement, il y rentra pour chercher la feuille qu'il trouva fans peine. L'examinant avec attention, il remarqua qu'en effet on avoit écrit deffus, qu'en mettant cette feuille dans la main gauche , l'on fe rendoit invifible, & qu'en la pofant fur fon cceur, l'on connoiffoit les penfées les plus fecretes de ceux avec lefquels on fe trouvoit. Silentieux voulant en éprouver la vertu, la mit dans fa main, 6c trayerfant alors fes appartemens, il connut K ij  148 T I M A N D R E' avec un plaifir infini, que perfonne ne le voyoit; La mettant enfuite fur fon eceur , il lut dans 1'ame de fon capitaine des gardés, qu'il avoit deffein de 1'afTaffiner le foir même , dansl'efpoir de régner a fa place. Le roi retiré dans fon cabinet, fit arrêter ce traitre & fes complices, 6c leur punition fuivit de prés Faveu qu'ils firent de leur crime. Ce prince s'eftimant bienheureux d'avoir une herbe fi utile, la renferma dans un petit fac de toile d'or , qu'il porta toujours depuis fur fcn cceur ; par ce moyen, il connut les caraöcres des perfonnes qui 1'approcboient. II n'appercut que des coeurs faux & livrés a 1'ambition, efclaves de la plus honteufe avarice. Effrayé de trouver tant de vices parmi fes favoris & fes courtifans, il voulut examiner fi tous fes fujets étoient également pervertis; il n'en trouva prefque pas un qui ne fut différent de ce qu'il paroiffoit être. Révolté de régner fur un peuple fi dépravé , il prit le parti de defcendre du tröne, & d'aller finir fes jours dans un de fes chateaux fitué au milieu d'une belle forêt, préfirant la douceur d'une vie tranquille & folitaire, au tumulte de la cour, & aux honneurs qu'on lui rendoit. La reine fa femme étoit morte il y avoit longtems , & ne lui avoit laiffé de fon mariage qu'une fille qui lui avoit été enlevée dès le berceau par  fe f B L E V E T T E. ïine grande chienne noire, & depuis il n'avoit pas été poffible dè favoir ce que cette princeffe étoit devenue ; ainfi rien ne 1'empêchoit de prendre le parti de la retraite t la foiitude avoit pour lui des charmes que le grand monde ne lui préfentoit pas; il aimoit a lire & a étudier. Quoique prince il étoit philofophe & favant , mais il n'en avoit point les défauts ; fon favoir ne le rendoit pas infupportable comme beaucoup de gens : il étoit fans entêtement , fans préfomption,& peu curieux d'entendre Iouer fes ouvrages; enfin il rendoit jufiice a ceux qui parloient ou penfoient mieux que lui. Comme il fe difpofoit a partir , il vit entrer dans fon cabinet Abdal ( c'étoit un homme de diftincfion & de mérite ) le roi ne 1'avoit point vu depuis qu'il portoit la feuille d'ofeille ; ce miniftre en avoit été empêché par une maladielongue & facheufe. Silentieux ne doutant pas qu'il ne fut auffi peu vertueux que les autres j alloit fortir fans le regarder ; mais faifant réflexion qu'il 1'avoit chargé avant fa maladie de quelques affaires qui 1'intéreffoient particulièrement,illui en demanda compte. Quelle fut fa furprife ! il vit que c'étoit le feul homme de fon royaume qui eüt véritablement de la vertu; il en fut fi charmé qu'il i'embraffa , & lui dit K iij  1^0 TlMANDRE qu'il méritoit de porter la couronne qu'il étoit dans la réfolution de quitter: il le pria de Paccepter, en 1'affurant que fes peuples le chériroient , paree qu'il avoit toutes les qualités néceffaires pour s'en faire aimer. En efTet Abdal étoit le plus aimable de tous les hommes; il avoit l'air noble, les yeux beaux , la bouche riante , & le fouris gracieux ; le fon de fa voix étoit agréable, il chantoit divinement, & fe connoiffoit parfaitement a tout; enfin il étoit bien fait, & avoit infiniment d'efprit; mais ce qui le rendoit accompli, c'étoit la bonté de fon cceur. Compatiffant aux peines des malheureux, fon plus grand plaifir étoit de leur faire du bien, & il le faifoit avec un air de bonté qui charmoit autant ceux qu'il obligeoit que le plaifir même ; on peut donc juger de la joie de tout le monde , quand on apprit que Silentieux lui avoit cédé fon royaume en fe retirant. Abdal avoit fait fon poffible pour détourner le roi du parti qu'il avoit pris, & pour ne point régner a fa place , mais il avoit été forcé d'obéir,au grand contentement de tout le royaume dont il fut adoré & refpeclé, auffi bien que la belle Zemona &le jeune Timandre fon fils. Ce prince avoit un mérite égal a celui du roi fon père; il étoit fi beau , fi bien fait, qu'on ne pouvoit le voir fans admiration.  et Bleue tt e. 151 Un jour qu'il étoit dans une forêt occupé a lire un livre qui lui plaifoit en 1'inftruifant , il vit voltiger devant lui un papier fur lequel il y avoit quelque chofe d'écrit en lettres d'or; il fe leva pour le prendre ; mais voulant mettre la main deffus , le papier s'éloigna de lui. Timandre courut après, le papier s'éloigna encore , & fit la même chofe toutes les fois que le prince voulut en approcher. Timandre ne fe rebutant pas , voulut voir jufqu'oii le papier le conduiroit; il le fuivit toute la journée , & fe trouva a 1'entrée de la nuit dans un endroit de la forêt qu'il ne connoiffoit pas: pour lorsle billet vint fe pofer dans fa main, & le prince lut ce qui fuit: Une charmante princeffe Sent pour toi le plus fort amour , Si tu réponds a fa tendreffe , Tu la poflederas un jour : Mais fi ton indifférence Lui fait verferles moindres pleurs ; Tu peux préparer ta conftance A tous les plus grands malheurs. Le prince relut plufieurs fois ces vers, & ne fut point épouvanté des menaces qu'ils contenoient ; il ne douta pas qu'il n'eüt un jour beaucoup d'amour pour la princeffe inconnue , K iy  fr'i Tima'nörü jufques-la il n'avoit point aimé : aucun objet nê lui avoit paru digne de fon attachement ; ce n'eft pas que Zemona n'eut un grand nombre de beautés a fa fuite , mais Timandre leur avoit toujours trouvé desdéfauts ou dans 1'efprit, ou dans Phumeur. Belife reroplie d'amour propre , & fans ceffe occupée du foin de plaire , en vouloit k tous les cceurs , & n'accordoit un fouris gracieux qu'a ceux qui lui difoïent qu'elle étoit belle. Célerine, dans de certains momens , étoit prévenante , careffante , & dans d'autres elle étoit dédaigneufe & piquante. Fatma fe piquoit d'être favante , & ne parloit prefque jamais que des affaires du tems , dècidoit de tout, & ne trouvoit pas de femmes affez fpirituelles pour s'entretenir avec elle. Barbane étoit fiére , & s'ennuyoit par • tout. Felice fe donnoit trop de mouvemens en parlant , & avoit un air trop embarraffé ou trop pincé. Enfin de toutes les perfonnes qu'il connoiffoit il n'y en avoit pas une qui put lui plaire. II s'imagina que celle dont on lui parloit fur le papier feroit telle qu'i! pouvoit le défirer. Flatté de cette idéé , d ne fongea qu'iu plaifir de la voir ; ce qui le tachoit beaucoup , c'eft que le p.tit papier ne luj marqueit pas le lieu qu'elle habitoit: dans cette incerjitude il marcha pour trouver dans la forêt  ET BlETJETTE; quelque maifon oh il put apprendre des nouvelles de ce qu'il vouoit favoir. Quelques momens après il entendit un bourdonnement dans Pair , il leva fa tête , & il appercut un petit tröne de rofes & de jafmins foutenu par une quantité prodigieufe d'abeilles qui voloient doucement de fon cöté. Ce fpectacle Pétonna beaucoup; mais il fut bien plus furpris lorfqu'il vit la petite troups ailée s'arrêter auprès de lui, & une des mouches lui préfenter une feuille de rofe fur laquelle on lui marquoit de monter fans différer fur le tröne, & de fe laiffer conduire dans un lieu oh il étoit attendu avec impatience. Timandre ne faifant pas réflexion aux chagrins qu'il alloit caufer au roi & k la reine par fon abfence , fit alors comme tous les jeunes gens fans expérience. II n'écouta point la raifon , & s'abandonnant k fon feul penchant, il fe placa au milieu des rofes & des jafmins, & vit avec un plaifir infini que fon petit attelage fendoit les airs avec une viteffe incroyable. II reffembloit k un habitant de 1'olimpe dans cette charmante voiture: de grands cheveux bruns & bouclés tomboient nég igemment fur un habit de gaze bleue & argent dont il étoit vêru. Deux ferins violets étoient a cöté de l i fur une branche de jafmin, & fifloient des airs a deux parties avec  IJ4 TïMANDRE une jufteffe étonnante ; leurs fons étoient fi tendres & fi doux qu'on ne pouvoit les entendre fans éprouver une agréable émotion. Ce prince n'avoit jamais voyagé avec autant d'agrément & une fi grande viteffe, car fes yeux , quoique trés-bons , ne pouvoient diftinguer les différens pays fur lefquels il paffoit; il traverfa les airs pendant quatre heures, pour lors les mouches pofèrent la voiture dans un jardin fi magnifique & fi furprenant qu'il lui parut être le féjour des dieux. II n'avoit jamais rien vu d'approchant ; le fable des allées de ce jardin étoit d'or, Sc les branches des arbres étoient tranfparentes Sc de même couleur que 1'émeraude ; les feuilles, du plus beau verd du monde , ne tomboient jamais ; enfin tous ces arbres étoient garnis de fleurs Sc de fruits qui répandoient une odeur fi douce Sc fi agréable que 1'odorat & la vue étoient également fatisfaits. Des gazons naiffans offroient de tous cötés de quoi goüter un doux repos. Mille Sc mille oifeaux chantoient dans les fombres allées du bois, & s'accordoient parfaitement avec une fymphonie charmante que l'on entendoit dans les airs. Un printems continuel régnoit dans ce beau féjour; jamais la pluie ni le vent ne s'y faifoient fentir; le feul zéphir pouvoit s'y promener. Des vio-  ET BLEUETTE. I55 lettes, des hyacinthes , des jonquilles , & beaucoup d'autres fleurs étoient les feules chofes que produifoit ce lieu charmant : on n'y voyoit pas d'herbes inutiles , point de bêtes incommodes; des biches blanches qui portoient des colliers de diamans couroient dans le bois; on voyoit dans les allées , des perdrix, des faifans, des tourterelles , des paons & des écureuils; tous ces animaux étoient privés & dociles a la voix de ceux qui les appelloient. Une eau claire, fraïche & pure fortoit de plufieurs fontaines , & formoit une quantité de petits ruiffeaux qui rouloient dans des canaux de criftal de roche , dont les bords étoient garnis de violettes & de penfées: des paliffades de jafmins, de grenades & de fleurs d'oranges étoient les feules murailles qui défendoient1'entrée de ce féjour enchanté. Timandre ne fe laffoit point d'admirer toutes ces beautés; cependant il mouroit d'impatience de trouver la maïtreffe de ce jardin charmant. Quand il eut quelque tems parcouru ces beaux lieux, il vit paffer une calèche d'yvoire trainée par deux cerfs dont les bois étoient d'or, & dans cette calèche il appercut une perfonne plus belle que la jeune Hébé; il en fut enchanté, & voulut fe mettre au-devant de la voiture pour 1'arrêter , mais les cerfs alloient fi vite qu'il la perdit  S 56 TlMANDRE bientöt de vue. Cette aventure 1'auroit affligê s'il avoit eu le tems d'y penfer ; mais- douze autres calèches de porcelainesdu Japon, tirées par deslicornes blanchesck conduites par douze perfonnes plus belles que la première , lui causèrent un fi grand étonnement qu'il demeura comme immobile, fans avoir laforce de prononcer un feul mot. II fe repentit de fon filence, car un inftant après il ne vit plus aucune voiture : il fuivit avec rapidité la route qu'elles avoient prife , & s'avanca jufqu'au bout d'une grande allee; mais'quand il y fut arrivé, il ne vit ni les calèches, ni les dames qui lui avoient donné tant de curiofité; il découvrit un canal qui paroiffoit avoir une longueur infinie, & fur lequel étoit plufieurs vaiffeaux de criftal , dont les mats étoient d'or, & les voiles de gaze couleur de rofe & argent: tous les matelots étoient vêtus d'une toile d'argent, & portoient des guirlandes de fleurs qui fervoient k attacher les rênes d'or de ces fuperbes batimens. Le prince furpris avec raifon de ce nouveau fpectacle, s'arrêta , & confidéra avec attention cette flotte qui s'avancoit lentement de fon cöté. Une petite chaloupe en fut détachée , & vint aborder oii il étoit. Un enfant fait comme on dépeint 1'amour en fortit, &c demanda au prince s'il n'étoit pas curieux de connoitre la beauté qui  ET BtEUETTE. 157 régnoit dans ces lieux. Timandre 1'affura qu'il n'imaginoit pas de plus grand bonheur que celui de pouvoir lui rendre fes hommages. Entrez donc dans ma barque, lui dit 1'enfant avec un fouris malicieux , Sc vous ne ferez pas longtems fans être au comble de vos defirs. Le .prince ne fe fit pas prier longtems ; il fauta pré■cipitamment dans la chaloupe qu'un coup de vent eut bientöt rapprochée du plus grand des vaiffeaux. II y fut recu par deux jeunes perfonnes qui le conduifirent fur le tillac ou Ia , reine étoit afïife fur un tröne fait d'une feule amétifte. Quatre citroniers dans des caifTes d'émeraudes formoient au-deffiis de fa tête un berceau qui faifoit le plus bel effet du monde. Elle fe leva quand le prince fut arrivé prés d'elle , Sc le faifant affeoir, elle lui demanda s'il avoit ajouté foi aux vers qu'il avoit lus dans la forêt , Sc s'il avoit été touché de 1'efpérance qu'on lui avoit donnée. Je n'ai point eu affez de vanité, madame , lui dit-il, pour ofer penfer qu'un fort auffi doux me fut deftiné :j'ai cependant cru ne devoir pas dlfférer de me rendre auprès de Paimable princeffe qui m'étoit annoncée. Je fuis donc parti avec le deffein d'aller lui offrir mon cceur & mes fervicès: mais , madame , votre préfence a déja fait naïtre dans ce cceur d'autres fentimens qu'une divinité ne  t)S TlMANDRE feroit pas capable de détruire. Je m'eftimerai le plus heureux des mortels fi vous me permettez de vous les faire connoitre, & fi vous voulez bien fouffrir que je paffe mes jours k vous admirer. Je vous accorde volontiers ce que vous me demandez, lui dit la reine , & veux bien vous avouer que je fuis cette perfonne que vous cherchez. Je vous vis hier dans la forêt oii mes mouches vous ont enlevé , vous pourfuiviez un cerf avec beaucoup d'ardeur , vous me parütes un dieu, tant je vous trouvai charmant. Je fentis que vous feul pouviezfaire ma félicité , ainfi je forroaile deffein de vous faire connoitre ce que je penfois , & de vous attirer k ma cour : je 1'ai exécuté aujourd'hui: je me nomme Gracieufe, Sc ie fuis fille de la reine des fées. Je pofféde 1'art de féerie auffi bien qu'elle, & ces lieux ne dépendent que de moi. Ce royaume eft le féjour des plaifirs; on y rencontre par-tout les ris , les jeux Sc les graces; les chagrins Sc les ennuis en font bannis k jamais : j e me fuis engagée par un ferment inviolable k les punir fitöt qu'ils y paroïtroient: voyez fi vous ferez capable de les empêcher de vous approcher, & s'il vous fera poffible de m'aimer auffi conftamment que je 1'exige de vous. Si vou* me promettez une fidélité a toute épreuve , vous régnerez dans ces  ET BLEUETTE. 159 beaux lieux, & rien n'y troublera les plaifirs que l'on vous y prépare: fi mon cceur , ma main & ma couronne ne peuvent vous flatter, vous pouvez retourner a la cour d'Abdal, je vous y ferai reconduire , quoique je fente que votre éloignement puiffe faire le malheur de ma vie. Déterminez-vous; mais fongez qu'une deftinée affreufe vous attend fi vous me manquez de parole. Timandre enchanté de la reine Gracieufe , lui jura que toutes les beautés de 1'univers ne pourroient jamais le faire repenrir de fon attachement pour elle , & qu'elle feroit toujours Punique objet de fon amour, ferment que les amans font d'ordinaire quand ils commencent d'aimer , 6c qu'ils oublient auffi-töt qu'ils font contens. Gracieufe fatisfaite de faffurance que lui donnoit le prince, lui préfenfa fa main qu'il baifa avec un tranfport qui ne déplüt point k cette reine ; elle eut avec lui une converfation qui, quoique fort longue, ne lui parut avoir duré qu'un moment. Timandre la trouvoitlaplusparfaite de toutes les femmes; les graces les plus touchantes étoient répandues fur fa perfonne; fon efprit étoit aifé, fin & délicat. Elle étoit grande , 6c fa taille parfaitement bien prife. Elle avoit la gorge , les bras & les mains admirables: mais un voile épais lui cachoit le vifage , 6c donnoit au prince une  !.,óö Timandre curiofité qu'jü auroit bien voulu fatisfaire: mais' el e lui ciifoit qu'il n'étoit pas encore tems qu'elle fe montrat a lui, qu'elle vouloit cacher la honte de 1'aveu qu'elle lui avoit fait trop promptement , &c que de plus elle vouloit éprouver fi elle pourroit s'en faire aimer autant qu'elle le défiroit lans le fecours de fon vifage. Je veux, mon cher Timandre , ajouta-t-elle , que vous foyez plus touché de mon caraftère que de ma beauté. Un beau vifage frappe & plait beaucoup , mais il eft comme une fleur . fraiche Sc belle qu'un rayon de foleil un peu trop ardent fane en un moment ; quand bien même il fauroit fe garantir des accidens qui peuvent le gater, il ne fauroit éviter les eftets que font fur lui le nombre des années. Ne . vous chagrinez cependant pas , je ne porterai point toujours ce voile qui vous afflige: je veux éprouver votre fidélité ; & lorfque j'en ferai affurée, je vous rendrai maitre de ma perfonne comme vous 1'êtts de mon cceur. Le prince trouva tant de raifon dans le difcours de la reine, qu'il n'ofa infifter malgré la vivacité de fes defirs. II y avoit cinq ou fix heures qu'il étoit dans le vaiffeau , lorlqu'il appercut fur le bord du canal un palais que Gracieufe lui dit avoir ordonné pour le recevoir ; il étoit bati de diamans d'une groffeur & d'un?  è t Blëuettë. ïSi •d'une beauté furprenante. Les vaiffeaux y vinrent aborder : Timandre mit pied a terre avec la reine & fa fuite pour entrer dans le fuperbe Mtiment: il en loua plus d'une fois la ftrutture Sc la magnificence. Après plufieurs éloges , on le fit pafiër dans un falon oü l'on trouva une table fervie des mets les plus exquis. Gracieufe s'y placa a cöté du prince , avec une partie de fa cour. A la fin du repas elle joua du luth, & chanta de facon que fi Timandre n'avoit pas été le plus amoureux des hommes il le feroit devenu dans cet inftant. Maigré la prodigieufe étendue de fa voix elle étoit douce & parfaitement jufte. Le balfuivit ce magnifique repas, óc fut compofé d'une jeuneffe brillante de 1'un Sc de 1'autre fexe. Gracieufe danfa toujours avec Timandre, Sc danfa. Le prince n'avoit jamais éprouvé de fi doux momens; il en paffa d'autres pendant fix mois qui ne furent pas moins agréables-5 car on inventoit tous les jours de nouveaux plaiürs pour 1'empêcher de s'ennuyer. II aimoit Sc étoit aimé , cependant il manquoit a fon bonheur de pofféder fa chère Gracieufe, 5c le plaifir de voir dans fes yeux cette tendreffe qu'elle lui témoignoit k tous les momens. Un foir qu'il fe promenoit avec elle fur les bords dit canal, il la conjura de mettre , JJpmü XXXÏI. L  lox Timandre le comble k fon bonheur, puifqu'elle étoit convaincue de la violence &c de la fincérité de fa paffion. II la preffa fi vivement, qu'elle ne put le refufer, mais fa prière ne fut pas exaucée fur le champ; le jour fut pris & attendu avec une égale impatience de la part des deux amans. Quand il fut arrivé ils fe donnèrent la main , &c fé jurèrent un amour éternel dans un petit tempte entouré d'arbres &c confacré a la volupté. L'amour & 1'hymen fe réconcilièrent dans ce moment, &c furent toute la journée avec les deux époux, que l'on conduifit après la cérémonie dans un appartement tapiffé de jafmins &c de fleurs d'oranges ; deux efcarbouc'es placés auprès d'un très-beau lit y répandoient une grande clarté; mais Gracieufe donna ordre a fes femmes de les oter. Le prince y confentit avec peine , mais enfin le plaifir qu'on lui ötoit ne 1'empêcha pas de fe hvrer avec une joie inconcevable a ceux qu'il avoit attendus avec tant d'impatience. Jamais nuit ne lui parut fi courte ; il vit arriver le jour, & s'imagina qu'il avoit commencé fa carrière plutöt qu'a Fordinaire: il s'en confola cependant dans 1'efpérance de voir enfin le vifage de celle qu'il aimoit avec tant d'ardeur. II fe preffa donc d'ouvrir les rideaux, &C de jetter les yeux fur la reine qui dormoit profondément : mais,  ET BlEUITtÈ, t5$ grands dieux, qu'il fut étonné ! cette perfonne qui lui avoit infpiré tant d'amour, avoit une petite tête de guenon qui faifoit même en dormant des grimaces fort plaifantes , mais qui parut fi épouvantable k Timandre i qu'il en fut confternéill devint pale Sc froid, Sc coneut pour la reine une averfion auffi forte que l'amour qu'il avoit reffenti avoit été violent. II fe repentit, mais trop tard, de s'être engagé dans une aventure qui lui avoit paru charmante , Sc dont les fuites étoient fi facheufes. II jura que fi il pouvoit fe tirer de celle-ei, il ne fe laifferoit jamais féduire par les apparences. Qu'elles font trompeufes , s'écria-t-il , Sc qui croiroit qu'un fi beau corps eut une fi vilaine tête. Ces paroles réveillèrent Ia reine, elle les entendit, & quoiqu'elle dut fe rendre juftice , elle en fut Vivement piquée. Toutes les femmes veulent être flatées ; la vérité ne leur plait qu'autant qu'elle ne eherche pas a détruire la bonne Opinion qu'elles ont de leur beauté. On peut donc jugerdu dépit de Gracieufe , puifqu'ella avoit ce foible plus que perfonne de fon fexe : elle regarda le prince, Sc connut 1'ho.rreur qu'il avoit pour elle. Quel défefpoir pour une femme qui aime , de fentir qu'elle n'infpire que de Ia haiue. Elle forma dans 1'inflant le deffein de fc venger , Sc elle 1'exéeuta fans différer. Sa L ij  iÓ4 Timandre baguette étoit au chevet du lit; elle la prit, &C touchant Timandre,elle lui dit: ingrat,puifque je ne puis plus t'infpirer d'amour, deviens fi différent de toi-même que tu ne puiffe jamais plaire a qui que ce foit. Dès qu'elle eut achevé de prononcer ces mots , le prince devint un papillon couleur de rofe & bleu; la fée le métamorphofa ainfi par une forte d'injuftice , en attribuant a fon inconftance ce qu'elle ne devoit imputer qu'a fa difformité. II ne changea point de facon de penfer en changeant de figure. Gracieufe lui laiffa le fouvenir de ce qu'il avoit été , & le chaffa du palais & du jardin des graces. II s'en éloigna avec viteffe afin de ne plus voir le monftre qui venoit de le métamorphofer , & vola plufieurs mois fans favoir ou il alloit; il étoit trifte & chagrin , & n'efpéroit plus goüter aucun plaifir, cependant il craignoit que la parque cruelle ne tranchat le hl de fes jours; le moindre oifeau le faifoit trembler. Tous les hemmes fe reffemblent en ce point, c'eft en vain qu'ils fe récrient fur leurs malheurs & fur le defir de la mort, il n'y en a pas un qui ne cherche a prolonger fa vie. Timandre prenoit autant de foin de fes jours que s'il eüt été Je plus heureux des mortels. Après avoir longtems volé, il fe trouva a 1'entrée d'un bois dont les arbres paroiffoient avoir plufieurs fièelesjil  ET B L E U E T T E. 165 s'y repofa , & vit pafler un moment après une perfonne de feize ou dix-fept ans , que la nature avoit ornée d'une beauté fi parfaite que la mère desamours ne la furpaffoit point. Un habit de toile de liri Sc quelques bleuets qu'elle avoit arrangés fans beaucoup de foin dans fes cheveux faifoient toute fa parure : tous les charmes dont elle étoit partagée ne paroiffoient pas la rendre plus vaine; un air de douceur & de modeftie prévenoit en fa faveur. Quelle différence, dit en lui-même Timandre ( en la confidérant ) de cette belle fille avec celles qui font a la cour de Gracieufe ! elle n'emprunte aucun fecour de 1'art pour plaire , cependant elle eft capable d'enflammer tout 1'univers. Les autres au contraire , malgré les foins qu'elles fe donnent, ne peuventque difficilement toucher,paree qu'elles n'ont rien de naturel5 leurs difcours, leurs contenances font étudiées; elles affeclent d'avoir dans leurs paroles Sc dans leurs acfions une liberté qui femble tout permettre k ceux qui les approcbent. Le prince en faifant fes réflexions, s'appergut qu'il fuivoit malgré lui cette aimable perfonne, Sc qu'un fecret penchant commencoit a s'emparer de fon cceur. II s'en approcba le plus qu'il lui fut poffible , Sc vint enfin fe placer fur les fleurs de fon bouquet. Bleuette , c'étoit le nora de cette jeune fille, trouva le L iij  i6é» Timandre papilion fi famiiier & moucheté fi joliment, qu'elle le laifia dans cette place ; elle continua fon chemin ,& fort peu de tems après elle entra dans une petite maifon dont les meubles étoient fimples, propres, & d'un gdüt exquis, Un jardin orné de fleurs , & rempü d'arbreë fruitiers qu'une haie d'aube-épine environnoit, laiffoit entrevoir une prairie que plufieurs ruiffeaux bordés de deux rangées de faules arrofoient, 6c yendoient très-agréable. Le prince fut plus enchanté de ce lieu charripêtre qu'il ne 1'avoit été du beau féjour de la reine des graces, 11 appereut dans cette fimple demeure une petite femme fort 3gée qui paroiffoit auffi refpectdble par fon air de douceur & de bonté que par le nernbre de fes années, Elle filoit quand t31euette entra, ma.is fi-töt qu'elle Pappercut , elle laiffa fon fufeau, &£ lui tendit les bras. Vous voila donc , ïha chère fille , hü dit elle en Pembraffant, que vous m'avez donné d'inquiétudë ! de grace dans la fuite ne vous éloignez plus fi long-tems dë m.oi i les perfonnes de votre age , & belles comme vous , font fujettes a faire fouvent des rencontres fa,cheufes quand une mère pré-» voyante ne les accompagne point. Je pro* fiterai de vos confeils , dit Bleuette , je n'ai pgurtant rien rencontré de dangereux dans ma jirgrnena.de; ce fèul papillen s'eft offert a mes  ET B L E V ft T T E. 167 yeux , je veux le conferver long-tems, paree qu'il eft beau, & que je m'imagine qu'il n'a point envie de me quitter : elle en eut effettivement beaucoup de foin , & ne manqua pas de mettre tous les jours un gros bouquet de fleurs a Ion cóté afin qu'il put s'y repofer. Timandre foupiroit fouvent en la regardant, & fe trouvoit bien malheureux de 1'aimer, d'être fi prés d'elle, & de n'être qu'un papilion ; jamais il n'avoit vu de fille fi aimable & fi bien élevée. Lavieille qui, felon les apparences, n'étoit pas d'une naifiance diftinguée , étonnoit fouvent le malheureux prince,par fes difcours & les inftruftions qu'elle donnoit a fa fille. Elle banniffoit avec elle cet air de févérité dont la plupart des mères fe fervent lorfqu'elles parient a leurs er.fans. Cette bonne femme difoit qu'il falloit inftruire la jeunefiè en 1'amufant. Elle n'avoit ni 1'humeur facheufe, ni les infirmités de la vieilleffe ; un air tranquille & content étoit répandu fur toute fa perfonne , elle ne fatiguoit point par de longues hiftoires du tems paffé, ni par des remontrances hors de faifon. Un jour que Bleuette fe promenoit dans Ia prairie avec fon papilion , elle s'entendit appelier par Fatime , ( ear c'étoit Fatime qui s'étoit retirée dans cette folitude ; elle avoit acheté la petite maifoa ou elle étoit, avec une partie des bourfes d'or que L tv  'i68 Timandre Silentieux lui 'avoit fait donner , & 1'autre avoit fervia la faire vivre tranquillement avec fa chère Bleuette, ) celle-ci s'entendant donc appeller, comme je 1'ai dit, par la bonne Fatime, courut a la maifon pour favoir ce qu'elle lui vouloit. Je fuis fort affligée , ma fille, lui dit cette femme ; en voulant prendre ma quenouille fur cette planche, j'ai fait tomber cette phiole que vous voyez par terre ; elle étoit remplie d'une liqueur que m'avoit donnélamême dame qui m'avoit fait préfent de la feuille dont je vous ai parlé. Une feule goutte de cette eau pouvoit détruire ïes plus grands enchantemens. Bleuette , pour la confoler, lui dit: Vous n'avez point de méchantes fées pour voifmes, pourquoi regretter cette liqueur ? Timandre entendit cette converfation, Sc ne douta point que, puifque cette eau avoit une fi grande vertu, elle ne put lui rendre fa première forme. II vola donc promptement a 1'endroit oü elle étoit répandue , Sc a 1'inflant il s'éleva une épaiffe fumée dans la chambre : quand elle fut diffipée, le prince fe trouva tel qu'il étoit avant la métamorpbofe , , c'eft-a-dire , le plus aimable de tous les hommes. Fatime Sc Bleuette furent trèsefTrayées en le voyant paroitre , Sc ce fut avec bien de la peine que le prince les empêcha de prendre la fuite. Ne craignez rien, leur dit-il3   ^^^ttttt FrrrrrrrrrrrrrrrmTmm ^ ' 11 '  et Bleuette. 169 & daignez m'écouter un moment. Elles y confentirent enfin , 8c pour lors il leur conta ce qui lui étoit arrivé , leur apprit fon nom 8c fa naiffance. Fatime lui marqua la joie qu'elle avoit de la fin de fon enchantement, & le pria fort honnêtement de ne pas faire un plus long féjour chez elle., 8c de s'en retourner èla cour d'Abdal, qui n'étoit éloignée que de quatre lieues. Pardonnez - moi, feigneur , fi je vous preffe fi fort de partir , ma fille eft jeune, & vous auffi; je ne doute cependant ni de fa vertu, ni de la votre , mais il faut toujours craindre la médifance. Le prince n'ofa la contredire, mais il ne fe détermina a s'éloigner de la moitié de lui - même, que dans 1'efpérance de la revoir bientöt. Adieu, fage Fatime, lui dit-il, je vais rétrouver Ie roi mon père, &C lui rendre un fils, qu'il n'attend peut-être plus ; mais je vais auffi lui apprendre a qui il a 1'obligation de mon retour; je le fupplierai en même tems de me permettre que j'uniffe ma deftinée a celle de la charmante Bleuette. Fatime ne fut pas flattée de 1'honneur que le prince vouloit faire a fa fille; elle avoit des: exemples de plufieurs grands feigneurs, qui avoient époufé des perfonnes d'une naiffance obfcure , paree qu'ils en étoient fort amou-' reux, 8c qui dans la fuite les avoient méprifées.  ij© Timandre Elle le remercia cependant très-poliment. Pour Bleuette,elle rougit beaucoup en recevant 1'adieu de Timandre , elle fentoit pour lui quelque chofe qu'elle ne connoiffoit pas encore, & qui rendoit fes yeux plus touchans qu'ils ne 1'avoient été jufqu'alors. Elle foupira malgré elle, en voyant le prince s'éloigner. Ilentendit ce foupir , & fe flattant qu'il 1'avoit caufé , il fe crnt Ie plus heureux des hommes. II arriva en très-peu de tems ala cour, & furprit également Ie roi & la reine , qui 1'aimoient avec tendreffe. On fit des réjouiffances publiqoes pour célébrer fón retour; perfonne ne recut ordre d'en faire ; 1'amitié feule qu'on avoit pour le prince, fit ceffer tous les travaux , & obligea les grands & les petits a térnoigner la joie qu'ils reffentoient. Silentieux ayant appris cette nouvelle , fortit exprès de fa foliturle,pour en féliciter leroi. Enentrant dans 1'apparrement de ce prince, il rencontra une dame , dont 1'air & le port majeffueux 1'étonna. Après l'avoir falué, elle lui dit de la fuivre , s'il étoit curieux d'apprendre des chofes qui I'intéreffoient infiniment. Silentieux lui obéit, & fut avec elle dans un bofquet du jardin d'Abdal; pour lors la dame s'affit , le fit mettre a cóté d'elle , & lui dit: Je fuis la fée Favorable; peu de tems après la mort de la  E T B E E V E T T E. IJl reine votre époufe, je paffai dans vos états, je vous y vis , Si j'adrnirai la fageffe avec laquelle vous les goitverniez. Je vis auffi la petite princeffe Zelimé, votre fille ; je lus dans les aftrës qu'elle feroit la plus parfaite créature du monde,fi le foin de fon éducation étoit confiéa quelqu'un quis'en trouvat capable. Touchée de la voir entourée de femmes fans vertu & fans aucuns principes , je pris la réfolution de 1'enlever de leurs mains; pour cela je pris la figure d'une chienne noire, Sc je 1'enlevai de fon berceau. Je lui donnai le don de réuffir parfaitement dans tout ce qu'elle entreprendroit; elle chantè, danfe , Sc joue de toutes fortes d'inftrumens, comme fi elle avoit eu les plus excel» lens maitres. Je la cohfiai enfuite a Fatime , ( c'eft la même femme qui vouS a donné une feuille , dont jelui avois fait préfent, & a laquelle vous devez la vie.) Je lui recommandai Ja princeffe , Si lui or donnai en même tems de la faire paffer póurfa fille. Je connoiffois fon caracfère, Sc plufiéurs fois j'avois été témoin Sc de la grandeur de fon ame, Sc de la drolture de fon cceur. Fatime defcend de parens vtertueux, qui n'étoient pas nobles, a la vérité; mais fa facon de penfer eft une preuve qu'on peut avoir des fentimens de vertu Sc d'élevation, faps être d'wne naiffance illuflre. EUe a  i7i Timandre' éïevé Zelimé avec un foin extréme, & lui a donné une éducation qui repond parfaitement a la grandeur de fon extraftion; elle eft belle & bien faite; le prince Timandre en eft extrêmement amoureux ; il mérite fa tendreffe &£ votre eftime; vous ne pouvez mieux faire que de les unir enfemble. Je ne vous dis rien que de véritable; je vais vous conduire auprès de la princeffe. Silentieux auroit pris pour un fonge ce que la fée lui difoit, fi dans Pinftant elle n'avoit fait fortir de terre un char d'ébène, trainé par fix pigeons couleur de feu, oü le roi fe placa avec elle , & qui les condttiftt chez Fatime. Il y reconnut Zelimé, elle avoit tous les traits de la reine fa mère , & de plus un bleuet fous le pied gaucbe, qu'elle avoit apporté en naiffant , & qui lui avoit fait donner Ie nom de Bleuette. Silentieux fe fit connoitre a fon aimable fille, & lui fit mille careffes , qu'elle re$ut avec un refpedf. plein de tendreffe. II donna a la bonne Fatime les louanges, dont elle étoit fi digne , & lui offrit tout ce qui dépendoit de lui. Je ne veux point d'autre récompenfe , lui dit-elle, que le plaifir de ne me point féparer de la princeffe. II lui accorda fa demande, & 1'affura qu'il la combleroit de fes bienfaits; mais elle ne fut touchée que de la permilïion qu'il lui donna de fui-  et Bleuette. 