2W JuTaJ,^ JeJir (hurr^ Je Be^nce Majre Je, Rentes.  DISCOURS S U R LA VIE ET LES OUVRAGES DE PASCAL. A LA HAYE, Et fe trouve a PARIS, Chez Nyon 1'aïné, rucduJardinet, quarticr Saint André-dcs-Arcs. >! -^^ssaes^s ,,, M. DCC. LXXXI.   i AVERTISSEMENT. F N '779 9 d parut une colleclion complette des (Euvres de Pafcal, en cmq volumes z7z-8°. avec cette épigraphe drêe de Tue-Lïve : Cujus gloria neque profuit quifquam laudando, nee vituperando quifquam nocuit i cum utrumque fummis praditi fecerint ingeniis; & avec un Difcours fur la Vie & les 0u~ vrages de Pafcal. L'Auteur de ce Difcours y a fait des corrections & des additions tres-confidérables ; ïl le préfente, en Ai;  4 AVERTISSEMENT. eet état, au Public dom il réclame l'indulgence. LeRecueildes ÜEuvres de Pafcal, impriméa la Haye, cke{ De tune ,fe trouve cl Paris che{ Nr o N l'ainé, rue du Jardinet, quartier S. André^ des-Arcs.  DISCOURS SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE PASCAL, BlaisePascal mquit a Clermont en Auvergne , le 19 Juin ^3 ? d'Eticnne Pafcal, Premier Préfident a la Cour des Aidcs de cette ville, & d'Antoïnette Begon. II eut un frere aïné qui mourut au berceau, & deux foeurs dont il fera fouvent parlé dans la fuite, lune nomméc Gilberte, nee cn 1162.0, 1'autre nommée Jacqueline, nét cn 162.y. La familie des Pafcal avoit etc anobfie par Louis XI, vers 1'année 1478 j & depuis A iij  6 Discours sük la Vie cette époque, clle pouedoit dans lAuvergne des places diftinguées qu elle honoroit par fes vertus & par fes talens. Ces qualités héréditaires, tranfmifes a Etienne Pafcal, avoient acquis en lui toute la force que peuvent donner 1'exemple & le travail. A la probité la plus rigoureufe, iljoignoit la fciencc des Loix, & une éruditión fort étenduc dans les matieres de Philofophie & de Littérature. La fimplicité des raceurs antiques & les paifïblcs charmes de Tamitié habitoient fa maifon. Tous les jours, après avoir rempli fes fonftions d'homme public a la Cour des Aidcs, il rentroit dans le fein de fa familie , & pour délaflement vcnoit partagcr , avec une femme aimable & vertucufc , les foins domeftiques. II cut Ie malheur de perdre cette époufe chéric, cn 162.6 5 & dès ce moment fon ame, profondément affligée, fe ferma a tout autre fentiment qu'au defir de donner une excellente cducation aux trois enfans qui lui reftoient. II vouloit les former lui - même a la vertu & aux connoilfanccs utiles; mais il fentit bientöt que lexécution de cc projet ne pouvoit pas fe concilier avec les devoirs d'une Magiftrature péniblc : il ne balanca point; il vendit fa Charge cn 1631,  ET LES OUVR.AGES DE PASCAL. J & vint demcurer a Paris avec fa familie, pour pouvoir remplir librement envers clle des dcvoirs plus facrés encore, impofés par la nature. Sa principale attention fe porta fur fon fils unique , qui avoit annoncé prcfque dès le berceau, cc qu'il devoit être HU jour. Les langucs & les premiers élémens des fcicnces furent les objets préfentés d'abord a 1'avidité que eet enfant montroit de s'inftruire. En mêmc-tcms Etienne Pafcal enfeignoit le latin & les belles-lettres a fes deux fillcs, pour les accoutumcr de bonneheure a eet cfprit de reflexion, il important au bonhcur de la vic, & non moins néceffaire aux femmes quaux hommes. La fameufe guerre de trente ans défoloit alors toute 1'Europe. Ccpendant au milieu de tant de défaftres 1'éloquence &lapoéïie,déja floriffantcs cn Italië depuis plus d'un fiecle, commencoient a jetter de 1'éclat en France & en Angleterrc; les Mathématiques & la Phyfiquc fortoient des ténébres; la faine Philofophie, ou plutöt la vraie méthode de philofopher, pénétroit dans les Ecoles; & la révolution que Galilce & Defcartes avoient préparée, s'accompliifoit rapidement. Entrainé par ce mouvement univcrfel, Etienne A iv  8 Discours sur la Vie Pafcal devint Géometre & Phyficien. II fe Üa, par conformité de goüt & d'occupations, avec le P. Merfenne, Roberval, Carcavi, le Pailleur, &c. Ces favans hommes s'affembloient de tems en tems les uns chez les autrcs, pour raifonner fur les objets de leurs travaux, ou fur les différcntes qucftions que le hafard & la chaleur de la difpute pouvoient faire naitre. Ils cntretcnoient un commerce réglé de lettres avec d autres Savans répandus dans les provinces de France & dans les pays étrangcrs : par-la ils étoient inftruits très-promptement de toutes les découvertes qui fe faifoient dans les Mathématiques & dans la Phyfique. Cette petite fociété formoit une efpece d académie dont Pamitié & la confiance étoient 1'ame, libre d'ailleurs de toute loi & de toute contrainte. Elle a été la première origine de 1'Académie des Sciences , qui ne fut établie, fous le fceau de Tautorité royale, qu'en 1666. Le jeune Blaife Pafcal affiftoit quelquefois aux conférences qui fe tenoicnt chez fon pere. II écoutoit avec une extréme attention ; il vouloit favoir les caufes de tous les effets. On rapportc qu'a 1'age de onze ans ü compofa un petit Traité fur les fons, dans  ET LES OUVRAGES DE PASCAL. 9 lequelilcherchoit a expliquerpourquoiune aflïettc frappée avec un couteau, rend un fon qui cefle tout-a-coup lorfqu'on y appliqucla main. Son pere craignant que cegoüt trop vif pour les Sciences, ne nuisït a 1'étude des Langues qu'on regardoit alors comme la partie la plus eflentiellc de 1'éducation, décida, de concert avec la petite fociété, que dorénavant 011 sabfticndroit deparler de Mathématiques & de Phyfique en préfence du jeune homme. II en fut défolé: 011 lui promit, pour lappaifer, de lui apprendre la Géométric, quand il fauroit le Latin & le Grcc, & quand il feroit digne d'ailleurs d'entendre cette Science. En attendant, on fe contenta de lui dirc qu'cllc confidere rétendue des corps, c'eft-a-dirc, leurs trois dimenfions, longucur , largeur & profondeur ; qu'elle enfeigne a formcr des figures d'une maniere jufte & précifc, a comparcr ces figures les uncs avec les autres, &c. Cette indication vague & générale, accordée ala curiofité importune d'unenfant, fut un trait de lumicre qui développa le germe de fon talent pour la Géométrie. Dès ce moment il na plus de repos: il veut a toute forcc pénétrer dans cette Science  10 Discours sur la Vie qu'on lui cache avec tant de myftere, & qu'on croit au-defllis de lui, par mépris pour fon age! Pendant fes heures de récréation , 11 s'enfermoit feul dans une chambre ifolée: la, avec du charbon, il tracoit fur le carreau des triangles, des parallélogrammes, des cercles , &c. fans favoir les noms de ces figures; enfuite il examinoit les fituations que les lignes ont les unes a 1'égard des autres en fe rencontrant; il comparoitles étendues des figures, &c. Ses raifonnemens étoient fondés fur des définitions & des axiomes qu'il s'étoit faits lui-même. De proche cn proche il parvint a reconnoitrc que la fommc des trois angles de tout triangle doit étre mefurée par une demi - circonfércnce c'eft-a-dire, doit égaler la fommc de deux angles droits; ce qui eft la trente-dcuxicme propofition du premier Livre d'Euclide. II en étoit a ce Théoréme, lorfqu'il fut furpris par fon pcre , qui ayant fu 1'objet, le progrès & le réfultat de fes recherches, demeura quelque tems muet, immobile, confondu d'admiration & d attendriifement; puis courut tout hors de lui-même raconter ce qu'il venoit de voir a M, le Pailleur, fon intime ami.  et les Ouvrages de Pascal, }ï Je ne dois pas diftimuler qu'on a élevé des nuagcs fur ce trait de la vie de Pafcal. Les uns lont nié , comme fabulcux & impoffible; les autres 1'ont admis, fans y trouver d'ailleurs rien d'extraordinaire. Mais u* on examine les chofcs fans prévention , on verra que le fait eft trop attefté pour qu'on, puiffe le révoqucr cn doutc 5 & on conviendra, d'un autrc cóté, que ü* un tel cffort d'efprit n'eft pas fupéricur a la nature humaine , il eft du moins fort au-dcflus de 1'ordrc commun. Quoi qu'il enfoit, on ne contraignit plus le goüt du jeune Pafcal: il cut toute liberté d etudicr la Geometrie; on lui donna a lire, a 1'age de douze ans, les Elémcns d'Euclidc, qu'il entendit tout feul, & fans avoir jamais bcfoin de la moindrc cxplication. Bientót il fut en état de tenir un rang diftingué dans les aflèmblccs des Savans, & d'y apportcr des ou\-ragcs de fa facon. II n'avoit pas encore feizc ans, qu'il compofa fur les* Seftions coniques un petit Traité, qui fut regardé alors comme unprodige de fagacité. Etienne Pafcal étoit le plus heureux des peres; il voyoit fon fils marcher a pas de géant dans la carrière des Sciences qu'il  ü Discours sur la Vie regardoit comme le plus noble exercice de lefprit humain: fes filles ne lui donnoientpas moins de fatisfacïion; a une figure agréable, dies joignoicnt une raifon fupérieure a leur age ; & le monde oü elles paroiflbicnt depuis peu de tems, commencoit a les diftiguer. Tout ce bonheur fut troublé par un de ces événemcns que la prudcnce des hommes ne peut prévoir, ni empécher. Au mois de Décembre 1638, le Gouvernement, appauvri par une longue fuite de gucrres&dcdéprédations dans les finances, fit quelqucs retranchemens fur les rentes de 1'Hötel-de-Ville de Paris. Cette maniere de libérer 1'Etat eft, comme on fait, un des moyens les plus faciles qu'on puifle employcr; mais elic excita alors parmi les Rcntiers des murmures un peu vifs, & même des aflemblécs que fon traita de féditieufes. Etienne Pafcal fut accufé d cn étre I'un des principaux motcurs. Cette imputation injufte pouvoit avoir quelqu'ombre de vraifcmblance, paree qu'en arrivant a Paris, il avoit placé la plus grande partie de fon bicn fur 1'Hótel-dc-Ville. Aufli-töt un Miniftre terrible, dont le defpotifme s'cffarouchoit dc la moindre réfiftance, fit expédier uit  et les Ouvrages de Pascal. 13 ordre d'arrêter Etienne Pafcal, & de le mettre a la Baftillc; mais averti a tems par un ami, il fe tint dabord caché, puis fe renditfecrement en Auvergnc. Qu'on fe repréfente la douleur de fes enfans, & celle qu'il relfentit lui-même dctre forcé a les abandonner dans 1'age oü ils avoient le plus befoin de fa vigilance paternelle ! Si les hommes puüTans , qui, fans examen , fans preuves, fe permcttent de telles violences, confervent un cceur encore acccffible au remords, ils doivent être quelquefois bien malheureux. L'ouvrage de la calomnie ne fut pas de longue durée , & on peut remarquer ici lcnchainement bifarre des chofes humaines. Le^Cardinal de Richelieu ayant eu la fantaifie de faire repréfenter devant lui, par de jeunes filles, XAmourtyrannique, Tragi-Comédie deScudéry, la DucheiTe d'Aiguillon, chargée de la conduite du Speclacle, deflra que Jacqueline Pafcal, qui avoit alors environ treize ans , fut 1'une des Adrices ; mais Gilberte, fa fceur ainée, &: chef de la familie en 1'abfence du père, répondit fiérement : M le Cardinal ne nous donne pas ajei de plaifir, pour que nous penfwns a  14 Discours sur la Vie lui en faire. La DuchefTe infifta, & fit mêmc entendre que le rappel d'Etienne Pafcal feroit peut-être le prix de la complaifance qu'elle cxigeoit. L'affaire eftpropofée aux amis de la familie: on décide que Jacqucline acceptera le róle qui lui étoit deftiné. La piece fut repréfentée le 3 Avril 1639. Jacqueline mit dans fon jeu une grace & une fineffe qui enlevcrent tous les fpe&ateurs, & principalement le Cardinal de Richelieu. Elle fut adroite a profiter de ce moment d'enthoufiafme. Le fpeftacle fini, elle sapproche du Cardinal, & lui récite un petit placet cn vers (1), pour demander le retour de fon pere. Le Cardinal la prenant dans fes bras, l'embrajfant & la baifant a tous momens, pendant quelle difoit fes vers, comme clle- (1) Voici ce Placet: Ne vous étonnez pas, incomparable Armand, Si j'ai mal contenté vos yeux & vos oreilles: Mon efprit agité de frayeurs fans pareilles, Interdit h mon corps, & voix, & mouvement: Mais pour me rendre ici capable de vous plaire, Rappellez de 1'exil mon miférable pere : C'eft le bien que j'attends d'une infigne bonté ; Sauvez eet innocent d'un péril manifefte : Ainfi vous me rendrez 1'entiere liberté De 1'efprit & du corps, de la voix 6c du gefte.  ET LES OUVRAGES DE PASCAL. mêrhc le raconte dans une lettre écrite le lendemain a fon pere : oui , mon enfant, répond-il, je vous accorde ce que vous demande\ ; écrive\ a votre pere qu'il revienne en toute süreté. Alors la Duchcüe d'Aiguillon prit la parolc, & fit ainfi leloge d'Etienne Pafcal: C'efi un fort honnéte homme ; il eji tres-favant, & c'ejl bien dommage qu'il demeure inutile. Voila fon fils, ajouta-t-elle, en montrant Blaife Pafcal, qui na que quin^e ans, & qui eji déja un grand Mathématicien! Jacqueline , encouragée par un premier fuccès, dit au Cardinal: Monfeigneur,)'ai encore une grace a vous demander Eh quoi mafille ? demande tout ce que tu vou~ dras ; tu es trop aimable, on ne peut rien te refufer. Permette\ que notre pere vienne lui-même remercier votre Éminence de fes bontés Oui, je veux le voir, & qu'il m'amene fa familie. Auffi-töt on mande a Etienne Pafcal de revenir en toute diligence : arrivé a Paris4 il vole , avec fes trois enfans , a Ruel , chez le Cardinal, qui lui fait 1'accueil le plus flatteur: Je connois tout votre mérite , lui dit Richclieu; je vous rends a vos enfans, & je vous les recommande ij'en veux faire quelque chofe de grand.  16 Discours sur la Vie Deux ans après, c'eft-a-dire, en 1641," Étiennc Pafcal fut nommé a 1'Intendance de Rouen, conjointement avec M. de Paris, Maitre des Requêtes (1). II remplit pendant fept années confécutives les importantes fon&ions attachées a fa place, avec une capacité & un défintéreffement qui furent également applaudis de la Province & de la Cour. II avoit emmené toute fa familie avec lui; & la même année 1641, il maria fa rille Gilberte a M. Périer , qui s'étoit diftingué dans une commiffion que le Gouvernement lui avoit donnée en Normandie , &: qui dans la fuite acheta une charge de Confeiller a la Cour des Aides de Clermont-Ferrand. Blaife Pafcal , déja compté parmi les Géométres du premier ordre, eut un avantage peut - être unique, mais qu'il paya de fa fanté & même de fa vie : celui de pouvoir fe livrer fans contrainte & fans réferve a fon génie pour les Sciences. A peine agé de dix-neuf ans, il inventa la fameufe Ma- (1) Etienne Pafcal étoit chargé de la perception des tailles, & M. de Paris, de Fentretien des Troupes qui fe trouvoient alors en grand nombre en Normandie , a caufe des troubles excités dans cette province. chine  ET LES OUVRAGES DE PASCAL. \J chine Arithmétique qui porte fon nora. On fait combicn les opérations de 1'Arithmétique font néceffaires, non-feulcmcnt dans le commcrce le plus ordinaire de la fociété, mais encore dans toutes les applications qu'on peut faire des Mathématiqucs a la Phyfique & aux Arts, puifqu'en derniere analyfe, les relations des quantitcs qui cntrcnt dans un problême, doivent toujours être exprimées en nonibrcs. Mais quand les méthodes pour exécuter les calculs numériques, font une fois trouvées, 1'ufage monotone & prolixe de ces méthodes fatigue très-fouvent 1'attention , fans attacher 1'efprit. Rien ne fcroit donc plus utile qu'un moyen méchanique &r expéditif de faire toutes fortes de calculs fur les nombres , fans autre fecours que celui des yeux & de Ia main. Tel eft 1'objet que Pafcal s'cft propofé par fa Machine. Les pieccs qui en forment le principe & feflcnce, font plufieurs xoulcaux ou barillets, parallèles cntrc eux, & mobiles autout de lcurs axes: fur chacun d'eux on écrit deux fuites de nombres depuis zéro jufqu'a neuf, lefquelles vont en fens contraires, de forte que la fomme de deux chiffres correfpondans forme tou- B  18 Discours sur la Vie jours neuf i cnfuite on fait tourncr, par un même mouvement, tous ces barillcts de gauchc a droite , & les chiffres dont on a befoin, pour les dirFérentes opérations dc I'Arithmétique, paroiffent a travers de pctites fenêtres percées dans la face fupcricure. La Machine clt compofée d'aillcurs dc roues &: de pignons qui s'engrenent cnfcmblc, & qui font leurs révolutions par un rnéchanifme a peu-près fcmblable a celui d'unc montre ou d'unc pendule. II n'cft pas pofliblc d'cn donner ici une explication plus détaillce (i). L'idéc de cette Machine a paru fi belle &c fi utile, qu'on a cherché plufieurs fois a la pcrfccKonncr , &: a la rendre plus commode dans la pratique. Leibnitz s'eft occupé long-tems de ce problême; & il a trouvé cffeclivcment une Machine plus fimplc que celle dc Pafcal. Malhcureufement toutes ces Machines font coütcufcs, un peu embarralFantes par le volume , & fujettes a fe déranger. Ces inconvéniens font plus que compenfer leurs avantages. (i) Voyez-en la defcription par M. Diderot, dans 1'Encyclopédie , ou dans le Tome IV du Recueil des (Euvres de Pafcal.  et les Ouvrages de Pascal. 19 Aufli les Mathématiciens préférent-ils généralement les tables des logarithmes, qui changent les opérations les plus compliquécs de rArithmétique cn de fimplcs additions ou fouftracFions , auxquclles il ïuffit d'apporter une legere attention, pour éviter les erreurs de calcul. Mais la découverte de Pafcal n'en eft pas raoins ingénieufe en elle-même. Elle lui coüta de grands cftbrts de tête, tant pour 1'invcntion, que pour faire concevoir la combinaifon des rouages aux Ouvriers chargés de les exécutcr. Ce travail opiniatre & forcé aftécla fa conftitution phyfique , déja foiblc & chancelante; & dès ce moment, fa fanté alla toujours en dépériflant. La Phyfique offrit bientöt après a fa cuïïofité aótive & inquiete, Hun des plus grands phénomènes qui exiftent dans la Nature : phénömene dont Texplication eft principalement due a fes expériences & a fes réfie-sions. Les Fontainiers de Cöme de Médicis, Grand - Duc de Florence, ayant remarqué que dans une pompe afpirante , oü le pifton jouoit a plus de trente-deux pieds audeffus du réfervoir, 1'eau, après être arrivée a cette hauteur de trente-deux pieds, dans Bij  io Discours sur la Vie le tuyau, refufoit opiniatrement de s'élever" davantagë, confulterent Galilée fur la caufe de cc refus qui leur paroiffoit fort bizarre. L'Antiquité avoit dit: 1'eau riionte dans les pompes & fuit le pifton, paree que la Nature abhorre le vuide. Galilée , imbu de cetté opinion recue alors dans toutes les Écoles, répondit a la queftion des Fontainiers, que 1'eau s'élevoit en efFet d'abord, paree que la Nature ne peut fouffrir le vuide , mais que cette horreur avoit une fphere limitéc > & qu'au-dela de trente & deux pieds elle cefFoit d'agir. On rit aüjourd'hui de cette cxplication : mais quelle force n'a pas une erreur de vingt Meeles, & comment fe fouftraire tout d'un coup a fa tyrannie ? Cependant Galilée fentit quelque fcrüpule fur la raifon qu'il s'étoit haté de donnet aux Fontainiers : car, pour 1'honneur de la Philofophie, il avoit cru devoir leur faire promptement une réponfe bonne ou mauvaife. II étoit alors avancé en age, & fes löngs tra* vaux 1'avoient épuifé j il chargea Toricelli, fon Difciple, d'approfondir la queftion, &: de réparer, s'il en étoit befoin, le fcandale qu'il craignoit d'avoir caufé aux Philofophes, qui, comptant 1'autorité pour rien,  ET LES OüVRAGES DE PASCAL. Zl cherchent a puifcr la vérité immédiatement au fcin dc la Nature , comme lui - même Pavoit enfeigné par fon exemple en plufïeurs autres occafions. Toricclli joignoit a de profondes connoiffances en Geometrie, le génie de 1'obfervation dans les matieres de Phyfique. II foupconna que la pefanteur de 1'eau étoit un des élémens d'oü dépendoit fon élévation dans les pompes, &: qu'un fluide plus pefant s'y tiendroit plus bas. Cette idéé, qui nous paroït aüjourd'hui fi fimple, & qui fut alors la véritable clef du problême , ne s'étoit encore préfentée a perfonne: & pourquoi en effet ceux qui admettoient 1'horreur de la Nature pour le vuide, auroientils penfé que le poids du fluide put la borner ou détruire fon aclion > II ne s'agiffoit plus que d'interroger 1'expérience. Toricclli remplit de mercure un tuyau de verre , de trois pieds de longucur, fermé cxaélcment en bas, & ouvert en haut; il appliqua le doigt fur le bout fupérieur, & renverfant le tube, il plongea ce bout dans une euvette pleine de mercure 5 alors il retira le doigt, & après quelques ofcillations le mercure' demeura fufpendu dans le tube a la hautcur Biij  22 Discours sur la Vie d'environ vingt & huit pouces au-deffus dc la cuvctte. Cette expérience eft , comme ■ on voit, cclle que nous oftre continuellement le Barometre. Toricelli la varia de ■ plufieurs manieres ; & dans tous les cas le • mercure fe foutint a une hauteur qui étoit environ la quatorzieme partie de celle de 1'eau dans les pompes. Or, fous le même • volume, le mercure pefe a peu-près quatorze fois plus que 1'eau. D'oü Toricelli inféra que 1'cau dans les pompes, & le mercure dans le tube, devoient exercer des prefflons égalcs fur une même bafe ; prcflions qui devoient être néceflairement contrebalancées par une même force fixe & déterminée. Mais quclle eft enfin cette force ? Toricclli inftruit par Galilée que 1'air eft un fluide pefant, brut & publia en 164^, que la fufpenfion dc 1'eau ou du mercure , quand rien ne pcfc fur fa furface inférieure, eft produitc par la prefnon que la pefanteur dc 1'air exerce fur la furface du réfervoir ou de Ja cuvettc. II mourut peu de tems après, fans cmporter, ou du moins fans laiffer la ccrtitudc. abfoluc que fon opinion étoit récllement le fecret de la Nature. Aufïï cette explication n'eut-ellc d'abord  ET LES OUVRAGES DE PASCAL. 