LES AVENTURES D E TÊLEM AQUE, FILS B'ULYSSE. TOME PREMIER.   LES AVENTURES D E TÉLEMAQUE, FïLS D^ULYSSE, Par feu Meffire Fran?ois de SalignaC Be la Mqtte-Fénelon, Précepteur de Meffeigneurs les Enfants de France, & depuis Archevêque - Duc de Cambray , Prince du Saint-Empire Romain, &c. ' NOUVELLE ÉDITION Ênrichie du Portrnit de t'Auteur , d'une Cartt des Voyages de Tékmaque, & de 24 figures en taille" deuce. T O M E PREMIER» A MA ESTRICHT» Chez j. P. Roux & Compagnie, ImprimeursLibraires, affociés. 1 7 9 3-   DISCOURS VELA POÉSIE ÉPIQUE, E T DE L'EXCELLENCE DU P 0 Ë M E DETÉLEMAQUE, ■S i Pon pouvoit gouter la vérité toute nue, elle n'auroit pas besoin , pour se faire aimer , des ornements que lui prête rimagination : mais sa lumiere pure et délicate ne flatte pas assez ce qu'il y a de sensible en 1'homme; elle demande une attention qui gêne trop son inconstance naturelle. Pour 1'instruire, il faut lui donner nonseulement des idees pures qui 1'éclairent, mais encore des images sensibles qui 1'arrêtent dans une vue fixe de la vérité. Voila la source de 1'Eloquence, de la Poésie, et de toutes les Sciences qui' sont du ressort de 1'imagination. C'es< la foiblesse de 1'homme qui rend ces Sciences nécessaires. La beauté simple et immuable de Is Vertil ne le touclie pas toujours: il ne suffit poinl de lui montrer la vérité, il faut la peindre aimable (a). (a) Omne tulit punctum, qui miscuit utilc tlulci; Lectormn dc~ Uctando , paricc-que moncndo. H O R. ART. P O E T, a üj Origine & fin de la Poésie.  Peux sortes de Pocsies héroiques. Définttion & divisiou de la foéiie £piquc. Quaütés de 1'Action Epique. Dessein de J'Odyssee. ^) B I 9 C O ïï H S Nous examinerons le Poëme de Téïemaque selon ce9 deux vues , d'instruire et de plaire, et nous tacherons de faire voir que PAuteur a instruit plus que les Anciens , par la sublimité do «a morale, et qu'il a plu airtar.it qu'eux en mutant toutes leurs beautés. II y a deux manieres d'instruire les hommes pour les rendre bons. La première , en leur moutrant la difformité dn vice, et ses suites funestes : c'est le dessein principal de la Tragédie. La seconde en leur découvrant la beauté de la vertu, et sa lin heureuse : c'est le caractere propre d l'Epopée , ou Poëme Epiquë. Les passions qui appartiennent a Pune, sont la terreur et la pitié. Celles qui conviennent a Pautre , sont 1'admiration et 1'amour. Dans Pune , les Acteurs parient; dans 1'autre, le Foëte fait la narratioll. On peut définir 1c Poëme Epique, Une Pable racontée par un Po'ète , pour eccciter Vadmiration et msptrerl'amour de. la verin, en nous représentant l'action. d'un Héros favorisé da Ciel, qui ê.vécute, un grand dessein malgré tous les ohstacles qui s'y opposent. Il y a donc trois choses dans l'Epopée , V Action , la Morale et la Poés ie. I. Da z' A c t i o jv Ê p x p u e. L'Action doit être grande , une,entiere, rnerveille.iLse , et dhiue certaine durée. Téïemaque a toutes ces qualités. Comparons-le avec les deux modeles de la Poé.sie Epique . Homere et Virgile , et nous en serons convaincus. JNVms ne parierons que de 1'Odyssée , dont le plan a plus de confbrmité avec celui de Téïemaque. Lans ce Poëme , Homere introduit un Roi sage revenant d'une guerre étrangere , ou il avoit donné des preuves éclatantes de sa prudenee et de sa vflleur ; des tempêtes Parr^tent en chemin, et le jettent dans divers pays, dont il apprend ks moeurs, les loix , lu palitlque,  sur l e P o e m e Epique." vi] De-Ik naissent naturellement une infinité d*incidents et de périls. Mais sachant combien sori absence causoit de désordre dans son rojaume , ïl surmonte tous ces obstacles, méprise tous les plaisirs de la vie ; 1'immortalité même ne le touche point : il renonce a tout, pour soulager son peuple , et,revoir sa familie. Dans 1'Enéïde , un Héros pieux et brave , échappé des ruines d'un Etat puisaant , est destiné par les Dieux pour en conserver la Religion , et pour établir un Empire plus grand, et plus glorieux que le premier. (Je Prince , choisi pour Roi par les restes infbrtunés de ses concitoyens. erre long-temps avec eux dans plusieurs pays, oü il apprend tout ce qui est nécessaire a un Roi, h iin Législateur, a un Pontife. II trouve enfin un asyle dans des terres éloignées, d'oü ses ancêtres étoient sortis. II défait plusieurs ennemis puissants qui s'opposent a son établissement, et jetteles fonclements d'un Empire , qui devoit être un jour le maitre de PUnivers. L'Action de Téïemaque unit ce qu'il y a de erand dans 1'un et dans 1'autre de ces deux Poëmes. On y voit un jeune .rnnce anime par l amour de la patrie, aller chercher son pere, dont Pabsence causoit le malheur de sa familie et de son Royaume. II s'exposé a toutes sortes de périls ; il se signale par des vertus héroïques : il renonce a la Royauté et a des couronnes plus considérables que la sienne : et parcourant plusieurs terres inconnues, il apprend tout ce qu'il faut pour gouverner un jour selon la prudence d'Ulysse, la piété d'Enée, et la valeur de tous les deux, en sage Politique , en Pxince religieux, en Héros accompli. L'Action de l'Epopée dolt être une. Le Poëme Epique n'est pas une Histoire comme la Pharsale de Lucain et la Guerre Punique de Silius Italicus •, ni la vie toute entiere d'un Héros , comme 1'Achilléïde de Stace : Punité du a iv Sujet de 1'Enéïde. Plan de Téïemaque, L'Action doüêireune.  £>es Episodes. E'imité rle 1'action de Téïemaque, & la contiïiuité des Episodes. Vlij D r & c o u r s. Héros ne fait pas 1'unité de 1'action. La vi«> de 1'homme est pleine d'inégalités. II change sans cesse de desseins , ou par 1'inconstance de ses passions , ou par les aceidents imprévus de-, la vie. Qui voudroit décrire tout 1'homme , ne formeroit qu'un tableau bizarre , un contraste de passions opposées, sans liaison et sans ordre. C'est pourquoi l'Epopée n'est pas la lpuange d'un Héros qu'on propp'se pour modele , maia, le récit d'une action grande et illustre qu'on. donne pour exemple. II en est de la Poésie comme. de la Peinture : 1'unité de 1,'action principale n'empêche pas qu'on n'y insere plusieurs incidents particulieïs. Le dessein est fbrmé dès le commen cement du Poëme ; le Héros en vient a bout en franchissant tous les obstacles C'est le récit de ces oppositions qui fait les Episodes : mais tous, ces Episodes dépendent d.e 1'action principale, ?t sont tellement liés avec elle , et si unis en-, tr'eux , que le tont ensemble ne présente qu'un seul tableau , composé de plusieurs figures danst uue belle ordonnance et dans une juste pr.oportion. Je n'examine point ici s'il est vrai qu'Homere noie quelquefois. son action principale dans la, longueur et le nombre de ses Episodes, si son, action est doublé, s'il perd souvent de vue ses, principaux personnages. II suffit de remarquer que 1'Auteur de Téïemaque a imité paivtout la régularité de Virgile , en évitant les défauts qu'on irapute au Poëte Grec. Tous les Episodes de notre Auteur sont continus, et si habi[ernent enclavés les uns dans les. autres, que Ie premier amene celui qui stut. Ses principaux personnages ne disparoissent point; et les transiitions, qu'il fait de PEpisode a Paction. principale , font sentir toujours 1'unité du dessein.. Dans les six premiers Livres , oü Téïemaque. parle et fait le récit de ses aventures a Cajpso , ce long Episode, a Pimitation de celui  6 V R Jj E ' P O E M E E P I O V E. IS de Didon, est raconté avec tant d'art, que 1'ünité de Paction principale est demeurée parfaite. Le Lecteur y est en suspens, et sent dès le commencement que le séjour de ce Héros dans cette isle , et ce qui s'y passé, n'est qu'un obstacle qu'il faut surmonter. Hans le XIIL. et XIV'. Livre , oü Mentor instruit Idoménée , Téïemaque n'est pas présent, il est a 1'armée , mais c'est Mentor, un des principaux personnages du Poëme , qui fait tout en vue de Téïemaque et pour son instruction; de sorte que eet Episode est parfaitement lié avec le dessein principal. C'est encore un grand art dans notre Auteur , de faire entrer dans son Poëme des Episodes qui ne sont pas des suites de sa Fable principale , sans rompre ni 1'unité, ni la continuité de 1'action. Ces Episodes y trouvent place , non-seulement comme des instructions importantes pour un jeune Prince, qui est le grand dessein du Poëte , mais paree qu'il le fait raconter a son Héros dans le temps d'une inaction , pour en remplir le vuide. C'est ainsi qu'Adoam instruit Téïemaque des moeurs et des loix de la Bétique pendant le calme d'une navigation: et Philoctete lui raconte ses malheurs , tandis que ce jeune Prince est au camp des alliés, en attendant }e jour du cambat. L'Action Epique doit être entiere. Cette intégrité suppose trois choses : la cause , le noeud et le déuouement. La cause de 1'action doit être d-igne du Héros , et conforme a son caraetere. Tel est le dessein de Téïemaque, Nous Pavon* déja vu. Le Noeud doit être naturel, et tiré du fond de 1'action. Dans 1'Odyssée , c'est Neptune qui le forme. Dans 1'Enéïde , c'est la coleve de 1 unon. Dans Téïemaque , c'est la haine de Vénus. Le noeud de 1'Odyssée est naturel, paree que rnaturellement il n'y a point d'obstacle qui soit plus a craindre pour ceux qui vont sur mer , que la mer mtme, L'pppositiou de Junen, daiis, L'Action doit être sn* tiere. Du Nosud.  Du Dénoue' reent. x Discours I'Enéïde, comme ennemie des Troyens, est une belle fiction. Mais Ia liaine de Vénus contre un jeune Prince qui méprise la volupté par amour de Ia vertu, et dompte ses passions par le secours de la Sagesse, est une Fable tirée de la nature, qui rcnferme en même - temps une morale sublime. Le Dénouement doit être aussi naturel que le noeud. Dans 1'Odyssée, Ulysse arrivé parmi les Phéaciens, leur raconte ses aventures; et ces insulaires, amateurs des Fables , charmés de ses récits , lui fburnissent un vaisseau pour retourner chez lui : le dénouement est simple et naturel. Dans 1'Enéïde, Turnus est le seul obsfacle a Fétablissement d'Enée. Ce Héros , pour épargner lè sang de ses 'Proyens et celui des Latins, dont il sera bientöt le Roi , vuide la querelle par un combat singulier : ce dénouement est noble. Celui de Téïemaque est tout ensemble naturel et grand. Ce jeune Héros , pour obéir aux ordres du Ciel, surmonte son amour pour Antiope, et son amitié pour Idoménée qui lui offroit sa Couronne et sa fille, II sacrifie ses passions les plus vives, et les plaisirs même les plus innocents , au pur amour de Ia vertu. II s'embarque pour Ithaque sur des vaisseaux que lui fournit Idoménée , a qui il avoit rendu tant de services. Quand il est prés de sa patrie , Minerve Ie fait relacher dans une petite isle déserte ' oü olie se découvre h lui. Après 1'avoir accornpagné h son insu au travers des mers orageuses , de terres ïnconnues , de guerres sa'nglantes , et de tous les maux qui peuvent éprouver le coeur de 1'homme , la Sagesse le conduit enfin dans un lieu solitaire. C'est la qu'elle lui parle, qu'elle lui annonce la fin de ses travaux , et sa dcstiSiée heureuse ; puis elle le quitte. Si-töt qu'il Va rentrer dans le bonheur et le repos, la divinité '•.'éloigne , le merveilleux cesse, 1'action héroïque finit. C'est dans la souffrance que 1'homme se niontre Héros, et qu'il a besoin d'un appui  SUR L E P O E M E Él" IQ X! E. XI tuut divin. Ce n'est qu'après avoir soufFert, qu'il est capable de marcher seul, de se conduire luimème , et de gouverner les autres. Dans le Poëme de Téïemaque , 1'observation des plus petites regies de 1'art est accompagnée d'une profonde inorale. Outre le noeud et le dénouement général de 1'action principale , chaque Episode a son noeud et son dénouement propre. Ils doivent avoir tous les mêmes conditions. Dans l'Epopée . on ne cherche point les intrigues surprenantes des Romans modernes. La surprise seule ne produit qu'une passion très-imparfaite et passagere. Le sublime est d'imiter la simple nature; préparer les événements d'une maniere si délicate, qu'on ne le prévoie pas; les conduire avec tant d'art, que tout paroisse naturel. On n'est point inquiet, suspendu , détourné du but principal de la Poésie héroïque , qui est 1'instruction , pour s'occuper d'un dénouement fabuleux et d'une intrigue imaginaire. Cela est bon quand le seul dessein est d'amuser : mais dans un Poëme Epi» que, qui est une espece de Philosophie morale, ces intrigues sont des jeux d'esprit au-dessous de sa gravité et de sa noblesse. Si 1'Auteur de Téïemaque a évité les intrigues des Romans modernes , il n'est pas tombe non plus dans le merveilleux outré que quelques-uns reprochent aux Anciens. II ne fait n: parler des chevaux , ni marcher des trépieds ni travailler des statues. L'action Epique doi étre merveilleuse , mais vraisemblable. Nou n'admirons point ce qui nous paroit impossible Le Poëte ne doit jamais choquer la raison, quoi qu'il puiese aller quelquefois au-dela de Ia na ture. Les Anciens ont introduit les dieux dan leurs Poëmes, non-seulement pour exécuter paa leur entremise de grands événements , et unij la vraisemblance et le merveilleux , mais poui apprendre aux hommes que les plus vaillants e; les plus sages ne peuvent rien sans le secours Qualités générales du noeud & du dénouement du Poëme Epique, L'Action doit être merveilleuse. .  De Ia durée «iu Poëme Epique. *q Discours. des I>ieux. Dans notre Poëme , Minerve cosduit sans cesse Téïemaque. Par-la le Poëte rend tout possible a son Héros , et fait sentir que , sans la Sagesse divine , 1'homme ne peut rien. Maisce n'est pas lk tout son art. Le sublime est d'avoir caché la Déesse sous une forme humaine : c'est non- seulemeirt le vraisemblable , mais le naturel qui s'unit ici au merveilleux. Tout est divin , et tout paroit humain. Ce n'est pas encore tout. Si Téïemaque avoit su qu'il étoit con-, duit par une Divinité, son mérite n'auroit pas été si grand , il en auroit été trop soutenu. Les Héros d'Homere savent presque toujours ce que les immortejs font pour eux. Notre Poëte , en dérobant k son Héros le merveilleux de la fiction, a fait admirer sa vertu et son courage. La durée du Poëme Epique est plus longue que celle de la Tragédie. Dans celle-ci , les passions regnent : rien de violent ne peut être de longue durée. Mais les vertus et les habitudes qui ne s'acquierent pas tout d'un coup , sont propres au Poëme Epique , et par conséquent son action doit avoir une plus grande étendue. L'Epopée peut renfermer les actions de plusieurs années : mais , selon les critiques, le temps de? 1'action principale depuis 1'endroit oü le Poëte commence sa narration , ne peut être plus long qu'une année, comme le temps d'une action tragique doit être au plus d'un jour. Aiistote et Horace n'en disent rien pourtanl. Homere et Virgile n ont observé aucune regie fixe lk-dessus. L'action de PHiade toute' entier e se passé en cinquante jours. Celle de 1'Odyssée , depuis 1'endroit oü le Poëte commence sa narration, n'est que d'environ deux mois. Celle de 1'Enéïde est d'un an. Une seule campagne suifit k Télemajue , depuis qu'il sort de 1'isle de Calypso jusqu'k son retour enlthaque. Notre Poëte a choisi le milieu entre 1'impétuosité et la véhémence avec laquelle le Poëte Grec court vers sa fin, et la démarche majestueuse et mesurée du Poët$  sur li e Poe me Epique. xiïj tiatin , qui paroit quelquefois lent , ét semble frop allonger sa narration. Quand 1'Action du Poëme Epique est longue, et n'est pas continue, le Poëte divise sa Fable en deux parties; Pune óü le Héros parle et raconte ses aventures passées ; 1'autre , oü le Poëte seul fait le récit de ce qui arrivé ensuite a son Héros. C'est ainsi qu'Homere ne commence sa narration qu'après qu'Ulysse est parti de 1'isle d'Ogygie ; et Yirgüe la sienne , qu'après qu'Enée est arrivé a Carthage. L'Auteur de Télernaque a. parfaitement imité ces deux grands modeles. II divise son action comme eux en deux parties. La principale contient ce qu'il raconte , et elle commence oü Téïemaque finit le récit de ses aventures k Calypso. II prend peu de matiere, mais il la traite amplement; dix-huit Livres y sont employés. L'autre partie est beaucoup plus emple pour le nombre des incidents , et pour le temps : mais elle est beaucaup plus resserrée pour les cireónstanees. Elle ne contient que les six premiers Livres. Par cette division de ce que notre Poëte raconte, et de ce qu'il fait raconter k Téïemaque, il retranche les temps d'inaction , comme sa captivité en Egypte , son emprisonnement k Tyr , etc. II n'étend pas trop la durée de sa narration , il joint ensemble la variété et la continuité des aventures : tout est mouvement , tout est action dans soft Poëme; on ne voit jamais ses personnages oisifs, Jii son Héros disparoitre. 11. De x k M o r A l e. On peut recommander la vertu par les exemples et par les instructions , par les moeurs et par les préceptes. C'est ici oü notre Auteur surpasse de beaucoup tous les autres Poëtes. On doit k Homere la riche invention d*avoir personnalisé les attributs divins , les passions luoaaioes , ct les cause* physiques ; som-ce fé- Dsla Narrï[ion Epique. % Des moeurs.  Caractere: des Dieux d'Homere. xï'ir Discours conde de belles fictions, qui animenl et vivifierii tout dans la Poésie. Mais sa Religion n'est qu'uii tissu de fables , qui n'ont rien de propre , ni k faire respecter , ni a faire aimer la Divinité» Les caracteres de ses Dieux sont même au-dessous de ceux de ses Héros. Pythagore , Flaton ^ Philostrate , payens comme lui, ne Pont pas justitie d'avoir ravalé ainsi la nature divine, sous prétexte que ce qu'il en dit est allégorie , tantót physique , tantót morale. Car outre qu'il est contre la nature de la Fable , de se servir des actions morales pour figurer des effets physiques, il leur parut très-dangereux de représenter les chocs des éléments et des pnénomene9 communs de la nature, par des actions vicieuses attribuées aux Puissances célestes , et d'enseigner la morale par des allégories , dont la lettre ne montre que le vice. On pourroit peut-être diminuer lafaute d'Homere par les ténebres et les moeurs de son sie* cle , et le peu de progrès qu'on avoit fait de son temps dans la Philosophie. Sans entrei- dans cette discussion, on se contentera de remarquef que 1'Auteur de Téïemaque, en imitant ce qu'il y a de beau dans les Fables du Poëte Grec, a éVité deux grands défauts qu'on lui impute. II personnalise comme lui les attributs divins , efc en fait des divinités subalternes; mais il ne les fait jamais paroïtre qu'en des occasions qui méritent leur présence. II ne les fait jamais parler ni agir que d'une maniere digne d'elles. II unit avec art la Poésie d'Homere et la Philosophie de Pythagore. II ne dit rien que ce que les Payens auroient pu dire; et cependant il a mis dans leurs bouehes ce qu'il y a de plus sublime dans la morale Chrétienne , et a montre nar-la que cette morale est écrite en caracteres ïneffacables dans le coeur de 1'homme , et qu'il les y découvriroit infaüliblement , s'il suivoit li voix de la pure et simple raison , pour se livrer totalement a cette vérité souveraine et ual-  ST7R. I-E !P O E M E EpiQtTE. XV verselle , qui éclaire tous les esprits , comme le soleil éclaire tous les corps, et saus laquelle toute raison particuliere n'est que ténebres et égarement. Les idéés que notre Poëte nous donne de la Divinité , sont non-seulement dignes d'elle, mais1 infiniment aimables pour 1'homme. Tout inspire la confiance et 1'amour : une piété douce , une adoration noble et libre , due h la perfection absolue de 1'Etre infini: et non pas un culte superstitieux , sombre et servile , qui saisit et abat le cotur , lorsqu'on ne considere Dieu que comme un puissant Législateur qui punit avec rigueur le violement de ses loix. II nous représente Dieu comme amateur des hommes , mais dont Pamour et la bonté ne sont pas abandonnés aux décrets aveugles d'une destinée fatale , ni mérités pas les pompeuses apparences d'un culte extérieur , ni sujets aux caprices bizarres des Divinités payenncs ; mail toujours réglées par la loi immuable de la sagesse , qui ne peut qu'aimer la vertu , et traitexles hommes, non selon le nombre des animaux qu'ils immolent, mais des passions qu'ils sacriFient. On peut justifier plus aisément les caracteres qu'Homere donne a ses Héros , que ceux qu'il donne a ses Dieux. II est certain qu'il peint les hommes avec simplicité , force , variété et passion. L'ignorance' oü nous sommes des coutumes d'un pays , des cérémonies de sa Religion, du génie de sa langue, le dé faut qu'ont la plupart des hommes de juger de tout par le goüt de leur siècle et de leur nation , Pamour du faste et de la fausse magnificence, qui a gaté la nature pure et primitive; toutes ces choses peuvent nous tromper , et nous faire regarder comme fade ce qui étoit estimé dans 1'ancienne Grece. Quoiqu'il paroisse plus naturel et plus philosophe de distinguer la Tragédie de l'Epopée Ses idép<; «Je i Divinité» Des Mosiirs ies Héros d'Homere. Des den* sortes d'Epo-1 pées, la pathétique&laMorale.  Ces dein especes d'E popées son unies dans li Téïemaque. 'xvj , Discours par la différenec de leurs vues morales, córiimè 011 a fait d'abord , on n'óse décider eependanit 's'il ne peut pas y avoir , comme dit Aristote > deux sortes d'Epopées , 1'une Pathétique, 1'autre Morale, ; Furie oü les grandes passions regnent, 1'autre oü les grandes vertus trioiliphent. LTliade et 1'Odyssée peuvent être des eXemples de ces deux especes. Dans 1'un , Achille est représerité naturel lemeiit avec tous ses défauts; tan tót comme bruta! , jusqu'k ne conserver aucune dignité dans sa cólere ; tantöt comme furieüx, iuscfu'a sacrifier sa pafrie a son ressentiment. Quoique le Héros de 1'Odysséë soit plus régulier que le jeune Achille bouillant et inipétueux , cependant le sage Ulysse est souvent faux et trompeur. C'est que le Poëte peint les hommes avec simplicité, et selon ce qu'ils sont d'ordinaire. La valeur se tröuve souvent alliée avec une vengèance furieuse ei brutale. La politique est presquê toujours jointe avec le mensonge et la dissimulation. Peindre d'après nature , c'est peindre comme Homere. Sans vouloir critiquer les vues differerites de T'Hiadé et de 1'Odyssée, il suffit d'avoir remar', qué en passant leuis différentes beautés , pour faire admirer 1'art avec lequel notre Auteur réunit dans son Poëme ces deux sortes d'Epopées , la Pathétique ét la Morale. On voit un' mélange et un contraste admirable de vertus et de passions dans ce merveilleux tableau. II n'off're rien de trop grand ; mais il nous i-eprésente également 1'excelleilce et la bassesse de 1'homme. II est dangereux de nous montrer 1'un sans 1'autre , et rieri n'est plus utilé que de nous faire voir. tovfs les deux ensemble ; car la justice et la vertu parfai'tes demandent qu'on s'estime et se méprise , qu'on s'aime et se haïsse. Notre Pöëte n'éleve pas téïemaque au-dessus de 1'humanité : il le fait tomber dans les foiblesses qui sont compatibles avec un amour sincere de la vertu i et ses foiblesses servent a le corriger, en lui  SUR IE ÏOBM! È P I Q c B. Xvij mi inspiïant la défiance de soi-même et de ses propres forccs. II ne rend pas son imitation i-npossibJe, en lui donnant une perf'ection sans tache : mais excite no're émulation en mettanC devant les yeux 1'exemple d'un jeune homme, ciui , avec les mêmes imperfectioiis que chacun sent en soi , fait les actions les plus nobles et les plus vertueuses. Il a uni ensemble dans le caractere de son Héros le courage d'Achille , la prudence d'Ulysse , la piété d'Enée. Téïemaque est colere comme le premier , sans être brutal; politique comme le second , sans être fourbe; sensible comme le troisieme , sans être voluptueux. Tjne autre maniere d'instruire , c'est par les préceptes. L'Auteur de Téïemaque joint ensemble les grandes instructions avec les exemples hérbïques , la morale d'Homere avec les moeurs de Virgile. Sa morale a cependant trois qualités qui manquent a celle des Anciens, soit Poëtes, soit Philosophes. Elle est sublime dans ses principes , noble dans ses motifi, unwerselle dans ses usages. i°. Sublime dans ses principes. Elle vient d'une ■profbnde connoissance de 1'homme : on 1'intfoduit dans son propre fonds ; on lui développe les ressorts secrets de ses passions, les replis cachés de son amour-propre , la diflerence des vertus fausses d'avec les solides. De la connoissance de 1'homme , on remo.ite a celle de Dieu même. L'on fait sentir par-tout que 1'Etre infini agit sans cesse en nous pour nous rendre bons et heureux : qu'il est la source immédiate de toutes nos lumieres et de toutes nos vertus ; que nou; ne tenons pas moins de lui la raison que la vie : que sa vérité souveraine doit être notre uniqut lumiere , et sa volonté suprème régler tous no; amours ; que , faute de consulter cette Sagesse universelle et immuable , 1'homme ne voit que des fantómes séduisants; faute de 1'écouter , il n'entend que le bruit confu» de ses passions; que Tome I. b 2°.Des préceptes & des instructious morales. QuaUtés dc la Morale de Téïemaque. ip. EUe est sublime dans ses princi» pes.  xviij Disco fris les solides vertus ne nous viennent que comme quelque chose d'étranger qui est mis en nous; qu'elles ne sont pas les effets cle nos propres efforts , mais Fouvrage d'une Puissance supérieure a 1'homme , qui agit en nous quand nous n'y mettons point d'obstacles , et dont nous ne distinguons pas toujours 1'action a cause de sa délicatesse. L'on nous montre enfin que , sans cette puissance première et souveraine , qui éleve 1'homme au-dessus de lui-même, les venus les plus brillantes ne sont que des raffinement* d'un amour-propre , qui se renferme en soi-même , sa rend sa divinité, et devient en même-temps et Pidolatre , et 1'idole. Rien n'est plus adrnirable que le portrait de ce Philosophe que Téïemaque vit aux Enters , et dont tout le crime étoit d'ayoir été idolatre de sa propre vertu. C'est ainsi que la morale de notre Auteur tend a nous faire oublier notre être propre , pour le rapporter tout entier k 1'Etre sonverain, et nous en rendre les adorateurs ; comme le but cle sa politique est de nou* faire préférer le bien public au bien particulier , et nous faire aimer lea hommes. On sait le systême de Machiavel , de Jtlobbes , et de deux Auteurs plus modérés , Puffendorf et Grotius : les deux premiers , sous le vain et faux prétexte que le bien de la sociétó na rien de commun avec le bien essentiel de 1 homme qui est la vertu, établissent pour seulea maximes de gouvernement, la finesse , les artihees , les stratagêmes , le despotisme , 1'injustice et 1 irréhgion. Les deux derniers Auteurs ne tondentleür politique que sur des maximes pavennesi et qui même n'égalent ni celles de la RépuJ)hque de Platon, ni celles des Offices de Cieeron. II est vrai que ces deux Philosophes modernes out travaillé dans le dessein d'être utiles a la sodeté, et qu'ils ont rapporté presque tout au honheur de 1'homme considéré selon le civil. Mais PAuteur de Téïemaque est original en ce quü a urn la politique la plus paxfaite,  sur i-e Poeme Epique. xix avec les idees de la vertu la plus consommée. Le grand principe sur lequel tout roule , est que le monde entier n'est qüune république universelle , et chaque peuple comme une grande familie. De cette belle et lumineuse idéé naissent ce que les Politiques appellent les loix de la Nature et des Nations , équitables, généreuses, pleines d'humanité. On ne regarde plus chaque pays comme indépendant des _ autres , mais le genre hurnain comme un tout indivisible. On ne se borne plus a 1'amour de sa patrie ; le coeur s'étend, devient immense, et par une amitié universelle , embrasse tous les hommes. De-la naissent 1'amour des étrangers, la confiance mutuelle entre les Nations voisines , la bonne foi , la justice et la paix parmi les Princes de 1'Univers comme entre les particuliers de chaque Etat. Notre Auteur nous montre encore que la gloire de la Royauté est de gouverner les hommes pour les rendre bons et leureux , que 1'autorité du Prince n'est jamais mieux affermié que lorsqu'elle est appuyée sur 1'amour des peuples, et que la véritable richesse de 1'Etat consiste a retrancher tous les faux besoins de la vie, pour se contenter du nécessaire, et des plaisirs simples et innocents. Par - la il fait voir que la vertu contriüue non-seulement a. préparer 1'homme pour une félicité future, mais qu'elle rend la société actuellement heureuse dans cette vie , autant qu'elle le peut être. 3°. La Morale de Téïemaque est noble dans ses motifs. Son grand principe est qu'il faut préférer 1'amour du beau a 1'amour du plaisir, comme disent Socrate et Platon , Vhonnéte h Vagréable, selon 1'expression de Cicéron. Voila la source des sentiments nobles, de la grandeur d'ame, et de toutes les vertus héroïques. C'est par ces idéés pures et élevées qu'il détruit d'une maniere infiniment plus touchante que par la dispute, la fausse philosophie de ceux qtu font duplaisirle seul ressort du coeur hurnain, Notre b ij i°. La morale de Téïemaque est noble dans fes motifs.  5e. La morale de Téïemaque eft universeüe dans ses uiages. xx D t S * O V R 5 Poete montre par la belle morale qu'il met dans la bouche de ses Héros, et les actions généreu» ses qu*il leur fait faire , ce que peut 1'amour du beau et du parfait sur un coeur noble , pour lui faire sacrifier ses plaisirs aux devoirs pénibles de sa vertu. Je sais que cette vertu héroïque passé parrm les ames vulgaires pour un fantöme , et que les gens d'imagination se sont déchamés contre cette vérité sublime et solide par plusieurs pointes d'esprit frivoles et méprisables. C'est que ne trouvant rien au-dedans d'eux qui soit eomparable a ces grands sentiments , ils concluent que 1'humanité en est incapable. Ce sont des nains qui jugent de la force des géants, par la leur. Les esprits qui rampent sans cesse dans les hornes étroites de 1'amour-propre , ne comprendront jamais le pouvoir et 1'étendue d'une vertu qui éleve 1'homme au-dessus de lui-même. Quelques Philosophes qui ont fait d'ailleurs de belles découvertes dans la Philosophie , se ^ont laissés entrainer par leurs préjugés jusqu'a ne point distinguer assez entre 1'amoUr de I'ordre et 1'amour du plaisir , et a nier que la volonté puisse être remuée aussi fortement par la vue de la vérité, que par le gout naturel du plaisir. On ne peut lire sérieusement Téïemaque, sans être convaincu de ce grand principe. L'on y voit les sentiments généreux d'une ame noble Tji ne concoit rien que de grand ; d'un coeur désintéressé , qui s'oublie sans cesse ; d'un Philosophe qui ne se borne ni a soi , ni a sa Nalion , ni a rien de particulier , mais qui rapporte tout au bien commun du genre humain et Jrout le genre humain a 1'Etre suprème. 5°. La Morale de Téïemaque est universelle dans ses usages , étendue , féconde , proportionnée k tous les temps , a toutes les Wations , et a toutes les conditions. On y apprend les devoirs d'un Prince, qui est tout ensemble Roi , Guerrier , Philosophe et Législateur. On y voit 1'art de conduire des Nations diiTérentes , la  b xt r Ti b P o k M ■ fep i q w e. x*j Tnaniere de eonserver la paix au-dehors avec se* voisins, et cependant d'avoir toujours au-dedans du Royaume une jeunesse aguerne prote a le dét'endre ; d'enrichir ses Etats, sans tomber dans le luxe ; de trouver le milieu entre- les exces dun pouvoir despotique et les désordres de 1 anarchie. On j donne des preceptes pour 1 a«riculture, pour le commerce pour les arts , pour la police , pour Vóducation des entants. Notre Auteur fait entrer dans son Poeme nonseulement les vertus héroïques et royales, mais celles qui sont propres k toutes sortes de conditions. En formant le coeur de son Prince , il n instruit pas moins chaque particulier de son devoir. L'Iliade a pour but de montrer les funestes suites de la désunion parmi les Chefs d'une armee L'Odyssée nous-fait voir ce que peut dans un Roi la prudence , jointe avec la valeur. lJans PEnéïde, on dépeint les actioTis dun Heros pieux et vaillant. Mais toutes ces vertus particuliere» ne font pas le bonheur du genre humain. Téïemaque va bien au-dela de tous ces plans , par la p andeur , le nombre et 1'etendue de ses vues morales ; de sorte qu'on peut dire avec le Philosophe critique d'Homere : * Le tton le plus utile que les muses aient fait auco hommes , c'est le Téïemaque ; car si le bonheur du genre humain pouvoit naitre d'un Poeme , hl naitroit de- celui-la* De £ a Poésie. C'est une belle remarque- du Chevalier Temple crue la Poésie doit réunir ce que la Musinue' la Peinture et 1'Eloquence ont de force et de beauté. Mais comme la Poésie ne differe de 1'Eloquence qu'en ce qu'elle peint avec enthousiasme , on aime mieux dire que la Poésie emprunte son harmonie de la Musique , sa passion de la Peinture , sa foroe et sa justesse dc la Philosophie. .„ h tij * L'Ab'né !er:?asscm.  L'harmon Hu style < Téïemaque Excellenc des Peintu res de Tele maque. Des comparaisons & descriptions de Téïemaque. 1 < t t * Le style de Téïemaque est poli , net, cout lant, magnificfue : il a toute 1'abondanee d'Homere, sans avoir son intempérance de paroles. Ai ne tombe jamais dans les redites; et quand H parle des mêmes choses, il ne rappelle point les memes images , et encore moins les mêmes termes. Toutes ses périodes remplisscnt I'oreille par leur nombre et leur cadence. Rien ne choque : pomt de mots durs, point de termes abstraits , m de tours affectés. II ne parle jamais pour parler , m simplement pour plaire : toutes ses paroles font penser , et toutes ses pensées tendent a nous rendre bons. ■ Les images de notre Poëte sont aussi parfai.tes, que son style est harmonieux. Peindre c est non-seulement décrire les choses, mais en representer les circonstances d'une maniere si vive et touchante, qu'on s'imagine les voir. L'Auteur de Téïemaque peint les passions avec artH avoit étudié le coeur de 1'homme , et en connoissoit tous les ressorts. En lisant son Poëme on ne voit plus que ce qu'il fait voir; on n'entend plus que ce qu'il fait parler. II échauffe il remue, il entraine ; on sent toutes les passions qu'il décrit. Les Poëtes se servent ordinairement de deux sortes de peintures ; les comparaisons, et les descriptions. Les comparaisons de Télemanue sont justes et nobles. L'Auteur n'éleve pas trop i esprit au-dessus de son sujet par des métaphores outrees; il ne 1'embarraase pas non plus par une trop grande variété d images. II a imité tout ce qu il y a de grand et de beau dans les descriptions des Anciens, les combats, les jeux es naufrages , les sacrifices , etc. sans s'étendré fes minnties qui font languir la narraion , sans rabaisser la majesté du Poëme Epi[ue par la description des choses basses et déagreables. II descend quelquefois dans le déf ;' mais 11 ne dit rien qui ne mérite attention t qui ne contribue a 1'idée qu'il veut donner.  s tt r Tj e Poeme Èmquï. xxitj II suit la nature dans toutes ses variétés : il sayoit bien que tout discours doit avoir ses inésalités; tantót sublime, sans être guindé ; tantot naïf, sans être bas. C'est un faux goüt de vouloir toujours embellir. Ses descriptions sont ma«nifiques, mais naturelles, simples, et cependallt Lréables. II peint non-seulement d'apres nature , mais ses tableaux sont aimables. il unit ensemble !a vérité du dessein , et la beauté du coloris; la vivacité d'Homere , et la noblesse de Viraile. Ce n'est pas tout : les descriptions^ de ce Poëme sont non-seulement destinées a plaire , mais elles sont toutes instructies. Si 1'Auteur parle de la vie pastorale , c'est pour recommantler Paimable simplicité des moeurs. S'il decrit des jeux et des combats , ce n'est pas seulement pour célébrer les funérailles d'un ami ou d un nere comme dans 1'Iliade et dans 1'Enéïde : c est nour' choisir un Roi qui surpasse tous les autres dans la f'oree de 1'esprit et du corps, et qui soit éaalement eapable de soutenir les f'atigues de 1'un et de 1'autre. S'il nous représente les horreurs d'un naufrage , c'est pour inspirer a son Heros la fermeté de coeur , et 1'abandon aux Dieux dans les plus grands périls. Je pourrois parcourir toutes ces descriptions , et y trouver de semblables beautés 8 je me contenterai de remarquer que dans cette nouvelle .Edition , la sculpture ae la redoutable Egide que Minerve envoya a Téïemaque, est pleine d'art, et renferme cette morale sublime : Que le bouclier d'un Prince , et lc soutien d'un Etat, sont les sciences et lagriculture : Qu'un Roi armé par la sagesse cherche toujours la paix, et trouve des ressources fecondes contre tous les maux de la guerre, dans un peuple instruit et laborieux , dont 1 esprit et le corps sont également accoutumés au travaif. La Poésie tire sa force et sa justesse de la fni- ^ losophie, Dans Téïemaque , on voit par - tout ( une imagination riche , vive , agréable et neanmoins un esprit juste et profond. Ces deux qua- b 19 Philosopiiie le Télema[ue.  Comparaison de la Poésie de Téïemaque avec Homere & Virgi- j I 3 3 < 3 ] i 1 1 ë xxlv D r a c o tr s » lités se rencontre rarement dans la même per*onne. II faut que 1'ame soit dans un mouvement presque continuel pour inventer , pour passior*ner, pour imiter ; et en même-temps dans une tran lllté parfait . e/produisa™; et chomr entre milfc pensees qui se présenten celle qui coiivient, II faut que 1'imaginalion souffre "ne espeee de transport et d'enthousiasme , pendant que 1 esprit paisible dans son empire la reuent et la tourne oü il veut. Sans cette passion qui anime tout , les discours paroissent froids languissants, abstraits, historiques. Sans ce iugement qui regie tout, ils sont faux et trompeurs. _ i^e teu d Homere, sur-tout dans PIMade est impetueux et ardent comme un tourbillon de Uan.mes qui embrase tout. Le feu de \iroi}e a plus de clarté que de chaleur ; il luit touiouira umment et également , celui de Téïemaque echaufte et éclaire tout ensemble , selon qu'il faut persuader ou passionner. Quand cette nam me éclaire , elle fait sentir une douce chaleur qui n incommode point. Tels sont les discours de Mentor sur la politique , et de Téïemaque sur e sens des loix de Minos, etc. Ces idéés purea 'emplissent 1'esprit de leur paisible lurniere• enthousiasme et le feu poétiques seroient nuiiWes comme les rayons trop ardents du Soleil pu eblouissent. Quand il n'est plus question de aisonner . mais d'agir ; quand on a vu clairenent la vérité , quand les réflexions ne viennent jue d irrésolution , alors le Poëte excite un feu !t une passion qui détermine et qui emporte une ime^aflbiblie , qui n'a pas le courage de se renlie a la vérité. L'épisode des amours de Télenaque dans 1'isle de Calypso t est plein de ce feu Ce melange cle lumiere et d'ardeur distinoUe «otre Poëte d'Homere et de Virgüe : 1'enthouiasme. du premier lui fait quelquefois oublier art , néghger 1'ordre , et passer les bornes de i nature. C'étoit la force et 1'essor de son grand éme t qui 1'entramoit malgré lui. La pompeuse  s tt k T> e Poeme Epique. xxv magnificence , le jugement et la conduite de Virfiile dégénerent quelquefois en une régulante trop compassée , oü il semble plutót Historiën que Poëte. Ce dernier plak beaucoup plus aux Poëtes philosophes et modernes , que le premier, N'est-ce pas qu'ils sentent qu'on peut imiter plus facilement par art le grand jugement du Poëte latin, que le beau feu du Poëte grec , que la nature seule peut donner 1 Notre Auteur doit plaire a toutes sortes de Poëtes , tarit a ceux qui sont philosophes, qu'k ceux qui n'admii ent que 1'enthousiasme. II a um les lumieres de 1'esprit avec les charmes de limagination. II prouve la vérité en philosophe; il fait aimer la vérité prouvée par les sentiments qu'il excite. Tout est solide, vrai, convenable a lapersuasion : ni jeux Gesprit, ni pensées brülantes , qui n'ont d'autre but que de faire admirer 1'Auteur. II a suivi ce grand précepte de Platon qui dit qu'en écrivant on doit touiours se cacher , disparoitre , se faire oublier pour ne produire que les vérités qüon veut persuader , et les passions qu'on veut purifier. Dans Téïemaque , tout est raison , tout est sentiment ; c'est ce qui le rend un Poëme de toutes les nations et de tous les siecles. Tous les étrangers en sont également touchés. Les traductions qu'on en a faites en des langues moins délicates que la langue Francoise , n'effacent point ces beautés originales. La savante Apologiste d Homere nous assure que le Poëte Grec perd mhniment par une traduction , qu'il n'est pas possible d'y faire passer la force, la noblesse^ ets 1'ame de la poésie. Mais on ose dire que Téle, maque conservera toujours en toutes sortes de langues, sa force, sa noblesse , son ame et ses beautés essentielles. C'est que 1'excellence de ce Poëme ne consiste pas dans 1'arrangement heureux et harmonieux des paroles, ni même dan» les agréments que lui prête 1'imagination , mais dans un goüt sublime de la vérité, dans des  Première ob jection con. tre Téïemaque. RÉP O N SE, I J i * Ode i Messieurs de t Academie , par M. de la Motte. Pre-1 rmere Ode. J c e i xxvj Discours sentiments nobles et élevés , et dans Ia manier» naturelle , délicate et judicieuse cle les rraiter De paredles beautés sont de toutes les lanaues' de tous les temps, de tous les pays, et touchent egalement les bons esprits et les grandes ames dans tout 1'univers. On a formé plusieurs objections contre Téïemaque : i°. Qu'il n'est pas en vers. La versification, selon Aristote, Denys d'Halicarnasse et Strabon , n'est pas essentielle k 1'Epopée On peut 1'écrire en prose', comme on écnt des Tragédies sans rimes. On peut faire des vers sans poésie, et Être tout poétique sans faire des vers. On peut imiter la versitication par art, mais il faut naitre Poëte. Ce qui fait la poésie , n'est pas le nombre fixe et la cadence réglée des syllabes ; mais la fiction vive les figures hardies , la beauté et la variété des 'images. C'est 1'enthousiasme,. le feu , 1'hnpétuosité , la force , un je ne sais quoi dans les paroles et les pensées , que la nature seule peut donner. On ti ouve toutes ces qualités dans Téïemaque. L'Auteur a donc fait ce que Strabon dit de padmus, Phérécide, Hécatée : 11 a imité paraitement la Poésie , en rompant seulement la, nesure , mms il a conservé toutes les autres 'eautes poétiques. Notre age retrouve un Homere Dans ce Poëme falutaire , Par la vertu même inventé; Les Nymphes de la doublé cime, Ne l'affranchirent de la rime Qu'en faveur de la vérité *. De plus , je ne sais pas si la gêne des rimes et i regularité scrupuleuse de notre construction l-uropeenne , jointe k ce nombre fixe et mesuré e pieds, ne diminueroient pas beaucoup 1'essor t la passion de la poésie héroïque. Pour bien mouvoir les passions , on doit souvent retran-  sttr ij e Poeme Epique. xxvij eher Pordre et la liaison. Yoila pourquoi les Grees et les Romains , qui peignoient tout avec vivacité et goüt, usoient des invtrtions des phrases; leurs mots n'avoient point de place fixe ; ilsles arrangement comme ils vouloient. Les langues de PEurope sont un composé du Latin et des jargons de toutes les nations barbares qui subjuguerent 1'Empire Romain. Ces pèüples du Word glacoient tout, comme leur climat, par une froide régularité de Syntaxe, Ils ne comprenoient point cette belle variété de longues et de breves , qui imite si bien les mouvements délicats de 1'ame. Ils prononcoient tout avec le même froid , et ne connurent d'abord d'autre harmonie dans les paroles, qu'un vain tintement de finales monotones. Quelques Italiens, quelques Espagnols , ont taché d'affranclnr leur versification de la gêne des rimes. Un Poëte Anglois y a réussi merveilleusement, et a commencé , même avec succes , d'introduire les mversions de phrases dans sa langue. Peut-être que les Francois reprendront un jour cette noble liberté des Grecs et des Romains. Quelques-uns , par une ignorance grossiere de la noble liberté du Poëme Epique , ont reproché a Téïemaque qu'il est plein d'anacromsmes. L'Auteur de ce Poëme n'a fait qu'imiter le Prince des Poëtes Latins, qui ne pouvoit ignorer que Didon n'étoit pas contemporaine d'Enée. Le Pygmalion de Téïemaque , frere 'de cette Didon ; Sésostris, qu'on dit avoir vécu vers le même temps , etc. ne sont pas plus des fautes que 1'anacronisme de Virgile.' Pourquoi condamner un Poëte de manquer quelquefois h Pordre des temps , puisque c'est une beauté de manquer quelquefois a 1'ordre de la nature ? II ne seroit pas permis de contredire un poini d'histoire d'un temps peu éloigné. Mais dans 1'antiquité reculée, dont les annales sont si ïncertaines et enveloppées de tant d'obscurités , ou doit suivre la vraisemblance, et non pas tou- Seconde ohjection contre Téïemaque. RÉfONSE.  