L E C A B I N E T DES F ÉE S.  CE VOLUME CO NT 1ENT Trois Conté s de Mademoifelle de Lubert; S A Jr O 1 R : a Princefle Lionnette & le Prince Coquerico. Le Pnnce Glacé & la Princeffe Étincelante. La Princeffe Camion. ourjahad, Hiftoire Oriëntale.  LE CABINET DES FÉES, O U COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FÉES, ET AUTRES CONTES MEKVEILLEUX, Ornés de Figures. TOME TRENTE-TROISIÈME. A AMSTERDAM, Et fe trouve a PJRIS, RUE ET HOTEL SERPENTE. M- DCC. LX XXVI.   AVERTISSEMENT DE L'É D IT E U R. On attribue a Mademoifelle de Lubert, Auteur des trois premiers Contes de ce Volume , la TyrannU des Fées. détruite , Ouvrage imprimé dans le cinquième Volume du Cabinet des Fées,fous le nom de la Comtefie d'Auneuil'. Nous ne connoiflbns poirit cette Comreffe d'Auneuil; il n'en eft fait aucune mention dans 1'Hiftoire Litte'raire des Femmes celèbres. L'Abbé de la Porte, Auteur de cette Hifloire, y a recueilli avec Ie plus grand foin tout ce qui eft ford de la plume des perfonnes du fexe, Sc cette volumineufe compilation contient, d'une manière trèsétendue, des extraits de tous leurs Ouvrages; Madame d'Auneuil n'y eft pas même nommée.  V AVERTISSEMENT. L'Abbé Lenglet Dufrefnoy attribue a la même Madame d'Auneuil les Ckevuliert er rans & k Génie familie,-, Féerie imprimée dans le Cabinet des Fées, torn. VI. Mais il parcut que c'eft une erreur , car il fait une feconde mention du même Ouvrage, pour I'attnbuer a Madame d'Aulnoy. Au furpius , I'Abbé Lenglet Dufrefnoy ne donne aucun autre renfeignement fur cette prétendue Madame d'Auneuil, de forte que ion exiftepce nous paroit douteufe. L'Abbé de la Porte attribue a Mademoifelle de Lubert la Tyrannie des Fées détmite, on Ia trouve au ncmbre des Ouvrages de cette Dame dans la France Littéraire , & nous ne douterions pas qu'elie n'en fut J'Auteur, fans 1'intervalle confidérable qui fe trouve entre cette produclion & les au tres Ouvrages de Mademoifelle de Lubert. La première éditioa  'DIVERTISSEMENT, vij que nous connoiffons de la Tyrannie des Fces dètruïu, eft de 1710; elle avoit e'té pre'ccdée d'une édirion dont fait mention 1'Abbé Lenglet Dufrefnoy, qui étoit de la fin du fiècle dernier ; les autres Ouvrages de Mademoifelle de Lubert font poftérieurs de quarante ans , & quoique nous ne connoiffions pas precifément 1'age de eet Auteur, mort a Paris depuis peu d/Années, nous croyons difficilement qu'il ait pu mettre au jour des Ouvrages dès vjco. Fn fuppofant que Maderrk>ifelle de Lubert fut alors agée de vingt ars , elle en auroit eu plus de ibixante lorfqu'elle a publié fes autres Contes de Fces ; chofe pofïïble a la rigueur, mais peu vraifemblable. Quoi qu'il en foit, nous cédons au defir cle plufieürs perfonnes en imprimant quelques Cortes de Mademoifelle de Lubert. On nous a reptoché d'avok trop  viij AVERT1SSEMENT. négligé les produftions de eet Auteur, qui a beaucoup écrit dans le genre de la Féerie ; Sc fi nous periiftons a penfer que le merveilleux dont elle a exceffive-» ment chargé fes Contes, eft trop voinn, de 1'extravagance, nous ne pouvons, d'un autre cóté, nous refufer a fatisfaire les Amateurs de ce genre, en leur donnant quelques-uns de ces Ouvrages. A tout prendre néanmoins, les Ccntes de Mademoifelle de Lubert ne font pas dé-r pourvus de toute efpèce de mérite i fon imagination gaie jufqu'a la folie , eft fouvent agréable ; Sc ü 1'on ne trouve dans fes Contes rien qui puifie inftruire ni intéreffer le coeur, il faut convenir qu'ils font propres a amufer 1'efprit, &z c'eft un des objets de ce genre de production. Mademoifelle de Lubert a fait imprimer huit Contes 5 favoir : Tec/erion ou  AVERTJSSEME NT. ix Sec & Noir i la Princeje Cocjue-d'CEuf & k Prince Bonbon; Lio viitti & Cojuerico i le Prince Glacé & la Prince Je Etincelante i Blaiiche - Rofi i la Princeje Senjlble & le Prince Typhon ; la Princefe Coultur-de-rofe & le Prince Celadon } la Princeje Camion. Nous avons choiii trois de ces Contes qui nous ont paru les plus amufans : nous crovons , par ce moyen , avoir fatisfait pleinement ceux qui ont regretté de n'en avoir trouvé/aucun dans ce Recueil, & n'avoir pas mérité d'ailleurs le reproche d'ayoir grom" notre Coile&ion d'une multitude de Contes infipides. Mademoifelle de Lubert vivoit a Paris . fort retirée ; nous n'avons pu favoir la date de fa naiffance ; nous avons appris feulement qu'elle eft morte il y a trois ou quatce ans dans un age trés - avancé; Si elle eft Auteur de la Tyrannie des Fées dctruite, imprimée avant 1700 > en lui  x AVE RTISSE MENT. fuppofant vingt ans lorfqtie eet Ouvrage a paru , elle eft morte prefque centenair e (i ). . On attribue Ie Conté de Nourjahai, qui termine ce Volume, a Madame la Comteffe de S *** Oeft un Roman moral dont le cadre nous paroit neuf, intéreffant «Sc d'une invention heureufe ; nous crovons que nos Ledeurs nous fauront gre' den avoir orne' notre Colleétion. Cet Ouvrage parut d'abord dans les Mercures d'une manière moins étendue ; 1'Auteur ( i ) Nous apprenons , depuis la rédaöion de cet Avertiffement, que Mademoifelle de Lubert n*eft qu'Editeur de la Tyrannie des Fées dètmitc ; mals 1'édition quelle en a donnée en 1756, étoit accompagnée de changemens & d'augmentations fi confidérables, qu'elle en a fait, pour ainfi dire , un nouvel Ouvrage. Elle y a ajouté plufieurs Contes qui font entièrement de fa compofition, entr'autres le Prince Curieux. La Tyrannie des Fe'es, que nous avons imprimée tome V du Cabinet des Fées, eft conforme a 1'édition de 1756.  AVE RTIS S E M E NT. xj le fit impnmer enfuite tel que nous le donnons. Nous avons préféré cette dernière édition 'qui nous a paru plus foignée & plus intéreffante.  TA B L E DES CONTES, Tom e Trente-tro ts ième. -AvERTlSSEMENT de i'Éditeur, pag. y Mademoisejlle de Lubert. Lionnette & Coqiietico , t Le Prince Glacé & la Princeffe Étincelante, loy Let Princeje Camion, jg^ A n o n y m e. Nourjahad, Hifioire Oriëntale, zjj Fin de la Table du Tome trente-troifième, TROIS  TROIS CONTES D E M ADEMOISELLE DE LUBERT. LA PRINCESSE LIONNETTE et le Prince, Coque ric o. D ANs les montagnes de la Circaffie, il y avoit un vieillard avec fa femme qui s'étoient retirés du monde; las den avoir elfuyé les caprices> ïls s'étoient fait une retraite commode d'une caverne qui s'étendoit alfez loin fous un des monts* & leur folitude n'étoit troublée que par la craints de fe voir mourir. Ils avoient vécu dans les Cours, ils en connoilfoient tout le faux; &s loih de regretter les places brillantes qu'ils avoient occupées, ils plaignoient ceux que 1'ambition Ou le peu d'expérience rendoient fufceptiSlcs de les defirer. Leur vie étoit douce & tranquille, les fruits leur fervoient de nourriture ; un vafte étang oü le vieillard pêchoit, leur fournilfoit Tome XXXlll. A  2 La Princesse Lionnette abondamment du poüTon, & un troupeau de brebis dont la vieille avoit foin, leur donnoit la plus belle laine du monde pour s'habiller. Le vieillard s'appelloit Mulidor, & fa femme Phila; ils prioient inceflamment les Dieux de vouloir leur envoyer au moins quelqu'un pour confolec celui qui retteroit fur la terre le dernier, ou pour lui fermer les yeux; mais jufques-la leurs vceux n'avoient pas été écoutés. II ne faut pas croire cependant que les Dieux rejettaflent des defirs fi purs & fi raifonnables ; mais ils vouloient éprouver la conftance de ces bonnes gens pour les re'compenfer enfuite avec ufure. Le vieillard venoit de pêcher quelques poiflbns; & après avoir rataché fa barque au rivage, il étendoit fa pêche fur un rocher pour qu'elle féchat au foleil; lorfqu'un lion fortit avec impétuofité d'une des cavite's du roe, & vint boire dans 1'étang. Mulidor eut peur d'abord ; mais enfuite voyant cette bete altière qui rugirfoit, paree qu'elle ne pouvoit atteindre I'eau qui étoit trop cloignée du bord en cet endroit, il eotra dans fa barque, & puifant de I'eau dans un vafe, il le préfenta au lion qui s'approeha de lui, & qui le vuida plufieurs fois. Après qu'il fe fut défaltéré, il leva la tête & contempla fon bienfaiteur avec des yeux fi peu farouches, que le bonhomme ofa le careüer: le lion y prit plaifir, &  et ie Prince Coquerico. 3 recut du vieillard un peu de pain & de fromage qu'il tira d'un petit panier qu'ü avoit a fon bras ; comme cette compagnie cependant n'étoit pas füre, Ie vieillard fongea a regagner fa caverne, dans la crainte que fa compagne inquiète de ne Ie point voir, ne vïnt le chercher, & que le lion, moins humain pour elle que pour lui, ne la devoot. Cette inquiétude le tourmentoit, lorfque le lion, après lui avoir lêché la main, rentra lui-même chez lui, & iaifTa le vieillard Ie maïtre de fe retirer; il s'achemina vers la caverne, oü il trouva fa femme dep allarmée de ion retardement; il lui conta fon aventure : ell» en frémit; mais cependant ils s'en entretinrent & tirèrent cette conféquence, que les hommes pourroient prendre des animaux des Iecons d'humanité & de reconnohTance : ne vous expofez plus cependant a 1'indulgence de cette béte cruelle, lui dit-elle tendrement, ou expofezmoi avec vous; car je ne puls vivre dans la crainte de vous avoir vu fi prés du danger: vous nietes rendu, mais puis-je me flatter que les Dieux me feront toujowrs auffi favorables ? Le vieillard, touché de cette tendrelTe, lui promit d'éviter dorénavant cette rencontre: cet entretien les avoit mené alTez avant dans la nuit; ils s'endormirent & ne furent réveillés que par 1'auroie dont les rayons dorés vinrent frappe A ij  4 La Princesse LlONNETTE leurs yeux. Phila fortit pour mener paitre fes brebis, mais elle fut bien furprife de trouver a fa porte un lion d'une grandeur & d'une force prodigieufe, avec une lionne égale en force 8c en beauté, qui portoit fur fon dos une. petite fille d'environ cinq a fix ans , qui en defcendit dès qu'elle vit la vieil!e,.& qui vint 1'embrafier. Cette bonne femme furprife d'effroi & d'admiration, refta immobüe ; & les lions, après avoir baifé la petite fille qui répondoit a leurs careffes , s'enfuirent , & difparurent en un Inftant, la laiflant entre les mains de la bonne femme.-Celle-ci revint alprs de fa frayeur, Sc regardant cet enfant qui ne celfoit de rembralfer, elle la prit dans fes bras, rentra dans la caverne pour la montrer a fon mari. Ils admirèrtnt tous deux fa beauté & fa douceur : elle étoit toute nue ; fes cheveux blonds feulement defcendoient fur fes épaules, & fous le fein droit elle porioit une couronne bien marquée ;. les bonnes gens remercièrent les Dieux de ce préfent, & habilJèrent cette belle petite enfant d'une légere robe toute blanclie , ceinte d'un ruban couleur de rofe : ils en renouèrent auiïï fes cheveux. Eile fe laiiToit faire avec complaifance, & ne parloit point ; ils la oarefsèrent & lui donnèrent du lait de brebis tout frats tiré : elle fourit'a'cecte vue, & les regardant, elle fit un cri qui relfembloit  Gm..J3./«<94 - - -- ,—:—-—— — ~" ' 1 triinin 1 1 "" ~cz>i- t*zi*   ET LE PeINCE COQUERICO. jf au rugiffement des lions. Elle s'accoutuma cependant a eux aifément; elle n'avoit rien du lion que fes cris: cela fit qu'ils 1'appellcrent Lionnette; elle répondit a ce nom , & bientöt la vivacité de fon efprit lui fit entendre ce qu'on lui difoit, 8c enfin parler elle-même. Elle fut un an avec ces bonnes gens qui 1'aimoient palïionnément & qui en étoient aime's de méme, lorfque Mulidor, pour 1'accoutumer a leurs ufages, en cas qu'elle vi'nt a les perdre, la mena pêcher. II y avoit été piufieurs fois feul fins rencontrer les lions; mais la petite Lionnette ne fut pas au pied du roe oü le bonhomme mettoit fécher fes poiffons, qu'elle fit un petit rugiffement qui réveilla le lion & la lionne qui accoururent a elle : ces animaux la flattèrent & ia carefsèrent a 1'envi 1'un de 1'autre. Elle embraffoit tendrement la lionne qui fe laiffoit faire, enfuite elle fauta fur fon dos, & les lions s'éloignèrent en un moment. Le pauvre vieillard fut confterné, il fe jetta Ie vifage contre terre & defira de mourir puifqu'il perdoit Lionnette: enfin, après bien du tems, voyant que fon défefpoir ne lui fervoit a rien , il fe traina a fa caverne & y porta la défolation, en apprenant a'Phila 1'aventure de Lionnette. Lionnette, ma chere Lionnette, s'ccrioit cette bonne femme, fe peut-il que nous vous ayons perduel Hélas! pourquoi les Dieux vous ont-ils montré» A iij  6 La Princesse Lionnette a nous pour vous ravir fi cruellement ? De tous les biens que nous avons perdus, nous ne regrettons que vous. Elle s'affligeoit immode'rément, & le pauvre Mulidor n'avoit guères plus de courage pour foutenir ce malheur. La nuit fe pafla en plaintes & en larmes. A la pointe du )our, ils fe ievèrent pour la chercher ; ils ne craignoient plus les lions ni leur fureur, leur tendre amitié pour Lionnette leur faifoit defirer d'en ètre dévorés,fi elle avoitfubi cet effroyable fort. lis couroient 1'un & 1'autre vers le roe oü les lions avoient établi leur demeure, lorfqu'ils virent la petite Lionnette que la lionne leur apportoit. Auffitót que cette aimable enfant les appercut, elle defcendit a bas & vint leur fauter au eol, puis tirant de deflus la croupe de la lionne un chevreuil qu'elle avoit étranglé dans fa chaffe ; Voila, dit-elle, ce que mère lionne vous donne; elle m*a menée a la chaffe pour vous. Ces bonnes gens mouroient d'aife de la revoir, ils ne pouvoient s'empêcher de pleurel^ & d'arrofer de larmes fon joli vifage. Ma chère fille ! ma chère enfant, s'écrioient-ils ! vous nous étes donc rendue? Lionnette fut attendrie de ee fpedacle. Eft-ce donc, dit-elle, que vous me défendez de vorr la lionne, que vous ne lui dites rien, & que vous pleurez en m'embraffant? Non, non, ma chère enfant, s'éerièrent-ils tous.  et ee Prince Coquerico; 7 deux; mais nous craignions que vous ne nous eufliez abandonnés. Mère lionne ne le veut pas, dit 1'enfant, elle veut que je fois votre fille : elle fe retourna alors pour la prendre a te'moin ; mais elle n'y étoit dcja plus, & Lionnette revint gaiement avec eux a la caverne. Mulidor & Phila trouvèrent beaucoup de merveilleux dans cette aventure j ils en raifonnèrent en particulier, & réfolurent de ne pas refufer 1'enfant a la lionne quand il lui prendroit fantaifie de la promener 5 mais en même tems il fit approuver a fa femme le defir qu'il avoit de confulter Tigreline fur la deftinée de Lionnette. C'e'toit une fée fort favante. J'y penfois déja , reprit Phila, & vous ne fauriez trop tót vous inftruire : il fut arrête' qu'il partiroit dès le lendemain de grand matin. La bonne femme avoit préparé un préfent pour la fée, afin de la rendre plus favorable ; ce n'étoit pas des chofes précieufes, les fées n en ont pas befoin : c'étoit une pièce de ruban bleu-célefte & un petit panier de noifettes que Tigreline aimoit & la folie. Mulidor partit, 3t s'achemina vers fa demeure ; elle avoit choifi fon habitation au bout d'une immenfe forêt qui étoit toute remplie de tigres: c'étoit de-Ja qu'elle tiroit fon nom. Quand on y alloit pour lui demander des chofes juftes, les tigres ne faifoient A. iv  5 La Princesse Lionnette point de mal ; mais quand on s'avifoit d'y aller avec de méchans defleins, ils déchiroient a belles dents, & Ton ne parvenoit point au chateau de la Fée. Le vieillard n'ayant rien a craindre de ce cöté-la, ne s'arma d'aucuns défenfe, 6 parvint fans peine au chateau dans l'inftant que la Fée venoit de fe lever. II la trouva occupée a enfiler de groffes perles dans un fil d'or; elle le recut affez gracieufement, & ötant fes lunettes de delfus fon nez : Approchez, fage vieillard, lui dit-elle, je fais le fujet qui vous amène, & je fuis bien aife de vous voir. Mulidor s'humilia profondément, & baifa Ia robe de. Tigreline. II lui offrit fon petit préfent: elle Ie recut avec bonté, puis le faifant affeoir, elle lui dit qu'elle alloit confulter Ia Deftinée dans fon grand livre, pour lui répondre jufte fur ce qui 1'amenoit. Après avoir lu bien long - tems, elle leva les yeux au Ciel, puls les fixant fur Mulidor : Voici, dit-elle, ee que je penfe fur Lionnette ; il faut qu'elle évite d'aimer ce qui lui fera dire&ement oppofé , car il pourroit lui en arriver de grands malheurs, jufques-la même , qu'elle en perdroit la vie. Si elle arrivé jufqu'a vingt ans fans éprouver cette deftinée, je réponds de fon bonheur. Alors elle raconta au vieillard que Lionnette étoit une grande princeffe expofée aux lions, prefque dès fa naiffance, par la mé-  et le Prince Coquerico. 9 chanceté d'une reine ; mais elle ne voulut pas en dire davantage, & exhorta le vieillard a continuer de 1'élever avec les fentimens dont il étoit capable, & laifTa a fon choix de lui apprendre qui elle étoit, fe confiant a fa fagelfe pour la rendre heureufe. Enfuite elle lui donna pour Lionnette ce fil de perles qu'elle avoit achevé. Qu'elle ne le perde ni ne le donne jamais, lui dit-elle, if la préfervera de bien des maux, & peut-être fervira-t-il a fon bonheur fi elle le garde fidèlement. Le vieillard remercia la fée & revint chez lui vers le foir. II retrouva fa femme & Lionnette, cette dernièrelui vint faire mille carelfes; il luiattacha au col les perles de la fée, & lui recommanda bien de les conferver foigneufement. Elle fut ravie de ce nouvel ornement, & s'étant éloignée le vieillard raconta a Phila ce que la fée lui avoit dit : ils balancerent fur le parti qu'ils avoient a prendre , & réfolurent de ne rien dire a Lionnette fur fa nailfance, afin de lui fauver les regrets d'une ambition qui feroit peut-être inutile. I! fera toujours tems de lui apprendre ce que nous lui cachons, ajouta la prudente conductrice, & nous aurions a nous le reprocher, nepouvant lui donner que 1'éducation d'une fimple Bergère , fi ce cara&èré fi doux que nous lui connoiffons aujourd'hui  lo La Prinóesse Lionnette changeoit par la connoiffance de fon état. Formons fon cceur & fon efprit, les princefles n'er» Ont pas le tems; celle-ci apprendra par fa propre expérience qu'elles font fujettes comme les autres aux caprices de la Fortune , & peut-être en fera-t-elle plus heureufe. Mulidor convint de cette vérité, & ils s'appliquèrent plus que jamais a 1'e'ducation de cette aimable enfant, dont 1'excellent naturel ne leur laiffoit rien a defirer. Elle avoit déja douze ans, & continuoit d'aller fouvent a la chaffe fur le dos de la lionne, portant fur fon épaule un petit carquois, & tirant adroitement fur les bêtes fauves ; lorfqu'un foir qii'elle revenoit plus tard qu a Tordinaire , la caverne retentit des rugiffemens de la lionne. Mulidor & Phila fortirent 1'un & 1'autre, & trouvèrent a la porte la lionne qui rapportoit Lionnette qui s'écoit couchée par terre pour careffer la pauvre lionne qui fe défefpe'roit. Le lion eft mort , s'e'cria cette jeune enfant, & ma mère ne peut fe confoler, un chaffeur 1'a abattu avec fes flèches: la lionne fe rouloit par terre & verfoitdes torrens de larmes: le vieillard, fa femme & Lionnette firent de leur mieux pour appaifer fa douleur; mais enfin y ayant paffe la nuit fans fuccès, la lionne expira elle-méme fur le matin. Les cris & la douleur de Lionnette furent extrémes , elle ne pouvoit quitter le corps  et le Prince CoqueriCo. ii , de cette.pauvrebéte, elle rembralToit & fondoit en larmes; enfin onl'arracha de cet affreux fpectacle; & tandis que le vieillard 1'enterroit, la tendre Phila fecouroit Lionnette qui étoit dans la plus cruelle affii&ion. Mulidor rentra & fut ému de la douleur de cette enfant: cependant il voulut la confoler ; mais voyant qu'il ne faifoit qu'irriter fa peine: Mais, ma fille, lui dit-il, que feriez-vous donc, fi c'étoit a nous que fut arrivé ce malheur ? II ne m'eft paspoffible de croire que vous y fulliez plus fenfible. Ah ! mon père, s'écria-t-elle, en ouvrant les bras pour 1'embraffer, craignant qu'il ne fut offenfé du peu d'attention qu'elle prêtoit a fes confolations, fi les Dieux m'ont réfervée a de pareils malheurs, je les prie de vouloir me faire mourir tout-a-l'heure, je ne pourrois les fupporter. Les Dieux , ma fille, reprit le vieillard , n'exaucent pas toujours des prières fi téméraires: c'eft offenfer les décrets de leur providence, que de ne pas s'y foumettre ; croyez-vous donc étre feule a fouffrir les peines de la vip 5 Eft-celale courage dont je vouscroyois capable? Lionnette baiffoit les yeux, & la févérité de cette remontrance lui avoit fait venir un rouge modefte fur fes joues,qui la rendoitencore plusaimable. Mulidor fentit qu'il en avoit affez dit; il fortit, & laiffa a fa femme le foin d'adoucir ce que fa remontrance auroit pu avoir de trop dur, &  12 La Princesse Lionnette Phila embraffant la petite Lionnette : effeétivement, ma fille, lui dit-elle, vous nous auriez fait penfer que vous n'avez plus rien a regreter, fans doute nous vous louons de l'3mitié que vous aviez pour ces pauvres animaux; mais il faut fe confoler & remercier les Dieux de ne vous pas envoyer de plus grands malheurs. Ah! ma mère , s'écria Lionnette en 1'embraffant, que je vous fuis obligée de me parler ainfi ; ne fouffrez pas que mon père foit davantage irrlté contre moi, je fens que je ne pourroïs fupporter fa colère. Mulidor rentra; Lionnette courut rembraffer, il répondït a fes carreffes avec une tendreffe qui confola cette charmante enfant ; ils ne ceffoient d'admirer la bonté de fon cceur, fa fenfibüité, fa docilité & fa franchife; auffi 1'aimoient-ils chèrement. ' Elle étoit trifïe depuis la perte des lions; un fond de mélancolie paroiffoit dans toutes fes aéïions; elle n'ofoit s'y livrer devant Mulidor , el'.e fe contraignoït moins avec Phila. Ils s'en entretinrent plulieurs fois ; allarmés tous deux de fon état, ils cherchèrent a la divertir ; ils fortoient plus fouvent ; ils fe promenoient ; ils la laiffoient aller a la chaffe, a la pcche ; üs lui donnoient des oifeaux, des fleurs, des coquilles ; mais fon goüt la déterminoit a la chaffe plus qu'a tous les autres amufemens. Le pays qu'ils habitoient étoient fi défert, qu'il fiilloit y  et le Prince Coqüeeico. 13 venir expres ou s'être égaié, pour y trouver quelqu'un : ils n'y craignoient point de mauvaifes rencontres; cependant 1'aventure du lion tué par un chaffeur, étoit revenue a Mulidor; il n'avoit pu comprendre comment un homme qui étoit venu jufques-la , n'avoit pas pénétré jufqu'a leur retraite; & comment il n'avoit pas e'té fur~ pris de voir une jeune fille fur le dos de la lionne, qui ne s'écartoit point du lion quand il alloit a la chaffe. On n'avoit ofé quefrionner Lionnette, on craignoit de renouveller fes douleurs; cependant on n'ofoit pas non plus lui .interdire la chaffe, ces bonnes gens trouvant de la cruauté a la priver de cet amufement; ils ne faifoient que la prier de ne pas s'écarrer. Au bout de quelques mois, Lionnette reprit un peu fa gaieté. Le vieillard & fa femme en furent ravis; ils s'applaudirent d'avoir aidc a !a confoler par leur complaifance, & jugèrent qu'il falloit enhn qu'elle eüt oublié les lions. Elle grandiffoit, elle commencoit a fe former, elle étoit belle a ravir dans fes plus fimples habillemens.Phila lui avoit fait un vetement de peaux de tigres, les plus belles du monde, un petit bonnet de même ; & quand elle le metttoit, on 1'auroit prife pour Dianee!le-même, tant elle avoit de grace & de majefté • fes beauxyeux noirs rehaufibient encore reelat & Ia vivacité de fon teint que le foleil  14 La Princesse Lionnette le plus ardent & le hale le plus fort n'ofoient attaquer, non plus que la blancheur de fes bras & celle de fa gorge. Elle n'étoit point fenfible a fa beauté , la force de fon efprit & celle de fon éducation , la mettoient au-deffus de ces avantages de la nature : elle parloit bién, & penfoit encore mieux. Ces bonnes gens étoient étonnés de la voir, dans un age fi tendre , capable de réflexions fi juftes & fi fages ; elle approchoit alors de quinze ans. Depuis quelques jours,Phila s'appercut qu'elle avoit eu foin en fe couchant de mettre fes cheveux en boucles, & qu'en fortant, elle s'étoit mirée avec une forte de complaifance dans une fontaine qui joignoit la caverne. Elle en avertit Mulidor, qui en fut auiïi étonné qu'elle; ils ne voulurent cependant point lui en parler; mais ils réfolurent de 1'examiner finement, pour découvrir le fujet de cette attention, & ils fe rappellèrent que depuis quelque tems elle paroiffoit rêveufe, inquiète, & que ce qui 1'avoit amufée jufqu'alors fembloit lui être devenu indifférent. Lionnette revint a la caverne d'aflez bonne heure ce jour - la : elle apportoit deux perdrix fauvages qu'elle avoit tuées. La bonne femme lui demanda fi elle n'étoit point trop laffe pour 1'aider afiler une quenouille qu'elle vouloit finir: Si vous vouliez bien m'en difpenfer, dit Lionnette, je  - - E* 1'HINCE COQUERICO. t$ vous en ferois bien obligée, je voudrois bien me repofer. Phila Ie lui permit, & Ia laifTa aller dans un petit recoin de la caverne qui lui faifoit une efpèce de cabinet. Elle 1'avoit orné de ce qu'elle avoit trouve' de plus rare; des plumes d'oifeaux finguliers en faifoient la tapiflerie, des fleurs dans des coquilles qu'elle rempliffoit d'eau fraïche, lui ornoient de vafes tout ce joü enJdroit. Mulidor lui avoit appris a peindre t elle avoit fait de jolis tableaux; & des laines qu'elle avoit trouvées dans la caverne, elle avoit brodé des carreaux dont elle s'étoit fait un petit lit de repos ; elle s'étoit couchée fur ce lit: elle y avoit plus 1'air d'une déeïTe que d'une mortelle. La bonne femme , inquiète de ce qu'elle ne revenoit point, alla la chercher : elle la trouva telle que je la viens de dépeindre, un peu renverfée fur les carreaux, les yeux fermés; & quelques larmes qui fembloient vouloir fe faire jour entre fes paupières, lui firent connoitrc que la belle Lionnette étoit chagrine. Elle refta quelque tems h la confidérer, jamais elle ne 1'avoit vue fi belle ; mais enfin allarmée de fon état, elle s'approcha, & lui prit les mains qu'elle ferta tendrement dans les fiennes. Cette action réveilla Lionnette, & tournant les yeux vers Phila : Ah ! ma mère, lui dit-elle, en fe jettant a fon col, que j'ai de honte de paroïtre aioli a  16* La Princesse Lionnette vos yeux! Pourquoi, ma chère fille, lui ditelle, pourquoi me cachez-vous vos peines? Ne favez-vous pas combien nous nous y intéreffons? Qu'avez-vous, ma chère enfant ? Ne me cachez point vos ennuis, peut-être les puis-je foulager ? Lionnette fut quelque tems fans ofer répondre; elle tenoit fa tête baiffée dans les mains de la vieille : elle les baifoit avec tranfport. Enfin elle prit fa réfolution, & fe relevant avec une rougeur modefte qui lui couvrit tout-a-coup les joues : Je vais vous dire ce qui me tourmente depuis bien long - tems ; mais au moins que cet aveu me ferve a mériter mon pardon. Parlez, ma chère fille, dit Phila, & ne me craignez point; je fuis plusinquiète de votre peine, que fachée de ce que vous me 1'avez cachée. Alors Lionnette reprenant un peu de courage, lui apprit qu'en allant a laforêt depuis environ trois mois, elle y avoit vu un jeune Berger endormi, qui n'avoit été réveille que par une flèche qu'elle avoit tirée, qui, au lieu de percer 1'oifeau qu'elle vouloit avoir, avoit percé la main de ce jeune homme ; qu'attirée par Ie cri qu'il avoit jetté, elle s'étoit approchée & avoit aidé a étancher fon fang. Cette bleflure, ajoutat-elle, me fit fentir un mouvement inconnu: je tremblois en lui appliquant les herbes que j'avois cueillies, 8c dont vous m'avez appris la propriété. Pour  et le Prince Coquerico. 17 Pour lui, loin d'être fiché contre moi, il me. difpi't qu'il ne fe plaindroit jamais de cette bleflure; mais bien de celle que mes yeux venoient de lui faire, Ce langage, tout inconnu qu'il m'étoit, raviflbit mon ame, & j'aurois voulu. ne le point quitter. II pleuroit en me regardant, il baifoit mes mains pour me retenir : je lui propofai de me fuivre, pour que mon père achevat de le guérir: Je ne le puis, belle Lionnette, me dit-il, (je lui avois appris mon nom) un deftin trop févère me fait chercher la folitude ; mais promettez-moi de Ia venir partager quelquefois, & je ne demanderai rien aux Dieux, je croirai que leur rigueur eft adoucie. Je Ie lui. promis, il me le demandoit tröp tendrement j enfin j'eus peur de vous inquiéter, je le quittai avec un regret fi fenfible, que j'en verfai des larmes, & je m'éloignai brufquement pour qu'il ne s'en appercut pas ; car j'avois honte , je crois, de ma compaffion. Je revins inquiète & affhgée: dès le lendemain j'allai le chercher, je.ne fais quelle honte me retenoit de vous apprendre cela; mais cent fois j'ouvris Ia bouche pour vous le dire , & cent fois je fentis que cela m'étoit impoffible; peut-ëtre étoit-ce paree qu'il m'avoic prié de garder le fecret pour moi feule ; enfia je courus Ie chercher pour lui demander la permiffion de vous le dire. En approchant du Tome XXXIJJ, B  tjcS La Princesse Lionnette lieu oü nous nous étions vus la veille, je m'a*rétai; je fentis un mouvement qui me reprochok de vous avoir caché cette démarche ; de plus, mon cceur étoit fi fort agité, que je craignis de me trouver mal. Que ferai-je feule ici, difois-je? Je fuis fans fecours, & celui que je peux trouver eft peut-être bien dangereux a aütendre. Malheureufe Lionnette, oü t'es - tu engagée ! Fuis, retourne a ton devoir ; car il eft impoffible que ce ne foit pas y manquer, puifque ma tranquillité eft fi fort altérée de cette fecrète démarche ; les Dieux m'en avertiffent, cet état n'eft point naturel. Je m'étois aflife en réfléchiffant: je me levai, & je retournois fur mes pas , lorfqu'une penfée bien douloureufe me fit arrêter. Hélas ! dis-je, peut-être n'a-t-il pu venirau rendez vous, par la bleffure que je lui ai faite ; & s'il y eft, quel fera fon défefpoir de ne m'y point voir ! II na que moi, fans doute, pour reffource dans cette fauvage demeure, lui refufer mon fecours eft trop inhumain: fachons feulement s'il a befoin de moi, &nele voyonsquepourcela. Je m'acheminai alors vers cet endroit fatal oü je 1'avois bleffe la veille; il n'y étoit point, j'en fus faifie d'effroi, mes jambes s'affoiblirent, je tombai fur la mouffe qui couvroit la terre : je vis encore des traces de fon fang, peu s'en fallut que je ne fuccombaffe a ma douleur; mes larmes coulèrent heureufement,  *t L e Prince Coquerico. iö cela me foulagea ; mais j'étois dans une affliftion . crueile en fongeant que j'étois peut-étre caufe cie fa mort. Je urai mes flèches, & je ,es fcfl lavonblefréparhafards'offritamavue^lleétoit redVubP & e"C°re t6inte dC fa"S- M- Ü*A redoublerent a cet affreux objet, je ne pus re- temrmescns^lsfurentinterrompusparcejeun. Berger luzerne qui accourut Précipit3mLt J« « P«»eJever ïüfo nat a genoux pres dj «oi avec ta„t d.effroi,quejefus effrayée moi«nemedefapaleurïüme demanda ce que j'avois en meme tems que Je Tui faifois Ia méme qu ftion; nous nous raffunhnes tous deux, Je itï dis "e ujet de mes pleurs, jamais on ne remercia fi tendrement Ses paroles avoient un charme qui paffo,^ avec un p aifir que ,e n'avois jamais fenti; j'oubl-s prefque fa bleffure, tant je craignoL d, medjfoit^que je n'ofois lui dire u'ilvd Sle\mCmCScWes^e'-jalareW qu. ydonnoitune tournure que je crói. que 3-enaurolspaSpu y donner. * Bij  20 . La Princesse Lionnette Enfin , il me dit qu'il vouloit être a moi. Efe! n'y êtes-vous pas déja , lui dis-je ? Pouvez-vous y être davantage ? Cela me raviroit. II fourit de mes paroles; je erus que j'avois mal dit, je rougis de la groffièreté de mes expreflions. Je ne fais ce qu'il penfa , mais il me dit mille chofes encore plus tendres , & m'apprit qu'il étoit le fils d'un grand Roi, & me dit qu'il vouloit être mon époux. Je ne puis donc être a vous, lui dis-je , on ne voudra point que je fois votre époufe. Eh! qui peut s'y oppofer , me dit-il,fi vous le voulez bien; Alors je lui contai que mon père & ma mère m'avoient toujours dit que la couronne étoit un obftacle au bonheur de la vie , & que fürement ils ne confentiroient point a ce lien. Laiffez paffer quelques jours , medit-il , & je vousapprendrai le moyend'adoucir leur rigueur: fi vous m'aimez, vous m'aidereza lavaincre : mais ne ceffez point de venir en ceslieux, ma vie dépend de cette complaifance. Ne craignez rien avec moi, Belle Lionnette , rien n'eft fi pur que ma tendreffe, & j'attefte ici les Divinités de ces bois, que je refpeéterai toujours votre vertu. II me donna famain, jelui donnai la mienne , &juraicomme lui de 1'aimer toujours, fi vous y confentiez. Je voulus voir fa maln , elle étoit guérie; j'en eus une geande joie, je le quittai, en lui promet-  kt le Prince Coquerico. 21 tant de revenir , & de ne vous parler que quand il le voudroit. Je revins fi occupée de fon idéé, qu'il fembloit que je ne vécuffe que quand 1'inflant oü je le devois voir approchoit; rien ne me plaifoit plus que lui feul, plus je le voyois , plus je défirois de le voir : il étoit de même. II eft charmant, ma mère , & fi vous 1'aviez vu vous n'auriez pu vous difpenfer de 1'aimer. Trois mois fe font paflés dans cette douce union , Sc voila le comble du malheur ! C'eft que ce matin, il m'a appris qu'il étoit néceffaire qu'il s'abfentat quelques jours pour des affaires indifpenfables qui ne tendoient qu'a aflurer notre bonheur. Je ne favois point ce que c'étoit que de le perdre de vue; je fentis une douleur égale a la fienne. II étoit dans une affiiétion immodérée: il m'a dit cependant qu'il reviendroit bientöt, & qu'il lui tardoit plus qu'a moi de venir combler fon bonheur ; j'étois toute en larmes; enfin 1'heure de nous féparer étant venue , j'ai défait mon collier, & je 1'aï attaché a fon bras. O ciel ! qu'avez-vous fait, ma fille , s'écria Ph'.la? Nousfommes perdus , & c'eft fans reffource. A ces mots , elle fe laiffa tomber par terre, & remplit la caverne de fes eris. Lionnette effrayée de ce fpeftacJe , fe leva pour fecourir la bonne femme, Qu'avez-vous donc, ma mère, s'écrioit-elle? Quel rapport un collier de fi peu de conféquence, peut il Biij  22 La Princesse Lionnette avoir avec votre douleur? C'eft vous que je pleure, ma fille, dit Phila, votre bonheur étoit attaché a la confervation de cemalheureux collier. Alorselle lui conta ce que la fée Tigreline avoit dit a Mulidor, & ne lui cacha point qu'elle étoit princefle, mais elle lui dit qu'elle ignoroit le refte. Lionnette qui avoit 1'ame naturellementélevée, ne fut point étonnée de cette nouvelle: Hé bien, ma mère, dit elle a la bonne femme , plus vous me confirmez dans cette haute idéé que vous avez de ma naiflance , & plus je dois fupporter avec courage les funeftes évenemens qui me font prédits ; quoique a dire vrai, j'y croye peu; & je ne vois rien da maiheureux ici que 1'abfence du Berger que l aime, & f®n maiheureux nom qui me 1'a fait fuir , fans pouvoir m'en empécher; voila Ie feul malheur que je connoiiTe. Que dites-vous , ma fille, dit la vieille? Son nom vous 1'a fait fuir? Expliquez-moi cette énigme; je n'y comprends rien. Hélas ! voila ce qui me défefpère , dit Lion. nette, je ne lui ai pas eu attaché ce collier au bras, qu'il m'a baifé Ia main avec un tranfport qui a fufpendu un moment ma douleur. Oui, Belle Lionnette, m'a-vil dit, c'eft pour la vie que vous enchaïnez 1'heureux Prince Coquerico. A peine a-t-i! eu proqoncé fon nom qu'il nem'avoit jamais dit, ( il vouloit que j'e 1'appellafle tou-  et le Prince Coquerico. 25 jours mon Berger, ) que je fentis une horreur qui m'a fait fuir a tire d'aües. II m'a fuivie, m'a appellée; je n'aipu me retourner. Une puiffance invifible fembloit me contraindre a m'éloigner. Ma chere Lionnette, s'écrioit-il , oü aUez vous? C'eft votre Berger , c'eft Coquerico qui vous appelle! Je courois encore plus vite ; enfin je 1'aiperdu de vue, foit que j'aiepris des détours qu'il ne connohToit pas, ou qu'il ait craint de me déplaire en me fuivant davantage. Je fuis arrivée ici dans un trouble que j'ai eu bien de la peine a vous cacher : vous favez lerefte, ma mère, voila ce qui m'eft arrivé, & je vous demande mille fois pardon d'avoir fi peu profitéde vos fages lecons, & quoique je doive la naiffance a des Princes apparemment puiffans, je ne me fouftrairai jamais a votre obéilfance. Mulidor rentra, comme Lionnette achevoit ces mots, on lui fit part de 1'aventure ; il refta dans une crainte extreme de cequipouvoitarriver de la perte du collier, iln'ofa même aller confulter Tigreline a laquelle on avoit fi formellernent défobéi. Ils réfolurent d'attendre ce que le fort ordonneroit de la Princeffe; ils 1'exhortèrent a oublier ce jeune homme; ils parvinrent plutöt a la confoler de fon abfence, & malgré fa trifteffe , elle fe livra a la douceur de leur converfation. Deux mois fe paüerent ainfi. Une nuit Biv  z4 La Prtncesse Lionnetts qu'ils dormoient profondément, un éclat de tonnerre les réveilla en furfaut, & fit croire que la caverne alloit s'écrouler. Ils fe levèrent, mais ils n'eurent pas le tems de fe raffurer; une fée hideufe & trés richement vêtue, les toucha de fa baguette , & les transforma en deux lionnes & en un lion, puis les tranfpdrta en une minute dans la forêt des tigres, oü elle les laiffa, & difparut. Qui pourroit exprimer 1'étonnement du fage vieillard, & la douleur de fa femme ? Celle de la Princeffe étoit encore plus cruelle , elle fé reprochoitd'être caufe du malheur de ces bonnes gens; & ce qui 1'affligeoit le plus , étoit de ce que n'ayantplus 1'ufage de laparole, elle ne pouvoit les confoler. Ce malheur préfent avoit fufpendu pourun moment 1'idée du Prince Coquerico , mais quand elle fongea qu'elle ne le verroit plus que pour en être effrayée, ou pour n'être plus connue de lui, elle fit des rugiffemensfi affreux, que la forêt en retentit, & fes pauvres compagnons vinrent auprès d'elle pour tacher de la confoler. Ce fut un redoublement de douleur , de voir qu'ils ne pouvoient 1'entendre , nilui parler ; ils en gémirent; & enfin , il leur vint en tête a tous trois , d'aller chez la fée, fans fe communiquer ce deffein , ne le pouvant pas. Le lion en prit la route le premier, les deux  "et le Prince Coquerico. 27 lïonnes le fuivirent; mais les tigres leur barrèrent le chemin , fans leur faire de mal cependant; & voyant leur delfein inutile ils concurent que c'étoit un ordre de la fée. Ils s'enfoncèrent dans l'épahTeur de la forêt, & fe couchèrent bien triftement fur une belle herbe verte qui leur fervoit de lit, & paffèrent dans ce lieu un tems fort confidérable, fans que la fée fe montrat a eux ; elle eut cependant foin de leur envoyer a manger par un des tigres , qui leur portoit, chaque jour, de la nourriture. II eft tems a préfent d'apprendre aule&eur, ce qu'étoit le prince Coquerico. Ce jeune prince étoit le fils d'un roi, qui avoit été très-puiffant, qui avoit regné dans les Ifles fortunées. Ce roi étoit mort, & ayant laiffé fon fils en bas êge, la reine étoit régente : 1'ambition de régner & d'être maitreife fouveraine, avoit fermé fon cceur aux mouvemens de la nature. Elle faifoit élever fon fils dans un chateau, fur le bord de la mer, dans une molleffe & une oifiveté fans égale , & elle prétextoitpour motif de cette éducation, une prédiöion des fées a fa naiflance, qui avoient dit qu'il éourroit rifque de perdre la vie , s'il éprouvolt le malheur des armes avant 1'age de vingt ans. On lui avoit donc interdit tout ee qui pouvoit lui en donrffcr envie, 8c 1'art de la guerre  z6 La Princesse Lionnette lui étoit dépeint avec des couleurs fi affreufes, que tout vaillant qu'étoit né ce jeune prince , il frémiflbit quand il voyoit une épée en peinture; le roi fon père, qui étoit mort a la guerre, lui étoit répréfenté comme un roi fi fanguinaire , qu'il juroit qu'il nel'imiteroit jamais. On 1'avoit appellé Coquerico , en dérifion de ce qu'il s'étoit un jour amufé, contre 1'avis de fes gouverneurs, a regarder avec plaifir un combat de deux coqs. II pafToit fa vie a fe proraener, a entendre lire des romans amoureux dont on affoibluToit les héros pour ne lui point donner envie de le devenir : il apprenoit a jouer des inftrumens , a peindre ou a travailler a Ia tapif* ferie. La reine venoït le voir alfez fouvent, & lui peignoit le fort des rois avec des couleurs fi pénibles, qu'il regardoit comme une peine fans égale le moment oü il faudroit qu'il montat fur le tróne. II approchoit de fa dixième année , tems oü Ia reine devoit enfin céder la couronne , lorfque fe promenant fur le bord de la mer alfez éloigné de fa fuite, il s'éleva un grand tourbillon de vent qui 1'enveloppa, & le fit difparoitre cn un inflant. Ses gouverneurs furpris de ce qu'il étoit fi long-tems a revenir, le cherchèrent, & ne le trouvèrent point; les recherches les plus exaótes fuient inutiles , il fallut en avertir la  et le Prince Coquerico. 27 reine. Elle fe feroit confolée fans peine de cet accident, fi les peuples de 1'ifle , las de fon gouvernement, & indigne's de leducation qu'on donnoit a leur roi, ne fe fuffent révoltés. Apres avoir mis en pièces fes miniftres, ils la contraigmïent de fuir chez un roi voifin qui la recut 5 ee roi e'toit veuf depuis deux ans, n'ayant d'enfans qu'une fille qui étoit caufe de la mort de la reine. II époufa cellc-ci,& les peuples des Iflesfortunées nommèrent un confeil pour régir le royaume , en attendant qu'on eüt des nouvelles de leur prince Coquerico, qu'ils s'imagincrent n'être point mort. Ils avoient raifon, Ie tourbillon de vent étoit excité par une fée qui, ravie de voir un fi beau prince, & fachée de le voir fi mal élevé, avoit réfolu de le fouftraire a une mère fi peu digne de 1'avoirmis au monde. Pour cultiver un beau naturel gaté par une fi méchante education, un autre mouvement moins généreux & plus naturel , avoit cond.uk cette fée ; la beauté du prince 1'avoittouchée; elle s'imagina que Ia reconnoiffance feroit un jour fur le cceur du jeune Coquerico, ce que peu de charmes n'y feroient jamais. Elle étoit déja agée, & avoit une corne au milieu du front, mais fon ame étoit fenfible, & elle s'étoit toujours plainte qu'elle n'avoit fait que des ingrats; en élevant  2.S La P'rincesse Lionnette ce jeune homme, dit-elle, il s'accoutumera a ma figure,& peut-être mes foins & mon amitié me feront-ils trouver dans lui ce que je n'ai pu trouver dans les hommes , cette union fi douce, cette tendrefle fi parfaite dont j'aitant entendu parler, & dont je me fuis feule trouvée capable jufqu'a préfent. Cornue (c'étoit fon nom) raifonnoit ainfi en tranfportant le beau prince dans fa demeure, qui étoit la folitude oü le vieillard & fa femme élevoient depuis quatre ans !a jeune Lionnette. Cornue s'étojt bati un palais charmant fur le haut d'une des montagnes , mais il étoit inacceffible a tout humain par les nuages dont elle 1'entouroit fans celfe. Les agrémens de la vie , les amufemens , les plaifirs folides & frivoles y étoient raffemblés tous enfemble. Ce palais étoit d'une grandeur merveilleufe , & cependant bati d'une feule opale, fi tranfparente & fi belle, qu'a travers les murs on voyoit un grain de millet au bout du jardin, qui étoit digne de ce magniffque palais , par les bois, les terraffes, les parterres & les jets d'eau. L'élégante Cornue n'y avoit rien épargné non plus qu'a fa parure , quand , en palfant le prince dans Ie veftibule de fon palais, elle fe rendit vifible a fes yeux, elle avoit enveloppé fa corne d'un étui de velours vert qu'elle avoit parfemé de  et le Prince Coquerico. 13 diamans, fes cheveux un peu grifonnans étoient poudrés a blanc & rattachés d'une infinité de moulinets verts, au miüeu defquels brilloit un gros diamant, & fon habit couleur de chair & argent lui prenoit la taille avec tant de juftefle, qu'on voyoit que les graces s'étoient difputées qui d entr'elles y mettroit la dernière main. Le prince fut furpris de cette apparition, elle lui baifa la main, & lui demanda pardon de 1'avoir tirc de fa folitude fans fa permiffion. Si je puis éviter d'être roi chez vous, Madame, lui dit-i!, d'un air qui ne marquoit pas qu'il fut effrayé de cette facon d'y avoir été conduit, je m'y trouverai fort bien; car la crainte de monter fur le tröne me faifoit defirer de trouver un moyen de m'échapper de mon royaume, Sc vous m'avez fait piaifir de m'en éloigner ; mais je voudrois bien, ajoutat-il tout de fuite , favoir pourquoi vous étes coëffée fi pointue, & d'oü vient que votre habit eft d'une couleur fi tendre? On paffe a un homme de votre age , lui dit la fée en rougiifant un peu, des queftions fi puériles, vous en aurez honte quelque jour ; mais entrons dans le palais, Sc vous trouverez de qüoi vous occuper plus agréablement; alors elle lui préfenta la main , & ils montèrent dans un fallon qui répondoit a la beauté du palais. Cent efclaves noirs y étoient rangés en deux files,le prince & la fée pafsèrent  30 La Princesse Lionnetti! au milieu. II faifoit encore aflez jour pour voir les raretés quiornoient ce beaulieu ; les ftatues,les marbres en reliëf, les porcelaines, les meubles toot fut loué avec goüt par le jeune Prince. Les efclaves ouvrirent une galerie magnifique remplie de cartes, de mappemondes, d'inftrumens de geometrie, de plans en reliëf des plus belles villes de 1'Afie, de 1'Europe & de 1'Afrique ; des palais oü les hommes & les femmes de chaque nation e'toient habillés felon leurs coftumes ; & par Tart de la fée, ils alloient & venoient, & parloitnt chacun leurs langues & difcouroient felon leur êtat : cela amufa le Prince fort long- tems. II pria la fée de vouloir bien qu'il ne fortit point de cet endroit auflitöt qu'elle le vouloit. II fe fitexpliquer par les efclaves qui 1'accompagnoient ce que c'étoit que tout cela ; il fe faifoit répéter ce qu'ils difoient & en étoit ravi. II reco'nnut les iles fortunées , il vit fes gouverneurs qui le cherchoient & qui fe défefpéroient de ne la point trouver : cela toucha fon cceur de pitié. La fée le retira de cet objet, afin qu'il ne vit point la cataftrophe qui alloit arriver : elle 1'amufa a d'autres objets. Une grande mer qui entouroit des iles fur un autre plan , lui offrit un grand fujet d'amufement. Des vaiffeaux templis de paffagers firent des manoeuvres merveilleufes, un combat naval, un orage enfuite qui  et jle Prince Coquerico, 31 les difperfa & qui en coula plufieurs a fond, terminèrent fa journée. La fée lui propofa de fouper , enfuite on repréfenta un opera ; un bal fuivit, oü il danfa avec la fée, & de belles nymphes de la fuite de la fée, & enfin fix efclaves le conduifirent dans un bel appartement oü il fe coucha. Le lendemain & les autres jours, furentremplis par des converfations tantót férieufes, tantót badines ; les efclaves avoient ordre de luidonner le goüt des fciences en 1'amufant , il s'y prétoit volontiers : il s'étoit déja accoutumé a fe promener dans unê feconde galerie qui fahoit un arfenal fuperbe , il entendoit parler des armes & de la guerre avec pfaiïir „ il defiroit prefque de voir comment il s'en tireroit, Sc commencoit a avoir honte d'avoir penfé aütrement. Les efclaves formoient des bataillons il fe mettoit a leur tête ; il aimoit a triompher du parti contraire; il inventoit des rufes; U cherchoit la gloire par-tout; il n'étoit plus queftion de craindre de régner ; la galerie des plans lui avoit montré les douceurs de la royauté; il y paflbit trois heures chaque jour; la, il prenoit des lecons de la plus fine politique, les fecrets des cabinets n'en étoient point pour lui. üu plan en reliëf de 1'univers entier, ren-  32 La Princesse Lionnette plifloit cette Galerie, mais quel art étoit dans cc fameux ouvrage ! Non-feulement les royaumes & leurs provinces, jufquesauxmoindreshabitations, mais tous les hommes qui couvrent la terre y rempliffoient chacun leur emploi; ils parloient chacun leur langue ; on les entendoit, on les voyoit, les chofes les plus fecrètes y étoit dévoilées, la mer & fes vailfeaux, les rivières, les lacs, les plus petits ruifieaux, les deferts, jufques aux terres inconnues , rien n'étant caché a la favante Cornue , elle les avoit décrites dans fon plan, il y avoit de quoi s'amufer pendant la vie la plus longue. Le prince fut frappé de cet effet miraculeux de fon art , il s'y amufa long-tents, il ne s'en arracha qu'avec peine, encore n'y confentit il que paree qu'elle 1'alTura que cette galerie faifant partie de fon appartement, il feroit le maitre u'y venir quand il voudroit. II en fortit enfin pour goüter de nouveaux pïaifirs; un opera, un fouper , fuivi, d'un bal magnifique, oü les fées de la cour de Cornue fe furpaffèrent malgré leur laid^eur & leurvieillefle; car celle-ci ne vouloit pas qu'on put lui reprocher d'être la moins belle de fa cour, & les defleins qu'elle avoit formés fur ce jeune cceur , ne lui laiffoient rien négliger de ce qui poüvoit les faire -naitre. Son éducation fut confiée a fix fées qui le menoient chaque jour dans  et le Prince Coquerico. 