KONINKLIJKE BIBLIOTHEEK GESCHENK VAN Me j. A. HOTJKMS, den Haag.    MÉMOIRES DU BARON DE TOTT. TOME PREMIER.   3S~3str MÉMOIRES DU BARON DE TOTT, SUR LES TURCS ET LES TARTARES, TOME PREMIER. A AMSTERDAM, AL DCC LXXXV.   DISCOURS PRÉLIMINAIRE. L'HISTOIRE femble au premier coup-d'ceii n'offrir qu'un théatre d'horreur, ou 1'on ne préfente les viclimes que pour illuftrer les bourreaux qui les immolent a leurs paffions; mais elle ofFre a la r&exion le tableau précieux des mceurs, & cette partie de FHifloire paraïtra fans doute la plus intérenante, g Ion conüdère que les ufages d'une Nation la gouvernent, comme le caradère perfonnel gouverne les individus. Eft-il une fource plus féconde en moyens de connaitre les hommes & de les diriger > Sous ce point de vue, la politique des  vj Discours Gouvernemens dok s'en occuper. Elle apercevra que les ufages ? en créant & modifïant infenfiblement les mceurs, font par-tout le grand relïort des a&ions des hommes ; ils. préparent & confomment les grandes révolutions des Empires; ils é'taient 1'édifice & le rendent durable , ou bien ils le minent par degrés & le conduifent a fa deftru&ion totale, Une marche lente couvre les progrès du mal, & ces progrès funeftes ne font apercus qu'au moment ou celui qui pourrait appliquer Ie remède, recoit lui-même une atteinte qu'il ne pourrait repoufTer quavec des forces qui lui manquent. Si on laiflè dans Fobfcurité des tems ces torrens de brigands qui, enravageant la terre, ont fbule' aux pieds de petites focie'té's qui prenaientle titre faftueux d'Empires. • fi 1'on excepte  Préliminaire. vlj encore quelques peuplades qui, après avoir accru Rome naiffante j ont porté la feule réputation de fes forces au point de lui fourrrettre plufieurs peuples pair de fnnples fommations -de fes héraults, nulle Nation puiffante na réellement fuccombéfous FefFortd'une attaque ou d'une fecouffe étrangère ; nul Empire folidement établi n'a jamais été détruït par le fort dunebataillemalheureufe: la Grèce aiTervie par les Romains, Rome elle-même anéantie par les Barbares, ont moins cédé a des forces étrangères qu'a leur affaibliffement intérieur. Cette vérité n'a pas befoin d etre examinée. Ceft peut-être le feul point que FHiftoire ait parfaitement éclairci, en traitant de lorigine & de lachiite des anciens Empires; mais 1'examen des mceurs & desufages aduels ne pourrait - il pas fervir auffi è éclaircir l'Hiftoire  vüj Discours des Peuples qui n'auraient menie confervé aucune tradition > Leurs mceurs offriront plus de lumières que les marbres de Paros nen ont répandu fur les Grecs; il ne faut qu'en favoir déchifFrer les caraöères. Le moral de chaque Nation tiendra lieu de fes infcriptions antiques; on y trouvera le type des grands évenemens qu'elle a dü fubir dans les fiécles qui ont précédé. Les peuples dont les mceurs paraitront les moins fimples auront elFuyé plus de révolutions; &; celui qui ne préfentera dans les fiennes que FefFet de Finfluence phyfique du climat, fera cenfé n'avoir point été fubjugué. Si Fon confidère en efFetle delpotiime, tantot fous la zone torride , tantót vers le cercle polaire, croit-on que le climat feul ait pu régler les mceurs de la Nation que Fon obferve alors} Si  PRÉLIMINAIRE. IX Si 1'on concoit encore que 1'efprit républicain ait préce'dé le defpotifme, celui-ci aura-t-il effacé toutes les traces de 1'ancienne liberté? Ces reVolutions cependant ont couvert la furface du globe, ck paraüTent être la véritable caufe de cette varie'te' de mceurs qui diffe'rencie aujourd'hui les Nations, au point d'avoir altéré fi vifiblement la reiïèmblance naturelle ck primitive de toutes les fociétés humaines. Rapprochez un Tartare Manchoux d'un TartaredeBeiTarabie, vous chercherez en vain eet intervalle de 1500 lieues qui les fepare; le climat diffère peu; le gouvernement eft le même. Confidérez enfuite le Grec ck le Turc dont les maifons fe touchent, vous retrouverez les 1500 lieues que vous cherchiez ; ils font cependant fous le même ciel ck le même régime: faites remplacer le Manchoux au nord de la I. Partie. b  x Discours Chine par FArabe qui, fous le tropique, va fê rafraichir aux cataracles du Nil_, il ofFrira plus d'analogie morale avec le Tartare qu'il n'en avait avec les Egyptiens fes compatriotes; mais il contraftera brufquement avec le foldat Rulle enpailant le fleuve Amur; & dans eet examen, on apercevra plus diftin&ement Finfluence du Gouvernement fur le caradère des individus , que Finfluence du climat. On verra les forces morales dominer conitamment le phyfique, & donner Fexplication des difFérentes nuances qui paraiiïent les moins explicables, C'efl en confide'rant fous ce point de vue les defcendansdePatrocle & dAchille, qu'on apercoit que, fous les impreiïions du même climat, Ie defpotifme qui a dompte' les derniers Grecs précédemment conquis par Alexandre, en imprimant fur eux le caraöère de Fefclavage, n'a  PRÉLIMINAIRE. X] pu effacer les traces dela pufillanimite'religieufe, par laquelle 1'Empire Greca pen. Ceft aufli en ' remontant a l'époque de la gloire des anciens Grecs., cju'on trouverait dans le refTort de ces premiers Gouvernemens les correclifs d'un climat qui invite plus a jouir de la vie qu'a la méprifer. La faibleiïè duBas-Empire devoit fans doute énerver des ames que la gloire, laliberté, la vertu avaient autrefois exaltées; & c'elt. fous le joug des tyrans acluels que le phyfique devait reprendre fon empire. Ce phyfique nepeut être domme que par des forces morales; le defpotifme les ane'antit. Ceft aufh de tous les Gouvernemens celui qui influe le moins fur la foule que Ton facrifie; fon grand refTort n appuie que fur les principaux inilrumens du malheur des peuples. Si le climat que les Turcs habitent, relache b 2  xij Discours leurs fibres, le defpotifme auquel ils font fou~ mis les porte a la violence; ils font quelquefois féroces. L'opinion de la prédeflination ajoute a leur férocité, & cepre'jugé' qui, dans un climat froid^ les eüt rendus braves , dans un climat chaud , ne les conduit qu'a la teWrite' & au fanatifme x. Cette fiéVre chaude qui les exalte, 1 Les Turcs ont conftamment donné la preuve de cette affertion dans leurs querelles particulières; 1'ivrefle précéde toujours la vengeance. L'affaflinat eft le feul moyen qü'elle emploie, ils ne bravent aucun danger de fang-froid. Une armée Ottomane attaque'e fe débande avant d'être battue; mais le premier choc des Turcs , lorfqu'ils fe déterminent a attaquer les premiers, eft toujours dangereux 6c difficile a foutenir. On les a vus a. 1'arFaire de Grotska combler de leurs morts les foffés d'une redoute pour s'en emparer; & le fanatifme en a porté quelques-uns dans la dernière guerre contre ks Ru/Tes, a braver le feu de 1'artillerie, en allant tomme des fous hacher a coups de fabre la bouche du canon de leurs ennemis.  PRÉLIMINAIRE. X11J leur fait toujours compter pour rien tout ce qui n'eft pas Türc , & de cette manière de compter avec foi-même reTulte ne'ceflairement 1'orgueil & fignorance. Ceft auiïi dans le berceau des Arts, dans la patrie de Pé'riciès, d'Euclyde & d'Homère que les Sciences n obtiennent aujourd'hui que le fourire du mépris. Cependant la célébrité a par-tout de 1'attrait pour les hommes, ils font toujours mus par 1'amour-propre, mais les motifs font difFérens; & les Turcs font peut-être les feuls qui aient choifi le meurtre pour y parvenir, fans avoir affez d'energie pour le commettre de fang-froid. Quand le climat porte a la faiblelTe en mêmetemps que le defpotifme entraine a ia violence, ilfaut s'enivrer pour acquérir la force nécelfaire au crime, & ceft s'élever jufqua la puüTance du defpote que de le confommer.  xiv Discours En réfléchiflant fur les rapports des mceurs ck des ufages de chaque Nation avec le climat ck le Gouvernement aduel, en obfervant avec foin les nuances qui réfultent des Gouvernemens palFe's y on voit avec erTroi la multitude toujours entraïnée vers le cöte' le plus vicieux, ck confervant toujours les inftrumens de fa deftrudion morale. Peut-on en méconnaitre FefFetfur le peuple le plus celèbre, re'duit an etre plus que la dernière des Nations, quoiquelle foit encore la plus nombreufe ck la plus répandue? Les Juifs^ qui couvrent la terre de leur induftrie, fans y avoir confervé aucun droit légitime de poffefFion, cédant par-tout aux impreffions du Gouvernement ou ils fe trouvent ? confervent encore au mibeu même de ces divers Gouvernemens une nuance de leur ancienne theocratie dans Fexer-  PRÉLIMINAIRE. XV cice (Tune efpèce de municipalite' qu'on leur permet, & qui peut feule entretenir eet orgueil ftupide qui les rend infenfibles a Foutrage. Les Juifs portent cette infenfibilité jufques dans les pays froids & montueux, oü les hommes fortement conftitués font toujours courageux & fouvent vindicatifs. Le moral domine toujours le phyfique, lorfque la tyrannie ou Fabus de la liberté ne lui rendent pas tous fes droits. Si pour mieux pefer cette dernière affertion on entreprenait de confronter le cara&ère diftinciif de toutes les Nations avec leur hiftoirer il faudrait fans doute diftinguer dans la foule des événemens qui les ont intérelfées, ceux qui n'ont été que paiFagers, d'avec ceux qui ont été fuivis de Fincorporation des vainqueurs & des vaincus. Les torrens dégradent feulement la furface de la terre fans en altérex  xvj Discours lefol. Cette diftincÜon efï: elïentielle, afin de ne pas confondre un fou qui parcourt 1'Afie pour fubjuguer la terre après 1'avoir déVaftée, avec Alexandre batiflant Alexandrie, pour donner un centre a 1'univers , & réunir les deux hémifphères du globe. II n'eft pas moins utile d'obferver la nature du pays conquis , afin de ne pas confidérer fous le même afpecT: les peuples montagnards qu'on ne domine jamais, & ceux des plaines qui font toujours faciles k fubjuguer. Sous ce point de vue , il n'eft. point de royaumes , pas même de province qui n'offrent des peuples très-effentiellement diffé rens , quoique confondus fous une même dénomination. On y diftinguera aufTi facilement la difference des effets d'un même regime , 6c cette difference exiflera toujours. L'homme tend invinciblement vers fa liberte', dès qu'ü entrevoit  PRÉLIMINAIRE. X\ ij entrevoit la pollibilité d'en jouir , il fe détermine a fe la procurer. Dans un pays montueux, il y conferve une inde'pendance que le fite favorife : accoutumé a gravir des montagnes, il les franchit fans difficulte', ck c'eft de leur fommet qu'il brave le pouvoir auquel 1'habitant des plaines n'eft pas moins foumis par i'habitude que par la nature du terrain qu'il habite, & dans lequel 1'abondance & le repos le confolent de raftujettiirement qu'il éprouve, tandis que le feul attrait de la liberté de'dommage 1'habitant des montagnes des privations ck des fatigues qu'elles lui caufent. En parcourant la cóte de Syrië, on voit le defpotifme s'étendre fur toute la plage, ck s'arrêter vers les montagnes au premier rocher , a la première gorge facile a de'fendre; tandis que les Curdes, les Drufes y ck les Mu- J. Porde, c  xvüj Discours tualis, maitres du Liban & de PAnti- Liban , y confervent conftamment leur inde'pendance y leurs mceurs & le fouvenir du fameux Facardin. Les Macédoniens anciennement conquis n'ont pu réeliement Pêtre que dans leurs plaines, & leurs montagnes ont dü leur ofFrir le même afyle contre la tyrannie des Romains, qu'elles leur ofFrent encore aujourd'hui contre eelle des Ottomans. Nulle révolution na donc altéré chez ces Montagnards les influences du climat. Depuis le heros de la Grèce aucune époque intermédiaire:cultivateurs infatigables-, non moins braves quelaborieux ^ toujours unis pour la defenfe de la caufe commune , chacun d'eux fe fumTant a lui-même pour venger une injure perfonnelle, ils chantent encore les vic~ toires d'Alexandre avec la certitude d'en remporter Kir le premier ennemi qui fe préfentera*  PRÉLIMINAIRE. xix II n'eft point de Nation fur laquelle on ait plus écrit que fur les Turcs, ck peu de préjugés plus accrédités que ceux qu'on a adoptés fur leurs mceurs. La volupté des Orientaux, 1'ivreffe du bonheur dont ils jouilfent au milieu de plufieurs femmes, la beauté' de celles qui peuplent de prétendus Sérails , les intrigues galantes , le courage des Turcs , la nobleffe de leurs aclions, leur générofité, que d'erreurs accumulées! leur juftice même ae'te' cite'e pour modèle. Mais comment fe pourroit-il ( dit M. de Montefquieu) que le peuple le plus ignorant eüt vu clair dans la chofe du monde qu'il importe le plus aux hommes de favoir ? Cette objeclion ne pouvait échapper a 1'ceii du génie: M. de Montefquieu aurait également refufé aux Turcs cette volupté délicate C 2  xx Discours & ces principes de grandeur d'ame & de génerofité qu'on leur fuppofe; il aurait apercu qu'une Nation ignorante ne peut rien pour fon bonheur i paree que fon ignorance tient a un principe qui détruit toujours & n'édifie jamais. Qu un particulier en France ou en Angleterre fok ignorant, mais qu'il fok riche , il y jouira toujours d une apparence de bonheur qui pourra faire illufion: fa maitreflè fera aimable j il parviendra même a en avoir plufieurs qui s'accorderont enfemble; le bon goüt ré~ gnera dans fes meubles^, ilfera bien vêtu, Voituré commodement; 1'habitude d'emprunter les idees des autres fera difparaitre jufqu'a fon ignorance : c'ell: un corps opaque place' dans une grande maffe de lumière. Chez une Nation eclairéc^ les richelFes procurent tout • elles ne font chez, un peuple ignorant qu'un fardeau  PRÉLIMINAIRE, XXj d'autant plus a charge que ne trouvant rien a acquérir, on fe borne a conferver avec foin. On tient encore davantage a 1'art d'amafler les richeftes ^ quand 1'impoftibilité' d'en jouir n'offre que la ftérile reftource de les accumuler. II ne fumt pas non plus d'être riche pour jouir véritablement de fon bien: dans la claiTe des hommes opulens, les heureux font rares, paree qu'il eft plus aifé d'abufer que d'ufer. Ceft peut-être le feul cas oü 1'ignorance prend le moyen le plus facile; mais on ne peut difconvenir qu'il faut des connoiftances pour jouir, comme il faut de la fobriété pour fe conferver une bonne fanté. Si ces ré'flexions fe préfentent a qui veut & peut re'fléchir , comment fe fait-il que deux fie'cles de commerce entre 1'Europe & les Turcs n'aient encore produit que des notions  xxij Discours fauilès, & pourquoi celui qui lit pour s'infc truire devrait-il ajouter plus de foi a celles que je vais lui preTenter > Quels font mes titres pour en être cru > Voila des re'flexions qu'on n'a point faites fur les prétendues Lettres de Milady Montagu; elles ont plu, c'était ce que 1'Auteur defirait, & ce dont le Le&eur fe contente trop fouvent. Le tableau de la tête d'un Cadi qu'un Jéniflaire vient offrir a cette Ambalïadrice , a la place des pigeons qu'elle demandait, & qu'on ne pouvait trouver , devait en effet plaire davantage que le tableau de la mort des trois Favoris de Sultan Mahamout que ce Prince dut facrifier a la fuite d'une infulte faite a un autre CadiT. 1 Sultan Mahamout avait donné toute fa confiance au Kiflar-Aga, celui-ci a un jeune Turc nommé Soliman,  PRÉLIMINAIRE. xxiïj Le ridicule du premier trair fe cache fous fa gaieté, le fecond ne preTente que 1'abus du & ce dernier s'écait livré a Yacoub , Banquier Arménien ; ce trinmvirat n'était occupé qu'a exciter & a fervir les plaifirs du Sultan. Ce moyen qui fourniflait a Tavidité des Favoris, afTurait auffi leur crédit. Ils gouvernaient FEmpire, toutes les charges étaient vendues au plus offrant, leurs fous-ordres difpofaient du moindre emploi; parvenus enfin a ce degré d'infolence qui fe révolte contre le moindre obftacle , un de leurs gens ofa menacer de fon fouet le Juge de Scutary; celui-ci éleva la voix & fit parler la Juftice. Sa maifon fut abattue dans la nuit, & cette manière d'étouffer la plainte produifit un tel mécontenment que chaque jour il fe manifeftait par quelque nouvel incendie, moyen non moins étrange pour fe faire écouter du Souverain : cependant il eut alfez de fuccès pour déterminer le Grand-Seigneur a faire couper la tête a fes trois Favoris; & comme il était accoutumé par eux a varier fes plaifirs, il affifla a Fexécution du jeune So~ liman & de Yacoub ; celle du Kiilar-Aga fe palfa dans Fintérieur de la Tour de Léandre»  xxiv Discours defpotifme, & la faiblefle du defpbte • il fait frémir Phumanité. Mais il ny a rien de fi commun, quand on ne fait pas la langue du Pays ou Fon voyage, que de prendre & de donner des notions fauffes avec la meilleure foi du monde ck avec le plus grand defir d etre exacl:. En réfléchiffant fur ce que Milady Montagu raconte de fon JénilFaire, du Cadi ck de fes pigeons, je retrouve dans le génie de la langue ck de la nation Turque ce qui a du la tromper, nonobftant la traduclion littérale que fon Interprête a pu lui faire de la réponfe du JénhTaire. En efFet, fatigué de fes courfes pour trouver des pigeons, qui moins foignés en Turquie, y font plus fauvages,peut-êtremême repoulfé brutalement par le Cadi, que les pré tentions de la Voyageufe auront excédé, ce foldat  PRÉLIMINAIRE. XXV foldat fe fera permis de demander fi on voulait qu'il apportat la tête du Cadi, & fi Fon ajoute a cette réponfe 1'air N'exifte-t-il point de régie süre pour démêler la vérité > Croirez-vous, quand on vous le dira, qu un manchot fe foit fervi de fes deux mains, & qu'un borgne ait ferme' fon ceil pour y mieux voir > Et fi vous ne croyez pas de femblables fottifes, commentpourrez-vous croire que le de£ potifme ne détruife pas les facultés qui rendent 1'homme heureux? EtablüTez ce monftre politique , voyez-en les réTultats, fuivez-en les détails , combinez-en les rapports , & Ion ne pourra plus vous tromper que fur le coloris, & fur quelques détails peu importants: n eft-ce pas encore affez pour accréditer & perpétuer bien des erreurs > Je tomberais moi-même dans ce défaut ü, en écrivant fur les Turcs, je me livrais aux fentimens qu'ils m'ont infpiré. II faut être de  PRÉLIMINAIRE. XXVI] bon compte, & fe méfier de fon propre jugement. Ceft en vivant au milieu d'eux pendant vingt-trois ans , & dans différentes circonftances, que j'ai pu les connaitre \ Je n'ai donc pu les juger que fur la manière dont ils fe font préfentés a moi. Les preTenter de même, faire parcourir la même chaine d'événemens a ceux qui voudront s'éclairer , c'eft leur donner le même moyen. Que leur importe l'imprerTion que j'ai recue d'un tableau que je puis leur offrir ! Cette réflexion m'a décidé a n'écrire que le Journal de mon féjour en Turquie, en Tar- 1 Les principes que j'ai établis fur la néceffité d'apprendre la langue d'une Nation qu'on veut étudier, ne doivent pas lailTer de doutes fur les foins que je me fuis donnés pour acquérir ce premier moyen de connaitre les Turcs. dl  XXVÜj D-I S C O U R s tarie, & celui de mon dernier voyage dans toutes les Echelles du Levant : je ne me permettrai que les obfervations néceftaires pour éclaircir les faits, fans jamais hafarder des détails qui m'auraient perfonnellement échappé. Confentir k ignorer eft un grand moyen d'inftruclion ck. convenir qu'on ignore doit être fans doute pour le lecleur un grand motif de confiance,. Ce n'eft pas la le fyftême qu'ont adopté ces. Voyageurs fi empreftes a faire pénétrer leurs. lecleurs dans 1'intérieur du Sérail, intérieur abfolument impénétrable. L'étude des mceurs, celle de 1'influence du climat 6k du gouvernement , fexamen des ufages particuliers, font cependant la feule échelle qui puille franehir les murs de 1'ancienne Bizance 1; mais de tous 1 L'ënceinte de 1'ancienne Bizance ne contient aujouril donc le plus inte'reflant > Qu'importe a Thumanite7 qu'un particulier auquel la fortune & les préjugés de fon pays donnent la libre jouhTance de quarante femmes , les raffemble & les garde dans fon bercail ? Ce tableau n'invite qua gémir fur ce groupe de malheureufes viclimes , & Tón peut; fans examen, garantir qu'elles n'y font pas reünies fans eprouver quelque impatience : mais ce qu'il importe de connaitre, c'eft, fans doute, 1'erTet qui réTulte de eet étrange e'tat des chofes, le plus eloigné qu'il foit poffible de i'état de nature ; la rérlexion feule en donnerait la folution, 1'examen des moeurs confirmerait les réTultats. Les circonfcances dans lefquelles je me fuis  xxx Discours trouvé* ne pouvant m'ofTrir que peu doccafions de parler des femmes Turques, je crois devoir eiïayer de remédier au deTordre des idees qui fe font répandues^a leur égard \ en faifant quelques obfervations fur la pluralité des femmes, fur leur manière d'exifler dans ce trifle genre de fociété, enfin fur les abus qui réfultent de cette aflbciation même. En commencant par eet objet, je fervirai également Fimpatience du public & la mienne; s'il eft empreffé de pénétrer dans 1'intérieur des harems 1, il partagera bientót fimpatience que 1 Harem ne veut jamais dire que 1'appartement des femmes, 1'enclos qui les concerne ; il ne faut donc pas le confondre avec férail, qui ne veut dire que palais. Tous les Turcs ont un harem; le Vifir même n'a point de férail. Les AmbafTadeurs des Couronnes ont un férail & n'ont point de harem. Le Grand-Seigneur a 1'un & 1'autre.  [PRÉLIMINAIRE. XXXJ j'ai d'en fortir pour me livrer k un examen plus digne de lui. Le Coran, qui réunit le culte religieux, la morale, les loix civiles ck criminelles, qui, moyennant le droit d'interpré'tation attribué aux Juges, pourvoit a tout, reftreint les Turcs k quatre femmes Nikiahlusy mariées ; mais le mariage chez les Mahométans n'eft qu'un acte civil, un contrad pafte devant le tribunal du Juge qui, dans ce cas y ne fait que 1'ofrice de Notaire. La dot ainfi que le troufteau, 1'objet le plus important, font inventoriés dans eet acle. Voila les reprifes dans le cas de répudiation : eet ade fe nomme Jslikiah. II fe pratique encore une autre efpèce de mariage qui, en fixant é'galement la fomme des reprifes, marqué 1'époque de la répudiation. Ce contrat fe nomme Kapin, ck n'eft, a pro-  xxxij Discours prement parler, qu'un marché fait entre les parties pour vivre enfemble a tel prix pendant tel temps \ Une autre loi, qu'on nomme Namekrem , deTend aux filles nubiles «Sc aux femmes de laiffer voir leur vifage a découvert a aucun autre homme qu'a leur mari. Cette loi n'eft pas fans doute favorable aux manages d'inclination. Un Turc époufe donc la rille de fon voifin, ou fa 1 Quand il eft permis a un feul homme de s'emparer de quarante femmes & de les garder fous clef, les trenteneuf hommes que ce partage inégal privé de la plus douce confolation accordée a 1'humanité, méritent aulfi queiques ménagemens. On voit par-tout qu'une loi qui contredit la nature, entraine une loi qui defavoue la première. De-la le mariage au Kapin, les afyies en faveur des débiteurs, les établilfemens pour les enfans-trouvés. Les Gouvernemens reffemblent a ces joueurs forcenés qui fe foufflètent, & ne fe corrigent jamais. veuve  PRÉLIMINAIRE. XXXlij veuve, fans la connaitre jil ne peut fe décider que fur le rapport de fes propres femmes, ou des entremetteufes. II ne faut que réfléchir un inftant pour apercevoir que la loi du Namekrem ne peut être obfervée auffi fcrupuleufement par les femmes du peuple, qui agüTent, que par celles de la clafte aifée qui fe repofent. L'artifan a donc quelquefois la reffource de fes yeux pour diriger fon choix, quand le défaut de fortune annulie pour lui le droit de pluralité. Le malheur a prefque toujours fon dédommagement \ il n y a que 1'abus du bonheur qui en foit privé. La pluralité des femmes eft dans ce dernier cas, elle aftreint a des dépenfes confidérables: quel eft 1'homme en état d'y fuffire > Les Turcs qui font dans le eommerce, & qui,riches de leur économie, doiventêtre L Partie, e  xxxiv Discours exclus de la claiïè des gens faftueux , ne parviennent a Populence que par les emplois; ils ne les obtiennent que par la faveur des Grands qui fe font élevés de même. Leur fortune eft en capitaux, que leur avidite' accumule, que la terreur enterre, que le luxe diiïipe , & que le cafuel renouvelle. L'incertitude de leur pofition ajoute encore a Pempreftèment d'acquérir & de diftiper. Les Turcs laiftent rarement de grandes fortunes a leurs enfans. Des fommes affez confide'rables pour fufïire a des partages, le feraient aftèz pour exciter 1'avidité du Souverain ; il trouverait dans la manière dont elles font acquifes des pre'textes fumfans pour s'en emparer. En général un Turc ne peut donc fe trouver aftez riche pour entretenir un harem un peu confidérable que lorfqu'il eft parvenu par la faveur de fon Patron a des emplois dont Fau-  PRÉLIMINAIRE. XXXV torité eft grande, & oü cette autorité devient lucrative a proportion de 1'abus qu'il en fait. Jufques la, confondu dans la foule des jeunes gens qui, par le même motif d'ambition , font attachés au même Maitre, réduit a ne vivre qu'avec des hommes, entrainé par la fougue des paiïions, féparé des femmes, animé par leur voifinage, s'il doit céder a la nature, il ne peut que s'en écarter. On voit déja que les femmes Turques , celles qu'on ne peut fe procurer fans les époufer, & qu'on ne peut connoïtre avant, font également réduites ane vivre qu'entr'elles. Quelle doitêtre leur éducation > Nées dans 1'opulence, elles font, ou fllles d'une femme légitime, ou hïles d'une efclave favorifée un moment. Leurs frères & leurs fceurs auront eu des mères différente* , qui ne difFéreront pas des efclaves réunies dans la même maifon.Sans aucune oc- e z  xxxvj Discours cupation que la jaloufie qui les anime les unes contre les autres, fachant a peine lire Ók e'crire, ck ne lifant que le Coran, expofées dans des bains d'etuves atous les inconvéniens d'une tranfpiration forcée ck trop fre'quemment répe'te'e pour ne pas détruire la fraicheur de la peau 6k la grace des contours, avant même qu'elles foient nubiles ; indolentes par orgueil, ck fouvent humiliées de Finutilité des moyens employé's fous leurs yeux pour plaire au proprie'taire ; deftinées enfin au même fort, fans efpérer de plus grands fuccès , quel agrément de telles femmes pourront-elles répandre fur la vie de celui qui les époufera > Mais il n'a pas compté fur elles pour fon bonheur ; voyons s'il a mieux calcule' 1'avantage de multiplier fes efclaves, qu'il a le droit de ehoiftr, qu'il peut époufer fans formalité, qu'il a même le droit d'affranchir, droit plus précieux fans doute.  PRÉLIMINAIRE. XXXVlj Ceft ici le moment de fixer les idees fur les efclaves Géorgiennes & Circaftiennes, dont la beauté eft ft célèbre. II importe peut-etre encore plus de déterminer les loix de 1'efclavageen Turquie, & les hommes font déja affez coupables, fans qu'une opinion vague & mal fondée ajoute encore a leur monftruofité. Non plus que les Turcs, les Grecs, les Arméniens, les Juifs memes ne font foumis a aucun efclavage naturel. Le defpotifme du Sultan ne pourrait s'emparer d'une fille, quelque paffion qu'elle infpirat a fon Souverain; & quoique le fang Grec préfente encore les memes formes qui ont fervi de modéle aux Praxitelles, les annales Turques n ont encore fourni aucun exemple de cette attrocité. La Géorgie & la Circaffie ne font pas plus fujettesa lefclavage, qu'aucune autre province  xxxviij Discours plus dire&ement1 foumife a la domination du Grand-Seigneur ; mais le droit de la guerre y fupplée au déTaut du droit naturel. II a procuré aux Turcs prés de vingt mille efclaves enlevés par le Kam des Tartares dans la nouvelle Servië , & rendus en partie aux RulTes a la paix. Krim-Guéray qui commandait cette expédition avait précédemment , en fuivant le même droit, dévafté la Moldavië, fans égard pour la fouveraineté du Grand-Seigneur. II ferait encore du droit de la guerre en Turquie qu'une province qui fe révolterait, fut livrée au pillage , & fes habitans réduits en efclavage. Voila le droit public de toute 1'Afie ; & c'eft fur des principes aufli féroces que la moi- 1 La Géorgie eft plutót une dépendance de la Perfe que de la Turquie ; mais le Prince Héraclius a prorité des troubles qui ont dévafté les Etats de fon fuzerain, pour jouir d'une forte d'indépendance.  PRÉLIMINAIRE. XXXIX tié de la terre eft encore gouvernée, & que la Georgië & laCircaflie approvifionnent le marché des efclaves de Conftantinople \ Les incurfions des Tartares Lefguis y fourniflènt conftamment. Ces Tartares font placés entre la mer Cafpienne & la mer Noire > entre la Georgië & la Circaflie, & toujours en état de guerre avec les peuples de ces deux provinces ; ils tranfportent a la cöte Oriëntale de la mer Noire les efclaves quils y ont faits, & les vendent aux marchands Turcs, qui s'y rendent par mer a des époques marquées. Les habitans de cette cöte enlèvent aufli aux villages voifms, leiirs compatriotes, dont ils font com- ■ L'idée qu'on attaché a une belle Efclave de Géorgle ou de Circaflie fe réduit donc a ce que toutes les Efclaves en Turquie qui ont quelque beauté, font néceffairement Géorgiennes ou Circaffiennes, & cela ne prouve nullement qu'elles foient toutes belles.  