173 vre par-tout fa chere Bleuette. Cette princeffe 1'embraffa , 8c la pria de lui conferver toujours la même tendreffe, dont elle lui avoit donné tant de marqués. Fatime fut fenfible a fes careffes autant qu'on le peut être; elle reconnut Secourable pour être la dame qui lui avoit donné Zelimé , ia feuille d'ófeille 8c la phiole pour les enchantemens. Ces quatre perfonnes paffèrent quelques momens enfemble, 8c fe féparèrent enfuite. La fée conduifit Silentieux au palais d'Abdal, & difparut, en lui difant: Vous me verrez, lorfque vous y penferez le moins. II lui fit beaucoup de remercimens, même en ne la voyant plus, 6c s'en alla trouver le roi pour le féliciter fur le retour de Timandre dont Secourable lui avoit conté 1'hiftoire. II lui apprit qu'il avoit auffi retrouvé fa fille, qu'elle étoit auffi belle que fon fils étoit aimable , 6c qu'il ne tiendroit qu'a lui qu'ils ne fuffent unis par le fang comme ils 1'étoient par 1'amitié. Le roi fe trouvant flatté de cette propofition, y confentit avec plaifir: mais Timandre qiü étoit préfent, &C qui avoit déja obtenu de fon père la permifïïon d'époufer la charmante Bleuette, le.cónjura de fe fouvenir que fans elle, il ne pouvoit pas être heureux. Silentieux voyant le roi embarraffé, le conduifit a 1'écart, 8c lui dit que Zelimé  *74 Timandre & Bleuette étoient Ia même perfonne , mals qu'il ne falloit pas encore le dire a fon fils , afin de le fiirprendre plus agréablement. Abdal charmé de cette nouvelle , fe rapprocha du prince , Sc lui dit qu'il n'étoit plus quefiion de penfer a une jeune fille, dont 1'état étoit fi différent du fien , & qu'il falloit abfolument qu'il fe difpofat a époufer dans deux jours la princeffe Zeümé. 11 fortit avec Silentieux , en difant ces mots; Sc il ordonna a fon eapitaine des gardes d'empêcher que le prince ne fortit de fon appartement. Le difcours du roi rendit Ti* mandre furieux; il employa toutes fortes de moyens, pour tromper la vigilance de celui qui le gardoit, ou pour le corrompre ; ce fut inutilement. D'un autre cöté, Silentieux envoya chercher la princeffe,Sc lui apprit qu'elle alloit dans deux jours époufer un prince aimable Sc fucceffeur d'un grand empire. Une fille a qui l'on promet un époux jeune Sc charmant, apprend ordinairement cette nouvelle fans douleur, Zelimé en fut cependant très-affligée. Timandre avoit fait une forte impreffion fur fon cceur, elle fentoit bien qu'elle ne pourroit jamais 1'oublier. Mais n'ofant faire connoitre fes fentimens a fon père , elle fe difpofa a lui obéir; ce ne fut pas fans fe plaindre plus d'une fois en fecret Sc de fa defiinée, Sc du  ET ËLEUETTE. 175 fils d'Abdal. Q.i'il eft léger , difoit-elle a fa chere Fatime! auroit-on pu penfer , en voyant la douleur qu'il reffentoit de me quitter , qu'il eüt pu m'oublier avec tant de faciliré. Hélas 1 il étoit moins voldge lorfqu'il étoit papillon. Que ne 1'eft - il encore ! j'aurois du moins le plaifir de le voir. Enfin le jour qui, felon elle, devoit être le plus malheureux de fa vie, arriva ; elle fut conduite au temple comme une viclime. Timandre, de fon cöté, s'y rendit, bien réfolu d'affurer la perfonne qu'on lui deftinoit, qu'il fe détermineroit plutöt k perdre la vie, qu'a lui donner la main. II entra donc , Sc traverfant avec un air fier la nombrettfe affemblée, il appro» cha de la princeffe. Elle étoit pale & tremblante. II n'eut pas plutót jetté les yeux fur elle , qu'il la reconnut pour être celle qu'il adoroit. Quelle joie pour lui! quelle charmante furprife pour elle ! II lui fit connoitre en peu de mots combien il trouvoit fon fort favorable; il remercia Silentieux Sc le roi fop père de la tromperie qu'ils lui avoient faite; enfuite on fit Ja cérémonie qui s'acheva au grand contentemem de tout le monde. Comme on alloit fortir du temple , on entendit un coup de tonnerre qui fit trembler les plus déterrritnés; les voutes de ce fuperbe édifice s'entr'ou-  '176 Timandre vrirent, & l'on vit paroïtre une femme voilée; montée fur un chat noir d'une groffeur épouvantable; elle s'approcha des nouveaux mariés, &les touchant d'une baguette d'or, leur dit: Amans trop fortunés, recevez de ma main la mort que je vous donne. Auffi-töt Timandre Sc Zelimé tombèrent fans fentiment, Sc firent pouffer des cris de douleur a tous ceux qui furent témoins de ce fpeöacle. La cruelle magicienne tirant enfuite de deffous fa robe un poignard, le plongea dans fon fein, en difant: Et toi, reine trop tendre & trop infortünée, meurs, abandonne la vie , puifqu'elle eft fans charmes pour toi. En achevant ces mots, elle rendit le dernier foupir, Sc le char fur lequel elle étoit arrivée remporta fon corps par le même endroit oü il éroit entré. Ce fpecfacle avoit faifi d'effroi toute la cour ; les deux rois Sc la reine s'étoie'nt évanouis k la vue du malheur qui venoit d'arriver. Un concert admirable de voix Sc d'infrrumens les fit revenir de leur foiblefle. Ils appercurent la même voute du temple qui s'ouvroit une feconde fois, Sc qui laiffa paffer une calèche de rubis, tirée par douze aiglons blancs, dans laquelle paroiffoit une belle dame, vêtue d'une robe blanche brodée de diamans, Sc qui fut reconnue par Silentieux Sc Fatime, pour être la fée Secourable  et Bleuette; j?7 rable, Confolez-vous,princes, dit-elle aux deux rois, vos enfans ne font pas morts, je veillois è leur confervation , & j'ai empêché que Ia baguette de la jaloufe & fauffe Gracieufe n'ait abregé leurs jours; elle ne s'eft point apper?ue qu'ils ne font qu'affoupis , ainfi fatisfaite de fa vengeance , & défefpérée d'avoir perdu ce qu'elle aimoit, elle s'eft donnée une mort véritable. S'adreffant enfuite aux deux époux, levez-vous, aimable couple , leur dit-elle, & Vivez une longue fuite d'années , fans ceffer'de vous aimer,& fans que rien puiffe jamais troubier votre félicité. A cette voix, Timandre & Zelimé reprirent leurs efprits. On entendit alors des cris de joie de toutes parts ; mais cette joie fut changée en trifteffe, quand on vu que Ja fée, les ayant fait monter dans fa calèche avec Silencieux , Abdal, Zemona 6> Fatime, les conduifit tous dans Ie féjour des graces , oh le prince & la princeffe régnèrenc plufieurs fiècles, toujours aimabies & toujours amans. Silentieux & Abdal y paffèrent des jours tranquilles; ce dernier abandonna fans peine fon royaume, & regreta peu fes fujets , quoiqu'il en fut fincèrement aimé. II n'aVoit jamais pu leur infpirer des fentimens de juftice & de piété H trouvaplusdefatisfaöion a vivre en fimplj particuhers avec des perfonnes vertüeufés,qu*il Tornt XXXIL M  j7S Le Prince n'en avoit éprouvé en régnant fur un peuple corrompu. Secourable les ayant rendus tous heureuxdes quitta pour aller foulager les peines de plufieurs autres malheureux. LE PRINCE SINCER. CONTÉ. Il y avoit une fois dans le pays des Zinzolantins un roi qui avoit pour les vers afoie une extréme paffion ; il pafioit les jours entiers dans fes jardins a cueillir des feuilles de mürier pour leur nourriture ; 8c le refte du tems il fe renfermoit dans fon cabinet pour regarder travailler ces petits animaux , 8c pour y faire des échevaux de la foie qu'ils avoient filée , ne trouvant qui que ce foit qui les fit k fon gré. En effet, perfonne ne dévidoit mieux que lui cette foie , il en donnoit fort fouvent aux feigneurs ,(la plupart dévideurs a fon exemple,) 8c qui fe faifoient gloire d'irmter le fouverain. Qu'en arriva-t-il ? L'efpnt & la politeffe abandonnèrent un féjour ou ils étoient fiméprifés; 1'impoliteffe s'empara de la jeuneffe, 8c 1'ennui fut le partage des plus belles dames. Dans 1'impoffibilité de faire ufage  S I N C E R. ï79 de leurs charmes avec des hommes qui ne con- ■ noiffoient & n'admiroient que la beauté de leurs vers & la fiaeffe de leur foie ; elles fe retirèrent prefque toutes dans des pro vinces éloignées. II s'y forma une petite cour, non de princes ni de duts , pas même de marquis , elles en avoient éprouvé trop d'imperrinences & d'impoliteffes ; mais de perfonnes d'une condition moins élevée , qui , pour n'avoir aucun de ces titres , n'en avoient pas moins de mérite. Chez eux on trouvoit le bon goüc & Ia probité. Ils chériffoient les fëiencesj, &z jouiffoient de tous les plaifirs , fans jamais en bannirla délicateffe qui feule en fait tout le charme; enfin c'étoit des hommes-différensde ceux de la cour du roi Devideur. La reine: fut une des premières k fe retirer; elle avoit un fort beau chateau dans un forêt fituée fur le bord de Ia mer , elle le choifit pour fon habitation. Après avoir pris congé du roi k qui fon départ ne déplut point, elle emmena avec elle deux princeffes, qui étoient les feuls fruits de fon mariage, & quelques-uns de fes fujets , dont elle connoiffoit le zèle & 1'affeöion. La folitude de ce lieu ne 1'effraya pas: elle le fit ernbellir, & rendit ce féjour charmant, en joignant k tout ce que la nature avoit de plus M ij  x8o Le Prince beau, ce que 1'art avoit de plus parfait. Environnée de gens qu'elle aimoit, elle goütoit dans ce palais une tranquillité qu'elle n'avoit jamais éprouvée. Les princeffes en trouvoient auffi le féjour enchanté. Elles aimoient la mufique, & les plus habiles muficiens du monde fe trouvoient a leur fuite. Ces deux jeunes perfonnes étoient auffi belles que bien faites, cependant elles n'étoient pas également aimables. L'ainée , nommée Aigremine, étoit fiére t envieufe, vindicative & cruelle. La cadette étoit douce, complaifante, & n'avoit point de plus grand plaifir, que celui d'obliger. Elle avoit dans 1'efprit & dans le caraaère mille charmes qui la faifoient aimer de tous ceux qui la connoiffoient; auffi avoit-elle mérité le nom d'Aimée. cllefentoit pourfafceur une amifié véritable, quoiqu'elle n'ignorat pas qu'elle en étoit haïe. Un jour, après en avoir effuyé mille reproches, paree qu'elle ne vouloit point paroïtre en habit. négligé a un bal oh il devoit fe trouver beaucoup de monde , elle fut fe promener toute feule fur le rivage, pour diffiper le chagrin que 1'humeur de la princeffe fa fceur lui avoit caufé. Aigremine , de fon cöté, alla dans la forêt , pour imaginer une parure qui put effacer celle de. fa fceur : occupée de ces penfées, elle jjiarcha long-tems, fans s'appercevoir du cbe,  S I N C E ft'. t$t min qu'elle faifoit. La laffitude 1'obligea enfin de s'affeoir au pied d'un chêne qui formoit un ombrage que 1'ardeur du foleil ne pouvoit pénétrer. Examinant la grandeur & la groffeur de cet arbre , elle découvrit une petite clef cachée entre 1'écorce & le bois; elle la prit, n'imaginant pas quel en pouvoit être 1'ufage. Elle voulut la remettre au même endroit. Après l'avoir vainement effayée , eile la fit entrer dans un trou qui s'offrit a fa vue; a 1'inftant la clef tourna toute feule , & fit ouvrir une porte pratiquée dans le chêne avec un art infini. Cette porte cachoit un efcalier. La princeffe curieufe de favoir en quel lieu il la pouroit conduire , prit le parti de defcendre : les premières marches lui parurent fort fombres, mais après en avoir defcendu quelques unes , elle vit avec furprife que 1'efcalier étoit éclairé de plufieurs bougies placées dans de trés - beaux luftres de criftal de roche. Elle continua fon chemin ; & quand elle eut defcendu plus de trois eens marches , elle arriva dans un appartement meublé magnifiquement. On dira qu'il efl étonnant^Se prefque impoffible qu'une perfonne de fon fexe ait été affez hardie pour entrer feule dans un fouterrein qui lui étoit inconnu ; mais je dirai ^ paree que je le fais, & pour que l'on ceffe M iij.  iSa L je Prince . de s'en étonner, qu'elle portoit au petit doigt une bague que fon aïeul lui avoit laiffé en en mourant, pour la préferver jufqu'a Fage de vingt ans de toutes fortes de dangers. Perfua. dée qu'elle n'avoit rien k craindre, elle avanca :jufques dans un grand cabinet, ou plutöt un .-magafin de bijoux rares & de pierres précieufes. .Elle s'arrêta pour examiner toutes ces ricbeffes, • mais portant fa vue fur un lit de drap d'argent placé dans une efpèce d'enfoncement, quel fut fon étonnement, lorfqu'elle appercut fur le lit un jeune homme le plus beau qui fut jamais; il paroiffoit enfeveli dans un profond fommeil. -Aigremine s'approcha du lit pour le mieux confidérer : cette curiofité lui coüta cher, puifque -dés ce moment elle ne fut plus maïtreffe de fa liberté. Perfuadée ( comme toutes les jolies femmes le font ) qu'on ne pouvoit la voir fans 1'aimer, elle n'hefita point a réveiller cet ai•mable inconnu, & cela dans le deffein de lui "infpirer cette tendreffe qu'elle fouhaitoit qu'il eüt pour elle. Elle fit donc un peu de bruit en paffant dans la chambre prochaine, afin qu'il ne put 1'en accufer ; elle y trouva un papier fur lequel ce qui fuit étoit écrit. Celle qui pourm fe faire aimer du plus laii de tous les mortels, aura feule le pouvoir dt rendre fenfible le prince qui repofe ici.  S I N C E R. 183 La princeffe lut ce papier plufieurs fois, &c fe flatra que fes yeux étoient affez puiffans pour toucher ce jeune prince, & qu'elle en feroit la conquête fans être obligée de chercher le plus laid des hommes pour lui donner de 1'amour. Remplie de cette confiance , elle voulut rentrer dans le cabinet, ne doutant pas que 1'inconnu, ne fut réveille ; mais une toile d'araignée, au travers de laquelle il étoit impoffible de diftinguer aucun objet, en ferma l'entrée auffi-töt qu'elle fe mit en devoir d'en approcher. Un fi léger obfiacle ne m'empêchera point de paffer, dit Aigremine ; elle s'avance , & malgré tous fes efforts, elle ne put jamais lever ni percer cette toile. Etonnée d'une fi grande réfiftance, elle prit le parti de remonter dans la forêt, de retourner auprès de la reine, & de faire chercher cet homme fi vilain qu'il falloit rendre amoureux avant que d'enflammer celui qu'elle venoit de voir. Elle repaffa donc dans les mêmes appartemens,remontal'efcalier,& fortit de 1'arbre par la porte qu'elle avoit ouverte. A peine en étoit-elle fortie, que cette porte fe referma fans qu'il lui fut poffible de voir par ou elle s'étoit ouverte^ni de retrouver la petite clef. Elle tourna plufieurs fois autour de 1'arbre, mais ce fut inutilement. Défefpérée de cette aventure,, elle reprit le chemin du chateau, & fe M iy  *?4 rtï Prince trouva fur le bord de la mer ; elle appercut la' princeffe fa fceur qui regardoit avec attention un brillant d'une groffear & d'une beauté furprenantes ; un oifeau venoit dele laiffer tomber fur fa robe, en lui difant de le conferver avec foin, paree qu'il la préferveroit un jour d'un grand da* ger, fi e'le avoit re cours a lui. Aigremine enchantée de la beauté de cette pierre admirable, voulut s'en emparer; elle en fut empêchée par un petit homme qui fe trouva derrière elle, & dont la figure épouvantable lui fit prendre la fuite, auffi-bien qu'a la princeffe Aimée. L'une & 1'autre fe retirèrent dans la forêt. Ce petit homme avoit trois pieds de haut; fa tête plate & fort large étoit ornée de grands cheveux roux ; fes yeux étoient enfoncés, & fi peu ouverts, qu'on ne les auroit jamais diftingués fans le rouge éclatant dont ils étoient bordes; fon nez étoit long & pointu, fes joues pendoient jufques fur fa poitrine, & fa bouche & fon menton étoient garnis d'une barbe rouffe, longue oc touffue. Son corps tout contrefait n'étoit foutenu que d'une jambe fur laquelle il étoit pofé comme fur un pivot; mais il étoit fi bien en équilibre,que le moindre vent le faifoit tourner fans difcontinuer,c'eftpourquoiil nefortoit que lorfque fair étoit extrêmement calme j  S I N C E R'J i8y ïl ne marchoit point, mais il fautoit avec une legereté merveilleufe, Sc faifant plufieurs petits fauts, il arri voit promptement oü il avoit en vie d'aller. Aigremine , revenue de la peur que ce petit monfhe lui avoit caufée, fe rapprocha de lui, Sc d'un ton plein d'aigreur, lui demanda qui il étoit, & qui pouvoit l'avoir rendu affez hardi pour s'oppofer a ce qu'elle avoit envie de faire. Je fuis un roi puiffant, lui dit-il, je me nomme Sincer ; des raifons que je ne puis vous dire m eloignent de mes états, Sc me font paffer mes jours dans le fond d'un rocher qui n'eft pas loin d'ici. Je vous ai vue plufieurs fois dans ces beaux lieux, j'ai remarqué les injuftes procédés que vous avez eus fouvent avec la princeffe votre fceur, & je viens encore d'être témoin de la violence que vous lui vouliez faire , en lui arrachant un diamant qui doit lui appartenir. L'amour que j'ai pour la juftice, joint a un mouvement que je n'ofe déclarer, m'ont engagé k prendre fon parti, & a vous empêcher de lui faire cette violence. La princeffe écouta ce difcours avec une impatience extréme; elle diffimula cependant fa colère , paree qu'elle fit réflexion que celui qui lui parloit ne pouvoit être égalé en laideur par qui que ce fut au monde,& qu'elle ne devoit par conféquent rien négliger pour lui plaire, puifqu'il étoit écrit qu'elle ne  >86 L e Prince pourroit qu'a cette condition rendre fenfible cë qu'elle aimoit. Elle prit donc un air plus doux, &lui dit que la qualité de roi & 1'état malheureux auquel il paroiffoit réduit, la foreoient a lui pardonner,qu'elie défiroitmême d'être de fesamies, & qu'elle fe flattoit qu'il ne luirefuferoit pas fon amitié; enfuite elle le pria de venir la voir au chateau , en 1'affurant que la reine, apprenantTa qualité, lui offriroit fans aucun doute un appartement ou il pourroit attendre plus k fon aife que la fortune cefsat de le perfécuter. Le roi la remercia poliment, & lui dit qu'il connoiffoit trop bien quel étoit 1'excès de fa laideur , pour ofer fe flatter de Famitié d'une auffi belle princeffe , & pour aller habiter une cour ou il favoit que l'on pardonnoit peu la difformité de la figure. En difant cela, il fit un faut pour prendre congé d'elle,&lui faire une révérence,&feretira en foupirant ( non fans regarder 1'aimable Aimée que la préfence de fa fceur avoit toujours tenue un peu éloignée.) Cette princeffe avoit écouté la converfation de fa fceur & de Sincer ; elle avoit été furprife de l'air de bonté qu'Aigremine avoit affefté, & de la prière qu'elle lui avoit faite de venir au chateau. Elle jugea que la princeffe n'avoit eu cette douceur, que paree qu'elle vouloit cacher quelque defir de vengeance. La pitié qu'Aimée avoit pour les malheureux, lui  S I N C ER, i$j fit prendre; Ia réfolution d'avertir le roi de fe méfier des careffes apparentes que fa fceur lui feroit. Elle remit au lendemain 1'exécution de fon projet. Ce jour étant arrivé, elle fortit avec une de fes femmes, & prit le chemin du rocher de Sincer. Elle en étoit fort peu éloignée $ lorfqu'elle s'arrêta pour écouter un air dont les paroles paroiffoient lui être adreffées. Le fon de Ia voix qu'elle entendoit étoit fi touchant,& flattoit fi.fort fon oreille, qu'elle demeura long-tems dans 1'endroit oii elle étoit, même après que l'on eut ceffé de chanter. Cephife (c'étoit le nom de celle qui 1'accompagnoit) Ia tira de fa rêverie, en lui faifant appercevoir Sincer qui venoit k elle. Quoiqu'elle fe fut déterminée a le confidérer fans effroi, elle ne put cependant jeter les yeux fur lui fans trembler, & fans les détourner auffi-töt. II s'en appercut avec chagrin; & la faluant avec beaucoup de refpeft, il la pria d'entrer un inftant dans fon palais ruftique, pour s'yrepofer. Aimée y confentit, & lui dit quelle n'étoit fortie que pour Ie voir , & lui apprendre des chofes d'une extréme conféquence. Le roi lui préfenta la main de la meilleure grace qu'il lui fut poffible , la conduifit dans fa grotte , & lui tint les difcours du monde les plus fpirituels. Elle ne fe feroit jamais imaginée qu'un homme  Le Prtncï auffi laid püt s'exprimer avec autant de grace! Tout ce qu'il lui difbit étoit prononcé d'un ton quiplut fi fort a la princeffe,qu'elle fouhaita plus d'une foisd'avoirun amant qui eüt autant d'efprit que cet infortuné. Enfin elle arriva dans le rocher; une moufle verte & fraiche le tap;ffoit,une lable faite d'un morceau de marbre blanc,que la nature feule avoit travaillée , un lit & quelques fièges de gazon étoient les uniques meubles qu'il renfermoit. Une fontaine d'cü forroit une eau claire & pure tomboit du baut de ce rocher , & formoit un petit ruiffeau , dont le bruit joint a celui que faifoient deux roffignols perchés fur un oranger chargé de fleurs & de fruits , parut plus charmant a la princeffe , que les plus beaux concerts qu'elle eüt jamais entendus. Après avoir fait 1'éloge de cette agréable retraite, elle entretint Sincer des raifons qui 1'avoient engagée è lui rendre vifite. Le prince charmé de 1'intérêt qu'elle prenoit a ce qui le regardoit, lui dit les chofes du monde les plus propres a lui marquer fa reconnoiffance ; il lui en échappa même quelques-unes qui faifoient connoitre que fon cceur étoit rempli de 1'amour le plus tendre. Aimée les entendit bien , mais elle feignit de ne pas deviner que c'étoit a elle qu'elles s'ar  Sincer; ijp öreflbient; & pour changer la converfation elle conta au roi avec quelle fatisfaffion ell« avoit entendu une voix charmante avant que de le rencontrer, & lui demanda s'il ne connoiffoit pas celui qui avoit fi bien chanté. C'eft un prince qui vous adore , répondit Sincer , & qui vous offre fon coeur, fa main & la couronne qu'il doit un jour porter, mais fa figure lui défend d'efpérer. II foupira en finiffant ces mots. La princeffe rougit, & comprenant bien que c'étoit de lui qu'il vouloit parler, elle ne le queftionna pas davantage, mais elle devint rêveufe; elle le quitta peu après, paree qu'elle craignoit qu'on ne s'appercüt de fon abfence. Elle reprit donc le chemin du palais, en entretenant Cephife de Pefprit qu'elle trouvoit a Sincer. Je t'avoue , ma chere Cephife , lui difoit-elle, que je fens pour lui, malgré fa laideur, ce que je n'ai jamais fenti pour perfonne. Je ne fais fi c'eft amitié , mais je tremble que ce ne foit quelque chofe de plus. Quoi , madame, dit cette fille étonnée, vous aimeriez ce petit monftre, & toute fa figure ne vous fait pas d'horreur! vous pourriez vous réfoudre de vivre avec lui! que feriez-vous d'un homme fi hideux ? Le plus petit vent le fait tourner comme une girouette. Ah 1 dit la jeune Aimée, il penfe fi délicaternent, il parle avec.  190 Le Prince tant d'efprit, que je le préférerois aux plus beaux hommes du monde. Ils font prefque toujours d'une fotife outrée, enchantés d'eux-mêmes; ils ont autant de plaifir a confulter leurs miroirs, que les perfonnes de notre fexe. La princeffe alloit continuer fon difcours, mais un cri qu'elle entendit 1'en empêcha , & regardant a terre , elle vit avec furprife une vipère blanche, qui jetoit du feu par lesyeux, &qui lui dit: Vous avez penfé m'écrafer , madame ; li jen'étoispas auffi bonne que je le fuis, je vous punirois de votre étourderie , mais je vous pardonne,' a condition que vous me remettrez fur le tronc du maronier que vous voyez, & duquel je viens de tomber; je reconnoitrai quelque jour ce fervice, car je fuis fée, mais, comme toutes mes fceurs, je fuis obligée de quitter ma figure naturelle un jour de la femaine ,pour prendre celle que me donne un vieux forcier de qui nous dépendons, & qui nous punit de cette facon, pour lui avoir coupé, un jour qu'il dormoit, une barbe & des mouftaches qui nous déplaifoient fort. Je areprendrai ce foir ma forme ordinaire, & vous aurez de mes nouvelles. Aimée la prit entremblant, la porta fur 1'arbre, & s'éloigna promptement, pour ne plus voir cette bete qui lui avoit fait une peur horrible ; elle arriya donc  Sincer, IQy au chateau , elle y trouva Aigremine qui envoyoit, de la part de la reine , prier le roi Sincer de venir paffer quelques jours au Palais. Ces ordres effrayèrent d'abord Aimée qui connoiflbit la méchanceté de fa foeur, mais elle ne fut pas long-tems fans être raffurée, paree qu'une femme d'Aigremine lui confia 1'aventure de la forêt, que cette princeffe lui avoit apprife. Sincer fut furpris de la prière que la reine lui faifoit faire. Son premier mouvement fut de la refufer honnêtement; mais faifant réflexion qu'il verroit tous les jours la belle princeffe qu'il aimoit, il fe détermina a partir, & fauta dans une calèche qu'on lui avoit envoyée. II étoit attendu au chateau avec impatience; mais cette impatience avoit différens motifs. Toutes les dames étoient curieufes de voir cet homme fait autremeht que les autres. [Enfin il arriva , & recut les honneurs que l'on devoit a fon rang. Aigremine lui fit un accueil très-agréable; elle étoit extraórdinairement parée, & fans la beauté de la princeffe fa fceur, on auroit cru qu'elle étoit la plus belle de 1'univers. Malgré tous fes foins, elle eut le chagrin de voir , & ce jour-la, & les fuivans , que Sincer n'étoit point touché de fes charmes; fes regards étoient inceffamment tournés fur Aimée. Le dépit d'Aigre-'  !i9i' Le Prince mine fut inconcevable; elle avoit tout mis ea oeuvre pour plaire au plus affreux des mortels, fans pouvoir y réuffir. Tout ce qui offenfe Famour propre des dames n'eft jamais pardonné ; auffi devint-elle furieufe contre le prince & la princeffe, Que n'auroit - elle pas donné pour les empêcher de fe voir! mais cela n'étoit pas poffible , car le roi avoit la liberté de lui parler, & il en cherchoit les occafions. Elles fe prëfentoient fouvent, & Aimée ne fe refufoit point au plaifir de 1'entendre. Cette princeffe fe promenant un foir dans une des allées du pare , appercut une boule qui rouloit fort vite , & qui s'arrêta lorfqu'elle fut prés d'elle. Cette boule s'ouvrit, & elle en vit fortir une petite femme qui, s'élevant tout d'un coup» devint haute de dix ou douze pieds. Je fuis la fée Farouche, dit-elle a la princeffe, a qui vous avez rendu fervice il n'y a pas long-tems. Aimée la reconnut, paree qu'elle jettoit du feu par les yeux comme la vipère blanche qu'elle avoit Uiife fur 1'arbre. Elle la falua donc très-refpectueufement. La fée lui dit que 1'amitié qu'elle avoit pour elle 1'avoit engagée a la demander en mariage a la princeffe fa mère pour le roi Papilion, fon neveu, le plus aimable de tous les hommes; qu'elle fortoit du cabinet de la reine-, jqui lui avoit donné fon confentement, & que dans  S I M C Ê R. ^ dans deux jours le prince arriverolt pour Fépoufer. Cette nouvelle qui auroit fait un grand plaifir a beaucoup de princeffes , affligea fenllblement la jeune Aimée ; elle en fut fi troublée qu'elle n'eut pas la force de répondre un feul mot a la fée. Farouche s'imagïnant que c'étoit la joie qui 1'empêchoit de parler, la baifa au front, & lui difant adieu , fe remit dans fa boule qui reprit le chemin Par lequel elle étoit venue. Cephife arrivant auffi-töt, vint dire a la princeffe que la reine la vouloit entreteftir • elle fe rendit donc auprès d'elle , & fdns donner le tems de répondre, elle lui ordonna de fe preparer k recevoir dans deux jours le pnnce Papiüon pour époux. Aimée fe jetta k fes genoux, & la conjura de retirer la parole qu elle avoit donnée a Farouche. La reine fut ïnflexible , elle craignoit le pouvoir des fées; & dans 1'efpérance que cette fée lui donneroit un ,our des marqués de fon amitié, elle dit k fa hlle qu'elle vouloit être obéie. Cette princeffe n'ofa répondre, & fe retira fort affligée. Aigremme qui dans un autre tems auroit été jaloufe de la préférence que la fée avoit donnée k fa fceur en fut charmée, fe flattant que Sincer ne la voyant plus pourroit s'attacher k elle Une nouvelle fi facheufe vint bientöt aux oreilles de ce malheureux roi; il en tomba daneéreuTome XXXII. N  i94 L e Prince fement malade : cependant le jour oüle neveu de la reine devoit être préfenté arriva. La reine , les princeffes Sc toute la cour furent audevant de lui. A peine étoient-elles fur la terraffe qu'elles appercurent de fort loin une efpèce de nuée fort brillante qui s'approchoit avec vïteffe. On ne douta point que ce ne fut le prince. C'étoit lui en effet; il étoit dans un char de diamans tiré par plus de dix mille papillons , tous couleur de rofe. Ils étoient attachés par des hls d'or entrelacés avec beaucoup d'art; cent jeunes feigneurs fuivoient leur maitre dans des calèches de criftal garnies de rubis Sc d'émeraudes, tirées cgalement par des papillons , mais ceux - ci étoient blancs. Le roi fit defcendre Sc arrêter fon char auffi-töt qu'il fut auprès des dames , Sc vint au-devant d'elles avec toute fa fuite dans le plus bel ordre du monde. II étoit habillé magnifiquement , Sc jamaishomme n'avoit été plus poudré Sc mieux frifé qu'il le parut alors , auffi avoit-il paffé au moins trois heures a fa toilette; la crainte qu'il avoit de déranger fa frifure le faifoit marcher très-doucement , cependant cela n'empêchcit pas qu'il n'eüt très bon air : tout le monde 1'admira Sc fe récria fur la fraicheur de fon tein Sc fur la blancheur de fes mains. Rien de plus jo.li que fa figure dont lui-roême paroiffoit épris. U.  Sincer. 195 reconnut aifément la princeffe au portrait que lui en avoit fait la fée, & s'étant approché de fa maitreffe , il lui fit une révérence des plus étudiées ; & après lui avoir préfenté la main , ce n'eft pas ici, dit-il k Aimée, une place propre a vous faire un compliment fur votre beauté, 1'air eft trop brülant ; peut on caufer a fon aife fur une terraffe expofée a 1'ardeur du foleil ? Rentrons , & ne courons pas rifque de devenir auffi noirs que des Africaihs. A ces mots il prit le chemin du chateau fans prefque faluer la reine , non plus que les autres dames de fa fuite. Etant entré avec la princeffe & celles qui 1'accompagnoient dans un grand falon préparé pour le recevoir , il fe jetta fur un canapé , difant qu'il étouffoit de chaud, & s'y tint d'un air panché trés - peu refpectueux : il demanda cependant pardon a la princeffe de ce qu'il ne 1'entretenoit pas, & lui dit qu'il falloit abfolument qu'il fe fut un peu repofé , 6z qu'il eüt moins de chaud avant que de pouvoir fe réfoudre a parler, & tout de fuite tirant de fa poche des flacons garnis de diamans, & remplis d'eaux de fenteur , il en répandit fur fes mains : ouvrant enfuite plufieurs tabatières d'or & de pierres précieufes, il prit du tabac , puis il chanta un pètit air entre fes dents, qu'il ne üiüt que pour demander K,j  i96 Le Prince a la princeffe fi elle avoit trouvé fon équipage bien briljant , & fi 1'habit qu'il avoit choifi entre deux eens étoit de fon geut. Son difcours tomba enfuite fur famour que plufieurs femraes avoient eu pour lui. On peut juger fi de pareils difcours fe trouvèrent du goüt de Ia belle Aimée , elle qui préféroit 1'efprit &C. le bon fens a tout , & qui n'étoit point comme les perfonnes de fon fexe , qu'un habit magnifique , une taille bien prife , & quelques autres agrémens auffi peu eftimables touchent davantage qu'un cceur bien fait &c un efprit déiicat & naturel. EUe concut donc pour lui un fi grand éloignement, qu'elle fortit du falon en difant qu'elle fe trouvoit mal , & fe retira dans fon appartement pour cacher fa trifteffe &C fes pleurs. Quoique Sincer fut trés-malade, il s'y traina quelque tems après pour s'informer de fes nouvelles. La princeffe foupira en le voyant, & lui dit: Ah prince, pourquoi n'eftce pas k vous que la reine me deftine ! ne fauriez-vous m'arracher a celui que l'on veut unir avec moi ? Sincer tranfporté, prit une de fes mains , labaifa tendrement, & lui dit: Quoi! belle Aimée, feroit-il vrai que vous aimaffiez mieux vivre avec moi qu'avec un prince dont tout le monde admire la beauté & la bonne mine; • fait comme je le fuis, ferois - je affez heureux  Sincer. 197 pour ne vous point déplaire? Répondez-moi de grace , votre réponfe fera le bonheur ou le malheur de ma vie. Oui, feigneur , lui dit-elle , je vous aime. Cet aveu elle alloit continuer, mais Sincer faifant un faut en arrière , devint fi petit, fi petit, qu'a la fin elle ne le vit plus. Une épaiffe fumée parut k fa place, & quand elle fe fut diffipée , la princeffe vit devant elle un jeune homme beau comme le jour , & dont Fair a la fois noble , doux & fpirituel, infpiroit un cerfain je ne fai quoi qui le faifoit aimer auffitöt qu'on le voyoit. Elle le regarda donc avec autant d'admiration que de furprife; mais elle fut bien plus étonnée lorfqu'i! lui dit avec toutes les graces imaginables : Paveu charmant que vous venez de faire , madame , vient de finir mon enchantem?nt. Je fuis Sincer qui , fous une forme déplaifante, a été affez hardi pour vous dire qu'il vous adoroit. Aimée le reconnut au fon de fa voix , & laiffant éclater la joie qu'elle avoit de le retrouver fi différent de ce qu'il avoit été , elle le pria de lui apprendre comment une femblab'.e métamorphofe avoit pu fe faire. Je fuis roi, lui dit-il, de 1'ifle de la Sincérité ; j'y régnois paifiblement ai mé de tous mesfujets. Un jour que je chafföis avec beaucoup d'ardeur un lion qui m'avoit échappé plufieurs fois, je me perdis, & je me trouvai dans N.iij  Le Prince une allee ou j'appergus une femme faite comme j'étois il y a un moment : je la regardai , &Z je ne pus m'empêcher de rire en la voyant tourner fur fa jambe comme un bilboquet. Elle s'en apper^ut, & fe mettant en colère, elle me demanda de quoi je riois; la politeffe m'empêcha de lui en faire 1'aveu ; mais enfin elle me preffa fi fort, que je convins de 1'effet que la fingularité de fa figure avoit fait en moi ; ma fincérité lui déplut , elle fronca le fourcil, elle fit trois ou quatre culbutes, après lefquelles elle me dit: pour te punir de ton infolence , je veux que tu deviennesfemblable a moi,rien ne pourra te rendre ton état naturel, a moins que tu ne trouver une jeune princeffe qui réuniffe 1'efprit, la bonté & la beauté , pour qui tu reffentes un violent amour, & a laquelle malgré ta diffortnité tu puiffes en infpirer affez pour obtenir 1'aveu de fa tendreffe. Tu pourras cependant reprendre ta forme naturelle une heure chaque jour, mais ce ne fera que dans un foüterrein qui fe trouve dans une forêt qui appartient au roi Devideur. Je veux encore qu'il ne te foit pas permis d'apprendre ton malheur a qui que ce foit au monde , que tu ne fois plus enchanté. J'écoutai ces menaces avec patience, je crus. qu'elles feroient fans effet ; mais quelle fut ma douleur .lorfqu'après que cette épouvaniable  Sincer. 