Troisieme orijection. contre Téïemaque. RÉFONSE. ] < ] i i D I S c O tT R g jours la ve'rité. C'est 1'idée d'Aristote conflrme'é par Horace. Quelques Historiens ont écrit aue JJidon etoitchaste , Pénelope impudique ; qu'Héiene n a jamais vu Troye , ni Enée 1'Italie Homere et Virgile n'ont pas fait difficulté de s'écarter de 1'histoire, pour rendre leurs Fables plus instructives. Pourquoi ne sera-t-il pas permis a l Auteur de Téïemaque, pour 1'iustruction dun jeune Prince, de rassembler les Héros de 1 antiquité , Téïemaque , Sésostris , Nestor , Idomenee, Pygmalion, Adraste ; pour unir dans un meme tableau les differents caracteres de» ±-nnces bons et mauvais, dont il falloit imiter les vertus, et éviter les vices. On trouve a redire que PAuteur de Télema'Uï,"t 11nsé.rë 1'histoire des amours de Calypso et diiuchans dans son Poëme , et plusieurs descriptions semblables qui paroissent trop pas-, sionnees. r r La meilleure réponse h cette objection, est lefFet quavoit produit Téïemaque dans le coeur au Prince pour qui il avoit été écrit. Les perBonnes d une condition commune n'ont pas le meme besoin d'être précautionnées contre les écueils auxquels 1'élévation et 1'autorité exposé ceux qui sont destinés a régner. Si notre Poëte ayoit ecnt pour un hommé qui eüt du passer sa vie dans 1 obscurité , ces descriptions ne lui auroient pas été nécessaires. Mais pour un jeune frince, au milieu d'une Cour, oü la galanterie passé pour politesse , oü chaque objet réveille mfailliblement le goüt des plaisirs , et oü touê :e qui 1'environne n'est occupé qüa le séduire :>our un tel Prince, dis-je , rien n'étoit plus nécessaire que de lui représenter avec cette aima>le pudeur , cette innocence et cette sagesse qu'on rouve dans Téïemaque, tous les détours séduiants de 1 amour insensé ; lui peindre ce vice lans son beau imaginaire , pour lui faire sentir nsuite sa difïormité réelle ; lui montrer 1'abyme Lans toute sa profondeur, pour 1'empêcher d'y  sur ie Poeme Eviqüe- Momber, et l'éloigner même des bords d'un précipice si affreux. C'étoit donc une sagesse digne de notre Auteur, de précautionner son eleve contre ces folies passions de la jeunesse , par U Fable de Calypso , et de lui donner, dans I nistoire cVAntiope, 1'exemple d'un amour chaste et légitime. En nous représentant ainsi cette passou tantot comme une foiblesse indigne d un erand coeur , tantót oomme une vertu digne d'un Héros , il nous montre que 1'amour n est pas au-dessous de la majesté de 1'Epopee, et réunit pai-la dans son Poëme les passions tendres des Romans modernes , avec les vertus neroïqnes de la Poésie ancienne. Ouelques-uns croient que 1'Auteur de Téïemaque épuise trop son sujet par 1'abondance et la vichesse de son génie. II dit tout , et ne laisse rien a penser aux autres. Comme Homere , il met la nature toute entiere devant les yeux. On aime mieux un Auteur , qui, comme Horace , renferme un grand sens en peu de mots , et donne le plaisir d'en développer 1 etendue II est vrai que Timagination ne peut rien ajouter aux peintures de notre Poëte; mais 1'esprit en suivant ces idéés, s'ouvre et sétend. Quanc il s aait seulement de peindre , ses tableaux son parfaits , rien n'y manque. Quand ü faut ms truire , ses lumieres sont fécondes, et nous développons une vaste étendue de pensées, qi ne paroissent pas d'abord, et que toute son elc que nee nexprime pas. II ne laisse rien a mu ciner mais il donne infiniment k penser. L. e ce qui convenoit au caractere du Prince po, qui seul 1'Ouvrage a été fait. On démÊloit < lui au travers de 1'enfance une imagination i conde et heureuse, un génie éleyé et étendu q le rendoient sensible aux beaux endroits d H mere et de Virgile. Ce grand naturel mspira 1'Auteur le dessein d'un Poëme propre a le ci tiver , et qui renfermeroit également les bea tés de 1'un et de 1'autre Poëte. Cette affluer. Quatrieme objection contre Téïemaque. RÉEOHSE. i t r ii iitir il j_ ui 3- a ilu- 09  Cinquieme objection contre Téïemaque. RÉPONSE. 1 ] 1 r ë F n s( e: Ci a cl Si p cl, ir T' rc gl la *** Discours de belles images y étoit essentielle pour occuper 1 imagination , former le gout du Prince et lui donner la liberté de saisi? oomme de £ meme les yerités préparées a son coeur, et de s en nourrir. On voit assez que ces beautés n'auroient pas plus coüté k supprimer , ou'a pro dmre ; qu'elles coulent avec autant' dTdesLn que d abondance , pour répondre aux besoins nu I rince , et aux vues de 1'Auteur. On a objecté que le héros et la fable de ce Poeme n ont po nt de rapport k Ia nation FrauSpise : qu Homere et Virgile ont intéressé les Grecset les Romains, en choisissant des actions et des Acteurs dans les Histoires de leurs Pays öi I Auteur n'a pas intéressé particuliérement la nation Franeoise , il a fait plus , il a intéressé tout le genre humain. Son plan est encore plus vaste que celui de 1'un et de 1'autre des leux Poetes anciens. II est plus grand d'instruire :ous les hommes ensemble , que de borner ses ireceptes a un pays particulier. L'amour-pro>reveut qu on rappor te tout k lui, et se trouve leme dans 1'amour de la patrie. Mais une ame enereuse doit avoir des vues plus étendues. f> ailleurs , quel intérêt la France n'a-t-elle oint prise a un Ouvrage si propre a lui fors 'er un Roi pour la gouverner un jour selon 8 besoins et ses desirs , en pere des peuples et i heros Chrétien ? Ce qu'on a vu de ce Prin>, donnoit 1'espérance et les prémices de eet :emr' Les volsins de ^ France y prenoient Vfrt™mme* bonheur universel. La Me du Prince Grec , devenoit 1'Histoire du rince l'rangois. L'Auteur avoit un dessein plus pur que celui \ plaire a sa nation; il vouloit la servir k son su , en contribuant k lui former un Prince li , jusques dans les jeux de son ent'ance , pal issoit ne pour la combler de bonheur et de Twi , ^UgU?tC Cnfant aimoit les Fables et Mythologie. II falloü proiiter de son goüt  sur ia Poeme Epique. xxxj ]uï fair voir , daas ce qu'il estimoit , le solide et le beau, le simple et le grand, et lui imprimer par des faits touchants les principes généraux qui pouvoient le précautionner contre les dangers qui accompagnent la plus haute naissance et la puissance suprème. r Dans ce dessein, un héros Grec et une Poésie d'après Homere et Virgile , les histoires des Pays, des temps et des faits étrangers, étoient d'une convenance parfaite , et peut-étre umque, pour mettre 1'Auteur en pleine liberté de peindre avec vérité et force tous les écueils qui menacent les Souverains dans toute la suite des siecles. II arrivé , par une conséquence naturelle efc nécessaire, que ces vérités universelles ont souvent du rapport aux histoires du temps, et aux situations actuelles. Ces fictions indépendantes de toute application, et destiné es a former 1 enfance du jeune Prince , renferment des préceptes pour tous les moments cle sa vie. ^ Cette convenance des moralilés générales a toutes sortes de circonstances , fait admirer la fécondité, la profondeur et la sagesse de 1 Auteur. Mais elle n'excuse pas 1'injustice de ses ennemis, qui ont voulu trouver dans son Pelemaque certaines allégories odieuses , et changer les desseins les plus sages et les plus modeirés en des satyres outrageantes contre tout ce qu'il respectoit le plus. On avoit renversé les caracteres pour y trouver des rappor ts unaginaires , et pour empoisonner les intentions les plus pures. L'Auteur p.ouvoit-il, sans mfidéhté , supprimer des maximes fondamentales d'une morale et d'une politique si saine et si convenable , paree que la maniere de les dire la plus sage ne pouvoit les mettre a couvert de la malignité des critiques ? Notre illustre Auteur a donc réuni dans son Poëme les plus grandes beautés des anciens. II n tout 1'enthousiasme et 1'abondance d'Homere,  xxxij Discours sur 1e Poeme Epiqub. toute la magnificence et la régularité de Virgile. Comme le Poëte Grec, il peint tout avec force , simplicte et vie : variété dans la fable diversites dansles caracteres; ses réHexions sont morales, ses descriptions vives , son imaoination leconde : par-tout ce beau feu que la nature seule peut donner. Comme le Poëte Latin il garde parfaitement Punité d'action , 1'uniformite des caracteres, 1'ordre et les regies de 1'art Son jugement est profond , et ses pensées élevees, tandis que le naturel s'unit au noble , et le simple au sublime. Par-tout Tart devient nature : ma,s le héros de notre Poëte est plus parfait que celui de 1'un ou de 1'autre ; sa morale est plus pure, et ses sentiments plus nobles. Concluons de tout ceci , que PAuteur de Téïemaque a montre par ce Poëme, que la nation Franeoise est capable de toute la délicatesse des Irrecs et de tous les grands sentiments des Romains. Li eloge de PAuteur est celui de sa Nation. LES   Jfenfor et Téïemaque I apr&r un nau/raye abordent dantit  L I V RE PREMIER. S O M M A I R E. Téïemaque, conduit par Minerve, fous la figure ds Mentor, aborde après un naufrage dans Vljle de la Déejfe Calyp fo, qui regrettoit encorc le départ d'UlyJfe. La Déejfe le reqoït favorabkment ? concoU Tome J. A IBS AVENTURES D E TÉLÉMAQUE, f ILS D'ÜLYSSE.  a TÉLEMAQUE. de la pajjlon pour lui, lui offre Üimmortalitè, & lui demande fes aventures. II lui raconte fon voyage d Pylos & d Lacéde'mone; fon naufrage fur la cóte de Sicile ; le pèril ou il fut d'être immolé aux mdnes d'Anchifes ; le fecours que Mentor & lui donnerent d Acefle dans une incurfion de Barbares , & le foin que le Roi eut de reconnoüre ce fervice , en leur donnant un vaiffeau Tyricn pour retourner en leur pays. C^alypso (a) ne pouvoit fe confoler du départ d'Ulyfle. Dans fa douLeur, elle fe trouvoit malheureufe d'être immortelle. Sa grotte ne réfonnoit plus de fon criant. Les Nymphes qui la fervoient, n'ofoient lui parler; elle fe promenóit fouvent feule fur les gazons fleuris, dont urt printemps éternel bordoit fon Ifle. Mais ces beaux lieux, loin de modérer fa douleur, lui faifoient rappeller le trifte fouvenir d'Ulyfle , Q>) qu'elle y avoit vu tant de fois auprès d'elle. Souvent elle deméuroit immobile fur le rivage de la mer qu'elle arrofoit de fes larmes, & elle étoit fans cefle tournéë vers le cöté oü le vaiffeau d'Ulyfle, (a) Déeffe du Secret. Par le nom de cette Divinité fi fenfible pour Vlyffe, Homere enfeigne aux Princes que s'ils ont des foibles, jls doivent les envelopper dans les voiles du fecret. II ne leur eft point permis de montrer 1'homme ; le peuple ne doit voir en eüx que le Héros'. Charles-Quint fut li exaft obfervateur de cette maxime, qu'il eut 1'art de cacher non-t'eulement a fon fiecle, mais a la poftérité , qui fut la mere de Dom Juan d'Autriche & de Marguerite de Parme. • {b) Le plus fage des Princes qui affiégerent Troye. Les idéés de vertus n'étoient guere épurées du temps d'Homere, & il ne donne a ce Prince qu'une prudence artificieufe & une poSitique baffe & rampante -, mais. le Poëte moderne qui avoit ipuifé dans Platon la véritable itlée des vertus morales, leur 'dosne toujours pour principe la vérité & la générofitc.  LlVRE L 3 Pendant les ondes , avoit difparu a fes yeux. Tout-a-coup elle appercut les débris d'un navire qui venoit de faire naufrage, des bancs de rameurs mis en pieces, des rames écartées 9a & la. fur le fable, un gouvernail, un mat, des cordages flottants fur la cöte : puis elle découvre de loin deux hommes, dont 1'un paroiflbit agé; rautre, quoique jeune, reflembloit a Ulyue. II avoit fa douceur & fa fierté, avec fa taille & fa démarche majeftueufe. La Déeffe comprit que c'étoit Téïemaque, fils de ce Héros; mais quoique les Dieux furpaffent de loin en connoiffance tous les hommes, elle ne put découvrir qui étoit eet homme vénérable dont Téïemaque étoit accompagné. C'eft que les Dieux fupérieurs cachent aux inférieurs tout ce qui leur plaït : & Minerve, qui accompagnoit Téïemaque fous la figure de Mentor (a), ne vouloit pas être connue de Calypfo» Cependant Calypfo fe réjouiflbit d'un naufrage qui mettoit dans fon Ifle le fils d'Ulyfle fl femblable a fon pere. Elle s'avance vers lui, ék fans faire femblant de favoir qui il eft : D'oü vous vient, lui dit-elle, cette témérité d'aborder en mon Ifle ï Sachez, jeune Etranger, qu'on ne vient point impunément dans mon Empire. Elle tachoit de couvrir fous ces paroles menagantes la joie de fon coeur, qui éclatoit malgré elle fur fon vifage. I» Ami d'Ülyffe , a qui il avoit confié 1'adminiftration de fa maifon : c'eft Minerve elle-même, qui fous la figure decec ami fidele , inftruit le jeune Téïemaque, paree qu'il n'y a que la Sageffe qui ait droit d'inftruire les Enfants des Rois. Le; Princes font toujours humains &éclairés, lorfqu'on ne confie leur éducation qu'a des Savants , qui forment leurs' moeurs encore plns que leur efprit, par 1'étude des Belles-Lettres. L'hiftoire de la République des Lettres n'étalera guere de nomi plus iUuftres que ceux des Précepteurs de nos Rots, A ij  4 TÉLEMAQUE. Téïemaque lui répondit : O vous , qui qug vous foyez, Mortelle ou Déeffe, (quoiqu'a vous voir on ne puiffe vous1 prendre que pour une Divinité,) feriez-vous infenfible au malheur d'un fils, qui cherchant fon pere a la merci des vents & des flots, a vu brifer fon navire contre vos roehers ? Quel eft donc votre pere que vous cherchez, reprit la Déeffe ? II fe nomme Ulyffe, dit Téïemaque; c'eft un des Rois qui ont , après iin fiege de dix ans, renverfé la fameufe Troye Son nom fut célebre dans toute la Grece & dans toute 1'Afie, par 'fa valeur dans les combats, &c plus encore par fa fageffe dans les confeils. Maintenant errant dans toute I'étendue des mers,il par"court tous les écueils les plus terribles. Sa patrie femble fmr devant lui. Pénelope fa femme, & moi qui fuis fon fïls, nous avons perdu 1'efpérance de le revoir. Je cours avec les mêmes dangers que 3ui pour apprendre oü il eft: mais que dis-je! peutêtre qu'il eft maintenant enfevëli dans les profonds abymes de la mer. Ayez pitié de nos malheurs : Vous favez, ö Déeffe! ce que les deftinées ont fait pour fauver ou pour perdre Ulyffe, daignez en infiruire fon fils Téïemaque. Calypfo (a), é'tonrtée & attendrie de voir dans une fi vive jeuneffe tant de fageffe & d'éloquence, ne pouvoit raffafier fes yeux en le regardant, 6c elle demeuroit en filence. Enfin, elle lui dit: Té- (a) On s'intéreffe d'abord pour le Héros dn Poè'me, qui facrifie tout a 1'amour paternel. Un Prince eft d'ordinaire pour fon peuple , ce qu'il eft pour fa familie. Toutes les hiftoires font voir que ceux qui ont été bons Rois, ont été hons fils & bons peres. Les vertus obfcures d'un fimple particulier acquierent de 1'éclat fur le tröne. Platon ne craint point de dire que 1'art de conduire ua vafte Etat, eft 1'ar: cle conduire une feuje famiile,  LivreI. 5 ïemaque, nous vous apprendrons ce qui eft arrivé a votre pere; mais 1'hiftoire en eft longue. II eft temps de vous délaffer de tous vos travaux; venez dans ma demeure, oü je vous recevrai comme mon fils : venez; vous ferez ma confolation dans cette folitude, & je ferai votre bonheur, pourvu que vous fachiez en jouir.. Téïemaque fuivoit la Déeffe environnée d'une foule de jeunes Nymphes, au-deffus defquelles elle s'élevoit de toute la tête, comme un grand chêne dans une forêt éleve fes branches épaiffes au-deffus de tous les arbres qui 1'environnent. II admiroit 1'éclat de fa beauté, la riche pourpre de fa robe longue & flottante, fes cheveux noués parderriere négligemment, mais avec grace; le feu qui fortoit de fes yeux, & la douceur qui tempéroit cette vivacité. Mentor, les yeux baiffés, gardant un filence modefte, fuivoit Téïemaque. On arriva a la porte de la grotte (a) de Calypfo , oü Téïemaque fut furpris de voir avec une apparence de fimplicité ruftique, tout ce qui peut charmer les yeux. II eft vrai qu'on n'y voyoit ni or, ni argent, ni marbre, ni colonnes, ni tableaux, ni ftatues : mais cette grotte était taillée dans le roe en voütes pleines de rocailles & de coquilles ; elle étoit tapiffée d'une jeune vigne , qui étendoit également fes branches fouples de tous cötés. Les doux Zéphyrs confervoient en ce lieu» malgré les ardeurs du foleil, une délicieufe fraïcheur. Des fontaines coulant avec un doux mur- (a) Homere en fait une defcription moins chargée ; mais il la rend digne d'une divinité, par un trait de maitre : il dit que Mercure fut ravi d'admiration a 1'afpecf de cesheux, txuoiqu'il arrivat du Palais des Immortels. » A üi  6 TÉLEMAQUE. mure fur des prés femés d'amaranthes 8c de violettes, formoient en divers lieux des bains auffi purs & auffi clairs que le cryftal. Mille fleurs naiffantes émailloient les tapis verds dont la grotte était environnée : la on trouvoit un bois de ces arbres toufFus qui portent des pommes d'or, &c dont la fleur qui fe renouvelle dans toutes les faifons, répand le plus doux de tous les parfums. Ce bois fembloit couronner ces belles prairies, 6c formoit une nuit que les rayons du foleil ne pouvoient percer : Ik on n'entendoit jamais que le chant des oifeaux, ou le bruit d'un ruiffeau, qui fe précipitant du haut d'un rocher, tomboit a gros bouillons pleins d'écume, 6c s'enfuyoit au travers de la prairie. La grotte de la Déeffe étoit fur le penchant d'une colline; de-la on découvroit la mer quelquefois claire 8c unie comme une glacé , quelquefois follement irritée contre les rochers , oü elle fe brifoit en gémiffant, 6c élevant fes vagues comme des montagnes: d'un autre cöté, on voyoit une riviere oü fe formoient des ifies bordées de tilleuls fleuris, 6c de hauts peupliersqui portoient leurs têtes fuperbes jufques dans les nuées. Les divers canaux qui formoient les Ifles, fembloient fe jouer dans la campagne: les uns rouloient leurs eaux claires avec rapidité; d'autres avoient une eau paifible 8c dormante; d'autres, par de longs détours , revenoient fur leurs pas comme pour remonter vers leur fource, 8c fembloient ne pouvoir quitter ces bords enchantés. On appercevoit de lom des collines 8c des montagnes qui fe perdoient dans les nuées, & dont la figure bizarre formoit un horifon a fouhait pour le plaifir des yeux. Les montagnes voifines étoient couvertes  LlVRE I.' ' 7 «Ie patnpre verd qui pendoit en feflon : le raifin, plus éclatant que la pourpre, ne pouvoit fe cacher ibus les feuilles, & la vigne étoit accablée fous fon fruit. Le figuier, 1'olivier , le grenadier , &c tous les autresarbres, couvroient la campagne, & en faifoient un grand jardin. Calypfo, ayant montré 3 Téïemaque toutes ces beautés naturelles, lui dit: Repofez-vous; vos habits font mouillés, il eft temps que vous en changiez; enfuite nous vous reverrons, & je vous raconterai des hiftoires dont votre coeur fera touché. En même-temps elle le fit entrer avec Mentor dans le lieu le plus fecret & le plus reculé d'une grotte voifine de celle oü la Déeffe demeuroit. Les Nymphes avoient eu foin d'allumer en ce lieu un grand feu de bois de cedre , dont la bonne odeur fe répandoit de tous cötés, & elles y avoient laiffé des habits pour les nouveaux hötes. Téïemaque, voyant qu'on tui avoit defhné une tunique d'une laine fine, dont la blancheur effacoit celle de la neige, & une robe de pourpre avec une broderie d'or, prit le plaifir qui eft naturel a un jeune homme en confidérant cette magnificence. Mentor (a) lui dit d'un ton grave: Eft-ce donc la, ö Téïemaque! les penfées qui doivent occuper le coeur du fils d'Ulyfle ? Songez plutöt_ k foutenir la réputation de votre pere, & a vaincre la fortune qui vous perfécute. Un jeune hom- (a) L'arae ne fauroit s'élever a de grands fentiments , Iorfqu'elle fe plait a de petits objets : ce n'eft point aux Graces, mais aux Coribantes, que 1'éducation de Jupiter fut ccnfiéeLes Lacédémoniens qui s'entendoient fi bien a former des Soldats, ne donnoient aux enfants d'autres amufcments que des anr.es. A iv  S ÏÊLEMAQUÉ me qui aime k fe parer vainement comme uné femme , eft indigne de la fageffe & de la gloire. La gloire n'eft due qu'a un coeur qui fait fouffrir la peine, & fouler aux pieds les plaifirs. Téïemaque répondit en foupirant : Que les Dieux me faffent périr plutöt que de fouffrir que la molleffe & la volupté s'emparent de mon cceur. Non, non, le fils d'Ulyfle ne fera jamais vaincu par les charmes d'une vie lache & efféminée: mais quelle faveur du Ciel nous a fait trouver après notre naufrage cette Déeffe ou cette mortelle qui nous comble de biens ? Craignez, repartit Mentor, qu'elle ne vous ao eable de maux; craignez fes trompeufes douceurs plus que les écueils qui ont brifé notre navire. Le naufrage & la mort font moins funeftes que les plaifirs qui attaquent la vertu : gardez-vous hien de croire ce qu'elle vous racontera : la ieumeffe eft préfomptueufe, elle fe promet tout d'ellememe; quoique fragile, elle croit pouvoir tout, & n'avoir jamais rien a craindre : elle fe confie legerement & fans précaution. Gardez-vous d'écouter les paroles douces & flatteufes de Calypfo, qui fe glifferont comme un ferpent fous les fleurs: craignez ce poifon caché ; défiez-vous de vousmeme, & attendez toujours mes confeils. Enfuite ils retournerent auprès de Calypfo qui les attendoit. Les Nymphes, avec leurs cheveux treffes & des habits blancs, fervirent d'abord un repas fimple, mais exquis pour le goüt & la propreté. On n'y voyoit aucune autre viande que celle des oifeaux qu'elles avoient pris dans les filets , ou des bêtes qu'elles avoient percées de leurs fleches k la chaffe; un vin plus doux que le neSar couloit des grands vafes d'argent dans  LivreI. 9 les +affes d'or couronnées de fleurs. On apporta dans des corbeilles tous les fruits que le Pnntemps promet, & que 1'Autome répand fur la terre (a). En même-temps quatre jeunes Nymphes fe mirent a chanter. D'abord elles chanterent le combat des Dieux contre les Géants, pms les amours de Jupiter & de Sémelé, la naiffance de Bacchus & fon éducation conduite par le vieux Silene, la courfe d'Atalante & d'Hypomenes, qui fut vainqueur par le moyen des pommes d'or cueillies au Jardin des Hefpérides. Enfin, la guerre de Troye fut auffi chantée, les combats d'Ulyfle & fa fageffe furent élevés jufqu'aux Cieux. La première des Nymphes, qui s'appelloit Leucothoe, ioignit les accords de fa lyre aux douces voix de toutes les autres. Quand Téïemaque entendit le nom de fon pere, les larmes qui coulerent le long de fes joues, donnerent un nouveau luftre a fa beauté. Mais comme Calypfo appercut qu'il ne pouvoit manger , & qu'il étoit laifi de douleur, elle fit figne aux Nymphes. A 1'inftant on chanta le combat des Centaures avec les Lapithes, & la defcente d'Orphée aux Enfers pour en retirer Euridice. . Quand le repas fut fini, la Déeffe pnt Téïemaque , & lui paria ainfi : Vous voyez , Fils du grand Ulyffe , avec quelle faveur je vous recois : je fuis immortelle; nul mortel ne peut entrer dans M L'Auteur retrace ce qu'on ne fauroit trop eftimer dans les moeurs anciennes. Chez les Gtecs, les Mules etotent de tous les feftins; & il étoit difficile de fe livrer uniquement au* plaifirs dangereur- de la table, lorfque la Mufinue & la Poefie élevoient 1'ame par le récit des attons des Heros. On voit dans 1'Odyffée, qu'a la table du Roi des Pheaciens, on eft plus occupé a entendre le Chantre Dcmodosus, qu a louer Ja délicateffe des mets.  Jo TÉLEMAQUE. cette Ifle, fans être puni de fa témérité; & votre naufrage même ne vous garantiroit pas de mon indignation, fl d'ailleurs je-ne vous aimois. Votre pere a eu le même bonheur que vous : mais hélas l il n'a pas fu en profiter. Je 1'ai gardé long-temps dans cette Ifle, il n'a tenu qu'a lui d'y vivre avec moi dans un état immortel; mais 1'aveugle paffion de retourner dans fa miférable patrie , lui fit rejetter tous ces avantages. Vous voyez tout ce qu'il a perdu pour Ithaque qu'il n'a pu revoir. II voulut me quitter , il partit, & je fus vengee par la tempête. Son vaiffeau, après avoir été long-temps le jouet des vents, fut enfeveli dans les ondes. Profitez d'un fi trifte exemple : après ion naufrage, vous n'avez plus rien a efpérer , ï1.MP°jïLle revoir' ni pour re'sner iamais dans 1111e d'Ithaque après lui : confolez-vous de 1'avoir jperdu, puifque vous trouvez une Divinité prête a vous rendre heureux, & un Royaume qu'elle vous offre. La Déeffe ajouta a ces paroles de longs difcours pour montrer combien Ulyffe avoit été heureux auprès d'elle : elle raconta fes aventures dans la caverne du Cyclope Polypheme, & chez Antiphates, Roi des Leftrigons : elle n'oublia pas ce qui lui étoit arrivé dans 1'Ifle de Circé, fille du Soleil, & les dangers qu'il avoit courus entre Scylle & Charybde. Elle repréfenta la derniere tempête que Neptune avoit excitée contre lui, quand il partit d'auprès d'elle. Elle voulut faire entendre qu'il étoit péri dans ce naufrage, & elle luppnma fon arrivée dans 1'ïfle des Phéaciens. Téïemaque , qui s'étoit d'abord abandonné trop" promptement k la joie d'être fi bien traité de Calypfo, reconnut enfin fon artifice ik la fageffe des confeils que Mentor venoit de lui donner : U  LlVRE I. 11 répondit en peu de mots :.0 Déeffe! pardonnez a ma douleur , maintenant je ne puis que m'affliger ; peut-être que dans la fuite j'aurai plus de force pour goüter la fortune que vous m'offrez: laiffez-moi en ce moment pleurer mon pere, vous favez mieux que moi comme il mérite d'être pleuré. Calypfo n'ofa d'abord le preffer davantage; elle feignit même d'entrer dans fa douleur, & de sjattendrir pour Ulyffe : mais pour mieux connoitre les moyens de toucher le coeur du jeune homme, elle lui demanda comment il avoit fait naufrage, & par quelles aventures il étoit fur fes cótes. Le récit de mes malheurs , dit-il, feroit trop long. Non, non, répondit-elle, il me tarde de les favoir, hatez-vous de me les raconter; elle le prefla long-temps. Enfin, il ne put lui réfifter, & il paria ainfi : J'étois parti d'Ithaque pour aller demander aux autres Rois revenus du fiege de Troye, des nouvelles de mon pere. Les Amants de ma mere Pénélope furent furpris de mon départ; j'avois pris foin de le leur cacher, connoiffant leur perfidie. Neftor, que je vis a Pylos, ni Ménélas qui me re^ut avec amitié dans Lacédémone , ne purent m'apprendre ii mon pere étoit encore en vie. Laffé de vivre toujours en fufpens & dans 1'incertitude, ie me réfolus d'aller clans la Sicile , ou j'avois oui dire que mon pere avoit été jetté par les yents. Mais le fage Mentor que vous voyez ici préfent, s'oppofoit a ce téméraire deffein : il me reprefentoit d'un cöté les Cyclopes, géants monftrueux qui dévorent les hommes; de 1'autre , la flotte d'Enée & des Troyens qui étoient fur ces cötes. Ces Troyens, difoit-il, font animés contre tous  TÊLEMAQUE. les Grecs : mais fur-.fout ils répandroïent avec plaifir le fang du fils d'Ulyfle. Retournez, continuoit-il, en Ithaque; peut-être que votre pere, mme des Dieux, y fera aufli-töt que vous : mais h les Dieux ont refolu fa perte, s'il ne doit jamais revoir fa patrie, du moins il faut que vous alhez le venger, délivrer votre mere , montrer votre fageffe a tous les peuples, & faire voir en vous a toute la Grece un Roi auffi digne de régner que le fut jamais Ulyffe lui-même. Ces paroles ctoient falutaires, mais je n'étois pas afllz prudent pour les ecouter : je n'écoutai que ma naf»on; le lage Mentor m'aima jufqu'a me fuivre dans un voyage téméraire que j'entreprenois contre fes confeils (a); & les Dieux permirent que je fafle une faute, qui devoit fervir k me corriger de ma prefomption. ° Pendant que Téïemaque parlait ainfi, Calypfo regardoit Mentor : elle étoit étonnée, elle croyoit ientir en lui quelque chofe de divin; mais elle *e pouvoit démêler fes penfées confufes : ainfi elle demeuroit pleine de crainte & de défiance a la vue de eet inconnu; alors elle appréhenda de laiffer voir fon trouble. Continuez, dit-elle a Téïemaque, & fatisfaites ma curiofité. Téïemaque reprit ainfi : Nous eümes affez long-temps un vent favorable pour aller en Sicile; mais enfuite une noire tempête deroba le Ciel a nos yeux, & nous fümes enveloppés dans une profonde nuit. A la (<0 Les hommes ne fe corngent que par leurs propres fautes • mui. Le Heros parfait n'eft que dans nos Romans modernesnotre Auteur depemt le fien d'après le goüt d* rantiouité" u lm donne les foibles- de fon a-e lanuqmtc,,  LlVRE I. ï> lueur des éclairs, nous appercümes d'autres vaifjfeaux expofés au même péril, & nous reconaümes bientöt que c'étoient les vaiffeaux d'Enée; ils n'étoient pas moins a. craindre pour nous que les rochers. Aloi;s je compris , mais trop tard, ce que i'ardeur d'une jeuneffe imprudente m'avoit empêché de confidérer attentivement. Mentor parut dans ce danger non-fenlement ferme & intrépide, (a) mais plus gai qu'a Pordinaire : c'étoit lui qui m'encourageoit; je fentois qu'il m'infpiroit une force invincible : il donnoit tranquillement tous les ordres, pendant que le pilote étoit troublé. Je lui difois : Mon cher Mentor , pourquoi ai-je refufé de fuivre vos confeils ? Ne fuis-je pas malheureux d'avoir voulu me croire moi-même dans un age oü 1'on n'a ni prévoyance de 1'avenir, ni expérience du paffe, ni modération pour rnénager le préfent? O! fi jamais nous échappons de cette tempête, je me défierai de moimême comme de mon plus dangereux ennemi ; c'eft vous, Mentor, que je croirai toujours. Mentor en fouriant me répondit: Je n'ai garde de vous reprocher la faute que vous avez faite; il fuffit que vous la fentiez, & qu'elle vous ferve a être une autre fois plus modéré dans vos defirs. Mais quand le péril fera pafle, la préfomption reviendra peut-être : maintenant il faut fe foutenir par le courage : avant que de fe jetter dans ïe péril , il faut le prévoir & le craindre; mais quand on y eft, il ne refte plus qu'a le mépri- (a) C'eft a cette joie que fe fait connoitre la véritable valeur. Pour un Prince qui a le génie de la guerre, nul plus agréable appareil qu'une armée prête a combattre. Ceux qui ont fervi foüs le feu Roi de Suede , difent que ce Prince, d'un naturel féfieux, ne paroiffoit joyeus qu'aux apprcches de 1'ennenii,  *4 TÊLEMAQUË. fer. Soyez donc le digne fils d'Ulyfle, montre^ un coeur plus grand que tous les maux qui vous menacent. La douceur 8c le courage du fage Mentor me charmeren t: mais je fus encore bien plus furpris, quand je vis avec quelle adrefle il nous délivra des Troyens. Dans le moment oü le ciel commencoit a s'éclaircir, 5c oü les Troyens nous voyant de prés, n'auroient pas manqué de nous reconnoïtre, il remarqua un de leurs vaiffeaux qui étoit preique femblable au notre, 8c que la tempête avoit écarté; la poupe en étoit couronnée de certames fleurs. II fe hata de mettre fur notre poupe des couronnes de fleurs femblables , il les attacha lui-même avec des bandelettes de la même couleur que celles des Troyens. II ordonna h tous nos Rameurs de fe baiffer le plus qu'ils pourroient le long de leurs bancs, pour n'être point reconnus des ennemis. En eet état, nous paffames au milieu de leur flotte; ils poufferent des ens de joie en nous voyant, comme en voyant les compagnons qu'ils avoient crus perdus : nous fumes même contraints par la violence de la mer, d'aller affez long-temps avec eux. Enfin, nous demeurames un peu derrière; 8c pendant que les vents impétueux les pouffoient vers 1'Afrique, nous fimes les derniers efforts pour aborder I force de ^rames fur la cöte voifine de Sicile. Nous y arrivames en effet; mais ce que nous cherchions n'étoit guere moins funefte que la flotte qui nous_ faifoit fuir. Nous trouvames fur cette cote de Sicile d'autres Troyens ennemis des Grecs ; c'étoit-la que régnoit le vieux Acefte forti de Troye. A peine fümes-nous arrivés fur ce rivage, que les habitans crurent que nous étions,  LlVRE I. IJ ©u d'autres peuples de 1'Ifle armés pour les furprendre, ou des étrangers qui venoient s'emparer de leurs terres. Ils brülent notre vaiffeau dans le premier emportement, (a) ils égorgent tous nos compagnons; ils ne réfervent que Mentor èc moi pour nous préfenter a Acefte, afin qu'il put favoir de nous quels étoient nos deffeins, & d'oii nous venions. Nous entrons dans la ville les mains liées derrière le dos, &c notre mort n'étoit retardée que pour nous faire fervir de fpectacle a un peuple cruel, quand on fauroit que nous étions Grecs. On nous préfenta d'abord a Acefte, qui tenant fon fceptre d'or en main, jugeoit les peuples, & fe préparoit a un grand facrifice. II nous demanda d'un ton févere quel étoit notre pays, & le lüjet de notre voyage. Mentor fe hata de répondre, & lui dit : Nous venons des cötes de la grande Hefpérie , & notre patrie n'eft pas loin de-la ; ainfi il évita de dire que nous étions Grecs. Mais Acefte , fans 1'écouter davantage , & nous prenant pour des étrargers qui cachoient leur deffein, ordonna qu'on nous envoyat dans une forêt voifine, oii nous férvirions en efclaves fous ceux qui gouvernoient les troupeaux. Cette condition me parut plus dure que la mort. Je m'écriai : O Roi ! faitrt-nous mourir plutót que de nous traiter fi indignenvnt ; fachez que je fuis Téïemaque , fils du i'agc Ulyffe, Roi fles Mariens; je cherche mon pere dons toutes les mm : fi je ( Téïemaque reprit ainfi fon difcours. Les Egyptiens les plus vertueux & les plus fideles au Roi, etant les plus foibles, & voyant le Roi mort, furent contraints de céder aux autres : on établit un autre Roi, nommé Termutis. Les Phéniciens avec les troupes de 1'Ifle de Cypre fe retirerent, après avoir fait alliance avec le nouveau Roi. Celui-ci rendit tous les prifonniers Phéniciens, je fus compté comme étant de ce nombre. On me fit fortir de la tour, je m'embarquai avec les autres, & 1'efpérance commenca a reluire au fond de mor. cceur. Un vent favorable remplifioit déja nos voiles, les rameurs fendoient les ondes écumantes, la vafte mer étoit couverte de navires, les mariniers pouffoient des cris de joie, les rivages d'Egypte s'enfuyoient loin de nous, les collines & lés montagnes s'applamflbientpeu a peu. Nous commencions a ne voir plus que le ciel & 1'eau, pendant que le foleil qui fe levoit fembloit faire fortir de la mer fes feux étincelants; fes rayons doroient le fommet des montagnes que nous découvrions encore un peu fur 1'horifon, & tout le ciel peint d'un fombre azur nous promettoit une heureufe navigation. ^ Quoiqu'on m'cüt renvoyé comme étant Phénicien , aucun des Phéniciens avec qui j'étois ne me connoiffoit. Narbal, qui commandoit dans le vaif-  Livre III. 45 feau oii 1'on me mit, me demanda mon nom &Z ma patrie. De quelle ville de Phénicie êtes-vous, me dit-il? Je ne fuis point de Phénicie, lui disje ; mais les Egyptiens m'avoient pris fur la mer dans un vaiffeau de Phénicie; j'ai demeuré captif en Egypte comme un Phénicien ; c'eft fous ce nom que j'ai long-temps fouffert; c'eft fous ce nom que 1'on m'a délivré. De quel pays êtes-vous donc, reprit alors Narbal ! Je lui parlai ainfi. Je fuis Téïemaque , fils d'Ulyfle, Roi d'Ithaque en Grece; mon pere s'eft rendu fameux entre tous les Rois qui ont afliégé la ville de Troye : mais les Dieux ne lui ont pas accordé de revoir fa patrie. Je 1'ai cherché en plufieurs pays, la fortane me perfécute comme lui; vous voyez un malheureux qui ne foupire qu'après le bonheur de retourner parmi les fiens, & de retrouver fon pere. Narbal me regardoit avec étonnement, & il crut appercevcir en moi je ne fais quoi d'heureux qui vient des dons du Ciel, & qui n'eft point dans le commun des hommes. II étoit natureliement fincere & généreux, il fut touché de mon malheur, & me paria avec une confiance que les Dieux lui infpirerent pour me fauver d'un grand péril. Téïemaque, je ne doute point, me dit-il, de ce que vous me dites , & je ne faurois en douter; la douceur &c la vertu peintes fur votre vifage , ne me. permettent pas de me défier de vous. Je fens même que les Dieux que j'ai toujours fervis , vous aiment, Sc qu'ils veulent que je vous aime auffi comme fi vous étiez mon fils; je vous donnerai un confeil falutaire ; & pour récompenfe, je ne vous demande que le fecret. Ne craignez point, lui dis-je, que j'aie aucune peine a me taire tut les chofes que vous voudrez me cor.fic-r. Quoi-  46 TÉLEMAQUE. que je fois fi jeune, j'ai déja vieilli dans 1'habitude de ne dire jamais mon (a) fecret, & encore plus de ne trahir jamais fous aucun prétexte le fecret d'autrui. Comment avez-vous pu , me dit-il, vous accoutumer au fecret dans une fi grande jeuneffe? je ferai ravi d'apprendre par quel moyen vous avez acquis cette qualité , qui eft le fondement de la plus fage conduite, & fans laquelle tous les talents font inutiles. Quand Ulyffe , lui dis-je , partit pour aller au fiege de Troye, il me prit fur fes genoux & entre fes bras ( c'eft ainfi qu'on me 1'a raconté ); après m'ayoir baifé tendrement, il me dit ces paroles, quoique je ne puffe les entendre : O mon fils! que les Dieux me préfervent de te revoir jamais; que plutöt le cifeau de la Parque tranche le fil de tes jours lorfqu'il eft a peine formé , de même que le moiffonneur tranche de fa faulx une tendre fleur qui commence a éclore; que mes ennemis te puiffent écrafer aux yeux de ta mere & aux miens , fi tu dois un jour te corrompre & abandonner la vertu. O mes amis! continua-t-il, je vous laiffe ce fils qui m'eft fi cher, ayez foin de fon enfance; fi vous m'aimez , éloignez de lui la pernicieufe flatterie; enfeignez-lui a fe vaincre; qu'il foit comme un jeune arbriffeau encore tendre, qu'on plie pour le redreffer. Sur-tout n'oubliez rien pour le rendre jufie, bienfaifant, fincere & fidele a garder le fecret. Quiconque eft capable de mentir, eft indigne d'être comptè au nom- (a) On ne divulgue point fon fecret , mais on le laiffe tranfpirer. Qu'il eft difficile d'être impénétrable fans paroitre caché , & d'envelopper fon fecret fous d'autres voiles que ceux de la diffimulation & du déguifementl  Livre III. 47 bre des hommes; & quiconque ne fait pas fe taire, eft indigne de gouverner. (a) Je vous rapporte ces paroles, paree qu'on a eu foin de me les répéter fouvent, &l qu'elles ont pénétré jufqu'au fond de mon coeur. Je me les redis fouvent a moi-même. Les amis de mon pere eurent foin de m'exercer de bonne heure au fecret» J'étois encore dans la plus tendre enfance , & ils me confioient déja toutes les peines qu'ils reffentoient, voyant ma mere expofée k un grand nombre de téméraires qui vouloient 1'époufer. Ainfi on me traitoit dès-lors comme un homme raifonnable & fur. On m'entretencüt fecrétement des plus grandes affaires; on m'inftruifoit de ce qu'on avoit réfolu pour écarter les prétendants. J'étois ravi qu'on eut en moi cette confiance, par-la je me croyois déja un homme fait. Jamais je n'en ai abufé, jamais il ne m'eft échappé une feule parole qui puf découvrir le moindre fecret; fouvent les prétendants t&choient de me faire parler, efpérant qu'un enfant qui auroit vu ou entendu quelque chofe d'important, ne fauroit pas fe retenir. Mais je favois bien leur répondre fans mentir, & fans leur apprendre ce que je ne devois point dire. Alors Narbal me dit : Vous voyez, Téïemaque, la puiffance des Phéniciens, ils font redoutables a toutes les nations voifines par leurs innombrables vaiffeaux. Le commerce qu'ils font jufques aux Colonnes d'Hercule, leur donne des richeffes qui fur- (a) L'ame des enfants b'en nes eft fufceptible des plus hauts fentiments. C'eft un grand art que de les faire éclore. Amilcar, qui vouloit rendre Hannibal fon fils implacable ennemi des Romains , le fit jurer dès 1'enfance , a la face des autels , qu'il feroit une guerre éterneüe au peuple R.omain. Ces fentiments ne s'effacerent jamais du coeur de ce Héros,  48 TÉLEMAQUE. pafient celles des peuples les plus floriffants. Le grand Roi Séfoftris, qui n'auroit jamais pu les vaincre par mer , eut bien de la peine a les vaincre par terre avec fes armées qui avoient conquis tout l'Orient; il nous impofa un tribut que nous n'avons pas long-temps payé. Les Phéniciens fe trouvoient ,trop riches tk trop puiffants pour porter patiemment le joug de la fervitude. Nous reprimes notre liberté. La mort ne laifTa pas a Séfoftris le temps de finir la guerre contre nous. II eft v.rai que nous avions tout a craindre de fa fageffe encore plus que de fa puiffance : mais fa puiffance paffant entre les mains de fon fils, dépourvu de toute fageffe , nous conclümes que nous* n'avions plus rien a craindre. En effet, les Egyptiens, bien-loin de rentrer les armes a la main dans notre pays pour nous fubjuguer encore une fois, ont été contraints de nous appeller a leur fecours pour les délivrer de ce Roi impie & furieux. Nous avons été leurs libérateurs. Quelle gloire ajoutée a la liberté &c a 1'opulence des Phéniciens ! Ma}s pendant que nous délivrons les autres, nous fommes efclaves nous-mêmes. O Téïemaque! craignez de tomber dans les mains de Pygmalion, notre Roi; il les a trempées, c< s mains crueües, dans le fang de Sichée, mari de Didon, fa fceur. Didon, pleine de defirs de la vengeance, s'eft fauvée de Tyr avec plufieurs vaiffeaux. La plupart de ceux qui aiment la vertu & la liberté 1'ont fuivie : elle a fondé fur la. cöte d'Afrique, une fuperbe ville qu'onnomme Carthage. Pygmalion, tourmenté par un foif infatiable des richeffes, fe rend de plus en plus miférable & odieux a fes fujets (a). C'eft un crime (<0 Pygmalion eü ) : on les nourrit bien ; on a foin d'eux quand ils lont malades; en leur abfence , on a foin de leurs femmes & de leurs enfants. S'ils périffent dans un naufrage , on dédommage leur familie ; on renvoie chez eux ceux qui ont fervi un certain temps. Ainfi on en a autant qu'on en veut. Le pere eft ravi d'élever fon fils dans un fi bon métier; & dès fa plus tendre jeuneffe , il fe hate de lui enfeigner a manier la rame, a tendre les cordages, & a méprifer les tempêtes. C'eft ainfi qu'on mene les hommes fans contrainte, par la récompenfe & par le bon ordre. L'autorité feule ne fait jamais bien : (a) Cicéron dit que la gloire eit la nourrice des arts •, mais on peut dire qu'en ce point les récompenfes vont de pair avec la gloire, fi elles ne la précédent: les hommes vulgaires n'aimeront jamais affez la vertu pour fe contenter d'un mérite ftérile. (b) A Athenes, ceux qui excelloient dans quelque art, ou qui rendoient quelques fervices a la Républiqne, étoient entretenus dans le Pritanée ; on avoit attaché beaucoup de gloire a cette récompenfe.  