33 dans la galerie de 1'univers paffer trois heures; elles lui expliquoient les divers intéréts der princes, il apprenoit leurs langues; moyennant cela, il entendoit & voyoit 1'effet de leur politique; ■les guerres fur terre & fur mer, lui montrcicnt 1'habileté des miniftres & des généraux; il en jugeoit bien déja, & s'accoutumoit a parler de tout avec connoilfance. Son beau naturel fe développoit; il brüloit du defir d'acquéric de la gloire , il avoit honte d'avoir pu la craindre. Les plaifirs de la royauté le touchoient auflï; il commencoit a trouver qu'il eft doux d'être le maitre. Les férails des rois de Perfe & de Conftantinople, le délafloient des chofes férieufes oü il s'étoit appliqué; mais il n'envioit point cette vie molle & efféminée, il aimoit mieux celle des rois, qui regnant en maitres abfolus fur leurs fujets, font certains qu'ils répandront tout leur fang pour conferver le leur. Infenfiblement il parvint a être le prince le plus accompli qu'il y eut fur la terre. II n'ignoroit rien ; la beauté de fon efprit fuppléant a fon peu d'expérience , il jugeoit de tout avec une juftelfe & un difcernement merveilleux. Maisoü. voit-on cette terre & ces habitans que je vois dans mon plan , difoit-il quelquefois a Cornue? Je vous la montrerai quelque jour, répondoit elle, il n'eftpas encoretems. Celale chagrinoit? lome XXXIIL C  34 La Princesse Lionnette il auroit déja voulu être regardé comme quelque chofe dans le beau plan de 1'univers; il fe fachoitde ne s'y point voir. Cela lui faifoit faire des réflexions, mais comme elles ne partoient que de fon efprit, il ne s'y arrêtoit pas beaucoup ; celles du cceur intéreffent davantage, il ne favoit -encore ce que c'étoit. La fée ne craignoit pas non plus que les beautés qu'il voyoit lui fiffent fentir rien de contraire a fes idéés, il les voyoit fi forten racourci qu'il ne pouvoit tout au plus les prendre que pour de jolies marionnettes , la plus grande figure même en homme n'étoit pas plus haute que le doigt. Ce qui 1'amufoit beaucoup, étoit 1'Opéra & la Comédie; il y alloit fortfouvent, ces petites figures 1'exécutoient a merveilles; 8c comme il avoit dügoüt pour les chofes d'efprit, il alloit a toutes les harangues de 1'Académie , 8c en jugeoit fort bien. Jufqu'a 1'age de dix-huit ans, cette galerie lui tint lieu des plus grartds plaifirs, il n'enconnoilfoit point d'autres. A cet age il commenca a defirer de connoitre les gens dont il voyoit les portraits : la fée qui vouloit lui plaire n'ofoit trop le contredire , elle 1'amufoit par fes promeffes , mais elle craignoit qu'il ne lui échappat. Je vais a la chaffe dans votre pare, lui difoit-il , je m'y promène, je vois toujours la même chofe; cela m'eunuie, je  et le Prince Coquer tco. ^ voudrois quelquefois voir autre chofe. Ah! vraiment, difoit la fe'e, vous avez bien confervé les défauts de 1'hurmnité. Miférable condition des hommes ! Sont-ils heureux parfaitement ? ils ne fe le croient plus , iLs defirent ce qu'ils n'ont pas ; & quand ils I'obtiennent, ils s'en de'goütent. Hé ! qu'avez-vous a fouhaiter ici? Ne regnezvouspas fur nous , n'y étes vous pas le maïtre ? Ycraignez-vousles trahifons, les faux amis, les mauvais confells? Nous refpirons toutes pour vous plaire ; vous pouvez tout ici; commandez, nous vous obéiff/ons. Quel roi eft plus grand & plus heureux que vous?Le prince fecouoit la téte è toute cette énumération de fon bonheur que lui faifoit la fée, & marquoit qu'il vouloit encore davantage : il ne le difoit pas , mais fon mquiétude , fon agitation , fon ennui parohToient malgré lui dans toutes fes adions. Cornue redoubloit fa parure, le prince n'y prenoit pas garde , il ne la regardoit pas feulement; elle étoit défolée , car enfin le projet formé depuis le tems qu'elle 1'avoit enievé, le projet d'en étre aimée paflionnément, n'avoit fait que fefortifier, & ia jolie figure du prince y contribuoit beaucoup , le tout dans lage heureux oü 1'on plait fans peine, & oü 1'on aime avec cette franchife que les hommes confervent fi peu de tems. Cornue enrageoit de voir qu'il n'yfongeoit pas : vous devrie» C ij i  36* La Princesse Lionnette m'aimer pour vous amufer, lui difoit-elle un jour qu'il étoit fort mélancolique : Vous aimer, reprit il en la regardant avec des yeux fort diftraits , eft-ce que je ne vous aime pas ? Puis fans y réfléchir, il ajouta tout de fuite, je n'aimeraijamais, je le fens bien. Hé pourquoi? dit la fée? Qui vous en empéelie ? Rien, dit-il; puis il fe leva, fe fit donner un fulil & alla clialfer le refte de la journée. La fée défefperée de fon indifférence, & craignant de le perdre fi elle s'obftinoit plus longtems ale contraindre , voyant déja qu'il maigriffoit, & que la couleur de fon teint fe flétrhToit, réfolut de le laiffer fortir ; pour cet effet, elle le fit appelier un matin. Voici le tems enfin, dit-elle , oü je puis vous donner la liberté de fortir; le vafte univers dont je vais vous ouvrir les chemins, va devenir pour vous une mer bien orageufe; mais enfin vous voulez vous y expofer , je ne vous retiens plus ; ce que je vous confeille feulement, eft de vous confier a moi dans vos peines; car vous en devez éprouver avant que d'être roi; & fi vous faites bien, vous commencerez par aller voir ma fceur Tigreline, & vous lui demanderez de ma part le collier merveilleux , pour vous préferver des malheurs attachés a votre deftinée; voila mon flacon, verfez une goute de fa liqueur fur les  et le Prince Coquerico. 37 images qui entourent le pare, ils s'ouvriront pour votre paflage , & voila un chien qui vous guidera pour retrouver le palais. Le prince qui ne s'attendoit pas a une pareille grace, fit paroitre des tranfports fi reconnoiffans , que la fée fe trouva prefque récompenfée de fa peine , par les carelfes qu'elle en recut. II promit de fuivre fes confeils en tous les points, & partit fur le champ. Le bout du pare donnoit fur une forêt fi aride & fi effroyable, que Coquerico trouva que 1'univers n'étoit pas fi beau qu'il fe 1'étoit imaginé; néanmoins il entra dans cette vafte folitude, accompagné feulement de fon chien. Comme il en traverfoit une route pour aller a la forêt des Tigres, oü fon fidele compagnon le guidoit, il vit un lion d'une grandeur extraordinaire qui venoit droit a lui. D'abordil futfurpris d'une pareille rencontre, n'en ayant jamais vu dans le pare de Cornue ; mais s'étant un peu raffuré, il tira une flèche fi jufte dans le cceur du lion , qu'il 1'abattit a fes pieds; il s'éloigna bien vïte & fut arrêté un moment après par des rughTemens affreux qui frappèrent fes oreilles : il regarda d'oü ils partoient, & il vit de loin un autre lion qui emportoit a tired'ailes , une jeune enfant qui étoit affifie fur fon dos ; il voulut courir après , mais fon chien le tira fi fort par fon habit, qu'il crut qu'apparem.' C üj  38 La Princesse Lionnette ment la fe'e Cornue avoit ordonné a ce chien de le gouverner; ainfi il s'abandonna a fa conduite : il arriva fans autre aventure chez Tigreline. D'abord qu'il lui eut expofé le fujet de fon voyage : Prince Coquerico, lui dit-elle, vous direz a ma fceur que j'ai difpofé du collier qu'elle me demande ; c'étoit pour vous qu'elle le defiroit fans doute , je fouhaite cependant qu'il ne revienne pas entre vos mains fi-töt, quelque avantage que vous en puiffiez tirer. Mais pour réparer la perte de ce don que je ne fuis plus en état de vous faire, je vous avertis que fi vous prononcez jamais votre nom témérairement & fans une néceflité abfolue, vous perdrez , peutêtre pour jamais, ce que vous aurez de plus cher; je vous confeille donc de cacher votre nom , ou du moins de ne le pas dire légèrement. Allez, prince, je ne puis rien de plus pour votre fervice. Le prince remercia beaucoup la fée, & lui ayant baifé la main, il fe retira & revint au palais de Cornue, très-fatisfait du peu qu'il avoit vu. II fut recu a merveille ; on le queftionna : il fit le récit de fes aventures , il croyoit ne jamais finir de conter; il trouvoit tout d'une beauté fingulière : il fut fort gai toute la foirée , on le loua, on le careffa, cela n'arrêta pas fa curiofité. II réfolut de fortir encore, & la fée qui le vit de fi bonne humeur le laififa faire a  üt le Prince Coquerico. 33 fa volonté. II parcourut pendant prés d'un an toutes les limites de ces beaux lieux; il alloit quelquefois a cheval , le plus fouvent il en defcendoit pour dormir au pied dequelques arbres pendant la grande chaleurdu jourreet exercice 1'avoit rendu plus grand & plus fort : il étoit alors dans fa plus grande beauté. II lui prenoit envie de demander a la fee de le rendre a fes fujets; il étoit las de la vie privée , fon ame aufïi belle que fon corps lui faifoit defirer de revoir fon royaume; il en apprenoit le chemin fur fon plan ; mais il n'ofoit encore le demander a Cornue , il craignoit de lui paro?tre trop peu reconnoiffant, cela lui rendit fa première mélancolie. Cornue en fut allarmée , elle chercha pour 1'amufer tout ce qu'elle put imaginer, rien n'y faifoit; il ne fortoit même prefque plus : il paffoit fes journées prefque entières dans la galerie des plans ; & quand il y voyoit une armée en bataille, on ne pouvoit 1'en tirer. Ce fut bien pis , un jour il y vit le couronnement d'un jeune roi : cette vue penfa achever de lui brouiller la cervelle ; les cris de joie, les inftrumens guerriers, la pompe de cette cérémonie le tranfportèrent de colère & de plaifir. Quoi donc ! difoit-il, on enchaine ici ma jeuneffe , & je pourrois commander a des peuples, faire la guerre & la paix, jouir enfin des droits de ma Civ  sp La Pkincesse Lionnette naifTance; & 1'on veut me retenir captif, erfé/ninê comme Achille a la cour de Licomede ? N'auraije point un Ulyfle qui vienne me délivrer? II auroit pouffé plus loin fes réflexions, fil'on ne fut venu 1'avertir que la fée 1'attendoit pour faire commencer un opéra qu'elle faifoit exécuter. Quoi, toujours des fétes ! dit-il. Allons, pourfuivit-il, il faut bien s'y réfoudre. L'opéra qu'on exécuta fut Armide. La fée a qui 1'on avoit dit la mauvaife humeur du prince, 1'examina pendant le fpedtacle ; elle crut qu'il s'y amufoit, car elle le vit attentif a la pièce : effectivement, il trouva le quatrième & le cinquième aftes merveilleux, il en paria toute la foirée, il loua pardeffus tout, 1'imagination du bouclier qui rend le héros a la gloire. Quoi ! dit la fée, Armide ne vous intéreffe-t-elle point? Ne la plaignez-vous pas ? Tant d'amour -mériteroit un? autre récompenfe. Ma foi, madame, reprit le prince, votre Armide n'a que ce qu'elle mérite : je voudrois bien favoir fi le cceur fuit les volontés i Pour moi je le crois indépendant. Cornue fentit toute la dureté de cette réponfe; mais elle n'en fit pas femblant, & tourna la converfation d'un autre cöté; le prince fe retira de bonne heure ' pour aller a la chaffe le lendemain; ce fut le jour qu'il eut la main percée par la flèche de la belle Lionnette.  et le Prince Coqtterico. 41 'En retournant au palais de la fée, le prince confulta en lui-même s'il'parleroit de cette aventure ; il fe trouva tout étonné de fentir qu'il avoit envie de la tenir fecrète ; une joie douce & cependant a lui inconnue , fe répandoit dans fon ame & la remplhToit avec tant d'empire, qu'il n'étoit pas le maïtre de la cacher; il fe demandoit ce que cela vouloit dire, & n'en trouvoit point la raifon. Le nom de Lionnette le charmoit; il le rappeloit fans ceffe; la grace, la beauté de cette jeune fille le raviffoient ; il fe trouva dans le palais fans s'en être appercu. C'eft alors qu'il revint un peu a lui : dans 1'excès de fon ravilfement, il dit mille chofes galantes a la fée. Elle en fut furprife; mais fe flat tant que fes charmes pouvoient produire cet effet, elle ne chercha point a pénétrer la caufe d'une joie fi extraordinaire. Sa bleflure 1'inquiétoit , mais il prit fon parti de dire qu'une de fes flèches 1'avoit bleffé, & 1'amoureufe Cornue attentive a tout ce qui pouvoit 1'intéreffer, le guérit fur le champ en foufflant deffus, fans s'informer comment le malheur étoit arrivé. II fut charmant le refte du jour ; Cornue en penfa perdre 1'efprit : elle lui fit entendre une mufique qu'il trouva ravilfante, quoiqu'il 1'entendït tous les jours , tant c'eft le propre de' 1'amour d'embellir les objets les moins fufcep-  4a La Prin^cesse Lionnette tibles de cette perfeétion ; celle - ci le fit rêver doucement, ik lui fit faire des découvertes dans fon cceur, dont il ne s'étoit pas douté jufques-Ia. II fe retira d'alTez bonne heure, & paffa Ia nuit dans la galerie a chercher ce qu'il avoit vu dans la journée: il découvrit ce qu'il cherchoit, il Vit la belle Lionnette rêveufe, au milieu des deux vieillards; il la vit reboucler fes beaux cheveux fous fon bonnet de nuit; il n'ofa regarder dans le moment qu'elle s'alloit mettre au lit, le véritable amour eft toujours refpectueux; il n'auroit même rien vu, car elle éteignit fa lumière, & 1'obfcurité lui auroit tout dérobé ; mais il erra autour de Ia caverne toute Ia nuit, & ne fortit de la galerie que lorfque le jour fut affez grand pour aller lui-même chercher cette belle chaffeufe. En parcourant les routes de la forêt, il s'égara ; c'eft ce qui fit qu'il fut fi long-tems a retrouver fa belle Lionnette. Malheureufement pour la fée, fon art lui étoit alors inutile ; dès qu'elles font affujetties a la pallion de 1'amour, elles deviennent impuiffantes, & 1'art de la féerie ne peut les en garantir; quand elles reprennent la raifon, elles reprennent leur pouvoir : mais jufques la, elles n'ont point celui, ni de punir leurs rivales, ni même de les  et le Pkince Coquerico. 43 découvrir, a moins que le hafard ne les ferve comme il peut fervir les fimples mortelles. Trois mois fe paffèrent fans qu'elle put imaginer ce qui caufoit le changement du prince Coquerico ; il n'étoit plus queftion de penfées ambirieufes , la vie champétre & retirée faifoit alors tout fes defirs : il ne s'habilloit plus qu'en Berger; il faifoit des églogues , des madrigaux ; il les gravoit fur les arbres du pare , ainfi que des chirfres galans & amoureux oü la fée ne comprenoit rien; quand elle lui en demandoit 1'explication , il fourioit & lui difoit que ce n'étoit pas a lui a inltruire une perfonne auffi favante: demandéz a votre cceur , madame, ajoutoit-il, il vous 1'apprendra; c'eft le mien qui me di<5te tout cela, La fée étoit affez contente de cette'réponfe, elle la tournoit a fon avantage ; mais elle ne pouvoit accorder les abfences fréquentes du prince, avec les chofes qu'il lui difoit; car il fortoit avant 1'aurore , & ne rentroit qu'a la nuit fermée. Elle paffoit les jours a imaginer des parures nouvelles & des fêtes flngulières ; comme elle avoit 1'imagination vive , elle réufliffoit dans les dernières, mais les premières étoient abfolument inutiles, fon age & fa corne rompoient abfolument toutes fes mefures. Ce fut a cette occafion qu'elle inventa les bals mafqués,  "44 La Peincesse Lionnettê qui ont fi bien réuffi depuis. Le prince fe laiflbit fouvent féduire a cette douce erreur : & le cceur rempli de la belle Lionnette, il difoit a la fée des chofes quine s'adreffoient qu'a elle, & dont la crédule Cornue s'attribuoit tout le mérite. Ce fut vers Ia fin du troifième mois de cette vive & fecrète pafllon, que le prince enfin réfolut de demander a la fée d'être conduit dans fon royaume ; ce n'étoit plus 1'ambition qui guidoit fes defirs, un fentiment plus fin & plus délicat (que fertde le cacher) I'amour lui-même, lui fit defirer de remonter fur fon tröne pour y placer la belle Lionnette. II n'en eut pas parlé a la fée qu'elle lui accorda fur le ehamp, fe flattant en elle-même qu'il vouloit avoir Ie plaifir de Ia couronner. Avec quel plaifir n'ordonna-t-elle pas les apprêts du départ. Le prince, comme on fait, prit congé de fa belle bergère, & partit avec la fée , & une nombreufe fuite pour le royaume des ïles fortunées. Elle étoit avec lui dans un char de criftal de roche , tiré par douze licornes céladon, leurs harnois d'or & de rubis brilloient comme le foleil; douze autres chars auffi pompeux, fuivoientcelui-ci, & le prince, beau comme I'amour & paré magnifiquement , attiroit les regards de tout le monde. II avoit caché avec grand foin le collier que lui avoit donné la belle Lionnette, il le portoit  et le Prince Co-qtjerico. 47 au bras gauche , en bracelet, & fon habillement le couvroit; il fe faifoit un plaifir charmant de paroitre enfin aux yeux de Lionnette dans cet appareil pompeux, & de lire dans fes regards, la joie que devok lui donner les foins de fon amour ; mais il ne pouvoit fe défendre d'une inquiétude fecrète qui lui donnoit des momens de triftefle ; il 1'attribuoit a 1'éloignement oü il étoit de ce charmant objet , & quelquefois il fe vouloit du mal de s'en être éloigné. Ce bien que je cherche vaut-il ce celui que je perds? difoitil. Lionnette m'aimoit tel que je lui parouTois, m'aïmera-t-elle davantage avec une couronne de plus ? Ah Lionnette ! je vous connois trop bien pour vous faire ce tort, votre ame noble & fimple ne connoït de véritable grandeur que celle qui nous éleve au-deffus des autres hommes par les fentimens. Ii arriva enfin aux iles fortunées, & les peuples charmés de revoir leur prince, le recurent avec des acclamations de joie. II fut couronné , & par les foins de 1'amoureufe Cornue ,' il y eut des fêtes magnifiques , dont le prince par reconnoiffance voulut qu'elle partageat tout 1'honneur : les fetes finies & les affaires de ce beau royaume remifes en règle par le foin de la fée & des miniftres qu'elle choifit, elle voulut faire enfin expliquer le roi fur fes fentimens ; elle lui fit propofer adroitement de  46* La Pri'n#esse Lionnette fe marier; elle avoit employé la voie des Mtniftres, pour fe réferver celle des confeils, cela lui réuffit; il veut effedivement lui faire part des propofitions qu'on. lui avoit faites ; mais quel fut 1'étonnement de Cornue , quand ce jeune roi, après lui avoir dit qu'il avoit rcpondu a fes peuples qu'il avoit encore de 1'éloignement pour un pareil engagement, lui avoua toute fa tendreffe pour la belle Lionnette, & la pria d'achever de le rendre heureux, en la lui donnantpourpartager fon tröne ! Hé ! oü avez-vous vu cette Lionnette, reprit la fée, avec un vifage oü 1'étonnement, la fureur & le dépit fe faifoient également voir? Mais quoi! ajouta-t-elle, eft-ce donc la le prix de mes foins? Le prince furpris de cette brufque repartie, & ne craignant point les reproches, acheva de percer le cceur de Ia fée, en lui racontant fon entrevue avec Lionnette, &lui peignit fa tendreffe avec des couleurs fi vives, qu'elle vit bien que toute Ia force qu'elle empioyeroit contre, ne ferviroit qu'a 1'irriter & rendre fa pafïïon plus forte ; alors prenant habilement fon parti: Je ne vous parle ainfi, lui dit elle, que pour vous reprocher votre manque de confiance, que ne m'ouvriez - vous votre cceur? Je vous aurois mieux fervf, & Lionnette feroit aujourd'hui reine des ilës fortunées ; aais vous avez agi comme un jeune homme qui  et te Prince Coquerico. 47 manque d'expérieiice, & je doute que je puiffe aujourd'hui vous rendre auffi heureux que je 1'aurois fait alors. Hé ! madame, reprit le roi, vous !c pouvez fi vous voulez. Donnez - moi votre char, & laiffez-moi aller chercher cette belle Lionnette Je veux faire mieux, lui dit-elle avec un fourire forcé, je veux y aller avec vous dès que minuit fonneront: tenezvous pret, nous ferons de retour avant que le foleil foit levé ; & s'il eft poffible de fatisfaire votre empreflement, je ne fais que ce moyen. Le prince embraffa les genoux de la fée avec un tranfport de joie & de reconnoiflance , qui la blefla. plus encore que fa malheureufe confidence ; elle le congédia fous prétexte qu'il fjlloit qu'elle confultat fes livres, mais bien effecY;vement paree qu'elle ne pouvoit fe contraindre, tc que fa fureur étoit montée au plus horrible excès. Qui pourroit la repréfenter? Tout ce qu'une femme amoureufe, jaloufe & méprifée peutfentir, uneféele fent encore davantage ; & la peinture la plus vive n'approche que foiblement des horreurs dont celle-ci fentit déchirer fon ame : elle avoit promis cependant d'accompagner le prince, mais ce delfein fervoit a la vengeance qu'elle méditoit. Êlle s'en crut d'autant plus certaine, que le prince avoit laifle tomber le collier qu'il avoit  48 La Pkincesse Lionnette a fon bras, & qu'il étoit forti fans s'appercevoir de cette perte. Elle le ramaffa, & remerciant le fort qui la fervoit avec tant de bonheur, elle ne retarda pas une vengeance dont les mouvemens auroient été inutiles pour elle, fans ce précieux collier. Elle fit fermer les portes de fon appartement, afin que 1'on ne s'appercüt pas de fon abfence, & fit dire au roi qu'il falloit qu'elle confultat fes livres en repos, & qu'a minuit elle feroit vifible. Elle monta fur un dragon aïlé, & arriva diligemment dans la caverne oü tout étoit enfeveli déja dans le plus profond lommeil: le dragon éternua, cela fit comme un coup de tonnerre qui penfa renverfer la caverne. Elle accomplit, comme on a vu, déja fes funeftes projets, & fe trouva de retour aux iles fortunées comme onze heures frappoient. Elle pouvoit a peine contenir fa joie, elle s'en occupa en attendant le roi; mais bientót 1'idée de favoir qu'il étoit amoureux, & fans doute aimé, lui rendit toute fa colère : elle en étoit tranfportée, lorfqu'il entra dans fa chambre avec un empreffement qui ne fervit pas peu a la redoubler: Elle ne fongea qu'a calmer, ou plutöt qu'a diffimuler fon courroux : fa fureur étoit a un tel excès que fa corne en étoit tout enflammée, & que 1'amoureux & trop crédule Coquerico, croyant que c'étoit une galanterie qu'elle lui faifoit  ET LE PRÏNCE CoQÜERtCO. 49 faifoit pour le guider dans 1'obfcurité de la nuit, la remercia mille fois de cette précaution. Ils montèrent tous deux fur un char traïné par trois cliouettes, qui partirent a tire-d'ailes, & qui sabattirent dans la forêt proche de la grotte oü Lionnette avoit été élevée. Le prince ne la connut que paree que Lionnette la lui avoit dé* peinte. Tout eft précieux en araour ; les plus petites circonftances deviennent des affaires in* téreffantes. II s'étoit plu a lui demander la defcription des lieux qu'elle habitoit; il 1'avoit retenue avec plus d'exaétitude qu'elle ne les lui avoit dépeints, II ne s'y trompa pas ; d'autant plus qu'il reconnut fon are & fon carquois, qui e'toient dans le cabinet oü elle lui avoit dit qu'elle couchoit. Sa douleur fut extréme de ne la point trouver ; il 1'appelloit, il rentroit & fortoit de la grotte mille & mille fois, il prioït la fée de porter la lumière de fa corne fur les endroits les plus obfeurs; & remarquant quelques-uns des petits tableaux qu'elle avoit peints : hét voici fon ouvrage, s'écria-t-il! Je veux les conferver toute ma vie. La fée fut fi irritée de fes tranfports, qu'il fortit une flamme de fa corne, qui confuma, en un moment, tout ce qui étoit dans la grotte. Le prince eut de la peine a fe fauver de cet incendie ; elle le retira cependant de la grotte; & triomphant en elle-même de Tornt XXXIII, D  ƒ© La Princesse Lionnettb 1'abfence de fa rivale , elle confeilla au prince de la chercher ailleurs. Peut-être, dit-elle , fes pareus 1'ont-ils mariée, Ou peut-être, continuat-elle, en lui jettant un regard moqueur , la douleur de votre perte 1'a-t elle fait mourir. Je ne fais pas ce qui eft arrivé, dit le prince, avee un ton qui marquoit 1'agitation de fon ame, 8c dcja outré de n'avoir point trouvé fa maitreffe; mais je crois plutot fa mort que fon infidéüté; 8c s'il eft vrai qu'elle nc fok plus, bientót je faurai la fuivre. Voici une furieufe obftination d'amour ! s'écria la fée ; mais réfléchiffant que dans la circonfbnee ou elle fetrouvoit, i! faüoit mieux ne pas irriter le roi, elle s'adoucit elle-mème. Ce que i'en dis , pourfuivit-elle, eft pour vous montrer "intérctque je prendsa vous ; j'ai honte que votre tendreffe foit arrêtée fur une perfonne d'une fi baffe extraótion ; 8c je ne puis affez louer le deftin de ce que d'accord avec mes fentimens , il vous enlève cette bergère pour aider votre cceur a revenir de fon erreur. Je ne fais fi ie deftin a voulu vous aider a rn'im atienter, reprit le roi affez vivement ; mais je fais bien que c'eft a quoi il a le mieux réufli; quant a Lionnette , bergère ou reine, il ne m'importe, je puis réparer le défaut de fa naiffance, s'il eft pofïibïe que c'en foit un en elle qu'une naiflance obfeure : mais il tft impoilible  et le Prince Coquerico. ji qu'elJe foit nee ce qu'elle paroït; en toutcas, heureufes font les princeffes qui naiffcnt avec une ame aufli élevée. Alors , le roi voyant au'inutilement il chetcheroit encore dans ce iieu', il remonta dans le char avec la fée , & ils reprirent le chemin des Ües fortunées, oü ils arrivèrent comme le foleil fe Jevoit , fans avoir proféré une feule parole ; occupés 1'un & 1'autre , ïune de fa fureur, 1'autre (ie fon défefpoir. Le roi a fon retour s'enferma dans fon palais, & ne voulut plus fonger qu'a voir quel partï Ü pourroit prendre pour retrouver Lionnette. II penfa qu'il failoit qu'il allat chez Tigreline; cette réfolution prife, il paffa chez Cornue pour lui faire part de fon projet. Je tïimagine pas, lui dit-il, pourquoi vous ne m'aidez pas dans cette affaire ; votre pouvoir eft-il borué ? Et celui de Tigreline eft-il plus étendu que ie vótrc ? Gatje crois, ajouta-t-i! tout de fuite , que vous vous intéreffez affez a mon bonlieur , pour y errployer tout votre pouvoir , s'il étoit poffble que vous Teuffiez ; je ne puis. meme en douter, fans ingratitude ; j'en ai eu afllz de preuves pour devoir en étre fur, & je ne me fens pas capable de 1'oublier. Cornue rougit a cette queftion qu'elle n'avoit pas prévue, & connoiffant toute 1'étendue de fon malheur par ia fuite du.dtfcours du roi ; c'eft par la fuite de ce mcme D ij  5*2 La Princesse Lionnette attaclument que j'ai pour vous, lui dit-elle , que vous devez connoitre que je ne veux pas vous fervir dans une paflion qui va ternir votre gloire; 6c fi vous étes aufli reconnoiflant que vous dites 1'être des foins que j'ai pris de vous rendre heureux & de vous conferver la vie , vous dompterez une paflion qui ne peut fervir qu'a vous perdie. Quelle idee voulez-vous que vos peuples, que 1'universentier aient d'un roi, fipeu maïtre de lui-même , qu'il court après une vile bergère, pour lui donner une couronne qu'il peut partager avec les premières princefles du monde, n'importe laquelle ; mais peut-être une fée n'auroit-elle pas dédaigné de la recevoirde vous. Ces derniers mots, qui lui échappèrent ma'gré elle , onvrirent les yeux du roi; & regardant la fée avec furprife , il fut convaincu de la vérité de ce qu'il penfoit, quand il la vit interdite, Sc évitant avec foin de rencontrer fes regards. II fut quelque tems fans pouvoir répondre par 1'excès de fon étonnement; mais ne voulant pas choquer la fée, dans le moment oü il en avoit tant de befoin , ni cependant lui donner une efpérance qu'il ne fe fentoit pas capable de foutenir : la connoiflance que vous avez du cceur humain, madame, lui dit-il enfin, doit vous avoir appris que pour être roi, on n'eft pas plus difpenfé des Lok de la nature que les  et le Prince Coquerico. yj autres hommes ; une paflïon aufli pure & aufli vive que celle que j'ai pour Lionnette , n'cft pas d'un caraftère a pouvoir s'éteindre ficilement; que votre pou voir ne fe réuniffoit-il pour me rendre in^enlible ? Je n'aurois pasfenti le malheur que j'éproave aujourd'hui, & le bonheur dont vous me parlez. Ce choix d'une grande princeffe ou d'une fée qui auroit daigné recevoir mes vceux & ma couronne, ce bonheur, dis-je, ne me touche poiit. Faut-il que, pour être heureux, je me facrifie éterneMement a ia fahtaifie de mes peuples ? Mon choix eft pour moi; je veux bien les rendre heu' eux , je fens même du plaifir a le defïrer & a pouvoir 1'exécuter : mais que leur importe qui je leur donne pour reine ? Je ne fens le prix de ma g-andeur que paree que je puis élever ce que j aime : ce plaifir délicat m'tn fait fupporterle poids : fans celui la , que font tous les autres? Et faut il paree que je fuis leur maïtre que je me privé du feul bonheur que je puifle goüter ? Non , madame , en leur donnant Lionnette , je compte les rendre aufli heureux que moi. S'ils refufent d'y foufcrire, je faurai les faire repentir de leur témérité; & quiconque s'y oppofera, connoitra que pour êfre fenfible, je n'oublie pas que je fuis roi. Achève, ingrat , achève de m'óter la vie , dit la fée : tu connoïs toute la violence de ma tendreffe, & tu ne feins D iij  S4 La Pkincbsse Lionnetts de ne la pas voir, que pour rnieux m'accaMer de toute ta rigueur ; c'eft moi feule , c'eft moi qui m'expoferai a la baffeffe de tes fentimens ; ofe m'en punir, il ne te manque plus que ce crime : mais comment le pourrois-tu ? Tu es en mon pouvoir, & le collier que je tiens , & que tu laiifas tomber hier dans ma chambre , va me venger de ton ingratitude. A ces mots, elle fe leva ; & touchant le roi de fa baguette lorfqu'il s'avancoit pour lui reprendre le gage de I'amour de fa maitreffe , elle le transforma en coq ; puis, ouvrant une des fenêtres, elle le précipita dans Ia cour du palais : enfuite, faifant affembler le Confeil, elle dit que Ie roi s'étant abfenté pour une grande affaire, elle, ne pouvant pas refter davantage dans ce royaume , elle 1'établiffoit re'gent. Cette "affaire étant confommée , elle monta fur fon char & difpanita leurs yeux. Le roi fut étourdi de fa chüte, fes ailes le foutinrent cependant malgré lui; & quand il eut un peu repris fes efprits, il fauta fur une baluftrade de marbre blanc & couleur de rofe , qui bordoit une pièce d'eau magnifique qui étoit au milieu de cette cour, pour y voir fa figure. II en fut furpris, non pas qu'il ne fut le plus beau coq du monde ; fon corps étoit comme s'il eüt été d'éméraude; fes ailes d'une couleur de rofe vif, ayant fur la tête une couronne de  et ee Prince Coquerico. ff diamans brillans qui jettoient un éclat éblouiffant; fa queue en panache verte & couleur de rofe, fes pieds couleur de rofe , avec des ongles plus noirs que 1'ébcne, & le bec d'un feul rubis. Laiffons ce maiheureux roi rcfléchiffant fur la cruauté de cette métamorphofe , & retournons a Lionnette que nous avons laiffée encore plus malheureufe que lui. Cette belle princi.fle, après avoir été fix mois parmi les tigres de la fée Tigreline, a déplorer fa irifte deftinée, en fut enhn tirée par la fée clle-méme, qui touchée de fon état, vint la chercher , & 1'emmena dans fon palais avec fes deux maiheureux compagnons. La, après les avoir careflés & conduits dans une loge bien a leur aife : ma chère Lionnette , dit-elle a la princeffe, vousavez fait une affez longue pénitence de 1'imprudence qui vous eft échappée de donner votre collier , fansajouter encore des remontrances inutiles au malheur que vous avez de ne pouvoir changer de forme qu'après 1'avoir retrouvé ; ainfi, ma chère enfant , je ne vous gronderai point; au contraire , j'adoucirai votre peine de tout mon pouvoir, & je vais vous en donner une preuve, en rendant a vos bons conducteurs leur figure ordinaire, afin qu'ils aient le plaifir de vous entretenir & de vous confoler. La pauvre Lionnette fe pröfterna aux pieds dê Dhr  y6 La Princesse Lionnette la fée, & par les larmes qu'elle répandit, elle montra en même-tems fa joie & la douleur de ne pouvoir lui répondre. Tigreline toucha le lion &. la lionne de fa baguette, a 1'inftant ils reprirent la forme humaine ; & après avoir embrafle les genoux de la fée, ils firent mille careflés a Lionnette qui les leur rendit de fon mieux. Après cette fcène touchante oü Tigreline elle-même n'avoit pu retenir fes larmes : bonnes gens, dit-elle au vieillard & a fa femme , les jours de votre métamorphofe ne feront point comptés dans vos années, non plus que ceux que Lionnette paflera fous la fienne; vivez pour la fervir & pour la confoler, jufques au tems oü la deftinée aura fini le cours de fa rigueur. Je ne veux point qu'on 1'enferme , elle peut aller & venir dans mes jardins, dans ma forêt : pour tous, vous refterez dans mon palais, & vous aurez foin d'elle. Attendons du tems une plus heureufe fin que je n'ofe 1'efpérer, & du moins par notre courage , faifons rougir le fort de fon ïnjuftice. La fée, a ces motsfe tut, & embrafla Lionnette de tout fon cceur , qui avoit le fien fi gros, qu'elle verfa un torrent de larmes, en pouffant de- gémiffemensqui attendrirent encore la fée & les bonnes gens. Elle paffoit fes jours dans Ia forêt, a Ia chaffe du gibier que la fée y avoit fait mettre: les  et le Prince Coquerico. 57 tigres la refpeótoient & la faluoient toujours quand elle paflbit. Elle fe repofoit dans la chaleur du jour, dans les endroits les plus tcurtés& les plus touffus : la, réfléchiffant fur fa déftinée , elle s'affligeoit encore moins de ion état, que de 1'abfence ou de la perte du prince Coquerico. Elle foupiroit tendrement a fon fouvenir , & fa plus grande peine étoit d'en être féparée. Elle grifonnoit avec fes ongles, fur les arbres, des chiffres amoureux , descccurs, des flèches, & pleuroit fon infortune & celle de fon amant: les nuits elle revenoit dans fa loge & chez la fée, qui lui faifoit beaucoup d'amitié : le vieillard & fa femme 1'amufoient par des hiftoires qu'ils lui contoient. Un jour qu'elle étoit chez la fée avec fes conducteurs, elle faifit une feuille de papier & une plume, & elle écrivit deffus, qu'elle prioit la fée de 1'inftruire qui elle étoit; elle le lui préfenta, Tigreline lut, paree qu'elle étoit fort habile , ce que la lionne avoit écrit, (il nefalloit être guères moins qu'une fée pour pouvoir le déchiffrer). Elle foupira & leva les yeux au ciel, puis regardant tendrement Lionnette : je vais vous contenter, lui dit-elle, ma ehere Lionnette. Les malheurs qu'on éprouve fervent fouvent de lecons aux perfonnes de votre rang : veuille le jufte ciel, que ceux dont il vous accable au  jS La Pkincesse Lionnetti commcncement de votre vie, foient Ia mefure des tempetes qu'il prepare a vos vertus? Ma» ne vous laflez point de les foutenir, avec foumiffion & avec courage; vous etes nee princeffe , ma chere enfant; on ne vous a point trompée quand on vous 1'a dit; vous étes fille du roi de File d'or ; la reine votre mère mourut en vous donnant la vie; & le roi votre père, re'folut de ne point fe marier afin de vous conferver fa couronne. Vous aviez a peine qua* tre ans, qu'une reine fugitive chaffe'e de fon royaume , vint implorer le fecours du roi votre père , pour remunter fur le tróne dont fes luiers révoltés 1'avoient fait defcendre, par le trop ardent defir qu'elle avoit de 1 égner, au préjudice de fon fils unique qu'elle tenoit loin d'elle, dans la crainte qu'il ne régnat a fon tour. Cette ambitieufe princeffe, voyant que le roi votre père lui promettoit des fecours, mais trop lents pour fon impatience, tourna fes vues d'un autre cöté. II ne lui importoit oü elle régnat, pourvu que cela fut; ainfi elle réfolut d'époufer le roi votre père ; mais fachant qu'il ne vouloit plus avoir d'enfans , afin de vous donner fa couronne, & que tant que vous vivriez , il ne fe remarieroit pas ; elle vint me confulter. Elle ne me cacha pas les deffeins fanguinaires qu'elle avoit fur votre perfonne; & je favois que fi  et le Prince Coquerico. ff j'étois maitreffe du collier qu'elle portoit, j'étois en pouvoir de vous fauver la vie. Je l'écoutai donc tranquillement, malgré 1'horreur que ces projets me donnoient pour elle : Reine, lui dis-je, vous ne viendrez a bout de rien ; a moins que je n'aie votre collier; donncz-le moi, Sc foyez füre du fuccès de vos entreprifes. Une fée, qui préfida a ma naiffance, me ditelle , ordonna que je le portaffe toujours ; ellè n'en dit pas davantage, mais puifqu'il ne m'a point empèché de tomber du tröne oü ma naiflance m'avoit placée, je Ie quitte fans regret, & le remets entre vos mains ; bien plus certaine de mon bonheur avec vous , que je ne 1'étois du prétendu charme qu'il renferme pour rendre heureufe. Allez , lui dis-je, retournez dans 1'ile d'or, & attendez en repos 1'effet de ma puiftance ; Sc fur-tout n'attentez point fur la vie de la jeune princeffe, je faurai bien vous fervir dans ce cruel moyen. Effectivement elle revint dans 1'ile , époufa au bout de quelque tems le roi votre père. La nuit qui fuivit ce jour, je vous tianfportai avec le roi & la reine , dans la caverne oü le vieillard vous trouva , Si je les changeai tous deux en lions. Le roi, paree que je eraigttis fa foiblefle, & elle , pour la punir de fa mc'chanceté; carje lui ötai le pouvoir de vous iaire du mal, Sc la contraignis  6b La Princesse Lionn'ette' d'avoir foin de vous ; pour Ie roi, je n'eus pas befoin de lui donner des fentimens d'humanité, il les conferva malgré Ia férocité naturelle attachée a fa figure. La pauvre Lionnette, aces mots, interrompït Ia fée par fes rugiffemens; Tigreline fourit, & carreffant Ia lionne : Raffurez-vous, ma chèie fille, lui dit-elle ; vous pleurez un bon père & vous Ie regrettez ; votre cceur fufceptible de fentimens de douleur , peut 1'être de la joie de favoir que je lui fauvai la vie; & qu'il eft actuellement vivant dans un endroit de I'univers oü je Ie tranfportai après fa blefïure; & qu'il defire autant de vous revoir que vous Ie pouvez fouhaiter vous-même. Lionnette qui étoit affife alors fur un gros carreau auxpieds de !a fée, lui lêcha la main doucement, pour lui marquer fa vive reconnoiffance ; & fes yeux brilièrent d'une fi grande joie, que la fée charmée de la voir fenfible , Ia baifa tendrement. Pour la lionne votre belle mère elle mourut effectivement, non du regret d'avoir perdu Ie lion, mais de rage de voir fes projets avortés par fa mort qu'elle avoit crue véritable , & les larmes que vous verfates pour elle, la récompenlèrent trop des foins forcés qu'elle avoit pris de vous. La fée en étoit la de fon récit, lorfqu'il entra  et le Prince Coquerico. 61 en volant par fa fenétre, un coq d'une beauté fingulière qui fe percha fur fon épaule ; cela étonna toute la compagnie; la fée qui filok en laiffa tomber fon fufeau; mais ce premier mouvement étant paffe, elle tendit le poing au coq qui monta deffus , & battant des alles en figne de réjouiffance , chanta deux ou trois fois. coquerico : au premier , la lionne prit fa couvfe & s'enfuit a tire d'aïles. Ses gouverneurs la fuivirent. Pendant ce tems , Tigreline examina le coq, &le voyant beau a merveille, elle fe douta du myftcre qui étoit caché fous cette aventure. Prince , lui dit-elle, je crois vous connoïtre,& je fuis bien trompée fi vous ne venez de me dire votre nom. Le prince, ( car c'étoit lui,) baiffa fon becjufques a fes pieds, pour faire une profonde révérence a la fée. O ciel! s'-cria-t elle , fe peut-il un enchaïriement de malheurs femblables! La barbare qui vous a réduit dans ce funeite état, ne vous a laiffé que la faculté de prononcer un nom qui fait votre malheur ; il vient de faire fuir votre princeffe, & peut-étre eit-ce la le dernier moment de votre vie oü vous Lavet vue. Le coq , furpris de ces paroles, regarda la fee avec étonnement; il n'avoit vu dans cette chambre qu'un lion & deux vieillards, il ne cornprenoit pas ce que Tigreline lui vouloit dire : elle lut dans fa penfée ; car il ne pouvoit l'exprirner. Elle y étoit, je vous en réponds,  02 La Princesse Lionnette reprit-elle, & je vous pardonne de ne 1'avoir pas reconnue : fi ma fceur, la barbare Cornue , a bien pu faire de vous un coq , n'a-t-elle pas pu changer la princeffe en lion ? Le coq penfa s'e'vanouir a cette cruelle nouvelle. O deftin ! deftin impitoyable, continua la fe'e, que tes arréts font aveugles! Pourquoi punis-tules innocens & pourquoi laiffes-tu vivre les coupables? Ses réflexioos 1'auroient abforbée, fi fes yeux ne fuffent tombés fur le pauvre coq qui étoit a la renverfe, prét I mourir. Elle le prit dans fes bras, & lui firifant refpirer une liqueur mervcilleufe, elle le fit revenir ; mais il foupira amèrement d'être encore forcé de voir la lumière. Ne vous affligez point, mon cher prince , lui dit la fée, tout mon art va s'employer k vous fecourir; mais pour le rendre invincible, il faut que votre adreffe me feconde. Je ne puis vous rendre parfauement heureux, que je n'aie le collier dont Cornue eft en poffeffion , & ce n'eft que par vous que je fe puis avoir. Repofez-vous cher Prince, mes livres que je vais confulter cette nuit, me donneront des lumières dont nous ferons ufage dès demain. Le roi ne pouvoit fuffireafa reeonnoiffance; il becquetoit la fée , il la careffoit avec fa patte ; enfin il exprimoit de fon mieux fa fenfibilité. Tigreline , après lui avoir donné a boire & a manger dont il fit peu d'ufage, le percha fur un volet de foa ca-  et £e Psince Coquerico. 63 binet ; & après 1'avoir falué, elle fe retira dans fa ch ;mbre pour mettre en oeuvre ce qu'elle avoit pvomis de faire. Pendant que ceci fe paffoit, la pauvre Lionnette vaincue par une frayeur dont elle n'avoit pas été la maiftéÖe, fuyoit de toutes fes forces & avoit déja pafié de bien loin la forêt des tigres malg é les efforts qu'ils firent pour ia retenir : car ils 1'aimoient tous, & plufieurs rnéme en étoient amoureux: mais elle avoit franchi tout obftacle, & ne connoiffant plus de guidc que 1'effroi, croyant encore avoir le coq a fes trouffes , elle fit cent lieues tout de fuite, & ne s'arréta que quand les forces lui manquèrerst. Ses pa-uvres gouverneurs 1'appellèrent & la cherchèrent en vain , ils revinrent bien affligés au point du jour, trouverla fée & lui apprendre la fuite de Lionnette. La fée qui favoit que fi Lionnette fortoitles limites de fa forêt, elle n'avoit plus de pouvoir fur elle, & que Cornue 1'auroit tout entier, laiffa agir le deltin & ne (ongea qu'a rendie fervice au roi Coquerico. Eile entra dans le cabinet ou il avoit paffe Ia nuit, pour 1'inftruire de ce qu'il avoit a faire ; il battit des aïles a fon arrivée , & vola a'terre pour lui baifer le bas de fa robe. La Ré le prit fur fa main, le pofa fur une petite table qu'elle fmt devant le fuuteuil oü elle étoit affife. Grand roi, lui  64 La Pkincesse Lionnette dit-elle, le deftin qui vous pourfuit depuis votre naiffance, m'ordonne de vous dire que vous ne reprendrez votre forme ordinaire qu'a des conditions fort dures ; il faut que vous foyiez affez heureux pour reprendre a Cornue le collier que vous avoit donné Lionnette: fi vous manquez de 1'avoir , vous ne pouvez redevenir homme qu'en époufant Cornue : fi Lionnette que la méchanceté dn notre fceur, doit rendre temoin de cette cérémonie, peut réfifter a la douleur qu'elle doit lui caufer, j'entrevois que vous pouvez enfin être heureux; maisfi elle ne fupporte pas avec courage lavue terrible de cet hymen, je ne réponds plus de rien. Le coq a ces mots baiffa la téte , & verfa des larmes dont la fée fut attendrie. La fenfibilité qui part du cceur, reprit la fée, eft pardonnable & même defirable a un roi; votre douleur, moyennant ce principe , eft bien excufable, mais il ne faut pas s'y trop abandonner. Laiffbns aux ames vulgaires , Seigneur, les plaintes, les cris; & fans vouloir cependant être plus forts que 1'humanité ne le demande , réfiftons courageufement aux coups du deftin,& quand vous n'en retireriez que d'avoir éprouvé votre vertu & de 1'avoir connue inébranlable , vous devriez être content. C'eft le premier de tous les biens, & rarement celui que nous demandons  *T ie Prince CoQÜEKrCO. 6/ demandons aux dieux, paree que nous n en connoiffons pas Je prix. Voici un flacon que je vous donne ; tachez de verfer une goute de cette liqueur qu'il renferme , fur Cornue j cela 1'affoupira, & vous viendrez a bout de vos deffeins. Alors le coq qui ne fe preflbic point de partir , regarda Ia fe'e » comme pour lui demander encore quelques éclairciffemens : elle devina ce qu'il vouloit dire; elle lui conta en peu de mots 1'lmloire de Lionnette. II l'en remercia le plus tendrement qu'il lui fut poffible; effedivement, il lui étoit revenu dans 1'efprit plus d'une fois, que la fée en luien parlant, 1'avoit nommée Princeffe, II fut ravi d'apprendre que cette belle fille fut d'une naiffance fi élevée; mais cela n'augmenta pas fa tendreffe , elle ne pouvoit plus croïtre. II n'en étoit pas de même de 1'indignation qu'il avoit pour Cornue: a chaque moment elle prenoitde nouvelles forces, fur-tout quand Iafée, a la fin de fon récit, lui dit que la malheureufe princeffe avoit fui a fon chant, comme elle avoit fui a fon nom, par 1'antipathie que les lions ont pour le chant du coq , que furement la méchante Cornue avoit encore augmentée; qu'elle avoit pris fa courfe dans la frayeur qu'il lui avoit caufée , & qu'il pouvoit être que Cornue 1'eiit en fa puiffancc: mais qu'étant fortie de la fotct lome XXXHL E  W La PrINCESSE LlONNETTÊ des tigres, il n'étoit plus pofliblequ'elle y rentrat qu'après avoir repris fa première forme. Alors le roi Coquerico fentit de 1'impatience de faire fon voyage; il le marqua autant qu'il put, Sc Tigreline qui entendoit a demi-mot, après 1'avoir embraffé, & lui avoir attaché le flacon fous 1'aile droite , ouvrit fa fenëtre, & il partit, bien réfolu de fe laifler plutot dévorer par les lions, que de chanter pour les épouvanter. Que ne peuvent les paflions dans les ames qui n'ont jamais fait d'efforts pour les vaincre ! L'implacable Cornue déchirée tour a tour, ou plutöt tout a la fois , par le plus violent amour & par la jaioufie la plus eifroyable , pafloit fes jours dans le palais d'opale, a méditer quelque Vengeance funefte contre fa rivale & contre fon amant. Que vouloit-elle de plus ? n'étoient-ils pas alfez maiheureux ? Ils ne fe reconnoiflbient point & fuyoient 1'un de 1'autre dès qu'ils pouvoients'approcher. Rien de plus barbare peut-il s'imaginer ! La pauvre Lionnette vaincue par la laflitude , tomba de fatigue & de frayeur , fur une belle peloufe verte, qui lui fervit de lit dans le moment. Elle avoit fait cent lieues tout de fuite , comme on 1'a dit tout-a-l'heure , & avec une diligence incroyable ; car elle étoit fortie de chez la fée le foir , & elle fe trouva a 1'aube du jour dans cette nouvelle contrée ; tant il eft  ET LE PRINCE CoqÜÈEICÓ. 67 Wal que la peur prête des aïles. Elle regarda partout & ne vit rien que cette peloufe oü couloir urit petit rüffeau argentin qui rafraichiffoit 1'herbe, & Pornoit de petites fieurs fauvages. Elle s'y endormit profondément, après avoir bu de cette belle eau qui eut la propriéte', en la déïaltérant , de la rafraichir & de lui öter la faim. Elle dormit quinze fieures tout de fuite. A fon reveil elle fe trouva affez bien, parcourut la peloufe au bout de laquelle elle appercut un petit palais de verdure, dont farchiteéture lui parut auffi fimple que merveilleufe, Elle y erura par un beau portique de feuillage; elle vit des cabinets, des chambres, des galeries toutes de paliffades vertes; & ce qui la charma, c'eft qu'il y avoit au milieu de chaque chambre ou cabinet, de groffes touffes de fleurs de toutes facons qui la faluèrent avec amitié, & qui toutes lui direntamefure qu'elle en approchoit • bonjour, belle Lionnette. Cette merveille Ja furprit, elle s'arréta a une plante de tubéreufe qui 1'avoit faiuée encore plus gracieufement que les autres. Belles fleurs, leur dit-elle, par quel heureux hafard me donnez-vous le don 'de la •parole," que toute la fcience & 1'amitié de la généreufe Tigreline ne pouvoit me rendre? Eftce vous qui en avez le pouvoir? Je le ddire, afin de vous m roarquei toute ma reconnoiffan! E ij  '63 La Prïncésse Lionnette ce. Le ruiffeau qui vous a défaltérée, belle Lionnette, reprit une des tubéreufes, en a feul la gloire; nous ne pouvons rien, & c'eft quand on nous arrofe de fon eau que nous avons la faculté d'entendre, de voir & de nous exprimer. Nous fommes des fleurs du jardin de la fée Cornue: depuis quelque tems elle eft fort trifte, elle vient s'entretenir avec nous ; mais nous n'avons pas le pouvoir de la foulager : peut être ce don vous feroit-il réfervé ; il faut 1'eflayer, elle viendra dans deux jours, puifqu'elle eft venue hier ; fon palais eft bien loin d'ici: attendez-la, nous ferons notre poflible pour vous amufer en attendant fon retour. La tubéreufe fe tut alors, quoiqu'elle fut un peu caufeufe de fon naturel ; mais elle céda par poiitefie au defir qu'avoit Lionnette de lui faire quelques queftions. Je voudrois favoir , obligeante tubéreufe, dit Lionnette , fi Cornue, dont vous me parlez & a laquelle vous appartenez , eft une fée bienfaifante, & enfuite je voudrois favoir comment vous favez mon nom , & comment vous m'avez connue tout d'abord. Un roller , qui eft 1'oracle de ces lieux, reprit Ia tubéreufe, au dernier facrifice que lui fit la fée notre maitrefTe , prédit qu'une grande princeffe, fous la forme d'une lionne, viendroit un jour dans ces lieux, Sc qu'elle y trou-  et le Prince Coquerico. óp veroit la fin de fes difgraces ; la fée en fit éclater une joie immodérée , elle redoubla 1'encens & les mouches a miel, qui font les feules victimes qu'on immole ici; c'eft répondre a la fois a vos deux queftions ; car par la joie de la fée, vous concevez aifément fes bonnes intentions pour vous. La bonne Lionnette trouva alfez de vraïfemblance aux conjectures de la tubéreufe, elle 1'en remercia de tout fon cceur, & la pria de lui enfeigner oü étoit le rofier, afin qu'elle put le confulter, pour favoir quelle conduite elle devoit tenir. La tubéreufe le lui apprit, & elle y arriva bientót; il n'étoit pas éloigné du cabinet des tubéreufes. Celui-ci ne repréfentoit un temple que paree que les palilfades formoient une voute, qui préfervoit le rofier de 1'ardeur du foleil; une petite baluftrade de jafmin & de grenadiers entouroit cette belle plante qui étoit couverte d'une fi grande quantité derofes , que 1'éclat en éblouiffoit; la lionne en ferma les yeux plus d'une fois; elle approcha en tremblant de la baluftrade, & s'étant profternée avec refpect.: Divinité de ces beaux lieux, dit-elle, daignez recevoir mes hommages, & me dire ce que vous ordonnez de ma deftinée. Le rofier aces mots fembla relfentir une grande agitation, fes feuilles & fes fleurs tremblèrent, & palirent, £ iii  jo La Frincesse Lionnette Enfuite une voix, entrecoupée de fangloês fortit de fes branches, & Lionnette entendit. ces paroles; Suis ton aveugle & maiheureux deftin, C'eft dans cette. belle contrée Qu'une Princeffe infortunée r De fes malheurs doit voir la fin. La princeffe fut effrayée des marqués de douleur que donna le rofier; & fi ces premiers mots Faccablèrent, les derniers lui rendirent un peu de courage. Hélas ! dit-elle, je necrains plus rien que de vivre encore long-tems; fi je puis ici finir ma malheureufe vie , je bénirai le fort qui m'y a conduite: mais fage & généreux rofier, ne puis-je, avantde terminer mes jours , favoir fi celui a qui je les voulois confacrer , vit encore, ou du moins, s'il eft heureux quelque part qu'il foit? Voila ma feule curiofité; je n'aurai plus de regret a la vie , fi j'apprends que fa deftinée foit fixée de 1'un© ou de 1'autre facon. Le rofier s'agita encore. affez fortement , & répondit ainfi; C'eft ici la dernière fois Que je réponds a ton envie, Ton Amant ne perdra la vie , Que fi tu t'oppofe a fon chcix. Ah, fage divinité ! s'écria la tendre Lionnette, je ne vous demande plus rien; s'il vit je fuis  et le Prince Coquerico. 