L E C A B I N E T DES F É E S.  CE VOLUME CONTIENT MlNET-BLEU ET LOUVETTE , par MADAME Fagnan. Acajou et Zirphile, par M. Duclos, de 1'Académie Francoife. Aglaé ou Nabotine , par M. Coypel. Contes des Fles , par Madame Leprince de Beaumont,* . . i s. > JSavAir:—- ■ Le Prince chéri. Fatal & Fortune. Le Prince charmant. La Veuve 8c fe5 deux Filles. Le Piince Deilr. Aurore & Almee. Lê Pêchéjr & le Voyageur. Joliette. Le Prince fpirituel. Bellote & Laidronette. Le Prince desiré , par M. Selis , Profeffeur d'éloquence au college de Louis-!e-Grand , Cenieur royal, èkc. &c. Contes choisis, extraits de différens recueils, Savoir: Les Trois Epreuves. Les Souhaits. Ardoftan. Roxane. Mirzah. Boza'dab. Nahamir , ou la Providence juftifiée.L'Aveugle&fonChien. Jupiter jufiifié. Les Ames, Le Songemerveilleux.Fcradir. L'Fpreyve ou Amanda.  A AMSTERDAM, Et fe trouve a PARIS , RUE ET HOTEL SERPENT E. M. DCC. LXXXVI. LE CABINET DES F É E S ; o u COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FÉES, ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX, Ornés dc FigureSi TOME TRENTE-CINQUIÈME.   AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR. L E premier conté de ce volume elt Minet-bleu & Louvette, féerie , par Madame Fagnan. Cette dame a cultivé les lettres dans le filence &: 1'obfcurité , tellemcnt qu'on ne fait aucnn détail de fa vie privée ; nous ignorons même le terme de fa nailfance & celui de fa mort; nous favons feulement qu'elle écrivoit il y a environ trente-cinq ans, & quc la fécrie, genre alors trés a la mode , eft le fcul auquel elle fe foit livrée. Le premier ouvrage de Madame Fagnan sft lc conté de Minet-bleu & Louvette que nous imprimons; ce conté a paru d'abord dans les Mercures. L'abbé de la Porte 1'en a tiré, pour le faire entrer dans une collection de contes de fées qu'il a publiés en 1765, fous le titre de Bibliothéque des fées & des génies. Tous les contes de ce recueil font bi en choifis, & ont trouvé leur place dans notre colleclion; nous aurons foin feulement de les rcftituer chacun a leur auteur j c'eft ainll que nous avons imprimé  V j AvERTISSEMENT le Prince des aigues-marines &c le Prince invifible (tome 2.4) a 1'articlede Madame Levêque , & que nous avons féünis aux autres contes de M. de Moncrif ( tome zj) Alidor & Therfandre & les Voyageufes 3 qui faifoient partie du recueil de l'abbé de la Porte. Minet-bleu & Louvette nous a paru le meilleur ouvrage de Madame Fagnan j elle a compofé depuis deux féeries trèslongues; Tune intitulée Kanor, 1'autre le Miroirdes Princeffes orientalesy dont nous n'avons pas voulufurcharger notre recueil, ce font des idéés communes & rebattucs, écritcs avec la plus grande prolixité. Le conté d'Acajou qui fuit, eft connu; &, malgré la frivolité du genre, eet ouvrage cft 1'un de ccux qui a fait 1c plus d'honncur a M. Duclos. On prétend que quelques deffins de M. Boucher, mort il y a quelques années, premier peintre du roi, ont fervi de cannevas a ce conté. Ces deffins y dit-on, avoient été compofés pour nn conté de M. le comte de Teffin, intitulé Faunillane ou 1''Infante jaune, mais ils font reftés entre les mains du peintre, on ne fait trop pourquoi. Celui-ci, pour tiras  D E L''É r> 1 T E U R. parti des gravures qu'il en avoit fait faire, pria M. Duclos de corapofer un conté auquel elles pufient s'adapter. Quoi qu'il en foit de cette anecdote , Acajou eft une féerie très-agréable , & qui n'avoit pas befoin pour plaire, de 1'ornement que lui a prêté M. Boucher. Ce conté a eu un fuccès complet ; il en a été fait en pcu de tems plufieurs éditions, & on 1'a traduit en plufieurs langues, entr'autrcs en Anglois & en Italien. M. Favart a jugé ce fujet propre a être mis fur la fcène ; il en a fait un opéra comique qui a eu dans fon tems le plus grand fuccès, & fe voit encore aujourd'hui avec plaifir. La première édition d''Acajou eft accompagnée d'une préface que nous fupprimons. Le ton qui y règne ne nous paroit pas fait pour plaire, M. Duclos a pu fe moquer de fes lefteurs, tte. traiter avec dédain un public auquel il étoit redevable de fa gloire. Sans prétendre blamer un procédé amlï extraordinaire, nous croyons inutile de réimpdmer cette préface, On fait que M. Duclos eft mort fecre^ taire de 1'académie francoife ; il eft auteur de deux autres romans : ïHiftoire de la  VÜj Av ER T I S S E M g jf T baronne de Luz & /„ Confe£ions du comte de ***; L'ouvrage qui fait le principal fondement de fa réputation, eft fes Confiderations fur les moeurs du fiécle. Aglaè ou Nabotine eft de feu M. Coypel, peintre célèbre, mort en aeé de 58 ans. Charles-Antoine Coypel étoit d'une familie Ulnftrc dans la peinture 5 trois de fes ancêtres avoicnt rendu fucceffivement leur nom célèbre dans eet art. M. Coypel ne fe montra pas indigne d'eux \ a vingt ans il fut recu de 1'académic, & ü parvint, ca 1747, a la place de premier peintre du roi. Outre'fcs taleiis pour la peinture, M. Coy. pel aimoit les lettres, & les cultivoit dans k filence. Mais, quoiqu'il les cultivat avec fuccès, jamais fa modeftic n'a permis qu'il parut aucun de fes ouvrages dans le public ; il les compofoit pour une fociété d'amis, & ne vouloit pas qu'ils en fortiflent. Le' petit conté que nous donnons n'a été imprimé que plus de vingt ans après fa mort \ il donnera une idéé de la manière de M. Coypel , & fera peut-être regretterque Ton n'ait pas livré au public plufieurs ou, vrages  j> e V Êditevr. ix vrages de eet artifte célèbre qui a beaucoup ccrit. L'auteur eftimable dont nous donnons enfuite les contes, a joui d'une réputation plus folide que brillante ; & fes ouvrages, vraiment utiles, compofés pour les enfans, mis a leur portée par la naïveté duftyle, auront un fuccès plus durable que beaucoup d'autres produ&ions du même genre, qui fe font montrées avec plus d'éclat. Madame Leprince de Beaumont, née a Rouen en 1711, & morte depuis quelques années a Londres, s'eft entiérement confacrée a 1'éducation des enfans. Non contente de donner fes foins & fon tems a fes jeunes élèves, elk leur a facrifié jufqu'a fes loifirs; elle n'a écirit que pour eux ; &, quoique fes ouvrages foient en grand nombre, il n'en eft pas un qui n'ait pour but leur amufement & leur inftru&ion. Celui qui a eu le plus de fuccès, & qui ne ceffera d'être de la plus grande néceflïté aux enfans du prémier age, eft le Magafin des Enfans. L'auteur leur donne la première notion de tout ce dont ils doivent être inftruits un jour, & tout cela eft préfenté d'une manière nette, fimple, Sc tellc- b  X AvERTISSEMEtfT ment propre a leur age, que 1'enfant, de 1'intelligence la plus commune, le comprend aifément. > C'eft du Magafin des Enfans que nous avons tiré les contes de ce volume; ils font tous de 1'invention de Madame Leprince de Beaumont ; on y trouvera cependant des réminifcences, & fa mémoire a quelquefois fupplée a la ftérilité de fon imagination; ccpendant, pour ne pas nous répéter, nous avons fupprimé la Belle & la Bete (i) & le Prince Titi (z) , contes qui ont été déja employés, & que notre auteur s'eft contenté de réduire. Le Prince Defiré, petite féeric allégorique de M. Sélis, prefente des objets trop intéreflans a nos cceurs pour ne pas recevoir un accueil diftingué. L'Auteur, en nous per« mettant d'en orner notre collcciion, nous fait un vrai cadeau, & nous ne doutons pas que ce conté agréable & ingenieux ne falfe aujourd'hui autant de plaifir qu'il en a fait dans fa nouveauté. Enfin, pour rendre cette colledion complette autant qu'il poifible , nous avons (0 Voyez le Cabinet des Fées , tome xxvj. (a) Voyez le Cabine: des Fées, tom. juvjj & xxviij  13 E Z' E D I T E U R'. XJ fait choix des meilleures féeries que nous avons trouvées répandues dans différens recueils. Si nous avons été exacts dans nos recherches, nous nous fommes piqués d'être délicats dans notre choix. Les contes qui terminent ce volume ont été lus tous avec attention, &c n'ont été employés que lorfque nous les avons jugés propres a aTamufement ou a Tinrtruclion de nos lecteurs; nous nous flattons qu'aucun d'eux ne défapprouvera le jugement que nous en avons porté. Ces contes ne font pas tirés précifément des féiïes; mais ils contiennent tous des aventures merveilleufcs, & rentrent conféquemment dans notre plan, MINET-BLEU   MINET-BLEU E T LOUVETTE. CONTÉ. C'est peu de chofe que Pefprit fans la figure i la beauté fans 1'efprit, eft moins encore. La fée Louvette étoit, comme toutle monde fait, ( tout le monde, c'eft-a-dire, ceux qui ont quelque connoiffance de la cour des fées ) ; elle étoit cinq jours de cbaque femaine , une fort petite perfonne d'une laideur effrayante : les deux airtres jours, elle étoit d'une taille majeftueufe & d'une beauté raviffante. Ce n'eft pas tout perdre , que d'avoir deux beaux jours par femaine, lorfqu'on peut en tirer parti; mais un inconvénient lui rendoit eet avantage inutile, c'eft qu'en changeant de figure, elle changeoit d'ame , de caraöère, de fentimens ; ies Tome XXXV. A  & MïN'È't-SLEt) ET LoüVÊftË^ cioq jours de laideur , elle étoit tendre , bonnej döuce , paffionnée , aimable fi Pon pouvoit 1 etre avec des dehors qui révoltent & une figure qui déplaït ; maïs malheureufement 1'écorce décide. EUe employoit ces cinq jours de laideur a obliger , a flatter , a chercher a plaire ; elle n'épargnoit rien pour trouver tin génie , un enchanteur, ou un fimple mortel » capable de s'attacher a ce que 1'on appelle le vrai & le folide mérite , celui du coeur & des fentimens; elle faifoit des tentatives auprès de tout le monde, & rien ne lui réuffiffoiL Cependant fi cette bonne petite fée faifoit ainfi des agaceries & des avances, ce n'étoit pas qu'elle fut coquette ; il eft bon d'en avertir, paree que cela y reffemble un peu; mais c'eft qu'il étoit écrit qu'elle- ne recouvreroit fa première figure qui avoit été fort aimable , que lorfqu'elle fe feroit fait aimer véritablement dans fa laideur. Cet arrêt étoit tracé dans le livre du deftin que tout le monde connoit de nom , quoique perfonne n'y ait jamais lu. Onfe doute bieo comment elle s'étoit attiré cette difgrace ; c'étoit en dédaignant les foupirs, & méprifantles voeux d'un enchanteur déteftable, malfaifant, laid, & plus puiffant qu'elle : ce font de ces évènemens fi ordinaires , quon nauroit pas befoin de les dire ;  '€ 6 t & | IfcependantiG vous ne les dites pas , il y a fou* jours quelque efpnt bouché qui ne veut rieik deviner, & qui VOus en fait un crime. Louvette avoit, comme on j'a dir, deux jours d'une beauté raviffante ; elle réuniffoit dans ce court intervalle tous les charmes j toutes les graces qui peuvent attirer & plaire aux yeux; fi elle eüt été maïrre^e de conïerver les mêmes facons , les raemes fentimens$ iqui ne lui produifoient rien dans fa laideur,' felle eüt captivé &c charmé 1'univers ; ellé ii'eut point trouvé de cceur fait pour lui réfitter, Mais en devenant beÜ , elle devenoit lotte , fiére, dédaigneufe , infóutenable » fes bautpurs , fes mépris , fon peu de fentiment & de gout; en un mot, toutes fes facóns écartoient ceux que fa fig^re avoir attirés: il fuffifoit de Uu parler & de 1'entendre , p;Ur per^ dre aufli-töt cette opinion, & Ce defir fi na^ twrel de trouver une belle perfónnè aecomplie. La beauté feule eomrrience par le placer dans le cceur de tous les hommes ; mais it faut que quelque chofe 1'y foutienne; or dans Louvette tout concouroit pour 1'en bannir. Elle ne pouvoit inftruire ni ceux qui 1'adöroient belle, ni ceux dont elle auroit bien voulü fe^faire aimer laide j on voyoit qu'elle étoit Ia inême perfonne feus ces deux formes fi diffé* Ai;  4 MïNET-BLEU ET LOUVETTE,' rentes ; c'étoit une des conditions de fa méta» morphofe, Sc du retour k fon premier état. On penfoita la cour qu'il y avoit deux Louvettes: une belle Sc une laide. C'étoit a la cour des fées que cela fe paffoit; je ne fais fi je 1'ai dit; mais comme il faut le dire , il vaut autant que ce foit ici qu'ailleurs. Cette cour eft un pays, oü quelquefois on voit tout , Sc oii quelquefois auffi on ne fait attention k rien; de forte qu'on fut longtemps fans remarquer que les deux Louvettes ne paroifloient jamais enfemble. Cependant la petite fée avoit le chagrin , pendant cinq jours, de fe voir le jouet Sc le rebut des mêmes amans qui avoient pendant deux autres jours , une difpofition al'adorer, qu'elle rendoit inutile par fes facons , Sc fon peu de goüt Sc de retour pour eux. La fituation eft affez trifte; auffi Louvette 1'étoit beaucoup , Sc même elle 1'étoit davantage dans fes jours de beauté , que dans ceux de laideur, ce qui prouve qu'il vaut encore mieux être laide avec de 1'efprit Sc des fentimens , que d'être belle , en manquant de tout le refte. Tel etoit fon état, lorfque le deftin lui offrit un perfonnage auffi maltraité qu'elle , Sc par les mêmes raifons. C'étoit un jeune princeon s'y attend bien : ce k quoi on ne s'attend pas de même, c'eft qu'il s'appelloit Minet-bleu  C 6 n t «; 5 ce qui venoit non-feulement du bleu fingulier dont étoient fes yeux , mais auffi des habits de taffetas bleu changeant, qu'il portoit tout 1'été, & dont il avoit le premier amené la mode, qui fut empaumée brufquement par tous les agreables de la cour, y compris même les violons & autres gens a talens. II avoit été originairement un des adonis dont toutes les femmes fe donnent le mot pour devenir folies, fans trop favoir pourquoi. Lorfqu'il paroit de ces univerfels, de ces hommes du jour, les vieilles fées ne font pas les dernières ay counr: elles font fi mal recues de ces meffieurs, qu'elles devroient bien s'en corriger; mais fe corrige-t-on des défauts que Pon aime ? La fée qui éprouva les rigueurs du beau Minetbleu , Pen punit fur le champ; ce font dettes d'honneur, pour lefquelles jamais fée outragée, ne demande un inftant de crédit. Elle le traita commt Penchanteur avoit traité Louvette: peutêtre ces deux méchantes gens fe connoiffoientils ; peut-etre s'étoient - ils donné le mot. Toute la différence, c'eft que Minet-bleu fut doué, pour deux jours feulement, d'une laideur rebutante, a'ccompagnée de tout le mérite du cceur & de tous les charmes de Pefprit; & conferva les cinq autres jours fa première beauté, dépourvue de tout ce qui pouvoit la A iij  é Minet-bleu et Louvetteï mettre en valeur: plus d'ame, plus. d'efprit l plus de goüt ni de fentimens; indifferent & froid, fomme un automate , il ne regard.it que pourvoir , & ne parloit que pour parler, fansavoiftgmais 1'air de penfer , ni de fentir. Les. deux jours de laideur & de fenfibilité de Minetbleu, étoient précifément les mêmes oil Louvette étoit belle & indifférente ; & les cinq jours ou elle étoit laide 6c fenfib'e, étoient les mêmes oii le prince jouiffoit de tous les char° mes de fa belle figure froide &L inanimée. C'étoit d.ans ce dernier état, qu'il devoit fe faire ainier, pour en fortir. II étojt même condamné: ^ infpirer une vraie pafTion a une femme de mérite; en quoiil étoit encore plus maltraité que la fée qui pouvoit fe faire aimer dans (a, laideur, étant plus difficile de plaire , lorfqu'on» eft incapable d'aimer, que lorfqu'on n'eft pas d'une figure aimable. La conformité des deux avantures de Louvette &i de Minet-bleu , produifit 1'effet qu'elle deyoittout naturellement produire. Le prince^ dars fes deux jours de laideur, devint ép.erdument am.oureux de Louvette qui étoit jufte-. ment alors dans fes deux jours de beauté, H en fut recu avec tous les outrgges & le mépris dont elle étoit capable ; ma;s. auffi ces. deu* jours paffés 3 le prince prenoit fa revanche ia  8 Minet-bleu et Louvette, tage & d'un plaifir qu'il n'avoit pas auprès d'elle , lorfqu'elle étoit dans fa beauté. Ce plaifir confifioit k être prefque toujours feule auprès de ce qu'elle aimoit, k n'avoir point de rival pour témoin de 1'indifFérence dont elle étoit 1'objet : ce n'eft pas une petite confolation. Si cette indifFcrence ne diminuoit point, du moins elle ne paroiffoit pas augmenter ; c'eft une confolation encore: tout ce qui nourrit 1'efpérance , eft le bien & le charme le plus réel de 1'amour. Minet-bleu, au contraire , étoit le jouet des infultes & des mépris de fa belle : en préfence de fes rivaux, il étoit toujours le plus maltraité. Quel tourment i Par bonheur il avoit tant d'efprit, qu'il fe retiroit moins mal qu'un autre de tous ces mauvais pas: mais en fouffroit-il moins ? Cette cour orageufe fe renouvelloit fouvent : Minet-bleu en étoit le doyen : nul outrage n'avoit pu le rebuter, ni le bannir. D'abord perfonne n'y faifoit attention ; mais après un longtems , on le remarqua , on 1'en badina; il tint bon. Sa confiance parut un prodige ; les femmes y firent quelques réflexions : on réfolut d'en avoir pitié , & de tacher pour cela, d'oublier fa figure, düt-on lui donner audience les yeux fermés. On comprit qu'il fal.  to Minet-bleu et LouvetteJ anauvaife qualité pour une eonfidente, elles tie laiffoient pas que de s'y beaucoup fier; aucune n'y avoit encore été attrapée: c'étoit bien le meilleur cceur , le meilleur efprit de fée, qui fut a la cour. Dans tout un jour, on ne pouvoit pas lui reprocher plus de deux ou trois indifcrétions , & autant de caprices: des caraclères auffi égaux font bien rares; auffi le fien la faifoit aimer généralement de toutes fes compagnes. Elle fut donc tout ce qu'elles favoient de plus particulier touchant le mérite du laid Minet-bleu; elle en fut tant que la curio» fité qui eft la fille & la mère de tous les maux qui arrivent ici bas, vint lui donner le mauvais confeil d'enlever le prince k toutes. fes conquêtes. De tous les tyrans qui fe mêlent de gouverner la tête d'une belle , la curiofité eft le plus abfolu , quoiqu'il y en ait d'ailleurs de fort puiffans; mais quand celui-la parle, tous les autres fe taifent pour 1'écouter & le fervir fur le champ. La fée Confidente avoit k chaque jnftant, des occafions de parler a Minet-bleu; elle étoit chargée pour lui de tous les riens * de tous les petits fecrets de fes compagnes», Dès qu'elle eut pris fon parti, elle fit fa charge, c'eit-è-dire , qu'elle paria pour fon compte&C laiffa deviner ce qu'elle vcuioit que le prince  C O N T E. II entendit, II avo't acquis plus d'expérience dans un mois de bonheur, qu'on n'en acquiert en dix années d'étude; de forte qu'il devina plus qu'on ne voulut; & cela s'appelle deviner jnfte. Ceux qui fe font un plan fviivi de ce qu'on nomme caractère, demanderont peut-être com* inent cette Confidente fi peu fenfible, devint tout-a-coup fi différente d'elle-même, fi paffionnée pour un magot? Mais ai-je dit qu'elle 1'aimoit) Point du tout. Elle étoit curieufe, & rien de plus. La curiofité reffemble a tout, & irefi rien : elle reflemble a Pamour, a la haine, a toutes les paffions ; elle en fait prendre le mafque , comme elle le fait quitter. Confidente ne jouit pas longtems de la con» fiance & de Perreur de fes compagnes; elles s'accordèrent toutes a la détefter & a en dire du mal, Elles fe liguèrent pour lui enlever fon Minet-bleu ; & eet enlèvement ne fut plus traité omme une affaire de goüt, mais d'hon-» rieur, de politique , de vengeaoce. On s'y appliqua donc fort férieufement, & Confidente, que la curiofité n'auroit peut-être pas retenue plus de vingt-quatre heures auprès du petit vilain , s'y trouva engagée par piqué, par amour - propre , & pour paroïtre faire une belle défenfe, ges eni\smis regardèrent la belle infupor»  H Minet-bleu et Louvette? table, qui étoit Louvette, comme celle qui devoit les venger : la paffion du prince pour elle leur étoit connue ; elles travaillèrent donc a infpirer a cette fée , non pas de la curiofité, ni de 1'amour pour Minet-bleu, mais de 1'averfion & de la jaloufie pour fa rivale. Ceux qui penfent que la jaloufie ne peut naïtre fans amour , fe trompent lourdemenr. Elle peut venir d'averfion pour une rivale, d'orgueil , d'amour-propre , du defir d'une préférence dont on ne veut point ufer, fans pouvoir fe réfoudre è voir un autre en profiter. Ce fut de cette efpèce de jaloufie que les fées foufflèrent au cceur de Louvette. Elles ne furent pas long-tems a 1'y produire : une femme feule viendroit a bout de 1'impoffible en ce genre fur une autre femme ; il eft aifé de juger de quoi font capables beaucoup de fées réunies. Louvette fe conduifant par leurs confeils, hait bientötfa rivale , auffi parfaitement qu'on put le défirer. Elle n'aimoit pas encore Minetbleu ; mais elle avoit un goüt vif pour rendre Confidente & lui très-miférables. Elle fe faifoit un plaifir & une étude de faire a 1'un & a 1'autre des tours fanglans, & d'employer contre eux ce qu'on appelle les rufes de guerre. Elle rompoit tous leurs entretiens 6c leurs rendez:  C O N T E. jj vous. Tantöt elle affecloit des airs de langueur & de pafïion , qui faifoient naïtre des efpérances dans le cceur du prince; une autre fois elle y portoit le défefpoir & le trouble ; bien entendu que le tout fe faifoit a contre-tems pour les intéréts de fa rivale. Dans les mo- mens oii Minet-bleu auroit pu voir Confidente, elle 1'occupoit; elle paroiffoit vouloir Tenten, dre, & commencer è 1'aimer : dans les momens oii elle ne redoutoit point cette rivale, & oü Minet-bleu efpéroit la récompenfe des facrifices qu'on avoit exigés de lui , elle. le traitoit avec une dureté défefpérante. Quoi qu'il en foit, elle le voyoit plus longtems; elle étoit plus fouvent & plus feule avec lui depuis ce projet de vengeance. Je ne fais fi quelqu'un devine ce qui en arriva. Le voici. Tout ce jeu de jaloufie & de vengeance produifit fur elle le même effet, que Ia curiofité avoit produit fur Confidente : en croyant ne faire qu'imiter la jaloufe & la paffionnée, elle le devint d'autant plus, qu'elle avoit eu d'abord un deffein tout contraire : c'eft ainfi que 1'amour fe joue de nos projets; c'eft ainfi que tous fes jeux finiflenr. Dès que Louvette s'apperfut de fon mal, elle commenca a prendre foin de le cacher; foin inutile , qui ne fait que nous trahir davantage  14 MüNEt-BtËü Et Louvette, Heureufenient Minet-bleu aimöit trop pour s'apJ percevoir de fon bonheur auffi promptement qu'il auroit fait, s'il eüt moins aimé. Ce changement en produifit un autre : la laideur dii prince commenca peu-a-peu a diminiiera Cette métamorphofe fe faifoit fi lentément * qu'elle étoit prefque infenfible pour les autres; mais ellé allöit a grands pas dans le cceur &€ dans les yeux de Louvette. Chaque fois qu'elle ie revoyoit, elle le trouvoit plus aimable i c'étoit juftement ee qu'il faüoit pour qu'd le devïut encore davantage. Les fées fe doutèrent bientöt de eet afflóur naiffant; il les avoit è peu-près vengées dé Confidente; elles comptèrent qu'il les vengefoit encore du prince , vu le caractère qu'elleS connoiffoient a Louvette ; comme fi 1'amoür ne favoit pas faire des caraöères tout neufs, quand il en a befoin4 A cette laideur dit prince , qui n'étoit déja plus laideur , puifqu'elle devoit ceffer, & cefferpar 1'amour, fuccédöit,comme onfait,pendant cinq jours la laideur de Louvette , qui juf* qu'alors avoit paru croitre , au lieu de diminuer ; mais un heureux hazard vint la fecöurir. Le beau Minet-bleu , en promenant fon indifférenee & fes charmes dans un bois voi-* fin, fut affailli par une troupe de brigat is i  C O N t K j£ dente, fe trouva la feule de h cour, qui n'eü.f. pas encore eu de converfations particulières avec Minet-bleu: cette fée Confidente étoit aulTi belle pour le moins que Louvette ; mais elle étoit encore plus infeniible; de forte qu'en faveur de fon infenfibilité reconrme, les autres fées lui paffoient fa beauté : quóique cefoit une  ACAJOU E T ZIRPHILE CONTÉ. L'esprit ne vaut pas toujours autant qu'on le prife , Pamour eft un bon précepteur, la providence fait bien ce qu'elle fait; c'eft le but moral de ce conté: il eft bon d'en avertir le lecteur, de peur qu'il ne s'y méprenne. Les efprits bornés ne fe doutent jamais de 1'intention dun auteur, ceux qui font trop vifsl'exagèrent; mais ni les uns ni les autres n'aiment les réflexions: c'eft pourquoi j'entre en matière. II y avoit autrefois, dans un pays fitué entra le royaume des Acajous & celui de Minutie, une race de génies malfaifans qui faifoient la honte de ceux de leur efpèce, & le malheur de ' 1'humanité. Le ciel fut touché des prières qu'on faifoit contre cette race maudite ; la plupart  11 ACAJOU ET ZlRPMILE, périrent d'une mort tragique , il n'en reftoit plus que le génie Podagrambo & la fée Harpagine; mais il fembloit que ces deux derniers euffent hérité de toute la méchanceté de leurs ancêtres. I's avoient tous deux peu d'efprit: Ia qualité de génie ou de fée ne donne que la puiffance ; & la méchanceté fe trouve encore plus avec la fottife qu'avec Pefprit. Podagrambo, quoique très-noble, ti ès-haut & très-puiffant feigneur, étoit encore très-fot ; Harpagine paffoit pour avoir plus d'efprit, paree qu'elle étoit plus méchante : ces deux qualités fe confondent encore aujourd'hui; ce qui prouve cependant qu'ellë en avoit peu, c'eft qu'elle étoit ennuieufe, quoique médifante. Pour Ie génie, il étoit affez méebant pour ne défirer que le mal, & affez imbécile pour qu'on lui eüt fait faire le bien, fans qu'il s'en fut appercu : il avoit une taille gigantefque avec toute lamauvaife grace poffible. Harpagine étoit encore plus affreuié, grande, féche, noire; fes cheveux reffembloient a des ferpens : & , lorfqu'elle fe tranfformoit , c'étoit ordinairement en araignée , en chauve-fouris, ou en infeéte. Ces deux monftres n'en avoient pas moins de préfomption. Harpagine fe piquoit d'agréfiiens , & Podagrambo de bonnes förtünes : '  Conti, \% ils avoient une petite maifon élégamment meublée , oü 1'oa voyoit desmagots de la Chine , des vernis de Martin , des chaifes longues &C des co'uffins ; c'étoit la qu'ils alloient s'ennuier: ils menacèrent enfin le public de fe marier, pour perpétuer leur nom. La Pojléromanic eft le tic commun des grands; ils aiment leur poftérité, & ne fe foucient point de leurs enfans. La propofition du génie & de la fée fut recue comme une déclaration de guerre. Le grand confeil de féerie crut 1'affaire affez importante , pour indiquer une affemblée générale. La chofe fut expofée , agitée , difcutée; on paria, on délibéra beaucoup, 6c ce-. pendant on réfolut quelque chofe. II fut décidé que Podagrambo & Harpagine ne pourroient jamais fe marier , a moins qu'ils ne fe fiffent aimer: eet arrêt fembloit condamner 1'un & 1'autre au célibat; ou s'ils pouvoient devenir aimables, il falloit qu'ils changeaffent de caraclère : & c'étoit tout ce qu'on defiroit. Ils cherchèrent aufli-töt dans leur colombat quelle maifon ils honoreroient de leur choix ; mais il ne leur fuffifoit pas de trouver un parti, il falloit qu'ils fe fiffent aimer; ils comprirent qu'ils n'y réuffiroient jamais , fans un artifice fmgulier. Quelqu'aveugle que foit, 1'amour B iv  $4 AeAjou et Zirphile; propre, on connoit bien-tot fes défauts, quand" 1'intérêt s'en mêle. Harpagine , plus inventive quele génie,lui tint a peu prés ce diicours : « mon deffein eft v de prendre des enfans li jeunes, qu'ils n'aient » encore aucunes idéés : nous les éléverons m nous-mêmes ; ils ne verront jamais d'autres » perfonnes : & nous leur formerons le cceur » a notre gré : les préjugés de 1'enfance font » prefque invincibles. Mon parti, ajouta-t-elle, v eft déja trouvé : le roi des Acajous n'a qu'un »> fils qui a environ deux ans, je vais lui de»> mander de m'en confier 1'éducation ; il n'o» feroit me refufer , il craindroit mon reffenti$> ment: & Pon fait plus pour ceux que Pon »> craint, que pour ceux que Pon eftime. J'aurai foin d'en uier ainfi pour vous k 1'égard de » la première petite princeffe qui naïtra. Podagrambo approuva un plan fi bien con«erté, & la fée partit fur fon grand dragon a mouftache , arriva chez le roi des Acajous, €t lui fit fa demande, que le pauvre princa n'ofa refufer. Harpagine charmée d'avoir entre fes mains le petit prince Acajou, repartit, & ne fongea plus qu'a exécuter fon projet. D'un coup de baguette , elle lui batit un palais enchanté que je prie le lefleur d'imaginer a fon goüt,  Conté; 15 & dont je lui épargne la defcription , de peur de 1'enniiyer; mais ce que je iuisobligé de lui dire, paree qu'il n'eft pas obligé de le deviner, c'eft qu'Harpagine , en deftinant le jardin de ce palais a fervir de promenade au petit prince , y attacha un talifman qui 1'empêchoit d'en fortir, a moins qu'il ne devint amoureux; & comme elle étoit la feule femme qu'il put voir, elle ne doutoit point que fon fexe feul ne lui tint lieu de beauté, & que les defirs de 1'adolefcence ne fiffent naïtre 1'amour dans le cceur d'Acajou. Un accident qu'Harpagine n'avoit pas prévu, contraria d'abord fon deffein, & 1'obligea de corriger fon plan. Acajou avoit recu en naiffant le don de la beauté, il devoit être le prince le mieux fait de fon tems; cela flatroit merveilleufement les efpérances de la fée qui favoit d'ailleurs que les prémices des jeunes gens les plus aiinables appartiennent de droit a des vieilles : mais ce qui la chagrina, fut de connoitre que 1'enfant avoit été doué de toutes le,s qualités de 1'efprit. Harpagine fentoit qu'il n'en feroit que plus difficile a féduire; elle réfolut fur le champ de corriger par 1'art ce que fon pupile avoit recu de la nature , &c de lui gater 1'efprit ne pouvant pas 1'en priver. Elle entra dans le laboratoire oüelle compofoit fes drogues ; les paroles les plus efScaees, les  i6 Acajou et Zirphile; charmes les plus puiffans furent employés; elle compofa deux boules de fucre magique ; dans 1'une il y avoit des paftilles dont la vertu étoit d'infpirer le mauvais goüt, & de rendre 1'efprit faux ; 1'autre renfermoit des dragées de préfomption & d'opiniatreté : celui qui en mangeroit devoit toujours juger faux, raifonner de travers , foutenir fon fentiment avec opiniatreté, & donner dans tous les ridicules: de forte que la maligne fée avoit tout lieu d'efpérer que li le prince en mangeoit, il fentiroitpour elle une paffion d'autant plus forte, qu'elle feroit plus extravagante. Elle vint aufïitöt préfenter les bonbons a Penfant; mais comme elle 1'engageoit par fes carelfes a en manger, elle voulutprendre un air riant, qai lui fit faire une fi affreufe grimace , que 1'enfant en eut peur, & lui rejetta les boules au nez. Un homme de ceux qu'on appelie raifonnables , auroit été plus aifé a féduire ; mais la nature éclairée donne a ceux qu'elle n'a pas encore livrés ala raifon un inftinö plus fur , qui les avertit de ce qui leur eft contraire. Les dragées de préfomption étoient celles que la fée regrettoit le moins; elle ne doutoit point que la naiffance d'Acajou ne lui en donnat toujours affez : mais jamais elle ne put lui faire goüter ni des unes ni des autres. Elle les donna a un vöyageur comme une  C O N T E." 27 curiofité très-précieufe , en y ajoutant la vertu defe multiplier. Celui qui les recut les apporta en Europe , 011 elles eurent un fuccès brillant. Ce furent les premières dragées qu'on y vit. Tout le monde en voulut avoir; on fe les envoyoit en préfent ; chacun en portoit fur foi dans de petites boetes ; on fe les offroit par galanterie, & eet ufages'eft confervé jufqu'aujourd'hui. Elles n'ont pas toutes la même vertu, mais les anciennes ne font pas abfolument perdues. Cependant Harpagine imagina de donner une fi mauvaife éducation au prince Acajou, que cela vaudroit toutes les dragées du monde. On apprit alors par les nouvelles a la main que la reine de Minutie étoit préte d'accoucher, & que toutes les fées étoient convoquées pour afiïffer aux couches; Harpagine s'y rendit comme les autres. La reine accoucha d'une fille qui étoit , comme on doit le fuppofer, un miracle de beauté , & qui fut nommée Zirphile. Harpagine comptoit demandtra la reine qu'elle tui en confiat 1'éducation; mais la fée Ninette 1'avoit déja prévenue, & s'étoitchargée d'élever la princeffe. Ninette étoit la proteörice déclarée du royaume de Minutie. Elle n'avoit pas plus de deux' pieds &£ demi de haut; mais fa petite  Acajou et Zirphile,j figure réunifioit tous les agrémens, & tou'teS les graces imaginables. Onne pouvoit luireprocher qu'une vivacité extréme, il fembloit que fon efprit fe trouvoit trop reflerré dans un auffi petit corps; toujours penfante, & toujours en aöion , fa pénétration Pemportoit fouvent au-dela des objets , & Pempêchoir de les difcerner plus exaftement que ceux qui n'y pouvoient atteindre. Sa vue pedante & fa démarche vive étoient 1'image des qualités de ■ fon efprit. Pour remédier a eet excès de vivacité que les fots s'efForcent d'imiter, & qu'ils appellent étourderie, pour fe confoler de n'y pas réuffir, le confeil des fées avoit fait préfent a Ninette d'une paire de lunettes & d'une béquille enchantées. La vertu des lunettes étoit en affoibliffant la vue, de tempérer la vivacité de 1'efprit par la relation de 1'ame & du corps. Voila la première invention des lunettes; on les a depuis employées pour un ufage tout oppofé: & c'eft ainfi qu'on abufe de tout. Ce qui prouve cependant combien les lunettes nuifent a 1'efprit, c'eft de voir que de vieux furveillans font tous les jours trempés par de jeunes amans fans expérience , & Ton ne peut s'en prendre qu'aux lunettes. A 1'égard de Ia béquille, elle i'ervoit k rendre Ia démarche plus füre en la ralentiffant. Ninette ne fe fervoit  Conti?; ï# 'du préfent des fées, que lorfqu'il étoit queftion de conduire une affaire délicate ; elle étoit d'ailleurs la meilleure créature qu'on put voir, 1'ame ouverte, le cceur tendre, & 1'efprit étourdi la rendoient une femme adorable. Les fées qui affiftoient a la naiffance de la princeffe , fongeoient a la douer , fuivant la coutum*, & en vraies femmes commencèrent leurs dons par Ia beauté , les graces , & tous les dehors féduifans, quand Harpagine dont la malice étoit plus éclairée que la bienveillance des autres , dit, en grommelant entre fes dents:« Oui, oui, »> vous avez beau faire , vous n'en ferez ja»> mais qu'une belle béte, c'eft moi qui vous » en réponds , car je la done de la bêtife Ia h plus complette ». Elle dit & part. Les fées ne furent pas long-tems a s'appercevoir de leur négligence; mais Ninette ayant mis fes lunettes, dit qu'elle fuppléeroit par 1'éducation a ce qui manquoit k 1'enfant du cöté de 1'efprit. Les autres fées ajoutèrent que, pour remédier en partie au mal qu'elles ne pouvoient pas abfolument détruire , 1'imbécillité de la princeffe cefferoit dans le moment qu'elle reffentiroit de 1'amour. Une femme qui n'a befoin que de ce remède-la, n'eft pas abfolument fans reffource. Ninette ayant pris Zirphile entre fes bras , la tranfporta dans fon palais, malgré tous les pièges de la méchante, fée.  3» Acajou et Zirphile, D'un autre cóté , Harpagine ne s'occupaplus que du foin de donner a fon pupile la plus mauv< fe éducation qa'tlle imagina , afin d'étoufïer 1'efprit par ïa mauvaife culture ; comme elle efperoit que la fhipidité rendroit inutiles tous les foins qu'on prendroit de Zirphile , elle ordonna aux gouverneurs du petit prince de ne lui parler que de revenans , de fantömes, de la grande bete , & de lui lire des contes de fées pour lui remplir la tête de mille fadaifes. On a confervé de nos jours par fottife ce que la fée avoit inventé par malice. Lorfque le prince fut un peu plus grand , la fée manda des maitres de tous cötés, & comme en fait de méchanceté elle ne reftoit jamais dans le médiocre , elle changea tous les objets de ces maitres. Elle fit venir un fameux philofophe , le Defcartes, ou le Neuton de ce tems-lapour montrer au prince a monter a cheval Sc a tirer des armes. Elle chargea un muficien , un maitre a danfer, Sc un poëte lyrique de lui apprendre a raifonner ; les autres furent diftribués fuivant ce plan , Sc ils en firent d'autant moins de difficulté , que tous fe piquent particulièrement de ce qui n'eft pas de leur profefhon. Qu'il y a de gens qui feroient croire qu'on a pris les mêmes foins pour leur éducation ! Avec tant de précautions, Harpagine ne dou*  C O N T E. j)T toit point du fuccès de fon projet; cependant, malgré les lecons de tous fes maitres, Acajou réuffiffoit dans tous fes exercices; il n'acquéroit, k la vérité, aucune conno.ffance utiie, mais les erreurs ne prenoient point fur fon efprit. Heureux dédommagement ! Après les bonnes lecons , ce qu'il y a de plus infrrudfif, font les ridicules , & ceux des maitres d'Acajou le mettoient en garde contre leurs préceptes. II devenoit beau comme 1'amour, il étoit fait k peindre , toutes fes graces fe développoient. Harpagine prétendoit que tout cela croiffoit pour elle : il faut la laiffer prétendre, & voir ce qui arriva. Tandis qu'Harpagine travailloit de toute fa force pour faire un fot d'Acajou, la fée Ninette perdoit 1'efprit en tachant d'en donner a Zirphile. La cour de lapetite fée raffembloit tout ce qu'il y avoit de gens aimables dans le royaume de Minutie. Les jours qu'elle tenoit appartement , rien n'étoit fi brillant que la converfation. Ce n'étoit point de ces difcours on il n'y a que du fens commun; c'étoit un torrent de fadli.es; tout le monde interrogeoit; perfonne ne répondoit jufte , 8c 1'on s'entendoit è merveilles, ou 1'on ne s'entendoit pas, ce qui revientau même pour les efprits brillans; I'exagération étoit la figure favorite & k Ia mode;  %i Acajou et Zirphile? fans avoir de fentimens vifs, fans être occupé d'objets importans, on en parloit toujours le langage. On étoit furieux d'un changement de tems; un ruban ou un pompon étoit la feule chofe quon aimo'u au monde; entre les nuances d'une même couleur , on trouvoit un monde de diffèrences; il n'y avoit rien dont on ne fut comblé ou confondu j on épuifoit enfin les expreffions outrées fur les bagatelles , de forte que fi par hazard on venoit a éprouver quelques paffions violentes on ne pouvoit fe faire entendre, & 1'on étoit reduit a garder le filence; ce qui donna occafion au proverbe : Les grandes pafJions font mueties. Ninette ne doutoit point que 1'éducationque Zirphile recevoit k fa cour ne dut a la fin triompher de fa flupidité; mais le charme étoit bien fort. Zirphile devenoit tous les jours la plus belle & la plus fotte enfant qu'on put voir. Elle rêvoit au lieudepenfer,8c n'ouvroit la bouche que pour dire une fottife. Quoique les hommes ne foient pas bien difficiles fur les propos d'une jolie femme , & trouvent toujours qu'elle parle comme un ange , ils ne pouvoient la louer que fur fa beauté ; la pauvre enfant toute honteufe recevoit leurs éloges comme une grace , & leur répondoit qu'ils lui faifoient bien de 1'honneur.' Ce n'étoit pourtant pas ce qu'ils youloient » ils  € o n t e. 33 ïls rioient de fes naïvetés, & cherchoient a féduire fon innocence. II faut un peu connoïtre Ie vice pour en redouter les pièges. Zirphile étoit la candeur même , & la candeur n'elt point du tout Ia fauvegarde de la vertu, mais Ninette veilloit attentivement fur fa chère pupile. Elle la mit parmi fes filles d'honneur, oii il y avoit fouvent des places vacantes ; la plupart en fortoient avant que leur tems fut fini; il n'y avoit point a la cour de corps plus difficile a recrüter. Zirphile ne fut point gatée par Pexemple , c'étoit envain que les jeunes courtifans s'emprefToient auprès d'elle. Un trop grand defir de paroïtre aimables, les empêche fouvent de 1'être. Zirphile étoit pen touchée de leurs hommages, tous leurs difcours lui paroiffoient des fadeurs ou des fatuités. "D'ailleurs , les hommes font gouvernéspar leurs fens avant de connoïtre leur cceur; mais la plupart des femmes ont befoin d'aimer; & feroient rarement féduites par les plaifirs , fi elles n'étoient pas entrainées par Pexemple. Quoi qu'il en foit, il n'arriva point d'accident a Zirphile , paree que, pour plus de füreté, Ninette ne la laiffoit approcher d'aucun hom me pour fon honneur , ni même de certaines femmes pour fon innocence. Tandis qu'elle vivoit ainfi k la cour de Kig , Tome XXXV, C  34 Acajou et Zirphile, nette , Acajou s'ennuyoit chez Harpagine. Ü étoit déja dans fa quinzième année ; fon efprk ne fervoit qu'a lui faire connoïtre -qu'il n'étoit pas fait pour vivre avec tout ce qui 1'entouroit. II commencoit a reffectir ces dèfirs naiffans de la nature, qui fans avoir' d'bbjet déterminé , en cherchent un par tout; il s'appercevoit déja qu'il avoit un cceur dont les fens ne font que les interprètes. II éprouvoit cette mélancólie qu'on pourroit mettre au rang des plaifirs , quoiqu'eile en faffe défirer de plus vifs ; il foupiroit après quelqu'un qui put diffiper ce trouble , &'cherchoit cependant la folitude. II fe retiroit dans les lieux les plus écartés du paic ; c'étoit-la qu'en cherchant a débrouiller fes idéés, il faifoit quelquefois une affez fctte figure. - Harpagine qui connoiffoit le mal d'Acajou, fe flattoit d'en être bien-töt le remède; mais ellevoyoit avec chagrin que toutes les carefïes qu'elle vouloit lui faire , ne fervoient qu'a le revolter .öi lui do'nner de rhumeur. Les'careffescfftTtesréufiiffentrarement,ckil eft encore plus rare qu'on les offre , quand elles méritent d'être recherchées. Harpagine étoit au défefpo:r. Le confeil des fées avoit prononcé que le prince ne refteroit entre fes mains que jufqu'a Page de dix-fept  '\'y"'''Li''/j''/' ■ &*..Jj-.fOf J4   C O N T E. 3^ ans, après quoi elle n'auroit aucun pouvolr fur lui. Le roi des Acajous & celui de Minutie atten-doient avec impatience eet heureux ihftant, pour unir leurs états par le mariage de leurs enfans. Le génie n'eut pas plutöt appris ce pröjet,: r qu'il jura que cela ne fe pafferoit pas ainfi. II fit faire un équipage fuperbe, & fe rendit a la cour de Ninette. II y fut recu avec cette efpèce de pohteffe qu'on a pour tous les grands , & qui n'oblige point a 1'eftime. Pour ne point perdre de tems en complimens fuperflus, il déclara d'abórd a Zirphile les fentimens, c'eff-a-dire, les defirs qu'elle lui infpiroit. La petite princeffe qui n'avoit point appris a diffimuler, ne le fit point languir, & lui déclara naïvement toute la répugnance qu'elle fentoit pour lui: il en fut trèsétonné; mais, au lieu de fe rebuter, il entreprit de toucher le cceur, afind'obtenir la main.' II fe tourmentoit donc a chercher tous les moyens de plaire : malheureufement, plus on les cherche , moins on les trouve. II voulut imiter les agrcables de la cour; mais tout ce qui ne les rendoit que ridicules , le faifoit paroitre plus mautfade. II y a des ridicules quine vont pas a toutes fortes de figures , il y en a  $6 AfAJOU ET ZlRPHTLE? même de compatibles avec les graces; & Podagrambo ne brilloit pas par ceux-la , plus il vouloit faire le fat, plus il prouvoit qu'il n'étoit qu'un fot. Enfin , car je n'aime pas leshiftoires allongées , après avoir fort ennuyé la cour par fes fottifes, & encore plus fatigué Zirphile par fes fadeurs , il n'étoit pas plus avancé que le premier jour ; on le trouvoit le plus plat génie qu'on eüt encore vu : c'étoit un difcours qu'on répétoit depuis les appartemens jufqu'au grand commun. Podagrambo foupconna qu'il étoit la fable de la cour; ce n'étoit pas par pénétration: mais un tic affez ordinaire aux fots, eft de penfer fort avantageufement d'eux - mêmes , & de cioire que les autres en parient mal. Dans fon dépit, il retourna chez lui, pour méditer quelque vengeance d'éclat, &c pour concerter avec Harpagine les moyens d'enlever la princeffe. Ninette ayant prévu les entreprifes qu'on pouvoit former contre fa chère Zirphile , lui avoit donné une échai pe , dont le charme étoit tel, que ctlle qui la portoit ne devoit craindre aucune violence. Cependant 1'innocent Acajou ne pouvoit fortir de la mélancolie qui le confumoit, & Zirphile étoit travaillée du même mal. Ils fe promenoient fouvent feuls j & lorfque le ha-  C O K T til ff zard les conduifoit chacun de leur cóté auprès de la paliffade qui féparoit les jardins de Ninette & d'Harpagine (car j'ai dit, bu j'ai dü dire , qu'elles étoient voifines) ils fe fentoient attirés par une force inconnue , ils fe trouvoient arrêtés par un charme fecret : chacun refléchiffoit en particulier fur le plaifïr qu'il goütoit dans ce lieu , le plus négligé du pare ; ils y revenoient tous les jours; lanuit avoit peine Mes en arracher. ^ Un jour que Ie prince étoit plongé dans fes réflexions auprès de cette paliffade, il laiffa échapper un foupir : la jeune princeffe qui étoit de 1'autre cöté dans le même étar, l'entendit; elle en fut émue; elle recueille toute fon attention , elle écoute. Acajou foupire encore. Zirphile qui n'avoit jamais rien compris a ce qu'on lui avoit dit, entendit ce foupir avec une pénétration admirable; elle répondit auffi-töt par un pareil foupir. Ces deux amans, car ils Ie furent dans ce moment , s'entendirent réciproquement. La langue du cceur eft univerfeïle ; il ne faut que de la fenfibilité pour 1'entendre , & pour la parler. L'amour porta dans 1'inftant un trait de flamrne dans leurs cceurs, & un rayon de lumière dans leur efprit. Les jeunes amans „ après s'être entendus ? cherchent a fe voir poiu-  38 Acajoü et Zirphile, s'entendre mieux. La curiofité eft le fruit des premières connoiffances. Ils avancent ; ils fe cherchent ; ils écartent les branches ; ils fe voyent. Dieux , quels tranfports ! II faut leur age , la vivacité de leurs defirs , le tumulte de leurs idéés , le feu qui anime leurs fens , peut-être même leur ignorance , pour comprendre leur fituation. Ils reftent quelque-tems immobiles ;ils font faifis d'un tremblement que la nouveauté du plaifïr porte dans des fens neufs. Ils fe touchent ; ils gardent le filence; ils laiffent cependant échapper quelques mots mal articulés. Bientöt ils fe parient avec vivacité , ils fe font enfemble mille queftions , ils n'y répondent rien de jufte , cependant ils font fatisfaits de ce qu'ils fe difent, & fe trouvent éclaircis fur leurs doutes ; ils comprennent du moins qu'i's fe défiroient fans fe conncitre, qu'ils ont trouvé ce qu'ils cherchoient, & qu'ils fe fuffifent. Acajou , qui n'avoit jamais vu qu'Harpagine , fe trouve tranfporté dans un monde nouveau ; & Zirphile qui n'avoit pas fait la moindre attemion aux hommes de la cour, crut vpir un nou vel être. Acajou baifa la main de Zirphile. La pauvre enfant qui ne croyoit pas accorder une faveur , encore moins faire une faute, le laiffa faire. Acajou qui avoit de ïrop bonnes intentions pour s'imaginer que les  •fl AcAïCW ET ZlRPHlLE, la voir dans le même lieu que fon amant;. elle cacha donc fon inquiétude, Sc dit au génie, qu'il falloit qu'il fe chargeat de cette entreprife , fe flattant qu'il n'auroit jamais 1'efprit d'y réuffir. Des le matin Podagrambo fe cacha derrière un arbre , auprès de la paliffade , oii nos amans venoient fe chercher. Les maitres d'Acajou éur.-nt ordre de prolonger leurs lecons, afin quïl ne pütfe trouver au rendez-vous avant la princeffe. Acajou , d'un caraöère fi doux, marqua de 1'humeur pour la première fois, 1'égalité ne fubfifte point avec la paffion. Tandis qu'il s'impatientoit, la tendre Zirphile vint a la paliffade : elle fut inquiéte de n'y pas trouver fon amant , qui avoit coutume de la prévenir. Elle regarde de toutes parts, elle ofe enfin entrer dans le pare d'Harpagine, & paffe auprès du génie. A fon afpe£t la frayeur la faifit, elle voulut fuir; mais cefut avec fi peu de précautions, que fon écharpe refta attachée a une branche. Le génie la faifit è Tiriftant par fa robe: Ah, ah, dit-il, belle innocente, vous venez donc ici chercher un marmouzet, Sc c'eft pour lui que vous me méprifez ? La pauvte Zirphile fe voyant trahie par fa frayeur même, qui lui avoit fait perdre fon ëcharpe, eut recours a la diffimulation. Avant que d'avoir aimé elle n'eüt pas été fi habile.  C o n t e. 43 Une première aventure qui infpire la fatuité è. un jeune homme, rend la faufftté néceffaire aux femmes ; on a obligé un fexe a rougir de ce qui fait la gloire de Pautre. Quoique Zirphile fut la candeur même, elle entreprit de tromper le génie. Jefuis étonnée, dit-elle , que vous imputiez a Pamour un pur effet de ma curiofité , c'eft elle qui m'a fait entrer dans ce lieu; je ne fuis pas moins furprife que vous vous ferviez de la violence, vous, qui pouvez tout attendre de votre naiffance, & plus encore de votre amour. Le génie fe radoucit un peu a ce difcours flatteur ; mais quoique la princeffe lui confeillat d'efpérer tout de fon mérite , & qu'il en fut trés - perfuadé , il ne vouloit point la laiffer échapper. Si votre cceur , reprit-il, eft fi fenfible pour moi, vous ne devez pas faire de difficultésde venir dans mon palais.Tous cespetits foins d'amans vulgaires font des formalités frivoles qui ne font que retarder le plaifïr fans le rendre plus vif. Eh bien , repliqua Zirphile , je fuis prête a vous fuivre ; Sc pour vous prouver ma fmcéiïté , rendez-moi mon écharpe, afin qu'il ne refte ici aucun témoin de mon évafion & de votre violence. Le génie penfa fe panier de plaifïr & d'admiration pour la préfence d'efprit de Zirphile.  %4 Acajou et Zirphile;! Oh ! pour le coup, s ecria-t-il, il faut avouef que 1'amour donne bien de 1'efprit aux femmes; car pour moi je n'aurois jamais imaginé celuila , & je m'en allois comme un fot. II détache auffi-tót 1'écharpe & la remet a la princeffe, en lui baifant la main; mais elle n'ayant plus nen a craindre, Ie repouffa avec mépris. Retiretoi, perfide, lui dit-elle, ou crains le courroux des fées , cette écbarpe eft pour moi le gage de leur protedion ; en achevant ces mots, elle s'éloigna, & laiffa le génie confondu Sc arrêté par une force a laquelle il fentoit que fon pouvoir étoit forcé de céder. II ne tint qu'a lui d'admirer encore plus qu'il n'avoit fait la préfence d'efprit de Zirphile. Cette réflexion ne fut pas fans doute celle qui 1'occupa le plus. Après être refté quelque temps immobile , H revint,confus & défefperé, trouver Harpagine , & lui raconta par quel charme fon pouvoir avoit été inutile. Si la fée apprit avec dépit la vertu de 1'écharpe enchantée , elle en fut un peu confolée par le mauvais fuccès de 1'entreprife du génie ; elle lui cacha cependant le différent iratérêt qu'elle y prenoit, & comme ces confolateursne font jamais plus éloquens, que lorfqu'ils ne font pas affligés eux - mêmes , elle Ie calma, en lui promettant de détruire Penchaa-  C O N T E. tement de 1'êcharpe, & de le rendre maitre de la princeffe. La fée ignoroit le malheur qui la menacoit elle - même. Tandis qu'elle délibéroit avec le génie fur les moyens de rétablir leur puiffance, Acajou courut a la paliffade; après avoir quelque temps attendu Zirphile , 1'impatience 1'avoit fait entrer dans le pare de Ninette & partagé entre la crainte & le defir, il étoit infenfiblement parvenu jufqu'au palais. La nouvelle de fon arrivée s'y répandit bientöt. Ninette vint au - devant de lui, fuivie de toute fa cour. Acajou s'avanca refpectueufe-; ment vers la petite fée , & baifa le bas de fa robe ; auffi - tot que Zirphile & lui s'appercurent, ils coururent 1'un a 1'autre, & la préfence de toute la cour ne les empêcha pas de fe donner mutuellement les temoignages les plus vifs du plaifïr qu'ils avoient de fe revoir. Zirphile raconta naïvement le danger qu'elle avoit couru ; le prince lui en étoit devenu plus cher. Plus les femmes ont hazardé, plus elles font prêtes a facrifier encore. Ninette naturellement indulgente, ne s'attacha point a examiner ce qu'il pouvoit y avoir d'irrégulier dans la conduite de nos jeunes amans , il fuffifoit que la fortune eüt tout fait pour le mieux.  4<3 Acajou et Zirphile, Harpagine ayant appris la fuite d'Acajou l entra dans la plus horrible colère , & vint le redemandert ; mais heureufement pour lui il avoit atteint ce jour-la même fa dix-feptième année, & le decret des fées 1'affranchiffoit alors du pouvoir d'Harpagine. Elle en concnt tant de rage , qu'elle en perdit fon amour , qui n'étoit qu'un fentiment étranger dans fon cceur, & ne médhant plus que des projets de vengeance , elle partit pour inviter la fee envienfe a fe liguer avec elle. Les fêtes que 1'arrivée d'Acajou firent naitre, ne permettoient pas de s'occuper du reffentiment d'Harpagine. Ceux qui avoient entrepris de plaire a Zirphile , perdirent toutes leurs prétentions en voyant Acajou. Les femmes ne fe laffoient point d'admirer fa beauté , &: toutes devinrent en fecret rivales de fon amante. Acajou étoit fi rempli de fon amour, qu'il n'appercevoit feulement par les agaceries dont il étoit 1'objet ; en lui en fit de toutes les efpèces; mais lorfqu'il fut bien avéré que les cceurs de ces amans étoient fermés a tout autre fentiment qu'a leur amour, ii fut généralement décidé que Z.rphïle étoit encore plus fotte depuis qu elle aimoit, qu'elle ne 1'étöit atiparavant; que la beauté d'Acajou étoit fans phuionomie , -  C O N T E. 47 qu'elLé n'avoit rien de piqmnr., que leur amouj-étoit auffi ridicule que nouveau k ia cour,& que cela ne faifoit pas une fociéti. On ne fit donc plus aucune attention fur lui & ils étoient fi occupés 1'un de Paurre, qu'ils n'appercrurent pas plus la üéfertion que femprefiement de la cour, Ninette qui veilloit auparavant avec tant de foin fur la conduite de Zirphile contr.e la témèrité des étourdis de la cour, la laiffoit fans inquiétude avec Acajou; elle croyoit que le véritable amour eft toujours refpeöueux, & que plus un amant defire, moins il ofe entreprendre. La maxime eft délicate , mais je ne la crois pas abfolument fure ; cependant elle ne fut pas démentie par 1'événement. On n'attendoit que les rois d'Acajou & de Minutie pour célébrer le mariage; leurs ambaffadeurs étoient arrivés, ck avoient déja tout. reglé : les livrées étoient faites ; on finiiïbit les habits , il n'y manquoit pas un pompon ; on avoit fait venir les dernières modes de Paris , de chez du Chapt fur des poupée^ de la grandeur de Ninette. En un mot, tout 1'effentiel étoit prêt ; il ne reftok plusregier que ce qui regardoit les loix des deux états , ÖC Pintérêt des peuples. Les deux amans ne fe quittorent pas un inf-  Acajou et Zirphile; tant; fouvent, pour fe dérober au tumulte de la cour , ils paffoient les jours dans les bof" quets les plus écartés du pare. Ils fe faifoient mille careffes innocentes; ils fe difoient continuellement ces riens fi intéreffans pour les amans , qu'on répéte fans cefTe , qu'on n'épuife jamais ; & qui font toujours nouveau*. Un jour qu'ils goütoient un de ces entretiens délicieux , la chaleur obligea Zirphile d'öter fon écharpe pour caufer avec plus de liberté. Harpagine, qui s'étoit rendue invifible pour les furprendre , parut a leurs yeux efcortée par la fée Envieufe , montée fur un char tiré par des ferpens & entourée d'une quantité prodigieufe de coeurs percés de traits ; c'étoiènt autant de talifmans qui repréfentoient tous ceux qui rendent hommage a 1'envie ; & les fléches étoient 1'image du mérite qui fait le plus cruel fupplice des envieux. Harpagine frappa a Pinftant Zirphile de fa baguette, & 1'enleva au milieu d'un nuage , dans le moment même que le tendre Acajou lui baifoit la main. Ce mal'heiiveux prince fe* profterna devant la fée , en Ia fuppliant de ne faire tomber que fur lui le poids de fa vengeance , &C d'épargner la princeffe ; il lui dit en vain tout ce que 1'amour & Ia générofité infpirent. La cruelle fée le regardant avec des yeux  Conté; yeux enflammés : « Ofe-tu, lui dir-elïe efpérer » aucune grace ? Mon cceur n'eit plus fenfible *> qu*a la haine. Je veux, dun feul coup exer»> eer ma vengeance fur toi & fur ton amante » elle va paffer dans les bras de ton rival qui » lui eft odieux. A ces mots, le char vole , & laiffe Acajou plongé dans le dernier défefpoir. Ninette fut bien-tot inftruite par fon art de féerie de ce qui venoit d'arriver; mais le malheur de ces gens qui fcavent tout, eft de ne jamais rienprévoir. Elle vint chercher le prince; il étoit auprès de i'écharpe de Zirphile qu'il arrofoit de fes larmes. La petite fée n'oublia rien pour le confoler , fans pouvoir feulement fe faire entendre. Après Pavoir ramené au cha1teau prefque malgré lui, elle s'enferma dans fon cabinet, mit fes lunettes, & confulta fes grands livres pour feavoir quél parti elle prendroit dans ce malheur. Toute la cour en raifonnoit diverfement; les uns en parloient beaucoup , & ne s'en foucioient guères; d'autres, fans en rien dire, y prenoient plus d'intérêt. Les femmes fur-tout n'étoient pas foft touchées de la perte' de Zirphile; plufieurs fe flattoiênt de confoler le prince. On étoit encore dans ce premier mouveTomt XXXV. D  50 Acajou et Zirphile, ment d'une nouvelle de cour, oü tout le monde parle fans rien fcavoir , oii 1'on raconte des circonftances en attendant qu'on fcache le fait, & oü 1'on dit tant de paroles & fi peu de chofes; lorfqu'on vit paroïtré Ninette qui annon5a avec vivacité que Zirphile pouvoit être aifément tirée d'entre les mains du génie ; chacun s'empreffoit pour fcavoir quel moyen on employeroit. Ecoutez-moi, dit la petite fée: » Je viens dè découvrir que toute la puifTance >» de Podagrambo & d'Harpagine dépend d'un » vafe enchanté qu'ils poffédent dans un lieu » fecret de leur chateau ; il eft gardé par un » génie fubalterne qui eft transformé en chat jj des Chartreux. II n'eft pas néceffaire d'em» ployer de grands efforts pour s'en emparer, » il fuffit que Paventure foit entreprife par une » femme d'un honneur irréprochable , chofe » qui ne doit pas être rare a la cour. Elle ne » trouvera point d'obftacle; mais toute autre » perfonne tenteroit inutilement 1'aventure. Voila , dit un petit - maitre , une heureufe découverte ! Je fuis très-preffé d'en faire compliment au prince Acajou. « Taifez - vous , » reprit la fée , vous- êtes un étourdi ; s'il » falloit un homme raifonnable, on ne vous » choifiroit pas », Je ne plaifante pas, repliqua le jeune fat d'un ton ironique ; je crains  C O N ï E, -j. réellement ici une émulation de vertu qui peut dégénérer en guerre civile. J'ai prévu eet inconvénient, repartit Ninette; ainfi je veux que 1'on tïre au fort, pour prévenir tout fujet de jaloufie. Les billets furent faits a 1'inftant, & le nom qui parut fut celui d'Amine. C'étoit une jeune perfonne plus jolie que belle , vive , étourdie , coquette a 1'excès , libre dans le propos , circonfpeae dans fa conduite , faifant continuellement des agaceries, & toujours affiégée d'une troupe de jeunes gens. [ Amine s'entendit proclamer, fans paroitre niplus fiére, ni plus embarraffée qu'a 1'ordi-: naire ; mais il s'éleva un certain murmure qui ne paroiffoit pas un applaudiffement - bien» d'écidé. Ninette en tira un mauvais augure p'our le fuccès; c'eft pourquoi elle nomma Zobéide pour accompagner Amine , paree que deux vertus valent mieux qu'une. Zobéide étoit un peu plus agée & plus belle que fa compagnie; c'étoit d'ailleurs un prodige de vertu &c i de médifance : on prétendoit même qu'elle n'étoit d'une fageffe fi févère, que pour s'attirer Ie droit de déchirer impitoyablement toutes les autres femmes. Beau privilège de la vertu! Quoi qu'il en foit, elles partirent toutes deux, D ii  5i Acajou et Zirphile J & fe rendirent, fuivant leurs inflruftions, h urt petit batiment féparé du palais d'Harpagine. Amine , toujours vive , marchoit en avant. Elles ne trouvèrent aucun obftacle ; elles paffèrent plufieurs portes qui s'ouvrirent d'ellesmemes. Elles parvinrent enfin a une chambre oii elles appercurent fur une table de marbre un vafe-dont la furme n'étoit pas recommandable , il reffembloit même affez a un pot-dechambre. Je fuis fiché de n'avoir pas un terme ou une image plus noble. Elles n'auroient jamais imaginé que ce fut la le tréfor qu'elles cherchoient , fi Ninette ne le leur eüt défigné. Si la forme du vafe étoit vile, la vertu en étoit adm rable ; il rendoit des oracles , & railonnoit fur tout comme un philofophe : c'étpit alors un très-grand éloge de lui être comparé pour le raifonnement. Amine & Zobéïde trouvèrent auffi le chat dont on leur avoit parlé; elles voulurent le careffer , mais il égratigna Zobéïde , au lieu qu'il fe laiffa flatter par Amine, fit patte de velours, hauffa le dos, & enfla fa queue de la facon la plus galante. Amine charmée d'un fi heureux début, pnt le vafe, & 1'enlevoit déja , lorfque Zobéïde youlut y porter la main. II en fortit tout a  e O N T E. 53 coup une épaiffe fumée qui remplit la chambre. Un bruit affreux fe fit entendre. La frayeur faifit Amine ; elle laiffa retomber le vafe fur la table oü elle venoit de le prendre; & le génie parut a 1'inftant avec Harpagine. Ils fe faifirent d'Amine & de Zobéïde, &c ne leur firent grace de la vie, que pour les enfermer dans une tour ténébreufe. Ninette fut bientöt inflruite , fuivant la coutume, du mauvais fuccès de 1'entreprife; elle en chercha la raifon, & apprit a toute Ia cour qu'Amine étoit auffi fage que coquette; au Iieu que Zobéïde goütoit les plaifirs d'un commerce fecret avec ua amant obfcur , dans le tems qu'elle fatiguoit tout le monde par 1'étalage de fa fauffe vertu. Ninette déclara auffi que le vafe s'étantfêlé, lorfqu'Amine 1'avoit laiffé retomber fur la table, la puiffance du génie, fans être totalement détruite, étoit du moins fort affoiblie par eet accident. Acajou n'écoutant plus alors que fon défefpoir, fit vceu, pour fe venger du pot enchanté du génie, de caffer tous les pots-de-chambre qu'il rencontreroit, & dès ce moment exécuta fon ferment fur ceux qu'il trouva dans le Palais; c'étoit un dé'fordre effroyable. Le fcandale fut fi grand, que Ninette voulut lui faire enten; Diij  54 'Acajou et Zirphile, dre raifon fur tant de vafes innocens; mais elle ne put jamais le calmer. Dans eet embarras elle eut recours au confeil des fées. L'affaire parut très-importante , & il fut arrêté que le pouvoir du génie étantaffoibli,il ne pourroitplusgarder toute la perfonne de Zirphile, que, fans qu'elle perdit la vie, fa tête fe fépareroit de fon corps, & feroit tranfportée dans le pays des Idéés, jufqu'a ce qu'elle fut réunie au corps par celui qui pourroit parvenir dans ce pays , & la défenchanter. Ninette repréfenta qu'il étoit encore plus a propos de laiffer la tête que le corps de la princeffe au pouvoir du génie, de peur qu'il ne vïnt a s'en faire aimer pendant qu'elle auroit •perdu la tête, & 1'époufer tout de fuite. Les fées firent attention a cette difficulté, Scordonnerent que le corps feroit toujours enveloppé d'une flamme vive, qui ne laifferoit approcher que celui qui feroit maitre de la tête. L'arrêt des fées fut auffi-töt exécuté que prononcé. Le génie voulut aller tenter Faventure , fans pouvoir jamais approcher du pays des Idéés. Les fois y parviennent aifément, mais les fots n'y fauroient aborder. Pour Acajou qui étoit fol d'amour, il n'eut pas de peine a le trouver. Le pays des Idéés eft très-llngulier, & la forme de fon gouvernement ne' reffemble a aucun autre, II n'y a point de f'ujets, chacun  C O N T E. 55 y eft roi, & regne fouverainement fur tout 1'état, fans rien ufurper fur les autres dont la puiffanca n'eft pas moins abfolue. Parmi tant de rois on ne connoït point de jaloufie, ils portent feulement leur couronne d'une facon différente. Leur ambition eft de 1'offrir a tout le monde, & de vouloir la partager : c'eft ainfi qu'ils font des conquêtes. Les limites de tant de royaumes renfermés dans un'feul, ne font pas fïxées, chacun les étend ou les refferre fuivant fon caprice. Acajou reconnut qu'il étoit dans le royaume des Idéés k la multitude de têtes qu'il rencontra fur fon paffage : elles s'empreffoient au-devant de lui, & parloient k la fois touteS fortes de langues & fur différens tons. II cherchoit la tête de Zirphile, & ne la voyoit point. Tantót il rencontroit des têtes qui après avoir réfifté au malheur, s'étoient perdues dans la profpérité ; les unes par la fortune, d'autres par les dignités. II trouvoit des têtes de prodigues, d'une multitude d'avares, quantité de perdues k la guerre ; des têtes d'auteurs perdues par une réuffite , d'autres par des chütes, plufieurs par des apparences de fuccès, & une foule par 1'envie & le chagrin du fuccès de leurs fivaux. Acajou trouva une infinité de têtes perdues incognito qu'il n'a jamais voulu nommer, & que Div  56 Acajou et Zirphile, je ne veux pas deviner. Que de têtes de phitofophes, de myftiques, d'orateurs , de chimiftes, &c. Combien en vit-il de perdues par le caprice, par les airs , par Pindifcrétion, &c tour a tour par le libertinage & la fuperitition. Les unes excitoient fa compaffion , il écartoit les autres comme importunes, & fouloit aux pieds toutes celles que 1'envie avoit perdues. Acajou, pour trouver Zirphile, cherchoit les têtes qu'on dit que 1'amour fait perdre; mais quand il les examinoit de prés, il ne trouvoit que des têtes de coquettes, ou de jaloux fans amour. Le Prince fatigué de tant de recherches, défefpéré de leur peu de fuccès, étourdi de toutes les fottifes qu'il entendoit, fe retira dans un bofquet, pour fe dérober a cette multitude de têtes folies dont il étoit affailli. II s'étendit fur le gazon, ck fe mit a réfléchir fur fon malheur. Comme il portoit la vue autour de lui, il ap~ percut quelques arbres chargés de fruits. II étoit dans un tel épuifement, qu'il eut envie de manger une poire; il la cueillit : mais a peine y avoit-il mis le couteau qu'il en fortit une tête, qu'il reconnut pour celle de fa chère Zirphile. Rien ne put exprimer 1'étonnement & le plaifïr du prince. II fe levoit avec empreuement pour embraffer une tête fi chère, lorfqu'elle fe retira a quelques pas, & fe plaja fur un buiffon de  C O N T E. 57 rofes pour fe faire une efpèce de corps: arrêtez, prince, lui dit-elle,reftez tranquil'e, & m'écoutez : tous les efforts que vous feriez pour me faifir, feroient inutiles: je me jetterois moi-même dans vos bras, fi le deftin le permettoit; mais comme je fuis enchantée , je ne puis être prife que par des mains qui le foient aufii. Hélas! je foupire après mon corps, & j'ignore s'il eft encore digne de moi: il eft refté entre les mains du génie, je. n'ofe y penfer fans frémir, la tête m'en tourne. Raffurez-vous, répondit Acajou, les fées touchées de nos malheurs ont pris votre corps fous leur proteflion. Que vous me tranquillifez, reprit Zirphile ! en tout cas, cher prince, vous favez que toute ma tendrefie eft pour vous, & vous feriez trop généreux pour me reprocher un malheur dont je fuis innocente. C'eft fort bien dit, répliqua'le délicat Acajou; mais enfeignez-moi promptement oit je pourrai trouver lés mains enchantées dont vous me parlez. Vous les trouverez , reprit Zirphile, dans le pare oii elles voltigent, ce font celles de la fée Nonchalante , qui en a été privée paree qu'elle ne favoit qu'en faire; je vais vous en raconter 1'hiftoire. II y avoit autrefois.... Oh, parbleu, interrompit impatiemment Acajou, je n'ai pas le tems d'entendre des contes; pourvu que j'aye les mains, je m'embar-  5$ Acajou et Zirphile, raffe peu de leur hiftoire: je vais les chercher de ce pas. Allez, dit la princeffe , & délivrez-moi du cruel enchantement oü je languis. Vous avez pu remarquer que toutes les têtes perdues qui font dans ce féjour ne cherchent qu'a fe montrer, fans rougir de leur état; il n'y a que moi qui fuis obligée de me cacher dans des fruits : comme je fuis la feule tête perdue par Famour, je fuis un objet de mépris pour les autres. La tête continuoit de parler, que le 'prince étoit déja parti. II avoit reconnu que la princeffe, depuis qu'elle n'étoit plus qu'une tête, aimoit un peu k parler. II n'eut pas fait cent pas dans le pare, qu'il rencontra les mains enchantées qui voltigeoient en Pair. II voulut s'en approcher pour les prendre ; mais auffi-töt qu'il vouloit les toucher, il en recevoit des croquignoles, qui lui parusent d'abord fort infolentes; cependant comme fon bonheur dépendoit de les faifsr, ilemployoit toute fon adreffe pour attrappercesfatales mains. Quand il croyoit les tenir, elles lui échappoientenluidonnant un foufflet,oujettant fon chapeau parterre. Plus il avóit d'ardeur ales pourfuivre, plus elles fuyoient devant lui. Cette pourfuite dura fi long-tems, que le pauvre Acajou étoit tout hors d'haleine. II s'arrêta un moment , & fe rrouvant auprès d'une treille , il prit une grappe de raiün pour. fe rafrakhir;  C O N T E. 59 mais k peine en eutvil goüté, qu'il fentit en lui une révolution extraordinaire; fon efprit augmentoit de vivacité, & fon cceur devenoit plus tranquille. Son imagination s'enflammant de plus en plus, tous les objets s'y peignoient avec feu, paffoient avec rapidité, & s'effacoient les uns les autres; de facon que n'ayant pas le tems de les comaarer, il étoit abfolument hors cl'état de les juger: en un mot, il devint fol. Les fruits de ce jardin, par un rapport intime avec les têtes qui 1'habitoient, avoient la vertu de faire perdre la raifon, & malheureufement ils ne faifoient rien fur 1'efprit. Acajou fe trouva donc a l'inftant le plus fpirituel & le plus fou des princes. Le premier effet d'un changement fi fubit fut le refroidiffement du cceur. Acajou perdit tout fon amour. Le vérifable ne fubfifte qu'avec la. raifon. Au lieu de eet empreffement tendre & refpeflueux qu'il avoit auparavant pour Zirphile, il en confervoit a peine un léger fouvenir. II n'éprouvoit pas même de compaffion pour le malheur de cette princeffe. Avoir perdu la tête, lui paroiffoit une chofe fort plaifante. C'eft affez fouvent fous ce point de vue , que 1'efprit fans jugement, envifage le malheur d'autrui. La fatuité fuccéda a la modeftie dans 1'efprit d'Acajou, 6c remplaca trèsramplement, par les pré-  6o Acajou et Zirphile, tentions , le mérite réel qu'il avoit perdu : il faut, s'écria t-il, que je fois bien fou de courir après une tête, tandis que je pouvois la tourner a toutes les femmes de la cour de Minutie : Allons , il faut remplir mon deftin, c'eft d'être généralement aimé &c admiré, fans engager ma liberté. II dit & part. Ninette voyant arrjver Acajou , courut audevant de lui, 8c s'informa du fort de Zirphile. Le prince lui dit, que ce n'étoit qu'une tête qu'on ne pourroit fixer , que tous les foins avoient été inutiles, qu'il avoitprisfonpaui; 8c que la conftance fans bonheur étoit la vertu d'un fot. II débita quantité d'auffi belles maximes, qui firent bien-töt connoïtre a Ni.iette quele caructère iu prince étoit fort changé; mais qu'il avoit infïniment d'efprit. Elle fut d'abord fachée qu'il n'eiït pas ramené la princeffe; cependant comme 1'objet préfent 1'emporte toujours fur 1'abfent chez les efprits vifs, elle fe confola de la perte de Zirphile par le plaifïr de revoir Acajou. Toute la cour. s'empreffoit auprès de lui, plus par curiofité que par intérêt. On s'attendoit a ne trouver qu'un prince fage & modefte, a qui 1'on donneroit, comme a 1'ordinaire , tous les ridicules imaginables ; mais on en concut bientót une idéé plus avantageufe. La converfation devint vive Sc brillante. Le leöesr attentif fe  Conté. 