60 TÉLEMAQUE. la foumiffion des inférieurs ne fuffit pas : il faut gagner les coeurs, 6c faire trouver aux hemmes leur avantage dans les chofes oii 1'on veut fe fervir de leur induftrie. Après ce difcours, Narbal me mena vifiter tous les magafins, les arfenaux 6c tous les métiers qui fervent k la conftruttion des navires. Je demandois le détail des moindres chofes , & j'écrivois tout ce que j'avois appris, de peur d'oubher quelque circonftance utile. Cependant Narbal qui connoiffoit Pygmalion, & qui m'aimoit, attendoit avec impatience mon départ , craignant que je ne fuffe découvert par les efpions du Roi, qui alloient nuit & jour par toute la ville : mais les vents ne nous permettoient pas encore de nous embarquer. Pendant que nous étions occupés a vifiter curieüfement le port, 6c a interróger divers marchands, nous vimes venir a nous un Officier de Pygmalion, qui dit a Narbal : Le Roi vient d'apprendre d'un des Capitaines des vaiffeaux qui font revenus d'Egypte avec vous, que vous avez amené un étranger qui paffe pour Cyprien : le Roi veut qu'on 1'arrête, 6c qu'on fache certainement de quel pays il eft ; vous en répondrez fur votre tête. Dans ce moment, je m'étois un peu éloigné pour regarder de plus prés les proportions que les Tyriens avoient gardées dans la conftrucfion d'un vaiffeau prefque neuf, qui étoit, difoit-on, par cette proportion exacte de toutes fes parties, le meilleur voilier qu'on eut jamais vu dans le port, 6c j'interrogeois 1'ouvrier qui avoit réglé cette proportion. Narbal , furpris 6c effrayé; répondit : Je vais chercher eet étranger qui eft de 1'ifle de Cypre. Mais quand il eut perdu de vue eet Officier, il cou«ut vers moi pour m'aveitir du danger oü j'étois,  Livre III. 61 Je ne 1'avois que trop prévu, me dit-il, mon cher Téïemaque ; nous fommes perdus. Le Roi, que fa défiance tourmente jour & nuit, foupconne que vous n'êtes pas de 1'ifle de Cypre; il ordonne qu'on vöns arrête , il me veut faire périr fi je ne vous mets entre fes mains. Que ferons-nous ? O Dieux ! donnez-nous la fageffe pour nous tirer de ce péril! II faudra , Téïemaque, que je vous mene au palais du roi. Vous foutiendrez que vous êtes Cyprien , de la ville d'Amathonte, fils d'un ftatuaire de Vénus. Je dédarerai que j'ai connu autrefois votre pere; & peut-être que le Roi, fans approfondir davantage, vous laiffera partir. Jenevois point d'autres moyens de fauver votre vie & la mienne. Je répondis a Narbal : Laiffez périr un malheureux que le deftin veut perdre; je fais mourir, Narbal, &t je vous dois trop pour vous entrainer dans mon malheur. Je ne puis me réfoudre a mentir. Je ne fuis point Cyprien, & je ne faurois dire que je le fuis. Les Dieux voient ma fincérité; c'eft a eux a conferver ma vie par leur puiffance, s'ils le veulent; mais (a) je ne veux point la fauver par un menfonge. Narbal me répondit: Ce menfonge,Téïemaque, n'a rien qui ne foit innocent; les Dieux mêmes ne peuvent le condamner : il ne fait aucun mal a perfonne; il fauve la vie a deux innocents; il ne trompe le Roi que pour 1'empêch r de faire un grand crime. Vous pouffez trop loin 1'amour de la vertu, & la crainte de blefier la Religion. II fuffit, lui difois-je, que le menfonge foitmen- (a) Les grandes ames ne trouveront pas cette moiale audeffus de leur portee. C'eft faire trop de cas de la vie , dit un Ancien, que de la conferver aux dépens de la vevta.  6z TÉLEMA. QUE. fonge,pour n'être pas digne d'un homme qui parle en préfence des Dieux, qui doit tout a la vérité. Celui qui blefle la vérité, offenfe les Dieux, & fe blefTe foi-même, car il parlé contre fa confcience. Ceffez, Narbal de me propofer ce qui eft indigne de vous &c de moi, Si les Dieux ont pitié de nous, ils fauront nous délivrer. S'ils veulent nous laiffer périr, nous ferons en mourant les viftimes de la vérité , & nous laifferons aux hommes Pexemple de préférer la vertu fans tache a une longue vie : la mienne n'eft déja que trop longue, étant fi malheureufe. C'eft vous feul, ö mon cher Narbal, pour qui mon cceur s'attendrit, Falloit-il que votre amitié pour un malheureux étranger vous fut li funefte ? Nous demeurames long-temps dans cette efpece de combat. Mais enfin nousvimes arriver un homme qui couroit hors d'haleine : c'étoit un autre Officier du Roi qui venoit de la part d'Aftarbé. Cette femme étoit belle comme une Déeffe; elle. joignoit aux charmes du corps tous ceux de Pefprit; elle étoit enjouée, flatteufe, infinuante. Avec tant de charmes trompeurs , elle avoit, comme les Syrenes, un cceur cruel & plein de malignité : mais elle favoit cacher fes fentiments corrompus par un profond artifice. Elle avoit fu gagner le cceur de Pygmalion par fa beauté, par fon efprit, par fa douce voix, S>c par Pharmonie de fa lyre. Pygmalion, aveuglé par un violent amour pour elle, avoit abandonné la Reine Topha fon époufe. II ne fongeoit qu'a contenter les paffions de 1'ambitieufe Aftarbé. L'amour de cette femme ne lui étoit guere moins funefte que fon infame avarice : mais quoiqu'il eut tant de paffion pour elle, elle n'avoit pour lui que du mépris &z du dégout. Elle ca-  Livre IIT. 6j choit fes vrais fenfiments , & tlle faifoit femblant de ne vouloir vivre que pour lui, dans le temps meme qu'elle ne pouvoit le fouffrir. II y avoit a Tyr un jeune Lydien , nommé Malachon, d'une merveilleuie beauté, mais mon, tfféminé, noyé dans les plaifirs. II ne fongeoit qu'a conferver la délicateffe de fon teint, qu'a peigner fes chivtux blonds, flottants fur fes épaules, qu'a fe parfumcr , qu'a donner un tour gracieux aux plis de fa robe; enfin, qu'a chanter fes amours fur fa lyre. Aftarbé le vit, elle 1'aima, & en devint furieufe. 11 la méprifa , paree qu'il étoit paffionné pour une autre femme. D'ailleurs, il craignit de s'expofer k la cruelle jaloufie du Roi. Aftarbé, fe fentant méprifée, s'abandonna a fon reffentiment. Dans fon défefpoir, elle s'imagina qu'elle pouvoit faire paffer Malachon pour 1'étranger que le Roi faifoit chercher, ÓZ qu'on difoit qui étoit venu avec Narbal. En effet, elle le perfuada a Pygmalion , & corrompit tous ceux qui auroient pu le détromper. Comme il n'aimoit point les hommes vertueux, & qu'il ne favoit point les difcerner , il n'étoit envirormé que de gens intéreffés, artificieux , prêts a exécuter fes erdres injuftes & fanguinaires. De telles gens craigr.oient 1'autorité d'Aftarbé, & ils lui aidoient k tromper le Roi, de peur de déplaire a cette femme hautaine qui avoit toute fa co; fiance. Ainfi Malachon, quoique connu pour Crétois dans toute la ville, paffa pour le jeune étranger que Narbal avoit emmené d'Egypte; il fut mis en prifon. Aftarbé, qui craignoit que Narbal n'allat parler au Roi, &c ne découvrit fon impofture,envoya en diligence k Narbal eet Officier qui lui dit ces paroles ; Aftarbé vous défend de découvrir au Roi quel  64 TÉLEMAQUE. eft votre étranger; elle ne vous demande que Ie filence , & elle faura bien faire en forte que le Roi foit content de vous : cependant, hatez-vous de faire embarquer avec les Cypriens le jeune étranger que vous avez amené d'Egypte, afin qu'on ne le voie plus dans la ville. Narbal, ravi de pouvoir ainfi fauver fa vie & la mienne, promit de fe taire; & FOfïicier, fatisfait d'avoir obtenu ce qu'il demandoit, s'en retourna rendre compte a Aftarbé de fa commiffion. Narbal &c moi, nous admirames la bonté des Dieux qui récompenfoient notre fincérité, & qui ont un foin fi touchant de ceux qui hafardoient tout pour la vertu. Nous regardions avec horreur un Roi ïivré a Pavarice & a la volupté. Celui qui craint avec tant d'excès d'être trompé , difions-nous, mérite de 1'être, & 1'eft prefque toujours groffiérement. II fe défie des gens de bien, & s'abandonne a des fcélérats : il eft le feul qui ignore ce qui fe paffe. Voyez Pygmalion, il eft le jouet d'une femme fans pudeur. Cependant les Dieux fe fervent du menfonge des méchants pour fauver les bons, qui aiment mieux perdre la vie que de mentir. En même-temps, nous appercümes que les vents changeoient, & qu'ils devenoient favorables aux vaiffeaux de Cypre. Les Dieux fe déclarent, s'écria Narbal; ils veulent, mon cher Téïemaque, vous mettre en füreté : fuyez cette terre cruelle & maudite. Heureux qui pourroit vous fuivre jufques dans les rivages les plus inconnus ! Heureux qui pourroit vivre & mourir avec vous! Mais un deftin févere m'attache a cette malheureufe patrie; il faut fouffrir avec elle : peut-être faudra-t-il être enfeveli dans fes ruines : n'importe; pourvu que je dife toujours la vérité, & que mon cceur n'aime que la  Livre III. 6% la juftice. Pour vous, ö mon cher Téïemaque! je pïie les Dieux qui vous conduifent comme par la» main, de vous accorder le plus précieux de tous les dons, qui eft la vertu pure & fans tache, jufqu'a la mort. Vivez, retournez en Ithaque, confolezPénelope, délivrez-la de fes téméraires amants; que vos yeux puiffent voir, que vos mains puiffent embraffer le fage Ulyffe, & qu'il trouve en vous un fils égal a fa fageffe. Mais dans votre bonneur, fouvenez-vous du malheureux Narbal, & ne ceffez jamais de m'aimer. Quand il eut achevé ces paroles, je Parrofai de mes larmes fans lui répondre. De profonds foupirs m'empêchoient de parler. Nous nous embraffions en filence. Il me mena jufqu'au vaiffeau ; il demeura fur le rivage : & quand le vaiffeau fut parti, nous ne cefïïons de nous regarder, tant que nous pümes nous voir. Fin da Livre troijiem^ Tomé I. E  66 TÉLEMAQUE; LIVRE QUATRIEME. SOMMAIRL Calypfo Interrompt Téïemaque , pour le faire repofer. Mentor le bldme en fecret d'avoir entrepris le récit de fes aventures, & lui coqfeille de les achever, pu'ïfqu il les a commencêes. Téïemaque raconte que pendant fa navigation, depuis Tyr jufqu'en l'ifle de Cypre, il avoit eu un fonge, ou. il avoit vu Vénus & Cupidon contre qui Minerve le protégeoit; qu'enfuite il avoit cru voir auffi Mentor qui l'exhortoit d fuir l'ifle de Cypre : qu'a fon réveil, une tempête auroit fait périr le vaiffeau, s'il neut pris lui-même le gouvernail, paree que les Cypriens, noyês dans le vin, étoient hors d'état de le fauver : qua fon arrivée dans l'ifle, il avoit vu avec horreur les exemples les plus contagieux ; mais que le Syrien Ha^aèl, dont Mentor étoit devenu Vefclave , fe trouvant au même lieu, avoit réuni les deux Grecs , & les avoit embarquês dans fon vaiffeau pour les mener en Crete; & que dans ce trajet , ils avoient vu le beau fpecïacle d'Amphitrite, irainêe dans fon char par des chevaux marins. C^alypso, qui avoit été jufqu'a ce moment ïmmobile & tranfportée de plaiiir en écoutant les aventures de Téïemaque, 1'interrompit pour lui faire prendre quelque repos. II eft temps, lui ditelle, que vous alliez goüter la douceur du fom-  Ztv. 4 Telemafu retrouvtJtmtor dans llskde Cypre* ■ É supplte ïïtvaul desl'embarquer avec lidpmr les cmdazre^ enCrete •   Livre IV; 67 meil, après tant de travaux. Vous n'avez rien a craindre ici; tout vous eft favorable. Abandonnez-vous donc a la joie; goütez la paix, & tous les autres dons des Dieux dont vous allez être comblé. Demain, quand 1'Aurore avec fes doigts de rofe entr'ouvrira les portes dorées de POrient, & que les chevaux du Soleil, fortant de 1'onde amere , répandront les flammes du jour , pour chaffer devant eux toutes les étoiles du ciel, nous reprendrons, mon cher Téïemaque, 1'hiftoire de vos malheurs (a). Jamais votre pere n'a égalé votre fageffe & votre courage. Ni Achille, vainqueur d'Heftor; ni Théfée , revenu des enfers; nï même le grand Alcide qui a purgé la terre de tant de monftres, n'ont fait voir autant de force & de vertu que vous. Je fouhaite qu'un profond fommeil vous rende cette nuit courte. Mais hélas! qu'el'.e fera longue pour moi! Qu'il me tardera de vous revoir, de vous entendre, de vous faire redire ce que je fais déja, & de vous demander ce que je ne fais pas encore! Allez, mon cher Téïemaque, avec le fage Mentor que les Dieux vous ont rendu. Allez dans cette grotte écartée, oii tout eft préparé pour votre repos. Je prie Morphée de répandre fes plus doux charmes fur vos paupieres appefanties, de faire couler une vapeur divine dans tous vos membres fatigués, & de vous envoyer des fonges légers, qui, voltigeant autour de vous, flattent vos fens par les images les plus riantes, & repouffent loin de vous tout ce qui pourroit vous réveiller trop promptement. (<0 II n'y a point de louange plus odieufe que celle qu'on donne aux dépens d'autrui. C'eft adulation, ou fté.tilité de génie , que de louer par comparaifon. E ij  68 TÉLEMAQUE. La Déeffe conduilit elle-même Téïemaque dans cette grotte féparée de la fienne. Elle n'étoit ni moins ruftique, ni moins agréable. Une fontaine qui couloit dans un coin, y faifoit un doux murmure qui appelloit le Sommeil. Les Nymphes y avoient préparé deux lits d'une molie verdure, fur lefquels elles avoient étendu deux grandes peaux, 1'une de lion pour Téïemaque, Sc 1'autre d'ours pour Mentor. Avant que de laiffer fermer fes yeux au fommeil, Mentor paria ainfi a Téïemaque : Le plaifir de raconter vos hiftoires vous a entraïné : vous avez charmé la Déeffe, en lui expliquant les dangers dont votre courage 8c votre induftrie vous ont tiré; par-la vous n'avez fait qu'enflammer davantage fon cceur, 8c que vous préparer une plus dangereufe captivité. Comment efpérez-vous qifelle vous laiffe maintenant fortir de fon ifle, vous qui 1'avez enchantée par le récit de vos aventures (a)> L'amour d'une vaine gloire vous a fait parler lans prudence. Elle s'étoit engagée a vous raconter des hiftoires, 8c a vous apprendre quelle a été la deftinée d'Ulyffe; elle a trouvé moyen de parler long-temps fans rien dire, 8c elle vous a engagé a lui expliquer tout ce qu'elle delire favoir; tel eft Part des femmes flatteufes 8c palïionnées. Quand eft-ce, ö Téïemaque! que vous ferez affez fage pour ne parler jamais par vanité, '8c que vous faurez taire tout ce qui vous eft avantageux quand il n'eft (a) II eft facile . ó. Telcmaaite «cpfyut les lok de Minos aux Cvetois assembles pour èlire un Rot .   Livre V. 87 les cötes de cette ifle, qui fe préfentoient a nos yeux comme un amphithéatre. Autant que la terre de Cypre nous avoit paru négligée 8c inculte, autant celle de Crete fe montroit fertile Sc ornée de tous les fruits, par le travail de fes habitants. De tous cötés nous remarquions des villages bien batis, des bourgs qui égaloient des villes, Sc des villes fuperbes. Nous ne trouvions aucün champ qu la main du laboureur diligent ne fut imprimée; par-tout, la charrue avoit laifTé des creux fillons: les ronces,les épines, & toutes les plantes qui occupent inutilement la terre, font inconnues en ce pays. Nous confidérions avec platfir les creux vallons ou les troupeaux de bceufs mugiffent dans les gras herbages le long des ruifleaux •, les moutons paiffants fur le penchant d'une colline; les vaftes campagnes couvertes de jaunes épics, riches dons de la féconde Cérès; enfin, les montagnes ornées de pampres & de grappes d'un raifin déja colore , qui promettoit aux vendangeurs les doux préfents de Bacchus, pour cbarmer les foucis des hommes. Mentor nous dit qu'il avoit été autrefois en Crete, & il nous expliqua ce qu'il en connoiffoit. Cette ifle , difoit-il, admirée de tous les étrangers, Sc fameufe par fes cent villes, nourrit fans peine tous fes habitants, quoiqu'ils foient innombrables. C'eft que la terre ne fe laffe jamais de répandre fesbiens fur ceux qui la cultivent. Son fein fécond ne peut s'épuifer ; plus il y a d'hommes dans un pays, pourvu qu'ils foient laborieux , plus ils jouiflent de 1'abondance : ils n'ont jamais befoin d'être jaloux les uns des autres. La terre,cettebonne mere, multipliefes dons felon le nombre de fes enfants, qui méritent fes fruits par leur travail. Uambition Sc 1'dvarice des hommes font les feules fources de leur F iv  88 T É L E M A Q U E. malheur. Les hommes veulent tout avoir, & ils fe rendent malheureux par le defir du fuperflu ; (a) s'ils vouloient vivre fimplement & fe contenter de latisfaire aux vrais befoins , on verroit par-tout 1'abondance , la joie, 1'union & la paix. C'eft ce que Minos, le plus fage & le meilleur de tous les Rois, avoit compris. Tout ce que vous verrez de plus merveilleux dans cette ifle, eft le fruit de fes loix. L'éducation qu'il faifoit donner aux enfants , rend les corps fains & robuftes : on les accoutume d'abord a une vie fimple , frugale & laborieufe ; on fuppofe que toute volupté amollit le corps & 1'efprit: (£) on ne leur propofe jamais d'autre plaifir que celui d'être invincible par la vertu , & d'acquérir beaucoup de gloire. On ne met pas feulement le courage a méprifer la mort dans les dangers de la guerre, mais encore a fouler aux pieds les trop grandes richeffes & les plaifirs honteux. Ici on punit trois vices qui font impunis chez les autres peuples, 1'ingratitude, la difïimulation, & 1'avarice. Pour le fafte & la molleffe, on n'a jamais befoin de les réprimer; car ils font inconnus en Crete : tout le monde y travaille, & perfonne ne fonge a s'y enrichir ; chacun fe croit affez payé de fon travail par une vie douce & réglée, oü 1'on jouit en C'eft la principale lecon qu'ont donné les anciens Poëtes , & 1'on peut dire que c'eft a eet article que fe réduit toute la morale d'Homere; auffi Horace qui 1'avoit bien ap. profondie, ne craint point de Pélever au-deflus de celle de Cryfipe , de Crantor , & de la févere école de Zénon. (b) C'eft nourrir les paffions des enfants , que de leur donner pour récompenfe ce qu'il faut leur apprendre a méprifer; tout ce que les Lacédémoniens accordoient aux jeunes gens qui fe diftinguoient dans les Gyldas, fe réduifoit a la préféance fur ceux qu'ils avoient furpaffés.  Livre V. 89 paix & avec abondance de tout ce qui eft véritablement néceffaire a la vie. On n'y fouffre ni meubles précieux, ni habits magnifiques , ni feftinsdéKcieux, ni palais dorés. Les habits y font de laine fine 8c de belle couleur, mais tout unis 8c fans broderie. Les repas y font fobres; on y boit peu de vin; le bon pain en fait la principale partie, avec les fruits que les arbres offrent comme d'euxmèmes, 6c le lait des troupeaux (a). Tout au plus on y manee un peu de groffe viande fans ragout; encore même a-t-on foin de réferver ce qu'il y a les grands troupeaux de bceufs, pour faire fleurir 1'agriculture. Les maifons y font propres, commodes, riantes, mais fans ornements. La luperbe archUctture n'y eft pas ignorée, mais elle eft réfervée pour les temples des Dieux, 6c les hommes n'oferoient avoir des maifons femblables a celles des immortels. Les grands biens des Crétois font la fanté, la force, le courage, la paix 6c 1'union des families, la liberté de tous les citoyens, 1'abondance des chofes néceffaires, le mépris des fuperflues; 1'habitude du travail, 8c 1'horreur de 1'oifiveté; Pémulation pour la vertu, la foumiflion aux loix, 8c la crainte des juftes Dieux. Je lui demandai en quoi confiftoit 1'autorité du Roi, 8c il me répondit : II peut tout fur les peuples, mais les loix peuvent tout fur lui. 11 a une puiflance abfolue pour faire le bien , 8c les mains liées dès qu'il veut faire le mal. Les loix lui confient les peuples comme le plus précieux de tous les dépots, a condition qu'il fera le pere de fes fu- (a) C'eft ainfi que dans 1'Iliade eft fervie la table d'Agamemnon, d'Achille, & des autres Héros; il eft aifé de reconnoitre oü 1'Auteur a puifé fes idees.  9° TÉLEMAQTJE, fSVE!ieS veillent q»'»" feul homme ferve par fa Jgefle & par fa modération k la félicité dê tant dhommes; & non pas que tant d'hommes fervent par leur mifere & par leur fervitude liche è flatter lorgueil &la molleffe d'un feul homme. Le Roi ne doit rien avoir au-deflus des autres, excepté ce qui eft neceffaire, oupourle foulager dans fes pénibles tonchons, ou pour imprimer aux peuples le refpett de celui qui doit foutenir les loix. D'ailleurs, e Ro, doit etre plus fobre , plus ennemi de la molleile, plus exempt de fafte 6c de hauteur qu'aucun autre. 11 ne doit point avoir plus de richeffes & de plaifirs; mais plus de fageffe, de vertu 6c de gloire que le refte des hommes. II doit être au-dehors le derenfeur de fa patrie, en commandant les armées; öc au-dedans, le juge des peuples pour les rendre bons, fages & heureux. Ce n'eft point pour luimeme^que les Dieux Pont fait Roi; il ne Peft cue pour etre Phomme des peuples : c'eft aux peuples quil doit tout fon temps, tous fes foins, toute fon affeöiory & il n'eft digne de la Royauté, qu'autant qu il s oublie lui-même pour fe facrifier au bien public Minos n'a voulu que fes enfants régnaffent apres hu, qu'a condition qu'ils régneroient fuivant ces maximes. II aimoit encore plus fon peuple que a Jamille; c'eft par une teile fageffe qu'il a rendu la Crete fi puiffante 6c fi heureufe. C'eft par cette moderation qu'il a effacé la gloire de tous les conquerants qU1 veulent faire fervir les peuples k leur propre grandeur, c'eft-a-dire k leur vanité. Enfin , c'eft par fa juftice qu'il a mérité d'être aux Enfers le louverain juge des morts. Pendant que Mentor faifoit ce difcours , nous abordames dans l'ifle. Nous vïmes le fameux Lnbynnthe, ouvrage des mains de Pingénieux Dédale,  Livre V. 91 & qui étoit une imitation du grand Labyrinthe que nous avions vu en Egypte. Pendant que nous confidérions ce curieux édifice, nous vïmes le peuple qui couvroit le rivage, Sc qui accouroit en foule dans un lieu affez voifin du bord de la mer : nous demandames la caufe de leur emprelTement, Sc voici ce qu'un Crétois, nommé Naulicrate, nous raconta. Idoménée, fils de Deucalion , Sc petit-fils de Minos, dit-il, étoit allé comme les autres Rois de la Grece au fiege de Troye. Après la ruine de cette ville, il fit voile pour revenir en Crete; mais la tempête fut fi violente, que le pilote de fon vaiffeau Sc tous les autres, qui étoient expérimentés dans la navigation, crurent que leur naufrage étoit inévitable. Chacun avoit la mort devant les yeux, chacun voyoit les abymes ouverts pour 1'engloutir: chacun déploroit fon malheur, n'efpérant pas même le trifte repos des ombres qui traverfent le Styx après avoir recu la fépulture. Idoménée, levant les yeux & les mains vers le Ciel, invoquoit Neptune. O puiffant Dieu ! s'écrioit-il, toi qui tiens 1'empire des ondes, daigne écouter un malheureux: fi tu me fais revoir l'ifle de Crete malgré la fureur des vents, je t'immolerai la première tête qui fe préfentera a mes yeux. Cependant fon fils impatient de revoir fon pere, fe hatoit d'aller au-devant de lui pour 1'embraffer ; malheureux, qui ne favoit pas que c'étoit courir k fa perte. Le pere, échappé a la tempête, arrivoit dans le port defiré : il remercioit Neptune d'avoir écouté fes vceux : mais bientót il fentit combien fes vceux lui étoient funeftes. Un preffentiment de fon malheur lui donnoit un cuifant repentir de fon vceu indifcret; il craignoit d'arriver parmi les  92 TÉLEMAQUE. fiens, & il appréhendoit de revoir ce qu'il avoit de plus cher au monde. Mais la cruelle Némefis, Déeffe impitoyable, qui veille pour punir les hommes , & fur-tout les Rois orgueilleux, pouffoit d'une main fatale & invifible Idoménée. II arrivé; a peine ofe-t-il lever les yeux; il voit fon fils: il recule faifi d'horreur; fes yeux cherchent, mais en vain, quelqu'autre tête moins chere qui puiffe lui fervir de viótime. Cependant le fils fe jette a fon cou ; & tout étonné que fon pere répond fi mal a fa tendreffe, il le voit fondant en larmes. O mon pere! dit-il, d'oü vient cette trifteffer Après une fi longue abfence, êtes-vous faché de vous revoir dans votre Royaume, & de faire la joie de votre fils ? Qu'ai-je fait ? Vous détournez vos yeux de peur de me voir. Le pere accablé de douleur ne répondit rien. Enfin, après de profonds foupirs , il dit: (a) Ah ! Neptune, que t'ai-je promis ? A quel prix m'as-tu garanti du naufrage r Rends-moi aux vagues & aux rochers, qui devoient en me brifant finir ma trifte vie; laiffe vivre mon fils. O Dieu cruel! tiens, voila mon fang , épargne le fien. En parlant ainfi, il tira fon épée pour fe percer : mais tous ceux qui étoient auprès de lui, arrêterent fa main. Le vieillard Sophronyme, interprete des volontés des Dieux, lui affura qu'il pourroit contenter Neptune fans donner la mort a fon fils. Votre promeffe, difoit-il, a été imprudente : les Dieux ne veulent point être honorés par la cruauté; gardez-vous bien d'ajouter a la faute de votre promeffe, celle de 1'accomplir (a) Un des plus grands abus que 1'on puiffe faire de la Religion, c'eft de paBifer avec le Ciel, & de mettre a prix les graces qu'on lui demande; c'eft faire de la Religion un for«iide commeree, & un indigne trafic.  Livre V. 93 contre les loix de la nature; offrez cent taureaux plus blancs que la neige a. Neptune; fakes couler leur fang autour de fon autel couronné de fleurs: faites fumer un doux encens en 1'honneur de ce Dieu. a . , Idoménée écoutoit ce difcours la tête baiffee Sc fans répondre; la fureur étoit allumée dans fes yeux : fon vifage pale & défiguré changeoit a tout moment de couleur; on voyoit fes membres tremblants. Cependant fon fils lui difoit : Me voici, mon pere; votre fils eft prêt k mourir pour appaifer le Dieu de la mer : n'attirez pas fur vous fa colere: je meurs content, puifque ma mort vous aura garanti de la votre. Frappez, mon pere , ne craignez point de trouver en moi un fils indigne de vous , qui craigne cle mourir. En ce moment, Idoménée, tout hors de lui, & comme déchiré par les furies infernales, furprend tous ceux qui 1'obfervoient de prés; il enfonce fon épée dans le cceur de eet enfant, il la retire toute fumante & toute pleine de fang pour la plonger dans fes propres entrailles : il eft encore une fois retenu par ceux qui 1'environnent. L'enfant tombe dans fon fang, fes yeux fe couvrent des ombres de la mort; il les entr'ouvre a la lumiere; mais k peine Pa-t-il trouvée , qu'il ne peut plus la fupporter. Tel qu'un beau lys au milieu des champs coupé dans fa racine par le tranchant de la charme, languit & ne fe foutient plus, il n'a point encore perdu cette vive blancheur & eet éclat qui charme les yeux; mais la terre ne le nourrit plus, tk. fa vie eft éteinte. Ainfi le fils d'Idoménée , comme une jeune & tendre fleur , eft cruellement moiffonné dés fon premier age. Le pere, dans 1'excès de fa douleur, devient infenfible; il ne fait oü il  94 TÊLEMAQUE. eft, ni ce qu'il fait, ni ce qu'il doit faire; il marene chancelant vers la ville , fcdemande fon fils Cependant le peuple, touché de compaffion pour 1 enrant, & d'horreur pour 1'aftion barbare du pere, secne que les Dieux juftes l'ont livré aux funes. La fureur leurfournit des armes; ils prennent des batons & des pierres; la difcorde fouffle dans tous les cceurs un venin mortel. Les Crétois, les fages^ Crétois, oublient la fageffe qu'ils ont tant aimee; ils ne reconnoiffent plus le fils du fage Minos. Les amis d'Idoménée ne trouvent plus de falut pour lui, qu'en le ramenant vers fes vaiffeaux : ils s'embarquent avec lui; ils fuient a la merci des ondes. Idoménée, revenant a foi, les remercie de 1'avoir arraché düne terre qu'il a arrofee du fang de fon fils, & qu'il ne fauroit plus habiter. Les vents le conduifent vers 1'Hefpérie , & ils vont fonder un nouveau Royaume dans le pays des Salentins. Cependant les Crétois, n'ayant plus de Roi pour les gouverner, ont réfolu d'en choifir un qui conferye dans leur pureté les loix établies. Voici les mefures qu'ils ont prifes pour faire ce choix. Tous les principaux citoyens des cent villes font affembles ici. On a déja commencé par des facrifices; on a aflemblé tous les Sages les plus fameux des paysvoifins, pour examiner la fageffe de ceux qui paroitront dignes de commander: on a préparé des jeux publics, oii tous les prétendants combattent; car on veut donner pour prix la Royauté a celui' qu'on jugera vainqueur de tous les autres, & pour 1'efpnt & pour le corps. On veut un Roi dont le corps foit fort & adroit, & dont 1'ame foit ornée de la fageffe & de la vertu. On appelle ici tous les étrangers.  Livre V. 95 Après nous avoir raconte toute cette hiftoire etonnante, Nauficrate nous dit: Hatez-vous donc, o étrangers J de venir dans notre affemblée : vous eombattrez avez les autres; 8c fi les Dieux deffiaient la vicToire a 1'un de vous, il régnera en ce pays. Nous le fuivimes fans aucun ddir de vaincre, mais par la feule curiofité de voir une chofe fi extraordinaire. ( Jamais aucun peuple n'a eu un Roi conquérant, fans avoir beaucoup k fouffrir de fon ambition. Un conquérant, enivré de fa gloire,ruina prefque autant fa nation vittorieufe que les autres nations vaincues. Un Prince qui n'a point les qualités néceffaires pour la paix, ne peut faire goüter k fes fujets les fruits d'une guerre heureufement fïnie : il eft comme un homme qui défendroit fon champ contre fon voifin, & qui ufurperoit celui de fon voifin même, mais qui ne fauroii ni labourer, ni femer , pour recueillir aucune moiffon : un tel homme femble né pour détruire, pour ravager, pour renverfer le monde, & non pour rendxe le peuple heureux par un fage gouvernement. Venons maintenant au Roi pacifique. II eft vraï qu'il n'eft pas propre a de grandes conquêtes; c'efta-dire, qu'il n'eft pas né pour troubler le repos de &n peuple, en voulant vaincre les autres peuple» G iv.  ï04 télemaqul que la juftice ne lui a pas foumis : mais s'il eft véritablement propre a gouverner en paix, il a toutes les qualité néceffaires pour mettre fon'peuple en füreté contre fes ennemis. Voici comment : il eft jufte, modéré, 8c commode k 1'égard de fes voiftns : il n'entreprend jamais contre eux rien qui puiffe troubler la paix : il eft fidele dans fes alliances. Ses alliés 1'aiment, ne le craignent point, Sc ont une entiere cönfiance en lui. S'il a quelque voifin inquiet, hautain Sc ambitieux , tous les autres Rois voifins qui craignent ce voifin inquiet, 8c qui n'ont aucune jaloufie du Roi pacifique, fe joignent a ce bon Roi, pour 1'empêcher d'être opprimé. Sa probité, fa bonne foi, fa modération, le rendent 1'arbitre de tous les Etats qui environnent le fien. Pendant que le Roi entreprenant eft odieux a tous les autres, 6c fans ceffe expofé a leurs ligues, celui-ci a la gloire d'être comme le pere 6c le tuteur de tous les autres Rois. Voila les avantages qu'il a au-dehors. Ceux dont il jouit au-dedans , font encore plus folides. Puifqu'il eft propre a gouverner en paix, je fuppofe qu'il gouverne par les plus fages loix. ii retranche le fafte, la molleffe, Sc tous les arts qui ne fervent qu'a flatter les vices : il fait fleurir les autres arts qui font utiles aux véritables befoins de la vie; fur-tout il applique fes fujets a ragriculture. Par-la il les met dans 1'abondance des chofes néceffaires. Ce peuple laborieux, fimple dans fes moeurs, accoutumé k vivre de peu, gagnant facilement fa vie par la culture de fes terres, fe multiplie a Pinfini. Voila dans ce Royaume un peuple innombrable, mais un peuple fain, vigoureux, robufte, qui n'eft point amolli par les voluptés, qui eft exercé par la vertu, qui n'eft point attaché aux douceurs d'une vie lache Sc délicieufe, qui fait  Livre V. 10,5 méprifer la mort, qui aimeroit mieux mourir que de perdre cette liberté qu'il goüte fous un fage Roi , appliqué a ne régner que pour faire régner la raifon. Qu'un conquérant voifin attaque ce peuple, \\ ne le trouvera peut-être pas affez accoutumé h camper , a fe ranger en bataille, ou a dreffer des machines pour affiéger une ville : mais il le trouvera invincible par fa multitude , par fon courage , par fa patience dans les fatigues, par fon habitude de fouffrir la pauvreté, par fa vigueur dans les combats, Sc par une vertu que les mauvais fuccès même ne peuvent abattre. D'ailleurs, fi ce Roi n\ft pas affez expérimenté pour commander Lui-même fes armées, il les fera commander par des gens qui en feront capables, Sc il faura s'en fervir fans perdre fon autorité. Cependant il tirera du fecours de fes alliés. Ses fujets aimeront mieux mourir que de paffer fous la domination d'un autre Roi violent Sc injufte. Les Dieux mêmes combattront pour lui. Voyez quelles reffources il aura au milieu des plus grands périls. Je-conclus donc que le Roi pacifique, qui ignore la guerre, eft un Roi très-imparfait, puifqu'il ne fait point remplir une de fes plus grandes foncTions, qui eft de vaincre fes ennemis: mais j'ajoute qu'il eft néanmoins infiniment fupérieur au Roi conquérant, qui manque de qualités néceffaires dans la paix, Sc qui n'eft propre qu'a la guerre. J'apper3P TÉLEMAQUE. ' ö Déeffe ! qui lui infpirez cette grande ardeur ? Calypfo fentit un dépit cruel en écoutant ces paroles, &l elle neput fe retenir. Ce Téïemaque, répondit-elle, qui a méprifé tous les plaifirs de l'ifle de Cypre, ne peut réfifter a la médiocre beauté d'une de mes Nymphes. Comment ofe-t-il fe vanter d'avoir fait tant d'adtions merveilleufes, lui dont le cceur s'amollit lachement par la volupté, & qui ne femble né que pour pafTer une vie obfcure au milieu des femmes? Mentor, remarquant avec plaifir combien la jaloufie troubloit le cceur de Calypfo , n'en dit pas davantage, de peur de la mettre en défiance de lui. II lui montroit feulement un vifage 'trifte & abattu. La Déeffe lui découvroit fes peines fur toutes les chofes qu'elle voyoit, & elle faifoit fans ceffe des plaintes nouvelles. Cette chaffe dont Mentor 1'avoit avertie, acheva de la mettre en fureur. Elle' fut que Téïemaque n'avoit cherché qu'a fe dérober aux autres Nymphes pour parler a Eucharis. On propofoit même déja une feconde chaffe , ou elle prévoyoit qu'il feroit comme dans la première. Pour rompre les mefures de 'Téïemaque, elle déclara qu'elle en vouloit être. Puis tout-a-coup ne pouvant plus modérer fon reffentlment, elle lui paria ainfi : Eft-ce donc ainfi, ö jeune téméraire! que tu es venu dans mon ifle pour échapper au jufte naufrage que Neptune te préparoit, & a la vengeance des Dieux ? N'es-tu entré dans cette ifle , qui n'eft ouverte a aucun mortel, que pour méprifer ma puiffance, & 1'amour que je t'ai témoigné } O Divinités de 1'Olympe & du Styx! écoutez une malheureufe Déeffe. Hatez-vous de confondre ce perfide, eet ingrat, eet impie. Puifque tu es encore plus dur 8t plus injufte que ton pere, puiffes-tu fouf-  Livre VIL 131 frir des mavtx encore plus longs & plus cruels que les flens ! Non , non , que jamais tu ne revoies ta patrie, cette pauvre & miférable Ithaque, que tu n'as point eu de honte de préférer a 1'immortalité ; ou plutöt que tu périfles, en la voyant de loin au milieu de la mer, & que ton corps devenu le jouet des flots, foit rejetté fans efpérance de fépulture, fur le fable de ce rivage. Que mes yeux le voient mangé par les vautours. Celle que tu aimes, le verra aufli : elle le verra , elle en aura le cceur déchiré, Sc fon défefpoir fera mon bonheur. En parlant ainfi, Calypfo avoit les yeux rouges & enflammés; fes regards ne s'arrêtoient en aucun endroit : ils avoient je ne fais quoi de fombre & de farouche. Ses joues trembiantes étoient couvertes de taches noires Sc livides; elle changeoit k chaque moment de couleur. Souvent une paleur mortelle fe rcpandoit fur tout fon vifage : fes larmes ne couloient plus comme autrefois avec abondance; la rage & le défefpoir fembloient en avoir tari la fource; Sc k peine en couloit-il quelques-unes fur fes joues. Sa voix étoit ranque, tremblante Sc entrecoupée. Mentor obfervoit tous ces mouvements, Sc ne parloit plus a Téïemaque. II le traitoit comme un malade défefpéré qu'on abandonne: il jettoit fouvent fur lui des regards de compaffion. Téïemaque fentoit combien il étoit coupable Sc indigne de 1'ariiitié de Mentor. II n'ofoit lever les yeux , de peur de rencontrer ceux de fon ami, dont le fllence même le condamnoit. Quelquefois il avoit envie d'aller fe jetter k fon cou, Sc de lui témoigner combien il étoit touché de fa faute : mais il étoit retenu, tantöt par une mauvaife honte, Sc tantöt par la crainte d'aller plus loin qu'il ne vouloit, pour fe retirer du péril; car le péril lui fembloit doux,  ,32 TÉLE M A Q Ü E, & il ne pouvoit encore le rélbudre a vaincre fa folie paffion. (a) Les Dieux & les Déeffes de 1'Olympe aflemblés dans un profond filence, avoient les yeux attachés fur l'ifle de Calypfo, pour voir qui feroit victorieux, ou de Minerve, ou de 1'Amour. L'Amour, en fe jouant avec les Nymphes, avoit mis tout en feu dans l'ifle. Minerve, fous la figure de Mentor, fe fervoit de la jaloufie inféparable de >l'Amour, contre 1'Amour même. Jupiter avoit réfolu d'être le fpeftateur de ce combat, & de demeurtr neutre. Cependant Eucharis, qui craignoit que Téïemaque ne lui échappat, ufoit de mille artifices pour le retenir dans fesliens. Déja elle alloit partir avec lui pour la feconde chaffe, 6c elle étoit vêtue comme Diane. Vénus & Cupidon avoient répandu fur elle de nouveaux charmes, en forte que ce jour-la fa beauté effacoit celle de la Déeffe Calypfo même. Calypfo, la regardant de loin, fe regarda en mêmetemps dans la plus claire de fes fontaines; elle eut honte de fe voir. Alors elle fe cacha au fond de fa grotte , 6c paria ainfi toute feule : II ne me fert donc de rien d'avoir voulu troubler ces deux amants, en déclarantque je veux être de cette chaffe. En ferai-je ? Irai-je la faire triompher, 6c faire fervir ma beauté a relever la flenne ? Faudra-t-il que Téïemaque, en me voyant, foit encore plus paffionné pour fon Eucharis? O malheureufe! qu'ai-je fait ? Non, je n'irai pas, ils n'iront pas etix-mêmes; je faurai bien les empêcher. Je vais (a) Un jeune Prince que la volupté veut féduire , eft en fpeilacle a toute la terre : il ne peut commencer le grand ©uvrage de fa réputation par une viftoire plus gloneufe.  Livre VII. 133 trouver Mentor , je le prierai d'enlever Téïemaque, il le remenera en Ithaque. Mais que dis-je? ck que deviendrai-je, quand Téïemaque fera parti?oü fuis-je? Que refte-t-il a faire, ö cruelle Vénus? Vénus, vous m'avez trompée. O perfide préfent que vous m'avez fait! Pernicieux enfant, Amour empefté, je ne t'avois ouvert mon cceur que dans. 1'efpérance de vivre heureufe avec Téïemaque, ck tu n'as porté dans ce cceur que trouble 6k que défefpoir. Mes Nymphes fe font révoltées contre moi» Ma divinité ne me fert plus qu'a rendre mon malheur éternel. O ! fi j'étois libre de me donner la mort pour finir mes douleurs ! Téïemaque, il taut que tu meures, puifque je ne puis mourir. Je me vengerai de tes ingratitudes; ta Nymphe le verra ,: ck je te percerai a fes yeux. Mais je m'égare, 6 malheureufe Calypfo ! Que veux-tu ? Faire périr un innocent que tu as jetté toi-même dans eet abyme de malheurs ? C'eft moi qui ai mis le flambeau dans le fein du chafte Téïemaque. Quelle innocence ! quelle vertu ! quelle horreur du vice ! quel courage contre les honteux plaifirs i Falloit-il empoifonner fon cceur ! II m'eüt quittée. Eh bien ! ne faudra-t-il pas qu'il me quitte, ou que je le voie plein de mépris pour moi, ne vivant plus que pour ma rivale ? Non, non , je ne fouffre que ce que j'ai bien mérité. Parts, Téïemaque, va-t-en au-dela des mers; laifie Calypfo fans confolation, ne pouvant fupporter la vie, ni trouver la mort. Laiffe-la inconfolable, couverte de honte, défefpérée avec ton orgueilleufe Eucharis. Elle parloit ainfi feule dans fa grotte : mals tout-a-coup elle fort impétueufement : Oü êtes-vous, ö Mentor ! dit-elle ? Eft-ce ainfi que vous foutenez Téïemaque contre le vice auquel il fuccombe ? Vous ï iij  ,34 TÉLEMAQUE. dormez pendant que 1'Amour veille contre vous. Je ne puis fouffrir plus long-temps cette lache indifterence que vous témcignez. Verrez-vous toujours tranquillement le fils d'Ulyffe déshonorer fon pere , & négliger fa haute deftinée? Eft-ce a vous ou 4 moi que fes parents ont confié fa conduite ? C'eft moi qui cherche les moyens de guérir fon cceur; & vous, ne ferez-vous rien ? 