4ïo CoRNIGHON *» Au refte Penchantement de la fontaine (car » ce fait commengoit a tranfpirer a Bagota) en »> agiffant li promptement fur Toupette , avoit » prévenu les effets de la paffion du génie pour » elle, il ne lui reftoir que la honte d'une aótion n fi condamnable. Ces confidérations furent encore foutenues par les miniftres des puiffances alliées de la fée, qui ne fe voyoient qu'a regret engagés dans une guerre i laquelle ils n'avoient pas d'intérêt direct. Un de ces princes ( c'étoit Zeprady, il étoit prince de Mirliphipolie) offroit fa médiation. S'il avoit des engagemens avec Selnozoura, d'anciennes liaifons avec le génie promertoient un fuccès favorable a. la négociation dont il vouloit bien fe charger lui - même, pour parvenir a un accommodemenr. La fée étoit au fond trés - raifonnable ; elle comprenoit que les avantages de la guerre ne compenfent jamais exaétement les malheurs qui la fuivent; mais trop haute pour faire d'ellemême les premières démarches , elle accepta avec joie la propofition de Zeprady, & confentit même que, pour difliper enriéremenr les foup^ons du génie fur la caufe de la vieilleffe prématurée de Toupette, ce prince lui révélat dans le plus grand détail, 1'aventure de Pile de la fontaine , dont 1'état décidé de ces pauvres amans  '4r* Cornichon Le génie ne pouvoir s'empêcher de fe reconnoïtre 1'auteur de la guerre qui alloit s'allumer. II n'étoit pas ambitieux. La paffion qui en étoit la feule caufe, étoit celfée faute d'objet. Toupette en 1'état oü elle étoit n'intéreflbit plus que fa pitié. En pareille circonftance, il eft ordinaire que 1'équité naturelle reprenne fes droits ; il prêra 1'oreille aux ouvertures depaixque lui fit Zeprady. II infiftoit a la vérité fur 1'oftenfe qu'il croyoir que la fée, lui avoit faite en jetant Toupette dans 1'état bii elle étoit, pour lui rendre fa pofteflion inurile; il exigeoit qu'on le détrompat a eer égard, comme fi la vériré même de certe fuppofition n'eür pas roujours laifte fubfift.t 1'injure faite auparavant a la'fée par 1'enlévemenr de Touperre. Zeprady voyanr que fa négociarion ne vencontroit que eet obftacle , qu'il lui étoit fi aifé de lever, ne fe mit point en peine de détruire le préjugé du génie par les maximes de droit dont il auroir pu fe préyaloir, & fe hara de lui dire.qu'il pouvoir luifournir un rémoin irréprochable ; que Cornichon n'attendoit que fes palleports pour venir a fa cour, & le convaincre que ce qui étoit arrivé a Touperte , n'avoit aucun rapport a la querelle préfenre. Le génie confenrk a le voir; il arriva , &C le récit qu'il fit de 1'aventure de 1 ile , qu'il ne pouvoit s'empêcher de mêler de fes larmes, en arracha au génie'; cependant il exigea encore fa  et Toupette. 411 erédulké. Depuis plufieurs jours qu'il étoit arrivé , il n'avoit pas pris feulement le foin de s'informer deux. . Nous fommes a fon égard, difoient-ils , dans le plus profond oubh. Et que nous ferviroit de fa part une vaine & impuiffante pirié 1 Hélas! il ne nous refte donc pas même la confolation d'imaginer que nous en foyons fufccptibles. Ces triftes penfées les occupoient un matin (c'étoit celui du jour deftiné a la publicatlon dela paix) lor'fqu'ils appercurent La fée accompaga ' du génie, & 1'un & l'autre de leur 1 qui s'avan-jk.m ver k keu cu ils avoient coutume de fi: raifembl a dans la j:ou,rnée. Cette vihte les furprit ; les occatvc.o.is :-: 1'appareji de ce grand jour, ne femJbloient pas permettteala ici* fesartentionsordinaires po 1 ïu% La; préfence. du génie &c leur cortcge nombrenx, les furprenoir encore davantage. En effet, Selnozoura les avoit préparés a ne la pas voir ce Jour-IA; rrtab I genig venoit de la conjurer avec tant d'inftances de le mener chez ces infortunés, que la fée qui forroit de fon palais , pour voir eilc-n.ëme les préparati^ de la fère qui de voir folemnifer cette joumée , fe vir contrainte de différer ce foin , & ne put lui refufer de fatïsfake un empreffement qui , dans cette circonftance , paroiffoit myftérieux. Quand ils furent prés d'arriver a 1'appartement oü étoient Ddiij  4ü Cornichon Cornichon & Toupette, !e premier fe hata d'allec au-devant de cette ilhritre compagnie', per.dane que To-.perre cherchoit a cacher fa confufion dans 1'endroit le plus obfc-.r de la chambre Les forces de Cornxhon ne répondirent pas a fon emprelfement; il fit une chüte aux pieds de la fée , d< mt il eut un ceil poché. La frayeur qu'en eut Toupette furmonta la répugnance qu'elle avoit afemontrer. Elle courut a lui roureéperdue; mais fes pieds débiles s'embarralfant dans les jambes de Cornichon qui étoit encore aflis a terre, elle tomba fur lui rudemenr, & fa bouche ayant rencontré le front du blelfé, il lui en coura trois dents , qui déja. depuis long rems méditoient de s'échapper de fa bouche, Cet accident toucha la fée jufqu'aux larmes; elle ne put s'empêcher de dire au génie qu'il y avoit de 1'imprudence a venir ainfi furptendre ces pauvres gens; il répondit avec une confiance qui fit croire a la fée qu'il avoit des moyens de les dédommager , qu'il découvriroir: elle ne répliqua pas, Quelques courtifims eurent peine a cacher leur joie. Cornichon & Toupette étoient des favoris; plufieurs d'entr'eux l'avoient éprouvé aux dépens de leur amour-propre. Leur décrépitude prochaine devoit, a la vérité, éloigner bientót ces objets de jaloufie,On voit peu de favoris décrépits; Sé desac «iden§ pareüs a celui qui venoit d'arriver, hatoient  et Toupette. 425 «Pautant le moment de leur retraite; mais ils en voyoient toujouts les indices avec plaifir. Quand on les eut fecourus, Selnozoura propofa au génie de leur lailfer prendre du repos. Ce ne fera pas en vain, madame, répondit-il, que je vous aurai engagée a venir jufqu'ici; une vifite de fimple confolation pouvoit trouver fa place dans des momens moins remplis que ceux de cette journée. Je 1'ai choifie expres pour donner plus d'éclat a la réparation que je vous dois de Ia violence que j'ai exercée fur une perfonne qui vous eft chère , Sc plus de mérite aux adouciflemens que je veux procurer au malheur de ces amans. Siror, pourfuivir-il, que j'ai été guéri des foupcons que j'avois, que la vieillefte de Toupette n'étoit que 1'eftet illufoire de votre dépit contre moi-, le regret fenlible que j'eus de mon procédé , me fit chercher des moyens de le reparer, qui fuflent fatisfaifans pour vous, Sc utileSs aux malheureux dont j'avois fi injuftement empêché 1'union. te récit que m'avoit fait le prince de Mirliphipolie des circonftances de leur aventure , m'avoit convaincu; il eft vrai que je ne pouvois pas moi-mëme rien changer au fonds' de leur fituation, qui étoit 1'ouvrage d'une fée; mais je crus au moins qu'un bon avis pouvant quelquefois tenir lieu d'un fervice , ce que j'ai a dire fuppléeroit en queique manière a. ce que je ne Ddiv  <4H Cornichon fuis faire : yoici ce que c'eft. Vous pouvez vous fouvenir, madame, qu'aux derniers états générau* de la féerie, qui fe tintent devant le tribunal des deftinées pour 1'examen des ceuvres de chaque mtelligence; celles de la fée de la Fontaine fe Crouvèrenc fi conftamment pleines de bonté, qu'on W douta pas qu'elles ne fulfent 1'expreflion naïve de fon caraétère. Le mal qu elle pouvoit quel. quefois produirefut plutót attribué.d une erreur de fa part, qui 1'eftet d'une intention maligne; Sc il fut jugé que, s'il étoit contraire a la dignite* de la féerie de ne lailfer fublifter aucune tracé des «uvL-es des intelligences , il n'étoit pas moins tqnforme aux loix de Ia juftice de difpenfer une fée de voir 1'entière exécution des chofesfacheufes ^.uxquelles elle n'auroit donné lieu que par mé-' prife. On décida donc que, fans tirer a confé.quence pour les autres dont les vues n'étoient jpas fi droites, la fée de la Fontaine auroit la liené de diminuer de moitié le mal qu'elle auroit fait dans les circonftances fufdites, Elle eüt dcs-lors fait ufage de cette grace en faveur d'une parrie des habirans de 111e, fi la Wt qui avoit prévenu ce décret, reconnöifloit quejque pouvoir fupérieur au fjen, Quel bon. Jieur, fi elle eut au moins détruit cette fontaine & précipité dès leur fource fes eaux fataies dans JesgoufFres de la rner-|{le n> pnfrp!}  et Toupette." '415' 'toujours difpofée k faire le bien pour lui même, elle en faifira, fans doute, plus vivement Toe-canon, quand elle lui fera préfentée a titre de juftice. Je me charge donc de 1'inftruire du befoin qu'on a ici de fa préfence, & fi, comme je 1'ai dir, il ne lui eft pas permis de réparer en totalité ie mal qu'elle a fait, elle remettra au moins un de ces deux amans dans 1'état oü il feroit adtuellement fans cette cruelle aventure, & c'eft a. vous, madame, de choifir qui des deux doir jouir de cetre grace. Ces derniers mots du génie , qui furprirent fort la fée, la jetèrent dans une irréfolution qui bannit de fon cceur la joie que les premiers avoient commencé d'y répandre. Ces deux amans tenoient une piace égale dans fon affection ; comment fe réfoudre k prononcer k 1'un des deux qu'il alloit continuer d'être le trifte jouet d'une viciffitude perpétuelle, randis que l'autre rentreroit dans tous les avantages de Ion age. Pendant qu'elle faifoit en filence ces réflexions, le refte de 1'affemblée avoit pris parti. Comment, difoient les hommes, une fée aufli jaloufe de 1'éclat de fa cour , peut-elle balancer un moment k lui rendre par le rajeuniffement de Toupette, fon plusprécieux ornement. La beauté, les graces, font-elles donc fl communes ici, qu'elle puifle négligé? 1'occafion de les voir raffemblées dans  4M> Cornichon cette charmante perfonne. II n'y a pas d'apparence; difoient, au contraire, les femmes, que ce foit 1'incertitude qui ferme la bouche a Selnozoura fur fon choix; il eft déja fair. La préfence des deux perfonnes qui 1'intéreffënt fi fort 1'empêche feulement de fe déclarer encore. II y auroit de Ia cruauté a le faire en préfence de Toupette. Ce délai ne peut s'interpréter autrement. Quelle apparence en effet que la fée facrifiar aux agrémens paffagers de lafigure d'une petite fille , les fervices importans qu'elle a droir d'attendre d'un homme tel que Cornichon, tant a la tête de 1'armée que dans le confeil.On vient de voir avec quel zèle il couroits'expofer aux hazards d'une guerre cruelle, pour venger la gloire de la fée ; & fon efprir prémaruré annonce qu'il ne fera pas moins propre au miniftère politique. Cependant 1'incertitude de la fée ne lui permettant pas de faire un choix, elle prit du tems pour y penfer; &c difant qu'il ne falloit s'occuper en ce jour que des fêtes & des jeux qu'une heureufe paix ramenoit, elle laiffa nos amans; mais elle ne pur s'empêcher de dire a voix baffe a fon oncle, que fon difcours l'avoit préparé a une farisfaétionplus complette; qu'au furplus il ne mettoit dans celle-ci rien du fien, que le feul avis qui regardoit la fée de la Fontaine, ce qui auroir pu fe découvrir fans lui j qu'elle attendoit d'un génie  et Toupette. 417 aufli ingénieux que lui, des fervices moins communs, & qu'elle efpéroit de fon amirié qu'il penferoit a des chofes dont on püt lui avoir une obligation perfonnelle. La-deflus ils arrivèrent dans la grande place ou ils applaudirent aux préparanfs qui avoient été fairs pour donner a la publication de la paix, Sc au renouvellemenr de Talliance enrre les deux états, tous les accompagnemens de grandeur Sc de magnificence , qu'exigeoit un événement fi avantageux aux deux nations. Laiflbns la fée , le génie Sc leur cour, occupés de cerre grande cérémonie, & allons retrouver Toupette & Cornichon dans '/intérieur de leur appartement. Enfin , dit-il avec tranfporr, dès qu'ils fureat libres, enfin, ma chère Toupette , je vais être i portée de vous donner la preuve la plus décifive de mon amour pour vous, puifque vous le verrez dégagé de toutes les circonftances extérieures qui ont coutume de foutenir les amours vulgaires. Oui, randis que rentré dans tous les avantages de mon age, je ferai 1'objet des vceux des plus aimables femmes de la cour, on ne me verra fenfible qu'au plaifir de vous les facrifier. Ce fera dans le tems oü je ferai le plus perfuadé du rerour des graces dont on me flattoit autrefois , que je me plairai a en faire un hommaga éclatant aux rides Sc aux infirmités de votre vieil-  Cornichon leffe. Quelle attention , quels tendres foins n'aurai-je pas de vous ? Quelle joie pure ne devrezvous pas éprouver vous - même de reconnoirre alors que l'iilufiön de la beauté n'entrera pour rien dans 1'hommage que je vous rendrai; il ne pourra fe rapporter qua vos vertus, qua la plus belle ame du monde. Mais quoi! inrerrompit brufquement Toupette, c'eft vous qui comptez jouir exclufivement de la faveur dont le génie vient de nous flatter? & je refterois Je fats, continua-t-elle avec émotion , que les dons de la raifon & de la .vertu , font préférables aux avantages fragiles d'une beauté féduifante ; que les conqnêtes que procurenc les premiers, ont une gloire plus folide que celles de la feconde j je fais enfin qu'une femme de mérire eft aux yeux de la raifon, préférable a une jolie femme qui n'eft que cela. Mais, pourquoi ne me pas faire 1'honneur de me croire capable de réunir ce doublé avanrage ? Pourquoi fi votre róle doit être plus glorieux, ne vous pas donner feulement la peine de vous informer fi je n'aurois pas 1'ambiripn d'y prétendre ? Ah ! Cornichon , dit-elle en v.erfant des larmes, quelle Kumiliation vous mefaites éprouver! Nou, vous ne méritez pas les fentimens que j'ai pour vous j mais la bonne fée eft trop  et Toupette,' '415 équitable pour être de votre avis ; je me repro-the la peine qu'il m'a caufée ; elle eft aufli prémarurée que votre joie. En finilfant ces mots elle entra brufquement dans un cabinet voifin, dont elle tira la porte fur elle. Les inftances que Cornichon lui fit pendant long tems de reparoïrre, auroient été inutiles , fi, 1'heure oü la fée avoit coutume de venir les voir, qui approchoit, ne l'avoit déterminée a fortir de fa retraite après s'être un peu remife de fon trouble , bien réfolue de mertre tout en ceuvre pour détruire le projet de Cornichon.. Oubliezle , ma chère Toupette , lui dit-il, fi-tót qu'elle rentra , ce deflein qui vous alarme, la délicatefle de ma paflion me l'avoit infpiré , la votre en eft bleflèe,n'en parions plus.Refufons, par un mépris commun, un avantage qui n'en eft pas un pour nous & qui caufeaucontrairerant de diverfité dans nos opinions. Soumettons-nous a notre première deftinée , & d'autant plus volontiers, qu'elle aflbrtit pour tout le cours de notre vie , les différenres faifons que nous devons parcourit. Nos ages prefque femblables, en nous faifant éprouver les mêmes hivers, nous feront voir les mêmes prinrems ; les inconvéniens qui ont été capabks de détruire tout un peupie qui ne les prévoyoit pas, & dont nul n'étoit exempt, difparoitront ici, ou ils feront prévus, & répa-  45° CORNICÖON rés fucceflivemenr par les fuins de la meilleüre des fées. Er fi la bizarrerie de notre fort nous défend d'efpérer de notre union une heureufe poftérité, la faifon des amours auffi fréquente pour nous que pour les innocens oifeaux , en aura toute 1'ardeur & n'en fera diftinguée que par la pureté de nos dammes. Cet expediënt de Cornichon auroit pu dimimier un peu la peine que Touperte envifageoie a ie voir revêtu feul de tous les charmes de la jeunefle 5 elle devoit fans doute 1'approuver , mais quand on s'eft prévenu d'une idéé aufli agréable que celle qui étoit renfermée dans la déclaration du génie, & qu'on s'en eft appliquée le profit, il eft difficile de s'en deflaifir, mr-tout lorfqu'on peut fe flatter de la voir réalifer. Toupette, loin d'applaudir a cet avis, ne s'occupa qua jeter du ridicule fur les termes dans lefquels il étoit concu. Bon Dieu, dit-elle , la belle phrafe! c'eft dommage qu'on y appercoive tout le travail qu'elle vous acoüté j des oifeaux innocens, des ardetirs, des dammes ,diftinguées par leur pureté. La jolie chofe ! mais tenez: je fuis obligée de vous dire , mon pauvre Cornichon , que le ton de madrigal qui vous eft familier, ne va point du tour a notie fituation ' fi vous n'avez que de ces chofes a dire, vous trouverez bon que je me difpenfe de les écouter.  et Toupette. 431 Cornichon ne jugea pas a propos de conrinuer mne converfation d'oü naiffoit tanr d'aigreur. Ils comtnencèrent tous deux une fcène muetre qui, après quelques momens fut interrompue par 1'arrivée de Selnozoura qui, fatiguée de la durée de la fète , s'y déroboir un moment & venoit refpirer chez fes enfans. Elle avoit prévu une partie de ce qui étoit arrivé emr'eux , la fituation oü elle les trouva lui fit comprendre qu'elle ne s'éroir pas rrompée. Toupette fe ha ra de lui expofer tous les fujets qu'elle prctendoit avoir de fe plaindre de Cornichon : mais comme ce ne font que les mêmes chofes a-peu-près que nous venons de rapporrer , j'en épargnerai au leóteur la répétition , & me contenterai de dire, que dans Pefpérance de trouver auprès du genie &c de la fée de la Fontaine, queique moyen de rendre leur condition meilleüre , & d'érendre peut-être a rous deux la grace qui n'étoit deftinée qu'a un feul, Selnozoura s'excufa de décider alors leur fort, comme ils 1'en preffoient avec inftancej & fonda fon refus fur 1'inutilité qu'il y auroit d'annoncer d'avance un choix qui ne devoit produire fon effet qu'a 1'arrivée de Dindonnette a qui feule il étoit permis de toucher a fon ouvrage. II fallut donc prendre parience jufqu'a 1'arrivée de cerre fée qui fe fit attendre plufieurs jours. Je ne dirai point comment ils furent employés j  '434 Cornichon 1 'imagination du lecteur lui peindra aifément Us feux de joie , les bals, les carroufels & tous les divertiflemens qui dürent célébrer le retour de 1'union de deux peuples qui avoient toujours joui d'une paix & d'une amitié conftante ; on eft feulement averti de donner a chacune de ces chofes le de gré de perfection qui manque chez nous, Sc qu'on fe doute bien qui ne manquoic pas chez les fées. Enfin, Dindonnette arriva ; elle joignoit aux meilleures intentions du monde j une irréfolution pareille fur les patas qu'elle avoit a prendre ; ce qui eft aflez ordinaire , lorfque les vues louches d'un efprit borné ne laiflent découvrir dans un deflein que fes inconvéniens , fans éclairer fur fes avantages. On cherche le bien de tout fon cceur, mais a tatons; & il fe trouve li prés du mal, qu'il eft dangereux de s'y méprendre. On le fait; & de crainte de blame , on prend le plus mauvais parti de tous; celui de n'en prendre aucun, c'eft précifément 1'état de Dindonnette* Tous ceux qui s'intéreflbient a nos amans , s'étoient fucceflivement emparés d'elle. La fée Selnozoura, d'une délicatefle extréme fur fa répu* tation , craignant qu'on n'inrerprêtat malignement la préférence qu'elle donneroit a Corni* chon , avoir fixé toute fa faveur fur Toupette. Le génie qui craignoit de prendre de nouveaux fers,  ÉT ToUPETTï. 433 ten, Sc qui frémilTbit encore des fuites funeftes que fa paffion avoir ére prête d'avoir , fe déclaroir pour Cornichon. La cour parragée donnoic auffi d Dindonnette des avis divers fondés fur des raifons qui lui paroiflbienr d'un poids égal, & la metroient hors d'érar de rien réfoudre ^cependant elle n'avoir pu s'empêcher d'indiquer le jour auquel elle fe décermineroit. II apprechoir; elle s'arrêra enfin ï un biais qu'elle crut propre l fatisfaire tout le monde , paree qu'il donnoit X chacun une partie de ce qu'il prétendok. Charmée de cette idéé merveilleufe , elle abrégea Ie délai qu'elle avoit demandé, & VOulut qu'a 1'inftant même les amans compamïfenr devant elle, & prelfa la fée & Ie génie d'affembler la cour & le peupie pour rendre plus nombreux les applaudiflemens qu'elle ne doutoit pas que fon deffein ne méritat. Si-tót que Toupette & Cornichon furent arrivés & tout le monde affiemblé dans la grande falie du palais dont on laiffia les portes ouverres, Dindonnette ayant obtenu du filence, paria ainfi : Heureux qui peut réparer Ie mal 'qu'il a fajt plus heureux qui n'en fait poinr. Cette fentence ne fouffrant aucune contradiction, elle continua de Ia forte : « loin de jouir de ce dernier avan» tage,le premier ne m'eft accordé même qUe » pour moitié. Je puis, dit-elle, s'adreffant i Torna XXXIF. £ e  '4J4 CORNICHOTT » Cornichon, vous rendre votre belle jeunefle-j » Sc je puis auffi rétablir la vótre, dit-elle aToh3> petre ; je ferai tous les deux, Sc ne ferai ni 1'un » ni l'autre ». On peur juger de 1'agitation ou ces paroles mettoient nos deux amans, Sc particuhèiement Toupette. Elles ne caufèrent que de la curiofité a Taflemblée qui ne les entendoir pas, 11 s'éleva un petit murmure; puis on réfléchit que lesfé*s ne devoienr pas parler comme les autres, Sc on fe tut pour écouter la fuite. « Non, con„ tinua Dindonnette, je n'autai point la crua'uté * d'abandonner 1'un de vous deux aux horreurs » de la décrépitude, tandis que je ferois rentrer „ 1'aurre dans tous les droits d'une jeunelfe flo„ riflante.. Er puifque je ne puis vous la rendre „ entière a rous deux a la fois, vous y participerez ,> au moins chacun pour moitié. Je veux dire que la moitié de votre corps va reprendre la vigueur W Sc les gtacesde la jeunelfe, tandis que l'autre „ moitié continuera d'éprouver la décadence k „ laquelle le tout étoit deftiné. C'eft a vous de „ choifir quelle partie de vous-même vous eft la «t plus chère", &doitfubir cette heureufe méta15 morphofe. Si elle s'opérera par une ligne per» pendiculaire, qui fépafant le corps dans toute „ fa longueur, lui fera réunir deux profils op« pofés; ou fi une ligne horifontale tracée en » ceinrure fera le terme commun de ces deux „ états , Sc a laquelle enfin de ces deux moiciés  s t T o ü f>Ê t t s. 4^ » ainfi diftinguées en fupérieures & en infé» rieures,fera acrachéela jeuneflè Ce fut alors que tout le férieux dans lequel on fe trouvoit natureliement, fut renverfé. Mille éclats de rite immodérés partirent d la fois; perfonne, excepté nos deux amans, & Dindonnette qui en fut terralfée, ne put y réfifter. Selnozoura meme, qui fe croyoit obligée de fe eontenir pour contemr les autres, ne put tenir d 1'excès du ridicule d'une pareille idée. Enfin, après quelques «nomen., elle prit fur elle, & ceux qui crureut rte pouvoir reprendre l'air décent que la gtavité de retour, commencoit d rendre aux autres, étant iortis, Dindonnette revint un peu d elle-même. Selnozoura alors fe crut obligée d'ouvrir un avis, qui termina une fcène aufli boufonne. Je crois, dit-elle a Dindonnette, que votre intention btenfaifante, & 1'étendue de votre pouvoir ne feroienrpas moins remplis, fi au lieu d'affembler dans un même fujet des états fi oppofés, vous les faifiez jouir altetnativemene des avantages & des dégouts attachés d la vieilleffe & au bel age, pendant un tems, dont vous fixeriez ladurée, de même que vous éliriez qui des deux devra ra/eunirle premier. Eh, cela eft d merveiHe, dit-elle, & vraiment c'étoit ma première idée; on devróW toujours s'en tenir d fon premier mouvement. J'ai cru mal d propos fur la foi de certaines gens qui n'y £ e ij  Cornichon entendent rien , qu'il falloit le corriger par la réflexion , & voila comme on fe trompe: croiriezvons que cela m'arrive tous les jours, mais me voila défabufée.Or aquides deuxrendrons-nous d'abord la jeunelfe ? Cornichon, toujours prêt a facrifier fes intéréts a ceux de Toupette, fe hata de fixer fon choix, en la prianjc de le faire tomber fur elle. Je fuis rrop fur, dir-il, du cceur de Toupette, pour craindre que ce changemenr m'en dérobe la moindre partie, & puifqu'elle a certe petite fantaifie, il jau$ s'il vous plait, madame , la fatisfaite. ■ ; ü '1 Quelle joie ne fit-elle pas éclater dans ce moment } Quelle reconnoiffance ne matqua-t-elle pas i fon ara*»!' Les proteftations des foins les plus tendres comme ils étoient les plus juftes, commencoieot a former de fa pare un difcours très-pathétique, lorfque Dindonnerte charmée de n'avoir plus a exercer une liberté qui la fatiguoit, fe hata de la toucher de fa baguette^ & tout a coup Toupette, comme un ferpent qui fe dépouille de fa vieille peau, fe vit dépouillée de fes rides, & fit voir aleur place les trairs d'une beauté parfaite , & la taille d'une nymphe. Les deux fées Sc le génie étoient dans la plus grande ^0bie,les hommes en furent charmés, les femmes a prctentions,confbiidues,& rout le monde ébloui. La furprife de Cornichon, quoique préparé a cet  et Toupette. 437 événement, futfi grande,qu'il tombaa la renverfe, criant de toute fa force, a moi, chère Toupette ; mais Ia joie de celle-ci luilaifloita peine aflez de préfence d'efprit pour donner a fes libérateurs une partie des marqués de la reconnoiflance qu'elle leur devoir, & Cornichon couroir rifque de ne pas fe retrouver fl-tbt debout, fi. Selnozoura qui s'étoit appercue la première de fa chüte, n'eut pris foin de le faire relever. Totiperre alors courut a lui, un peu confi.de d'avoir été fourde a fa voix; ellel'affura qu'elle répareroit cette diftraction la première fois qu'il tomberoit: & la fee qui vouloit 1'emmener avec elle, 1'appelant dans ce moment, elle promit a Cornichon, en le quittant , de lui rendre un compre fidelle de tous les plaifirs que ce changement alloit lui procurer. Selnozoura rerourna dans fon apparremenr par des galeries découvertes, afin de lailfer voir au peupie qui n'avoir pu trouver place dans la falie, une merveille fi fingulière, a. laquelle il donna mille bénédictions. Elle n'y fut pas plutot arrlvée, que le génie s'approcha d'elle pour lui dire adieu. Eh! quel eft donc, dit-elle, le mocif d'un départ auffi précipité ? Ne m'aviez vous pts flattée d'un féjout plus long. EHe alloit continuer a lui marquer fon étonnement, lorfqu'il l'interrompit en ces termes: * Ne fuis-je p&s aflez malheureux , madame , E e iij  Cornichon » d'avoir rompu une fois les nceuds qui m'at» tachoient a vous d rant de titres : voulezm vous m'expofer d vous manquer encore, & » me rendre tout-a-fait impardonnable ? N'eft-ce m pas ld ce même objet dont lescharmes m'ont » jeté dans les plus grands égaremens. Hélas! »> loin d'avoir perdu leur pouvoir fur mon cceur, » je ne fens que trop que s'ils ont été capables » de renverfer ma raifon, lorfqu'ils n'étoient « encore que naiflans, le degré de perfection » qu'ils ont acquis me les rend encore plus reis dourables. Souffrez donc, madame, qu'un plus » long féjour auprès de vous foit remis au tems » oü Cornichon jouilfant d fon tour des graces *> dudeftin, je pourrai voir Toupette fans danger. Mais d propos, s'écria Dindonnette! Eh, nous avons donc oublié de fixer 1'époque oü Toupette devra céder a Cornichon fon état de jeunelfe. Le pauvre gargon! Hélas! je crois qu'il n'eft plus tems. Que je fuis fotre &c étourdie! mais vraiment non, il n'eft plus tems : cette condition eüt dü être énoncée avant que Toupette eüt été touchée de la baguette. Ah ! baguette fatale! mais vous, madame , en s'adreffanr a Selnozoura , vous auriez Uien du m'avertir. L'oubli de Dindonnette n'avoit pas échappé a Selnozouta; mais les mêmes motifs de délicatefle qui 1'avoient empêchée de paroitre s'inté-  44l Cornichon Que vous êtes belle, lui difoit-il, ma chère Toupette! II eft vrai, répondit-elle, qu'on m'a trouvée aftez bien , 8c je ne fuis pas fachée que vous foyez fur cela de 1'opinion commune; mais, comment vous trouvez-vous de votre chüte? Que de bonté, dit-il en s'approchant d'elle un peu davantage ; voila. votre amitié ordinaire ; j'en étois fur. Mais, belle Toupette, je ne borne pas a ce fentiment mes prétentions fur votre cceur Quoi! reprit-elle en s'éloignant, vous auriez , vous , des prétentions plus étendues r Oh ! vous avez trop d'efprit pour cela ! Dans ce moment 1'un des génies Suifles, commis pour faire le foir la ronde dans tout le palais, 8c y maintenir 1'ordre que la fée y avoit établi, fit entendie a la porre de 1'apparrement de Toupette le bruit de fa hallebarde, qui fervoit de fignal pour la retraire. Toupette en avertit Cornichon ,. & ils terminèrent une converfation qui alloit devenir fort embarraftante pour rous les deux» Cornichon en quittant Toupette, ne put s'empêcher de lui dire qu'elle étoit bien exacte; elle s'excufa fut la farigue de cette journée, 8c ils fe féparèrenr. * Le lendemain & les jours fuivans, jufqu'au départ de Dindonnette, furent employés a lui donner des amufemens, moins bruyans, & par la plus fociables que ceux dont elle avoit trouvé  et Toupette: '443 la cour de Selnozoura occupée quand elle y étoit arrivée ; chafle, pêche, promenade, & plufieurs autres plaifirs particuliers a 1'efpèce fée, furent tour a tour mis en ufage. Enfin, Dindonnette, après avoir demandé Sc donné mille avis divers fur la politique, les finances, la guerre Sc les pompons, & avoir fufHfamment impatienté tout le monde, partit comme elle l'avoir fait efpérer. Selnozoura alors rendue a elle-même, n'oublia pas dans les foins domeftiques ou elle fe livra, la confolation de Cotnichon. Elle le trouva dans les difpofitions d'indifférence fur fon forr oü nous 1'avons repréfenté tout a 1'heure, pourvu qu'il püt jouir de la vue de Toupette. Elle le crut en état d'apprendre que c'étoit en effet a ce feul plaifir qu'il étoit réfervé par 1'étourderie de la fée de 1'ile : Sc Toupette qui étoit préfente, eut en cette occafion de nouvelles pteuves de la violence de fa paflion, qui fe détachoit entiètement de fes propres intéréts. Cependant le tems s'écouloit, Sc tandis que Toupette le paflbit avec tout 1'agrémen: qu'on peut imaginer, un déltige d'infirmités accabloit Cornichon; il ne lui reftoit plus de 1'humanité qu'un cceur que Toupette feul animoit encore, & des penfées qui le dirigeoient fans cefle vers elle. Elle étoit bonne Sc compatiflante, il eft vrai; mais enfin, ces vertus les plus eftimables de  444 Cornichon toutes, qui donnent de 1'aétivité aux fecours dont on peut fe promettre quelqu'utilité pour ceux qui les recoivent, deviennent elles-mêmes oifives & comme étouffées, lorfque la prarique en eft évideinmenr infructueufe; c'eft le cas oü fe trouvoir Toupette a 1'égard de Cornichon. L'infortuné s'en appercut; & le chagrin qu'il en reffentit concourant avec fes infirmités, il tomba bientót dans le dernier état de la vieillefte, je veux dire l'enfance. Quitrons un moment la cour de Selnozoura, pour pafter a celle du génie. Les affaires & les amufemens dont il s'occupoit tout a tour, plus encore dans le deffein de fe diftraire de fa paftion, que par goüt ou néceflité, ne produifoienr point 1'effet qu'il en attendoit. Sans relache occupé d'un amour malheureux, il ne pouvoit jouir du repos} tout fon art lui étoit inutile : il fbngea a chercher ailleurs ce qu'il ne pouvoit lui fournir. Les génies ont auprès du deftin un accès qui eft refufé aux mortels; il réfolur de le confulrer. Je ne ferai point la defcriprion du palais de cette fuprcme Divinité,ni de la manière donr elle donne fes audiences. 11 fuffira de dire, qu'a celle qu'obtint Kriftopo, il fut répondu : qu'il ne tiendroit qu'a lui de retrouver Ja tranquilite' dans une de fes cornes. Cornes a moi, s'écria-t-il, tout furpris ! Je fais que 1'imagination hardie des humainJ  et Toupette. 44$ ftous repréfente quelquefois fous les formes les plus bizarres & les plus éloignées de la vérité. Mais le deftin n'aime pas les répliques : le triole voile qui couvre le trone redoutable, du haut duquel il rend fes oracles, fe bailfa tout-acoup; & Kriftopo fut réduit a chercher le fens de celui-ci dans fes propres lumières, elles ne lui fourniffoienr rien de fatisfaifanr. II voulut confulter celles de fon confeil, & le fit aflembler dès qu'il fut de retour. De rous les avis qui s'y ouvrirent, aucun ne le frappa davantage que celui d'un vieillard qui paria le dernier. « Vous, 33 favez , monfeigneur , dit-il, que , lorfque vos n intelligences veulent bien favorifer 1'humanité » de leurs careffes précieufes, les fruics de cette 33 union palfagère ne manquent point d'apporter j> en nailfant quelques marqués de la noblefie de 33 leur origine. Sujets d'ailleurs a routes les infir33 mités des hommes , il ne feroit pas jufte qu'ils 33 fuffent a tous. égards faits comme eux. Les » fignes parriculiers a votre illuftre maifon dans 33 ces cas font, pour les males, une corne prefque 33 imperceptible, comme un petit bouquet de 33 plumes noues diftingue ceux qui forrent des a femelles. N'auriez-vous point, monfeigneur , 33 queique fouvenance d'avoir donné lieu a la ■ 33 marqué?33 II eft vrai, répondit le génie, qu'il y a un peu plus de trois lufcres, me trouvant a la  44^ Cornichon chafle fort altéré dans un pays aride, & écarté alors de ma fuite, une jeune bergère d'une grande beauté s-orfritde me conduire a une fouxce qu'elle connoiflbit. Ce petit fervice excita ma reconnoiffance; neuf mois après elle mir au jour un fils; mais le fouvenir de cet événement ne fait qu'accroitre mon embarras, par les fuites qu'il eut. Je confultai mon att fur le fort de cet enfant, Sc fur la relation qu'il pourroit avoiravec le mien. Je découvris qu'il étoit deftiné i me caufer les plus violens chagrins, par la concurrence oü il feroit avec moi. Les mefures violentes que la jaloufie du tróne n'infpirent que trop fouvent, me faifoient horreur; mais je crus qu'il étoit au moins de ma prudence de reléguer loin de moi cet obftacle a ma tranquillité. Je le fis donner a un marchand d'efclaves, qui en rranfportoit plufieurs dans un autre hémifphère, ne doutant pas qu'un fi grand éloignement ne dut mettre entre nous des barrières éternelles. Comment donc découvrir cet enfant, quand j'iguore même jufqu'a fort exiftence ; Sc quand je pourrots y parvenir , qu'elle relation peut-il y avoir entre cette découverte Sc ma paflion pour Toupette ? Si j'avois en main , dit le vieillard, un pouvoir aufli grand que celui qui réfide en vous, monfeigneur, je me flatte que mes recherches ' ne feroient pas vaines. Mais fans recourir en-  e t Toupette. 4471 core aux moyens furnaturels qui vous font ouverts, confultons d'abord la mère de cet enfant fi elle exifte encore ; la rendreffe maternelle eft induftrieufe & éclairée; on en peut tirer des lumières ou du moins quelques indices. Ce«e femme s'étoit retirée dans fon hameau * plus fenfible a 1'éloignement de fon fils, qu'a toute 1'aifance dont elle auroir pu jouir a la cour. On 1'envoya chercher; le génie lui demanda d'abord fi fon fils avoit en effet la corne dont le vieillard avoit parlé, ce qu'elle confirma. 11 ernaploya enfuire pendant long-tems tout a tour la douceur tk les menaces, pour dérerminer cette pauvre femme faifie de crainte, a. dire ce qu'elle favoit de cet enfant. Enfin, elle dépofa, que ne pouvant fe réfoudre a s'en féparer, elle avoit fuivi long-tems le marchand d'efclaves, lorfqu'il partit de Ratibouf; qu'elle étoit même réfolue a fe donner a lui tk parcourir toute la terre, plutót que d'abandonner fon fils; mais qu'enfin touché de fes larmes, il avoir confenti a le vendre a la première ville oü ils arriveroienr, pour lui conferver 1'efpoir d'être inftruite de fon fort, & même les moyens de le revoir quelquefois, mais fous la condition exprefle qu'elle n'en diroir rien de crainte qu'il ne s'attirat le courroux du génie, auquel il avoit promis de nes'endéfaire qu'a trois mille lieues de Ratibouf; qu'ils étoient alors  44$ Cornichon dans les états de Selnozoura; que le lendemam étant arrivés a la capitale, le marchand vendit fon fils a une dame de la cour de la fee , qui avoit été frappée de fa beauté, & qui en fit préfent a fa fouveraine; que le marchand avoit pourfuivi fa route le lendemain ; quelle, après être reftée quelques jours inconnue a Bagota, en étoit partie bien confolée de favoir fon enfant fi bien placé ; & qu'au lieu de retourner a la cour dont le féjour n'avoit plus de charmes pour elle, elle avoit fixé fa demeure dans fa chaumière, d'oü elle avoit éré plufieurs fois .1 Bagota, pour favoir des nouvelles de ce cher fils, {k jouir toujours inconnue du plaifir de le voir quelquefois; mais qu'un horribje enchantement l'avoit enfin éloignée.pour jamais d'un lieu quine pouvoit plus lui offrir que des fujers de larmes. Quel en eft donc le fujer, dit le génie : hélas! feigneur, répondit cette pauvre femme, a 1,'age que vous fivez qu'il doir avoir , il relfemble a un' homme de cent ans ; & peut-être au moment que je parle, il a celfé de vivre. Toutes les circonftances de ce récit r-approchées ne laifsèrent au génie aucun lieu de douter que Cornichon ne fut fon fils : il en eut de la joie. Cette découverte, dit-il, femble, il eft vrai, avoir queique liaifon avecl'oracle dudeftin : jetetrouve une cie mes cornes; mais je ne vois pas encore ie i apport  et Toupette. 449 rapport qu'elle peur avoir avec ma rranquillicé. Seigneur , dit le vieux confeiller , cetre première partie de 1'oracle faifie , eft une foible lueur qui doit 'vous conduire a la lumière; il ne faut pas fe reburer : 1'oracle , en difant » qu'il n ne riendra qu'a. vous de recouvrer la tranquilw lité que vous avez perdue, fuppofe de votre » part le concours de quelques foins , du tra3» vail , peut-être même des facrifices». Oui ^ dit le génie,. après avoir un peu rêvé ; oui, Bramakaijou (c'étoit le nom de ce fage vieillard) tes conjectures font juftes; il en faut , fans doute, des facrifices & des plus fenfibles; mais on ne me reprochera pas d'avoir , faute de courage , mis obftacle a 1'arrêt du deftin : jugez-en. par la réfolurion que j'ai prife , Sc dont je veux. bien vous faire parr.. Vous favez que mes derniers fervices ont été d'une telle impottance pour tout 1'état fuprême de la féerie , qu'ils ont comblé la rnefure i laquelle les graces du premier ordre fonr atrachces , fuivant nos ufages ; je pouvois donc, il y a déja. long-tems x les réclamer en ma faveur i une heureufe incertimde fur 1'objer de ma de- • mande, 1'a fufpendue jufqu'ki , Sc je remettois, a me déterminer, au tems de norre première aftemblée générale. Mon choix eft fait;"ce 112 feta ni h grande pautoufle j ni le privilege iüü belle-fille, & mon bonheur feroit complet, fi je pouvois penfer que vous en êtes la mère. Mon oncle eft toujours badin , répondit la fée , en rougiftant un peu, puis elle changea de converfation. Ils convinrent qu'ils gatderoient le fecret fur le fort de Cornichon , jufqu'au moment de fon union avec Toupette , qui feroit 1'époque de fon rajeunilfemenr. Si-tót qu'ils furent arrivé a Bagota, la fée dit k\ Toupette , qu'elle avoit enfin pris la réfolution de la marier ; que cette cérémonie ne feroit difterée que jufqu'au lendemain , & qu'elle s'y difpofar, * Vos bontés , madame, me répondroient de mon bonheur dans le choix que vous avez fait pour moi, fi 1'infort-une de Cornichon ne mêloit bien des regrees a un événement qui ne caufe d*otdinaire que de la joie. Hélas! fi le malheureux, jouiftoit d'un état pareil au mien, je ne ferois pas réduite avous demander quel eftl'épouxque vous. me deftinez. Soyez tranquille fur votre fort, reprit la fée •, mais vous n'en ferez inftruire qu'au moment même du manage. Toupette fe retira en filence. Une partie de Ia nuit fut employee a deviner cet époux futur; une foule de gens aimables fe préfentoient a fon imagination ; mais fon cceur libre n'arrêtoit fes idéés fur perfonne; elle fe lafta d'y rêver &c  454 Cornichon s'abandonna afon deftin avec affez de tranquillité.' Le bruit-du mariage de Toupette & le myftère que Selnozoura faifoit du choix de fon époux , raffèmbla Ie lendemain de bonne heure chez la fée, tous ceux qui a divers titres pouvcienr y prétendre. Déja 1'autel étoit paré, & une foulede peupie rempliffoit le temple, que la fée gardoit encore le fdence. Y étjmt entrée 8c n'y voyant point Cornichon , elle commanda qu'on allat le chercher. Madame , lui dit alors Toupette , cpargnez de grace a ce miférable la vue d'une cérémonie qui doit le pénétrer de douleur , s'il en eft encore fufceprible, & a laquelle fa préfence n'apportera qu'une forte de ridicule , s'il ne 1'eft pas. Je veux bien , dit la fée , ne pas relever dans cette circonftance une liberté que je blame en vous , 8c me contente de vous dire qu'il ne fera pas de trop. Touperte ne répïiqua pas; on apporta Cornichon : la vue de cette nombreufe affemblée n'excita en lui que le rire de l'enfance ; 8c chacun s'étonnoit qu'une fée fi lage fortit ainfi. de fon caractère. Lorfque tout fut arrangé , 8c que les afpirans placés en cercle , cherchoient a 1'envi les regards de la fée: approchez , dit elle a Toupette; & vous, s'adreffanta ceux qui avoient apporté Cornichon, conduifez-le prés d'elle. Voila, ma fille, lui dit-elle, un époux dont vous connoilfez la tendrefle, les vertus & les malheurs;  ET TotTPETTE? 4,55 tant de titres doivent vonsle rendre cher: accompliftez les décrets du deftin, en lui donnant la main fans héfirer. Ah! madame, s'écriaToupettte } & faifant de furprife un perir mouvement en arrière : oui, fans doute, il a toute ma compaffion; mais n'eft-ce pas tout ce qu'on peut donner a 1'état oü il eft a préfent ? Et faut-il un regard de la fée lui fit comprendre que route remontrance étoit vaine; elle prit la main de Cornichon : le génie alors Ie touchant trois fois de fa baguette , lui dit: jouis, mon fils , des graces du deftin ,& connois a. la fois ton éponfe & ton père. II n'eft pas aifé de décrire 1'effet que la furprife produifir fur les fpectareurs de cette merveille. Les efpérances des afpirans confondues , la joie de mille femmes auxquelles cet événement rendoit un amant pret a leur échapper, jetoientdans ce tableau une variété infinie ; mais dans la dépendance oü rous ces perfonnages étoient du fujet pnncipal formé par les deux époux, ils n^ paroiffoient qu'aeceffoires, & comme perdus dans la demi-teinte. C'eft de Toupette & de Cornichon que partoit toute la lumière dont il étoit éclairé. Tource que la beauté peut emprunter de l'amour, lout ce que l'amour même emprunte de la joie , fe trouvoit réuni fi avantageufement dans ces deux amans qu'U eft impoflible den donner une idée bien jufte.  45 Cornichon et Toupette.4 Après la cérémonie , les époux furent recon* duits au palais par la fée & le génie, au milieu des acclamations d'un peupie innombrable. Des fêtes qui ne le cédoient en magnificence qu'a. celles qui avoient célébté le retour de la paix , remplirent les premiers jours de 1'union de Toupette & de Cornichon. Le génie y affifta avec la liberré d'efprir qui lui avoir été promife par le deftin & ne retourna dans fes états- qu'après avoir tiré promefte de la fée que les époux feroient de tems en tems quelques voyages a fa cour. lis pafsèrent ainfi dans la fuite de löut vie, des jours que nulle adverficé ne troubla, & auxquels une nombreufe poftériré ajouta un nouveau degté de bonheur. Fin du trente-quatrième Volume.  457 jivERTISSEMENT DE l'EDITEUR, page I. M. P A J O N. Eritzine & Parelin , L'Enchanteur, . „ Hijloire du Magicien , §Q> Hijloire des trois fils d'Hali Baffa de la mer & des filles de Siroco gouverneur d'Alexandrie, 103. 11 iftoire des trois juifs jumeaux. 114, Hijloire des deux Circafiiennes , ! <;0. BIBLIOTHÈQUE DES FÉES ET DES GÉNIES. Laprinceffe Minon-Minette & le princc Souci, Zlh Aphranor & Bellanire, Tome XXXIF. Gg TABLE DES CO N T E Sy Tome Trente-q_va tri eme.  453 TABLÉ DES CONTËS; Merveilleux & Charmante , Page *7f* Grifdelin & Charmante s 307. Le prince Ananas & la princeffe Mouftelle, 345. Cornichon & Toupette, 383. Fin de la Tabla*     iiS La Prince ssb fur Ie bord, en difant plus d'une fois: ah, ah; 8£ fuivit quelque-tems des yeux la belle Diafane emportée dans la*plaine ; tantbt en ligne droire, tantot en tournant; biencoc il la perdir de vue, & la cour & le peupie accablésde ce malheur, coururent dans la plaine a pied & a cheval pour fecourir leur princeffe, qui véritablement étoit en rifque ; car le vent qui Pempottoit augmentoic a chaque inftant, & précédoit un orage épouvantable. Le roi demeuré feul avec fa fuite, rentra dans le palais, faifknt des réflexions fur 1'extraordinaire legéreté de fa prétendue. II ne fut pas fi touché des inconvéniens d'une telle alliance, que ■ frappé du ridicule d'avoir une femme qui prenoit mieux le vent qn'aucun cerf-volant. Sans plus attendre il détermina fon départ; il montoit même a cheval au moment qu'on ramenoit la princeffe dans un carroffe. Elle avoit été trouvée a deux lieues de 1'endroit d'oü elle éroit partie, mouillée jufqu'aux os, & plaquée contre une meule de foin qui fe trouva par bonheur fur fa roure. Souci prétexrant la crainte de 1'iiicommoder, & Ten vie de Ia laiffer fécher, lui fit faire des complimens, & partit. Mécontentde cette aventure & ennuyé des mauvaifes plaifanteries qu'on faifoit fur l'ambaffades fur laprinceffe& fur fentfevuej dégouté d'ailleurs d'être environné d'une foule de gens, qui fans  MlNON-MlNETTE.' lij interprétoient toutes fes actions, comme fi un roi n'en pouvoit faire de fimples ou d'indifférentes, il réfoiut de voyager feul ; pour eet effet il renvoya toute fa cour, & ne réferva qu'un écuyer, dont il fur féparé bienrót après. Ces réflexions & ce goüt pour la folitude ne lui étoient pas venus fans infpiration : la fée Avelme avoit des deffeins fur lui; aufli on afTure qu'elle lui avoir foufflé ce projet dans 1'oreille, après avoir foufflé bien d'autres chofes; car elle avoit fait naïtre 1'orage, Sc avoit commandé le vent qui avoit fi mal mené la pauvre Diafane. Elle vouloit encore, ce qui étoit bien plus difïïcile , le rendre digne de la belle Minon-Minerte qu'elle avoir élevée, qui méritoit par fes charmes Sc fon efprit d'époufer le roi de 1'univers le plus accompli. Pour parvenu a fes fins , fachant qu'il n'y avoit pas le moindre fond a faire fur la fée Girouette, Sc connoiffant les bonnes difpofitions du beau Souci, qui n'avoient befoin que d'être cultivées, d'abord qu'il fut féparé de fa cour, elle égara fon écuyer ; Sc le foir même , pendant qu'il dormoit dans une forêt au pied d'un arbre, eiie lui déroba fes armes Sc fon cheval , perfuadée que dans une telle fituation il ne déclareroit point fa naiffance; qu'il chercheroit a plaire & a réullir par lui-même; Sc qu'enfin fi fon caradète Sc fa figure, dégagés de toute parure Sc de toute  iio La Princessf. illufion , convenoient a Minon-Minerre, qui s'étoit point dans la confidence, elle n'auroit plus qu'a. travailler a une alliance fortable d'ailleurs. A fon réveil , le roi furpris & affligé du vol qui lui avoit été fair, chercha long tems, mais inutilement ce qu'il avoit perdu. Le befoin de manger inrerrompir fes recherches, & il fe mit en chemin, s'abandonnant au hafard. A peine avoitil fait quelques pas, qu'il renconrra Aveline fous la figure d'une petite vieille chargée d'une bourée énorme parfa grolfeur. Elle ne fut pas long-: tems fans fuccombcr fous un tel poids: il lui demanda fi elle ne s'étoit point fair de mal ? Eilelui répondit que non, & il palfa fon chemin. Et> ma bourée, lui cria t elle; oü eft donc la potiteffe? Vraiment, vraiment, vous êtes un jeune homme bien élevé. Que favez vous donc faire ? Moi! rien, lui répondir-il. Je n'en doure pas, répliqua-t elle , vous ne favez pas feulement charger une bourée ; oh bien , approchez-vous ; je fuis plus favante , moi; je vous la chargerai rrèsbien. Le roi rougit de ces reproches, donr il fentit en partie la vériré , & prir en elfer la bourée. Aveline, charmée de cette première épreuve , le fuivit toujours fous la figure de vieille en lui parlant, tantot lui adreflant la parole , tanrót fë parlant a elle-même : enfin rognonnant comme font prefque tous les vieillardsi. Je"voudrois, dit-    MfHGN'MlNETTE. 121- cile, que tous les rois en euffent porté autant,: I feulement une fois ; ils fauroien'c ce qu'il en coute de peines pour échauffer leur four. Souci i trouva du bon fens dans ce fouhait; & la com- paflïon pour les malheureux entra dès ce moment I dans fon cceur. Mais oü allons-nous comme cela, i ma bonne ? Nous allons au chateau du Démon j blanc ; fi vous n'avez rien a faire, je vous y don- nerai de 1'occuparion. A quoi pouvez-vous m'oc~ | cuper , reprir-il ? Si c'eft a manger vous ferez fa- tisfaire. Vous me difiez tout-a-l'heure que vous I ne faviez rien faire ; je vous ai cru d'abord, mais j a: préfent je ne vous crois plus : vous voyez qu'il I n'y a qua fe préfenter a. 1'óccupation ; vous cora| mencez a être favant. Savant, dit-il, voila ma Ifoi un beau favoir que de porrer une bourée. 1 Vous ne le favez pas trop encore ; point d'orjgueil, s'il vous plait, interrompit la vieille; ► c'eft le commencement de vos études, tranquil) lifez vous ; vous vous occupez , vous fbulagez laIvieillelfe, vous êtes poli pour les femmes, Seri vous n'appelez cela rien pour une première le|con ? Le roi, peu touché de ces éloges & de ces i belles inftruccions, éroit au moment par impaJtience & par fatigue , de lahier fi la bourée,. Iqnand une jeune perfonne plus belle que le plus: Ibpau jour, vêrue fuperbement Sc couverte de diaiimans, accourut a eux5 en düaac; ma bonne  222 La Princessï mère, je venois au- devant de vous, pour vou$. aider fi vous étiez trop fatiguée. Voila un jeune homme, lui répondit la vieille, qui ne fe fera pas prier pour vous céder la bourée : vous voyez qu'on ne peut la porter de plus mauvaife grace. Voulez-vous me la remettre , Monfieur, lui dit - elle ? Le roi piqué d'honneur, n'eut garde d'acceprer fes offres, & marcha plus légèrement , animé par la préfence de la princeffe, dont chaque inftant lui découvroit des graces Si des beautés; mais furpris d'un événement dont il ne pouvoit arranger les liaifons , il voulut au moins par une affez platte vanité, faire entendre qu'il n'étoit pas fait pour porter des bourées: on voyoit aifément qu'il n'y écoit pas accoutumé ; il paria du vol de fon cheval Sc de fes armes, il cita fes domeftiques; mais il n'ofa parler de fon royaume : fes foins furent inutiles ; on ne faifoit pas femblant de 1'entendre. lis arrivèrent enfin au chateau, dans lequel il n'appercur qu'unerrèsbelle maifon qui ne préfentoit rien de fingulier. On lui montra l'endroit oü il devoit pofer fa bourée ; honteux d'avoir fait une paieille entrée dans cette maifon s Sc craignanr d'être reconnu , le roi fe feroit promptement éloigné, fi les charmes de la princeffe qui commencoient a faire leur effet, ne 1'euffent arrêré. Minon-Minette, fans lui faire aucune honnêteté , étoit entrée  M l N O N - M I N E T T E. 21J clans la maifon ; & la vieille de fon coté s'étoic retirée dans une petite chambre au rez - dechaulfée. Le prince demeuré feul , abandonné a fes réflexions, étoic affez embarraffé de fa perfonne , quand un domeftique vinr lui demander s'il ne vouloit pas fe repofer dans le falon ? II le fuivit &c fe trouva dans une trés-belle picce remplie de livres, d'inftrumens de mufique, de mafques & d'habits de comédie. II fe placa dans un coin ; & fucceffivement il vit arriver différentes perfonnes de 1'un & de l'autre fexe, qui feules ou féparément, firent ufage de ces hff'* rentes chofes fans lui rien dire , & fe contentant de le faluer foidement. La belle Minon-Minette parut en enfuite , fuivie d'une compagnie d'autant plus agréable , qu'elle étoit compofce de gens qui tous avoient des talens; leur converfation étoit en cela plus piquante ; car foit 1'attention a laquelle il a fallu fe foumettre pour les acquérir , foit les liaifons qui fe ttouvent d'un art a l'autre , il eft cerrain que les talens nourrifïent 1'efprit, indépendamment de la reffource dont ils font eux mêmes. On ne fit aucune atrention au roi & quand on vint dire qu'on avoit fervi, on fe paria bas ; il remarqua qu'on 1'examinoit, & qu'on balancoit fi on le feroir mertte a table. Cette humiliation le piqua : enfin , on lui propofa une place peu diftinguée, la princeffe  224 La Princessb lui difant froidement; Monfieur , mettez vö'JS la. Le diné fut enjoué; chactm brilla par fes agré^ mens. Le roi voulut parler; quelques femmes relevèrent ce qu'il dit, & firent quelques plaifanreries dont il fentit vivement la force; mais a chaque inftant Minon - Minette faifoit plus d'imprelfion fur fon cceur; il fentoit le ridicule de fa paffion; il ne favoit rien faire au milieu de rant de jeunes gens doués de tous les talens agréables , & de tout 1'ufage briilant du monde. Quelle home pour lui, & quelle envie de tirer queique chofe de fon propre fonds : il y faifoit en vain des efforrs; un roi n'a jamais parlé fans Être écouté & applaudi; quelle différente fituation ! Après le diné , la compagnie forma un concert délicieux ; il convint lui-même, & rougit de fon ignorance. La veille , il croyoit tout favoir , & le lendemain il vit clairement qu'il ignoroit rour : il joignit a cette cruelle conviction,la timidité , la honte, & 1'embarras d'un homme qui devient amoureux & qui n'eft point accueilli. II ne faut pas tant de motifs a un amant pour aller chercher la folitude ; il defcendit dans le jardin, il y rêva , il y foupira, il y maudit fon fort, il y forma cent projets de départ & d'oubli, & finit par aller chercher la petite vieille dans le deffein de s'inftruire, de lui faire des queftions, de fe mettre au fait; du  M I NO N-MlNETTE. 