199 fée, car c'en étoit une, eut foufflé fur moi, je me trouvai transformé comme elle , &: que je la vis s'éloigner de moi en riant de toute fa force. Je n'ofai plus retourner dans mon palais, ni me vanter de' ma naiffance , perfuadé qu'on ne me croiroit pas. L'envie que j'avois de reprendre mon premier état me détermina a parcourir différens royaumes, & a voir plufieurs cours , dans 1'efpérance de trouver une princeffe telle que la fée me 1'avoit dépeinte , mais ce fut inutilement. Je me laffai donc de chercher , & je formai la réfolution de vivre dans quelque coin du monde , éloigné de tout commerce. Je choifis le rocher oii vous m'avez vu ; je Phabitois depuis un an , lorfque j'eus le bonheur de vous voir pour la première fois; vous me parures une divinité , je fentis que vous étiez celle qui pouvoit feule m'infpirer de 1'amour fans ofer efpérer de vous en infpirer k mon tour , ni penfer qu'il vous fut poffible de vous accoutumer k me voir : j'allois quelquefois dans le fouterrein de la forêt pour avoir Ia fatisfaction de me retrouver pendant quelques minutes tel que je fuis. Je fus furpris un jour d'y voir la princeffe votre fceur, paree qu'un talifman en défendoit 1'entrée a tous les mortels. Je feignis de dormir , & pour ne lui point parler , ck paree que je fentois que le moment Niv  aoo Le Prince de ma méramorphofe alloit arriver , elle fe fit en effet auffi-töt qu'elle fut fortie du cabinet. Je fortis alors du fonterrein par un chemininconnu a tout autre qu'a moi; elle-même elle en fortit auffi, paree qu'il ne lui fut pas poffible de rentrer dans 1'appartement ou elle m'avoit vu. Elle venoit d'avoir vingt ans accomplis, & fon anneau n'avoit de vertu contre les talifmans que jufqu'a ce qu'elle eut atteint cet age. Voila, ma chère Aimée , mon hiftoire , il ne me refie plus a préfent qu'a vous jurer une tendreffe éternelle , Sc qu'a vous prier de fouffrir que je frffe tous mes efforts auprès de la reine votre mère ,pour qu'elle vousaccorde a mon amour, 6c qu'elle vous permette de venir régner dans des états oii vous verrez tout le monde em* preflé k vous plaire. En acbevant ces mots , il vit entrer Aigremine Sc Farouche qui avoient écoutéleur converfation; l'une Sc 1'autre étoient en farle ;la fée , paree qu'Aimée dédaignoit fon neveu , Sc Aigremine , paree que le prince Sincer qu'elle reconnoiffoit pour cet homme fi charmant qu'elle avoit vu dans ie fouterrein , étoit amoureux de fa fceur. Elle fit éclater fa colcre contre les deux amans, mais Farouche termina la difpute en s'approchant de la malheureufe Aimée ; &c la prenant par des bouc'es de theveux qui tomboient de fa coëffure , elle  Sincer. aot Penleva par la fenêtre, fans que le défefpoir du roi put y mettre le moindre obftade ; il fortit auffi-töt malgré Aigremine qui voulut Parrêter; & fans favoir ou il alloit, il s'éloigna du palais , réfolu de ne point prendre de repos qu'il n'eut retrouvé fa chère princeffe. Le roi des Papillons , en apprenant cette nouvelle,.fe mit è rire ; il trouva le conté fort bon a faire, & retourna dans fon royaume. Pendant ce tems, fa bonne tante emportoit Aimée tout auffi vïte qu'elle le pouvoit. Après avoir parcouru plufieurs grands déferts & rochers efcarpés , elle arriva au pied d'une tour de fer ; a fon ordre , la porte s'ouvrn\, elle y fit entrer cette princeffe infortunée , & la conduifant dans une graide falie pleine de limacons ,elle lui dit avec un ton aigre, que fi elle ne vouloit pas confentir a époufer le roi des Papillons, il falloit que dans buit jours elle eüt appris a danfer a ces limaeons , ou qu'elle-même elle prendroit Ia figure d'un de ces vilains animaux. Après cette menace Farouche s'envola , & la princeffe Jaiffa couler fes pleurs en abondance fans avoir Ia moindre envie de lui obéir. Laiffons-la pleurer a fon aife , & retournons au roi Sincer. Ce prince après avoir traverfé plufieurs campagnes , fe trouva dans une forêt: après qu'il eut marché queiques pas, il appercut une mai-  ïot Le Prince fon faite de feuilles, & fur la porte de cette maifon une petite vieille qui portoit fur fon nez une paire de lunettes dont elle fe fervoit pour lire fon livre de vélin. II paffa auprès d'elle fans s'arrêter, & fans y faire aucune attention; il continuoit même fon chemin , mais elle lui cria d'arrêter , & lui dit d'un ton de voix caffée, & en branlant la tête: prince, c'eft en vain que tu cherches, tu ne peux rencontrer ta princeffe que tu n'ayes auparavant trouvé une grenouille brillante, une femme extrêmement Iaide qui connoiffe fa laideur, & qui ne cherche point a plaire, & un homme fans efprit qui ne fe flatte pas d'en avoir. Le roi connut bien a cette facon de parler que c'étoit encore la une fée , il la pria donc de lui donner d'autres moyens pour retrouver fa charmante Aimée ; mais pour toute réponfe, elle lui fit une grimace avec un grand éclat de rire, & rentra dans fa maifon. II continua donc fon chemin extrêmement las , affligé , & plus incertain que jamais de la route qu'il fuivroit. II n'eut pas fait cent pas, qu'il rencontra une autre vieille qui lui demanda la caufe de fon chagrin , il lui raconta fes malheurs , fans oublier ce que la fée qu'il venoit de trouver lui avoit dit: il ajouta qu'il ne pouvoit fe flatter de 1'efpérance de revoir jamais fa chère Aimée, s'il étoit vrai  Sincer. aoj que ce bonheur dépendït de la rencontre d'une grenouille brillante , chofe dit-il qui me paroït impoffible , les deux autres conditions me donnent moins d'inquiétudes. Ne vous flattez pas, reprit la bonne femme,elles ne font guères plus dans les régies de la poffibilité, cependant vous pouvez trouver ces trois chofes en les cherchant. Mais fi dans un an vous ne les avez point encore découvertes, fuivez mon confeil, abandonnezvous au défefpoir, vous feriez trop malheureux fur la terre : allez , je ne puis vous en dire davantage. Que ma fceur que vous venez de quitter ne vous revoye pas ici , elle eft méchante, & vous pourriez en éprouver quelque perfidie. Elle ne vous a enfeigné le moyen de retirer votre princeffe de Pendroit oii elle eft, que paree qu'elle eft perfuadée que vous ne pourrez vous en fervir. Le roi qui craignoit les enchantemens , s'éloigna fans différer, & parcourut le monde avec Paide d'un cheval qu'il trouva le plus heureufement du monde en fortant du bois. II fit dans les villes , dans les chateaux , dans les villages , une recherche exacte des plus laides perfonnes & des hommes les plus fots; ilen rencontra beaucoup, mais il remarqua que toutes ces femmes & ces fiïles ne s'ennuyoient point a leurs toiSettes, & qu'elles avoient même l'efpérance de plaire après quel-.  io4 L e Prince ques réparations faites a leurs vifages. II en voyoit qui , avec un pied de rouge , quelques mouches placées avec art, & beaucoup de fleurs & derubans,s'imaginoient qu'on les rrouveroit aimables malgré leur laideur, & qu'elles pcurroient difputer de charmes avec les plus jolies perfonnes. Cet 'effet ordinaire de 1'amour propre des dames ne furprit point le prince ; il favoit qu'elles ont toutes apporté en naiffant cette bonne opinion d'elles - mêmes ; mais ce qui 1'étonna, ce fut de rencontrer chez tous les hommes ce même amour prcpre auffi fort, & toutes ces petites foibleffes qui rendent le beau fexe méprifable. I! avoit toujours entendu dire que les hommes étoient le plus parfait ouvrage de la nature , & il avoit ajouté foi a ces difcours fans trop les approfondir : mais il penfa bien autrement lorfqu'il eut étudié ces créatures fi parfaites , il connut aifément que la plupart n'étoient o c cup ées que de bagatelles ; il vit que les unes partageoient leurs jours foit a leurs toilettes , foit a la table ou bien au jeu , ou qui pis eft , a faire les paffionnées fans éprouver une véritable paffion. II reconnut que les autres paroiffoient dans les compagnies non pour y raifonner avec efprit & bon fens , mais feulement pour y répéter quelques pointes fades qu'ils avoient entendu dcbiter, quelques bons  S I N € E R. ICj mots pris dans un livre , & pour y faire remarquer les bagues de prix, les bijoux, enfin toutes les magnificences dont la fortune leur avoit fait préfent; il en démêla beaucoup d'autres qui, plus fots encore, fe croyoient très-amufans. II en vit qui babilloient continuellement fans favoir ce qu'ils difoient, & qui ne s'appercevoient pas qu'ils faifoient bailler ceux qui étoient affez patiens pour les écouter. D'autres qui croyoient bien divertir en répétant mal de* hiftoires qu'ils avoient déja racontées cent fois; enfin d'autres quine difoient mot, paree qu'ils ne favoient que dire , s'imaginant que leur filence étoit une marqué d'efprit. Je ne finirois pas fi je fuivois toutes les efpèces de fots qu'il rencontra , fans cependant en trouver un tel qu'il le ibuhaitoit; car il n'y en avoit aucun qui ne crut avoir de 1'efprit. Ce fot, cette femme 6c cette grenouille fi rares qu'il cherchoit 1'obligèrent de faire deux fois le tour du monde, mais ce fut inutilement; il perdit donc 1'efpérance de revoir fa princeffe. Se fouvenant alors de ce que la petite bonne femme lui avoit confeillé , il penfa que fuivant fes avis il devoit renoncer a la vie, puifqu'elle n'avoit plus de charmes pour lui. Ces réflexions le conduifirent fur les bords d'une rivière, 1'occafion étoit trop belle pour la manquer: il fe précipita dedans,  2o6 Le Prince réfolu de perdre des jours que fes malheurs lui rendoient infupportables : au lieu de fe noyer comme il en avoit le deffein , il fentit qu'il tomboit doucement; un inftant après il fe trouva fur un gazon au milieu d'un beau jardin; il crut d'abord éprouver rillufion d'un fonge ; mais voyant enfuite qu'il n'étoit point endormi , il fe leva pour regarder s'il ne découvriroit perfonne dans ces lieux inconnus. II fe promena long tems dans cet endroit folitaire i enfin il entendit un bruit de cors & de chiens ; un moment après il vit paroïtre les chaffeurs ; jamais furprife ne fut égale a la fienne : ces chaffeurs étoient autant de groffes grenouilles montées fur des chats verds qui couroient après un lièvre; les unes étoient habillées en amazones , les autres avoient des robes de taffetas avec des petits bonnets garnis de fleurs & de plumes; il y en avoit qui fonnoient du cor j d'autres qui crioient pour appeller les chiens; enfin c'étoit la plus plaifante chofe du monde. La chaffe s'arrêta k la vue du prince , & les grenouilles defcendirent de deffus leurs chats pour aller au - devant de lui; elles ne marchoient que fur deux pattes, & fe fervoient des deux autres comme nous nous fervons de nos mains. Quand cette troupe fut auprès de lui, celle  Sincer. i0j qui paroiffoit la maïtreffe de toutes les autres , & qui portoit une longue robe couleur de pourpre , brodée de perles & de diamans, & dont le front portoit une marqué fi brillante que la vue ne la pouvoit pas foutenir , le falna avec beaucoup de grace , & lui dit: foyez le bien venu, feigneur, il y a long-tems que nous vous attendons , nous fommes enchantés & c'eft vous qui devez rompre notre enchantement. Je n'ai pas toujours été telle que vous me voyez ; j'étois autrefois reine de ces lieux, & toutes les grenouilles qui me fuivent étoient mes fujets : j'avois une averfion fi grande pour les animaux de cette efpèce , que je donnai des ordres pour que dans mon royaume elles fuffent toutes la viöime de mon dégout. On ne négligea rien pour exécuter ces ordres, cependant un foir en me promenant j'en trouvai une tout auprès de mon appartement; j'appellai auffi-töt du fecours, & j'ordonnai qu'on lui ötat la vie; mais on ne vint pas avec affez de diligence , elle eut le tems de fe cacher fi bien qu'on ne put jamais la retrouver. Le lendemain étant au même endroit, je vis paroïtre devant moi une femme noire & laide qui tenoit une baguette de coudre d'une main , & de 1'autre une fiole pleine d'huile qu'elle me répandk fur la tête, en me difant: je fuis la fée  2o8 L e Prince Grenouille, & c'eft moi que tu voulois faire périr hier: tes ordres m'ont cent fois expófée a la mort, il eft tems que je me venge , deviens grenouille a ton tour , toi & tous les fujets qui t'ont ohéi trop aveuglément. Je veux que tu fois en cet état jufqu'a ce qu'un roi qui aura befoin de ton fecours vierine ici te rendre ta première forme. Elle eut a peine achevé ces paroles , que je fus transformée comme vous voyez. Une fée qui me protégeoit, mais qui n'étoit pas affez favante darts fon art pour me remettre dans mon premier état , me dit que ce pouvoir étoit réfervé k vous feul, & que vous portiez un poil blanc au fourcil gauche, dont une habile magicienne vous avoit fait prélent au moment de votre naiffance , & que ce poil avoit la vertu de rompre tous les enchantemens. Cette fée eft celle qui vous a conduit ici, c'eft elle qui fous la forme d'un oifeau fit préfent k la princeffe Aimée du diamant que vous lui avez vu recevoir ; enfin c'eft elle qui a pris foin de me mettre cette marqué brillante au front, & qui vous fera trouver un homme fans efprit, & qui ne 1'ignore pas ; une fille laide , qui convient que fa laideur eft infupportable. Elle a conduit ces deux perfonnes ici, dans la crainte que 1'amour propre qui regne dans le monde ne les corrompït comme il a fait le  Sincer; ïö jours a apprendre par cceur, & qu'on avoit cherché dans un hvre nouveau. II lui denna enfuite fa main pour la conduire au temple j oh elle devoit \ difoit-il, recevoir fa  ET CONSTANCE. 147 couronne, &s'unir avec lui; mais la princeffe le repouffant doucement, 1'affura qu'elle n'accepteroit jameis 1'honneur qu'il vouloit lui faire , & le pria de permettre au contraire qu'elle fe retirat dans un des temples de fa viile capitale ou l'on avoit renfermé plufieurs jeunes filles confacrées au fervice des dieux. Cette reponfe étonna fi fort le roi,qu'it demeura quelques inftans fans rien dire. Revenant un peu de fa furprife , il effaya par fes prières de la faire 'réfoudre a ce qu'il defiroit, mais tous fes difcours étant inutiles, il s'emporta de facon que fa tête qui n'étoit pas bien attachée , tomba par terre, & laiffa voir k la princeffe une efpèce de monftre qui lui parut effroyable. Cet accident augmenta la colère du prince; il hu dit mille chofes offenfantes , & 1'avertit qu'il ne lui donnoit que huit jours pour fe déterminer a 1'époufer , après lefquels il lui promettoit de la faire mourir, fi elle s'obftinoit k le refufer. Sortant alors, il laiffa la malheureufe Conftance peu effrayée de fes menaces, & toujours occupée de i'infidélité de 1'ingrat qu'elle aimoit. Les huit jours fe paffèrent fans quelle fit une feule fois réflexion au fort qu'on lui prépa roit A peine le tems fut-n expiré, qu'Indolent viuL Q hg.  248 Tendrebrun lui rendre vifite, pour favoir fi fes fentimens étoient conformes k ceux qu'il avoit: mais, les ayant trouvés oppofés aux fiens, il ordonna dans le moment qu'on la conduifit dans la forêt noire. Cette forêt fe nommoit ainfi, paree qu'elle n'étoit jamais éclairée par les rayons brillans du foleil. Des brouillards épais y régnoient depuis le commencement de 1'année ijufqu'a la fin. Un vent continuel & froid s'y faifoit fentir avec violence , & fouffloit avec tant de force, qu'il ébranloit les plus gros arbres de la forêt, qui n'étoient chargés que de feuilles jaunes & fannées. Les cris des hiboux& des chouettes,& les hurlemens des bêtes féroces dont elle étoit remplie, fe faifoient entendre de tous cötés. Un mur de cent pieds de haut l'environnoit de toutes parts , &C empêchoit qu'on en püt fortir. Enfin, l'on ne pouvoit trouver un féjour plus affreux. Cependant la trop infortunée Conftance y fut renfermée , & s'y trouva moins malheureufe que dans le palais qu'elle venoit de quitter, paree que les endroits les plus fombres & les plus deferts lui fembloient plus propres k cacher fa douleur. Auffi-töt qu'elle fe vit dans ce trifte lieu , elle s'attendit k devenir bientöt la proie de quelques-uns des loups ou des fangliers qu'elle  ET CONSTANCE. 249 vit courir de tous cötés. Et, quoiqu'elle n'eüt aucun gout pour la vie, elle fe fentit faifir d'horreur 6c de crainte , en fongeant qu'elle alloit être dévorée. Portant donc fes pas tremblans dans les endroits qui lui paroiffoient les plus inacceffibles, elle alloit s'y cacher pour éviter la rencontre de ces cruels animaux , 6c pour y attendre une mort plus douce, que fa douleur 6c fa foibleffe ne pouvoient pas manquer de lui procurer. Inceffamment agitée de ces diverfes penfées , elle vit venir a elle un lion d'une grandeur énorme, dont 'fair farouche 8c fier ne laiffoit aucune efpérance. A cette vue , elle prit la fuite avec viteffe, mais ce furieux animal plus habile a la courfe que cette jeune princeffe , 1'atteignit promptement , & la faififfant par fa robe, la fit tomber évanouie fur un tas de feuilles fèches que le vent avoit raffemblées. Ce lion, moins cruel que Conftance ne fe 1'étoit imaginé , ne lui fit aucun mal; au contraire,touché de 1'état oh elle étoit, il fut promptement chercher de 1'eau dans fa gueule, 6c la jetta fur le vifage de la mourante princeffe Ce fecours la fit revenir; elle ouvrit fes beaux yeux , 6c parut étonnée de revoir la lumière , 8c d'appercevoir prés d'elle le lion qu'elle avoit tant appréhendé, qui lui léchoit les mains, 6c  i$o Tendrebrun les arrofoit de fes pleurs. Quel prodige, s'ép'ia-t-elle, je trouve de 1'humanité parmi des animaux féroces, & je n'ai rencontré que de la cruauté parmi les hommes. Pourq toi ce lion ne m'a-t-il point öté la vie, mes rnaux feroient finis , & je n'aurois pas le chagrin de penter en ce moment que 1'ingrat que j'adore oublie les fermens qu'il avoit faits de m'aimer éternellement; & qu'il eft enchanté des plaifirs qu'il goüte auprès de ma rivale. En achevant ces paroles, elle laiffa couler une grande quantité de larmes, &: fans doute elle alloit prendre quelques réfclutions funeftes pour fes jours, fi le lion , par fes careffes & fes attentions, tfeüt modéré tant foit peu fa douleur. Senfible a ce qu'il faifoit pour la calmer ^ elle le flatta malgré fon chagrin , & le remercia même comme fielle avoit été certaine qu'elle en étoit entendue. Deux ours affreux qu'elle vit paroïtre alors terminèrent fes difcours, & lui firent •oub'ier 1'envie qu'elle avoit eue de mourir. Elle fe ieva donc pour prendre la fuite encore une fois , fans fon^er qu'elle avoit auprès d'elle un défenfeur plus fort que ces animaux. Mais le lion qui s'étoit toujours tenu couché auprès d'elle , voyant fon deffein , la tira doucement par fa robe,&£ la fit affeoir fur fon dos;puis fe leyant auffi-tót avec une légèreté furore^  ET CONSTANCE. Z<$f riante,ü courut au travers de la forêt. La prin. ceffe fefentant emporter, étoit incertaine de fon fort, & ne favok quel parti elle devoit prendre, ou celui de la crainte , ou celui de 1'efpérance. Enfin elle en fut infiruite. Le lion la conduifit au pied d'un rocher que la mer battoit de fes flots. C'étoit le feul endroit qui n'étoit point enrouré de murs, paree qu'il étoit inacceffible. II la pofa doucement fur le fable, & lui fut cbercher enfuite des huitres & d'autres coquillages qu'il lui préfenta fort poliment. Elle en mangea, & but avec plaifir de 1'eau d'une fource peu éloignée, qu'il avoit puifée dans une grande coquille. Après ce léger repas qui n'auroit pas déplu a la princefle dans une fituation moins malheureufe , il la fit entrer dans une cavité du rocher & 1'ayant fuivie , il en ferma Pentrée avec une groffe pierre. Malgré les marqués d'amitié que Confiance avoit recues de cet animal, elle trembla, lorfqu'elle fe vit feule avec lui dans cet antre obfeur. . .11 étoit vatte , & ne recevoit de jour que par quelques fentës que le tems avoit faites. Plufieurs tas de feuilles feches lui parurent amaf-. fées pour fervir de fiège &c de lit; en efret , elles y avoient eté mifes a ce deffein.  151 Tendrebrun Cette caverne étoit celle de fon défenfeur, qui ne Py avoit conduite que pour la défendre pendant la nuit des animaux dont la forêt étoit remplie. La princeffe voyant que le jour ne paroiffoit prefque plus, & remarquant que le lion ne cherchoit a lui faire aucun mal, comprit fon deffein , & s'affit fur ces feuilles, non pas pour fe livrer au fommeil, fon ame étoit trop agitée, mais pour fe délaffer un peu des fatigues qu'elle avoit effuyées. Le trifte maïtre de ce lieu fe coucha auprès d'elle,& paffa une partie de la nuit a foupirer, & a baifer de tems en tems fes mains. Cette princeffe qui ne dormoit pas, faifant réflexion k tout ce qui venoit de lui arriver, ne pouvant deviner le motif de la trifteflé de cet animal , & par quelle raifon il la traitoit avec tant de douceur, paffa les deux tiers de la nuit occupée de ces réflexions. Enfin elle s'endormit, & ne fe réveilla qu'a la pointe du jour. Ne voyant pas le lion k cöté d'elle, elle en fut furprife, & fe leva pour chercher s'il n'étoit pas dans quelqu'autre endroit du rocher; mais fes foins furent inutiles, elle ne le put trouver. Inquiète de ce qu'il 1'avoit quittée , elle trouva la pierre dérangée , & fortit pour regarder s'il ne feroit point fur le bord  ET CONSTANGE. 2,53 J de la nier. Elle y fut, mais fans rien décou1 vrir. Allarmée d'avoir perdu fa compagnie &C ij fa garde , elle alloit rentrer dans fa caverne, i pour fe dérober aux animaux qu'elle craignoit, 1 quand elle appercut un homme entre les arbres 1 qui fe défendoit avec un affez gros baton contre I un fanglier monftrueux. Ce fpedtacle 1'épouI vanta,cependant il ne lui fit pas prendre la fuite. I Elle ne douta pas que ce ne fut quelque malheuI reux condamné comme elle a finir fes jours I dans la forêt. Elle efpéra qu'il feroit vainqueur du fanglier , & qu'il pourroit Ia tirer de cet horrible lieu. Elle attendit donc dans 1'éloignement la fin du combat. II ne fut pas long, le fanglier reeut plufieurs coups fur la tête, & fi vigoureufement donnés, que bientöt il tomba mort. Ce ne fut cependant qu'ap ès avoir fait une bleffure a fon vaillant ennemi qui pour lors s'appuya contre un arbre, ne pouvant fe foutenir qu'a peine, a caufe de la quantité de fang qu'il perdoit. Conftance le voyant dans cet état,crut qu"elle ne pouvoit lui refufer fon fecours fans inhumanité. Elle courut donc a lui dans le deffein de lui aider a arrêter fon fang. Dieux ! que devintelle , en approchant quand elle reconnut Tendrebrun ; il étoit pale, trifte & mourant, & n'en étoit pas moins charmant. Que n'éprouva?"  ±54 Tendrebrun t-elle point en voyant le danger oü il étoit ? Elle oublia toute fa colère, & lui demanda d'une voix tremblante, & leslarmes aux yeux, s'il la reconnoiffoit encore, & s'il vouloit ac- cepter le foible fervice qu'elle venoit lui of- frir. - Le prince la regarda fixement, & fans lui répondre un feul mot, s'éloigna li promptement, malgré fon peu de force, qu'elle l'eut bientöt perdu de vue. On peut juger de fon défefpoir après cet étonnant procédé. Comme il me fuif, s'écria-t-elle! ma vue lui fait plus d'horreur que les bêtes les plus cruelles, & que la mort même. Malheureufe que je fuis , puis-je bien encore me réfoudre a vivre après tant de mépris ? Non, courons a la mort, puifque c'eft elle feule qui peut terminer mes peines. En finiffant ces mots, elle tourna fes pas du cöté de la mer , & fe précipita dedans fans balancer. Elle alloit y trouver le trépas, fi le lion en revenant dans fa caverne , ne 1'eüt apappercue , & ne fe fut auffi - tot jetté après elle pour la fécourir. Ce prompt fecours étoit néceffaire; un inftant plus tard fes beaux jours étoient terminés. Le lion les prolongea par fes foins , & fit fi. bien , qu'elle reprit fes efprits. La reportant  ET C O N S T A N C E. Zj<$ alors dans fa caverne , il la couchafur le lit de feuilles; fit du feu avec deux pierres qu'il frappa i'une contre 1'autre ;il en alluma plufieurs branches d'arbres qu'il fut chercher, & qu'il mit fur des feuilles bien fechès, & rechauffa cette malheureufe princeffe. Elle alloit lui reprocher la pitié qui 1'avoit engagé a la fecourir , quand elle entendit une voix qui lui dit: Cherches la porte qui eft ici, fi tu veux trouver la fin de tes maux. Cet oracle lui rèndit fes forces , & parut faire grand plaifir au lion. Ils cherchèrent donc 1'un & 1'autre cette porte dans'rétendue du rocher, & s'avancèrent même dans des endvoits fi fombres, qu'ils craignoient de fe perdre abfolument. Le hazard fit enfin rencontrer a Conftance cette porte fi defirée. En faifant un faux: pas , elle voulut s'appuyer contre le rocher, & pofa juftement fes mains fur la porte qui s'ouvrit auffi-töt par le coup qu'elle donna. Elle avertit le lion de cette découverte, & monta avec lui un efcalier qui fe préfenta a elle. II étoit moins fombre que le dedans du rocher. Après avoir monté environ dix mille marches, ils arrivèrent fur une peloufe verte, qui occupolt toute entière le deffus óe. cette roche. E ie étoit fi prodigieufement éievée , que  10 Tendrebrun les plus grands arbres de la forêt ne paroiffoient avoir qu'un pied de haut. On ne pouvoit arriver k cette peloufe que par 1'efcalier que Conftance avoit découvert. Elle n'eut pas le tems d'examiner la hauteur de ce lieu, paree qu'elle appercut une jeune perfonne attachée a un poteau par de groffes chaïnes de fer, & qui faifoit tous fes efforts pour empêcher qu'un coffre d'acier, pofé fur un foible pivot, & tout au bord du rocher, ne tombat dans le précipice. Cette aimable fille avoit une phifionomie tranquille, douce & modefte. Les gens vertueux nepouvoient la voir fans fe fentir pour elle une eftime & un refpecf infiniauffi en infpira-telle beaucoup a la princeffe qui , touchée de fa fituation , courut vers elle , afin de faire fes efforts pour lui rendre la liberté. Elle s'avanca donc dans ce deffein avec fon fidéle compagnon ; mais k peine furent-ils auprès de cette infortunée , que fes chaines tombèrent , & qu'elle fe leva fans quitter néanmoins fon coffre. Regardant alors la princeffe avec un air de reconnoiffance & de majefté; qu'il y a longtems , belle Conftance , que je plains votre fort, & que je defire de vous voir en ces lieux, lui dit-elle ; n'en foyez point furprife ; il y a plufieurs fiècles que j'ai lu dans le livre des  ET CONSTANC^. % elle lui dit qu'il ne devoit plus fonger a elle, qu'elle ne vouloit jamais le voir , & qu'il 1'avoit trap offenfée pour qu'il püt efpérer d'occuper i 1'avenir la place qu'il avoit eue long-tems dans fon cceur. Vertu voyant le défefpoir que cette réponfe caufoit au prince, s'adreffa è la fille de Judicieux , & lui dit i ceffez , belle Confiance > Riij  2gi Tendrebrun défefpérer un amant qui vous adore, croyei qu'il n'aime & qu'il n'a jamais aimé que vous, daignez feulement 1'écouter , & vous en ferez perfuadée. La princeffe après s'en être un peu défendue y confentit, & le prince charmé de ce qu'elle lui permettoit de fe juftifier , lui raconta de quelle facon il s'étoit trouvé dans le palais de l'empereur fon père après qu'on 1'eut arraché d'auprès d'elle , & lui fit un aveu fincère de tous les maux qu'il avoit fouffert depuis le cruel moment qui 1'avoit éloigné d'elle. Le tems qu'il employa pour exprimer fes peines & fon amour a la princeffe , interrompit un peu le fil de fon hiftoire , & donna a Vertu celui qu'il falloit pour inftruire en peu de mots le roi des aventures de fa fille. Après le récit, Tendrebrun pourfuivit de cette facon. Le féjour que j'ai fait dans 1'ifle des Rofes ne vous paroitra plus un crime , ma chère Conftance, quand je vous aurai dit que j'ai été forcé d'y aborder & d'y demeurer par les enchantemens de Vicieufe qui, fous la forme d'une Jeune & belle perfonnê nommée Bonté , m'offrit fon fecours pour me conduire auprès de vous dans le deffein feulement de m'attirer a elle par fes charmes trompeurs ; elle ne pouvoit me retenir autrement : elle me fit donc  fe t Gonstance; l6$ donner un bracelet, & ce bracelet, difoit-elle, devoit me préferver de toutes fortes de malheurs tant que je 1'aurois k mon bras ; mais ce n'étoit en effet qu'un talifman qui infpiroit en peu de tems un amour violent pour celle qui 1'avoit compofé , & qui empêchoit qu'on ne découvrit fes défauts. J'en reffentis bientöt les effets, puifque je devins le plus paffionné des hommes auprès de la fée. Je vous oubliai malgré moi, & je mis toute ma félicité a plaire k ma plus grande ennemie : je ne m'imaginois pas qu'on püt trouver rien de fi parfait qu'elle; j'aurois long-tems demeuré dans cette erreur fans ce qui m'arriva une nuit que je ne pouvois point dormir. J'entendis dans les jardins un bruit de vois qui ne me parut point ordinaire, & je vis paffer devant les fenêtres de mon appartement une fi grande quantité de ftambeaux , que curieux de favoir ce que ce pouvoit être , je me levai Sc me mis k la fenêtre fans fonger aux défenfesque la fée m'avoit faites. Je ne 1'eus pas plutöt ouverte , que j'appercus en 1'air & dans les allées du bois une infinité de monftres affreux dont les uns portoient des lanternes & les autres des flambeaux, & ils prenoient tous le chemin du bofquet oü j'avois vu Bonté la première fois, R h%  264 Tendrebrun Ce fpectacle furprenant me fit prendre la réfolutibn de me gliffer auprès de ce cabinet pour voir ce que deviendroient ces figures affreufes. Je fortis donc doucement de ma chambre, & je traverfai le bois par les endroits les plus fombres ; je me repentis bientöt d'avoir fuivi ces routes épaiffes, paree qu'en voulant déranger quelques branches d'arbres qui me fermoient le paflage, elles accrochèrent ce fatal bracelet; il tomba .. 6z je ne pus jamais le retrouver dans i'obfcurité. Cette perte que je croyois confidérable m'affligea beaucoup, mais elle ne m'empêcha ce-: pendant pas de continuer mon chemin. J'arrivai enfin auprès du cabinet oh je fus faifi d'effrpi en voyant Vicieufe entourée de cette troupe de monftres, C'étoit les Vices fes enfans: mon premier mouvement fut de fuir; bien loin de le fuivre, je pris le parti d'écouter les difcours de cette homble compagnie. J'entendis Vicieufe qui racontoit a fes fils qu'il y avoit long-tems qu'elle n'avoit vu tous les artifices dont elle s'étoit fervie pour me tromper, & leur difoit de quelle facon elle avoit eompofé le bracelet myftérieux qui 1'avoit fait paroitre fi belle a mes yeux, J'appris encore qu'elle ne m'avoit défendu dsou- Yf jr roe,? ftnêtres pendant quatre heures de la  ET CONSTANCE." 26$ nuit , que paree qu'eüe craignoit que je ne viffe arriver tous les Vices a 1'audience qu'elle étoit obligée de leur donner pendant ce tems ; enfin j'en entendis affez pour connoitre combien j'avois été trompé, 6c quel étoit 1'état malheureux ou j'étois réduit. Je penfai pour lors a vous , belle princeffe ; 1'idée de vos charmes fe préfenta a mon imagination , 6c me rendit le plus miférable de tous les mortels: accablé de mille penfées différentes, je m'appercus que Paffemblée alloit finir , 6c je revins dans mon appartement , réfolu de feindre que je n'avois rien découvert, afin de trouver 1'occafion de m'échapper 6c de parcourir toute la terre pour vous chercher, Comme le jour ne paroiffoit point encore je me remis au lit pour y rêver a mon aife, mais en me déshabillant je retrouvaile bracelet que j'avois perdu; il étoit accroché a la bouclé de diamans d'une de mes jarretières. Je fus fort aife de 1'avoir entre mes mains pour me convaincre de 1'effet qu'il produifoit. La nuit n'eut pas plutöt fait place au jour que je remis le bracelet, & que je vis arriver la fauffe Bonté accompagnée d'une fuite aimable. Sa vue alloit m'enflamer comme a 1'ordinaire , fi je n'avois dans l'inftant öté le puiffant charme qui me trompoit: a peine fut-il défait de mon  165 Tendrebrun bras, que toutes ces beautés difparurent 5c me laifsèrent voir a leur pl'ace la figure hideufe de la cruelle Vicieufe 6c de toutes fes filles. Malgré les efforts que je fis pour me contraindre 8c pour faire des careffes a la fée ; elle s'appercut de mon changement, il lui donna du foupcon; elle me regarda fixement, 6c me voyant interdit, elle voulut voir fi j'avois encore le bracelet: ne 1'ayant point trouvé elle frémit, 6c s'éleva trois fois en 1'air de la hauteur de fix pieds , après quoi me touchant de fa baguette elle me changea en lion, 6c jura qu'elle alloit invoquer toutes les puiffances infernales pour me haïr autant qu'elle m'avoit aimé. Elle ajouta que je devois m'attendre a reffentir les plus cruels effets de fa haine ; enfuite elle m'envoyaau roi Indolent fon ami, pour qu'il me fit combattre avec plufieurs animaux de mon efpèce le jour de fa naiffance, qu'il célébroit ordinairement par de fernblables fêtes. Elle lui manda de me faire enfermer dans la forêt noire après que j'aurois fervi de fpectacle a fes fujets : 6c j'appris avant mon départ que quand je ferois dans cette forêt, je reprendrois tous les jours pendant une heure ma figure naturelle,afin de n'être point en état de me défendre contre les "animaux qui 1'habitoient; que quelques bleffures que je puffe recevoir, je ne per-  ET CONSTANCE. Z.6f drois point Ia vie; que je ne pourrois me 1'öter a moi-même, paree qu'elle vouloit me faire vivre long-temps pour avoir le plaifir de prolonger mes maux; que pendant que je ferois homme, je n'aurois pas la liberté de parler, èc que je ferois forcé de fuir k la vue des perfonnes de 1'un ou de 1'autre fexe. L'arrêt fut accompli. Je combatt'is douze lions en préfence de toute la cour d'Indolent; vous futes témoin, malgré vous, de cet afTreux divertiffement: j'eus le bonheur de vous voir, & le mortel déplaifir de ne pouvoir vous apprendre mes malheurs. Je fus conduis enfuite dans la forêt noire, j'y découvris la caverne qui vous a fervi de retraite, & j'en fis mon habitation. Quelques jours après je vous rencontrai; je fentis, en vous voyant, une joye incroyable, mais elle ne fut pas de longue durée , paree que je ne pouvois me faire connoitre k vous, & que malgré tous les foins que je prendrois pour vous faire éviter la mort, vous feriez expofée k mille dangers. Ces penfées me cauferent beaucoup de trifteffe, & me firent répandre des larmes que vous avez fouvent remarquées. J'ai plufieurs fois entendu des difcours qui me prouvent que vous m'aimiez toujours. J'ai vu avec une extréme fatisfattion la douleur que vous avez eue en me voyant bleffé par le fanglier. Je n'ai jamais fi  i6"§ Tendrebrun bien fenti la méchanceté de Vicieufe , que lorfque j'ai été forcé de m'éloigner de vous, dans le tems que vous m'offriez votre fecours avec tant de bonté. Enfin jufqu'a prefent j'ai été le plus infortuné des hommes. C'eft vous, divine Conftance, qui pouvez me rendre le plus heureux. Ne differez donc pas, & laiffezmoi lire dans vos yeux que je poffède encore votre cceur tout entier, je me flatte que le roi votre pere, touché de mes peines , ne vous défapprouvera point. Judicieux prenant auffi-töt la parole, 1'affura qu'il ne tiendroit point a lui que fa fille ne lui donnat fon cceur & fa main. Conftance voyant fon amant fidele, lui promit de 1'aimer toute fa vie. Cette affurance le dédommagea de tout ce qu'il avoit fouffert. Vertu dit au roi qu'il falloit unir ineeffamment ces aimables perfonnes, mais que le lieu oii ils étoient ne convenoit pas a une fi belle fête, qu'elle alloit les conduire dans 1'ifle Tranquille, que cette ifle étoit mille fois plus charmante que celle des Rofes, &que rien n'y troubleroit leur félicité. Comme elle achevoit ces mots, on vit paroitre un char magnihque porté fur unenuée éclatante qui vint fe pofer a leurs pieds. Elle y fit monter les princes & la princeffe,  ET CONSTANCE. l6*£ <& s'y placa avec eux. Ils furent tous portés au milieu des airs, Sc conduits dans 1'ifle oii ils devoient faire leur féjour. Cette ifle étoit un pays de délices, rien n'y manquoit; la beauté des jardins, des bofquets Sc des eaux furpaffoit tout ce qu'on avoit vu jufqu'alors. Des palais de fleurs, de diamans , de criftal étoient batis en differens endroits. La fontaine de Jouvence couloit dans ce beau lieu. Vertu en fit boire a Judicieux, Sc ce prince redevint tel qu'il avoit été dans fa pre-; miere jeuneffe. Tendrebrun qui confervoit toujours pour fon père une véritable amitié, fupplia cette aimable fouveraine de 1'envoyer chercher pour qu'il püt boire auffi de cette eau merveilleufe. Elle ne voulut charger qu'elle - même de ce foin:el!e partit donc auffi-töt, Sc deux heures après elle fut de retour avec lui. Ce bon empereur benit cent fois le jour qui lui avoit fait retrouver fon cher fils :il fit mille careffes k Conftance auffi-.bien qu'a fon père, & les preffa 1'un Sc 1'autre de rendre fon fils heureux. II butde 1'eau de jouvence, Sc reprit des forces Sc des traits que le grand nombre des années lui avoit ötés. Ces illuftres perfonnes fe repofèrentdeux ov, trois jours des fatigues qu'ils avoient effuyées, après lefquels on conduifit ces deux amans ai#  270 Tendrebrun temple de 1'himen oü lis fe jurèrent avec joi^ vtn amour éternel. Vertu les rendit immortels, de même que les princes leurs pères, bc leur promit de demeurer toujours avec eux. II y eut des fêtes charmantes pendant un temps infini. Les habitans de 1'ifle étoient enchantés des princes & de la princeffe que Vertu leur avoit donnés. Ils étoient tous fujets de cette divine fille, bc 1'avoient toujours aimés; c'eft ce qui 1'avoit porté a les raffembler dans ce beau féjour. Après les premiers jours de cet heureux mariage , Vertu propofa aux deux époux de 1'accompagner dans le voyage qu'elle vouloit faire dans le monde : ils y confentirent avec plaifir, & partirent montés chacun fur un aigle blanc. Ils furent d'abord k 1'ifle des Rofes oü Vicieufe avoit fait fa démeure, mais ils ne 1'y trouvèrent plus. Elle étoit retournée fur fa montagne. Ils en prirent donc le chemin, & la trouvèrent qui faifoit bouillir dans un grand chaudron une quantité d'araignées & de vipères avec du vif argent pour faire un fort dont elle vouloit fe fervir le foir même. Elle fit un cri affreux quand elle appercut Conftance & Tendrebrun , bc trembla en voyant celle qui les accompagnoit. Son deffein fut alors de s'enfuir Sc de fe cacher, mais Vertu lui dit:de-  et Constance: 271 tneitre attachée a cette montagne jufqu'a la fin des fiècles, & refte-y fans qu'il te foit permis de faire le moindre mal : c'eft la ce que je t'ordonne pour te punir de tous les Crimes que tu as commis , mais je veux que tu me donnés la petite boëte que tu conferves dans ta poche. La méchante fée fe trouvant fans pouvoir devant fon ennemie, fut obligée d'obéir; elle donna donc la boëte , & demeura enchainée auprès de fon chaudron fans pouvoir remuer. Vertu la renverfa, déchira tous fes livres magiques,& la laiffa dans cet horrible lieu faire des hurlemens qu'on entendoit tout au moins d'une lieue a la ronde. Elle ouvrit enfuite la boëte , & fit voir au prince & è la princeffe le petit Magicien de 1'ifle de Tintarinos que la méchante Vicieufe avoit renfermé depuis ce tems. Bienfaifant charmé de fe retrouver avec fes amis, leur fit mille amitiés, & pria Vertu de permettre qu'il les fuivit par tout. Elle y confentit avec plaifir , & voyagea avec cette aimable compagnie dans plufieurs royaumes qu'elle trouva gouvernés par les Vices. Elle auroit pu les chaffer fi elle avoit voulu, mais les hommes dont ils s'étoient rendus les maïtres étoient fi mauvais & fi corrompus , qu'elle réfolut pour les punir de ne1'avoir point fuivie-.  