xl Discours merce. On afliire que les pères & mères y vendent quelquefois leurs enfans. Un pays plus froid par fes montagnes que par fa latitude, un peuple affez miférable pour vendre fes enfans, aflez mal gouverné' pour fe les dérober, affez faible pour céder a des rapines étrangères , n'annonce aucun genre de recherche ni d'éducation. Les enfans font donc les feuls efclaves dont on puihefoigner la beauté & préparer les graces. L'avarice du marchand s'en occupera, il cherchera même a augmenter la valeur de fon efclave par quelques talens agréables • une danfe indécente accompagnée de caflagnettes y mettra le plus grand prix. Milady Montagu allure que ces danfes font voluptueufes. J'ai vu dans ce genre ce qu'il y avait de plus parfait, les maitres de Part: mais je n'ai point de terme pour les décrire , & je n'emploierai  PRÉLIMINAIRE. xlj n'emploierai jamais celui de volupté pour les peindre. Je pourrais ajouter que les danfeufes en Turquie y font méprifées, & qu'une efclave qui par ce talent aurait plu a fon Maitre y cefferait bientöt de 1'exercer. Aufli n'y font-elles deftinées qu'a réveiller & ranimer des automates ; la beauté ne peut y fuffire, 1'indécence a plus de fuccès. Les graces, la vivacité, 1'expreffion ont feules celui de féduire, & peuvent fe paner de la régularité des traits; tandis qu'une nonchalante dignité , une ignorance profonde rend la beauté même infipide. Ceft aufti 1'effet que les femmes Turques fout fur le Maitre. J'ai été a portée de me convaincre par mes amis, qu'excepté quelque nouvelle efclave, qui peut piquer leur curioftté, le harem ne leur infpirait que du dégout. Nombre de Turcs n'y entrent que pour y rétablir la f  xlij Discours tranquillité, quand la Surintendante ne peut y fufrire ; mais fi Fon y punit févérement le de'fordre, on ne peut en de'truire les caufes. Ce défordre né de la contrainte & de la re'union de plufieurs femmes ? devait être le fecond re'fultat de la loi qui en e'tablit la pluralité'. La nature également contrariée dans les deux fexes, devait aufli e'galement les e'garer. La réunion des femmes fait encore que con£ tamment obfervées par leurs compagnes, elles ne cherchent pas même a diflimuler leur croüt ni leur jaloufie; elles ne doivent cacher que leur querelle. Trop heureufes encore fi la nature calmee ; alfoupie & trompe'e, ne les pouiïè pas a s'échapper de leur prifon, pour courir après la réalité; excès dont elles font toujours les vi&imesj & dont j'aurai occafion de parler. A quelque gêne que foient aflujetties les femmes Turques par les ufages, on ne doitpas croire  PRÉLIMINAI R E. xlitj cependant qu'elles ne puilïent envoyer leurs efclaves encommiffion, &fortir elles-mêmes pour acheter ce qu'elles defirent. Je ne connais point de Turc qui les privé de cette liberté; elles fortent même fréquemment enfemble pour aller a la promenade ou envifite dans d'autres harems; & dans ce dernier cas, la ftricle règle obligerait le Turc dont les femmes font vifitées, a ne pas entrer dans fon harem pendant qu'il y a des femmes étrangères; mais combien de moyens n'a-t-il pas pour éluder la loi, & fi les parties font d'accord, qui réclamera en fa faveur > Si les rues font remplies de femmes qui vont & viennent librement pour leurs affaires * fi les harems les mieux fermés s'ouvrent fouventpour en lailïèr promener letroupeau, il ne faut pas en conclureavecMiladyMontagu,quelesintrigues galantes font favorifées dans les boutiques, ou les femmes s'arrêtent quelquefois ; elles y fe-  xliv Discours préliminaire. raient facilement obfervées. Ce n'eft aufTi que dans la campagne, ou fur les rivages de la mer les plus écarte's, que le déTordre va chercher un afyle, en sYtourdilIant fur le danger d'y être decouvert par les gardes qui furetent les lieux les plus cachet. Le Boftandgy Bachi, dont le pouvoir s'étend toujours a plufieurs lieues autour de la reTidence du Grand-Seigneur, a effentiellement 1'infpection fur ces pre'tendues intrigues galantes ■ il fait a eet egard 1'Office de Lieutenant de Police; c'eft le cafuel le plus important de fon emploi; il en reTulte des abus affreux. J'aurai occafion d'en parler dans le cours de mes Obfervations ; celles que je viens de faire fur les femmes Turques font fuffifantes pour difpofer le Lecleur k ce qu'il me refle a en dire. MÉMOIRES  MÉMOIRES DU BARON DE TOTT. PREMIÈRE PA R TI E. La mort du Sultan Mahamout Sc celle de M. Défalleurs déterminèrent la miffion de M. de Vergennes a Conftantinople. J'eus ordre de 1'accompagner, pour y apprendre la Langue Sc m'inf. truire fur les mceurs Sc le gouvernement des Turcs, Embarqués a Marfeille fur un batiment marchand naulifé par le Roi, nous fimes voile dans les premiers jours d'Avril 1755 , Sc notre navigation traverfée par les vents contraires ne nous peraüt L Partie, A.  2. Mémoires d'entrer dans le détroit des Dardanelles que vers le 18 Mai. Nous appercümes avant d'y arriver une caravelle 1 du Grand-Seigneur, mouillée vis-a-vis de Ténédos, Sc fa félouque cinglant vers nous, nous joignit par le travers de la cöte de Troyes; elle était envoyée pour nous reconnaitre;mais la crainte de la pefle nous fit deflrer d'éviter toute communication. Feu mon pere, que le Roi envoyait avec M. (ie Vergennes a Conftantinople oü il avait déja fait plufieurs voyages, Sc qui parlait la langue , tint que les Turcs ne montaflènt point a bord , Sc jugea convenable de récompenfer par quelques bouteiiles de liqueurs, f Officier qui commandait cette félouque. Le MoufTe chargé d'aller chercher ce préfent apporta fix phioles d'eau de lavande, Sc i'on voulait réparer cette erreur,lorfque mon pere anura que cela était égal. On livre 1'eau de lavande, Sc nous nous féparons; mais Timpatience du Turc attira bientöt notre attention: ii J Vaiflcau de guerre Turque»  duBaron de Tott. 3 faifit une pliioie, en fait fauter le goulot, la vuide dun feul trait, fe retourne Sc nous fait un figne d'approbation. Excepté mon pere, nous craignions tous de voir bientöt ce maiheureux tomber a la renverfe ; cependant nous ne tardames pas a nous rafmrer : une feconde phiole ouverte, vuidée Sc approuvée de même, nous tranquilifa fur fon compte. Peu de temps après nous fimes notre entree dans le détroit des Dardanelies, &le batirnent ferra fa jflamme pour éviter le falut des Cliateaux, ainfi que celui du Capitan Pacha dont la flotte était mouillée a Gallipoli; Sc nous mouillames enfin dans le port de Conftantinople le 21 Mai 1755. Cette ville fituée a fextrémité oriëntale de 1'Europe, prés de la mer Noire,n'eft féparéede 1'Afie que par le Bofphore de Thrace. Ce canal qui fait communiquer les deux mers, verfe dans la partie du Sud 1'excédent des eaux, que le Nord répand 1 l'Amiral Turc.  4 MÉMOIRES dans la mer Noire, & que fa furface ne peut évaporer. Des courans violens defcendent a eet erfet: du canal, Sc fe portent fur la pointe du Sérail; ce cap les divife & en intercepte une partie , qui après avoir circulée dans le port, en refïbrt par la rive oppofée pour aller rentrer dans la file du premier courant. C' eft a ce méchanifme naturel que le port de Conftantinople dok 1'avantage de fe dégager de tous les décombres Sc de toutes les immondices qu'on y précipite journellement. La mer s'y défend donc d'elle-même contre 1'ignorance qui ne prévoit rien , Sc les vaiffeaux de 80 canons peuvent fans danger y mettre une planche a terre. Si fambition de dominer TUnivers étudiait mr la carte, le fite le plus favorable pour y établir la Capitale du Monde, la fituation de Conftantinople ferait fans doute préférée. Placée entre deux mers, cette ville ferait aufli dans le centre des productions utiles Sc du commerce le plus florifiant, ü la  du' Baron de Tott. 5 preffion du defpotifme ne brifait pas a vingt lieues a la ronde, tous les inftruments de la culture & de 1'induftrie. Renfermée dans 1'enceinte de fes antiquesmurailies,Conftantinople, du cöté de laterre, n'offre au voyageur, que 1'afpeét. de la deftruction; tandis que les Navigateurs , dans le centre dun immenfe amphitéatre femblent accourir de toutes parts pour apporter le tribut que 1'Univers doit a fa Métropole. L'ancienne Byzance , dont les murs fervent aujourd'hui d enceinteau Sérail du Grand-Seigneur, placée fur 1'extrémité du cap qui ferme le port, préfente une forêt de cyprès , dont les cimes dominéés par une infinité de coupoles couvertes de plomb, enrichies de boules dorées, fe pyramident avec la tour du Divan qui les furmonte. Ce grouppe d'une teinte fombre , femble fe détacher du refte du tableau qui n'offre d'ailleurs d'autre variété que quelques grands édifices épars, dont les mafies font trop fortes pour les objets qui les environnent,  6 MÉMOIRES Le port depuis la pointe du Sérail jufqu'aux eaux douces 1 proionge, fur plus de deux mille toifes, un descótés dutriangle que forme i'enceinte de Conftantinople : il eft bordé fur la rive oppofée par d'immenfes fauxbourgs qui en enveloppant la ville de Gaiata, préfentent un tableau dont la richeffe eft encore augmentée Sc variée par la continuité des viilages qui fe réuniflènt Sc fe confondent pour border le Bofphore jufqu a £ix lieues vers la roer Noire. Ces habitations continuées fur la cöte d'Afie viennent fe rejoindre a Scutary , & cette ville placée a ia diftance de trois quarts de iieue, vis-a-visTentrée du port, offre a Conf- 1 On appelle ainii Ia petire riviere qui fe jerte dans la mer au fond du port, elle arrofe le vallon deKiar-Hana. Le Grand-Seigneur y a un Kiosk, Sc Sultan Achmet avait eu la prérention d'imicer Marly en invitant toute fa Cour a batir fur les deux collines qui bordent la riviere ; mais ces édinces ont été détruits par les rebelles qui déposèrent Sultan Achmet. Le préjugé toujours contraire aux imitations européennes, fut le prétexte de cette deftrudion, Sc 1'avidité du pillage, le véritable motif.  du Baron de Tot t. 7 tantinople même, ie point de vue le plus intéreffant. Les bateaux qui traverfent fans cellè 1'efpace compris entre ces deux villes, femblent unir 1'Europe avec i'Afie. D'autres batimens fervent le matin a tranfporter les habitans des villages du Bofphore, aux travaux de la Capitale qui les nourrit, Sc ie foir a les rendre a leurs foyers ; un nombre infini de batelets traverfent ie port pour les befoins momentanés des habitans, Sc li Ton y joint les tranfports pourl'approvifionnement de ia Capitale, auquel la mer Noire Sc 1'Archipel fournillènt journeliement, Sc raétivité du commerce étranger, qui vient aufli de toutes parts fournir au luxe Sc aux vêtemens de cette ville; on aura peine a concevoir le mouvement dont ce tableau eft conftamment agité. Mais ft rlën n'égale la beauté du coup - d'oeii que préfente Conftantinople, le charme difparait bientót en pénétrant dans cette ville. La plupart des rues, affez étroites pour que la failüe des toits  8 MÉMOIRES laille a peine un paflage a la lumiere, un pavé de cailloux mal foigné, nulie précaution de propreté, ce font les moindres défagréments de cette Capitale. Mais je réferve le détail de fes autres inconvéniens pour les développer fuccefTivement Sc a mefiire que 1'occafion s'en préfentera. L'étude de la Langue Turque pouvait feule me conduire a celle des moeurs Sc desufages de cette Nation; cefut aufïi mon premier foin, Sc je crus devoir me refufer aux inftances qu'on me fit alors de commencer par la leéture des Voyageurs qui ont parlé des Orientaux ; ce qu'ils pouvaient abréger de mon travail, me parut moins utile que les erreurs qu'ils pouvaient me donner, ne me parurent a craindre. Mon maitre Turc commenca par me faire apprendre a écrire, c'efl la regie. L'habitude duderlin m'y fit faire quelques progrès; je lus enfuite , Sc alors les difiicultés fe multiplièrent; la fupprefïion des voyelles' fuffit pour donner une idee de mes * Les voyelles n'étant exprimces que par des fignes placés hors premiers  du Baron de Tot t. 9 premiers embarras Sc du travail pénible Sc faftidieux qu il me faiiut fubir; mais il y a plus encore : les Turcs en fuppléant a la pauvreté de leur langue origineile , par 1'adoption totale de i'Arabe Sc du Perfan, en fe compofant cinq alpliabets, dont les dirférens caraótères font cependant au choix des écrivains , ont encore créé de nouveaux obftacies a l'inftruétion , & quand la vie d un homme fuffit a peine pour apprendre a bien lire , que lui reftet-il pour choifir fes le&ures , pour profiter de ce qu'il aura iu l C eft eifentiellement a eet inconvénient qu'il faut attribuer 1'ignorance des Turcs, fur tout ce qui eft du reffort des Sciences abftraites. Uniquement occupés a bien peindre leurs caraótères Sc a du corps d'écriture, les Ecrivains fe difpenfent d'un foin auquel le talent du ledeur doit fuppléer; il en réfulte des dilputes littéraires fur les confonnes dont la valeur peut changer le fens ; mais pour évker le danger de ces difcuflions fur le Coran , jamais ce livre n'eft écrit fans voyelles. 1. Partie. B  IO MÉMOIRES les déchiffrer, leur amour-propre devait fe jetter du cöte des difficuités de ce genre : un doublé fens, des tranipofitions de lettres bornent 1'objet de leurs études Sc de leur littérature, Sc tout ce que le mauvais goüt peut inventer pour fatiguer 1'efprit, fait leurs déiices Sc ravit leur admiration. Mon maitre de langue, Perfan d'origine 5 grand partifan de la poéfie, s'enivrait également d'opium Sc d'eau-de-vie, je paflais deux heures chaque jour dans eet agréable tête-a-tête : je m'occupais fur-tout a employer tous les mots que ma mémoire accumulait, Sc je ne fus pas plutöt en état de i'entendre 9 qu'il me demanda dun air empreffé ce quec'était qu'une odeur qu'il avait remarquée en entrant chez moi. Je lui montrai un flacon d'eau de lavande , Sc 1'exemple du Commandant de la félouque, me fit confentir fans peine a un facrifice qu'il defirait, Sc qu'il fupporta fans aucun inconvénient; mais je ne crus pas devoir continuer a Pabreuver d'une boiïTon aufli dangereufe.  du Baron deTott. i r Monapplication a ralTemblerbeaucoup de mots, Sc fur-tout mon empreflTement a les employer, me mirent en peu de tems en état de m'expliquer paffablement; Sc jetais déja parvenu au point de me palier d'interprête, lorfque M. de Vergennes voulant aiTembler dans une fête tous les Miniftres étrangers, ainfi que tous les Européens établis a Conftantinople , en ordonna les préparatifs. Cette annonce excita la curiofité de quelques Turcs de diftinction qui demandèrent a y affifter , Sc je me chargeai d'autant plus volontiers de leur en faire les honneurs, que je voyais une nouvelle occafion de m'exercer dans leur langue. J etais nouvellement marié, Sc la liaifon qui exiftait entre le plus confidérable de ces Turcs Sc mon beau-pere, ajoutait a 1'intérêt que lui infpirait mon zèle a m'inftruire. Il me pria en arrivant de lui faire remarquer Madame deTott, dans le nombre des femmes qu il appercevait, Sc bientöt attentif a fes moindres mouvemens, il la fuivit des yeux, B 2  12 MÉMOIRES paroillait inquiet, fi elle lui échappait un inftant dans la foule. A cette inquiétude prés , le coup d'oeil de cette fête femblait abforber mes Turcs , dont les queftions fur ce nouveau tableau n etaienc pas moins réjouifïantes qumftruétives pour moi. Cependant un menuet ouvre le bal: on me demande queleft le danfeur? ceft 1'Envoyé de Suéde. Quoi ! me dit le Turc avec fiirprife . . . . 1'Envoyé de Suéde ; .. . le Miniftre d'une Cour alliée a la Sublime Porte ! . . . . non cela n'eft pas poffible , ..; vous vous trompez, voyez mieux. Je ne me trompe point, lui dis-je; c'eft lui: oui, lui-même. Le Turc alors convaincu, baiffa les yeux, réfléchit & fe tut jufquala fin de ce menuet auquel un autre fuccéda : nouvelle queftion pour en connaitre le danfeur : c eft 1'Ambaftadeur de Hoilande ... Oh, pour celui-la, me dit le Turc gravement, je ne le croirai jamais. Je fais , continua-t-il, jufqu'oü peut s etendre la magnificence d un AmbalTadeur de France ; Sc malgré ma fur-  du Baron deTott. 13 prife , j'ai pu porter cette opinion jufqu' a concevoir qu'il fat affez riche pour faire danfer un. Miniftredufecond ordre,mais a quel prix pourraitil obtenir ce fervice d'un Ambaffadeur? Il ne peut exifter entr'eux cette énorme difference. J'employai alors tous les mots Turcs que je favois pour lui faire entendre que ces Miniftres étaient 1'objet de la fête , qu'ils n en étaient pas les baladins , qu'ils y danfaient pour leur plaifir , que TAmbaiTadeur de France y danferait lui-même. Je perfuadai difficilement. Cependant un objet que le Turc croyait fans doute plus intérelTant 1'occupa bientöt tout entier. Je ne vois plus votre femme, me dit-il Ah ! bon, la voila .... Mais quelquun lui parle i courrez vite rompre eet entretien, Pourquoi donc, lui dis-je ? Il s'expliqua alors plus clairement & j'entreprenais de le tranquillifer, lorfque Madame de Tott, continuant a caufer, entra dans le Sallon du jeu & difparut. LeTurc alors perdant toute contenance, fe léve & mentrajne; je me laüTe con-  14 MÉMOIRES duire, & le fpeótacle de plufieurs tables oü des femmes Sc des hommes fe difputaient, n était pas fans doute celui que fon amitié redoutait pour moi. Le fouper fut fervi, Sc mon ami s'appercevant qu'on fe diftribuait aux différentes tables , voulut s'en aller. Une inquiétude d'un genre plus férieux paroilfait i'agiter. Je le prelTai de voir la fin de la fête. Tout eft fini, me dit-il vivement, ils commencent a boire. Laiifez-nous aller ; & fi vous m'en croyez emmenez votre femme Sc retirezvous aufli. J'entends, lui dis-je; mais rafiurezvous, tout fe paJTera plus tranquiliement que vous ne penfez. J'infiftai, Sc je parvins a promener mes curieux autour des tables Sc a les faire affeoir a celle qu'on leur avait préparée. Quelques verres de liqueurs, en leur donnant du courage , achevèrent de les perfuader; ils reftèrent jufqu'au matrn, Sc m'apprirent en me quittant que fi pareille fête fe donnait entre-eux, elle ne teak pas fans trente affafTinats.  du Baron deTott. ij- Les connailTances morales que je venais d'acquérir , m'engagèrent a me former des iiaifons capables de les étendre. Murad Mollach de la familie de Damat Zadé, qui depuis la conquête de Conftantinople a donnédans chaque générationdes Muftis a 1'Empire, deftiné lui-même a cette dignité, fut un de ceux que je cultivai le plus. J'aurai fouvent occafion den parler , & ce que j'aurai a en dire , en développant fon caraótère, fervira également a éclairer fur celui de fa Nation. Pour fuivre a peu prés la marche des événements dont j'ai été le témoin, jettons aéluellement un coup-d'ceil fur les incendies, qui ravagent trop fréquemment Conftantinople pour n en pas faire mention. Je choifis le plus frappant des tableaux de ce genre , je veux dire 1'incendie qui confuma les deux tiers de cette immenfe ville peu de tems après notre arrivée. Le palais de France fitué dans le fauxbourg de Péra, domine le port & la ville de Conftantinople.  l6* MÉMOIRES Le feu prit le matin dans une maifon pres de la Marine Sc des murs du Sérail. Le vent qui foufflait du Nord , fit que 1'incendie prolongea ces murs 8c atteignit vers les fept heures le palais du Viflr fitué a mi-cöte. Le Grand-Seigneur s'y était tranf porté; mais ni fes ordres, ni les efforts quon fit pour préferver eet immenfe édifice ne purent le garantir, 8c le foyer qu'il forma donnant une nouvelle activité aux flammes, 1'incendie continua a s'étendre dans le lit du vent avec la plus grande rapidité. On pouvait cependant efpérer qu'en s'ap« prochant de Sainte-Sophie, la mafïè de eet édifice lui donnerait des bornes; tous les fecours s'étaient portés de ce cöté, 8c 1'on fe flattait d'y arrêter le progrès des flammes quand le plomb de la coupole , fondu par la chaleur de 1'atmofphère, ruifTelant par les gouttieres de pierres fur la fouie des gardes 8c des travailleurs, laifïa un champ libre a l'aclivité du feu. Dès ce moment on ne penfa plus a le contenir, 8c i'on confenüc a lui iaiuer  du Baron deTott. 17 lahTer dévorer tout ce qui fe trouvait fur la direction du vent, jufquaux murs de la Marine, de 1'autre cöté de la montagne. La confternation était générale, & cependant on s'eftimait heureux de voir 1'incendie arrivée a ce terme, quand le vent fautant a 1'Eft avec violence , prit en travers cette iignedefeu fur plus de douze cent toifes d'étendue. Les flammes pouflees alors vers le centre de la ville formèrent treize branches de feu , dont les racines en fe réuniifant fucceflivement firent bientöt de Conftantinople une mer emflammée. Les efforts qu'on fit alors, au lieu d'être fecourabies,ne firent qu'ajouter au défaftre,un régiment entier de JénilTaires, occupé a abattre des maifons a la tête d'une des branches de 1'incendie, fut enveloppé par les deux branches latérales. Les cris de ces malheureux, portés dans des tourbillons de feu, avec ceux des femmes & des enfans qui fubiffaient lemême fort, le bruit des édifices qui s'écroulaient, celui des planches enflammées pouf- ƒ. Partie. C  l8 MÉMOIRES fées dans 1'atmofphère par la violence du feu, Ie tumulte des habitans que 1'incendie menacait de toutes parts, & qui, pour fe garantir de la plus affreufe mifere , expofaient leurs vies pour fauver une partie de leurs biens; tout concourait a former un enfemble dont 1'horreur ne peut être décrite. Ce qui fe concevra encore moins, eert que la reconftruétion de ces maifons n'était pas achevée, qu'un nouvel incendie les confuma de nouveau , fans qu'il ait été polfible de faire prendre aux habitans aucune précaution pour s'en préferver. Sultan Ofman alors fur le tröne voulut vainement aggrandir quelques mes, en percer de nouvelles pour la faciiité des fecours ; les propriétaires fe réunirent pour reclamer la jouiffance entiere du terrein de leurs peres : le Gouvernement qui n'avait feu qu'ordonner quand ilfaliait payer, ne feut aufli que céder a une réfiftance facile a vaincre; voiia le Defpotifme.  du Baron dï Tott. ip On avait dü voir que les vols qui fe commettent avec facilité , fous le prétexte de porter fecours auxmaifons voifines du feu, avaient fouvent été le motif des incendies, & le Gouvernement en croyant y remédier par la défenfe de travailler a les éteindre, avant i'arrivée des principaux Officiers, n avait fait qu augmenter le mal. C'était en effet donner aux flammes le tems de prendre de 1'aótivité. Aufli cette loi fot-elle abrogée; on augmenta même le nombre des pompes: gardées jufques la chez les Gouverneurs des quartiers, elles furent diftribuées aux différens corps-de-garde; ils eurent ordre de les tranfporter au premier befoin : mais qu'en eft-il réfulté? Que Paétivité des Pompiers ne les fait accourir que pour ranconner les malheureux, & arrofer la foule pour fe divertir ; que les gardes familiarifés avec ces défaftres, s'en font fait un jeu , & ajoutent a la mifere publique, en maltraitant les malheureux; que les travailleurs jettent inconfidérément fur le feu des alimens qu ils de- C 2  20 Mémoires vraient en éloigner , Sc que la multitude pille de tous cötés ?. Le Vifir Sc tous les grands Officiers de la Porte font obligés d'alier au premier avis au lieu de Imcendie , afin d y ordonner tout ce qui eft jugé néceftaire. Le Grand-Seigneur lui-même ne fe difpenfe jamais de s'y rendre, fi ie feu fait quelques progrès; les moyens de le tranfporter font prêts au premier fignal, il a jour &nuit des chevaux feliés Sc des bateaux armés a eet effet. Les grands OS ciers ont la même précaution ; Sc ces corvees qui font fréquentes interrompent fouvent leur fom meÜ. 1 La loi a prononcé contre ce genre de pillage, elle condamne Ievoleur^ être précipité dans Ie feu; mais I'habitude de voir une foule de malheureux périr dans les flammes par la fréquence Sc la rapidité des incendies, fait que ce danger auquel on eft foi-même expofé journellement, confidéré comme fupplice5fe réduit d peu prés au malheur de mourir dans fon lit; les peines les plus févères n'établiflent pas le bon ordre ; il eft le produit d'une furveillance éclairée que le defpotifme n'emploie jamais.  du Baron deTott. ar Des gardiens de quartiers appelles Pajjevans font deftinés a veiller lur le feu pendant la nuk. Ils parcourent leur diflrict armés de gros batons ferrés dont ils battent le pavé , réveillent le peuple par le cri de Yangenvar (il y a du feu) & lui indiquent le quartier oü il s'eft déclaré. Une tour fort éievée batie dans le palais du Jéniflaire Aga, domine tout Conftantinople , ainft qu'une autre tour conftruite a Galata; chacune de ces tours contient une garde qui veille conftamment pour le même objet, Ceft la qu'une efpéce de tocfin frappé ftir de grof' fes caiflès, en accélérant 1'alarme, la porte rapidement dans le canal , d'oü un grand nombre d'intéreftes accourent fouvent trop tard a leurs boutiques qu'ils trouvent brulées ou pillées. Ceft aulfi pour mettre les marchandifes les plus précieufes a 1'abri des flammes & les préferver du pillage dans le cas de foulevement ou d'incendie, que les Befeftins ont été batis ou par des corps de marchands, ou par des paiticuiiers qui  22 Mémoires en louent les magafins. Ces édiflces qui fervent en même temps de mes, font élevés en pierre de taille Sc voütés en brique dans toute leur longueur. Ils raiTemblent chacun des marchandifes a-peu-près du même genre; mais fi celui des Orfévres eft un des plus précieux , ce n'eft ni par le gout, ni par ie fini du travail. J'aurai occafion de parler aiileurs de 1'induftrie des Turcs. Après le défaftre dont je viens de parler, la rélidence des 'Miniftres du Grand-Seigneur fut transférée (jufqu'a ce qu'on eut reconftruit le palais du Vifir ) dans celui d'une Sultane , que le feu avait épargné; Sc M. de Vergennes qui n'avait eu d'abord que le titre d'Envoyé de France , ayant obtenu celui d'Ambafïadeur, fe difpofa pour la remife de fes nouvelies iettres de créance. Said-EfTendi, le même qui avait été Ambaffadeur en France , était alors Grand - Vifir. Nous nous rendimes a fon audience; nous ne comptions aller a celle du Grand - Seigneur que le fecond  du Baron de Tott. 23 mardi, le premier étant trop voifin1; mais le Sultan, qui fe trouvait incognito a la Porte \, fit dire a M. de Vergennes qu'il le recevrait le lendemain. Ce Prince d'un caraétère emporté , mais faible, impatient & curieux a i'excès, nous donna au retour une fcène affez fingulière. Nous le trouvames déguifé en homme de Loi & feulement accompagné de fon Séliclar3 & de fon Divitdar 4, tous 1 Le Grand-Seigneur ne donne jamais audience aux Ambafladeurs que le mardi, ceft le jour du Divan du Sérail; il fe tient dans le rez-de-chauflee d'une tour quarrée qui en porte le nom. Le Vifir , ainfi que les Grands Juges d'Europe & d'Afie , le grand Tréforier, &c. y fiégent fur des banquettes qui bordent cette falie. On y voit au-defliis de la place du Vifir , en face de la porte , une petite fenêtre grillée & élevée de neuf a dix pieds , d'ou le Grand-Seigneur peut entendre ce qui fe pafte au Divan; mais d'ou il ne peut, ainlï qu'on a voulu le faire croire, ni ètre poignardé, ni poignarder perfonne. * Cette expreffion défigne la réfidence du Vifir, oü tous les Bureauxfont raflemblés, & oii tous les autres Miniftres de la Porte fiégent dans le jour , pour vaquer aux affaires de leur Département. 3 Porte-épée qui fait 1'ofiïce de Grand-Chambellan &r. de Capitaine des Gardes. 4 Secrétaire-Garde de 1'Ecritoire Impériale..  ^4 MÉMOIRES deux déguifés en Tcfioadars »; il s'était arrête' dans une rue pour nous voir pafTer, & notre marche penetrant de - ia dans ÏAtmeydan 2, nous vimes bientöt ce Prince arriver en courant a cöte de nous, ou ralentiuant fa marcrie prés de M. TAn> balfadeur, il 1'accompagna jufqu au bout de cette place; recommencant alors a courir, il traverfa la rue a la tête de ia permiere file, entra par une des portes du jardin du Sérail, en relTortit vers ia Marine pour nous rejoindre fur iechelle oü nous nous embarquames: ily refta jufqu a notre départ, après quoi il rentra de nouveau dans fenceinte de fon Paiais , oü nous le perdimes de vue. Je remarquai que pendant tout ie tems que ce Prince nous accompagna dans la place de i'Hip- 1 Valets qui accompagnent a pied leurs Maitres. ■2 Place de 1'Hyppodrome, 3 Echelle, efpèce de jettce en pierresou en planches fur pilotis, pour faciliter I'abord des bateaux, 1'embarquement & le débatquement de ce qu'ils tranfportent. podrome,  du Baron de Tott. 25 podrome, oü nous avions également attiré plufieurs curieux, aucun d'eux ne fit le moindre mouvement qui put le déceler, il n'y en avait pas un cependant qui ne le reconnut Sc ne fut efFrayé de fa préfence : mais le defpotifme veut maitrifer Sc faire difïimuler jufqu'a la crainte qu'il infpire. Je n entrerai dans aucun détail fur le cérémonial de 1'audience du Grand-Seigneur, les voyageurs en ont allèz parlé, pour que je me taife fur les dififérens traits d'humiliations que les Ambafïadeurs elfuient dans ces occafions; il faudrait difcuter les moyens de s'y fouftraire, Sc je ne décris que les mceurs des Turcs. Il y eut cependant de remarquable dans cette audience, que le Grand-Seigneur, au lieu de s'adrefTer a fon Vifir pour tranfmettre fa réponfe, 1'adreffa lui-même a M. de Vergennes, auquel le Drogman de la Porte la traduifit, concue en termes pleins de bonté pour eet Ambaffadeur, Sc nullement formée fur 1'étiquette. Cette réponfe ne /. Portie. D  %6 MÉMOIRES pouvait avoir été préparée; une forte d'affabilité 1'avait diétée au Prince. Sultan Ofman d'aiileurs peu capable de cette énergie dont le Defpote a li fbuvent befoin, y fop» pléait par une impatience habituelle Sc quelques accès d'emportemens. Séliktar Pacha, jeune , plein de confiance, Sc fier de la faveur de fon Maitr® qui 1'avait élevé au Vifiriat, crut pouvoir fe livrer fans crainte comme fans mefures a des concufïïons, dont les exemples multipliés excitèrent un murmure général. Ces plaintes qui arrivent toujours trop difficilement jufques au tröne , parvinrent aifément au Sultan dans les courfes qu'il faifaic incognito; Sc ce Prince outré contre fon Favori, le fit venir au Sérail en préfence du Mufti qu'il avait mandé a eet effet. L'accès de fa colère fut li vif, que faififlant une maffe d'armes il 1'en aurait frappé lui-même, ü le Chef de la Loi ne s'y fut oppofé. C'était fans doute irriter la colère de Sultan Ofman que d'en contenir le premier mouve-  du Baron de Tott. 27 ment; elle ne tarda pas auffi a s'immoler fa victime, Sc le Vifir congédié de fappartement intérieur; mais fiiivi dun ordre, fut arrêté entre les deux portes'; le Sélictar Aga lui retira le fceau de 1'Empire , Sc fa tête coupée fur le champ , fut expofée dans un plat d'argent a la porte de la feconde cour , avant qu'on eut le moindre doute fur la faveur dont jouiffait ce premier Miniftre \ Les Ulemats, ce fameux corps de gens de Loi qui fe faifit toujours des reftes de 1'autorité quand elle faiblit , pour en opprimer 1'autorité ellemême, contenu jufques-la par la faveur du Vifir, crut pouvoir après fa mort dominer avec plus d'impunité. Les Ulemats difposèrent en effet de la 1 L'iflue par laquelle on pénèrre de Ia première cour du Serail dans la feconde 5 eft fermée par deux portes entre lefquelles il y a des logemens pratiqués dans les tours qui flanquent cette entree ; les Portiers en occupent une partie ; mais la pièce principale s'appelle le Dgellat Odaffi, (la chambre de bourreaux). 