KONINKLIJKE BIBLIOTHEEK GESCHENK VAN Kej.A.ROUKENS, den Haag. 7133 • '32    MÉMOIRES DU BARON DE TOTT. TOME SECOND,  A VIS. On trouvera l la fin de ce Volume des Obfervations en réponfe I, ja critique qu'on a faite de ces Mémoires,  MÉMOIRES DU BARON DE TOTT, SUR LES TÜRCS ET LES TARTARES. TOME SECOND. A AMSTERDAM. t — M. DCC. LXXXV.   MÉMOIRES DU BARON DE TOTX TRO ISIÈME PARTIE. Je n'avais vu fur ma route qu'une faibie partie des défordres & des cruautés qu'avait commis i'armée Turque, en fortant de Conftantinople; mais arrivé dans la Capitale, j'y trouvai tout le monde encore ému dun fpectacle horribie, dont ii me fut aifé de recueiliir les détails. Un ancien ufage dont on ne retrouve ni le motif, ni 1'origine, mêle a fappareii impofant de la réunion des forces d un grand Empire contre fes ennemis, les boufoneries les plus plates; & les Turcs nomment ce compofé ridicule, Alay , c eft-a-dire » III. Partie. A  2. MÉMOIRES la pompe triomphale. Elle confifte en une efpèce de mafcarade , oü tous les corps de métier préfentent fucceflïvement aux fpeétateurs 1'exercice mécanique de leurs arts refpectifs. Le laboureur conduit fa charue, le tifferand paffe fa navete , le menuifier rabote, & ces différens tableaux élevés fiir des chars richement décorés, ouvrent la marche Sc précédent ietendard de Mahomet *, lorfqu'on le fort du Sérail pour le porter a 1'armée, afin d'almrer la viéloire aux troupes Ottomanes. Cette oriflamme des Turcs quils nomment Sand-jak-Chérif (la Banière Sainte), eft tellement révérée parmi eux, que malgré les différens échecs 1 Ce drapeau d'étofe de foie verte , eft confervé dans le tréfor , d'ou on ne le tire jamais que pour aller a la guerre. II a cependant été queftion de le déployer contre les rebelles qui détrönèrent Sultan Achmet. Le Vifirde cePrince, qui fut la première vidtime fur laquelle les mécontens exercèrent leur rage, fans raflbuvir, avait donne ce confeil a fon Maitre, & les révoltés qui n'avaient dans le principe de leur réunion, que le pillage pour objet , euffent été fans doute diffipés par la multitude , que la Banière fainte eüt réunie contre eux. On conferve auffi dans le tréfor une autre relique de Mahomet.  du Baron de Tott. 3 dont fa réputation a été ternie , elie eft encore le feul objet de leur confiance, & le point facré de leur ralliement. Tout annonce aufïï lafainteté de ce drapeau : les feuls Émirs ont droit de le toucher; ils compofent la troupe qui 1'entoure , il eft porté par leur chef; les feuls Mufulmans peuvent élever leurs yeux jufqu a lui; d'autres mains le fouiileraient, d'autres regards le profaneraient; le fanatifme le plus barbare Tenvirone. Une longue paix avait malheureufement fait oublier le ridicule , & fur-tout le danger de cette cérémonie; les Chrétiens s'emprefsèrent imprudemment d'y accourir, & les Turcs qui par la pofition On trempe tous les ans celle-ci dans un volume d'eau, que le GrandSeigneur fait enfuite diftribuer, par phioles, aux Grands de 1'Empire. Des Mécréans, car il y en a même chez les vrais croyans, prétendent que cette relique eft une vieille culote du Prophéte; mais ce qu'il y a de certain , c'eft que cette eau bénite , coüte fort cher a eeux qui en font gratifies, & que les gens qui font porteurs de cette faveur, font également valoir les biens de ce monde, Sc Ie falut de 1'autre pour ranconer le favorifé. A 2  4 MÉMOIRES de leurs maifons pouvaient louer leurs fenêtres, commencèrent par profiter de eet avantage. Un Émir qui précédait cette banière, cria a haute voix cette formule : Quaucun infidèle nofe profaner par fa préfence la fainteté de L'étendard du Prophete , & que tout Mufdman qui reconnaitra un infidèle f ait a le déclarer/bus peine de réprobation. Dès ce moment plus d'afyle; ceux même qui en louant leurs maifons s'étaient rendus complices du crime en deviennent les délateurs, ia fureur s'empare des efpiïts, elle arme tous les bras, les forfaits les plus atroces font les plus méritoires. Plus de diftinclion d'age ni de fexe ; des femmes enceintes trainees par les cheveux, foulées aux pieds de la multitude, y périrent de la manière la plus déplorable. Rien ne fut re£« peélé par ces monftres, & c'eft fous de tels aufpices que les Turcs commencèrent cette guerre. Le Hatty-Chérif (Diplome impériai) qui la proclamait, concu dans la forme ordinaire, invitait tous les vrais croyans en état de porter les armes, a fe  du Baron de Tot t. 5 réunir fous 1'étendard de la foi, pour en combatre les ennemis. Cette efpèce de convocation de 1'arrière-ban promettait une nombreufe armee ; mais il s'en fallait beaucoup qu elle promit une armee compofée de bonnes troupes : 1'ignorance & 1'avarice aimèrent mieux employer cette multitude de volontaires dont on ceüerait de s'occuper après la guerre, que de raflembler tous les Jéniftaires dont la folde & les prétentions fe feraient accrues a perpétuité. On peut auffi préfumer que le Grand-Seigneur craignant de rendre a ce corps 1 energie dont fon père avait été la viélime, ne voulut 1'employer que comme un acceffoire a fes forces. L'inconvénient le plus réel, celui dont on fe douta le moins, ce fut le manque abfolu de prévoyance, par rapport aux vivres. Il eft dans la nature du Defpotifme de fe flater toujours de fuppléer a la prudence par 1'emploi de 1'autorité. Le GrandVifir commandait 1'armée, tous les Miniftres 1'acompagnaient, les Regiftres même de la Chan-  6 MÉMOIRES cellerie étaient trames a leur fuite. On ne douta ni des fuccès, ni del'abondance; laconfiance fut auffi générale qu aveugle. Tandis que ces grands Officiers en s'éioignant de Conftantinople femblent tranfporter avec eux le meme de i'Empire , des Subftituts nommés a chaque emploi réfident dans la Capitale, & répondent au Defpote de la prompte exécution de fes voiontés r. On va voir les reflbrts du Gouvernement en aólion; les détails qui fe préfenteront fucceffivement en feront mieux juger qu'on ne pourrait le faire fur une dilTertation vague & dénuée de i'apui des faits. J'étais arrivé depuis peu de jours a Conftantino- On doit cependant remarqner que 1'abfence des Regiftres de la Chancellerie retarde néceflairement J'efFet des ordres dont 1'exécution requiert des formes j maïs on obfervera également que les affaires de ce genre intéreffent rarement le Defpote, & que fi elles 1'intéreffaient, on fe palTerait des formes*  du Baron deTott. 7 ple , & j'avais a peine eu le tems d'y prendre les arangemens nécefïaires pour hater le retour de mes équipages, que j'avais laifles en Crimée & en Beiïarabie , lorfque le premier Médecin du Grand-Seigneur m'envoya demander aonze heures du foir, fi je voulais le recevoir. Le myftère qu'il exigeait en même tems, joint a la faveur dont je favais que eet hommejouilTait auprès du Sultan, excitaitma curiofité, fans me faire préfumer qu'une miffion dire<5tefut 1'objet de cette vifite: le Médecin m'apprit cependant que Sultan Muftapha inftruit de mon retour, 1'avait expreffément chargé de m'en demander le motif: li vous avez a vous plaindre de quelqu'un , ajoutat-il, il vous fera fait prompte juftice ; je viens de quiter le Sultan, il m'a beaucoup parlé de vous, il connait votre origine % il croit qu'elle lui donne des droits fur votre zèle. Je priai le Médecin d'aflu- 1 On a déja vu que mon pere était Hongrois, qu'il avait fuivi Ie Prince Ragotzy , & 1'on fait que la Porte a donné afyle a ce Prince, & a tont ce qui 1'acompagnait.  8 MÉMOIRES rer Sa HautefTe de ma reconnaifTance; & quoique cette démarche parüt m'étre perfonelle, je fentis parfaitementqu'ilétaitimpoffible que je fulTe1'unique objet des follicitudes dun Prince dont les armées étaient en campagne. En effet fon ÉmilTaire qui avait ordre de lui porter ma réponfe, revint le lendemain a pareille heure que la vejlle; mais plus inftruit. Cependant comme ce Médecin Italien parlait encore dirncilement le Turc, les queftions qu'il avait a me faire avaient été mifes par écrit; j'écrivis auffi mes réponfes, & cette correfpondance du Grand-Seigneur avec moi, en m'attirant fa confiance, fut ignorée de fes Miniftres jufqu'au moment ou Sa Hautelfe exigea de moi des fervices dont la pubiicité devint indifpenfable. Tandis qu'Émin-Pacha, fans aucun des talens nécelTaires au Vifiriat & au Généralat, aveuglé par fon intérêt perfonel, croyait pouvoir conferver 1'un avec tranquillité , & remplir 1'autre avec gloire, en faifant la paix avant de commencer la  du Baron de Tott. p laguerre; fon armee grofïie journeliementpar i'afjfluence des Mufulmans fanatiques, devint bientöt fennemi le plus dangereux de i'Ëmpire. La difete des vivres, le défordre qui s'établit dans cette multitude afamée , le pillage qui acompagna les diftributions, les mafTacres qui en réfultèrent, Tautorité toujours faible, Sc toujours méprifée quand i'adminiftration eft évidemment vicieufe; tout annoncait des revers. Le Grand-Seigneur, le feul qui prit un véritabie intérêt au fuccès de fes armes, venait d'adrefièr a fon Vilir 1'ordre d'une nouvelle difpofition. Émin-Pacha ofa prendre fiir lui d'y défobéir; fa faulTe politique fut trompée, fon armee fut batue Sc difperfée, Sc bientöt un ordre plus ponctuellement exécuté, piaca fa tête a la porte du Sérail, avec cett@ infcription : Pour riavoirpas Juivi le plan de campagne envoyé direclement par l'Empereur. Moldovandgi lui fuccéda; ce nouveau Vi£r fe montra plus entreprenant fans être plus habiie; il fut également batu; mais il fut affez heureux, UI. Partie. B  IO MÉMOIRES en perdant le Vifiriat, de ne perdre qu une place aufl! dangereufe qu eminente, & que perfone n'était en état d'occuper. A 1'ignorance orgueilleufe des Généraux fe joignait Tinepte préfomption des fubalternes, & les Turcs qui trainaient après eux un grand train d'artillerie, mais dont chaque pièce était mal montée, Sc tout auflï mal fervie ; foudroyés dans toutes les occafions par le canon de leurs ennemis, ne fe vengeaient de leurs défaftres qu en accufant les RufTes de mauvaife foi. Ils fe prévalent, difaient-ils, de la fiipériorité de leur feu , dont il eft effeclivement impofïible d'approcher; mais qu ils ceflènt ce feu abominable, qu'ils fe préfentent en braves gens a Tarme blanche, Sc nous verrons ü ces infidèles réfifteront au tranchant du fabre des vrais croyans. Cette multitude d'imbécilles fanatiques ofaient même reprocher aux Ruflès quelques ataques que ceux - ci avaient faites pendant le faint tems du Ramazan,  du Baron de Tott. ii Cependant le Grand-Seigneurinformé que les obus avaient incommodé fa cavalerie, me demanda le dellin de ces pièces, dont l'invention était encore nouvelle a Conftantinople; & pour fatisfaire la curiolité qu'il avait de connaitre les différentes bouches a feu dont on faifait ufage en Europe, j'envoyai a ce Prince les Mémoires de Saint-Remy, dont il ne pouvait cependant qu examiner les planches, Sc lorfqu'il fortait, il les faifait porter par un des gens de fa fuite. Sultan Muftapha dont on a vu les premiers foins fe diriger fur les finances, après avoir répandu des fommes énormes fans fuccès, commencait a marchander avec fes Miniftres pour les nouvelles dépenfes qu'iis lui propofaient, 8c tandis que ceux-ci 1'accufaient d'avarice, il fe reprochait une facilité, qui ne fervait, difait-il, qua enrichir les fripons dont il était entouré. Il était difficile en efFet que ce Prince put voir d'un ceil tranquille fes tréfors diminués, fon armée difllpée, & des ennemis qu il avait B 2  12 MÉMOIRES cru pouvoir dompter dès la première campagne, viclorieux fur le Danube, lemenacer encore dune invafion dans 1'Archipel. Son aótivité en le tranfportantpar-tout, lui faifait découvrir a. chaque inftant de nouveaux abus ; il s'en plaignait a fes Miniftres, jamais fans les faire trembler, mais toujours fans fruit pour le bon ordre que leur volonté même aurait eu peine a rétablir. Les nouvelles troupes qui du fond de 1'Afie fe rendaient a 1'armée , palTaient le Bofphore, & s'arrêtaient a Conftantinople , moins pour folliciter ia Porte que pour la faire compofer. Pendant que les Chefs de ces Milices volontaires traitaient de leurs fiibHdes pour la campagne, ces Afiatiques répandus dans la Capitale, armés jufqu'auxdents,embufqués foir & matin dans les carrefours, en y détrouftant les paffans, accéiéraient la négociation par la néceffité urgente de fe débaraflèr d'une pareille canaille. Le Gouvernement trop faible pour en réprimer 1'infolence, marchandait aulïi fans utiiité &  du Baron de Tott. 13 cédaitfans pudeur. Dans le nombre de ces brigands qui fe fuccédaient, une troupe venant du pays des Las 1 apprend en arrivant que quelques JénifTaires de leur compagnie 1 font détenus dans la fortereflè d'Yffar 3 fur le canal. Son traitement venait d'être convenu & foldé ; mais elle ajoute a fa prétention la délivrance des prifoniers. Le Vifir nofe ni acorder ni refufer; il fallut avoir recours a un accommodement. On convient que cette troupe panera devant le chateau , en fufillera la porte, 8c que le Gouverneur forcé en apparence par eet aóte d'hoftilité, livrera les coupables. Des exemples antécédens pouvaient juftifier ce ridicule expediënt, mais il neft pas moins une preuve de lacheté remar- 1 Le pays des Las s'étend le long de la cöte méridionale de la mer Noire , & comprend les villes de Synop & de Trébifonde. 2 Cette Compagnie que je crois être la trente-cinquième, eft d'autant plus nombreufe que les Las ne s'engagent jamais dans une autre , & le nombre des inferits va jufqua trente mille. ' C'eft le Chateau oü 1'on enferme les JénifTaires qu'-on vént punir ou étrangler , & cette alternative rend ce féjour très-fcabreux,  14 MÉMOIRES quabie dans un Gouvernement abfolu, paree qu il peut fervir a découvrir le caraétère invariable du Defpotifme ; fon pouvoir ne peut échaper un moment au Defpote , fans qu auffi-töt la muititude ne s'en empare. Tandis que la faiblefTe du Gouvernement leur faifait fermer les yeux fur les excès d'une foldatefque effrénée, les Miniftres cherchaient a fe diffimuler la guerre de mer dont 1'Empire était menacé. Aucun vaifTeau RufTe n'avait encore paru a Conftantinople; donc les RufTes n'ont pas de vaifTeaux, ou ü par hafard ils en ont, cela ne fait rien aux Turcs, puifqu'il n'y a point de communication entre la Baltique & 1'Archipel. Les Danois, les Suédois dont le paviilon était connu des Turcs, ne pouvaient détruire eet argument dans leur efprit. Les cartes déployées a leurs yeux n'avaient pas plus de pouvoir, & le Divan n'était pas encore perfuadé de la poffibiiité du fait, lorfqu'il recut la nouvelle du fiège de Coron , de 1'invafion de la Morée &  du Baron de Tott. 15 de Tapparition de douze vaifTeaux de ligne ennemis \ Cependant Tincertitude 'des Miniflres n'avait pas empêché de préparer quelques forces maritimes. On prefTa Tarmement de trente vaifTeaux de guerre, & 1'on ne vit bientöt dans une fupériorité auffi marquée, que le plaifir de fe dédomager dans TArchipel des malheurs qu'on venait d efluyer fur le Danube. On retrouva auffi dans les regiflres de 1'Empire que la dernière guerre avec la Ruffie avait occafioné Tarmement d'une flotille compofée de cent cinquante demi - Galères, deftinée a pénétrer 1 L'ignorance des Turcs fur la Géographie foumit des trairs encore plus frapants que celui-ci.. Un Ambaffadeur de Venife venant a Conftantinople avec deux vaifTeaux de guerre de Ia République, rencontra dans 1'Archipel Ia flote du Gr and-Seigneur, qui en tems de paix fort annuellement pour y percevoir le tribut des ïles. L'Amiral Turc invite 1'Excellence a fon bord pour le fèter, 8c dans Ia converfation lui demande fi les États de la République font voifins de la Ruffie : indigné de cette ignorance , le Noble lui répond : oui, il n'y a que TEmpire Ottoman entre deux.  l6 MÉMOIRES dans la mer de Zabache, & les détails confienés O dans le compte des dépenfes ne fpécifiant aucun des motifs qui avaient déterminé eet armement, on oublia que les Ports d'Azoff & de Taganrog alors en litige, n'étaient plus pour rien dans ia guerre aótuelie ; la conftrudion des Galiotes fut ordonée Sc conduite avec la plus grande céiérité. Ces préparatifs en augmentant raffluence des troupes Sc des matelots deftinés aux deux armées navales, portèrent la licence a un tel excès que chaque jour était marqué par quelque nouvelle cataftrophe, Sc M. le Comte de Saint-Prieft, Ambaffadeur de France, que la belle faifon avait attiré dans fa maifon du canal, ne voulant ni fe priver du plaifir de la promenade,ni s'expofer a 1'infulte des gens de guerre quii avait déja éprouvée en voiture, prit le parti de cheminer la baïonette au bout du fufil, ainfi que les perfonnes qui Tacompagnaient. Ce moyende süreté était également le feul qui püt faire refpeóter ia perfone de 1'Ambaffadeur par les  du Baron de Tott. 17 les troupes de bandits qui filaient journellement par terre & par mer pour fe rendre a i'armée. La fituation du Palais de France a la campagne était telie que tous les bateaux qui remontaient le canal, devaient palier fous les fenêtres, qui du cöté de la marine étaient foigneufem^nt fermées. Nou; étions fortis après ie diner pour notre promenale ordimire, 8c nous avions déja gagni les hauteurs de Tarapia, lorfque nous entendimes une fufillade afTez vive en mer du cöté du Palais, & nous nous étions arrêtés pour fixer notre opinion a eet égard, quand les cris dun homme qui venait a nous, déterminèrent M. de Saint-Prieft a aller a fa rencontre. Nous apprimes que ie Palais était aftailli par une troupe de ces coquins : nous précipitons alors notre marche, pour réprimer leur audace; mais nous ne pümes arriver a tems , le bateau d'oü ils avaient fufillé le Palais était déja très-loin, êc quoique M. l'AmbalIadeur en fut quite pour des volets percés & des vitres calTées par une quinzaine de bales que nous trouva777. Partie. C  l8 MÉMOIRES mes dans le falon, cette infulte lui parut aiTez grave pour en porter des plaintes a laPorte. Un Interprète envoyé a eet effet, raconte le fait au Reis-Effendi, Sc celui-ci après 1'avoir écouté avec toutes les démonftrations du plus grand intérêt: quoi, dit-il, ces gueux-laont ofé infulter le Palais de France : ils font doncfous! Comment peuvent-iis croire écliaper a la punition ? Ne favent-ils pas que fur la première plainte on les pourfuivra. En vérité } je n en reviens point, c eft une véritabie démence. SataqueraPAmbalfadeur de France! Sur leur routenavaient-ils pas alTez de maifons Grecques, Juives, Arméniennes? Que ne s'en prenaient-iis a celles-la, au lieu de nous mettre dans Tembarras. C'eft ainfi que ce Miniftre déplorait ia néceflité d'aiTurerla tranquiliité d un AmbaiTadeur, lorfquil trouvait tout fimple de facrifler ceiie du public. Un Colonel des Jéninaires eut ordre de venir avec fa troupe garder la maifon de campagne de M. de Saint-Prieft. Des Officiers du corps furent expédiés  du Baron de Tott. ip en même tems a 1'emboucliure de la mer Noire, pour arrêter les coupables avant le départ du vaiffeau qui devait les tranfporter a Varna. On afliira bientöt qu'ils avaient été pris & noyés; mais la faiblefTe du Gouvernement était telie, que ce fait qui était fauxne parut pas même vrai-femblable. Quelque tems après, une aventure du même genre, mais dont le motif quoique moins férieux pouvait amener des événemens aiTez funeftes, fe paria a ma porte. J'occupais a Buyukdéré la maifon de campagne que M. de Vergennes y avait fait conftruire pendant fon AmbalTade; un quai qui fervait de grand chemin la féparait de la mer. Des foldats pafTaient en caufant aiTez haut pour qu'un perroquet, dont la cage était fur une fenêtre aiTez élevée , put di£ tinguer & répéter quelques propos libres dont leur gaieté afTaifonait leurs difcours. Ils s'arrêtent auffitöt en injuriant celui qui ofait fe moquer d'eux: nouvelle répétition; ils deviennent furieux, prépa- C 2  20 MÉMOIRES rent leurs armes Sc fe difpofent a alTaiilir lamaifon, pour faire main-bafTe fur les habitans: cependant le tumulte éveilie 1'attention dun JénifTairequigardait ma maifon dans 1'intérieur, Sc curieux d'en connaitre la caufe , il ouvre la porte au moment ou la rage de ces hommes allait éclater. Menacé d'abord d'être leur première viótime, il parvint cependant a un éclairciiTement, il dénonce le perroquet, on s'irrite de cette excufe, Sc ce ne fut qu'après leur avoir préfenté le coupable qui heureufement continua de les imiter, qu il vint a bout de les calmer Sc leur faire quiter prife. Quelques talles de café qu'onleur ofFrit Sc qu'ils acceptèrent, mirent fin a cette querelle qu'il était auffi difficile d'éviter que de prévoir. Tandis qu'on voyait la Capitale Sc fes environs infeftés par une foldatefque effrénée qui n avait de courage que celui des brigands , les Provinces livrées aux mêmes défordres Sc moleftées par les Gouverneurs avec autant d'impunité, éprouvaient  du Baron de Tot t. 21 a la fois toutes les vexations; leprincipal objet des Miniftres était de pourvoir conjointement a 1'aprovifionement de Conftantinople & a la fubfiftance des troupes. Cela rendit les vexations plus cruelles & en même tems plus multipliées. Les mefures avaient été fi mal prifes d'abord, que le peuple ne pouvait manquer de fouffrir doublement & de la précipitationnonmoins cruelle qu'impérieufe avec laquelle on levait les impöts, & de 1'injuftice des agens chargés de les lever. Le Gouvernement Turc peut fe confidérer dans tous les tems, comme une armée campée, dont le chef ordone, du centre du quartier - général, de fourager les environs. C'eft ainfi que le Vifir pourvoyait fon armée par la mer Noire , tandis que la Capitale ne vivant plus que des denrées répandues fur les cötes de 1'Archipel, avait befoin d'aiTurer * fa fubfiftance par la fupériorité des forces maritimes préparées contre les Rulles. Mais fi la violence était parvenue a prefik la conftruélion, a hater le  22 MÉMOIRES gréement des vaifTeaux & a rafTembier la multitude des hommes qu elie forcait d'être matelots, tout indiquait auffi que l'ignorance & la préfomption avaient dirigé ces préparatifs. Des vaifTeaux éievés de bord, dont les bateries baiTes étaient cependant noyées au moindre vent, ne pouvaient ofTrir a Tennemi que beaucoup de bois & peu de feu. Les manoeuvres embaraflees, les cordages & les poulies qui rompaient au moindre effort, trente hommes occupés a ia fainte-Barbe a mouvoir la barre du gouvernail, d'après les cris du timonier placé fur legaillard, aucun principe d'arimage, nulles connaifTances nautiques, des bateries encombrées , point d egalité dans les calibres; tel était Tétat mécanique de eet armement dont la conduite ne pouvait être confiee qu a des hommes afiez ignorans pour s'en contenter. Cependant les commandemens furent brigués , & le CapitanPacha qui tient les grandes nominations dans fon cafuel, en diftribuant les vaifTeaux de la flote au  du Baron de Tott. 23 plus ofFrant, donnait a chaque Capitaine le même droit de vendre les emplois de fon vaiffeau, & ce petit commerce que 1'ufage avait confacré, mettait le comble aux malverfations fi capabies d'anéantir la marine des Turcs fans le fecours de leurs ennemis. Acoutumés jufqu alors a vexer annuellement 1'Archipel avec une petite efcadre, les Officiers de mer n'avaient acquis aucun principe militaire , aucune vue, aucun art, aucune expérience de ce genre, êc lorfque la flote apareilla, il femblait encore qu'il ne fut queftion que d'aller percevoir un tribut qu'on ne pouvait leur difputer. Le feul HafTan, transfuge d'Alger 8c nommé Capitaine du vaiffeau Amiral, parut s'embarquer dans 1'intention de faire la guerre; mais eet homme dont la témérité eft connue, Sc qui penfa toujours qu'elle fuffifait a tout, & qu'elle tenait lieu de tout, voulut alors fe fignaler par une invention auffi funefte a Tchefmé qu'elle avait femblé étrange a Conftantinople. Cette invention confiftait dans un nombre de barres de  24 MÉMOIRES fer, qui fixées fur le plat-bord débordaient horizontalement en fe prolongeant par-dela la perpendiculaire dei'eau, afin d'empêcher i'abordage del'ennemi; mais lice détail nedonne pas une grande idee du génie de 1'auteur, je crois en avoir donné une aiTez précife du talent des Turcs, pour qu'on ne doute pas de leur admiration. La durée des vents du Sud, en retardant le départ de la flote , loin de fervir a la mettre dans un meilleur état, favorifa feulement & la défertion des matelots & quelques vexations lucratives que les Capitaines continuaient d'exercer, fous le prétexte de compléter leurs équipages. Pendant ce tems 1'armée de terre, quoique deux fois détruite , était devenue plus nombreufe que jamais , & 1'Empire Ottoman ataqué vivement par terre & par mer, mais oppofant de toutes parts des forces triples a celles de fon ennemi, fe livrait a tout 1'orgueil d'une profpérité qui ne paraiflait pas douteufe. L'abfence des troupes laiilant un peu de tran- quiilité  du Baron de Tott. 25 quiiiité dans la Capitale, 8c 1'efpoir préfomptueux des grands fuccès difpofant le peuple plus favorablement, M. le Comte de Saint-Prieft voulut profiter de cette circonftance pour donner une fête a 1'occafion du manage du Roi, Ce fut aufïï pour y faire participer les Turcs qu'il voulut joindre aux préparatifs de bals & de feftins dont les feuls Européens auraient joui, une illumination & un feu d'artiflce que je me chargeai de préparer. Déja la falie du bal qu'il avait fallu conftruire était achevée , 1'artifice était pret, & #ous n'avions plus a nous occuper que de 1'arangement des décorations, lorfque la nouvelle de la deftruótion des deux armées de terre & de mer, en répandant ia confternation dans Conftantinople , fit échouer nos préparatifs. Iin'était plus poffible de fonger a donner des fêtes. Le Grand-Seigneur dans la plus vive inquiétude , les Miniftres abatus, le peuple au défefpoir, & la Capitale réduite a craindre la famine & 1'envahiliement: telle était la fituation aéluelle d'un Empire, UI. Partie. D  26* MÉMOIRES qui un mois auparavant fe croyait fi formidable. Cependant 1'ignorance qui veut toujours flater 1'orgueil qui 1'acompagne, ne voyait dans cette doublé cataftrophe que les décrets impénétrables de ia Providence a laquelle il faut aveuglément fe foumettre. Perfone ne favait parmi les Turcs qu'une multitude indifciplinée contribue plus efficacement a fa propre deftruótion, que les efforts de 1'ennemi qui lui eft oppofe. Mais fi le manque feul de difcipline avait fufE pour détruire 1'armée de terre a Craoul, il falhit de plus pour perdre la flote a Tchefmé, le concours de la plus fouveraine ineptie de la part de 1'Amiral & de fes Capitaines. Cette flote fortie du canal des Dardanelles pour chercher 1'efcadre RulTe, après avoir fait route fur Chio, avait mouillé fur la cöte d'Afie, entre la terre ferme & les Ifl.es de Spalmadores en avant du Porc de Tchefmé. Des frégates nouvellement conftruites & dont la marine Turque ne connaiffait pas 1'ufage avant cette guerre, mouillées fur les ailes de cette  düBarondeTott. 