71 encore trop heureufe. Puiifai-je fouffrir toute feule les rigueurs des fées ! Elles ne me paroïtront rien s'il en eft exempt & li je puis le voir heureux. Hé pourquoi le contraindrois-je ? Hélas ! ce choix auquel je pourrois m'oppoler, quel qu'il foit, ne peut jamais m'offenfer : que me doit-il & que puis-je lui ofFrir qui foit digne de ce qu'il mérite ? L'infortunée Lionnette ne pouvant le rendre heureux, ne doit pas empêchec qu'il ne le foit; il m'eft au moins permis de defirer d'en être la caufe. Après ces paroles , elle fe retira dans le cabinet des tubéreufes , ou elle palfa la nuit a parler de fon berger dont elle conta les amours a fa fidelle amie , qui en revanche lui apprit avec un peu plus de détail ce qu'elle favoit de la fée Cornue & des fleurs fes compagnes. Pour 1'oracle rofier , ditelle , tout ce que nous favons, c'eft qu'il n'eft point de race de rofier ; il fe trouva ici quand nous y fommes venues, & je crois que la fée, pourembellir fa demeure, nous tranfplantaici; il parle fans qu'on 1'arrofe , & s'amufe peu de nos converfations. II eft trifte naturellement, & vous 1'avez remarqué vous-même ; il a une parfaite connoiflance du pafte , du préfent & de 1'avenir. La fée pafte les jours qu'elle vient ici a 1'entretenir; rarement elle nous fait cet honneur, & je crois que c'eft par les chofes ficheu* E iv  72 La Princesse Lionnette fes qu'elle apprend de lui, qu'elle ne fe plait pas a s'amufer avee nous. Une fleur de grenade qui eft fort mon amie, m'a conté fouvent leur converfation; le rofier lui cache qui il eft, la fée ne peutle découvrir: tout ce qu'on fait, c'eft qu'il ne fera pas rofier toute fa vie. Elle en étoit Ia, lorfqu'un ceillet, une renoneule , & quel*ques autres fleurs entrèrent, & après avoir fait des politeffes a la lionne, elles apprirent a la tubéreufe, que Cornue avoit avancé fen voyage d'un jour , qu'on 1'attendoit le lendemain , & qu'elle devoit faire un facrifice pompeux au. rofier; qu'on ignoroit la caufe de cette grande cérémonie, mais quecela faifoit juger de grandes chofes. Les fleurs raifonnèrent beaucoup fur cet événement, fans en rien déméler de certain ; puis elles s'entretinrent du beau tems & de la pluie , converfation dans laquelle elles brillèrent beaucoup , & qui auroit amufé Lionnette , fi fon efprit eüt été dans une autre fituation i mais elle paria peu , & écouta encore moins» Au coucher du foleil , les fleurs fe retirèrent ehacune chez elle , & Lionnette après avoir pris un fort léger repas des herbes de la peloufe > & bu de I'eau du merveilleux ruiffeau , s'endor» mit aux pieds de fa fidelle amie la tubéreufe. Les premiers rayons du foleil ayant frappé fa paupière, elle s'éveilla : les fleurs étoient déja.  et le Prince Coquerico. 75 toutes en mouvement. Lionnette fe leva, & fut chez le rofier : el!e fe coucha dans un des coins de fon petit temple, & vit toutes les fleurs arriver & fe placer artiftement pour faire honneur a la fée, qui ne fe fit pas !ong-tems attendre. Tout le temple brilloit des belles couleurs de ces efpèces de fleurs ; les unes formoient des berceaux, d'autres des guirlandes , des couronnes,des girandoles ; enfin mille & mille fortes d'ornemens mélés fi merveilleufement, que le coup-d'ceil éblouifloit. La douceur de leur parfum étoit admirable, & ce qui arracha Lionnette a fes réflexions, fut5 qu'après cet arrangement, & étant averties que Ia fée approchoit, elles formèrent un concert fi mélodieux, que les plus mélancoliques en auroient oublié leur douleur, & auroient cédé au doux raviffement que cette mufique portoit dans 1'ame. La tubéreufe furtout, récitoit en perfeótion. Cela charma effectivement Lionnette ; elle écoutoitavec plaifir ce concert merveilleux, & admiroit le choix galant des mots qui compofoient 1'hymne qu'elles chantoient, lorfqu'elle vit entrer la redoutable Cornue brillante de pierreries, mais plus effroyable que tout ce qu'on peut dire. Elle fut faifie a cet afpelt, d'une horreur dont elle ne devina pas Ia caufe, elle fe Ia reprocha. Se peut - il, difoitelle, en elle-rnême, que je fois encore attaché*  74 La Pkincesse Lionnette aux foibies préventions dont mon fexe eft fufceptible} Un peu plus de beauté , ou un vifage difgracié de Ia nature, doit-il décider des qualkés que peut avoir une ame ? Que' fentiment ma figure ne doit elle pas infpirer, fi i'on en Juge par Ia pauvre,Lionnette ! Juge-toi avantde juger des autres, & ne te cache pas que fi la laideurte donne de 1 'averfionpourquelqu'un,tu dots infpirer une horreur effroyable. Pendant que Lionnette s'efforcoit de vaincre Ie fentiment de haïne que la préfence de Ia fée avoit fait naitre dans fon ame, celle--ei, au bruit des chants d'allégreffe dont le temple du rofier retentiffoit,. s'avanca vers Ia baluftrade, & appercut la lionne qui, affife dans le coin oü elle s'étoit retirée , s'humilia profondément quand la fée jetta les yeux fur elle. Cornue fit briller une joie exceffive de cette aventure. Oracle, toujours vrai dans vos paroles, s'écria-t-elle, vous me 1'aviez bien promis, que je trouverois un jour ee que je cherchois avec tant d'application, & ce que fans. doute vous réferviez pour récompenfe des honneurs que je vous ai rendus. Allons, ditelle aux fées qui la fuivoient, enchasnez cette eruelle béte, & attelez-la a mon ehar ; enfuite immolons nos victimes. Quatre fées jettèrent une chaine fur Lionnette, qui fe laiffa entraïner hors du temple, malgré la douleur qu'en mar-  ït le Prince Coquerico. 77 quèrent les fleurs qui parurent telles qu'elles font quand 1'aurore verfe fur e!ie fa douce rofée; car elles aimoient toutes Lionnette : mais leurs larmes n'attendrirent point Ie cceur inflexible &. jaloux de Cornue. Le rofier jetta de fa tige une flamme qui dévora 1'ofFrande de mouches a miel que les fées venoient de pofer fur un petit autel d'or qu'elles avoient approché de lui; fes rofes devinrent couleur d'amaranthe. Cornue fut effrayée de ce changement. Quel prodige ! s'écria-t elle. Hé quoi! Divinité de ces lieux, protégez- vous ma rivale, ou la joie de me 1'avoir livrée produit-elle ce changement myftérieux ? Le rofier frémit a ces mots ; & d'une voix forte & effrayante, répondit ainlï a la fée : Immole a ma jufte colère , Le premier coq que tu verras ; Ne fois pas affez téméraire, Pour 1'ofer fauver du trépas, Le rofier, après ces paroles, relferra fes fleurs & fes feuilles; & par cette action, fembla donner congé a la fée qui fortit alfez mécontente & remonta fur fon char 011 1'on avoit attelé Lionnette avec trois autres lions qui étoient fort beaux. Elle tenoit les rènes de ces animaux, & marchoit lentement fur la peloufe tout le long du ruiffeau dont le doux murmure augmentoit U rêverie; lorfqu'une des fées qui fuivoient dans  76* La Princesse Lionnette un autre,char, cria qu'elle voyoit un coq quï fe noyoit. Cornue fit arrêter le fien, & ordonna qu'on lui apportat cette heureufe béte qui alloit fervir a la réconcilier avec 1'oracle rofier. Quelques fées vétues Iégèrement fe jettèrent a la nage, & attrapèrent le pauvre coq qui avoit déja perdu connoiffance. On le porta a Cornue qui ne fut pas Xurprife de fa beauté, paree qu'elle le fut cruellement de reconnoïtre le maiheureux roi Coquerico. O ciel 1 s'écria-t-elle , eft-ce ainfi, barbare oracle, que tu prétends te faire entendre ? Elle fufpendit le prince par les pieds, & lui ayant fait rendre I'eau qu'il avoit bue, il entr'ouvrit fes yeux déja obfeurcis par les approches du trépas, puis fe hatant de le toucher de fa baguette : Reprends ta forme ordinaire, lui dit-elle, & fauve-moi par-la 1'horreur de t'óter une vie dont la mienne dépend. A ces mots, le roi fain & fauf parut plus brillant que le foleil, fon manteau royal fur fes épaules, & fa couronne de diamans brillans qui ceignoit fon front avec beaucoup de grace. Que devint Lionnette a cette vue? Son amant devant elle! fon amant roi & plus beau que le jour, fon cher amant lui auroit óté la parole, fi elle n'avoit déja réfolu de ne parler a Ia fée que quand elle auroit démélé quel intérêt elle avok eu a la maltraiter fi fort 3 elle fe tut donc; mals  et le Prince Coquerico. 77 fes regards s'attachèrent fi tendrement fur le prince , que s'il n'avoit pas été occupé de la rencontre qu'il venoit de faire, il auroit aifément reconnu fa malheureufe princeife. Que me voulez-vous encore, madame, dit-il a Cornue? Eit - ce pour elfayer de me rendre mes malheurs plus fenfibies, que vous me rendez la forme que vous m'avez ötée fi injultement ? ou vous repentez-vous enfin des maux que vous m'avez fait» Ingrat ! & toujours plus ingrat, reprit la fée, en lui préfentant la main pour 1'aider a defcendre de fon char ; venez vous juftifier, & ne m'accufez plus. A ces mots, elle marcha fur la peloufe au bord du ruiffeau ; & laiflant a quelques pas d'eile, fon char & fes coai" pagnes, elle paria ainfi au roi, qu'elle fit affeoir auprès d'eile : Je ne vous apprends rien en vous difant que je vous ai aimé dès votre enfance ; les foins que j'ai pris de vous, vous en ont afiez convaincu, s'il vous refte de la mcmoire; car je n'attends pas de reconnoilfance de fi foibles bienfaits. Je ne m'arrêterai que Iégèrement fur ce qui fe paffa alors, oü je ne reconnus dans votre cceur qu'une ingratitude cruelle que mes fentimens pour vous me déguisèrent fous le nom d'inaifférence, fondée peut-être fur 1'averfion que vous donnoit mon peu de beauté : je crus quelque tems qu'a force de bienfaits, je pourrois furraonter cette froideur. La beauté,  7-8 L-A pRtNCESSE LiONNETfë difois-je, eft un foible avantage : un homme raifonnable ne peut en être touché que dans le premier moment : une puüTance fans -hornes, une fée qui defcend jufques a vouloir plaire a un mortel, eft toujours affez belle. Je ne reconnus que trop tot 1'abus de ma confiance, & je vis avec horreur que j'avois une rivale. Que fis-je alors pour me venger, que toute femme n'eüt pu faire ? Loin de vouloir me fervir de mon pouvoir, je n'employai que ma raifon ; je vous ötai Lionnette ; mais je ne la fis point mourir. Que! excès de foiblefle puifque je le pouvois: &que vous devez reconnoïtre d'amouf pour vous a ce fentiment ! Vos outrages & vos défobligeantes froideurs me firent céder k mon défefpoir; je vous privai de votre figure, & je m'éloignai de vous. Que pouviez* vous faire deplus contre moi, que cette cruauté que j'exercois contre moi-même ? Non toute votre haine ne me puniflbit pas fi fenliblement. Dans quelle horreur mes jours fe font-ils écoulés depuis cette affreufe féparation ! Je m'accufois de cruauté , je megardois bien de me rappeller votre injuftice; '& quand plus tranquille je me la peignois telle quelle avoit été, je me reprochois d'y avoir donné lieu par trop de vivacité : enfin toujours préfent a ma mémoire & vous croyant fans celfe irrité contre moi , je ne goütois aucun repos; quelques-unes des  et ie Prince Cqqüerico. 79 fees qui étoient avec moi dans le palais d'opale , me dirent que j'aurois du confuher 1'oracle rofier fur ma deftinée. Cetoracle, fans qu'on en fache la railon, eft venu s'établir, ou du moins , s'eft trouvé fur la peloufe éloquente , celle que vous voyez ici, & qui tire fon nom du ruiffeau qui 1'entoure, paree qu'il a la faculté de faire parler tout ce qu'il arrofe de fon eau» Je vins enfin perfécutée par mes ennemis voir ce nouvel oracle; je trouvai d'abord queiques foulagemens a mes peines ; je me fis un plaifir d'embellir fon féjour. Mm pouvoir y fit naitre des fleurs de toute efpece, j'élevaiun petit tempie de verdure, & arrofant toutes les fleurs de I'eau du ruiflfeau de 1'éloquence, je les rendis capables de tenir compagnie au rofier & de pouvoir le défennuyer. Les chofes que j'avois apprifes touchant ma deftinée, me donnoient de la reconnoiffance & de la confiance en 1'oracle je venois fouvent 1'entretenir & je tachois ds déméler qui il pouvoit être. Ce n'étoit point un de ces dieux qui fe plaifent a fe manifefter aux hommes, comme a Delphes; c'eft Un homme changé en'rofier & protégé par une puiffance qui m'eft inconnue , & dont il fe cache avec foin. Je lui offrois toute la mienne en récompenfe de ce qu'il me promettoit, il 1'a toujours re&fieV  8o La Princesse Lionnette Enfin m'ayant prédit ce qui m'eft arrivé aujourd'hui, & le commencement de mon bonheur, il m'a demandé en facrifice le premier coq que je verrois. Jugez fi tout ce que je peux attendre d'heureux de fes promeffes , doit fe mettre en comparaifon avec votre vie; c'eft elle qu'on me demandoit; puis-je fentir, puis-je connoïtre un bonheur qui en feroit détaché? Que 1'oracle fe fache & m'accable, s'il veut, desmaux les plus cruels, je ne le recherche point par le facrifice de votre vie. Traitez-moi encore fi vous 1'ofez , d'inhumaine cc de barbare y j'y foufcrirai pourvu que je vous voie; car je fuis réfolue de fouffrir tout ce que votre haine peut me faire fentir de plus affreux, plutót que de confentir a vous immoler a la bifarre fantaifie du rofier. Cornue ayant alors céfle de parler , le roi lui ayant marqué fa reconnoiflance, continua ainfi : que puis-je faire pour vous, madame? Mon cceur n'eft plus a moi; ce n'eft point avec vous que je veux dit— firn uier ; outre que mon caractère eft incompatible avec cette forte de perfidie, c'eft que vous favez trop ce que j'ai penfé, pour vouloir amufer votre crédulité ; & que je vous dois trop de reconoiftance de m'avoir fauvé Ia vie, pour vouloir vous tromper : mais pourquoi me 1'avoir confervée, cette vie , qui ne peut jamais  et le Prince Coquerico. Sï Jamais vous rendre heureufe ? II falloit bien plutót fuivre ce que. votre oracle-vous prefcriVoit; fur que vous vous oppoferiez toujours a mon bonheur, j'aurois recu la mort avec plaifir de votre main, puifque je ne pouvois jamais vous offrir que ma reconnoiffance ; vous me délivriez de 1'horreur de vous paroïtre ingrat, & de celle de vivre éloigné de l'obr jet de ma tendrelfe. Le roi s'attendrit en prononcantces paroles, &Ja fe'e en fut émue. Ils gardèrent quelque tems le filence : que vous promettoit donc ce trompeur oracle , reprit enfin le prince , s'il vous pouvoit rendre heureule paria fin de ma vie, pourquoi en diffe'rer le facrifice ? La générofité que vous avez eue de me la conferver, excite dans mon cceut un mouvement de jaloufie. Conduifez-moi au temple , ce ne fera point vous qui m'immolerez , du moins I'amour m'acquittera envers vous puifi •que I'amour difpofe de ma vie, & qu'il s'oppofe au plaifir que j'aurois eu de vous en laiffer la maitreffe. Ne parions plus de facrifice, reprit la fée en fe levant, votre vie m'eft aflea précieufs pour la conferver aux dépens de tout ce qui peut en arriver. Venez dans mon palais, nous verrons demain ce que nous aurons a faire. Alors elle s'achemina vers fon char, oü elle monta avec le prince, & les lions couTome XXXlil, F .  82 La Princesse Lionnette rurent avec tant de légereté, qu'on fut en un inftant au palais d'opale. C'eft ici oü Lionnette s'abandonna a la douJeur la plus amère, quand elle vit que la fée defcendue de fon char avec le prince, ordonna qu'on mit fes lions dans une grotte , oü mille autres animaux auffi cruels, fervoient pour fes attelages. O dieux ! s'écria-t-elle , oü me réduifez-vous? Elle fe laiffa conduire ; & choififfant un co in obfcur pour fe retirer, elle fe coucha fur un peu de paille & paffa la nuit a gémir fur fa deftinée. Quelques jours fe paffcrent fans qu'on troublat fon trifte repos; au bout de ce tems deux jeunes fées vinrent prendre quatre lions, quelques tigres & deux ours pour fervir au divertiflement de la chaffe que la fée donnoit au roi. Comme la princeffe ignoroit a quoi on deftinoit ces animaux, elle ne paria point aux fées: mais dans quelle fituation étoit - elle ! Son amant qu'elle ne pouvoit douter qu'il ne fut dans le palais , qui ne pouvoit la connoitre, la dureté de la fée, rhofreur de paffèr la vie dans cette étrange folitude; tout cela lui donnoit une averfion pour la vie t qui ne pouvoit céder a I'amour qu'elle confervoit pour le roi, & qui avoit repris de nouvelles forces a fa vue. Hé! que m'importe de l'aimer encore , s'écrioit-elle ? Sans dou te il ne  et le Prince Coquerico. 8* m'aime plus; & pour rendre mon fuppliceplus crue!, mon cceur me le peint plusaimable que je ne 1'ai jamais vu. Mourons & qu'il ignore a jamais aquel point il m'a rendue malheureufe. Sans cet amour, fans lui , quel regret pourroisje avoir a la vie? II ne pouvoit lui venir dans 1'efprit que le roi fut amoureux de Cornue, elle fe perdoit dans tout ce qu'elle efl'ayoit d'arranger fur fon féjour au palais d'opale; elle regret toit bien la timidite' qu'elle avoit eue de fuir de chez Tigreline au chant de ce coq. En rapprochant le peu d'ide'es qu'elle pouvoit avoir ladelfus, elle croyoit que le coq qui étoit entré par la fenêtre , pouvoit bien être le même dont Cornue avoit changé la ferme fur la peloufe éloquente. Quelle contrarieté dans ma deftinée, difoit-elle ! II faut que mon cceur ne foit fenfible que pour un objet qui me fait fuir a tout moment; prévenons-en la fin, auffi-bien Pattente de la mort eft elle un fupplice deplus. Coquerico, Pingrat Coquerico m'a oubliée , pourquoi chercher plus long-tems a en douter ? Allons, expirons au pied du rofier, & fuyons pour jamais un lieu qui ne fert qu'a aigrir & qu'a redoubler ma douleur. Heureufement les fées n'avoient point ferme' laporte de Ia grotte, la c'éplorable princeffe fortit, elle fe trouva dans la forêt de Cornue; & elle entcncit un grand F ij  £4 La Princesse Lionnette bruit de cors & de chiens; elle entra dans une épaiüeur du bois qui lui parut propre a la cacher. Elle vouloit laiffer pafler la chaffe ; elle s'étoit enfoncée fous des ramées, lorfqu'elle entendit une voix trop chère pour qu'elle la put méconnoïtre. Cette vorx parloit a quelqu'un qu'elle reconnut bientöt pour être la fée Cornue : oui madame, je 1'avoue, j'ai une répugnance invincible a chaffer des lions, depuis que lamalheureufe Lionnette a été fous cette forme; j'ignore ce qu'elle eft devenue ; vous voulez me le laiffer ignorer , vous vousoppofez même autf chofes que je voudrois faire pour pouvoir m'en inftruire, vous voulez que je meure. Hé ! pourquoi vous y oppofiez-vous, quand votre oracle le demandoit? Laiffez-moi 1'aller confulter, ou bien je vais me fervir de mon épée pour me délivrer d'une vie qui m'eft infupportable par votre tyrannie. Comment voulez-vous , reprit la fée, que je vous laiffe aller vers cet oracle qui demandoit votre mort? Car ce n'eft point 1'envie d'avoir un coq en facrifice plutöt qu'un autre oifeau , c'étoit vous-méme que le barbare demandoit; & vous croyez que j'aurois pu m'y réfoudre ? Je vous aime, & vous me haïffez , voila tout mon crimeauprèsde vous; &fije vous rendois Lionnette vous oublïriez même la foible recon-j  et le Prince Coquerico. noïflance que vous me devez. Moi, 1'oublier jamais, reprit vivementle roi! Moi, oublierque je vous devrois le bonheur de ma vie! Ne le croyez pas : rendez-lui fa forme ordinaire, & je vous jure que je vous accorderai toutce quipourra dépendre de moi. Vous régnerez toujours fur mes volonte's , mon amitié n'aura point de bornes. Enfin fi mon cceur ne peut être a vous , du moins yaura-t-il peu de différence, Sc vous-méme en pourrez douter. Eh bien, dit la fée, jé me fie a vosfermens , Sc je me rends a votre impatience, demain nous irons au temple du rofier; je m'expofe a fa colère, je tacherai de 1'appaifer; &la, nous verrons fi vos parolesfont inviolables. A ces mots, le roi & la fée s'éloignèrent, & la princeffe ravie de retrouver fon amant aufli fidéle qu'elle 1'avoit cru inconftant, tourna fes pas vers le rofier, & y arriva bien avant dans la nuit. Toutes les fleurs dormoient; elle ne les téveilla point; elle alla fe coucher aux pieds de la tubéreufe ; elle ne dormit pas. La belle nuit qu'il faifoit alors, remplit fort ame, déja préparée a recevoir de douces impreffions d'une joie pure & fans mélange; 1'aimable Coquerico, fidéle & amoureux , fe peignit a fon idéé , fi digne d'être aimé, qu'elle ne regretta point tout ce qu'elle avoit fouffert pour lui; il ne lui vint pas feulement en pen- Fiij  26 La Princêsse Lionnette fée qu'il fut roi, elle dédaignoit tout ce qui n',étoit qu'un avantage du fort ; il étoit digne de lui plaire: voila tout ce qu'elle confidéroit. Les reproches de Cornue lui avoient découvert fa jaloufie; ainfi, d'un coup d'ceil, elle comprit pourquoi la fée 1'avoit 15 mal traitée ; & comme I'amour le plus heureux eft fujet aux revers, elle s'affligea de ce que le prince auroit a fouffrir s'il réfiftoit a I'amour de Ia fée. Elle coefentoit déja a facrifier fon amant a fa rivale pour fauver fa vie, que loracle lui avoit dit qu'il perdroitfi elle s'oppofoit a fon choix. Des tréflexions bien douloureufes, fur cette lïtuation , fuccédèrent a celles qui 1'avoient fi tendrement occupée d'abord ; elleréfolut d'aller trouver l'oracle , fans attendre plus long-tems : effectivement elle fe leva doucement, & entr» dans le temple comme Ia pointe du jour paroiffoit. Le roi Coquerico n'étoit pas dans une fituation plus douce. L'horreur que Cornue lui avoit infpirée par fa barbarie nouvelle, de vouloir faire périr fa maitreffe par fes mains , fous pré texte de lui donner le divertiffement de la chaffe des lions, avoit révolté fon ame, fa patience étoit a bout; & il n'avoit feint de confentir a fes defirs, que pour avoir Ie tems de fe mieux venger en lui ótant le collier dont elle étoit ea poffeffion.  et le Prince Coquerico. S7 La fée n'avoit point vu heureufement le petit flacon qu'il avoit fous 1'aile le jour qu'elle lui rendit fa forme : ainfi il 1'avoit encore; & fe promit bien d'en faire ufage. II fe retira de bonne heure ce foir la, fous prétexte d'être fatigué, & la fée Ie pria de fe parer Ie Iendemain des ornemens qu'elle avoit fait mettre dans fa chambre, pour paroitre plus dignement aux yeux du rofier. II ne fut pas plutöt chez lui, que fongeant ace que lui avoit dit Cornue , & a ce qu'il avoit promis , il tomba dans une douleur exceffive de penfer que, s'il neprévenoit l'adrefTe de cette fée, il ne tireroit de cette jaloufe ennemie que le plaifir de revoir Lionnette, & qu'elle exigeioit de lui fans doute de 1'époufer. Cette cruelle penfée arma fon ardeur de vengeance, d'autant plus qu'ayant jetté les yeux fur une grande corbeille de filigramme, de perles & de grenats, qui étoit fur une table, il ne douta pas que ce ne fut la lespréfens dont elle lui avoit dit qu'elle vouloit qu'il fe parat. Il leva. le taffetas blanc brodé d'or qui couvroit cette galante corbeille , & vit avec un étonnement mélé de fureur, des habits royaux tels que les portoient le jour de leurs mariages, les rois des iles fortunées ; mais com me c'étoit 1'ouvrage des fées, on ne peut en décrire la magnificence. F iv  88 La Princesse Lionnette" Un moment après, fongeant qu'il paroitrolt ainfi paré aux yeux de la princeffe, il ne put fe défendre d'un peu de complaifance , è. penfer que peut-étre aurok-U befoin de cela pour lui plaire. Cependant croyant la fée endormie, il réfolutde fuivre fon projet, & jettant toutes fes parures dans la corbeille, il fortit pour fe rendre par un degré dérobé qui donnoit dans la chambre de Cornue. II arriva fans nul obftacle jufques a fon lit; fes rideaux étoit ouverts Sc retenus par des amours de nacre de perles, qui tenoient des girandoles de criftal pleines de bougies pour éclairer fa chambre. Quand elle avoit peine a s'endormir les amours chantoient ou lui lifoient les nouvelles a Ia main, la gazette , ou les contes nouveaux qu'on faifoit fur les fées ; il falloit que ce foir la on lui en eüt Iu un auffi long que celui ««i, car elle ronfloit de tout fon cceur. Elle n'avoit pas prévu Ia vifite indue du roi, car jamais on n'a été fi laide qu'elle 1'étoit dans fon lit: elle étoit fans rouge Sc fans mouches, fa peau Iivide & mal faine , lui donnoit plutöt 1'air d'une perfonne déja morte , que d'une fée antoureufe ; fa corne achevoit de la rendre hideufe; elle avoit au col Ie fata! collier; fa gorge & fes bras a moitié nuds, auroient dégouté 1'homme le moins déücat & le plus entreprenant.  et le Prince Coquerico. 8p Le roi ne fut donc point retenu pav fes charmes; mais fa vue ayant réveille encore en lui le defir de fe délivrer d'un objet fi odieux, il tira fon flacon , & voulant le fecouer fur la fée, tous les amours crièrent; qui va la ? Qui va la? La fée ouvrit les yeux, & le roi demeura plus furpris & plus affligé qu'on ne peut dire. Que voulez-vous de moi, prince, lui dit-elle, enfemettant afon féant, quel deflein vous amène dans ma chambre, fans me favoir fait dire? Elle auroit pu lui faire mille queftions femblables qu'elle en auroit eu le tems, car le roi plus effrayé de fa laideur que de 1'air menacant qu'elle donnoit a fes paroles la laiffbit parler & ne répondoit point. Que voulezvousdonc? lui dit-elle encore, expliquez-moi vos deffeins. Je fuis faché , madame, d'avoir interrompu votre repos, dk enfin le roi; mais ne fachant quel eft votre projet, avant de m'engager a vous tenir ma parole, je veux favoir ce que vous exigez de moi. N'auroit-il pas été tems demain matin , dit la fee , de me faire cette belle difficulté , & falloit-il me réveiller, pour me dire une chofe aufli inutile ? Allez-vous repofer, feigneur, & demain nous ferons en état, vous de propofer, & moi de réfoudre. 'Le roi, effectivement, ne voyant guères 'd autre moyen de fortir d'embarras, alloit fe  £o La Princesse Lionnette difpofer a rentrer chez lui, lorfque la fée Ie rappella. La beauté de ce jeune princeaugmentée par 1'agitation de fon ame, qui avoit donné a fes yeux & a fon teint plus de vivacité qu'a 1'ordinaire, fes cheveux en défordre, & tombant avec des graces négligées fur fes épaules , le fon de fa voix, peut ëtre encore le filence de la nuit qui donne aux idéés des forces que le jour efface quelquefois, réveillèrent celles de Cornue. Mais approchez donc, dit-elle, & oü allez vous? Ne favez-vous point demander pardon de vos imprudences ? Ou croyez-vous n'en avoir point commis? Le roi faché de ce nouvel obftacle qu'on apportoit au defir qu'il avoit de fe retirer : Hé! madame, dit-il, ne me faites point commettre une plus grande faute, en troublant plus long-tems votre repos, il doit m'ètre précieux, & tout ce que je vous dois de refpeö Non, non, reprit la fée, approchez je ne veux plus dormir, & je veux favoir abfolument ce qui vous amenoit ici; ne craignez plus de m'avoir offenfée , mais craignez de me cacher vos fentimens ; j'en veux un aveu fincère, &, dit-elle , en le regardant avec des yeux oü elle crut mettre une langueur fort tendre,& oü il ne vit que des prunelles tou. tes éteintes : je veux que vous m'entreteniez pour vous punir de m'avoir réveillée, Le roi,  et ie Prince Coquerico. 91 a cette défagréable propofition penfa perdre patience ; mais étant au pouvoir de cette terrible perfonne, il adoucit fon premier mouvement, & s'affeyant comme par refpeót affez loin du lit de la fe'e; puifque vous 1'ordonnez , madame, dit-il, je vais vous obéir. Je venois, ne vous croyant point encore endormie, vous demander de rendre a la princeffe, en ce moment, fa forme ordinaire , & vous déclarer que je ne pouvoisfans cela vous fui vre au temple du rofier. Enverité, reprit la fée affez piquée de ce début, voila unbeaufujet demettre tout en allarmes; cela ne pouvoit-il fe remettre a demain ? Non, madame , reprit le roi & je fuis affez fiché de ne vous en avoir pas prefïee dès hier , fans me mettre encore dans la néceffité d'attendre un jour de plus. Hé bien , dit la fée , que ferez-vous pour moi après? Et qu'ai-je k prétendre de votre reconnoiffance ? Je vous 1'ai dit, madame , 1'amitié la plus tendre , & méme tout ce qu'un cceur fenfible peut donner de plus.... De 1'amitié, reprit la fée ! Non, non, roi Coquerico, ce n'eft pas a ce prix que je difpenfe mes graces, il me faut mieux que cela. Voulez-vous que je vous le dife? Aufli bien n'eft-ce pas non plus la peine d'attendre a demain pour vous en inftruire: je ne puis vous demander d'amour , j'en conviens, vous étes incapable de pouvoir en  £2 La Princesse Lionnette fentir pour moi, vous me 1'avez affez fait en-' tendre : mais je vous le pardonne, a conditioa que demain vous me donnerez folemnelïement votre foi. Le roi, tout préparé qu'il étoit a cet événement par Tigreline, neput entendre tranquillement fon difcours , & fe voir fi proche de renoncer pour jamais a la princeffe qu'il atmöit, fans reffentir une douleur cruelle. Si mon cceur étoit libre, reprit-il enfin, avec unfon de voix tout changé par 1'exeès de Ia violence qu'il fe fit pour ne pas éclater, je pourrois vous offrir Yaq, & 1'autre : mais madame, j'ai difpofé de mon cceur par une puiffance au-deffus de la mienne,, & je ne vous donnerai point une main dont Ia poffeffion vous rendroit trop malheureufe, puifqua tout inftant je vous ferois fentir, malgré moi, que mon cceur en étant féparé , je ne ferois pas digne de 1'honneur que vous ro'auriez fait; & la reconnoiffance que je vous dois , me force a le refufer abfolument même au. péril de la vie. Nous verrons cela demain, reprit enfin Cornue; allez fortifier ou changer vos nobles réfolutions ; mais forvgez quefi vous réfiftez a Ia mienne, ce n'eft pas votre vie qui m'en répondra, je faurai peut-être trouver, malgré vous, 1'endroit fenfible d'un cceur que vous m'affurez être fi indifferent. Le roi, outi'é de colère ëc de douleur, for-  ET LE PRÏNCE COQUERICO. p| tit & revint dans fon appartement, oü il s'abandonna au plus cruel défefpair. Vingt fois il voulut fe percer le cceur de fon épée, & faire un facrifice de fa vie a la princeffe; mais fongeant qu'il pourroit peut-être la mieux venger, ou du moins la fauver des fureurs de la fée, il fufpenditcet affreux projet, & fe réfolut d'aller au temple du rofier, Dès que le jour parut, le palais de la fée retentit du bruit des inflrumens & des chants d'hymenée; elle envoya favoir s'il 'étoit pret, donna ordre qu'on le fervït déja comme fon époux; un char pompeux étoit dans la cour du palais , toutes les fées des environs & même de 1'univers, furent convoquées a cette cérémonie; elles y arrivèrent de toutes parts. Tigreline feulement fit favoir qu'elle fe trouveroit au temple, enfin le prince parut; fon vifage pale Sc défait marquoit plutöt qu'il étoit la victime du facrifice , que celui a qui on alloit 1'offrir; il étoit avec tout cela plus beau que le jour. Cornue étoit vétue en reine, tout 1'art du monde avoit été employé a fa parure. Elle monta avec le roi dans fon char, & toutes les fées fuivoient, felon leur rang, portées fur des aigles, des dragons, des tigres ou des léopards. Douze belles & jeunes fées de la cour de Cornue menoient en leffe douze lionnes fur lefquelles, pendant toute la marche  5»4 La Princesse Lionnette le roi eut toujours les yeux attachés, cherchant a démêler fi la malheureufe Lionnette n'étoit pas parmi. On s'achemina au bruit des tambours & des trompettes, & 1'on arriva k la peloufe de 1'éloquence: les fleurs étoient déja fur les limites, & avoient formé deux paliflades hautes de fix pieds, entre lefquelles le brillant cortège pafla au bruit de leurs acclamations & de leur chant d'allégrefle. Le temple en étoit rempli. Les plus belles avoient formé deux trönes d'un goüt exquis , & le coup d'ceil en étoit furprenant, tant elles s'étoient bien arrangées. La malheureufe Lionnette étoit déja dans le temple; & le plaifir d'y voir arriver Tigreline qui 1'avoit reconnue d'abord, avoit un peu fufpendu la douleur fenfible qu'elle avoit dctre témoin du bonheur de fa cruelie rivale. Je vais mourir,madame, difoit-elle acette fée, mais du moins apprenez au roi après ma mort, que ma tendreffe a égalé la fienne, & que je lui pardonne une faute que le fort lui fait faire; je n'en accufe pas fon inconftance. Elle pleuroit fi amèrement en achevant ces mots, & fon ame étoit preflee d'une fi vive douleur, qu'elle ne vit point ectrer le roi & la fée. Cornue approcha la première du rofier. Je viens, dit elle, dégager ma parole ; vos ordres , divinité de ces lieux , me demandoient le facrifice d'un coq, j'ai  et le Prince Coquerico. py trop entendu votre oracle; voici celui que vous demandiez, & je crois enentendre le lens, en lui demandant aux pieds de vos autels, une foi qu'il répugne tant a me donner , ce facrifice eft pour lui beaucoup plus que celui de fa vie. Le rofier baifla fes feuüles &: fes fleurs, comme pour approuver les paroles de la fée. Alors Cornue fe tournant vers le roi qui étoit reité un peu derrière elle : approchez-vous, feigneur , lui dit-elle, & venez remplir les volontés du deftin. Il étoit dans ce moment bien plus occupé de ce qu'il voyoit, que de ce qu'on lui difoit; il avoit appercu Tigreline, & il ne doutoic plus que la lionne qui étoit a cöté d'eile ne fut fa divine princeffe ; il la regardoit tendrement & douloureufement, n'ofant en approcher par la crainte de déplaire a Tigreline qui lui avoit fait un figne févère pour Ten empccher. Cornue, furprife de fon filence, fe tourna vers lui, & le vit dans cette douce occupation ; alors pofant fur 1'autel !a couronne qu'elle tenoit a fa main , pour que le roi la lui mït fur la téte , elle s'approcha de lui. Que faites-vous donc, dit-elle? eft-il tems de réver? J'attends pour vous r;'Dondre , madame, dit le roi fans beaucoup s'émouV ir, que vous rendiez a la princeiie ce 1'ile d'or, la forme que vous lui avez  . cades,jets d'eau,canaux qui donnoient unefraïcheur délicieufe, quand le foleil étoit dans fon midi. Elle entra par une allee du bois, dans un cabinet qui faifoit le coin du batiment. Les murs quoique tranfparens étoient d'une épaiiTeur prodigieufe, & lui femblèrent de la nature des rubis ; effectivement ils en étoient conftruits. Elle parcourut des appartemens immenfes , tous plus beaux & plus richement meublés les uns que les autres, mais pas un mortel n'y paroiffoit: elle demeura jufqu'au foir, fans rien voir ni rien entendre qui put 1'inftruire du pays qu'elle habitoit. Lafaim, la folitude commencèrenta la tourmenter; dans le moment s'étant jettée fur un canapé, & ayant fermé les veux pour ticher de s'endormir, & pour réfléchir aux fuites funeftes que pouvoit avoir fa trop témé • raire intrépidité, elle fut furprife d'entendre un concert miraculeux ; & ayant ouvert les yeux , elle vit avec étonnement le palais éclairé, com! me pour une fête, & un repas magnifique fervi tout prés d'eile, avec deux couverts feulement. lome XXXIII, H  Le Prince Glacé Elle fe leva précipitamment; alors un fauteurl bien commode & rempli de couflins, s'approcha d'eile, elle alloit s'y afleoir lorfque les portes du falon oü elle étoit s'ouvrirent. Tout ce que 1'imagination peut fe préfentec de plus parfait & de plus agréable, n'approcke encore que de bien loin de 1'objet qui parut aux yeux d'Etincelante ; rien n'étoit fi beau, ni fi digne de donner de I'amour. Cette célefte créature, étoit un prince d'environ dix-huit a vingt ans. Un habit de gaze couleur de feu & or, noué d'une ceinture de diamans, 1'habilloit galamment, & fe ratachoit de pierreries avec beaucoup de grace. Ses cheveux blancs poudrés & frifés tomboient avec une élégance fimple & naturelle jufqu'a fa ceinture; une couronne de diamans mélés avec des feuilles d'éméraudes, achevoit de le parer. II s'approcha avec tranfport de la princeffe qui n'ofoit refpirer, tant elle étoit faifie de ravifTement; il mit un genou en terre, & baifa la main qu'elle lui tendoit pour le relever. Je vous dois tout, madame, lui dit-il avec une grace qui achève de la convaincre qu'il eft inutile de lui chercher un défaut ; vous m'avez rendu la vie en voulant bien m'aimer, ou du moins en voulant bien me le faire efpérer : c'eft par un amour fans bornes & fans mefures que je dois reconnoitre ce fervice, & j'y fuis plusdif-  et LA PRINCESSE EtïNCELANTE. ff> pofé encore par votre vue que par ma reconnoiflance. Oui, belle Etincelante, je vous aiinerai toujours; mais pour achever mon bonheur •I ne faut plus m'étre infidelle , & vous ferez la' plus heureufe perfonne du monde. La princeffe 1 auroit lanTé parler une heure, tant elle étoit extafiee, fans cette dernière phrafe qui lui parut un peu louche. Oferois-je vous demander, fe.gneur, lui dit-elle enfin, pourquoi vous me reprochez de vous avoir été infidelle ? Vous ai je jamais vu ? Et vous ai-je promis Ah ' ma dame, reprit le prince, laiffez effacer de ma memoire ce cruel moment; je dois 1'oublier dans «lui-c. d eft vrai: mais peut-on fe défendre aan li facheux fouvenir, quand on n'eft pas encore affuré d'un bonheur qu'on fouhaite affez pour cramdre qu'il ne nous échappe ? Mais j'oubhe que vous êtes fatiguée, & que vous avez befoin de manger. Après, fi vous 1'ordonnez je vous ferai fouvenir de ce qui vous eft paffé de' la mémoire. Permettez que je vous offre, dans mon palais, tout ce qui peut vous plaire; heureux fi ,'y puis parvenir , Alors lg fauteun ^ coulTins s'approcha, & la princeffe fe ^ , ft_ We. Elle pria le prince de vouloir bien s'y mettre auffi; ce qu'il ne vouloit pas faire par Wne, voulant lui-même la fervir ; mais il nen étoit pas befoin, les plats s'en!evoient & H ij  nS Le Prince Glacé venoient fe placer d'eux-mémes, les flacons &c les coupes venoient a leurs ordres, & le concert duratoutle tems qu'ils furent a table. Pendant le fouper, le prince & la princeffe ne firent que fe lorgner, & ne mangèrent prefque point. La princeffe, pour le regarder, prenoit prétexte de chercher a le reconnoitre : effeftivement, il y avoit des momens oü elle le croyoit ; mais c'étoit inutilement qu'elle vouloit fe rappeller öü elle pouvoit 1'avoir vu. Pour lui, il lui difoit des chofes fines & touchantes, qui la perfuadoient que fi elle 1'avoit vu, elle 1'auroit aimé de préférence a tout. Enfin le repas fini, il lui donna k main pour paffer dans un fallon magnifique. Elle fe plagafur un canapé, &le prince fur un carreau de drap d'or a fesgenoux, quoi qu'elle put lui dire. II commenca ainfi le récit de fes aventures qu'elle attendoit avec la dernière impatience , bien aife d'avoir le prétexte de 1'écouter un peu long-tems, car elle commengoit a craindre d'en trop laiffer penfer pour une première foirée, fi elle s'engageoit dans la converfation. Je fuis prince des Sylphes , madame, lui ditil , & mon pouvoir eft égal a celui des fées; mais cependant il peut fe borner quand malheureufement nous en aimons une; en ce cas, elle a tout pouvoir fur nous, & nous ne reprenonsle notre, que quand, par hafard, étant transfor-  ET LA PrINCESSE ÉTINCELANTE. tlf mé , une mortelle peut prendre de I'amour poun nous : mais il faut qu'elle nous aime avec la plus exacte fidéiité; car fi elle y manque le moins du monde, la fée reprend fon pouvoir, & nous punit avec la rnéme rigueur, & même plus cruellement, puifqu'elle y joint la punition de la perfonne qui nousa trahi. Nous ne vieillilfons point, nous fommes toujours éga'ement aimables & amoureux. Nous habitons 1'efpace immenfe qui fépare le firmament, nous traverfons les mers, nous defcendons dans les plus profondes fans crainte , nous percons jufqu'au centre de la terre, enfin rien ne nous eft impoffible, hors de trouver une maitreffe fidelle, même au prix de l'immortalité que nous lui offrons, & que nous tenons d'eile. Depuis mille ans que je vis, je n'ai pu en trouver une qui ofat 1'accepter. Comment, feigneur, interrompit la princeffe, vous vivez depuis mille ans, & vous n'en paroiffez jamais que vingtlOui, Madame, reprit-il, & fi vous m'êtes fidelle, vous ferez toujours auffi. belle, &. paroitrez auffi jeune que vous 1'ètesaujourd'hui. Pourfuivez, dit-elle, je meurs d'envie de favoir comment j'ai pu rifquer de perdre ce bonheur. L'amoureux fylphe fentit toute la délicateffe de cette réponfe, & baifant fa main avec tranfport, il reprit ainfi le fil de fon difcours. J'avois 1'honneur de vous dire, madame, U üj  ïiS. Le Prince Glacé que je fuis prince des fylphes : en parcourant un jour le vafte empire foumis a ma puiftance, je defcendis dans un jardin délicieux, & vous en pouvez juger puifque c'eft celuici. Je lailfai repofer mes aigles , & cherchant le frats, je m'avancai dans un bofquet de myrthes 8c de grenades qui eft dans un coin du bois de rofes ; je trouvai fur un lit de gazon , la plus belle perfonne que je dirois qui fut au monde, fi je ne vous avois point vue : elle dormoit, fon attitude négligée me laiflbit entrevoir des beautés que fa modeftie m'eüt cachées fi elle eüt été éveillée ; j'admirai long-tems & avec des tranfports d'amour ce raviffant modèle de perfeótions : mais enfin le foleil en fe couchant laiffa pafler un de fes rayons a travers les branches , & vint frapper les yeux de la fée ( car c'en étoit une) elle les ouvrit. Que de charmes ils ajroutèrent a fa beauté ! Je reftai immobile , 8c ne fus fi le foleil m'éclairoit, ou fi la divine lumière qui partit de fes yeux étoit celle qui brilloit dans le bofquet. Heureufement j'étois invifible ( nous avons encore ce pouvoir, quand il nous plait) ainfi je pus la fuivre fans qu'elle s'en appergüt; mais la violence de mon amour ne me permit pas dele taire long-tems. Qu'ajouterabje, madame? Jeparlai, je fus entendu ; on répondit ï ana tendrelfe : pourquoi n'étiez-vous pas nee? Je  ET LA PEINCESSE ÉtiNCELANTE. IIQ n'aurois jamais aimé que vous ; enfin je plus pendant deux eens ans a- une charmante fée : mais de quoi le temsne vient-il pas a bout ? Un jour que j'étois avec elle dans une galerie de ce palais, a regarder les portraits des beautés qu'on vantoit dans le nouveau fiècle, elle me préfenta le votre ; je ne pus le voir fans une certaine émotion qui fut- remarquée par la jaloufe fée : en vain je voulus lui cacher 1'impreffion que vous commenciez a faire dans mon cceur, elle n'en fut pas la dupe, les mouvemens en avoient été trop naturels pour s'y tromper, & fhabitude d'être aimée lui avoit tant donné la conviction de 1'être toujours , qu'elle s'appercut plutöt que moi de mon changement. Je prétextai plufieurs affaires dans mon royaume pour m'éloigner , & pour vous voir fans qu'elle put s'en offenfer ou s'en douter ; je réufïis plufieurs fois : mais enfin elle me découvrit, fa fureurfut extréme. Après m'avoir accablé des plus cruels reprochesqui ne firent qu'irriter ma tendreffe pour vous, & détruire fans remords celle que j'avois fentie pour elle , je Ia quittai & volai dans votre palais. Un foir étant déja entré dans votre chambre pour vous découvrir mon amour , je fentis qu'on me faififloit par les cheveux; & m'ayant tranfporté dans vos jardins, 1'implacable fée me laiffa fur un pied d'eftal, & me changea en ftatue , Hiv  i20 Le Pkince Geacé Quoi ! c'eft vous, dit la princeffe , qui étieï Adonis ? Ah ! je n'en puis douter. Oui, je vous reconnois. Mais laiflbns Etincelante apprendre 1'hiftoire du prince des fylphes, & retournons au prince Glacé que nous avons laiffé fi profondément endormi dans la grotte de cryftal. II fut réveille par un bruit affez grand, caufé par la voix de plufieurs perfonnes qui rioient & caufoient enfemble. II ouvrit les yeux, & vit dans le beau baffin d'eau claire & argentée, une perfonne merveilleufe qui fe baignoit, entourée de plufieurs dames qui lui auroient femblé les plus belles créatures du monde, fi celle qui étoit dans le bain lui eut laiffé le tems de les admirer. Une efpèce de voile de gaze blanc la eouvroit; elle étoit affife fur le bord du baffin, & une de fes nymphes étoit occupée a treffer fes beaux cheveux blonds, pendant que les autres lui apportoient des fleurs, des pierreries, du rouge & des mouches. Le prince n'ofoit remuer , & n'y fongeoit même pas, tant il étoit émerveillé de voir une beauté fi rare; craignant que ce fut un fonge , il ouvrit les yeux le plus qu'il pouvoit. Pour la dame du bain , & celles de fa fuite, elles •giffbient & parloient comme s'il n'eut pas été préfent: on ne s'appercevoit ni de lui ni de fon extafe, on s'entretenoit du plaifir qu'on avoit  ET LA PRINCESSE ÈTINCELANTB. 121 a fe baigner ; les foins de la toilette & tout ce qui en peut décendre , fjrent mis fur le tapis. La belle perfonne qu'on coëffoit, fourioit avec graces aux louanges que lui donnoient fes nymphes : elle ne parloit que pour leur dire d'achever proniptement fa parure, elle paroiffoit peu touchée de 1'effet que fes chaimes produifoient a leurs yeux, a mefure qu'on y ajoutoit; enfin après fon habillement qui fut d'une robbe de taffetas blanc , nouée de guirlandes de fleurs aflbrties a fa coèrfure , elle fe leva, & fa taille parciffant alors dans toute fa majefté, le prince penfa faire un cri d'admiration ; mais fa voix fut retenue par la furprife que lui caufa 1'événement qui fuivit. Cette miraculeufe perfonne ayant jetté les yeux fur le roi avec furprife , fe plongea dans le bafliu, toutes les dames enfuite, & tout difparut a fes yeux, même la grotte & les bougies ; car il fe trouva au bord de la caverne oü il avoit pourfuivi fon ours; & le jour étant prêt de finir, il reprit fon cheval, & vint regagner fon chateau, fioccupé de ce qu'il avoit vu ou cru voir, qu'en arrivant il fe coucha fans vouloir fouper , & fans parler au jeune écuyer qu'il avoit mené avec lui. Ce n'étoit pas pour dormir que Glacé fe mit au lit, quand il 1'auroit voulu , cela lui auroit été impoflible; la beauté fans pareille de la nymphe de la grotte,  122, Le Princte Glacé ne lui laiffa pas un moment de repos. Qu'elle efl: belle! difoit-il: non ce ne peut être une mortelle , aux mouvemens que je fens, il faut que ce foit une déeffe ; car quelle autre pourroit me les infpirer , moi qui ai vu fans être ému les plus belles femmes du monde tacher de me faire connoïtre I'amour ? J'y ai réfifté fans aucun effort, & celle - ci, par fa feule vue, embrafe mon ame d'un feu inconnu. Ah, maiheureux ! Eft-ce donc I'amour qui fe venge par une image qui n'a point peut-être de réahté ? Ceft un fonge , fans doute, car il ne peut y avoir que 1'imagination qui puiffe former une telle merveille. Ah, Etincelante ! Vengezvous, vous & toutes celles que j'ai méprifées ; venez me voir languir & confumer pour la plus belle, mais la plus cruelle de toutes les chimères. Le pauvre prince fe défefpéroit; enfin, après s'être bien creufé 1'imagination, il fe leva, il alluma une bougie, & pour fe diftraire , il tira de fes poches le portrait qu'on lui avoit envoyé d'Etincelante. Quelle différence il y trouva ! Quelle fadeur dans tout fon vifage , auprès de celui qu'il avoit gravé dans fa mémoire, ou plutót dans fon cceur !Qu'étoit-ce que les yeux bleus mourans d'Etincelante, auprès de ces beaux yeux noirs, vifs & modeftes qu'il avoit vu fe lever fur lui avec tant de majefté ! Quelle vivacité dans 1'incarnat de  ET LA PflINCESSE ÉtiNC ELANTE Ï2J fes joues & de fes lévres, auprès de la ptleut de celui ci! II trouvoit une infipidité inlup portable dans ce portrait. Ce n'étoit pas la faute de celle qu'il repréfentoit, mais bien celle de la perfonne qu'il ne repréfentoit pas ; car Etincelante étoit belle a la vérité; mais quand elle 1'eüt été, pouvoit-elle approcher de la beauté célefte qui s'étoit laiffée voir au roi de Scythie ? II eft bien cruel de trouver fi peu de reflburce dans un portrait oü 1'on en cherche tant, s'écrioit-il, Sc il eft bien maiheureux d'être prince dans le cas oü je fuis ! car comment aimerai-je cette princeffe qu'on m'envoye , quand a peine mon cceur peut fuffire a celle que je defire ? II étoit tout étonné de parler de fon cceur , lui qui avoit regardé toujours avec mépris ceux qui avoient pris la liberté de lui affurer qu'il en avoit un, Sc qu'il le fauroit quelque jour. Ne pouvant plus dormir , il appelfefon écuyer, qui étoit un jeune homme qui avoit beaucoup d'efprit; il lui confia tout ce qu'il avoit vu & tout ce qui 1'agitoit. Le confident furpris, ne put s'empêcher de lui marquer fa joie de le voir fenfible; mais en politique habiie, il s'étendit davantage fur la part qu'il prenoit aux peines que lui alloit caufer cette fenfibilité; car enfin, feigneur, luidit-il, vous avez donné votre parole a la princeffe Etincelante, & celle des rois eft inviolable.  124 Le Prince Glacé Voila mon défefpoir, s'écrioit le prince! Comment pourrai-je aimer un objet qui a tant d'oppofition a celui qui m'enchante ? Si j'étois encore dans ma fituation ordinaire, je ne 1'orrenferois point en paroiiTant infenfible ; mais aujourd'hui , elle peut attribuer ma froideur a mon dégout, & jene pourrai le nier, car il ne fera que trop certain. Mais, feigneur, auffi, dit le jeune Nix, (c'étoit le nom de ce confident) pourquoi rempliffez vous votre idéé d'un objet qui peut être chimérique, pour laiffer une princeffe dont tout ce qu'on vous a dit eft merveilleux ? Ces charmes , peut-être , pour un homme moins préoccupé, paroitroient dignes d'admiration : voyezla, fa préfence vous développera fes fentimens amoureux dont vous ne faitesque vous douter ; on dit qu'elle eft empreffée de vous plaire, &oa vous annonce que celle-ci eft incapable de s'en donner la peine ; dans tout votre récit, avezvous jamais dit qu'elle ait feulement daignés'appercevoir que vous étiez préfent ? Ou quand vous avez cru qu'elle vous appercevoit, n'a-t-elle pas fui ? Eloignez fon idéé de votre efprit, rempliffez-le de celle d'Etincelante. Malheureufe condition des princes ! interrompit le roi; on me tourmente pour quitter mon indifférence, &c 1'on ne veut pas que je fuive le penchant qui m'en défait: ou qu'on me la rende, ou que 1'on  ET LA PriNCESSE É riNCELANTE. 