2 Lecriteau portait : c'eft ainfi que 1'on traite ceux qui abufent de la faveur de leur Maitre. D 2  0.8 Mémoires faiblefTe du Sultan jufqu au degré qui ne pouvait manquer de 1'irriter contre lui ; fa fureur éclata contre le Mufti. Le fanatifme qui par-tout a prononcé des loix fanguinaires ou abfurdes, fouvent Tune & 1'autre, a étabii en Turquie en faveur des Ulemats, que leurs biens ne pourraient être confifqués , & qu'ils ne pourraient être punis de mort, qu'en les faifant piler dans un mortier. On ne fent pas trop le plaifir qu'il y a d'être traité d'une manière aulTi diftinguée; mais on appercoit aifément que les exemples dun fupplice aufli horrible doivent avoir été d'autant plus rares, que les gens de Loi avaient plus d'intérêt a ne pas les laifier fe multiplier. Ce fut fans doute auffi la confiance de 1'impunité qui porta le Mufti a recevoir avec hauteur les menaces de fon Maitre, & cette réii£ tance irrita Sultan Ofman au point qu'il ordonna de relever les mortiers que le laps du tems avait enterrés. Cet ordre feul produifit le plus grand  du Baron' de Tott. 29 effet. Le corps des Ulemats juftement effrayé fe foumit, & le fameux Racub-Pacha, appellé au Vifiriat, gouverna fans contradiction. Racub joignait a 1'efprit le plus féduifant, beaucoup de force dans le caraclère. Jamais Vifir n'a mieux polfédé que lui les talens de fa place ; il favait corrompre avec adreffe & intimider les plus audacieux ; toujours perfide , toujours mécfiant, mais toujours habile & maitre de lui-même, il comptait les hommes pour peu de chofe & leur yie pour rien. Ce Miniftre avait précédemment occupé le Pachalik du Caire , celui de tout 1'Empire qui lui convenait le moins; 1'indifcipline de Beys Mamelucs, étayé par la force , ne lui avait lauTé que la relfource de la corruption pour fe foutenir, fans en être moins expofé aux voies de fait. Il venait d'échapper a un coup de piftolet tiré fur lui dans fon propre Divan, lorfque le Grand - Seigneur 1'appella au Vifiriat. Racub joignait encore a tous  3° Mémoires les talens nécelTaires au Defpotifme , des connai£ fances utiles aux affaires de i'Empire ; il les avait acquifes au Traité de Belgrade, pendant lequel il occupait la charge de Mektoubtchy \ Les différens emplois par lefquels ce Miniftre avait fuccefiivement pafTé , ne laiffant a perfonne 1'efpoir de lui être néceffaire, il trouva tout le monde difpofé a fervir fes volontés , 8c 1'on remarqua bientöt que l'habitude de 1'autorité les lui faifait exprimer d'une maniere étrangement legére. L'intervalle entre la mort de Séliétar Pacha, &l'éiévation de Racub au Vifiriat, avait été rempli par un grand nombre de Vifirs, dont quelques-uns n'étaient pas reftés quinze jours en place : nous étions fatigués des fréquentes audiences que ces mutations occafionnaient, mais il ne failait pas moins nous rendre encore a celle du nouveau 1 Mektoubtchy eft un des Miniftres de Ia Porte du fecond ordre. Cette Place ne pourrait être comparée qu a celle de premier Commis du premier Miniftre, li elle exiftait.  dü Baron de Tott. 31 Miniftre. Les cérémonies d'ufage dans ces occafions étaient terminées , & cependant Racub continuait a entretenir amicalement M. 1'Ambaffadeur, lorfque le Muzur-Aga 1 arrivant dans la falie, Sc s'approchant du Pacfia, lui dit un mot a 1'oreille. Nous obfervames bien qu'il n'en recut pour toute réponfe quun très-petit mouvement horifontal de la main : après quoi fon AltelTe reprenant fur le champ un fourire agréable , continua a s entretenir avec M. 1'AmbalTadeur pendant quelques inftans encore. Nous fortimes enfuite de la falie d'audience pour regagner le pied du grand efcalier oü nous remontames a cheval; Sc neuf têtes coupées Sc rangées en dehors de la première porte , nous donnèrent en paJTant 1'explication du gefte que le Vifir venait de faire en notre préfence. L'inutilité de preiTer de la forte une exécution dont on peut toujours difpofer avec une extreme facilité, pouvait faire préfumer que celle -ci avait 1 Le Grand-Prévót.  3* Memoires été ménagée pour établir notre opinion fur la prompte juftice du nouveau Miniftre, mais nousne pouvions y voir que fon atrocité; c eft le grand reflort du defpotifme, il écrafe toujours Sc ne punit jamais , ceft auffi le moyen que Racub employa conftamment r. Mais fi tous les Grands de 1'Empire étaient contraints de céder a 1'ufage que ce Vifir faifait de fes principes politiques, il était réfervé a une femme du peuple de lui réfifter impunément; Sc 1'efpèce de fédition quelie occafionna intérelTant la fubfiftance de Conftantinople , il eft important de faire connaitre cette partie de 1'adminiftration Turque, Le Grand - Seigneur qui fait publiquement le monopole du bied pour 1'approvifionnement de ' Sous un Gouvernement defpotique 1'exiftence de chaque perfonne en place eft néceflairement précaire : on ne peut s'y livrer a 1'ambition de les occuper , fans mcprifer fa propre vie. Quel cas pourrait-on faire de Ia vie des autres ? la  du Baron de Tott. 33 la Capitale , recoit cette denree des Provinces maritimes oü il a établi le droit dlchetiracli 1. Il codille dans 1'obligation de livrer au GrandSeigneur, a un très-bas prix, une certaine quantité de bied qu'il fait tranfporter dans fes magalins par des batimens naulifés pour fon compte. Il revend enfuite cette denree en détail aux Boulangers , qui font obligés de la recevoir & de la confommer au prix que Sa HautelTe a fixé. Une fuite nécelfaire de cette manière d'adminiftrer, c eft la défenfe de 1'exportation des bleds , la friponnerie inévitabie des Officiers qui contreviennent a 1'ordre , le dépéruTement des grains emmagafinés & malfoignés , une nourriture fouvent mal faine, Sl la famine pour dernier réfultat. Conftantinople en était menacé, le pain diminué de poids était conlidérablement augmenté de prix : on commencait même a en altérer la compolition, 1 Le produit de ce monopole appartient au tréfor public ; fon adminiftration eft confiée au Teftetdar (Grand Tréforier). /. Parite, E  34 MÉMOIRES Sc ion n'efpérait plus, pour gagner le nouveau bied, que fur 1'arrivée de foixante-dix batimens attendus de la mer Noire, quand on apprit la perte de tous ces batimens, naufragés a la cöte pour avoir manqué dans la nuit 1'entrée du canal. Conftantinople fut confternée, Sc 1'on ne peut penfer fans horreur que eet événement était occafionné par un genre d'abus qui ne parattrait pas même croyable , s'il n exiftait encore alfez conftamment. Deux fanaux fort élevés Sc placés a 1'embouchure de la mer Noire fur les deux caps d'Afie Sc d'Europe, y font deftinés a indiquer 1'entrée du canal aux navigateurs. Le Gouvernement a pourvu a 1'huile qui doit y être confommée , Sc des gardes font payéspour les allumer Sc les entretenir journellement ; mais ce même Gouvernement permet en même-tems, la fabrication des charbons fur toute cette cöte, quoiqu il ait pu fe convaincre que fous ce prétexte, les habitans aliumaient des  du Baron de Tott. 3y feux capables de tromper & d egarer les navigateurs dans les temps orageux ; il devait favoir auffi que les gardes des deux Phares interceptent trésfouvent la lumière des fanaux, pour fe procurer des naufragés dont les débris leur font utiles 1." Des ordres expédiés dans tout 1'Empire pour enlever les femailles au Laboureur , furent le premier moyen qu on employa pour remédier au défaftre. Les malheurs qu'on préparait pour i'avenir ne pouvaient être appercus par 1'intérêt du moment, feul intérêt du defpotifme. On joignit encore aux moutures, de fêves & d'autres légumes farineux, & 1'avarice qui profite de tout, s'empara des comeftibles pour en altérer la qualité, fans fumre a la quantité. 1 L'humanité livrée a l'injuftice fe fait bientot un jeu de tous ces crimes. Un défordre en produit toujours un plus grand ; ce produit eft plus certain quand les Loix en donnnent 1'exemple. Eft-il uk Légiftateur qui ne doive pas être eftrayé de ce dilemme ? E2  3 tions, Sc fe montrèrent fort infolentes dans leurs réponfes. On rapporta de cette promenade quelques vafes de lait caillé, du creflbn recueilli dans une fontaine , Sc il n'y eut qu'une voix fur les délices dont on venait de jouir. Nous trouvames a. notre retour chez le Drogman, plufieurs femmes Grecques du voifinage, invitées a diner Sc qui s'y étaient déja réunies. Une grande /. Partie, N  08 MÉMOIRES parure dans laquelle il était aifé de juger que ia vanité avait été plus confultée que ia faifon, étaiait fur un grand fopha des robes de velours noir ou cramoifi, chargées de grands galons dor fur toutes les coutures. Le poids de ces vêtemens joint a la chaleur qu'il faifait, rendit ces Dames comme immobiles & prefque muettes. On fe dit cependant quelques lieux communs, on les répéta & 1'on fe mit a table. Le diner était fervi a la Francaife, table ronde , chaifes autour, cuillères, fourchettes, rien n'y manquait que 1'habitude de s'en fervir. On voulait cependant ne rien négliger de nos ufages, ils commencaient a prendre chez les Grecs autant de faveur que nous en accordons a ceux des Anglais, & j'ai vu une femme, pendant notre diner, prendre des olives avec fes doigts, & les piquer enfuite avec fa fourchette pour les manger a la Francaife. Si les fantés ne font plus a la mode chez nous, il n'en eft pas moins agréable de retrouver eet ancien ufage dans d'autres pays. Nos Grecs n'y  du Baron de Tott. pp. manquèrent pas; les hommes s'acquittèrent même de cette cérémonie debout & tête nue , & ce qui paraitra moins recherché, c'eft que le même verre de vin fournit a toute la rondeAprès le diner oü la profufion régna plus que 1'éiégance & la propreté , la compagnie fe rangea lur le fopha de la même falie oü on avait fervi le repas : les pipes fuccédèrent au café. On paria modes, on £nit par médire; & c'eft ce que j'ai vu de plus parfaitement imité d'après nos mceurs. Les jeunes Alles s'amufaient pendant ce tems d'une efcarpolette fufpendue a 1'autre bout de la falie oü des efclaves la faifaient mouvoir. Les femmes voulurent aufli jouir du même piaiiir, elles y furent remplacées par des hommes a longue barbe , & le tout-de-table, les échecs , le panguelo 1 terminèrent les divertiflemens de la journée. Vers le foir toute la compagnie defcendit pour prendre 1'air fur 1'échelle, elpèce 1 Efpèce de jeu qui reflemble au beclan. N 2  IOO MÉMOIRES de jettée qui s'avance dans la mer, pour faciliter 1'abord des bateaux. La lune commencait a paraitre, & le calme invitait a fe promener fur i'eau, quand les cris confondus des battans & des battus avertirent de farrivée du Boftandgi-Bachi. Les fouris font moins promptes a difparaitre a fapproche du chat, que toutes ces femmes ne le furent a fe cacher. Madame la première Drogmane Sc Madame de Tott qui n'avaient rien a en craindre, foutinrent feules 1'afpeót. de ce grand Officier qui parut dans un bateau armé de vingt-quatre rameurs. Il venait de faire chatier quelques ivrognes, Sc de faire faifir quelques femmes un peu trop gaies qui étaient tombées fous fa main. Il continua fa route en rafant 1'échelle oü nous nous faluames réciproquement. L'orgueii des Grecs fugitifs cherchait déja une excufe a leur crainte, quand un Pêclieur interrogé en paffant, fur la route que le Boftandgi-Bachi tenait, répandit une allarme bien plus vive, en  du Baron de Tott. ior annoncant,qu' après avoirabordéfans bruitle Kiosk d'une Dame Grecque, & avoir écouté quelques minutes la converfation qui s'y tenait, eet Officier avait efcaladé les fenêtres avec plufieurs de fes gens , & que c'était tout ce qu'il en favait; mais c'était en apprendre affez pour que 1'efFroi fut général, ainfi que 1'attendrifTement ftir le fort de la Dame du Kiosk, & 1'on fe perdait en réflexions fur fon fujet, quand le futur époux de la rille cadette du logis arriva pour faire fuir de nouveau fa fiancée, & fatisfaire 1'impatiente curiofité qui défolait la compagnie. Rafliirez-vous, dit-il a une de nos étrangères; votre coufine & fon ami en font quittes pour tous les diamans, tous les bijoux &tout 1'argent qu'ils avaient fur eux; il n'y avait pas a héfiter : le Boftandgi-Bachi les a furpris, les a fait faifirpour les mettre dans fon bateau & les conduire dans fes prifons; fon avarice 1'a enfin rendu traitable, mais il les a laiffé beaucoup moins contents de leur foirée qu'ils ne s'en étaient flattés.  102 MÉMOIRES La fureur des femmes Grecques ne connut plus de bornes après ce récit, & les difcuffionsfurie droit & furie fait ne furent interrompues que par le bruit de quelques autres petits bateaux, que la craintedu Boftandgi-Bachi faifaient paraitre d'une grandeur énorme. Cependant dès qu'on était raftiiré fur fon compte, on ouvrait tous les avis propres a fe fouftraire a fes vexations, & 1'on ne ceffa de s'occuper de lui qu'après qu'on leut vu redefcendre par le milieu du canal pour retourner a Conftantinople. Alors la liberté de fe promener en réveilla le delir. En très-peu de tems , la mer fe trouva couverte d'un nombre prodigieux de petits bateaux oü les Dames fe promenaient au fon des inftrumens. Notre compagnie fe joignit bientöt a la flottille, on prolongeait les maifons, on critiquait les propriétaires, qui de leurs Kiosks critiquaient a leur tour, & je prenais chemin faifant, des notions dont le BoftandgiBachi aurait pu faire un grand profit. Je m'étais mis de préférence dans un petit bateau  du Baron de Tott. 103 avec le fucur époux dont la figure & la gaieté m'avaient intéreffé ; le jeune homme s'appercut bientöt qu'il me plaifait, & me paria confidemment du chagrin qu'il avait de ne pouvoir contempler fa Belle. Je fus touché de fa peine, & je lui donnai 1'heure a laquelle je la lui ferais voir le lendemain. Il fut auffi exact au rendez-vous que je 1'avais été moi-même a lui en ménager le moyen; mais une maudite efclave qui le guettait penfa déconcerter tous mes projets, en jettant le cri d'allarme. La Pemoifeile appercoit en même-tems mon protégé êc fe fauve du cöté dun corridor a 1'entrée duquel je courus la faifir, en appellant le jeune Grec, qui me joignit auffi-töt. Cependant un renfort de deux harpies accourt du fond du corridor , en criant comme les oyes du Capitole; mais elles ne purent arriver affez promptement pour empêcher un baifer du futur, par lequel je fus bien aife de francifer mes jeunes gens, après quoi nous lachames notre proie aux ennemis qui venaient s'en faifir. Cepen-  104 MÉMOIRES dant le pere & la mere approuvèrent ma petite facétie, & nos fiancés obtinrent dans le même jour le droit de fe voir librement. Le Diako, efpèce de Précepteur Eccléfiaftique, auquel llnftruóHon de la Demoifelle était confiée (c'eft i'ufage dans toutes les maifons Grecques) fut le feul qui blama ma conduite; il en paria même avec affez d'emportement pour me faire juger qu'il regrettait de ne pouvoir achever leducation de fa pupille. Nous reftames encore quelques jours chez le Drogman, dans le même cercle d'amufemens, d'ennui ou d'impatience. Jerevins enfuite chez moi, pour me repofer, J'y retrouvai Manoly-Serdar, qui m'apprit en arrivant qu'un Grec attaché comme lui a Racovitza venait de 1'abandonner pour pafïèr au fervice du nouveau Prince que la Porte venait de nommer. Manoly me parut exagérer ce crime avec une affeétation qui me devint fulpeéte. J'effayai de lui perfuader que, pouvant lui-même être  du Baron de Tott. io; être contraint par la néceffité a prendre un parti femblable, il devait par prudence ménager fes termes, & ne point juger fi févérement un homme, qu'il était peut-être a la veille d'imiter. Regardezmoi, dit-il, comme le dernier des hommes , fi je varie jamais, & continuez a m'eftimer, fi je ne me rends pas capable d'une aufli noire trahifon: je lui promis 1'un & 1'autre , & je ne tardai pas a être dans le cas de lui tenir parole. En effet il partit quelques jours après pour aller, difait-il, effayer encore quelques démarches en faveur de fon bien» faiteur; mais j'appris qu'il venait de 1'abandonner, en s'attachant également au fervice du nouveau Vayvode1. Ilm'écrivit lui-même pour me faire part de fa démarche & pour me demander fort humblement ce que j'en penfais. Je fentis que les circonftances auraient pu le rendre excufable, s'il neut pas aggravé lui-même fa faute, par fes proteftations 1 C'eft le titre que les Turcs donnent aux Princes de Valachie & de Moldavië. On les nomme aufli Bey. I. Partie. O  ioó Mémoires d'honneur & de fidélité. Je lui répondis qu il rn avait lui-même diété 1'opinion que je devais avoir de fa conduite, & que fy tiendrais plus conftamment qu'il n'avait fu tenir a fes principes. Cet homme eft devenu lui-même Prince de Valachie,pendant ladernière guerre des Turcs; mais cette place a plus fervi a fes intrigues, qu'elle n'a montréfestalens, &jel'aiperdudevue dansi'obfcurité oü rentrent tous ces etres éphémères que i'avarice du Defpotefait brillerunmoment, en vendant a leur orgueil une lueur palTagère de fon autorité. On va voir Sultan Ofman obligé d'employer celle dun Bas-Officier dans un fait peu important, mais fingulier Sc digne de remarque. Un Jéniflaire ivre Sc pourfuivi paria Garde qui n'a ordinairement pour toute arme, que de gros batons , profitait de la fupériorité que lui procurait fon Yatagan \ pour fe défendre comme un lion ; 1 Efpèce de couteau krge fort long & recourbé fur Ie tranchant; il tient lieu de fabre.  du Baron de Tott. 107 il avait déja mis plufieurs de fes ennemis hors de combat, Sc fatigué de fes propres efiforts ii fe ménageait de nouveaux mccès en fe repofant fur les marches dun Khan 1 tandis que la Garde réduifait 1'attaque en blocus. Le Grand-Seigneur qui parcourait fréquemment la ville fous un incognito qui ne trompait perfonne, fe trouvant a portee, s'approche du coupable , fe nomme, lui ordonne de dépofer fon arme Sc de fe rendre a la Garde; mais rien némeut le héros, qui non-chalamment couché, fixe fon Souverain, Sc menace le premier qui ofera s'approcher. Sultan Ofman lui demande alors de quel Orta 2 il eft. Sur fa réponfe il envoie chercher fon Caracoulouclchi K On court aux cazernes 1 Lieux publics oü logent les Marchands & les Voyageurs. 2 Compagnie de Jéniflaires qui n'onr d'autres noms que le numéro du rang qu'elles tiennent entr'elles, & dans lefquelles le nombre des Soldats n'eft pas fixé. On compte prés de trente mille Jéniflaires dans la trente-cinquième compagnie. 3 Marmiton de la compagnie : il eft un des Officiers de 1'EtatMajor. O 2  Ï08 MÉMOIRES il arrivé. Défarmez eet homme, lui dit le GrandSeigneur, & conduifez-le au Chateau \ L'Officier défait alors fa ceinture 2 qu'il tient de la main droite, s'avance auprès du rebelie, lui tend la main gauche, en lui difant: compagnon, donne-moi ton couteau Sc fuis-moi : ce qui fut exécuté fans replique Sc avec 1'air de la plus grande foumilfion. Le préjugé aura toujours plus d'empire que la crainte , plus de force que le Defpotifme. Sultan Ofman fut bientöt lui-même obligé de payer a 1'opinion, un tribut dont il fut la viótime. En vain 1'art des Médecins s'erTorcait de rétablir la fanté de ce Prince, en même-tems que la politique en cachait le dépériffement; il dut enfin, cédant 1 Le Chateau d'Europe fur Ie canal ; c'eft-Ia qu'on envoie les Jéniffiaires qu'on veut étrangler , & s'ils échappent de ce Keu de détention, ils en ont eu au moins Ia peur. 2 Ceinture de cuivre qui pefe quinze livres & avec laquelle ces Officiers peuvent affiommer un Jéniffiaire. Les foldats refpedent infiniment ce figne dun grade qui, quoiqu'inférieur, a beaucoup d'autorité.  r>u Baron de Tott. 109 au mal, fe renfermer dans fon intérieur, & réferver fes forces pour fe rendre chaque vendredi a la Mofquée. Cette cérémonie publique &quel'ufage a confacrée, ne pouvait être négligée fans exciter les clameurs des corps miiitaires & du peuple. La contradiclion que préfente au premier afpect une loi qui contrahit le Defpote , difparait quand on réfléchit qu'elle eft néceflairement diétée par le defpotifme de la multitude; 1'objet de la crainte perpétuelle du Defpote. Ifolé dans fimpénétrabilité de fon Sérail, fa vue feule peut prouver légalement fon exiftence. On fent encore que fans cette précaution, un Vifir affez craint, ou aflèz adroit pour dominer ou corrompre deux ou trois perfonnes après la mort de fon maitre , pourrait la céler affez long-tems pour tout entreprendre impunément. Ce ne fut pas non plus fans occafionner des murmures très-vifs, que Sultan Ofman fe diipenia de paraitre en public un vendredi, Sc ce fut pour  IIO MÉMOIRES les calmer qu'il fe détermina le vendredi fuivant a fe rendre en cérémonie a Sainte-Sophie, iaMofquée la plus voifine du Sérail; malgré 1'état de faiblelfe & de langueur extreme, oü 1'avait réduit fa maladie. Ce Prince a fon retour déja chancelant fur fon cheval, Sc foutenu par les gens de pied qui 1'environnaient, perdit connailfance entre les deux portes qui féparent les cours du Sérail, on lui jetta un chai 1 fur la tête, Sc il mourut quelques inftans après avoir ét,é tranfporté dans fes appartemens. Le Vifir, le Mufti Sc les grands Officiers de 1'Empire fe rendirent aulïïtöt, au Sérail, pour vérifier la mort de Sultan Ofman, Sc y faluer Mufta- 1 Etoffe de laine fine , fabriquée en Perfe & aux Indes, dont Jes Turcs fe fervent pour s'envelopper la tête, lorfqu'ils fortent", foit pour fe préferver du froid, ou pour n'être pas reconnus 5 ils ont auffi des manteaux qui les garantiflent; mais les Princes d'Orient ne peuvent, lorfqu'ils paraiflent en public, ufer de cette reflource, contre rintempérie de Pair, Pufage les afliijettit a. s'en priver. Le motif qui les force a paraitre, les oblige également a ne rien vêtir qui puifle empêcher de les reconnaïtre.  du Baron de Tott. iii pha III, Tainé des Princes qui reftaient de Sultan Achmet. Dans le même jour le canon du Sérail annonca cette mort au peuple & les Muezzins 1 joints aux Crieurs publics proclamèrent le nouvel Empereur. Le deuil connu chez les Tartares, n'eft point d'ufage chez les Turcs. Mais ft cette manière d'honorer fes parens eft indifférente, ce qui ne 1'eft certainement pas, c'eft la promptitude avec laquelle ils enterrent les morts. Il femble que cette nation naturellement fi grave & fi nonchalante, n'ait d'activité que pour ce feul objet. Ils attendent a peine cinq ou fix heures, pour rendre a leurs parens ce dernier devoir; Sc la crainte d'enterrer un homme en léthargie ne les arrête pas 2. 1 Muezzins, Crieurs des Mofquées qui appellent les vrais croyans a la prière, en difant avec une efpèce de chant, Dieu eft grand , Dieu eft Dieu, il n'y a qu'un feul Dieu , accourez aux bonnes ceuvres, accourez a la prière. Dieu eft Dieu , & Mahomet eft fon Prophéte. Cette dernière phrafe eft auffi la profeffion de foi. 2 Les malheurs qui réfultent de eet ufage, ne font prefque jamais  112 MÉMOIRES A cette funefte prornptitude, les Turcs ajoutent une extreme célérité dans la marcfie de ceux qui portent la bierre : les Mahométans croient 1'ame du déiunt en foufFrance jufqua la fin de cette cérémonie. Celle de 1'enterrement du Grand-Seigneur ne differe des autres que par 1'importance des Grands Officiers qui 1'accompagnent a fa Mofquée. Chaque Empereurefl dans 1'ufage d'en faire batir une,& c'eft dans la cour de cette Mofquée que 1'on conftruit la coupole fous laquelle fon corps doit être dépofé. Au refte , on obfervera que les Empereurs Turcs font enterrés auffi promptement que leurs fujets. Plus de trente ans qui s'étaient écoulés depuis ia mort de Sultan Achmet, pere dunouvelEmpereur, n avaient pas préparé a celui-ci des lumières fort connus. J'ai cependant vu déterrer un Turc qui avait recouvré aflez de force en revenant de fa lethargie, pour crier fous terre Sc fe faire entendre ; mais peu s'en fallut qu'il ne fut encore la vidime des formes ou plutot de Ia crainte que le Juge Sc 1'Iman déja payés, avaient de reftimer. étendues  du Baron de Tott. 113 étendues. Renfermé pendant ce long intervalle dans 1'intérieur de fes appartemens avec quelques Eunuques pour le fervir, & quelques femmes pour le défennuyer, la conformité de fon age avec celui des Princes qui devaient le précéder, lui laiiTaient peu d'eipoir de régner a. fon tour. Une inquiétude plus réelle devait encore 1'agiter. Ses deux frères n'avaient point donné d'héritiers a 1'Empire. Le peuple en avait murmuré fous le dernier règne ; & de nouvelles craintes ou de nouveaux murmures de ce genre pouvaient iui coüter la vie. Anciennement 1'on avait attenté a»fes jours par le moyen qu'une politique barbare emploiefans fcrupule, dans ce pays, envers les Princes voifins du tröne. Sa méfiance & 1'étude de la Médecine 1'avaient préfervé. Ainfi que fes frères, ce Prince avait les jambes très-courtes, & ne paraiiTait grand qu'a cheval. Une#paleur qu'on attribuait aux effets du poifon, de gros yeux a fleur de tête qui voyaient mal ? le ƒ. Partie. P  H4 Mémoires nez un peu applati n'annoncaient aucune vivacité, promettaient peu d'efprit. Cependant le goüt du changement décida la multitude en fa faveur. Les Grands le croyaient faible, & fe flattaient de le gouverner; ie peuple efpéra qu'il ferait prodigue, & tout le monde fe trompa. On verra eet Empereurdans des circonftances qui le feront connaitre; & les bontés dont il m'a honoré, me fourniront 1'occafion de déveiopper les nuances de fon caraótère. Le premier foin d'un Prince Ottoman qui parvient au tröne eft de fe laiffer croitre la barbe l, Sultan Muftapha y ajouta celui de la teindre en noir, afin qu'elle fut plus apparente ie jour de fa première fortie pubiique dont i'objet eft d'aller ceindre lefabre. C'eft la prife depolfelfion, le cou- 1 Les Princes reflerrés dans le Sérail ne portent qne la mouftache ainfi que les jeunes gens qui ne laifient croitre leur barbe , que pour prendre un état. C'eft ce qu'ils appellent communément devenir fages.  du Baron de Tott. iij ronnement des Empereurs Turcs. Cette cérémonie fe fait toujours dans la Mofquée de Youb, petit village renommé auffi par les poteiïes Sc fon laitage, Sc qui fert de fauxbourg a la ville, vers le fond du port. Tout fut difpofé le neuvième jour pour cette fonótion, Sc dés le matin, toutes les rues depuis le Sérail jufqu a Youb, fiirent bordées des deux cötés par les Jéniflaires en habit Sc bonnet de cérémonie ; mais fans armes Sc les mains croifées fur la ceinture Les Miniftres, les grands Officiers, les Gens de Loi, Sc généralement toutes les perfonnes qui par état font attachées au Gouvernement, fe rendent de bonne heure au Sérail, afin de précéder le Grand-Seigneur dans fa marche. Cette marche commence, ainfi que nos proceffions par les gens les 1 Excepté la chauflure rouge, de grandes culottes bleues 8c le bonnet auxquels ils font afTujettis, les Jéniflaires fe vêtent de la couleur qui leur plair, 8c ce n'eft que dans la coupe de i'habit qu'on retrouve runiforme. P2  Il6 MÉMOIRES moins importans qui défilent fans ordre. Ils font tous a cheval, & chacun d'eux eft entouré d'un grouppe de valets a pieds, proportionné a fétat Sc aux facultés du maitre. Les Gens de Loi font remarquables par la groffeur de leurs turbans & la fimplicité des houffes de leurs chevaux. Mais le grouppe du JénuTaire Aga préfente le tableau le plus riche dans la claffe des grands Officiers. Outre le nombre de valets qui environnent fon cheval, il eft précédé par deux files de Tchorbadgir, qui a droite & a gauche marchent apied devant leur Général. Ces premiers Officiers en bottes jaunes, les coins de leur robe retroufles dans leur ceinture, chacun un baton blanc ala main & coëffés d'un cafque brodé en or, furmonté d'un grand panache a la Romaine , forment une longue allée de plumes, au fond de laquelle on appercoit le Jénilfaire Aga qui domine au milieu de la foule 1 Colonel des Jéniflaires, dont le mot traduit Httéralement 3 flgnifie donneur de foupe.  