11 y a dans le lieu le plus reculé de cette forêt de grands peupliers propres a conftruire un vaiffeau; c'eft-la qu'Ulyfie fat celui dans lequel il fortit de cette ifle. Vous trouverez au même endroit une profonde caverne ou font tous les inftruments néceffaires pour taiïler & pour joindre toutes les pieces d'un vaiffeau. A peine eut-elle dit ces paroles qu'elle s'en repentit. Mentor ne perdit pas un moment : il alla dans cette caverne, trouva les inftruments, abattit ïes peupliers, & mit en un feul jour un vaiffeau en état de voguer. C'eft que la puiffance & 1'induftrie de Minerve n'ont pas befoin d'un grand lemps pour achever les plus grands ouvrages. Calypfo fe trouva dans une hornble peine a'efprit: d'un cöté , elle vouloit voir fi le travail de Mentor s'avancoit; de 1'autre, elle ne pouvoit fe réfoudre a quitter la chaffe oü Eucharis auroit ete en pleine liberté avec Téïemaque. La jaloufie ne lui permit jamais de perdre de vue les deux amants: mais elle tachoit de détourner la chaffe du cöté oü elle favoit que Mentor faifoit le vaiffeau. Elle enlendoit les coups de hache & de marteau : elle prêtoit 1'oreille; chaque coup la faifoit frémir. Mais dans le moment même, elle craignoit que cette rêverie ne lui eut dérobé quelque figne, ou quelque coup-d'ceil de Téïemaque a la jeune Nymphe.  Livre VII. 135 Cependant, Eucharis difoit a Téïemaque d'un ton moqueur (a) : Ne craignez-vous point que Mentor ne vous blame d'être venu a la chaffe lans lui ? O que vous êtes a plaindre de vivre fous un fi rude maitre ] Rien ne peut adoucir fon auftérité : il affecre d'être ennemi de tous les plaifirs; il ne peut fouffrir que vous en goütiez aucun: il vous fait un crime des chofes les plus innocentes. Vous pouviez dépendre de lui pendant que vous étiez hors d'état de vous conduire vous-même ; mais après avoir montré tant de fageffe, vous ne devez plus vous laiffer traiter en enfant. Ces paroles artifideufes pêrcjoient le cceur de Téïemaque , & le rempliffoient de dépit contre Mentor , dont il vouloit fecouer le joug. II craignoit de le revoir, & ne répondoit rien a Eucharis , tant il étoit troublé. Enfin, vers le foir , la chaffe s'étant paffee de part & d'autre dans une contrainte perpétuelle , on revint par un coin de la forêt affez voifin du lieu oü Mentor avoit travaillé tout le jour. Calypfo apperc.ut de loin le vaiffeau achevé : fes yeux fe couvrirent a 1'inftant d'un épais nuage femblable a celui de la mort. Ses genoux tremblants fe déroboient fous elle : une froide fueur courut par tous les membres de fon corps: elle fut contrainte de s'appuyer fur les Nymphes qui 1'environnoient; & Eucharis lui tendant la main pour la foutenir, elle la repouffa en jettant fur elle un regard terrible. Téïemaque, qui vit ce vaiffeau, mais qui ne vit point Mentor, paree qu'il s'étoit déja retiré , ayant (a) Les Princes les plus aveugles font ceux qui facrifient leurs plus fideles ferviteurs aux caprices de leurs maitreffes. Plufieurs grands Hommes or.t été rendu inutiles par les artifices de la Comtefie d'Eftampcs & de la Ducheffe de Valentineis. I iv  '136 TÉLEMAQUE. fini fon travail, demanda a la Déeffe a qui étoit ce vaiffeau, & a quoi on le deftinoit. D'abord elle ne put répondre : mais enfin elle dit: C'eft pour renvoyer Mentor que je 1'ai fait faire; vous ne ferez plus erabarraffé par eet ami févere qui s'oppofe a votre bonheur, & qui feroit jaloux, fi vous cleveniez immortel. Mentor m'abandonne! c'eft fait de moi, s'écria Téïemaque. Eucharis, fi Mentor me quitte, je n'ai plus que vous. Ces paroles lui échapperent dans le tranfport de fa paffion; il vit le tort qu'il avoit eu en les difant : mais il n'avoit pas été libre de penfer au fens de ces paroles, Toute Ia troupe étonnée demeura dans le filence. Eucharis , rougiffant & baiffant les yeux, demeuroit derrière toute interdite, fans ofer fe montrer. Mais pendant que la honte étoit fur fon vifage, la joie étoit au fond de fon cceur. Téïemaque ne fe comprenoit plus lui-même, oc ne pouvoit croire qu'il eut parlé fi indifcrétement. Ce qu'il avoit fait lui paroiffoit comme un fonge, mais un fonge dont il paroiffoit confus & troublé, Calypfo, plus furieufe qu'une lionne a qui on a enlevé fes petits, couroit au travers de la forêt fans fuivre aucun chemin, & ne fachant oii elle alloit. Enfin, elle fe trouve a 1'entrée de fa grotte, oü Mentor 1'attendoit. Sortez de mon ifle, dit-elle, ó étrangers qui êtes venus troubler mon repos! loin de moi ce jeune infenfé; & vous, imprudent vieillard , vous fentirez ce que peut le courroux d'une Déeffe, fi vous ne Parrachez d'ici tout-a-l'heure. Je ne veux plus le voir; je ne veux plus fouffrir qu'aucune de mes Nymphes lui parle ni le regarde. J'en jure par les ondes du Styx, ferment qui fait trembler les Dieux mêmes. Mais apprends, Téïemaque que tes maux ne font pas finis; ingrat, tu ne fot>  Livre VII. 137 tiras de mon ifle que pour être en proie a de nouveaux malheurs. Je ferai vengée : tu regretteras Calypfo, mais en vain. Neptune, encore irrité contre ton pere qui 1'a offenfé en Sicile , & follicité par Vénus que tu as méprifée dans l'ifle de Cypre, te prépare d'autres tempêtes. Tu verras ton pere qui n'eft pas mort; mais tu le verras fans le connoitre. Tu ne te réuniras avec lui en Ithaque, qu'après avoir été le jouet de, la plus cruelle fortune. Vas, je conjure les Puiflances céleftes de me venger. Puifles-tu au milieu des mers, fufpendu aux pointes d'un rocher, 6c frappé de la foudre , invoquer en vain Calypfo, que ton fupplice combiera de joie! Ayant dit ces paroles, fon efprit agité étoit déja prêt a prendre des réfolutions contraires. L'Amour rappella dans fon cceur ie defir de retenir Téïemaque. Qu'il vive, difoit-elle en elle-même, qu'il demeure ici; peut-être qu'il fentira enfin tout ce que j'ai fait pour lui. Eucharis ne fauroit comme moi lui donner 1'immortalité. O trop aveugle Calypfo ! tu t'es trahie toi-même par ton ferment : te voila engagée; & les ondes du Styx par lefquelles tu as juré, ne te permettent plus aucune efpérance. Perfonne n'entendoit ces paroles : mais on voyoit fur fon vifage les furies peintes; & tout le venin empefté du noir Cocyte fembloit s'exhaler de fon cceur. Téïemaque en fut faifi d'horreur. Elle le comprit; ( car qu'efl-ce que Pamour ne devine pas ?) & 1'horreur de Téïemaque redoubla les tranfports de la Déeffe; femblable k une Bacchante qui remplit Pair de fes hurlements, & qui en fait retentir les hautes montagnes de Thrace, elle court au travers des bois avec un dard en main, appellant  i38 TÉLEMAQUE. toutes fes Nymphes, & menacant de percer toutes celles qui ne la fuivront pas. Elles coururent en foule, effrayées de cette menace. Eucharis même s'avance, les larmes aux yeux, & regardant de loin Téïemaque, a qui elle n'ofe plus parler. La Déeffe frémit en la voyant auprès d'elle; & loin de s'appaifer par la foumiiïion de cette Nymphe , elle reffent une nouvelle fureur, voyant que rafEictionaugmente la beauté d'Eucharis. Cependant Télemaqne étoit demeuré feul avec Mentor. U embraffe fes genoux; car il n'ofoltl'embraffer autrement, ni le regarder : il verfe un torrent de larmes ; il veut parler; la voix lui manque. Les paroles lui manquent encore davantage; il ne fait, ni ce qu'il doit faire, ni ce qu'il fait, ni ce qu'il veut. Enfin, il s'écrie : O mon vrai pere! ö Mentor ! délivrez-moi de tant de maux. Je ne puis ni vous abandonner, ni vous fuivre. Délivrez-moi de tant de maux: délivrez-moi de moi-même, donnez-moi la mort. Mentor 1'embraffe, le confole , 1'encourage , lui apprend a fe fupporter lui-même fans flatter fa paffion , & lui dit: Fils du fage Ulyffe, que les Dieux ont tant aimé , & qu'ils aiment encore : c'eft par un effet de leur amour que vous fouffrez des maux fi horribles. Celui qui n'a point fenti fa foibleffe & la violence de fes pafïions, n'eft point encore fage; car il ne fe connoit point encore, & ne fait point fe défier de foi. Les Dieux vous ont conduit comme par la main jufqu'au bórd de 1'abyme, pour vous en montrer toute la profondeur fans vous y laiffer tomber. Comprenez maintenant ce que vous n'auriez jamais compris, fi vous ne 1'aviez éprouvé. On vous auroit parlé en vain des trahifons de 1'Amour, qui flatte pour perdre, tk qui, fous une apparence  Livre VII. 139 de douceur, cache les plus affreules amertumes (a). II eft venu, eet enfant plein de charmes, parmi ' les ris, les jeux ck les graces. Vous 1'avez vu ! il a enlevé votre cceur, ck vous avez pris plaifir a le lui laiffer enlever. Vous cherchiez des prétextes peur ignorer la plaie de votre cceur. Vcus cherchiez k me tromper, & a vous flatter vous-même; vous ne craigniez rien. Voyezle fruit de votre térnérité: vous demandez maintenant la mort, ck c'eft 1'unique efpérance qui vous refte. La Déeffe, troublée, reffemble a une furie infernale. Eucharis brüle d'un feu plus cru el que toutes les douleurs de la mort. Toutes ces Nymphes jaloufes font prêtes a s'entredéchirer : ck voila ce que fait le traitre Amour qui paroit fi doux. Rappellez tout votre courage. A quel point les Dieux vous aiment-ils, puifqu'ils vous ouvrent un fi beau chemin pour fuir 1'Amour ck pour revoir votre chere patrie ? Calypfo elle-même eft contrainte de vous chaiTer; le vaiffeau eft tout prêt. Que tardons-nous k quitter cette ifle , oü la vertu ne peut habiter? En difant ces paroles, Mentor le prit par la main ck Pentrainoit vers le rivage. Téïemaque fuivoit k peine, regardant toujours derrière lui. II confidéroit Eucharis qui s'éloignoit de lui. Ne pouvant voir fon vifage, il regardoit fes beaux cheveux noués, fes habits flottants, ck fa noble démarche. II auroit voulu baifer les traces de fes pas. Lors même qu'il la perdit de vue, il prêtoit encore 1'oreille. s'imaginant entendre fa voix ; quoiqu'abfente, il la (a) II ne faut qu'une captive pour mettre la méfintelligence entre Agamtmnon & Achille , & pour faire echouer toutes les forces de la Grece. C'eft ainfi qu'Homere nous apprend que les plus grands événements font auffi fouvent des jeux de 1'Amour, que des jeux de la Fortune.  MO TÉLEMAQUE. voyoit. Elle étoit peinte ck comme vivante devant les yeux; il croyoit même parler a elle , ne fachant plus oü il étoit, Ók ne pouvant écouter Mentor. Enfin, revenant a lui comme d'un profond fommeil, il dit a Mentor : Je fuis réfolu de vous fuivre ; mais je n'ai pas encore dit adieu a Eucharis. J'aimerois mieux mourir que de 1'abandonner ainfi avec ingratitude. Attendez que j& la revoie encore une derniere fois, pour lui faire un éternel adieu. Au moins ïbuffrez que je lui dife : O Nymphe I les Dieux cruels, les Dieux jaloux de mon bonheur me contraignent de partir : mais ils m'empêcheront plutót de vivre, que de me fouvenir a jamais de vous. O mon pere 1 ou laiffez-moi cette derniere confolation qui eff li jufte, ou arrachez-moi la vie dans ce moment. Non , je ne veux ni demeurer dans cette ifle, ni m'abandonner a ï'amour. L'amour n'eft point dans mon cceur, je ne fens que de Pamitié & de la reconnoiffance pou'; Eucharis. II me fuffit de lui dire encore une fois adieu , ck je pars avec vous fans retardement. Que j'ai pitié de vous !,. répondit Mentor: votre paffion eft li furieufe, o^e vous ne la fentez pas.Vous croyez être tranquille, & vous demandez la mort. Vous ofez dire que vous n'êtes point vaincu par l'amour, ck vous ne pouvez vous arracher k la Nymphe que vo'as aimez. Vous ne voyez, vous n'entendez qu'elle ; vous êtes aveugle ck fourd a tout le refte. U.n homme que la fievre rend frénétique, dit : Je ne fuis point malade. O aveugle Téïemaque! vous étiez prêt a renoncer a Pénelope qui v'ous attend, a Ulyffe que vous verrez, a IthaquPj oü vous devez régner, k la gloire ck a 'la haut.e deftinée que les Dieux vous ont promife par ^ant de merveilles qu'ils ont faites en votre fa-  Livre VII. 141 veur; vous renonciez a tous ces biens pour vivre déshonoré auprès d'Eucharis! Direz-vous encore que l'amour ne vous attaché point a elle ? Qu'eft-ce donc qui vous trouble? Pourquoi voulez-vous mourir? Pourquoi avez-vous parlé devant la Déeffe avec tant de tranfport ? Je ne vous accufe point de mauvaife foi: mais je déplore votre aveuglement. ■Fuyez, Téïemaque, fuyez. On ne peut vaincre l'amour qu'en fuyant. Contre un tel ennemi, le vrai courage confifte a craindre & a fuir, mais a fuir fans délibérer, & fans donner k foi-même le temps de regarder jamais derrière foi. Vous n'avez pas oublié les foins que vous m'avez coütés depuis votre enfance, & les périls dont vous êtes forti par mes confeils: ou croyez-moi, ou fouffrez que je vous abandonne. Si vous faviez combien il m'eft douloureux de vous voir courir a votre perte; fi vous faviez tout ce que j'ai fouffert pendant que je n'ai ofé vous parler; la mere qui vous mit au monde, fouffrit moins dans les douleurs de 1'enfantement. Je me fuis tü; j'ai dévoré ma peine. J'ai étouffé mes foupirs, pour voir fi vous reviendriez k moi. O mon fils! mon cher fils! foulagez mon cceur, rendez-moi ce qui m'eft plus cher que mes entrailles (a). Rendez-moi Téïemaque que j'ai perdu ; rendez-vous a vous-même. Si la fageffe en vous furmonte l'amour, je vis, & je vis heureux. Mais fi l'amour vous entraine malgré la fageffe, Mentor ne peut plus vivre. Pendant que Mentor parloit ainfi, il continuoit fon chemin vers la mer; & Téïemaque qui n'étoit (a) Les Grands n'ont pour amis que ceux qui s'affligent de leurs fautes , & qui condamnent leurs paffions. On peut voir cette maxime bien établie dans 1'excellent Traité de Plutarque , fur 1'art de diftinguer un flatteur.  i4i TÉLEMAQUE. pas encore affez fort pour le fuivre de lui-même, l'étoit déja affez pour fe laiffer mener fans réfiftance. Minerve, toujours cachée fous la figure de Mentor , couvrant invifiblement Téïemaque de fon Egide, Sc répandant autour de lui un rayon divin , lui fit fentir un courage qu'il n'avoit point encore éprouvé depuis qu'il étoit dans cette ifle. Enfin, ils arriverent dans un endroit de l'ifle oü le rivage de la mer étoit efcarpé; c'étoit un rocher toujours battu par 1'onde écumante. Ils regarderent de cette hauteur, fi Ie vaiffeau que Mentor avoit préparé étoit encore dans la même place : mais ils appercurent un trifte fpeöacle. L'Amour étoit vivement piqué de voir que ce vieillard inconnu, non-feulement étoit infenfible a fes traits, mais encore qu'il lui enlevoit Téïemaque. 11 pleuroit de dépit, Sc alla trouver Calypfo, errante dans les fombres forêts: elle ne put le voir fans gémir, Sc elle fentit qu'il r'ouvroit toutes les plaies de fon cceur. L'Amour lui dit : Vous êtes Déeffe , Sc vous vous laiffez vaincre par un foible mortel, qui eft captif dans votre ifle ! Pourquoi le laiffez-vous fortir ? O malheureux Amour! répondit-elle, je ne veux plus écouter tes pernicicux confeils : c'eft toi qui m'as tirée d'une douce & profonde paix, pour me précipiter dans un abyme de malheurs. C'en eft fait; j'ai juré par les ondes du Styx, que je laifferois partir Téïemaque. Jupiter même, le pere des Dieux, avec toute fa puiffance, n'oferoit contrevenir a ce redoutable ferment. Téïemaque, fors de raon ifle : fors auffi, pernicieux enfant, tu m'as fait plus de mal que lui. L'Amour, effuyant fes larmes, fit un fouris mcqueur Sc malin. En vérité, dit-il, voila un grand embarras; laiffez-moi faire, fuivez votre ferment,  Livre VII. 143 jie vousoppofez point au départ de Téïemaque. Ni vos Nymphes , ni moi, n'avons juré par les ondes du Styx de le laiffer partir. Je leur infpirerai le deffein de brüler ce vaiffeau que Mentor a fait avec tant de précipitation. Sa diligence qui vous a furprife , fera inutile. II fera furpris-lui-même k fon tour , & il ne lui reftera plus aucun moyen de vous arracher Téïemaque. Ces paroles flatteufes firent gliffer 1'efpérance 6k la joie jufqu'au fond des entrailles de Calypfo. Ce qu'un zéphyr fait par fa fraicheur fur le bord d'un ruiffeau pour délaffer les troupeaux languiffants que 1'ardeur de 1'été confume, ce difcours le fit pour appaifer le défefpoir de la Déeffe. Son vifage devint ferein, fes yeux s'adoucirent; les noirs foucis qui rongeoient fon cceur, s'enfuirent pour un moment loin d'elle. Elle s'arrêta, elle fourit, elle flatra le folatre Amour, & en le flattant elle lë prépara de nouvelles douieurs. L'Amour, content de 1'avoir perfuadée, alla pour perfuader auffi les Nymphes qui étoient errantes ck difperfées fur toutes les montagnes, comme un troupeau de moutons que la rage des loups affamcs a mis en fuite loin du berger. L'Amour les raffemble, ck leur dit : Téïemaque eft encore en vos mains ; hatez-vous de brüler ce vaiffeau que le téméraire Mentor a fait pour s'enfuir. Auffi-töt elles allument des flambeaux , elles accourent lur le rivage, elles frémiffent, elles pouffent des hurlements , elles fecouent leurs cheveux épars comme des Bacchantes. Déja la flamme vole, elledévore le vaiffeaux, qui eft d'un bois fee 6k enduit de réfine; des tourbillons de fumée 6k de flamme s'élevent dans les nues. Téïemaque 6k Mentor appercoivent ce feu de deffus le recher, ck entendent les cris des Nymphes,  144 TÉLEMAQUË. Téïemaque fut tenté de s'en réjonir; car fon cceuf n'étoit pas encore guéri, & Mentor remarquoit que fa paffion étoit comme un feu mal éteint, qui fort de temps en temps de deffous la cendre , & qui repouffe de vives étincelles. Me voila donc, dit Téïemaque, rengagé dans mes liens. II ne nous refte plus aucune efpérance de quitter cette ifle. Mentor vit bien que Téïemaque alloit retombef dans toutes fes foibleffes, & qu'il n'y avoit pas un feul moment a perdre. II appercut de loin , au milieu des flots, un vaiffeau arrêté, qui n'ofoit approcher de l'ifle, paree que tous les pilotes connoiffent que l'ifle de Calypfo étoit inacceffible a tous les mortels. Auffi-töt le fage Mentor, pouffant Téïemaque qui étoit afïis fur le bord d'un rocher, le précipite dans la mer, & s'y jette avec lui. Téïemaque , furpris de cette violente chüte, but Ponde amere, & devint le jouet des flots. Maisrevenant a lui, & voyant Mentor qui lui tendoit la main pour lui aider a nager, il ne fongea plus qu'a s'éloigner de l'ifle fatale. Les Nymphes qui avoient cru les tenir captifs, poufferent des cris pleins de fureur, ne pouvant plus empêcher leur fuite. Calypfo , inconfolable, rentra dans fa grotte qu'elle remplit de fes hurlements. L'Amour qui vit changer fon triomphe en une honteufe défaite, s'éleva au milieu de Pair en fecouant fes ailes, & s'envola dans le bocage d'Idalie, oii fa cruelle mere Pattendoit. L'enfant, encore plus cruel, ne fe confola qu'en riant avec elle de tous les maux qu'il avoit faits. (a) A mefure que Téïemaque s'éloignoit de l'ifle, il (a) II y a des climats contagieux a Ia vertu : Achille n feriglier déchira, Sc que Vénus, pafïïonnée pour lui, ne put ranimer en faifant au Ciel des plaintes ameres. Tous ceux qui Pécouterent, ne purent retemr leurs larmes, & chacun fentoit je ne fais quel plaifir en pleurant. Quand il eut ceflé de chanter, les Phé* niciens étonnés fe regardoient les uns les autres. L'un difoit : C'eft Orphée ; c'eft ainfi qu'avec une lyre il apprivoifoit les bêtes farouches, & enlevoit les bois & les rochers; c'eft ainfi qu'il enchanta Cerbere; qu'il fufpendit les tourments d'Ixion &C des Danaïdes, & qu'il toucha 1'inexorable Pluton, pour tirer des enfers la belle Euridice. Un autre s'écrioit: Non, c'eft Linus, fils d'Apoüon. Un autre répondit: Vous vous trompez, c'eft Apollon tui* rnême. Téïemaque n'étoit guere moins furpris que les autres; car il ignoroit que Mentor fut avec tant de perfe&ion chanter & jouer de la lyre. Achitoas qui avoit eu le loifir de cacher fa jaioufie, cqmmenca a donner des louanges a Mentor : mais il rougit en le louant» &c il ne put achever fon difcours. Mentor qui voyoit fon trouble, prit te parole, comme s'il eut voulu 1'interrompre, &c tacha de le cónfoler, en lui donnant toutes les louanges qu'il méritoit. Achitoas ne fut point confolé; car il fentoit que Mentor le furpaffoit encore plus par. fa modeftie, que par les charmes de fa voix. Cependant, Téïemaque dit a Adoam : Je me fouviens que vous m'avez parlé d'un voyage que vous fites dans la Bétique, depuis que nous fümes partis d'Egypte (a). La Bétique eft un pays dont on (a) Rien ne reffemble mieux a Ia defcription que Strabon fait de I'Efpagne ; toutes ces fleurs ne font point nées -dans rimagination du Poëte , il avoit puifé dans les plus belles L ij  164 TÉLEMAQUE. raconte tant de merveilles, qu'a peine peut-on les croire. Daignez m'apprendre fi tout ce qu'on en dit eft vrai. Je ferai bien-aife, dit Adoam, de vous dépeindre ce fameux pays digne de votre curiofité, Sc qui furpaffe tout ce que la renommee en publie. Auffi-töt il commence ainfi. Le fleuve Bétis coule dans un pays fertile, & fous un ciel doux, qui eft toujours ferein. Le pays a pris le nom de ce fleuve qui fe jette dans le grand Océan, affez prés des Colonnes d'Hercule, Sc de eet endroit oü la mer furieufe, rompant fes digues, fépara autrefois la terre de Tarfis d'avec la grande Afrique. Ce pays femble avoir confervé les délices de Page d'or. Les hyvers y font tiedes, Sc les rigoureux Aquilons n'y foufïlent jamais. L'ardeur de 1'été y eft toujours tempérée par des zéphyrs rafraïchiffants qui viennent adoucir 1'air vers le milieu du jour. Ainfi , toute 1'année n'eft qu'un heureux hymen du PrintempsSc de PAutomne, qui femblent fe donner la main. La terre, dans les vallons & dans les campagnes unies, y porte chaque année une doublé moiffon. Les chemins y font bordés de lauriers, de grenadiers, de jafmins,8c d'autres arbres toujours verds, Sc toujours fleuris. Les montagnes font couvertes de troupeaux qui fourniffent des laïnes fines, recherchées de toutes les nations connues. II y a plufieurs mines d'or Sc d'argent dans ce beau pays. Mais les habitants, fimples, Sc heureux dans leur fimplicité, ne daignent pas feulement compter Por Sc 1'argent parmi leurs richeffes; ils n'efti,ment que ce qui fert véritablement aux befoins de 1'homme. fources de 1'antiquité. II n'avance rien qu'il n'autorife. Pouvoit-il mieux prévenir le Duc d'Anjou en faveur du pays qui devoit lui être foumis ?  L i v r é VIII. *65 Quand nous avons commence a faire notre commerce chez ces peuples, nous avons trouvé 1'or Se 1'areent parmi eux, employés aux memes uiages que le fer, par exemple, pour des focs de charrue. Comme ils ne faifoient aucun commerce au-dehors, ils n'avoient befoin d'aucune monnoie. Ils lont preique tous bergers ou laboureurs. On voit en ce pays peu d'artifans, car ils ne veulent fouffrir que les arts qui fervent aux véritables néceffites des hommes ; encore même la plupart des hommes en ce pays, étant adonnés a 1'agriculture, ou h conduire oes troupeaux , ne laiffent pas d'exercer les arts néceffaires a leur vie fimple Se frugale. Les femmes filent cette laine, Sc en font des etotfesfines 8e d'une merveilleufe blancheur ; elles tont le pain , apprêtent k manger, Sc ce travail leur elt facile; car on ne vit en ce pays que de truits ou de lait, 8e rarement de viande. Elles emp oient le cutr de leurs moutons a faire une légere chauflure pour elles, pour leurs maris, 8e pour leurs emants: elles font des tentes, dont les unes font de peaux cirées , 8e les autres d'écorces d'arbres. Elles font 8e lavent tous les habits de la familie, tiennent les maifons dans un ordre 8e une proprete admirab e. Leurs habits font aifés a faire; car en ce doux climat, on ne porte qu'une piece d'etoffe nne 8e lepere , qui n'eft point taillée, 8e que chacun met a longs plis autour de fon corps pour la modelue, lui donnant la forme qu'il veut. (a) Les hommes n'ont d'autres arts a exercer, 00 11 ne faut point regarder ces idees comme plus fpécieufes que folides j de grands Lég.flateurs ont fait voir qu elles étoient praticables. Licurgue fut banmr de fa rtepublique, non-feulement 1'or 5c 1'argent , mais tous les vices qu ils entrainent. U réduifit tous les exercices des Lacons a laga- L lij  'i66 TÉLEMAQUE. outre la culture des terres, & la conduite des troupeaux , que l'art de mettre le bois & le fer en oeuvre; encore même ne fe fervent-ils guere du fer, excepté pour les inftruments néceffaires au labourage. Tous les arts qui regardent l'architeöure leur font inutiles, car ils ne batiflent jamais de maifons. C'eft, difent-ils, s'attacher trop a la terre, que d'y faire une demeurequi dure beaucoup plus que nous; ïl fuffit de fe défendre des injures de l'air. Pour tous les autres arts eftimés chez les Grecs, chez les Egyptiens, & chez tous les autres peuples bien pohcés , ils les déteftent comme des inventions de ïa vanité & de la molleffe. Quand on leur parle des peuples qui ont l'art de faire des batiments fuperbes, des meubles d'or & d'argent, des étoffes ornées de broderies & de pierres précieufes , des parfums exquis, des mets delieieux , des inftruments dont 1'harmonie charme, ils répondent en ces termes : Ces peuples font bien malheureux d'avoir employé tant de travail & d'induftrie a fe corrompre eux-mêmes; ce fuperflu amollit, enivre, tourmente ceux qui le poffedent; il tente ceux qui en font privés, de vouloir 1'acquérir par 1'injuftice & par la violence. Peut-on nommer bien, un fuperflu qui ne fert qu'a rendre les hommes mauvais ? Les hommes de ce pays iont-ils plus fains & plus robuftes que nous? Vivent-ils plus long-temps ? Sont-ils plus unis entre eux ? Menent-ils une vie plus libre, plus tranquille, plus gaie ? Au contraire, ils doivent être jaloux les uns des autres, rongés par une lache & noire envie, toujours agités par 1'ambition, par la crainte, culture & a l'art militaire , auffi Sparte n'a voit. elle d'autre rempart que les corps cle fes Citoyens.  Livre VIII. 167 par Pavarice; incapables de plaifirs purs & fimples, puifqu'ils font efclaves de tant de fauffes nécelTités, dont ils font dépendre tout leur bonheur. C'eft ainfi, continuoit Adoam , que parient ces hommes fages ;. qui n'ont appris la fageffe qu'ea étudiant la iimple nature, lis ont horreur de notre politeffe , 8c il faut avouer que la leur eft grande dans leur aimable fimplicité. Ils vivent tous enfemble fanspartager les terres; chaque familie eft gouvernée par fon chef, qui en eft le véritable Roi. Le pere de familie eft en droit de punir chacun de fes enfants, ou petits-enfants , qui fait une mauvaife aaion : mais avant de le punir, il prend 1'avis du refte de la familie. Ces punitions n'arrivent prefque jamais ;.car 1'innocence des mceurs, la bonne foi, 1'obéiffance 8e 1'horreur du vice habitent dans cette heureufe terre. II femble qu'Aftrée , qu'on dit qui eft retirée dans le Ciel, eft encore ici-bas cachée parmi ces hommes. II ne faut pomt de juges parmi eux; car leur propre confcience les iuge. Tous les biens font communs : les fruits des arbres, les légumes. de la terre, le lait des troupeaux , font des richeftes fi abondantes, que des peuples fi fobres Se fi modérés n'ont pas befom de les partager. Chaque familie errante dans ce beau pays tranfporte fes tentes d'un lieu a un autre, quand elle a confumé les fruits, 8c épuifé les paturages de 1'endroit ou elle s'étoit mife. Ainfi ils n'ont point d'intérêts a foutenir les uns contre les autres., 6c ils s'aiment tous d'un amour fraternel que nen ne trouble. C'eft le retranchement des vaines richeffes 8c des plaifirs trompeurs, qui leur conferve cette paix, cette union 8c cette liberté. Us font tous libres , tous égaux. On ne voit parmi eux aucune diftin&ion, que L iv,  168 t É L E M A Q U E. celle qui vient de Pexpérience des fages vieillards„■ ou de la fageffe extraordinaire de quelques jeunes hommes, qui égalent les vieillards confommés en vertu. La fraude, la violence, le parjure, les procés , les guerres ne font jamais entendre leur voix cruelle & emptftée dans ce pays chéri des Dieux; Jamais le fang humain n'a rougi cette terre; a peine y voit-on couler celui des agneaux. Quand on parle a ces peuples de batailles fanglantes, des rapides conquêtes, des renverlëments d'Etats qu'on voit dans les autres nations, ils ne peuvent affez s'étonner. Quoi, difent-ils , les hommes ne font-ils pas affez mortels, fans fe donner encore les uns aux autres une mort précipitée? La vie eft fi Courte, & il femble qu'elle leur paroiffe trop longue. Sont-ils fur la terre pour fe déchirer les uns les autres, & pour fe rendre mutuellement malheureux } Au refte, ces peuples de la Bétique ne peuvent tomprendre qu'on admire tant les conquérants,qui fubjuguent les grands Empires. Quelle folie , difent-ils, de mettre fon bonheur a gouverner les autres hommes, dont le gouvernement donne tant de peine, fi on veut les gouverner avec raifon & fuivant la juftice I Mais pourquoi prendre plaifir a les gouverner malgré eux ? C'eft tout ce qu'un homme fage peut faire, que de s'affujettir a gouverner un peuple docile, dont les Dieux Pont chargé , ou un peuple qui le prie d'être comme fon pere & fon pafteur. Mais gouverner les peuples contre leur volonté, c'eft fe rendre très-miférable, pour avoir le faux honneur de les tenir dans l'efclavage4 Un conquérant eft un homme que les Dieux irrités contre le genre humain , ont donné a la terre dans leur colere pour ravager les Royaumes, pour ré-  Livre VIII. 169 pandre par-tout 1'effroi, la mifere, le défefpoir, öe pour faire autant d'efclaves qu'il y a d'hommes libres. Un homme qui cherche la gloire ne la trouvet-il pas affez, en conduifant avec fageffe ce que les Dieux ont mis dans fes mains ? Croit-il ne pouvoir mériter des louanges qu'en devenant violent , injufte, hautain, ufurpateur Sc tyrannique fur tous fes voifins ? II ne faut jamais fonger a la guerre, que pour défendre fa liberté. Heureux celui qui , n'étant point efclave d'autrui, n'a point la folie ambition de faire d'autrui fon efclave! Ces grands conquérants, qu'on nous dépeint avec tant de gloire, reffemblent a ces fleuves débordés, qui paroiffent majeftueux, mais qui ravagent toutes les fertiles campagnes qu'ils devroient leulement arrofer. Après qu'Adoam eut fait cette peinture de la Bétique, Téïemaque, charmé , lui fit diverfes queftions curieufes. Ces peuples, lui dit-il, boivent-ils du vin ? Ils n'ont garde d'en boire, reprit Adoam , car ils n'ont jamais voulu en faire. Ce n'eft pas qu'ils manquent de raifins; aucune terre n'en porte de plus délicieux : mais ils fe contentent de manger le raifm comme les autres fruits, Sc ils craignent le vin comme le corrupteur des hommes. C'eft une efpece de poifon, difent-ils , qui met en fureur. II ne fait pas mourir 1'homme, mais il le rend béte. Les hommes peuvent conferver leur fanté Sc leurs forces fans vin. Avec le vin, ils courent rifque de ruiner leur fanté Sc de perdre les bonnes mceurs. Téïemaque difoit enfuite : Je voudrois bien favoir quelles loix reglent les mariages dans cette nation. Chaque homme, répondit Adoam , ne peut avoir qu'une femme, 6c il faut qu'il la garde tant  170 TÉLEMAQUE. qu'elle vit. L'honneur des hommes en ce pays dépend autant de leur fidélité a 1'égard de leurs femmes, que l'honneur des femmes dépend chez les autres peuples de leur fidélité pour les maris. Jamais peuple ne fut fi honnête, ni fi jaloux de la pureté. Les femmes y font belles & agréables; mais fimples, modeftes ck laborieufes. Les mariages y font paifibles, féconds , fans tache. Le mari ck la femme femblent n'être plus qu'une feule perfonne en deux corps différents; le mari ck la femme partagent enfemble tous les foins domeftiques : le mari regie toutes les affaires du dehors; la femme fe renferme dans 1'on ménage : elle foulage fon mari, elle paroit n'être fake que pour lui plaire; elle gagne fa confiance, 6k le charme moins par fa beauté que par fa vertu. Le vrai charme de leur lociété dure autant que leur vie. La fobriété, la modération, ck les mceurs pures de ce peuple lui donnent une vie longue ck exempte de maladie. On. y voit des vieillards de cent ck de fix vingts ans, qui ont encore de la gaieté èk de la vigueur. II me refte, ajoutoit Téïemaque, a favoir (a) comment ils font pour éviter la guerre avec les autres peuples voifins. La nature, dit Adoam, lesa féparés des autres peuples, d'un cöté par la mer, & de 1'autre par des hautes montagnes vers leNord. D'ailleurs, les peuples voifins les refpecfent a caufe de leur vertu. Souvent les autres nations, ne pouvant s'accorder enfemble, les ont pris pour juges de leurs différends, ck leur ont confié les terres ck les villes qu'ils difputoient entre eux. Comme {a) Les Conquérants ne font guere tentés de faire 1'effai ds leurs forces fur une nation pauv.-e , mais belliqueufe : ce fonr, ces deux barrières qui défendant les Cantons Suiffes encore plus que leurs montagnes,  Livre VIII. *7*: cetfe fage nation n'a jamais fait aucune violence, perfonne ne fe défie d'elle. Ils rient, quand on leur parle des Rois qui ne peuvent régler entre eux les frontieres de leurs Etats. Peut-on craindre, difentils, que la terre manque aux hommes ? 11 y en aura toujours plus qu'ils n'en pourront cultiver. Tai.dis qu'il reflera des terres libres ck incultes, nous ne voudrions pas même défendre les nötres contre des voifins qui viendroient s'en faifir. On ne trouve dans tous les habitants de la Bétique, ni orgueil, ni hauteur, nimauvaife foi, ni envie d'étendre leur domination. Ainfi leurs voifins n'ont jamais rien a craindre d'un tel peuple, ck ils ne peuvent efpérer de s'en faire craindre; c'eft pourquoi ils les laiffent en repos. Ce peuple abandon neroit fon pays, ou fe livreroit a la mort, plutötque d'accepter la fervitude. Ainfi il eft-autant difficile a fubjuguer, qu'il eft incapable de vouloir fubjuguer les autres. C'eft ce qui fait une paix profonde entre eux ck leurs voifins. Adoam finit ce difcours, en racontant de quelle maniere les Phéniciens faifoient leur commerce dans la Bétique. Ces peuples, difoit-il, furent étonnés quand ils virent venir au travers des ondes de la mer, des hommes étrangers qui venoient de fi loin: ils nous laiflerent fonder une ville dans l'ifle de Gades. Ils nous recurent même chez eux avec bonté, ck nous firent part de tout ce qu'ils avoient, fans vouloir de nous aucun paiement. De plus, ils nous offrirent de nous donner libéralement tout ce qui leur refteroit de leurs laines, après qu'ils en auroient fait leur provifion pour leur ufage. En effet , ils nous en envoyerent un riche préfent. C'eft un plaifir pour eux , que de donner aux étrangers leur fuperflu.  171 TÉLEMAQUE. Pour leurs mines, ils n'eurent aucune peine a nous-les abandonner; elles leur étoient inutiles. 11 leur paroiffoit que les hommes n'étoient guere fages d'aller chercher par tant de travaux dans les entrailles de la terre, ce qui ne peut les rendre heureux, ni fatisfairea aucun vrai befoin. Ne creufez point, nous diibient-ils, fi avant dans la terre; contentez-vous de la labóurer, elle vous donnera de véritables biens, qui vous nourriront; vous en tirerez des fruits qui valent mieux que 1'or & que 1'argent, puifque les hommes ne veulent de 1'or &c de 1'argent que pour en acheter les aliments qui foutiennent la vie. _ Nous avons fouvent voulu leur apprendre la navigation, & mener les jeunes hommes de leur pays dans la Phénicie ; mais ils n'ont jamais voulu que leurs enfants appriffent a vivre comme nous. Ils apprendroient, nous difoient-ils, a avoir befoin de toutes les chofes qui vous font devenues néceffaires. Ils voudroient les avoir ; ils abandonneroient la vertu, pour les obtenir par de mauvaifes induftries. Ils deviendroient comme un homme qui a de bonnes jambes, & qui, perdant 1'habitude de marcher, s'accoutume enfin au befoin d'être toujours porté comme unmalade. Pour la navigation, ils 1'admirent a caufe de 1'induftrie de eet art: mais ils croient que c'eft un art pernicieux. Si ces gensla , difent-ils, ont fuffifamment en leur pays ce qui eft néceffaire a la vie, que vont-ils chercher dans un autre ? Ce qui fuffit au befoin de la nature , ne leur fuffit-il pas ? Ils mériteroient de faire naufrage, pufqu'ils cherchent la mort au milieu des tempêtes, pour affouvir 1'avarice des marchands, & pour flatter les paffions des autres hommes. Téïemaque étoit ravi d'entendre ce difcours d'A-  Livre VIII. 173 doam , & fe réjouiffoit qu'il y eut encore au monde un peuple, qui, fuivant la droite nature, fut fi fage & fi heureux tout enfemble. O combien ces mceurs, difoit-il, font-elles éloignées des mceurs vaines & ambitieufes des peuples qu'on croit les plus fages ! Nous fommes tellement gatés, qu'a peine pouvons-nous croire que cette fimplicité fi naturelle puiffe être véritable. Nous regardons les mceurs de ce peuple comme une belle fable, & il doit regarder les nötres comme un fonge monfirueux. Fin du Livre huitieme,  174 TÉLEMAQUE; LIVRE NEUVIEME. S O M M A I R E. Vénus, toujours irritée contre Téïemaque, en demandé la pent d Jupiter. Mais les deftinées ne permettant pas quil périffe, la Déejfe va concerter avec Neptune , les moyens de l'éloigner d'Ithaque, ou Adoam le conduifoit. Ils emploient une Divinité trompeufe pour furprendre le Pilote Achamas, qui, croyant arriver en Ithaque, entre d pltineS voiles dans le port des Salentins. Leur Roi Idoménée recoit Téle. maque dans fa nouvelle ville, oü il préparoit a&uellement. un facrifice d Jupiter pour le fuccès d'une guerre contre les Manduriens. Lefacrificateur confultant les entrailles des viclimes, fait tout efpêrer d Idoménée, & lui fait entendre qu'il devra fon bon* heur d fes deux nouveaux hótes. Pendant que Téïemaque'& Adoam s'enrretenoient de la forte, oubliantie fommeil, & n'ap* percevant pas que la nuit étoit déja au milieu de ia courfe, une Divinité ennemie & trompeufe les éloignoit d'Ithaque, que leur Pilote Achamas cherchoit en vain. Neptune, quoique favorable aux Phéniciens , ne pouvoit fupporter plus long-temps que Téïemaque eut échappé a la tempête qui 1'avoit jetté contre les rochers de l'ifle de Calypfo. Vénus étoit encore plus irritée de voir ce jeune homme qui triomphoit, ayant vaincu 1'Amour tk  Mentor et Telenuunu arrwenta. Jafoite terspce Idemeneeprc pareit un Siuri/ice a Jupiter peur k-siux&r de Ujruerre ■   Livre IX. 175 tous fes charmes. Dans le tranfport de fa douleur, elle quitta Cythere, Paphos, Idalie, & tous les honneurs qu'on lui rend dans l'ifle de Cypre. Elle ne pouvoit plus demeurer dans des lieux oü Téïemaque avoit méprifé fon empire. Elle monte vers 1'cclatant Olympe , oü les Dieux étoient aflemblés auprès du tröne de Jupiter. De ce lieu ils appercoivent les aflres qui roulent fous leurs pieds; ils voient le globe de la terre comme un petit amas de boue. Les mers immenfes ne leur paroiflent que comme des gouttes d'eau dont ce morceau de boue eft un peu détrempé. Les plus grands Royaumes ne font a leurs yeux qu'un peu de fable qui couvre la furface de cette boue. Les peuples innombrables & les plus puiffantes armées ne font que comme des fourmis qui fe difputent les unes aux autres un brin d'herbe fur ce monceau de boue. Les irnmortels rient des affaires les plus férieufes qui agitent les foibles humains, & elles leur paroiflent des jeux d'enfants. Ce que les hommes appellent grandeur, gloire, puiffance, profonde politique, ne paroit a. ces fuprêmes Divinités, que mifere & foibleffe. (a) C'eft dans cette demeure fi élevée au-deffus de la terre, que Jupiter a pofé fon tröne immobile; fes yeux percent jufques dans 1'abyme, &c éclairent jufques dans les derniers replis des cceurs. Ses regards doux & fereins répandent le calme & la joie dans tout 1'univers : au contraire , quand il fecoue fa chevelure, il ébranle le ciel & la terre. (a) On a reproché a Homere d'avoir fait des Dieux de fes Héros, 6c des hommes de fes Dieux; 1'Auteur n'a faifi de U Fable que ce qui affortit 1'idée de la Divinité ; il ne la re« préfente qu'environnée de fa gloire»  176 TÉLEMAQUE. Les Dieux mêmes, éblouis des rayons de gloire qui 1'environnent , ne s'en approchent qu'avec tremblement. Toutes les Divinités céleftes étoient dans ce mcment auprès de lui, Vénus fe préfenta avec tous les charmes qui naiffent dans fon fein; fa robe flottante avoit plus d'éclat que toutes les couleurs dont Iris fe pare au milieu des fombres nuages, quand elle vient promettre aux mortels effrayés la fin des tempêtes, & leur annoncer le retour du beau temps, Sa robe étoit nouée par cette fameufe ceinture fur laquelle paroiffent les graces. Les cheveux de la Déeffe étoient attachés par-derriere négligemment avec une treffe d'or. Tous les Dieux furent furpris de fa beauté , comme s'ils ne 1'euffent jamais vue , tk leurs yeux en furent éblouis, comme ceux des mortels le font, quand Phoebus, après une longue nuit, vient les éclairer par fes rayons. Ils fe regardoient les uns les autres avec étonnement, tk leurs yeux revenoient toujours fur Vénus. Mais ils appercurent que les yeux de cette Déeffe étoient baignés de larmes, tk qu'une douleur amere étoit peinte fur fon vifage, Cependant elle s'avancoit vers le tröne de Jupiter , d'une démarche douce & légere, comme le vol rapide d'un oifeau qui fend 1'efpace immenfe des airs. II la regarda avec complaifance; il lui fit un doux fouris; & fe levant, il Pembraffa. Ma chere fille, lui dit-il , quelle eft votre peine ? Je ne puis yoir vos larmes fans en être touché : ne craignez point de m'ouvrir votre cceur, vous connoiffez ma tendreffe tk ma complaifance. Vénus lui répondit d'une voix douce, mais enfrecoupée de profonds foupirs : O pere des Dieux tk des homrnes,! ycus qui voyez tout, pouvez-vous