27 longue ligne , devaient ilgnaler 1'ennemi lorfquil paraitrait, & avaient ordre de le laifTer s'engager dans ce défilé, oü les trente vaifleaux bien elpacés 8c mouillés fur quatre ancres devaient les atendre. Cette ingénieufe embufcade ainfi préparée, les vaiffeaux RulTes difpofés plus militairement, après avoi*c doublé Chio & reconnu les premiers vaifièaux Turcs, les prolongèrent efFedivement jufqu'au centre de la ligne, fans que ceux-ci filTent aucun mouvement pour fe mettre fous voiles. Cependant les deux Amiraux fe trouvant par le travers 1'un de 1'autre , le Rufie après avoir laché fa bordée, s'approcha du Turc, pour lui jeter de l'artifice & fauta lui-même pendant cette manoeuvre. HalTan-Pacha, alors Capitaine de pavillon , ( & qui m'a fourni les détails quejedonneici), après avoir vufonvaifleauéchapé a cefracas, fe croyait hors de danger, lorfqu ilapercut fa poupe enflammée & fon batiment pret a fubir le même fort. Déja fon équipage s'était jeté a ia mer, il s'y précipita lui-même, & aiTez heureux D2  "*8 MÉMOIRES pour fe faifir dun débris de 1'Amiral ennemi, il échapa encore aux éclats du Hen, dont le feu ne tarda pas a gagner les foutes aux poudres. II eft aifé d apercevoir qu'en réduifant le calcul a 1'importance de la perte faite de part & d'autre , '-elle des RulTes infiniment plus confidérable juftifierait la réfolution qu'ils prirent d'abord de ne plus ataquer les Turcs; mais ceux-ci dont les connailfances miiitaires s'étendaient apeinefurles effets dufalpêtre, effrayés de celui qu'il venait deproduire, ne calculèrent que le danger de fauter, fi les RuiTes les joignaient encore. Tchefmé fut auffi-töt 1'afyle 011 toute 1'armée fe retira dans le plus grand défordre, & quelques canons débarqués a la tate & placés fur les deux caps qui ferment ce Port, tranquillisèrent les fuyards. II parait que les RufTes s'occupaient pendant ce temsa obferver les mouvemens del'ennemi, &l'on peut croire que ce ne fut pas fans un grand é~tonement qu'ils apprirent le lendemaince qui s'était  du Baron de Tott, 29 paffe a Tchefmé. Ne pouvant auffi attribuer cette conduite étrange des Turcs qua une terreur panique, d'après laquelle on peut prefque toujours tenter avec avantage les chofes qui femblent promettre le moins de fuccès, ils fe préfentèrent devant le Port avec deux brulots qu'ils y envoyèrent. A 1'apparition des Ruffes, les Turcs encore effrayés de la veille, fongèrent plutöt a fe fauver a terre, qua défendre leurs batimens. Mais 1'afpecT: de deuxpetits vaiffeaux qui fe dirigeaient vers le Port, réveilla chez eux 1'idée de conquête, & les prenant pour des transfuges, loin de s'occuper a les couler bas, ils faifaient des voeux pour leur heureufe arrivée, bien détermtnés cependant a mettre 1'équipage aux fers, & jouiffant déja du plaifir de les conduire en triomphe a Conftantinople Cependant ces préiendus déferteurs entrés fans difficulté, amarèrent leurs gouvernails, hifsèrent leurs 1 Cette anecdote m'a été garantie par le même Haffan-Pacha que j'ai cité plus haut.  30 MÉMOIRES grapins, & vomirent bientöt des tourbillons de Hammes qui embrasèrent toutela flote; le Port deTchef mé encombré de vaiiTeaux, de poudre & de canons, n'offrit alors qu'un volcan dans lequel toute la marine des Turcs fut engloutie. Si cette cataftrophe humiliait 1'orgueil Ottoman, les Miniftres de eet Empire durent bientöt s'occuper d'un intérêt plus preffant; une prochaine famine menacait la Capitale. En efFet la deflru&ion de la floteTurque, en abandonantl'Archipel auxRunes, empêchait 1'aprovifionement de Conftantinople; 1'ennemi pouvait encore forcer le détroit, fe préfenter a la pointe du Sérail, facagerla ville, diéter la loi au Grand-Seigneur. La conflernation était générale, aucune crainten 'était mieux fondée; 1'ignorance qui fe fait toujours juflice, quand la terreur a détruitfapréfomption, n'eut rien a objecter a 1'ordre du Grand-Seigneur de m'abandoner aveuglément la défenfe des Dardanelles, & de me foumettre tous les moyens de garantir la Capitale. Cette commifTion ne pouvait cependant m'être  du Baron de Tott. 31 donnée fans des formes préalables; la Porte s'emprelfade les remplir, en requérant l'AmbafTadeur de France a eet égard. Le Reis-Effendi m'y invitait en même tems & me preflait de venir concerter avec lui les mefures que je croirais néceftaires dans unecirconftancequi exigeait la plus grande célérité. J'aurai de fi fréquentes occafions de parler des Miniftres Turcs, qu'il me parait utile de donner quelques notions préliminaires fur le caraólère de ceux qui étaient alors en place, notions nécelTaires a l'intelligence des détails dans lefquels les circonftances m'entraineront indifpenfablement. On a déja vu que le Grand-Seigneur depuis fon avénement au tröne , occupé d economie , voyait a regret que la guerre diffipait fes tréfors fans lui procurer la gloire dont il était avide. Ce Prince ne pouvait cependant accufer les Miniftres qui réfidaient auprès de fa perfone, du mauvais fuccès de fes armes, & s'il les croyait incapables d'y remédier, il n'était malheureufement pas en  31 Mémoires fon pouvoir de leur fubftituer des hommes plus éclairés; c'était d'ailleurs a 1'armée que les grands talens eufTent été néceiTaires, & les Miniftres qui jouilTaient le plus de la faveur de leur Maitre avaient trop d'adrefTe pour lui perfuader qu il lui ferait avantageux de les éloigner de fa perfone. Ifmaëi-Bey exceliait fur-tout dans eet art fi difficile de gouverner fon Souverain , de diriger toutes les affaires, fans compromettre fa tranquillité perfoneile & fans rien abandoner de fes plaiilrs. Ifed-Bey, Surintendant desMonaies, jouiiTait plus particulièrement de la faveur de fon Maïtre , mais fans exciter ni haine ni jalou/ïe : aiTez fage pour ne point ambitioner le Miniftère, il n'employait fon créditquamodérerfhumeurqueleGrand-Seigneur prenait fouvent contre fes Miniftres, Sc donnait tous fes foins aux malheureux Sc aux indigcns qu'il fecourait journellement. Mélek-Pacha, Caymakam ou Subftitut du GrandVifir Sc beau-frère du Grand-Seigneur, ne fe diftin- guaic  du Baron de Tott, 33 guait dans cette première place que par ia fuperbe figure qui avait déterminé la Sultane a ie demander a Ion frère; & ie Grand-Tréforier moins favorifé , mais fier d une forte de réputation acquife par fon père dans la dernière guerre, plein de confiance dans celie qu'il allait acquérir lui-même, plus ardent qu'ambitieux , était auffi plus remarquable par fon aétivité que par fes lumières. Les Miniftres du fecond ordre , le Mufti lui-même eurent trop peu de part au Gouvernement, pour que j'entre dans aucun détail fur leur perfonel. Ifmaëi-Bey chargé de conférer avec moi fur 1'état des Dardanelles & fur le danger qui menacait la Capitale, crut mafquer les craintes du Gouvernement en envelopant notre conférence des voiles de la nuit. Il me recut dans fa maifon particulière, oü je le trouvai occupé d'une affaire dont l'importance faifait une puiffante diverfion a celle qui nous réuniffait. Ce Turc recherché dans fes moindres goüts, mais d'une recherche enfantine, defirait deux ferins III. Partie. E  54 MÉMOIRES qui chantaflènt le même air. Ses gens avaient pariQtoam ia vilie fans fuccès, Sc le Miniftre cherchait de nouveaux moyens pour fatisfaire fa fantaifie, lorf que j'arrivai pour concerter avec lui ceux d eloigner la cataftrophe qui menacait la Capitale. L'état des Dardanelles nelui était pas mieux connu qu a moi, mais il était évident par les lettres de Moldovandgi-Pacha, ci-devant Grand-Vrfir, & dont la difgrace avait été bornée au Gouvernement ïubalterne des Chateaux du Canal, fous le titre de Défenfeur des Dardanelles, que cette barrière crue jufqu alors inexpugnable, ne réfifterait pas a ia plus faible ataque; i'efcadre RuiTe qui navigeait en vue des premiers Chateaux avec le vent favorable, n'avait qua en profiter pour pénétrer dans ia mer de Marmora, & venir enfuite jufques fous les murs du Sérail, di&er la loi au Grand-Seigneur. Telie était lafituation de cette Cour orgueilieufe: fignorance des Miniftres Sc la friponerie des fubalternes avaient préparé cette pofition fi humi-  du Baron de Tott. 35 iiante & ü propre a donner les plus vives inquiétudes. L'examen que j'étais a portee de faire journellement des Chateaux conftruits, auprès de Conftantinople, fur le même fyftême que ceux des Dardanelles , fuffifait pour m'indiquer le parti que je devais prendre en y arrivant. Le moyen d'emboflèr des vaifTeaux de guerre, offrait peu de facilité; deux batimens qui n'ayant pu joindre la flote avaient été préfervés de 1'incendie , actuellement mouiilés en dehors des premiers Chateaux, pouvaient être enlevéspar i'efcadre RuiTe avant monarrivée, Sc 1'Arfenal ne contenait plus qu'un vieux vaiffeau déclaré hors d'état de fervir. J'arrêtai cependant avec le Reys-Effendi que ce batiment radoubé a la hate, garni de fon artillerie, décorédupavillon Amiral& chargé de madriers, de pelles, depioches Sc d'autres uftenfiles dont je lui donnai l'état , ferait voile au plutöt pour venir me joindre aux Dardanelles. Le Capitaine dun Corfaire Malthois pris depuis plufieurs années, Sc qui croyant adoucir fapofltion, E 2  3^ MÉMOIRES n'avait fait en fe difant Chevalier de Maithe, que rendre fon rachat plus difficile, gémiifait dans les fers. M. le Comte de Saint-Prieft defira profiter de cette occafion pour délivrer ce malheureux. A eet effet je prétextai la néceffité de préparer des braiots, Sc je feignis de manquer de connailfances a eet égard, afin de mieux colorer la demande que je fis de eet efclave ; je vantai fes ralens , je déclarai que eet homme feul était capable de me fuppléer. J'obtins qu'on me 1'enverrait avec le vaifTeau, Sc je recus l'afiurance la plus pofitive de fa liberté , fi je lui trouvais les talens que j'avais annoncé; j'étais bien sur auffi de lui donner dans ce genre tous ceux qu'il n'aurait pas; mais ce qu'il m'était difficile de prévoir, Sc ce qui arriva cependant , c'eft que eet homme prévenu par les Turcs des vues que j'avais fur lui, fut afièz bornépour ne rien comprendre au motif de ma démarche Sc pour me défavouer. On verra bientót un réfultat bizare d'une infinuation dont la charité était lefeul motif.  du Baron de Tott. 37 L'empreiTement que le Grand-Seigneur avait de me favoir aux Dardanelles, ne me permit d'attendre aucune des chofes dont j'avais befoin pour y commencer mon travail T.Sa HautelTe avait donné ordre que tout m'y fut foumis. Je demandai un Commiffaire ; on nomma Muftapha-Bey, petit-fiis du fameux Dganum-Codga % & je naulifai fur le champ un batiment Francais pour me conduire aux Dardanelles. Le CommnTaire de la Porte m'y avait précédé de quelques heures, & les ordres dont il était porteur, en aiTujétilTant Moldovandgi-Pacha a 1 A 1'efpérance de dominer TUnivers fuccéda fi rapidement 1'idée de ranéantiflement, qua la nouvelle de 1'apparition des RufTes, tout Conftantinople perdit la tête ; on y fit des prières publiques pour le fuccès de mes foins , & le Grand-Seigneur qui avait pris confiance dans mon zèle, & qui malheureufement n'avait rien de mieux a faire pour le moment, ne crut pouvoir fefpirer qu'après mon départ. 2 Dganum-Codga était Amiral lors de la révolution, qui après avoir détróné Sultan Achmet, menacait encore fon fuccefTeur. Le chef des rebelles fut tué dans le Divan par eet Amiral, dont la fermeté 8c la prudence rétablirent le bon ordre.  3$ MÉMOIRES ce que je jugerais convenable, n'avait pas difpofé ce dernier en ma faveur. Je ne crus pas non plus devoir me fier a l'engagement myftérieux du pain & du fel par lequei on a déja vu que eet liomme avait fait avec moi le pacle d'une amitié inviolable. Cependant la crainte ou le tenaientles ordres qui lui étaient adreffés, & ceile que luiinfpirait lapréfence d'un ennemi acoutumé a le vaincre, lui firent difiïmuler fon mécontentement. Cela me donna le tems de le calmer. J'y parvins en careiTant fon amour-propre, &nous n'eumes aucune altercation apparente pendant mon féjour aux Dardanelles. Son humeur ne s'exhala que dans fes premières lettres a la Porte; & le peu de fuccès de fes plaintes en arrêta le cours. Mon premier foin fut d'examiner l'état des Chateaux ; mais il fuffifait de jeter un coup-d'ceil fur les foldats chargés de leur défenfe, pour juger qu'il n'y avait pas plus de reffource dans le moral que dans lephyfique. La terreur s'était tellement emparée des  du Baron de Tott. 39 cfprits, qu on s'expliquait hautement fur 1'abandon des bateries au premier coup de canon. La permanence des garnifons établies chez les Turcs, enfaifant de chaque foldat un citoyen domicilie, lui donne trop d'objets intérelTans a foigner pour qu'il puhTe fe dévouer uniquementaladéfenfe de la Citadelle oü il eft fixé; fes interets s'étendent au dehors de 1'enceinte. La difcipline chez les Turcs toujours févère & jamais exaóle , ne fuffit pas pour 1'y renfermer. Un fimple coup-d'ceii jeté fur la conftrueTion des Dardanelles fuffifait pour apercevoir les motifs de cette défertion. Des muraiiles féches, éievées de plus de trente pieds au-deiTus des bateries a fleur d'eau, menacaient de s'écrouler fur les canons & les Canoniers, a la première volée des RulTes; ce genre de défenfe devenait plus dangereux pour les Turcs que 1'ataque même de leurs ennemis. Une artillerie impofante par la largeur des bouches a feu, mais peu redoutable après la première  4° Mémoires décharge , a caufe de la lenteur du fervice de ces énormes pierriers , formait les bateries principales des Chateaux d'Europe & d'Afie, dont les feux fe croifaient aux Dardanelles, mais qui fe joignaient a peine aux deux Chateaux de i'embouchure. Cette artillerie toute en bronze, fans tourillons & fans aföts , était feulement apuyée par la volée fur des pièces de bois échancrées, en même tems qu'un maffifdepierres en apuyantles culaiTes, empêchait le recul. Nombre d'autres pièces couchées fur le fable, ainfi que plufieurs mortiers, femblaient être plutöt les débris d un fiège , que des difpofitions a le foutenir. Tel était l'état des Dardanelles, lorfque j'y arrivai, & 1'Efcadre RulTe compofée de fept vaifTeaux de ligne (dont deux a trois ponts) & de deux frégates, n'avait fans doute qu'a profiter du vent favorable avec lequel elle fe maintenait a 1'embouchure,pour tenterun fuccès que M. Elphinfton s'était promis, & contre lequel les Turcs n'avaient rien a oppofer. Le  du Baron de Tott. 41 Le canal des Dardanelles fitué a cinquante lieues a 1'Oueft de Conftantinople , entre 1'Archipel & ia petite mer de Marmora, s'étend depuis la cöte de Troyes jufqu'a Gallipoli, vis-a-vis Lampfaque. Cet efpace d'environ douze lieues, d'une largeur inégale, préfente différens points ou les terres d'Europe & d'Afie (que ce canal fépare) fe rapprochent a la diftance de trois a quatre cents toifes. C'eft auffi a, trois lieues de fon embouchure, du cöté de 1'Archipel, au plus étroitde ce canal, qu'ont été batis les deux Chateaux appelés Dardanelles, dont les boulets traverfent faciiement d'une rive a, 1'autre. Ce point de défenfe a été long-tems la feule barière étabiie pour garantir Conftantinople. Devenus plus inquiets, mais toujours auffi peu inftruits, les Turcs ont enfuite fait élever deux Chateaux a I'embouchure, dont la diftance d'environ quinze cents toifes, rend le tire incertain, & la défenfe infuffifante. J'ai déja parlé de deux vailTeaux de guerre Turcs, dont 1'armement retardé a Conftantinople, les avait III. Partie. F  4^ MÉMOIRES empêchés de partir avec la flote, & leur avait fait éviter la cataftrophe de Tchefmé. Ces vaiffeaux étaient mouiilés entre les deux Chateaux; mais ils étaient mouiilés fi en dehors qu ils pouvaient être facilement enlevés par Tefcadre ennemie. Mon premier foin fut de donner ordre a ces batimens de ren~ trer, afin de les emboffer de manière a ce que leurs bateries foutinflènt celles du Chateau, en rétrécifTant 1'ouverture du canal. Cependant lmfpeótion des équipages & des Officiers me forca de fufpendre 1'exécution de eet ordre dont ils me parurent abfolument incapables. Le vent quoique favorable, étaitmême infuffifant pour les tirer de la pofition dangereufe oü ils fe trouvaient. Cette pofition devint exceffivement critique le troifième jour de mon arrivée. Tandis que j etais au Chateau d'Europe, fitué a 1'embouchure, Tefcadre Rufie fortant en colonne du golfe d'Efnos, ferra la cóte d'Europe en la prolongeant vers la pointe du Chateau, & femblait par  du Baron de Tott. 43 cette manoeuvre vouloir plutöt retomber fur les deux vaifTeaux pour les enlever, que tenter de forcer le pafTage. Tout leur était également facile a exécuter. Une frégate feule neut pas trouvé plus de réfiftance auprès des deux vaifTeaux de guerre, que les Chateaux n'en euffent offert a toute 1'efcadre. Le feulavantage qui nous reftait, celui qu il importait de conferver, c'était de n'être pas reconnus auffi faibles que nous 1'étions. La marche de 1'efcadre ennemie annoncait qu'elle craignait de fe mettre fous le feu des groffes bateries; je n'avais cependant a lui oppofer qu'une feule coulevrine de fer; mais dont le calibre était de foixante livres de balles. Les Turcs 1'avaient abandonée, plutöt que difpofée hors du Chateau; elle était apuyée fur deux madriers, & dirigée perpendiculairement a la route de 1'efcadre. Un cap avancé d'une centaine de toifes, oü Ton avait placé quelques canons d'un petit calibre, cachait cette coulevrine, qui dans cette pofition, F 2  44 MÉMOIRES ne pouvait être découverte par les vaifTeaux RuiTes qu au moment de leur débouquement, & a 1'inf tant même oü ils fe trouveraient expofés au tire de cette pièce; mais le cap laiffant a découvert la crête des murailles , ainfi que les habitations qui avoifinent la Forterefle, 1'efcadre nous lacha fes bordées, & cette canonade vive, mais infruéhieufe, naurait fervi qua acoutumer les Turcs au feu, fi quelque chofe avait pu les aguérir : ils difparurent au premier coup, & j'eus peine a conferver fept a huk hommes pour fervir la coulevrine, feul moven de défenfe dont je pouvais difpofer. Il me failait encore atendre que i'ennemi vint fe placer fous fa direcTion; cette pièce était immobile, mais cette immobilité même affiira le premier coup qui fut tiré fur lafrégate d'avant-garde; cette frégate mit a culer auifi-töt, & le fecond coup fut prêt pour le vaiffeau qui fuivit ; cependant la canonade des RufTes continua par-defius ie cap, & la flote vira de bord après nous avoirTait paffer huit a neuf cents  du Baron deTott. 45 boulets fur la tête. Je m etats apercu que plufieurs de ces boulets éclataient en 1'air, Sc Ton m'apporta quelques obus qui n'avaient point crevé. Cette tentative répétée trois jours de fuite dans le même ordre & a la même heure, en m'obligeant d'occuper ce pofte, m'empêchait de préparer des moyens de défenfe plus folides, Sc je tentai un expédient qui me parut propre a éloigner 1'ennemi de la cöte. A eet effet, en arrivant le foir aux Dardanelles, je fis fortir une petite pièce de canon prife fur les Vénitiens, Sc après avoir fait rougir des boulets, & chargé la pièce en conféquence ,: je donnai aux fpeótateurs, qui me fuivaient toujours en foule , un petit échantillon de boulets rouges. Le Pacha Sc les Turcs témoins de cette expérience, croyaient déja 1'Empire Ottoman vengé de 1'incendie de fa flote. On difpofa dans la nuk des grils, du charbon Sc des fouflets a la baterie du Cap que les RulTes avaient jufques - la canonée de préférence; mais fi les Turcs s emprefsèrent d'exécuter les ordres  4^ MÉMOIRES que je venais de donner, quelques Grecs furent fans doute auffi foigneux den prévenir les Ruifes; leur flote n'approchaplus de la cöte, & leurs projets femblèrent fe fixer au fiége de Lemnos. Le premier ufage que je fis de la tranquiliité que je venais de me procurer, fut de m'affurer des deux vaifTeaux qui paraiffaient être la pomme de difcorde. Je me hatai d 'y faire jeter prés de quatre cents Juifs qu'on rafTembla aux deux Chateaux, & qui malgré le jour du Sabbat travaiiièrent a touer ces batimens pour les mettre hors de danger. Cette opération les éloignant en même tems de la ligne des courans, un vent frais, qui foufla quelques jours après, fit remonter ces deux vaifTeaux jufqu'aux feconds Chateaux > oü leur artillerie était plus nécefTaire. La furabondance des eaux que la mer Noire recoit & qu'elle ne peut évaporer, verfée dans la Méditerranée par le Bofphore de Thrace & la Propontide, forme aux Dardanelles des courans ü violens, que fouvent les batimens, toutes voiles dehors,  du Baron de Tot t. 47 ont peine a les vaincre. Les Pilotes doivent encore obferver iorfque le vent leur fuffit, de diriger leur route de manière a préfenter le moins de réfiftance poflible a.i'effort des eaux. On fent que cette étude a pour bafe la direéfion des courans, qui renvoyés d'une pointe a 1'autre forment des obftacles a la navigation, & feraient courir les plus grands rifques li 1'on négligeait ces connaiffances hydrographiques. C'était anurément ie feui genre d'inftruclion que les pilotes des deux vaifTeaux Turcs fufTent capables de me donner, & la marche de ces batimens me fit acquérir des lumières très<4itiles pour déterminer les points de défenfe les plus avantageux du canal. Je vis en effet qu'une baterie placée fur la pointe des Barbiers, entre les premiers Sc les feconds Chateaux, en croifant fon feu avec celui d'une autre baterie qui ferait établie en Europe fur le cap oppofé a diftance convenable , donnerait aux Turcs 1'avantage de canoner 1'avant Sc 1'arrière des batimens qui  48 Memoires tenteraient de forcer le paffage ; tandis que les ennemis ne répondraient de leur bord qu en préfentant le cöté aux courans, manoeuvre qui ne pourrait manquer de les faire céder a i'effort des eaux. Cette difpofition donnait encore a 1'artiiierie Turque, Tavantage d'empioyer utilement les boulets ramés fur des voiles qui tendues fortement par un vent frais, néceffaire pour tenter le paffage, feraient bientöt déchirées & hors d'état même de garantirles batimens d'un naufrage a la cöte. Un autre motif non moins puiffant me déterminait a adopter ce fyftême de défenfe. Ces bateries commandaientle mouiilage des Taches blanches l9 elles entretenaient le feu prefque fans interruption jufqu'aux Dardanelles, & il m'était démontré que cette difpofition garantiffait Conftantinople, fi les 1 Anfe du canal fur la cóte d'Afie entre les premiers Sc les feconds Chateaux. C'eft le feul mouiilage du canal ou 1'ennemi eüt pu tenter un établuTement 3 après avoir forcé le palTage du premier goulet. Turcs  du Baron de Tot t. 49 Turcs voulaient feulement fervir palfablement 1'artiilerie que j'aliais difpofer. Une autrepointe plus rapprochée des Chateaux des Dardanelles en Europe, appeiée la pointe des Moulins, pouvant croifer fur les Barbiers & le Chateau d'Afie, indiquait encore la confbuction d'une baterie, & je me déterminai a en établir une quatrième fur le bord du Simoïs pour fervir d'épaulement a la Forterelfe qui y touche , & qui par la raifon que j'ai déja dite, n'était pas tenable. Tandis que je moccupais de ces difpofitions, & que 1'on expédiait les ordres néceifaires pour raifembler les habitans des villages voifins deftinés a faire ce travail par corvee , Moldovandgy-Pacha qui voulait fans doute faire parler de lui, imagina de rétablir les murailles détruites d'un vieux Chateau des Génois fitué fur le haut d'un cap d'oü 1'on découvrait 1'Archipel, & qui placé en vue de 1'embouchure, était £t élevé & fi éloigné, que les boulets n arrivaient a la mer que pour s'y plonger par une III. Partie. G  5 MÉMOIRES parabole. Moldovandgym'avait parlé de fon projet, & quoiqu'ii fut difpendieux Sc fans utiiité pour la défenfe, je m'empreiTai d'y applaudir; je cédaiaulfi aux inftances que le Pacfia me fit de grimper fur fon rocfier pour vifiter fes travaux; j'y trouvai deux ou trois cents macons, qui élevaient fur d'anciens fondemens une muraille sècfie de dix-huit pouces d epaifTeur, en même tems qu'un grand nombre de charpentiers fabriquaient dans cette enceinte le logement de la garnifon; mais ce qui me parut le plus remarquable, ce fut l'empreiTement du Pacha a faire peindre avec une eau de cfiaux les nou veil es murailles qu'il faifait éiever. On peut juger par cette opération qu'il ne prétendait pas mafquer fa baterie. L'ennemi pouvait i'apercevoir a dix lieues en mer; mais il était dimcile qu'il en fut éfrayé. C'était cependant le feui but de Moldovandgy, Sc la terreur des Turcs était fi grande, que tout moyen d'éloigner f ennemi leur paraiflait préférable a ceux de le vaincre, s'ii tentait de forcer un paóage que  du Baron de Totï. la nature avait préparé pour ie rendre inexpugnable. Ces difpofitions morales m'avaient déterminé a tracer les bateries fur vingt-deux pieds d'épaiflêur. Déja les habitans des villages voifins réunis aux travaux,élevaient ces épaulemens en terre &en fafcines; mais apeine leur avait-on donné quelques tentes pour fe mettre a i'abri des orages. Aucuns fbins du Gouvernement pour la fubfiftance de ces malheureux , dont les récoltes abandonées pendant ce tems, étaient journéiement détruites fous leurs yeux. M. le Baron de Pontécoulant, qui avait acompagné M. le Comte de Saint-Prieft a Conftantinople, fe propofant de retourner en France, ne voulut pas partir dans des circonftances auffi inquiétantes pour 1'Empire Ottoman, fans me faire une petite vifite, & prendre fur les lieux mêmes une idéé précife des Dardanelles. II y arriva dans le tems oü mes difpofitions étaient tracées, ce qui fuffifait pour le mettre a port-ée d'en juger. Il put apercevoir avec Ga  S2 MÉMOIRES autant de facilité le découragement, le défordre & la nonchalance habituelle des Turcs. Le Pacha uniquement occupé a peindre en blanc les méchantes murailles qu'il éievait hors de la portee du canon, croyait faire alfez pour moi en ne me contrariant pas, & le CommiiTaire de la Porte chargé de faire toutes les dépenfes que je jugerais convenables, négligeait celles qui auraient été utiles, & s'occupait a charger fon Regiilre de toutes celles qu'il croyait pouvoir fuppofer.Le morai des Turcs était fans doute 1'ennemi le plus dangereux qu'ils euifent a combatre; c'était auffi celui qui me donnait le plus d'inquiétude. Mais comme dans les occafions les plus difficiles, c'eft toujours faire une grande faute que de négliger les petks moyens, je penfai a tirer parti de 1'arrivée du Baron de Pontécoulant; & après lui avoir fait part de mon projet, je le préfentai au Pacha comme un Infpeéleur que 1'Ambaffadeur de France m'avait envoyé; je le fuppofai chargé d'examiner l'état des Dardanelles , d'en ren-  du Baron de Tott. 53 dre compte au Grand-Seigneur, & de partir enfuite pour la France, afin d'en informer FEmpereur, mon Maitre. M. de Pontécoulant joua parfaitement fon röie, il montra toute la mauvaife humeur dont nous étions convenus , Sc ce ftratagême donna au Pacha un peu plus d'aétivité. Ce Vifir crut auffi devoir marquer a M. l'Infpeéteur les plus grands égards; Sc lorfque le Baron de Pontécoulant prit congé de lui, il me chargea de lui faire accepter un petit préfent en argent, ce qui chez les Turcs eft toujours le comble de 1'honêteté. Nous ne pouvions être de eet avis ;mais comme un refus auraitperfuadé au Pacha qu'on avait intention de lui nuire a la Porte, & que cette opinion lui eüt donné beaucoup d'humeur, j'engageai M. de Pontécoulant a vaincre la répugnance qu'il avait pour les politeffes orientales, 8c les bateliers quii'avaient amené, enprofitant du préfent, fe trouvèrent fort bien de la délicatefie Francaife. Ce voyage dont la curiofité était le feul objet , 8c dont je venais de tirer un parti utile, devint  54 Mémoires bientöt pour ie Grand-Seigneur, le motif de 1'inquiétude la plus vive. En effet, M. de Pontécoulant, contrarie dans fon retour par les vents du Nord, forcé de débarquer fur la cöte d'Europe, audelfus de Galiipoii, & d'y prendre des chevaux, arriva par terre a Conftantinople. Les gardes de la Douane qui veiilaient aiaporte d'Andrinople, 1'arrêtent pour le vifiter: étonés de voir un Européen, ils lui demandent qui il eft, d'oüii vient; & fur fa réponfe qu'il eft le Bey-zadé de France 1, & qu'il arrivé des Dardanelles, les gardes perfuadés alors que c'eft moi, le laiffent palferfans autre explicacion, & courent annoncer mon retour au Grand-Vifir. Celui-ci s empreife d'en faire part au Grand-Seigneur; la confternations'emparedesefprits, on croit les Dardanelles forcées , & Sa Hauteffeenvoie fur le cfiamp un homme de confïance a M. de Saint-Prieft pour lui demander les détails qu'il ignore; mais eet Am- 1 Gentilhomme de France, expreflion dont les Turcs fe fervaient depuis long-tems pour me défigner..  du Baron de Tott. baifadeur en expliquant Terreur , & en faifant part au Grand-Seigneur des obfervations de M. de Pontécoulant , tranquiilifa ce Prince & fes Miniftres. J'étais un foir chez Moldovandgy-Pacha auprès duquel je logeais & qui commencait a me traiter avec alfez de confiance, lorfqu'un Turc fe préfente, & rappelle la promeffe qu il lui a faite de me parler en fa faveur, Oui vraiment, me dit le Pacha, je vous recommande eet homme, vous pouvez en tirer parti, il a des difpofitions furprenantes pour le jet des bombes, la moindre de vos lecons le fera exceller. Nous venons de voir de lui une épreuve qui aurait eu le plus grand fuccès fans un accident dont on ne peut pénétrer la caufe; mais dans lequel le mortier en crevant a mis fept hommes fur le carreau. Pendant ce difcours j'examinais Thomme a talens, & je reconnus a la forme de fon turban que c'était un crieur de Mofquée. Je le complimente fur le bonheur qu'il a eu d'échaper a fon épreuve, & le queftionne fur fon procédé.  