du Baron de Tott. 117 de fes gens; mais un objet vraiment curieux , c'eft le vêtement de 1'Achetchi-Bachi 1 qui marche a pied au milieu des deux files de Colonels , dont je viens de parler, & feulement quelques pas en avant de fon Général. Une enorme dalmatique de cuir noir chargée de gros clous d'argent recouvre un corfet également de cuir, & non moins bizarrement décoré. Ce petit gillet eft fixé fur fa perfonne par une large ceinture a gros crochets Sc a charnière qui foutient deux énormes couteaux dont les manches couvrent prefqu'entièrement le vifage du Major; tandis que des cuillers, des taftès & d'autres uftenciles d'argent fufpendus a des chaines du même métal,lui laiffent a peine 1'ufage de fes pieds. II eft en effet tellement chargé, que dans toutes les occafions publiques qui obligent eet Officier a 1 Chef de cuifine: chaque compagnie a le fien qui fait 1'office de Major j il veille a la fubfiftance & a la grande police : celui du Jcniflaire Aga fait l'ofrke de Major-Général.  Il8 MÉMOIRES fe vêtir ainil , deux Jéniffaires doivent lui fervir d'acolythes pour foutenir fon habit. Le Tchaouche - Bachi 1 un des Miniftres de la Porte, dont 1'Office a effentiellement rapport aux affaires civiles, eft précédé par les Huiffiers dont il eft le chef, chacun deux porte une plume d'autruche fur le cöté de leur turban. Le Boftandgy-Bachi eft également précédé par deux.fiiesde Boftandgys, le baton a la main, & dont les habits & les coëffiires de drap rouge préfentent au coup-d'ceil une uniformité affez agréable. Ces différens Officiers de 1'Empire faluent a droite Sc a gauche les Jéniffaires qui bordent la haie Sc qui y répondent en smclinant; mais ils rendent eet honneur avec bien plus de refpeét, aux feuls turbans du Grand-Seigneur qui précédent fa HauteiTe, Sc qu'on porte en cérémonie. Deux de ces coëfïures chargées de leurs aigrettes n'étaient d'abord deftinées qua changer celle que i'Empereur porte lui-même au cas oü il Ie jugerait a propos; mais eet ufage de pure com-  du Baron de Tott. iio modité devint dans la fuite un objet de pompe & d'oflentation. Ces turbans placés fur des efpèces de trépieds de vermeil, font portes de la main droite par deux hommes a cheval, entourés dun grand nombre de Tchoadars, &ces Officiers doivent feulement faire incliner un peu les turbans a droite & a gauche , & mefure que les JénilTaires au nombre de fept ou huit a la fois fe courbent profondément pour faluer les aigrettes Impériales. Dans cette marche auffi curieufe a voir que pénible a décrire le Vifir & le Mufti, tous deux vêtus de blanc, le premier en fatin , le fecond en drap, marchent a cöté 1'un de 1'autre , entourés de leurs gens, & précédés des chevaux de main & des Chatirs 1 du Vifir. A cöté de ce Miniftre marchent Les Alaytchaouches 2, qui font conftamment mou- 1 Ce font des efpèces de valets-de-pied diftingués par des ceintures de. vermeil. 2 Efpèce d'Hui(fier a Verge appartenant a la dignité de Pacha.  120 MÉMOIRES voir leurs batons d'argent garnis de petites chaines aflèz femblables a. des hochets, Sc dont le bruit 1'accompagne jufques dans fon propre Palais. Un charriot couvert groifièrement conftruit , mal fculpté ; mais richement doré , contient un petit fopha , Sc luit ordinairement le Mufti pour le recevoir quand il eft fatigué. Viennent enfuite les Capitaines des Gardes de 1'intérieur & le grand Sc le petit Ecuyers qui précédent les chevaux de main du Grand-Seigneur. Ces chevaux font couverts de houlTes très-riches qui trainent jufqu'a terre Sc qui ne laiffent appercevoir que la tête de ces animaux, dont le front eft orné d'une aigrette de héron: ils portent auffi chacun une queue de cheval fufpendue a la fous-gorge, Sc fur la felle un fabre, Sc une mafte d'armes paftes dans le furfait, ils font recouverts d'un bouclier. Chaque cheval eft conduit par deux hommes apied qui tiennent chacun une longe fixée a la tête de ces animaux. Immédiatement après fuivent deux files. d'AiTékis  du Baron de Tott. i^r d'Aiïekis1 le fabre penduen fautoir & le baton blanc a la main; une troupe de Zuluftchis 1 coëffés d'un cafque de vermeil 8c la lance haute marche égale" ment fur deux files & précédé les Peisk. Ceux-ci vêtus a la Romaine porte des faifceaux que fiirmonte une hache d'argent; & marchent avant les Solacks3 qui chaulfés d'une eipèce de cothurne, armés d'arcs & de flèches, font coëffes d'un riche cafque , furmonté d'un panache en évantail dont les extrémités en le réunillant forment deux haies au milieu defquelles le Grand-Seigneur marche feui a cheval. L'aigrette du Prince domine au-defius de ce fuperbe grouppe. Son approche inipire un 1 Les Aflekis font un corps d'EIite tiré de celui des Boftandgis. 2 Les Zuluftchis font une autre forte de troupe de 1'intérieur, ils font vêtus richement Sc portent deux longues boucles de cheveux, qui attachées au bonnet vers les tempes, defcendent auffi bas que les épaules. 3 Solacks veut dire gauchés deftinés a défendre Ia perfonne du Souverain. Ceux qui occupent fa droite doivent tirer leurs flèches de ia main gauche, c'eft fans doute 1'origine de leur nom. . ƒ. Partie. Q  122 MÉMOIRES lilence morne, les JénhTaires s'inclinent profondément avant que la haie de plumes ait dérobé TEmpereur a leurs regards ; de fon cóté, Sa Hauteffè a 1'attention de répondre a ce falut par un petit mouvement de tête a droite & a gauche. Un nombre infini de Tchoadars environnent Sc fuivent le Grand - Seigneur , ils entourent en même temps le Séliktar-Aga qui porte le fabre Impérial fur 1'épaule , Sc eft vêtu d un habit d etoffe d'or , & eet habit eft le feul des habits Turcs qui joigne a la taille. Le Kiflar-Aga parak enfuite fuivi du Kafnadar-Aga 1 qui ferme la marche, Sc qui diftribue de largent au peuple dont la foule 1'accompagne. Le Capidgilar Kiayafty 2 , Sc le Boftandgy * On fait que le Kiflar-Aga eft Ie chef des Eunuques; il a pour fecondle Kafnadar-Aga, aufli noir, & pas moins Eunuque, dont 1'emploi eft celui de garde du tréfor particulier ; il eft chargé dans les cérémonies de faire jetter au peuple l'argent deftiné a eet ufage. 2 Capitaine des Gardes de la Porte.  du Baron de Tott. 123 Bachy qui précède le Grand-Seigneur dans toutes les forties publiques, doivent a, fon retour au Sérail, mettre pieda terre au fond de la première cour pour venir au-devant de Sa Hauteffe : ils doublent leurs pas lorfqu'ils s'en approchent, fe profternent aux pieds de fon cheval , & 1'introduifent dans la feconde cour en marchant devant lui j'ufqu'au lieu oü le Prince met pied a terre , & ou les Officiers de 1'intérieur le recoivent. Le fameux Racub Pacha qui venait d'enterrer fon ancien maitre Sc d'inftaller le nouveau, s'appercut le premier que Sultan Muftapha auffi ignorant , mais plus aótif qu'on ne 1'avait préfumé , avait befoin d'être occupé. J'ai déja peint le caraétère de ce premier Miniflre. On ne fera pas furpris d'apprendre que fes premiers foins furent d'exciter inhumainement fon Maitre a renouveller lesLoixfomptuaires& a les faire exécuter lui-même a toute rigueur; il voulaitainfientretenir 1'ignorance du Prince, Sc rendre fon autorité odieufe au Public. Q2  124 MÉMOIRES Les premiers coups de cette autorité furent d une violence & d'une barbarie extreme. Les Crieurs publics n avaient pas terminé la proclamation de la Loi, que le Grand-Seigneur déguifé , ainfi que les executeurs de fes volontés qui 1'accompagnaïent, punillait déja ceux des Grecs, des Arméniens & des Juifs qui fe trouvaient vêtus des couleurs prohibées pour ces trois nations. Un malheureux Chrétien mendiant quiportaitune vieille paire de pantoufles demaroquin jaunex, qu'il venait d'obtenir delacharitéd'un Turc, fut arrêté par le GrandSeigneur , & cette excufe ne lui fauva pas la vie. Chaque jour éclairait quelque nouvelle horreur. Les Turcs même furent compris dans la Loi, elle fixait le genre des fourrures de chaque état; elle prononcait fur la forme de i'habit & fur ia .hauteur de la coëffiire des femmes. Les Européens n'en furent exceptés qu'en fe foumettant a porter les habits qui leur font propres. Cela feul aurait 1 Cette couleur eft réfervée pour la chauflure des Turcs,  du Baron de Tott. 125 du en les y afmjettiffant pour jamais préferver les Ambaffadeurs de 1'humiMation de voir batonner leurs protégés, & de leur voir effuyer d'autres mauvais traitemens dont les Turcs n'auraient pas même eu 1'idée, fi on ne leur eut jamais préfente que des habits étrangers. Cependant deux événemens malheureux vinrent ét rallentir cette vexation : ce n'eft jamais que par de nouveaux défaftres, que 1'humanité foumife au defpotifme , recoit le foulagement de ceux qu'elle a foufferts; & je remarquerai a eet égard, que lorfqu'on interroge a Conftantinople quelqu'un lur fon age, il répond toujours en citant 1'année de la grande pefte , celle de la famine , 1'époque de telle rebellion, de telle incendie. La flotte du Grand-Seigneur était dans 1'Archipel occupée a tirer de fes malheureux habitans un tribut que cette forme de perception quadruple toujours, tandis que la Caravanne des Pélerins pour la Mecque était en route vers Damas. Conftantino-  Il6 MÉMOIRES ple recut auffi a la fois la nouvelle que le vaiueau Amiral, pendant que fes Officiers & la plus grande partie de i'équipage était a terre, avait été enlevé 8c conduit a Malthe par les efclaves qui y étaient embarqués , & que la Caravanne , nonobftant le Pacha, le canon & les troupes qui fefcortaient, avait été attaquée 8c taillée en pièces par les Arabes du défert. Les préjugés & famour-propre fe trouvant blelfés en même-tems par ces deux cataf trophes, on ne garda plus de mefure, 8c la confternation du Sérail animant 1'infolence du peuple, on ofa murmurer fiautement contre le Grand-Seigneur, 8c s'enprendre alui de cestriftesévénemens. Tout ce qui menacait 1'ordre établi d'une commotion trop forte ne pouvait manquer d'inquiéter Racub Pacha, 8c eet adroit Minillre trouva bientöt Tan expédient propre a diftraire 1'attention du peuple, 8c la porter fur un objet agréable. La famine encore récente iui en fournit le moyen. Il répandit dans le public le magnifique projet de couper 1'Afie  du Baron de Tott. 127 mineure par un canal navigable 1, Sc propre au tranfport des denrées , afin de ne plus les expofer au danger Sc a 1'incertitude des trajets de mer. Il faliait pour cela réunir le fleuve Zacarie a la ville d'Ifhic Yancienne Nicée, en fe fervant d'un lac fitué a moitié chemin , dont les eaux auraient fervi a ia dépenfe des éclufes, Sc qui abreuvé par plufieurs rivières qu'on pouvait y verfer, ferait devenu intarifTable. Le Drogman de la Porte fut envoyé d'office| a M. de Vergennes pour me demander a eet Amballadeur. Je me rendis a la Porte pour confulter le Plan d'opérations : il y eut même des voyages de quelques Miniftres pour aller prendre des renfeignemens fur les lieux; mais tout ce projet qui n'avait été qu'un prétexte, difparut avec les mécontentemens qu'il avait fait oublier. Cet événement me donna le premier appercu de 1'ignorance des Turcs que j'ai bien vérifié depuis. 1 Racub Pacha plus inftruit que les Turcs ne le font ordinairement, avait fans doute pris ce projet dans Pline.  12,8 MÉMOIRES A peine fus-je arrivé ala Porte , qu'on m'y préfenta un Grec qui devait, difait-on, nous être d'un grand fecours pour ce travail, c'était le plus habile de 1'Empire : je le queftionnai fur le nivellement, & je fus bien a portie d'évaluer les talens de eet homme, quand il me montra une petite planchette de cuivre avec laquelle il devait opérer, Sc que je n'avais pas appercue d'abord, paree que ce rare inftrument était entouré d'un grand nombre de fpeétateurs ravis d'admiration. Quaht aux malheureux Pélerins de la Caravanne, on finit par les regarder comme autant de martyrs, & la bonté que le Roi eut d'acheter a Malthe, Sc de rendre aux Turcs le vaiffeau Sc le pavillon amiral \ que les Efclaves avaient enlevés, acheva de 1 Ce pavillon était d'autant plusintérelïant, que donné par la Mecque au Grand-Seigneur, les Turcs y attachent un préjugé iuperftitieux. Les noms des Difciples du Prophéte aux quatre angles, un fabre a deux lames pour écufTon , & des paflages de 1'Alcoran, pour bordure, tiflue en argent fur une étoffe cramcifie, donnént a ce pavil- rétablir  du Baron de Tott. 129 rétablir pour quelques tems le calme dans Conftantinople. Cependant i'aétivité du Grand-Seigneur trouva heureufementun autre aliment que les loix fomptuaires. Les monnaies, la vérification des-'comptes du tréfor Foccupèrentbientöt tout entier. Uretrancha aufli des abus de dépenfe dans fon Harem, il y fixa 1'entretien annuel des femmesl. Le Kiflar-Aga perdit encore fous ce règne toute 1'importance de fa charge, en perdant fadminiftration des Vakouis, dont le Vifir fut chargé; mais une fpéculation toujours dangereufe pour le Souverain, & qui fut préfentée a Sa Hauteflè par un de fes Favoris, fit altérer les monnaies a un 'tel degré, que les faux Monnayeurs travaillent aujourd'hui en Turquie a Ion un caradère talifmanique qui rend toujours fa perte plus facheufe que fa poifeffion n'eft utile. 1 On m'a afliiré que 1'article de 1'habillement des femmes avait été porté dans le tarif a environ 150 liv. de notre monnaiepar an , ce qui ne doit pas paraure fomptueux. ƒ. Partie, R  I^O MÉMOIRES 1'avantage du peupie : quelqu'alliage qu'ils emploient, le coin du Grand-Seigneur eft encore audeftbus du titre qu'ils donnent a leurs efpèces. Les revenus de 1'Empire ne furent point accrus par cette manoeuvre : les Pachas qui gouvernent les Provinces, en même-tems qu'ils en font les fermiers, n'en furent pas moins avides; 1'ceii du Souverain devint feulement plus attentif a les dépouiller du produit de leurs rapines *; les véxations continuèrent & le danger de paraitre ricfie n'arrêta que la prodigalité qui reftitue. Cette efpèce de confifcation eft verfée dans le tréfor particulier du Grand-Seigneur. Les plaintes des Provinces contre leurs administrateurs procureur la connaiflance de Ia fortune des vexateurs, & la juftice du Souverain vivement offenfée fans doute, fe dcdommage en s'emparant des fommes extorquées. Les malheureux qui crient misère n'obtiennent jamais que la tête du coupable, & le nouvel oppreffeur qui le remplace , leur fait prefque toujours regretter 1'ancien. Le fyftème des finances en Turquie confifte a placer fur la furface de fa terre un grand nombre d'éponges qui en fe gonflant de la rofée, donnent au Souverain le moyen de s'en emparer en les exprimant dans le réfervoir dont il a feul Ja clef.  du Baron de Tott. 131 Attaqué par la circulation, le commerce éprouva bientót cette efpèce de langueur qui ne manque jamais de produire les plus grands défordres. Les artifans manquèrent d'ouvrage, 8c ie défceuvrement joint au befoin porta le peuple aux crimes. L'efpoir du piiiage, & 1'ardeur de fe venger des Riches, muitiplièrent les incendies. Des Coundaks, efpèce d'artifice qui ne confifte qua placer au milieu d'un petit faifceau d'éciats de bois de pin, un morceau d'amadoue enveloppé de meelies fouffrées, font le moyen que les incendiaires emploient le plus ordinairement. lis dépofent furtivement cette allumette derrière une porte qu'ils trouvent ouverte, ou fur une fenètre, 8c après y avoir mis le feu, ils fe retirent. Cela mffit fouvent pour caufer les plus terribles ravages dans une viiie dont les maifons baties en bois & peintes a. i'huile d'afpic , offrent une extreme faciiité au premier maifaiteur qui voudra les réduire en cendres. Cet expédient dont fe fervent les incendiaires, 8c R 2  I32 MÉMOIRES qui échappe fouvent a la vigilance des propriétaires, joint aux caufes ordinaires des incendies, donna pendant quelque tems de fréquentes alarmes; mais enfin cette efpèce de fléau rut diffipé par la grolTeflè d'une des femmes du Sérail, Sc fur-tout par Faétivité que cette nouvelle fit reprendre au commerce. On prépara les préfens d'ufage en pareille occafion, toutes les idéés fe tournèrent vers les Donanemas % qui n'avaient pas eu lieu depuis deux règnes, Sc 1'occupation des individus rétablit le calme dont eet événement afiurait la durée, en ajoutant a 1'autorité du Grand-Seigneur. En effet, de quelque fexe que fut 1'enfant qui devait naitre, cette grof* fefïè annoncait des héritiers a 1'Empire. Sultan Muftapha plus radieux parut en public avec la certitude de plaire. Quelques fommes d'argent diflribuées au 1 RéjouifTances publiques a 1'occalion de la naifïance des Princes Ottomans , elles n'ont ordinairement lieu que fur mer pour les PrincefTes ; mais 1'on décida que le premier enfant après une longue ftérilité ferait fèté plus que de coutume.  du Baron de Tott. 133 peuple achevèrent de captiver fon opinion & fa bienveillance. On eft toujours certain de fe la procurer, lorfqu'on daigne faire quelques frais, Sc lorfqu'on fait s'y prendre avec un peu d'adrefte pour 1'obtenir. Murad Mollach avait eu des torts de ce genre, il n'avait pas alTez ménagé la multitude. Ses amis 1'avertirent que dans fa pofition, il devait un peu plus compter avec elle, s'il voulait parvenir aux grands emplois; ce fut donc pour lui plaire, Sc en même-tems pour fe procurer les bonnes graces de fon Maitre que eet Effendi, profitant du moment donna dans la prairie de Buyukdéré, une fête relative a 1'événement qui excitait la joie publique. On me faura gré de m'attacher a ces détails, ils offrent le vrai tableau des mceurs & des ufages d'une Nation. Deux grands poteaux diftans 1'un de 1'autre de quarante pieds fupportaient une corde tendue a leur extrémité fupérieure. On avait fufpendu a  134 Mémoires cette corde des foelies, fur lefqueiles des lampes de verre étaient fixées a des diftances convenables auxobjetsquerilluminationdevak repréfenter 1; le chiffre du Grand-Seigneur, le deffin de fon bateau, des mots tirés du Coran & applicables au fujet, décorèrent eet édifice pendant les trois jours que dura la fête, tandis que des Danfeurs de corde, une troupe de Comédiens Juifs & des Danfeufes , ne cefsèrent d'amufer le fpe&ateur fort avant dans la nuit. (Dieft fur-tout a la lumière d'une vingtaine de réchauds de fer élevés fur des piquets , oü 1'on entretenait une flamme rouge avec des chiffons goudronnés & du bois de pin, que ce tableau m'a paru le plus curieux. 1 Les grandes Mofquées s'illuminent de Ia même manière pendant leRamazan. Leurs Minarets fervent de poteaux pour attacher la corde principale è laquelle les rayons de lampes font fulpendus par des-anneaux defrinés a les faireglifTer a mefure qu'on les allume par lagalerie d'un des Minarets, & que de la galerie du Minaret pppofê, on ore une petite corde qui les reünie & maintient les fils de eet efpèce de haute-luTe a des diftances convenables,  du Baron de Tott. 13^ Ces lugubres candeiabres étaient plantés en cercie pour éclairer les baladins qui occupaient le centre, Sc des tentes drelTées pour Murad Mollacli Sc fa compagnie formaient avec Ia foule des afïiftans une grande ligne de circonvallation dont les femmes du peuple occupaient une partie. L'illumination placée en dehors de cette dernière enceinte n' étaient que 1'enleigne de la fête, dont 1'article ie plus précieux était la comédie. Une efpèce de cage de trois pieds quarrés lur lix de haut, enveioppée d un rideau repréfente une maifon, Sc contient un des acteurs Juifs habillé en femme. Un autre Juif habillé en jeune Turc, & réputé amoureux de la dame du logis ; un valet, affez piaifamment balourd, un autre Juif vêtu en femme Sc jouant la complaifante , un mari que i'on trompe, enfin les perfonnages qu on voit par-tout occupent les dehors Sc compofent la pièce. Mais ce qu'on ne voit point ailleurs, c'efl le dénouement; tout eft en fcène, rien n'eft abandonné a  1$6 MÉMOIRES 1'imagination des fpeótateurs, & ü le cri du Muezzin l9 fe fait entendre fur ces entrefaites, les Muiulmans fe tournent du cöté de la Mecque pendant que les acteurs continuent chacun leur röle; Sc j'en aurai aflèz dit fur ce bizarre aflèmblage de dévotion momentanée & d'indécence continuelle, li 1'on appercoit que ce tableau, difriciie a décrire, pourrait encore moins fe delfiner. Des danfeurs de corde mal-adroits, des lutteurs aflèz gauches, quelques boulfons groflïers Sc des baladines remplilfent les intervalies d'une comédie a 1'autre. Parmi ces dernières dont le mérite n'eft surement ni dans 1'élégance de leurs pas , ni dans Tagrément de leurs geftes, mais qui plaifent infiniment aux Turcs par le talent qui les caraétérife, on diftinguait une jeune fiile de dix a douze ans dont 1'agilité promettait, Sc lorfqu'après chaque 1 Celui qui du haut des Minarets, appelle a la priere. danfe >  duBarondeTott. 137 danfe, eile faifait, fuivant i'ufage , fa ronde avec le daïré *, pour recueiiiir en argent la valeur des idees agréables qu'elle avait fournies a la compagnie, les Seigneurs Turcs de la fociété de Murad Mollach , la mettaient a 1'enchère a 1'envi 1'un de 1'autre, tandis qu'ils lui appliquaient des féquins fur le front2 pour lui témoigner leur bienveillance. Le prix de cette efclave, dont lafigure n'avait cependant rien de diftingué, monta jufqu'a la fomme de douze bourfes 3, qu'un vieux Mollach donna au marchandpour acheter ie llériie plaifir de perpétuer x Tambour de bafque qui fert a marquer la mefure. 1 Le fequin eft une monnoie d'or fi légère qu'en 1'appuyant fur le front, elle y tient pendant quelque temps, 8c c'eft la manière dont les Turcs récompenfent 1'agilité des danfeurs. 3 La bourfe turque eft une valeur numérique de 500 piaftres, 8c qui devrait répondre a celle de 1500 liv. fi 1'altération des monnaies du Grand-Seigneur n'était pas au degré de ne plus admettre de c'omparaifon, & que le change du commerce réduit depuis long-tems a 25 ou 30 pour cent de perte fans-être encore au niveau de la valeur comparée des matières intrinféques. ƒ. Partie. S  I38 MÉMOIRES des idees qu'il avait perdu i'efpérance de réalifèr. Excepté dans les fêtes pubiiques, oü ia licence eft toujours extréme Sc toujours permife 9 ces acteurs ne développent leurs talens que dans 1'intérieur des maifons, lorfqu'ils y font appellés pour les nöces & les fêtes particuiieres. Ces troupes de mauvais bateleurs font toujours compofées d'hommes ou de femmes feulement; celles de femmes repréfentent dans 1'intérieur des Harems avec autant de diftinction Sc aufli peu de retenue que les comédiens dont on vient de parler ; mais la mufique eft 1'amufement ordinaire Sc le plus familier des Turcs. Leur mufique martiale eft du genre le plus barbare; des caiflès énormes frappées avec des efpèces de mailiets, réuniffent un bruit fourd au fon vif Sc clair des petites timbales qu'accompagnent des clarinettes Sc des trompettes aiguës , dont on force les tons pour compléter le tintamarre ie plus difcordant qu'on puiffe imaginer.  du Baron de Tott. 139 La mufique de chambre eft au contraire très-douce, & li 1'on peut lui reprocher une monotonie de femi-tons a laquelle on répugne d'abord, on ne peut lui refufer une forte d'expreflion méiancolique dont les Turcs font puifTamment touchés. Unviolon a trois cordes monté au ton de la guimbarde, la viole d'amour, qu ils ont adoptie, ia flüte de derviche, plus douce que notre traverfiere , le tamhoury efpèce de mandolin a long manche & a cordes de métal, les chalumeaux, ou la flüte de Pan, & le tambour de bafque , deftiné a rendre ia mefure plus fenfibie , compofent eet orcheftre. Il s'établit au fond d'un appartement oü les muiiciens accroupis fur leurs talons, jouent fans mufique écrite, des airs^ mélodieux ou vifs, mais toujours \ 1'uniiTon , tandis que ia compagnie dans un grand fiience, s'enivre d'un enthoufiafme langoureux, de la fumée des pipes 8c de quelques pilules d'opium. Ceux des Turcs qui fe font une fois abandonnés a un ufage immodéré d'opium % font faciles a S 2  I40 MÉM OIRES connaitre par une forte de rachitifme que ce poifon produit a la longue. Dévoués a n'exifter agréablement que dans une efpèce d'ivrelTe, ces hommes font fur-tout curieux a voir, lorfqu'ils font réunis, dans un endroit de Conftantinople qu'on nomme Tériaky Tcharchijfy (le marche des mangeurs d'opium ). C'eft la que vers le foir on voit arriver par toutes les rues qui aboutilfent a la Solimank 1 ces amateurs , dout les figures pales & triftes ne pourraient infpirer que la pitié , fi des cous alongés , des têtes tournées a droite, ou a gauche, 1'épine du dos déviée , une épaule dans 1'oreille & nombre d'autres attitudes bizarres qui réfultent de leur maladie , ne préfentaient le tableau le plus ridicule 8c le plus plaifant, Une longue file de petites boutiques eft adolfée a un des murs qui fervent d'enceinte a la place oü eft conftruke la Mofquée.^ Ces boutiques font 1 Laplus granda Mofquée de Conftantinople.  * du Baron de Tott, 141 ombragées par une treille qui communiqué de 1'une a 1'autre, & fous laquelie chaque marchand a foin de placer un petit fopha, pour aflèoir fon monde fans gêner le palTage. Les chalands arrivent & s'y placent fucceffivement pour recevoir la dofe qui convient au degré d'habitude & de befoin qu'ils ont contracté. Bientöt les pilules font diftribuées ; les plus aguerris en avaient jufqu a quatre plus groffes que des olives, 8c chacun buvant un grand verre d'eau fraiche par-dehus, attend dans fon attitude particuliere une rêverie agréable qui au bout de trois quarts d'heure au plus, ne manque jamais d'animer ces automates; elle les fait gefticuler de cent manières différentes, mais toujours bizarres & toujours gaies. C'eft le moment oü la fcène intérefte davantage; tous les acteurs font heureux, chacun d'eux retourne a fon logis dans un état de déraifon totale; mais auffi dans la pleine & entière jouiffance d'un bonheur que la raifon ne faurait procurer. Sourds aux huées des paffans qu'ils  I42 MÉMOIRES rencontrent &qui fepiaifent a les faire déraifonner, chacun d'eux croit polTéder ce qui lui plait; ils en ont fair, ils en ont le fentiment, la réalité procure fouvent beaucoup moins. On retrouve le même tableau dans les maifons particulières oü le maitre donne fexemple de cette étrange débauche. Les gens de loi y font le plus fujets , & les Derviches s'enivraient tous d'opium, avant de s'être avifés de lui préférer 1'excès du vin. Ces fortes de Moines font en Turquie de deux efpèces très-differentes, mais également remarquables. La difference vient du genre de règle que leur fondateur leur a refpeélivement impofé.* Celle des Derviches Mewliach eft de tourner comme des totons au bruit d'une muf que aftèz douce, & de chercher une fainte ivreftè, dans les vertiges qui devraient rélulter naturellement de ce bizarre exercice ; ft 1'habitude qu'ils ont de tourner ainfi, ne les préfervait pas de rétourdiflement & de 1'ivreftè a laquelle ils vont luppléer dans les tavernes. La  du Baron de Tott. 143 règle des autres Moines nommé Tacla-Tépen 1 plus trifte, a auffi plus de barbarie. Elle confifte a fe promener gravement, & a la file les uns des autres, autour de leur Chapelle, Sc a prononcer le nom de Dieu a haute voix, & avec effort a chaque coup de tambour quon leur fait entendre :.bientöt les coups de baguettes preftes gradueliement, deviennent fi vifs, que ces malheureux font contraints a de terribles efForts de poitrine; les plustfévots ne finilfent la proceffion qu'en vomiiTant ie fang. Leur abord eft toujours fombre, toujours farouche, Sc ces Moines font fi perfuadés de la fainteté de leur pratique, Sc fi surs de plaire au Ciel par leurs hurlemens, qu ils ne jettent jamais fur les autres hommes que des regards -du plus profond mépris. 11 y a encore en Turquie d'autres Moines, Sc des Santons qui courent la campagne : leur * Batteur de planches, peut-être n'avaient-ils pas d'autres inftrumens dans lorigine.  