22$ moins de parler de la belle Minon-Minette. Il la trouva dans un falie balie qui filoit fa quenouille ; il 1'aborda avec la politelfe & 1'air intéreflè que donne 1'amour qui croit avoir befoin de quelqu'un. Hé bien, lui di: la vieille, on ne reconnoit point mal ici le foin que vous avez pris de porrer la bourée : on vous a fait diner i table , tous ces gens-la ont bien de 1'efprit, n'eftil pas vrai ? Comment vous en êres-vous tiré ? Pas trop bien, répondit le roi : mais MinonMinette eft bien belle : convenez, ma bonne mère , que tous ceux qui 1'environnent font amoureux d'elle: peut-on la voir fansl'aimer? Tant pis pour' eux , répliqua la vieille; car elle n'a jamais aimé : elle a toujours défefpéré , rebuté ceux qui fe font attachés a fon char. Et c'eft pour cela, interrompit le roi avec vivacité, qu'on a nommé fa maifon le chateau du Démon blanc. Nous y voila , reprit la vieille. Tous mes rivaux, ajouta le roi, fans doure font princes, rois, oa fils de rois. Non, il y en a dans le nombre qui ne font que de fimples parriculiers , que leur mérite & leur efprit égalent aux fouverains. Voila les plus dangereux, s'écria le prince! Un roi plus aimable que puilfant , pourfuivit la vieille, pourra feul la toucher. Vous me défefpéiez , interrompit Souci ; cependant j'aimerai, je me rendrai digne du cceur de la princeflè, je  2i6 La Princessë lui facrifieiai tout mon amour - propre , tangj dignités ; mes fentimens Sc mes attentions cort-» tinuelles fauront réparer tout ce qui me manque : dires-moi ce qu'elle aime. Les talens 1'amufent, reprit-elle , le naturel eft ce qui la touche : allez", retournez aupiès d'elle, je vous fais gré de votre confidence. Que puis-je vous offrir , dit Ie roi, dans la fituation ou je fuis? voulez-vous que demain j'aille chercher vorre bourée ? Votre offre me fuflit, répondit la vieille en lui donnant un peloton ; il vous fera queique jour d'une grande uriliré. A quoi peur me fervir un peloron de fil ? dit le roi en lui-même; cette bonne femme radote afturément. La bonne Aveline ne fit pas femblant de lire dans fa penfée , Sc ajoura : quand ce peloton n'aura plus de ver'ru, vos peines feront finies. C'eft donc le fil de ma vie? dit il en le prenant. C'eft celui du malheur de votre amour, ajouta-t-elle. II la quitta &c revinr dans la falie ou 1'on alloit commencer une comédie. La belle Minon-Minette étala tous fes charmes dans la juftelfe & la précifion de fes rbles; elle danfa comme elle chanta, c'eft-adire, a merveille. Le roi, charmé & enivré de fes ralens, étoit- outré de n'en point avoir : il envioir le bonheur de ceux qui fur la fcène lui difoient des chofes tendres; a chaque inftant il étoit plus mécontent de lui - même. On foupa ave^  Minon-Minette; xxy avec la joie & la gaieté que 'es talens fatisfaits ptoduifent a leur fuite : on fit quelques plaifanteries au roi: on lui demanda s'il ne vouloir pas déclarer ce qu'il favoit faire ? Minon - Minette. taxa fes refus de modeftie \ un autre dit qu'il les examinoit pour les écrafer tous le lendemain par les talens qu'il fauroit leur faire voir. Le roi cependant étoit fut les épines •, cat les rieurs n'étoient ni ne pouvoient être pour lui: on peut alfurer que jamais roi ne s'étoit trouvé a pareille fête. Enfin , une dame fort agréable le pria de leur apprendre au moins fon nom ? II lui répondit qu'il fe nommoit Souci. La femme qui lui avoit fait la queftion, pourfuivit ainfi : Souci, en caufez-vous? Non, dit-il, j'en éproüve. Cette réponfe auroit pu intételfer pour lui: mais quand on a réfolu dans le monde de tomber fur quelqu'un, rien n'arrête , fur-tout quand on ctoit ce quelqu'un plus foible : ainfi on accabla le prince de plaifanteties; & fon nom fut I'amufement du foupé. Le roi fut piqué, orfenfé & déconcerté. Voir rire de fon nom eft une chofe que les gens du monde ne favent pas ordinairement foutenir. L'ironie & la plaifanrerie n'ont jamais entré dans 1'éducation des rois : cependant ménagé pat la belle Minon-Minette, il lui fut plus aifé de prendre fur lui oc de ne rien répondre ; mais eet effort lui coüca beaucoup. Après qu'on eut bier» Terne XXXI. %  llS LA pRTNCESSê ri, plus mécontent de lui même peut-être qué' des autres, en fortant de table , emporté pat ut* premier mouvement dont il ne fut pas le maitre, il parrit réfolu de fe guérir d'un amour dont il devoit efpérerfi peir, car les chagrins d'une paffion malheureufe éloignent de 1'éclat du monde, & conduifent a la folitude. La fée Grimace , qui avoit élevé le prince Fluet, confulta Girouette fur la princeïfe qu'elle lui feroir époufer. Celle - ci qui ne confulroir jamais fes livres pour fe conduite , lui dit qu'il n'y en avoit aucune qui fut préférable a la belle Minon-Minette; auffi Grimace réfolut de ne rien épargner pour la lui faire époufer. Elle arriva donc a la cour de cette beauté, oü elle fut recue comme une fée le devoit êtrê par une amre fée auffi polie que la bonne Aveline. Elle n'avoit mené Minon-Minette a la campagne , que pour lui faire juger du roi Souci avec plus de tranquillité, Sc fur le prétexte de lui faire voir un petit "maitre humilié. Ainfi d'abord qu'il eut pris fon parri, elles abandonnèrent le féjour du chateau, Sc vinrent reprendre dans la capitale leurs occupaaons ordinaires. Fluet fut préfenté , il étoit affez joli, mais fi délicat , que le plus foible excès de danfe ou de chant 1'obligeoit a demeurer plufieurs jours dans le lir. II avoit des talens Sc des connoiffimcèsmars èxcepté la douce. confidératioii qu'il avoit pour lui 'ineme , tout étoit  Ml-NON-MlNET f'E. 219 petit. Minon-Minette produifit fur fon coeut i'effet ordinaire a fes charmes , mais fon difcernement reconnut dans fa jufte étendue le mérite decenouvel amant. L'amour mécontent s'anime & s'irrice dans le cceur le plus foible. Le prince peu fatisfait de la beauté qu'il aimoit, lui fit un jour des reproches , & lui témoigna des regrets aflez ordinaires , & qu'on n'auroic jamais imagtnés capables de le metcre en danger, & d'expofer fa petite perfonne facrée ; cependant il s'échauffa fi fort , qu'il fut obligé de garder Ie ht plus de quinze jours. Grimace cprouva les plus cruelles alarmes j elle ne douta point de ft mort, ou de 1'altération de fon tempérament, & fe facha fi fort contre Aveline, qu'elle lui dit que fa belle élève étoit une mijorée, qui s'admiroit tout le jour, qui étoit charmée de fentit qu'elle étoit agréable pour faire enrager 1'univers : elle ajouta que cela méritoit punition ; qu'une belle perfonne devoit plutot qu'une autre prendre fon parti pour lailfer les autres s'établir fans diftraófion. Elle finit par jurer par fa denr qu'elle ne feroit heureufe , ni tranquille qu'elle n'eüt trouvé le pont fans arche, & 1'oifeau fans plume. La colère redoubla mille fois les grimaces dont fes plus fimples réflexions étoient ornées : mais quand par fon art elle eut découverr l'amour de Minon - Minette pour le pi  Ï30 La PrïnchsSI beau Souci; elle réfolut fon départ, méditant toutes fortes de vengeance. Aveline ne put foupconner fes mauvais deiTeins. Les bons cara&ères p.e font pas méfians. Les grittiaces de la fée déguifoient abfolument fes fentimens , de facon qu'elle la vit partit ttanquillement & fans regret avec fon petit protégé. Cependant le roi Souci fe reprocha plus d'une fois fon départ: il fentir que les peines de 1'abfence font plus cruelles. 11 eut la confolatiön dans fon malheur de retrouver fes armes & fon cheval ; 1'un & Paurre Lui furent d'un grand fecours, & Aveline avoit fu le prévoir. Après avoir traverfé plufieurs déferts, il arriva dans un pays habité. Malheureufemeiït pour la géographie, les royaumes n'étoiènt connus en ce tems qne pat le nom de leurs rois •, airifi on ne fait pas aujourdlmi la véritable pofuion des terres. A peine étoit-il fur la frontière de ce pays , qu'il fat arrêté & cpnduit enchainé comme un criminel a la capitale. Pout toate réponfe aux plaintes qu'il fit d'un ptocédé fi injufte, on lui répondit qu'il étoit dans les états du roi de Fer. Le prince le regut fur fon ttbne noir, au milieu d'une cour en pleureufes & en deuil de tous fes parens qu'il avoit fait mourif. Il lui dit : jeune homme, que viens-tu faire dans mon pays ? Le hafard m'y a conduit, lui répondit^il', fi j'échappe  M I N O-.N - M I N E T T E: 13! a tes cruautés, ton exemple me fervira a traiter différemment mes ftijets. Ah, ah!" tu me patois bavard, s'écria ce roi féroce : je faurai t'occupet; que fais-tu faire? Je faurai te vaincre fi ru veux accepter le combat que je te préfente. Les Jiommes les plus durs en apparence ont toujours été les plus faciles a réduire & a modérer quand on leur tient tête; alors fous le nom de raifon, de générofité ou de conviction, ils ont fouvent cachéla foiblefle de leurs cocurs & lamollelfe de leurs fentimens. Le roi qui aimoit a jouer le redoutable, tout autant qu'a 1'être en effet, frémit a la feule propofition d'un combat fingulier, defcendit de fon trbne, lui tendit la main en lui difant: je n'ai trouvé que toi qui füt digne de mon amitié. Tu es indigne de la mienne par ta, barbarie, tu ne m'infpire que. de 1'hor.reur, répondit le prince : les. rois. doivent 1'exe.mple *• le filence de m'a part auroit 1'air d'une approbation, Cet emportement étoit un peu fort.;, op pourroit, même le trouver déplacé ; mais il femble que la, jeuneffe doiv© néceflairemenr abufet pour ap-s prendre a connoitre la mefure des procédés.. Cependant le roi de Fer s'écria : c'ett trop aufli;' m'infulter dans ma propre cour; en attendant. que je fache fi,tu,n'.en impofes point, car tout le; monde eft rempli d'aventuriers qui fe difent rois, pour tromper le public, je faurai t'apprendre  2.51 l A Princesse parler : qu on Ie mette dans le bijou (c'eft le nom qu'il avoir donné a une prifon favorite, dont ïl avoit arrangé & ménagé toutes les horreurs); elle n'avoir point aflez d'étendue pour s'y coucher; elle n'éroit point aflez élevée pour y demeurer debout; Sc cette petite chambre de fer étoit pendue d quatre grofles chaines dans un falon voüté, oi\l'on faifoit fucceflivement éprouver par art, des froids rigoureux & des chafeurs infupportables. Onouvrircentdirférentesferrures pour y faire entrer Souci. Girouette, occupée de queique nouvelle idéé, ne penfoit feulement pas a fon exiftence : c'en étoit fait du malheureux Souci , fi Aveline qui avoit obfervé fes démarches , ne lui ent fait entendre une voix dont le fon le charma; car il crut reconnoitre celle de Minon-Minette qui lui dit : Sc le peloton ? II le prit par foumiflion, fans favoir a quel ufage il le pourroit employer; il lia un des barreaüx de fa petite maifon de fer; & fans aucun eflbrt il Ie eeupa en autant de morceaux qu'il voulut. II répéca cetre opération autant qu'elle lui fut néceflaire; il fortir du bijou Sc fe trouva dans le falon. II vint enfuite faire la même manoeuvre a une fenêtre de cette pièce , fur laquelle il monra; mais il appergut a quelques toifes du falón un gtand mur fort élevé, qui lui 8ti toute cfpérance de liberté. U ne favoit quel parti prendre; a-  MlïeN-Ml NE T T" E. $Jl bout d'idées, réfolu de s'abandonner a toutes lg§ cruautés du roi de Fer, il voalut au moius le priver d'un tréfor aulfi précieux que fon pe7 loton ; Sc comme ordinairement on s'adrslfe au ciel pour remercier les abfens, il le jeta erl 1'air, en difant a la vieille:je fuis plus malheurevnc que tu n'es puiffante ; tiens, je te remercie. Le peloton fe dévida, & par un bonheur, que la fée détermina fins doute, le bout du fil lui demeura dans la main. 11 fentit de la réfiflance; & jugeanr, que le peloton s'étoit arrêté queique part, ilairria mieux fe confier a la fragilité d'un ril, qu'a la cruauré d'un roi. 11 étoit fi j/;une & fi ingambe , qu'il fe trouva bientót fort au-deiTus du grand mur. En fe balancant il le franchit; Sc le fil le conduifir enfuite a terre oü le peloton qu'il eu?: grand foin de dévider , le vint promptemenc retrouver; il ie mit dans fa poche, & remercianc, mille fois la généreufe vieille, il fortir de la ville. L'étonnement Sc La fureur du roi furent, extrêmes, quand au point du jour il ne trouva poinr fon prifónnier dans le bijou. Chaque examen redoubloit fa furprife; il fit tuer le gou^verneur de la prifon avec tous les geoliers, & fit partir fes gardes, la garnifon de fa capkale g Sc même le peupie'* avec ordre de lui ramener le prince mort ou vit; mais avec le fecours du peloton, il avoit paffe tme rivière des plus larges P W  ij4 La Princessï & des plus rapides , & s'étoit jeté dans une ïmmenfe forêt, qui le mit en peu de tems hots des états de ce roi batbate. Ces épteuves ne fuffifoient pas encore a Aveline pour l'inftru&ion du beau Souci; elle s'attacheit d'autant plus a le rendre un homme de mérite, que fa figure avoit fait impreffion fur le cceur de la belle Minon-Minette; & que loin de trouver plaifant ,de le voir dans fa première enttevue chargé d'une bourée, elle en avoit été touchée, ainfi que de toutes les humiliations qu'il avoit fouffertes dans le chateau du démon blanc. Aveline vouloit la tendre heureufe par Ie mérite de fon amant. Perfuadée qu'un amour bien placé ne fauroit être trop violent, elle voulut augmenter les fentimens qu'elle avoit reconnus; elle lui déclara donc la naiflance de celui qui la rouchoit : & voulant redoubler ces mêmes fentimens par la compaffion, elle lui contoit, fans oublier la moindre circonftance, tous les détails des peines & des inquiétudes que fouffroit fon amant. Elle infiftoit principalement fur le regret qu'il avoit de 1'avoir quittée, & fut la facon dont fon idéé étoit préfente a fon efprit. MinonMinette la conjura cent fois de le fecourir : il a fon peloton, dit - elle; il faut 1'accoutumet X chercher des reflources dans fon efprit. Mais il n'y penfe pas, reprit-elle j faites - lui du moins  Minon-Minette. 235 entendre ma voix : ce fut, en effet, celle de Minon-Minette que la fée porta jufqu 'a lui, Sc qui lui dit : & le peloton? Enfin la princeffe ne refpira qu'après que Souci eut paffé le fleuve, Sc qu'il neut plusa redouter le roi de Fer. Dès ce moment la princeffe réfolui de déclarer la guerre J a ce roi cruel, Sc dc joindre fes forces a celles de | Souci, qui prendroit le commandement des deux 11 armées. Cependant le prince étoit a pied, plus malheu| reux de fon amour que de fes autres infortunes. Aveline lui fit ttouver des fruits dont elle ij augmenta la faveur Sc les fucs, pour le mettte en iétat de réfifter aunefatigue quelle croyoitnécefi faire pour former fon tempérament. Minon! Minette trouvoit ce ptocédé un peu dur ; aufli i après avoir rougi& éprouvé toutes lescontranérés 1 que 1'efprit fait fouffrir a une jeune perfonne en lécrivant une première lettre a fon amant * elle 1 conjura la fée de la lui faire tcnir. Aveline y conJfenrit •, Sc fans demander a la voir,elle 1'a fittomi bet d'un arbre fur lequel il cherchoit fa fublif| tance. II 1'ouvrit pat une cutiofité naturelle , Sc I trouva qu'elle contenoitces mots: Prince,ejpcre$; i qui a pu e'chapper au roi de Fer , peut attendrir un I démon blanc. Qu'elle joie pour un amant qu'une \ celle lettre! elle lui étoit nécëflaire pour foutenjr la 1 wie fatigante & retirée qu'il menoit, Sc fur-tont  %$é La Prikcesse pour ealmer les inquiétudes de fon amour. Enfin ii arriva dans un pays plus ouvert, ik fe trouva dans une prairie de la plus grande.heauté. Elle étoit terminéepardes rochers couverts de moulfe^ qui formoienr un admirable point de vue. On diftinguoit au midi quelques ouvertures, devant lefquelles il appercut plufieurs perfonnes tie 1'un Sc de l'autre fexe , marchant doucement, ou pofées dans des attitudes tranquilles. 11 en appi-  >48 Aphranor. %l faut que vous foyez laide comme un démon.' j^f ais , pourfuvit-elle, feriez-vous bien aife qu'on Vous admirar? Qui , dit la princeflè. 11 faut donc êrre belle, reprit la filphide. Mais aimexiez-vous mieux qu'on vous, ai1"*1? An' fan$ doute, répondit la princeflè : il faut donc être laide, dit auflï-tot la filphide. Vous m'étonnez, répatrir la princeflè; je vous parle vrai, dit la filphilde; il ny a que les laides qui foient füres 4'être fincèremenr, folidement, pafliopnémentaimées. Premièrement, on ne leur fait point de déclaration, fins avoir la rête abfolumenr tour-s née; ce qui eft un grand avantage pour une femme; & il n'y a que des gens d'efprit qui en foient amoureux; au lieu qu'il n'y a que des fors, qui,par fottife & par air, le deviennent d'une belle béte. D'ailleurs 1'habitude des yeux affoiblit également la beauté &lalaideur. L'une devient infi-r pidequand on la voit fans plaifir; l'autre deyient dangereufe quand on la voit fans peine. Je n'avois jamais imaginé, dit la princeffe, que la laideur füt effentielle, pour faire une grande paflion. C'eft que vous n'avez poinc d'expérience, répartitla Silphide; il n'y a rien de fi heureux pour une femme que d'être laide; mais, je dis laide a 1'excès. Quand elle a de 1'efprit, fa, difformité devient un tréfor pour fon amourprpp/e. Le premier moment eft contre elle, jen  IT B E t I- A N I R f. 149 f onviens \ mais les momens qai fuivent la dé^ dommagent bien. Elle perd la viftoire, avec fa figure qui eft 1'effet du hazard : mais elle la rap-, pelle , la remporre & la fixe par le charme de fon efprit, qui eft un lien dépendant d'elle-même, Les qualités de fon cceur, la folidité de fon caractère, la douceut de fa fociété deviennent un bandeau qui cache fon vifage, Sc un flambeau qui édaire fon mérite, Oh 1 je ne balance plus , s'écria Bellanire? Je meurs d'impatience d'être laide. La peinture que vous venez de faire, m'en donne une extreme impatience. Madame, je vous prie de me rendre promptement laide, autant qu'on le peut être. Volontiers , dit la filphide : elle lui pofa la main fur le vifage, marmota quelques paroles, Sc lui préfenta un miroir , en lui difant: j'efpère que vous aurez tout lieu d'être contente. Ah ! s'écria Bellanire avec tranfpon ! Ah! que je vais faire de paflions: je fuis abominable. Ainfi ce fut par la plus grande coquetterie qu'elle fe détermina a. être laide. Maintenant, dit la filphide , je vais prendre la figure que je vous aurois donnée, fi vous aviea voulu être belle, & je feindrai detie aufli béte que vous 1'auriez été. Vous verrez que je ferai beaucoup de conquêtes, & que je ne ferai pas une paffen,  25x Aphranor Ce fut peu de tems après ces changemens , qu'elles rencontrèrent le- prince dont je vais reprendre la converfation. La princefTe le rrouvoit forr for, & il trouva la princeffe fort laide. Peut-on favoir, lui demanda t-elle, oü vous allez? Oü je vais, répondir i! ? Ah! parbleu , je vais oü certainement je ne vous trouverai pas : je vais au temple de l'amour. Comment, dit la princeffe, a qui 1'efprir renoit lieu d'expérience : vous allez au temple de l'amour de deffein prémédiré? Sans doute , dit le prince : je prétends devenir amoureux. Ah ! croyez - moi, dit Ia princeffe : on ne le devient que lorfqu'on ne veut pas 1'être. Savezvous bien , reprit le prince, que voila une déclaration détournéc que vous me faites ? Mais je fuis obligé de vous avertir que routes vos avances ne vous avanceront de rien. Paffe pour cette princeffe : il n'eft pas poftible de la voir fans 1'aimer. Bon, dit la ülphide, comment voulez vous me perfuader votre amour ? Vous ne m'avez pas feulement demande mon nom ? C'eft un garcon qui ne fait pas vivre , dit Bellanire. Je vous avoue, répondit le prince, que je n'ai pas ofé prendre cerre liberré. II certain, repliqua Bellanire , que , fi c'eft une hberté que de demander le nom de quelqu'on , il y en a d'autres qui mé* ritent la préférence fur celle - la.  ET B'ELLANIRE. ijl Le prince s'approcha alors de la filphide , eu ■lui difant : c'eft domraage que la fille de votre gouvernante foit fi affreufe; elle ne manque pas d'efprit, mais en vérité elle eft trop laide ; elle abufe de la permiflion. Ha ! ha! répondit la fil■phide, avec un air chagrin , vous favez donc •qu'on lui a donné la permiflion 'd'êrre laide! Le prince la regardant , en hauflant les épaules , s'approcha de Bellanire : il faut avouer, lui diral, que votre princeflè eft des plus belles, mais elle eft aufli trop béte. Bellanire lui répondit par de grands éclats de rire. Je ne vois pas , dit le prince , ce qu'il y a la de fi rifible. Voila une jolie rencontre que je fais : deux perfonnes , dont il y en a une qu'on n'ofe pas regarder , &c l'autre avec qui on ne peut pas parler. Mefdarnes , continua-t-il brufquement, je vous foubaire un bon voyage ; mais comme je fuis prefTé de finir Ie mien, ne rrouvez pas mauvais que je ne vous accompagne pas dans Ie votre. Eh ! bien , dit la filphide a Bellanire , ne rrouvez-vous pas que je doive être fort flattée de 1'admiration que je Lui ai caufée. Je n'en fuis pas furprife , dit Bellanire j vous poflédez la .talent de la bêtife a un degré fi éminenr, qu'il n'y a aucun portrait qui ne I'emporte fur vous. Vous aimez donc mieux refter comme vous êtes, pourfuivit la filphide? Sans cohtredit, répartit  Aphranor la princeffe. Je me mire dans ma laideut, depuis que je vois votre fottife. Puifque vous penfez ainfi , dit la filphide , je puis vous laiflèr le foin de votre conduite : des affaires indifpenfables me rappelent dans le royaume des filphes. Mais je veux , avant de vous quitter, vous marquer ma confiance. Voila deux petites fioles, fi vous vcmlez éprouver par vous-même a quel point la beauté eft inurile fans efprit, frorrez vous le vifage avec trois gouttes de cette efience, vous deviendrez belle a ravir , & bete i impatientetv Lorfque vous vous verrez tentce de revenir a. 1'efprir, aux dépens de la figure, prenez trois gouttes de cette autre fiole, vousredeviendrez ce que vous êtes a préfent. Je dois feulement vous averrir de prendre garde de caffer la première fiole \ car la liqueur, en s'évaporant, vous rendroit votre figure natutelle. 11 eft vrai que s'il fe trouvoir avec vous quelqu'un de transformé , 1'enchantement cefferoit, & il paroitroit fous fes véritables traits. La filphide, aptès cette inftruétion , quitta la princeffe, en lui recommandant de changer de nom , & de s'appeler Phyliride. Phyliride la remercia , cc la pria de ne 1'abandonner jamais. Elle marcha queique tems, n'ayant point de honte d'êtte laide , paree qu'elle ne rencontroit perfonne. Peu de tems après, elle vit un étranger  tl B EtLANIRÈ" *55 1'aborder, la regarder , la confidérer , & s'écrier avec joie : ah.! la voila trouvée a la fin; c'eft un tréfor pour notre reine que cette fille-la. Aflu* témenr, continua-t-il , en s'adreffant a elle , il faut que vous foyez bien heureufe pour être aufli laide; car ce n'eft pas pout vous flatter, mais je n'ai jamais rien vu d'aufli laid que vous. Je ne vois pas , répliqua Phyliride , qu'il y ait \a\ de quoi tant vanter mon bonheur. Commenr, reprit-il, vous ne favez pas apparemment que vous allez devoir la plus grande fortune a. votre laideur? Oui, fans doute , continua-t-il, je n'ai point vu de vifage plus propre a faire une dame d'honneur. II y a rrois ans que par 1'ordre de la reine , je cours le monde pour trouver une femme aufli hideufe, pour obtenir 1'amitié de la princeflè fa fille; je n'ai rencontté que des laideurs auxquelles on s'habitue , mais la votre aura toujours la grace de la nouveauré ; qu'il me tarde que la princeffe vous voie , vous êtes laide a faire plaifir. Certainement, dit Phyliride, je fens cette préférence comme je le dois ; j'en fuis pénétrée de reconnoiffance : mais oferois-je vous demander le nom de la reine & de la princeflè fa fille? Je vais vous fatisfaire, dit eet homme. Notre reine s'appele la reine Inconféquente, & monfieuxfofl mari, le prince Sans Conféquence. Voili  i(4 Aphranor, des noms, dit Phyliride , qui promettent beaucoup. Je répondc qu'ils tiennenr parole , répondit 1'étranger; Sc la princeffe ', reprit Phyliride , elle s'appelle, reprit 1'étranger ,1a princeffe aux Paffades. Apparemmenr, dit Phyliride , que c'eft une principauré qu'on lui a donnée pour fes menus plaifirs. Elle a bien fon agrémenr, répliqua 1'étranger , mais elle n'eft pas avantageufe pour rétabliffement d'une princeffe : comme la notre eft fort belle , elle a beaucoup d'amans; Sc comme elle a un bon caraótère, elle a beaucoup de bontés pour eux ; mais elle a le malheur de n'en pouvoir garder aucun ; fes dames d'honneur lui en ont tant enlevés , qu'elle s'eft réfolue de n'en avoir plus qu'une feule, qui fut d'une figure a ne lui point faire craindre de rivalité. En s'entrerenant ainfi , ils arrivèrent au palais de la reine Inconféquente. Tout y annoncoit le caractère de celle qui 1'habitoit : les tapifferies étoient de velours , & les porrières de toiles peintes : les lits avoient quatre couvertures d'édredon ; ü-nY-avoit point de rideaux ; on ne faifoir jamais de feu , & les cheminées étoient garnies d'écrans; toutes les portes étoient fermées avec des paravents pardeffiis, Sc toutes les fenétres étoient ouvertes. Phyliride fut étonnée de eet arrangement," elle remarqua qu'il n'y avoit pas un fiége, pas  et Bellanire. 15$ même un tabouret; elle en demanda la raifon a fon guide; c'eft, lui répondit-il , paree que la reine , qui eft la bonté même , veut qu'on foit toujours alufe devant elle. On s'aflied donc a terre , dit Phyliride ; il faut, reprit le guide , que vous ayez bien de .1'efprit, pour avoir pu deviher cela. Enfin , ils paivinrent a I'appartement de la reine , qui avoit une robe de taffetas vert, garnie de queues de martes zibelines. Comme il faifoit froid ce jour-la, elle étoit avec fa fille a fon balcon , environnée de trente courtifans, dont vingt-fix fe plaignoient d'avoir une fluxion de poitrine : c'étoit 1'infirmité courante. Tous , en appercevant Phyliride, s'écrièrent: ah ! la vilaine créature! Approchez, lui dit la princeffe aux Paflades : vous avez une phyfionof mie qui me revient aflez , & je veux bien vous faire ma dame d'honneur. Princeflè, répondir Phyliride , j'en ai autant qu'une autre. Elle avoit réfolu, pour mieux réuflir a la cour , de ne pas faire paroitre la moitié de fon efprit : il n'y a que les gens riches qui ont foin de cacher leurs revenus. Elle entra en charge dès le jour même, &C ne manqua pas d'étudier avec foin le caractère de la reine, de la princeflè Sc du roi. La reine étoit vertueufe par fyftême , & par fon inconféquence ordinaire, ne 1'étoit guère  l^è A F H K il Ü O ü par pratique. Elle peüfoit fort bien, 5c fe cotï-i duifoit fort mal : elle vóulöit avoir des amis 8c ne pouvoit avoir que des amans \ fon cceur étoit froid, & fon imaginatioii étoit vive : Van 8c l'autre fe cröifoient prefque toujours; de forte qu'il y avoit des momens oü elle fe croyoit tendre ; mais 1'imagination varioit, 8c poüt lors elle fe détachoit fans regrer de celui auquel elle étoit attachée d 'inclination. Elle rt'alloit point dl'opéras paree qu'elle n'aimoit pas la danfë, 8c dorinoit trés - fréqueminent des bals oü elle fe mettoit Cn nage a förce de danfer. Ëlle haïffoit fori mari j paree qu'elle le trouvoit fot, 8c elle aimoit un homme beaucoup plus fot, paree qu'il n'étoit pas fon inati; de facon que fi c'eüt été 1'amant qui eüt été le mari, c'eüt été le prince Sans-Conféquence qui fut devenu 1'amant. Au refie , ce prince étoit très-biert hommé , il difoit des chofes libres , &c ne prenoit point de libertés< Il étoit toujours de 1'avis de fa femme qui n'éroit jamais du fien. C'étoit un homme admitable pour faire préparer des tablés de jeu , pour donner k tirer , pour ramalfer les éventails qui tomboient, pont dire qu'on fit fouper, pour fervir au cömmertcement du repas, 8c pour s'endormir a la fin. En un mor s de tous les valets-de-chambie de fon palais, il étoit le premier,  ET B E H A D ] R j. 257 premier , le plus aflïdu, le plus foumis, le plus maltraité. A 1'égard de la princeflè aux Paflades, il y avoit deux fentimens fur 1'étimologie de fon nom , les uns prétendoient quelle s'appeloic ainfi, paree qu'elle étoit le fruir d'une paflade ; les autres foutenoient que ce nom lui venoit de ce qu'elle les aimoit. Ceux qui connoiflbient la princeflè, donnoient raifon aux feconds. II fauc cependant dire a fon avantage , que fi elle changeoit fi fouvent d'amans, c'étoit par principe d'éducation. Madame fa mère la reine lui avoit répété bien des fois, que la fille dün roi , d'un prince , d'un duc, & même d'un marquis, devoit fuit avec foin tous ceux qui lui diroient un feul mot d'amour, Sc qu'elle ne devoit faire accueil qua ceux qui lui marqueroient de 1'eftime. Peu de tems après , elle donna des preuves de fa docilité. Deux petits Meflieurs devinrenc amoureux d'elle ; le premier lui fit une déclaration dans toutes les formes^ dans iaquelle le mot d'amour Sc de je vous adore étoit répété a chaque phrafe ; elle en fut très-offenfée , Sc le bannit pour jamais de fa préfence. Le fecond lui dit fimplement, que fes fen«mens étoient fondés fur la plus parfaite eftime: fa vertu en fut fi fort attendrie, qu'elle le rendit heureux. Mais par malheur pour lui, il s'avifa Tome XXXIF) R  15 8 Aphra-ko*. dans 1 'ivreffe de fon bonheur , de lui dire qrsé rien n'égaloit le tranfport de fon amour. La princeffe fut auffi-töt révoltée , Sc lui dit fièrement: je voudrois bien favoir pour qui vous me prenez, monfieur ? Voila des propos bien finguliers, Sc qui ne me conviennent en nulle facon : jufqu'a ce moment vous vous étiez tenu dans les bornes du refpedt, Sc vous m'en manquez. Sortez de chez moi , Sc fachez que je prétends quor» m'eftime, Sc qu'il ne me convient pas qu'oa m'aime. Voila ce que c'eft que d'avoir des principes ; Sc 1'on peut juger par-la combien 1'édueation eft néceffaire aux enfans. Phyliride fe conduifoie très-bien avec elle , Sc obtint bientöt toute fa confiance. Phyliride, lui dit-elle un jour > je voudrois bien entretenir ce foir en particulier un jeune étranger , Sc je vous charge de 1'introduire dans mon appartement. Madame , dit Phyliride , fans doute que ce jeune étranger vous eftime ? II me la affuré , répondit la princeffe , Sc vous ne fauriez croire combien je fuis fenfible k cette impreffion. C'eft que madame eft bien née,, répartit Phyliride. Et vous Phyliride ^ continua la princeffe, vous eftime-t-on auffi? Madame, dit Phyliride, avant que j'euffe eu la petite vérole, on m'eftimoit beaucoup. Voila qui eft bien étonnant, dit la princeflè ; je n'ai*  ET B E 1 I A N I k E. ffe fois jamais cru que 1'eftime & la petite vérole/ euffenr queique chofe a démêler enfemble? Je fe eroyois comme vous , répondit Phyliride mais 1'expérience m'aconvaincue du contraire, &C depuis ce malheureux tems , on ne m'eftime plüs,J' Eh bien! moi, répliqua la princeffe, je ne vous en eftime pas moins, & je vous en aime davantage. La toilette finit; Ie jeune étranger fe préfenta,' Le lecreur s'imagine que ce jeune étranger étoic Aphranor avec fa nouvelle figure & fon nouveau nom ; & le Iecteür ne fe trompe pas. Phyliride & lui furent étonnés de fe recon-^ noitre; il lui demanda des nouvelles de la beller imbécille: Phyliride lui promit de lalui faire voir, mais en grand fecret, paree que la princelfe ne fouftioit point de belles perfonnes a fa ccur. Le princequialorss'appeloitZémire quittaPhyliride pour aller eftimer la princeffe. On attend peut-être une defcription de ce qui s y paffa, mais je me fuis impoféla loi de ne bleffer en rien la bienféance. II faut être affez voluprueux pour n'être jamais trop libre. Phyliride pendant ce tems eut recours a Ia fiole de beauté; elle perdit fur le champ fa laideur & fon efprit, il ne lui refta que ce qu'il falloit, pour lui faire fentir qu'elle en avoit eu & qu'elle n'en avoit plus. Zémireen fortantde chez laprincefTe, fut trés» Rij  *x6* Aphranor cconné de trouver la belle bete; & comme 11 étoit pour lors plus en état de rendre hommage a 1'efprit qu'a la beauté, il regretta Phyliride: il commen§oit anela plus trouver fi laide, & il trouvoit toujours l'autre aufli fotte. Phyliride reprit le lendemain fa figure ordinaire; & fon efprit augmenta encore fon enjoüment, lorfque Zémire lui confia que la belle princeflè 1'avoit excédé d'ennui. Oui, difoit-il, je ferois charmé de la voir, pourvu qu'elle ne parlat point, 8C je confentirois a vous regarder pourvu que vous parlafliez roujours. Eh bien! reprit Phyliride, il y a un accommodement; je ferai peindre la belle princeflè, je vous donnerai fon portrait, Sc vousle regarderez pendant que je vous entretiendrai; par cemoyen vous verrez la princeflè fans 1'entendre, & vous m'entendrez fans me voir ; c'eft a ce que je crois unbon marehé pour tous les trois. Ce projet futexécuté:le prince regardaattentivemenr le portrait pendant la première converfation; le lendemain il partagea fes regards entre le portrait & Phyliride, une autrefois Phyliride les eur tous pout elle; quelques jours après Zémire ne fe fervit plus du portrait. Enfin, il le rendit a Phyliride; c'étoit 1'équivalent d'une déclaration. Ah! qu'on eft flattée d'être aimée quand on eft laide! Les entretiens de Phyiitld'» éclairoient de plus  It B E t t A N I R. E. 'léï en plus Zémire fur fes ridicules; & Phyliride faifoit ufage de fon efprit pour fe corriger de ceux qu'elle avoit eus fous la figure de Bellanire. Mais il falloit pour leur perfedtion les expofer en perfpe&ive, & animer ces mêmes défauts, fous leurs yeux : c'eft ce qui leur arriva. La princeffe aux Paflades prit la téfolution dallet dans un lieu qu'on nommoit le tourbillon des coquettes. Ce n'eft point un voyage pour lequel il faille avoir recours a l'art de queique magicien , ou au char de queique fée; on y va fouvent de plain-pied; c'eft y être arrivé, que d'y vouloir aller. On mit Phyrilide de la partie, afin qu'on s'en moquat; mais elle étoit laide, toutes les coquettes devinrent fes amies. La princeffe aux Paflades étoit belle; toutes le coquettes furent fes ^ennemies. On lui jugeaun vilaincaraetére, paree qu'elle avoitdebeaux yeux.On eutpar conféquent bonne opinion de 1'ame dePhyliride. C'eft-la qu'on voyoit les fêtes fans gayeté, les intrigues fans myftère, 1'éclat fans plaifir, &c le bonheur fans reconnoiflance. Les jours & les momens étoient enveloppés dans une viciflitude de riens qui emportoient 1'efprit fans remplir le cceur; on ne fe préfervoit de l'ennui, qu'en n'étant jamais avec foi-même; on ne fe garantiflbit d'un attachement qu'er» variant fouvent 1'objet. Les femmes étoient plu$ R i*i  t*£i Aphranor. imprudentes que faciles, plus galantes que tendres, plus diffipées que vives. Elles avoient des amans plus par air que par goüt, & fe rendoient par .complaifance plus que par fenfibilité. Voila pourquoi elles cherchoient fans ceiïe le plaifir & ne le trouvoienr jamais. Les foiblelfes fans paffion font .toujours fans volupté. Leur jeunelfe, qui étoit un mélange perpétuel 'de conquêtes flatteufes Sc de ruptures humiliantes, de démarches hafardées &d'imprudences .ennuyeufes, leur ménageoit par le vide de ré• flexion, le palfage infenfible Sc honteuxd'un printems inutile a un automneindécent. Elles n'avoient plus le même vifage, & avoient toujoutsles mêmes goüts; elles avoient manqué le plaifir, paree qu'elles ne 1'avoient pas connu: elles lemanquoient paree qu'elles 1'erfrayoient. L'efprit, qui, comme les étoffes, a des couleurs pour tous les ages, n'en avoit point changé pour elles. Elles vouloient toujours badiner , Sc elles ignoroient que rien n'a l'air fi vieux que le badinage d'une vieille ; que fes mines deviennent des grimaces, fes agrémens des ridicules, Sc qu'il faut prendre le parti de -parler raifon, quand on ne peut plus la faire perdre. Délaiifées, défixuvrées & raillées, la rivalité les avoit divifées, Sc le dépit les avoit réunies. Elles s'occupoient triftement a, médire entr'elles; elles croyoient fe venger du plaifir,  ET B 1 t L A N I R I. l6$ 'en le cenfurant dans les autres: elles déchiroient les hommes qu'elles défiroient, & concluoient par dire, que de leur tems les uns étoientplus galans & les autres plus modeftes. Telles étoient les femmes du tourbillon des coquettes. Les jeunes gens n'y réufliflbienr qu'a force de faux airs : on comproit leurs bonnes fortunes , & non pas leurs agrémens ; ils n'acquéroient une femme qu'en en deshonorant dix autres.' Ils avoient de 1'impudence au lieu de fentiment , du libertinage au lieu d'efprit, & de I'étourderie au lieu d'imagination. II ne faut poinr s'étonner s'ils étoient a la mode : ce toutbillon étoit le temple dont j'ai parlé au commencement de cette hiftoire, oü 1'on n'entroit qu'a-, vee un bandeau fur les yeux. On juge aifément que Zémire ne conferva pas long-rems fon crédit auprès de la princeflè aux Paflades, qui étoit en pays de recrues. En effer, il fut bientót quitté ; il recut fa difgrace avec douceur & avec afflicbion, fe détetmina a ne jamais revoir la princeflè , & a en dire roujours du bien. Les mauvais propos qu'on tient contre une femme , vous dëcrédirent plus qu'elle : on eft plus puni que vengé, quand on cefle d'être homme. Elle fit tant de fottifes , qu'on fut trop hea-r R iv,  'ff4 APHRANdR. reux a la fin de lui faire époufer , par conve-> nance , un petit prince qu'elle n'avoit jamais vu. II étoit raconteur, fot & glorieux. Il avoit le vifage long, le ventre gros & les jambes courtes: fon vifage étoit 1'image des hiftoires qu'il contoit: fes jambes étoient 1'image de fon efprir, & fon ventre le portrait de fon amour-propre. Je n'ai pas ouï dire ce que devint la princeffe avec lui; je crois qu'elle s'y endormit. Zémire s'attachoit de plus en plus, & Phyliride aimoit beaucoup plus qu'elle n'eüt voulu. Quand une laide fait tant que d'aimer, elle aime avec fureur ; la crainte prefque certaine de ne pas plaire , la fait réfifter long-rems a fa paffion ; & lorfqu'elle n'en peut triompher, il Jaut que fon amour foit plus fort que fon amourpropre. , Phyliride connut la force du fien , par 1'excès de fa jaloufie. Elle apprit avec une douleur égale a fon étonnement , que Zémire plaifoit beaucoup a une princeffe du tourbillon , nommée Bellanire : elle ignoroit qu'il y eüt au monde une princeffe qui portat fon nom , mais elle fut bien plus furprife en voyant qu'elle portoit auffi fon vifage. Elle en fut frappée , elle retrouvoit fes rraits , fa démarche , fa voix; & ce qui la rendit plus honteufe , elle retrouvoir tous fes défauts. A chaque imprudence que Bellanire  IT B U l A N i ipas 1'honneur de s'en appercevoir. Ce que j'ai defiré toujours après avoir fair une fottife , ce qui m'eft arrivé fouvent, c'eft que quelqu'un en fit une plus éclatante qui fit oublier la mienne. Zémire devint vraiment inquiet d'Aphranor j Phyliride en étoit flattée. Rafïurez-vous, lui difoit-elle, l'amour qu'il feiiar pour moi n'eft qu'une rufe. Un petit maitre veut paroitre ne tirer parti de la laideur, que pour fe mettre en réputation auprès de la beauté. L'événement 1'a démenti; car elle fut tout-a-coup enveloppée d'un nuage : Zémire la perdit de vue; mais il entendit la voix d'Aphranor, qui lui crioit: Zémire, je t'enlève Phyliride : ce n'eft pas une conquête digne de toi, je te dédommage aflez en te laiflant Bellanire. Quoique Zémire ne für pas un fot, il en eut bien la mine , lorfqu'il vit qu'on lui enlevoit Phyliride fans qu'il put s'y oppofer. Voila qui eft beau , dit Bellanire qui furvinr, de laifler ainfi enlever fes amies *, cela vous fera beaucoup d'honneur dans le monde; & quand on faura certe hiftoire, vous ferez jolimenr votre chemin auprès des fëmmes. Madame, reparrit Zémire , permettez-moi de vous apprendre que vos plaifanteries ne font pas bonnes : je ne veux faire de chemin que pour retrouver Phyliride. J'ai peur, répliqua Bellanire , que vous n'en  Z68 A V H R. A N Ó R.' ayez beaucoup a faire : voila pourquoi je pars" tout-a-l'heure , dit Zémire en s'en allant. Il me femble qu'on peut fe quitter plus poliment. II étoit très-affligé d'être a pied, & d'avoir a attraper un char qui voloit très-légèrement: il auroit bien voulu difpofer de celui de Telmaïs. Telmaïs, Telmaïs, s'écria-1 - il, m'avez-vous abandonné ? Telmaïs parur aufli - rot; mais il étoit a pied comme lui. Je ne t'abandonne point, dit Telmaïs ; je viens te donner des confeils. Eh ! monfieur , lui répondit Zémire, ce n'eft. pas-la ce que je demande : vous devenez parleur quand je ne veux rien entendre; & vous venez a pied quand j'ai befoin qu'on me mène. Mais, continua-t-il, puifque vous voulez me donnet des avis , oü me confeillez-vous d'aller ? Dans le temple de l'amour vrai, répliqua Telmaïs en difparoiflant. Me voila bien plus avancé , dit Zémire ; il y a dix ans que je cherche ce temple fans pouvoir le rencontrer. J'ai trouvé bien des temples de l'amour , & je n'y ai vu que des femmes qu'on doit aimet fans inquiétude , fervir fans ailiduité, & quitter fans chagrin. II n'y a que ce temple de l'amour vrai dont tout le monde me parle , & que perfonne ne peut m'indiquer; il faut aflurément que ce dieu la foit mai logé. En faifant ce monologue fur les temples , il en appergut un avec cecte infcrip-  ET BE1LANIR.E. 269 tion: Temple de l'amour défendu. Ce ritre le piqua ; il voulut y entrer ; il y vit un monde infini; il fut tout étonné de reconnoitre ce temple il aborda le prêtre. II me femble , lui dit-il, que je fuis déja venu ici, mais il n'y avoit perfonne. Vous ne vous ttompez pas , lui répliqua le prêtre ; ce temple s'appeloit alors le temple de l'amour permis; il fut d'abord très-fréquenté , la volupté douce 8c tranquille ordonnoit les fêtes, la fympathie appottoit les offrandes; il n'y avoit d'autres prêtres que les amans , ils avoient la gloire des facrifices, 8c les victimes en partageoient le plaifir. Les princes, les rois, les dieux même y venoient dépouillés du fafte de leur titre , 8c de 1'éclat de leur grandeur : de fimples bergers étoient aufli élevés qu'eux , mais en récompenfe ils étoient aufli heureux que de fimples bergers. Les efprits fe rapportoient, les goüts fe répondoient, les cceurs vrais 8c fenfibles donnoient 8c recevoient des chaines en même tems. La défaite & la victoire étoient également douces; il n'y avoit point de vaincu qui n'aimat fon vainqueur, la perfuafion étoit fe prix de la fincériré, le triomphe le prix de la conitance , & la confiance intime le prix durable du triomphe. Tel fut ce temple dans fon origine : mais infenfiblement la langueur s'y introduifit. On  ZJO ApHRANO'R. étoir trop sur d'être aimé pour s'efForcer deplaire; le plaifir ceifa d'être une faveur, le bonheur devint une habitude, les liens fragiles de la reconnoiflance remplacèrent imperceptiblement les chaines de l'amour; les égards fuccédèrent aux fentimens: on ne fut plus fidéle que par vanité ; 1'ennui furvint, on fe 1'avoua, on fe fépara, & l'amour permis refta feul dans fon temple. II y feroir refté long-tems fans un expediënt auquel il eut recours: il invita un nouveau dieu qu'il nomma 1'Hymen. II fit un point d'honneur aux humains d'y venir prendre des chaines involontaires. L'eftime, 1'amitié , le rapport d'humeur, la douceur de 1'efprit, 1'étude approfondie des caraótères furent traités de chimères. L'ambition, la richefie, la bifarrerie en formèrent la convenance & les noeuds : on s'impofa aveuglement des liens indiflblubles : on jura de s'aimer avant de s'être vus, de s'eftimer avant de fe connoitre ; 1'empire même fut partagé inégalement, 5c 1'efclave n'eut pas feulement le choix du maitre. Dès-lors on vit paroitre fur la fcène deux crimes qui avoienr l'air de deux vertus: la haine pour un mari fouvent trèshaïflable , & l'amour pour un amant fouvent très-aimable. Yous auriez peut-être cru par-la le temple dë  it Bellanire. 271 l'amour abfolument abandonné; ce fut-la ce qui Je repeupla : on ne fit que changer d'infcriprion ; >i les femmes par vengeance y vinrent trouver leurs J amans , les époux par le même efprit y vinrent chercher des maitrefles : on fe trompa mutuellement, mais on voulut que la tromperie marchat accompagnée de la décence : la licence regna fous les apparences de joug; la liberté devint entière, & ies chaines parurent fubfifter. En un mot, 1'Hymen fut un dieu qui ne fervir qua faire valoir les revenus de 1'amour. Mon révérend père , dit Zémire , voila une hiftoire fort favante : vous ne reffemblez point a la plupart des gens de votre état, qui connoiflent mieux le revenu que 1'origine de leurs fondations. Votre fcience me fait efpérer que vous pourrez me dire oü eft fitué le temple de l'amour vrai. Le temple de l'amour vrai, répondit le prêrre , je ne connois pas cela , j'en crois le miniftre bien pauvre, cela m'a tout l'air d'un bénéfice a portion congrue. Eh bien! dit Zémire, puifque vous ne connoilfez pas ce temple, je n'ai plus befoin de refter dans le votre. Vous y reviendrez , peutêtre, répliqua le prêtre, lorfque vous aurez époufé Bellanire ? Qui, moi, reprit vivement Zemire , j'époulërai Bellanire : c'eft précifément b que je ne veux point. Vous 1'aimez cependant jbeaucoup, dit le prêtre. J'aime Bellanire, ré-  Aphranor. parcit Zémire ! mais vous vous y connoiflez; les prêtres croyent roujours favoir tout. Je fais du moins , répondir le prêtre , que vous croyez aimer Phyliride , & que vous aimez Bellanire ? Allez, mon pauvre père , dit Zémire , croyez que je fais cela de meilleure part que vous. Zémire fe trompoit, car ce prétendu prêtre étoit Telmaïs qui favoit très-bien que Phyliride étoit Bellanire , Sc qui étoit tout auffi-bien informé du lieu oü elle étoit; mais il ne mit pas Zémire dans le fecret: auffi fit-il bien du chemin , bien des réflexions triftes, & bien des rêves malheureux avant d'arriver dans un défert oü 1'on ne voyoit que des bois Sc des rochers. II y rêva, y foupira, s'y ennuya, & s'y endormit. Tout cela eft en règle. Mais il fut réveillé par une voix languiftante Sc fouterraine, qui difoit ces mots: O ciel! c'eft aujourd'hui qu'il faut que j'époufe Aphranor , & que je renonce a\ Zémire ! Eft-ce une illufion , s'écria Zémire? N'entends-je pas la voix de Phyliride , que je cherche par-tout, & que je ne rrouve que dans mon cceur ? Quoi! lui répondir Phyliride , quoi ! Zémire» c'eft vous ? Eh ! venez-vous être le témoin de mon malheur? Fuyez promptement; vous ne pourriez triompher d'une puilfance fupérieure qui m'a enchainée dans certe grotte, & qui ne m'en délivrera que pour me faire époufer  et Bellanire. 27$ fer Aphranor. A ces mots , Aphranor defcendit dans un char a cóté de Bellanire , la grotte s ouvrit. Malgré fes chaines Sc fes larmes , Phyliride parut tout auffi laide qu'a fon ordinaire, Sc Zémire rout aulfi amoureux. Zémire , dit Bellanire , tu cherches par-tout le temple de l'amour vrai, & til n'as trouvé que celui de 1'Hymen ; tal vas époufer Bellanire. Et toi, Phyliride, c'eft Aphranor qui va recevoir ta main. Non , répondit-elle : non, je ne puis aimer; je ne veux époufer que Zémire ? Eh bien ! tu le peux, dit Bellanire, mais a une condition : je fuis accoutumée a ma beauté, Sc je commence a connoitr» mes dérauts : fi tu veux, par le moyen d'un génie qui me protégé, me céder ton efprit, je te céderai ma figure , & tu épouferas Zémire Non, répliqua Phyliride, je n'y confens point\ Sc fi Zémire m'aimoit mieux avec fa figure, je ne le jugerois plus digne de recevoir ma main. Il ne tient qu a moi de devenir belle : cette fiole m'en donne le pouvoir, mais je ferois privée de mes bonnes qualités. Seigneur , continuat-elle , en s'adreffant a Zémire , vous 1'avez éprouvé : c'eft moi qui étois Ja belle béte. Ah ! s'écria Zémire , pour vous mettre dans I'impuiffance de le redevenir, je prends cette fiole, Sc je la brife a mes pieds. La liqueur s'évapora Tome XXXIV. S  Aphranor. aum-tót, & dans le même inftant Phyliride parut fous les traits de Bellanire : Zémire föüs ceux d'Aphranor, & on reconnut la filphide &C Telmaïs dans ceux qui paroilfoient être Bellanire & Aphranor. Eh bien! dit Telmaïs a Aphranor, je vous avois bien dit que vous épouferiez Bellanire aujourd'hui. C'eft donc vous, répondit Aphranor, qui étiez ce prêtre de l'amour dcfendu ? II eft vrai, répliqua Telmaïs. Tour ce que je vous demande, répartit Aphranor, c'eft de n'y pas mener Bellanire. Mais, pourfuivit- il, expliquez-nous ce que veut dire cette mauvaife plaifanterie de nous avoir bté nos figures pour vous en revêtir? C'eft a cette fupercherie que Bellanire & vous devez vos vertus. Aphranor, vous n'auriez pu voir vousmême vos dèfauts, il falloit vous en faire rougir en vous les expofant dans votre propre reflemblance. Et vous, Bellanire, fi vous aviez été belle, vous n'auriez jamais fongé a autre chofe. 11 falloit vous rendre laide pour vous faire fentir la néceflité des vertus & des talens. Maintenant vous la connohfez, vous êtes digne de la beauté & vous en jouiflez n'oubliez jamais qu'elle n'eft qu'un ornement, Sc non pas un mérite. Tout cela eft fort beau, dit Aphranor; jevois bien deux points de 1'oracle accomplis j je ne fuis plus un fot, 6c une  et Bellanire. 