S6 Mémoires J'ai, me dit-il, fait tout ce qu'il fallait faire, & quoique ce malheur fok arrivé a la première bombe que j'ai tirée, je fuis bien certain de n'avoir rien omis de ce qui pouvait affurer le fuccès. Voyons, lui dis-je, détaillez-moi vos opérations. D'abord , répliqua-t-il, le mortier difpofé fur fon afrit, je 1'ai dirigé vers la mer, j'ai rempli la chambre de poudre , & 1'ai comprimée avec de la terre batue au maillet, après quoi j'ai rempli également de poudre une bombe de calibre. Vous voyez,interrompit ie Pacha, qu'il eft très-inftruk. Pourfuivez, dis-je a fon protégé. Je piacai, continua-t-il, la bombe dans le mortier, & j'y mis le feu Quoi! fans fofée? m'écriai-je. Ah! malheureux, vous deviez être la première des vióHmes qui ont été facrifiées a votre ignorance, & comment fe peut-il qu'avec le nombre de mortiers deftinés a la défenfe des Chateaux, il n'y ait pas un bombardier qui fache au moins quon ne tire pas des bombes fans fiifée?Cela prouve cependant, me dit alors  du Baron de Tott. 57 alors le Pacha , qu'il lui manque peu de chofe pour devenir un habiie homme, & je vous renouvelle la prière que je vous ai déja faite d'achever fon inftruclion. Forcé en quelque manière de céder a tant d'ineptie, j'envoyai chercher ie garde-magafin, nous examinames fes états, & nous n'y trouvames pas même les matières premières pour la compofition des fufées: cependant le Pacha infiftait pour le crieur, & defirait que je fifle une épreuve devant lui. J'avais fans doute fi peu d'intérêt a le fatisfaire, que cela ne valait pas la peine de s'en occuper; mais comme on perd toujours infiniment a dire non aux ignorans, je me détermi.nai a faire monter par mon Charpentier un méchant tour; je tournai quelques fufées, je me procurai dufalpêtre, du foufre, je préparai la compofition , j'en chargeai plufieurs devant mon élève, je lui fis obferver toutes les conditions qui en affurent le fuccès; & les bombes furent tirées le foir a la grande fatisfaélion de Moldovandgy, qui n'atendait plus qu'une femblable III. Partie. H  5& MÉMOIRES épreuve de fon protégé pour lmft aller Bombardier en chef. Cependant la mal-adreife de eet fiomme était telle, que pendant plufieurs jours de travaii, il neput parvenir a ciiarger une fufée de manière a pouvoir fervir; & ce nouvel éiève découragé du travaii, mais non moins avide de gloire, eut encore recours a fon prote&eur. II réclama contre la difficulté du moyen que j'employais & follicita de nouveau fon apui, afin de mengager a lui rnontrer a tirer des bombesfans fufées. Ce qui paraïtra encore plus abfurde, c'eft que Moldovandgy, ce Vifir qui avait fait lever le fiège de Cotchim, & commandé enfuite i'armée Ottomane, eut encore lmeptie d'adopter la propofition de fon protégé. On jugerait par cette anecdore feule , combien les Turcs étaient peu en état de fe défendre, & combien il était intéreffant de cacher leur faibleffe aux ennemis. Ce n'était cependant pas des Grecs dont fefpionage était connu, qu'il fallait craindre une délation dangereufe. Acoutumés a plier fous  du Baron de Tott. 59 ie joug du Defpotifme Ottoman, & auffi peu inftruits que les Turcs, tout ce qui apartenait a ces derniers avait droit de leur en impofer. Mais il faiiait éviterque les Européens ne rendiiTent compte de notre état, c était 1'objet de 1'embargo qui fut mis auffi-töt après 1'incendie de la flote. Un grand nombre de batimens de toutes les Nations était déja détenu aux Dardanelles, & depuis plus long-tems les Turcs avaient ceffé de naviguer dans 1'Archipel*, Les fournitures que j'avais demandées a la Porte étaient arrivées, & je n'atendais plus aucun envoi, 1 Pendant toute Ia guerre, les batimens neutresont feuls été chargés du tranfport des bleds pour le compte du Grand-Seigneur, & la Porte donna aux Francais une préférence qui fut très-utile aux Négocians établis a Conftantinople. On ne doit pas omettre de rappeler dans cette note une fpéculation de commerce capable d eclairer la politique des nations. Unbatiment Anglais, chargé de riz a. Ia Caroline, fe rendit en droiture a Conftantinople , fur la feule indication des papiers publics; il n'était adrefie a perfone j il vendit fa cargaifon dans le port, H 2  6o Mémoires lorfque je vis paraitre une grofie Saïque 1 qui defcendait a pleines voiles. Jobferve en même tems que ce batiment loin de fe ranger pour prendre le mouiilage des autres batimens, conferve ia file du courant & fe dirige entre les Chateaux. Je fuppofe alors que chargé de munitions, il s approche des magafins, mais j'apercois bientöt des grapins a chaque bout de vergue; & je ne doutai plus que la Porte en fe rappelant la demande que j'avais faite de 1'efclave Maithois pour la conltrudion des braiots, setait fur fon refus, empreflee dele remplacer; mais je nen fus pas moins furpris de la prévoyance de finventeur qui hiifait fes grapins a foixante lieues de 1'ennemi. Cependant le batiment ayant dépafie le mouiilage, un coup de canon 1 Efpèce de batiment Turc dont la conftruécion eft particulièrement affedtce k la mer Noire fans cependant être propre a aucun genre de navigation. En effet ces navires ne pouvant tenir fur les bords par un gros tems, périfTent fréquemment a la c&te , lorfque forcés de faire' vent arrière, ils n'ont pas aiTez d'eau a courir.  du Baron de Tot t. 61 de chaque rive 1'avertit de ployer fes voiles; rien ne 1'arrête. J etais entré dans le Chateau d'Afie pour voir de plus prés eet incendiaire. On lui tira un fecond coup de canon a bouiet; & lorfque je vis quun troifième coup dirigé plus prés de lui, ne 1'arretait pas davantage, & qu'il était prêt a'nous dépaffer, je me déterminai a faire tirer delfus, en recommandant toutefois de le ménager. L'adreiTe du Canonier ne lui emporta heureufement que fa pou~ lène; mais le défordre que eet événement répandit dans le batiment le fit arriver auffi-tót, & un detachement de la garde que j'avais envoyé a bord pour faifir le Capitaine, après avoir fait mouiller le vaiffeau, m'amena ce zélé Mufulman. 11 faut fe peindre le fanatifme ignorant qui fe dévoue & croit pouvoir lui feul détruire la flote ennemie, pour juger de la rage de ce forcené, lorfqu'il fe vit arrêté dans fa courfe & traduit au tribunald'un Chrétien; nous étions tous des trakres a fes yeux, qui d'accord avec les RufTes, 1'empê-  62 MÉMOIRES chions d aller venger les vrais Croyans de la hónte de Tchefmé. Il reprochait auffi aux Turcs rafiemblés autour de moi, la déférence qu'ils me témoignaient. On fit de vains efTorts pour le calmer; ce ne fut que le lendemain qu'il commenca a entendre raifon, & que fa tête fut afiez refroidie pour apercevoir toutela démence de la frénéfie qui 1'avait agité. Quelques foins que le Commiflaire de la Porte eut pris de rafiembler les habitans des viilages voifins en état de travailler a élever les épaulemens des bateries & d'y joindre quelques Juifs, ce nombre d'ouvriers était encore infuffifant; & je ne pouvais embraflèr a la fois tous les travaux. Ceux de la pointe des Barbiers avancaient cependant, maigré la pefte qui m'enlevait journélement des travailleursl. Forcé d'être conftament au milieu deux, 1II y eut des jours oü Ia pefte enlevait aux feuls travaux de Ia pointe des Barbiers jufqu'a vingt Ouvriers, dont plufieurs n'ont pas vécu trois heures après le premier fymptome de la maladie.  du Baron de Tott. 6*3 cette maladie n'était pas le moindre des inconvéniens de ma pofition; mais ne pouvant éviter une communication néceflaire, je m'abftenais feulement de toutes celles qui n'étaient point utiles ï mon travaii, & lorfque quelque orage raifemblait les ouvriers fous les tentes difpofées a eet efFet, je rellais a ia pluie, & je crois pouvoir attribuer a cette feule précaution, d'avoir échapé a 1 epidemie. J'ai déja obfervé que le Gouvernement ne donnait aucun foin a la fubfiftance des ouvriers. Ceuxci le maudüTaient, & je crus ne pas devoir manquer cette occafion de me faire bénir, en chargeant tous les matins le bateau qui me conduifait, de meions, d'eau & de pain que je faifais diftribuer aux ouvriers, avant de les mettre a 1'ouvrage. Un Turc habitant du Chateau d'Europe, & 1'un des chefs du canton, après avoir fuivi alfiduement les travaux que je faifais faire, & s'être eflayé plulieurs fbis lui-même a lier des faucilfons & a les placer, me pria de lui abandoner 1'exécution de  #4 MÉMOIRES ia baterie que j'avais tracée a la pointe des moulins fituée dans fon voifinage. Mes ouvriers font prêts, ajouta-t-il, je vous réponds qu'ils feront de bonne befogne, & je ne vous demande que de venir m'infpeder quelquefois. Le zèle & 1'application de ce Turc m'avaient difpofé favorablement; j'acceptai volontiers fa propofition. Dès le lendemain matin ie rivage était couvert de chariots chargés de branchages, & j'y vis ie nouvel ingénieur la hare a la main, montrant aux ouvriers 1'ufage qu'ils devaient en faire. Scrupuleufement ataché a ma méthode mon émule ne négiigea pas de régaler a fes frais les pauvres gens qui travaillaient fous fes ordres. Cette baterie fut une des mieux exécutées; cependant le CommiiTaire de la Porte, étoné du zèle de ce Turc, de fon inteiligence, 8c plus frapé fans doute de la dépenfe qu'il faifait par pure générolité, en rendit compte a la Porte 8c recut ordre de louer fon zèle 8c de lui compter trois cents piaftres a titre d'indemnité. Le Turc mandé a eet effet, après avoir  du Baron de Tott. 6$ avoir recu aiTez froidement les compiimens du CommiiTaire, finit par refufer abfolument l'indemnité qu'on lui offrait. Il ajouta que ce ferait perdre tout le fruit de la bonne oeuvre dont il s'occupait que d'en recevoir le prix, Sc qu'il ferait trop honteux pour 1'Empire Ottoman, de voir un Francais fe facrifier pour fa défenfe , tandis qu'aucun Turc ne daignerait y employer fes talens Sc fes facultés. Quelques inftances qu'on lui fit, ce bon patriote fut inébranlable, Sc 1'admiration du CommiiTaire durait encore, lorfque j'arrivai chez lui. Une fut pas moins furpris de ne pouvoir me faire partager fon étonement: cela eft cependant incroyable, me ditil, en fixant les quinze piles d'écus rangées par terre; & je ne concevrai jamais qu'on puiiTe refufer une pareille fomme. Rien de ü rare en efFet que de trouver un Turc fcrupuleux Sc délicat fur eet article. Les troupes deftinées par le Grand-Seigneur a la défenfe du' Détroit arrivaient de toutes parts, III. Partie. I  66 Mémoires elles compofaientun corps de trente mille hommes, dont quinze mille Afiatiques & quinze mille de la Turquie Européenne. Mais cette multitude dont j'ai donné une idee, plus capabie d'acroitre le défordre que de fervir a la défenfe des bateries, pouvait a peine être contenue par la rigueur du Pacha , dont tous les talens pour le maintien de 1'ordre, fe réduifaient a diminuer le nombre des mutins par le nombre des exécutions. Malgré les inconvéniens Sc les embarras que nous caufait 1'indifcipline de ces troupes, la nécelfité de préfenter au moinsparle nombre une apparence de forcescapablesd'enimpoferal'ennemi, nous contraignait d'employer tous les moyens capables d'empêcher la défertion dont nous étions conftamment menacés. L'expédient qui me parut le plus convenable, fut de féparer toutes ces troupes de leurs habitations refpe&ives, par i'intervale d'un bras de mer, en faifantpaifer les quinze mille Afiatiques enEurope Sc les quinze mille Européens en Afie. Ces dif- /  du Baron deTott. 6j pofitions faites, la dirnculté d'échaper a la févérité qui punifïait les défordres, les rendit un peu moins fréquens; mais rien ne pouvait vaincre la lacheté de ces miférables qui n'avaient pas honte d'annoncer hautement leur répugnance a occuper les bateries. Je travaillai cependant a. les perfectioner, & après avoir fait entourer celle des Barbiers d'un chemin couvert pour la préferver d'une furprifepar terre, je me raprochai des Chateaux ou j'avais établi mes ateliers pour la conftruótion des affüts dont nous manquions abfolument. Iiy avait long-tems qu'aucun bateau n'était entré dans le canal, lorfque nous en vimes paraitre un rempli de Turcs armés jufqu'aux dents, ils conduifaient fept malheureux Grecs propriétaires de cette petite barque. Celui des Turcs qui paraiffait commander aux autres, met pied a terre, annonce au peuple aiTemblé une prife RulTe, & demande a parler au Pacha. Introduit fur le champ, il affirme que ces prifonniers font des efpions RuiTes : leur Ia  68 MÉMOIRES mort eft déja prononcée; mais il réclame en même tems contre 1'infolence d'un de ces prétendus e£ pions qui, maitre du bateau & ataqué a force ouverte, a ofé le coucher en joue, & pour réparation de eet outrage, il demande au Pacha ia permiffion d'être lui-même 1'exécuteur de ce coupable. Pendant que 1'on procédait au jugement, & que cette étrange faveur fedemandait, je m'occupais de fuppléer par des informations exaéfes a cette même formalité que la juftice du Pacha croyait pouvoir négliger, j'apris que ces maiheureux Grecs habitans de Mételin, n'en étaient fortis que pour aiier a la pêche, & n'avaient d'autre tort que d'avoir réfifté précédemment aux vexations de ce Turc; il avait épié leurs démarches pour les ataquer fous le Ipécieux prétexte d'efpionage, & 1'exécution fuivit de fi prés la fentence, que ne pouvant la prévenir, je neus enmeclairant que i'affreufe certituded'avoir vu périr des innocens. On a déja vu par la defcription des Chateaux  du Baron de Tot t. 69 que la nombreufe artillerie qu'ils contenaient ne pouvait être utile a la défenfe du canal, qu'en la difpofant plus avantageufement. Le Symo'is, ce fleuve fi célèbre, mais qui n'eft en effet qu'un petit ravin oü les eaux des pluies forment un torrent, defcend de la montagne Sc fe jette a la mer audelfous du Chateau d'Afie. Il me parut avantageux d'établir une baterie qui, fervant d'épaulement au Chateau contiendrait une partie de fon artillerie, Sc dont les aproches feraient défendues par ce ravin. Par cette difpofition , j'embraiTais le cöté du Chateau dont i'artillerie enfilait le canal. C'eft auffi dans cette vue que les Turcs y avaient placé un énorme pierrier, dont le boulet en marbre pefait onze cents livres. Cette pièce fondue en bronze fous le règne d'Amurat, était compofée de deux morceaux réunis par une vis, a 1'endroit qui fépare la chambre de la volée, comme un piftolet a 1'Anglaife. On juge bien que cette pièce dont la culaflê était apuyée contre un maffif de pierre, n'était portee  7° MÉMOIRES que par des troncons de poutres échancrées & difpofées a eet effet, fous une petite voute qui lui fervaitd'embrafure. Jenepouvaisemployer eet énorme pierrier dans les ouvrages extérieurs, & comme ils étaient difpofés de manière a en mafquer le tir, les Turcs murmuraient de 1'efpèce de mépris que je paraiifais faire d'une bouche a feu , fans doute unique dans 1'univers. Le Pacha me fit des repréfentations a eet égard. Ii convenait avec moi que la difficulté de charger cette pièce, ne permettait, en cas d'ataque, d'en tirer qu'un feul coup; mais ii croyait ce coup fi meurtrier, & la portée du boulet fiétendue que, feion fopiniongénérale, ce pierrier devait alui feul détruire la flote ennemie. II m'étak plus aifé de céder a ce préjugé, que de le détruire, & fans changer le plan de défenfe , je pouvais, en coupantlepaulementfurladireaion de cette pièce ^en ménager le tir; mais je voulus avant juger l'effet de fon boulet: raifemblée frémit a cette propofition, les vieiiiards afliirèrent d'après une ancienne tradi-  du Baron deTott. 71 tion que cette pièce , qui cependant n'avait jamais été tirée, devait produire un tel ébranlement, que le Chateau & la Ville en feraient renverfés. Il eut été poffible en effet qu'il tomba quelques pierres de la muraille ; mais j'affurai que le Grand-Seigneur ne regreterait pas cette dégradation, & que la direction de cette pièce ne permettait pas demppofer que la Ville put fouffrir de ï'explolïon qu'elle produirait. Jamais canon n'avait eu fans douteune réputation plus redoutable, amis, ennemis, tout devait en fouffrir. Ii y avait un mois qu'on s'était déterminé a charger ce pierrier dont la chambre contenait trois cents trente livres de poudre. J'envoyaichercher le maitre Canonier pour enpréparer 1'amorce. Ceux qui m'entendirent donner eet ordre , difparurent auffitöt pour fe mettre a 1'abri du danger qu'ils prévoyaient. Le Pacha lui-même fe préparait a la re: traite, & ce ne fut qu'après les plus vives inftances & ladémonltration la plus précife, qu'il ne courrait aueun rifque dans un peut Kiosk, fxtué a i'angle du  72 Mémoires Chateau, d oü ii pourrait cependant obferver 1'eiTet du boulet, que je parvins a lui faire occuper ce pofte; ii me reftait a déterminerlemaitre Canonier, & quoiqu'il fut le feul qui neut pas fui, tout ce qu'il me dit pour intéreffer ma pitié n'annoncait pas fon courage. Ce ne fut auffi qu'en lui promettant d'être de moitié, que je parvins a 1'étourdir plutöt qu'al'animer. J'étais furie maffifde pierre derrière lapiecelorfqu'il y mit le feu : unecommotion femblable a celle d'un tremblement de terre précéda le coup; je vis alors le boulet fe féparer en trois morceaux a la diftance de trois cents toifes, & ces quartiers de rochers traverfer le canal, s'élever a ricochets fur la montagne oppofée, & laifferia furface de la mer écumante fur toute la largeur du canal. Cette épreuve en diffipant les craintes chimériques du peuple, duPacha,&des Canoniers,me démontrait auffi le terrible effet d'un femblable boulet, & je coupai 1 epaulement dans fa direction. Cette baterie qui couvrait le Chateau, était def- tinée  du Baron de Tott. 73 tinée a contenir une partie de la groffe artillerie, aux affuts de laquelle je faifais faire les réparations les plus urgentes depuis mon arrivée aux Dardanelles, par un Charpentier francais que j'avais débarqué a eet effet, & dont 1'intelligence m'a été conftamment de la plus grande utilité. Dans le nombre des pièces qui devaient entrer en baterie, une énorme coulevrine de foixante livres de balie, était tellement engagéefous la voute qui lui fervait d'embrafure , que eet inconvénient joint afon grand poids rendait infufEfans les moyens ordinaires de tranfporter les pièces. Je demandai aux vaifTeaux de guerre les aparaux dont j'avais befoin ; mais la Marine du Grand - Seigneur était fl mal outillée, que mes recherches furent vaines; je ne pus m'empêcher den faire quelques reproches aufameux Haifan Pacha, qui n'était alors que Capitaine de pavillon de 1'Amiral. Cet homme que 1'on a vu depuis fe diftinguer par fa témérité , m'ofTrit alors 1'occafion de juger qu'il croyait que la bonne UI. Partie. K  74 MÉMOIRES volonté pouvait rempiacer les connaiifances qui exigent la plus profonde étude. Que voulez-vous faire, me dit-il, de cordages & de moufles ? A quoi bon ces moyens, quand nous avons des bras a votre diipofition; montrez-moi le poids que vous vouiez mouvoir, le lieu oü iidoit être tranfporté, jen fais mon affaire. Quoi! lui dis-je, vous vouiez porter a bras une pièce de canon qui pèfe plus de fept mille livres ? Combien d'hommes y mettrez-vous ? Cinq cents, s'ii le faut, me répiiqua -1 - il vivement; qu'importe le nombre, pourvu que la befogne fe faffe? Je vois, dis-je au Pacha qui était préfent a cette finguiière difcuffion, que le brave HaiTan ne connait rien d'impoffible : alions voir oü fes cinq cents hommes pourront piacer leurs mains. Tandis que Haifan raffemblait fes moyens, 8c que nous nous préparions a aller juger de 1'emploi qu'il pourrait en faire, j'envoyai mon Charpentier prendre fur un batiment Francais, fix Matelots avec les cordages & les poulies de bronze que j'avais  du Baron deTott. 75 inutiiement cherchées fur le vaiffeau Amiral. Arrivés avec le Pacha , auprès de la coulevrine, nous ne tardames pas a voir paraitre Haifan & fes vigoureux compagnons, également convaincus du fuccès que leur Chef m'avait promis; mais les trente premiers qui fe précipitèrent au travaii, en entourant cette pièce qui pouvait a peine les contenir , réduilirent leurs camarades a n' être que fpectateurs des vains efforts qu'ils firent pour la mouvoir. Cette première tentative futrenouveliée par d'autres hommes dont les efforts fe trouvèrent également impuiffans. Haffan piqué des premières difficultés , s'étone de la réfiftance qu'il éprouve, Sc venait d'avouer fa défaite, lorfque les fix matelots que j'avais demandé, arrivèrent avec les outils nécefïaires; tout fut bientöt difpofé, Sc en moins d'un quart-d'heure la pièce fut conduite fur fa plateforme. Il reftait a la mettre fur fon affüt, & ce fut alors que Haffan, ne croyant pas mes fix matelots fuffifans a beaucoup prés pour cette manoeuvre, K 2  7^ Memoires m'offrit encore le fecours des fiens. A quoi bon, lui dis-je, a mon tour, quatre de mes gens fuffifent. Jenvoyai aufïi-töt chercher une chèvre que j'avais fait conftruire, & dont les Turcs ne connailfaient pas 1'ufage. Ce ne fut pas non plus fans une extreme admiration, qu'ils virent cette énorme pièce s'enlever avec facilité, fous les efforts de quatre hommes feuiement, & cette manoeuvre très-peu remarquabie par-tout ailieurs, fit un grand effet fur HaiTan 8c fes compagnons. On a déja vu que 1'Efcadre RufTe en s'éloignant des boulets rouges que j'avais fait préparer, était aliée former le fiége de Lemnos; cependant il fe palfait peu de nuits fans que la terreur qui voit toujours ce qu'elle redoute, ne nous donnat quelque alerte, & lorfque les canons des premiers Chateaux qui prodiguaient leurs boulets au premier fantöme que les gardes croyaient voir, fe faifaient entendre, ceux des Dardanelles voyaient déja 1'ennemi fous leurs bateries. Le défordre qui régnait alors ,  du Baron de Tott. 77 annoncait aifez celui qu aurait occafioné un (langer réel. Ce fut auifi pour faire perdre aux Turcs rhabitude de s'erfrayer inutilement, & leur procurer le moyen de diftinguer leur ennemi, avant que d'en rien craindre , que je préparai des bales a feu pour les tirer a la première alerte. Cet expediënt réulfit au-dela de mes fouhaits, & le moyen de porter promptement un grand foyer de lumière du cöté de i'ennemi, perfuada bientöt aux Turcs, que pouvant le voir fans en être vus, la nuit même leur était devenue favorable. Les travaux étaient achevés, i'artillerie placée , les dépots de munitions fumfamment garnis, & il ne me reftait plus qu a faire occuper les bateries; mais il me fallait avant tout, établir dans 1 opinion publique,que des épaulemens de vingt-deuxpieds d'épailfeur, garantiffaient plus surement Ia vie des hommes que des murailles féches qu'on pourrait culbuter a la première volée: 1'habitude avait prévalu, il me revenait de toutes parts que les troupes  j8 MÉMOIRES deflinées aux bateries, ne s'y rendraient que pour avoir i'air d'obéir, & dans le ferme delTein de les abandonner a la première apparition de i'ennemi. Je me déterminai alors au choix d'un expediënt qui aurait été fouverainement ridicule s'il n'eut pas été le feul capable de convaincre 1'ignorance. J'indiquai pour le lendemain, a dix lieures du matin , 1'épreuve des bateries. Je me rendis feul de ma perfone a celle des Barbiers, en même-tems que mes gens furent occuper la baterie opofée, afin d'en pointer 1'artillerie fur 1'épaulement qui'.   du Baron de To t t. 15 j idee, & je ne penfais plus au projet de fortifier le canal; je devais même croire que le Grand-Seigneur 1'avait abandoné, lorfque deux menages, 1'un du Vifir, 1'autre du Reis-Effendi, arrivant en même-tems pour me prefier de me rendre a ia Porte, me firent foupconer quelques ordres de 1'intérieur 1, dont 1'exécution ne pouvait fouffrir aucun retard. Mais je n'avais pu prévoir 1'agitation dans laquelle je trouvai les Miniftres ; réunis chez le Vifir , ils étaient encore éfrayés de la colère & des menaces de leur Maitre 2. Sultan Muftapha, qui venait fouvent a la Porte conférer avec fes Miniftres, & fe faire rendre compte de leur geftion, était venu ie matin : bien informé fans doute que la conftruótion des nouveaux Chateaux n était pas commencée , il convoqua fes Miniftres avec préci- 1 Ce terme qui traduit le mot Turc, eft confacré par 1'ufage pour défigner Ie Palais du Grand-Seigneur, Sc femble effecHvement mieux qu'aucun autre convenir au Defpotifme. 2 Les détails de cette fcène m'ont été confiés par ie Reis-Eftendi» V 2  1^6 MÉMOIRES pitation , & fon début les fit trembler. Vous êtes des traltres, leur dit-il; vous avez déja ébranlé monTróne , vous ne travaillez qua le détruire : la colère éclatait dans fes yeux, fon auditoire était interdit. Ifmaèl Bey 1 , plus hardi que les autres , paree qu il était plus sur de la faveur de fon Maitre, ofa feul prendre la paroie pour le fupplier de nommerle traitre. Vous-même, lui répliqua le Sultan: oü font les Chateaux que Tott devait conftruire depuis plus de fix mois ? Il a décidé remplacement convenable; lui avez-vous fourni les moyens de pofer la première pierre l Les Miniftres opposèrent pour leur juftification, qu'ils n'en avaient pas recu 1'ordre. L'Empereur alfura qu'il i'avait donné , vaut a deux pieds quatre pouccs trois lignes.  