125" me laiffe aimer le feul objet que mon cceur a pu choifir ; il n'eft plus déformais d'option entre I'amour ou 1'averfion la plus cruelle. Nix laiffa paffer le premier mouvement; 1'ame du jeune roi étoit trop agitée pour s'oppofer au torrent qui 1'entraïnoit; il le plaignit, il le confola, & enfin il parvint a le faire convenir, qu'ayant donné pouvoir a fes ambafladeurs d'époufer Etincelante, il falloit au moins ne plus aller vers la caverne , & laiffer au tems a détruire une idde qu'un feul inftant avoit gravé avec tant de profondeur. II paffoit des jours fort triftes, Nix ne 1'abandonnoit point, & le fuivoit dans les bois ou fur Ia rivière quand il s'y promenoit. Pendant ce tems les miniftres de fon confeil, vinrent 1'avertir de 1'accident qui étoit arrivé a la reine, le jour de la cavalcade. Ils avoient diffcré quelques jours croyant qu'on pourroit la rejoindre; mais ayant trouvé fon cheval mort dans la caverne oü il 1'avoit jettée, & nul veftige de la princeffe, ils la crurentdévorée par les ours, & vinrent en donner avis a leur roi. Cette nouvelle lui caufa un mouvement de joie fi fenfible, que quoiqu'il plaignit une mort fi facheufe, il ne Saiffa aucun doute, a fes fujets, de la profonde averfion qu'il continuoit d'avoir pour les femmes en général : il ordonna cependant qu'on fït de nouvelles perquifitions, & qu'on vint de tems en tems 1'inftruire  ï2ó* Le Prince Glacé dans fon défert oü il dit qu'il vouloit encore refter quelques jours, de ce qu'on auroit découvert fur la vie ou fur la mort de la malheureufe Etincelante. Cette folitude n'étoit pas de 1'avis de fon confident, il prévoyoit que la retraite ne feroit qu'augmenter la douleur & I'amour du roi; au lieu que lesoccupations & lesamufemens de la cour, étoient plus propres a le guérir d'une paffion qui pouvoit n'ëtre que chimérique ; & n'ayant plus a craindre cet engagement qui 1'avoit fait fuir, il réfolutdeluiparler de revenir, & de tacher de 1'arrachera fes idéés, que les bois & la moleffe de la vie ne pouvoient qu'entretenir : mais au premier mot qu'il voulut dire, le roile prévint, & luiferma la bouche, en luicommuniquant le projet qu'il avoit de retourner a la caverne, puifqu'il pouvoit fans fcrupule, dans le moment préfent, donner fon cceur a la belle perfonne qui lui étoit apparue, & que s'il la trouvoit inflexible, il étoit réfolu de finir une vie qui ne pouvoit que lui être importune fans elle ; qu'ainfi, il pouvoit aller avertir les grands du royaume ; que fi, dans un an, il n'étoit pas de retour, ils pourroient choifir un roi a leur fantaifie, & gouverner pour lui en attendant. Nix furpris d'un projet fi défavantageux pour fon maïtre, lui en repréfenta les inconvéniens avec beaucoup d'efprit & de douceur; mais il ne  et EA PKINCESSE ÉtiNCELANTE. I27 gagna rien , finon que le roi écriroit lui même a fon confeil fes volontés, & qu'il permettoit que Nix lefuivït, & ne 1'abandonnat pas. Effectivement, après quelques joufs de délai , obtenus avec bien de la peine, pour attendre au moins la confirmation de la perte de la princefle, il don. na fa lettre afon premier miniftre , pour la lire au confeil alfemblé, & partit le lendemain matin avec Nix pour fe rendre a la caverne. II avoit fait porter de quoi s'eclairer, afin de pénétrer dans le fouterrein, s'il ne trouvoit pas les mêmes facilités que la première fois ; & ayant laiffé païtre leurs chevaux, il fe vétit d un habit magnifique, qu'il avoit porté a deffein : il entra dans Ia caverne, a la lueur d'une lanterne fourde que Nix portoit devant lui, ils cherchèrent avec foin le fouterrein , mais ils n'en découvrirent aucunes traces. Quelle confufion, quel défefpoir pour le prince ! Nix n'ofoit le regarder, crainte qu'il ne lüt dans fes yeux la perfuafion oü il étoit que cette aventure n'étoit qu'un fonge. Le prince outré de fureur ne parloit point, mais il ne fe lalfoit point de chercher: il ne vquIoit point fortir de la caverne, pour que Nix ne crüt pas qu'il doutoit d'avoir pu la reconnoïnoïtre : effectivement il ne pouvoit s'y méprendrejil y en avoit d'autres ; mais celle-lè ne pouvoit pas n'être point remarquable, après ce qu'il y avoit vu,  128 Le Prince Glacé Après un fcrupuleux examen de tous les coins & recoins de fes concavités, il s'affit par terre; & croifant les mains fur fon eftomac, ii pencha fa tête, & s'enfevelit dans les plus amères réflexions. Nix n'ofa pas les interrompre ; mais enfin, voyant couler les larmes du roi: Seigneur, dit-il, nous ne faurions douter qu'il n'entre ici del'enchantement; cette beauté qui vous eft apparue, n'a voulu que vous furprendre, & fans doute elle ne veut pas qu'on la cherche. Ah ! mon cher Nix, s'écriale prince, bien foulagé qu'on le mit a fon aife fur cette aventure, jevoisque cette cruelje perfonne , telle qu'elle foit, fe plait a me rendre maiheureux, & je ne puis m'en plaindre , quelques maux qu'elle me faffe éprouver ; mais je ne quitterai pas cette caverne, que je n'en puiffe avoir quelques nouvelles ; mes cris, mes plaintes pénétreront peut - être jufqua elle; ou du moins, ma mort la convaincra que j'aurois pu 1'aimer autant que fi j'euffe connu, avant de la voir, cet amour que je fuyois, & qu'elle feule m'a fait fentir. Nix effrayé de cette réfolution de fon maitre, n'ofa pas d'abord la combattre avec force, de peur de redoubler un chagrin qui tenoit unpeu, felonlui, du déréglement dePéfprit; mais il lui donna des raifons fi bonnes & fi fenfibles, qu'il amena le prince , fur la fin du jour, a prendre un peu de nourriture,  et LA PRINCESSE ÊtINCELANTË. 12$ ïsourriture, & a parler un peu plus de fens froid, fur le peu de fond qu'il y avoit a faire fur les évènernens paffes & préfens. Après avoir un peu mangé & beaucoup raifonné très-avant dans la nuit, le prince accablé de fommeil & de chagrin, s'endormit, tandis que Nix veilloit pour le de'fendre contre les ours. II ramaffa du bois & de la paille , & en fit un grand feu a f entree de la caverne pour en écarter les bêtes cruelles : la lueur du feu éclairoit le dedans affez pour faire appercevoir a Nix un grand ferpent dont les écailles éblouiffantes fembloient couvertes de diamans, & qui, fe gliffant le long des murailles, alloit vers Glacé, II rentra précipitamment dans la caverne pour 1'éveiller, & le prenant entre fes bras, il voulut le tranfporter dehors. Ce mouvement lui fit ouvrir les yeux, & Nix 1'ayant averti du danger oüils étoient, le prince fe débarraffa des bras de fon écuyer & mit 1'épée a la main contre le ferpent qui, au lieu de fe défendre contre eux, rampa vers fes pieds, & vint les lécher. Cette aétion le furprit; & regardant cette effroyable béte , il vit fur fon dos ces mots écrits en lettres de diamans, fur fa peau qui fembloit de maroquin rouge, couverte d'écailles de diamans : Pour la trouver, pour la connoitre, II faut un amour fans égal; Tome XXXllL \  130 Le Prince Glacé Quiconque en veut être le maitre, Doit éprouver un fort fatal. Qu'il y courre, il pourra, peut-être, Avoir plus de bien que de mal. Ah ! divin ferpent! s'écria le prince, après avoir lu ces paroles, vous me fauvez la vie, & j'éprouve bien déja que je reflens plus de plaihr que je n'ai fenti de peine: oui, mon amour fera ixnmortel, & peut-il ne 1'étre pas pour votre "adorable maitreffe; mais oü la chercher? Et comment veut-elle que je la trouve, fi elle fe cache toujours a mes yeux ? Le ferpent a ces mots leva la tête & le regarda fixement; puisil fortit de la caverne, & après avoir rampé d'une viteffe extreme, il difparut a leurs yeux. Le prince rempli d'efpérance , malgré Ie peu qu'il en devoit avoir, embraffa Nix, & le pria de venir faider a chercher cette divinité ineonnue. Nix lui jura une fidélité inviolable, & 1'ayant aidé a monter a cheval, & y étant monté lui-même , il lui demanda oü il prétendoit tourner fes pas ? He'las ! je n'en fais rien, dit 1'amoureux prince ; mais puifqu'elle me permet de la chercher , fansdoute elle ne me laiflera pas égarer: fuivons la route de fon fidéle interprête , & laiffons a I'amour le foin de conduire le refte. A ces mots il pouffa fon cheval du cöté oü le ferpent avoit difparu, & Nix le fuivit.  ET LA PkïNCESSE ÊtINCELANTE. lij Pendant qu'il entreprend ce voyage, revenons a la princeffe Etincelante ; nous 1'avons laiflee dans 1'admiration & la joie de reconnoitre dans le prince des fylphes, la ftatue charmante de 1'Adonis qui lui avoit infpiré des fentimens fi tendres. Elle les laiffa naturellement paroütre, & le fylphepe'nétré de fon bonheur, en devint mille fois plus aimable & plus amoureux ; ils fe dirent des chofes fi touchantes, qu'ils auroient oublié de fe conter le refte de 1'aventure , & elle de la demander, fi elle-même ayant fenti un peu de honte de paroïtre fi fenfible, ne 1'avoit prié de continuer; car cette princeffe étoit fort fage , quoique née fort tendre, & n'auroit voulu pour rien du monde blefterlesloixduplusfévèrehonneur, & de la plus exade bienféance. Ce qui me refte avous dire, madame,reprit-il, eft (j agréable, que c'eft avec un plaifir infini que je vais le retracer a vos yeux , puifque c'eft 1'heureufe époque de mon bonheur. Malgré ma transformation, il me reftoit 1'ufage des yeux & du fentiment : je vous vis dans vos jardins ; mais, belle princeffe , me permettez-vous de vous rendre compte de la favorable interprétation que je donnai aux mouvemens de votre vifage ? Oui, feigneur , dit la princeffe, en rougiffant, vous pouvez rappeller des circonftances quej'aiderai a développer, en cas qu'elles vous foient encore cachées. Hé bien lij  i^i Le Prince Glacé madame, reprit le fylphe, je crus voir que vous étiez frappée de ma figuretoute inanimée qu'elle étoit; je vis dans vos beaux yeux une forte de complaifance a me regarder , qui me fit, pour ce moment, oublier mon malheur : mais je le fentis bien vivement le lendemain, lorfque vous approchant de moi avec une de vos femmes, vous lui dïtes : je voudrois que 1'époux que le ciel me deftine, put reffembler a cette aimable ftatue; car je fens qu'il eft impoffible que je 1'aime , s'il eft fait autrement. Votre confidente voulut vous détourner de cette idee ; mais vous la contraigrrites defe taire , & quelquesjours après, vous vïntes feule vous appuyer fur mon piédeftal, & dire des chofes fi tendres a Adonis, que je fus prefque jaloux de moi-même. Dans ces heureux momens , rien ne pouvoit me confoler de ne pouvoir répondre a votre tendreffe ; j'efpe'rois cependant que fi elle e'toit fincère, j'aurois le plaifir de reprendre ma forme ordinaire, & vous dédommager du filence que je gardois, par Paveu d'une paffion qui fembloit faire le bonheur de votre vie : mais les deftins & ma jaloufe fée, y mirent empêchement, on apporta le portrait du prince Glacé Ah ! feigneur, dit la princeffe, paffezvite fur cet égarement, je fuis honteufe d'avoir pu m'y arrêter, jene me confole point d'avoir pu croire que je vous oublie-  et rA Princesse Étincehante. 133 rois pour lui, & d'avoir elfayé de m'en occuper. Vous étes bien juftifiée, madame, reprit le prince, & je ne parle de ce moment que pourcomparermon bonheur:oui, jefentisunejalouferage de vous voir admirer fon portrait. Vous le diraije ? Oui, je Ie puis aujourd'hui, puifque je jouis du plus parfait bonheur, je vous crus femblable aux autres femmes; & je déteftai la fée qui m'avoit laiffé affez de fentiment pour vous connoitre ce défaut. Enfin je ne vous revis plus qu'occuppée de Glacé , & votre mariage s'étant répandu, fij'euffe pu mourir, je ferois mort de douleur ; vous partites, & ce fut-Ia Ie comble de mes maux. La fée qui mYimoit encore eut pitié de mon tourment; le lendemain de votre départ , elle vint me reprendre par les cheveux, &c m'enleva pour m'emmener dans fon palais. Je fuis vengée, dit-elle, je ne veux rien de plus ; va, Miriel, va voir ton rival heureux avec fa maitreffe, & ne crois pas que je veuille te rappeller : je quitte ces lieux pour jamais, &te donne ce palais & ces jardins, que j'avois ornés pour te plaire ; dès que je nele peux plus , je te les abandonne, & veux bien que tu en jouiffes, pour conferver du moins le fouvenir de mes bienfaits, & non pas celui de ma colère. Elle difparut en même tems. Je volai auprès de vous ; c'eft moi, qui, outré d'amour & de douleur, preffaï Iiij  134 Le Prince Glacé votre cheval, & le fis vous emporter au-deladé la ville. Voila mes crimes juftifiés par leur eaufe;"ordonnez de mon fort, & puniffez - moi , belle princeffe, fi je vous offenfe de vous trop aimer. La princeffe répondit tendrement & modeftement au prince Miriel. Comme il étoit tard & qu'elle pouvoit être fatiguée , il la conduifit dans un appartement defliné pour elle ; il étoit lambriffé de nacre de perles a filets d'or, & tous les ornemens de la chambre étoient affortis ; le lit & les meubles étoient de gaze d'argent a ramages d'or; douze jeunes. filles, plus belles que le jour, regurent la princeffe a la porte de fon appartement, & la déshabillèrent dès que le prince eut pris congé d'eile. Elle fe coucha,& dormit d'un fommeil, qui , s'il ne fut pas tranquille , fut du moins fort agréable , car elle vit toujours le beau Miriel : mais elle fut troublée par le fouvenir de Glacé qui, en dormant, fe retraga a fa penfée. Le jour ayant éclairé fa chambre , elle s'éveïlla & entendit le bruit d'un concert harmónieux , auquel mille roffignols répondoient; ellefonna, fes fylphides entrèrent & la mirent a fa toilette , oü elle la parèrent avec tant de goüt qu'elle prit plaifir a fe regarder plus d'une fois : alors le prince envoya favoir fi elle étoit vifible, & fi elle permettoit qu'il vist chez elle, Ce n'étoit  et la Peincesse Étincelante. 13JT plus un palais inhabité ; le fylphe y avoit en un moment tranfporté fa cour , pour faire la fienne a la princeffe qu'il adoroit : elle répondit obligeamment que c'étoit un peu tard s'en fouvenir, & qu'elle ne lui pardonneroit cet oubli qu'en le voyant. II accourut tranfporté, & paffa la journée aux pieds d'Etincelante , qui enfin lui permit d'efpérer qu'elle lui donneroit fa main & fa foi, fi 1'on pouvoit la dégager de celle qu'elle avoit promife au prince Glacé, par fes ambaffadeurs. Ce fcrupule, affez bien fondé, défoloit Miriel, puifqu'il retardoit fon bonheur : mais malgré la tendreffe de la princeffe , elle vouloit garder la plus exacte bienféance. Qui peut vous chercher en ces lieux, lui difoit quelquefois fon amant ? Croyez-vous que Glacé ne foit pas perfuadé qu'il ne vous reverra plus 2 Peut-être de nouveaux nceuds 1'engagent. Si j'en étois bien füre, difoit la princeffe, je ne retarderois pas notre bonheur; mais il faudroit me le prouver. Comment, étant fi puiffant, ne pouvez-vous m'inftruire de ce qui fe paffe a la cour ? Je le puis, reprit Miriel ; mais j'ai cru que votre amour vous fuffiroit pour vous donner a moi, & il faut encore que je combatte dans votre cceu» un rival que vous m'affurez que vous n'aimez pas ; en effet, fi vous m'aimiez parfaitement, belle princeffe, ne vous feriez-vous pas un mérite de me Iiv  13<5 Le Prince Glacé facrifier une vaine bienféance ? Vous n'avez point promis au prince Glacé de 1'aimer ; on a engagé votre foi pour vous, vous ne la lui avez point donnée , vous ne lui ötez rien , & vous me refufez tout; car c'eft lui accorder plus qu'a moi, que de lui garder une fidélité qu'il ne vous avoit pas encore demandée. Un amant aimable perfuade bien aifément. La princeffe, après avoir calmé par de nouvelles affurances de fa tendreffe la colère du jaloux Miriel, promit de lui donner fa foi le lendemain, fi 1'on pouvoit du moins l'affurer que Glacé ne fongeoit plus a elle. Le prince charmé d'avoir enfin arraché cette tendre proraeffe, fit partir un de fes légers fujets pour la Scythie, bien inftruit de ce. qu'il avoit a faire ; & dès le foir même, le palais de rubis retentit des doux chants d'hymenée : les jardins furent illuminés d'une manière nouvelle , les fylphes 8c :les fylphides en habits galans & magnifiques vinrent féliciter leur prince & la princeffe , qui, fur un tróne éclatant, recurent leurs hommages. 'Après cette cérémonie , il y eut concert, bal, comédie, opéra, fouper merveilleux. Le fylphe enivré de plaifir par Pefpérance flatteufe qu'il avoit concue , fe promenoit avec la princeffe dans les jardins, & lui exprimoit fa paffion par des tranfports que I'amour feul eft capable d'infpirer, lorfqu'une des femmes de la princeffe vint  ït r.A Pkincesse Étinceeante. 137 la prler qu'elle put lui dire un mot. Elle s'éloigna de Miriel, en le conjurant de la laiffer feule un inftant. 11 1'aimoit trop pour la contraindre, fes moindres volontés étoient des loix ; il entra dans une autre allee pour la laiffer en liberté, & la princeffe qui vouloit furprendre le fylphe par une galanterie qu'elle avoit imaginée , & dont elle avoit chargé cette fille, s'avanca afkz avant dans le fond du bois oü elle étoit, pour lui demander s'il étoit tems de conduire Miriel dans le bofquet qu'elle avoit fait préparer. Oui , madame , reprit la confidente, & je venois vous en avertir. Hé bien , dit la princeffe, je vais y aller la première'; je veux y être pour le receVoir : cherchez-le & amenez-le , en lui difaüt que je 1'attends. La confidente partit, & la princeffe , en pourfuivant fon chemin pour aller au bofquet, paffa devant un autre qui lui fembla peu éclairé , & entendant parler , elle s'arrêta urt moment. Une de ces voix qui parloit a moitié bas , difoit : Quand ce feroit Etincelante , feigneur,.ce que je ne puis croire , comment feroit-elle reftée fi long-tems fans inftruire la reine fa mère, ou vous, d'une aventure fi bifarre ? Je ne puis le comprendre, reprit une autre voix, a moins qu'une inclination fecrète & qu'elle avoit concue avant de vouloir m'époufer A ces «ïots t la princeffe ne put méconnoïtre le roi de  138 Le Prince Glacé Scythie. Elle hata fes pas, toute troublée qu'elle étoit de cette découverte , & vint dans le bofquet au moment que Miriel v venoit d'enirer. II courut au-devant d'eile, & la regardant av£c des yeux remplis d'amour, il la remercia tendrement de 1'attention qu'elle avoit eue d'augmenter les plailïrs de cette journée , par quelque chofe qui lui marquoit fa tendreffe. Etincelante tacha de fe contraindre , pour ne pas affliger fon amant; elle reprit fa gaieté, & s'affeyant fur un gazon femé de fleurs & le faifant affeoir prés de-Ie , la fête commenca par un concert de flüies & de hautbois, enfuite plufieurs fylphes & fy'.phides dansèrent un ballet, oü ils repréfentèrent les avantages de la confiance, & une fylphide, fous ce beau nom , vint préfenter une couronne de myrthes a Miriel, en chantant des paroles dont le fens étoit , qu'ayant voulu donner cette couronne aux mortels , elle n'avoit pu en trouver un pluscapable delamériterquelefeul Miriel. Un feu d'artifice fuivit, mille & mille fufe'es brillantes fe croisèrent & formèrent le nom du fylphe. Eh pourquoi! lui dit-il tendrement, ne verrai-je point le votre? A ces mots , un petit amour du haut du palais embrafé, lui décocha une flèche qui traverfoit un cceur de diamant qui tomba a fes pieds; il le releva : autour étoit gravé : vous le rendei fidele. La féte finit ainfi.  ET LA PfUNCESSE ÉtiNCELANTE. ï 30 Le prince ravi de cette dernière preuve de la tendrefle d'Etincelante, lui en marqua fa reeonnoiflance , & lui donnant la main , il la reconduifit au palais qui étoit encore fort éclairé. En paffantle veftibulequi donnoit entrée aufallon qui diftribuoit les appartemens , deux hommes dont 1'un qui paroiffoit parfaitement bien fait, fe tourna vers celui qui 1'accompagnoit, & dit affez haut : c'eft elle-même. Miriel tout occupé de fa conquête & entouré d'une foule de courtifans, n'entendit rien & ne prit pas même garde a ces deux étrangers. Etincelante n'étoit pas fi diftraite ; ce qu'elle avoit entendu dans le bofquet lui avoit frappé Pidée, & cette feconde aventure 1'émut fi puiffamment, qu'ayant détourné la téte pour regarder celui qui parloit, elle reconnut Glacé, & s'évanouit entre les bras du fylphe, qui heureufernent la foutint. On la porta dans fon appartement; on la mit au lit fans qu'elle reprit le fentiment; Miriel étoit défefpéré. La cour étoit dans une inquiétude mortelle : enfin , ü force de foins elle euvrit les yeux; il en fit éclater fa joie par mille tranfports ; il lui demanda la caufe d'un accident fi cruel; la princeffe ne voulant pas la lui faire connoïtre, dans la crainte qu'il ne fit tomber fa vengeance fur Glacé, après 1'avoir remercié de fes foins, feignit qu'elte étoit fujette aux vapeurs : elle lé  140 Le Pkince Glacé pria de ne pas s'inquiéter d'un mal qui n'auroit point de fuite. Comme il craignit de la fatiguer, il n'ofa la preffer davantage 8c fortit pour la laiffer repofer. Quand elle fut feule , elle fe rappella le péril oü elle crut que le roi de Scythie s'étoit engagé pour elle. II me cherche, difoit-elle, il a cru pouvoir me difputer a un prince égal en puiffance, il ne fait pas le rifque qu'il court, 8c je n'ofe me fier a perfonne pour lui apprendre ma deftinée. Pourquoi cacher a Miriel mon embarras ? Pourquoi n'ofer pas lui dire que j'ai vu fon rival ? Son ame généreufe n'écoutera point fa colère dans une circonftance oü il offenfe plus qu'il n'eft offenfé : mais fi je le lui avoue demain , il aura lieu de croire que c'eft que j'ai craint qu'il ne le découvrit. Ce myftère que je lui ai fait ce foir peut lui donner une jaloufie que toute ma bonne foi ne pourra détruire ; il en faut encore moins pour la bien fonder : j'expofe par-la la vie d'un prince dont I'amour fans doute a caufé 1'imprudence : il faut mieux agir, Sc en contiruant comme j'ai commencé , ne plus fortir de mon appartement que je ne fois mariée; alors je difïiperai les foupcons de mon époux, s'il en peut prendre de ma retraite, Sc je laifferai le fort agir fur ce qui regarde Glacé. Après ces réfolutions, la princeffe s'endormit, 8c ne fut éveiilée  et LA PriNCESSE ÉtiNCELANTE. 141 qi*e par Miriel, qui vint favoir de fes nouvelles. Pour commencer a exécuter ce qu'elle avoit projetté, elle dit qu'elle étoit un peu fatiguée, Sc qu'elle deliroit refter quelques jours dans fon lit, Sc voir peu de monde. Comme elle étoit inquiète , elle paroiffoit abattue ; ainfi le prince des fylphes s'y trompa. Les fylphes ainfi que les hommes font aveuglés par I'amour. Toute réjouiffance ceffa dans le palais, & la cour fe modela fur fon prince; on ne vit qu'une triftefie générale répandue fur tous les vifages. Miriel ne quittoit point le chevet du lit d'Etincelante ; elle n'ofoit lui demander des nouvelles de la cour de Scythie , elle appréhendoit qu'il ne fut que GlaGé étoit dans la fienne. Ils étoient triftes tous deux par différens motifs ; car Miriel avoit appris que ce prince voyageoit pour chercher une perfonne dont il étoit amoureux; mais fon art n'alloit pas jufqu'a découvrir quelle étoit cette perfonne, Sc il croyoit, avec affez de vraifemblance, que c'étoit Etincelante. Un foir qu'elle paroiffoit plus accablée qu'a 1'ordinaire par 1'inquiétude oü elle étoit du profond filence de Miriel , fur ce qu'elle 1'avoit chargé d'apprendre, il le rompit après , Sc lui demanda fi fa maIadie lui avoit öté toute curiofité fur les nouvelles de Scythie. Hélas ! feigneur , dit-elle , j'ai cru que votre filence tn'apprenoit que je na de-  142 Le Pkince Glacé p vois pas attendre une réponfe favorable a vos defirs, & je vous ai fu gré de me 1'avoir cachée ; il vous cherche , madame , reprit-il avec un profond foupir, & je crois bien qu'il eft défefpéré de votre fuite. Hé ! comment favez-vous qu'il en eft défefpéré , feigneur , dit la princeffe. Je le préfume, madame, reprit Miriel. Peut-on vous perdre & demeurer tranquille? Hélas! dit la princeffe, je ne fais comment accorder ce que vous dites avec ce que j'ai éprouvé; car ce prince m'a même refufé jufqu'a la politeffe de venir au-devant de moi; il me paroïtroit fingulier qu'il ne fe fut avifé de m'aimer, que quand il m'a perdue. Les hommes font capricieux, dit le fylphe : un bien dont ils font fürs les flatte moins qu'un qui leur échappe , & je ne ferois pas étonné qn'il fut piqué de vous voir enlever a lui, même en n'éprouvant pas Ie fentiment que votre vue infpire. La vanité , plus que I'amour , produit cet effet, & je ferois heureux d'être fur que ce n'eft que par ce motif qu'il agit. La princeffe répondit peu de chofe a cela, & retomba dans fa rêverie. Le fylphe , en lui-même lui en fut obligé, & lui fit connoitre , par des paroles touchantes, combien il en étoit pénétré; mais il étoit bien éloigné de la comprendre. Cet amourque Glacé paroiffoit avoir pris pour elle, & quil'expofoita un dangerfi éminent, commen-  et LA PKINCESSE ÉtïNCELANTE. I43 coit a Ia toucher; elle fongeoit avec plaifir qu'il fe repentoit de fon indifférence , Sc Miriel tout aimable Sc tout amoureux qu'il étoit, fe peignit a fon ame avec des couleurs moins fenfibles que cet indifférent qui, felon fes idéés, connoiffoit par elle feule Ie prix de I'amour : elle laiffoit aller fes* réflexions, quoiqu'elle fe condamnat d'être trop ingrate , fans fonger que le prince , tout occupé d'eile , étoit a fon chevet, Sc attendoit qu'elle parlat, lorfqu'il fit un cri douloureux qui Ia retira tout-a coup de fa rêverie. Qu'avez-vous, feigneur, lui dit-elle. O ciel! s'écria-t-il, en lui lancant un regard oü I'amour Sc Ia coière étoient également peints. Voyez a quoi vous m'expofez. Alors , lui montrant fa main, elle appercut qu'elle étoit du plus beau marbre blanc & couleur de rofe qu'on put voir. Juftes dieux! s'écria-t-elle. Ce que je voiseft-il poffible ? En achevant ces mots, elle s'évanouit, & en reprenant fes efprits, deux heures après , elle fe trouva feule dans le beau palais. Les jardins ne lui préfentèrent plus que des précipices affreux, des rochers dénués de toute verdure, Sc fi efcarpés qu'on ne pouvoit efpérer de. les franchir, Sc des mers profondes. II règnoit un filence qui redoübloit 1'horreur de ces triftes lieux : des chouettes , des hyboux Sc de gros erapaux, avoient feuls lapermiiiion de le troublsr.'  144 Le Prince Glacé Etincelante fut faifie d'une terreur qui penfa la faire mourir; mais la douleur extreme qu'elle reflentit de la faute qu'elle avoit faite, lui fit verfer tant de larmes, qu'elle fe trouva un peu foulagce. Elle fe repréfenta avec une crainte douloureufe que le fylphe lui avoit dit, que fi elle étoit infidelle, elle feroit punie comme lui, & peut-être encore plus rigoureufement; cependant , ne voyant en elle aucune marqué d'une punition vifible, fes yeux s'effuyèrent. Elle fe leva de deffus fon lit, & fe traina dans le cabinet d'oü 1'on découvroit la mer, cette vue convenant davantage a fa trifteffe ; en y entrant, elle fut furprife d'y trouver deuxgrands portraits en pied, 1'un de 1'implacable fylphe , & 1'autre du charmant roi de Scythie ; elle ne pouvoit comprendre pourquoi ces deuxobjets, auffi fatals pour elle 1'un que 1'autre, fe trouvoient réunis pour faire fon tourment : elle dêtourna fa vue de celui de Glacé; & regardant celui du fylphe , elle demeura enfevelie dans une rêverie fi profonde, & fes malheurs fe retracèrent fi vivement a fa mémoire, qu'elle ne s'appergut pas que la nuit étoit déja venue, avant qu'elle eut fongé a fortir de ce cabinet : il s'éclaira dès qu'elle en eut formé le fouhait; elle fut furprife de cette attention, & defirant de aianges, il parut une table ; mais voulant effayer de  et LA PfUNCESSE ÉtïNCELANTE. Uj defouhauer de fortir du palais, el!e ne fut point cxaucée , fa puiffance étoit bornée aux feuls befoins de la vie. Elle ne fit pas un grand' ufage de la délicatëÖe de fon fouper; le défefpoir de ne pouvoir s'éioigner de ce lieu, redoubla fa douleur, & lui fit prendre en averfion le foin qu'on prenoit d'eile. Alors, regardant le potraitde Glacé , elle fembloit, par !e plaifir qu'elle s'efforcoit d'y trouver & celui qu'elle y prenoit effectivement, fe venger de la dureté de celui qui la retenoït malgré elle. Mais a mefure qu'elle le regardoit, fes tralts s'effagoient, & reprenoient leur yivacitë quand elle ne le regardoit plus. Elle s'amufa afTez long tems dans la nuit k voir le jeu de la puiffance & de la jaloufie de Miriel, puis elle retourna dans fa chambre, oü , accablée de douleur & de fatigue, elle fe coudia fur fon lit & s'endormit. Elle fe réveilla par un affez grand bruit, qui lui fembla prés de fa Chambre; elle ouvrit fon rideau, & dans une glacé qui étoit du haut en bas dans fon alcove, elle vit le jeune roi de Scythie k genoux, prés d'une perfonne qui étoit couchée fur un lit dange de tafretas couleur de rofe, tout brodé d'ar°eat & renoué par des cordons de perles : cette&perfonne étoit affez négligemroent habillée, & fem* bloit dormir d'un profond fommeil ; elle avoir pour toute cocfTure une grande quantité de beaux Tornt XXXlJl, &  Le Prince Glacs cheveux blonds, cendrés Sc bouclés, rattachés confuCément fur fa tête , par un ruban couleur de rofe, desboucles s'en échappoient, 8c tomboient avec grace fur fa go-ge qui étoit affez decouverte pour en laiffer voir la beauté ; un corfet tout garni des plus belles dentelles, & roué de rubans couleur de rofe , la ferroit alfez pour montrer l'agrément de fa taille; le refte du corps étoit caché fous un couvrepied de fatin blanc, garni d'une dentellemagnifique,ainfi que les oreillers du lit. Glacé fembloit attendre en extafe le moment du réveil de cette incroyable beauté ; & fes yeux attachés fur fon vifage, laiffoient pénétrer tout 1'excès de fon raviffemenr. Hé quoi ! s'écria la princeffe Etincelante, dans fon premier tranfport, Glacé m'abandonne, & déja devient infidèle ! A fa voix , Glacé tourna la tére comme quand on entend du bruit qui détourne de 1'attention que 1'on a a quelque chofe ; mais il revint fur le champ a fon premier objet. Etincelante fe leva, 8c approchant de la glacé : tu m',oublies, ingrat, s'écria-t-elle, & ja quitte pour toi le plus amoureux 8c le plus aimable des amans ! A mefure qu'elle parloit & qu'elle approchoit de la glacé, les objets's'en éloignoient; elle les perdit bientót de vue. C'eft alors qu'il faudroit écrire affez bien pour pouvoir peindre fon défefpoir é fa rage Sc fa jaloufiej  ET Ik PRINCESSE êriNCELANTE. I47 elle avoit fes paffions vives naturellement ; mais excitées par des objets auffi fenfibles, elle* furent émues avec tant de violence, qu'on ne congoit pas comment elle n'en mourut pas fur le cbamp : fans doute I'amour, pour la punir de fon inconftance, Ia réfervoit a de plus cruels fupplices. Mais, hélas! que fervent les menaces & même les tourmens contre un penchant que rienne peut réprimer, & que nos réflexions ne peuvent vaincre. La princeffe, dans 1'excès de fa fureur, ne voyant plus rien dans Ia glacé, paffia dans le cabinet pour exercer fur le portrait du prince la vengeance qu'elle croyoit devoir a fon infidélité; mais celui du fylphe qui s offrit le premier a fes yeux , par la difpofition du cabinet oü ils étoient placés 1'un & 1'autre, retint un moment fa coière, pour faire place a ce qu'elle penfa dans ce moment. Cet objet tout inanimé qu'il étoit, lui rappella tout ce qu'elle avoit perdu pour fe livrer a une paffion fi malheureufe. Jamais on ne fe reproche fes fautes avec tant d'amertume , que quand on en fent la peine. Ah, Miiiel ! s'écria-t-elle, étois-je donc aflez coupable pour être punie fi rigoureuferaent.. Oui, fans doute, je Ie fuis d'avoir abandonné votre cceur pour donner Ie mien au plus ingrat de tous les hommes. Jouis, Miriel, jouis de mon tourment, il eft tel que je crois qu'il furpaffe K ij  148 Le Prince Glacé mon offenfe , & la jaloufie que je fens pourroit expier les crimes les plus effroyables. Oui, j'aime 1'ingrat & 1'infidèle Glacé , je ne puis plus le cachet; je necherche pas même a rn'en défendre, & je fens que je 1'aime cent fois davantage depuis què je crois qu'il ne m'aime plus. A ces mots, la princelfe fut interrompue par un cri qui fit retentir le cabinet ; ce cri étoit forti du portrait qui, en un inftant, devint cette ftatue d'Adonis qu'elle avoit vue dans le jardin de la reine, fa mère; &, dans le même moment, elle fentit fes jambes s'engourdir, & elle devint elle-même ftatue de marbre noir, & fe trouva placée dans une niche du cabinet ,• vis-a vis le portrait de Glacé & de la ftatue. Pour fon fupplice, elle ne perdit point le fentiment; mais plus renfermée en elle-même, par le fecours de la plainte qui lui fut refufé; elle éprouva les tourmens les plus fenfibles. J'ai laiffé le roi de Scythie voyageant avec fon écuyer a la fuite du ferpent couleur de feu qu'il fuivoit a la pifte. On ne doute pas que le ferpent ne le conduifit au palais de rubis, & que ce fut lui véritablement, qui étonné de trouver Edncelante oü il ne la cherchoit pas, s'en entretenoit avec Nix dans le bofquet, & par curiofité la fuivit dans le veftibule du palais, oü elle s'évanouit quand elle le reconnut. Cette vue 1'ayant troublé  " et la Pjrincesse Étincelante. 149' & craignant de Ia revoir &; d'être obligé de 1'éP'oufet, malgré les confeils de Nix , il fortit dans Ie tamulte de cet événement, & rentra dans les jardins. La, chercliant une route dans le bois pour s'échapper de ce palais fi funefte a fes arnou* reu fes idéés, il fe trouva, après bien des détour's, proche d'une fontaine jailliffante , qui retómboit dans un baffin magnifique ; & pour lors étant las d'avoir tant marché, il s'affit au bord pour fe repofer. Son zèlé confident alloit lui demander ce qu'il prétendoit faire , lorfqu'une douce harmonie fe fit entendre au fond de I'eau, & le prince lui ayant fait figne avec Ia main, de fe taire & d'écouter, cette fymphoniefembla s'approcher, & a Ialueur des lampes & des luftres qui éclairoient encore le jardin , ils virent fix tritons & autant de fyrènes qui forti rent du fond de I'eau , & qui fe rangèrent au bord, formant une efpèce de rond. Les tritons avec leurs conques marines & les fyrènes avec leurs voix & des efpèces de lyres fort harmonieufes , exécutèrent les beaux morceaux des opéra de Lully. Pendant ce raviffant concert, un char de corail, tiré par deux dauphins, s'éleva au milieu du baffin. Après 1'acr.e des ombres de Proferpine que les muficiens venoient de finir, deux fyrènes prïrent le prince pardeffous les bras, deux tritons prirent de même fon confident, les mirentfur le char, & s'enfoncèrent Kiij  Xj-o Le Pbince Glacé dans le baffin, avecle char & toute la mufiqrje. Glacé, auffi intrépide qu'amoureux, fe laiffa conduire par cette étrange voiture, fans marquer la moindre frayeur; au contraire , il laiffa échter une joiefi vive,queNix fut obligé de fe conformer a Thumeur de fon maitre. Ils ne rnirent pas long-temsa defcendre au fond de ce baffin, quoiqu'ii fut extrêmement profond; & ce qui les furprit, fut que Nix lui fit remarquer qu'ils ne fe mouilloient pas , ce que Ie prince , tout occupé de fon objet, avoit négligé d'appercevoir. Le char s'an êta a la porte d'un palais qui étoit digne de 1'attention d'un homme curieux de chofes merveilleufes ; il étoit tout bati de eorail blanc , rouge & noir; les portes étoient de criftal de roche , garnies d'or, & s'ouvroient pour donner entrée fur un périltile tres-vafte, foutenu par des colonnes de corail artiftement mêlées de diverfes couleurs ; les murailles autour defquelles tournoient des branches de glayeuls & de rofes de mer , forrsiées par des éméraudes & des diamans jaunes, couleur de rofe & violets, affortis felon les couleurs des colonnes qu'elles ornoient. Malgré la préoccupation du prince, il fut ébloui de Féclat de cette magnifique architedure; les fyrènes & les tritons qui Pavoient conduit jufqu'a la porte du palais , le Iaifsèrent entre les mains de douze nymphe*  ET EA PaiNCESSE ETINCELANTE. Ijl habillées de gaze d'argent, & couleur de rofe, qui le recurent & le prièrent de paffer dans un appartement qu'on lui dcftinoit: il y entra furpris,& émerveillé de la jeunefle & de la beauté de ces belles perfonnes. On le vit traverfer une immenfité de chambres, c!e galeries & defallons; enfin , il arriva dans un grand cabinet qui ouvroit fur le jardin , dont tous les arbres étoient de ce beau corail qui avoit fervi a batir le fuperbe palais ; les parterres qui étoient femés des plus belles pierredes ,y formoient des fleurs de toute efpèce, & la variété y jettoit un brillant qui J'obligeoit de tems en tems de fermer les yeux. Les nymphes qui le conduifoient, le firent paffer dans une allee du bois de corail, pour le mener a un petit pavillon de cryftal de roche , dont toutes les affifes étoient d'or; ce pavillon étoit au bout de 1'allée : elles 1'y laifsèrent après lui avoir fait de profondes révérences. II y entra; Pameublement répondoit a la galanterie du payillon ; une gaze d'argent & couleur de rofe, en faifoit les lits & les fauteuils; il jugea bien que c'étoit la couleur de la déeffe qui l'habitoit, & en fut encore plus convaincu par un habit galant qu'il trouva fur une table, de la même parure; il crut qu'on le lui deftinoit; il le mit a 1'aide de Pfix qui 1'avoit toujours fuivi : de gtandes agraffes de diamans le fermoient; une K if  1^2 Le Prince Glacé efpèce de cafque ou raorion d'argent, avec mille plumes couleur de rofe, relevées par une attaché de briüans, lui fervit de coëffure, & pour la première fois de fa vie , il fe laiffa, fans irhpatience , baigner, poudrer ,. frifer , & fentit une efpèce de plaifir a fe voir dans un miroir. Quand fa toilette fut finie, les nymphes lui fervirent un repas élégant; & pendant qu'il dura, elles formèrent un concert qui le ravit. Après le diné, une calèche attelée de deux gazelles couleur de rofe, mouchetées de blanc & de violet, vint le prendre pour le promener dans tout le pare oü il découvrit mille beautés qu'i! n'avoit pu appercevoir. Nix & les nymphes le fuivirent montées fur des gazelles de toutes couleurs; aucunes cependant n'étoient auffi belles que les fiennes : enfin, il rentra dans le pavillon de cryftal qui étoit illuminé fuperbement, & les nymphes fe retirèrent en attendant 1'heure de fon foupé. Le prince s'affit fur un canapé, & fembla plongé dans une plus grande rêverie que celle qui 1'avoit porte a la promenade; Nix lui en demanda refpectueufement le fujet. Peux-tu 1'ignorer ? s'écria le prince, tout ce que 1'on me fait voir eft admirable ; mais je ne puis y fentir de plaifir fi je n'y vois pas ma divinité. Te le dirai-je ? mon cher Nix, tout m'ennuie, tout me déplaït fifort que, fi 1'on continue ane fe point montrer,  et ta PfUNCESSE ÉtiNceeante. ly$ je vaïs m'enfermer dans le pavillon , & peut-étre y mourir de douleur. Effectivement , il s'en laiffa accabler au point qu'il ne voulut point fouper , & renvoya les nymphes qui vouloient le divertir par des concerts & des jeux qu'elles imaginoient entr'elles pour 1'amufer. II paffa quinze jours enfermé , -refufant obfiinément de fortir , finon pour fe promener feul dans le plus reculé du bois de corail. II n'ofoit chercher les moyens de fortir de ce lieu enchanté, croyant qu'il étoit fa demeure de cette beauté qui 1'avoit rendu fi amoureux ; mais il ne concevoit pas comment i! pourroit la chercher, comme elle avoit femblé lui faire entendre par fon ferpent ; de plus, comment pouvoit il être a 1'épreuve de n'avoir pas un amour fans égal, puifqu'il n'avoit pu réfifter contre une autre paffion, ne voyant perfonne que les nymphes , qu'a peine il regardoit ? Tout cela 1'embarraffoit & augmentoit fa triflx-fle. Une nuit qu'il s'étoit égaré dans les rsutes du bois, & qu'il étoit defcendu dans un bouüngrin affez profund, oü il y avoit une fource d'eau qui arrofoit ce lieu charmant, il crut entendre du bruit derrière la rocaille d'oü fortoitle bouillon d'eau. Plein de fes idéés qui fe contrarioient a le faire défefpérer, il préta d'abord peu d'attention a ce qu'il entendoit i mais enfin la lune  iy4 Lè Prince Glacé venant a percer de fes rayons arg^ntés 1'endroit d'oü partoit le bruit, il y porta la vue, & appercut une femme affife derrière la rocaille, dont les hdbits étoient li brillans qu'il en fut pi eique ébloui. II monta précipitamment vers le lieu oü il la voyoit, & vint fe jetter a genoux devant elle, avant qu'elle eut le tems de s'en défendre; un grand voile de gaze blanc femé d'étoiles d'argent, la couvroit depuis la tete juf* qu'aux pieds : il ne douta pas que ce ne fut fa dame inconnue, la beauté & la majefté de fa taille lui aidèrent a le croire. Pourquoi donc vous plaifez vous a me défefpérer, madame, lui dit-il? N'eft-ce pas affez me faire fouffrir depuis le tems que je vous ai vue, fans y ajouter encore le tourment de me faire attendre un bonheur que ma confiance & mon amour ofent demander pour le prix de leur perfévérance ? Ce prix eft de vous voir, ainfi daignez me dire, je vous en conjure, fi vous approuvez ma flame. Glacé fe tut après ce peu de mots prononcés avec vivacité. Hé quoi ! prince, lui répondit enfin la dame voilée , vous comptez pour quelque chofe auprès de moi, le tems que vous avez été a m'aimer fans me voir , & vous voulez que je vous fache gré d'avoir pris la peine de me chercher, & de refter par mes ordres dans le plus beau lieu du monde, au milieu de miile  ET LA PRTNCESSE ETINCELANTE. Ij"? plaifirs. Moi des plaifirs? s'ccria-t-il. Moi heureux oü vous n'êtes pas? Que vous êtes injufte ! Puis-je jouir d'un moment de repos oü je ne vous vois pas? Et vous demandai-je de m'en favoir gré ? Non, madame , je ne veux que vous déclarer ma tendreffe , & mourir a vos yeux pour vous en convaincre : je fais que vous étcs infenfible, je n'ofe méme me flatter de toucher votre cceur , mais je veux que vous ayiez- la gloire d'avoir attendri le mien , & que vous me faffiez la grace de croire que c'eft votre ouvrage. Je ne fuis ni injufte ni infenfible, prince, lui répondit la dame; mais j'ai toujours cru les hommes volages & perfides : mon cceur , fait pour fentir une véritable tendreffe, croyoit la trouver comme je la fentois; j'en ai fait une cruelle expérience , & c'eft ce qui me rend plus difficüe dansle fecond choix; je veux bien vous dire cela, afin que vous jugiez fi vous étes capable de me dédommager de ce que j'ai perdu, & de ce que je regrette peut-être encore. Le prince ne fit point réflexion ala nouveauté de cette confidence, il avoit tant d'amour qu'il trouva cet exces de confiance un exces de tendreffe. Que je ferois heureux ! lui dit-il en embrafTant fes genoux, avec un tranfport qui ne déplut pas a 1'inconnue , fi je pouvois efpérer de rernplacer dans votre cceur celui qui en a  1)6 Le Prince Glacé fi peu èonnu !e prix ! Si I'amour ,1e plus vif, le plus tendre & le plus véritable peut payer feuleraent votre aimable fincérité, je jure de le fentir toujours pour vous, & de nè vous demander jamais d'autres preuves que celle de me croire heureux par ce feul point. Mais, dit la dame, vous avez du goüt pour ma fceur, &je re fais fi je dois me fier a vos proteftations? Moi, madame, reprit-il étonné de cette queftion. Eh ! comment en aurois-je ? Je ne 1'ai jamais vue. On me 1'avoit dit, interrompit elle , & de plus , je fais que vous la cherchiez ici; car comment m'auricz-vous cherchée, moi que vous ne connoiffiez pas? Ciel! s'écria le prince en fe relevant promptement des genoux de la dame , vous n'êtes donc pas 1'adorable perfonne que je vis baigner dans la grotte de Scythie ? Non, ingrat, dit la dame, en fe levant a fon tour, je fuis la fée Léoparde? A ces mots, le prince recula deux pas , tant il fut épouvanté de cette terrible aventure. La fée leva fon voile en ce moment, & montra un vifage affez beaü, s'il n'eüt pas été enflammé d'un courroux qui le rendoit un peu trop dur. Vous ne m'aimez pas a ce que je vois , lui dit-elle, & je m'en étois bien doutée; mais pour vous punir de vous être fi Iégèrement livré a 1'idée de me perfuader le contraire, je vais vous faire voir ma fccur ; cet  ET LA. PfUNCESSE ÉtiNCELANTE. 15*7 infenfible objet me vengera affez de votre mépris , & nous verrons lequel de vous ou de moi fera le plus miférable. Le prince, Icin d'être effrayé de cette menace, vouloit embraffer les genoux de la fee , pour lui rendre grace de cette punition ; elle ne lui en donna pas le tems; elle difparut, Si il fe trouva au pavillon de cryftal, dans un appartement qui étoit fous le fien , qu'il avoit négligé de vifirer , tant il étoit peu capable de s'amufer a voir la magnificence d'un lieu oü 11 ne croyoit point celle qu'il cherchoit "avec tant de foin : cette perfonne charmante étoit dans fon lit, Sc dormoit d'un fommeil fi paifible, qu'il étoit aifé de juger que fon ame ne fe reffentoit pas de 1'agitation qu'elle avoit donnée a fon amant; il fe mit a genoux proche de ce divin objet, qu'il reconnut avec tranfport pour cette belle perfonne qu'il avoit vue dans Ia grotte. (C'eft dans ce moment que la jaloufe Etincelante 1'appergut dans la glacé de fon alcove).Il n'eft pas extraordinaire qu'il fut peu inquiet des cris douloureux qu'elle pouffa a cette vue; il 1'entendit a la vérifé; mais. pouvoit-il fe fouftraire un moment de ce qui occupoit alors toute fon imagination? Qu'elle eft belle ! s'écria-1-il, Sc que Léoparde me punit doucement! La fée fe réveilla a cette exclamation, Sc le regardant avec des yeux étonnés,  ij-8 Le Prince Glacé mais oü 1'indifférence étoit peinte : qui vous rend fi ofé , dit-elle, de venir troubler mon repos? Et par quel pouvoir êtes-vous parvenu jufques dans mon palais? Le roi plus touché qu'effrayé du courroux de la fée , s'humilia profondémenr devant elle. L'amour, madame, lui dit il, m'a guidé lui même; fa puiffance n'eft point limitée , & quand on le connoit par vous, eft-il rien d'impoflible? L'amour? reprit elle. Hé favez-vous bien , audacieux inconnu, a quel péril eft expofé celui qui prononce ce mot devant moi? Je fais, madame , reprit le prince , a quels maux expofe votre indifférente froideur ; je n'en connoi's point d'autres, & tous ceux eü vous voudrez me livrer feront pour moi des faveurs, puifque ce fera par votre ordre que je les fouffrirai. La fée , fans lui répondre, le regarda dédaigneufement, & prenant une petite baguette d'or qui étoit fur fon lit, elle en frappa le parquet; il s'ouvrit proche du prince, & il en fortit un gros chat noir, qui avoit des cornes & des aïles couleur de rofe. Mène ce mortel dans la,galerie des amans, lui dit la fée , & après cela reviens que je te dife a quelle peine il eft réfervé. Le chat noir frappa fa tête & fes cornes trois fois contre terre devant eüe, apparemment pour lui marquer fon obéiffance & fonrefpecl, & avec fa patte fit figne au prince de le fuivre.  