17$ princeflè abominablement laide, qui éroit, madame , eft devenue aufli belle que Belhnire ; mais ce temple de l'amour vrai, oü le rrouverons-nous ? Ah! pouvez - vous le méconnoirre, s'écria Telmaïs? Le temple de l'amour vrai eft par-tout oüfe rrouvent deux amans qui s'adorenc fincérement. Ce dieu eft plus attiré par 1'efpèce, que par la multitude des hommages, il lë plak dans lafolitude, les facrifices les moins folennels fonr les plus doux a fes yeux. L'amour connu n'eft qu'un titre; il n'y a que l'amourcaché qui foit un bonheur. Tout vous infpire ici le caractère. de l'amour vrai. Ce gazon oü vous étes eft le trone de l'amour, il en eft le lien. Cette forêc épaifle n'eft, pour ainfi dire, qu'amour : c'eft l'amour feul qui paroit 1'avoir élevée; il y cache fes miracles dans le fein du myftère : c'eft ce myftère qui 1'a engagé a vous y appeler, a vous y attendre ; par tout il vous cherche, il vous pourfuit, il fe préfente a vous, & il vous dit avec tendrefle : Eh ! oü courez-vous pour me trouver? Venez a moi. Ah! Aphranor , continua Telmaïs, l'amour vous environne de toutes parts;il vous appelle, il vous cherche, il vous pénèrre jufqu'au plus profond de votre ame; & vous demandez encore oü il eft ? Aphranor & Bellanire fe regardèrent; leurs yeux leur dirent que le remple de Sij  '17 veilleux étoit fi beau, fon air étoit fi majeftueux, qu'ils 1'avoient élu pour leur roi , celui qui les gouvernoit étant mort peu de jours avant 1'arïivée du prince. Merveilleux pafloit dans ce féjour oü la nature avoit prodigué tous fes tréfors , des jours aufli ttanquilles qu'il pouvoir en trouver fans voir Charmante ; il penfoit toujours a elle , il gravoit fon nom fur tcrus les arbres ; tous les moutons de la contrée étoient marqués du chiffre de Charmante Sc du fien entrelacés. Les bergers Sc les bergères mêloient toujours fon nom dans leurs chanfons; les mères fouhaitoient a leurs filles d'être belles comme Charmante ; enfin , dans ce petit coin du monde tout parloit de Charmante & fon amant fi malheureufement féparé d'elle avoit au moins la confolation de voir que teut lui rappeloit le fouvenir de ce qu'il aimoir. Tel fut le récit que les oifeaux firent a la princeffe^ elle les envoya avec  et Charmant*." 297 une nouvelle lettre ; ils revinrent aufli prompte- ment que la première fois;les meffagesne finif-foienr pas, & Charmante auroir voulu , s'il eüt été poflible , envoyer toute la colonie des tour-. terelies chargée de lettres a fon amant. II j avoit déja queique tems que cela duroit, lorfqu'un jour les petits couriers de Charmante ne revinrent point a. 1'heure accoutumée. La nuit arriva & redoubla 1'inquiétude de la princeflè,qui étoit déj a exceflï ve, plufie urs j ours fe pafscrent fans qu'elle eut de leurs nouvelles; elle n'auroit pas artendu fi long-tems a aller elle-même cherchet Merveilleux ; mais ils habitoient dans une ïle, & ne trouvanr aucun bateau fur le rivage, Charmante n'a voit jamais pu en fortir. II feroit difli-, cile d'exprimerfa défolation lorfqu'elle eut vu écouler un mois entier fans avoir des nouvelles de fes toutterelles. Les idéés les plus funeftes s'emparèrent de fon efprit ; elle ne douta point que Chevrefeuille n'eüt enfin attenté a la vie de fon amant. L'ile des toutterelles retentifloit de fes gémiffemens. Charmante avoit, cru être au comble du malheur quand elle avoitS été féparée de ce quelle aimoit, & dans les circonftances affreufes oü elle fe trouvoit, elle auroit regardé cette première fituation comme Ie derhier période du bonheur. Enfin, après un H  Ï98 Merveilleux1 mois d'abfence les tourterelles arrivèrent. Charmante vola vers elles remplie d'impatience , d'ef-" poir & de crainte ; 'mais voyant qu'elles avoient Fair affligé , elle ne douta plus de fon malheur. Nousavom fait de vaines recherches,direnr-elles, princeffe infortunée ; nous n'avons pu trouver votre aimable époux : a ces mors funeftes Charmante tomba évanouie; les tourterelles firent de vains efforts pour la foutenir; cette amante infortunée ne donna pendant plufieurs heures, aucun figne de vie. Les tourterelles commen^oient a défepérer de fes jours, lorfqu'elles virent un bateau dont les voiles étoient bleues , abordèr au rivage : a peine 1'eüt-il touché, qu'une lumière brillanreéclata fur lapoupe, & fut comme le fignal du réveil de la princeffé. Elle ouvrit les yeux , & appercevant le vaiffiau , élle s'élanca dedans avec précipiration ; elle trouva au pied du mat une lance , un cimeterre & une armure d'or ; cette infcription étoit a cbcé des armes: Si 1'amour donne les plus grands biens on ne peut les achetcr trop cher • s'il expofe a de grands pe'rils , il n'en eft point qu'il ne fajje furmonter: voyage , cherche , combdt's , triomphe. Non , s'écria la princeffe \ non, rien ne poiirra m'épouvanter \ elle Te revêtit des armes , di*t adieu a fes chcres tourterelles , & frappant le ■  Et Charmante. 299 rivage avec Ia lance , elle fit éloigner le bateau qui voguant avec rapidité , aborda au bout de deux jours a un rivage forr ëloigné. Seule , dans un lieu défert , armee , mais n'ayant pour fe défendre qu'une main foible , Sc fans expérience , Charmante auroir été eïi pröie a la terreur la plus forte , fi 1'oracle qu'elle avoir lu fur les armes, le défefpoir d'avoir tout peidu, Sc 1'impoflibilité de devenirplus malheureufe ne 1'avoient raffurée. Abforbée dans fa douleur , occupée de fes regrers, elle ne voyoit rien , n'entendoit rien. Trifte folirude , déferts affreux , difoir-elle,feroit-ce ici que je pourrois rencontrer ce que j'aime ? Plut au ciel que nousfuflions condamnés a paffer nos jours dans cette retraite fau•vage ! nous ferions trop heurevix. . Elle avoit déja marché quelques jours, occupée de fes triftes penfées, & n'avoit rencontré aucune aventure. La confiance qu'elle avoit cue en fora-iele , commencoit a fe changer en défefpoir. II nefaut rien pour donner de 1'efpérance aux amans, mais 1'imparience la détruit bientót, Sc change 'un doux efpoir en de cruelles allarmes. Tel étoir 1'érat de Charmante ; lorfqu'au milieu d'une fombre forêt oü elle étoit entrée , elle appercut un chateau ; une femme en pléurs en fortir, Sc accouranc vers la princeflè qua fes armes elle  JOO M E R V E I l t E TJ X prit pour un chevalier : généreux chevalier , lui dit-elle, daignez vous arrêter un moment pour fecourir la princeffe la plus belle & la plus infortunée qui foit dans 1'univers. Charmante fe laifla conduire au chateau par cette femme, elle traverfa toute armée plufieurs chambres rendues de noir , & arriva enfin a celle oü on lui difoit que fe tenoit la reine. Elle vit en effet une femme affez jolie qui paroifloit atténuée par la douleur j elle étoit auptès d'une urne de marbre noir , haute d'environ fix pieds , & ne ceffoit de 1'arrofer de fes larmes. Chevalier invincible , dit la reine en embraflant les genoux de Charmante , qui la ïeleva aufli-tot , ferez vous infenfible aux pleurs d'une infortunée qu'un barbare a livrée aux plus cruels malheurs ? Cette urne que vous voyez , dit-elle, contient tout mon bien ; mon amant y eft enchanté, & quel amant! C eft le prince le plus aimable, le plus aecompli qui foit fut la terre *, il avoir vaincu mes armées, il étoit maitre de mes états, il me les avoit rendus , & j'allois, pour prix de tant de bienfaits, lui abandonnet ma perfonne & l'époufer,lorfqu'unenchanreur cruel, indigné de ce que je lui préférois un rival, fa renfermé dans cette urne magique. Mais que vois-je, s'écria la reine? En effet le marbre de I'urne qui étoit noir , étoit devenu tout a coup du blane  it Charmante. jot }e plus éclatant. Que vois-je ? Cet événement eft le figne que c'eft a vous qu'eft réfetvé le dénoüment de cette aventure. Puilfe le ciel feconder votre valeur ! Alors elle inftruifit le faux chevalier qu'il n'avoit qu'a appuyer la pointe de fon cimetette contte 1'urne, Sc qu'il en fortiroit les monftres qu'il falloit combattre ; que la fin de 1'enchanremenr dépendoit de fa vidtoire. Charmante crut avoit trouvé une occafion favorable de monrir; elle tira fon cimererre; a peine en eut-elleappuyé la pointe contre 1'urne, qu'il en fortit douze dragons volans qui s'élangèrenr fur elle. La princeffe ceffa de fouhaiter la mort dès qu'elle la vit arriver avec ce terrible cortège, & défefpérant de fe pouvoir défendre avec fes armes, elle fe fouvint du talifman qu'elle portoit dans fon anneau , Sc le jeta a tout hazatd au milieu des dragons. A 1'inftant ces redoutables ennemis tournèrent leur rage les uns contre les autres, Sc tombèrenr morts aux pieds de la princeffe. L'urne fe brifa Sc laifla voir 1'amant de la reine inforrunée ; mais a peine Charmante 1'eut elle vu, qu'elle tomba fans connoiffance; c'étoit Metveilleux lui-même qu'elle venoit de défenchanter. 11 voloit au fecours de la princeffe quand il vit parcirre le géant qui 1'aVoit fi fort malttaité : 1'enchantement détruit 9Yoit réduit i rien le pouvoir de ce monftre j  JOl MERVHILtEUX mais il étoit encore redoutable par 1'énormité de fa taille & par 1'excès de fa force ; il acéouróit pour fe venger. Merveilleux étoit fans armes ; il faifit le cimeterre de Charmante , vola vers le géant , & après un combat d'un quart-d'heure s le coupa en deux d'un coup d'eftramacon qu'il lui donna dans les reins. Charmante alors étoit revenue de fon évanouiffemenrpar les fecours de la reine; mais dès qu'elle ouvrit les yeux elle la repouffa avec horreur: lailïez-moi mourir , lui dir-elle; eft-ce a vous de me fecourir ? Merveilleux arriva dans ce momenr , & ne favoir que penfer de ce difcours de la princeffe , & de l'air irrité dont elle le recevoir. Ce ne fut qu'après biens des explications qu'il comprit que la reine avoit fait une tracafferie dont il ne pouvoir fe douter ; il eut pCu de peine a fe juftiSer. La vérité étoit que cette reine ambitieufe avoit voulti s'emparer des états des bergers: Merveilleux 1'avoit vaincue s & 1'avoit prife elle- même dans fa capitale ; mais en héros il lui avoit rendu la liberté & fon royaume. La reine , autant par vanité, que par gout pour le prince , avoit atrribué a l'amour qu'elle s'imaginoit lui avoir infpiré , ce qui n'éroit 1'effet que de la générofité de Merveilleux. Ce prince naturellement poli 1'avoit traitée avec d'autant plus de déférence ,  ït Charmante. joj qu'érant vainquear & maitre, on Ie pouvoir plus aifément foupconner denmanquer; & toutes fes faeons avoient cqnfirmé la reine dans fon idee ; . e'le avoic formé Je projet de 1/époufer , mais elle ne lui en avoit point parlé. Sur ces entrefaites, le géant Chevrefeuille qui étoit amoureux de cette reine , étoit accouru pour prévenir fes deffeins , & il avoit enchanté le prince ainfi qu'on 1'a vu. . On a tant de penchant a pardonner a ce qu'on aime, que Merveilleux fe feroit jui'tine , même fans avoir raifon. Charmante foupiroit, verfoit des larmes , & nerrouvoit pas une parole a dire a fon amant, elle qui , lorfqu'elle étoit éloignée de lui & lui écrivoit, croyoit roujours avoir oublié mille chofes effentiellesj leur réconciliation fut 1'arrêt de mort de la reine. Cette ptinceflè accablée de honte & du dépit de connoitre fon erreur, fe frappa d'un poignard , & expira dans le moment. Les deux amans virent alors un char lumineux qui defcendoit par la voute du falon oü ils étoient. Ce char portoit un vieillard refpeétable qui courut les bras ouverts vers Charmante. Ma fille, lui dit-il, enfin nos maux font finis, nous al'ons tous être heureux. La princeffe, fans connoitre le vieillard , fans comprsndre pourquoi ill'appeloit fa fille , partageoit fes tranfJports, & par un penchant inconnu , elle avoit  304 Muvïiiieïx ,volé dans fes bras dès qu'il étoit account verï elle. Après avoir fatisfait les premiers mouvfimensde fa tendreffe,le vieillard apprit au prince Sc 3 fa fille , qu'il avoit époufé autrefois une princeflè aimable, dont Chevrefeuille étoit aufli amoureux; que ce magicien , outré de fureur d'avoir vu fon rival préféré, avoit juté de s'en venger; qu'en effet il avoit enlevé au berceau Charmante , qui étoit le premier fruir de eet hymen; qu'il 1'avoit expofée, Sc qu'il 1'auroit beaucoup plus maltraitée fans un talifman qu'on lui avoit mis au doigt en naiflant, qui garantiffoit fon honneur & fa vie de tous les périls Sc de tous les enchantemens, que le vieillard rrop foible pourdétruire lesopérations magiques de Chevrefeuille , avoit langui depuis ce tems dans la douleur la plus vive ; qu'il n'avoit pu donner aucun fecours a fa fille, finon que lorfque Chevrefeuille ayant enchanté le prince , il s'étoit trouvé en pouvoir de lui oppofer 1'enchanrement des atmes d'or-, qu'il avoit gémi cent fois de ce qu'il ne lui étoit pas permis de paroitte Sc de guider fa fille, mais que fa préfence eut rompu 1'enchantement. Après tant d'allarmes, continuat-il , enfin le fort le plus tranquille & le plus doux nous eft: ptéparé. Venez , ma fille, venez prince aimable Sc généreux, venez dans mon palais 2  ET GftARMAftfÉ* JÖ|' palais, vous y trouverez une tendre mère qui augmentera votre bonheur enle partageant. Aii milieu des tranfports de fa joie , Charmantë h 'oublia pas fes chères tourterelles ; fon père lui dit que c étoient des princes que Chevrefeuille avoit ainfi métamorphofés pout s'eniparer dë leurs étatsj que , peu jaloux de leurs maïtrelfesj il les leur avoit lailfées dans leurs métamorphofés, mais que depuis fa mort, ils avoient repris leur forme, & qu'ils étoient tous dans fon palais* Charmante Sc Merveilleux montèrent dans le> char du génie , Sc furent tranfportés dans fon palais oü la mère de Charmante verfa bien des larmes de joie en revoyanr la princeile Sc foü époux. L'uh Sc l'autre y reftèrént deux mois * plus occupés de leut amour que des fêtes fuperbes & galanres que leurs parens leur donnoient chaque jour. Au bout dé ce rems Merveilleux leur fit entendre que des devoirs indifpenfables le rappeloient dans fes états; les parens de Charmante étoient tropfenfés pour ne pas déférer aux Jéfirs du prince ; mais pour accörder tous les fentimens, 8c ne pas quitter leur fille, ils voulurent fuivre le prince. Les amans rourrerelles retournèrent chacun dans leurs étars. La joie fué iivexprimable lorfque le prince reparut dans les fiens: aimé d'une époufe adorable , faifant l§e Tornt XXXIF, V  Merveilleux et Charmante.' délices de fes parens & le bonheur de fes fujers s il vit fon amour augmenter chaque jour & redoubler celui de Charmante; & ils furent les plus heureux comme les plus tendres des amans.  GRISDË1IN E T CHARMANTE CONTÉ, ÏL eft un eahton dans 1'Arabie heuteufe, appelé le Ludijian. Ce pays oü la nature femble avoir pris plaifir a déployer fes tréfors, étoit fous la domn hation d'un jeune roi qui étoit lui-même le pré-; fent le plus précieux que le ciel eüt fait a ce beau tlimat. Aux vertus héroïques qui forment un grand roi j il joignoit les qualités qui forment uit hommé aimable ; une figure charmante donnolÉ un nouvel éclat au earaétère Ie plus aimable, 8c toüs deux fe faifoient briller mutuellement. Les peuples heureux fous le règne d'un roi qu'ils adoreient, ne défiroient autre chofe que de voif 3e bonheur de leur prince affüré par le choix d'une cpoufe* 8c le leur par un héritierné d'un fang fi :cher i la nation. Quoique le prince eüt déja atteint 1'age de dix^neuf ans, il avoit paru jufques* M plus touché de la crainte d'un engagement, qn^  jog GrisdeliN fenfible aux charmes qu'il peur offrir, mais uné fi belle ame n'étoit point faite pour refter infenfible. L'amour n'avoit pas encore marqué fon heure, Sc elle arriva enfin. Grifdelin, c'eft le nom du roi dont nous parions , avoit a fa cour un ambafladeur de la fée des Cygnes, reine puiffanre dont le royaume étoir voifin de celui de Grifdelin. La difcuflion de quelques intéréts peu difticilesarégler, avoit attiré eet ambafladeur a la cour de Grifdelin, mais eet homme habile Sc attentif aux intéréts de fa fouveraine, avoir forméun projet plus important que les inftrudions dont il étoit chargé. La fée des Cygnes avoit une fille nommée Charmante; & fi quelqu un dans 1'univers pouvoit être comparé & Grifdelin, c'étoit Charmante qui i fon tour ne pouvoir rrouver que le prince qui fut digne d'elle. ït étoit peu convenable d'oftrir la princelfe aGnldelin, Sc peut-être de s'expofer a un refus; aufli 1'ambafiadeur en demandant i ce fujet les ordres de la fée, lui promit-il d'amener les chofes a un point que Grifdelin demanderoit lui - même Charmante, comme la plus grande faveur qu il put obtenir. L'accès qu'il avoit aunres du prince y donnoit les moyens de préparer fon efprit a ce ou'il avoit i lui dire , Sc de 1'amenet a fon but: apres avoir connu dans plufieurs entretiens que le prince n'étoit pas aufli éloigné de prendre u«  e f Charmante. 3*9 engagement-Ique 1'on croyoit; un jour,lui parlant des peintres excellens qui étoient a la cour de Ia fée des Cygnes, il lui montra négligemmenc quelques miniatures du plus célèbre d'entr'eux. Parmi ces différens tableaux un feul attiral'attention de Grifdelin. Dès qu'il l'eut appercu , il négligea tous les autres; fes yeux fe fixèrent fur cette peinture , &c 1'ambaffadeut neut pas de peine a. s'appercevoir qu'elle faifoit fur lui 1'impreffion la plus vive. J'ai fouvent enrendu parler, dit Grifdelin, de la beauté de la princeffe Charmante , & je croirois que c'eft la fon portrait, s'il étoit poflible que jamais on put reffembler a cetre peinture qui eft le chef-d'ceuvre de l'art & 1'ouvrage de l'imagination. C'eft pourtant fon portrait, reprit 1'ambaffadeur, &c un portrait qui n'eft poinr flatré. Le prince ne répondit rien, & peu de tems après il fe retira, laiffant 1'ambaffadeur bien perfuadé que fa négociation avoit réuffi. Eu effet, Ie lendemain, le roi le fir appeler. Je veux, dit-il , vous avouer ma foibleife. Depuis que j'ai vu ce portrair, je ne fuis plus le même; rout ce que j'ai enrendu dire des vertus, des graces de Charmante , s'eft rappelé a mon efprit. Ce que j'avois jufques-la entendufans intérêr, cette peinture en fait un fouvenir qui trouble mon ame ; c'étoit une matière combuftible qui n'attendou qu'uo Vüj  Jio Grisdeliu flambeau pour s'embrafer. Enfin, je fens que mon bonheur dépend de Charmante ; que je ne puis vivre heureux fans être fon époux, & c'efta vous, c'eft a vos foins que j'ai recours pour 1'obrenir. Je veux faire partir une ambaffade confidérable pour Ia cour de la fée des Cygnes. Retournez avec mes ambalfadeurs : appuyez leur demande, je vous devrai le bonheur de ma vie, L'ambaffadeur au comble de fes vceux , ne cacha point a. Grifdelin les ordres qu'il avoit recus , & lui avoua que cette union qu'il défiroit avec rant d'ardeur, n'étoit pas moins précieufe pour la fée des Cygnes. S'il eft ainfi, dit le prince, partons au plutót pour aller trouver Charmante, pour mettre ma couronne & mon cceur a fes pieds. Les apprêts du départ furent ordonnési avec 1'impatience de l'amour ; & rrois jours après, le prince menant avec lui l'ambafladeur , & fuivi d'un cortège digne d'un roi puiftant, partit pour la cour des Cygnes , rempli des efpérances les plus fktteufes. Pendant qu'il fe croyoit être fur du fort le plus heureux s 1'orage le plus funefte fe prépa« rqit contre lui, Ifmenor , magicien puiftant, & roi de 1'ile des Lions , avoit une fille nommée Riquette.: cette eréature haute de trois pieds & demi, horgn© & bpiteufe, avojt plutót l'air d'un démon quê  et Charmante. jij d'une fille ; mais tels font les droits de la nature , qu'elle étoit auffi chère a fon père, que Charmante pouvoir 1'être a. la fée des Cygnes : elle étoit devenue amoureufe de Grifdelin fur un portrait qu'elle avoit vu de ce prince ; & fon père qui ne favoit rien lui refufer y alloit envoyer des ambaffadeurs pour propofer a Grifdelin ce vilain mariage, lorfqu'il apprit que le prince étoit parti pour 1'ile des. Cygnes. Le défefpoir de Riquette ne peur s'exprimer, & le magicien touché de la douleur de fa fille, entra, en fureur contre Grifdelin , comme fi ce prince 1'eüt offenfé de la maniere la plus cruelle. 11 |ura de fe venger, & exhortant fa fille a fe calmer & a prendre de meilleures efpérances , il lui promit de rravailler de toure fa puiflance a faire fon bonheur. En effet, il partit le lendemain i la pointe du jour , fuivi d'un feul palfrenier nommé Rabot: il étoit horriblement contrefais & hideux a voir; ce fut la le fujet qu'il choifis jiour fervir fa vengeance x & avec lequel il fe rendit a. une fcrê.t par oü il falloit néceffairementque le. prince Grifdelin pafsar. Il l'attendit fur le chemin, & pendant ce tems - la n'oublia pas. de fe fervir de fon art magique, & de faire les conjurations néceifaires pour exécuter fondeffein. Quand il emendk approcher la caravane de. Grifdelhij il tira de fa poche un mouchoir enr  jïi Grisoelim thanté , qai avoit la vertu de rendre inviflblé ceux qui le touchoient : il en donna un bout a lenir a Rabor, & tint l'autre dans fa main ; alors 51 fe mêle en affurance avec la caravane, & eft bien furpris de n'y pas trouver Grifdelin : te prince s'étoit arrête avec quelques - uns de fes gens a une fontafne , & avoit ordonné au refte ide fa fuite de prendre les devans, La fraicheut «de 1'eau & la fatigne 1'avoient endormi , & il ?epofoit a 1'ombre d'un palmier. Ifmenor 1'appergut, & étant toujours inviflble , il le toucha ide fa baguette pour augmenter fon fommeil, & par la vertu de la même baguette , i! endormic le petit nombre de gardes qui éroient auprès du prince, enfuite il lui ata rous fes habits, & ayant fait aufli dépouiller Rabor, il mir les habits du palfrenier a Grifdelin, & a Rabot ceux du prince, puis fans perdre de tems, il toucha Rabot de fa baguette , en difant; va, 6v deviens en tout fem-i llable a Grifdelin jufqu'au moment oü tu auras époufé la fille de la reine des Cygnes. En effet, ïl 1'enchanta de facon, qu'il prir entiérement la jeflemblance du malheureux prince \ & le charme ctoit fi fort, qu'il crut lui - même 1'être ; mais heureufement le magicien n'eut pas le pouvoir de faire paffer aufli la belle ame de Grifdelin dans le corps de Rabot. Quand cette opération fut faite, Ifmenor toucha le prince de fa ba-  et Charmante.' jtj guette pour le réveiller. Quelle fut fa furprife, lorfqu'en fe levant il appercut fes habits fur un autre lui-même, Sc qu'il fe vit vêru des plus vilains hnillons. II fe frotta les yeux, croyant rêver, mais le magicien le prenanr par les cheveux, fans lui rien dire, 1'enleva & 1'emporta dans une nuce a la porte de ['appartement de ia princeffe Riquerte. Pendant ce tems-la Rabot avoit monté fur le cheval du prince, & rejoignoit la caravane avec la fuire du prince qui s'étoit réveülée dès que le magicien avoit difparu. Chacun le prir pourle vrai Grifdelin. D'abord qu'il fut arrivé , il dit: j'ai firim , qu'on me donne a manger. Son premier mairre d'hotel lui répondit: fire, le fouper de votre majefté n'eft pas commencé, Sc les rentes ne font pas même encore drelfées. Taifez-vous, lui dit le faux prince, vous êtes un fot: il n'y a qu'a me faire griller une cuifte de cheval. En même tems il égorge lui-même un des plus beaux chevaux de fa troupe , & en ayant dépecé une cuitfe , ordonne qu'on la faffe cuire fur le champ, Sc qu'on la lui ferve. Dès que cela fut fait, il fe mit a. table , & mangea la cuifte de cheval , en difant ; je n'en ai jamais mangé de fi bon : je veux que tous mes courtifans en mangent, Sc qu'on ne falfe point d'autre fouper pour ma fuite; il n'y a qu'a tuer encore trois ou quatre chevaux , afin que chacun en ait abondammenr.  j14 Grishei-in La raifon de ce goüt pour la chair de cheval," c'eft que dans le pays des Lions ou Rabot étoit palfrenier du roi, comme on fe fervoir de lions en guife de cheval, les chevaux fervoienr comme les bceufs au labourage & a la nourriture des habïtans , ils paflbient même pour un excellent manger , c'eft pourquoi Rabot fut bien aife d'en manger a fon appétit. Le lendemain il ne mangea pas autre chofe, 8c en fit nourrir auffi toute fa fuite. Enfin quand on arriva a la cour de la reine des Cygnes , il avoit au moins une trentaine, tant de courrifans que de pages a. pied , Sc lui-même fit fon entrée dans la ville a pied, paree qu'il venoit de manger ce jour-la le beau cheval bleu Sc blanc fur lequel le prince étoit monté. On lui en. offrit bien un autre, mais il dit que ce n'étoit pas la peine pour fi peu de tems , Sc qu'il feroit bien une journée a piedJ Auffi-tot toute fa cour mit pied a terre ySc chacun marcha renant fon cheval par la bride. Les courrifans de Grifdelin ne revenoient point de 1'étonnement que leur caufoit la conduite de celui qu'ils croyoient leur prince ; car perfonne ne dou» toit que ce ne fut lui, Sc a dire vrai , il lui reffembloit fi patfaitement, qu'on ne pouvoit pa? ne s'y pas tromper. Les uns difoient : qu'eft-il donc arrivé a notre prince ? eft-ce qu'il eft devenu fou ? D'autres : c'eft l'amour qu'il a pour  et Charmante. 515 Charmante qui lui a rourné la tête. D'autres enfin , & c'étoient les plus fenfés , difoient qu'il falloit que quelqu'un 1'eut enforcelé. Mais quelle que fut la caufe de fon changement, il n'en étoit pas moins vrai ni moins facheux; toute fa cour en étoit au défefpoir. Quand il arriva an-deffous du balcon oü étoit la reine , la princeffe & toutes les dames de la cour, il demanda: oü eft la reine? On la lui montra ; Sc en s'approchant d'elle , il lui dit: Madame, vous êtes peut-être éronnée de me voir arriver a pied; mais c'eft qu'en chemin faifant j'ai eu faim & j'ai mangé mon cheval y cela n'empêche pas que je ne fois un grand prince & que je ne devienne votre gendre. Enfuite il demanda : oü eft Charmante ? La reine,, lui dit: feigneur , vous avez fon porrrait, & il faut qu'il ait fait bien peu d'impreftion fur vous, fi vous ne la reconnoiffez pas. Je ne me fouviens pas d'avoir fon portrait, répondit Rabot ; mais je m'en vais voir s'il eft dans ma poche, pour voir fi je la trouverai bien après rout feul. Tous les feigneurs Sc les dames de la cour de la reine fe regardoienr, Sc ne favoient que penfer d'un début fi extraordinaire & fi peu conforme a l'idée que 1'ambaffadeur leur avoit donnée du prince. Rabot fouilla dans fes poches, & les renverfa routes 1'une après l'autre, fans y trouver le portrait de la princeffe qui rougiftbit Sc trouvoit  '3I Mezetins 3 & autres comédiens ont  34<* Ananas encore confervés, auffi-bien que ceux des femme? que nous voyons de tems en rems reparoitre fur 1'horizon ; c'eft encore a elle qu'on attribue ceux des bédeaux ; il faut cependant convenir qu'une cour ou 1'on voyoit les miniftres, les confeiilers dérat, enfin tous les perfonnages les plas graves vêtus d'une facon fi bigarrée , devoit produire un coup-d'ceil fingulier. Les embraftemens que le roi, la fée, & les courrifans fe donnèrent dans ce premier moment, ne furent interrompus que par les cruches, les pots & les bouteüles de-fbn meilleur vin que le roi fit apporter ; que par le? fufées qu'il fit titer , quoiqu'en plein jour, & par les violons & les vielles qu'il envoya chercher | plus d'une lieue de fa capitale. Enfin , la joie, fi, connue .de rous les tems pour être bruyante , fe diftingua dans toute Ia ville ; les cris, les pctards, les boites , les décharges réirérées de tous les fufils, vieux & nouveaux, produifirent enfemble un charivari reen pour la joie du peupie. S'il ne falloit pardonner queique chofe aux tranfports , je conviendrois que cette joie fut indécente. Mais elle fut bien autre chofe, elle fut la fource des traverfes que le jeune prince eut a efluyer ; car tout ce bruit réveilla Ia fée Colère que Ie hafard avoit fait endormir dans un bois voifin de la capitale; cette méchante fée n'avoit aucun emploi fixe dans 1'univers : brouiK,  et Mousteile.' 347 Jee par fon humeur avec tout le monde , elle fouffloit la gtonderie & les emportemens aux oreilles des mies Sc des parens; car elle n'étoit jamais fi contente qu'en voyant gronder, fouettet & pleurer les enfans , ce qu'elle ne faifoit cependant que dans les temps oü elle ne pouvoic affliger les grandes perfonnes, II eft vrai que fes injuftices n'étoient pas de durée, mais elles étoient toujours cruelles a elfuyer. Quoi qu'il en foit, peu accoutumée a la douceur d'un profond fommeil, elle fut fi fenfibleau chagrin de 1'avoir perdu, que fe réveillant en furfaut, elle fe leva les yeux étincelans, réfolue de fe venger fur le premier objet qui fe préfenteroit a fes yeux ; n'en trouvant point d'animés, elle donna des coups de poing Sc des coups de pied contre les arbres qui 1'environnoient; elle deflecha les uns, renverfa les autres, & fit un abattis épouvantable : mais fon accès n'étant point encore pafte, elle regarda dans fon colombat des fiècles futurs , & vit que la naiifance du prince Ananas caufoit le btuit qui 1'avoit réveillée. L'emportement ne raifonne, ni ne réflechit; ainfi la fée cotirut au palais : par hafard elle s'étoit rendue invifible pour dormiiayec plus de tranquillité. Trop emportée pour Hen changer a fa fituation , elle arriva dans le moment que Ja bonne Bariolée achevoitde douer  34s Ananas Ie prince; un moment plus tard la méchante fée n'auroit pu lui faire le moindre tor:; mais elle eut encore Ie tems de dire : Ou'i, il aura tous ces beaux dons, ce fera quand il aura changé de caraclère ; vraiment , vraiment , il n'y a qu'a, douer, on re'veillera le monde impunément. Contente de fa vengeance , elle feroit fortie du palais fans avoir été appercue : ainfi Bariolée n'ayant pas le moindre 'foupcon du dérangement que 1'ön avoir a fon opération , s'applaudit de fon ouvrage , & fe rengorgea nombre de fois, en faifant monter fa gorge a foii menton , & fes épaules a fes 'oreilles. Cependant, Ia fée Colére fen traverfanr la ville , parloit feule, & difoit: Divertijfe^-vous , courage , faites du brult, ily a. bien de quoi rire a tout cela ; voye\ ce que cela leur fait ; que les hommes font fats ! Et mille autres phrafes , ainfi coupées a l'ufage de tous les gens colères. Quelques mois après la naiifance du prince, la reine fa mère mourut, &c fon éducation qui ne devoit être qu'en partie confiée a la fée , lui fut abfolument abandonnée. Pouvoit-elle être bonne ? Non - feulement, il étoit fils unique 8C prince , mais on n'efbit^d'autant moins contredire Bariolée , qu'elle étoit précifément comme les vieilles mies qui ne connoiffent que la co mg  plaifance & la crainte de faire pleurer les enfans qui leur lont confiés : ainfi comme un prince garé, il devinr ce qu'il pouvoit devenir. Ananas étoit agé de trois ou quatre ans i quand un'roi voifin des états qu'il devoit pofféder devint père d'une fille. Par 1'ordre du Tableau , & par la difette des fées dans ce canton, Bariolée fut encore chargée de ce royaume, elle eut grand foin de fe trouver aux couches de la reine , pour ne pas perdre 1'occafion de douer la princeffe : mais ce n'eft pas une pecire affaire que de départir les dons j 1'abondance des préfens efl fouvent dangereufe ; & s'il faut favoir donner a propos, il faut encore plus favoir ne donner que ce qui convient, &c dans une quantité fiéceffaire. Elle lui donna donc d'abord toutes les graces & les attraits de la figure : ce qui n'eft pas diffïcile a imaginer, mais elle fe perfuada qu'elle avoit tout fair en lui défirant tout l'efprit du monde ; tant il eft vrai qu'il faut prendre garde a plufieurs facons de parler qui ne fignifient rien. Je n'ai jamais pu favoir quel eft" celui qui exécute les fouhaitsdes fées; mais quel qii'il foit, il les fuit a. la lettre: nous en avons cent exemples ; enfin , cette facon de parlerqu'elle employa, rrop générale pour ce qu'elle vouloit dire,- fut fuivie avec Ia dernière exac-; titude. \ '  35° Ananas La princeffe devenue, comme le prince, orpheline de très-bonne heure , croiftbit avec fes dons; & chaque jour on voyoit cclorre avec furprife fon maintien & fes graces l fa vivacité lui fir donner le nom de Mouftelle , Sc les applaudiffemens que recut fon efprit ne 1'engagèrent que trop a en abufer: auffi dès 1'enfance on s'appercut avec joie qu'elle feroic infinimenr coquette : mais il faut être bon philofophe , pour prévenir dans les enfans le germe des vices Sc des défauts; celui de la coquetterie n'eft, pat exemple , qu'un abus de 1'envie de plaire; il paroït agréable dans fa naiifance - on croit devoir le careffer dans un enfanr, paree qu'il tient a de* chofes aimables : des gens plus fenfés que Bariolée y font attrapés tous les jours; mais a tous les avis raifonnables qu'on lui donnoit fur le caraótère Sc fur l'éducation de Mouftelle, elle répondoit toujours avec la confiance des fots : tranquillifei-vous , j'ai prévu a tout: n'ejl-ce pas moi qui 1'ai douée ? Une coquette même, fans être jolie, eft tonjouts environnée d'amans ; car les hommes courent a ce qui les flatte , & fur tout a. ce qu? paroit facile. Dans le nombre de ceux dont Ia princeffe fut enyironnée , &THe tous les princes qui féjournèrent a fa cour, artirés Sc retenus pat fes charmes, le prince Mirliro fe di.ftingua. \\  ET MoUSTELLE. 551 ^toit grand, ce qui, quoi qu'on en dife , ne fousentend pas roujours bienfair; il avoit autant de facilité que Mouftelle avoit de coquett'erie: il pofledoit cette exactitude , 8c cette précifion d'attentions & de petits foins que permet le défceuvrement, que 1'on a fouvent l'art de faire paffer pour conftance & pour facrifice. Le talent de faire un plar madrigal, lui paroiflbir recommandable, 8c le goüt pour les vers avec lequel il avoit été élevé, éroit demeuré dans fa tête, comme il fubfifte encore dans le mercure avec lequel il avoit autant de reflemblance qu'un homme peur en avoir avec un livre. Le charngement du fiècle en faveur de la profe, n'avoit jamais pu lui entrer dans 1'efprit, 8c rien ne lui auroit perfuadé que les fadeuvs en vers , autrefois fi confidérées , étoient devenues beaucoup moins fourenables , pour ne pas dire méprifées; ce qui peut également venir ou de la quantité de vers communs qu'on a vus & revus, ou du progrès de la raifon. Revenons au portrait de Mirliro; couchédans un faureuil, fes grandes jambes croifées, il parloir toujours de lui-même avec une confidération pour fa perfonne , & un ricannemenr pour celle des autres, qui fouvent avoit perfuadé bien des femmes, d'un mérite qu'il n'avoir pas. Sa décifion fur toutes les matières jjtöu inratilfable ; & Mouftelle , toute co-  j 5 £' Ananas quetterie a part, avoit une forte de confidéri-i tion pour lui; car on doit fe fouvenir qu'elle n'avoit que 1'efprit du monde , & 1'on fait que eet efprit prénd en bien tout ce qu'on lui donne avec emphafe. Pendant les petites révolutions de la cour de Mouftelle, Ananas étoit parvenu a. fa dix-huitième ailnée. Bariolée le trouvoit fort aimable , paree qu'elle l'avoit élevé , & lui-même fe croyoit homme i bonnes fortunes , paree qu'il avoit plu a quatre ou cinq bégueules de la cour du roi fon père \ elles 1'avoient agacé, elles fe 1'étoient arraché ; elles avoient fait les défefpérées ou les charmées, fuivant 1'attachemént qu'il leur avoit témoigué , le tout paree qu'il étoit fils du roi. Qnel que fut le motif ou l'efpèce de ces conquêtes, le prince en étoit content; car la vaniré fur les femmes ne détaille ni Ie mérite 3 ni les circonftances : elles comptent le nombre , ce n'étoit pas tout que d'avoir bonne opinion de lui-même fur le chapitre des femmes, Ananas étoir vain fur tous les points, & ne croyoit aucun homme digne de lui être comparé : cependant il étoit ignotant , brural , emporté , féroce même, comme font enfin prefque rous les hommes , quand 1'éducanon n'a point adouci leur caraélère : au refte, i! étoit bien fait, & fa figure étoit aulli agréable qu'une' figure peut 1'être, quand  ET MoUSTELLE. 5 5 J quand elle eft dépourvue des graces que 1'envie de plaire & la crainte de ne pas réuilir, peuvenr feules ajouter a la nature. Tel étoit Ananas , quand la fée Bariolée, fans lui avoir fait part des projecs quelle méditoit depuis long - tems pour fon mariage avec la princeflè Mouftelle, lui propofa de voyager. Pour aller plaire , lui dit elle , en de nouveaux climats. Tout ce qui natte la vanité eft rarement refufé : ainfi le prince & le roi fon père acceptèrent la propofirion. Bariolée qui n'avoit aucune fuite dans 1'efprit, &c qui par conféquent étoit la plus grande ennemie des uniformes , donna un équipage ndmbreux & magnifique au prince : mais elle employa tout fon art a varier les livrées & Ie cortège, non-feulemenc de toutes les couleurs, mais de toutes les nuances poflibles. Elle évita même avec le plus grand foin, que les artelages fuffentcomnofés de chevaux du même poi!: elle appeloit ce mélange du brillant\ épithète que 1'on donne a beaucoup de chofes qui font éloignées de la mériter. Je crois que fes yeux étoient fenfibles a cette bigarrure, mais en même tems je fuis perfuadé qu'elle reflembloit un peu a quelques gens du Bionde, qui croienc fe faire un mérite, & qui Tom XXXIF. z  Ananas fe perfuade*t qu'ils ont du gout, quand ils font le contraire de toutes les chofes recues Sc reconnues pour juftes Sc conféquentes. Ce n'eft point, par exemple , une idéé dépendante du hafard , que le choix des couleurs par rapport sL celle des cheveux Sc du teint : une blonde ne fera pas bien avec du jaune, paree que les couleurs ne feronr pas aftez oppofées avec celle de fon vifage \ de même une brune fera mal avec du gris de lin, par la raifon de la trop grande oppoficion de cette couleur, avec celle de fes cheveux & de fes fourcils , qui néceflairement paroitront rudes. Quoi qu'il en foit, la fée cherchoit conftamment le contraire de ce que les yeux voient otdinairement. Ananas étoit blond, elle ne lui fit faire que des habits jaunes , citrons , pales, ou ventre-de biche ; 5c par la même raifon , tous ceux de fa fuite , feigneurs, comme domeftiques , plus ils étoient bruns , plus ils étoient vêcus de celadon, de lilas , ou de petitvert: la moitié d'un carrofte étoit dotée, l'autre argentée , tous les ornemens en étoient renverfés, ou placés de ebté ; c'eft une mode que nous n'avons que trop vu continuer Sc reparoitre. Ananas avoit la bonne opinion , Sc la fécurité que les princes onr pour 1'ordinaire : il fe perfuadoit aifément que tout ce qu'il faifoit 5c tout  tf MoüsTMtti; |jy tt qu'il poffédoic étoit parfait: aufli, fort content «le fon équipage, il ürriva a la couf de Mouftelle fon rang, fa naiifance, & la coquetterie de laprin* Cefle, lui en rendirènr d'abord le féjour agréable , inais quand ils'apper^ut que les premières coquet> teries, qu'il avoit prifes pout de l'amour & pour des attentions , ne faifoient aucun progrès, & qu'eri un mot, traité comme les autres, il n'avoit pas la moindre diftinction, fon amour-propre fug humilié : lorfque cette humiliation ne déttuif point l'amour, órdinairement elle le fortifie j c'eft ce qui lui arriva; & quelle affli&ion Ia jalou^ lie ne caufe-t-elle point a la vaiiité ? Il s'imagina *Pabord que Mirliro , fur-tout, ne faifoit que 1'ennuyef; mais 1'ennui ne caufant point une douleut 6 vive , il convint enfin avec lui-mênle dit fentiment qu'il éprouvoit; il en fit des reproches a Mouflelle \ ttiais ils ne furent point écdutés t ou bien on y répondit pat toutes les raifdns fpécieufes qui n'ont jamais fatisfair un amant, $ê dont les coqüettes fe fervent pout éludër laqueftion. Tout homme qui préfume de lui eft perk maitre, par conféquent il y en a de tous les ages, & dans tous les états j mais quand un prince eft obligé de tabattre de certe bonne opinion, je le crois plus a plaindre : bientót Ananas fentit diminuer le mérite de fe* anciennes coriquêfe* i Ü  jjS Ananas commenca a démêler les ridicules applaudiflemens qu'il avoit recus avec profufion de Bariolée & de toute fa cour; bienrot d ne lui refta plus qu'une paffion malheut eufe qui 1'occupa tout entier ; ce fut a'ors qu'il fut faché de n'avoir point d'ami: regretter 1'amitié , c'eft commencer a la merker; dès lfinft,afit que 1'homme Ie plus fauvage a aimé, il eft devenu ci mpatiffanr, il a défiré pour lui les fentimens qu'il a f k cprouver aux aurres, Sc I'amirié n'eft qu'un riffu concinuel d'intéiêt Sc de compalfion. Un homme qui travaillea plaire a une coquette, a mériter des amis , n'eft pas fans affaires Sc fans occupacions ; de femblables fermentations ne fe font jamais impunément dans l'efprk, Sc malgré tous les foubles qui s'élevoien: a. tous les momens dans fon cceur , il finiftoit toujours pat aimer, Sc par foulager fes infortunes , en allant dans la chambre des tourterelles , oü fon plu's grand plaifir étoit de paffer les journé.s entières, & bien fouvent les nuits. Cette chambre étoit une des fingularités du palais de Mouftelle ; elle étoit ,-établie depuis long tems, & depuis long tems peu fréquente'e; fon y voyoir rous les tendres amours dont 1'hiftoke a confervé le fouvenir ; ils étoient peinrs avec eet aban Jon de 1'ame, Sc cette abnégation de foi-mème , que l'amouf vrai fait feul éprouver. La princeffe n'étoit jamais entrée  ET MotTSTEttl. } femmes pouvoit feul le fjulager & le dklïper ; il en chercha dans les royaumes qu'dparcourut, & il en trouva plufieurs qui l'accueillirent & qu'd crut aimer ; mais il en fut pour fes voyages; les rigueurs de Mouftelle &c fes agrémens 1'occupèrent au milieu des faveurs que les autres lui prodiguèrenr; tel eft le caractère des paflions véritables. Un départ aufli précipité, & fi peu artendu , fut pendant deux jours le fujet de laconverfation, & chacun en raifonna a fa fantaifie ; mais il fit .une plus grande impreflion furTefpr.it de Mouftelle. Elle n'avoit jamais réfléchi que fur une parure & devant fon miroir; dès-lors elie devint plus férieufe &c plus occupée; le départ d'Anan .s, ce qu'il avoit fouffert , ce qu'il alloit fouffrir, ou la diflipation qu'il alloit prendre , rou: cela Zitj  i elle commenja. Z i*  3Gi Ananas même a les foupconner meilleures. Le cfiagrin que luieaufoit le départ d'Ananas, ledépit qu'elle en avoit , 1'inquiétude de fa deftinée, rout lui fit voir qu'Ananas étoit celui qu'il auroit fallu peindre avec elle ; ou plutót celui qu'elle eut été curieufe d'entretenir ou de furprendre. Ces réflexions qu'elle conferva même aprês être fortie du temple, lui firent de fi fortes impreflions , qu'elle ne penfa prefque plus a plaire , & qu'on 1'accufa bientót d'avoir de 1'humeur.Le prince Mirliro fit plusd'ufage de cereproche que tour autre, aufli il étoit plus jufte de fa parr, car il éprouva des procédés plus rigoureux. N'avoir-il pas caufé plus d'importunités a Ananas? N'avoir-il pas été le fujet de fes reproches? Ne 1'avoit-il pas rendu jaloux ? N'étoit-il pas la caufe de fon départ ? Combien de fois le fentiment qui n'eft pas déclaré, qu'on ne s'eft même pas avoué , prend il de pareilles vengeances ? Elles font injuftes, mais le cceur n'a point d'autre confolation, il la faifit , il s'en applaudit, il s'y complaït, & Mouftelle n'eft pas la première qui ait fait pout des perfonnes abfentes davantage qu'elles n'ausoient jamais pu obtenit en leur préfence. Ce ne fut pas tout y la préfence de Mirliro lui devint importune; mais avantde lui donner abfolument fon congé, la princeffe douée del'efprit du monde & ce genre d'efprit ne dédaignant point les mau-  I T M O U S T E t L E. 36'j; vaifes plaifanteries , répondit a quelqu'un qui s'intéreflbirau prince Mirliro, & qui lui demanda ce qu'elle en difoit: moi , rien, repliqua-t-elle; Ji'en dis du Mirliro. Par un hazard , qui fait aufli la fortune des mots , celui-ci fit fortune , & réufifit fi bien dans cette cour , qu'il a paffe jufqu'a nous, & conferve encore Ia même fignification. Mirliro ne fe contraignirpoint fur les reproches amers qu'il fe crut en droit de faire • & roure reine qu'éroir Mouftelle, il la traita comme une coquerte. Celles qui rempliffent ce corps nombreux font fouvent expofées a recevoir de mauvais complimens; mais Ia légéreté de leur efpnt , les reffburces & la diffiparion qu'elles rrouvenr avec leurs autres amans , font bientót évanouïr ce chagrin. La colère d'un amant a de fréquens retours de tendfeffe \ Mirliro voulur réparer; mais rous les moyens qu'il employapour obrenirfagrace furent inutiles; il fut renvoyé , & même avec mépris. La princeflè , défaire du plus grand de fes imporruns , fut étonnée de fentir un penchant qui rentrainoit dans la chambre des tourrerellcs; eile attribua d'abord ces mouvemens involonraires au defir de fe rrouver dans un lieu qu'Ananas avoir fi fouvent préféré a rous les plailirs de fa cour : mais d'abord qu'elle y fur entrée, quel faififlement la frappa. 1 Ce lieu tranquille 3c mé-  1^4 Ananas diócrement éclairé , laiflbir cependant diftingwer les exemplesde fidélité, detendrefle&d'attachement dont il étoit décoré. Après les avoir longtems examinés : Voila les peintures qu'il faut <è mon cceur , s'écria-t-elle : pourquoi me plaijentMes, d moi qui les ai tant me'prife'es ? Je n'aimois pas, & j'aime ; je ne puis plus en douter. Attentive aux ornemens d'un lieu qui lui devenoit fi cher, elle remarqua la fimplicité qui y regnoit, & reffentit bientót cette aimable langueur que le fentiment infpire. Elle eft fans contredit une des mille faveurs de l'amour , elle eft peut être une des plus grandes. L'ame immédiatement unie avec l'amour , n'eft alors affectie d'aucune autre idéé. Mouftelle , fi vive & li coquette, prit enfin 1'habitude de ce féjour , & ce ne fut point impunément pour fon caradtère; car la tendrefle 1'emporra bientót en elle fur la coquetterie, Ia douceur fur la vivacité , & la fimplicité fur l'art. Laiflbns-la s'abandonner aux mouvemens d'un cceur oü l'amour eft sur de triompher , puifqu'il a déja fait defi gtands miracles, & voyons ceque devint Ananas. Ce prince ne pouvant foutenir les rigueurs de Mouftelle, abandonna fa cour, pénétré d'amour j furieux de jaloufie, ne pouvanr fe confoler d'être auffi vétitablement attaché a une coquette , & voyant tous les malheurs attachés a eet abus des  TT MousTBiti. 3^5 graces & de la beauté ; car 1'amant le plus tendre peut diminuer Sc excufer les défauts de ce qu'il aime ; mais il les connoït, il en eft révolté, Sc il en craint d'autant plus les inconvéniens , que l'amour les lui rend perfonnels. II fe perfuada vainement que ce remède des femmes étoit dans les femmes mêmes : mille fauffes jouiflances ne purent le confoler, & ne flattèrent pas même fa vanité. En paflant d'un royaume a un autre , li avoit a peine marché quelques pas dans une forêt, qu'il fut tiré de fa profonde rêverie par le bruit d un combat. 11 y courut, & yitun hommefeul prêt a fuccomber fous 1'effort de rrois autres; 1'inégalité du combat fuffitpour animerle prince: & les voleurs furent bientót eux-mèmes téduhs aux abois par fa valeur Sc la force de fes coups. Deux furent tués , & le ttoifième ayant pris la /uite, 1'étranget vint èmbtafler fon libérateur, en lui difant: feigneur, je vous dois la vie; difpofez-en a jamais , & devenez plus maitre que moi dans mes états. Ananas le remercia , 8c lui dit tout ce que la générofité fait infpiter , quand on a le plaifir d'obliger. Ils apprirent pat leurs queftions réciproques , que le defit de rendre leurs noms célèbres les animoit également: mais ils rcmarquèrent aufli (car un homme amou«ux ne parle fur rien comme un homme indif-;  36g Ananas' férent) que les malheurs de l'amour avoient autant de part a leur proj-t , peut-être, que la gloire. Ce rapport de feminiens , joint aux circonftances, les détermina a ne fe point quitter. Ils fe contentèrent d'abord defe ltvrer aux favorables difpofirions que les coeurs généreux ont pour ceux qu'ils ont obligés , & pour ceux auxqJiels ils font redevables ; mais l'amour s'étend fur tous les fentimens : aufli efl-il bien prouvé qu'on n'eft capable d'amitié , qu'autant qu'on Ie peut êrre d'amour : ils aimoient tous deux; ils étoient tous deux malheureux; a chaque inftant 1 amitié faifoit de nouveaux progrès ; ils étoient fi rapides, qu'ils en étoient étonnés , & fe parlanr ïrontinuellement de leurs maitr.fles & de leurs malheurs , ils devinrent bientót leur confolation réciproque. Ananas ne tariflbit point fur les dangers de Ia coquertetie ; Tournefol fe récriuit fur .Jes horreurs de 1'mfidélité ; nne coquette , difoir-il a Ananas, pour le confoler, n'a du moins jamais rien aimé, & l'amour lui eftabfolumenr inconnu. Une infidelle , lui répondoit celui-ci , ,vous a da moins aimé, & fon infidélité eft peutêtre douteufe, & ne dépend que de votre délicateffè. Vous avez été heureux ; peut-être votre abfence la défefpère a préfent ; mais moi , que puis-je attendre d'un cceur infenfible , diftipé & léger? Ilnes'agit point ici de décider fur leur  ET MOUSTELLH. 367 malheur, ils étoient 1'un &c l'autre a plainJre, 8c dans ces converfations, qu'ils croycveut capablesde les dégagér, ils refferroient encore plus les uceiids dont ils fe plaignoienr , & formèrent ceux de la plus parfaite amitié : leurs cceurs s'y livièrent, &c pour les princes, c'eft voyager dans des terres inconnues. Ce fut ainfi qu'ils pafsèrent plufkurs mois dans ledéfert qu'ils avoient ch >i(i pour leur jetraite - ils envoyoienr de tems en rems dans une ville vo:fine , pour favoir s'i' ne fe déclaioit aucune guerre •, ils en attendoient les nouvell ;s avec impatience : ma;s dans ces tems heureux, la paix régnoit prefque toujours dans 1'univers. Les fées, arbitres de>. rois, réprimoient ou ca'.mo'.ent les injuftices auxque'Jes 1'autorité ne conduit que trop fouvent Un jour ils s'enrretenoient au p:ed d'un arbre, quand ils virent paifer un homme qui coaroit a bride ahattue; Ananas le reconnut p >ur appartenir a la prirtteffë Mouftelle , & 1'appda j ce fidéle domeftique' 'ui dir:: Ah , feigneur ! la princeffe ifefpèrè qu'en voib 'je fuis le plu^ heureux de tous ceux qu'elle a envoyés a voire recherche. Le prince Mirliro Fa détrönée. Ananas courut auili-tót a fon cheval 8c a fes armes , en difanr mille fo;s d'une voix intenompu i: Moujlelle n'efj-ère qu'en moi: Ah ! bieiuêt elle fera vengée.  