du Baron de Tott, 159 cas que j'en faifais, en donnant un préfent au porteur, Sc quelques fequins a fa fuite. Je joignis 1 etalon a différens inftrumens que j'emportais, Sc je partis pour me rendre a 1'emplacement des nouveaux Chateaux, oü je trouvai environ quarante piqueurs raiTemblés. Chacun d'eux était muni d'un doublé pic, Sc cette marqué d'autorité me rappelant celie dont je venais d'être revêtu, je voulus, en atendant 1'heure aftrologique qui devait amener les Miniftres, employer ce tems a vérifier les mefures des piqueurs, afin d'y établir 1'uniformité fans laquelle je ne pouvais efpérer aucune exacfitude. Tous ces Melfieurs m'entouraient affez famiiièrement, Sc leur chef qui fe difait architecfe, qui croyait 1'être, Sc qui paraiffait déja compter fur ma docilité a fes confeils, me propofa de vérifier toutes les mefures fur la fienne. Ii faut avant tout vérifier la votre, lui répondis-je ; Sc prenant auffi-töt parmi mes inftrumens le petitfac cramoifi, j'en tirai i etalon. A fon afpeft, la troupe des pi-  IÓO MÉMOIRES queurs fit une éfcarre a dix pas de moi, & je profitai de cette première furprife pour établir món autorité par un acté de févérité , impofant, fans être cruel. J'ordonai la vérification des mefures, enjoignant de brifer toutes celles qui ne fe trouveraient pas conformes a 1'étalon : aucune n'écfiapa a cet arrêt, celle du chef eut le même fort. J en fis conftruire fur le champ de nouvelles que je fis poinconer, & 1'on était encore occupé a ce travaii, lorfque les Miniftres arrivèrent. Leur premier foin fut de fe tranf porter a 1'endroit que j'avais marqué pour pofèriaj première pierre; elle était préparée, ainfi que le ciment Sc ies ouvriers. Le Grand-Tréforier tenait dune main la fentence aftrologique, Sc fa montre de 1'autre; il obferva la minute avec la déyotion la plus fcrupuleufe, Sc le nom de Dieu prononcé a la dernière feconde, donna le fignal qui acheva cette ridicule cérémonie. Mon premier travaii devait être d'ataquer le fol, afin de 1'aplanir Sc d'en tirer les matériaux nécef faires  du Baron de To t t, 161 faires a la conftrucfion des Chateaux. Cette opération ne pouvait s'effecfuer qu'avec de la poudre, dans un roe vif dont la qualité était une matrice de porphyre. Je raffemblai & fis baraquer auprès des travaux quinze cents Macédoniens, qui font les Auvergnats de la Turquie. L'école d'artillerie, la fonderie & les nouveaux Chateaux, me forcaient de parcourir journélement fix lieues d'efpace qui les féparaient. Le GrandSeigneur donna ordre au Boftandgi-Bachi de me fournir des bateliers du Sérail, que le tréfor public fut chargé de payer extraordinairement, Sc dés ce moment mon bateau fut remifé a I'arfenal a cöté de la felouque du Grand-Seigneur. Les premiers travaux de la nouvelle fonderie devaient avoir pour objet Ia conftrucfion d'un train d'artillerie de campagne qui manquait abfolument aux Turcs, Sc que le nouveau Corps était deftiné a fervir. Le Grand-Vifir, dans toutes les lettres qu'il Panie. X  IÓ2 MÉMOIRES écrivait delarmée^ne ceifaitde réclamer ce fecours, Sc le Grand-Seigneur m'avait chargé de préparer cinquante pièces de quatre avec leurs afuts, que trois cents Suratchis, formés a l'école, devaient acompagner. Le charonage fut encore un furcroit a mes travaux, Sc ceux des Chateaux étaient pouffés avec la plus grande acfivité, afin defatisfaire i'impatience que le Grand-Seigneur avait de voir les bateries baffes achevées & garnies de leur artillerie. Mais fi rapianiiTement du rocher placait les pierres a cöté du travaii, les maflês de porphyre que ces pierres contenaient,en réfiftantaux outils les mieux acérés, en rendaient la coupe difficile. Cependant les bras infatigables des Macédoniens furmontèrent ces difficultés. Nonobftant la célérité que le Grand - Seigneur defirait, j'avais établi un jour de repos Sc permis aux ouvriers d'aller le Dimanche fe récréer au village voilin. Ceux qui travaillaient au Chateau d'Europe profitaient de cette liberté pour aller fe divertir a  du Baron de Tott. 163 Fanaraki H Vingt - deux Macédoniens, chacun le fufil fur 1'épaule, s'y étaient rendus; & réunis dans une taverne, ilsy chantaient ies vicfoires d'Alexandre. Pendant ce tems une grolfe faïque chargée de munitions pour Varna, contrariée par les vents, était venue mouilier a 1'abri d un écueil fitué en avant du village. Quatre-vingt-dix foldats Turcs embarqués fur cette faïque venaient de mettre pied a terre, lorfqu'un de mes ouvriers ayant quitté fes compagnons pour aller refpirer fair , s'approche de la cöte, oü il trouve les nouveaux débarqués armés jufqu'auxdents.Und'eux, fier de la fupériorité que fa troupe lui affiirait, s'approche du Macédonien, & lui donne un fouflet a tour de bras. Celuici, fans armes pour venger fon affront & peufamiliarifé avec la langue Turque , fait feuiement figne au champion qui 1'ataque, de 1'atendre; qu'il va revenir: il le quitte auffi-töt,, retourne a la taverne, 1 Village fitué en Europe fur Ia pointe du cap qui forme 1'embouchure, & qui prend fon nom du fanal qu'on y a placé. X 2  164 Mémoires ne dit mot a fes compagnons, s'empare de fon fufil, fans qu'iis s'en apercoivent, & retourne a la cöte oü les Turcs étaient encore. Il y diftingue fon adverfaire, & lui montrant fajoue, lui fait figne de recommencer. Mais le Turc qui avait déja ie piftolet a la main lui iache fon coup a bout portant, manque le Macédonien, qui dans 1'inftant lui met fa boure dans le ventre, & périt lui-même fous le feu de plus de quatre-vingt-coups de fufils que les autres Turcs lui lachent. Cependant cette décharge réveille i'attention des vingt & un Macédoniens; un de leurs compagnons manque; ils s'arment, courent a la cöte, voient en y arrivant leur camarade étendu a cöté d'un Turc, & fans autre information chargent leurs ennemis, en couchent neuf fur la place, &culbutent les autres vers lamer avec une telle précipitation que, partie dans les chaloupes, partie a la nage, ces braves gagnent ieur vai£ feau, en coupent le cable, & n echapent qu'en prenant le large. Cette aventure était trop férieufe  du Baron de Tott. i<5$ pour que je n'en furie pas informé fur le champ. Deux Macédoniens députés vers moi, men rendent compte; & défirant prévenir celui qu'on en rendrait au Vifir, je partis furie champ pour aller chez ce premier Miniftre, oü je me conftituai plaignant fur i'infulte faite aux ouvriers des Chateaux. Le Vifir , après m'avoir écouté , me dit froidement: cela eft bien, qu'il n'en foit plus queftion. Comme j'ignorais qu'il fut déja informé de cette fcène, je ne trouvai pas cette réponfe fuffifante a ma demande , & je crus devoir infifter. Alors le Miniftre forcé des'expliquer,me dit avec vivacité : Mais que prétendez-vous donc l neuf Mahométans couchés fur la place ne vous paraifTent-ils pas un nombre fuffifant de vi&imes pour venger la mort d'un infidèle. Je m'adoucis alors, & lui repréfentai qu'il fallait cependant pourvoir par les ordres les plus févères a la tranquillité des travaux. Bon, ajoutat-il en riant, avec vos quinze cents Macédoniens vous feriez la conquête du pays. Vos moyens de  *66 Memoires vous garder , valent mieux que ceux que je pourrais vous fournir. Je favais cela auffi bien que le Vifir; je ne voulais obtenir que rimpunité, & je me retirai content de ma négociation, & parfaitement tranquiiie fur les fuites de cette affaire, nonobftant les menaces de la compagnie des Laffes qu aucun de fes membres n' eut le courage d'effeétuer. Le Grand-Seigneur m'avait donné la jouiifance d'une maifon de campagne louée afes frais & fituée fur le bord de la mer dans le village de Tarapia. Je 1'occupais ieté , & fa pofition en me placant è la même diftance de Conftantinople & des Chateaux , me mettait a portee de vaquer aux différens travaux dont j'étais chargé. J'appris enrevenant un jour de la fonderie, qu'un batiment Turc de la mer Noire, contrariépar les vents vis-a-vis Tarapia, venait de chavirer a 1'entrée du Port. Le tems était fi ferein, & ia brife fi maniable, qu'il était difficile de concevoir cet accident: curieux d'en connaitre le motif, je m'avance de cecöté; & le premier objet  Du Baron de Tott. 167 qui me frape eft ia quille du vaiffeau qu'on voyaic a découvert. Le Capitaine & cinq ou fix matelots qui compofaient fon équipage, aflis fur le rivage qu'ils avaient gagné a la nage, confidéraient douloureufement ce défaftre. Ils m'apprirent qu'une jeune fiile & fa mère , paifagers fur le même batiment, avaient péri, fans qu'il eut été polfible de leur porter aucun fecours. Mais ces détails nem'expliquaient pas la raifon d'un événement aulfi extraordinaire. Ce ne fut qu'après beaucoup de queftions que je parvins a découvrir que ce batiment chargé de planches jufqu'a mi-mat était parti de Synope fans aucun left. Je frémis du danger que ces malheureux avaient coura, & qu'ils ne pouvaient éviter au moindre changement de vent. Ils ne durent aulfi le bonheur de ne pas chavirer en pleine mer qua ladurée du vent en poupe qui les avait amenés dans le canal, oü un vent très-faible du Sud, en les forgant d'arriver, avait fait juftice de leur ignorance. Cette conduite atteftait que le Capitaine &  168 MÉMOIRES fes matelots naviguaient pour la première fois. J'eus pitié de ces naufragés, je leur oifris des fecours pour relever leur batiment; & ma pitié augmenta, lorfqu'iis m'apprirent qu'un Turc fe difant expert dans ia marine, venait de leur faire donner d'avance cent fequins pour cette opération. Je pouvais croire que cette fomme, feul débris de leur naufrage, devenait encore pour eux uneperteprusréelie,&je ne me trompai pas. En effet, quelques cordages apportés de Conftantinople dans une chaloupe qu'une douzaine deLeventis 1 acompagnaient, nefervirent, en rapprochant le batiment de la cöte, qua le piacer fur des rochers oü la moindre agitation de la mer pouvait le brifer. Cependant ces marins ofricieux formant de nouvelies prétentions pour continuer leur travaii, difparurent fur le refus. Le défefpoir des naufragés était a fon comble. J'envoyai auffi-töt des ordres aux Chateaux pour faire venir les cabef- 1 Matelots de 1'Amirauté attachés au feryice des vaifTeaux de guerre. tans  du Baron de Tot t. 160 tans & autres apparaux qui m'étaient néceflaires, & avec lefquels je mis, dans uneaprès-midi, le batiment en état de remettre en mer pour gagner Conftantinople. C etaitun fpeétacle vraiment intérelfant que la joie de ces malheureux Sc leur empreifement a raf fembler le préfent qu iis voulaient me faire, & que je refufai en exigeant feulement qu'ils ne naviguaifent plus fans left. Les malheurs portent confeii, me dit le Capitaine, & je profiterai de celui que vous me donnez,pourvous offrir unhommagede ma reconnaiffance , plus digne que celui-ci du fervice que vousm'avez rendu. En eifet, quelques mois après, on vint m'avertir que cet homme acompagné des mêmes matelots chargés de raifins fecs, de beure & d'autres provifions de la mer Noire, conduifait auffi plufieurs moutons : je le fis entrer,bien déterminé cependant a n'en rien recevoir. Voici, me dit-ilenm'apercevant, les malheureux que vous avez fauvés; Dieu a béni votre bonne oeuvre , nous avons fait un heureux voyage : nous vous devons ƒƒƒ. Partie, Y  170 MÉMOIRES tout ce que nouspoffédons, & nous vous apportons le tribut de notre reconnaiifance. Je luis fort aife de vous revoir, lui répondis-je; mais je ne veux pas perdre le mérite de vous avoir obligé en en recevant le prix. Vous ne devez pas avoir cette crainte, me répiiqua-t-il, & nous nous fommes impofé ce tribut annuel, afin que Dieu favorife notre commerce. Je me défendis alors plus que jamais de rien accepter, & le Turc, plus affeóté de ma réfiftance que je ne le croyais, me dit en paliffant : Vous pouvez fans doute nous refufer; mais foyez certain que nous n emporterons votre refus que pour aller au même inftant nous replacer avec notre batiment au même lieu & dans la même pofition dont vous nous avez tirés. Le ton qui acompagnait cettephrafe me fit une telie impreifion que, nepouvantme défendre de la crainte de poufierces malheureux au défelpoir, j'acceptai leur préfent , mais en exigeant deux qu'il ferait ledernier \ 1 Ce trait qui peint fortemenr le fentiment de la reconnaifiance,  du Baron de Tott. 171 Le Grand-Vilir defirait depuis long-tems vifiter la nouvelle fonderie : fy étais occupé du nouveau train de campagne que Ton ne celfait de demander de 1'armée, lorfqu'on m'annonca ce premier Miniftre. L'aéttvité qui régnait alors dans tous les ateliers me mit en état de lui faire parcourir les détails de ce travaii: parvenu dans les forges , il s'aflit fur une enclume. Tandis que nous dilfertions avec un grand intérêt fur les objets les plus importans, un des Tchoadars du Vifir m'interrompait a chaque inftant pour me demander fa bonne main. Ennuyé de fes importunités, & plus choqué encore de ce que fon maitre les fupportait,je crus les réprimer en lui difant vivement qu'il atendit au moins que notre converfation fut terminée. Bon, me dit-il, alors il ne dok pas plus fervir a caraótérifer la nation Turque que ne le ferait un trait ifolé d'ingratitude. C'eft fur la teinte générale qu'il faut juger les hommes. On ne peut fe la procurer qu'en raftemblant les différentes couleurs qui la compofent, & ce n'eft qu'après les avou mélangées qu'on en apercoit la véritable nuance. Y 2  172 MÉMOIRES s'en ira, & je n aurai plus le tems de vous atendre. Cette réponfe infolente ne le parut qua moi. Je donnai deux fequins; on m'aliégua qu'il y avait beaucoup de monde, j'en donnai quatre; & le Vifir qui s'était tu, recommenca a me queftioner comme auparavant. Enfuite ii regagna fon bateau, après avoir fait diftribuer par fon Tréforier une centaine de fequins aux ouvriers, & fait donner particulièrement a. mes gens. Je 1'avais reconduit jufqu'a fon bateau , il y était déja placé & fes rameurs commencaient a s'ébranler, lorfque 1'Officier d'artillerie, qui m'acompagnait par-tout, faifitlapoupe du bateau, 1'arrête 8c demande a fon tour la bonne main qu'il n'a pas recue. Un Officier de la Marine, également commis a ma garde, fe met aulfi fur les rangs; cependant le premier Miniftre demande a fon Tréforier pour quoi ces deux hommes n'ont pas eu part a la diftribution. Ceux-ci répondent qu'ils marchaient en avant; ils infiftent, & le Vifir, dont un feul regard eut fait trembler le plus intrépide,  du Baron de T o t t. 173 ne s'en débaraiTe qu'en donnant a chacun de ces importuns quatre fequins. Pouvais-je me plaindre de fon valet, quand les miens n'avaient pas plus de ménagement pour lui? Ce premier Miniftre, dont j'ai déja efquiffé le cara&ère, ne confervait fa place qu'en abandonant les renes de 1'Empire au Reis-Effendi, dont 1'efprit fin & fournois gouvernait avec une telle infouciance que, caufant un jour avec lui, & la converfation s'étant étendue fur la conquête de Conftantinople, feite par les Turcs fur les Grecs, & fur 1'inftabilité des Empires les plus puiffans, il me demanda oü je penfais qu'une guerre malheureufe pouvait les conduire : vis-a-vis, lui dis-je : il regarde auffitót par la fenêtre, examine la cöte d'Afie, & fe tournant avec un vifage riant : mon ami, me dit-il, il y a des vallons délicieux , nous y batirons de jolis Kiosks. Il eft facile de juger, d'après cette réponfe, qu'Ifmaël-Bey, faiblement arTeólé des défaftres qu il ne partageait pas diredement, fe  174 MÉMOIRES bornait a déblayer ies affaires courantes, prenait toujours les ordres du Grand-Seigneur fur tous' les objets capables de le compromettre, & tenait plus a fa place qua fes devoirs. Ses liaifons avec IfedBey 1'avaient élevé, elies le maintenaient; & celuiei, fatisfait de la faveur de fon Maitre, ia confervait fans intrigues, en jouiifait fans ambition, & fe paf fionait pour le bien, fans être aiTez inftruit pour 1'opérer. J'étais fort iié avec ce favori, il était 1'organe entre fon Maitre & moi, & lui rendait compte de nos converfations: elies me fournilïaient un moyen indirect d'inlinuation dont j'ufais fouvent. C'était aulfi par Ifed-Bey que le Grand-Seigneur me confultait; ce Prince qui s'inftruifait journélement, & dont les vues commencaient a s'étendre au-dela des limites ordinaires, traita avecun grand intérêt le projet de la jonófion des deux mers par 1'ifthme de Suez. Il voulut même ajouter aux connailfances que j'avais a cet égard,celles des différens Commif  du Baron de Tott. 175 faires qui avaient été en Egypte; & 1'on verra dans la quatrième Partie de ces Mémoires que, fi Muftapha avait affez vécu pour entreprendre ce travaii, il eut trouvé, dans le local, des facilités qui 1'auraient mis a même d'opérer la plus grande révolution dont la politique foit fufceptible. Ii était fans doute bien loin de ce degré d'inftru&ion, lorfque , cédant a 1'apas d'un bénéfice apparent ,il avait altéré fes monaies. Un certain Taïr-Aga, qui avait joui au commencement du règne de Muftapha de fa faveur & de la place de Surintendant des monaies, lui fit adopter cette erreur; & j'ai lieu de préfumer que, parvenu a mieux connaitre fes véritables intéréts, 1 epoque de la paix eut été celle de la refonte de toutes les monaies. Mais le facrifice que cette opé» rationexigeait, ne pouvait fe faire pendant la guerre , il fallait des efpèces quelconques. Les tréfors commencaientas'épuifer, 1'hötel des monaies frappait nuk Sc jour ; Sc 1'argent réduit au bas titre de fept deniers de fin, en perdant de fa ducfilité, écra-  Ij6 MÉMOIRES fait, fouvent au premier coup de balancier, des coins dont 1'acier était aulfi mal préparé que mal trempé. Cet inconvénient qui retardait, arrêtait même une fabrication qui ne fouffrait point de délai, de mandak un prompt remède. On me pria de findiquer, & dans le principe qu'avec les ignorans il faut paraitre favoir ce que 1'on ne fait pas, li 1'on veut conferver le mérite de ce que 1'on fait, je me chargeai de ce travaii. J'en étudiai les principes, Sc je parvins bientöt a rendre les coins aulfi folides qu'on le délirait.Tandis que je faifois toutes ces opérations, les ouvriers que j'inftruifais, intérelfés a la deftruction des coins, ne pouvant ataquer la bonté du travaii , cherchaient a me chicaner fur les moyens que j'employais pour perfectioner la trempe. lis prétendaient que je n'avais fubftitué de Turkte a I'eau qu'ils employaient, que pour avoir le plaiiir de fouiiler ie nom du Grand-Seigneur, en le trempant dans un mélange aulfi impur ; Sc après avoir divulgué cette ridicule fuppofition, ils ia firent parvenir au  du Baron de Tott. 177 au Grand-Seigneur en forme de plainte légale. Ii était difficile qu'une telle abfurdité eüt fon effet; mais telle eft la force des préjugés, que le GrandSeigneur lui-même crut devoir éclaircir ce fait; être auffi crut-il que je ne manquerais pas de moyens pour détruire cette accufation. Elle me ffit communiquée de fa part, avec 1'invitation d'y donner ma réponfe. Je la trouvai dans le texte même de mes accufateurs,& convenant de tous les faits &de 1'importance du nom de 1'Empereur, j'ajoutai que, queique refpe&able qu'il fut, il ne convenait pas aux hommes de lui acorder plus d'égards qu'a celui de Dieu , qu'on tracait journellement fur une matière uniquement compofée des haillons qu'on abandone dans lafange : cette réponfe, enfourniffant au Grand-Seigneur le moyen de ne pas fe croire infulté, ridiculifa ia calomnie. Ce Prince, non content d'emprunter quelques notions utiles pour remédier momentanément aux vices qui infectaient toutes les parties de 1'adminif* ƒƒƒ. Partie. %  IjS MÉMOIRES tration, défirait étendre les connailTances & les fonder dans une école de Mathématiques qu'il me pria d'établir Sc de diriger. Le corps des Mathématiciens créé par Soliman, ne tarda pas a réclamer contre cette innovation : elle fuppofait 1'ignorance des Muhendis 1 dont le chef garantilfait l'inftru&ion ; Sc faHauteife décida que,préalablement, ces Géomètres feraient admis a 1'examen que j'en ferais en préfence de deux Miniftres nommés Commilfaires a cet effet. Le jour pris, on s'alfembla; Sc li les Savans n'étaient pas tranquiiles , j eprouvais moimêmeuneforte d'inquiétude. En erfet,mapofition était embarafiante : je voulais vaincre, je craignais d'humilier ; j'étais placé entre mon amour - propre Sc ma délicateiTe. L'affemblée était compoféé du Reis-Effendi , du Grand-Tréforier, du CheirEminy % du chef des Géomètres, Sc de fix Savans choifis dans le corps pour en défendre 1'honneur. 1 Géomètres. 3 L'Intendant des Batimens.  du Baron de Tot t. 179 J etais la bete noire de cette aflemblée, qu'IfmaëiBey ouvrit par un difcours oü 1'intérêt de 1'État était réuni a la volonté du Maitre, & toutes les têtes s'étant inclinées, je fus requis de commencer 1'examen. J'yréfléchiiTais depuis long-tems,& décidé pour le parti de la douceur , je demandai modeftement au chef quelle était la valeur des trois angles d'un triangle : je fus requis de recom. meneer ma queftion, & tous les Savans s etant mutuellement conftdérés, le plus hardi d'entr eux me dit avec fermeté: c'eft felon le triangle. Les bras men tombèrent, & favoue que j'avais befoin d'une réponfe auffi abfurde pour que ma queftion ne me laiflat aucun regret. Il était inutile de pouffer 1'examen plus loin ; je me contentai de réfoudre ma demande & de démontrer cette vérité Mathématique. L'ignorance de ces prétendus Géomètres n'avait plus befoin de 1'être: mais je n'en dois pas moins de juftice a leur zèle pour les fciences ; ils demandèrent tous a être recus a la nouvelle école, Z 2  180 Memoires & nous ne nous occupames plus que de fon établillèment. J etais allé a la Porte pour traiter de quelques objets qui y étaient relatifs , le Vifir m'avait engagé a les terminer avec le Mektoubtchi *. Jetrouvai ceiui-ci occupé d'une dépêche preifée, & fa* tendais, alfis fur fon fopha, qu'il eüt terminé , lorfqu'un Chek 1 de la Mecque vint s'y aifeoir l cöté de moi. C'était un de ces fanatiques, qui, paree qu'ils font nés en terre fainte, fe croient des êtres fupérieurs, bravent le pouvoir temporel, proftituent le nom de Dieu, affeélent le mépris des richefies, & mendient avec infolence. J'avais fouvent vu ce même homme forcer la porte du Vifir, venir fe placer a cöté de lui, & ne quiter cette place qu'en recevant queique monaie d'or, feul moyen de 1 Secrétaire des Commandemens. 2 Efpèce de Princes Arabes defcendans de Mahomet, qui deiïervent la Mofquée fainte: ils fe croient toute infolence permife, & mendient auprès des Grands.  .du Baron de Tott. 181 s en débaraffer. C'était auffi ce qu'il atendait avec le maintien le plus orgueilleux, & le Mektoubtchi qui n'était pas difpofé a ufer de ce moyen , entra devant lui dans les détails relatifs au nouvel établiffement, Sc m'entretint en fa préfence de tous les autres objets qui intéreifaient les différents travaux dont j etais chargé, Attentif a ces difcours, le Chek me confidérait avec étonement, Sc femblait avoir peine a acorder mon habit avec 1'autorité que je paraiffais exercer. Cependant le Mektoubtchi, appelé par le Vifir, me prie d'atendre fon retour , Sc me laiffe en tiers avec ce Chek Sc un Secrétaire occupé a écrire dans un coin de 1'apartement. Le filence que nous gardames tous trois pendant queique tems fut interrompu par 1'Emir, car le turban vert du Chek défignait fa parenté avec le Prophéte. Puifque vous vous occupez, me dit-il, a fervir la vraie foi, que ne 1'embraffez-vous, en abjurant des erreurs que les meilleures acfions ne peuvent abfoudre? A peine eut-il fini ce petit difcours apoftolique,  18a. Mémoires que ie Secrétaire, dont la plume était tombée des mains,le menaca d'aller, fur le champ, rendre compte au Vifir de fon infolence envers moi, afin de le faire ciiaffer de la Porte. Mais j'interrompis le Secrétaire pour le prier de fe calmer, & de me laiflèr le foin derépondre au Chek, que cette réprimande avait un peu déconcerté. Je concois, dis-je a ce béat Mufulman , que vous profïtiez de toutes les occafions de propager votre croyance , Sc je vous remercie de men croire digne ; mais je connais une miffion plus intéreifante pour votre zèle, c'eft la converfion d'une foule de têtes vertes qui, comme vous, parens du Prophete, nen font pas moins infidèles a fa loi. Allez les convertir, &quand vous aurez complété ce grand oeuvre, venez me retrouver, je verrai alors ce que j'aurai a faire. Un éclat de rire du Secrétaire couvrit ce malheureux Chek de confufion; il fortit, Sc les valets, qui écoutent toujours aux portes ,1e reconduiilrent, en lui demandant s'il allait convertir les têtes vertes.  du Baron de Tott. 183 Bientöt toute la Porte fut inftruite de ce farcafme, Sc le malheureux Chek n ofa plus s'y préfenter. Le Mektoubtchi, informé a fon retour de cette fcène, m'en fit des excufes, rit de fon dénouement, Sc expédia les ordres dont j'avais befoin pourl'établiffement de la nouvelle école. Deflinée particulièrement a la marine, cette école fut établie a I'arfenal ; mais on ne pouvait y admettre que des hommes en état de fervir 1'intérêt du moment qui 1 etabliffait; Sc plufieurs Capitaines de vaiffeaux, a barbe blanche , en fe joignant aux autres écoliers déja d'un age mür, me difpenfaient de défendre les efpiégleries. Je dictais journellement la lecon en Turc : chaque écolier 1'écrivait dans fon cahier, Sc je chargeais 1'un d'eux,amonchoix, d'en être le répétiteur pour le lendemain x. Cette * La méthode de rendre les écoliers profelTeurs les uns des autres s'appliquerait avec fuccès dans les maifons d'éducation. On n'apprend bien que ce que 1'on montre, Sc afiocier 1'amour-propre a 1'application, c'eft aflurer 1'inftruction.  184 Memoires méthode, en fïxant i'attention de mes écoliers, leur fit faire les progrès les plus rapides. Au bout de trois mois, ils étaient en état d'appliquer fur le terrein les quatre problêmesde laTrigonométrie reailigne. C'était aulfi a quoi devait fe borner mon travaii dans ce genre. II ne faliait que des Ingénieurs de campagne, & des Marins en état de prendre hauteur, faire des reievemens, Sc calculer ia route du vaiffeau. C'était encore affez pour des écoliers de 60 ans. J etais convenu avec Sultan Muftapha que cette inftruaion ferait perfeaionée par ia pratique , Sc que deux ftégates conftamment armées évolueraient fous fes yeux dans le canal qui fépare Conf tantinople Sc les ifles des Prinees h La conftruaion des vaiffeaux avait également befoin d'être dirigée fur de meilleurs principes. On me demanda des 1 Ce projet qui ne pouvait avoir fon exécution qu'après quelques mois cTécole, fat négligé après la mort de Muftapha, dont l'a&ivité pouvait feule donner de 1'ame a des Miniftres corrompus par ia nature même du Gouvernement. plans  du Baron de Tott. 18^ plans que je m'empreifai de fournir, mais dans lefquels on n adopta que la décoration des poupes. Les proportions qui réduifaient la hauteur des ponts furent rejetées par rapport a. la hauteur des turbans, Si celles qui ajoutaient a 1'éiévation des mats le furent par la feule raifon qu'en faifant coucher le bament , féquipage ferait mal a fon aife. C'eft a I'arfenal, c'eft a moi que ces difficultés ont été faites. Je ne puis ni douter de ces abliirdités, ni forcer a les croire. Le vaiiTèau/ sitaee, vis- cirvur.   du Barok de Tott. 223 Ce batiment, dont la poupe était couverte d'un grand tandelet, contenait une chambre a coucher & un fallon garnide fophas. Un autre bateau deftiné pour les gens & la cuifine nous acompagnait & s'arrêtait a cöté de nous auxheures des repas. A 1'aide des vents qui refouient les eaux du Nil, nous remontames ce fleuve a la voile, jufqu'au Caire , oü nous arrivames le troifième jour au foir. Un Jéniifaire du Conful, placé en vedette dans un bateau au-deffous de Bouiac % nous fit débarquer a 1'endroit oü 1'on avait difpofé nos montures qui nous tranfportèrent nuk fermée chez le Conful. Ifed-Pacha, cet ancien favori du Grand-Seigneur dont j'ai déja parlé, était alors Pacha du Caire. Prévenu de mon arrivée, ii m'envoya complimenter le lendemain ; le Chek-Elbélet me fit la même honêteté , en me faifant prefik de le venir voir * Bourg qui prolonge le Nil, fert au débarquement pour la Capitale, & peut être confidéré comme un de fes faubourgs.  