6t rappelle fans doute que les lunettes de la fée fervoient a racourcir la vue; elle les avoit ötées pour voir le prince arriver de plus !oin, & comme elle ne les avoit pas reprifes, elle faifoit des raifonnemens a pene de vue. Acajou ne déparloit pas, il dit en un moment mille extravagances qui ravirent d'admiration toute la cour, & rendirent toutes les femmes folies de lui. Elles 1'écoutoient avidement, & s'écrioient: ah ! quil a d'efprit! On lui donnoit enfin tant d'éloges, qu'il étoit obligé d'en rougir, même par fatuité. II fembloit que le plus grand bonheur qui put arriver a un prince fut de perdre la raifon , tous ceux qui le rencontroient lui en faifoient compliment, &c les autres fe firent écrire. Acajou n'ayant plus d'amour, devint 1'amant déclaré de toutes les femmes, la fureur des bonnes fortunes s'unit facilement a la folie. II commenca par une femme affez jolie, d'un efprit libre, dégagée de préjugés, & qui faifoit la réputation de tous les jeunes gens depuis qu'elle avoit perdu la fienne. Comme il n'étoit pas néceffaire de 1'avoir pour la méprifer, 6c qu'il fuffifoit de 1'avoir eue pour s'en dégoüter, il la quitta deux jours après. II en prit une autre d'une figure charmante , d'un coeur tendre, d'un caracf ère doux, & a  6l ACAJOU ET ZfRPHILE, quiil nemanquoit pour mériter d'être aimée, que de recevoir moins d'amans. Acajou dédaigna de la fixer, & lui donna bien-töt plufieurs rivales. II n'étoit occupé que d'en étendre la lifte, toutes s'empreffoient de s'y faire infcrire, & ne le trouvoient aimable que depuis qu'il étoit incapable d'aimer. Après avoir eu un affez grand nombre de femmes célébres pour fe mettre en crédit, il réfolut d'en féduire quelques unes, uniquement pour leur faire perdre la réputation de vertu qu'elles avoient. S'il apprenoit qu'il y tut une. femme tendrement aimée d'un épqux chéri, elle devenoit auffi-tot 1'objet de fes foins, & tel étoit le travers qu'infpire le titre d'homme a la mode, qu'il réufTiffoit par tout ce qui auroit dü le faire échouer. Les affaires que Ie prince avoit a la cour ne 1'empêchoient pas de defcendre dans la bourgeoifie, oii fes fuccès étoient d'autant plus rapides, que celles qu'il foumettoit croyöient s'affocier aux femmes du monde, paree qu'elles en partageoient les fottifes. Les hommes même, au lieu de le haïr, lui portoient envie , & le recherchoient en 1'admirant fans Peftimer. Quoique ceux qui employent le plus mal leur tems, foient ceux qui en ont moins de. refte,le prince avoit encore bien des momens  C O N T E. ÓJ vuides, paria légèreté avec laquelle il traitoit fes bonnes fortunes. D'ailleurs, le bon air eft d'en paroitre quelquefois ennuyé. II chercha donc une nouvelle diflipation dans le bel efprit , ( c'étoit alors le travers a la mode. ) II eft vrai que pouréviterun certain pedantifme que donne fouvent 1'étude, on avoit imaginé lefecret d'être favantfans étudier. Chaque femme avoit fon-géomètre ou fon bel efprit, comme elles avoient autrefois un épagneul. Acajou, fuivant ce plan, donna a corps perdu dans toutes les parties des fciences & de la littérature. II parloit phifique & géométrie. II faifoit des differtation métaphifiques, des vers, des contes des comédies & des opéra. Ce prince excitok une admiration générale. On prétendoit que les Auteurs de profeffion n'en approchoient pas On fait qu'il n'y a que les gens d'une certain fagon qui ayent ce qui s'appelle le bon ton, fupérieur a tout Ie génie du monde, & Ie'tout fans prétentions. Rien n'étoit comparable au fort d'Acajou on fit même un recueil de fes bons mots dont tout le monde faifoit fa lefture favorite, il étoit intitulé : le parfait perfifieur ouvrage très-utile * la cour, & propre a rendre un jeune homme bnllant & infupportable. Acajou fe trouya a-la fin fatigué de fes pro-  64 C o n t e: pres fuccès; il n'avoit jamais mis que le plaifïf ala place de l'amour;les airs avoient fuccédé aux plaifirs, le dégout fit prefque 1'effel de la raifon , & lui rendit la vie infupportable: un honnête homme feroit malheureux d'y être condamné. Sans être plus raifonnable, il devint trifte. D'ailleurs, le propre de 1'efprit feul eft d'exciter d'abord 1'admiration, & de fatiguer enfuite fes propres admirateurs. La plupart des femmes qui avoient eu 1'ambition de lui plaire commencèrent a rougir de fe trouver fur une lifte trop nombreufe, & le défavouoient: on 1'accufoit encore d'être méchant, fous prétexte qu'il faifoit des chanfons & des tracafferies, qu'il railloit fesmeilleurs amis, & qu'il donnoit des ridicules a tout le monde. Cependant il n'avoit aucune mauvaife intention, il ne vouloit que fe divertir en amufant les autres: mais on eft toujours injufte. Ninette necomprenantpas comment fon cher Atajou pouvoit ceffer d'être a la mode, pnt fes lunettes pour en juger fans prévention, & après 1'avoir bien examiné, elle recor.nut qu'il avoit effeöivement beaucoup d'efprit, mais qu'il n'en étoit pas moins fol. Elle 1'engagea k lui raconter tout ce qu'il avoit fait dans le royaume des Idéés. Acajou ne fachant pas ou elle en vouloit  C O N T E. 65 voulóit venir, lui fit un récit trés-cirConfiancié,paree qu'ilaimoit beaucoupaparler de lui. Lorfqu'il en rut a la grappe de raifin qu'il avoit mangée : Ah, je ne m'étonne plus, s'écria Ninette , fi vous avez tant d'efprit! Eh, pourqvioi donc, reprit Acajou ? C'eft, repliqua la fée, que vous n'avez pas le fens commun. Belle conclufion, dit Acajou! Je fais, reprit Ninette, que vous avez trop d'efprit pour être facile a perfuader, fur-tout, quand on vous parle raifon; mais apprenez que c'eft paree qüe vous 1'avez perdue. Les fruits du pays des Idéés ont un poifon mortel contre elle; heureufement nous en avons le remède : j'ai une treilie, dont la vertu eft de faire perdre 1'efprit: elle n'eft connue que de moi; j'en fais quelquefois manger a ceux ou celles de ma cour qui ont 1'imagination trop vive, je veux vous en faire goüter. Je vois ici des gens, ré« pondit Acajou, qui doiventaffurément en avoir mangé a i'excès; mais je vous jure que je ne fuis point tenté d'en faire ufage; voyez d'ailleurs le beaufecret pour devenir raifonnable que de perdre 1'efprit. II n'y en a pas de plus für,interrompit la fée, & vous êtes plus en état d'en facrifier que qui que ce foit. Ninette dit la-deilus beaucoup de chofes flatteufes au prince. Elle favoit que 1'efprit fe laiffe plus féduire' par i'amour Tome XXXV. E  66 Acajou et Zirphile, propre que perfuader par la raifon. Cependant Acajou, malgré toute Péloquence de Ninette, étoit afTez fou pour ne vouloir pas perdre 1'efprit : ce devoit être 1'ouvrage de Pamour. Ce jeune prince n'avoit jamais goüté de vrais plaifirs,parce que fes défirs avoient toujours été prévenus, fes fantaifies ne tenoient qu'a la nouveauté des objets, & la vivacité les ufe fi vite. II étoit tombé dans une langueur, d'ou le caprice le retiroit par intervales, pour 1'y replonger de nouveau. L'amour dont Zirphile lui avoit fait fentir les premiers traits fe reveilla dés que ryvreffe des fens fut diffipée, & que la vanité ne fut plus nourrie. II fentit dans fon coeur un vuide que Pamour feul pouvoit remplir. Le malheur de ceux qui ont aimé eft de ne rien trouver qui remplace Pamour. Acajou fit part de fa iituation a Ninette, & la pria de lui faire revoir Zirphile, puifqu'auffi bien il perdroit 1'efprit s'il en étoit plus longtems privé. La fée prit alors fa béquille, & conduifit Acajou dans un jardin qu'elle feule connoiffoit. Ce lieu étoit garni d'arbres chargés des plus beaux fruits du monde, qui tous avoient une vertu particuliere. Les uns faifoient perdre 1'efprit du jeu, fi funefte ; les autres 1'efprit de contradi&ion, fi incommode dans la fociété; ceux-ci 1'efprit de  Conté: 67 domïnation, fi infupportable; ceux-la 1'efprit des affaires, fi utije a ceux qui le poffédent, & fi affommant pour les autres; plufieurs enfin, 1'efprit fatyrique,fiamufant &fidétefté; fonoppofé plus dangereux encore, 1'efprit de complaifance & de flatterie. On ne voit point de ces excellens fruits dans nos defferts. C'eft bien don-image que ce jardin délicieux ne fok pas ouvert a tous les mauvais efprits, ils en reviendroient plus aimables, fans être plus fots qu'ils ne le font. J'y enverrois d'abord.... // manque ici un cahier plus confiderable que tout le re(le de ï Ouvrage: fi le Lecleurle regrette , il peut y fupplkr en commen* $ant par lui-même. Ninette ayant fait approcher Acajou de Ia treille dont les raifins faifoient perdre 1'efprit de préfomption , d'airs , & de fatuité , lui ordonnad'encueillir une grappe; puis ayant mis fes; lunettes,& lui préfentantPécharpe de Zirphile, Prince, lui dit-elle, prenez cette écharpe; lorfque vous ferez dans le pays des Idees, vous n'aurez qu'a la faire voltiger en l'air, en la tenant par un bout. Les mains enchantées que vous avez pourfuivies inutilement, viendront pour la faifir, & vous les prendrez elles-mêmes: vous vous emparerez enfuite de la tête de la princeffe. Lorfque vous aurez befoin de boire Eij  68 Acajou et Zirphile; ou de manger, vous n'aurez qu'a prendre quelques grains de raifin, ils vous fitffiront. Vous en donnerez auffi a. Zirphile pour calmer les vapeurs qui doivent avoif un peu altéré fa tête.; fans cette précaution, vous la trouveriez fi différente d'elle-même, qu'après avoir été déja inconffant par folie, vous pourriez bien encore le devenir par raifon. Quand vous aurezla tête, nous ferons bieii-töt en pofleflïon du corps par l'attraöion, qui fait dans les femmes que la tête emporte le corps. II eft a propos, avant votre départ, que vous mangiez de ces raifins. Acajou héfita un peu; mais animé du défir de revoir Zirphile, & croyant peut-être fon efprit k toute épreuve, il mit quelques grains dans fa bouche. L'efFet en fut fubit, il fembloit qu'il eüt été enveloppé d'un nuage qui venoit de fe dillïper, &c qu'un voile fe fat levé devant fes yeux. Les objets lui parurent tout différens; il rougit k 1'inftant, & n'ofoit plus parler, que pour exprimerfa reconnoiffance alafée. Enrentrantdans le palais, il trouva fur fa table un recueil de fes ouvrages: il voulut le parcourir pour vérifier fon état. II ne pouvoit pas alors s'imaginer qu'il eüt eu Ia fottife de les faire : il bailloit en lifant fes romans & fes comédies, & Ie foir même il fiffia un de fes opéra. Acajou ayant laffé la cour par fes extra va-  C O N T EJ gances, & s'y ennuyant par le retour de fa raifon, partit dès le lendemain avant le jour, & fe rendit dans le pays des Idees, auffi promptement guidé par Pamour, que s'il Peut été par la folie. II trouva les mêmes objets qu'il avoit rencontrés la première fois, & fuivit exaftement les confeils de Ninette. Avec le fecours de fon écharpe il fe rendit maitre des mains enchantées. II alla tout de fuite chercher la tête de Zirphile , & pour eet effet il ouvrit une quantité prodigieufe de poires , fans la trouver. De - Ia il paffa aux pêches, aux me» lons , &c faifoit un dégat épouvantable de fruits, lorfqu'il entendit un grand éclat de rire. II regarda d'oii il partoit, & appercut la tête de la princeffe, qui au lieu de venir a lui, plaifantoit de fa recherche Sc de fon emprefTement. Comme Pamour s'affoiblit par Pabfence , & que la folie fe gagne par la contagion, la tête de Zirphile avoit beaucoup perdude la vivacité de fa paffipn, & commen»*oit a fe faire au nouveau pays qu'elle habitoit. Acajou en foupira ; mais fe «-appellant la vertu du raifin merveilleux , dont il avoit une grappe, il en jetta quelques grains a la tête de la princeffe qui les avala en.badinant. Son aveuglement fut aufiitöt diffipé. Elle vola au-devant des mains enchantées, avec lefquellesle prince la recut.Rien E iij  7© Acajöü et Zirphile;] ne peut exprimer les tranfports dont il fut faifi.' tl laiffa aller les mains oü elles voulurent, & ne s'occupa plus que de la tête précieufede fa chère Zirphile. 111'accabloit de baifers qu'elle ne pouvoit éviter, elle en étoit toute rouge de pudeur, quoique dans 1'état oü elle fe trouvoit les careffes de fon amant ne puffent pas avoir des fuites fort dangereufes. D'ailleurs,il ne faut pas toujours écouter les plaintes de la pudeur; cellë qui nait de 1'amour, pardonne aifément des tranfports qu'elle eft obligée de s'interdire. Acajou enveloppa la tête de la princeffe dans 'fon écharpe, & reprit le chemin du palais de ■Ninette. La nuit 1'ayant furpris, il furvint un orage ft terrible, que le prince fut obligé de 'chercher un afyle. On fent bien que ce n'étoit pas pour lui. Les amans ne craignent rien; mais il vouloit mettre Zirphile a couvert; outre que dans 1'obfcurité il craignök d'alter donner de la tête de la princeffe ou de la fienne 'contre quelqu'arbre. Dans eet embarras il appercut de loin une lumiere vers laquelle il dirigea (es pas. Apvès avoir marché, au hazard de caffer la tête la plus chère, c'eft-a-dire celle de la princeffe, il arriva au pied d'un pavillon qui terminoit un jardin; il frappe a la porte. Un moment après, il vit paroïtre une vieille qui tenoit une chandelle a la main, & qui lui de-  C o n t é; 7* manda, en grondant, qui il étoit, & ce qu'il chsrchoit. Acajou n'avoit garde de fe faire connoïtre dans un état auffi indigne de fon rang. II hefita un inflant fur !a qualité qu'il devoit prendre, & comme il avoit la tête pleine du principe de fes malheurs, Sc de toute la poterie qu'il avoit brifée depuis un tems, il répondit,fans trop favoir ce qu'il difoit, qu'il étoit un pauvre garcon qui raccommodoit de la fayance caffée, Sc qu'il demandoit retraite pour cette nuit la.' A ces mots le vifage de la vieille fe radoucit un peu : foyez, lui dit-elle, le bien venu, vous pourrez me rendre un fervice ; j'ai ici un potde-chambre fêlé que vous me raccommoderez. La vieille alla tout de fuite chercher ce précieux meuble, Sc ie mit entre les mains d'Acajou, pour qu'il fe mit a 1'ouvrage. Le prince auffi honteux de la profeffion qu'il venoit d'adopter, que du premier ufage qu'on lui en faifoit faire, prit le pot de la vieille, puis fe rappellant le ferment terrible qu'il avoit fait de n'épargner aucun pot - de- chambre , jufqu'a ce qu'il eüt défenchanté fa princeffe, il fut que!que tems incertain entre la crainte du parjure & celle de vióler 1'hofpitalité: le fcrupule enfin Femporta,.& jettant le pot contre la muraille, il le brifa en mille pièces^ Je ne fais £t le le&eur efi indigné de i'impoli- E. iy.  7i Acajou et Zirphile,' teffe d'Acajou, s'il fera étonné de Févénemenr; ou fi par une fagacité fingulière ill'a déja prévu. Quoi qu'il en fok, ceux qui n'ont pas tant de pénétration feront bien-aifes d'apprendre que ce pot-de-chambre étoit le vafe fatal auquel le pouvoir du génie 8c de la fée étoit attaché , & dont ils avoient confié la garde a. cette vieille forcière. A peine étoit-il caffé, qu'on entendit un coup de tonnerre 8c des hurlemens affreux. Le chateau fut détruit, le palais renverfé. Le génie 8c la fée livrés a leur rage impuiffante, s'enfuirent dans les déferts, oii ils périrent miférablement. Acajou , fans être ému de tout ce boulverfement, marcha vers le lieu terrible oii le corps de la princefTe étoit enchanté. Les flammes qui en défendoient 1'abord fe divifèrent a.fon approche , & dans le moment qu'il y préfenta la tête , le corps s'avanca au - devant & s'y réuuit. La fée Ninette parut k Tinftant fuivie de toute fa cour; elle fongea d'abord a délivrer les malheureux. Les mains vokigeantes furent défenchantées & rendues a la fée Nonchalante, k condition qu'elle feroit laborieufe. Elle fe livra donc abfolument au travail, & inventa 1'art de faire des nceuds, Amine 8c Zobéïde furent tirées de prifpn ;  C O N T E. 73?' Amine eut depuis ce tems-la le privilege de tout faire, fans qu'on y trouvat a redire: il y a apparence qu'elle fut affez fenfée pour en profiter. Pour Zobéïde, elle continuafans doute de vivre comme a fon ordinaire, mais elle ceffa de mé-, dire. Ninette, après avoir donné fes premiers foins aux malheureux, ne s'occupa plus que du ma* riage des deux amans; il fut célébré avec toute la magnificence poflible. Ils vécurent heureux, & eurent un grand nombre d'enfans, qui tous furent des prodiges d'efprit, paree qu'ils na* quirent avec un penchant extréme a Pamour.   A G L A È O u N A BOT I N Ei Par Af. Co rpel.   A G L A É O u N A B O T I N E. CONTÉ. I L étoit une fois une petite rille fort laide, & fi petite, fi petite, que fes parens la nommèrent Nabotine. Elle avoit de la vivacité , de 1'efprit des fentimens ; & les mauvais traitemens qu'elle efTuyoit dans la maifon paternelle , Pavoient engagée a fe former un petit caraclère affez gentil , dans 1'efpérance de toucher de compaffion une bonne vieille princeffe malaifée qui étoit fa marraine , & qui venoit fouvent vifiter fa mère. Nabotine réuffit dans fon projet. La princeffe avoit un bon efprit; & les perfonnes raifonnables aiment toujours les petits enfans, quelque laids qu'ils puiffent être, quand ils font bien fages, & qu'ils ont envie de plaire. La marraine demanda fa  y8 Aglaé ou Nabotine; filleule pour en prendre foin elle-même : on la lui accorda a belles baifema'ins. Voila donc Nabotine bien joyeufe de n'être plus expofée a la mauvaife humeur d'une mère qui ne pouvoit fouffrir devant elle une fille fi petite & fi laide. Elle fuivit la vieille princeffe dans fon chateau qui étoit fi vieux auffi , qu'on n'en a jamais vu de fi vieux ; les meubles n'en avoient jamais été renouvellés. Malgré cela Aglaé, dans le defir de plaire a fa marraine , voulut lui faire un petit compliment fur la beauté & la magnificence de fon habitation. Cette fage perfonne lui dit en founant; » Mon enfant, que 1'envie d'obliger ne vous » faffe jamais trahir la vérité, & que le defir » de dire des vérités ne vous porte jamais a » défobliger. On paffe pour fourbe en donnant » des louanges fauffes, & 1'on fe fait haïr en » portant fans néceffité des jugemens défavan» geux , quoique vrais. II eft des occafions » oii le filence eft le feul parti que 1'on ait a » prendre ; c'eft ce que vous auriez du faire » a 1'égard de ce chateau : pour peu que » vous euffiez attendu , je vous aurois peut» être donné occafion de louer avec juftice. » Toute vieille que foit cette habitation , elle » eft refpeöable pour moi , paree qu'elle » étoit la retraite de mes aïeux qui furent des  C O N T. E. 7-j w héros ; il n'y a rien ici qui ne me parle ♦> d'eux; & c'eft Ie meilleur entretien que je » puiffe avoir. A 1'égard des meubles, indé» pendamment de ce même mérite qu'ils ont m pour moi , je ne pourrois les renouveller » qu'en faifant des dettes que jene ferois jamais » en état d'acquitter; ce feroit me donner un » air de grandeur qui ne feroit fondé que fur » une indigne baffeffe. II eft bien vrai qu'une » fée de mes amies m'a offert plufieurs fois » de m'en faire avoir de nouveaux a bon ♦> compte. Mais k propos de quoi, dans 1'age » ou je me vois, rifquer de reprendre du goüt » pour des chofes de pure vanité dont j'ai » perdu le defir, & qui pourroient me rendre » foible, au point de m'affliger d'avoir affez » vécu pour n'avoir plus long-temps k vivre ? » La vieilleffe de mes meubles femble me con» foler de la mienne. Je vois , en les confi» dérant, que tout doit périr comme moi »... Mais, mon enfant, c'eft trop moralifer ; allez dire k la mie Tonton qu'elle vous faffe fouper ; il eft tard , vous reviendrez après , caufer avec moi ; ou bien fi la mie Tonton a fini fon ouvrage, elle reviendra avec vous Ik nous ferons un petit piquet toutes trois avant de nous coucher. Allez , vous dis - je , allez, car pour moi je ne mange pokit le foir, paree que cela m'incommode,  So Aglaé ou Nabotine, Nabotine, après avoir fait une grande révérence a la princeffe , alia trouver la mie Tonton qui lui donna bien a fouper , puis elles revinrent faire le petit piquet jufqu'a dix heures ; pi ès quoi la gouvernante emmena coucher Nabotine. Elle 1'éveilla de bon matin > afin qu'elle fut prête pour aller faire fa cour au lever de la princeffe. Cette bonne dame fut touchée de cette attention. Aglaé s'appercut qu'elle réuffiffoit ; eile redoubla de petits foins qui gagnèrent le cceur de la princeffe , au point qu'elle vint k la regarder comme fa propre fille; & la petite perfonne profita fi bien des bonnes lecons qu'elle en recut, qu'en peu de temps elle devint parfaite pour le caractère d'efprit. J'ai déja parlé d'une fée qui étoit intime amie de la princeffe; elle ne paffoit guère de jour fans venir la voir, &C ne la voyoit point fans lui faire de nouvelles offres de fervices, mais toujours inutilement; le défintéreffement de 1'une égaloit la générofité de 1'autre. J_a fée, un foir, ne put s'empêcher de faire des reproches a fon amie : fongez - vous lui ditelle, combien vous m'offenfez ? Je fais que votre facon de penfer vous met au-deffus de tout ce que je puis vous offrir; mais 1'amitié ne devroit-elle pas vous porter a me laiffer jouir  Conti. gï jouir au moins une fois du plaifir de m'employer pour vous ? Vous me mettez au point de méprifer mon pouvoir , quand vous me faites fentir qu'il vous eft inutile. Eh bien ! ma divine , interrompit la princeffe ( c'eft ainfi qu'elle appelloit la fée,) puifque vous croyez ne pouvoir me proaver les bontés que vous avez pour moi, qu'en mettant votre puiffance en jeu , fatisfaites-vous, en faifant quelque chofe pour ma petite. Vorfa parler , dit la fée ; allcns , volontiers , dès aujourd'hui, fi vous le fouhaitez , je la rendrai belle comme le plus beau jóur. Non pas, s'écria ia princeffe f fon caradlère n'eft pas encore ;:ffez affuré pour lui faire un préfent fi dangereux. Que favons* nous , ma divine , peut - être jufqu'a préfent Nabotine ne doit-elle fon bon efprit qu'a fa laideur ? Eh bien ! répondit la fée , commencons par éprouver fes fentimens ; voyons fi fon cceur eft véritablement bon. J'y confens, dit la princeffe. Les deux amies fe féparèrent & la fée ne tarda pas a exécïiter ce projet; mais elle réfolur, en même temps, d'éprouver jufqu'oü pouvoit aller 1'amitié de la princeffe pour fa hïleuJe. Dès le lendemain , elle revint la voir accomnagnée d'une de fes élèves a-peu-près de 1'age de Nabotine ; mais d'une beauté, d'une politeffe, & d'un efprit fi adm^. Tome XXXV, F  8i Aglaé ou Nabotine; rables, qu'on avoit jamais rien vu de pareil. Chaque fois qu'on lui difoit qu'elle étoit jolie, elle faifoit une grande révérence, rougiffoit, Sc baiffoit les yeux. Dès 1'age de fix mois , elle avoit pris Fhabitude de baifer la main quand on lui donnoit du bombon. Elle n'avoit encore que huit ans , qu'elle avoit déja écrit vingt volumes de l'hiftoire des fées qu'on avoit imprimés, dont elle préfenta un exemplaire a la princeffe. On prétend, ( car cette hiftoire eft toute/récente ) on prétend, dis-je, que cette petite perfonne brille aujourd'hui dans Paris fous le nom de Thémire (i) Sc 1'on ( i) Dans une lettre de M. Coypel a une de fes amies , on trouve le portrait qui fuit. « Les mo» dernes difent donc que Thémire eft 1'image de leur » divine Deshoulières r Pour moi je dis que, grace a » Dieu , Thémire ne reflemble qu'a Thémire. Thémire j) a une imagination fi prodigieufe , qu'il ne falloit pas » moins que fa prodigieufe raifon pour la règler. Or, » mademoifelle Sapho avoit beaucoup d'imagination, >i mais de la raifon, zeft ! Madame Deshoulières avoit » peut-être beaucoup de raifon ; mais eüt-elle imaginé 3» Boca ? Je vous le demande. Vous voyez bien que 3> j'ai raifon , moi , de vous dire que Thémire ne 3) reflemble qu'a Thémire. D'ailleurs , Thémire eft 3> incomparable pour les fentimens. Dans les grandes 33 occafions , la raifon de Thémire feroit capable d'ai33 mer ks perfonnes que fon cceur détefteroit; & fon  C O N f E. 83 affure que le Boca qu'elle vient de mettre au jour , & Ia Javotte qui paroitra bientöt, ne peuvent être comparés qu'a la princeffe Violette, a la petite Rofette, au prince Babillard, & a quelques autres ouvrages de même main, dont on connoït 1'excellence; mais ne nous écartons pas de notre fujet. L'aimable élève de la fée charma la princeffe. Elle lui récita des fables, joua la comé« die , danfa, chanta fi bien, qu'il y avoit de quoi en être tranfporté. On fit venir Aglaé pour jouer avec elle. Mie Tonton lui mit fa robe neuve, c'eft a-dire, une robe qu'cn lui venoit de faire d'un morceau de 1'étofte de la queue de 1'habit de nöce de fa marraine. La » efprit arrangeroit fi bien tout cela, que le diable « ou , qui pis eft, une femme, ne démêleroit pas ft s> c'eft le cceur ou la raifon qui aime. Enfin, pour vous i> achever le portrait de Thémire, fon caraöère eft ft )> doux , que , dans toutes les petites tracafferies de j> fociété, elle fait fes efforts pour fe perfuader que » le tort eft de fon cöté , &. c'eft toujours la raifon » qui domine ». Madame le Marchand, dont M. Coypel a voulu tracer le portrait, méritoit , a beaucoup d'égards , les éloges qu'il lui donne. Elle eft auteur de Boca, conté imprimé dans le 180 vol. de ce recueil; c'eft le feul ouvrage qui nous foit refté de cette dame. Voyez la notices, verbo le Marchand, F ij  §4 Aglaé ou Nabótinê^ pauvre petite créature parut bien contente d'abord, de vöir une demoifelle fi jolie 8c fi paree, qui venoit, difoit-on, pour lui rendre vifite ; elle lui fit une profonde révérence que 1'autre lui rendit avec tant de grace, que Nabotine en fit une feconde pour effayer de \a faire auffi bien que la belle demoifelle , laquelle étoit trop bien élevée pour demeurer en refte. Elle repartit d'une autre, encore audeffus de la première ; notre petite , qui en fut émerveillée, en effaya une nouvelle ; la troïfième ne réuffit pas mieux , 8c la belle demoifelle ailoit toujours en augmentant de graces. II fe fit bien une centaine de révé'rences, de part 8c d'autre; 8c peut-être en euffent-elles fait jufqu'au foir, fi la bonne fée £c la princeffe , après avoir ri de ce petit com.bat de politeffes, ne leur euffent ordonné de s'affeoir. La petite demoifelle fe placa dans un :joli fauteuil bien bas , au grand plaifïr de Nabotine qui pria mie Tonton de lui donner 'un tabouret, fous prétexte d'être plus refpectueufement devant la fée ; mais j'ai fu de bonne part, que c'eft qu'elle avoit remarqué qu'ils étoient beaucoup plus hauts que les fauteuils, 8c en vérité on devoit bien lui pardonner cbtte innocente rufe; car la petite demoifelle étoit fi jolie 8c fi brave , que Nabotine auroit eu befoin de bien d'autres fecours que ceux  Co nt e; §Y des tabourets. Dès qu'elle fut juchée fur le fien, elle éiala fa robe du mieux qu'il lui fut poffible, pour faire paroïtre 1'étoffe dans tout fon avantage. La petite demoifelle qui s'en apperc.ut, & qui eut compaffion d'une foibleffe fi excufable, chiffonna la fienne fans affectation ; car les perfonnes bien nées font quelquefois emharraffées, & , pour ainfi dire , honteufes de la trop grande fupériorité qu'elles ont fur les autres; foit par les avantages de 1'efprit; foït par les dons de la fortune; & prennent,. dans ces occafions, autant de foin pour modérer 1'éclat qui les futt , que les autres s'en donnent pour emprunter de faux brillans. Aglaé ne s'appercut que trop d'une politeffe fi délicate; elle en rougit, & fon plus grand dépit fut de fentir que la petite demoifelle 1'emportoit encore fur elle, du cöté du fentiment.. La malheureufe enfant n'avoit pas compté la_ deffus ; bien au contraire , en la voyant fi belle & fi parée > elle s'étoit figurée que ce devoit être un enfant gaté ; & fi elle ne s'étoit pas fenti le cceur bien gros en 1'abordant c'eft qu'elle comptoit bien avoir fa revanche dans la converfation; & qu'enfin elle s'étoit dit a elle-même , peut-être fera -1 - elle aufïi mortifiée de m'entendre , que je le fuis de la voir( Leur converfation ne fut pas fort  SS Aglaé óu Nabotine;! animée ; Pembarras de Nabotine allant toujours en augmentant, fuffifoit pour la rendre plus filencieufe qu'a 1'ordinaire , & le defir de furmonter eet embarras , acheva de lui öter 1'ufage de la parole ; car il fufiit d'avoir envie de bien dire, pour ne plus rien dire du tout. On rêve long - temps pour trouver quelque chofe de joli; honteux d'avoir rêvé, on rêve de nouveau au moyen de réparer fa faute , & s'il arrivé , par hafard , qu'on trouve , a force de rêver, quelque chofe de bon ; on eft étonné que ce quelque chofe foit venu trop tard, & que la converfation ait changé de matière pendant que 1'on rêvoit. La belle demoifelle qui remarqua encore 1'embarras de Nabotine, fe garda bien de la mortifier en 1'attaquant de converfation , & fit femblant de rêver auffi : enfin , Pheure de la féparation arriva ; la fée leva le fiége. Nabotine refpiroit ; mais elle ne favoit pas encore tous fes malheurs. La fée dit a la princeffe qu'elle alloit faire un voyage de deux jours , & qu'elle la prioit de garder chez elle fa petite amie. La princeffe ne demandoit pas mieux. Quel coup de poignard ! II failut en paffer par la cependant : ce ne fut pas fans pleurer beaucoup : mais, pour comble de malheur » on penfe bien qu'il failut pleurer en cachettes &  CONT Éi 87 faire femblant d'être la plus contente du monde devant Ia bonne marraine qui ne ceffoit de louer la petite demoifelle, 8c qui la prit, en effet, fi fort en amitié , que c'étoit de quoi faire étouffer 1'infortunée Nabotine. Enfin la fée , au bout de deux jours , vint revoir la princeffe, 8c redemander fa chère élève. Quelle joie pour notre pauvrette ! Elle reprit 1'ufage de la parole , fe mit a faire Moge de fa petite rivale, avec autant de grace 8c de vivacité , pour le moins, qu'un académicien fait celui d'un mort dont il va remplir la place. Raillerie a part, elle paria fi joliment, que la princeffe 8c la fée furent furprifes ; 8c la belle enfant eut befoin de tirer fon petit miroir de fa poche, pour n'être pas jaloufe en ce moment d'Aglaé. Hélas! la joie de cette dernière fut auffi courte qu'elle avoit été vive ; elle vit fa marraine répandre des larmes en embraffant la petite perfonne ! La fée dit a fon amie qu'elle étoit au defefpoir de lui caufer du chagrin , en la privant fi-töt de cette aimable enfant, mais que malheureufement elle ne pouvoit la lui laiffer qu'a une condition, qui peut-être ne lui conviendroit pas. Eh ! quelle eft cette condition , interrompit vivement la princeffe ? II n'y a rien que je ne donnaffe pour pouvoir la garder avec moi, Q iv  S8 Aglaé ou Nabotine; Dites, ma divine, dites. Donnez-inoi Nabotine a fa place , répondit la fée. Adieu , ma chère enfant, s'écria la bonne dame en embrafTant la jolie demoifelle, & en la remettant entre les mains de fon amie ; emmenez - la promptement , ma divine. Nabotine , a ces mots, fe fentit preffée d'un mouvement de reconnoiffance fi violent , qu'elle en perdit 1'ufage des fens, & tomba évanouie aux pieds de fa marraine. Les larmes vinrent aux yeux de la fée qui partit fur le champ , ne voulant pas fe laifTer attendrir davantage, pour être en liberté de fuivre fon projet. La princeffe appella Tonton pour venir au fecours de Nabotine , qu'on porta dans fon lit , fans ' qu'elle fut revenue encore de fon ëvanouiffement. On s'imagine bien que Ia générofité feule avoit haté la réponfe de la princeffe , car réellement fon atnitié étoit partagée entre ces, deux petites perfonncs. Cette même générofité. lui fit employer tous fes foins pour fecounr fa filleule qui , enfin , ouvrit les yeux & reprit 1'ufage de fes fens, mais toutefois fans. pouvoir recouvrer celui de la parole, tant fon faififfement avoit été grand. Elle ne put faire autre chofe que de prendre les mains de la princeffe, qu'elle baifa. mille fois,, Sc.qu'elle  C O N T E. mouilla fi fort de ces pleurs de reconnoiffance, qu'on aime tant répandre & a exciter, que Tonton fut obligée d'aller chercher une ferviette fine pour les eflüyer : cependant la parole ne revenoit point a Nabotine , & la princeffe fut obligée d'envoyer prier la fée de venir la lui rendre. Elle arriva bientöt ; & trouvant une petite fille muette , elle s'écria : Sur ma baguette ■, voila la chofe du monde la plus fingulière ! Elle jugea en fée d'efprit, que la préfence de fon amie pourroit être un obftacle a la guérifon de la malade, par 1'émotion qu'elle lui caufoit ; elle la pria de fe retirer, & refta feule avec Aglaé, a qui elle fit avaler une dofe de lait de femme , qu'elle avoit apporté dans un petit flacon d'or. Le remède eut un prompt efFet. Aglaé paria : Ah! madame, s'écria-t-elle , que ne vous doisje point ? Quelle peine de ne pouvoir parler , & d'avoir tant de remerciemens a faire ! La fée fut trés - fatisfaite de ce début. Soulagezvous, d?,t-el!e , ma pauvre enfant, parlez tant qu'il vous plaira , je ferai charmée de vous entendre , fi vous continuez fur le même ton. Helas, madame interrompit la petite, j'ai bien recouvré, grace a vous, 1'ufage de malangue; mais oü trouver des termes pour exprimer ce que je fens ? Eh, par pitié, vous qui êtes fi  9ö Aglaé ou Nabotine; } ulffante, aidez-moi a vous dire tout ce quer je voudróis que vous euffiez la bonté de redire a la bonne princeffe ; car je mourrai , fi elle ignore les lentimens de reconnoiffance dont je ne fais pas les mots : non, je ne vous expliquerai jamais bien tout cela , & je ferois encore plus embarraffée avec elle, car j'ai remarqué qu'autant elle fe plait a me donner occafion de lui faire des remercimens, autant s'ennuie-t-elle a les entendre. Elle me dit toujours : Aglaé, vcila qui eft bien, je vous entends: cependant, er. vérité, madame, il n'eft pas poffible que cela puiffe être , quoiqu'elle ait bien de 1'efprit ; ou bien fi elle m'entend, pourquoi ne ine pas laiffer le plaifïr de parler ? En eet endroit, les fanglots interrompirent Nabotine , pour quelque temps ; & puis fe tournant vers la fée : Madame , lui dit-elle , devinez - moi devinez - moi, madame > fi vous voulez que je vive. La fée attendrie , afftira Nabotine qu'elle la devinoit a merveille» & la pria de fe calmer en lui promettant d'aller fur le champ rendre un compte exacf a la princeffe de tout ce qu'elle croyoit ne pouvoir explïquer. Elle voulut fortir, mais la petite la rappeüa : Madame , madame, tenez , tenez, dites encore a la bonne princeffe que je voudróis de tout mon cceur aimer quelque chofe  C O N T E. 51 paffionnément , paffionnément , mais abfolument paffionnément, pour pouvoir lui prouver que je Paime encore plus que paffionnément, en m'en détachant pour Pamour d'elle. Doucement, interrompit la fée, penfez-vous bien a ce que vous dites ? Vous ne favez pas encore ce que c'eft que d'aimer paffionnément. Croyezmoi , ne faites point ce fouhait, peut - être rrouveriez-vous la chofe plus difficile que vous ne penfez. Moi ? madame, s'écria la petite fille: ah ! pour qui me prenez - vous ? Que je fuis malheureufe! Elle fe prit a pleuter fi amèrement , que la fée lui promit de la fatisfaire , en affurant la princeffe qu'elle ne defiroit rien tant que d'avoir occafion de lui faire quelque grand facrifice. On penfe bien que cette bonne dame fut trés - contente d?apprendre quels étoient les fentimens de Nabotine ; & je penfe moi que j'ennuierois a la fin , fi je voulois rapporter tout ce qui fe paffa de touchant & de pathétique quand elles fe rèvïrênt. La petite perfonne eüt bientöt repris fes forces. La fée, qui en étoit extrêmement fatisfaite, lui fit préfent d'un petit chien le plus joli du monde , qui fe nommoit Finfin. Son corps étoit couleur de rofe & argent , fes oreilles vertes; il danfoit plufieurs danfes admi-  9i Aglaé ou Nabotine,4 Tablement bien; mais ceile clans laquelle il fe furpaffoit, c'étoit le menuet figuré. D'ailleurs , il avoit tous les autrts talens de cbien qu'on peut defirer. II eft facile de comprendre combien Nabotine en fut émerveillée; tout autre > chien que lui fut mort dès le premier jour > tant il répéta de fois fes danfes & fes autres tours; tantöt c'étoit pour amufer la princeffe qu'elle les lui faifoit recommencer, puis après c'étoit pour mie Tonton, puis encore pour elle toute feuje , puis elle alloit le coacher, puis elle le réveilloit, puiSj elle vouloit refaire fon petlt lit, qui n'étoit jamais affez bien fait, &C qu'elle refit tant, tant & tant, qu'elle en fut fatiguée. Sa laflitude hata une envie de dormir , que la joie d'avoir un petit chein eüt fans doute éloignée. Mais , qui fut réveillée auffi-töt que le jour ? Ce fut Nabotine ; & je laiffe a penfer fi Finfin dormit plus long-temps qu'elle. II parut encor^ plus aimable lejlendemain ; & pour tout dire, chaque jour Aglaé découvroit en lui de nouvelles perfeöions;& chaque jour elle 1'aimoit davantage. Un foir qu'elle le careffoit de tout fon cceur , en préfence de la princeffe, elle s'écria avec vivacité : En vérité, Finfin , je n'aime rien tant que toi; oui, mon chien, oui, mon petit chien , jé n'aime rien tant que toi, & tu peux m'ea  C O N T E. 5j fcroire. La princeffe Ia regarda , fourit: Nabotine s'en appercut, réfléchit, rougit, baiffa les yeux, puis laiffa aller fon petit chien. Elle fut rêveufe toute la foirée , & ne fbupa point. La princeffe , qui n'avoit point entendu de fineffeaufourire qui lui étoit échappé , la crut indifpofée, & bi ördonna d'allerVe coucher. Elle fe leva en faifant une révérence plus baffe que de coutume, fans ofer lever lés yeux fur fa bonne marraine, ni les baiffer fur fon chien qu'elle laiffa dans la chambre. La princeffe étonnée Ia rappella, en lui difant qu'il falloit qu'elle fut bien férieufement indifpofée, pour oublié* Finfin qu'elle aimoit tant; elle lui ordonna de 1'emporter. La petite prit ce difcours pour un nouveau reproche , & fe trouva fi confufe , qu'elle n'eut pas la force d'ouvrir la boiiche* Tremblante, elle revint a petits pas, fit encore' une'révérence plus profonde, toujours baiffant les yeux qui commencoient è s'humefter : elle prit doucement Finfin fans le baifer, & alla fe nrettre au lit; mais k peine mie Tonton eutelle fermé la porte de fa chambre, que notre pauvre enfant fe mit a pleurer de toutes fës forces : elle avoit beau fe rendre témoignage a elle-méme, qu'elle n'avoit pas eu deffein de mettre la princeffe en jeu, quand elle avoit du k Finfin qu'elle n'aimoit rien tant que ïè  94 Aglaé ou Nabotine; ce fourire terrible fe préfentoit toujours k fon imagination comme un reproche épouvantable : elle s'échauffa la tête pour fonder fi en effet elle n'amoit pas affez fon chien pour que la princeffe eüt lieu d'être jaloufe. L'agitation oü elle étoit 1'empêcha de pouvoir porter aucun jugement raifonnable. La crainte d'être ingrate lui fit croire qu'elle 1'étoit en effet ; & pour comble de malheur, elle s'avifa de fe demander k elle - même fi elle auroit la force de perdre fon toutou pour plaire k la princeffe. Cette idéé la fit treffaillir ; elle fremit d'avoir treffailli, & fe regarda comme un petit monftre d'ingratitude. Elle fe mit a pleurer de nouveau. Enfin', pour achever de lui tourner la tête , Finfin vint lécher fes pleurs ; elle le repouffa; il revint, elle le mit k terre , il fauta fur fon lit; il lui fit tant de careffes, & , malgré qu'elle en eut, elle y fut fi fenfible , qu'elle prit la réfolution de le perdre le lendemain , car elle ne voyoit que ce moyen pour s'empêcher de 1'aimer trop. Une petite vanité qu'excita en elle ce généreux projet, la tranquillifa, pour quelques momens, affez pour permettre au fommeil de s'emparer d'elle. Comme elle ne s'étoit endormie qu'au milieu de la nuit, elle ne s'éveüla qu'a la pointe du jour , & fon premier mouvement fut d'appeller Finfin. Mais  C O N T E. 9j que ce premier mouvement eüt un cruel retour! Et que devint elle , quand elle fe fouvint qu'elle avoit pris la réfolution de le perdre ? Elle fe mit k fe promener daas fa chambre a grandspas,autant quelapetiteffe de fes jambes pouvoit le lui permettre. Elle alloit rêver dans un petit coin ; puis elle s'en retiroit pour en aller chercher un autre. Enfin , après bien des combats, elle fe détermina; elle alla prendre tout doucement la clef de la porte du jardin dans la chambre de mie Tonton , & fortit avec Finfin fur lequel elle n'ofoit plus jetter les yeux, & qu'elle menoit en leffe , paree qu'elle craignoit même de le toucher. Finfin , k tout moment, au lieu de Ia füivre, s'arrêtoit, & retournoit la tête du coté du chateau; témoignant, par mille petites facons gentilles, qu'il vouloit y revenir. C'étoit autant de coups de poignards pour Nabotine. II lui vint en penfée que peut-être faifoit-elle mal de le perdre fans en avoir demandé la permiffion k la orinceffe que le petit chien amufoit quelquefois.Ne feroit! 11 Pas'n7^clifoit-elle,de le garder dans cette feule intention , & de tacher de ne le guère aimer? Car enfin, fi ce pauvre petit a lebonheurdeladivertir Ah - reprenoit- elle,,ene dis cela que paree que je ne me iens pas le courage de 1'abandonner; mais auffi  t>6 Aglaé ou Nabotine; fi la princeffe me demande pourquoi je 1'ai per* du, que répondrai-je> Oferai je lui dire que je craignois de 1'aimer mieux ? ... Fi donc , difoit-elle ; quelle affreufe penfée ! ... feroit* il poflible qu'un chien ?... Mais pourquoi penferois-je que je fuis ingrate , fi je ne 1 etois pas en effet ? O ciel! que je fuis malheureufe! Non je vois bien que je ne ferai bien affurée d'aimer comme il faut la princeffe , que lorfque je me ferai défaite du maiheureux Finfin. Alor3 elle fe mit a courir pour tacher de fe débarraffer plutót d'un objet dont elle ne pouvoit plus foutenir la vue; mais elle ne put aller bien loin; elle tomba de foibleffe n'ayant point foupé, &c encore moins déjeüné. Finfin, que la langueur de Nabotine mit en liberté , s'éloigna d'elle fans qu'elle s'en appercut , & revint, peu de temps après , marchant fur les deux pattes de derrière , & tenant dans celles de devant la plus belle pêche qu'il lui préfenta. Ce trait, de la part d'un chien dont il falloit fe féparer , penfa la faire mourir d'attendriffement, elle mangea par raifon , car elle fentoit bien que fi elle ne cherchoit a fe foutenir , il ne lui feroit plus poflible d'aller plus loin, ni même de revenir fur fes pas. Quand elle eut vn peu repris fes forces , elle fe trouva plus èmbarraffie quejamais. Qiioi I difoit-elle, eft-ce is  C 6 N TT li ' yj ia comme je vais récompenfer le fervice que Finfin vient de me rendre ? il vient de me fauver la vie , & je vais 1'abandonner ! Eft-il tine petite fille plus malhetireufe que moi! II faut que je devienne ingrate, fi je veux paroitre reconnoiffante. Encore , mon cher petit ami j fi je pöuvois te mettre entre lés mains de quelquWqui prit foin de toi !.k. Dans ic lemps qu'elle parloit ainfi , il paffa prés d'elle une bonne vieille toute courbée. Aglaé crut avoir trouvé fon affaire. Ecoutez, écoutez , dit-elle ; «na bonne mère. Quoi, répondit la vieille, qu'y a t-il? Voudriez - vous , lui cria Aglaé, voudriez-vous r ... Elle n'eut pas la foree d'ache* : Ver. ( ce qui impatienta la vieille ). Finirez* vous , petite fille , voudriez-vous ? voudriez* vous? Quoi! Mon petit chien, répondit Nabotine en pleurant. Oui vraiment, réphqua la vieille , nous avons bien a faire de chien ! on s'attache trop a ces petits animaux ia. ïïétas l cela n'eft que trop vrai , s'écria la pauvre petite ... J'ai vu, dit la vieille , dans mon vilïage?, un enfant affez dénaturé pour ne vouloir jamais laiflér écorcher fon roquet pour fauver la vie de fon père. Une fée avoit dit que fi on appliquoit la peau de ce vilain animalfur fapoitrine, il guériroit infailliblement d'une goutte remontée, dont il meurur. Jufte Tome XXXV, Q  9§ Aglaé ou Nabotine* Ciel, s'écria Nabotine! Ah ! Madame ; prenezi mon chien , prenez-le , vous le perdrez fi vous voulez, mais fauvez - moi la douleur de le perdre moi-même. Et non, vraiment, repartit durement la vieille ; vous étes bien délicate ! Cherchez vos valets. Allez , toute petite que vous foyez , vous êtes affez grande pour perdre un chien. La vieille n'en dit pas davantge 8*. paffa fon chemin. En vérité, je ne fais pas fi ceux qui liront ceci , me raffemblent; mais pour moi j'ai le cceur fi ferré de la fituation de Nabotine, que peu s'en faut que je ne quitte la plume. Qu'on me dilpenfe au moins de rapporter ici fes nouvelles lamentations , & qu'on trouve bon que je dife tout d'un coup , qu'elle fit rencontre d'un vieillard qui lui parut plus accommodant que la vieille, & auquel elle fit la même propofition. Elle n'en fut pas fi mal re$ue, & ce fut avec beaucoup de douceur qu'il refufa de fe charger de Finfin , en lui repréfentant qu'il avoit déja eu deux chiens qui avoient été la fource de fes malheurs : que 1'un avoit caufé la mort de fa femme , en lui faifant faire une chüte dans le temps de fa dernière groffeffe; & que le fecond avoit communiqué a fes enfans une gale venimeufe qui les avoit tous fait périr. Vous jugez bien, ajouta le vieillard en  C 0 N T E.' 59 Ia quittant, que cela ne me donne pas le defir d'en avoir un troifième. Adieu, ma pauvre enfant , croyez-moi, perdez votre chien, tout gentil qu'il puiffe être ; ou craignez, en le gardant, qu'il n'arrive quelque trifte aventure k ceux qui vous intéreffent, ou peut-être a vous même. A ces mots, le vieillard difparut, & Nabotine s'écria: Voila donc 1'arrêt prononcé ? rien ne doit plus me retenir. Va , malheureux Finfin, deviens ce que tu pourras; mais attends, reprit-elle; nous ne fommes pas encore affez loin ; tu pourrois revenir au chateau. Sous ce nouveau prétexte qui la féduifit, elle retarda encore pour un moment cette cruelle fèparation ... Enfin fon courage reprit le deffus. E unë barque au bord d'une petite rivicre ; elle y fit entrer Finfin , imaginant que lc batclicr qui peut - être n'étoit pas loin , pourroit cn prendre foin , ou le vendre a quelque grande dame qui feroit charmée d'avoir un fi beau chien. Que dirai - je ? Elle chercha k s'étourdir de fon mieux ; puis tout d'un coup , fermant les yeux ck fe bouchant les oreilles, elle fe mit k courir de toute fa force, craignant d'entendre la voix de Finfin, &c de revoir fans lui le chemin qu'elle venoit de faire avec lui. Cette précaution 1'empêcha de s'appercevoir d'un grand trou dans lequel elle tomba. G ij  Ür©!> &GLAi OU NAÉÖfïNEj S'en étant retirée, el!e alla triftement fe ï'é= toettre clans fon lit : y dormit-elle ? Le cceur jrépond a la queftion. Mie Tonton vint ouvrir la porte de fa chambre dans ce moment , & lui dit qu'elle ï'avoit laiffée dormir long-temps, vu fa petite indifpofition. Elle lui demanda de fes nouvelles de la part de la princeffe , en ajoutant qu'elle avoit été fort inquiète de fa fanté» Cette attention, de la part de la bonne marraine , toucha fenfiblement Nabotine. Sa mie lui demanda ce qu'elle avoit fait de Finfin, qu'elle ne voyoit point. La petite fille ne put refufer a fon amour-propre & a fa douleur , la flatteufe confolation d'apprendre k mie Tonton ce qu'elle en avoit fait, en la priant de lui garder le fecret. La gouvernante qui s'amufoit fort avec le petit chien; & qui n'avoit de fentiment qu'autant qu'il en faut pour ne pas être méchante, lui dit qu'elle étoit une petite imbé■cilie, & qu'elle al'loit tout a-l'heure le dire a la princeffe : elle fortit pour jcet effet de la chambre k 1'inflant, ce qui ne facha point fi fort Nabotine. Elle n'avoit demandé le fecret a mie Tonton , que dans Pefpérance qu'elle ne le garderoit pas. La princeffe ne fut pas plutót intormée de ce qui s'étoit paffé , qu'elle courut a la chambre de Nabotine. Eile penfa rétouffer  Conté; 'ét careffes; il fe paffa entr'elles la fcène Ia plus tendre. La princeffe vit Paprès midi la fée, a laquelle elle voulut apprendre ce que 1'on penfe bienqu'elle n'ignoroit pas; &, pour la première fois,, elle fit des demandes a fon amie ; fa voir, des, joujoux pour Nabotine qui en eut bientöt de toute efpèce; mais quoique la petite perfonne fut très-fatisfaite d'elle même % elle ne pouvoit oublier Finfin, & les joujoux lui étoient indif-. férens ; ce n'étoit que pour plaire k fa mar<» raine , qu'elle faifoit femblant de s'sn aaiK fer.. Un foir qu'il pleuvoit beaucoup, on enrenditune petite voix charmante , qui crioit k la porte du chateau. " Eh l par pitié , daignez » m'ouvrir , je fuis un pauvre enfant, que fes, » parens viennent d'abandonner, &Z qui ne fai* » oii fe loger La bonne princeffe fit ouvrir promptement, & commanda qu'on lui amenatce petit malheureux. On lui obéit fur le champ, & elle fut éblouie; car en effet, Pamour même „ ou plutöt Pamour tel qu'on le dépeint a Popéra s n'eft pas fi beau que 1'étoit eet enfant. II fit les plus jolies révérences du monde k la prin,-.. ceffe , qui lui demanda par quel hafard fes. parens Pavoient abandonné. Paree qu'ils fen? 4srven,us trop.pauvres pour me nourrir, répon,». Q. «j  ld Aglaé ou Nabotine; dit le bel enfant ; fi vous voulez feulement pour quelques jours, me faire la grace de me fouffrir ici, ils viendront fürement me chercher s'ils peuvent amaffer quelque chofe. Volontiers, dit la princeffe , volontiers, mon petit ami, allons, qu'on lui donne a goüter , fakes Jes honneurs, Nabotine; & traitez-le comme votre petit frère. Nabotine ne fe le fit pas dire deux fois , car elle avoit le cceur bien bon ; & toujours elle avoit defiré d'avoir un petit frère. Elle fe mit en quatre pour le bien recevoir, & au bout d'une demi - heure , ils s'appelloient déja mon cher petit frère, ma chère petite fceur. La petite fille qui avoit fouvent oui dire : ils s'aiment comme frère & Jceur, crut qu'elle ne pourroit jamais aimer affez fon petit frère. Quand le goüter fut firn*, ils jouèrent a mille petits jeux. Le bel enfant lui en apprit je ne fais combien. Après le fouper , il demanda a la petite fiile fi ellefavoit danfer. Elle lui dit en foupirant, qu'elle avoit eu un petit chien qui lui avoit appris plufieurs danfes, & que celle qu'elle aimoit le mieux, étoit le menuet figuré. Eh bien! danfons-la, je la fais auffi, dit-il, cela amufera madame la princeffe. Le petit bon homme s'en acquitta fi parfaitement, que Nabotine fut obligée de convenir que Finfin n'en approchoit pas. L'heure de fe coucher  Conti; 105 iafriva ; & mie Tonton emmena le nouveau venu dans une petite chambrette proche de la fienne. Nabotine le lendemain en s'éveillant penfa, ainfi que d'ordinaire, a la perte de Finfin ; mais elle n'y penfa pas fi long-temps; & 1'idée du petit frère chaffa celle du petit chien. Cela eft plaifant, difoit-elle; ce que c'eft que de s'appeller frère ! Je penfai mourir de chagrin quand la princeffe retint ici la petite demoifelle , & je fuis charmée qu'elle ait recu le bel enfant , qui eft encore plus beau qu'elle, & qui n'a pas moins d'efprit; il faut même qu'il ait un bon petit cceur pour me faire tant d'amitié , car il me femble que je fuis bien laide pour être fafceur. Oui , ajoute-t-elle avec chagrin, en fe regardant dans le miroir; ( ce qui ne lui étoit pas ordinaire ) oui, j'enlaidis tous les jours; & fur - tout depuis hier matin , cela eft augmenté demoitié. En vérité, je ne puis être trop reconnoiffante de la tendreffe qu'il me témoigne; car , comme dit ma mie Tonton , ce n'eft pas pour mes beaux yeux. Ces petites réflexions furent interrompues par Parrivée du petit bon-homme que la gouvernante amena fouhaiter le bon jour a fa petite fceur. Après lui avoir baifé la main, il voulut 1'embraffer ; mais Nabotine en rougiffant, Pen G iv  'i04. Aglaé qu Nabotine; empêcha, Quoi donc I dit le bel enfant, efl-ee. qu'on ne baife pas fon petit frère ? Y a-t-il du mal a cela ? Non pas, que jefache, répondit ja petite , embarraffée ..... Je ne fais pas trop pourquoi je ne le veux pas ..., Attendez, par-* donnez-mqi, pardonnez - moi, il eft, bien vraï qu'on peut embrafTer fon frère, mais vous. êtes garcon .. .Non, ce n'efl pas-la ce que j,e veux dire. Oh bien, tenez , il faudra demander a ma marraine; je ne (aurois décider cela toute feule. La petite converfation n'al'a pas plus loin: oa les mena tous deux dans i'appartement de la princeffe qui s'en amufa b:.aucoup toute la jjournée, Nabotine alloit toujours aimant de plv.s en plus fon petit frère. Un matin qu'elle s'étoit éyeillée plutqt qu'a 1'prdinai.re , elle s'avifa de fe faire un reproche de ce qu'elle ne penfoit plus a Finfin; elle s'en demanda tant la raifon, qu'elle vint è s'appercevoir que c'é-. toit depuis qu'elle avoit pris fon petit frère en amitié. Quoidonc, dit-elle, fi j'alloisraiinerplus que e n'ai aimé Finh'n ! II faudroit peut-être encore y renoncer pour la princeffe ? Non, il ne flut pas 1'aümer tant. Hélas! fi la, fée m'allpit dire qu'il faut 1'abandpnner pour prouver mon amitié a, ma marraine , que deyicndrois-je? .. Vcyons un p.eu s'il feroit poflible que je vinffe a l'aimer autant que j'ai. aimé mon chien ? A,-!