144 MÉMOIRES rencontre dansun bois n'eft pas fans inconvénient; fous le manteau de la Religion, ils s'introduifent chez quelques dévots; Sc c'eft par-tout la plus mauvaife compagnie qu'on puiftè trouver. Ceux de ces Derviches qui font affez audacieux pour profiter de 1'ignorance générale s'érigent en prophêtes Sc prophétifent impunément. S'il arrivé que 1'événement juftifie les prédiótions qu'ils ont hafardees, alors ils ne tardent guere a paffer pour des Saints, Sc a jouir de Ia plus haute confidération; mais ceux même qui, faute de fuccès, ne parviennent qua paffer pour des fous , n'en ont pas moins le droit de pénétrer par-tout. Rien ne peut s'oppofer a leur effronterie; le nom de Dieu proftitué par ces coquins en impofe toujours a la multitude fuperftitieufe, Sc j'en ai vu venirinfoiemment s'affeoir a cöté du Vifir pendant que je m'entretenais fecrètement avec lui, Sc que les gens les plus confidérables fe tenaient a i'écart. Le fanatifme du public impofe aux gens plus éclairés la loi de fe  du Baron de Tott. 145 fe contraindre, & les Turcs les plus puiffans ne parviennent a fe débarraflèr momentanément de cette canaille, qu'en lui donnant quelque argent, dont le véritable effet eft cependant de la rendre plus incommode & toujours infolente. Racub Pacha plus inftruit que les Turcs ne le fontordinairement, fok pour détruire 1'ignorance , ou pour laiffer après lui untémoignage de fon goüt pour la littérature, fit batir a fes frais une grande coupole, pour y fonder une Bibliothéque pubiique : il n'en exiftak pas a Conftantinople. Mille a douze cent manufcrits Arabes ou Perfans que ce Vifir avait raffemblé, & qu'il légua a ce monument, furent rangés fur des corps de tablettes difpofés en pyramides circulaires, au centre de la rotonde qu'il fit batir a eet effet. Un Bibliothécaire furveille ce dépot: le public a droit d'y pénétrer a des heures marquées, & Racub en fonda 1'entretien; mais rien ne fondera certainement i'inftruction des Turcs, tant que les difficultés de la langue en fixeront I. Partie. T  I46 MÉMOIRES les hornes au feul talent de lire Sc d ecrire. L'Imprimerie aurait pu les étendre; un certain Ibrahim Effendi avait établi eet art fi utile de multiplier les copies ; il fit même imprimer plufieurs ouvrages; mais qui n'eurent qu'un faible débit, quoiqu'il eut choifi ceux qui devaient en promettre ie plus: quel fuccès pouvait avoir en effet, un art qui dès ie premier coup d'ceii, réduifait a rien, le talent de ceux que 1'on confidérait comme des favans? Ils devinrent juges Sc parties ; la Typographie ne pouvait atteindre a la perfection des liaifons; on la méprifa, Ibrahim ferma boutique. Racub lui-même n'était pas exempt de cette fauffe fcience qui s'enorgueiliit des difficultés vaincues. Il fe plaifait a lier les lettres d'une manière indéchifrable, Sc fur toutes chofes il aimait a jouer fur le mot. On cite encore de lui plufieurs traits affez plaifans dans ce mauvais genre, mais qui par cela même qu'ils appartiennent au gloflaire f ne peuvent être traduits, 1  du Baron de Tott. 147 Dégagé par ia force naturelle de fon efprit de tous les préjugés qui abrutilfent les Turcs prefque généralement, ce Vifir trouvait jufques dans les objets les plus atroces, le moyen de s'égayer. On jugera bien que le Mahométifme n'était pas a 1'abri de fes plaifanteries. Un Européen fe préfenta un jour a la Porte & fit foupconner par fes geft.es, plus que par fon langage , qu'il voulait fe faire Turc, & qu'il était Allemand. A la néceffité d'appeler quelqu'un pour le faire expliquer, fe joignait 1'article des traités qui néceffité la préfence d'un Drogman pour qu'un Européen puiffe légalement renier fa religion. On en trouva un de rambaffade d'Allemagne qui fut conduit au Vifir & lui apprit que le nouveau venu, néaDantzick, en était parti tout exprès pour embraffer le Mahométifme a Conftantinople. Cette réfolution parut trop bizarre a Racub pour ne pas vouloir en connaitre le véritable motif, & le candidat, interrogé de nouveau, répondit dévotement que Mahomet lui avait apparu T 2  MÉMOIRES pour 1'inviter a mériter toutes les faveurs attachées a llslamifme. Voila un étrange coquin, dit ie Vifir. Maiiomet iui a apparu a Dantzick! A un infidèle ? tandis que depuis plus de foixante-dix ans que je fuis exaa auxcinq prières, il ne ma jamais fait pareilhonneur. Dites-lui, Drogman, qu'on neme trompe pas impunément; que certainement il a tué pere & mere, & que je vais le faire pendre , s'il ne me dit pas la vérité. Effrayé de cette menace, le voyageur avoua alors qu'il avait été Maitre d'école a Dantzick, & qu'au bout d'un certain tems, il avait eu le malheur de donner lieu a des foupcons facheux; que les parens des enfans qui lui étaient confiés 1'avaient griévement chicane; qu a la fin les Magiftrats s'étaient difpofés a févir contre lui d'une manière un peu chaude; que pour échapper a leur fentence, & bien informé qu'a Confiantinople on ne faifait pas tant de bruit pour fi peu de chofe, il y était venu changer de coëfure, dans lefpérance d'etre bientöt lui-même affez inftruic  du Baron de Tott. 149 pour contribuer auffi a 1'éducation de la jeuneffe Turque. Fakes-lui faire fa profeffion de foi, repliqua le Vifir, & menez ce Néophyte chez un tel Mollach pour qu il pourvoie a fon entretien; ils fontfaks pour vivre enfemble, c eftun camarade que je lui envoie; mais qu on charge liman du quartier d'aller les inftruire tous deux, & de leur apprendre qu aucune religion n'a jamais toléré leur régime. L'ufage conftamment fuivi par les Empereurs Turcs de faire batir une Mofquée & de la doter ; pour en fonder 1'entretien , a tellement multiplié ces temples, que les emplacemens étaient devenus très-rares a Conftantinople. Sultan Mahamout avait pris le parti d'en faire conftruire une a Scutary: il mourut, & Sultan Ofman la fit achever. Muftapha tröuva cependant le moyen d'acheter dans fa Capipitale un terrain affez vafte pour la Mofquée qu'il voulait y batir; ce Prince imagina pour fuppléer aux habkations qu'il allak détruire, &pour doter la nouvelle Mofquée , de faire faire une jettée fur  I^O MÉM O I R E S un bas-fond du rivage de la Mer de Marmora, prés des murs de la ville , afin d'y former un nouveau quartier. L'ignorance des architeétes iutta long-tems & avec défavantage contre les vagues de la mer , 8c 1'avarice qui apprend toujours a fes frais qu il n'y a de vraie économie que dans les dépenfes faites a propos, fut enfin contrainte de céder a la néceffité. Tout 1'or que fon avait prodigué jufques - la ne fervit a rien; il fallut recommencer fur de nouveaux frais & en venir aux encailTemens; ce dernier expédient réuffit, & 1'ouvrage fut confolidé. La plupart des Turcs propriétaires des maifons qu'on venait d'acfieter pour placer la Mofquée , devinrent les locataires des nouvelles habitations, & les fermiers du nouveau temple , qui fut achevé fous le regne de fon fondateur. L'intérêt ou le zèle religieux des propriétaires ne préfenta a Muftapfia aucune contradiction dans 1'achat des maifons qui convenaient a 1'exécution de ce plan. Sultan Soliman,  du Baron de Tott. i^r ie plus grand Prince des Ottoman, n'avait pas été li heureux dans une femblable circonftance; 8c ce trait rn a paru d'autant plus intéreflant qu il fufEt pour donner une idéé de la valeur légale des propriétés en Turquie. I/emplacement de la Solimanie avait été décidé, & Sultan Soliman femblait n'être menacé d'aucun obftacle dans les achats qui devaient lui en aflurex la propriété; lorfqu un Juif qui poftedait dans ie centre de ce terrainune maifon de peu de valeur, refufa de s'en défaire a aucun prix. On eut envain recours a la prodigalité , eet Ifraéiite fut inflexible & fon entêtement 1'emporta lur fon avarice. Tout ce qui environnait Sultan Soliman, accoutumé a voir plier 1'Univers devant ce Prince, appiaudiffait d'avance au fpeétacle de la maifon du Juif détruite dans fes fondemens & du Juif lui-même trainé au fupplice; mais heureux les Princes qui ne confondent point 1'homme & le Souverain, ne croient pas pouvoir difpofer de leur autorité pour fatis-  1^2 MÉMOIRES faire leur dépit perfonnel! heureux les Princes qui attendent que la juftice ait prononcé dans leur propre caufe, 8c dont 1'ame eft affez grande pour ne pas fe contenter du fuffrage de ceux qui les environnent! Tel était Sultan Soliman ; il defcendit du Tröne pour interroger la Loi : Un homme , écrit-il au Mufti, veut élever un temple a la Divinité; tous les Mufulmans propriétaires du terrain qui doit former i'emplacement s'empreflènt de participer a. cette bonne oeuvre, en vendant leurs maifons; un feul, 8c c'eft un Juif, fe refufe a toutes les offres: quelle peine mérite-t-il l Aucune, répond le Mufti: les propriétés font facrées fans diftinétion d'individus, 8c 1'on ne peut élever un temple a Dieu fur la deftruétion d'une loi aufli fainte. Elle eft favörable au défir que le Juif a fans doute de laiflèr a fes enfans une propriété dont ia valeur ferait peut-être diflipée ; mais on peut prendre ce terrain a. ioyer : c'eft le droit du Souverain, toutes les fois qu'il   NAM AS GIACK Sextjneur* Turc a la Projnenade  du Baron de Tott. IJ3 qu'il a befoin d'une maifon. Il faut donc paffer un contrat de location pour le Juif & fes defcendans; par ce moyen fa propriété demeure intacte, & 1'on peut enfiiite abattre la maifon & batir la Mofquée, fans craindre que ia prière des Mufulmans y foit réprouvée : le fetfa du Mufti fut exécuté. Aux fondations des Mofquées fe joint ordinairement celles d'écoies publiques oü les enfans du quartier vont apprendre a réciter leurs prières. Plufieurs gens ricfies font auffi conftruire des fontaines & des Namas -Giack 1, afin dindiquer aux dévots Mufulmans la direétion de la Mecque. Ceft fiirtout dans la campagne , oü ce genre de luxe fe développe avec profufion. La fuperftition a multiplié ces petites fondations; elles valent un grand 1 Terrain difpofé pour faire la prière. Une pierre fur laquelle Ia proféfïïon de foi eft ordinairement ccrice, eft orientée de manière a indiquer le cöcé de la Mecque, en même-tems qu'une fontaine y fert aux ablutions. /. Porde. V  ÏJ4 MÉMOIRES nombre d'indulgences, & le Turc qui les obtient en trouve journellement Ie débit. Celles dont les gens en place ont toujours befoin pour fe fauver dans ce monde, s'achettent un peu. plus cher , & la néceffité oü ils font de fe ménager la bienveiilance du Grand-Seigneur invite 1'avarice, 1'ambition Sc ia crainte a des fpécuiations infinies, 8c dont les calculs font fouvent fautifs. Le plus économique lorfqu'ii réuffit, eft fans doute de faire accepter au Grand-Seigneur une efclave qui lui plaife, Sc qui foit affez reconnaiffante pour empioyer fon crédit en faveur de fon premier Maitre. J'ai vu chez ma beile-mere une de ces Géorgiennes deftinée par Afma, Sultane, au fuprême honneur d'amufer Sa Hauteffe, Sc je n'ai vu très-diftinótement en elle, qu'une filie de dix-huit ans, médiocrement grande, extrêmement forte, Sc qui pouvait pafter pour une affez jolie Elle de cabaret; elle avaitala vérité de grands yeux noirs, dont ia beauté affez commune en Turquie , fe ferait diftinguée  du Baron de Tott. 155 par-tout ailleurs; mais ils étaient inanimés, & le furmé qui les noirciffait n' y ajoutait rien d'agréable. Je ne veux pas encourir le reproche de négiiger des détails fur cette drogue fi fameufe & fi ufitée dans toute 1'Afie. C'eft une poudre noire impalpable & tellement völatile qu'elle s'attache d'une manière veloutée fur un fil de laiton fixé au bouclion du flacon qui la contient. L'art des'enfervir confifte a tirer ce fil de laiton, auquel le bouchon fert de manche, fans qu'il touche les bords du flacon, ce qui le dégarnirait de la poudre noire dont il s'agit. On applique 1'extrémité de cette aiguille dans le coin intérieur de 1'ceil, en y appuyant les deux paupières, & enfuite on la retire doucement vers la tempé, afin de laifler en-dedans des ciis, deux raies noires, qui donnent a de beaux yeux, un air dur qu'ils n'avaient pas, & que les Turcs prennent pour un air tendre. Ce qui paraltra bien plus extraordinaire, c'eft que les hommes eux-mêmes, & fur-tout les vieil- V 2  I$6 MÉMOIRES lards, ont auffi cette coquetterie. L'ufage du furmé eft prefque général. Il eft vrai qu on lui attribue la vertu de fortifier la vue; mais il eft plus certain que leffet du furmé ne la fatisfaifait pas *. Tout ce qui peut contribuer a 1'entretien de la T Cet ufage eft moins commun dans Ie peuple, & femble appartenir plus particulièrement a 1'opulence, & I une forte d'inadtion néceffaire a ce genre de beauté; on fent en effet que cette poudre impalpable placée avec précaution fur le bord des paupières, s'étendrait défagréablement par une tranfpiration forcée. Cependant le peuple, cette partie toujours la plus nombreufe, dont le travail impofe a la richeife pareffeufeun tributjournalier, a auffi fa manière de fe décorer. Elle confïfte, ainfi que chez prefque toutes les Nations fauvages, a fe couvrir les bras & les jambes, quelquefois la poitrine, de fignes deffinés par des piquüres, & qui frottés, avant d'être cicatrifés, avec quelque couleur, retiennent celle qu'on y faitpénétrer. La couleur bleue qui réfulte de la poudre a canon, eft la plus commune. Les préjugés femblent auffi fournir leplus grand nombre des fujets de ce bizarre tableau j les noms de Jéfus & de Mahomet diftinguent le Chrétien & le Turc que le même travail réunit. La galanterie a auffi fa part dans ce genre de décoration, & 1'on voit fouvent des vers amoureux, mêlés avec quelques paffiages du Coran 5 mais le genre de cette galanterie , n'eft pa* toujours affez prononcé pour que 1'on ne puiffie s'y méprendre,.  du Baron de Tott. 157 beauté, ou fiippléer a fon défaut, eft faifi dans ce pays avec une avidité extréme, & les Chiotes font a Conftantinople en poffeffion de ce cliarlatanifme. Jamais leur art de rendre la peau fraiche na cependant éloigné le moment oü elle dok ceftèr de le paraitre : on pourrait même les accufer de hater la deftruótion de la beauté en Turquie, fi i'ufage immodéré des bains d'étuves ne la détruifait pas encore plus efEcacement que le fulimé \ La conftruótion de ces bains dok être décrite , afin d'en calculer les réfuitats, après en avoir exa~< miné les effets. Deux petkes chambres baties enbrique, revêtues en marbre ou en ftuc, fe communiquent, & font chacune éclairées par de petites coupoies percées en échiquier. Ce petit édifice eft ordinairement joint a la maifon par une chambre oü 1'on fe déshabille. Des doublés portes en chaffis, garnies de feutre, 1 Le Sulimé eft une efpèce de fard pour blanchir la peau , Sc dont 1'efFet eft fur-tout de la rendre luifante.  I58 MÉMOIRES ferment la première & la feconde partie de i'étuve. Une voüte fouterraine, dont 1'ouverture eft extérieure , fert de foyer. Cette voute répond a la pièce du fond & échauffè fur-tout une chaudière placée immédiatement fous le marbre du plancher de I'étuve, au plafond même de la voute inférieure, oü 1'on entretient un feu de bois de corde; des tuyaux, difpofés dans 1'épailfeur des murs , partent de 1'intérieur de la chaudière Sc s'élèvent en dehors de la coupole pour évaporer 1'eau que 1'on tient dans une continuelle ébullition. D'autres tuyaux qui partent d'un réfervoir, font également contenus dans la maconnerie & fourniifent de 1'eau froide dans 1'intérieur, par le moyen des robinets placés a cöté de ceux qui donnent de 1'eau chaude. De petites eftrades de bois bien poli font difpofies pour s'y afleoir, Sc des rigoles taillées dans le marbre fervent a 1'écoulement des eaux que 1'on verfe, Ces bains particuliers, toujours échauffés vingtquatre heures avant qu'on en faftè ufage, font portés  du Baron de Tott. 159 par cette méchanique a un tel degré de chaleur , qu'après s'être totalement dépouillé dans la chambre extérieure, & avoir chaufte des fandales de bois très-élevées pour ne pas fe brüler les pieds fur les marbres duplancher, onne peut cependant pénétrer dans la première pièce, qu'après avoir laifte un moment dilater fes poulmons entre les deux premières portes; cela fait, on ne peut encore pénétrer dans la feconde étuve , fous laquelle fe trouve le véritable foyer, fans prendre la même précaution; & 1'on peut ailiirer que i'air de cette pièce eft a celui de la première , comme ce dernier eft a l'air extérieur. Une tranfpiration fubite , & qui ruiifelle par tous les pores, eft auffi 1'effet qu'on éprouve d'abord en y entrant; mais la violence de cette chaleur, & celle de fes effets n'empêchent pas que les femmes ne reftent dans ces bains jufqu'a cinq & iix heures de fuite, & qu'elles n'y reviennent très-fréquemment. Celles qui n'ont pas de bains particuliers vont  IÓO MÉMOIRES aux bains publics; ils font toujours prêts Sc difpofés de manière a contenir une grande quantité de monde. Quelques femmes un peu plus délicates Sc plus fcrupuleufes que d'autres, prennent cependant le bain pour elles feules Sc s'y rendent avec des amies particulières; pour completterla fête, elles y font porter leur diner; i'attrait d'une plus grande liberté, celui de converfer tout le jour enfemble, fuffit fans doute pour les dédommager d'avoir li mal choifi le lieu de la fcène. Des baigneufes nommées Telleks, la main paffee dans de petits facs de ferge frottent la peau jufqu'au defféchement. Elles fe fervent auffi d'une argiletrèsfïne, pétrie avec quelques feuilles de rofe, Sc def fécfiée enfuite au foleil; comme d'une efpèce de favon pour en frotter la tête, en y verfant de 1'eau chaude avec de grandes taffes de métal. Les cheveux des femmes ainfi nétoyés Sc parfumés, font enfuite réunis en une infinité de petites treffes. On  du Baron de Tott. iot On ne recrouvera pas dans cette defcription les perles, les diamans, les riches étoffes Sc tous les agrémens dont Milady Montagu s'eft efforcée de parer ces bains. On croira difficilement auffi que cette Dame y foit réellement entrée toute vêtue comme on le lui a fait afturer *. Ce qui eft très-certain, c'eft qu'un trop grand ufage de ces étuves ouvre a la fin les pores au point de les rendre feniibles a. 1'ceil. Il eft également sür qu'une diiatation des fibres auffi forcée, en altérant les formes, amènc la décrépitude avant la vieilielTè. Ces bains publicsrépandus en trés-grand nombre dans tous les quartiers de la ville, fervent aufli aux hommes; mais a des heures différentes de celles 1 Dans la nouvelle édition des Lettres de cette Dame, on aflure cependant que tout ce qu'elles contiennent a été yérifié. 11 femble que cette alTertion de 1'Éditeur devroit être accompagnée de preuves Sc d'autorités. Mais le Public n'eft jamais difficile fur les erreurs qui 1'amufent j 1'intérêt qui percoit ce tribut, n'eft pas plus fcrupuleux , & ceux. qui n'aiment que la vérité doivent fe bomer a la préfenter fans fe charger de la défendre. 1, Partie. X  l6l MÉMOIRES qui font deftinées aux femmes. Un homme qui oferait tenter d'y pénétrer lorfque les femmes y font ralfembléesferait févérement puni de fon entreprife, quand même il aurait le bonheur d echapper aux coups de taflès % de fandales 2 & de peftemals mouillés i. Les femmes Turques font fiir-tout inexorables, quand I'audace d'un homme n'a d'autre objet que celui de les infulter; mais on ne pourra fans frémir jetter un coup-d'ceil fur les fuites funeftes de 1'abandon aveugle auquei elles fe livrent quelquefois. Je ne parle point de ces femmes dont les char- 1 Tafle, mot Turc dont la prononciation & la fignification font abfolument francaifes. 2 Sandale , ce mot a encore le même rapport avec notre langue 5 c'eft une femelle de bois que le pied chaufle au moyen d'une courroie qui 1'embrafle 5 mais il y a cette difference qu'en Turquie les fandales font montées fur deux traverfes de bois élevces de cinq a fix pouces. 3 Peftemal, eft un morceau d etoffe, foie & coton , que la pudeur s'eft réfervée dans les bains.  du Baron de Tott. 163 mes font fi fouvent vendus a prix, & dont j'ai rencontré quelques cadavres mutilés dans les environs de Conftantinople. La cruauté des hommes qui les aftaflinent pour s'épargner la peine de les payer, ou même le danger d'être arrêtés, en les ramenant a la ville, eft une de ces atrocités que 1'avarice ou la crainte peuvent expliquer. Mais je parle des femmes d'une condition plus relevée, qu'une force irréfiftible domine & qui s'échappent furtivement de leur prifon. Ces infortunées emportent toujours leurs diamans avec elles , & croient ne rien avoir de trop précieux pour celui qui les accueille. Le penchant funefte qui les aveugle ne leur permet pas d'appercevoir que ces richeifes même deviennent la caufe de leur perte. Les fcélérats qu'elles vont trouver ne manquent guère de les punir de leur témérité au bout de quelques jours & de s'aiïïirer la propriété de leurs effets par le crime le plus monftrueux,& que le Gouvernement s'emprefle le moins de punir. On voit fouvent flotter les corps  16*4 MÉMOIRES dépouillés de ces malheureufes dans fintérieur du port fous les fenêtres de leurs meurtriers, & ces redoutables exemples fi capables d'intimider les femmes Sc de calmer une femblable fureur ne les effraient, ni ne les corrigent. C'eft dans la vue d'empêcher que ces défordres ne deviennent plus fréquens pendant les fêtes folemnelles, Sc les réjouiffances publiques, que le Gouvernement interdit alors la fortie des femmes. La groffeffe annoncée dans le Sérail touchait a fon terme, tous les préparatifs de fêtes étaient achevés, Sc 1 on n'attendait plus que I'ordre du Gouvernement pour les commencer. Jen ai fgu avec quelque certitude, que depuis mes liaifons avec les Turcs, ce qui fe pratique dans fintérieur du Sérail a loccafion des nailfances, Sc je place ici ces détails pour n'y plus revenir. Aux premières douleurs, le Vifir, le Mufti, les grands Officiers Sc les Chefs des Corps Militaires font mandés au Sérail pour y atte ndre le moment  du Baron de Tott. 165 de l'accouchement, dans la-falie du fopha : ceft ainfi qu on défigne la pièce intermédiaire 1, qui fépare la partie du Sérail, qu'on nomme le Harem, du refte des batimens que le Grand-Seigneur occupe avec fa maifon. Douze petites pièces de canon du calibre d'un quarteron, & qu'on nomme les pièces du fopha, font rangées dans cette chambre qui a vue fur la mer. Il y a aufti une batterie de pièces Suédoifes fituée a mi-cöte dans le bois de Cyprès nommé fort improprement les Jardins du Sérail, & les murs de Byfance qui fervent d'enceinte au Palais font bordes en dehors d'une nombreufe artillerie qui fe croife avec celle de Top-hana, fituée vis-avis, de 1'autre cöté du port. Auflitöt après 1'accouchement, le Kiflar-Aga fortit du Harem avec 1'enfant; c'était une Princefte , il vint le préfenter aux grands Officiers qui 1 Cette pièce fe nomme chez les particuliere, le Mabein odafli, Sc ce mot traduit littéralement veut dire la Chambre intermédiaire.  l66 MÉMOIRES drefsèrent acte de fa naiiTance & de fon fexe, après quoi les pièces du fopha firent leur falve qui ne pouvant guère être entendue que par la batterie a mi-cöte fut répétée par celle-ci Sc fuivie de celle de la pointe du Sérail Sc de Top-hana. A ces différentes falves fuccédèrent celles de la Douane, de la Marine Sc de la Tour de Léandre \ Les crieurs pübiics annoncèrent auffitót eet événement, Sc la Sultane qui venait de naïtre fut proclamée Eibedoullach, Dieu donnée. On ordonna en même-tems les réjouilTances dont la durée fut fixée a fept jours fur terre Sc trois fur mer, ce qui ne 1 Cette tour fituée fur un rocher ifolé en face de Conftantinople & plus prés de Scutari que de fa Capitale, eft appellée par les Turcs Kif-Coukjfy (la tour de la fille ). Ils prétendent qu'elle a long-tems fervi de prifon a une Princeffe Grecque. Le nom que les Européens lui donnent, ferait préfumer qu'autrefois on la regardait comme Ia demeure de Héro ; mais il faut une circonfpeétion extreme dans ces fortes de conjeftures , pour éviter le ridicule & même I'abfurdité. Des voyageurs ont placé une colonne de Pompée a 1'embouchure de la mer Noire, ou eet illuftre Romain n'a jamais été. Ils ont appellé du  < du Baron de Tott. ï6j s'était encore pratiqué que pour la naiiTance d'un Prince; mais on trouva convenable d'accueillir ainfi le premier enfant qui nailTait après deux règnes ftériles. Ces fêtes fatisfaifaient fur-tout au befoin extréme qu'on avait de s'égayer , & quoiqu'elles fuffent très-difpendieufes 8c très-a charge au peuple, les Marchands même fe confolaient d'être obligés de fermer leurs boutiques, paree que le defpotifme devait également fermer la lienne. En effet, tous les inftrumens de la tyrannie qui ne fervent d'ordinaire qu'a. opprimer 1'humanité, même nom , une autre colonne qui fe voit a Alexandrie, Sc que trèscertainement Pompée n'a j'amais fait élever - & pour revenir aux environs de Conftantinople, on voit fur les bords du Pont-Euxin une tour antique, reftée parmi les débris de plufieurs autres de même conftruction , lefquelles baties en ligne de diftance en diftance , fervaient jadis a fignaler les bateaux Cofaques dont on redoutait les pirateries fur les ' bords de la mer Noire. Cette tour ifolée manquait de nom dans ce pays d'ignorance & de barbarie, Sc nos Européens qui ont la manie oppofée de vouloir tout favoir Sc tout expliquer, 1'ont nommé la tour d'Ovide.  ï6$ MÉMOIRES femblent fervir uniquement a protéger ia licence dans ces tems de réjouilfances pubiiques. On voit renaitre a Conftantinople ce qui fe pratiquait dans 1'ancienne Rome au tems des Saturnales. II eft permis aux Efclaves de refpirer , de s egayer devant le Maitre, & même de s egayer a fes dépens ; de nouveaux acteurs s'emparent de la fcène, on oiTre aux Grands le Ipeétacie de leurs propres ridicules, Sc ces Grands confondus avec le peuple font contraints par 1 ufage d'en rire eux-mêmes, ou du moins de paraitre s'en amufer. Au refte on doit concevoir qu'un Gouvernement qui femble étouffer la joie par fa nature, ne peut la forcer a paraitre qu'en difparailTant lui-même; Sc la pauvre humanité toujours facile a tromper , toujours prompte a fe faire une iiiufion flatteufe , lorfqu elle perd de vue fes tyrans, profite d'un inftant de relache pour faifir cette lueur foibie Sc palTagère de félicité. Les Grecs fur-tout naturellement gais&bruyans fe i  du Baron deTott. 169 fe livrent dans ces occafions a toute i'intempérance de la joie, & paffent rapidement de 1'oppreflion au bonheur, de 1'humiliation a finfolence. Examinons préfentement la décoration de ce nouveau théatre, & mettons les afteurs en fcène. Des poteaux plantés a trois ou quatre pieds de diftance devant les boutiques & fur le bord des trotoirs qui prolongent les deux cötés de la rue , font réunis a leur extrémité fupérieure par des arceaux qui joignent aufli les maifons. Cette petite charpente recouverte enfuite en branches de lauriers, mêlées de papiers frifés de différentes couleurs, forme des berceaux auxquels on fufpend des feuiiles d'oripeaux, que le moindre vent agite avecbruit;leurfurfacebriUanteréfléchit,lalumière des lampes de verre & des lanternes colorées dont on garnk tout 1'édifice. Les portes des particuliers font également décorées avec une recherche proportionnée a 1'importance ou a la vanité du propriétaire; mais les maifons des Grands offrent dans /. Partie. ^  17° MÉMOIRES leur décoration le plus grand excès de magnificence. Les mes qui y aboutiflènt font recouvertes, jufqu a une certaine diftance , en berceaux aflèz élevés pour que les lampes & les découpüres ne gênent point le palTage des gens a cheval: on conduit ces portiques ainfi décorés jufques dans les cours intérieures des Palais, & la des falies conftruites exprès, richement meublées, éclairées par une quantité de luftres dont la lumière fe répète dans un nombre mfini de miroirs, préfentent aux curieux un point de repos dont ie maitre fait les honneurs fuivant la qualité des perfonnes qui s'y arrêtent. D'autres fe bornent a faire meubler le deflbus de leur porte, dont les deux battans ouverts, invitent a s'y arrêter & a prendre une taflè de café ou d'autres rafraïchiffemens que le maitre ordonne toujours, & que fes gens s'empreflènt de diftribuer. La porte du Vifir & celle du Jéniflaire Aga 1 a Pacha Capoujfi & Aga Capoujft^ la porte du Pacha & Ia porte de 1'Aga, défignent 1'hótel du Vifir Sc celui du Général des JéniiTaiies,  du Baron de Tott. 171 font fur-tout remarquabies par la fomptuofité des décorations & par la profuiion des colificliets qui y font bifarrement mêlés aux ornemensles plus riches. On ne peut voir fans étonnement cette falie du Divan, ce Tribunal redoute & feffroide la nature, paré pour quelques jours, ne préfenter que des images riantes. Des lanternes tournantes fur lefquelles on a peint des figures ridicules, & fouvent obfcènes, mêlées avec des tranfparens oü font écrits lenomde Dieu, fes attributs, le chifFre du Grand-Seigneur ou quelques jeux de mots; des morceaux de miroirs taillés en foleil, pour donner de féclat a ces iliuminations, amufent la multitude dont I'afrluence ne tarit pas. Un homme du peuple, ou même un homme inférieur a celui donc il parle, dit auffi, j'ai été, ou j'ai fervi a la porte d'un tel j mais le terme de Capou ou Capi (porte) , prononcé feul, défigne toujours le Palais du premier Miniftre, le lieu oü 1'on traite toutes les affaires. Y2  I72 MÉMOIRES Les gens les plus graves 1 par leur age & 1'importance de leur emploi, n'en font pas moins fenfibles a, ces imitations triviales & puériies. J'ai vu un petit Palais conftruit par un Européen avec des rognures de verre & de la colle de poillbn , acheté mille écus par le Vifir pour figurer dans fa boutique. Tant de profuiion chez les Miniflres & les Grands porterait fans doute a croire que dans cette circonf- 1 L'envie de plaire a un Turc m'avait engagé a porter a fon fils un affez joli colifichet j 1'enfant fe plaifait fort avec moi, & je me faifais une fête du plaifir qu'il allait avoir, lorfi|u'a 1'afped de ce joujou, je le vois rallentir fa marche, entrer gravement, regarder mon préfent avec une indifférence réfléchie, s'affeoir de 1'air du monde le plus férieux Sc fe concentrer triftement dans fon petit orgueil. Bientót après arrivé le grand-pere, Sc par un contrafle fingulier, le vieillard fe récrie fur la gentilleffe de 1'ouvrage, s'établit fur le tapis pour le mieux confidérer, le retourne , 1'examine par-tout, s'en amufe & finit par le brifer. Cette fcène me parut d'abord étrangej mais une plus longue habitude en Turquie m'apprit depuis tout ce qu'elle avait d'inftrucTrif Sc de piquant pour un obfervateiuv  du Baron de Tott., 173 tance , rillumination du Sérail efface toutes les autres. Un cordon de lampes décore la première porte, & quelques lanternes colorées éclairent les palfans que la curiofité dirige vers la porte qui fépare les deux cours. Cette porte eft ainfi que la première entrée fort mefquinement éclairée, mais cependant affez pour faire diftinguer de vieux drapeaux , de grandes haches, quelques boucliers, des malles d'armes, des olfemens de poiftbns qui paffent pour des os de géants & quelques autres objets de pareille importance 1; mais la porte de la falie d'armes qui fe trouve a gauche en entrant dans cette cour, offre dans le genre des anciennes armures des chofes vraiment curieufes a voir \ La monnaie plus agréablement décorée préfente un tableau tout a 1 Dans cette première réjouiflance on avait joint a ces trophées une vieille mitre d'Evèque fufpendue a la clef de la voute. * La pièce la plus remarquable de ce dépot eft une catapulte; c'eft peut-être la feule qui exifte j mais les Turcs en font fi peu de cas que  174 • MÉMOIRES fait différent. Un nombre infini de lampes fe réfléchiflènt dans une tapilTerie de piaftres % d'Ifelottes % de paras3, & de fequins 4 tout neufs, qui forment différens deffins. Ceft aufli le feul endroit du Sérail oü les curieux foient palTablement accueillis par le Zarp-hana-Eminy 5. Si tout annonce dans la ville que le defpotifme a iaifle le champ libre aux plus grands excès d'une joie fantaftique , on fent également a i'afpect vraiment lugubre de la première cour du Sérail, que 1'intérieur de cette formidable enceinte eft encore 1'afyle impénétrable oü le ce n'eft qu'en parcourant 1'ntérieur de ce magafin que j'y ai découvert par hafard cette précieufe antiquité enfevelie fous un tas de décombres. Ce magafin d'armes était autrefois une Eglife Grecque. 