224 MÉMOIRES au plutót. Je ne prévis pas d'abord le motif de cette inftanCe, Sc lui ayant fait répondre que, queiqu'inftruit que je fulTe de la réalité de fa prépondérance enÉgypte, je ne pouvais cependant me difpenfer de reconnaitre , au moins en apparence, celle du Grand-Seigneur dans la perfone de fon Pacha , il ordona a fon Grand-Écuyer Sc aux Officiers de Police de préparer toutes chofes pour hater ma vilite au Gouverneur. J'avais appris du Conful en mettant pied a terre, que le Chek-Elbélet, prévenu de mon arrivée, Sc préfumant que je débarquerais de jour, avait dif pofé un grand nombre d'Officiers & de Saratches pour me faire faire une entree publique d'autant plus diltinguée que, nonobftant le droit de monter a cheval, réfervé aux Beys & aux Grands de i'Empire, on avait préparé fept chevaux pour faire partager ce priviiège aux perfones qui m'acompagnaient. Le foin que j'eus d'arriver tard, ne fit que retarder une corvée qu'il me fallut fupporter pour me  du Baron de Tött. 11 ƒ me rendre au Chateau du Caire , oü le Pacha, toujours prifonier des Beys , repréfente cependant la perfone de leur Souverain. La curiollté du peuple fut telle que la crainte que devaient lui inlpirer les deux files de Saratches qui me précédaient, ne put 1'empêcher de fe porter en foule fur mon paf< fage; 8c ies coups que ces foldats diftribuaient fans motif, & feulement pour égayer la marche, n'empêchèrent pas la multitude d'atendre mon retour I la porte du Chateau. J'y trouvai le Pacha environé de toute la pompe du Vifiriat; il me recut avec les mêmes cérémonies qui fe pratiquent a Conftantinople; mais notre ancienne liaifonnöus invitant au tête-a-tête, il écarta pour queique tems la foule qui remplilfait la falie du Divan, & ce fut en me confiant la fermentation qui exiftait entre les Beys, (préfage d'une révolution, ) qu'il me donna 1'explication de remprelfement du Chek-Elbélet a terminer tout cérémonial avec moi. Cependant on ne donna pas le tems a celui-ci de me recevoir , car IV. Partie. F f  2l6 MÉ MOIRÉS a peine fus-je rendu chez moi dans le même ordre qui m'avait conduit au Chateau, que, le parti oppofé ayant éclaté, ies Beys régnants ne fongèrent plus qu'a s'emparer de la fortereffe. Ce moyen plus poiitique que militaire allure a celui qui fait fe le procurer, la dilpolition des ordres du Grand-Seigneur, en les faifant émaner du Pacha, lepiftolet fous lagorge. Aulïï ne tarda-t-on pas a voir un Firman prononcer fexii des révoltés, tandis que ceux-ci méprifant ces vaines formalkés, en fufiilant leurs ennemis, les contraignirent après quelques jours d'une pétaxade plus bruyante que meurtrière, a fuir vers la haute Egypte, Des Mamelucs du parti vicforieux, élevés a la dignité de Beys, remplacèrent les fuyards ; & le Gouvernement parailfant tranquiiiifé, je me rendis a Gifa pour y palfer quelques jours , & vifiter les pyramides qui n'en font éloignées que de quatre lieues. Le fol de 1'Égypte, fon commerce, fon gou-  DU Baron de Tot t. 227 vernement&fes monumens qu'on doit confidérer comme les annales du monde les plus reculées, font des objets trop dignes d'être obfervés pour les confondre avec 1'hiltorique de mon voyage, & j'en réferverai les détails afin de les réunir dans un même tableau. Les Arabes qui devaient nous conduire aux pyramides, nous firent partir a minuit; & nous mimes pied a terre prés de ces maffes énormes a la pointe du jour. Le premier foin des perfones qui m' acompagnaient fut d'y pénétrer; mais moins curieux d'un intérieur fuffifamment connu par les plans que M. Maillet, & différensVoyageurs, tous également d'acord, nous en ont donnés, j'ai profité du peu de tems que je pouvais employer a mes obfervations, pour me livrer a des recherches qui m'avaient paru négligées jufqu'alors. En m'approchant du fphinx dont je parlerai ailleurs , les Arabes qui m'acompagnaient me firent remarquer 1'ouverture qu un des Beys d'É- F f a  22$ MÉMOIRES gypte avait fait dégager, jufqu'a une certaine profondeur, des fables qui la combiaient précédemment. Ils ajoutèrent que i'impiété d'un travaii, dont 1'objet était de pénétrer dans 1'afyle des morts, n'avait pas tardé a être punie, Sc que ce Bey avait perdu la vie dans la dernière révolution. Cependant ces Arabes li fcrupuleux faifoient journélement commerce de momies, Sc fe portaienG très-bien; mais 1'entreprife du Bey aurait nui fans doute a ce tralie : tout négociant afpire ai'exclufif. De retour a Gifa, ou je m'étais déja occupé a delfiner ia vue de 1'ile de Rhoda, du Nilométre Sc du vieux Caire, fitué vis-a-vis, je profitai de l'offre que me fit un Négociant Copte; & je me tranfportai dans fa maifonalarive oppofée, afin d'y defliner la vue de Gifa Sc des pyramides. Tandis que jem'occupais de ce travaii, un gros de cavalerie paffe a toutes jambes fous nos fenêtres, d'autres troupes fuccèdent, les coups depiftolet fe font entendre detouscötés, le tumulte augmente, le maitre du logis baricade  VUE DE LTSLE DE RHODA ET DU VIEUX CAIRE Prure dw Vrl/acje de OtiCCL   du Baron de Tott. 229 fa porte, & nous apprlmes bientöt, par le Jéniifaire qui nous acompagnait, que le feu de la révolution, cachépendant quelques jours, venait encore d echter le matin par ralfalfinat de trois Beys, & qu'un quatrième, pour éviter le même fort, fuyait avec les débris de fon parti, pour rejoindre fes adhérens dans la haute Égypte, oü le parti viaorieux avait intérêt d'empêcher cette réunion. Nous vimes en même tems une grande felouque armée s'emparer du milieu du Nil, en interrompre la navigation, afin d'interdire aux fuyards le moyen d'échaper a la profcription en fe jettant du cöté de la Lybie. Jufques-la étranger a cette querelle, j'achevai mon delfin, & le tumulte nous parailfant calmé, je m'embarquai pour retourner a Gifa fans prévoir aucun obftacle ; mais a peine nos bateliers eurentils donné quelques coups de rames, qu'une vingtaine de cavaliers Mamelucs, arrivant a toute bride fur le rivage, nous couchènt en joue & nous menacent de faire feu , fi nous n'abordons pas au plus  2$0 MÉMOIRES vite. C'eft auffi ce que nous furies. Nous apprimes alors qu'un des Beys était au vieux Caire chargé de la garde du Nil, dont il avait interdit le paffage : j'objectai en vain que cette loi ne pouvait me regarder , Sc ne pouvant obtenir de ces MM. que le bout de leurs carabines pour toute réponfe, j'envoyai un Négociant qui fe trouvait avec moi, traiter direétement cette affaire avec leBey, qu'on nous dit être affis au coin d'une me, a peu de diftance. Celuici parut d'abord étoné d'apprendre que je fulfe au vieux Caire; & quandil fut que j'y étais venu pour deffiner, il objeófo fort fpirituellement que j'aurais dü mieux choilir le moment; mais mon Ambaffadeur ayant répliqué,avec au moins autant de juftefie, que je n'avais pu prévoir qu'il leur plairait de s'égorger le matin , il obtint enfin, avec quelques excufes fur ce qui setait paffé , 1'ordre de me laifier continuer ma route. Pendant ce tems un Officier du Prince volait nos pipes ; il fallut encore 1'embarquer avec nous, fous le prétexte de nous pré-  du Baron de Tot t. 231 ferver des infultes de la felouque , mais en effet pour extorquer le falaire de ce prétendu fervice; & j'arrivaia Gifa, oü je ne moccupai plus que des préparatifs pour mon retour a Alexandrie. Le Nil, dont j'avais obfervé la croiffance , était parvenu au degré qui permet 1'ouverture du canal de Trajan. Les crieurs publics deftinés a annoncer au peuple la crue journalière du fleuve , venaient de proclamer la fête de 1'Arrouffée 1; mais nonobftant ces préparatifs & ceux qu'on faifait pour pourfuivre les fuyards , j'obtins du Chek-Elbélet les moyens de retourner a Alexandrie, & je me rembarquai fur les mêmes bateaux qui m'avaient amené, pour reprendre une navigation d'autant plus agréable, que 1'élévation des eaux nous permettait alors de parcourir des yeux la plus peuplée comme la plus riche contrée de i'univers. Avide de connaitre les détails d'un enfemble * La fête de la nouvelle époufe.  232] MÉMOIRES auffi intéreffiant, j'avais raffembié avec foin tout ce qui pouvait m'éclairer fur le gouvernement , la population, lesmceurs, le commerce & les rapports qu'il néceffite. La gaieté du peuple qui bordait les rivesdu Nil, m'infpira le deiirde men approcher; mais l'afpeót des Mamelucs qui voulaient m'acompagner a terre, aurait bientöt mis tuut en fuite , fans -le foin que je pris de les faire refter a bord, & de ne m'avancer qu'avec les feuls Européens. J'ai fouvent joui du plaifir de réunir les habitans des viilages riverains, Sc de m'aifurer par leurs réponfes de l'exacfitude des notions que j'avais recueiiiies, Sc dont je vais préfenter le tableau, L'Égypte, fituée dans 1'angle oriental de 1'Afrique , s etend depuis la mer Méditerranée jufqu'a 1'Abyffinie, Sc comprend en latitude 1'efpace enfermé entre le 31 Sc le 23 degré", jufqu'a ia ville de Suenné, prés du tropique, au-deffious des cataraftes du Nil. Ce fleuve,dont les fources ne font pas bien connues  du B a ronde Tot t. 233 connues1 ,regoit toutes les rivières dont rAbyffinie 8c l'Ethiopie font abondamment arrofées, defcend dans 1'Égypte qu'il traverfe du Sud au Nord jufqu'a quatre lieues au-delfous du Caire, oü fe divifant en deux branches, ilforme file fi célèbre 8c fi connue fous le nom de Delta : c'eft aulfi jufqu'a la pointe de cette ile, que les Égyptiens nomment en Arabe Batn-el-Bacara, (le ventre de la vache) que les plaines qui bordent le Nil, relferrées par des ter- 1 Un voyageur nommé Brus a, dït-on ,prétendu les avoir trouvées. J'ai vu au Caire le valer qu'il avoit pris, le guide qui le conduifait, Ie compagnon de fon voyage. Je me fuis alfuré qu'il n'avait aucune connoiffance de cette découverte, & 1'on ne pent objeóter contre ce témoignage, qu'un favant, tel queM. Brus, ne devait pas compte de fes obfervations a fon valet. L'orgueil de la célébrité s'anéantit dans un défert; le maïtre & le valet difparaifTent pour n'offrir plus aux befoins qui les environent, que deux hommes auffi empreffés de fe communiquer, que néceffités a fe prêter des fecours mutuels. Le plus nerveux aurait feul des droits fur fon compagnon, & le valet que je cite, né dans le pays, en avait d'inconteftables pour garantir i M. Brus lui-même une découverte purement topographique. IV, Partie, Gg  234 MÉMOIRES reins plus élevés font les feules cultivables, lefleuve ne pouvant étendre au-dela les tréfors dont fes eaux coüvrent les terres qu elies inondent. Les montagnes qui bordent le Nil ne font a quatre lieues de diftance, vis-a-vis le Caire, qu'un banc de rochers de quarante a cinquante pieds d'éiévation; il borde ies plaines de la Lybie. Cette cöte acompagne le cours du fleuve a plus ou moins de diftance , & ne femble deftinée qu'a fervir de rive a 1'inondation générale. Le cöté de i'Arabie , plus montueux, apartient aux terres qui bordent la mer Rouge, & prend déja le caraótère de foiidité qu'on obferve généralement aux cötes maritimes. Au - delfóus du Caire, a la hauteur du fommet de 1'angle du Delta, le banc de rochers de la Lybie, & ies cötes de i'Arabie s'ouvrent & s'éioignent vers le couchant & le ievant, paralléiement a la Méditerranée. Cette grande étendue de pays, depuis le Royaume de Barca jufqu'a Gafe , eft inondée par le fleuve, ou fufceptible de 1'être. Cette inondation ■  du Baron de Tot t. 23 ƒ périodique, dans un pays oü ii ne pleut prefque jamais , & que i'ardeur du climat, la nature même du lol lemblent avoir deftiné au delïechement & a 1'aridité , eft fans doute un des phénomènes les plus furprenans. En obfervant le méchanifme qui 1'opère, on s'apercoit que 1'Europe y contribue, en verfant fur 1'Abyffinie <3§ 1'Éthiopie ies exhalaifons dont nos climats abondent. Des vents alifés de fOueft au Nord foufflant régulièrement dans les mois de Juin, Juillet & Aoüt, preifent continuellementdes nuages brumeux, qui, fans priver 1'E^ gypte du foleil, font paftèr en Abyllinie Sc en Éthiopie ces vapeurs qui s'y raréfient, & rentrent par cent canaux dans le Nil, qui ies répand enfuite en Égypte avecle limon dont fes eaux fe chargent dans leur cours. On obferve que, devenues bourbeufes par 1'éboulement des terres argiileufes qui compofent le fol, ces eaux paraiftent en les buvant, auffi légères & auffi dépouiliées que les eaux les plus claires. Les Égyptiens croient celles du NU, nour-  236* Memoires rillantes, & difent que ceux qui fe font une fois rafraichis dans leur fleuve, ne peuvent plus s'en éloigner. Le culte que les anciens Égyptiens rendaient au Nil, juftifié par le bonheur dont ii les faifait jouir, s'eft en queique manière confervé fous les Mahométans; ils donnent ace fleuve le titre de très-faint: ils honorent aulfi fa crue de toutes les cérémonies que 1'antiquité Païenne lui avait confacrées. On obferve cette croilfance au Nilomêtre, fitué a la pointe méridionale de 1'ile de Rhoda, vis-a-vis le vieux Caire. Des crieurspubiics, diftribués par quartier dans la Capitale, annoncent journélement au peuple ia crue du Nil, jufqu'a ce qu'elle foit parvenue au degré convenable a 1'ouverture du canal qui conduit les eaux au milieu de la ville, Sc de la dans les citernes. Ce moment eft déterminé par une certaine hauteur qu'on ne peut vérifier avec précifion; paree que la fuperftition écarté i'ceil du curieux quivoudraitsapprocher de la colonne graduée,pia-  T. II. Pope 2 3t> pi. vu VTJE DIT NILOMETRE DU VILLAGE DE GIZA A LAUTRE MVE et des Piramides dillantes de quatre Lieux • Def^meé au Vieux* Caire   du Baron de T o t t. 237 cée au centre du baffin du Nilomêtre. Le cri de Oufallah, qui fignifie queDieu a tenu fa promeffe, annonce louverturede ce canal.Des enfansportant des banderolles de diverfes couleurs,acompagnent le crieur, & répandent la joie avec la certitude de 1'abondance. Sultan Sélim, après avoir conquis 1'Égypte, lui donna des loix, établit une nouvelle forme de Gouvernement, & détermina que ce Royaume , devenu une Province de fon vafte Empire, ne devrait le tribut que dans les années oü la crue du Nil ferait fuffifante a louverture de ce canal. Ce n'eft en erfet qu a cette époque que les eaux fuffifent a la culture nécelfaire, & c eft auffi ce qui arrivé tous les ans; mais cette croilfance n'eft pas celle qui donne la plus grande abondance. Les eaux doivent l cet effet gagner le pied des montagnes; ce n'eft qu alors que Ion crie Mind Dgebd, il-d-Dgebd ( d'une montagne a 1'autre), C'eft fans doute pour fe prémunir contre les .années oü le Nil laifferait  238 MÉMOIRES beaucoup de terres fans arrofement, que les anciens Souverains de 1'Égypte firent conftruire cette infinité de canaux, dont les principaux font encore entretenus, mais dont ie plus grand nombre a été abandoné, & par une fuite néceifaire, plus de ia moitié de 1'Égypte fans culture. Les plus foignés par le Gouvernement font ceux qui portent I'eau au Caire, dans la Province du Fayoume, & a Alexandrie. Un Officier prépofé a la garde de ce dernier veille pour empêcher les Arabes de la Bachrié., qui jouilfent du fuperfk des eaux de ce canal, de les détourner, avant qu Alexandrie foit pourvue, ou de 1'ouvrir avant le tems fixé; ce qui empêcherait la crue du Nil. Celui qui conduit les eaux dans le Fayoume, eft également furveiilé, & ne peut être ouvert avant celui du Caire , qu'on nomme le canal de Trajan. Les anciens Égyptiens avaient la barbare coutume d'immoler une jeune fille au Nil, lorfque la crue était au degré néceifaire a louverture de ce  du Baron de Tott. 239 canal; onlanomrnaitrAroulTé (la nouvelle époufe;) Sc 1'on conferve encore le nom Sc les cérémonies de cette fête fanguinaire, que le Calife Omar a humanifée, en fubftituant a la vicTime une colonne de terre qui la repréfente, Sc qu'on précipite dans le Nil. Les grands du Caire fe rendent dans des gondoles parées a cette cérémonie; elle eft toujours fuivie de fêtes & de feux dartifice. Nombre d'autres canaux, foignés feulement par les habitans qui en jouilfent, partent du bras du Nil qui va a Damiette , Sc fertilifent la Charquie. Cette Province, fituée dans 1'ifthme de Suez,eft la plus conlidérable de 1'Égypte, comme la plus fufceptible d'un grand accroiflement de culture. Les plaines de gaze , qui font au-dela, Sc que les Arabes occupent, ne feraient pas moins fertiies, fi 1'efprit de dévaftation n'y détruifait jufqu aux produófions fpontanées. Quantité d'autres canaux parcourent le Delta, plufieurs font naviga-bles; Sc celui de Manouf communiqué les deux bras du Nil,  24O MÉMOIRES a dix iieues au-delfous du fommet de 1'angle nommé le ventre de la Vache. Ce canal part de Nadir, Sc non pas de Guéfeid, oüd'Anvilie en a fixé 1'ouverture; ii traverfe la Province de Manoufié, dont on ne peut comparer la culture qu au potager le mieux föigné. La carte de ce célèbre Géographe m'a paru d'ailleurs auffi exaófe qu'il était poffible de la faire dans un pays oü le Gouvernement n'a pu permettre de déterminer des bafes, & dont le terrein eft aiTez uni pour ne préfenter aucun point d'oü 1'on puiffe obferver Le fol de 1'Égypte eft effeciivement fi bas, que ce n'eft qua quelques monticules, formés par les décombres de i'ancienne Alexandrie, &ala prodigieufe élévation de la colonne de Pompée, qu'on peut reconnaitre cet atterrage. Toute la cöte forme horizon, 8c 1'on n'apercoit, a trois lieues en mer, que quelques palmiers qui paraifTent fortir de fes eaux; ce n'eft pas cependant a ce feul nivellement que 1'Égypte doit i'inondation périodique qui 1'arrofe. On  du Baron de Tott. 241 On a déja vu que les vents alifés de 1'Oueft au Nord, en chariant les brumes de 1'Europe fur 1'Abyf finie , foufflent dans la direcf ion du Nil; & 1'on reconnaitra dans ce méchanifme qu'en refoulant les eaux du fleuve , le vent devient le principal agent de fon débordement. Parvenu a. fon plus haut degré vers le milieu de Septembre, les vents s'alifant alors dans la partie du Sud concourent, avec la pentenaturelle du Nil, a accélérer i'écoulement des eaux, en même tems qu'ils ralfemblent 1'excédent des nuages devenus inutiles fur i'Abyffinie & 1'Éthiopie, pour les porter avec fruit vers les fources de i'Euphrate, oü ie même phénomène d'une inondation périodique enrichit la Méfopotamie, immédiatement après que 1'Egypte a été abreuvée. On voit a cette époque une colonne de nuages traverfer la mer Pvouge vers 1'ifthme de Suez, proionger la Syrië, fe raffembier fur le Mont Ararat, tandis que ie même vent aiifé dans le Golphe Perlique, en comprimant les eaux de i'Euphrate, proIV. Partie. Hh  242 MÉMOIRES cure a la Méfopotamie par les mêmes moyens les mêmes avantages dont 1'Égypte jouit. Cette obfervation météorologique , dont j'ai fuivi fcrupuleufement tous les détails, peut annueilement fe vérifier dans un climat oü la pureté du ciel ne peut induire a erreur. Toutes les defcriptions de 1'Égypte fe font acordées jufqu'a préfent pour confidérer le iimon dont les eaux du Nil fe cliargent pendant la crue , & qu'eiles dépofent enfuite fur les terres inondées, comme un engrais qui les fertiiife. On ne découvre cependant dans fon analyfe aucune qualité végétative avant fa réunion au fabie qui compofe avec 1'argiie le fol de 1'Égypte , dans la proportion des ouvrages de poteries. Ce iimon n eft aulfi que le produit des éboulemens que le Nil opère fur fes deux rives, il fe charge alors de toute la partie argilleufe. Sa légéreté, jointe au mouvement des eaux, entientles particules fufpendues, tandis que la partie fabloneufe fe dépofe, & préfente aux  du Baron de Tott. 243 habitans de nouveiies iles, après lëcoulement de 1'inondation. Le cultivateur s'en empare auffi-töt, fon induftrie fupplée a 1'aridité des fables; il joint de la fiente de pigeon aux graines de meions d'eau qu'il y plante, & jouit d'une abondante récolte, avant que la nouvelle inondation vienne encore détruire ces champs, pour en préparer de nouveaux. Le tournoiement des eaux qui opère ces variations, réfulte nécelfairement du doublé effort de la pente & du vent qui agiffent en fens contraire; mais leNil eft, nonobftant cette agitation,fi facile a contenir, que plufieurs champs plus bas que la furface de ce fleuve, dans fa crue, font préfervés d'une inondation nuifibie a leurs produótions, par ie feul fecours d'un batard d'eau de huit a dix pouces d'épaiffeur en terre humeclée. Ce moyen qui ne coüte au cultivateur qu'un léger travaii, eft employé pour préferver le Delta lorfqu'il eft menacé d'inondation. Cette ile qui pro- Hh 2  244 MÉMOIRES duit annueiiement trois récoites , eft fans cefte arrofée par des machines conftruites fur le Nil & fur les canaux qui la coupent; mais elle éprouve rarementla crainte d'être fubmergée; & cette riclie partie de 1'Égypte, qui touche a la mer, fentirait encore moins le gonflement du fleuve, fi i'effet des vents alifés n'accumulait pas les eaux de la Méditerranée vers le Sud. Ii eft important d'obferver que le Delta, plus élevé que ie refte de 1'Égypte, eft bordé vers la mer par une forêt de palmiers, appelée la forêt de Bereios, dont ie fol domine de beaucoup la plus grande éiévation des eaux; & cette remarque topographique fuffit pour détruire ie fyftême de la formation du Delta par fédiment. Un terrein qui domine les plus fortes inondations, ne peut leur devoir fon origine , il a pu feulement occafioner la divifion des deux bras du Nil; mais ni cette circonf tance, ni i'exiftence de 1'ile qui les fépare, ne méritaitpas tant de travaii; & M, Maillet aurait pu fe  du Baron de Tot t. 245 difpenfer de répéter, a cet égard , le fyftême d'Éphore, qui n'eut même aucun fuccès dans 1'opinion de fes contemporains. Lesveftiges des canaux qui arrofaient les Provinces de 1'Oueft & de i'Eft du Delta, annoncent que 1'ancienne Égypte y avait ménagé la plus riche culture. On doit auffi préfumer ,par 1 etendue des ruines d' Alexandrie, la conftru&ion du canal, & le nivellement naturel des terres qui entourent le lac Maréotis & s'étendent a 1'Oueft jufqu'au Royaume de Barca, que ce pays aujourd'fiui livré aux Arabes, & prefque fans culture, était auffi riche en produótions de tout genre , que la ville d'Alexandrie 1'exigeait pour fa propre fubfiftance. On obferve par la difpofition du canal d' Alexandrie , qu'en fervant a abreuver cette Ville & a faciliter fon commerce , il devait encore , en prolongeant la partie fupérieure des terres cultivables qui font a la rive gauche du Nil, vis-a-vis ie Delta, fervir a les fertilifer, en même-tems qu'une digue  246 MÉMOIRES conftruite au Béquers1,reculait les bornes de la mer, pour ajouter a 1'Égypte un terrein dont la culture touchaitaux faubourgs de cette immenfe Ville, réduiteaujourd'hui a un petit bourg bati furie nouvel ifthme qui s'eft formé entre les deux ports, Sc qui réunit 1'ile du Pliare a la terre ferme. Cette Capitale du commerce de 1'Univers, condamnée depuis longtems ane fervir que d'entrepöt aux confommations de 1'Égypte, femble s'être exiiée elle-même de fes propresmurailles ; mais on ne peut jeter les yeux fur 1'étendue & la magnificence de fes ruines,fans apercevoir que les plus grands moyens nont de valeur que dans laproportion du fiècle qui les emploie, Sc du génie des hommes placés pourles employer. L'Égypte, fituée pour alfocier a fon commerce 1'Europe, i'Afrique Sc les Indes, avait befoin d'un port. Ii devait être vafte, Sc d'un abord facile; les bouches du Nil n'offraient aucun de ces avantages: le feul port qui fut fur cette cöte, placé a 1 Petit port fitué entre Alexandrie 6c Rofette.  VUE DES RUINESDE L'ANCIENNE ALEXANDRIE   du Baron de Tott. 247 douze lieues du fleuve, dans un défert, ne pouvait être apercu que par un génie hardi; il fallait y batir une Ville, ce fut lui qui en deiïïna le plan. A quel degré de fplendeur Alexandrie ne fut-elle pas portée dés fa namance; jointe au Nil, par un canal navigable, & utile a la culture , elle devint la Ville de toutes les Nations, la Métropole du monde. Le commerce en honore encore les cendres que les fiècles de barbarie ont amoncelées, & qui n'atendentqu une main bienfaifante qui les délaie, pour cimenter la réconllruótion du plus vafte édifice que 1'efprit humain ait jamais concu. Le fond de roche qui borde la cöte d'Égypte , démontre que 1'ile du Phare n'a pu être formée que du produit des cendres d'Alexandrie, & que le basfond qui féparait les deux baffins, s'elt élevé par les décombres que la mer y a repouiTés. Ce nouveau rivage attefte encore la vérité de cette obfervation, & les vagues y mettent journéiement a découvert nombre de pierres gravées, qui ne peuvent apartenir qu aux décombres de 1'ancienne Ville.  248 MÉMOIRES Ses ruines offrent a chaque pas le témoignage de fonancienne fplendeur;& le manteau Macédonien que fon enceinte repréfente, en rappelant le fondateur, fembie en avoir impofé aux Barbares dans les différens facagemens de cette ville. Les mêmes murailles qui garantiffaient fon induftrie Sc fes ricfielfes, défendent encore aujourd'hui fes ruines , Sc préfentent un chef-d'ceuvre de maconerie. Quelq ues Hiftoriens prétendent que les Sarrafïns ont fubftitué cette enceinte a i'ancienne qu'ils avaient détruite;mais li 1'on pouvait reconnaitre la main de ces déprédateurs, ce ne pourrait être que dans les parties réparées: auffi dépourvues de propreté que de régularité; on ne peut leur acorder la conftruction des murs qui féparent Alexandrie de Necropolis , il ne ferait pas plus abfurde de leur attribuer 1 elévation de la colonne de Pompée. €e'monument, dont 1'objet Sc le fondateur font également inconnus, placé prés du canal entre Necropolis Sc les murs d'Alexandrie, devait apartenir au  du Baron de Tott. 240 au faubourg qui, fuivant ies auteurs, joignait ie lac Maréotis. On pourrait conjeómrer par des fragmens de granit rofe , & fur-tout par les anciennes fondations qui environent cette colonne , qu elle était éievée au milieu de la place marchande; mais fans porter nos recherches au-delades bornes pofées dans 1'obfcurité des tems, le feul examen de ce monument fuffit a 1'admiration. Je ne répéterai pas la defcription que M. Maillet & dilférens voyageurs en ont donnée. Je me bornerai a faire remarquer que cette maffe énorme, pofée fur unepierre moitié moins grande que le ftiiobate qui s'y appuie centralement, n'eft foutenue depuis tant defiècles que par 1'adhérence précife des deux plans & la perfecfion de leur coupe horizontale. Ce point d'appui, que 1'on peut examiner librement par une excavation faite dans le blocage qui femblait foutenir la bafe, eft un morceau de granit enfoncé a plus ou moins de profondeur dans le roe calcaire qui compofe le fol. L'infpecf ion des hiéroglyphes gravés fur la face IV. Partie, I i  25"0 MÉMOIRES que i'ouveture a mife a découvert, pourrait faire fuppofer qu'on a employé pour cette pierre fondamentale un fragment d'obélifque. Il parait cependant plus naturel de penfer que ces caraélères préfentent rhiftorique de cette colonne. Le parfait a-plomb que jeviens de démontrer , ne laiflè aucun doute fur la pofe perpendiculaire &fuccelfive du ftiiobate, dekbafe, du fut & du chapiteau; mais il n'eft pas fi aifé de concevoir ies moyens employés pour éleverce même fut d'un feul morceaude granit rofe deplus de quatre pieds de module, d'Ordre Corinthien. Ce travaii n'a pu s'effecfuer fans le fecours des grues, Sc cette obfervation ramenerait a croire que 1'imitation du corbeau d'Archimède, nous a précédés en Égypte; ce qui n'eft pas plus furprenant que de trouver fous les laves du Véfuve la repréfentation du valet & de la varlope de nos Menuifiers. Ce monument n'eft pas le feul dont la bardielfe étone ceux qui abordent en Égypte; Sc 1'aiguille  du Baron de Tott. 251 de Cléopatre, non moins difficile l éiever, ne permet pas d'attribuer aux arts delaGrèce des travaux répandus avec profufion dans la haute Égypte. On obfervemême, dans le chapiteau de la colonne de Pompée, une imitation trop groffière des feuilles d'acanthe, pour n'y pas reconnaitre des mains plus acoutumées a mouvoir ces maiTes énormes, qu'a manier le cifeau de Phidias. Celui des Égyptiens n'offre queique délicateiTe que dans i'incifion des hiéroglyphes. L'aiguille de Cléopatre en eft chargée fur les quatre faces; fa bafe cachée fous des décombres ne permet pas de juger de fon point d'apui; mais 1'examen d'une femblable aiguille renverfée & brifée prés de ia première, démontre qu'elles ont été toutes deux pofées fur quatre dés de bronze. On apercoit auffi que ces deux obéiifques, alignés fur deux gros corps de batimens a des diftances égales, décoraient cet emplacement, dont les veftiges manifeftent un palais. On croit y reconnaitre celui de Cléopatre. J'ai vu plus diftinc- I i %  24 MÉMOIRES dent fréquemment eft étonante, quand on confidère avec quelie faciiité ilfe déferait de fes tyrans, la tranquillité de ceux - ci ne 1'eft pas moins; on n apercoit aucun reffort pour contenir la multitude, & les Mamelucs femblent ne fe diiputer 1'Égypte que comme des brigands fe dilputeraient ie partage d'un tréfor. Chaque Bey, Gouverneur d'une Province, nomme dans chaque diftricl: des Kiachefs, efpèce de fousGouverneurs. Ces vexateurs fubalternes, revêtus de cette dignité, qui les conduit a celle de Bey, s'atachent auffi des Mamelucs fans emploi; & toutes ies villes & viilages de 1'Égypte réfervés pour les Beys ou diftribués par eux a leurs créatures, font affiijettis a des rede vances territoriales. Le cultivateur les tient a la difpolition du Maitre que le parti dominant lui donnera. Tous ces Mamelucs, épars dans 1'Égypte, font toujours attirés au Caire a chaque révolution; mais ces querelies,en rendant aux habitans leur liberté, ne leur ont jamais infpiré 1'idée  du Baron de Tott. hq$ de la conferver; & jamais les tyrans n ont imaginé qu'en fe difputant a la porte de la ville , on pouvoit la leur fermer. Tous les Beys habitent. le Caire, & leurs efclaves compofent toutes leurs forces; c'eft-la qu'ils préparent les révolutions par leurs intrigues, & lorfqu elies font prêtes a éclater, les Kiachefs leurs cliens accourent avec des Mamelucs pour fe réunir a leurs Maitres, ou les trahir en paffant dans le parti contraire, s'ils y voient plus d'avantage. Que peut-on atendre de la réunion de ces forces \ fans difcipline , comme fans intérêt a ia cliofe publique, 1'avidité qui les raiTemble, les difperfe aulfi-töt que 1'intérêt du moment fe fait entendre. Le Crateau du Caire, qui peut a peine mériter ce nom, eft ordinairement le point que 1'on commence a fe difputer; & c'eft pour fe 1'aiTurer que les deux partis cherclient a attirer a eux les Mame* lues qui y commandent. La polfelfion de la ville eft aulfi le feul objet de conquête; elle entraine  2.0Ó MÉMOIRES celle de toute la BalTe Égypte, paree que perfone ne la dilpute, & que la fituation du Caire fiir le Nil gouverne le commerce des denrées, feul intérêt du Cultivateur. Mais cette ville dépend a fon tour du Delta & de la Haute Égypte dont elle tire fa fubfiftance. Le Said eft auffi la feule reffource des fuyards; ils s'y retirent pour interrompre la navigation du fleuve, & afamer ia Capitale. Des troupes détachées par le parti vicforieux y pourfuivent la deftruétion des Beys vaincus, qui n' obtiennent grace qu'en fe réduifant a deux ou trois Mamelucs &aune réfidence éloignée, tandis que leurs partifans négocient toujours avec iuccès leur retour au Caire, pour fe rejoindre au parti dominant. Pendant cette guerre contre les fuyards, le Cheik-Amman qui commande aux Arabes dans la Haute Égypte devient un homme important; fon fecours eft follicité par les deux partis; mais les Arabes relégués dans la Lybie & dans I'ArabiePétrée, moins utiles, moins accommodans & moins folli- cités,  du Baron de Tott. 207 cités, pilient de tous cötés; le Delta, envelopé du fleuve , eft feul préfervé de leur brigandage, & les Mamelucs fuyards fur ies deux rives , échapent difficiiement a leurs recherches: le défordre eftgénéral, jufqu'a ce que le partage des Gouvernemens, des diftrias & des viilages , en rétabliifant 1'ancienne adminiftration, rende ai'Égypte de nouveaux tyrans. Le précis de la révoiution dont j'ai été témoin confirmera 1'idée que je viens de donner des Mamelucs. Après la mort de Mouhamet-Bey, dont on a parlé plushaut, les Beys d'Égypte, partagés en deux partis, préparaient en lilence ies moyens de fe détruire. Murat, plein de la même ambition qui avait animé fon ancien Maitre, s'était uni a Ibrahim, Chek-d-Belet1, & a quelques Beys moins importans. Ils exercaient tranquillement leur tyrannie, tandis qulfmaël, Julfuf 8t quelques autres 1 Commandant Général. IV. Partie. P  ap8 Mémoires Beys,épiaient eux-mêmes 1'inftant de s'emparsr du Gouvernement. " Ifmaël-Aga, homme d efprit, adroit, diffimulé & traitre, ataché en apparence a Murat-Bey, gouvernait fous fon nom, excitait Sc fervait ies vexations dont plufieurs Négocians Turcs ou Coptes avaient été les viétimes. Cependant Murat, de retour de Lacharkyé oü ii venait de molelter les Arabes, apprit, en arrivant, quun de fes gens avait été batoné par Soiiman - Kiachef ataché a JufiufBey; il manda ce Kiachef chez lui, & lui fit rendre cette correófion avec ufure; Juifuf fut fi bien dilfimuler cette offenfe, que 1'orgueil de Murat crut pouvoir tout entreprendre impunément. On avait même affecfé , a fon retour au Caire, de le recevoir avec une forte de triomphe ; & il jouiifait, ainfi qulbrahim, de la plus grande fécurité, lorfque, le 18 Juiilet, Ifmaël, Jufiuf, tous les Beys de leur parti Sc leurs Mamelucs fortirent de la ville , pour s emparer du Nil en occupant le vieux Caire : ils firent en  du Baron de Tott. iqq même tems lignif er au Chek-el-Belet, Sc a Murat de fe foumettre volontairement, s'ils ne voulaient y être contraints par la famine ou par les armes. Une levée de boucliers aulfi fubite ne lailfant pas au parti oppofé le tems de ralfembler fes Mamelucs, la feule relfource fut de s'emparer du Chateau du Caire, dont les Commandans font toujours a ia difpolidon du parti dominant. Cependant Murat Sc Ibrahim , défies journéiement Sc feftèrrés dans le Chateau par les troupes du dehors, elfayèrent en vain la force des Firmans 1 du Pacha qu'ils retenaient prifonier, mais qui,probablement, ne délirait pas les tirer d'embaras. Ce qu'il y eut de plus facheux pour Murat, c'eft que cet Ifmaël-Aga, fon bras droit, dont nous avons déja parlé, au lieu de venir au Chateau joindre fon Maitre, palfa dans le parti oppofé avec plus de huk cents mille fequins dont il était dépoiitaire. Cette trahifon réduiilt bientöt Murat Sc Ibrahim a 1 Ordonnance en forrne d'Edit, que les Pachas a trois queues, nplus anciennes; mais 1'in-  350 MÉMOIRES térêc particulier qui s'eft livré a cette fpéculation n'a pas fenti qu en intervertiflant 1'ordre , ii lè nuirait a lui - même , & qu'une opération qui óte au cultivateur le moyen de cultiver avec ie plus grand fruit, en détruifant le cep, rend la futaille inutile x. L'abondance & la variété des productions dont le fol inculte de Chypre fe recouvre fpontanément, font regretter queTournefort, ce célèbre Botanifte, ait négligé de viliter cette ile. Les recherches qu'on pourrait facilement y faire, diipenferaient de les étendre fur la cöte de Caramanie oü 1'on ne pourrait herborifer fans danger. Le voilinage ainli que les rapports du fol de Chypre avec le continent de rAlie, femblent garantir que leurs product ions y * Les vins de Chypre qui ont aflez gcnéralement une faveur de gaudron affez forte, en recoivent I'impreflion des outres gaudronnés dans lefquels on les enferme au fortir duprelfoir, jufqu'a ce qu'on les metre en futaille fur les mers ; ces vins perdent cegoüt en vieilliffanr, & ont 1'avantage f lorfqu'ils font naturels , de ne jamais s'aigrir.  