ignorer  Livre IX. 177 ignorer ce qui fait ma peine (a) ? Minerve ne s'efr. pas contentée d'avoir renverfé jufqu'aux fondements la fuperbe ville de Troye que je défendois, 8e de s'être vengée de Paris qui avoit préféré ma beauté a la fienne; elle conduit par toutes les terres 8e par toutes les mers le fils d'Ulyffe , ce cruel deftrucfeur de Troye. Téïemaque eftaccompagné par Minerve; c'eft ce qui empêche qu'elle ne paroiffe ici en fon rang avec les autres Divinités; elle a conduit ce jeune téméraire dans l'ifle de Cypre, pour m'outrager : il a méprifé ma puiffance ; il n'a pas daigné feuiement brüler de 1'encens fur mes autels; il a témoigné avoir horreur des Fêtes que 1'on célebre en mon honneur; il a fermé fon coeur a tous mes plaifirs. En vain Neptune pour le punir a ma priere, a irrité les vents Se les flots contre lui. Téïemaque ,,jetté par un naufrage horrible dans l'ifle de Calypfo , a triomphé de 1'Amour même que j'avois envoyé dans cette ifle, pour attendrir le cceur de ce jeune Grec. Ni la jeuneffe, ni les charmes de Calypfo Sc de fes Nymphes, ni les traits enflammés de 1'Amour n'ont pu fur monter les artifices de Minerve. Elle Pa arraché de cette ifle; me voila confondue; un enfant triomphé de moi. Jupiter, pour confoler Vénus, lui dit: II eft vrai, ma fille, que Minerve défend le cceur de ce jeune Grec contre toutes les fleches de votre hls, Sc qu'elle lui prépare une gloire que jamais jeune homme n'a méritée. Je fuis faché qu'il ait méprifé vos autels ; mais je ne puis le foumettre k votre puiffance. Je confens, pour l'amour de vous, qu'il foit encore (a) Vénus, dans 1'Iliade, eft oppofée aux Rois de Ia Grecs. qui or.t Minerve pour prorearice-, 1'Auteur a fuivi la même fiftion ; mais dans 1'un & 1'autre Poëme, la Sageffe triomph* de la Volupté. Terne L M  TÉLEMAQUE. errant par nier Se par terre, qu'il vive loin de fa patrie, expofé a toutes fortes de maux Sc de dangers : mais les defiins ne permettent, ni qu'il périffe, ni que fa vertu fuccombe dans les plaifirs dont vous flattez les hommes. Confolez-vous donc, ma rille; foyez contente de tenir dans votre empire, tant d'autres Héros, Sc tant d'immortels. En difant ces paroles, il .fit a Vénus un fouris plein de grace Sc de majefté. Un éclat de lumiere, iemblable aux plus pereants éclairs, fortit de fes yeux. En baifant Vénus avec tendreffe, il répandit une odeur d'ambroilie dont 1'Olympe fut parfumé. La Déeffe ne put s'empêcher d'être fenfible a cette careffe du plus grand des Dieux. Malgré fes larmes Sc fa douleur, on vit la joie fe répandre fur fon vifage; elle baiffa fon voile pour cacher la rougeur de fes joues, Sc 1'embarras ou elle fe trouvoit. Toute l'affemblée des Dieux applaudit aux paroles de Jupiter; Sc Vénus, fans perdre un moment, alla trouver Neptune pour concerter avec lui les moyens de fe venger de Téïemaque. Elle raconta k Neptune ce que Jupiter lui avoit dit. Je favois déja, répondit Neptune, 1'ordre immuable des deftins : mais fi nous ne pouvons abyjtner Téïemaque dans les flots de la mer, du moins n'oublions rien pour le rendre malheureux, Sc pour retarder fon retour a Ithaque. Je ne puis confentir a faire périr le vaiffeau Phénicien, dans lequel il eft embarqué. J'aime les Phéniciens, c'eft mon peuple , nulle autre nation ne cultive comme eux mon Empire. C'eft par eux que la mer eft devenue le lien de la fociété de tous les peuples de la terre. Ils m'honorent par de continuels facrifices fur mes autels; ils font juftes, fages Sc laborieux dans le commerce; ils répandent par-tout la commoditéSc  Livre IX. 779 Vabondafice. Non, Déeffe, je ne puis fouffrir qu'uri de leurs vaiffeaux faffe naufrage ; mais je ferai que le Pilote perdra fa route, Sc qu'il s'éloignera d'Ithaque oü il veut aller. Vénus, contente de cette promeffe, rit avez malignité,& retourna dans fon char volant fur les prés fleuris d'Idalie, oü les graces , les jeux & les ris témoignerent leur joie de la revoir, danfant autour d'elle fur les fleurs qui parfument ce charmant féjour. (a) Neptune envoya auffi-töt une Divinité trompeufe , femblable aux fonges, excepté que les fonges ne trompent que pendant le fommeil; au-lieu que cette Divinité enchante le fens de ceux qui veillent. Ce Dieu mal-faifant, environné d'une foule innombrable de menfonges ailés, qui voltigent autour de lui, vint répandre une liqueur fubtile Sc enchantée fur les yeux du pilote Achamas, qui confidéroit attentivement la clarté de la lune, le cours des étoiles, & le rivage d'Ithaque, dont il découvroit déja affez prés de lui les rochers efcarpés. Dans ce même moment, les yeux du pilote ne lui montrerent plus rien de véritable. Un faux ciel Sc une terre feinte fe préfenterent a lui. Les étoiles parurent comme fi elles avoient changé leur cours, & qu'elles fuffent revenues fur leurs pas. Tout PO lympe fembloit fe mouvoir par des loix nouvelles, la terre même étoit changée. Une fauffe Ithaque fe préfentoit toujours au pilote pour Pamufer , tandis qu'il s'éloignoit de la véritable. Plus il s'avancjoit vers cette image trompeufe du rivage de l'ifle, (a) Ulyffe effnie dans 1'Odyffée toutes les fureurs de Neptune •, ici les mêmes fiftions ornent une morale enore plus fublime, fans laiffer au Ledteur la peine de la cji;rchet a travers le voile des allégories, M ij  18o TÉLEMAQUE. plus cette Image reculoit; elle fuyoit toujours de» vant lui, & il ne favoir que croire de cette fuite. Quelquefois il s'imwginoit entendre déja le bruit qu'on fait dans un port. Déja il fe préparoit felon 1'ordre qu'il en avoit recu, a aller aborder fecrétement dans une petite ifle qui eft auprès de la grande, pour dérober aux amants de Pénélope conjurés contre Téïemaque le retour de celui-ci. Quelquefois il craignoit les écueils, dont cette cöte de la mer eft bordée, & il fembloit entendre 1'horrible mugiffement deS vagues qui vont fe brifer contre les écueils. Puis tout-a-coup il remarquoit que la terre paroiffoit encore éloignée. Les montagnes n'étoient a fes yeux dans eet éloignement que comme de petits nuages qui obfeurciffent quelquefois 1'horifon pendant que le foleil fe couche. Ainfi Achamas étoit étonné; & 1'impreffion de la Divinité trompeufe qui charmoit fes yeux , lui faifoit éprouver un certain faififfement qui lui avoit été jufqu'alors inconnu. II étoit même tenté cle croire qu'il ne veilloit pas, & qu'il étoit dans Pillufion d'un fonge. Cependant Neptune commanda au vent d'Orient de foufïler pour jetter le navire fur les cötes de 1'Hefpérie. Le vent obéit avec tant de violence, que le navire arriva bientót fur le rivage que Neptune avoit marqué. Déja 1'aurore annoncoit le jour : déja les étoiles, qui craignent les rayons du foleil, & qui en font jaloufes, alloient cacher dans 1'Océan leurs fombres feux, quand le pilote s'écria: Enfin, je n'en puis plus douter, nous touchons prefque k l'ifle d'Ithaque; Téïemaque , réjouiffez-vous; dans une heure, vous pourrez revoir Pénelope, & peut-être trouver Ulyffe remonte fur fon tróne. A ce cri, Téïemaque, qui étoit immobile dans les  Livre IX. 181 bras du fommeil, s'éveille, fe leve , monte au gouvernail, embraffe le pilote; & de fes yeux , a peine encore ouverts, regarde fixement la cöte voifine. II gémit, ne reconnoiffant pas les rivages de fa patrie. Hélas! ou fommes-nous , dit-il ? Ce n'eft point la ma chere Ithaque. Vous vous êtes trompé, Achamas; vous connoiffez mal cette cöte fi éloignée de notre pays. Non, non, répondit Achamas, je ne puis me tromper en confidérant les bords de cette ifle. Combien de fois fuis-je entré dans votre port? J'en connois jufqu'aux moindres rochers; le rivage de Tyr n'eft guere mieux dans ma mémoire. Reconnoiffez cette montagne qui avance; voyez ce rocher qui s'éleve comme une tour; n'entendez-vous pas la vague qui fe rompt contre ces autres rochers, lorfqu'ils femblent menacer la mer par leur chüte > Mais ne remarquez-vous pas ce temple de Minerve qui fend la nue ? Voila la fortereffe & la maifon d'Ulyffe votre pere. Vous vous trompez, ö Achamas! répondit Téïemaque ; je vois au contraire une cöte affez relevée, mais unie; j'appercois une ville qui n'eft point Ithaque. O Dieux! eft-ce ainfi que vous vous jouez. des hommes? Pendant qu'il difoit ces paroles, tout-a-coup les yeux d'Achamas furent changés. Le charme fe rompit, il vitle rivage tel qu'il étoit véritablement, & reconnut fon erreur. Je 1'avoue, ö Téïemaque! s'écria-t-il: quelque Divinité ennemie avoit enchanté mes yeux : je croyois voir Ithaque, & fon image toute entiere fe préfentoit a moi; mais dans ce moment elle difparoit comme un fonge. Je vois une autre ville : c'eft fans doute Salente, qu'Idoménée, fugitif de Crete , vient de fonder dans PHefpérie ; j'appercois des murs qui s'élevent, & qui ne font M iij  ï8i TÉLEMAQUE. pas encore achevés : Je vois un port qui n'eft pas entiérement fortifié. Pendant qu'Achamas remarquoit les divers ouvrages nouvellement faits dans cette ville naiffante, & que Téïemaque déploroit fon malheur, le vent que Neptune faifoit fouffier, les fit entrer a pleines voiles dans une rade, oii ils fe trouverent a 1'abri tk tout auprès du port. Mentor, qui n'ignoroit ni la vengeance de Neptume, ni le cruelartificede Vénus, n'avoit fait que founre de 1'erreur d'Achamas. Quand ils furent dans cette rade, Mentor dit k Téïemaque: Jupiter vous eprouve; mais il ne veut pas votre perte. Au contraire, il ne vous éprouve que pour vous ouvrir le chemin de la gloire (». Souvenez-vous des travaux ti Hercule, ayez toujours devant vos yeux ceux de votre pere. Quiconque ne fait pas fouffrir, n'a point un grand coeur. II faut, par. votre patience & votre. courage, laffer la cruelle fortune qui fe plaït a vous perfécuter. Je crains moins pour vous les plus affreufes difgracesde Neptune, que jene craignois les careffes flatteufes de la Déeffe qui vous retenoit dans fon ifle. Que tardons-nous ? Entrons dans ce port; voici un peuple ami; c'eft chez les Grecs que nous arrivons : Idoménée, maltraité par la fortune, aura pitié des malheureux. Auffi-töt ils entrerent dans le port de Salente, oii le vaiffeau Phénicien fut «511 fans peine, paree que les Phéniciens lont en paix tk en commerce avec tous. les peuples de 1 Univers. Téïemaque regardoit avec admiration cette ville (a> Les Héros fabuleux font relevés par le luftre de 1'adverf.té bien. foutenue. C'eft 1'état le plus avantageux a Ia g.oire d un grand Homme ; on ne voit point brüler en lui 4 eclat de ia fortune, mais fa feule vertu,  Livre IX. i $3 naiffante. Semblable a une jeune plante, qui, ayant été nourrie par la douce rofée de la nuit , fent dès le matin les rayons du foleil qui viennent 1'embellir; elle croit , elle ouvre. fes tendres boutons, elle étend fes feuilles vertes, elle épanouit fes fleurs odoriférantes avec mille couleurs nouvelles. A chaque moment qu'on la voit, on y trouve un nouvel éclat. Ainfi floriflbit la nouvelle ville d'Idoménée fur le rivage de la mer. Chaque jour, chaque heure, elle croiffoit avec magnificence, & elle montroit de loin aux étrangers qui étoient fur la mer de nouveaux ornements d'architecture qui s'élevoient jufqu'au ciel. Toute la cöte retentiffoit des cris des ouvriers, & des coups de marteaux. Les pierres étoient fufpendues en 1'air par des grues avec des cordes. Tous les chefs animoient le peuple au travail dès que 1'aurore paroiffoit; & le Roi Idoménée, donnant par-tout fes ordres lui-même, faifoit avancer les ouvrages avec une incroyable diligence. A peine le vaiffeau Phénicien fut arrivé, que les Crétois donnerent a Téïemaque & a Mentor toutes les marqués d'une amitié fincere (a). On fe hata d'averti'r Idoménée de Parrivée du fils d'Ulyfle. Le fils d'Ulyffe, s'écria-t-il; d'Ulyffe , ce cher ami , ce fage Héros par qui nous avons enfin renverfé la ville de Troye! qu'on 1'amene ici, &c que je lui montre combien j'ai aimé fon pere. Aufli-töt on lui préfente Téïemaque , qui lui demandé 1'hofpitalité, en lui difant fon nom.. (a) 11 en eft de l'Epopée comme de la Tragédie ; l'a£tion en eft plus fimple & plus vive quand on voit toujours agir les mêmes perfonnages. Un amas informe de différentes fïctions, tel qu'on le voit dans nos Romans, ne fuppofe dajM nu Auteur qu'une imagination déréglée. M iv  t é l e m a q u e. _ Idoménée lui répondit avec un vifage doUx 8e riant : Quand même on ne m'auroit pas dit qui 1?™*™' je crois 9l,e ïe vo»s aurois connu (a). ƒoda Ulyffe lui-même, voilé fes yeux pleins de feu, 8e dont le regard eft fi ferme. Voilé fon air dabord froid 8e réfervé, qui cachoit tant de vivacite Se de graces. Je reconnois même ce fourire hn cette action négligée, cette parole douce, fimpleSeinfinuanre, qui perfuadoit avant qu'on eut Ie temps de s'en défier. Oui, vous êtes le fils d'Ulyffe , ma1S vous ferez auffi le mien. O mon fils » mon cher fils! quelle aventure vous amene fur cê nvage t Eft-ce pour chercher votre pere ? Helas' je n'en ai aucune nouvelle. La fortune nous a periecutes hu 8e moi; il a eu le malheur de ne pouvoir retrouver fa patrie, 8e j'ai eu celui de retrouver la miennepleine de la colere des Dieux contre moi. Pendant qu'Idoménée difoit ces paroH il regardoit fixement Mentor comme un homme dont le vifage ne hu étoit pas inconnu, mais dont il ne pouvoit retrouver le nom. Cependant Téïemaque lui répondit les larmes aux yeux : O Roi! pardonnez-moi la douleur que je ne iaurois vous cacher, dans un temps oü je ne devrois vous marquer que de la joie 8e de la reconnoifïance pour vosbontés. Parle regret que vous metémoignez de Ia perte d'Ulyffe, vous m'apprenez vousmeme a fentir le malheur de ne point retrouver mon pere. II y a déja long-temps que je le cher- (e) L'art d'un excellent Ecrivain, c'eft de réunir dans un feu1 po,nt de v„e ces „aks vifs qui caraéïérifent un homme" « qui le aepeignent tout entier. Homere a fait le portrait dun grand nombre de Héros, on n'en voit pas deux qui fe reffemblent : ü eft , pour aiflfi dire > auffi ^ ture. hotre Auteur paroit travailkr avec le même pinceau.  Livre IX. 185 che dans toutes les mers. Les Dieux, irrités, ne me permettent pas de le revoir, ni de favoir s'il a fait naufrage, ni de pouvoir retourner a I haque oü Pénélope languit dans le defir d'être délivrée de fes amants. j'avois cru vous trouver dans l'ifle de Crete ; j'y ai fu votre cruelle deftinée , &^ je ne croyois pas de voir jamais approcher de 1'Hefpérie oü vous avez fondé un nouveau Royaume. Mais la fortune qui fe joue des hommes , & qui me tient errant dans tous les pays loin d'Ithaque, m'a enfin jetté fur vos cötes. Parmi tous les maux qu'elle m'a faits, c'eft celui que je fupporte le plus volontiers. Si elle m'éloigne de ma patrie , du moins elle me fait connoitre le plus généreux de tous les Rois. , A ces mots, Idoménée embraffa tendrement Téïemaque ; & le menant dans fon palais, il lui dit: Quel eft donc ce prudent vieillard qui vous accompagne? II me femble que je 1'ai fouvent vu autrefois. C'eft Mentor , repliqua Téïemaque , Mentor, ami d'Ulyffe, a qui il avoit confié mon enfance ; qui pourroit vous dire tout ce que je lui dois! Aufli-töt Idoménée s'avance, tend la main k Mentor : Nous nous fommes vus, dit-il, autrefois. Vous fouvenez-vous du voyage que vous fites en Crete , & des bons confeils que vous me donnates? Mais alors 1'ardeur de la jeuneffe, & le goüt des vains plaifirs m'entrainoient. II a fallu que mes malheurs m'aient inftruit, pour m'apprendre ce que je ne voulois pas croire. Plut aux Dieux que je vous euffe cru, ö fage vieillard ! Mais je remarqué avec étonnement que vous n'êtes prefque point changé depuis tant d'amées; c'eft la même fraicheur de vilage, la même taille droite, la  ï86 télemaque. même vigueur; vos cheveux feulement font urj peu blanchis. _ Grand Roi, répondit Mentor, fi j'étois flatreur , je vous dirois de même, que vous avez confervé cette fleur de jeuneffe qui éclatoit fur votre vifage avant le fiege de Troye; mais j'aimerois mieux vous deplaire que de bleffer la vérité. D'ailleurs, je vois par votre lage difcours que vous n'aimez pas la flattene , tk qu'on ne hafarde rien en vous parlant avec fincérité (a). Vous êtes bien changé, tk j'aurois eu de la peine a vous reconnoitre. Pen connois clairement la caufe, c'eft que vous avez beaucoup fouffert dans vos malheurs; mais vous avez bien gagné en fouffrant, puifque vous avez acquis la lageffe. On doit fe confoler aifément des rides qui viennent fur le vifage , pendant que le cceur sexerce & fe fortifie dans la verui. Au refte, faehez, que les Rois (b) s'ufent toujours plus que les autres hommes. Dans I'adverfité, les peines de 1'efpnt tk les travaux du corps les font vieillir avant le temps. Dans la profpérité, les délices d'une vie molle les ufent bien plus encore que tous les travaux de la guerre. Rien n'eft fi mal-fain que les plaifirs oü 1'on ne peut fe modérer. De-la vient que les Rois & en paix tk en guerre ont toujours des peines tk des plaifirs qui font venir la vieilleffe avant Page oü elle doit venir natureliement. Une vie fobre, modérée, fimple, exempte d'inquiétu- 00 La vérité n'eft jamais mal recue, quand un grand Homme la dit a un grand Prince. Agrippa dqclara è Augufte qu'il éto^t Ac fa gloire de quitter 1'Empire, & il ne perdit rien de fa faveur. ■ (A) Lucien a écrit un petit Traité de ceur qui ont véca long-temps. II y parle d'un Roi nommé Goezae, qui mourus age de n 5 ans , & qui n'eft conim 1'Hiftoire que paE le nombre de fes années.  Livre IX. 187 'des 8e de paffions, réglée tk laborieufe, retient dans les membres d'un homme lage la vive jeuneffe, qui, fans ces précautions, eft toujours prête a s'envoler fur les ailes du temps. Idoménée, charmé du difcours de Mentor, 1'eüt écouté long-temps, fi on ne fut venu 1'avertir pour un facrifice qu'il devoit faire a Jupiter. Téïemaque Se Mentor le fuivirent, environnés d'une grande foule de peuple qui confidéroit avec empreffement tk curiofité ces deux étrangers. Les Salentins fe difoient les uns aux autres: Ces deux hommes font bien différents. Le jeune a je ne fais quoi de vif Se d'aimable; toutes les graces de la beauté & de la jeuneffe font répandues fur fon vifage & fur fon corps : mais cette beauté n'a rien de mou ni d'efféminé. Avec cette fleur fi tendre de la jeuneffe, il paroit vigoureux, robufte, endurci au travail. Cet autre, quoique bien plus agé, n'a encore rien perdu de fa force; fa mine paroit d'abord moins haute, tk fon vifage moins gracieux : mais quand on le regarde de prés, on trouve dans fa fimplicité des marqués de fageffe tk de vertu, avec une nobleffe qui étonne. Quand les Dieux font defcendus fur la terre pour fe communiquer aux mortels, fans doute qu'ils ont pris de telles figures d'étrangers 6c de voyageurs. Cependant on arrivé dans le temple de Jupiter, qu'Idoménée, du fang de ce Dieu, avoit orné avec beaucoup de magnificence. II étoit environné d'un doublé rang de colonnes de marbre jafpé. Les chapiteaux étoient d'argent : le temple étoit tout incrufté de marbre avec des bas-reliefs qui repréfentoient Jupiter changé en taureau , le raviffement d'Europe, 6c fon paffage en Crete au travers des flots, Ils fembloient refpe&er Jupiter, quoiqu'il fut  ï8S TÉLEMAQUE. fous une forme étrangere. On voyoit enfuite la naiflance ck la jeuneffe de Minos; enfin, ce fape Roi donnant dan,s un age plus avancé des loix'a toute fon ifle pour la rendre a jamais floriflante. Téïemaque y remarqua auffi les principales aventures du fiege de Troye oü Idoménée avoit acquis la gloire d'un grand Capitaine. Parmi ces repréientations de combats, il chercba fon pere (a) : il le reconnut prenant les chevaux de Rhélüs que Diomede venoit de tuer; enfuite difputant avec Ajax les armes d'Achilles devant tous les chefs de 1'armée Grecque affemblés; enfin, fortant du cheval fatal pour verfer le fang de tant de Troyens. Téïemaque le reconnut d'abord a ces fameufes aftions dont il avoit fouvent oui parler, & que Mentor même lui avoit racontées. Les larmes coulerent de fes yeux; il changea de couleur; fon vifage parut troublé. Idoménée 1'appercut, quoique Téïemaque fe détournat pour cacher fon trouble. N'ayez point de honte, lui dit Idoménée, de nous laifler voir combien vous êtes touché de la gloire ck des malheurs de votre pere. Cependant, le peuple s'aflemble en foule fous ces vaftes portiques formés par le doublé rang de colonnes qui environnoient le temple. II y avoit deux troupes de jeunes gabons ck de jeunes filles qui chantoient des vers a la louange du Dieu qui tient dans fes mains la foudre. Ces enfants, choifis de la figure la plus agréable, avoient de longs cheveux flottants fur leurs épaules. Leurs têtes étoient couronnées de rofes ck parfumées : ils étoient tous, _ (a) C'e-ft ainfi que dans 1'Odyflee, Ulyffe trouve les Phéactens occupés de fa gloire. JEaée voit a la Cour de Didon les repréfentations de la guerre de Troye. Notre Auteur eft enriehi des dépouilles de la Grece & de Rome.  Livre IX. 189 vêtus de blanc. 'Idoménée faifoit a Jupiter un facrifice de cent taureaux, pour fe le rendre favorable dans une guerre qu'il avoit entreprife contre fes voifins. Le fang des victimes fumoit de tous cöcés: on le voyoit ruiffeler dans les profondes coupes d'or ók d'argent. Le vieillard Théophane , ami des Dieux, 6k Prêtre du temple, tenoit pendant le facrifice fa tête couverte d'un bout de,fa robe de pourpre. Enfuite il confulta les entrailles des victimes, qui palpitoient encore. Puis s'étant mis fur le trépied facré: O Dieux! s'écria-t-il, quels font donc ces deux étrangers que le Ciel envoie en ces lieux ! Sans eux, la guerre entreprife nous feroit funefte , ck Salente tomberoit en ruine avant que d'achever d'être élevée fur fes fondements. Je vois un jeune Héros que la fageffe mene par la main; il n'eft pas permis a une bouche mortelle d'en dire dava nta ge. En difant ces paroles, fon regard étoit farouche , & fes yeux étincelants ; il fembloit voir d'autres objets que ceux qui paroiffoient devant lui; fon vifage étoit enflammé : il étoit troublé & hors de lui-même; fes cheveux étoient hériffés, fa bouche écumante, fes bras levés ck immobiles. Sa voix émue étoit plus forte qu'aucune voix humaine; il étoit hors d'haleine, ck ne pouvoit tenir renfermé au-dedans de lui 1'efprit divin qui Pagitoit. I O heureux Idoménée ! s'écria-t-il encore, que vois-je? Quels malheurs évités? Quelle douce paix au-dedans, mais au-dehors quels combats! Quelles victoires ! O Téïemaque ! tes travaux furpaffent ceux de ton pere, le fier ennemi gémit dans la pouffiere fous ton glaive; les portes d'airain , les inacceflibles remparts tombent a tes pieds. O grande  19° TÉLEMAQUE. Déeffe! que fon pere (*).... O jeune homme.'fu reverras enfin A ces mots, la parole meurt dans ia bouche tk ,1 demeure , comme malgré lui, dans un filence plein d'étonnement. Tout le peuple eft glacé de crainte. Idoménée, tremblant, n ofe lui demander qu'il acheve. Téïemaque même, furpris, comprend k peine c* qu'il Vient dentendre; k peine peut-il croire qu'il ait entendu ces hautes prédiftions. Mentor eft le feul que 'efprit divin n'a point étonné. Vous entendez, dit-il a Idoménée, le deffein des Dieux. Contre quelque nation que vous ayez a combattre, la victoire fera dans vos mains, & vous devrez au jeune hls de votre ami le bonheur de vos armes. N'en oyez point jaloux, profitez feulement de ce que les Dieux vous donnent par lui. Idoménée, n'étant pas encore revenu de fon étonnement, cherchoit en vain des paroles; fa laneue demeuroit immobile. Téïemaque, plus prompt, dit a Mentor : Tant de gloire promife ne me touche point; maïs que peuvent donc fignifier ces dernieres paroles : Tu reverras? Eft-ce mon pere, ou feulement Ithaque? Hélas ! que n'a-t-il achevé? il m a laifle plus en doute que je n'étois. O Ulyffe I o mon pere ! feroit-ce vous-même que je dois revoir? Seroit-il vrai ? Mais je me flatte; cruel oracle, tu prends plaifir k te jouer d'un malheureux; «ncore une parole, tk j'étois au comble du bonheur. U) L'impatience du Lefreur auroit trop a fouffrir s'il h'anpreno.t le dénouement de 1'aflion qu a Ia fin du Poème. Auffi Jup,ter annonce-t-il a Ia fin du dixieme Livre de 1'lliade, quellê lera la fin de la guerre : mais afin que la furprife foit toujours toutenue, il ne decouvre point par quel reffort elle fera ter«»nee. II en eft de même dans ce Poëme,  Livre IX.- 191 Mentor lui dit : Refpectez ce que les Dieux découvrent, & n'entreprenez pas de découvrir ce qu'ils veulent cacher. Une curiofité téméraire mérite d'être confondue. C'eft par une fageffe pleine de bonté que les Dieux cachent aux foibles hommes leurs deftinées dans une nuit impénétrable. II eft utile.de prévoir ce qui dépend de nous, pour le bien faire; mais il n'eft pas moins utile d'ignorer ce qui ne dépend pas de nos foins, & ce que les Dieux veulent faire de nous. Téïemaque, touché de ces paroles, fe retint avec beaucoup de peine. Idoménée, qui étoit revenu de fon étonnement, commenca de fon cöté a louer Ie grand Jupiter, qui lui avoit envoyé le jeune Téïemaque & le fage Mentor pour le rendre victorieux de fes ennemis. Après qu'on eut fait un ma gnifique repas qui fuivit le facrifice, il paria ainfi aux deux étrangers : J'avoue que je ne connoiffois point encore afTez l'art de régner, quand je revins en Crete après le fiege de Troye. Vous favez, chers arms, les malheurs qui m'ont privé de régner dans cette grande ifle, puifque vous m'affurez que vous y avez été depuis que j'en fuis parti. Encore trop heureux, fi les coups les plus cruels de la fortune ont fervi a m'inftruire & a me rendre plus modéré. Je traverfai les mers, comme un fugitif, que la vengeance des Dieux & des hommes pourfuit. Toute ma grandeur paffée ne fervoit qu'a me rendre ma chüte plus honteufe & plus infupportable. Je vins réfugier mes Dieux Pénates fur cette cöte déferte, oü je ne trouvai que des terres incultes couvertes de ronces & d'épines, des forêts auffi anciennes que la terre, des rochers prefque inacceffibles oü fe retiroient les bêtes farouches. Je fus réduit a me ré-  ioi TÉLEMAQUE. jouir de pofféder avec un petit nombre de foldatS & de compagnons qui avoient bien voulu me fuivre dans mes malheurs , cette terre fauvage, Sc d'en faire ma patrie, ne pouvant plus efpérer de revoir jamais cette ifle fortunée, oü les Dieux m'avoient fait naïtre pour y régner. Hélas ! difois-je en moi-même, quel changement (a)l Quel exemple terrible ne fuis-je point pour les Rois! II faudroit me montrer a tous ceux qui regnent dans le monde, pour les inftruire par mon exemple. Ils s'imaginent n'avoir rien a craindre a caufe de leur élévation au-deffus du refte des hommes. Eh! c'eft leur élévation même, qui fait qu'ils ont tout a craindre. J'étois crains de mes ennemis, tk aimé de mes fujets : je commandois a une nation puiffante & belliqueufe : la renommée avoit porté mon nom dans les pays les plus éloignés. Je régnois dans une ifle fertile tk délicieufe: cent villes me donnoient chaque année un tribut de leurs richeffes; ces peuples me reconnoiffoient pour être du fang de Jupiter né dans leur pays. Ils m'aimoient comme le petit-fils du fage Minos, dont les loix les rendent li puiffants & li heureux. Que manquoit-il a mon bonheur, finon d'en favoir jouir avec modération ? Mais mon orgueil tk la flatterie que j'ai écoutée, ont renverfé mon tröne. Ainli tomberont tous les Rois qui fe livreront a leurs defirs tk aux confeils des efprits flatteurs. Pendant le jour, je tachois de montrer un vifage gai Sc plein d'efpérance, pour foutenir (a) II n'eft pas néceffaire de recourir au temps fabuleux, pour trouver des exemples auffi frappants. Deux fois le Tröne de Denis Ie Jeune fut renverfé , & la Grece entiere vit ce Tyran vieillir a Corinthe dans ces voluptés infantes qui avoient été la caufe de fa chtite,  Livre IX. 193 foutenir le courage de ceux qui m'avoïent fuivü Faifons, leur dis-je, une nouvelle ville, qui nous confole de tout ce que nous avons perdu. Nous fbmmes environnés de peuples qui nous ont donné un bel exemple pour cette entreprife. Nous voyons Tarente qui s'éleve affez prés de nous. C'eft Phalante, avec fes Lacédémoniens, qui a fondé ce nouveau Royaume. Philoctete donne le nom de Pétilie k une grande ville , qu'il batit fur la même cöte. Métaponte eft encore une femblable colonie. Ferons-nous moins que tous ces étrangers errants comme nous ? La fortune ne nous eft pas plus rigoureufe. Pendant que je tlchois d'adoucir par ces paroles les peines de mes compagnons, je cachois au fond de mon coeur une douleur mortelle. C'étoit une confolation pour moi que la lumiere du jour me quittat, Sc que la nuit vïnt m'envelopper de fes ombres pour déplorer en liberté ma milérable deftinée. Deux torrents de larmes ameres couloient de mes yeux, Sc le doux fommeil m'étoit ineonnu. Le lendemain je recommenijois mes travaux avec une nouvelle ardeur. Voila , Mentor, ce qui fait que vous m'avez trouvé fi vieilli. Après qu'Idoménée eut achevé de raconter fes> peines, il demanda a Téïemaque Sc a Mentor leurs fecours dans la guerre oir il fe trouvoit engagé. Je vous renverrai'j leur difoit-il, k Ithaque, dès que la guerre fera finie. Cependant je ferai partir des vaiffeaux vers toutes les cötes les plus éloignées, pour apprendre des nouvelles d'Ulyffe. En quelque endroit des terres connues que la tempête Ou la co» lere de quelque Divinité 1'ait jetté, je faurai bien 1'en retirer. Plaife aux Dieux qu'il foit encore vb» vant! Pour vous, je yous renverrai avec les raeil* Tornt L N  194 TÉLEMAQUE. leurs vaiffeaux qui ont jamais été conftruits dans l'ifle de Crete; ils font faits du bois coupé fur le véritable mont Ida, oii Jupiter naquit. Ce bois facré ne fauroit périr dans les flots : les vents & les rochers le craignent«& le refpecf ent. Neptune même dans fon plus grand courroux , n'oferoit foulever les vagues contre lui. AfTurez-vous donc que vous retournerez heureufement a Ithaque fans peine, & qu'aucune Divinité ennemie ne pourra plus vous faire errer fur tant de mers : le trajet eft court & facile. Renvoyez le vaiffeau Phénicien qui vous a portés jufques ici, & ne fongez qu'a acquérir la gloire d'établir le nouveau Royaume d'Idoménée, pour réparer tous fes malheurs. C'eft a ce prix, ö fils d'Ulyffe! que vous ferez jugé digne de votre pere. Quand même les defiinées rigoureufes 1'auroient déja fait defcendre dans le fombre Royaume de Pluton , toute la Grece charmée croira le voir en vous. A ces mots, Téïemaque interrompit Idoménée; Renvoyons, dit-il, le vaiffeau Phénicien. Que tar.dons-nous a prendre les armes pour attaquer vos ennemis? Ils font devenusles nötres. Si nous avons été victorieux en combattant dans la Sicile pour Acefte, Troyen &c ennemi de la Grece, ne feronsnqus pas encore plus ardents & plus favorifés des Dieux, quand nous combattrons pour uh des Héros Grecs qui ont renverfé 1'injufte ville de Priam ? L'oracle que nous venons «.d'entendre, ne nous permet pas d'en douter. Fin du Liyre neuy'ww.   jfóentei* sart de S.ilente peur prepeser la paüv uur ermenus, qw verumnt assieacr la Fl/Ie ■  Livre X. ' 595 SOMMAIRE. Idoménée informe Mentor du fujet de la guerre contre les Mandunens. 11 lui raconte que ces peuples lui avoient cédé d'abord la cöte de l'Hefpérie , oü il a fondéfa ville ; quils s'étoient retirés fur les montagnes voi-fines', oü quelques-uns des leurs, ayant été maltraités par une troupe de fes gens, cette Nation lui. avoit député deux vieillards, avec lefquels il avoit réglé des articles de paix : qu'après une infraclion de ce traité, faite par ceux des fiens qui l'ignoroient, ces peuples fe préparoient d lui faire la guerre. Pendant ce récit d'Idoménée, les Manduriens qui s'étoient hdtés de prendre les armes ,fe préfentent aux portes de Salente. Nejlor, Philoctete & Phalante, qu'Idoménée croyoit neutres, font contre lui dans l'armée des Manduriens. Mentor fort de Salente, & va feul pro* pofer aux ennemis des conditions de paix. j\f en TOR , regardant d'un ceil doux & tranquilleTéïemaque, qui étoit déja plein d'une noble ardeur pour les combats, prit ainii la parole : Je fuis bien-aife, fils d'Ulyffe, de voir en vous une fi belle paffion pour la gloire; maïs fouvenez-vous que votre pere n'en acquit une fi grande parmi les Grecs au fiege de Troye, qu'en fe montrant le plus fage & le plus modéré d'entre eux. Achille, quoiqu'invincible 5c invulnérable, quoique fur de por- N ij LIVRE DIXIEME.  396 TÉLEMAQUE, ter la terreur & la mort par-tout oü il combattoit i n'a pu prendre la ville de Troye. II eft tombé luimême aux pieds des murs de cette ville, & elle a triomphé du vainqueur d'Heflor. Mais Ulyffe, en qui la prudence conduifoit la valeur , a porté la "flamme & le fer au milieu des Troyens, & c'eft a fes mains qu'on doit la chüte de ces hautes & fuperbes tours qui menacerent pendant dix ans toute la Grece conjurée. Autant que Minerve eft au-deffus de Mars (a), autant une valeur difcrete & prévoyante furpaffe-t-elle un courage bouillant & farouche. Commen^ons donc par nous inftruire des circonflances de cette guerre qu'il faut foutenir. Je ne refufe aucun péril : mais je crois , 6 Idoménée ! que vous devez nous expliquer (£), premiérement fi votre guerre eft jufte; enfuite contre qui vous la faites, & enfin quelles font vos forces pour en efpérer un heureux fuccès. Idoménée lui répondit : Quand nous arrivames fur cette cöte, nous y trouvames un peuple fauvage , qui erroit dans les forêts, vivant de fa chaffe & des fruits que les arbres portent d'eux-mêmes. Ces peuples, qu'on nomme les Manduriens, furent (a) S'il eft une qualité fupérieure k Ia valeur , c'eft l'art de la conduire. Les Romains étoient braves ; mais ce fut par leur confeil & par leur patience qu'ils affujettirent les Provinces d'Efpagne , dit PAuteur du premier Livre des Macabées, ch. 8. (i) La plus belle inftitution du Roi Numa, fut fans doute Ie College des Prêtres Féciaux, établi pour décider s'il y avoit ver fon chef ou fon Roi, il lui eft encore plus néceffaire de ne le point voir dans une réputation. douteufe fur la valeur. Souvenez-vous que celui qui commande, doit être le modele de tous les autres; fón exemple doit animer toute Parrnée. Ne craignez donc aucun danger , ö Téïemaque ! & périffez dans les combats, plutöt que de faire douter de votre courage. Les flaneurs qui auront plus d'empieflement pour vous empêcher de vous expofer au péril dans les occafions néceffaires, feront les premiers a dire en fecret que vous manquez de coeur, s'ils vous trouvent facile a arrêter dans ces occafions. Mais auffi n'allez pas chercher les périls fans utilité. La valeur ne peut être une vertu, qu'autant qu'elle eft réglée par la prudence. Autrement c'eft un mépris infenfé de la vie, & une ardeur brutale; la valeur emportée n'a rien de fur. Celui qui ne fe poffede point dans les dangers, eft plutot fougueux que brave; il a befoin d'être hors de lui pour fe mettre au-deffus de la crainte, paree qu'il ne peut la furmonter par la fituation naturelle de fon cceur. En eet état, s'il ne ruit point, du moins il fe trouble; il perd la liberté de fon efprit qui lui feroit néceffaire pour donner de bons ordres , pour prcfiter des occafions pour renverfer les ennemis, & pour fervir fa patrie. S'il a toute Pardeur d'un foldat, il n'a point le difcernement d'un Capitaine. Encore même n'a-t-il pas le vrai courage d'un fimple foldat; car le foldat doit conferver dans \e combat la préfence d'efprit &c la modération néceffaire pour obéir (a). Celui qui s'expofe témérairement, («) U en eft de Ia valeur a-peu-près comme des armes ; leur fuccès dépend de la main qui les porte. Les plus grands Caoitaines d;s Romains regardoient les actions les plus eela-  240 TÉLEMAQUE. trouble Pordre de la difcipline des troupes, donne un exemple de témérité, tk expofe fouvent 1'armée entiere a de grands malheurs. Ceux qui pré» ferent leur vaine ambition a la füreté de la caufe commune, méritent des chatiments, tk non des récompenfes. Gardez-vous donc bien , mon cher fils, de chercher la gloire avec impatience. Le vrai moyen de la trouver, eft d'attendre tranquillement 1'occaiion favorable. La vertu fe fait d'autant plus révérer, qu'elle fe montre plus fimple, plus modefte, plus ennemie de tout fafte. C'eft a mefure que la né» ceffité de s'expofer au péril augmente, qu'il faut auffi de nouvelles reffources de prévoyance tk de courage qui aille toujours en croiffant. Au refte, fouvenez-vous qu'il ne faut s'attirer 1'envie de perfonne. De votre cöté («), ne foyez point jaloux du fuccès des autres. Louez les pour tout ce qui mérite quelque louange : mais louez avec difcernement, difant le bien avec plaifir; cachez le mal, & n'y penfez qu'avec douleur. Ne décidez point devant ces anciens Capitaines, qui ont toute 1'expérience que vous ne pouvez avoir; écoutez-les avec déférence: confultez-les, priez les plus habiles de vous inftruire,&£ n'ayez point de honte d'attribuer a leurs inftrucfions tout ce que vous ferez de meilleur. Enfin, tantes comme les plus clangereufes, lor fqu'elles contrevenoient a l'exaétitude de la difcipline; le fuccès , qui autorife tout au jugement du vulgaire , ne les éblouiffoit pas. (a) 11 n'eft rien de fi noble dans les Hiftoires écrites par des Héros de 1'antiquité, que la fincérité avec laquelle ils parient non-feulement de leurs ennemis, mais de ceux qui partageoient avec eux le commandement des armées. Ce n'eft jamais fur les débris de la réputation d'autrui qu'un grand fiomme éleve la fienne.  Livre X 1 L 141 Enfin, n'écoutez jamais des difcours par lefquels on voudra exciter votre défianee ou votre jaloulie contre les autres Chefs. Parlez-leur avec confiance &C ingénuité. Si vous croyez qu'ils aient manqué a votre égard, ouvrez-leur votre cceur, expliquez-leur toutes vos raifons. S'ils font capables de fentir la nobleffe de cette conduite, vous lescharmerez, ck vous tirerez d'eux tout ce que vous aurez fujet d'en attendre. Si, au contraire, ils ne font pas affez rab fonnables pour entrer dans vos fentiments, vous fe» rez inftruit par vous-même de ce qu'il y aura en eux d'injufte a fouffrir ; vous prendrez vos mefures pour ne vous plus commettre jufqüa ce que la guerre finiffe, tk vous n'aurez rieh a vous reprochef. Mais fur-tout, ne dites jamais a certains flatteurs, qui fement la divifion, les fujets de peine que vous croirez avoir contre les Chefs de 1'armée oü vous ferez. Je demeurerai ici, continua Mentor, pour fecourir Idoménée dans le befoin oü il eft de travailler pour le bonheur de fes peuples, tk. pour achever de lui faire réparer les fautes que fes mauvais confeils tk les flaneurs lui ont fait commettre dans Pétabliffement de fon nouveau Royaume. Alors Téïemaque ne puts'empêcher de témoigner 3. Mentor quelque furprife, & même quelque mépris pour la conduite d'Idoménée. Mais Mentor Pen reprit d'un ton févere : Etes-vous étonné, lui dit-il, de ce que les hommes les plus eftimables font encore hommes, & montrent encore quelques reftes des foibleffes de l'humaniré parmi les pieges innombrables & les embarras inféparables de la Royauté? Idoménée, il eft vrai, a été nourri dans des idéés de fafte & de hauteur. Mais quel Philofophe pour* roit fe défendre de la flatterie, s'il avoit été en fa place } II eft vrai qu'il s'eft laiffé trop prévenir par Tornt /, Q  %4% TÉLEMAQUE, ceux qui ont eu fa confiarice : mais les plus fages Rois font fouvent trompés, quelques précautions qu'ils prennent pour ne 1'être pas. Un Roi ne peut fe paffer de Miniflres qui le ioulagent, & en qui il fe confie, puifqu'il ne peut tout faire. D'ailleurs, un Roi connoït beaucoup moins que les particuÜers, les hommes qui i'environhent. On eft toujours mafqué auprès de lui. On épuife toutes fortes d'artifices pour le tromper. Hélas! cher Téïemaque , vous ne 1'éprouverez que trop! On ne trouve point dans les hommes, ni les vertus, ni les talents qu'on y cherche. On a beau les étudier tk les approfondir , on s'y mécompte tous les jours. On ne vient même jamais a bout de faire , des meilleurs hommes, ce qu'on auroit befoin d'en faire pour Ie public. Ils ont leurs entêtements, leurs incompatibilités (a) , leurs jaloufies. On ne les perfuade, ni on ne les corrige guere. Plus on a de peuples a gouverner, plus. il faut de Miniftres pour faire par eux ce qu'on ne peut faire foi-même; tk plus on a befoin d'hommes a qui on confie 1'autorité, plus on eft expolé a fe tromper dans de tels choix. Tel critique aujourd'hui impitoyablement les Rois, qui gouverneroit demain moins bien qu'eux, tk qui feroit les mêmes fautes avec d'autres infiniment plus grandes, fi on lui confioit la même puiffance. La condition privée, quand on y joint un peu d'efprit pour bien parler, couvre tous les défauts naturels , releve des talents éblouiffants, tk fait paroitre un homme digne de toutes les places dont il eft éloigné. Mais c'eft (a) Un Etat eft dans un grand péril , lorlque deux grands Hommes qui penfent différemment, y partagent 1'autorité. Les divilior.s de Nicias & d'Alcifaiade coüterent cher aux Athéniens.  L 1 v R ë x 11. 