J(J8 Ananas Perfide Mirliro ! Sc mille autres chofes jufteJ^ mais courtes; car 1'abondance des idéés} fournies paria raifon & paria rénéxion, n'onr pas letems d'être réglées. Pendant ce tems, Tournefol,qui ne vouloit point quitter fon ami, prenoit les mêmes foins; ils montèrent k cheval ; mais ce he fut qu'après avoir li bien elfoufflé leurs chevaux qu'ils ne pouvoient plus marcher , que Tournefol, plus éclairé par 1'amitié dont les yeux font li bons, put lui faire comprendre qu'il fe perdoit abfohtment; & qu'il fe priveroit de tous les moyens de fecourir la princeffe, en fe jetant feul Sc fans troupes dans les mains d'un rival capable de tout. Ces réflexions calmèrent un peu 1'arnou-* reux Ananas ; Sc après l'avoir convaincu que la prudence fait du courage une vraie valeur t Sc que 1'emporremenr a befoin d etre éclairé par de fages réfolutions , il le fit enfin confentii a venir dans fes états, qui n'étoient point éloignés, pout y lever des troupes, avec lefquelles ils marcheroient au fecours de la princeffe. Ananas fe rendirade fi bonnes raifonsj mais quand il fut fur la frontière des états de fon ami, il le pria de trouver bon qu'il y demearat pour y recevoir les troupes, les exercer, & les préparer a 1'expédition qu'ils méditoient; il ajouta que fon inquiémde Sc fon agitation le mettoient hors d'état de fe rendre dans une cour, oü il ne pouvoir pa-  1 T M O V S T 1 t l tl $6} xoïtre que ridicule, 8C sürement déplacé: Tournefol y confenric. La folkude plair aux amans; ils n'aiment poinr a être détournés de leurs idéés. Que peuvenr - ils en effet voir de plus agréable a leur imagination j qu'un objet aimé , qu'elle fe peint continuellement fous cent formes dirférentes? Ananas donnoit donc a l'amour les momens de repos que les préparatifs de la guerre ne lui laiffoient que trop ,au gré de fon impatienCe. Tournefol lui avoit donné fhabkarion d'un chateau voifia de la frontière , & qui par cette raifon convenoit a l'affemblée de l'armée. Ce lieu naturellement deftiné pout la chaffe , étoit environné des plus belles folitudes. Ananas les parcouruc fans en diflinguer les beautés -y il lui fuffifoit d'être feul: mais un jour en arrivant au pied d'un rochet , il fut frappé d'un petit batiment qu'il appergur devant lui; il éroit d'une architeéture limple &: folide : il ne recevoit de jour que par le plafond , & n'avoit d'autre ouverture qu'une porre de la plus étroite proportion : ces mots étoient écrits fut le fronton en tres petits caractères : A l'Amour difcret. La feule infeription attira la curiofité du prince : ilentra pour joindte fes voeux a ceux du fondateut: il admira la ftatue de la probité qu'il apper^ut en enrrant; elle étoit aflife & tranquille regardant le ciel,  '37° A N A N A i dont elle eft le plus bel appanage , & préfehtan* la main en ligne d'accueil : mais il fut étonné, quand un plus grand examen lui fit remarquer que 1'inrérieurdece temple n'étoit rempli que de tous les exemples les plus affreux de 1'indifcrétion. Le prince fentit par réflexions le motif de eet arrangement: car fouvent un éloge eft mieux fait & plus prononcé par les raifons contraires : aufli ce prince, que fon éducation & les femmés qu'il avoit connues dans fes voyages , ne portoient que trop a I'indifciétion , fut charmé de cetre efpèce de critique , & fur pénérré de voir par les malheurs de fon oppofé, combien la difcrétion éroit recommandable a l'amour. II fut donc oré a celui qui avoit élevé ce temple de n'en avoir point féparé la probité : car on a beau dire , elle doit, fans exception , régner fur rout. Depuis cetre découverre, Ananas alla tous les jours faire une flation dans ce temple. Les fuites & 1'inconvénient de 1'indifcrétion fe préfentèrent vivement a lui; la prétendue farisf clion qu'elle peut caufer , lui parut un abus de l'amour propre & des rrophées élevés a Ia vanité , qui detruifoient le fentiment; il relfentit enfin les charmes purs & folides d'une difcrétion jufte & raifonnable; un cceur finccre , un amour vrai, font en effet contens de leur bonheur ; ils s'en nourriffent, ils en.font fi jaioux , qu'ils ne veulent, ni le  ET M OtJSTÈLLE? $GIJ le divulgüer , ni faire tört a un objet qui eft devenu eux-mèmes ; & s'il leur eft demeurs quelques portions d'amour propre$ ils les tournent abfolument du cóté de i'objet aimé , ils en font flattés. Eh ! qui flatte plus que les chofes honnctes? Ainfi tous les événemens de la vie d'Ananas, n'avoienr pour objet que la plus faine morale j & lui donnèrent enfin une éducation qu'il n'auroit jamais recue de toutes les Bariolées de Ia terre? Son maitre fut l'amour; quel maïrre peut-on lui comparer? Cependant Tournefol , guidé pat 1'amitié ^ leva en peu de jours une armee coufidérablc Que ne peuvent la perfévérance & les foins de cette douce paffion ! Elle écoute tout j elle eft cohtinuellement occupée du méme objet , elle" eft tout, après l'amour; moins vive, plus fage & plus éclairée , prefque toujours elle demeure maitrefle du terrein* Quand 1'armée fut aftemblée, les princes h divisèrent en deux corps , dont ils prirenr le commandement, pour répandre la rerreur dans 1'efprit des révoltés ; mais ils convinrenr, et» fe féparant, de marcher le plus promptement qu'ils le pourroierit, & de fe rejoindre a quelques lieues de la capitale , ou Mouftelle faifoit fon féjour. Cette malheureufe princeffe étoit enferméa Tome XXXIF. A> a  370 Ananas dans une obfcure prifon, car elle n'avoir jamais voulu écouter aucune des propofitions de Mirliro, Sc ce prince n'en avoir fait aucune fans le don de fa main. Indépendamment de l'orgueil Sc de la hauteur qui regnenc dans les cceurs des rois, qui peut fe donner a un autre avec une paffion dans le cceur ? On fait trop ce qu'il en a couté a ceux que le dépit ou d'autres idéés ont différemment & fi cruellement confeillé. II eft bon de dire ici les motifs Sc les fujets de la aüerre qui mit tout ce beau royaume en corr»buftion , Sc réduifit Mouftelle dans une fi cruelle fituation. Bariolée gouvernoit ce royaume comme il vculoit fe gouverner- elle n'employoit aucune févérité, Sc placoir encore moins les récompenfes avec équité ou efprit: aufli tous les fujets étoient mécontens-, du mécontentement ils avoient paffe a 1'infolence j & Bariolée qui gouvernoit au jour le jour , pour être tranquille, leur avoit accordé tout ce qu'ils avoient demandé. Cette complaifance, fi funefte pour les états, quand elle tire fa fource de la foiblefle , donna des facilités de vengeance a Mirliro , que le regrer d'avoir été renvoyé avoit porté aux plus grandes extrém'nés; il affembla les mutins, il répandit de 1'argënt, Sc conduifit fi parfairement fa noirceur, que fon armee marchoit en force , Sc que  ET MOUSTEILÉ. 37c | Bariolée ighoroit encore la révolte. La capitale fuivit 1'exemple des provinces ; on courut chez la fée, on la furprit , on calfa fii baguette, on ne lui en laifla qu'un tres-petit mWceau, encore eut-elle befoin d'adrefle pour le coifleryér; Enfin Mirliro, maitre de tout le pays, fe fit aifément 'couronner ': mais nayant pu décermmer Mouftelle a lui donner Ia main , il 1'avoit mife dans une prifon , donr il redoubla la garde , quand il apprit que Tournefol fe préparoir a 1'arraquer. Mirliro ne voulant point s'écarter de la capitale, laifla fans obftacle opérer les deux arrnées, 6c marcha a elles lorfqu elles furent aflemblées. La bataille étoit trop delirée des deux cótés pour fe faire attendre. Les princes avoient infpiré leurs feminiens a. leurs troupes^ en' effet, celles des révoltés ne firent aucune réfifence , & Mirliro fut pris par Ananas , qui lui donna la vie. La défenfë des révoltés fur fi foible , que le mot que la princeflè avoir dit queique rems auparavant , devint le dicton de rous les foldats de 1'armée des princes ; aufli a tout ce qu'ils méprifoient, ils difoienr : J'en dis du Mirliro £ C'eft du Mirliro. La baraiile étoit a peine gagnee , qu'Ananas courut ï Ia capitale avec 1'empreflement de 1'amour; tout malheureux qu'il eft, c'eft le mouvement qui meurt Ie dender en lui. Les habi- Aa ij  'ayi Ananas' tans mirent bas les armes, implorèrent fa elemence , Sc les portes lui furent ouvertes-, il courut au palais ,il ignoroit le fort de Mouftelle, il vouloït la rétabli|jlfur fon trbne ; Sc mourir a. fes yeux. Quels que foient les projets d'un amant, il eft au défefpoir de les voir déranger; il y eft attaché , ils font 1'ouvrage de l'amour. Quelle fut la douleur du prince en apprenanr 1'état ou elle étoit réduite ? II fit apporter les clefs; en quel érat de peine fe trouva-t-il a 1'ouverture de chaque porte , a celle de chaque verrou ? Ce n'étoit rien encore en comparaifon du déchirement de cceur qu'il éprouva , quand parvenu au cachot qu'il croyoit renfermer lobjet de tous fes vceux , il ne 1'y trouva point: fa modérarion fut prête a Pabandonner , il fut au moment de faire reflentir fa douleur a Mirliro , Sc même a tout un peupie : mais les honnêtes gens ne favent point accabler les autres de leur douleur> ils en portent tout le poids, L'efpérance de confnlter Bariolée Sc d'implorer fon fecours , lui donna queique foulagemenr. Indépendamment de Ia honte que lui caufoit fa mauvaife adminiftrarion , qui 1'auroït empêchée de fe montrer elle étoit réellernenr abfente.. Ananas étant hors d'état de donner aucun ordre, fon ami Tournefol fit toutes les perquifitions poflibles pour fa-i yoir ce que la princeflè étoit devenue ; elles fu  ÉT MOUSTELÜE." 373 tent ïnutiles. On voulut rendre Mirliro refponfable de la perte de la princeflè ; mais il fut prouvé qu'il ignoroit abfolument fa deftinée. Tournefol , fuivant les loix du royaume, le fit déclarer criminel de lèze-majefté , & renfermet dans la prifon que Mouftelle avoit occupée : il fit enfuite prêter un nouveau ferment de fidéJité a. la princeflè légitime. II fur obligé de donner rous les ordres néceflaires pour la tranquillité du royaume ; car Ananas, au défefpoir, ne fongea plus qu'a retrouver fa chère Mouftelle : tout tout ce qu'il apprit dans le peu de féjour qu'il fit dans la capitale , du changement de fon caractère, ne fervir qu'a 1'attacher plus vivemenr a elle. Sacrifiant tout a fon fentiment jufqu'a 1'amitié , il partir emporté par fon cceur, fans avoir aucun objet déterminé dans fa courfe. Cependant Tournefol travailla avec une fi grande ar 1 deur, &c fe donna rant de peine , qu'il parvirg: a rout mettre en état: il licencia fes troupes, &c fut bientót prêt a fuivre fon ami, efpérant peurcrre de retrouver fa maitrefle : toute infidèle qu'il la croyoit , il n'ofoit s'avouer a lui même combien il la defiroit • car en aimant on eft aufli for qu'inconféquent. Revenonsa Mouftelle : certe princeffe, pourfe trouver dans une prifon, n'en avoir pas moins le cceur plein d'amour pour Ananas, & de haine A a iij  574 T jA N A N A s 4 pour Mirliro, Ce defnier lui parut plus aften* que toutes les douleurs. Perfonne ne pouyanr Ia. voir Sc la foulager .dans fes peines, elle ignora le fecours cjue les princes fe prcparoient a lui conneu .. jg .- ;;. ■ .,, - -. ■ Un jour, après avoir été long teins dans la pwdoit le privilege de la trauf.  ET MoUSTEttE. 377 parence. En effet, on eut été trop malheureux dans le monde, fi on s'y fut trouvé feul rranfparenr. Les méchans auroient eu trop d'avantage Sc trop de facilité pour abufer de tout ce qu'ils auroient vu. II eft tout fimple de penfer qu'il n'y a jamais eu de pays, ou 1'on air fait auffi aifément connoiffance. Aufli Mouftelle fe prit-elle dégout, dès Ja première vue, pour une princeffe étrangère, qui depuis queique- tems habiroit cette ile heureufe; elle apprir qu'elle fe nommoit la belle Etoile, &c reconnut en fon cceur la douleur continuelle que lui caufoit 1'abfence de fon amanr. Si j'avois roujours habiré ce féjour de la vérité, difoit-elle a Mouftelle fans ceffe, de penfées Sc non de paroles, mon amant m'aimeroit encore : pour 1'éprouver, continua-1-elle, je le rendis jaloux; je fus révokée du ton dont il me paria; par un dépit qui n'eft que trop commun dans le monde, &dont 1'inutilité devroit cotriger, je ne daignai pas m'excufer. Hélas! je n'avois qu'a laiffer voir tout l'amour de mon cceur. II partit Sc me laiffa dans la plus grande douleur; une fée qui me protégé, touchée de mon état, m'a conduite ici, ou je jouis , non tant encore de la fincérité des autres, qu'en ai-je affaire? mais du moins de la juftice qu'on rend a la mienne. On voit que je n'ai jamais aimé que Tournefol. Ne  17$ Ananas , - voyez-vous pas auffi, lui répliquoit Mouftelle i que toute coquette que j'aie été, je n'ai jamais connu l'amour qu'en faveur d'Ananas. Ces belles princeifes vivoient dans les regrets, Sc goütoient les charmes d'une amitié qui fe développoit-chaque jour. Elles comparoient fans ceffe les inconvéniens du monde aux agrémens d'une fociété ft fort a découverr, que les yeux fuffifoient réciproquement pour fe répondre. Queique fenfibles qu'elles fuifent a 1'abfence de leurs amans, il faut convenir qu'il eft des fituations plus cruelles; Sc elles en avoient éprouvé ellesmêmes. Ananas, cependant, conduit par le défefpoir , avoit fi fort erré dans fa marche, qu'il n'étoit pas fort éloigné, quand Tournefol , après avoir terminé Sc mis en règle toutes les affaires du royaume de Mouftelle , ne demanda que deux chofes a la fée Bariolée en la quittant (car fon abfence n'avoir pas éré longue) 1'une fut de ne rien changer au gouvernement qu'il avoit établi, Sc l'autre de le tranfporter auprès de fon cher Ananas,. Bariolée lui promit 1'un, Sc confenrit a l'autre : elle le fit monter dans fon char de taffetas. chiné , tiré par des chardonnerets, Sc le laiffa a queique pas du lieu ou Ananas , acca^ blé de chagrins, d'amour & de fatigue , prenoit queique repos fur un gafon. Quelle joie pour  ET MoUSTELLE. 379 #:es amis de fe revoir! Quelqu'amoureux que 1'onioir, 1'amitié trouve toujours fa place 5 elle ne contraint point, elle prend ce qui refte , elle jouit de ce qu'on lui lailfe, elle ne connoit point les reproches , elle eft trop éclairée, elle a trop de vérité pour en faire. Au milieu de leurs chagrins, ils eurent donc une efpèce de jouiftance ; car Ia jouiftance eft 1'elfence &C le principal attribut de queique fentiment que ce foit. Ils s'entrerinrenr de leurs maitreifes , & par conféquerit fe répétèrent ce qu'ils s'étoient dit cent fois -y mats tant que l'amour exifte, il ne peut rien vifer. Ananas , content de ce que fon ami avoit fait pour le fervice de Mouftelle , lui demanda quel patri il vouloit prendre.. Vous êtes a pied , ajouta-til, pour moi mon cheval eft mort de fatigue & du peu de foins que j'en ai pris. Ne vous atrachez point au fort d'un malheureux ; j'ai rélolu d'errer dans ces déferts , de me plaindre érernellemenr du malheur de l'amour, & cependant d'aimer toujours. Tournefol lui protefta que fa mairrefle étant infidèle, il ne vouloit plus facrifier qua 1'amitié, & que par conféquenr, il ne 1'abandonneroir jamais; il fuffifoit pour la preuve de leurs fentimens , que ces jeunes princes euifent formé un projet que leur courage & leur conftance les rendoir capables d'exccr.ter. Bariolée qui les écoutoit en fut en-  3S® Ananas core plus atrendiie qu'alarmée , car elle aimoïc toujours Ananas en bonne mie , qui pleure a. propos de toutj elle eut de plus le bon fens de reparer ou du moins de faire oublier fes faures ( car elle avoit de bons momens); Bariolée , dis-je, les tira bienröt de cette trifte fituarion. A peine eurent ils marché deux jours, vivanr de fruits , & couchanr aux pieds des arbres , qu'ils arriverent au bord de lammer, & s'approchèrent d'une colonne de porphyre, qui portoit une infcription écrite en gros cara&ère , & fur laquelle on lifoit : Princes , embarquez-vous , vous allez chercher la plus aimable veritf. Il y avoit en effet une petite barque attachée i cette colonne. Quand les princes furenr embarqués, ce perit batiment partit avec autant de viteffe , que s'il eut été emporté par le courant du fleuve le plus rapide; la barque étoit remplie de vivres capables de réparer la vie auitèrc qu'ils avoient menée ; elle leur fournit auffi des lits qui les rétablitent de leurs fatigues pendant les fix jours d'une navigation qui ne fut interrompue par aucun obftacle ; & la barque s'arrêta d'elle même dans un lieu commode pour le débarquement , au pied d'une petite montagne couverte de mouffe & de fleurs, fur laquelle deux jeunes perfonnes étoient affifes. Ils fe re» connurent de bien loin; ils doutèreiit quelques  ET MOUSTELLE. j8l inftans de leurs yeux; mais le fentiment les cow duifit: ils coururent emportés par leur aveugle-* ment, ou plutót par leur inftinct j & le plaifir de fe retrouver, exprimé par les mouvemens qui regnent encore ailleurs que dans 1'ile de la tranfparence, ne leur permit pas de rien diftinguer dans le premier inftant , ni de prononcer ces mors : Quoi , c'eft vous que je revois. Mais avec quels tranfporrs reconurenr-ils des fentimens, dont la vérité n'avoit pas befoin de Ia parole ? Tant mieux pour 1'hiftorien ; car la tendrefle arrivée a. fon comble ne fauroit fe dépeindre. En un mot, ils n'avoient befoin que de fe regarder, 8c l'amour ne blama jamais cette efpèce de pareffe. Contens , charmés, excufés , éclaircis , rranfportés , éprouvant les vérités de l'amour 8c de 1'amitié, ils n'auroient jamais importuné les fées d'aucune demande ; mais leur naiffance les rendoit néceffaires a. leurs fujets ; 8c Bariolée confervant toujours fon goüt & fon caraétère , vint avec des équipages, peut-être encore plus bifarres par la forme 8c par les couleurs , que ceux qu'elle avoir ordonncs aurrefois , chercher les princes &c les conduifit dans la capitale de Mouftelle, ou leurs nóces furent célébrées avec un contente ment général 8c parriculier. Les rois Ananas &c Tournefol (car ils avoient perdu leurs pères) étant voifins, 8c les reines  380 Ananas et Moustelle. Mouftelle & belle Etoile étanc amies , on vit fur le tröne de eet heureux pays , briller l'amour Sc 1'amitié dans route leur vivaciré. Cependant les fées punirent Bariolée de fa négligence ; & après lui avoir laiffé la fatisfaction d'inventer les modes les plus ridicules pour les nóces de ces rois, elles la reléguèrent au palais, oü depuis ce tems elle a vécu fort contente au milieu de toutes les poupées qui ne lacontredifenrpoint, Sc de toutes les marchandes auxquelles elle donne route liberté, ayant d'ailleurs la bonne foi de convenir que 1'éducation des princes n'eft point du tout fon fair*  38r CORNICHON ET TOUPETTE, CONTÉ. D ans un pays fort éloigné , il y avoit une fontaine qui rajeunifloit les vieillards & vieilliflbit les jeunes gens. Cette merveille étoit 1'óuvrage de la fée Dindonette \ on la nommoit aufli la fée de 1'Ifle , & quelquefois la fée de la Fontaine, ancienne protectrice des peuples de la contrée. Certe fée, la meilleure créarure du fnonde , mais la plus mal-avifée , confidérant que la jeunefle afpiroit prefque toujours a. un age plus avancé, &c que les vieillards au contraire vantoient &c regrettoient fans ceffe leurs jeunes ans , crut faire leur bonneur commun, en procurant a. eet égard 1'accompliflement des voeux des uns & des autres. Elle voulut ajouter a ce bienfait le plaifir de la furprife. Ce fut pendant la nuit, que la feule fource d'eau douce de ce pays, petit & environné d'une mer immenfe , acquit par fon pouvoir Ia qualité qu'on vient de dire, a un degré conforme i fon zèle,  584 CorniChon ceft-i-dire, exceflif. Elle ne manqua pas, dés le marin même, d'aller fe plaeer dans mi fleu voifïn de cetre fontaine, qui étoit au milieu de la ville, pour jouir, fans être appercüe,• du fpec.tacle agréable des premières méramorphofes qui s'y feroienr, Elle n'y fur pas long tems fans être Convaincüe que fes vues étoient remplies au-dela même de fes efpérances. Des enfans acquirent a\ fes yeux la taille &Ta vigueur de 1'adolefcence, Sc des vieillards décrépits changeant leur caducité contre la foiblelfe & 1'lmbécilliré de la première enfanee, elle crut les avoir fouftraits au pouvoit de la morr. La joie# qu'elle en eut ne lui permit pas de fuivre plus long-tems le deffein qu'elle avoit eu de fe lailfer ignorer; la reconnoiflance eft un prix fi légitime des bienfaits , qu'elle ne put fe refufer davautage au plaifir délicat de jouit de celle qu'elle croyoit ft bien mériter; elle déelara a\ tout le peupie qu'une merveille fi étonnante avoit alfemblé autour de la fontaine, qu'il lui en étoit redevable. Il eft mal aifé de fe repréfenter la joie de ceux qui gagnoient a ce changement, la crainre & le trouble des autres, Sc la furprife générale de tout le monde. Mais la facilité qu'avoient les premiers a fe répandre en tous lieux, ou a faire «elater , en fe réuniffant, leur commune allégrefte, le faifoic prévaloir fur les plaintes des fe- conds,  ET TOUPETTE. j8j' conds , réduics par Ia foibleffe de 1 'état oü ils entroient, a gémir feuls; en forte que le gros de la narion fe croyant heureux, ne eeffoit de bénir la bonne fée Dindonnecre, qui les faifoit trouver tout d'un coup dans 1'état a-peu-près oü chacun eüt déhré de refter toute fa vie. Cependant les effets de 1'eau enchantée de-* venoient toujours plus marqués a mefure qu'on en continuoit 1'ufage. Des progrès fi rapides donnèrent a quelques - uns de la crainte pour 1'avenir. Ce n'étoit plus fans défiance qu'ils s'approchoient de la fource; ils en cédoient facilement 1'abord aux plus emprefles : ceux qui croyoient manquer encore des agrémens de la plus belle jeuneffe, y étoient dès 1'aurore. Heureux, s'ils euffent pu la fixer! mais chaque goutre d'eau qu'ils avalèrent depuis , agiffant fuivant les loix furnaturelles & irrévocables qui lui avoient été données par la fée, leur firenr bientót franchir les limites imperceptibles de 1'état aimable qu'ils avoient défiré avec rant d'ardeur. On voyoit avec étonnement ceux qui étoient arrachés aux infirmités de la vieillefle, reportés dans 1'enfance; 8c la perfpeétive d'une caducité prochaine défefpéroit les jeunes gens. La fée elle - même en filt allarmée ; il étoit trop rard , les fées, comme les dieux, ne peuvent détruire leur ouvrage. Quelle fut la défolation de ce miférable Tome XXXIF. B b  58Ö Cornichon peupie, lorfque le voile d'une faufle joie étant levé par 1'expérience de quelques jours, ils virent toute Pétendue de leur malheur. Chacun fe mit a creufer des puits dans rous les lieux qu'on y crut propres; mais en vain : Ie fein de la terre n'offroir', dans ces climats, que des mades cle pierre ou de fables arides. Pour furcroit de malheui , Ia faifpn des pluies, dont la durée y eft cour re Sc fixe , venoit de pafler, & ne devoit revenir que dans neuf ou dix mois. On mir a profit les rofées de la nuit aflez abondantes, mais bien au-delfous des befoirts, de même que le lait des animaux , Sc toutes les liqueurs que pouvoienr produire les fruits, les herbes dont on exprimoir le fuc. La mer oppofoir de toutes parts des obftacles invincibles aux fecours qu'une narion inftrnite dans l'art de la navigation auroit pu tirer de 1'étranger. Ces pauMres gens n'avoienr pas 1'idée d'un vaiffeau ) contens de la petite portion de terre qui leur étoit départie, ils ignoroient qu'il en füt ailleurs; ou s'ils en foupconnoient, celle qu'ils habitoient leur ayant fourni jufqu'alors toutes les chofes néceftaires a la vie, ils ne voyoient rien au-dela qui put tenter leurs défirs, & qui méritat de rroubler le genre de vie pacifique qui faifoit leur bonheur. Dans cette extrémité , quelques-uns féduits par 1'efpérance de pafler dans des climats plus heureux,  ET ToUPETTE. ' 387 «screnr fe fier a leurs forces pour traverfer a la nage de vaftes mers. I eur perre foudaine appercue du rivage , en éloigna les autres. Plufieurs fe voyanr contraints d'aller puifer dans la fontaine 1'imbécilliré de 1'enfance, ou la caducité de la vieilleffe, fe déroboient a certe cruelle alternarive par une mort volontaire. Un petit nombre plus attaché ï fes devoirs, & aux objets de fes inclinations , confacroir au fervice des autres le refte de vigueur dont il jouiftbit encore, jufqu'a ce que , relégués eux - mêmes aux deux exrrémités de la vie, &r égalemenr incapables de s'en procurer les befoins, ils fuffenr enveloppés dans la perte commune. II eft vrai que cette eau ne renfermoit pas en elle une caufe pofitivement mortelle. Le fil des jours de ceux qui étoient obligés d'en boire , n'en étoit pas coupé plurót; le fufeau tournolt feulement plus vue, & ramenoit plufieurs fois dans un même fujet les différens ages qui ne fe voyoient auparavant qu'une feule dans le cours de la vie humaine. Mais ce paffage fi prompt d'un état a un autre, apportoit dans la fociété un trouble inexprimable. On y arrivoit fans avoir eu le loifir de s'y préparer , & fans que les autres occupés d'eux-mêmes, eulfent pu le prévoir ck difpofer pour chaque age ce qui devoit être i fon ufage, & conftituer a chacun fon état Bb ij  3^8 C Ó R N I C H O N. fon rang & fa profeffion. II auroit fallu régie* 1'écohomie générale de 1'ëtat, & celle des families paniculières fur les idéés nouvelles qu'un ft grand changement proauiroit. II falloit mettre les vues du légiflateur en proportion avec les révolutmns fubites auxquelles la vie de ce peupie venoit d'être alfujettie. Quel travail! Le plan d'un gouvernement fage» ftuit tardif de 1'expérience de plufieurs fiécksj pouvoit il naitre dans ces triftes circonftances ? Si ceux a qui leur expérience ou leurs reflexions avoient acquis des notions süres des chofes qui forment le lien de la fociété , & en alfurent la confiftance , les avoient pu conferver dans les différens états qu'ils patcouroient fi rapidement, tout füt revenu au même. On n'auroit pas été choqué de voir un enfant foible , mais pourvu des lumières qu'il auroit acquifes aurrefois, diriger les travaux périibles d'un laboureur robufte qui n'auroir pas encore vu deux moilfons ; & dans le fénat les avis de celui qui auroit déja donné des preuves de fon mérite & de fes talens , auroit impofé aüx jeunes vieillards, malgré le mafque de 1'enfance. Mais il n'en alloit pas ainfi; chaque age étoit fuivi de fes avantages Sc de fes inconvéniens naturels : 1'imbécillité étoit 1'apanage des deux extrèmes , & les progrês ou le déclin de la raifon dépendoit, comme chez nous, de 1'état des or-  ET TotJPETTE^ 389 ganes. Celui qui comboit dans L'enfance au fortir de la vieillefte, n'emportoir aucun fouvenir de fes connoiflances paflées. Un monde nouveau s'ofFroir a fa vue étonnée , & 1'apprentiffage qu'il en falloit faire pour fe rendre utiie a foi-même & aux autres, étoit toujours prévenu par le rerme fata! ou la décrépicude diminue ï'exercice de la raifon, en. même tems qu'elle fufpend ou interdit 1'ufage des facultés corporelles. De-la, la-privation entière de toure inftruction, qui entraine celle de 1'idée du bien général, & des moyens d'y. trouver le ften propre. Le fentiment n'éeoit qu'un inftinct obfcuï que la raifon n'éclairoit que par de courts intervalles qui ne fervoienr même qu'a. rendre plus miférables ceux qui en jouiflbienr* en leur découvrant de fi grands maux , fans. leur laifter appercevoir le moindre remède. Cette fituation, toute déplorable qu'elle étoir, pouvoit, pbyfiquernent, laiifer fubfifter encore queique rems ceux qui 1'éprouvoient. D'autres malheurs s'y joignirent comme une fuite néceffaire des premiers. L'enfanc qui nait trouve au fein de fa mère des fecours qui aflurent fa via; le langage de fes cr-is eft toujours entendu de l'amour maternel.. Les vieillards, au contraire, ne trouvoient perfonne qui foutinr leur chüse dans l'enfance y la loi n'avoit pas fuppléé par des B b iij  ?5>° CORNICHOM fecours érrangers a la différence qui eft entre l'amour maternel & l'amour filial ; puifqu'il n'y avoic point de loi, il n'y eut qu'un petit nombre de ces miférables qui trouvèrent chez leurs enfans des foins capables de reculer 1'inftant de leur perte. Un coup plus funefte encore, concourut ala deftruction de ce peupie infortuné. L'eau fatale opérant plus puilfamment fur ceux qui la buvoient immédiatement , 1'accroiftement des enfans dans le fein de leur mère , avoit prefque fa durée accoutumée , & le tems des couches furprenoir ordinairemenr ces malheureufes dans un état de vteillelfe ou d'enfance qui coüroit la vie aux uns & aux autres. L'union de tant de caufes funeftes détruiiit enfin en peu de mois tout ce peup'e ; & Dindonnette leut proteétrire , ou plutót leur meurtrière , n'ayant pu leur rendre d'autre fervice que les devoirs de la fépulture, quitta , défolée , ces lieux d'horreur pour n'y revenir jamais. Ce fut quelques liècles après eet événement, que la fée Selnozoura qui, par 1'avis des médeeins, faifoit ordinairemenr deux fois la femaine le tour de la terre pour changer d'air, & pour trouver queique fculagement a des inquiétudes dans les jambes qui la rourmentoient, vint s'arrcter dans 111e de la Fontaine. Elle ne diriseoie  ET TOUPETTÏ. 38 Cornichon Bagota. II avoit coutume de faire de tems en tems quelques vifires d'amirié a fa niècë; elle fut fortaife qu'il eüt choifi celui oül'établüfement de Toupette lui marquoit le cas qu'elle faifoit de fes préfens. Kriftopo fut fürpris du progrès que cetre jeune fille avoit fait, tant du cöté de fefprit que des graces. Dans fes voyages précédens a Bagota, cette enfant 1'avoit arriüfé, elle 1'occupa. 11 commenca d s'aifliger du bonheur de Cornichon. L'idéed'époufer lui-même Toupette, fe préfenta a fon efprit. Sa paffion qui croiffoit a chaque moment, en laiffoit fort peu d fes réflexions fur Ia difpofirion de fon age de trois mille ans, avec les quatorze de Touperte. Ce fut bientót un parti pris, & il n'y avoir pas de tems a perdre; elle alloir paffer au pouvoir de Cornichon. II alla donc fur le champ faire part de fes vues d fa nièce. II ne croyoit pas que fon rival püt balancer un moment Ia préférence qu'il demandoit. Quel fut fon étonnement lorfqu'après avoir employé, avec beaucoup de douceur, des repréfentations fort fenfées , prifes même de 1'intérêt .propre de Kriftopo qui fe repentiroit bientót d'une telle alliance, Selnozoura conclut par un refus formel qu'elle foutint enfuite avec vivacité, contre toutes les inftances qu'il renouvelloit fans ceffe. Voyant enfin leur inutilité , le génie parut céder aux rai■fons de la féej mais il n'en étoit que plus con-  et Toupette. 599 firmê dans fon premier delfein; & profiranr de 1'accès qu'il avoir auprès de Toupette, & d'un moment oü elle fe trouvoit feule, il 1'enleva par la cheminéc de fon appartement, peu d'inftansavant celui qui devoit accompür fon union avec Cornichon qui déja 1'attendoit dans le temple, & fe plaignoit de fa lenteur. Dès qu'il fut arrivé a Ratibouf, capitale de fes états , & fon féjour ordinaire, il n'oublia rien pour juftifier auprès d'elle 1'irrégularité de fcn procédé dont il rejetoit le blame fur la fée. « U » n'avoit rien oublié pour en obtenir 1'aveu; il » n'en avoit elfuyé qu'un refus auquel il n'avoit » pas lieu de s'attendre; fa paffion cependant » étoit extréme, le tems prelfoit. Son hymen »s avec Cornichon lui préparoitun malheur d'au» tant plus affreux, qu'il n'auroit eu de bornes que la durée de fa vie qui n'en connoiffoic » pas. Dans ces circonftances, étoit-il naturel » qu'il fe facrifiat au caprice de Selnozoura ? Et » devoit-elle même décider fans fa participa,i tion , du fort d'un enfant qu'elle tenoit de lui? 5) Toupette devoit donc au lieu de s'affliger , » donner la plus grande approbation a. fa con» duite, & bénir le moment qui venoit de la » fouftraire a la tyrannie de la fée, &C rompre un mariage indigne d'elle, pour 1'élever aux m honneurs fuprêmes qu'elle alloit partager avec :j lui m  4Go Cornichon Loin de goüter ces raifons, Toupette n etoir pas même en état de les entendre. Kriftopo ctut qu'elles auroient plus de fuccès, quand elleferoit revenue de fon premier étonnement, 8i cefla de 1'importüner pendant quelques jours» Cependant plufieurs ambalfadeurs vinrent fuccefiivement de la patt de la fée, réclamer Toupette de la manière la plus preflanre, mais la plus inutile. Les menaces même d'une guerre cruelle n'ébranlèrent point le génie qui loin de changer, renouveloit lui-même fes inftances auprès de fa caprive avec aufli peu de fruit. II crut que 1'autorité de fes parens auroit fur elle plus de poids que fes raifons. II lui propofa de les faire venir. Elle y confentit, plutbt pour fedébarrafler pendant quelques tems de fes pourfuites odieufes, que dans le deflein de foufcrire a leurs volontés qu'elle prévoyoit devoir être conformes a celle du génie; elle en exigea feulement qu'il fufpendroit fes follicitations jufqu'a leur arrivée. Le courier qui leur fut dépêché les trouva malades 1'un & 1'aurre. Ils lui dirent que leur confentement a une union fi honorable pouvoit être préfumé. Que les bonrés de Kriftopo pour leur fille le difpenferoient des démarches ordinaires, s'ils en pouvoient difpofer feuls; mais puifqu'il avoit jugé leur aveu néceflaire, ils le fupplioient d'obtenir  et Toupette. 401 d'obtenir auffi celui de Selnozoura, fans lequel ils ne régloient jamais rien d'important dans leur familie, i caufe des obligations infinies qu'ils avoient a certe fée, & qu'étant fon patent & fon ami, il n'auroit pas de peine a y réuffir. Ces bonnes gens ignoroientlaquereilefurvenue entre Kriffopo & Selnozoura ils furent très. furpris d'apprendre par le melfager, que la réïiftance de leur fille ne pouvoit être vaincue que par leur préfence-; mais ils cremandèrent du tems pour fe rérablir. Le courier attendit en vain leur guérifon; le mal ne faifoit que s'aigrir. Et prévoyant 1'inquiétude de fon maitre, il leur demanda au défaut de leur préfence, leur confentementpar écrit, qu'ils donnèrent pardevant notaire, pour avoir fon effet fi-tót qu'il auroit été ratifié par Selnozoura, ce qu'ils ne croyoientpas inéèrtain. Le génie ne douta pas que cette pièce ne fut victorieufe, il courut Ia communiquer a Toupette d'un air de conquérant, fe gardanr bien de lui parler de la claufe du confentementde Selnozoura , qui n'y éroit pas exprimée. Ses larmes le dérrompèrenr bientór; elle Ie fupplia de dirférer 1'exécution de fes deffeins, jufqu'a ce que la guérifon de fes parens les eüt mis en état de fe trouver a fes nóces; leur vue augmenteroit fa joie, fi les réflexions qu'elle feroit jufqu'a ce rems-lafur- Tomc XXXIV. Q c  ^oi Cornichon montoient fa répugnance pource mariage , oufoiltiendroic fon courage, & ferviroit du moins a fa confolation, fi fon cceur refufoit encore de s'accorder avec fon devoir. Toupetre n'auroit pas obtenu de la paffion du génie ce nouveau délai, fi 1'akération qu'il remarqua dans fes traits ne lui eut perfuadé que fa fanté y étoit intéreflee. En effet, 1'eau enchantée, jointe au chagrin , commencoir aproduireenelle un changement trés confidérable. 11 la crut malade, & fur le refns qu'elle fit de voir des médeeins, il s'occupa au moins de la divertir par Ia vivacité des amufemens 8c des fëtes qu'il lui faifoit préparer. Elle voulut changer d'air; elle en eur la permiflion. Et ne pouvanr douter que fa préfence lui fut importune, Kriftopo eut la générofité de la laifler feule a la campagne. J'ai dit que Selnozoura avoit fait faire au génie les plaintes les plus amères, de 1'infulte qu'il lui avoit faite dans la perfonne de Toupette , & que ces plaintes avoient été fuivies de menaces d'en tirer raifon par la voie des armes. Cornichon qui fentoit de quelle importance il étoit pour lui 8c pour Toupette, qu'elle luifütpromptement rendue, ne ceflbir depreflerla fée de harer 1'exécution de fes menaces. L'intérêt de fa dignité, joint a celui de ces pauvres amans, la dérerminèrent a faire marcher de nombreufes troupes fur la frontiere des  1 t T o u v s t t è. 4e? écars de Ktiftopo qui de fon cóté fe prépara a une dëfenfe proportionée a Pexcès de fa paffion pour Toupette. Ils commandoient 1'un & l'autre des peuples nombreux & affectionnés. Et non contens de leurs propres forces, ils avoient intérelfé dans leur querelle les puilfances voifines par des alliances : leur différent partageoit la nation Fée. ; Les embarras inféparables d'une pareille fituation , dérangeoienr les voyages que Selnozoura avoit accoutumé de faire, qui d'ailleurs, n'auroient pas eu pour elle les mêmes charmes depuis fa féparation d'avec Toupette. Cependane le changement d'air lui étoit abfolument néceffaire, & les mcdecins ne fe relachoient point fur eet article. Ce qu'elle imagina pour fe le procurer, fans que les affaires en fouffriffent, eft affez curieux pour mérirer d'être rapporté. Elle dépêchoit chaque jour un grand nombre de fylphes , chargés d'outres vides , qui les alloient remplïr ' fuivant le choix qu'elle faifoit, tantót d'un pays & tantót d'un autre , de l'air qu'on y refpiroit. Et fi-tót qu'ils étoient de retour, en épuifoit foigneufement, par le moyen des machines pneumanques , tout celui que renfermoir fon appartemenr , auquel on fubftituoit a 1'inftant ie nouveau. Cela eft tout-a-faic ingénieux. Mais «e qu'd y a de plus remarquable, c'eft que la fée C c ij  404 Cornichon & tous ceux qui avoient les enttées chez elle, prenoient chaque jour les différens tours d efprit des peuples dont ils refpiroient l'air. Er fi 1'efpace de vingt-quatre heures ne fuffifoir pas pour convaincre que ces diftérences portaffent jufques fur le fond du cara&ère , il indiquoit au moins qu'un plus long ufage d'un même air , auroit produi: mimanquablemenc eet effet. Il y avoit des jours oü cela étoit plus fenfible, a proportion que la nation oü 1'on avoit puifé l'air, portoit des caradères plus diftindifs. Celui de France, par exemple , quoiqu'il arrivat d'ordinaire en plus petire quantité , a caufe qu'il s'évapore facilement , ne laiffóit pas de fe faire remarquer , fur-rout lorfqu'il avoir été pris dans la capitale. Enfin, la vérité de ce fait fingulier fut fi pleinement reconnue , que les courrifans ne manquoient pas de fe trouver rous les matins au bureau oü les couriers dépofoienr leurs outres, en attendant qu'il füt jour chez la fée, pour être indruis du pays d'oü ils venoient , & .régler en conféquehcé leur conduite journalière. ]ly a toute apparence que c'eft la 1'origine de cette facóu de parler, l'air du bi.nau. Or il activa un jour que de jeunes fylphes, chargés d'aller chercher fair nouveau, fe mirenr a poliflbnner le long du chemin. lis fe jeroienr leurs outres .1 la tête, ils en jouoieut au ballon , 6c firent  et Toupette.' "405 mille'autres erpiégleries qui relachèrent infenfiblement les liens qui en bouchoienr les ouvertures , & percèrent même ces vaifleaux en plufieurs endroits; de manière que l'air qui y avoit été'renfermé d'abord, fe perdit en partie. Mais comme il étoit aufli remplacé a 1'inftant par celui qui s'y introduifoir par les ouvertures oppofées, les fylphes n'y remarquant aucun vide, continuèrent leut route fans défiance , & ce ne fut qu'après être arrivés , qu'ils s'appercurent de eet accident ; mais comme il étoit trop tard pour y remédier, & qu'ils étoient trop tim'.des pour en faire 1'aveu , ils en gardèrent lë fecrer, & fe contentèrent de boucher de leur mieux les ouverrures des ourres , jufqu'a ce que le moment de les porter a l'appartement de la fée fut arrivé , pour y répandre , non plus comme auparavant, un air unique., mais un air compofé de celui de prefque routes les nations du monde qu'ils avoient parcourues dans cette dernière courle ; paree que le lieu qui leur avoit été indiqué ce jour ld, étoit d-peu prés antipode de Bagota , ce jour fut marqué par des aclions li pluines de fagefle de la part de la fée , & 11 éloignées des extrêmes , oü 1'ufage de l'air unique de certains pays 1'avoit portée quelquefois, qu'elle s'en appergut elle-même , & demanda du même air pour le lendemain. Alors les fylphes ne rireut C c iij  4o£ Cornichon pas de difficulté d'avouer leur aventure : elle fèrvit a éclaircir la fée , & lui fit connoitre qu'il y a du bon par-tout; que les excès même fe tempèrent les uns par les autres, & qu'enfin du concours de mille qualités les plus oppofées, il .réfuke une qualité moyenne qui eft la bonne. Lixée a cette opinion , elle ne voulut plus ufer que d'un air compofé ; & c'eft ce qu'on appela le bon air. La fée parvenue a fe procurer un air convenable ; il reftoit a remédier a fes inquiétudes dans les jambes. Une machine qui les mettoit en mouvement, & lui procuroit fans fortir de fa chambre 1'exercice qui lui étoit néceflaire , produifit eet effer. Kriftopo avoir donné le commandemenr de fes armées a un général d'une capaciré reconnue, & celles de la fée étoient aux ordres de Cornichon. Le grand intérêt qu'il ayoit a cette guerre , avoit fait juger que perfonne n'étoit plus capable que lui d'en poufler les opérations avec chaleur; Déja il fe difpofoit a fortir de la retraite ou fon chagrin 1'avoit confiné depuis 1'enlèvement de Touperte , & oü il n'avoit été vifible qu'a la feule fée. II alloit prendre fes derniers ordres, & lui prometroit de fatisfaire a la fois, par une vicloire fignalée , l'amour , la gloire & Ia vengeance , pendant que ce qui fe paflbit a Rati-  et Toupetti. .407 bouf, éloignoit encore davantage le génie des fentimens de paix. Le père & la mère de Toupette y étoient enfin arrivés ; Kriftopo les mena fur le champ a la maifon de campagne oü étoit leur fille. Quelle fut leur furprife, lorfqu'au lieu de la perfonne jeune & charmante qu'ils s'attendoient de trouver , ils ne virenr qu'une femme de bonne mine, a la vérité , mais dont les traits effacés indiquoient feulement leur ancienne beauré ? Envain les doux noms de père & de mère étoient dans fa bouche; envain elle leur raifoit les careffes les plus tendres , il n'étoit pas poftible qu'ils reconnuflent pour leur fille une perfonne dont 1'age paroifloit furpafler le leur. Kriftopo de fon cbté, offenfé de ce qu'il prenoit pour une dérifion, ayant appelé tous ceux qui avoient été prépofés au fervice ou a la garde de Toupette , leur demanda en colère oü elle étoit, & qu'elle pouvoit ,être celle qui ofoit jouer en fa préfence une fccne fi indécente. lis lui répondirent que depuis que Touperre étoit dans cette maifon , elle ne s'étoit montrée a. perfonne, qu'elle n'étoit fortie que voilée de fon appartement , dans lequel on n'avoit eu la permiflion d'entrer que iorfqu'elle étoit a. la promenade. C'étoit alors qu'on y portoir, fuivant fes ordres , ce qui étoit néceflaire a fa nourriture ; qu'elle y mangeoit C c iv  '4-oS Cornichon feule; qu'ils n'avoient eu ainfi aucune ©ccafion de la voir, Sc qu'ils s'éroienr contentés de la fervir foigneufement, & de la garder avec exactitude ; qu'ils avoient fait leur devoir avec tant de zèle Sc d'attention , que quoiqu'ils fuflent aufli lurpris que lui de ce qu'ils voyoient, ils étoient cependant très-perfuadésque la perfonne qui étoit devant fes yeux étoit la même qui leur avoit été confiée. La fimplicité de ces réponfes uniformes, Sc 1'étonnement de ceux qui les faifoient, diflipcrent les foup^ons que le génie avoit concus de leur fidélité. II les tourna fur la fée , dont cette métamorphofe lui paroifloit 1'ouvrage , pour fe venger de 1'enlèvement de Toupette. II fe confirma dans cette penfée par 1'entretien qu'il eut avec elle , Sc qui roula fur des particularités de fon enfance , donr nuile autre ne pouvoit être inftruite. Alors il fe fortifia dans la réfohuion de la guerre, non fur le pied de défenfive , mais accompagnée de toute la vigueur Sc la diligence néceflaire , pour prévenir fur les rerres de la fée, les hoftilirés qu'elle fe difpofoit a faire fur les fiennes. II fe flattoit de la contraindre bientót par 1'effort de fes armes, a faire tomber le mafque dont il fuppofoit qu'elle avoit couvert les appas de Toupette. F.t la laiflant dans fa rerraite avec fes parens, il courut hater 1'exécution de fes delfeins.  et Toupette.' 409 Selnozoura n'avoit pas encore ere informée de ce qui s'étoit paffé a Ratibouf; elle s'artendoic bien a toute la furprife du génie. Mais elle fut offenfée lorfqu'elle apprir i'imputation injurieufe qu'il lui faifoit d'être 1'auteur de cette métamorphofe : cette manière fourde & dérournée de fe venger, étoit trop éloignée de 1'élévat;on de fes fenrimens, pour ne les pas blelfec fenfiblement. Et cette circonffance aigriffoit encore fes anciens reffentimens ; elle fe livroit toute entière aux idéés d'une vengeance éclatante. Que de fang alloit couler! Cependant fes amis & les meilleures rètes de fon confeil, confidérant la difproportion qu'il y avoit entre la caufe de cetre guerre & les calamités qu'elle alloit entrainer, hafardèrent auprès d'elle des remontrances a. ce fujer. « L'amitié » dont elle honoroir Toupette, clevoir, fans » doute, fuppléer a ce qui lui manquoit du coté » de la naiifance & de la fortune , & lui fervir » d'une fauve-garde invioljble contre qui que » ce fur. Mais qui ne fair dans quels égaremens ja un violenr amour peut jeter une ame! La dén férence & les égards paffes du génie fon pa» renr , qui ne s'étoient jamais démentis pour » elle pendant plufieurs fiéclcs, prouvoien: affez )3 qu'il n'étoit plus libre au moment faral oü » il s'étoit porté a une violence li extraordinaire.  ET T O V V E T T E." 4II rendoit déformais le myftère inutile. Elle exigeoit cependant des réparations convenables de la part de Kriftopo, dont la violence avoit évidemment bleffé le droir des gens, & les égards dus aux fouverains. Zeprady partit donc muni des pafleports néceftaires , pour fe rendre a la cour de Ratibouf: il vit en chemin Cornichon, qui, tout occupé de fa vengeance, ne fongeoit qu'a infpirer les mêmes fentimens a 1'armée dont il venoit de prendre le commandement. L'crdre qu'il lui remit de la part de la fée, de fufpendre tout acte d'hoftilité jufqu'a fon retour, le pénétra d'abord de la plus vive douleurr. Mais 1'efpoir de revoir Toupette, que la paix rendoit bien plus certain que les événemens d'une guerre doureufe, le ramena a des fentimens plus doux, & le fit même confentir a. aller a Raribouf, pour être au génie un témoin décifif de la bonne foi de la fée, & de la vérité de cette furpïenante aventure, & il pria le prince de lui en ménager la permiflion. Zeprady trouva en arrivant fur les frontières des états du génie, les troupes qui s'y raffembloient, prêtes a former une armée nombreufe. II obtint du général quï les commandoic , qu'il n'en prefferoit pas la marche jufqu'a ce qu'il eut eu de nouveaux ordres," & continuant la fienne avec diligence, il arriva bientbt a Ratibouf  et Toupette. 415 confrontation avec Toupette-, & 1'envoya chercher. Quelle furprife pour elle, & que de fentimens divers ï'agitèrenr tour a rour, lorfqu'on lui apprit qu'elle alloir revoir Cornichon. La joie fans doute occupa d'abord rout fon cceur-, mais que la durée en fut courte! L'humiliarion la plus fenfible prit bientbt fa place; & la cerritude qu'elle avoit que fon amant n'éroir pas mieux traité, loin de lui donner de la confiance ,.portoit fon chagrin jufqu'au défefpoir ; elle y fuccomba quelques momens, & ce ne fur qu'avec beaucoup de peine qu'on parvint a la faire monter en voiture. Le trouble de Cornichon ne fut guère m.dndre , quand on vint annoncer queToapette approchoir. Mais plus perfuadé apparemment que leur amour étoit d'un ordre fupérieur & iniépendant des graces, de la figure & de la jeone'r% il fe promettoit une joie infinie & mutuelle de leur entrevue; & ce fencunent ne laiffoit q.ie peu de place au regret des perres qu'ils avo'ent faites 1'un Sc l'autre. En effet on remarqua au moment de la reconnoiffance , que l'amour de Cornichon étoit d'une trempe plus forte, pour ainfi parler; qu'il étoit plus dépouillé de l'intérèt perfonnel, plus téuni dans l'objet aimé ; Sc qu? Toupette au contraire, lailfoit voir dans les épanchernens  4*4 Cornichon de tendrefle, qu'elle ne pouvoir refufer a Cornichon , des retours fur elle-même , qui découvroient toutes les bleflures de fon amour-propre. Tout ce qu'il fe trouva alors de gens les plus verfés dans la métaphyfique du cceur, alfurèrent que cela étoit conforme aux régies & a 1'expérience. Les phyficiens qui étoient préfens , juftifièrent aufli a leur manière ces divers mouvemens; & tous convinrent que cette fcène étoit digne du drame le mieux fentimenté. Le génie ne pouvant plus refufer a 1'évidence ce qu'il avoit déja accordé aux lumières de fa raifon , dépouillée des nuages de la paflion , fe retira fans rien dire; mais difpofé a fe réconcilier avec la fée, & a employer toute forte de moyens pour lui faire oublier fes torts. Nos amans après avoir été queique tems 1'objet de la curiofité importune des afliftans, & en avoir efliiyé des queftions égalemenr indifcrettes & déplacées, furent enfin laifles a eux-mêmes. Ah ! Toupette! ma chère Toupette, dit alors Cornichon, c'eft vous que je revois. Que le fouvenir de nos maux pafles s'éloigne de nous pour jamais. De nos maux pafles, dites-vous, s'écria douloureufement Toupette! mais qui pourra détruire 1'impreflion cruelle de nos maux préfens , & écarter de notre penfée la perfpedive affreufe de ceux qui nous attendent, ou plutot qui volent au-  et Toupette. 41 j devant de nous avec tant de vitefle. Quoi! Cornichon , y feriez'- vous infenfible? Non , vous ne m'aimez point, fi mes malheurs ne vous pénètrent jufqu'au fond du cceur. Que vous feriez injufte d'en dourer, reprit Cornichon; je les fens mille fois plus que les miens propres, ou plurót confondant votre état & le mien comme nos cceurs fe confondent, je ferois accablé de ce doublé poids d'infortune, fi je ne jouhTois... Ah ! quelle jouiftance, interrompit la défolée Toupette ! de quoi pouvons-nous jouir a préfent, qui nous dédommage de ce qui nous eft enlevé ? Car enfin, ne vous flattez pas; 1'eau fatale a déja fait fur vous plus d'effer qu'un demi-fiècle ; Sc fans doute , elle ne me rraite pas mieux. J'avoue, répondit Cornichon, qu'en me rappelant ces graces naiffantes, dont notre accident commun a fi cruellement haté le progrès &c abrégé la durée, je vous trouve aujourd'hui différente; mais il y a des graces pour rous les ages , Sc vous avez, ma chère Toupette, toutes celles de 1'age fexagénaire. Oui, fi vos yeux n'avoienr pas perdu 1'extrème vivacité qui les diftinguoit, votre teint qui s'efface leur reprocheroit un éclar qu'ils auroient confervé feuls. Quelques rides que j'appergois fur votre front, juftifient les raifons qu'ont eu vos joues de s'applanir Sc de defcendre, Sc votre gorge en fe flétriffant, tombe avec beau-  4'^ Cornichon coup de décence. Ceft ainfi que tous vos traits en vieillilTant d'intelligence, ne cedent de conferver entre eux un accord qui prouve inconteftablemem que vous avez été belle. Ah! cruel, interrompit vivement Toupette, ma gorge fe fiétrir, & c'eft vous qui me le dites! Mais Toupette, reprit Cornichon, ne vous fouvient-il plus du peu de cas que vous fembliez faire aurrefois des avanrages fragiles de Ia beauté; mon cceur n'étoit-il pas l'unique objet de rous les vceux du votre. Oui, Cornichon, dit-elle, un peu calmée en apparence , il m'en fouvient fans doute; mais puis-je ne pas redouter queique diminution dans votre tendrefle pour moi, quand il arrivé des changemens aufli monftrueux dans ma figure ? Car enfin, nous tenons beaucoup aux anpaiences extérieures; ce font elles qui frappent les firns; & quel pouvoir n'ont pas les fens fur notre cceur? Hélas! qui m'aimeroit, fi vous cefliez de m'aimer ? Cerre inquiétude eft fuperflue, ma chère Toupette, répondit Cornichon; elle porte fur une impoflibilité ; mais en la fuppofant poflible , des vceux étrangers pourroient-ils jamais remplacer auprès de vous les miens ; vous n'en auriez feulement pas 1'idée : vous voyez que vous vous formez des fantómes pour les combattre. Je vois, dit Toupette, que vous me prenez pour une  èt Toüpette» 417 the vifionnaire • il eft bien dur au comble de la difgrace , de voir encore attaquer fa raifon». Ah! Toupette, dit-il, que vous êtesinjuftei Quoi, tandis que mes difcours> puifés dans les fources les plus pures de la philofophiej none que vorre repos pour objet, vous pouvez leur donner un fens fi injurieux! Mais fouffrez quü j'appuye mes raifonnemens d'un exemple célèbre. Ignorez-vous ce qu'on raconte de Baucis & de Philemon ! Ces deux tendres époux qui confervèrent fans aucune altération , jufques dans k plus extreme vieillefte, tous les fentimens de l'amour le plus parfait. Couple heureux! ils éprouVoient avec délices que les chaines de fhymen t que les infirmités même de Ia vieillefte font bien légèresj quand l'amour en foutient le poids. Ert vérité, reprit Toupette avec chagrin, belle comparaifon!.... la belle comparaifon! Baucis, dans le cours d'une longue vie, avoit recu mille 8c mille fois de Philemon les preuves les plus fen-> fibles de fa tendreffe; Er moi mais férieufe- ment, ou ne comparez point, ou trouvez des reftemblances plus juftes. CeUe-la ne fait pas honneuf a votre efprit, ou du moins fait tort a Votre mémóire; on diroit que vous avez préparé, üne nouvelle épreuve d ma parience , par un enchainement de propos les plus finguliersj les plus extraordinaires.... que je fuis malheureufet Tome XXXIV, D d  4lS CöRNICHÓtf Cette converfation ne prenoit pas une tottr-2 nure douce, lorfque le prince de Mirliphipolie vint lui dire, que leur génie plein de regret de ce qui s'éroit palfé, étoit dans les fentimens les plus propres a fatisfake la fée. Qu'il l'avoit prié de retourner promptement la trouver pour 1'en affurer, & lui demander des paffeports pour les miniftres qu'il deftinoir a aller au plutót a Bagota, foufcrire aux conditions d'une paix dont il la laiffoit entièrement makreife; & qu'il les iroit ratifier lui - même , dès qu'il le pourroit avec fureté tk bienféance. Qu'il l'avoit chargé de dire a Cornichon, qu'il étoit le maitre de partir avec lui, tk d'emmener Toupette; qu'il ne pouvoit encore fe réfoudre a les voir après leur avoir fait tant de peine; mais qu'il efpéroit leur rendre dans la fuite fa préfence plus fupportable, Sc qu'il s'expliquetoir plus elairement quand il ferok a Bagota. Préparez-vous donc, ajoura le prince de Mirliphipolie, par un peu de repos, a parrir avec moi demain fi-tót que le jour commencera a paroitre. Je vous quitte. Cornichon & Toupette prévinrenr de beaucoup 1'heure du départ; leur malheur les avoit privés depuis long-tems des douceurs d'un long fommeil; & la circonftance oü ils étoient n'étoit pas propre a hs endormk; ils fe rejoignirent avant 1'aurore. La joie dominok dans. le cceur de^  e f T ó tr i? e t t ê; Córrtichoh : Toupette étoit accablée. Le plaifir de fa liberté étoit empoifonné par t'idée de 1'ufage cju'elle en alloit faire. Ma prifon, s'écrioit-elle, ma prifon, n'étoit-elle pas préférable a 1'humiliation qui m'attend a Bagota, lorfqu'au lieu des charmes qui m'attiroient les hommages des hommes & 1'envie des femmes, je n'y offrirai luaintenant que des fujets de mépris ou du moins de pirjé pour les uns, & d'un triomphe orgueilleux pour la malignité des autres. Cornichon Voulut diffiper fon chagrin pardesraifonspareilles a celles dont il s'étoit fervi la veille; elles ne furent pas mieux recues; il irifiïhtj Toupette eut des vapeurs 5 il en fut embarraflé : mais roujours attaché aux raifortnemens que la candeur & 1'ingénuité de fon amour lui fuggéroient, il les répétoid feulement; il ne les varioit pas. Les vapeurS augmenrèrenr; il fut effrayé que la raifon neut pas de prife fur ce mal, c'étoit fa feule reffource. Enfin, a I'aide de quelques flacons, Toupette recouvrartt une tranquillité paflable, les réflexions qu'ils firent 1'un & l'autre fur les promefles myftérieufes que le génie leitr avoit fait faire par le prince leur fourmt une fuite de conjééhires qui fans les fixer a rien de certain, ne laifsèrënf pas de les occuper affei agréablement Jufqu'a Bagota oü ils arrivèrent le même jour. II étoit tard, Toupette e« fut fort aife - elk Dd ij  %zo Cornichon étoit bien éloignée de defirer le grand monde. La fée étoir retirée ; mais ayant appris que le prince arrivoit,elle ne voulut pas remettre au lendemain a l'entrerenir au moins fuccin&ement du fuccès de fes foins; & -prés Ten avoir remercié Sc remis au jour fuivant une narration plus étendue de fa négociation , elle ne put fe difpenfer de voir Toupette , & encore moins de donner des larmes a fon fort. Elle confentit a la prière que lui firent ces malheureux amans, de garder dans leurs apparremens une retraite convenable a leut fituation, & de n'ètre vifibles que pour elle. Les jours fuivans ayant été employés a 1'examen des conditions de la paix, a leut ratification Sc a 1'expédition des ordres pour le lieutenant des rroupes, on ne s'occupa plus que des préparatifs des fêtes qui devoient en rendre la pubbcation plus célèbre. Le génie , fuivant fes promeffes, ne manqua pas de fe rendre a Bagota. Ses fatisfaftions furent complettes; il n'épargna rien pour recouvrer famitié de la fée. Tout retentilfoit de la joie Ia plus vive. Nos amans feuls , livrés a la douleur, n'en étoient diftraits que dans les momens que la charirable fée vouloit bien dérober a fes occupations, pour aller dans leurs appartemens. Si les promelfes du génie avoient queique tems flatté lear efpoir, ils fe reprochoient alors cette  et Toupette. 