du Baron de Tot t. 35 r font femblables, & j'ai regretté que la faifon n'ait pas été favorable au zèle d'un jeune Naturalifte que M. Poiffonnier avait placé fur la frégate en qualité de Chirurgien Major. Nous partimes de Chypre en cötoyant cette ile jufqu'a la pointe occidentale, d'oü la frégate fit route fur Rhodes, & nous mouillames en face de cette fameufe tour, oü la valeur de la Nobleffe Européenne, difputant des lauriers au grand Soliman, ne lui céda que le champ de bataille. On voit encore dans la ville de Rhodes plufieurs armoiries des Chevaliers Hofpitaliers, & cette ile, originairement la terreur des Turcs, eft. encore redoutable a tout 1'Archipel, par 1'entretien de deux galères deftinées a la défendre des Corfaires Malthais, Sc qui ne fervent en effet qua vexer les habitans des lies voifines. Le gouvernement de Rhodes eft donné a un Pacha a deux queues qui s'abfente fouvent. Le  3£2 MÉMOIRES Nafir 1 eft après luiThomme leplusdangereux,& Tabus qu'il peut faire de fon autorité porte plus particulièrement fur les Européens. Celui qui polTédait cet emploi a mon arrivée a Rhodes s'était rendu redoutable par fes extorlions; mais, avide d'une main 8c libéral de 1'autre, c'était toujours du produit de fes vexations qu'il achetait Timpunité. Tel eft le fyftême qui gouverne TEmpire Ottoman. Il fournit a*u cafuel des Miniftres de la Porte, le Grand-Seigneur y trouve lui-même la fource qui remplit fon tréfor particulier; mais dans aucun des cas rien ne retourne aux malheureux qui ont été vexés; & le Raya qui fait que les plaintes, en n'ayant jamais d'autre effet que celui de faire partager le gateau, ne font aulfi qu'exciter un nouvel appétit, eft toujours allèz prudent pour fe taire. Je ne parlerai pas des mceurs particulières des habitans de Rhodes, ni de ce que cette ile peut * L'Intendant de Ia Douane. avoir  du Baron de Tott. 353 avoir eu de remarquable. Ces détails ont été décrits par M. le Comte de Choifeul - Gouffier, & fon voyage comprenant ce qu il me refte a parcourir de la Grèce, je me bornerai au feul examen du Gouvernement Turc hors de la Capitale; mais je dois, pour remplir le but que je me fuis propofé en écrivant ces Mémoires , rendre ici témoignage a fexactitude de M. le Comte de Choifeul: il na négligé aucun détail , & 1'on doit fans doute lui favoir gré de nous avoir retracé 1'ancienne Grèce, fans jamais la confondre avec les traits qui caraétérifent les Grecs actuels. La mauvaife faifon fe joignant aux affaires de mon infpecfion, je me déterminai a palfer une partie de 1'hiver a Smyrne, & nous partimes de Rhodes pour nous y rendre, en cötoyant fAlie \ Cette navigation, qui nous aurait offert dans tout autre tems le coup-d'ceil le plus varié, fut extrêmement fatigante, fur-tout vis-a-vis le golphe de Stanchio. Nous 1 C'eft dans ces parages qu'on pêche les plus belles éponges. IV. Partie, Y y  354 MÉMOIRES y efluyames un très-gros tems, qui, après nous avoir tenu a la cape toute la nuk, nous forca a relacher le lendemain aux écueils du Pacha. Peu de tems après que nous eümes gagné cet abri, nous y vimes arriver un batiment Vénitien qui prenait auffi ce mouiilage, & nous apprimes du Capitaine qu'ayant été afTailli au loin par le gros tems s 8c ne fachant, faute de relevement, ou diriger fa route, il avait pris le parti d'atacher a la proue de fon batiment une image de la Vierge en lui abandonant la conduite du vaiffeau. C'eft ainfi que ces bienheureux avaient traverfé une mer pleine d'écueils; mais on eft encore plus effrayé, quand on réfléchit qu'il ne faut qu'un femblable mccès pour noyer un batiment a la première occafion. Notre route nous ayant conduit entre les iles de Spalmadori & ie port de Tchefmé, j'eus occafion de voir ce théatre oü Tignorance a joué le grand röie. On y était encore occupé a repêcher ie refte des canons de bronze engloutis dans ce goufre ,  du Baron de Tott, 35 ƒ Sc les gens commis a cette recherche s'appropriaient les troncons qu'ils pouvaient fouftraire Sc les vendaient au plus ofFrant K A peu de diftance de Tchefmé, nous doublames le cap Cara Bournou qui ferme la rade fpacieufe & profonde au fond de laquelle eft fituée la ville de Smyrne. Cette échelle doit être1 confidérée comme le chef-lieu du commerce du Levant, il y eft également actif Sc paffif, 8c c'eft 1'entrepöt de toute 1'Afie. La richefte de plufieurs grands Proprié- 1 Cette manière d'adminiftrer pour le compte du Grand-Seigneur eft a un tel degré d'indécence, que 1'on a vu un Pacha de Morée faire fcier la volée des canons de Coron pour en vendre le métal. Ce moyen ingénieux de voler 1'artillerie, fans diminuer le nombre des pièces, peut avoir été blamé, mais n'a certamement jamais été puni. * Le mot d'échelle, qu'on emploie pour défigner les places de commerce en Levant, eft pris du mot Turc Iskelé, efpèce de jetce fur pilotis, faite pour débarquer les marchandifes j elies font conftruites avec une ou deux marches pour la facilité du fervice. Le mot Iskelé veut proprement dire échelle, & cela prouve que les^tradudions littéi rales ne font pas toujours dans le fens le plus vrai. Yy 2  35# MÉMOIRES taires entretient dans les environs de Smyrne un fyftême d'indépendance dont les progrès augmentent chaque jour. lis tiennent elTentiellement au pouvoir de 1'argent, & ce pouvoir eft irréfiftible. On a pu remarquer auffi que les efforts que la Porte a faits, il y a quelques années, pour détruire 1'un de ces Agas 1, ont moins effrayé les autres qu'ils n'ont démontré la faibielle du Defpote : ils fe font même enorgueillis de voir le Capitan Pacha chargé d'aiier en perfone inveftir la maifon de leur compagnon; Sc les cruautés que ce grand Amiral a exercées après fa vicfoire contre des gens fans défenfe qu'il a malfacrés impitoyablement, ne peuvent avoir préparé po. r 1'avenir qu'une plus grande réfftance. C'eft avec les Agas que le Commerce traite de fes retours, il en achete les récoltes de coton, il fournit en échange a. la confommation de ces Agas, Sc folde fon compte en elpèces; il en ellüie auffi 1 C'eft le titre qu'on donne a tous les gens riches fans charges, Sc fur-tout aux grands Propriétaires»  du Baron deTott. 357 par fois quelques petites avanies ; mais 1'intérêt de la denree fait toujours la loi aux deux parties, Sc ce mal eft rarement au degré de les défunir. Le commerce de Smyrne étend fes branches dans toute 1'Afie mineure, par le moyen des caravanes qui tranfportent nos draps de Languedoc, que les Négocians du pays achètent en gros pour les répandre dans 1'intérieur de cette vafte contrée. II me reftait, pour terminer ma longue tournée , a parcourir la cöte d'Europe, Sc je traverfai 1'Archipel pour me rendre a Salonique, 1'un des grands Pachaliks de la Turquie Européenne. On voit a 1'entrée du goiphe qui y conduit ce fameux Mont Atos, aujourd'hui Monté-Santo, Sc feulement habité par des Moines Grecs. Quelques relations ont fait croire qu'ils polfédaient une collecfion de manufcrits précieux; mais il eft plus certain qu'ils ne les lifent pas. Ii eft également vrai que les livres de 1'ancienne Theflalonique, ainli que  358 Memoires ceux de Conftantinople, ont été, lors de la conquête, mis fous clef, Sc que les Barbares ont enfuite fondu du plomb dans les ferrures, de manière que les reftes de ia littérature des Grecs, livrés ou a la fuperftition ou a 1'ignorance, font 11 bien défendus par ces ennemis des lettres, qu'on peut a peine fe flater de leur en arracher queique débris. Le Gouvernement Turc fe fait elfentiellement remarquer a Salonique par 1'oppolition que le defpotifme y éprouve de la part des milices; 1'efprit de corps, qui s'accrolt toujours par les ménagemens Sc quis'approprie les lambeaux qu'il arrache al'autorité, s'eft emparé du gouvernement de Salonique. Plufieurs Pachas eja ont été fuccelfivement les victimes; mais cette oppofition au delpotifme , loin d'en détruire reffet,ne fert qua multiplier la tyrannie ; Sc le Jénilïaixe Aga, les chefs qui commandent fous lui, Sc chaque Jénilfaire en particulier, font autant de tyrans que la Porte ménage, que le Pacha craint, que tout le pays redoute.  du Baron de Tott. 359 L'ufage des garnifons permanentes chez les Turcs, joint a 1'indifcipline des troupes , leur donne en queique forte la propriété du lieu oü elies font domiciliées ; elies y exercent des droits que l'ufage confacre, que leur union conferve, & qui contrarient conftamment 1'ordré qu'on voudrait établir. C'eft d'après ce principe, que les Galiondgis qui font en polfeflion de vendre les agneaux a Conftantinople , forcent les particuliers a les acheter. Les troupes Turques jouiftènt dans chaque ville du privilège de quelques acaparemens de cette nature; leur union anime 1'efprit de fraude qui ataque le fifc. Cette infidélité eft remarquable lur toutes les cötes de 1'Archipel, oü i'extraclion des bleds eft devenue la bafe d'un commerce interlope. Les défenfes du Grand-Seigneur, d'autant plus févères qu'il eft lui-même le monopoleur de cette denrée, n'y font oeuvre, & les Commandans des galiotes chargés d'empêcher cette exportation font les premiers a ia favorifer, au moyen d'une rétrl-  $6o MÉMOIRES bution convenue Sc payée d'avance. On règle alors le lieu de ia ftation de la galiote, celui oü le batiment interlope fera fon chargement, Sc le tems qu'il devra y employer. Les bateaux du pays tranfportent alors la denree de ia cöte, des navires Grecs Sc Turcs font employés a ce travaii, la galiote n'apercoit rien, & 1'avidité profitant de i'abandon fe livre a toute efpèce de fraude. La coupe des bois fur les cötes eft également livrée au pillage. Le particulier le plus puilfant du pays s'arroge le droit de dilpofer de ces propriétés domaniales, Sc le navigateur qui achète en fraude, Sc cherche toujours a améliorer fon marché, anime nécelfairement cet efprit de maraude qui anéantit toute difcipline, & nelailïe a 1'État qui lui a fourni fes matelots, que des pertes incalculables. En partant de Salonique, j'ai été viliter les iles de S. George de Squire, de Paros, de Naxie Sc de Sira ; ces iles, ainli que celles qui rempliftent 1'Archipel, font, ou des apanages particuliers dont les apa- nagiftes  du Baron de Tott. ^or nagiftes difpofent, ou des dépendances directes du Capitan Pacha ; mais dans tous les cas, les habitans , dont i'intérêt commun eft d'éioigner la préfènce d'un Officier Turc , foliicitent la ferme de leurs iles: cependant, comme le delpotifme a auffi lès prétentions, & qu'il lui faut toujours une tête a couper ou un homme a pendre, la forme républicaine, celle des communautés, ne peut lui convenir; il lui faut un Primat, un Defpote ffibalterne, & le Grec qui obtient cette dignité ne trompe pas fon efpérance. En partant de Syra, nous fimes voile pour Naples de Romanie. Cette ville lituée au fond du Golphe qui porte fon nom, & qui, avec celui de Lépante, forme la prefqu'ile de Morée, était alors la rélidence du Pacha qui gouverne cette partie de la Turquie Européenne. Ii venait d'être obligé de s'y réfugier pour fe mettre a 1'abri des excès qui dévaftaient la Morée, depuis que les Aibanais étaient venus ia défendre contre 1'invalion des Rulfes. Ces IV. Partie* Z z  3^2 MÉ MOIRÉS troupes, dont la Porte voulait fe débarrarlèr, prétendaient n'être congédiées qu'avec le folde des arrérages qui leur étaient dus, & qu'on leur refufait: ie Grand-Seigneur voulait avant tout être obéi, ies Albanais prétendaient être payés, leurs prétentions augmentaient ainli que leur infolence, & le Pacha chargé de cette négociation n'avait ni argent ni bras pour la bien conduire. Les ordres de Conftantinople le prelfaient cependant d'en finir, Sc quelques acfes de rigueur, toujours déplacés quand on ne peut les foutenir, ne fervirent qu'a réunir les révoltés, dont le premier exploit fut de s'emparer de Tripolitza, capitale de ce Royaume. La retraite du Pacha avait été dictée par la prudence du moment; mais il n'avait pas moins de crainte ducóté de la Porte que du cöté des Albanais. Sa pofition était embarralfante : je favais connu a Conftantinople pendant qu'il y poffédait la charge de Grand-Ecuyer, & je le trouvai occupé des préparatifs du fiége de Tripolitza. Ce Turc accou-  du Baron de Tott. tumé a voir le Grand-Seigneur difpofer de mon aéfivité, & m'accorder fa confiance dans tout ce qui avait eu du rapport au militaire, ne mit pas en doute mon empreffement a me charger de la réduction des rebelles de Morée. L'armée qu'il avait raffemblée,&dont il me deftinait le Commandement, n' était compofée que de volontaires, fa maifon était du nombre, & cette troupe parailfait plus animée par fardeur du butin, que par famour de la gloire, J'obfervai auffi que ie Pacha, certain de s'approprier lun&r autre après le fuccès, faifait bon marché de fon autorité pour ne pas compromettre fon individu. Je m'amufai queique tems de fon embarras &de fes inltances, & je conclus enfin par lui dire que je ne devais ni ne pouvais me charger d'une commiflion aulfi étrangère a celle qui m'était confiee; cependant je ne parvins a le convaincre que de ma mauvaife volonté, & je n'eus pas plus de fuccès en voulant lui démontrer qu'il ne convenait qu a lui de conduire cette affaire, dans laquelle fa préfence aurait Z z 2  3Ó4 MÉMOIRES plus de pouvoir que les forces militaires dont il difpofait. Son parti de refter a Naples de Romanie était inébranlabie , je le laillai en proie au défordre de fes idéés & de fes dilpolitions 1 , & je partis pour me rendre a Tunis oü je devais finir mon infpeétion. Après avoir touché a Malthe, 8c relaché a la Lampedoufe, nous doublames le cap Bon, & fumes mouiiler vis-a-vis le nouveau Chateau de la Goulette, d'oü je me rendis a Tunis. Cette ville fituée lur le bord d'un lac ou plutót d'un bas fond qui en a ia forme, & qui communiqué au golphe par un canal, eft alïèz grande, alfez bien batie & palfablement défendue par le Fort de la mer & par quelques fortins répandus fur les éminences qui i'environnent. Il eft proba- 1 II me fallut cependant montrer au Commandant de FArtilIerie l'ufage des mortiers a grenades, Sc la manière d'en prcparer les fufées. La Porte n'eft parvenue que long temps après a faire celfer les troubles de Morée.  du Baron de Tott, 365 ble que cette fituation, adoptée d'abord par les pêcheurs qui ont déterminé celle de prefque toutes les villes maritimes, a para aux Tunifiens préférable a celle de Carthage, lorfqu enrichis par leurs rapines, ils osèrent attaquer ouvertement le commerce. On dok préfumer que leurs pirateries les ont invités a fe préferver du bombardement. Le plateau fur lequel on voit encore les ruines de 1'ancienne rivale de Rome s'avance au contraire a migolphe, & par cette raifon aurait expofé les Tunifiens a un coup de main, feule attaque qu'ils aient a redouter, tant que la politique de i'Europe , le télefcope a la main pour porter fes vues dans les contrées les plus éloignées, ne pourra apercevoir ce qui feroit véritablement a fa convenance. On voit encore prés de Tunis les aqueducs de Carthage; on retrouve également a fix lieues dans les terres le Chateau-d'eau qui fervait de réfervoir, & c'eft fans doute le feul monument de ce tems qui annonce queique magnificence: les débris entaffés  ^66 MÉMOIRES fur le plateau n'en préfentent aucune ; ce n'eft qu'en les fouillant qu'on en découvre quelques traces dans les médailles d'or que le tems n'a pu détruire : j'en ai vu a Tunis une collecfion qui m'a paru précieufe. La dignité de Bey eft héréditaire, fon autorité eft abfolue , Sc elle s'étend dans 1'intérieur de 1'Afrique fur une grande étendue de pays dont il percoit le tribut avec une petite armée qu'il fait promener annuellement a cet effet. Ce revenu fe joint a celui des dimes, de la capitation, de ia part aux prifes Sc des douanes que le Souverain percoit; mais le commerce Sc 1'induftrie des Tuniliens font la véritable bafe de leurs richeffes Sc d'une forte d'affabilité qui les diftingue des autres Nations Barbarefques. Le Bey habite a queique diftance de la ville. Sa rélidence fe nomme le Barde; Sc ce Palais, entouré de murs Sc flanqué de tours, préfente dans fon intérieur une magnificence que 1'extérieur ne promet pas. Ce qui m'en a paru le plus remar-  du Baron de Tott. 367 quable, eft une cour aftèz fpacieufe, entourée de batimens élevés fur une colonnade de marbre blanc : il y a auffi quelques appartemens dans 1'intérieur qui m'ont paru alfez bien décorés pour le pays ; mais ceux qui ne jugeraient le Barde que ffir la falie du Divan oü le Bey recoit en cérémonie, ne concevrait pas une haute idéé de fa magnificence. C'eft peut-être auffi pour ajouter a celle que j'en avais recue que le premier Miniftre me donna une audience particulière dans la falie du Tréfor. J'ignore li le coffre qui nous y fervit de liége était plein d'or, ainli que ceux dont cette falie était remplie; je n'ai vu qu'un garde-meuble, ou plutöt 1'arrière-boutique d'un Fripier , oü ies marchandifes étaient amoncelées; mais je n'en ai pas moins été charmé de la douceur, de 1'intelligence & de la finelfe d'efprit du Barbarefque avec lequel j'avais a traiter de mes affaires. J'eus auffi une audience particulière du hls du Bey qui régnait alors , Sc qui vient de fuccèder a fon père : on m'avait  368 MÉMOIRES prévenu de la timidité de ce jeune Prince, Sc mon premier foin fut de le mettre a fon aife. J'ai vu au Barde un grand nombre d'efclaves de toutes les Nations ; mais ils ne m'ont préfenté aucune des idees recues a leur égard. Je les ai vus bien vêtus, bien nourris, bien traités, & je doute que le plus grand nombre , même ceux qui font attaqués de la maladie du pays, eulfent longtems a fe louer de leur rachat. Il eft polfible a la vérité que les efclaves vendus dans 1'intérieur du pays , ou a des particuliers qui ne les achètent que par lpéculation, ne foient pas aulfi heureux que ceux qui tombent en partage aux Souverains ou aux Grands. On doit cependant préfiimer que 1'avarice de leurs maitres miiite en leur faveur. II faut 1'avouer , les Européens font les feuls qui.[traitent mal leurs efclaves, Sc cela vient fans doute de ce que les Orientaux amaffent pour les acheter, Sc que nous les achetons pour amalfer. Ils font en Oriënt la jouilfance de 1'avare,  du Baron de Tot t. 369 1'avare, & chez nous, feulement Tinftrument de 1'avarice. Prenez un Efclave a Tunis, un Nègre dans nos Colonies, tranfportez-les en pays neutre; c'eft a ce Tribunal que je vous cite. .Le caraólère des Tunifiens, leurs palfions & tout ce qui conftitue leurs mceurs 5 participe du climat brülant de 1'Afrique ; mais fi 1'imagination de ces peuples , ainli que celle des Turcs, s egare nécelfairementpar les privations qui réfuitent, pour le grand nombre, de la pluralité des femmes, toujours réfervée aux riches , la conftitution des Africains ne leur permettant pas de fe livrer aux même erreurs, rien n'arrête leur fougue impétueufe, elle franchit jufqu'aux bornes de la nature humaine. Ceux qui penfent que les négligences de propreté font les prémières caufes de 1'infalubrité des villes, feraient étonnés de voir que les habitans de Tunis puilfent exifter dans i'atmofphère infeót. qu'ils refpirent. Ileftoccafionnéparlesémanationsputrides IV, Parüe. A a a  370 Mémoires du Baron de Tott. d'un canal qui conduit les immondices de cette ville au lac qui en eft voifin ; ce lac lui-même donne des exhalaifons qui ne font pas moins dangereufes, & 1'on ne peut attribuer la falubrité de Tunis, qu'a la profondeur du vallon qui aboutit au golphe, Sc qui, en attirant les vapeurs du canal Sc du lac, ne leur donne pas le tems d'acquérir ce degré de corruption qui les rendrait nuifibles a la vie des hommes. En quittant Tunis pour me rembarquer, j'eus occafion d'obferver les débris du Fort que CharlesQuint y fit batir. Des attérilfemens font un peu éloigné de la mer; Sc c'eft fans doute pour cette raifon que les Tunifiens lui ont fubftitué celui de la Goulette. Nous quittames cette rade pour nous rendre a Toulon; Sc je termine ici des Mémoires que je n'aurais jamais écrit fi je ne les avais crus utiles, FIN.  T A B L E DES MATIÈRES Contenues dans les quatre Parties de cet Ouvrage. Les lettres A , B , C, D , indiquent les Parties. Le chiffre Arabe iniique les pages. A. yjtzvi-MvsTAPllA Pacha3 le faifeur de puits. C. 119. Son début dans le Vifiriat; lecon qu'il recoit. C. 201 & fuiv. Abdul-Hamid, 1'effet qu'il éprouve en montant fur le tróne. C. 1895 fa première vifite a l'école; fon opinion fur une fentinelle. C. 190 & fuiv. Adgemka, pofition critique de 1'Armée Tartare. B. 441 Sc 442 ; 1'incendie de ce bourg en découvre les habitans. B. 445 & 446. Alay. C. 1 & fuiv. Alep , D. 330. Alexandrette, D. 346. Alexandrie, fa fituation, fes ruines ,D. 245 & fuiv. Antioche, D. 340 & 441. Acqueducs, batis par les Grecs Sc les Turcs , A. 229 & 230. Archipel, D. }6o* Architeclure , ignorance des Turcs dans cet art. A. 236 &: 237 j des Tartares, B. 334 & fuiv. Armée Ottomane , la dévaftation qu'elle opère a. fon départ de Conftantinople, B. 497 & fuiv. Le Gouvernement en ignore la force, C. 188. Armée Tartare ,B. 425 & fuiv. fes vivres. 427, campée fur un lac. 430; ordre d'attaque. 432 Sc fuiv.; ce qu'elle fouffre du froid. 43 5 & fuiv. Artifice, feu (d') le talent desTurcs dans ce rapport, A. 178 & fuiv. Artilleriepremière épreuve, a Kiathana, C. 87. Sc fuiv.; train de campagne, idem. 161. AJlrologie judiciaire , confiance que les Turcs accordent a cette fcience. C. 157. Ajjequis, C. 130. note. Aveugles, (fondation illimkée pour les), en Egypte, D. 289 & 20c. A a a 2  ,7t T A B L E Au&encéi&uKim des Tartares, B. 333 & 334. B. Baclcheferay. B. 293, note. i?ai/2J Turcs, leur conftru&ion , leur effet. A. 157 & fuiv. Balkan, B. 489. Barde, D. $66 & fuiv. J3rtrar,D. 316 & 317. Batcaux, pérfection des Turcs dans ce genre; diftinótions qu'on y attaché; couverts en blanc & grilles pour les femmes du Sérail, A. 238,239 & 240. Bayonnette ufage de cette arme adoptée en préfence du Mufti, C. 144 & 145. Bayram , A. 217 &c 228. Befefli/iSj leur ftruóhire, leur ufage, leur motif. A. 21 & fuiv. Bombes , trait d'ignorance a cet égard , C. 55 & fuiv. ; z ricochet, idem , 116 & fuiv. Borifihène , largeur de ce fleuve , manière dont on le paffe, B. 314. Bojlandgy-Backi, fa furveillance dans les défordres occafionnés par les femmes; étendue de fa jurifdiótion z cet égard , A. Difcours Préliminaire, xliv. Exemple de la juftice qu'il exerce, & de la terreur qu'il infpire, A. 100 & fuiv. BoüTTCaZ ) !! raK rofhce dAvocas du criminel, A. 220. Boyards , B. 283. leurs intrigues & leurs vexations, id. 84 & fuiv. Brulots, C. 60 C. Campagne des Tartares pour fincurfion dans la nouvelle Servië, B. 420 & fuiv. Canal de la Mer Rouge. D. 269 Sc fuiv. Candie, defcription de cette ile, D. 214. Capidgi-Bachi, ce que c'eft:, leurs différens emplois, A. 184 ,note. Capitan Pacha , ce que c'eft que cette dignité, A. 181 ,note. Catapuhe, arme des Anciens ; il en exifte une dans la falie des armes du Sérail, A. 173 , & 174, note. Chagrins de Turquie, B. 48 4 & 48 5. Charité envers les animaux , A. 209 & fuiv. Chajfes des Tartares , fervent de prétexte aux incurfions de ces peuples, B. 292. Cherbet, B. 282. Chek , leur infolence, C. 180 Sc fuiv. Chypres,D. 348 & fuiv. Chirin ,6.337, note 5 le'ar fierté , idem ,383.  'Zircaflenne j voyez Géorgicnne. Climat de Conftantinople, A. G\ Sc fuiv. Colonne de Pompée, D. 248 Sc fuiv. Come'die Tmqüe, A. 135 & fuiv. Elies font un acceffoire aux réjouiffances publiques, iJem. 175. ' Comédiens (troupes de) comment elies font compofées, A. 138. Conftantinople , fa fituation, fon port, fes environs, l'acKvité qui y regne, fes différens afpe&s , A. 3 Sc fuiv. Converfton , opinion des Turcs a cet égard. Dialogue entre CriifiGuéray Sc le Baron de Tott, B. 4 5 8 & fuiv. Cr'unée, defcription topographique de laprefqu'ile , B. 3 5 3 & fuiv. fa culture, B. 361 & fuiv. ; monumens de la tyrannie des Génois en Crimée, id. 3 6 5 Sc fuiv. Croiffant, le peu de valeur que les Turcs attachent a ce figne , A. 236 & 237. Cuifine des Tartares a la guerre, B. 421 & fuiv. D Dan/es , leur indécence , A. Difcours Préliminaire , xl; mépris qu'on a pour les danfeufes, irf, 41. Opinion des Turcs fur cet amufement des Européens, A. 12 & fuiv. Dardanelles, (mauvais état des), C. 34 & 39; fituation, idem.41; attaque des Ruffes, idem. 41 & fuiv; difpofition des travaux pour la dcfenfe, id. 46 & fuiv. -, zèle d'un Turc, & fon défmtéreffement, idem. &fuiv. 63 ; Exemple remarquable de barbarie, idem 67 Sc fuiv.; lacheté des troupes, idem. 78. Delta, D. 233; Obfervation fur la formation de cette We, idem. 244. Defpotifme, il domine jufqu'a la crainte, A. 2 5 ; il a moins de pouvoir que le préjugé de l'obéiffance, idem. 106 Sc fuiv.; il en impofe même au Defpote, idem. 108. Deuil, n'eft point d'ufage chez les Turcs, A. in. • Dgéfar-Pacha,Y>. Sc fuiv. Difcipline, moyen que les Turcs emploient pour 1'établir & la mamtenir , C. 118 & fuiv. Difcipline des Tartares , B. 451 ; exemple remarquable .de foumiffion , idem. 455 & 4 5 6. Douanes, (perception des), A. 19 3. & 194. Dromadaires, B. 288 , note. Drufes, D. 313 & 314; obfer- DES MATIÈRES. 