13 qu'un fuccès médiocre parmi les Savans. Le fyftême de 1'horreur du vuide étoit trop accrédité, pour céder ainfi fans réfiftance la place a une vérité qui, après tout, ne fe préfentoit pas encore avec ce dégré d'évidence propre a frapper tous les yeux, & a réunir tous les fuffrages. On crut expliqucr les expériences des pompes & du tube de Toricclli, en fuppofant quil s'évaporoit de la colonne d'cau ou dc mercure, une mallere fubtile , des efprits aériens , qui rétabliffoient le plein dans la partie fupcrieure , & ne laiflbient a 1'horrcur du vuide que 1'activité fuflifante pour foutcnir la colonne. Pafcal, qui dans ce tems-la étoit a Rouen, ayant appris du P. Mcrfenne le détail des expériences dont je viens de parler , les répéta, cn 1646, avec M. Petit, Intendant des Fortilications , & trouva dc point cn point les mêmes réfultats qui avoient été mandés d'Italic, fans y remarquer d'ailleurs rien de nouveau. II ne connoiifoit pas encore alors 1'explication de Toricelli. En réfléchiifant fimplement fur les conféquences immédiates des faits, il vit que la maxime admife par-tout, que la Nature ne fouffre pas le vuide , n'avoit aucun fondement folide. Biv  2.4 Discours sur la Vie Néanmoins, avant que de la profcrire entiérement, il crut devoir faire dc nouvclles expériences, plus en grand, plus concluantcs que celles d'Italie. II y cmploya des tuyaux dc verre qui avoient jufqu'a cinquantc pieds dc hautcur, afin dc préfenter a 1'cau un long efpace a parcourir, de pouvoir incliner les tuyaux, & de faire prendrc au fluide pluficurs fïtuations différentes, D'après fes propres obfervations, il conclut que la partic fupéricurc des tuyaux ne contient point un air pareil a celui qui les environne cn dehors, ni aucunc portion d eau ou de mercure , Sc qu'ellc eft entiérement vuide dc toutes les maticres que nous connoiffons & qui tombent fous nos-fens; que tous les corps ont dc la répugnance a fe féparcr Tun de Tautre , mais que cette répugnance , ou, fi Ton aime mieux l'expréf&m ordinaire , rhorreur de la Nature pour le vuide, n'eft pas plus fortc pour un grand vuide que pour un petit; qu'ellc a une mefure bornée & équivalente au poids d'unc colonne d'eau d'environ trentc-deuxpieds de hautcur; que, palfécette limite, on formcra au-dcffus dc 1'cau un vuide grand ou petit avec la même facilité , pourvu qu'aucun  ET LES OUVRAGES DE PASCAL. IJ obftaclc étranger ne s'y oppofc , &c. On trouvc ces premières expériences & ces premières vues de Pafcal fur le fujet en queftion , dans un petit Livre qu'il publia en 1647 > f°us ce t'tre : Expériences nouvelles touchant le vuide , &c. Cet Ouvrage fut vivcment attaqué par plufieurs Auteurs, entr'autres par le P. Noël, Jéfuitc, Recieur du College de Paris. Toute la mauvaifc Phyfique du tems s'arma pour expliquer des expériences qui la gênoient, & qu'elle ne pouvoit nier. Pafcal détruifit facilemcnt les objeeïions du P. Noël 5 mais quoiqu'il approuvat dé ja 1'explication de Toricclli, dont il eut connohTance peu dc tems après avoir publié fon Livre, il voyoit avec pcinc que toutes les expériences qu'on avoit faitcs , même les fiennes , pouvoient encore prêter le flanc a la chicane Scholaftique, & qu'aucune d'elles ne ruinoit directement le fyftême de 1'horreur du vuide. II fit donc dc nouveaux eftbrts, & enfin il concut 1'idéc d'unc expérience qui devoit décidcr la queftion, fans équivoque , fans reftriétion, & d'unc manicre abfolument irrévocablc; il y fut conduit par cc raifonnement:  i.6 Discours sur la Vie Si la pefanteur de 1'air eft la caufe qui foutient le mercure dans le tube de Toricelli, le mercure doit s'élever plus ou moins, felon que la colonne d'air qui preffe la furface de la cuvette eft plus ou moins haute, c'cft-a-dire plus ou moins pefante: fi au contraire , fi la pefanteur de 1'air ne fait ici aucune fonction, la hauteur de la colonne de mercure doit toujours être la même, quelle que foit la hauteur de la colonne d'air. Pafcal étoit perfuadé, contre le fentiment des Savans de ce tems-la, qu'on trouvcroit des différences dans les hauteurs de la colonne de mercure, cn placant fucceftlvement le tube a des hauteurs inégales par rapport a un même niveau. Mais pour que ces différences fuflent fenfibles & ne laiflaffent aucun prétexte d'en nier la réalité, il falloit pouvoir cxaminer 1'état de la colonne dans des endroits élevés, les uns au-deffus des autres , d'une quantité confidérable. La Montagne du Puy-de-Dommc, voiiine de Clcrmont, & haute d'environ cinq cents toifes, en offroit le moyen. Pafcal communiqua , le Novcmbre 1647, le projet de cette expérience a M. Périer , fon beau - frere , qui étoit alors a Moulins; & il le chargea  ET LES OüVRAGES DE PASCAL. 27 cn même-tcms de la faire, aufïïtöt qu'il feroit arrivé a Clermont, oü il devoit fe rendre inceffamment. Quelqucs circonftances la retarderent J mais enfin elle fut exécutée le 19 Septembre 1648 , avec toute l'exa&itude pofïible; & les phénomènes que Pafcal avoit annoncés curent lieu de point en point. A mefure qu'on s'élevoit fur le cöteau du Puy-dc-Domme, le mercure baiffoit dans le tube. Du pied au fommct de la Montagne, la différence de niveau fut dc trois pouces une ligne & demie. On vérifia encore ces obfervations, en rctournant a 1'endroit d'oii 1'on étoit parti. Lorfque Pafcal cut rccu le détail de ces faits intéreffans, & qu'il eut rcmarqué qu'unc difFérence de vingt toifes d'élévation dans le terrein produifoit environ deux ligncs de différence d'élévation dans la colonne de mercure, il fit la même expérience a Paris, au bas & au haut de la tour de Saint-Jacquesla-Boucherie, qui eft élcvée d'environ vingtquatre a vingt-cinq toifes; il la fit encore dans une maifon particuliere, haute d'environ dix toifes: par-tout il trouva des réfultats qui fe rapportoientcxaftementaceux de M. Périer. Alors il ne refta plus aucun prétexte d'attri-  2.8 Discours sur la Vie boer la fufpenfion du mercure dans le tube a 1'horreur du vuide ; car il auroit été abfurde de dire que la Nature abhorreplus le vuide dans les endroits bas que dans les endroits élevés. Aufïï tous ceux qui cherchoient la vérité de bonnefoi, reconnurent TcfFet du poids de 1'air, & applaudirent au moyen neuf & décifif que Pafcal avoit imagine pour rendre eet effet palpable. On voit, dans 1'hiftoire de cette recherche , un exemple infigne du progrès lent & fucceffif des connoiffances humaines. Galilée prouve la pefanteur de 1'air : Toricelli conjedure qu'elle produit la fufpenfion de 1'eau dans les pompes, ou du mercure dans le tube; & Pafcal convertit la conjeclure en démonitration. II n'y a point de triomphe pur. L'expénence du Puy-de-Domme eut dans le monde un eclat qui blelfa quelques Savans, aulieu d'exciter leur reconnoilTance. Les Jéfuites de Clermont-Ferrand firentfoutenir des Thèfes dans lcfquelles on accufoit Pafcal de s'être attribué les travaux des Italiens : calomnie abfurde, qu'il confondit avec tout le mépris qu'elle méritoit. II femble que la Sociéte par ces attaques réitérées, provoquoit la  ET LES OUVRAGES DE PASCAL. Z$ guerre fanglante qifil lui fit qUclques années après , & dont les fuites önt été fi funeftes pour elle. Nous fournifibns a regret un aliment a 1'envie & a la malignité, qui fe plaifent a voir les grands Hommes s'attaquer & fe dégrader les uns les autres; mais la fidélité de 1'Hiftoire ne nous permet pas de taire que Defcartes vöulut aufli ravir a Pafcal la gloire de fa découverte. Dans une Lettre (i) écrite a M. de Carcavi, en date du n Juin 1645», Defcartes s'exprime ainfi : Je me promets que vous n'aure\ pas défagréable que je vous prie de m'apprendre le fuccès d'une expériencequon m'a dit que M. Pafcal avoitfaite ou fait faire fur les montagnes d' Auvergne , pour favoir fi le vifargent monte plus haut dans le tuyau étant au pied de la montagne y & de combien il monte plus haut quaudeffus ■ j'aurois droit d'attendre cela de lui plutót que de vous s paree que c'efi moi qui L'ai avifé, ily a deux ans, de faire cette expérience, & qui l'ai ajfuré que bien que je ne l'euffe pas faite , je ne doutois point (1) Lettres de Defcartes (/'72-12, 1725) Tome VI, pag. 179.  30 Discours sur la Vie du fuccès. Carcavi étoit étroitemcnt lié d'amitié avec Pafcal, & il eut foin de lui coramuniquer cette réclamation ; mais Pafcal la méprifa, ou n'y fit aucunc réponfe■; car dans un précis hiftoriquc des faits relatifs a la queftion, adrcffé en iêTji , a M. de Ribeyre, il s'attribuc exclufivement 1'expérience du Puy-dc-Domme , fans citer jamais Defcartes ; il parle ainfi a fon tour : II eji véritable 3 Monfieur, & je vous le dis hardiment, que cette expérience eji de mon invention, & partant je puis dire que la nouvelle connoijfance qu'elle nous a découverte, eji entiérement de moi. On croit remarqucr dans tout le cours de cc récit le caractere de 1'impartialité &: de la candeur. Pafcal y rend juftice a Toricelli, de la manicre la plus marquée & la plus franche. Pourquoi ne fe feroit - il pas conduit dc même envers fon compatriote, s 11 lui avoit eu réellement quelque obligation ? Baillet, dans la vie de Defcartes, accufe Pafcal de plagiat & même dlngratitude envers fon héros, avec un ton de légéreté & de confïance qui révolte , lorfque lbn confidere le peu dlntelligence qu'il montrc de la matiere, les anachronifmes & les autres fautcs  et les Ouvrages de Pascal. 31 oii il eft tombé. Le refpecF fcül pöür la vérité m'arrache cette réflexion: car je rends d'ailleurs hommage, comme je le dois, au génie éminent dc Defcartes, & je conviens qaïl a poffedé a un très-haut dégré lc don de lïnvention. Si Tune de fes lettres, qui porte la date dc 1'année 1631 (1), a été réellement écrite dans ce tems-la, on voit qu'il avoit alors, relativement a la pefanteur de 1'air, a peu prés les mêmes idéés que Toricelli mit dans la fuite au jour. Mais par malheur pour le Philofophe Francois, la plupart dc fes idéés en Phyfique n'étoient que des fyftêmcs hafardés fans preuves, & fouvent contredits par la Nature. Aufli la poftérité ne s'eft-ellc guere informée des conje&ures heureufes ou malheureufes qu'il peut avoir propofées touchant la caufe qui éleve la colonne de mercure ou d'eau dans le vuide ; & les expériences que Toricelli a faites lc premier fur ce fujet, lui ont acquis une gloire foRde], qu'on ne lui enlevera jamais. La vérité n'appartient pas a celui qui ne fait que la toucher en tatonnant, mais (1) Lettres de Defcartes (même édition) Tom. VI, page 439.  32 Discours sur la Vie a celui qui la faifit &c la démontre. Quant au point particulier qui concerne 1'expérience du Puy-de-Domme , pour peu que Ton connoiffc la marche de 1'eiprit humain, on n'héfitera pas un moment a regarder Pafcal comme le véritable inventeur. En effet, fes premières expériences lui avoient démontré la fauffeté de la maxime ordinaire, que la nature ne peut fouffrir le vuide } il avoit leconnu, de plus, que la nature fouffre avec la même facilité un grand vuide qu'un petit. Ces obfervations le difpofoient a regarder, comme égalemcnt chimériques, &c 1'horreur de la nature pour le vuide, & la vertu qu'on prétendoit y attacher. II trouvoit, au contraire, que le fyftême de la pefanteur de 1'air expliquoit, fans aucune difficulté, la fufpenfion de 1'eau ou du mercure. Une nouvelle expérience qu'il fit , avant celle du Puy-de-Domme, le confirma dans ce fentiment. Ayant affemblé par les deux bouts oppofés, deux tubes de Toricelli , qui communiquoient cnfemble au moyen d'une branche recourbée remplie de mercure , il trouva que 1'air venant a entrcr dans la branche recourbée, le mercure, fufpendu d'abord dans le tube inférieur, tombe  ET LES OuVRAGES DE PASCAL. 33 tombe dans la cuvctte, & le mercure conterfü dans la branche de jonclion, s'élcve dans le tube fupérieur qui n'a point de communication avec 1'air du dehors. Ces effets étoient prefque une démonftration a fes yeux i que ce n'eft pas 1'horreur du vuide , mais la pefanteur de 1'air, qui foutient la colonne de mercure dans le tube de Toricelli; d'un autre cóté, il favoit que la furface fupérieure d'un fluide étant toujours de niveau, lathmofphere doit former autour de la terre une couche fphérique , plus pu moins épahfe, a raifon des inégalités plus ou moins grandes qui fe trouvent a la furface du globe terreftrc; enfin, d'après le principe découvert par Galilée, que les poids font proportionnels aux mafies, il voyoit que la prcffion d'unc colonne d'air doit être plus ou moins grande, felon que cette colonne, a bafe égale, eft plus ou moins haute. Toutes ces notions, rapprochées les unes des autres, ne lui indiquoientelles pas que le mercure dans le tube fe tiendroit plus élevé au picd d'une haute montagne qu'au fommet! Ne fuffifoieat-elles pas, du moins, pour exciter dans fon efprit lapenfée de faire cette expérience? Defcartes C  54 Discours sur la Vie fe préfente avec bien moins d'avantagc. Malgré ce qu'il en dit a M. de Carcavi, 1'explication des expériences de Toricelli, par la pefanteur de 1'air , n'eft point une fuite de fes principes; elle 1'eft ü peu, que lc P. Noël cxpliquoit les mémes expériences , par la combinaifon de 1'horrcur du vuide , avec l'aétion d'une matiere fubtile, femblable a celle de Defcartes, laquelle pénétroit les porcs de verre, & rétabliffoit le plein dans la partie fupérieure du tube. II eft donc très-vraifemblable que Defcartes n'a donné, ou même n'a pu donner a Pafcal aucune vue nouvelle fur cette matiere. Qu'on me permettc encore ici une réflexion. S il s'agifibit de pefer, entre deux hommes très-inégaux, les prétentions réciproques a une méme découverte importante , la probabilité, dans le filence des preuves réelles, fcroit pencher la balance pour le plus habile d'ailleurs. Mais contre un homme tel que Pafcal, qui a réellement fait exécuter 1'expéricncc du Puy-dcDomme, Defcartes ne doit pas fe contentcr dc dire froidement, un an après : J'en ai donné 1'idée; il doit le prouver, & lc iimple témoignagc qu'il rend lui-même dans fa pro, pre caufe3 ne peut être d'aucun poids.  ET LES ÖUVRAGES DE PASCAL. 3 $ La maniere dont Pafcal traita la queftion de la pefanteur de 1'air, mérite 1'attention des Philofophes. On voit qu'il marchc a pas mefurés, s'appuyant toujours fur 1'expérience, &: n'abandonnant jamais les opinions des Anciens , que lorfqu'il y eft forcé par 1'évidence même, & qu'il eft sur de pouvoir mettre a leur place des vérités inconteftables. Je n'ejiime pas , dit-il, qu'il nous foit permis de nous départir légérement des maximes que nous tenons de l'antiquité ,fi nous n'y fommes obligés par despreuves indubitables & invincibles ; mais en ce cas je tiens que ce feroit une extreme foiblejfe d'en faire le moindre fcrupule. On a ofé 1'accufer de trop de timidité & de lenteur : on voudroit que du premier pas il eüt profcrit le fyftême de 1'horreur du vuide. Mais écartons pour un moment le ridicule qu'on a jetté fur 1'expreffion: pefons la chofe en elle-même. Oii eft donc 1'abfurdité palpable de fuppofer que lorfqu'un corps vient a être déplacé , il exifte dans la nature une puiffance, une vertu active qui tend a rétablir le plein? Les phénomenes ne nous forcent-ils pas d'admettre aujourd'hui, entre tous les corps qui compofent 1'univers, une attradion réciproque, Cij  36 Discours sur la Vie non moins incompréhenfible ï Qui peut affirmer cependant que la caufe de cette attraclion demeurera toujours cachée, & qu'un jour on ne la rapportera pas a quelquc méchanifme jufqu'ici abfolument inconnu? Or, fi par fimilitude d'hypothefe, on admet dans la nature une tendance aétive au plein, pourquoi refuferoit-on d'attribuer a cette tendance 1'élévation de 1'eau dans les pompes, ou cellc du mercure dans lc tube de Toricelli, lorfque la partic fupérieure du tuyau eft vuide d'air groflïer? La réferve de Pafcal eft donc celle d'un homme fagc qui ne veut, ni fe trompcr, ni s'expofcr a tromper les autres. II fait voir par fes premières expériences, que la nature n'a pas d'horrcur pour le vuide; mais d'après 1'expérience du Puy - de - Domme , il prononce affirmativement que la fufpenfion dc 1'eau dans les pompes, ou celle du mercure dans le tube de Toricclli, eft produite par le poids de 1'air. Rien n'eft plus lié & plus conféquent. Tellc a été quarante ans après la méthode dc Newton : c'eft ainfi que le Philofophc Anglois a enrichi de nombreufes découvertes toutes les partics dc la Phyilquc. Defcartes a fuivi une route très-différentc.  ET LES OüVRAGES DE PASCAL. 37 Nous avons dé ja remarqué fa paffion pour les fyftêmes. Infidele lui-même aux excellens préceptes qu'il a donnés , dans fa Méthode, pour chercher la vérité, il fongeoit moins a interrogcr qu'a deviner la nature. Son ambition étoit de fonder une fecte; & pour y parvenir promptcmcnt, il détruifoit les opinions recucs, & propofoit les fienncs fans examiner, avec trop dc fcrupule, fi elles étoient conformesounon auxphénomencs. Les erreurs ou il eft tombé ont égaré plufieurs Savans; mais en le condamnant a eet égard, on eft forcé d'avouer que fon audace a été très-utile au progrès de la Philofophie: car lorfqu'il parut, toutes les Ecolcs, cfclaves d'Aiïftotc , étoient plongécs dans les ténébres du Péripatétifme; &z on ne pouvoit cipércr d'y introduire la lumicre, qu'cn renverfant d'abord les autels que la fuperftition & 1'ignorance avoient élevés depuis deux mille ans au Philofophe Grcc. Si Defcartes eüt été plus modéré , les qualités occultes auroient réfifté plus long-tems: & du moins fon idéé d'expliquer les effets phyliques, par la matiere &z le mouvement, eft très-belle & très-vraie en général. Mais dans un tems oü les efprits fe porteroient a la recherche C iij  38 Discours sur la Vie dc la vérité, par la voie de 1'obfervation & de 1'expérience, il faudroit foigneufement réprimer ou contenir 1'efprit de fyftême, paree qu'il fubftitue trop fouvent les réponfes précipitées d'une imagination ardente a celles dc la nature, qu'il devroit attendre. Les recherches de Pafcal fur la pefanteur dc 1'air , le conduifirent infenfiblement a 1'cxamcn des loixgénéralesauxquellcs 1'équilibrc des liqueurs eft affujetti. Archimedc avoit déterminé la perte de poids que font les corps folides piongés dans un fluide, & la pofition que ces corps doivent prendre relativemcnt a leur maffe & a leur figure; Stévin, Mathématicien Flamand, avoit remarqué que la preiïïon d'un fluide fur fa bafe eft comme le produit de cette bafe par la hauteur du fluide; enfin on favoit que les liqueurs preffent cn tous fens les parois des vafes ou clles font contenues: mais il reftoit encore a connoïtre exadtement la mefurc de cette prefïion, pour en déduirc les conditions générales de 1'équilibre des liqueurs. Pafcal établit pour fondement de la théorie dont il s'agit, que fi 1'on fait a un vafe plein de liqueur & fermé de tous cötés, deux  ET LES OlJVRAGES DE PASCAL. 39 ouvertures différentes, & qu'on y applique deux piftons poufles par des forecs proportionnelles a ces ouvertures , la liqueur demeurcra en équilibre. II prouve ce Théorême de deux manieres non moins ingénieufes que convaincantes. Dans la première démonftration, il obferve que la preffion dun pifton fe communiqué a toute la liqueur, dc maniere qu'il ne pourroit s'enfoncer, fans que 1'autre pifton fe foulevat. Or, le volume du fluide demeurant le même, on voit que les efpaces parcourus par les deux piftons, feroient réciproquement proportionnels a leurs bafes, ou aux forces qui les pouffent: d'oü il réfulte , par les loix connues de la Méchanique, que les deux piftons fe contrebalancent mutucllement. La feconde démonftration eft appuyée fur ce principe évident par lui-même, que jamais un corps ne peut fe mouvoir par fon poids, fans que fon centre de gravité defcende. Ce principe pofé, 1'Auteur fait voir facilement que ft les deux piftons, confidérés comme un même poids, venoient a fe mouvoir, le centre dc gravité de leur fyftême demeurcroit néanmoins immobile: d'oü il conclut que les pi£ tons n'ont aucun mouvement, & que par Civ  4° Discours sur la Vie conféqucnt le fluide eft auflï cn repos. Les différens cas d'équilibre des liqueurs & les phénomenes qui en dépendent, ne font plus. que des corollaires du Théorêmc que je viens d'indiqucr: Pafcal entre a ce fujet dans des details fort curieux. L'état permanent de 1'athmofpere s'explique par les mêmes moyens. Pafcal remarque ici de plus, que Fair eft un fluide compreiTible & élaftique. Cette vérité, déja connue depuis long-tems, avoit été confirmée, au Puy-de-Domme , par la voie dc 1'expérience. Un ballon a demi plein d'air, tranfporté du pied au fommet de cette montagnc, s'enfla peu a peu cn montant, c'eft-adirc , a mcfure que le poids dc la colonne d'air dont il étoit chargé, diminuoit j puis, fe défenfla, ou fe réduifit cn un moindre volume , fuivant Ibrdrc inverfe, en dcfcendant, c;cft-a-dirc, a mcfure qu'il étoit plus chargé. On doit rapporter a pcu-près au même tems les premières obfervations qu'on ait faitcs fur les changemens dc hauteur auxquels Ia colonne mercurielïe eft fujette en un même licu , par les divers changemens de tems, C'eft de-la que le tube de Toricelli & les  ET LES OlJVRAGES DE PASCAL. 