439 refter trop a Cornichon, 1'avoient encore retentie dans cette occafion ; elle n'avoit ofé avertir Dindonnette de fon oubli. Vos opérations, hu ditelle, madame, ont été fi prompres, que je n'ai pas eu le tems de vous faire appercevoir de ce qu'il y manquoit. Non, fans doute, Sc nos loix y font formelles, les conditions d'une oeuvre de féerie ne peuvent fe fuppléer après 1'attouchement de la baguette, qui y met un fceau inviolable. Cornichon ne doit attendre le changement de fon état, que de 1'effet de 1'eau enchantée ; ce qui dans la* decrépitude oü il eft, ne peut manquer d'arriver bientót; alors on pourra terminer 1'union projetée; & Toupette remplira fucceflivement avec lui en peu de tems, les fonctions de femme, d'infirmière Sc de gouvernante. Que je fuis fachée! dir Dindonnette, je ne pourrai aftifter a cette noce ; j'ai des affaires infinies chez moi; au lieu que fi'j'y avois penfév j'aurois marqué un rerme ficourt a la métamorphofe de Touperre, que j'aurois pu êrre témoin de fon mariage \ huit jours, par exemple; je n'en pourrai encore paffer que neuf avec vous ; mais madame» dit Selnozoura, c'eüt été empirer leur condition au lieu de la rendre meilleüre ; 1'eau enchautée ayant des périodes beaucoup plus longues; Sc puis. quel moyen d'unir des perfonne* qui auroient troqué d'état fi fréquemment ? Jeconviens, ré* E.e &  44° Cornichon pondic Dindonnette, que le terme de huit jours1 eft un peu court, & je n'y avois pas penfé; n'en parions plus ; puifque cela n'aura pas lieu; mais quant au mariage , j'en foutiens la poflibilité dans les circonftances préfentes, Sc dans 1'état même d'enfance complette. Je fais ce que je dis, je vais m'expliquer : au moment prévu de la métamorphofe , on les eut approché 1'un de l'autre, comme cela fe prarique entre perfonnes qui veulent s'époufer. L'inftant venu, Toupette qui fe feroit appercue que fes forces 1'abandonnoient, fe feroit retentie a Cornichon dartë le tems même que celui-ci fentant les fiennes croïtre proporrionnellement, & fa taille fe redrefler, auroit recouvré Ie libre ufage de fa iangue, pour prononcer les paroles néceffaires; on eüt alors faifi habilemeht cet inftant de parité, & vous voyez bien que voila des gens mariés : Oh, cela eüt été fort plaifant! Comme on vit que cette bonne fée avoit réfolu de ne dire & na hare que des chofes abfurdes, on ie difpenfa de lui répondre. Selnozoura donna tonte fon attention au génie qui, perliftant dans la réfolution de ne plus voir Toupette, prit alors congé d'elle, Sc s'oppofa abfolument a 1'offre qu'elle lui fit pour le retenir, d'envoyer cette jeune perfonne dans 1'une de fes maifons de campagne, pour tout le tems qu'il  et Toupette. 441' lui plairoir de refter a Bagora. Vous ne m'avez pas aflez d'obligarion , madame, difoit il, pour faire ce facrifice; c'eft a moi de partir & de demeurer éloigné de votre cour aurant de tems que les loix communes de la nature humaine conferveront a. Toupette des charmes qui me font fi funeftesj mais je pars pénétré des fentimens que vous pouvez defirer d'un bon parent, & d'un bon ami, qui regretera toujours d'avoir cefTé de 1'être, & je ne vais m'occuper qu'a vous en donner des marqués. En difant cela, il s'élanca dans les airs oü il fut foutenu jufqu'a fon palais par deux fylphes qui le tenoient par les oreilles. C'étoit la facon de voyage'r qu'il trouvoit la plus commode. Chacun a fon goür. Lorfqu'une journée fi bien remplie fut paffee, Toupette en rentrant dans fon appartement, trouva Cornichon qui 1'y attendoit avec la dernière impatience. Selnozoura, avant de la quitter, n'avoit pas manqué de lui recommander le filence a. 1'égard de Cornichon , fur 1'oubli de Dindonnette qui l'excluoit a. jamais de la grace dont Toupette alloit jouir feule. Il n'en étoit pas befoin , fa vue le tranfportoit teüement , qu'il s'oublioit entiérement lui-même. Le plaifir qu'il y prenoit éloignoit de fon efprit la penfce qu'il auroit pu êrre aufli vu avec un plaifir égal) il n'auroit pas troqué 1'un pour l'autre.     1 Ë CABINET DES F Ê E S*  CE VOLUME CONTIENT lïs CO nt es de M. Pa. jon. S a r o i r : ïritzine & Pafelin. L'Enchanteur, ou" Ia Bague de Puiffance. Htftoire des trois fils d"Hali Bafla de Ia mer, & des ülles de Siroco gouverneur d'Alexandrie. Ia Bibliothèque des Fée.j et des Génies , re* Cueillie par 1'Abbé de ia Porte. S a r o i z: la princeffe Minoa-Minette & Ie prince Souci. Aphranor & Bellanire. Merveilleux & Charmante. Grifdelin Sc Charmante. Le prince Ananas & la princeffe Mouftclle. Cornichon & Toupette.  LE CABINET DES FÉES, o u COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FÉES, ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX* Ornés de Figures. g = \ TOME TRENTE-QUATR1ÈME. A AMSTERDA Ivf» Etfetrouve tt PARIS, RUE ET HOTEL SERPENTE* M. DCC. LX&XVI,   AVERTISSEMENT D U TRADUCTEUR. Comme Dervis Moclès s'eft fans doute propofé de rendre fon Ouvrage auffi utile qu'agréabie aux Mufulmans , II a rempli la plupart de fes Contes de faux Miracles de Mahomet, ainfi qu'on le peut voir dans quclqucs-uns de ce Volume ; mais je n'ai pas voulu traduire les autres , de peur d'ennuyer le Le&eur. ïl y a des Contes encore qui font fi licencieux , que la bicnféance ne m'a pas permis d'en donner la traduction. Si les Moeurs des Orientaux peuvent les foufFrir , la pureté des nötres ne fauroit s'en accommoder. J'ai donc été obligé de faire quelque dérangement dans 1'Original, pour fuivre toujours la même liaifon des Contes. On paffe tout d'un coup du 203° Jour au ?6oe. Mais ce paffage fe fait de ma-  nière qu'il ne fera fenti que de ceux quï s'amuferont a. compter les Jours. Pouf les autres Ledeurs, ils ne s en appercevront pas, & ils liront le Livre entier fans faire réflexion que les Mille & un Jour n'y font pas tous employés. LES  AVERTISSEMENT DE L' Ê D I T E U R. • On a déja parlé d'un recueil de 1'abbé de la Porte, intitulé: Bihlioihèque des F Ui & des Génies^ imprimé a Paris, en' 1765. Les Contes de M. Pajon font tirés de ce recueil : on réunit ici tout ce que 1'on donnera, de eet auteur. M. Pajon, né a Paris, en 17.., y a exercé la profefllon d'avocat jufqu'a fa * mort arrivée en Mars 1776; les Contes des Fées que nous imprimons font le fruit des loifirs de fa jeunelTe ; il les a fait inférer dans le Mercure de France, fous lé nom de M, Jacques, Marchand éventaillifle, rue Mouffeiard. Le premier de ces Contes, Erit-^ine Sc Pare/in, a été imprimé dansles Mercures de Novembre Sc Décembre 1744, fous le titre de Manufcrit traduit de l'Arabe ; Torna XXXIV. A  5 AFERTISSE MENT. ilcontient une aventure du Calife Haroun Alrafchid, fi fameux dans les Mille Sc une Nutr. Nous reftituons au fecond le titre que lui a donné fon auteur, en le faifant iniprimer dans les Mercures de Février &C Avril 1745. L'abbéde la Porte Faintirulé dans fon recueil: Careffant & Blanchette : noms des principaux perfonnages du Conté ; nous avons préféré de lui conferver le titre de la Bague de Puiffance, qui eft celui que lui a donné 1'auteur. Celui de ces trois Contes qui nous a paru approcher le plus du goüt oriental, eft VHiftoire des trois fils d'Hali BaJJa (i desfilles de Siroco, gouverneur d'Alexandrie ; ce Conté eft le même que celui que 1'abbé de la Porte a fait imprimer fousle titre de Néangir & fes frères, Argentint 0 fis fxurs. Nous avons encore cru devoir préférer le titre donné par 1'auteur. Une  'AFERTISSEMENT. 3 imagination auffi riche 8t auffi variée que celledes orientaux, nous a paru caractérifer ce Conté; nous n'en connoifïbns pas oü leur manière foit imitée auffi heureufement. Ce Conté a paru pour la première fois, dans les Mercures d'Aoüt, Septembre , Octobre , Novembre &C Dé* cembre 1745. Ces Contes ont eu du fuccès, Sc 1'auteur, fous le nom de M. Jacques , s'eft acquis une réputation que les auteurs du tems ont célébrée par quelques pièces de vers inférés dans Ie Mercute. Mais M, Pajon t laffe de 1'anonyme, a fait annoncer la mort du prétendu M. Jacques, &c s'eft fait connoïtre pour le véritable auteur des Contes en queftiom M. Pajon eft encore auteur de deux Féeries : YHifioire du Roi Splendide & dc la Princejfe Hétéroclite, & YHiJloire du Prince Soli, furnommé Prenani, & de la A ij  4 A VE RT IS S E M E NT. Princejje Fêlée3 dont nous regrectons de ne pouvoir faire ufage. On y trouve de la gaïcé, des événemens variés, Sc des fituations intéreffantes; mais des tableanx trop libres &: une critique trop amère de quelques perfonnages du tems nous les ont fait rejeter : nous n'avons pas même pu les employer avec des retranchemens. Tous ces ouvrages font, comme nous 1'avons dit, le fruit des loifirs de la jeuneffè de M. Pajon. Dans un age plus avancé, il s'eft entiérement livré aux occupations de fon état; il a fait imprimer en 1760, un Traité des donations & un commentaire fur 1'ordonnance de 1735, qui prouvent qu'il s'eft occupé de travaux plus férieux. Nous ne prononcerons point fur le mérite de ces deux derniers ouvrages , & nous ne dirons point fi M. Pajon a plus de droits a nps fuffrages comme jurifconfulte que comme litférateur.  AFERTISSE MENT. 5 On fait fuivre les Féeries de M. Pajon du furplus de la Bibliothèque des Fées & des Gcnies : nous ne connoiffbns pas les auteurs de ces Contes; 1'abbé de la Porte les a tirées de différens recueils , entr'autres du Mercure de France. On s'étoit propofé de faire entrer tous ces Contes dans les tomes 16 6c 27 du Cabinet des Fées; ils faifoient partie du premier plan que I'on a donné, 6c ils ëtoient inférés dans la lifte qui accompagnok leProfpecïus; mais le défir de mettre plus d'ordre dans notre travail, nous a décidé a les placer dans le fupplément que nous imprimons: nous en avons recherché les auteurs, 6c nous avons réuni fous un même article, ceux qui fortoient de la même plume. La Bibtiothèque des Fées & des Génies a été remplacée dans les tomes z6 6c 27 du Cabinet des Fées, par les Veillêes de Thejfalie : produclion A iij  6 AFERTISSEMENT. charmante de Mlle de Luflan , qui n'eft pas, a proprement parler, une féerie, mais qui mérite une place dans notre Collection, par le merveilleux qui y règne. Cet ouvrage réunit d'ailleurs le doublé avantage d'inllruire & d'amufer, & 1'on ne peut que nous favoir gré den avoir orné notre recueil.  CONTES DE M. P A J ON. ÉRITZINE ET PARELIN. ON fair que la coutume ducalife Haroün AlraC chia étoit de fortir les nuks, déguifé , avec fon grand viftf Giafar , & Mefrour, chef des eunuques, pour obferver ce qui fe paffoit dans Bagdad, & veüler a la police de cette grande ville. 11 faifok une de ces rournées nofturnes, lotfqu'il entendk un grand bruic : U approcha & connut que le bruk parroit d'un caravanferad ; une multirude de voix qui s'élevoienr confuicmenr, paroilTok fourenir une conteftatwn fort vive , & fort animée. calife ordonna i Giafar de frapper a la por:-3 dès qu'on eur appris que le fouveram commandeur des croyans allok patoïtre , le Wmuite s'appaifa , & chacim attendxt en ftlence ce que ce prince ordonneroit. A iv  Eritzine Pour lui, il promenoit fes yeux de tous cóte's, J cherchoita découvrir par lui-même la caufe du deiordre. Un homme qu'a fon habillernent on recon°01%U P°ur un ma™ , étoit l'auteur du trouble. On 1'auroic jngé a fon air agité & menacant , quand l'adbon des aurres étrangers qui 1'entouroient n'en eüt pas fuffifamment averti. Au fond de la chambre, quelques femmes fecouroient une jeune perfonne belle comme le jour. Elle écoic évanouie ; mais la paleur que eet accident répandoit fur fon teint, lui donnoit ïair plus intéreffant, fans lui faire perdre aucune de fes graces. Le cahfe la confidéroit avec autant de plaifir que d'attention , lorfque le marin s'avancanr vers lui lm dit dun ton fier & audacieux : feigneur, puif! que vous êtes le calife, vous devez faire juftice • «rdonnez donc que cette femme foit remife entre mes mains : elle eft mon époufe ; ne fouffrez pas qu ön me faiïe perdre dans vos états un droit li legmme. Tandis que le marin parloit, cette femme évanouie reprenoit llifage de fes fens & commencoit a r ouvrir les yeux. Dès qu'elle I'entènditvelle secria : lui, mon ép0„x ! lui, /utte D'eu ! II n'eft que mon bourreau. Ah ! feioneUr pourfu.vit-elle, en fe jetant aux pieds du calife * ayez puié d'une infottunée qui na déyl que trop e%e de malheurs, & M mecrez int ( m Jq  etParelim. 5 livrant a ce barbare , le comble a routes les horreurs dont j'ai déja. été la viótime. La belle affligée «'avoit pas befoin d'une grande éloquence pour faire condamner fon adverfaire. Le calife avoit jugé des le premier regard qu'il avoir porré fur elle , & il étoit difheile de faire autrement. Elle joignoit a cette beauté éclatante qui éblouit, ces trairs intérelTans qui féduifent: on fentoit en la regardanr ce plaifir & ce trouble que 1'on éprouve a la naiuance d'une paifion : ce n'étoit ni cette admiration qu'exerce la beauté , quand elle eft feule , ni ces defirs momenranés , que fait naitre le caprice a la vue d'une figure qui plaït : c'étoit un fentiment plus tendre , plus delicieus que le premier , plus défintérelTé que le fecond , & qu'il eft plus aifé d'éprouver , que de délinir. Le calife avoit ordonné a Mefrour , avantque d'entrer dans le caravanferail, de faire venir fes eardes : ils arrivoienr dans le moment. Le prince leur ordonna de garder a vue le marin , maïs fans lui faire de violence, car il ne vouloit pas paroïtre le condamner fans i'enrendre ; & il palTa avec la belle infortunée , Giafar , & Mefrour, dans une chambre plus retirée du caravanferail. 11 étoit fort impatient d etre inftruir du fort de cette belle inconnue , & lui demandoit le récit de fes avenuires, avec les égards les plus tendres, Sc Tem-  'to Eritzine preflèment le plus vif. Elle avoit quelque répugnance a fatisfaire le calife ; la majefté d'un li grand prince 1'intimidoit. Enfin , lafle de réfifter a des follicitations, qu'elle n'efpéroitpas pouvoir faire finir autrement, elle prit ainfi la parole : Souverain commandeur des croyans , vous me voyez dans un état fi médiocre, que peut être aurez-rous peine a me croire , quand je vous dirai que je fuis née princefTe. Mon père fe nommoit Eritzin , & étoit fouverain de 111e de Ceylan. Vous avez entendu parler fans doute de la fameufe révolution qui le fenverfa du tróne. Je n'étois pas encore née dans ces tems funeftes; mon pèredéfefpérant de chalfer 1'ufurpateur autrement que par une guerre longue & cruelle, fe facrifia lui-même au bien de fes fujets, & aima mieux abandonner un parti confidérable , & de folidesefpérancesqui lui reftoient encore, que d'éternifer la guerre civile, & d'attifer le feu qui confumoit fa patrie. II fit répandre le bruit de fa more, & fe retira dans les états du roi de Borneo, qui de tout tems avoit été fon alhé. II n'accepta de tous les dons que ce prince généreux lui offroir, qu'une perite terre fur le bord de la mer , alïez agréablement batie , mais peu proportionnée a 1 'état d'un grand roi, même dans 1'infortune. Ce fut-la. que mon père fe retira. Ma mère ;  et Parelin. 11 qui aimoit beaucoup la cour & l'intrigue , murmura d'être obligée de s'enfevelir ainfi dans une folicude; mais il fallut qu'elle obéït. Jenaquis la feconde annce de la retraite de mon père : il étoit déja confolé de fes malheurs. Livré a l'étude de la cabale & de 1'aftrologie , ces fpéculations fublimes remplilToient toute fon ame. On me cacha long-tems 1'éclat de ma naiffance : je panois ma vie dans le chateau de mon père. Je n'y voyois d'aurre compagnie qu'un vieiliard & fa femme , qui habitoient une te»re voifine de la notre , & qi» venoient fouvent voic ma mère. Us avoient.un fils a peu-près de mon age , qu'ils nommoient Parelin. C'étoit toute ma confolation : nous fumes élevés enfemble dès 1 age le plus tendre : dans l'enfmce, & même dans la jeunelTe , les gens plus agés nous paroiffent, pour ainfi dire, des hommes d'une autre elpèce ; ainfi je ne voyois.que Parelin avec qui je pufle lier ce commerce intime , qui fait feul les délices de la vie. C'étoit a lui que je communiquois les plus fecrettes penfées de mon ame ; j'étois la dépofitaire de fes petits fecrets ; nous étions fi contens , quand nous étions enfemble , que bientöt il nous fut impoflible de 1'être, quand nous étions féparés. Mon père qui s'apperc,ut de la force de cette inclination nailTante , con-  *i Eritzine fulta fes livres , Sc voici quel fut le réfultat de fes recherches. Je n'avois encore que quatorze ans, lorfqu'il me fit venir dans fon cabinet. Après m'avoir renu les difcours les plus tendres fur Pintérêt vif Sc mquiet qu'il prenoita ce qui me regardoir, il me paria de Parelin ; il m'avertit de ce qu'il avoit remarqué en nous , & m'apprit que nous étions amoureux ; car je ne favois pas encore ce que c'étoit que 1'amour : je me livrois ingénument a m$n cceur qui me conduifoit. Le peu que mon père me dit fur ce fuj#,, fut un trait de lumière qui éclaira les replis les plus cachés de mon ame. Mon père , en m'apprenant Pétat de mon cceur , m'inftruifit auffi de ma naiflance, Sc me fit connoitre que je ne pouvois abfolument defcendre jufqu'a Parelin en 1'époufant. Cette nouvelle fut un coup de foudre pour moi: la fille du roi de Ceylan ne pouvoit s'^bailfer jufqu'a un particulier, dont la naiflance n'étoit pas même noble, Sc quoique mon père ne füt connu de perfonne pouc ce qu'il étoit, il luireftoit le fouvenir de fa première grandeur , qui Pauroit trop humilié a fes propres yeux , s'il eur confenti a cette alliance. Tout commerce me fut interdit avec Parelin ; il lui fut défendu de venir au chateau. Pour moi , je paflbis les nuits a pleurer , & les jours a me  et Parelin. 13 promener a x lieux oü j'avois le plus fouvcnt vu Parelin. Que je fuis malheureufe , me difois-je a moi-même ! Je fuis la première , peut être , qui a defiré de nétte pas née ce que je fuis je n'ai aucun des avantages que procure un rang éclatant, & je n'en éprouve.que le défagréntent & la conrrainte. Mes réflexions finiiToient roujours par conclure , que je ne pouvois vivre fans aimer , fans voir Parelin ; mais comment faire? Je n'ofois en parler a mon père, que mes follicitations auroient offenfé. J'ofois encore moins lui défobéir enécrivan a Parelin. Le hazard me fervit. Je me promenois fouvent dans les bois, errante a 1'aventure , & occupée de mon amour. Je vis paroïire un jour celui qui faifoit 1'objet de mes têveries ; il s'étoit égaré a la chalTe ; il accourut k moi dès qu'il m'appercur. J'eus alfez de force fur moi-même pour fuir. Hélas ! dès qu'il vit que je voulois m'éloigner : arrêtez , s'écria-t-il , je ne veux pas vous pourfuivre , & (i vous avez delfein de m'éviter , je vais m'éloigner promptement. 11 s'étoit arrêté en difant ces mots : Je m'étois arrêtée aulTi pour 1'écouter : qu'on eft foible quand on aime ! De ce moment , il me fut impoffible de faire un pas, pour m'éloigner de lui; je ne pouvois détourner mes yeux qui fe fixoient malgré moi fur les fiens ; il pleuroit , je pleurois auffi : nous ne reftames pas long-tems  ï4 Eritzine dans cette fituation : nous nous approchames 1'uri de 1'aütre avec le même frémilTement , que fi nous avions avancé vers un précipice ; mais malgré cette crainte , je fentois que j'étois entraïnée par un pouvoir invinclble. II fe jetaa mes pieds dès qu'il fut prés de moi ; je fus prête a me mettre aux (iens au lieu de fonger a le relever ; car il me fembloit dans ce moment que j'avois eu torr avec lui. Parelin , lui dis-je , ne m'accufez point; vous n'avez jamais eu de fujet de vous plaindre de moi, vous n'en aurez jamais ; ne vous plaignez que de mes parens , dont les ordres nous féparent. Hélas 1 dit il, qui peut leur fuggérer de nous traiter fi cruellement ? On craint , lui répondis-je , que nous ne nous aimions trop. Je me trompois donc bien , s ecria-r-il, car je craignois de ne vous pas aimer aflez ; mais qu'appréhendent-ils? Et quel mal en peut-il arriver? Je ne pus me refufer la douceur d'un éclairciiTement qui s'ofFroit fi naturellement, & me paroilToit G néceflaire. J'inftruifis Parelin de mes fentimens : je ne lui cachai rien de ce que mon père m'avoit appris fur ma nailTance. Hélis ! me dit-il, fi j'avois été fils du roi de Ceylan , & vous fille de mon père , la différence des rangs n'auroit pas été un obftacle. Je fentis a ce reproche mon cceur fe ferrer j mes yeux fe remplirent  et Parelin.' 15 de larmes ; fa générofité fembloit m'accufer , Sc quoiqu'il me fut aifé de me juftifier , a peine me trouvai-je moi-même innocente a mes yeux. Que vous dirai je ? Je promis a mon amant de n'être jamais qua lui, quoi qu'il put arriver ; je lui répétai mille fois les fetmens de 1'aimer toujours ; je craignois d'en faire trop peu pour le raiturer. La nuit vint , il fallut nous féparer , mais ce ne fut pas fans nous promettre de nous retrouver tous les jours au même endroit du bois. Je retournai au chateau foulagée des inquiétudes que me donnoient auparavant les combats de 1'amour. Je m'étois déterminée a ne plus réfifter ; c'étoit m'être délivrée d'un grand fardeau ; St i'éclairciifement que je venois d'avoir avec mon amant, me paroifloit alors un arrangement folide que rien ne pouvoit déconcerter. Mon père fut fort trifte pendant le fouper. Je m'apper$us même, qu'en me regardant, fes yeux fe rempliiToient de larmes : j'eflayai dè diffiper fon chagrin pat mille tendres careffes ; mais je ne faifois que 1'attendrir davantage. Ilvoulutque ma mère fe retirat, Sc lorfque nous fümes feuls, ma fille , me dit-il, je veux vous apprendre le fujet de ma triftelfe. Je dois mourir bientot, je ferois peu digne de vivre , fi c'étoit la le fujet de mon inquiétude j c'eft vous feule , ma fille , vous feule , qui excitez mes craintes j toutes  Erïtzine mes darmes fe reuniflènt fur vous, ainfi que toute ma tendtefle ; votre fort eft lié trop btimement au mien , pour que mes recherches fur 1'un ne m'aienr pas inftruit de 1'autre. Apprenez , ma fille , que fi vous perfiftez i airnet Parelin , cette paffion doit vous arrirer les malheurs les plus cruels ; elle lui fera fatale a lui-même. Pour peu qu on céde a I'amour , il nous eritrame ; fi vous n etoufFez pas le votre , i! vous maitrifera ; vous épouferez Parelin , & par cette alliance honreufe vous mériteuez les revers les plus funefles, dont eet hymen indigne vous rendra la vidime. Je ne vous parle point de 1'orgueil de votre naiflance , qu'une paffion aveugle & impérieufe vous a fait aifément oublier ; mais-par pitié pout votre amant lui-même , ne courez pas au-devant des malheurs qui vous menacent. J'ajouterai une chofe qui vous touchera peu , 5c qui feroit une forre impreffion fur une ame moins prévenue. Les aftres vous deftinent a époufer un prince qui me vengera, & qui vous fera remonter fur le tróne de vos ancêrres , occupé par 1'ufurpateur. Je ne vous dirai rien de plus; réfléchiffèz vous-même a vos devoirs , a vos intéréts ; je ne veux point exiger de vous des paroles que vous ne me refuferiez pas dans ces derniers moment, & que vous oublieriez peut-être après. J'aurois fouhaité pouvoir vous en apprendre davantage fur  ït Parelin. s.j lur votre fort; mais je n'ai pu voir tout cela que fort coufufément, & fans aucun détail. Peu de jours après cetre trifte converfation , il expira dans mes bras , fans qu'il parut aucune altération dans fa fanté \ il fembloit qu'il s'endormoit d'un fommeil tranquille. Je fus long tems occupée de mes regrets ; je ne pouvois me laifer de pleurer un père fi tendre. Parelin refpectoit ma douleur , & je n'entendois point parler de lui: ma mère , après avoir donné quelque tems a fon deuil, me dit enfin, que nous avions grand tort de renoncer a toute fociété ; qu'il falloit revoir nos voifins , & faire revenu: Parelin ; elle me lailTa même entendre qu'elle ne s'éloigneroit pas de me le donner pour époux. Ce difcours , qui peu de tems auparavant auroit comblé les vceux les plus chers de mon cceur , me fit alors friflonner. Les dernières paroles de mon père m'étoient toujours préfentes \ je croyois 1'entendre encore , qui me difoit que j'expoferois mon amant a d'affreux dangers , en répondant a fon amour. Je confiai mes allarmes a ma mère qui les traita de vifions & de puérilités ; elle m'aimoit, paree qu'il eft prefque impoffible de ne pas aimer fes enfgns ; mais du refte fes fentimens pour moi étoient fubordonnés a toutes fes fantaides \ & a parler jufte , elle n'aimoit qu'elle ; elle s'ennuyoit dans notre folitude, Je Tome XXXrr. B  l8 Eritzini confioifTois a fond fon caractère , route jeune que j'étois ; ainfi je ne fus point furprife de voirarriver au chateau les parens de Parelin , & Parelin lui-même. Sa vue me caufa une émotion que je ne puis bien exprimer. Je ne favois fi je devois me livrer au plaifir ou a la crainre : je voyois dans fes regards un amour fi vif, il me paroiffoit li content de me revoir , que je croyois déja 1'oraclede mon pèreprêta s'accomplir. Ils'avanca vers moi ; jamais il n'avoit été fi empre'fie & fi féduifant •, je n'ofois lui répondre , je ne pouvois me taire \ le combat étoit d'autant plus cruel, que c'étoit 1'amour même qui combattoit contre 1'amour. Èt'range fituation ! Je frémifibis de voir mon amant fi tendre , moi qui ferois expirée du regret de le voir indifférent. Eh quoi'. me dit-il, n'avez-vous plus rien a me dire , lorfqu'il nous eft permis de nous parler ? Avez-vous hérité de la haine de votre père ? Parelin , répondis-je , vous feriez plus content de moi fi je vous airriois moins. Je lui appris enfuite ce que mon père m'avoit prédit fur mon fort & fur le fien ; je lui peignis avec des expreflions fi fortes les danoers qui devoient réfulter de notre malheureufe paffion, je lui promis avec tant de fermens de n'être jamais a un autre , puifque je ne pouvois etre a. lui , qu'il me fembloit qu'il ne pouvoie refufer de reflentir mes alarmes, & d'adopter le  et Parelin. OfA 'r'ojét Je nous fépafer mnis il fe jera a m*s genoux , rranfporté de joie j fi e'eft-li ,-dk-il , le fujet de votre trifteuV, je ÏTufts le plus heureux des hommes ; j'avois trainr votre indïfFcrerce ; mais puifque vous m'aimez tou jours , il-nV: pas poffible que vous vous .irrêtiez a des craintes aufli vaines que celles qui vous troublent aujourd'hui. Je voulois répliquer , mais Parelin imprint de diffiper tous mes doutes , ne me laiftbir pas le tems de lui répondre il eft bien difficile de ne pas écouter un amant qu'on aime ; il eft impoiïïble qu'il ne perfuade pas dès qu'un 1 ecoute : j'avois un fi grand intérêt a le croire \ que toutes fes raifons me paroifioienr convaincantes. Que nous fommes aveugles ! me difolt i! j on nous menace des plus grands malheurs -fi nous nous aimons, mais les plus grand de tous n'eft-il pas de ne nous point aimer ? Pour moi , je ne connois de pKifir ni de douleur que par vous ; tien ne peut m'intcrelTer dans l'univer< que vous feule , dites que vous m'aimez , je fÓxB de tous les biens -y tous les nones du monde n'e me r,-ndroient pas heureux , fi vous ne m.'a;mioz plu's, Croyez , ma princefte , croyez que v fè>e s'eft rrompé , ou pcur-être vons en a Étóèfê pour vous donnet de nouv'eaux motif, de fe 1'orgusil de votre naiftance. Je tiouvois trop bien Bij  .i0 -E R I -? Z I -N * dans mon cceur tous les fentimens qn'll exprlmoit, pour ne pas tirer les mêmes conféquences que lui j il fallut finir par céder a fes inftances ; nous convinmes d'agir 1'un Sc 1'autre aupr-ès de nos patens } Sc nous nous quittames remplis des efpérances les plus flatteufes. Je m'étois petfuadée que la prédiftion étoit un piège que mon pere m'avoit tendu pour s'alTurer de moi ; il y -avoit cependantdes momens oü mes inquiétudes renai(foient encore pour mon amant ; mais un feul de fes regards idiffipoit tous les nuages, Sc mettoit le calme dans mon ame. Tel étoit alors Vétat de-nos cceurs j mais tour ehangea bientót •4e face j ma vie depuis ce tems n'a plus été -qu'une fuite d'infortunes Sc de misères. Parelin fut huit jours fans venir au chateau ; ma mère pendant ce tems la étoit de fort mauvaife humeur , fur-tout contre moi, & même -elle me mattraitoit fouvent. Je rêvois un fok dans mon Ut a tout ce qui £e pafToit ; & jen cherchois la caufe , lorfque j'entendis qu'on patlok dans la chambte de ma mère , qui étoit a cóté de la mienne. N'en doutez point,, difok une voix qui m'étoit inconnue , il y a quelque ehofe dans eet événement , qui paffe la fcience d'Abdelec (c'étoit le nom du père de Pa;elin) les philtres amoureux n'opérent point fur Parelin; ceux de haine, que Voa vous a donnés pour faire  E T P A R E t I M. it prendre a Eritzine, font aulTi impuuTans j il faut que quelque caufe fecrette les mette tous deux a 1'abri de ces charmes. Parelin fouffre avec une conftance inébranlable k traitementle plus rigoureus. Abdelec l'a fait enfermer dans un cachot obfcur , oü il' ne -vit que de pain & d'eau ; mais il perfifte a dire qu'il ne vous époufera jamais r & qu'il mourra mille fois plutót que de trahir la foi qu'il a jurée a Eritzine. Ma mère foupiroi: & murmuroit en apprenant des nouvelles fi triftes pour fon amour ; & moi je ne pouvois,revenir de ma furprife. Le refte de la converfarion fe tint li bas , que je ne pus en entendre un mot. \ Le lendemain , je trouvai ma mère de meilleure humeur j fon air éroit riant & plus ouvert ; elle m'accabloi.t de careffes qui me confondoient., quand je les comparois a ce que j'avois entendö la veille ; j'étois auffi embarraiTée avec elle , que fi j'eufleété coupable ; & j'étois décortcertée autant qu'elle auroit du 1 etre : mais fur-tout je m'ablHns religieufement de rien boire de ce qu'elle me préfentoit. Le fouvenir des philtres me faifoit trembier ; j'allois après le repas chercher de 1'eau moi-même a une fomaine qui n'étoit pasiloignée du chateau. CependantPatelin ne paroifloit pas ; je n'avois aucune de fes nouvelles } & la joie de ma mèue eommen§oit a 'm'inquiéter : je craignojs quelqae B üj  22 E; R I T Z I N - piège.caché., & j'crois dans une fituation oü touc étoit un Jjy'et d'alarmes. 1 "-rois iivrce depuis quelques jours a ces inquKruaes , Ï0jr%^ arriva fur notre rivage une perite efcad.re qui.étoit.comrnandce par 1'homme conrre lequël , feigneur , dit Eritzine en s'adreffant.au calife , voas.venez de me défendre fx générètifement : eet ho.nme piratcit ordinairemci^.iar ces mers; mais comme il recevoit alors uw aföfcx Oe iunnde du roi de Borneo , il ne delccndoit a terre que comme ami- j & nous n'avioas rien a craindre de lui. U vint plufieurs fjis.au «hateau } ma mère le regur fot;t bien. Pour jnoi, .toujours occupée du fouveniv de Parelin, jé m'appercus a peine de 1'arrivée du Pirate , «1. je.hs encore moins dattentionauxfréquens entreliens qu'il avoit avec ma mère. Sideni ( c'eft le nom du pirate ) voulut a fon tour nous traiter , & nous conduiiit a fon bord , ou une fète magnifique nous étoit paéparée. A la fin du repas, un homme qui paroifloit avoir quelque autorité fur les autres , & pour lequel Sidenï JjB-Jmême avoit de grands égards ; j ai fu depuis que .c'étoit un faquir ; maisil ne portoit pas alors 1'habit ordinaire de ceux de fon efpèce : eet homme , dis-je, fe.leva &c alla chercher une grande coupe d'or , qu'il remplic de vin de Chiras ; ma mère 3 qui la coupe fut d'abord préfentée but ,  it Parelin. 25 Sc me la remit ; je fuivis fon exemple , 65 je rendis la coupe au pirate qui la faifit avec empreffemenr. Pendanr que cela fe paiToit, le faquir, qui étoit allé chercherla coupe , marmotoit entre fes dents quelques paroles en une langue que je n entendois pas. Mais quelle fut ma furprife ; quand ma mère fe tournant vers moi , m'exhorra d'un air grave &c auftère, a. aimer toute ma vie 1'époux que je venois de choifir ! Tour mon fang fe glaga , & je crus que je mourrois de mon faifilfement. Le faquir, qui prétendoit m'avoir mariée , m'apprit que je venois d'époufer Sideni. Quoique je comprilTe aifémenr que je ne pouvois avoir contracté un engagement oii la volonté n'avoit aucune part , je fentis toute 1'horreur de la fituation ou je me trouvois j'je regardois ma mère qui , toute préparée qu'elle étoit a cette fcène , étoit fort déconcertée ; elle pria le pirate de la faire reconduire chez elle ; elle fur obéïe fur le champ ; & au retour de la chaloupe, Sideni mit a la voile. Bientbt nous fümes en pleine mer-, j'e(fayai plufieurs fois de me précipiter dans les eaux; mais on veilloit fur moi avec trop d'attention , & toutes mes tentatives furent inutiles. Je regardois fans celfe le ciel ; j'aurois voulti y découvrir les fignes prochains d'une tempête ; & la mort me paroiffoit le feul remède a mes maux. Sideni n'ofoit encore paroitre devant moi j mais Biv  14 Eritzine a fa place le faquir ne m'abandonnoit pas , & ne ceiToit de me perfécuter pour me ramener a ce qu'il appeloit la raifon. Je le lailfois parler fans 1 ecouterni lui répondre; mon ame toute abforbée par le fentiment de les maux , étoit dans un engourdilTement ftupide. La préfence de Sideni me retira de eet abattement, mais pour me faire foutenir des alfauts plus cruels. Ce pirate impatient, & las d'attendre le fuccès des exhortations de fon faquir , avoit pris le parti de négliger tous ces ménagemens. Un criminel palir moins a l'afpe6t de fon jiige , que je ne fis le voyant paroitre. Je crus lire ma perte dans fes regards farouches. Puifque vous ne voulez pas me rendre juftice, dir il, d'un air terrible, je faurai me la faire moimême. A ces mots il avanca pour me faifir ; Ie faquir étoit a. coté de moi ; je me jetai a fes pieds, & le priai d'obtenir du pirate du moins un délai de quelques joufs. Le délai fut accordé avec peine , & Sideni fortit en menacant d'employer les dernières violences, fi dans huit jours je ne me rendois a fes defirs. Mon intention étoit de chercher la mort pendant ces huit jours , & d'échapper ainfi a la brutalité de ce barbare y mais, j'étois fi bien gardée, que j'aurois été fa vidlime , fi le ciel ne m'eüt envoyé le fecours inefpéré dont je vais parler.  ET PARE1IN. Mon père m'avoit remis en mourant des tablettes d'émail, qu'il m'avoit recommandé de garder foigneufement. Je les avois ; mais dans le trouble oü j'étois , je n'avois pas fongé a les regarder, & je n'avois pas imaginé qu'elles puflent m'être' d'aucune teffource : je les trouvai par hazard fous ma main, Sc je fus fort étonnée d'y voir tracés des cara&ères que je n'y avois pas encore appercus ; je lus , Sc je vis qu'on m'exhortoit a lire & a prononcer tout haut les paroles qui étoient écrites au bas de la page. J'obéis : je pronongai ces mots myftérieux que je ne comprenois pas j & a 1'inftanr je vis paroitre un jeune homme de la figure la plus aimable , qui me demanda ce que je defirois: tirez-moi promptement d'ici, lui dis-je : j'eus a peine achevé , qu'il me prit dans fes bras, & je me trouvai fur le bord de la mer. Aimable Génie , dis-je alors z mon libérateur, je vous dois plus que la vie ] mais vous n'avez rien fait pour moi , fi vous ne me conduifez oü eft Parelin. Le Silphe 3 car c'en étoit un , me prit encore dans fes bras , & je me trouvai fous une voute obfeure , oü la lumière du jour n'avoit jamais pénétré. Je treflaillis, & je craignis que le Génie ne m'eüt trompée ; cependant j'avangois au hazard & j'appelois Parelin d'une voix tremblante j on ne me répondcit point j Sc j'étois  Eritzine déja en proie aux plus vives alarmes : enfin , au bout de quelque tems j'entendis un foupir, & je crus reconnoitre la voix de mon amant : je volai vers 1'endroit d'oü le bruit partoit : eft-ce vous , Parelin , m'écriai je , eft-ce vous , cher amant ? Qui m'appelle , répondit-il d'une voix foible Sc mourante ? J'approchai , je fentis qu'il étoit couché a terre, je m'y jetai auffi : je n'ai plus qu'un moment a vivre , dit-il j laiflez-moi du moins expirer en paix. Parelin , repris-je, qu'ofez-vous me dire ? Quoi ! ne connoiffez-vous pas la voix d'Eritzine , ou ne 1'aimez-vous plus ? II n'ofoit croire ce qu'il enrendoit. Je me hatai de 1'inftruire de tout ce qui m'étoit arrivé , & de 1'aventure fingulière par laquelle je me trouvois auprès de lui. J'allois mourir , me dit-il, de la douleur de vous avoit perdue ; je mourrai de la joie de vous retrouver. Hélas ! en quel tems, en quel état revoyez-vous votre malheureux amant ? II me dit toutes les petfécutions qu'il avoit effuyées, toutes les inftances de fes parens pour le déterminer a époufer ma mère ; ils ont cru, difoit-il, ine contraindre i changer a force de mauvais traitemens , ils ne favoient pas qu'étant féparé de vous , je ne pouvois fentir que la douleur de vous avoir perdue. Ma mère venoit fonvent le vifuer dans fa prifon ; & c'eft ce qui avoit caufc fon erreur quand je 1'avois appelé j elle 1'avoit  et Parelin. inftruit'de mon manage avec le pirate Sideni; &c le malheureux , défefpéré de ce trifte événement, avoit pris le parti de fe laifler mourlr de faim. Il y avoit déja cinq jours qu'il n'avoir pris de nourriture ; on lui apportoit tous les jours du pain qu'il lailioit a; terre ; j'en ramaflai un morceau T il le recut de ma main, & le mangea avec tranfport j nous partagames déformais lé pain & 1'eau qu'on lui apportoit , 8c ce partage nous les rendoit préférables aux mets les plus délicats. Enfermés dans une caverne obfcure, réduits a n'avoir. d'autre aliment que de mauvais pain , d'autre lic que la terre , nous étions contens , paree que nous étions enfemble ; nous nous trouvions heureux , paree que nous avions été féparés. L'obfcurité me mettoit hors d'état de confulter les tablettes d'émail ; mais je ne regrettois pas le fecours que j'en aurois pu tirer. Mon amant me fuffifoit ; il ne defiroit rien depuis que j'étois prés de lui & nous aurions confenti volontiers '1 paffer notre vie dans cette efpèce de tombeau. Cependant en marchant dans la caverne, je fentis fous mes pieds un anneau de fer • j'y portai la main , & je m'appergus que 1'anheau tenoit a. une efpèce de trappe , qui réliftoit au peu de forces que j'employois pour la lever , mais qui paroifloit devoir céder a. un plus grand eflprt;: Parelin commencoit a reprendre fes forces j je  18 -Eritzine ! engageai a les efïayer fur eet anneau ; il leva la rrappe Sc nous vïmes qu'elle bouchoic 1'entrée d'un aflez peticdegré que nous defcertdimes fans balancer. Parelin me dit qu'il ne doutoit pas que ce ne füt la un de ces fouterains que dans le tems des guertes civiles on avoit préparés dans tous les chateaux , pour fe fauver en cas de malheur, Sc que fuivant les apparences, celui ci nous Conduiroir dans la campagne. Nous marchames aflez long-tems fans que les conjectures de Parelin fe vérifiaflent •■, j'étois prefque morre dé la.flitude ; enfin nous appercumes une lumière, foible encore, mais qui nousannoneoitdu moins que nous n'étions pis loin de 1'iflue du fouterain ; nous la vhnes bientot en effet : dès que j'appercus la lumière , mon premier foin fut d'employer les tablettes d'émail, & d'appeler le Süphe qui m'avoit déja fi bien fervie. II parut, & ine demanda mes ordres \ Génie, lui dis-je , conduifez nous quelque part.... bien loin d'ici. Nous füimes aufli-tót tranfportés dans une campagne qui me parut très-agréable : je commandai au Silphe de nous y batir une habitation , je fus obéie dans le moment 5 nous vimes paroitre une tnaifon fans magnificence , mais élégamment omée & trés - commodément diftribuée j plufieurs efclaves attendoient nos ordres ; rien ne nous manquoit de tout ce qui concribue a la dou-  ET PAREÏ-IN' 2-9 ceur de la vie ; nous nous aimions , nous étions enfemble , & nous primes aifément le patti de refter toujours dans ce lieu, Sc d'y oublier tout 1'univers. Le foir venu , nous fongeames a nous coucber. Parelin me parut fort rrifte quand je lui parlois de nous féparer. Croyez-vous , me dit-il, que je puifTe déformais vivre un moment éloigné de vous ? Ne fuis je pas votre époux , puifque vous m'aimez ? De plus, vous voulez toujours refter ici j mais n'y ferons-nous pas toujours dans la même fituation ? Aurons-nous jamais plus de fecours pour donner a notre mariage une forme plus authentique? Que voulez vous de plus pour tendre notre union facrée , que 1'amour qui en a ferré les nceuds : ll"me perfuadoir, ou plutot il m'entraïnoit. Cependant je ne fais quel fentimenc fecret me retenoit ; une voix qui s'élevoit au fond de mon cceur me crioit de refter ; mais quand Parelin parloit , je n'entendois que lui. Si vous voulez abfolument , pourfuivit il , vous alfujettir a des formes qui au fond font inutiles, appelons le Silphe votre ami •, qu'il foic le témoin Sc le dépofitaire de nos fermens. J'héfitois encore ; mais il prit les tablettes , & appela luimême le Silphe qui parut a 1'inftant. Génie, lui dit-il, daignez faire notre bonheuf , & recevez les fermens des deux époax les plus  3° E R I T Z I N E tendres. Me 1'ordonnez-vous ? dit ie Silphe en s'adreflant a moi ; je répondis , en rougiiïanr que c'étoit auffi mon intencion 5 ü s'éleva alors un aure! au milieu de la chambre ; le Silphe y b.üla quelques parfums, & nous fe prononcer^après, Ie ferment de nous aimer toujours 5 i! eut i'air fort rrifte pendant toute la cérémonie j mais j'étois fi remplie de mes propres idees , que je n'y fis aucune attention , & je n'y fongeai qu'après la funefte révolution qui détruifit notre bonheur. Hélas ! I peine commencoit-il , qu'il difparut comme un fonge. Le lendemain , en ouvrant les yeux , je ne vis au lieu de la chambre ou je croyois avoir couchc, qu'un défert horrible. Je poutfd un cri percanr, qui réveilla Parelin qui dormoit È mes cótés. Sa furpnfe fut égale d la mienne. Je voulus appelet le Silphe j mais les caraclères rracés fur les tablettes étoient abfolument effacés. Je compris alors la faute que j'avois faire de défobéir k mon père en époufant Parelin. Parelin qui étoit en quelque facon ia caufe de ce malheur, ne pouvoit fe le pardonner, & fa douleur étoit le plus cruel de mes chagrins. Nous nous défefpérions tous les deux , lorfque le S.lphe parut. N'attendez plus rien de moi, ditil , princeiïe infortunée ; votre père m'avoit mis I votre feryice \ & je vous aurois toujours obéi j    et Parelin. 31 -?is vous êtes privée de mon fecours én n'obfervaht aucune des chofesqu'il vous avoit prefcrites j vous avez continué d'aimer Parelin ; vous avez été"jüiqu'a I'époufer : c'en eft fait , n'attendez plus que i'affreufe fuite des malheurs qui vous onc été prédirs ; c'eft a regret que j'exécute des .ordres.fi rigoureux ; mais auffi-tót que vous avez rendu Parelin votre époux , j'ai été forcé d'enlever la demeure que je vous avois préparée : adieu , malheureux amans ; je ne puis plus rien pour vous. Le Silphe difparut, Sc nous laifTa dans la plus grande confternation ; nous n'avions point vu difparoïtre le chateau ; uniquement occupés de nous-mèmes dans ces momens fi chers & fi funeftes , tont ce qui fe pafloit autour de nous ne nous frappoit point 5 & c'étoit au milieu d'un défert horrible , que nous avions paffe la nuit , fans nous en appercevoir. Les malheurs que le Silphe nous avoit annoncés , nous effrayoient encore plus que les objers épouvantables dont nous étions environnés; nous ne lavions de quel cöté tourner nos pas ; nous craignions de rencontre: par-tout les dangers qui nous avoient été prédits, Ne nous quittons jamais , me difoit Parelin ; la féparation eft la peine la plus crueile que nous puiffions éprouver t Sc fi nous nous mettons £  3i Eritzine couvert de ces accidens, nous trouverons aifément de la fermere conrre tous les malheurs dont le Silphe nous a menacés. Nous reftames long-tems errans dans ce défert, n'ofant nous écarter, Sc vivant des fruits fauvages que nous rencontrions j il y avoit un an que nous menions cette vie qui n'eüt pas été bien trifte, fi chacun de nous n'eüt reffenti que fes peines , lorfque je donnai le jour a un fils. Sans fecours , réduite a accoucher au milieu d'une forèt fauvage , je vis avec douleur que mes peines ailoient augmenter en s'érendant fur le malheureux que je faifois naïtre , & cetre faveur des dieux, qui fait Ia confolation des époux heureux , fut dans ces premiers momens un furcroic de défefpoir pour Parelin & pour moi. Cependanr la vue de mon fils, le charme de la nature , fans diffiper mes triftes réflexions , en adoucirent en peu de jours 1'amertume. Les peines des cceurs tendres ont une volupté fecrette ; le fort de eet enfant infortuné , me caufoit les plus vives alarmes; mais comme il m'affligeoit, paree que je 1'aimois , ce fentiment portoit avec lui une efpèce de dédommagement ; mon cceur ne fe ferroir plus en pleurant fur lui -y il s'ouvroit Sc s'épanouiffoit comme dans la joie la plus vive , & 1'exeès de ma tendreffe étoit plus fott que lé fentiment de mes peines. On ne connoit point les  i t Parelin. r: les TefTources du cceur ; je eroyois que le miert épuifé a aimer Parelin , n'étoit plus capable d'aimer aucune chofe ] mais je vis naitre alors en moi un nouveau fentiment prefque aufïi vif que le premier, & qui, loin de ralentir la vivacité de mon amour, en ranimoit encore 1'ardeur. Mon fils faifoir mon occupation unique , paree que mon époux s'en occupoit uniquemenn Nous paflions une partie du jour a 1'accablet de carelfes , & l'autre a pleurer le fort malheureux qui lui étoit deftiné \ je comparois fouvent fes traits enfantins a ceux de fon père ; j'aurois voulu alors pouvoir me multiplier, pour leur prodiguer a rous deux en même tems les fentimens les plus vifs & les carefles les plus tendres. Cette foible confolation de nos peines nous fut bientot enlevée ; c'eft ici que conimencent les vrais malheurs de ma vie. Je eroyois être aa ■comble de 1'infortune; mais j'ignorois que j'étois deftinée a éprouver des revers plus affreux. Un ours d'une grandeur prodigieufe fe lartga un jour fur moi ; mais loin de me faire aucuri mal, il fe contenta d'arracher mon fils de mes bras , & 1'emporta en fuyant d'une courfe précipitée. Parelin courut après le ravilfeur un pieu a •la main. Je voulois le fuivre , mais la frayeut m'avoit bté la force de marcher , & d'ailleurs ■,Parelin & 1'ours couroienc ayec tant de vitefie j' Tome XXXIF* . G  $4 Ë R I T 2 1 K 3 qu'il m'eüt été impoflible de les atteïndre. J'afS tendis le dénouement de cette aventure avec la plus vive inquiémde. Chaque inftant redoubloie mes alarmes, & la nuit qui arriva fans que j'eufle revu ni mon mari ni mon fils , mit le comble a ma défolation. Je ne doutai plus que l'inftant fatal prédit par le Silphe ne füt enfin arrivé, 8c que nous ne fuffions féparés pour jamais. J'attendis plufieurs jours auffi vainement: enfin ayant perdu toute efpérance , je réfolus de me donner la mort» J'allois me précipiter dans une fontaine qui couloir au milieu du bois : je fentis que quelqu'un me retenoit, je me retournai, 8c je vis le Silphe qui m'arrêtoit j Eritzine , me dit-il , fubiflez votre fort fans murmurer ; c'eft le feul moyen d'obtenir le pardon de votre défobéilfance. Ranimez votre courage, vous en aurez encore befoirj long-tems ; mais peut-être quelque jour vous ferez heureufe. Je reverrai Parelin , m'écriai-je : Ah! dites-moi s'il vit , & quel eft fon fort. IE vit, répondit 'le Silphe , mais il n'eft plus de Parelin pour vous. S'il eft ainfi , repris-je, qu'ai-je befoin de la vie ? C'eft 1'arrêt du deftin, continua le Silphe &c vous attenteiïez a vos jours fans Succes. Vous pouvez juger en quel état me laifsèreng ces dernières paroles du Silphe ; il eft inutile de; ^oi\s ennuyer du détail de mes chagrins dans 1§  è t Parelin. 