1 Monnaie qui équivaut a 3 liv.. 2 Pièce de trente paras, 1 liv. 5 f. 3 Petite pièce d'argent valant dix-huit deniers. 4 Pièce d'or : il y en a de plus ou moins de valeur, & les plus connus dits Zéremapouls valent aujourd'hui 9 liv. en obfervant cependant la différence de vingt pour cent, que les monnaies du GrandSeigneur perdent par le change avec 1'Europe. 5 Intendant de la Monnaie.  du Baron de Tott. 175* defpotifme dans un loifir inquiet, attend le moment de diffiper cette ivreiTe de liberté momentanée qui anime tous les individus. On ne peut en effet confidérer la gaieté exceffive du peuple, que comme un accès de frénéfie, capable d'allarmer le Defpote, s'ilen permettait la durée. J'aidéja dit que les Grecs fe diftinguaient fur-tout par leur joie infolente & effrénée. Cependant les Juifs toujours occupés du commerce, toujours tourmentés par la foif du gain, après avoir tiré tout le parti poffible de la fabrication & de la vente des lanternes, vont enfuite débiter des bouffonneries a la porte des Grands oü 1'on diftribue des paras a tous les baladins qui s'y arrêtent. Plufieurs gens en place établilTent devant leur hotel des comédies a demeure, dont les fujetsvariés, mais toujours du genre le plus indecent, font joués a la grande fatisfaction du public. Au refte fi les mceurs font peu ménagées dans ces di~ vertiffemens, le Gouvernement ne 1'eft pas davan-  Ij6 MÉMOIRES tage. On voit a chaque inftant des troupes de Grecs & de Juifs repréfenter les différentes Charges de 1'Empire & en exercer les fonótions , de manière a les tourner en ridicule. Dans cette fête dont je fustémoin, le coftume du Prince lui-même, Sc celui de toute fa luite ne fut point refpeclé. Une troupe de Juifs eut i'audace de le contrefaire ; il eft vrai qu'on ne tarda pas a réprimer 1'infolence de cette imitation, elle fut interdite : mais on laiffa jouer le grand Vifir, Sc dès-lors aucune charge ne fut épargnée. •J'ai vu entr'autres un faux Stambol Effendiffy 1 auquel on laiffait exercer tranquiilement une juftice diftributive aflez févère. Le hafard le fit rencontrer avec le véritable , ils fe faluèrent réciproquement avec beaucoup de gravité , Sc continuèrent chacun leur route. Une autre troupe qui imitait le Jéniilaire Aga fut s'emparer de 1'hötel de ce Généraliflime pendant qu'il était a faire fa ronde, Sc les gens -1 Lieutenanc de Police de Conftantinople. traitèrent  du Baron de Tott. .177 traitèrent le mafque avec autant de diflin&ion que s il eut été leur maitre. Aces plaifanteries fuccédèrent d'autres facéties beaucoup moins aimables Sc qu'on ne réprima pas davantage. De prétendus Officiers des Ponts & ChauiTées fuivis de Paveurs , dépavaient la porte des particuliers, qui ne fe ractietaient pas a trop bon marclié. D'autres mafques fous 1'accoutrement de Pompiers, ranconnaient d'une autre facon ; en un mot, on jouait les vexations de tout genre, Sc pour les bien jouer on les imitait au naturel. A la fin tout cela devenait onéreux Sc très-incommode; mais 1ö terme expiré , le baton reparut & tout rentra dans 1'ordre \ Le defpotifme fut cependant contraint de ref- 1 Les Béfeftins offrent dans les Donanemas le coup-d'ceil le plus riche. Celui des Jouailliers eft fur-tout éclatant en pierredes , que les Marchands y étaient , & ces marchés couverts font ce qu'il y a de plus curieux & de plus véritablement magnifique. Les Tcharchis autres marchés, oü toutes les drogueries font raffemblées, m'ont auffi. paru paflablement décorés. /. Partie. ^  I78 MÉMOIRES peéter encore ia iiberté pendant les trois foirées deftinées aux feux d'artifïce fur mer. Le corps de la Marine, celui des Dgébedgis i9 & le corps de 1'Artillerie s'étaient préparés a fournir chacun un feu d'artifice pour trois nuits confécutives. De grands radeaux trainés au milieu du port en face de Yalikiosk 2, oü le Grand-Seigneur devait fe rendre, furent difpofés pour offrir le fpectacle confolant de la prife de Malte, oü celui de quelques combats dans lefquels les Mahométans battent toujours infailliblement les Chrétiens. Beaucoup de pétards , encore* plus de fumëe & fi peu de feu , qu a peine dans les beaux momens, on diftingue les murailles du chateau de carton qu'on x Dgbedgis, ce corps ne peut être afïïmilé a aucun des nótres. Son fervice eft d'avoir foin des armes, des poudres & de tous les uftenfiles de guerre qui fe confervent en magafin, a Le Kiosk de la Marine ; il eft finié en dehors du Sérail fur Ie bord de la mer, & fert a toutes le cérémonies relatives a la flotte sanü qu'au débarquement & a 1'embarquement du Grand-Seigneur.  du Baron de Tott. 170 attaque , ne donnent pas une grande idee du génie des Artificiers. Ils n ont pas non plus de merveiiieux fuccès dans 1'art de tirer des fufées d'honneur. Le plus grand nombre de ces fufées après avoir langui fur le chevalet, vont s'éteindre dans la mer, avant que la garniture ait le tems de prendre feu. Les fufées de gerbe , plus légères & mieux proportionnées s'éièvent un peu davantage; mais la plupart s'ailument lentement, faute d'avoir bien difpofé les mêches , & fe dirigent d'une manière très-irrégulière; il faut portant convenir que ces défauts même donnent aux bouquets d'artifice des Turcs un air de profuiion & une durée qui les rend fort agréables; i'appiaudiftèment n'eft cependant général qu'au moment oü les malheureux Grecs ou Juifs, ioués pour porterun habit a 1'Européenne & défendre 1'alfaut avec quelques ferpentaux dont la provifion s'épuife bien vite, font aftailiis, culbutés & accablés en raifon de leurs vêtemens de tous les coups de poing que ie droit de la guerre au- Z 2  l8o MÉMOIRES torife, & que leur qualité d'infidèles ne leur permet pas de rendre. Le plaifir d'aflbmmer les Chrétiens eft pour les Turcs un fi grand régal, que les favoris de Sultan Mahamout, d'ailleurs gens fort aimables, n'imaginèrent rien de mieux pour amufer leur Maitre dans une fête qu'ils lui donnèrent dans 1'intérieur du Sérail : ils trouvèrent aufli le fujet fi fimple & fi naturel qu'ils n'héfitèrent pas a faire prier les Ambafladeurs Européens de prêter leur garde-robe. On fit endofler ces habits a des Juifs toujours defitinés a être battus & toujours prêts a fe laiflèr battre quand on les paie. Tous les courtifans du GrandSeigneur convinrent aufli que jamais cette canaille n'avait mieux gagné fon argent que ce jour-la. Pafte pour les Juifs aftïirément; mais fallait-il prêter des habits, & nos Européens n'auraient-ils pas dü fentir i'inconvénient qu'il y a toujours a fe laiflèr repréfenter d'une manière ridicule. Les réjouiiTances étaient a peine terminées qu'on  du Baron de Tott. i8r annonca une nouvelle groffeiTe; elle donna naiffance a Sultan Sélim , & la Princeflè Eibed-Oullah fon ainée fut mariée a lage de fix mois a un Pacha fixé dans fon Gouvernement, qu'on avait plus d'envie de dépouiller que de favorifer, & qui fentit aufli bien plus vivement la néceffité d'envoyer annueliement cent mille piaftres pour 1'entretien de fa jeune époufe, que 1'honneur d'une aufli belle ailliance. Melek Pacha éprouva aufli dans ce genre un défagrément qui dut lui paraitre encore plus fenfible. Jeune, aimable & parvenu a la place de Capitan Pacha 1, il jouifTait tranquillement dans fon intérieur du plaifir de. n'avoir qu'une feule femme 1 Capitan Pacha , en mer cette dignité eft la même que celle d'Amiralj mais elle ne peut lui être affimilée , lorfque la flotte eft défarmée. -Cette charge ne donne que le rang de Pacha a deux queues. Elle eft cependant occupée quelquefois par des Vifirs du banc, c'efta-dire des Pachas qui par leur rang portent le même bonnet que le Grand Vifir, & fiégent au Divan du Grand-Seigneur pendant qu'ils habitent Conftantinople.  l82 MÉMOIRES qui fïxait tous fes foins, dont il était tendrement aimé. La bienveiiiance de fon Maitre venait de 1'éiever a la dignité de Vifir \ & rien ne manquait a fon bonheur, lorfqu'une fceur du Grand-Seigneur, veuve pour la fïxième fois, le vit paffer dans une cérémonie publique. Frappée de la bonne mine de Mellek, cette vieille Sultane ie demanda a fon frere , qui fur le champ fit fignifier a f Amiral qu'il 1'honorait de fon aiiiance. Ce fut un coup de foudre; mais ii n'y avait pas de remède, & Mellek fut force de congédier fa femme fur le champ : elle ne furvécut que peu de jours a fon malheur; & ie Pacha plus courageux ou moins fenfibie feréfigna; il continua de piaire , il plut même au point que le Grand-Vifir, pour fe débarraffer d'un concurrent 1 On appelle Vifir tous les Pachas a trois queues. II ne-faut donc pas confondre cette dignité avec celle de Grand-Vifir. Celui-ci eft diftingué par le Sceau de 1'Empire, le cachet du Grand-Seigneur. II pofsède le premier inftrument du defpotifme. On Ie nomme par cette raifon Vifir Afem, le Grand-Vifir.  du Baron de Tott. 183 dangereux, fit donner a Mellek un Gouvernement qui le débarralTa lui-même des emprefïemens de la vieille Princeflè -. Sultan Muftapha continuait a s'occuper des finances en dépouiliant foigneufement les comptables & en s'apropriant par la voie des confifcations ce que les pré varicateurs avaient volé dans 1'Empire. Déja Sa HautefTe jouiffait de la fatisfaétion d'avoir compietté plufieurs hainés 2, 8c de les avoir mis fous le fcellé; mais c'était peu de chofe encore au gré de fa paflion dominante, il réfolut d'attenter a la fortune du Pacha de Bagdat. La conduite indépendante de ce Gouverneur offrait a la vérité plus 1 On a déja vu que les Sultanes ne peuvent fortir de Conftantinople. Le defpotifme craint fans doute qu'en les laüTant s'éloigner avec leurs maris, 1'enfant male qui naïtrait échappat a fes coups. 2 Hafné veut dire tréfor, & fe dit de la totalité du tréfor du Souverain •, mais ce mot s'emploie aufli comme exprefïïon numéraire , & dans ce cas il défigne dix mille bourfes, qui, a la différence prés du change, valent quinze millions; & c'eft lorfque cette fomme complette eft raffemblée dans des coffres qu'on y met le fcellé comme  184 MÉMOIRES d'un prétexte au dellr de le dépouiller; mais il était plus aifé de prononcer eet arrêt que de 1'exécuter: la richelfe & 1'éloignement font de grands moyens de défenfe, Muftapha fe flatta cependant de furprendre fon fujet qu'il n'efpérait pas de dompter : un CapidgiBachi ?, porteur en apparence d'un témoignage de bienveillance; mais eftèntieiiement muni d'un ordre adreifé aux Juges du Divan de Bagdat, pour abattre on ferme un fac de 1200 liv. Muftapha prenait un tel plaifir a cette occupation qu'il facrifiait tout pour groflir fon tréfor. II fit vendre a 1'encan beaucoup de bijoux, 8c même il envoya a la monnaie tout ce qui lui fut donné par la Cour de Danemark en vaiifelle d'01 ou d'argent, lors de la conclufion de fon Traité avec la Porte. 1 Capidgi - Bachi : efpèce de Chambellans qui prennent fous le bras ceux qui font admis a 1'audience du Grand-Seigneur & les conduifent devant Sa Hautelfe. Ils font auffi chargés de toutes les commiffions extraordinaires qui ont pour objet 1'exécution des ordres du Sultan, de quelque nature qu'ils foient. Ralfembler des vivres, lever des Troupes , confirmer un Pacha , lui foutirer de 1'argent, lui souper la tête avant de Ie dépouiller, ou après 1'avoir dépouillé de la  du Baron de Tott. 185 la tête du Pacha, fe rendit auprès de lui : de fon cóté le Gouverneur attentif a tous les émilTaires de Conftantinople , & connaiflant aftèz les fuccefleurs a 1'Empire Grec, pour les craindre eux & leurs préfens 1, fit vifiter le Capidgi avant de 1'introduire au Divan, trouva 1'ordre fecret dont il était porteur, lui fit couper la tête & envoya cette tête au GrandSeigneur pour toute réponfe. D'autres tentatives ne furent pas plus heureufes, & ces exemples imités par d'autres Pachas moins riches & moins éloignés que celui de Bagdat, encouragèrent a la réfiftance, &réduifirent la Porte a la feule reflburce d'aflafliner ou d'empoifonner ceux de fes Officiers qu'elle voulait punir. Dans ce cas l'émiiTaire déguifé de fon fes richeffes -y en conduire un autre en exil, fouvent 1'empoifonner en route, tout cela eft du reflort des Capidgis-Bachis c'eft le cafuel de leur emploi. Les Salachors, (Ecuyers) font employés aux memes fondtions dans des rapports plus iiibalternes , & le plus ou le moins d'adreffe dans 1'exécution des ordres dont ils font porteurs, décide de leur avancement. 1 Timeo Danaos & dona ferentes. I. Partie. A a  1$6 MÉMOIRES mieux & muni d'un ordre qu'il tient bien caché , tache d'approcher le profcrit, choifit, s'il fe peut, le moment du Divan , faifit 1'inftant de tuer fon homme, préfente fon ordre, & ne court plus de danger, s'il a été affez adroit pour ne pas manquer fon coup. Voila ce qu'on appelle une juflice éclatante ; mais le poifon demandé moins de courage , Sc 1'on commence a le préférer pour cette raifon. Ceux des Pachas ou autres vexateurs, qui par une rétribution habituelle d'une partie de leurs rapines, favent affouvir 1'avidité de la Subiime Porte, jouilfent de la portion qu'ils fe réfervent avec une force de fecurité ; mais ils ne préfervent leur fortune après leur mort qu'en la confiant a celui qui gère leurs affaires ou a quelque homme , fur la probité duquel ils croient pouvoir compter. Cependant ces fdéi-commis expofentade terribles dangers, Sc la crainte de fe perdre , ou du moins celle de perdre fa propre fortune, portent fouvent a 1'infidélité. On pourrait peut-être ajouter a ces  du Baron de Tott. 187 motifs la tentation fi naturelle de s'approprier les biens du défunt dans un pays oü ie mot d'honneur & celui de probité font a peine connus. On jugera parfaitement des procédés du Gouvernement Turc en matière de fucceffion par la manière dont le fifc compta avec les gens d'affaires de Rakub Pacha, qui depuis long-tems avait époufé une fceur du Grand-Seigneur. Ce Vifir célébre par 1'aétivité de fon ame, 1'atrocité de fon caraétère & la finelTe de fon efprit, mourut en place, & dans ce période de crédit qui femblait ne laiffer aucun motif d'inquiétude a fes gens d'affaires; mais fa fortune les rendait comptabies , & les calculs exagérés de Sultan Muftapha pouvaient les montrer coupables. Cependant le fcellé fut appofé au nom de Sa Hauteife, qui fe réferva 1'examen de la fucceffion. Un Turc revêtu de la charge de Tréforier du feu Grand-Vifir, fut arrêté a 1'inff.ant du fcellé, ainfi qu'un Arménien qui avait été conflamment A a 2  188 MÉMOIRES le Banquier de ce Miniftre; ces deux malheureux enchainés dans les prifons du Sérail, éprouvaient a chaque inftant la terreur de la mort que leurs gardiens fe piaifaient a leur infpirer. On leur faifait payer leur nourriture au poids de 1'or, & les moindres facilités, les moindres adouciftemens leurs étaient vendus au prix le plus exorbitant. Enfin ils rendirent leurs comptes, & 1'examen que le Grand-Seigneur prit la peine d'en faire lui-même, ne fervit qu a prouver leur innocence; mais 1'avidité trompée par eet examen, eut recours aux tourmens pour obtenir 1'aveu d'un fidéi-commis qui n'exiftait pas. Le Boftandgi-Bachi fut chargé de cette horrible vexation; les délations les plus calomnieufes furent écoutées. On fuppofa des fommes énormes paftees fecrètement dans leurs mains, & la queftion la plus cruelle fut employée toujours fans fruit, quant a la découverte de la vérité , mais utilement pour 1'avarice du Prince qui engloutit la plus grande partie des richeftès que i'Arménien tenait  du Baron de Tott. 189 du commerce de fon pere. Le Tréforier éprouva le même fort, & fut contraint de racheter fa vie au prix de toute fa fortune, après avoir fubi les tourmens les plus cruels. Telle eft la Juftice que le Defpote exerce légalement fans doute, puifqu'aucune loi ne réclame contre ces atrocités & que 1'habitude de les fouffrir étouffe jufqu a la plainte. Voyons actuellement la juftice rendue dans les tribunaux Turcs, fur un Code écrit,révéré par 1'opinion & commenté par des Magiftrats départis. a eet effet. Et vous qui juftement touchés des inconvéniens & de la multiplicité de nos formes judiciaires, avezofédire, fans pouvoir affürément le penfer, que la Juftice chez les Turcs était préférable a la notre ; examinez avec attention le tableau que je vais vous offrir , & ii vous en avez le talent, tachez d'indiquer quelques remèdes a la furabondance qui nous nuk, corrigez notre intempérance, mais ne nous vantez pas la famine.  I£0 MÉMOIRES Le Grand-Seigneur eft en même-tems le fucceffeur au Califat Sc le Chef du Gouvernement militaire; fon defpotifme eft établi fur le Coran, & 1'interprétation de ce livre, eft exclufivement attribuée au corps des Ulemats; tout dok être foumis a la loi , tout dok obéir au Souverain. Ces deux pouvoirs ont la même fource; on appergoit déja le choc Sc les débats qui doivent naitre entre deux puiftances, dont le droit eft égal,& dont les intéréts font différens : on voit égalementque le pouvoir de fe nuire les réunit fouvent, Sc les contraint a des égards Sc des ménagemens réciproques. En effet fi les Ulemats peuvent faire parler la loi a leur fantaifie , Sc animer le peuple contre le Souverain, celui-ci peut d'un feul mot dépofer ie Mufti, 1'exiier & même le perdre auffi bien que tous ceux de fon Corps qui lui déplaifent. L a loi & le Defpote doivent également fe craindre Sc fe refpeóter; mais le Defpote , s'il n'eft pas un imbéciile, emporte néceffairement la balance , il  du Baron de Tott. i^r difpofe de tous les tréfors, de tous les emplois 8c de la vie de tous fes fujets, il a de terribles moyens pour fe faire obéir. Examinons aciuellemerit 1'ufage du pouvoir, foit de la part du Grand-Seigneur foit de la part des Juges. Plus le pouvoir du Grand-Seigneur eftëtendu, moins il eft facile de limiter celui des Officiers qui le repréfentent. Les Pachas font dans toute 1'étendue de 1'Empire Ottoman les Gouverneurs & les Fermiers de leurs Pachaiiks; ils y donnent a chaque diftrict des gouverneurs & des fermiers particuliers; ceux-ci diftribuent dans chaque canton d'autres fousfermiers non moins Defpotes, de manière que dans cette cruelle hiërarchie, chaque fubalterne percoit le doublé de ce dont il eft comptable. Si le droit du fermier peut s'exercer d'une manière fi deftruótive fur le revenu annuel de chaque territoire, le Gouverneur de ia Province armé d'un pouvoir plus vafte & plus redoute, détruit encore  102 Memoires avec bien plus d'audace Sc de facilité. Il eft le maitre de multiplier les vexations, les avanies &les déprédations de tout genre au gré de fes defirs avides. Le moindre prétexte fuffit pour citer a. fon tribunal ceux qu'il lui plait de citer, & 1'homme riche au pied de 1'homme infatiable, n'eft jamais innocent. Cependant le Souverain, obfervateur tranquille en apparence, attend pour punir le vexateur que le produit des vexations foit ïuffifant, pour mériter une place dans fon tréfor particulier; mais fi le Grand-Seigneur femble ne guetter que 1'homme en place, en vain un homme riche voudrait échapper au defpotifme, en fe tenant dans 1'obfcurité , il fera bientöt revêtu d'un emploi qui donnera tot ou tard au Prince le droit de compter avec lui. Cet homme n'a donc rien de mieux a faire que de commencer par compter avec les autres, Sc de réduire le fruit de fes rapines en argent comptant pour ie cacher plus facilement. On a déja vu que les gens de loi font les feuls qui puiftènt jouir tranquille- ment  d.u Baron de Tott. 15)3 ment de leur fortune, & je ne parlerai point des fujets Chrétiens ou Juifs. Ceux-ci, méprifés, infultés par le porte-faix Mufulman qui les fert, ne peuvent être confidérés par le Gouvernement, que paree que leur induftrie accumule des richeifes que les avanies journalières font refluer par le canal des gens en place, dans le goufre ou le Souverain engloutit tout. On pourrait croire fur la foi des Européens que la Douane eft plus douce chez les Turcs que chez les autres Nations. Les Francs n'y paient en effet que trois pour cent. Je veux bien ne pas mettre en ligne de compte les avanies qu'ils efluient d'ailleurs dans tous les genres; ce font des étrangers : leur pofition n'entre point dans 1'examen des mceurs & du Gouvernement des indigènes. Ceux-ci font aüujettis a payer fept pour cent de Douane , & dix fur beaucoup d'articles de confommation ; par une clémence que 1'on affeóte aufli de vanter , on percoit ce droit en nature : mais qu'en réfulte-t-il? I. Partie. B b  Ïp4 MÉMOIRES Que fur cent turbots qu'un pêcheur apporte, on lui prend les dix plus beaux Sc qui valaient feuls tout le fretin qu'on lui laifTe. Confuitonspréfentement les livres de Loi, Sc voyons comment on fait les interprêter dans les Tribunaux. Tout doit être jugé fur la dépofition des témoins. C'eft la première loi du Légiflateur des Arabes. On ne peut donc fe préfenter en Juftice, fans que le demandeur Sc le défendeur en foient également pourvus : il n'y a donc point de procés fans faux témoins. L'art du Juge confifte a deviner par des interrogations captieufes a laquelle des deux parties il doit adjuger le droit d'affirmer, Sc ce premier jugement décide le procés : fi une partie nie, 1'autre eft admife a prouver ; de forte que conduit en Juftice par un homme que je n'ai jamais vu, pour lui payer une fomme que je ne lui ai jamais due , je ferai contraint de la lui payer fur la dépofition de deux témoins Turcs qui aflSrmeront ma  du Baron de Tott. ioj dette. Quel eft le moyen de défenfe qui me refte ? Ce ferait de convenir que j'ai dü ; mais d'affurer que j'ai payé. Si le Cadi n'eft pas gagné , il m'adjugerales témoins, j en trouveraibientöt moi-même, Sc il ne m'en coutera qu'une rétribution fort modique pour les gens qui auront pris la peine de fe parjurer pour moi, Sc le droit de dix pour cent au Juge qui m'a fait gagner ma caufe. C'eft toujours celui qui gagne qui paie les frais. La crainte de perdre 1'argent qu'on a, ne réprime donc pas le defir de s'emparer de celui des autres; Sc les peines portées contre les fuborneurs de témoins & contre les faux témoins eux-mêmes1 doivent être rarement prononcées ; le Juge dont ils font fructifier le domaine , leur doit des ménagemens. 1 La peine portee contre les faux témoins eft de les promener dans les mes fur un ane, la tête du coupable tournée du coté de la queue de 1'animal j mais je n'ai jamais vu cette loi mife a cette exécution. Bba  ïpÓ" MÉMOIRES Un Turc voulait dépouiller fon voilin d'un champ qu'il polfédait très-légitimement. Ce Turc commence par s'affurer d'un nombre luffifant de témoins prêts a dépofer que le champ lui avait été vendu par le propriétaire; enfuite il fut trouver le Juge & lui remit cinq cent piaftres pour 1'engager a autorifer fon ufurpation. Cette démarche prouvait afTez 1'iniquité de fa demande. Elle indigna le Cadi, il dilfimula, écouta les parties, & fur ce que le légitime poflèiTèur n'oppofait que 1'infumTance de fon titre de poflèffion : vous n'avez donc point de témoins, lui dit-il ? Eh bien, j'en ai cinq cent qui dépofent en votre faveur; il montra alors le fac qu'on lui avait remis pour le féduire, & chafia ie féducleur. Ce trait qui fait honneur a 1'intégrité du Juge, n'en fait pas fans doute a la loi; elle elf toujours la même, & tous les Cadis ne reflèmblent pas a celui que je cite. Dans les caufes compliquées, les parties ajoutent  du Baron de Tott. 197 aux témoins, la précaution de fe munir d'un Fetfa du Mufti; mais ces décifions comme je 1'ai déja obfervé, n'étant données par le Chef de la Loi que fur 1'expofé qu'on lui préfente , chaque partie en obtient facilement une qui lui eft favorable. On n'a pas non plus terminé fon affaire par un jugement formel qui donne gain de caufe. Il n'y a de certain que les frais qu'il faut payer. Si la partie adverfe fait naitre un nouvel incident, il faut plaider encore & payer de nouveau les frais. TJn avantage précieux de la Loi civile chez les Turcs, ferait fans doute le droit qu'elle donne a chaque particulier de plaider lui-même fa caufe; mais que lui refte-t-il de eet avantage dans un pays oü le jugement eft arbritraire l De-la vient que les Juifs, les Arméniens & les Grecs ont confervé a leurs Chefs une efpèce de jurifdi&ion civile a laquelle ils fe foumettent quelquefois , pour éviter que le fonds du procés ne foit dévoré par le Cadi qui le jugerait; mais excepté les Juifs qui font  I L'Efprit en Europe, Et la pompe chez les Ottomans. Le tableau de la marche du Grand-Seigneur le jour de fon couronnement a pu donner une jufte idee de cette pompe dont ils font 11 glorieux; mais je dois cependant convenir qu il y a quelque chofe de brillant Sc d'aflèz impofant dans ie cortége qui accompagne le Sultan , iorfqu il fort par mer. La grace, la légéreté, la richelfe de fes bateaux ne peuvent être comparées a rien de ce que nous avons dans ce genre. Sa HautelTe a feul le droit du  du Baron de Tott. 239 Tandelet couvert d'écarlate & furmonté de trois lanternes dorées, un femblable bateau armé de vingt-fix rameurs qui fuit a tout événement, lui fert toujours pour fon retour. Les difFérens Officiers de fa Cour faccompagnent chacun dans les bateaux qui leur font deftinés, & dont le grand nombre joint a la précifion des coups de rames & a la vitelTe des batimens, préfente 1'afpeót le plus majeftueux joint au coup d'ceil le plus agréable. Lorfque le fils du Grand - Seigneur eft dage a fortir en public, fon bateau également armé de vingt-fix rameurs eft diftingué par le Tandelet bleu: après quoi le Vifir eft le feul qui puifle avoir un Tandelet , mais il doit être verd , & fon bateau ne peut être armé que de vingt-quatre rameurs. Le Mufti expofé dans le fien aux intempéries de fair comme le dernier particulier, n'eft diftingué que par neuf paires de rames & le droit d'avoir deux hommes fur chaque banc. Les autres bateaux des Grands, dont le nombre de rames eft également  24° Memoires déterminé fuivant 1'importance de leurs charges, n'ont qu'un rameur a chaque banc, ainfi que les AmbafTadeurs étrangers qui n'ont également aucun droit de Tandelet. Mais les bateaux du Harem deftinés a tranfporter les femmes du Grand-Seigneur, font armés de vingtquatre rameurs , ils font couverts de Tandelets blancs & fermés tout-au-tour par des jaloufies. On prépare pour les y recevoir des murailles de toile, dont on forme une petite rue étroite qui de la porte du Sérail aboutit a ces bateaux. Lorfqu'elles fortent pour la promenade, ce qui eft trés-rare, on entoure également avec des toiles le Harem champêtre qui leur a été deftiné, & dans lequel on les introduit avec la même précaution. Des Eunuques noirs environnent cette enceinte, & des Afféquis 1 armés de carabines forment une feconde ligne de circonvallation pour défendre les approches. 