4* autres inftrumcnts deftinés au mêmeufage,. ont été appellés Barometres. M. Périer obferva ces variations a Clermont, pendant les années 1649 , i6jo, & les trois premiers mois de 1'année 1651. II avoit engagé M. Chanut , Ambaffadcur de France en Suede, a faire de femblables expériences a Stockholm. Defcartes, qui fe trouvoit dans la même villc fur la fin dc 1'annéc 1649 , prit part a cc travail; & c'eft a cette occafion qu'il indiqua 1'idée d'un Baromctre doublc, contenant du mercure & de 1'cau, afin de rendre plus fenfibles les variations du poids de 1'air, en les mcfurant par celles de la colonne d'eau. Pafcal fe hata d'avanccr, d'après quelqucs obfervations informes, ou d'après une théorie vague & précaire , que Fair devient plus pefant a mcfure qu'il eft plus chargé de vapcurs : mais fi cette propofition étoit vraie, Pafcal fc feroit trompé en attribuant la fufpenfion du mercure dans le tube de Toricelli, immédiatcment a la pefanteur de Fair ; car lc plus fouvent le mercure baiffc dans les tems pluvicux. Quoi qu'il cn foit, les premières explications qu'on a données des variations du mercure dans le Barometre méritent d'autant  4* Discours sur la Vie plus d'indulgcncc, qu'aujourd'hui même Ia caufe de ces variations eft encore affez peu connue , & qu'elles font fujettes a plufieurs irrégularités qui troublent quelquefois les conféquences qu'on veut tirer de 1'état du Barometre. II paroït que les deux Traités de Pafcal fur YEquilibre des liqueurs & fur la Pefanteur de la majfe de Vair, furent achevés en 1'année 165-3 5 mais ils n'ont été imprimés pour la première fois qu'en 1663 > un an après la mort de 1'Auteur. A la théorie des fluïdes, Pafcal fit fucccder difterens Traités fur la Geometrie. Dans 1'un, qui avoit pour titre: Promotus ApoL lonius Gallus, il étendoit la théorie des Sections coniques, & il en découvroit plufieurs propriétés entiérement inconnues aux Anciens ; dans d'autres, intitulés : Tacliones fphericce ; Tacliones conicce ; Loeiplani ac folidi ; Perfpecïivce methodus, &c., il s'étoit pareillement ouvert des routes nouvelles. II y a apparence que tous ces Ouvrages font perdus ; du moins je n'ai pu parvenir a me les procurer : je n'en parle que fur une indication générale que PAttteur en donne lui-même, & fur une Lcttrc  et les Ouvrages de Pascal. 43, de M. Leibnitz a 1'un des fils de M. Périer, en date du 30 Aoüt 1676. Les hériticrs des Manufcrits de Pafcal font trés - blamables de n'avoir pas publié ces recherches Géométriques en mêmetcms que les Traités fur 1'Équilibre des liqueurs , & la Pefanteur de 1'air; car elles auroient alors contribué au progrès de la Geometrie, & nous connoitrions le point précis oü Pafcal les avoit portées. D'ailleurs, les productions d'un homme de génie , en ccffant même d'être nouvelles par lc fond des chofes, peuvent toujours être inftructives par 1'ordre des idéés & des raifonnemens. Mais n'exagerons pas des pertes, ou dé ja réparées, ou aifément réparables , quant a 1'objet effentiel, c'cft-a-dire quant aux connoiffances qu'on pourroit efpérer de puifer dans ces Ouvrages. Confidérons que fi on les retrouvoit aujourd'hui, ils ne nous offriroient tout au plus que des vérités de détail, & non pas des fecours pour avancer la fcience. En effet, depuis le tems oü ils furent écrits, les Mathématiques fc font enrichies d'une foule de découvcrtes; les méthodes font devenues plus fimples, plus faciles & plus fécondes. Les  44 Discours sur la Vie grands Géometres de notre tems ne lifent pas Archimede , ni même Newton , pour y apprendre de nouveaux fecrets de PArt. II y a dans ces recherches un progrès continuel de connoiflanccs , qui, aux anciens Ouvrages , en fait fuccédcr d'autres plus profonds & plus complets. On étudie ces derniers, paree qu'ils repréfentent Pëtat actucl de la Science ; mais ils auront a leur tour la même deftinée que ceux dont ils ont pris la place. II n'en eft pas ainfi dans les Arts qui dépendent de 1'imagination. Une Tragédie telle que Zaïre fera lue dans tous les tems avec le même plaifir, tant que la Langue Francoife durera, paree qu'il ne refte rien a découvrir, ni a peindre dans la jaloufied'Orofmane &la tcndreffe de Zaïre. Le Poëte & 1'Oratcur ont un autre avanr tage : leurs noms répétés fans-celTc par la multitude, parviennent trés - promptcment a Ia célébrité. Cependant la gloire des inventeurs dans les Sciences femble avoir un éclatplus fixe, plus impofant. Les vérités qu'ils ont découvertes circulent de ftccle cn ficclc, pour 1'utilité de tous les hommes fans êtrc afTujcttics a la vicirhtude des lanJ gues. Si leurs Ouvrages ccflènt dc fervir im-  et les Ouvrages de Pascal. 45" médiatement a 1'inftruction dc la poftérité , ils fubfiftent comme des monumcns deftinés a marquer, pour ainfi dire, la borne de Pcfprit humain, a 1' époque oü ils ont paru. II refte de Pafcal plufieurs morceaux qui font connoïtre fon génie pour les Sciences, & qui 1'ont placé parmi les plus grands Mathématiciens. Je veux dire fon Triangle Arithmétique , fes recherches fur les propriétés des Nombres, fon Traité de la Roulette , &c. Nous parierons de tous ces Ouvrages fuivant 1'ordre des tems oü ils ont été écrits. Commcncons par le Triangle Arithmétique , qui fe préfente le premier. Si on vent fe faire quelque idéé de ce fameux Triangle, qu'on fe repréfente deux lignes perpendiculaircs entre elles 5 qu'on les divife en parties égales, & qu'on leur mene des parallèlcs qui partent dc tous les points de divilion. II eft évident qu'on formera, par cette conftruction, deux efpeces de bandes ou rangées, les unes horifontales, les autres vcrticales; que chaque rangée horifontale ou verticale contiendra plufieurs quarrés ou cellules ; que chaque celluie fera commune a une rangée horifontale & a une rangée verticale. Cela pofé, Pafcal écrit dans la première celluie qui eft a 1'an-  4<5 Discours sur la Vie gle droit, un nombre qu'il appellc générateur 4 & d'oü dépend le refte du Triangle. Ce nombre générateur eft arbitraire ; mais étant une fois fixé, les autres nombres deftinés a remplir les autres cellules, font fbrcés; & cn général le nombre d'une celluie quelconque eft égal a celui de la celluie qui la précede dans une rangée horifontale", plus a celui de la celluie qui la précede dans une rangée verticale. De - la 1'Auteur tire plufieurs conféquences intéreffantes : il trouve le rapport des nombres écrits dans deux cellules données; il fomme la fuitc des nombres contenus dans une rangée quelconque ; il détermine les combinaifons dont plufieurs quantités font fufceptibles , &c. On voit naïtre ici, fans effort & tout naturellement, touchant les nombres, une foule de Théorêmes qu'on démontreroit difficilement par toute autre méthode. L'invention du Triangle Arithmétique eft vraiment originale, & notre Auteur n'en partage la gloire avec perfonnc. Dans le tems qu'il étoit occupé de ces recherches, Fermat, Confeiller au Parlement de Touloufe, & Fun des plus célebres Mathématiciens du fiecle paffé, trouva une très-bellc propriété des nombres figurés, laquelle n'eft  et les Ouvrages de Pascal. 47 qu'un corollaire du Triangle Arithmétique: Pafcal n'oublia pas de le citer a cette occafion, en lui donnant les plus grands éloges. On voit, par les Lettres qui nous reftent de ces deux grands Hommes, avec quel plaifir ils fe rendoient réciproquement juftice. Parmi les propriétés du Triangle Arith-. métique , il y en a une très-remarquable : celle de donner les coéfficiens des différens termes d'un Binome élevé a une puiffance entiere &: pofitive. Newton a généralifé depuis cette idéé de Pafcal; & en fubftituant aux exprefïïons radicales, la notation des expofans, imaginée par "Wallis, il a trouvé la formule pour élever un Binome a une puiffance quelconque, entiere ou rompue , pofitive ou négative. Les mêmes principes donnerent naiffance a une nouvelle branche de 1'analyfe , qui a été très-féconde dans la fuite, & c'eft encore a Pafcal qu'on en doit les Élémens. Cette branche eft le calcul des probabilités dans la théorie des Jeux de hafard. Le Chevalier de Meré, grand Joueur, nullement Géometre, avoit propofé fur ce fujet deux problêmes a Pafcal. L'un confïftoit a trou-, ver en combien de coups on peut efpérer  48 Discours sur la Vie d'amencr fonncz avec deux dés ; l'autre, a déterminer le fort de deux Joueurs après un certain nombre de coups, c'eft-a-dire a fixer la proportion fuivant laquelle ils doivent partagcr Fenjeu, fuppofé qu'ils confentcnt a fe féparer, fans achever la partie. Pafcal eut bientöt réfolu ces deux queftions. II n'a pas donné Fanalyfe de la première : on voit feulement par 1'une de fes Lettres a Fermat, que fuivant le réfultat de fon calcul il y auroit du défavantage a entreprendre d'amener , en vingt-quatre coups , fonncz avec deux dés; ce qui eft vrai en efFct, comme il eft également vrai qu'il y auroit de 1'avantage a tenter la même chofe en vingt-cinq coups. Mais il nous a lahTé, relativement a la feconde queftion, un écrit pour déterminer en général les partis qu'on doit faire entre deux Joueurs qui jouent en plufieurs partics ; & il a encore traité la même matiere dans fes Lettres a Fermat. Le Chevalier de Meré qui avoit réfolu, avec le fecours de la Logique naturelle, quelqucs cas particuliers & faciles de ces problêmes, incapable d'apprécier les recherches de Pafcal, mais enorgueilli d'y avoir donné occafion, fe crut en droit de les rabaifler; & pouftant a  et des Ouvrages de Pascal. 49 a Fexcès la rifiblé libcrté que la plupart des geus du monde s'arrogent de tout juger, dc tout impröuver, fans avoir rien approfondi, il ofa écrire a Pafcal que les démonfiratiotis de la Geometrie font le plus fouv ent faujfes ; qu'elles empêchent d'entrer dans des connoiffances plus hautes qui ne trompent jamais ; qu'elles font perdre dans le monde 1'avantage de remarquer a la mine & a 1'air ■desperfonnes qu'on voit, quantité de chofes qui peuvent beaucoup fervir, Sec. Si cette Lettre ridicule a quelque fens, on entrevoit que F Auteur regarde 1'art de faifir les foiblefFes.des hommes & d'en profïter, comme la fupréme Science ; opinion d'unc ame avide & dépravée, que perfonne n'oferoit énoncer ouvertement, mais qui a toujours été la croyance Sc la régie des intrigans Sc des ambitieux, paree qu'en effet, dans un Gouvernement corrompu, les richelfes Sc les dignités ne font, pour 1'ordinairc, que des ufurpations de 1'adrcflè fur lc mérite Sc fur la fottife. On, fent que le jugement du Chevalier de Meré fur les découvertes de Pafcal ne pouvoit excitcr que la pitié , Sc non pas Hndignation. Fermat, Robcrval, & les au- D  jo Discours sur la Vie tres grands Géometres du tems, applaudF rent a ces mêmes découvertcs, & leur fuffragc cut confolé 1'Auteur , s'il avoit eu befoin de 1'être. II ne fe borna pas a traitcr la queftion fur les partis , pour deux Joueurs feulcmcnt : il étendit fes recherches a un nombre quclconque de Joueurs. Roberval, frappé dc la beauté de ces problêmes , effaia , mais cn vain, dc les réfoudrc : Fermat y réuftit, cn faifant ufige de la théorie des combinaifons. Pafcal qui avoit employé une méthode différente, crut d'abord que celle des combinaifons étoit défectueufc pour le cas oü il y auroit plus de deux Joueurs ; mais il revint bicntöt dc cette legere méprife, & il reconnut que la folution de Fermat, d'ailleurs conforme a la fienne quant au réfultat, étoit auffi exacte dans les principes , qu'élégante par la fimpjicité du calcul. Toute la théorie du problême des partis, eft fojidéc fur deux principes fort fimples. Lc premier, que ft 1'un des Joueurs fc trouve dans une pofition telle que dans tous les cas, de gain ou de perte, il lui appartienne une certaine ibmmc iür 1'enjcu , il doit prendre cette fommc entiere, & n'en faire  et les Ouvrages de Pascal, ji aucun partage avec Pautrc Joueur. Le fecond , que fi 1'enjeu doit appartenir tout entier a celui des deux Joueurs qui gagnera, cnforte qu'avant la partie, ils y aient 1'un &c 1'autre un droit égal j ils doivent prcndrc chacun la moitié de 1'enjeu, en cas qu'ils veuillent fe féparcr fans jouer. Dc ces deux principes combinés cnfernblc, réfultent toutes les régies qui font néceffaires pour détermincr le fort de plufieurs Joueurs, ou pour calculcr les probabiiités de gain ou de perte , qui leur reftent, au moment que la partie eft interrompue. II nc s'agit point ici d'cxaminer fi, relativcmént a la fortunc des Joueurs , ou par d autres confidcrations , foit phyfiques, foit moralcs, ces régies ne doivent pas être modinécs dans la pratique. M. Daniël Bcrnouili a- difcuté lc premier objet (-1); # M. d'Alembert a propofi fur le fecond un .grand nombre de réflexions, qui mentent toute 1'attention des Géometres(a.). r.,., • . ;/; ■-■■•(,]■ Le Traité ;du Triangle Arithmétique & (i) Voyez les .anciens Mémoires de 1'Académie de Pétersbourg,années 1730 & 1731, Tom. V, pag. 175. .(2.) Voyez fes Melanges de Littérature , Tome V , & fes Opufcules Matkématiques , Tom. ii & V. Dij"  5i Discours sur la Vie les autres qui y font relatifs, fnrent trouvés tout imprimés, quoique non publiés, parriii "les papiers dc Pafcal, après fa mort, arrivée en 1661. Mais ils avoient été compofés en 1'année 1654, comme on le voit par les dates des Lettres de Pafcal & de Fermat. Quelqucs Auteurs ont écrit que Fïuguens avoit donné cn même-tems que Pafcal, & d'unc manicre encore plus rigoureufe , la théorie des Jeux de hafard. Mais la vérité eft que 1'Ouvrage de Fïuguens, de Ratiociniis in ludo alece, nc parut qu'en 1657 , & que fa méthode n'eft atitre dans le fond que celle dc Pafcal , dé ja répanduc parmi les Géometres dès 1'année 1654. Voici comment Huguens s'cxprime lui-même dans fa Préfacc, avec une candcur bien digne d'un fi grand homme ! « II faut qu'on fachc que »toutes ces queftions ont déja<été-agitées » parmi les plus grands Géometres de la w France, afin qu'on nc m'attribue' pas mal» a-propos la gloire dc la première-inven» tion (1) ». En effet, celui qui a trouvé le (1) Sciendum verb qubd jam pridem inter praffantijjimos totd Gullid. Geometras calculus hic agilaius fucrit, ne quls indebitam mild prima inventionis'gfariam hdc 'm re tribuat, trt i ■ - jnprw:«6èirftóM ïsiüsn/fjü  et les Ouvrages de Pascal. 53 tautochronifmc de la Cycloïde , la théorie des Développées j celle des forces Centrales , &c. n'a pas befoin qu'on lui faffe des préfens. Ce fut encore a peu-près dans ce tems-la que Pafcal fit la découvcrtc de deux Machines très-fimples & très-ufuclles : 1'une eft cette efpecc de Chaife roulante, trainée a bras d'homme, que 1'on appelle vulgaircment Brouette ou Vinaigrette (r); 1'autre eft cette Charrette a longs brancards, connuc fous le nom de Haquet (2.). (1) Lafufpenfion de la brouette eft ingénieufe, relativement a fon objet. Deux reiTorts de fer atta'chés folidement chacun par 1'une de leurs extrêmités au bas de la partie antérieure de la caiffe, portent a 1'autre extrêmité qui eft libre , & qui va en fe relevant, deux efpeces d'étriers; ces étriers foutiennent deux plateaux qui font enfilés par 1'effieu, & qui ont la liberté de raonter ou de defcendre le long de deux coulilTes verticales; ce qui empêche ou diminue les fecouffes qua produiroient les inégalités du terrein. (2) Le haquet fert, comme on fait, a tranfpor.ter des ballots pefans , des tonneaux pleins de liqueur, &c. Les deux brancards forment bafcule & deviennent des plans inclinés, quand on veut faire monter ou defcendre les fardeaux: un moulinet placé a 1'avant du haquet, recoit un cable qui foutient le poids afcendant ou defcendant. II y a d'autres efpeces de haquets : celle-li Diij  f4 Discours sur la Vie Tous ces Ouvrages ruinoient infcnfiblement la fanté dc Pafcal. La foibleffe de fon corps ne pouvoit fufflre a 1'activité de fon efprit. Dès la fin de 1'année 1647, M avoit été attaqué , pendant trois mois , d'une paralyfic, qui lui ótoit prefque entiérement Pufage de fes jambes. Quelquc tems après il vint demcurer a Paris avec fon pere & fa fceur Jacqueline. Tant qu'il fut environné de fa familie , il mettoit quelque relache a fes études; on 1'obligeoit a prendre de la diflïpation 5 on lui fit faire quelques voyages cn Auvcrgne & en d'autres provinces. Mais il eut lc malheur de perdre fon pere en i6ji ■■) & fa fceur Jacqueline, occupée depuis long-tcms du defir dc fe confacrer toute entierc a Die», embralfa 1'état de Religieufe a Port-Royal-des-Champs cn 1653. II étoit d'ailleurs éloigné de M. & Madame Périer, que la charge de M. Périer rctcnoit a Clermont. Ainfi refté feul de fa familie a Paris, fans avoir perfonne qui put le contenir, il fc livra a des excès de travail qui 1'auroient conduit cn peu de tems au tombeau, s'il eft la principale; elle contient, cdmme on voit, une combinailbn heureufe du tour & du plan incliné.  et les Ouvrages de Pascal, yy ne fe fut enfin arrêté. La défaillance dc la nature, plus puiftante que les confeils des Médecins , le forca de s'interdire abfolument toute étude, toute contcntion d'efprit. Aux méditations du cabinet, il fubftitua la promenade , &: d autres femblables exerciccs, modérés &c falutaircs. II vit le monde; & quoiqu'il y portat quclquefois une humeur un peu mélancolique, il y plaifoit par une raifon fuperieure, toujours accommodée a la portée de ceux qui 1'écoutoient. Cette efpece d'empire s'établit avec plus de lenteur que celui des agrémens; mais il eft plus refpedé & plus durable. rafcal prit a fon tour du goüt pour la fociété il fongea même a s'y attacher par les liens du mariagc : efpérant que les foins d'unc compagne aimable &c fenfible adouciroicnt fes fouftrances, augmentécs encore par 1'ennui dc la folitude; mais un événement imprévu changea tous fes projets. Un jour du mois d'Oclobrc i6)"4, étant allé fe promencr, fuivant fa coutumc, au Pont de Neuilli, dans un carroffe a quatrc chevaux, les deux premiers prirent lc mors aux dents vis-a-vis un endroit oii il n'y avoit point de parapet, &c fe précipiterent dans D iv  5<5 Discours sur la Vie la Scine. Heurcufement la premicre fecoullè dc leur poids rompit les traits qui les attachoient au train de derrière, & le carroffe demeiua fur le bord du précipicc; mais on fe repréfente fans peine la commotion que dut recevoir la machine frêle & languiffante de Pafcal. II eut beauconp de peine a revenir d'un long évanouiffement; fon cerveau fut tellcment ébranlé, que dans la fuite, au milieu de fes infomnies & de fes exténuations , il croyoit voir de tems en tems , a cöté'de fon lit, un précipice prêt a 1'engloutir. On attribue a la même caufe une cfpece de vifion ou d'extafè qu'il eut peu de tems après , & dont il conferva la mémoirc, lc refte de fa vie, dans un papier qu'il .portoit toujours fur lui entre 1'étofFe & la doublure de fon habit. Son pere lui avoit infpiré dès I'enfance lamour & la croyance intime de la Religion. Ces fentimens, gravés au fond de fon cceur, mais un peu affoupis par 1'étude des Sciences, fe réveillerent en ce moment, &o reprirent toute leur force. II regarda 1'événcment dont nous venons de parler, comme un avis que le Cicl lui donnoit de rompre tous les engagemens humains, & de ne  et les Ouvrages de Pascal. 