^.  C O N T E. IOJ il les yeux auffi beaux que Finfin ? Bon, fans doute, la belle comparaifon , des yeux d'un chien a ceux d'un petit frère ! Finfin avoit le plus joli mufeau !... Oui, mais qu'eft-ce qu'un mufeau en comparaifon d'un vifage ! Finfin étoit couleur de rofe & d'argent; &£ bien n'at»il pas les cheveux d'argent, & les joues couleur de rofe ? Les pattes de Finfin étoient fines , mais des mains font bien plus jolies Allons , allons; il faut que je fonge a ne le pas tant aimer, peut-être fi je 1'aime moins, il refiera toujours ici. Toujours! Hélas! fi fes parens alloient venir le redemander! Ah! s'ils pouvoient ne rien amaffer ! C'eft ainfi que notre pauvre petite appelloit 1'amour , en voulant fuir 1'amitié. Tant il eft vrai qu'il n'eft rien de fi dangereux , que le fcrupule pouffé trop loin ! Nabotine ne fut pas long-temps fans prendre des alarmes, & elle en prit de fi fortes, qu'elle n'ofa de toute la journée regarder fon petit frère. La princeffe craignit que la jaloufie n'en fut caufe ; & pour s'en affurer, elle dit a la petite fille , qu'elle avoit deffein de retenir toujours le bel enfant prés d'elle, quand même fes parens le redemanderoient ; Nabotine répondit avec un embarras fi grand, qu'il confirma le foupcon de la princeflët La  fio6 Aglaé ou Nabotine; fée arriva dans eet inftant. Son amie 1'ayant priée de fonder les fentimens de fa filleuie , elle 1'emmena dans fa chambre , & lui demanda pourquoi elle ne parqiffoit pas contente de la rélolution que la princeffe avoit prife de garder fon petit frère ? Madame , dit Nabotine, difpenfez-moi, de grace, de vous en dire les raifons , je fuis trop honteufe : dites plutöt trop jaloufe , interrompit la fée; vous voulez feule avoir 1'honneur de plaire k la princeffe, & vous prenez en averfion tous ceux ... En averfion ! s'écria Nabotine ! en averfion J-,. . Hélas ! plut au ciel que je le haïffe . .. Achevez , dit la fée. Eh ! Madame, fi vous vouliez bien m'en épaigner la honte : vous devez deviner ce que j'ai a vous dire, vous qui devinez tout Quoi! interrompit la fée, craignez - vous de 1'aimer trop? .... Je ne fais pas comment vous expliquer cela , répondit Nabotine en pleurant, & en fe jettant afes pieds; mais, madame , je ne fais fi j'aurois le courage de le perdre comme j'ai perdu Finfin, en cas que je vinffe k 1'aimer. La fée fit un grand éclat de rire de la naïveté de la petite perfonne ; elle la releva en Pembraffmt... Vous riez, madame, interrompitelle : ah ! plutöt demandez ce pauvre petit enfant, k ma marraine; emmenez-le dans votre beau chateau , qu'il y foit heureux ; &c trou-  G O N T I, IO7 vez bon feulement que je vous en de mande quelquefois des nouvelles. Non , non, s'écria la fée, les chofes tourneront mieux que cela : approchez , ma chère amie; c'eft affez éprouver Aglaé ; il faut la rendre heureufe : fa reconnoiffance eft au plus haut point, puifqu'elle réfifte a 1'amour. Venez , mon petit coufin , donnez la main a Nabotine, & recevez-la pour époufe. Qu'eft ce donc que tout ceci ? dit la princeffe en entrant; votre petit coufin! Oui répondit la fée; & ce petit coufin, tel que vous le voyez, a déja joué plus d'un röle ici; vous 1'y avez déja vu fous la figure de Finfin. Ah! mon pauvre Finfin , cria Nabotine, que je t'embraffe.... Mais non, dit-elle, ce n'eft plus de même... La princeffe ne put s'empêcher de rire, ainfi que la fée qui, après avoir appris a fon amie le dernier trait de fa filleule, voulut conclure le petit mariage; mais Nabotine s'excufa fur ce qu'elle étoit trop laide, pour être la femme d'un fi beau petit monfieur, difant qu'a peine fe trouvoit - elle fupportable pour une foeur. Vous n'y penfez pas, lui dit la bonne fée, en lui préfentant un petit miroir garni de diamans ; regardez-vous. Qui fut bien furprife ? ce fut notre petite héroïne. Elle s'y vit la plus jolie du monde ; & fon premier mouvement fut de crier au bel enfant : ah I regardez-moi,  Ï08 Aglaé ou Nabotine; mon petit frère. II ne fera point étonné de vous voir , interrompit la fée , il ne vous a point vue autrement ; j'avois charmé fes yeux. La princeffe fut moins furprifeque fafilleule, de ce changement; elle avoit trop d'efprit & favoit trop bien 1'hiftoire des fées, pour ne pas prévoir que fon amie en viendroit la. II n'eft pas difficile de s'imaginer que Nabotine, a laquelle on donna le nom de Brillante, fit a la fée le remerciment du monde le plus touchant. Elle y répondit par ces vers, qu'elle fit fur le champ^ Brillante, de vos agrémens Ne faites point honneur a la féerie j Retenez ceci, je vous prie: Rien n'embellit comme les fentimens»1.  CONTES DES FÉES. Par M™. Leprince de Be au kont.   LE PRINCE CHÉRI. CONTÉ. I L y avoit une fois un roi qui étoit fi honnête homme que fes fujets 1'appelloient le roi Bon.' Un jour qu'il étoit a la chaffe , un petit lapin blanc, que les chiens alloient tuer, fe jetta dans fes bras. Le roi careffa ce petit lapin & dit: puifqu'il s'eft mis fous maproteöion, je ne veux pas qu'on lui faffe du mal. II porta ce petit lapin dans fon palais, & il lui fit donner une jolie petite maifon & de bonnes herbes k manger. La nuit, quandil fut feul dans fa chambre , il vit paroïtre une belle dame ; elle n'avoit point d'habit d'or & d'argent , mais fa robe étoit blanche comme la neige , & au lieu de coëffure elle avoit une couronne de rofes blanches fur la tête. Le bon roi fut bien étonné de voir cette dame , car fa porte étoit fermée, & il ne favoit pas comment elle étoit entrée. Elle lui dit: je  ifi Le Prince Chérï^ fuis la fée Candide; je paffois dans le bois pen^ dant que vous ehafliez, ö£ j'ai voulu favoir fi vous étiez bon, comme tout le monde le dit. Pour cela j'ai pris la figure d'un petit lapin, 8s je me fuis fauvée dans vos bras; car je fais que ceux qui ont de la pitié pour les bêtes en ont encore plus pour les hommes; & fi vous nfaviez refufé votre fecours, j'aurois cru que vous étiea méchant. Je viens vóus remercier du bien que yous m'avez fait, & vous affurer que je ferai toujours de vos amies. Vous n'avez qu'a. me demander tout que ce vous voudrez , je vous promets de vous 1'accorder. Madame, dit le bon Roi, puifque vous êtes une fée , vous devez favoir tout ce que je fouhaite. Je n'ai qu'un hls, que j'aime beaucoup , & pour cela on 1'a nommé le prince Cheri: fi vous avez quelque bonté pour moi, devenez la bonne amie de mon fils. De bon cceur , lui dit la fée ; je puis rendre votre fils le plus beau prince du monde, ou le plus riche, ou le plus puiffant; choififfez ce que vous voudrez pour lui. Je ne défire rien de tout cela pour mon fils, répondit le bon roi; mais je vous ferai bien obligé, fi vous voulez le rendre le meilleur de tous les princes. Que lui ferviroit-il d'être beau , riche , d'avoir tous les royaumes du monde, s'il étoit méchant ? Vous favez bien qu'il  C Ó N T E. ü| qu'il feroit malheureux , & qu'il n'y a que Ia vertu qui puiffe !e rendre content» Vous avez bien raifon, lui dit Candide ; mais il n'eft pas en mon pouvoir de rendre le prince Chéri honnête homme malgfé lui: il faut qu'il travaille luimême a devenir vertueux. Tout ce que je puis vous promettre, c'eft de lui donner de bons confeils, de le reprendre de fes fautes , & de le punir s'il ne veut pas fe corriger & fe punir luimême. Le bon roi fut fort content de cette promelfe, &ilmourutpeude tems après. Le prince Chéri pleura beaucoup fon pere, car il 1'aimoit de tout fon cceur , & il auroit donné tous fes royaumes , fon or & fon argent pour lefauver, fi ces chofes étoient capables de changer 1'ordre du deftin. Deux jours après la mort du bon roi, Chéri étant couché , Candide lui apparut. J'ai promis a votre pere, lui dit-elle, d'être de vos amies : & pour tenir ma parole, je viens vous faire un préfent. En même tems elle mit au doigt de Chéri une petite bague d'or, & lui dit : gardez bien cette bague, elle eft plus précieufeque les diamants: toutes les fois que vous ferez une mauvaife aaion,elle vous piquera le doigt; mais fi, malgré fa piquure , vous continuez cette mauvaife aftion , vous perdrez mon amitié & & je deviendrai votre ennemie. En finiffant ces Tome XXXV, H  t\4 Le Prince Chéri , paroles, Candide difparut, & laiffa Chéri. fort étonné. II fut quelque temps fi fage , que Ia bague ne le piquoit point du teut; &c cela le rendoit fi content qu'on ajouta au nom de Chéri qu'il portoit celui d'Heureux. Quelque tems après il fut a la chaffe , & il ne prit rien, ce qui le mit de mauvaife humeur ; il lui fembla alorsque fa bague lui preffoit un peu le doigt; mais comme elle ne le piquoit pas, il n'y fit pas beaucoup d'attention. Et, en rentrant dans fa chambre, fa petite chienne Bibi vint a lui, en fautant, pour le carefïer; il lui dit: retire-toi, je ne fuis pas d'humeur de recevoir tes careffes. La pauvre petite chienne qui ne 1'entendoit pas, le tiroit par fon habit pour 1'obliger a la regarder au moins. Cela irnpatienta Chéri qui lui donna un grand coup de pied. Dans le moment la bague le piqua , comme fi c'eüt été une épingle ; il fut bien étonné , &C s'affit tout hpnteux dans un coin de fa chambre. II difoit en lui - même, je crois que la fée fe moque de moi; quel grand mal ai - je fait pour donner un coup de pied a un animal quim'importune ? A quoi me fert d'être maïtre d'un grand empire , puifque je n'ai pas la liberté de battre mon chien ? Je ne me moque pas de vous, dit une voix qui répondoit a la penfée de Chéri; vous avez  C O N T E. ,Ty feit trois fautes au lieu d'une. Vous avez été de mauvaife humeur, paree que vousn'aimez pasü etre contredit, & que vous croyez que les bêtes & les hommes font faits pour vous obéir. Vous vous êtès mis en colère, ce qui eft fort mal; ëi puis vous avez été cruel envers un pau vre animal qui ne méritoit pas d'être maltraité. Je fais que vousêtes beaucoup au-deflus d'un chien; mais fi c'étoit une chofe raifonnable & permife, que les grands puffent maltraiter tout ce qui eft audeffous d'eux, je pourrois, è ce moment, vous battre , vous tuer, puifqu'une fée eft plus qu'un homme. L'avantage d'être maitre d'un grand empire, ne confifte pas a pouvoir faire le mal qu'on veut, mais tóüt le bien qu'on peut. Chéri avoua fa faute & promit de fe corriger; mais il ne tint pas fa parole : il avoit été élevé par une fotte nourrice qui 1'avoit gaté quand il étoit petit. S'il vouloit avoir une chofe, il n'avoit qu'a pleurer, fe dépiter, frapper du pied, cette femme lui donnoit tout ce qu'il demandoit, & cela 1'avoit rendu opiniatre. Elle lui difoit auffi, depuis le matin jufqu'au foir , qu'il feroit roi un jour, & que les rois étoient fortheureux, paree , que tous les hommes d'evoient leur obéir, les refpeöer , & qu'on ne pouvoit pas les empêcher de faire ce qu'ils vouloient. Quand Chéri avoit été grand gareon & raifonnable, il avoit Hij  Vi5 Ie Prince Chéri, bien connu qu'il n'y avoit rien de fi vilain qué d'être fier , orgueilleux , opiniatre. II avoit fait quelques efforts pour fe corriger , mais il avoit pris la mauvaife habitude de tous ces défauts ,& une mauvaife habitude eft bien difhcile a détruire. Ce n'eft pas qu'il eüt naturellement le cceur méchant; il pleuroit de dépit quand il avoit fait une faute; & il difoit: je fuis bien malheu»eux d'avoir k combattre tous les jours contre ma colère & mon orgueil: li on m'avoit corrigé quand j'étois jeune , je n'aurois pas tant de peine aujourd'hui. Sa bague le piquoit bien fouvent; quelquefois il s'arrêtoit tout court, fl'autres fois il continuoit; & ce qu'il y avoit de fingulier, c'eft qu'elle ne le piquoit qu'un peu pour une légère faute; mais quand il étoit méchant , le fang fortoit de fon doigt. A la fin, cela 1'impatienta, & voulant être mauvaistout a fon aife, iljetta fa bague. II fe crutle plus heureux de tous les hommes, quand il fut débarraffé de fes piquures. Ii s'abandonna k toutes les fottifes qui lui venoient dans 1'efprit; en forte qu'il devint très-méchant, & que perfonne ne pouvoit plus le fouffrir. Un jour que Chéri étoit a la promenade , il vit une fille qui étoit fi belle , qu'il réfolut de 1'époufer. Elle fe nommoit Zélie , & elle étoit auffi fage que belle. Chéri crut que Zélie  C O N T E. 117 fe croiroit fort heureufe de devenïr une grande Reine : mais cette fille lui dit avec beaucoup de liberté : fire , je ne fuis qu'une bergère ; je n'ai point^de fortune ; mais, malgré cela , je ne vous épouferai jamais. Eft- ce que je vous déplais, lui demanda Chéri un peu ému? Non , mon prince ,lui répondit Zélie , je vous trouve tel que vous êtes , c'eft-a-dbe fort beau ; mais que me ferviroit votre beauté,vos richeffes, les beaux habits , les carroffes magnifiques que vous me donneriez; fi les mauvaifesaöions que je vous verrois faire chaque jour me forcoienta vous méprifer & a vous haïr. Chéri fe mit fort en colère contre Zélie , & commanda k fes officiers de la conduire de force dans fon palais. 11 fut occupé toute la journée du mépris que cette fille lui avoit montré; mais, comme il 1'aimoit, il ne pouvoit fe réfoudre a la maltraitraiter. Parmi les favoris de Chéri il y avoit fon frere de lait, auquel il avoit donné toute fa confiance : eet homme qui avoit les inclinations auffi baffes que la naiffance, flattoit les paffions de fon maitre , & lui donnoit de fort mauvais confeils. Comme il vit Chéri fort trifte il lui demanda le fujet de fon chagrin : le prince lui ayant répondu qu'il ne pouvoit fouffrir le mépris de Zélie , & qu'il étoit réfolu de fe corriger de fes défauts, puifqu'il falloit être ver- Hiij  118 Le Prince Chéri, tueux pour lui plaire ; ce méchant homme lui dit: vous êtes bien bon, de vouloir vous gêner pour une petite fille :fi j'étois a votre place, ajouta-t-il, je la forcerois bien h m'obéir. Souvenez-vous que vous êtes roi , & qu'il feroit honteux de vous fo'umettre aux volontés d'une bergère qui feroit trop heureufe d'être recue parmi vos efclaves. Faites-la jeüner au pain & a 1'eau ; mettez-la dans une prifon, & fi elle continue a ne vouloir pas vous époufer , faites - la mourir dans les tourmens, pour apprendre aux antres a céder a vos volontés. Vous ferez défhonoré fi 1'on fait qu'une fimple fille vous réfifte; &C tous vos fujets oublieront qu'ils ne font au monde que pour vousfervir. Mais, dit Chéri, ne ferai-je pas déshonoré fi je fais mourir une innocente ? car enfin , Zélie n'eft coupable d'aUcun crime. On n'eft point innocent quand on refufe d'exécuter vos volontés reprit le confident : mais je fuppofe que vous commettiez une injufiice , il vaut bien mieux qu'on vous en accufe, que d'apprendre qu'il eft quelquefois permis de vous manquer de refpeci , Sz de vous contredire. Le courtifan prenoit Chéri par fon foible, & la crainte de voir diminuer fon autorité , fit tant d'impreffion fur le Roi, qu'il étouffa le bon mouvement qui lui avoit donné envie de fe corriger. II réfolut d'aller Je foir mêjne dans la chambre de la ber-  C o n t e. iï9 gère, & de la maltraiter , fi elle eontinuoit k refufer de 1'époufer. Le frere de lalt de Chéri, qui craignoit encore quelque bon mouvement, raffembla trois jeunes felgneurs auffi méchants que lui , pour faire la débauche avec le roi; ils foupèrentenfemble,& ils eurentfoin d'achever de troubler la raifon de ce pauvre prince , en le faifant boire beaucoup. Pendant le fouper ils excitèrent fa colère contre Zélie, & lui firent tant de honte de la foibleflé qu'il avoit eue pour elle, qu'il fe levacomme un furieux, en jurant qu'il alloit la faire obéir, ou qu'il la feroit vendre le lendemain comme une efclave. Chéri, étant entré dans la chambre ou étoit cette fille, fut bien furpris de ne la pas trouver, car il avoit la clef dans fa poche. II étoit dans une colère épouvantable, & juroit de fe venger fur tous ceux qu'il foupconneroit de 1'avoir aidée k s'échapper. Ses confidens, 1'entendant parler ainfi, réfolurent de profiter de fa colère pour perdre un feigneur qui avoit été gouverneur de Chéri. Cet honnête homme avoit pris quelquefois la liberté d'avertir le roi de fes défauts, cas il 1'aimoit comme fi g'eüt été fon fils.D'abord Chéri le remercioit, enfuite il s'impatienta d'être contredit; & puis il penfa que c'étoit par efprit de contradicYion que fon gouverneur lui trouYQit des défauts, pendant que tout le monde lui Hiv,  iïo Le Prtnce Chéri; donnoit des louanges. II lui commanda donc de fe retjrer de !a cour; mais, malgré eet 01 dre, il difoit de tems en tems que c'étoit un honnête homme , qu'il ne Paimoit plus , mais qu'il 1'eftimoit malgré lui - même. Les confidens craignoient toujours qu'il ne prit fantaifie au roi de rappeller fon gouverneur, & ils crurent avoir trouvé une occafion favorable pour 1'éloigner. Ils firent entendre au roi que Suliman ( c'étoit le nom de ce digne homme ) s'étoit vanté de rendre la liberté a Zélie; trois hommes corrompus par des préfens, dirent qu'ils avoient oui tenir ce difcours a Suliman ; & le prince tranfporté de colère, commanda k fon frère de Iait d'envoyer des foldats pour lui amener fon gouverneur enchainé comme un criminel. Après avoir donné ces ordres , Chéri fe retira dans fa chambre ; mais k peine y fut-il entré que la terre trembla , il fit un grand coup de tonnerre , &z Candide parut k fes yeux. J'avois promis a votre père, lui dit-elle d'un ton févère, de vous donner des confeils & de vous punir fi vous refuficz de les fuivre; vous les avez méprifés , ces confeils : vous n'avez confervé que la figure d'homme, & vos crimes vous ont changé en un monftre , 1'horreur du ciel & de la terre. II eft temps que j'acheve de fatisfaire a ma promeffe, en vous puniflant. Je vous condamne è devenir femblable aux bêtes dont vous avea  C O N T E. I2I pris les inclinations. Vous vous êtes rendu femblable au lion par la colère, au loup par la gourmand.fe, au ferpent en déchirant celui qui avoit été votre fecond père, au taureau par votre brutalité. Portez dans votre nouvelle fiowre le caraétère de tous ces animaux. A peine la fée avoit-elle achevé ces paroles, que Chéri fe vit avec horreur, tel qu'elle 1'avoitfouhaité. II avoit la tête d'un lion, les cornes d'un taureau , les pieds d'un loup & la queue d'une vipère. En même-tems il fe trouva dans une grande forêt, fur Ie bord d'une fontaine oü il vit fon horrible figure , & il entendit une voix qui lui dit : regarde atteutivement 1'état oü tu t'es réduit par tes crimes. Ton ame eft devenue mille fois pliu affreufe que ton corps. Chéri reconnut la voix de Candide, & dans fafureur il feretourna pour s'élancer fur elle & la dévorer , s'il lui eüt été poffiblt;mais il ne vit perfonne, & la même. voix. lui dit, je me moque de ta foibleffe .& de ta rage. Je vais confondre ton orgueil en te mettant fous la puiflance de tes propres fujets. Chéri crut qu'en s'éloignant de cette fontaine il trouveroit du remède a fes maux , puifqu'il n'auroit point devant fes yeux fa laideur & fa difformité : il s'avancoit donc dans le bois; mais a peine y eut-il fait quelques pas, qu'il tomba dans un trou qu'on avoit fait pour prendre les  tii Le Prince Chéri," ours ; en même tems des chaffeurs qui étoient cachés fur des arbres , defcendirent , & Payant enchainé le conduifirent dans la ville capitale de fon royaume. Pendant le chemin, au lien de reconnoïtre qu'il s'étoit attiré ce chatiment par fa faute , il maudiffoit la fée, mordoit fes chaines & s'abandonnoit a la rage. Lorfqu'il approcha de la ville oii on le conduifoit, il vit de grandes réjouifTances; & les chaffeurs ayantdernandé ce qui étoit arrivé de nouveau, on leur dit que le prince Chéri, qui ne fe plaifoit qu'a tourmenter fon peuple, avoit été écrafé dans fa chambre par un coup de tonnerre ; car on le croyoit ainfi. Les dieux, ajouta-t-on, n'ont pu fupporter 1'excès de fes méchancetés, ils en ont délivré la terre. Quatre feigneurs, complices de fes crimes , croyoient en profiter & partager fon empire entr'eux : mais le peuple qui favoit que c'étoient leurs mauvais confeils qui avoient gaté le roi, les a mis en pièces, &c a été offïir la couronne a Suliman, que le méchant Chéri vouloit faire mourir. Ce digne feigneur vient d'être couronné , & nous célébrons ce jour comme celui de la délivrance du royaume; car il eft vertueux & va ramener parmi nous la paix & Pabondance. Chéri foupiroit de rage en écoutant ce difcours : mais ce fut bien pis, lorfqu'il arriva dans la gra»de place qui étoit  C O N T E. 123 devant fon palais. II vit Suliman fur un tröna fuperbe, & tout le peuple qui lui fouhaitoit une longue vie , pour réparer tous les maux qu'avoit faits fon prédéceffeur. Suliman fit figne de la main pour demander filence, & il dit au peuple : j'ai accepté la couronne que vous m'avez offerte, mais c'eft pour la conferver au prince Chéri; il n'eft point mort, comme vous le croyez ; une fée me 1'a révélé, & peut-être qu'unjour vous le reverrez vertueux comme il 1'étoit dans fes premières années. Hélas ! continua-t-il, en verfant des larmes, les flatteurs 1'avoient féduit. Je connoiffois fon cceur , il étoit fait pour la vertu ; & , fans les difcours empoifonnés de ceux qui 1'approchoient, il eüt été votre père a tous. Déteftez fes vices , mais plaignez-le, & prions tous enfemble les dieux qu'ils nous le rendent. Pour moi je m'eftimevois trop heureux d'arrofer ce tröne de mon fang , fi je pouvois 1'y voir remonter avec des difpofitions propres a le lui faire remplir dignement. Les paroles de Suliman allèrent jufqu'au cceur de Chéri. II connut alors combien 1'attachement & la fidélité de eet homme avoient été fincères, & il fe reprocha fes crimes pour la première fois. A peine eut-il écouté ce bon mouvement, qu'il fentit calmerla rage dontil étoit animi  124 Le Prince Chéri; il refléchit fur tous les crimes de fa vie , & trouva qu'il n'étoit pas puni auffi rigoureufement qu'il 1'avoit mérité. II ceffa donc de fe débattre dans fa cage de fer, oü il étoit enchainé , & devint doux comme un mouton. On le conduifit dans une grande maifon (i) oü 1'on gardoit tous les monftres & les bêtes féroces, & on 1'attacha avec les autres. Chéri, alors prit la réfolution de commencer a réparer fes fautes, en fe montrant bien obéiffant a 1'hon.me qui le gardoit. Cet homme étoit un brutal, & quoique le monftre fut fort doux; quand il étoit de mauvaife humeur, il le battoit fans rime ni raifon. Un jour que cet homme s'étoit endormi , un tigre, qui avoit rompu fa chaïne, fe jeta fur lui pour le dévorer; d'abord Chéri fentit un mouvement de joie, de voir qu'il alloit être délivré de fon perfécuteur : mais auffi-töt il condamna ce mouvement, & fouhaita d'être hbre. Je rendrois , dit - il, le bien pour le mal, en fauvant la vie de ce malheureux. A peine eut-il formé ce fouhait, qu'il vit fa cage de fer ouverte : il s'élancaaux cötés de cet homme qui s'étoit réveillé , & qui fe défendoit contre le tigre. Le gardien fe crut perdu , lorfqu'il vit le monftre, mais fa crainte (i) Menagerie,  Conté. 125 fut bientöt changée en joie : ce monftre bienfaifant fe jeta fur le tigre, 1'étrangla &r fe coücha enfuite aux pieds de celui qu'il venoit de fauver. Cet homme, pénétré de reconnoiffance, voulut fe baiffer pour careffer le monfcre qui lui avoit rendu un fi grand fervice ; mais il entendit une voix qui difoit : une bonne aüion ne demeure jamais fans rêcompenfe , & en même temps il ne vit plus qu'un joli chien a fes pieds. Chéri, charmé de fa métamorphofe, fit mille careffes a fon gardien qui le mit entre fes bras & le porta au roi auquel il raconta cette merveille. La reine voulut avoir le chien, & Chéri fe fut trouvé heureux dans fa nouvelle conditiën , s'il eut pu oublier qu'il étoit homme & roi. La reine Paccabloit de careffes; mais , dans la peur qu'elle avoit qu'il ne devint plus grand qu'il n'étoit; elle confulta fes médecins qui lui dirent qu'il ne falloit le nourrir que de pain & ne lui en donner qu'une certaine quantité. Le pauvre Chéri mouroit de faim la moitié de la journée ; mais il falloit prendre patience. Un jour qu'on venoit de lui donner fon petit pain pour déjeuner, il lui prit fantafie d'aller le manger dans le jardin du palais ; il le prit dans fa gueule , & marcha vers un canal qu'il connoiflbit , & qui étoit un peu éloigné, mais il ne trouva plus ce canal, & vit a la place une  'n6 Le Prïnce Chéri; grande maifon, dont les dehors brillóient d'or; & de pierreries. II y voyoit entrer une grande quantité d'hommes & de femmes, magnifiquement habillés : on chantoit, on danfoit dans cette maifon, on y faifoit bonne chère; mais tous ceux qui enfortoient, étoient pales, maigres , couverts de plaies & prefque tout nuds, car leurs habits étoient déchirés par lambeaux. Quelques-uns tomboient morts en fortant, fans avoir la force de fe trainer plus loin ; d'autres s'éloignoient avec beaucoup de peine ; d'autres reftoient couchés contre terre , mourants de faim, ils demandoient un morceau de pain k ceux qui entroient dans cette maifon , mais ils ne les regardoient pas feulement. Chéri s'approcha d'une jeune fille qui tachoit d'arracher des herbes pour les manger; touché de compaffidn, le prince dit en lui-même : j'ai bon appétit, mais je ne mourrai pas de faim jufqu'au temps de mon diner; fi je facrifiois mon déjeuner a cette pauvre créature , peut-être lui fauveroisjelavie. II réfolut de-fuivre ce bon mouvement & mit fon pain dans la main de cette fille qui le porta k fa bouche avec avidité. EUe parut bientöt entièrement remife , & Chéri ravi de joie de 1'avoir fecourue fi a propos, penfoit k retourner au palais , lorfqu'il entendit de grands cris; c'étoit Zélie entre les mains de quatre  C O N T E. 12-r hommes qui Pentraïnoient vers cette belle maifon , ou ils la forcèrent d'entrer. Chéri regretta alors fa figure cle monftre qui lui auroit donné les moyens de fecourir Zélie; mais , foible chien , il ne put qu'aboyer contre les raviffeurs , & s'efTorca de les fuivre. On le chafla a coups de pieds, &c il réfolut de ne point quh> ter ce Iieu , pour favoir ce que deviendroit Zélie. II fe reprochoit les malheurs de cette belle fille. Hélas! difoit-il en lui-même, je fuis irrité contre ceux qui Penlevent, n'ai-je pas commis le même crime ? Et fi la juftice des dieux n'avoit prévenu mon attentat, nel'auroisje pas traitée avec autant d'indignité ? Les refléxions de Chéri furent interrompues par un bruit qui fe faifoit au-deffus de fa tête.' II vit qu'on ouvroit une fenêtre, & fa joie fut extréme lorfqu'il appercut Zélie qui jetoit par cette fenêtre un plat plein de viandes fi bien apprêtées , qu'elles donnoient appétit a voir. On referma la fenêtre auffi - tot, & Chéri, qui n'avoit pas mangé de toute la journée, crut qu'il devoit profiter de 1'occafion. II alloit donc manger de ces viandes , lorfque la jeune fille , k laquelle il avoit donné fon pain, jeta un cri, & Payant pris dans fes bras, pauvre petit animal, lui dit - elle , ne touche point k ces viandes ; cette maifon eft le palais de la volupté ,  nS Le Prince Chéri, tout ce qui en fort eft empoifonné. En mêmë temps, Chéri entendit une voix qui difoit: tu vois qu'une bonne adtioii ne demeurepcinf fans récompenfe ; & auffi-tct il fut changé en un beau petit pigeen blanc. II fe fouvint que cette couleur étoit celle de Candide , & commenga a efpérer qu'elle pourroit enfin lui rendre fes bonnes graces. II vouhit d'abord s'apprccher de Zélie, & s'étant élevé en 1'air , il vola tout au tour de la maifon & vit avec joie qu'il y avoit une fenêtre ouverte : mais il éut bc au parcourir toute la maifon, il n'y trouva point Zélie, & défefpéré de fa perte , il réfolut de ne point s'arrêter qu'il ne 1'eüt rencontrée. II vola pendant plufieurs jours, & étant entré dans un défert, il vit une caverne , dont il s'approcha. Quelle fut fa joie! Zélie y étoit affiie a. cöté d'un vénérable hermite, & prenoit avec lui un frugal repas. Chéri tranfporté , vola fur 1'épaule de cette charmante bergère, & exprimoit par fes careffes, le plaifïr qu'il avoit de la voir. Zélie, charmée de la douceur de ce petit animal, le flattoit doucement avec la main , &, quoiqu'elle crüt qu'il ne pouvoit 1'entendre , elle lui dit qu'elle acceptoit le don qu'il lui faifoit de lui-même, & qu'elle 1'aimeroit toujours. Qu'avez - vous fait, Zélie, lui dit 1'hermite } Vous venez d'engager votre foi. Oui, charmante  C O N f t. matité bergère, lui dit Chéri, qui reprit a cê moment fa forme naturelle, la fin de ma méramorphofe étoit attachée au conféntemeht qüé Vous donneriez a notre union. Vous m'avez promis de m'aimer toujours, confirméz mori bonheur, ou je vais conjurer la fée Candide, ma proteclriee , de me rendre la figure fous laquelle j'ai eti le bonheur de vous plaire. Vous n'avez point k craindre fon inconftance , lui dit Candide qui, quittant la forme de Phëf* mite, fous laquelle elle s'étoit cachée, parut k leurs yeux telle qu'elle étoit eh effet. Zélie vöüS a>ma auffi-töt qu'elle vous vit; mais VOS vices la contraignirent k vóus cacher le penchant quS vous lui aviez infpiré. Le changement de votre cceur lm donne la liberté de fe livrer k tour- fa tendreffe. Vous allez vivre heureux, puifquë Votre union fera fondée fur Ja vertu» Chéri & Zélie s'étoient jetés aux pieds de Candide. Le prince ne pouvoit fe laffef de Ia remercier de fes bontés , & Zélie enchantéë dapprendre que le prince déteftoit fes égare* mens , lui confirmoit 1'aveu de fa tendreffe, Levez- vous,.mes enfans, leur dit la fée , je Va«; vous tranfporter dans votre palais, poitr tendre k Chéri une courönne dont fes vices 1 avoient rendu indigne, A peine eut-ellé «ffe de parler, qu*ils fé trouvèrent dans k Tome XXXV\ j  Le Prince Chéri, Coktë: lehambre de Suliman qui, charmé de revoir iori cher maïtre devenu vertueux , lui abandonna ïe tröne & refta le plus fidéle de fes fujets. Chértx régna long-temps avec Zélie, & on dit qu'il s'appliqua tellement a fes devoirs, que la bague qu'il avoit reprife, ne le piqua pas une feule fois jufqu'au fang»  LE PRINCE FAT AL E T LE PRINCE FORTUNL CONTÉ. —. .——* X L y avoit une fois une reine qui eiit deuk petits garcons parfaitement beaux. Une fée qui étoit bonne amie de la reine , avoit été priéé d'être marraine de ces princes, & de leur fairé quelque don. Je doue 1'ainé, dit-elle, de toutes fortes des malheurs jufqu'a l'a>e de vingt-einq ans, & je le nomme Fatal. A ces paroles, la reine jeta de grands cris, & cönjura la fée de ehanger ce don. Vous ne favez ce que vous demandez, dit-elle k la reine ; s'il n'eft pas matbeureux, il fera méchant. La reine n'ofa rien dire, mais elle pria la fée de lui laiffer choilir «n don póur fon fecond fils. Peut-être choifirezVous tout de travers , répondit la fée ; mais h'importe, je veux bien lui accorder ce que Vous me demanderez pour lui. Je fouhaite, dit la  131 Le Prince Fatal reine, qu'il réulïiffe toujours dans tout ce qu'il voudra faire; c'eft le moyen de le rendre parfait. Vous pourriez vous tromper, dit la fée ; ainfi, je ne lui accorde ce don que jufqu'a vingtcinq ans. On donna des nourrices aux deux petits princes, mais dès le troifième jour la nourrice du prince aïné eut la fièvre; on lui en donna une autre qui fe cafla la jambe en tombant; une troifième perdit fon lait aufli-töt que le prince Fatal commenca a la teter; & le bruit s'étant répandu que le prince portoit malheur k fes nourrices, perfonne ne voulut plus le nourrir ni s'approcher de lui. Ce pauvre enfant qui avoit faim , crioit, & ne faifoit pourtant pitié a perfonne. Une groffe payfanne, qui avoit un grand nombre d'enfans qu'elle avoit beaucoup de peine a nourrir, dit qu'elle auroit foin de lui, fi on vouloit lui donner une groffe fomme d'argent, & comme le roi & la reine n'aimoient pas le prince Fatal , ils donnèrent k la nourrice ce qu'elle demandoit, & lui dirent de le porter a fon village. Le fecond prince , qu'on avoit nommé Fortuné , venoit au contraire k merveille. Son papa & fa maman 1'aimoient a la folie, & ne penfoient pas feulement k Paine* La méchante femme a qui on 1'avoit donné,  et le Prince Fortune. 133 he fut pas plutöt chez elle , qu'elle lui öta les beaux langes dont il étoit enveloppé, pour les donner a un de fes fils qui étoit de 1'age de Fatal, & ayant enveloppé le pauvre prince dans une mauvaife jupe, elle le porta dans un bois, oii il y avoit bien des bêtes fauvages , & le mit dans un trou , avec trois petits lions pour qu'il fut mangé. Mais la mère de ces lions ne lui fit point de mal; au contraire, elle lui donna k teter, ce qui le rendit fi fort, qu'il couroit tout feul au bout de fix mois. Cependant le fils de la nourrice, qu'elle faifoit paffer pour le prince r mourut, & le roi & la reine furent charmés d'en être débarraffés. Fatal reffa dans le bois jufqu'a deux ans, & un feigneur de la cour qui alloit k la chaffe, fut tout étonné de le trouver au milieu des bêtes. II en eut pitié, 1'emporta dans fa maifon , & ayant appris qu'on cherchoit un enfant pour tenir compagnie a Fortuné, il préfenta Fatal k la reine. On donna un maitre k Fortuné pour lui apprendre k lire; mais on recommanda au maïtre de ne le- point faire pleurer. Le jeune prince qui avoit entendu cela, pleuroit toutes les fois qu'il prenoit fon livre i en forte qu'a cinq ans il ne connoiffoit pas les lettres, a-u lieuque Fatal lifoit parfaitenient &,favoit déja écrire. Pour faire peur au prince % on commando au roaitre de fouetter Fatal toutes, tin  134 Le Prince Fatal les fois que Fortune manqueroit a fon devoïr $ ainfi Fatal avoit beau s'appliquer oC être fage „ Cela ne 1'empêchoit pas d'être battu; d'ailleursi Fortune étoit fi volontaire &c fi méchant, qu'il maltraitoit toujours fon frère qu'il ne connoifv fok pas.'Si on lui donnok une pomme , un jouet, Fortuné le lui arrachoit des mains : il le faifoit taire, quand il vouloit parler; il 1'obligeoit a parler , quand il vouloit fe taire; en un mot , c'étoit un petit martyr dont peifonne n'avoit pitié. Ils vécurent ainfi jufqu'a dix ans, Uk la reine étoit fort furprife de 1'ignorance de fon fils. La fée m'a-trompée, difok - elle , je croyois que mon fils feroit le plus favant de tous les princes , puifque j'ai fouhaké qu'il yéufsit dans tout ce qu'il voudroit entreprendre. Elle fut confulter fur cela la fée qui lui dit : madame , il falloit fouhaiter a votre fils de la bonne volonté, plutöt que des talens; il ne veut être que méchant, & il y réuffit, comme vous le voyez. Après avoir dit ces paroles k h reine, elle-lui-tourna le dos : cette pauvreprinceffe, fort affligée, retourna a fon palais, Elle voulut gronder Fortuné , pour 1'obliger & mieux faire ; mais , au lieu de lui promettre de» fe corriger , 51 dit que fi on le chagrinok, il fe laifTerok m.ourir de faim, Alors la reine toute efFrayées le prit fur fes genoiix , le baifa 5 JjjJ  ét le Prince Fortuné. t%$ donna des bombons, & lui dit qu'il n'étudieroit pas de huit jours, s'il vouloit bien manger comme a fon ordinaire. Cependant le prince Fatal étoit un prodige de fcience & de douceur» il s'étoit tellement accoutumé a être contredit, qu'il n'avoit point de volonté, & ne s'attachoit qu'a prévenir les caprices de Fortuné. Mais ce méchant enfant qui enrageoit de le voir plus habile que lui, ne pouvoit le fouffrir, & les gouverneurs, pour plaire a leur jeune maitre9 battoient a tous momens Fatal. Enfin ce méchant enfant dit a la reine , qu'il ne vouloit plus voir Fatal, & qu'il ne mangeroit pas qu'on ne 1'eüt chaffé du palais. Voila donc Fatal dans la rue , & comme on avoit peur de déplaire au prince, perfonne ne voulut le recevoir. II paffa la nuit fous un arbre, mourant de froid, car c'étoit en hiver ,. & n'ayant pour fon fouper qu'un morceau de pain qu'on lui avoit donné par charité. Le lendemain matin , il dit en luimême : je ne veux pas refter iciane rien faire, je travaillerai pour gagner ma vie jufqu'a ce que je fois affez grand pour. aller a la guerre, Je me fouviens d'avoir lu dans les hiftoires , que de fimples foldats font devenus de grands capi» taines: peut-être aurai-je le même bonheur, fi. je fuis honnête homme. Je n'ai ni père ni mère ^ ©iais Dieu eft le père des orphelins ; il' m\  'tjfi Le Prince Fatal d.onné une lionne pour nourrice, il ne m'abantlonnera pas. Après avoir dit cela, Fatal fe leva, fit fa prière, car il ne maiiquoit jamais a prier Pieu, foir & matin ; & quand il prioit, il avoit les yeux baiffés , les mains jointes, & il ne tpurnoit pas Ja tête de ccté & d'autre. Un payfan qu; pafia, & qui vit Fatal qui prioit Dieu de tout fon coeur , dit en lui-même : je fuis fur que cet enfant fera un honnête garcon ; j'ai envie dp le prendre pour garder mes moutons. Dieu me bénira a caufe de lui. Le payfan attendit que Fatal eüt fini fa pricre, & lui dit : mon petit ami, voulez-vous venir garder mes moutons? je vous nourrirai, & i'aurai foin de vous, & le veux hicn, répondit Fatal, & je ferai tout mop poflible pour vous bien fervir. Ce payfan étojt un gros fermier qui av0;t beaucoup de valets qui le voloient fort fouvent; fa femme & fes. enfans le voloient auffi. Quand ils virent fmU üs furent bien contens; c'eft un enfant, djfo:em-i!s, il fera tout ce que nous voudrons, U i jour» Ja femme h\\ dit : mon ami, mon mari eft un avare qui ne me donne jamais d'argent, laifie-moi prendre un n}o#$o&;, & tu diras que le lQüp 1'a emporté. Madame , lui répondit F^tal j fe voudrois de tout mon cceur vous ren-, dro ce fey-vjee » mais j'aimerpis mieux mourir q«e_ de djt~e «n, meiifonge <5c êm un YQleu.rt Ttt  et le Prince Fortuné. 137 n'es qu'an fot, lui dit cette femme , perfonne ne faura que tu as fait cela. Dieu le faura, madame , répondit Fatal; il voit tout ce que nous faifons, & punit les menteurs & ceux qui volent. Quand la fermière entendit ces paroles, file fe jetta fur lui, lui donna des foufflets & lui arracha les cheveux. Fatal pleuroit & le fermier 1'ayant entendu, demanda a fa femme pourquoi elle battoit cet enfant ? Vraiment , dit-eile, c'eft un gourmand ; je 1'ai vu ce matin manger un pot de crème que je voulois porter au marché. Fi, que cela eft vilain d'être gourmand, dit le payfan; & tout de fuite, il appeila un valet, & lui commanda de fouetter Fatal. Ce pauvre enfant avoit beau dire qu'il n'avoit pas mangé la crème , on croyoit fa maitreffe plus que lui. Après cela, il fortit dans la campagne avec fes moutons, & la fermière lui dit: eh bien! voulez-vous , k cette heure, me donner un mouton ? j'en ferois bien faché , dit Fatal , vous pouvez faire tout ce que vous voudrez contre moi, mais vous ne m'obligerez pas a mentir. Cette méchante créature, pour fe venger, engagea tous les autres domeftiques k faire du mal k Fatal. II reftoit k la campagne le jour & la puit, &c au lieu de lui donner k manger, comme aux autres valets, elle ne luj envoyoit que du pain & de 1'eau, & qliand ü  138 Le Prince Fatal revenoit, elle 1'accufoit de tout le mal qui fe' faifoit dans la maifon. II paffa un an avec ce fermier : & quoiqu'il couchat fur la terre , & qu'il fut mal nourri, il devint fi fort, qu'on croyoifc qu'il avoit quinze ans, quoiqu'il n'en eüt que treize : d'ailleurs il étoit devénu li patiënt qu'il ne fe chagrinoit plus , quand on le grondoit mal-a-propos. Un jour qu'il étoit a la ferme , il entendit dire qu'un rol voifin avoit une grande guerre. II demanda congé k fon maitre , & fut k pied dans le royaume de ce prince pour être foldat. II s'engag-ea a un capitaine , qut étoit un'grand feigneur n>ais il reffembloit k un porteur de chaife , ■ tant il étoit brutal ; il juroit, il battoit fes foldats, il leur voloit la moitié de 1'argent que le roi donnoit pour les, nourrir &l les habiller; &, fous ce méchant capitaine, Fatal.fut encore plus malheureux que chez; le fermier. Il s'étoit engagé pour dix ans, & quoiqu'il vit déferter le plus grand nombre defes camarades, il ne voulut jamais fuivre leut' exemple; car il difoit, j'ai recu de 1'argent pour fervir dix ans , je volerois le roi , fi je manquois & ma parole. Quoique le capitaine fut un méchant homme , & qu'il maltraité Fatal tout cómme les autres , il ne pouvoit s'empêcher de 1'efïimer, paree qu'il voyoit qu'il faifoit touv jours fon de voir. t lui donnoit de 1'argent pour1  et le Prince Fortuné, 139 faire fes commiffions, & Fatal avoit la clef de fa chambre, quand il alloit a la campagne , 011 qu'il dïnoit chez fes amis. Ce capitaine n'aimoit pas la lectiire, mais il avoit une grande bibliothèque , pour faire croire a ceux qui venoient chez lui, qu'il étoit un homme d'efprit; car dans ce pays-la on penfoit qu'un officier qui ne lifoit pas l'hiftoire , ne feroit jamais qu'un fot & qu'un ignorant. Quand Fatal avoit fait fon devoir de foldat, au lieu d'aller boire & jouer avec fes camarades , il s'enfermoit dans la chambre du capitaine , & tachoit d'apprendre fon métier, en lifant la vie des grands hommes, & devint capable de commander une armée, II y avoit déja fept ans qu'il étoit foldat, lorfqu'il fut a la guerre. Son capitaine prit fix foldats avec lui pour aller vifiter un petit bois. Et quand il fut dans ce petit bois , les foldats difoient tout bas , il faut tuer ce méchant homme qui nous donne £$es coups de canne, & qui nous vole n©cre pain. Fatal leur dit qu'il ne falloit pas faire une fi mauvaife adtion; mais $ au Jicu de Pécouter , ils lui dirent qu'ils le tue-. roient avec le capitaine, & mirent tous les cinq 1'épée a la main, Fatal fe mit a cöté de fon capitaine, & fe battit avec tant de valeur, qu'il tua lui feul quatre de ces foldats. Son capitaine voyant qu'il luj devoit la vie, lui demanda par-.  140 Le Prince Fatal don de tout le mal qu'il lui avoit fait, &C ayant conté au roi ce qui lui étoit arrivé, Fatal fut fait capitaine , & le roi lui fit une groffe penfion. Oh , dame ! fes foldats n'auroient pas voulu tuer Fatal, car il les aimoit comme fes enfans; & loin de leur voler ce qui leur appartenoit, il leur donnoit de fon propre argent, quand ils faifoient leur devoir. II avoit foin d'eux, quand ils étoient bleffés , & ne les reprenoit jamais par mauvaife humeur. Cependant on donna une grande bataille, & celui qui commandoit 1'armée ayant été tué, tous les officiers & les foldats s'enfuirent; mais Fatal cria tout haut qu'il aimoit mieux mourir les armes a la main que de fulr comme un lache. Scs foldats lui crièrent qu'il ne vouloient point 1'abandonner , & leur bon exemple ayant fait honte aux autres, ils fe rangcrent autour de Fatal, & conibatfirent fi bien,qu'ils firent le fils 4u roi ennemi, prifonnier. Le roi fut bien content, quand il fut qu'il avoit gagné la bataille , & dit a Fatal qu'il ie faifoit général de toutes fes armées. II ie préfenta enfuite k\ la reine & a la princeffe fa fiile qui lui dormèrent leurs mains a baifer. Q tand Fatal, vit Ia princeffe, il refia immobile. Elle étoit fi belle, qu'il en devint amoureux a la folie , & ce fut a'ors qu'il fut bien malhïureux , car il penfoit qu'un homme comme k abfolument gaté par la flatterie, & Dieu n'a pas* permis qu'il vécüt plus löng-temps, paree qu'il feroit de venu plus méchant chaque jour, II vient d'être tué ; mais , pour vous confoler de fa mort, apprenez qu'il étoit fur le point de détröner fon père, paree qu'il s'ennuyoit de n'être pas roi. Le roi & la reine furent bien étonnés » & ils embraffèrent de bon cceur Fatal dont ils avoient entendu parler fort avantageufement. La princeffe Gracieufe & fon père apprirent avec joie 1'aventure de Fatal qui' époufa Gra* cieufe, avec laquelle il vécut fort long-temps f dans une parfaite concorde, paree qu'il s'étoient unis par la vertu. LE  147 L E PRINCE CHARMANT, C O N TE. Il y avoit une fois un prince qui n'avoit que feize ans lorfqu'il perdit fon père. D'abord il fut un peu rrifte , &C puis le plaifir d'être roi le confola bientöt. Ce prince qui fe nommoit Charmant, n'avoit pas un mauvais cceur, mais il avoit été élevé en prince, c'eft-a-dire a faire fa volonté , &l cette mauvaife habitude 1'auroit fans doute rendu méchant par la fuite. II commencoit déja a fe facher, quand on lui faifoit voir qu'il s'étoit trompé. II négligeoit fes affaires pour fe livrer a fes plaifirs, 6c fur-tout il aimoit £ paffionnément la chaffe , qu'il y paffoit prefque toutes les journées. On 1'avoit g^té comme on fait ordinairement tous les princes. II avoit pourtant un bon gouverneur : il 1'aimoit beaucoup étant jeune; mais lorfqu'il fut devenu. roi, il penfa que ce gouverneur étoit trop vertueux. Je n'oferais jamais fuivre mes farttailies devant lui, difoit-il en lui-même; il dit qu'un Tome XXXV. K  t4 la tue , s'écria Charmant. II commanda donc a fes gens de refter la avec fes chiens, Sc il fuivit la biche. 11 fernbloit qu'elle 1'attendoit , mais lorfqu'il étoit prés d'elle , elle s'éloignoit en fautant Sc en gambadant. II avoit tant d'envie de la prendre , qu'en la fuivant il fit beaucoup de chemin fans y penfer. La nuit vint , Sc il perdit la biche de vue. Le \o\lk bien embarraffé , car il ne favoit ou il étoit. Tout d'wn  Charmant. 147 coup 11 entendit des inftrumens, mais ils pa* roiffoient être bien loin. II fuivit ce bruit agréable, Sc arriva enfin a un grand chateau oü 1'on faifoit ce beau concert. Le portier lui demanda ce qu'il vouloit, & le prince lui conta fon aventure. Soyez le bien-venu, lui dit cet homme : on vous attend pour fouper, car la biche blanche appartient a ma maireffe; S£ toutes les fois qu'elle la fait fortir, c'eft pour lui amener compagnie. En même temps le portier fifHa & plufieurs domeftiques parurent avec des flambeaux & conduifirent le prince dans un appartement bien éclairé. Les meubles de cet appartement n'étoient point magnifiques, mais tout étoit propre & fi bien arrangé, que cela faifoit plaifir k voir. Aufti-töt il vit paroitre la maitrefle de la maifon. Charmant fut ébloui de fa beauté, & s'étant jetté a fes pieds , il ne pouvoit parler , tant il étoit occupé k la regarder. Levez-vous, mon prince, lui dit-elle , en lui donnant la main. Je fuis charmée de 1'admiration que je vous caufe ; vous me paroiffez fi aimable, que je fouhaite de tout mon cceur que vous foyez celui qui doit me tirer de ma folitude. Je m'appelle Vraie-Gloire, & je fuis immortelle*, Je vis dans ce chateau depuis le couimencement du monde , en attendant un marl; un grand K. ij  £e Prince! nombre de rois font venus me voir, mals quoU qu'ils m'euflent juré une fidélité éternelle , ils ont manqué a leur parole & m'ont abandonnée pour la plus cru elle de mes ennemies. Ah! belle princeffe, dit Charmant, peut-on vous oublier, quand on vous a vue une fois ? Je jure de n'aimer jamais que vous : &, dès ce moment, je vous choilis pour ma reine; &£ moi je vous accepte pour mon roi, lui dit Vraie-Gloire, mais il ne rn'eft pas permis de vous époufer encore. Je vais vous faire voir un autre prince qui eft dans mon palais & qui prétend auffi m'époufer. Si j'étois la maïtrefle, je vous donnerois la préférence; mais cela ne dépend pas de moi. II faut que vous me quittiez pendant trois ans, & celui des deux qui me fera le plus fidéle pendant ce temps, aura la préférence. Charmant fut fort affligé de ces paroles; mais il le fut bien davantage , quand il vit le prince dont Vraie - Gloire lui avoit parlé. II étoit fi beau, il avoit tant d'efprit, qu'il craignit que Vraie • Gloire ne l'aimat plus que lui. II fe nommoit Abfolu, il poffédoit un grand royaume. Ils foupèrent tous les deux avec Vraie-Gloire, & furent bien triftes quand il failut la quitter le matin. Elle leur dit qu'elle les attendoit dans trois ans , & ils fortirent enfemble du palais. A peine avoient-ils marché deux eens pas dans  Charmant: 149 Ia forêt, qu'ils virent un palais bien plus magnifique que celui de Vraie-Gloire : Por, 1'argent r le marbre , les diamants éblouiffoient les yeux ; les jardins en étoient fuperbes , & la curiofité les engagea a y entrer. Ils furent bien furpris d'y trouver leur princeffe , mais elle avoit changé d'habits; fa robe étoit toute garnie de diamants, fes cheveux en étoient ornés, au lieu que , la veille , fa parure n'étoit qu'une robe blanche garnie de fleurs. Je vous montrai hier ma maifon de campagne, leur dit - elle, elle me plaifoit autrefois ; mais puifque j'ai deux princes pour amants , je ne la trouve plus digne de moi. Je 1'ai abandonnée pour toujours, & je vous attendrai dans ce palais, car les princes doivent aimer la magnificence. L'or & les pierreries ne font faits que pour eux; & quand leurs fujets les voient fi magnifiques, ils les refpectent davantage. En même temps elle fit paffer fes deux amants dans une grande falie. Je vais vous montrer, leur dit-elle, les portraits de plufieurs princes qui ont été mes favoris. En voila un qu'on nommoit Alexandre , que j'aurois époufé, mais il eft mort trop jeune. Ce prince , avec in fort petit nombre de troupes, ravagea toute 1'Afie, & s'en rendit maitre. II m'aimoit ar la folie & rifqua plufieurs fois fa vie pour me plaire.'Voyez cet autre: on le nommoit Pyrrhus^ Kiij  *5 Le Prince Le defir de devenir mon époux 1'a engagé a quitter fon royaume pour en acquérir d'autres; il courut toute fa vie , & fut tué malheureufement d'une tuile, qu'une femme lui jetta fur la tête. Cet autre fe nommoit Jules-Céfar : pour mériter mon cceur, il a fait pendant dix ans la guerre dans les Gaules; il a vaincu Pompée & foumis les Romains. U eüt été mon époux, mais ayant, contre mon confeil, pardonné a fes ennemis, ils lui donnèrenf vingt - deux coups de poignard. La princeffe leur montra encore un grand nombre de portraits, & leur ayant donné un fuperbe déjeüner qui fut fervi dans des plats d'or, elle leur dit de continuer leur voyage. Quand ils furent fortis du palais, Abfolu dit è Charmant, avouez que la princeffe eft mille fois plus aimable aujourd'hui, avec fes beaux habits, qu'elle n'étoit hier, & qu'elle avoit auffi beaucoup plus d'efprit. Je ne fais, répondit Charmant, elle avoit du fard aujourd'hui, elle m'a paru changée,a caufe de fes beaux habits : mais affurément elle me plaifoit davantage fous fon habit de bergère. Les deux princes fe féparèrent, & s'en retournèrent dans leurs royaumes, bien réfolus de faire tout ce qu'ifs pourroient pour plaire a leur maïtreffe. Quand Charmant fut dans fon palais; il ferefv fouvint qu'étantpetit, fon gouverneur lufavoit  Charmant. '151 fouvent parlé de Vraie-Gloire , Sc il dit en luimême, puifqu'il connoit ma princeffe, je veux le faire revenir a ma cour ; il m'apprendra ce que je dois faire pour lui plaire. II envoya donc un courier pour le chercher, Sc auffi - tót que fon gouverneur, qu'on nommoit Sincère, fut arrivé, il le fit venir dans fon cabinet, Sc lui raconta ce qui lui étoit arrivé. Le bon Sincère pleurant de joie , dit au roi : Ah! mon prince , que je fuis content d'être revenu! fans moi vous auriez perdu votre princeffe. II faut que je vous apprenne qu'elle a une fceur , qu'on nomme Fauffe - Gloire ; cette méchante créature n'eft pas fi belle que Vraie-Gloire , mais elle fe fardé pour cacher fes défauts. Elle attend tous les princes qui fortent de chez Vraie - Gloire ; Sc comme elle reffemble a fa fceur, elle les trompe. Ils croient travailler pour Vraie-Gloire ,Sc ils la perdent en fuivant les confeils de fa fceur. Vous avez vu que tous les amans de FauffeGloire périffent miférablement. Le prince Abfolu qui va fuivre leur exemple, ne vivra que jufqu'a trente ans; mais fi vous vous conduifen par mes confeils , je vous promets qu'a la fin vous ferez 1'époux de votre princeffe. Elle doit être mariée au plus grand roi du monde, travaillez a le devenir. Mon cher Sincère; répondit ftharmant, tu fais que cela n'eft pas pofiible*  Le Prince Quelque grand que foit mon royaume , mes fujets font fi ignorans, fi groffiers, que je ne pourrai jamais les engager k faire la guerre. Or , pour devenir le plus grand roi du monde, ne faut - il pas gagner un grand nombre de batailles & prendre beaucoup de villes ? Ah! mon prince, répartit Sincère, vous avez déja oublié les lecons que je vous ai données. Quand vous n auriez pour tout bien qu'une feule ville & deux ou trois cents fujets, & que vous ne feriez jamais la guerre , vous pourriez devenir Ie plus grand roi du monde : il ne faut pour cela qu'être le plus jufle & le plus vertueux. C'eft Ik le moyen d'acquérir la princeffe Vraie - Gloire. Ceux qui prennent les royaumes de leurs voifins, qui, pour bltir de beaux chateaux, acheter de beaux habits & beaucoup de diamants, foulent leurs peuples, font trompés & ne trouveront que la princeffe Fauffe-Gloire, qui alors n'aura plus fon fard, & leur paroitra dans toute fa difformité. Vous dites que vos fujets font groffiers & ignorans , il faut les inflruire. Faites la guerre k Pignorance & au crime'; combattez vos paffions, & vous ferez un grand roi,' & un conquérant au-deffus de Céfar, de Pyrrhus, d'Alexandre & de tous les héros dont Fauffe - Gloire vous a montré les portraits. Charmant téSolut de fuivre les confeils de (ok  Charmant: 15$ gouverneur. Pour cela , il pria un de fes parens de commander dans fon royaume , pendant fon abfence, 6c partit avec fon gouverneur, pour voyager dans tout le monde, Sc s'infiruire par lui-même de tout ce qu'il falloit faire pour rendre fes fujets heureux. Quand il trouvoit dans un royaume un homme fage , un homme habile, il lui difoit: voulez-vous venir avec moi, je vous donneraibeaucoup d'or.Quand il fut bien inftruit, & qu'il eut un grand nombre d'habiles gens, il retourna dans fon royaume , 6c chargea tous ces habiles gens d'inftruire fes fujets qui étoient très-pauvres 6c trés-ignorans. II fit batir de grandes villes 8c quantité de vaiffeaux , il faifoit apprendre a travailler aux jeunes gens, nourriffoit les pauvres malades & les vieillards, rendoit lui-même la juftice k fes peuples, en forte qu'il les rendit honnêtes gens Sc heureux. II paffa deux ans dans ce travail. Au bout de ce temps, il dit k Sincère: croyezvous que je fois bientöt digne de Vraie-Gloire? II vous refte encore un grand ouvrage k faire , lui dit fon gouverneur. Vous avez vaincu les vices de vos fujets, votre pareffe, votre amour pour les plaifirs, mais vous êtes encore Pefclave de votre colère ; c'eft le dernier ennemi qu'il faut combattre. Charmant eut beaucoup de peine a fe corriger de ce dernier défaut 3 mais  ij4 Li Prince il étoit fi amoureux de fa princeffe , qu'il fit les plus grands efforts pour deVenir doux & patiënt. II y réuflit, & les trois ans étant paffés, il fe rendit dans la forêt, oü il avoit vu la biche blanche. Iin'avoit pas mené avec lui un grand équipage ; le feul Sincère 1'accompagnoit. II rencontra bientöt Abfolu dans un char fuperbe. II avoit fait peindre fur ce char les batailles qu'il avoit gagnées, les villes qu'il avoit prifes, & il faifoit marcher devant lui plufieurs princes qu'il avoit faits prifonniers & qui étoient ehchainés comme des efclaves. Lorfqu'il appercut Charmant, il fe moqua de lui & de la conduite qu'il avoit tenue ; dans le même moment ils virent les palais des deux fceurs, qui n'étoient pas fort éloignés Pun de 1'autre. Charmant prit le chemin du premier, & Abfolu en fut charmé, paree que celle qu'il prenoit pour fa princeffe, lui avoit dit qu'elle n'y retourneroit jamais. Mais a peine eut-il quitté Charmant, que la princeffe Vraie-Gloire, mille fois plus belle, mais toujours auffi fimplement vêtue que la première fois qu'il 1'avoit vue , vint au-devant de lui. Venez, mon prince , lui dit - elle , vous êtes digne d'être mon époux ; mais vous n'auriez jamais eu ce bonheur , fans votre ami Sincère % qui vous a appris a me diftinguer de ma fceur. Dans le même temps, Vraie-Gloire commanda  Charmant. 15 j aux vertus, qui font fes fujettes, de faire une fête pour célébrer fon mariage avec Charmant; & pendant qu'il s'occupoit du bonheur qu'il alloit avoir, d'être 1'époux de cette princeffe , Abfolu arriva chez Fauffe-Gloire qui le recut parfaitement bien, & lui offrit de 1'épouferfur le champ. II y confentit, mais a peine fut-elle fa femme, qu'il s'appercut en la regardant de prés, qu'elle étoit vieille & ridée , quoiqu'elle n'eüt pas oublié de mettre beaucoup de blanc & de rouge pour cacher fes rides. Pendant qu'elle lui parloit, un fil d'or qui attachoit fes fauffes dents fe rompit & les dents tombèrent k terre.Le prince Abfolu étoit fi fort en colère d'avoir été trompé, qu'il fe jeta fur elle pour la battre ; mais comme il 1'avoit prife par de beaux cheveux noirs, qui étoient fort longs, il fut tout étonné qu'ils lui reftaffent dans la main; car Fauffe-Gloire portoit une perruque : & comme elle refla nue tête , il vit qu'elle n'avoit qu'une douzaine de cheveux & encore ils étoient tout blancs. Abfolu laiffa cette méchante &c laide créature, & counrt au palais de Vraie-Gloire qui venoit d'époufer Charmant. Et la douleur qu'il eut d'avoir perdu cette princeffe, fut fi grande » qu'il en mourut. Charmant plaignit fon malheur $c vécut long-tems avec Vraie-Gloire. II en eut plufieurs filles, mais une feule reflemblok  '156 Le Prince Charmant; parfaitement k fa raère. II la mit dans le chSteau champêtre , en attendant qu'elle put trouver un époux, & pour empêcher la méchante tante de lui débaucher fes amans, il écrivit fa propre hiftoire, afin d'apprendre aux princes qui voudroient époufer fa fille, que le feul moyen de pofféder Vraie-Gloire , étoit de travailler a fe rendre vertueux & utiles k leurs fujets; & que, pour réuffir dans ce deffein, ils avoient befoin d'un ami fincère.  LA V E U V E £ T SES DEUX FILLES , CONTÉ (i). I L y avoit une veuve, affez bonne femme^ qui avoit deux filles, toutes deux fort aimables ; 1'ainée fe nommoit Blanche, la feconde "Vermeille. On leur avoit donné ces noms » paree qu'elles avoient , i'une le plus beau teint du monde, & la feconde des joues Sc des lèvres vermeilles comme du corail. Un jour la bonne femme, étant prés defaporte,' a filer , vit une pauvre vieille, qui avoit bien de la peine a fe trainer avec fon baton.' Vous êtes bien fatiguée, dit la bonne femme a la vieille ; affeyez - vous un moment pour vous repofer ; Sc auffi-tot elle dit a fes filles de donner une chaife k cette femme. (i) Ce conté a fourni a M. le chevalier de Florian le fujet d'une pièce de Théatre, jouée avec fuccès fur le ihéatre Italien , en mars 1781, inmulée Blanche & Verm»Ule. On la trouve imprimée dans fes ceuvres.  La V e v v e Elles fe levèrent toutes les deux ; mais Vermeille courut plus fort que fa fceur , & apporta la chaife. Voulez-vous boire un coup, dit la bonne femme k la vieille ? De tout mon cceur, répondit - elle ; il me femble même que je mangerois bien un morceau , fi vous pouviez me donner quelque chofe pour me ragoüter. Je vous donnerai tout ce qui eft en mon pouvoir , dit la bonne femme ; mais, comme je fuis pauvre s ce ne fera pas grand'chofe ; en mêmetemps elle dit k fes filles de fervir la bonne vieille, qui fe mit a table : & la bonne femme commanda a 1'aïnée d'aller cueillir quelques prunes fur un prunier qu'elle avoit planté elle* même, &c qu'elle aimoit beaucoup. Blanche, au lieu d'obéir de bonne grace a fa mère , murmura contre fon ordre, & dit en elle-même , ce n'eft pas pour cette vieille gourmande que j'ai eu tant de foin de mon prunier. Elle n'ofa pourtant pas refufer quelques prunes, mais elle les donna de mauvaife grace &a contre-cceur. Et vous, Vermeille, dit la bonne femme, a la feconde de fes filles, vous n'avez pas de fruit a donner k cette bonne dame, car vos raifins ne font pas mürs. II eft vrai, dit Vermeille, mais j'entends ma poule qui chante , elle  ET SES DEUX FlLlESÏ 1^0 vient de pondre un ceuf, &c ü madame veut i'avaler tout chaud , je le lui cSre de tout mon cceur. En même - temps , fans attendre la réponfe de la vieille, elle courut chercher fon ceuf; mais, dans le moment qu'elle le préfentoit a cette femme , elle difparut; & 1'on vit a fa place une belle dame, quï dit k la mère : je vais récompersfer vos deux filles, felon leur mérite. L'aïnée deviendra grande reine , & la feconde mae fermière; & en même temps , ayant frappé Ia maifon de fon baton, elle difparut; & Fon vit dans la place une jolie ferme. Vöïla votre partage, dit - elle a Vermeille. Je fais que je vous donne a chacune ce que vous aiaez le mieux. La fée s'éloigna, en difant ces paroles; & la mère , auffi-bien que les deux Sites, refïèrent fort étonnées. Elles entrèrent daas Ia ferme, & furent charmées de la propreté des meubles. Les chaifes n'étoient que de bois; mais elles étoient fi propres , qu'on s'y voyoit comme dans un miroir. Les lits étoient de toile blanche comme la neige. II y avoit dans les étables, vingt moutons, autant de brébis, qi:atre bceufs, quatre vaches ; & dans la cour toutes forte s d'animaux, comme des poules, des canards, d«s pigeons' & autres. II y avoit auffi un jol|  L a V e v v e jardin , rempli de fleurs & de fruits. Blanche voyoit fans jaloufie le don qu'on avoit fait k fa fceur; & elle n'étoit occupée que du plaifïr qu'elle auroit a être reine. Teut d'un coup elle entendit pafier des chaffeurs , 6c étant allée fur Ia porte pour les voir, elle parut fi belle aux yeux du roi, qu'il réfolut de 1'époufer. Blanche étant devenue reine , dit a fa fceur Vermeille : je ne veux pas que vous foyez fermière ; venez avec moi, ma fceur, je vous ferai époufer un grand feigneur. Je vous fuis bien obligée, ma fceur, répondit Vermeille ; je fuis accoutumée k Ia campagne , & je veux y refter. Le reine Blanche partit donc, & elle étoit fi contente, qu'elle pafla plufieurs nuits fans dormir de joie. Les premiers mois, elle fut fi occupée de fes beaux habits, des bals , des comédies, qu'elle ne penfoit a autre chofe. Mais bientöt elle s'accoutuma a tout cela, 6c rien ne la divertiffoit plus ; au contraire, elle eut de grands chagrins. Toutes les dames de la cour lui rendoient de grands refpedts, quand elles étoient devant elle; mais elle favoit qu'elles ne 1'aimoient pas, 8c qu'elles difoient: voyez cette petite payfanne, comme elle fait la grande dame ; le roi a le cceur bien bas d'avoir pris une telle femme. Ce difcours fit faire des réflexions au roi. II penfa qu'il  et ses deux Filles. 