143 ï'aiitorité qui met tous les talents a une rude épreu« ve, Sc qui découvre de grands défauts. La grandeur eft comme certains verres qui groffiffent tous les objets. Tous les défauts paroilfent croitre dans ces hautes places, oü les moindres chofes ont de grandes conféquences, Sc oü les plus légeres fautes ont de violents contre-coups. Le monde entier eft occupé a obferver un feul homme a toute heure, Sc a le juger en toute rigueur. Ceux qui le jugent, n'ont aucune expérience de 1'état oü il eft» Ils n'en fentent point les difficultés, Sc ils ne veulent plus qu'il foit homme, tant ils exigent de perfedtions de lui. Un Roi, quelque bon Sc fage qu'il foit, eft encore homme. Son efprit a des bornes, 8c fa vertu en a auffi. II a de 1'humeur, des paffions , des habitudes , dont il n'eft pas tout-a-fait le maitre. II eft obfédé par des gens intéreffés 8c artificieux ; il ne trouve point les fecours qu'il cherche* II tombe chaque jour dans quelque mécompte, tantöt par fes paffions, Sc tantöt par celles de fes Miniftres. A peine a-t-il réparé une faute, qu'il retombe dans une autre. Telle eft la condition des Rois les plus éclairés Sc les plus vertueux. LeS plus longs Sc les meilleurs regnes font trop courts Sc trop imparfaits, pour réparer a la fin ce qu'on a gaté fans le vouloir dans les commencements. La Royauté porte avec elle toutes ces miferes. L'impuiffance humaine fuccombe fous un fardeau fi accablant. II faut plaindre les Rois Sc les exeufer. Ne font-ils pas a plaindre d'avoir a gouverner tant d'hommes, dont les befoins font infinis, S£ qui donnent tant de peine a ceux qui veulent les bien gouverner ? Pour parler franchement, les hommes font fort a plaindre d'avoir a être gouvernés par un Roi qui n'eft qu'homme femblable a eux ; Q ü  M4 T É L E M A Q U E. car il faudroit des Dieux (a) pour redrefler les hommes. Mais les Rois ne font pas moins k plaindre , netani qu'hommes, c'eft-a-dire , tbibles & imparfaits, d'avoir k gouverner cette multitudeinnonv brable d'hommes corrompus & trompeurs. Téïemaque répondit avec vivacité : Idoménée a perdu par fa faute le Royaume de fes ancêtres en Crete; Sc fans vos confeils, il en auroit perdu un fecond k Salente. J'avoue, reprit Mentor, qu'il a fait de grandes fautes ; mais cherchez dans la Grece, & dans les autres pays les mieux policés, un Roi qui n'en ait point faitd'inexcufables. Les plus grands hommes ont dans leur tempérament, Sc dans le caraclere de leur efprit, des défauts qui les entrainent; Sc les plus Iouables font ceux qui ont le courage de connoïtre Sc de réparer leurs égarements. Penfez-vous qu'Ulyffe, le grand Ulyffe votre pere , qui eft le modele des Rois de la Grece, n'ait pas auffi fes foibleffes Sc fes défauts ? Si Minerve ne I'eüt conduit pas a pas, combien de fois auroit-il fuccombé dans les périls Sc dans les embarras, oit la fortune s'eft jouée de lui ? Combien de fois Minerve 1'a-t-elle retenu ou redreffé, pour lë conduire toujours a la gloire par le chemin de la vertu ? N'attendez pas même, quand vous le verrez régner avec tant de gloire k Ithaque, de le trouver fans imperfections; vous lui en verrez fans doute. La Grece , 1'Afie , Sc toutes les ifles des mers 1'ont admiré malgré ces défauts. Mille qualités merveilleulès les font oublier. Vous ferez trop heureux de pcnivoir 1'admirer auffi, Sc de 1'étudier fans ceffe comme un modele. (a) Ce n'étoit point par une fervile adulation que les anciens Poëtes faifoient defcendre de Jupiter Ia plupart des Rois ■ ils vouloient leur apprendre a qui ils devoient reffembler.  Livre X Iï. 245 Accoutumez-vous, ö Téïemaque ! k n'attendre des plus grands hommes que ce que 1'humanité eft capable de faire. La jeuneffe, fans expérience, fe livre k une critique préfomptueufe qui la dégoüte de tous les modeles qu'elle a befoin de fuivre , 8c qui la jette dans une indocilité incurable. Nonfeulement vous devez aimer, refpeöer 8c imiter votre pere, quoiqu'il ne foit point parfait; mais encore vous devez avoir une haute eftime pour Idoménée , malgré tout ce que j'ai repris en lui («). II eft naturellement fincere , droit, équitable , libéral, bienfaifant; fa valeur eft parfaite ; il détefte la fraude quand il la connoit, & qu'il fuit librement la véritable pente de fon cceur. Tous fes talents extérieurs font grands 8c proportionnés a fa place. Sa fimplicité a. avouer fon tort, fa douceur, fa patience pour fe laiffer dire par moi les chofes les plus dures , fon courage contre lui-même pour réparer publiquement fes fautes, 8c pour fe mettre par-tè au-deffus de toute la critique des hommes, montrent une ame véritablement grande. Le bonheur , ou le confeil d'autrui peuvent préferver de certaines fautes un homme très-médiocre ; mais il n'y a qu'une vertu extraordinaire qui puiffe engager un Roi fi long-temps féduit par la flatterie, a réparer fon tort. II eft bien plus glqrieux de fe relever ainfi, que de n'être jamais totrsbé. Idoménée a fait les fautes que preique tous les Rois font : mais aucun Roi ne fait pour fe corriger ce qu'il vient de faire. Pour moi je ne pouvois me laffer de 1'admirer dans les moments même oii il me per- fa) On fait des fautes avec ces quaiités , mais on les répare. Les dernieres années de FrancoisI". , qui avoit les ver' tus qu'on donne ici a Idoménée, ne reffemblerent pas au commencemeni de fon regne, Q i;j  *4) On fait que les Arts rendirent a Athenes tour Vtr-i  Livre X ï ï. 155 ci'or & d'argent avec des figures des Dieux, d'homrnes Óc d'animaux; enfin, des liqueurs ck des parfums (dj. II voulut même que les meubles de chaque maifon fuffent fimples, Sc faits de maniere k durer long-temps. En forte que les Salentins , qui fe plaigrioient hautement de leur pauvreté, commencerent k fentir combien ils avoient de richeffes fuperflues. Mais c'étoit des richeffes trompeufes qui les appauvriffoient, Sc ils devenoient effeclivement riches, k mefure qu'ils avoient le courage de s'en dépouiller. C'eft s'enrichir , difoient - ils eux - mêmes , que de méprifer de telles richeffes qui épuifent 1'Etat, & que de diminuer fes befoins en les réduifant aux vraies néceffités de la nature. Mentor fe hata de vifiter les arienaux, Sc tous les magafins, pour favoir fi les armes & toutes les autres chofes néceffaires a la guerre étoient en bon état. Car il faut, difoit-il, être toujours prêt a faire la guerre, pour n'être jamais réduit au malheur de la faire. II trouva que plufieurs chofesmanquoient par-tout. Auffi-töt on affembla des ouvriers pour travailler fur le fer, fur 1'acier, fur 1'airain.' On voyoit s'élever des fqurnaifes ardentes, Sc des tourbillons de fumées Sc des flammes femblables a ces feux fouterreins que vomit le Mont-Etna. Le marteau réfonnoit fur 1'enclume qui gémiffoit fous les coups redoublés. Les montagnes voifines Sc les rivages de la mer en retentiffoient: on eut cru être dans cette ifle, ou Vulcain, animant les Cyclopes, forge des foudres pour le pere des Dieux; Sc par une fage prévoyance, on voyoit dans une profonde paix tous les préparatifs de la guerre. (a) Que de chofes dont je n'ai que faire, dit Socrate, en voyant chez les marchands d'Athenes, le brillant attirail de ces meubles qui font tout au plus le plaifir des yeux!  M TÉLËMAQUE. Enfuite Mentor fortit de la ville avec Idoménée, & trouva une grande étendue de terres fertiles qui demeuroient incultes (»; d'autres n'étoient cultivees qu'a dern! par la négligence & la pauvreté des Iaboureurs, qui manquant d'hommes, manquoienr auffi de courage & de force de corps pour mettre 1'agnculture dans fa perfeftion. Mentor , voyant cette campagne défolée, dit au Roi : La terre ne demandé ici qu'a er>richir les habitants; mais les habitants manquent a la terre. Prenons donc tous ces artifans fuperflus qui font dans la ville, & dont les métiers ne ferviroient qu'a déregler les mceurs, pour leur faire cultiver ces plaines & ces collines. II eft vrai que c'eft un malheur, que tous ces hommes, exercés k des arts qui demandent une vie fédentaire, ne foient point exercés au travail; mais voici un moyen d'y remédier II faut partager entre eux les terres vacantes, & appeller a leur fecours des peuples voifins qui' feront fous eux le plus rude travail. Ces peuples le teront, pourvu qu'on leur promette des récompenjes convenables fur les fruits des terres mêmes qu ils défncheront : ils pourront dans la fuite eri poffeder une partie, & être ainfiincorporés k votre peuple, qui n'eft pas affez nombreux. Pourvu qu'ils foient laborieux & dociles aux loix, vous n'aurez point de meilleurs fujets, & ils accroitront votre 00 Les Prov.nces frontieres des Perfes étoient eouvernées ^ardeux Satrapes; 1'un commandoit les troupes, 1'autre avoit fotn de 1 agriculture. Si la terre mal cultivée ne fourniffoit pas abondamment a Ia fubfiftance des peuples de 1'armée on depofoit le Satrape qui préfidoit a 1'agriculture. Si Pen» tiern. ravageoit les campagnes par fes incurfions, on dépofoit le iatrape militaire. '  Livre XIL, i57 votre puiffance. Vos artifans de la ville, tranfplantés dans la campagne, éleveront leurs enfants au travail & au joug de la vie champêtre. De plus, tous les macons des pays étrangers, qui travaillent a batirvotteville, fe font engagés k défricher une partie de vos terres, & k fe faire Iaboureurs: in-" corporez-les k votre peuple, dès qu'ils aurontachevé leurs ouvrages de la ville. Ces ouvriers feront ravis de s'engager k paffer leur vie fous une domination qui eft maintenant fi douce. Comme ils font robuftes & laborieux, leur exemple fervira pour exciter au travail les artifans tranfplantés de la ville a la campagne, avec lefquels ils feront mêlés. Dans la fuite, tout le monde fera peuple de families vigoureufes, &C adonnées a 1'agriculture. Au refte , ne foyez pas en peine de la multiplication de ce peuple; il deviendra bientót innombrable, pourvu que vous facilitiez les mariages» La maniere de les faciliter eft bien fimple : prefque tous les hommes ont de 1'inclination a fe^marier : il n'y a que la mifere qui les en empêche» Si vous ne les chargez point d'impóts, ils vivent fans peine avec leurs femmes & leurs enfants; car la terre n'eft jamais ingrate, elle nourrit toujours de fes fruits ceux qui la eultivent foigneufemenr. Elle ne refufe des biens qu'a ceux qui craignent de lui donner leurs peines. Plus les Iaboureurs ont d'enfants, plus ils font riches, fi le prince ne les appauvrit pas 5 car leurs enfants, dès leur plus tendre jeuneffe > commencent a les fecourir. Les plus jeunes conduifent les moiitons dans les p&turages ; les autres, qui font plus avancés en age, menent déja les g~ands tróupeaux : enfin , les plus agés labourent avec leur pere (a). Cependant la mere &c (a) Théocrice & Virgile n'ont jamais mieux relevé le pris Tomc I. R  i58 TÉLEMAQUE. toute la familie prépare un repas fimple a fon époux &C k fes chers enfants, qui doivent revenir fatigues du travail de la journée; elle a foin de traire fes vaches & fes brebis, öt on voit counr des ruiffeaux de lait : elle fait un grand feu, autour duquel toute la familie, innocente & paifible, prend plaifir a chanter tous les foirs en attendant le doux fommeil : elle prépare des fromages, des charaignes, & des fruits confervés dans la même fraicheur que fi on venoit de les cueillir. Le berger revient avec fa flute, & chante a la familie affemblée des nouvelles chanlons qu'il a apprifes dans les hameaux voifins. Le laboureur rentre avec fa charrue; & fes boeufs fatigués marchent, le cou penché, d'un pas lent & tardif, malgré Paiguillon qui les preffe. Tous les maux du travail finiffent avec la journée. Les pavots que le fommeil, par l'ordre des Dieux, répand fur la terre, appaifent tous les noirs foucis par leurs charmes, & tiennent toute la nature dans un doux enchantement; chacun s'endort fans prévoir les peines du lendemain. Heureux ces hommes fans ambition, fans défianee, fans artifice, pourvu que les Dieux -leur donnent un bon Roi qui ne trouble point leur joie innocente! Mais quelle horrible inhumanité que de leur arracher, par des deffeins pleins de fafte & d'ambition, les doux fruits de la terre, qu'ils ne tiennent que de la libérale nature & de la fueur de leur front! La nature feule tireroit de fon fein fécond tout ce qu'il faudroit pour un nombre infini fles plaifirs champêtres. L'Auteur ne les repréfente avec tant de grace , que pour faire fentir au Prince qu'il inftruit, comJiien il eft doux de contribuer a la félicité des peuples. C'eft a cette grande lecon qu'il fait faire contribuer les feiences qui paroiflent y avoir moins de rapport.  Livre XII. *59 d'hommes modérés & laborieux; mais c'eft 1'or* oueil Sc la molleffe de certains hommes qui en mettent tant d'autres dans une affreufe pauvrete. Que ferai-je? difoit Idoménée, fi ces peuples que ie répandrai dans ces fertiles campagnes, néghgent de la cultiver? Faite, lui répondit Mentor, tout le contraire de ce qu'on fait communément. Les Princes avides Sc fans prévoyance ne fongent qu a charter d'impöts ceux d'entre leurs fujets qui lont les plus vigilants Sc les plus induftneux pour faire valoir leurs biens : c'eft qu'ils efperent en etre payés plus facilement j en même-temps, is char-* e»nt moins ceux que la nature rend plus milerables Renverfez ce mauvais ordre qui accable les bon's, qui récompenfe le vice, & qui introduit une négligence auffi funefte au Roi même qu'a^out 1'Etat. Mettez des taxes, des amendes, & meme, s'il le faut, d'autres peines rigoureufes fur ceux qui négligent leurs champs, comme vous puninez des foldats qui abandonneroient leur pofte danspa guerre. Au contraire («), donnez des graces Sc oes exemptions aux families qui fe multiphent; aug- • -mentez-les k proportion de la culture de leur terre. Bientót leurs families fe multipheront, Sc tont \e monde s'animera au travail; il deviendra meme honorable. La profeffion de laboureur ne fera plus me*, prifée, n'étant plus accablée de tant de maux. On reverra en honneur la charme mamée par des mains viaorieufes qui auront dèfendu la patrie. ISr ne fera pas moins beau de cultiver 1'heritage de fes ancêtres pendant une heureufe paix, que de ' („) C'eft des loix Romaines qu'eft tiré ce précepte ; elles comptoient pour un grand fetvice celu. de donner a lEta* beaucoup de Romains. .. tv IJ  %6o TÉLEMAQUE. 1'avoir défendue généreufement pendant les trou-. bles^ de la guerre; toute la campagne refleurira. Cérès fe couronnera depis dorés. Bacchus, fou-,' lant k fes pieds les raifins, fera couler du penchant des montagnes des ruiffeaux de vin plus doux que le nectar. Les creux valons retentiront des concerts des bergers , qui , le long des clairs ruifTeaux , joindront leurs voix avec leurs flütes, pendant que leurs troupeaux bondiffant paitront fur 1'herbe & parmi les fleurs, fans craindre les loups. ^Ne ferez-vous pas trop heureux, ö Idoménée i d etre la fource de tant de biens, & de faire vivre k 1'ombre de votre nom tant de peuples dans un fi aimable repos (a)? Cette gloire n'eft-elle pas plus touchante que celle de ravager la terre , de répandre par-tout, & prefque autant chez foi, au milieu même des vicToires , que chez les étrangers vaincus, le carnage , le trouble, 1'horreur, la langueur, la confternation, la cruelle faim & le défefpoir ? O heureux le Roi affez aimédes Dieux, & d'un, • cceur affez grand, pour entreprendre d'être ainfi les délices des peuples, & de montrer a tous les iiecles dans fon regne un fi charmant fpeöacle l La terre entiere, loin de fe défendre de fa puiffance par des combats, viendroit k fes pieds le prier de régner fur elle. Idoménée lui répondit: Maïs quand les peuples feront ainfi dans la paix & dans 1'abondance, les délices les corrompront, & ils tourneront contre (a) II n'y a pas a balan<;er entre le titre de Roi conquérant & celui de Roi pacifique. Une Nation s'affoiblit infenMblement a force de vaincre. 11 y a toujours une amerturae cachee dans les plus beaux fruits de la guerre ; il n'y a que. douceur dans ceux de la paix. "  Livre XII. 261 moi les forces que je leur aurai données. Ne craignez point, dit Mentor, eet inconvénient. C'eft un prétexte qu'on allegue toujours pour flatter les Princes prodigues, qui veulent accabler leurs peuples d'impóts t le remede eft facile. Les loix que nous . venons d'établir pour 1'agriculture , rendront leur vie laborieufe; & dans leur abondance, ils n auront que le néceffaire, paree que nous retranchonstous les arts qui fourniffent le fuperflu. Cette abondance même fera diminuée par la facilité des manages, & par la grande multiplicatiön des families. Chaque familie, étant nombreufe , & ayant peu de terre, aura befoin de la cultiver par un travail ans reIfche C'eft la molleffe & 1'oifiveté qui rendent les peuples infolents & rebelles. Ils auront du pain, a la vérité , & affez largement; mais ils n'auront que du pain & des fruits de leur propre terre, gagnés a la fueur de leur vifage. Pour tenir votre peuple dans cette moderation (a), il faut régler dès-a-préfent 1'étendue de terre que chaque familie pourra pofféder. Vous iavez que nous avons divifé tout votre peuple en fept claffes fuivant leurs différentes conditions : il re faut permettre a chaque familie, dans chaque claffe, de pouvoir pofféder que 1'étendue de terre abfolument néceffaire pour nourrir le nombre de perfonnes dont elle fera compofée. Cette regie étant inviolable, les nobles ne pourront faire d'acquifitions fur les pauvres : tous auront des terres; mais chacun en aura fort peu, & fera excité parlii a la bien cultiver. Si dans une longue fuite de (a) C'eft par ce réglement, autorifé dans les Livres faints , tme les Romains voulurent mettre un frein a 1 avidite des particuliers ■, mais les riches favent éluder la force de cette lpi, en ^furpant aux pauvres jufejues a leur nom.  26i T É L E M A Q U E. temps les terres manquoient ici, on feroit des colonies qui augmenteroient eet Etat. Je crois même que vous devez prendre garde k ne laiffer jamais le vin devenir trop commun dans votre Royaume. Si on a planté trop de vignes, il faut qu'on Les arrache; le vin eft la fource des plus grands maux parmi les peuples : il caufe les maladies, les querelles, les féditions, 1'oifiveté, le dégout du travail, le défordre des families. Que le vin foit donc confervé comme une efpece cle remede , ou comme une liqueur très-rare, qui n'eft employée que pour les facrifices, ou pour les fëtes extraordinaires : mais n'efpérez point de faire obferver une regie fi importante, fi vous n'en donnez vous-même 1'exemple. D'ailleurs, il faut faire garder inviolablement les loix de Minos pour 1'éduention des enfants. II faut établir des écoles publiques, ou 1'on enfeigne la crainte des Dieux , l'amour de la patrie, le refpedt des loix, la préférence de l'honneur aux plaifirs , & k la vie même. II faut avoir des Magiftrats qui veillent fur les families & fur les moeurs des particuliers. Veillez vous-même, vous qui n'êtes Roi, c'eft-a-dire, Pafteur du peuple, que pour veiller nuit & jour fur votre troupeau. Par-la vous préviendrez un nombre infini de défordres &z de crimes. Ceux que vous ne pourrez prévenir, punilfez-les d'abord féverement. C'eft une clémence, que de faire d'abord des exemples qui arrêtent le cours de 1'iniquité. Par un peu de fang répandu a propos, on en épar- (<0 Tels étoient a Lacédémone les Géronces -, a Athenes, les Aréopagites ; les Cenfeurs a Rome. Le Miniftere public étoit encore plus occupé a prévenir le crime qu'a le venger*  LlVRE XII. 263 gne beaucoup, & on fe met en état d'être craint fans ufer fouvent de rigueur. Mais quelle déteftable maxime de ne croire trouver fa füreté que dans 1'oppreffion des peuples! Ne les point faire inftruire, ne les point conduire a la vertu, ne s'en faire jamais aimer, les pouffer par la terreur jufqu'au défefpoir, les mettre dans l'affreufe néceffité, ou de ne pouvoir jamais refpirer librement, ou de fecouer le joug de votre tyrannique domination; eft-ce la le vrai moyen de régner lans trouble ? Eft-ce la le vrai chemin qui mene a la gloire ? Souvenez-vous que les pays oü la domination du Souverain eft plus abfolue, font ceux oü les Souverains font moins puiffants. Ils prennent, ils ruinent tout, ils poffedent feuls tout 1'Etat; mais auffi tout 1'Etat languit, les campagnes font en friche &C prefque délertes. Les vdles diminüent chaque jour, Ie commerce tarit. Le Roi, qui ne peut être Roi teut feul, tk. qui n'eft grand que par les peuples, s'anéantit lui-même peu a peu par 1'anéantuTement infenfible des peuples dont il tire fes richeffes tk fa puiffance. Son Ètat s'épuifè d'argent tk d'hommes : cette derniere perte eft la plus grande & la plus irréparable. Son pouvoir ab'olu fait autant d'efclaves qu'il a de fujets. On le flatte, on fait femblant de 1'adorer, on tremble au moindre de fes regards: mais attendez la moindre révolution; cette puiffance monftrueulé, pouffée jufqua un excès trop violent, ne fauroit durer : elle n'a aucune reffource dans les cceurs des peuples ; elle a laffe & irrité tous les corps de 1'Etat : elle contraint tous les membres de ce corps de foupirer après un changement. Au premier coup qu'on lui porte, 1'idole fe renverfé, fe brife , & eft foulée aux pieds.  164 TÉLEMAQUE. Livre XÏL Le mépris, la haine, la crainte, le reffentiment * la défianee, en un mot, toutes les paffions fe réuniffent contre une autorité fi odieufe. LeRoi, qui^ dans fa vaine profpérité, ne trouvoit pas un feul homme affez hardi pour lui dire la vérité, ne trouvera dans fon malheur aucun homme qui daigne ni 1'excufer, ni le défendre contre fes ennemis. Après ce difcours, Idoménée, perfuadé par Mentor , fe hata de diftribuer les terres vacantes, de les remplir de tous les artifans inutiles, & d'exécuter tout ce qui avoit été réfolu. II réferva feulement pour les macons, les terres qu'il leur avoit deffinées, & qu'ils ne pouvoientc ultiver qu'après la fin de leur travaux dans la ville. Fin du Tomé premier.  LES AVENTURES D E TÉLEMAQUE, FILS D'ULYSSE. TOM'E S E C O N D.   LES AVENTURES D E TÉLEMAQUE, FILS D'ULYSSE, Par feu Mefllre Francois de Salignac de la Motte-Fénelon, Précepteur de Meffeigneurs les Enfants de France, & depuis Archevêque - Duc de Cambray , Prince du Saint-Empire Romain, &c. NOUVELLE ÉDITION Enrichie du Portrait de l'Auteur , d'une Carte des Foyages de Téïemaque, & de 24 figures en tailledouce. , , TOME SECOND, J MA EST RICHT, Chez J. P. Roux & Compagnie, ImprimeursLibraires, affociés. 1 7 9 h   T.iv. i3. PhüjcLvJ&jJ-mcscs as^assuif, etsc rciir.'dzns l'lrk JeSanws.   LES AVENTURES D £ TÉLÉMAQUE, FILS D'ULYSSE. LIVRE TREIZIE ME. S O M M A I R E. Idoménée raconte d Mentor fa cenfiance en Protéflas^ & les artifices de ce Favori, qui étoit de concert avec Timocrate, pour faire périr Philoclès , & pour le trahir lui-même. II lui avoue que, prévenu par ces deux hommes contre Philoclès , il avoit chargé Timocrate de l'aller tuer dans une expédition oü il commandoit fa flotte ; que celui-ci ayant manqul fon coup, Philoclès £ avoit épargné, & s'étoit retiré en tifle de Samos , après avoir remis le commandement de la flotte d Polimene, que lui, Idoménée, avoit nommé dans fon ordre par écrit • que, malgré la tralufon de Protéjilas , il n avoit pu fe rêfoudm d fe défaire de lui. A la réputation du gouvernement doux Si rnodéré d'Idoménée, attireen foule de tous cötés, Tomé II, A  ■x TÉLEMAQUE. des peuples qui viennent s'incorporer au fïen, St chercher leur bonheur fous une fi aimable domination. Déja ces campagnes qui avoient été fi long-temps couvertes de ronces & d'épines, promettent de riches moiflbns & des' fruits jufqu'alors inconnus. La terre ouvre fon fein au tranchant de la charrue, & prépare fes richeffes pour récompenfer le laboureur: 1'efpérance reluit de tous cótés. On voit dans les vallons & fur les collines, les troupeaux de moutons qui bondiffent fur 1'herbe , & les grands troupeaux de bceufs & de geniffes qui font retentir les hautes montagnes de leurs mugiffements : ces troupeaux fervent a engraiffer les campagnes. C'efè Mentor qui a trouvé le moyen d'avoir ces* troupeaux. Mentor confeille a Idoménée de faire avec les Peucetes, peuples voifins, un échange de toutes les chofes fuperflues que 1'on ne vouloit pas fouffrir dans Salente, avec ces troupeaux qui manquoient aux Salentins. En même temps, la ville & les villages d'alentour étoient pleins d'une belle jeuneffe qui avoit langui long-temps dans la mifere, & qui n'avoit ofé fe marier, de peur d'augmenter leurs maux. Quand ils virent qu'Idoménée prenoit des fentijnents d'humanité , & qu'il vouloit être leur pere , ils ne craignirent plus la faim & les autres fléaux par lefquels le Ciel afflige la terre. On n'entendoit plus que des cris de joie, que les chanfons des bergers & des Iaboureurs qui célébroient leurs hyménées. On auroit cru voir le Dieu Pan avec une foule de Satyres & de Faunes, mêlés parmi les Nymphes , & danfant au fon de la flüte a 1'ombre des bois. Tout étoit tranquille & riant; mais la joie étoit modérée, 6c ces plaifirs ne fervoient qu'a  Livre XIH. 3 delaffer des longs travaux : ils en étoient plus vifs & plus purs. Les vieillards (a), étonnés de voir ce qu'ils n'auroient ofé efpérer dans la luite d'un li long 3ge, pleuroient par un excès de joie, mêlee de tendreffe: ils levoient leurs mains tremblantes vers le Ciel. Béniffez, difoient-ils, ö grand Jupiter 1 le Roi qui vous reffemble, ,&c qui eft le plus grand don que vous nous ayez fait! II eft né pour le bien des hommes , rendez-lui tout le bien que nous recevons de lui. Nos arriere-neveux, venus de ces mariages qu'il favorife, lui devront tout jufqu'a leur naiffance, 6c il fera véritablement le pere de tous fes fujets. Les jeunes hommes 6c les jeunes filles qui s'époufoient, ne faifoient éclater leur joie qu'en diamant les louanges de celui de qui cette joie fi douce leur étoit venue. Les bouches, 6c encore plus les cceurs étoient fans ceffe remplis de fon nom. On fe croyoit heureux de le voir; on craignoit de le perdre : fa perte eut été la défolation de chaque fa mille. Alors Idoménée avoua a Mentor qu'il n'avoit jamais fenti de plaifir aufïi touchant, que celui d'être aimé, 6c de rendre tant de gens heureux. Je ne 1'au* rois jamais cru , difoit-il; il me fembloit que toute la grandeur des Princes ne confiftoit qu'a fe faire craindre, que le refte des hommes étoit fait pour eux (F); 6c tout ce que j'avois oui dire des Rois, (a) Un Prince pent bien rendre fes peuples heureux mais fouvent fes fujets ne fentent pas les foins qu'il fe donne pour leur procurer cette félicité. L'Empereur Antonin, après avoir établi la füreté & 1'abondance dans toutes les Provinces, gémiffoit d'entendre encore cette plainte fi ancienne, mais fi injurieufe a un bon Prince : Les temps font mauvais. (i) II faut des fentiments , pour goüter le plailir délicat. de faire du bien aux autres : il faut de 1'efprit pour trouver dans les Leitres un agréable délaffement. Les hommes vul* A ij  4 TÉLEMAQUE. qui avoient été l'amour 6c les délices de leurs peuples , me paroiffoit une pure fable : j'en reconnois maintenant la vérité. Mais il faut que je vous raconte comment on avoit empoifonné mon cceur, dès ma plus tendre enfance, fur 1'autorité des Rois. C'eft ce qui a caufé tous les malheurs de ma vie. Alors Idoménée commenca cette narration : Protéfdas, qui eft un peu plusjigé que moi, fut celui de tous les jeunes gens que j'aimois le plus ; fon naturel vif Sc hardi étoit felon mon gofit : il entra dans mes plaifirs; il flatta mes paffions: il me rendit fufpect un autre jeune homme que j'aimois auffi, 6c qui fe nommoit Philoclès. Celui-ci avoit la crainte des Dieux, 6c 1'ame grande, mais modérée; il mettoit la grandeur, non a s'élever, mais a fe vaincre & a ne faire rien de bas. II me parloit librement fur mes défauts; 6c lors même qu'il n'ofoit me parler, fon filence & la trifteffe de fon vifage me faifoient affez entendre ce qu'il vouloit me reprocher. Dans les commencemenis, cette fincérité me plaifoit; je lui proteftois fouvent que je 1'écouterois avec confiance toute ma vie, pour me préferver des flatteurs. II me difoit tout ce que je devois faire pour marcher fur les traces de Minos, Sc pour rendre mon Royaume heureux. II n'avoit pas une auffi profonde fageffe que vous, ö Mentor ! mais fes maximes étoient bonnes; je les reconnois maintenant. Peu a peu les artifices (a) de gaires font exclus de ces plaifirs, qu'ils ne peuvent regarder que comme de belles chimères. (a) A 1'ufage qu'un Courtifan fait de fa faveur , il eft aifé de connoitre s'il la doit a fon mérite ou a fes intrigues. Agrippa ne deffervoit perfonne , Sejan n'étoit occupé qu'a rourrir les foupcons que 1'efptit inquiet de Tibera formoit a tous les inftants.  Livre XIII. 5 Protéiilas, qui étoit jaloux & plein d'ambition , me dégoüterent de Philoclès. Celui-ci étoit lans emprelïement, Sc laiffoit 1'autre prévaloir; il fe contenta de me dire toujours la vérité lorlque je voulois 1'entendre. C'étoit mon bien, tk. non fa fortune qu'il cherchoit. Protéiilas me perfuada infenfiblement que c'étoit un efprit chagrin tk fuperbe, qui critiquoit toutes mes aftions, qui ne me demandoit rien, paree qu'il avoit la fierté de ne vouloir rien tenir de moi, Sc d'afpirer a la réputation d'un homme qui eft au-deffus de tous les honneurs : il ajouta que ce jeune homme (a), qui me parloit fi Iibrement fur mes défauts, en parloit aux autres avec Ia même liberté; qu'il faifoit affez entendre qu'il ne m'eftimoit guere; tk qu'en rabaiffant enfin ma réputation , il vouloit, par 1'éclat d'une vertu auftere, s'ouvrir le chemin a la Royauté. D'abord je ne pus croire que Philoclès voulut me détröner. II y a dans la véritable vertu une candeur Sc une ingénuité que rien ne peut contrefaire , & a laquelle on ne fe méprend point pourvu qu'on y foit attentif. Mais la fermeté de Philoclès contre mes foibleffes, commencoit a me laffer. Les complaifances de Protéiilas Sc fon induf* trie inépuifable pour m'inventer de nouveaux plai- (fi) Apellès fut accufé par un Peintre jaloux de fa gloire,' d'avoir trerapé dans une confpirarion contre le Roi Ptolomée : après qu'on eut reconnu fon innocence , Apellès ne fe fervit que de fon pinceau pour fe venger de la calomnie; il la repréfenta fous la figure d'une femme , précédée par 1'ignorance & par les foupcons , appuyée fur 1'envie : elle adrelïe la parole a un homme dont les oreilles vont de pair avec celles de Midas. On peut voir dans Lucien tous les iraits emblématiques de ce tableau , [qui donuent beaucoupd'idée de 1'invention du Peintre, A iij  6 TÉLEMAQUE. firs, me faifoient fentir encore plus impatiemment 1'auftérité de 1'autre. Cependant, Protéfilas, ne pouvant fouffrir que je ne cruffe pas tout ce qu'il me difoit contre fon ennemi, prit le parti de ne m'en plus parler, 6c de me perfuader par quelque chofe de plus fort que toutes ces paroles. Voici comment il acheva de me tromper. II me confeilla d'envoyer Philoclès commander les vaiffeaux qui devoient attaquer ceux de Carpathie; 6c pour m'y déterminer, il me dit : Vous favez que je ne fuis pas fufpeüt dans les louanges que je lui donne; j'avoue qu'il a du courage 6c du génie pour la guerre; il vous fervira mieux qu'un autre, & je préfere 1'intérêt de votre fervice a tous mes reffentiments coatre lui. Je fus ravi de trouver cette droiture 6c cette équité dans le cceur de Protéfilas, a qui j'avois confïé 1'adminiftration de mes plus grandes affaires. Je 1'embrafTai dans un tranfport de joie, 6c je me crus trop heureux d'avoir donné toute ma confiance a un homme qui me paroiffoit ainfi au-deffus de toute paffion 6c de tout intérêt. Mais hélas! que les Princes font dignes de compaffion ! Cet homme me connoiffoit mieux que je ne me connoiffois moi-même : il favoit que les Rois font d'ordinaire défiants 6c inappliqués; défiants par 1'expérience continuelle qu'ils ont de 1'artifice des hommes corrompus, dont ils font environnés; inappliqués , paree que les plaifirs les entraïnent, 6c qu'ils font accoutumés a avoir des gens chargés de pen fer pour eux, fans qu'ils en prennent eux-mêmes la peine. II comprit donc qu'il ne lui feroit pas difficile de me mettre en défianee 6c en jaloufie contre un homme qui ne manqueroit pas de faire de grandes ac-  Livre XIII. 7 tions, & fur-tout 1'abfence lui donnant une entiere facilité de lui tendre des pieges. Philoclès, en partant, prévitce qui lui pouvoit arriver. Souvenez-vous, me dit-il, que je ne pourrai plus me défendre; que vous n'écouterez que mon ennemi; & qu'en vous fervant au péril de ma vie, je courrai rifque de n'avoir d'autre récompenfe que votre indignation. Vous vous trompez , lui dis-je; Protéfilas ne parle poiht de vous comme vous parlez de lui ; il vous loue, il vous eftirne, il vous croit digne des plus importants emplois; s'il commencoit a me parler contre vous, il perdroit ma confiance : ne craignez rien , allez, & ne fongez qu'a me bien fervir. H partit, Sc me laiffa dans une étrange fituation. II faut 1'avouer, Mentor, je voyois clairement combien ilm'étoit néceffan e d'avoir plufieurs hommes que je confultaffe, Sc que rien n'étoit plus mauvais, ni pour ma réputation , ni pour le fuccès des affaires, que de me livrer a un feul. J'avois éprouvé que les fages confeils de Philoclès m'avoient garanti de plufieurs fautes dangereufes, 011 la hauteur de Protéfilas m'auroit fait tomber. Je fentois bien qu'il y avoit dans Philoclès un fonds de probité Sc de maximes équitables , qui ne fe faifoit point fentir de même dans Protéfilas : mais j'avois laiffé prendre a Protéfilas un ton décifif auquel je ne pouvois prefque plus réfifter. J'étois fatigué de me trouver toujours entre deux hommes, que je ne pouvois accorder; & dans cette laffitude, j'aimois mieux par foibleffe hafarder quelque chofe aux dépens des affaires, & refpirer en liberté. Je n'euffe ofé me dire a moi-même une fi honteufe raifon du partique je venois de prendre: mais cette honteufe raifon que je n'ofois développer, ne laiffoit A iv  8 TÉLEMAQUE. pas d'agir fecrétement au fond de mon coeur, Sc d'être lé vrai motif de tout ce que je faifois. _ Philoclès furprit les ennemis, remporta unepleine viQ.oire , 6c fe hata de revenir, pour prévenir les mauvais offices qu'il avoit a craindre : mais Protéfilas , qui n'avoit pas encore eu le temps de me tromper, lui écrivit que je defirois qu'il fit une defcente dans l'ifle de Carpathie , pour profiter de Ia viftoire. En effet, il m'avoit perfuadé que je pourrois facilement faire la conquête de cette ifle: maïs il fit en forte que plufieurs chofes néceffaires manquerent a Philoclès dans cette entreprife, & il 1'affujettit (a) a certains ordres, qui cauferent divers contre-temps dans 1'exécution. Cependant il fe fervit d'un domeftique très-corrompu que j'avois auprès de moi, & qui obfervoit jufques aux moindres chofes pour lui en rendre compte, quoiqu'ils paruffent ne fe voir guere, 6c n'être jamais d'accord en rien. Ce domeftique, nommé Timocrate, me vint dire un jour , en grand fecret, qu'il avoit découvert une affaire très-dangereufe. Poiloclès, me ditd , veut fe fervir de votre armée navale pour fe faire Roi de l'ifle de Carpathie. Les chefs des troupes font attachés a lui; tous les foldats font gagnés par fes largeffes, 6c plus encore par la licence pernicieufe oü il les laiffe vivre; il eft enflé de fa vicroire. Voila une lettre qu'il a écrite a un (a) Aflujettir un Général a des ordres qui limirent fon autorite , c'eft 1'empêcher de mettre a pront les fautes de fon ennemi; de faifir les moments favorables , mais imprévus que la fortune lui préfente; c'eft 1'expofer a perdre la con! fiance de fes foldats, qui attribuent a lacheté ce qui n'eft «niobeiflance. Les Romains étoient perfuadés qu'il en eft de 1 autorité d'un Général comme de fon génie, que ni 1'un ni * autre ne doit avoir des bornes.  Livre XIII. 9 de fes amis fur fon projet de fe faire Roi : on n'en peut plus douter après une preuve fi évidente. Je lus cette lettre, 6c elle me parut de la main de Philoclès. On avoit parfaitement imité fon écriture, 6c c'étoit Protéfdas qui 1'avoit faite avec Timocrate. Cette lettre me jetta dans une étrange furprife : je la relifois fans ceffe, & ne pouvois me perfuader qu'elle fut de Philoclès; repaffant dans mon efprit troublé toutes les marqués touchantes qu'il m'avoit données de fon défintéreffement 6c de fa bonne foi. Cependant que pouvoisje faire? Quel moyen de réfifier a une lettre, ou je croyois être fïir de reconnoitre i'écriture de Philoclès ? Quand Timocrate vit que je ne pouvois plus réfifter a fon artifice, il le pouffa plus loin. Oferaije, me dit-il en héfitant, vous faire remarquer ua mot qui eft dans cette lettre ? Philoclès dit a fon ami, qu'il peut parler en confiance a Protéfdas fur une chofe qu'il ne défigne que par un chiffre : affurément Protéfdas eft entré dans le deffein de Philoclès, 6c ils fe font accommodés a vos dépens. Vous favez que c'eft Protéfdas qui vous a preffé d'envoyer Philoclès contre les Carpathiens. Depuis un certain temps, il a ceffé de vous parler contre lui, comme il le faifoit fouvent autrefois. Au contraire , il le loue, il 1'excufe en toute occafion : ils fe voient depuis quelque temps avec affez d'honnêteté. Sans doute Protéfilas a pris avec Philoclès des mefures pour partager avec lui la conquête de Carpathie. Vous voyez même qu'il a voulu qu'on fit cette entreprife contre toutes les regies, 6c qu'il s'expofe a faire périr votre armée navale, pour contenter fon ambition. Croyez-vous qu'il voulut  io TÉLEMAQTJE. ainfi fervir a celle de Philoclès, s'ils étoient encore mal enfemble? Non, non, on ne peut plus douter que ces deux hommes ne foient reunis pour s'elever enfemble a une grande 'autorité, Sc peutetre pour renverfer le tröne oii vous régnez. En vous parlant ainfi, je fais que je m'expoie k leur reffentiment, fi, malgré mes avis finceres, vous leur laiffez encore votre autorité dans les mains Mais qu'importe, pourvu que je vous dife la verite. Ces dernieres paroles de Timocrate firent une grande impreffion fur moi : je ne doutai plus de la trahifon de Philoclès, Sc je me défiai de Protéfdas comme de fon ami. Cependant Timocrate me difoit fans ceflfe: Si vous attendez que Philoclès ait conquis l'ifle de Carpathie , il ne fera plus temps d'arrêter fes deffeins; hatez-vous de vous en affurer pendant que vous le pouvez. J'avois horreur de la profonde diffimulation des hommes, je -ne favois plus k qui me fier. Après avoir découvert la trahifon de Philoclès, je ne voyois plus d'homme fur la terre' dont la vertu me put rafiurer. J'étois réfolu de faire périr au plutót ce perfide ; mais je craignois Protéfilas, & je ne favois comment faire k fon égard. Je craignois de le trouver coupable, Sc je craignois auffi de me fier k lui. Enfin, dans mon trouble, jene pus m'empêcher de lui dire que Philoclès m'étoit devenu fufpect, II en parut furpris; il me repréfenta fa conduite droite Sc modérée; il m'exagéra fes fervices; eri un mot, il fit tout ce qu'il falloit pour me perfuader qu'il étoit trop bien avec lui. D'un autre cöté, Timocrate ne perdit pas un moment pour me faire remarquer cette intelligence, Sc pour m'obliger k perdre Philoclès pendant que je pouvois encore  LIVRE XIII. II m'affurer de lui. Voyez , mon cher Mentor, combien les Rois font malheureux, Sc expofes a être le jouet des autres hommes, lors même que les autres hommes paroiffent tremblants a leurs pieds! Je crus faire un coup d'une profonde politique, & déconcerter Protéfdas, en envoyant fecrétement a 1'armée navale Timocrate, pour faire mourir Philoclès. Protéfilas pouffa jufqu'au bout fa diffimulation , Sc me trompa d'autant mieux , qu'il parut plus naturellement comme un homme qui fe laiffoit tromper. Timocrate partit donc , Sc trouva Philoclès affez embarraffé dans fa defcente; il manquoit de tout: car Protéfilas, ne fachant fi la lettre fuppofée pourroit faire périr fon ennemi, vouloit avoir en même-temps une autre refiource prête , par le mauvais fuccès d'une entreprife dont il m'avoit fait tant efpérer, Sc qui ne manqueroit pas de m'irriter contre Philoclès. Celui-ci (a) foutenoit cette guerre fi difficile, par fon courage, par fon génie, &C par l'amour que les troupes avoient pour lui. Quoique tout le monde reconnut dans 1'armée que cette defcente étoit téméraire Sc funefte pour les Crétois, chacun travailloit a la faire réuffir, comme s'il eut eu fa vie Sc fon bonheur attachés au fuccès. Chacun étoit content de hafarder fa vie a toute heure fous un chef fi fage 8c fi appliqué k fe faire aimer. Timocrate avoit tout k craindre , en voulant faire périr ce chef au milieu d'une armée qui 1'ai- (a) C'eft ainfi que le grand Capitaine Gonfalve de Cordoue, aflïégé dans Barlette par 1'armée Francoife, mais prefië plus vivement encore par la pefte & par la famine. trouvoir dans lui-même des reffources fupérieures a ces fléaux, & faifoit entrer dans le coeur de fes foldats ces grands fentiments qu'on croyoit ne devoir être que dans le fien.  