et ea Princesse Étincelan te. iyp II étoit fi troublé d'amour & de regret d'avoir offenfé Ia belle fée, que, fans dire un mot pour fa juftification , il fuivit le gros chat qui , après lui avoir fait paffer 1'efcalier, le fit entrer dans le jardin , & le conduifit par une allee a quatre rangs de corail noir , dans une galerie qui étoit au bout, & que le prince n'avoit jamais appercue, oü il trouva une immenhté de guéridons. qui avoient des tétes d'homme. Le prince fut furpris de cette merveille , & beaucoup davantage quand les guéridons le faluèrent. Le gros chat 1'y Liiffa, & ferma la porte a doublé tour. II s'aflït fur un fopha qui étoit entre deux guéridons qui lui demandèrent s'il étoit amoureux de ia fée Limpide. Dep»is long tems, feigneurs , répondit Glacé aux guéridons ; je 1'aime depuis environ trois mois, & je fens bien que je 1'aimerai toute ma vie. Heureux, reprirent les guéridons , fi vous étes celui que le deftin réferve pour la toucher, & pour finir notre enchante,ment! En achevant ces mofs, tous les guéridons foupirèrent & fe turent. Le roi accablé de douleur nc leur fit aucunes.queftions &garda comme eux un profond filence. Au bout d'une heure, le chat noir entra ; fa vue fit frémir le prince ; Quel pouvoir agit ici pour toi ? lui dit-il; ma maitrcffe la fée Limpide ne peut exercer fa vengeance fur ta perfonne, elle t'or-donne de fuir fon palais & fa préfence, & de 1'oublier pour  i6o Le Prince Glacé jamais. Que n'ordonne-t-elle plutöt ma mort I s'écria le prince, je pourrois du moins lui obéir; mais pour fomordre, je ne puis 1'exécuter. Va, dit-il tout de fuite au chat qui reftoit étonné de le voir raffeoir fur le fopha, va , miniftre barbare d'une trop belle & trop rigoureufe maitrelfe, va lui porter ma téte fi tu veux, car je ne puis lui obéir. En achevant ces mots, il tourna la tête d'un autre cóté, & le gros chat qui n'étoit pas fort fur la réplique, ou qui peut-être n'avoit point d'ordre , fortit très-furpris de cette nouvelle audace. La journée fe paffa fans quele chat revint. Vers le milieu de la nuit, lörfqu'il s'étoit un peu affoupi, il fentit qu'on lui prenoit la main doucement; il fe réveilla, & demanda enfin fi 1'impitoyable Limpide vouloit accepter le facrifice de fa vie. Non, barbare que vous étes , reprit a dsmi-bas cette voix qui ne vouloit pas réveiller les guéridons , Limpide ne veut pas, peut-être , votre mort, mais voulez vous celle de la trop tendre Léoparde? Elle brüle pour vous du plus ardentamour , & vous le devez coneevoir, puifqu'oubliant ce qu'elle doit a fa gloire, elle vient vous affranchir du péril qui vous menace, fans autre récompenfe que celle de fauver vos jours. Hé ! qu'ai-je affaire madame, reprit le roi, puifque je déplais a 1'aimable Limpide 3 & que mon cceur, rempli d'un amour  ET LA. PRINCESSE ETINCELANTE. Ifjl amour que rien ne peut ébranler, eft infenfible aux bontés que vous me marquez. Ah ! ceflez d'émouvoir ma reconnoiffance, c'eft un fentiment trop fbible a vous offrir, & je ne puis vous donner que celui-la. N'importe, s'e'cria la fée, je veux vous fecourir; & puifque ma deftinée me porte a ne trouver que des ingrats, je veux au moins les rendre heureux, aux dépens même de ma propre fatisfaction. Non, prince, pourfuivit- elle, non , ne croyez pas que ma fceur foit infenfible a votre amour; écoutez-moi, &jugèz fi je vous aime par ce que je viens de vous apprendre. Quoique nous foyons fées, nous naiffons fujètes aux loix du deftin ; ma fceur naquit menacée du malheur de perdre le don de féerie, fi elle livroit fon cceur a l'amour; & de plus, de voir fon amant au tombeau au bout de 1'année qu'elle lui auroit avoué fa tendreffe. Quand, a lage oü la raifon commence a faire fentir fon pouvoir, elle eut connu la force de cette pi édiction, elle réfolut de n'aimer de fa vie, & de punir rigoureufement ceux qui oferoient la détourner de cette fage réfolution. Sa vengeance exercée fur une infinité de princes & de héros, lui attira le titre d'infenfible qu'elle ne méritoit pas ; car elle puniffoit avec peine des cceurs qui ne 1'offenfoient que pour la trop aimer : ce n'eft pas qu'elle n'en trouvat quel4^ Terne XXXUh L  162 Le Prince Geacé ques-uns aimables; mais aucun n'étoit parvenu a lui faire fentir ce qu'ils exprimoient. Elle fuyoit les regards des hommes, & ce n'étoit que par hafard qu'ils la voyoient. Laflee des rigueurs qu'elle exercoit, & de 1'encens qu'on lui prodiguoit fi inutilement, elle réfolut d'aller en Scythie fixer fonféjour, s'imaginant que le climat étant plus froid qu'en tout autre lieu, elle auroit moins de peine a fe fauver de l'amour chez un peuple glacé, & qu'elle puniroit du moins plus rarement. Elle établitfa demeure dans une grotte qui n'avoit jamais eu pour hótes, jufqu'alors, que des ours. Par 1'elfet de fa puiffance , elle fe creufa vme habitation affez agréable , & quand elle avoit envie de revenir dans le palais oü nous fommes, elle fe plongeoit avec les nymphes de fa fuite dans le baffin qui étoit au milieu du fouterrein, &venoit paffer quelques jours avec nous; elle n'y reftoit que pour régler quelques affaires avec les fées nos compagnes; le refte de 1'année elle ne fortoit point du fouterrein. Un puiffant enchanteur qui s'étoit établi notre roi malgré nous & malgré notre puiffance , devint amoureux de Limpide a une des affemblées oü elle avoit été convoquée. Son pouvoir ne put s'étendre a le métamorphofer en guéridon, comme elle avoit fait de tous fes amans,  ït £A PrïNCESSE ÉtiNCELANTE. itfj mais fes rigueurs & fes me'pris pour lui, Ia vengèrent auffi cruellement, II lafuivoit par-tout, &f ferendoit invifible pour le feul plaifir de la voir, ce qu'elle ne pouvoit empêcher; il la défefpéroit par fes foupirs & fes plaintes ; enfin, laifé d'une confiance qui ne luifervoit qu'a le rendre maiheureux, & n'efpéïant plus de lui plaire, il re'folut de la tourmenter en lui montrant un objet qui put la rendre fenfible ; fon choix tomba fur vous, feigneur, & il ne réuffit que trop bien; vous fütes appellé par 1'enchanteur étant dans la caverne, oü vous croyez avoir pourfuivi un ours ; c'étoit lui qui avoit pris cette forme pour vous attirer. Vous vstes 1'admirable & la trop heureufe Limpide ; i'effet qu'elle fit fur votre ame, juftifioit fa beauté, fi elle n'eüt pas été accoutumée aux mirades : elle ne vous vit qu a 1'inftant qu'elle fut habillée car vous jugez bien que fa fageiTe & fa modeftie , fi vous n'aviez pas été invifible par les foins de 1'enchanteur, vous euffent caché le défordre oü elle étoit dans le bain. Elle fut frappée de votre vue ; mais pour en fuir le danger , elle hata fon retour vers notre palais, elle y demeura plus Iong-tems qu'a 1'ordinaire. Sa fecrète inquiétude, le trouble qui regnoitdans fon efprit, fes yeux fouvent baignés de larmes qu'elle s'efforcoit de nous cacher, furent les premiers fymptomes d'une paffion L ij  i6"4 Le Prince Glacé qui ne devenoit que trop véritable. L'enchanteur , malgré 1'effroyable jaloulie qu'il en coneut, prenoit plaifir a voir fon tourment. Quels efforts ne fit-elle pas pour vaincrefon penchant! Mais 1'enchanteur, au lieu de Faffaiblir, cherchoit a le déterminer ; & fe trouvant maiheureux par fes mépris, il vouloit qu'elle fut tourmentée par fa propre tendreffe. Etrange effet de cette paffion qui fait trouver du plaifir dans des chofes qui devroient ne caufer que des peines ! Auffi les fiennes étoient - elles affreufes & cruelles : ma fceur languiffoit, & fa beauté n'en devenoit que plus touchante ; elle avoit pris enaverfionle fouterrein , & 1'avoit détruit. Ce beau palais lui fervoit de retraite, elle le croyoit un afyle affuré contre l'amour; plus elle y cherchoit le remède, & plus il augmentoit : 1'ingrat que je pleurois , en ce tems , lui étoit une efpèce de foulagement. Peut-être, difoit-elle, pleurerois-je de même 1'inconftance du roi de Scythie, fi j'écoutois ma foibleffe, ou pleurerois-je fa mort ; car la véritable paffion a effectivement foin de porter toujours 1'efprit aux chofes funeftes. L/impitoyable enchanteur trompé par fa jaloufie , fe hata de combler fon malheur ; c'eft lui qui, fous la forme d'un ferpent couleur de feu, vous détermina a lefuivre. Nous étions retirées , comme vous le voyez,dans ce palais ; j'avois abandonné celui  ET LA PrINCESSE ETINCELANTE. l6$ des rubis a mon infidèle amant, il alloit y cou« ronner ma rivale. Un mouvement dejaloufieme faifit en ce fatal moment; je me tranfportai dans ce paLis funefte, oü tout ne refpiroit que les plaifirs ; p^ffai, étant invifible, dans le cabinet de toilette de la princeffe , & d'un coup de baguette , je fis placer le portrait de mon amant & le votre, dans les panneaux de boiferies ; j'avois defiré que le votre y parut avec tous les agrémens dont il pouvoit être fufceptible , afin qu'il put me venger de mon amant, en donnant de l'amour a ma rivale. Je m'étois moins attachée a vouloir la perfection de celui de mon volage , je fus obéis ; mais qu'il en couta a mon cceur ! Je trouvai que la vengeance feroit trop cruelle pour moi, fi elle etfeCtuoit ceque jem'en étois promis un moment auparavant. Miriel, c'eft le nom de mon amant, ne me parut plus coupable , & je fentis quefi je 1'avoisaimé, c'eft que je ne vous avois pas connu. La fée a ces mots s'arrêta; une lampe fombre qui éclairoit le milieu de la galerie , lui fit craindre que fa honte ne parut aux yeux du roi. Pour lui il étoit fi tranfporté, & fi pénétré de tout ce qu'il entendoit, qu'il n'avoit pas la force de la raffurer, ni de lui dire des chofes cruelles fur fon indifférence pour elle , après tout ce qu'elle faifoit d'obligeant pour lui. If garda donc un pro- L iij  i66 Le Prinse Glacé fond fdence , & ii ne 1'auroit jamais rompu, fi elle-même n'eut repris la parole. Limpide, dit-elle, en me demandant des eonfeils fur fa fituation , vous avoit nommé, & je lui avois promis de travailler a la guérir, en vous éloignant des lieux qu'elle pouvoit habiter : elle avoit foupiré d'être contrainte a vous fuir; mais elle y avoit confenti, plutót que de fervir a votre perte , comme le deftin 1'ordonnoit. Je vis donc votre portrait par feffort de mon art: revenue un peu a moi-même , je fongeois que je pouvois bien l'avoir trop flatté, j'en détournai les yeux, & fouhaitai qu'il ne parut pas tel aux yeux de ma rivale. Que j'excufai ma fceur ! Mais que je lui portai d'envie ! car nous favions que vous la cherchiez, le jaloux enchanteur ne nous 1'avoit pas laiffé igncjrer. Comme mon a»t eft égal au fien , je réfolus, en fervant ma fceur, de fatisfaire mon gout. Je rewns dans ce palais & j'enchantai Limpide dans le pavillon de cryftal, afin de pouvoir vous attirer ici, fans bleffer fes yeux. L'enchanteur de concert avec moi, vous fit defcendre dans ce palais; mais il ne pouvoit Ia réveiller du fomraeil oü je 1'avois livrée ; j'«us foin de votre parure , & d'ordonner qu'on vous amulat, jufqu'au moment oü j'oferois me montrer a vos yeux ; votre trifteffe, votre mépris pour tout ce que je faifois pour vous plaire ,  et la Pkincesse Etincelante 167 m'apprenoit trop vifiblement ce que j'avois k craindre ; le refte vous le favez, & je fus convaincue de votre indifférence ; alors, n'écoutant quemondépit, je permis que ma fceur s'éveillat a votre approche : pardonnez-le moi, je trouvai de la douceur a la rendre auffi malheureufe que moi par un différent motif; ma fureur aufli fe réveilla contre mon ancien amant, il étoit caufe de tous mes malheurs, & de plus , fon iaconftante maitreffe avoit repris fon goüt pour vous , & oublioit fa tendreffe pour en prendre une fans mefure; je me vengeai de tous deux , je ne puis vous dire comment; vous 1'apprendrez un jour. Enfin le réveil de Limpide apenfé être 1'époque de votre perte. Pour fauver la honte de fa défaite, elle a voulu vous livrer au chat noir pour vous changer en guéridon ; mais au moment oü vous parliez avec lui pour venir vous renfermer ici en attendant votre arrét, j'ai paru devant elle, & j'ai taché d'adoucir fa colère. Je lui ai laiffé croire que 1'enchanteur feul vous avoit ouvert les chemins de fon palais, & j'ai vu qu'elle prenoit plaifir k vous favoir ce crime de moins ; jelui ai offert de me charger de fa ven-» geance. Non , Leoparde, m'a-t-elle dit, je veux le punir moi-même, & m'en faire haïr, afin d'effayer a m'en détacher. J'ai eu beau la preffer de me remettre ce foin , hors de lui apprendre 1'ia» Liv  j'68 Le Prince Geacê térêtque j'y prends moi même, j'ai tout tenté pour adoucirfes projets, elle n'apasvoulu m'entendre: il vous refte un feul moyen pour 1'éviter; voyez fi vous voulez y foufcrire , je fuis encore maitreffe de vous rendre auffi heureux que vous allez être infortuné ; voyez, prince , & prononcez en un mot, 1'arrét de votre vje, ou peutêtre de votre mort. S'il ne faut que mourir, madame, reprit le prince, je foufcris a fa vengeance , je fuis déja affez coupable de me fentir déterminé a refufer votre généreux fecours; abandonnez un ingrat a fa trifte deftinée , & laiffez-le expier par une mort trop jufte le crime d'ofer vous dire qu'il ne peut vivre que pour Limpide. Leoparde au lieu de fe mettre en colère contre le prince , parut touchée de cette réfolution ; elle exprinu fa douleur avec des regrets fi tendres, que tout autre que Ie roi en auroit été pénétsé. Au moins , dit-elle , ne me re. fufez pas de prendre ce bracelet; elle le défit de fon bras, & le donna au prince qui, par refpect, ofa 1'accepter. SoufHez deffus , dans votre plus grand péril, & ne vous fouvenez pas, fi vous voulez , que c'eft moi qui vous offre du fecours; e'eft affez pour moi de vous rendre heureux, je nedemande rien davantage. A ces mots, fans attendre de répoflfe, elle difparut, & le prince refta émerveillé de ce qu'il venoit de voir Sc  et la Princesse Étincelante. 169 d'entendre : mais bientöt les mouvemens de générofité auxquels fon ame s'étoit livrée , pendant que Leoparde lui parloit, cédèrent a 1'impétuofité de fon amour, il s'étoit accru par la certitude d'être aimé ; tout affreux que pouvoit être le fort dont on le menacoit, il étoit trop adouci par le plaifir qu'on luioffroit de prouver cet amour au péril de fa vie. II avoit hate de 1'abandonner pour une fi belle caufe , & jamais amant fortuné n'a tant defiré de conferver le jour, que celui-ci fouhaitoit de le perdre. II refta huit jours enfermé dans la galerie des amans, fans entendre parler de rien ; ces jours lui parurent des années. L'idée d'être aimé le foutenoit toute feule contre le défefpoir de 1'abfence. Les guéridons avoient beau vouloir charmerfes ennuis par le récit merveilleux desaventures qu'ils avoient éprouvées , rien ne le tiroit de fa rêverie , il n'en fortoit que pour fe défefipérer d'être enfermé ; enfin ne pouvarit plus réfifter au tourment qui 1'accabloit, & prêt a finir lui-même fa vie qui lui étoit devenue odieufe, il fe fouvint du bracelet de Leoparde. Qu'ai-jea faire de me tirer du péril oü 1'on doit m'engager, dit-il ? Si c'eft par 1'ordre de Limpide , j'y dois courir , & ce bracelet ne me fervira de rien ; le feul que j'aie a craindre,'c'eft de mourir loin d'eile , & je fens que fi mon épée ne m'öte pas  170 Le Prince Glacé la vie, mon défefpoir & mon amour me 1'öteront dans un moment; voila le feul péril que jepuiffe craindre ici, & le feul moment oü le préfent de Leoparde me puiffe fecourir. Alors, fans confulter les guéridons qui lui montroient une douleur extréme de fa réfolution , il détacha le bracelet de fon bras & fouffla deflus. Au même inftant, il fe trouva tranfporté dans le palais de rubis, oüil avoit vu Etincelante & le jaloux Miriel. Mais ce qui lui parut plus extraordinaire , c'eft que cet amour fi tendre & fi fort qu'il fentoit avec tant de violence dans le moment précédent, avoit cédé a l'empreffement le plus vif pour Leoparde qu'il cherchoit dans ce palais, comme il avoit cherché Limpide ; & cette belle fée ne laiffoit dans fon cceur qu'une impreffion douce & foible, comme d'une chofe dont on fa rappelle le fouvenir avec plaifir, mais qui n'amufe que quand on n'eft pas occupé plus férieufement. Malgré la paffion vive & impétueufe qu'il fentoit pour Leoparde, il s'étonnoitenparcourant les jardins du palais pour la chercher, comment il étoit poffible qu'il eut prefque oublié Limpide; mais cette réflexion le touchoit alors trop foiblement pour 1'arrêter, d'autant plus que dans un bofquet devant lequel ilpaflbit, il appercut Leoparde au milieu de douze nymphes qui cueilloient des fleurs dont elle faifoit  et LA PKINCESSE ÉtiNCELANTE. I7I une guirlande ; il s'arrêta tranfporté, a 1'entrée du bofquet, & la fée fe leva & vint au-devant de lui: il fe jetta a fes genoux, & recut, avec un amour rempli de reconnoiffance, la guirlande qu'elle lui donna. Que ne lui dit il point! Jamais il n'avoit été plus éloquent; il lui fembloit r-.;'!1 ne 1'étoit pas encore affez pour exprimer tout ce que Ia vue de Ia fée , & le repentir d'avoir- été fi long tems a Paimer, pouvoit infpirer de plus tendre. Leoparde charmée des tranfports de fon amant, trouvoit a lui pardonner un plaifir qui la récompenfoit de la peine qu'elle avoit fentie d'en être haïe ; elle lui faifoit jurer un amour éternel. Elle le mena dans le palais , & fes jours étoient marqués par autant de fêtes qui, toutes diverfifiées qu'elles étoient, ne pouvoient encore 1'emporter fur le plaifir qu'il fentoit d'exprimer a la fée Ia paffion dont il fe fentoit brüler, & celui de 1'y trouver fenfible. Ce bonheur avoit déja duré un an; il croyoit que ce n'étoit qu'un jour, lorfque Leoparde fut obligée de fe trouver a 1'affemblée des fées. Que de regrets précédèrent ce trifte jour ! La crainte de la perdre lui fit fentir plus vivement le charme de la voir ; enfin il fallut fe féparer. II laconduifit a cette fontaine d'oü on defcendoit dans le palais de corail. Quels adieux ! Quels fermens de s'aimer toujours ! Que de pleurs fe répandi-,  172 Le Prince Glacé rent ! La fontaine en fut troublée. Cependant un char de nacre ayant paru, la fée y monta, &\ laiffa le prince défefpéré. Elle avoit eu foin d'enchanter Nix dans le palais fouterrein, afin que fes réfiexions n'aidaffent point le roi a en faire fur fon inconftance. II étoit feul dans le palais de rubis avec les nymphes de Leoparde, qui avoient ordre de ne 1'entretenir que d'eile & de fa tendreffe : elles vinrent chercher le prince a la fontaine , & le ramenèrent dans le palais ; il ne voulut point écouter les confolations qu'elles effayoient'de lui donner , il s'enferma dans un cabinet, & fit fur 1'abfence des élégies qui, fi elles n'étoient pas extrêmement poétiques , étoient du moins pleines d'un fentiment qui valoit bien 1'art qu'on y a mis depuis. Il les lifoit aux nymphes qui en étoient attendries, tantelles étoient naturelles & touchantes ; fouvent il fe promenoit autour de la fontaine , & comptoit les jours qui le féparoient de fa belle tée. Si ceux qu'il avoit paffés avec elle lui avoient femblés trop courts, ceux-la lui paroiffoient d'une longueur mortelle. Quoi ! toujours le foleil, s'écrioit-il quelquefois ? Les nuits toutes longues qu'elles étoient lui paroiffoient plus fupportables, il femble que leur obfcurité adouciffe la peine des amans. L'abfence de Leoparde devoit durer quarante jours, il y en avoit déja trente  et LA PfUNCESSE EtiNCELANTÉ. 173 de paffes, les dix qui reftoient, paroiffoient au prince ne devoir jamais finir , il croyoit n'avoit jamais la force d'en attendre la fin : il fe promenoit, il alloit d'un lieu a un autre 5 il regardoit a toutes les pendules , les heures a fon gré n'alloient jamais affez vïte, elles couloient d'une lenteur a mourir. Pour tacher de s'amufer, il réfolut de parcourir le palais d'un bout a 1'autre pour en voir les curiofités ; il les avoit vues cent & cent fois ; mais les remarque-t-on quand on a 1'ame fi occupée ? II n'avoit pris garde a rien. II commenca par le cabinet de la fée ; les deux ftatues, 1'une de 1'Adonis en marbre blanc & couleur de rofe, & 1'autre en marbre noir , de la volage Etincelante, frappèrent fes yeux. L'Adonis étoit fi parfait en fon genre , qu'il fut touché d'un mouvement de jaloufie de le voir dans ce cabinet. Etincelante lui parut affez belle 5 mais il n'y auroit faitqu'une légère attention, fi en approchant d'eile pour examiner la draperie qui la couvroit, & qui étoit fingulière, le bracelet de Leoparde qu'il avoit encore, ne 1'eut touchée , ce qui la fit foupirer. II recula étonné de cette merveiile. Ah , prince Glacé ! s'écria la ftatue, prince infortuné, a quoi t'expofes-tu ? Tout accoutumé qu'il devoit être aux merveilles , celle-la le furprit: il regarda attentivement cette ftatue, il lui  T74 Le Pkince Glacé fembla reconnoitre fes traits ; mais fi confufément qu'il ne put jamais fe rappeller oii il les avoit vus. Quel intéré* prenez - vous a moi, madame, lui dit-il, & quel rifque courrai-je ici qui puiffe me faire plaindre ? La ftatue ne répondit plus ; mais elle foupira amèrement, & jetta quelques larmes. Quel prodige, s'écria le prince ! Peut-étre cet Adonis m'en dira-t-il davantage. II délia fon bracelet, & le mit au bras. de cette ftatue qui, changeant a 1'inftant de forme , devint le beau, 1'admirable Miriel. Il regarda le prince avecun fourire majeftueux : ne vous étonnez pas, prince Glacé, lui dit-il, fi je parois ainfi a vos yeux, le charme enfermé dans ce tableau en eft caufe ; & pour vous récompenfer du fervice important que vous venez de me rendre , je vais obliger Limpide a vous pardonner; 1'offenfe que vous lui avez fake n'étoit pas volontaire, & fi vous n'euffiez pas foufflé fur le bracelet de Leoparde, vous n'euffiez jamais été infidèle. Le prince a ces mots crut fe réveiller d'un fonge : moi infidèle a Limpide ! s'écria-t-il? Moi aimer Leoparde ! Ah, cie! ! cela a-t-il pu jamais être ? Oui, feigneur, reprit Miriel, & 1'excès de votre douleur prouve bien que vous n'y avez jamais confenti : mais apprenez que votre inconftance ayant été connue a Limpide par le chat noir, qui la lui vint dire, elle  ET LA PRINCESSE ETINCELANTE. l'Jf s'abandonna a fa douleur, &. avoua hautement qu'elle vous aimoit affez pour defirer de mourir de douleur de votre changement. Cet aveu donna pouvoir fur elle a 1'enchanteur; & fe voulant venger de fes rigueurs pour lui, & de l'amour qu'elle avoit pour vous, il redoubla le charme du bracelet pour vous attacher a Leoparde , & enchaïnant la belle & malheureufe Limpide , il 1'enferma dans un cachot dont vous feul pouvez la tirer : mais je ne puis vous cacher que c'eft au péril de votre vie ! Hé ne la donnerois-je pas , s'écria le prince , pour expier-ma faute ? Jugez , feigneur, pourfuivit-il, fi je la ménagerai pour fauver Limpide des fureurs de mon rival: ajoutez feulement a la grace que vous me faites de m'inftruire de mon fort, celle de me dire par quel chemin je dois aller, & ce que je puis faire pour la délivrance de cette adorable fée : je vais vous en donner les moyens, reprit le fylphe; alors, frappant le parquet d'une baguette d'or qu'il avoit a la main , il en fortit urCèhar magnifique tiré par quatre Licornes ailées , plus blanches que la neige. Elles vous conduiront oü vous devez aller , prince, dit le fylphe : allez au plutót arracher Limpide a votre rival ; votre courage eft votre feule défenfe , je ne puis rien de plus : allez & ne tardez pas. Le roi a peine entendit-il ces demiers mots, il étoit déja mon-  iyf5 Le Prince Glacé té fur le char, d'oü il fit une profonde inclina- tion a Miriel, & partit. Le fylphe goütoit a longs traits le plaifir de la vengeance ; fouverain de ce palais , la fée alloit lui être foumife. II eft affez injufte de punif une inconftance qu'on a méritée, mais les hommes en général, veulent qu'on leur foit fidéle audela de ce qu'ils font eux-mémes. Le fylphe avoit le défaut de 1'humanité : tout fylphe que 1'on foit, 1'amour-propre eft toujours égal ; il étoit jaloux qu'un mortel put entrer en concurrence avec lui, & ce mortel avoit fu plaire aux deux feules perfonnes qu'il avoit aimées ; la vengeance étoit regardée par lui comme un trait de juftice, & loin de s'en repentir, il s'en applaudiffoit. Mais laiffons-le apprendre a 1'amoureufe Leoparde le départ de fon amant, & voyons ce que devint le roi de Scythie. Ses licornes 1'emportèrent avec rapidité , & après les millions de lieues qu'elles parcoururent Iégèrement, elles entrèrent dans une vafte forêt, & s'arrêtèrent prés d'une tour de laqué de la Chine noir & or , fi haute & fi liffe , qu'il étoit impoilible d'efpérer d'y monter. II defcendit du char, & en fit le tour fans appercevoir lamoindre fenêtre , ni ouverture : il jugea bien cependant que c'étoit-la la prifon de la fée. Belle Limpide ! s'écria-t-il, votre amant vient a votre fecours,  ET LA PfilNCESSE ETINCELANTE. 177. fecours, daignez le recevoir, & que fon fang répandu a vos yeux, lave 1'injure qu'il vous a faite. A ces mots qu'il prononcoit en verfant des torrens de larmes, il tomba k fes pieds du baut de la tour un gros fac noir qu'il auroit prijs pour un fac de charbon, fi fon étatlui eut permis de juger de fang froid des événemens préfens. Ce fac remua beaucoup , & fe roula autour de lui jufqu'a 1'incommoder, & 1'empêcher; dapprocher de la tour. Cela le frappa ; k la fin , iltira fon épée, & en donna au fac plufieurs coups. Hélas ! je fuis morte 1 s'écria douloureufement une voix. Que devint le roi, quand il crut reconnoïtre celle de fa belle fée ? II fe jette par terre auprès du fac, il tache de 1'ouvrir ; il ne peut en venir k bout, il fe tourmente ; il s'agite, ilembraffe ce maiheureux fac. II n'ignoroit pas que les fées un jour dans 1'annéefontfujettes k la mort ; il ne doute pas que ce ne foit une vengeance de fon rival. II jette des cris douloureux, & s'accufe d'être la caufe &l'inftrument de la mort de la perfonne du monde qu'il aime le plus. Enfin ne pouvant réfifter au défefpoic quilepoflede, il fe relève, prend fon épée & s'en perce le cceur : il tombe fur le fac & 1'inonde de fon fang. Alors le fac fe remue, &c 1'enchanteur en fort, qui voyant le roi pret d'expirer, le met dans le fac, & le rentre dans Tome XXXI1U M  178 Le Prince Glacé la tour par une porte que le prince n'avoit pu appercevoir. La belle 8c malheureufe Limpide , y étoit enchainée dans une des chambres qui étoit toute lambriffée de laqué rouge 8c noir, 8c cela auroit fait la plus belle prifon du monde , s'il étoit poflible qu'il en fut une belle. Que venezvous ajouter a mes malheurs , s'écria cette admirable fée, en voyantentrer 1'enchanteur ? Ils n'étoient pas comblés, lui dit-il, en la regardant avecun fourire amer, mais a préfent je fuis content, 8c vous êtes libre , puifque je n'ai plus rien a craindre. A ces mots il jetta le fac a fes pieds, la toucha de fa baguette, pour faire tomber fes chaïnes ; 8c en donnant un coup au milieu du parquet, il s'éieva un tombeau magnifique de porcelaine blanche 8c or, puis il difparut. Tout cela fut fait en fi peu de tems, que la fée neut pas le pouvoir de réfiéchir a fon a<5tion ni a fes paroles ; le tombeau feul fut le premier objet qu'elle regarda. Ah, cruel! s'écria-t-elle, c'eft donc la mort de mon amant que tu m'annonces, & ce fatal tombeau renfermefes cendres précieufes. Un long gémiffement qui fortit du fac, arrêtalesplaintesde 1'infortunée Limpide, elle fa retourna êc vit le fac enfanglanté, qui faifoit des efforts pour s'ouvrir. Elle y courut toute troublée : mais que devint-elle , quand en 1'ouvrant elle vit le maiheureux roi de Scythie exgirant 0  ET CA PurtfCESSE ÊTINCELANTE. I7P & baigné dans fon fang ! Peut-on décrire , peut-on jamais avoir la vanité de croire qu'on pourra exprimer ce que dit & ce que penfa cette tendre perfonne ? Cela eft au-deffus de 1'effort humain , è quiconque ne 1'a pas éprouvé. Elle ne conferva de force que pour pouffer des cris douloureux qu'eüe n'interrompoit que pour erabrafler le corps froid & fanglant du prince. L'enchanteur même eut été attendri de cet affreux fpeftacle, il auroit eu horreur de fa cruauté ; mais il s'étoit éloigné & avoit été au palais de rubis, triompher avec Leoparde d'une vengeance f C,rue!!e : ^bien loin d'y applaudir , malgré Ia douleur que cette fée avoit fentie de fa fuite, a la nouvelle de fa mort ' elle chargea 1'enchanteur de mille reproches, & pria Mirie! qui étoit préfent de le punir. J'y confens, s'écria ie redoutable fylphe, & je n'y perdrai pas un feul moment. Alors frappant du pied, Ia terres'ouvrit, &le tombeau de porcelaine s'éleva, ou 1'on vit couché 1'infortuné roi de Scythie mort, & fa belle fée qui le tenoit embrafle , qui n'étoit guères différente de fon amant; fes larmes qui cou. loient en faifoient feules la différence ï les princes guéridons entouroient le maufolée, & étoient confternés. Miriel s'approcha du tombeau , & toucha Ie prince de fa baguette d'or : revoyez lejour, Glacé, lui dit il, & jouiffez enfin du M ij  ti8o Le Prince Glacé prix de votre conftance. Alors le prince fe réveïlla comme d'un profond fommeil, le tombeau fe changea en un are de triomphe , fous lequel étoit un tróne, oü il fe trouva aflis a cöté de fa belle fée : il en defcendit promptement pour embraffer les genoux du fylphe. Vous ne me devez encore rien, lui ditle fylphe, en le relevant ; il faut me céder , avant de me remercier, les prétentions que vous aviez fur Etincelante. Que ne puis-je, répondit le roi, vous faire un véritable facrifice ! Celui-la ne peut acquitter ma reconnoiffance, car je n'ai nul droit fur cette princeffe. Souffrez donc, dit le fylphe, que je la donne, tout-a l'heure, pour époufe a 1'enchanteur; elle lepunira affez des maux qu'il vous a faïts, pour n'exiger pas un grand chatiment. Alors il fe tourna, & frappant la ftatue d'Etincelante de fa baguette, elle redevintla princeffe elle-même. Soyez unis tous deux pour nous venger, ditle fylphe, enfaifant approcher 1'enchanteur ; mais pour comble de maux, après avoir vu le roi Glacé & Limpide heureux malgré vous , ajouta-t-il en parlant a 1'enchanteur , n'ayez aucun pouvoir fur votre femme , qu'a la céntième infidélité ; portez-en la honte publiquement , par 1'augmentation d'un ceil deplus que vous'aurez chaque fois. Pour vous, belle; Limpide, dit-il a la fée, vous avez récöuvrJ  ET LA PfUNCESSE ÉtiNCELANTE. l8l Votre pouvoir; mais 1'arrêt du deftin, en vous unhTant au roi de Scythie, vous privé de 1'immortaüté. Cependant, en renoncant a votre amour, vous y pouvez encore prétendre ; confultez votre cceur, il eft encore tems de vous décider. Glacé voulut parler , la généreufe fée ne lui en donna pas le tems ; eile préféra de perdre la vie , puifque fon époux ne pouvoit être immortel. Tout ce qui fe dit de tendre & de généreux dans cette heureufe occafïon de pouvoir 1'être fans fadeur, fut épuifé. Le fylphe enfin céda aux inftances de la fée. II n'étoit pas lemaitre de lui rendre 1'immortalité , mais il 1'étoit de leur accorder des années nombreufes & comblées de bonheur ; il ufa de ce pouvoir avecgénérofité. Elle fut fur le champ couronnée reine de Scythie, &rendit en ce moment la forme naturelle aux guéridons ; ils 1'avoient tant aimée qu'ils ne furent point jaloux de fon bonheur; ils étoient tous rois & piïnces qui n'avoient point vieilli pendant leur enchantement. Ils honorèrent fes noces de leur préfence, & lui firent connoïtre que le véritable amour n'eft heureux que par le bonheur de 1'objet aimé. Pour le roi de Scythie, qui fentoit mieux qu'un autre cette noblefagon d'aimer, il éprouva, au milieu des douceurs de fon glorieux hyménée, 1'amertume M iij  iS2 Le Prince Glacé la plus cruelle , en pcnfant que c'étoit pour le rendre heureux que fa belle fée avoit renoncé au privilége de 1'immortalité. Tel eft le fort des rois; de la fource des plaifirs nait fouvent la caufe des malheurs inféparables de 1'humanité : fa vie ne fut qu'un mélange de plaifir & de douleur. II partit enfin avec la reine fon épöufe, &. fut recu dans fon royaume avec des acclamations fi flatteufes, qu'elles ne pouvoient être que fincères. Nix y avoit été tranfporté. Leur poftérité fut innombrable, Guftave - Adolphe & Charles XII. rois de Suède en defcendirent, ces royaumes étoient joints en ce tems-ia. Pour 1'enchanteur & la princeffe Etincelante , ils vécurent auffi malheureux qu'on le peut être quand on fe hait beaucoup. L'enchanteur ne voyoit que trop h quel point la princeffe entroit dans le projet de vengeance qui lui avoit été prefcrit; il attendoit avec impatience le centième ceil qui devoit Ie perfuader qu'il alloit reprendre fa puiffance, & fe venger de fes infidélités ; mais malheureufement elle mourut au quatre-vingt-dix-neuvième ; peut-être de 1'excès du chagrin qu'elle coneut d'être fi proche du tems oü elle alloit ceffer de plaire ; quoi qu'il en foit, elle mourut. Pour Miriel, il quitta la terre, & fut chercher parmi les fylphides de quoi fe confoler des maux que '  et LA PrINCESSE ÉtiNCELANTE. 183 Jes mortelles lui avoient fait, & la trifte Leoparde , en proie a fes remords & a fa jaloufie, ne s'occuppa plus qua perfécuter l'amour dans tous les objets qui fe préfentèrent a fes yeux, pour effayer du moins de les rendre aulfi maiheureux qu'elle 1'avoit été elle - même. Quelques-uns ont dit qu'elle époufa 1'enchanteur après la mort d'Etincelante ; mais ces auteurs font fi peu fürs , qu'on ne peut rien fonder fur, la foi de leurs chroniques. Mi*  LA PRINCESSE C A M I O N. X L y avoit une fois un roi & une reine qui n'avoient qu'un fils ; c'étoit leur unique efpérance. La reine depuis quatorze ans qu'il étoit né , n'avoit jamais eu nul foupcon de groffeffe. Le prince étoit joli a merveille , il apprenoit tout ce qu'on vouloit. Le roi & Ia reine 1'aimoient a fa folie, & leurs fujets y avoient mis toute leur tendreffe ; car il étoit affable pour tout le monde , & cependant il favoit bien faire la diftinctiort des gens qui 1'approchoient ; il s'appelloit Zirphil. Comme il étoit fils unique, le roi & la reine réfolurent de le maner au plus vite, afin de voir naitre de lui des princes qui puffent foutenir leur couronne,fi malheureufementZirphil leur étoïé enlevé. On cherchoit donc a pied & a cheval une princeffe digne du dauphin : mais i! ne s'en trouvoit point de convenable. Enfin, après une grande perquifition, on vint dire a la reine qu'il y avoit une dame voilée qui defiroit entretenir fa majefté en particulier , fur une affaire importante. La reine fe mit vïtement fur fon tröne, pour lui donner audience, & ordonna qu'on la fit entrer. Cette dame s'approcha fans óter fes crêpes  La Princesse Camion. iSy blancs qui tomboient jufqu'a terre. Quand elle fut aux pieds du tröne : Reine , dit-elle , je m'étonne que fans m'avoir confultée, vous fongiez a marier votre fils ; je fuis la fée Marmotte, & mon nom fait affez de bruit pour avoir été jufqu'a vous. Ah ! madame, dit la reine , en defcendant promptement de fon tröne pour aller embraffer la fée ; vous me pardonnerez aifément ma faute , quand vous faurez que je n'avois écouté que comme un conté, toutes les merveilles qu'on m'a dites de vous: mais a préfent que vous me faites la grace de venir dans mon palais, jene doute plus de votre puiffance, & vous fupplie de vouloir bien m'honorer de votre confeil. II n'enva pas ainfi avec les fées, reprit Marmotte , une telle excufe en fatisferoit peut-être une du commun ; mais je fuis mortellement offenfée ; 8; pour commencer a vaus puriir, je vous ordonne de faire époufer a votre Zirphd la perfonne que je vous apporte. A ces mots elle fbüïltó dans fa poche , 8c tirant un étui a curedent, elie 'ouvrit, 8c il en fortit une petite poupée d'-émail', fi jolie 8c fi bien faite, que la reine , malgré ia douleur , ne put s'empêcher de 1'admirer. Qeft ma filleuie, continua la fée, & jelui ai1 tottjbtirs deftiné Zirphil. La reine étoit toute en larmes, ëlle conjuroitMarmotte par les paroles les plus touchantes, de ne pas 1'ex-  iSó" La Pkincesse Camion-. pofer a la rifée de fes peuples, qui fe moqueroient d'eile , fi elle leur annoncoit ce mariage. Qu'eft-ce a dire fe moquer, madame, dit la fée ? Ah, nous verrons fi 1'on doit fe moquer de ma filleule, & fi votre fils ne doit pas 1'adorer. Je veux bien vous dire qu'elle le mérite ; elle eft petite , cela eft vrai, mais elle aplus d'efprit que tout votre royaume enfemble: quand vous Pentendrez , vous en ferez furprife vous-même; car elle parle, je veux bien vous le dire. Allons , petite princeffe Camion, dit-ellea lapoupée, parlez un peu a votre belle-mère, & montrez-lui ce que vous favez faire. Alors la jolie Camion fauta fur la palatine de la reine, & lui fit un petit compliment fi tendre & fi raifonnable, que la reine fufpendit fes larmes pour baifer de tout fon cceur la princeffe Camion. Tenez, reine, dit la fée, voila mon étui, remettez-y votre belle-fille, je veux bien que votre fils s'y accoutume avant de fépoufer, je crois que cela ne tardera pas , votre obéiffance peut adoucir mon courroux : mais fi vous allez contre mes ordres, vous, votre mari, votre fils & votre royaume , tout reffentira 1'effet de ma colère ; & fur-tout, remettez-la de bonneheure le foir dans fon étui ; car il eft important qu'elle ne veille pas. A ces mots elle levafon voile, & la reine s'évanouit defrayeur, quand elle  La Princesse Camion. 187 appercut unevéritable marmotte en vie , noire, velue & grande comme une vraie perfonne. Ses femmes vinrent a fon fecours, & quand elle fut revenuede fon évanouiffement, elle ne vit plus rien que 1'e'tui que Marmotte lui avoit laiffé'. On la mit au lit, & 1'on fut avertir le roi de eet accident; il arriva tout effrayé. La reine fit fortir tout le monde, & avec un torrent de larmes, elle conta fon aventure au roi qui n'y avoit point ajouté foi, jufqu'au moment oü il vit Ja poupée que la reine tira de fon étui. Jufte ciel! s'écria t-il, après avoir un peu médité, fepeutil que les rois foient expofés a de fi grands malheurs ! Ah ! nous ne fommesau-deffus des autres hommes, que pour fentir plus douloureufement les peines & les malheurs attachés a la vie; & pour donner de plus grands exemples de fermeté, fire , reprit la poupée, avec une petite voix douce & claire. Ma chère Camion , dit la reine, vous parlez comme un oracle : enfin après une converfation d'une hcure entre ces trois perfonnes , il fut conclu que 1'on ne divulgueroit point encore ce manage, & qu'on attendroit que Zirphil, qui étoit a la chaffe pour trois jours, fe déterminat a fuivre les ordres de la fée , que la reine fe ehargèa de lui apprendre. En attendant, la reine & même le roi s'enfaanoient pour entretenir la petite Camion : elle  i83 La Pkincesse Camion. avoit Pefprit fort orné, elle parloit bien, & ave* un tour fingulier qui plaifoit beaucoup; cependant quoiqu'elle fut animée, fes yeux avoient un fixe qui étoit déplaifant, & la reine ne s'en choquoit, que paree qu'elle commencoit a aimer Camion , & qu'elle craignoit que le prince ne la prït en averfion. II s'étoit paffe plus d'un mois déja depuis que Marmotte avoit paru, que la reine n'avoit encore ofé lui montrer fa prétendue. Un jour il entra chez elle comme elle étoit encore au lit : Madame, lui dit-il, il m'eft arrivé la chofe du monde la plus furprenante a la chaffe ces jours paffes ; j'avois toujours voulu vous le cacher : mais enfin, cela devient fi extraordinaire qu'il faut abfolument que je vous le dife. Je fuivois un fanglier avec beaucoup d'ardeur, & je 1'avois pourfuivi jufqu'au fond de la forêt fans prendre garde que j'étois feul, lorfque je le vis fe précipiter dans un trou qui fe fit a la terre ; mon cheval s'étant lancé après , je tombai pendant une demi-heure, & je me trouvai au fond fans m'être blefie. La, au lieu du fanglier, que j'avoue que je craignois de trouver, je trouvai une perfonne fort laide, qui me priadedefcendre de cheval, & de la fuivre. Je n'hélïtai pas, & lui donnant la main , elle fit ouvrir une petite porte qui étoit auparavant cachée a ma vue, & j'entrai avec elle dans un fallon de mar-    L'a Princesse Camion. i8q bre vert, oü il y avoit une cuve d'or couverte d'un rideau d'une étofFe fort riche : elle le leva, & je vis dans cette cuve , une beauté fi merveilleufe, que j'en penfai tomber a la renverfe. Prin»; ce Zirphil, me dit cette dame qui fe baignoit, la fée Marmotte m'a enchantée ici, & c'eft par votre fecours feul que je puis être délivrée : Parlez, madame, lui dis-je, que faut-il que je faffe pour vous fecourir ? II faut, dit-elle , m'époufer tout-a-l'heure, ou m'écorcher toute vive. Je fus auffi furpris de la première propofition, qu'effrayé de la feconde. Elle lut dans mes yeux mon embarras ; & prenant la parole : ne vous imaginez point, dit-elle, que je me moque ou que je vous propofe une chofe de. laquelle vous puilfiez vous repentir. Non , Zirphil, raflurez-vous, je fuis une princeffe infortunée, que la fée a prife en averfion, elle m'a fait moitié femme, moitié baleine, pour n'avoic pas voulu époufer fon neveu, le roi des merlans, qui eft effroyable, &. encore plus méchant, & elle m'a condamnée a 1'état oü je fuis, jufqu'a ce qu'un prince nommé Zirphil ait rempÜ une des conditions que je viens de vous propofer ; pour en venir a bout, j'ai fait prendre la forme d'un fanglier a ma dame d'honneur, & c'eft elle qui vous a attiré ici ; j'ai meme a vous dire que Vous n'en fortirez point, que vous n'ayez reni-  ioo La Pkincesse Camion. pli mes defirs d'une fagon ou d'une autre; je n'en fuis pas la maitreffe, & Citronette que vous voyez avec moi, vous dira que cela ne peut être autrement. Imaginez - vous, madame, dit le prince a la reine qui Pécoutoit attentivement, dans quel état me mit ce dernier difcours. Quoique le vifage de la princeffe Baleine me plüt infiniment, que fes graces & fes malheurs la ren., diffent extrëmement touchante, la Baleine me donnoit une horreur effroyable ; cependant quand je fongeois qu'il falloit 1'écorcher, j'étois au défefpoir. Mais, madame, lui dis-je enfin ( car mpn filence devenoit auffi ftupide qu'infultant) n'y auroit il point un troifième moyen. Je n'eus pas achevé ce maiheureux mot, que la princeffe Baleine & fa fuivante firent des cris & des lamentations a percer la voute du fallcn. Ingrat ! cruel ! tigre ! & tout ce qu'il y a de plus farouche & de plus inhumain ! me dit-elle, tu veux donc que je fois encore condamnée au fupplice de te voir expirer?Car fitu ne teréfous a m'accorder ce que je te demande, tu vas pérïr, la fée me 1'a affuré , & je ferai Baleine toute ma vie. Ses reproches me pergoient le cceur •, elle tiroit fes beaux bras hors de I'eau, & joignoit des mains charmantes pour me piïer de choifir promptement, Citronette étoit a mes genoux  La Princesse Camion. ipi qu'elle embraffoit en criant a me rendre fourd. Mais, bomment vous époufer, difois-je ? Quelle forte de cérémonie faut-il pour cela ? Ecorchezrnoi, me difoit- elle tendrement, & ne m'époufez pas , je 1'aime au tant. Ecorchez-la, difoit 1'autre en criant toujours, & ne vous embarraffez de rien. J'étois dans une perplexité que je ne puis dire; & quand je rêvois a ce que je devois faire, leurs cris & leurs pleurs redoubloient, & je ne favois plus que devenir. Enfin, après mille & mille combats, je relevai les yeux fur la belle Baleine, & j'avoue que j'y trouvai un charme inexprimable. Je me jettai a genoux prés de la cuve, & prenant fa belle main : non, divine princeffe, lui dis-je, je ne vous écorcherai point, j'aime mieux vous époufer. A ces mots, la joie fe répandit fur levifage de la princeffe; mais une joie modefte, car elle rouglt; & baiffant fes beaux yeux. Je n'oublierai jamais, dit-elle , le fervice que vous me rertdez ; j'en fuis fi pénétrée de reconnoiffance, que vous devez tout attendre de moi après cette généreufe réfolution. Ne perdez point de tems, crioit 1'infupportable Citronette, dites-lui vïtement ce qu'il faut qu'il faffe : il fuffit, dit Ia princeffe Baleine en rougifTant encore , que vous me donniez votre bague, & que vous receviez Ia mienne ; voila ma majn , recr ... pour gage  ip3 La Princesse Camion. de ma foi. Je n'eus pas fait ce tendre échang£ & baifé la belle main qu'elle me préfentoit, que je me retrouvai fur mon cheval, au milieu de la forêt; & qu'ayant appellé mes gens, ils vinrent a moi, & je revins ici fans pouvoir dire une parole tant j'étois étonné. Depuis, toutes les nuits, je fuis tranfporté, fans favoir comment, dans le beau fallon vert, oü je paffe la nuit auprès d'une perfonne invifible; elle me parle, & me dit qu'il n'eft pas encore tems que je la con- noiffe Ah ! mon filss'écria la reine , il eft donc poffible que vous foyiez réellement marié. Mais, madame , reprit le prince , qaoique j'aime infiniment ma femme, j'aurois facrifié cette tendreffe fi j'avois pu fortir d'avec elle fans cela. A ces mots , il fortit une petite voix des poches de la reine , qui dit : Prince Zirphil, il falloit 1'écorcher ; mais votre pitié peut-être vous fera fatale. Le prince , furpris de cette voix, demèura tout interdit. La reine voulut en vain lui cacher la caufe de cette aventure, il fouilla promptement dans cette poche qui étoit fur le fauteuil auprès du lit, & en tira 1'étui que la reine lui prit de la main, & qu'elle ouvrit. Auffi-töt la princeffe Camion en fortit, & le prince étonné fe jetta a genoux auprès du lit de la reine pour la confidérer de plus prés, Je vous jure, madame,  La Princesse Camion. ipj dame, s'écria-t-il, que voilé la miniature de ma chère Baleine. Eft-ce donc une galanterie que vous me faites; & avez-vous voulu m'effrayer, en me laiflant croire plus long-tems que vous n'approuvez pas mon mariage ? Non, mon fils , reprit enfin la reine , mon chagrin eft véritable, & vous nous expofez aux plus cruels malheurs en époufant la Baleine, puifqu'enfin vous êtes promis a ia princeffe Camion que vous voyez entre mes mains. Alors elle lui conta tout ce qui s'étoit paffe avec la fée Marmotte; & le prince la laiffa dire tout ce qu'elle voulut fans 1'interrompre , tant il étoit furprïs qu'elle & fon père euffent donné dans une affaire qui paroiffoit fi ridicule. A dieu ne plaife, madame, dit-il enfin , quand la reine eut achevé, que je ne me fuffe jamais oppofé aux deffeins de votre majefté, & que j-euffe contrarié le roi mon père, quand méme il m'auroit ordonné des chofes auffi impoffibles que paroi't celle-Ia ; mais quand je 1'euffe voulu, quand même j'aurois pu devenir amoureux de cette jolie princeffe, comment vos fujets auroient-ils jamais?.... Le tems eft un grand maitre , prince Zirphil, dit Camion ; mais *'en eft fait, vous ne pouvez plus m'époufer, & ma maraine me paroit une perfonne a ne pas fouffrir patiemment quon lui manque de pifblè' Tome XXXIII, N  1P4 La Princesse Camion. toute petite que je fuis , je fens comme une autre le défagrément de cette aventure : mais comme il n'y a pas beaucoup de votre faute, finon un peu trop d'étourderie , peut-être pourrai-je obtenir que la fée diminue fa vengeance. Après ces paroles, Camion fe tut, car elle étoit épuifée d'en avoir tant dit. Ma chère mignonne , dit la reine, je vous fupplie de vous repofer, crainte de vous faire mal, afin que vous foyiez en état de parler ala fée quand elle viendra pour nous défoler; vous êtes notre confolation , & G 1'on nous punit je le ferai bien doucement, fi Marmotte ne vous öte pas d'avec nous. La petite Camion fentit fon petit cceur ému des paroles de la reine; mais étant toute effoufflée , elle ne put que baifer fa main fur laquelle elle répandit quelques petites larmes. Zirphil fut touché de cette fituation, 8^ dermmda a Camion la fienne, pour la baifer è Ion tour ; elle la lui donna avec beaucoup de grace & de dignité, puis elle rentra dans fon étui. Après cette tendre fcène, la reine fe leva pour aller dire au roi tout ce qui s'étoit paffé, & pour prendre des mefures raifonnables contre la colère de la fée. • La nuit fuivante , Zirphil, malgré la garde qu'on avoit redoublée dans fon appartement, fut enlevé a minuit fonnant, & fe trouva a 1'or-  La Princesse Camion; i9y Öinaire prés de fon invifible ; mais au lieu de s'entendre dire les chofes douces & touchames qu'on avoit coutume de lui dire, il entendit qu'on pleuroit, & que cette perfonne s'éloignoit de lu.. Qu'ai-je donc fait, dit-il enfin , après s etre bien fatigué k courir après ? Qu'ai-je fefe pour que vous me traitiez fi mal? Vous pleurez, ma chère Baleine, quand vous cfevriez me confoler de ce que je dois craindre pour ma tendreffe ! Je fais tout, dit la princeffe Baleine avec une voix entrecoupée de fangbts, je fais tout ce qu'il peut m'arriver de crud : mais, ingrat ' c'eft de vous que j'ai le plus k me plaindre. O ciel! s'écria Zirphil, hé, quoi! qu'avez-vous a me reprocher? L'amour que Camion a pour vous, reprit la voix, & la tendreffe avec laquelle vous avez baifé fa main. La tendreffe ! reprit vivement le prince? Eh ! divine Baleine , connoiffez-vous fi peu la mienne , pour 1'accufer fi Iégèrement? D« plus, quand Camion pourroit avoir de l'amour, ce qui eft impoflible, puif. qu'elle ne m'a vu qu'un moment, pourriez-vous Yt craindre, après celui que j'ai pour vous, après les preuves que je vous en ai données ? C'eft vous que je dofs accufer d'injuftice; car fi je 1'ai regardée avec quelque attention, ce n'eft que paree que fon vifage repréfente le vötre , Sc qu'étant privé du plaifir de vous voir, tout ce Nij  j tout Ce que vous ignorez ; car depuis que vous nous avez püées , nous jouiffons d'un bonheur qui n'eft troublé que par votre abfence, & j« Vous attendoisici, de la part de la fée Lumineufe s pour vous inftruire de ce qui vous refte k faire pour devenir poffeffeur , fans trouble & fans crainte, d'une princeffe qui vous aime autant que vous l'aimeZ : mais comme il faut encore quelque tems pour parvenir k ce bonheur, j'aurai celui de vous conter ce qui vöus refte k faVoir de 1'hiftoire merveiileufe de votre aimabla époufe, Zirphil baifa mille fois les mains de Citronette , & la fuivit dans fa grotte oü elle le mena, & oü il penfa mourir de plaifir & de douleur, quand il reconnut i'endroit oü il avoit vu la pre» mière fois fa divine baleine, Enfin, après s'etre aflis, & avoir prisun repas qui fortit de fa ba- Q ij  244 La Princesse Camion. gue, il pria la bonne Citronette de vouloir bien reprendre oü la princefle avoit coupé fa narration. Comme c'eft ici, dit-elle, que Lumineufe doit venir vous chercher , vous allez en 1'attendant apprendre tout ce que vous voulez favoir ; car il eft inutile que vous alliez courir après elle. Elie vous conlia a mes foins , Sc un amant eft moins impatient quand on 1'entretientde ce qu'il aime. La fée Marmotte n'ignoroit pas votre mariage, elle avoit transtormé notre amie en poupée d'émail, croyant que vous vous rebuteriez de fa figure. Lumineufe conduifoit ellemême cette affaire , fachant que rien ne vous ótero't la princefle, fi vous 1'époufiez , ou II vous détruifiez fon enchantement en 1'écorchant. Vous 1'époufates, Sc vous favez tout ce qui s'eft pafle depuis. La nuit, elle reprenoit fa forme, Sc venoit fe plaindre du chagrin oü elle étoit de paffee fes jours dans la poche de la reine votre mère ; car Marmotte avoit obtenu de Lumineufe de faire fouifrir la princeffe jufqu'a ce que vous euffiez rempli votre deftinée qui étoit de 1'écorcher, tant elle étoit outrée de favoir que vous 1'aviez époufée, Sc que le roi des Merlans, fon neveu, ne pouvoit plus devenir fon époux. Comme elle n'étoit plus baleine , il étoit bien difhcile de la faire écorcher; mais, Marmotte, fertile en expédiens, avoit imaginé de vous la  La Princesse Camion. 245- faire piler, & avoit défendu a la princeffe de vous rien dire de tout cela , fous peine de votre vie , & lui promettoit après les plus grandes féiicités. Comment fe réfoudra-t-il a me piler jamais, me difoit-elle quelquefois en vous attendant ? Ah , ma chère Citronnette , fi ce n'étoit que ma vie que Marmotte menagat, je la donnerois fans peine, pour éviter a. mon époux les chagrins qu'on lui prépare ; mais on attaque celle de mon époux, cette vie qui m'eft fi chère , ah ! Marmotte, barbare Marmotte ! Eft-il poffible que vous vous plaifiez a me faire fouffrir fi cruellement, quand je ne vous en ai donné aucun fujet t Elle favoit le tems prefcrit pour être féparée de vous, mais elle ne pouvoit vous le dire. La dernière fois que vous la vïtes, vous favez que vous la trouvates toute en larmes , vous lui en demandates le fujet, elle prétexta votre attention pour la petite Camion, & vous en fit un crime : vous apnaifates fa feinte jaloufie ; & 1'heure fatale ou Marmotte devoit venir, arriva; vous fütes tranfporté dans le palais du roi votre père , & la princeffe & moi, nous fumes changées en écreviffes, & mifes dans un petit panier de jonc, que ia fée mit a fon bras , puis montant fur un char tiré par deux couleuvres, nous arrivames au palais du roi des Merlans ; ce palais étoit celui du roi, père de la  '246 La Princesse Camion. princefle, la ville changée en lac , faifoit ce réfervoir oü nous avons tant habité depuis, & tous les hommes poiflbns que vous avez vus, étoient les me'chans fujets de ce bon roi. II faut vous dire, feigneur, dit Citronette, en s'interrompant elle-même, que ce maiheureux prince & la reine fa femme, au moment que la princefle tomba au fond de mon puits, les fées qui les étoient venues fecourir autrefois, parurent pour les confoler de la perte de la princefle ; mais que ces malheureufes perfonnesfachantque ce feroit dans leur royaume que Camion feroit releguée , choilirent d'y venir plutót que de s'éloigner d'eile, malgré ce qu'ils avoient a craindre de la cruauté & de la férocité du roi Merlan , que fa tante avoit fait couronner roi de ces hommes-poiflbns. Les fées ne leur déguifèrent rien de la deflinée de la princeffe, & Ie roi fon père demanda a être le gardien des offices & du mortier de Merlan. Auflitöt la fée lui donna un coup de baguette, & il devint tête de brochet, tel que vous 1'avez vu dans fa fonction; & vous ne devez plus être furpris de l'avoir toujours vu pleurer amèrement, quand vous apportiez les écrevifles pour les piler ; car comme il favoit que fa fille devoit fubir ce fupplice, il croyoit toujours que c'étoit elle que vous apportiez , & ce maiheureux prince n'avoit pas un  La Princesse Camion. 247 mftantde repos, paree que fa fille n'avoit rien qui püt la faire reconnoitre. Pour la reine, elle demanda a être changée en écreviffe , afin d'être avec la princefle; cela fut exécuté. A notre égard en arrivant chez Merlan , la fée nous préfenta a lui, & lui ordonna de fe faire un bouillon d'écreviffes tous les jours. Nous fümes jettées dans le réfervoir après cet ordre. Mon premier foin fut de chercher la reine, afin d'adoucir un peu les chagrins de la princefle ; mais foit Pordre du deftin, ou mal - adreffe de ma part, Ü me fut impoflible de la trouver. Nous paflions nos jours a nous affliger en la cherchant, & nos plus beaux momens étoient ceux oü nous nous rappellions les circonftances de notre malheureufe vie. Vous arrivates enfin, on nous préfenta a vous ; mais il nous étoit défendu de nous faire connoïtre avant que vous nous interrogeaffiez , & nous n'ofions enfreindre cette loi, tant nous étions ennuyées d'en fubir la rigueur pour des bagatelles. La princefle me dit qu'elle avoit penfé mourir de frayeur de vous voir en converfation avec la cruelle Marmotte : nous vous vïmes parcourir nos campagnes avec une impatience mortelle , devinant bien qu'au parti que vous aviez pris, vous ne viendriez pas fitöt a nous. Nous favions aufli qu'il falloit être pilées; mais nousavions appris qu'aufii-töt nous ferions Q iv  248 La Princesse Camion. rétabües dans notre premier état, & que la méchante Marmotte n'auroit plus d'empire fur nous. La veille du jour que vous deviez commencer a nous faire fubir ce fupplice, nous étions toutes èpleurer notre deftinée, & nous nous étions raffemblées dans une cavité du réfervoir, icrfque Lumineufe parut. Ne pleurez 'point mes enfans, dit cette aimable fée, je viens vous avertir que vous ne ferez point expofées a foufFrir ce dont on vous menace , pourvu que vous alliez gaiment a votre fuppüce, & que vous ne répondiez point aux queftions que vous fera votre conducteur. Je ne puis vous en dire davantage 5 je fuis preflee : maisfouvenez vous de ce que je vous prefcns , & vous ne vous en repentirez pas ; que celle a qui le deftin eft le plus cruel, ne perde pas 1'efpérancc, elle s'en trouvera bien. Nous remerciames toutes lafée, & nous parümes devant vous bien réfolues de tenir nos affaires fecrètes. Vous pariafes a quelques-unes qui ne firent que des réponfes vagues, & quand vous en eütes choifi dix, nous entrames dans le réfervoir ou 1'aflurance prochaine de notre délivraneè, nous donna une gaïté naturelle qui nous ferVit bien pour les projets de notre protcctrice. Ce qu'avcit dit Lumineufe cn dernier lieu, donna a Ia belle Camion une liberté d'efprit qui la rendit charmante aux yeux de ia reiae fa mère, & a  La Princesse Camion. 