161 'qu'il avoit eu tort d'époufer Blanche; & comme fon amour pour elle étoit paffé, il eut un grand nombre de maitreffes. Quand on vit que le roi n'aimoit plus fa femme, on commenca a ne lui rendre aucun devoir. Elle étoit trés - malheureufe , car elle n'avoit pas une feule bonne amie a qui elle put conter fes chagrins; Elle voyoit que c'étoit k la mode, a la cour, de trahir fes amis par intérêt, de faire bonne mine k ceux que 1'on haïffoit, &c de mentir k tout moment. 11 falloit être férieufe , paree qu'on lui difoit qu'une reine doit avoir un air grave 6c majeftueux. Elle eut plufieurs enfants : &, pendant tout ce temps, elle avoit un médecin auprès d'elle , qui examinoit tout ce qu'elle mangeoit , & lui ötoit toutes les chofes qu'elle aimoit. On ne mettoit point de fel dans fes bouillons : on lui défendoit de fe promener, quand elle en avoit envie; en un mot, elle étoit contrariée depuis le matin jufqu'au foir. On donna des gouvernantes a fes enfants, qui les élevoient tout de travers , fans qu'elle eüt la liberté d'y trouver k redire. La pauvre Blanche fe moirroit dechagrin, & elle devint fi maigre, qu'elle faifoit pitié k tout le monde. Elle n'avoit pas Vu fa fceur depuis trois ans qu'elle étoit reine , paree qu'elle panfoit qu'une perfonne Tome XXXV. L  |8l L A V E V V E de fon rang feroit déshonorée d'aller rendre vifite a une fermière; mais fe voyant accablée de mélancolie, elle réfolut d'aller paffer quelques jours a la campagne , pour fe défennuyer. Elle en demanda la permiffion au roi,.qui la lm accordade bon cceur, paree qu'il penfoit qu'il feroit débarraffé d'elle pendant quelque temps. Elle arriva fur le foir a la ferme de Vermeille , & elle vit de loin, devant la porte , une troupe de bergers & bergères qui danfoient & fe divertiffoient de tout leur ceeur. Hélas! dit la reine, en foupirant , oü eft le temps que je me divertiffois comme ces pauvres gens ? perfonne n'y trouvoit a redire. D'abord qu'elle parut , fa fceur accourut pour 1'embraffer. Elle avoit un air fi content, elle étoit fi fort engraiffée , que la reine ne put s'empêcher de pleurer en la regardant. Vermeille avoit époufé un jeune payfan, qui n'avoit point de fortuné , mais il fe fouvenoit toujours que fa femme lui avoit donné tout ce qu'il avoit, & il cherchoit, par fesmanières complaifantes, alui en marquer fa reconnoiffance. Vermeille n'avoit pas beaucoup de domeftiques, mais ils 1'aimoient comme s'ils euffent été fes enfants, paree qu'elle les traitoit bien. Tous fes voifins 1'aimoient auffi , & chacun s'emprefloit a lui en donner des  ET SES DEUX FlLLE S. 163 preuves. Elle n'avoit pas beaucoup d'argent, mais elle n'en avoit pas befoin ; car elle recueilioit dans fes terres, du bied , du vin &C de 1'huile. Scs troupeaux lui fourniffoient du lait , dont elle faifoit du beurre & du fromage. Elle filoit la lainedefesmoutons pourfe faire des habits, auffi-bien qu'a fon mari & k deux enfans qu'elle avoit. Ils fe portoient k merveille , Ö£ le foir, quand le temps du travail étoit paffé, ils fe divertiffoient a toutes fortes de jeux. Hélas ! s'écria la reine , la fée m'a fait un mauvais préfent , en me donnant une couronne. On ne trouve point la joie dans les palais magnifiques , mais dans les occupations innocentes de la campagne. A peine eut-elle dit ces paroles, que la fée parut. Je n'ai pas prétendu vous récompenfer , en vous faifant reine, lui dit la fée, mais vous punir, paree que vous m'avez donné vos prunes k contre-cceur. Pour être heureux ,7 il faut , comme votre fceur , ne pofféder que les chofes néceffaires, & n'en poinr fouhaiter davantage. Ah ! madame, s'écria Blanche, vous vous êtes affez vengée , finiffez mon malheur. II eft fini, reprit la fée. Le roi, qui ne vous aime plus, vient d'époufer une autre femme; 8c demain fes officiers viendront vous ordonner de fa part, de ne point retourner k fon palais, Lij  ï64 La Veuve. et ses deux Filles: Cela arriva comme la fée 1'avoit prédit : Blanche paffa le refte de fes jours avec fa fceur Vermeide , avec toutes fortes de contentements & de plaifirs; Sc elle ne penfa jamais a la cour , que pour remercier la fée de l'avoir ramenée dans fon vil lage.  LE PRINCE DESIR E T LA PRINCESSE MIGNONE, CONTÉ. I L y avoit une fois un roi qui aimoit paffionnément une princeffe; mais elle ne pouvoit fe marier , paree qu'elle étoit enchantée. II Fut trouver une fée , pour favoir comment il devoit faire pour être aimé de cette princeffe. La fée lui dit : vous favez que la princeffe a un gros chat qu'elle aime beaucoup , elle doit époufer celui qui fera affez adroit pour marcher fur la queue de fon chat. L? prince dit en luimême , cela ne fera pas fort difficile. II quitta donc la fée, déterminé a écrafer la queue du chat plutót que de manquer a marcher deffus. II courut au palais de fa maïtreffe, minon vint au-devant de lui, faifant le gros dos , comme il avoit routume ; le roi leva ie pied , mais lorfqu'il croyoit 1'avoir mis fur !a queue, minonfe retourna fi vite , qu'il ne prit rien fous fon pied. II fut pendant huit jours a chercher k marcher fur cette fatale queue, mais il femblöit L iij  j66 Le Prince Desir, qu'elle fut pleine de vif-argent, car elle remuoit toujours. Enfin le roi eut le bonheur de furprendre minon pendant qu'il étoit endormi, Sc lui appuya le pied fur la queue de toute fa force. Minon fe réveilla, en miaulant horriblement. Puis, tout-a-coup, il prit la figure d'un grand homme , Sc regardant le prince avec des yeux pleins de colère , il lui dit : tu épouferas la princeffe , ouifque tu as détruit 1'enchantement qui t'en empêchoit, mais je m'en vengerai. Tu auras un fils qui fera toujours malheureux , jufquau moment oü il connohra qu'il aura le nez'trop long , & fi tu parles de la menace que je te fais, tu mourras fur le charnp. Quoique le roi füt fort effrayé de voir ce grand homme qui étoit un enchanteur , il ne put s'empêcher de rire de cette menace. Si mon fils a le nez trop long, dit-il en lui - même, a moins qu'il ne foit aveu'gle ou manchot , il pourra toujours le voir , ou le fentir. L'enchanteur ayant difparu, le roi fut trouver la princeffe qui confentit a 1'époufer; mais il ne vécut pas long-temps avec elle, Sc mourut au bout de huit mois. Un mois -après, la reine mit au monde un petit prince qu'on nomma Defir. II avoit de grands yeux bleus, les plus beaux du monde ; une jolie petite houche ; mais fon nez étoit fi grand *  ET LA PïUNCES-SE MlGNON E. l6j qu'il lui couvroitla moitié du vifage. La reine fut inconfolable, quand elle vit ce grand nez; mais les dames qui étoient a cöté d'elle , lui dirent que ce nez n'étoit pas aufii grand qu'il le lui paroiffoit; que c'étoit un nez a la romaine, & qu'on voyoit, par les hiftoires, que tous les héros avoient un grand nez. La reine , qm aimoit fon fils a la folie , fut charmée de ce difcours , & a force de regarder Defir , fon nez ne lui parut plus fi grand. Le prince fut élevé avec foin ; & fi-töt qu'il fut parler, on faifoit devant lui toutes fortes de mauvais contes fur les perfonnes qui avoient le nez court. On ne fouffroit auprès de lui que ceux dont le nez reffembloit un peu au fien , & les courtifans, pour faire leur cour a la reine & a fon hls , tiroient, plufieurs fois par jour, le nez de leurs petits enfants , pour le faire alonger ; mais ils avoient beau faire , ils paroiffcient camards auprès du prince Defir. Quand il fut raifonnable , on lui apprit 1'hittoire , & quand on lui parloit de quelque grand prince ou de quelque belle princeffe, on difoit toujours qu'ils avoient le nez long. Toute fa chambre étoit pleine de tableaux, oü il y avoit de grands nez , & Defir s'accoutuma fi bien h regarder la longueur du nez comme une perfeöiqn , qu'il n'eüt pas voulu pour une couronne faire óter une ligne  i68 Le Prince DesiR } du fien. Lorfqu'il eut vingt ans, & qu'on penfa k le marier, on lui préfenta le portrait de plufieurs princeffes. II fut enchanté de celui de Mignone : c'étoit la fille d'un grand roi, & elle devoit avoir plufieurs royaumes ; mais Defir n'y penfoit feulement pas, tant il étoit occupé de fa beauté. Cette princeffe, qu'il trouvoit charmante , avoit pourtant un petit nez retrouffé, qui faifoit le plus joli effet du monde fur fon vifage, mais qui jetta les courtifans dans le plus grand embarras. Ils avoient pris 1'habitude de fe moquer des petits nez, & il leur échappoit quelquefois de rire de celui de la princeffe; mais Defir n'entendoit pas raillerie fur cet article , & il chaffa de fa cour deux courtifans qui avoient ofé parler mal du nez de Mignone. Les autres, devenus fages, par cet exemple, fe corrigèrent; & il y en eut un qui dit au prince, qu'a la vérité un homme ne pouvoit pas être aimable fans avoir un grand nez , mais que la beauté des femmes étoit différente, & qu'un favant , qui parloit grec , lui avoit dit qu'il avoit lu, dans un vieux manufcrit grec, que la belle Cléopatre avoit le bout du nez retrouffé. Le prince fit un préfent magnifique a celui qui lui dit cette bonne nouvelle ; & il fit partir des ambaffadeurs pour aller demander Mignone en mariage. Onla luiaccorda, & il fut au-devant    et la Princesse Mignone. 16$ d'elle plus de trois lieues, tant il av.oit envie de la voir; mais lorfqu'il s'avan^oit pour lui baifer la main, on vit defcendre 1'enchanteur, qui enleva Ia princeffe a fes yeux , 6c le rendit inconfolable. Defir réfolut de ne point rentrer dans fon royaume , qu'il n'eüt retrouvé Mignone. II ne voulut pe'rmettre a aucun de fes courtifans de le fuivre, & étant monté fur un bon cheval, il lui mit la bride fur le cou, &C lui laiffa prendre le chemin qu'il voulut. Le cheval entra dans une grande plaine , oü il marcha toute la journée fans trouver une feule maifon. Le maitre & 1'animal mouroient de faim; enfin, fur le foir , il vit une caverne oü il y avoit de la lumière. II entra , &C vit une petite vieille qui paroiffoit avoir plus de cent ans. Elle mit fes lunettes pourregarder le prince, -mais elle fut long -temps fans pouvoir les faire tenir, paree que fon nez étoit trop court. Le Prince & la fée ( car c'en étoit une ) fïrent chacun un éclat de rire en fe regardant, & s'écrièrent tous deux en même temps: ah ! quel dröle de nez. Pas fi dröle que le vötre, dit Defir a la fée; mais, madame, laiffons nos nez pour ce qu'ils font, & foyez affez bonr.e pour me donner quelque chofe k manger, car je meurs de fairn , aufii-bien que. mon pauvre cheval. De ■tout mon coeur, lui. dit la fée. Quoique votre  J70 Le Prince Desir, nez foit ridicule , vous n'en êtes pas moins le fils du meilleur de mes amis. J'aimois le roi votre père comme mon frère ; il avoit le nez fort bien fait, ce prince. Et que manque - t - il au mien, dit Defir ? Oh ! il n'y manque rien , reprit la fee; au contraire , il n'y a que trop d'étoffe : mais n'importe, on peut être fort honnête homme, & avoir le nez trop long. Je vous difois donc que j'étois 1'amie de votre père, il me venoit voir fouvent dans ce temps-la; & a propos de ce temps-la , favez-vous bien que j'étois fort jolie alors; il me le difoit. II faut que je vous conté une converfation que nous eümes enfemble, la dernière fois qu'il me vit. Eh! madame, dit Defir , je vous écouterai avec bien du plaifir quand j'aurai foupé : penfez, s'il vous plaït, que je n'ai pas mangé d'aujourd'hui. Le pauvre garcon, dit la fée : il a raifon, je n'y penfois pas. Je vais donc vous donner a fouper, & pendant que vous mangerez je vous dirai mon hiftoire en quatre paroles, car je n'aime pas les longs difcours. Une langue trop longue eft encore plus infuppprtable qu'un grand nez , Si je me fouviens, quand j'étois jeune , qu'on m'admiroit, paree que je n'étois pas une grande parleufe : on le difoit a. la reine ma mère, car, telle que vous me voyez,-je fuis la fille d'un grand roi. Mon père... Votre père mangeoic  ET LA PRINCESSE MïGNONE. 171 quand il avoit faim , lui dit le prince , en 1'interrompant. Oui , fans doute , lui dit la fée * & vous fouperez auffi tout-a-l'heure : je voulois vous dire feulement que mon père ... 6c moi , je ne veux rien écouter que je n'aie a manger, dit le prince , qui commencoit a fe mettre en colère. II fe radoucit pourtant, car il avoit befoin de la fée, & il lui dit: je fais que le plaifir que j'aurois en vous écoutant, pourroit me faire oubiier la faim ; maismon cheval qui ne vous entendra pas, a befoin de prendre quelque nourriture. La fée fe rengorgea a ce compliment. Vous n'attendrez pas davantage, lui ditelle en appellant fes domeftiques , vous êtes bien poli, & malgré la grandeur énorme de votre nez , vous êtes fort aimable. Pefte loit de la vieille avec mon nez, dit le prince enluimême ; on diroit que ma mère lui a volé 1'étoffe qui manque au fien ; fi je n'avois pas befoin de manger , je laifferois la cette babillarde , qui croit être petite parleufe. II faut être bien fot, pour ne pas connoïtre fes défauts: voila ce que c'eft d'être née princeffe ; les flatteurs 1'ont gatée, 6c lui ont perfuadé qu'elle parloit peu. Pendant que le prince penfoit cela, les fervantes mettoient le table, 6c le prince admiroit la fée qui leur faifoit mille quefiions , feulement pour avoir le plaifir de parler.: il admiroit fur - tóut  iji Le Prince Desir^ une femme de chambre, qui, k propos de tout ce qu'elle voyoit , louoit fa maïtreffe fur fa difcrétion. Parbleu, penfoit-il en mangeant, je fuis charmé d'être venu ici. Cet exemple me fait voir combien j'ai fait fagement de ne pas écouter les flatteurs. Ces gens-la nous louent effrontément, nous cachent nos défauts & les changent en perfe£Hons; pour moi, je ne ferai jamais leur dupe , je connois mes défauts, Dieu merci. Le pauvre Defir le croyoit bonnement, & ne fentoit pas que ceux qui avoient loué fon nez > fe moquoient de lui, comme la femme de chambre de la fée fe moquoit d'elle ; car le prince vit qu'elle fe tournoit de temps en temps pour rire. Pour lui, il ne difoit mot, & mangeoit de toutes fes forces. Mon prince , lui dit la fée , quand il commencoit k être raffafié, tournezvous un peu , je vous prie , votre nez fait une ombre qui m'empêche de voir ce qui eft fur mon affiette. Ah ca , parions de votre père : j'alloisa fa cour dans le temps qu'il n'étoit qu'un petit garcon, mais il y a quarante ans que je fuis retirée dans cette folitude. Dites-moi un peu comment Ton vit k la cour k préfent; les dames aiment-elles toujours k courir ? De mon temps on les voyoit le même jour k 1'affemblée , aux fpeclacles , aux promenades, au bal .. . Que votre nez eft long ! je ne puis m'accoutumer a  It ia Princesse Mignone. 175 ïe voir. En vérité, madame, lui répondit Defir, ceffez de parler de mon nez : il eft comme il eft, que vous importe ? j'en fuis content, je ne voudrois pas qu'il fut plus coart, chacun 1'a comme il peut. Oh! je vois bien que cela vous fache , mon pauvre Defir, dit la fée, ce n'eft pourtant pas mon intention, au contraire, je fuis de vos amies , & je veux vous rendre fervice; mais malgré cela, je nepuis m'empêcher d'être choquée de votre nez; je ferai pourtant en forte de ne vous en plus parler, je m'efrorcerai même de penfer que vous êtes camard, quoiqu'a dire la vérité, il y ait affez d'étofFe dans ce nez pour en faire trois raifonnables. Defir, qui avoit foupé, s'impatienta tellement des difcours fans fin que la fée faifoit fur fon nez , qu'il fe jetta fur fon cheval, & fortit. II continua fon voyage, & par-tout oii il pafiöit, il croyoit que tout le monde étoit fou, paree que tout le monde parloit de fon nez; mais, malgré cela, on 1'avoit fi bien accoutumé a s'entendre dire que fon nez étoit beau, qu'il ne put jamais convenir avec lui-même qu'il fut trop long. La vieille fée , qui vouloit lui rendre fervice malgré lui, s'avifa d'enfermer Mignone dans un palais de cryfta!, & mit ce palais fur le chemin du prince. Defir, tranfporté de joie , s'efforca de le caffer; mais il n'en put venir a bout : défefpéré, il voulut  ■ *yé Le Prince Desir, Sic: s'approcher pour parler du moins k la pririceffe, qui, de fon cöté, approchoit auffi fa main de la glacé.II vouloit baifer cette main, mais de quelque cöté qu'il fe tournat , il ne pouvoit y porterlabouche, paree que fon nez 1'en empêchoit. II s'apper^ut, pour la première fois , de fon extraordinaire longueur , & le prenant avec fa main pour le ranger de cöté : il faut avouer, dit-il, que mon nez eft trop long. Dans le moment , le palais de cryfial tomba par morceaux, Sc la vieille qui tenoit Mignone par la main, dit au prince : avouez que vous m'avez beaucoup d'obligation; j'avois beau vous parler de votre nez, vous n'en auriez jamais reconnu le défaut s'il ne fut devenu vin obftacle k ce que vous fouhaitiez. C'eft ainfique Pamour propre nous cache les difformités de notre ame & de notre corps. La raifon a beau chercher k nous les dévoiler, nous n'en convenons qu'au moment oü ce même amour-propre les trouve contraires k fes intéréts. Defir , dont le nez étoit devenu un nez ordinaire, profita de cette le$on, il époufa Mignone, & vécut heureux avec elle un fort grand nombre d'années.  *7Ï AÜRORE E T A I M É E, C O N T E. Il y avoit une fois une dame qui avoit deux filles ; 1'ainée , qui fe nommoit Aurore, étoit belle comme le.jour, & elle avoit un affez bon caracTère. La feconde, qui fe nommoit Aimée , étoit bienauffi belle que fa foeur, mais elle étoit maligne, &C n'avoit de Pefprit que pour faire' du mal. La mère avoit été auffi fort belle, mais elle commencoit a n'être1 plus jeune , & cela lui donnoit beaucoup de chagrin. Aurore avoit feize ans , &C Aimée n'en avoit que douze ; ainfi la mère qui craignoit de paroitre vieille , quitta le pays oü tout le monde la connoiffoit, & envoya fa fille aïnée k la campagne , paree qu'elle ne vouloit pas qu'on fut qu'elle avoit une fille fi agée. Elle garda la plus jeune auprès d'elle , & fut dans une autre ville, & elle difoit a tout le monde qu'Aimée n'avoit que dix ans, & qu'elle 1'avoit eue avant quinze ans. Cependant, comme elle. eraignoit qu'on ne découvrit  ï76 Aurore fa trompene, elle envoya Aurore dans un pays bien loin, Sc celui qui la conduifoit la laiffa dans un grand bois, oü élle s'étoit endormie en fe repofant. Quand Aurore fe réveilla, 6c qu'elle fe vit toute feule dans ce bois, elle fe mit a pleurer. II étoit prefque nuit, 6c s'étant levée, elle chercha a fortir de cette forêt; mais, au lieu de trouver fon chemin , elle s'égara encore davantage. Enfin elle vit bien loin une lumière, öc étant allee de ce cöté-la elle trouva une petite maifon. Aurore frappa a la porte ; une bergère vint lui ouvrir, &'lui demanda ce qu'elle vouloit. Mabonne mère, lui dit Aurore, je vous prie, par charité, de me donner la permiffion de coucber dans votre maifon, car li je refte dans le bois, je ferai mangée des loups. De tout mon cceur, ma belle fille, lui répondit la'bergère: mais,clites-moi,pourquoi êtes-vous dans ce bois fi tard ? Aurore lui raconta fon hiftoire, 6c lui dit: ne fuis-je pas bien malheureufe d'avoir une mère fi cruelle? 6c ne vaudroit-il pas mieux que je fuffe morte en venant au monde, que de vivre pour être ainfi maltraitée! Qu'eft-ce que j'ai fait au bon Dieu pour être fi-miférable? Ma chère enfant, repliqua Ia bergère , il ne faut jamais murmurer contrè Dieu ; il eft tout-puiffant, il eft fage , il vous aime 6c vous devez croire qu'il n'a permis votre malheur  te t Aimée; 177 malheur que pour votre bien. Confiez-vous en lui, & mettez-vous bien dans la tête, que Dieu protégé les bons, & que les choles facheufes qui leur arrivent ne font pas toujours des malheurs ; demeurez avec moi, je vous fervirai de mère, & je vous aimerai comme ma fille. Aurore confentit a cette propofition, 81 le lendemain la bergère lui dit, je vais vous donner un petit troupeau a conduire , mais j'ai peur que vous ne vous ennuyiez, ma belle fille; ainfi prenez une quenouille , & vous filerez, cela vous amufera. Ma mère , répondit Aurore , je fuis une fille de qualité , ainfi je ne fais pas travailler. Prenez donc un livre , lui dit la bergère. Je n'aime pas la leöurc, lui répondit Aurore, en rougiffant : c'eft qu'elle étoit honteufe d'avouer a la fée qu'elle ne favoit pas lire comme il faut. II fallut pourtant avouer la vérité , & elle dit a la bergère qu'elle n'avoit jamais voulu apprendre a lire quand elle étoit petite, & qu'elle n'en avoit pns eu le temps quand elle étoit devenue grande. Vous avies donc de grandes affaires, lui dit la bergère. Oui ma mère, répondit Aurore. J'allois me prome, ner tous les matins avec mes bonnes amies; après diner, je me coëffois; le foir, je reftois a notre affemblée , & puis j'allois a 1'opéra , a la comédie ; & la nuit, j'allois au bal. Vérita* Tome XXXV, M  I78 A U R Ö R E blement, dit la bergère, vous aviez de grandes occupations, & fans doute vous ne vous ennuyiez pas. Je vous demande pardon ma mère, répondit Aurore. Quand j'étois un quart d'heure toute feule , ce qui m'arrivoit quelquefois, je m'ennuyoisamourir; mais quand nous aliions a la campagne, c'étoif bien pire, je paffois toute Ia journée k me coëfFer & k me décoëffer, pour m'atnuier. Vous n'étiez donc pas heureufe a la campagne , dit la bergère. Je ne 1'étois pas k la ville non plus, répondit Aurore. Si je jouois , je perd )is mon argent; fi j'étois dans une affemblée, je voyois mes compagnesmieux habillées que moi, & cela me chagrinoit beaucoup ; fi 'f allois au bal, je n'étois occupée qu'a chercher des défauts' a celles qui danfoient mieux que moi; enfin je n'ai jamais paffe un jour fans avoir du chagrin. Ne vous plaignez donc plus de la providence , lui dit la bergère; en vous conduifant dans cette folitude , elle vous a öté plus de chagrins qie de plaiiirs. Mais ce n'eft pas tout; vous auriez été par la fuite encore plus malheuréufe , car enfin on n'eft pas toujours jeune ; le temps du bal & de la comédie paffe; quand on devient vieille , & qu'on veut toujours être dans les affemblées, lesjeunes gens fe moquent: d'ailleurs on ne peut plus danfer, on n'oferoit plus fe coëffer; il faut donc s'en-  ET A 1 M I E. 179 nuyer a mourir, & être fort malheureufe. Mais, nia bonne mère , dit Aurore, on ne peut pourtant pas refter feule ; la journée paroit longue comme un an , quand on n'a pas compagnie. Je vous demande pardon, ma chère, répondit la bergère, je fuis feuleici, &lesannéesmeparoiffent courtes comme les jours. Si vous voulez je vous apprendrai le fecret de ne vous ennuyer jamais. Je le veux bien , dit Aurore; vous pou* vez me gouverner comme vous le jugerez k propos, je veux vous obéir. La bergère, profitant de la bonne volonté d'Aurore, lui écrivit fur un papier tout ce qu'elle devoit faire. Toute la journée étoit partagée entre la prière, la lecture , le travail & la promenade. 11 n'y avoit pas d'horloge dans ce bois, & Aurore ne favoit pas quelle heure il étoit, mais la bergère connoifioit 1'heure par le foleil; elle dit k Aurore de venir diner. Ma mère, dit cette belle fille k 3a bergère, vous dïnez de bonne heure , il n'y a pas long-temps que nous fommes levées. II eft pourtant deux heures, reprit la bergère en fou-» riant, & nous fommes levées depuis cinq heures; mais, ma fille, quand on s'occupe ütile* ment, le temps paffe bien vite, &c jamais on na s'ennuye. Aurore , charmée de ne plus fentir 1'ennui, s'appliqua de tont fon cceur k la lecture & au travail; 5c elle fe trouvoit mille few M ij  ïSö A U R O R I plus heureufe au milieu de fes öceupatïons champêtres qu'a la ville. Je vois bien, difoitelle k la bergère , que Dieu fait tout pour notre bien. Si ma mère n'avoit pas été injufte & cruelle k mon égard, je ferois reftée dans mon ignorance, & la vanité, 1'oifiveté, le defir de plaire, m'auroient rendue méchante &C malheureufe. II y avoit un an qu'Aurore étoit chez la bergère lorfque le frère du roi vint chaffer dans le bois oü elle gardoit fes moutons. II fe nommoit Ingénu & c'étoit le meilleur prince du monde; mais le roi fan frère , qui s'appelloit Fourbin, ne lui reffembloit pas, car il n'avoit de plaifir qu'a tromper fes voifins, &C k maltraiter fes fujers. Ingénu fut charmé de la beauté d'Aurore, & lui dit qu'il fe croiroit fort heureux , fi elle vouloit 1'époufer. Aurore le trouvoit fort aimable , mais elle favoit qu'une fille qui eft fage, n'écoute point les hommes qui lui tiennent de pareüs difcours. Monfieur, dit-elle a Ingénu, fi ce que vous me dites eft vrai, vous irez trouver ma mère , qui eft une bergère, elle demeure dans cette petite maifon que vous voyez tout la-bas : fi elle veut bien que vous foyez mon mari, je le voudrai bien auffi, car elle eft fi fage &c fi raifonnable, que je ne lui lui défobéis jamais. Ma belle fille, reprit Ingénu, j'irai de tout mon coeur vous demander a votre  Ë T A I M Ê Ë? I&I imère; maïs je ne voudrois pas vous époufer malgré vous : fi. elle confent que vous foyer ma femme , cela peut-être vous donnera du. chagrin , & j'aimerois mieux mourir que de vous caufer de la peine. Un homme qui penfe comme cela, a de la vertu, dit Aurore , Sc une fille ne peut être malheureufe avec un homme vertueux. Ingénu quitta Aurore, & fut trouver la bergère qui connoiffoit fa vertu , & qui confentit de bon cceur a fon mariage: il lui promit de revenir dans trois jours pour voir Aurore avec elle , èc partit le plus content du monde, après lui avoir donné fa bague pour gage. Cependant Aurore avoit beaueoup d'impatience de retourner a la petite maifon : Ingénu lui avoit paru fi aimable , qu'elle craignoit que celle qu'elle appelloit fa mère , ne Peut rebuté ; mais la bergère lui dit: ce n'eft pas paree qu'Ingénu eft prince , que j'ai confenti a votre mariage avec lui, mais paree qu'il eft le plus honnête homme du monde. Aurore attendoit avec quelqu'impatience le retour du prince;. mais le fecond jour après fon départ, comme elle ramenoit fon troupeau, elle fe laiffa tomber fi malheureufement dans un huiffon , qu'elle fe déchira tout le vifage. Elle fe regarda bien vïte dans un ruiffeau , &c elle fe fit peur , car le fang; lui. couloii de tous cótés. Ne fuis-je pas bierj M iij  ï8i A U R Ó R É malheureufe , dit-elle a la bergère, en réritrant dans la maifon ? Ingénu viendra demain matin , & il ne m'aimera plus, tantil me trouvera hortible. La bergère lui dit en fouriant: puifque le bon Dieu a permis que vous foyez tombée , fans doute que c'eft pour votre bien , car vous favez qu'il vous aime , 8c qu'il fait mieux que vous ce qui vous eft bon. Aurore reconnut fa faute, car c'en eft une de murmurer contre la providence ; & elle dit en elle - même : li le prince Ingénu ne veut plus m'époufer, paree que je ne fuis plus belle, apparemment que j'au* rois été malheureufe avec lui. Cependant la bergère lui lava le vifage, & lui arracba quelques épines, qui étoient enfoncées dedans. Le lendemain matin Aurore étoit effroyable, car fon vifage étoit horriblement enflé, & on ne lu* voyoit pas les yeux. Sur les dixheures du matin onentendituncarroffe s'arrêter devantlaporte; mais au lieu d'ïngénu > on en vït defcendre le roi Fourbin. Un des courtifans qui étoient a la chaffe avec le prince , avoit dit au roi que fon frère avoit rencontré la plus belle fille du monde, & qu'il vouloit Pépoufer. Vous êtes bien hardi de vouloir vous marier fans ma permiffion j dit Fourbin a fon frère : pouf vous punir, je veux époufer cette fille , fi elle eft aulfi belle qu'on le dit. Fourbin, en entran  ET A I M É li chez la bergère , lui demanda oü étoit fa fille. La voici, lui répondit la bergère , montrant Aurore. Quoi! ce monftre-la , dit le roi! & n'avez-vous point une autre fille a laquelle mon frère a donné fa bague ? La voici a mon doigt, répondit Aurore. A ces mots le roi fit un grand éclat de rire, & dit: je ne croyois pas mon frère de fi mauvais goüt, mais je fuis charmé de pouvoir le punir. En même temps il commanda a la bergère de mettre un voile fur la tête d'Aurore, & ayant envoyé chercher le prince Ingénu , il lui dit : mon frère , puifque vous aimez la belle Aurore, je veux que vous Pépoufiez tout-a-l'heure. Et moi, je ne veux tromper perfonne, dit Aurore, en arrachant le voile; regardez mon vifage, Ingénu; je fuis devenue bien horrible depuis trois jours, voulez- vous encore m'époufer ? vous paroiffez plus aimable que jamais a mes yeux, dit le prince, car je connoisque vous êtes plus vertueufe encore que je ne le croyois. En même temps il lui donna la main, & Fourbin rioit de tout fon cceur. II commanda donc qu'ils fuffent mariés fur le champ, mais enfuite il dit k Ingénu : comme je n'aime pas les monftres, vous pouvez demeurer avec votre femme dans cette cabane ; je vous défends de 1'amener k la cour; en même temps il remonta dans fon carroffe & laiffa In- Miy  ,%4 Aurore Ingénu tranfporté de joie. Eh ! dit la bergère a Aurore, croyez-vous encore être malheureufe d'avoir tombé ? Sans eet accident, le roi fe. oit devenu amoureux de vous; & fi vous n'aviez p3s voulu Pépoufer , il eüt fait mourir Ingénu. Vous avez raifen , ma mère, reprit Aurore; mais pourtant je fuis devenue iaidea faire peur , & ie crains que le prince n'ait du regret de m'avoir époufée. Non, je vous afiure , reprit Ingénu , on s'accoutume au vifage d'une laide, mais on ne peut s'accoutumer a un mauvais caraflère. Je fuis charmée de vos fentiments, dit la bergère ; mais Aurore fera encore belle , j'ai une eau qui guérira fon vifage. EffeéHvement, au bout de trois jours , le vifage d'Aurore devint comme auparavant; mais le prince la pria de porter toujours fon voile, car il avoit peur que fon méchant frère ne Penlevat, s'il la voyoit. Cependant Fourbin, qui vouloit fe marier, fit partir plufieurs peintres pour lui apporter les portraits des plus belles filles. II fut enchanté de celui d'Aimée , focur d'Aurore , & Payant fait venir a fa cour, il Pépoufa. Aurore eut beaucoup d'inquiétude quand elle fut que fa fceur étoit reine ; elle n'ofoit plus fortir, car elle favoit comme cette fceur étoit méchante, & combien elle la haïffoit. Au bout d'un an, Aurore eut un fils qu'on nomma Beau • Jour, & qu'elle  E t Aimée: aimoit uniquement. Cè petit prince, lorfqu'il commen^a a parler , montra tant cl'efprit, qu'il faifoit toutle plaifir de fes parents. Un jour qu'il étoit devant la porte avec fa mère, elle s'endormit, & quand elle fe réveilla , elle ne trouva plus fon fils. Elle jetta de grands cris, & courut par toute la forêt pour le chercher. La bergère avoit beau la faire fouvenir qu'il n'arrive rien que pour notre bien , elle eut toutes les peines du monde a la confoler; mais le lendemain, elle fut contrainte d'avouer que la bergère avoit raifon. Fourbin & fa femme, enragés de n'avoir point d'enfants, envoyèrent des foldats pour tuer leur neveu; mais voyant qu'on ne pouvoit le trouver, ils mirent Ingénu, fa femme &C la bergère dans une barque , & les firent expofer fur la mer , afin qu'on n'entendit jamais parler d'eux. Pour cette fois Aurore crut qu'elle devoit fe croire fort malheureufe; mais la bergère lui répétoit toujours que Dieu faifoit tout pour le mieux. Comme il faifoit un trés - beau temps, la barque vogua tranquillement pendant trois jours, & aborda a une vide qui étoit fur le bord de la mer. Le roi de cette ville avoit une grande guerre, & les ennemis 1'affiégèrent le lendemain. Ingénu, qui avoit du courage , dtmanda quelques troupes au roi ; il fit plufieurs forties, & il eut le bonheur de tuer 1'eti-  ï86 Aurore netni qui affiégeoit la ville. Les foldats, ayatlt perdu leur commandant, s'enfuirent; & le roi qui étoit alfiégé n'ayant point d'enfar.ts, adopta Ingénu, pour fon fils, afin de lui marquer fa reconnoiffance. Quatre ans après on apprit que Fourbin étoit mort de chagrin d'avoir époufé une méchante femme , Sc le peuple qui la haïiToit, la chaffahonteufement, & envoya des ambaffadeurs a Int'énu, pour lui offrir la couronne. II s'cmbarqua avec fa femme &la bergère , mais une grande tempête étant furvenue, ils firent naufrage Sc fe trouvèrent dans une ifle déferte. Aurore devenue fage par tout ce qui lui étoit arrivé, ne s'afHigea point, Sc penfa qua c'étoit pour leur bien que Dieu avoit permis ce naufrage : ils mirent un grand batón fur le rivage, Sc le tablier blanc de la bergère au bout de ce baton , afin d'avertir les vaiffeaux qui pafferoient par-la, de venir a leur fecours. Sur le foir, ils virent venir une femme qui portoit un petit enfant, & Aurore ne Peut pas plutöt regardé , qu'elle reconnut fon fils Beau-Jour. Elle demanda k cette femme oü elle avoit pris eet enfant, Sc elle lui répondit que fon mari, qui étoit un corfaire, Pavoit enlevé; mais qu'ayant fait naufrage proche de cette ifle, elle s'étoit fauvée avec Penfant qu'elle tenoit alors dans fes bras. Deux jours après, des vaiffeaux qui  et Aimée. 187 eherchoient les corps d Ingénu & d'Aurore*, qu'on croyoit péris, virent ce linge blanc , o£ étant venus dans 1'ifle, ils menèrent leur roi Sc fa familie dans leur royatime. Et quelque accident qu'il arrivat a Aurore', elle ne murmiira jamais, paree qu'elle favoit par fon expérience, que les chofes qui nous paroiffent des malheurs t font fouvent la caufe de notre félicité.  %S3 LE PÊCHEUR E T LE VOYAGEUR, CONTÉ. - < Ïl y avoit une fois un homme qui n'avoit pour tout bien qu'une pauvre cabane fur le bord d'une petite rivière ; il gagnoit fa vie k pêcher du poiffon; mais comme il n'y en avoit guère dans cette rivière, il ne gagnoit pas grand-chofe , & ne vivoit prefque que de pain & d'eau. Cependant il étoit content dans fa pauvreté, paree qu'il ne fouhaitoit rien que ce qu'il avoit. Un jour il lui prit fantaifie de voir la ville , & il réfolut d'y aller le lendemain. Comme il penfoit k faire ce voyage, il rencontra un voyageur qui lui demanda s'il y avoit bien loin jufqu'a un village pour trouver une maifon otVil put coucher. ii y a douze milles , lui répondit le pêcheur , & il eft bien tard : fi vous voulez paffer la nuk dans ma cabane, je vous Poffre de bon cceur. Le voyageur acceptafa propofition, & le pêcheur qui vouloit le régaler, alluma da  I T L É V O Y A G E V R. I?>^ Feu pour faire cuire quelques petits poiffonsJ Pendant qu'il apprêtoit le fouper, il chantoit il rioit & paroiffoit de fort bonne humeur. Que vous êtes heureux, difoit fon hóte, de pouvoir vous divertir! je donnerois tout ce que je pofféde au monde, pour être auffi gai que vous. Et qui vousen empêche,dit le pêcheur? ma joie ne me coüte rien, & je n'ai jamais eu de fujet d'être trifie. Eft-ce que vous avez quelque grand chagrin qui ne vous permet pas de vous réjouir ? Hélas ! reprit le voyageur, tout le monde me croit le plus heureux des hommes; j'étois marchand & je gagnois de grands biens, mais je n'avois pas un moment de repos; je craignois toujoursqu'on neme fïtbanqueroute,quemesmarchandifes ne fe gataffent, que les vaiffeaux que j'avois fur mer ne fïffent naufrage ; ainfi j'ai tjuitté le commerce pour effayer d'être plus tranquille, & j'ai acheté une charge chezle roi. D'abordj'ai eule bonheur de plaire au prince, je fuis devenu fon favori, & je croyois que j'allois être content; mais j'ai ccnnu bientöt que j'étois plus 1'efclavedu prince que fon favori. II falloit renoncer k tout moment k mes inclinations,pourfuivre les fiennes. Ilaimoitla chaffe, & moi le repos : cependant j'étois obligé de courir avec lui les bois toute la journée. Je revenois au palais bien fatigué, Sc avec une  t$o Le Pëcheür grande envie de me coucher; point du tout, la maïtreffe du roi donnoit un bal, un feftin, on me faifoit 1'honneur de m'en prier pour faire fa cour au roi; j'y aliois en enrageant, mais Pamitié du prince me confoloit un peu. II y a environ quinze jours qu'il s'eft avifé de parler d'un air d'amitié a un des feigneurs de fa cour; il lui a donné deux commiffions , & a dit qu'il le croyoit un fort honnête homme. Dès ce moment j'ai bien vu que j'étois perdu, & j'ai paffé plufieurs nuits fans dormir. Mais, dit le pêcheur „ en interrompant fon höte, eft-ce que le roi vous faif„fit mauvais vifage, & ne vous aimoit plus ? Pardcnnez - moi, répondit eet homme , le roi me faifoit pais d'amitié qu'a 1'ordinaire; mais penfez donc qu'il ne m'aimoit plus tout leul, & que tout le monde difoit que le feigneur alloit devenir un fecond favori. Vous fsntez bien que cela eft infuppcrtable , auffi ai-je manqué d'en mourir de chagrin. Je me retirai hier au foir dans ma chambre tout trifie ; & quand je fus feul, je me mis a pleurer. Tout d'un coup je vis un grand homme, d'une phyfionomie fort agréabie, qui me dit: Azaëi, j'ai pitié de ta mifère, veux-tu devenir tranquille , renonce a 1'amour des richeffes & au défir des honneurs. Hclas! feigneur, ai-je dit k eet homme je le fouhaiterois de tout mon coear; raa]rf  et le Voyageur. 191 comment y réuffir? Quitte la cour, m'a-t-il dit, & marche pendant deux jours par le premier chemin qui s'offrira a ta vue ; Ia folie d'un- homme te prépare un fpeöacle capable de te guérir pour jamais de 1'ambition. Quand tu auras marché pendant deux jours, reviens fur tes pas, & je crois fermement qu'il ne tiendra qu'a toi de vivre gai & tranquille. J'ai déja marché un jour entier pour obéir k eet homme, & je marcherai encore demain; mais j'ai bien de la peine a efpérer le repos qu'il m'a promis. Le pêcheur ayant écouté cette hiftoire,ne put s'empêcher d'admirer la folie de eet ambitieux, qui faifoit dépendre fon bonheur des regards &c des paroles du prince. Je ferai charmé de vous revoir & d'apprendre votre guérifon , dit-il au voyageur; achevez votre voyage , & dans deux jours revenez dans ma cabane; je vais voyager auffi, je n'ai jamais été k la ville & je m'imagine que je me divertirai beaucoup de tout le tracas qu'il doit y avoir. Vous avez la une mauvaife penfée, dit le voyageur: puifque vous êtes heureux k préfent, pourquoi cherchez-vous k vous rendre miférable ? Votre cabane vous paroit fuffifante aujourd'hui , mais quand vous aurez vu les palais des grands , elle vous paroïtra bien petite & bien chétive. Vous êtes content de  ri9^ Ie Pêcheur' votre habit, paree qu'il vous couvre; mais il vous fera mal au cceur, quand vous aurez examiné les fuperbes vêtements des riches. Monfieur, dit le pêcheur a fon höte , vous parlez comme un livre ; fervez-vous de ces belles raifons pour apprendre a ne vous pas facher quand on regarde les autres, ou qu'on leur parle. Le monde eft plein de ces gens qui confeillent les autres, pendant qu'ils ne peuvent le gouverner eux-mêmes. Le voyageur ne repliqua rien , paree qu'il n'eft pas honnëte de contredireles gens dans leur maifon, & le lendemain il continua fon voyage, pendant que le pêcheur commencoit le fien. Au bout de deux jours, le voyageur Azaël, qui n'avoit rien rencontré d'extraordinaire, revint a la cabane. II trouva le pêcheur aflis devant fa porte , la tête appuyée dans fa main, &c les yeux fixés contre terre. A quoi penfezvous, lui demanda Azaël? Je penfe que je fuis fort malheureux, répondit le pêcheur. Qu'eft-ce que j'ai fait a Dieu pour m'avoir rendu fi pauvre, pendant qu'il y a une fi grande quantité d'hommes fi riches & fi contens ? Dans le moment, eet homme qui avoit commandé a Azaël de marcher pendant deux jours, &C qui étoit un ange, parut. Pourquoi n'as-tu pas fuivi les confeils d'Azaël , dit-il m  et le Voyageur. 195 au pêcheur? La vue des magnificences de la ville a fait naïtre chez toi Pavarice & 1'ambition, elles en ont chaffé la joie & la paix. Modere tes defirs, & tu retrouveras ces précieux avantages. Cela vous eft bien aifé a dire, reprit le pêcheur, mais cela ne m'eft pas poffible; & je fens que je ferai toujours malheureux, k moins qu'il ne plaife k Dieu de changer ma fituation. Ce feroit pour ta perte, lui dit 1'ange ; crois-moi, ne fouhaite que ce que tu as. Vous avez beau parler, reprit le pêcheur, vous ne m'empêcherez pas de fouhaiter une autre fituation. Dieu exauce quelquefois les vceux de 1'ambitieux, répondit 1'ange, mais c'eft dans fa colère, & pour le punir. Ei que vous importe , dit le pêcheur ? S'il ne tenoit qu'a fouhaiter , je ne m'embarrafferois guère de vos menaces. Puifque tu veux te perdre, dit 1'ange, j'y confens; tu peux fouhaiter trois chofes, Dieu te les accordera. Le pêcheur tranfporté de joie , fouhaita que fa cabane fut changée en un palais magnifique , & aufii-töt fon fouhait fut accompli. Après avoir admiré ce palais , il fouhaita que la petite rivière qui étoit devant fa porte fut changée en une grande mer , & auffi-tót fan fouhait fut accompli. II lui en reftoit un troifième k faire; il y rêya Tornt XXXV. N  194 Le Pêcheur quelque temps, & enfin il fouhaita que fa petite barque fut changée en un vaiffeau fuperbe , chargé d'or & de diamans. Auffi-töt qu'il vit le vaiffeau ■, il y courut pour admirer les richeffes dont il étoit devenu le maitre ; mais a peine y fut-il entré, qu'il s'éleva un grand orage. Le pêcheur voulut revenir au rivage & defcendre a terre, mais il n'y avoit pas moyen. Ce fut alors qu'il maudit fon ambition : regrets inutiles, la mer Pengloutit avec toutes fes richeffes, & 1'ange dit a Azaël: que eet exemple te rende fage. La fin de eet homme eft prefque toujours celle de 1'ambitieux. La cour oii tu vis préfentement, eft une mer fameufe par les naufrages & les tem* pêtes: pendant que tu le peux encore, gagne le rivage , tu le fouhaiteras un jour fans pouvoir y parvenir. Azaël effrayé , promit d'obéir a 1'ange, & lui tint parole. 11 quitta la cour , & vint demeurer a la campagne, cü il fe maria avec une fille qui avoit plus de vertu que de beauté & de fortune. Au lieu de chercher a augmenter fes grandes richeffes, il ne s'appliqua plus qu'a en jouir avec modération &c a en diftribuer le fuperflu aux pauvres. II fe vit alors heureux & content, & il ne paffa aucun jour fans remercier Dieu de 1'avoir guéri de 1'avarice & de 1'ambition, qui avoient jufqu'alors empoifonné toutle boaheur de fa vie.  JOLIETTE, CONTÉ. I L y avoit un jour un feigneur & une damè qui étoient mariés depuis plüfieurs années «, fans avöir d'enfans : ils croyoient qu'il ne leur manquoit que cela pour être heureux, car ils étoient riches & eftimés de tout Ié monde. A la fin ils eurent une fille, & toutes les fées qui étoient dans le pays , vinrent a fon baptême pour lui faire des dor.s. L'une dit qu'elle feroit belle comme un ange ; 1'autre, qu'elle danferoit a ravir ;une troifième, qu'elle auroit beaucoup d'efprit. La mère étoit Bien joyeufe de tous les dons qu'on faifoit k fa fille : belle , fpirituelle , une bonne fanté , des talens, qü'eft-ce qu'on pouvoit donner de mieux a eet enfant qu'on nommoit Joliette } On fe mit a table pour fe divertir ; mais lorfqu'on eut a moitié foupé, on vint dire au père de Joliette, que la reine des fées qui paffoit par-la, vouloit entrer. Toutes les fées fe le~ vèrent pour aller au-devaht de leur reine; mais elle avoit un vifage fi févëre, qu'elle les fit toutes trembler. Mes fceurs> dit-elle, lorfqu'eile N ij  'tc,6 Joliette, fut affife, eft-ce ainfi que vous employez le pouvoir que vous avez recii du ciel? Pas une de vous, n'a penfé a douet Joliette d'un bon cceur, d'inclinations vertueufes. Je vais tacher de remédier au mal que vous lui avez fait ; je la doue d'être muette jufqu'a Page de vingt ans ; piüt k dieu qu'il fut en mon pouvoir de lui öter abfolument 1'ufage de la langue ! En même temps la fée difparut, & laiffa le père & la mère de Joliette dans le plus grand défefpoir du monde, car ils ne concevoient rien de plus trifte que d'avoir une fille muette. Cependant Joliette devenoit charmante ; elle s'efforcoit de parler quand elle eut deux ans, & Pon connoiffoit par fes petits geftes , qu'elle entendoit tout ce qu'on lui difoit, 6c qu'elle I mouroit d'envie d'y répondre. On lui donna toutes fortes de maitres, 6c elle apprenoit avec une promptitude furprenante: elle avoit tant d'efprit qu'elle fe faifoit entendre par geftes, & rendoit compte k fa mère de tout ce qu'elle voyoit ou entendoit. D'abord on admiroit cela, mais le père qui étoit un homme de bon-fens, dit a fa femme: ma chère, vous laiffez prendre une mauvaife habitude k Joliette; c'eft un petit efpion. Qu'avons-nous befoin de favoir tout ce qui fe fait dans la ville ? on ne fe méfie pas d'elle, paree qu'elle eft un enfant, 6c qu'on ;  G o n t e; 197 fait qu'elle ne peut pas parler, 8c elle vous fait favoir tout ce qu'elle entend ; il faut la corriger de ce défaut, il n'y a rien de plus vilain que d'être une rapporteufe. La mère qui idolatroit Joliette, 8c qui étoit naturelle ment curieufe , dit a fon mari qu'il n'aimoit pas cette pauvre enfant, paree qu'elle avoit le défaut d'être muette ; qu'elle étoit déja affez malheureufe avec fon infirmité, 6c qu'elle ne pouvoit fe réfoudre a la rendre encore plus miférable en la contredifant. Le mari qui na fe paya pas de ces mauvaifes raifons, prit Joliette en particulier, 6c lui dit : ma chère enfant, vous me chagrinez. La bonne fée qui vous a rendue muette, avoit fans doute prévu que vous feriez une rapporteufe ; mais k quoi cela fert-il que vous ne puiffiez parler, puifque vous vous faites entendre par fignes r Savez-vous ce qu'il arrivera ? vous vous ferez haïr de tout le monde, on vous fuira comme fi vous aviez la pefte , 8c on aura raifon, car vous cauferez plus de mal que cette affreufe maladie. Un rapporteur brouille tout le monde, 8c caufe des maux épouvantables. Pour moi, fi vous ne vous corrigez pas, je fouhaiterois de tout mon cceur que vousfuffiez auffi aveugle 8c fourde. Joliette n'étoit pas méchante ; c'étok par étourderie qu'elle découvroit ce qu'elle N iij  198 Joliette* avoit vu ainfi ; elle lui promit par fignes» qu'elle fe corrigeroit. Elle en avoit 1'intention, mais deux ou trois jours après, elle entendit. une dame qui fe moquoit d'une de fes amies s elle favoit éerire alors ; 8c elle mit fur un papier ce qu'elle avoit entendu. Elle avoit écrit cette converfation avectant d'efprit, que fa mère ne put s'empêcher de rire de ce qu'il y avoit de plaifant, 6c d'admirer le ftile de fa fille. Joliette avoit de la vanité: elle fut fi contente des louanges que fa mère lui donna , qu'elle écrivoit tout ce -qui fe paflbit devant elle. Ce que fon père lui avoit prédit, lui arriva ; elle fe fit haïr de tout le monde. On fe cachoit d'elle , on parloit bas quand elle. entroit , 8c on craigr.oit de fe frouver dans les affemblées dont elle étoit priée. Malheus-eufement pour elle, fon père mourut, quand elle n'avoit que douze ans ; 6c perfonne ne lui faifant plus honte de fon défaut, elle prit une. telle habitude de rapporter, qu'elle le faifoit même fans y penfer ; elle paflbit toute la jour-, née a efpionner les domeftiques qui la haïf« foient comme la mort : fi elle étoit dans un, j,ardin , elle faifoit femhlant. de dormir pourentendre les difcours de ceux qui fe prome=>_ noient- Mais comme plufieurs parloient a la^ Ibis, 6c qu'elle n'avoit pas aflez de mémoire  G O N T E. ie>9> pour retenir ce que 1'on difoit, elle faifoit dire aux uns ce que les autres avoient dit ; elle écrivoit le commencement d'un difcours, fans en entendre la fin, ou la fin fans en favoir le commencement. II n'y avoit pas de femaine qu'il n'y eut vingt tracafferies ou querelles dans la ville, &£ quand on venoit a examiner d'oii venoient ces bruits, on découvroit que cela provenoit des rapports de Joliette. Elle brouilla fa mère avec toutes fes amies, & fit battre trois ou quatre perfonnes. Cela dura jufqu'au jour oii elle eut vingt ans ; elle attendoit ce jour avec une grande impatience , pour parler tout k fon aife ; il vint enfin, & la reine des fées fe préfentant devant elle, lui dit : Joliette ; avant de vous rendre 1'ufage de la parole, dont certainement vous abuferez, je vais vous faire voir tous les. maux que vous avez caufés par vos rapports». En même temps elle lui préfenta un miroir y & elle y vit un homme fuivi de trois enfans qui demandoient 1'aumöne avec leur père. Je ne connois pas eet homme, dit Joliette% qui parloit pour la première fois, quel mal lui. ai-je caufé ? Cet homme étoit un riche marchand, lui répondit la fée ; il avoit dans fon magafin beaucoup de marchandifes ; mais il Sianquoit d'argent comptant» Cet homme vin&  ioo Joliette» emprunter une fomme a votre père l povir payer une lettre de change ; vous écoutiez a la porte du cabinet, & vous fites eonnoitre la fituation de ce marcband a plufieurs perfonnes k qui il devoit de Pargent; cela lui fit perdre ion crédit, tout le monde voulut être payé, & lajuftice s'étantmêlée de cette affaire, le pauvre homme & fes enfans font réduits h 1'aumöne depuis neuf ans. Ah, mon dieu , madame ! dit Joliette, je fuis au défefpoir d'avoir commis ce crime ; mais je fuis riche, je veux réparer le mal que j'ai fait, en rendant a cet homme le bien que je lui ai fait perdre par mon imprudence. Après cela , Joliette vit une belle femme dans une chambre dont les fenêtres étoient garnie5 de grilles de fer ; elle étoit couchée fur la paille , ayant une cruche d'eau &c un morceau de pain k cöté d'elle ; fes grands cheveux noirs tomboient fur fes épaules, & fon vifage étoit baigné de fes larmes. Ah, mon dieu ! dit Joliette , je connois cette dame ; fon mari 1'a menée en Francs, depuis deux ans , & il a écrit qu'elle étoit morte; feroit-il bien poffible que je fuffe la caufe de 1'affreufe fituation de cette dame ? Oui, Joliette, répondit la fée ; mais ce qu'il y a de plus terrible, c'eft que vous êtes encore la caufe de la mort d'un  C O N T E. 201 homme que Ie mari de cette dame a tué. Vous fouvenez-vous qu'un foir étant dans un jardin , fur un banc , vous fïtes femblant de dormir , pour entendre ce que difoient ces deux perfonnes; vous comprites par leurs difcours qu'ils s'aimoient, 6c vous le fites fa voir a toute Ia ville. Ce bruit vint jufqu'aux oreilles du mari de cette dame, qui eft un homme fort jaloux : il tua ce cavalier, 6c a mené cette dame en Francex il Fa fait paffer pour morte, afin de pouvoir la tourmenter plus long temps , cependant cette pauvre dame étoit innocente. Le gentilhomme lui parloit de 1'amour qu'il avoit pour une de fes coufines qu'il vouloit époufer ; mak comme ils parloient bas, vous n'avez entehdu que la moitie de leur converfation que vous avez écrite, 6c cela a caufé ces horribles malheurs. Ah! s'ecria Joliette , je fuis une malheureufe je ne mérite pas de voir le jour. Attendez a vous condamner, que vous ayez connu tous vos crimes, lui dit la fée. Regardez cet homme couché dans ce cachot , chargé de chajnes ; vous avez découvert une converfation fort innocente que tenoit cet homme , 6c comme vous ne 1'aviez écouté qu'a moitié, vous avez cru entendre qu'il étoit d'intelligence avec les ennemis du Roi. Un jeune étourdi, fort méchant homme, une femme auffi babillarde que  ioz Joliette, vous, qui n'aimoient pas ce pauvre homme qui eft prilbnnier, ont répété & augmenté ce que vous leur aviez fait entendre de cet homme, ils 1'ent fait mettre dans ce cachot, d'oü il n« fortira que pour affommer le rapporteur a coups de baton, ck vous traiter comme la dernière des femmes, fi jamais il vous rencontre. Après cela, la fée montra a Joliette quantité de domeftiques fur le pavé , & manquant de pain ; des mans féparés de leurs femmes ; des enfans désbérités par leurs pères, & tout cela k caufe de fes rapports. Joliette étoit inconfolable, &E promit de fe corriger. Vous êtes trop vieille pour vous corriger, lui dit la fée : des défauts qu'on a nourris jufqu'a vingt ans , ne fe corrigent pas après cela quand on le veut ; je ne fais qu'un remède k ce mal, c'eft d'être aveugle, fourde & muette, pendant dix ans,. & de pafier tout ce temps k réfléchir fur les malheurs que vous avez caufés. Joliette n'eut pas le courage de confentir k un remède qui lui paroiffoit fi terrible : elle promit pourtant de ne rien épargner pour devenir filencieufe; mais Ia fée lui tourna le dos fans vouloir 1'éV couter, car elle favoit bien que fi elle avoit eu une vraie envie de fe corriger, elle en auroit pris les moyens* Le monde eft plein de ces fortes de gens, qui difent; je fuis bien ffe?  C O N T E, 2.0$ chée d'être gourmande, colère , menteufe ; je fouhaiterois de tout mon cceur de me corriger» Ils mentent affurément, car fi on leur dit: pour corriger votre gourmandife, il ne faut jamais manger hors de vos repas, & refter toujours fur votre appétit, quand vous fortez de table, Pour vous guérir de votre colère , il faut vous impofer une bonne pénitence, toutes les fois que vous vous emporterez. Si, dis-je, on leur dit de fe fervir de ces moyens, ils répondent„ cela eft trop difficile. C'eft - a - dire qu'ils voudroient que dieu fit un miracle pour les corriger tout d'un coup, fans qu'il leur en coütat aucune peine. Voila précifément comme penfoit Joliette ; mais , avec cette faufle bonne volonté, on ne fe corrige de rien. Comme elle étoit déteftée de toutes les perfonnes qui la connoiffoient, malgré fon efprit, fa beauté & fes talens, elle réfolut d'aller demeurer dans un autre pays. Elle vendit donc tout fon bien , & partit avec fa fotte de mère. Elles arrivèrent dans une grandti ville , ou 1'on fut d'abord charmé de Joliette. Plufieurs feigneurs la de-, mandèrent en mariage, & elle en choifit un qu'elle aimoit paffionnément. Elle vécut un an fort heureufe avec lui. Comme la ville dans laquelle elle demeuroit, étoit bien grande, on $e connvst pas fi-tot qu'elle étoit une rappor^  104 JailETTE, teufe , paree qu'elle voyoit beaucoup de gens. qui ne fe connoiffoient pas les uns & les autres. Un jour, après fouper, fon mari parloit de plufieurs perfonnes, & il vint dire qu'un tel feigneur n'étoit pas un fort honnête homme, paree qu'il lui avoit vu faire plufieurs mauvaifes aöions. Deux jours après, Joliette étant dans une grande mafcarade , un !:omme couvert d'un domino, la pria de danfer, & vint enfuite s'affeoir auprès d'elle. Comme elle parloit bien, il s'amufa beaucoup de fa converfation, d'autant plus qu'elle favoit toutes les hiftoires fcandaleufes de la ville , & qu'elle les racontoit avec beaucoup d'efprit. La femme du feigneur dont fon mari lui avoit parlé, vint a danfer, & Joliette dit a ce mafque qui avoit un domino-. cette femme eft fort aimable , c'eft bien dommage qu'elle foit mariée a un malhonnêtehomme. Connoiffez - vous le mari dont vous parlez fi mal, lui demanda le mafque ? Non , répondit Joliette ; mais mon mari qui le connoit parfaitement, m'a raconté plufieurs vilaines hiftoires fur fon compte ; & tout de fuite Joliette raconta ces hiftoires, qu'elle augmenta felon la mauvaife habitude qu'elle avoit prife, afin d'avoir occafion de faire briller fon efprit. Le mafque Pécouta trés - attentivement , & elle étoit fort aife de 1'attention qu'il lui donnoiti  C O N T E. lOJ paree qu'elle penfoit qu'il 1'admiroit. Quand elle eut fini, il fe leva, & un quart-d'heure après on vint dire k Joliette que fon mari fe mouroit, paree qu'il s'étoit battu contre un homme auquel il avoit öté la réputation. Joliette courut toute en pleurs, au lieu oü étoit fon" mari qui n'avoit plus qu'un quart-d'heure k vivre. Retirez-vous, mauvaife créature, lui dit cet homme mourant. C'eft votre langue & vos rapports qui m'ötentla vie, & peu de temps après il expira. Joliette, qui 1'aimoit a la folie, le voyant mort, fe jeta toute furieufe fur fon épée & fe la paffa au travers du corps. Sa mère qui vit cet horrible fpeöacle, en fut fi faifie, qu'elle en tomba malade de chagrin & mourut ainfi en maudiffant fa curiofité & la fotte .complaifance qu'elle avoit eue pour fa fille dont elle avoit caufé la perte.  20Ó LE PRINCE SPIRITUEL, CONTÉ. IL y avoit une fois une fée qui vOuloit époufer^ un roi; mais, comme elle avoit une fort mauvaife réputation > le roi aima mieux s'expofef a toute fa colère, que de devenir le mari d'une femme que perfonne ri'eftimeroit; car il n'y a rien de li facheux, pour un honnête homme j que de voir fa femme méprifép. Une bonne fée, qu'on nommoit Diamantine, fit époufer a ce prince une jeune princeffe qu'elle avoit élevée, & promit de le défendre contre Ia fée Furie ; mais, peu de temps après, Furie ayant été nommée reine des fées, fon pouvoir qui furpaffoit de beaucoup celui de Diamantine * lui donna le moyen de fe venger. Elle fe trouva aux eouches de Ia reine , &c doua un petit prince qu'elle mit au monde , d'une laideur que rien ne put furpaffer. Diamantine , qui s'étoit cachée k la ruelle du lit de la reine , effaya de la confoler lorfque Furie fut partie. Ayez bon courage, lui dit - elle ; malgré la malice de votre ennemie, votre fils fera fort heureux un jour. Vous le nommerez Spirituele  Le Prince spirituel. 107 Be non feulement il aura tout 1'efprit poffible, mais il pourra encore en donner a la perfonne qu'il aimera le mieux. Cependant le petitprince étoit fi laid, qu'on ne pouvoitle regarderfans frayeur ; foit qu'il pleurat, foit qu'il voulut rire, il faifoit de fi laides grimaces, que les petits enfans qu'on lui amenoit pour jouer avec lui en avoient peur, & difoient que c'étoit la béte. Quand il fut devenu raifonnable , tout le monde fouhaitoit de 1'entendre parler: mais on fermoit les yeux, & le peuple qui ne fait 3a plupart du temps ce qu'il veut, prit pouf Spirituel une haine fi forte, que la reine ayant eu un fecond fils , on obligea le roi de le nommer fon héritier; car dans ce pays-la le peuple avoit le droit de fe choifir un maitre., Spirituel céda fans murmurer la couronne a fon frère» & rebuté de la fottife des hommes, qui n'eftiment que la beauté du corps , fans ie foucier de celle de 1'ame, il fe retira dans une folitude , oü , en s'appliquant a 1'étiide de la fageffe, il devint extrêmement heureux. Ce n'étoit pas la le compte de la fée Furie : elle vouloit qu'il fut miférable, & voici ce qu'elle fit pour lui faire perdre fon bonheur. Furie avoit un fils nommé Charmant ; elle 1'adoroit , quoiqu'il fut la plus grande béte du monde. Comme elle vouloit le rendre heu-  aoS Le Prince reux, k quelque prix que ce fut, elle enleva une princeffe qui étoit parfaitement belle ; mais afin qu'elle ne fut point rebutée de la bêtile de Charmant , elle fouhaita qu'elle fut aulfi fotte que lui. Cette princeffe qu'on appelloit Aftre, vivoit avec Charmant , & quoiqu'ils euffent feize ans paffés, on n'avoit jamais pu leur apprendre k lire. Furie fit peindre la princeffe , & porta elle-même fon portrait dans une petite maifon oü Spirituel vivoit avec un feul domeftique. La malice de Furie lui réuffit, & quoique Spirituel fut que la princeffe Aftre étoit dans le palais de fon ennemie , il en devint fi amoureux, qu'il réfolut d'y aller : mais en même temps fe fouvenant de fa laideur, il vit bien qu'il étoit le plus malheureux de tous les hommes, puifqu'il étoit fur de paroïtre horrible aux yeux de cette belle fille. 11 rélifta long-temps au defir qu'il avoit de la voir , mais enfin fa paflion 1'emporta fur fa raifon. II partit avec fon valet, & Furie fut enchantée de lui voir prendre cette réfolution, pour avoir le plaifir de le tourmenter tout k fon aife. Aftre fe promenoit dans un jardin avec Diamantine, fa gouvernante : lorfqu'elle vit approcher le prince , elle fit un grand cri & vouloit s'enfuir ; mais Diamantine Pen ayant empêchée, elle cacha fa tête dans fes deux  SPIRITUEL. 