W TÉLEMAQUE. moit avec tam de paffion. Mais l'ambition furieufë élt aveugle. Timocrate ne trouvoit rien de difficil^ pour contenter Protéfilas, avec lequel il s'imaginofc gouverner abfolument après la mort de Philoclès. Protéfilas ne pouvoit fouffrir un homme de bien, dont la ieule vue étoit un reproche fecret de fes crimes, & qui pouvoit, en m'ouvrant les yeux, renverfer fes projets. Timocrate s'affura de deux Capitaines qui étoient fane ceffe auprès de Philoclès; il leur promit de ma part de grandes récompenfes, & enfuite il dit a Pftilocles qud etoit venu pour lui dire par mon ordre des chofes fecretes, qu'il ne devoit lui conher quen prefence de ces deux Capitaines. Philoclès fe renferma avec eux Sc avec Timocrate. Alors i imocrate donna un coup de poignard a Philoclès: lecoupghffa,&n'enfonca guerre avant. Philoclès, ians s etonner, lui arracha le poignard, 6c s'en fervit contre lui Sc contre les deux autres. En mêmetemps d cna, on accourut, on enfonca la porte, on degagea Philoclès des mains de ces trois hommes, qui, étant troublés , 1'avoient attaqué foiWement : ils furent pris; Sc on les auroit d'abord ™s'■tantrmdignarion de 1'armée étoit grande, h Philoclès n'eüt arrêté la multitude. Enfuite il prit i imocrate en particulier, 6c lui demanda avec douceur, qui 1'avoit obligé k commettre une aöion fi noire. Timocrate, qui craignoit qu'on ne le fit mourir, fe hSta de montrer 1'ordre que je lui avois donne par écrit de tuer Philoclès; 5c comme les traitres font toujours loches, il fongea a fauVer fa vie endecouvrant k Philoclès toute la trahifon de Protéfdas. Philoclès, effrayé de voir tant de malice dans les hommes, pnt un parti plein de modération : ii  Livre XIII. »$ déclara a toute 1'armée que Timocrate étoit innocent ; il le mit en füreté, 8c le renvoya en Crete; il céda le commandement de 1'armée a Polimene, que j'avois nommé, dans mon ordre écrit de ma main, pour commander, quand on auroit tué Philoclès. Enfin, il exhorta les troupes a la fidélité qu'ils me devoient, 8c pafia pendant la nuit dans tine légere barque, qui le conduifit dans l'ifle de Samos, oü il vit tranquillement dans la pauvreté 8c dans la fölitude, travaillant a faire des ftatues pour gagner fa vie, nevoulant plus entendre parler des hommes trompeurs 8c injuftes, mais fur-tout des Rois , qu'il croit les plus malheureux 8c les plus aveugles de tous les hommes. En eet endroit, Mentor arrêta Idoménée : Hé bien, dit-il, fütes-vous long-temps a découvrir la vérité ? Non , répondit Idoménée; je compris peu a peu les artifices de Protéfilas 8c de Timocrate; ils fe brouillerent même ; car les méchants ont bien de la peine a demeurer unis. Leur divifion acheva de me montrer le fond de 1'abyme oü ils m'avoient jetté. Hé bien, reprit Mentor, ne prïtes-vous point le parti de vous défaire de 1'un 8c de 1'autre ? Hélas! répondit Idoménée, eft-ce que vous ignorez la foibleffe 8c 1'embarras des Princes ? Quand ils font une fois livrés a des hommes qui ont l'art de fe rendre néceffaires, ils ne peuvent plus efpérer aucune liberté. Ceux qu'ils méprifent le plus, font ceux qu'ils traitent le mieux, 8c qu'ils combient de bienfaits : j'avois horreur de Protéfilas , 8c je lui laiffois toute 1'autorité. Etrange illufion ! Je me favois bon gré de le connoïtre, 8c je n'avois pas la force de reprendre 1'autorité que je lui avois abandonnée. D'ailleurs, je le trouvois commode, complaifant, induftrieux pour flatter mes paffions, ardent pour  M TÊLEMAQUE. mes intéréts. Enfin, j'avois une raifon pour m'excüfer en moi-même de ma foibleffe: c'eft que je ne connoiffois pas la véritable vertu, faute d'avoir fu choifir des gens de bien qui conduififfent mes affaires : je croyois qu'il n'y en avoit pas fur la terre, & que la probité étoit un beau fantöme. Qu'importe, difqis-je, de faire un grand éclat, pour fortir des mains d'un homme corrompu, & pour tomber dans celles de quelqu'autre qui ne fera ni plus défintéreffé, ni plus fincere que lui. Cependant 1'armée navale , commandée par Polimene, revint* Je ne fongeai plus a la conquête de l'ifle de Carpathie; & Protéfilas ne put difïïmuler fi profondément, que je ne découvriffe combien il étoit affligé de favoir que Philoclès étoit en füreté dans Samos. Mentor interrompit encore Idoménée pour lui demander s'il avoit continué , après une fi noire trahifon, a confïer toutes fes affaires a Protéfilas. J'étois, lui répondit Idoménée, trop ennemi des affaires, & trop inappliqué, pour pouvoir me tirer de fes mains ; il auroit fallu renverfer l'ordre que j'avois établi pour ma commodité, ck inftruire un nouvel homme : c'eft ce que je n'eus jamais la force d'entreprendre. J'aimai mieux fermer les yeux pour ne pas voir les artifices de Protéfilas. Je me confolois feulement en faifant entendre a certaines perfonnes de confiance, que je n'ignorois pas fa mauvaife foi. Ainfi je m'imaginois n'y être trompë qu'a demi, puifque je favois que j'étois trompé. Je faifois même de temps en temps ièntir a Protéfilas que je fupportois fon joug avec impatience. Je prenois fouvent plaifir (a) a le contredire, a blamer (a) Ce fut préciféraent la conduite que tint le Roi d'Ef-  Livre XII t. 15 publiquement quelque chofe qu'il avoit fait, & a décider contre fon lentiment; mais comme il connoiffoit ma lenteur & ma pareffe, il ne s'embarraffoit point de tous mes chagrins. II revenoit opiniatrément a la charge; il uloit, tantöt de manieres preffantes, tantöt de foupleffe & d'infinuation ; fur-tout, quand il s'appercevoit que j'étois piqué contre lui, il redoubloit fes foins pour me fournir de nouveaux amufements propres a m'amollir, ou pour m'embarquer en quelque affaire oii il eut occafion de fe rendre néceffaire, & de faire valoir fon zele pour ma réputation. Quoique je fuffe en garde contre lui, cette maniere de flatter mes paffions m'entrainoit toujours ; il favoit mes fecrets; il me foulageoit dans mes em> barras; il faifoit trembler tout le monde par mon autorité. Enfin , je ne pus me réfoudre a le perdre: mais en le maintenant dans fa place, je mis tous les gens de bien hors d'état de me repréfenter mes véritables intéréts. Depuis ce moment, onn'entendit plus dans mës confeils aucune parole libre. La vérité s'éloigna de moi; Terreur qui prépare la chüte des Rois, me punk d'avoir facrifié Philoclès a la cruelle ambition de Protéfilas. Ceux même qui avoient le plus de zele peur 1'Etat & pour ma perfonne, fe crurent difpenfés de me détromper. Après un fi terrible exemple, moi-même, mon cher Mentor, je craignois que la vérité ne perejit le nuage, & qu'elle ne parvint jufqu'a moi, malgré les flatteurs; car n'ayant plus la force de la fuivre, fa lumiere m'étoit importune. Je fentois en moi-même pagne , Philippe IV , avec le Comte Duc d'Olivarès , après la°perte du Royaume de Portugal. Ce Prince ne favoit nl fouffrir ce Miniflre , ni s'en défaire,  iö T É L E M A Q ü E, qu'elle m]eut caufe de cruels remords, fans pouV voir me tirer d'un fi funefte engagement. Ma mol* leffe & 1'afcendant que Protéfilas avoit pris infenfiblement fur moi, me jettoient dans une efpece de défefpoir de rentrer jamais en liberté. Je ne voulois ni voir un fi honteux état, ni le laiffer voir aux autres. Vous favez, cher Mentor, la vaine hauteur & la fauffe gloire dans laquelle on éleve les Rois: ils ne veulent jamais avoir tort. Pour convrir une faute, il en faut faire cent. Plutöt que d'avouer qu'on s'eft trompé, & que de fe donner la peine de revenir de fon erreur, il faut fe laiffer tromper toute fa vie. Voila Tétat des Princes foibles & inappliqués ; c'étoit précifément le mien , lorfqu'il fallut que je partiffe pour le fiege de Troye. En partant, je laiffai Protéfilas maitre des affaires : il les conduifoit en mon abfence avec hauteur & inhumanité. Tout le Royaume de Crete gémiffoit fous fa tyrannie : mais perfonne n'ofoit me mander 1'opprefïïon des peuples. On favoit que je craignois de voir Ia vérité, & que j'abandonnois a la cruauté de Protéfilas tous ceux qui entreprenoient de parler contre lui: mais moins on ofoit éclater, plus le mal étoit violent. Dans la fuite, il me contraignit de chaffer le vaillant Mérion, qui m'avoit fuivi avec tant de gloire au fiege de Troye. II en étoit devenu jaloux, comme de tous ceux que j'aimois , & qui montroient quelque vertu. II faut que vous fachiez, mon cher Mentor, que tous mes malheurs font venus de la. Ce n'eft pas tant la mort de mon fils qui caufa la révolte des Crétois, que la vengeance des Dieux irrités contre mes foibleffes, & la haine des peuples que Protéfilas m'avoit attirée. Quand je répandis le fang de mon fils, les Crétois, lafles d'un gouvernement rigoureux,  Livre XIII. 17 rigoureux, avoient épuifé toute leur patience, & Phorreur de cette derniere aftion ne fit que montrer au-dehors ce qui étoit depuis long-temps dans le fond des cceurs. Timocrate me fuivit au fiege de Troye, & rendoit compte fecrétement par fes lettres a Protéfilas , de tout ce qu'il pouvoit découvrir. Je fentois bien que j'étois en captivité; mais je tachois de n'y pas penfer , défefpérant d'y remédier. Quand les Crétois a mon arrivée fe révolterent, Protéfilas & Timocrate furent les premiers k s'enfuir. Ils m'auroient fans doute abandonnés, fi je n'euffe été contraint de m'enfuir prefque auffi-töt qu'eux. Comptez, mon cher Mentor, que les hommes infolents pendant la profpérité , font toujours foibles & tremblants dans la difgrace. La tête leur tourne auffitót que 1'autorité abfolue leur échappe (jyiiavoient, quand ils Je vouloient, les viftimes propices, & quTTrt^tyyen t le courage des foldats, par ces aflurances de Ia protettiorT!!(?^4#ux,,  Livre XIV. 3 f Keu de ma pauvreté des jours d'or & de foie. II fe profterna en pleurant pour adorer la Nayade qui I'avoit fi long-temps défaltéré par fon onde claire, & ies Nymphes qui habitoient dans toutes les montagnes voifines. Echo entendit fes regrets, ck d'une trifte voix les répéta a toutes les divinités champêtres. Enfuite Philoclès vint k la ville avec Hégéfippe pour s'embarquer: il crut que le malheureux Protéfilas , plein de honte & de reffentiment, ne voudroit point le voir; mais il fe trompoit. Car les hommes corrompus n'ont aucune pudeur, & ils font toujours prêts a toute forte de baffefre. Philoclès fe cachoit modeftement, de peur d'être vu par ce miférable : il craignoit d'augmenter fa mifere, en lui montrant la profpérité d'un ennemi qu'on alloit élever fur fes ruines. Mais Protéfilas cherchoit avec empreffement Philoclès ; il voulut lui faire pitié, & 1'engager a demander au Roi qu'il put retourner k Salente. Philoclès étoit trop fincere pour lui promettre de travailler a le faire rappeller ; car il favoit mieux que perfonne combien fon retour eut été pernicieux. Mais il lui paria fort doucement, lui témoigna de la compaffion, tacha de le confoler, 1'exhorta a appaifer les Dieux par des mceurs pures, &i par une grande patience dans fes maux. Comme il avoit appris que le Roi avoit öté a Protéfilas tous fes biens injuftement acquis, il lui promit deux chofes qu'il exécuta fidélement dans la fuite. L'une fut de prendre foin de fa femme ck de fes enfants qui étoient demeurés a Salente dans une affreufe pauvreté, expofés a 1'indignation publique : 1'autre étoit d'envoyer a Protéfilas, dans cette ifle éloignée, quelque fecours d'argent pour adou- cir fa mifere. C ij  3<5 TÉLEMAQUE. Cependant les voiles s'enflent d'un vent favora» ble. Hégéfippe, impatient, fe hata de faire partir Philoclès. Protéiilas les voit embarquer, fes yeux derneurent attachés & immobiles fur le rivage ; ils fuivent le vaiffeau qui fend les ondes, & que le vent éloigne toujours. Lors même qu'il ne peut plus les voir, il en repeint encore 1'image dans fon efprit. Enfin, troublé, furieux, livré k fon défefpoir , il s'arraehe les cheveux, fe roule fur le fable reproche aux Dieux leur rigueur, appelle en vain a fon fecours la cruelle mort, qui, fourde a fes prieres, ne daigne pas le délivrer de tant de maux, & (a) qu'il n'a pas le courage de fe donner lui-même. Cependant le vaiffeau, favorifé de Neptune & des vents, arriva bientót k Salente. On vint dire au Roi qu'il entroit déja dans le port. Auffi-töt il courjut au-devant de Philoclès avec Mentor; il 1'embraffa tendrement , lui témoigna un fenfible regret "de 1'avoir perfécuté avec tant d'injuftice. Cet aveu, bien-loin de paroitre une foibleffe dans un Roi, fut regardé par tous les Salentins comme I'effort d'une grande ame qui s'éleve au-deffus de fes propres fautes, en les avouant avec courage pour les réparer. Tout le monde pleuroit de joie de revoir 1'homme de bien qui avoit aimé le peuple, & d'entendre le Roi parler avec tant de fageffe & de bonté. Philoclès, avec un air refpectueux & modefie, recevoit les careffes du Roi, & avoit impatience 00 Perfée, après avoir été pris prifonmer, fupplioit Paul Ernile prife dès 1'enfance , & que je ne puis plus parler a perfonne depuis fi long-temps dans cette folitude ! Ne fois point effrayé de voir un homme fi malheureux ; tu dois en avoir pitié. A peine Néoptoleme m'eut dit, je fuis Grec,' que je m'écriai : O douce parole après tant d'années de filence & de douleur fans confolation ! O , mon fils! quel malheur, quelle tempête, ou plutêt quel vent favorable t'a conduit ici pour finir mes maux ? II me répondit : Je fuis de l'ifle de Scyros , j'y retourne ; on dit que je fuis fils d'Achille ; tu fais tout. ■ Des paroles fi courtes ne contentoient pas ma curiofité ! je lui dis : O fils d'un pere que j'ai tant aimé ! cher nourriffon de Lycomede , comment viens-tu donc ici? d'oii viens-tu? II me répondit qu'il venoit du fiege de Troye. Tu n'étois pas, lui dis-je, de la première expédition. Et toi, me dit- D iij  54 TÉLEMAQUE. il, en étois-tu ? Alors je lui répondis : Tu ne connois, je le vois bien, ni le nom de Philoctete, ni fes malheurs! Hélas! infortuné que je fuis, mes perfécuteurs m'infultent dans ma mifere ! la Grece ignore que je fouffre; ma douleur augmente; les Atrides m'ont mis en eet état; que les Dieux le leur rendent. Enfuite je luiracontai de quelle maniere les Grecs m'avoient abandonné. Auffi-töt qu'il eut écouté mes plaintes, il fit les hennes. Après la mort d'Achille, me dit-il... ( D'abord je 1'interrompis, en lui difant: Q uoi! Achille eft mort?Pardonnes-moi, mon fils , fi je trouble ton récit par les larmes que je dois a ton pere ). Néoptoleme me répondit: Vous me confolez en m'interrompant; qu'il m'eft doux de voir Philoctete pleurer mon pere! Néoptoleme reprenant fon difcours , me dit : Après la mort d'Achille, Ulyffe & Phénix me vinrent chercher, affurant qu'on ne pouvoit fans moi renverfer la ville de Troye. Ils n'eurent aucune peine a m'emmener; car la douleur de la mort d'Achille, &: le defir d'hériter de fa gloire dans cette célebre guerre, m'engageoif affez a les fuivre. J'arrive aü fiege, 1'armée s'affemble autour de moi; chacun jure qu'il revoit Achille : mais, hélas! il n'étoit plus. Jeune & fans expérience, je croyois pouvoir tout efpérer de ceux qui me donnoient tant de louanges. D'abord je demandé aux Atrides les armes de mon pere ; ils me répondent cruellement : Tu auras le refte de ce qui lui appartenoit; mais pour fes armes , elles font deftinées a Ulyffe. Auffi-töt je me trouble, je pleure, je m'emporte : mais Ulyffe, fans s'émouvoir, me dii'bit : Jeune homme, tu n'étois pas avec nous dans les périls de ce long fiege; tu n'as pas mérité de telles armes,  Livre XV. 55 & tu parles déja trop fiérement; jamais tu ne les auras. Dépouillé injuftement par Ulyffe, je m'eri retourne dans l'ifle de Scyros, moins indigné contre Ulyffe que contre les Atrides. Que quiconque eft leur ennemi, puiffe être 1'ami des Dieux ! Ö Philoctete ! j'ai tout dit. Alors je demandai a Néoptoleme comment Ajax Télamonien n'avoit pas empêché cette injuftice. I! eft mort, me répondit-il, II eft mort, m'écrai-je ! & Ulyffe ne meurt pas; au contraire, il fleurit dans 1'armée! Enfuite, je lui demandai des nouvelles d'Antiloque, fils du fage Neftor, ck de Patrocle , fi chéri par Achille. Ils font morts auflï, me dit-il. Aufli-töt je m'écriai encore: Quoi, morts! Hélas! que me dis-tu ? Ainfi la cruelle guerre moiffonne les bons, & épargne les méchants. Ulyffe eft donc en vie ! Teriite 1'eft auffi fans doute ? Voila ce que font les Dieux ; ck nous les louerions encore! Pendant que j'étois dans cette fureur contre votre pere, Néoptoleme continuoit a me tromper. II ajouta ces triftes paroles : Loin de 1'armée Grecque , oii le mal prévaut fur le bien, je vais vivre conient dans la fauvage ifle de Scyros. Adieu, je parts, que les Dieux vous guériffent. Aufli-tót je lui dis: O mon fils, je te conjure par les manes de ton pere, par ta mere, par tout ce que tu as de plus cher fur la terre, de ne me pas laiffer feul dans les maux que tu vois. Je n'ignore pas combien je te ferai a charge; mais il y auroit de la honte a m'abandonner : jette-moi a la proue , k la poupe, dans la fentine même, par-tout ou je t'incommoderai le moins. II n'y a que les grands cceurs qui fachent combien il y a de gloire k être bon : ne me laiffe point en un défert, oü il n'y a D iv  5 tendrit le cceur pour le pere même. Fin du Livre quin^ienu.   lW' tb ■ Telemaytte pratte par Minerve, combat et vaine Hippias.  Livre XVI. 65 LIVRE SEIZIEME. S O M M A I R E. Téïemaque entre en différend avec Pkalanté pour des prijbnniers qu'ils fe difputent. Il combat & vainc Hippias, qui méprifant fa jeuneffe, prend de hauteur ces prifonniers pour fon frere Pkalanté. Mais étant peu content de fa vicioire , il gémit en fecret de fa témérité & de Ja faute quil voudroit réparer. Au même temps, Adrafe, Rol des Dauniens, étant informé que les Rois alliés ne fongent qu'a pacifier le différend de Téïemaque & d'Hippias, va les attaquer a Uimprovifle. Après avoirfurpris cent de leurs vaiffeaux pour tranfporter fes troupes dans leur camp, il y met d'abord le feu , commence 1'attaque par le quartier de Phalante, tue fon frere Hippias, & Pkalanté lui-même ejl tout percé de fes coups. Pe nd ant que Philoctete avoit raconte ainfi fes aventures , Téïemaque étoit demeuré comme fufpendu & immobile. Ses yeux étoient attachés fur ce grand homme qui parloit. Toutes les paffions différentes qui avoient agité Hercule, Philocfete, Ulyffe, Néoptoleme, paroiflent tout-a-coup fur le vifage naïf de Téïemaque, a mefure qu'elles étoient repréfentées. Dans la fuite de cette narration, quelquefois il s'écrioit & interrompoit Philocfete fans y penfer : quelquefois il paroiffoit rêveur comme un homme qui penfe profondément a la fuite des  64 TÉLEMAQUË. affaires, Quand Philocfete dépeignoit Pembarras de Néoptoleme, qui ne favoit point diffimuler, Téïemaque paroiffoit dans le même embarras; & dans ce moment on 1'auroit pris pour Néoptoleme. L'armée des alliés marchoit en bon ordre contre Adrafte , Roi des Dauniens , qui méprifoit les Dieux, & qui ne cherchoit qu'a tromper les hommes. Téïemaque trouva de grandes difficultés pour fe ménager parmi tant de Rois (a) jaloux les uns des autres. II falloit ne fe rendre fufpect a aucun, & fe faire aimer de tous. Son naturel étoit bon & fincere, mais peu careffant; il ne s'avifoit guere de ce qui pouvoit faire plaifir aux autres; il n'étoit point attaché aux richeffes, mais il ne favoit point donner. Ainfi avec un cceur noble & porté au bien, il ne paroiffoit ni obligeant, ni fenfible a 1'amitié, ni libéral, ni reconnoiffant des foins qu'on prenoit pour lui, ni attentif a diftinguer le mérite. II fuivoit fon goüt fans- réflexion ; fa mere Pénelope l'avoit fiourri, malgré Mentor, dans une hauteur & dans une fierté qui terniffoient tout ce qu'il y avoit de plus aimable en lui. II fe regardoit comme étant d'une autre nature que le refte des hommes; les autres ne lui fembloient mis fur la terre par les Dieux, que pour lui plaire, pour le fervir, pour prévenir tous fes defirs, & pour rapporter tout a lui comme une Divinité. Le bonheur de le fervir étoit, felon lui, une afTez haute récompenfe pour ceux qui le fervoient. II ne falloit jamais rien trouver d'impoffible, quand il s'agiflbit de (a) II pouvoit acqtiérir 1'eftime , mais non pas 1'amitié de tous. Quand on a le malheur de vivre avec des peribnnes de ce caraéfere, c'eft affez d'être ami de 1'un, pour devenir fufpeéf a 1'autre.  Livre XVI. , ) Minerve eft fage, écjairé.e , 8c toujours égale. F üj  M TÉLEMAQUE. percut, Sc lui avoit donné en la place cette égide redoutable aux Dieux mêmes. En eet état, il court hors du camp pour en éviter les flammes; il appelle a lui d'une voix forte > tous les chefs de l'armée, 8c cette voix ranime déja tous les alliés éperdus. Un feu divin étincele dans les yeux du jeune guerrier. II paroit toujours doux, toujours libre 8c tranquille, toujours appliqué a. donner des ordres , comme pourroit faire un fage vieillard attentif a régler fa familie, 8c a infiruire fes enfants : mais il eft prompt 8c rapide dans 1'exécution; femblable a un fleuve impétueux, qui nonfeulement roule avec précipitation fes flots écumeux, mais qui entraïne encore dans fa courfe les plus .pefants vaiffeaux dont il eft chargé. Philocfete , Neftor, Sc les chefs des Manduriens Sc des autres nations fentent dans le fils d'Ulyffe je ne fais quelle autorité, k laquelle il faut que tous cedent. L'expérience des vieillards leur manque, le confeil Sc la fageffe font ötés a tous les Commandants; la jaloufie même fi naturelle aux hommes s'éteint dans tous les cceurs; tous fe taifent, tous admirent Téïemaque; tous fe rangent pour lui obéir fans y faire de réflexions, Sc comme s'ils y euffent été accoutumés. 11 s'avance, Sc monte fur une colline, d'oü il obferve la difpofition des ennemis. Puis tout-a-coup il juge qu'il faut fe hater de les furprendre dans le défordre oü il fe font mis en brülant le camp des alliés. II fait le tour en diligence; Sc tous les Capitaines les plus expérimentés le fuivent. II attaque les Dauniens parderrière, dans un temps oü ils croient l'armée des alliés enveloppée dans les flammes de 1'embrafement, Cette furprife les trouble; ilstombent fous la main de Téïemaque, comme les feuilles dans les der-  Livre XVII. 87 niers jours de Pautomne tombent des forêts, quand un fier aquüon ramenant Phyver, fait gémir les troncs des vieux arbres, & en agite toutes les branches. La terre eft couverte des hommes que Téïemaque renverfé. De fon dard il perce le cceur d'Iphyclès, le plus jeune des enfants d'Adrafte. Celuici ofa fe prélenter contre lui au combat pour fauver la vie de fon pere, qui penfa être furpris par Téïemaque. Le fils d'Ulyfïe & Iphyclès étoient tous deux beaux, vigoureux , pleinsd'adrefïe & de courage , de la même taille, de la même douceur, du même age, tous deux chéris de leurs parents : mais Iphyclès étoit comme une fleur qui s'épanouit dans un champ , & qui «fait être coupée par le tranchant de la faulx du moiflbnneur. Enfuite Téïemaque renverfé Euphorion, le plus célebre de tous les Lydiens venus en Etrurie. Enfin, fon glaive perce Cléomenes, nouveau marié, qui avoit promis a fon époufe de lui porter les riches dépouilles des ennemis, mais qui ne devoit jamais la revoir. Adrafte frémit de rage voyant la mort de fon fils, celle de plufieurs Capitaines, & la vicfoire qui échappe de fes mains. Phalante, prefque abattii a fes pieds, eft comme une vief ime a demi-égorgée qui fe dérobe au couteau' ïiicré, & qui s'enfliit loin de PauteL II ne falloit plus a Adrafte qu'un moment, pour achever la perte du Lacédémonien., Phalante, noyé dans fon fang, & dans celui des foldats qui combattent avec lui, entend les cris de Téïemaque qui s'avance pour ie fecourir. En ce moment, la vie lui eft rendue; un nuage qui cquvroit déja fes yeux, fe difiipe. Les Dauniens fentant cette attaque imprévue s. abandonnerent Phalante pour aller repouffer un plus dangereux ennemi. Adrafte eft tel qu'un tigve, a qui des ber- F iv  88 TÉLEMAQUE. • gers affemblés arrachent la proie qu'il étoit pret a dévorer. Téïemaque le cherche dans la mêlée, &c veut finir tout-a-coup la guerre, en délivrant les alliés "de leur implacable ennemi. Mais Jupiter ne vouloit pas donner au fils d'Ulyffe une victoire fi prompte & fi facile. Minerve même vouloit qu'il eut a fouffrir des maux plus Jongs, pour mieux apprendre a gouverner les hommes. L'impie Adrafte fut donc confervé par le Pere des Dieux, afin que Téïemaque eut le temps d'acquérir plus de gloire & plus de vertu. Un nuage épais que Jupiter affembla dans les airs, fauva les Dauniens; un tonnerre effroyable déclara la voionté des Dieux. On auroit cru que les voütes éternelles du haut Olympe alloient s'écrouler fur les têtes des foibles mortels ; les éclairs fendoient la nue de 1'un a 1'autre pole; & dans le moment oii ds éblouiffoient les yeux par leurs feux pedants, on retomboit dans les affreufes ténebres de la nuit. Une pluie abondante qui tomba dans 1'inftant, fervit encore a féparer les deux armées. Adrafte profita du fecours des Dieux, fans être touché de leur pouvoir, & mérita par cette in-, gratitude, d'être réfervé a une plus cruelle vengeance. II fe hata de faire paffer fes troupes entre le camp a demi- brCdé, & un marais qui s'étendqit jufqu'a la riviere; il le fit avec tant d'induftne &c de promptitude, que cette retraite montra combien il avoit de reflburces & de préfence d'efprit. Les alliés, aniraés par Téïemaque, vouloient le pourfuivre; mais a la faveur de eet orage, il leur échappa, comme un oifeau d'une aile légere échappe aux filets des chaffeurs. Les. alliés. ne fon-, gerent plus qu'a rentrer dans leur camp, & a réparer leur perte. En y rentrant, fts virent ce que  Livre XVII. *9 la guerre a de plus lamentable; les malades & les bleffés manquant de forces pour fe trainer hors des tentes, n'avoient pu fe garantir du feu : ils paroiffoient k demi-brülés , pouffant vers le ciel d une voix plaintive & mourante, des cris douloureux. Le cceur de Téïemaque en fut percé; il ne put retenir fes larmes; il détourna piufieurs fois fes yeux , étant faifi d'horreur Si de compaffion : il ne pouvoit voir fans frémir ces corps encore vivants, dévoués k une longue & eruelle mort : ils paroitfoient femblables a la chair des victimes quon a briilées fur les autels, & dont 1'odeur fe repand de tous cptés. Hélas1 s'écrioit Téïemaque, voila donc les maux que la guerre entraine après elle! Quelle fureur aveugle pouffe les malheureux mortels! ils ont ii peu de jours a vivre fur la terre, ces jours font fi miférables ! pourquoi précipiter une mort deja fi prochaine? pourquoi ajouter tant de défolations affreufes k 1'amertume dont les Dieux ont rempli pette vie fi courte ? Les hommes font tous freres, ils s'entre-déchirent; les bêtes farouches font moins cruelles qu'eux. Les lions ne font point la guerre aux lions, ni les tigres aux tigres; ils n'attaquent que les animaux d'efpece différente. L'homme feul, malgré fa raifon , fait ce que les animaux fans raifon ne firent jamais. Mais encore, pourquoi ces cuerres ? N'y a-t-il pas affez de terre dans 1'univers, Jour en donner a tous les hommes plus qu'ils n'en peuvent cultiver? Combien y a-t-il de terres delértes* Le genre humain ne fauroit les remphr. Quoi donc! une fauffe gloire, un vain titre de conquérant, qu'un Prince veut acquénr, allume la guerre dans des paysimmenfes! Ainfi un feul homme donné au monde'par la colere des Dieux, en fa-  9° TÉLEMAQTJE. cnfie brutalement tant d'autres k fa vanité. II faut que tout penffe , que tout nage dans le fang, que tout fo,t devoré par les flammes; que tout cé qui jchappe au fer & au feu, ne puiffe échapper k\ faim encore plus cruelle; afin que eet homme, qui ie ,oue de la nature humaine entiere, trouve dans cette deftruéhon générale fon plaifir & fa gloire. Quelle gloire monftrueufe! Peut-on trop abhorrer & trop méprifer des hommes (V) qui ont tellement oubhe fhumanité ? Non, non, bien-loin d'être des demi-Dieux, ce ne font pas même des hommes; ils doivent être même en exécration dans tous les fiecles, dont ils ont cru être admirés. Oh I que les Rois doivent bien prendre garde aux guerres qu ils entreprennent! Elles doivent être juftes • ce neft pas aflez; il faut qu'elles foient néceffaires pour le bien public. Le fang du peuple ne doit être verle que pour fauver ce même peuple dans les hefoins extremes. Mais les confeils flatteurs, les fauffes idees de gloire, les vaines jaloufies, Pinjufte ayidite qui fe couvre de beaux prétextes enhn, les engagements infenfibles entraïnent prefque toujours les Rois dans des guerres qui les rendent malheureux, oii ils hafardent tout fans néceiure, & ou ils font autant de mal a leurs fujets qu'a leurs ennemis. Ainfi raifonnoit Téïemaque. Mais il ne fe contentoit pas de déplorer les maux de la guerre; il tachoit de les adoucir. On Ie voyoit aller dans les tentes fecourir lui-même les (a) Lhumamté eft une vertu trop tranquille, pour frapper i imagination ; & les hommes qui ne connoiffent rien de grand gJolre6 U rWHUe' ">y trouvcr0!lt jamais teaucoup de  Livre XVII. 91 malades & les mourants; il leur donnoit de 1'ar gent tk des rernedes ; il les confoloit, tk les encourageoit par des difcóurs pleins d'amitié, tk. envoyoit vifiter ceux qu'il ne pouvoit vifiter luimême. Parmi les Crétois qui étoient avec lui, il y avoit deux vieillards, dont 1'un fe nommoit Traumaphile, tk 1'autre Nozophuge. Traumaphile avoit été au fiege de Troye avec Idoménée, & avoit appris des enfants d'Efculape l'art divin de guérir les plaies. II répandoit dans les bleffures les plus profondes & les plus envenimées une liqueur odoriférante, qui confumoit les chairs mortes & corrompues, fans avoir befoin de faire aucune incifion, tk qui formoit promptement de nouvelles cbairs plus faines tk plus belles que les premières. Pour Nozophuge, il n'avoit jamais vu les enfants d'Efculape; mais il avoit eu par le moyen de Merione, un livre facré tk myftérieux qu'Efculape avoit donné a fes enfants. D'ailleurs, Nozophuge étoit ami des Dieux; il avoit compofé des Hymnes en l'honneur des enfants de Latone; il ofïroit tous les jours le facrifice d'une brebis blanche tk fans tache a Apollon, par lequel il étoit fouvent infpiré. A peine avoit-il vu un malade, qu'il connoiffoit a fes yeux, a la couleur de fon teint, a la conformation de fon corps, & a fa refpiration, laxcaufe de fa maladie. Tantót il donnoit des rernedes qui faifoient fuer; & il montroit par le fuccès des fueurs, combien la tranfpiration facilite ou diminue, déconcerte ou rétablit toute la machine du corps : tantót il donnoit pour les maux de langueur, certains breuvages qui fortifioient peu a peu les parties nobles, tk qui ra jeuniffoient les hommes en adoucuTant leur fang. Mais il affuroit que c'étoit  9» TÊLEMAQ-UE. faute de vertu & de courage (», que les hom-mes avoient fi fouvent befoin de la médecine. C'eft une honte, difoit-il, pour les hommes, qu'ils aient tant de maladies; car les bonnes moeurs produifent la lante : leur intempérance, difoit-il encore, chanee en poifons mortels les aliments deftinés a conferver la vie. Les plaifirs pris fans modération, abreeent plus les jours des hommes, que les remedes ne peuvent les prolonger. Les pauvres font moins fouvent malades faute de nourriture, que les riches ne le deviennent pour en prendre trop. Les aliments qui flattent trop le goüt, & qui font manger au-dela du befoin, empoifonnent au-lieu de nournr. Les remedes font eux-mêmes de véritables maux, qui ruinent la nature, & dont il ne faut le fervir que dans les preflants befoins. Le grand, remede, qui eft toujours innocent, & toujours d'un ufage utile, c'eft la fobriété, c'eft la tempérance dans tous les plaifirs, c'eft la tranquillité de 1'ef-, pnt, c'eft 1'exercice du corps. Par-la on fait un lang doux & tempéré, on diflipe toutes les humeurs fuperflues. Ainfi le fage Nozophuge étoit moins. admirable par fes remedes, que par le régime qu'il confeilloit pour prévenir les maux % & pour rendre les remedes inutiles. Ces deux hommes furent envoyés par Téïemaque pour vifiter tous les malades de l'armée : ils en guéruent beaucoup par leurs remedes; mais ils en guénrent bien davantage par le foin qu'ils prirent poup f» L'on remarqué dans 1'Hiftoire que la Médecine doit beaucoup aux déréglements des mceurs; elle eft ignorée chezles peuples qU1 ne connoiffent point le luxe; & fi l'on favoit fe redu.re a la frugalité . Ton fe pafferoit facilement de Medecins , & les Médecins feroient obligés de fe paffer de malades ; ce qUl fsroit un peu plus diffisüe pour eux.  Livre XVII. 93 les faire fervir a propos; carjls s'appliquoient a les tenir propre ment, a empêcher le mauvais air -par cette propreté, a leur faire garder un régime de fobriété exacte dans leur convalefcence. Tous les foldats, touchés de ces fecours, rendoient graces aux Dieux, d'avoir envoyé Téïemaque dans l'armée des alliés. Ce n'eft pas un homme, difoient-ils; c'eft fans doute quelque Divinité hienfaifante fous une figure humaine. Du moins fi c'eft un homme, il reffemble moins au refte des hommes qu'aux Dieux ; il n'eft fur la terre que pour faire du bien. II eft encore plus aimable par fa douceur & par fa bonté, que' par fa valeur. O fi nous pouvions 1'avoir pour Roi! mais les Dieux le réfervent pour quelque peuple plus heureux qu'ils chériffent, & chez lequel ils veulent renouveller Page d'or. Téïemaque, pendant qu'il alloit la nuit vifiter les quartiers du camp, par précaution, contre les rufes d'Adrafte (a), entendoit ces louanges qui n'étoient point fufpedtes de flatterie, comme celles que les flatteurs donnent fouvent en face aux Princes , fuppofant qu'ils n'ont ni modeftie, ni délicateffe, & qu'il n'y a qu'a les louer fans mefure pour s'emparer de leur faveur. Le fils d'Ulyffe ne pouvoit goüter que ce qui étoit vrai. II ne pouvoit fouffrir d'autres louanges que celles qu'on lui donnoit en fecret loin de lui, & quil avoit véritablement méritées. Son cceur n'étoit pas infenfible a (a) Plufieurs grands Capitaines fe font fait un plaifir délicat d'aller ainfi recueillir en fecret le fruit de leurs vidoires & de leurs vertus. Le grand Germanicus , au rapport de Tacite, alloit écouter la nuit ce que les foldats difoient de lui dans leurs tentes : ces louanges font bien plus gloneufes que celles que la flatterie grave fur 1'airain ou fur le marbre.  94 TÉLEMAQUE. celles-la; il fentoit ce plaifir fi doux & fi pm que les Dieux ont attaché k la feule vertu, tk le les méchants, faute de l'avoir éprouvé, ne pavent m concevoir ni croire : mais il ne s'abandonnoit point a ce plaifir; auffi-töt revenoient en 3e dans fon efprit toutes les fautes qu'il avoit fafte d n oublioit point fa hauteur naturelle & fon £ difference pour les hommes;.il avoit une honte ecrete d'être né fi dur , & de paroïtre fi inhumaïn! 1 renvoyoit k la fage Minerve toute la gloire qu'on lui donnoit, & qu'il ne croyoit pas mérite? C eft vous difoit-il, ö grande Déeffe! qui m'avez donne Mentor pour m'inftruire, & p0Ur cornger mon mauvais naturel. C'eft vous qui me donnez la fageffe de profiter de mes fautes, pour me défier de moi-même; c'eft vous qui retenez mefpaf- plaifir de foulager le malheureux : fans vous ie ferois hai, & digne de 1'être; fans vous e'ferol des fautes irreparables; je ferois comme un enfant! Srni6 ^ f°ibleffe' ^'itte fa mere> & tombe des le premier pas. • Neftor & Philoftete étoient étonnés de voir Téïemaque devenu fi doux, fi attentif k obliger les hommes fi officieux, fi fecourable, fi inJnieux pour prévenir tous les befoins; ils „e favofentque hnZt r nC r^n"oiffo^t plus en lui le même homme Ce qu. es furprit davantage, fut le foin quil pnt des funérailles d'Hippias (a); il alla luimeme reiner fon corps fanglant & défiguré, de Pendroit ou d etoit caché fous un monceau de corps Ja) Tous les peuples ont eu de HmmortaHté de 1'ame. WPr6.UVe ,de- fentimenti «onneurs de la fépu-ture ne font qu'une fune de-cette perfuafion, «F»-™" ns  Livre XVII. 95 morts; il verfa fur lui des larmes pieufes; il dit : O grande ombre! tu le fais maintenant combien j'ai eftimé ta valeur ! II eft vrai que ta fierté m'avoit irrité, mais tes défauts venoient d'une jeuneffe ardente. Je fais combien eet age a befoin qu'on lui pardonne : nous euffions dans la fuite été fincérement unis; j'avois tort de mon cóté. O Dieux! pourquoi me le ravir, avant que j'aie pu le forcer de tn'aimer? Enfuite, Téïemaque fit laver le corps dans des liqueurs odoriférantes; puis on prépara, par fon ordre, un bücher. Les grands pins gémiffant fous les coups des haches, tombent en roulant du haut des montagnes. Leschênes, ces vieux enfants de la terre qui fembloient menacer le ciel; les hauts peupliers , les ormeaux, dont les têtes font fi vertes &c fi ornées d'un épais feuillage; les hêtres qui font l'honneur des forêts, viennent tomber fur le bord du fleuve Galefe. La s'éleve avec ordre un bücher qui reffemble a un batiment régulier; la flamme commence a paroitre , un tourbillon de fumée monte jufqu'au ciel. Les Lacédémoniens s'avancenf d'un pas lent & lugubre, tenant leurs piqués renverfées & leurs yeux baiffés : la douleur amere eft peinte fur ces vifages farouches , & les larmes coulent abondamment; puis on voyoit venir Phérecide, vieillard moins abattu par le nombre des années, que par la douleur de furvivre a Hippias qu'il avoit élevé depuis fon enfance. II levoit vers le ciel fes mains, & fes yeux noyés de larmes. Depuis la mort d'Hippias, il refufoit toute nourriture ; le doux fommeil n'avoit pu appefantir fes paupieres , ni fufpendre un moment fa cuifante peine : il marchoit d'un pas treroblant, fuivant la foule, & ne fachant oü il alloit. Nulle parole ne fortoit de  96 TËLËMAQUË. fa bouche, car fon cceur étoit trop ferré: c'étoit un fdence de défefpoir & d'abattement. Mais quand il vit le bücher allumé (a) ^ il parut tout-a-coup furieux, & il s'écria : O Hippias! Hippias I Je ne te verrai plus; Hippias n'eft plus, & je vis encore! O mon cher Hippias! C'eft moi erufel j moi impitoyable, qui t'ai appris a méprifer la mort; je croyois que tes mains fermeroient mes yeux , & que tu recueillerois mon dernier foupir. O Dieux cruels! vous prolongez ma vie* pour me faire voir la fin de celle d'Hippias! O chef enfant que j'ai riourri ? & qui m'a coüté tant de foin, je ne te verrai plus; mais je verrai ta mere, qui mourra de trifteffe en me reprochant ta mort; je verrai ta jeune époufe, frappant fa poitrine, arrachant fes cheveux, & j'en ferai caufe. O chere ombre! appelle-moi fur les rives du Styx , la lumiere m'eft odieufe; c'eft toi feul, mon cher Hippias, que je veux revoir. Hippias! Hippias! ö mon cher Hippias ! je ne vis encore que pour rendre a tes cendres le dernier devoin Cependant on voyoit le corps du jeune Hippias étendu, qu'on portoit dans un cercueil orné de pourpre, d'or & d'argent: la mort qui avoit éteint fes yeux, n'avoit pu effacer toute fa beauté, & les graces étoient encore a demi-peintes fur fon vifage pale; on voyoit dotter autour de fon cou plus blanc que la neige, mais penché fur 1'épaule, fes longs cheveux noirs, plus beaux que ceux d'Atis ou (a) L'ufage de brüler les corps morts remonte jufqu'a 1'antiquité la plus reculée; mais il n'a commence a Rome que du temps de Sylla. Hérodien, qui a confervé dans le BasEmpire le goüt de 1'ancienne Grece, nous a laiffe une defcription fort détaillée de la maniere dont on brüloit a Roms le corps des Ëmpereürï,  Livre XVil. 9/ ayant pris foin de mettre une exaéfe difciplme dans tout le camp, ne fongea plus qu'a «ecuter un deffein qu'il avoit concu, Sc qu'il cacna a tous les Chefs de l'armée. II y avoit déja  Liv. z». lèZeniaaite conduit par Moierve deseend aux enscrs, et demandé dPiutan Ia perrnissian dy cher dier sonPere ■   Livre XVIII. 103 ïong-temps qu'il étoit agité pendant toutes les nuits, par desfonges qui lui repréfentoient Ion pere Ulyffe. Cette chere image revenoit toujours fur la fin de la nuit, avant que 1'aurore vïnt cbaffer du ciel, par fes feux naiffants , les inconftantes étoiles, &c de deffus la terre, le doux fommeil fuivi des fonges voltigeants. Tantöt il croyoit voir Ulyffe nud dans une ifle fortunée, fur la rive d'un fleuve, dans une prairie ornée de fleurs, ck environné de Nymphes qui lui jettoient des habits pour fe couvrir. Tantöt il croyoit 1'entendre parler dans un palais tout éclatant d'or ck d'ivoire, ou des hommes couronnés de fleurs 1'écoutoient avec plaifir & adrniraiion. Souvent Ulyffe lui apparoiffoit tout-a-coup daris des feftins, ou la joie éclatoit parmi les délices , ck ou l'on entendoit les tendres accords d'une voix avec une lyre plus douce que la lyre d'Apollon,. ck que les voix de toutes les Mufes. Téïemaque, en s'éveillant, s'attriftoit de ces fonges fi agréables. O mon pere ! ö mon cher pere Ulyffe I s'écrioit-il; les fonges les plus affreux mé feroient plus doux. Ces images de félicité me font comprendre que vous êtes déja defcendu dans le féjour des ames bienheureufes, que les Dieux récompenfent de leurs vertus par une éternelle tranquillité. Je crois voir les Champs Elifées. O qu'il' eft cruel de n'efpérer plus l. Quoi donc, ö mon cher pere ! je ne vous verrai jamais; jamais je n'embrafferai celui qui m'aimoit tant, ck que je cherche avec tant de peine : jamais je n'eatendrai parler cette bouche d'oii fortoit la fageffe : jamais je ne baiferai ces mains, ces cheres mains, ces mains viQorieufes, qui ont abattu tant d'ennemis t elles ne puniront point les infenfés amants de Pénelope, ck Ithaque ne fe relevera jamais de fa ruine. O Dieux , enne- G iv  104 TÉLEMAQUE. mis' de mon pere! vous m'envoyez ces fonges fiinefles, pour arracher toute efpérance de mon coeur; c'eft m'arracher la vie. Non, je ne puis plus vivre dans cette incertitude. Que dis-je ! hélas! je ne fuis que trop certain que mon pere n'eft plus; je vais chercher fon ombre jufques dans les enfers (a). Théfée y eft bien defcendu; Théfée, eet impie, qui vouloit outrager les Divinités infernales : & moi j'y vais conduit par la piété. Hercule y defcendit. Je ne fuis par Hercule : mais il eft beau d'ofer 1'imiter. Orphée a bien touché par le récit de fes malheurs le cceur de ce Dieu , qu'on dépeint comme inexorable : il obtint de lui qu'Euridice retourneroit parmi les vivants. Je fuis plus digne de compaffion qu'Orphée ; car ma perte eft plus grande. Qui pourra comparer une jeune fille, femblable a tant d'autres , avec le fage Ulyffe, admiré de toute la Grece ? Allons, mourons, s'il le faut. Pourquoi craindre la mort, quand on fouffre tant dans la vie ? O Pluton ! ó Proferpine! j eprouverai bientót fi vous êtes auffi impitoyables qu'on le dit. O mon pereaprqs avoir parcouru en vain les terres. & les mers pour vous trouver, je vais voir fi vous n'êtes point dans les fombres demeures des morts. Si les Dieux me refufent de vous pofféder fur la terre, &. de jouir de la lumiere du foleil, peut-être ne me refiiferont-ils pas de voir au moins votre ombre dans le Royaume de la nuit. En difant ces paroles, Téïemaque arrofoit fon lit (a) Ce Livre eft une imitation du n«. de 1'Odyflee , & du 6'. de 1'Enéïde. La meme Fable y paroit avec des agréments nouveaux. M. de Cambray, riche de fon propre fonds, n'eft jamais plagiaire, ni fervile imitateur. II releve la Fable par des traits de morale qui manquent aux deux modeles de 3'annquit^,  L i v r e XVIII. 105 de fes larmes: aufli-tot il fe levoit, & cherchoit par la lumiere k foulager la douleur cuifante que ces, fonges lui avoient caufée. Mais c'étoit une fleche qui avoit percé fon cceur, & qu'il portelt par-tout avec lui. Dans cette peine, il entreprit de defcendre aux enfers, par un lieu célebre qui n'étoit pas eloigne du camp; on 1'appelloit Acheronüa, k caufe quil y avoit en ce lieu mie caverne affreufe , de laquelle on drfcendoit fur les rives de 1'Acheron, par lequelles Dieux mêmes craignent de jurer La ville etoit fur un rocher , pofée comme un nul fur le haut d un arbre. Au pied de ce rocher, on trouvoit la caverne , delaquelleles timides mortels n'ofoient approcher. Les bergers avoient foin d'en détourner leurs troupeaux : la vapeurfouffrée du marais Stygien, qiu s'exhaloit fans ceffe par cette ouverture, empeftoit 1'air. Tout autour il ne croiffoit ni herbes, m fleurs: on n'y fentoit jamais les doux zéphyrs, mies graces naiffantes du Printemps, ni les nches dons de 1'Automne. La terre aride y languifloit: on y voyoit feulement quelques arbuftes dépouilles, Sc quelqnes cyprès funeftes. Au loin, même tout alentour,U> rès refufoit aux Iaboureurs fes moiffons dorees Bacchus fembloit en vain y promettre fes doux fruits: les grappes de raifins fe defféchoient au-heu de murir Les Nayades triftes ne faifoient point couler une onde pure; leurs flots étoient toujours amers Sc troubles. Les oifeaux ne chantoient jamais dans cette terre hériflee de ronees & d'épines, & n'y trouvoient aucun bocage pour fe retirer : ils alloient chanter leurs amours fous un ciel plus doux. La on n'entendoit que le croaffement des corbeaux, & la voix lugubre des hiboux : 1'herbe meme y étoit amere, & les troupeaux qui la paiffoient ne fentoient point la douce joie qui les fait bonchr.  