Tendrebrun et Constancéj de les laiffer toujours fous la domination de cëjj monftres. Elle renonga dès-lors' a 1'empire qu'elle avoit eu autrefois fur la terre, bc forma feulement le deffein d'y faire de temps en temps quelque voyage pour enlever le petit nombre de ceux ou de celles qui auroient une extréme averfion pour les Vices,afin de les tranfporter dans fori ifle; ce qu'elle a executé jufqu'a préfent, & c'eft ce qui fait qu'on trouve li peu de gens vertueux dans le monde. Après avoir parcouru toute la terre, elle revint dans 1'ifle Tranquille avec Ie prince, la princeffe bc Bienfaifant. Leur retour caufa une joie extréme a l'empereur, au roi, bc a tous les habitans de ce beau pays. Conftance 1'augmenta peu de temps après en mettant au monde un prince bc une princeffe charmante qui furent dans la fuite auffi parfaits que ceux dont ils tenoient la vie. Le bonheur de toutes ces perfonnes n'a point été alteré depuis , elles vivent contentes dans cette terre inconnue, paree qu'elles en refufent 1'entrée aux enfans de Vicieufe. La feule Vertu fait leur félicité, elles 1'aiment bc la refpectent,& ne ceffent de dire, qu'heureux font ceux qu'elle protégé bc qu'elle n'abandonne pas. F I N. LES  L ES AVËNTURËS DE ZELOÏDE E T D'AM ANZ ARIFDINÈ* CONTES 1 ND IE NS* PAR M. D E 'M O N C R I Fi torn XXXU, ■ s   LES AVENTURES DE ZELOÏDE E T D'AMANZARIFDINE. CONTES IN D IE NS. Sous un climat fertile & agréable, dans une des plus belles parties de 1'Inde , régnoit autrefois un roi puiffant par Pétendue , la richeffe de fes états, & par la protecfion d'une fée qui y faifoit fon féjour: fa ville capitale étoit au bord de la mer; un étranger nommé Amanzaw rifdine y fut jetté par une tempête, & vint y cbercher un afyle. A peine fut-il arrivé fur le port, qu'il appercut un tumultueux concours de peuple ; les uns par des fanglots, les autres par un mofhe filence, marquoient une vive douleur. Leur roi s'avan§oit a pas lents, qu'il arrofok Si;  a,7<5 Contes de fes larmes; il étoit accompagné de la reine ^ les mêmes marqués de trifteffe régnoient fur fon vifage ; elle s'appuyoit fur la princeffe leur fille ; des pleurs couloient de fes beaux yeux fur fes joues mêlées des couleurs les plus aimables. Infenfiblement un filence profond répandu dans toute la place, marquoit 1'attente de quelqtfe grand événement ; Amanzarifdine s'approcha d'eux : fon port noble & fa magnificence, quoique dérangée par le défordre du naufrage qu'il venoit de faire , lui faifoient trouver un paffage au milieu de la foule ; il les joignoit , lorfque l'on appercut dans l'air deux oifeaux d'une grandeur énorme , qui vinrent s'abaiffer prés de la princeffe, bc 1'ayant enveloppée avec un voile qu'ils tenoient dans chacune de leurs griffes, ilsl'enlevèrent auxyeux des fpedtateurs. Perfonne ne parut s'y oppofer ; mais les tranfports de douleurs recommencèrent; & le roi s'étant couvert les yeux , fe laiffa conduire dans fon palais par fes officiers: la reine prefque évanouie , retourna dans fon appartement, foutenue par fes femmes. Amanzarifdine furpris d'un pareil fpectacle les fuivit ; il ne trouva dans le palais que des perfonnes éplorées. Enfin il aborda une dame qu'il appercut feule , bc la pria de lui apprendre la caufe de cet événement qui venoit de troubler toute la ville ; la dame qui connut a cette queftion qu'il étoit  1 K D I ï N SI ijf étrangervoulut bien fe diftraire un moment de fes larmes pour fatisfaire fa curiofité : elle prit ainfi la parole», HISTOIRE De la princeffe Zeloide. Cette princeffe qui vient de nous être ravie a-vos yeux eft Fhéritière préfomptive de cette puiffante couronne. La grandeur des rois ne les rend que plus fenfibles aux revers du fort: ce fort barbare veut que le roi & la reine foient privés de voir cette fille chérie pendant un tems dont ils ignorent le terme; mais il faut vous apprendre lacaufe de cette douloureufe féparationi A la naiffance de cette princeffe, le roi, fuivant la coutume de fes ancêtres, raffembla dans. fon palais un génie & deux fées, les feuls qui habitaffent alors fon royaume, pour partagerles plaifirs qui devoient y régner, & pour douer la princeffe des qualités que leur art leur permet de difpenfer. L'une des deux fées,. qui s'appelloit Zorimane, étoit fort attachée auxintéréts du roi; elle fe rendoit fouvent a fa Cour , ou pour délibérer avec lui fur quelquedémarche importante a fon état, ou attirée feu- S- iij.  378 Contes lement par toutes les marqués d'eftime qu'elle y recevoit. Elle avoit toutes les graces de la jeuneffe; un charme inexprimable qui régnoit dans toutes fes atfions, joint au penchant qu'elle avoit de faire du bien, la faifoit généralement aimer. L'autre fée, ainfi que le génie , étoit laide, décrépite , d'un abord farouche , tous deux fentoient un fecret plaifir h faire des malheureux , $z s'en étoient fait une funefte habitude. Le jour venu qu'on avoit deftiné aux réjouiffances & a la cérémonie de 1'horofcope de la princeffe , la fête commenca avec le retour du foleil, par des jeux , des combats d'adreffe & de force ; les dames étoient fuperbement parées, & n'avoient rien négligé pour paroitre aimables. Les cavaliers avoient tout mis en ufage pour leur plaire ; &t la galanterie de la fête fervit fouvent de prétexte aux triomphes fecrets de 1'amour. L'après-dinée fut remplie par des plaifirs différens. Le foir venu, l'on paffa dans une falie bien illuminée, oh l'on étoit attiré par une fymphonie agréable: toutes les dames de la cour placées fur des eftrades par gradins , ofFroient un fpedtacle digne de former la cour de Venus. On trouva des tables fervies; les deux fées & le génie qui furent placés prés de la perfonne du roi, partagèrent toujours avec lui les honneurs de la fête. Le fefiin achevé3 Ia  Indiërs; £7$ fée Zorimane pria le roi de trouver bon qu'elle contribuat a la joie que la naiffance de la princeffe faifoit célébrer. Vous favez, dit - elle , aux perfonnes de 1'affemblée, que mon art me rend maitreffe , non feulement de tous les tréfors que la terre renferme, mais encore de tous les autres biens qui peuvent faire le bonheur des mortels , foit les talens de 1'efprit, foit les agrémens de la perfonne, je veux vous faire part de tous ces dons;mais ce n'eft qu'aux cavaliers que je veux les difpenfer ; que chaeun d'eux vienne me demander une grace, 6c je jure, foi de fée , de la lui accorder k 1'inftant. D'abord tous les feigneurs fe mirent a difcourir ent'reux fur ce qu'ils devoient demander a Ia fée ; 6c comme il fe trouva qu'ils fouhaitoient prefque tous la même chofe, un feul prit la parole au nom de 1'affemblée. Puiffante fée, dit - il, nous n'ignorons pas 1'excellence de votre art: vous pouvez,a votre gré, élever un mortel au faite des grandeurs, le combler de richeffes , lui donner même du pouvoir fur les élemens, 6c Ie partager de toutes les graces de 1'efprit8c du corps; mais après nous être confultés fur ce que nous devons exiger de vous, puifque vous nous Pordonnei; nous avons reffenti que le charme dont vous frappez les yeux 6c le cceur, eft plus puif- S. iv:  ïSd Contes iant que tous ceux que votre art peut former ijj &j parrni tous les avantages que nous pourrions tenir de vous, celui de vous plaire nous a paru le plus cher & le plus heureux; daignez donc , puiffante fée , pour acquitter votre promeffe, honorer 1'un de nous de votre choix, Je ne m'attendois pas a tant de défintéreffement, répondit la fée; vous n'exigez de moi que le plus léger don que je pouvois vous faire; cependant il me met hors d'état de fatisfaire a mon ferment: je ne faurois choifir entre tant de perfonnes fi accomplies; je veuxvousaccorder plus que vous ne me demandez; voila un filtre qui a la vertu d'entretenir la tendreffe, vous. pourrez par fon fecours , empêcher que les beautés que vous aimerez vous deviennent in-^ fidèles; mais pour. déterminer fon effet, il faut y joindre ces ëmpreffemens gracieux & ces a.U ^entions délicates qui font tout le charme d'une tendreffe mutuelle; alors elle partagea k tous les cavaliers ce filtre fi précieux. Le vieux génie, k fon exemple , engagea les dames a venir lui demander des graces, & pro-, mit de les accorder. Les unes demandèrent le fecret d'être toujours belles; les autres celui d'avoir des intrigues que leurs époux ne con«i iiuffem , &i ne traverfaffent jamais :quelques-a unes fouhaiièrent de corxilier la réputaïi.orji  I N D I'~E N S.1 3,81 d'une femme vertueufe , avec Ia conduite Ia plus galante; celle-ci le preffoit de lui rendre la jeuneffe ; celle - la de lui donner la fanté. Peu lui demandèrent de 1'efprit, 6c pas une ne voulut de la raifon. La vieille fée appella auffi les cavaliers, 8c leur offrit les fecours de fon art. Ils vinrent tous en particulier lui confier leurs fouhaits, mais dans tout ce qu'ils exigèrent, elle ne trouva rien qui la püt flatter; chacun ne lui paria que de foi-même; ce qui lui infpira une jaloufie extreme contre la fée Zorimane; car quoiqu'elle fut dans un age avancé 6c d'une figure défagrable , elle fe croyoit plus belle & plus aimable que les graces. Le vieux génie étoit frappé d'une pareille manie; il fë trouva tout è-fait piqué de ce que pas une des dames n'avoit attenté a fon cceur; on 1'entendit, ainfi que la vieille fée,murmurer 6c fe plaindre ; ils prirent 1'un 6c 1'autre un air fombre & chagrin qui marquoit leur dépit. Le roi s'en appercut; 6c quoiqu'il n'eüt contribué en rien a ce qui caufoit leur mauvaife humeur, il connoiffoit leur caractère dangereux , il trembloit que la princeffe fa fille ne s'en reffentït; 6c ayant redoublé d'attention pour eux , ils parurent enfin avec un vifage (erein, Sc on les crut appaifés,  082 Contes On paffa dans Pappartement de Ia reine oü étoit la princeffe dans un berceau; les deux fées & le génie fe rangèrent autour , il prit la parole:Je la doue, dit-il, en regardant la princeffe, de toutes les graces de la beauté , mais elle ne fera jamais mariée, qu'elle n'ait accordé mille et une faveurs a Pépoux deftiné, avant que Fhymen s'achève, ou bien Pinftant de fon hymenée fera le terme de fa vie. A ces mots, il fe transforma en une comète , & s'évanouit. La vieille fée paria enfuite: Je doue, ditelle la princeffe de tous les avantages de 1'efprit ; mais toutes les volontés qu'elle formera jufqu'a Page de feize ans, lui feront funeftes pendant tout le refie de fa vie. A ces mots, il parut dans Pappartement un'monftre 'affreufement armé, la fée s affit deffus, & traverfa ainfi tout le palais. Le roi & Ia reine reftèrent dans une confternation profonde. La préditfion du génie les accabloit ; les conditions qu'il avoit mifes & 1'hymenée de la princeffe, y étant un obftacle invincible, la couronne paffoit après leur mort en des mains étrangères. L'horofcope de Ia vieille fée ne les troubloit pas moins, ( rien n'eft fi fertile en volontés qu'une fille ) toutes. fes volontés lui devoient être funeffes; quelle perfpedtive de malheurs 1  I N D I E N S. 3.83 La fée Zorimane, pour les confoler, leur promit de ne les point abandonner. L'effet de cesprédiöions^jouta-t-elk^ne peut êtreanéanti par la force de mon art; je ne puis que 1'adoucir; alors elle prit la princeffe entre fes» bras : Je te doue, dit-elle, d'un caraöère doux & égal; enfuite elle inftruifit le roi Sc la reine de la conduite qu'ils devoient tenir pour 1'éducation de la princeffe. Accoutumez-la de bonne heure, dit-elle, a ne pas fouhaiter même les les chofes plus indifférent es; que toutes les aéhons de fa vie foient, s'il fe peut, involontaires. A ces mots, elle les embraffa, Si retourna dans un de fes palais. Lorfque la princeffe a commencé d'avoir de la raifon , on m'a choifie pour être fa gouvernante. Souvent la fée eft venue m'apprendre elle - même comment je devois me conduire auprès d'elle. Enfin, quand elle eft parvenue è un age tout-è-fait raifonnable, le roi lui a appris fa deftinée; la fée a pris foin de lui promettre unavenirmoins effrayanr,pourvu quMIe fuivït, jufqu'a lage de feize ans, la conduite qu'on lui avoit infpirée; Sc pour la mieux accoutumer aux contrariétés,la fée lui avoit donné un anneau qu'elle portoit toujours fur elle, dont voici 1'étonnante vertu. Lorfque la princeffe confidéroit les jardins du palais, dans le  i$4 Contes moment qu'elle trouvoit quelque plaifir a les regarder, ils étoient auffitöt changés en des déferts affreux. Songeoit-elle aux beautés d'une foirée agréable pendant les jours de 1'été, touta-coup la lune de venoit pale ,les étoiles fe confondoient dans 1'obfcurité , l'air étoit rempli de tourbillons 8c de fiftemens. Enfin, il en étoit ainfi de toutes les chofes qui attiroient fon attention; 8c lors même qu'elle fe regardoit un moment dans une glacé , elle fe voyoit des traits fi languiffans 8c fi peu réguliers, que fon amour propre n'y trouvoit pas fon compte ; 6c c'étoit* la un des effets de fa deftinée auquel elle s'expofoit le moins, Cependant rien n'eft plus aimable qu'elle; ce font des yeux dont tous les mouvemens font touchans; un teint vif, la bouche du monde la plus vermeille 8c la mieux ornée; une taille aifée 8c régulière , une dé« marche naturelle 8c gracieufe. Mais vous 1'avez vue, continua la dame , 8c vous devezconnoitre que je ne vous en fais qu'une peinlure imparfaite. Enfin il y a quelques jours que la fée eft venue prévenir le roi 8c la reine furla féparation d'aujourd'hui. Elle leur en promitdes fuites fi favorables , qu'ils s'y font réfolus4'abord avec une efpèce de joie, qui a fait place a bien des larmes au moment de la fé^ paration..  Indien s. i8f La gouvernante alors ceffa de parler; Amanzarifdine la remercia avec efprit 6c politeffe , 8c s'éloigna du palais. La première route qu'il fuivit ïe conduifit dans une vafte plaine fort étendue. II étoit plongé dans une profonde rêverie; il fe rappelloit tous les objets qu'il venoit de voir, 8c tout ce qu'il venoit d'apprendre ; le fouvenir de la princeffe Zeloïde ne le quittoit pas un moment. ( Qu'une beauté en pleurs a de charmes ! des marqués de douleur fur un beau vifage font fouvent pour 1'amour de plus puiffantes armes que les ris folatres ; le cceur ne peut alors fe refufer une pitié qui 1'entraïne aifément k la tendreffe. ) Amanzarifdine fentoit un trouble qui lui paroiffoit aimable ; les malheurs de la princeffe lui rappelloient toutes les graces dont elle étoit parée , 6c ces graces qui 1'avoient charmé , le rendoient plus fenfible k fes malheurs. Ces réflexions qui 1'occupoient furent interrompues par des objets qui s'offrirent a fes regards; c'étoit un batiment d'une ftrucfure magnifique, quoiqu'irrégulière. Quinze pavillons, tous différens les uns des autres, formoient un édifice en demi - cercle. II étoit entouré d'un vafte foffé, 6c fur le frontifpice du portail on üfoit ces mots.  aSS Contes Accoure^, jeunejfe volage , C'e/i ici le féjour de la félicitê. Amanzarifdine traverfa d'abord une cour fpacieufe, il entra fous un veftibule en forme de döme , qui le conduifit au premier des quinze pavillons ;il le trouva habité par une infinité de dames parfaitement belles , qui le re^urent avecl'accueil du monde le plus flatteur. Les regards tendres, les propos gracieux ne furent point épargnés pour le rendre fenfible ; on lui propofa mille fortes d'amufemens. Entroit - il dans un appartement, il y trouvoit une table couverte des mets les plus exquis dont elles lui faifoient les honneurs avec les attentions les plus polies & les plus féduótrices. Les unes lui verfoient dans des coupes d'or des vins délicieux; d'autres formoient de leurs voix des accens d'une harmonie tendre , & par des danfes & des jeux, fembloient 1'engager a reffentir pour elles les paffions qu'elles exprimoient; mais tous ces efforts ne purent rien fur fon cceur; le fouvenir de la princeife Zeloïde lui étoit mille fois plus cher ; il fe déroba a leurs empreffemens, & paffa dans le pavillon voifin. II y trouva encore d'autres dames dont la beauté c»cles ajuftemens étoient différens, Aufö  I N S I E N !, jféduifantes que celles qu'il venoit de quitter^, elles cherchèrent auffi a 1'engager par mille carefles , mais il fut encore y réfifter; Sc quoique dans chaque pavillon oii il paffóit, il fe trouvzk toujours environné de nouvelles dames , plus belles les unes que les autres, Sc qui lui prodiguoient avec art les politeffes les plus engageantes : fon coeur fut toujours infenfible, bc il parvint jufqu'au quatorzième pavillon , fans que rien püt ébranler fa conftance. II étoit habité par une feule dame dont les traits le frappèrent d'abord; ils avoient quelque chofe de fi reffemblant a ceux de fa chère Zéloïde , qu'il ne put fe refufer au plaifir d'être auprès d'elle. La dame s'appercut de fa joie bc de fon trouble , bc lui montra les difpofitions les plus favorables ; il fe laiffa féduire, & fans trop examiner fi c'étoit Zéloïde , il fe livra tout entier au penchant que la dame paroiffoit avoir pour lui. Dans des momens il fe reprochoit 1'engagement dans lequel il tomboit: il craignoit que ce ne füt une infidélité k fa chère princeffe; mais fon erreur lui paroiffoit aimable, & il ne chercha k éclaircir fon doute , que lorfqu'il eut répondu aux mouvemens fi tendres que la dame lui décou-i yroit. Quand il apprtt qu'elle n'é.toit point Ze-j  £88 êomt e's loïde, tout-a-coup Ia trifteffe s'empara de fórl cceur , & parut fur fon vifage; fon empreffe* ment fit place a une froideur extréme; elle s'en appercut, &lui en fit desreproches» Madame » répondit-il, il faut vous parler de bonne foi: fi le penchant étoit un mouvement volontaire, vous feriez la perfonne du monde que j'aimerois davantage & plus long - tems ; mais ja ne fuis plus maitre de mon cceur. Une princeffe trop aimable que je n'ai vue qu'un moment , & que je ne verrai peut-être de ma vie , s'en eft rendue fouveraine; je ne me fuis fenti de penchant pour vous qu'autant que la reffemblance que j'ai trouvée entre vos traits &c les fiens m'a féduit. Je vois bien que je fuis deftiné a 1'aimer toujours, puifque vous ne me rendez pas infidèle. Votre fort me touche, lui répliqua la dame j vous ne pouvez plus revoir les pavillons dont vous êtes forti, car vous n'y trouveriez plus d'entrée; & le malheur le plus trifte vous eft réfervé, fi vous paffez dans le pavillon voifin; telles font ici les loix du génie qui préfide fur les cceurs. Un mortel qui eft entrévdans ce palais eft condamné a des peines cruelles, s'il n'y • peut fixer fon cceur, ou du moins fon féjour. Cet avis ne fit point d'impreffion fur lui, il alla dans le pavillon fuivant, qui s'ouvrit tout-1 k  Indien S.' ig£ fc-cqup Iorfqu'il y entra ; il fe trouva a la porte d'une ville fituée dans une plaine oii la vue fe perdoit de tous les autres cötés. Revenu enfin de la furprife que lui avoit caufé la rapidité du voyage, il voulut entrer dans la ville, mais dans le moment qu'il fe baiffoit pour paffer fous un voile attaché en travers de la porte, une main invifible le noua autour de fa tête, & lui óta en même - tems Pufage de la vue ; alors une voix formidable prononca diftinctement ces mots : La Uberti nefl point un crime , Et ce bonheur fi legitime Ne nous coüte jamais de regrets ni de pleurs; Mais de ramour bientóton reffent la vtngeance, Quand on veut goüter fes faveurs , Sons reconnoitre fa puiffance. II étoit fi occupé du chaperon qui couvroit fes yeux , qu'il n'entendit point cet oracle; il fit cent efforts pour arracher ce bandeau fctal; mais reconnoiffant qu'ils étoient inutiles , il marcha k Paventure dans la ville. A peine eütil fait quelques pas, qu'il entendit parler pro, che de lui, & s'adreffant a la voix qu'il avoit entendue : apprenez-moi, dit-il, s'il eft poffible, par quel charme je me trouva ici privé de la Tomé XXXII, T  2<)q Contes lumière. Quel eft ce féjour que je ne cormols point, & que j'habite ? N'avez-vous pas entendu, lui répondit-on, 1'oracle prononcé quand vous êtes entré dans cette ville ? C'eft ici que 1'amour punk les mortels qui goütent fes plai? firsjfans porter fes chaïnes. Sans porter fes chaïnes , dit Amanzarifdine , & mérkai - je d'être "puni? j'aime une princeffe charmante fans efpoir même de Ia revoir jamais. VousPaimez, répliqua-t-on, votre tendreffe pour elle s'eft bien fait connoitre dans le palais dont vous fortez ; car je fais comment on s'y comporte : j'ai paffé comme vous de ce palais funefte dans cette ville malheureufe ; &C tout ce qu'on entend ici de perfonnes éprouvent un même fort, Quand le fommeil ou quelqu'autre affujettiffement viendra vous furprendre , vous n'avez qu'a chercher quelque tems k taton; toute la ville eft formée par des galleries,oh l'on trouve tout ce qu'il faut pour prolonger une viè auffi déplorable que la noire; un rayon d'efpoir cependant nous ftatte tous; il y a dans un en droit de cette ville une flèche fufpendue en 1'air k portee d'être touchée ; ceux d'entre nous qui font affez heureux pour la trouver, font a 1'inftant délivrés dü bandeau fatal , & tranfportés dans un autre féjour. Amanzarifdine remercia 1'habitant aveuglé qui venoit de Pinftrmre, il  ï n d t ë n s; ^91 fe promit de chercher cette flèche précieufe jufqu'è ce qu'ü 1'eüt trouvée , ou que la mort eüt terminé fa peine. II marchoit a grands pas, fans favoir oh il les portoit; enfin, après s'être donné long-tems des mouvemens inutiles, il fe fentit f, fatigué, qu'il fut obligé d'ailer chercher du repos; il toucha la muraille d'une gallerie , & la fuivit, jufqu'a ce qu'il trouvat une porte ouverte ; en y entrant , il entendit un bruit de plufieurs voix , & ayant trouvé urt lit qui n'étoit point occupé, il fe jetta deffus t un moment après il fentit quelqu'un qui vint fe mettre a cöté de lui, & lui dit : II eft tems de fe livrer au fommeil. Que vous êtes heureux, rcpartit-il, de pouvoir vous promettre ,du repos! Pour moi,le voile affreux qui m'óte la vue ne me laiffe pas un moment de tranquiilité : plüt au cruel génie qui exerce fa vengeance fur nous, que 1'initant oü j'ai été privé de la lumière eüt été le dernier de ma vie f II eft aifé de connoitre que vous êtes un nouveau venu , lui dit celui qui étoit couché prés de lui, vous êtes encore aux premières douleurs , mais laiffez faire le tems, a force d'être malheureux , on reffent moins fes difgraces. Vous m'offrez la une reffource bien flatteufe, répondit Amanzarifdine; en yoici une plus douce, repliqua Panden habitant, il y a dans le milieu T ij  29* Contes de cette ville un obélifque dont voici l'éton^ nante vertu, vous n'avez qu'a y appuyer vo* tre front pendant quelques momens, il fe fera en vous un fi grand changement, que le fouvenir du paffe fera entièrement effacé de votre mémoire , Sc que vous perdrez auffi 1'idée de 1'avenir. Non, dit Amanzarifdine , je neveux point profiter de votre confeil, quoique le fouvenir du paffé faffe prefque toute 1'horreur de 1'état oh je fuis, je ne (aurois me réfoudre a le perdre. Quoi, je pourrois oublier cette charmante princeffe que j'ai vu enlever dans les tras de fon père , 6c dont les larmes avoient quelque chofe de fi touchant 6c de fitendref Je ne fouhalte de trouver cette flèche précieule qui peut m'arracher de ce féjour fatal , que pour chercher dans tout le monde 1'aimab'e Zeloïde ; mais je ne verrai plus cet objet qui m'eft fi cher. Le voile cruel qui couvre mes yeux me dérobe pour jamais le bonheur de revoir les hens. Ne vous livrez pas fi fort a votre fituation , ditl'ancien habitant ; plutöt que de vous abandonner a un défefpoir inutile , ïadiez de conferver votre force & vosefprits, pour chercher chaque jour cette flèche libératrice ; e'Ie n'eft pas introuvable; il ne fe paffe point d'inftant qu'un de nous nefoit délivré par fgnfecours; mais comme il arrivé auffi fréquem-  ï N D I E N $.' ment des nouveaux venus, la ville n'eft jamais moins remplie. Le difcours de Tanden habitant venoit de lui donner un rayon d'efpoir qui diminuoit un peu de fa douleur. Qu'il y a d'injuflice , dit - il, dans la facon dont nous fommes punis ici par le génie qui préfide fur les coeurs : il nous fait un crime d'avoir goüté fes plaifirs, fans avoir porté fes chaines ; car ce font la les termes de 1'oracle qui nous eftprononcé en ehtraht dans ce fatal féjour ; ce reproche n'eft point fondé; il faut aimer pour connoitre les plaifirs que 1'amour nous donne ; & prés d'une beauté qui nous eft indifférente, on ne trouve-rien qui puiffe s'appeller plaifir. Que vous êtes dans Terreur, répliqua Tanden habitant , ce n'eft qu'une perfonne qui nous aime , & qui nous. eft indifférente , qui nous offre de véritables plaifirs, puifqu'ils ne font pas troublés par la jaloufie, par les craintes de 1'abfence, ou Tabfence même , & enfin par cent dégouts qui naiffent d'un amour mutuel. Ah ! dit Amanzarifdine , ces dégohts que vous croyez fi contraires aux plaifirs, ne fervent qu'a les rendre plus vifs. L'abfence coüte des peines cruelles % il eft vrai, onne paffe que de triftes momens loin d'un objet qui nous eft cher; mais aufli quelle joie, quels doux tranfports fuccèdent T iij  ^9.4 C O N T E 8 è ces triftes momens , lorfqu'on fe trotive auprès de ce qu'on aime. Eft-on tourmenté par des mouvemens de jaloufie , on fouffre infiniment fans doute; on ne connoitplus le repos, on perd le goüt des chofes qui nous amufoient , on hak jufqu'a foi-même ; mais quel plaifir ne reflent-on pas, lorfque ces foupcons qui nous tyrannifoient, fe trouvent mal fondés, & que la perfonne aimée nous paroit toujours fidelle. A-t-on vêcu quelques jours dans la trifte contrainte de feindre de la froideur pour ce qu'on aime , afin de tromper les yeux jaloux d'un naai , ou d'une mère ; quelies douceurs ne goüte-on pas lorfqu'on retrouve un infiant oü 1'on eft plus obfervé. que par le tendre amour ? Alors ces fentimens retenus pendant.quelque tems n'en for.t devenus que plus vifs Sc plus fin* cères. Ainfi on peut étabiir que i'abfence ne fert qu'a nous ménager les plaiiïrs du retour* Que !a jaloufie nous fait mieux connoïtre le bonheur d'être aimé , & que la crainte nous rend plus amoureux & plus emprefles. Je vous quitte, ajouta-t-il, je ne me trcuve plus de laffitude , & je vais chercher ce gage précieux de de notre liberté; alors il fortit de la galkrie , fe promena jufqu'au foir dans la vilie , fans s'arrêter. Tout ce qu'il touchqit un moment étoit cette flèche fouhaitée, & tout ce qu'ii exaicioQit ne 1'etoit plus,  i N D I E N S". .Déja-la nuit étoit fort avancée, lorfque fe fentant prefie par le fommeil, il ent-ra dans la première gallerie qu'il toucha ; il y trouva deux compagnons de fes difgraces, & adrefifant la parole k 1'un deux, qui pouffoit atous momens de profonds foupirs, il le pria de conter fes aventures ; 1'autre habitant joignit fes inflances a celle d'Amanzarifdine ; Mutalib , dit- il, cédez a notre curiofité. II y confentit* & commenca ainfi. HISTOIRE De Mutalib. Je fuis fils d'un habitant de Surate ; raon père m'ayant fait voyager pendant les premièresannées de ma jeuneffe , j'avois un peu plus de: viri2t ans lorfque j'ahordai dans une ifie fituée prés du golfe Perfique. G'eft le plus beau féjour du monde par la temperature de 1'air &: par les mceurs des peuples qui l'habitent. Ilsonttrouvé le moyen d'accorder les bienféances avec cette douce liberté qui fait le charme de la fociété. Les feinmes y ont beaucoup de penchant au plaifir ; dès leur tendre enfance, amour eft le premier mot' qu'on leur appreoA Ti*  *9(5 t N D I E N S; i prononeer, & dès qu'elles font parveriuesf lage oü régnent les paffions , aimer eft le premier mouvement que leur coeur éproitve; elles ne font pas généralement belles, mais elles ont prefque toutes ces graces féduifantes qui ont tant de droit fur les cceurs, & fans lefquelles la beauté même n'a prefque point de pouvoir. II ne leur manque,pour être accomplies.qu'un peumoins d'inégalité, car leur coeur qui devient aifément fenfible , ne 1'ert pas long-tems pour le même objet; cette inégalité vient prefque toujours de I'ëducation que les mères donnent a leurs fillesj vous allez en être perfuadé par le récit des aventures que j'ai eues dans cette ifle. A peine y fus-je arrivé que je m'appliquai k connoïtre le caradère & le goüt des perfonnes de cette nation; je remarquai qu'il y avoit des modes jufques dans les vifages; quelquefois les grands yeux bien ouverts étoient eftimés les plus beaux ; le goüt changeoit, il falloit ou les rétrécir, ou fe réfoudre k ne les avoir pas k la mode. Les hommes s'affujetiflbient k cette variété , & dans les vifages, & dans les habits. L'efprit orné, la jufteffe du difcernement, le bon caraftère n'étoient pas des qualités qu'üs recherchoient pour plaire au beau fexe. lis avoient réduit les talens & les vertus de la fo-  I N D T E N S. iyj èïété a d'autres objets. H falloitpour être homme agréable , s'être formé un certain jargon qui étoit en ufage; manquer affez fouvent de complaifance pour les dames, favöïélës petits événemens que 1'amour caufoit entr'eües, & les divulguer , fe mêler aux jeux & aux amufemens dont elles faifoient leurs occupations ; & fur-tout faire une dépenfe brillante, c'étoit la le mérite accompli. ^ Ces dames, chacune dans leurs fociétés différentes , s'affembloient prefque tous les foirs pour facrifier au génie qui préfidoit aux feftins. II falloit que les cavaliers, pour être admis a ces facriflces , foffent d'une humeur extrémement tnjouée, qu'ils chantaffent des hymnes en 1'honneur de ce génie, & de celui de la tendreffe. Les dames y contoient les aventures galantes de leurs amies, & elles narroient d'autant mieux ces fortes d'événemens,que prefque toutes n'avoient qu'a parler d'après ellesmêmes , pour faire des portraits affez marqués. Un jour que j'affiftois k Vim de ces facrifïces, je me trouvai placé auprès d'une jeune perI fonne, qui s'appelloit Lifoïne ; eüe avoit toutes les graces de la jeuneffe, quoique les traits de fon vifage ne fuffent point du tout aimables ; fa mère étant groffe d'elle, avoit vu en fonge*  1,9 S C o n t e's bonne foi, fans une occafion qui me fit connoitre qu'on parvenoit a lui plaire, fans être aimé d'elle. II elt dans 1'année un tems oii certain génie s'empare des peuples de cette ifle. Ils entrent dans une forte d'ivreffe qui les rend différens d'eux-mêmes; ils courent au bruit de plufieurs inftrumens ; fouvent ils fe voient fans fe connoitre, & fe reconnoifTent fans fe voir. J'appercus Lifoïne que je ne croyois point y trouver; elle parloit d'un air miöérieux a un jeune homme qui étoit auprès d'elle. Je m'approchai fans être reconnu ; elle lui tenoit des difcours fort tendres , & baifoit quelquefois fa main qu'elle lui lahToit dans la fienne; & enfin avant de fe féparer , ils fe promirent de fe revoir le lendemain. Je me fis reconnoitre de Lifoïne: ne vous allarmez point, lui dis-je, je fuis charmé d'être devenu votre confident , j'ai entendu votre converfation , & ne veux point vous en faire de reproches; jeneprétends plus a votre cceur, puifqu'il n'eft pas capable de ces fentimens & de Cette délicatefie que vos difcours & vos lettres m'ont tant de fois vantés. Que vous êtes injufte , me répondit-elle ! vous m'accufez d'inconftance dans le moment pil je fuis plusoccupée de vous: ce jeune homme que  I N D I E N S. jOt que vous avez vu prés de moi eft Arfene; je fais qu'il eft votre ami, & ne croyant pas vous voir ici, j'ai été charmée d'y trouver quelqu'un qui put m'entretenir de vous. Ces difcours tendres que vous avez entendus étoient les fentimens qu'Arfene me dit que vous avez pour moi; car il s'eft appercu de notre intelbgence ; vous n'auriez pas a vous plaindre de moi, fi je ne vous aimois fi tendrement; & Ia converfation d'Arfene en attirant moins mon attention,auroit moins bleffé votre délicatefie: demandez - moi donc pardon de votre injuftice.' Que vous me rendez honteux, lui dis-je i d'avoir pu vous foupconner fi légèrement I da moins c'eft pour la dernière fois de ma vie ; car je connois a préfent combien je dois compter fur votre coeur. Nous nous féparames alors, & depuis ce moment, voyant combien Lifoïne favoit feindre, je ne fongeai plus a fon coeur , & je liai une autre habitude. Je la voyois cependant quelquefois; les qualités de 1'efprit que je luitrouvois, me faifoient raifon de celles qui lui manquoient dans le coeur. Enfin, au bout de quelque tems, nous devinmes 1'un & 1'autre de bonne foi. Je lui renvoyai fes iettres, en lui marquant que mon cceur ne me difoit plus rie.n  3oa Conté s pour elle ; elle me fit favoir que le fien étoit tout.au moins dans le même état; & enfin, fans reproche ni aigreur, nous ceffames d'avoir commerce enfemble. Mais Lifoïne étoit trop habile pour ne pas tirer quelqu'utilité de notrerupture, afin que fa mère ne put en découvrir la caufe, & de lui óter a 1'avenir la facilité d'avoir fes amans chez elle. Vous êtes peut-être furprife,lui dit-elle un jour, de ne plus voir ici Mutalib ; il eft d'un commerce affez aimable; j'avouerai même qu'il m'a fort amufée pendant quelque tems ; il prétendoit être amoureux de moi, & me le difoit avec affez d'efprit; mais quand j'ai vu qu'il prétendoit aufli que je 1'aimaffe , je 1'ai prié de renoncer è fes prctentions, & de rendre fes vifites plus rares. La mère de Lilcïne, qui étoit une très-bonne femme , fe laiffa perfuader a merveille. Cet aveu ingenu lui faifoit trouver dans fa fille une rigidité de vertu qui la charmoit. Quand je me trouvois avec elle , elle me traitoit avec un air d"ironie qui me faifoit pénétrer la facon dont fa fille lui en avoit impofé; fi j'avois encore aiméLifoïne, peut-être aurois-je envoyé quelqu'unes de fes lettres aux perfonnes de fa familie & a fa mère même; mais mon coeur n'étoit point bleffé, 6c quand on n'aime point, il eft bien aifé d'être raifonnable.  