35 Fo'rêt. J'y paffai un an a faire retentir les antres les plus fourds de mes gémiffemens ; je demandois mon époux & mon fils aux arbres , aux tochers , a toute la nature. Je n'avois point encore vu de créature humaine dans ce défert ; mais la folitude m'étoit chère, & toute fociété m'auroit embarraffée. Les premiers hommes que j'y appercus furent des matelots qui venoient faire de 1'eau a la fontains qui étoit au milieu du bois. J'étois trop malheureufe pour avoir rien a redouter j ainfi je ne mé détournai pas de mon chemin pour les éviter i mais dès qu'ils m'appercurenr, ils me faifirent, <& m'emmenèrent a. leur bord* J'étois afTez tranquille , & la captivité m'affligeoit peu 5 maïsmon courage m'abandonna a la vue du capitaine du vaiffeau. C'étoit le même Sideni a qui ma mère m'avoit déja. livrée par une trahifon fi cruelle. Ce barbare défefpérant de pouvoir rien obtenir par Ia douceur , en vint d'abord aux dernières extrémités , il eut lieu de s'en repentir, & fut déconcerté du courage avec lequel je le recus. Je rendis long-tems fes efforts inutiles f &c plufieurs blelfures que je lui fis le punirent de fa brutalité. Ma réfiftance changea fon amour en rage j furieux de voir fon fang coulet , it tirafon poiguard , ra'en frappa, & me jeEa dans la men C ij  3 Blanchette eft a vous , 5: nefera jamais qua vous. Aimez vous, chers enfans, dit Arifton en les relevant ; aimez-vous toujours autant que vous  '$'<* L'Enchanteu r? ~*' êtes aimables. Cette fcène fit pleuter prefqué toute raffemblée. Toute Ia conttée partagea la joie des jeunes amans. On les regardoit déja comme époux, & rien ne patoiflöit égaler leur féllcité. Cependant, pour célébrerleur mariage , il falloir attendre que I'enchanteur Aftramond eüt fait fa revue ; car on ne pouvoitmatier aucune fille dans le pays, qu'après qu'elle lui avoit para indigne de fon choix. Une année fe paffa, Sc elle parut a Blanchette Sc a Cateffant plus courte qu'un moment: ils ne 1'avoient employée qu'a s'aimer '& a fe le dite. Le tems de la tevue fatale approchoir, & déja on en commencoit les préparatifs. Blanchette n'avoit pas de grandes inquiétudes, il lui fembloitque mille de fes compagnes devoient avoir la préférence fur elle; mais Careffant étoic dans un trouble qu'on ne fauroit exprimer. II ne lui paroiffok pas poffible que 1'enchanteut» s'il avoit des yeux , püt choifir une aurre que Blanchette. La jeune bergère aimoit cette inquiétude qui lui prouvoit 1'amour de Careffant ; mais quand les derniers jours qui précédoient la revue arrivèrent, elle commenca a craindre auffi, & 1'idée qu'il n'étoit pas impoffiBIe qu'on Ia féparat de fon amant, la faifoit frémir : elle lui jura mille fois qu'elle mourroit plutöt que d ette a un autre qu a lui. II s'en falloit bien que cette promeffe le confolat : il n'envifageoit rien que d'affreux, 8c  L' E N C H A N T E V il n'ofoit pas feulement douter de fon malheur; il paflales quinzedernièresnuits fans fermer l'ced; & Blanchetre de fon cocé ne dormoit guère mieux que lui : aufli rous deux, au bout de ce temsi étoient a peine reconnoiflables. Arifton s'en inquiéta & en patla afa fille. Ne vous allarmez pas; mon père, lui répondit-elle, je ne fauroisperdre trop ce qui pourroit attirer fur moi le choix dei 1'enchanteur. S'il choifit un autte que moi, fi je! fuis aflez heuteufe pour paffer ma vie avec vou» & avec 1'époux que vous m'avez deftiné, croyez que je ne ferai pas long-tems fans teptendte cette fanté qui vous eft chère: mais fi le ciel eft contraire a mesyceux,fi le choix d'Aftramondm'oblige a le fuivre, qu'ai-je a faire d'une vie qu'il me faudroit paffer loin de vous & loin de Careffant ? La veille de ce jour redoutable arriva enfin. Careffant alla trouver Blanchette dès la pointe du jour : j'ai , lui dit-il, ma chère Blanchette, un ptojet a vous confier. Cet enchanteur vous aimera fans doute, s'il vous voit, & nous ne faurions efpérer qu'il choififfe une autre que vous mais il n'eft peuC être pas fans pitié , il ignore notre amour : il ne fait pas que fon choix doit être i'arrêt de mort d'un homme qui ne 1'a jamais offenfé. J'irai a fa rencontre, je mouillerai fesgenoux de mes pleurs, je lui demanderai en grace de ne vous pas voir , & de permettre que vous feule ne paroilfiez pa*  5 8 L' Enchanteur. afa revue. Je Ie toucherai peut-être, ou je mour- 6 a fes p,eds. Enfin , charmante Blanchette il n y a pas d'autre pani k prendre; fivous parohTez, vousfere2ai'enchanteur.Peudant ce difcours de Careffant, famaureffe verfoit un torrent de larmes : c'étoit de ces larmes douces que chérifTent les aman,,& qu infpirel'affurance d'êrreaimé. L'idee du pnnce parut trés raifonnable k Blanchette; ede ne concevoit pas qu'on put refufet queique chofe a Careffant; cependant ils voulurent avoit 1 approbation d'Arifton, & ils coururent lui conner leur deffein ; mais Ie fage vieillard le défapprouva , & leur fit entendie qu'il étoit imprudent. \ ons croyez, leur dit-il, tous les cceurs faits comme le votre; mais, mes enfans , au-dela des bomes de cette contrée , rien ne reflèmble i ce que vous voyez ici. Nous ne connoiiTons que ia nature, 8c nous ne 1'avons pas défigurée; le refte du monde ne s'occupe qu'a 1'étouffer ou k Ia corrompre. Votre démarche neferanaïtre dansl'ame d Aftramond, que la curiofité, & Iacuriofité y fera mirre 1'amour.Attendez votre fort ; je „e dis pas fans crainte, mais fans foibleffe, & ayez confiance aux dieux qui aiment la vertu. Ce difcours auronplu k toutautre qu'a des amans; il ne fervit qua augmenter Ie trouble des enfans d'Arifton en leur ötant le feul rayon d'efpoir qu'ils avoient' concu: xls pafsèrent Ie refte du jour & toute Ia  L' E N C H A N T E V R. 59 nuit dausunétat horrible. Enfin ce jour, ce funefte jour parut: toutes les filles furentrangées en rond dans une grande falie de branchages ornés de fleurs,qüon avoit élevée au milieu de la prairie. Cette falie ne recevoit de jour que par le haur , afin que la lumière fe diftribuat également ^fur tous les vifages. C'étoit 1'enchanteur lui-même qui avoit ordonné que cela fut ainfi. Autour de cette falie étoient tous les jeunes betgets dont les maïtreffès étoient renfermées: la tetteur étoit peinte fur leurs vifages & dans rous leurs mouvemens. On entendoit parmi eux un murmure confus, & ils s'agitoient comme de jeunes arbriffeaux battus de la tempête: au milieu d'euxtous on diftinguoit Careflant a fa paleur mortelle &C a 1'égarement de fes yeux : c'étoient les feules marqués auxquelles on put le teconnoïtie , tant la frayeur avoit défiguré fon beau vifage. L'enchanteur étoit attendu avec impatience ; il attiva enfin, & entra dans le fallon. II y parut, non pas comme un tyran injufte , ou comme un ravifleur barbare. Il avoit la phyfionomie douce, & Ia contenance paifible, & il y eut peut - êtte plus d'une bergère qui lui trouva feulement l'air ttop indifférent: en effet, une impreflion de langueur étoit répanduefur toute faperfonne: il ne paroiffoit pas fort prefle de faire un choix, & promena fes yeux aflez froidement fur cettQ charmante af-  maïtre , vous n'avez qua fouhaiter d'être dans » mon palais , vous y ferez rranfporté fur le » champ. Vous me confierez la bague précieufe; » je partirai ; Sc dans un clin d'ceil j'autai puni » le cruel perfécuteur de nos amours , & je vous »> rendrai votre aimable maitrefle. Ne redoutez *> plus Aftramond ; la bague vous rendra fon v maitre ; Sc comme elle ne fe peut obtenir » que de la volonté de celui qui la polfede j' » vous n'avez rien a. craindre des efforts qu'il » feroit en vain pour vous I'arracher. Adieu , » cherCarelfant; jepourrois vous en dire davan» tage Sc vous doimer un nom qui m'attiteroit » votre amour & votre refped ; mais je ne veux » nen tenir que de votre reconnoiftance Sc de » votre compaffion. Ne perdez point de tems ; » & fi vous êtes fenfible au fervice que je vous » rends , en vous apprenanr les caufes de votre » infortune& les moyens de la réparer, daignez » m'iflocier au bonheur dont je vous enfeigne » les chemins. Je vous attends demain dans £ ij  '6S L' Enchanteur! » mon palais ». En finifïant ces païoles , 1 'ia? connu difparut fans donner è Careffant le tems de lui répondre. II demeura quelques momens a réfléchir fur 1'aventure fingulièrê qui venoit de lui arriver. II repaffoit dans fa mémoire toat ce qu'il venoit d'entendre \ Sc quand la bonté de fon cceur ne 1'auroit pas intéreffé au fort des malheureux, quand fon propre intérèt ne lui auroit pas paru lié avec celui de 1'inconnu , le difcours de eet homme n'avoir pas été fi obfeur pour Careffant , qu'il ne erwt y entrevoir que eet inconnu étoit fon père , Sc dès-lors il lui devoit toute fa tendreffe Sc fa confiance. Cette idéé s'accordoit fort bien avec ce qu'il avoit appris d'Arifton , de la manière dont il 1'avoit trouvé expofé fur les eaux Sc conduit au rivage par le petit chien noir & blanc , qui fans doute étoit fa mère métamorphofée, comme difoit 1'inconnu, par Aftramond. Les rëflexions qui déterminèrent Careffant a fe rendre le lendemain chez 1'inconnu, 1'occupèrent Sc retardëreht un peu fa marche , de forte qu'il étoit nuit quand il arriva au palais. Ce palais eft? pour ainfi dire, la cour des fées •, c'eft-la qu'habite la fouveraine , Sc c'eft de la qu'elle dirige a fon gré tous les évènemens du monde en préfidant aux démarches des inteiligences qui les conduifent. Careffant fur très-bien recu par les fées; mais il ne vit point la fée fouveraine ; elle étoit  L' E N C H A N T E U R: $9 déja. renfermée pour travailler aux affaires de 1'univers 'y elle travailloit dès que le foleil étoit couché , & n'étok vifible que pendant le jour qu'elle paffoit a donner fes ordres & a bien inftruire ceux qui devoient les exécuter. Elle n'eut pas befoin qu'on 1'avertit de 1'arrivée de Careffant. Elle en étoit inftruite depuis long-tems ; elle favoit fa naiffance , fa fortune , fa deltinée , 8c avoit ordonné qu'on le fit coucher dans 1'apparrement des fonges : c'étoit celui qu'elle donnok a ceux qu'elle vouloit favorifer ; car il n'étoit pas permis de révéler entièrement aux hommes leur deftinée ; c'eft un pouvoir réfervé feulement aux dieux ; mais elles pouvoient donner a ceux qu'elles en trouvoient dignes , quelques idees qui les inftruifiifenr un peudans les éclakcir touta-fait; ce qu'elles faifoient aifément & communément par des fonges. Careffant trduva dans fon appartement un repas préparé ; plufieurs fées &C plufieurs génies foupèrenr avec lui, & lui firent avec beaucoup de politefTe les honneurs de leur habitation. Ils s'appercurent qu'il étoit lêveur 8c inquiet ; & ne voulaut pas 1'importuner , ils le laifsèrent feul de bonne heure , après lui avok dit qu'ils viendroienr le prendre le lendemain matin pour le préfenter a la fee fouveraine. Careffant refté feul fe coucha fur une eftrade de velours qui étoit au fond de ia chambre ; 8c E iij  JO L' E N C H A N T E Ünï quelques fujecs de réflexions qu'il put avoir, Ia fatigue du voyage 1'endormit bientöt. Vers Ia fin de la nuic , a 1'heure oü les fonges font la plus vive impreflion , il lui fembla être dans la plaine oü il avoit pairé Ia veille i quelques pas du palais des fées. II n'y étoit pas feul. A fa gauche étoit Aftramond qui le tenoit par la main ; a Ia gauche d'Alramond étoit un vieillard vénérable , & a la gauche de ce vieillard un homme qu'il reconnut pour celui qu'il avoit rencontré la veille, & qu'il croyoit fon père. Vis-a-vis d'eux étoit une dame d'une beauté parfaite & d'une taille impofante ; cette dame recutdes mains du vieillard une bague d'une turquoife gravée , Sc vint la préfenter i CarelTant. Dès que celui-ci l'eut a fon doigt, la dame , le vieillard & Aftramond difparurenr. L'inconnu refta , 8c CarelTant le vit s'avancer a lui, tenant Blanchette par la main. L'amoureux Careffant vola a leur rencontre ; & dans 1'inftant qüil les touchoit il vit Blanchette changet de figure, & l'inconnu s'ablmer dans la tetre. L emotion que ce fonge fitfentir a Careffant le réveilla; & a fon réveil les mêmes idéés fe repréfentèrent fi vivement a fon imagination , qu'il douta fi fon rêve n'étoit pas une réalité. II faifoit réflexion a tant de chofes extraordinaires qui lui arrivoient; & reconnoiffant quelqu'avis myftérieux dans le fonge qu'il venoit de faire ; il tachoit de 1'ac-  L' Emchanteur. 71 corder avec la converfation de l'inconnu qui étoit lui-même un des perfonnages de fon rêve ; mais il trouvoit bien de la difficulté a lier toutes ces idees ; &il y travailloit affez inutilement, lorfqu'on vint 1'averrir que la fée fouveraine 1'attendoit. Quand il fut a la porte de fon appartement, elle defcendit de fon tróne , fit plufieurs pas audevant de lui, & lui adreffa ainfi la parole : « Je » vous connois, jeune homme , 8c je vous aime » paree que vous êtes vertueux. Soyez-le tou» jours , 8c défendez-vous des pièges qui font » femés autour de vous. N'oubliez jamais les » bienfairs , quand vous auriez recu des injures » de la même main. Vous allez être poffeffeur » d'un tréfor qui vous appartient, 8c qui, vous s, rendra plus puiflant que les plus puiffans rois. » Souvenez - vous que la puifïance doit être » accompagnée de la juftice , & que la juftice „ exige une exacte connoiffance de la vérité. » Daignez fuivre mes avis , cher Careffant ; » défiez-vous toujours des apparences ; voyez 8c » faites tout pat vous-même fi vous le pouvez ; » par-la vous ferez bientbt heureux , &c vous » ferez le bonheur de tout ce que vous devez » aimer ». En finiffant ce difcouts elle préfenta a Careffant la bague enchantée , & acheva de le déconcerter ; il s'étoit troublé d'abord en reconnoiffant la fée fouveraine pour la dame qu'il avoit tE iv  71 L' E N C H A U T E XT R?' vue en fonge recevoir des mains du vieillard un» turquoife ; & cette turquoife étoit précifément Ja bague myftérieufe que la fée lui ofFroir en ce moment. Cette juftification d'une partie de fon rêve interdit CarelTant; fes yeux s'attachoient a terre ; Sc il n'ofoit avancer la main pour prendre la bague : la fée pour 1'encourager reprit ainfi la parole : « Acceprez , Careffant , ce bien qui » eft a vous ; Sc ne fongez qua en faire un » bon ufage : fouvenez-vous de votre rêve & » de mes confêils ; je fais oü vous allez ; rendez» vous ypromptement, votreforts'y éclaircira». Careffant un peu remis par ces paroles remercia la fée , accepta la bague , & s'étant fouhaité dans le palais de 1'Enchanteur inconnu , il s'appercut dans 1'inftant qu'il y étoit. Ce palais étoit fuperbe & rempli des plus belles perfonnes de 1'un & de 1'autre fexe, au milieu defquelles 1'Enchanteur parut venant a la rencontre de Careffant. Toute cette cour avoit une contenance fort trifte , Sc ne fembloit pas faire de trop bon gré cortège au maitre du palais ; celui-ci s'avan^a vers Careffant Sc 1'embraffa d'un air très-fatisfair ; après lui avoir fait voir les beautés de fon palais , qui marquoient merveilieufement fa puifïance , il le conduifit dans un jardin fuperbe , oü s'étant affis fous un cabinet de chevre-feuille , 1'Enchanteur . prjt ainfi la parole : cher Careffant, vous voda  L'EnchAntiuïu 75 maïtre d'untréfor qui vous rend égal en puifTance a moi & au perfide Aftramond mon frère. Vous jugeriez aifément avec quelle joie je vois votre bonne fortune , fi vous faviez quels font les fentimens qui m'intéreflent a vous j mais vous n'avez rien fait fi vous ne mettez Aftramond hors d'érat de vous difputer Blanchette 5 queique pouvoir que vous donne votre bague enchantée dont je connois toute la vertu , ce n'eft pas aflez. Le pouvoir eft inutile & même dangereux pour qui ne fait pas s'en fervir : vous n'êtes pas ïnitié aux myftères de la magie \ & fans eet art les talifmans les plus forts ne font rien. Outre 1'intérêt tendre que je prends a votre bonheur , vous favez qu'un intérêt plus perfonnel encore m'anime ï foutenir la juftice de votre caufe. Vous favez que nos querelles font pareilles , & que notre vengeance doit être commune. Famitier dès ma plus tendre enfance avec les enchantemens, j'ai les connoiffances &l'expérience qu'exige la réuffite de notre entreprife; confiez-moi donc promptement votre anneau; & croyez qu'avant la fin du jour nous verrons Aftramond humiliéa nos pieds & 1'objet de notre amour, heureux dans nos bras. L'Enchanteur fe tut après ces mors & examina avec attehtion la contenance de CarefTant qui ne fe preüoit pas de répondre. 11 fe rappeloit fon rêve dans le palais des fées, &l les fages confêils qu'il avoit re-  74 L' E N C H A N T E U R." cus de la fée fouveraine , qui avoient un rapport aflez dak & a fon rêve & a routes fes aventutes. On lui avoit recommandé bien précifément de ne pas fe fier aux apparences, & de faire tout ce qu il pourroit par lui-même. D'ailleurs il y avoit dans le difcours de l'inconnu des obfcurités qui fembloient avoir queique chofe d'artificieux. Careffant ne comprenoit pas pourquoi eet homme nefedéciarok pas tout naturellement fon père, comme il avoit voulu le faire entendre dans cette feconde converfation , ainfi que dans la première. Après avoir réfléchi profondémenr a routes ces chofes pendant queique tems, Careffant fedétetminaa ne fe point deffaifir de fon anneau , as'éclaircir de la vérité des faits que racontoit l'inconnu , & enfin a. terminer lui-même , au moyen de fon anneau, fes malheurs & ceux de Blanchette. Cette réfolution qu'il déclara a 1'Enchanteur, parut lui déplaire beaucoup. Sa phyfionnomie fe renfrogna dans le premier inftant; mais bientót makre dans Part de compofer fon vifage , il prit la parole avec Pair le plus mfihuant, & fans fe plaindre du parri que prenoit Careffant, il lui fit fentir que c'étoit le chemin le plus long & le moins süt pour venir a bout de leurs deffcins. Le plus difhale, dit-il enfuke, n'eft pas de ' recouvrer Blanchette; je puts efpérer de vous la rendre par les effbrts de ma feule puiffance ;  L'Ekchanteur. 7$ mais ce n'eft rien faire fi nous ne mettons pas Aftramond hors d'érat de 1'enlever une feconde fois: la feule bague donr vous êtes poflefleur eft fupérieure aux conjurations d'Aftramond; mais vous manquez de la fcience néceffaire pour en faire un bon ufage : ainli votre défiance recule votre bonheur, & celui d'un homme qui peutêtre ne vous a pas été inutile, 8c a cru vous donner des marques.de l'intérêt tendre qu'il prend a vous. Cependant je n'en ferai pas moins ardent a vous fervir; je vais vous quittet, &: j'efpère qu'avant le retour du foleil, je vous ramenerai Blanchette. Peut-être cette paeuve de mon amour pour vous me méritera-t-elle votre amitié, & qu'alors vous ne croirez pas imprudenr de me confier certe bague puiffante, dont 1'ufage très-difhcile peut feul procurer ma fatisfaction, 8c aflurer la votre. En difanr ces mots, 1'Enchanteur frappa des mains , 8c toute fa fuite accourut auprès de lui : mes amis, leur dit-il, ayez foin de eet hbte aimable; tachez de divertir fa mélancolie, & ne lui lailfez rien a défirer de tout ce qui peut être en votre puilfance. Alors il demanda fon char, monta deffus & s'éleva dans les airs, ou bientöton le perdit de vue. Careftant retourna au palais, fort étonné de tant de merveilles, fort inquiet de la fuite de tout cela , & incertain même de fes propres fentimens. On lui fit voir  jö L' E N C H A' N T E U RÏ le palais oü toures les chofes rares & fuperbes étoient raffemblées avec profufion. Enfuite onle mena dans une falie de fpeclacle, oü on lui fit entendre une mufique mélodieufe , & d'oü on le ramena a Pheure du fouper, dans un fallon orné des peintures les plus agréables, dans lequel il trouva une table fervie fort délicatement. II y fut fervi par les courrifans de 1'Enchanteur; & pendant fon fouper routes les belles perfonnes que renfermoit ce palais, jouèrent des inftrumens, chantèrent des odes galantes , & dansèrent des danfes de tous les genres. Careffant étoit trop occupé de fon amour & de la conduite qu'il avoit a tenir, pour que rous ces divertiffemens lui fiffènt une vive impreffion ; il en fut médiocrement touché ; & la chofe a. laquelle il fit le plus d'attention, fut 1'air de contrainte & de trifreffe répandu fur le vifage de toutes ces belles perfonnes qui s'empreffoient a ie diverrir. Son fouper ne fur pas long : il fe rerira dans fon appartement , dès qu'il crut pouvoir le faire, fans marquer rrop de mépris pour les jeux qu'on lui offroit; & après av©ir remercié avec beaucoup de politefle ceux qui s'étoient donné la peine de les exécuter , on le conduifit jufqu'a la porre de fa chambre , tk on 1'y laiffa entrer feul, paree qu'il ne voulut pas accepter 1'orTre de le fervir, que lui firent les courrifans de rEnchanteur. Un inftant  L' E N C H A N T E U R.' 77 après qu'il fut dans fans chambre , oü appuyé fur une table, il s'abandonnoit a fes réflexions, il entendit ouvrir fa porte. 11 fe retourna pour voir ce que c'étoit, Sc en fe retournant, il appercut fa chère Blanchette conduite par 1'Enchanteur maitre de ce palais. En ce moment routes ces iuquiétudes s'évanouirent, & fes fens furent pénétrés de la joie la plus pure : il vole a Blanchette; Sc les yeux mouillés de larmes , il embraffa fes genoux, ne pronongant que des mots mal articulés Sc entrecoupés par 1'excès de fon tranfport. Blanchette le releva en lui dorthant fa main abaifer ; Sc prenant la parole avec un air, oü il y avoit plus de douceur & de modeftie que de joie: Careffant , lui dit-elle, fi vcus lifez dans mon cceur , vous voyez combien j'en fuis touchée , Sc vous faurez bientót que j'éprouve les mèmes fentimens que je vous infpire; mais vous aurez déformais tout le tems de vous livrer a votre amour, & la paffion ne doir pas faire raire la verru. Voulez - vous être ingrat envers celui qui vous fait voir Blanchette? Profternons-nous a fes pieds , & recevons fes bienfaits avec la reconnoiffance qui leur eft due. Non , interrompit 1'Enchanteur, vous ne me devez rien. Careffant ; j'ai travaillé pour moi en travaillant pour vous, Sc je préparois mon bonheur en avan§ant le votre. Peut - être qua préfent vous m'accorderez votre confiance :  7& L' E N c H A N T £ U ft, adieu. Je vous Iaiffe avec Blanchette; après une ab* fence fi longue, & dans un inftant fi doux, je crois que vous avez bien des chofes a vous dire. II lorrie en finiffant ces mors, fans que Careffant éperdu de fon bonheur, fut en état de lui dire une feule parole. Quand Careffant fe vit feul avec fa malrreffe, il fentit redoubler fes tranfports; il sapprocha d'elle avec une ardeur qui tenoit de 1'ivreffe; mais elle le repouffa doucement, & alla s'alfeoirfur fon fopha, oü elle pouffa de profonds foupirs , & répandit un rorrent de larmes. Qu'avez-vous , ma Blanchette, dit le tendre Careffant, vous me percez le cceur? Careffant, lui dit-elle, touchez- moi avec votre bague, & défirez que je vous paroiffe ce que je fuis: 1'Enchanreur eft un traure, & je ne fuis point Blanchette. Careffant a ces mots fentit un friffon mortel courir dans fes veines. Il croyoit bien les larmes & 1'aveu fincère de cette femme; mais il fe trouvoit retombé dans toute 1'horreur de fes malheurs paffes ; & il ne pouvoir fe réfoudre a perdre du moins la reffemblance de Blanchette, quoiqu'il fe reprochat en même tems d'avoir été Ia dupe d'une illufion qu'il croyoit que fon cceur auroit dü démêler. II étoit dans eet état, immobile, 8c n'écoutant plus la dame du fopha,qui cherchoi t a le calmer, lorfque 1'Enchanteur parut d'un air menacant 8c fa baguette a la main, attentif i ce qui  L'EnchAntevr. 7j fe paffoit entre Careffant & la fauffe Blanchette, qui étoit fon ouvrage; il avoit par la pniffance de fon art, connu que la rufe étoit découverte; & il accouroit pour fe venger non pas de Careffant que la turquoife garantiifoit de tout enchantement, mais de 1'innocente & malheureufe créature par qui il avoit voulu faire réuflir fes noirceurs. Dès qu'elle le vir entrer, elle s'enfuit; &c fe cachant derrière Careffant, elle le conjura de la fauver. Careffant éroit trop troublé pour 1'enrendre; mais la néceffité animant fon courage, & rétabliffant fa préfence d'efprit, il courut a 1'Enchanteur qui étendoit déja fa baguette pour en frapper 1'image de Blanchetre, &c il le roucha avec fa bague , en fouhaitant par un mouvement naturel , qu'elle put mettre le magicien hors d'état de nuire. Aufli tot 1'Enchanteur demeura immobile dans la même attitude ou il étoit, &: femblable a une ftatue. Quoique Careffant n'ignorat pas la Vertu de la bague de puiffance, il lui fallut queique tems pour s'accoutumer a 1'idée du pouvoir dont il fe voyoit revftu. Après avoir confidéré queique tems avec éronnement le magicien immobile; malheureux, lui dit-il, tu vois ta perfidie découVerre : tu voulois m'enlever eet anneau myftérieux , qui me donnele pouvoir de te punir; tu. voulois m'enlever Blanchette? Qu'eft-elle de-  8o L' Encha n t e u r.' venue.: parle & dis la vérhé , je te 1'ordonne : I ces dernières paroles de Careffant, le magicien parat fe ranimer comme un homme qui reprend fes fens : fa baguette lui échappa de la main , 8c il paria en ces termes : Vous n'avez pas befoin de menaces pour me faire dire la vérité; un pouvoir plus fort que le mien m'y contraint malgré moi; & la vertu de la bague de puiffance ne me permet pas de refufer rien de ce que vous delirez : ne craignez rien pour Blanchette, elle n'eft pas en mon pouvoir; mais apprenez jufqu'a quel point je fuis coupable & digne de votre fureur ; mes projers ne fe borhoient pas a vous enlever Blanchette &c a punir Aftramond; je voulois vous faire périr vousmême : vous en paroiffez étonné, pourfuivit-il en voyanr 1'altération que ces dernières paroles avoient produite fur le vifage de Careffant; mais vous ceffèrez de 1 'être quand vous faurez qui je fuis. Hifloire du Magicien. j e ne vous ai point trompe quand je vous ai dit que j'étois frère d'Aftramond; Netaor eft mon nom ; nous fommes fils rous les deux d'un enchanteur célèbre qui tenoit le premier rang parmi ceux que la connoiffance de 1'art des fées élève au-deffiis  L' E N C H A M T E U iC t.|S au-deffus des hommes. II rravailla long-tems a* compofer 1'anneau myftérieux & tout-puiffant dont vous êtes aujourd'hui poffeffeur. J'avois environ quinze ans, lorfque cette ad^ mirable production de l'art magique fut achevée ; & mon frète n'avoit qu'un an plus que moi. Quöique nous fufïions dans un age oü 1'ambition eft inconnue encore, óu émouffée par des fentimens plus vifs, comme nous avions été initiés de bonne heure aux myftères de la féerie, ces connoiifances avoient avancé notre efprir; & nous comprimés 1'un 8c 1'autre 1'importance du tréfoE que notre père poffédoir. II éroit dans un age avancé •, & l'art qu'il profeflbit, quoiqu'il donne la facilité de prolonger la vie , ne donne pas le pouvoir de 1'érernifer; fans cela les enchanteurs feroient femblables aux dieux. Ainfi chacun de nous commenga a regarderYon frère comme un rival qui lui difputeioit la pofTeffion de la bague. Je ne m'étois jamais fenti de penchant a aimer mon frère; cette rivalité donna une entière a£hvité a 1'antiphatie que j'avois pout lui; chaque jour elle fit de nouveaux progrès, ou plutbt chaque jour elle fe fignala par des querelles 8c des diflentions qui alarmèrent mon père; il nous avoic fouvent exhortés a. vivre bien enfemble; il av«v employé vainement pour nous réunir, tous les Tomé XXXir, E  Sz L' E M C H .X N T É U Rv moyens que la raifon & la tendrefle peuven? fournir a un père ; il s'appergut enfin qiïe 1'efpérance de pöfleder 1'anneau étoit ce qui nous divifoit; & voulant óter cette fource de difcorde, il nous fit un jour appeler. Fils ingrats & dénaturés , nous dit-il, voits foupirez après le moment ou je ne ferai plus & vous vous difputez déja le tréfor que je pofsède •, mais je vais vous punir, & vous le perdrez tous deux. A Pinftant il tira l'anneau Sc le jeta dans un vafe rempli d'eau SC d'herbes odoriférantes; a peine eut-il prononcé quelques paroles rnyftérieufes, que 1'eau commenca a bouillonner; un aigle forrit du fond du vafe Sc s'éleva dans Pair, tenant l'anneau myftérieux. AUez, dit-il i portez ce talifman dans le palais At la fée fouveraine ; qu'il y refte jufqu'a ce que les arrêts du deftin foient accomplis ; alors fe tournant vers' rlous ; vous 1'avez perdu , continua-t-il, Sc vousn'en jouirez jamais; il eft réfervé pour le fils dePun de vous. Celui qui le premier aura aimé fincèrernent , qui aura mérité d'être aimé de même, qui enfin après aVtöl 'époufé 1'objet de fon amour en aura eu un fils, celui la fera le père du puiflanr d'entre les mortels; nul effbrc bumain ne peut enlever la bague du palais de I* fèe; Sc ce fils bienfieureux Py prendra fans peine,  L' £ ft C H A N T E U R. §j' Allez : puilfe 1'amour adoucir vos caraólères fauvages; puifliez-vous vivre plus unis, ayanr perdu 1'intérêt que vous aviez a vous haïr! Mon père fe trompoit; ma haine n'en devint que plus vive. Je haïffois Aftramond comme un tival; je le regardai dorénavant comme un ennemi qui m'avoit enlevé mon bien. Cependanc nous partimes tous deux; & fuivant les ordres de notre père , nous parcourümes 1'univers pour chercher des époufes. J'avois déja voyagé queique tems, mais fans fuccès; vainement je m'efforcois de plaire; je ne me fentois aucun penchant a aimer. Je fis réflexion qu'en remplilTant les conditionsprefcrirespar mon père, je rifquois encore de ne pas réuflir fi mon frère plus heureux fe marioit le premier; je formai le delfein de traverfer fes amours; de chercher moi-même a le fupplanter auprès de celle qu'il aimeroir; & d'affurer ainfi le fuccès de 1'enrreprife. Je favois qu'il étoit arrivé depuis queique tems dans 1'ile inconnue. Leroi de cette ile avoit une fille, dont la beauté étoit célèbre par toute la terre. Je m'y rendis en diligence, & voulaur donner dès mon arrivée une idéé de ma puilfance qui put en impofer & prévenir en ma faveur; je montai un char tiré par fix rhinoceros qui jetoient du feu par les narines. La ville fut en un inftant remplie de fumée; le peuple que la nouveauté du F ij  V E N C H A' N T E V R! fpectacle avoir d'abord attiré, renrra avec efftoi dans les maifons; Sc quand j'arnvai au palais du roi, je ne trouvai ni gardes ni fentinellesj les cours avoient 1'air d'un défert. Cependant je defcendis du char, Sc faifant prendre a mes rhijipceros la forme de fatyres armés de maffes, je montai dans la chambre du roi avec ces gardes qui n'avoient pas 1'air moins effrayant que ma voiture. La princeffe éroit a cbté du roi, Sc mon frère étoit auprès d'elle; je frémis a certe vue; un tranfport jaloux s'cleva dans mon ame ; Sc mor» cceur qui jufques-la n'avoir fu que haïr, ne commenca a connoitre i'amour, que fous une forme qui reflembloit a la haine. La converfation fut courte ; le roi répondit en rermes obfcurs a la demande que je lui fis de fa fille; j'approchai de la princeffe; mes yeux furent éblouis , & je n'eus pas la force de proférer une parole; je coniius 1'embarras pour la première, fois de ma vie; je jetois tour a tour fur elle des regards enflammés d'amour, Sc fur mon frère des yeux étincelans de colère. Je crus mème m'appercevoir que les yeux de la princeffe Sc les fiens fe cherchoient Sc fe rencontroient toujours; j'eus befoin de faire un effort fur moi-même pour ne pas éclater; le ïoi s'appercut de ce qui fe paffbit dans mon ame; fit: voulant prévenir toute querelle, feigneur, dit-  V E N C H A N T E V R. $5 il, vous honorez beaucoup ma fille en prétendant k fa main : je voudrois pouvoir vous rendre heureux l'rói Sc 1'aucrè, & que le plaifir d'acquérk 1'un de vous ne fut pas acheté par la perte de 1'autre; je veux du moins que ma fille Sc mot tenions entre vous une balance égale; Sc que celui qui fetarefufé nepuilfe nous imputer fon malheur. Ecoutez-moi, voici k quelles conditions vous pouvez obtenir ma fille; j'aime mon perrple , Sc fon bonheur fait le principal objet de mes foins. Celui de vous qui par fa piüffance procurera a mes peuples 1'avantage le plus défirable fera 1'époux de la princeffe ; ce fera ia voix du peuple qui vous jugera. Le roi nous donna huit jours pour nous préparer; Sc je paffai ce tems k fuivre affidüment Ia princeffe. Mon frère n'etö'it pas moins exaft que moi; & fi j'avois le défagrement de le voir toujours auprès d'elle, j'avois dumoms le plaifir fecret de voir combien ma préfence le gênoit. Pour moi, chaque jour ma pafiion pre" noit de nouvelles forces; Sc ma haine pour mon frère croiifoit a mefure. Cependant je fongeois aux moyens de gagner le prix propofé : je jugeai que les plainres les plus communes des hommes roularit fur leur pauvreté, je n'avois pas de moyen plus für pour les rendre heureux^ que de les combler de richefTes; content de eens E iij  86 L' E N C H A N T E U R. idéé je ne doutai plus du fuccès de mon entreprife; une feule chofe m'inquiétoit; la réflexion que j'avois faire me paroifloit fi naturelle, que je craignois que mon frère ne me prévint. Un jour que fuivant notre coutume nous donnions tous les deux la main a la princeflè qui fe promenoit dans fes jard ins ; je lui reprefentai 1 injuftice que 1'on me feroir, fi mon frère, fous prérexte de fon droit d'aineffe , vouloit être le premier a fignaler fon pouvoir; que le hafard pouvanr faire que nos idéés fuffënt femblables, alors celui qui auroir exécuté la fienne le premier, auroit tout le mérite, ce qui étoit contre toute équité; j'infiftai pour que la queftion du rang füt décidée par le forr, ou pour qu'il reftat égal entre nous; rhais Aftramond me regardant avec un fouris dédaigneux ; il n'eft pas nécelfaire, dir-il, d'importunet la princeffe pour une chofe fi peu importante; queique droit que j'aie a la préféance, je vous la cède en cette occafion ; j'ai trop d'autres avanrages fur vóus, pour ne pas facrifier celui-ci fans regret; il ne me nuira point. Ce difcours plein de mépris auroit attiré de ma part la réponfe la plus outrageante, fi la princeflè n'eüt interpofé toute 1'autorité qu'elle avoit fur nous pour étouffër ce commencement de querelle ; j'obéis avec regret, remertant ma vengeance après Ia décifion dn manage.  L' E N C H A N T E U R. 8? Cependant le jour marqué a-rriva; le peupie ne 1'attendoit pas avec moins d'impatience que nous; Sc chaque particulier ne doutoit pas que ce qu'il fouhaitoit ne fur ce que nous ferions. Je me rendis dans la grande place de la ville; tout le peupie y étoit affemblé. Peuples, leurs dis je, vous allez ètre riches. A 1'inftant je frappai la terre de ma baguette; elle s'ouvrit, Sc on vit s'élevet infenfiblement une haute montagne comrofée de pièces d'or Sc dargent. On pouffa mille cris d'applaudilfemens, qui furent bientbt interrompus par d'autres cris que jetoient ceux qu'étouffoit la foule qui couroit a la montagne; elle dilparut prefque en aufli peu de rems qu'elle avoit été élevée; 8c 1'aridité du peupie fit un eftët aufli prompt que mon art. Je me eroyois sur de la victoire; mais après que le premier tumulte fut paffé, Aftramond fe rendit dans la place-; le peupie occupé de compter lor & 1'argent qu'il avoit amaffé, faifoit a peine attention a lui. Oependant il traga un cercle avec fa baguette, pronohga tout bas quelques paroles; & enfuite élevant la voix : peuples, dit il, c'eft demain que vous devez donner le prix. J'ai droit de compter fur votre reconnoiffance; je vais vous rendre heureux. Son difcours fit peu d'impreflion; Ia journée fe paffa en réjouiffances ; on éleva ma générofité jufqu'au ciel; on ne patloit point d'Aftramond ; I iv  85É 1' Encbamtidr! il n'en paroifloit point inquiet, & fa fécurité maf donnoit de 1'embarras. Je cherchois en vain a deviner ce qu'il pouvoit avoir fait de fi important. Comme je faifois d'affez triftes réflexions fur cette affaire, je fus furpris de voir les habitans de cette ville, ces citoyens avides que des tréfors inépuifables avoient a peine fatisfaits, paroifTant tout a" coup faire peu de cas de ces riceffes que je venois de leur prodiguer, les prodiguer eux-mêmes entre eux. Chacun paroifloit occupé d'une affaire importante; ilsfe cherchoient, fe parloient, s'embraflbient, fe partageoient leur fortune; quelquesuns donnoient tout ce qu'ils avoient, quelques auttes refufoient tout ce qu'on leur offroit. II régnoit entre eux une cordialité dont je n'avois jamais eu 1'idée. Frappé de ce fpe&acle auquel je ne m'attendois pas, je me rendis invifible & je les fuivis dans leurs maifons. La, je vis les époux, les pères, les enfans & les femmes s'attendrir, s'embrafler, s'aimer ; une joie vive & pure brilloit 'dans leurs cceurs qui s'ouvroient avec confiance. A tout moment chaque maifonferemplifloit d'hótes qui accouroient avec ardeur; c'étoient des amis qui venoient fe jurer de s'aimer toujours; des cnnemis qui avoient honte de s'être haïs, des in-? grats qui ne 1'étoient plus, 8c qui demandoientpat-. don de 1'avoir été; les femmes n'avoienr jamais ïtouvé leurs maris fi airnablesj les hommes  L' E N C H A N T E U R.' *9 n'avoient jamais vu leurs femmes fi belles; il n'eft fallut pas davantage pour faire criompher Aftramond; tous les fuffrages fe réunirent en fa faveur. Le lendemain la princeffe lui fut accordée tout 'd'une voix. Pout moi, défefpéré, outré de doulèur & de rage, je me renfermai pour rêveraux moyens de troubler cette union. La force éroit inutile; car Aftramond étoit aufli puiflant que moi; il fallut avoir recours a la rufe. Le lendemain du mariage de mon frcje avec la princeflè; le roi voulut prendre avec les nouveaux mariés le divertiflement de la chalfe. J'imaginai que le défordre qu'entraine ce plaifir pourroit me fournir une occafion favorable; & je réfolus de tout tenter pour enlever ma belle-fceur. Je commengai par m'aflurer pendant la nuit d'un vaiffeau étranger; j'en corrompis 1'équipage en leur donnant aflez pour les engager a feconder mes vues fans les leur découvrir; & je leur ordonnai de fe tenir prêts a mettre a la voile quand je paroitrois. Je retournai enfuite au palais; je paflai le refte de la riuiVa fongeraux moyens de cacher & d'exécuterma perfidie. Dès que le jour parut, je merendis avec toute la cour a 1'appartement des nouveaux mariés. La joie qui brilloit fur le vifage d'Aftramond répandit l'amertume dans mon cceur; & je c-ommencai a haïr la princeflè, paree qu'elle  2» L' £ N C H A N T E tT R.' faifoit Ie bonheur de mon frère. Mais je fentis qu'il m'étoit effentiel de voiler mes fentimens, & je compofai mon air , de facon qu'il auroit été difficile a mon frère qui avoit 1'ame belle, de fe défier de moi : je fis plus; je m'approchai de lui & de fa femme, & en préfence de toute la cour je leut demandai leur amitié, en les priant de me pardohner les obftacies que j'avois taché de mettre a leur bonheur. Mon frère, dis-je, je 1'avoue, 1'ambition m'a égaré; tant que j'ai efpéré de pouvoir parvenir avant vous a la pofleflion de la bague qui a toujours fait I'objet de mes defirs, j'ai été injufte & j'en rougis; mais je ne fuis point infenfé. Votre mariage m ote tout efpoir de pofféderle tréfor magique dont les dieux vous jugent avec raifon plus digne que moi. Je vous 1'aurois difputé peut - être toute ma vie; mais je ne vous 1'envierai jamais. Ce fut ainfi que je parlai a mon frère, qui me répondit & m'embrafla avec cordialité. Mon frère eft 1'homme du monde le plus généreux, & je fuis le plus perfide. L'amirié qu'il me marqua dans eet entretien ne me fit point petdre de vue lanoirceur que je méditois, & je partis pour la chafle dans 1'intention de I'exécuter. Nous allames dans une vafte forêt qui eft vis-avis de la ville, & qui confine a la mer; la, le roi faifoit entretenir un grand nombre de bêtes féroces: c'étoit la feule chafle qu'il aimat; & il ne.  L' E N C H A V T Ti V K. V le plaifoic qua fuivre des lions, des tigres ou des léopards. A une des lifières du bois, & précifément celle qui regarde la ville, il y a une efpèce de ceintre aflez étendu & formé par la forèt même : la, on avoit tendu des toiles qui fuivoient la difpofition du lieu, & c'étoit la qu'on pouffbit les animaux qui n'avoient pas d'autre refuge , paree que la mer entoure le bois par-tout ailleurs. La princefTe dans un char fe rendit a cette prairie ceintrée; & elle y artendir fans danger le fpectacle des bêtes que Pon précipiteroit dans les toiles. Le roi, Aftramond & moi, fuivis de tous les hommes de la cour, nous entpames dans le bois, & nous nous abandonnames a la pourfuire fouvent périlleufe des tigres & des lions. Je ne fongeois qu'a faifir un favorable inftant pour executer mes noirs deffeins, & je ne laiffois pas d'être fort embarraffé fur les moyens : j'en choifis un enfin, & je ne tardai pas a 1'exécuter. Comme nous étions engagés aflez avant a la chaffe d'un tigre, & que j'étois a ebté de mon frère, je me mis a lui répéter d'un air naïf les plus tendres proreftations d'amitié; & infenfiblement je rallentiffois le train de mon cheval : de forte que nous nous trouvames affez loin derrière toute la cour j alors je fis cabrer mon cheval, & je 1'obligeai a fe renverfer : mon frère s'arrêta quand il me vit tomber y mais me relevant aufli - tót, & tirant  Sr* L & N C H A N T E V R." une fiole de ma poche, vous favez, lui dis-je que je ne ferai pas embarrafïé a me démêler de la ; ne vous arrêtez pas pour moi, je vousconjure , Sc ne laiffez pas le roi fans votre fecours, expofé a la fureur des bêtes féroces : je vous rejoindrai dans un moment. Aftramond, qui favoit, qu'en effer, j'avois ainfi que lui, des remèdessürspour tous les accidens , fe contenta de m'embralïer, Sc pouffa fon cheval pour rejoindre le roi. Auflitót que j'eus perdu mon frère de vue, je remonrai a cheval, Sc je courus a toute bride a la prairie oü étoit la princeffe; je me préfentai a elle avec un aireffrayé: malheureufe princeflè, lui dis-je , fuivez-moi fans perdre de temps , le roi votre père.... Hélas! a peine pourrez vous arriver affez tot auprès de lui; fracaffé par une chüte hotrible, il touche a fa dernière heure; & tandis que mon frère cpuife en vain notre art pour le ranimer, je fuis venu. En difant ces mots, je m'appercus que Daïlé étoit évanouie: je la pris dans mes bias , & rentrant dans la forèt, je me hatai de gagner la mer par des fentiers détournéss en m'éloignant toujours de la chafle que j'enrendois. La fortune fervit bien ma mcchanceté; je parvins au rivage fans avoir rencontré perfonne : je mis promprement a la voile, Sc je me vis en peu d'heures affez éloigné du rivage fans être pouruiivi, pour ne plus craindre d'être atteinr^  L'Enchamtewb.; 95, le premier mouvement que le fuccès de mon entreprife excita en moi, fut le plaifir de m'être vengé de mon frère & de la princeffe qui m'étoit devenue odieufe, paree qu'elle aimoit Aftramond. Je me figurois avec plaifir tous les tranfporrs oü ce dernier devoit être livré par la perte de fa maitreffe. Je me peignois fa rage , fon défefpoir; 8c je jouiffois de routes fes peines. Je voyois avec joie la trifteffe & 1'abattement exprimés dans tous les traits de la princeffe; en regardant fes beaux yeux noyés de larmes, je difois : c'eft ainfi que fouffre celui qu'elle aimoit 8c que je détefte. Je me repaiffois continuellement de ces cruellesidéés; 8c lahaine attachoit toujours mes regards fur elle autant qu'auroir pu faire 1'amour le plus tendre. Mais il eft difficile de cpnfidérer long rems la beauté fans qu'elle reprenne fes droits ; tant de charmes firent a Ia fin fur moi une impreflïon que 1'on ne peut pas appeler de 1'amour, mais qui étoir bien différente de la haine. Je confidérai même que j'étois le maitre de faire a mon frère un nouvel outtage, 8c plus cruel encore que le premier; je ne pouvois efpérer de feduire la princeffe qui me regardoit avec horreur, & m'accabloit fans ceffe des reproches les plus humilians: j'étois le maitre a la vérité d'ufer de violence; mais je crus pouvoir trouver dans les preftiges de mon art des fecours plus convenables. Nous abordames  $4 L' E N C H A N T E Ü après quelques jours de navigation dans ce cafF ton oü je baas le palais que vous voyez ; j'y raffemblai en vain tous les plaifirs ; la princeflè infenfible a tout ce qui 1'environnoit, ne fortoit jamais de la rriftefle profonde oü elle étoit plongée ; j'étois fans cefle auprès d'elle; mais le jour que1 j'avois choifi pour 1'exécutioli de mon deffein , j'animai un fantóme qui, fous ma figure, fe arendit auprès d'elle. Vers le milieu du jour, elle entendit un grand bruit aux portes du palais : peu de tems après je parus dans un chat fous les traits d'Aftramond; & fondant fur le fantóme qui étoit auprès d'elle, je combartis contre lui pendant quelques tems; &c enfin 1'ayant percé de plufieurs coups, je le renverfai fans vie & noyé dans les flots de fon fang. Chère époufe, dis-je alors a la princeflè, revoyez Aftramond : le cruel qui nous avoit féparés a expié fon crime par la perte de fa vie. Ce palais délicieux fera déformais le rémoin de notre bonheur, après 1'avoir été de vos peines ; rien ne peut plus troubler nos plaifirs : en difant ces mots , je me précipitois dans fes bras; mais Ia princeflè qui n'éroit pas encore bien revenue de fafrayeur, me repoufla doucement; j'ai peine, dit-elle, a me remettre du trouble que eet événement m'a caufé. Je confentis fans peine a retarder un triomphe que je eroyois sur : je fis enlever le corps du fantóme, & je paflai le refte dii  L'Encmanteür. $5 jour, attendanr avec imparience la nuit qui devoic actiever mon bonheur Sc confommer mon crime. La princeflè qui me prenoit pour Aftramond, jetoit fur moi les regards les plus rendres, Sc me renoit les difcours les plus paflionnés : peu fait pour les délicatefles de 1'amour, je m'embarraflbis peu de fonger que ces carefles étoit deftinées a un autre j mais je nepus m'empêcherde fencir quelqu'émotion lorfque la princeflè fe rappelant tout ce qui s'étoit paflè dans la journée, peiguoitl'horreur que lui infpiroit mon crime avec la même vivacité que fon amour pour Aftramond. Je fus cependant me faire violence. Enfin la nuit arriva; nn fouper délicieux qui fembloit être apprêté par la volupté même, ne fut que le prélude des momens plus heureux que j'efpérois. La joie & 1'amour fe peignoient a la fois dans les yeux de Daïlé; les nymphes que j'avois deftinéesa la fervir, vinrent la prendre pour la conduire au lit nuptial; on vint m'avertir quelqties momens après, que la princeflè étoit déshabillée : je volai, la chambre étoit éclairéede mille bougies, Sc parfumée par plufieurs caflblettes qui exhaloient les odeurs les plus agréables. La princeflè étoit couchée Sc n'avoit jamais été fi belle. J'allois être au comblé de mes vceux; mais lorfque je fus a queique p*sd'elle, je fentis qu'une farce invincible  $6 L'EnchanteurÏ m'empêchoit d'avancer plus avant; je fis des efforts inutiles y j'eus recours fans fuccès a tous les fecrets de mon art; dans le tems que je m'ef» | forgois fi vainement de rompre 1'enchanrement qui m'arrêtoit, j'entendis la voix de mon père : ( il étoit mort depuis queique tems). Arrête, me dit cette voix; arrête, malheureux. Je frémis j en entendant ces paroles; mais quel fut mon étonnement lorfque je vis la princeffe fe lever avec effroi du lit ou elle étoit couchée, Sc s'enfuir ptécipitamment, en s'écriant: qu'allois-jefaire! 