249 moi; car la reine 1'avoit enfin reconnue , & nous ne nous quittions pas toutes trois. Nous fümes prifes par vötre choix un rnatin , Ia reine & moi, nous n'eümes p3s le tems de dire adieu a la princefle ; un pouvoir inconnu dans le moment agit fur nous, & nous porta Pefprit a des chofes li gaies, que nous penfames mourir de rire des chofes plaifantes qui nous échappoient. Nousarrivamesaux offices portées par vous, nous n'eümes pas touché le fond du mortier fatal, que Lumineufe elle-même nous vint fecourir, &me rendant ma forme naturelle, me tranfporta dans ma demeure ordinaire. J'eus la confolation de voir la reine, & nos compagnes reprendre auffi la leur : mais je ne fais ce qu'elles devinrent. La fée m'embraffa, & me dit de vous attendre & de vous conter toutes ces chofes, quand vous viendriez chercher la princefle. J'attendis ce moment avec impatience, comme vous le croyez bien , feigneur, dit Citronette au prince qui 1'écoutoit. Enfin hier je venois de m'affeoir a 1'entrée de mon puits, lorfque Lumineufe parut. Nos enfans vont être heureux, me dit-elle, ma chère Citronette, Zirphil doit rapporter Pétui de Marmotte, pour achever fes travaux ; car, enfin, il 1'a écorchée. Ah ! grande reine, m'écriai-je, fommes-nous affez heureufes pour rt'avoir plus a en douter ? Oui, dit-elle, cela eft trés vrai;  2^o La Princesse Camion. il a cru n'avoir écorché que Marmotte : mals c'étoit véritablement la princefle, &. Marmotte s'étant cachée dans le manche du couteau qui fervoit a cette efpèce de facrifice , au moment qu'il a eu achevé de dépouiller 1'écrevifle, elle a fait difparoïtre la princefle, & s'eft trouvée a fa place, afin de l intimider encore. Comment! s'écria le prince, c'étoit ma charmante époufe a laquelle j'ai tant fait de mal ? Quoi ! j'ai eu la barbarie de lui faire fubir un fi cruel fupplice ! Ah ! ciel, elle ne me le pardonnera jamais , & je le mérite bien. Le maiheureux Zirphil parloit fi impétueufement, & s'affligeoit fi fort, que la pauvre Citronette étoit bien affligée elle-même de lui avoir appris cette cruelle nouvelle. Quoi, lui dit-elle enfin, voyant qu'il s'abïmoit dans ces réflexions, quoi, vous ne le faviez pas ? Non , je ne favois point cela , dit- il; ce qui me détermina a écorcher cette malheureufe & trop charmante écreviffe, c'eft que je vis Lumineufe dans ma bague qui parloit a une perfonne voilée , & qui même rioit avec elle, je me flattai que c'étoit ma princefle, & je crus qu'elle avoit pafte dans le mortier comme toutes les autres. Ah ! je ne me confolerai jamais de cette étourderie. Mais, feigneur , dit Citronette , le charme dépendoit de 1'écorcher, ou de la piler, & vous n'aviez fait ni 1'un ni 1'autre; d'ailleurs celle a laquelle Lumi-  La Princesse Camion. 2$i neufe parloit, étoit la reine, mère de la princefle, elles attendoient la fin de 1'aventure, afin de fe faifir de votre époufe pour vous la garder ; il falloit néceflairement que cela arrivat. N'importe, reprit le prince , fi je I'avois fu , je me ferois percé le cceur de cet affreux couteau. Mais , fongez-vous, dit Citronette, que vous perca..t le cceur , la princefle rcftoit pour jamais au pouvoir de votre ennemie & de votre affreux rival , & qu'il eft bien plus beau de l'avoir écaillée que de mourir pour la laiffer malheureufe ? Effectivement cette raifon tirée du vrai de la chofe, appaifala douleur du prince, & il confentit aprendre un peu de nourriture pour fe fcutenir. Ils venoient d'achever leur petit repas , lorfque la voute du fallon s'ouvrit, & que Lumineufe parut affiie fur un efcarboucle tiré par cent papillons : elle en defcendit aidée par le prince qui baigna le bas de fa robe par un torrent de larmes. La fée le releva & lui dit: prince Zirphil, c'eft aujourd'hui que vous af ez recueillir le fruit de vos travaux héroïques. Confolez-vous, & jouiflez enfin de votre bonheur. J'ai vaincu la fureur de Marmotte par mes prièrcs, & votre courage 1'a défa rmée ; venez avec moi recevoir votre princefle de fes mains & des mienncs. Ah ! madame , s'écria le prince, en fc jettant a fi s genoux, n'eft-cepas un fonge que ce que j'entends ? Etfe peut-il que  2^2 La Princesse Camion. mon bonheur fok véritable ?N'en doutez point, feigneur, dit la fée, venez dans votre royaume confoler la reine votre mère , de votre abfence & de la mort du roi votre père ; vos fujets vous attendent pour vous couronner. Le prince fentit malgré fa joie une douleur qui la modéra, a la nouvelle de la mort du roi fon père : mais la fee pour le tirer de fon affliction , le fit monter a cöté d'eile, permita Citronette de fe mettre a leurs pieds ; puis fes papillons dépioyèrent leurs ailes brillantes, & partirent pour le royaume du roi Zirphil. En chemin , la fée lui dit d'ouvrirfa bague , & il y trouva 1'étui qu'il falloit rendre a Marmotte. Le roi remercia mille & mille fois la généreufe fée, & ils arrivèrent au royaume oü ils étoient attendus avec tant d'impatience. La reine , mère de Zirphil, vint recevoir la fée a Ia dcfcente de fon char , & tout le peuple indruk du retour de fon prince, fit un bruit d'acclamation qui le tira un peu de fa douleur : ilembraffa Ia reine tendrement, & tous montcrcnt dans un appartement magnifique que la reine avoit deftiné a la fée. Ils n'y furent pas entrés , que Marmotte arriva dans un char doublé de peaux d'efpagne, tirépar huit rats blancs aïlés. Elle conduifokla belle Camion avec le roi & la reine, fes père 8c mère : Lumineufe Sc la reine allèrent audevant d'eile, 8c l'embrafsèrcnt ; le prince alla  La Princesse Camion. 2^3 refpectueufement lui baifer la patte , qu'elle lui tendit en riant, & il lui préfenta fon étui. Alors elle lui permit d'embraffer fon époufe, & la préfenta au roi & a la reine qui 1'embrafsèrent avec mille tranfports de joie. Cette nombreufe & illufcre affemblée fe parloit tout a la fois, la joie régnoit par-tout. Camion & fon charmant époux étoient les feuls qui ne difoieht mot, tant ib& avoient de chofes a fe dire ; leur filence avowr une certaine éloquence touchante qui attend.riflbit tout le monde : la bonne Citronette pleuroit de joie en baifant les mains de fa divine princeffe ; enfin Lumineufe les prit tous deux par la main , & s'avancant avec eux vers la reine , mère de Zirphil: Voila, madame, dit-elle, deux jeunes amans qui n'attendent que votre confentement pour être heureux, achevez leur bonheur ; ma fceur, le roi, la reine ici pix5fens , & moi , nous vous en prions tous. La reine répondit comme elle le devoit a cette poüteffe ; & embraffant tendrement ces deux époux : Qui, mes enfans, leur dit-elle, vivez heureux enfemble, & fouffrez qu'en vous cédant ma cou- | ronne, je partage avec vous un bonheur auquel je voudrois avoir contribué. Zirphil & la princeffe fe jettèrent a fes pieds d oü elle les releva , & les embraffant encore , ils la conjurèrent de ne les point abandonner, & de les aider de fes  La Princesse Camion. ccnfeüs. Marmotte alors toucha de fa baguette ia belle Camion , fes habits qui étoient dcja afiez magnifiques, devinrentde brocard d'argent, tout brodés de carats, & fes beaux cheveux (e déployèrent, & la cociferent fi parfaitement, que les rois & les reines avouèrent qu'elle étoit éblouhTante : 1'étui que la fée tenoit fe changea M une couronne toute de diamans ballans, fi flÉaux & fi bien mis en ceuvre, que la chambre & tout le palais en recurent un nouvel éclat j Marmotte la pofa fur la téte de la princeffe. Le prince a fon tour parut avec un habit tout pareil a celui de Camion ;& de la bague qu'elle lui avoit donnée , il fortit une couronne toute femblable. II 1'époufa fur le champ , & ils furent proclamés roi & reine de ce beau pays. Les fées donnèrent le repas royal, oü rien ne manqua. Après avoir paffe huit jours avec eux, & les avoir comblés de biens, elles repartirent, & remenèrent le roi & la reine, père & mère de la reine Camion , dans leur royaume dont elles avoient puni les habitans,&qu'elles avoientpeuplé d'un peuple nouveau & fidéle a leurs maitres. Pour Citronette , les fées lui permirent de venir paffer quelque-tems auprès de fa belle reine, & confentirent que Camion en ne faifant que la fouhaiter, eut Ie plaifir de la voir dès qu'elle le voudroit.  La Princesse Camion. 2.$f Les fées partirent enfin, & jamais on n'a été fi heureux que le furent le roi Zirphil & la reine Cimion. Ils firent la félicité 1'un de 1'autre; les jours leur fembloient des momens. Ils eurent des enfans qui les rendirent encore plus fortunés. Ils vécurent jufques dans une extréme vieilltfflè, s'aimant toujours avec la même ardeur, & defirant toujours de fe plaire. Leur royaume après eux fut partagé ; & après divers changemens , il eft devenu fousun de leurs defcendans l'empiré florilfant du grand Mogol.  NOURJAHAD,  NOURJAIIAD, HISTOIRE ORIËNTALE, Traédte de l'Andois. Tome XXXIll  ■  N O U R J A H A D; HISTOIRE ORIËNTALE. S cH emzeddinétoit dans fa vingt-deuxième annee , iorfqu'il monta fur Ie tröne de Perfé Sa grande fagefle & (es rares talens Yavoient re'ndu cher a f >n peuple. Entre tous ceux qui afpiroient aux premières places de ia cour, & j ]a faveur du nouveau fultan, aucun n'avoit des eferances maeuxfondéesqueNourjahad, fils de Nimarand, Ce jeune homme étoit è-peu-près de 1'lgé de Schemzeddin, & avoit été élevé avec lui dès'foa entance. A une figure intéreilante , i! joighoic une douceur de caradère , une vivacité d'imagination,& une manière agréable.de s'exprimer quilmgagnoient 1'affeöion de tous ceux qui le Voyoiént. Chacun le regardoit comme fafire naiffant de la cour de Perfe, & on ne doutoit . la tendreffedefon maïtre ne 1 elevat au plus & degre des honneurs. Schemzeddin, il eft v-ai fouhaiteit d'avancer fon favori; mais malgré fon R ij  2.60 NoURJAHAD, amitié pour lui, il n'étoit pas aveugle fur fes defauts; feulementiïles regardoit comme 1'apanage de la jeuneffe & de 1'inexpérience , & il ne doutoit point que Nourjahad, lorfque le tems auroit amorti le feu de fes pafïïons & muri fon jugement, ne fut capable de remplirla plaee de fon premier minittre, par des talens égaux l ceux des plus diftingués d'entre fes prédécefleurs. Néanmoins , il ne vouloit pas fuivre fon inclination pour une démarche auffi importante , fans avoir au' paravantconfulté quelques vieux feigneurs de fa cour, qui avoient poffédé la confiance & 1'amitié du défunt fultan fon père. Les ayant donc fait venir un jour dans fon cabinet pour leur parler de cette affaire , il leur en-demanda leur avis. Mais avant qu'aucun d'eux eut répondu, il put aifément découvrir a leur contenance qu'ils défapprouvoient fon choix. Qu'avez-vous è objecter contre Nourjahad, dit le fultan, voyant qu'ils continuoient a gander le filence , en fe regardant 1'un 1'autre? Sa jeunefie , répondit le plus agé des confeillers. C'eft un défaut, reprit le fultan , dont il fe corrigera tous les jours. Son avarice , s'écria le fecond. Voila une imputation bien injufte , dit le fultan : il n'a pour fubfiftcr que ce que je lui donae, & jamais il n'a fait ufage de fon crédit auprès dé moi, peur augmenter fa fortune. La défaut que je lui impute eft pourtant dans foa  HrsToiEE Oriëntale. 261 caraflcre, reprit le vieux feigneur perfan. Qu'avez-vous k objecfer , dit le fultan au trolfième? $a paffion pour le plaifir, répondit-il. Voila, s'écria Schemzeddin, une accufation aufli peu fondée que 1'autre. Je 1'ai connu dès fon enfance, & je crois qu'il y a peu de gens de fon age auffi modérés que lui. Cependant, reprit Ie vieillard, il fe üvrejoit aux plus grands excès fi rien ne le retenoit. Alors , le fultan s'adrefl'ant au quatrième : qu'avez-vous a lui reprocher, s ecna-t il ? Son irréügion, répondit le fage. Vous ctes encore un cenfeur plus févère que yos confrères, reprit le fultan ; & je crois Nourjahad auffi bon mufulman que vous. II les congédia froidement; & les quatre confeillers s'appercurent qu'ils avoient manqué de politeffe en contrariant la volonté de leur fouverain. Quoique Schemzeddin eut paru mécontent des remontrances de ces vieillards, elles furent de quelque poids auprès de lui. II eft de 1'intérêt de Nourjahad, difoit-il , de me cacher fes défuuts ; lage & 1'expérience de ces vieillards leur a donné, fans doute, plus de fagacité que je ne puis en avoir ; & il peut bien être réellement tel qu'ils me lont dépeint. Cette penfée chagrinoit Ie fultan; car il aiWit Nourjahad comme s'il eut été fon frère. Cependant, s'écrioit-il , qui fait fi ce n'eft point 1'envie qui a fait parler R üj  2.62 NoURJAITAD, ces vieillards ? Ils peuvent être jaïoux de voir éléver un jeune homme a un pofte auquel chacun d'eux aipire peut-être en fecret. Nous pouvons quelquefois mieux juger des véritables fentimens d'un homme, fur une faillie qui lui échappe fans qu'il y penfe, que d'après une obfervation exacte de plufieurs années, pendant lefquelles cet homme fachant qu'il eft obfervé , veille avec attention fur fes regards & fur fes expreffions: je veux fonder Nourjahad lorfqu'il foupgonnera le moins que j'en aie le defftin, & c'eft de fa propre bouche que j'apprendrai a le juger. Le fultan trouva bientöt 1'occafion d'exécuter fon projet. Ayant pafte une foire'e a un foupcr délicieux avec fon favori, il lui propofa une promenade au clair de la lune, dans les jardins du ferrail. Schemzeddin , appuyé fur 1'épaule de Nourj.had, parcouroit des lieux enchanteurs, rcndus encore plus agréables par le nlence de la nuit, par le doux éclat de la lune, & par les éxp rajfons de mille corbeilles de fleurs. Nourjahad étoit animé par la gaieté des fêtes de Ia journée. La faveur du fultan 1'enchantoit. Ses idó;s étoient arrêtées fur une multitude d'objets agréables, & une efpèce de délire voluptueux remplifloit toute fon ame. Telle étoit lafituation d'efprit de Nourjahad, lorfque le fultan fe jetta fur un banc de violettes, & y fit afleoir fami-  Histoire Oriëntale. 263 licrement fon favori, en lui difant avec une négligence affeélée : « Dis - moi, Nourjahad , & »> dis-le-moi fineèrement, quelle eft la chofe que V tu crois la plus propre a te rendre heureux » dans le monde, & qui fatisferoit tes defirs-, fi » tu croyois pouvoir 1'obtenir ? » Nourjahad garda quelque tems le filencé, & le fultan re'pe'ta enfouriant cette queftion. Mes defirs, re'pondit le favori, étant Tans bornes, il m'eft impoflible de vous répondre avec précifion; mais en deux mots, je defirerois une richeffe inépuifable, & afin d'en pouvoir jouir, d'être immortel. Voudrois-tu donc, reprit Schemzeddin, renoncer au paradis de Mahomet? Je tacherois , rc'püqua le favori, de me faire un paradis de ce globe terreftre, tant qu'il dureroit, fans m'embarrafler de 1'autre. A ces mots, le fultan fe leva en froncant le fourcil, & d'un air févère, lui dit: Allez, vous n etes plus digne de mon amitié, ni de ma confiance. Je comptois vous élever aux plus grands honneurs; mais un miférable comme vous ne mérite pas de vivre. L'ambition , quoiqu'elle foit un vice , eft du moins le vice des grandes ' ames; mais 1'avarice & une foif infatiable de plaifirs , rabaifte 1'homme au - deffous des brütes. En difant ces mots, il tourna le dos a Nour- Riv  204 NoURJAHADj jahad dont il alloit s'éloigner, lorfque le favori 1'arrêtant par fa robe , & tombant a fes genoux : Que le courroux de mon maitre, dit - il, ne s'allume point contre fon efclave, pour quelques paroles légèresqui lui font échappées en raillant. Je vous jure, mon prince, par notre faint Prophéte , que ce que j'ai dit elf bien loin des fentimens de mon cceur ; mes defirs de richeffesne vont qu'a me procurer les douceurs d'une vie réglée; & a 1'égard des années qui me reftent k vivre, puilfent-elles toutes s'employer au fervice de mon prince & de ma patrie ! je ne fouhaite pas un feul jour au-dela. II n'appartient pas , reprit le fultan, avec une gravité tempérée par la douceur ; il n'appartient pas k des yeux mortels de pénétrer dans les fecrets replis du cceur humain ; vous m'avez attefté votre innocence par un ferment , c'eft tout ce qu'on peut exiger d'homme a homme; mais fouvenez-vous que vous avez pris a témoin notre grand Prophéte, & que fi vous pouvez m'en impofer, vous ne fauriez le tromper. Schemzeddin le quitta fans attendre fa réplique, & Nourjahad , très-afRigé de voir que fon imprudence lui eut fait perdre 1'eftime de fon maitre „ fe retira dans fa maifon qui joignoit le palais du fultan. II pafta le refte de la nuit a fe promener dans  HrsToiRE Oriëntale. a6f fa chambre, fans pouvoir prendre aucun repos. II frémiffoit a Ia feule idee de perdre la faveur du fultan, dont il dépendoit abfolument pour fe fortune; & après avoir e'té tourmenté toute la nuitpar la crainte defa difgrace, il fe trouva fi fatigue' le matin qu'il ne put fortir de fa chambre. II y paffia la journée occupé de ces triftes réfléxions, fans vouloir voir perfonne, ni prendre aucune nourriture • & lorfque la nuit fut verme , 1'excès de befoin & d'accablcment le forca de fe jetter fur fon lit. Mais fon fommeil fut interrompu par des rêves finiftres;.ce qui avoit été le fujet de fon inquiétude étant éveillé, fervit encore a troubler fon repos : fon imagination lui repréfenta Ie fultan comme il 1'avoit vu dans le jardin , avec un ton menacant & des regards févères : il croyoit lui entendre dire : « Va mi* férable , chercher ta vie dans quelque pays 35 éloigné; tu ne dois plus rien attendre de moi sa que le minns. ■>■> Nourjahad s'évéilla dans le faififlement du défefpoir. O ciel ! s'écria-t-il tout haut, fi je pouvo;s obtertif le defir fecret de mon cceur que j'ai ét ;' pour te découvrir, que je crain- di.ois pêü U menaces ! Tu 1'obtiendras, Nourjahad , ré] dit une voix. Les defirs de ton ame fe i fatisfaits. A ces mots, Nourjahad trtffa.ir ■ fe frotta les yeux3 doutant s'il étoit  n6C> Nourjahad, véritablement éveillé, ou fi fon imagination troublée rui faifoit entendre cette prorneffe trompeufe : mais quel fut fon étonnement en voyan t dans fa chambre une lumière refplendiflante, & a cóté de fon lit un jeune homme d'une beauté toute diviae ! L'éclat de fa robe.blanche cblouiffoit les yeux ; fes.cheveux longs & bouclés étoient entourés d'une guirlande de fleurs qui répandoit une odeur d'ambroifie. Nourjahad le regarda fixement, fans pouvoir proférer une parole. Raffure-toi, lui dit la figure célefte , avec un fon de voix d'une douceur ineffable; je fuis ton bon génie qui t'ai foigneufement veiilé depuis ton enfance, quoique jufqu'a cette heure il ne m'ait pas été permis de me rendre vihble a tes yeux. J'étois préfenf a la converfation dans le jardin avec Schemzeddin ; j'ai entendu ta déclaration imprudente. Je me fuis bien appercu que le courroux du fultan t'avoit forcé a te rétrafter : l'air févère qu'i! avoit en te quittant elf la preuve qu'il doutoit de ta fincérité. Moi-même qui fuis ua efprit immortel, je ne pofsède pas les fecrets du cceur humain ; c'eft a dieu feul que la connoiflance en eft réfervée : parle donc hardiment, car tu es favorifé de notre grand Prophéte , & j'en ai recu le pouvoir de t'accorder ta demande, de quelque nature qu'elle puiffe être. Veux-tu rentrer dans la faveur &  Histoire Oriëntale. 267 dans Ia confiance de ton maïtre, & recevoir de fon amitié & de fa générofité ia récompenfe de ton attachement pour lui, ou defires tu réeliement Faccompliflement de ce fouhait extravagant dont tu lui fis hier 1'aveu ? Nourjahad, un peu remis de fa premièrefurpnfe, & encouragé par la bonté de fon protecteur célefte, s'mclina profondément en figne d'adoration. Tout déguifement avec toi feroit inutile & vain, ö génie puuTant! répiiqua-t-il : fi j'ai diflïmulé avec Schemzeddin, c'étoit a deffein de regagner fon efiime, comme Ie feul moyen d'affurerma fortune : mais je ne puis.avoir aucune raifon pour te cccher mes penfées; & puifqu'étant mon génie tucélaire, tu es chargé du foin de mon bonheur, fais-moi pofléder ce que j'ai fouhaité d'obtenir : ce defix peut paroïtre extravagant; mais j'y perfide. Téméraire mortel, reprit le génie, réfiéchis encore, avant de recevoir ce don fatal; car, une fois accordé , tu defireras peut - être , & defireras en vain, qu'il te foit óté. Que puis je avoir k craindre , répondit Nourjahad , en poffédant des richeffes infinies, & 1'immor' talitr' ? Tes propre? paffions, dit le génie. Donnemoi (eulement, reprit Nourjahad, Ie pouvoir de les latiüaire pluncment, & je me foumettrai  2Ö§ Nourjahad, a tous les maux qui en peuvent réfulter. Tes defirs vont étre remplis, s'écria le génie d'un air mécontent. La liqueur de cette fiole fe procurera 1'immortalité , & demain matin tu te trouveras plus riche que tous les monarques des Indes. Nourjahad tendit promptement fes mains pour recevoir un flacon d'or, enrichi de pierreries , que le génie tira de deffous fon manteau. Arrête, s'écria-t-il, apprendsa quelle condition tupeux recevoir le don extraordinaire que je fuis prés de t'accorder. Sache donc que ton exiftence durera autant que celle de ce globe fublunaire; mais il n'eft pas en mon pouvoir de te laifter jouir de la vie pendant tout ce tems. Nourjahad étoit prêt a 1'interrompre pour le prier de s'expliquer, lorfqu'il le prévint en continuant ainfi : Ta vie, ajouta-t-il, fera fréquemment interrompue par des efpcces de morts paffagères: c'eft-adire de longs fommeils. Sans doute, reprit Nourjahad. La nature, privée de ce baume fouverain , tomberoit en défaillance. Vous ne m'entendez pas, s'écria le génie; je ne parle point du repos ordinaire que la nature exige : le fommeil auquel vous ferez affujetti en de certains tems, durera des mois, des années, peut-être un fiècle entier. Cela eft eflrayant, répliqua Nourjahad,avec une émotionqui lui fit oubiier le refpect qu'il devoit i la préfence de fon    Histoire Oriëntale. 26$ génie qui, le voyant irréfolu, ajouta: Faitesbien vos rcflexions, & ne prenez point de réfolution téméraiie dont vous puifliez vous repentir. Si la conftitution humaine, reprit Nourjahad, exige pour le foutien de ce court efpace de vie qui lui eft accordé , une portion conftante & réguliere de fommeil, qui prend au moins un tiers de fon exiftence, ma vie étant fi prolongée aud-ela des bornes ordinaires , peut exiger de plus longs repos, pour maintenir mon corps en fanté & en vigueur ; ainfi , je me foumets a cette loi ; car enfin, que font trente ou cinquante ans en comparaifon de 1'éternité? Vous vous trompez, reprit le génie , & quoique votre raifonnement ne foit pas inconféquent, il ne touche pas a la vraie caufe de ces conditions myfterieufes qui vous font impofées : fachez qu'eiies dépenden* enticrement de vous. Si vous fuivez les fentiers de Ia vertu , vos jours feront remplis de féücité fans être trcublés par aucun mal ■ mais fi, au contraire , vous faites un mauvais ufage des biens qui vous font accordés, & que vous vous plongiez dans 1'iniquitc, vous cn ferez quelquefois puni par Ia privation totale de vos facultcs. Oh ! reprit Nourjahad, je fuis fur de ne jamais m'attirer cette punitim ; car <|tio'qv:e j'aie le projet de goüter tous les phiiirs dc la v:c, ou je connois mal mon re cceur, ou je puis répondre de ne coi - netare de  270 Nourjahad, crime volontaire. Le génie foupira. Daignez donc, continua Nourjahad, daignez , je vous en conjure , efprit adorable & bienfaifant, remplir votre promeffe, & nepasrne tenir plus long-tems en fulpens. En difant ces mots, il avanca une feconde fois lamain pour recevoir la fiole d'or que le génie lui laiffa prendre. Refpirez , lui dit-il cette effence , afin que les efprits qu'elle contient montent a votre cerveau. Nourjahad ouvrit ce flacon , dont il fortit au même i'nffant une vapeur d'une odeur exquife, & en mémetèms fi pénétrante, qu'elle lui caufa aux yeux une cuifibn qui 1'obligea de les tenir fermés en la refpirant. II ne demeura pas long-tems dans cette fituation ; car 1'efprit fubtil s'étant promptement évaporé, il ouvrit les yeux ; mais le génie étoit difparu , & il fe trouva dans 1'obfcurité. S'il n'eüt pas tenu dans les mains la fiole qui contenoit cette liqueur précieufe,il auroit pu prendre tout cela pour un réve ; mais une preuve fi palpable de ce qui lui étoit arrivé, ne lui laiflant aucun lieu d'en douter,il rendit graces a fon génie, fe flattant d'en être entendu, quoiqu'il fut redevenu invifible; & ayant mis fous fon chevet le flacon d'or, il fe rendormit, 1'efprit rempli des idéés les plus délicleufes. Le foleil étoit au méridien lorfqu'il fe réveilla le lendemain ; & la vifion de la nuit précédente s'offrant a fa mémoire , il fortit précipitarnment  Histoire Oriëntale. 271 de fon lit; mais quelle fut fa furprife & quels furent fes tranfports en voyant raccompiiffement de la promeffe du génie ! Sa chambre étoit entourée de grandes urnes d'airain poli, dont quelques - unes étoient remplies de diferentes' monnoies d'or, d'autres étoient pleines de lingots d'or , & le refte de pierreries précieufes d'une groffeur & d'un éclat prodigieux. Enchanté, tranfporté a cette vue, il examina avidement tous fes tréfors ; & regardant chacune de ces urnes 1'une après 1'autre , il trouva dans un de ces vafes un papier fur lequel étaient écrits ces mots : « J'ai rempli ma promeffe , Nourjahad. Tes 53 jours ferontinnombrables & tes richefles iné« puifables ; cependant, je ne puis t'exempter des rrtaux auxquels tous les enfans d'Adam « font fujets. Je ne faurois te préferver des » artifices des envieux ni de leur rapacité : ta 55 prudence doit te fervir de garde. II y a-dans 3> ton jardin une cave fouterreine oü tu peux « -cacher ton tréfor. J'en ai marqué la place , » & tu le trouveras aifément. Adieu, ma miffioa » eft finie >j. Et tu t'en es bien acquitté, 6 magnifique & bienfaifant génie , s'écria Nourjahad ! Je te rends graces encore pour cet avis falutaire : j-e ferois , en vérité, un fou , fi je n'avois pas affez de prudence pour me mettre a couvert de 1'envie  5.72 Nourjahad, & de la rapacité. Je préviendrai les effets de 1'une en te cachant, précieux tréfor , fource de toute ma félicité, dans un lieu oü aucun mortel ne pourra te découvrir; & pour 1'autre , ma bonté émouffera fon aiguillon. Rends-toi heureux, Nourjahad , & dans 1'excès des délices, moque-toi de la colère impuiffante de Schemzeddin. II fe hata de defcendre dans fon jardin pour y chercher cette cave , qu'il n'eut pas de peine a trouver. Dans un coin a 1'écart, étoient les ruines d'un petit temple , qui jadis, avant que la religton de Mahomet s'établit en Perfe, avoit été dédié aux idoles des gentils. Les veftiges de ce petit monument étoient fi précieux, qu'on les avoit laiffé fubfifter comme un ornement dans la place qu'ils occupoient. II étoit élevé fur un monticule , fuivant la coutume des idolatres, & entouré d'arbres épais. Sur une branche d'un de ces arbres, Nourjahad apperqut une écharpe de taffetas blanc , a laquelle étoit attachée une groffe clef d'acier poli. La curiofité de Nourjahad fut promptement fatisfaite, en trouvant la porte que devoit ouvrir cette clef: elle étoit placée dans le mur intérieur du temple, fous 1'endroit qui probablement avoit fervi d'autel. II defcendit quelques degrés , & fe trouva dans une caverne affez fpacieufe oü le jour entroit a peine. En ayant fait  SÏistoire Oriëntale, 273 feit Ie tour, il Ia jugea alfez grande pour contenir fes tréfors» II ne fe niit pas en peïne d'examiner fi fon ge'nie avoit pre'paré tout exprès pour lui cette caverne, ou fi elle avoit anciennement fervi a quelqu'autre ufage; mais, ravi d'avoir trouve un lieu fi fur pour y dépofer fa richeffe, il retourna dans fa maifon , & ayant donné fes ordres pour qu'on ne laiflat entrer perfonne, ils'enferma dans fa chambre le refte du jour, afin d'y réfléchir fans interruption fur fon bonheur, & de former des plans de vie délicieufe pour tous les fiècles a venir» Tant que Nourjahad fut riche feuïement en fpéculatipn , .il fe crut re'ellement capable de tenir la parole qu'il avoit donne'e au ge'nie, de contenter fes defirs fans fe plonger- dans Ie. crime , & de faire cohfifter la plus grande partie de fon bonheur dans 1'emploi noble & géne'reux de fa richeöe. Mais il s'appercut bientöt que fon cceur 1'avoit trompé, & qu'il y a une grande différence entre la poffeftion imaginaire & Ia poffeffion afluelle des richeffes. II fe trouva comme abforbé dans l'amour de lui-méme, &c devint égoïfte au point de ne fonger a rien qua fatisfaire fes fantaifies. Etendu fur un canapé' , il fe difoit a lui-même : Mon caractère me porte a ne prendre aucune peine, ainfi je n'afTome XXXIII, S  2>74 Nourjahad, pirerai jamais a de grands emplois. Quand je pourrois être fultan de Perfe, je ne le voudrois pas ; car, qu'eft-ce que cela ajouteroit a mon bonheur? Rien du tout; cela ne ferviroit qua troubler mon repos par mille foins, mille foucis, dont je fuis exempt dans ma fituation préfente. Et quels font les plaifirs réels de la vie t qui ne foient pas aujourd'hui en mon pouvoir ? J'aurai une maifon magnifique a la ville , & d'au. tres a la campagne , avec des parcs & des jardins délicieux. Que m'importe qu'elles ne foient pas décorées du nom de palais, & d'y être fervi par des efclaves, & non par des princes? Je n'en ferai, fans doute, que mieux fervi. Mais il y a trois genres de plaifirs dans lefquels je veux furpaffer mon maitre; dans les beautés de mon ferrail, la délicateffe de ma table , & 1'excellence de mes muficiens. Dans le premier, furtout, je prétends furpafier Salomon lui-même. Je ferai chercher dans les quatre parties de la terre les femmes de la plus exquife beauté. L'art & la nature unïront leurs efforts pour fournir a 1'abondance 8c a 1'élégante variété de mes repas ; je ne prendrai point pour exemple la froide tempérance du fultan. Rien ne m'obüge de me ménager, n'ayant point a craindre la mort, ni probablement les indigeftions. A ce mot, il s'arrêta, en réfléchiffant qu'il n'avoit pas de-  Histoire Oriëntale. 2jf nandéaif génie de le préferver des attaques de Ia douleur ou de la maladie ; au moins, ditflf je ne ferai pas affoibli par 1'age, & c»la peut-être eft auffi compris dans le don. Mais qu'importe? puifque je ne faurois mourir, un peu de douleur palTagère me fera mieux goüter h plaifir de la fanté. Enfuite, ajouta-t-il, je veux puir des charges de la mufique dans toute leur perfeéhon. Je ferai venir de tous les pays, les plus habiles muficiens & mufieiennes, dont les talens dans la mufique inftrumentale & vocale feront les plus célèbres. Que me manquera-t-il donc pour rendre mon bonheur complet ? & qui pourroit jamais defirer de changer une telle exiftence pour une autre dont nous n'avons paS la moindre idéé? II fit ici une paufe. Mais n'y a-t-il pas, continua-t-il, d'autres chofes qu'0„ appelle des plaifirs intellectuels ? J'en ai entendu parler a Schemzeddin, & il me femble que quand ,'étois pauvre, je me les figurois affez agréables. Ils peuvent avoir leurs charmes, & il faut les faire entrer dans notre plan. Je ferai certa.nement beaucoup de bien j d'ailleurs, j'aurai toujours dans ma maifon une douzaine de beaux efprits & de favans pour m'amufer de leur converfation a mesheures de loifir j quand je ferai las de cepays-ci, je choifirai quelques compagnons pour fafe avec moi Je tour de Ia S ij  a-j6 Nourjahad, terre. II n'y a pas un feul lieu du monde habitable qui ne contienne quelque chofe digne de ma curiofité \ je ferai une plus longue réfidence dans les villes qui me plairont le plus : & par ce moyen , je palTerai aifément deux ou trois fiècles, avant d'avoir épuifé la variété de mes projets : après quoi il faudra bien me contenter des jouiffances locales qui fe trouveront dans mon chemin. II s'amufa de femblables idéés en attendant 1'heure oir/es efclaves feroient retirés, ayant réfolu de choifir cet infcant pour enterrer fon tréfor. II avoit effayë de foulever toutes ces urnes les unes après les autres ; il trouva celles qui contenoient 1'or fi pefantes , qu'il lui fut impoflible de les enlever. II n'eut pas de peine a emporter celles qui contenoient les pierreries. Ainfi dès que tout fon monde fut endormi , il fe chargea de ces agréables fardeaux. II mit 1'or monnoyé en différens petits facs pour fa dépenfe courante, & vint ï bout en bien des voyages de porter tout le refte a fa cave , ou ayant tout mis en füreté, il fe retira dans fon appartement, & fe coucha.'üurant les trois jours fui vans , fes idéés furent fi confufes & fi embarraffées, qu'il ne favolt auquel de ces plans il' devoit donner la préférence. Satisfait d'avoir en fon pouvoir les moyens, il négügeoit les fins pour lefquelles il  HrsToiRE Oriëntale. 277 les avoit defirés. Commencerai-je, difoit - il , par acheter ou faire batir un palais magnifique ? Enverrai je des émiffaires pour chercher les plus belles femmes qui exiftent; & d'autres en même tems pour me faire venir les plus habiles muficiens ? En attendant, ma maifon peut être montée fur un ton convenable a la grandeur dans l.aquelle je me propofe de vivre. Je vais prendre un grand nombre de domefliques, & principalement douze des meilleurs cuifiniers de Perfe , afin que dès-a-préfent ma table puilFe être mieux fervie que celle du fultan ; mais je vais être ac~ cablé d'une multitude d'embarras ; il faut que je trouve quelqu'un qui, fans me donner aucune peine , fe charge de veiller a mes affaires domeftiques. II s'occupa tellement de toutes ces idéés, qu'il oublia d'aller faire fa cour a Schemzeddin , fans tirer de fes richeffes d'autre plaifir que celui d'y fonger. II paffoit les jours entiers feul, tantöt approuvant, tantöt rejettant les fyftêmes de bonheur qui fe formoient dans fa tête. Cependant le fultan offenfé de ce qu'il s'abfentoit ainfi, fans lui en faire la moindre excufe, fur-tout après la froideur de leur dernière entrevue , fut fi choqué de fa conduite, qu'il lui envoya un de fes officiers pour lui interdire fa préfence , &. lui défendre de paroïtre a la cour. Dites-lui cependant, ajouta-t-il, que je n'ai pas Siij  278 Nourjahad, oublié mon ancienneamitié pour lui, au point de vouloir le laiffer manquer du néceffaire ; ainfi je lui donne la maifon qu'il occupe, & j'y ajoute une penfion de mille pièces d'or. Faites-le fouvenir qu'elle doit lui fuffire pour fe procurer les douceurs d'une vie réglée. Le fultan jugea a propos de lui rappeller fes propres paroles. Nourjahad recut ce meffage avec la plus grande indifférence, mais fans ofer faire voir aucun manque de refped. Dites a monfeigneur le fultan, dit-il , que je n'aurois pas été fi long-tems fans me profterner a fes pieds, fi je n'avois été obligé de partir a la hate pour aller chez un parent qui demeure a quelques lieues d'Ormus , & qui, dans fes derniers momens, a fouhaité de me voir. II eft mort très-riche, & m'a fait fon héritier, Ainfi mon royal maitre peut accorder les mille pièces a quelqu'un qui en ait plus befoin que moi. Maiheureux que je fuis d'avoir perdu les bonnes graces de mon prince ! j'aceepte avec bien de la reconnoiffance la maifon que fa bonté me donne , & elle me fera fouvenir tous les jours que Schemzeddin ne détefte pas abfolument fon efclave. En difant ces mots, il préfenta k 1'officier un beau diamant, qu'il tira de fon doigt, en le priant de 1'accepter comme une marqué de fa confidération pour lui, & de fa foumiffion aux volontés du fultan.  Histoire Oriëntale. 270 La vraie raifon qu'avoit eue Nourjahad pour accepter la maifon, étoit qu'ayant enterré fon tréfor dans le jardin , il penfoit qu'il ne pourroit 1'en öter, fans beaucoup de difficulté, & fans courir les rifques d'être découvert. Ainfi dans fa réponle , il avoit été obligé de recourir deux fois au menfonge, en conféquence de fon choix téméraire & pernicieux. La maifon que le fultan lui avoit donnée étoit belle & commode , & il jugea qu'en la meublant magnifiquement, & en y faifant quelques augmentations, elle pourroit lui fuffire pour fa réfidence a la vüle ; & comme c'étoit un don royal, i! étoit fur de n'être point troublé dans fa poffeflion. .Hl-. '. 1'l . ,.;n Zt l CTTj.i 'j "v T* »'.ïV nOi II ne fongeoit alors a rien qu'a donner 1'effor a toutes fjs fantailies , & a fe livrer a tous les excès que fes paffions ou fon imagination pouvoient lui fuggérer. Comme il étoit d'un caractère indolent, il remit le foin de fes plaifirs entre les mains d'un homme qu'il avoit pris depuis peu a fon fervice. Cet homme s'appelloit Hafem. II avoit du bon fens & de 1'aöivité ; aufli Nourjahad le jugea t-il trés propre a remplir fes vues: c'eft pourquoi il lui donna le foin de régler fa maifon , & lenomma fon intendant. Par les foins d'Hafem qui, en cette occafion , fit connoïtre Vexcelicnce de fon goüt, fa maifon fut bientö: S iv  zSo Nourjahad, remplie de tout ce qui pouvoit charmer les fens & captiver Fimagmation. Des meubies & des habits magnifiques, des équipages fomptueux , & un grand nombre de valets & de chevaux, fatisfirent pleinement fa vanité. Par les foins d'Hafem, fon férail fut remplides plus belles efclaves de toutes les nations, qu'il fit venir a grands frais. Sa table fut couverte des productions les plus rares de chaque pays. II eut une troupe choifie des plus fameux muficïens. Hafem porta fon attention jufqu'a lui choifir pour demeurer dans fa maifon un certain nombre de beaux efpriis & de favans, en toutes fovtes d'arts & de fciences. Ils devoient fervir a fon inftruction & a fon amufement dans fes heures de loifir ou de réflexions, au cas qu'il en put trouver quelquesunes, Le Voila donc parvenu au comble de la féticité humaine ; car pour rendre fon bonheur complet , il avoit choifi parmi les beautés de fon ferrail, une jeune fille fi charmante & fi accomplie, qu'il lui donna 1'entière poffeffion de fon cceur; & la préférant a toutes fes autres femmes , il paffoit les jours entiers dans fon appartement. II fut égale'ment chéri de cette belle , appellée Mandahe ; félicité' rare pour les maris orientaux ; & ayant befoin d'ouvrir fon cceur a une perfonne fur la tendrefle& la fidélité d e laquelle il put  Histoire Oriëntale. 281 Compter , il lui découvrit le nierveilleux fecret de fa fortune. II avoit fouvent fouhaité d'en parler, & n'avoit encore ofé fe confier a perfon-* ne. S'e'tant de'barraffé de cette efpèce de pcids importun , il ne lui reftoit pas le moindre fujet d'inquiétude. II fe livra fans aucune réferve a tous les genres de plaifir, & fe plongeant dans un torrent de délices, il oubüa fes devoirs envers Dieu , & négligea toutes les loix de fon Prophéte. II devint pareffeux & effémine', & fi fon orgueil ne 1'eütpas engagé a étaler aux yeux du public fon fafte & fa magnificence , aucun autre motif ne 1'eüt fait fortir de chez lui. II avoit déja paffe trois mois a jouir fans interruprfbn de tout ce qui pouvoit flatter fes paffions , lorfqu'un matin, comme il fe préparoit a partir pour-aller voir une belle maifon de campagne , dontHafem lui avoit parlé, & qu'il fe propofoit d'acheter, en casqu'elle répondit a fa defcription, il fut arrêté par un meffager de la part du fultan i c'étoit le méme qui étoit déja ve« nu lui défendre de paroïtre ala cour. Je fuis trèsfaché, monfeigneur, dit-il, en entrantdansl'appartement de Nourjahad , d'être une feconde fois porteurde mauvaifes nouvelles; maisSchemzeddin-ayant apnris le fafte & la magnificence extraordinaire dans bquelle vous vivez , qui, a la vérité, égale celle du fultan lui-méme,  2.$2 Nourjahad, voudroit favoir d'ou voustirez cette richefle; &. i! m'a commandé de vous amener en fa préfence, pour que vous lui en rendiez compte. Nourjahad fut très-effrayé de cet ordre imprévu ; mais comme il lui eut été impoffible d'y rélifter, il fe vit forcé d'accompagner cet officier au palais. II y entra en ti emblant, craignant de dire quelque fauffeté a fon maïtre, & craignant encore d'avantage de lui avouerla vérité. II étoit dans cette inquiétude quand 1'officier le quitta pour informer le fultan de fon arrivée; & peu de tems après, il fut admis en fa préfence. Pourquoi, Nourjahad, ditle fultan, ton imprudence attire-t-elle fur toi les yeux d# toute ma cour ?Les repréfentations qu'on m'a faites fur 1'excès de tapompe& de ton luxe , m'obligent a m'informer d'ou peuvent venir des richeffes qui paroiffent immenfes. Qui étoit ce parent qui te les a laiffées , & en quoi confiftent- elles ? Quoique Nourjahad eut fait de fon mieux, pour préparer des réponfes a toutes les queftions auxquelles il devoit naturellement s'attendre, néanmoins il fut confondu, & ne put articuler aucune des fables qu'il avoit inventées: il héfita , & changea de couleur deux ou trois fois. Schemzeddin voyant fon embarras : Je m'appergois, dit-il, qu'il y a quelque myftère dans  Histoire Oriëntale. 283 cette affaire, que tu n'as pas envie de me découvrir. Faffe le ciel que tu n'aies point employé de mauvais moyens pour acquérir la gram^ richeffe qu'on dit que tu poffédes ! Confeffe la vérité, & garde-toi bien de vouloir tromper ton prince. Nourjahad épouvanté, tomba aux pieds du fultan. Si, monfeigneur, dit-il, veut me faire la grace de m'écouter patiemment, & pardonner Ia préfomption de fon efclave, je lui découvrirai des prodiges qui le fui prendront lui- même , & je ne dirai rien que l'exa&e vérité. Le fultan fe tourna froidement vers lui; mais paroiffant attendre une explication, ii 1'encouragea a continuer. Nourjahad lui fit une relation fidelle de la vifion qu'il avoit eue, & de toutes les conféquences de cet événement miraculeux. Schemzeddin lui laiffa finir fa narration fans 1'interrompre ; mais au lieu de donner aucune marqué de furprife, ou de paroïtre ajouterfoi a ce qu'il lui lui difoit, le fixant avec des regards pleins d mdignation : Miférable audacieux, s'écria-t-il ! comment as-tu ofé préfumer affez de ma patience, pour infulter mon difcernement par un récit d'une fable auffi ridicule ? Va-t-en débiter tes contes aux fous & aux enfans; mais garde-toi d'outrager ton fouverain par de femblables faufletés.  284 Nourjahad, Quoique Nourjahad füt épouvanté de la colère' du fultan , ne'anraoins il perfifta dans fa declara- tion , conSrmant tout ce qu'il avoit dit, par les fermens les plus folemnels. Le fultan lui ordonna de fe taire. Tu es fou, lui dit-il: je m'appercois que les richeffes que. tu as acquifes, n'importe par quel moyen, t'ont tourné la eervelle ; &je fuis plus que jamais convaincu de la baffeffe de ton ame, puifque 1'opulence t'a perverti le, jugement au point de vouloir en impofer a ton maïtre, & de lui donner pour des vérités les chimères de ton imagination dérégle'e. Tu en feras bien puni; car avec 1'extravagance de ta conduite , peu de tems fuffira pour diffiper ce que ton ami t'a laiffé ; & quand tu te verras réduit a ton premier état, tu feras empreffé d'impïoref ma bonté, pour avoir ce que tu as refufé dernièrement avec tant d'arrogance. Va, maiheureux Nourjahad , continua-t-il d'un ton de voix un peu adouci, le fouvenir demon ancienne amitié pour toi, ne me permet pas de te laiffer devenir la viftirne de ta propre folie. S'il étoit public que tu t'es efforcé par des menfonges d'abufer de la crédulité de ton fouverain, tu trouverois que cette immortalité fi vantée , ne feroit pasa 1'épreuve de la mort, que pour le maintien de fa dignité, il feroit obligé de te laifler foufftk comme un vil impofteur. Va-t:en donc ,  Htstoire Oriëntale. 28/ continua t-il, retire toi dans ta maifon ; & fi tu nes pas tout-a-ra.it abandonné, efforce-toi par une conduite fage & réguliere, d'expier tes oifenfes envers le ciel, & envers ton fouverain ; mais je t'ordonne , en purjition de ton crime , de ne pas fortir de ton logis fans ma permifïïon , fous peine d'une prifon plus longue & plus rigoureufe. Nourjahad fut frappé comme de la foudre a cette fentence inattendue, & il lui fut impofïïble de répliquer. Le fultan ayant ordonné qu'on ik venir fon capitaine des gardes , lui remitfon prjfónnier entfe les mains, en lui difant, que s'il laiffo'it cchapper Nourjahad, fa tëte lui en répondoit. Nourjahad, plein de dépit & de reltentiment, fut reconduit a fa maifon , dont Tl eut le chagrin de voir les avenues remplies de gardes, conformément aux ordres donnés par le fultan. II fe retira dans fon cabinet, & s'y enferma pour fe livrer a fes triftes réflexions. Ce fut*alors, pour la première fois, qu'il fe repentit du choix indifcret qu'il avoit fait. Maiheureux que je fuis, s'écrioit-il ! a quoi me ferviront les richeifes & la durée de ma vie, fi je dois être ainfi enfermé dans ma maifon ? N'eut-il pas mieux valu demander au genie de me retabUr dans la faveur dc mon prince ? r> ;hjm-  285 Nourjahad, zeddin m'a toujours aimé , & a'auroit pas rnan- 1 oué de m'élever en richeffes & en dignités ; au moins j'aurois joui de ma liberté qui, a préfent que j'en fuis privé, me paroit un plus grand bien qu'aucun de ceux que je pofléde. Infortuné Nourjahad ! que vont devenir tous tes projets de félicité ? II fut affez foible pour répandre des lar-. mes , & fe livrer au chagrin le refte du jour. Néanmoins fon efprit accoutumé a la difïipation, étoit devenu trop frivole pour que rien put faire fur lui une impreffion durable ; & d'ailleurs il avoit encore trop de reffources pour s'abandonner au défefpoir. II eft vrai, difoit - il , que je fuis privé de ma liberté ; mais n'ai-je pas toujours en ma poffeffion mille genres de plaifirs ? L'incrédule fultan, fatisfait de m'avoir puni, ne s'embarraffera plus de moi, pourvu que je ne tente point de m'échapper : étant fouftrait aux yeux du public, 1'envie ne s'efforcera pas de pénétrer dans ma retraite. Je m'affurerai de la fidélité de mes ferviteurs , par ma libéralité envers eux. Le reffentiment de Schemzeddin ne durera pas ; ou même quand il dureroit autant que lui, qu'eft-ce que fa vie, comme celle de tous les hommes , une chétive portion d'années, en comparaifon de mon immortalité ? Ayant ainfi accommodé fes idéés a fa fituation • préfente, il réfolut, pour fe dédommager de la  Histoire Oriëntale. 287 contrainte qu'il éprouvoit, de felivrer, s'il étoit poffible , encore plus qu'il n'avoit fait, a toutes fortes de voluptés. II donna ordre qu'on préparat pour la nuit un feftin quifurpafsat tous les autres en luxe & en profufion. II voulut que toutes fes femmes, qui étoient en grand nombre, y paruffent ornées de toutes leurs pierredes & de leurs habits les plus magnifiques, nepermettant qu'a Mandane de s'afTeoir & de fouper avec lui. La magnificence de fes appartemens étoit bien augmentéepar une illumination fuperbe d'un millier de flambeaux compofés de réfine odoriférante, quijettoient un éclat qui fembloit le difputer a celui du foleil. Ses chanteurs & fes muficiens eurent ordre de déployer toutes les reffources de leur art, & de lacher de 1'égayer par la magie enchantereffe de 1'harmonie. Nourjahad, vêtu' comme le font les rois de Perfe, étoit affis fous un dais tiffu d'argent, qui avoit été tendu pour cette féte : s'approprianï ainfi toute la pompe d'un monarque oriental, il fe livra tellement a cette illufion , que s'il n'étoit pas encore devenu fou en ce moment, il ne s'en falloit guères. Déja ivre de plaifir, 1'hiftorien'qui écrit fa vie, allure qu'ayant bu avec excès , pour la première fois de fa vie, il s'enivra. Quoi qu'il en foit, il eft certain que, s'étant retiré pour fe mettre au lit, il dormit plus fort  288 Nourjahad, & plus long-tems qu'a 1'ordlnaire : lorfqu'il s'éveilla, ne trouvant plus Mandane a cöté de lui, il appella 1'efclave qui étoit dans fon antichambre, & lui ordonna de la faire venir, fe préparant a lui faire de tendres rep'roches. II appella plufieursfois a haute voix , fans que perfonne lui répondït; & comme il étoit naturellement colère , il ne rit qu'un faut de fon lit jufqu'a fon antichambre. II n'y trouva aucun des efclaves qui avoient coutume de s'y tenir. Irrité de cette négligence , il recommenca d'appeller, par leurs noms, plufieurs de fes domeftiques : a la fin une efclave parut. C'étoit une de celles qui avoient été deftinées a fervir Mandane. Cette efclave ne l'eut pas plutöt appercu , que jettant un grand cri, elle alloit s'enfuir , lorfque Nourjahad, encore tout en colère, la tira brufquement par le bras : ou eft ta maitreffe , dit-il , & d'ou vient la frayeur & 1'étonnement que je tecaufe? Hélas! monfeigneur, répondit 1'efclave, pardonnez ma furprife, qui vient de 1'état oü je vous vois. Nourjahad s'appercevant alors que fa précipitation lui avoit fait oublier de fe vêtir, conclut que cela feul avoit caufé 1'efljpi de la fuivante; & s'éloignant d'eile : Petite fotte, dit-il, va-t-en dire a Mandane que je defire de la voir. Ah ! monfeigneur, reprit cette fille, je defirerois qu'elle fut en  Histoire Oriëntale. 289 en état de venir vous trouver. Comment! qu'eftce que cela fignifie ? J'efpère qu'il n'eft rien arrivé' a ma chère Mandane ; feroit-elle malade ? 