I N D 1 E N S. 3Ó3 '- Bepuis ce tems-la j'ai continué mes voyages. & étant enfin arrivé dans le palais des pavillons, j'y ai éprouvé des aventures qui m'ont conduit cornme vous dans cette ville fatale. Un génie qui me protégé m'a fait efpérer que j'en ferois bientót tiré ; mais je fouhaite eet inftant avec plus d'impatience a mefure qu'il s'approche, & je me livre malgré moi a ;des regrets & a des foupirs lorfque le fommeil qui vient m'accabler, m'empêche de chercher cette flèche qui doit me déiivrer. A ces mots , Mutalib & Amanzarifdine fe laiffèrent aller fur leur lit, & s'endormirent. Amanzarifdine fe réveilla bientót, & ayant entendu du bruit, il jugea que tout étoit déja en mouvement dans la ville; il fe leva pour fe promener , cornme il avoit fait le jour précédent. A peine eut-il fait quelques pas , qu'il fe fentit frappé au front avec violence; il porta la main pour connoïtre ce qu'il avoit touché: c'étoit heureufement cette flèche libératrice. A peine Peut-il tenue, qu'il fe trouva dans un palais ou 1'art avoit épuifé tout ce qu'il a de plus fuperbe. Son bandeau ne voiloit plus fes yeux : quels transports de joie ne refTentoit-il pas ! il échappoit a la plus trifte fituation du monde. Son premier mouvement fut de 'fortir de ce palais; il craignoit d'y trouver encore  J°4 C O N T E S de nouveaux fujets d'ofFenfer 1'amour; cependant la curiofité prévalut; il paffa d'abord fous une colonnade qui foutenoit quatre dömes magnifiquement décorés; il entra enfuite dans un fallon oh quantité de lumières imitoient parfakement bien celle du jour. Un théatre d'une yafte étendue, & peint de la main des fées, étoit rempli par un nombre d'afleurs qui déclamoient; deux dames affifes fur un fopha formoient toute 1'affemblée. Dans le moment que Amanzarifdine s'approcha , 1'une des aftrices qui repréfentoit Didon, fe jettoitaux genoux d'Enée , & lui difoit: Enfin een eft doncfait, malgrétafoi donnée , La mourante Didon fe voit abandonnèe , Jngrat, pour me quitter &fuir vers d'autres lieux ; Tu précextes envain la voLontê des Dieux : Ne crois pas méblouir d'une vaine ïmpgfture , Non, non, les juftes Dieux condamnent leparjure; Et quand ilferoit vrai que vers d'autres climats Ils t'auroient ordonné d'aller porter tes pas , Tu naspu tanker fur ces bords déplorablesy Sans bleffer a tmflant leurs dêcrets refpeclables ; Et lorfquimpunêment on a franchi leurs loix , On oft les blejfer urn feconde fois ; Mais le refpeci des Dieux n eft pas ce qui t'anime ; Si tu maimois encore, loin de te faire un crime D'eublie^  I N D I E N S. 305 D'oublier un arrêt que les Dieux t'ont diclé, Ton cceur s 'aplaudiroit de fon impiété. Lorfquune fois notre ame ejl tendrement charmée y On ne craïnt dtoffenfcr que la perfonne airnée ; Tout ejl facrifié pour lui faire fa cour, Et Con ne connoit plus d'autres Dieux que Üamour. Le dcjlin te promet une gloire fuprême , Ton front doit être ceint de plus £un diadême ; Mais-pour atteindre enfin a ces honneurs divers , Concois- tu les travaux qui te front offerts ? Si ton coeur attendri par la reconnoijjance, Pouvoit avec le mien être d'intelligerïce , Tu verwis qiien ces Vieux que lamour t a foumis , Les Dieux tont plus donné quils ne tavoient promis, Faut-il te rappeller, pour attendrir ton ame, Les tranfports mutuels de la plus vive fiamme ? Faut-il 'te retracer tes foupirs tes fermens ? Je le vois , pour toucher les volages amans , Loin que le fouvenir de nos bontis pafftes Rappelle de leurs feux les marqués effacées t Loin de les ramener foumis a nos genoux , C'ejlplr.tót leur prêter des armes contre nous. Cruel ! vois les malheurs ou tu m,as definée^ Peux- tu donc ouhlier la fatale journie , Ou mon cceur confondit, trap prompt a s' enflammer^ Le moment de te voir t & celui de i'aimer. Tornt XXXII.  $OÓ C O N T E s A ces mots , les acteurs fe retirèrent confufément; il en parut de nou^eaux qui formèrent des danfes & des jeux fans ordre & fans fuite. Enfin le théatre fut détruit; ce n'étoit plus que des objets confondus. L'une des dames apperqut alors Amanzarifdine : Approchez , lui ditelle , & apprenez - nous comment vous vous êtes introduit dans ce palais. I! faudroit aupara^ vant , répondit-il, vous entretenir d'un nombre d'événemens extraordinaires qui ont prévenu le moment oü je me trouve auprès de vous. Vous nöus ferez plaifir, lui dit la dame, de nous conter vos aventures. Je vais vous obéir, reprit-il. Le genre du fpecfacle dont vous vous amufiez a 1'inftant doit meraffurer;& puifque vous avez du goüt pour la diverfité, peut-être que 1'hiftoire de ma vie mcritera votre attention. Du goüt pour la diverfité , dit la jeune dame qui jufques-la ne s'étoit point mêlée de la converfation ; cherchez, je vous prie, un autre prétexte a votre confiance; tous ces objets bizarrement diverufiés'que vous venez de voir , ne font point du tout de mon goüt, Sc ne flattent guere (je crois ) celui de madame , elle partage par complaifance une deffinée que j'éprouve malgré moi. Qu'heureufes font les perfonnes qui trouvent toujours les mêmes amuf«mens, lorfqu'elles ont pu les choifir elles-;  I N Ö I E N Sé ;jc;; iiiêmes; oui, pourvu , ajouta 1'autre dame* qu'on ait la liberté de choifir plus d'une fois; car, s'il falloit toute fa vie s'en tenira ce premier choix,il deviendroit bientót ennuyeuxj & peut-être infuportable. Permettez-moi d'être d'un avis différent dü Votre , répartit Amanzarifdine , je crois qu'il feroit plus doux de fe fixer a fa première décifion fur tous les amufemens de la vie ; ce feroit de nouveaux dégoüts d'épargnés : cornme 1'idée va toujours plus loin que la chöfe même, & qu'on trouve moins qu'on ne s'étoit promis , il en nait un certain dépit contre la chofe fouhaitée, qui vous en dégoüte bientót: mais que malgré cela on s'en occupe encore ; cette idéé exagérée s'éloigne, & ce dégout céde a un véritable attachement ; 1'habitude occupe 1'efprit &z le cceur , & la diverfité feulement les amufe & diffère aufli, ajouta la dame, le récit que vous alliez nous faire lorfque la converfation nous'a emportés. A ces mots, il céda ainfi a leur impatience, Vij  30$ c O N T E S h i s t o i r e d'A mattódrifdine. Je fuis fils d'Amanzarifdine, un des rois de 1'Afie ; ma mère eft fille du calife de Babilone. au moment de ma naifiance, mon père, felon la coutume de fes ancêrres, fit tirer mon horofcope. Je fus menacé d'un nombre infini de malheurs dans tout le cours de ma vie,fi la première fois que j'aimerois, la raifon ne juftifioit mon amour. Ce pronoftic toucha triftement mon père ; la raifon & 1'amour ( difoient tous les favans du royaume ) font oppofés ; ils ne fe connoifTent tout au plus que de réputation , & n'habitent jamais enfemble ; la feule mefure que 1'on crut pouvoir prendre , étoit de m'empêcher d'aimer, s'il étoit-poflible , avant que je fuffe capable de la plus légère intelligence. Mon père ayant confulté les perfonnes les plus expérimentèes de fa cour , une Fée lui confeilla, afin de m'éioigner d'avoir du goüt pour les femmes,. de m'élever au milieu d'elles jufqu'a i'age de dix-huit ans, fans me laifTer connoïtre que je fufie d'un fexe différent, & qu'en attendant 1'expiration de ce terrae, elle confu!-  I N D I E N s: 309 teroit fon art fur ma deftinée. Mon père crut ne devoir pas réfrfter aux confeils d'une fée fi piiiffa ite;& quoiqu'il n'en pénétrat pas tous les avantages , il réfolut de les fuivre. 11 y avoit une ville proche la capitale des états de mon père,dont une partie n'étoit habitée que par des femmes, prefque toutes d'un age fort avancé , & dom la fïgure ne devoit pas cauferles malheurs auxquels j'étois deftiné. Ce fut ia ou 1'on me conduifit dès que je fus capable de raifonnement; elles eurent grand foin de me cacher ma naifiance. Une d'elles me donnoit chaque jour des lecons de morale, & ne nég'igeoit rien pour m'infpirer cette ftipériorité fur foi-même , qui met au-defTus des paffions. Je paffai jufqu'a 1'age de feize ans dans ce genre de vie. Un jour que je dormois encore , une de ces femmes qui prenoit foin de moi entra dans ma chambre ; elle s'afTit fur mon lit, & m'embraffant a plufieurs reprifes , elle m'éveilla. Que me voulez-vous , lui dis-je ? pourquoi interrompre mon fommeil ? Ne vous plaignez pas, me dit-elle , il y a affez long-tems que vous troublez le mien ; mais je ne veux me venger qu'en vous tirant de 1'ignorance ou vous êtes de vous - même, & en vous donnant des lecons dont vous me fachiez gré toute votre Vie. Enfin s elle m'apprit c* qu'on avoit voulu V üj  $lO C O N T E S me cacher; elle m'infïruifit de ma naifiance, 8z me dit que le roi mon père venoit fouvent dans leur féjour oü, fans que je 1'appercufle, il paffoit des jours entiers a me voir au milieu d'elles, & a m'entendre; c'eft, ajouta-t-elle, un mouvement qui s'appelle amour, qui m'a forcé a vous découvrir des fecrets qui devoient vous être inconnus ; votre coeur feul peut m'en offrir une reconnoiflance qui me foit chère. Je lui promis tout ce qu'elle voulut; mais ce qu'elle venoit de m'apprendre, me rendit cette retraite fiinfuportable, que je ne tardai pas a m'en éloigner. Je me rendis a la cour de mon père; je ne doutois pas d'en être aifément reconnu, la fée m'ayant dit que fouvent, fans être appercu , il m'étoit venu voir. J'avois encore pour parure 1'habit de ces femmes que je fuyois; & cornme il étoit de tout point différent de celui que portoient les autres dames,j'attirois les regards de toutes les perfonnes devant qui je paffois; je me trouvai enfin fur le bord d'un fleuve qui traverfe la ville capitale des états 4e mon père ; il fe promenoit avec la reine ma mère , accompagné de toute fa cour. Dès qu'il m'appercut , il reconnut 1'habit de ces tieilles fées k qui il m'avoit confié , Sc croyant que c'étoit une d'elles qui Yenoit lui appren^  N D I E N S. 311 dre de mes nouvelles , il me fit dire d'approcher; a peine 1'eus-je joint, que reconnoiflant les traits de fon fils , il ne put retenir fes larmes, 6cme tint long-tems embraffé. Ma mère me reconnut a ces marqués detendreffe; elle me ferra mille fois entre fes bras, fes larmes fe j oignirent a celles de mon père, que les miennes avoient déja prévenues. Ces premiers mouvemens paffés, le roi m'ayant conduit dans fon palais, me demanda comment j'avois pu me rendre auprès de lui; je lui contai lesobligations que j'avois a la vieille fée; puis-je juger , par les bontés que vous daignez me marquer, que ce foit par vos ordres que j'ai été élevé d'une facon fi obfcure ? Ah! mon fils me répondit le roi, qu'il m'en a coüté pour me féparer de vous! que n'ai-je pu, par quelqu'autre rémède , détourner les malheurs qui vous menacent ; vous êtes deftiné aux difgraces les plus cruelles, fi votre coeur fe laiffe entrainer k 1'amour; j'ai cru que 1'afyle oh je vous avois conduit pouvoit vous empêcher de le connoïtre, & j'aimois encore mieux que les premiers jours de votre vie fuffent obfcurs , que de vous voir malheureux dans la fuite. Jufqu'a préfent, répondis-je, je puis vous affurer que mon coeur ne m'a point annoncé les malheurs qu'il doit me coüter; la vieille fée qui m'a rendu k moi-même , ne m'of- V iv  *12, CONTES fre point un fouvenir qui me donne lieu de cralridfé, & il me femblë, plus je me confulte, que mon coeur ne peut jamais être rempü que par la feule tendrefie qui m'attache a votre perfor.ne. Aces mots, mon père m'embraffa, & m'ayant fait dohner des habits convenables a monfexe & a rn n rang ; il m'entretenoit chaque jour des principes dans lefquels tin homme raifonnab'e doit vivre. Je paroiffois goüter avec zèle ces lecons , mais mon père qui jugeoit que le caraftère d'un homme de Page dont jetois,ne pouvoit être ni fiable ni foüde , craignit que quelques-unes des dames de fa cour ne m'infpirat cette tendrefi> qui devoit m'être fatale. Mon fils, me xht-il un jour, je vous trouvedes difpofitions telles que je les fouhaite, mais il faut que Page les détermine: ce féjour-ci pourroit les altérer; il faut que vous me quittiez, allez, mon fils, parcourez tous les climats qui font proches des bords de la méditerranée; errez fans vousfixer, jufqu'a ce que vous foyez dans un age plus avancé ; &z fi vous trouvez enfin quelque région ou les hommes naiffent avec un éloignement pour la captivité oh les dames nous aflujettiffent; féjournez-y , & revenez gouverner, avee un cceur inébranlable> les états que je vous cenferve, i  INDUNS. 313 II me corïdmTit jüfqü'au vaifleau qu'il avoit fait préparer , & ni'ayant mis fous !a conduite d'un de fes courtifans , il m'embraffa, & me laiffd partir. Les prenvers jours de notre navigation furent aff z heureux , mais un matiri nous fümes attaqués par deux cörlairës : le combat fut fang'ant, & malgre i'avantage du nombre je fus fi bien fecondé par les perfonnes de ma fuite , que nous primes un des deux corfaires, & 1'autre fut obligé de fe fauver. Ce fuccès fut fuivi d'un fort trifte événement , no is fümes furpris d'une tempête qui brifa les mats & les cordages de notre batiment: enfin après avoir errés deux jours au gré des flots , un coup de vent nous jetta fur une roche ou nous nous brisames , je fus le feul qui échappaiace naufrage, peut-être paree que j'avois confervé quelque fang froid. Cette roche oü notre vaiffeau fe fracaffa touchoit prefque a terre , & il me fut aifé de gagner le rivage 011 après avoir marché quelque tems , j'entrai dans une grande ville. Alors il conta aux deux dames comment il s'étoit trouvé dans cette place oü il avoit vu 1'enlévement de la princefle Zeloïde ; il leur fit auffi une peinture légère de fes aventures dans le palais des pavidons. II n'oublia pas le trifte  3*4 C O N T E s fijonr qu'il avoit fait dans cette ville malhettretrte d'oü il étoit forti par le fecours de cette flèche libératrice qui 1'avoit conduit dans le palaïs oü il étoit alors. Pendant tout le récit de fes aventures, il avoit fouvent les yeux attachés fur laplus jeune «les deux dames qu'il reconnoiffoit être la princeffe Zeloï'de, & dans les intervalies oü il paria d'elle , il placa des traits qui découvroient affez tout ce qu'elle lui avoit infpiré pendant le feulinftantoii il Pavoit vue. La princeffe ne put les entendre fans trouble & fans plaifir. Dès «ju'il eut achevé fa narration, la dame qui étoit avec la princeffe fe leva , &z ayant donné la ffiiain au prince Amanzarifdine , elle fortit avec lui de 1'appartement. Ce prompt départ furprit Zeloïde a qui la préïence du prince commencoit a n'être pas indifférente ; elle rappelloit avec plaifir les marqués qu'il venoit de lui donner des tendres ssnprefïions qu'il avoit recues le jour de fon calévement ; elle s'applaudiffoit des facrifices qiPil lui avoit faits dans le palais des pavillons. Ces réflexions 1'occupoient lorfque la fée vint Ia rejoindre ; elle lui demanda pourquoi elle avoit emmené fi fubitement le prince dont elles venoient d'apprendre Phiftoire: c'eft, dit Ia fée , Ie plaifir que vous avez marqué a Pen-  INDIEN S. 3M tendre qui m'a contraint de 1'éloigner. Vous êtesdansuntems oh vous devez craindre plus que jamais les malheurs qui font attachés k toutes vos volontés. Quel malheur , reprit la princeffe , eft plus trifte que celui de ne faire jamais ce que je veux ? d'ailleurs , pourquoi le prince partage-t-il la contrainte oh je fuis? Vous le banniffez , j'ai Ueu d'être jaloufe , dit la fée, vous êtes ici 1'unique objet de mon attention & de ma complaifance , & loin de tenir la même conduite k mon égard, la première idéé qui s'offre vous occupe & vous diflipe. Non , mon aimable fée , répondit la princeffe en 1'embraffant, mon coeur n'eft jamais occupé que du fouvenir de ce que je dois k votre amitié. II faut que je vous quitte pour quelque tems, lui dit la fée ; depuis le jour de votre enlévement, ouje vous ai conduit dans ce palais ,1e roi votre père ignore quelle eft votre deftinée: il eft tems que j'aille 1'en inftruire : j'ai pris foin de faire venir dans ce féjour la dame qui vous a élevée pour vous tenir compagnie pendant mon abfence : adieu , fouvenez-vous toujours que le bonheur du refte de votre vie dépend de 1'état indifférent oh il faut que votre cceur & votre efprit foient fans ceffe; contra!gnez votre penchant, même pour les plus petites chofcs;  3l6 C O N T E S fur-tout ne fongez plus au prince Amanzarifdine; vous 1'avez regardé tan tót avec une forte de complaifance qui vous'feroit funefte fi elle avoit des fuites : oubliez-le fi bien que vous Ie remarquiez a peine . & qv,e vous le fuyez fans répugnance, quand même il s'offriroit a vos regards. A quoi vous ferviroit un penchant pour un prince qui ne fauroit être votre époux; car v ous favez ks conditions que le génie qui a tiré votre horofcope a attaché a votre hymenée. La gouvernante parut alors, & la fée ayant embraffé la princeffe , les laifla enfemble & partit. Dès que la princeffe fe vit en liberté , elle s'abandonna a une profondé rêverie; lefouvenir du prince ne la quittoit pas d'un moment; elle chcrchoit a s'en diftraire pour fe conformer aux confeils de la fée , mais fon cceur n'y confentoit pas. Quelquefois même elle fouhaitoitqu'Amanzarifdine fut encore dans le palais &püts'offrir a fa rencontre. Enfin combattue par fa crainte & par fon penchant, elle devenoit chaque jour plus fombre & plus inquiéte. La gouvernante s'en appe^ut, elle voulut en pénétrer la caufe : le départ de la fée a bien changé votre humeur, lui dit-elle un jour, depuis qu'elle vous a quittée vous êtes toujours trifte & rêveufe ; 1'abfence d'une amie cornme  ï N D I E N S 317 elle vaut bien (il eft vrai) qu'on y foit fenfible, mais elle n'exige pas une triftefle fi profonde & fi continuelle que celle qui vous abforbe. Que je ferois heureufe , répliqua la princeflë , fi je n'étois agitée que par le chagrin que doit me caufer 1'éloignement d'une généreufe fée a qui je dois tout; je ne combattrois pas un mouvement fi légitime , c'en eft: un autre qui m'occupe malgré moi, & qui s'accroït a mefure que je veux y réfifter : la fée m'a prefcrit de fuir le prince Amanzarifdine &C de 1'oublier; ce confeil a produit dans mon cceur un efièt tout contraire. Le jour qu'il nous a conté fes aventures, j'ai remarqué dans fa perfonne & dans fes difcours un charme que je ne faurois expliquer, & qui le rend toujours préfent a mon fouvenir. Je fuis cette image, & je la retrouve au moment que je crois 1'avoir perdue. Quoi, répondit la gouvernante , la crainte des malheurs que la fée vous a fait preflentir fi votre cceur s'occupoit du prince Amanzarifdine, ne doit-elle pas fuffire pour vous le rendre indifférent ? & depuis le tems que vous favez que tous vos defirs vous doivent être funeftes , ne devriez-vous pas vous être accoutumée a une indifférence par» faite pour toutes les chofes de la vie? Hélas , reprit la princeffe, eft-ce que la raifon détermine notre cceur , elle ne peut que lui  C O N T E "S. découvrir le penchant qu'il doit fuivre , mais elle n'a pas la force de 1'y entrainer : d'ailleurs, li ce font mes feules volontés qui doivent m'être funeffes, pourquoi le fort meferoit-il un crime de ma tendrefle ? 1'amour eff-il un mouvement volontaire ? non c'eft un afcendant plus puiflant qui nous entraine malgré nous ; c'eft ma deftinée qui me force d'aimer , doit-elle me punir des efforts qu'il me coute ? & fi la fagefle confifte a lutter contre cette puiflance qui détermine les événemens de notre vie, dépend-il de foi de la pratiquer? ne me rappellez donc •plus des confeils que je ne fuis pas maïtreffe de fuivre. Vous n'öteriez rien a mes difpofitions, & vous ajouteriez feulement k mon trouble. Je ne vous contredirai plus , répondit la gouvernante , & je vais au contraire tacher d'adoucir votre inquiétude. Alors elle quitta la princeffe, & jugeant par ce que la fée lui avoit dit de fuir le prince s'il s'offroit a fa vue, qu'il pouvoit être encore dans le palais, elle le chercha de toutes parts, & 1'ayant joint enfin , elle lui paria & cn recut •cette lettre qu'elle apporta a la princeffe, Lettre d'Amanzarifdine a la princeffe Zeloïde. La fee en me permettant dereper duns ce palais,  I N P I E N S. m'a defendu de vous voir un moment, elle mm. rendu cette loi refpeclable en me faifant connoitre les difgraces que vous éprouverie^ ft je jouijfois de votreprèfence ; quelqu idle que]e me fafft du bon-' heur d'être auprhs de vous ,j'aurai la force de m'en priverpuifqu'il doit vous être funefe; c'ejl aujji ie feul obfacle qui pouvoit m'arrêter, & il ne me rejïs pour ajouter d cette trifte contrainte oü je me trouve, qua cónnoitre ft vous daignere^ me plaindre. La princeffe en lifant ce billet, reflentit un trouble qu'elle ne fut pas maitrefTe de cacher. Le prince eft donc dans ce palais , dit-elle k la gouvernante :oui, madame , répondit-elle, je 1'ai trouvé dans 1'appartement de la fée;ilm'a abordé dès qu'il m'a appercu, &C m'fiyant donné cette lettre d'une main tremblante : daignez m'a-t-il dit , la rendre a la princeffe, &c m'apprendre bientót ce qu'elle ordonne de mon fort; je 1'ai quitté k 1'inftant , fans lui apprendre les impreffions qu'il vous a faites. Vous ne lui avez donc point parlé de moi, reprit la princeffe: hé bien, il ignorera toujóurs mes fentimens: reportez-lui fa lettre , & dites-lui que ie ne PaS point lue. Alors elle voulut la remettre k la gouvernante; mais un penchant plus fort qu'elle' même 1'entrainoit, & après s'êtrefait quelque tems violence, elle écrivit ces mots, 2e chargea  3*0 CONTES la gouvernante de les porter au prince Amanzarifdine. La fée m'a ordonné de vous oublier, & pour iriy engager , elle m'a annoncé des malheurs infinis fi je moccupois un moment de vous. J'ai tout mis en ufage pour lui obéir , juge^par la démarche que je fais ftimon caur y a rlujfi. La gouvernante alla rejoindre le prince , & Zelcïde fe trouvant feule, fe livra toute entière a lajoie qu'elle reffentoit de conr.oïtre qu'elle étoit aiméerelle relut plus d'une fois les nouvelles marqués qu'elle venoit d'en recevoir. Cependanteliefereprocboitquelquefois d'avoir Jaiffc connohre au prince le goüt qu'elle fe fentoit pour lui ; Sc dans d'autres mcmens elle trouvoit que le billet qu'elle lui avoit écrit ne difoit pas affez ; elle craignoit qu'il n'y pénétrat pas le progrès qu'il avoit fait fur fon cceur , & qu'il ne cherchat a vaincre la tendreffe qu'il avoit pour elle. A ces agitations fe joignirent Timpatience du retour de la gouvernante; el'ie vouloit favoir comment le prince avoit recu fa lettre:. quel trouble avcit alors paru fur fon vifage , tout ce qu'il avoit penfé en la Hfant ; combien de fois ill'avoit relue. Elle fe faifoit par avance 1'image d'un  ï N D I E N 5. jil d\m récit dont toutes les circonftances lui étoient chères , & fon inquiétude fut extréme, lorfqu'elle vit la journée prefque entière fe pafler fans que fa gouvernante vïnt lui rendre réponfe. Elle fe plaignoit de fa négligence; quelquefois elle accufoit le prince , & quelquefois elle s'accufoit elle-même de le condamner fi légèrement. Enfin la gouvernante arriva: que vous aveztardé, lui dit-elle ! vous deviez juger de mon impatience. J'ai rendu votre lettre, dit la gouvernante , & le prince s'eft retiré pour la lire; j'ai attendu quelque tems , & ne le voyant point revenir, j'ai defcendu dans lesjardins oii je me fuis promenée jufqu'a préfent. Zeloïde fut d'abord piquée de ce qu'Amanzarifdine ne lui avojt point récrit, mais bientót elle trouva dans fon cceur mille raifons pour le juftifier , & dès le lendemain elle lui renvoya la gouvernante , perfuadée qu'il 1'attendoit luimême avec impatience : mais lorfqu'elle fut d@ retour, Ia princeflè apprit avec un dépit extréme , qu'elle n'avoit point trouvé le prince , quoiqu'elle 1'eüt cherché dans tout le palais; elle nefavoit que juger de cette abfence, & fon inquiétude devint bien plus vive lorfque plufieurs jours fe pafsèrent fans qu'elle recüt da fes nouvelles. Elle s'abandonna k une trifteffe extréme. Tomc XXXII, X  j 12 C O N T E S Que je fuis touchée de 1'état oh vous êtes , lui dit un jour la gouvernante, vous vous livrez k des regrets dont je crains que le prince ne foit pas digne; s'il vous avoit bien aimée , il ne fe feroit pas éloigné de ce palais : je dois même vous dire que je remarquai en lui rendant votre lettre, qu'ü n'avoit point ce vif emprefiement fi naturel a un amant qui reeoit une pareille grace de ce qu'il aime. Ce difcours acheva d'irriter la princeffe ; elle fe retira dans fon appartement, ou après s'être imaginé tout ce qui pourroit lui donner lieu 'de fe plaindre du prince, elle réfolut d'aller le chercher ellemême dans tout le palais. Son dépit ne lui laiffoit plus le fouvenir des confeils que la fée lui avoit donnés; elle parcourut tous les appartemens & trouva enfin Amanzarifdine. Pourquoi ne regois-je plus de vos nouvelles , dit-elle , fongez-vous a 1'outrage que vous me faites , en défavouant par votre négligence les fentimens que vous m'aviez découverts ? Le prince ne lui répondit que par des regards inquiets, il affeaoit même d'être peu fatisfait de fa préfence. Ah ! que dois-je juger de cette froideur, dit la princeffe ? Le jour que vous contates vos aventures & les miennes, je ne remarquai que trop que vous me reconnoifliez pour cette fille  I isr d i e s; 31I infortunée que vous aviez vu enlever dans les bras de fon père , vous paroiffiez partager mon trifte deflin par un mouvement plus vif que la pitié; depuis vous avez paru confirmer, par la lettre que vous m'avez écrite, le penchant que je vous croyois pour moi;mais,hélas!je me fuis bien trompée; depuis que je vous ai laiffé connoïtre la place que vous teniez dans mon cceur, je n'ai regu de vous que des marqués d'oubli & d'ibdifférence. Vous favez k quels malheurs je fuis deftinée fi je fatisfais une feule de mes volontés: jufqu'a préfent j'avois fu me contraindre, mais vous m'avez fait oubüer la crainte de toutes ces difgfaces; & quoique dans eet inflant vous ne paroiffiez point fenfible aux peines auxquelles je m'expofe en cédantau penchant qui m'entraine auprès de vous , peut-être mon cceur vous les pardonne-t-il. Ah ! cruelle princeffe, répondit Amanzarifdine ; pourquoi me forcez - vous a rompre le filence ! je ne puis réfifter a vos reproches ; c'eft moi qui dois me plaindre de vous; depuis cette lettre fi chère ou vous me laifiez connoïtre que ma tendrefle ne vous eft pas indifFé-» rente , je n'ai recu nulles marqués de votre fouvenir: votre gouvernante qui m'eft venu joindre chaque jour , m'a dit cent fois qu'enfin les confeils de la fée avoient prévalu fur votre X ij  314 CONTES cceur; que vous vouliez abfolument m'oublier 7- & que même vous y étiez parvenue. Ah! la perfide nous trahiffoit 1'un & Pautre, reprit la princeffe ; mais que je fuis heureufe qu'elle m'ait trompée, lorfqu'elle m'a perfuadé que vous ne m'aviez point aimé. Si vous connoifiiez , dit le prince , tout ce que j'ai fouffert quand j'ai cru que vous m'aviez banni de votre cceur,que vous me trouveriez digne de votre tendreffe. , roais que les marqués que j'en recois m'allarment en me rendant heureux , vous ne favez pas quel fort nous eft defiiné. Le jour que je vous contai 1'hiftoire de ma vie, & que la fée m'arrachant d'auprès de vous me conduifit dans eet appartement, j'ai remarqué , me dit-elle, que la princeffe vous regarde avec complaifance ; elle n'a plus que quelques jours avivre dans la contrainte ou elle eft, ainfi gardez-vous de la voir & de lui parler, quand même elle viendroit dans eet appartement, car 1'indifférence que vous lui marqueriez détourneroit les difgraces auxquelles elle s'expoferoit en fe livrant au penchant que j'ai connu qu'elle a pour vous ; fans cette conduite vous feriez peut-être réduit a ne vous voir jamais. Ah! ma princeffe, ajouta Amanzarifdine , que je ferois a plaindre s'il me falloit éprouver un femblable malheur, & que je me fiuVreproché le plaifir  ï N D I E N S. 315 de recevoir vofre lettre "& de vous écrire, puifqu'il peut avoir une fuite fi funefte. La fée qui entra dans 1'appartement interrompit eet entretien : Que vous êtes contraire a vous-même , dit-elle k la princeffe ! je vous trouve avec Amanzarifdine, après vous avoir fait connoïtre tout ce qui devoit vous en éloigner : vous entrez demain dans votre feizième année; demain vous Peufliez pu voir fans péril: que je vous plains ! il faut que vous expiez par des peines le plaifir d'avoir cédé k votre penchant: adieu, éloignez-vous de ce palais; vos malheurs finirónt, mais vous n'êtes pas encore k leur terme ; fur-tout fuyez tout ce quipourra vous attirer, & ne vous livrez qu'a ce qui vous infpirera de la répugnance; allez , ma chère Zeloïde , ne différez pas un moment, Ie tems que vous perdez ajoute de plus grands malheurs a votre deftinée. Ah! que m'annoncez-vous, répondit la princeffe ? pourquoi faut-il vous quitter ? pourquoi m'éloigner du prince ? car je nepuis vous cacher qu'il m'eft infiniment cher. Hélas! quelques malheurs plus grands que ceux que j'éorouve me reftent-ils k craindre ? eft-ii un fort pllis aifreux que de fe féparer de ce qu'on aime ? C'eft vous-même, princeffe , répondit la fée, qui vous rendezplusmalheureufe; devez-voüs X iij  3^5 C O N T E s vous faire une image fi effrayante du peu de tems oü il faut que vous foyez féparée de votre amant. C'eft pour prévenir une féparation éternelle que je vous confeille de vous éloigner pour quelque tems: n'eft-ce pas un fort grand bonheur d'éviter par un peu d'abfence d'être a jamais privée de la vue d'un objet qui vous eft cher ? Ah! généreufe fée , s'écria la princeffe, je ne connois point a préfent cette différence ; je fens feulement que je vais quitter tout ce que j'aime. Le prince alla fe jetter aux genoux de la fée, qu'il embraffa cent fois: il ne put lui parler que par fes larmes , car il étoit fi faifi qu'il avoit perdu 1'ufage de la voix. Vos regrets, lui dit la fée , ne peuvent point changer le fort de la princefle : non les mortels ne fatisfont point les uns pour les autres aux décrets du fort, Alors elle embrafla la princeffe dont les yeux étoient baignés de larmes , & qui partit a 1'inf» tant, ofant a peine accorder un regard a fon cher Amanzarifdine qui étoit livré au plus cruel défefpoir : La princeffe toute éplorée s'éloigna infenfiblement du palais de la fée proteótrice ; elle marcha long-tems fans tenir de route , Sc fana s'appercevoh des lieux par cü ellepaflbit, Péja  I N D I E N S, 317 le jour commengoit a s'affoiblir, lorfqu'elle appergut auprès d'elle un fpecfacle qui la fit palir: c'étoit un génie d'une grandeur énorme qui attaquoit un jeune homme que la princeffe reconnut être fon amant, fon bras armé d'un fer tranchant alloit lui öter la vie. La princeffe fans réfléchir courut au génie pour l'arrêter, mais quand elle en fut tout-è-fait proche , ces deux objets furent changés en une vapeur légère qui fe diffipa k 1'inftant, & elle entendit la voix de la fée qui prononga ces mots : Combats toujours les de^ins trop barbares t Contrains tous tes dejirs, Eny ccdant, hèlas ! tu te prépares De nouveaux déplaijirs. Généreufe fée , s'écria la princeffe ,poitvois* je fuivre ce confeil dans la fituation ou je viens de me trouver ? Peut-on voir ce qu'on aime dans un danger évident fans chercher k le fecourir ? quoique ce que j'ai vu ne foit que 1'ombre de mon cher Amanzarifdine, hélas! n'en eft-ce pas trop encore pour m'allarmer: alors elle répandit un torrent de larmes capables d'attendrir le coeur le plus infenfible. Le jour cédoit tout-k-fait k la nuit, lorfqu'elle appergut auprès d'elle deux tours; 1'une X iv  C O N T E S étoit bien éclairée, & fembloit avoir été conftruite par les graces, 1'autre étoit d'un dehors lugubre ; une pa'e lumière 1'éclairoit a peine; elle ne put la regarder fans horreur , elle la choifit cependant pour y attendre le jour, & y étant entrée elle la rrouva un peu moins trifte qu'elle n'avoit paru. Elles'affit, & s'abandonna enfin au fommeil. Elle n'en jouit pas long-tems, fes yeux furent ouverts avant le lever de 1'aurore , & dès qu'elle Fappercut elle fortit pour errer a 1'aventure. A peine eut - elle marché quelque tems, qu'elle appergut au bout d'une avenue qu'elle avoit fuivie , un palais dont les murs d'une compofition tranfparente lui laiffoient voir tout ce qui fe paffoit dans 1'intérieur. Elle appergut un autel fuperbement décoré , auprès duquel étoit le genie qui préfide fur les cceurs; il lui fembla que ce puifTant génie lui faifoit figne d'approcher , en lui montrant d'une main Ie roi fon père &c le prince fon amant, & de 1'autre une couronne. La princeffe trop prompte a fe perfuader ce qu'elle fouhaitoit avec paffion, crutdabord que ce génie lui annongoit la fin de fes malheurs , elle courut ou plutot. elle vola versl 'autel ; mais a 1'infiant qu'elle totichoit ck fon père & fon amant, tout eet édiüce;    I N 0 I E N Si 329 s'évartouit , & elle fe trouva dans un vafte défert; alors cette même voix qu'elle avoit déja entendüe, lui rappella encore ces mots: Combats toujours les dejïlns trop barbares , Contrains tous tes dejirs En y cidant, helas ! tu te prépares De nouveaux déplaijirs. La princefTe avoit dé}a reconnufa faute, Sc" ne put 1'expier que par de nouvelles larmes; & s'étant affife a 1'ombre de quelques arbres, elle s'endormit. A fon reveil, elle trouva affis a cöté d'elle deux génies, 1'un avoit toutes les graces dèla jèuhefle',- 1'autré étoit décrepit, il avoit quelque chofe de dégoutant dans toute fa perfonne; ce fut lui qui paria le premier. Fille, dit il, nous avóns réfolu , mon frère & moi, de t'honorer de hótre tendreffe , &c nous difputions, dans le moment que tu t'es reveillée, auquel de nous deux tu refterois en parfage; nous voulons bien nous en remettre a ta décifion : tu ne faurois nous échapper, ainfi il ne te refle plus que la liberté du choix. La princefTe furprife infiniment de ce qu'elle venoit d'entendre , refta long - tems les yeux baiffés fans lui répondre.: Détermine - toi donc pour 1'un de nous, ajouta le vieux génie, ou bien  33° C O N T E s tu nous appartiendhas k tous deux; jette un regard fur celui que tu veux choifir. La princeffe voulut fe lever Sc fuir, mais elle fut retenue par les deux génies, & voyant bien qu'elle ne pouvoit s'en débarraffer , elle crut s'expofer moins en fe livrant aux vieillard; elle le regarda un moment, alors le jeune génie difparut, Sc elle fe trouva tête k tête avec 1'autre. C'eft donc moi que tu préfères, fille, dit-il; dès ce moment je t'accorde mon eftime ; il faut que je profite du penchant que tu te trouvespour moi; alors il prit les deux ntains de la princeffe dans 1'une des hennes ; elle fit des cris pergans, & voulut fe défendre. Laiffons la les clameurs , dit-il; depuis que je fuis dans mon troifième fiècle, j'ai eu chaque jour des bonnes fortunes ; tu vas en augmenter le nombre: prépare-toi d'entendre 1'hiftoire de ma vie que je vais te conter; voila tout ce que j'exige de mes maïtreffes, je ne leur demande que de Pattention. Alors il laiffa en liberté la princeffe, qui, fe trouvant quitte k fort bon compte , promit au génie d'être auffi attentive qu'il defiroit. Le vieillard parut avec un vifage moins auftère , il s'y répandit un air de férénité qui n'avoit plus rien de ces traits dégoütans d'une vieilleffe caduque, & fon ton de voix rauque Sc effrayant étant devenu plus doux,il paria ainfi.  