57 vivre a 1'avenir que pour Dieu. Sa fceur Jacqueline 1 avoit déja préparé , par fon cxemple &; par fes difcours , a cc pieux deffein. II renonc.a donc entiérement au monde, & ne conferva de liaifon qu'avec quelques amis remplis des mêmes principesLa vie réglée qu'il menoit dans fa retraite , apporta quelques adouciffemens a fes maux: elle lui procura même d'affez longs intervalles de fanté ; & c'eft alors qu'il compofa plufieurs Ouvrages d'un genre bien oppofé aux Mathématiques & a la Phyfique : nouveaux prodiges de fon génie, & de la facilité incroyablc avec laquelle il faififfoit tous les objets qu'on lui préfentoit. L'Abbaye de Port-Royal, après un long état dc langueur & de relachement, s'étoit élcvée en peu de tems a la plus haute réputation de vertu & de régularité , fous le gouvernement de la mere Angéliquc Arnaud. Cette fille célébre , foigneufc d'augmentcr la gloire de fon petit empire , par tous les moyens que pouvoit avouer la Rcligion, avoit attiré dans une maifon particuliere, attenante au Monaftere des Champs,' plufieurs hommes éminens cn favoir & en piété, qui, dégoütés du monde , venoient  j-8 Discours sur la Vie cherchcr au défert le recueillement & la tranqnillité chrétienne: tels étoient fes deux freres,, Arnaud d'Andilli & Antoine Arnaud, fes deux neveux , le Maïtre , & Saci le TraducFeur de la Bible, Nicole, Lancclot, Hermant, &c. La principale occupation de ces illuftres Solitaires étoit d'inftruire la jeuneffe: c eft dans leur Ecole que Racine puifa la connoiffance des Langucs Grecque & Latine, le goüt dc la faine Antiquité, & les principes de ce ftyle harmonieux & enchanteur qui le caracFérife, & qui lui a donné la première place fur le Parnaffe Francois. Pafcal dcfira de les connoitre, & bientöt il fut admis a leur familiarité la plus intime. Sans prendreparmi euxdetabliffementrixe, il leur faifoit, par intervalles , des vifites de trois ou quatre mois. II trouvoit dans leurs entretiens , tout ce qui pouvoit 1'intércffer: folidité, éloquence, dévotion fincere & éclairéc. Dc leur cöté, ils ne tarderent pas a reconnoïtre la fupériorité de fon génie. Rien ne lui paroiflbit étranger: la variété de fon favoir , & Fefprit d'invention qui dominoit cn lui, le mettoient a portée de s'exprimer avec intelligence, & même de répandre des idéés ncuves fur toutes les ma-  et les Ouvrages de Pascal. 5:9 ticrcs que 1'on agitoit. II s'acquit 1'admiration & 1'amour de tous les Soütaires. Saci en particulier avoit pour lui une eftime remarquable dans fon genre. Ce Savant laboricux, qui paflbit fa vie a étudier 1'Ecriture-Sainte & les Ouvrages des Peres, s'étoit prisd'une paffion violente pour faint Auguftin: il y trouvoit, par réminifcence, tout ce qu'il entendoit dire d'extraordinaire. Dans cette pieufe illufion , aufll-tót que Pafcal laiifoit échappcr quelques-uns de ces traits fublimes qui lui étoient familiers , Saci fe rappelloit d'avoir lu la même chofe dans fon Auteur favori; mais il ne faifoit qu'en admirer davantage Pafcal, & il ne pouvoit comprcndrc comment un jeune homme, fans avoir jamais lu les Peres, fe rencontroit néanmoins toujours , par la feule pénétration de fon cf prit, avec le plus célébre Dodeur de 1'Eglife. On ne fe doutoit pas encore que ce jeune homme dut être bientöt le défcnfeur & le plus ferme appui de Port-Royal. Je demande la pcrmiflion d'entrer, a ce fujet, dans un certain détail, & de reprendre les chofes d'un peu haut. Ce n'cft pas comme Théologien que Pafcal eft le plus grand aux yeux dc la poftérité i mais c'eft par-la qu'il a eu peut-  6o Discours sur la Vie être lc plus de réputation dans fon tems; & le tableau fuccinct des opinions qu'il a combattues ou embraffées , offre un point de vue qui peut fournir la matiere de plufieurs réflexions philofophiques. Tout le monde connoït la fameufe querelle du Molinifme Sc du Janfénifme, qui a fi long-tems agité 1'Eglife de France, trouble 1'Etat, Sc fait le malheur d'une foule d'hommcs refpecFables dans les deux partis II s'agiiFoit d'expliquer 1'acFion de la grace fur notre volonté, Sc de concilicr la prédeftination avec le libre arbitre : grands problemes, qui, fous des noms divers, ont été dans tous les tems, le tourment Sc 1'écucii dc la curiofité humaine. Nous avons la convicFion inférieure que nous fommes libres: c'eft d'après cette convicFion que 1'homme ofe apprécier fes actions & celles des autres, qu'il approuve ou qu'ü blame, qu'il jouit du témoignage d une confcience pure, ou qu'il eft déchiré par fes rcmords : c'eft d'après elle , qu'il voit d'un cdl bien différent le traïtre qui 1'affaffinc & la qui le bleffe par fa chutc. Mais comment 1'homme eft-il libre» Comment cette liberté fe concilie-t-elle avec  et les Ouvrages de Pascal. 6i Pinfluencc des motifs fur la volonté , avec 1'action univerfelle & continue de la caufe prenniere & toute - puiffante dont chaque chofe tient 1'être & la maniere d'être, avec la connoiiTance certaine qu'a la Divinité, non-feulement du paffe & du préfent, mais encore de 1'avenir ? L'examen de ces queftions occupa & bientöt divifia les premiers: Philofophes Grecs. Les uns fe déclarercnt pour laliberté abfolue de 1'hommc; les autres ne virent cn lui qu'un inftrument pafïif, fans ceife entraïné par la force irréfiftible d'unc puiffance aveugle , appellée dejiin > qui, felon eux, gouvernoit 1'Univers. Ces deux fyftêmes eurent a peu-près un nombre égal dc partifans. Et dès-lors on put obferver que les dcfenfeurs du dogme dc la fatalité faifoient profefiion de la morale la plus rigide dans la fpéculation & dans la pratir que : comme fi a force de vertus , &.en pórtant 1'auftérité jufqu'a 1'excès, ils avoient voulu expicr envers la fociété les conféquences deftruétives de toute morale .qu'on imputöit a leur doctrine -métaphyfique! Les hommes, même en foumettant leur raifon a des dogmes qu'ils refpedoient.r, comme enfeignés immédiatement par la  6z Discours sur la Vie , Divinité, n'ont pu rcnonccr a cette curiofité ardente & indifcrette qui les poulfe a raifonner fur tout, & a vouloir tout expliquer. La même diverllté d'opinions qui avoit régné entre les Philofophes de 1'Antiquité, a partagé les Ecoles des Théologiens, & a formé , dans toutes les Religions, des SecFcs rivales. Parmi les Mahométans, les queftions de la prédeftination & du libre arbitre font un des principaux points qui divifent les SetFatcurs d'Omar & ceux d'Ali. Oétoit chez les Juifs un des objets de difputc entre les Pharifiens & les Sadducécns. Dans lc Chriftianilme , ia Foi enfeignant d'un cöté que 1'homme eft libre, qu'il a le pouvoir dc mériter & de déméritcr ; de 1'autre, que la fanctification eft un don de Dieu, que les hommes ne peuvent rien lans fon fecours, que la vocation a la Foi & au falut eft abfolumcnt gratuite: 1'oppofition apparente entre ces vé rités a redoublé en<:orc 1'épaifleur du voile qui couvre eet abymc. Cepcndant les premiers Chrétiens, occupes a la pratique des vertus, adoroient ca paix des Myftcres qu'ils nc pouvoient pénétrear. Les diffentions ne s'éieveïent que lori-  et les Ouvrages de Pascal. 6} que cette fcrveur venant a diminuer, 1'attcntion commcnca a fe fixer fur les partics fpéculatives dc la Rcligion. C'eft alors que dans 1'embarras d'accorder le libre arbitrc avec 1'action de la grace, on vit les efprits fc partager, adoptcr & exagérer les vérités qui étoient les plus analogucs a leur caracterc, : a leur maniere dc voir &; de fentir, &z furtout celles qui paroiftbient fe prëtcr le plus aux cxplicatiom fyftématiques qu'ils fe permettoient d'imagincr. De-la tous ces écarts qui, tantót d'un cóté, tantöt de 1'autre, ont altéré la purcté du dogme, & qui, fe reproduifant fous'différcntes formes dans la fuite des fiecles, ont été tour-a-tour frappés des anathêmes de TEglife. Saint Auguftin , par le zele & les lumicres qu'il déploya dans fa difpute contre Pélage, partifin outré de la liberté, mérita d'être appcllé par excellence le Docteur de la Grace. Avant cette difpute, il avoit combattu les erreurs des Manichéens, contraires au-libre arbitrc. Par cette circonftance-la même, les Théologiens des Écoles öppofées ont pu puifer des armes dans fes Ouvrages j mais comme la controverfe qu'il foutint contre les Pélagiens, fut plus  (?4 Discours sur la Vie longue & plus animée, le parti dont les opinions s'éloignoient lc plus des erreurs pélagiennes , a trouvé plus de facilité a s'appuyer de fon autorité , & s eft toujours particuliércmcnt fait gloire de marcher fous fa bannierc. Les téncbrcs & Fignorancc qui fuivircnt la condamnation des Pélagiens, & les guerres oü les Chrétiens furent occupés, fenablerentamortir la curiofité fur ces queftions. On en difputa ccpendant encore dans les Couvens des Moincs, & depuis dans les .Univcrfités, lorfquc les études fcholaftiques fe ranimerent L'Ecolc dc Saint Thomas d'Aquin , qui adopta ce que la doctrine de Saint Auguftin avoit de plus rigide, parut y aj.outer quelquc chofe de plus rigide encore, en voulant Pexpliquer par le fyftême .de la Frémotion phyfique: fyftême fuivant lequel Dieu.lui-même imprimeroit a la volonté le mouvement qui la déterminc. Les Francifcains _& dautres Théologiens , s'ékverent fortement contre cette docFrine. On accufoit. les Thomiftes d'introduirc le fatalifme , de rendrc Dieu auteur du pêché, de lc reprefentcr comme un tyran qui , après avoir défendu le crime a 1'hommc, ' I c 'IjJsijh . iuhjj j.uikiK-. ÏTTfp' le  et les Ouvrages de Pascal. 65 le néceflite a devenir coupable, & lc punk de 1'avoir été. Les Thomiftes a leur tour reprochoient a leurs Adverfaires de traniporter a la créatufe une puiflance qui n'appartient qu'a Dieu, & de renouveller les erreurs de Pélage, en anéantiffant le pouvoir de la grace & en faifant 1'homme auteur de fon falut. Malgré 1'aigreur de ces imputations réciproques & 1'animoiité qu'elles devoient infpirer, un concours hcureux de circonftances en modéra les effets. Les deux opinions oppofées avoient partagé les Univerfités , & chaqtte parti avoit a fa tête deux Ordres rivaux : tous deux puiffans : tous deux rccomraandables par une égale réputation de fcience & de piété : tous deux également chers au Siege de Rome , par le zele infatigable avec lcquel ils travailloient a étendre fon autorité. Les Papes avoient un trop grand intérêt a conferver ces deux appuis de leur puilfance, pour faire pencher la balance en faveur de 1'un ou de 1'autre. Lc peuple ne prit aucune part a ces difputes qu'il n'entendoit pas; la Foi n'y étoit point intérelfée; Rome gardoit le filence ; & jamais une E  66 Discours sur la Vie queftion fur laqucllc 1'autorité a laiffé librement foutenir le pour & le contre, na occalionné & n'occaiionnera de troubles. Luthcr & Calvin parurent : ces deux nouveaux réformateurs , ardents a chcrcher des contrariétés entre la croyance de PEglifc Catholique & la doctrine des premiers ficcles clu Chriftianifmc , prétendirent cmbrafter, mais outre-paiferent bcaucoup , les principes que Saint Auguftin avoit développés contre les Pélagiens. II eft vrai que les Luthéricns nc furent pas long-tcms fans revenir a des principes plus doux ; & que menie parmi les Calviniftes, Arminius & fes Scétateurs abandonncrent tout-a-fait la doftrine de Calvin, pour prendrc celle de Pélagc. Mais lors de Tétabliffement du Proteftantifme, le fyftême dc la prédeftination la plus rigide, étoit un des points que les Novatcurs prêchoicnt avec le plus d'cnthoufiafme, & que les Théologicns Catholiqucs s attachcrent le plus a réfuter. Les Jéfuitcs, dont la Société avoit pris nailfancc dans ces tems d'orage & dc diffentions, fe livrcrent a la controverfe avec toute l'activité que pouvoit infpircr 1'am-  et les Ouvrages de Pascal. 67 bition d'acquérir la prépondérancc dans FEglife. Une métaphyfiqüe ingénieufc Sc féduifante leur attira des Élevcs & des Scctatcurs. Fiers dc leurs fuccès, ils ne fe borncrcnt pas a combattrc Luther Sc Calvin: ils voulurcnt élever une nouvelle Ecolc contre celle de Saint Thomas. Le fyftême du Jcfuite Efpagnol Molina , fur Faccord dc la Grace & du libre arbitrc, balanca la prémotion phyfique. Dans cc fyftême, Dieu voit d'abord, par une prévifion de fimplc intelligence, toutes les chofes pofiïblcs; il voit par une autre prévifion que Molina appelle la fcience moyenne, ou la fcicncc des futurs conditionnels, non-fculement ce qui arrivcra cn conféqucncc de telle 011 telle condition , mais encore ce qui feroit arrivé ( Sc qui tfarrivera pas), fi telle ou telle condition avoit eu licu ; tous les hommes font -continuellemcnt munis de graces futfifantes pour opérer leur falut, graces qui deviennent efficaces ou qui demeurent fans efFct , felon le libre ufage qu'ils en'font; lorfque Dieu vcut convertir ou fauver un pécheur, % lui accorde les gracesauxquelles il prévoit, paria fcience moyenne, que le pécheur confentira, Sc Eij  68 Discours sur la Vie qui le feront perfévércr dans le bien. On voit par ce précis que Molina cherchant a fauver la liberté humaine lui donne une étcndue trop illimitée, trop indépendante du Créateur. II n'a même fait que fubftituer a la première difficulté une difficulté femblable , Sc peut <- être plus gerande : car fuivant fes principes , la prefcicnce d'un événement conditionnel quir ne doit pas arriver, eft fondée fur une connexion entre eet événement Sc la condition dont il dépendoit; connexion abfolument incompréhenfiblc, Sc cependant néceffaire par elle-même , puifque la condition n'ayant point été Sc ne devant point être réalifée , il n'a exifté , ni n'exiftera aucun exercice de la liberté, aucune détermination qui puiffc en être 1'eftet. Suarez fit quelques corrections au fyftême de Molina, & crue pouvoir expliquer, par lc concours fimultané de Dieu Sc de 1'homme , comment la grace opere infailliblcment fon effet, fans que 1'homme en foit moins libre d'y céder ou d'y réfifter; mais cette aflbeiation de la Divinité aux acles de notre volonté foible &: changeante , eft encore un myftere non moins impénétrable que tous  et les Ouvrages de Pascal. é> les autres points de la difpute. Malgré les objedtions qui démontröient 1'incertitude ou même la faiuTeté de leur doctrine , les Jéfuites la produifoient par-tout avec confiance, comme le véritable dénouement des difficultés que les SS. Peres avoient trouvées a concilier la liberté des a&ions humaines avec la prefcience divine. Cette orgucilleufe prétention blefia les anciennes Ecoles. On fut indigné de Ia fupériorité que ces nouveaux Dodcurs vouloient srattribucr pour avoir introduit dans la Théologie quelques fubtilités métaphyfiques , qui dans le fond n'éclairciifoient rien , & qui même fe contredifoient réciproquement. Les combats qu'ils eurent a foutenir en particulier contre les Dominicains s'animerent au point que le Saint Siege crut devoir s'en occuper : les Théologiens des deux Ordres débattirent leurs opinions devant ces alTemblées fi connues fous Ie nom de Congrégations de Auxiliis. Rome eut encore cette fois la figeffe de ne rien prononccr ; mais 1'éclat de ces Thèfes folcmnelles ne fit qu'augmenter l'acharnement des deux partis. Pendant que ces funcites divifions trou- E iij  yo Discours sur la Vie bloicnt 1'Eglife, Corneille Janfèn, Evêque d'Ypres, fi connufous le nonxdc Janfénius, homme refpedté pour fa fcience Sc pour fes mceurs, & fort éloigné de prévoir qu'un jour fon nom dcviendroit un fignal de difcordc Sc de haine , s'occupoit , dans le filence du cabinet, a méditer &c a rédiger en corps de fyftême les principes qu'il avoit cru reconnoïtre dans les Livres du Docleur de la Grace. II écrivit fon Ouvrage en latin, fous le titrc dAuguftinus, &: le foumit au jugcment de 1'Eglife. A peine venoït-il de 1'achever, lorfqu'il mourut (en 1638) de la pcfte dont il fut atteint en examinant des papiers qui avoient appartenu a quelquesuns de fes diocéfains enlevés par ce fléau. L'Augujlinus vitlc jour, pour la première fois, en 1640 : c'étoit un énorme in-folio , écrit fans ordre & fans méthode, non moins obfeur par le ftyle &: par une diftufion accablante, que par le fonds même des matieres. Quellc fenfition, quel mal pouvoit-il produire, fi on feut abandonné a fa deftinée naturelle? U dut tout fon malheureux éclat aux hommes célébres qui le mirent en évidence, Sc a 1'animofité implacable dc kurs ennemis.  et les Ouvrages de Pascal. 71 L'Abbé dc Saint-Cyran (1), ami de Janfcnius, imbu de la même doctrine, abhorrant les Jéfuites & leur fcience moyenne , yantoit YAuguftinus } même avant qu'il ne fut achcvé , comme le dépot des feercts de la prédeftination; & il cn répandoit les principes dans les Lettres fpiritucllcs qu'il écrivoit de tous cötés. Bicntot après , les Solitaircs de Port - Royal firent profcflion publique des mêmes feminiens.' Alors Janfcnius devint 1'oracle des Ecoles les plus renommées : c'étoit un homme fufcité de Dieu, difoient-cllcs, pour fervir d'intcrpréte a Saint Auguftin. Les Jéfuitcs irrités de 1'abandon ou ils voyoient tomber leur Théologie , & jaloux des Savans de Port-Royal qui les cffacoient dans tous les genres de Littératurc , fe foulcvercnt avec emportement contre 1'Ouvrage de Janfcnius. La matiere prêtoit aux équivoques; cn preftant les parolcs de 1'Auteur, ils parviennent a formcr cinq Propofitions qui préfentoient un fens évidemment faux & erroné ; ils les dénoncent au Saint Siege, (i)Jean Duverger de Hauranne, néén 1581, mort en 1Ó43. Eiv  72 Discours sur. la Vie & follicitent a grands cris la condamnatiore de VAuguflinus. Innocent X cenfura, le 31 Mai 1653, les cinq Propofitions, fans décider d'ailleurs d une maniere précife fi ellesétoicnt exaftement contenues dans le Livre inculpé. Le CIcrgé dc France, dans fon affemblée de 1657 , demanda un nouveau Jngement au Pape, cn lui peignant les Janféniftcs comme des fujets rebelles & héré-tiques. Alexandre VII rendit, le 16 OcFobre 1656 , une Bulle qui condamnoit encore les cinq Propofitions, mais avec la claufe exprelfe qu'elles étoient fidélementextraitcs. de Janienius, & hérétiqucs dans le fens qu'il leur attribuoit. Cette Bulle fervit de bafe a un Formulairequele Clergé drefFa en 165-7, & dont la Cour entreprit d'exiger- rigoureufement la fignature, quatre ans après. Alexandre VII donna cn 1665-, une feconde Bulle, avec un Formulaire, fur le même fujet. II eft vraifemblablc que les Jéfuites auroient fuccombé dans leur pourfuite contre les Difciples de Janfcnius, fi des hommes tout-puiifants dans 1'Europe, n'eulfent eu intérêt de fe joindre a eux. Le Cardinal de Richelieu, qui haïflbit perfonnellement 1'Abbé de Saint-Cyran, avoit d'abord  et les Ouvrages de Pascal. 75 tenté de faire condamner fes Êcrits par le Saint Siege; mais il mit peu de fuite & peu de chaleur dans cette négociation : il n'étoit pas homme a elfuyer les lenteurs ordinaires a la Cour dc Rome , pour un otr jet aufli frivole a fes yeux que la cenfure de quatre ou cinq Propofitions fyftêmatiques, hafardées par un Théologien fans appui j il trouva-plus fimple & plus commode de faire cnfermcr 1'Abbé de SaintCyran a la Baftille. Mazarin , moins emportc , plus adroit dans Tart de cacher & d'aflürer les effets de la haine, porta en fecret dc plus rudes coups aux Janfcniftes. II étoit indifférent au fonds fur toutes les matieres Théologiques; il aimoit peu les Jéfuites; mais il favoit que les Solitaires de Port - Royal confervoicnt des liaifons avec lc Cardinal de Retz, fon ennemi, qui favoit fait tremblcr. Sans approfondir la nature de ces liaifons , formées anciennement, & très-innocentes en clles-mêmes , il les jugea criminelles &c pour s'en venger , il excita fourdement le Clergé a demander la Bulle de i6"j6. Ainfi, une queftion qui ne devoit jamais être remuée, ou qui auroit dü naitre & mourir dans fobfcurité des Écoles,  74 Discours sur la Vie acquit dc 1'importance & troubla 1'État pendant plus de cent ans, paree que les Défenfeurs d'un Livre inintelligible & deftiné a 1'oubli, étoient les amis d'un Archevêque de Paris, qui avoit voulu faire chaffer le premier Miniftre du Roi de France l Mazarin ne prévit pas fans-doutc les funeftcs fuites de fa foibleffe a mêler f autorité dans une guerre Théologique dont il auroit fallu ignorer Fexiftence ; mais fon exemple doit être une grande lecon pour les Souverains & les Miniflres qui pourroient fe trouver dans des circonftanccs femblables. Les Solitaires de Port - Royal, & plufieurs autres Théologiens, fans défendre le fens littéral des cinq Propofitions condamnées, prétendirent qu'elles n'étoient point contenucs dans VAugujlinus, ou que fi ellcs s'y trouvoient, c'étoit dans un fens catholiquc. On leur répondit par des affertions contraires. La querelle devint alors plus vive qu'elle n'avoit jamais été : on écrivit de part & d'autre une multitude d'Ouvrages ou les paflions humaines étouffant la chanté fi fort recommandée aux Chrétiens, fournirent, aux ennemis de la Religion, un trifte fujet de triomphe.  et les Ouvrages de Pascal. 