6 dieuxl c'eft Néraor! II me fut aifé decomprendre par-la que mon enchantement étoit rompu, Sc qu'il falloit abandonner le projet que j'avois formé. Pour mettre le comble a mon défefpoir, je fus peu de jours après par les nymphes qui fervoient la princeffe, qu'elle avoit des fignes non équivoques de groffeffe. Cetre nouvelle fedoubla ma rage Sc contre elle Sc contre mon frère : la i haine étant déformais le feul fentiment qui me reftat, prit une nouvelle aólivité : je mis tous mes foins a imaginer des moyens de la rertdre malheureufe. Je la fis enfermer dans un fouterrein ou le. foleil n'avoit jamais pénétré: mille infedes que je favois qu'elle avoit en horreur, y étoient fa compagnie habituelle. Je connoiffois | cpmbien j  fcombien fon cceur étoit fenfible & compatiflant, & ce fut une nouvelle arme que j'eus contre elle. Chaque jour une troupe de mes fatellites entroit dans lefouterrein: on l'éclairoir alors par des rorchesa!lumées;& i lalueur de ces fombrès lumrères, elle voyoitles fnpplicesque 1'on faifoit éprouver a des malheureux. Je ne pouvois lui en faire' éproaver de femblables : car 1'enchantement de tnon père fubfiftoit toujours , & ni moi, ni mes fatellites ne pouvions arriver jufqu'a elle. II y avoit déja fept mois qu'elle étoit dans ce cruel état, & il y en avoit huit que je 1'avois enlevée, lorfque dans le filenee de la nuit mon père m'apparut: ce n'étoit point un fonge ni une illufion , j'étois éveillé : je vis ce vieillard refpeótable tel qu'il avoit toujours été lorfqu'il vivoit parmi les humains : une épée étincelante étoit dans fes mams , la colère étoit peinte dans fes yeux. Fils indigne de moi , ne te lalferas-tu point de marcher dans les fentiers du crime ? Obéis aux ordres que je te vais donner, oü tu mourras. Quitre ces lieux, monte un vaiffeau 8c parcours les mers , & ru deviendras enfin vertueux & heureux; emmène avec toi la femme de ton frère , mais ceffe de la rendre malheureufe : c'eft ainfi que tes deftinspeuvents'accomplir: il dit, & difparut en me montrant avécun gefte menacant 1'épée qu'il ?enoit, &dont un feul rubis formoit la gard- Je TomsXXXIF. q '  5>8 L' EnchanteurJ n'héfirai point a fuivre fes ordres : le lendemaini je fis équipper un vaiffeau, & j'y montai avec la princeffe & ma fuite. Nous courumes les mers pendant un mois, fans éprouver aucun accident: au bout de ce mois la princeffe accoucha & mit au monde un fils : c'eft vous , Careffanr , qui êtes ce fruit de 1'amour d'Aftramond. J'étois encore en proie aux triftes reflexions que eet événement me faifoit faire, lorfque 1'on vit paroïtre un vaiffeau : il cingloit a pleines voiles , & venoit vers nous: jugez avec quelle furprife je reconnus, lorfque nous fümes a portée,; que ce vaiffeau étoit monté par Aftramond. Nous reconnoïtreSc donner le fignal du combat, nefuc pour nous que la même chofe. On combattit pendant queique tems avec une égale ardeur des deux ebtés. Je cherchai mon frère pour décider le combat d'un feul coup : je ne tardai pas a le rencontrer: mais quoique la frayeur entre difficilement dans mon ame , je fus faifi d'effroien voyant dans fes mains cette même épée que j'avois vue a mon père. Je ne pus foutenir cette fatale vue -.jetournai d'un autre ebté , & mon exemple découraeeant mes foldats , nous fümes en peu d'inftans vaincus & mis aux fers. Aftramond me fit conduire en fa préfence : on amena en même tems la princeffe & le fils a qui elle venoit de donner le jour. Mon frère qui ne doutoit pas que la prin*  L'EnchanteürT 99 ceffè ne fe fat laiffée enlever de concert avec moi, devint furieux a cette vue : il me croyoit le père de fon fils: dans le premier tranfport de fa colère , il métamorphofa Ia princeffe en petic chien noir & blanc , & la fit jeter a. la mer avec le berceau dans lequel vous ériez; & ordonnant aufli-tbt qu'on m'ótat mesfers : tune mérites pas, me dit-il, de mourir par mes mains , vis pouc être en proie a tes remords: & fi ron cceur n'en eft pas capable, pour regretter la perte de 1'indigne objet de ton amour. En finiffant ces mots il me fit mettre dans une chaloupe, & me laiffa a la merci des flots. J'abordai au bout de deux jours au rivage, & me rendis a mon palais. Je ne concevois pas quel étoit le fens de 1'oracle de mon père , & j'attendois avec impatience qu'il fe vérifiar. Quelquefois 1'épée que j'avois vue dans les mains d'Aftramond, me faifoit croire qu'il avoit voulu me tromper. Tourmenté par les plus rriftes idéés , j'ai cherché a m'en diftraire en artirant ici par divers enchantemens toutes les beautés que leur malheur a fait tomberdans mes pièges : mais les plaifirs ne m'offroient que de foibles diftractions. Je ne pouvois me venger d'Aftramond qui fe tenoit trop bien fur fes gardes pour être furpris , & c'étoit la le feul plaifir auquel mon ame pur être fenfible : j'avois du moins la confolation de favoir qu'il n'étoit pas plus heureux que moi. Gij  xoo L'Enchanteitr! Aucune des bergères qüil énlevok dans les prairies tranquilles ne lui avoit fait otiblier la princeflè de l'ile inconnue. Enfin, depuis peu de jours un gnome mon ami étant venu me vifiter dans mon palais , ne m'a pas médiocrement étonnö en m'apprenant ce qui fe paflbit chez Aftramond ; qu'il avoit retrouvé la princeflè fous lafigure d'un petit chien noir & blanc , Sc qu'elle avoit offert de lui prouver fon innocence en envoyant fon fils chercher la bague de puiflance. L'amour jaloux, la haine Sc 1'ambition fe font réveillés dans mon cceur a ces fatales nouvelles : je n'ai pu voir fans frémir de rage, que mon frère alloit voir fon amour heureux, Sc feroit poifeffeur de la bague de puiflance. J'ai voulu m'aflurer moi-même de la vérité de ce que difok le gnome : je me fuis tranfporté invifible au palais d'Aftramond : mais de nouveaux fentirnens fe font élevés dans" mon ame , lorfque j'ai vu 1'adorable Blanchette. Je 1'ai aimée dès le premier moment avec fureur : Si peut-être ferois-je encore chez Aftramond a m'enivrer du plaifir de la regarder , s'il ne 1'eut changée en pigeon pour éviter les diftraétions que fa vue auroit pu vous caufer , & vous faire partir fans délai pour aller chercher la bague de puiflance. Qu'eft-il befoin que je vous faffe un plus long récit ? vous ne fayez que trop le refte. Mon deffein étoit d'kn--  L'Enchanïeur: io i moler Aftramond, la princeflè fon époufe &vous même , qui êtes le fruit d'un amour odieux , a qui je dois impater tous les malheurs de ma vie. Je comptois pafleder Blanchette , & l'anneau de puiflance : tous mes projets font avortés , tous mes vceux font trahis , que tardez-vous? vengez-vous : faires périr celuiqui a voulu vous perdre. Je te réferve, dit Careflanr, un fupplice plus cruel. A 1'inftant il fouhaita qüAftramond, Daïlé Sc Blanchette paruffent : il les vit arriver a 1'inftant fur un char traïné par des colombes. La princeflè avoit tout 1'éclatque la jeunefle peut donner a la beauté : les quinze années qu'elle avoit paflées fous la figure d'un petit chien n'étant point comptées dans fon age. Careffant fe jeta aux pieds d'Aftramond & aux flens. Poffédez, leur dit-il, la bague de puiflance ; elle eft a. vous; je ne demande que Blanchette. Aftramond & la princeffe embrafsèrent leur fils , Sc ne voulurent point abufer de fa générofité. Je ne veux, dit Aftramond , vous demander la bague que pour m'en fervir un moment pour punir ce traïtre. Non, dit Careffant, permettez que je vous demande fa grace , il va la mériter. A 1'inftant touchant le magicien de fa bague : deviens verrueux , lui ditil : 1'effet fut aufli prompt que la parole. Telle éroit la vertu de eet anneau myftérieux : mais Néraor h'en étoit pas plus heureux. Ses remords G iij  ioz L'Enchanteur.' le tourmentoient & 1'agitoient autant qu'avok fait fa fureur. Careffant s'en appercut au trouble de fes yeux , & le touchant une feconde fois, Ü lui ordonna d'oublier tout le paffe. Alors fes yeux s'animèrenr, fon vifage devinc plus ferein , fa phyfionomie plus ouverre , il fe jeta dans les bras de Careffanr & dans ceux de fon frère, qui le regurent avec bonté. Careffant rendit en même rems la liberté a tous les princes Sc princeffes que Néraor avoit enchantés dans fon palais. Celle qui avoit paru fous la figure de Blanchette n'ayant point d'amant, fut deftinée a Néraor , qui étoit devenu digne d'être aimé. Aftramond Sc la princeffe de 1'ile inconnue voulurent renouveler la cérémonie de leur mariage le même jour que 1'on feroit ceux de Carelfant avec Blanchette , & de Néraor avec la princeffe enchantée. Careffanr voulut que tous ces mariages fuffent célébrés dans la prairie rranquille, les fix époux y pafsèrent une vie longue que- leur bonheur leur fit paroïrre courte ; Sc Careffant n'employa la bague de puilfance qua rendre plus heureux les bergers qui 1'élurent pour leur Roi. j  H I S T O I R E DES TROIS FILS D'HALI BASSA DE LA MER; ET DES FILLES DE SIROCO, GOUVERNEUR D'ALEX ANDRIE. I_iE jeune Néangir avoit paffe les années oü Pon commence a fe connoitre foi-même , dans un village éloigné a peu prés de quarante lieues de Conftantinople. Un vieux mufulman nommé Mohamed, vivant dans un état médiocre avec Zinebi fa femme, avoit pris foin de lui pendant ce tems: Néangit fe croyoit leur fils. 11 avoit déja atteint fa dix-huitième année. II étoit d'une figure aimable , ayant les yeux vifs , la phyfionomie gracieufe : il paroiffbir hardi & détcrminé plus qu'il n'auroit dü Pêtre dans 1'état oü il avoit été élevé. Un jour Mohamed & fa femme Pabordèrent en pouffant quelques foupirs qui naiflbient de la tendreffe qu'ils avoient pour lui, & lui déclarè- G iv  '104 HlSTOIRE rent qu'ils avoient réfolu de 1'envoyer a Conftantinople pour le poufler dans le monde. 11 faut que vous nous quittiez , mon cher fils , lui dit Mohamed , en demeurant auprès de nous , vous ne parviendrez a rien. Nous vous avons mis en état de vous avancer , fok a la guerre , foit parmi les docleurs de notre loi ; vous avez lu 1'alcoran tout entier ; nous ne vous abandonnerons pas J donnez-nous de vos nouvelles. Après ce difcours, Mohamed & fa femme donnèrent a Néangir quatre fultanins dor , l'alfocièrent a une caravane qui paffoit pour aller a Conftantinople , payèrent au condu&eur ce qu'il falloit pour fon voyage, l'embrafsèrent encore, & il partit. Après un voyage qui dura quelques jours, paree que les caravanes ne vont pas vite, Néangir arriva dans cette grande ville. On a beau avoir de 1'efprk, on ne connok point ce que 1'on n'a jamais vu , fur-tout quand on n'en a jamais entendu parler: ainfi le jeune homme n'avoit aucune notion , ni des rues ni des habitans de la ville oü il entroir. 11 fongeoir a cela , lorfqu'il fut abordé par un homme de bonne mine , qui s'approcha de lui d'une facon polie , lui tata avec Ia main le haut de fon turban, & après 1'avoir confidéré quelques momens, lui propofa de venir dans fa maifon, en lui promettant de lui donngr  des trois fils b'HAU.' ioj retraite jufqu'a ce qu'il fut placé. Néangir ne voyant rien de mieux a. faire , accepta fes offres & le fuivir. < L'inconnu conduifit le jeune homme dans un apparrement alfez propre, oü il trouva une jeune fille d'environ douze ans , qui arrangeoit trois couverts, comme fi elleeütdeviné que l'inconnu ameneroit compagnie avec lui. Zelide, lui dit l'inconnu, ne vous avois-je pas bien dir que je trouverois quelqu'un pour fouper avec nous, &C que jel'engagerois a y venir?Vousdires toujours vrai, mon cher père , répondit la jeune fille ; vous ne vous ètes jamais trompé, & vous ne trompez pas les auttcs. Une vieille efclave qui arriva de la ville dans ce moment, fervit quelques plats de pilau de différentes couleurs (i) , mit trois vafes remplis de forbet fur la table , Sc fe retira. Pendanr le repas, le maitre de la maifon entretint fon hbte de divcrfes chofes , dont Néangir étoit charmé ; ce qui 1'enchantoit pourtanr le plus c'étoit la petite Zelide. II écoutoit l'inconnu; mais il ne levoit pas les yeux de delfus cette ai- (i) Le pilau eft un ragout de viande cuite avec du riz : on en fait de divcrfes couleurs. On fait le jaune en y mêlant du fafran, le vert en y mettant des piftaches, &c. :cela réjouit la vue,  ïo6 HïSTOIRE mable enfant. II n'avoit pas tort: elle étoit belle au-dela de toute expreffion; fes yeux noirs & animés d'un feu rempli de modeftie , paroiflbient plus grands que fa bouche, dont 1'éclat auroit effacé celui des rubis. Ses cheveux tomboient par boucles fut une gorge qui ne commencoit que d eclorre;& fon habillementétoitune fimare verte & or, dont le brillant relevoit encore fa beauté. , Mon cher père, dit Zelide en héfitant, ce jeune homme me regarde fans ceffe ; fi Hazan le fair, il fera jaloux. Non, non, dit l'inconnu, vous n'êtes pas pour ce jeune homme : ne vous ai-je pas dit qu'il eft deftiné a votre fceur Argentine ? je vais bientbt fixer fon cceur pour elle. A 1'inftant 1'inconnu fe Ieva, ouvrit une armoire d'ou il apporta des fruits & une caraffe de liqueur. II prit auffi dans fa main une petite boite de nacre garnie dargent qu'il pofa fur la table. S'étant afils, il dit au jeune homme : goutons de cette liqueur , & fur le champ il lui en verfa dans un verre. Donnez - m'en auffi quelques goutes, dit Zelide. Non,-non, répondit l'inconnu, vous en avez aflez pris il y a quelques jours & Hazan aufli. Mais buvez-en donc, ditelle : ce jeune homme croira que nous lui donnons queique poifon; j'en boirai avec lui, dit 1'inconnu; eet élixir, n'eft plus dangereux a mon age comme il 1'eft au votre,  des trois fils d'HALI. IO7 L'inconnu après en avoir pris , Sc lorfque Néangir eur bu ce qui étoit dans fon verre, ouvrit la boite qu'il avoit mife fur la table, Sc la préfenra au jeune homme. Néangir vit avec tranfport le portrait d'une jeune perfonne qui paroifToit tout au plus avoit douze ans, & plus charmante que tout ce que 1'on peutimaginer. Ildemeura comme inanimé a cette vue, Sc fon cceur qui n'avoit jamais éprouvé ce que c'étoit que 1'amour, fut faifi de mille mouvemens rapides qui fe fuccédoient inceffamment. Le père de Zelide parut voir avec joie la fitua" tion de Néangir; Sc Zélide en mettant fa main fur celle de fon père, lui dir en riant : mon cher père, nous la verrons. Mais, dir Néangir, expliquez - moi tant de myftères. Pourquoi m'avez-vous conduitici? Je ne m'en plains pas, vous me recevez comme votre fils. Pourquoi m'avez-vous fait boire de cette liqueur dangereufe qui m'enflamme ? Pourquoi me montrez vous un portrait qui me fait perdre ma raifon? Je vais, lui répondir l'inconnu, vous en expliquer une partie : il ne m'eft pas permis de vous dire le refte. Je prends a témoin le ciel Sc ma chère Zelide, qui eft le feul bien que la fortune m'ait laiffé, que je ne vous abufe point. Le portrait que vous avez, Sc dont je vous fais préfenr,-  108 Histoire eft celui d'une fceur de Zelide; vous en êtes amoureux , & vous ne ferez pas inconftant pour elle. Faices tous vos efforrs pour la retrouver; vous vous retrouverez vous-même. Ou la chercher? jufte ciel! dit Néangir, en baifant Ia charmante image que l'inconnu lui avoit donnée; vous faites tout le plaifir & tout le malheur de ma vie ! Je ne puis vous en dire davantage, reprit l'inconnu ; je vais vous mieux inftruire, dit Zelide avec vivacité ; dès demain achetez une montre dargent dans le bazar des juifs, a. la feconde boutique a droite, & lórfqu'il fera prés de minuit Elle ne put achever, paree que fon père lui ferma la bouche avec fa main, en lui difant : Ah! taifez-vous, petite ; voulez-vous par votre indifcrétion vous attirer le fort de vos malheureufes fceurs ? Dans le mouvement que fit l'inconnu pour empêcher Zelide de parler, il fit tomber fur la table la bouteille oü étoit la liqueut dont Néangir avoir bu ; auffi-tót il s'éleva une épaiffe vapeur qui éteignit les lumières; la vieille efclave en tra en faifant des cris percans; & Néangir épouvanté de cette aventure, fortit dans 1'obfcurité. Néangir pafla le tefte de la nuit fur les marches d'une mofquée, oü il auroit pu dormir s'il eüt eu 1'efprit & le cceur plus tranquilles; mais il ctoit agité par les évènemens qui lui étoient  DES TROIS FILS d'HaLI. 109 arrivés, & rempli d'amour pour la charmante perfonne dont il avoit le portrait. Cette image étoit gravée fi profondement dans fon ame, qu'il croyoit impofïible qu'elle put jamais s'en effacer. Lorfque le jour parut, il ferra dans la toile de fon turban, ce portrait qui lui étoit devenu li cher; Sc fe reifouvenant des paroles de Zelide , il damanda le chemin du Bazar, & alla a la boutique qu'elle lui avoit indiquée. Le marchand a qui il demanda une montre le regut gracieufement, Sc lui en préfenta une qu'il lui choilit lui-même comme étant la meilleure , & en demanda trois fultanins d'or. Néangir les lui donna fans beaucoup marchander j mais le maitre de la boutique ne voulut pas lui donner la montre fans favoir oü il demeuroit. Je ne fais, lui dit Néangir, oü je dois loger; je ne fuis ici que depuis hier, & je ne pourrois pas retrouver la maifon oü Pon m'a recu en arrivanr. Eh bien! reprit le marchand, je vais vous conduite che% un bon mufulman, oü vous ferez logé & nourri a merveille Sc a bon marché; vous n'avez qu'a m'accompagner. Néangir fuivit, en effet, le marchand; Sc après avoir paffé quelques rues, ils entrèrent dans une maifon oü le juif recommanda le jeune homme qui donna d'avance le fultanin d'or qui lui reftoit, Sc y demeura. Après le diner, il s'enferma dans fa chambre  110 H I S T O I H ! Srvoulut revoirle charmant portrait qui occupok toujours fon idéé. 11 Ie trouva dans fon turban oü il 1'avoit mis; mais il fentit dans la même toile une lettre qui lui parut être cachetée ; il la tira avec précipitation , reconnut le delTus pour être de 1'écriture de Zinebi, il 1'ouvrk; elle étoit ^oncue en ces termes: Mon c h er Fils, « Je vous écris cette lettre que nous avons « mife mon mari & moi dans votre turban; c'eft 35 pour vous avertk que vous n'êtes point mon 3> fils. Nous croyons que vous êtes né d'un bien 35 plus grand feigneur que nous, mais qui eft 35 bien loin; vous trouverez dans ce même pass quet une lettre, par laquelle il nous menace 33 bien fort fi nous rie vous rendons a lui. Ne nous 35 écrivez pas, & ne venez pas nous chercher, 43 cela feroit inutile; vous ne nous trouverez 35 plus: nous vous aimons toujours bien. Adieu 5>. Néangir trouva fous la même enveloppe une autre lettre, d'une main qui lui étoit inconnue; elle contenok ces mots: « Perfides, vous êres fans doute d'intelligence p avec ces cabaliftes qui ont enlevé les deux filles  DIS trois FltS d'Haii. iii » de 1'infortuné Siroco, & qui leur ont ócé le talif- »> man qu'il leur avoir acheté. Vous me retenez, >3 mon fils; mais j'ai découvert votre afyle; je vais »> bientót vous punir de votre crime : j'en jure 3> par le prophéte ; le tranchant de mon cimeterre » vous anéantira plus promptement que 1'éclair j> ne perce la nuée ». Le malheureux Néangir, après avoir lu ces deux lertres, oü il ne comprenoir pas encore grand'chofe, demeura accablé de trifteffe. Après quelques réflexions, il entrevit qu'il éroit fils du feigneur qui écrivoit a Mohamed & a fa femme ; mais ilne favoit oü le trouver, & éroit bien perfuadé qu'il ne reverroit plus ceux qui avoient paifé jufqu'alors pour fes parens. Que mon père, s'écrioit-il, eft imprudent, d'avoir menacé fi-tot ceux qui prenoient foin de moi! II falloit venir me retirer de leur maifon, & ne pas leur faire une fi grande peur, qu'ils m'envoyaflent feul, fans afyle, &fans favoir ce que je deviendrois. Néangir, accablé de fes penfées, fortit pourfe difliper, & ne revint que lorfque la nuir fut entiérement tombée; étantprêt a rentrer, il vit a la clarté de la lune briller queique chofe fur le pas de fa porte; il ramaffa ce qu'il voyoit, & trouva une montre d'or enrichie des plus belles pierredes. II regardoit de routes parts, pout voit fi  III HlS'TOIRE elle n'apparrenoita perfonne; & fe trouvant feul,' il la mit dans fon fein avec la montre dargent qu'il avoit achetée le matin. Ce préfent que la fortune venoit de lui faire, calma un peu les inquiétudes que lui donnoit fa fituation; j'aurai, difoit-il, de ces bijoux, plus de mille fequins qui me ferviront jufqu'a ce que j'aie trouvé mes parens. Confolepar cette idee ,il fe coucha tranquillement après avoir mis fes deux montres fur 1'eftrade oü il fe préparoit a dormir. S'étant éveillé par hafard au milieu de la nuit, ilentendit une voix aufli douce qu'un timbre d'argent, qui fembloit fortir d'une des deux montres ( comme elle en fortoit en effet) qui dit: ma chère Aurore, ma chère fceur, vous a-t-on montée a minuit? Non, ma fidelie Argentine, répondit une autrevoix; Sc vous? Moi ? répondit la première, on m'a aufli oubliée; quel malheur, il eft une heure paffee, nous ne pourrons fortir que demain de notre prifon. Oui, dit la première voix, en cas que 1'on ne nous négligé pas encore comme aujourd'hui; nous n'avons plus affaire ici, dit Aurore, rendons - nous a notre deftinée : partons. Aufli-tót le jeune Néangir qui s'étoit levé a Tnoitié, furpris d'un femblable prodige, vit a la clarté de la lune les deux montres fauter par terre ,  des trois fils ü'Hali. iij rerre, & rouler hors de fa chambre par la chatc'.ère (ij. II ouvrit fa porte avec précipitation , courut après fur 1'efcalier fans pouvoir les atteindre, & elles pafsèrent par-deifous la porte de la rue. Le jeune homme voulut 1'ouvrir; mais elle étoit fermée a clef, il ne put y réuffir; il jugea bien a la vivacité des deux montres qui s'enfuyoient, qu'il appelleroit en vain pour fe faire ouvrit Sc pour les fuivre , & qu'elles étoient déja bien loin : il prit le parti de retourner fe coucher. Le lendemain, rous fes malheurs qui s'augmentoient a chaque moment, revinrent a fon imaginarion plus vivement que jamais. II fe voyoit fans parens, fans arms , fans bijoux Sc fans argent. Une efpèce de fureur s'empara de lui, il remit tout en défordre fon turban oü il avoit trouvé les deux lertres fatales qui avoient commencé a le défefpcrer; il mir fon poignatd a fa ceinture, Sc fortit avec précipitation pour CO Les Turcs aiment fort les chats, Sc il y a par confiqueiH des chattières dans leurs m'aifons pour les laiiler paffil; la raifon de leur arnitié pour ces animaux, eft que Mahomet en avoit un qui, s'étant uue fois endormi fur la manche de fa robe, & la prière étant venue, il aima mieux couper fa manche que de réveiller fon chat. Voye^ les Voyages de Tkeveno:. Tome XXXIF, H  116 HlSTOIRS courir chercher le marchand qui lui avoit vendü la montre d'argent. Néangir étant arrivé au Bazar, ne trouva pas d'abord le juif qu'il cherchoit. II demanda de fes jiouvelies dans la boutique oü il 1'avoit vu le jour précédent, & oü étoit aflis un homme d'une phyïïonomie fimple, & qui le regut avec douceur. 31 va revenir, dit eet homme a Néangir; il eft rnon frère, & chacun a notre tour nous gardons cette place, tandis que 1'autte va en ville faire nos affaires. Ah! quelles affaires? s'écria Néangir ; vous êtes le frère d'un trompeur qui m'a vendu hier une montre qui s'eft enfuie cette nuit; mais je le retrouverai, ou vous m'en répondrez , puifque vous êtes fon frère. Que dites-vous? dit le juif en préfence du peupie qui s'étoit affemblé. Une montre qui s'enfuit! li 1'on vous avoit vendu queique baril de liqueurs , vous pourriez avoir xaifon; mais pour une montre cela eft impoffible. C'eft ce que nous verrons chez le cadi, répondit Néangir. Dans eet inftant, il appercut le juif a qui U avoit affaire; &. fans lui donner le tems de 1'évitet, il le faifit, &c fit fes effbrts pour le conduire chez le juge. Le marchand eut beau rcfifter, la populace aida au jeune homme, & le marchand fut trahié dans la maifon du cadi. Pendant ce tumulte, celui que Néangit avoit  BES TROIS FILS D'HAtl.' IIJ trouvé dans Ia boutique, s'approcha de fon frère , & lui dit d'un ton alfez haut pour que le jeune homme 1'entendit: ah! mon frère , n'avouez rien, oü nous fommes perdus tous deux. Lorfque 1'on fur arrivé chez le cadi, & que 1'on eut écarté la populace a coups de baton ( i ), il écouta d'abord la plainte de Néangir, qui lui parur fort extraordinaire ; il interrogea enfuite le marchand juif qui, au lieu de répondre, leva les yeux au ciel, & s'évanouit. Le juge, fans 1'attendre, dit tranquillemenc au jeune homme, que fes difcours n'avoient aucune apparence, & qu'il alloit faire rem ener le marchand chez lui. Alors Néangir ne fe poftedant plus, je vais, dit-il, faire revenir eet homme de fon évanouifTement, Sc lui faire avouer la vérité : en difant ces mots, il tira fon poignard,' & en donna un coup fur la cuifTe du juif, qui jeta un cri percant. Vous voyez, dit le juif au cadi, que ce jeune homme eft un furieux, il a perdu la raifon^ je lui pardonne la blelTure qu'il m'a faire; mais de grace, feigneur, ordonnez que 1'on m'óte de fes mains. Dans ce moment le baffa pafta pat hafard devant la maifon du cadi; & ayant entendu un fi grand bruit, il entra pour s'informer de ce qui (i) C'eft la manière de fe faire faire place en Turquic, Hij  II(J HlSTOIRE le caufoic Quand il fut inftruit de ce qui s'étoit pafte, il regarda Néangir avec attention, & lui demanda avec douceur comment toutes ces chofes étoient poffibles. Seigneur, lui répondit Néangir je puis vous jurer qu'elles font vraies, & elles vous paroitront vraifemblables , quand vous faurez que j'ai été moi-même la vitlime des fecrets cabaliftiques de ces fortes de gens qu'il faudroit exterminer de delfus la terre : j'ai été moi-même changé en marmite & trois pieds pendant trois ans ,T'& je ne fuis redevenu homme, que lorfque mon couvercle a été entouré d'un turban. A peine Néangir eut-il achevé ces mots , que le balfa tranfportê de joie déchira fa robe, & dit, en embralfanr Néangir : ah! mon fils, mon cher fils, eft - il poffible que je vous retrouve ? Nc fortez vous pas de la maifon de Mohamed Sc de Zinëbi? ' Oui, feigneur, répondit Néangir, ce font eux quiont eufoin de moi dans mon malheur, & qui, par leurs ccmfeils & leur exemple m'ont rendu dans la fuite moins indigne de vous appartenir. ©ue béni foit le grand prophéte, reprir le balfa, qui me rend 1'un de mes fils dans le moment que f éfö'rs le moins Pefpérer. Vous favez, ajouta-t-il, en s'adreffant au cadi, que pendant les trois premières années de mon mariage, j'eus rrois fils de la belle Zambac a qui il n'y a que les houris  des trois f-ils d' H A l i. u? qui puiffent être comparées. Lorfqu'ils eurent atteint l age de trois ans, un fage derviche de ma connoiffance fit préfent a 1'ainé d'un tesbuch du plus beau corail (i), en lui difant: gardez ce tréfor, fuyez fidéle au prophéte, & vous ferez heureux. II donna au fecond , qui eft celui que vous voyez , une plaque de cuivre oü le nom de 1'envoyé de dieu étoit gravé en fepr langues dmerentes , & lui dit que le nom de 1'ami du ttcshaut vous couvre la tête ; que le turban, qui eft le figne des fidèles croyans, 1'accompagne roujours, cv vous jouirez d'une félicité parfai.re. Le même derviche donna au tioifième un bralfelet, qu'il lui mit lui-même a la main dtoite, &: il lui dit: que votre droite foit.pure, 5c-que votre gauche ne foit point tachée; con;<-, H H iii  Ili? HlSTOIRE tune ne tombat fur celui que vous voyez, je l'avois fait élever dans un lieu écarté, fous la garde du fidéle eunuque Gouloucou, tandis que j'étois a combatre contre les ennemis de notre loi. A mon retour, je n'ai plus retrouvé ni Gouloucou, ni mon fils. Jugez depuis ce tems quel a été mon défefpoir. 11 n'y a que quelques lunes que j'ai appris que ce fils fi cher étoir chez un particulier nommé Mohamed, & avec Zinebi fa femme. Je 1'avouerai, je les ai cru coupables de fon enlèvement. Apprenez-moi, mon fils, de quelle manièrè vous étiez tombé entre leurs mains. Seigneur , lui répondit le jeune homme , je ne puis me fouvenir des premières années de ma vie. Je vivois dans un chateau fur le bord de la met avec un vieil eunuque dont vous me rappellez le nom dans ce moment, J'avois environ douze ans, lotfqu'un jour qu'il me fit fortir pour me promener, nous trouvames un homme de la figure de ce juif que vous voyez, qui nous aborda en danfanr, & qui nous réjouit infiniment. Mais après cela, je ne fais de quelle manière cette aven^ ture m'arriva •, je fentis un étourdiifement qui me fit. perdre. entiérement la tête; je voulus y porter mes mains pour fentir ce que je devenois elles fe changèrent en une anfe; enfin, je fus roétamorphofé en marmite de cuivre. J'ignore fi mon conduéteur fut furpris de cette aventure ;  DES TROIS FILS ï' H A t I. I I 9 mais pour moi, je fais bien que j'en demeurai immobile d'éronnemenr. Je me fentis enlever au même inftant, & je connus que 1'on m'emportoit avec précipitation. Quelques jours après fur le foir , autant que je m'y pus connoïtre, celui qui m'avoit enlevé, me pofa a terre auprès d'une haie, & bientót je 1'entendis roiïfler auprès de moi. Je réfolus de me fauver de fes mains y Sc pour eet effer, je me gliffai du mieux que je pus au travers desépines, Sc jemarchai enviror» une heure. Vous ne fauriez concevoir, feigneur, comJ bien il eft embarraffant de marcher avec rrois pieds, principalement quand on a les jambes auffi roides que je les avois. A chaque pas que je voulois faire, un de mes pieds, s'il étoit devant , labouroit le fable, Sc s'il fe trouvoit derrière , il étoit pret a me faire romber fur le nez. Enfin , après bien de la peine , je fentis que j'étois arrivé dans un potager, Sc je me fauvai au travers des choux. Je réfolus de refter en eet endroit, Sc j'y, paffai une nuit affez tranquille. Le lendemain, au lever de 1'aurore , je m'appercus que l>on marchoit auprès de moi; je fentis que 1'on me foulevoit & que 1'on m'examinoit de tous cótés. J'entendis enfuitela voix d'un homme qui s'approchoit, Sc qui appeloit une femme du nom de Zinebi. Ah! répondit-elle en m'emporr Hiv  120 HlSTOIRH tant : Mahomed, mon cher feigneur , je viens de trouver dans notre jardin ia plus belle marmitte du monde. Mohamed, que j'appris par la. être le mari de Zinebi, me prit entre fes mains, & me parut très-conrent de moi. Cela me fit plaifir ; on aime toujours a plaire quand on ne feroit qu'une matmite. Dès ce moment,ces bonnes gens me mirent en ufage après m'avoir donné la fatisfa&ion de me bien remplir. J'étois devenu gourmand dès 1'inftant de ma métamorphofe. . Zinebi, felon ce que j'ai connu depuis, n'avoit alors que vingt deux ans, & avoit de la beauté. Si je lui étois urile, de foncbté elle avoit de moi un foin tout parriculier. C'étoit une grande douceur pour moi d'êrre écumé rous les matins par une femme aufli aimable qu'étoit celle de Mohamed. Au furplus, le tems de ma métamorphofe aura peut-être éré ( excepté 1'honneur que j'aurai d'être votre fils) le rems le plus heureux de ma vie. Je ne travaillois point; je ne penfois pas a grand'chofe. Combien y a- t-il d'honnêtes gens qui n'en font pas davantige pendant tout le tems qu'ils font au monde, 6c qui font très-conrens d euxmêmes ? J'ai mené ainfi pendanr trois ans une vie fort douce avec ces bons mufulmans. Après ce tems, il arriva un matin que Zinebi m'ayant rempli d'un grand filet de bceuf qu'elle  des trois fils d'Hali. iii avoit aflaifonoé, & que m'ayant mis fut un feu modéré, elle eut peur que fon ragout ne s'évaporat. Elle ne trouva rien autre chofe pour entourer mon couvercle que le tui ban de fon mari; elle s'en fervitpour eet ufage, & elle forrit aufli-iot en fermant fa porte après elle. Dès qu'elle fut parrie, le feu qui ne m'avoit point incommodé jufqu'alors, commenca a. me bruler la plante des pieds. Je mereculai avec bien plus de facilité que je n'avois fait trois ans auparavant, quand je m'étois fauvé dans le jardin de Mohamed; je fenris que je grandilfois en un moment-.enfin, je me vis redevenir homme. Après 1'heure de la troifième prière, Mohamed & Zinebi rentrèrent. Quel fut leur étonnement .de ne plus trouver leur marmite, & de voir un jeune homme qui leur étoit inconnu? Je les inftruifis de ce que j'étois, & je leur contai l'hiftoire de ma métamorphofe, ï laquelle ils ne vouloient poiat d'abord ajouter foi \ mais ayant pris a part Zinebi, je lui rappelai quelques particularités dont je pouvois feul avoir été témoin. Vous fouvenez-vous, lui dis-je, qu'un jour .que votre mari étoit forti, j'.avois entendu que vous vous étiez plus parée qu'a i'ordinaire, & qu'il vint un jeune homme que je vous entendis nommer Acanzel, a qui vous dites de ne rien eramdre, & que Mohamed ne reviendroit point de tout le jour.  111 HlSTOIRE Que vous Ie fit.es afleoir auprès de vous & (i Zinebi fut afTurée que je difois vrai. II ne fcrviroit de rien, me dit-elle tour bas, de parler de cela a mon mari; je vais Pafmrér que vous ne nous trompez point. Elle paria a fon tour en particulier a Mohamed, qui vint m'embrafler, me nomma Néangir, &c me dit que j'étois fon fils. II m'a en effet traité pendant deux ans avec autant de bonté, que s'il m'eut donné la naiffance, jufqu'au tems que lui & fa femme m'ont envoyé en cette ville. Je vous ai dit, mefleigneurs, ce qui m'eft arrivé depuis, & voici les deux lettres que j'ai trouvées; voyez fi elles vous aflureront mienx encore de la fidélité de mes difcours. Tandis que Néangir faifoit fon récit, on avoit vu avec étonnement, que le fang qui fortoit de la bleffure du juif s'étoit arrêté ; & dans ce moment on vit paroitre a la porte du divan, une jeune perfonne que fon habillement fit connoitre pour une juive. Elle paroifloit d'environ vingtdeux ans, & toute charmante , malgré le défordre oü elle étoit. Sa coiffure étoit entièrement dérangée, fes cheveux tomboient pargroffes boucles fur fes épaules & fur fa gorge, qui étoit plus qu'd (1) L'Editeur eft au défefpoir de ne point rapporter ce ;.o.'- "--v 5fir» >{,:'':. t?>rn.r.0(ió,«tiov Hiftoire des trois juifs jumeaux. Nous fomrnes tous trois jumeaux, fils du célèbre Nathan Ben-Sadi, & de la fage Diznra : notre père nomma 1'ainé de nous rrois Izif, le fecond. Izouf, Sc moi qui fuis le dernier Izaf.  des TROIS FILS d'HaII. IZJ II nous inftruifit des notre enfance des plus profonds fecrets de la cabale ; & il trouva en nous un génie également porré a ces connoilfances, dans lefquelles je puis dire que nous l'emportons fur tous Ls autres Chaldéens. Comme nous fommes nés fous la même confteliation Sc" dans la conjoncHon des mêmes planertes, non-feulemenr notre efprit Sc nos inclinations font entièrerhent femblables; mais la nature a mis entre nous une fimpaihie fi extraordinaire , que lorfqu'il arrivé a 1'un de nous queique bonheur, il fe répand fur les deux autres; quand 1'un de nous elf èxpoTé a queique infortune, le même malheur arrivé en même tems a fes deux frères; Sc fi 1'un eft blefte, nous le fommes tous trois, comme vous le voyez , dans le même inftant Sc de la même manière, quand nous ferions éloignés de plus de mille lieues 1'un de 1'aurre. Enforte donc , dit le cadi , en interrompant Izaf, que fi quelqu'un de vous étoic brülé ou pendu , les deux autres fe trouveroient avoir le /néme fort fans qu'il en coutar de bois ni de corde davantage? Seigneur, lui répondit Izaf, nous n'av >ns pas encore pouifé 1'expéiience jufques-la; mais je fuis perfuadc que cela arri/eroit fans difficulté. Je fuis bien aife, dit Ie juge, de favoir cette patcicularité : continuez votre hiftoire.  H I S I O U ï Nous avions perdu notre mère dès notre enfance, pourfuivir Izaf; & lorfque nous eumes atteint lage de quinze ans, notre père fut attaqué d'une maladie dangereufe, a laquelle ni les remèdesordinaires,nifesfecrets nepurentapporter aucun foulagement. Sentant approcher la mort, il nous appela auprès de lui. Mes enfans, nous dit-il, je ne vous laifferai point de grands tréfors; mes richelfes ne confiftent que dans les fecrets dont je vous ai déja fait part. Vous. pofledez plufieurs pierres conftellées, & vous favez en former vous-mêmes de plus puiftantes; mais il vous manque les trois anneaux des filles de Siroco j tachez de les avoir; mais prenez garde en voyant la beauté de ces trois jeunes perfonnes, que 1'amour ne vous blelfe pour elles; ces jeunes beautés font d'une religion différente de la votre; elles font deftinées aux trois fils du baffa de la mer; vous ne pouvez être unis avec elles; fi elles vous infpirent de 1'amour, vous ferez les plus malheureux de rous les hommes. Pour vous garantir de 1'infortune qui vous menace, Ia fille du rabin Moïsès pofséde le livre des fecrets que fon père a tracés lui-même avec Pencre qui a écrit le Talmuld : vous favez qu'elle aime Izaf: elle a plus de pouvoir que vous; confervez fon amitié , & ayez recours a elle. A peine Nathan-Ben-Sadi eut-il achevé ces  DES TROIS FILS d'HaLI." Ii/ paroles qu'il expira , Sc nous laiffa dans une impatience mortelle de poneder les trois talifmans des filles de Siroco. Nous nous informames de fa demeure, Sc nous apprïmes qu'après la fameufe baraille de Lepanthe, oü on 1'avoit crut mort, il s'étoit fauvé, Sc qu'il fe tenoit caché dans une maifon écartée, craignant de payer de fa tête le malheur arrivéal'armée navale du grand feigneur. Nous apprïmes en même tems que fes trois filles étoient trois prodiges de beauté ; que 1'ainée fe nommoit Aurore, la feconde Argentine Sc la troifième Zelide. Le baffa & fon fils , entendant ces noms, firent un mouvement de furprife ; mais ils ne voulurent pas interrompre Izaf. Nous primes le parti, continua le juif, de nous déguifer en marchands étrangers pour approcher de ces trois jeunes perfonnes. Nous eümes a. crédit les bijoux les plus précieux & les plus dignes de leur plaire; Sc fous prérexte de leut en vendre quelques-uns, nous fümes introduits auprès d'elles par un efclave a. qui nous fitnes un préfent affez confidérable. A leur afpeót, nous ne pünaes évitet 1'écueil dont Nathan-Ben- Sadi nous avoit tant recommandé de nous garder. Eh! qui auroit pu réfifter aux attraits qui s'offrirent alors a nos regards? Les trois fceurs étoient aflifes enfemble fut un  Il§ HISTOIÏtE 'divan ; & il fembloit que leurs charmes différens fe prêraflent un mutuel fecours. L'incomparable Aurore avoit une fimarre de moiré d'or ornée des pierres les plus belles. Argennne étoit blonde & portoit une robe de drap d'argenr. La jeune Zelide qui me frappa plus que les autres, quoiqüeile füt encore dans 1'enfance, étoit parée d'un habillement de toile de perfe du meilleur goüt. Quand il n'y auroit eu aucune fympathie entre mes frères &c moi, nous aurions été tous trois remplis d'amour dès le même inftant. Parmi les chofes cuneufes que j'avois prifes fur moi, j'avois porté un flacon rempli d'un élixir, dont la vertu étoit de faire naitre un amour parfait entre une femme & un homme, aufli-rot Oju'ils en auroient bu 1'un & 1'autre. C'étoit un préfent de la belle Sumi, dont elle avoit fait ufage pour moi, & dont je n'avois pas voulu me fervir pour elle. Je monrrois cette liqueur aux trois belles qui chcififlbient parmi nos bijoux ce qui leur plaifoit le plus, & j'avois pris une taffe de criftal pour leur en verfer & les engager a en boire, lorfque Zelide , entre les mains de qui j'avois mis le flacon , jèta les yeux fur un papier donril étoit enveloppé, & s'écria : Ah ! perfides, quelles font les paroles que je lis. Ne goüu%_ de ceitc liqueur quavsc celui qui vous ejl defiiné pour époux : tout autre ne vent que vous feduire. Je portai mes regard s  T)HS TROIS FItS d'HaI i;' lig? gards fur ce papier Sc je reconnus 1'écriture de Sumi. Cependant mes deux frères avoient déja troqué avec Aurore & Argentine qtieiques unesde leur» marchandifes contre les deux anneaux qu'ellës avoient a leur doigt, Sc qui étoient le premierobjet de nos défirs. Dès que les deux fceurs de Zelide furent privées de leurs bagues, nous fümes» dans le dernier étonnement de voir a leur place une montre d'or & une montre d'argent, les plug belles que 1'on put trouver. La vieille efclave qui nous avoit introduits, revint dans ce moment , fuivie d'un eunuque noit, & nous anonga le père de Zelide. Nous devïnmes tremblans de frayeur. Mes deux frères prirenr 1'un Ia montre d'argent, 1'autre , la montre d'or qu'ils cachèrent dans leur fein. La vieille efclave, éronnée de ne plus trouver deux de fes maitreffes, arracha le flacon des mains de Zelide qui s'étoit évanouie y Sc tandis que 1'eunuque Sc elle ne favoient quel parti prendre ; nous nous fauvames le plus promptement qu'il Jious fut poflible. Nous n'osames revenir dans la maifon oü nous logions; nous nous retirames chez Sumi que je trouvai toute en larmes, dans la crainte de ne nous plus tevoir. Qu'avez-vous fait, malheureux, nous dit-elle ? eft ce ainfi que vous avez fuivi les fpnfeils de Na'than-Ben-Sadi? Engagée .par un. Tomé XXXlKt \  SJp H I S T O I B. E rjreffentiment fingulier, j'ai confulcé ce marin le livre des fecrets, & j'ai va que dans eet inftant vous abandonniez votre cceur a la paffion funefte qui doit vous perdre. Ne croyez pas que je 1'endure. C'eft moi qui ai écrit a Zelide Ia lettre qui ]'a> empêchée de boire de votre elixir d'amour jiatfait. Et vous, ajouta-relle en s'adreffant a mes deux frères, vous neconnoiffez pas encore leprix du vol que vous avez fait en enlevant les deux montres que vous avez. Vous le faurez en lifant dans ce livre; mais n'efpérez pas jouir de vos conquêtes : la connoiflance que vous allez avoir ne fervira qu'a vous rendre plus malheureux. . Sumi nous préfenta en effet le livre de Moïsès, £c nous y trouvames ces paroles : Si la clefd'or .<& la clef d'argent montent les deux montres a. minuit 3 elles reprendront leur état pendant toute la ptemière heure du jour. Elles feront toujours en Iq. garde d'une femme, &. reviendront toujours a elle ; c.ejl la fille dé Móises qui ejl dejlinée a les garder. Mes deux frères furent très-furpris Sc extrêmement irrités de ces paroles. Puifque nous y r fommes forcés, dirent-ils a la fille de Moïsèsen Jui donnant les deux montres, reftez en poffeflior» ' du tréfor qui nous appartient : du moins vous n'aurez pas non plus qu'elles, le talifman que nous leur avons eidevé. Ils fortirent avec dépit en prpnongant ces mots_: pour. moi, je demeuraï  DES TfcOIS fils d'HalI. ijl «uiprès de Sumi; & nous attendimes la nuit avec impatience, afin de voir la fuite de cette avenfure. Lorfque la nuit fut avancée 3 Sutni rnonta ellef* rnême les deux montres, & a minuit nous vimes reparóïrre la belle Aurore & fa fceur. La fille de Moïsès fut étonnée de 1'éclat de leur beauté. Ces deux jeunes perfonnes fembloient fortir des bras dü fommeil. Elles parurent furprifes Sc inquiètes de fe trouver dans un lieu qui leur étoit inconu j Sc lorfque Sumi leur eut appris toute 1'horreur de leur deftinée , elles s'embrafsèrent en verfant url torren: de larmesi La belle Sumi les confola e# leur ptohiertant de ne les point abandonner, les* alfuranc que le bonheur le plus parfait fuccéderoié' a leur infortune. Dès qu'une heure fut fonnéej elle» ±edevinrenr montres. Je palfai le refte de la nuit chez la fille de Moïsès ; Sc lorfque le jour parut, je fentis dans .mon cceur des mouvemens extraordinaires. Mon ame fe rempliffoit de fureur & de crainte; un pou-; ;voir inconnu m'entrainoit malgré moi, Sc me fé* paroit de Sumi. Ah! m'écriai-je, je fens que 1'on *onduit un de mes frères en prifon : adieu, trop aimable Sumi , il faut que je le fuive. Je fortis en effet, & je rencontrai Izaf tout éffrayé, qui me dit qu'il fentoit les mêmes alarrnes que moi, Sc que fans doute on avoitxfr Mi  jij! HlSTOIRE connu Izouf pour un de ceux qui avoient été chez "Suoco, 11 me vint fur le champ dans 1'idée un moven de délivrer mon frère. Je dis a ïzif de courir après lui, & de tacher de lui donner un fabre pour fe défdndre , Sc moi j'entrai dans un JBagne que je trouvai en chemin, & oü je favois que plufieurs archers fe raffembloient tous les jours pour boire du vin. J'avois de 1'argent, Sc je propofai a neuf ou dix de ces gens de leur donner a chacun deux fequins, s'ils vouloient fourhir que je lesbattilfe a mon gré.Les archers font extraordinairement avares, & fouffriroient tout pour de 1'argent. lis arceptèrenr ma propofirion avec plaifir , Sc recurent leur paiemenr d'avance. Auffitót je commengai a fondre fur eux avec un fabre que le maitre du Bagne me prèta, Sc tandis que j'accablois de coups ces gens que j'avois payés pour cela , la même chofe arrivoir, par fympathie, a mes deux frères, avec ceux a qui ils n'avoient rien donné; je fords vainqueur d'entre les mains des archers qui m'environnoient, Sc je rrouvai en chemin mes deux frères qui avoient eu, toujours par fympathie, le même bonheur avec ceux qui vouloient les conduite au cachor. Après être échappés de ce danger, Sc que 1'on m'eüt beaucoup félicité fut le fecret que j'avois trouvé , nous crümes ne devoir pas refter a. Conftantinople : SC ians dire adieu a Sumi, nous fommss de la ville»  i>es TROIS fus d'HaII. 15 5 • Le lendemain, nons apprïmes que 1'on avoic dérruit norre maifon, & piilé tour ce que nous poffédions. Cela nous chagrina inriniment; mais vous jugez bien, meffeigneurs, que nous n'eümes garde dallet nous en plaindre. 11 ne nous reftoic que ce que nous portions fur nous de bijoux & de marchandifes , & les deux bagues des filles de Siroco. Nous réfolümes de nous féparet pout n'être pas fi facilement reconnus, Sc de mener une vie errante. Quelques jours après je me trouvai fut le botd de la mer aux environs de Conftantinople; je vis un vieil eunuque afïis a la porte d'un chateau qui paroiffoit ifolé ; je m'approchai de lui. II vouloit d'abord m'éviter, mais avec quelques bijoux donc je lui fis préfent, je i'apprivoilai de manière qu'il me permit de m'affeoit auprès de lui, Sc il lia luimême la converfation. II me dit qu'il étoit auprès. d'un jeune feigneur, fils duBaffa de la mer-. Il me dit que depuis long-tems le Bafla étoit abfent pouc la guerre que 1'on avoit alors contre les chrériens.' 11 me paria du talifman que fon élève pofledoir, Sc dont je connoilfois la verra. 11 m'inftuifit que ce jeane homme étoit deftinc dès fon enfance, ainfi qae deux frères qu'il avoit, a époufet les filles Siroco, dont il me raconta 1'aventure que je favois mieux que lui. A fon difcours, tout 1'amour que le premier moment avoir fait naitre 1 iij  ''ƒ4 Histoire dans mon cceur pour Zelide, fe ralluma Sc m'enflamma de jaloufie : Quoi! dis-je en moi-même, c'eft peut-être eet enfant qui lui eft deftiné; c'eft peut-être avec lui que Zelide doit boire de 1 elixir d'amour patfait. II faut rompre un projet auffi fu« fiefte pour moi. Je réfolus d'enlever le fils du Baffa, & pour réuffir dans ce deffèin , il me vint dans 1'efprit de contrefaire 1'infenfé, Je commencai a chanter & a faurer de toute ma force. Je propofai a. 1'eunuque de faire venir fon élève, & je 1'affurai que je Ie divertirois infiniment. Le vieil efclave alla chercher le fils du Baffa, & je continuai de danfer devant lui, Le jeune homme fe réjouiffbit de voir les rours que je faifois, &l'eunuqiterioit de toute fa force. Jelui propofai,ainfi qu'au jeunehomme, de leur apprendre 1'exercice que je faifois, ils y confentirent -y 1'eunuque fut bientbt fi fatigué, qu'il fut obligé de ceffer; Sc le jeune homme étoit tout en eau. Je demandai a 1'efclave qu'il allat chercher de quoi boire; Sc randis qu'il étoit rentré, je profitai de cette circonftance pour confeiller au jeune homme d'óter la toile de fon turban, qui lui chargeoit trop la tête. Il fuivit mon avis , Set aulu-tbtilfut changé en une marmite dont je me faifis, Sc que j'emportai en courant fi vite, que 1'eunuque qui reffbrtit a 1'inftant ne put ro'atteindr?. Je vis de loin que le vieil efclave.défef-  BES TROIS FILS »' H A L I. tjf péfé de ne plus revoir fon élève, fe prccipita dans la mer, d'oü je ne me donnai pas la peine de 1'aller retirer. Dans eet endroit le Baffa interrompit le juif pour s 'écrier: Ah! fage Derviche, vous aviez bieri raifon, dès que la plaque de cuiVre n'a plus été accompagnée du figne des fidèles croyans, mon fils n'a plus été. Et vous, malheureux, continua le le BafTa en s'adreffant a. Izaf, voyez ce jeune homme, n'eft-ce pas lui dont votre malice a caufé le malheur ? Je crois le reconnoitre, dit Izaf; mais puifqu'il a repris fa première forme, je ne fuis plus li coupable que je eroyois 1'êrrc. Je marchaï pendant quelques jours, continua le juif, avec le burin que j'emportois, Sc je m'éloignois de Conftantinople , lorfqu'un foir je me trouvai accablé de laffirude, quoique je n'euffe pas fait pendant la journée un chemin fort confidérable. Je me fentois le corps froiffé comme fi j'euffe reen plufieurs coups. Je me couchai fur l'herbe auprès. d'un jardin, après avoir mis ma marmite auprès de moi, Sc je m'endormis. Mon fommeil fuc troublé pat mille inquiétudes. Tantbt je fentois la gaieté fe répandre dans mon ame, quelquefois la Crainte s'en empatoit; un moment après fuccédoit la trifteffe. Enfin a mon réveil je ne vis' •plus ma marmite auprès de moi; je me trouvai e» I iy  Ij pour avoir touché du lard d'un animal impury en fétrijjane la galette de l'efclave chrét'ienne; ell& teftetg. ainfi jufqu'a ce que le dernier de la race fes chevenx étoient noirs, fes yeux extrèmement .vifs, & fon vifage étoit animé des plus belles Tornt XXXlFy £  l6i HlSTOlRB couleurs. L'autre, qui paroifloit au plus de quinzQ ans, étoit blond, avoit les yeux bleus j le teint d'une blancheur extréme, mèlé du plus bel in-! carnar du monde : enfin il avoit autant de charmes cjue pourroir en avoir la plus belle fille. Ils fe préfentèrent d'un air timide, & fei-; gnirent de s'être égarés. Us dirent que la nuic qui les avoit furpris , les avoit obligés de fe réfugier dans notre maifon. Nos parens trem-: blèrent d'abord dans la crainte que nos conducteurs ne fuflent irrités de ce que deux hommes avoient paru devant nous. Cependant ma mère i charméede leur air, & touchée de la fituation ou ils paroifloient, confentit a leur donner retraite.' Si la vue de ces deux jeunes étrangers avoit touché nos parens, nous avouerons que nous en fümes enchantées. On devoit nous emmener le lendemain, & notre départ, qui nous plaifoit auparavant, dans 1'efpérance de parvenir au rang des fultanes , parut a nos yeux dans ce moment le plus effroyable fupplice : nos foupirs s'échappoient malgré neus, & 1'amour le plus violenS étoit déja entré dans notre cceur. La nuit vint : j'étois couchée auprès de Te-! zile. Entiérement occupées de ces jeunes étrangers , nous n'avions pu nous Cndormir; j'entendis parler bas a mon oreille : je penfai m'écrier; mais le jour qui commen^oit a naitre me fit voir le plu»  DES trois HLS d'HaU. \6} ftühè des deux étrangers, qui étoit afïis prés de moi, tandis que fon compagnon étoit auprès de Tézile. Ne faites pas de bruit, belle Dély ( me dit le jeune homme en me prenant Ia main) ne perdez pas un prince qui ne connoït 1'amour que depuis deux jours, & qui ne le connoït que par vous. Comme dès notre enfance , on nous avoic deftinées au fultan, je n'avois jamais appergu d'homme que mon père; je demeurai mtiette d'étonnement & de crainre. Le jeune homme me foaifatendrement la main que je n'eus pas la force de retirer d'entre les hennes. II m'apprit qu'il fe nommoit le prince Délicat, & qu'il étoit le fils du roi de Xüe de Marbre Noir, fituée au milieu de la mer noire; que c'étoit cette ile inconnue jufqu'alors a 1'Europe & a 1'Afie, qui avoit donné a ce grand lac le nom de mer de Marmora. Il me dit que le jeune homme qui 1'accompagnoit éroit un des plus riches feigneurs de ce pays-la, &c qu'il poffédoit des fecrets qui le merroienr au* deflus des rois. Le prince Délicat ajouta qu'il s'étoit fauvé du royaume de fon père, paree qu'on vouloit le marier avec une princeffe de fes parentes , fpituelle , jeune & d'une beauté fans égale, mais qui avoit un ceil un tant foit peu moins grand que l'autre. I Vous ne fauriez croire, mefleigneurs, com- Lij  l ó'4 H I S T O t R '« bien je fus flattée de la conquêre que j'avois fake? £ la délicatelfe de mon amant me charma plus que fon rang & fa naiftance. Je tournai languiffamment mes yeux vers lui pour qu'il vit que je les avois parfaitement égaux : a ce regard, il penfa perdre la raifon. Je vis fes yeux s'égarer : prêt a tomber de foibleffe , il fe pencha fur 1'eftrade ou j'étois couchée : je penfai mourir de frayeur qu'il ne s'évanouit. Je n'étois couverte que d'une peau de tigre que mon père avoit tué a la chalfe, &C dont il m'avoit fait préfent: le défordre oü j'étois ne me permettoit pas de me lever. Tézile mit une robe , & vint a fon fecours avec Thélamir; Lorfqu'il revint a lui, 1'état oü je me trouvai va-: loit plus que le plus tendre aveu que j'aurois pu faire; je m'érois levée a moitié pour foutenir fa tète , qui étoit tombée fur mon fein ; & ma fceur, tremblant que 1'on ne nous furprït en eet état, eut de la peine a 1'arracher d'entre mes bras. Nous reprimes bientbt notre raifon; mais elle ne revint que pour nous allarmer. Qu'allons-nous devenir , lui dis - je en foupirant? C'eft aujourd'hui même que nous devons partir ma fceur Sc moi pour Conftantinople; vous favez a qui nous fommes deftinées : nous ne nous fommes vus que pour un moment; nous ne nous fommes aimés que pour être féparés a jamais 1'un de l'autre. Efpérons naieux, dit Thélamir : nous vou*  BES trois rus d' H A L i. ï6 5 fuivrons; & la diftance qu'il y a d'ici jufqu'au féjour oü 1'on veut vous conduite, eftatfez grande pour que nous ayions le tems de prévenir le malheur qui nous menace. Si pendant votre route,' vos conducteurs ne me permettent pas de vous voir, je rrouverai des moyens pour que le prince Délicat puifle vous entretenir de fa paiTion, Sc pour parler de mon amour a 1'adorable Tézile. J'allois lui demander quels étoient les moyens dont il parloit, lorfque nous entendhnes du bruit; nos deux jeunes amans n'eurent que le tems de nous baifer la main, Sc fe fauvèrent. C'étoit nos conduóteurs qui venoiënt nous chercher.Après avoir embralfé nos parens pour la dernière fois, nous trouvames une caravane compofée de plufieurs chameaux qui portoient chacun deux grandes loges de bois a leurs cbtés (i). On nous fit entrer ma fceur Sc moi dans une de ces loges oü 1'on voyoit le jour par une fenêtre qui étoit au haut, Sc oü 1'on pouvoit s'affeoir Sc fe coucher commodément. Nous marchames pendant quelques jouts J trines Sc inquiétes de favoir ce que nos amans étoient devenus. Je parlois fans cefle a ma fceur T ( i ) C'eft la faeon de faire voyager les femmes dans ces pays. II y a une loge attachéc a chaque cóté du bar. dun chameau. Cette loge eft meublée, & on donne a celles qui y font enfermécs tout ce qui leur eft ncceflaire.  