I N D I E N S. 33» H I S T O I R E Du vieux Génie. Je fuis un génie de 1'Afie affez connu par la penchant que j'ai toujours eu d'être fecourable aux mortels. Quoique mon art, qui m'élève au-deffus de beaucoup d'autres génies de la terre, femble devoir me donner autant de pouvoir fur moi-même, que j'ai de fupériorité fur eux; cependant j'ai por té toute ma vie le coeur le plus tendre & le plus fufceptible de ces impreffions que fait naitre une femme aimable; mais une délicateffe malheureufe a long - tems été attachée a cette fenfibilité. Ce n'étoit pas affez pour moi de plaire a une beauté dont j'étois charmé, je voulois qu'elle n'ufat jamais avec moi ni d'une diffimulation ni d'un déguifement, même les plus légers. C'étoit-la toute la vertu que j'en exigeois, au point que je lui surois pardonné une infidélité, (i elle en fut conventie. Mon enfance fut remplie par les exercices crdinaires, dont s'occupent les jeunes génies; c'eft-a-dire,quelquefois a remplir 1'air de tourbillons , de tonnerres &C de fifrlemens, a faire palir la lune & les étoiles , a tirer des montagnes du fein de la terre, k forcer les fleuves de remonter vers leur fource, a compofer des phil-  33* G O N T E s tres pour faire naitre la tendreflê & d'autres fe^ crets pourcaufer 1'antipathie, a rajeunir des perfonnes accablée;? (bus le poids de la vieillefie, a batir en un inftant des palais & des villes même toutes entières, a en détruire d'autres en auffi peu de tems. Ce furentla les occupations des premiers jours de ma vie. Dès qu'une fois je parvins a eet age oü les paflions commencent amouvoir notre cceur, [je ne m'occupai plus qu'a cher cher une maïtrefle aimable ; mais je voulois, cornme je 1'ai déja dit,;qu'elle eüt fur toute autre qualité, celle d'être fincère. Pour parvenir a la trouver, je réfolus de parcourir toutes les parties du monde, de choifir dans chaque pays une des plus belles femmes , & de les tranfporter toutes dans mon palais en Afie, pour choifir encore entr'elles. Avec le fecours de mon art, j'eus bientót fait le tour de la terre; je ne féjournois dans les différens climats , qu'autant qu'il falloit pour connoitre tout ce qu'il y avoit de femmes dont la beauté étoit en réputation. Je commencai mon voyage par les iiles de la Grece; il y avoit dans celle de Chio une fille de 1'age de quinze ans, plus belle que les graces; ce fut ma première proie. J'en enlevai une feconde fur les bords du Tibre ; de la je traverfai la Germanie, &près des rives du Danube j'en choifis une  I N D I E N S. 333 troifième. Je parcourus eniuite toutes les Gaules , & dans une ville que baigne Ia Seine, je trouvai une jeune perfonne que je dérobai encore; j'en allai choifir une autre dans les climats oü coule la Tamife; de-la je me rendis dans cette quatrième partie du monde qui n'étoit encore connue que par les génies, oü j'enlevai une fille parfaitement belle. Je tranfportai ces fix perfonnes chacune dans un palais que j'avois conftruit moi-même auprès du mien. Elles y trouvèrent tout ce qui pouvoit charmer le goüt & la vanité. Je par. tageois ma journée également entr'elles; & cornme pendant le féjour que j'avois fait dans les paysoü je les avois enlevées, j'avois affez pénétré leurs différens caraftères , je nem'offris jamais a elles, que fous les traits que je crus les plus convenables pour leur plaire. J'avois remarqué que la paffion dominante de la belle Germaine étoit 1'ambition & 1'envie de plaire ; elle trouva le palais que je lui avois deftiné,habité par un nombre de femmes parfaitement belles, qui lui dirent que c'étoit le ferail du calife de Babilone; que ce prince étoit d'une figurefort aimable, & d'un commerce galant & poli , que fon coeur étoit affez conftant; & que, lorfqu'il avoit pris du goüt pour 1'une d'elles, elle pouvoit fe flatter d'être  334 C O N T E 5 long-tems la,favorite,pourvu qu'elle fut de bonne foi avec lui, même fur les chofes les plus indifférentes. Le calife, ajoutèrent-elles, ne nous retient ici que volontairement; celles pour qui le defir de lui plaire n'eft pas fuffifant pour les y fixer, dès qu'elles lui marquent le moindre dégout, font tranfportées a 1'inftant dans tel féjour qu'elles fouhaitent. Voici bientót 1'heure oü ce prince vient fe promener ici; en attendant qu'il arrivé , venez parcouiir ce vafle & fuperbe palais ; outre fa ftructure magnifique, ce qu'il a de plus rare & de plus flatteur, eft que tous les plaifirs & les amufemens vous feront offerts dès que vous les défirerez un inftant. La Germaine ayant fuivi fes compagnes, revint dans 1'appartement oü 1'on avoit dit que le calife devoit bientót fe rendre; c'étoit moi qui m'offris è fa vue fous les traits d'un homme qui a toutes les graces de la jeuneffe. J'étois paré des plus fuperbes habits, & environné d'une cour pompeufe. On vous a fans doute appris , lui dis-je , madame, que c'eft ici le féjour de la liberté; vous n'y refterez qu'autant qu'il pourra vous^paroitre aimable : je voudrois qu'il püt dépendre de mes attentions &c de mes fentimens, de vous le faire habiter toute votre vie. La Germaine me répondit avec beaucoup  Indien s. 3*5 d'efprit & de modeftie, & depuis ce jour, elle parut ne s'appliquer qu'aux choles qui pouvoient m'attacher a elle; mais infenfe que j'étois. Je ne fus pas affez fatisfait de ces apparences flatteufes, je voulus connoïtre fi quelqu'autre objet ne lui étoit point plus cher que moi, & fi fon coeur n'étoit point capable de déguifement; j'avois pour 1'éprouver un moyen für que je mis en ufage. Un jour que j'étois auprès d'elle; il eft un endroit de votre palais, lui dis-je , dont vous ne connoiffez pas encore le prix , & qui eft digne de curiofité; c'eft cette extrcmité de votre galerie, qui eft en forme de döme, on 1'appelle le féjour des fouhaits ; vous pouvez y aller quand il vous plaira, & y former tel fouhait que vous voudrez; vous verrez naitre tout-è-coup des objets qui vous affureront du fuccès de la chofe fouhaitée ; tout le myftère confifte k vous approcher d'une urne qui eft foutenue par une colonne, vous pencherez votre bouche vers cette urne, & vous prononcereza voix baffe, fi vous voulez, le fouhait que vous aurez formé. A peine Peus-je quittée,qu'elle courut avec précipitation vers 1'endroit que je lui avois enfeigné; elle s'approcha de Purne, &C s'étant penchée, elle prononca ces mots: Je fouhaiu que  336 C ó n t ê s h tems qui efface la beauté des autres dames J donne toujours un nouvel éclat d la mienne. A peine eut-elle achevé, qu'elle vit une dame dont tous les traits étoient femblables aux fiens, a mefure qu'elle fixoit fes regards fur elle, elle appercevoit quelques graces nouvelles qui venoient 1'embellir: tous ces objets difparurent, &c elle s'en retourna dans fon appartement fort fatisfaite de ce qu'elle venoit de voir. Je la joignis un inftant après; une joie extréme étoit répandue fur toute fa perfonne. Puis-je vous demander, lui dis-je , fi vous êtes contente du féjour des fouhaits; apprenez-moi, je vous prie, quel eft celui qui vous y a attirée; j'y confens , répondit-elle , le fouhait que j'ai fait m'éft trop cher pour ne pas vous en faire part. J'ai fouhaité de conferver toujours le feul avantage que j'ai fur toutes les dames qui compofent votre cour , c'eft de vous aimer plus tendrement que vous n'êtes aimé d'elles. Ah! madame, répliquai-je, que je reffens bien le prix de fentimens fi délicats & fi favorables. Vous apprendrez bientót comment je veux les reconnoitre. Je la quittai pour me rendre chez la jeune Grecque. J'avois remarqué pendant le féjour que j'avois fait auprès d'elle dans 1'ifle de Chio , que , quoiqu'elle fut aimée de tout ce qu'il y avoit  avoït d^hommes aimables dans cette ifle, elle n'étoit fenfible pour aucun d'eux; je m'offris a elle fous la %ure d un jeune Grec qui Patimoit éperdüment. C'eft pour vous débarrafler, lui dis-je ; de la foule importune d'amans qui vous environnoit lans cefle, que je vous ai conduit dans ce féjour - ci avec le fecours d'un génie qui me protégé ; ce palais vous offrira tout ce qui peut vous flatter., Sc nous pourrons fans tröuble Sc fans inquiétude nous Voir & nous aimer, fi votre cceur daigne y Confentir. II parut qu'elle devenoit fenfiblê, &C que cetfé froideur qüe je lui avois connue avoit fait place a une tendrefle extréme. Enfin, je la conduifis dans le féjour des fouhaits ( car dans chaque palais des dames que j'avois. enlevées, j'avois conftruit une urne dans la même diipofition y Sc qui avoit la vértu que je viens de dépeindre ) après lui en avoir enfeigrté: IWage , je m'éloignai d'elle; alors elle s'approcha de Furne , & dit : Je fouhaite devenir aufli fenfible aux foins d'un amant , que j'en toienï des ailes; chacun d'eux s'empreflbit autour d'elle i ils etoient.fi attentifs a fes regards^  34* C O NT E 5 qu'elle pouvoit a fon gré les fixer,' ou les fairé difparoïtre. Je me rendis auprès d'elle,& 1'ayant preffée de me faire confidence de fes fouhaits, pe concevant pas, me répondit - elle , qu'il y ait une fituation plus heureufe que celle oü je fuis , j'ai fouhaité d'y refter toute ma vie. iVotre fort ne dépendra que de vous-même , répondis - je, & vous en ferez bientót eer-taine. Je me dérobai d'auprès d'elle, pour me rendre dans le palais de Clarice que j'avois enlevée fur le rivage de la Seine : j'avois également partagé mes foins & mes empreffemens pour elle, &C il y avoit déja plufieurs jours qu'elle étoit inftruite des myftères de 1'urne ; elle 1'avoit confultée plus d'une fois; & j'avois entendu les fouhaits qu'elle avoit faits, cornme celui des cinq autres dames; car cette urne étoit appuyée fur une colonne concave qui abouthToit a un timbre fi artiftement compofé, qu'il renvoyoit les paroles prononcées dans 1'urne, avec plus d'éclat & de netteté dans une grotte oü il étoit pofé , & oh je me rendois pour les entendre. La première fois que Clarice alla y confier fes defirs , elle fouhaita connoïtre la perfonne qu'elle aimeroit, lorfque le goüt qu'elle avoit pour moi feroit ceffé. D'abord elle appergut ua homme tout-a-fait aimable quivintfe jettetafes  I N D I E N Si 345f genoux, & laremercier de ce qu'elle avoithaté le moment oh il devoit être aimé d'elle. Elle devint fi éprife de ce nouvel amant, que chaque jour dès que je m'éloignois,ellecouroitau féjour des fouhaits, ou elle paiToitavec lui tous lesinftans qu'elle pouvoit me dérober; elle en fortoit encore au moment ph je la preffai de me dire ce qu'elle avoit exigé de 1'urne. II faut agir de bonne foi avec vous, me ditelle , vos procédés pour moi ont été d'un fi galant homme , que ce feroit y répondre mal , de ne vous pas découvrir mon cceur tel qu'il eft. Le jour que vous m'avez enfeigné le fecret de 1'urne des fouhaits, portee par la feule curiofité, & perfuadée qu'on ne peut pas aimer toujours le même objet, j'ai fouhaité connoïtre la perfonne qui vous fuccéderoit dans mon coeur; elle s'oftrit d'abord. J'avouerai ma foibleflê ; ce nouvel amant me parut fi aimable, que je me fuis livrée toute entière au penchant qu'il m'infpiroit; je ne mérite plus vos bontés, ainfi éloignez-moi de vous , & me renvoyez dans le féjour oh vous m'avez enlevée ,&pour derniere marqué de votre tendrefle, livrezmoi mon amant, & me laiflez partir avec lui. Cet aveu qui devoit me donner de 1'éloignement pour Clarice , produifit dans mon cceur un eftet tout contraire, Charmé de trou- Y W  344 -Con't e s' ver en elle cette fincérité que je cherchois avec tant d'ardeur dans une femme ; non , Clarice, lui dis-je, vous ne partirez point; quoique le penchant que vous aviez pour moi foit effacé, vous ne m'en êtes pas moins chere; votre bonne foi vous tient lieu dans mon cceur de toute cette tendrefle que vous m'avez ötée ; non, je ne puis me réfoudre a vous éioigner; je vous aimerai avec tant de foin de vous plaire, que je faurai vaincre ce nouvel amour qui vous entraïne; d'ailleurs , fi vous y confentez, je faurai, par la force de mon art, trouver des, fecre;s qui vous do.nnero.nt de 1'antipatie pour. eet objet qui vous eft fi cher ; mais non, ce fecours ne me fatisferoit pas, je ne veux devoir. votre cceur a d autre charme qu'a celui de 1'a.mour. Enfin , a force de la prefier j'obtins d'elle de refter encore quelque tems avec moi:. je lui fis valoir les beautés du féjour qu'elle. babitoit, oh elle étoit prévenue par tout ce qui fait les agrémens de la-vie : je négligeai alors. toutes les dames que j'avois enlevées pour ne m'occuper que d'elle ; mais , hélas, mes fpins u'eurent qu'un fort bien trifte ! cette fincérité , par laquelle Clarice m'avoit charmé , me ftt reifentir les plus. cruels fupplices; elle m'avouoit de bonne foi chaque jour que fon coeur ne fe fentoit plys capable d'aucun retour pour moi ,  ï M D I E N fi. 345 & que fon nouvel amant en feroit toujours le maitre ; eet aveu me jettoit dans un défelpoir extréme: hélas , lui difois-je quelquefois, per? dez cette fincérité qui m'eft fi funefte! trompez-moi pour me perfuader que vous m'aimez \ il eft aifé d'être féduit fur ce qu'on fouhaite paffionnément; ayez feulement la plus légère apparence de cette tendrefle que je vous de-» mande; eft-ce pour une femme un effort fi grand que de feinure ? non difoit-elle , il ne dépend pas de moi: mon cceur eft trop rempli de ce qu'il aime pour paroïtre occupée d'un autre objet s je fuis forcée a vous paroitre telle que je fuis; pouvez-vous me faire un crime de la feule yertu que vous m'ayez demandée ï Enfin voyant que je ne pouvois rien gagnerfur elle, je pris le parti de 1'éloigner de moi: je la conduifis dans mon palais , oü j'avois raffemblé les cinq autres dames. Je n'avois exigé de vous, leur dis-je alors, que de banqh* avec moi tous les déguifemens, même dansles plus petites chofes, mais il n'y en a eu qu'une qui ait été de bonne foi fur les myftères de lurne ; toutes; les autres ont voulu m'en impofer fur ce qu'elles avoient foubaité. Vous allez connoïtre ce que c'eft que d'offenfer un puiflant génie dont le coeur eft fait cornme le mien. Vous que j'ai en|evée prés du Danube P vous avez fouhaité que  34^ Contej Ie tems qui efface Ia beauté de toutes les autres dames, donne toujours un nouvel éclat a la votre; tenez , voila une bouteille de cette eau fi célébrée par les poëtes , qui remplira 1'envie que vous avez d'être toujours belle. Pour vous, dis-je a la jeune Grecque , vous avez fouhaité de devenir auffi fenfible aux foins «Fun amant que vous y aviez toujours été indifférente , tenez voilé un philtre qui donaera k votre cceur cette fenfibilité qu'il défire ; vos charmes feront le refie , & feront un philtre affez fur pour vous faire aimer. Vous avez fouhaité , dis-je a Ia belle Rofaïïne , de connoïtre tous les dégrés de plaifirs , ck de pouvoir les choifir a votre gré ; allez retournez fur les bords du Tibre d'oii je vous avois emmenée , au lieu de cette vie contraignante que vous y meniez , vous y ferez en pleine liberté, & tous les plaifirs vous feront offerts au gré de vos defirs. Pour vous, dis-je a la jeune perfonne que j'avois enlevée fur les bords de la Tamife, vous avez fouhaité que votre cceur put fe partager autant que vos defirs, vous pouviez exiger de 1'urne quelque chofe de plus difficile; pour avoir un cceur partagé,je crois que vous n'avez qu'a fuivre votre penchant: quoi qu'il en foit, voila un diamant fur lequel il y a des cara&ères  I N O I E N s.' 347 imperceptibles qui auront la verta de donner k votre cceur toutes les impreflions que vous voudrez qu'il recoive. J'adreffai enfuite la parole k la belle Américainc; votre éclucation me fait bien de 1'honneur, lui dis-je, vous avez pafte tout-a-coup de eet aveuglc initinct qui vous conduifoit, au difcernement le plus penetrant & le plus délicat; mais il faut avouer que vous devez plutöt ce progres fubit k votre heureux naturel qu'aux foinsque j'ai pris de vous inftruire : vous avez fouhaité que finffant de votre vie qui vous flatteroit davantage durat autant que vous le voudriez ; tenez voila un anneau myftérieux qui produira ce rare eflètdès que vous 1'aurez mis a 1'un de vos doigts ; mais pour être plus a portee d'en faire ufage, oubliez votre fauvage patrie, allezhabiter cette ville fi renommée que la Seine arrofe. Ce difcours achevé je tournai les yeux fur Clarice; je ne pus la voir fans un trouble extréme : venez lui dis-je , cruelle Clarice , vous avez fouhaité connoïtre la perfonne que vous aimeriez , lorfque le goüt que vous aviez pour moi cefleroit; vous l'avez vu eet amant qui m'öte votre cceur , mais pourquoi me flatai-je qu'il vous rend infidèle: vous ne m'avez point gimé j ou du moins votre tendrelfe a duré fi peu  34.8 C O N T E S de tems , qu'a peine ai-je eu celui de fa connoïtre : eh bien votre fouhait eft exaucé; vous poffédez ce qui vous eft cher:partez,retournez dans votre patrïe ,il ne dépendroit que de mon ?rt de rendre votre amant aufli peu conftant pour vous que vous 1'avez été pour moi, mais vos douleurs n'effaceroient point les miennes; au contraire , hélas ï ce feroit les accroïtre que de me fervir d'une vengeance qui vous feroit fouffrir. Ce n'eft pas-la tout ce que je veux faire pour vous, mefdames, ajoutai-je , je vais vous donner a chacune un char qui vous tranfportera oii vous voudrez aller , & je vous prie d'emporter avec vous les pierredes & les bijoux qui font dans vos palais; voila les dernières marqués que je veux vous donner de mon dépit. Je dois ne me plaindre que de moi-même , vous m'avez bien fait connoïtre qu'il ne faut confidérer les dames que telles qu'elles paroiflent Sc non pas telles qu'elles font. Hélas fi j'avois fuivi cette maxime, que mon fort eut été doux! vous aviez pour moi l'extérieur du monde le plus. flatteur. Clarice même qui me coüte tant d'al-. larmes, n'avoit rien qui ne dut mecharmer, jufqu'a 1'inftant oii j'ai voulu approfondir fon. cceur; mais je devoisjouir des fentimens qu'il-. affeftoit, fans chercher a connoïtre ce cceur fi peu fidèie, Adieu mefdames^confervez-moi ime  ï N D 1 E N 5» 34$ tefiime que je crois avoir méritée. Jeleslaiffai partir alors -y tk j'allai me retirer dans un endroit écarté de mon palais, oü après avoir quelque tems éprouvé tout le défefpoir d'un homme qui perd ce qu'il aime , je pris le parti de hater par un breuvage Padouciffement que le tems apporte k toutes les douleurs, & je me retrouvai bientót dans une tranquillité d'autant plus chère pour mon cceur, qu'il venoit d'être agité par les tranfports les plus vifs & les plus mal*heureux. Mais mon cceur fe laffa bientót de ce calmej fidée des peines que Pamour m'avoit coüté s'effagoit chaque jour, & je rappellois avec plaifir les momens flatteurs qu'il m'avoit offerts. Pour me dhtraire de 1'ennui que je trouvois dans ma folitude , je pris le parti de voyager dans töutes les ifles de PAfie qui m'étoient inconnues: je me rendis fur la cóte de Coromandel, oh je trouvai un batiment pret a faire voile ; les perfonnes qui devoient s'y embarquer me parurent d'un commerce agréable. Je partis avec elles, efpérant que leur fociété 8e le changement de féjour éloigneroient cette humeur fombre que j'avois contraöée dans mon palais. Nous eümes quelques jours d'une navigation affez heureufe ; mais notre pilote urt matin ayant appercu des vaiffeaux qui nous  35° CONTES donnoient la chafte, il voulut les éviter; fes efforts furent inutiles , ils étoient meilleurs voiliers que le notre , & nous eurent bientót approchés : on reconnut k leurs pavillons que c'étoient des corfaires qui étoient fortis de 1'iile de Sumatra. II y a, dit notre pilote, k 1'extrémité de cette ifle un royaume que 1'on appelle Achem , qui eft gouverné par des femmes, & comme fous leur climat on ne voit jamais naitre d'hommes, elles équipent des batimens qui vont en courfe fur toutes nos cótes, pour enlever tout autant d'hommes qu'elles en peuvent trouver, & les tenir toute leur vie en efclavage. Toutes les perionnes de notre bord palirent a ce récit, & formèrent la réfolution de défendre leur liberté aux dépens même de leur vie; je fus le feul qui m'oppofai a cette entreprife; je leur confeillai de fe laifler prendre fans défenfe, leur promettant que je faurois bien les tirer de eet efclavage qu'ils craignoient, & que bien loin que le féjour que nous ferions k Achem leur put être fatal, je les en ferois partir quand ils voudroient, chargés de toutes les richefles de ce royaume. Mais voyant que mes promefles leur faifoient peu d'imprelïïon, je voulus les convaincre de mon pouvoir par quelque événement extraordinaire : je touchai notre yaifleau avec une baguette que je tenois, auffi-  Indien! 351 tot il s'enrr'ouvrit, 1'eau y entra a grands flots , & ils fe crurent trop heureux de trouver un afyle dans les batimens des corfaires d'Achem. Ces femmes charmées du butin qu'elles venoient de faire , regagnèrent bientót leur port, & nous conduifirent dans leur ville capitale, oü elles nous laifsèrent la liberté d'agir & de nous promener fans nous impofer aucune loi. Nous pafsames plufieurs jours dans cette fituation. Les perfonnes qui avoient été prifes avec moi ne me quittoient pas : j'eus foin de leur fournir amplement tous les befoins de la vie, & ils commencoient a beaucoup efpérer des promefles que je leur avois faites; lorfqu'un jour que nous étions raffemblés dans une grande place de la ville, nous fümes tout-a-coup environnés par un nombre confidérable de ces femmes qui nous dirent de les fuivre ; je ne voulus point qu'on leur fit de réfiftance, & je fus le premier qui tendis les mains aux chaines dont on nous chargea. Nous fümes conduits dans un vafte palais, oü nous trouvames un cercle de femmes aflifes fur des eftrades, qui affe&oient une contenance férieufe & auftère; elles étoient toutes parfaitement belles. Une d'elles m'adreffa la parole cornme au chef de Ia troupe, &c me dit: c'eft ici le fénat qui juge les criminels , préparez-Yous aux peines qui: vous font dües,  i|i CöRTÉf Quel eft notre crime , hu dis-je ? Nous në «ous cónnoiflbns point coupables t & fi nous le fommes devenus fans le favoir, ce fera ün adouciflement k 1'arrêt que vous allez rendre contre nous, de le voir prononcer par les plus belles bouches du monde. Cette facon de vous défendre, me répondit-elle, eft une forte dë réparation de 1'ofïènfe que vous nous avez faite* mais elle n'eft pas fuffifante : vous avez dü favoir qu'ici tous les hommes font efclaves, & que lorfqu'ils font feulement huit jours dans cé royaume, il faut que d'eux-mêmes ils fe choififfent le joug qu'ils veuïent fubir; depuis que vous êtes ici, vous avez dü être informés de cette loifouveraine; & puifque vous n'y avez pas fatisfait, vous allez recevoir par néceflité les fers que vous vous feriez donnés par choix. Alors elles tinrent confeil entr'elles, & nous marquèrent les difFérentes perfonnes k qui nous devions appartenir J pour moi, graces k 1'extérieur avantageux dont je m'étois paré , je fus confifqué au profit de la reine. Je leur demandai pour unique grace, avant que nous fuflions conduits aux lieux ou 1'on tient les efclaves, de me laiffer parler en particulier a mes compagnons ; elles me le permirent. Je les embraflai tous, & leur dis que je ne leur refuferois jamais mon fecours: que fouvent je me rendrois auprès d'eux,  I N D I È N S.' 355 d eux, & qu'ils devoient tout attendre de mon pouvoir. Ce difcours leur fit confidérer fans effroi 1'efclavage dans lequel i!s venoient de tomber ; & après m'avoir témoigné leurreconnoiflance, nous nous féparames pour nous rendre a notre deftination. Je fus mené au palais oiiles captifs de la reine étoient retenus : je mourois d'impatience de voir cette princeffe: elle avoit autant d'efclaves qu'il y a d'heures dans 1'année .: ils étoient habillés galamment, &on les infiruifoit a former des jeux & des danfes pour 1'amufer. II ne fe pafioit point de jour qu'elle ne vint les vifiter; ils avoient chacun une petite habitation féparée ou ils trouvoient toutes les commodités de Ia Vie ; & lorfque la reine les venoit voir, on les difperfoit dans de grandes galeries , oh chacun a 1'envi cherchoit les différens moyens de lui plaire. Les uns, quand elle pafioit, baifoient leurs chaines ; les autres les portoient fur leurs têtes en forme d'une couronne ; celui-ci, dans une chanfon, k 1'imitation des Grecs, élevoit fo* efclavage au-deffus du fceptre de tous les rois du monde. Celui-la revêtu des atrributs du génie qui préfide fur les cceurs , offroit aux pieds de la reine ces traits & ces feux qui font naitre la tendrefle. On voyoit d'un cöté une Tome XXXII. z  354 CoNTfc* troupe de ces captifs qui, par des fons , des geftes & des danfes, déploroient les momens oü ils étoient privés de la préfence. On en voyoit d'autres qui peignoient de la même facon la félicité de ceux d'entr'eux qui devenoient 1'objet des bontés de la reine ; car elle venoit s'amufer chaque jour de leurs jeux , qui étoient toujours nouveaux, & chaque jour fon choix fe déterminoit pour un de fes efclaves. Elle lui préfentoit fa main a baifer : alors on le délivroit de fes chaines , on 1'ornoit de guirlandes de fleurs, on le couronnoit de mirthe, &il donnoit la main a la reine , & la conduifoit dans un temple oü 1'on révéroit la déité qui préfide aux amufemens. C'eft ainfi que les femmes de cette ifle avoient nommé Vénus, reconnue dans tout le refte du monde pour la fée des plaifirs ; & le facrifice achevé , 1'efclave préféré rentroit dans fes chaines, & n'étoit pas traité avec plus de diftincfion que les autres. A peine fus-je revêtu de 1'habit des efclaves; que je fus conduit dans les galeries oh la reine étoit attendue. Je vis naitre 1'émulation entre tous mes compagnons pour chercherles moyens de plaire a. cette princeffe: je crus que pour y parvenïr moi-même je devois prendre une route oppofée; & que mes hommages confondus avec les leurs, me laifleroient moins diftinguer  f n ö i ê N s; ju , qu'en affecïant du dépir d'être dans fes chaines. J'avois pris foin d'emprunter a ces trois pmfTantes fées ■, que 1'on nomme les Graces 1 tout ce qu'ellës offrent de plus vif & dé plus fédu&eur a 1'amour même. Lorfque la reine parut je vis les foins tk les emprcffemens redoub!er. Qu'elle étoit digne de ces tranfports ! Jamais la nature ne forma rieri de fi beau: il régnoit dans fes traits & dans fes aftions quelque ehofe de touchant qui entrainoit les ames vers elle. Moi feul au milieu de cette troupe attentive , je m'offris a fes regards avec un air indifférent; je paroiffois honteux de mes fers, & 1'on voyoit la trifteffe régner fur mon vifage. La reine parut furprife de la contenance de fon nouvel efclave qu'on lui rr.ontra d'abord;elleloua lesagrémens de ma perfonne, &fe plaignit du chagrin dans lequel jepafoihois plongé. Pourquoi ces marqués de douleur, me dit» elle , le fort que tu partages'avec tant d'autres hommes charmés de leur fervitude , doit-ilte coüter des larmes ? Madame , lui répondis-je , fi 1'efclavage pouvoit être un bien, ce feroit auprès de vous qu'il auroit des charmes; il me femble même que je le trouverois ainnble fi j'avois choifi moi-même les fers qu'on m'impofe par nécefhté : j'ignorois que par les loix dg Zij  35<5 C O N T E s votre empire, dès que 1'on y a féjourné quelque tems, on doit aller au-devant de Pefclavage, afin de n'y être point entraïné malgré foi : ainfi, madame, ce n'eft point le crime de mon cceur , c'eft celui de mon ignorance qui m'a fait tomber dans vos fers : ordonnez que ma liberté me foit rendue , 6c j'en ferai un facrifice volontaire k celle de vos dames vers laquelle mon penchant me portera davantage. Ce penchant, répondit la reine, peut-il t'offrir une fituatiön plus belle que la tienne ? que peut-il t'arriver de plus heureux que d'appartenir k celle qui domine dans eet empire ? Mais, ajouta-t-elle avec fierté, tu m'es affez indifférent pour que je t'accorde la grace que tu me demandes. A ces mots elle s'éloigna , 6c ne voulut point voir ce jour-tè les jeux qui régnoient dans le palais des captifs. Elle ne choifit aucuns de fes efclaves, 6c s'en retourna dans fon féjour ordinaire. Je fus charmé de cette prompte retraite , Sc de ce qu'elle n'avoit préféré aucun de fes efclaves: e'eüt été pour moi le coup le plus cruel. Je commencois k me fentir pour elle le goüt le plus tendre. Je me flattai que le foin qu'elle avoit pris de me dire que je lui étois indifférent , étoit une preuve du contraire ; 6c c'étoit fans doute le dépit que j'avois marqué d'être dans fes fers, qui lui avoit donné des difpo-  Indien s. 357 fïtionsavantageufes pour moi: car c'eft fouvent en bleffant la vanité d'une femme qu'on parvient a fe faire aimer d'elle. J'attendois avec impatience le jour oü la reine devoit me rendre la liberté, que je devois reprendre dans le moment. Elle m'envoya chercher le lendemain; elle fe trouva elle-même au fénat : elle étoit aflife fur un tröne fuperbement décoré , & elle étoit parée de tous les ajuftemens qui pouvoient ajouter a fa beauté. Toutes les dames de fa cour étoient également difperfées aux deux cötés du tröne fur des eftrades. La reine fit figne qu'on m'ötat mes fers: te voila libre, dit-elle, confidère toutes ces perfonnes charmantes qui forment ma cour ; prens ces fers qui font au pied de mon tröne , & les porte aux genoux de celle que ton penchant te fera choifir. J'obéis après avoir réfléchi quelque tems, & ramafTant les chaines qu'on venoit de me deftiner, j'allai vers la dame favorite de la reine ; cette princeffe; qui crut que je voulois me rendre fon efclave , laiffa voir un trouble extréme. Je m'approchai tout-a-fait de la favorite ; vous, madame, lui dis-je , a qui la reine n'a jamais rien refufé, daignez vous joindre a mon zèle ; peut-être ne fuis-je plus digne de rentrer dans fes fers après avoir voulu les Z iij  358 C O N T E s rompre ; mais je se regrettois ma liberté que paree que je n'avois pu lui en faire un facrifice volontaire ; engagez cette charmante princeffe è. recevoir le nouvel hommage que mon cceur veut lui rendre. Alors la dame favorite fe leva & me'conduifit au pled du tröne ou je me proffernai. La reine qui jufques-la n'avoit pu cacher Pinquiétude dont elle étoit agitée , parut avec des mouvemens de joie qui fe peignirent fur fon vifage ; elle me rriit eiie-même dans les fers que je lui préfentois ; j'ofai baifer cent fois la main chérie qui me rendoit efclave, & je crus voir dans fes yeux un tronble quifembloit approuver mes tranfports. La reine fit figne qu'on me remenat au palais des captifs : je m'y rendis avec précipitation , flatté de 1'efpoir qu'au moment qu'elle y viendroit je ferois Fefclave préféré. Cette princeffe y arriva prefque auffi-töt que moi. Dès qu'elle er tra dans la galerie oh j'étois, je me fentis naitre ce trouble fi tendre que la prefenee de 1'objet aimé infpire ; & tandis que les autres efclaves fe livroient a leurs jeux ordinaires , j'avois les yeux fixés fur elle , & je na pms m*occuper qifè la regarder. Loriqu'èlk ft . proche de Pendroitch j'étois,' elle fit figne a un ('e fes efclaves de s'approher \ elle lui tecd.il la main: je crus que e'étoifc  I N D I E N 5; 3?9 lui dont elle alloit faire choix , je fus frappé de la plus vive douleur: je fis un grand cri qui remplit tout le palais. La reine ne fit pas femblant de 1'entendre , Sc 1'efclave s'étant approché d'elle elle lui donna fon fceptre: portez-le a mon nouvel efclave , dit-elle , & qu'il vienne me le remettre : je le recus d'une main tremblante; Sc courant me profterner aux genoux de la reine, je les tins longtems embraffés: elle me préfenta fa main; je la baifai avec tout 1'empreffement d'un homme parfaitement amoureux ; il fallut m'en arracher pour aller me revêtir des ornemens dont je devois être paré pour conduire la reine au temple des amufemens. Elle me ceignit elle-même les guirlandes de fleurs , Sc me pofa la couronne de mirthe fur la tête : je lui donnai la main pour aller vers Ie temple ; mais cornme nous étions prêts d'y entrer, les portes fe fermèrent avec violence , & nous entendïmes une voix formidable qui prononca ces mots : De ce feu , qui des cceurs fait les cheres délices , On connoit mal leprix dans cette cour, QiCici Ven nofi plus offrir deficrifices , Si ton n'eji conduit par tamour. Quoi, dit la reine , 1'amour , ce dangereux génie, veiü-il donner des loix dans mon empire ? Z tv  3^0 CONTES On dit que tous les peuples du monde lui lont afliijettis, mais nous ne regardons ici fes droits & fes plaifirs que cornme des amufemens : c'eft le nom que nous avons donné au temple oü nous allons rendre a fa mère des hommages oü notre cceur n'a point de part; nous fommes accoutumées a le conferver dans une indépendance querien n'altère : mais quels font, ajoutat-elle , les mouvemens que 1'amour exige de nous ? Ah , que vous me les avez bien fait connoïtre, lui dis-je , & que je fuis a plaindre, fi vous les ignorez vous-même ! Cette douleur que j'ai refTentie quand j'ai cru tantöt que vous alliez choifir un autre efclave que moi: la joie qui y afuccédé quand votre mains'eft offerte k ma bouche Quoi, dit la reine en m'inter- rompant, font-ce la les marqués du pouvoir que 1'amour a fur nous ? Hélas, il n'a plus lieu d'accufer mon cceur! ces inquiétudes , cette joie que vous venez de me peindre , & que je ne connohTois pas encore, ne m'ont que trop occupée depuis 1'infiant que je vous ai vu , je vous ai fouhaité ces mêmes mouvemens qui m'entraïnoient malgré moi; je reffens un plaifir extréme a connoïtre que vous les partagez : allons, 1'entrée du temple nous doit être permife, & ce génie qui a feu fi bien s'infinuer dans mon cceur, n'exigeoit plus apparemment  I N D I E N Si 3ÖÏ que 1'aveu de ma bouche: alors les portes du temple s'ouvrirent; nous y entrames la reine & moi; & profternés au pied des autels, nous bénimes cent fois le génie dont nous reffentions la puilTance. La reine ordonna que toutes les dames de fa cour vinffent au temple pour y abjurer cette indépendance de cceur qu'elles avoient trop long-tems chérie. Elles s'y renr dirent bientót; la chacune fit éclater fon zèle, & ofrrit mille vceux au génie pour fe le rendre propice ; & 1'on chanta trois fois k fa louange cette hymne que j'avois compofée. Souverain des mortels, redoutable génie, Toi qui fur l'univers a des droits fipuiffans , Tuformes dans nos cceurs une douce harmonie, Regois celle de nos accens. Que toujours dans ton temple un légitime encens, Te foit de nos refpecls une image conjlante ; A chaque infant du jour fais couler dans nos fens Ce feu ji beau qui les enchante. Que toujours de tes loix notre ame dépendante, Te fajfe d'elle-même un hommage ingénu, Vmge-toi fur nos cceurs par ton ardeur charmante f Du tems qu'ils net ont pas connu.  