75* De tous ceux qui combattirent pour Janfenius , aucun ne montra tant de zèle & de véhémence que le Dofteur Arnaud. II avoit I'ame élevée & les mceurs aufteres. Lorfqu'il s'engagea dans le Saccrdoce, il donna prefque tout fon bien a la Maifon de PortRoyal: difant qu'un Miniftrc dc Jéfus-Chrift doit être pauvrc. Son attachcmcnt a ce qu'il croyoit la vérité , étoit inflcxible comme elle. II déteftoit la morale corrompue des Jéfuites, & il étoit encore plus haï d'eux, tant paree que fes fentiments leur étoient bien connus, que paree qu'il étoit né d'un pere qui avoit plaidé avec chaleur, au nom de 1'Univerfité , pour qu'on leur interdit Penfcigncment de la jeunelfe , & qu'on les chalfat même du Royaume. On jugera par le trait fuivant, de 1'intérêt qu'il mettoit a 1'afFairc du Janfénifmc: un jour Nicole, fon ami & fon compagnon d'armes pour la même caufc, mais né d'aillcurs avec un caradere doux & accommodant, lui repréfentoit qu'il étoit las dc c?tte guerre, & qu'il vouloit fe repofer : Vous repofer, répond Arnaud: eh ! naure\-vous pas pour vous repofer l'éternitê toute enüere ? Dans ces difpofitions, Arnaud publia, en  7^ Discours sur la Vie 1655, une Lettre oü il difoit qu'il n'avoit pas trouvé dans Janfénius les Propofitions condamnées 5 & difcutant en général la queftion dc la Grace, il ajouta que Saint Fterre offroit dans fa chute Pexemple d'un Jufie a qui la Grace , fans laquelle on ne. peut rien , avoit manqué. La première de ces deux affertions parut injurieufe au Saint Siege} la feconde fut regardée comme fufpecte d'héréfie: elles exciterent 1'une & Pat» tre une grande rnmcur dans la Sorbonne dont Arnaud étoit membre. Les ennemis de cc Dodeur mirent tout en ufage pour u, attirer une cenfure humiliante. Ses amis lui reprefenterent la néceflïté de fe défen dre. II étoit né avec une grande éloquence mais il n'en régloit pas affez les mouvemens: fon ftyle négligé & dogmatique nuifoit quclquefois a Ia folidité de fes Écrits car dans les matieres qu'on ne peut foumettre a la démonftration géométrique le charme de 1'exprefïïon eft 1'un des principaux moyens pour perfuader. II compofa iinc longue Apologie de fes fentimens & de fa dodrine; mais , en rendant juftice au fonds, on trouva que eet Ecrit étoit pefant, monotone & peu pr0pre a mettre le  iet les Ouvrages de Pascal. 77 Public dans fes intéréts. II en convint luimême de fang-froid , & il fut lc premier a indiquer Pafcal comme le feul homme capable de traiter le fujet, d'une maniere folide & piquante. Pafcal confentit volontiers a prêtcr le fecours de fa plume pour une caufe qui intéreffoit des Savans vertueux, infiniment chers a fon cceur. Le 13 Janvier 1656, il publia, fous le nom de Louis de Montalte , fa première Lettre a un Provincial (1), dans laquelle il fe moque des affemblées qui fe tenoient alors en Sorbonnc pour 1'affaire d1 Arnaud, avec une fineifc , une légéreté, dont il n'y avoit pas encore de modele. Cette Lettre eut un fuccès prodigieux; elle entraïna tout le Public indifférent: mais la cabale qui vouloit opprimer Arnaud, avoit fi bien pris fes mefures j on fit venir aux affemblées tant de Moines &: dc Docteurs Mendians, dévoués a 1'autorité, que non-feulement les deux ( 1) Les Lettres qu'on appelle ( par une expreilion fort impropre , mais que 1'ufage a confacrée ) Lettres Provinciale*, parurent d'abord fous ce titre : Lettres écrites par Louis de Montalte a un Provincial de fes amis, & aux RR. PP. Jéfuites, fur la, morale & la po-, litique de ces Peres,  78 Discours sur la Vie propofitions de ce Docteur furent condamnées, a la pluralité des voix, mais que luimême fut excluspour toujours de la Faculté de Théologie, par un Décret du 31 Janvier Le triomphe de fes cnnemis fut un peu troublé par la feconde j la troifieme & la quatricme Lettres au Provincial, qui fuivirent de prés le jugcmcnt de la Sorbonnc. Elles jcttercnt un ridicule incffacablc fur plufieurs Théologiens féculicrs, & fur les Dominicains, qui, pour ménager leur crédit & pour fatisfaire dc pctites haines, fembloicnt avoit abandonné, cn cette occafion, la doétrine de S. Thomas. Mais les Jéfuites \ en particulier, qui avoient le plus contribué a faire condamner Arnaud, cxpicrent chéremcnt la joie que ce fuccès leur avoit caufée : ils furent immolés a la rifée & a Pindignation publique dans les Lettres fuivantes. C'eft dans leurs Ecrits de Théologie morale que Pafcal alla chcrcher les traits qui devoient les rendre a jamais odieux & ridicules, & préparer de loin leur deftrudion. On fait que toute la Religion Chrétiennc roule fur deux pivots: la croyancc du dogmc & la pratique des vertus. L'Églife a toujours  et les Ouvrages de Pascal. 79 regardé comme fes ennemis ceux qui ont ofé attaquer ou même interprêter le dogme. Elle a porté la même vigilance & la même févérité dans 1'obfervation des principes généraux de la Morale : mais dans les applications particulieres de ces principes, il peut y avoir des modifications qu'elle a permis de foumettre a fexamen. En effet, s'il cxifte des actions humaines , vifiblement criminelles, il en eft d'autres qui paroiifent indiffércntes, & qui tirent leur vrai caractcre de 1'intention ou des circonftances. II a donc fallu que la Morale cüt fes interprêtcs, chargés de pofer la limite entre le crime & la vertu , d'effrayer le coupablc audacieux, &: de raflurer quelquefois 1'ame timide & ingénue qui s'exagere a elle - même fes foibleifes. Les Théologiens, obligés par état d'expliquer la Religion au peuplc, ne pouvoicnt laiifer échapper cette occafion de fignaler leur fcience & leur zele. Toutes les Ecoles, tous les Ordres Religieux produifirent des Dodtcurs qui, fous le nom de Cafuifies, jugeoient les confciences &; mettoicnt, pour ainfl dire, un tarif aux aélions humaines. Ils furent utilcs, tant qu'ils prirent eux-mêmes  8o Discours sur la Vie pour guide la Morale fimple & confolante de PEvangile : ils finirent par femer lc défordre dans la fociété chrétienne, en voulant fubordonner eette Morale a leurs opinions fyftématiqUes, ou a des intéréts humains. On fe rappelle les queftions impertinentes fur les Univerfaux, fur les Cathégories, &c. que 1'on aagitées, pendant des fieclcs d'ignorance, dans 1'oifiveté &: 1'ennui des Cloïtres. Le même efprit s'introduifit dans la Théologie Morale. On vit des Auteurs gravcs épuifer leur fubtilité a tourner une adtion fur toutes les faces j a faire que vicieufe par le cöté matériel, elle parüt innocente par Pü> tention, Ou dans un certain point de vue métaphyfique; a mettre 1'homme qui venoit les confulter, toujours dans 1'incertitude s'il étoit digne de haine ou d'amour; & a fe rendre enfuite, par la voic de la ConfelTion, les arbitres fouverains des confcienccs. Une foule de queftions extravagantes ou fcandaleufes furent propofécs & fouvent décidécs contre les plus fimples lumieres du fens commun. Rien n'auroit été fans doute plus nuiiible aux mceurs que de pareilles décifions, fi 1'excès du ridicule n'avoit écarté le danger. La  et les Ouvrages de Pascal. 8i La Société des Jéfuites ne s'étoit pas moins adonnée a la Théologie Morale, qu'a la Controverfe. Je ne fhiirois point, fi je voulois feulement rapporter ici les noms de leurs Cafuiftes. On prétend qu'ils ont inventé ou perfcétionné les fameux fyftêmes du probabilifme, des rejiriclions mentales, de la diredion d'intention, &c. Tous ceux qui ont lu ces Auteurs, difcnt qu'on y trouve de Pefprit, une dialectique fubtile, «Sc: quelquefois même une forte de fagacité a propofer & a réfoudre des cas de confcience qui furprennent par leur fingularité. Par exemplc, on cite le Traité de Matrimonio 3 par le Jélüite Efpagnol Sanchez, comme un Ouvrage achevé dans fon genre: on affure que 1'Auteur a examiné, fur cette matiere délicate , toutes les queftions que la Nature, excitée par la chalcur du climat, pouvoit offrir a fimagination errante d'un folitaire. Les décifions burlefques ou fcandaleufes des Moraliftes de la SociétéoSroxcm a Pafcal une ample moitfon de plaifanteries &r de farcafmes. Mais il falloit un génie tel que le fien pour cmployer ces matériaux 3 & pour en former un Ouvrage qui put intéreffer, f.  8i Discours sur la Vie non pas feulement les Théologiens, mais le Public de tous les états. On a tant parlé de ces famcufes Lettres Provinciales, que nous pouvons prefque nous difpenfer- d'en pariet ici. Tout le monde fait Sc répete que eet Ouvrage n'avoit aücun modele chez les Anciens , ni chez les Modernes, Sc que f Auteur a deviné Sc üxé la Langue Francoife. M. de Voltaire dit en propres termes, que les meilleures Comédies dc Molière n'ont pas plus dc fel que les premières Lettres Provinciales , &c que Boffuct n'a rien de plus fublime que les dernieres. A ces éloges confacrés par la voix publique, j'ajouterai une obfervation. L'un des plus grands mérites des Lettres Provinciales eft, cc me femble, 1'art admirable avec lequcl Pafcal a fu ménager les tranfitions dans lc fnjet qui préfentoit peut-être a eet égard, le plus dc difficulté, par 1'incohérence de fes parties. II pafte d'un objet a un autre tout différent, fans qu'on s'cn appercoive jamais. La dcftrucFion des Jéfuites pourra diminucr un peu 1'emprcffement de certains lecFeurs pour eet Ouvrage \ mais il fubfiftcra toujours parmi les Gens de Lettres &C de goüt, comme un chef d'ceuvre de ftyle , de bonnc plaifanteric Sc d'éloquence.  et les Ouvrages de Pascal. 85 II fcmblc qu'on ne pouvoit rien répondre a ce Livre foudroyant: les Jéfuites montrerent un courage qu'on n'attendoit pas; ils défendirent hardiment leurs Cafuiftes. On a écrit qu'ils auroient dü les abandonncr, & rire eux-mêmes les premiers, des plaifanteries de Pafcal, puifqu'après tout, les opinions relachécs qu'on leur reprochoit, ne leur appartenoient pas exclufivement, & qu'on les auroit aufïï trouvées dans la plupart des autres Théologiens. Mais la Société , accoutumée a fe conduire par les principes d'une fierté inflexible & d'une politique conféquente, ne put fe réfoudre a condamner des Auteurs qu'elle-même avoit autorifés, & qui travailloient a 1'agrandiffement de fa domination ; car dans eet Ordre fingulicr, tous les Membres étoient conduits par une même impulilon qui dirigeoit les talens & les occupations de chacun d'eux vers une fin unique : la gloire de 1'Inftitut. Jamais les Jéfuites n'eurent 1'intention de corrompre les mceurs; mais ils vouloient gouverner les confeiences des Rois & des Grands. Pour y parvenir, ils s'étoient fait une efpece de Théologie, moitié chrétienne, moitié mondaine ; mélange adroit de rigorifme & dc F.ij  84 Discours sur la Vie condcfccndance aux foiblcfïcs des hommes : fans détruire le pêché, elle facilitoit le moyen de féviter, ou au moins d'cn mériter le pardon. Cc fyftême combine avec art, qui a eu pendant cent cinquantc ans le plus grand füccès dans toute 1'Europe, maintiendroit pcut-être encore les Jéfuites dans leur premier éclat, slis fe fuflent toujours conduits avec la fageffc & la réferve de leurs Fondateurs. Malhcurcufement pour cux, dans le tems que les Lettres Provinciales parurent, ils n'avoient aucun bon Ecrivain. Les réponfes qu'ils oppofcrent a eet Ouvrage , étoient aufïï dépourvues de ftyle , que repréhenfibles du cöté des chofes. Elles ne pouvoient donc avoir, & n'eurent en effet, aucun fuccès, tandis qu'au contraire toute la France dévoroit les Lettres Provinciales, & que les Janféniftes, pour les répandre encore davantage, s'empreflbicnt dc les traduirc cn plufieurs Langucs. Bicntöt une clameur univerfclle s'éleva contre les Jéfuites. On ne voulut point fe prêter aux raifons qu'ils avoient eues d'adoucir la Morale: ils cn furent regardés comme les corrupteurs. Parmi les différens Ouvrages qu'ils flrentpa-  et les Ouvrages de Pascal. 8y roïtre pour la défenfc dc leurs Cafuiftes, il y en eut un qui révolta généralemcnt le Public: il étoit intitulé: Apologie des nouveaux Cafuiftes contre les calomnies des Janféniftes. Les Curés de Paris, Sc peu de tems après ,ccux dc plufieurs autres villes confidérables, attaquerent ce Livre pernicieux , par des Ecrits folides , véhémens, & d'une éloquence femblable a celle de Démofthenc. Ces Ecrits étoient compofés par Arnaud, Nicole Sc Pafcal: les deux premiers fourniflbient les matériaux, & Pafcal tenoit la plume. Ils produifirent dans lc monde une fenfation très-défagréablc pour les Jéfuites; & malgré tout le crédit que ces Peres avoient dans le Clcrgé, plufieurs Evêqucs, d'une grande fcience Sc d'unc haute vertu, publicrent des Mandemcns exprès contre 1'Apologie des Cafuiftcs. Après tant d'humiliations Sc tant de revers dans les combats de plume , le feul parti raifonnablc que les Jéfuites euflent a prendre étoit de dévorer dans le fond du cceur, des chagrins paffagas, & de n'oppofér a leurs adverfaires , d'autrcs armes qu'un profond filencc. On cüt regardé cette conduite prudente Sc dicféc par 1'intérêt, F iij  $6 Discours sur la Vie comme 1'effet de la modération. II eft vrai qu'en ce moment les difpofitions du peuple ne leur étoient pas favorables: on fe fouvenoit encore confufément des troubles qu'ils avoient excités autrefois dans le Royaume, au tems de la ligue; la morale de leurs Cafuiftes fcandalifoit & éloignoit d'eux les ames timorées. Mais la nation Francoife oublie tout avec lc tems. Bientöt elle n'cüt confidéré dans les Jéfuites, ou que des victimes de foppreffion , digncs de fa pitié & de fon appui, ou que des hommes fupérieurs a 1'injure, dignes de fon cftirne. Les Janféniftes auroient perdu infenfiblement les avantages de leurs viftoires paflees; & jamais ils n'culfent obtcnu, au milieu d'une vie tranquille , 1'exiftcnce & la célébrité que la perfécution leur donna dans la fuite. L'orgueil & la haine en ordonnerent autrement. Aveuglée par ces deux fentimens, & par fon crédit a la Cour, la Société faifit les moyens les plus prompts & les plus violens de nuire a fes enncmis. Les Janféniftes ne furent pas le feul objet dc fa vengeance. Tous les particuliers, tous les corps mêmes qui ne lui étoient pas entiérement dévoués, furent expofés a des vexations qu'elle leur  et les Ouvrages de Pascal. 87 fufcitoit. Elle abufa, fans honte 8c fans mefure , pendant un fiecle entier, d'un pouvoir ufurpé 8c précaire , mobile comme Popinion qui 1'avoit fait naitre ; mais enfin elle en a trouvé le terme 8c la punition dans ces derniers tems. La plupart des Pririces chrétiens, 8c le Pape lui - même , fatigués dc fes intrigucs, 8c dc fervir d'inftrumcns a fon intolérancc, ont été forcés de la profcrirc dans tous les pays dc leur domination. Quelquefois la fimple réforme a fufli pour ramener a leurs principes 8c a leur première fervcur, des Monaftcrcs corrompus par 1'oifiveté &c la mollcfle. Mais, quand un Ordre nombreux, fous les étendards de la Religion , n'eft réellement qu'un Corps politique, livré par fyftême a une ambition toute mondaine, quand il cabale dans les Cours, trouble les Gouvernemens, fe rend même redoutable aux Souverains : la réforme n'offriroit qu'un remede inutile; elle laiffcroit fubfiftcr la racine du mal, & on ne peut 1'extirper que par la deftruêlion de 1'lnftitut. La guerre que Pafcal fit aux Jéfuites, dura environ trois ans. Elle 1'empêcha de travailler , aufii-töt qu'il 1'auroit défiré, a Fiv  88 Discours sur la Vie un grand Ouvrage qu'il méditoit depuis plutos années, pour prouver la vérité dcla Rckgion. En différens tems, il avoit jetté lur le papier quelques penfées qui devoient entrer dans fon plan : il fongeoit tout de bon, en i6y8, a exécuter eet Ouvrage: mais fes infirmités augmentcrent dès-lors au point qu'il n'a jamais pu 1'achcver, & qu'il ne nous en refte que des fragmens. L'accroiifemcnt de fes maux commenca par un horrible mal dc dents , qui lui ötoit prefque entiérement le fommeil. Durant 1'une de fes longues veilles, Ie fouvenir de quelques problêmes touchant la Roulette vint travaüler fon génie mathématique II avoit renoncé depuis long-tems aux Sciences purement humaines; mais la beauté dc ces Problêmes, & la néceffité de faire quelque diverfion a fes douleurs, par une forte apphcation , lc plongerent infenfiblement dans une recherche qu'il poulfa fi loin qu'aujourd'hui même les découvertcs qu'il v fit, font comptécs parmi les plus grands cftorts de Pciprit humain. La courbc, nomméc vulgairement Roulette ou Cycloïde, eft très-connue des Géometres. EUc fe décrit en 1'air par le mouve-  et les Ouvrages de Pascal. 89 ment d'un clou attaché a la circonfércnce d'une rouc de voiture. On ne fait pas au jufte, & cette connoiffance feroit d'ailleurs fort indifférente cn ellc-même, quel eft celui qui a remarqué d'abord la génération de cette courbe dans la nature ; mais il eft certain que les Francois font les premiers qui aient commencé a découvrir fes propriétés. En 1617, Robcrval démontra que Faire de la Roulette ordinaire eft triple de celle dc fon cercle générateur. II détermina aufli, peu de tems après, le folide que la Roulette décrit cn tournant autour de fa bafe; & même, ce qui étoit beaucoup plus difticile pour Ia Géométric de cc tems-la, le folide que la même courbe décrit en tournant autour de fon axe. Toricelli publia la plupart dc ces Problêmes, comme de fon invention, dans un Livre imprimé en 1644; mais on prétcndit en Francc que Toricelli avoit trouvé les folutions de Roberval parmi les papiers de Galilée, aqui Beaugrand les avoit envoyées quelques années auparavant; &: Pafcal, dans fon Hifioire de la Roulette, traita, fans détour , Toricelli de plagiaire. J'ai lu , avec beaucoup de foin, les pieccs du procés; & j avouc que 1 accufation de Pafcal me paroit  5>o Discours sur la Vie un peu hafardée. II y a apparence que Toricelli avoit réellement découvert les Propofitions qu'il s'attribuoit : ignorant que Roberval Peut précédé de plufieurs années. Defcartes, Fermat & Roberval réfolurcnt un Problême d'un autre genre, au fujet de la même courbe: ils donnercnt des méthodes pour en mener les tangemes. Roberval & Toricclli avoient déterminé la mefure de la Cycloïde & dc fes folides, par des moyens trés - ingénieux, mais fujets a 1'inconvénient d'être trop bornés, & dc ne pouvoir s'étendre au - dcla des cas qu'ils avoient confidérés. II falloit traiter les mêmes queftions d'une manierc générale & uniforme: il falloit aller plus ioin & s'cn propofcr d'autres; il reftoit a trouver la longucur & le centre de gravité dc la Roulette, les eentres de gravité des folides, demi - folides, quart de folides, &c., de la même courbe, tant autour de la bafe qu'autour del'axc, &c. Ces recherches demandoient une nouvelle Géométrie , ou du moins un ufage tout nouveau des principes déja connus. Pafcal trouva en moins de huit jours, au milieu des plus cruelles fouftrances, une méthode qui embraflbit tous les Problêmes que je  et les Ouvrages de Pascal. 91 viens d'indiqucr : méthode fondée fur la fommation de certaines fuites, dont il avoit donné les élémens dans quelques Ecrits qui accompagnent le Traité du Triangle Arithmétique. Dc - la aux calculs différentiel &C intégral, il n'y avoit plus qu'un pas ; & on a lieu de préfumer fortcment que fi Pafcal eut pu donner encore quelquc tems a la Géométric , il auroit enlevé a Lcibnitz & a Newton la gloire d'inventcr ces calculs. Ayant parlé dc fa méditation géométrique a quelques amis, & en particulier au Duc de Roannez , eclui-ci concut le projet de la faire fervir au triomphe de la Religion. L'cxemple dc Pafcal étoit une preuve inconteftable qu'on pouvoit être un Géometre du premier ordre & un Chrétien foumis. Mais pour donner a cette preuve tout fon éclat , les amis de Pafcal arrêterent qu'on propoferoit publiquement les mêmes queftions, cn y attachant des Prix: car, difoient-ils, fi d'autres Géometres réfolvent ces Problêmes, ils en fentiront au moins la difficulté j la Science y gagnera, &c le mérite d'en avoir accéléré le progrès , appartiendra toujours au premier inventeur: fi au contraire ils ne peuvent y atteindre, les in-  ï>2- Discours sur la Vie crédulcs n'auront plus aucun prétexte d'être plus difficiles, par rapport aux preuves de la Rcligion , que 1'homme le plus profond dans une Science toute fondée en démonftrations. En conféquence, on publia, au mois de Juin 16^, un Programme, dans lequel on propofoit de trouver la mefurc & le centre dc gravité d'un fegment quelconque de Cycloïde ; les dimenfions & les centres de gravité des folides, demi-folides, quart dcfohdes, &zc, qu'un parcil fegment produit en tournant autour de 1'abfcilfe ou de 1'ordonnée. Et comme les calculs pour la folution complctte & dévcloppée de tous ces Problêmes pouvoient demander beaucoup de tems & de travaü, il falloit du moins qu'au defaut d'une telle folution, les concurrens envoyaffent quelques applications de leurs methodes a des cas particuliers & remarquables, comme, par exemple, quand 1'abfciffe eft égale au rayon ou au diametrc du ccrcle générateur. On promit deux Prix , 1'un de quarante piftolcs pour celui qui réfoudroit le premier ces Problêmes, 1'autre de vingt piftoles, pour le fecond: on choiüt , pour examiner les pieces du concours,  et lès Ouvrages de Pascal. 