20cj deux mains, & dit k la fée : ma bonne , faites fortir ce vilain homme , il me fait mourir de peur. Le prince voulut profiter du moment ou elle avoit les yeux fermés pour lui faire un compliment bien arrangé , mais c'étoit comme s'il lui eut parlé Iatin, elle étoit trop bete pour le comprendre. En même temps Spirituel entendit Furie qui rioit de toute fa force , en fe moquant de lui. Vous en avez affez fait pour la première fois, dit - elle au prince ; vous pouvez vous retirer dans un appartement que je vous ai fait préparer,& d'oü vous aurez le plaifir de voir la princeffe tout è votre aife. Vous croyez peut-être que Spirituel s'amufa a dire des injures a cette méchante femme ? Non, il avoit trop d'efprit pour cela; il favoit qu'elle ne cherchoit qu'a le facher , & il ne lui donna point le plaifir de fe mettre en coière. II étoit pourtant bien affligé, mais ce fut bien pis, lorfqu'il entendit une converfation d'Aftre avec Charmant; car elle dit tant de bêtifes, qu'elle ne lui parut plus fi bdle de moitié, & qu'il prit la réfolution de 1'oublier & de retourner dans fa folitude. II voulut auparavant préndre congé de Diamantine. Quelle fut fa furprfe, lorfque cette fée lui dit qu'il ne devoit point quitter le palais, & qu'elle favoit un moyen de le Tornt XXXV. Q  ïio L e Prince faire aimer de la princeffe! Je vous fuis bien obligé, madame, lui répondit Spirituel ; mais je ne fuis pas preffé de me marier. J'avoue qu'Aftre eft charmante, mais c'eft quand elle ne parle pas ; la fée Furie m'a guéri, en me faifant entendre une de fes converfations ; j'emporterai fon portrait qui eft admirable , paree qu'il garde toujours le filence. Vous avez beau faire le dédaigneux , lui dit Diamantine , votre bonheur depend d'époufer la princeffe. Je vous affure, madame, que je ne Ie ferai jamais , a moins que je ne devienne fourd ■; encore faudroit-il que je perdiffe la mémoire , autrement je ne pourrois m'öter de 1'efprit cette converfation. J'aimerois mieux cent fois époufer une femme plus laide que moi, fi cela étoit poffible, qu'une ftupide avec laquelle je ne pourrois avoir une converfation raifonnable, Sc qui me feroit trembler, quand je ferois en compagnie avec elle, par la crainte de lui entendre dire une impertinence toutes les fois qu'elle ouvriroit la bouche. Votre frayeur me divertit, lui dit Diamantine; mais, prince , apprenez un fecret qui n'eft connu que de votre mère Sc de moi. Je vous ai doué du pouvoir de donner de 1'efprit a la perfonne que vous aimeriez le mieux, ainfi vous n'avez qu'a fouhaiter ; Aftre peut devenir la perfonne  SPIRITUEL' Zix la plus fpirituelle ; elle fera parfaite alors, car elle eft la meilleure enfant du monde, & elle a le cceur fort bon. Ah ! Madame , dit Spirituel , vous allez me rendre bien miférable : Aftre va devenir trop aimable pour mon repos , & je le ferai trop peu pour lui plaire; mais n'importe, je facrifie mon bonheur au fien, je lui fouhaite tout 1'efprit qui dépend de moi. Cela eft bien généreux, dit Diamantine ; mais j'efpère que cette belle acfion ne demeurera pas fans récompenfe. Trouvez-vous dans le jardin du palais k minuit: c'eft 1'heure oü Furie eft obligée de dormir, & pendant trois heures elle perd toute fa puiffance. Le prince s'étant retiré , Diamantine fut dans la chambre d'Aftre ; elle la trouva affife la tête appuyée dans fes mains, comme une perfonne qui rêve profondément. Diamantine 1'ayant appellée, Aftre lui dit: Ah! madame, ü vous pouviez voir ce qui vient de fe paffer en moi, vous feriez bien furprife. Depuis un moment je fuis comme dans un nouveau monde ; je réfléchis, je penfe , mes penfées s'arrangent dans une forme qui me donne un plaifir infini, & je fuis bien honteufe en me rappellant ma répugnance pour les livres & pour les fciences, Eh bien ! hij dit Diamantine, vous pourrez yoys eji corriger ; vous épouferez dans deux Oij  2,12 L ï Prince jours le prince Charmant, & vous étudierez enfuite tout a votre aife. Ah! ma bonne , répondit Aftre, en foupirant, feroit-il bien poffible que je fuffe condamnée k époufer Charmant? II eft fi béte , fi béte, que cela me fait trembler ; mais dites-moi, je vous prie, pourquoi eft-ce que je n'ai pas connu plutöt la bêtife de ce prince? C'eft que vous étiez vous même une fotte, dit la fée ; mais voici juftement le prince Charmant. Effectivement il entra dans fa chambre avec un nid de moineaux dans fon chapeau. Tenez, dit-il, je viens de laiffer mon maitre dans une grande colère , paree qu'au lieu de dire ma lecon, j'ai été dénicher ce nid. Mais votre maitre a raifon d'être en colère , lui dit Aftre ; n'eft-il pas honteux qu'un garcon de votre age ne fache pas lire? Oh ! vous m'ennuyez auffi bien que lui, répondit Charmant , j'ai bien affaire de toute cette fcience, moi: j'aime mieux un cerf-volant, ou une boule, que tous les livres du monde. Adieu, ie vais jouer au volant. Et je ferois la femme d; ce ftupide, dit Aftre, lorfqu'il fut forti? Je vous affure, ma bonne, que j'aimerois mieux mourir que de Pépoufer. Quelle difFérence de lui a ce prince que j'ai vu tantöt! II eft vrai qu'il eft bien laid ; mais, quand je me rappelle fes difcours, il me femble qu'il  SPIRITUEL. aij n'eft plus fi horrible : pourquoi n'a-t-il pas Ie vifage comme Charmant? Mais après tout,que fert la beauté du vifage ? Une maladie peut 1'óter, la vieilleffe la fait perdre a coup sur, & que refte-t-il alors a ceux qui n'ont pas d'efprit ? En vérité , ma bonne , s'il falloit choifir, j'aimerois mieux ce prince, malgré fa laideur, que ce ftupide qu'on veut me faire époufer. Je fuis bien-aife de vous voir penfer d'une manière fi raifonnable , dit Diamantine; mais j'ai un confeil a vous donner: cachez foigneufement k Furie tout votre efprit, tout eft perdu, fi vous lui laiffez connoïtre le changement qui s'eft fait en vous. Aftre obéit a fa gouvernante, 8c fi-tot que minuit fut fonné, la bonne fée propofa k la princeffe de defcendre dans les jardins ; elles s'afüïent fur un banc, 8c Spirituel ne tarda pas k les joindre. Quelle fut fa joie, lorfqu'il entendit parler Aftre, 8c qu'il fut convaincu qu'il lui avoit donné autant d'efprit qu'il en avoit lui même! Aftre, de fon cöté , étoit enchantée de la converfation du prince ; mais lorfque Diamantine lui eut appris 1'obligation qu'elle avoit k Spirituel, la reconnoiffance lui fit oublier fa laideur , quoiqu'elle le vit parfaitement, car il faifoit clair de lune. Que je vous ai d'obligation, lui dit-elle! comment pourrai-je m'acquitter enyers O iij  ai4 Le Prince spirituel; vous? Vous le pouvez.facilement, répondit la fée , en devenant Pépoufe de Spirituel, il ne tient qu'a vous de lui donner autant de beauté qu'il vous a donné d'efprit. J'en ferois bien fachée, répondit Aftre ; Spirituel me plait tel qu'il eft; je ne m'embarraffe guere qu'il foit beau ; il eft aimable, cela me fuffit. Vous venez de finir tous fes malheurs, dit Diamantine: fi vous euffiez fuccombé a la tentation de le rendre beau, vous reftiez fous le pouvoir de Furie , mais a préfent vous n'avez rien a craindre de fa rage. Je vais vous tranfporter dans le royaume de Spirituel. Son frère eft mort, & la haine que Furie avoit infpirée contre lui au peuple, ne fubfifte plus. Effe£Hvement on vit revenir Spirituel avec joie, & il n'eut pas demeuré trois mois dans fon royaume , qu'on s'accoutuma h fon vifage, mais on ne ceffa jamais d'admirer fon efprit.  1TT BELLOTE E T LAIDRONETTE, CONTÉ. Il y avoit une fois un feigneur qui avoit deux filles jumelles, a qui 1'on avoit dönné deux noms qui leur convenoient parfaitement. l'ainée , qui étoit trés - belle , fut nommée Bellote, & la feconde, qui étoit très-laide, fut nommée Laidronette. On leur donna des maitres: & jufqu'a 1'age de douze arts, elles s'appliquèrent a leurs exercices; mais alors leur mère fit une fottife , car, fans penfer qu'il leur reftoit encore bien des chofes k apprendre, elle les mena avec elle dans les affemblées. Comme ces deux mies aimoient k fe divertir, elles furent bien contentes de voir le monde , & elles n'étoient plus occupées que de cela , même pendant le temps de leurs lecons ; en forte que leurs maitres commencèrent k les ennuyer. Elles trouvèrent mille prétextes pour ne plus apprendre ; tantöt il falloit celébrer O iv.  »l£ B E L L O T E le jour de leur naiiTance ; une autre fois elles étoient priées a un bal, a une affemblée, &c il falloit pafiVr le jour a fe coëfFer, en forte qu'on écrivoit fouvent des cartes aux maïtres, pour les prier de ne point venir. D'un autre cöté, les maitres qui voyoient que les deux petites filles ne s'appliquoient plus, ne fe foucioient pas beaucoup de leur donner des lecons: car, dans ce pays, les maitres ne donnoient pas le$on feulement pour gagner de Pargent, mais pour avoir le plaifir de voir avaricer leurs écolières. Ils 'n'y allèrent donc guère fouvent, & les jeunes filles en étoient bien-aifes. Elles vécurent ainfi jufqu'a quinze ans, & k cet age Bellote étoit devenue fi belle, qu'elle faifoit ladmiration de tous ceux qui la voyoient. Quand la mère mcnoit fes filles en compagnie, tous les cavaliers faifoient la cour k Bellote; 1'un louoit fa bouche, 1'autre fes yeux , fa main, fa taille, & pendant qu'on lui donnoit toutes ces louanges, on ne penfoit feulement pas que fa fceur fut au monde. Laidronefte mouroit de dépit d'être laide, & bientöt elle prit un grand dégout pour Ie monde & 'les compagnies, oü tous les honneurs & les préfcrences étoient pour fa fceur. Elle commenca donc k fouhaiter de ne plus fortir ; & un jour quellês étoient priées a une affemblée qui de-  ET LAIDRONETTE. tlf voit finir par ün bal, elle dit a fa mère qu'elle avoit mal a la tête, & qu'elle fouhaitoit de refter a la maifon. Elle s'y ennuya d'abórd a mounr; & pour paffer le temps, elle fut a la bibliothéque de fa mère pour chercher un roman, & fut bien fachée de ce que fa fceur en avoit emporté la clef. Son père avoit auffi une bibliothéque, mais c'étoit des livres férieux , & elle les haïffoit beaucoup. Elle fut pourtant forcée d'en prendre un ; c'étoit un recueil de lettres, & en ouvrant le livre, elle trouva celle que je vais vous rapporter. Vous me demandez d'oii vient la plus grande partie des belles perfonnes font extrêmement fottes & ftupides ? Je crois pouvoir vous en dire la raifon. Ce n'eft pas qifelles aient moins d'efprit que les autres en venant au monde, mais c'eft qu'elles négligent de le cultiver. Toutes les femmes ont de la vanité , elles veulent plaire. Une laide connoit qu'elle ne peut être aimée a caufe de fon vifage, cela lui donne la penfée de fe diftinguer par fon efprit. Elle étudie donc beaucoup , & elle parvient a devenir aimable, malgré la nature. La belle , au contraire , n'a qu'a fe montrer pour plaire, fa vanité eft fatisfaite ; comme elle ne réfléchit jamais, elle ne penfe pas que fa beauté n'aura qu'un temps; d'ailleurs elle eft  *i8 Bellote lï ocöupée de fa parure, du foin de courir les affemblées pour fe montrer, pour recevoir des louanges, qu'elle n'auroit pas le temps de cultiver fon efprit , quand même elle en connoitroit la néceïïité. Elle devient donc une fotte, toute oceupée de puérilités, de chiffons , de fpeöacles; cela dure jufqu'a trente ans , quarante ans au plus, pourvu que la petite vérole , ou quelqu'autre maladie ne vienne pas dérangér fa beauté plutót. Mais quand on n'eft plus jeune , on ne peut plus rien apprendre : ainfi cette belle fille, qui ne 1'eft plus, refte une fotte pour toute fa vie, quoique la nature lui ait donné autant d'efprit qu'a une autre; au lieu que la laide , qui eft devenue fort aimable, fe moque des maladies & de la vieilleffe, qui ne peuvent rien lui óter. Laidronette , après avoir lu cette lettre , qui fembloit avoir été écrite pour elle, réfolut de profiter des vérités qu'elle lui avoit découvertes. Elle redemande fes maitres, s'applique a Ia letture , fait de bonnes réflexions fur ce qu'elle lit, & en peu de temps devient une fille de mérite. Quand elle étoit obligée de fuivre fa mère dans les compagnies, elle fe mettoit toujours a cöté des perfonnes en qui elle remarquoit de 1'efprit & de la raifon, elle  ET LAIDRONETE. 219 leur faifoit des queftions, & retenoit toutes les bonnes chofes qu'elle leur entendoit dire; elle prit même 1'habitude de les écrire, pour s'en mieux fouvenir, & a dix-fept ans elle parloit & écrivoit fi bien , que toutes les perfonnes de mérite fe faifoient un plaifir de la connoitre , & d'entretenir un commerce de lettres avec elle. Les deux fceurs fe marièrent le même jour. Bellote époufa un jeune prince qui étoit charmant, & qui n'avoit que vingtdeux ans. Laidronette • époufa le miniftre de ce prince ; c'étoit un homme de quarantedeux ans. II avoit reconnu 1'efprit de cette fille, & il Peftimoit beaucoup, car le vifage de celle qu'il prenoit pour fa femme n'étoit pas propre a lui infpirer de 1'amour , & il avoua a Laidronette , qu'il n'avoit que de 1'amitié pour elle : c'étoit juftement ce qu'elle demandoit, & elle n'étoit point jaloufe de fa fceur qui époufoit un prince, qui étoit fi fort amoureux d'elle, qu'il ne pouvoit la quitter une minute, & qu'il rêvoit d'elle toute la nuit. Bellote fut fort heureufe pendant trois mois ; mais au bout de ce temps , fon mari, qui 1'avoit vue tout a fon aife, commenca a s'accoutumer a fa beauté , &: a penfer qu'il ne falloit pas renonccr a tout pour fa femme. II fut a la chaffe, & fit d'autres parties de plaifir  2io Bellote dont elle n'étoit pas , ce qui parut fort extraordinaire a Bellote ; car elle s'étoit perfiadée que fon mari 1'aimeroit toujours de la même force, & elle fe crut la plus malheureufe perfonne du monde, quand elle vit que fon amour diminuoit. Elle lui en fit des plaintes, il fe facha : ils fe raccommodèrent ; mais comme ces plaintes recommencoient tous les jours, le prince fe fatigua de 1'entendre. D'ailleurs Bellote ayant eu un fils, elle devint maigre , & fa beauté diminua confidérablement, en forte qu'a la fin fon mari qui n'aimoit en elle que cette beauté , ne 1'aima plus du tout. Le chagrin qu'elle en congut, acheva de gater fon vifage, &, comme elle ne favoit rien, fa converfation étoit fort ennuyeufe. Les jeunes gens s'ennuyoient avec elle , paree qu'elle étoit trifte; les perfonnes plus agées & qui avoient du bon - fens, s'ennuyoient auffi avec elle , paree qu'elle étoit fotte ; en forte qu'elle reftoit feule prefque toute la journée. Ce qui augmenta fon défefpoir, c'eft que fa fceur Laidronette étoit la plus heureufe perfonne da monde. Son mari la confultoit fur fes affaires; il lui confioit tont ce qu'il penfoit, il fe conduifoit par fes confeils, &c difoit par-tout que fa femme étoit le meilleur ami qu'il eüt au monde. Le prince même, qui étoit un homme  et Laidronette. mei' d'efprit, fe plaifoit dans la converfation de fa belle-fceur, & difoit qu'il n'y avoit pas moyen de refter une demi - heure fans bailler avec Bellote, paree qu'elle ne favoit parler que de coëffures & d'ajufiemens, en quoi il ne connoiffoit rien. Son dégout pour fa femme devint tel, qu'il Penvoya a la campagne, oii elle eut le temps de s'ennuyer tout k fon aife, & oü elle feroit morte de chagrin , fi fa fceur Laidronette n'avoit pas eu la charité de 1'aller voir le plus fouvent qu'elle pouvoit. Un jour qu'elle tachoit de la confoler, Bellote lui dit: mais, ma fceur, d'oii vient donc la différence qu'il y a entre vous & moi ? Je ne puis pas m'empêcher de voir que vous'avez beaucoup d'efprit, & que je ne fuis qu'une fotte ; cependant quand nous étions jeunes , on difoit que j'en avois pour le rr.oins autant que vous. Laidronette alors raconta fon aventure k fa fceur, & lui dit : vous êtes fort fachée contre votre mari, paree qu'il vous a envoyée a la campagne , & cependant cette chofe que vous regardez comme le plus grand malheur de votre vie, peut faire votre bonheur, li vous le voulez. Vous n'avez pas encore dixneuf ans, ce feroit trop tard pour vous appliquer, fi vous étiez dans la diffipation de la ville ; mais la folitude dans laquelle vous vi-  122 Bellote vez, vous laiffe tout le temps néceflaire pour cultiver votre efprit. Vous n'en manquez pas, ma chère foeur : mais il faut 1'orner par la lecture & les réflexions. Bellote trouva cl'abord beaucoup de difficulté a fuivre les confeils de fa fceur, par 1'habitude qu'elle avoit contractée de perdre fon temps en niaiferies; mais, k force de fe gêner, elle y réuffit, & fit des progrès furprenans dans toutes les fciences, k mefure qu'elle devenoit auffi raifonnable : & comme la philofophie la confoloit de fes malheurs , elle reprit fon enbonpoint &c devint plus belle qu'elle n'avoit jamais été, mais elle ne s'en foucioit plus du tout, & ne daignoit pas même fe regarder dans le miroir. Cependant fon mari avoit pris un fi grand dégout pour elle , qu'il fit caffer fon mariage. Ce dernier malheur penfa 1'accabler, car elle aimoit tendrement fon mari; mais fa fceur Laidronette vint a bout de la confoler. Ne vous affligez pas lui difoit-elle , je fais le moyen de vous rendre votre mari: fuivez feulement mes confeils , & ne vous embarraffez de rien. Comme le prince avoit eu un fils de Bellote, qui devoit etre fon héritier, il ne fe preffa point de prendre une autre femme, & ne penfa qu'a fe bien divertir. II goütoit extrêmementla converfation de Laidronette, & lui difoit quelquefois s qu'il  et Laidronette. zzj ne fe remarieroit jamais, a moins qu'il ne trouvat une femme qui eut autant d'efprit qu'elle. Mais, fi elle étoit aufli laide que moi, lui répondit-elle en riant! En vérité, madame, lui dit le prince , cela ne m'arrêteroit pas un moment: on s'accoutume a un laid vifage, le votre ne me paroït plus choquant, par Phabitude que j'ai de vous voir ; quand vous parlez • il ne s'en faut de rien que je ne vous trouve jolie : & puis, a vous dire la vérité, Bellote m'a dégoüté des belles ; toutes les fois que j'en rencontre une ftupide , je n'ofe lui parler , dans la, crainte qu'elle ne me réponde une fot'tife. Cependant le temps du carnaval arriva, & le prince crut qu'il fe divertiroit beaucoup, s'il pouvoit courir le bal fans être connu de perfonne. II ne le confia qu'a Laidronette, & la pria de fe mafquer avec lui; car, comme elle etoit fa belle-fceur, perfonne ne pouvoit y trouver a redire, & quand on Pauroit fu, cela n'auroit pu nuire a fa réputation: cepen.dant Laidronette en demanda la permiffion a fon mari, qui y confentit d'autant plus volonjiers, qu'il avoit lui-même mis cette fantaifie en tête au prince, pour faire réuffir le delfein qu'il avoit de le reconcilier avec Bellote. II écrivit k cette princeffe abandonnée de concert avec fon époufe, qui marqua en même  H4 Bellote temps a fa fceur comment le prince devoit être habillé. Dansle milieu du bal, Bellote vint s'af. feoir entre fon mari &c fa fceur , &c commenca tine converfation extrêmement agréable avec eux : d'abord le prince crut reconnoitre la voix de fa femme ; mais elle n'eut pas parlé un demi-quart d'heure, qu'il perdit le foupcon qu'il avoit eu au commencement. Le refte de la nuit paffa fi vite, a ce qu'il lui fembla, qu'il fe frotta les yeux quand le jour parut, croyant rêver , &c demeura charmé de 1'efprit de Pinconnue, qu'il ne put jamais engager a fe démafquer : tout ce qu'il eh put obtenir , c'eft qu'elle reviendroit au premier bal avec le même habit. Le prince s'y trouva des premiers ; & quoique l'inconnue y arrivat un quart-d'heure après lui, il 1'accufa de pareffe, 6c lui jura qu'il s'étoit beaucoup impatienté. II fut encore plus charmé de l'inconnue cette feconde fois que la première, & avoua a Laidronette , qu'il étoit amoureux comme un fou de cette perfonne. J'avoue qu'elle a beaucoup^ d'efprit, lui répondit fa confidente ; mais, fi vous voulez que je vous dife mon fentiment, je foupconne qu'elle eft encore plus laide que moi : elle connoit que vous 1'aimez, & craint de perdre votre cceur, quand vous verrez fon vifage. Ah! madame, dit le prince, que ne peut-elle  ét Laidrónèttè. pëüt-elle lire dans mon ame! L'amour qu'elle m'a infpiré eft indépendant de fes traits : j'admire fes lumières, 1'érendue de fes connoiffanees, la fupériorité de fon efprit & la bonté de fon cceur. Comment pouvez-vous juger de la bonté de fon cceur, lui dit Laidronette? Je vais vous le dire, reprit le prince : quand je lui ai fait remarquer de belles femmes, elle les a louées de bonne foi, &c elle m'a même fait remarquer avec adreffe des beautés qu'elles avoient, & qui échappoient a ma vue. Quand j'ai voulu , pour 1'éprouver j lui conter les mauvaifes hiftoires qu'on mettoit fur le compte de ces femmes, elle a détourné adroitement le difcours, ou bien elle m'a interrompu, pour me raconter quelque belle aöion de ces perfonnes ; & enfin * quand j'ai voulu continuer , elle m'a fermé la bouche, en me difant qu'elle ne pouvoit fouffrir la médifance. Votis voyez bien , madame, qu'une femme qui n'eft point jaloufe de celles qui font belles, une femme qui prend plaifir a dire du bien du prochain une femme qui ne peut fouffrir la médifance , doit être d'un excellent caraflère, & ne peut manquer d'avoir un bon cceur. Que me man-~ quera-t-il pour être heureux avec une tellë femme, quand même elle feroit auffi laide qtié TomeXXXVt p  %l6 B E L L O T È Vous le penfez ? Je fuis donc réfolu a lui dé* clarer mon nom, 8c a lui offrir de partager ma puiffance. Effeciivement dans le premier bal le prince apprit fa qualité a l'inconnue , & lm dit qu'il n'y avoit point de bonbeur k efpérer pour lui , s'il n'obtenoit pas fa main; mais , malgré ces offres , Bellote s'obftina k demeurer mafquée, ainfi qu'elle en étoit convenue avec fa fceur. Voila le pauvre prince dans une inquiétude épouvaniable. 11 penfoit, comme Laidronette, que cette perfonne li fpirituelle devoit être un monftre, puifqu'elle avoit tant de répugnance a fe laiffer voir ; mais , quoiqu'il fe la peignit de la manière du monde la plus défagréable, cela ne diminuoit point 1'attachement, 1'eftime 8c le refpeét qu'il avoit concus pour fon efprit 8c pour fa vertu. II étoit tout prêt a tomber malade de chagrin , lorfque l'inconnue lui dit: je vous aime , mon prince , 8c je ne chercherai point a vous la cacher ; mais plus mon amour eft grand, plus je crains de vous perdre quand vous me connoitrez. Vous vous figurez, peut-être que j'ai de grands yeux, une petite bouche, de belles dents, un teint de lis 8c de rofes ; fi par avonture j'allois me trouver des yeux louches, une grande bouche, un nez camard, d3s dents ga-  ét Laidronette. 2*7 tees, vous me prieriez bien vïte de remettre mon mafque. D'ailleurs quand je ne ferois pas fi hornble , je fais que vous êtes inconftant: vous avez airné Bellote a la folie, & cependant vous vous en êtes dégoüté. Ah! madame, lui dit Ie prince, foyez mon juge; j'étois jeune quand j'époufai Bellote, & je vous avoue que je ne m'étois jamais occupé qu'a la regarder & point a 1'écouter : mais Iorfque je fus fon mari, & que 1'habitude de la voir eut diffipé raon^lufion, imaginez-vous fi ma fituation dut être bien agréable? Quand je me trouvois feul avec mon époufe, elle me parloit d'une robe nouvelle qu'elle devoit mettre le lendemain, des fouliers de celle-ci, des diamans de celle-Ia. S'il fe trouvoit a ma table une perfonne d'efprit, & que 1'on voulut parler de quelque chofe de raifonnable, Bellote commencoit par bailler, & finhToit par s'endormir. te voulus effayer de 1'engager a s'inftruire, cela Pimpatienta : elle étoit fi ignorante, qu'eüé me faifoit trembler & rougir toutes les fois qu'elle ouvroit la bouche. D'ailleurs elle avoit tous les défauts des fottes : quand elle s'étoit fourrée une chofe dans la tête, il n'étoit pas poffible de 1'en faire revenir, en lui dóhnant de bonnes raifons; car elle ne pouvoit les Pij  n8 . Bellote comprendre. Elle étoit jaloufe , médifante ;} méfiante. Encore s'il m'avoit été permis de me défennuyer d'un autre cöté, j'aurois eu patience ; mais ce n'étoit pas la fon compte: elle eut voulu que le fot amour qu'elle m'avoit infpiré, eut duré toute ma vie , & m'eüt rendu fon efclave. Vous voyez bien qu'elle m'a mis dans la néceffité de faire caffer mon mariage. J'avoue que vous étiez a plaindre , lui répondit l'inconnue ; mais tout ce que vous me dites ne me raffure point. Vous dites que vous m'aimez : voyez fi vous ferez affez hardi pour m'époufer aux yeux de tous vos fujets, fans m'avoir vue. Je fuis le plus heureux de tous les hommes, puifque vous ne demandez que cela, répondit le prince. Venez dans mon palais avec Laidronette, & demain, des le matin, je ferai affembler mon confeil, pour vous époufer a fes yeux. Le refte de la nuk parut bien long au prince; & avant de quitter le bal, s'étant demafqué, il ordonna a tous les feigneurs de la cour de fe rendre dans fon palais, & fit avertir tous fes miniftres. Ce fut en leur préfence qu'il raconta ce qui lui étoit arrivé avec l'inconnue ; & , après avoir fini fon difcours, il jura de n'avoir jamais d'autre époufe qu'elle, telle que put être fa  et Laidronette 22.9 figure. II n'y eut perfonne qui ne crüt, comme le prince, que celle qu'il époufoit ainfi , ne fut horrible a voir : quelle fut la furprife de tous les affiftans, lorfque Bellote s'étant démafquée, leur fit voir la plus belle perfonne qu'on put imaginer ! ce qu'il y eut de plus fingulier, c'eft que le prince ni les autres ne la reconnurent pas d'abord, tant le repos & la folitude 1'avoient embellie ; on fe difoit feulement tout bas que 1'autre princeffe lui reffembloit en laid. Le prince extafic d'être trompé fi agréablement, ne pouvoit parler ; mais Laidronette rornpit le fiience pour féliciter fa fceur du retour de la tendreffe de fon époux. Quoi! s'écria le roi, cette charmante & fpirituelleperfonne eft Bellote! Par quelenchantement a-t-elle joint aux charmes de fa figure, ceux de 1'efprit &c du caraöère, qui lui manquoient abfolument? Quelque fée favorable a-t-elle fait ce miracle en fa faveur? II n'y a point de miracle reprit Bellote, j'avois négligé de cultiver les dons de la nature ; mes malheurs, la folitude ckles confeils de ma fceur, m'ont ouvert les yeux , & m'ont engagée a acquérir des graces a Pépreuve du temps & des maladies. Et ces graces m'ont infpiré un attachement a l'épreuve de 1'inconftance, lui Püj  23° Bellote, &c.' dit Ie prince en 1'embraffant. Effeclivement il 1'aima toute fa vie avec une fidélité qui lui fit oublier fes malheurs paffes.  L E PRINCE D E SI RÉ, CONTÉ DES FÉES, Par M. Seli s , Profefieur d'Eloquence au Collége de Louis-le-Grand, Cenfeur royal, &c. Prêfenté d la Rei ne par Vun des Enfans que le Bureau d'AdminiJlration du Collége de Louis-le-Grand a nommès Bourfiers, a l'occajion de la naijfance de Monseigneur le Dauphin*. P iv   LE PRINCE DESIRÉ, CONTÉ. J.L étoit une fois un roi & une reine qui étoient bons , & que tout le monde aimoit. Quoique la reine fut belle , qu'elle eut tant, tant d'efprit qu'on en étoit émerveillé, & que le roi fon mari eut pour elle une grande affeöion , elle n'étoit pas contente. Elle défiroit depuis longtems d'avoir un gar^on. Quand elle voyoit une mère qui avoit un petit garcon, elle difoit toiit bas : n'en aurai-je jamais un auffi ? Lorfqu'elle devint eneeinte, fes fujets vouloient tous parier qu'elle accoucheroit d'un enfant male,attendu, comme il vient d'être dit, qu'ils le defiroient; perfonne ne voulut parier contre. Elle accoucha heureufement, & elle accoucha d'un fils. Voila qu'auffi-tót on met des lampions fur les fenêtres, on danfe dans les rues , on compofe toutes fortes de vers , on tire des feux d'artifice, & 1'on fait du bien aux enfans des pauvres. Le bon roi qui  I34 Le Prince avoit défendu de dire tout de fuite a la reine qu'elle étoit accouchée d'un prince, de peur que la joie ne lui fit du mal, oublia fonordre. II dit devant la reine : « qu'on apporte mon fils » & il embraffa fon époufe, & il baifa fon enfant, & tout le monde pleuroit paree qu'on étoit bien - aife. Cependant les génies & une fée voifine arrivèrent pour douer le petit prince : ils étoient. tous ancêtres de Penfant. C'étoit d'anciens rois, les uns du pays, les autres de pays voifins, a qui les dieux, en récompenfe de leurs vertits, avoient donné un pouvoir furnaturel. Le premier qui entra s'appelloit Louis , & il dit: « cet enfant »fera humain, clément, affable, & on le fur» nómmera lë père du peuple & Le fecond qui avoit nom Francois, dit: » cet enfant fera brave » chevalier, & de plus il protégera les fciences » & les favans, & on le furnommera le père des »lettres». Le troifieme qui avoit une petite barbe, la mine riante & 1'ceil vif, dit: « ventre » faint-gris, il fera beau comme fa mère, enne» mi des flatteurs comme fon père , & fans fa» $on comme fon oncle Jofepb... Hélas! il ne » fera pas obligé de vaincre fes fujets, & de leur v pardonner. II fera fi bien que chaque payfan »»le dimanche , aura la poule au pot». Et ayant prononcé ces paroles, il paffa au cou de la reine  D E S I R é. 235 une belle chaïne d'or. Alors on vit entrer un génie qui avoit une grande taille & un air majeftueux, & qui s'appelloit encore Louis, & i\ dit: » cet enfant fe connoïtra en hommes : il » fera noble en toutes chofes ; & 1'on verra pa» roïtre fous fon règne une foule de grands » hommes dans tous les genres ». Pour moi dit un génie, qui venoit de la contrée a laquelle Lothaire a donné fon nom , & qui luimême s'appelloit Léopold: «je doue le nouveau » né, demodération, d'économie,& d'amour de » la paix. II fera fi bien obferver la juftice, que » fes fujets laifferont, fans crainte , leurs portes » ouvertes pendant la nuit». En ce moment Ia fée entra ; & la reine, qui la reconnut bien, répandit des larmes, & auroit voulu courir è elle. La fée dit: Cher enfant , » je fuis Marie - Thérefe; je te doue de piété , » & de refpeft pour*les dieux » Le roi óc la reine étoient tranfportés de plaifir, en entendant ce que difoient les génies & la fée. Pendant que ceci fe paffoit, un ogre monté fur un léopard, & qui mangeoit de la viande crue, arriva, dans demauvais deffeins, en difant : » je fuis 1'ogre » d'Albion: j'ai droit de prendre le titre de roi » de cepays-ci:cepays-ci eft a moi». Tant mieux pour vous lui dit le génie a la petite barbe , lequel avoit la repartie prompte 1 vous avez-la un  136 Le Prince Desïré.1 beau royaume. L'ogre vit bien qu'on fe rioitdé lui; par conféquent, il proféra trois fois un mot qui veut dire chien , & il jura God ham: puis tirant fon épée, il menaca de ravager tout avec fes foldats & fes vaiffeaux, & il s'en alla tout furieux. Alors le génie a la petite barbe fe tourna vers les affiftans &c leur dit: » allez , ne crai» gnez rien ; vous le battrez, 6c vous lui ferez »mettrebas les armes».  C O N T E S C H O I S I S, EXTRAITS DE DIFFERENS RECVEILS.   LES TROIS ÉPREUVES, HISTOIRE BABYL0N1ENNE. On commengoit a s'ennuyer moins dans Babylone. La guerre étoit finie , & les officers revenoient chargés de dettes & avides de plaifirs. Les intrigues fe renouoient de tous cötés. On réchauffoit de vieilles paffions, ou 1'on en cherchoit de nouvelles. C'étoit le temps des fêtes du foleil ou du carnaval de Babylone. Tout contribuoit a tourner les têtes. On danfoit par-tout. On fiffloit les mauvaifes pièces , malgré les protefteurs & la garde militaire; enfin, Babylone étoit un féjour délicieux. Ituriel , génie qui , dans tous les temps a eu le departement de cette ville, y defcendit alors avec fon ami Zéblis pour voir ce qui s'y paffoit. Zéblis étoit le génie de PEgypte. Depuis long-temps il étoit curieux de voir Babylone. Voila donc cette ville dont on m'a raconté des chofes fi merveilleufes, difoit-il k fon ami. Je  240 Les trois ÉpreuvesJ Vais voir ces hommes que 1'on dit être fi voles & fi aimables , fi amoüreux 8c fi inconftans , fi.. * Zéblis, que la lefture des auteurs modernes de Babylone avoit gaté, alloit enfiler une fuite d'antithèfes. Ecoutez, lui dit Ituriel, mes Babyloniens ne font pas plus extraordinaires que les autres peuples. Les hommes s'étonnent toujöurs les uns des autres; 5c je ne fgais trop pourquoi. Toutes les nations policées fes reffemblent a peu-prés. 11 faut obferver la nature 8c non pas les fuperficies. J'aime fort les femmes de Babylone; 8c je fuis faché qu'on les gate tous les jours. Vous ferez témoin de trois épreuves qui ferviront k vous les faire connoïtre. Je veux trouver une femme qu'on ne puiffe pas acheter ; une autre qui ait de 1'amour pour moi plus que pour le plaifir. Enfin, je veux éprouver qui des deux fexes eft le plus inconftant. Bon , dit Zéblis , voilé de belles tentatives pour un génie! Vous parlez d'acheter des femmes , 8c fi j'en crois ce qu'on me dit, ce font les femmes qui achetent les hommes a&uellement ; quant a vos autres épreuves, je n'y entends rien. Je le crois , dit Ituriel; mais vous m'entendrez par la fuite. Suivez - moi feulement , 8c dans 1'occafion faites ce que je vous dirai, Zéblis le lui promitr . Quciqu'eH  &ISTOÏRE BAB YLONIENNE. 241 Quoiqu'en général la nation des génies foit affez. béte, cet Ituriel étoit très-fage ; & c'eft pour cela qu'on lui avoit confié les Babyloniens qui paffoient pour trés-fins. Nos deux génies, inftruits de Ia confidération qu'on avoit en ce pays pour les étrangers , fe déguifèrent en feigneurs égyptiens. Un équipage magnifique, des livrées brillantes les firent d'abord regarder comme d'honnêtes gens. Ils furent recus dans la bonne compagnie. Le nom qu'ils avoient pris, extrêmement rude a. prononcer, ne laiffa pas que de leur donner encore du reliëf. Ituriel eut bientöt la réputation d'un homme charmant. On fe 1'arrachoit. Pour Zéblis il étoit a merveilie tant qu'il fe taifoit ; mais fon mérite difparoiffoit dés qu'il ouvroit la boucbe. On le fouffroit comme le complaifant d'Ituriel. Celui-ci réuffiffoit prodigieufement. Les honnêtes femmes ambitionnèrent fa conquête ; les courtifanes , fa dépouille, & les auteurs lui préparèrent des dédicaces. * II crut qu'il étoit temps de commencer fes épreuves. II avoit eu déja quelques bonnes fortunes; mais c'étoit par pure galanterie qu'il ne s'y étoit pas refufé. Ce n'étoit pas ce qu'il cherchoit. II confulta la Renommee. II apprit que la veuve d'un fatrape de la cour de Babylone, .qui paffoit pour la première beauté de l'empirej Tomi XXXV. Q  142 Les trois Épreuves; s'étoit conduite jufqu'alors de fagon a n'être pas même foupconnée. La dévotion 8c la galanterie la refpedoient également. Ituriel fe fit aifément introduire dans fa maifon. II la trouva charmante, le lui dit; lui paria d'amour, & ne réuffit qu'a la faire rire. Enfin il 1'amena a des propos plus férieux. Vous êtes étranger , lui dit - elle ; vous êtes aimable 8c fürement des femmes vous 1'ont déja fait appercevoir. Croyez-moi, pourfuivez vos conquêtes, 8c ne vous arrêtez pas a moi. Vous perdriez votre temps 8c me feriez maudire gratuitement par vingt femmes qui m'envieroient votre cceur, fans fgavoir que je n'en veux pas. Toute intrigue , loin de me paroïtre un plaifir, ne me paroit'qu'un travers 8c un ridicule. Je ne changerai point d'opinion pour vous. Ituriel loua fa fageffe , fe récria fur fa févérité , voulut mettre des exceptions dans fa morale. Tout fut inutile. On ne voulut lui accorder que le titre d'ami; mais, comme. ami, on le pria a fouper puur le lendemain. Palmire , c'étoit le nom de cette femme, n'aimoit point le caraöère des Babyloniens. Elle deteftoit ce commerce de tracafiene qui, chez eux, tenoit lieu d'amour. Ituriel lui parut plus fohde , 8c 1'honneur de 1'arracher a tant de femmes qui fe dilpuioient fon coeur, ne laiffoat  HÏ5T0ÏRE BABYLONIENNE. 2.45 pas de piquer fon amour propre. Elle aimoit la fupériorité en tout genre; c'étoit le fond de fon cara&ère, & voyant que toutes les femmes trouvoient des amans, elle avoit cru plus beau d'être la feule qui n'en eut pas. Ce jour même elle fut au bal. Une femme attira tous les yeux par la magnificence de fon domino garni de diamans : elle étoit mafquée ; fa taille étoit parfaite; tous les regards tombèrent fur elle, & Palmire fut éclipfée. La belle inconnue fe démafque. C'étoit une étrangère de la plus grande beauté. Bientöt il ne fut queftion que d'elle feule. Ituriel, qui donnoit le bras a Palmire , s'apper$ut de fon dépit. Voila bien 1'efprit des Baby. loniens, lui dit-elle; une garniture de diamans leur tourne la tête. II eft vrai, dit le génie; je fuis fur que fi vous en aviez une pareille qui relevat 1'élégance de votre taille, vous l*emporteriez aifément fur 1'étrangère. Palmire ne répondit rien. Elle avoit vu, du premier coupd'oeil, que cette garniture devoit être d'un prix exceffif, & fa fortune ne lui permettoit pas d'en acquérir une pareille. A Babylone les grandes richeffes n'étoient pas généralement le partage de la grande naiffance. Ituriel le fcavóit. Le lendemain il envoya a Palmire un domino plus riche & plus brillant que celui qu'on avoit admiré la veille , avec un billet trés - galant  244 les trois Épreuves,' oü il témoignoit qu'il feroit défefpéré qu'on le refulat. Palmire fut d'abord éblouie de ce préfent. L'idée d'efTacer le foir même 1'étrangère qu'on lui avoit préférée la veille , fe préfentoit a fon efprit avec tout ce qu'elle avoit de flatteur pour fon orgueil. D'un autre cöté un préfent li confidérable 1'embarraffo.it ; il eft évident qu'on ne pouvoit 1'accepter fans s'engager aux plus grandes récompenfes. Enfin, elle fe détermina a le renvoyer, après 1'avoir regardé mille fois. Ituriel vient fur le champ lui - même avec le domino , fe jette aux pieds de Palmire , lui témoigne fes regrets & fa douleur. Je fuis bien malheureux,lui dit-il, li mes préfens vous font iufpefts. Ma fortune eft immenfe. Croyez que cette dépenfe ne peut m'être onéreufe. J'ai été indigné qu'une vaine parure vous fit préférer une femme qui ne peut vous être comparée, 8c j'ai vu qu'en ce pays il falloit parer Vénus pour qu'elle eut la vicloire. Je 1'ai fait, & fi vous en crsignezles motifs ou les conféquences, je confens ( duffe - je en mourir ) k m'éloigner tout - k - 1'heure , pourvu que vous gardiez ce foible gage qui vous faffe reffouvenir de 1'amour que j'eus pour vous. Palmire fut touchée de ce difcours , & les diamans qui brilloient a fes yeux la touchoient bien autant que l'ék>  HISTOÏRE B AB YLONÏENNE.' 245 quence du génie. Elle accepta le domino 8c courut le foir étaler fa nouvelle magnificence. Le génie commencoit a regarder fa conquête comme füre, lorfqu'il vit venir chez lui Zéblis tout effoufflé, & avec un air triomphant. Eh 1 bien, dit-il en entrant, avec tout votre efprit, je parie que vous n'avez pas fi bien réufli que moi. Vous connoiffez Oliba ? Oui , dit Ituriel» Eh ! bien , c'eft la femme incorruptible que vous cherchez. — Comment, Oliba! — Oui, Oliba , vous dis-je. C'eft la vertu même que eette femme-la. Si vous fcaviez ce qui vient de m'arriver. Je fuis allé chez elle. Elle eft jolie , comme vous fcavez. Oh! oui, je fcais cela, dit le génie. Eh! bien, reprit Zéblis, après quelques propos de galanterie dont je m'acquitte affez bien, je lui ai propofé d'acheter fon honneur pour vingt millions de dariques. Elle m'a pris pour un fou ; m'a dit que fon honneur étoit , en effet, d'un prix ineftimable, Sc que je n'avois pas 1'air d'en être Pacheteur. J'ai cru qu'elle n'étoit pas contente de la fomme que je lui offrois; je lui ai promis cent millions de dari° ques. Elle s'eft mife férieufement en colère ; m'a dit que j'étois bien infolent de venir me mocquer d'elle, Sc m'a mis a la porte fans vouloir m'entendre. Connoiffez-vous rien de plus admirable ? Pour moi je n'en reviens pas. Du  146 Les trois Épreuves; moins, grace a moi, vous voila quitte de votré première épreuve. Je la crois bien avancée, dit le génie. Mais , dites - moi, n'avez - vous pas remarqué chez Oliba une tenture en broderie d'or? Oui, dit Zéblis. Eh! bien, c'eft moi qui la lui donnai il y a huit jours, Sc le foir-même je fus payé de mon préfent. Allez , mon cher Zéblis , n'offrez plus vingt millions de dariques , paree qu'on fe mocquera de vous , & fur-tout ne les donnez pas; car on vous prendroit pour un forcier, Sc il n'y a pas encore long - temps qu'on les brüloit. Allez - vous divertir chez les courtifanes , Sc laiffez moi faire. L'orgueil de Palmire la défendoit encore contre 1'amour. Elle n'avoit jamais eu de vainqueur. Elle alloit en trouver un , & de plus elle fentoit bien au fond de fon ame que c'étoit fa générofité qui le mettoit fi prés de la viftoire; cependant les atteniions du génie la détournoit de ces idéés , & ne lui laiffoient voir qu'un amant tendre Sc affidu. Cela étoit affez rare dans Babylone. Le temps vint ou c'étoit la coutume dans cette ville d'aller briller dans des équipages fuperbes aux environs d'un temp'e ou il femble que la religion feule auroit dü rafiembler les Babyloniens; mais tout étoit faftueux chez ce peuple jufqu'a la manière de  HïSTOIRE B AJJ YLONIENNE. 247 s'humilier devant Dieu. Ituriel qui vouloit achever fon entreprife, engagea fon ami a faire préfent d'une très-belle voiture a une certaine Julie , qu'il lui vanta comme une conquête digne de lui, & comme une femme qui lui feroit honneur dans le monde. Ituriel 1'avoit eue un mois auparavant, & cette femme ne s'en fouvenoit plus. On étoit convenu alors d'oubher fes amans, afin de n'en pas rougir Palmire vole avec Ituriel au rendez-vous général. El'e eft une des premières h remarquer cet équipage fomptueux qui fit le foir i'entretien de tous les foupers. Palmire foupoit ce jour la chez Ituriel avec quelques autres femmes II fit enforte que fa voiture arrivat fort tard. Toute la com. pagnie étoit partie lorfqu'on entendit un caroffe. C'eft fürement le mien , dit Palmire. Elle defcend & demeure étonnée du geut & cie la richeffe de cette voiture. C'eft la votre, nadame, lui dit le génie. L'ouvrier m'a n.anqué d'un jour, & je crains bien que ce préftnr ne foit plus digne de vous. II faut bien s'tn tervir, dit - elle en riant, puifque la mierne n'arrive pas. Ituriel demande la permiflion de la reconduire jufques chez elle. Après quelques ciifficultés il 1'obtient. Je ne fcais comment cela fe fit; mais quand ils arrivèrent, i'épreuve étoit finie; car le génie difparut comme un éclair , Qiv  248 Les trois .Epr.euv es, & ce qu'il y a de pis , 1'équipage avec lui. Palmire ne fcavoit ou elle en étoit. Elle fe remit pourtant. Je me doutois bien, dit-elle, qu'il y avoit la - dedans de la magie. II en falloit affurément pour que je cédafle a cet homme ou a cc diable, quel qu'il foit. Elle entra chez elle, inquiéte du domino : heureufement elle le retrouva , & cela fervit k la confoler d'avoir eu affaire k un magicien. Je vois bien , dit le génie k Zéblis, que le falie & la vanité ont anéanti toutes les vertus dans ce monde brillant, qui en parle fans ceffe. Tout, jufqu'au plaifir , eft devenu vénal. II faut chercher dans le peuple un cceur neuf & fenfible, une jeune perfonne livrée aux premières impreffions de la nature. Peut-être trpuveraije 1'ame défintéreffée que je cherche. II s'en va dans une promenade ou il appercoit un petit minois charmant qui n'annongoit qu'une quinzaine d'années & une grande vivacité. Cette jeune fille , vêtue très-fimplement, fe promenoit avec un jeune homme qui paroiffoit avoir deux ans plus qu'elle , & leurs parens , qui étoient d'honnêtes ouvriers , marchoient k quelques pas d'eux. La converfation paroiffoit animée entre les deux jeunes gens. Le feu de 1'amour brilloit dans les yeux de Lindor & fur les joues de.Rofis. Le génie fe rend inyi-  HISTOIRE BABYLONIENNE. 149 fible, les luit Sc les écoute : il fut encharité. C'étoit cette fenfibilité naïve & innocente , cette tendreffe timide , ces épanchemens de deux ames qui fe cherchent, s'entendent Sc ont befoin 1'une de 1'autre. C'étoit toutes les délicateffes de cet amour qu'on ne fent qu'une fois Sc qu'on regrette dans la fuite fans pouvoir le retrouver. Le génie enveloppe Rofis dans un nuage Sc la tranfporte dans un palais que fon art fit naïtre fur le champ. II fe montre aux yeux de Rofis, encore interdite Sc tremblante; il lui fait remarquer toutes les beautés de cette demeure , Sc lui demande fi cela ne fuffiroit pas pour lui faire oublier Lindor. A ce nom , Rofis pleure , Ah! Lindor ! Ah ! ma mère ! Hélas! vous regrettez maintenant votre fille; Sc votre fille ne vous voit plus! Je ne vois plus Lindor. Que fait-il ? Que ferai-je loin de lui ? Et difant cela elle pleuroit toujours. Ituriel s'efforgoit de la confoler. Que me voulez-vous, lui ditelle? Pourquoi m'avez-vous amenée ici? Que vous ai-je fait ? Que vous a fait Lindor ? Hélas! s'il ne me voit plus , il va mourir de chagrin, Sc fürement je mourrai aufii; car je ne puis vivre fans Lindor. Ituriel, pour 1'appaifer, fut obligé de lui promettre qu'elle le reverroit, 8c fa mère aufii. II fit fervir un repas magnifique. Elle ne mangea pas. On étala devant elle des  ajo Les trois Épreuves , robes, des ajuftemens. Ce fpeöacle attira fon attention. Le génie lui promit que fi elle vouloit Pépoufer , toutes ces richeffes feroient it elle. Pour ces étoffes , lui dit - elle, fi vous voulez me les donner, vous me ferez plaifir; car il me femble qu'avec cela je ferai plus belle, 8c Lindor fera bien content de me voir belle. Mais pour vous époufer, je ne le peux pas, car je fuis promife a Lindor , 8c je 1'aime. Eh! bien, dit le génie enchanté de fon innocence, vous aurez Lindor, 8c tout cela avec lui. En même-temps il la reporta chez fes parens qui étoient en ïarmes, Lindor étoit auprès d'eux dans 1'accablement de la douleur. II eft impoffible d'exprimer leur joie en revoyant Rofis. Voila votre fille , dit le génie en fe faifant connoitre. Elle eft fenfible 5c vertueufe* Puiffe-t-elle 1'être toujours! Puiffe Lindor être toujours heureux avec elle ! Si le bonheur , qu'ils vont goüter enfemble , pouvoit durer fans ceffe , tout génie que je fuis, j'aimerois mieux la condition de Lindor que la mienne. Pardonnez-moi le chagrin que je v©us ai caufé, & recevez ces gages de mon amitié. II leur fit des préfens confidérables , 8c alla retrouver Zéblis k qui il conta ce qui venoit de lui arriver. Quoi! dit Zéblis, vous avez été feul avec une jolie fille de quinze ans , 5c vous , génie ,  HISTOIRE BABY LONÏENNE. 151 vous n'avez pas eu 1'efprit de faire ce qu'un mortel auroit fait! Vous 1'avez rendue ainfi a fon Lindor! Je ne fgais, dit le génie de Babylone , ce qu'un mortel auroit fait; mais je fcais qu'a moins d'être Lindor, on ne peut avoir été plus heureux que je ne 1'ai été , &c je fcais encore que ce bonheur ne fera jamais connu de vous. Je 1'efpére bien, dit Zéblis , riant toujours en lui-même de la fimplicité d'Ituriel. Le génie , trés - content de fa première épreuve, fe hata de paffer k la feconde; mais fans en efpérer un auffi bon fuccès. Pour mieux parvenir k fon but il prit la forme d'un jeune homme doué de la plus grande beauté. L'efprit ne lui manquoit pas, & ne cherchant pas les graces, il avoit celles de la nature & de la jeuneffe. Les femmes , quoiqu'on en ait voulu dire , fe prennent prefque toutes par les yeux, & n'en font pas plus condamnables. Adonis, c'eft Ie nom que prit le génie, eut d'abord la plus brillante réputation. Les voitures s'arrêtoient dans les promenades publiques , quand il paflbit, & les femmes le parcouroient exactement depuis les pieds jufqu'a la tête avec cette liberté que le fexe avoit dans Babylone. 11 ne pouvoit perdre a cet examen. Auffi fut-ïl comme accablé de fon mérite. II ne pouvoit fuffire a fes conquêtes. II n'ofoit pourtant en  25a Les trois Épreuves, achever aucune , &c nous fcaurons bientót pourquoi. Flora , courtifane célèbre , le preffoit vivement & briguoit 1'bonneur de Penlever aux honnêtes femmes. Adonis fut eurieux de fcavoir fi cette Flora, dont on vantoit les beautés & les reffources, méritoit fa réputation. II fe rendit a les foins & fe laiffa mener tête k tête avec elle dans fa petite maifon.' II lifoit dans fes yeux toutes les efpérances qu'il avoit concties pour cette foirée , & il étoit bien fur que fa conduite ne feroit pas conforme aux arrangemens de Flora. II ne laiffoit pas d'être embarraffé du perfonnage qu'il alloit jouer. Sa contrainte paroiffoit dans fes difcours & dans fon maintien. Flora 1'attribuoita fa jeuneffe & a fon inexpérience. Elle fe promettoit bien de le fermer. Cependant après le fouper, oü tout fe paffa très-froidement, elle cominenca k ne rien concevoir aux procédés d'Adonis. Heureufement on ne devoit venir le chercher que fort tard. Elle ne défefpéroit pas encore. Je comptois , lui dit-elle , que vous me rameneriez a la ville; mais vous êtes d'une humeur & d'une mauffaderie qui m'ont rendue malade. Je ne me fens point la force de m'en aller. Je vais appeller mes femmes &c me faire deshabiller. Je devrois vous renvoyer fur le champ , car vous  HISTOIRE BABYLONIENNE. 253 êtes d'un ennui qui ne reffemble a rien ; mais je fens que-je ne pourrai dormir, autant vaut s'ennuyer avec vous. En vérité, lui difoit-elle, tandis qu'on !a deshabilloit, vous n'êtes pas concevable ; mais je vous croyois plus avancé. On ne fcait que faire de vous. Eft-ce comme cela que vous êtes avec les femmes ? Madame, dit Adonis , interdit, fi vous me connoiffiez... Mais vous ne m'en donnez point d'envie, reprit-elle. Votre éducation me paroït d'un difficile ... Tout en jafant le deshabillé alloit fon train. C'étoit le défordre le plus adroit. De temps en temps on expofoit', a la vue d'Adonis, des échantillons d'un corps formé par les Graces. Adonis ne s'étoit pas interdit le don de defirer. II ne put tenir k cette épreuve. Ses regards devinrent plus animés, fes propos plus vifs, fes geftes plus paffionnés. Flora s'appercut de Peffet qu'elle avoit fait fur lui. Elle commenca k croire qu'on en pourröit faire quelque chofe. Ses femmes fe retirèrent. Elle s'étendit fur fa chaife longue , dans 1'attimde la plus voluptueufe. Elle avoit fa tête appuyée fur un couffin , avec un air d'abandon & de nonchalance. Une de fes mains étoit jettée négligemment fur elle , 1'autre étoit, comme par oubli, fur les genoux d'Adonis. II fut fur le point de fe repentir du talifman qu'il s'étoit attaché. II  154 les trois Épreuves, s'abandonnoit a des tranfports que la réflexion réprimokun moment après. Flora étoit enchantée. Elle triomphoit d'avoir rendu Adonis fenfible ; mais enfin, s'appercevant que c'étoit en pure perte, elle devint furieufe, & tournant fon dépit en raillerie , vous fakes bien , lui dit-elle, d'être joli comme une femme. Vous ne méritez pas d'avoir les traits d'un homme. Je ne fcais ce que vous prétendez faire dans le monde avec les grands talens que vous avez. Ma foi, dit Adonis un peu piqué, j'ai du moins 1'avantage d'avoir fait échouer les vótres, malgré toute leur réputation; & il la qukta avec de grands éclats de rire. Adonis jugea bien que cette aventure le perdroit dans un certain monde , & que Flora en feroit fürement confidence a cinq ou fix de fes amies. II n'avoit voulu que s'amufer. II fongea férieufement è fon épreuve. II appercut un jour dans un temple une femme trés - jolie & trèsbien faite. Un air de langueur répandu fur fon vifage la rendoit plus intéreffante. II s'informa qui elle étoit. On lui dit qu'elle étoit mariée a un militaire diftingué dans fon état. Cet homme avoit environ cinquante ans. II avoit été fort a la mode dans fa jeuneffe 5c long-temps au fervice des femmes. II avoit 1'humeur naturellement dure , öc le regret de n'être plus ce qu'il  HISTOIRE BABYLONIENNE. 155 avoit été l'aigriffoit encore. II n'avoit retiré du commerce du monde que cette fcience frivole, 'qu'on appelle les ufages. II en parloit fans ceffe, aimoit a gronder fa femme, afin d'être au moins fon mari en quelque chofe. II difoit quelquefois des vérités utiles; mais la raifon avoit tort dans fa bouche. ■ D'après ce portrait Adonis jugea que Cloris ne pouvoit aimer fon mari. II fe fondoit fur cet axiöme fi reconnu qu'on n'aime que ce qui eft aimable. II fe fit préfenter chez elle; la connut & Peftima. Elle avoit 1'ame noble, & fur - tout très-fenfible. II falloit beaucoup d'amour pour mériter le fien. Elle étoit attachée k fon devoir bien plus qu'a fon époux; mais fon cceur avoit befoin d'un objet qui püt le remplir. Adonis ne défefpera pas d'être cet objet fortuné. II mit dans fes démarches tant de délicateffe, tant d'expreflion dans fon amour , qu'enfin il obtint cet aveu qui coüte tant k la vertu ou è Pamour propre, & dont les femmes de Babylone étoient conventies de fe paffer. Les aveux n'ctoient plus que pour les romans ; mais Cloris étoit romanefque ou fenfible, ce qui eft la même chofe dans la langue des Babyloniens. Adonis , fur d'être aimé , n'en fut que plus aimable. Tout ce qu'il deliroit étoit de s'établir de plus en plus dans le cceur de fon amante &  2.56 Les trois Epreuvès, de lui infpirer la paffion la plus forte. II y réuffif. Quelquefois il s'entretenoit avec elle du bonhcur que procurent deux ames bien attachées 1'une a 1'autre, les charmes d'une union oh les fens n'auroient point de part , ou tous les plaifirs feroient pour le cceur. Cloris étoit enchantée. Elle étoit de bonne foi. Ceux qui ont aimé fcavent qu'il eft un temps oii 1'on penfe ainfi. C'eft une erreur de 1'imagination que détruit bientöt la nature. Leurs entretiens étoient mêlés de careffes , & ces carefles étoient quelquefois fi vives qu'Adonis commenca a devenir fombre & rêveur. Cloris s'en appercut. Elle voulut en fcavoir la caufe. II s'excufa fur la crainte oh il étoit de perdre fon cceur. Elle le rafluroit, & U devenoit plus trifie. Un jour enfin que Cloris lui parut plus tendre que jamais, il s'élanga dans fes bras , couvrit fon vifage de baifers & de larmes , & fe rejetta dans un fauteuil avec les • geftes du défefpoir. Elle s'imagina que , dans la crainte de 1'offenfer, il luttoit contre fes defirs, & que 1'amour le devoroit. C'étoit depuis longt&mps fa penfée. Elle eut pitié de lui. Elle lui tendit la main , avec un regard plein de tendreffe. Qu'avez - vous, lui dit - elle ? S'il vous manque quelque chofe pour être heureux , craignez-vous de le demander ? Elle rougit en lui tenant te difcours. Jamais elle n'ayoit été plus belle  HISTOIRE BAB YLONIENNE. 257 hélle. II fe jetra a fes pieds , 8c lui fit un aveu qu'il eft auffi défagréable d'entendre que de faire. II lui jura qu'il 1'adoreroit toujours , 8c qu'il n'efpéroit pas être affez heureux pour que cet amour fi pur 8c fi tendre put fufHre au bonheur de fa maïtreffe. Cloris demeura quelque temps interdite. Cet événement étoit imprévu. Les defirs qu'elle fuppofoit a fon . amant avoient allumé les fiens ; mais cette paffion profonde qu'elle fentoit pour ka , 1'état ou elle le voyoit a fes pieds ne lui laiffèrent pas la force de fe plaindre de lui. Avez - vous pu douter de mon cceur ? lui dit - elle. Pourquoi ce défefpoir ? N'êtes-vous pas affez heureux fi je vous aime J & croyez - vous que je veuille autre -chofe que votre amour? Ce difcours &les fermens qu'elle lui fit de ne point changer a fon égard le confolèrent 8c lui firent croire qu'il avoit trouvé ce qu'il croyoit chercher en vain. Cependant , de jour en jour , leurs entretiens devenoient plus contrahits Sc plus froids ; ils parloient de tendreffe 8c ne l'exprimoient plus, ou ne 1'e'xprimoient que bien triftement. Hélas! tout eft mort chez les humains fans le defir ou fans 1'efpérance. Cloris aimoit toujours. Elle s'en étoit fait une habitude : elle n'y pouvoit renoncer.. Mais un chagrin fecret qu'elle ne pouvoit vaincre , dont elle n'ofoit même fe rendre compte.^ Tornt XXXV. R  %fë Les trois Épreuves, Ja confumoit infenfiblement. Elle tomba dans une langueur qui faifoit craindre pour fes jours. Dans cet état elle ne faifoit aucun reproche a fon amant, & lui juroit encore qu'elle mouroit toute a lui. Le génie ne put réfifter è 1'attendriffement qu'il éprouvoit. II fut convaincu que fon épreuve étoit folie, & que la nature ne pouvoit avoir tort. II brifa le talifman, & parut aux yeux de Cloris fous la forme majeftueufe d'un génie. Je vous ai trompée , lui dit-il. Adonis n'étoit point un homme. Je fuis Ituriel, le génie de Babylone. Je connois votre cceur. Je vous adore , &C j'en fuis plus digne que je ne l'étois. Ah! lui dit-elle, vous n'êtes plus Adonis , & je ne puis aimer que lui. Eh ! bien, répondit-il , je reprendrai la forme d'Adonis avec toute la puiffance d'Ituriel. La métamorphofe s'exécuta. Cloris fourit , & lui tendit les bras. II fut plus'heureux qu'un génie ne 1'avoit jamais été. II fut auffi plus conftant qu'un mortel. II vifitoit tous les jours Cloris , fous la forme qu'elle aimoit, öc fe gardoit bien du talifman. Je fuis un peu plus content de vous cette fois-ci, difoit Zéblis a fon ami. Vous avez du moins mnhonnêtement avec cette femme. Mais que veut dire votre troifième épreuve? Penfezvous qu'il y ait rien d'égal a Pinconflance des femmes, & ne fgavez^vous pas qu'un ancien a  üïstoir e bAbylonniènNè. d!t... Ce mot m'eft échappé. Mais ce qui rti'eft arrivé vaut encore mieux pour ma thèfe que ce iqu'a dit 1'ancien. Ecoutez: II y a environ cinq ou fix eens ans que je devins amoureux d'une jeune fille très-jölie Sé trés - fpirituelle , car elle vint a bout de mé tromper , moi , qtii ne fuis pas un fot. je lui déclarai mon amour par écrit, paree qii'en par* ïant je m'embarraffe quelquefois dans ce que jé veux dire i au lieu que par écrit je m'expüque beaucoup mieux. C'eft mon fort que 1'éeriture j Sc 1'écriture en amour . .. Eh ! finiffez , dit le génie de Babylone, finiffez votre hiftoire. Attendez , dit Zéblis , j'en étois... a ce que je lui écrivis. Je me fervis, pour rendre ma lettre j d'un petit marmot affez gentil qui me fervoit dé page. Ma jeune maitreffe me fit une répönfe favorable , me permit de lui rendre des foins, Sc me donna de Pefpérance. Je continuai de lui écrire. je la voyois rarëment. Les vifites lui dépiaifoient. Sa modeftie en étoit effarouchéei Elle me prioit de lui écrire fouvent Sc de la voir fort peu. Mes lettres, difoit - elle , lui faifoient le plus grand plaifir. C'étoit toujours mon petit page qtri les portoih Enchanté des progrès de mon amour Sc de 1'efFet que produifoient mes lettres, j'épuifois mon efprit a lui én compofer tous les jours de plus belles. Vn R ij  %6o Les trois Epreu-ves , beau matin je lui envoyai dire, par mon page, que je la verrois le foir , & pour mériter cette grace , je le chargeai de la lettre la plus éloquente que j'euffe encore faite. A peine étoit-il parti qu'il me prit envie de le fuivre de quelques momens , & d'arriver a l'improvifte pour jouir de 1'efFet que ma lettre devoit faire fur le cceur de ma maitreffe. Mon cher ami, vous ne devineriez jamais ce que je vis. Je m'en doute, dit le génie. C'eft une chofe inconcevable, reprit Zéblis. Je la trouvai fi occupée avec mon petit page , que ma lettre étoit fur une table encore toute cachetée . \. L'infidèle ! ne pas lire ma lettre ! Si elle 1'avoit lue, elle ne m'auroit jamais fait cet outrïge. Dans la colère oii j'étois, je fus fur le point de les anéantir. Mais comme j'avois lü quelque part qu'il ne faut pas qu'un génie fe livre a fa colère , je méprifai ces deux marmouzets, & je réfolus de me venger de cette injure fur le fexe entier & de tromper toutes les femmes. Vous voyez s'il y a un exempla d'une plus grande inconftance; car affurément cette fille m'aimoit , mes lettres m'en affuroient ; & un page la rendit inconftante ; un page fut préféré a un génie. Cela n'eft plus rare, lui dit Ituriel, & il le quitta pour achevex ce qu'il avoit commencé. II y avoit a Babylone deux jeunes époux,  HISTOIRE B ABYLONIENNE. z6ï mariés depuis un an , aimables tous les deux, & tous les deux cités pour modèles de la tendreffe conjugale. Le génie les tranfporta , pendant leur fommeil, dans une ifle inhabitée, mais dont le féjour étoit charmant. II eut foin de les placer chacun a une extrêmité de 1'ifle, &C forma au milieu un bofquet avec un talifman, auquel il donna la puiffance d'attirer dans ce lieu le premier de ces époux dont 1'inconflance feroit décidée. II pourvut k ce qu'il ne manquat pas d'objets pour les rendre inconftans. A leur réveil ils éprouvèrent tous deux la même furprife. Leurs regrets furent les mêmes de fe voir féparés fans fcavoir comment, &c peut-être pour jamais. Tous les deux verfèrent des larmes en abondance. Quittons un moment Aza pour voir ce qui arrivé a fon époufe. Zilia pleuroit encore lorfqu'elle vit fortir d'un bocage un jeune homme d'une figure très-intéreffante, qui s'avanca vers elle & qui, a mefure qu'il approchoit, témoignoit fon étonnement. Qui êtes - vous ? lui dit-il, & depuis quand ce féjour s'honore-t-il de votre préfence ? Hélas! dit-elle , je fuis une infortunée. J'ai perdu ce que j'aimois. Je ne fcais quel pouvoir m'a tranfportée fur ce rivage. Mais fürement c'eft un dieu malfaifant ; car il m'a féparée de mon époux , de mon cher Aza ... Ah ft vous êtes Riïj  léa Les trois Épreuves, ladivinité de ces rives, rendez-moi a mon cher Aza, Je ne fuis point unedivinité, repartitie ïeune homme. J'ignore même qui je fuis. Je n'exifte que depuis quelques momens. J'ai fait quelques pas fans deffein, & je vous ai trouvée. Je fens auprès de vous combien il eft doux d'exifter. Qu'il eft barbare ce dieu qui vous aflligeï mais qu'il eft heureux cet Aza qui caufe vos; regrets ! Ah ! reprit Ziba, vous ne connoiffez pas 1'amour, puifque vous nommez heureux celui qui pleure loin de ce qu'il aime. Je ne connois point 1'amour , dit le jeune homme, il eft vrai; mais je fens que je fuis heureux de vous voir , que je le ferois bien plus, ft vous ! paroifftez gorter auprès de moi le même plaifir i que je goüte auprès de vous, & que je ferois irès-malheureux de vous perdre. Si ce fentiment eft "amour , je le connois bien. Ah ! laiflez - la | 1'amour, dit la défolée Zilia. Je ne vois plug . Aza, je n'ai plus d'époux, $C elle appuya fa tête fur fes mains &C recom.nenca a pleurer. Le>] jeune homme, fans s'oppofer a fa douleur , nel jjhercha plus qu'a 1'en d.ftraire, II avoit pourl eüe ces attentions délicates & ingénieufes quei 1'amour , fuggère , & qui font fes premières! jjOAiiffances.Peu-a,-peu les regrets de Zilia devinri yent moins vifs; fa douleur, après s'êtr-e exha-l Jtée % s'épvyfa, L'idée d'avoir perdu fon épouxj  ÖISTOIRÉ BABYLONIENNE. 2,6$ 1'avoit d'abord défefpérée ; elle finit par envifager cette perte comme un mal irrémédiable,, & Aza comme un homme qui n'exiftoit plus pour elle. L'efpérance de le revoir s'évanouit; celle de le remplacer s'ofEroit tous les jours, graces aux foins de fon nouvel adorateiur. 