11 me femble qu'elle s'eft couchée hier en parfaite fanté. Hier, monfeigneur! reprit 1'efclave, en fecouant la tête. Hé bien ! cria Nourjahad, que veux-tu dire? parle, oü eft ta maitreffe ? Elle eft , ace que j'efpère , dit 1'efclave, allée recevoir la récompenfe de fes bonnes actions. Et elle fe mit a pleurer. O ciel ! s'écria Nourjahad ! ma chère Mandane eft-elle morte ? Elle 1'eft, répliqua la fuivante en redoublant fes pleurs, & jamais je n'aurai une aufli bonne maitrefle. Grand Dieu ! reprit Nourjahad , par quel fatal accident fuis-je privé fi fubitement de cette adorable créature ? Ce n'a pas été fubitement, monfeigneur, dit 1'efclave ; madame eft morte en couches. Ah ! traïtrefle, cria Nourjahad , comment ofes-tu aigrir le chagrin de ton maïtre, en calomniant fa bien-aimée ? Tu fais qu'il n'y a pas plus de trois mois que je 1'ai regue vierga dans mes bras, & tu as 1'audace de venirmefaire un conté ridicule, en me difant qu'elle eft morte en couches ? Monfeigneur, répondit fefclave, il y a plus de trois ans que Mandane eft morte, Miférable , s'écria Nourjahad , prétends-tu me perfuader le contraire de ce que je fais ? En difant cela, il la pinga fi rudementau bras, qu'elle Tome XXX11L , T  aoo Nourjahad, fit un cri. Le bruit qu'elle fit, amena dans la chambre plufieurs domeftiques qui, en voyant Nourjahad, donnèrent tous des marqués de crainte & de furprife. Quelle eft la raKbn de tout ceci? s'écria-t-il en colère. Etes-vous tous ligués contre moi ? Hatez-vous de m'expliquer la caufe de cet étonnement que vous me faites voir. Hafem , qui étoit accouru avec les autres domeftiques , fe chargea de répondre pour tous. II n'eft pas douteux, monfeigneur, dit-il, que vos efclaves n'ayent lieu d'être furpris, en vous voyant, pour ainfi dire , refiufcité d'entre les morts. Mais s'ils font bien étonnés, leur joie , fans doute, eft égale a leur étonnement. Afiurément la mienne eft extréme, de voir mon maitre rendu a fes fidèles ferviteurs , après que nous avons prefque défefpéré dé vous voir jamais ouvrir les yeux. Vous me dites des chofes bien extraordinaires, reprit Nourjahad, un peu interdit de ce qu'il voyoit & entendoit. II fe rappella en cet inftant les conditions auxquelles il avoit regu le don miraculeux que lui avoit fait le génie ; & commenca a foupconner qu'il avoit fouffert un de ceslongs fommeils auxquels il s'étoit lui - méme affujetti. Combien de tems ai-je dormi? dit-il. Quatre ans & vingt jours , répondit Hafem: je dois le favoir ; car je tenois corapte de ces triftes jours  Histoire Oriëntale. zqï exactement, n'ayant prefque pas quitté le chevet de votre lit. Cela peut étre, dit Nourjahad ; j'ai été fujet a ces accidens dès mon enfmce : mais celui-ci a été plus long que les aut;es. II commanda alors a tous fes efclaves de fe redrer, ne gardant avec lui qu Hafem, a qui il vouloit parler. Lorfqüils furent feuls : Dis-moi a préfent, reprit-il , & dis-le moi fincèrement, tout ce que j'ai entendu eft-il vrai ? Mandane eft elle réeliement morte ? II eft trop vrai, répondit Hafem , que Mandane eft morte en couches ; & en mourant, elle m'a laiffé le foin de fon enfant. Mon enfant eft donc vivant, s'écria Nourjahad ? Oui, monfeigneur , dit Hafem, ik vous le verrez touta-l'heure. Mandane, continua-t-il, me fit appelier un peu avant de mourir. Hafem, me ditelle , ayez foin de votre maïtre, le ciel vous le rendra un jour. Conduifez fa maifon avec la méme prudence & la méme régularité que s'il étoit témoin de votre conduite ; car foyez fur que tót ou tard il faudra que vous lui en rendiez compte. Voici les clefs de fes coffres, que j'ai prifes fous fon oreiller. J'ai ménagé jufqu'ici fa fortune avec économie , & maintenu le bon ordre dans fa maifon. Ce foin déformais vous regarde. Nourjahad ne manquera pas de récompenfer votre attention & votre fidélité. II n'eft pas a pro- Jij  2p2 Nourjahad, pos que le monde fache en quel état il eft. Sa vie eft affujettiea une étrange fatalite'. Vous n'avez rien autre chofe a dire, finon qu'il a une maladie de langueur qui le retient au Ut. Ne lailfez approcher perfonne de lui, & on ceffera bientót d'en parler. Voila, dit Hafem, les dernières paroles de ma chère maitreffe. J'ai rempli ponctuellement fes ordres; votre état n'a été connu de perfonne, excepté de vos domeftiques, qui vous font trop attachés pour divulguer ce fecret. Vos femmes ont toujours été foigneufement renfermées dans votre ferrail, & quoiqu'elles murmurent de leur fituation, elles ne manquent pas d'offrir tous les jours pour vous des vceux au ciel. Je vais en cet inftant vous préfenter votre fils -. ce fera une confolation pour vous de voir ce précieux gage de l'amour de Mnndane. En difant ces mots , il s'éloigna, & revint bipntót après, conduifant cet enfant qui étoit beau comme un petit ange. Nourjahad fondit en larmes dès qu'il 1'apperCut, & recommenca fes plaintes fur la perte de fa chère Mandane. II vit que 1'age de 1'enfant s'accordoit a tout ce qu'on lui avoit dit, & fut pleinement convaincu de la vérité de fon infortune. O ciel! s'écrioit-il, en embraffant cet enfant, que ne donnerois-je pas pour que ma chère Mandane put être ici a par tager le plaifir  Histoire Oriëntale. a^y que me font les careffes de cet enfant ! Si je pouvois lui rendre la vie, en retranchant trois fiècles du nombre de mes années, j'y confentirois volontiers ; mais ma félicité feroit trop grande; je dois me foumettre a la deftinée que j'ai moi méme choifie. Prudent Hafem, dit ■ il en remarquant fa furprife, vous devez être étonné de ce que vous venez de m'entendre dire ; mais je vais vous apprendre 1'hiftoire merveilleufe de ma vie. Votre zèle mérite cette confidence; d'ailleurs il eft néceffaire que je confie a quelque perfonne difcrette ce fecret important , puifque j'ai perdu Mandane dont la tendreffe & la fidélité m'étoient connues. Nourjahad apprit a Hafem tout ce qui lui étoit arrivé avec le génie. Seulement il ne lui paria pas de fon tréfor caché, jugeant par fort, propre cceur qu'il pouvoit être dangcreux d'expofer 1'homme le plus vertueux a une pareille tentation : il fe contenta de lui dire que fon génie lui donnoit de 1'or a mefure qu'il en avoit befoin. Hafem 1'écouta avec un air de furprife , & 1'affura qu'après ce qui s'étoit pafte fous fes yeux , il ne doutoit nullement de la vérité de tout ce qu'il venoit d'entendre, quoique cela dut paroitre incroyable. Monfeigneur , dit-il , vous pouvez compter fur mon zèle & fur ma fidélité , tant qu'il vous Tiij  204 Nourjahad, plaira me garder a votre fervice. Ce fera tant que vous vivrez, interrompit Nourjahad, Mais, reprit Hafem, fi un de ces accidens de fommeil duroit beaucoup plus longtems que le dernier dont vous venez de fortirj & qu'il m'arrivat de mourir avant que vous fufliez réveille, qui fait quelles en pourroient être les conféquences ? Cet événement eft fort a craindre, reprit Nourjahad ; a quels dangers ne pourrois-je pas être expofé ? Peut-être a être enterré tout vivant, & réduit a refter plufieurs fiècles dans un horrible fépulchre. Cette idéé me fait frémir, & je me repens prefque d'avoir accepté 1'imrr.ortalité a de pa'eilles conditions. Comme je n'ai aucun avertiffement, ajouta-t il, de 1'inftant oü doit me prendre ce fata! fommeil ; ( car , qui eft ce qui peut-être continuellement en garde contre la violence des paflions? oü eft l'homme affez attentif pour entendre la voix intérieure , dans le tumulte des plaifirs?) comme j'ignore , dis je, en quel tems je dois être condamné a cet état d'infenfibilité, & combien,il doit durer , je ne puis que te conjurer, s'il m'arrivoit d'être furp-is d'un femblable accident durant ta vie , d'obferver la même conduite que tu as tenue ; & fi 1'ange de la mort venoit te vifiter avant que mes fens fuflent délivrés de leurs myftérieufes chaines, ne manque pas de déclarer mon  Histoire Oriëntale. 205" fecret a celui de mes domeftiques que tu jugeras être le plus fidéle & le plus difcret. Comme je ne compte point me féparer de mes domeftiques, a moins que la mort ne me les enlève , & que je les remplacerai toujours par les meilleurs fujets qu'on pourra trouver, je penfe que parmi un fi grand nombre , il s'en trouvera au moins un a qui on puiffe confier mon fecret. Sans doute , monfeigneur, reprit Hafem; Sc par d'aufïï fages mefures, vous ferez toujours en garde contre ce qui peut arriver de pis. Quoique Nourjahad, par cette précaution contre les événemens facheux, eut foulagé fon efprit des craintes dont il étoit agité fur ce qui lui pouvoit arriver pendant ces longs fommeils , cependant il s'en falloit bien qu'il fut content. La perte de Mandane lui déchiroit le cceur. II ne fe plaifoit avec aucune de fes autres femmes. Les charmes fupérieurs de Mandane étoient toujours préfens a fes yeux : la bonne chère & tous les divertiffemens lui étoient devenus infipides, n'étant plus affaifonnés par 1'efprit& les graces de Mandane. Les concerts les plus mélodieux qui avoient coutume de le charmer, ne fervoient qu'a augmenter fa mélancolie : la voix enchantereffe de Mandane ne fe faifoit plus entendre. Enfin , pendant quelque tems, il ne prit plai- Tiv  2pö Nourjahad, fir a rien qu'au babi! innocent & aux careffes de fon petit enfant dont il fe faifoit aimer a force de foins & de tendreffe. Que je fuis maiheureux, mon cher Hafem, difoit-il fouvent! La perte de Mandane empoifonne tous mes plaifirs , & il me femble que je n'envifage 1'avenir qu'avec dégout» Monfeigneur, difoit Hafem , il ne vous eft rien arrivé qui ne foit commun a tous les hommes. Chacun peut naturellement s'attendre a voir mourir quelque perfonne qu'il aime. Mais vous qui êtes miraculeufement doué d'une fi longue vie, vous devez vous attendre a un nombre infini de femblables pertes. Réflexion cruelle! reprit Nourjahad, qui ne me vint pas dans 1'efprit lorfque je fis mon choix. Je favois bien véritablement que je devois voir périr une centaine de géhérations; mais, me difois-je amoi-même, je contracterai infenfiblement de nouvelles liaifons, a mefure que je verrai que les anciennes font prêtes a m'étre enlevées par la main du tems. Ainfi , mon cceur n'éprouvera jamais aucun vüide. Une nouvelle beauté remplira la place de celle dont les charmes commenceront a décliner; ainfi l'amour ne manquera point d'alimens ; & par la méme raifon, les plaifirs de 1'amitié fe fuccederont fans interruption. Je confidérois le monde comme un jardin  'Histoire Oriëntale"* 207 de fleurs qui devoient enchanter mes fens. Les mêmes fleurs ne peuvent pas toujours durer ; mais a celles qui fe fanent, il en fuccède d'autres dont la fraïcheur & la variété égalent celle des premières , & les effacent de la mémoire. Je ne fongeois guères, hélas ! qu'avant Ia fin du printems un cruel oüragan feroit périr ma plus belle fleur. Voudriez-vous, dit Hafem, s'il étoit en votre pouvoir , renoncer aux dons que vous a fait le génie , plutöt que d'être perpétuellement fujet a defemblables infortunes? Non , aflurément ,' répondit Nourjahad ; le tems eft un remède immanquable pour le chagrin ; je me confolerai de celui-ci, & j'en ferai mieux préparé contre le premier aflaut. En effet, Nourjahad tint fa parole , & retourna en peu de tems a fon premier genre de vie. II avoit néanmoins la mortification de fe trouver toujours prifonnier. Hafem lui dit que le fultan ne s'étoit point adouci, & que, fuivant fes ordres , fes gardes entouroient toujours la maifon , & Nourjahad put aifément s'en convaincre , en les voyant de fa fenêtre. II eft étrange, difoit il , que Schemzeddin puifle garder fi long tems fon reffentiment contre moi, d'autant plus qu'il peut avoir reconnu la vérité de tout  2(j$ Nourjahad, ce que je lui avois dit, en apprenant 1'état dans lequel j'ai été pendant quatre ans. Vous oubliez, monfeigneur, dit Hafem , qu'on a gardé fur cela u,n profond fecret, ainfi que 1'avoit recommandé Mandane ; & vos fideles domeifiques n'en ont pas dit un mot a perfonne. Et mes amis, dit Nourjahad, ne font-ils pas venus me vifiter durant cet intervalle ? Ceux que vous appellez vos amis , répondit Hafem , font venus , comme a 1'ordinaire, durant les premiers mois de votre fommeil; muis la porte leur étantrefufée, fous prétexte du dérangement de votre fanté , qui ne vous permettoit pas de les recevoir, ils ont bientót celTé leurs vifites; & n'étant plus attirés par les feftins ni par les fétes, ils ne fe font plus mis en peine de favoir feulement ft vous exittiez. Miférables ingrats! s'écria Nourjahad, je ne veux jamais les revoir. Cependant , c'eft un grand chagrin que de n'avoir point d'amis. Je vous confidère , Hafem , comme un homme d'honneur & rempli de prudence; mais vous êtes mon domeftique, & je ne puis vous traiter fur le pied d'égalité qu'exige 1'amitié. II y a , dit Hafem, un homme qui s'eft montré envers vous fenfible & reconnoiffant; & par-tout oü 1'on rencontre ces deux qualités , on eft fur de les trouver unies a beaucoup d'autres vertus.  Histoire Oriëntale. 205 Oh! nommez-le-moi, dit Nourjahad. C'eft Jamgrad, reprit Hafem , cet officier du fultan , a qui vous fites préfent d'une bague. II n'a pas manqué un feul jour d'envoyer favoir des nouvellas de votre fanté, & fouvent il y eft venu lui-même, en marquant beaucoup de chagrin de 1'état de langueur dans lequel je lui difois que vous étiez réduit; blamant en même-tems la rigueur du fultan a votre égard. Ah ! le digne homme , s'écria Nourjahad ! Tu feras, mon cher Jamgrad , le feul ami de mon cceur. Je renonce ,' dès ce moment, a tous ceux qui m'ont fi lachement oublié. J'aideffein d'écrire aSchemzeddin, ajouta-t il; peut-être fe laiflera-t-il fléchir , & me rendra-t-il ma liberté. J'ai befoin de changer d'habitation , & d'aller dans quelque lieu oü 1 image de Mandane ne vienne pas s'offrir continuellement a ma mémoire. N'étois tu pas en marché , Hafem , pour me procurer une belle maifon de campagne , que je devois aller voir le jour que Jamgrad vint me chercher de la part du fultan? Je me croirois heureux, fi je pouvois m'y retirer. Hélas ! monfeigneur , dit Hafem , il n'eft plus poffibie de faire cette acquifition. Vous pouvez vous rappeller que j'avois conclu avec le propriétaire , fous la condition que vous iiiez la  5oo Nourjahad, voir ce jour la, & que vous approuveriez le marché. Je m'en fouviens bien, dit Nourjahad; mais n'y a-t-i! pas moyen de renouer cette régociation? Non, certainement, réponditHafem : le propriétaire de la maifon en a difpofé depuis long-tems. Cela eft maiheureux , dit Nourjahad; mais nous en trouverons aifément quelqu'autre. Ayez foin d'en chercher quelqu'une, tandis que je m'efforcerai d'émouvoir le fultan en ma faveur. Hafem ne tarda pas a exécuter les ordres de fon maitre. Au bout de trois jours, il lui dit qu'il avoit été voir une maifon de campagne , qui lui paroiffoit furpaffer toutes les defcriptions' du paradis terreftre. Elle n'eft qu'a dix Iieues d'Ormuz, ajouta-t-il : il ne manque rien a la beauté de la maifon & des jardins, & vous aurez le tout pour cinquante mille pièces d'or. Le fultan lui-mémene pofsède pas une retraite aufli délicieufe. Je la veux avoir , 'dit Nourjahad : tenez cette fomme prête ; vous avez les clefs de mes coffres , & ils contiennent bien au-dela. Monfeigneur, répondit Hafem, lorfque vous y avez regardé pour la dernière fois, ils contenoient bien plus que cette fomme; mais vous voudrez bien vous fouvenir qu'il y a déja plus de quatre ans : votre maifon, durant ce  Histoire Oriëntale. 301 tems, a toujours été entretenue ; & quoique j'aie employé la plus grande économie , votre tréfor eft néceflairement dimïnué. Vraiment, je I'avois oublié , reprit Nourjahad; mais je vöus remettrai inceflTamment tout 1'or dont vous pouvez avoir befoin. En conféquence, dès la nuit fuivante, il alla rendre vifite au tréfor enfermé dans la cave du jardin ; & 1'ayant trouvé dans le même état ou il 1'avoit laiffé, il en rapporta une quantité d'or fuffifante pour un tems confidérable, Le defir qu'il avoit de fe livrer de nouveau a tous les plaifirs, ne lui laiffa pas négliger de s'adreffer au fultan, pour tacher d'en obtenir fon rappel, ou du moins 1'adouciffement de fa fentence. II écrivit a Schemzeddin une lettre fort touchante, dans 1'efpérance de vaincre fon incréduüté, & de lui prouver que le fait ex traordinaire qu'il lui avoit raconté étoit la pure vérité. II lui apprit qu'il avoit pafte plus de quatre ans dans un profond fommeil, & ajouta que Sa Majefté pouvoit aifément s'affurer de Ia réalité d'un fait fi étrange, en faifant interroger tous les domeftiques qui en avoient été les témoins, quoiqu'il avouat ne pas fouhaiter la publicité d'un événement auftiextraordinaire. Nourjahad , après cet expediënt, avoit concu de  302 Nourjahad, grandes efpérances d'obtenir fa liberté; mais il fut bien trompé dans fon attente. Jamgrad, au bout de deux jours, lui rapporta la réponfe du fultan par écrit. Nourjahad mit la lettre fur fa tête, en baifa les cachets, les rompit, & lut ce qui fuit : « Je n'ai pas négligé de me faire inftruire de 33 vos a&ions : j'ai été bien aife d'apprendre que 33 depuis quatre ans 1'ordre & la décence ont 33 regné dans votre maifon. Je m'étois flatté 33 que c'étoit une preuve que vous aviez re33 trouvé le fentiment de votre devoir ; mais 33 cette efpérance m'a trompé : car j'ai fu que 33 Nourjahad, détenu par une longue maladie, 33 (caufée fans doute par fon intempérance) 33 n'étoit plus propre a aucun des exces aux3i quels il avoit coutume de fe livrer. 33 J'ai penfé que cet avertilfement du ciel 33 auroit produit fur votre efprit un effet falu»3 taire, & qu'au cas que la fanté vous fut 33 rendue , vous en auriez fait un meilleur 33 ufage. Mais quelle a été mon indignation en 33 apprenant que vous perfifliez dans vos folies 33 & dans vos déréglemens, & que vous conti33 nuez d'abufer de la patience de votre bien3i faiteur & de votre fouverain , en lui débi33 tant les fables les plus abfurdes ! Tout autre  Histoire Oriëntale. 303 » prince vous livreroit a la mort; mais je veux « vous laiffer vivre, afin que , s'il étoit poffible , " vous faifiez pénitence. Je veux bien méme » vous permettre, pour 1'entier rétabliffement " de votre fanté, de vous retirer a cette mai3> fon de campagne; mais, au péril de votre téte, 3» ne préfumez pas d'en fortir fans mon ordre ». Nourjahad s'appercut en ce moment, mais trop tard, qu'il avoit encore eu tort d'effayer de faire croire au fultan une chofe fi incroyable , & qu'il eut mieux valu le laiffer dans 1'opinion oü il étoit, d'après le bruit que fes domeftiques avoient répandu de fa prétendue maladie. Dans quel monde fommes-nous, dit-il a Jamgrad, après avoir Iu cette lettre, fi celui qui doit étre le difpenfateur de la juftice, ferme les oreilles a la vérité, & condamne un homme innocent qui veut la lui faire voir? Mais je ne veux pas vous faire partager la punition qui m'eft impofée pour un crime imaginaire , en exigeant votre croyance fur un fait dont je me fuis inutilement efforcé de convaincre 1'incrédule Schemzeddin. J'ignore, monfeigneur , reprit Jamgrad , ce qui s'eft paffe entre le fultan & vous; mais ce que je fais , c'eft qu'il eft fort courroucé contre vous. Je delirerois de 'tout mon cceur qu'il fut en mon pouvoir d'adoucir fon reflentiment.  304 Nourjahad, Je vous rends graces, mon cher Jamgrad , dit Nourjahad. De tous les hommes que je connois, vous êtes le feul qui ait marqué quelque attachement pour moi. Si 1'amitié d'un homme qui a encouru la difgrace de fon fouverain , eft digne de vous être offerte , je vous offre la mienne, & je vous conjure de m'accorder la votre. La bafle ingratitude que j'ai trouvée chez tous ceux que je regardois comme mes amis, m'a déterminé a rompre tout commerce avec eux : fi vous pouvez venir quelquefois me vifiter dans ma retraite, vous me ferez un fenfible plaifir. Jamgrad le quitta , après lui avoir promis de 1'aller voir aufli fouvent qu'il le pourroit. Quoique Nourjahad fut fort faché de fe voir ainfi confiné, & par ladans 1'impoffibilité d'exécuter un de fes projets favoris , qui étoit de voyager & de faire le tour du monde : cependant il tacha de s'en confoler, en fongeant que ce projet feroit rempli tot ou tard, & qu'il 'ne tiendroit qu'a lui de voyager après la mort de Schemzeddin, & celle de fes defcendans. J'aurois tort, difoit-ii, de perdre mön tems a me chagriner d'une chofe a laquelle je ne puis remédier ; je dois, au contraire , chercher a me confoler en jouiffant de mon mieux de tous les biens qui font a ma difpofition, II  Histoire Oriëntale. 30% Ilordonna k fon intendant de payer comptant le prix de cette belle maifon. Je veux, lui dit-il, aller mceffamment m'y établir, & tacher d'y goüter toutes fortes de plailïrs, afin de me récompenfer de tout le tertis que j'ai perdu par ce cruel accident qui m'eft furvenu bien mal a propos. J'efpère n'en point éprouver de femblable d'ici a cinquante Ou foixante ans au moins, La diligence d'Hafem répondit k 1'impatience de fon maïtre; il prépara tout pour fa re'ceptton k cette maifon de campagne : & ayant envoyé d'avance le ferrail & les domeftiques „ afin d'e'viter 1'e'clat que pouvoit faire un fi grand train , il les fit partir la nuit. J'ai cru. cette précaution néceffaire, dit-il k Nourjahad, pour empêcher vos envieux de faire encore au fultan de malignes repréfentations fur votre compte;' & comme tout le monde dans Ormus croit que vous fortez d'une longue maladie , il faudroit , a mon avis, que vous vous fifliez conduire en litière. Nourjahad qui aimoit beaucoup fes aifes, confentit aifément a cette propofition, & fe fit porter en litière a fa nouvelle habitation. A fon arrive'e , il trouva qu'on. ne lui avoit point exage'ré la beauté de cette demeure. La maifon , ou plutöt le palais.(car on pourroit lui donner. cenom) furpaflbit de beaucoup 1'idée qu'il s'en Tornt xxxiiu y.  %o6 Nourjahad, étoit faite; mais principalement les jardins étoient fi délicieux qu'il en fut enchanté,& ilprotefta que le: céleftes demeures , pre'parées pour la réception des ridèles , ne pouvoient avoir rien de plus enohanteur. Oubliant que ce beau féjour devoit être fa prifon, il ordonna qu'on lui tendït au milieu du jardin un pavillon de brocard, pour y jouir de la fraïcheur des foirées, au doux murmure des eaux , accofnpagné du chant de mille oifeaux qu'on entendoit de tous cótés. Le voila donc encore en polfeffion de tout ce qui peut charmer les lens d'un homme livré aux defrs les plus extravagans de la frénéfie épicurienne : il redevint 1'efclave de fes paffions; il inventa de nouveaux raffinemens de luxe , & fa voluptueufe retraite devint le théatre de tous les plaifirs licencieux. La délicatelfe & la profufion dans laquelle il vivoit, lui firent oublier que parmi fes femblables il y avoit un grand nombre de 'maiheureux qu'il eut pu foulager; & comme il n'avoit prefqu'aucun commerce avec les hommes, excepté avec ceux qui flattoient fes folies , ou qui 'fervoient a fes plaifirs, il devint infenfible a toutes les affe&ions fociales. Il celfa de faire du bien aux pauvres, paree qu'il ne les avoit pas fous les -yeux; & avec un cceur naturellement bienfaifant, il vécut uniquemeot pour lui-même.  Histoire Oriëntale. 307 Entièrement livré aux plaifirs des fens, il perdit Je goüt de tous les autres. Les poëtes & les favans qu'il avoit dans fa maifon", commencèrent a lui pardïtre ennuyeux. II fe moquoit de ia phiiofophie des dernfers, & quand ils elfayoient de 1'amufer par quelques difcours folides ou favans, i! les raiüoit; & enfin trouvant leur focie'té infipide, il les renvoya de chez lui. Les poëtes auroient , fans doute , éprouvé le même fort, s'ils n'eufTent pas eu 1'adreffe de rendre leur art utile a fes inclinations dépravees Ils ne compofoient que des pièces remplies dadulation pour lui ou pour quelques-unes de fes favorites. Ces vers étoient mis en mufiaue & chantés par les plus beJles voix accompagnées du luth. C'étoit ainfi que Nourjahad employoit tout fon tems. Le foleil, tous les jours en felevant, etoit témoin de quelques nouveaux outra-es aux loix de la décÊnce & de la tempérance, aufli bien que l'aftre des nuits. La belle faifon de 1'année étoit préte l finir, lorfque Nourjahad concut le projet le plus extravagant qui foit jamais entré dans la tête d'un homme. Comme les jardins de fon palais étoient dune beauté raviffante, il s'imagina follement qui s étoient femblables aux régions célefies ou les. bons mufulmans font recus après leur y ij  3o8 Nourjahad, mort; 8c afin de rendre la reflemblance plus complette, il voulut que les femmes de fon ïerrail repréfentafient les houris, ces belles vierges qui doivcr^ être la récompenfe des vrais croyans. Lui-même devoit reprélenter Mahomet, 8c la plus belle de fes maitreffes, celle qu'il aimoit le mieux, devoit paroitre fous le nom de Cadiza , la femme favorite du grand prophéte. Cette idee , toute bifarre & profane qu'elle ëtoit, fut promptement adoptée par tous les flatteurs qui 1'entouroient, aucun n'ofant contrarier fa volonté. Ses femmes s'y prêtèrent d'au» tant plus volortüers, qu'elles s'imaginèrent que cela leur procureroit un nouveau genre d'amu'fement. II s'éleva cependant quelques débats entr'elles au fujet des habillemens les plus convenables en cette occafion : comme aucune ne fe rap* pelloit d'avoir lu dans le Koran quelle forte d?habit portoient les houris, il y eut plufieurs de ces femmes qui prétendirent que ces beautés devoient êtrenues. Enfin , après bien des conteftations, il fut arrêté qu'elles auroient des robes de la gaze la plus claire, & des guirlandes de fleurs fur la téte. Nourjahad approuva cette invention, 8c dit a Hafem de préparer cette célefte mafcarade, avec toute la diligence poflibie, Sc de ne rien  Htstoire Oéiénta£e. 30^ ricgliger pour rendre cette fête digne de Mahomet lui-même. Ni I'art, ni Ia de'penfe ne furent épargne's. II donna des ordres pour que les fontaines de fes jardins verfaffent, au lieu d'eau, du vin & du lalt; que les faifons Ment anticipées; qu'on réunit les produdions du printems, de 1'été & dè Pautomriè ; dtififi poi r que les fleurs & les fruits de tou;e efpèce fiflent 1'ornement de ce paradis terreftre. La diligence d'Hafem fut fi grande., que tout fut prét plutöt que Nourjahad ne 1'attendoit. II defcendit dans fes jardins , pour examiner ces merveilleux préparatifs; & trouvant tout a fon gré, il ordonna que fes femmes fe préparaffent a jouer leur röle , en difant, que dès le foir.du même jour, il vouloit leur donner 1'échantillon des plaifirs raviffansqu'elles devoient goüter dans les régions céleftes. II faifoit fort chaud , & Nourjahad s'étant promené long-tems en parcourant ces décorations magnifiques, fe trouva fatigué ; & s'étant retiré dans fon appartement, il s'y jetta fur un fopha, dans 1'intention d'y prendre un peu de repos , afin d'être mieux préparé aux fatigues de la nuit fuivante, ayant ordonné a Hafem & a Cadiza de 1'éveiller avant le coucher du foleil. Cependant il ouvrit les yeux,fans que perfonne ne fut venu leréveiller; & s'appercevant que le jour  3io Nourjahad, étoit prefque fini, il vit que fes ordres avoient été négligés, & fe mit dans une grande colère , foupconnant que fes femmes avoient obtenu d'Hafem de profiter de fon fommeil, pour jouir de plus de liberté qu'elles n'en avoient en fa préfence. Dans fa colère, il réfolut de les faire toutes venir devant lui, & de les renfermer après les avoir févèrement réprimandées, de punir Hafem felon 1'étendue de fa faute, & de différer cette féte jufqu'a ce qu'il' fut plus en humeur de s'enamufer. Impatient 8c méme furieux de cette contradiétion, il frappa du pied fur le plancher. Auffitót un eunuque noir parut a Ia porte : Va-t-en 9 lui dit-il, dire a mes femmes de venir tout afheure ici. L'Efclave fe retira fans répondre; & un inftant après les femmes de fon ferrail entrèrent dans fon appartement. Elles étoient, fuivant 1'ufage, couvertes de leurs voiles ; mais quand elles furent en fa préfence , elles 1'ótèrent. Oh ciel! quelle fut Ia colère & 1'étonnement de Nourjahad, Iorfqu'au lieu des belles houris qu'il s'attendoit de voir , il fe trouva au milieu d'une troupe de vieilles femmes ridées 6c hideufes! La furprife & la rage lui ótèrent pour quelques inftans 1'ufage de Ia parole. Lorfque la première de ces vieilles femmes s'approcha pour  Histoi'ré Oriëntale. 311 ï'embrafler, il larepouiTa rudement, en difant: effroyable créature, d'ou te vient cette hardieffe? Oü font mes efclaves? Oü eft Hafem ? Oü font les femmes de mon ferrail ? Les traitrefles ! elles payeront cher 1'abus qu'elles ont fait de mon indulgence. Les vieilles femmes, aces mots, tombèrent le vifage contre terre, & la première qui s'étoit avancée, voulant parler : fortez d'ici, s'écria Nourjahad ! retirez-vous, miférables ! délivrez mes yeux de votre odieux afpect. Hélas ! monfeigneur , dit la vieilie ! m'avez-vous donc entiérement oubliée ? Le temsn'a-t-il laiffé aucune tracé qui vous rappelle votre chère Cadiza ?• Cadiza ! toi , Cadiza ? Ne m'irrite pas, reprit Nourjahad, ou je jure par Allah, que je tejetterai par les fenêtres. Les vieilles femmes , en . ce moment, jettèrent un cri lamentable. Malheureufes que nous fommes, s'écrièrent-elles en fe frappant la poitrine ! II eut été heureux pour nous de mourir jeunes plutót que de furvivre a 1'affection de notre maïtre ! Que la pefte vous étouffe , dit Nourjahad ; qui diable êtes-vous donc toutes ? Vos maitreffes , s'écrièrent-elles ; les chers objets de votre amour : mais 1'impitoyable main du tems a fait un ficruel ravage fur nos charmes , qu'il n'eft pas étonnantque vous nous méconnoifïiez. V i*  3i2 Nourjahad, Nourjahad commenca de foupconner qu'il avoit été furpris par un fecond accès de fommeil. Dites-moi donc, reprit-il, combien de tems ai-je dormi? Quarante ans & onze mois, répondit celle qui fe nommoit Cadiza. Tu mens, j'en fuis fur, dit Nourjahad ; car il me femble que c'étoit hier que j'ai ordonné a Cadiza (& tu prétendsl'être) de m'éveiller a une certaine heure , pour aller dans mon jardin jouir du fpeóiacle magnifique qu'on m'y avoit préparé. Je m'en fouviens , dit Cadiza, & nous vos fidelles efclaves, nous devions jouer le rêle des belles houris. Hélas ! hélas ! nous ne fommes plus propres a repréfenter ces vierges céleftes! .Toi & tes compagnes, reprit Nourjahad, me paroilTent plutót fakes pour repréfenter les furies, 'Je te répéte qu'il n'y a feulement pas vingt-quatre heures que je me fuis endormi. Cela peut vous paroïtre ainfi, répondit Cadiza ; ayant tout-a-fait perdu 1'ufage de vos fens, vous n'avez pas pu mefurer le tems qui s'eft écoulé ; mais il eft certain que vous avez dormi tout le tems que je vous ai dit. Nourjahad fe mit a examiner les figures de toutes les femmes les unes après les autres, & les trouvant totalement différentes de ce qu'elles étoient, il jura qu'il ne croyoit pas un mot de  Histoire Oriëntale. 313 tout ce qüon venoit de lui dire. Toi, Cadiza ! dit-il, cette jolie brune dont le fourire étoit enchanteur ; il faut avouer que tu lui relfembles prodigieufemsnt! Je fuis pourtant cette belle , reprit-elie, & je puis vous en convaincre par un figne remarquable que je porte fur le fein, & qui m'eft demeuré, quoique toute ma perfonne foit fi fort changée. En difant ces mots, elle fe découvrit la poitrine, fur laquelle étoit un bouton de rofe deffiné par la nature ; ce qui lui avoit paru autrefois une beauté , & avoit fait le fujet d'un fonnet amoureux, dans le tems que le fein de Ia belle Cadiza étoit aufli blanc & auffi. doux que 1'albatre. Convaincu par cette preuve , que ces femmes étoient réellement ce qu'elles prétendoient être, Nourjahad ne put cacher fon chagrin. Par le temple de la Mecque, dit-il, ce génie n'eft pas plus indulgent qu'il n'avoit promis del'être, & je commence a foupconner que ce pourroit bien être un efprit malin, fans quoi il ne prendroit pas plaifir a me perfécuter pour rien. Ah ! monfeigneur , dit Cadiza, je n'ignore pas les étranges événemens de votre vie, Hafem m'en a confié !e fecret avant de mourir. Hafem eft donc mort, s'écria Nourjahad? Oui, monfeigneur, répondit Cadiza, de même que  3*4 • Nourjahad, Ie fidéle Jamgrad. Qu'eft devenu mon fils, dlf Nourjahad?j'efpère qu'il n'a pas fubi le méme fort. Cela feroit a fouhaker, répondit Cadiza ; car il y a vingt-cinq ans qu'il s'eft enfui d'avec le gouverneur è qui le fage Hafem avoit confié fon éducation ; & s'étant inutilement efforcé de 1'engager a vous enterrer, afin de répandre le bruit de votre mort, & de s'emparer de toutes vos richeftes, voyant , qu'il ne pouvoic exécuter ce barbare defTein , il a forcé votre coffre-fort ; & s'étant faifi de tout ce qu'il a pu trouver, il s'eft enfui, & on n'en a eu auCune nouvelle depuis ce tems-la. Ingrate vipère ! s'écria Nourjahad ; & toi , cruel génie, quel plaifir prends-tu a empoifonner ma vie par tes dons funeftes ? Si vos femmes & moi, ajouta Cadiza, n'avions pas confenti a donner toutes nos pierrenes a Hafem pour les vendre , depuis long-tems nous n'aurions pas eu de quoi fubfifter ; car votre indigne fils a emporté tout votre argent. Mais Hafem a tout conduit avec le même foin , & la même régularité que fi vous eufïiez été éveillé, & cet honnête homme n'eft mort que depuis quelques jours. Et Schemzeddin vit-il encore, reprit Nourjahab ? Oui, répondit Cadiza ; mais courbé fous Ie poids de lage & des infirmités,il eft devenu  Histoire Oriëntale. 31/ 3e fi mauvaife humeur que perfonne n'ofe lui parler : il eft méme quelquefois fi fantafque èc fi bifarre , qüon prétend que fa tête s'affoiblit. II n'eft pas impoffible qu'il radote , dit Nourjahad ; car il a plus de foixante - dix ans. Le génie a cet égard m'a tenu fidèlement fa parole ; car je fuis a-peu prés du même age , & je me fens toute la vigueur de Ia jeuneffe. Mais je ne lui en ai pas grande obligation , quand d'ailleurs il me fait perdre une fi grande partie de ma vie. Monfeigneur, dit Cadiza, il y a une circonftance qui doit en quelque facon vous confoler de la perte de votre tems. Vous favez que, par 1'ordre févère du fultan , vous étiez condamné a ne pas fortir de votre maifon ; & quoique cet état fut adouci par tous les plaifirs dont vous étiez environné , cependant la répétition des mémes objets durant unfi grand nombre d'années, vous auroit fans doute ennuyé, & la contrainte de cette efpèce de prifon, vous eut peut-etre mis au défefpoïr ; ainfi, quoique vous accufiez de cruauté votre bon génie, je crois qu'il a plutöt marqué beaucoup d'indulgence , en vous ótant pendant un fi grand nombre d'années la connoifiance de votre infortune; car j'ai fu d'Hafem, que le fultan n'a jamais Voulu confentk a vous rendre votre liberté1.  gi<5 . Nourjahad', Tu viens de faire une obfervation très-füftéi reprit Nourjahad, & j'en fens toute la ve'rité. Sage Cadiza, ajouta-t-il, ce que tu as perdu en beauté, tu 1'as regagné en prudence, & quoique je ne puiffe plus être amoureux de toi, je veux toujours te garder a mon fervice, & je t'établis la gouvernante de mes efclaves ; car je vais remplir mon ferrail de beautés nouvelles. A 1'égard de ces vieilles créatures, comme je n'imagine pas a quoi elles peuvent être bonnes , je ne veux jamais les revoir. Allez vous-en, leur dit-il; je donnerai des ordres a Cadiza pour ce qui vous concerne. Nourjahad étant refté feul, commenca a réfléchir fur fa fituation. Que je fuis maiheureux, dit-il, de me trouver ainfi privé de tout ce qui m'étoit cher ! mes deux fidèles amis , Hafem & Jamgrad, toutes les beautés naiflantes de mon ferrail, qui raviflbient mes yeux ; mais fur-tout mon fils dont I'ingratitude me blelfe plus fenfiblement que toutes mes autres pertes ; & ce génie févère qui préfide fur mes jours pour les remplir d'amertume ! Cependant, pourquoi blamerois-je mon protecteur pour cela?Lesmcmes malheuu auroient pu m'arriver , fi ma vie eut été affujettie aux loix communes de la nature. J'aurois été expofé a perdre mes amis, & peut-être d'une mahière aufli foudaine & auffi  Histoire Oriëntale. 317 ïrnprévüe que leur mort me le paroït aujourd'hui. Mes femmes devoient néceffakement devenk vieilles, & j'aurois été obligé de les renouveller deux ou trois fois. Mon fils , quand méme je 1'aurois tenu en refpeét, eut pu etre au fond du cceur auffi ingrat & auffi perfide qu'il s'eft montré ; & peut-étre la feule différence qu'il y ait entre moi & d'autres parèns, c'eft que j'ai affez vécu pour voir mon fils fouhaiter ma mort, & s'emparer de mes biens pour en faire un mauvais ufage ; au lieu que d'autres pères, trompés par de belles apparences, defcendent paifiblement au tombeau , & n'en reviennent pas pour effuyer les mêmes outrages. ,' Je vois bien , continua-t-il, qu'on ne peut fe fouftraire aux misères qui font le partage de la vk humaine. Quelle étoit donc ma folie de me foumettre volontakement a dix mille fois plus de maux, que naturellement aucun homme n'en doit attendre ! Arrête , Nourjahad la quoi fervent tes vaines plaintes ? Tuconnoisles conditions de ton exiftence, tu dois néceflairement voir le dépériffement & la diffolution de tout ce qui eft mortel ; prends donc courage, &au lieu d'empoifonner tes jours par des réflexions cruelles, réfous-toi pour 1'avenii* a ne laifler troubler ton repos par aucun événement; mais  3ï8 Nourjahad, a jouir de tous les plaifirs fugitifs, & a te fatisfiiire par leur varie'té : car tu vois qu'il n'y a rien ici-bas de permanent. Comme Nourjahad n'avoit jamais écouté que dans le malheur, la voix de la raifon & de la philofophie, dès qu'il eut trouve cet adouciflement a fa peine, il fit taire fes réflexions comme d'impertinens raifonneurs. II re'folut de ne pas s'arrêter plus long-tems a des ide'es défagréables, & de fe livrer plus que jamais a des plaifirs dans lefquels il croyoit que confiftoit la félicité humaine. II ne fe mit guères en peine de tous ces tréfors que lui avoit vole' fon fils, fachant qu'il avoit un fonds de fiehelfes ine'puifable, fuivant la promeffe de fon génie. II apprit de Cadiza que fa maifon d'Ormus étoit au même état qu'il 1'avoit laiffée, Hafem 1'ayant fait garder par un domeftique prudent & fidéle, dont il étoit auffi für que de lui-même; & de plus, ajouta Cadiza, peu de tems avant fa mort , il a obtenu, par le moyen de Jamgrad, la permillion du fultan pour votre retour dans cette maifon. II fe peut faire , me dit-il, que notre maïtre s'éveille avant la mort de Schemzeddin ; & s'il a envie de quitter cette demeure, il fera bien aife de le pouvoir faire, fans être obligé a de nouvelles follicitations.  Históire Oriëntale. 310 Et le fultan 1'a-t-il accordé, s'e'cria Nourjahad f Oui, répondit Cadiza; mais avec beaucoup de peine : car ayant appris que vous meniez toujours la même vie, & que votre profufion re connoilfoit point de bornes, il a réfolu de vous confiner pour la vie, en vous laiffant feulement le choix d'habiter ce palais, ou votre maifon d'Ormus. Le fot, s'écria Nourjahad ! il ne s'iraagine guères combien fes menaces font impuilfantes, quand il parle de me renfermer pour ma vie : néanmoins je voudrois qu'il fut mort, afin d'être délivré de cette ennuyeufe contrainte : mais cela ne peut pas durer encore long-tems; la fin de fes jours s'approche. En attendant, je veux tacher de 1'oublier, & me prévaloir de la pet» miffion qu'il m'a donnée de retourner aOrmus; car je fuis las de cette folitude, ayant perdu tout ce qui pouvoit me la rendre agréable. Faisenforte, ajouta-t-il, de tout préparer pour mon arrivée : je veux avoir mon ferrail rempü de nouvelles beautés ; fans quoi, ma maifon, quand j'y entrerai, me paroïtra un défert , & je ne faurois comment employer le tems jufqu'au moment oü je dois retrouver ma liberté. Je compte fur ton habileté pour me choifir les femmes les plus capablej de remplir la place de celles que j'ai perdues.  320 No URJAHAB," J'ai pour ami, dit Cadiza , un marchand qui fait commerce de belles efclaves, & il en aunfi grand nombre, qu'il me fera aifé d'en trouver dont les charmes ne pourront manquer de vous plaire. Je lui ferai dire dö venir chez vous, 8c d'amener les plus rares beautés qu'il ait en fa poffelTion, afin que vous les choififfiez vousmérne. A la bonne-heure, reprit Nourjahad ; je te remets le foin de toute ma maifon ; & fi ces filles me plaifent, je les acheterai le prix qu'on en voudra. Le jour de fon départ pourOrmus, plein d'impatience de voir ces belles efclaves qui 1'attendoient, il partit dans un fuperbe équipage ; mais il eut la mortification de voir fon char entouré par une partie des gardes du fultan, qui, le fabre a la main, écartoient tous ceux qui vouloient approcher de lui. Je me palferois volontiers, dit Nourjahad, de cette partie de mon train ; mais il n'y a pas moven de réhfter aux ordres de ce vieux fou de Schemzeddim Ayant été conduit de cette manière jufqu'a fa maifon , les gardes fe placérent a toutes les portes, fuivant 1'ordre qu'ils en avoient recu. Nourjahad trouva chez lui les jeunes efclaves que Cadiza avoit fait venir, ■& qui attendoient fon arrivéei filles étoient magnifiquement vê* tues,  HrsToiRE Oriëntale. 321 tües , & rangées en haie dans une longue galerie par laquelle il devoit paffer. Dès qu'il y entra, le marchand a qui ces femmes appartenoient, leur ordonna d^óter leur voile. Nourjahad les examina 1'une après 1'autre; mais aucune ne lui plut. L'une avoit les traits trop grands , 1'autre les avoit trop petits ; celleci n'avoit pas le teint affez beau , celle-la manquoit de phylionomie ; les unes e'toient trop grandes, les autres n'étoient pas bien proportionnées. Appellez-vous ce!a des beautés, dit Nourjahad avec dédain ? Je ne crois pas avoir jamais vu de plus mauffades créatures. Affurément, monfeigneur, dit le marchand, vous ne penfez pas ce que vous dkes. Ces jeunes filles font eftimées par tous les bons juges comme les beautés les plus parfaites qui ayent jamais paru en Perfe. Le fultan lui-même n'en a point dans fon ferrail qui les égale. Je te répéte, dit Nourjahad, qu'il n'y en a pas la une feule qui vaille a beaucoup prés la moins belle de celles que j'avois autrefois. C'eft: ce que j'ignore, monfeigneur, dit le marchand; mais ce dont je fuis fur, c'eft que je vendrai celles-ci tout ce que je voudrai. Hé bien, tu n'as qu'a les emmener, cria Nourjahad: car je ne les trouve bonnes qu'a être les dernières des efclaves. Tome XXXIIL X  322 Nourjahad, Cadiza, qui étoit préfente , tirant a part Nourjahad , lui dit: monfeigneur, ces filles vous paroiffent moins belles que celles que vous poffédiez jadis ; mais le goüt pour la beauté eft totalement changé depuis ce tems. Vous pouvez être fur qu'on ne vous en trouvera aucunes qui valent mieux que celles-ci. Nous vous plailions beaucoup autrefois moi & mes compagnes: fi nous redevenions telles que vous nous avez vues dans notre jeunefte , on ne nous regarderoit feulement pas : tel eft le changementbifarre de Ia mode. Si cela eft, dit Nourjahad, je ne me foucie pas de fuivre la mode dans mes amours : cependant je me contenterai, quant a préfent, de quelques-unes de ces filles les plusfupportables, jufqu'a ce que j'en puiffe trouver d'autres plus a mon gré. En difant ces mots, il choifit une demi-douzaine de ces jeunes efclaves, & ayant payé au marchand le prix qu'il demandoit, il renvoya le refte. Nourjahad ayant ainfi renouvellé tout fon ferrail, y paffoit les jours entiers, & il trouva que ces filles étoient plus aimables qu'il ne les avoit jugées au premier coup-d'eeil. Ainfi il fe fiatta de retrouver avec les plaifirs des fens, la joie & le contentement du ccear. Mais fon attente  Histoire Oriëntale. 3,23 fut trompée ; il éprouva une fatie'té & une laffitude qui lui rendoient Ia vie ennuyeufe. Entouré de nouveaux objets, il n'en voyoit aucun qui lui bfpirat de l'amour ou de 1'amitié. Le vuide de fon ame lui étoit infupportable. C'eft une cruelle fituation, difoit-il! & durant le cours d'une fi longue vie , combien de tems & Combien de fois ne dois~je pas m'attendre d'y être expafe'IUnami ne me fera pas plutöt devenu cher par une longue expérience de fa tendreffe & de fa fidélité, fans laquelieilme feroit impoffible de 1'eftimer, que ia mort me i'enlevera comme elle m'a déja enlevé Hafem & Jamgrad Combisn verrai-je de beautés moiffonnées0 par lafaulx du tems, ou, ce qui eft auffi trifte, fe faner, & perdre tous leurs attraits ! Je ne vois qu'un moyen de me garandr de ces maux ; c'eft de ne me lier d'amitié avec aucun homme, & ne lafffer captiver mon ame par les charmes d'au cune femme, & fans avoir de paffion, me contenterde la variété des plaifirs; car je fens, par une trifte expérience, que même après un fi grand nombre d'années, Ia feule idéé de Mandane m'infpire plus d'amour, que je n'en ai jamais reffenti dans la pofleffion de toutes les autres femmes. Nourjahad s'efforcoit inutilemcnt d'écarter ces idéés accablantes, & d'en fubftituer de plus Xij  324 Nourjahad, agréables. II ne trouvoit aucune reffource en lui-même, & ne pouvoit réfléchir fur rien dont il put tirer la moindre fatisfaction. Ma vie , difoit-il, reiTemble a un fonge agréable qui s'eft évanoui fans laiffer de réalité , & j'en fuis déja las,quoiqu'en effet, nonobftant mon age avancé, je n'aie joui que trés peu de tems, a compter depuis 1'inftant oü j'ai recu le don de 1'immortalité. II eflaya de fe diftraire par la leéture; mais il ny prenoit point de plaifir. S'il parcouroit les ouvrages des philofophes ou des moralitles; qu'ai-je befoin , difoit-il , de tes froides legons & de tes ennuyeux préceptes ? Tu as écrit pour des hommes foumis comme toi a la loi du trépas • tu leur enfeignes comment ils doivent vivre , s'üs veulent apprendre a mourir. Mais qu'eft-ce que tout cela me fait ? n'étant point fujet a la mort, tes avis ne me font d'aucune utilité. II voulut enfuite lire les poctes ; mals ils ne lui procurèrent aucun amufement. L'habitude 8: 1'excès des plaifirs fenfuels lui avoit fait perdre la fenfation délicate qu'éprouve 1'ame dans la perception des images agréables qui vont 'droit au cceur. II avoit éprouvé 1'illufion auffibien que 1'effence des paflions humaines, & il étoit devenu infenfible au point de n'êtretouché ni  Histoire Oriëntale. 325" par les peintures leSplus pathétiques de la douleur, ni par les plus vives defcriptions de l'amour. Lifant un jour une belle elégie, compoféepar un amant, fur la mort de fa maitreffe : pauvre maiheureux, difoit-il! condamné aun petit nombre de jours, & a un cercle étroit de plaifirs, tu vois toutes chofes avec un microfcope dans ta- petite fphère. Un feul objet te remplit le cceur, & t'infpire les plus vifs tranfports ; tu voudrois immortalifer fes charmes. Comme tu n'efpères point de 1'a remplacer , fa mort te met au défefpoir. Je ne partage ni tes plaifirs ni tes peines. II n'y a que ceux qui font fujets a la méme deftinée, qui peuvent être affectés des mêmes fentimens. Lorfqu'il lifoit la mort des héros & des rois, la deftruétion des cités, & les révolutions des empires ; oh ! combien font bornées, difoit-il, les pitoyables connoiffances d'un hiftorien , qui prend bien de la peine a raffembler les matériaux de quarante ou cinquante ans peut-être, & qui emploie le court efpace de fa vie a une fi vaine recherche ! Comment de femblables ouvrages pourroient-ils exciter ma curiofité, moi qui ferai témoin de mille & mille événemens auffi extraordinaires que ceux-la? Car fans doute les mêmes caufes produiront toujours les mêmes effets dans le vafte cercle de 1'éternité.  3^6 N O U R J A H A B, Les relations des voyageurs , les defcriptions des mceurs & des coutumes de difFérens pays , les livres de géographie, ne Famufoient pas davantage. Je vifiterai moi-même tous ces dif> férens climats, difoit-il, & alors je feraiene'tat de juger fi leurs rapports font exaéts, Tandis qu'il s'efforcoit ainfi de remplir le vuide de fon ame, fon tems fe paffoit dans une efpèce de lolfir infipide. Les voluptueux n'ont point de goüt pour les plaifirs de 1'efprit. II retournoit de tems en tems a fes premiers excès ; mais il n'y trouvoit pas les mêmes délices ; la fatiété fuivoit de prés chaque plaifir; fes efclaves fe tourmentoient inutilement 1'imagination pour lui en procurer de nouveaux. Les raffinemens du luxe étoient épuifés, & lui blafé par Fabondance. II devint fantafque, capricieuX, tyrannique jufqu'a la cruauté. II maltraitoit fes femmes, & battoit fes efclaves; enfin il fembloit ne fe plaire qua tourmenter les autres. En vain la prudente'Cadi'za, qui avoit encore quelque crédit fur lui, effayoit de lui faire fentir 1'énormité de fa conduite. Comment as-tu la hardieffe, difoit-i!, de cenfurer les a&ions de ton maitre ? Envers qui en fuis-je comptable ? Envers Dieu & notre Prophéte , répondit Cadiza, avec une fermere' qui excita la colère de Nourjahad. Tu mens, lui  Histoere Oriëntale. 327 'dit-il ; puifque je fuis exempt de la mort, je ne redoute point le jugement. Qu'ai - je donc a craindre du reffentiment, ou a efpérer de la faveur de ceux que tu as nommés ? Mais • dit Cadiza, n' avëz vous point d'e'gard aux loix de la fociété, ni depitiépour lesfouffrances des créatures vos femblables, que vous faites gémir chaque jour par votre cruauté? Sotte pécore, dit Nourjahad, tu me parles de loix, tandis que je ne fuis lié par aucune ! Les loix religieufes & les loix civiles font tellernent entrelacées, que vous ne pouvez en arracher un fil fans en gater tout le tiflu; & fi je coupe la trame , penfes - tu que j'épargne la chaïne, quand je puis tout faire avec impunité? Le privilege d'immortalité dont je jouis ne me ferviroit a rien, fi les préjugés d'une reli* gion qui ne m'intérefie pas, devoient m'arrêter; & que peuvent me faire les foibles loix humaines ? Elles ne peuvent m'óter la vie. Mais vous étes toujours prifonnier, dit Cadiza. Cela eft vrai, répondit-il ; mais dans cette prifon je me fuis livré aux plus grands délices. La mort de Schemzeddin me rendra inceifamment la liberté ; & comme j'en jouirai pendant bien des fiècles, ce n'eft pas la peine de m'en tourmenter aduellement. J'aurai bientöt la fatisfadion de parcourir tout le globe terreftre. En attendant, X iv  S2S NOUKJAHA®, je te dis que je fuis las de la répétition des mfmes plaifirs ; mes appétits fenfuels font émouffés ; je n'ai point de goüt pour les plaifirs intelle&uels ; ainfi je ne puis trouver d'amufement qua fatisfaire les paffions malfaifantes. Tu nes pas digne de vivre, s'écria Cadiza avec une vivacité dont elle eut lieu de fe repentir ; car Nourjahad , irrité de cette réponfe 9 va-t-en le dire a ton Prophéte, dit-il, tirant un poignard de fa ceinture, & le plongeant dans le corps de cette malheureufe efclave qui tomba è fes pieds baignée dans fon fang. Le cruel Nourjahad, loin d'être ému de ce fpecf acle, s'en éloigna avec indifférence , & fortant de cette chambre, il entra chez fes femmes, auxquelles, avec une joie barbare, il racorrta ce qu'il venoit de faire. Quoiqu'il eut tout a-fait perdu le goüt de fes plaifirs délicats, & méme Ie goüt des fenfualités , il ne laiffoit pas de fe livrer a celles- ci avec excès ; & fachant qu'il ne feroit point puni pour la mort de fon efclave, il ne fe mitplus en peine de Cadiza ; & après avoir paffe la journée dans toute I'extravagance de la débauche, il alla fe coucher. Mais fes yeux s'ouvrirent fur une fcène a laquelle il ne s'attendoit nullement. Lés qu'il fut éveillé , il appercut un homme affis au pied de fon lit, & qui paroiffoit plongé dans le cha-  Histoire Oriëntale. 