93 les plus fameux Géometres réfidans a Paris : les pieces , foufcrites par un Notaire, devoient être remifes; avant le premier Oftobre fuivant, a M. de Carcavi, 1'un des Jugcs & le dépofitaire de 1'argcnt des Prix. Pafcal fe tint caché, dans toute cette affaire, fous le nom de A. Dettonvillc (1). Le Programmc en queftion attira de nouveau les regards des Géometres fur la Cycloïde , que Ton commencoit un peu a oublier. Hugucns quarra le fegment compris depuis le fommet jufqu'a 1'ordonnéc qui répond au quart du diametre du ccrclc générateur : Sluzc, Chanoine de la Cathédralc de Liege, mefura faire dc la courbe, par une méthode nouvelle & trés - ingénieufe : Wren, Géometre Anglois & grand Archite&e, puifqu'il a bati 1'Eglife de SaintPaul dc Londres (z) , fit voir qu'un are (1) Ceft-a-dire , Amos Dettonvillc : anagramme de Louis de Montalte , qui eft; le nom fous lequel Pafcal avoit publié les Lettres Provinciales. (2) II eft: enterré dans cette Eglife, & voici fon épitaphe: Hic jacet Christophorvs Wren, Hujus Ecclefiiz Conditor & Artifex, Viator, Si monumentum requiris 3 Circumfpice.  94 Discours sur la Vie quelconque dc Cycloïde, compté depuis Ie fommet, eft doublé de la corde correfpondante du cercle générateur; il détermina de plus le centre de gravité de 1'arc cycloïdal, & les furfaces des folides de révolution que eet are produit: Fermat & Roberval , fur le fimple énoncé des Théorêmes de Wren, en donnerent auflitöt la démonftration, chacun de leur cóté. Mais toutes ces recherches, quoique trés-belles en ellesmêmcs, ne répondoient pas, au moins entiérement, aux queftions du Programme. Auflï leurs Auteurs, en les envoyant, n'avoient pas le delfein dc les foumettre au concours. II n'y eut que deux Géometres qui ayant traité fans exception tous les Problêmes propofés , crurent avoir droit de prétendre aux Prix. Lc premier fut le Pere Lallouere(i), Jéfuite Touloufain, qui avoit dc la réputation dans les Mathématiques , fur-tout parmi fes Confrères; le fecond fut Wallis, dont nous avons déja parlé , juftement célebre par fon Arithmétique des infinis, publiée cn 1655. Ils eurent 1'un & (1) C'eft le nom de ce Jéfuite, & non pas Laloubere, comme quelques Auteurs 1'ont écrit.  et les Ouvrages de Pascal. 95 1'autre une difpute fort vive a cc fujet avec Dettonville: on a écrit, & on répete encore , qu'il avoit fait injuftice a tous les deux; ce reproche, auquel les Jéfuites ont cherché a donner de la confiftance, feroit une tache a la mémoire de Pafcal, s'il avoit quelque fondement folide : le Lccleur en jugera; je commence par Lallouere. Nous lifons dans le jugement des Commiffaires pour les Prix, & le P. Lallouere le raconte égalemcnt dans fon Traité de Cycloïde , que vers les derniers jours du mois de Septembre i6j8 , il écrivit a M. de Carcavi qu'il avoit réfolu tous les Problêmes de Dettonville, & qu'il envoyoit pour échantillon le calcul de 1'un des cas propofés. Malheureufement ce calcul, qui n'étoit accompagné d'aucune méthode , fe trouva faux. Lallouere rcconnut lui - même cette erreur , qui fautoit aux yeux , mais fans la corriger , dans plufieurs Lettres écrites a la fin de Septembre & au commenccment d'Odobre. II eft clair par-la qu'il ne lui reftoit plus de droit légitime aux Prix, puifqu'a 1'expiration du terme fixé par le Programme, il n'avoit produit, ni méthode qui par fa bonté put faire pardonner un calcul  $6 Discours sur la Vie défectueux, ni calcul qui par fa juftefie put être cenfé dériver d'une bonne méthode. II fut forcé d'cn convenir. On 1'avertit de plus en particulier, & mêmepubliquemcnt dans VHiJloire de la Rouleue, qui parut le 10 Ocfobre 1658 , que les cas dont il faifoit mention , étoient déja réfolus par Roberval. Dettonville terminoit cette même Hiftoire, en propofant de nouveaux Problêmes qui n'étoient plus 1'objet d'aucun Prix, mais qui tendoient a compléter la théorie de la Roulette : il demandoit le centre de gravité d'un are quelconque de Cycloïde ; les dimenfions & les centres de gravité de la furface, demi-furface, quart de furface, &c. que eet are décrit en tournant autour dc 1'axc ou de la bafe : fi au premier Janvier 16)9 , perfonne n'avoit réfolu ces Problêmes , il s'engageoit a publier alors fes propres folutions. En avouant modeftement fa méprife, Lallouere pouvoit, au défaut d'un Prix, s'attirer de la gloire par fon travail: car un tel aveu lui donnoit le droit de perfeétionner a loifir fes recherches ; & le Traité que nous avons cité de lui, fait juger qu'il étoit capable, non pas d'une grande invention, mais d'ajouter au  et les Ouvrages de Pascal. 97 au moins des chofes mtéreflantes aux découvertes des inventeurs. Mais, parunejac.tance mal-entendue, il donna lieu a un facheux examen de fon talent & dc fes connoiffances mathématiques. Laréputation de favoir.d'un Géometre médiocre eft ( fi on me permet ce parallèle ) comme Phonneur d'une femme : lorfqu'on y portc laplus légere atteinte, la blefiiire eft prefque toujours mortelle. L'orgueilleux Jéfuite continua d'écrire que, nonobftant fa première ïnadyertancc , il avoit trouvé des chofes très-extraordinaires touchant la Cycloïde mais qu'il ne vouloit les mettre au jour qu'après que Dettonville auroit donné fes propres folutions : faifant entendre cue celuici n'avoit peut-être pas réfolu lui-même les queftions qu'il propofoit aux autres. Dettonville répondit a cette efpece de défi en homme fupérieur & bien inftruit des forces de 1'Athlete qui ofoit le provoquer : il déclara qu'il renoncoit a 1'honneur d'avoir réfolu le premier ces Problêmes, & qu'il le cedoit tout entier au Jéfuite Touloufain fi ce Jéfuite vouloit publier fes folutions avant lc premier Janvier i659. Cette déclaration ne permettoit plus a Lallouere de reculer, G  98 Discours sur la Vie s'il avoit réellement poffédé les méthodes qu'il s'attiïbuoit; mais on ne put jamais rien arracher de lui. Le premier Janvier étant arrivé, Dettonville fit imprimer fon Traité de la Roulette j il envoya lc commcnccmcnt de eet Ouvrage a Lallouere, afin qu'il y vit le calcul du cas fur lequel il s'étoit trompé : mais eclui-ci, au lieu dc marquer fa reconnoilfance, répondit qu'il avoit précifément ainfi rectifié lui-même fa première folution. Dettonvillc, qui avoit prévu la réponfe, fe moqua de lui, comme il s'étoit moqué de fes Confrères les Cafuiftes : avec cette différence néanmoins, que les décifions d'Efcobar &: de Tambourin étoient un peu plus plaifantcs que les prétentions de Lallouere cn Géométrie. Le Jéfuite humilié n'oppofa a ces railleries que fon grand Traité de Cycloïde, qu'il fit imprimer en 1660. Mais eet Ouvrage trop long-tems attendu, & fondé fur une fynthcfe prolixe & laborieufe , eut d'autant moins de fuccès auprès des Géometres , qu'il ne contenoit rien qui n'eüt été donné, du moins en fubftance , par Dettonville. D'ailleurs, i'Auteur y rappelloit fans né-  et les Ouvrages de Pascal. 99 ceilïté une promeffe magnifique, déja mal accueillie lorfqu'il la fit pour la première fois, dix ans auparavant, celle de publier inccffamment la quadrature du cercle. Que pouvoit-on penfer d'un homme qui, pour me fervir d'une expreffion ingénieufe de Fontcnelle, avoit eu le malheur de faire une pareille découverte ? Wallis n'approcha gueres davantage du but. On avoit eu foin de lui envoyer le programme de Dettonvillc, auflï-tót qu'il fut imprimé. La difficulté de ces problêmes 1'effraya d'abord, &ne croyant pas, fans doute, pouvoir en trouver la folution & la faire parvenirenfuite a Paris, dans le tems prefcrit, il demanda que le concours fut fermé a une époque plus éloignée pour les Savans étrangers, ou du moins qu'en les obligeant de faire partir leurs folutions avant le i*f Octobre , on n'exigeat pas a la rigueur , qu'elles arrivaffent au plus tard ce même jour a Paris: car il peut fe faire, écrivoit-il, qu'elles demeurent long-tems en chemin * ou par les incommodités de la guerre, ou par celles de la faifon, ou par des vents contraires, fi elles ont la mer a traverfer : il eft même pofiible que d'une maniere ou Gij  ióo Discours sur la Vie d'autre, cllcs vicnncnt a fe pcrdre, & alors ne feroit-il pas jufte qu'on cn put envoyer de nouvelles copies, pourvu que les Officiers publics atteftaifcnt légalement la conformité de ces copies avec les premières > Dettonville répondit qu'un pareil arrangement étoit illufoirc ; qu'en 1'adoptant le .concours n'auroit pas de fin, puifqu'on feroit toujours incertain du tems oü des folutions qu'on fuppoferoit parties des pays étrangers avantle ier OcFobre, pourroient arriver a Paris; que par-la on s'expoferoit a des difcuflïons embarrafiantes fur la priorité des dates; qu'afin d'éviter ces difcuflions , il avoit cru devoir fixcr un lieu &: un tems pour recevoir les picces du concours j qü'a la vérité ces conditions étoient plus avantagcufes aux Francois, fur-tout a ceux dc Paris, qu'aux Étrangers, mais qu'en faifant faveur aux üris il n'avoit pas fait d'injuftice aux autres; qu'il laifFoit a tout le monde le mérite de 1'invcntion j qu'il ne difpofoit point de la gloire , mais que donnant 1'argent des prix, il avoit le droit d'cn réglcr la difpcnfation ; qu'il auroit pu propofer ces prix uniquement pour les Francois, comme en d'autres occafions il pour-  et les Ouvrages de Pascal, ioi rok en propofer, ou pour les Allemands, ou pour les Chinois; qu'enfin il avoit établi les loix du concours, de la manicre qui lui avoit para la plus équkablc & la plus exempte d'inconvéniens. II y a apparcnce que Wallis comptoit peu fur le fucccs dc fa demande ; car fans attcndre de réponfe il prit un parti fage, celui dc s'appliqucr incontinent a chercher la folution des problêmes propofés. Lc rcfultat de ce travail fut la matiere d'un Ouvrage auquel il fit appoferla date du i9 Aoüt (vieux ftyle) 1658, par un Notaire d'Oxfort, & qu'il fit remettre a Paris chez M. de Carcavi, les premiers jours du mois dc Septembre fuivant. Durant le cours du même mois, Wallis écrivit quelques lettres aux Juges des prix, pour corriger des erreurs qu'il avoit remarquécs dans fon écrit. La derniere de ces lettres portok que tout lc mal n'étoit peut-être pas encore réparé. Les Jugcs cxamincrent avec attention 1'Ouvrage Sc les correclions dc 1'Autcur. Cet examen leur prouva que Wallis n'avoitpas déterminé d'une manierc exacte les dimenfions des folides de la Cycloïde autour de 1'axe, ni le centre dc gravité de cette courbe, ni ceux de fes par- G iij  ïoz Discours sur la Vie tics, ni les centres de gravité des folides, demi - folides, &c. tant autour de la bafe que de faxe; qu'outre les fautes qu'il avoit remarquées dans fon Ouvrage, il y en avoit encore d'autres, & que fes correclions même en contenoient dc nouvelles j que toutes ces fautes n'étoient pas de calcul, mais de méthodes , puifque les calculs étoient faits exadtement d'après les méthodes; que 1'Auteur s'étoit prineipalement trompé, en ce qu'il traitoit certaines furfaces , indéfinics en nombre, & qui n'étoient pas égalcmcnt diftantes les unes des autres, de la même maniere que fi elles 1'étoient j ce qui 1'avoit néceifairement conduit a dc faux réfultats. D'ou les Juges conclurent que Wallis n'avoit non plus aucun droit aux prix. Cette décifion le piqua vivement. II s'en plaint avec amertume dans la Préface de fon Traité de Cycloïde , &: dans plufieurs autres endroits de fes Ouvrages; il montre en toute occafion les fentimens d'une vive haine contre la nation Francoife; il voudroit être plaifant, iln'elt que chagrin, au fujet de la faveur qu'il prétend que Dettonville a faite d fes Frangois, dans les conditions des prix. Cependant il cre forcé d'a-  ei les Ouvrages de Pascal. 105 voucr que fon premier écrit contenoit des fautes, & que fes correttions même n'en étoient pas exemptes ; il ajoute feulcment qu'il n'avoit pas cru devoir indiquer en quoi confiftoient ces dernieres fautes, paree qu'il foupconnoit qu'on étoit mal intentionné envers lui: mais on fent tout lc ridicule de cette défaitc. Comment auroit - on pu lui dénier la juftice, fi, au termc fixé pour la clöture du concours , il avoit fourni des folutions cxactes ? Toute fon apologie nc prouve autre chofe, finon qu'il a été jugé & condamné fuivant la rigueur dc la lof Peut-être auroit-on pu lui accorder quelques délais pour reétifier fes méthodes & fes caculs j mais ces délais n'euffent été qu'un fimple acte d'indulgence qu'il n'étoit pas en droit d'cxiger. Plufieurs Hiftoriens dc la Cycloïde, & cntr'autres Groningius 3 ont époufé fon relfentiment, fans remonter aux picces originalcs qui en démontrent évidemment 1'injuftice. A ces preuves pofitives, fe joignent des confidérations moralcs qui n'ont pas moins de force. Eft-il croyable que Pafcal, qui dépenfoit la plus grande partie de fon bien en aumönes, eut manqué a 1'obligation plus Giv  104 Discours sur la Vie erTcntielle, d'acquitter une dctte légitime? Ignoroit-il que la juftice eft le premier devoir de 1'homme? Auroit-il ofé tranfgrefler publiquement ce précepte ? En auroit-il eu le pouvoir, & n'y avoit-il pas d'autres Juges des Prix ? Qu'auroient penfé ces hommes aufteres auxqucls il étoit cn fpectacle? Suppofera-t-on que Pefprk dc parti ait pu les aveugler tous au point que, pour afTurcr a un Janfénifte 1'honncur d'avoir réfolu. feul des Problêmes difficiles, on ait formé le projet de foutenir cette prétention par un menfongc impofllble a cacher? Les recherches de Wallis fur la Cycloïde ne parurent, en i6j9 t qu'après celles de Pafcal. Wallis s'y borna d'abord aux Problêmes du Programme : il ne réiblut ceux qui avoient été propofés au mois d'Oclobrc, dans 1'Hiftoire de la Roulette, qu'en 1670, dans la feconde partie dc fon Traité de Méchanique, ou il parle du centre dc gravité. II craignoit , dit - il, que s'il eut donné la folution de ces derniers Problêmes dans fon premier Ecrit, immédiatcment après que le Livre dc Dettonville venoit de paroïtrc, on ne le foupconnat d'avoir profité de eet Ouvrage; ce qui Pavoit dé^  et les Ouvrages de Pascal, ioy terminé a publier d'abord fon Traité, tel a peu-près qu 11 avoit été envoyé pour le concours. Je n'ajouterai plus qulinc réflcxion fur ce fujet. Wallis, quelque tems après avonden le Traité de la Roulette de Pafcal, écrivit a Huguens, que eet Ouvrage lui paroiifoit plein de génie; & qu'il 1'avoit lu avec d'autant plus de plaifir & dc facilité, que la méthode de 1'Auteur n'étoit pas fort différente de la fienne, fondée fur ïAritméthique des infinis , dont il avoit donné un Traité cn 165-5- ; mais il faut remarquer que les principes de ce Traité font les mêmcs que ceux du Triangle Arithmétique que Pafcal avoit trouvés dés 1'année 1654: au lieu qu'en 165-8 même, Wallis nc favoit pas encore les employer d'une maniere süre, puifqull avoit commis plufieurs fautes dans fes folutions. Cependant Pafcal savancoit a grands pas vers lc tombcau. Les trois dernicres années de fa vie ne furent plus, pour ainfi dire, qu'une agonie continuelle; il devint prefque entiérement incapablc de méditation. Dans les courts intervalles oü il lui reftoit quelque liberté d'cfprit, il s'occupoit de fon  io6 Discours sur la Vie Ouvrage concernant la Religion; il écrivoit fes Penfées fur les premiers morceaux de papier qui lui tomboient fous la main; & quand il ne pouvoit pas renir lui-même la plume, il les dictoit a un domeftiquc intelligent , toujours aflïdu auprès de lui. Ces fragmens furent recueillis après fa mort; & MM. de Port-Royal choififlant ce qui étoit le plus conforme a leur goüt, ou aux intéréts de la Religion, en formerent un petit volume, qui parut cn 1670 , fous ce titre : Penfées de M. Pafcal fur la Religion & fur quelques autres fujets. II y a dans ce Recueil plufieurs morceaux très-imparfaits, trop courts, trop peu développés, fouvent vicicux par f cxpreflïon: il y en a d autres d'une profondeur & d'unc éloqucncc inimitable. Quelquefois 1'Auteur n'expofe fa penfée qu'a demi, & on a dc la peine a la deviner ; d'autres fois il s'énonce avec toute la clarté poffiblc, fans tomber dans la diffufion: ces altcrnativcs dépcndcnt dc la difpofition phyfique oü fes organes fe trouvoient. En général, fa marchc eft fiere & impofante; il attaché & fubjugue le Lccteur $ il difcute & approfondit plufieurs grands objets, comme la nécefiité d'étudier  et les Ouvrages de Pascal. 107 la Religion, les prcuvcs hiftoriques & morales qui en démontrent la vérité, les caracteres diftinctifs auxquels on doit la reconnoïtre, la divinité de Jellis - Chrift , &c. Nous ne pouvons pas lc fuivre ici en détail: contentons-nous dc donner une idéé générale & abrégée de fon plan. Quel fentiment doit éprouver Phomme jctté fur la terre, pourvu d'intelligence & environné de toutes les merveilles de la Nature ? Tout lui annonce fans doute un Etre fuprême qui a tiré 1'Univers du néant, & qui le gouverne a fa volonté. Mais fe bornera-t-il a une admiration ftérile de tant de prodiges? Eft-ce la le feul hommage que la créature intelligente puilfe rendre au Créateur > Ne lui doit-elle pas un tribut perpétucl de reconnoiifance & d'adoration >. Mais quel culte eet Être fouverain exige-t-il de nous >. Interrogeons les Philofophes : parcourons FHiftoire des Peuples; examinons leurs loix-, leurs ufages, leurs opinions religieufes: nous trouverons d abord des fecles de Philofophes qui fe contredifent les unes les autres fur la nature du fouverain Être, fur la deftination de 1'homme , fur les récompenfes & les peines qu'il doit efpérer  ïoB Discours sur la Vie ou craindre; des Religions oü 1'on adore plufieurs Dieux, & fouvent des Dieux plus corrompus & plus ridieules que les hommes ; des cultes qui naifient & meurent avec les Empires; par - tout lc menfongc & la fuperftition répandant leurs ténébrcs fur la terre. Dans cette nuk d'erreurs, un Peuple caché dans la Paleftine , non loin des bords de la Méditerranée, vient attirer notre attention par les circonftances extraordinaires de fon Hiftoire , & par fa maniere d'exifter parmi tous les autres Peuples. II fe préfente avec un feul Livre, qui contient tout a la fois 1'hiftoire de fon origine , les loix politiques de fon inftitution, & le culte rcligieux qu'il rend au Créateur! Tous les autres Pcuples avoient défiguré 1'image de Dieu; lui feul nous la préfente dans fon intégrité; lui feul cnfcigne claircment que 1'Univers eft 1'ouvrage de ce Dieu; que 1'homme avoit recu une portion de fon intelligcnce infinie, mais que la créature s'étant révoltée contre le Créateur, elle a pcrdu, cn grande partie, les avantages qu'elle tenoit de fa bonté; que dès-lors elle eft devenue fujette au pêché, a la douleur & a la mort. Ces notions fi fimples,, fi natu-  et les Ouvrages de Pascal; 105» rclles, expliquent mieüx que tous les fyftêmes des Philofophes, forigine du mal qui exifte fur la terre, & fondent nos efpérances pour une meilleure vie. En approfondilfant dc plus en plus 1'Hiftoire du Peuple Juif, on rcconnoït qu'il pofiede la vérité; qu'il 1'a recue immédiatement de fon Auteur même : on eft frappé de la divinité des Ecritures; on admirc 1'accomplilfement des Prophéties; on voit naïtre & s'élever fur des fondemens inébranlables la Religion Chréticnne, qui elf la fin & le complément de celle que Dieu avoit donnée aux Juifs pour un tems limité dans fes deercts. Pafcal ne regardoit pas feulement la Religion Chrétienne comme vraie: il la croyoit néceflaire aux hommes pour fixer leur incertitude, pour adoucir les maux dc la vie, & fur-tout pour nous confoler dans ces derniers momens oü 1'amc, dénuée de tout appui, eft prête a tomber dans les abymes de 1'étcrnité. Aufti a-t-il établi fur la connoiifance du cceur humain, plufieurs argumens cn faveur de la Religion. II penfoit même que, pour le commun des hommes, il vaut mieux s'attacher a la faire aimer & defirer, que dc chercher a la prouver par des  ito Discours sur la Vie raifonnemens dont tous les eiprits ne peuvent pas fentir la force & les conféquences, « La plupart de ceux qui entreprennent, •>■> dit-il i de prouver la Divinité aux impies, « commencent d'ordinaire par les ouvrages » de la Nature, & ils réuffifient rarement. ■» Je ïf attaque pas la folidité de ces preuves « confacrées par 1'Ecriture-Sainte: elles font « conformcs a la raifon; mais fouvent elles « ne font pas alfez conformes & affez pro« portionnées a la difpolition de 1'efprit de >3 ceux pour qui elles font deftinées 33 La Divinité des Chrétiens ne confifte pas 33 en un Dieu ïimplcment auteur des vérités 33 géométriques & de 1'ordre des élémens; 33 c eft la part des Païens: elle ne conllfte pas 33.ilmplement en un Dieu qui exerce fa pro>3 videnge fur la vie & fur les biens des hom33 mes, pour donner une heureufc fuite d'an»3 nées a ceux qui 1'adorent; c'eft le partage 33 des Juifs : mais le Dieu d'Abraham & de 33 Jacob, le Dieu des Chrétiens, eft un Dieu 33 d'amour & de confolation; c'eft un Dieu >3 qui remplit 1'ame & le cceur qu'il polféde; >3 c'eft un Dieu qui leur fait fentir intérieu>3 rement leur mifere &: fa miféricorde in»3 finie; qui s'unit au fond de leur ame; qui  et les Ouvrages de Pascal, iii » la rcmplit d'humilité, de j oie, de confiance » & d'amour; qui la rend incapable d'autre " fin que de lui-même. « On voit, par le même Recueil, que Pafcal avoit porté dans 1'étude de 1'homme autant de profondeur que dans celle des Mathéma^ tiques. Rien n'égale la vérité & 1'éloquence avec laquelle il peint les contrariétés qui fe trouvent dans notre nature, nos grandeurs, nos foiblclfes, nos miferes, les effcts de 1'amour-propre, &c. Dans ce tableau fublime, 1'homme apprend a fe connoïtre, & a fixcr lui-même la place qu'il doit occuper dans 1'Univers. » Qu'il nc s'arrête » pas, dit notre Auteur, a regarder fimple« ment les objets qui 1'environnent; qu'il 33 contemple la Nature entiere dans fa haute 33 & pleine majefté ; qu'il confidere cette 33 éclatante lumierc, mife comme unelampe 33 éternelle pour éclairer 1'Univers; que la 33 tcrre lui paroilfe comme un point , au * 33 prix du vafte tour que eet aftre décrit; 33 & qu'il s'étonne de ce que ce vafte tour 33 n'eft lui-même qu'un point très-délicat, a 331'égard de celui qu'embralfent les aftres '3 qui roulent dans le firmament. Mais fi no'3 tre vue s'arrête la, que I'imagination paffe  iiz Discours sur la Vie » outre: elle fe lalfera plutöt de concevoir, " que la Nature de fournir. Tout cc que « nous voyons du monde, n'eft qu'un trait h impcrceptiblc dans 1'amplc fcin de la Na»ture. Nulle idéc n'approche de 1'étendue '> de fes efpaccs; nous avons beau enflcr nos 33 conceptions, nous n'enfantons que des » atomes, au prix de la réalité des chofes. 