11 ne la quittoit pas d'un moment, & ne Peunuyoit pas. Elle parcouroit fouvent avec lui cette ifle inconnue oii elle étoit. Vous le voyez, difoitil; nous fommes feuls dans ce féjour ; nous y fommes fürement Pun pour i'autre. II n'y a pas d'apparence que nous fortions jamais de cette ifle. Nous ne devons fonger qu'a nous y rendre heureux. II n'y avoit guères de réponfe a ce raifonnement. Un mois s'étoit écoulé depuis que Ziliar voyoit fans ceffe ce jeune homme, & qu'elle étoit feule avec lui. II eft difficile d'être dans une fituation plus critique. II avoit déja ril'qué les plus grandes entreprifes, & quoiqu'on Peut repouffé, il avoit du moins acquis le droit d'en rifquer de plus légères impunément. C'eft être fort avancé. Un jour , en fe promenant enfemble & s'attendriffant tous les deux, ils prirent le chemin de ce bofquet oit, felon le 'alifmare formé par Ituriel, ils ne pouvoient entrer qu'avec un projet très-décidé. Ce bofquet avoit été jufqu'alors inviüble pour eux. Ils furent étonnés R iv  a64 Les trois Épreuves, Sec. de 1'appercevoir. Cet endroit eft charmant, dit le jeune homme : entrons-y. Entrons, dit Zilia ; mais quelle furprife ! elle appergoit Aza qui entre dans le bofquet par un autre cóté avec une jeune fille trés - jolie. Ces quatre perfonnages demeurèrent immobiles , Sc fe jngèrerit réciproquement avec la dernière exaclitude. Un mouvement involontaire entraina les deux époux dans les bras 1'un de 1'autre , tandis que le jeune homme Sc la jeune fille jouoient un fort fot röle. Des careffes on alloit venir aux reproches, lorfqu'Ituriel parut pour prévenir la querelle. Vous n'avez pas plus de tort 1'un que l"autre, leur dit-il, 8e votre inconftance eft datée de la même minute. II n'y a rien d'étonriant dans tout c-eci, Toutes les fois qu'un jeune homme 8e une jeune fille fe trouveront feuls dans une ifle , ils pafferont leur temps comme vous alliez le paffer dans ce bofquet. Vous avez fait tous les deux une belle réfiftance , 8c vous vous en aimerez davantage. Les deux êtres fantaftiques, créés par Ituriel, difparurent. II reporta les deux époux dans leur demeure. Ils ont vécu depuis en bonne intelligence , fans fe aire de reproches fur 1'aventure du bofquet,  z6j LES S OUHAITS, CONTÉ A R A B E. Se contenter de fon état, quel qu'il foit, vivre fans ambition 8c fans defirs, fe repofer fur la providence de ce qui'nous convient, c'eft la véritable fcience du bonheur 8c celle qui manque a la plupart des hommes. Sadak étoit né dans ce défert qui fépare Ia Mecque de Medine : des hommes charitables s'y étoient établis pour donner 1'hofpitalité aux dévots mufulmans , qui le traverfoient pour aller vifiter le tombeau du prophéte. L'eiprit de charité des fondateurs s'étoit perpétué parmi les habitans; Sadak fe diftinguoit par fon zèle; tous les jours, il parcouroit ce défert, pour remettre dans leur route les voyageurs qui s'étoient égarés, 8e pour recueillir chez lui c*ux que lafatigue obligeoit d'interrompre leur courfe, 8c de chercher le repos. Ses foins fecourables lui attiroient des bénédictions; fes voifins 1'eftimoient, 8c le prenoient pour modèle. 11 étoit heureux; il ne le fut pas long-tems. La vue des riches que le halard faifoit paffer  %66 Les Souhaits, auprès de fa demeure, le fpeöacle des commo dités qu'ils traïnoient après eux, 1'étonnèrent d'abord , il admira leur condition , imagina qu'elle étoit douce , & ne tarda pas a la défirer. Dès cet inftant, il fut agité d'une inquiétude fecrette; il éclata bientót en murmures, & ceffa d'être charitable. Un jour qu'il pleuroit amèrement fur fa mifère, il entendit frapper a fa porte. II ouvre; un vieillard vénérable fe préfente a fes yeux, & lui demande 1'hofpitalité. Je vous recevrai mal,lui dit Sadak, vousauriez pu mieux vous adreffer. Je n'ai befoin que d'un afyle, répondit le vieillard, & les reftes de votre repas me fuffiront.— Vous ne les trouverez pas abondants. — quia peu, donne peu; Ie bon cceur en fait tout le prix. Le ciel eft plus touché de Poffrande dn pauvre, que de celle du riche, & la récompenfe en eft plus füre. — Je ne fais quelle fera la mienne; mais il y a long-tems que j'exerce 1'hofpitalité, & les épidémie^ détruifent mon troupeau; le foleil féche les fruits de mon jardin, au lieu de les mürir. — II vous refte du moins quelque chofe; Alla ne vous a pas tout öté.— II me fait beaucoup de graces! en vérité, le fort eft bien injufte I il y a tant de riches qui ne vivent que pour eux, & dont les tréfor s ne font qu'augmenter! que je fuis malheur eux i — vous croyea  C O N T E A R A B E. 167 1'être ? — mon père, examinez mon état, voyez ma demeure; les ouragans la renverfent fouvent , & me forcent a la relever: c'eft a la fueur de mon front que j'arrache k la terre avare quelques alimens groffiers. — Le travail eft néceffaire k Phomme; il entretient fa force & fa fanté. — Mais pourquoi faut-il que je travaille ? — pourquoi es-tu né? je vous demanderai k mon tour, s'il valoit Ia peine de naïtre ? — Ta queftion outrage la providence ; elle ne fait rien que de jufte; elle veille k notre exiftence; elle s'occupe de notre bonheur. —Vous voyez comme elle fait le mien; je ne fais fi elle s'en occupe; mais il me femble qu'elle s'en acquitte affez mal. —Qui le feroit mieux k fa place ? — moi. — Vous! & favez vous ce qui vous convient > — tout état oü j'aurai moins de peine. — Ce que tu dis eft un crime, — En feroit-ce un que de fouhaiter d'être mieux ? — Oui, c'eft être mécontent de 1'ordre établi par la providence. Sadak ne répondit pas; il leva les épaules, en regardant fa cabane ouverte de tous cötés, &C quelques légumes groffiers qui doivent faire fon repas & celui de fon höte. Auffi-töt le vieillard difparut k fes yeux; on vit a fa place un jeune homme très-beau, très-bien fait, refplendiffant de lumière & dont le dos étoit chargé de quatre paires d'ailes brillantes. C'étoit le génie de Sadak.  268 Les Souhaits, II y a long-tems , lui dit-il, que j'ai entendu tes plaintes &c tes murmures. Alla, prêt a te punir , s'eft reffouvenu de ta vertu. paffee ; il daigne te pardonner ta défiance, & fe prêter a tes défirs. Regie toi même ta deftinée; éprouve fi tu feras mieux que lui pour ton bonheur; il m'a permis de remplir fept de tes fouhaits. Sept, s'écria Sadak ! ah, remplis-en un feul; je n'en ai pas davantage a former, ne reftreins pas fon bienfait, reprit le génie, tu pourrois t'en repentir. Sadak ne réfiftapas; il fouhaita d'être riche. Tu le feras, dit le génie ; mais pour te faire fentir le prix des richeffes , je voudrois te les faire acquérir ; fais-tu écrire, chifFrer, calculer? oui, répondit Sadak.—Ta fortune eft donc faite. A ces mots, il Penleve dans fes bras, le tranfporte k Balfora; &c prenant la figure d'une jolie circaffienne, il va le préfenter k un tréforier des revenus du fultan. La dame étoit trop belle, pour que fon protégé ne fut pas employé; Sadak le fut. Le génie le fit paffer rapidement par toutes les humiliations de cenouvel état; le commis fe forma; fon imagination adtive enfanta mille projets qui multiplièrent les fommes levées fur les peuples, fans groffir les tréfors du fultan, & qui 1'enrichirent; auffi-töt il quitta  CONTÉ ARABE. 269 fa place, & ne voulut plus avoir d'autre état que celui d'homme opulent. Sadak étala le luxe le plus brillant; il eut une table délicate, un ferrail choifi, des efclaves nombreux, tles équipages fuperbes; il jouit enfin de toutes les commodités & de tous les plaifirs qu'il avoit fouhaités. Bientöt ces agrémens lui parurent moins vifs; il éprouva la fatiété qui corrompt le bonheur, & 1'anéantit. Les femmes de fon ferrail étoient charmantes; mais elles étoient fes efclaves; elles ne voyoient qu'un maitre dans un homme qui défiroit être aimé; les oififs de Balfora, affidus a fa table, étoient plus attirés par fon cuinnier, que par luimême. Sadak ennuyé, fouhaita de jouir d'une confidération perfonnelle; voulut humilier les beaux efprits, qui le méprifoient, en devenant bel efprit lui-même. II appella fon génie, & lui demanda le don des vers. Tu n'as pas befoin de moi, lui dit le génie ; tu es riche, imite les grands qui t'entourent, & qui ont la réputation de fajre les plus jolis vers du monde; fais les faire. Je pourrois avoir un poëte k mes gages, dit Sadak; mais je veux produire de 1'excellent, & le génie ne fe vend point; d'ailleurs, j'ai la délicateffe de vouloir être 1'auteur de mes ouvrages.  tjo Les SöühAits; Le génie ne répondit point, & fouffla fuf Sadak; il eut auffi-tot toutes les connoiffances poffibles,fans avoir jamais étudié. Son imagi* nation fermenta; il fe retira dans fon cabinet* oü il écrivit fur le champ un poëme de deux mille vers, & fi beau qu'il parut très-court. II fe hata d'affembler un nombre prodigieux de convives qui, a 1'iffue d'un grand repas, ne furent pas peu furpris de fe voir priés d'entendre une lecture. Sadak auteur leur parut une chofe plaifante, S'il fourirent a cette nouvelle, ils fremirent a la vue du volume ; Sadak com* men^a, felon 1'ufage , par demander de 1'indulgence pour une mufe naiffante; il paria de la foibleffe de fes poümons, qui ne lui permet* tant pas d'élever la voix, exigeoit du filence &£ de Pattention de la part de fes auditeurs, & il lut 1'ouvrage tout d'une haleine, & d'une voix de ftentor. Le poëme fut admiré de bonne foi; les beaux-efprits fe regardoient avec furprife, & fembloient chercher a découvrir parmi eux celui qui avoit prêté fa mufe a Sadak; ils ne lui firent pas 1'honneur de croire qu'il en eut une; plufieurs autres produöions auffi fublimes les détrompèrent , Sc excitèrent leur envie , ils s'occupèrentaternirlagloire du nouveau poëte^ a flétrir fes lauriers. Ne pouvant déprimer fes talens, ils attaquèrent fes mceurs; ils affligèren£  e O N T E A R A B Ë. tyt Sadak. Hélas! S'écrioit-il, le bonheur n'efl pas le partage des lettres, j'étois plus heureux dans ma première obfcurité. II fe dégouta de la gloire littéraire, Sc renonca aux mufes par de beaux vers qui redoublèrent la confufion Sc lahaine da fes ennemis. Le premier vifir mourut peu de tems après* Sadak fouhaita fa place; fon génie fut prompta le fervir. Dans le cours de fes travaux littéraires, Sadak s'étoit diftingué par quelques ouvrages politiques; le Sultan les avoit lus & goütés, la voix publique en appelloit 1'auteur a la première place auprès du tröne, le monarque 1'y éleva. Sadak y porta les lumières qu'ont eues fouvent les grands Miniflres , 8c la fageffe 8e Ia philofophie qu'ils n'ont pas eues toujours. Son adminiftration fut un chef-d'ceuvre de politique Sc de bienfaifance. Elle offrit des nouveautés intéreffantes, qu'on n'avoit jamais vues avant,8c qu'on ne vit plus après lui. Ses prédéceffeurs n'avoient feu que ruiner le peuple pour enrichir lefouverain,&n'étoientparvenus qu'a les ruiner en effet 1'un 8e i'autre. II trouva le fecret dediminuer les impöts Sc d'augmenter en même tems les revenus du Prince. Ce beau fecret, dontil lahTa la recette dans les archives oii fes fucceffeurs pouvoient le prendre, ne fut jamais employé depuis.  271 Les Souhaits, Les fujets de Baliora, partagés en faöions, & divifés par des opinicns, devinrent paifibles, foumis & tolérans; Sadsk forca même les fantons & les derviches a le paroitre, s'il ne put réuffir a les rendre tels. Un jour qu'il étoit au confeil avec le fultan, & qu'il développoit des principes admirables de gouvernement, il vit entrer une troupe de ces fantons. Leur chef, après s'être profterné au pied du trone, dit au monarque, d'un air effrayé, qu'il étoit tems de fervir la religion & la divinité, en rendant le culte uniforme, 8c de févir contre une partie de la nation qui outrageoit le ciel,enpriant,les yeux tournés au midi, aulieu de 1'être vers 1'orient, debout Sc non pas profternés. ■ Le confeil frémit; les vieillards qui le compofoient pouffèrent un cri d'horreur ; plufieurs même furent fur le point de déchirer leurs vêtemens, 8e 1'auroient fait fans doute, fi on les avoit affurés que les coupables étoient en état de les payer. Après un bourdonnement confus, on entendit diftinftement le mot feu , dont toute la falie retentit. Le fultan alloit ratifier cette décifion, lorfque Sadak fe leva, &t le conjura de fufpendre pour un moment la condamnation qu'il alloit prononcer. Le monarque y confentit, incertain de ce qu'il alloit faire. Le  Conti arabe, a75 Le mimftre fit venir deux hommes de différentes nations, accueillis par le prince, charge's de fes bienfaits, & qui fe difpofoient a retcurner dans leur patrie. Ils s'avancèrent au pied du tróne; 1'un fe profterna, & frappa trois fois le marché pied de fon front; Pautre, d'un air noble & modefie, s'inclina refpeöueufement en ferrant les mains contre fa poitrine, & tous deux lui dirent enfubftance, d'un ton pénétré, qui parloit du cceur „• magnanime empereur, honneur des nations, félicité de ton peuple! nous venons teremercier de tes bienfaits, & nousrslournons dans nospatries,pénétrés de Japlus vivereconnoiffanee, faire des vceux pour la profpérité de ton règne. L'air & le ton dont ils dirent ces paroles touchèrent le fultan, qui les renvoya avec bonté. Sadak dit alors : tu viens de recevoir les vives efFufions du cceur de ces étrangers. Tous deux, avec la même reconnoiffance, t'ont approché différemment, 1'un profterné, Pautre incliné , fuivant 1'ufage de leurs pays; tous deux t'ont tenu le même langage; quel eft celui dont 1'hommage t'a pam mériter d'être préféré ? Je fuis touché, dit le fultan, de la reconnoiffance de 1'un & de Pautre: leurs cceurs parloient; que m'importe la fituation différente de leurs corps ? me léra-t-il permis, repliqua fur le champ Sadak, de te fupTome XX.XF, S  Les Souhaits, plier d'examiner encore Tarrake de cette portion de tes fujets que je t'ai vu pret a condaraner ï Le fultan avoit de 1'efprit; il remercia fon inmlftre de la manière dont il venoit de 1'éclairer; il figna un bel édit de tolérance , que Sadak avoit lédigé depuis quelque tems; & c'eft le premier qui ait été donné au moment même pil des fantons en étoient venus folliciter un contraire. C'eft ainfi que dépofitaire de la confiance Sc de 1'autorité du defpote, Sadak s'en fervoit pour rendre le peuple heureux; mais il ne le fut pas lui-mêcie. l\ ne placa que le mérite, rejetta tout ce qui «e «n montroit pass & fit beaucoup de mcccmtens. Ceux-ci crièrent. Le miniftre étoit honnête ; ils le trouvèrent dur. Les i%ntons , paree qu'il étoit humain 6t tolérant, calomniéreRtfa religion; les uns & les autres paffèrent des murmures aux libelles; il fe répandk des fatyres contre le miniftre. On les méprifa d'abord; elles fe multiplièrent, furent Lies., & firent enfin fenfation. La populace aveugle, ir.auiète, inconftame * s'accoutuma a rire de fon idole, & bientöt Finfulta. Sadak, en faifant tout pour le mieux, mécontentoït tout le monde, favorifoiï-il quelques grands ? Le peuple murmuroit. Soulageoit-il lej  C o n t e a r a b 'e; ijf peuple ? Les grands l'a/cufoient auprès du fouverain de chercher a fe faire des partifans. Toutes fes démarches étoient calomniées; il ne favoit plus qiiel parti prendre;il prit celui de fe retirer, & il eut le chagrin de voir le public en témóigner une joie infultante, Le fucceffeur de Sadak crutne pouvoir affurer fon autorité qu'en occupant le peuple. II engagea fon maïtre a déclarer Ia guerre au fultan de Bagdat. Les triomphes de 1'empire firent bénir fon adminiftration. Sadak apprenoit avec tranfport les fuccès des armes du fultan; la joie du peuple, fes acclamations a la nouvelle d'une viftoire, les éloges qu'il prodiguoit au général échaufferent fon ame ; ij envia cette efpèce de gloire : fans doute' s'écrioit-il, dans fon nouvel enthoufiafme, fans doute, elle eft la plus pure! il recourut a fon génie, Sc vola a 1'armée. Son mérite, fa valeur, fa conduite le firent bientöt connoirre ; le général 1'employa utilement, lui donna fa confiance, Sc 1'éleva aux premiers grades. Sadak acquit une grande réputation Sc 1'eiime des iroupes, dont il obtint le commandement k Ia mort de fon général, qui fut tué. Ses armes furent heureufes; il défit le roi de Bagdat clans ïine bataille, oii ce prince infortuné trouva la mn> ü conquit fon royaume, fit fa fille uni- S ii  176 Les Soühaitj; que prifonnière, & Pemmena ala cour de fori maitre dont la reconnoiffance le combla des honneurs dus au guerrier, qui joignoit une feconde couronne a celle qu'il poffédoit. La princeffe de Bagdat étoit jeune, & la plus belle princeffe du monde. Sadak n'avoit pu la voir fans 1'aimer ; les rebuts augmentèrent fa paffion; il implora fon génie , j'adore la princeffe, lui dit-il, il n'eft point de bonheurpour moi fans fa poffeffion; il faut qu'elle m'aime, qu'elle confentea m'époufer.O génie! rends-moi encore ce fervice; ce fera le dernier; heureux par cet hymen, je n'aurai plus de vceux a forme r. Le génie lui applanit les difïïcultés. Sadak ofa demander la princeffe pour prix de fes fervices ; elle lui fut accordée; elle paffa même fans répugnance dans les bras de fon yainqueur. Tant que fes premiers tranfports durèrent, Sadak fut heureux; la jouiffance éteignit enfin 1'amour; il ne cherchoit plus fon époufe avec le même empreffement; 1'ennui vint le faifir auprès d'elle. La princeffe le trouvant moins tendre , le devint moins a fon tour; elle fe fouvint de 1'orgueil de fa naiffance, & que fon époux étoit fort au-deffous d'elle. Elle le fit fentir a Sadak, qui en fut humilié. 11 gémit de s'être marié, Sï fur-tout d'avoir époufé une princeffe. II lui devoit des ménagemens j il ne pouvoit pas la  Conti a r' a b è: tjy répudier comme une autre; il fe confumoit dans la douleur Sc dans le défefpoir. Son génie lui apparut encore. Je fuis bien malheureux, lui dit Sadak; n'astu point de remède pour confoler un époux qui gémit de 1'être ? Ta femme eft de ton choix, répliqua le génie. — J'aimois, j'étois aveuglé; je fuis éclairé maintenant.... il n'y a donc que la mort qui puiffe nous féparer ! — il t'eft défendu de défirer la fienne. Je ne te la demande pas non plus, répondit-il en foupirant.... mais ne peux-tu rien ? Je puis t'en délivrer fans la faire périr; mais mon pouvoir eft borné dans cette occafion ; il ne va point jufqu'a te garantir de bien des malheurs qui en feront la fuite. — Je les brave tous; il n'en eft point de femblable a celui de vivre avec elle. Sers-moi encore, mon cher génie. Ah! ce dernier bienfait furpaffera tous les autres. Les ennemis de Sadak travailloient depuis long-tems a fa perte. Ils ne ceffoient de répéter au fultan qu'il étoit imprudent de lui laiffer une époufe qui avoit au tröne de Bagdat des droits qu'elle tranfmettoit a fon mari, & qu'un homme tel que Sadak pouvoit faire valoir. Le prince avoit d'abord négligé ces avis ; il les écouta enfin; il fit arrêter Sadak. Des gens de loi vinrent lui apporter , dans fa prifon, uu S iij  ij$ Les S o u h a i t ij ordre'de répudier la princeffe , que le monar.que vouloit époufer. Sadak reconnut les bons offices de fon génie, figna Pacle avec tranfport, & fut confolé de fes fers. La princeffe, devenue fultane, voulut fe venger des mépris d'un homme qui avoit ofé devenir fon époux. Elle prolongea fa captivité , & la rendit plus dure. , ' .. L'infortuné Sadak regretta bientöt la liberté. II fe rappelloit fa vie paffee, les bienfaits d'Alla, &: ne favoit plus que défirer. II appella cependant fon génie. Que veux-tu, lui demanda celui-ci ? Te confuher, répondit Sadak; je me fuis trompé jufqu'a préfent; fais mon bonheur, fi cela eft poffible; je n'ofe plus m'en mêler. — Je n'ai plus .qu'un dernier fouhait a remplir. Choifis cette fois, & choifis bien. — Ah! fais ce choix pour moi; je me fuis fi mal trouvé de ceux que j'ai faits ! — je te 1'ai dit; mon pouvoir ne va pas jufques-la; le choix doit être le tien. — Je vois pien que j'ai eu tort de me mettre a la place de 3a providence , répondit Sadak, après avoir rêvé quelque temps; j'aurois dü m'en rapporter a elle. Remets-moi dans la cabane d'ou tu m'as iiré. Le génie Py tranfporta aufC-töt. Sadak retrouva fa demeure telle qu'il Pavoit kmfée, fes voifins yinrent le féliciter de fon re-;  C O N T E A R A B tl four, & lui firent 1'accueil le plustendre &le plus vrai; il en fut touché , il reprit avec plaifif fes anciennes occupations. Le même foir, en parcourant le défert, il fut attiré par des cris au bord d'un précipice ; un malheureux prêt a y tomber fe tenoit encore a quelques branches d'arbres, implorant le ciel, Sc ffir de périf aufli-töt que les forces lui manqueroien!, Sadafe accourt, Sc le délivre, non fans peins Sc fans danger.Le voyageur reconnoiffant le oomble de bénédittions; Sadak les entend, & jouit d'une joie pure qu'il n'avoit pas gcuté depuis longtems; il fe jette a genome, adore la providence , Sc remercie fon génie.  ARDOSTAN, CONTÉ. Sur les bords de 1'Indus s'élevoit un palais fuperbe qui, depuis plufieurs fiècles, fervoit de démeure auxfouverains de Bavah; ils yavoient réuni tout le luxe de 1'orient. Les batimens offroient a l'ceil étqnné les plus rares efFqrts de Part, & toutes les richeffes de la nature étoient raffemblées dans les jardins. Parmi les princes qui Pavoient occupé., les uns avoient été célèbres par leur magnificence, les autres par leur humanité, plufieurs par leurs victoires , & quelques-uns par le bonheur du peuple qu'ils avoient gouverné ; prefque tous avoient péri, viÖimes de Penvie & de la malignité. Les empereurs de PIndoftan, qui, en qualité de conquérans du peuple de Bavah, lui donnoient des maitres & les lui ötoient a leur gré , les avoient placés fur le tröne vertus le fuivit dans fa retraite &c embellit fa folitude ; il accompagna fon ame, lorfqu'au fortir de fon corps elle alla prendre fa place dans le féjour éternel des bienfaiteurs de l'hu» raanité.  a86 R O X A N E , CONTÉ PERSAN. IN E nous plaignons jamais de nos malheurs ; fouvent notre imprudence nous les attire ; regardons - les comme des moyens dont Dieu fe fert pour nous éprouver ou nous punir. La ville de Kinnoge, autrefois capitale de 1'Indoftan, a préfent détruite, avoit été prefque entièrement ruinée par la guerre ; fes habitans infortunés éprouvoient encore 1'horreur &la mifère qu'elle traïne a fa fuite; Béoffah, 1'un de ces mortels obfcurs & pauvres qui ne fondent leur fubfiftance que fur la charité publique,. erroit foible & languiffant dans les rues de cette ville défolée , implorant en vain des fecours. Un marchand, dont les richeffes n'avoient point fermé le cceur k 1'humanité, jetta un ceil de compaffion fur les bcfoins du jeune homme, & s'empreffa de les foulager ; il le recueillit dans fa maifon oü il lui donna un afyle, des habits & du pain; raaic.^ je louftraire au danger de l'oifiv^é, ü le chargea du foin de fes jardins, fu> ïefquels donnok rappart£rnent  Conté persan. 187 Un jour Béoffah, commencant fon ouvrage , appercut Roxane, la fille unique de fon bienfaiteur ; fortie des bras du fommeil, elle refpiroit 1'air frais du rratin ; fa beauté raviffante éblouit le jeune homme ; il oublia ce qu'il devoit k la reconnoiffance , & livra Ion cceur a 1'amour. Quel efpoir cependant pouvoit il former? Son obfcurité, fa pauvreté ne lui en permettoient aucun. Cette idéé cruelle 1'agitoit fans ceffe; elle le fuivoit au milieu de fes occupations;elle ne le quittoit point lorfqu'il 'es interrompoit * & fou\ent elle venoit troubler fon fommeil. Cherchoit-il k fe difiraire par des chants, les chanfons qui y avoient quelque rapport étoient toujours les premières qui s'offroient a fon fouvenir; il repétoit tréquemment celle-ci du prince d'Oriffa qui, dépouillé cie fon tröne , pourfuivi par fes ennemis , forcé de fe cacher fous divers déguifemens, devenu amoureux d'une femme qu'il avoit vue dans la ville d'Ugein , 1'avoit compofée pour loulager fes ennuis. » Malheureux prince ! faut-il que 1'amour » ajoute fes peines k tes malheurs! Je ne poflé» derai jamais la beauté que j'adore , ni la » couronne que j'ai perdue ; fous le déguifet» ment oii je fuis, peis je afpirer k fon cceur ? p Elle me croit it^digne d'elle; jq m'expofe a la  x88 R O X A N E, » mort en révélant mon rang, Sc je mourrai s*il » faut le lui cacher ». BéofFah chantoit ces paroles avec intérêt; Roxane en prit a Pécouter; bientöt elle penfa qu'il étoit ce prince d'Oriffa, dont les aventures avoient fait tant de bruit; elle 1'examina avec plus d'attention; il étoit beau, bienfait; elle lui trouva Pair noble & majeftueux ; fon imagination le lui fit regarder comme une perle brillante que 1'inconftance de la fortune avoit détachée d'une couronne. Flattée de fa prétendue découverte , a demi - confirmée dans une opinion qui commencoit a lui plaire, voulant écarter tous fes doutès, elle réfolut de le faire expüquer. Dans ce deffein elle fe pare avec plus de foin , léve fes jaloufies , confidère le jeune homme , prend plaifir a en être vue , & lui fait figne d'approcher. BéofFah accourt avec un empreffement qui la flatte ; fon embarras exprime fon amour ; Roxane s'en appercoit & rougit; elle veut lui parler & nefcait par ou commencer. Ses yeux diftraits tombent fur une grenade; elle lui demande ce fruit dont la beauté la tente; le jeune homme court 8c la cueille ; il la lance vers la fenêtre; il jouit de la vue de ce qu'il aime ; il veut prolonger ce plaifir; la grenade jettée manque toujours le but & revient fans ceffe entre fes mains; Roxane rit de cette maladreffe ,  C O N T E PERSAN, l8c> maladreffe, en foupgonne le motif & s'en applaudit. Si vous ne vifez pas mieux l la couronne, lui dit-elle en fouriant, vous porterez toujours ce turban. Béoffah n'entend pas le fens de ces mots. Quel rapport, lui demanda -1 - il , votre efclave peut - il avoir avec des cou! ronnes, lui, dont la plus grande ambïion eft de fervir la reine de la beauté ? — Aucun , reprit Roxane, j'ai feulement voulu faire allufion k un air que je vous ai entendit chanter, & dont les paroles conviennent k un prince malheureux. Un trait de lumière éclaira 1'ame de BéofFah; Üentrevit Terreur de Roxane & réfolut d'ea profiter; fa furprife même fervit k fon deffein. Infenfé que je fuis, s'écria-t-il avec une feinte* douleur! qu'ai-je fait ? L'unique confolation des infortunés eft de n'être pas connus; mon imprudence me 1'a ravie. A ces mots il fe retire dans un défordre afFeaé, & va planter d'un air chagnn fa béche fur la terre. Dés ce moment il neghge fon travail & ne s'occupe que des moyens d'affurerfon bonheur en trompant fon amante. Roxane cependant n'a plus de doute ; Béoffah eft un prince k fes yeux ; tout le lui confirme; le lendemain en ouvrant fa fenêtre , elle le voit couché au pied d'une haie, paroiffan£ Tome XXXV. T  &| Roxane, enfeveii dans un profond fommeil, mais agüté par des fonges; elle voudroit fcavoir quels font ceux qui 1'occupent; il articule quelques fons qui excitent fa curiofité; fon attention redouWe; elle entend enfin ces mots : malheureux prince d'Oriffa!... O Roxane!... O amour!... i e fiteflce fuccéde ; mais Roxane en a fuffifammeöï entendu; ces mots reftent dans fa mémoiré ; elle les explique , les commente , y ajoute , Sc, dupe de fon imagination, elle negligé 1'épreuve de la pierre de touche, Sc prend le plus vil des métaux pour de 1'or pur. Son efprit égaré ne voit plus que des palais, des trönes, des fceptres, des couronnes. Elle médite de 1'arracher k un état indigne de lui, tracé le plan d'une fuite dans laquelle elle dolt le fuivre , le communiqué k fon prince imaginaire qui 1'approuve Sc en preffe 1'exécution. L'imprudente Roxane oublie les inquiétudes qu'elle va donnerafes parens ; elle fe charge de fes bijoux les plus précieux, prend le cheval de fon père , Sc fe met en route avec fon amant. Elle traverfe avec lui les forêts les plus fombres;fon cceur timide, raffuré par 1'amour , ne craint plus ni les efprits qui errent au milieu des ténèbres, ni lés bêtes féroces qui peuplent les déferts. Quand Béoffah fe -crut affez éloigne de Kin-  C O N T E P E R S A N. 3.^ noge pour être a 1'abri de toutes pourfuites, il confidéra qu'il lui feroit difficile de fe déguifer long-temps, & craignit que Roxane ne découvrït fon impofture. L'amour, la terreur 8e 1'avarice rempliffoient a la fois fon ame; feul avec elle dans cette folitude , il pouvoit fatisfaire fa premièrepaffion, lui donner enfuite la mort pour sépargner fes reproches Se refter maitre de richeffes qu'elle avoit emportées ; a peine eut - il concu ce deffein, qu'il réfolut de 1'exécuter. Le feu des étoiles commencoit k palir ; le foleil naiffant doroit les bords de 1'horifon; le fcélérat arrête fon cheval, 1'attache k un ar'bre Se preffe Roxane de defcendre. Son ton , fes regards étonnent cette infortunée; elle n'y reconnoït plus 1'expreffion de l'amour ; 1'effroi s'empare de fes fens; elle le conjure de pourfuivre le voyage ; il ne Pécoute point; il la prend dans fes bras, Sc ne lui laiffe aucun doute fur fes coupables intentions; en vain elle lui rappelle ce qu'elle a fait pour lui, fa coufiance, fes bienfaits ; en vain elle réclame fa générofité, fa compaffion ; fa réfiftance augmente les tranfports du monftre infenfible k fes cris; il n'eft point attendri des larmes de fa viöime ; il aime a les faire couler; elles lui prêtent de nouveaux charmes. Roxane accablée veut orévenir fa honte 8c fe donner la mort; elle portoit fur elle T ij  19i Roxane, un poignard empoifonné ; elle le tire pour s'eri frapper; fon défefpoir, n'en veut qu'a les jours; elle refpede ceux du cruel; elle fe fouvient encore qu'elle 1'adoroit. BéofFah s'appercoit de fa rcfolution, tente de lui arracher le fer & n'y parvient qu'en fe bleffant mortellemenf, le poifon pénétre auffi-tót dans fes veines & éteirt fes forces; le lache expire dans des convulfions affreufes, délefpéré d'un effet fi prompt, & blafphêmantle del qui prévient fon horrible projet. Roxane, échappée a 1'opprobre qui la menacoit, plaint encore ce malheureux ; mais fes tourmens ne font pas a leur fin ; elle jette les yeux autour d'elle , frémit de la folitude qui 1'environne & détefte fon imprudence. Tout Vetfraye; fi le vent agite la forêt, elle croit entendre les hurlemens des bêtes féroces; elle s'attend a chaque inftant a en être la pr01e; elle yeut fuir & ne fcait oh porter fes pas ; elle traint de s'égarer; fon incertitude & fa terreur 1'arrêtent a la même-place; elle pleure, elle gémit & ne fe réfout a rien. . Pendant qu'elle s'abandonne a fon defefpoir, un bruit confus retentit dans les airs; elle porte fes regards versie ciel; & appercoit Gretiafrofe (mot perfan qui fignifie fpkndeur du monde) la reine des génies affife fur un char d'or, tire  CONTÉ PERSAN. 195' par des oifeaux, & environnée d'ine troupe nombreufe de fes fujets. I!s defcendent auprès de Roxane , 1'enlevent dans leurs bras 6c la portent a cöté de leur reine ; elle plane avec étonnement dans les cieux, regardant les nuages roulant fous fes pieds, 6c la terre fufpendue au milieu des airs. Elle paffe au-deffus des mers, &C découvre bientöt une ifle délicieufe, oü le char defcend Sc s'arrête; Gretiafrofe lui adreffe alors la parole avec un fourire enchanteur qui acheve de la raffurer. Je vous félicité de votre prochain bonheur, lui dit-elle, vous allez vivre ici avec les enfans de la lumière, jouir de leurs p^ifirs r Sc oublier le monde, fi vous vous accoutumez a nos moeurs > Sc fi vous vivez comme vous le devez. Des portes d'argent s'ouvrirent aufii - tot d'elles-mêmes; Roxane fuivit la reine dans des jardins enchantés , oii fes yeux s'arrêtèrent avec admiration fur des merveilles fans nombre ; les beautés de. la nature étoient jointes a, celles de 1'art; 1'une & 1'autre fembloient s'être unies pour produire les efFets les plus furprenans. Le palais dont dépendoient ces jardins étoit de criftal, Sc bati au milieu d'un lac; quatre ponts y conduifoient; la glacé , dont ils étoient compofés, préfentoit un chemin difficile T iij  294 Roxane, gliffant; ils aboutiffoient a des portiques fuperbes, ouverts aux quatre parties du monde. Roxane s'arrêta, effrayée , a 1'entrée d'un de ces ponts ; mais fa condu&rice lui prit la main, en fouriant, & le lui fit franchir fans danger ; elle la conduifit dans une falie fpacieufe & magnifique, éclairée par des luftres de diamans, & au milieu de laquelle s'élevoit un tröne invifiblement fufpendu. Gretiafrofe s'affit fur ce tröne , d'un air majeftueux, & , touchant une cloche d'argent, elle annoncji aux humains qu'elle alloit donner fes audiences. Auffi-tót les jardins furent remplis d'une multitude innombrable d'hommes, qui, fe preffant les uns les autres, retardoient leur marche. Plufieurs, en précipitant leurs pas fur les ponts, tomboient dans le lac, oii ils périffoient, tandis que d'autres, plus heureux, arrivoient au palais. Le premier qui fe préfenta fut un jeune homme : les rofes de l'amour coloroient fon teint; il jouiffoit d'une fanté floriffante ; le feu du défir brilloit dans fes yeux; il s'approche de la reine avec confiance, fe profterne & lui préfente fa requête ; elle ne contenoit que ces mots : une table fomptueufe, la coupe de la joie , & la beauté dormant dans mes feras, voila 1'objet de tous mes défirs; il fut  CONTÉ P E R S A N.' %^ fatisfait. On vit paroitre une table fervie avec autant d'abondance que de délicateffe; de jeunes femmes, égales auxPeris , fe préfenterent avec des coupes remplies de vins exquis ; elles fe mirent k danfer autour du jeune homme, qui, nageant dans la joie, s'enivroit a longs traits de toutes les voluptés. Mais bientöt il cbangea de vifage; les fleurs de fon teint fe fanèrent; le feu de fes yeux s'éteignit; il mourut vic* time de fes excès, & le dégout précéda fon dernier foupir. II fit place h un vieillard haletant, portant un fac fur fes épaules , & pliant fous le faix. Arrivé au pied du tróne , iH'y dépofe & 1'ouvre; il contenoit beaucoup d'or. Achève de leremplir, s'écria-t-il, & je mourrai content. A peine avoit-il parlé que la terre s'ouvrit devant lui, & lui montra des richeffes immenfes; le vieillard les contemple avec raviffement; il s'empreffe de remplir fon fac , le trouve trop •petit, & regrette de n'en avoir pas apporté un plus grand; il y fait entrer tout ce qu'il peut contenir, & foupire a la vue de ce qu'il laiffe. II entreprend enfuite de le charger fur fes épaules; fes efforts font inutiies, il s'afhed en 1'embraffant , & meurt fans vouloir le quitter. Dans 1'inftant un jeune homme qui fe laffoit T iv  H 296 Roxane, d'attendre , accourt & fe jette fur Tor, quife fond & difparoit , en ne laiffant que le fac vuide entre fes mains. Plufieurs autres fe préfentèrent; on vit enfin un phüofophe avec une barbe vénérable ; il tenoit un miroir d'une main, & de Pautre un livre. II y a foixantedix ans, s'écria -1 - il, que je cherche par le monde le pclais du bonheur; j'ai fuivi enfin les traces de la fageffe; elles m'ont conduit dans ce lieu ; je fuis arrivé au terme ; ö grande reine, fais-moi jouir de la fuprême félicité! Tu la mérites, répondit Gretiafrofe , &. dans Pinftant le vieillard tomba mort. Alors on vit entrer une foute prodigieufe de perfonnes des deux fexes; Roxane, attentive & ce qui fe paffoit autour d'elle, rêvoit h la demande qu'elle feroit è fon tour , lorfque la fouveraine des génies, laffe de 1'audience, s'écria : vous cbtiendrez tous le premier vceu que vous formerez. Dans ce moment les yeux de Roxane étoient fixés fur une émeraude d'un prix ineftimable. Au dernier mot de Gretiafrofe le palais s'évanouit; un bruit femblable a celui du tonnerre, fe fit entendre; Roxane tomba mourante d'effroi, & fe trouva fur le bord de la mer, en revenant a elle, avec la précieufe émeraude a fes cötés. Quel fut fon effroi quand elle reconnut qu'elle  C O N T E PEESAN, £97 étoit dans une ifle déferte, fans fecours, fans. afyle, fans nourriture; une troupe de finges monftrueux, qui habitoient ce lieu fauvage , vint ajouter a fa terreur; perfécutée par ces animaux cruels & malins, elle attendoit Ia mort, lorfqu'un lion fortit de la forêt & les mit en fuite; fon épouvante redouble a cet afpecl; mais le monftre, dépouiüant fa férocité, s'approche de Roxane, Ia flatte de fa queue terrible & lui lèche les mains ; ce fut un nouveau genre de fupplice pour cette infortunée; la langue rude & groffière du lion meurtriffoit les mains qu'il fembloit careffer ; Roxane, pour s'en débarraffer, tente de fe lever & de fuir; mais 1'animal farouche 1'arrête par le bas de fa robe , & la contraint de refter aflife fur la terre. Roxane , épouvantée , n'ofoit porter fes regards fur le lion , qui ne la quittoit point; elle fongea au poignard empoifonné qu'elle avoit confervé; mais elle n'ofa pas s'en fervir pour fe délivrer de fon terrible compagnon ; elle lui devoit la vie ; il ne Pattaquoit point; elle fe fouvint qu'elle avoit encore fa boite a bettel qu'elle avoit remplie d'opium avant de fortir de la maifon de fon père ; elle mit dans fa main le fomnifère puiffant, & le préfenta au lion , qui le prit & en éprouva aulïi-töt 1'effet. Elle  i$8 Roxane, profita de ce fommeil pour fe mettre en liberté; en avaneant vers la mer , elle appercut un vaiffeau qui venoit k cette ifle, elle détacha fon voile, & s'en fervit pour faire des fignaux. Le commandant du navire defcendk fur le rivage; qui es-tu , lui demanda-t-il d'un ton brufque, qui t'a conduite dans ce lieu défert? —Vous voyez une infortunée dont 1'hiftoire eft trop longue pour vous être racontée; daignez me conduire dans une terre habitée; vous entendrez alors le récit de mes malheurs; vous me plaindrez; vous connoitrez toute Pétendue du fervice que vous m'avez rendu. Le capitaine, homme farouche, avare $£ fans humanité, incapable de rendre un fervice gratuit, n'entendant point parler de récompenfe , lui répondit avec dureté qu'il avoit un long voyage a faire, que fes provifions étoient prefque épuifées, qu'il n'étoit venu dans cette ifle que pour tacher de s'en procurer de nouvelles , & non pour fe charger d'une bouche de plus. II alloit fe retirer en achevant ces mots, lorfqu'il appercut les bijoux dont Roxane étoit parée ; il s'arrête , réfolu de fe les approprier, & de profiter de fon infortune; il lui demande ce qu'elle lui donnera pour fon paffage. II faut donc payer vos fecours, lui ditelle ; puifque vous aimez les richeffes, prenea  CONTÉ PERSAN. 299 ces Joyaux. Je tiens ce diamant de ma mère ; elle le porta le jour de fon mariage ; elle efpéroit le voir a mon doigt dans la même circonftance. Cette bague eft a vous, un devin m'affura qu'elle étoit un préfervatif contre Pingratitude; 1'expérience ne m'a que trop appris a me défier de fa prédiction. Recevez auffi cet anneau : un derviche voyageur me le remit, en me difant qu'il me tireroit un jour de 1'embarras le plus affreux. Prenez encore ces boucles d'oreilles , ce collier , ces bracelets, cette chaïne d'or, prenez tout. Lorfque le marin eut recu tous ces omemens , il lui demanda fi elle n'avoit rien de plus. Je 1'avois oublié, répondit Roxane avec impatience ; il me relle une émeraude; regardez fon éclat; mais puifque 1'avarice & la mer ont la même avidité, je partagerai mes dépouilles entre elle & vous; en parlant ainfi , elle la jetta dans les flots. Le commandant, que la vue de cette pierre avoit ébloui, pouffa un cri en la voyant échapper de fes mains; il déchira fes habits, &, repouffant Roxane avec fureur, il remonta fur fon vaiffeau , qui mit fur le champ k la voile. Les fcélérats ne jouiffent pas long-temps du fruit de leurs méchancetés; le ciel, vengeur du crime, a toujours le bras étendu fur eux;  300 Roxane, un nuage parut fur Phorifon, & le rempüt bienröt tout entier ; la foudre qu'il portoit dans fes flancs s'échaufFe , s'embrafe öc gronde ; les vents, déchainés fur les mers, entr'ouvrent leurs abimes qui engloutiffent le vaiffeau & le monftre qu'il portoit. Roxane , a la vue de 1'orage, s'étoit mife k 1'abri dans une caverne ; elle en fort auffi-töt qu'il eft diffipé ; les vagues apportent fur le rivage les débris du navire ck quelques provifions, dont elle appaife la faim qui la dévore ; elle appercoit le corps du capitaine qui Pa dépouillée fi inhumainement; fes yeux s'arrêtent fur un petit fac attaché a fa ceinture ; 1'efpoir d'y trouver quelques nouveaux alimens la porte k s'en faifir ; elle 1'ouvre & n'y trouve que fes bijoux ; elle les revoit avec plaifir , & s'en pare encore ; fon anneau lui paroït fauffé, elle effaye de le redreffer, il fe rompt entre fes mains. La terre tremble autour d'elle; fes yeux 1'emblent fe couvrir d'un voile ; elle ne voit plus, mais elle entend ces mots : celui qui t'a donné ce joyau me force k fortir du centre de 1'abime pour te fervir; parle , que veux-tu de moi ? Roxane lui répondit: Génie facré y ou qui que tu fois , 1'anneau que j'ai rompu eft le préfent d'un derviche dont j'ai foulagd 1'infortune; il me quitta en m'affurant qu'il me  C O N T E P E R S A N. 3OI' fèroif utile, fans s'expliquer davantage. Je vois fa prédiction accomplie; daigne me tirer de cette ifle. A ces mots, elle fe fentit enlevée dans les airs, & fe trouva bientöt fur la terre ferme ; elle crut fes malheurs finis ; la campagne, chargée de fleurs & de fruits , lui ofFroit un fpeétacle raviffant. Elle marchoit pour fe rendre dans quelque lieu habité , lorfqu'elle vit paroïtre une créature k figure humaine qui s'avancoit en danfant, & qui fut fuivie d'une multitude d'autres ; c'étoit les femmes des Bunmanoès qui habitent les montagnes du Décan, efpèce de peuples fauvages qui paroiffent a peine fupérieurs aux brutes. Dés qu'elles eurent appercu les diamans de Roxane, elles fe jettèrent fur elle pour s'en emparer. En défendant fon anneau, elle le rompit une feconde fois; le génie parut, & fa préfence fit prendre la fuite a ces femmes. II demande a Roxane pour quelle raifon elle 1'a rappellé; elle fe profterne; elle le fupplie de la porter dans la demeure de fon père. Le génie obéit, &t Roxane , en ouvrant les yeux, fe voit dans un tombeau qu'éclaire une lampe funébre. Elle frémit,& ne doute plus que fa fuite n'ait donné la mort a 1'auteur de fes jours; elle arrofe de fes pleurs le marbre qui le  301. Roxane; couvre, & ne voit point fa mère qui, vêtue de deuil, étoit venue renouveller Phuile de la lampe, & jetter des fleurs fur la tombe de fon époux. Surprife a 1'afpecT: de fa fille, elle poiiffe un cri; prête a voler dans fes bras, elle s'arrête; &, lui montrant ce lieu lugubre, elle femble lui dire avec douleur : c'eft ici que tu as conduis ton père! Roxane entend ce reproche terrible, fe jette a fes pieds, & fait parler fes larmes & fes remords; fa mère attendrie la relève & Pembraffe ; elle écoute le récit de fes triftes aventures, & la ramène dans la maifon paternelle. Roxane mérita fes bontés; elle ne fe fouvint de fes égaremens que pour les détefter; la raifon, la vertu, fes devoirs furent la règle de fa vie que Pimprudence , 1'erreur & 1'imagination ne troublèrent plus.  333 M IRZ AH, CONTÉ MO RAL. J e fus un jour me promener aux environs de Bagdad. La folitude dulieu,le jour qui étoit fur fon déclin, la campagne oii regnoit un pró« fond filence , tout confpiroit k donner a mon ame cette douce trifteffe qui porte avec elle le plus grand des biens, celui de réfléchir. Bientöt mes penfées fe tournèrent fur le bonheur qui femble accompagner les méchans , 8c fur l'införtune qui accable la vertu gémiffante. Toutes les fcènes de 1'injuftice , 1'amertume des malheureux qui implorent en vain le fe» cours de Populent, le bonheur 8c la joie des ïnfenfés; enfin, tous les malheurs attachés & 1'humanité fe retracèrent en foule a mamémoire, 8c arrachèrent d'ardens foupirs k ma poitrine oppreffée. Des larmes de compaffion 8c d'attendriffement inondoient mes joues tremblantesj 8c, furchargé d'ennui, effrayé du partage inégal qui fe trouve entre les hommes , je m'oti» bliai jufqu'a murmurer contre la providence»  '304 M I R 2 A H , Dieu ! m'écriai-je , pourquoi tes oreilles fontelles fermées aux foupirs, aux cris de tant d'infortunés? pourquoi tes yeux paternels ne voientils pas le be ..m des malheurerx ? pourquoi ta providence a t elle créé des êtres pour les rendre miférables?pourquoi 'es a-t-elle doués d'une raifon qui ne fert qu'a leur faire connohre 1'étendue de leur mlfère ? pourquoi le vice triomphe-t-il avec impunité? qu'a fait !a vertu pour être aceablée de chaïnes ? pourquoi Pinnocent fouffre-t-il, tandis que le criminel heureux jouit en paix du fruit de fes forfaits ? Je parlois encore lorfque d'épaiffes ténèbres m'environnèrent. La frayeur me faifit, mes genoux fléchirent, & la terre fembla s'entr'ouvrir pour m'engloutir. Des éclairs redoublés , fuivis d'effroyables coups de tonnerre , fembloient annoncer la deftruchon totale de la nature entière. La foudre embrafa les cöteaux & leslieux d'alentour. Je fentis alors que j'avois pêché; & , n'attendant plus que la mort, je me jettai la face contre terre, en invoquant Allah, le dieu de miféricorde. Un rayon de lumière , traverfant 1'obfcurité dont j'étois entouré,me laiffa voir un génie tout brillant de clarté. Je le reconnus pour un meffager de 1'éternel ; c'étoit le léraphin Albunoh, le favori de 1'être des êtres. Suis-moi, Mir{ak} & cejje d'ofenfcr la  Conté moral: 307 la providence. II dit & j'obéis. II me conduifit en un inftant au pied d'une chaine de montagnes efcarpées , dont les cimes paroiffoient fe perdre dans les nues. Jamais rien de fi effrayantne s'étoit offert k ma vue. Drsrochers entaffés les uns fur les autres tbrmoient un cöté de cette montagne , au fommet de laquelle 1'ceil le plus percent ne pouvoit attcin. dre. Les rugiffemens des lions , les cris des tygres, habitans de quelques cavernes que! ture avoit formées dans le roe , re au loin & ajoutoient ;; L'horrétU d< Mes regards errèrent de tous cutcs, fans trouver de route qui put nous conduire fur cette montagne. Je vis des voyageurs qüi effayoient de gravir ce roe , plufieurs d'entre ces ma!heureux tombèrent dans d'affreux précipices; ils cherchoient k fe relever, mais leur foiblefle trahiffant leur courage , ils retomboient fur les fables brülans, & devenoientla proiedes bêtes féroces ; ceux qui s'échappoient a leurs dents carnaffières fe trainoient dans les antres oü une mort auffi crueile les attendoit. Je friffonnois du deftin qui fembloit m' être réfervé, Mon célefte guide me fit connoitre par un fourirfe, qu'il n'ignoroit pas quelle étoit ma frayeur. La providence , Mirzah, rae dit il, punk les téméraires qui veulentpénétrer dans fis de- ■ Tome XXXF. y  306 M I R Z A H , crets adorabhs. Les jufles Je mettent fous fa proteüion, & ne craignent point tadverjitè. II me prit enfuite par la main & me conduifit au cöté gauche de la montagne, ou il me fit remarquer une ouverture que je n'avois pas appercue. Je vis une allee fpacieufe & commode : a peine eümes-nous fait quelques pas, que je fus enchanté de la vue d'un fi beau lieu. L'intérieur de la montagne étoit auffi charmant que les dehors étoient affreux. Un mur d'une blancheur éblouiffante, formé par cerocher , précédoit des allées de verdure qui aboutiffoient a un labyrinthe, au milieu duquel s'élevoit un fuperbe batiment. Ces agréables avenues étoient terminées par un très-beau bois, & par des prairies émaillées de fleurs. Nombre de ruiffeauxlestraverfoient, couloient en murmurant & faifoient mille tours dans le labyrinthe : leurs eaux argentées rouloient fur des cailloutages & retomboient en cafcades. Le chant des oifeaux, le murmure des eaux , Je parfum des fleurs, tout fe réuniffoit pour faire goüter , aux ames pures , mille fenfations agréables. Ce lieu étoit 1'image de 1'afyle délicieux réfervé aux vrais croyans , lorfque, quittant cette vie paffagère , ils jowiront des ineffables douceurs promifes dans le divin aljcoran.  C O N T E M O R A L. 307 J'étois encore occupé de cet afpedt enchanteur, lorfque mon guide me fit entrer dans le labyrinthe dont le batiment, qu'on appercevoit du bas de la montagne, occupoit le milieu. Parvenu au centre, je regardai avec furprife les détours immenfes que j'avois parcourus; les routes qui y conduifoient étoient fi femblables, que tout autre qu'un immortel n'eüt pu me guider, Nous parvïnmes enfin au Temple du Dejlin, ainfi fe nommoit ce fuperbe édifice. Les portes s'ouvrirent d'elles-mêmes a notre approche, & fe refermèrent fitöt que nous fumes entrés. Surpris de ce prodige , je tournai les yeux fur le Sérapkin, qui me dit que rien ne pouvoit les ouvrir ni les refermer ; mais qu'elles obéiffoient a la fuprême volonté d'Allah , lorfqu'il daignoit permettre 1'entrée du temple a quelque mortel choifi. Sur le frontifpice étoient gravés ces mots , en lettres dor: Dieu tfljufle & fes dejfeins font impénétrables , comme lui. Le temple étoit fans ornement; 1'art, nï la main des hommes n'avoient point eu de part a fa conftruöion. Deux rangs de colonnes de marbre blanc foutenoient la voute : un autel d'albatre s'élevoit dans 1'enfoncement. A la place de 1'image de la divinité, un nuageformé par des parfums mpntoit vers le ciel, & exha- y ij  308 M I R t A M , loitl'odeurla plus exquife. A la droite del'autel étoit une table de marbre noir , qui faifoit face a un grand miroir de criftal. Le féraphin Albunoh me dit encore ce peu de mots , en me conduifant vers 1'autel: apprends ici, Mirzab, que la providence ne fait jamais le malheur des humains , qiül n en üfuite pour eux un plus grand bien. II dit & difparut. Je me trouvai feul dans celieu facré; une joie douce fe répandit dans tous mes fens , jedevins un autre homme. Je me profternai fur les marches de 1'autel, & la, ' j'implorai la mifcricorde du dieu de Mahomet, & je mis mon ame entre fes mains. A peine avois-je fini ma prière , qu'une voix majeftueufe fortit de 1'autel redoutable, & me fit entendre ces paroles: Leve - toi, Mirzab, regarde, lis & redens. Je portai mes yeux fur le miroir, j'appercus le plus cherde mes amis ; Abdalah, cet homme dont j'admirois la vertu, & dont 1'indigence m'arrachoit fouvent des larmes amères. Je le vis dans fa chambre, pauvre, dénué de tout: d'un de fes bras il foutenoit fa tête languiffante, des larmes amères couloient le long de fes joues vénérables. Qu'ils étoient juftes ces pleurs ! Quatre enfans, en bas age , étoient k fes pieds, & , par leurs cris , lui demandoient du painjlecinquième, fon bien-aimé, attaqué  CONTÉ MOR AU 30$ 'd'une dangereufe maladie, la tête renverfée fur fon fein , expiroit dans fes bras faute de fecours. Ce n'étoit pas encore affez pour 1'infortuné Abdallah. Sa femme , cette moitiéde luimême , qu'il aimoit fi tendrement , qui, par fes défordres étoit feule la caufe de fes malheurs , ce monftre ofoit, par des reproche* injuftes, augmenter fes peines en 1'aecablant d'injures &c lui donnant des noms odieux. Ce malheureux ne peut foutenir tant de douleurs amères ; il fuccombe, & veut fe donner lamort pour terminer a la fois & fa vie & fa mifère. Prêt a fe donner le coup mortel, il laiffe tomber un regard paternel fur fes enfans. Cette vue le rappelle è lui-même , h fes devoirs; ilpart, vole, & veut tout entreprendre pour foutenir la vie chancellante des êtres malheureux qui lui doivent une exiftence qu'ils n'ont jamais fouhaitée. Un ami a qui il avoit fait obtenir un pofte confidérable , fut le premier chez lequel il porta fes pas: Cet ingrat roug-it 1 de connoitre Abdallah. H craint, héfrte, ne fait s'il doit recevoir cet homme dont les vêtemens déchirésannoncentTinfortune; il trem-. ble qu'un entretien avec un pauvre ne le faffe méprifer d'amis auffi méprifables que lui. II fedécide enfin , il effaie de fe juftifier aux yeux de fon bienfaiteur; ilJ'accabLe de ces politeffes  3 to M 1 R Z A H J froides qui réduites k leur jufte valeur , ne font que des infultes ; il lui repréfente fon impuiffance, & finit par le prier de chercher quelqu'autre occafion oii il puiffe lui être utile. Mon ami fe retira accablé de douleur : 1'ingratitude de ce lache contempteur fembloit 1'anéantir. II étoit prêt d'entrer chez un autre ami, lorfqu'un de ces créanciers 1'aborda. Abdallah le fupplia d'avoir pitié de lui, de vouloir lui donner un peu de tems , promettant de !e fatisfaire avec exactitude. Ce barbare, loin de fe laiffer attendrir, lui reprocha le léger fervice qu'il lui avoit rendu , & le menaca de le faire expirer fous les coups, s'il ne le fatisfaifoit au plus vite. Cet homme étoit riche , raifon effentielle pour fe taire; trop heureux encore qu'il n'eüt point effectué fes menaces. Abdallah, après bien des peines , amaffa enfin un afpre , il courut chercher du pain, de quoi raffafier fa familie , & remercia la providence qui 1'avoit ainfi fecouru. La trifteffe, 1'étonnement me firent jetter un grand cri , & 1'excès de ma douleur étouffa jufqu'a mes plaintes. Le hafard me fit jetter les yeux fur la table de marbre noir, des caractères d'or tracés par une main invifible parurent tout-a-COup , & je lus : regarde & juge. Mes yeux fe fixèrent fur Ie miroir \ & furenï  CONTÉ MORAL. 311 agréablement furpris du prompt changement qui s'étoit fait. Ce n'étoit plus le malheureux Abdallah, mais aufli n'étoit-ce plus le jufte, le fincère ami de 1'humanité. C'étoit Abdallah énivré d'un torrent de bonheur, qui, entrainé par 1'exemple, avoit étoufféj tout fentiment de vertu & d'humanité. II maltraitoit fes efclaves, fermoit 1'oreille aux cris de 1'indigent, & payoit 1'amitié, de fauffeté&les fervices recus,d'ingratitude. Je détournai mes yeux avec confufion, & je lus cesmots : Souvent les gens vertuzux fouffrent, paree qu'il leur ejl avantageux de foufjrir. La. providence, en leur donnant la pauvnté & les befoins , donne a. chacun ce qui, feul, peut faire fa félicité. Je confidérois le miroir avec plus de tranquillité, lorfqu'un nouvel afpeft vint me replonger dans mes doutes & dans mon incertitude. Je vis paroitre ma malheureufe patne dévaftée par la guerre & les cruautés qu'elle entraine a fa fuite. Cette fuperbe ville , ces remparts , ces tours qui s'élevoient jufqu'aux nues, tout a difparu , on n'appercoit plus qu'un affreux défert, & l'teil étonné s'arrête fur des monceaux de pierres quel'herbe couvre déia, feuls veftiges, hélas ! d'une grandeur paffagère ! des torrens de fang coulent & rougiffent les eaux de ces ruiffeaux, jadis fi agréables. Des V iv  312 Miuah; milliers d'hommes tombent fous le glaive ; les flammes, la faim , ont détruit ce crue le fer avoit épargné, & c'eft en vain que tant d'infortunés élèvent leurs cris ! des milliers d'hommes , mécriai-je tout hors de moi, font donc les vielimes d'une ame inhumaine & barbare \ Je lus auffi-tot, fur la table du deftin, un pays corrompu merite que la main d'un dieu irrité s'appefamiffe fur lui; 6* quant au petit nombre de juf es, la providence , en. les ótant du monde, leur affure un port a l'abri des tempé tes. La vue du palais de Méhémet Baffa interromplt les réflexions auxquelles je me livrois. Son éclat étoit trop grand pour que mes yeux n'en fuffent pas frappés. J'avois fouvent foupiré du bonheur dcnt jouiffoit cet homme inique. Des emplois les plus vils, i.1 étoit parvenu, aforce de crimes, jufqu'a la dignité de premier miniftre. Tout 1'empire gémiffoit, accablé du fardeau de fes. concuffions , &c ce barbare rioit de voir couler les larmes qu'il faifoit répandre. Chaque jour étoit marqué par un forfait nouveau, & chaque attemaf du jour furpaftbit celui de la veille. Son palais étoit devenu 1'afyle de la baffeffe & des 'viess. Ses vaiffeaux étoient au port, charges dc riehefiés immenfes ; fa félicité faifoit 1'entreiien de la cour & de ia ville «JejBagdad, Si on rencqntroit un ami pour qui  CONTÉ MORAL.' 31J on s'intéreflbit, on lui difoit : Puiffe-tu devenir auffi htureux que Méhemet. Je le vis , cet homme vil, dans toute fa fauffe fplendeur ; il donnoit un fuperbe feftin ; fes loches adulateurs fe profiernoient devant lui ; & , tel baifoit la tracé de fes pas qui, non-content de foupirer en fecret, le maudiffoit au fortir de chez lui. Ses immenfes richeffes étoient le prix de fes injuftices. La fubftance du pauvre fervoit a fa nourriture ; fa coupe étoit pleine des larmes de la veuve , & fes flatteurs poffédoient les biens de 1'orphelin. II enrichiffoit fes concubines des dépouilles de la malheureufe province confiée a fes foins. Son paffe-tems le plus doux étoit de voir le fupplice de ceux qui , aux dépens de leur vie, ofoient parlerlelangage de la vérité. Un jour , qu'il prenoit ce barbare plaifir, on lui apporta Ia nouvelle que le fultan, fatisfait des fervices qu'il avoit rendus a 1'état , lui donr.oit encore un gouvernement. Je lus : fi le crïminel ejl heureux, fa chüte en fira plus terrible. Je voulois détourner ma vue de ce mon^re, lorfque la fcène changeant, je 1'appercus dans un arrière cabinet. Quelle diltérence ! Méhémet étoit abattu , & portoit toutes les marqués d'une profonde mélancolie.II jöignoittriftement les mains, ces mains mêmes qui s'étoientfifoLH  514 M I R Z A H ï vent baignées dans le fang de 1'lnnocent. IV avoit devant lui les marqués de fa dignité; il les fouloit aux pieds avec une rage incroyable, Ses'abandonnoit aux foupirs 6c aux larmes. Je fus furpris de ce changement. Je defirois d'en favoir la caufe , lorfque fon favori, entrant dans fon cabinet, me mit k portee de fatisfaire ma curiofité. Une de fes créatures 1'informoit qu'il avoit perdu les bonnes graces du Prince ; que s'il n'ufoit de diligence , on ne lui répondoit pas de fa vie. Son infame favori s'approcha de fon maitre, lui dit quelques mots que je ne pus entendre , mais ils plürent a ce barbare qui ordonna aufli-töt de faire venir fa fille. Fatime parut. Elle étoit auffi vertueufe que fon père étoit criminel. Ce ne fut qu'avec des tranfes mortelles qu'elle fe prépara a 1'écouter. Ellefe vit deftinée a facrifier fa vertu. aux defirs effrenés du fultan que fes vices lui faifoient haïr, pour fauver a fon père la jufte punition qu'il méritoit. Elle tomba k fes pieds, les arrola de fes larmes ; mais ce fut en vain , un regard terrible ne lui laiffa que le parti de 1'obéiffance. Elle obéit donc , devint malheureufe , & le chagrin de devoir la vie k un auffi méchant père,la conduifit bientöt autombeau. Quoique Méhémeteüt écarté 1'orage, il n'étoit pas fa- \  CONTÉ MORAL. 315 tïsfait. Son fommeil étoit inquiet; il ne fe couchoit jamais fans être cuiraffé. Ses craintes le fuivoient par-tout; il ne trouvoit de repos en nul endroit. Souvent il jettoit des cris percans qui répandoient Palarme dans le palais. S'il furprenoit fes efclaves dans le fommeil, il fouhaitoit leur félicité. Lejour paroiffoit, Méhémet en étoit charmé; mais fes tourmens n'en étoient pas moins vifs. Il croyoit toujours qu'il trouveroit la mort au lieu des alimens qui prolongeoient fa coupable vie. Jamais il ne paffoit dans Pappartement de fes femmes , fans craindre quelque trahifon. Entouré d'un vain éclat qui cachoit fa trifteffe aux yeux du peuple , s'il appercevoit un air fatisfait fur le vifage de ceux qui 1'approchoient, il s'intriguoit , s'agitoit, penfant que fa perte prochaine leur donnoit l'air de contentement qu'il croyoit avoir remarqué. Je ceffai de faire attention k fes aftions, & je lus ce qui étoit nouvellement tracé fur la table du deftin : La paix nhabite pas la maifon du mêchant. Il ne voit que fa peinef & s,oppofe lui-même a. fa félicité. J'adorois en füence la juftice de la divine providence , lorfqu'un grand bruit, qwi frappa mes oreilLes, m'obligea de me relever. Je vis, avec étonnemefit, que le palais , les jardins de Méhémet avoientdifparus;a leur place s'élevoit  316 M i r z a h ; «ne vapeur infecte qui fe répandoit par toute la contrée. Des hurlemens affreux me glacèrent d'effYoi. Les mots fuivans éclaircirent mes doutes : Semblable a la pouffïkre qui couvre la furface de la terre , un vent fort Ca. fait difparaU tre , & la poftérité doutera fi fon exiflence fut rèelle. Cette vifion étoit trop frappante pour que je puffe Poublier. Je confidérai les décrets immuables de la providence ; je la juftifiois, &. me croyois incapable de douter encore. Dans le même inftant je vis Tarick & Tirza , amans auffi vertueux que tendres. Tirza ne devoit point fes charmes a 1'éclat de la parure; les pierreries dont elle étoit ornée, ne pouvoient augmenter fes attraits, & la beauté de fon ame furpaffoit encore celle de fon vifage. L'heureux Tarick étoit a fes pieds , il 1'examinoit v la contemploit, & ne pouvoit lui exprimer 1'excès de fon raviffement. Un regard de 1'adorable Tirza , un fourire faifoit paffer dans. 1'ame de fon amant une aimable & pure volupté* Un baifer dérobé la fit rougir ,. & Tarick chercha,& lut dans fes yeux le pardon de cette innocente Uberté. Leur fjlence exprimoit leurs mutuels fentimens, & peignoit bien mieux leur charmante fituation que n'auitoit pu faire le: difcours le mieux arrangé. L'amour conteo^  CONTÉ MORAt: 317 n'a pas befoin d'expreffion; un regard , un foupir lui fuffit. Mon cceur palpitoit d'une tendre joie ; j'étois ravi de voir deux cceurs formés pour l'amour & pour la vertu. Eh ! comment 1'ami de Phumanité ne feroit-il pas pénétré de cette douce fatisfa£tion , a 1'afpeö de l'amour vertueux & fortuné ? L'entretien qu'eurent enfuite les deux amans , porta ma fenfibilité au plus haut degré oü les mortels puiffent atteindre, Quelle nobleffe , quelle élévation de fentimens ! les décrire, ce feroit les arfbiblir. Que les ames fenfibles fuppléent a mon filence! Tarick & Tirza poffédoient d'immenfes richeffes ; 1'ufage qu'ils en faifoient les leur rendoient précieufes. Le jour de leur hymen , ce jour même oü je les vis, étoit deftiné a faire la félicité de fix jeunes perfonnes de 1'un & del'aute fexe : les amans les dotèrent , & jouiffoient alors du contentement attaché aux bienfaits. Ils s'entretenoient avec volupté d'une aöion fi belle; des larmes de joie couloient de leurs yeux attendris. Ils fe parloient, fe félicitoienr, &C remercioient la providence des biens dont elle les gratifioit. Ils firent le plan de la vie qu'ils vouloient mener. Que d'infortunés fecourus ! que d'indigens arrachés k 1'horreur de la mifère! Leurs enfans devoient être formés de bonne heure k la vertu; ils auroient fait la  31S M I R Z A H, félicité des humains & la confolation de leufs1 parens. Au milieu de leurs traniports , ils fe profternent la face contre terre , & demandent au fouverain êti-e une poftérité vertueufe. Ils prioient encore, lorfque le plafond du falon cü ils étoient, fe rompt & tombe en partie fur ce couple infortuné. Tirza effrayée, s'élance dans les bras de fon amant. Tarick fe feroit aifément fauvé, mais la vie de Tirza lui eft plus chère que la fienne propre; il veut la fauver ou périr avec elle. II la ferre dans fes bras, veut fuir; déja il étoit a la porte, lorfque 1'autre partie du plafond tombe avec fracas, 8c change les fêtes d'hymen en pompes funèbres & les myrthes en cyprès. Saifi d'horreur, je reftai immobile, les yeux fixés fur les décombres qui couvroient les corps de ce que le monde avoit de plus parfait. Je defirois p3rtager leur fort malheureux , j'aurois donné ma vie pour les rendre a la lumière. Je tournai les yeux fur la table du deftin, & je lus : L'homme aveugle ne voit que le préfent. La providence connoit l'avenir. La mort fut la récompenfe de ces tendres & vertueux amans. Ils entroient dans une carrière pénible, leurs defeend ans les eujfent mis a la plus forte des épreuves. Mon cceur fut entièrement réfigné aux ordres de la providence, Mes yeux errèrent fur le  CONTÉ MORAL. 