3^z C O N T E S De tes drolts fouverains un cceur bien prévenu , Ne connoit point d'effort qui jamais l'intimide , Par C horreur despèrils il n'eftpoint retenu Des que ta lumiere le guide. Lorfque Vobfcure nuk fur la terre pref de , Ce trop fidele amant (i) , par tes feux enflamme Mêprife le danger,fendlaplaine liquide Pour voir les yeux qui tont charme. Dija ce jeune époux (2) ,froid,pdle, inaniml, Voyoit les trifies bords du ténébreux empire ; Pour épargner les jours de eet oh jet aimé, Son époufe fidele expire. En vain ce jeune (3) cceut; que lafageffc infpire, Vwdroit fe dérober a tes emportemens . A couvert fous tégide, il te cède, ilfoupire, Et brüle pour des yeux charmans. Abfente d'un époux pendant plus de dix ans^ Effet prodigieux de tapuiffance extréme l Une époufe (4) fidele immole fes amans A eet heureux époux qu'elle aime. Qiielpouvoir eft égal a ton pouvoir fuprême , O fouverain génie ! ame de l'univers ! Malheureux un mortel qui , maitre defoi-même t Peut fe dérober d tes fers. (1) Léandre. (2) Admette. (3) Télémacjue. (4) Fénclope.  I N D I E NS. Ces cérémonies achevées nous fortimes du temple en cortège. Je conduifis la reine au palais des captifs. A peir.e y fus-je entré que les femmes a qui la garde des efclaves étoit commife voulurent me remettre mes fers : non, dit la reine, ces marqués d'une honteufe fervitude ne font pas faites pour un mortel que j'aime: je ne veux 1'affujettir que par le cceur. Elle ordonna auffi a toutes les dames de fa cour de choifir parmi leurs efclaves celui que leur cceur prcféreroit, & de lui öter fes chaines : & lorfque les dames eurent fait leur choix, elle voulut que ces efclaves favoris ne demeuraffent plus au palais des captifs , & qu'ils ne quittaffent leurs dames qu'autant que les loix du génie qui préfide furies coeurspermettent qu'on s'éloigne de ce qu'on aime. Quel changement fubit clans ce royaume ! les dames qui avoient toujours traité avec mépris leurs captifs , menoient 1'efclave favori en triomphe ; & pour fe conformer k la conduite de leur reine , on vit naitre en elles une émulation dansles fentimens. Ce n'étoit que jeux, que fëtes galantes; chacune fe faifoit une gloire de rendre parfaitement heureux celui qu'elle ai~ rnoit. La reine détermina deux jours de chaque femaine,oü dès que la nuit commenceroit a paroitre, les dames Pune après 1'autre afTemble-  364 G O N T E S roient leurs amies & formerolent une fête oü chacune auroit fon efclave favori. La reine la première fuivjt cette loi qu'elle avoit établie; elle ralTembla les dames de fa cour, qui emmenèrent chacune leur efclave ; 1'on palfa dans un pavdlon bien illuminé. II étoit d'une figure ocfogone & formé par un nombre infini d'aventurines artiftement jomtes Pune k Pautre. On voyoit au plafond une quantité d'efcarboucles difperfées cornme le font les étoiles dans le ciel, qui rendoient une lumière différente de celle du jour , mais cependant très-éclatante. II parut fur unthéatre fort bien difpofé une dame d'une taille avantageufe ; fa robe étoit toute parfemée de diamans en forme d'étoiles ; un voile qui formoit fa coëffure tomboit jufqu'en bas, & laiffoit cependant voir fon vifage. Cette dame repréfentoit la Nuit: il parut k cöté d'elle un jeune homme dont la chevelure étoit cachée par un des pans de fa robe, il repréfentoit Apollon: la Nuit lui adreffa ces paroles , qu'elle chanta en les accompagnant d'une fymphonie agréable. La Nuit. Dieu puijjant dont tous les mortels ReJJentent le pouvoir fuprême, Connoijfei mon empire & juge^par vous-même , S\ls doivent cornme d vous m'ériger des autels.  I n d i e n s 365 Quand fur la terre je pref de ~, On volt régner les jeux, les fpeclacles, Vamour, Des plus charmansplaifirs le myfiere efi le guide, Et bien fouvent le grand jour Les trahit, ou les intimide. A p o l l o n. Lorfque je vais chercher le calme fous les eaux, Je croyois que la Nuit par fes dons favorables , Naccordoit aux mortels quun paifible repos , Mais puifqu'elle offre encor des momens agréables Je veux être têmoin de ces plaifirs nouveaux. La Nuit. Je ne veux plus vous faire attendre, Amans qui pour goüter les infians précieux, De vous voir ou de vous entendre Nafpirei quau moment ou j'obfeuTcis les deux , Je ne veux plus vous faire attendre. Le théatre repréfenta alors une campagne agréable : on voyoit dans Penfoncement un chateau flanqué de plufieurs tours extrêmement élevées,Sc environné d'un vaftefoffé. Apollon & la Nuit fe retirèrent au coin du théatre, & il parut un atteur qui chanta les parol es fuiyantes.  3*6 C O N T E S Ërrant dans cette vajle plaine , Sur la cime de cette tour Jufquoü la voix s'élève d peine , fappergois Cloris chaque jour. Vamour , le ttndre amour, malgré cette diftance A bien fu rapprocher nos cceurs , Mais , hélas ! combien de malheurs , Ont troublé notre intelligence ! De fes cruels parens Vinjufte prévoyancé , Móte un heureux acces dans ce fatalféjour. Mais par ces mots tracés , Cloris afu m'apprendfi Que dès que l'ombre obfcure aura ckafélejour, Dans ce bois folitaire 'elle efpère fe rendre. Paye-toifur mon cceur de ce que je te dois. Amour, ah que mon bonheur eft extréme ! Je vais pour la première fois Voir le charmant objet que j'aime : Mais, Dieux ! le fort fatal va-t-il trahirmes vceux ? Bientót Ü éclat du jourfur nous va fe répandre, Hélas ! C infant qui doit nous rendre heureux Se fait toujours trop attendre. Mais fappergois Cloris, ah volons furfes pas. Cloris. Trop cher objet que je ne connois pas, Eft-ce vous que je vois paroitre ? O ui, mon cceur Jait vous reconnoitre , Par fon trouble charmant, parfes tranfports fecrets.  I n d i e n 5. 367 L' a m a n t. La difiance qui nous fépart Ne nous a pas permis de dijlingue'r nos traits ; Et eet infiant qu amour des longtems nous prépare Ejl la première fois que je vois vos attraits. Depuis que dans vos fers un tendre amour triengage, Mon coeur vous croyoit en parcage Des traits qui de Vénus bltjfoient les yeux jaloux. Mais en voyant ces traits fi charmans & fi doux y Je connois qu'il na pit fe former une image Qui fut aujfi belle que vous. Cloris. Depuis quen cette vafie plaine Ou mes regards vous atteignoient d peine ^ L'amour vous a foumis mon cceur; 11 sefi livréfii bien d fes tendres allarmes , Que tous vos fioins & tous vos charmes Ne peuventpas augmenttr mon ardeur. L' a m a n t. Que vous devei gémir de cette loi févere , Qui vous gene d tous les infians, Trempei, trompe^ les fioins d'une barbare men Qui vous dêrobe d vos beaux ans.  36$ C © N T E S Cloris. Hélas quelle frayeur extréme D'un fi doux entretien vient troubler les appas Je crois voir chaque infant ma mère fur mes pas ; Sans fes foupgons , fans fa rigueur extréme, Peut-être aurois-jepu cacher que je vous aime. L' a m a n t. Porte^ encor plus loin votre reffendment. La Nuit qui s'étoit retirée au coin du théatre dit a Apollon: Qu'un feul de vos rayons fe découvre un moment, Avant que je cède d Faurore, D'autres oh; ets doiv ent fatter nos yeux. Eloignons ces amans. Apollon. Non ; laijfe^-les encore. Ici Ia Nuit découvrit un peu la chevelure d'Apollon qui étoit cachée par un pan de fa robe. Cloris. Quoi, déja la clartê fe rêpand dans les deux l L' a m a n t. Que ne vous fixe^-vous , inftans delicieux Oü 1'on voit F objet qu'on adore. Enfemble,  ï N D I e N Si ^ Enfemblei Amour, c'eft toifeul queftimploré , Tu caufes nos malheurs, tu. dois les réparen Cloris, 'Qael cruel défefpoir I L AMANT. Queltourment me dévoré} Eniemble. Hélas J ilfaut nous féparen La N u i Ti, rAmans, c'en eft afa ; & vous aimMes f KaJJemble^-vous de mille endroits divers , £taleK d nos yeux les diférens menfonges Dont vous ahuftl l'univers. Le théatre alors repréfenta le palais da Sommeil, ou les Songes entrèrent en foule. Chceurs be Songes. Vous nous devel, foibles mortels t Sur tous les autres Dieux élever des autels. Nous difpofons au gré de notre envie .„ ' Malgrélefort, malgréfes décrets éternels\ De la moitié de votre viet Tome XXXII, Aa  3~0 C o n t e s tjn songe AGRÉABLËi Quelquefiis du mortel le plus difgracieux Jefais un Adonis a qui tout rend les armes. Un Songé funeste. Je force deux aimables yettx Apleunr trifement la perte de. leurs charmesé Un Son ge agréable. JJne jeune beauté par mes enchantemens , Defonfdcheux époux croit fe voir délivrée, Un Son ge funeste. Je rappelk un époux du fond des monumens, Pour tofirir aux regards de fa femme êplorée. Un Songe agréable. Taccorde aux tendres cceurs le bonheur leplus doux, S'ils nont pu tobtenir par leur confiance extreme. Un Songe funeste. Je livre un tendre coeur chéri de ce qu'il aime A F horreur des tranfports jaloux. Un Songe agréable. J'enchante deux amans affiigés par l'abjence , En les réunifant dans le Jein des plaifirs. Un Songe funeste.. Jefais troubler l'intelligence De deux cceurs qui Jont bien unis.  I n d i e n s. yji Vn Songe agréable. Corine étoit inébranlable , Rien n'adoucifioit fa rigueur , En vain tamant le plus aimable Efpéroit engager fon cceur. Mais une nuit par un fonge faifiet Qui a"amour lui peignit les traits, Corine s'éveille & s'écrie , Dieux.' que ne puls-je ainfi fonger toute ma vie ! % Unfeulfonge fit plus qu'amour & tous fes traits. Un autre Songe agréable. V'dcain une nuit en dormant, Vit Vénus fiarouche & cruelle , Qui rebutoit le tendre empreffement De Mars & d'Adonis qu'Amour biefoitpour elle; O Songe bienheureux dont il fut abufé ƒ Sans vous eüt-il jamais penfé Que fa femme lui jut fidéle. Les Songes furent interrompus par une des Heitres qui parut fur le théatre , & qui dit a la Nuit. Vos voiles trop long-tems ont obfcurci les deux. Déja le char du Dieu qui répand la lumïere, Devroit s'être élevé du vafte Jein des mers. A a ij  37x C o n f e s Apollon. AIU{, alki, je vais commencer ma carrière J Quen atiendant, l'aurore amufe Cunivers. ■O nuit que vous êies aimable l Vous rajfemblei les plaifirs & les jeux , On doit fmvent prêférer d mes feux Votre obfcurité favorable. Lorfqu'wfpiré par le plus tendre amour, 1 Je pourfuivois Daphné qui fuyoit dans laplaine , Peut-être, hélas que l'inhumaine, Nevouloit fuir que le grand jour. Ces jeux étant ceffés, on paffa dans un falon oii 1'on trouva un feftin préparé; & la reine m'ayant placé prés de fa perfonne, on mangea des mets délicals qui furent fervis avec arrangement, les plus excellens vins de Grece ne furent point épargnés, & la joie qui régnoit fur les vifages & dans les cceurs acheva d'embellir cette fête. Le génie de la tendrefle qui y préfidoit, y fit toujours reflentir fa préfence. La reine, afin qu'on ne tut occupé que de lui, difpenfa les dames des attentions contraignantes qu'on devoit a fon rang, & elle ne voulut avoir d'autre avantage fur elles que celui d'aimer plus tendrement fon efclave. Sur la fin du feftin je pris une lyre, & je  I N B I E N Ji J73f cEahtai les amours de Cupidon & de Pfiché j je peignis la curiofité fatale que cette amante avoit expiée par tant de malheurs; je n'oubliaï pas fon voyage aux enfers: je chantai auffi fa félicité, lorfque la jaloufie de Venus étant cefiee, elle fe vit Pépoufe du Dieu qui fait aimer , Jupiter 1'ayant rendue immortelle. Le feftin fini, chacun fe difperfa dans les appartemens , le refte de la nuit fut employé a célébrer la puiffance du génie. Que mon deftin alors fut aimable ! Je voyois fans ceffe cette reine qui m'étoit infiniment chère, & qui paroiffoit oublier tout pour moi. Je n'étois occupé que d'elle; je négligeois tous les fecrets de mon art'; je n'en connohTois point de plus doux que de plaire a la perfonne aimée; mais ce bonheur fi pur ne dura pas long-tems» II en eft des mouvemens de 1'amour cornme de toutes les chofes de la vie qui ne font jamais fi prés de leur terme, que lorfqu'elles ont at-teint une certaine perfection. Trop de foins de me conferver le [cceur de Ja reine, me Ie fit perdre ; je n'avois d'objet qu'elle; & quoique je fuffe fervï chaque jour par des femmes, toutes plus belles les unes que les autres, pas une ne m'infpira le plus léger penchant al'ïnfidélité; & jamais la reine qui me faifoit obferverpar des perfonnes de conhance , n'eut lieu d$ Aa üj  374 C O N T E s fe plaindre un moment de moi. Hélas ! Ia eertitude d'être aimée n'eft pas ce qui rend une femme fidéle. Cette princeffe perfuadée que rien ne pouvoit lui öter mon coeur, commenga a le moins chérir ; elle avoit oublié jufquesla tout ce qui pouvoit nous féparer un moment. Notre feufe préfence nous tenoit lieu de tous les autres plaifirs du monde : mais je m'appercus chaque jour qu'elle n'avoit plus ce vif empreflement qu'infpire 1'amour extréme; elle cherchoit fouvent des prétextes pour me qultter. J'aurois pu, par la force de mon art, découvrir ce qui 1'éloignoit de moi, mais je craignois de pénétrer des vérités fatales a ma tendrefle, & j'aimois mieux m'en tenir a 1'incertitude. Un jour qu'elle m'avoit laifle feul, je pris le parti d'aller me plaindre au génie qui préfide fur les cceurs, du changement que je trouvois dans cette princeffe. Que vous êtes un cruel génie, lui dis - je , pourquoi rendez-vous la reine inndele?lui ai-je donné lieu de le devenir ; depuis 1'inftant ou je 1'aime , mon cceur & mes foins fe font-ils défavoués un moment? C'eft-la ce qui vous perd, me répondit le génie, trop de fidélité dans un amant jette dans le cceur des femmes une certaine langueur qui les conduit bientót a 1'indifférence; onlesatr.  Indien s; 375 tache mieux par des travers. L'amour propré dans une femme eft fouvent plus fort que celui que j'infpire , & lorfque ce même amour propre n'a plus rien k fouhaiter dans un objet, il en cherche un autre qui lui laiffe quelque cbofe k defirer. Mais apprenez , ajouta-t il , tout votre malheur. Votre reine vous eft toutk - fait infidèle; elle eft dans eet inftant au même palais des captifs, oh elle vous facrifie k un de fes efclaves. Ah! de quel coup venez-vous de me frapper , lui dis-je , que ne me laiffiezvous ignorer 1'excès de ma difgrace; c'eft ne la reffentir qu'a demi d'en douter encore. Ne vous plaignez pas, dit le génie; ceuxaquije découvre leur fituation telle qu'elle eft, ne font pas les plus k plaindre ; mais je veux bien me juftifier avec vous du changement de votre reine, C'eft une injuftice que d'imputer a l'amour les infidélités qui régnent dans le monde ; non , je n'en fuis pas coupable, les traits dont je frappe les cceurs, leur infpire ce penchant qu'on appelle tendrefle , mais ce penchant n'eft pasfixé k un feul objet; d'autres ont droit de fe 1'attirer, ce font les occafions , les événemens, & fouvent dans les femmes le caprice qui les détermine. Mais, puiflant génie, lui répliquai-je , ne pouvez-vous au moins faire cefler 1'infidélité, lorfque la reine voudra me préférer un de fes. Aa iv  $7& C O N T E s captifs; faites qu'il paroiffe fi difforme a fes yeux , qu'il lui infpire d'abord de Fantipatié. Si f e défigurois, répondit-il , toutes les perfonnes qui font des infidèles,ou qui le deviennent ellesmêmes, on ne verrok que des monftres dans 1'univers. Croyez-moi, ne cherchez plus quk oublier cette princeffe qui vous facrifie; votre vengeance la plus süre eft d'imiter fon exemple. Je remerciai le génie des confeils qu'il venoit de me donner, & je le quittai; mais je n'eus pas la force de les fuivre. Je retournai avec précipitation vers cette reine infidèle; je la trouvai de retour du palais des captifs; je lui fis les i-eproches les plus tendres ; elle y répondit avec froideur , & me dit feulement que mes foupcons n'étoient pas fondés, & que Je n'avois rien a lui reprocher. Cette faconde fe juftifi er m'accabla de défefpoir, Scconfirma Ce que le génie m'avoit appris. EffeöivemenÉ la reine retour-na dès le lendemain au palais; des captifs. Je me doutai de cette démarche 5 jV arrivai plutöt qu'elle, & ayant tracé quelques figures fur la porte de ce palais, tous les f fclaves difparurent. La reine fut dans une fur* prife extréme de le trouver défert,& fon éton* fiementaugmenta bien encore, lorfqu'elle appri* que^us les efclaves qui étoient dan§lereft;e  I N D I E N S. 377 de fon royaume avoient auffi difparus; & qu'on m'avoit vainement cherché dans tous fes états. La reine, a cette nouvelle , entra dans une fureur extreme; j'eus le plaifir de jouir de fon défefpoir , car je ne la quittois point, Sc je m'étois feulement rendu invifible; mais ce qui me perca Ie cceur jufqu'au fond de 1'ame, ce fut de connoïtre dans fes emportemens que je n'avois qu'une légere part au regret qu'elle avoit a la perte de fes efclaves; c'eft ce qui me détermina a la laiffer plus long-tems dans le trouble oh je 1'avois mife. D'abord, elle donna ordre qu'on mit a la voile tous les vaiffeaux qui étoient dans fes ports, & qu'on enlevat fur toutes les cötes de 1'Afie affez d'efclaves pour repeupler fon palais. A 1'inftant les femmes deftinées pour Ia guerre fe partagèrent dans les vaiffeaux , Sc firent voile. Elles étoient toutes animées d'une fureur extréme; elles avoientlacaufepubliquea venger, Sc jamais elles ne la prirent tant k cceur. La reine cependant étoit d'une impatience extréme de revoir fes navires chargés de mille efclaves différens , qui puffent lui tenir lieu de ceux qu'elle avoit perdus. Je la fuivois fans ceffe fans être appercu d'elle. Combien de fois fus-je pret d'aller me découvr-ir a fes genoux, & lui rendre fes captifs k mais le fouvenir 4e  37^ C O N T E S fon infidélité me retenoit toujours ; & fans doute avecle tems j'auroistrouvé dans chacun d'eux un rival préféré. On entendit un jour des cris de joie fur le port; c'étoit un des batimens qui venoit d'y rentrer. La reine s'y tranfporta avec précipitation : Viftoire, vidloire s'écria la dame qui le commandoit , ( en appercevant la reine ) j'amene a votre majefté les plus beaux efclaves de 1'Afie. Alors on jetta un pont de commur nication pour les débarquer; mais au lieu de ces hommes fi beaux, fi bien formés qu'on lui avoit vantés, elle ne trouva que des mirmidons, tels qu'on les voit naitre fous la zone glaciale. Ils étoient fi foibles & h languiffans, qu'a peine avoient-ils la force de marcher, & ils étoient tous d'une figure difforme & dégoutante. La reine s'emporta avec violence contre les femmes 'de ce navire , qui étoient toutes reftées immobiles a 1'afpea de ces efclaves, & qui lui jurèrent que dans 1'inftant qu'elles les avoientenlevés fur la cóte de Surate, c'étoit des hommes bien faits. La reine fut obligée de les croire , & elle fe confola dans 1'attente des autres vaiffeaux qu'elle avoit envoyés en courfe. Elle ordonna qu'en attendant,onmit ces chetifs efclaves dans le palais qui étoit devenu defert: mais fon dépitaugmenta cruellementJorfqu'elle  I N D I E N S. 379 vit un tems confidérable s'écouler , fans avoir aucune nouvelle de fes pirates; il fallut bien prendre patience. Elle alloit même quelquefois pour égayer fa douleur au palais de fes magots d'efclaves, & a force de parures & d'ornemens, elle tachoit de réparer dans celui dont elle faifoit choix , la difformité de faperfonne. Cette conduite me détermina a m'éloigner d'elle, & réflexions fakes, je jugeai que le premier pas pour me conduire a Foublier, devoit être de ne lui plus donner de marqués de mon dépit. Un jour qu'elle étoit au palais des captifs, en donnant fa main a baifer a un de ces mirmidons dont elle faifoit choix, elle le vit tout d'un coup fe transformer en une autre perfonne, & ce fut moi qui parus a fes yeux. Ne craignez point de me reconnoitre , lui dis-je , madame, je ne veux plus me venger des peines que m'a coüté votre infidélité; j'efpère être bientót affez maitre de mon cceur pour vous la pardonner tout-a-fait. Je viens vous demander des pardons infinis des inquiétudes que je vous ai caufées; je reconnois mon erreur,; doit-on faire un crime a la perfonne aimée de ne nous plus trouver aimable ? Non fans doute ; & c'eft a elle a nous faire des reproches, lorfque nous ceffons de lui plaire; elle peut nous demander raifon de la perte de eet amant qui favoit fi  3^0 C © N T E S bien la charmer , & qu'elle ne retrouve plus J mais , madame, vous m'avez bien fait expier 1'offenfe que je vous ai faite en ceffant de vous plaire ; & je veux encore , pour m'acquitter tout-a-fait avec vous, vous rendre vos efclaves que j'avois fait difparoitre. J'effacai alors les caraclères que j'avois tracés fur les portes du palais, & ils reparurent tous. J'exigeai feulement de Ia reine que ceux qui étoient venus avec moi dans fes états, euffent leur liberté ,, s'ils la demandoient. Elle leur accorda cette grace , & leur donna un navire pour les porter oü ils voudroient aller, leur donnant a chacun des richeffes immenfes. Elle voulut effayer de me retenir auprès de fa perfonne : non, lui dis-je, madame, il faut que je vous quitte, quand même cette tendre intelligence qui étoit entre nous pourroit renaïtre ; elle m'offriroit bien moins de charmes, en me faifant fouvenir qu'elle auroit pu ceiTer. La reine me voyant déterminé k partir, m'offrit un de fes vaiffeaux; je Pacceptai, & la priai de me conduire jufqu'au port. Quand nous y fümes arrivés, vous allez connoïtre,lui dis» je, madame, quel eft 1'amant que vous perdez ; alors je montai fur le batiment qui fut tranfformé tout-a-coup en un élephant qui avoit des aïles, & qui traverfant les airs avec rapidité a me déroba bientót a fes yeux.  I N D I E N S.' 3S1 Ce fut dans mon palais que j'allai chercher «ne feconde fois un afyle contre l'amour. La, je me formois chaque jour des foins difFérens, pour éloigner de moi le defir de m'expofer encore aux caprices d'une maitrefle. Je rentrai en commerce avec les autres génies, afin de n'en avoir plus avec celui qui tyrannife nos cceurs. Je contribuois cornme eux au difFérentes révolutions qui arrivoient dans 1'univers; mais je ne voulus jamais avoir part a celles qui étoient favorables aux mortels. J'accordai dans ce tems-1^ mon fecours k un prince de 1'Afie, qui éprouvoit les difgraces les plus cruelles; & voici comment je m'ïntéreflai k fon fort. J'allai un jour me promener dans une petite ifle qui eft proche de la cöte de Malabar, je fus charmé de fa fituation, & de l'air pur qu'on y refpiroit. On y voyoit une plaine affez étendue , femée en difFérens endroits de peupliers & d'autres arbres , au pied defquels couloient des ruiffeaux qui fe perdoient quelquefois k la vue , & reparoiffoient dans plufieurs éloignemens. II y avoit dans une extrémité de cette plaine, une coline d'oii 1'on appercevoit la mer, quelquefois pailible , & quelquefois menacant cette ifle par un bruit effroyable, & par des flots élevés, fous Jefquels elle fembloit vouloir 1'enfevelir. J'ap-  3&2, C O N T E S percus au pied de cette coline un homme quï rêvoit profondément; il régnoit un air de majefté dans fa perfonne, quoiqu'une triftefle extréme fut peinte fur fon vifage & dam fes aöions. II pouffoit k tous momens de profonds foupirs; je 1'abordai. Efl-il poffible,lui dis-je, qu'un féjour ii beau puiffe être habité par quelqu'un qui paroiffe en goüter fi peu les charmes; il faut que la caufe de votre douleur foit bien grande, puifqu'elle peut tenir contre des objets fipropres k vous en diftraire. Je fuis le plus malheureux de tous les mortels, me réponditil, les circonftances qui m'ont amené dans cette ifle ne fervent qu'a m'en rendre les beautés plus infupportables; un defert afrreux , oii je ne verroisque des roches arides, conviendroit mieux a ma fituation. Daignez me confier vos difgraces,lui dis-je, par quelque puiffance qu'elles foient caufées, je pourrai en arrêter le cours. Hélas ! dit-il, li le comble des malheurs doit en être le terme , je touche fans doute k la fin de ma mifère ; je veux bien vous conter 1'hiftoire de ma vie, & quoique ce foit aigrir mon défefpoir , que de me rappeller ces images cruelles, heureux fi la pitié, que vous ne pourrez me refufer, m'attire le lecours que vous venez de me promettre.  1 N Ö I Ë S 5. 3§? H I S T O I R E Du prince Amadan. Il n'eft pas que vous n'ayezentendu parler dela mort du mogol, eet événement qui a tant caufé de révolutions dans fes états , eft encore trop récent, pour ne pas intéreffer toute 1'Afie ; ~ je fuis 1'ainé des trois fils que ce prince a laifles. La couronne , felon les loix de 1'empire * paffa fur ma tête; mon fecond frère , avec qui j'avois toujours été tendrement uni, ne s'oppofa point a mes droits ; mais le troifième en devint fi jaloux, qu'il réfolut de s'enétablir, par la force , de plus puiffans que les miens. II fbrma une armée confidérable en peu de tems; & cornme il avoit fu cacher jufques-!a fes defleins ambitieux, il vint me furprendre dans ma ville capitale, lorfque j'avois a peine rafiemblé de quoi la défendre ; ïl m'affiégea dans cette place, & fupérieur par 1'avantage du nombre , malgré toute la réfifiance que je pus faire , il 1'emporta d'aflaut, & me fit fon prifonnier. La feule ambition n'étoit pas ce qui me le  3§4 C O N t E 3 rendoit contraire , il avoit concu dès l'en^ fance une inimitié extrêmë contre moisquobque je ne me la fuffe point attirée; & fe trouvant alors maltre de mon fort, il fignala fa haine par la cruauté la plus odieufe. Pendant le regne de mon père je devins éper-* dument amoureux d'une jeune Circaffienne , appellée Carifime, & quoiqu'elle eüt toutes les graces qui rendent une femme aimable, les ta* lens de fon efprit, fon bon caraöère, & la ten* dreffe qu'elle coneut pour moi m'attachèrent encore plus a elle. Lorfqu'on me la fit voir pour la première fois, charmé que je fus de fa beauté, je voulus cónnoitre fon cceur; & pour y réuflir, & ne devoir qu'a moi-même le penchant que je vou-» lois lui infpirer, je lui cachai mon rang, & au lieu de voir le fils de 1'empereur dans fon amant, elle n'y découvrit qu'un fimple particulier qui 1'aimoit avec une pafïion extréme. Ma délicateffe eut un heureux fuccès. Je parvins a lui faire reflentir eet amour fi tendre qu'elle m'avoit infpiré ; & pour éprouver fa , conftance, je lui fis propofer plufieurs fois d'être mife au férail du fils de 1'empereur. On lui fit preffentir que les talens dont elle étoit douée la rendroient bientót la favorite. Son cceur réfifta a ces efpérances qui auroient féduit toutes Ie$  I N B I E N S. 385 les autres femmes de 1'Afie; elle m'en fit un fa» crifice qui me fut d'autant plus cher, qu'elle ne voulut pas même me Ie faire valoir : elle me le cacha, & conferva pour moi une conduite telle que 1'homme le plus amoureux &c le plus délicat pouvoit le defirer. J'allois pafTer auprès d'elle tous les momens dont je pouvois difpofer. Lè , débarraffé de 1'éclat du rang & des grandeurs, je reflëntois qu'il n'eft point d'empire plus doux , que de régner fur le cceur de ce qu'on aime. L'empereur mon père mourut alors"; & me voyant maitre de tant d'états & de moi-même, je ne fongeai qu'a récompenfer la fidélité de ma chere Carifime; & lui découvrant quel étoit fon amant, je la placai avec moi fur le tröne.' C'eft dans ces inftans ou je goutois la douceur, d'avoir rendu heureufe une perfonne que j'aimois, que ce frère cruel vint m'afliéger dans ma ville capitale , & lorfqu'il l'eut prife, il me frappa [par un coup plus affreux que de m'öter la vie. II fit charger de fers 1'impératrice , & m'en ayant accablé moi-même, il nous fit conduire tous deux dans une place publique. La il ordonna a un de fes efclaves de lui apporter la tête de cette princeffe. Cet arrêt me fit palir d'horreur & d'effroi. J'allai me jetter k fes pieds , & lui offrir ma vie pour éparTomc XXXII, Bb  3§6 C O N T E s gner celle de ma chere Carifime qui vint s'offrir elle - même , & lui demander grace pour moi: mais ce tyran fut inexorable; ma douleur & les larmes d'une beauté fi digne de le fléchir, ne le rendirent que plus barbare. II répéta 1'ordre qu'il venoit de donner; j'en fus fi frappé, que j'en perdis 1'ufage des fens. Je tombai dans une léthargie , dont on ne me tira que pour m'apprendre la mort funefie d'une perfonne qui m'étoit fi chère , & 1'on me conduifit dans cette ifle ou vous me trouvez. Ce difcours achevé, ce prince fe mit a répandre des larmes avec des fanglots & des murmures, triftes reffources des malheureux. Je fus 'pénétré de fes difgraces jufqu'au fond du cceur , & je formai le deffein de punir ce frère cruel qui 1'avoit traité fi indignement. ,Venez, lui dis-je, votre fort me touche, & vous allez bientót être ven gé. Alors je me tranfportai avec lui a la cour du tyran, & je le couvris d'un voile qui le rendoit invifible; nous trouvames ce frère odieux , environné de tous fes courtifans : je le frappai d'un coup mortel, dont il expira bientót a leurs yeux. Auflï-tót je leur découvris le prince Amadan. Voila votre empereur ,leur dis-je; c'eft par mon fecours qu'il fe trouve fur le tróne de fon père ; ne confervez la mémoire du tyran que pour  I ND I E N S» la détefter, & obéiffez a ce prince qui doit régner fur vous: aimez-le ,ou du moins craignez le pouvoir d'un génie tel que moi, qui le protégera toujours. A ces mots, chacun rendit hommage a fon empereur. Les uns pouffoient des cris de joie, & venoient embrafTer fes genoux; les autres me rendoient graces de la mort du tyran. Enfin ce prince remonta fur le tröne de fes ancêtres. Cependant une douleur mortelle étoit peinte fur fon vifage. D'ou vient cette trifteffe,' lui dis-je? le fouvenir des cruautés de votre frère n'a-t-il pas dü être effacé par fon fang que vous avez vu couler ? Non, me dit-il, puiffant génie, je fens tout ce que je vous dois ; je connois le prix d'une couronne que vous me rendez , mais ce n'eft pas