1 Boftandgy-AfTéquis : c'eft une troupe d'élite qui fait 1'office de la Prévótéde 1'Rotel; ce font les Grenadiers des Boftandgis. Malheur  du Baron-de Tott. 241 Malheur a celui qui ignorerait ces difpofkions & fe mettrak a portee de la balie, le coup de la mort lui donnerait le premier avis. C'eft ainfi que les femmes de ce Prince, toujours parquées comme des moutons, jouilfent quelquefois du plaifir de refpirer le grand air. Ce divertiftèment extraordinaire ne donne pas fans doute une grande idee des plaifirs habituels qui regnent dans le Harem du Grand-Seigneur. On pourrait même croire que les femmes y exiftent d'une manière moins agréable que dans ce petit pare , puifqu'on leur en fait une fête. Voila fans doute de quoi réformer bien des idees. Celles que j'avais recueillies d'abord fur le Gouvernement & le Militaire Turc étaient informes. On ne peut bien juger les hommes qu'en action, & j'en réferve les détails aux circonftances de la guerre dernière qui me les ont mieux développées. Ces détails hiftoriques me rameneront a Conftantinople , d'oü je partis en 1763, pour venir en /. Partie. Hh  242 MÉMOIRES, &C. France avertir le Miniftere que je perdrais mon tems & le Roi fon argent, li Ton ne m'employait pas a quelque chofe de plus utile. Fin de la première Partie.  MÉMOIRES DU BARON DE TOTT. SECONDE PARTIE. ]VtoN Pere était mort a Rodofto 1 dans les bras du Comte Tczaky, au milieu de fes compatriotes. Le Miniftère qui avait eu des vues fur moi, venait d'être changé en France. Un nom étranger, nul 1 Ville fur la Propontide affignée par le Grand Seigneur pour être la réfidence du Prince Ragotzi & de tous les réfugiés de Hongrie. Feu mon pere y avait fuivi ce Prince & en était parti 1'année tfvf'i pour venir fervir en France; les différentes commiffions dont il fut chargé le mirent fouvent a portée de revoir fes anciens camarades, au milieu defquels il vint mourir en 1757- Le Comte Tczaky , ne lui furvécut que huit jours , & celfa de parler en apprenant fa mort. Hh2  244 MÉMOIRES appui, huit ans d'abfence paffés a Conftantinople, rien de tout cela ne me promettait de grands fuccès a Verfailles. J'obtins cependant la promefle d'être employé dans une Cour d'Allemagne, ce qui placait aftèz mal les connaiftances que j'avais acquifes , Sc dont M. le Duc de Choifeul voulut fans doute tirer un parti plus utile, lorfqu'après avoir repris les Affaires étrangères, Sc m'avoir effayé dans une commiftion particulière, il me deftina pour aller réfider auprès du Kam des Tartares. Mon zèle me fit paffer par-defliis tous les défagrémens de cette miflion. Je ne 1'avais ni follicitée, ni defirée, ni prévue ; mais je i'acceptai comme une faveur: c'en était une de fervir fous les ordres de ce Miniftre. Il fut décidé que je me rendrais par terre a ma deftination; Sc mes préparatifs achevés, je partis de Paris le 10 Juillet 1767, pour aller a Vienne, oü je féjournai huit jours, Sc de-la a Varfovie, d'oü après fix femaines de réfidence , je me rendis a Kaminiek.  du Baron de Tott. 245 Tout ce que la difette de vivres, le manque de chevaux & la mauvaife volonté des gens du peuple, m'avait fait éprouver de difficultés en Poiogne, me préparait a fupporter patiemment celles qu'il me reftait a vaincre pour arriver au terme de mon voyage. La pofte de Poiogne ne paffant pas Kaminiek, je fus affez heureux pour me procurer des chevaux Ruffes pour me conduire jufqu'ala première douane Turque vis-a-vis Swanitz, de 1'autre cóté du Niefter. Le cours de ce fleuve fépare les deux Empires, & quelques Jéniffaires qui étaient venus fe promener fur les bords de la rivePolonaife, attirés par la curiofité auprès de ma voiture, m'ayant pris en affect-ion lorfque je leur eus parlé Turc, s'embarquèrent avec moi dans le Bac qui me tranfporta de 1'autre cöté du fleuve. Excepté mon Secrétaire, les perfonnes qui m'accompagnaient, avaient cru que je les conduifais a Conftantinople. Je les détrompai pendant le trajet  2^6 MÉMOIRES du Niefter *. Nous débarquames heureufement a 1'autre rive, & mes Jéniflaires emprefTés d'allerprévenir le Douanier de mon arrivée, le difposèrent a tant d'égards qu'il me fallut enfin céder aux inftances de ce Turc, & paffer une mauvaife nuit a une lieue de Kotchim ou j'aurais pu me procurer plus de commodité. Le Douanier contraignit auffi les Rulles qui m'avaient amené de refter avec leurs chevaux jufqu'au lendemain pour conduire ma Voiture jufqu'a Kotchim. Mes repréfentations fur eet objet ne purent jamais balancer la convenance du Douanier; il affeétait a la vérité de m'en faire hommage , & de ne chercher que ce qui m'étaitle plus commode ; mais en effet, il ne travaillait qu'a épargner des frais qu'il aurait dü {upporter. A cela prés nous ne primes nous appercevoir que nous étions a. fa charge, que par la profufion dont il nous environna; & le Pacha qu'il avait fait * On nomme aufli ce fleuve Niéper.  du Baron de Tott. 247 prévenir de mon arrivée, ajouta encore a notre abondance , par un préfent de fleurs & de fruits qu'il m'envoya avec 1'auurance d'être bien recu & mieux traité .le lendemain. L'habitude de vivre avec les Turcs me rendit cependant ma foirée plus fupportable qu elle n eut été pour tout autre. J'en paflai une partie dans le Kiosk du Douanier : c'eft-la qu'il faifaitfa réfidence ordinaire, & que couché nonchalamment fur la frontière du defpotifme, ce Turc jouilfait de la plénitude de fon autorité, en préfentait fimage aux habitans de la rive oppofée, & s'enivrait du plaifir de ne rien appercevoir d'aufli important que lui. II m'apprit que deux jeunes Francais arrivés depuis peu de jours a Kotchim, après y avoir pris ie turban en étaient repartis pour fe rendre a Conftantinople. Il fatisfit aufll a mes queftions fur le revenu de fa Douane; j'appris qu'elle était pour lui d'un aufli grand profit qu'onéreufe aux malheureux qui tombaient fous fa main : & comme c'était ia tout ce  248 MÉMOIRES qu il pouvait m'apprendre, je le quittai pour aller jouir de quelque repos. Cependant les gens que le Pacha avait envoyés au-devant de moi pour me conduire a Kotchim & m'y recevoir avec diftinélion, commencèrentpar me réveiller en furfaut a la pointe du jour. Chacun d'eux s'emprefla de m'annoncer 1'importance de fon emploi, afin de tirer meilleur parti de ma reconnaiffance. Les gens du Douanier qui guettaient mon réveil, en exigèrent auffi quelque témo ignage, j'en diftribuai encore aux gardes que 1'on m'avait donnés, & que mes gens furveillèrent avec alTez de foin pour les empê* cher de me voler : après quoi nous partimes avec un affez nombreux cortège, & je fus bientöt inflallé dans une maifon Juive que 1'on m'avait préparée dans le fauxbourg de Kotchim. Ün Officier & quelques Jéniflaires pour me garder en occupaient la porte; j'y fus introduit par un des gens du Gouverneur, deftiné a me faire fournir gratis, & aux frais des habitans, les denrées qui m'étaient  du Baron de Tott. 249 m'étaient néceffaires; fon premier foin fut auffi de me demander 1'état des fournitures que je defirais. Je répugnais a cette vexation qui m'était connue; mais je ne connaiffais ni les droits ni les reffources des vexateurs; je répondis modeftement que rien ne me manquait, & je donnai des ordres fecrets pour faire acheter les provifions dont j'avais befoin. Pouvais-jeprévoir que c etait précifément le moyen d'aggraver la vexation? Cependant un malheureux Juif que j'avais chargé de faire mes emplettes , & que le défir de me voler fur le prix des denrées avait étourdi fur le danger de fa miffion, fut faifi, batonné & contrahit d'indiquer a mon zèlé pourvoyeur les Marchands dont il avait acheté : ceux-ci en furent quittes a la vérité pour rendre 1'argent fans aucun échange ; mon commiffionnaire rendit auffi fes bénéfices, & le Turc ne rendit rien; mais il eut grand foin d'ordonner pour le foir & pour le lendemain une fi grande abondance de vivres, II. Partie. I i  MÉMOIRES qu'il dut encore revendre pour fon compte, ce que je n'avais pas pu confommer. De pareilies fcènes ajoutaient infiniment au deür que j'avais de hater mon arrivée en Crimée; mais il me faliait & 1'aveu du Pacha Sc desmoyens que lui feul pouvait me procurer: mon premier foin fut de hater le moment de notre entrevue; car les Turcs font fi lents Sc fi pareffeux, que la première politeffe qu'ils font a un étranger eft toujours de i'inviter a fe repofer : c'eft auffi le compliment que je recus en mettant pied a terre; mais j'alfurai fi pofitivement que rien ne me fatiguait tant que le repos, que j'obtins mon audience pour le lendemain. Le Pacha qui loge dans la Fortereffe m'envoya pour 1'heure convenue des chevaux Sc plufieurs de fes Officiers chargés de m'accompagner chez lui. La Fortereffe de Kotchim, fituée a la naiffance de la pente de la montagne qui borde la rive droite du Niefter,s'incline vers le fleuve Sc déoouvre tout  du Baron de Tc>tt. 251 1'intérieur de la place a la rive oppofée. Le territoire de Poiogne offre a la vérité a cette Citadelle une perfpeclive fi agréable qu'on ferait tenté de croire que les Ingénieurs Turcs ont facrifié a eet avantage la défenfe & la süreté de ce pofte important, danslequelonne tiendrait pas trois jours contre une attaque régulière. Le Pacha qui y commandait était un vieillard vénérable fur le compte duquel j'avais déja des notions inftruótives; je favais qu'étant d'un caraélère timide , il redoutait dans ie Vifir des difpofitions qui ne lui étaient pas favorables, & je devais craindre qu'il n'osat "pas me laiflèr paffer fans ordres de la Porte. C'eft aufli ce qu'il m'annonca d'abord après les premiers complimens, en m'afliirant cependant qu'il me rendrait ma détention aufli agréable qu'il dépendrait de lui; mais c'était précifément ce qui n'en dépendait pas. Je difcutai la queftion & je parvins a lui perfuader qu'il s'expoferait a bien plus de danger en me retenant a Kotchim, qu'il ne li 2  252 Mémoires courrak de rifques en me laiffant palier, puifqu'il déplairak aux Tartares quim'attendaient, fans faire fa cour au Vifir qui ne m'attendait pas; & la proteelion du Kam que je lui garantis acheva de le déterminer. Mon départ fut fixé au lendemain, & nous nous féparames d'autant plus amicalement, que je lui avait fait entendre que mon amitié pourrait lui être utile. Son premier Tcfioadar deftiné a être mon Mikmandar 1, vint me voir auffitöt que je fus de retour chez moi; il examina les mefures qu'il devait prendre , & me quitta pour faire fïgner fes expéditions & ordonner les chevaux de pofte dont nous avions befoin; mais nonobftant la violence avec laquelle on travaillait a les raflembier, nous ne pümes partir le lendemain que fort tard, 8c malgré les coups que mon Mikmandar diftribuait aux malheureux poftilions, nous nen allions pas 1 Officier chargé d'aller au-devant des Ambafladeurs ou autres perfonnes que la Porte fait voyager a fes frais.  du Baron de Tott. 253 plus vite. Nous eufïions- cependant pouffé notre journée plus avant, fi Aly-Aga 1 ne nous eut fait arrêter a une lieue du Pruth pour fe ménager le tems den préparer le paffage. Il nous établit a eet effet dans un affez bon village, dont les malheureux habitans furent contraints auffi-töt d'apporter des vivres. Une familie promptement déiogée, nous fit place, & deux moutons égorgés, rötis, mangés & point payés, joint a quelques coups diftribués fans néceffité, commencèrent a me donner un peu d'humeur contre mon conducteur, qui partit le foir pour aller préparer les moyens de tranfporter ma voiture de 1'autre cöté du Pruth. Je profltai de fon départ pour donner a un vieux Turc , qui paraiffait chargé des intéréts de la communauté, la valeur de ce que nous venions de confommer; mais d'autres habitans vinrent bientöt feplaindre, de ce qu'en ne faifant pas moi-même les partages, ils ne recevraient rien du dédomma- 1 Nom de mon Mikmandar ou conducteur.  254 MÉMOIRES gement que je leur avais deftiné. Le vieux Turc , ajoutaient-ils, auquel vous avez tout donne, eft foutenu par quatre Coupe - jarrets qui font fes enfans, ils ne fupportent aucune charge & s'emparent de tous les bénéfices. En me contant leur doléance, ces malheureux ne fe doutaient surement pas qu'ils avaient le bonheur de vivre fous une ariftocratie. Cependant je doublai la fomme, afin de rempiir ma première intention , & chacun de nous s'occupant de fon gite , j elus mon domicile dans ma voiture ou je m'endormis fi profondément que nous étions déja en route quand je meveiilai. . Le Pruth n'étajt qu'a une lieue, & mon conducteur que nous appercumes a cheval au milieu d'un grouppe de payfans qu'il batonnait avec une grande activité, nous annoncala rivière au bord de laquelle nous arrivames fans 1'avoir appercue a caufe de fon encaiftement. Le Pruth fépare le Pachalik de Kotchim d'avec la Moldavië. Aly-Aga avait paffé la veille a la nage  du Baron de Tott. 255 a 1'autre rive, avait rafTemblé a coups de fouet prés de trois cent Moldaves des environs, les avait occupés toute la nuit a former avec des troncs d'arbres un mauvais radeau, & s'en était fervi pour repalTer de notre cöté ; mais tout cela n'en garantiffait pas la folidité. Cependant je me difpofai a facrifier, s'il le fallait, êc ma voiture & tout ce dont elle était chargée. Je n'en retirai que mon porte-feuiile 3 8c je me promis bien de ne pas m'expofer a. courir perfonnellement un rifque qui paraiflait évident, & d'engarantir aufli mes gens quejeréfervai pour un fecond envoi, fi le premier réufliflait. Mon conducteur, pendant ce tems, fier & radieux d'avoir parfait un fi bel ouvrage, m'invitait a remonterdans ma voiture; & comment, lui dis-je avec impatience, la ferez - vous feulement defcendre jufqua la rivière ? Comment la fèrez-vous enfuite reller fur votre méchant radeau, qui peut a peine la contenir & qui plongera fous fon poids? Comment, me dit-il, avec ces deux outils, en me  2.rt aimable, & j'entrepris de le rendre un peu moins battant. l e Baron. Votre dextérité au palfage du Pruth, & la bonne chere que vous nous faites, ne me laiftèrait rien  du Baron de Tott. 259 a defirer,mon cher Ali-Aga, fi vous battiezmoins ces malheureux Moldaves, ou fi vous ne les battiez que lorfqu'ils vous défobéiffent. Ali-Aga. Que leur importe, que ce foit avant ou après, puifqu'il faut les battre , ne vaut-il pas mieux en finir que de perdre du tems ? l e Baron. Comment perdre du tems! Eft-ce donc en faire un bon emploi, que de battre fans raifon des malheureux dont la bonne volonté, la force Sc la foumiflion exécutent l'impoffible. Ali-Aga. Quoi, Monfieur, vous parlez Turc, vous avez habité Conftantinople , vous connaiftèz les Grecs, Sc vous ignorez que les Moldaves ne font rien Kk 1  2ÓO MÉMOIRES qu'après qu'on les a aftbmmé l Vous croyez donc auffi que votre voiture aurait paffe le Pruth fans les coups que je leur ai donne toute la nuit & jufqu'a votre arrivée au bord de la rivière. l e Baron. Oui, je crois que fans les battre, ils auraient fait tout cela par la feule crainte d'être battus; mais quoi qu'il en foit, nous n'avons plus de rivière a paffer, la pofte nous fournit des chevaux, il ne nous faut que des vivres , & c'eft 1'article qui m'intéreffe ; car je vous 1'avouerai, mon cher Ali, les morceaux que vous me procurez a coups de batons me reftent au golier; laiffez-les moi payer , c'eft tout ce que je délire. Ali-Aga. Certainement vous prenez le bon moyen pour n'avoir pas d'indigeftion; car votre argent ne vous procurera pas même du pain.  du Baron de Tott. 261 l e Baron. Soyez tranquille, je payerai fi bien que j'aurai tout ce qu'il y a de meilleur & plus sürement que vous ne pourriez vous le procurer vous-même. Ali-Aga. Vous n aurez pas de pain, vous dis-je; je connais les Moldaves, ils veulent être battus. Dailleurs je fuis chargé de vous faire défrayer par-tout, Sc ces coquins d'Infidèles font affez riches pour fupporter de plus fortes charges; celle-ci leur parait légère, Sc ils feront contens, pourvu qu'on les batte. l e Baron. De grace, mon cher Ali-Aga, neme refufezpas. Je renonce a être défrayé, Sc je garantis qu'ils renonceront a être battus, pourvu qu'on les paie; je n'en charge; laiffez-moi faire.  2Ó2 M é m o i r e s Ali-Aga. Mais nous mourrons de faim. l e Baron. C'eft un eiTai dont je veux me paffer la fantaifie. Ali-Aga. Vousle voulez, j'y confens, faites une expérience dont il me parait que vous avez befoin pour connaïtre les Moldaves; mais quand vous les aurez connus, fongez qu'il n'eft pas jufte que je me couche fans fouper; 8c lorfque votre argent ou votre éloquence auront manqué de fuccès , vous trouverez bon , fans doute, que j'ufe de ma méthode. l e Baron. Soit: 8c puifque nous fommes d'accord, il fauf qu'en arrivant auprès du village oü nous devors  du Baron de Tott. 165 coucher, je trouve feulement le Primat *, afin que je puifiè traiter amicalement avec lui pour nos vivres, & qu'il y ait un bon feu auprès de quelque abri oü nous puifiions pafTer la nuit, fans nous meier avec les habitans & fans inquiétude fur la pefte qui vient de fe manifefter en Moldavië. En ce cas, dit Ali-Aga, je puis me difpenfer d'aller en avant. Il ordonna en même-tems a un de fes gens d'exécuter i'ordre que je venais de donner , 8c me répéta en fouriant, qu'il ne voulait pas fe coucher fans fouper. Le chemin qu'il nous reftait a faire, ne nous permit d'arriver qu'après le foleil couché , & notre gite nous fut indiqué par le feu qu'on y avait préparé. Fidele a fon engagement, mon conducteur en mettant pied a terre fut fe chaufTer, & s'affit le coude appuyé fur fa felle, fon fouet fur fes genoux, de 1 Primat: ce titre équivaut a celui de Maire , mais fes fon&ions different dans les proportions de 1'efclavage a la liberté.  20^ mémoires maniere a jouir du plaifir que j'allais lui procurer. Je ne fus pas moins empreffé de m'aflurer celui de tenir ma nourriture de 1'humanité qui échange les befoins. Je demandai le Primat , on me le montra a quelques pas, Sc m'étant approché de lui pour lui donner vingt écus que je mis a terre, je lui parlai Turc Sc puis Grec, en ces termes fidélement traduits. le Baron (ct Turc ). Tenez, mon ami, voila de fargent pour m'acheter les vivres dont nous avons befoin; j'ai toujours aimé les Moldaves, je ne puis fouffrir qu'on les maltraité, Sc je compte que vous me procurerez promptement un mouton 1 Sc du pain; gardez Ie relle de l'argent pour boire a ma fanté. LeMoldave (fèignant de ne pas/avoir le Turc). Il ne fait pas. * Un mouton vivant Sc de bonne qualité ne vaut qu'un écu. le  du Baron de Tott. 16$ l e Baron. Comment il ne fait pas! eft-ce que vous ne favez pas le Turc ? le moldave. Non Turc , il ne fait pas. l e Baron (en Grec). Eh bien parions Grec; prenez eet argent, apportez-moi un mouton & du pain, c'eft tout ce que je vous demande. le Moldave (feignant toujours de ne pas entendre & faifant des gejles pour exprimer qu'il n'y a rien dans fon viilage & qu'on y meurt de faim). Non pain, pauvres, il ne fait pas. l e Baron. Quoi, vous n'avez pas de pain ? II. Partie. L 1  2.66 mémoires le moldave. Non, pain, non. l e Baron. Ah malheureux que je vous plains; mais au moins vous ne ferez pas battus : c'eft quelque chofe; il eft fans doute aufli fort dur de fe coucher fans fouper : cependant vous êtes la preuve qu'il y abien des honnêtes gens a qui cela arrivé, (au Conducteur) Vous 1'entendez, mon cher Ali, fi 1'argent ne fait rien ici, au moins vous conviendrez que les coups auraient été inutiles. Ces malheureux n'ont rien, 8c j'en fuis plus faché que de la néceffité oü je me trouve moi - même de manquer de tout pour le moment : nous en aurons meilleur appétit demain. Ali-Aga. Oh! je défie que pour mon compte, il puifle être meilieur qu'aujourd'hui.  du Baron deTott. i6j l e Baron. C'eft votre faute : pourquoi nous faire arrêter a un mauvais village, oü il n'y a pas même du pain \ Vous jeünerez : voila votre punition. Ali-Aga. Mauvais village, Monfieur, mauvais village ! Si la nuit ne vous le cachait pas, vous en feriez enchanté; c'eft un petit bourg : tout y abonde; on y trouve jufqu'a de la canelie \ l e Baron. Bon! je parie que voila votre envie de battre qui vous reprend. Ali-Aga. Ma foi, non, Monfieur, ce n'eft que 1'envie de fouper, qui ne me quittera sürement pas j & pour 1 Les Turcs font très-friands de cette écorce qu'ils mettent a toute fauce: ils la comparent a ce qu'il y a de plus exquis. LI i  2Ó8 mémoires la fatisfaire , & vous prouver que je me connais mieux que vous en Moldaves, laiflez-moi parler a celui-ci. l e Baron. En aurez-vous moins faim, quand vous Taurez battu. Al i - A g a. Oh je vous en réponds; & fi vous n'avez pas le plus excellent fouper dans un quart-d'heure, vous me rendrez tous les coups que je lui donnerai. l e Baron. A ce prix j'y confens, je vous prends au mot; mais fouvenez-vous-en : fi vous battez un innocent je le vengerai de bon cceur. Ali-Aga. Tant qu il vous plaira; mais foyez auffi tranquille fpectateur que je Fai été pendant votre négociation. l e Baron. Cela eft jufte: je vais prendre votre place.  du Baron de Tott. 269 Al i-A g a (après s'être levé , mis fon fouet fous fon habit, & s'être avancé nonchalamment auprès du Grec , lui frappe amicalement fur l'épaule. Bon jour, mon ami; comment te portes-tu? Eh bien, parle donc; eft-ce que tu ne reconnais pas Ali-Aga, ton ami \ Allons parles donc. le moldave. Il ne fait pas. A l i-A g a. Il ne fait pas! ah, ah, cela eft étonnant! quoi mon ami, férieufement tu ne fais pas le Turc. le moldave. Non, il ne fait pas. Ali-Aga (d'un coup de poing jette le Primat a terre & lui donne des coups de pied pendant qu'il fe relève). Tiens, coquin, voila pour t'apprendre le Turc.  *7° MÉMOIRES le M o l d a v e (en bon Turc). Pourquoi me battez-vous ? ne favez-vous pas bien que nous fommes de pauvres gens, Sc que nos Princes nous laiffenta peine 1'air que nous refpirons. Ali-Aga au Baron. Eh bien, Monfieur, vous voyez que je fins un bon maitre de langue, il parle déja Turc a ravir. Au moins pouvons-nous caufer actuellement, c'eft quelque cfiofe. (au Moldave en sappuyant fur fon épaule). Actuellement que tu fcais le Turc, mon ami, dis-moi donc comment tu te portes, toi, ta femme Sc tes enfans. le Moldave. Aufli bien que cela fe peut, quand on manque fouvent du néceflaire. Ali-Aga. Bon, tu plaifantes, mon ami, il ne te manque  du Baron de Tott. 271 que d'être rofle un peu plus fouvent, mais cela viendra : allons actuellement au fait. Il me faut liir le champ deux moutons, douze poulets , douze pigeons , cinquante livres de pain, quatre oques 1 de beurre, du fel, du poivre, de la mufcade, de la canelle, des citrons, du vin, de la falade, & de bonne huile d'olive, le tout a fuffifance. le Moldave (en pleurant). Je vous ai déja dit que nous étions des malheureux qui n'avions pas de pain : oü voulez-vous que nous trouvions de la canelle. Ali-Aga (tirant fon fouet de deffous fon habit & battant le Moldave jufqu d cc qu'il ait pris la fuite). Ah , coquin d'infidéle, tu n'as rien ! Eh bien , je vais t'enrichir, comme je t'ai appris le Turc. (Le Grec senfuit, Ali-Aga revient saffeoir auprès du feu). Vous voyez, Monfieur, que ma recette vaut mieux que la votre. 1 Poids Turc qui équivaut a peu prés ï quarante-deux onces.  272 mémoires l e Baron. Pour faire parler les muets,j'en conviens; mais non pas pour avoir a fouper: aufli je crois bien avoir quelques coups a vous rendre, car votrre méthode ne procure pas plus de vivres, que la mienne. Ali-Aga. Des vivres! Oh, nous n en manquerons pas; Sc li dans un quart-d'heure , montre lur table, tout ce que j'ai ordonné n'eft pas ici, tenez voila mon fouet, vous pourrez me rendre tous les coups que je lui ai donné. En effet, le quart-d'heure n'était pas expiré, que le Primat aflifté de trois de fes confrères apporta toutes les provilions, fans oublier la canelle. Après eet exemple, comment ne pas avouer que la recette d'Aly valait mieux que ia mienne, Sc n être pas guéri de mon entêtement d'humanité ? En  du Baron deTott. 273 En effet j'avais un tort inconcevable, mais évident: ce fut affez pour me foumettre, & en dépit de moimême, je laiffai déformais l mon conducteur le foin de me nourrir, fans le chicaner fur les moyens. Le fol que nous parcourions, attira toute mon attention. De nouveaux tableaux, également intéreffans par une riche culture & par une grande variété d'objets,fe préfentaient a chaque pas, & je comparerais la Moldavië a la Bourgogne , li cette Principauté Grecque pouvait jouir des avantages ineftimables qui réfultent d'un Gouvernement modéré. Régis depuis long-tems par leurs Princes fur la foi des traités, ces peuples ne devraient encore connaitre le defpotifme, que par la mutation de leurs Souverains, au gré de la Porte-Ottomane. La Moldavië foumife dans 1'origine a une très-petite redevance, ainfi que la Valachie, jouiffait alors d'une ombre de liberté. Elle offrait dans la perfonne de fes Princes, finon des hommes de mérite, IL Partie. Mm  274 MÉMOIRES au moins des noms illuftres, que le vainqueur confidérait, 8c dans ces memes Princes la Nation Grecque aimait a reconnaitre encore fes anciens Maitres; mais tout fut bientöt confondu. Les Grecs ailiijettis ne fe virent plus que comme des efclaves, ils n'admirent plus de diftinction entr'eux; leur mépris mutuel accrut leur aviliflèment, Sc fous eet afpect le Grand-Seigneur lui-même ne dillingua plus rien dans ce vil troupeau. Le Marchand fut élevé a la Principauté ; tout intriguant s'y crut des droits ; 8c ces malheureufes Provinces mifes fréquemment a 1'enchère, gémirent bientöt fous la vexation la plus cruelle. Une taxe annuelle, devenue immodérée par ces enchères, des fommes énormes empruntées par 1'inféodé pour acheter 1'inféodation, des intéréts a vingt-cinq pour cent, d'autres fommes journellement employées pour écarter 1'intrigue des prétendans, le fafte de ces nouveaux parvenus, 8c 1'empreffement avide de ces êtres éphémères, font autant  du Baron de Tott. ij$ de caufes qui concourent pour dévafter les deux plus belles Provinces de 1'Empire Ottoman. Si 1'on confidère actuellement que la Moldavië & la Valachie font plus furchargées d'impöts , & plus cruellement vexées, qu elles ne 1'étaient dans leur état le plus floriffant, on pourra fe faire une idéé jufte du fort déplorable de ces contrées. Il femble que le Defpote uniquement occupé de la deflruction croie devoir exiger davantage a mefure que les hommes diminuent en nombre & les terres en fertilité. J'ai vu, pendant que je traverfais la Moldavië , percevoir fur le peuple la onzième capitation de i'année quoique nous ne fulfions encore qu'au mois d'Oélobre. Nous approchions de Yam* oü mon conducteur avait expédié le matin un courrier pour y annoncer mon arrivée. J'avais profité de cette occafion pour faire faire des complimens au Prince qui gouvernait alors. Il était fils du vieux Drogman de la Porte, le même dont j'ai déja parlé. Je pouvais croire que M m 2  276 MÉMOIRES notre ancienne connaiffance me ferait utile en Mot davie; mais jene prévoyais pas quefonemprelfement a m'accueillir devancerait mon arrivée dans fa capitale. Cependant a une lieue de cette ville, lanuit déjaobfcure, dans un chemintrès-étroit, efcarpé, & dont le terrein glaifeux ajoutait aux difEcultés, on m'annonca une voiture du Prince envoyée a ma rencontre. Elle vint effeétivement fort a propos pour me boucher le paffage; & pour mettre le comble a mon impatience, un Secrétaire mandé pour me complimentei- me cherche dans 1'obfcurité, me trouve a tatons, & s'acquitte li longuement de fa commiffion, que j'y ferais encore , fi je ne m'étais lailfé traniporter dans fa cariole, dont malgré 1'obfcurité , il voulait me faire admirer la magnificence. Ah ! mon cher Ali, m'écriai-je, que votre recette eft bonne. Je voyais effeétivement qu'Ali-Aga, qui n'en doutait pas , en faifait ufage dans le moment, avec autant de fiiccès que d'aclivité, afin de retourner a bras la voiture dans laquelle je venais de pren-  du Baron de Tott. 277 dre place. Je crus tirer parti de ma pofition préfente en interrogeant le Secrétaire fur les objets qui avaient piqué ma curiofité, & qui ne pouvaient compromettre ni fa poliique ni fa difcrétion ; mais ce fut en vain, & je ne pus en obtenir que de nouveaux regrets fur ce que la nuit cachait la dorure de notre char & meprivait de tout 1'éclat de 1'entrée triompfiale qu'on m'avait deftinée. Cependant des lumières répandues ca Sc la, nous annoncaient la ville, & le bruit des madriers fur lefquels je fentais rouler la voiture me fit encore interroger le Secrétaire. Il m'apprit que ces pièces de bois rapprochées Sc pofées en travers couvraient toutes les mes, a caufe du terrein fangeux fur lequei Yaffi eft bati; il ajouta qu'un incendie avait nouvellement réduit la plus grande partie de cette ville en cendres; qu'on travaiilait a reconftruire les édifices confumés; mais que les maifons feraient faites dans un goüt plus moderne : il allait auffi men détailler les plans, lorfque notre voiture , en  278 Mémoires tournant trop court, & en accrochant un pan de mur nouvellement calciné, nous introduifit dans le couvent des Miffionnaires, oü je devais loger, Sc oü je fus fort aife de me féparer de la cariole la plus cahotante Sc du compiimenteur le plus in- commode. Un affez bon fouper nous attendait, Sc des Cordeliers Italiens établis a Yaffi, fous la protection du Roi, Sc fous la direófion de la Propagande, nous avaient également préparé des gites affez commodes. Je recus avant de me coucfier un nouveau compliment de la part du Prince fur mon heureufe arrivée, Sc mon réveil fut fuivi de la vifite du Gouverneur de la ville. Il était monté fur un cheval richement