319 miroir, & je vis de quoi me conflrmer dans mes réfolutions, Le jeune Témur, l'homme Ie plus volnptueux de Bagdad, parut a fon tour. II entra dans fa chambre avec une démarche précipitée qui marquoit la préoccupation de fon ame. La colère, la vengeance, le défefpoir fe peignoient tour a tour fur fon vifage. II fembla quelque tems indécis, enfin il tira de fa poche un papier, & renverfa la poudre qu'il renfermoit, dans une taffe de Sorbet qui étoit devant lui. Oui! s'écria-t-il, ce poifon tfi le feul moyen de me fauver de mon propre défefpoir! L'infidèle Roxane me préfere l'indigne Valid : Mon père lui-même, mon père s'oppofe a ma félicité : mes créanciers me veulent faire périr dans les cachots : prévenons donc leurs deffeins , ceux de Roxane, ceux de mon père, vengeons-nous & mourons ! il portoit la taffe a fa bouche; j'en étois charmé, j'aurois voulu que ce monftre n'eüt jamais exifté. Lorfqu'il s'écria tout a coup: Quoi! je mourrois fans mêtre vengé de Valid? Non ! qu'il meure avant moi, que ce breijvage ferve a fa perte, que je le voie expirer & je mourrai content! II remit la taffe fur la table & fortit. Peu de momens après, fon père entra. On lifoit fur la face de cet honnête vieillard le chagrin que lui caufoient les écarts de fon fils. Une canne foutenoit fon corps affoibli par Page. II  310 M I R I A H J fe laiffa tomber fur unfiège, comme un homme accablé de douleur. Sa foibleffe, fon air refpeöable , fon age m'intéreffèrent tellement k fon fort, que s'il eut dépendu de moi, j'euffe fauvé fes jours profcrits par fon indigne fils. Le malheureux vieillard vit le forbet, le prit, 1'avala & mourut. Je me foumis entièrement aux decrets éternels, la providence m'en récompenfa par ces mots : La punition ejl fouvent differée, mais elle ne manque jamais. Le père de Témur féduifit fon fils ; il étoit jufie que Témur fut l'inftrument de la pene de fon père. A peine avois-je lu ces lignes qu'elles s'effacèrent, & ce peu de mots furent tracés : confidère le tout & juge équitablement. Je me retournai vers le miroir, &' je vis une grande ï!e qu'un large torrent partageoit en deux parties égales. La partie de 1'ile qui étoit a la droite du torrent avoit une grande prairie au bord de laquelle étoient conftruits de magnifiques palais entourés de fuperbes jardins. Le cöté oppolé n'offroit aux yeux que des fables arides. Nombre de fleuves fe déchargeoient les uns dansle vafte Océan, les autres grofiiffoient le torrent qui divifoit 1'ile, L'üe entière étoit habitée; mais les occupations de fes habitans n'avoient aucune reffemblance. Au cöté droit du torrent étoit le féjour  Conté m o r a l. 3U féjour de la joie & du contentement : on le nommoit 1'ile de la Félicité. Les concerts, les bals faifoient la feule occupation des habitans de ce beau féjour. J'en remarquai cependant plufieurs qui ne paroiffoient pas être fatisfaits ; il y eh avoit bien peu qui goütaffent de bonne foi tous ces amufemens. je vis des perfonnes dont la pature recherchée annoncoit le goüt des plaifirs Sc qui les fuivoient cn tous lieux„ L'inquiétude étoit peinte fur leur vifage. J'en découvris bientöt la caufe. Ils nourriffoient des ferpens qui empoifonnoient leurs alimens* Les habitans qui reftoient dans leurs magnifiqües palais étoient tourmentés de maux d'au"tant plus dangereux qu'ils font trouver la mort au milieu des plaifirs. D'autres entourés de tout ce qui flatte les fens, n'avoient que la faculté. de voir la félicité de leurs compagnons, fans pouvoir la partager.Les plus ridicules me parurent ceux qui fuivoient certaines lueurs trompeufes qui fe font voir Sc difparoiffent tour a tour, jufqu'a ce qu'elles caufent la perte de ceux qui s'en laiffent éblouir. Quelques-uns laffés, raffafiés de 1'ombre de la volupté, fe jettoienf dans le torrent Se nageoient vers 1'autr'e bord qui portoit le nom d'ile du Malheur. On n'entendoit que cris, que plaintes dans ce féjour infortuné. Tous les habitans courbés fous le Terne XXXV, x  M I R Z A H , poids d'un énorme fardeau, brülés par 1'ardeur du foleil, jettoient des cris confus, & augmentoient Ia terreur qu'infpiroit la vue d'un lieu fi fauvage. Ils regardoient fouvent 1'ile de la Félicité , fouhaitant k ceux qui 1'habitoient un deftin femblable au leur. Ils maudiffoient 1'air qu'ils refpiroient; ils fe jettoient dans le torrent, fans pouvoir fe débarraffer du poids qui les accabloit. Chacun de ces infortunés fe plaignoit & imaginoit être le plus accablé. Ils effayoient des échanges; mais loin de fentir du foulagement, ils couroient avec 1'air de 1'empreffement, reprendre leur fardeau. II ne me parut pas que leur charge fut fi pefante qu'ils le croyoient; je remarquai même que s'ils euffent voulu, ils euffent pu porter davantage fans en être incommodés, leur mal-adreffe contribuant k leur peine. Ceux qui étoient plus habiles que leurs compagnons portoient leur fardeau avec beaucoup de facilité. Ils marchoient leftement, d'un air gai, pendant que les autres trainoient au hafard leurs pas chancelans & incertains; les habitans de ce lieu fauvage avoient encore un autre avantage, ils ne portoient pas leur fardeau bien loin; lorfqu'ils avoient fait quelques pas, ils le déchargeoient dans les fleuves qui aboutiffoient k la mer. Les habitans de 1'autre bord avoient un femblable deflin; ils n*e  C O N T E M O R A L. 313 jöuiflbient des plaifirs que pour un inftant. L'ile de la Félicité étoit beaucoup plus peuplée que celle du malheur. Mon embarras eroiffoit a chaque inftant; mes idéés étoient fi confufes, que je ne favois a quoi m'arrêter, lorfque le ciel s'obfcurcit, le tonnerre fe fit entendre, & l'ile entière en fut ébranlée; la mer fe fouleva, des vagues femblables aux plus hautes montagnes roulèrenf avec fracas Sc engloutirent l'ile 6c fes'habitans. Une Iumière éclatante remplit le temple, la nue d'encens qui étoit au-deffus de 1'autel fe diffipa, uneflamme célefteparuta fa place. Tant de prodiges m'avoient troublé, anéanti; j'étois étendu fur le pavé du temple, fans favoir même fi j'exiftois. Une puiffance invifible me ranima, la force me revint, je regardai la table du deftin, 8c j'y lus ces mots : L'éternité feule difpenfe le bonheur & le malheur, ce rief que dans fon fein qu'on peut devenir heureux. L'obfcurité du miroir étoit difparue. J'apper^us une grande plaine, au milieu de laquelle étoit une dame d'une beauté éblouiffante, aflife fur un tröne rayonnant. Elle tenoit d'une main des balances, 8c de 1'autre un glaive étincelant. Des milliers d'hommes de tout age, de toutes nations étoient devant elle. Elle pefoit le vice 8c la vertu. Elle pefoit les fouffrances des malheureux qui Pa- X ij  324 Mirz ah; voient attendue avec patience. Elle les récompenfoit felon leur mérite & felon les peines qu'ils avoient endurées. Je vis avec un plaifir qui tenoit de 1'admiration, que les larmes de ces malheureux étoient effuyées & leurs chagrins diffipés pour toujours. Une joie célefte brilloit fur leurs vifages, on y lifoit le contententement qu'ils reffentoient d'être enfin parvenus au féjour immortel qui leur étoit préparé. Peu de ceux qui avoient été heureux fur la terre, re9urent des récompenfes de la déeffe. La plupart furent trouvés trop légers & furent livrés h 1'ange noir qui s'empara d'eux au même inftant. Plus leur félicité avoit été grande, plus leurs tourmens étoient extrêmes. Plufieurs fe plaignoient de la partialité de la déeffe; ils fe fouvenoient de quelques vertus qu'ils avoient pratiquées fur la terre. La juftice leur répondit ; que la vraie vertu confiftoit dans 1'affemblage de toutes les vertus, & que 1'ombre d'une vertu étoit affez récompenfée par les biens temporas dont ils avoient joui. Le criftal s'éclaircit. Une voix retentiffante m'adreffa ces paroles : Va, Mirzah, apprends d adorer la providence lors même quelle te, paroic injujle. Je m'éveillai &C me trouvai couché fous un laurier touffus, proche Bagdad, fans favoir fi  Conti m o r a u 31? ce qui m'étoit arrivé étoit fonge ou vifion. Je revins a mon logis, & ne fis plus couler mes pleurs fur le bonheur des méchans, ni fur les malheurs des juftes, étant convaincu que la félicité des premiers n'eft qu'un beau fonge que le réveil fait difparoitre, & que les derniers font fous la garde de la divine providence. Xii'i  3*6 B O ZAL DAB, CONTÉ ORIËNT AL. Bozaldab, calife d'Egypte, avoit tranquillement habité pendant plufieurs années fous les pavillons du plaifir. Chaque matin il parfumoit fa tête avec 1'huile de la joie , quand fon fils unique Aboram , pour lequel il avoit rempl* fes tréfors , étendu fes domjnations par des conquêtes, & affuré fon empire par des fortereffes imprenables, fut bleffé ala chaffe par une fleche lancée d'une main inccmnue , & expira dans les champs. Le calife, dans les premiers mouvemens de fon défefpoir , ne voulut point retourner a fon palais, & fe retira dans la grotte la plus fombre de la montagne voifine. II fe roula dans la pouffière , arracha fa barbe blancbie par les années, jetta avec dédain la coupe de confolation ,que la patience lui offroit. II ne foufFrit point que fes miniftres approchaffent de fa perfonne ; il craignoit d'être confolé. II n'écoutoit que les cris fonèbres des trifies oifeaux de la nuit, qui agitent avec bruit leurs ailes fous les voütes ifolées des chambres pyramidales habitées par 1'écho fo-  CONTÉ ORIENTAL. 32.7 litaire. Se peut -il cjue Dieu foit bienveillant, s'écria-t-il, lui qui femble m'attendre dans une embüche pour bleffer mon ame par des chagrins imprévus , & écrafer en un moment la créature fous le poids d'un malheur fans remède! Qu'on ne nous parle plus de la juftice & de la bonté de cette providence , que Fon dit veiller fans ceffe fur 1'Univers. Si 1'être qui regne au ciel poffédoit les attributs qu'on lui fuppofe , fans doute il auroit la puiffance Sc Ia volonté de bannir les chagrins qui font de ce monde un donjon affreux, habité par le malheur, Sc une vallée remplie de vanités, Sc fans ceffe arrofée des larmes de la misère ... Non, je ne veux point y demeurer davantage. Auffi-töt il léve avec fureur fa main que Ie défefpoir avoit armée d'un poignard. II alloit 1'enfoncer dans fon cceur ; mais tout-k- coup les flammes brillantes d'un éclair percèrent k travers la caverne, Un être d'une beauté Sc d'une grandeur furnaturelle , couvert d'une robe d'azur, couronné d'amarante, Sc agitant une branche de palmier dans fa main droite , arrêta le bras du calife étonné. Viens, lui dit-il^ avec un fourire majeflueux; je fuis Caloé,1'ange de la paix; fuis-moifur le fommetde cette montagne , Sc fais defcendre tes yeux dans cette yallée. X iy,  B O Z A L D A B , Bozaldab regarde, & voit une ifle ftérile,bruiante & folitaire. Une figure pale, décharnée & mourante, fe trainoit a pas lents ; c'étoit un marchand prêt a périr de faim. Cet horrible folitude ne lui offroit plus ni fruits fauvages pour fe nourrir , ni fontaine pour fe défaltérer. II imploroit Ia protection du ciel contre les titres dont il alloit être la proie. II avoit confumé les derniers feuillages qu'il amaffoit & allumoit pendant la nuit pour les effrayer. II jetta avec dépit une caffette pleine d'inutiles pierreries, vil objet de fes dédains , & gravit avec peine fur un roe efcarpé oü il avoit coutume de s'affeoir pour regarder le foleil couchant, & donner un fignal a quelque vaiffeau qui pourroit heureufement approcher de 1'ifle. « Habitant du ciel , » s'écria le Calife , ne foufFre point que cet » infortuné foit la viclime de ces animaux « furieux». Tais-toi, lui dit ï'Ange , & ob~ ferve. Le Calife regarde encore & voit un vaiffeau qui abordoit cette ifle défolée. Quel difcou'rs pourroit peindre le raviffement & la furprife du marchand , quand le capitaine lui offrit de le tranfporter dans fa patrie s'il vouloit lui donner pour récompenfe la moitié de fes biioux? • Le barbare commandant n'a pas plutót reeü  CONTÉ ORIENTAL. 319 le prix convenu , qu'il délibère avec fa troupe, fe faifit du refte des pierredes, & abandonne a fon fort ce malheureux exilé. Le marchand pleure, gémit, conjure; le vaiffeau s'éloigne &Z fes cris fe perdent dans les airs. Le ciel, s'écria Bozaldab , permettra-t-il une telle injuftice ? Vois, lui dit 1'ange , homme téméraire & préfomptueux , voisle vaiffeau dans lequel tu voulois que ce marchand s'embarquat, mis en pièces contre un rocher. Entendstu les cris plaintifs des matelots fubmergés > Foible mortel, prétends-tu diriger 1'arbitre de 1'univers dans 1'ordre des événemens ? L'homme dont tu as pitié fortira de cet affreux défert ; mais non par le moyen que tu prefcris. Son vice fut 1'avarice ; elle le rendit criminel, elle le rendit malheureux. II croyoit trouver des charmes flatteurs dans la richeffe qui, femblable a la baguette d'Abdiel, contenteroït tous fes defirs &C préviendroit toutes fes craintes. Maintenant il méprife, il abhorre fon opulence : il jette fes tréfors fur le fable & avoue leur inutilité. II en oifre une partie k des matelots , & s'apper^oit qu'ils lui font pernicieux. II vient d'apprendre que la richeffe ne devient bonne ou mauvaife , utile ou nuifible que par la fituation & le cara£tère de celui qui la pofsède. Heureux , heureux l'homme que le malheur conduit a la  33° BOZALDAB, fageffe; mais, tourne les yeux fur un fpectacle plus intéreffant. Auffi-töt le calife appercoit un magnifique palais orné des ftatues de fes ancêtres, travaillées en jafpe ; des portes d'ivoire tournèrent fur des gonds d'or de Golconde. 11 découvrit un tröne de diamans , environné d'efclaves & des ambaffadeurs de toutes les nations diverfement habillés. Sur ce tröne étoit affis Aboram, ce fils tant pleuré de Bozaldab. A fes cötés étoit une princeffe d'une beauté éblouiffante. Grands dieux! c'eft mon fils, s'écria le C3life, laiffe-moi le preffer contre mon cceur. Tu ne peux pas , repliqua 1'ange, embrafier une ombre fans fubftance. Je vais t'apprendre quelle eut été la deftinée de ton fils s'il eut demeuré plus long-temps fur la terre .. .Et pourquoi ne lui a-t-il pas été permis d'y demeurer > Pourquoi le ciel m'a-t-il refufé Ia douceur d'être témoin d'une fi grande félicité ? Vois la fuite, ajouta 1'habitant de la einquième région de 1'air. Bozaldab regarda du cöté de TOrient & vit fon fils fur le front duquel il avoit coutume d'admirer le fourire calme de la fimplicité , & la rougeur vive & douce de la fanté , aauellement défiguré par la rage , & plongé dans 1'infenfibilité de 1'ivrognerie. Ses traits peignoient le défefpoir,la crainte le faifoit palir & 1'intempérance Tavoit abruti. Le fang  CONTÉ ORIENTAL. 331 fumoit encore fur fes mains dégoutantes. II palpitoittour-a-tour, de fureur & d'effroi.Ce palais bnllant de Ia pompe oriëntale fe changea touta-coup en une afFreufe prifon. Aboram étoit etendu fur la pierre , les mains liées & les yeux arrachés. La fultane favorite qui, auparavant, etoit affife a fes cötés, entra avec une coupe de poifon dans la main, & elle le forca de le boire, pour époufer fon fucceffeur au tröne. Heureux, s'écria une feconde fois Caloé , le mortel a qui 1'Eternel envoye 1'ange de la mort, pour 1'arracher au crime. Ton fils que le ciel a privé de fon pouvoir, s'il 1'eüt poffédé, eut accumulé fur fa tête plus de maux qu'il n'en auroit fait éprouver aux autres. C'eft affez, s'écria Bozaldab. J'adore les deffeins impénétrables de 1'être qui dirige tout ce qu'il a prévu. De quels malheurs mon fils a été déhvré par une mort que je pleurois indifcrétement comme cruelle & prématurée , une mort d'innocence & de paix qui a fait bénir fa mémoire fur la terre & tranfporté fon ame dans les cieux? Renonce donc k tes deffeins , reprit le divin meffager, jette le poignard que tu avois préparé pour le plonger dans ton fein. Change tes plaintes en filence, & tes doutes en adorations. Un mortel peut-il confidérer fans furprife & fans admiration le vafte abime de la fageffe  332 Bozaldab, &c. éternelle ? Un efprit dont les vues font infïniment bornées , peut-il atteindre a 1'immenfité des objets qui tous ont une relation mutuelle? Les canaux que tu fais creufer pour recevoir les inondations du Nil pourroient - ils contenir les eaux de 1'Océan? Souviens-toi que le parfait bonheur ne peut être 1'apanage d'une créature. C'eft un attribut auffi incommunicable que la puiffance abfolue & 1'éternité.En achevant ces mots, 1'ange étendit fes ailes pour retourner k 1'empirée , & le bruit de fon vol fut femblable a celui de la nuée qui fe diffout & tombe avec violence.  NAHAMIR o u LA PROVIDENCE JUSTIFIÊE, CONTÉ A R A B E, Un petit homme boffu, borgne, hoïteux Sc manchot, demandoit faumóne aux portes de Bagdad : il ne pouvoit s'empêcher d'éclater en murmures, & d'accufer la fage providence. Quelqu'un d'une taille avantageufe paroiffoitil élevé fur un char, le mendiant de mauvaife humeur s'écrioit dans fon ame: pourquoi n'ai-je pas ce port noble Sc majefiueux? Qu'a fait cet être fi bien traité de la fageffe éternelle, pour avoir le corps droit Sc dominant, tandis qu'un e énorme boffe me courbe vers la terre? Une femme laiffoit-elle entrevoir k travers fon voile tranfparent deux yeux plus brillans que les prunelies refplendiffantes des houris , il ne manquoit pas de dire : voila une femme dont le fort me fait envie; elle a deux beaux yeux, & moi je fuis borgne; encore 1'ce.il qui me refte ne vaut-il pas la peine d'en remercier Ie ciel. Avec quel orgueil ce fatrape foule la terre  334 N A H A M I R a fes pieds1 il a 1'ufage de fes deux jambes pöur promener fon luxe infolent & la fatiété de tous les plaifirs; & moi, miférable, moi qüi aurois befoin de me tranfporter dans les divers quartiers de la ville pour folliciter la compaflion pareffeufe, je fuis boiteux & jetraine avec difficulté mon indigence. Cet individu créé tout exprès pour le malheur de Bagdad, a deux mains Iongues & crochues qui favent glaner amplement fur les impóts. qu'elles moiffonnent aunom du commandeur des croyans; & 1'infortuné Nahamir n'a qu'une main languiffante que , fouvent, il tend inutilement a ce concours de fcélérats qui nagent clans 1'abondance & dans la richeffe. Mon fort eft bien affreux; y a-t-il une créature plus accablée d'infortunes, plus fouffrante que moi? Qu'on dife encore que la providence a tout fait pour le mieux ? quand la mort viendra-t-elle détruire ma déplorable exiftence? Un vieillard, d'une figure noble & impofante, paffe auprès de Nahamir : il avoit entendu quelques-unes de fes plaintes; il lui dit: Mon ami, fuis-moi ? tu ne feras pas faché de m'avoir obéi. Nahamir, tout en boïtant, marché fur les pas du vieillard qui s'affied fous un platane & fait figne au pauvre de prendre place a fes cötés.  ou la Providence justifiée. 335 Tesmurmures ne m'ont point échappé,dit le vieillard, raconte-moi un peu ton hiftoire; li je ne puls te foulager, du moins je me flatte de te confoler. On goüte une efpèce de fatis- faöion a parler de fes peines. Nahamir faifit 1'occalion, & commenca de cette forte le récit de fes calamités. Mon nom eft Nahamir. Je fuis Ptraique & trifte refte de vingt-cinq enfans d'Abouffin, ce riche marchand de Pamas,dont 1'opulence avoit paffé en proverbe; & je mendie aujourd'hui mon pain aux portes de cette même ville, oii mes aïeux, dans une famine cruelle, répandirent autrefois 1'abondance. J'annoncois, dans la fleur de ma jeuneffe, une taille élevée &c elegante, des épaules bien placées; je mar- * chois droit, mes jambes étoient moulées; j'avois deux yeux clairs & per^ans , &c deux mains qui en valoient trois pour 1'adreffe &C la force : ajoutez k ces avantages une opulence dont les fources paroiffoient ne devoir jamais tanr : c'eft ainfi que je fuis entré dans le monde... Mon ami, interrompit le vieillard, j'attends de toi un fincère aveu; n'éprouvois-tu pas un fecret orgueil qui te faifoit comparer avec les autres} Et cette comparaifon de ton fort fortuné avec leur fort malheureux n'étoit-elle point une efpèce de reflet qui reiailliffoit fur  3j6 Nahamir ton bonheur & 1'augmentoit ? Ne difois-tu point dans ton cceur: je fuis droit; j'ai de beaux yeux, &c... II eft vrai, refpeöable vieillard, je ne faurois vous le diflimuler; je nourriffois un orgueil intérieur qui, tous les jours, faifoit de nouveaux progrès; mais cet orgueil n'alloit point jufqu'a la dureté. J'époufai une femme jeune & jolie qui m'apporta un bien confidérable; j'en eus fix enfans qui m'ont été tous enlevés par une mort imprévue. Hélas! fi quelques-uns, fi un feul m'étoit refté, il me foulageroit dans la pauvreté, il effuieroit mes larmes , je lui ouvrirois mon fein, il entendroit mes plaintes, mes gémiffemens; je ferois père: c'eft une confolation, un plaifir que la fortune, quelque barbare qu'elle foit, ne difpute point aux plus malheureux des hommes. Ma femme, que j'adorois, fuivit mes enfans dans le tombeau. Tous les nceuds qui m'attachoient aux autres créatures devoient être rompus; il falloit que je fupportaffe feul le poids de mes maux : a la fuite d'une longue maladie une boffe vint me rendre difforme; pour avoir paffé la nuk fur ma terraffe, je me relevai avec un ceil de moins ; je vois de ma fenêtre deux hommes qui fe battoient dans la rue, je vole a leur fecours, & je me caffe la jambe; mais ce qui va plus vous étonner, je donrie un fe- quin  ou la Provibence justifièe. 337 öuin k un miférable qui me demandoit la chatité; il tire de deffous fa robe un fabre, 82 m'abat le bras; j'imaginois avoir épuifé toute la fomme des malheurs que le ciel, dans fa colère, répand fur ce globe; j'avois déja effuyé plufieurs banqueroutes, j'allois cependant me retirer, content d'un bien modique que j'avois a la campagne, 8c fur lequel j'affurois ma fubfifiance; je me faifois un tableau philofophique; je me voyois vivant loin des hommes, jouiffant du fpeclacle de mon jardin qui n'avoit qu'un demi arpent, 8c oü j'aurois renfermé tous mes defirs : rcfpirant le parfum des fleurs, livré enfin a lbccupation de moi-même, ofFrant mes derniers foupirs a ce dieu dont les decrets font enveloppés d'une nuit impénétrable; il m'enlève cette trifte 8c dernière planche de mon naufrage; des parens avides & dénaturés ont des proteÖions auprès du cadi; il favorife leur injuftice Sc leur barbarie; ces foibles débris de ma fortune paffee me font ar- rachés Je tombe dans toutes les horreurs de 1'indigence, accablé de vieilleffe, d'infirmites , 8c ne pouvant pardonner au ciel de m'avoir précipité dans un pareil abïme de douleurs. Voilé donc, mon ami, dit tranquillement le yieillard, le fujet de tes murmures? — Et, de Tomc XXXK Y  338 Na ma mirJ par Mahomet, que voulez-vous davanrage? Vous me paro.ffez un étrange homme! vieux, boffu, borgne, boïteux, manchot, mourant de faim , vous ne trouvez pas cette fituation affez cruelle, affez horrible? Ne faudra-t-il pas que je me loue de la providence ? — Affurément tu lui dois des actions de grace fans nombre. — Mais eft-ce votre deffein d'infultfr k ma misère ? Votre phyfionomie me promettoit une ame feniible. — C'eft paree que je fuis fenfible, que je veux te confoler & te prouver ton bonheur. — Mon bonheur!.... Notre boiteux fut tellement ému d'indign.'tion , qu'il oublia qu'il n'avoit qu'une jambe, & fit un faut en arrière. — Oui, ton bonheur , infenfé mortel! entends, connois la vérité & rends juftice k cette fageffe éternelle que ton aveuglement &ta folie ofent accufer. Nahamir regarde attentivement le vieillard; il lui trouve dans les traits quelque chofe de furnaturel & de célefte. Le vieillard pourfuit. Je vais te prendre au berceau & examiner ton exiftence dans fes diverfes modifications. Une faveur de la fuprême bienfaifance fcelle, pour ainfi dire, tes premiers jours; le ciel pouvoit te plonger, avec tes frères, dans la nuit de la tombe ; il t'a fauvé de cette efpèce de profcription, &C il s'eft plu a te dérober a la  Ou la Providence justifiee. 33a fatale deftinée qu'a fubi ta familie. Voiia donc une marqué de bonté fignalée de la part du ciel, dont tu me parois avoir été peu recon» noiffant. — Comment 1'exiftence ? — Et comptes-tu pour rien d'être? Mais écoute; tu avois dans ton enfance une taille élégante i frémisdu fort que t'auroit occafioryié cefoible avantage. La femme d'un cadi devoit te voir au bairam; les hommes bien faits étoient du goüt de cette femme; cette qualité dans ton extérieur 1'auroit frappée ; elle fut devenue amoureufe de toi, t'eüt foUicité; tu aurois fuccombé, & 1'on t'auroit empalé. — Voila une boffe bien juftifiée : dieu foit loué. Et mon ceil gauche, me perfuaderez-vous que je fuis fort heureux d'en être débarraffé ? — Sans contredit, mon ami; au moment que tu as perdu ton ceil, le débonnaire calife méditoit s'il ne te feroit pas 1'honneur de t'admettre au nombre des glorieux miniftres de fes plaifirs. Si tu avois donc eu tes deux yeux, tu aurois augmenté le vil troupeau des eunuques , & k mon avis il vaut mieux être borgne qu'eunuque; qu'en penfes-tu?.... A la bonne heure, paffe pour mon ceil; mais ma jambe, je vöus attends la.... Encore des adions de grace a 1'être fuprême; te rappelles-tu un préciplce eh tu te fuffe fracaffé tous les membres fans Tij  340 Nahamir; ta jambe de bois qui t'a retenu? II eft vrai que j'ai quelqu'idée de cet événement. — Tu en as quelqu'idée?.... O hommes ingrats! k peine vous fouvenez-vous des miracles qui s'opèrent tous les jours en votre faveur, & vous ne ceffez de fatiguer la providence de vos plaintes, au moindre accident que vous effuyez.... Accident? en vérité, voilabienle nom! Vous appellez des accidens tant de revers affreux? Soit, je vous accorde tout ce que vous voudrez; vous parlez comme le prophéte Ali; mais comment excuferez-vous mon bras? Et encore en quelle occafion 1'ai-je perdu ? Quand je fecourois Tindigence Auffi le ciel t'a-t-il récompenfé amplement, en te privant de ce bras que tu regrettes : tu n'auras pas oublié un certain jour de la fête d'Huffein, oii 1'on t'infulta ? — Je m'en fouviens, que n'ai-je pu m'en venger ? Eh bien! fi tu avois eu 1'ufage de ce bras qui te manque , tu aurois tiré ton fabre ? En pouvez-vous douter?Et tu aurois été percé de mille coups. — Vous êtes un homme bien fingulier! bientöt vous m'allez faire croire que je fuis un des favoris de la providence. Je vous abandonne ma taille, mon ceil, ma jambe, mon bras; mais du moins s'il m'étoit refté ma femme? — Elle auroit trahi fon honneur, & tu fuffes  bu la Providence justifiée. 341 tombé clans le défefpoir. — Et mes enfans ? — Ils devoient entrainer la pene de Tempire. — Et ma pauvreté ? — Ta deftinée, fi tu fuffes refté opulent, étoit de faire un détefiable ufage de tes richeffes, d'endurcir ton cceur, de te livrer a tous les excès , a tous les erimes, d'être en un mot en horreur au genre humain. — Le ciel m'a tout ravi; que m'a-t-il laiffé? — La vertu; tu n'as rien a te reprocher; tu n'as point de remords, tu n'as que des malheurs : quand tu rentres en toi-même, tu n'as point k rougir; ta confcience te confole : que dis-je, elle t'élève au-deffus de ces mortels dont tu as la foibleffe d'envier le fort. Si tu ne manges qu'un morceau de pain arrofé de tes larmes, il ne t'a point coüté de crimes; peut-être il flatte ton appetit plus que ces mets faftueux qui ne fcauroient réveiller te palais émouffé de tant de riches déchirés par un vautour éternel &t qui brülent d'une foif inaltérable que n'étanchent point les pleurs &Z le' fang des malheureux immolés k la fortune. Mais je ne t'ai point montré 1'immenfité des voies de la providence; que ta vue foit deffillée, & d'un coup d'ceil faifis tout le fpeöacle d'e 1'univers. Le vieillard atiffi-tót met la main fur les yeux de Nahamir; & il voit des rois, des- Yiij  341 Nahamir, fouverains légitimes renverfés du tröne & foulés aux pieds d'infames ufurpateurs; des riches couverts d'opprobres, confumés d'ennui & affaffinés fur leurs tréfors amoncelés; des femmes fans pudeur qui, peu contentes de fouiller le lit de leurs époux, les égorgent ou les empoifonnent fans pitié; des enfans qui, faurds k la voix du fang , piongent le couteau dans le fein paternel; des villes défolées par div«ers fléaux ; des empires entiers abandonnés au génie de la deftruction ; tout 1'univers, théatre affreux du crime & du malheur. Eh! bien, ofe encore te plaindre, s'écrie le vieillard ; &c foudain fes rides s'efFacent & difparoiffent. La majefté d'un dieu s'affied fur fon front refplendiffant de lumière; fa taille s'élève comme un cédre fuperbe; de fes yeux fortent des éclairs, un ange, en un mot, de la première hiérarchie, fe fait voir dans toute fa fplendeur. Nahamir fe profterne dans la pouffière. L'ange lui dit: fouffre patiemment; après ta mort, tu recommenceras une nouvelle carrière , oii toutes les félicités t'attendent; tu auras une femme qui fera un prodige de beauté, & qui n'aimera que toi, des enfans foumis, tendres & dignes de leur père; des richeffes immenfes qui ne corrompront point ton cceur, $c tu laifftras une répmation immortelle. Na-  ov la Providence justifiée. 343 framir voulut encore rephquer : 1'ange s'envola, 8c Nahamir, après avoir murmuré pour la dernière fois, retourna aux portes de Bagdad , en demandant 1'aumöne, & remerciant le ciel de tout fon cceur d'être vieux, boffu, borgne, boiteux & manchot, öe le tout pour la plus, grande gloire de dieu &c de fes dignes ferviteurs Mahomet &c Ali. Yiv  '344 L'AVEUGLE ET SON CHIEN, CONTÉ. Le Calife Aron avoit un vieux minifrre Sc line jeune favorite qui partageoient également fon affeftion; fon cceur vertueux mais fenfible, Sc fonefprit jufte mais foible , fuivoient tourè-tour les confeils auftères de fon vifir Sc les voluptueufes lecons de fa maïtreffe ; cher Se ■ lim, difoit le calife au vifir en fortant du divan , que de graces n'ai - je point a vous rendre ? La plus grande faveur que Mahomet puiffe accorder aux fouverains eft un ami fage qui daigne les conduire k travers le labyrinthe immenfe des affaires Sc porter fans ceffe devant eux le flambeau rayonnant de la fageffe : vous ferez toujours 1'aftre lumineux qui réglera toutes mes démarches, Sc vous éloignerez mes pas des précipices dont je fuis environné ; partagez mon pouvoir que vous faites aimer k mes fujets Sc redouter a mes voifins ; que 1'ami d'Aron foit refpecté k 1'égal de lui-même. Adorable Mirza, difoit le calife, lorfqu'U  et son Chien. 345 èntroit fous 1'alcove parfumée de la favorite, ce n'eft qu'au moment oü je vous vois, que je compte les inflans de ma vie auprès de vous. Je refpire la volupté par tous les fens. Le charme de votre voix fait éprouver a mon cceur le doux frémiffement du plaifir; un regard de vos yeux porte le feu dans mon ame , & c'eft dans vos bras que l'amour m'enivre de fes tranfports délicieux; fouveraine de mon coeur, foyez-le auffi de mon empire; je veux que vos moindres volontés foient des lois facrées, que tous vos vceux foient remplis, que chacun s'empreffe k fuivre vos ordres , è prévenir vos defirs , que tous fléchiffent devant celle que j'adore. Mirza nes'occupoit en effet que des moyens de plaire au calife; fon efprit ingénieux a va' rier fans ceffe les plaifirs d'Aron inventoit chaque jour quelque nouvelle fête oü le goüt ne préfidoit pas moins que la magnificence. Un banquet fplendide réveilloit les forces épuifées dans des jeux fatigans ; un concert délicieux délaflbit d'une partie de la chaffe; une fete champêtre fuccédoit k un fpeftacle pompeux, & 1'on venoit recueillir dans le filence de retraite les efprits emportés par le tourbillon, fatigués du tumulte & raffafiés de la magnificence. Perfonne ne favoit mieux quel'aimable Mirza créer  346 L'A V E U G L E les plaifirs, les marier, les affortir, les multiplier a 1'infini, remplir ce vuide affreux qui gonfle le cceur des grands, & réveiller leur ame léthargique alloupie dans la jouiffance: c'étoit enfin la première femme du monde pour amufer un prince; & ce n'eft pas a la cour la charge la plus facile a remplir. Le fage Selim de fon cöté , non moins aétif mais d'une manière plus utile, ne s'occupoit que du bonheur des peuples & de la gloire de fon maitre. Il veilloit fans ceffe au maintien des loix, a 1'adminiftration de la juftice, a la perception des impöts, aux progrès de la population , k la füreté du commerce: il protégeoit 1'agriculture , faifoit fleurir les arts , encourageoit les lettres , faifoit refpeöer la religion ; 1'ordre admirable qu'il avoit ctabli dans 1'état en faifoit mouvoir chaque partie , fans qu'aucune d'elles empiétat fur les autres & les genat dans leurs opérations diverfes, elles fe procuroient au contraire un fecours mutuel, &c fe prêtoient une force relative, d'oii naiffoit une puiffance inébranlable; chaque reffort étoit liant, chaque ba'ancier exact, chaque roue s'engrenoit ai-propos ; une marche égale & facüe faifoit circuler Ie mouvement, tout travailloit fans relache & fans effort, fans interruption & fans fecouffes. Le fouve-  ET SON CHIEN. 147 rain n'eft fouvent que 1'aiguille qui règle , que 1'on confulte ; mais le miniftre eft le pivot fur lequel roule toute la machine. La jeune Mirza vouloit bien abandonner quelquefois Aron aux graves opérations du miniftère, le calife n'en'retournoit qu'avec plus d'empreffement aux plaifirs qu'elle lui préparoit a fon retour. Le fage Selim ne voyoit qu'avec douleur fon maitre s'amollir dans les bras de la volupté; d'ailleurs les fêtes continuelles que la favorite prodiguoit chaque jour, entrainoient des dépenfes exceffives qui abforboient la meilleure partie des revenus. L'économie du miniftère avoit peine a réparer les profufions de la favorite. Cette fituation que Selim avoit prévue, mais qu'il n'avoit pu éviter, faifoit faigner fon cceur, & ce bon miniftre retenoit les larmes que lui arrachok fa fenfibilité, pour ne pas tropaffliger un prince qu'il aimoit; paree qu'il connoiff: it le fond de fon cceur : lui feul étoit trifle au milieu d'une cour enivrée de plaifir. Qu'avez-vous donc , cher Selim , lui difoit quelquefois fon maitre, vous paroiffez trifte ; êtes-vous affligé des plaifirs de votre ami ? Partagez - les avec lui fi vous voulez qu'il en jouiffe : ne conyenez-vous pas que la  34? L'A V E Ü G L E fête d'hier fut charmante , délicieufe ? & je crois que celle de demain ne nous procurera pas moins d'amufement ? Je fuis fatisfait fans doute de vous voir fans ceffe occupé des affaires de mon royaume; mais ne faut-il pas mettre quelques hornes au travail ? L'efprit humain n'eft pas capable d'une application continuelle & foutenue; je voudrois vous voir prendre quelques diffipations; je crains que votre fanté ne s'altère , Sc vous favez fi vous êtes cher a votre maitre, vous le favez fi le cceur d'Aron eft reconnoiffant! Defireriez-vous quelque place vacante ? Puis-je créer quelque dignité qui vous flatte ? Votre bienfaifance vous met-elle dans le cas d'avoir be',foin de quelque nouvelle gratification? Parlez Selim, difpofez des biens, du pouvoir , de ■. Non , feigneur, répondit Selim , tous les hommes font nés dans cet état; mais la raifon eft le chien Fidel que le ciel leur a donhé pour les conduire. On lui réfifie; on fefme 1'oreille h fa voix ; fes efforts font vains pour nous conduire dans le chemin de la vérité* Les plai* firs nous entraïnent par ce charme plus doux en apparence, qui fait infenfiblement nous öffoupir dans les bras de la molleffe; mais le chien Fidel ne nous quitte point , & fes cris> Viennent a chaque inftant nous réveiller &£ porter 1'alarme dans le fein même de la volupté. Eh bien, reprit Aron , vous ferez pour moi le fage vertueux, vóus m'apprendrez a faire le bonheur de tous ceux qui refpirent fous mes loix. Selim voulut fe profterner en figne d'o* béiffance; mais le fultan 1'arrêta dans fes bras, Toms XXXK Aa  37<3 L'AvEUGLE ET SON CHIEN; oü il le tint long-temps ferré, & ils ne quitïèrent cette fituation que pour aller travailler . u bonheur des peuples qui les comblèrent de bénédiöions.  JÜP1TER JUSTIFIÉ, CONTÉ MO RA L. J upiter, a ce que raconte un ancien écrivain, las des plaintes continuelles du genre humain, réfóïüt de mettre fin a ces clameurs infenfées. Les prières que les mortels lui adreffoierü étoient toujours mêlées de murrtiures ; jamais Mercure, en les lui préfentant, n'avoit manqué k lui rendre compte des reproches dont on 1'accabloit, des imprécations qu'on faifoit contre fa bonté, fa juftice & fa puiffance. Le peuple ne murmuroit pas feul ; les grands, & fur-tout ceux qui fe qualifioient du nom de fages, étoient fes plus mortels ennemis. Les preuves de fa bonté, de fon pouvoir étoient appellées preftiges, par ces impies. Quel bien n'auroient-ils pas fait k 1'univers, fi chacun d'eux eut été Jupiter! leur témérité alloit jufqu'a nier fon exiftence , rejeter toutes les preuves qu'ils en avoient, & s'emporter contre le culte qu'un petit nombre de mortels lui rendoient encore. lis cherchoient a lui ravir fon identité. Ils perfuadèrent bientöt un peuple crédule, &parvinrent a lui faire croire que Aa ij  ^7* ÏÜPITER toute la force de Jupiter ne provenoit que dé fon aveugle & coupable foumhTion. Dès lors, chacun empteffé de fe fignaler , chercha a 1'envi a découvrir quelque défaut dans Jupiter. Les efFets les plus fignalés de l'amour que ce tendre père portoit a fes enfans ingrats, paffèrent pour une tyrannie révoltante, dont il étoit honteux de n'ofer fecouer le joug. Jpprenons d ces v'ds mortels, d ces êtres fi petits d mes yeux, dit Jupiter d'une voix courroucée, apprenons-leur que s'ils font malheureux, ils ne doivent l'imputer qud eux feuls. II dit, & Mercure, concevant le deffein de fon père, defcendit fur la terre & annonca au peuple qu'il eut è s'affembler le lendemain au pied du mont Ida ; que dans ce lieu Jupiter daigneroit fe manifefter a eux. II leur fut permis de choifir des orateurs affez éloquens, affez hardis pour difputer contre le fouverain des dieux, Zeus leur promettant d'écouter tout ce dont ils voudroient 1'accufer, & leur affurant 1'impunité. La condefcendance de Jupiter étonna les mortels audacieux; fes ennemis en furent confternés. Si ce dieu leur accordoit leurs demandes, s'il fe juftifioit des crimes qu'ils lui imputoient, ils n'auroient plus de prétexte pour le calomnier ; &, fans prétexte apparent, comment  Sr u s t i f x £• ^7j* parviendroient-ils a Ie rendre odieux? 1'irréfolution dans laquelle ils fe trouvoient ne fut pas moindre que celle du genre humain, pour favoir ce qu'il d'emanderoit a Jupiter. Tous formoient des fouhaits difFérens ; on fe cantonnoit, on fe parloit, on s'échauffbit & rien ne fe concluoit. Les deux fexes ne pouvoient s'accorder. Les hommes vouloient demander fimmortalité , efpérant que chacun pourroit,' par ce moyen , contenter la paffion qui le dominoit. Le guerrier farouche penfoit avec plaifir qu'il pourroit fe baigner a loifir dans le fang des ennemis. L'avare comptoit les fommes qu'il gagneroit dans chaque fiècle, & le voluptueux fe réjouiffoit de jouir toujours fans que le moment lui échappat, & difparut.' Les femmes y trouvoient affez bien leur, compte. Etre éternellement adorées tranfpor» toit les coquettes; mais une chofe effentielle les embarraffoit. Le defir de fixer leurs amans les occupoit tout entières , & fimmortalité n'obvioit pas a la frivolité qu'elles leur re-, prochoient. Pour cet effet elles demandèrent d'être inftruites des fecrets du deffin, afin que prévoyant ce qui devoit arriver, elles puffent fe les attacher pour toujours. Perfonne n'ofa contredire un defir fi raifonnable; il fut décidéjj A a iij  374 Jf U P I T E R qu'on prieroit Jupiter d'accorder aux hommes le don de la divination. Le jour fuivant fut attendu avec imparience °, il parut enfin. Tout le pied du mont Ida fut rempli d'une foule innombrable de perfonnes de tout age 8e de tout fexe. Crito , ennemi juré de la divinité , s'étoit chargé de porter la parole au maitre du monde. Cet homme étoit hypocrite , 8e cachoit fous un extérieur dévot & compofé, le venin dont fon ame étoit remplie. II avoit 1'art de femer, fans afFeöation, desdoutes fur les principaux points du culte qu'on rend a la divinité. Toutra^coup une nuë épaiffe s'étend Se couvre le fommet du mont Ida ; le tonnerre gronde $ les ténèbres fe répandent fur la terre, 6c les éclairs redoublés annoncent la préfence de Zeus. Ce dieu étoit monté fur fon aigle , une nuë de feu 1'enyironnoit ; la foudre étoit dans fes mains redoutables. Ibfit un figne, la terre & les cieux s'ébranlèrent. Crito même tomba fur fes genoux, faifi d'un mortel effroi. Jupiter eut pitié de§ humains : il vouloit les efirayer Sc non les perdre. II fourit; une lumière célefie qui fe répandit par toute la contrée, diffipa les ténèbres 8c bannit la crainte qui s'étoit emparée de tous les cceurs. La rage de Crito , a chaque fourire du maitre du tonnerre t ne  JUSTIFIÉ. 375, peut fe comparer qu'a elle-mênae.'Il raffembla toute fa témérité pour faire a Jupiter les reproches &c les plaintes que fa méchanceté Sc la folie des hommes lui avoient fuggérées. II conclut ce difcours par exiger la chofe la plus ridicule dont on ait jamais fait mention. « Mais , ö grand Jupiter , continua-t-il, fi, » par une fatalité inévitable , ta volonté eft » de joindre au peu de jours que tu nous ac» cordes, un malheur conftant, fi ta fagefie » trouve néceffaire d'abandonner des créatures » a 1'aveuglement oü elles font réduites ; enfin » fi tu trouves des charmes dans les maladies, » les douleurs, les infirmités qui afüégent le » corps humain , 6c que toutes tes faveurs » foient deftinées a cette ame qu'on nous dit » être portion de toi-même, que nous poffé* dons paree que tu 1'as voulu, donne - nous » ce qui feul peut nous rendre ce fardeau fup» portable. Accorde - nous la grace de con» noitre, par nous-mêmes, le fort qui nous » eft réfervé. Ce n'eft point 1'intérêt qui nous » met cette prière a la bouche ; c'eft, ö grand » Jupiter, le defir de nous rendre dignes de » t'adorer 6c de te fervir. Ne pouvons nous » pas, nous qui femblables aux aveugles, er» rons envain de tous cötés pour trouver » le fentier qui mène k la félicité , ne pou- A a iv  376 Jupiter » vons-nous pas, dis-je, t'accufer d'injuftice 5 »> lorfque nous tombons dans des précipices »> qu'il nous eft impoffible d'éviter , puifque >♦ nous ne les appercevons pas ? Devons-nous » être punis , fi nous jouifibns du préfent > w puifque nous ignorons quelle fera la durée » de notre joie & de notre bonheur ? Diffipe , » ö dieu tout-puiffant! diffipe cet aveuglement » dont ta main nous frappe en naiffant, & qui ♦> nous empêche de connoitre toute 1'étendue v de tes perfeöions. Quelle admiration ne nous »* infpireront pas les moyens dont tu te fers » pour gouverner & la terre & les cieux ! Avec » quelle patience , quelle réfignation n'atten» drons-nous pas 1'effet de tes promefies, nous, » qui depuis le lever de 1'aurore jufqu'a fon » coucher , fouhaitons avec ardeur de voir *> difparoïtre les ténèbres qui caufent notre » défefpoir ! Le fage foutiendra les revers , » paree qu'il fera fur qu'il ne pourra lui en » arriver plus qu'il n'en attend. Quelles actions » de graces ne rendrons-nous pas k ta juftice , » k ta bonté ? Notre vénération augmentera » lorfque nos yeux feront ouverts. Pourrois-tu »> rejeter notre humble prière? ö Jupiter! nous » ne cherchons qu a connoitre, qu'a fentir 1'a* » mour, la fageffe, la juftice & la munificence » qui font la bafe de tes aftions, »  ï v s t i f i i: '377 Ainfi paria Crito, & Jupiter ne répondit k ces louanges captieufes que par un fourire dédaigneux. Je confens, mortels, leur répondit-il, d ce que vous exige^ de moi ; mais, fi au lieu de la félicité que vous vous promette^, vous ne trouve^ qu'une augmentation de difgraces, fouvene^* vous alors que vous l'ave^ voulu ; que votre fatale curiojitê, & non Jupiter, efi la caufe de vos peines. II dit, 6c ordonna a Mercure de donner a ces infenfés une efpèce de lunette a deux verres qui avoient la propriété de repréfenter tout ce qui devoit arriver dans le cours de la vie. TAin de ces verres repréfentoit le bonheur, & 1'autre , qui étoit plus petit, découvroit les peines & les chagrins auxquels on devoit s'attendre. Jupiter difparut, retourna dans FOlympe, peu content de voir les hommes , ces êtres qu'il avoit pris plaifir a former, de les voir, dis-je , fe perdre par leur obftination. Des cris confus fe firent entendre, on diflinguoit les mots de reconnoiffance , ctaclion de grace. Si Jupiter leur avoit fait leur bonheur effettif, ils auroient murmuré contre lui; mais il contentoit leurs fantaifies , ils le béniffoient. Mercure n'eüt pas peu de peine a fe tirer d'entre cette foule d'imbécilles; chacun fe preffoit, fe culbutoit k 1'envi pour tacher d'être le premier a favoir fa defiinée, Les jeunes perfonnes du  37§ Jupiter fexe Ie ménageoient encore moins. II feroit impoliible de raconter combien effayèrent la lunette, & quel effet cet afpect fit fur eux. Nous nous bornerons a quelques traits linguliers. Elmire, jeune beauté, agée de quatorze ans, fut la première qui en fit 1'épreuve. Elle s'approcha de Mercure, & lui arrachant la lunette, elle s'empreffa de fatisfaire fon defir curieux. Cette jeune perfonne étoit ennemie de tout ce qui s'appelle douleur. Elle évitoit avec le plus grand foin tout ce qui pouvoit bleffer fes yeux ; elle en prit un fingulier, de cacher avec la main le cöté de la lunette, oü 1'on voyoit les infortunes. Elmire étoit ambitieufe & coquette. Quoi de plus raviffant pour elle d'appercevoir des biens immenfes a fa difpofition ; des amans fans nombre, fe difputer 1'honneur de fa poffeffion! Jupiter lui-même defcendu de 1'Ölympe pour rendre hommage a fes attraits; & Junon, les yeux étincelans de courroux, la mena$ant d'une vengeance éclatante. Enivrée d'une profpérité qui furpaffoit fon attente , elle fe crut affez füre d'elle, de fon bonheur, pour envi« fager tranquillement 1'adverfité que le defiin lui préparoit. Elle tourna la lunette; mais dieux! quel fut fon effroi! 1'avenir ne lui promettoit que deux mois pour jouir de ce qu'elle defiroit avec ardeur ; une cruelle maladie lui  3 U S T I F I é. 379 rnlevoit fa beauté , le feul avantage qu'elle eut recu de la nature. Sa vie devoit être tréslongue, mais il falloit la paffer' dans une trifte folitude ; méprifée de fes amans, qui ne trouvoient rien en elie qui put les dédommager de cette beauté qu'ils adoroient ; raillée de fes rivales qui triomphoient avec impunité , la trifte Elmire mouroit mille tois fans pouvoir mourir une. Les deux mois s'écoulèrent fans qu'elle .put goüter aucun plaifir. L'avenir la mettoit hors d'état de jouir du préfent. Lui tenoit-on un langage flatteur ? Elle n'y répondoit- que par des larmes ; fe regardoit-elle dans fes glacés? C'étoit pour déplorer la perte proehaine de fes attraits. Elmire fut malheureufe par fa curiofité ; fans elle., cette jeune perfonne auroit joui paifiblement des biens paffagers, & n'auroit pas anticipé fon infortune. Phocis, que Lacédémone comptoit au nombre de ces héros, prit la dangereufe lunette des mains de la défolée Elmire. II dirigea le fatal préfent avec 1'air de la fuffifance, paree qu'affuré de fon courage, de fesrares qualités, il ne pouvoit imaginer que le fort ne lui fut pas favorable. Phocis attacha fes regards fur le cöté du bonheur ; il vit-la Vidtoire enchaïnée a-fon char : des villes foumifes, des peuples vaincus implorer fa proteétion ; des poëtes empreffés a recueiliir fes hauts faits pour les  ï U P ï T E R tranfmettre a la poftérité. Sa vie entière n'étoit' qu'un tiflu de bonheur fans le moindre mélange. Phocis feroit mort auffi glorieufement qu'il avoit vécu, s'il n'eüt pas voulu réitérer 1'épreuve. II fixa les yeux d'un air triomphant fur le verre du malheur, & vit avec défefpoir qu'un tyran fait refpecler fes loix par la crainte qu'il infpire ; mais qu'après fa mort, ceux même qu'il a comblés de faveurs, le déchirent a 1'envi &C déteftent fa mémoire. Son trouble augmenta lorfqu'il vit les flatues que la vile adulation lui avoit érigées, abattues, les infcriptions déchirées, & qu'au lieu des noms de père de la patrie, de héros , de fage , on y fubftituoit avec juftice ceux de tyran , d'ambitieux & d'injufte. II vit la poftérité 1'oublier ou ne s'en fouvenir que pour abhorrer fa mémoire. Quel tourment pour un homme qui avoit tout fait , tout hafardé pour acquérir une gloire immortelle ! Quel tourment de favoir que , peu de jours après fa mort , tous ces peuples qui lui rendoient hommage, béniffoient a jamais 1'inftant de fon trépas. Phocis ne put goüter un moment de repos dans toute fa vie; Ie fouvenir de ce qu'il avoit vu le tenoit dans une perpétuelle agitation. Au milieu des victoires qu'il remportoit, entouré de fes flatteurs, il croyoit toujours qu'on alloit le charger d'opp robres, il s'imaginoit entendre les imprécations  JUSTIFIÉ. 381 qu'il méritoit. Combien de fois il maudit 1'inftant oh il avoit defiré de voir cet avenir qui le rempliffoit de terreur! La jeune Baucis parut enfuite; elle s'approcha avec une timidité, une crainte qu'il étoit aifé de remarquer. Toute la ville de Corinthe, oii elle avoit pris naiffance, connoiffoit la caufe de fon inquiétude. Elle étoit adorée du jeune & tendre Philémon ; fon cceur partageoit 1'ardeur qu'elle infpiroit a fon amant; & fon père, vieillard intéreffé , avoit refufé de confentir a leur union ; il 1'avoit forcée d'époufer un vieux homme dont tout le mérite confiftoit dans les immenfes richeffes qu'il poffédoit. Baucis recut avec crainte la lunette prophétique ; elle refta un moment incertaine de ce qu'elle avoit a faire. Enfin l'amour, 1'efpoir 1'encouragèrent; elle y porta les yeux & s'écria, ö grand Jupiter, que vous êtes bon! I.'époux de Baucis devoit mourir dans peu d'années ; maitreffe d'elle-même, elle couronnoit fes vceux , Ia conftance de fon amant, & paffoit de Ia douleur au plus grand de tous les tranfports. Baucis attendit avec impatience le jour qui devoit combler fes fouhaits. Chaque inftant lui rap. pelloit 1'image de fon bien aiméPhilémon, & 1'approchoit du moment oü elle fe jeteroit dans f>s bras. L'idée qu'elle fe formoit de. fa félicité  3§2 J U P ï T E R fut fi vive , qu'elle répondit aux careffes de fon épöux avec la même ardeur que fi c'eut été Philémon. Le vieillard étoit d'autant plus furpris du dhangement qu'il remarquoit dans les manières de Baucis, qu'il ne l'avoit jamais Vue que noyée dans fes pleurs. II imagina qu'elle feignoit, afin de le mieux tromper. Cette penfée redoubla fa jaloufie , 6c le martyre qu'il faifoit fouffrir a la jeune-Baucis. Premier fruit de fa curiofité, elle dévoroit fes peines préfentes, & ne s'occupoit que de i'avenir fortuné qui lui étoit promis. Le vieii époux mourut enfin, & ces deux amans s'unirent. Baucis, au milieu de fes tranfports, dans les bras même de Philémon, fentit que quelque chofe lui manquoit; c'étoit le charme de la nouveauté. Accoutumée depuis dix ans a fe former mille images riantes, elle ne trouva pas dans la réalité, ce qu'elle avoit imaginé dans la fiftion. Ce fut 1'ouvrage de fa téméraire curiofité ; 1'attente la tranfporta, fit fon bonheur pendant dix années, 6c la jouiffance ne lui fit pas éprouver dix inftans de plaifir. Epiménide, jeune homme qui poffédoit de grandes qualités, que fa patrie regardoit déja ccmme fon défenfeur, les terniffoir toutes par une inclination malheureufe a fuivre les infenfés, croyant par-la courir k la célébrité. Sou  I U 5 T I F I É. 385 coeur étoit bon; il penfoit noblement, & auroit été capable des plus grandes affaires, s'il eut pris la peine de s'en occuper. Ëpiménide feroit devenu raifonnable, fi la manie commune ne 1'eüt fait courir a la lunette. II ne favoit pas qu'un regard , un feul regard, lui coüteroit toute fa félicité. Ëpiménide apprit qu'il feroit grand, qu'il obtiendroit des titres, qu'il feroit confidéré dans fa patrie. Quelqu'ambitieux que foit un jeune homme, il ne peut rien fouhaiter de plus. Le deftin lui promettoit des tréfors immenfes, & la belle Cléone pour époufe. Ëpiménide charmé tourna la lunette, & fa joie fut modérée en apprenant qu'il deviendroit malheureux par fa faute. Surpris au-dela de ce qu'on peut s'imaginer, il voulut favoir comment le malheur dont il étoit menacé, fe concilieroit avec les faveurs de la fortune. 11 ne vit plus rien. Enchanté, ravi des biens qui lui étoient promis, il s'abandonna plus que jamais a toutes les folies, a tous les plaifirs qui 1'avoient toujours occupé. II époufa Cléone, &c la rendit Fefclave de tous fes caprices. La fierté d'Epiménide lui fit autant d'ennemis qu'il y avoit de gens fenfés ; Cléone ne le flattoit plus que par intérêt. Les promeffes des dieux s'accompliffoient par degrés. Son triomphe étoit complet. Les richeffes, les honneurs, une  384 j ü P i t ê r époufe aimable, tout concouroit a faire fa félicité. Cet imprudent oublia que les biens, les honneurs dont il jouiffoit, pouvoient lui être ravis auffi facilernent qu'il les avoit acquis. II reconnut, mais trop tard, le cas qu'on doit faire de toutes ces chofes. Ses ennemis travaillent fourdement a fa perte ; perfonne ne lui étoit affez attaché pour 1'en avertir ; ainfi il fe vit tout-a-coup précipité du faite de la félicité dans 1'abyme de 1'indigence. Cléone fe vengea de la captivité qu'elle avoit effuyée, en prenant pour amant le plus cruel de fes ennemis. Ses biens furent la proie de fes délateurs; il ne lui refta de tout ce qu'il poffédoit que cette infupportable fierté qui lui rend'tt encore fon malheur plus fenfible. II ne fut plaint de perfonne, tout le monde fe réjouit de fon abaiffement. Cet homme qui fe cróyo'4 en droit de méprifer fes concitoyens , fe vit délaiffé du genre-humain. II vieillit dans la pauvreté, fe trouva obligé de flatter ceux qu'il dédaignoit, afin de foutenir le refte d'une vie languiffante. II mourut enfin, pauvre, dénué de tout fecours, fa mort n'affefta qui que ce fut ; on regretta feulement de ne pouvoir le tourmenter encore, & on lui refufa un tombeau : c'étoit le dernier outrage qu'on pouvoit lui faire. Quel fut la caufe des malheurs d'Epiménide? Son  ï 'u S f i F i I, ^| Stfn imprudente curiofité. Son cceur fe gorilla torfqu'il fut affuré de devenir grand ; la fiertë 4'empara de fon ame, & ne lui laifia craindré aucun revers. Avant ce fatal moment, il fo fervoit de fon èfprit , de fa raifon pour fe faire un fort; mais dés qu'il fut fon deftin, il ne daigna plus apporter aucun foin k devenir heureux, n'imaginant pas que les dieux mêmes puffent renverfer leur ouvrage. Combien d'Epiménides fe frouvent dans le même cas. L'aveugle Miope, que la nature avoit döuée de très-peu d'efprit, & encore rrioins de raifon • fut affez folie pour chercher è connoitre quel feroit fon fort. Elle prit la lunette d'un ai* affure ; elle eut beau la tourner, 1'ajufter ellë öe vit rien. Elle s'en prit k Mercure, 1'injuria \ pretendant que c'étoit un tour qu'il lui jouoit Tout le monde s'affembla autour d'elle ori noit;infenfée, lui difoit-on, toi, qui ne peux foir le foleil, tu veux j tu öfes pénétrer dans' le focret des dieux! Ces gens lè oublioieht qu'iIS n étoient ni plus prudens, hi plus raifonnables que celle dont ils blamöient la folie. Irus, appuyé fur une canne qui foutenoit fon corps détaillant, attendoit impatiemment que la foule qui entouroit Mercure füt diffi- ée Ses vêtemens déchirés, fon air abbatu, fa pofture humihée, dénotoient affez qu'il n'étoit pas Tornt XXXF, Bb. V *  385 Jupiter des favorisde Pluttis.11 s'approcha enfin du füs de Jupiter, mais ce fut avec une crainte, un faififfement qui le rendoit digne de pitié. Toute fa vie n'avoit été qu'un tiflu d'ii.fortune. L'efpérance feule favoit empê:hé de fuccomber. ïrus paffoit les nuits a fe plaindre, a foupirer; s'ilfommeil'oit, fes fonges le rcmdiffoient d'une terreur nouvelle. Le jour paroiffoit, fes malheurs redoubloient ; il attendoit toujours le lendemain , & ce lendemain tant attendu n'étoit pour lui qu'un reüoublement de peines. Le tremblant Irus s'adreffa a Mercure, & lui dit: * Fils du puiffant Jupiter, ne me laiffe pas plus » long-tems languir dans la cruelle incertitude » qui me dévore. Tous mes malheurs ne font » rien au prix de 1'ignorance d:ms laque'le je » vis. Jupiter eft dieu, par conféquent il eft » jufte, bon ; il fe laiffera toucher par mes » continuels foupirs. L'efpéraoce n'eft' qu'une » chimère a mes yeux , la certitude eft le » vrai bonheur. Hélas ! je n'en connois point » d'autres. Permets que je fache jufqu'a quand » je ferai malheureux ; quelqu'éloignée que » foit ma félicité, loin d'en murmurer, je fup» porterai mes peines avec conftance, & bé>» nirai les dieux de Pépreuve qu'ils me font » fubir. Oui , Irus fera au comble de fes vceux, » s'il fait ce qu'ordonnent les deftins a foa n égard. »  yusTiFii. 3g7 Mercure n'oublia rien pour lui faire perdre cette fantaifie ; toutes ces repré'fentations furent inutiles, Irus perfifta, & Mercure, quoiqu'a regret, lui donna la lunette fatale. Hélas! que vois-je ? s'écria douloureufement Irus. Quelles chaines de malheurs! quoi! mes triftes jours s'écouleront dans la mifere? pas un inftant de félicité! ö fortune, cruelle fortune ! eft - ce ainfi que tu te joues des frêles humains ? Irus étoit deftiné a être toujours miférable. II perdit, par fon indifcrete curiofité, 1'efpoir d'un changement avantageux. Aflüré que le jour qui füiVrok n'amélioreroit pas, fon état, qu'il redoubleroit fes tourmens, il craignoit de le voir paroitre, & maudiffoit le jour, la nuit, le foleil, les té.ièbres & jufqu'a fa propre exiftence. La mort , qu'il defiroit avec ardeur, arriva enfin & combla le feul defir qu'il n'avoit pas formé en vain. Les hommes , talles de n'appercevoir que des malheurs, rebutés d'entendre leurs plaintes mutuelles, furent affez ihjuftes pour accufer de nouveau Jupiter. Eh, quoi! s'écrièrent-.ils, devoit-il nous découvrir 1'avenir pour augmenter nos peines? falloit-il accroitre nos tourmens? n'étoit-ce pas affez de nous laiffer entrevoir le peu de momens heureux que fa cruauté nous deftine? fans lui, fans fon fatal préfent, B b ij '  Jupiter jusTrFii; nous aurions joui du moment fans nous inqüiéter des malheurs qui nous attendent. Oui; Jupiter n eft qu'un tyran qui, fous 1'ombre d'un bienfait, cache une cruauté effettive> incompatible avec la qualité de dieu, qu'il ofe ufurper. Jupiter les entendit;leurs reproches, leurs murmures ne le touchèrent plus. II les plaignit, mais il ne changea pas leur deftin : il connoiffoit trop bien l'impofTibilité d'améliorer ces êtres farouches. II fe borna k redoubler fes bienfaits, k fecourir les moins coupables ; & leur óta pour toujours le don de divination qui leur avoit été fi funefte.  