320 grin, ayant la tête appuyée fur fon bras , & tenant un mouchoir fur fes yeux. Qu'eft ce que cela fignifie, dit Nourjahad ? Me crois - tu mort, & viens-tu déplorer ma perte? Non, monfeigneur, je fais que vous vivez ; mais le fultan eft mort ; nous avons perdu le bon Schemzeddin ! J'en fuis charmé, répliqua Nourjahad ; je vais jouir de ma liberté. Qui eftce qui règne aujourd'hui ? II n'eft pas douteux, monfeigneur , répondit cet homme, que c'eft le prince Schemerzad , le fils ainé de Schemzeddin. Tu déraifonnes, s'écria Nourjahad ; Schemzeddin n'a point de fils. Pardonnez moi, dit cet homme : lafultane Nourmabal eft accouchée de ce prince a la même heure que 1'infortunée Cadiza a péri par votre main. Tu es bien infolent de rappeller cette circonftance , dit Nourjahad ; mais fi cela eft , nous avons fur le tróne un fucceffeur bien jeune. Monfeigneur, répondit 1'hotnme, Schemerzad eft regardé comme le prince le plus fage & le plus accompli qu'on ait jamais vu. Voila qui eft merveilleux, dit Nourjahad en éclatant de rire; un enfant de vingt - quatre heures doit être fans doute fort fage. Mais, monfeigneur, ce prince actuellement a vingt ans. A ces mots, Nourjahad fixa les yeux fur cet homme qu'il n'avoit pas encore regardé, 1'ayant pris pour un de fes efclaves ; & i! s'ap-  330 Nourjahad, pergut que c'étoit un étranger. Vingt-ans ! s'écria-t ■ il; n'eft-ce pas la ce que tu dis 2 Rien n'eft plus certain, dit cet homme. Schemzeddin étoit fi fort avancé en age avant la naiflance de ce prince, qu'il défefpéroit d'avoir des enfans; cependant ce bon prince a eu la fatisfaction de voir fon fils chéri atteindre a lavirilité, &dele voir orné des qualités qui le rendent digne de remplir le tröne de fon père. Quand donc eft mort le vieux fultan, dit Nourjahad ? Ses obsèques ont été célébrées la nuit dernière , répondit 1'homme ; & le peuple d'Ormus n'a pas encore féché fes larmes. II faut donc, reprit Nourjahad, que j'aie dormi pendant vingt ans. Je t'en prie , ajouta-t-il, dis-moi qui tu es : car je ne me rappelle pas de t'avoir jamais vu. Je m'appelle Cozro , répondit 1'étranger , & je fuis le frère de Cadiza, cette efclave fidelle que ta fureur a fait périr. Comment ofes - tu m'en parler encore, s'écria Nourjahad ? Ne crains-tu point que je punifle ta hardielfe en te faifant éprouver le même fort? Je comptepour rien ma vie, répondit Cozro : ayant rempli mon devoir dans ce monde, je fuis fur de trouver ma récompenfe dans ces céleftes demeures, ou 1'avarice, la débauche, la cruauté ni 1'orgueil n'entreront jamais. Frappe donc , Nourjahad, fi tul'ofes, mets-moi en pofleflion d'un  Histoire Oriëntale. 331 bonheur fans fin & fans interruption : & refte ici-bas, pour être la proie du remord & des contradiclions , l'.efclave de paflïons qui ne feront jamais fatisfaites, Sc le jouet perpétuel des viciffitudes de !a fortune ! Nourjahad fut confondu de 1'air intrépioe avec lequel Cozro prononca ces paroles. II frémit d'indignation ; mais il ne put fe réfoudre a tuer un homme fans de'fenfe. Ainfi , diiïimulant fa colère ; je vois, dit-il, que tu as hérité de 1'efprit de ta fceur Cadiza ; mais, réponds-moi; comment es-tu venu ici, & en quel état eft le refte de ma maifon ? Je vais vous le dire, répondit Cozro. Cadiza fe voyant prés de mourir , me fit demander : j'étois alors page d'un emir a la cour de Schemzeddin. Elle me fit mettre k genoux auprès de fon lit, Sc exigea de moi un ferment folemnel de remplir fidclement ce qu'elle alloit me prefcrire , Sc d'en garder le fecret ; elle me conta alors L'hiftoi e de votre vie , Sc me conjura de veiller foigneufement auprès de vous. J'ai pris foin jufqu'ici de fa maifon, me dit-elle, rempliffez ma place , & fakes fi bien que Nourjahad, k fon réveil , ne s'appercoive pas de la perte de 1'infortunee Cadiza. Elle fit venir alors vos principaux efclaves , Sc me donnant en leur préfence les clefs que  332 Nourjahad, vous lui aviez confiées , elle leur recornmanda de m'obéir a 1'avenir comme ils lui avoient obéi. Dites a monfeigneur, me dit-elle, que je lui pardonne la mort que fa cruauté fait fouffrir a une femme qui 1'a aimé jufqu'au dernier moment de fa vie. En difant ces mots, elle expira. J'avois ignoré jufqu'a ce moment , ajouta Cozro , que vous fufliez le meurtrier de ma fceur; mais elle ne fut pas plutöt morte que vos efclaves m'informèrent des circonftances de fa mort. Mon reflentiment contre vous fut proportionsié a 1'énormité de votre crime ; & fi j'euffe été me jetter aux pieds de Schemzeddin pour implorer fa juftice, ni vos richelfes, ni votre immortalité ne vous auroient garanti d'être condamné pour toujours a languir dans un horrible cachot. Eh ! qui t'a empêché de pourfuivre ta vengeance, s'écria Nourjahad, puifque je n'étois pas en état de réfifier ? L'obligation de remplir mon ferment, dit Cozro, & la crainte d'offenfer le Tout-puiffant. A cette réplique , Nourjahad fe fentit frappé d'une vénération fecrète, dont il ne put fe défendre. II garda le filence, tandis que Cozro pourfuivit ainfi : j'obtins permiflion du maitre que je fervois de le quitter , &j'entrai immédiatement dans mon nouvel emploi j mais je trou-  Histoire -Oriëntale. 333 val que j'avois entrepris une tache fort difHcile. Vous vous étiez rendu fi odieux a toutes vos femmes, qu'elles ne confervoïent ni tendreffe ni fidélité pour vous. En dépit de ma vigilance, une licence effrénée régnoit dans votre ferrail ; Sc enfin une nuit, ayant gagné les eunuques qui les gardoient, elles s'enfuirent afec les efclaves qui les avoient aidées a exécuter leur deflein. Pernicieux génie, s'écria Nourjahad ! voili donc les fruits que je recueille de ta fatale indulgence ! Je m'eftbrcai, pourfuivit Cozro, de tenir dans les bornes de leur devoir le refte de vos ferviteurs. Et comment y réufïis-tu, dit Nourjahad? Fort mal, reprit Cozro : ils me déclarèrent tous que rien n'auroit pu les déterminer a refter avec un maitre d'une humeur auffi capricieufe&aufft tyrannique , excepté leluxe Sc lapareffe dans lefquels vous les laifliez vivre ; 8c voyant que je ménageois votre bien avec économie , ils ont quitté votre maifon 1'un après 1'autre. Ni promeffes , ni menaces, n'ont pu empêcher, même vos plus anciens domeftiques, de fuivre 1'exemple des premiers qui avoient déferté; de rnanière que , d'un fi grand nombre de ferviteurs , je fuis le feul qui vous foit refté fidéle, moi qui plus qu'aucun autre avois le droit de vous haïr ! Mais a préfent que je me fuis acquitté de la parol^  334 N O ü R J A H A D, que j'avois donnée, je vous laiffé comme un homme condamne' a errer dans quelque terre inconnue & éloignée 5 pour y chercher de nouveaux affocie's, & a tacher è force d'or d'obtenir les égards que fon propre mérite ne fauroit lui attirer. Oh ! que je fuis maiheureux , s'écria Nourjahad, touché jufqu'au fond de 1'ame de ce qu'il venoit d'entendre ! Quel avantage ai-je retiré jufqu a préfent de ma longue vie, excepté celui de connoïtre par une trifte expérience, 1'ingratitude & la fragilité humaine? Combien tous mes plaifirs ont été fugitifs ! Leur fouvenir meurt dans ma mémoire , comme les couleurs de 1'arcen-ciel fe diffipent fous les yeux de celui qui les regardé, fans en laifferaucune tracé ; tandis que d'autre part chaque afflicrion que j'ai éprouvée a fait fur mon cceur une plaie profonde & durable, que la main même du tems ne pourra jamais guérir. Avez-vous donc, dit Cozro, eu quelques infortunes qui ne foient pas communes a tout le genre humain ? Oh ! reprit Nourjahad, j'ai eu des chagrins innombrables. Je commencois d'être heureux dans la poffeflion de ma chère Mandane, & dans mon fatal fommeil, la mort me 1'a enlevée dans la fieur de la jeuneffe & de !a beauté. J'ai vivement regretté fa perte.  ïïistoiee Oriëntale. 33c Les larmes Sc la trifteffe ont été mon partage pendant bien du tems. Enfin, réfléchifiant que le cliagrin ne pouvoit jamais reffufciter les morts, j'ai cherché a me diffiper & a trouver de la confolation dans la fociété de mes autres femmes , Sc dans les tendres Sc innocentes carelfes d'un enfant que m'avoit laiffé Mandane. La joie Sc la tranquillité font rentrées dans ma maifon ; je me fuis livré a de nouveauxplaifirs, ils m'ont encore échappé ; & dans 1'efpace d'une nuit, c'eft-a-dire, durant un de ces longs acces de fommeil, mon fils dénaturé, oubliant toute tendreffe, m'a volé & s'eft enfui de chez moi. Les deux amis fidèles auXquels j'avois donné toute ma confiance, font morts ; Sc j'ai retrouvé les beautés de mon ferrail, que j'avois laiffées fraïches Sc charmantes comme les fleurs du printems, couvertes de rides & courbées par les infirmités de la vieilleffe. Cependant j'ai encore furmonté ces afHidions, & j'ai pris la réfolution d'être heureux. L'avezvous été, interrompit Cozro ? Non, reprit Nourjahad ; les perfides joies m'ont trompé. Mais j'envifageois 1'avenir avec une forte d'cfpérance, & aujourd'hui j'ouvre les yeux a de nouveaux malheurs. Je me trouve abandonné par ceux dont les fauffes proteftations d'attachernent ra'avoient plongé dans la fécurité, Sc je  336 Nourjahad, me vois femblable a une béte fauvage dans le défert, dont les traces font fuir tous leshumains. Nourjahad ne put terminer ce difcours fans poulTer un gémiffement qui paroifToit lui déchirer le cceur. Comme vous êtes, dit Cozro, exempt de punition dans 1'autre monde , avezvous donc cru pouvoir échapper auffi aux misères de cette vie ? Vous vous êtes trompé. L'être jufte & tout - puiffant, dont vous avez bravé les loix, veut prendre ici bas vengeance de vos crimes, & fi vous voulez réfléchir fur votre vie paffée ( dont je fais 1'hiftoire ) , vous trouverez que tout ces maux dont vous vous plaignez, ont été autant d'avertiffemens pour vous faire rentrer dans votre devoir, & que chacun d'eux a fervi de chatiment immédiat a quelque faute confidérable. j La mort de Mandane fuivit de prés rivrefle dans laquelle vous vous étiez plongé malgré la défenfe de notre Prophéte. Votre bon génie vous en punit par ce long fommeil fuivi d'un facheux réveil. Bien loin de rentrer en vous-même a cette première corredtion , vous vous êtes li/ré de nouveau a 1'intempérance & a toutes fortes d'excès ; non content de fuivre les routes ordinaires du vice, vous avez voulu vous fignaler par un crime dont 1'idée n'a pu vous être fuggérée que par 1'orgueil & la hcence la plus effrénée :  Histoire Oriëntale. 337 erfrénée: vous avez voulu profaner notre fainte religion , en préfumant de tenir la place de notre grand Prophéte , & de faire paffer vos efclaves pour les céieftes vierges du paradis. Vous en avez été puni par une feconde privation des facultés dont vous aviez fait un fi mauvais ufage. Les malheurs dont vous vous trouvates entouré a votre réveil, ne fervirent qu'a exciter votre relTentiment contre le génie qui préfide a votre vie ; & au lieu de fonger è reform er vos mceurs , vous cherchates de nouveaux moyens de mériter la colère du ciel. Vous n'avez pas craint.de fouiller vos mains du fang innocent, & dès le méme foir la main vengereffe du génie" ferma vos yeux, & vouscondamna è vingt ans d'anéantiffement. Jugez donc , continua Cozro , fi une vie qui doit étre un cercle perpétuel de crimes & de dimmens, eft de quelque prix aux yeux d'un homme fage ! Car foyez affuré que, fuivant les décrets immuables de la providence, 1'un eft toujours la fuite néceffaire de 1'autre, & que dans ce monde-ci ou dans 1'autre , le vice trouve fa jufte punition. Hélas ! répondit Nourjahad, tu viens d'éveiller en moi un remord que je n'avois jamais éprouvé jufqu'ici. Je réfléchis avec douleur fur le déteftable ufage que j'ai fait des dons extraor* dinaires qui m'ont été accordés J Tomé XXXUh %  338 Nourjahad, Que puis-je faire, ö Cozro, pour expier les crimes que j'ai commis ? Car quoique je ne redoute point de punition dans 1'autre vie, cependant 1'étincelle du feu divin qui m'anime , m'infpire une telle horreur de mes crimes, que tous les vains délices que ce monde peut m'cffrir, ne fauroient me rendre la paix du cceur, jufqu'a ce que, par une fuite de bonnes aótions, j'aie réparé mes fautes paflées. Si votre réfolution eft fincère , reprit Cozro, vous favez que les. moyens ne vous manqueront pas. Vos richeffes vous mettent en état de répandre vos bienfaits fur le genre humain , & vous y trouverez plus de grandeur & de fatisfa&ion véritables , que n'en peut donner tout le fafte du luxe, & tout ce qu'on croit le plus propre a charmer les fens. Je le veux, répondit Nourjahad ; je vais t'ouvrir tous mes tréfors , vénérable vieillard, & je te charge de me découvrir les objets les plus propres a mériter tes bontés & ta bienveillance. Informe-toi dans Ormus de toutes les families qui font réduites a la misère , & pourvu qu'elles n'ayent pas mérité leur malheur rar une mauvaife conduite, rétablis-les dans la profpérké ; tache de découvrir la retraite de tous les maiheureux innocens & abandonnés, & par  Histoire Oriëntale. 330 de prompts fecours,garantis-les des atteintes de la pauvreté, & des tentatlons du vice 3 fais une exade recherche de tous ceux qui ont des talens qui peuvent les rendre utiles a la fociété; mais qui, privés des avantages de la forrune , font condamnés a 1'obfcurité. Veille a tous leurs befoins, & mets-les en état de remplir les vues de la nature ; découvre le mérite en quelque lieu qu'il foit caché, foit que la défiance de lui-méme le tienne dans 1'obfcurité, ou qu'il foit accablé par 1'adverfité, obfcurci par la malice , ou opprimé par la tyrannie ; tire - le de la pouflière, & fais-le brilier d'une manière éclatante aux yeux du monde. Quelle glorieufe tache, s'écria Cozro ! que je me trouve heureux de devenir l'inltrument des bontés de Nourjahad ! lui-méme va fe trouver plus heureux encore, en voyant 1'accomplilfement de fes bons delfeins. Nous ne devons pas, dit Nourjahad, nous en tenir la. Je veux faire batir des höpitaux pour les vieillards & les infirmes. Ma maifon & ma table feront toujours prétes a recevoir le voyageur fatigué. Aucune aétion vertueufe venue a ma connouTance , ne demeurera fans récompenfe, aucun vice impuni. J'efpère dorénavant , par mon exemple, encouraget les bons, & intimider les méchans, Yrj  340 Nourjahad, Que bénifoit le delf-Jn de votre cceur, dit Cozro, & puiffent les jours de votre vie être remplis de félicité ! Nourjahad, en finiflant cette converfation , fe trouva extrêmement foulagé de 1'inquie'tude & du chagrin qui 1'avoient aecablé auparavant. Mon cceur, dit-il, n'eft plus oppreffé comme il 1'étoit, n'apportons aucun retardement a 1'exécution de notre projet. Je vais vous mener dans 1'endroit oü eft caché mon tréfor, que je n'ai pas encore découvert a perfonne. En difant ces mots, il prit Cozro par la main, & le conduifit dans le fouterrain. Voici, lui dit-il, des richefles dont on ne peut jamais voir la fin ; tu peux voir que je n'ai pas encore confommé le tiers d'une de ces urnes qui contiennent 1'or; quoique j'aie dépenfé avec profufion des fommes immenfes. Voilacinq autres urnes auxquelles je n'ai pas touché. Ces fix que tu vois a main dröite font remplies de linp-ots d'or , & font fans doute égales en valeur a celles d'or monnoyé. [Les fix autres, rangées a gauche , font pleines de pierres précieufes d'un* prix ineftimable.Tout 1'argent qui peut être dans Ormus n'en payeroit pas une poignée. Juge donc , mon ami , fi j'ai befoin de mettre des bornes a ma libéralité. Cozro marqua beaucoup d'étonnement a la  HlSTOIRE .ÖRXENTAIS. 34!: Vue de ces merveilleux tréfors. Si vous vou-, lez m'en croire, dit-il, vous partirez fecrètement d'Ormus, & vous emporterez avec vous toutes vos richeffes.. Vous pourrez en dépofer quelque partie dans chacun des diirérens pays oü vous comptez faire quelque féjour. Par ce moyen vous ferez toujours dans 1'opulence en quelque lieu que vous alliez, & vous ferezplus en état de répandre & de multiplier vos bienfaits. Une trop longue réfidence en cette ville attireroit tot ou tard les obfervations du public curieux ; & un fi grand nombre d'années n'ayant apporté aucun changement a votre perfonne, on vous foupconneroït de magie ; car Ia tradition ne manqueroit pas d'informer la poftérité d'un événement fi étrange. Vous me donnez un fort bon confeil, répliqua Nourjahad, & a préfent que je fuis en liberté , je vais fonger a m'éloigner d'Ormus. Vous m'accompagnerez , mon cher Cozro; votre prudence me fervira de guide, & quand ïa mort viendra vous enlever a mon amitié, je m'efforcerai toujours de fuivre vos fages préceptes. Venez, continua-t-il, je fuis emprelfé de commencer le cours de ma nouvelle vie. Allons tous deux parcourir la ville , afin de tacher d'y trouver les meilleurs moyens d'exercer notre charité. Je ne ferai connu de perfonne ; car il Yiij  342 Nourjahad, ne peut y avoir qu'un petit nombre de mes contemporains qui exiitent aujourd'hui ; & je ne veux pas quitter ma patrie fans y avoir laiffé quelques traces de cette bienfaifance que tu viens de réveiller dans mon cceur. Quelque louable que foit ce defir, dit Cozro, vous devez en ce moment réprimer cette ardeur de bien faire ; car, quoique par la mort de Schemzeddin vous ayez retrofuvé votre liberté, vous ne pouvez pas a préfent fortir de votre maifon. Pourquoi, dit Nourjahad ? qu'y a t-il a préfent qui m'en empêche ? Le jeune fultan, reprit Cozro, fenfiblement affligé de la mort de fon père, & par refpeót pour fa mémoire, a ordonné a tous fes fujets d'obferver un deuil folemnel durant 1'efpace de vingt jours , pendant léfquels les boutiques & tous les lieux publics, excepté les mofquées, doivent être fermés ; perfonne ne doit s'occuper d'affaires d'aucune efpèce, ni fe montrer dans les rues , a 1'exception de ceux qui vont fecourir les malades, & des efclaves qui vont chercher les provifions. Cet édit a été publié hier, & le peuple d'Ormus chérit trop la mémoire de Schemzeddin & la perfonne du fultan actuel, pour n'y pas obéir ponctuellement. Si cela eft, dit Nourjahad , je ne veux pas par mon exemple encou-  Histoire Oriëntale. 343 ragef les autres a manquer a leur de^ipir. Cependant, comme de foulager les pauvres eft une oeuvre méritoire, je ne voudrois pas la différer pendant vingt jours. Combien de gens vertueux peuvent durant ce tems languir dans la misère, d'autant plus que cette de'fenfe fufpendant toute communication, ils doivent être prive's des fecours qu'ils regoivent en d'autres tems ! Mais je penfe , Cozro , que dans ton habit d'efclave, tu peux parcourir la ville fans rien appréhender ; & fi tu parviens dans tes recherches a adoucir les maux de quelques-uns de nos concitoyens, tu feras une meilleure action qu'en te conformant ftrictement a cette apparence de douleur publique , que furement beaucoup de gens blaxnent en fecret. Cozro approuvant ces fentimens, confentit a ce qu'il defiroit ; & prenant une grande bourfe remplie d'or, il partit pour exécuter les or-. dres de Nourjahad. La manière de vivre de Nourjahad étoit totalement changée. II fe levoit a la pointe du jour, & pafloit la matinée dans 1'étude & dans la méditation. Le luxe & 1'intempérance étoient bannis de fa maifon. On fervoit fur fa table les mets les plus fimples, & il évitoit foigneufement les exces du vin. Son fommeil étoit y iv  344 Nourjahad, plus tranquille, & fa fanté plus vigoureufe. Je ne veux plus, difoit-il, me foumettrg a 1'efclavage de la beauté. J'ai vécu pour voir dépérir tout ufi ferrail des plus belles femmes de Perfe , & j'ai éprouvé 1'ingratitude de celles qui leur ont fuccédé. Je ne dois donc plus me livrer a ces perturbatrices de mon repos, dont j'aurai toujours a craindre la perte ou 1'infidélité. Mandane étoit la feule femme qui méritat réellement mon amour : fi je pouvois la retïrer du tombeau, & lui faire partager le privilege dont je jouis, je ne voudrois jamais aimer qu'elle; mais puifque cela eft impoffible, je veux me dévouer aux charmes de la vertu dont elle étoit une image vivante. Tandis que Nourjahad formoit ainfi la réfolution de corriger les erreurs de fa vie paffee, fa vertu n'étoit pas feulement en fpéculation. II ne fe couchoit jamais fans gouter la joie d'avoir fait du bien a quelqu'un. Cozro, qui paffoit les journées a chercher & a fecourir les maiheureux, ne manquoit pas tous les foirs de rendre compte a fon maïtre de fa miffion , & de lui caufer le plaifir qu'on reffent a faire de bonnes adions; plaifir bien doux, qu'il n'avoit pas connu jufqu'a ce moment. Le cceur de Nourjahad étoit rempii de compaffion pour les fouffrances que Cozro lui dépeignoit comme le lot d'une grande  Histoire Oriëntale. 34ƒ partie de fes femblables. A mefure que fa charité & fa bienveillance augmentoient, fon orgueil diminuoit. II reconnoiffoit fon peu de mérite; & s'humiliant devant le Tout puiffant, il lui rendoit graces de 1'avoir mis en état de fecourir les infortunés. II palfa dix-huit jours dans cette heureufe fituauon ; il n'en falloit plus que deux pour que la fin du deuil le mït en liberté de remplir lui même fes bonnes intentions. II étoit feul dans fon appartement, attendant Ie retour de Cozro; 1'heure en étoit déja paffee, .& Nourjahad commencoit a craindre qu'il ne lui fut arrivé quelque rccident; mais il ne s'imaginoit pas qu'un horrible nuage fufpendu fur fa tête étoit prêt a fondre fur lui. Tandis qu'il rêvoit a ce qui pouvoit caufer le retard de Cozro , il entendit frapper a grands coups a fa porte. Elle fut ouverte par un de fes efclaves ; & un homme, qua fon habit il connut être un des officiers du cady, entra brufquement dans fa chambre. Pourquoi, dit-il, avez-vous Ia témérité , au mépris des ordres de notre fouverain, d'envoyer votre émiffaire parcourir toute la ville, dans le tems que vous favez qu'il eft défendu a toutes fortes de perfonnes de fortir de leur maifon , excepté pour les befoins indifpcnfables de la vie, ou en cas de danger imminent. Je fuis bien éloigné , répondit Nourjahad,  54^ NoURJAHAD, de vouloir manquer aux ordres du grand fultan j mais on m'avoit dit que les efclaves avoient la liberté d'aller par-rout pour les affaires de leur maïtre. Et quelle affaire, reprit cet officier, peut obliger ton efclave a traverfer du matin au foir les différens quartiers de la ville ? Nourjahad qui ne fouhaitoit pas.de publier lui-méme fes bonnes actions, héfita a donner une réponfe. Ah ! ah ! cria 1'officier , je vois clairement qu'il y a ici quelque dangereux myftère , & que 1'argent que votre efclave a diftribué a tant de gens , efc pour un fujet tout différent de celui qu'il a allégué. Effectivement, il eft bien vraifemblable qu'un particulier emploie en charités des fommes comme celles que Cozro a reconnu avoir diftribuées depuis quelques jours! Cependant, rien n'eft plus certain, dit Nourjahad; Cozro vous a dit la vérité. C'eft ce qui fe découvrira, répliqua 1'officier d'un ton arrogant. Cozro eft déja en prifon , & j'ai ordre de vous confronter avec lui. Nourjahad , exceffivement troublé a ce difcours , répondit qu'il étoit prêtaiefuivre, & 1'officier 1'emmena au méme inftant. II étoit nuit; ils traversèrent les rues fans rencontrer perfonne, & arrivèrent bientöt a la prifon de Cozro ; c'étoit celle oü 1'on enfermoit ceux qui étoient accufés de trahifon contre 1'état.  Histoire Oriëntale. 347 II trouva dans un donjon 1'infortuné C07.ro. Dès que celui-ci vit entrer fon maitre : Hélas! s'écria-t-il , pourquoi faut-il que je vous voye ici ? Dis-moi plutöt, mon cher Cozro, reprit Nourjahad, quelle étrange fatalité t'a conduit dans ce funefte lieu ? Tout ce que je puis vous dire , répondit Cozro, c'eft qu'en retournant ce (oir a votre logis, j'ai été arrété dans la rue par quelquesuns des foldats qui font la patrouille pour veiller a 1'exécution des ordres du fultan : ils m'ont queftionné fur ce qui m'avoit obligé de fortir. Je leur ai dit que je venois de porter des fecours a de pauvres maiheureux, qui n'avoient pas de quoi avoir du pain. Voila une frivole excufe , répondit 1'un d'eux : vous pouviez bien attendre que le deuil fut fini; néanmoins , fi vous voulez me donner une pièce d'or , je vous laiflerai paffer pour cette fois ; autrement, vous & votre maitre pourrez bien vous repentir d'avoir tranfgreffé les ordres du fultan. Je ne balancai pas , ajouta Cozro, a tirer ma bourfe dans laqueüe il reftoit dix féquins; j'en donnai un au foldat: mais la vue de 1'or ayant excité 1'avidité de ces miférables, ils infiftèrent pour que je partageaffe entr'eux tout qui me reftoit. Je le refufai. La difpute s'échauffant, un de ces foldats me frappa: je lui rendis le coup. Enfin, ils me traïnèrent chez le cady , devant lequel ils m'accusèrent  34^ Nourjahad, d'avoir défobéi a 1'édit du fultan, & d'avoir maltraité fes officiers dans les fonctions de leur devoir. Je ne fus pas feulement écouté dans ma défenfe, ayant quatre témoins contre moi; & j'ai été conduit fur le champ dans cette horrible prifon, oü j'ai appris que le fultan lui-méme veut prendre connoiffance de cette affaire. O ciel ! s'écria Nourjahad; a quels maux la foif de 1'or nous expofe ! Vois, mon ami, dans dans quel malheur tu es plongé par la cupidité fordide de ces viles créatures ! Mais comment as-tu héfité un inftant a leur donner la fomme modique qui te reftoit, pour obtenir ta liberté ?. Je ne me repens pas de ce que j'ai fait, répondit Cozro, & je fouffrirai patiemment, puifque c'eft pour une bonne caufe. Si le fultan eft jufte, reprit Nourjahad, la punition doit tomber uniquement fur moi qui fuis le feul coupable , puifque tu n'as fait qu'exécuter mes ordres. A ces mots, 1'officier qui avoit conduit Nourjahad en prifon , & qui étoit préfent a ce difcours , prit la parole , & s'adreflant a Nourjahad : vous n'avez pas encore été accufé devant le fultan, lui dit-il, & vous êtes encore en état de tirer votre efclave du danger qui le menace. Vous n'avez qu-'a faire un beau préfent au cady, & je me me charge d'empêcher que cette affaire n'aille plus loin. J'y confens de tout mon cceur, reprit vivement Nourjahad;  Histoire Oriëntale. 340 dites-moi la fomme qu'il faut, & vous 1'aurez fur le champ , pourvu que vous me laifliez la liberté d'aller chez moi prendre cet argent; 8c fi vous craignez que je ne veuille m'échapper, vous êtes le maitre de m'accómpagner. C'eft ce que je ne fouffrirai pas, répliqua Cozro : la vie ni la liberté ne doivent point s'acheter k de baftes conditions; ma caufe doit être jugée par Schemerzad; & comme c'eft la caufe de la juftice & de la vérité, mon innocence toute feule la foutiendra. Je ne redoute point ce que la fraude 8c la malice peuvent inventer contre moi. Nourjahad le preffa inutilement d'accepter les conditions qui lui étoient offertes; il fut inflexible a tous les argumens employés pour le perfuader; ainfi Nourjahad fut obligé de s'en défifter ; & Cozro , après avoir paffé tranquillement le refte de la nuit dans un profond fommeil, fans autre lit que le plancher, fut tiré de fa prifon a la pointe du jour, pour être mené devant le fultan. Les réflexions que fit Nourjahad fur la conduite courageufe de Cozro , fervirent k 1'humilier a fes propres yeux. Quelle grandeur d'ame , difoit-il, doit avoir cet homme pour fe mettre ainfi au-deftus de 1'adverfité ! Avec quel mépris il envifage les plus flatteufes efpérances, mifes en balance avec fon intégrité ! Süremcnt ce n'eft pas dans cette vie qu'il place fon bonheiir, puif-  35*0 Nourjahad, qu'il eft fi pret a renoncer aux plaifirs que peuvent lui procurer la fortune & la liberté que je lui ai promifes. Oh ! combien mon efclave eft fupérieur a moi qui fuccomberois a mes craintes, fi je n'étois foutenu par fon exemple! Mais il a (les reffources qui me manquent. Hélas ! pourquoi ai-je renoncé a 1'eïpoir du paradis, pour jouir des plaifirs vains & fugitifs que ce monde trompeur nous accorde ? Je les ai goütés, ils infpirent la fatiété & le dégout. Je n'ai jamais éprouvé de contentement véritable , que dans ces derniers inftans, depuis que j'ai abjuré les folies dans lefquelles je m'étcis plongé; & je fuis acfuellement perfuadé qu'après avoir pafte un trés petit nombre d'années dans tous les divertiftemens dont je n'ai pu jouir pendant ma détention , je me dégoüterai de cette vie , & je ferai des vceux pour arriver en ce lieu , dont on nous dit que le chagrin ne peut approcher. Nourjahad étoit abforbé dans ces réflexions, lorfqu'il en fut tiré par le retour de Cozro. Dès qu'il 1'eüt appercu a la lueur de la lampe qui éclairoit la prifon , il fe fentit confolé par la gaieté de fa contenance qui lui fit juger qu'il n'y avoit rien a craindre. Je viens, dit Cozro en s'approchant de Nourjahad & lui baifantla main , vous dire adieu ; car nous allons étre féparés pour jamais! Cette idéé me fait trouver notre féparatfon cruelle. Si j'avois 1'efpérance de vous  Histoire Oriëntale. j;i revoir dans les demeures céleftes, j'irois a la mort auffi gaiement que je ferme les yeux aux approches du fommeil. O ciel ! s'écria Nourjahad, que viens-tude me dire? Seroit-il poffibleque ta vie fut en danger? Et qu'eft-ce que cette vie a laquelle tu prends tant d'intérêt, reprit Cozro? Notre vie ici bas n'eft qu'un fonge; la feule exiftence réelle eft celle dont les bienheureux jouiffent après leur paffage fur la terre. Sois certain, Nourjahad, que je ne voudrois pas perdie 1'efpoir de la dernière place du paradis, pour 1'empire de la terre , en fuppofant même que mes jours fuflent comme les tiens prolongés a 1'infini, & que je pufte fatisfaire tous mes defirs. Jugez doncfi je dois fentir quelque répugnancea quitter un monde qui n'eft rempli que de traverfes, dé tyrannie & de perfidie; oü 1'on fait paffer la bienfaifanca & la charité fous le nom de trahifon & de fédition ! Quoi ! tu ferois condamné a mourir , dit Nourjahad pale &tremblant, quoique convaincu qu'on ne pouvoit lui faire fubir le même fort! Je le fuis , répondit Cozro : mon crime a été trouvé capital. La feule défobéiffance aux ordres du fultan méritoit un moindre chatiment; mais par la malice de mes accufateurs, mon crime a été tellement aggravé qu'on 1'a jugé digne de mort. Ils m'ont accufé d'aveir diftribué de  3J2 Nourjahad, 1'argent pour de mauvais delfeins, a des perfonnes mal intentionnées contre 1 'état, & d'avoir battu & maltraité jles foldats prépofqs a la garde de la vrlle. En vain ai-je allégué tout ce que mon innocence & la vérité ont pu me fuggérer pour ma défenfe ; mes ennemis, irrités que mon refus leur eut fait perdre la fomme que vous leur aviez offerte, ont foutenu avec ferment leurs accufations, & le févère fultan m'a condamné a la mort. J'ignore quel eft Ie fort qui vous attend ; mais puifque pour votre malheur vous devez vivre éternellement, je vous confeille d'acheter a toute forte de prix votre liberté, plutót que de refter un grand nombre d'années alanguir dans une prifon; car j'imagine que c'eft a quoi vous ferez condamné. Oh ! que ne m'eft-il poffibie de mourir avec toi, dit Nourjahad! maiheureux que je fuis, d'être ainfi privé de tes confeils & de ton amitié, dans le tems oü j'en avois le plus de befoin! Mais pourquoi, mon ami, pourquoifaut-il nous foumettre a la tyrannie du fultan ? Quoique tu fois condamné, on peut encore trouver des moyens de te délivrer. Le géolier de la prifon mettra volontiers un prix a ta liberté; cent mille pièces d'or, s'il les faut pour ta rancon; je me trouverai heureux de pouvoir les donner. Et que deviendrez - vous enfuite , répondit  Histoire Oriëntale. 35*3 répondit Cozro ? J'acheterai au même prix ma liberté, ditNourjahad, & nous nous éloignerons «nfemble d'Ürmuz. En laiffiant ici vos tréfors, s'écria Cozro; car il feroit impoflible de les emporterfanscourirle rifque d'être découverts. Je n'en fais plus aucun cas, dit Nourjahad, ils ne me peuvent procurer aucun bien durable; le feul befoin que j'en aie actuellement, eft pour r-acheter notre liberté; après quoi je n'en conferverai que ce qui m'eft abfolument néceffaire , &c je lailferai tout le refte caché dans le fein de la terre. Puifle ce maiheureux tréfor y refter toujours, & ne jamais devenir pour perfonne un piége auffi funefte qu'il 1'a été pour moi! Loué foit notre faint Prophéte > dit Cozro , qui fait enfin luire la fagefle dans le cceur de Nourjahad. Suivez votre deffein, achetez votre liberté le plutöt qu'il vous fera pofllble; car vous ne fauriez goüter aucune confolation dans cette odieufe prifon; mais ne fongez point a racheter pour Cozro une vie qu'il méprlfe. Je vous répète qu'il n'y a rien en ce monde qui puifle entrer en comparaifon avec la gloire que j'attends dans 1'autre. Pourquoi donc, Nourjahad , voudriez-vous retarder ma félicité, & pour quelques plaifirs paffagers &trompeursme faire rifquer de perdre ces joies inéfables qui font le partage des bienheureux? Tome XXXUL Z  3J4 Nourjahad, L'énergie avec laquelle Cozro prononca ces mots, toucha Nourjahad jufqu'au fond de 1'ame; il éprouva une fainte ardeur qu'il n'avoit jamais reflèntïe; toutes les facultés de fon efprit s'élevèrent au-defTus de ce monde terreftre; il fe fentit comme dégagé des liens du corps, & s'écria avec tranfport: « O ! divin Prophéte, reprends, 33 reprends, je te conjure,le don que je t'avois 35 demandé dans l'ignörance & la préfomption 33 de mon cceur, & que trop tard j'éprouve sa être une malédi&ion , & non un bienfait! Je 3> méprife les richeffes , & j y renonce pour 33 jamais : délivre-moi donc de cette trifte vie; » car il qe peut y avoir de vrai bonheur que S3 celui de te voir face a face, ó Mahomet! dans si les facrés bocages du paradis 3,. En difant ces mots, il fe profterna le vifage contre terre , & y demeura quelque tems en oraifon mentale. Cozro garda un filence refpectueux, tant qu'il fut en cette pbfture. Quand Nourjahad fe leva de terre : Puiffe notre grand Prophéte, dit Cozro , entendre vos prières , & s'il daigne exaucer vos vceux, toutes les faveurs que vous en avez recues jufqu'ici ne font rien en comparaifon de cette dernière. II faut que je vous quitte; on m'a permis de venir feulement pour vous dire adieu : puifle 1'être fuprême vojis accorder votre demande , afin que nous nous re-  HtsToiKE Oriëntale. veyions un jour dans les céleftes demeures. Nourjahad embraffa Cozro qui s'éloigna auffitöt. Livré a lui-méme , Nourjahad fit les plus triftes re'flexions fur fon étrange deftine'e. Sot, fot que j'e'tois, s'écrioit-il tout haut en fe frappant la poitrine , de faire au génie une demande auffi impie, auffi téméraire, d'avoir pu fouhaiter. de renverfer les loix immuables de la nature, pour fatistaire 1'extravagance de mes defirs! Je croyois que la vie de Ihomme étoit trop courte pour jouir de tous les plaifirs que peut procurer la richeffe; mais depuis long tems j'ai reconnu mon erreur. Mon génie tutélaire avoit bien raifon de me dire que je me repentirois trop tard d'avoir recu ce don fatal ! Je m'en repens, en vérité. Mais toi, célefte intelligence , s'il te refte quelque bonté pour un maiheureux eommis k tes foins, defcends , viens encore une fois a moa fecours, & s'il eft poffible, remets-moi dans le premier état auquel j'avois été deftiné par mon créateur; celui d'un pauvre mortel foumis au coup de la mort, & plus fait pour Ia defirer que pour Ia craindre ! A peine eut il prononcé ces derniers mots , que les portes de fa prifon s'ouvrirent fubitement; Ie donjon fut au méme inftant rempli d'une lumière éclatante, & il vit devant lui fon bon génie dans la même fo mé qu'il lui étoit apparu dans fa première vifion, ' Zij  35*ö Nourjahad, Tes prières font exauce'es, homme fragile! dit il: leTrès Hauta vu ton vepentir. Je fuis envoyé par notre Prophete pour reprendie le don qui t'a été funefte, Cependant, réfléchis encore , avant que je prononce 1'arrét irrévocable de ta deftinée; dis, veux-tu bien fincèrement redevenir comme tous les mortels ? Oui, je le veux , répondit Nourjahad ; & je ne m'étonne pas que tu révoques en doute !a fermeté de ma*éfolution ; mais dans ce denier fouhait, je fuis fur d'être inébran'ab'e. Sil eft ainfi, reprit Ie génie, je te rends a ta première deftinée, avec plusce joie que je n'en ai eu a t'accordèr les richeffes & 1'immortalité. Tu n'as rien de plus a faire qu'a te profterner le vifage contre teire. Continue tes ferventes prières, & attends ce qui t'arrivera demain. Nourjahad , fans rien répliquer, fe jetta le vifage contre terre : au même inftant la lumière & le génie difparurent, & le donjon refta dans fa première obfeurité. II continua fes prières jufqu'au foir ; Ie geolier entra alors dans fa prifon pour lui apporter quelques rafraïchiflemens. Le fultan, dit i!, fe propofe de vous examiner demain matin, & je crains fort que votre fentence ne foit aufli rigoureufe que celle qu'a fubi Cozro. Eft-il donc mort, s'écria triftement Nourjahad* Oui, répli-  Histoire Oriëntale. 357 qua Ie geolier , i! y a une heu're que j'ai vu trar.cher fes jo :rs ; il a rècü le coup avec une fermeté li béro'iqüej que vous eufficz dit qu'il jouffoit d'un t.iompht, & non qu'il fouffroit une moit ignominietife. Heüréüx , bêureux Cozro ! s'écria Nourjahad, tu es a préfent hors des atceintes de 1'inforfune, tandis que peut-être je fuis deltiné a mener encore pendant bien des années une vie miférable! Votre vie , dit le geolier, eft, je crois, plus pres de fa fin que vous ne penftz. Le fultan eft entouré de fivoris av des , a qui votre immenfe richeffe fait envie ; & comme il eft public que vous êtes complice du crime de Cozro , vous n'ignorez pas que fi vous étiez condamné a Ia mcrt , tous vos biens feroient confifqués au fultan. J'ai déja entendu dire que la principale raifon de la condamnation de Cozro avoit été qu'elle put fervir de prétexte a la vötre. Néanmoins , ajouta t il, il eft encore tems de prévenir ce danger; fi votre efclave eut été moins plein d'une faufte fécurité, il vivroit aujourd hui hors de toute crainte. II vous refte pour vous le méme moyen de préfervation qui vous a été offert; & fi vous voulez 1'accepter, je me charge d'en courir les rifques , & de vous mettre en liberté cette nuit. Etpenfes tu, dit Nourjahad, qae j'aie affez Z iij  3j8 Nourjahad, peuprofité de 1'exemple de mon digne ami, poor vouloir accepter tes offres ? Si tu es affez vil pour trahir ton devoir a prix d'argent, apprends que Nourjahad ne veut recevoir aucun fervice d'un miférable comme toi. A 1'égard demaricheffe, Ie fultan eft bien le maitre de s'en emparer; j'y renonce de bon cceur, auffi bien qu'a la vie. Vousaurez bientótlieu d'être fatisfait, dit Ie geolier tout en colère ; mais peut- être que demain vous vous repentirez de votre folie , en ' vous voyant condamné a fuivre votre digne ami dans 1'autre monde. Nourjahad ne répondit rien, & le geolier Ie quitta. Nourjahad paffa la nuit dans la méditation & dans Ia prière. Une réfignation parfaite aux deffeins de Ia providence, lui avoit rendu Ia paix de 1'ame ; ainfi il attendit 1'évènement du jour fuivant avec la plus grande tranquillité. Le lendemain matin, Je geolier entra dans fa prifon. Suivez-moi, lui dit-?!, vous allez paroitre devant Ie fultan, qui va vous juger, & vous trouverez en lui un juge rigoureux. Soyez donc la victime de votre propre folie, qui vous a fait orgueil'eufement refufer la vie & la liberté que je vous ai offertes. Marchons, dit Nourjahad; ee n'eft pas a toi qu'il apparrient de cenfurer une conduite dont tu ne connois pas les motifs.  Histoire Oriëntale. II fortit de fa prifon, & on le fit monter dans un char oü étoit le capitaine des gardes du fultan qui attendoit fon prifonnier. Le char étcit entouré de foldats, & de cette manière il fut conduit en Ia préfence du fultan. Schemerzad étoit affis fur un tröne dans la falie de fon palais , oü il avoit coutume de rendre la juftice. II étoit entouré des émirs & des grands officiers de fa cour. Nourjahad parut devant lui les yeux baiffés vers la terre ; & quoiqu'il put être intimidé paria préfence de fon fouverain & d'une fi augufte affemblée , néanmoins la certitude de fon innocence&fa parfaite confiance dans le jugefuprême lui infpiroit une noble affurance. Son maintien étoit modefte & refpectueux, 8: ne découvroit aucun fymptöme de crainte. Le fultan fit figne a toutle monde de s'éloigner, & ne retint auprès de lui qu'un homme affis fur la dernière marche de fon tröne, que Nourjahad crut être fon premier vifir. Qu'as-tu a dire, homme préfomptueux, dit Schemerzad d'un ton de voix févère,pour excufer ta défobéiffance a mon édit ? N'as-tu pas , pendant le tems du deuil, employé ton argent a courir toute la ville, pour répandre avec oftentation tes libéralités déplacées, afin , comme j'en ai été informé, de te concilier 1'affection de mes fujets, pour des deffeins pernicieux a la füreté de Ziv  3e, mon royal maitre, eft mort, vous lui rcflemblez fi r >rt, que je crois que vous etes le fultan Schemzeddin : a votre age il avoit exactement votre taille & vos traits. A ces mots , le fultan éclata de xi e "ne feconde fjis. Et pour qui, dit le vifir en détachant fon turban, & une fauffe barbe qu'il porrjit, pour qui me prends tu? Par Mahomet, s'écria Nourjahad en fe reculant , je te prendrois pour mon ami Hafem , fi je ne favois que ce bon vieillard eft mort il y a plus de vingt ans. Alors le fultan defcendant de fon ti óne , & prenant Nourjahad par la main, il eft tems, lui dit-il, de te détromper, & de t'expliquer le myftère des événemens extraordinaires qui ont égaré tes fens. Apprends donc, Nourjahad , que la vifion de ton génie étoit une pièce de mon invention : tu es déja convaincu par tes propres yeux que cette intelligeoee célefte n'étoit autre que cette jeune perfonne. J'avois en-  3ólS Nourjahad, trepris d'éprouver ton cceur; & p0Ur ceteffet je choifïs cette vierge charmante, dont j'avois ete épns fans avoir pu gagnér fon affeétion. Elle t'avoit vu par fa fenêtre , te promener avec moi dans les jardins du ferrail, & avoit concu pour toi une tendreffe, qu'elle m'avoua franchement, en m'affurant qu'elle n'en pourroit jamais airner d'autre. Quoiqu'elle fut mon efclave, je ne voulus point contraindre fon inclfcation ; mais je lui dis que fi elle vouloit m'aider fidellement dans le deiTein que j'avois formé, je Ia recompenferois en te la donnant. Elle confentit aifément è ma propofition ; & tout étant préparé d'ailleurs , nous imaginames le déguifement fous lequel tu 1'as vue. II ne me fut pas difficile de 1'introduire dans ta chambre par la porte fecrète de mon palais qui communiqué dans ta maifon. Je me tins moi-même a Ia porte de ta chambre après qu'elle y fut entrée; j'entendis tous tes difcours, & j'eus peine a m'empêcher de rire en te voyant recevoir avidement cette eiTence merveilleufe qui devoit te procurer 1'immortalité, &qui, en réalité, n'étoit qu'une drogue foporifique, qui eut un prompt effet fur toi. On faifit cette occafion pour porter dans ta chambre ces urnes que tu as cru contenir des tréfors immenfes & qui n'avoient rien de réel, du moins quant aux pierres & lingots, qui n'étoient que de fauffes  Histoire Oriëntale. 367 plerres , & le plus bas métal que d'habiles oi> févres & lapidaires avoient fu polir, de manière a tromper de plus habiles yeux que les tiens. Enfin tout ce qu'il y avoit de réel, étoit 1'argent monnoyé que j'avois bien voulu facrifier a cette expérienee; & même de la manière dont le tout fut conduit, les plus grandes fommes diffipées par ton luxe, retournoient dans mes coffres. Comme j'imaginois aifément que tant que 1'or monnoyé dureroit, tu n'aurois pas recours aux autres tréfors , je ne craignois point que la fraude fut découverte. 1 Je connoiifois depuis longtems le fouterrein du jardin , & je te Ie fis indiquer par Mandane, comme un lieu fur pour placer tes tréfors. Dès que tu fus en poffefiïon de cette félicité imaginaire, Hafem fe préfenta a toi. Mandane te fut auffi amenée avec d'autres efclaves. II étoit impoffible que fes charmes, joints a l'amour le plus tendre, ne te captivaffent Ie cceur ; mais te livrant bientöt a toutes tes paffions , fans connoïtre aucunes bornes , tu fis voir jufqu'oü peut aller la dépravation du cceur humain quand ïf n'eft pas retenu par les loix divines. Je jugeai qu'il étoit tems de te punir, & de te faire connoïtre la vanité de tous les plaifirs terreftres. Le foir même que tu bus avec excès, on mêla dans ton vin un opiat qui te jetta  368 Nourjahad, dans un profond fommeil , & quoiqu'il ne durat que le .tems d'un fommeil ordinaire, j'en profifitai pour prendre les arrangemens ne'ceffaires k la fuite de mon projet. Je fis éloigner Mandane , en lui promettant de-te la rendre un jourfi je trouvois que tu en fuffes digne. Je jugeai néceffaire de te confiner dans ta maifon, pour éviter que tu ne fuffes vu par d'autres que par tes femmes & tes efclaves , qui étoient dans mon fecret, & quel'efpoir des récompenfes engageoit a me fervir fidèlement dans mon deffein fur toi. II n'y a pas eu unê feule aétion de ta vie dont je n'aie été exaétement informé ; & quand tu triomphas de ton bonheur chimérique, j'avois pitié de ta foibleffe, oujeriois de ton extravagance. Cette maifon de campagne magnifique, dont tu croyois avoir fait 1'acquifition , étoit celle d'un émir que j'avois mis dans mon fecret, & a qui je I'avois empruntée : lui-même, habillé comme un de tes efclaves, s'amufoit quelquefois a être témoin de tes folies. Je ne veux pas te caufer trop de confufion, en te rappellant les excès auxquels tu t'es livré dans cette retraite. Tu n avois pas fans doute oublié ce beau projet de te faire un paradis terreftre. Je crus devoir  Histoire Oriëntale. 369 devoir une feconde fois te punir en t'arrachant a tes plaifirs impies, pour te faire fentir que les crimes ne demeurent pas impunis. Un fecond fommeil, procuré de la même fagon que le premier , & d'une longue durée , me donna le tems de changer totalement la face de tes affaires. Hafem, que tu croyois être mort, refta fecrètement caché dans ta maifon, pour y être le grand relfort qui faifoit mouvoir tous les autres. Tes premières maitrefies furent tirées de ton ferrail; on leur fubftitua ces vieilles femmes , qui fe firent auprès de toi palier pour elles ; fur-tout celle qui fe donnoit pour Cadiza , joua parfaitement fon röle. On eut 1'adrelTe de lui peindre fur la poitrine un bcyaton de rofe tout femblable a celui que ta jeune favorite avoit naturellement, afin de t'aider a te trornper ; a quoi elle réuffit tout au mieux. Je crois, ajouta le fultan , que tu es a préfent convaincu qu'il n'y a eu rien de furnaturel dans les différens événemens de ta vie, & que tu as feulementété la dupe de ta folie cuoidité. Tu dois te fouvenir, qu'étant raffafié de voluptés , ton cceur commenca a s'endurcir ; & dégoüté des plaifirs qui, quoique criminels portent du moins avec eux 1'excufe de la tentation, ton caraétère devint dur & féroce, & tu portas la cruauté jufqu'a percer Ie fein d'une Tome XXXLU. Aa  370 Nourjahad, fidelle efclave, qui te fijfoit des repréfentations; mais heureufement le ciel n'a pas permis qu'elle ait péri par ta main. Vois, Nourjahad, de quoi le cceur humain eft capable quand nous fermons les yeux aux préceptes de notre faint Prophéte. Tu te regardois comme un étre privilégié , dont le bonheur & le malheur dépendoient abfolument de lui-même ; tu n'attendois ni punitions, ni récompenfes dans cet autre monde, dont ton propre choix t'avois exclu. Cette dernière action barbare méritoit un grand chatiment, & pour la troifième fois on te fit accroire que tu avois dormi un grand nombre d'années, durant lefquelles il étoit arrivé dans ta maifon beaucoup d'événemens facheux. Je me déterminai alors a être moi-même témoin oculaire de ta conduite , pour juger s'il reftoit encore dans ton ame quelqu'étincelle de vertu qu'il fut poflible de rallumer. Je me déguifai fous 1'habillement d'un efclaVe, & ayant changé ma figure & ma voix, je me préfentai a toi fous le nom de Cozro. Tu fais quels furent nos difcours dans les premiers inftans de ton réveil, & que je pus voir avec quelle indifférence tu regus la nouvelle de ma mort prétendue. Mais je ne veux point te taxer d'ingratitude ; je perds pour jamais la mémoire de ce fait aufli bien que toutes tes autres fautes.  Histoire Oriëntale. 37 J'ai eu la fatisfactiön de voir que tu devenois en quelque forte un homme nouveau. La bonté naturelie de ton caractère, ta raifon, 1'expérience de la vanité des plaifirs terreftres , jointes au remord que tu ne pouvois t'empécher de fentir de 1'abus que tu venois de faire de ton opulence, éveillèrent en toi un jufte fentiment de ce que tu te devois a toi-méme , & de tes devoirs envers tes femblables. Je remarquai avec joie que tu étois abfolument guéri de cette foif infatiable de plaifirs que tu avois éprouvée, & que tun'eftimois plus les richeffes qu'autant qu'elles te mettoient a portée de faire de bonnes actions. II me reftoit encore une épreuve a faire. Si fon repentir eft fincère, difois-je, & qu'il ait cet héroïfme inféparable de la vraie vertu, il ne craindrapoint la mort; mais au contraire, il la regardera comme 1'unique moyen de parvenir au bonheur préparé pour la meilleure partie de lui-méme 1 bonheur qui, dans fon effence, de méme que dans fa durée , furpafte infiniment tous les plaifirs terreftres. J'ai fait avec fuccès cette épreuve. Tuviens, o Nourjahad, de remporter une glorieufe victoire ! Par ton mépris des richelfes, tu m'as prouvé combien tu les mérites; & par ta réfignation a la mort, tu t'es montré bien digne de vivre.  $J2 NO TTRJAHAD, &C. Dans 1'efpace de quatorze mois, ( car il n'y a pas plus long-tems que j'ai commencé mon épreuve;, je t'ai fait acquérir 1'expérience de quatre fois autant d'années. Si tu avois réellement poffédé ce dont tu croyois jouir, les viciflitudes de ta vie auroient été toutes femblables. Que ce rêve d'exiftence te ferve donc de lecon pour Pavenir. Ne te figure jamais que les richefles puiffent procurer le bonheur ; ni que les plaifirs des fens puiffent fatisfaire le cceur humain : car la partie immortelle de nous-mêmes ne fauroit nous laiffer jouir d'une felicité fans mélange , dans un monde qui n'a pas été créé pour notre demeure permanente. Reprends de ma main ton aimable Mandane, je te la rends pour toujours, & je te rends aufli ma confiance & mon amitié. L'hiftoire nous apprend que de ce moment Nourjahad fut élevé par le fultan aux plus grandes dignités ; que fa fagefle & fa vertu firent la gloire & le bonheur de la Perfe pendant le cours d'une longue & heureufe vie, & que fon nom devint fameux dans tout 1'Orient. Fin du Tome trente-troifième.