33 C'eft une fphere infinie, dont le centre eft 33 par-tout, la circonférencc nulle part. 35 Quel doit être l'étonnement dc 1'homme, au milieu dc ces mervcilles qui frappent fes regards de tous cötés! 35 Mais pour lui pré33 fentcr un autrc prodige aufll étonnant, 33 qu'il recherche dans cc qu'il connoit les 33 chofes les plus délicatcs; qu'un ciron, par 33 exemple, lui offre dans la petitcife de fon 33 corps des parties incomparablement plus 33 petites, des jambes avec des jointures, des 33 veines dans ces jambes, du fang dans ces ■ 33 veines, des humeurs dans cc fang , des 33 gouttes dans ces humeurs, des vapcurs 33 dans ces gouttes: que divifant encore ces 33 dernicres chofes, il épuife fes forces & fes 33 conceptions, & que le dernier objet oü il 33 peut arriver foit maintenant celui de notre 33 difcours; il penfera peut-êtrc que c'eft lk 331'extrêmc  et les Ouvrages de Pascal, ii? » fextrême pctiteffe de la Nature: je veux «lui faire voir la-dcdans un abyme noum veau: je veux lui peindre non-feulement » 1'Univers vifible, mais encore tout ce qu'il » eft capable de concevoir de 1'immenfité »' de la Nature, dans 1'cnceinte de eet atome » imperccptiblc ■. Qu'il fe perde dans » ces merveilles aufii* étonnantes par leur «petitelfe, que les autres par leur étendue. " Car qui n'admirera que notre corps, qui » tantöt n'étoit pas perceptible dans 1'Uni« vers imperceptible lui - même dans le fein « du tout, foit maintenant un coloffe, un » monde, ou plutót un tout a 1'égard de la 'j derniere petitefte oü 1'on ne peutarriver? cc La penfée eft la véritable prérogative de 1'homme. C'eft par-la qu'il eft grand, fi le mot de grandeur peut être appliqué a un être borné. 3, C'eft de la penfée que nous ^ tirons toute notre dignité; c'eft de-la qu'il 33 faut nous relever, non de 1'efpace & de la sa durée. Travaillons donc a bien penfer: » voila le principe de la morale. II eft dan33 gereux de trop faire voir a 1'homme com33 bien il eft égal aux bêtes, fans lui mon33 trer fa grandeur: il eft encore dangereux '3 de lui faire trop voir fa grandeur, fans fa H  ii4 Discours sur la Vie >3 haffelle; il eft encore plus dangereux de 33 lui laiffcr ignorer lïin & 1'autre ■■> mais il 33 eft très-avantageux de lui repréfenter 1'un >3 & 1'autre. « Que 1'homme apprécie donc fes vrais avantages, &: qu'il ne forte point des limites prefcritcs a fa foibleffe. 33 Cet état qui tient 33 le milieu entre les extrêmes, fe trouve en 33 toutes nos puiftances. Nos fens n'apper33 coivent rien d'extrême: trop de bruitnous 33 affourdit, trop de lumiere nous éblouit: 33 trop de diftance & trop de proximité em33 pêchent la vue: trop de longueur & trop 53 de briéveté obfcurciffcntun difcours: trop 53 de plaifir incommode ; trop de confon53 nanccs déplaifent; nous ne fentons, ni 3> l'extrême chaud, ni l'extrême froid; les 33 qualités exceflives nous font enncmies, & 33 non pas fenlibles; nous ne les fentons 33 plus, nous les fouffrons. Trop de jeunelfe 33 & trop de vieilleffe empêchcnt 1'efprit; 33 trop &c trop peu de nourriture troublent 33 fes aciions 5 trop & trop peu d'inftruclion 331'abêtiffent. Les chofes extrêmes font pour 33 nous comme ü elles n'étoient pas, & nous 33 ne fommes point a leur égard: elles nous 33 échappent, ou nous a elles La  et les Ouvrages de Pascal, iij « foiblcfle de la raifon de 1'homme pa» rok bien davantage en ceux qui ne la con» noiffent pas , qu'en ceux qui la connoif» fent. Si on eft trop jeune, on ne juge pas » bien ; fi on eft trop vieux , de même; fi » on n'y fonge pas affez, fi on y fonge trop » on s'entête, & fon nc peut trouver la » vérité. Si Pon confidere fon ouvrage in» continent après Pavoir fait, on en eft en«core tout prévcnu j fi trop long-tems » après, on n'y entre plus. II n'y a qu'un » point indivifible qui foit le véritable lieu » dc voir les tableau* : les autres font trop » prés, trop loin, trop haut, trop bas. La » perfpedive Paftigne dans Part de la pein» turc | mais dans la vérité & dans la mo- »ralc, qui Pafllgnera? Cette maï- » treftb d'erreur, que Pon appelle fantaifie » & opinion , eft d'autant plus fourbc , » qu'elle ne 1'eft pas toujours ; car elle fe» roit régie infaillible de vérité, fi ellel'étoit » infiillible dumenfongc. Mais étant le plus » fouvent faulfe, elle ne donne aucune mar» que de fa qualité, marquant de même ca» raclere le vrai & le faux. Cette fuperbe » puiifancc, enncmie de la raifon, oui fe » plak a la contröler & a la dominer, Hij  n6 Discours sur la Vie » pour montrcr combicn elle peut en toü33 tes chofes, a établi dans Phomme une fc•>? condc nature. Elle a fes heureux & fes 33 malhcureux ; fes fains, fes maladcs; fes 13 riches, fes pauvres j fes fous & fes fages : 33 & rien nc nous depite davantage, que de 33 voir qu'ellc remplit fes hötes, d'unc fa33 tisfacfion beaucoup plus plcinc & enticre 33 que la raifon : les habiles par imagination, 33 feplaifant tout autrement en eux-mêmcs, 33 que les prudens ne peuvent raifonna33 blcment fc plairc. Ils regardent les gens 33 avec empire, ils difputent avec hardielfc 33 & confiance, les autres avec crainte &: 33 défiance : & cette gaicté de vifage leur 33 donnc fouvent 1'avantagc dans 1'opinion 33 des écoutans \ tant les iages imaginaires 33 ont de faveur auprès dc leurs juges de 33 même nature : elle nc peut rendre fages 33 les fous , mais elle les rend contens, a 331'envi de la raiforï, qui ne peut rendre fes 33 amis que miférables. L'une les comble de ■>■> gloirc, 1'autre les couvre dc hontc. Qui 33 difpenfe la réputation ? qui donne le ref33 pect & la vénération aux perfonncs, aux 33 ouvrages , aux grands , linon 1'opinion ? 53 Combien toutes les richeffes de la terrc  et les Ouvrages de Pascal. u7 » font-clles infuffifantes fans fon confente» ment i L'opinion difpofe de tout : elle " fait la beauté , la juftice & le bonheur, » qui eft le tout du monde. Je voudrois de » bon cceur voir le Livre Italien, dont je » nc connois que lc titre, & qui vaut lui » feul bien des Livres : Zfc/fc opiniont re» öfe/ azarafo. J'y foufcris, fans le conV noïtre, fauf le mal s'il y en a. « L'hommc eft vain naturellcmcnt. „ Nous » ne nous contentons pas de la vie que nous » avons en nous & cn notre proprc être ■ " nous voulons vivre dans fidée des autres " d'unc vie imaginaire; & nous nous effor» cons pour cela de paroïtrc. Nous travail«lons inceiTammcnt a embellir & h con» teer eet être imaginaire, & nous négli» geons lc véritable 5 fi nous avons, ou la " tranquillité , ou la générofité , ou la fi» délité, nous nous emprcffons de le faire "{avoir, afin d'attachcr ces vertus a eet » etre d'imagination: nous les détachcrions " plutot de nous pour les y joindre; & nous » fenons volontiers poltrons, pour acquérir » la reputation d'êtrc vaillans. >i Mais a quel titre l'hommc veut-il au'on s oeeupc fans ceffe de lui > De quoi pcut-il Hiïj  n8 Discours sur la Vie s'enorgueillir ? d'élever ou d'abaifier les Erapires ? " Cronwel alloit ravager toute la 33 Chrétienté : la familie Royale étoit per33 due, & la fienne a jamais puiffante, fans 33 un petit grain de fable qui fe mit dans fon >3 uretre: Rome même alloit trembler fous 33 lui; mais ce petit gravier, qui n'etöit rien 33 ailleurs, mis en eet endroit, le voila mort, 33 fa familie abaiflee, &c le Roi rétabli. " De connoitre les fondemens de la juftice > il les ignore/33 On ne voit prefque rien 33 de jufte ou d'injufte qui ne change de qua33 lité en changeant de climat. Trois dégrés 33 d'élévation du polc , renverfent toute la 33 Jurifprudence: un méridien décide de la 33 vérité , ou peu d'années de poffeflion, les 33 loix fondamentales changent, le droit a 33 fes époques. Plaifantc juftice, qu'une ri33 viere ou une montagne borne ! Vérité au33 deea des Pyrénées, errcur au-dela. 33 De la force dc fon efprit ? 33 L'efprit du 33 plus grand homme du monde n'eft pas fi 33 indépendant, qu'il ne foit fujet a être trou33 blé par le moindre tintamarre qui fe fait 33 autour de lui. II ne faut pas le bruit d'un 33 canon pour empêcher fes penfées: il nc 33 faut que le bruit d'une girouette ou d'une.  et les Ouvrages de Pascal. 119 » poulic. Ne vous étonnez pas, s'il ne rai» fonne pas bien a préfent, une mouche » bourdonne a fes oreilles j c'en eft affez pour » le rendre incapable de bon confcil. Si vous » voulez qu'il puifle trouver la vérité, chafv fez eet animal qui tient fa raifon en échec, » & trouble cette puiffante intelligence qui "gouverne les Villes & les Royatimes.» De 1'empire qu'il a fur fes fens & fur fon imagination? il en eft au contraire Pcfclave; fa raifon eft continuellemcnt féduitc & entraïnée par les objets extérieurs. » Nos Ma" giftrats ont bien connu ce myftere : leurs '> robes rouges , leurs hermines , dont ils » s'emmaillotent en chats fourrés, les pa«lais oü ils jugcnt, les fleurs de lys, tout '» eet appareil augufte étoit néceffaire. Si les 33 Médecins n'avoient des foutancs & des 33 mulcs ■} & que les Doctcurs n'euffcnt des 33 bonnets quarrés, & des robes trop am33 pies, de quatre parties, jamais ils n'au'3 roient dupé le monde, qui ne peut réfifter 33 a cette montre authentique. Les feuls gens '3 de guerre ne fe font pas déguifés dc la 33 forte, paree qu'en effet leur part eft plus 33 effentielle : ils s'établiffent par la force , '3 les autres par grimaces. C'eft ainfl que nos Hiv  no Discours sur la Vie « Rois n'ont pas recherché ces déguifemens: 33 ils ne fe font pas mafqués d'habits ex33 traordinaires pour paroïtre tels ; mais ils 33 fe font accompagner de gardes &: de hal33 lebardes , ces trognes armées , qui n'ont »3 de mains & de force que pour eux : les 33 trompettes & les tambours, qui marchent 33 au-devant, &c ces légions qui les environ33 nent, font trembler les plus fermes: ils 33 n'ont pas 1'habit feulement , ils ont la 33 force. II faudroit avoir une raifon bien 33 épurée, pour regarder, comme un autrc 33 homme , le Grand-Seigneur , environné 33 dans fon fuperbe ferrail, de quarante mille 33 Janiffaires. " Je ne me laffe point de tranfcrïre Pafcal; mais il faut lire fon Ouvrage même. Tout informc qu'il eft, on y trouvcra telle page qui contient plus d'idées que des Livres entiers fur des matieres femblables. Les premiers Editeurs de ce Recueil en avoient rejetté plufieurs Penfées très-intéreffantes, & même des Diftèrtations affez étenducs, & complettes dans leur genre : tels font un Ecrit fur 1'autorité en matiere de Philofophie, des réflcxions fur la Géométrie en général, un petit Traité de Part  et les Ouvrages de Pascal. 12,1 de perfuader, plufieurs Penfées morales détachées , &c. Tous ces morceaux font infiniment précieux, par la juftefle, la faine raifon & les vues nouvelles qui y regnent. J'ai réparé le tort qu'on avoit eu de les fupprimer. Les manufcrits de 1'Auteur nous ayant été confervés par M. 1'Abbé Périer , fon neveu, je m'en fuis procuré une copie exacte; & c'eft d'après cette copie qu'on a inféré dans la colleétion complette des (Euvres de Pafcal, imprimée en 1779, un très-grand nombre dc chofes qui ne font point dans 1'édition de Port-Royal, ni même dans le Supplément publié par le P. Defmolets. Tout ce qui refte de notre Auteur montre en général la préférencc qu'il donnoit a la méthode des Géometres , fur les autres moyens de chercher la vérité. L'avantage de cette méthode confifte en ce qu'elle définit clairement toutes les chofes obfeures ou inconnues , qu'elle n'cmploye jamais dans fes définitions que des termes juftes & bornés a la feule acception qu'on leur attribue, qu'elle évite foigncufcment la redondance des mots & des idéés, ayant foin de faire connoitre chaque objet par une  122, Discours sur la Vie feule propriété. Si on appliquoit ces régies a plufieurs queftions de Métaphyfique ou de Théologie, on couperoit la racine a bien des difputes: mais alors de quoi s'occuperoit-on clans un grand nombre d'Ecoles? L'Ouvrage que Pafcal deftinoit a la défenfe du Chriftianifmc, étoit 1'exprcfllon d'une foi active & conftante qui lui faifoit pratiquer toutes les auftérités de la Morale évangéliquc. Nous avons ici pour témoin Madame Périer, fa fceur: nous la prendrons pour guide dans cette partie de fon hiftoire. On a déja fait remarquer, & ce récit montrera encore mieux 1'injufticc de ceux qui accufent la Géométrie de nous porter a 1'incrédulité & au déréglement. Pourquoi, en cftet, imputcr a cette Science même le crime de certains Géometres qui, ne diftinguant pas aflèz les différentes fortes de preuves dont chaque fujet eft fufccptible, méprifent ou affe&ent de méprifer les preuves de la Religion? N'y a-t-il pas dans tous les genres des hommes qui abufent de leurs lumieres? LesPoëtes, lesOrateurs, les Peintres, &c. font-ils, en général, plus religicux que les Savans proprement dits ? Ne feroit-il pas raifonnable de penfer que 1'étude des Sciences  et les Ouvrages de Pascal. 123 exaétes, peu deftinée a exciter les applaudifièmens de la multitude, nous prépare aux vertus chrétiennes, en infpirant le goüt de la réflexion, ramour du travail, le mépris des honneurs & de la fortune, en humiliant même 1'órgueil humain, par les difficultés inmrmontables que Pelprit trouve a chaque pas dans fes recherches, & qui lui font fentir combicn il eft borné ? Pafcal rempliffbit tous les devoirs du Chrétien, comme le plus fimple & le plus humble des Fideles. II ne manquoit jamais d'aflifter aux Offices divins dc fa Paroiffe, a moins que fes infirmités ne Ten empêchaffent abfolument. Dans la vie privée, il étoit fans ceffe occupé a mortifier fes fens, & a élever fon ame a Dieu. II avoit pour maxime de renoncer a tout plaifir, a toute fuperfluité. II retranchoit avec tant de foin ce qui lui paroiffbit inutile, dit Madame Périer, qu'il finit par faire öter de fa chambre toutes les tapifferies, comme des meubles de luxe, uniquement deftinés a réjouir la vue. Quand on fobligeoit dc faire, pour fa fanté, quelquc chofc qui pouvoit flatter fes fens, il avoit foin d'en diftraire fon efprit, & d'en écarter toute idéé dc plaifir. II ne pouvoit  ïM Discours sur la Vie fouffrir qu'on louat en fa préfence la bonne. chere : il vouloit qu'on mangeat uniquement pour fatisfaire 1'apétit, & non pour contenter le goüt. Dès le commencement de fa retraite, il avoit cxaminé la quantité d'alimens néccffairc pour fon cftomac; il ne la pafloit jamais, & quelque dégout qu'il y trouvat, il la mangcoit toujours : méthode refpectable par fon principe, mais fouvent bien contraire a 1 etat phyfique & variable du corps humain. Sa charité étoit extréme: il regardoit les pauvrcs comme fes véritables freres ; 1'affeftion qu'il leur portoit alloit fi loin, qu'il ne pouvoit jamais leur refufer 1'aumöne , •quoiqu'il la fit fouvent fur fon nécelfaire,' car il avoit peu de bien, & fes infirmités' 1'obligeoicnt a des dépcnfcs qui furpafibicnt fon revenu. Lorfqu'on lui faifoit des repréfentations fur fes excès en ce genre, il répondoit: J'ai remarqué que, quelque pauvre qu'on foit, on laiffe toujours quelque chofe en mourant. II n'approuvoit point ces projets dc Réglemcns que certains particuliers propofent quelquefois pour prévenir tous les bcfoins des malheureux : il difoit que ces projets  et les Ouvrages de Pascal, izy genéraüx regardenf 1'Adminiftration, & que 1'homme privé doit chercher a fervir les pauvres pauvrement, c'eft-a-dire, felon fon pouvoir acïuel, fans fe livrei a des idéés fpéculatives & infrucTueufes, dont la recherche n'cft, pour 1'ordinaire, que 1'aliment dc 1'oiffveté ou de 1'avarice. Quelque tems avant fa mort, il logeoit dans fa malfort un pauvre homme & fon fils, uniquement par commifération chrétienne ; car il n'cn retiroit aucune efpece de fervice. Lenfant fut attaqué de la petite vérole, & on ne pouvoit gueres lc tranfporter ailleurs fans danger. Pafcal étoit déja lui-même très-malade : il avoit un bcfoin continuel des fecours de Madame Périer que des affaires de familie , & fur - tout fe defk de voir fon frerc, avoient amenée a Paris depuis un certain tems. Et comme elle habitoit une maifon particuliere, avec fes enfans , qui n'avoient pas eu la petite vérole, Pafcal ne voulutpas qu elle sexposat au danger de la leur apporter. II prononca contre lui-même en faveur du pauvre : il quitta fa maifon pour ne plus y rentrer, & vintoccuper, chez Madame Périer, un petit appartement, peu commode pour fon état,  ixè Discours sur la Vie Nous citerons un autre trait, non moins remarquablc, de fa charité. Un matin, en revenant de S. Sulpice, oü il avoit entendu la Meffe, il rencontra une jeune fille de la campagne , très-belle, qui lui demanda 1'aumöne. Frappé du danger auquel elle étoit expofée, & ayant appris que fon pere étoit mort depuis peu, & que fa mere mourante venoit d'être tranfportée ce jour-la même a 1'Höpital, il crut que Dieu lui cnvoyoit cette fille précifémcnt au moment qu'elle avoit befoin de fecours. II la mena fur le champ a un vénérable Eccléfiaftique du Séminaire; & fans fe faire connoitre, donna de 1'argent pour la nourrir & la vêtir, jufqu'a ce qu'on put lui trouver une condition avantageufe: il dit a ce bon Prêtre, en lc quittant, que le lendemain il lui enverroit une femme pour 1'aidcr dans cette oeuvre pieufe. Le fuccès fut heureux & prompt; la jeune fille fut placée. On ne fut qu'après la mort de Pafcal, qu'il étoit 1'auteur de cette bonne acFion. Madame Périer, en la racontant, n'ajoute pas, cc qu'on a appris depuis, qu'elle en avoit partagé le mérite avec fon frere. Je ne louerai point Pafcal fur la pureté de fes mceurs: on concoit qu'avec un corps  et les Ouvrages de Pascal. 127 exténué par Jcs maladies & les macérations chrétienncs, il devoit, fuir fans effort, les plaifirs des fens; mais il ne ceflbit de remercier Dieu de f avoir réduit a eet état d'abattement & de langueur, qui lui paroilfoit la fituation la plus defirable pour un Chrétien. Son amour pour la chafteté étoit fi grand, qu'il ne pouvoit fourfrir les difcours qui y portoient la plus légere atteinte. II pouifoit le fcrupule fur cc point, jufqu'a défapprouver les embralfemens que Madame Périer faifoit quelquefois a fes enfans: il croyoit que cette maniere de leur témoigner de la tendreife , pouvoit avoir des fuites dangereufes pour les mceurs. On remarque qu'il étoit un peu enclin a la vanité. Et comment en effet ne fe feroit-il pas quelquefois livré au fentiment de fa fupériorité»Mais il portoit toujours fur lui une ceinture de fer, hérilfée de pointes; & quand il fe furprenoit quelque mouvement d'orgueil, ilfe donnoit, dit Madame Périer, des coups de coude pour redoubler la violence des piquures, & pour fe rappeller ainfi a la modeftie & a 1'humilité chrétienne. Perfuadé que la Loi de Dieu défend de trop abandonner fon coeur aux créatures,  Jz8 DISCOURS SÜR LA VlE il s'efforcoit de modérer 1'affection qu'il avoit pour fes parens. 