37?  374 T A E L E Exécutions, A. 119 Sc fuiv.; diflinction du vrai croyant Sc de 1'infidele, ideva. 220 Sc 221. F. Famine, caufe qui la produifit; défordre qu'elle occafionna, A. 3 3 & fuiv. Favoris, mort des trois Favoris de Sultan Mahamout, A. Difcours Préliminaire, xxn &xxm, note. Femmcs du Grand-Seigneur, leur titre, A. 69 & 70 ; précautions lorfqu'elles fortent, idem. 240 .Sc fuiv. Femmcs Turques, appercu de leurs pofitions, A. Difcours Préliminaire , xxxi Sc fuiv. ; Iiberté dont elies jouiffent, xlii & xliii; abus qu'elles en font, xliv. Fêtes Turques, A. 1*3 2 Sc fuiv. Fidéi-Commis , commun en Turquie, A. 186. Fifc, manière dont il compte avec les fucceffions des gens morts en place, A. 187 & fuiv. Fonderies, établiffement de la nouvelle, C. 120 Sc fuivantes. Forterejfes, nouvelles, C. 150 & fuiv. G. Georgië , fa fituation politique, A. Difcours Prélimin. note xxxvni. vations fur ce peuple, idem. 321 Sc fuiv. E. Ecole de Mathèmatiques , ce qui a rapport a fon établiffement, C. 178 Sc fuiv. ; adieux touchants des Écoliers, idem. 211 Sc 212. Egypte, tour ce qui y a rapport, D. 220 & fuiv. fa population, idem. 273 Sc 176; fon commerce, idem. 279,280; végétation, idem. 281; fon gouvernement, idem, 294 &; fuiv. Égyptiens, leur affabilité, D. 232 ; leur induftrie, idem. 283 & fuiv. leur caraétère , idem. 285 Sc fuiv.; leur religion , idem. 286 Sc fuiv. Eleclricite', fon effet fur les efprits , enTartarie, B. 340 Sc fuiv. Emin-Pacha, C. 8 Sc 9. Enterremens chez les Turcs, A. 111 &112. Efclaves, d'oü ils arrivent a Conftantinople , A. Difc. Préliminaire , xxxvni Sc fuiv. 3 leur état en Oriënt, D. 368 Sc fuiv. Etalon , du pic d'Archite&ure , C. F.tendardde Mahomet, C. 2. note. Eunuques Noirs & Blancs, leur emploi, leur caraetère , A. 77 Sc fuiv.  DES MATlÈRES. 375 Géorgiennes 3 leur beauté, A. Difcours Préliminaire, note, xxxix. Géographie 3 (ignorance des Turcs fur la) C. 14 8c note 15. Gouvernement, peu refpeété pendant les réjouiffances, A. 175 &c 176; moyen qu'il emploie pour punir les coupables , 184 & fuiv.; fa faibleffe vis-a-vis des Milices , C. 12 8c 13; fon infouciancefur la sureté publique, idem. 18; fa méfiance fur la fidélité des Employés, idem. 104 & fuiv. Grecs, la manière dexifterdesprincipaux , A. 90 8c fuiv. ; éducation des filles, idem. 104. Intrigues des Grecs, relativement aux deux principautés de Moldavië & de Valachie, B. 273 8c fuiv. ; leur vanité, idem. 278. Guéray, origine de ce furnom des Princes Ginguifiens, B. 496 a. 498, note. H. Harem , ce que ce mot fignifie pofitivement; fa différence d'avec Ie mot Sérail, A. Difc. Prei. note, xxx. Hafné, définition de ce mot, A. 183, note. Hiftoire naturelle de Ia Crimée, voye\ Crimée. Hojpitahte des lartares , B. 476 8c fuiv. I. Inat Cofaques, B. 426, intrépidité de 1'un de ces Cofaques au paffage de 1'Inguil, idem. 434. Incendie, defcription de celui qui confuma en 17 5 6 les deux tiers de Conftantinople; mefures, précautions 8c ufages obfervés a eer égard, A. 15 8c fuiv. moyens que les incendiaires emploient, idem. 131. Incendie de la nouvelle Servië, fon effet dans 1'athmofphère, B. 44 5 8c 446. Ingul, paffage de ce fleuve, B. 433. Inondation du Nil, fes caufes, D. 234 & fuiv.; conjeclures fur 1'inondation de I'Euphrate, id. 241. Ifed-Bey, fon caraetère, C. 3 2 ; il devient Vifir, idem. 208 ; Pacha du Caire , D. 2 2 3. Ifmael-Beyt C. 3 2 , fon infouciance dans les défaftres de 1'Empire, idem. 17$, 174. • * J. Jaff, D. 303. & fuivantes. Je'niffaires j inftimtion de cette milice,B. 322 & 323 jfapaie, C. 140.  Jufiice Turque , A. 194 Sc fuiv. K. Kam des Tartares, étiquette de fa Cour, B. 3 3 8 , 3 3 9; fes chaifes, idem. 3 44 & fuiv. fon Palais, idem. 352, 353. Kapin 3 mariage au Kapin , ce que c'eft , A. Difcours Préliminaire, xxxi & XXII. Kotchim fituation, de cette forterefle, B. 250 , 251. Krim-Guéray, début de ce Prince avec le Baron de Tött, B. 387 Sc fuiv. \ fon portrait, idem. fon entree, idem. 39o;on redoute le premier acte de fafévérité, idem. 392 , fon opinion fur le Vifir Emin-Pacha, idem. 409, le caraetère de fon efprit, idem. 417 & fuiv. j fon humanité, idem. 429 Sc 430; fon dégout pour les têtes coupées , idem. 438; fa mort, idem. 471 Sc fuiv. L. Langue Turque, manière de 1'otifeigner; comment elle eft compofce \ difficuké qu'elle préfente , A. 8 , 9 & 10. Lattaquée , D, 3 19. Lefguis , 'Tartares j arrivée d'un tt£ T A B L E Ambaifadeur de cette Nation , B. 415 & 416. Liban, Mont, D. 326. Loix fomptuaires, A. 123. Loix civiles, A. 190 & fuiv.; loix criminelles chez les Tartares, B. 349 & fuiv. M. Macédoniens , leur intrépidité, C. 163 &fuiv. Machine a mater , C. 186 & 187. Makfoud-Guéray , le Kam ; fa manière de vivre, fon caraetère, B. 337, 3 58- Mameluc, D. 290 & fuiv. Marine , mauvais état de celle des Turcs , C. 22 & fuiv. 3 incurie des Turcs a cet égard , idem. ,184 & 185. Martavan, (ufage fingulier des habitans de ), D. 3 37 & fuiv, Mekkemé, A. 205. Melek-Pacha, Caymakam , C. 3 2 SC 3 3- Mikmandar, B. 252 , note; vexations qu'ils exercent, idem. 2 5 5 Sc fuivantes. Milady Montagu, réfutation de fes lettres, A. Difcours Préliminaire, xxn & fuiv. Minarets , leur cpnftruction , leur ufage, A. 23 5 Sc 2.56. Min»  DES MATIÈRES. 377 antérieure; fon portrait; fon inftallation, A. 11 o & fuiv. Muftapha Sultan, fa première démarche avec le Baron de Tctt, C. 7 & 8 , il vient voir les pontons , idem. 114; fon projet fur le canal de joncHon entre la mer Rouge & la Méditerranée , D. 271 , note. N. Naijfance (ce qui fe pratiquea la) des Princes ou Princeffes Ottomanes, A. 164 & fuiv. Navigation, ignorance des Turcs fur cet objet, C. 166 8c fuiv. Necropolis, D. 2 5 5 & fuiv. Nil, D. 23 2,& fuiv.; fon Iimon, idem. 242 ,243. Nilomètre, D. 236,237. Noguais, B. 295 • fopinion qu'ils ont de leur pays ,id. 196, note 3 la patience qu'ils mettent dans la recherche de leurs troupeaux, idem. 19j"8c 2985 leur nourri• ture, idem. 301 & 302; la circonfpeftion de ces peuples envers les Étrangers, idem. 3 o 3 j obfervations fur leurs ufages, idem. 3 04; leurs vêtemens, idem. 3 1 o, 8c 3 11 5 manière de faifir les chevaux , idem. 312, 313 ; leur avarice, idem. 3 18 & fuiv. j leur commerce, idem. 319; Bbb Mirt, vexations qu 11 exerce iur les ouvriers, C. 108, 109. Moines Tartares, A. 142 & fuiv. Moldaves, 1'entêtement remarquable de cette Nation, B. 2 5 9 8c fuiv. leur origine, leur langage, idem. 286. Moldavië , état de cette province, B. 273 & fuiv. \ taxe immodérée qu'elle fupporte , idem. 284 & 285 ; dévaftation de cette province , idem. 4c o & fuiv. Monnaie, efpèces, leur définition , A. 174, note. Monnaie, titre, C. 175 8c ij6. Monopole, celui que fait le Gouvernement, A. 32, 33. Morée ,D. 361 8c fuiv, Mofque'e , A. 234 & fuiv. Monticules, obfervations fur ces amoncellemens, B. 306. & fuiv. Mont Olympe, la fituation de celui d'Afie , fes rapports avec la clim&ture de Conftantinople, A.62, D. 215, note. Mutualis, D. 31 3 & fuiv. Murad-Mollach, la manière d'exifter de ce Turc. II ne connait pas fes enfans j fa morale fur le fentiment paternel, fur la pluralité des femmes, A. 41 , & fuiv. Mufiaue Turque, A. 138 '& 139. Muftapha III, ( Sultan ), fon avénement au tróne} fa pofition IV. Partie.  578 T A B L E O. Obas , ce que c'eft , leur conftruc- tion j B. 299. Oc^akow, fituation de cette Place B. 313 , 314. Opium ( ufage immodéré de 1' ) chez les Turcs, ce qui en réfulte, A. 139 & fiüv.B. 492 , 493. Crcapi, (defcription des lignes d') B. 3 21 & fuiv. Orgueil des Turcs défini par euxmêmes, A. 238. P. Patriarche des Grecs, fa dépofition j inftallation de fon fucceffeur : moyens employé^ a cet effet , A. 81 & fuiv. Pêche , aventure ace fujet, A. 51 & fuiv. Pe're'cope } voye\ Orcapi. Pefte j fon origine \ ce qui la perpétue j facilité des fecours pour . ceux qui en font attaqués \ remède ; obfervations fingulièresacet égard, A. 3 7 & fuiv. elle n'eft pas originaire d'Egypte, D. 281, Pierrier , ( groffeur temarquable d'un ), C. 69 & fuiv. Pyramides j (voyages aux), D. 2 27 ; obfervations fur leur conftruction, idem. 255} fur leur élévation, idem. 265 3 266. Pontons demandés a 1'armée , C. 104. doublés en cuir, idem. 109; épreuve faite en préfence du Grand-Seigneur, idem. 115. Porte j la Porte j définition de cette expreffion employée pour défigner 1'Empire Turc , A. 170, note. Propriété chez les Turcs, A. 150 x Sc fuiv. Pruth , paffage de cette rivière, B. 3 97 & fuiv. R. Racub Pacha 3 caraetère de ce Grand-Vifir, A. 29 Sc fuiv. j fon adreffe a manier le penple, idem. 116, 127 j fon mépris pour tous les préjugés , idem. 147. Ramadan j A. 213 & fuiv. RéjouiJJance publique , A. \66 Sc fuiv. Révolte des femmes, A. 36 , 37. Rhodes j D. 3 51 Sc fuiv. ' Rit des Grecs, A. %6 Sc fuiv. Romélie 3 B. 493. S. Saint - Louis j obfervation fur fon débarquement en Egypte, D. 3 o i Sc fuiv. Saint~Jean-d'Acre 3 D. 306& fuiv. Sainte-Sophie s on a trop vanté ce édifice, A. 231 Sc fuiv.  DES MATIERES. 373 Sultan, fignification de ce titre , A. 65. Sultan Ofman, fon caraetère, A. %6 Sc 27. Sultane 3 comment 11 faut entendre ce mot, A. 69, 70 ; Sultane Validé , ( Sultane mère) idem. leur manière d'exifter dans leur Palais , A. 71 & fuiv. a quel age on les marie, idem. \%\\ leur privilège exclufif fur le mari qu'elles époufent, idem. 182, 183. Sultans Tartares j leut pofition en Romélie, B. 49 3 Sc fuiv. Supplice j fon infamie ne s'étend point fur les parens du coupable. A. 221 , 222 j fouvent ils en tirent vanité , idem. Suratchis, inftitution de ce corps , C. 143 & fuiv. Surme' j ce que c'eft , A. 155 Sc fuiv. Stambol-Effendijfy, fajurifdi&ion, A. 10 5 & fuiv., fon rang, idem. note. T. Tartares , leur fituation politique , leur gouvernement, B. 368 & fuiv.; levée. des troupes, idem. 410 j leur goiit pour la chair de cheval, idem . 413 ; leur patience infatigable Sc leur humanité en - Saique, C. 60 , note. Salackors, Ecuyers, leur emploi, A. Salines^de Crimée, B. 327 Sc 3 28. Salonique 3 D. 3 57 & fuiv. Sandjak-Chérif, (fortiedu), défaftre qu'il occafionna C. 2 & fuiv. Sauterelles, ravages que font ces ani- maux; caufe de leur deftruétion, B. 308 & fuiv. Seïde , D. 313. Sérail 3 fon emplacement, Difcours Préliminaire , note xxvm , fa diftinétion d'avec le mot Harem, ïdem. note xxx. Sérasker, B. 291. Sipahis j aux ordres du Kam des Tartares, B. 418 , 419-, leur infolence, idem. 421; le défaftre qu'ils éprouvent , idem. 424 5 plufieurs fe noient au paffage de Tlngul , idem , 43 3 , 434 ; leur lacheté au premier coup de fufil, idem. 447 \ leur barbarie , idem. 4 5 o j leur entêtement , idem. 4 5 2 & fuiv. Smirne , D. 3 5 5 & fuiv. . Sphinx , D. 227. SucceJJlon au tróne Ottoman, (ordre de), A. 66 -j les Princes Tartares n'y ont aucun droit, idem. 6j } loix barbares contre les collatéraux au premier degré, idem. 6%.  38o TABLE DES MATIÈRES. Fin de la Table des Matières. vers leurs efclaves, idem. 443 , 444. Tayn, B. 331. Tchefmé, (incendie de la flote Turque a) , C, 27 & 28. Tendelet, exclufif au Souverain , a 1'héritier & au premier Miniftre, A. 239 , 240. Tentes Tartares, leur méchanifme, B. 412 & fuiv. Te'moins, point de proces en Turquie fans faux témoins, A. 194} peine portee contre les fauflaires, idem. 195. Timariots , B. 419, note. Tripoli de Syrië, D. 317,318. Troubles du Caire, D. 228 , 2295 hiftorique de la révolution de 1777, idem. 297 & fuiv. Tour de Léandre, A. 166 , note. Tulipes, (fêtes des), A. 78. & fuiv. Tunis, D. 3 64 8c fuiv. Turcsmen, D. 340 & fuiv. Turcs, leur témérité a 1'affaire de Grotska Sc dans la dernière guerre, A. Difc. Prélim. xn, note. Mépris qu'ils ont pour les Grecs, B. 279 • leur cruauté fait horreur aux Tartares, B. 438 & 439; leur aptitude aux fciences abfrtaites, C. 183 , 184. V. Vengeance, manière dont les Turcs vengent leurs injures, A. 218 & 219. Vtnt de Damas, les défaftres qu'il occafionne j les moyens de s'en préferver, A, 60 Sc 61 ; vent du Sud ( obfervation fur le ) , idem. 61. Fin , l'ufage défendu par la loi, Sc protégé par le Gouvernement, A. 222 Sc 223. Fljtr, définition de ce mot; diffé- rence entre Vifir & Grand-Vifir, A. 1 8 2, nore. Ulemats, (corps des) fon privilege, A. 27 , 28. Ufages des Tartares, leurs rapports avec les ufages Européens, R. 47 8 & fuiv. Y. Yajji, fituation de cette ville, B, 275 & fuiv. idem. 283. Z. Zaporoviensy Cofaques, leur neutralité, B. 43 1.  LETTRE DE M. LE BARON DE TOTT A M. RUFF1N, Secrétaire Interprète du Roi en Langues Orientalesalafuite de la Cour Oh la Bibliotheque de Sa majesté, Profeffeur de Turc&de Perfan au Collége Royal, ci-devant Drogman a la Porte, & Conful du Roi auprès du Khandes Tartares. A Paris, le 28 OBohre 1785. En ne publiant, Monfieur, dans les Mémoires qui ont paru fous mon nom, que la fimple narration des événemens dont j'ai été témoin, je ne devais pas m'attendre a une critique, qui, fans nier les faits, m'attaque fur les conféquences qu'on en peut tirer, Sc fur ce que je n'ai pas dit. Vous êtes cité dans cette Brochure, & 1'Auteur n'a pas craint de vous déférer ie jugement qu'il porte. Compagnon de mes courfes, prefque toujours témoin des faits que j'ai cités, vous profeffez la Langue des Orientauxi ils vous font parfaitement connus: j'avouerai cette critique, fi vous prononcez en fa faveur. Ceux qui s'y livrent, dit M. de Montefquieu, méntent bien toujours de 1'équité, mais rarement de 1'indulgence. Je n'en mériterais pas davantage, Monfieur, fi j'avais manqué d'exaditude; mais ce devoir, que j'ai • dü remplir pour donner queique mérite a mon Ouvrage, m pouvait m'impofer la loi de dire plus que je n'ai dit. M le Cardinal de Retz obferve que le privilége des A  (t) Mémoires eft de ne dire que ce que 1'on veut. J'ofe ajouter que c'eft rendre hommage a. la vérité, que d'éviter certains détails, qu'on peut recueillir chez toutes les Nations; &c 11 1'on en trouve chez les Barbares qui puiflent les préfenter fous un afped favorable, les Peuples les mieux policés n'en offrent-ils pas qui font dignes des Cannibales ? Mais jamais ces détails ne peuvent fervir a faire connaïtre les Nations fous leur véritable point de vue, paree que 1'ignorance des unes négligé toujours 1'emploi des inftitutions utiles, & que les lumieres des autres écartent néceflairement 1'effet des inftitutions qui font deftru&ives. Ces réflexions m'ont fait penfer , Monfieur , qu'on ne jugeait bien les hommes que fur les faits , êt c'eft en ne citant que ceux dont j'ai été témoin , que j'ai cru offrir au Public la matiere de fon jugement, fans prétendre le diriger. Ce principe ne m'a pas paru être celui que le Critique a adopté. Vous jugerez mieux que moi fi fes aflertions méritent la préférence fur les réflexions que les faits entrainenc. Ptmrrait-on n'en pas faire d'attriltantes fur 1'humanité, quand on remarque que vingt cinq ans d'habitude avec les Miniftres de la Porte , n'ont pu me préferver d'une erreur fur la filiation des Princes Ottomans vivans ? M. le Comte de Saint-Prieft m'en a fait appercevoir le premier : je 1'ai reétifiée dans 1'Edition in-40; mais je demande chez quelle Nation une telle ( erreur ferait poffible ? 1 Prononcer ;fur Je tort que j'ai eu de négligé* les re-  ( 3 ) cherches qui pouvaient me garantir de tout reproche, c'eft avouer qu'elles étaient néceflaires pour connaïtre le degré de parenté entre quatre Princes exiftans & deftinés au Tröne. Je ne me permettrai aucune autre obfervation fur la Brochure; c'eft a vous que j'en réfere 1'examen. C'eft la vérité qui vous impofe cette tache; & je me flatte que vous me connaiflez affez, pour être bien certain que le jugement qui me ferait le moins favorable , n'altérerait point mon amitié pour vous. J'ai 1'honneur d'être, Monfieur, avec le plus fincère attachement , votre très-humble & très-obéiflant ferviteur. Signé le Baron de Tott. RÉPONSE DE M. RUFFIN. A Verfailles , le r6 Février 1716. C'eft fous vos ordres , Monfieur le Baron , que j'ai fait mes premières armes. Aucun de mes Collégues, j'ofe le dire, ne peut avec fondement appeller ainfi fon début dans la carrière. Le mien fut Pincurfion des Tartares en 1769, dans la nouvelle Servië, ou nous accompagnames, vous & moi , 1'immortel Crim-Guéray. Dans le compte que vous rendez de cette première campagne , vous avez daigné placer mon nom a cöté du votre 8c de celui de ce héros : comment aurais-je pu lire fans émotion la critique du monument ou fe trouve confignée la plus belle époque de ma vie ? Cet aveu, qui met a. découvert jufqu'au motif inté- A 2  ( 4 ) telle de mon attachement pour vous, eft fait pour donner une idéé de la fincérité de mon caraetère; Sc c'eftla Ie feul garant que je puilFe donner de mon impartialité dans 1'examen de la Brochure (i) que vous avez eu la bonté de m'envoyer. Vous m'interpellez, öc comme témoin 6c comme profefleur : fous ces deux rapports je vous dois vérité, & je la dirai avec d'autant plus d'alïurance, que je fais combien vous 1'aimez, Sc que c'eft dans fon fan&uaire que ma réponfe doit être dépofée; mais ce ne fera pas fans regret que je remplirai une tache dont vous auriez pu me difpenfer. L'Ecrit que vous déférez a mon jugement n'était pas encore public, lorfqu'il me fut communiqué. En m'y voyant nommé d'une manière infiniment plus honorable que je ne le mérite, je m'étais cru obligé par reconnaiftance de faire prévenir 1'Auteur que j'avais remarqué dans fon Livre quelques critiques grammaticales qui m'avaient paru hazardées. Je me flattais que cet avis venant a. 1'appui de la répugnance qu'il témoignait dans fon préambule a. s'ériger en cenfeur, le déterminerait a fe borner aux paifibles fonctions de Commentateur, qu'il difait être les Hennes. Mais puifqu'il s'eft permis de s'écarter de ce plan, 6c qu'il s'eft attribué le droit de réformer- vos Mémoires > j'efpère qu'il verra fans peine que je vous expofe mon (i) Lettre de M. Peyflbnel, ancien Conful général a Smyrne, ci-devant Conful de Sa Majefté auprès du Khan des Tartares, a M. Ie Marquis de N contenanr quelques obfervations relatives aux Memoires qui ont paru fous le nom de Al. le Baron de Tott. AAmfterdam, 178 j.  ( 5 ) fentiment fur fes obfervations , 8c que je m'acquitte d'un devoir qui m'eft également impofé par la vérité, 8c par les fentimens du plus refpedueux attachement avec lequel j'ai 1'honneur d'être, Sec. Signé Ruffin. OBSERVATIONS DE M. RUFFIN Sur la Critique des Mémoires de M. le Baron de Tott s par M. Peyjfonel. « M. le Baron de Tott, dit le Critique , attribue » 1'ignorance craffe des Turcs k la difficulté extreme » qu'ils ont de lire leur propre langue y paree que leur •>■> écriture n'eft compofée que de confonnes, auxquelies » les fignes qui fuppléent aux voyelles ne font prefque » jamais ajoutés. Si les indigènes qui favent la langue » avaient tant de peine a lire 1'écriture, a caufe de la m multiplicité des caradères 8c du défaut des voyelles, » quel devrait être le travaii des étrangers, qui n'ayant ■>■> aucune notion primitive de la langue , voudraient » apprendre a lire & h écrire , & fe mettre en état » d'entendre les livres qui ont rapport aux fciences »3 abftraites? Cependant, pourfuit-il, 1'Auteur fe conii tredit & nous apprend qu'avec le fecours d'un Maïtre « de Langue, Perfan , toujours ivre d'opium 6c d'eaufi de-vie, il fut en peu de tems en état de s'expliquer » pafTablement 6c de fe pafTer d'interprète. II faut donc » conclure que les indigènes doivent parvenir facile >j ment a lire 8c a entendre les livres les plus abftraits ». Pour que M. le Baron de Tott fe fut contredit, i Page 9 & io de ia Crititjue. I  Page to de 1; Critique 5 C 6 ) aurait fallu qu'il fe fut vanté d'avoir appris a. lire ; 8c il a dit feulement qu'il était parvenu a. parler pour fe faire entendre. Rien de plus aifé que de converfer en Turc. Cette Langue n'a qu'un genre , une déclinaifon , une conjugaifon ; pure 8c dépouillée de 1'Arabe Sc du Perfan , elle eft très-peu étendue; fa fyntaxe eft courte, fes régies font en très-petit nombre 6c invariables. Sa prononciation , ni gutturale comme 1'Arabe, ni nazale comme le Perfan, mais male 6c articulée , n'offre rien de rebutant pour 1'oreille 6c pour le gofier d'un Francais. Ses inverfions feules peuvent rembarrafTer ; mais elies ont une marche réguliere , 6c ne deviennent défefpérantes pour lui que dans les longues phrafes. Un commen^ant ne s'y engage jamais. II n'eft point de nation plus indulgente que les Turcs. La conftrudion fufpendue de leur Langue leur fait une néceflité de 1'attention, qu'on prendrait volontiers pour une vertu chez eux. Comme ils ne veulent point apprendre d'autre idiome que le leur, ils favent gré k 1 'étranger d'avoir fait le premier pas vers eux ; ils 1'écoutent avec bonté, fe mettent a. fa portée , n'emploient d'abord que les mots qui lui font familiers , 6c aggrandiflent infenfiblement fon Didionnaire. Mais la ledure eft autre chofe (i). « Les Turcs, en » fuppléant a la pauvreté de leur Langue originelle par » 1'adoption du Perfan 8c de 1'Arabe 3 6c en fe compo»j fant cinq alphabets, dont les différens caradères font » cependant au choix de 1'écrivain , ont encore créé m de nouveaux obftacles a. 1'inftrudion, 6cc. (i) Mémoires de M. Ic Baron dc Tott.  ( 7 ) m La Langue Turque, ajoute le Critique, eft le Tartare m ou Tchiagatai. Elle eft devenue , par 1'adoption de » 1'Arabe 8c du Perfan , une des plus belles Langues n qu'ayent parlé les hommes. Toutes les Langues vaftes » fe font formées de même. L'Arabe, qui eft un océan, » eft dérivé de 1'Hébreu , Langue très-pauvre 8c très» bornée. Les Anglais s'en font formé une très-belle, » en prenant dans toutes les autres les mots qui man« quaient a Ia leur. Ainii les Turcs , en enrichifiant leur « idiome primitif par 1'adoption de 1'Arabe 8c du Perfan, » ne lui ont pas donné un degré de difficulté particulier « 8c exclulif, 8c un étranger n'a pas plus de peine a. » apprendre le Turc , que ne lui en coüterait 1'étude '5 de 1'Allemand , de 1'Anglais 8c de toutes les autres » Langues très-vaftes 8c très-étendues. D'ailleurs, les » différens cara&ères ne font pas tout-a-fait au choix » de 1'Écrivain, 8c font confacrés par l'ufage a certains » genres >>. L'Allemand 8c 1'Anglais ne peuvent pas plus être alfimilés au Turc en fait de Langue, qu'en fait de guerre. Si les premiers s'emparent d'un pays, ils refpectent au moins les families des habitans ; 8c s'ils ont befoin d'un mot étranger, ils 1'empruntent de bonne grace 8c tachent de le naturalifer dans leur Langue. Les Ottomans au contraire enlève Sc font efclave tout ce qu'ils rencontrent, 8c ils ne gardent pas plus de mefure dans le plagiat dont il s'agit. Ils ne fe contentent pas des mots ; ils prennent la phrafe entiere 8c 1'introduifent en nature dans leur Langue. II n'y a très-fréquemment dans une de leurs périodes que le verbe auxiliaire qui foit Turc; Page ii & ii.  Page 16 , t alinea. ( 8 ) tout le refte eft Perfan ou Arabe Sc coniervé avec le régime Sc la conftrudion partieuliers a chacune de ces deux Langues. D'ailleurs, dans toutes celles de 1'Europe , un enfant peut épeler une expreffion quelconque fans 1'entendre , puifque les fignes qui la peignent aux yeux ont une valeur convenue Sc infaillible; mais dans le Turc ou les voyelles font fous-entendues, ou les points diacritiques qui difFérencient les confonnes ne font que trop fouvent omis par 1'ignorance des Copiftes, qui n'ont dans toutes les Langues que le talent de la Calligraphie, oü les différens caradères ne fontcertainement pas au choix du Ledeur j, un mot tant foit peu recherché devient indéchiffrable pour 1'homme le plus exercé. S'ü veut mériter la réputation de favant Grammairien , il doit pofféder les trois Langues. Encore faut-il obferver que le même mot ayant dans chacune d'elles une acception contradictoire , fon habileté peut être en défaut a la première ligne. Le Critique lui-même en offre un exemple au fujet de la légende des monnaies turques qu il lit Sc traduit de la manière fuivante. Soultan-e7-Bérréin Souverain (1) des terres Vé Hakkan él Bahrein Et dominateur des Mers. L'article Arabe él eft a 1'accufatif; ii aurait fallu le mettre au nominatif Sc lire ul, k moins que fur nos écus (1) On n'incidente point ici fur cette cradutfion. On pariera plus bas du mot Soulcan. T , Lud,  ( 9 ) Lud. XVI ne doive fe lire Ludovicum decimum Sextum. Hakkan \ bien loin de fignifier dominateur, eft dérivé de Hokna , 6c dépeinc les fondions les moins fublimes de laPharmacie. C'eft Khakan qu'il eut fallu dire. Voilapourla ledure, refte la tradudion. Bérréin 8c Bahrein font des duels & non des pluriers arabes. II au. rait fallu les rendre par les deux Continents 6c les deux Mers, c'eft-a-dire l'Afie 6c 1'Europe, la Méditerranée 6c le Pont-Euxin. Si le Critique, en voulant convertir en caradères & en termes francais une infcription arabe , gravée avec foin, 6c fi notoire, felon lui, qu'il ferait dans 1'ordre des impoffibles que M. le Baron de Tott ne 1'eüt pas lue, avait été une fois convaincu qu'il faifait prefqu'autant de fautes qu'il y a de fyllabes dans la légende, il eut avoué de bonne-foi que la Langue Turque a fes difficultés particulières, 6c que 1'étude de 1'Allemand 6c de 1'Anglais n'offre rien de femblable. II n'eüt pas héfité de convenir que 1'écriture des Turcs, expofée aux doublés fens, aux énigmes , aux jeux de mots , leur en donne naturellement le goüt, 6c qu'ils n'attachent queique valeur qua tout ce qui peut fatiguer 1'efprit. On en était au même point en Europe avant 1'invention de 1'Imprimerie; elle opérerait en Turquie les mêmes miracles qu'elle a faits chez nous; elle fïxerait 1'idiome des Turcs, mukiplierait leurs livres , faciliterait leur littérature , 6c finirait par 1 epurer; mais pour atteindre ce but, il faudrait que cet art fi utile fut fingérement protégé par les Uléma \ 6c 1'on ne peut fe B  ( io ) diffimuler que ces Lettrés > jaloux de la prédominance que leur fcience, quelle qu'elle foit, leur allure fur le peuple, fe détermineront difficilement a ce facrifice. II ne peut être que 1'ouvrage du tems Sc de la néceffité , Sc le fruit précieux, mais tardif, des fages Sc conftantes infinuations de 1'amitié. Au furplus , reprocher aux Turcs 1'abus de 1'efprit, n'eft pas leur en refufer ; ils naiftent fous 1'heureux climat de la Grèce , Sc M. le Baron de Tott n'accufe que leur Langue Sc leur éducation, du mauvais ufage qu'ils font des dons que la nature leur prodigue. C'eft bien injuftement que le Critique reproche a 1'Auteur des Mémoires une peinture exagérée de la ftupidité des Turcs ; il pouvait s'épargner Pénumération de toute la Bibliographie oriëntale. M. le Baron de Tott n'en a jamais nié 1'exiftence; il accorde au Critique que les Turcs pofTédent dans tous les genres des Manufcrits élémentaires; mais il eft aifé de démontrer combien ils font imparfaits Sc infuffifans pour éclairer toute une nation , par le petit nombre Sc la cherté des exemplaires. M. le Baron de Tott fait mention dans fon Difcours préliminaire d'une loi qu'il appelle Namahrém , Sc qui défend aux filles nubiles Sc aux femmes de laifler voir leur vifage a découvert a aucun autre homme qu'a leur mari. C'eft pouffèr trop loin la févérité , Sc la loi permet au pere Sc a d'autres proches parens du marié de voir fa femme ; mais le Critique ne s'attache qu'au mot  ( II) Namahrém , èC prétend qu'il falloit dire Makrem, ce qu'il cherche a prouver. cc Le mot Harem , dit-il, eft un terme Arabe qui » iignifie lieu défendu , 8c qui dérive de la racine Haram » qui fignifie défendre, prohiber. Lena Makrem eft un mot » compofé de Makrem, défendu, 8c de la prépofition » négative na , tirée de la Langue Perfanne, qui donne » a ce mot compofé la fignification de non-défendu, 8c » défigne la faculté donnée par la Loi a certains degrés » de parenté d'entrer dans le Harem. Cette permilfion » eft très-refTerrée 8c fe borne, autant que je puis m'en » fouvenir, au pere, aux oncles 8c aux freres du marié. » Le mari eft cependant le maitre de lui donner plus » d'extenlion ; de forte que les Namahrém font les per" fonnes qui jouiflent de cette liberté. On raconte plai« famment qu'un homme marié fuivant l'ufage , fans ■>•> avoir vu fa prétendue , la trouva fort laide, 5c était » défolé de 1'avoir époufée. Quelques jours après la » femme le pria de lui indiquer qu'elles étaient les per» fonnes Namahrém chez lui, pour qu'elle ne fe cachat » pas quand elies fe préfenteraient. Je te permets, ma m chère 3 lui dit le mari, de te montrer a tous les hom« mes, 8c de n'excepter que moi. On fe fert quelque» fois du terme Namahrém, pour défigner les gens qui » ont leurs entrées queique part ; 8c pour exprimer » qu'on peut entrer a toute heure chez un Grand, on » dit dans le difcours familier qu'on eft Namahrém chez »? lui Le réfumé de cette favante note eft que Makrém eft B x  (I*) 1'étranger exclus du Harem, Sc que ie négatif Namahrém eft le parent qui y eft admis; mais comment concilier 1'application de ces deux expreflions avec le titre honorifïque de Mahrémi Afrari dévlét (initié dans les myftères de la Cour) que 1'on donne au Drogman de la Porte , lorfqu'il eft fait Secrétaire d'Etat? Dans le Dictionnaire de Golius, (i) on trouve Mahrém, chofe défendue , celui a qui le Harém eft ouvert, Sc qui peut y entrer, confident participe d'un fecret. Meninski, (i) autre Léxicographe pour les trois Langues, ajoute a la même étimologie de Mahrém que Namahrém équivaut a Yabandgy Étranger. D'ou 1'on peut conclure que les deux exemples cités par le Critique, font deux contre-fens , & que le mari complaifant, qui en fe déclarant Mahrém , aurait voulu être éconduit de fon Harém, aurait été bien ébaubi d'y être rec.u a bras ouverts ; tandis que le Courtifan qui, en s'annoncant comme Namahrém chez un Grand, fe ferait flatté d'y avoir fes entrées libres, aurait été conligné a Ia porte. Le Critique eut fupprimé fans doute fa digrelïion en faveur des revendeufes a. la toilette , des hommes a (1) Mahrém, pl, Maharim. Illicitum nefas. Mere. Cui Harém patet feu ad illud eft via, arcani confeius ac particeps. Golius, pag. ó"oi, lig. 34, a la racine Harémé. (i) Mahrém : illicitum ncfas. Gol. ufit. Arcani confeius & particeps : confors ? Conjux & cui Harém patet feu ad illud eft via, ideft cui patet aditus adGynceceum, aut loca fandiora, ut pater, filius, &c. Hinc Namahrém, Yabandgi , extraneus, cui non licet accedere ad Gynceceum, aut Arcani participem fieri, &c. Meninski. Tom. III, pag. 4438.  ( *3 ) bonne fortune , & des déclarations énigmatiques appellées mané ,, s'il avait fu que cette grave matiere a déja été épuifée dans une relation que j'ai parcourue autrefois, & dont j'ai oublié le titre; mais en rapportant des rimes fans raifon , telles que les mané, il eut fallu au moins leur conferver le trifte mérite d'une riche confonnance, & celle d'[/\um (i) aurait dü être guél iki gueu^um. L'anecdote de Pinurbanité Géorgienne qui a, felon lui, donné 1'exclulion de la couche Impériale aux beautés de cette Nation, me parait apocryphe. Ce n'eft pas Ia le feul acte de rudelTe qu'on attribue aux Géorgiens des deux fexes ; leur peu de délicateffè & leur entêtement font pafles en proverbe ; mais ils jouilTent auffi de la réputation d'être beaux & bien faits. Peut-on croire que les Grands Seigneurs qui ignorent jufqu'au mot de privation, continuent a fouffrir celle-ci par refpect pour le ferment d'un de leurs ancêtres ? M. le Baron de Tott, en tracant un tableau au/fi intéreflant que rapide de la perfécution fufcitëe par le Patriarche Schifmatique Kirlo ( i), contre les Grecs Catholiques , fe montre peu curieux d'approfondir lequel des deux partis a été 1'aggrefTeur. Le Critique décide hardiment que c'eft le Pape ; des gens inftruits m'ont (i) Un grain de raifin, viens, mes deux yeux. C'eft - a - dire, que I'amant recevant un grain de raifin de 1'objet aimé, entendrait par la rime que c'eft une invitation de 1'aller voir. (i) Kirlo eft une abbréviation recue de x.v£t>&os. Cyrille, & non m^iXtx Cirile, comme il eft écrit dans la Critique. Pag. z8,19,30.  ( H ) alïuré le contraire, 6c je ferais plutöt de leur avis. II fuffit pour 1'adopter de connaïtre les convenances 6c les procédés refpectifs des deux Communions. Celle de Rome était plus intéreflee a conferver 1'harmonie, qui favorifait les progrès de fes miliions : auffi fon relTentiment fut-il plus modéré. Elle fe contenta de défendre a Pavenir toute communication in Sacris avec les Schifmatiques; tandis que ceux-ci, (i) las d'une bonne intelligence qui faifait profpérer leurs antagoniftes , donnerent a leur déclaration de guerre un erfet rétroattif 6c chercherent (ï) Ils ont été conféquents. Un jeune Prêtre Latin s'étant fait Grec, ih lui permirent de fe maner après 1'avoir rebaptifé. Le Baptême qu'il avait recu avant 1'Ordre étant nul, tous les autres Sacremens devaient 1'ctre auffi. Les Grecs chanterent leur vengeance, & je rappellerai ici a M. le Baron de Tott & a fon Critique , le Vaudeville qu'il ont du entendre- comme moi a Conftantinople en 1759. TïV (pgayKKrtt; % (piAij^ix TXvkv lilCU (Tdl 1o fltXl Mas r?? p&piccta; yXuKi/Jtpov Aicc li tivm {Scï7flitr[iii>i. M« tx,ei Ta ^•> frere aïné de celui-ci, 8c fon prédécelTeur. » Sultan Muftapha III, qui fuccéda k Ofman, 8c » Sultan Abdulhamid 3 aujourd'hui régnant, font deux '3 des cinq fils de Sultan Ahmed, 8c coufins-germains de 33 Mahmoud 8c d'Ofman. 33 C'eft le premier, 8c non le dernier de ces deux (\) Yédi Kral. (1) Rub'i meskiounugn yétmich iki millétti. f3) Dckouz felék. f4; Caf daghi. Pag. z7, 28. Pag.aS, 30.  ( 1*) » Princes, qui mourut entre les deux portes du Sérail. » Seroit-il poffible que dans une produ<£Kon d'un » homme de 1'ordre de M. le Baron de Tott , on » trouvat des fautes de cette nature a redrelTer »? » Oui, Monfieur, répondrait 1'Auteur des Mémoires; » je fuis homme Sc faillible : vous êtes 1'un Sc 1'autre, » foyez plus indulgent; vos obfervations ont été pré» venues. M. le Comte de S. Prieft m'avait fait appery> cevoir de ces erreurs , elies ont été re£rifiées dans » mon Edition in-40 , Sc dans la traduction Anglaife » que M. Grives , Auteur eftimable , a faite de mon » ouvrage , Sc qui a été publiée avant votre Critique. » Mais chez quelle Nation de telles erreurs feraient» elies poffibles " ? Nulle autre part que dans un pays oü les Princes deftinés au Trone font invifibles, oü le morne filence du Sérail s'obferve encore hors de fes murs; oü enfin ce ferait un crime capital de nommer fouvent ces illuftres prifonniers , dévoués a 1'oubli non-feulement des Turcs, mais encore de toutes les Nations de 1'Europe, qui femblent exclure de leurs Almanachs les feuls héritiers de la Couronne Ottomanne, Je citerai une méprife bien plus férieufe , dont le père du Critique a pu être témoin en 1738. M. le Marquis de Villeneuve, AmbalTadeur du Roi a la Porte, venait d'y être nommé Plénipotentiaire des deux Cours Impériales. Sultan Mahmoud, qui régnait déja depuis huit ans, avait choifi les fiens. Ces Miniftres réunis en conférence fe communiquent , fuivant l'ufage , leurs pouvoirs  ( 17 ) pouvoirs refpedifs. Ceux de 1'Empereur font lus les premiers. Quelle fut la furprife des Plénipotentiaires Turcs d'y voir le nom d'Ahmed (i), au lieu de celui.de Mahmoud ? II fallut toute la dextérité Sc la confidération de l'AmbalTadeur de France, pour faire palier une erreur de cette efpèce pour une bévue de copifte. Auroit-elle été poffible a une Cour auffi éclairée que celle de Vienne, vis-a-vis de toute autre Nation que les Turcs ? On ferait prefque tenté de croire que c'eft une fatalité inféparable de tout ce qui a trait a ce peuple, elle s'étend jufques fur les Tradudeurs. On trouve dans la tradudion de 1'ouvrage de M. Porter, Ambafladeur d'Angleterre (2): « Ce fut alors (en 1754 ) que par la dé» miffion du Sultan Mahmoud, Ofman fon frère, monta » fur le Tröne ». Si le mot Anglais demife 3 terme de Palais , exprime la mort des Rois, celui de démiflïon ne peut préfenter qu'une erreur. Le Critique contredit gratuitement la diftindion que M. le Baron de Tott fait de trois dalles de Derviches. Le ■ premier divife ces Moines en deux Ordres ; mais il fousentend probablement le troifieme dans une fubdivilion qu'il ne fait qu'annoncer, Sc ce font les Divanéci Kkouda, ou les enthoufiaftes de la Divinité, les Abdah de la Natolie , les Fakirs' de 1'Inde, les Calenders de la Perfe; tous voyageurs de dangereufe rencontre} que 1'Auteur (1) Hiftoire des Négociations pour la paix conclue a Belgrade; par 1'Abbé Laugier, Tome I, page 196 . (z) Obfervations fur la Religion, les Loix , le Gouvernement & les maurs des Turcs i traduitesde 1'Anglais: Tome lf page 111, Q 4> 51^  pag. z6. ( 18 ) des Mémoires fignale fi bien fous le nom régimentaire de Santons courants la campagne. Mais au lieu de s'appefantir fur les différents inftituts de ces Religieux, le Critique n'aurait-il pas mieux fait de rapporter le fait hiftorique (i) qui lie fi étroitement entr'eux les Bektachis 8c les Janiflaires ? Cette nouvelle Milice ( c'eft la tradudion littérale du compofé Turc Yegnitchéry ) fut créée en 1361, par Amurat I. Ce Sultan avait une telle vénération pour Hadgy Bektach, fondateur des Derviches de fon nom, qu'il ordonna au Chef des JanifTaires d'aller trouver ce pieux hermite, 8c de recevoir de fa main la coëfFure uniforme qu'il lui plairait d'afligner a cette Infanterie. On fait qu'en Turquie c'eft la coëfFure qui diftingue tous les états. Bektach coupa une manche de fon froc , 8c la pofa fur la tête de 1'Officier. Voila tout a la fois 1'origine du Kétché (z), ou feutre qui fert encore de bonnet d'ordonnance aux JanifFaires , 8c la caufe de leur dévotion pour Bektach 8c fes Difciples. Mais je m'apper^ois d'une omiffion bien plus efFentielle dont j'allais moi-même me rendre coupable fur le mot Sultan. « Ce mot, fuivant M. le Baron de Tott» » n'eft qu'un titre de naifFance réfervé aux Princes Otto» mans 8c Gengiziens nés fur le Tröne. En Turquie 8c en w Tartarie il n'entraïne aucune idéé de óouveraineté ». (1) Bibliothéque Oriëntale de M. d'Herbelot, imprimée a Paris en 1697, in-fol, page 484, au mot Jênitchéry. (1) Ce bonnet s'appelle aufli Ufcuf, mot corrompu du Grec vulgaire mxq!* & de 1'Italien cuffia, d'qii vient probablement notre mot coëffei  ( 19 ) Le Critique, pour prouver le contraire, en appelle' a la légende des monnoies du Grand-Seigneur qui a déja été examinée L'Auteur des Mémoires invoque a fon tour l'ufage, 6c pourrait faire obferver au premier qu'en parlant lui-même des cinq fils de Sultan Ahmed, dont deux feuls font parvenus au Tröne, il les nomme tous Sultans; qu'il ne peut autrement défigner le jeune Sélim, fils de Muftapha 6c fuccelTeur préfomptif d'Abdulhamid fon oncle ; que les Princelles (i) foeurs ou filles d'Empereur, ont la même qualification, 6c qu'enfin tous les Guërais épars dans la Romélie , font également appellés Sultans. Les Turcs 6c les Tarrares n'attachent donc point Pidée de Souveraineté individuelle au titre de Sultan (z), quelle que puilïe être d'ailleurs fa fignification. Remonter a Ia racine Arabe ou Hébraïque de ce mot, pour s'alïiirer de Pacception confacrée par l'ufage en Tartarie 6c en (i) On fe rappellera qu'il n'y a qu'un genre en Turc. La différence qui s*obferve entre les deux fexes , eft que le titre de Sultan précéde le nom des Princes, comme Sultan Sélim, Sultan Bajazet; & au contraire fuit le nom des Princelfes, comme Aiché Sultan , Efma Sultan , Sec. La Sultane Aiché , Ia Sultane Efma, (i) Sultan veut dire démonftration convaincante , autorité abfolue, & Seigneur, Prince, Roi, fuivant Golius, page 1199. Meninski prétend que ce mot, qui fignifie Souverain & Souveraineté, comporte juftice & équité. Tkefaurus linguarum Orientalium, page x6)6, Tome II. Cette explication s'accorde avec 1'acception d'homme jufte, qu'on donne a Maroc au mot Sultan. Mahmoud, fils de Sébuktéguin, Prince de la Dynaftie des Ghazncvides, fut Ie premier qui fe qualifia Sultan en 1008. Depuis cette époque les Selgeucides, d'oü font venus les Turcs Occidentaux, ou les Ottomans, confervèrent ce titre. Bibliothéque Oriëntale, au mot Soulthan, page 8z;, C2 Voyez pag. 18 ie la Critique.  Pag. si , %9, ( io ) Turquie , ne ferait ni plus utile, ni plus sur, que de recourir a 1 etymologie latine du mot Prince , pour fixec ce qu'on entend par cette qualification aLiége , en France Sc en Ruffie. Ce qui diftingue le Souverain régnant, eft le mot Khan (i), qui fuit immédiatement fon nom Sc qui eft Tartare, ou Tchiagatai. C'eft le titre de Gengi^ 8C il a été fcrupuleufement gardé par tous les Princes Orientaux qui fe prétendent iflus de ce Conquérant, ouveulent lui relTembler. Le zèle du Critique pour la gloire des Turcs, va jufqu a foutenir qu'ils ont des Colléges ou 1'on enfeigne tout 3 jufqu aux feclions coniques & au calcul dijférentiel & integral exclufivement. Mais 1'Auteur des Mémoires eft bien pardonnable d'avoir ignoré Pexiftence de ces prétendues Lycées 3 lui qui n'a apper$u en Turquie aucun veftige de Mathématiques , ni dans l'Archite&ure civile, ni dans les Fortifioations, ni dans la Caftramétation, ni a 1'armée, ni dans les villes , ni fur terre, ni fur mer. M. le Baron de Tott a par-tout été obligé de faire des plans Sc de drefler des cartes. II n'a rencontré chez les Turcs d'autre Géographe que le fameux EfFendi, qui avoit appris par coeur les degrés de longitude Sc de iatitude des Capitales de 1'Europe. Le Cenfeur prend auffi fait Sc caufe pour les Macons 8c Forgerons, dont la raretéSc la maladrefle ont fouvent mis obftacle aux opérations de M. le Baron de Tott, Sc il évoque en leur faveur les ombres auguftes des Empereurs (i) Ce mot s'écrit en Tartare Kan, fans afpiration , & c"eft de-la qu'il a. tó rendu en carafteres francais par Kam. Bibliothéque Oriëntale , page ?8S„  (^l ) Sélim, Soliman, Bajazet, &c. qui ont laiiTé de fuperbes mofquées, & plufieurs autres monumens de leur grandeur Sc de leur magnificence. Que fortira-t-il de cette profopopée encore plus fuperbe ? Echek Siméon, Siméon 1'ane, comme le traduit très-bien 1'Auteur lui-même. « En voila fuffifamment, ajoute-t-il, pour juftifier les » Turcs de 1'accufation de n'avoir .point d'ouvriers ; » Sc comme il faut que ceux-ci concourent a Ia con» fedion d'un grand édifice; il faut auffi que les tori» dateurs de ces valies monuments ayent trouvé ( le » dernier a été élevé en 1754), & trouvent encore » ( en 178 j ) chez eux tous les Artiftes néceflaires, » puifqu'ils n'en font pas venir d'ailleurs ». Le Critique fe montre ici auffi fubtil Logicien que Rhéteur pompeux. Mais les Sohta ( qu'on prononcc Sofia ), ces Séminariltes deftinés aux charges de judicature, aux éminentes dignités du Clergé , Sc au fouverain Pontificat!. .. a la bonne heure. Le Critique en aurait pu dire un mot en marge; mais qu'il ne confonde pas ces deux carrières diftindes Sc féparées; qu'il n'en tracé pas la marche & les grades divers. Ce point délicat Sc peu connu ne peut être développé avec précifion que dans un travaii profond Sc inftrudif; je ne me permettrai point d'anticiper ici fur celui de M. le Chevalier de Mouradja qu'on attend avec une jufte'impatience, Sc qui cercainement furpaffera 1'attente du public. Une diftindion fuccime , mais néceifaire de ce  ( 22 ) quétoient autrefois les Ulémas^de ce qu'ils pourroient être encore, 8c de ce qu'ils font aujourd'hui, peut mettre d'accord M. le Baron de Tott, 8c fon Critique fur ce qu'on doit penfer de ces gens de Loi. Quels abus n'om> ils pas faits du livre (i) facré dont ils étaient dépolitaires , cette arme redoutable, plus tranchante que Ie fabre, pour me fervir de la définition Turque ? Si 1'on ouvre immédiatement au-delTous d'Amurat IV, les annales de cette Nation , on en trouvera prefque toutes les pages fouillées du fang de fes Empereurs, détrönésSc mis a mort par Sentence juridique du Muphti 8c des Ulémas; mais ceux-ci n'eurent déja qu'une influence fecondaire dans Ia derniere révolution qui fit , en (2) 1730, defcendre Sultan Ahmed du Tróne, pour y placer Mahmoud. Lepuis lors ces Légilïes avilis, corrupteurs pour parvenir aux charges, corrompus eux-mêmes auffitöt que titulaires, citéspar leurs propres concitoyens comme un objet de comparaifon en fait de lacheté, d'égoïfme, de vénalité 8c de prévarication a. toutes les Loix, même a celles de la nature , n'ont pu tomber que dans le mépris} 8c 1'inertie de ce contre-poids poiitique ne fait plus en Turquie qu'embarrafler l'Adminiftration 8c empêcher Ie bien. Cet Empire eft donc un Etat purement defpotique! Les Mémoires de M. le Baron décident afiirmativement la queftion de fait; mais celle de droit refte a difcuter; (1) Kilitchtan keskin birkkab. (%) Lc chef de la rebellion était un Albanois dc la lie du peuple. Il forca lus Ulemas a fe ranger de foo parti.  ( *3 ) Sc je me joindrois volontieré au Critique pour foutenir la négative. Toute Monarchie , dit le Chancelier Bacon , dans un de fes ElTais , toute Monarchie, oii il n'y a point de Nobleiïe eft une pure tyrannie, comme celle des Turcs; paree que la Nobleiïe modere la Souveraineté; mais quoiqu'il n'y ait pas de Noblefle proprement dite en Turquie, les Ulémas n'y fuppléent-ils pas ce corps intermédiaire entre le Peuple 6c le Souverain. i°. Celui-ci ne peut ni déclarer la guerre ni faire Ia paix , fans avoir préalablement confulté la Loi, 6c faic revêtir de la fanction de fon Chef fuprêmel'une 6c 1'autre de ces réfolutions. z°. Ce Prince ne peut s'emparer de la propriété d'aucun de fes fujets s qui n'a point de relations avec le Gouvernement, qu'en vertu d'un Arrêt de la Juftice. Sans recourir a des preuves éloignées, 6c qui a caufe de leur ancienneté feroient peut-être recufables dans ce liecle; on peut fe rappeller ce qui arrivé tous les jours dans les incendies. Peur en arrêter les progrès , il ne faudroit la plupart du tems que faire abattre une maifon; Sc cependant ce moyen motivé par la grande raifon du falut commun , n'eft employé qu'après de longues formalités, 6c fouvent ne peut pas 1'être, li la volonté du Souverain préfent lui-même fur les lieux éprouve de la part du propriétaire une réiiftance fondée fur le fyftême de la prédeftination. 3°. Le fujet Mufulman ne paie point de capitation; Sc il eft parfaitement libre fous la fauve-garde des Loix ,  ( Mfc ) pourvu qu'il ne s'ingere point dans les affaires publiques, mais il lui eft prefque impoffible de s'en défendre, lorfque le Souverain 1'y appelle (i). 4°. Le Grand-Seigneur , comme nous 1'avons tous vu, même pendant la durée d'une guerre défaftreufe, n'oferait mettre un impöt fur fes fujets Mahométans ; Sc cette obfervation eftfaite pour expliquer 1'avarice affez généralement reprochée a. ces Princes, qui, pour faire face a. toutes les crifes de 1'Etat, n'ont d'autre reffource que les tréfors qu'ils ont accumulés. Voila quelques vérités , qui m'ont paru propres h. faire connoïtre a. fond le Gouvernement Turc, Se que Ie Critique a bien fait d'indiquer par fes doutes; mais loin de contredire les faits racontés dans les Mémoires de M. le Baron de Tott., toutes ces vérités ne font qu'y mieux préparer 1'efprit des le&eurs. En effet la démarcation qui vient d'être tracée, du pouvoir des Empereurs Ottomans, livre a. leur arbitraire abfolu , tout ce qui eft placé hors de la ligne. i°. Les Rayasou Tributaires, c'eft-a-dire , tout ce qui n'eft pas Mahométan, Sc Ia fomme des-Grecs, Arméniens , Maronites, Suriens, Sec. Juifs, Sec, balanceroit, (i) Yulïiif Effendy, homme oétogénairc, qui après avoir occupé les plus grands emplois, avait obtenu fa retraite en renoncant aux fommes tonfïdérables qui lui étaient redues par le tréfor public, ne put cependant pas difpofer » fa mort de la petite fortune , qu'il s'était réfervée- Le G. S. informé que cet ancien feryiteur allait fuccomber fous une attaque d'apoplexie, fe hata de le gratifier d'une charge de Commis a la Tréforerie. Le Vieillard expira au brtit de la mufique impériale, qui lui annoncait qu'un nouvel emploi le rendait comptablc, & placait fa fuccefTron dans 1'épargne du Defpote,  () fi elle n'excédoit pas , celle des Mufulmans. 2°. La nombreufe portion de cette calte même privilégiée, qui eft a la lolde du Souverain, vit de fes bienfaits ou eft comptable diredement ou indiredement de fon miri ou Domaine, tels que les Janilfaires , dont la véritable 7) mitans lamarche plus courte de leurs Tribunaux ; mais il n'y aurait pas, quoiqu'en dife le Critique, un Europeen qui voulut en courir les chances en matiere criminelle. Si M.le Baron de Tott n'a rien dit des beaux fiecles de 1'Empire Ottoman, &C des principes de fa décadence, c'eft qu'il écrivait fa propre hiftoire , & non celle des Turcs. Quant a leur impéritie dans 1'art militaire, tout le monde la fent. Comment cet art ferait-il tranfmiflible chez une Nation, qui ne connoilTant ni Exercice, ni Imprimerie , eft réduite a la tradition orale ? Ne doitil pas y décroitre chaque jour, comme le nombre des guerriers qui ont vu le feu , & difparaïtre avec le dernier de ces veterans? L'Auteur des Mémoires n'eft donc point trop prompt a défefpérer des Turcs; on voit au contraire dans fon ouvrage qu'il a conftamment efpéré leur falut & leur inftruction, &c cet efpoir a pu feul foutenir fes efforts pour remplir ce doublé objet. Territus Terreo, difoit un grand homme en rendant compte de la frayeur falutaire, dont il était pénétré lui-même , & qu'il cherchait a infpirer aux autres. En communiquant fes juftes craintes pour les Turcs, M. le Baron de Tott leur a rendu un très-grand fervice, & fi elies parviennent jufqu'a eux, il eft a préfumer qu'elles y germeront, & leur feront plus utiles que les propos confolans &C palliatifs, qu'on pourrait leur tenir fur leur fituation morale. Leur conftitution phylique , Phabitude qu'ils ont, dès leur age Ie plus tendre, de monter a cheval 3 & de manier les armes, les refïburces infinies, que le fol leur fournit fponta- D i Pag. 51» Si* Pag. i3o,  J^, ƒ7- ( 18 ) nément, tout concourt a faire bien augurer de Ia première démarche qu'ils tenteront pour fortir de leur apathie , 8e de l'état d'infériorité ou elle les a mis. J'applaudis a 1'hommage rendu par le Critique a la mémoire d'Ishac Aga. Ce Grand Douanier pendant fa longue régie n'a celle de donner aux Européens en général des preuves de fon défintérelïement, 8c aux Francais des marqués lignalées de fa prédile&ion pour eux. II a toujours traité les Marchands Turcs avec équité, 8c les Rayas avec une difcrétion qui faifait honneur a fon humanité; mais on n'a pas vu ce phénix renaïtre de fes cendres , 6c fes fuecelTeurs ne connoilfent pour le Raya d'autre tarif que celui de leur avidité. Le Critique rixe ies droits percus fur les marchandifes des habitans du pays au vingtieme de la valeur; on en a vu payer a Conftantinople le dixieme 8c au dela. En Egypte, les" indigènes doivent fubir une perception de dix-fept pour cent fur eertains articles. Ou font en effet les pacla conventa qui déterminent le taux de 1'impoiition pour les Rayas ?' II me fembie qu'il eft poffible de concilier les remarques différentes de M. le Baron de Tott 8c du Critique fur 1'abondance 8c la qualité des vivres en Tartarie, era établilïant entr'eux le dialogue fuivant„ L e Baron. ■>■> Réduits a de mauvais pain, au riz, au mouten,, a ïj des volailles étiques, nous étions en effet menacés de » faire bien mauvaife chere »„.  (V} Le Critique. » Pendant quatre ans que j'ai réfidé a Baghtché-ferai, 3> j'y ai mangé de très-bon pain, que je faifais prendre j) tout uniment chez un Boulanger Tartare. Ce pain » était en forme de gateaux longs d'une aulne y trés» minces, très-légers, èc de très-bon goüt »- L e Baron. Les Tartares en général ne font prefqu'aucun ufage du pain. Vous avez été heureux de rencontrer un Boulanger de cette Nation , qui füt auffi habile que le vérre, II était probablement mort, ou difparu par faillïte a. mon arrivée en Crimée. Je n'y ai trouvé qu'un pain rond dit de Ba\ar ou du marché. Voila pour la forme ; mal pétri, prefque crud & plein de cendres; voila pour la qua*lité & le goüt, L e Critique, » J'y ai bu 1'excellent vin du cru du pays dont fes » Cofaques d'Ukraine & les Rulles viennent chercher » tous les ans une grande quantité, qui peut etre affi3) milé a. notre vin de Chabli ». L e B a r o n. Un vignoble planté dans les vallons, fubmergë pendant 1'hyver par le débordement des ruiffeaux , alïnienté dans la belle faifon par un fol toujours humide &c noyé par les eaux de la pluie, peut-il produire un vin femblable a celui de Chabli 2 Les connoilfeurs peuvesis Pag. 6i, 64, 6t,  ( 30 ) décider la queftion; & le goüt des Cofaques , qui n'ont point de vin chez eux, & le trouvent a grand marché ehez leurs voilins mérite peu de confiance. Le Critique. « J'ay trouvé a Baghtché-ferai une grande abondance » & au meilleur marché poffible toutes fortes de vo» lailles que je faifois engraiffer dans ma cour. L e Baron. J'ai fait rebatir la maifon Confulaire, & j'en fais Ie toifé. Elle m'a parufi étroite que j'ai fait abattre 1'écurie, pour qu'on put dans la cour faire dix pas. Vous étiez feul, j'avais une fuite. Le Critique. « Je ne concois pas ce qu'était devenu le gibier ». L e Baron. II foifonnait dans les environs; mais il n'y avait pas de chaffeurs. Le Critique. « Et le poiffon ? » L e Baron Point de pêcheurs. Les habitans des cotes n'étaient pas plus marins que ceux des plaines. Le Critique. « Et les légumes »?  ( 3* ) Li Baron. Point de cultivateurs de ce genre. Les afperges ne durent pas toute 1'année. Le Critique. « Et la viande de boucherie »? L e Baron. Les Tartares ne tuent pas en hiver. Ils falent pour cette faifon. On trouvait a peine de la viande pour la bouche du Khan; 6e fa pourvoirie payait en argent aux commenfaux du Prince les Taïns ou provilions journalieres qu'elle était tenue de leur fournir. Le Critique. « Mais le reproche fait aux Tartares de ne pas battre » le beurre , eft d'autant plus injufte que le beurre eft » un des principaux articles de leur commerce *>. L e Baron. Oui, mais quel beurre ? C'eft un mélange de graiiïe, L'odeur en eft aulfi forte que le goüt. D'ailleurs c'eft dans les déferts des Nogais, qu'on le fait, & ils ne le battent pas. Je fens bien que 1'énumération, que fait M. le Baron de Tott, de tous les obftacles que Haffan Bey avait a furmonter pour le fuccès de fa defcente a Lemnos, vaut un éloge complet du Général qui a fu les vaincre; mais cet éloge eft bien court, 6c je ne peux qu'adopter le Pag. 7J , jttfqu'a  ( 3* ) commentaire qu'en a faic le Critique. Je fuis, comme lui, admirateur du courage 6e de 1'intrépidité de Haffan; c'eft le dernier des Romains. J'ai été a portée de le voir 6c de le fuivre pendant huit mois que j'ai paftes aux Dardanelles (i). Rien ne m'a paru égaler fa vigilance, fa droiture 6c fa févere juftice. J'aurais voulu feulement que le Critique ne lui eut pas fait faire une harangue afes troupes. Halfan ne prêche que par fon exemple 3 8e comme Ajax , telle eft fa devife: Ego mar te fer oei atque acie valeo. ... . . C'eft fans aucun fondement que le Critique affirme qu'on ne paie que les Janilïaires des Odas> ou qui font en garnifon; tandis qu'il eft conftant que le dernier Grand-Vilir n'a perdu la vie que pour . avoir cherché a connaïtre 8e a. fupprimer les payes abulïves de ce corps. Jetermine ici des obfervations didées par laplus exade impartialité, en regrettant toujours que 1'Auteur des Mémoires Sc fon Critique n'ayent pas- pu fe voir 8e s'expliquer, M. de Tott eut pu admgttre quelques notes judicieufes qui manquent peut-être a la perfedion de fon ouvrage, 6c moi, le dernier a tous égards des Confuls de Crimée, je n'aurais pas été forcé' de prononcer «ntre deux de mes prédécelTeurs, 6c de fortir de ma 4ouce obfeurité. (i) J'ai peine a me défendre ici de 1'égoïfme, qu'on pourrait reprocher aa Critique. Ce fut pendant mon pro-Confulat des Dardanelles en 1773, que j'eus le bonheur de préfenter M. le Bailly de SufFren, qui était en croifiere dans «s parages, a r^affan Pacha, Il eft permis de fe vanter d'une pareille circanftance. Dans cet inftant, je me trouvois intermédiaire entre le plus vaillant des Ami^aus: Trucs, & le plus grand homme de mer de 1'Eijïrope.