harnaché; une foule de valets vêtus en Tchoadars , accompagnaient ce Grec, que j'avais connu a Conftantinople dans un étattrès-mince. On voit que fon premier foin fut de me faire admirer le fafte oriental dont il était préfentement environné. Je ne me plaifais pas moins a le voir fi bouffi du  du Baron de T o t t. 279 plus fot orgueil, lorfqu'Ali-Aga vint tout déranger par fa préfence. On a déja dü remarquer que ce Turc avait des manières trés-lelies avec les Moldaves de la campagne. Mais je le croyais un peu déchu de fon importance & de fes prérogatives dans Yaffi. Cependant c'était encore un tort que j'avais avec lui, & je le vis paraitre avec un bel habit, un maintien grave, un ton important : c'était enfin un Homme de Cour qui pouvant devenir Vifir Sc faire des Princes de Moldavië , fe croyait déja au-deffus d'eux. Dans eet efprit, il débuta par traiter affez mal le Gouverneur de la Ville , fur ce que le Grand-Ecuyer ne lui avait pas encore envoyé le cortège qui devait le conduire a 1'audience du Prince : le Gouverneur alléguait en vain que ce tort ne le regardait pas. Vous ne valez pas mieux 1'un que 1'autre, répliqua Ali-Aga, mais~ j'y mettrai ordre. Heureufement ce cortège fi defiré parut, ii confiftait en un cheval proprement harnaché , & quatre Tchoadars du Prince, deftinés a  2%0 MÉMOIRES accompagner...quH le Tchoadar du Pacha de Cotchim qui n'était lui-même qu'un Pacha du fecond ordre. Mais il n'y a point de degrés entre un Turc Sc un Grec:le premier eft tout, le fecond n'eft rien. C'eft encore d'après cette régie qui n'eft jamais conteftée, qu'Ali-Aga monta a cheval, avec une majefté fmguliere, Sc que toutes les perfonnes qu'il rencontrait, s'arrêtaient pour le faluer profondément. Il répondait gravement a ces refpectueux hommages par un léger coup de tête, Sc par un petit fourire de bonté : fa vifke au Prince lui valut des préfens: chaque pas qu'il faifait dans Yafti ne fervait pas moins bien fes intéréts que fa dignité perfonnelle; Sc tandis que mon conducteur mêlait ainfi 1'utile a 1'agréable, je m'occupais des moyens de le remplacer pour continuer ma route. Le Prince de Moldavië ne pouvait y pourvoir que jufqu'aux frontières Tartares, Sc j'écrivis par un courier au Sultan Sérasker de Beflarabie, pour le prier d'envoyer au- devanc  du Baron de Tott. 281 devant de moi jufqu'aux confins de la Moldavië. Ces difpofitions faites, je montai dans une voiture que le Prince m'avait envoyée, & qui environnée de beaucoup plus d'Ecuyers & de Valets-de" pied que je n'en aurais voulu , me conduifit au Pa" lais. Je m'emprelfai d'y pénétrer, pour abréger la longueur des cérémonies Turques qui m'y attendaient & que 1'orgueil des Grecs m'avaient préparé. Je trouvai le Prince feul avec fon frère, dans un appartement dont la richelfe n'était pas auffi remarquable que deux énormes fauteuils couverts d'écarlate : j'en devinai bientót toute 1'importance; mais je refufai conftamment 1'honneur d'en occuper un. Le Prince prit lui-même un autre fiége, & notre ancienne liaifon qui fournilfait au début de notre entretien, le conduifit a me confier 1'embarras de fa pofition préfente. J'appercus aifément que le fanatifme intriguant de fon frère la rendait véritablement cruelle, & i'expofait a de grands rifques pour 1'avenir. Nous terminames cette conférence 77. Partie. N n  2§2 MÉMOIRES par décider les arrangemens néceffaires pour mon départ, après quoi il me fallut efluyer toutes les cérémonies Turques. La plus importante, celle qui marqué leplus d egards, eft celle de préfenter le cfierbet: elle eft toujours fuivie de 1'afperfion d'eau rofe & du parfum d'aloës. Ce cherbet dont on parle fi fouvent en Europe , & que 1'on y connait fi peu, eft compofé avec des patés de fruits aufucre, qu'on fait diffoudre dans 1'eau, Sc qui font tellement mufquées, qu'on peut a peine gouter cette liqueur : le vafe une fois rempli, fuffit aux vifites de toute iafemaine. Jen ufai donc avec autant de difcrétion que des confitures qui accompagnent le café, Sc dont on ne cfiange jamais la cuiller. Cependant tout ce cérémonial répété dans 1'antichambre en faveur de mon laquais fut admis par lui d'une manière beaucoup moins économique ; fon appétit ne fe refiifa a rien, il mangea tout ce qu'on lui préfenta de gingembres confits, il avala d'un feul trait tout le vafe de cherbet, & les Courtifans  du Baron de Tott. 283 étaient encore dans 1'admiration, lorfque je fortis de fappartement du Prince. Je trouvai a mon retour chez les Cordeliers, plufieurs Grecs de ma connaifïance qui m'y attendaient; j'en retins quelques-uns a diner , ils m'accompagnèrent enfuite dans les vifites que j'avais a rendre. La ville de Yaffi, placée dans un terrain fangeux, eft environnée de collines qui préfentent de toutes parts des fites champ êtres oü 1'on aurait pu conftruire les maifons de campagne les plus agréables ; mais a peine y voit-on quelques troupeaux, & fil'on excepte les maifons des Boyards, & celles qu'occupent les Grecs qui viennent de Conftantinople a la fuite du Prince, pour partager avec lui les dépouiiles de la Moldavië , toutes les autres habitations de la Capitale fe reffentent de la plus grande misère. Les Boyards 1 repréfentent avec beaucoup de 1 On appelle ainfi les grands Terriërs, ce font des efpèces de Nn 2  284 MÉMOIRES morgue les Grands du pays; mais ils ne font en effet que des propriétaires affez riches, Sc des vexateurs très-cruels, rarement ils vivent dans une bonne intelligence avec leur Prince , leurs intrigues fe tournent prefque toujours contre lui, Conftantinople eft le foyer de leurs manoeuvres. C'eft-la que chaque parti porte fes plaintes Sc fon argent, Sc le Sultan Sérasker de Belfarabie eft toujours le refuge des Boyards que la Porte croit devoir facriher a fa tranquillité. La fauve-garde du Prince Tartare allure fimpunité du Boyard, fa protection le rétablit fouvent, mais il faut toujours que cette proteófion foit payée. Ces différentes dépenfes dont les Boyards fe rembourfent par des vexations particulières, jointes aux taxes que le Prince leur impofe pour acquitter la redevance annuelle Sc les autres objets de dépenfe dont je viens de parler , fiirchargent tellement la nobles fans autre titre que leurs richeffes 5 mais la richeffe foumet tout3 & 1'ordre le mieux établi lui réfifterait difficilement.  du Baron de Tott. 2.8$ Moldavië, que la richeffe du fol peut a peine y fuffire. Onpeut aulïi aftiirerque cette province, ainfi quelaValachie qui lui eft contiguë, en fe foumettant a Mahomet II, fous la claufe d'être 1'une Sc 1'autre gouvernée par des Princes Grecs , 8c de nêtre alTujetties qua un impöt modéré, n'ont pas fait un aufti bon marche, que les Auteurs de ce Traité s'en était flattés, ils n'avaient pas prévu fans doute que la vanité des Grecs mettrait le Gouvernement de ces provinces a 1'enchère : ils fe font auffi diffimulé les fuites funeftes de la claufe d'amovibilité réfervée pour le Grand-Seigneur; marché terrible entre un Defpote avide & des efclaves orgueilleux, qu'il éleve a la Principauté quand illui plak & qu'il en dépouille quand il veut. On fent en effet que cette amovibilité ne pouvait manquer de porter laredevance de ces provinces par une progreflion rapide au taux le plus exceffif, & qu'une déprédation générale endevenait le réfultatnéceftaire. Auffi voit-on que tout 1'art de ces Gouvernemens  1%6 MÉMOIRES fubalternes fe réduit a faifir & a mettre en oeuvre tous les moyens d'accélérer cette horrible déprédation. La Moldavië Sc la Valachie étaient anciennement une Colonie Romaine. On y parle encore aujourd'fmi un latin corrompu, Sc ce langage fe nomme Roumié, langue Romaine. Ces provinces malheureufes fous le joug altier des Romains, gémiffent aujourd'hui fous le poids d'une oppreffion bien plus cruelle Sc bien plus humiliante, puifqu'elles font ravagées par des fubalternes revêtus d'une autorité précaire Sc momentanée. Tout étant dilpofé pour continuer ma route, je me féparai d'Ali-Aga, en récompenfant fes bons offices, Sc je partis de Yaffi accompagné de deux Jéniffaires de la garde du Prince, Sc d'un Grec chargé de me conduire. Ces trois perfonnes exercaient par-tout oü nous paffions, les grands principes qui conviennent aux Moldaves, Sc qu'Ali-Aga m'avait appris; mais un tour de force Sc de brigandage que fit un des deux Turcs mérite d'être rap  du Baron de Tott. 287 porté. Nous paffions dans un vallon aflèz agréable bordé de collines; des moutons y paiflaient fous la garde de plufieurs bergers. Je queftionnai un des Jéniflaires mr la qualité des laines du pays: vous allez en juger, me dit-il ; auffi-töt, il piqué fon cheval vers le troupeau, le difperfe, caracole au milieu, fixe le plus gros mouton, s'attache a fa pourfuite, le joint au galop, fe panche , le failit par la toifon, i'enlève d'une main, le met en travers fur le devant de fa felle en s'y raffermiffant lui-même, Sc me rejoint a toute bride. Je fis de vains eflbrts pour faire reftituer eet animal au propriétaire, ou lui en faire payer la valeur; on fe mocqua de ma délicateffe, le Turc conferva fa prife, Sc s'en régala le foir avec fon camarade. Cette partie de ia Moldavië que nous parcourions, me parut aufli belle, que celle que nous avions traverfée pour arriver a Yaffi; mais j'obfervai qu'elle devenait plus montueufe a mefiire que nous approchions de Kichenow. Nous defcendimes  2$8 MÉMOIRES enfuite par des gorges toujours plus larges & plus découvertes, a la fin defquelles nous découvrimes la Beffarabie. Nous n'y avions pas encore pénétré, que les collines de droite & de gauche étaient déja couvertes d'un nombre infini de Dromadaires T. Le Grec qui m'accompagnait me fit obferver que ces animaux qui appartiennent aux Tartares, en pénétrant ainfi fur un territoire étranger, occafionnent de fréquentes difcuffions qui ne fe terminent jamais qu'après que les paturages en litige ont été confommés. Nousvimes bientöt un plus grand nombre de ces troupeaux, Sc j'y remarquaidesDromadaires biancs. Nous avions a peine paffé la frontière que nous "* Cet animal qui a deux boffes fur le dos eft infiniment plus grand que le chameau qui n'en a qu'une j mais il parajt qu'on n'eft pas généralement d'accord fur 1'application des noms qui doivent diftinguer ces deux efpèces d'animaux ; cependant comme les Arabes qui n'ont que le chameau a une bolfe le nomment Devé3 & l'Autruche Devé£Ouchou} (1'oifeau chameau), il parait que le nom de Dromadaire doit diftinguer celui de ces animaux du même genre qui a deux boffes. appercümes  jdu Baron de Tott. 289 appercümes un grouppe de Cavaliers qui venaient a nous : c'était i'interprête du Sultan Sérasker que ce Prince envoyait a ma rencontre avec dix Seimens de fa garde. Le courier que je lui avais expédié les accompagnait, Il me remit la réponfe du Sultan , & I'interprête y ajouta les chofes honnêtes qu'on 1'avait perfonnellement chargé de me dire ; après quoi quatre Cavaliers s'étant mis a 1'avantgarde, nous continuames notre route dans un pays plat, totalement découvert & fur un fol ferme oü la route était a peine tracée. Mon nouveau conducteur était un Juif renégat né en Poiogne. Il parlait Allemand, & il aimait tant a parler, que je n'eus befoin de lui faire aucune queftion, pour favoir a fond toute fon hiftoire. Il m'apprit aulfi que les Noguais étaient mécontens du Kam, dont la faiblelfe avait cédé au GrandSeigneur le droit d'Ichctirach 1, fur les deux pro- 1 On a déja dit qua. 1'avide activité des Juifs toujours appelés par 1'apas du gain , oü 1'on veut les fouffrir. A 1'avantage que la ville d'Ifmahel a de fervir d'entrepöt pour la traite des grains par le Danube, fe joint une induftrie qui lui eft particulière : la fabrication des peaux de chagrins de Turquie. On voit autour de la ville de grands elpaces deftinés a la préparation de ces peaux : travailiées d'abord comme le parchemin, elles font foutenues en fair par quatre batons qui les tendent horizontalement & les difpofent a recevoir rimpreflion d'une petite graine fort aftringente dont on les couvre. Au bout  du Baron de Tott. 485 d'un certain tems les chagrins fe trouvent faits 8c parfaitement préparés. Nous avions deux bras du fleuve a palier pour arriver a 1'autre rive ; le jour paraiffait a peine lorfque le bac nous tranfporta dans file intermédiaire. Nous la traversames fur une diagonale de quatre lieues pour joindre le fecond bras vis-a-vis Tultcha, fortereffe Turque fituée un peu au deffous du confluent: après y avoir pris le relais, nous continuames notre route a. travers une forêt dans laquelle le poflillon nous prévint d'être fur nos gardes ; mais il me femblait que cinq Tartares ne pouvaient exciter 1'avidité du fils du Gouverneur & de quelques Seigneurs de fon age, qui, au dire de notre guide , s'amufaient a détrouflèr les paflans. Nous nous croyons a 1'abri de ces efpiégleries, lorfqu'au fortir du bois nous rencontrames un Cavalier proprement vêtu 3 bien monté & fuivi d'un coupe-jaret, tous deux armés avec une profuiion vraiment ridicule; Deux carabines , trois paires de  486 MÉMOIRES piftolets , deux fabres & trois ou quatre grands couteaux perluadaient a chacun de ces hommes qu'ils étaient redoutables. A eet étrange attirail de guerre, fe joignait un ton d'infolenee deftiné fans doute a en impofer aux gens timides, & faire juger fi 1'on devait ataquer ou non. Nous leur donnames civilement le falut lorfqu'ils furent a portée de nous, & leur première hoftiiité fut 'de n'y pas répondre. Jugeant alors par notre douceur a recevoir cette efpèce d'inmlte, que quelques bravades nous rendraient tout-a-fait traitables, celui de ces coquins qui paraillait être le maitre , prend un piftolet dans fon arfenal, anime fon cheval, caracole a cöté de nous; mais enfin fatigué de voir que ce dröle voulait nous en impofer , & réfléchiflant d'ailleurs que 1'opinion de notre timidité pouvait le conduire a quelques démarches qui nous auraient forcés nous-mêmes a le tuer, je crus qu'il était plus prudent de s'en débarafTer en réformant fes idéés. Je me détachai aiors de notre troupe , &  du Baron de Tott. 487 le piftolet a la main, j'entre en iice avec le caracoleur : étoné de cette fortie , il ralentit fes évolutions. Votre cheval me paralt bien drelfé , lui dis-je en riant; mais s'il eft de bonne race , il ne doit pas craindre le feu; voyons : aufli-töt je tire pres de fes oreilles; 1'animal fe cabre , le cavalier jette fon arme pour fe tenir aux ciins , fon bonet tombe, 8c je 1'abandone dans ce petit défordre qui le corrige fufÜfament pour nous laiflèr continuer notre route. Après avoir traverfé les plaines du Dobrodgan % j'obfervai que le fol qui s'élevait infeniiblement vers le pied des montagnes qui nous féparaient de la Thrace, offrait par-tout des couches de marbres qui femblent fervir de bafe au Balkam 2. Nous pé- 1 Pfovince de la Turquie Européenne entre le Danube & les montagnes de Thrace ; elle eft célèbre par une petite race- de chevaux , dont les Turcs font fur-tout grand cas a caufe qu'ils font tous ambleurs. 2 c'eft le nom que les Turcs donnent aux montagnes de Thrace , &c en général aux chaines de montagnes les plus élevées.  488 MÉ MOIRÉ S nétrames dans ces montagnes par une gorge d'oü fortle Kamtchikfouy ( la rivière du Fouet;). Ce torrent conftament alimenté par des fources d'eau vive, renvoyé dans fon cours d'un rocher a 1'autre, ferpente de manière qu'il faut le traverfer dix-fept fois pour arriver au fond de la gorge, oü nous commencames a nous élever fur les montagnes , par des chemins très-difficiles. Nous nous arrêtames pour paffer la nuit dans un village fitué vers la moyenne région, & nous commencions a y prendre quelque repos, lorfque le bruit d'une nombreufe cavalcade vint 1'interrompre. C'était'le nouveau Calga Sultan, frère de Dewlet-Guéray que la Porte venait de nommer pour fuccéder a KrimGuéray fur le tröne des Tartares. Ce Prince qui me croyait encore a Caouchan, n'eut pas plutöt appris que j'étais dans le même village , qu'il me fit prier de 1'aller voir. Il me dit que i'armée Ottomane était en marche; & après m'avoir témoigné quelques regrets fur la difference  du Baron deTott. 480 difference de nos routes, il finit'par m'engager a me détourner un peu de la mienne pour aller a Séray 1 voir le nouveau Kam fon frère. Il fe prépare a en partir, ajouta-trii ,• & j'efpère qu'en vous déterminant a revenir avec nous, il vous fera oublier une perte que vous avez crue irréparable. Je ne croyais pas en effet que Krim-Guéray fut aifé a remplacer : mais je me déterminai fans peine a parcourir les apanages des Sultans Tartares, afin d'achever par le tableau de la manière dont ils exiflent dans la Roméiie, 1'examen de tout ce qui concerne cette nation. Nous avions encore a traverfer la plus haute chaine des montagnes du Balkan; 1'afpect de leurs différentes couches & la variété des roches que la nature femble n'avoir rompues avec effort que pour laiflèr échaper les indices des tréfors qu'elles renferment, préfentent a chaque pas ces grands cafaélères qui, enétendant nos idéés fur 1'origine de la na- 1 Séray j ville de la Roméiie dans 1'apanage des Sultans Tartares, II. Partie. Q q q  ^00 MÉMOIRES ture, nous ramènent a contempler fon ouvrage avec plus d'ardeur & plus d'intérêt. Je vis en traverfant cette chaine de montagnes, plufieurs ruines d'anciens chateaux, j'y obfervai de nombreufes excavations femblables a celles que j'avais remarquées en Crimée, & qui fans'doute ne font auffi dans le Balkan qu'autant de monumens de la tyrannie. Parvenus jufqu'a la haute région de ces montagnes , nous y trouvames des violettes en abondance dont la tige & les feuilles Cachées fous la neige, formaient un tapis auffi étonant qu'agréable. En continuant notre route , nous joignimes celle qu'on venait de tracer pour I'armée Ottomane. Elle était dirigée fur Yffaktché. Cette route feulement indiquée par quelques abatis d'arbres dont les troncs étaient coupés a deux pieds de terre pour la commodité des travailieurs, promettait peu de facilité a 1'artillerie qui devait y paffer. Deux monticules de terre, élevés a droite & a gauche du chemin , répétés de diftance en diftance & toujours  du Baron de Tott. 491 cn vue les uns des autres , étaient dans les plaines les feuls jalons de cette route. Je la quitai a KirKiliflié (les quarante Églifes). Pendant quon s'occupait a me chercher des chevaux dont la pofte manquait, le Turc chargé de la direction de cette pofte, voulut me confoler de ce retard, il m'invita poliment a monter chez lui; & après avoir ordoné de faire un café lourd 1, il me fit donner une pipe en atendant, & pour comble de régal, il y placa galamment un petit morceau de bois d'aloës : cela fait, mon höte rejetant fur le Gouvernement le défaut de fervice dont je pouvais me plaindre, fe mit a politiquer ; mais fatigué de fon bavardage, je finvitai a fumer avec moi, dans 1'efpérance que cette occupation ralentirait fes difcours. Il regarde aufll- 1 Expreffion dont les Turcs fe fervent pour avertir qu'on n'épargne pas le café. C'eft un préjugé très-faux, que celui de croire que les Turcs aiment lccafé faible, & s'ils en ont fait prendre a quelques Européens , cela prouve feulement qu'on ne s'était pas occupé de les bie» traiter.  ^02 MÉMOIRES tot fa montre, compte avec fes doigts, & me dit, je ferai a vous tout-a-l'heure. Une tête penchée fur un col alongé, 1'enfemble de fa perfone un tantfoit peu excentrique,m'avaient déja fait foupconer qu'il était amateur d'opium. Effectivement il tira de fa poche une petite boite avec un grand air de myftère; il frape alors des mains pour appeler un de fes gens, lui montre la boite , Sc ce figne fit arriver tout de fuite Sc le café pour nous &la pipe du maitre, que précédait un grand verre d'eau fraiche. L'amateur fourit a ce tableau, ouvre fa boite, en tire trois pilules d'un volume égal a de groffes olives , les roule dans fa main 1'une après 1'autre , m'en offre autant, Sc fur mon refus avale avec une gravité merveiileufe la dofe de bonheur qu'il s'était préparée, Sc cette dofe aurait fans doute fuffi parmi nous pour tuer vingt perfones. Le tems qu'il faliut pour avoir les relais, me donna celui d'examiner le jeu des mufcles & les écarts d'ima-  du Baron de Tott. 493 gination qui préiudèrent a i'ivreffe dans laquelle je laiiTai ce bienheureux Thériaki Nous étions entrés en Roméiie , Sc nous n'eumes pas plutöc pénétré dans I'apanage des Princes Ginguifiens, que je fus frapé d'un afpect aufli riche qu'étranger au refte de 1'Empire Ottoman. Des productions variées, abondantes Sc foignées, des maifons de campagne , des jardins agréablement fttués, nombre de villages a chacun defquels on diftinguait le Chateau du Seigneur Sc fes plantations, tapiffaient le fol, s'élevaient jufques fur les collines , 8c formaient un enfemble dans le gout Européen, dont les détails redoublaient mon étonement. La ville de Séray fe préfentait devant nous, ainfi que le palais du Kam. Nous y arrivames par une grande avenue qui prolongeait la facade des batimens , & conduifait dela fur i'efplanade qui fépare la ville du chateau. Plufieurs rues aboutiftantes dans la direct ion des rayons d'un cercle, étaient pro- 1 On appelle ainfi les amateurs d'opium.  494 M É M O I R E s iongées dans ia plaine par des plantations, & formaient une écoiie dont ia première cour occupait le centre. Nous la traversames pour arriver a la feconde oü nous mimes pied a terre. Je fus d'abord introduit chezle Séliétar, dans un des batimens latéraux. Cet Officier après m'avoir laiifé quelques momens de repos que le café acompagne toujours, fut avertir fon maitre de mon arrivée, & revint un inftant après pour me conduire a fon audience. Une Cour d'honeur précédait le corps-de-logis ifolé que Dewlet - Guéray habitait. Environé dun grand nombre de Courtifans, il paraiifait plus occupé d'une barbe naiifante que fon élévation au tröne 1'obligeait de laiffer croitre, que de la tache difficiie qu'il avait a remplir. J'ai été a portée de me convaincre dans un long entretien avec ce Prince, que trop jeune encore, & peut-être même d'un caraélère trop faible, pour ofer fuivre les traces de KrimGuéray fon oncle, il n'avait eu pour toute ambition que celle de fe dévouer au Grand-Vilir.  du Baron deTott. 405 Il était trop tard lorfque je quitai le nouveau Kam pour que je cherchaffe a continuer ma route. J acceptai 1'ofTre qui me fut faite de paffer la nuit dans ie Palais, Sc cela d'autant plus volontiers, que le Séliétar chargé de m'héberger m'avait paru aimable, Sc affez inftruit pour répondre aux queftions que j'avais a lui faire fur tout ce que je venais d'obferver. Il m'apprit que cette province donnée en apanage a la familie de Gengiskam, divifée en territoires particuliers, afluraita chacun de fes membres des poffeflions héréditaires indépendantes de la Porte , Sc dans lefquelles le droit d'afyle*eft inviolable. Cet objet acceftbire eft devenu le principal; il n'y a point de coquin dans 1'Empire Ottoman qui ne trouve 1'impunité, s'il a de quoi payer le Sultan qui la lui procure. A ces aubaines qui font fréquentes, Sc dont le cafuef-fe percoit comptant, fe joignent les dimes en nature , la capitation, Sc les autres droits domaniaux. La fortune de ces Princes s'accroit encore par le produit des emplois qu'ils  496' MÉMOIRES exercent fucceffivement en Crimée; mais eet avantage dont la Porte faifait jouir les feuls defcendans de Sélim-Guéray, les diftinguait par leur opulence, des autres branches dont les Sultans réduits a leurs feuls apanages, ont végété jufqu'a ce jour dans une grande médiocrité *. * Sélim-Guéray qui régnait 1 la fin du dernier fiècle 8c au commencement de celui-ci, après avoir par fon courage fauvé I'armée Turque prête a fuccomber fous les forces réunies des Allemands, des Polonais & des Mofcovites, refufa le tróne Ottoman fur lequel 1'enthoufiafme des milices voulait 1'élever, & le Grand-Seigneur pour récompenfer la valeur 8c le défintéreffement de fon libérateur , affura a fes defcendans le tróne des Tartares au préjudice des autres Princes Ginguifiens : Sélim-Guéray obtint auffi la liberté de faire le pélerinage de la Mecque, qu'aucun Prince de cette maifonn'avait encore obtenue. La Porte pouvait craindre en effet que dans 1'éloignement ils ne cherchaffent & ne parvinffent a foulever les peuples en leur faveur. Mais Sélim ne pouvait infpirer de méfiance> il fit ce pieux voyage, &: fes defcendans ont fubftitué le furnom de Hadgi (Pélerin) a celui de Tchoban (Berger) commun a toute la familie, & que les autres branches ont confervé. On fera curieux de connaitre auffi 1'origine du furnom de Guéray que portent les Princes régnans en Tartarie. La tradition Je  du Baron de Tott. '497 Je partis de Séray, Sc le détour que j'avais faic pour m'y rendre, ayant donné le tems a I'armée Turque de dépaffer Pazardgik, je n'en rencontrai plus que les traineurs, lorfque j'eus réjoint la route de Conftantinople; mais les cadavres dont elle était jonchée, le faccagement des villages Sc la porte qu'un des grands Vaffaux, dont Ie nom ne s'eft pas plus conlervé que 1'époque de fon crime, après avoir formé Ie projet d'ufurper Ie tróne de fes maïtres & en avoir prepare les moyens, ordonna le maifacre des Princes Ginguifiens; mais qu'un fujet fidéle, profitant du tumulte, eut 1'adreffe de fouftraire a la connaiffance des alfaffins un de ces Princes encore au berceau, 8c qu'il confia ce tréfor Sc fon fecret a un berger, nomme Guéray, dont laprobité était univerfelle•nent reconnue. Le jeune Ginguis, élevé fous le nom de Guéray voyait fans le connaitre fon hcrirage en proie a la tyrannie, tandis que fon prétendu pere, occupé d'une vie champêtre , attendait le moment oü la haine publique ferait parvenue au point de foulever les Tartares contre 1'ufurpateur. Le Prince avait atteint lage de vingt ans lorfque eet événement arriva. Le vieux berger, toujours plus confidéré, vit naitre Ia conjuration, anima les conjurés, préfenta fon Souverain 8c le rétablit fur le tróne de fes peres après la mort du tyran. Jufques-la , le nouveau Kan n'avait aux yeux de fon peuple d'autre titre pour le gouverner, que lc témoignage d'un vieillard, refpedable //. Partie, R r r  498 MÉMOIRES défolation de tout le pays annoncaient afTez le défordre horrible qui raccompagnait dans fa marche. Des pelotons de cavalerie & d'infanterie, a la file les uns des autres, fans Officiers & fans apparence de difcipiine, rejoignaient cette armée. Les petites troupes que nous rencontrions ? ne paraiffaient réu- a la vérité , mais qui pouyait toujours être foupconné d'avoir agi par des vues d'ambition. Son défintéreflement diffipa bientöt les foupcons. Appelé au pied du tróne pour recevoir le prix du fervice le plus fignalé , il refufe tous les honneurs qui lui font pfferts, Sc »e veut recevoir d'autre grace que celle d'immortalifer fon zèle, en immortalifant fon nom. Dès ce moment il retourne garder.fon troupeau \ le Kan gouverne fous le nom de Tchoban-Guéray j & Ie furnom de Guéray s'eft confervé jufqu* ce jour dans toute la fuC| ceffion des Souverains Tartares, ainfi que celui de berger Tchebait. Les Hiftoriens Turcs différent fur ce point ; Sc leurs compilations répaadraient du doute fur la tradition Tartare, fi le faux qui s'aperr Soit dans les Hiftoires Ottomanes les plus récentes ne forcait a rejetter l'opinion des Annaliftes Turcs. Ils prétendent que le nom de Guéray fa porté par une des branches cadettes de Gingis-Kan; mais c'eft moins 1'origine d'un nom propre, que celle de 1'épithète Berger qu'il faut chercher : or ou ne Ia trouve que dans la tradition que je fiens de rapporter.  dv Baron de Tott. «4pp nies que pour fe chamailler entr'elles , tirer a torc Sc a travers, s'amufer des accidens qui en réfultaient, aifafiiner quelques malheureux Chrétiens, Sc croyant déja leurs ennemis exterminés ils glanaient, pour ainfi dire, après la récolte; mais elle etait fi bien faite par le gros de 1'armée, que les débris de cette horrible moiftbn touchaient les murs même de Conftantinople. Le feu avait tout ravagé; nous changions nos relais fur les cendres des maifons de pofte, Sc nous ne pumes trouver aucun afyle fur cette route jufqu'aux Sept-Tours, oü je mis pied a terre, pour me rendre par mer au fauxfcourg de Péra. Tandis qu'on me cherchait un bateau & que 1'on préparait 1'embarquement de notre petit équipage, un Turc, le nouvellifte du quartier, m'obferve, demande a mon conducteur qui je luis: c'eft un Mirza, répond-il; aufli-tót le curieux m'abo me falue Sc m'invite a me rafraichir: j'accepte; nous .entrons dans un café voifin dont il était le coryphée;  ^00 MÉMOIRES DU BARON DE Tö TT. fur un figne de fa part, la place d'honneur m'efl cédée; la compagnie fe leve; je paftè gravement par-deftus vingt tuyaux de pipes prolongées, je m'affeois, & conftamment fête & queftionné, jufqu au moment de mon départ, je payai mon écot avec quelques monofyllabes dont les politiques tirèrent grand parti, & dont la compagnie fut trèsfatisfaite: je ne le fus pas moins de me féparer d'eux pour me rendre a Péra, oü je ne tardai pas at quitter facon.rreme.nt Tartare. Fin de la feconde Partie, FAUTE A CORRIGER, ]Note au bas de la page 146au lieu de Nieper, Ufc^ Tourla»