rGG Histoirë du prince Déücat, & elle ne m'entrerenoit que tre fon cher Thélamir. Enfin , un matin je vis par la fenêrre qui éroit au-deflus de notre loge , une jeune perionne avec des habirs femblables aux vótres , qui m'appela par mon nom. Je me levat avec tranfporr, & je reconnus le prince Délicat qui étoit ainfi déguifé. II m'apprit que Thélamir 1'avoit habillé de cette manière, & qu'il avoit fuppofé c:re un marchand d'efclaves , qui en avoit une d'une beauté parfaite dont il vouloic faire préfenr aa fultan. Thélamir ( nous dit le prince ) a loué une cailfe fur le même chameau dü 1'on vousamife,&m'y aenfermé; je fuis venu a bout dé lever le roit de ma loge, & je fuis nïonfé jufqu'a votre fenêtre par-delfus le bat du chameau. Nous fümes enchantées de ce ftratagême ; mais notre converfation ne put pas durer Fc ngte'ms : nous entendimes nos condufteurs qui accouroient en criant, paree que Délicat ne faifant plus le contrepoids dans facabane, toutl'équipage alloit tomberde norre ebté. II rentra dans fa loge dont il remit la couverture, & rout fut appaifé. Thélamir qui s'étoit aifocié avec les marchands qui nous conduifoient , n'ofoit entrer dans la cabane de fon efclave prérendu , de peur de fe rendre fnfpecr., & il ne pouvoir nous parler ; mais le jeune prince exprimoit & ma Fceur  des trois FItS d'Hali, 167 fes tendres feminiens de fon ami, d'une manière fi rouchante, que fon amour pour lui s'augmentoir rous les jours. Ce n'étoit pas affez de nous voir & de nous parler; nous approchions de Conftantinople : il s'agifloit de fortir de Tefpèce d'efclavage oü nous étions. Un jour Délicat nous apprit que Thélamir avoit trouvé fur le chemin un bon Derviche a qui il avoir fait croire que nous étions fes foeurs qu'on lui enlevoir malgré lui, & qu'il avoit demande un afyle pour nous , en cas qu'il put nous arracher des mains de nos raviffeurs; que le Derviche y avoit confenti; qu'ainfi, lorfque le foir nos conducteurs feroient endormis, nous n'aurions qu'a fortir par le toit de notre cabane Sc venir avec lui. En effet, avec 1'aide de mon amant, nous levames le haut de la caiffe oü nous étions, Sc au commencement de Ia nuit Thélamir ouvrit celle de Délicat dans laquelle nous étions defcendues • nous fommes & laifsames le chameau ; Sc ceux qui le conduifoient, achever leur voyage. Thélamir nous fervit de guide. Nous rerournanies fur nos pas, Sc après avoir marché queique tems par des chemins inconnus a rout Ie monde , nous arrivames a la retraite du Derviche dont Délicat nous avoit parlé; il nous attendoit: Thélamir lui avoit donné de 1'argenr. Nous trou- L.iv.  HlSTOIRE varaesun grandrepas préparé. Nous nous dédommageames de l'ennui que nous avions fouffert fuc Je chameau : nous reflentions le plaifir detre réunis dans un endroit qui n'étoir pas fomptueux mais il étoit ignoré de tont 1'univers. Thélamir qui n'avoit pas vu Tézile depuis le tems que nous étions parties, étoit le plus empreifé. Pour moi, je me livrai a toute ma gaïté» Je remarquai que le bon Derviche fe prenoit d'amour pour ma fceur Sc pour moi 5 je 1'engageai a boire du vin & des liqueurs, afin de 1'enflammer encore.Tézile chanta quelques chanfons qui pensèrent le mettre hors de lui, & je lui fis , pour me réjouir, des carefies dont mon cher Délicat ne put s'empêcher de me faire de tendres reproches. Nous pafsames la nuit dans ces plaifirs ; & le lendemain le Derviche enchanté de nous, nous fit préfentd'un eunuque pour nous fervir, & nous dit qu'il vouloir nous rendre les plus belles perfonnes de 1'univers. Allons enfemble, nous dit-il, dans un Caravanferail qui n'ell pas éloigné d'ici, vous y trouverez deux juifs qui poffédent des tréfors ineftimables qu'ils ont volés, fongeza vous en emparer. Thélamir nous confeüla de proflter de fes avis; & nous allames dans le Caravanferail oi) Ie Derviche nous conduifit, Nous y trouvanibs quelques  dbs trois nis d'Hali. i6"9 rnarchands qui s'y étoient retirés: nous fümes bien recus, & nous nous mimes a table avec eux. Nous ne fümes pas long tems fans voir paroitre les deux hommes que le Derviche nous avoit dépeints. Ma fceur en fit placer un a. cbté d'elle, 8c je fis mettre fon compagnon auprès de moi. Le Derviche nous avoit dit, fans que nous puffions favoir ce que cela fignifioir, que leur frère avoit danfé j nous les fitnes danfer aufli : ils peuvent fe vanter de s'être bien divertis ce jourla ; nous les mimes en tel état que nous leur emporrames facilement rout ce qu'ils avoient, 8c nous les abandonnames a leur deftin. Lorfque nous les eümes quittés, Tézile fembla au prince, a Thélamir & a moi cenr fois plus belle qu'elle n'étoit auparavanr , & je parus de même a leurs yeux. Thélamir qui connoiflbit mille fecrets , nous félicitafurie tréfor que nous avions acquis, fans nous dire quel il étoit. Siroco, en eer endroit, dit tout bas au Bafla , il n'en faut point douter, elles ont les talifmans de beauté que les juifs avoient pris a. mes deux filles : le Bafla lui fit figne qu'il en étoit perfuadéj mais il ne voulur pas interrompre Dély. Quöiqüe Délicat, continua-t-elle , fut plus charmé que jamais de mes appas, il défaprouvoit Lentreprife que nous avions faite; il ne voulut  17° HlSTOIRE plus retourner chez le Derviche, Sc nous fit embarquer pourl'ile de Marbre Noir. 11 n'eft pas étonnant que cette ile foit inconnue a rout 1'univers; les rochers plus noirs que du jais dont elle eft entourée, répandent aux environs une obfcurité effrayante qui ne permet pas d'y aborder: nos matelots ne fe connoiftbient plas; Sc quoique nous en euffions été prévenues, nous fümes épouvantées nous-mêmes delanuitounous nous trouvions; cependant Thélamir guida notre pilote, Sc nous arrivames fans danger. A notre abord, nous trouvames un pays charmant. Le jour le plus pur faifoit briller la verdure; les arbres les plus beaux, Sc que 1'on ne voit dans aucun autre endroit du monde , élevoient leur cime a perte de vue ; les ruiffeaux dont 1'eau s'étoit filtrée au rravers des marbres , rouloient leurs ondes plus claires que le criftal fur un gravier de mille couleurs différentes. Les habitans reconnurenr leur prince, qui avoit repris fes habits d'homme, & vinrent en foule au-devant de nous ; mais ils nous apprirent que le roi étoit plus irrité que jamais contre fon fils Délicat , de ce qu'il ne vouloit pas épouler la princelfe Okimpare ( c'étoit le nom de fa eoufine) Sc de ce qu'il s'étoit échappé fans permiflion. On ne lui confeilla pas d'aller a la capitale de  des trois fils d' H a l i.' i7i Fempire, de peur qu'il n'éprouvat toute 1'indi-, gnation de fon père. Ce n'étoit point 1'ambition qui me guidoic; I j '-aimois mon cher prince pour lui-même; j'aurois J cependant été ravie d'être dans une cour que je mé i figurois brillante, & de m'y voir en état de do3} nliner. Nous fuivimes les avis les plus fages, Sc i nous nous retirames dans un chateau que Thélat mir avoit dans un endroit écarté au milieu d'une 1. vafte forêr. Ce palais pouvoit s'appeler un féjour enchante , 1 il éroit bati d'un marbre fi poli, que les fleurs | des jardins, les fontaines & les autres objets dont j il étoit environné, paroiiroient dans les murs comme dans un miroir. Les appartemens étoient d'une étendue immenfe Sc parés de meubles les plus précieux. 11 y avoit fur-tout un petit appartement meublé de taffetas jaune Sc argent que je me AéÊtiüii paree que comme j'ai les cheveux noirs, il me convenoit a ravir. Nous avions ma fceur &C moi plufieurs femmes de£ plus belles qui nous fervoient, Sc nous changions de robes rous les jours. Rien n'étoit comparable a notre félicité: hélas! que n'a-r-elle été plas durable ? Toute mon ame éroit a mon cher Délicat qui de fon ebté m'aimoit a Ia folie. Mais ma fceur qui lefhttoit aufli (non feulement paree qu'il devoit  172 HlSTOlRB être roi) donnoit fouvent des jaloufies affreufes' a Thélamir. Nos plus beaux jours étoient troublés par des explications pleines de tendres reproches, dont cependanr les larmes de Tézile triomphoient toujours. Au milieu des plaifirs dont nous jouiflions nous apprïmes que le roi étoit dangereufement malade. Je confeillai a mon cher prince d'aller a la cour pour favoir fi cette nouvelle étoit vraie, 8c afin de fe montrer aux fénareurs & aux premiers feigneurs de 1'empire. 11 réfifta long-tems a ma prière) il fembloit qu'il prévit le malheur qui devoit nous arriver : enfin Tézile, qui lui en paria un matin en préfence de Thélamir , le perfuada; mais comme fon amour pour moi 1'occupoit plus qu'une couronne, il nous promit qu'il feroit de retour avant la nuit. Le jout finit cependant, fans que nous le viffions arriver. Tézile qui étoit la caufe de fon départ , marquoit des inquiétudes qui paroifloient trop tendres au jaloux Thélamir. A mon égard , je ne puis exprimer quelle étoit mon agitation. Je me levai au milieu de la nuit & dans 1'efpérance de le trouver, j'allai feule fur le chemin que je lui avois vu prendre au travers de la forêr. Mon pretTëntiment ne m'avoit point trompée; j'entendis du bruit, c'étoit mon cher prince : il defcendit de cheval dès qu'il me reconnut, & nous  DES TROIS fltS D' H A t I. I75 'nous afsimes fur le gazon pour nous faire pare de nos mutuelles allarmes. Nous ne pariames point de fon voyage ; le plaifir d'être réunis nous occupoit entiérement. Cher prince (lui difois-je, & ces paroles doivenc bien m'êrre demeurées dans Ia tête) c'eft vous feul quej'adore : Ak! que ma fceur naime pas (i tendrement que moi ! Mon cher Délicat étoit tranfporté de plaifir. Sa tête étoit prefque collée a la •mienne, & il me répondit: Quelle ejl l'ardeur dont je vous aime; non, 1'amour de Thélamir n'égalera jamais celui que je reffens pour vous! A peine Délicat eut-il prononcé ces paroles , que j'entendis du bruit derrière nous ; nous n'eumes pas le tems de nous retourner, &, d'un même coup de fabre , on nous abattit a tous deux la tête; elles roulèrent fur fherbe a quelques pas de nous. De par 'Mahomet ( dit Siroco) vous le méritiez : pourquoi vous fervir des lieux commurs pour exprimer votre amour ? Qu'eft ce que fignifie que je vous adore, les autres n'aiment pas comme moi ? Si vous euffiez dit des chofes plus recherchées, eet accident ne vous feroir pas arrivé. Que voulez - vous , dit Tézile qui prit le parti de fa fceur, quand le cceur eft bien épris , 1'efprit ne fe donne pas la peine de chercher ce  174 IIlSTOIRE que 1'on veut dire ? II faut avouer, feigneur, Alt Dély, que vous êtes injufte : fi on coupoit la tête a tous les difeurs de rien, il n'y auroit plus de süreré dans Ie monde. Pourachever, pourfuivit la jeune Circaflienne, dès qu'on nous eut abattu la tête, j'entendis la voix de Thélamir en colère, qui nous difoit: Parjures, réponde^-moi; je vous en donne encore l& pouvoir pendant quelques momens. lnfidelle Tézile, perfide Délicat, ce n'eft pas d'aujourd'hui que je. m'apperqois que vous vous aime^ : quel fujet vous ai-je donné de metrahir? Je vis a ce difcours que Thélamir s'étoit trompé , & qu'il m'avoir pris pour ma fceur. Hélas! lui répondit ma tête avec une voix foible, je ne fuis point Tézile, je fuis la mal heureufe Dély que vous privez du jour aufli-bien que votre ami. Thélamir fembla faire réflexion fur fon erreur : je puis vous rendre la vie, reprit - il d'un ton plus modéré ; bannifféz vos allarmes. Aufli - tot il chercha la tête du prince, qui ne faifoit que poufler quelques foupirs; il nous mit a chacun une paftille magique dans la bouche, & nous replaca la tête fur le cou. La vertü des paftilles étoit merveilleufe, nos têtes reprirenr parfaitemenr fans quiil reftat aucune marqué qu'elles euflent été coupées 3 mais comme}  BES TROIS ÏILS B'HAï.1. 175 Thélamir n'y voyoit goucte, il avoit mis ma tête fur le corps de Délicat, Sc avoit placé celle du prince fur mon cou. Nous nous levarnes auOi-tot , Sc nous fümes étourdis des différentes idéés qui s'élevoient de notre cceur a. notre tête; nous portames nos mains a notre front; celles du prince n'étoient point accoutumées a trouver une coiffure de femme , ni les miennes a fentir un turban, nous ne pouvions comprendre ce que nous étions devenus. Nous vïmes paroitre dans ce moment Tézile, fuivie de plufieurs efclaves qui portoient des Beurs : elle avoit entendu fortir Thélamir, Sc elle avoit été alarmée de ne me plus trouver dans mon appartement \ elle venoit nous chercher. Dès que la lumière parut, quelle fut ma furprife de voir ma tête fur un autre corps que le mien! Ma fceur qui s'étoit approchée de nous, crut d'abord que j'avois troqué d'habilement avec Délicat ; mais ma robe, s'étant ouverte dans ce défordre ma gorge qui paroiffoit, 1'afTuroir du contraire. Comme chacun aime fa perfonne plus que toute autre , nous ne pümes d'abord nous empècher de marquer un peu d'humeur a Thélamir. Cependant Délicat m'aimoit avec des feminiens fi reridres, qu'après un peu de réflexion il fefélicira de 1'échange qui s'étoir fait. J'ai toujours , ( me dit-il,) le même cceur brüiant d'amour pour  I76" HlSTOIRE vous, belle Dély, & je fuis en polfefïion de votre* tête ; mon bonheur eft parfait. Thélamir , confus de routes fes erreurs , nous dir qu'il avoit encore deux paftilles magiques femblables a celles dont nous avions éprouvé Ia vertu, & ilnous propofa de recommencer 1'opération. Tout bien examiné nous ne voulümes pas y confentir. Puifque vous refufezmes offres, nous dit-il, ne m'accufez donc plus de rien, & que vos plaintès finiffent : ptenez chacun cette paftille magique, ajouta-t-il en nous les préfentant, s'il arrivé que vous foyez décapités queique jour, voas vous en fervirez , Sc chacun reprendra ce qui lui apparrient. Nous acceptamesfon préfent, & nous retournames tous enfemble au chateau. Quand nous fümes Eentrés , nous nous trouvames dans un grand embarras. Ma tête , fans penfer, conduifoitle corps du prince dans mon appartement jaune Sc argent. Mes femmes ne voulurent pas lui en permettre Pentrce , & me dirent qu'il n'y avoit plus tien qui füt a mon ufage j on me conduifit dans 1'appartement de Délicat. Lorfqu'on me deshabilla pour me mettre au lit , je penfai mourir de furprife de voir tant d'hommes autout de moi : mes yeux n'étoient point accoutumés aux objets différens • qu'ils voyoient; tout cela m'éblouiftbit & paffoit mon imagination. Je me figurois que la tête de Délicat qui  cïs Tkóis fiis d'Hai h 'l7£ qui etoit alors fur mon corps dans mon appartement étoit aufli étonnée que Ja mierine , & j'étois tien curieufe d'en favoir des nouvelles : parmi routes cesdifférentes idéés, je ne dormis pas d'un fommeil bien rranquille. Que vous devez (dit Zambac) avoir èu dé plaifir ! Vous pouvez dire que vous avez bien connu le cceur de votre amant , puifque votrè efpnt étoit a portée de 1'examiner de fi prés. Dires-moi, je vous prie , s'il vous aimoit d'un amour véritable ? Vous feriez bien en état de faire des dijfertationsfur le cceur & l'efprit. Vous avez eu Ie cceur d'un homme & la tête d'une femme : cela eft admirable. Ces diflertations , répondit Dély, poürroient fort bien vous ennuyer j tout ce que j'ai pu remarquer , c'eft que 1'amour des hommes eft dans le cceur, & celui des femmes eft avec la valiité", le, caprice & les autres paflions, dans Ia tête, oü 1'imagination agitplus quele fentiment. Ah! dit Zambac , il n'y a que dans 1'iié de Marbre Noir oü cela eft comme vous le dites; dans tout Ie refte 'du monde, c'eft le cceur feul qui agit chez hr femmes. Paffons fur ces rcflexions , reprir Dély : elles nous conduiroient trop loin. Le lendemain , continua - t- elle, nous nous regardames au miroir , & comme il n'eft rien qui ne devienne familier , nous ne farces plus Tome XXXJF, M  I7g HlSTOlK.1 étonnés de nous trouver comme nous étions-1 Nous n'eümes qu'a troquer de coiffure. Je devins une jolie blonde (car je vous ai dit que mon cher Délicat avoit le vifage auffi aimable que la plus belle fille) Sc le prince étoit devenu brun, ayant les traits que vous voyez , Sc que j'ai repris depuis •, dès le jour mème , tout le monde dans le palais' fut accoutumé a notre méramorphofe. Queique tems après nous apprïmes la mort du roi de 1'ile de Marbie Noir. La tête-du prince Délicat qui avoit été autrefois la mienne , étoit pleine d'ambition : il voulut aller a la capitale de 1'empire pour fe faire proclamer Roi: mais notre embarras fut extréme , il n étoit pas poffible que 1'on reconnüt 1'un de nous pour héritier du fceptre : c'étoit une fille qui avoit les traits du prince , Sc le prince étoit méconnoiffable avec un autre vifage que celui qu'on lui avoit toujours vu, de raconter aux fénateurs Sc aux premiers feigneurs de 1'empire notre aventure , ils n'y; auroient jamais ajouté foi : nous avions eu bier» de la peine a la croire nous mêmes, quoiqu'elle nous fur arrivée. Cependant ma tête l'emporta , Sc nous aliames mon amant Sc moi nous préfenteraux états aflèmblés. Nous trouvames que le roi lui-même, quand il s'étoit vu prêt de mourir , avoit profcrit fon fils, & placé fur le trbne la princeflè Okimpare.  DES TROIS FjLjS d'.Halt. 179 •La plupart des grands du royaume&.des fénateurs, dcclaroientouvertement qu'ils lui auroient préféré le fils du dcfunt roi , s'ils avoient pu Iq connoitre , mais on ne Ie pouvoit voir ni en Bé* heat ni eh moi. On nous regarda comme des •impofteurs; nous fümes enfermés dans une rour du paliis, & la nouvelle reine nous fit fake notie procés. Peu de jours après notre emprifonnemenr i Tézile & Thélamir qui nous avoienr fuivis , Vinrent nous annoncer que nous étions' jugés! Ils nous dirent qu'ils avoient éré dans une inquiétude mortelle fur le genre de fuppüce que 1'on nous deftinok; mais que, par un bonheur inoui, nous étions condamnés a voir la tére tranchée. Je dis franchement 4 ma fceur que je ne voyois rien ld de erop réjouhfanr. Quoi! rrie dit Thélamir, ne concevez-vous pas que dès qu'on vous aura" coupé latere je ferai ufage dos paftillcs magiques que je vous ai données, & qUe Ii n'eui pas le tems d'achever; Okimpare avoit donné des ordres précis ; 1'échafaud étoit dreffe ; on nous conduific dans la grande place qui éroit le palais oü les principaux de 1'empke &c les peuples étoient alfemblés. Le bourreau fit d'abord fauterma tére de dcffus les épaulesdu prince; dans 1'inftant ma f™* & Thélamir volèrent fut 1'échafaud ; ce dernier M ij  ïSö H i s t o i k e fe faific du coutelas & coupa la tête de Délicat que j'avois. Ma fceur mit une des paftilles magiques dans mabouche , & remit fur mon col ma tête naturelle : elle reprit au mieux •, Thélamir en fit autant a mon amant , & dit a haute voix , en le prélentant au bord de 1'échafaud: Sénateurs, & vous peuples reconnoiffei le prince Délicat, le fils de votre roi , & votre légitime fouverain. Les fénateurs & les peuples jetèrent des cris de joie, & tout le monde reconnut Délicat pour fon maïrre. Okimpare qui étoit fur unbalcondu palais, s'évanouit de défefpoir, & fut emportée chez elle. Je courus a mon cher prince pour 1'embraifer ; mais , hélas ! ie m'appercus que fon vifage paliffoit; je vis fes yeux qui perdoient leur éclat & qui fe couvroient d'un nuage. Ah! me dit-il, d'une voix prefque éteinte, je me meurs, ma chère Dély; mais je meurs roi & fidele; je vis dans ce moment qu'une artère de fon cou n'avoit pas bien repris, & que le fang de mon cher prince couloir fous fa robe ; le malheureux Délicat ne put fe foutenir plus long-tems , il tombaanos pieds & il expira, Tranfportée de fureur, d'amour & de défefpoir, je pris le coutelas qui étoit tombé fur 1'échafaud. Thélamir voulut me faifir la main dans ,1a crainre que je ne me per.calfe ; je le punis luimême d'avoir mal remis la tête l mon cher prince , & de nous 1'avok coupée dans la foretj  ï>es trois fus d'Hah. iSs je le frappai au milieu du cceur; il tomba mort auprès de mon amant ..... Chacun donnoit toute fon atention a une hiftoire aufli furprenante, lorfque 1'on s'appercut que Dély ne pouvoit plus pourfuivre , &c que fon vifage fe couvroit. d'une paleur mortelle ; Tézile étoit tombée fur les couflins oü elle s'étoit aflife : le fouvenir du malheur funefte que Dély racontoit , avoit ii fort touché les deus fceurs, qu'elles étoient évanoiües. Zambac ordonna a fes femmes d'employer tous leurs foins a les foulager, & les fit emporter dans. un apparrement proche du fien. On fit diverfes réflexions fur Phiftoire que Dély venoit de raconter. Ibrahim qui étoit accoutumé a chercher , & qui n'avoit autre chofe dans 1'efprit, dit que tandis que les deux jeunes Circafliennes étoient évanouïes,. on devroit voir fi elles n'avoient point fur elles les talifmans des; deux filles de Siroco. Le Bafla lui reprocha cette penfée, qui en effet n'étoit pas bien régulière ; quoi !■ mon fils , lui, dit-il, méprifez-vous ainfi les droits de 1'hofpitalité ? Ces deux belles filles nous ont fort bien dit qu'elles n'étoient point nos efclaves , & que nous ne devions rien obtenir d'elles que de leur gti j atrendons jufqu'a demain, nous trouverons peut-être le moyen da les intérefler en notre faveur. Ces deux belles per-- M ii j  iSi Histoire fonnes , dit Zelide , ont fort bien penfé quand elles ont fait ferment de ne contribuer au bonheur d'aucun amant; fi j'étois féparée de mon cher Haffan ; je voudrois que tout le monde partageat mon malheur. Haffan qui étoit a fes pieds, jeta fur elle un regard qui peignoir la tendreffe. Cependant minuir appcochoit. Néangir qui étoit placé auprès de la belle juive, lui montroit le portrait de la charmante Argentine , & entendoit avec un plaifir extreme , qu'elle étoit plus belle encore qu'on ne 1'avoir dépeinte. Toute la compagnie étoit dans 1'attente des deux montres qui devoient venir trouver Sumi. Le baffa avo;t ordonné que toutes les portes fuffent ouvertes pour que rien ne les empêchat d'entrer dans le palais ; mais on trembloit en même tems que celui qui les avoit achetées le matin , ne les eüt montées par hafard , & qu'elles ne .revinffent pas cette nuit, lorfqu'on vit entrer le jeune page que le Baffa avoir banni ce foir-li de fa préfence. Le Balfa le regarda avec colère. Azémi, lui dh> il, (c'étoit le nom du jeune page) eft-ce ainfi oue vous obéillez a mes.ordres ? Ne vous avois je pas défendu de paroitre devant moi ? feignewc , répondit modeftement Azémi, j'étois en - dehors auprès ue cette porte d'oü j'ai entendulerécit des deux belles danfeufes ; jevois que vous aimez les hiftoiresj je viens vous en ra-  DES TROIS FILS £>'H A L I. iS^ coriter une qui ne fera pas fi longue; mais qui vous intéreffera beaucoup davantage. Ayez la bonté de recoutef, & fi elle ne vous plak pas, faites-moi punir févèrement. Je le veux, dir ie' B.rffa; prends bien garde a ce que tu vas dire. Mon fouverain feigneur , reprit Azémi, je' me promenois ce matin dans la ville. J'ai vu un liomme qui marchoit a cbté de moi, fuivi d'un efclave de bonne mine. Cet homme eft entréchez un boulanger oü il s'eft fait donnet du meilleut pain, dont il a chargé fon efclave. II eft entté enfuite chez un marchand de fruits. 11 a acheté les plus excellens qu'il a pu trouver, qu'il a donnés de même a celui qui I'accompagnoit. Nous avons pallé dans le marché oü il a pris le meilleur gibier , & de roures fortes d epiceries pour 1'alTaifonner , qu'il a encore données a celui qui portoit les autres provifions.... Ah ! fur mon ame , dit Siroco, Azémi aura cinq cent coups de batons fous la plante des pieds; fon réck n'eft point intéretTant. Attendez queique moment, dit le jeune page; on ne peut jnger des chofes , que quand on en a vu la fin. L'inconnu, continua le Page , a dit enfuite a fon efclave ; portez tout cela a la maifon, & que le fouper foir prêt ce foir a minük ; j'anrai compag ïie; mais nous n'avons qu^me heure a de- M iv  'r84 Histoire meurer a table. L'efclave 1'a quitté pour exécutei fes ordres. J'ai encore fuivi de loin eet inconnu, & je 1'ai vu acheter une montre qui m'a paru d'argent,. qu'il a roife dans fa manche & qu'il aemporréej Sc a quelques pas de la, j'ai 1'ai vu ramalfer une montre d'or qu'il a trouvée a fes pieds. J'ai coura a, lui, Sc j'en ai retena ma paft; il m'a dit que celaétoitjufte, il.m'aconduit dansfa maifon pour partager; la il, m'a donné quatre cent fequins pour la moitié du bijou qu'il avoit trouvé en ma préfence , Sc m'a congédié.. Je me fuis rendu enfuite a mon devoir; Sc je vous ai accompagné, feigneur , quand vous êtes entré chez le cadi. J'ai entendu par 1'hiftoire des trois juifs, de quelle importance étoient les deux montres que j'avois laiffées a celui qui m'avoit. donné les quatre cent fequins. J'ai couru chez. lui; il étoit forti, je n'ai trouvé que fon efclave qui m'avoit vu avec lui quelques momens auparavant, & qui m'a pris pour un de fes amis. J'ai dit que j'avois oublié de dire queique chofe d'important a fon maitre ; il m'a fait entrer pour attendre qu'il fut revenu. J'ai vu les deux montres fur une table, j'ai mis a la place de la montre d'or, les quarre cent fequins qu'il m'avoit donnés , Sc a la plsce de la montre d'argent, trois. fultanins que je favois qu'elle lui avoit coütéj  des trois fils d'H a l i. 18 5 & j'ai ccrir fivr un papier que j'ai laiilé fur la meme table; puifque vous avez parlé de fouper a minuit,1 vous connoiffez les deux montres. Vous favez qu'elles ne reftent jamais a celui qui les achète ou qui les trouve; il eft bien heureux quand il peut avoir fon argent. j'ai emporté les deux montres, &dans le moment je viens de les monter : Aurore & Argentinefont a 1'heure que je vousparle, enfermées a doublé tour dans ma chambre. A ces mots, Siroco tranfporté de joie , fe jeta au cou d'Azémi; & tout le monde penfa 1'étouffer a force de 1'embrairer. Néangir plus ardent que les autres vouloit aller trouver fa chère Argenrine , & enfoncer la porte d'Azémi, fans favoir oü étoit fa chambre. Monfeigneur, dit le page , attendez un moment ; je vais fatisfaire votre impatience. II fortit en effet, &C revint dans le même inftant, en conduifant par la main la belle Aurore & la charmante Argentine. Zélide courut a elles pour les embraffer, & Siroco ne put retenir les larmes que lui arracha le plaifir de revoir deux filles fi charmantes qu'il avoit perdues depuis fi long-tems. Zambac les fit placer auprès d'elle, & ne pouvoit fe laffer d'admirer leur beauté. Néangir trouvoit fa chère Argentine mille fois plus adorable, qu'elle ne lui avoit paru dans le portrait que Siroco lui avoit donné.  lS e s t $ Ö i s fus d'Kali; ItjJ eVahotiij: , la chofe ctoh bien plus jolie ; j'cfpérois qu'atijourd'hui vous en feriez autant 5 cela m'auroit fait plaifir. Et par quelle raifon s dit Tézile? Oh! dit le page, une femme qui pleurs ou qui s'évanóuit , eft adorable t celui qui fe trouve auprès d'elle dans ce moment a le bonheur de la confcler ou de la fecotirir , aü lieu qu'une femme contente qui rit & qui s'amufe n'a befoin de rien; tout le monde lui devient inutile. Vous pourriez ajourer , dit Dély en foitriant, qu'un évanouiffement épargne a un homme les frais d'une déclaration , fes foins peuVent marquer fon amour fans qu'il lexprime* Je n'ofois dit Azémi, porter le difcours jufquesla , mais puifque vous avez deviné , il faut eu tomber d'accord. Avouez auffi que fi un évanouiffement épargne une déclaration , il épargne en même tems la peine d'un fefus : voye* combiert il accommode tout le monde. Vous medonnez prefque regret, reprit la belle Circafiienne , de n'avoir pas eu Ie bonheur de me trouver mal; vous êtes jeune & aimabie , ajóutat-elle en donnantfa main a Azémi, je ctois qu'il y auroit plaifir a.vous avoir obligatiom Eh bien ( dit le page) relTbuvenons-nous de la mort de votre amant. Lorfque Thélamir eut mal remis la tête du Prince , qui palit, & que vous vous apperTome XXXIF* N  ï94 H i s t o i r i cütes que fon fang couloit encore.'.. '..'. Ah! n'achevez pas, dit Dély, mon parti eft pris aujourd'hui ; je ne veux plus me chagriner ; il y a tant d'autres moyens pour plaire que vous en trouverez fi vous voulez. Comment ferois-je , répondit Azémi ? Vous avez juré de rendre rous les amans malheureux : oui, ceux des autres, dit Tézile , a 1'égard des notres cela pourroit être différent. Tous mes vceux feroient comblés, reprit Azémi,' fi je pouvois vous plaite; les moyens les plus suis pour y réuflir feront ceux que vous me diéterez ; enfeignez-moi comment ilfautfe conduire.Mais dit Dély , il faut avoir de la douceur , de la difcrétion , rendre routes fortes de perits fervices a 1'objet qu'on aimc! Oh , dir Tézile, nous en avons appris de bien plus charmans parmi nos compagnes dans 1'ile de Marbre Noir. Eh! quels font-ils? dit le page avec vivacité. C'eft de faire despréfens, reprit Tézile ;il n'y a rien qui touche plus que cela. Vous m'y faites fbnget (teptit Azémi qui avoit encore d'autres defleins que celui de plaire aux deux jeunes Circafliennes) recevez, belle Dély, cette montre que je vous avois deftinée. ( En difant cela, il lui préfenta la montre d'or, & Dély la prit en 1'admiranr) &C puifque vous aimez que 1'on vous rende des ferr vices, perrr.ettez - moi d'achevet votre coiffure j  BES TROIS FItS D'fÏAtr: j'y confens, dit la jeune Circaflienne : nous verrons un peu votre adrelTe. Azémi fe mit a genoux auprès d'elle; il étoic enchanté de renir fes cheveux plus noirs que du jais, qui defcendoient jufqu'a la ceintute de La jeune Dély. II lailfoit a tout moment échapper quelques fleurs qui tomboient dans le fein de la belle Circaflienne, d'oü la main du Page alloic les retirer. La jeune perfonne rioit de ce badinage, &ne puniflbit pas Azémi bien févérementY La préfence de Tézile gênoit un peu 1'amouxeux Azémi. En vérité, lui dir-il, vous n'avez pas cueilli les plus belles fleurs de ces jardins. Si Vous vouliez en aller choifir d'autres dans le par-, terre, vous avez parlé de préfens, je vous donnerois une montre d'argent} voye~-Ia; je vous prie de la recevoir de moi. Tézile déja jaloufe de ce qu'Azémi avoit plus d'attention pour fa fceur que pour elle, fe mit a rire du préfent. Voila, dit-elle; «ne galanterie bien digne d'un Page. A-r-on jamais parlé de montres d'argent a des femmes telles que nous ? L'ot & les diamans les plus beaux font feuls dignes de nous appattenir. Vous êtes bien difKcile, dit Azémi; mais je parie que 1'une de vous deux a un cachet d'argent qui conviendroit patfaitement au préfent que je vous fais. C'eit la vérité, dit Dély : ma fceur, mettez vott«$ Nij  ,8(5 HistoiRï cachet monté d'argent a cette montre ; j'en ai un d'or, comme vous favez, je vais le mettre i celle que je tiens. Dans ce moment les deux Circafhennes attachèrenr, en effet, les deux pierres conftellées qu'elles avoient prifes dans le Caravanferail 4 lzif &c a Ifouf qui les avoient fait monter en cachet; aütfi-tót les deux montres sechappèrent des mains de Tézile & de fa fceur, & Aurore &C Argentine -paruren! en leur place avec chacune kur talifman de beauré a leur doigt. Les deux filles de Siroco furent d'abord furpvifes elles-mêmes du changement qu'elles éprouvoient; elles n'étoient plus accoutumées a voir la lumière du foleil; le jour fembloit les éblouir ; les fleurs, les eaux & la verdure paroiffoient renaitre pour elles. Lorfqu'elles eurent reconnu les anneaux qu'elles avoient a leurs mains, elles furent aflurées que leur enchantement éroit fint pour toujours; la joie éclara fur leur vifage. Elles sembrafsèrent en fe félicitant mutuellement de leur bonheur. Les deux jeunes Circaflicnnes furent faifies d'étonnement en voyant nai'rre devanr elles deux perfonnes charmantes qui leur étoient inconnuesi mais quand elles s'appercurent que c'étoit 1'efL-t d-es talifmans qu'elles avoient ens en leur pollet-  des TROIS fus d'HalI. I 97 fion Sc dont elles fe voyoient privées, elles ne purent s'empêcher de verfer des larmes. Azémi , qui s'étoit levé par refped en voyant les deux filles du gouverneur d'Alexandrie, approcha de Dély d'un air timide pour eflayer de calmer fa douleur; mais elle ne voulut plus 1'enrendre, Sc le repoulta avec la main en dérournaut les yeux de delfus lui. Aurore Sc Argentine les confolèrent de la manière la plus tendre.Ceflez de vous affliger, leur dirent-elles : le tréfor que vous avez perdu ne vous étoit pas fi néceflaire qu'a nous; la deftinée de votre beauté n'y étoit point attachée ; il vous refte des charmes aflez puiflans pour engager tous ceux dont vous voudrez triompher ; & mon père qui nous aime tendrement, reconnoitra ce que nous vous devons en vous faifant la fortune la plus brillante. Azémi ayant perdu 1'efpérance de fléchir en fa faveur les deux Circafliennes, courut au palais pour informer le Bafla Sc le gouverneur d'Alexandrie de ce qui venoir d'arriver. Ils vinrent auiÏÏtót avec Néangir Sc Ibrahim qui ne cherchoit plus le grain de corail. lis confirmèrenr aux deux jeunes Circafliennes les promelfes qu'Aurore Sc Argentine leur avoient faites; ces deuxaimables filles les remercièrent de leurs bontés, Sc fetnblèrent reprendre leur tranquillité. Niij  IXjS HlSTOIRE Le bruit du défenchantement de la charmante Aurore 8c de la belle Argentine s'étant répandu dans le Haram, Zambac fortit dans les jardins accompagnée de Zelide 8c de Sumi. Tout le monde fe trouvoit réuni a 1'exception du malheureux HalTan qui pleuroit alors fur fa main d'ébéne. Au milieu de la joie oüon fe livroit, 5e 'des tendres careffes que chacun faifoit aux deux charmantes filles de Siroco, Zélide ne put cacher le regrer qu'elle avoit de ne point voir fon amant dant cette affemblée. Mes chères fceurs, difoirelle a Aurore 8c a Argentine, je n'ai point été privée comme vous de mon talifman; mön malheur n'a pas été aufli grand que le votre, mais il dure plus long-rems, 6c je fuis encore incertahfe quand il finira. La jeune Zélide avoit a peine achevé ces paroles, que 1'on vit paroitte les efclaves a qui le Baffa avoit ordonné d» garder 1'entrée de la caverne du Derviche, öc de Ia murer dès que quelqu'un y feroit entré; au milieu d'eux étoit Haffan, que 1'on vit de loin battre des mains, 6c témoigner la joie la plus vive. II vint en courant faire voir que fon fupplice étoit fini, 8c que fa main étoit redevenue comme elle étoct avant qu'il eüt pétri Ia galette de 1'efclave chrétienne. J'étois ( dit-il) «ccupé a pleuter comme a mon ordinaire, lorfque  BES TROIS. FILS B'H A L I. I?9 j'ai fenti que les larmes fe refufoient a mes yeux; au contraire, la joie fe répandoit dans mon cceur. Alors j'ai éprouvé dans la main droite un frémiffement inconnu-, j'ai levé les yeux pour Ia confidérer, j'ai vu qu'elle perdoit fa noirceur; enfin elle reprit entièremenr fon mouvement & facou*leur naturelle. Mais, ajonta-t-il en s'adseflant a Zélide, ce n'eft pas maguérifon qui me flatte le plus, ce qui mer.le comble a ma félicité, c'eft que rien ne peut déformais retarder Ie bonheur que j'aurai d'être avous, & de vous donnerpour jamais cette main qui vous eft deftinée. La Balfa envoya dans ce moment Azémi chez le Cadi pour 1'inviter a. venir prendre part a fa joie, & célébrer le mariage de.fes trois. fils avec leurs charmaniesmaitreftesi Je ne croirai point, dit-il, nos malheurs finis, que ces tendres amans ne foient unis pour toujours. Au milieu des plaifirs qui commencoient cette heureufe journée, on étoit curieux de favoit comment la main d'Haflan avoit été guérie. On ne douroif point que le petit cochon noir ne fint noyé;.mais on ignoroit a qui.on avoit cette obiigation. Les efclaves qui accompagnoient Haftanv dirent qu'ils venoient exprès pour annoncer au. Balfa que, le.matin, ils avoient.vu trois horamea qui couroient après un autre, & qui ie battoient N iv  J.OO H 1 s T O t R. E avec violence; que celui qu'ils pourfuivoient s'étant fauvé dans la caverne, les trois hommes y étoient entrés après lui, & qu'alors ils avoient exécuté les ordres qu'ils avoient regus , & bouehs l'ouverrure du fouterrain. Au même inftant on entenditde grands cris fur la tenaffe ou toute la compagnie s'étoit repofée la veille , & 1'on vit venir en courant, un homme que les deux Circafliennes reconnurent pour le vieux Derviche, quoiqu'il cachat avec fa main fa barbe coupée. On appercut en même tems que c'étoit les ttöis juifs qui n'avoient plus leurs béquilles , qui le pourfuivoient auffi vivement que s'ils n'avoient jamais eu la cuifïe bleffée. Quand le vieillard vit tant de perfonnes affemblées, il voulut fuir de l'autre cbté; mais les efclaves du Baffa 1'arrètèrent aufli • bien que les trois jumeaux. Lorfque le Derviche fut au milieu de la compagnie , 1'étonnement du Balfa fut extréme de reconnoitre celui qui avoit aurrefois donné a fes trois fils le tesbuch, la plaque de cuivre & le bracelet : il ne put s'empêcher d'aller a. lui & de 1'embraffer. Ne craignez rien , mon père, lui dit-il, vous êtes dans la maifon d'un fidéle Mufulman qui vous revère; celui qui voudroit vous faire cuuage périroit dans le monteur, mais inftuufez"  t»es trois fils d'Hali. 101 moi, je vous prie, qui vous a fait Tinjure de vous mer Ie (igne vénérable dc votre profeflion, j'en ferai un exemple terrible. Les deux jeunes Circafliennes ne purent fe tenir de rire a ces paroles. Seigneur, dit Pune d'elles , c'eft norre ouvrage ; mais il Pa bien mérité. Alors elles racontèrent que le Derviche étoit celui qui étoit amoureux d'elles, & ce qu'elles avoient rapporté a Azémi. Hctas! dit le Derviche qui avoit les yeux baifles pendant leur récit , devois-je attendre autre chofe de deux jeunes imprudentes a qui mon cceur s'étoit malheureufement livré! Les hommes les plus fages ont un moment de foiblefle qui les féduit, & font d'autant plus a plaindre, que ce ne font point ordinairement des femmes raifonnables qui triomphent de leur vertu. Leur fagelfe fert a. foutenir la notre; il n'y a que la légéreré 8c la folie qui foient 1'écueil de la raifon. Un bonheur cependant eft , que Pon guérit plus aifément d'une paflion qui ne doir fa naiflance qu'a l'imprudence & au caprice, que de celle qui auroit un autre foutien. Mes yeux fe fontouvercs; j'ai vu le torr que j'ai eu lorfque j'ai laiflé furprendre mon coeur aux attraits de ces deux jeunes perfonnes •, je fuis enrièremeut forti de mon aveuglement. Pour vous inftruire a. préfenr, meflêi-  ZOZ HlSTOlRE gneurs, de la peine que j'en ai foufferte, je vous dirai qu'hier, quand j'entendis que l'on abattoit le mur qui formoit le fond de la caverne qui me fervoit de demeure, je fus honteux de paroitre dans 1'état ou je fuis, & je me fauvai avec Ie fac de taffetas couleur de rofe. J'étois cette nuit dans la campagne; ces trois hommes que vous voyez font venus fe repofer auprès de moi; ils m'ont dit qu'ils venoient d'échapper d'un gtand danger, & qu'en bleflant 1'un deux , on les avoit blefle tous trois. Je ne pouvois ajouter foi a leur difcours. J'ai cueilli des fimples que je connois parfairèment, j'en ai appiiqué fur la blelfure de 1'un deux, & les deux autres quelques heures après ont été guéris auffi bien que lui, quoique je n'euffe rien mis fur leur plaie. Nous avons paffé tranquillement la nuit enfemble; mais a la pointe du jour 1'un d'entr'eux m'a confidéré avee atrention. Ah ! a-t il dit a fes compagnons, c'eft eelui qui accompagnoit les danfeufes qui nous ont dépouillés de tout dans le caravanferail. Ce difcours m'a frappé. Je les ai envifagés a mon tour, & j'ai reconnu les deux hommes a qui Les jeunes Circafliennes que vous voyez & que j'accompagnois alors, avoient pris les talifmans des filles de Siroco, &t routes les marchandifes qu'ils pofledoient. La peur m'a faifi; j'aurois mieux  des trois fils d'Hali? ZO} 'aimé dans ce moment avoir de bonnes jambes j qu'un bel habit. Ils fe font levé* pleins de fureur, I & fe fonr jetés fur moi. J'ai voulu fuir & éviteE I leur colère; j'ai couru chercher un afyle dans i mon fouterrein; ils m'ont fuivi jufques fut la I terrafle de vos jardins, ils fe font faifis du fac i óü étoit le petit cochon noir, & 1'ont jeté dans | la mer; c'eft ce que j'aurois fait moi-même depuis \ long-tems , fi les deux ingrates que j'aimois I n'euflent pas troublé ma raifon. Je fais, feigneur , j ajoura le Derviche en s'adreffant au Bafla, que d le bonheur d'un de vos fils dépendoit de eet évc1 r.ement; ce font ces trois juifs qui l'ont délivré I de la peine qu'il a foufferte; bien loin de les ] punir vous devez leur accorder de grandes réI compenfes. Tout ce que je défire, c'eft que notre I grand prophéte les en rende dignes en les attirant a la religion des fidèles mufulmans. Pendant que le Derviche parloit de Ia forte, Izif & Izouf regardoient les deux jeunes Circafliennes, 8c la beauré de ces deux aimablcs perfonnes faifoit fur eux 1'effet qu'elle produifoit si 1'égard de tout le monde; c'eft-a-dire, qu'elie captivoit entièrement leur coeur. Ik avoient déja vu ces deux belles filles dans le catavanferail oü j elles étoient avec le Derviche, & ils n'avoient pu les voir fans les aimer; ce motnejit acheva de, i triomgher de leur libertc.  2C-4 H I S I 6 I R Siroco aflura les trois juifs qu'il oublioit Ie larcin qu'ils avoient fait I fes deux filles, & le Bafla leur demanda qu'elle récompenfe ils vouloient du fervice qu'ils venoient de lui rendre en ftoyant Ie petitcochon noir. Seigneur, dit Izouf, les plusgrands tréfors ne nous toucheroient point fans la pofleflion d'une perfonne aimable qui put les partager avec nous. A'ccordez a Izif mon frère & a moi ces deux belles perfonnes, il montra les deux Circafliennes , en difmr ces mors : la charmante Sumi fera le partage de notie frère Izaf; vous comblerez tous nos defirs \ mais fans cela nous ne pouvons être parfaitement heureux. Zambac demanda aux deux Circafliennes fi elles y vouloient confentir. Après tous nos malheurs, dit Tézile, il ne nous eft pas permis de choifir notre deftinée. Nous fuivrons vos volontés 8c celles de 1'illuftre Bafla votre époux; mais a condition que ceux que vous nous deftinez embrafferont la foi du prophete. Le Bafla & Siroco, qui défiroient ardemment de donnet a Mahomet ttois profélites aufli illuflres que les trois fils du cél'èbre Nathan-Ben-Sadi, les en prefsèrent avec inftance. Le Bafla voyant qu'ils héfitoient, envoya fecrertement chercher Ie flacon d'élixir d'amour parfait, & en fit verfer a Izouf parTézile, fans qu'il fur de quelle liqueur on 1'invicoit a boire. Dès qu'il en eüt goucé, il  DES TROIS ï 1 l s d'HalI. ZO J fe jeta aux genoux de la belle Circaflienne , SC promir de faire rout ce qu'elle exigeroir de lui. Izif & Izaf n'eurent pas befoiu de prendre de 1'élixir pour éprouver les mêmes tranfports que leur frère. La fympathie éroit toujours la même entre les trois jumeaux, & dès que 1'un fut foumic aux Ioix de Tézile , Izif tomba aux pieds de Dély & Izaf a ceux de la belle juive. Cette belle perfonne ne pouvant avoir d'autres fentimens que ceux de fon cher Izaf, embrafla aufli la foi da prophéte. Azémi vint dans ce moment annoncer 1'arrivée du cadi. Le jeune page ne témoigna pas un grand regret de voir que les deux belles Circafliennes alloienr époufer les deux j uifs. L'amour qu'il avoit pris pour elles n'alloit pas jufqu'a leur facrifier fa liberté. II dit a. Dély & a fa fceur quelques mots a 1'oreille, fans que 1'on put 1'entendre ; les deux jeunes foeurs lui répondirent d'un figne de. tête en fouriant. Le cadi étant arrivé, les trois juifs en fa préfence recurent le turban, des mains du vieux derviche qui fut confolé de la perte de fa barbe par la joie qu'il reflentoit de voir s'augmenter ainfi le nombre des fidèles croyans. Après la cérémonie le cadi fit celle de fix mariages \ & pour que 1'union fut entière entre ces époux, on préfenta de 1'élixir d'amour parfair  ZO(j rïïSTOlRÏ de 3 TROIS FItS d'HaIïJ a Dély & a fa f t- '^uc, uun ïentimentaun deur; d'une volonté détermiuée i un doute; ainfi tien ne pon voit être fise dans fa conduite, 8c par conféquent dans une cour oü elle étoit maïtrefïe abfolue. Elle avoit d'abord réfolu de tenir, feiJn . ( i ) Ce Conté & le fltfvant, Apianor & Bellanirc feut itnpnmes dans un Kecueil intitulé; lePot-Pouri, ouvraec de ces Dames 6> de ccs Mcffie,rs 3 attribué au conue i Caylus* Tome XXXIF q  iit La Princesse 1'ufage, le jeune roi dans la dépendance; fans luï donner aucune ouverture d'efprit; elle changea d'avis,&lui abandonna le gouvernement; mais 1'autorité permet rarement de réparer les défauts de 1'éducation. Cependant la fée emportée par fes idéés nouvelles, partir pour les aller mettre a exécution, après avoir formé un confeil dont le choix fe fit avec promptitude, Sc donné la charge.de premier miniftre au bon homme Tope , qui n'avoit jamais contredit perfonne, & que par conféquent Girouette avoit trouvé un des hommes les plus admirables. Le-jeune Souci avoit un extérieur agréable j mais 1'envie de plaire, qui feule en donne les moyens , lui manquoit, & ce défaut rendoit fes manières peu prévenantes : il avoit un fond d'efprit; mais privé de toute forte d'éducation, il étoit gauche Sc timide, fans avoir la moindre idéé 1 du monde Sc de la réflexion. Girouette avoit dit une fois, fan» avoir penfé depuis a dire le contraire, eft-ce qu'il fautqu'un enfant réfléchifle ? II faut le rendre timide. On avoit fi parfaitement exécuté fes ordres, que tout lui paroifloit nouveau, Sc que les chofes les plus fimples le furprenoient. Le confeil qu'elle avoit choifi a la hare , quand le prince s'étoit trouvé majeur, étoit dans Ie même goüt, Sc quand on y cuvroit un avis, les conr  killers, ainfi que ie prince, répondoient, ah, ah! Quoique cette réponfe n'ait jamais rien avancé, bien des gens lemployent encore aujourd'hui en beaucoup d'occafions qui n'ont rien de furprénant. Les décifions de ce confeil & la négligence d'un roi, quine travailloit jamais avec fes miniftres, furent la fource d'un grand défordre. Cependant on ne peut nier que Souci n'.eüt beaucoup de courage , car dans Une révolte affez générale qui s'éleVa, le peupie armé menacoic Ie palais, & le prince cependant propofa a fon miniftre de jouer du flageolet, il y confentit fans peine, d'autant qué fair étoit affez convenable a la fituation, c'étoit celui-ci: Quand ils aüront tout dit, IN'auront plus rien a dire, O lire, &c. On ne peut jamais répondre de ce qui échaufte eu tranquillife le peupie. Les révoltés inftruits de la fécurité du prince, ne doutèrent point qu'il n'eüt des reflburces, & peut-être même des intelligences patmi eux; ainfi Ia méfiance fe joignant i 1'admiration du fens froid du roi, tout les efprits fe calmèrent fans aucune effufion de fang, & Tope s'en applaudit: fon hiftoire peut trouver fa place en eet endroit, Pij  ■2i4 LA Prince153* Prefque dans toutes les cours les ridicules ont été fouvent la fource des fortunes, auffi Girouette , après s'ètre amufée du caraótère de ce bon homme, 1'avoit goüté : a tout il répondoic, Tope; h bien que le nom lui en éroit demeuré. En reconnoiffance d'un fervice qu'il avoit rendu autrefois a une fée , & dont je n'ai jamais bien fu le détail, il en avoit recu plufieurs éponges qui retenoient les paroles, ainfi quand il devoit aller au confeil, il prenoit 1'éponge decettealfemblée, il lapreffoit dans fon oreille fans faire femblant de rien, Sc fouvent il avoit rencontré de fort bons avis. Quand la révolte fut appaifée, le confeil réfolut de marier le roi. Plufieurs princelfes lui furent propofées. La fée , qui avoir voulu terminer cette affaire avantfon depart, après avois beaucoup varié fur le choix, & roulanr quelqu'autre projet dans fa tête, dit au roi & a toute fa cour, qu'elle croyoit la princeffe Diafane plus convenable; mais que ne vpulant rien prendre fur elle, c'étoit au roi & a fon confeil a examiner Sc a faire toutes les démarches néceffaires. Le bon miniftre approuva d'abord cette alliance, & s'éeria: Tope-, mais quelques éponges fur les mariages, qu'il alra chercher dans fon tiroir, lui repréfentèrenr une fi grande quantiré de öui & de non, qu'il abandonna cette affaire, bc déclara qu'il diroit Tope a tout ce qu'on feroit, Sc même qu'il  MlKON-MlNETTH.' ilj le figneroit. Dans eet embaras, il y avoit a cette cour une charge de grand Difcoureur, occupéepar un fujet diftingué:on le chargeade parler fnr cette affaire , il y confentit avec joie; & il dit tant de chofes pour &contre,qu'onne put encore s'arreter a aucun avis. Cependant ceux qu'on avoit envoyés pour connoitre le caraétère & la figure de la princeflè Diafane, rapportèrent qu'elle étoit grande & bien faite, mais fort légère, s'appuyant peu fur fes écuyers qui n'avoient d'autre attention auprès d'elle que celle de la retenir contre les efforts du vent. On avoit eu dix exemples du rifque qu'il lui avoit fait courir, il eft vrai que tous les poètes de fa cour avoient célébré fans hyperbole lafacon dont elle avoit traverfé les eaux fans fe mouiller les pieds, & les prairies fans offenfer les fleurs; mais queique flatteur qu'il foit de remarquer dans fa fouveraine quelques-uns des artributs accordés a. la divinité, fes fujetscraignoient de la perdre, des poids dans fes fouliers ou dans fes poches l'auroient trop incommodée ; on prenoit le parti de ne la point faire fortir quand il y avoit du vent; & pour plus grande süreté, fes écuyers tenoient chacun un cordon de foie qui lui fervoit de ceinture, celle a-peu-près que nous en voyons encore aujourd'hui a noseccléfiaftiques; il eft a. préfumer que c'eft de cette néceflité que quelques-uns ont emprunté cette parure. Oiij  2i6 La Princbsse Ld grand Difcoureur s'échaufFa fur le rapport de ces émiflaires, &c finit par dire qu'il y avoir i taut cela du plus ou du moins; le roi imagina que c'étoit un ridicule qu'on vouloit donner a cette princeflè, & toute la cour fut du même avis. On réfolut que Souci feroit un voyage pour en juger par lui-même, fous le nom de fon propte ambafladeur. L'expédient n'étoit pas nouveau, même dès ce tems, mais il étoit bon, 8c convenoit a la fituation. De plus, il y a bien des chofes qu'on eft obligé d'employer, quoiqu'elles ayent déja fervi. On peut juger de la magnificence de 1'ambaffade, par le rang de 1'ambafladeur: il laifla gouverner fon royaume par fon premier miniftre qui, felon fa louable coutume , figna &c répondit Tope , a tour; aufli le bon-homme fut-il aimé de tour le monde, & bien des gens fans avoir rien a lui demander, alloient fimplement le confulter fur leurs affaires , pour avoir le plaifir de s'entendre applaudir. Lc roi fut ree.ii a la cour de Diafane avec la même magnificence qu'il y parur. Après la première audience, il en demanda une particuliere , pour, difoit-il, être en état de rendre a fon maitre un compte plus particulier fur une affaire aufli importante, a laquelle, ajoutat-il poliment, il craignoic que la prévention du premier coup-d'ceü n'apportat encore trop d'iüu-  M C» 8 » - M I N £ I I E, 2 17 fïon. On connoiflbir 1'ambafladeur pour ce qu'il ér:;ir; mais on feignoic de 1'ignorer : rien n'eft aufli phifant dans les cours que ces forres de fecrers pubiics. Pour éviter 1'embarras du cérémonial dont ttti écoir fatigué, le roi propofa que cette feconde entrevue fe fit dans un jardin; la princeflè ent queique peine a y confentir, mais voyant que le plus beau tems & le plus calme ne lui laiffoit aucune raifon de refus, elle fur bien aife d'avoir cecte politique pour le roi qui 1'avoir propofé. A peine avoient-ils fait les premières révérences, qu'un petit vent commenca a. ébranler la princeflè dont les écuyers s'étoient éloignés par refpeét, le roi voulut aller a elle, le vent qu'il fit en 1'approchant, joint a un autre quis'éleva,l'éloignadelui, il courur après elle en difanr: ah, ah! Eh'.quoidonc, princeflè, vous mefuyez? Mon dieu non , lui dir-elle, courez un peu plus vhe ; vous m'arrèterez, Sc je vous ferai bien obligée: aufli voila ce que c'eft, continua-t-elle avec humeur, dctre venus fe parler dans un jardin, comme fi on ne fe parloir pas mieux & plus surement dans une chambre bien fermée; cependant Ie roi couroit; mais le vent alloi: plus vhe; il étoit fi bien augmenté, que la princeflè fut en un moment a i'extrémiré du jardin, Sc malheureufemenr devantunfautdelonp quidonnoit fut la campagne: elle le franchit comme un oifeau j le roi s'auêta O iv