affez pour calmer mes alarmes. Ce tröne oü j'avois placé une perfonne qui m'étoit fi chère , me rappelle fans ceffe le fouvenir de fa mort; & cette perte fatale me fera toujours plus fenfible que tout ce qui pourra m'arriver de favorable pendant le refte de ma vie: mais, Dieux! qu'appercois-je , ajouta-t-il, en regardant une dame qui s'approchoit du tröne, foutenue fur deux de fes officiers? Eft-ce vous que je vois, ma chere Carifime ?A ces mots, il courut au-devant d'elle, & par les Bb ij  388 C O N T E S plus tendres embraffemens , ils fe témoignèrent 1'un & 1'autre tout ce que reffentent deux amans qui fe croient féparés par la mort, & qui fe retrouvent heureux & fidèles. Un des officiers me conta comment le tyran s'étoit contenté de faire pleurer a fon frère la mort de 1'impératrice , fans lui avoir öté la vie, & qu'il 1'avoit feulement releguée dans un endroit écarté du férail; que , pour prévenir les révolutions qu'il craignoit que fon autre frère ne caufat dans 1'empire , il 1'avoit fait périr miférablement. Lorfque Amadan & Carifime furent revenus 'du faififfement que leur avoit caufé une félicité fi imprévue , ils voulurent fe jetter a mes pieds , pour me rendre graces du bonheur dont ils joukfoient. Non, leur dis-je, le plaifir que je reffens de vous avoir rendus heureux eft une récompenfe qui m'eft alfez chere. Je leur promis de les revoir fouvent, & de les protéger toujours; & je m'en retournai enfuite dans mon palais. Ce fut la que j'éprouvai encore le pouvoir de l'amour malgré les réfolutions que j'avois forméesde ne le plus reconnoïtre , il vint me trouver dans mon palais. Je fuis accablédde foins , me dit - il ; cette grande ville que la Seine arrofe me donne feule tant d'occupations, qu'elle me fait fouvent négliger une partie de  iNDIENJi 389 la terre. Accordez-moi votre fecours dans une occafion qui m'intérefle : allez ^fur les ,bords 011 la mer méditerranée forme un golfe confidérable , vous trouverez une ville fuperbe , dont toutes les rues font formées par des canaux. Dans une extrémité de cette ville eftun palais oü réfide une fée que ces peuples appellent la Sagefle ; la vous verrez une jeune perfonne qui a toutes les graces de la beauté, elle s'appelle Zelmaïde; a peine a-t-elle atteint fa quinzième année , elle va engager fon cceur fous les loix de cette fée que je viens de vous nommer; mais je veux que ce foit les miennes qu'elle fubifle. Allez , c'eft vous que je charge de lui faire connoïtre ma puiftance; mille gens m'ont demandé eet emploi avec zèle; n'en craignez point des fuites facheufes ; je vous fuis garant de tout ce qui pourra vous arriver. Je n'ofai pas réfifter è ce puiffant génie, quoïque je connuffe les extrémités auxquelles il m'avoit déja porté: je volai vers ce palais qu'il m'avoit défigné. J'y reconnus d'abord cette jeune perfonne qu'il vouloit affujettir: je trouvai le moyen de m'introduire dans fon appartement , & enfin, je parvins a lui donner du dégoüt pour le féjour oü elle alloit pafier toute fa vie. Je crus d'abord que je Favois conduit a la, B b iij  39° C O N T E s tendrefle , fans que mon cceur s'y fut intéreflë ; mais je connus bientót que j'avois été plus loin qu'elle, ou du moins que je reffentois moi-même tout le penchant que je lui avois infpiré. Déja le jour approchoit qu'elle devoit aller au pied du tróne de la fée , lui jurer une fidélité inviolable; mais, pour prévenir eet inftant qui devoit la rendre efclave pour toute fa vie , je convins avec elle que je 1'enleverois auparavant. Le jour defliné pour la céfémonië ctant arrivé, on para cette jeune victime pour la mener en triomnhe a 1'endroit ou elle devoit être immolée. Déja le miniflre de la fée tenoit le livre redoutable dans lequel elle alloit lire ces caraóTères qui marquoient le terme de fa liberté ; lorfque je la dérobai tout-a coup aux yeux de 1'alfemblée , & la tranfportai dans mon. palais. La elle goüta avec une joie i.ifinie la différence d'une vie libre & riante, k celle qu'elle avoit menée dans ce féjour ou régnoit la contrainte. Nous n'avions plus pour tiers que le tendre amour, & jamais deux cceurs qu'il unit n'ont été plus agréablement occupés 1'un de 1'autre. Quelle égalité d'humeur , quelles attentions ne trouvai-je pas dans ma nouvelle conquête ! Rien ne pouvoit lui óter un inflant le fouvenir  I N D I [E N S. 391 de la perfonne aimée; elle donnoit tous les momens aux foins qui pouvoient m'aflurer de fon cceur: cette conduite mecharmoit, & j'y répondois par la mienne. Mais ma fatisfa&ion ne fut pas toujours aiiiïi parfaite; au bout de quelque tems je m'appercus que les attentions continuelles de la jeune perfonne commencoient a me gêner. Je me fis des reproches de cette différence que je trouvois dans mon cceur; je me rappellois les peines que j'avois fouffertes , lorfque la reine d'Achem m'avoit marqué du changement. Je prenois fur moi pour que Zelmaïde ne s'appercüt pas de cette révolution; mais le cceur ne peut longtems fe trahir, pour cacher ce qu'il reffent; & d'ailleurs elle aimoit trop, pour ne pas s'appercevoir qu'elle étoit moins aimée. Elle me fit des reproches qui n'étoient que trop fondés ; cependant ces mêmes reproches & mes remords ne firent que me donner plus d'éloignement pour elle ; je cherchois les occafions qui pouvoient m'en féparer. Enfin, ne pouvant plus me contraindre, je lui dis un jour que j'allois dans une ville proche de mon palais, pour prêter des fecours néceffaires a des perfonnes que je protégeois dès long-tems, & que je ferois bientót de retour. Qje je fuis malheureufe, me dit-elle I Je n'ai  39z C O N T E s connu que trop que votre cceur n'efi plus le même pour moi: vous allez me quitter, & quelques joursd'abfencefuffirontpourmel'ötertouN a-fait. Hélas! le premier objet qui va s'offrir a vos yeux , mebanniramême de votre fouvenir. Vous facrifierez le cceur le plus tendre & le plus fidéle, a une perfonne peut-être indigne du votre, & qui ne vous aimera pas. Quel crime ai-je a me reprocher que de vous avoir trop aimé, & de vous aimer encore ? Falloit-il me tirer du fein de ma patrie, pour me conduire dans un féjour oü vous me rendez fi malheureufe. Mais je ne vous demaade point de me laifler retourner dans ma familie , quoique votre infidélité me caufe un défefpoir cruel: hélas! il me femble que ce feroitencore un ph,s grand malheur de ne vous pas voir J Demeurez du moins auprès de moi: la pitié ne peut-elle rien au défautde la tendreffe ? Alors elle répandit un torrent de larmes capables d'attendrir tout autre qu'un amant infidèle. J'en fus touché; mais cependant elles ne furent pas affez puiffantes pour me retenir. Je partis, lui promettant de larevoir bientót. Apeine fus-je arrivé dans cette ville, oii j'avois deffein d'aller, que j'éprouvai 1'effet de la prédiaion qu'elle m'avoit faite; je devins amoureus d'une dame qui n'avoit pas, è beaucoup  I N D I E N S. 393 prés, le mérite de celle que j'oubliois; 6c pour furcrcit de malheur, je ne pus jamais m'en faire aimer. Je ne négligeai rien; le tems, les foins, les empreffemens, tout fut mis en ufage, 6c tout ne contribua qu'a me rendre plus amoureux 6c moins chéri. Que j'expie bien, me difois-je a tous momens, 1'infidélité que j'ai faite a la plus aimable perfonne du monde ! Enfin j rebuté de ne faire aucun progrès fur Ie cceur de cette nouvelle maitrefTe, je pris le parti de retourner auprès de celle que j'avois laiffée dans mon palais ; les peines qu'on m'avoit fait fouffrir m'avoient rendu plus fenfible a celles que je lui avois coüté ; j'allai la rejoindre , je la trouvai prefque mourante. La beauté de fes traits 6c fon humeur enjouée avoient fait place k la maigreur pale, 6c k la fombre triftefle. Je fus pénétré de 1'état oh je 1'avois réduite ; mais fentant bien que mon coeur ne pouvoit plus être occupé d'elle, je ne voulus point la tromper; je lui avouai même le goüt que j'avois pris pour une autre dame, 6c comment j'en avois été puni. J'embraffai cent fois fes genoux , en lui demandant pardon de mon infidélité. Vous allez être témoin , lui dis-je , madame, de mon fincère repentir; je vais me mettre hors d'état de faire jamais d'infidélité, ni d'en éprouver,  394 Contes' moi-même. Je pris alors unbreuvage fi puifianr, qu'il arriva tout-a-coup une révolution dans toute ma perfonne; mon vifage vieillit, & recut ces rides que 1'age avancé amène ; ma taille devint courbée, mes jambes s'affbiblirent, & toutes mes forces diminuèrent. Enfin je paflai en un inftant du brillant de la jeunefle , en la yieillefle pefante. " Ce changement fe fit dans "['intérieur, cornme au-dehors de ma perfonne : je ne fentis plus en moi ces mouvemens vifs que donne Ie feu de 1'age; cette tendrefle que je venois d'éprouver ne m'ofFroit plus qu'une idéé éloignée, quine touchoit prefque pas. Ne vous plaignez plus de moi, lui dis-je , avec une voix caflee & tremMante; vous êtes caufe en partie de Pextrémité Oh je viens de me porter ; cornme ce font les pafiions qui ont caufé les difgraces de ma vie, j'ai voulu pafler a eet age qui les aftbiblit fi fort, qu'elles ne peuvent plus nous tyrannifer. Zelmaïde fut frappée d'une furprife extréme. Elie recherchoit en moi eet amant qui lui étoit fi cher; & quoique fes yeux ne le trouvaflent plus , fen cceur fe plaifoit a le lui repréfenter encore. Je lui ofrris des richefles immenfes, & de la tranipo: ter en un inftant dans le féjour qu'tlle voudroit choifir; eile refufa 1'un 6c 1'autre 3 6c  I N D I E N S. 395 me demanda pour toute grace de produire en elle le même changement que j'avois caufé en moi. Je vous ai trop aimé, me dit-elle, pour ne pas m'attacher tout-a-fait a votre fort. Je lui obéis, & depuis ce temps-la nous avons vécu paifiblement enfemble , unis par une douce amitié. Pour moi, le feul dégout que j'ai éprouvé depuis , eft cette humeur chagrine prefque toujours inféparable de la vieilleffe; ma plus forte paffion a préfent, eft de conter mes aventures. Je paffe une partie du jour dans les campagnes, ou je contrains toutes les femmes que je rencontre a écouter Phiftoire de ma vie, & j'offre a celles qui s'y portent, avec quelque complaifance, tous lesfecours que je puis tirer de mon art. J'ai lieu de me louer de la votre, ajoutat-il, contez-moi a votre tour vos aventures, &C vous pourrez tout attendre de ma reconnoiffance. La princeffe Zéloïde, toujours occupée de fes malheurs, fit part au vieux Génie de tout ce qui lui étoit arrivé depuis 1'inftant de fa raiffance. II en fut touché : je ne peux rien a préfentpour vous, lui dit-il; la fée qui vous protégé eft auffi puiffante que moi; je puis feulement vous annoncer que la fin de vos difgraces s'approche; & je ferai le premier a vous féliciter lorfque vous ferez heureufe.  396 C O N T E s A ces mots le génie difparut, & la princeffe continua fa route, en fe rappellant ce qui lui venoit d'arriver. Sa rêverie fut interrompue par un grand bruit qu'elle entendit fort proche d'elle; elle appergut un char dans lequel il y avoit trois fïgures animées , dont les dehors & les tons de voix étoient effroyables , & qui lui dirent de les venir joindre. La princeffe d'abord voultit fuir , mais fe reffouvenant qu'elle ne devoit fe livrer qu'a ce qui lui faifoit horreur , elle alla fans balancer fe placer au milieu des trois monftres. A peine fut-elle entrée dans leur char, qu'il fut emporté avec une rapidité extréme. Elle avoit les yeux baiffés , & attendoit avec impatience la fin d'un auffi trifte voyage. Enfin le char s'arrêta , & les monftres en fortirent; un d'eux aida la princeffe a en defcendre, & ils la conduifirent jufqu'au pied desremparts d'une grande ville , ou a peine la princeffe futelle entrée que les monftres difparurent , & laifsèrent autour d'elle a leur place le roi fon père , la fée proteftrice & le prince fon amant. Zeloïde ne favoit ce qu'elle devoit croire de cette métamorphofe; & craignant que ce ne fut encore une illufion qui pouvoit lui être fatale , elle voulut s'éloigner;mais la fée 1'arrêta. Voici le remède a vos malheurs, dit-elle; vous avez affez expié le peu de confiance que vous avez  I N B I E N S. 397 eu dans mes confeils : jouiffez a préfent d'une heureufe deftinée, le fort qui rendoit toutes vos volontés funeftes n'a plus de droit fur vous. La princeffe alla embraffer fon père , & après des marqués mutuelles de la tendreffe la plus vive, ce prince la conduifit dans fon palais entre les bras de la reine fa mère : la les tranfports les plus tendres fe renouvellèrent. Le roi & la reine , lui dit la fée , font informés des fentimens réciproques qui vous uniffent avec le prince Amanzarifdine; ils font inftruits de fa naiffance , & des qualités qui le rendent digne de vous ; ils confentiroient a vous voir unis par 1'hymenée , fi le fort tyrannique n avoit pas attaché au votre des conditions qui ne permettent pas de fonger a eet heureux facrifice. On conduifit la princeffe dans fon appartement pour y goüter un repos dont elle devoit avoir un grand befoin: enfuite le roi & la reine, la fée & le prince, fe rejoignirent pour tenir confeil fur fa fituation. Généreufe fée , dit Amanzarifdine, ne laiffez pas imparfait le bonheur que je tiens de vous ; triomphez, s'il eft poffible , des obftacles qui me refufent la main de la princeffe. Je connois , reprit la fée, le génie dont la domination s'étend fur tous les coeurs ;alions le confulter, peut-être que fes o, :les termineront notre peine.  29^ ( C O N T E S Le confeil de Ia fée fut généralement applaudi, &c !e jour fut choifi pour aller interroger ce génie; la princefTe devoit en être. L'inftant de partir arrivé, on monta dans un char de la fée qui, pendant que la route dura, expliqua a la princefTe les foins qu'elle s'étoit donnés pour rafTembler le roi fon père & le prince qui s'étoient trouvés avec elle fur fon paffage,fous des formes monftrueufes. Ils arrivèrent enfin au palais du génie ; les routes qui y conduifent étoient femées de mille peuples difFérens ; ils fuivoient tous une fée dont le vifage étoit riant , que 1'on appelle 1'Efpérance , qui fouvent les égaroit au lieu de les bien conduire. Le roi & la reine, la fée , la princeffe & le prince arrivèrent jufqu'au pied du tröne oii le génie étoit affis. Ce tröne étoit foutenu par une fée puiffante, qu'on appelle Plmagination; tous les mouvemens de 1'efprit & du cceur , excepté la raifon , étoient difperfés a 1'entour de la fée; elle adreffa ainfi la parole au génie. « Toi dont 1'empire s'exerce fur les cceurs, 5> apprends-nous , puiffant génie, quelle eftla » vérirable faveur qu'une tendre amante peut » accorder k ce qu'elle aime ». Le génie fouritavec grace, &c regardant le prince & la princeffe , répondit a la queftion de la fée par ce  Indien s. 399 feul mot : la Fidélité. Alors un brillant nuage couvrit le tröne du génie , & la fée prit ainfi la parole. « Votre deftinée change bien de face , dit» » elle a la princeffe , Foracle du génie vous fait » connoïtre que les véritables faveurs qui font » la félicité des amans ne confiftent que dans » les fentimens; cette maxime n'efï pas toujours » recue dans le monde, mais nous en devons j) croire l'amour même qui vient de la pro» noncer. Les marqués de fidélité , dit-il, que » vous donnerez au prince que vous fouhaitez » pour époux , rempliront ce nombre de fa» veurs que vous devez lui accorder avant que » de lui donner la main. Votre fort, princeffe, » dépend a préfent de votre cceur : fes mouve» mens hateront votre hymenée, ou 1'éloigne» ront pour jamais. Vous avez déja commencé »» a accorder au prince ces faveurs auxquelles » vous êtes condamnée par la fidélité oü vous » êtes reftée pour lui malgré les contradiduons » que vous avez fouffertes 8c qui auroient dü » vous porter a ne le plus aimer; mais il eft » encore d'autres épreuves auxquelles votre » cceur n'a pas été expofé , 1'abfence les fera » naïtre , ainfi il faut que le prince & vous » foyez féparés pendant un tems que je ne puis » vous fixer: venez , je vais vous conduire  400 C O N T E S » dans un féjour ou vos yeux n'appercevront » rien que d'agréable. Vous êtes entrée dans » votre feizième année, vous pourrez former »> des defirs & les fatisfaire ; la prédicfion du w génie qui vous les avoit rendus funefies n'a » plus de droit fur vous ». La fée alors prit par la main la princefTe "qui regut les marqués de tendrefle les plus vives du roi & de la reine, & la conduifit jufqu'a fon char ou elle monta avec elle. Le princé alla fe jetter aux genoux de Zeloïde : quoi, vous vous éloignez , lui dit-il ? je n'aurai donc plus que mon cceur pour me conferver le votre ? il ne me fera plus permis d'y joindre des foins ? votre tendrefle pourra-t-elle fe foutenir contre 1'abfence ? c'eft prefque toujours 1'écueil des plus grandes paffions, & peut-être mon cceur tout feul trouvera-t-il des reflburces contr'elle? je ne vous en aimerai que mieux. C'eft tout ce que je fouhaité, dit la princefTe , n'employez point ces inftans qui nous reftent a me peindre vosinquiétudes ; rafTurez-moi plutöt contre les miennes,& me perfuadez que je vous ferai toujours chère. Le prince a ces mots prit une main de la princefTe qui s'offrit d'elle-même, &c la baifa cent fois avec les tranfports d'un homme parfaitement touché. La fée 1'arrêta, & lui dit: prince, ne différez plus  I N B I E N S. j>Kts vótre départ, vous retardez par-la ie bon« heur que voils fouhaitez. Adieu , efpérez d'être un jour au comble de vos vceux , mes foirts vont en hater le moment. Alors le char de la fée traverfant les airs , les déroba bientót a Ia vue. Enfin après avoir paffe par différetts cÜmats , elles arrivèrent dans une ville fort éteridue & fort peuplée ; elle étoit féparée par ün beau fleuve qui rouloit des eaux claires. Elles entrèrent dans un palais magnifique. II fembloit que la princeffe y fut attendue , car dans 1'inftant qu'elle parut, un nombre d'officiers vint la recevoir & la eonduifirent dans un des appartemens. Voici, dit la fée, le féjour que je vous ai deftiné , je 1'habiterai avec vous. Les peuplés de ce pays fe forment des mceurs a leur gré, la plupart ne connoiffent d'autres loix que leurs defirs ; deux feules paffians qui renferment toutes les autres, gouvernent abfolument leurs cceurs, ce font l'amour propre & 1'intérêf; vous les connoïtrez bientót plus parriculièrement: il faut que vous faffiez des fociétés avec les femmes de cette nation , & qvie vous corinoiffiez du moins par les autres combien Ie coeur peut être agité de changemens divers. A peine eurent-elles féjourné quelque tems dans cette ville, que tout ce qu'il y avoit de feigneurs de la nation & des pays étfangërs fe Tome XXXII. q °  £02 C O N T E S fonnèrent un accès chez elles ; prefque tems n'épargnoient rien pour plaire a Zeloïde.Les fêtes, les emprefTemens ,-les affiduités, furent fouvent mis en ufage , & la fée remarquoit avec foin le nombre de cavaliers qui a 1'envi 1'un de 1'autre cherchoient a engager le cceur dc la princeffe ; elle n'oublioit aucune circonftance des démarches qu'ils faifoient pour elle, & de 1'infenfibilité avec laquelle la princeffe confidéroit leur tendrefle & leur empreffement. Parmi ceux qui formoient fa cour, il y en avoit un que la fée avoit préfenté elle-même; il s'appelloit Ariftene , & avoit toutes les qualités qui rendent un homme accompli; mais il n'eut pas un fort plus heureux que les autres. II y avoit déja un an que la princeffe recevoit tous ces hommages, fans que fon cceur s'y trouvat intérefTé. L'éloignement n'avoit rien effacé de fa tendrefle pour le prince Amanzarifdine ; elle en parloit k tous momens a la fée ; elle lui avouoit qu'elle. reffentoit une joie extréme de faire un facrihce a fon amant de tous les vceux qu'on lui offroit chaque jour, Non, lui diloitelle , depuis que je fuis féparée de lui, rien n?a pu balancer un moment fes droits fur mon cceur; &c fi j'ai été capable de quelque autre mouvement, c'eft une certaine pitié que je ne puis refufer k la deftinée d'Ariftene; il femble  ï N Ö I E N 5. 40^ que 1'indifférence oü je fuis pour fes foins le jette dans 1'état du monde le plus malheure%ix ; cependant cette pitié ne fauroit m'engager a le rendremoinsa plaindre ; mais fi je poüvois être capable de changement, ce feroit en fa faveur. Ah , princeffe , répondit la fée , que cette pitié m'eft fufpeöe! Je crains bien qu'Amanzarifdine ne règne pas auffi fouverainemeQt dans votrè cceur que vous venez de me le dire ! quoi qu'il en foit, je ne vous en fais pas un crime ; vous êtes a préfent maïtreffe de vos volontés ; &C fi votre cceur n'étoit plus le même , & qu'un autre objet y tint la place du prince qui devoit être votre époux , je vous confeille de ne vous point piquer d'une fidélité contraignante. Nous habiterons ce féjour - ci auflï long-tems que vous voudrez , peut-être même que 1'évènement ne juftifiera que trop votre inconflance : le prince peut vous être toujours fidéle , mais aufii 1'abfence a des droits bien puiffans fur les cceurs; il en eft peu dont elle n'affoibliffe au moins la tendreffe. Quoi, vöulez-vous, repliqua la princeffe , que la feule incertitude me détermine au changementr non, j'aime trop Amanzarifdine pour 1'oublier un feul inftant; &c quand je ne pourrois pas douter qu'il ne fut infidèle, je fens qu'il faudroit des efTorts violens pour me porter h 1'imitei'. D'aitleurs quand je Cc ij  404 C O N T E S perdrois cette tendrefle qui m'atrache a lui J commentoublierois-je ces foins, ces larmes, 6c enfin toutes ces marqués d'un amour extréme qu'il m'a coüté. Ah, qu'une fille bien née doit être affujettie quand elle a fait connoïtre qu'elle aime ; il faut refpecfer les démarches qu'elle a faites en faveur d'un amant, & ce n'efl qu'en 1'aimant toute fa vie qu'elle peut les juftifier. Ariflene qui les joignit interrompit cette converfation: il y avoit un air de joie & de confiance répandu fur fon vifage: madame, ditil k la princeffe , je viens vous apprendre une aventure qui doit abfolument déterminer votre cceur k oublier eet amant qui eft éloigné de vous. Quand vous faurez Pinfidélité que je vais vous conter, vous jugerez que le génie qui préfide cette année fur les abfences , y a attaché des circonftances fi malheureufes , que pas un des amans qui fe rejoindront ne fe retrouvera fidéle: la princeffe crut que eet exemple d'infidélité qu'on vouloit lui citer n'étoit qu'une de ces imaginations vaines dont fes jeunes courtifans 1'ennuyoient chaque jour; elle fe détermina k 1'écouter fans curiofité 6c fans crainte, 6c Ariflene commenga ainh fa narration. II eft arrivé depuis peu de jours dans un des ports que ce royaume a dans 1'Océan , un vaiffeau qui revient des cótes de 1'Afie; fa navir  I N D I ï N S. 405 gation a été fi beureufe qu'il n'a été que quatre mois a faire fon vafte trajet ; c'eft un de mes frères qui le commande & qui vient de me conter 1'hiftoire que je vais vous apprendre. II s'embarqua il y aunan pour faire levoyage de 1'Alie; il arriva enfin au bout de trois mois a la vue de Surate , ou il devoit prendre terre ; mais il fut furpris d'une tempête qui 1'obligea de regagner la pleine mer, ou il vogua plufieurs jours au gré des vents. La tempête ceffée, il alla chercher un afyie dans un port proche duquel il fe trouva ,pour réparer les dommages que les coups de vents & de mer avoient fait a fon navire. Ce port étoit fort éloigné du lieu de fa deftination; y étant entré il débarqua dans la ville; elle étoit fort belle & fort étendue. En y entrant il entendit retentir mille cris de joie oh voyoit des trophées & d'autres édifices éle» vés dans toutes les places. II demanda la carufe de ces réjouiffances: c'eft, lui dit-on , 1'hymenée du prince Amanzarifdine , fils de notre roi, il époufe demain la princefTe de Perfe. Zeloïde palit au nom d'Amanzarifdine; la fée, de concert avec elle, avoit caché a toutes les perfonnes de leur fociété que ce prince fut deftiné a être fon époux ; on favoit bien qu'elle devoit atre unie au fort d'un prince qu'elle aimoit , mais chacun ignoroit fon pays & fon nom, & celui C c ii^  406 C O N T E s même de Zeloïde. Elle confulta le vifage dé la fée , & croyant y appercevoir le même trouble qu'elle reflëntoit, fon inquiétude en devint plus vive. Elle ne voulut pas cependant interrompre Ariftene , afin d'être plutöt tirée d'une incertitude qui la jettoit dans 1'état du monde le plustrifte & le plus violent. Mon frère , continua Ariftène , fut conduit chez Poflicier qui commandoit le port, qui lui accorda 1'afyle, & les chofes dont il avoit befoin pour réparer fcn batiment: il lui fit en reconnoifTance préfent de mille bijoux fort eftimés par cette nation , & fort communs dans la notre. L'officier les regut, & lui dit que ces préfens étoient affez confidérables pour les offrir a fon Roi, & que c'étoit une occafion pour lui être préfenté. Mon frère le pria de les garder, & lui dit qu'il en avoit encore d'autres , dont il feroit charmé de faire hommage a ce monarque. L'officier le conduifit au pied du tröne : le prince Amanzarifdine étoit alors auprès du roi fon père, &. cormr.e il a besucoup voyagé, & qu'il fait les langues de prefque tous les peupies du monde, il paria a mon frère celle dont on fe fert dans notre nation: & après qu'il eut falué le roi, & offert fes préfens, il le conduifit dans les jardins du palais pour 1'entretenir. Vous aurez parcouru tout le monde, quand  ï n D I E n s; 'A^l vous ferez k la fin du voyage que vous venez d'entreprendre, dit le prince; mais il ne pourra vous rien offrir d'aufiï étonnant que 1'hiftoire de ma vie ; il s'y trouve un trait qui eft la marqué la plus fenfible de 1'inconftance du cceur des hommes; & quoique je ne m'en faffe pas un crime, je ne fais quel afcendant me force a le citer pour exempie aux perfonnes qui l'rgnorent:j'efpère feulement décrier le génie qui préfide fur les cceurs; c'eft lui qui m'a forcé k faire 1'infidélité la plus affreufe k une princeffe digne d'être toujours aimée. Certainement un homme fage fe doit défendre d'être affujetti aux loix d'un génie auffi injufte & auffi capricieux ; j'avouerai en même tems que cette maxime que j etablis eft plus aifée a propofer qu'a fuivre, & je 1'ai bien éprouvé par moi-même. Par des circonftances qu'il eft inutile de vous dire, le roi mon père a été pendant plufieurs années contraint, en m'éloignant de lui,defe priver d'un fils qui lui eft cher, & dont il eft tendrement aimé. Pai affez long-tems voyagé, pour obéir k cette deftinée qui m'arrachoit d'entre fes bras. Fabordai, il y a deux ans, dans un royaume ou je trouvai toute une nation dans un état de confternation &C de défefpoir. La princeffe Zeloïde, fille de leur roi, alloit être enlevée dans les airs par deux oifeaux, C c iv  4°$ C O N T E 5 fans qu'on füt en quel lieu elle devoit être tranfportée. Je fus témoin de ce trifte fpeftacle; je vis cette princeffe a 1'inftant de cette aventure, elle avoit toutes ces graces qui font tant d'imprefflon furies cceurs,& le mien les éprouva; je fus fi touché de fes malheurs & de fes charmes , que je réfolus de la chercher dans toute la terre. Après avoir effuyé mille contradictions, je la trouvai enfin ; je lui découvris ma tendrefle; elle y fut fenfible au point même que, pour y avoir répondu , elle éprouva les difgraces les plus cruelles : toute autre conflance que Ia fienne fe feroit lafïee. Je 1'aimai auflide ïa pafllon la plus tendre & la plus vive. II y a environ fix mois , qu'étant obligé de me féparer d'elle pour un tems, au bout du quel nous devions être unis pour toujours , après rjous être fait 1'un & 1'autre des proteflations de ne nous être jamais infidèles, elle partit j 6l moi je m'enibarquai peu de jours après pour venir demander a mon père fes amhafladeurs, qui devoient aflifter a la cérémonie de notre himenée, pour y donner fon confentement. Je reflentis pendant quelques jours tout ce que 1'abfence offre de défefpoir aux cceurs bien totl" chés; mais k peine fuis -je arrivé a la cour, que mon père m'ayant propofé d'époufer la fille. du roi d? Perfe , i\ §'eft fait dans m.00, QQewt  I N D I E N S. 4°9 une révolution fi fubite au moment que j'ai vu cette princeffe, que j'ai oublié Zeloïde, a qui j'ai coüté tant d'alarmes. Ces tranfports d'un amour extreme n'ont plus d'autre objet que la princeffe a qui je vais donner la main. Je me reproche quelquefois cette infidélité; peut-être, me dis-je a moi - même , que Zeloïde a déja appris mon injuftice ; je connois ccmbien elle eft tendre & fidéle ; elle mourra peut-être de douleur; je lui ai caufé mille difgraces; cent fois fes beaux yeux ont répandu des larmes, c'eft moi qui les faifois couler; & pour prix de toute fa tendrefle , un moment fuflit pour me la faire oublier. Toutes ces réflexions me touchent a peine. Qu'il eft différent de plaindre quelqu'un qu'on aime , ou une perfonne qui nous eft indifférente. Quand je 1'aimois, 1'idée du plus léger déplaifir qu'elle devoit éprouver, me faifoit reffentir les douleurs les plus cruelles : a préfent mes remords ne font fondés que fur la feule raifon ; & en vérité, les mouvemens qu'elle infpire a notre cceur font fi foibles,qu'a peine peuvent-ilsl'émouvoir. Avouez donc, ajoüta-i-il, que le génie qui fait naitre nos affections eft bien bizarre. Le prince pria mon frère de fe trouver le lendemain a la cérémonie, II s'y rendit avec empreffement, 6c vit les deux époux s'appro-  4IO C O N T E S cher de 1'autel. Cette joie fi vive, que répand dans le coeur un amour mutuel , étoit bien peintefur leurs vifages & dans leurs difcours. La princeffe Zeloïde qui jufques-la s'étoit fait violence, ne put en eet endroit s'empécher d'éclater. Arrêtez dit-elle, cruel Ariflene, n'achevez pas de me porter des^coups fi funefles; alors elle poufla mille fanglots, & tomba enfin dans un évanouiflement dont la fée la fit revenir, en la touchant d'un anneau qui avoit cette puiffance : mais quelle fut la furprife de la princeffe! lorfqu'elle ouvrit les yeux, tout-a-coup elle vit dans Ariflene une métamorphofe entiére de fa perfonne: il parut a fa place le prince Amanzarifdine. qui fe jetta aux genoux de la princeffe , & les tint long tems embraflës fans pouvoir lui parler. Ils reftèrent tous deux dans ces tranfports qui caufent un faififfement fi puiffant & fi doux. Heureux amants, leur dit la fée, voici 1'inftant oh votre bonheur commence, rien ne pourra plus le troubler. Vous, dit-elle k la princeffe , pardonnez au prince , caché fous 1'apparence d'Ariflene , par le fecours de mon art, les peines qu'il vient de vouscoüter; elles étoient néceffaires pour être la deinière preuve de votre fidélité; votre deftinée eft remplie , &C la prédicfion du génie a eu fon effet ; vous ne deviez jamais être unie k un époux, que  I N 0 I E N S. 411 vous né lui euffiez accordé mille et une faveurs avant que votre hymen ï'achevat, felon Poracle du génie qui préfide fur les cceurs. Les plus cheres faveurs qu'on recoit de la perfonne aimée,ce font les marqués de fidélité. Le prince qu'Ariftene vous cachoit a été témoin lui-mêrne des facrifïces que vous lui avez faits; vous avez dédaigné mille & une conquête, trop contente del'efpoir del'avoirpour époux: le nombre des faveurs que vous lui deviez accorder eft affez remplipar tant de marqués de fidéiité.Quelle tendrefle plus vive & plus fuivie peut jamais unir deux époux , & qu'on verroit peu d'hymen s'achever, fi le fort mettoit toujours de pareilles conditions entre deux amans. Pour vous, ditelle au prince, vous ne deviez jamais aimer, que la raifon ne juftifiat votre amour. Les fentimens que la princeffe vous a infpirés ,' & la conduite qu'elle a tenue rempliffent affez votre horofcope. Venez, tendres & efiimables amans, volons vers le palais du père de la princeffe, &C que le plus heureux hymenée uniffe k jamais vos cceurs. Déja le char de la fée qui les tranfporte devance le nuage qui vole avec le plus de rapidité. Ils arrivèrent au palais du père de Zeloïde , qui, charmé de fon retour , & de ce qu'il étoit libre d'accomplir fon hymenée , en ordonna la fete pour le lendemain.  4,x C O N T E S La fée avoit pourvua tout, Sc les ambafladeurs du père d'Amanzarifdine étoient arrivés pour le repréfenter a cette cérémonie ; enfin 1'inftant marqué arriva. La fée, par le fecours de fon art, avoit formé,pendant un feule nuit, les aprêts d'un fi grand jour.Déja le miniftre du génie qui forme les nceuds des époux alloit unir le prince & la princeffe; lorfqu'on vit arrivertout-a-coupun char dans lequel onreconnut le roi, père d'Amanzarifdine , & la reine fa mère ; il y avoit avec eux une jeune dame Sc un jeune homme , tous deux d'une beauté furprenante. La reine, mère d'Amanzarifdine , les préfenta a la princeffe ; c'eft par le fecours de ces deux aimables amans, dit-elle , que nous avons le plaifir d'être préfens a votre hymenée. Vous ne me teconnoiffez pas, dit le jeune homme a la princeffe Zéloïde, vous m'avez vu bren différent de ce que je vous parois attjourd'htii. Je fuis ce vieux génie qui vous fit tant de frayeur, & qui vous conta fes aventures , pendant que vous étiez dans cette vafte campagne. Je me fuis laffé de 1'éfat paifible, mais ennuyeux , ou je m'étois réduit, & j'ai reconnu qu'il valoit mieux être agité par les paffions, que d'être livré a 1'humeur fombre Sc chagrine de la vieilleffe. Voila cette jeune perfonne que j'avois métamorphofée en même  I N D I E N S. 413 ifems que moi:nous avons retrouvé tous deux, en reprenant notre jeunefle , eet amour tendre qui nous uniflbit avant de 1'avoir facrifïée. Je vous avois promis d'être le premier a vous féliciter fur la fin de vos malheurs; je fuis charmé d'être témoin du plus heureux inftant de votre vie. Je ne vous offrirai point les fecours de mon art pour embellir cette fête, la préfence de deux amans fi parfaits y donne tout 1'éclat qu'elle peut avoir, 6c vous trouvez tous deux dans votre cceur tout ce qui peut la rendre parfaitement heureufe. Alors le roi & la reine, qui venoient d'arriver , fe placèrent fur des trönes qui furent élevés k Pinftant; 6c ces Üluftres amans, en fe donnant la main, conflrmèrent cette union que l'amour avoit déjk formée dans leurs cceurs, 6c qu'il y conferva tout le refle •de leur vie. Fin du trente-deuxiéme volume.  4i4 DES CONTÉ S. To m e trente-deuxieme. r e b.tis sem ent de CEditeur. page v Les Soirees Bretonnes. Hifloire du prince Engageant.