LES AMES, CONTÉ ARA BE. ans la fuperbe Bagdad, avant la fin du Califat d'Abou-Giaffar Almanzor, ne. fucceff-eur du prophéte, prince courageux & ferme y v-indicatif & avare, & fous lequel la philofophie & 1'aftrologie avoient fait de grands progrès: je dus une première éducation a un des fages que renfermoit cette cité au milieu des fous innombrables qui 1'habitoient. Heureux, fi j 'avois toujours cru les confeils du vieillard Haffeim qui m'avoit prédit d'affez bonne-heure que je ne tiendrois pas long-temps aux principes de fageffe dont il s'efforcoit de me remplir!' Azor me difoit-il, mon cher Azor ! je vous aime, &, fi j'avois de plus longs jr>3 s a' de-, mander a 1'être fuprême, c* r~*~: affurer votre bonheur, & pour e»i etre _n. Que je crains, hélas! quand je ne veillerai plus fur vous, que la contagion publique ne vous frappe s, que tous les avantages dont la providence vous a gratifié ne tournent contre vous, & ne dé-, tsuifent. mon ouvrage! votre fortune , votr§ B b iij  39 Les A m e s , figure heureufe, la force de votre conftitution i vos difpofitions a des talens agréables , votre efprit, tout me fait trembler. O mon élève! emporrerai-je cette crainte fatale dans un monde oü ma vieilleffe va bientöt me faire paffer ? Je raffurois mon guide que je refpeöois, en m'indignant de fes foupcons; &, ranimant mon zèle pour fes préceptes, j'eus le bonheur de marquer les premiers pas de ma jeuneffe par quelques act es de bienfaifance & d'humanité, qui foutinrent fes efpérances fur mon compte jufqu'a fa mort, arrivée trop tót pour moi. Tous les défordres triomphoient alors dans 1'opulente Bagdad. On y parvenoit par 1'impudence & par la baffeffe. Un homme deftiné en raiffant k être le valet de quelque éléphant, avec quelque adreffe d'efprit, fur-tout par les fervices les plus vils rendus a quelques grands , & par les intéréts accumulés d'une ulure infame, y devenoit un être d'importance, & s'y montroit porté faftueufement fur un de ces animaux qu'il eut dü conduire a 1'abreuvoir. On n'y connoiffoit plus de pudeur que celle que donne la timide honnêteté de la vertu. Tout s'y animoit pour le plaifir & par le plaifir, a ce qu'on difoit, mais rien n'étoit fi rare k y rencontrer. Ce mot circuloit dans des milliers de bouches qui ne s'ouvroient que pour bailler. Les femmes  C O N T E A R A B E. 39I fans y être belles , y étoient charniantes, paree qu'eiles a voient fu fe fouftraire aux vieil'es loix qui enchainoient fottement leur fexe a la pratique de quelques vertus paifibles* douces & domeft.ques. Ün y rioit de tout fans en être plus gat , paree que ce rire embelüffoit quelques bouches, découvroit quelques d -nts affez b'anch.s, & paree que ce rire étoit par tout 1'expreffion de la malignité& de l'envie, plutót que celle du plaifir. Le mot d'honnt'iu y avoit fait place a celui des honneurs. Celui de mceurs faifoit piiié. Bagdad enfin , ou tout fe nommoit divin, exquis, délicieux, étoit la corruption même. Ce n'eft point ainfi que j'en jugeai lorfque j'eus perdu mon Mentor. Ma ra fon trop toible difparut avec lui comme il favoit redoute. J'oubliai que les plaifirs que m'avo'.entprocurés les deux ou trois p:tites aft', ons hornêtes que j'avois faites fous fc-s yeux étoient les plus douces fenfations que j'euffe éprouvées, &C qu'eiles m'avoient rempü fans orgueil , de la p' écieufe fatisfaftion de foi - mêm", fans laquelle aucun plaifir continu , aucun bonheur n'exiftcnt. La femme d'un Emir m'a\ oit mis A la mode ; car il n'étoit pas alors qut ff on a Bagdad dt 1'ancienne & prudente fépart.tion des deux fexes. II n'y eut point de folies qu'elle ne fit ouverte- Bb iy  39^ 1 Les A m e s", ment & fans gêne , & auxquelles elle ne m'ae» ^o.utumat affez pour me rendre digne d'en faire h mon tour d'auffi piquantes. ie génie de ces( fortes d'efcapades eft d'y jpindre quelque chofe de neuf & de plus impudent que de coutume'^ jj'y réufiis a m.eryeille , & je fus en peu de tems un des plus jolis fots de la ville. Au milieu, de tout cela pas un mot du défunt. HafTeim , ou de fa doörine , dont la plus petite. tracé s'effaca dans ma tête ; car i'indigent me. trouyqit fans, égards, & le malheureux fans pitié. Quelques années fe pafsèrent dansje tourbilIon des riens qui m'occupoient tout entier; mais ]s ne fais pourquoi, au milieu de 1'énivrement. & des jouiffances variées, dont la riante frivolité faifoit mes délices , je me trpuyois pefant b% ïêveur. un jour en rentrant chez moi. On dira :. c'eft le funefte ennui; mais je n'ai garde de de traiter fi mal, puifqu'il produifit. ce que 1'on va yoir. Je m'ennuyois donc, paree que j'étois avec, ipoi-même, & que c'étoit ( pour trancher le mot); affez mauvaife compagnie. Enfin je m'ennuyois & je ne concevois pas comment je pouvois payer fi cher le defir d'être heureux fans parvenu: jamais a 1'être, je me levois machinaiement de deffus mes oreillers entaffés, & je n^yj.  CONTÉ A R A B Éi £ejettois de même, & je baillois, 8c je levois les épaules, 8c j'étendois les bras, 8c je paffois la main fur mes yeux, 8c je me relevois encore fans favoir pourquoi; & j'avois ouvert.vingt tiroirs. fans avoir rien vu de ce qu'ils renfermoient, lorfqu'au vingt-unième j'apper^us une médaille fur laquelle un habile artifte avoit gravé jadis la tête refpeclabled'Hafleim. O, vertueux HafTeim, m'écriai-je! 8c puis je rougis avec grande raifon ; car le nom feul de ce fage étoit foudroyant pour moi. HafTeim ! répétai - je échaufFé par fon image , HafTeim ! prendspitiéde ton difciple indigne. Quel fut mon éronnement lorfque , fans voir perfonne , j'entendis clairement ces mots .'fors, & fuis-moi? La voix myftérieufe me parut avoir gagné mes jardins , 8c je m'y préci-, pitai. La même yoix qui me rappelloit celle d'Haffeim fe faifoit entendre par intervalles , toujours en s'éloignant; 8e moi de voler toujours. a elle. Son projet étoit de me fatiguer fans doute , 8c elle y réuffit; car je tombai de Iaflitude au bord d'un baflin, oii je nf endorm.is bieniot. Eft-ce un rêve que je vais conter? Eft-ce une vifion telle qu'en eut jadis le fage Lokfjjan, ? J'oferois le; fpupconner fi j'euffe été ayffi  394 Les Ames, digne que lui de cette faveur des cieux ; mais tout le peint encore a mon imagi latio i comme un événement fenlible , Öc comme une réalité. Quoi qu''l en foit , je me fentis tranfporté par les airs dans une ifle qui offroit aux yeux tout ce que la nature a de plus i ob!e 6c de plus beau dans fa fuo'ime fimpbcité. J'y fus pénétre de ce refpeft qu'ï npofe la route facrée des temp'es de 1'éterntl. A peine le nuage qui me*, defcendit mollement dans ce féjour s'éloignat-il de moi , que j'appercus 1'ombre d'Heffeim. Mon front toucha auffi - tot la terre , & ce re fut qu'en tremblant que je prononc^i foa nom. Azor , releve - tor, me dit-il, & daigne m'écouter pour la dernièrefois. Je vais te faire connoitre les invifibles habitans de cette ifle juf qu'a préfent inconnue & inacceflible a tout autre mortel que toi; c'eft 1'ifle des ames. Ne te défie poi it de ton vieil ami; tu fais qu'il ne trompa jamais perfonne. Les ames ? lui dis-je avec plus de confiance depuis qu'il m'avoit parlé de notre ancienne amitié, quoi donc, refpeftable HafTeim , eft-ce ici le magafin des ames que la providence repand chaque jour fur la (urface de la terre ? Non , me répondit mon fage : ce font celles qui  C O N T E A R A B E. 395 ont déja habité des corps qui exiftent encore , & dont 1'incompatibilité avec leurs enveloppes groffières , leur a fait obtenir d'en être féparées. Elles attendent en ce lieu d'exil que la deftruction de leur demeure les rappelle au fein de la divinité dont elles font émanées. — Je ne vous comprends point, HafTeim. — Je le crois. Vous vous figurez peut être avoir encore la votre ? Elle eft ici: je vais vous conduire au quartier des ames de Bagdad , & vous pourrez la reconnoitre parmi celles deprefque tous vos compatriotes. — Mais comment fe pourroit-il ? — Je vous entends, Azor; vous ne concevez pas qu'un corps privé de fon ame puiffe exifter; & moi j'aurois peine a comprendre que le maitre d'une maifon, dont on mépriferoit fans ceffe les avis & qu'on traiteroit comme un vil fubalterne , put y demeurer long-tems, enfin, que des êtres fpirituels fuffent toujours enchaiaés dans des cachots fi peu dignes d'eux. Mais, HafTeim, tous mes compatriotes penfent, réfléchiffent. — Azor ne dégradez point la penfée , cet exercice profond des efprits; elle n'eft telle que par les objets qui 1'occupent. — Difcuter , combiner , analyfer des frivolités, c'eft plutót agir que penfer. Ecoutez-moi, vous dis-je; voici le myftère: c'eft que 1'ame indignée de fes fers, lorfqu'elle obtient du grand être la faveur de les brifer,  39& Les Ames} eft obligée de laiffer la plus mince fuperfisïe d'elle - même , une pellicule (s'il eft permis de s'expliquer ainfi ) un atome , une fcorie mille fois plus legére que celles qu'on voit furnager fur les métaux en fiifion: & voila tout ce qui refte k vos concitoyens, a vous - même, & ce. qui fuffit au -dela pour toutes les opérations intellectuelles que vous leur fuppofez; car il ne faut prefque que des fens pour tout ce qu'on leurvoit faire. Venez , venez, ajouta-t-jl, dans le quartier de Bagdad , & ce que je vous dis vous. paroïtra démontré. II faut vous dire encore que ces ames font obligées de fe repréfenter de temps en temps dans leurs cages, pour voir fi elles s'y t.rouveront mieux, & c'eft dela que viennent les fynderèfes , les remords , les inquiétudés &C lesennuis: mais, lorfqu'ellesjugentqu'eiles font toujours parfaitement inutiles , elles revolent ici. Nous fommes précilément- au moment de: leur retour ; ne dites mot, & écoutez. Arrivé en effet fous un bofquet de myrtes & d'orangers avec mon conducteur, & ne voyant rien , j'entendis diftinöement ce que je vais; trar.fcrire ici. Première öOTf.Sommes-nous encore en nombreégal ? Quelqu'une de nous eft-elle reftée ? Deuxième ame. Pas une a Bagdad , & deux h je crois, k dix milles de la ville.  CöNTE ARABE. 39^ Première ame. C'eft bien peu. Et ton Satrape j comment t'a-t-il recue ? Deuxïème ame. Indignement, a fon ofdinairé. Plongé dans la fange de fes fens , je 1'ai trouvé combinant de nouveaux moyens d'engloutir, s'il le peut, paria faveur dont il eft honoré, les immenfes tréfors de Giaffar. Première ame. Cela ne fera pas aifé; car ils font fous une triple clef. Deuxième ame. Tu fais que 1'avidité trouve le fecret d'arracher des Soudans ce qu'ils n'aiment pas a donner. Première ame. Pourfuis. Deuxième ame. Sa maifon étoit pleine de gens auxquels il devoit & qui ne rerhportoient rien, tandis que d'autres apportoient des monceaux d'or pour acheter les injuftices qu'ils venoierit folliciter. Je me fuis fait entendre un moment; il s'eft méprifé d'être affez foible pour balancer a fe fatisfaire. J'ai fui , comme je ferai toujours. Et toi-même, tu n'as pu refter chez ton Bonze? Première ame. Oü voulois-tu que jepriffe place entre 1'hypocrifie & le défordre ? II ne changera pas plus que ton Satrape , & nous fommes ici pour long-tems. t Plupurs ames enfemble. C'eft précifément mon hiftoire.  398 Les Ames, Première ame. Le mafque de Phypocrifie s'iticrufte parle temps dans la peau, 8e ne peut plus tomber. Quand on a ofé tromper la divinité, il en coüte fi peu pour tromper les hommes, 8e le métier eft fi utile , qu'on n'en change point. Conduit par HafTeim un peu plus loin , j'entendis un cri qui m'étonna. O ci'el! dit une voix , c'eft Azor qui me pourfuit, 8e que lui importe de me rencontrer ? m'a-t-il feulement écoutée une minute ? La voila , me dit mon fage; c'eft votre ame, c'eft elle-même que vous épouvantez. Ah ! pardon , m'écriai-je , pardon, fille augufte du ciel; ah! daignez rentrer dans mon fein : je le rendrai digne de vous; je le fens au tranfport qu'excite en moi votre préfence. Ingrat Azor, répondit la voix , tu fentois autrefois ces tranfports ; mais depuis que tu m'as foreée de te quitter... Reviens, reviens mon ame, repris-je : HafTeim 8e vous, m'infpirez tous deux ; vous m'avez changé pour jamais , j'en jure par toi-même A ce mot la voix ne fe fit plus entendre, 8e je me fentis échauffé intérieurement du zèle que donne la vertu ; mon ame avoit quitté fes compagnes, 8e je crus la pofféder au moment  CONTÉ A R A B E. 399 oü mon ch.-r Haffeitn m'embraffa avec tendreffe. En avancant quelques pas nous entendïmes une foule d'rimes qui s'entr teroient des paifibles foins du ménage & de la tendreffe conjugale , du bonheur d'élever de jeunes créatures, qui prefque toutes, apportent en naiffant le bèCnn & 1'inftinft d'imiter , & auxquelles il eft fi néceffaire par conféquent de n'offrir que de bons exemples.'Vous les reconnoiffez bien, me dit Haffeim? — Oh ! oui: ce font les ames du plus grand nombre des femmes de Bagdad. •—Elles nous épargnent par cet entretien modefte bien des détails contraires qni vous auroient amufé. — Vous me croyez encore le même ; je fuis changé, vous dis-je. — Je vous en félicité; en ce cas la vous ne regretterez rien. L'amour de la patrie étoit plus loin le fujet d'une converfation touchante, ckjereconnus les ames de plus d'un chef de nos Spahis. Cette héroïque vertu que nous infpirions, dit 1'une d'elles, s'eft donc évanouie ? L'intérêt, ce bas ennemi de la gloire, eft donc venu fe mettre infolemment a fa place ? O mes fceurs ! Ia bafe de tout ce qu'il peut y avoir de grand & d'élevé parmi les hommes n'exifte plus : ce font  4Óö Les Ames,' lés mceurs; fans elle tout périt & fe dénattiré: Qui les rappellera donc ces mceurs fi effentielles a la füreté 8c aü bonheur des états ? J'entendis enfuite les ames de ceux qui dans Bagdad, étoient alors chargés de la perceptiori des revenus de 1'état. Elles gémiffoient de la dureté de céüx qu'eiles avoient été deftinées a animer. II n'eft plus d'efpérance pour nous, difoit 1'une ; leur gloire eft attachée a la découverte d'un nouveau fyftême de vexation* Recommandez-leur un homme honnéte 8c droit; vous les verrez plier de dédain leurs larges épaules. Oh qu'ils favent bien fe paffer de now Ceux-la ! A quelque diftance étoient d'autres ames que! je reconnus au ftile élégant, pathétique 8e fleuri, G'étoient celles de ces hommes chargés d'étendré les connoiffances humaines. Relacher chaque jour qüelqu'uns des liens de la fociété, difoit une ame en foupirant > eux'qui devroient les fefferrer par 1'exemple & par leurs difcours ! O ma fceur, difoit une autre , ótet 1'amitié pure 8c douce du milieu des hommes! quelle barbarie ! traiter tous les devoirs de conventions locales8cmomentanées! quelleignorancel Nous méconnoïtre , difoit une troifième, nous affervir aux loix de notre ennemi ^ aux chaines méprifables  CONTÉ A R A B E. 40I méprifables du corps, nous mes fceurs , qui exiftons aujourd'hui loin d'eux! Vouloir expliquer tout, rendre compte de tout, croire qu'on s'eft gliffé dans le fan&uaire du trèsHaut pour y furprendre fes fecrets , difoit une quatneme, quelle préfomption! quelle fotife! Et s'attaquer a la Divinité même , s'éGrioitune cinquième, quelle démence & quelle fureur ! Je me portois vers d'autres grouppes, quand tout-a-coup, fur le bord du même baflin ou, j'étois tombé de fatigue , j'ouvris les yeux , &C ne vis p'us que mes jardins ; mais tout ce que je venois de voir étoit auffi préfent a ma penfée, que fi ces objets avoient encore été devant moi. ' Des malheureux étoient a ma porte lorftjue j'y arrivai. Je les fis entrer ; je les embraffai; je voulus moi-même les arrofer de parfums , & je les fis mettre a ma table. Ah ! me dis je intérieurement, ce n'eft point un rêve; je fais du bien, je goüte du plaifir a le faire; mon ame s'eft vraiment réunie a moi & je ne veux jamais qu'elle s'en fépare. Depuis ce tems je m'interroge tous les jours pour favoir fi je n'en fuis pas réduit a la foible pellicule ou a la fcorie de mon ame. Le defir conftant & voluptueux d'être utile è mes frères, que je conferve, m'eft un garant qu'elle n'habite) Tornt XXXV. C c  ^oi Les Ames, &c." plus 1'ifle oü le fage HafTeim me la fitreticontrer. Pu ffent mes concitoyens , en appelant a leur fecours le fage HafTeim , en recevoir le même bienfait que moi , & n'être pas long-temps encore la plus lache partie d'eux-mêmes!  403 SONGE MERVEILLEUX, TI RÉ DU BAB1LLARD. Je prenois ces jours paffes une promenade folitaire dansles jardins de Lincolns'ime; & comme il arrivé fouvent aux vieillards qui ont fait peu de progrès dans le monde du cöté de Ia réputation& de la fortune , je réfléchiffois avec une forte de peine a 1'avancement rapide & a 1'élévation fubite de plufieurs perfonnes bien moins agées que moi, &z je murmurois de la diftributioninégale des richeffes, des honneurs & des dignités, répandus fur les difFérens états de la vie. La nuit me furprit dans ces penfées mortifiantes: mais fon filence, joint ala beauté du tems & a fa férénité, me conduifit a une contemplatiori qui me caufa des idéés plus agréables. Je levaï les yeux vers le ciel: le firmament me parut dans toutfonéclat; la multitude infinie d'étoilesdont il étoit orné, formoit un fpeclacle raviffant pour quelqu'un qui fe plait a 1'étude des ouvrages de la nature, & je ne pus 1'envifager fans méditer fur le créateurde tantd'objets auffi magnifiques. C'eft dans ces momens de calme que laphilofophie infpire la religion, Sc que la religion ajoute aux plaifirs de la philofophie. Cc i;  404 5 o n g ë Je me retïrai plein de contentement d'avoir pafte quelques heures dans une fi noble occupation , & ne doutant point qu'elle n'influat agréablement fur mon fommeil. En efFet, je ne fus pas plutot endormi, que j'eus un fonge qui m'affecla prodigieufement. II avoit quelque chofe de fi majeftueux & de fi impofant, que je ne puis m'empêcher de le rapporter malgré 1'incohérence d'idées qu'on peut y découvrir dans plufieurs endroits, & k laquelle les fonges font ordinairement fujets. Je crus revoir ce même firmament illuminé par les aftres brillans qui m'avoient récréé avant. mon fommeil. Mes yeux errans fur ces objets, s'arrêtèrent au figne de la balance : je le confidérai avec attention, & je vis pointer au milieu de cetie conftellation & s'accroïtre par degrés, une lumière extraordinaire qui m'afFecta de la même manière que fi j'emTe vu le foleilfe lever en plein minuit. A mefure qu'elle augmentoit en grandeur & en éclat, il me fembloit qu'elle approchoit vers la terre. En efFet , j'y découvris bientót comme une ombre entourée de rayons & k qui, peu- a-peu, je reconnus diftinctement la figure d'une femme. J'imaginai d'abord que ce pouvoit être 1'intelligence qui gouvernoit la conftellation d'oii je 1'avois Vue defcendre; mais lorfque je fus k portée de la  MERVEILLEUX. 405 regarder de plus prés ,. elle me parut environnée de tous les attributs avec lefquels on repréfente ordlnairement la déeffe de la juftice. Son air majeftueux & terrible étoit adouci par les traits de la beauté la plus éclatante. Si le fourire fe mêloit a la douceur de fes regards, elle rempliffoit 1'ame de joie :. le courroux ve* noit-il a les enflammer , elle y portoit la crainte & 1'épouvante. Elle tenoit un miroir que je reconnus bientöt pour celui que les peintres mettent entre les mains de la vérité. Je vis partir de ce miroir, comme un éclair au milieu du jour, une clarté plus vive que celle qui accompagnoit la déeffe : toutes les fois qu'elle venoit a 1'agiter, le ciel & la terre, tour a tour , étoient illuminés. Quand elle fut defcendue affez prés de la terre, pour être vue des mortels & leur faire entendre fa voix, elle répandit autour d'elle des nuages variés , qui divifèrent fa fplendeur trop ébiouiffante , en une infinité de rayons plus tempérés , & par ce moyen elle leur rendit fon éclat plus fupportable. Tous les habitans de la terre, frappés de cet événement étrange, fe raffemblèrent dans une vafte plaine. Auffitót on entendit une voix qui fortit des nuages, & qui annonca que le but da cette apparition étoit de rendre a chacun ce qui C c iij  4o6 5 O N G E lui étoit dü & de lui en affurer la pofleflionj A cette déclaration folemnelle, la crainte & 1'efpérance , la joie & la douleur s'emparèrent des efprits & les agitèrent de différentes manières. Le premier édit portoit que toutes les richeffes fuffent immédiatement rendues a leurs véritables propriétaires : furquoi chacun prit en main les titres de fes poffeffions.Comme la déeffe tourna le miroir de la vérité fur la multitude, on fe mit a examiner les différentes pièces, k la clarté qu'il répandoit. Ses rayons avoient Ia propriétéde mettre en feu tout ce qui étoit fauffement fabriqué. On vitauffitöt quantité de papiers s'enflammer, de parchemins fe plier en fe rétreciffant, & la cire des fceaux fe fondre & couler de toutes parts , ce qui formoit le fpectacle le plus bizarre. Souvent le feu ne parcouroit que deux ou trois lignes & s'arrêtoit ; & c'étoit aux interlignes &c aux codiciles que le feu prenoit ordinairement. Comme la lumière pénétroit jufques dans les retraites les plus cachées , elle découvrit les aöes qui s'étoient perdus par accident, & ceux qui avoient été dérobés & recélés k deffein, ce qui occafionna une révolution étonnante : les dépouilles de 1'extorfion & tous les fruits de la fraude & de la fubornation furent ramaffées , & formoient un tas fi prodigieux , qu'il s'élevoit, pour ainfi  MERVEILLEUX. 4O7 dire, jufqu'aux nues. II fut appellé la montagne de reftitution ; & tous ceux qui avoient été trompés, furent invités d'ailer y prendre ce qui leur appartenoit. Alors on vit une foule de miférables quitter les drapeaux de 1'indigence & fe revêür d'habits couverts de brocards & ornés de broderies, dont ils dépouiilèrent ceux que 1'opulence enavoitdécorés; & quantité de gens qui avoient joui de fortunes immenfes tombèrent tout-kcoup dans un état de médiocrité ; öi il leur reftoit a peine de quoi fatisfaire leurs beloins effentiels. Un fecond édit qui avoit pour but de ranger tout le genre humain en familie, ordonna que tous les enfans fe rendiffent auprès de leurs véritables pères. Auffitöt une grande partie de 1'affemblée fe mit a changer de place, paree que le miroir préfentant avec éclat la vérité , chacun étoit conduit, comme par un inftintt naturel , vers fes propres parens. C'étoit un fpectacle aftligeant de voir des chefs de families nombreufes perdre tout-a-coup tous leurs enfans , & quantité de célibataires chargés de families confidérables. On voyoit d'un cöté 1'orphelin abandonné trouver un père opulent Sc fe réunir a une familie diftinguée ; de 1'autre , 1'héritier préfomptif d'une grande fortune fe Cc iv.  4°8 S O N G E profterner devant celui a qui, un moment auparavant, il commandoit en maitre. Ces changemens auroient pit produire de grandes plaintes fi le malheur n'eüt pas été , pour ainfi dire , général, & fi la plupart de ceux qui venoient de perdre leurs enfans ne les euffent retrouvés dans les mains de leurs meilleurs amis. Après que les hommes qui avoient été victimes de 1'ufurpation , furent réintégrés dans leurs droits , & que Pordre naturel fut rétabli dans les families , on entendit publier un troifième édit qui ordonna que tous les poftes honorables fuflent conféré> aux perfonnes qui auroient le plus de mérite & de capacité. Les hommes robuftes, ceux d'une taille avantageufe , d'autres qui poffédoient de grandes richeffes, fe préfentèrent fur le champavec affurance; mais ne pouvant réfifter è 1'éclat du miroir qui les éblouifioit, ils retombèrent auffitöt dans la foule. Ainfi que 1'aigle qui effaye les yeux de fes petits aux rayons du foleil, la déeffe éprouvoit la multitude en expofant chaque individu aux effets du miroir. J'en vis quantité détourner le vifage, fans doute paree qu'ils r-econnoiffoient leur foibleffe, & ne fe fentoient pas affez de mérite pour montrer des prétentions. II n'y eut que les hommes véritablement Vertueux 3 les favans, & ceux qui s'étoient dif-  MERVEILLEUX. 409 tlngués foit dans le métier des armes, foit dans Ie commerce 011 dans les affaires, qui purent en foutenir 1'éclat. La déeffe en compofa d'abord un corps particulier qu'elle détacha de cette foule prodigieufe qui la regardoit avec une fecrete vénération fe retirer a 1'écart; mais comme elle vouloit que tous les po'fes fuffent remplis convenablement, elle fit difFérens choix parmi ce corps recommandable , & les emplois les plus élevés , ainfi que ceux d'une claffe inférieure , furent diftribués conformément au mérite, a 1'habileté & aux talens de chacun. Ces actes de juftice exécutés, les hommes furent congédiés par la déeffe, & fe reth èrent. Un inftant après la plaine fut couverte d'une multitude infinie de femmes. A la vue de cette fbule aimable, mon cceur treffaillit. Alors je vis briller fur leurs vifages 1'éclat du miroir célcfte; elles me femblèrent plutöt autant de divinités defcendues a la fuite de la déeffe, que des mortelles qui fe préfentoient devant elle pour fubir fes arrêts. Tant de femmes parlant,pour ainfi dire , toutes h la fois , formèrent un tintamare öc une confufion inexprimable ; en vain la déeffe ordonnoit le filence ; il fallut qu'elle employat la févérité pour les rendre attentives a fes édits. Comme elles avoient été prévenues que l'arfaire la plus importante de leur fexe,  4T° S O N G E c'eft-a-dire celle de la préféance dans les rangs^ alloit être décidée dans ce moment, le trouble s'étoit répandu parmi elles & y avoit occafionné beaucoup de difputes. Les mots naiffance, beauté, efprit, talens,richeffes, retentifToient de toutes parts & mes oreilles. Les unes fe glonfioient du mérite de leurs époux , tandis que d'autres tiroient avantage de 1'tmpire qu'eiles exercoient fur eux. Quelques-unes fe faifoient un grand mérite d'être reftées vierges , d'autres fe vantoient du grand nombre d'enfans qu'eiles avoient mis au monde, plufieurs d être iffues de families diftinguées,& d'autres, d'avoir donné la vie a des perfonnes qui s'étoient illuftrées dans Ie monde. L'une cherchoit a. hriller par les agrémens de la danfe , 1'autre par les accens d'une voix mélodieufe : en un mot, on ne voyoit de tous cótésque lorgnades, fignes de tête, jeux d'éventail, fourires, tons de dédain , foupirs affeclés, & chacun des artifices que les femmes emploient ordinairement pour captiver notre fexe. La déeffe ordonna donc pour terminer toute querelle , que chacune d'elles fe placat fuivant le plus ou moins de beauté qu'elle avoit. Cette ordonnance les flatta infiniment, & le plus grand nombre mit auffitót en oeuvre tout Part poffible pour pa """re davantage. Celles qui fe croyoient des agrémens  M E R V E I L L E U X. 411' dans la démarche Sc dans le maintien , cherchoient les moyens de s'avancer Sc de fe reculer, affectoient de faire de faux pas, afin d'avoir occafion de fe montrer dans les attitudes les plus féduifantes; celles dofit le fein étoit formé avec grace, étoient fort empreffées de lever la tête au-deffus de la foule , Sc d'obferver les endroits les plus reculés ; plufieurs fe couvroient les yeux de la main , fous prétexte de contempler plus aifément la gloire de la déeffe: mais dans le vrai, pour faire voir de beauxbras & de jolies mains. Ce fut pour elles une nouvelle fource de joie lorfqu'elles apprirent que 1'édit portoit que chacune d'elles feroit ellemême fon propre juge dans la décifion de cette grande affaire, & qu'elle alloitoccuper un rang conformément a 1'opinion qu'elle prendroit d'elle en s'obfervant dans le miroir. La plupart fe livroient aux douces efpérances, lorfque la déeffe fit paroitre le miroir de la vérité, qui s'agrandiffoit a mefure qu'il s'approchoit de 1'affemblée. 11 avoit la propriété fingulière de détruire toutes fauffes apparences, Sc il repréfentcit les objets fans aucun égard pour les traits extérieurs, qui n'avoient pas de rapport au véritable caractère. La déeffe le fit agir dans un fi grand nombre de difpofitions différentes, que toutes les femmes purent aifément y con-  4fi S O N G E templer leurs perfonnes. On vit bientöt celles qui avoient le plus de ces dons qui rendentleur fexe véritsblement eftimable , fe parer des traits de la beauté la plus éclatante ; elles en concurent une joie pure qui les embelliffoit encore ; on les diftinguoit aifément de celles qui poffédoient le moins de ces perfeöions, ou qui les avoient méprifées pour n'en montrer que les apparences. II eft impoffible d'exprimer 1'étonnement &lafureurde cesdernières, lorfque leurs véritables traits leur furent préfentés dans le miroir : quantité , effrayées a la vue de leurs propres%ures,tachoient de brifer le miroir: mais elles ne pouvoient y atteindre. Plufieurs autres fe défefpéroient de voir leurs appas fe flétrir au moment ou elles les regardoient. La femme emportée , violente , qui avoit entendu tant de fois faire 1'éloge de fon efprit & de fa vivacité, crut appercevoir une furie lorfqu'elle fe regarda dans le miroir; 1'amante mercenaire y vit une harfie, &la coquette rufée un fphinx, & les uns & les autres concurent pour leurs figures une averfion & un dégout proportionné, a 1'eftime qu'eiles leur portoient auparavant. Pour moi je ne pus voir fans gémir tant de beaux vifages perdre en un clin d'ceil tout leur éclat pour fe couvrir des nuances de la difformité; il eft vraique j'eus en même tems Ja.con*  MERVEILLEUX. 413 folation d'en voir plufieurs autres, que j'avois jufques-la regardés comme des chels-d'ceuvres de la nature, recevoir par cette épreuve des gra res nouvelles. Quelques-unes étoient fi modeftes qu'eiles éprouvèrent la plus grande furprife a la vue de leurs attraits ; j'en remarquai d'autres qui avoient mené une vie auftère & retirée, dont les traits s'animèrent par les appas les plus vifs & les plus touchans; -mais ce qui me frappa Ie plus, ce fut une certaine image que j'appercus dansle miroir, qui me parut être i'objet le plus charmant que j'eufïe jamais vu de ma vie. Ses traits avoient quelque chofe de célefte ; fes yeux brilloient d'un feu qui fembloit animer tout ce qu'elle regardoit. Son air étoit majeftueux, fonmaintien noble, fon port élevé; elle avoit une prééminence marquée fur toutes les autres femmes. Je defirois ardemment de voir celle dont 1'image me faifoit une fi douce impreffion , & je la reconnus dans la perfonne qui étoit a mes cötés & fur le même point de vue que moi, par rapport a la difpofition du miroir. C'étoit une petite vieille dont le vifage étoit fillonné de rides &la tête couvertede cheveux gris; toutes 'les fois qu'elle fe contemploit dans le miroir, fon vifage s'animoit d'une gaieté pleine de candeur, qui fembloit élever fon ame jufqu'au  414 J U K b t raviffement. Ce fonge eut pour moi une fingii-» larité que je ne puis taire; c'eft que je concus pour elle un penchant fi vif, qu'il me vint dans 1'idée de lui faire des propofitions de mariage : mais comme j'allois luiadreffer la parole, elle me fut enlevée, paree qu'il fut ordonné que toutes les femmes qui étoient contentes de leur figure allaffent fe placer a la tête de leur fexe. Cette affemblée d'élite formoit un corps plein de graces & de majefté; mais comme cette divifion n'occalionnoit pas fur la multitude une diminution aufii confidérable qu'il eut été a fouhaiter , la déeffe, après avoir retiré le miroir i fit quelques diftin&ions parmi les femmes qui n'avoient pas été contentes de leur figure. Elle pronon$a plufieurs arrêts qui me parurent très-fages. Je m'en rappelle deux entr'autres qui m'ont affecté trés- vivement. Ils regardoient, 1'un , les femmes qui avoient manqué d'indulgence envers leur fexe, & qui avoient décrié la conduite des autres femmes ; 1'autre, celles qui ne s'étoient pas obfervées avec affez de févérité fur leurs obligations, &ils avoient pour objet de faire un exemple des unes &c des autres. Par le premier , les femmes qui s'étoient livrées au plaifir de la médifance furent condamnées è perdre Pufage de la parole ; punition bien  MERVEILLEUX. 415 humiliante pour les coupablës, & vraiment faite pour extirper jufqu'a la racine du vice. Cetarrêt ne fut pas plutöt prononcé, que le murmure continuel qui s'étoit fait entendre dans 1'affemblée jufqu'a ce moment, fe calma fur le champ. J'étois immobüe de furprife 6c de chagrin de voir un fi grand nombre de perfonnes, que j'avois toujours crues les plus vertueufes de leur fexe, devenir tout-a-coup muettes. Une dame qui fe trouva auprès de moi, & a qui je ne pus cacher ma peine, me dit qu'elle étoit étonnée de me voir prendre tant de part a la difgrace d'une troupe de ... Elle s'arrêta tout court, & je ne lardai pas a reconnoitre qu'elle participoit a la difgrace commune. Ce défaftre tomba particulièrement fur cette claffe de femmes qui portent parmi nous le nom de prudes : expreffion trop foible pour donner une jufte idéé de ces femmes hypocrites , qui ont 1'art de s'arroger les avantages qui ne font dus qu'è la vertu, & qui s'élèvent fur les ruines de celles qu'eiles deshonorent, en divulguant leurs foibleffes. Par le fecond arrêt, les femmes qui avoient couru les rifques de devenir mères, devoient paroïtre aux yeux de toute 1'affemblée avec les fignes caradtériftiques de leur cbüte. L'exécution de cet arrêt révéla un fi grand nombre de fautes, que je fentis redoubler  4i6 S O N G È mon refpect & mon admiration pour le corps précieuxque le miroir de la vérité avoit ramaffé parmi la foule ; mais je ne pus m'empêcher de gémir de le voir fi peu nombreux en comparaifon du refte de 1'afTemblée ; j'ignore quelle fut la fuite de cette fcène importante : apparemment quelefpeöacle nouveau qu'elle offroit a mes regards me frappa trop vivement pour pouvoir le fupporter plus long tems. A mon réveil je ne pus penfer, fans étonnement, a labizarrerie de cette efpèce de vifion, & ce fut un véritable foulagement pour moi, lorfque, forti toutafait des régions de 1'illufion , je pus me convaincre par la réflexion , que la vertu rencontre parmi le beau fexe plus de profélites que mon rêve ne m'avoit donné occafion de 1'imaginer, & qu'il eft beaucoup de femmes a qui on peut appliquer ce que Milton fait dire a Adam lorfqu'il s'entretient avec 1'ange au fujet d'Ev e, après avoir exprimé le fentiment de fa fupéricrité fur elle. » Cependant, quand je 1'envifage , elle fem» ble fi parfaite & fi remplie de la connoiffance » de fes droits, que ce qu'elle veut faire ou » dire , paroit le plus fage , le plus vertueux &C »le meilleur. La fcience fe déconcerte en fa » préfence; la fageffe difcourant avec elle, fe » démonte  MËRVEILLEUX. 417 » démonte & reffemble a la folie. L'autorité & » la raifon 1'accompagne , comme fi elle eut été » concue dans les idéés de dieu indépendam» ment de moi, pour être la première; enfin les » graces ont élu leur demeure dans fa perfonne » aimable , & elles ont placé autour d'elle , » comme une garde angelique, le refpect & la » crainte ». Tornt XXXV. D  4i 8 FÊRADIR, CONTÉ MO RAL. Ï-iE calife Aaron AI-Rafchid faifant un foir fa tournee ordinaire dans les rues de Bagdad-, feul & déguifé , appercut de loin une épaiffe fumée dans un quartier voifin. Préfumant que c'étoit quelque incendie, & fon amour pour la police de Bagdad ne lui permettant pas de différer, il fe rendit k la hate a 1'endroit oii étoit le feu % c'étoit une partie de maifon qui brüloit. Une foule innombrable d'arabes y étoit accourue : les uns travailloient, d'autres pilloient, & la plupart fe contentoient de contempler 1'activité de la flamme & les débris qu'elle laiffoit, lorfqu'un arabe fortit de ce théatre de ravage, & traverfant la foule, vint fe polier , les bras croifés , vis-a-vis la mailon, avec la tranquillité la plus étonnante. II fe trouva par hazard placé prés du Calife qui venoit d'y arriver , & qu'il ne reconnut pas. Aaron lui demanda quel étoit le maitre de cette maifon ? --C'eft moi, dit froidement 1'arabe... Surpris d'un fang-froid fi inconcevable, le calife lui  C O N T E M O R A IJ 'demanda encore pourquoi il fe tenoit li tranquille ? — Bon ! répliqua cet homme , je viens de travailler autant & plus que tous les autres; j-'ai fait couper les Communications afin que le feu ne fit pas plus de progrès, & aöuellement j'examine le peu qu'il en fait. — Cela eft malheureux pour vous , interrompit le Calife. pas tant ! répliqua 1'arabe. — Comment!.*.. h'eft-ce pas un malheur que de voir brider la moitié de fa maifon ? ■ - Oui .... mais n'eft-ce pas un bonheur de pouvoir conferver 1'autre ? Le calife furpris a 1'excès d'un dilcours f» extraordinaire , forma fur le champ le deffeira d'interroger plus amplement un homme qui lui paroiffoit tout-a fait bizarre ; & lui ayant encore fait quelques queffons, auxquelles 1'arabe répondit fur le même ton de fingvilarité, le calife s'en rétourna continuer fes vifites nocturnes Le lendemain, Al-Rafchid fe fouvenant de 1'aventure de la veille, ordonna a un de fes efclaves d'aller chercher le propriétaire de la maifon ou 1'incendie étoit arrivé. L'arabe reent 1'ordre avec furprife, fuivit 1'efclave fans crainte, & arriva au palais du Calife, devant lequel il fut introduit. L'arabe, après les génuflexions ordinaires \ Ddij  410 FéradirJ attendit, dans un refpeótueux filence , que le calife daignat lui parler. Approche , lui dit ce dernier , me reconnois-tu ? — Commandeur des croyans, répliqua l'arabe , je vous reconnois pout le fouverain maitre de ma vie. -•Sais-tu que c'eft moi quit'ai parlé hier prés de ta maifon ? L'arabe s'inclina refpeöueufement, 6e le ca1ife continua : je t'ai fait venir pour favoir 1'hiftoire de ta vie , 8e a quels événemens tu dóis la fingularité du caractère dont j'ai éfé frappé hier par tes réponfes. Puiffant empercur , dit l'arabe , puifque vous 1'ordonnez, je vais vous fatisfaire. Je m'appelle Féradir , 8e fuis né dans cette fuperbe ville, de parens qui, au moyen d'un commerce maritime affez confidérable, me laiffèrent a leur mort une aifance honnête ; mais le defir d'amaffer de plus grands biens, fit que je neme contentai pas de cette fortune; je voulois être heureux , 6c je placois le bonheur dans la poffeffion des richeffes; je réfolus donc de continuer la profeffion de mon père. Un frère que j'avois étant dans les mêmes fentimens, nous ne fongeames plus qu'a exécuter ce deffein. Nos richeffes étoient placées fur quatre vaiffeaux, nous décidames d'attendre leur retour. Quelque tems après nous apprï-  CONTÉ MORAL. 41I 'mes la funefte nouvelle que le plus confidérab!e de ces vaiffeaux avoit fait naufrage, & qu'un autre avoit été entièrement pillé par des pirates : a cette nouvelle nous demeurames anéantis. Mon frère , naturellement plus emporté , mutmura contre la divine providence. Les deux vaiffeaux qui nous reftoient, étoient les moins précieux & pouvoient effuyer le même lort , ce qui faitoit évanouir tous nos projets de fortune. Nous demeurames encore quelque tems irréfolus fur le parti qui nous reftoit a prendre ; notre chagrin étoit au comble ; lorfqu'un foir plus abatcu qu'a Tordinaire , nous étions enlemble a rêver & a nous plaindre, je laiffai échapper ces mots : O Alla 1 que t'ai-je fait pour me traiter fi cruellement ? Etoit-ce un crime que de cbercher a me rendre heureux ? .... Hélas!... je ne le ferai jamais 1... Tule feras , tu 1'es , dit une voix tonnante qui nous fit treffaillir de crainte & d'étonnement. En même tems nous vimes defcendre Pimmortel Barouk, le génie du bonheur. Mon frère , aigri par le défefpoir, ne quitta pas fa place : pour moi, je me profternai &c demandai humblement au génie 1'expücation de ces myftérieufes paroles. Foible mortel! me dit-il , n'eft ce pas un bonheur de Dd iij  4^ Ié r a' dj u; ne perdre que deux vaiffeaux, lorfque tu pour. vois en perdre quatre ? --- Puiffant génie ! répliquai-je , n'eüt-il pas été plus heureux de n'en perdre aucun? —- Oui, mais au moins ton malheur n'eft pas au comble, & cependant tu te jjdains comme s'il ne te reftoit plus rien. Ce peu de mots fut un baume falutaire qui fe répandit dans tous mes fens ; j'attendis que le génie confolateur reprit la parole; il le fit : iu voulois être heureux! le bonheur parfait eil-il fait pour des êtres imparfaits ? non ; apprends que l'homme le plus heureux n'eft que celui qui a moins de malheurs que les autres èc que c'eft la perfuafion oii 1'on eft d'être moins malheureux, qui conftitue le feul bonheur que vous pouvez goüter. Que cela te, fuffife. Je n'ajoute plus qu'un mot: tu feras heureux lorfque tu feras malheureux. Le génie , a ces mots , difparut avec la promptitude du foudre redoutable émané du tröne célefte. J'étois demeuré dans un enthoufiafme divin : j'en fus diftrait par un éc!at de rire de mon frère. Quoi! dit-il, vous avez la foibleffe d'écouter un pareil oracle ? que veut, dire ce génie avec ces dernieres paroles : tu feras heureux lorfque tu feras malheureux ;impiea dit la même voix, pour prix de ton blafphêrae,  C O N T E M O R A Ég; '41$, hl éprouveras un fort contraire, & tu. feras. malheureux Lorfque tu feras heureux. Mon frère infulta de nouveau a la puiffance célefte par fa coupable tranquillité. Pour moi, les paroles du génie avoient fait fur mon ame 1'efFet du plus brillant des aftres fur les nuages épais qui'cachent fes rayons aux yeux des mor-, tels: tous mes doutes, tous mes chagrins s'étoient diffipés , & je n'étois plus occupé de la perte de mes vaiffeaux, que par le fouvenir agréable de Pheureufe appariticn que cette perte m'a-, yoit procurée. Cependant je réfolus de voyager & d'aller rendre grace fur le tombeau du faint prophéte, de 1'apparition confolante du génie. Mon frère voulut être du voyage, paria feule envie de> fe diftraire. Nos vaiffeaux étoient encore bien, éloignés de leur retour. Nous partimes donc r£ mais a peine avions - nous fait une demi journée de chemin , que mon frère fe fentit preffé; d'une foif extraordinaire ; le plus prochain caravanfera étoit encore bien éloigné , & il n'y avoit aucun ruiffeau fur notre route ; mon frère murmuroit déja: ah ! difoit - il que je ferois heureiyx de pouvoir me défaltérer ! je ferois le plus content des hommes ..... II achevoit ces, mots, lorfqu'une fource d'eau fortit d'un tronq^  4*4 F é r a d i r; d'arbre qui étoit prés de nous". Mon frère hut cette eau avec une avidité incroyable; mais a peine eüt-il fatisfait cette brülantefoif, qu'il s'écria que la faim qu'il commencoit k fentir, étoit mille fois plus grande que la foif qu'il venoit d'appaifer : il ne fe préfenta cependant aucun mets , & j'admirai dès-lors la juftification de 1'oracle du génie. Nous continuames notre route, & ayant trouvé le foir un caravanfera , nousy entrames, Mon frère fereput k fon aife : mais il fe plaignit enfuite de la laffitude &c fut fe coucher. Le lendemain, en fortant du caravanfera , yne tuile vint a fe détacher du toït, tomba fur moi , & me fit une contufion k la tête ; j'eus k peine le tems de jeter un cri , que la cheminée tomba k quatre pas de moi; je m'écriai, Que je fuis heureux ! — Comment, dit mon frère, c'eft un bonheur de recevoir une tuile fur la tête ? — comment, mon frère, lui repliquai-je, ce n'eft pas un bonheur d'en être quitte k fi peu , tandis qua quatre pas plus loin j'étois écrafé par la cheminée ? — mais il eüt été plus heureux d'éviter 1'un & l'autre. Mais, répondis-je, il eüt été plus malheureux auffi de recevoir 1'un que l'autre. Mon frère fe prit a rire de ce qu'il appelloit  C O N T E M O R A L. 415 ma fimplicité , & nous reprïmes notre marche. Au bout d'une heure, il fe plaignit du froid , qui étoit excefiif. Au milieu de fes plaintes, nous vimes paffer un des vilirs de ce magnifique empire ; il étoit dans un char fourré d'hermine & de toutes les peaux les plus chaudes. Ah ! s'écria mon frère , convenez qu'on eft bien heureux de voyager ainfi k 1'abri du froid, de la laffitude 6c de tous les défagrémens auxquels nous fommes expofés. Pour cette fois, je fentis !a vérité de ce que me difoit mon frère, & j'enviai le fort du vifir; mais ayant tourné la tête derrière moi, j^appercus un pauvre faquir qui avoit le corps a moitié découvert , la tête 6c les pieds nuds, prefque mort de froid, 8c traïnant a peine fa maffe épuifée. Je le fis voir a mon frère : convenez auffi, lui dis-je, qu'on eft plus heureux encore d'être vêtu comme nous, que comme ce malheureux faquir ? il y a plus de différence de lui a nous , que de nous au vifir ; ce dernier a du fuperflu, nous avons le néceffaire , 8c ce pauvre homme n'a ni 1'un ni l'autre. Le vifir eft heureux, nous le fommes moins que lui, mais ce faquir ne 1'eft pas du tout. Je crus m'appercevoir que ces paroles faifoient impreflion fur mon frère , 8c je m'en félicitois; mais il étoit deftiné k fubir 1'acpompliffement de 1'oraele.  ^5, F É R A D I Rj Nous étions déja affez prés de Médine, lorfc que mon frère appercut &: ramaffa auffi- tot trois; bourfes qui étoient tombées a terre; nous les puvrimes , il y en avoit deux qui étoient remplies de féquins & de diamans, de la plus grande beauté; la troifième ne contenoit que. 4ps jetons. de cuivre. Je me félicitois de ce bonheur inefpéré : mon frère. loin de m'imiter., fe mit a s'exhaler en plaintes amères fur le peu de valeur de la troifième bourfe : ah ! s'écrioit-il, j'ai plus de chagrin de la voir fi pauvre , que de joie de trouver les deux autres fi, bien remplies : quel cas faire d'un bonheur fi< malheureufement troublé! Vous pouvez juger , magnifique empereur ( continua Féradir ) a quel point je fus furpns d'une infatiabilité fi étrange! mais il eft impof£ble de vous figurer a quel excès monta mon indignation , lorfque mon frère me fignifia que. je n'avois aucun droit a prétendre dans cette fortune. Je rougis de lui voir des fentimens auffi bas , & je lui en fis les plus vifs reproches : mais il s'emporta , & me jetantles trois bourfes : hé bien!dit-il , prenez-les donc feul, ces richeffes , puifque je ne puis; avoir. tout, je ne veux rien. L'oracle n'é;oit-il pas bien accompli ? le bon-, heur de mon frère fe changeoit en tourment^  C O N T E M O. R A U ^% par fon infatiab'.e cupidité. J'eus pitié de fa folie, & je lui proteftai que je ne voulois point qu'une pareille aventure causat notre défunion; que fon amitié métoit plus précieufe. que ce tréfor, & que je le priois inftamment de, le garder en entier. II ne fe le fit pas répéter; & profirant de mon définiéreffement, il garda les diamans , & employa fonorenachat de différentes marchandifes qu'il placja fur des; vaiffeaux deftinés a aller au Caire; & s'embarquant fur un de ces mêmes vaiffeaux, il me fit fes adieux , & partit pour cette foire célèbre. Je partis aufii de mon cöté ; & après plufieurs aventures qu'il eft inutile de raconter, j'arrivai a Médine, oii je remplis pieufement le but qui m'y avoit conduit. J'y féjournaï quelque tems , après quoi je me remis en marché pour retourner k Bagdad oii j'arrivai enfin, non fans beaucoup de peines & de fatigues, qui avoient quelquefois laffé ma conftance, mais dont je me confolois toujours en envifageant de plus grands malheurs qui auroient pu m'arriver. Rentré dans Bagdad, j'appris que les deux vaiffeaux qui étoient fur mer lors de mon départ, étoient de retour , le produit des mar-.  42*> FÉRiDU, chandifes vendues étoit immenfe; je le recueillis , & j'en deftinai la moitié a mon frère. Cependant j'employai ma moitié al'acquifition de la maifon dont une partie fut brulée hier, 8c content de ma fortune, je fixai entièrement mon féjour dans cette ville. Quelques années après, je recus la nouvelle de la mort de mon frère. II avoit fait la fortune la plus brillante : mais fon infupportable foif du bonheur lui ayant exagéré la perte de trois diamans fuperbes qu'il avoit, il en devint inconfolable, 8c fes immenfes richeffes ne lui paroiffant plus pouvoir fuffire k fes vceux, la douleur le mit au tombeau. Ses dernières difpofitions étoient en ma faveur; je donnai des larmes fincères a fon trépas , 8c je recueillis le fruit de tant de travaux dont il n'avoit pas fu jouir. Me trouvant alors pofleftVur d'une fortune confidérable , je réfolus de la partager avec une compagne. Je fis choix d'une jeune arabe nommée Zéluma. Elle m'accepta : quelques intrigues qu'elle avoit eues avec un jeune arabe nommé Aboulem , ne m'épouvantèrent pas , vu les affurances que 1'on me donna que leur liaifon étoit entièrement rompue. Enfin tout étoit prêt pour unir nos deftins : nous étiong  C O T É M O R A t; a la veille du jour fixé pour cet accord ; ie hafard ou l'amour conduifirent mes pas chez ma belle Zéluma... Figurez-vous mon défefpoir!.... Aboulem & elle, occtipés a mériter ma colère, en confommant ma honte... Furieiix, je m'élance fur ces deux traïtres, je plonge le poignard dans le cceur du perfide Aboulem. En vain fonamante demande grace, & pour lui & pour elle... Ses larmes, fes cris, fes prières, fes efforrs, fes menaces... rien ne me touchoit. Je retirai le poignard fanglant du corps d'Aboulem,& le plongeant a coups redoublés dans lefein de la perfide .... Va , lui criai-je , va rejoindre ton indigne amant, puifque le don de mon cceur & de ma fortune n'ont pu te toucher..rElle expira.... Dieu!.... qu'elle étoit en. core belle!.... Je quittai ce théütre de carnage; & animé du plus violent défefpoir , je courus' dans le deffein de me jeter dans le précipice le plus profond : j'étois déja fur le fommet du plus haut rocher... déja je prenois un effor foi rieux.... Je me fentis retenir fortement par le bras; je me retourne : c'étoit ün faint faquir, dont 1'hermitage étoit fixé fur ce rocher. Qu'avez-vous? me dit-il, quel malheur!... AhW lui dis je, laiffez-moi abréger le cours dune vie que j'ai en horreur. Mais encore, reprit-  '43° F E R A D I R; ïl ,confiez-moi vos peines, peut-être y a-t-il 'quelque remède. J'infiftai fortement: je m'écbappai plufieurs fois, il me retint toujours) enfin je jugeai que je m'en débarrafferois en lui contant mon infortune. Saint Faquir, lui dis-je, eft-il homme plus malheureux que moi >... violemment épris d'une jeune arabe d'ici prés, j'étois au moment de gouter le bonheur le plus parfait , j'accourois pour lui renouveller mille proteftations d'un amour éternel.... Je 1'ai trouwe O ciel!...... je 1'ai trouvée dans les braS du plus perfide des hommes Oh ! oh ! interrompit le Faquir, cela n'eft pas fi malheureux d'avoir été éclairé de la forte avant d'être uni a elle... Ces mots furent un trait de lumière; j'eus peine a concevoir comment j'avois pu me croire fi infortuné, tandis qu'un jour de plus je 1'aurois été bien davantage , &c fans remède. Je baifai le bas de la robe du vénéraHe vieillard , & le quittai , bien réfolu de ne plus m'exagérer mes malheurs. ^ Depuis ce tems, continua Féradir, je mène la vie la plus heureufe ; j'ai toujours dans la mémoire les paroles de Barouk , tu feras heu? reux lorfque tu feras malheureux.U 1'avois éprouvè dans cette dernière cataftrophe ; car c'eft être heureux que d'être garanti d'un grand malheur par un moindre,  C O N T E MOR A L. q ft Toutes ces aventures , magnifique feigneur, m'ont aguerri contre 1'adverfité , & m'ont accoutumé a n'envifager les évènemens que dïi bon cöté.. La fcène du monde n'ofFre a mes yeux qu'un tableau riant, oü tout eft repréfenté fous une forme agréable. Je m'empreffe de faire difparoitre le mal en lui oppofant le bien. Je ne cherche &c ne trouve que Ie mieux dans les chofes qui n'ofFrent que le pire aux yeux des autres hommes. Je ne fais fi ma philofophieferagoütée d'eux : mais elle me fuffit, & je préfere mon erreur agréable k leur vérité affligeante. Féradir finit ainfi fon hifioire ; le calife loua fa philofophie, & lui ofFrit la place de grand vifir qui étoit vacante ; mais l'arabe la refufa 'en lui difant : commandeur des croyans , je n'ai jamais cherché que le bonheur ; je 1'ai trouvé, je le goüte : ce feroit m'en priver que d'accepter vos offres généreufes. On n'eft pas parfaitement heureux quand on devient, par fon élévation , 1'objet de l'envie des autres , dut-on même ne les pas craindre. Aaron, tranfporté de plaifir d'un défintéreffement fi héroïque, embraffa l'arabe , & le congédia , en jurant qu'il n'avoit jamais rencontré un homme qui méritat, k plus de titres , le nom de phi-  43* FÉRADIR, &C." lofophe , prodigué fi mal a propos fouvent a des hommes qui, par leur orgueil feulement è s'en parer, s'en rendent indignes tous les jours. L'EPREU V E  4lf L'ÉPREUVE OU A M É ï D E i CONTÉ OKI E N TAL. A meide règnoit fur une de ces parties de 1'Inde, qui fe font le moins reffenties des fecouffes dont cette multitude d'états a été fi fouvent agitée. Ce prince avoit apporté au monde ce don de la nature, peut-être le plus précieux &S le plus rare, la fenfibilité, d'oü émanent prefque toutes les vertus. Les flatteurs &c les valets de cour, qui s'emparent en quelque forte des premiers momens de 1'exiftence des grands, n'étoient point parvenus a corrompre les penchans heureux d'Améïde. Fils d'un père qui s'étoit montré lui-même un prodige de bonté j il cherchoit encore a le furpafTer par la bienfaifance & l'amour de la juftice : car ces deux quaiités doivent néceffairement s'allier dans un fo.uverain jaloux de remplir fes devoirs. Ce prince n'ignoroit pas combien le fceptrè eft pefant dans de jeunes mains; il fentoit toute 1'importance de 1'art de regner : rejettant tous les genres d'éclat, & aimant a s'envelopper Tomé XXXV. Ee  '434 L'Epreuve de Ia modeftie, il ne vouloit de parure ni dans les aétions, ni dans. fes habits. Améïde ne s'occupoit que d'affurer la félicité dont jouiffoit fon peuple, auffi n'accabloit-il point de largeffes d'infatiables favoris. Les revenus de 1'état, difoit-il, ne m'appartiennent point; je ne fuis que Féconome de mesfujets, & je leur dois compte, ainfi qu'a moi-même, des dépenfes qu'exige 1'adminiftration. Un père éclairé dans fa tendreffe, doit, par une jufte diftribution,partager fon bien entre fes enfans, & ne pas admettre ces odieufes préférences qui ne peuvent faire un heureux qu'aux dépens du bonheur de l'autre. Si je fgavois que dans mon royaume il y eüt un feul homme expofé a reffentir. le befoin de la faim, je ne pourrois me réfoudre a prendre la moindre nourriture : 1'exiftence de tant d'humains eft la mienne, & je fuis le premier cceur que leurs fouffrances déchireroient. De tels fentimens méritoient des éloges; aufli les courtifans vouloient-ils épuifer les louanges pour Améïde, mais ils y mettoient en vain une adreffe infinie. Le monarque, au moindre mot qui le flattoit, témoignoit une humeur repoufiante, & c'étoit courir les rifques d'une difgrace, que d'entreprendre de le louer. Les beaux efprits cependant s'obftinoient a lui prodiguer quantité de panégyriques & de;  'ou 'Améïde. 435 vers, qu'il fe gardoit bien de lire; ils avoient déja répandu des lambeaux de 1'hiftoire d'Améïde, que ce prince fit fagement fupprimer, comme des monumens de la plus fervile adulation, & du menfonge le plus groffier & le plus criminel. II ne pouvoit faire un pas qu'il ne trouvat des ftatues, des obélifques, des arcs de triomphe érigés en fon honneur, & il ordonnoit qu'on les abattït avec la même aftivité qu'on les relevoit; des prêtres même avoient eu la baffeffe facrilège de comparer ce fouverain a dieu, & de lui élever des autels. Améïde indigné renverfa de fespropres mains ces édifices de la plus honteufe idolatrie, & de la plus arrogante impiété, punit févèrement les auteurs de, cette flatterie dégoutante^ défendit, fous peine de mort, qu'on profanat le nom de la divinité , en y mêlant le fien. 11 étoit prêt k époufer une jeune princeffe dont il fe croyoit aimé , & qui devoit a cet hymen futur, la poffeffion affurée d'une fouveraineté confidérable, que lui avoit laiffée fon père. Améïde étoit dans 1'ufage de fe dérober a la foule importune des courtifans, &C de faire feul d'affez longues promenades; il prétendoit que la folitude nourriffoit 1'ame, & qu'on ne pouvoit guère fe fortifier dans la pratique des vertus, fans fe rendre un compte fidéle k foi- Ee ij  L'Epreuvë même des diverfes impreffions qu'on éprou? voit. II s'étoit égaré un jour fous 1'ombrage épais d'un petit bois de cocotiers; plufieurs ruiffeaux rafraichiffoient cette retraite déhV cieufe, Améïde s'y livroit a une douce rêverie; il rencontre un vieillard auquel 1'age prêtoit \tn air impofant de majefté; la méditation même fembloit être gravée fur fon front; un feu célefte animoit fes regards; toute fa perfonne annoncoit un fage formé par le temps & par 1'expérience: il paroiffoit être venu en ce lieu , comme Améïde, pour s'étudier & réfléchir. Le fouverain 1'aborde: —Mon père, commettrois-je une indifcrétion ? Me feroit-il permis de céder au defir de converfer avec vous? Vous connoiffez, felon les apparences, tout le prix de la retraite, & je ne doute pas, en recbrerchant votre entrertien, que je n'éclaire mon efprit, & que je ji'échauffe mon coeur. Seigneur , répond le ^vieillard Améïde ne le laiffe pas achever. — Comment! je vous ferpis connu ! — Oui, je fais que j'ai 1'honneur de parler a un roi, ?m puiffant Améïde, d'autant plus digne de mes hommages , qu'il cherche a s'y dérober. -rr Ouhlions, mon père, je vous prie, le monarque de 1'Inde, & daignez n'envifager qtt'A^ méïde; tout me promet de votre part des lecons faïutah-es; & les rois, peut-être plus que ks  OU A M É ï B Ë. 437 autres hommes, ont befoin de lumières Sc d'inftruétion. Le fouverain Sc le vieillard ont alors un de ces entretiens qui agrandiffent la fphère des idees, & dont le réfultat eft d'apprendre a devenir meilleur, Sc plus éclairé fur fes obligations & fes devoirs. Vous êtes donc bien affuré , dit le vieillard, a la fin d'une converfation apprqfondie , que vous aimez Ja vertu pour ellemême, fans aucune vue d'intérêt ; que vous faites le bien uniquement pour le plaifir de le faire? Affurément , replique d'un ton ferme Améïde; le befoin de compter mes jours, mes momens par de bonnes aftions, eft néceffaire a mon ame. Je devrois n'être point aimé , & me voir défiguré par 1'ingratitude Sc la calomnie, que je ne changerois pas de facon de penfer Sc d'agir : c'eft en vain qu'on fe montreroit injufte k mon égard; le bonheur des aurres fera toujours le mien. — Vous êtes-vous bien interrogé, feigneur , Sc donneriez - vous votre parole , que rien ne feroit capable d'altérer en vous des fentimens fi nobles Sc fi défintérefTés ? — Je m'engagerois par les fermens les plus folennels... Que ne pouvez-vous lire dans mon cceur.' Vous verriez que je vous ai dit la vérité. — Je vous crois, feigneur : eh bien ! j» vais vous fpumettre a une épreuve terrible* L$ vieillard  43S L' Épreuve met la main dans fon fein, & en tire un petit miroir qu'il préfente au prince. — Cette glacé, qui ne trompe jamais, vous offrira les hommes tels qu'ils font; d'un coup-d'ceil vous faifirez le fort qui vous attend, après que vous aurez quitté la vie. Regardez, examinez bien ^ & ofez encore être vertueux &C bienfaifant. Toute 1'ame du monarque étoit en quelque forte attachée Tur le miroir : il voit d'abord fes courtifans, contre lefquels il falloit qu'il armat fon autorité pour repouffer leurs louanges adroites ; il les voit infulter fecrètement a ces images, les percer de coups ; le fouverain ne peut s'empêcher de dire : ils font bien faux l ces beaux efprits qui trafiquoient de leur vile adulation, barbouilïoient des épigrammes injurieules, 8c des libelles clandeftins contre le prince! Quel fpetlacle le frappe , lorfqu'il fera deicendu au tombeau ! le peu de ftatues qui feront échappées a fes recherches, tomberont brifées fous les outrages d'une populace efFrénée; 1'hiftoire le peindra fous les couleurs les plus menfongères & les plus abominables; ces miniftres facriléges des autels, qui, malgré fes défenfes, s'obftinoient k vouloir 1'adorer comme dieu même, le maudiront. Mais ce qui affetle davantage Améïde, c'eft l'infïdélité §C la perfidie de la princeffe qu'il brüloit d'époufer 5 il  ou Améïde. 439 la voit dans cette glacé facrifiant fes lettres a un amant favorifé : alors le miroir échappe des mains du monarque. — Je vous Pavouerai, mon père , j'ai de la peine a réfifter a ce coup! Si vous faviez combien je 1'adore! Je lui affurois en moi un défenfeur de fes états. Et voila donc quelle eft la récompenfe de la vertul — Seigneur, elle n'en a point d'aurre. Après de telles connoiffances, perfiftez-vous dans le plan de vie que vous vous êtes tracé? Rien ne me fera changer, mon père, & cette vertu fi mal payée , n'en fera pas moins chère a mon cceur. Le fouverain vouloit encore parler au vieillard ; il ne fait comment il a pu fe dérober a fes yeux : il le cherche vainement dans ce bois. Améïde revient dans fon palais, bien dé-terminé a fuivre la route qu'il s'étoit ouverte; mais la férénité avoit fui de fon ame; fouvent il s'écrioit : ö Dieu fuprême! c'eft donc la le prix que tu réferves k ceux qui s'eiforcent de te repréfenter fur la terre. Mais quand tu confondrois le fage & le jufte, ce qui eft impoffible k la divinité, quand tu n'exifterois pas, ferois je moins obligé k faire le bien & goüterois-je moins de plaifir k m'acquitter' de mes devoirs, & k rendre mon peuple heureux > L'effort qui coüta davantage au monarque, fut moigne  Ö u AmIÏde. 441 moïgne ma joie; rien ne m'eft caché : je fais de quelle facon vous vous êtes conduit, que, malgré 1'affreufe vérité que je vous ai fait connoitre, vous he vous êtes point démenti dans votre bienfaifance, que votre peuple n'a perdu aucun de fes droits fur votre cceur , que le bonheur d'autrui a fait le votre , qu'enfïn vous aimez la vertu pour elle-même. L'avenir vous a dévoilé des images défagréables ; rtprenez le miroir, & rendez juftice a 1'être des êtres* Améïde, pour la feconde fois, fïxe les yeux fur cette glacé trop fidelle : il étend la vue fur un efpace ïmmenfe; il eft, pour ainfi dire,' tranfporté dans les cieux. Que de merveilles le frappent! Quel torrent de déüces s'épanche dans fon fein ! comme les mortels, les foins qui les agitent, comme la terre s'eft perdue a fes regards! II entend une voix: — Améïde, c'eft ici le féjour de 1'éternelle félicité, c'eft ici que la -vertu remonte a fa fource, fe repaït a jamais de la contemplation de fon auteur. Ta place eft marquée parmi les génies bienfaifans, & tu iras de monde en monde diftribuer les faveurs de cette providence dont tu as pu accufer la fageffe. Améïde, dans 1'extafe, veut rendre le miroir au vieillard , & fe trouva environné d'une lumière célefte d'oit fort un jeune homme refplendiffant de toute beauté, Tome XXXV. Ff  442. L' Épreuve, &c. & déployant fes ai! es d'une blancheur éblouifiante : — Ne cherche plus ton vieillard: c'eft moi, Améïde ; j'avois pris ces traits pour jouir dans un entretien familier du fpeöacle de ton ame ; elle eft digne de la divinité : tu vois que la vertu ne demeure pas fans récompenfe, & que le ciel peut la confoler des injuftices 'de la terre. Je fuis le génie qui veille fur toi. Après ta mort, tu partageras mes honneurs , & tu infpireras tes fentimens. Ahl.s'écrie Améïde, je ferai donc toujours du bieni Fin du tfenU'cinquïeme yolume.  443 TABLE DES CONTÉ S. TOME T RE N T E-C IN Q_U IE ME. Ji rERTIssEMENT de CEditeur. pagey Madame F a g n a n. 'Minet-bleu & Louvette, conté. ï M. D u c l o s. Acdjou & Zirphile, conté. h M. C o y p e l. Aglaê ou Nabotine, conté des fées. 77 Madame Leprince de Beaumont, 'Le Prince chéri. 111' Fatal & Fortune. 131 Le Prince charmant. 145 La Veuve & fes deux filltsl 157 LePiince Defir. 1Ó5 'Aurore & Aimée. 175 Le Pêcheur & le Voyageur, 188 Joliette. 195  444 TABLE DES CONTES. Le Prince fpintuel. loö Bellote & Laidronette. 215 M. S E L I S. Le Prince Def ré. 235 CONTES CHOISIS. Les trois Épreuves. 239 Les Souhaits. 26 y Ardoflan. 280 Roxane. 286 Mir^ah. % 303 Bozaldab. 326 Nahamir ou la Providence jujlifiéé, 333 ü Aveugle & fon chien. 3 44 Jupiter juftifié. ^ji- Les Ames. 389 •So/zge merveilleux, «Ve