11 ne montroit donc a perfonne ces attacheniens vifs &c empreffés auxquels le monde femble mettre un fi grand prix, &Z il ne vouloit pas qu'on en eut pour lui. Madame Périer, nee avec une ame doucc & fenfible, fe plaignoit quelquefois de fes froidcurs a leur fceur Jacqueline, Religicufe a Port-Royal, qui la confoloit & la raffuroit. En effet, s'il fe préfentoit quelque occafion ou Madame Périer eüt befoin de fon frere, il la fervoit avec tant de chaleur & tant d'intérêt, qu'elle ne pouvoit plus douter qu'il ne 1'aimat fincerement. Elle attribuoit donc aux maux qu'il fouffroit , la maniere indifférente dont il recevoit les foins qu'elle lui rendoit: ignorant que cette efpece d'infenfibilité avoit une fource plus pure & plus élevée, elle en fut inftruite, le foir même qu'il mourut, par ces paroles qu'il avoit écrites fur un papier détaché: « II eft injufte qu'on s'attache a moi, 33 quoiqu'on le faffe avec plaifir & volontai33 rement: je tromperois ceux en qui je fe33 rois naitre ce defir, car je ne fuis la fin de 33 perfonne, & n'ai de quoi le fatisfaire. Ne 33 fuis-je pas pret a mourir 5 & ainfi 1'objet de >j leur  et les Ouvrages de Pascal. ri«j » leur attachement mourra. Donc comme »je ferois coupable de faire croire une fauf» feté, quoique je la pcrfuadaife doucement, " qu'on Ia crüt avec plaifir, & qu'en cela " on me fit pkifir: de même je fuis cou» pable; fi jc me fais aimer, & fi j'attire les M Scns * s'attacher a moi. Je dois avertir » ceux qui feroientprêts a confentir au men» fonge, qu'ils ne le doivent pas croire, qucl» que avantage qui m'en revienne; & de » même, qu'ils ne doivent pas s'attacher a » moi: car il faut qu'ils paffent leur vie öc " leurs foins a plaire a Dieu & a le cherchcr. cc Les prodiges opérés dans PétabliAcment de la Religion, lui avoient prouvé que Dieu a plus d'une fois interrompu le cours ordinaire des loix de la Nature pour inftruire les hommes : convaincu que la même Providence ne ceflè point de veiller fur fon Eglife il penfoit qu'elle fe manifefte encore quelquefois par des miracles; & il crut en remarquer un exemple dans un événement extraordinaire qui arriva pendant qu'il combattoit la morale corrompue des Jéfuites Une fille de M. & Madame Périer, nommée Marguerite, Penfionnaire au Monaftere dc Port-Royal de Paris, agée de dix a onze ans, .olubho ibmhlum d xu: - I  130 Discours sur la Vie étoit affligée depuis trois ans & demi d'une fiftule lacrymale de la plus mauvaife cfpece: elle jettoit par 1'ceil, par le nez & par la bouche une matiere d'une puanteur infupportable. Le Vendredi 2,4 Mars 1656, 011 lui fit toucher la Rclique de la lainte Epinc, que M. de la Poterie, Eccléfiaftique d'une haute dévotion, avoit prêtée au Monaftere de PortRoyal 5 & aufii-töt la jeune fille fe trouva guérie. Racine dit, dans 1'Hiftoire de PortRoyal, que lc filence étoit fi grand dans cc Monaftere, que plus de fix jours après ce miracle, il y avoit des Sceurs qui n'en avoient point entendu parler. II n'eft pas dans le cours ordinaire des chofes, que les perfonnes dont la foi eft la plus ardente , voient s'opérer, fous leurs yeux, un miracle, fans être frappées d'étonnemcnt, fans fe prcffer de le communiquer, & d'en rendre gloirc a Dieu. La réferve des Religieufes de PortRoyal pourra donc paroïtre a certains efprits jetter des doutes fur le fait même: a des efprits plus favorablement difpofés , elle prouvera que la guérifon dc la jeune Périer n'étoit point un de ces reffbrts préparés d'avance, un de ces artifices pieux que les chefs de parti fe font trop fouvent permis pour attircr a eux la multitude crédule.  et les Ouvrages de Pascal. 131 Les Directeurs de Port-Royal, fincérement perfuadés du miracle, ne crurcnt pas qu'il leur fut permis de taire une faveur de la Providence, auffi fignaléc, auffi glorieufe pour la Religion Catholique, & auffi propre a faire triompher leur caufe. Ils voulurent donner au fait la plus grande authenticité. Quatre Médccins célébres & plufieurs Chirurgiens qui avoient examiné & traité la maladie , attefterent qu'elle étoit incurable par tous les moycns humains, & que la guérifon ne pouvoit en être que furnaturelle. Le miracle fut publié avec 1'approbation folemnelle des Vicaires Généraiix qui gouvernoient le Diocèfe de Paris en 1'abfcnce du Cardinal de Retz. La maniere dont il fut recu dans le monde , défcfpéra les Jéfuites. Ils entreprirent de le nier: pour motiver leur incrédulité, ils employoient ce ridicule argument : Le Port-Royal eft Hérétique , & Dieu ne fait pas des miracles pour les Hérétiques. On leur répondit : le miracle de Port-Royal eft très-certain; vous ne pouvez révoquer en-doute un fait avéré: donc les Janféniftes foutiennent la bonne caufe, &c vous êtes des calomniateurs. Une circonftance particuliere vint a 1'appui de ce rai-  151 Discours sur la Vie fonnemcnt. La fainte Rclique n'opéroit des miracles qu a Port-Royal: ayant été tranf-^ portée chez les Urfulines & chez les Carmelites, elle ny en fit aucun, paree que ces. Religieufes n avoient point d'ennemis , &cqu'ainfi elles n avoient pas befoin comme. quelques - unes d'elles ont dit, que Dieu fit un miracle pour prouver qu'il eji avec-. elles ( 1). Les Jéfuites fcandaliferent les perfonnes pieufes, & les railleurs fe rno^' querent d'eux. Rien ne manqua en cette occafion au triomphe des Janféniftes. Pafcal demcura convaincu que la guérifon de fa niece étoit fceuyrc de Dieu; & cette fille en' eut la même perfuafion, qifelle a confervée pendant toute fa vie, qui a été très-longue. La croyance a un miracle particulier qui n'eft, ni rapporté dans les Livres faints, ni confacré par les décifions de 1'Eglife, n'intéreffe point la Foi: la queftion fe réduit a un firnplc point de fait fur lequel les opinions peuvent fe partager. Mais ce qu'il n'eft pas permis ici de révoquer en doute, c'eft la fincérité &c la candeur de Pafcal, dont la (1) Voyez le recueil des (Euvres de Pafcal, Tome III, page 479.  et des Ouvrages de Pascal. 133 droiturc & 1'amour pour la vérité nc fc font jamais démentis. Ccrtainement il n'y a perfonne a qui fon autorité ne doive paroïtre d'un grand poids. S'il s'cft trompé, il faut le refpccler encore dans fon erreur: il faut confidérer que le fentiment naturel d'un Chrérieri foufFrant, a qui la Religion femble envoyer-des confolations, eft de les reccvoir avec une Foi humbic & reconnoiftante; & non pas dc les foumettre a 1'cxamcn du fccpticiime. • Pendant les déüx dernieres années dc fa vie, Pafcal fut toürmenté par tous les maux du corps & de 1'efprit. II cut, crx 1661, la douleur dc voir naitrc cette longue perfécution fous laqucllc la Maifon de PortRoyal fuccomba enfin dans la fuite. La faveur publique étoit pour les Janféniftes mais cette faveur-!a même ne faifoit qu'ixriter davantage les Jéfuites, qui avant trouvé le moyen de furprendrc 1'autorité, en porterent Pabus au dernier excès. Pour parvcnir sürcment a perdrc les Savans dc PortRoyal, la Société imagina de faire impofer aux Religieufes de cette Abbaye la loi de figner lc Formulairc dc 165-7 : bien ccrtaineque 1'avis dc leurs DirecPeurs feroit, ou Iiij  134 Discours sur la Vie de ne point figner, ou de ne figner qu'avcc des reftrictions également favorables a fes pro jets de vengeance Sc de deftruétion. Les Grands-Vicaires de Paris eurent ordre en conféquence, de fe rendre aux deux Monafteres, Sc d'y faire exécuter cette loi en toute rigueur. Je n'ai pas befoin de peindre ici le déplorable embarras oü fe trouverent les Religieufcs, forcées de porter leur jugemcnt fur le Livre de Janfénius, dont elles n'entendoient, ni la langue, ni la matiere: refpedtant d'une part 1'autorité qui les preffoit, de 1'autre craignant de trahir la vérité : rébelles aux yeux du Gouvernement, fi elles refufoient de figner, Sc coupables aux yeux de leurs Direfteurs, fi elles paroilfoient donner leur approbation a un Ecrit qu'ils préfentoient comme arraché au Clergé 8c au Pape , par les intrigues des Jéfuites. Ces cruelles perplexités couterent la vie a Jacqueline Pafcal: lors de la vifite des GrandsVicaires , elle étoit Sous - Prieure a PortRoyal - des - Champs; les combats violens qu'elle elfuya , placée entre le defir de fe foumettre 8c les terreurs de fa confcience, flrent en elle une fi grande révolution , qu'elle tomba malade, Sc mourut le 4 Oc-  et les Ouvrages de Pascal. 135 tobre 1661 : première victime du Formulaire, comme elle difoit elle-mème. Tous ceux qui la connoifibient, la pleurerent fincérement. Elle avoit beaucoup d'efprit & de fenfibilité , elle faifoit bien des vers, a Page de quatorze ans, elle avoit remporté lc prix de Poéfie qui fe diftribue a Roucn le jour de la Conception; on nous a confervé (1) d'elle plufieurs pieces oü 1'on trouve dc la facilité , du naturel &r quelquefois de 1 elégance. Pafcal aimoit tendrcmcnt cette fceur : lorfqu'il apprit fa mort, il dit en poufiant un profond foupir: Dieu nous faffe la grace de mourir comme elle. Dans cc combat de Pobéiffance & des fcrupules , les Religieufcs de Port - Royal adreiferenta la Cour quelques plaintes modérées: mais ces plaintes, intcrprêtées par les Jéfuites , eurent la couleur d'unc réfiiïancc coupable, & onnercgarda plus les Directeurs du Monaftere , que comme des hérétiques & des féditieux. Cependant ils n'avoient jamais balancé a condamner les cinq Propofitions en elles-mêmes, ils avoient feulc- (1) Voyez le Livre qui a pour titre : Recueil de plufieurs Pieces pour fervir d l'Hiftoire de Port-Royal (1740). Iiv  i$6 Discours sur la Vie ment diftingué , dans la Constitution d'Alexandre VII, deux queftions, 1'une de droit, 1'autre de fait: ils recevoient comme une régie de foi la queftion de droit, c'efta-dire, la cenfure des cinq Propofitions dans le fens qu'elles offroientimmédiatement, &ó abftraction faite de toutes les circonftances qui pouvoient les reftraindre ou les modifier; mais ils ne fe croyoient pas obligés d'adhérer a 1'affertion du Pape, lorfqu'il difoit que les cinq Propofitions étoient formcllement contcnues dans Janfénius, &c hérétiques dans le fens dc eet Auteur, paree qu'il étoit pofllble, felon eux, que les Papes & 1'Eglife même fe trompaffent fur les queftions de fait. Si on n'avoit réeliement cherché , dans ces difputes, que la vérité & la concorde, il femblc que cette diftindlion auroit pu rapprocher les cfprits. Pafcal 1'avoit adoptée pkincment; elle fert de bafe aux deux dernieres Lettres Provinciales qui parujrcnt en 16J7. Quatre ans après, lorfqu'on voulut obliger les Religicufesde Port-Royal de foufcrire au Formulaire, les Janféniftes montrerent une nouvelle condefcendance : ils confentirent que les Rcügicufes fignaffent, en déclarant fimplement qu'elles nc  et les Ouvrages de Pascal. 157 pouvoicnt pas jngcr fi les Propofitions condamnëés par le Pape, 8c qu'elles condamnoient finccrement, étoient tirées ou non de Janfénius. Mais cette reftriéfion légere &■ raifonnable ne put contenter les Jéfuites, qui vouloient abfolument perdre les Solitaires de Port-Royal 5 ou les forcer a une rétracfation deshonorantc. C'eft ce que Pafcal avoit prévu. Aufli , loin d'approuver la facilité des Janféniftes , il ne ceflbit de leur dire: Vous cherchei a fauver Port-Royal; vous ner lc f^uverei point, & vous trahijfei la vérité t II en vint jufqu'a changer d'avis au fujet dc la diftinftion du fait 8c du droit. La doctrine de Janfénius fur les cinq Propofitions lui parut être exactement la même que celle dc faint Paul, de faint Auguftin 8c de faint Profper. D'oü il concluoitque les Papes, en condamnant le fens de Janfénius, s'étoient trompés, non pas feulement fur le fait, mais encore fur le droit 5 & qu'on ne pouvoit figner en confeience le Formulaire, qu'en exceptant d'une maniere bien prononcée ce même fens de Janfénius. II accufa de foiblefiè les Solitaires de PortRoyal : il leur dit nettement que dans leurs différens Ecrits, ils avoient eu trop d'égard  138 Discours sur la Vie a 1'utilité préfente, &c que comme elle avoit changé felon les divers tems , ils s'étoient trop prêtés aux circonftances. L'élévation de fon ame & la droiture de fon efprit ne voyoient plus dans tous ces tempéramens que des fubterfuges inventés par le befoin, condamnables aux yeux des hommes , & abfolument indignes des véritables défenfeurs de 1'Eglife. On répondit a ces reproches, en expliquant au long & d'une maniere ingénieufe , les moyens de foufcrire au Formulaire, fans blelfer fa confeience, &: peut-être fans déplaire au Gouvernement. Mais toutes ces explications ne firent point changer de fentiment a Pafcal: elles eurent rnême un cffet oppofé a celui qu'on defiroit; elles occafionnerent quelque réfroidiffement dans fes liaifons avec les Solitaires de Port-Royal. Cette petite méfintelligencc, qu'on ne cacha point de part & d'autre, fut dans la fuite la fource d'un mal-entendu alfez fingulier, dont les Jéfuites voulurent tirer avantage. M. Beurier, Curé de Saint Etienne.du-Mont, homme pieux, mais d'ailleurs peu inftruit, qui affifta Pafcal dans fa derniere maladie , ayant entendu dire vaguement a eet homme célebre, qu'il ne penfoit pas  et les Ouvrages de Pascal. 139 comme les Solitaires de Port-Royal fur les matieres de la grace, crut que ces paroles fignifioient qu'il penfoit comme leurs Adverfaires. II n'imaginoit pas qu'on put être plus Janfénifte, s'il eft permis de parler ainfi, que Nicole & Arnaud. Trois années cnviron s'étoient écoulées depuis la mort de Pafcal, lorfque M. Bcuricr, fur le témoignage confus de fa mémoire , attefta par écrit a 1'Archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixc, Molinifte zélé, que Pafcal lui avoit dit qu'il s'étoit féparé des Solitaires de Port-Royal fur la queftion du Formulaire, & qu'il ne leur trouvoit pas affezdefoumiiïion pour le Saint-Siége. C'étoit précifément tout le contraire. Les Jéfuites firent un pompeux étalage de cette déclaration: ils n'avoientpu répondre aux Lettres Provinciales, ils chcrchoient a perfuader que 1'Auteur les avoit rétractées, fur-tout les deux dernieres, & qu'il avoit fini par adopter leur Théologie. Mais les Janféniftes confondirent aifément cette ridicule prétention. On oppofa au témoignage de M. Beurier, des témoignages contraires, infiniment plus circonftanciés & plus pofitifs j & ce qui ne laiftbit aucun doute , on produifit les Ecrits dans lefquels  140 Discours sul la Vie tt_ Pafcal expliquoit lui-même fes fentimerts. Frappé de ces preuves vicPorieufes, & rappellant mieux fes efprits, M. Beurier reconnut qu'il avoit mal pris les paroles de fon penitent, & rétracta fonncllement fa décLv ration. Enfin les Jéfuites furent forcés de convenir que Pafcal étoit mort dans les principes du Janfénifme le plus rigoureux. Revenons a fa derniere maladie. II fut attaqué, au mois de Juin 1661 , d'une colique trés - aigue & prefque continuelle , qui ne lui permettoit que des momens de fommeil. Les Médecins qui le traitoient, témoins de fes douleurs , jugeoient bien qu'elles affoiblilFoient beaucoup fon corps; mais comme elles n'étoient accompagnées d'aucun fymptömc de fievre, ils ne regarderent pas fon état comme dangereux. II étoit fort éloigné d'avoir la même fécurité,; du premier moment, il dit qu'on y feroit trompé, &: qu'il mourroit de cette-maladie. II fe confeffa plufieurs fois; il vouloit qu'on lui apportat le Viatique ; mais 5 pour ne pas efFrayer fes amis, il confentit aux délais qu'on lui demandoit, fur la parole des Médecins qui ne eelfoient d'affurer que d'un jour a 1'autre il feroit cn état d'allcr rece^-  et les Ouvrages de Pascal. 141 voir Ia Communion a 1'Eglife. Cepcndant les douleurs augmentoient toujours : a la colique qui déchiroit fes entrailles, fe joignirent de violens maux dc tête , & des étourdiffemens trés - fréquens; bicntöt fes fouffrances dcvinrentinmpportables. II étoit néanmoins tellcment réfigné a la volonté de Dieu, qu'il ne lailfa jamais échapper lc moindrc mouvement de plainte ou d'impatience. Son imagination, échaufféc par 1'ardeur du mal, n'étoit occupée que dc projets de bienfaifmee & de charité. II fit fon teftament, oü les pauvres-eurent la meilleure part: il auroit même defiré leur laiffer tout fon bien , fi une telle difpofition n'eüt été trop nuifible aux enfans de M. & Madame Périer, qui n'étoient pas riches. Du moins, s'il ne pouvoit faire davantage pour les pauvres, il vouloit mourir parmi eux : il demanda avec inftance, pendant plufieurs jours, qu'on le tfanfportat aux Incurables; & on ne put le faire revenir de cette idéé , qu'en lui promettant que s'il guériffoit, il feroit libre de confacrer entiérement fa vie &.fes biens au fervice des pauvres. Durant toutes ces agitations, il lui prit, le 17 Aoüt, une convulflon ü forte, qu'on le crut mort,  142. Discours sur la Vie Ceux qui i'afliftoient, étoient défefpérés dc s'être refufés au defir ardent qu'il avoit témoigné tant de fois de recevoir 1'Euchariltie. Mais ils eurcnt la confolation de le voir revenir en pleine connoiflance. Alors M. le Curé de Saint-Etienne-du-Mont, entrant avec le Saint-Sacrement: Voici, lui dit-il, celui que vous ave\ tant defiré. Pafcal fe fouleva de fon lit de douleurs, & recut le Viatique avec un refpect & une réfignation qui arracherent des larmes a tous les affiftans. Un moment après, fes convulfions le reprirent, & ne le quitterent plus : il mourut le 19 Aout 1662 , a 1'age de trentc-neuf ans & deux mois (1). (1) Pafcal eft enterré a Paris, a Saint-Etienne-duMont, fa Paroiffe, derrière le Maitre-Autel, prés la Chapelle de la Vierge , a main droite, au coin du pilier de la même Chapelle. L'Epitaphe qui fuit fut appliquée a ce pilier; mais on 1'a tranfportée depuis au bas de 1'Eglife, au-deflus de la porte latérale a droite. Pro columnd fuperiori, Sub tumulo marmoreo , Jacet Blas 1 vs Pascal Claromontanus, Stephani Pafcal in Suprema apud Arvernos Subfidiorum Curid Prccfidis filius. Poft alïquot annos in fevcriori fcceffu & divints legis meditatione tranfaBos , fdiciter & religiosè in pace  et les Ouvrages de Pascal. 143 Son corps ayant été ouvcrt, on trouva qu'il avoit 1'eftomac Sc le foie flétris, les inteftins gangrenés: on remarqua avec étonnement que fon crane contenoit une quantité énorme de cervelle, dont la fuhftance étoit fort folide Sc fort condcnféc. Tel fut eet homme extraordinaire, qui reent en partage de la Nature tous les dons de 1'eiprit : Géometre du premier ordre ; Dialecticien profond; Écrivain éloquent Sc fublime. Si on fe rappelle que dans une vie très-courte, accablé de fouffranccs prefque continuelles, il a inventé la Machine Arithmétique , les Principes du calcul des Probabilités , la méthode pour réfoudre les Problêmes de la Roulette, qu'il a fixé d'une maniere irrévocable les opinions encore flot- Chriftivitd funElus anno 1667. , atatis 3<),die 19 Augufti. Optaffet Me quidem pro. paupertatis & humilitatïs ftudio etiam his fepulchrï honoribus carere , mortuufque etïamnum latere , qui vivus femper latere voluerat. Verum ejus hac in parte votis citm cedere non poffit Florinus Perier in eddem Subfidlorum Curid Confiliarius, ac Gilberta Pafcal , Blafii Pafcal fororis , tonjux amantijfimus , hanc ta~ bulam pofuit, qua & fuam in Mum piet at em Jïgnificaret, & Chriftianos ad chriftiana precum officia fibi & defunBo profutura cohortaretur.  144 Discours sur la Vie tantes des Savans, par rapport aux effets du poids de 1'air; qu'il a établi lc premier, fur des démonftrations géométriques, les loix générales de 1'équilibre des liqueurs; qu'il a écrit un des Ouvrages les plus parfaits qui ait paru dans la Langue Francoifc; que dans fes Penfées, il y a des morceaux d'une profondeur & d'une éloquence incomparablcs : on fera porté a croire que chez aucun Peuple, dans aucun tems, il n'a exifté de plus grand Génie. Tous ceux qui 1'approchoient, dans le commerce ordinaire de la vie, reconnoiffoient fa fupériorité : on la lui pardonnoit, paree qu'il ne la faifoit jamais fentir. Sa converfation inftruifoit, fans qu'on s'en appercut & qu'on put en être humilié. II étoit d'une indulgence extréme pour les défauts d'autrui. Seulcment, par une fuite de 1'attention qu'il avoit de réprimer cn lui-même les mouvemens de 1'amour - propre, il en auroit fouffert difficilement dans les autres, 1'expremon trop marquéc. II difoit a ce fujet, qu'un honnête homme doit éviter de fe nommer , que la piété chrétienne anéantit le moi humain , Sc que la civilitq humaine le cache Sc le fupprime. On voit par  et les Ouvrages de Pascal. i4y par les Lettres Provinciales, & par plufieurs autres Ouvrages, qu'il étoit né avec un grand fonds dc gaieté: fes maux même n'avoient pu parvenir a la détruire entiérement. II fe permettoit volontiers dans la fociété ces raillcries douces &: ingénieufes, qui n'offenfent point, & qui réveillent la langueur des converfations : elles avoient ordinairement un but moral; ainfi, par cxemple, il fe moquoit avec plaifir de ces Auteurs qui difent fans ceffé: Mon Livre, mon Commentaire, mon Hijloire : Ils feroient mieux, ajoutoit - il plaifamment, de dire : Notre Livre, notre Commentaire, notre Hijloire; vu que d'ordinaire ily a en cela plus du bien d'autrui que du leur. II étoit en vénération dans fa familie, a qui il avoit infpiré fon goüt pour les Sciences, fes opinions théologiques, & fnr-tout fon amour pour la vertu. M. Périer, fon beau-frere, mouruten i67z, avec la réputa tion d'un excellent Magiftrat & d'un Saint r les Sciences conferveront le fouvenïr de ce qu'il fit pour elles , en fecondant les vues de Pafcal fur la pefanteur de fair. 'Madame Pener mourut au mois d'Avril 1687, a Paris, pendant un voyage qu'ellc y fit : ayarit K  i4