io<5 TÉLEMAQUE. Le taureau fuyoit la geniffe, Sc le berger tout abattu oublioit fa mufette & fa flüte. De cette caverne fortoit de temps en temps une fumée noire Sc épaiffe, qui faifoit une efpece de nuit au milieu du jour. Les peuples voifins redoubloient alors leurs facrifices pour appaifer les Divinités infernales : mais fouvent les hommes, a la fleur de leur age, & dès leur plus tendre jeuneffe, étoient les feules victimes que ces Divinités cruelles prenoient plaifir a immoler, par une funefte contagion. C'eft la que Téïemaque réfolut de chercher le chemin de la fombre demeure de Pluton. Minerve, qui veilloit fans ceffe fur lui, Sc qui le couvroit de fon égide, lui avoit rendu Pluton favorable. Jupiter même, a la priere de Minerve, avoit ordonné a Mercure , qui defcend chaque jour aux enfers, pour livrer a Caron un certain nombre de morts, de dire au Roi des ombres qu'il laiffat entrer le fils d'Ulyffe dans fon Empire. Téïemaque fe dérobe du camp pendant la nuit; il marche a la clarté de la Lune, Sc il invoque cette puiffante Divinité, qui étant dans le ciel 1'aftre briljant de la nuit, & fur la terre la chafte Diane, eft aux enfers la redoutable Hecate. Cette Divinité écouta favorablement fes voeux, paree que fon cceur étoit pur, & qu'il étoit conduit par l'amour pieux qu'un fils doit a fon pere. A peine fut-il auprès de 1'entrée de la caverne , qu'il entendit 1'Empire fouterrein mugir. La terre trembloit fous fes pas; le ciel s'arma d'éclairs & de feux, qui fembloient tomber fur la terre. Le jeune fils d'Ulyffe fentit fon cceur ému, & tout fon corps étoit couvert d'une fueur glacée : mais fon courage le foutint, il leya les yeux Sc les mains au ciel.  Livre XVIII. 107 Grands Dieux ! s'écria-t-il, j'accepte ces préfages que ie crois heureux; achevez votre ouvrage. 11 dit; & redoublant fes pas, il fe préfenta hardiment. Auffi-töt la fumée épaiffe, qui rendoit 1 entree de la caverne funefte a tous les animaux, des qu ils en approchoient, fe diffipe; 1'odeur empoifonnee ceffa pour un peu de temps. Téïemaque entra feul; car quel autre mortel eut ofé le fuivre? Deux Crétois qui 1'avoient accompagné jufqu'a une certaine diltance de la caverne, & auxquels il avoit confie fon deffein, demeurerent tremblants & a demimorts affez loin de-la, dans un Temple, faifant des vceux , & n'efpérant plus de revoir Tele- maque. . , , , < • , Cependant le fils d'Ulyffe, 1'épee a la mam, s enfonce dans ces ténebres horribles. Bientót il appercoit une foible & fombre lueur , telle qu on la voit pendant la nuit fur la terre : il remarqué les ombres léaeres qui voltigent autour de lui; d les ecarté avec fon épée; enfuite il voit les tnftes bords du fleuve marécageux, dont les eaux bourbeufes & dormantes ne font que tournoyer; il decouvre lur ce rivage une foule innombrable de morts, prives de la fépulture, qui fe préfentent en yam ^1'impitoyable Caron. Ce Dieu, dont la vieilleffe eternelle eft touiours trifte & chagrine, mais pleine de yioueur, les menace, les repouffe, & admet dabord dans fa barque le jeune Grec. En entrant, Téïemaque entend les gémiffements d'une ombre qui ne pouvoit fe confoler. Quel eft donc, lui dit-il, votre malheur? qut étiez-vous fur la terre (a) ? J'étois, lui répondit cette (a) C'eft iel que 1'Auteur réunit ce qu'il y a *e plus «Ctruöif dans les Dialpgues de Lucien, Ce Satyrique s eft col  ?8? TÉLEMAQUE. ombre, Nabopharzan, Roi de la fuperbe Babylone s tous les peuples de 1'Orient trembloient au feul bruit de mon nom ; je me faifois adorer des Babyloniens dans un temple de marbre , oü j'étois repréfenté par une ftatue dór devant laquelle on brüloit nuit & jour les plus précieux parfums de 1'Ethiopie; jamais perfonne n'ofa me contredire fans être auffi-töt puni: on inventoit chaque jour de nouveaux plaifirs pour me rendre la vie plus délicieufe; j'étois encore jeune & robufte. Hélas f que de profpérités ne me reftoit-il pas encore k goüter fur le tröne 1 Mais une femme que j'aimois ,& qui ne m'aimoit pas, ma bien fait fentir que je n etois pas Dieu ; elle m a empoifonné; je ne fuis plus rien : on mit tuer avec pompe, mes cendres dans une urne d'or: on pleura, on s'arracha les cheveux; on fit fembJant de vouloir fe jetter dans les flammes de mon bucher pour mourir avec moi; on va encore gémir au pied du fuperbe tombeau,, oü l'on a mis mes cendres; mais perfonne ne me regrette, ma mé. moiré eft en horreur , même dans ma familie; Se ici-bas, je fouffre déja d'horribles traitements. felemaque, touché de ce fpeclacle, lui ditLtiez-yous véntablement heureux pendant votre regne? Sentiez-vous cette douce paix, fans laquelle Ie cceur demeure toujours ferré & flétri au milieu des dehces? Non, répondit le Babylonien, je ne iais meme ce que vous voulez dire. Les Sages vantent cette paix comme 1'unique bien; pour moi je ne l ai jamais fentie : mon cceur étoit fans cefle, agtte de defirs nouveaux, de crainte & d'efpérance. fesnlnd^Pn1er I-6 ridiCU!e rfeS paffions- M- de Ca">bray fait les rendre odieufes; & U a. au-delfis de Lucien avanrage de parler au cceur. C 60' le  Livre XVIII. 109 Je tachois de m'étourdir moi-même par 1'ébranlementde mes paffions: j'avois foin d'entretertir cette ivreffe , pour la rendre continuelle : le moindre intervalle de raifon tranquille m'eüt été trop amer, Voila la paix dont j'ai joui; toute autre me paroit une fable Sc un fonge. Voila les biens que ie regrette. En pariant ainfi, le Babylonien pleuroit comme un homme lache qui a été amolli par les profpérites, Sc qui n'eft point accoutumé a fupporter conftamment un malheur. II avoit auprès de lui quelques efclaves qu'on avoit fait mourir pour honorer fes funérailles. Mercure les avoit livrés a Caron avec leur Roi, Sc leur avoit donné une puiffance abfolue fur ce Roi qu'ils avoient fervi fur la terre. Ces ombres d'efclaves ne craignoient plus 1'ombre de Nabopharzan ; elles la tenoient enchainée , Sc lui faifoient les plus cruelles indignités» L'un lui difoit : N'étions-nous pas hommes auffibien que toi ? Comment étois-tu affez infenfépour te croire un Dieu? Sc ne falloit-il pas te fouvenir que tu étois de la race des autres hommes ? Un autre, pour lui infulter, difoit : Tu avois raifon de ne vouloir pas qu'on te prït pour un homme , car tu étois un monftre fans humanité. Un autre lui difoit : Hé bien, oii font maintenant tes flatteurs? Tu n'as plus rien a donner, malheureux: tu ne peux plus faire aucun mal; te voila devenu efclave de tes efclaves mêmes. Les Dieux font lents a faire juftice; mais enfin ils la font. A ces dures paroles, Nabopharzan fe jettoit lë vifage contre terre, arrachant fes cheveux dans un excès de rage & de défefpoir. Mais Caron difoit aux efclaves : Tirez-le par fa chaine, relevez-le malgré lui, il n'aura pas même la confolation de  TÈLEMAQUË, cacher fa honte : il faut que toutes les ombres du Myx en foient témoins,pour juftifier les Dieux qui ont fouffert fi long-temps que eet impie régnat fur la terre. Ce n'eft encore-la, ö Babylonien J que le commencement de tes douleurs ■ prépare-toi a étre jugé par 1'inflexible Minos, Juge des enfers. ° Pendant ce difcours du terrible Caron, la barque touchoit déja le rivage de 1'Empire de Pluton • toutes les ombres accouroient pour confidérer eet homme vivant, qui paroiffoit au milieu de ces morts dans la barque : mais dans le moment oit felemaquemit piedk terre, elles s'enfuirent; femblables aux ombres de la nuit, que la moindre clarté du jour difïipe. Caron, montrant au jeune Grec un front moins ndé, & des yeux moins farouches qu'a 1 ordinaire, hu dit: Mortel chéri des Dieux, puifqu il t'eft donné d'entrer dans le Royaume de la nuit, inacceffible aux autres vivants, hate-toi d'aller ou les deftins t'appellent; va par ce chemin fombre au palais de Pluton, que tu trouveras fur fon trone; ft te permettra d'entrer dans les lieux dont il m'eft défendu de te découvrir le fecret. Auffi-töt Téïemaque s'avance k grands 'pas; il voit de tous cötés voltiger des ombres plus nombreufes que les grams de fable qui couvrent les rivages de la mer; & dans 1'agitation de cette multitude infinie , d eft faifi d'une horreur divine, obfervant le profond fdence de ces vaftes lieux. Ses cheveux fe dreffent fur fa tête, quand il aborde le noir féjour ne 1'impitoyable Pluton; il fent fes genoux chancelants; la voix lui manque; & c'eft avec peine qu'il peut prononcer au Dieu ces paroles : Vous voyez ó terrible Divinité ! le fils du malheureux Ulyffe,' ?e viens vous demander fi mon pere eft defcendu  Livre XVIII. 111 dans votre Empire, ou s'il eft encore errant fur la terre. Pluton étoit fur un tröne d'ebene; fon vifage etoit pale Sc févere, fes yeux creux Sc étincelants, fon front ridé Sc menacant. La vue d'un homme vivant lui étoit odieufe, comme la lumiere offenfe les yeux des animaux qui ont accoutumé de ne fortir de leurs retraites que pendant la nuit. A ion cöté paroiffoit Proferpine, qui attiroit feule fes regards , & qui fembloit un peu adoucir fon cceur : elle jouifloit d'une beauté toujours nouvelle; mais elle paroiffoit avoir joint a fes graces divines je ne fais quoi de dur Sc de cruel de fon époux. Aux pieds du tröne étoit la Mort pale & devorante, avec fa faulx iranchante qu'elle aiguifoit fans ceffe. Autour d'elle voloient les noirs ioucis, les cruelles défiances, les vengeances toutes dégoütantes de fang, Sc couvertes de plaies; les haines ïnjuftes ; 1'avarice , qui fe ronge elle-même ; le défefpoir, qui fe déchire de fes propres mains; 1'ambition forcenée qui renverfé tout; la ti ahifon, qui veut fe repaitre de fang, Sc qui ne peut jouir des maux qu'elle a faits ; 1'envie, qui verfe fon venin mortel autour d'elle, Sc qui fe tourne en rage dans Pimpuiffance oü elle eft de nuire; 1' mpiété, qui fe creufe elle-même un abyme fans fond , oii elle fe précipite fans efpérance"; les fpeftres hideux, les fantömes qui repréfentent les morts pour épouvanter les vivants; les fonges affreux; les mfomnies auffi cruelles que les triftes fonges. Toutes ces images funeftes environnoient le fier Pluton, & rempliffoient le palais oii il habite. II répondit a Téïemaque d'une voix baffe , qui fit mugir le fond de TErebe : Jeune mortel, le deftin t'a fait violer eet afyle facré des ombres; fuis ta haute deftinée : je  lii T É L E M A Q Ü E. ne te dirai point oü eft ton pere; il fuffit que til fois libre de le chercher : puifqu'il a été Roi fuf la terre, tu n'as qu'a parcourir d'un cöté 1'endroit du noir Tartare, oh les mauvais Rois font punis; 8c de 1'autre, les Champs Elifées, ou les bons Rois font récompenfés. Mais tu ne peux aller d'ici dans les Champs Elifées, qu'après avoir paffé par le Tartare. Hate-toi d'y aller, 6c de fortir de mon Empire. A 1'inftant, Téïemaque femble Voler dans ces efpaces vuides 8c immenfes, tant il lui tarde de favoir s'il verra fon pere, 8c de s'éloigner de la préfence horrible du Tyran qui tient en crainte les vivants 8c les morts : il appercoit bientót affez prés de lui le noirTartare,il en fortoit une fuméenoire8cépaiffe, dont 1'odeur empeftée donneroit la mort, fi elle fe répandoit dans la demeure des vivants : cette fumée 'couvroit un fleuve de feu 8c des tourbillons de flammes , dont le bruit, femblable a celui des torrents les plus impétueux , quand ils s'élancent des plus hauts rochers dans le fond des abymes , faifoit qu'on ne pouvoit rien entendre diftinctement dans ces triftes lieux. Téïemaque, fecréterrient animé par Minerve, em tre fans crainte dans ce gouffre. D'abord il appercut un grand nombre d:hommes qui avoient vécu dans les plus baffes conditions, 8c qui étoient punis pour avoir cherché les richeffes par des fraudes, des trahifons 8c des cruautés: il y remarqua beaucoup d'impies hypocrites (a), qui faifant femblant d'aimer la Religion • (a) II y en avoit grand nombre, paree qu'il n'y a point de défaut plus ordinaire que celui qui fe couvre du voile de la Religion , rien qui joue plus conimunémenr les hommes, que la fauffe vertu. Le plus vertueux de tous les hommes, dit  Livre XVHL kt? Religion, s'en étoient fervis comme d'un beau prétexte pour contenter leur ambition ,& pour fe jouer des hommescrédules.Ces hommesqui avoient abufé de la vertu même, quoiqu'elle foit le plus grand don des Dieux, étoient punis comme les plus fcélérats de tous les hommes. Les enfants qui avoient égorgé leurs peres & meres; les époufes qui avoient trempé leurs mains dans le fang de leurs maris; les traïtres qui avoient livré leur patrie après avoir violé tous les ferments, fouffroient des peines moins cruelles que ces hypocrites. Les trois Juges des Enfers 1'avoient ainfi voulu, & voici leur raiforu C'eft que les hypocrites ne fe contentent pas d'être méchants comme le refte des impies; ils veulent encore paffer pour bons, & font par leut" fauffe vertu que les hommes n'ofent plus fe fier at la véritable. Les Dieux dont ils fe font joués, &c qu'ils ont rendus méprifables aux hommes, prennent plaifir a employer toiite leur puiffance pour. fe venger de leur infulte. Auprès de ceux-ci, paroiffoient d'autres hommes que le vulgaire ne croit guere coupables, &que lat vengeance divine pourfuit impitoyablement: ce font ies ingrats, les menteurs, les flatteurs qui ontloué le vice ; les critiques malins, qui ont tlché de flétrir la plus pure vertu; enfin, ceux qui ont jugé téméraif ement les chofes fans les connoïtre a fond, & qu£ par-la ont nuit a la réputation des innocents. Mais parmi toutes les ingratitudes, celle qui étoit punie comme la plus noire , c'eft celle qui fe commet envers les Dieux. Quoi donc, difoit Minos, on dit Platon , c'eft celui qui fe contente d'être bon fans chercher a le paroïtre ; Ie plus coupable , celui qui cherche fa telicité dans le crime, & fa gloire dans des faux dehors de vertu, Tome IL H  ii4 TÉLEMAQUE. paffe pour un monftre, quand on manque de reconnoiffance pour fon pere ou pour fon ami, de qui on a recu quelques fecours; & on fait gloire d'être ingrat envers les Dieux, de qui on tient la vie tk tous les biens qu'elle renferme ! Ne leur doit-on pas fa naiffarce plus qu'au pere tk a la mere de qui on eff né ? Plus les crimes font imuunis &C excufes fur la terre, plus ils font dans lés enfers 1'objet d'une vengeance implacable a qui rien n'échappe. Téïemaque, voyant les trois Juges qui étoient affis, qui condamnoient un homme, ofa leur demander quels étoient fes crimes. Auffi-töt le condamné, prenant la parole, s'écria : Je n'ai jamais fait aucun mal; jai mis tout mon plaifir a faire du bien ; j'ai été magnifique, libéral, jufte, compatiffant; que peut-on donc me reprocher? Alors Minos lui dit : On ne te reproche rien a 1'égard des hommes : mais ne devois-tu pas moins aux hommes qu'aux Dieux ? Quelle eft donc cette juftice dont tu te vantes ? Tu n'as manqué a aucun devoir envers les hommes qui ne font rien. Tu as été vertueux (a) : mais tu as rapporté toute ta vertu a toi-même, tk non aux Dieux qui te 1'avoient donfiée; car tu voulois jouir du fruit de ta propre vertu, & te renfermer en toi-même. Tu as été ta divinité : mais les Dieux qui ont tout fait, tk qui n'ont rien fait que pour eux-mêmes, ne peuvent renoncer a leurs droits; tu les as oubliés, ils t'oublieront : ils te livreront a toi-même, puifque tu as voulu être a toi, & non pas a eux. Cherche donc (a) Tout ce qui eft donné a Ia philofophie , c'eft de guérir un vice par un autre. Les plus grandes aöions , quand e'les ne font pas animées par Ia Religion, n'ont d'autre principe que 1'orgueil; elles font par conféquenc infe&ées par la rating qui les produit,  Livre X V III. maintenant, fi tu le peux, ta confolation dans ton propre cceur. Te voila a jamais féparé des hommes auquels tu as voulu plaire : te voila feul avec toi-même qui étoit ton idole : apprends qu'il n'y a point de véritable vertu, fans le refpect ck l'amour des Dieux, a qui tont eft dü. Ta fauffe vertu, qui a long-temps ébloui les hommes facdes a tromper; va être confondue : les hommes, ne iugeant des vices & des vertus que par ce qui les choque ou les accommode , font aveugles ck fur le bien & fur le mal. Ici une lumiere divine renyerfe tous leurs jugements fuperficiels; elle condamne fouvent ce qu'ils admirent, & juftifie ce qu'ils condamnent. , A ces mots, ce Philofophe, comme frappe d un coup de foudre, ne pouvoit fe fupporter foi-même. La complaifance f» qu'il avoit eue autrefois a contempler fa modération, fon courage ck fes ïnclinations généreufes, fe change en défefpoir. La vue de fon propre cceur ennemi des Dieux, devient fon fupplice. II fe voit, ck ne peut cefler de fe voir : il voit la vanité des jugements des hommes, auxquels il a voulu plaire dans toutes fes actions. 11 fe fait une révolution univerfelle de tout ce qui eft au-dedans de lui, comme fi on bouleverfoit toutes fes entrailles : il ne fe trouve plus le même; tout appui lui manque dans fon cceur. Sa confcience, dont le témoignage lui avoit été fi doux, (A On fait a quel excès étoit monté 1'orgueil monftrueux des Philofophes : on peut demander aux Dieux les biens.extérieurs , difoient-il. , comme la fante. es richeffes. Mais pour le plus précieux de tous les biens c eft-a-d.re la vertu fl faut la chercher dans notre propre fonds S'ils avoient: fit lire dans leur cceur, ils auroient mieux raifonne fur la toibleffe de 1'homme. .. H ij  ïifS TÉLEMAQUE. s'éleve contre lui, & lui reproche amérement re» garement Sc 1'illufion cle toutes fes vertus, qui n'ont point eu le culte de la Divinité pour principe Sc pour fin; il eft trouble, confterné, plein de honte, de remords & de défefpoir. Les furies ne le tourmentent point, paree qu'il leur fufHt de l'avoir liVré a lui-même , & que fon propre coeur venge affez les Dieux méprifés : il cherche les lieux les plus fombres pour fe cacher aux autres morts, ne pouvant fe cacher a lui-même ; il cherche les ténebres, Sc ne peut les trouver : une lumiere importune le fuit par-tout : par-tout les rayons percanfs de la vérité vont venger la vérité qu'il a négligé de fuivre. Tout ce qu'il a aimé lui devient odieux, comme étant la fource de fes maux qui ne peuvent jamais finir. II dit en lui-même : O infenfé! je n'ai donc connu ni les Dieux, ni les hommes, ni moi-même. Non, je n'ai rien connu , puifque je n'ai jamais aimé 1'unique & véritable bien; tous mes pas ont été des égarements : ma fageffe n'étoit que folie; ma vertu n'étoit qu'un orgueil impie Sc aveugle : j'étois moi-même mon idole. Enfin , Téïemaque appercut les Rois qui étoient condamnés pour avoir abufé de leur puiffance. D'un cöté, une Furie vengereffe leur préfentoit un miroir qui leur montroit toute la difformité de leurs vices. La, ils regardoient, 8c ne pouvoient s'empêcher de voir leur vanité grofliere Sc avide des plus ridicules louanges : leur dureté pour les hommes, dont ils avoient du faire la félicité; leur infenfibilité pour la vertu : leur crainte d'entendre la vérité : leur inclination pour les hommes laches Sc flarteurs : leur inapplication , leur molleffe, leur indolence, leur défianee déplacée, leur fafte,  L i v r e X VUL 117 leur exceflive magnificence fondée fur la mine des peuples : leur ambition pour acheter un peu de vaine gloire par le fang de leurs citoyens; enfin, Lu- cruauté qui cherche chaque jour de nouvelles délices parmi les larmes Sc le défefpoir de tant de malheureux. Ils fe voyoient fans ceffe dans ce miroir : ils fe trouvoient plus hornbles 8c plus monftrueux que n'eft la Chimère yamcue par Be lérophon; ni 1'Hydre de Lerne abattue par He cule; ni Cerbere même, quoiqu'il vomiffe de les trois gueuies béantes un fang noir 8c venimeux qui eft capable d'empefter toute la race des mortels vivants fur la terre. En même-temps, d'un autre cote, une autre Furie leur répétoit avec infulte toutes les louanges que leurs flatteurs leur avoient donnees pendant leur vie, 8c leur préfentoit un autre miroir, mi ils fe voyoient tels que la flatterie les avoit depeints: 1'oppofition de ces deux peintures fi contrairs, étoit le fupplice de leur vamte. On remarquoit que les plu? méchants d'entre ces Rois étoient ceux k qui on avoit donné les plus magmfiques louanges pendant leur vie, paree que les méchants font plusPcr3ints que les bons, 8c qnMs; exigeg fans pudeur les laches flattenes des Poetes (a) g des Orateurs de leurs temps. On les entend gémir dans ces profondes tenebres, ou ils ne peuvent voir que les mlultes, les dérifions qu'ils ont a fouffrir : ds nont rien autour d'eux qui ne les repouffe, qui ne les con- W Les Poëtes ont beau yanrer le prixde leur encer*. &ti donner pour le.■«™^£^^Ï>Z- ïurprls fi les Grands fe font laffés d'acherer IVn.cens «es 1 c£«* x H uj  3i8 TÉLEMAQUE. tredife, qui ne les confonde. Au-lieu que fur ïa terre, ils fe jouoient de la vie des hommes, & prétendoient que tout étoit fait pour les fervir; dans le Tartare, ils font livrés k tous les caprices de certains efclaves qui leur font fentir k leur tour «ne cruelle fervitude : ils fervent avec douleur, Sc il ne leur refte aucune efpérance de pouvoir jamais adoucir leur captivité : ils font fous les coups de ces efclaves devenus leurs tyrans impitoyables, comme une enclume eft fous les coups des marteaux des Cyclopes, quand Vulcain les preffe de travailler dans les fournaifes ardentes du Mont-Etna. La Téïemaque appergut des vifages pales, hideux & contriftés. C'eft une trifteffe noire qui ronge ces criminels : ils ont horreur d'eux-mêmes, & ne peuvent non plus fe délivrer de cette horreur, que de leur propre nature : ils n'ont point befoin d'autres chatiments de leurs fautes-, que leurs fautes mêmes : ils les voient fans ceffe dans toute leur énormité : elles fe préfentent k eux comme des fpecfres horribles, elles les pourfuivent. Pour s'en garantir, ils cherchent une mort plus puiffante que celle qui les a féparés de leurs corps. Dans le défefpoir ou ils font, ils appellent k leur fecours une mort qui puiffe éteindre tout fentiment & toute connoiffimce en eux : ils demandent aux abymes de les engloutir, pour fe dérober aux rayons vengeurs de la vérité qui les perfécute : mais ils font réfervés a la vengeance qui diftille fur eux goutte a goutte, & qui ne tarira jamais. La vérité qu'ils ont craint de voir, fait leur fhpplice; ils la voient, Sc n'ont des yeux que pour la voir s'élever contre eux ; fa vue les perce, les déchire, les arrache k eux-mêmes; elle eft comme la foudre : fans rien  Livre XVIII. 119 détruire au-dehors, elle pénetre jufqu'au fond des entrailles. Semblable k un métal dans une fournaife ardente, 1'ame eft comme fondue par ce feu vengeur • ü ne laiffe aucune confiftance, & u neconIme'rien : il diffout jufqu'aux premiers principes de la vie, & on ne peut mourir. On eft Lracné a foi-même : on n'y peut plus trouver ni appui, ni repos pour un feul inftant : on ne vit plus que par la rage qu'on a contre foi-meme & par une perte de toute efpérance , qui rend f° Parmi ces objets qui faifoient dreffer les cheveux de Tékmaque fur fa tête, il vit plufieurs des anciens Rois de Lydie , qui étoient punis pour avoir prélréTes délices d'une vie moÜe au trayad .poop le foulagement des peuples, qui dpit etre mfeparable de la Royauté. , Ces Rois fe reprochoient les uns aux autres leur aveuglement. L'un difoit a 1'autre qui avoit ete fon fils : Ne vous avois-je pas recommande louvent pendant ma vieilleffe & avant ma mort, de réparer les maux que j'avois faits par ma neghaence? Ah! malheureux peredifoit le hls, eelt vous qui m'avez perdu; c'eft votre exemple qui m'a infpiré le fafte, 1'orgue.I, la volupté, 8. la dureté pour les hommes. En, vous voyant régner avec tant de molleffe & avec tant de laches flatteu s autour de vous, je me fuis *^m%k£^ flatterie & les plaifirs. J'ai cru que le refte des hom. mes étoit k 1'égard des Rois, ce que les chevaux 8e les autres bêtes, de charge font a 1'egard des hom» mes; c'eft-a-dire, des animaux dont on ne fait ca, qu'autant qu'ils rendent de fervice, & quds donnent de commodités. Je 1'ai cru; c eft vous qui me Favez fait croire : & maintenant je fouffre tant üe H iy  ft.if TÉLEMAQUE. maux, pour vous avoir imité. A ces reproches, lh ajoutoient les plus affreufes malédiöions & paroiffoient animés de rage pour s'entredéchirer. Autour de ces Rois, voltigeoient encore comme des hiboux dans la nuit, les cruels foupcons, les vaines allarmes, les défiancesqui vengent les peupies de la dureté de leurs Rois, la faim infatiable des richeffes k fauffe gloire toujours tyrannique, & la molleffe kche qui redouble tous les maux qiion ouffre, fans pouvoir jamais donner de folides plaifirs. _ On voyoit plufieurs de ces Rois févérement punis, non pour les maux qu'ils avoient faits, mais pour le bien qu'ils auroient dü faire. Tous les crimes des peuples quiviennent de la négligence avec laquelle on fait obferver les loix, étoient imputes aux Rois, qui ne doivent régner qu'afin que les loix regnent par leur miniftere. On leur imputoit auffi tous les défordres qui viennent du fafte, du luxe, & de tous les autres excès qui jettent les hommes dans un état violent, & dans la tentation de violer les loix pour acquérir du bien. Sur-tout on traitolt ngoureufement les Rois, qui, au-lieu «detre bons & vigdants pafteurs des peuples, nV voient fongé qu'a ravager le troupeau comme des ioups devorants. Mais ce qui confterna davantage Téïemaque j ce tut de voir dans eet abyme de ténebres & de anaux, un grand nombre de Rois, qui ayant paffé ïur la terre pour des Rois affez bons, avoient été condamnés aux peines du Tartare, pour s'être kif. les gouverner par des hommes méchants & artifi- ,D? ét01ent Punis Pour Ies ma»x qu'ils avoient laifle faire par leur autorité. La plupart de ces Rois navoient été ni bons, ni méchants, tant leur  Livre XVIII. m foibleffe avoit été grande; ils n'avoient jamais craint de ne pas connoïtre la vérité : ils n'avoient point eu le goüt de la vertu, & n'avoient point, mis leur plaifir a faire du bien. Fin du Livre dix-huitiemti  ui TÉLEMAQUE. LIVRE DIX-NEUVIEME. S O M M A I R E. Téïemaque entre dans \ les Champs Elifées, ou il ejl reconnu par Acrife, fon grand - pere, qui l'affure qu Ulyffe ejl vivant; qu il le reverra d Ithaque, & qu'il y régnera après lui. Acrife lui dépeint la félicité dont jouiffent les hommes juf es, fur-tout les bons Rois, qui, pendant leur ne-, ontfervi les Dieux & fait le bonheur des peuples qu'ils ont gouvernés. II lui fait remarquer que les Héros qui ont feulement excellé dans fan de faire la guerre, font beaucoup moins heureux dans un lieu féparé. Il donne des inft truclions d Téïemaque ; puis celui-ci s'en va pour re*: joindre en diligence le camp des alliés, L orsque Téïemaque fortit de ces lieux, il fe fentir foulagé, comme fi on avoit öté une montagne de deffus fa poitrine : il comprit par ce foulagement, les malheurs de ceux qui y étoient renferrnés fans efpérance d'en fortir jamais : il étoit effrayé de voir combien les Rois étoient plus rigoureufement tourmentés que les autres coupables. Quoi! difoit-il, tant de devoirs, tant de périls, tant de pieges, tant de difhcultés de connoïtre la vérité pour fe défendre contre les autres & contre foi-même; enfin, tant de tourments horribles dans les enfers, après avoir été fi envié, fi agité, fi traverfé dans une vie courte ! O infenfé celui qui  parjcrise sonjrand'-pere ■   Livre XIX! 113 cherche a régner! Heureux celui qui fe borne a une condition privée Sc, paifible, oh la vertu lui eft moins difficile. En faifant ces réflexions, il fe troubloit au-dedans de lui-même; il frémit 6c tomba dans une confternation qui lui fit fentir quelque chofe du défefpoir de ces malheureux qu'il venoit de confidérer : mais a mefure qu'il s'éloignoit de ce trifte iéjour des ténebres, de 1 horreur, Sc du défefpoir, fon courage commenca peu a peu a renaïtre; il refpiroit, 8c entrevoyoit déja de loin la douce 8c pure lumiere du féjour des Héros. C'eft dans ce lieu qu'habitoient tous les bons Rois qui avoient jufqu'alors gouverné les hommes : ils étoient féparés du refte des juftes. Comme les méchants Princes fouffroient dans le Tartare des fupplices infiniment plus rigoureux que les autres coupables d'une condition privée, auffi les bons Rois jouiffoient dans les Champs Elifées d'un bonheur infiniment plus grand que celui du refte des hommes qui avoient aimé la vertu fur la terre. . . , . Téïemaque s'avanca vers ces Rois, qui étoient dans des bocages odoriférants, fur des gazons toujours renaiffants Sc fleuris; mille petits ruifTeaux d'une onde pure arrofoient ces beaux lieux, 8c y faifoient fentir une délicieufe fraïcheur : un nombre infini d'oifeaux faifoient réfonner ces bocages de leurs doux chants. On voyoit tout enfemble les fleurs du printemps qui naiffoient fous les pas, avec les plus riches fruits de 1'automne qui pendoient des ar bres. La , jamais on ne reflentit les ardeurs de la canicule : la, jamais les noirs aquilons n'oferent fouffler, ni faire fentir les rigueurs de 1'hyver. Nt la guerre altérée de fang, ni la cruelle envie qiu  ii4 TÉLEMAQUE. mord d'une dent venimeufe, & qui porte des viperes entortillées dans fon fein & autour de fes bras, ni les jaloufies, ni les défiances, ni la crainte, ni les vains defirs, n'approchoient jamais de eet heureux féjour de la paix. Le jour n'y hnit point, & la nuit avec fes fombres voiles y eft inconnue; une lumiere pure & douce fe répand autour des corps de ces hommes juftes, & les environne de fes rayons comme d'un vêtement. Cette lumiere n'eft point femblable a la lumiere fombre qui éclaire les yeux des miférables mortels, & qui n'eft que ténebres; c'eft plutót une gloire célefte qu'une lumiere : elle pénétre plus fubtilement les corps les plus épais, que les rayons du foleil ne pénétrent le plus pur cryftal; elle n'éblouit jamais : au contraire, elle fortifie les yeux, porte dans le fond de 1'ame je ne fais quelle férénité. C'eft d'elle feule (a) que les hommes bienheureux font nourris; elle fort d'eux, & elle y entre: elle les pénetre, & s'incorpore a eux, comme les aliments s'incorporent a nous ; ils la voient, ils la fentent, ils la refpirent; elle fait naitre en eux une fource intariflable de paix & de joie : ils font piongés dans eet abyme de délices comme les poifibns dans la mer; ils ne veulent plus rien : ils ont tout fans rien avoir; car le goüt de lumiere pure appaife la faim de leur cceur. Tous leurs defirs font raifafiés, & leur plénitude les éleve au-deftiis de (a) C'eft dans les Livres faints que M. de Cambray a puifé ces nobles idees qui expriment fi bien le bonheur des juftes. 11 ne faut pas être furpris fi Ia defcription l'emporre fur celles des Poëtes Grecs Sc Latins. L'Ecriture offre, a qui 1'entend, les modeles les plus achevés de poéfie & d'éloquence. Les Grecs ne font point inventeurs de ces Arts. Ils n'ont fais que donner des regies qui ne formeront jamais ai Poëtes » ni Orateurs,  L I V R E XIX. 115 Tout ce que les hommes vuides & affamés cherchent fur la terre : toutes les délices qui les environnent ne leur font rien , paree que le comble de leur félicité, qui vient du dedans, ne leur laiffe aucun fentiment pour tout ce qu'ils voient de dehcieux au-dehors : ils font tels que les Dieux, qui, raffafiés de neftar & d'ambroifie, ne daigneroient pas fe nourrir de viandes groffieres qu'on leur préfenteroit k la table la plus exquife des hommes mortels Tous les maux s'enfuient loin de ces lieux tranquilles; la mort, la maladie, la pauvreté, la douleur , les regrets, les remords, les craintes, les efpérances mêmes qui coütent fouvent autant de peines que les craintes, les divifions, les dégoüts, les dépits , n'y peuvent avoir aucune entrée. Les hautes montagnes de Thrace, qui, de leurs fronts couverts de neige & de glacé depuis 1'origine du monde, fendent les nues, feroient renverfees de leurs fondements polés au centre de la terre, que les cceurs de ces hommes juftes ne pourroient pas même être émus; feulement ils ont pitié des miferes qui accablent les hommes vivants dans le monde : mais c'eft une pitié douce & paifible qui n'altere en rien leur immuable félicité. Une jeuneffe cternelle, une félicité fans fin , une gloire toute divine eft peinte fur leurs vifages; mais leur joie n'a rien de folatre ni d'indécent; c'eft une joie douce, noble, pleine de majefté : c'eft un goüt fublime de la vérité & de la vertu, qui les tranfporte; ils font fans interruption k chaque moment, dans le même faififfement de cceur oü eft une mere qui revoit fon cher fils qu'elle avoit cru mort ; &z cette joie qui échappe bientót a'lamere, ne s'enfuit jamais du cceur de ces hommes. Jamais elle ne languit un inftant, elle eft toujours nouvelle  i2Ó TÉLEMAQUË, pour eux; ils ont le tranfport de 1'ivreffe, fans eft avoir le trouble & 1'aveuglement. Ils s'entretiennent enfemble de ce qu'ils voient & de ce qu'ils goütent : ils foulent a leurs pieds les molles délices , tk les vaines grandeurs de leurs anciennes conditions qu'ils déplorent; ils repaffent avec plaifir ces triftes, mais courtes années, oii ils ont eu befoin de combattre contre eux-mêmes, & contre le torrent des hommes corrompus, pour devenir bons; ils admirent le fecours des Dieux, qui les ont conduits, comme par la main, a la vertu, au milieu de tant de périls. Je ne fais quoi de divin coule fans ceffe au travers de leurs cceurs comme un torrent de la Divinité même qui s'unit a eux ; ils voient, ils goütent qu'ils font heureux , tk fentent qu'ils le feront toujours. Ils chantent les louanges des Dieux, tk ils ne font tous enfemble qu'une feule voix, une feule penfée, un feul coeur. Une même félicité fait comme un flux tk refluX dans ces ames unies. Dans ce raviffement divin, les fiecles coulent plus rapidement que les heures parmi les mortels, tk cependant mille & mille fiecles écoulés n'ötent rien a leur félicité toujours nouvelle tk toujours entiere. Ils regnent tous enfemble , non fur des trönes que la main des hommes peut renverfer, mais en eux-mêmes avec une puiffance immuable : car ils n'ont plus befoin d'être redoutables par une puiffance empruntée d'un peuple vil tk miférable; ils ne portent plus ces vains diadêmes, dont 1'éclat cache tant de craintes & de noirs foucis. Les Dieux mêmes les ont couronnés de leurs propres mains, avec des couronnés que rien ne peut flétrir. Téïemaque, qui cherchoit fon pere, tk qui avoit efpéré de le trouver dans ces beaux lieux, fut fi  Livre XIX. 117 faifi cle ce goüt de paix & de félicité, qu'il eüt voulu y trouver Ulyffe, & qu'il s'affligeoit d'être contraint lui-même de retourner enfuite dans la lociété des mortels. C'eft ici, difoit-il, que la véritable vie fe trouve, ö£ la notre n'eft qu'une mort. Mais ce qui 1'étonnoit, c'étoit d'avoir vu tant de Rois punis dans le Tartare, & d'en voir fi peu dans les Champs Elifées; il comprit qu'ily a peu de Rois affez fermes & affez courageux pour réfifter k leur propre puiffance, & pour rejetter la flatterie de tant de gens qui excitent toutes leurs paffions. Ainfi les bons Rois font très-rares; & la plupart font fi méchants , que les Dieux ne feroient pas juftes, fi, après avoir fouffert qu'ils aient abufé de leur puiffance pendant la vie, ils ne les puniffoient après leur mort. . . , TT. ~ Téïemaque, ne voyant point fon pere Ulyffe parmi tous ces Rois, chercha du moins des yeux le divin Laërte, fon grand pere. Pendant qu'il le cherchoit inutilement, un vieillard vénérable & plein de majefté s'avan?a vers lui. Sa vieilleffe ne reffembloit point a celles des hommes que le poids des années accable fur la terre. On voyoit feulement qu'il avoit été vieux avant fa mort; c'étoit un mélange de tout ce que la vieilleffe a de gmve, avec toutes les graces de la jeuneffe; car les graces renaiffent même dans les vieillards les plus caduques, au moment oü ils font introduits dans les Champs Elifées. Cet homme s'avancoit avec empreffement, & regardoit Téïemaque avec complaifance , comme une perfonne qui lui étoit fort chere. Téïemaque, qui ne le reconnoiffoit point, étoit en peine &c en fufpens. , ; Je te pardonne , ö mon fils! lui dit ce vieillard , de ne me point reconnoitre; je fuis Aree*  128 TÊLEMAQUE. fius (a), pere de Laërte. J'avois fini mes jours üft peu avant qu'Ulyffe, mon, petit-fils , partit pour aller au fiege de Troye : alors tu étois encore urx petit enfant entre les bras de ta nourrice. Dès-lors j'avois concu de toi de grandes efpérances; elles n'ont point été trompeufes, puifque je te vois defcendu dans le Royaume de Pluton pour chercher ton pere, & que les Dieux te foutiennent dans cette entreprife. O heureux enfant.' les Dieux t'aiment, & te préparent une gloire égale a celle de ton pere! O heureux moi-même de te revoir ! Ceffe de chercher Ulyffe en ces lieux, il vit encore; il eft réfervé pour relever notre maifon dans l'ifle d'Ithaque. Laërte même, quoique lepoids des an* nées 1'ait abattu, jouit encore de la lumiere, & attend que fon fils revienne lui fermer les yeux. Ainfi les hommes paffent comme les fleurs qui s'épanouiffent le matin, & qui le foir font flétries & foulées aux pieds. Les générations des hommes s'écoulent comme les ondes d'un fleuve rapide; rien ne peut arrêter le temps qui entraïne après lui tout ce qui paroit le plus immobile. Toi-même, ö mon fils! mon cher fils I toi-même qui jouis maintenant d'une jeuneffe fi vive & fi féconde en plaifirs, fouvienstoi que ce bel age n'eft qu'une fleur qui fera prefque auffi-töt féchée qu'éclofe : tu te verras changer infenfiblement; les graces riantes, les doux plaifirs quï t'accompagnent, la force , la fanté, la joie s'évanouiront comme un beau fonge : il ne t'en reftera qu'un trifte fouvenir. La vieilleffe languiffante & en- nemie (a) L'Auteur ne laiffe rien échapper dans les anciens, donf il ne profite. On voit qu'il avoit ici en vue Ia rencontre d'Enée? avec Anchife dans les Champs Eiifées, au fixieme Livre dd 1'Enéïde,  Livre XIX. 129 nemie des plaifirs, viendra rider ton vifage, courber ton corps, affoiblir tes membres, faire tarir dans ton cceur la fource de la joie, te dégoüter du préfent, te faire craindre 1'avenir, te rendre infenfible a tout, excepté a la douleur. Ce temps te paroit éloigné. Hélas! tu te trompes , mon fils; il fe h3te, le voila qui arrivé : ce qui vient avec tant de rapidité , n'eft pas loin de toi; 8c le préfent qui s'enfuit eft déja bien loin, puifqu'il s'anéantit dans le moment que nous parions, Sc ne peut plus fe rapprocher. Ne compte donc jamais, mon fils, fur le préfent; mais foutiens-toi dans le fentier rude Si apre de la vertu, par la vue de 1'avenir. Prépare-toi, par des mceurs pures Sc par l'amour de la juftice, une place dans 1'heureux léjour de la paix. Tu reverras enfin bientót ton pere reprendre 1'autorité dans Ithaque. Tu es né pour régner après lui : mais hélas! ö mon fils, que la Royauté eft trompeufe ! Quand on la regarde de loin, on ne voit que grandeur , éclat Sc délices: mais de prés, tout eft épineux. Un particulier peut, fans déshonneur , mener une vie douce Sc obfcure. Un Roi ne peut, fans fe déshonorer, préférer une vie douce Sc oifive aux fonctions pénibles du gouvernement. II fe doit a tous les hommes qu'il gouverné , Sc il ne lui eft jamais permis d'être a lui-même. Ses moindres fautes (a) font d'une conféquence infinie, paree qu'elles caufent le malheur des peuples , Sc quelquefois pendant plufieurs fiecles. II doit réprimer 1'audace des méchants, foutenir 1'innccence, difliper la.calomnie. Ce n'eft pas affez pour lui de ne faire aucun mal, il faut qu'il faffe tous les biens poftibles dont 1'Etat (a) II ne faut point être furpris de voir revenir les mêmes traits de morale. Tout eft confacré a l'inftrufhon du Prince , & c'eft dans ce point de vue qu'il faut envifager ce Poëme, Tornt II,  530 TÉLEMAQUE. a befoin. Ce n?eft pas affez cle faire le bien pour foi-même; il faut encore empêcher tous les maux que les autres feroient, s'ils n'étoient retenus. Crains donc , mon fils, crains donc une condition fi périlleufe; arme-toi de courage contre toi-même, contre les paffions, & contre les flaneurs. En difant ces paroles, Arcéfius paroiffoit animé d'un feu divin, & montroit a Téïemaque un vifage plein de compaffion pour les maux qui accompagnent la Royauté. Quand elle eft prife, difoit-il, pour fe contenter foi-même, c'eft une monfirueufe tyrannie. Quand elle eft prife pour remplir fes devoirs, 6c pour conduire un peuple innombrable, comme un pere conduit fes enfants, c'eft une fervitude accablante qui demandé un courage 6c une patience héroïque. Auffi eft-il certain que ceux qui ont régné avec une fincere ^vertu , poffedent ici tout ce que la puiffance des Dieux peut donner pour rendre une félicité complete. Pendant qu'Arcéfius parloit de la forte, fes paroles entroient jufqu'au fond du cceur de Téïemaque ; elles s'y gravoient comme un habile ouvrier avec fon burin grave fur 1'airain les figures qu'il veut montrer aux yeux de la plus reculée poftérité. Ces fages paroles étoient comme une flamme fubtile qui pénétroit dans les entrailles du jeune Téïemaque; il fe fentoit érnu 6c embrafé : je ne fais quoi de divin fembloit fondre fon cceur au-dedans de lui. Ce qu'il portoit dans la partie la plus intime de luimême, le confumoit fecrétement; il ne pouvoit ni le contenir, ni le fupporter , ni réfifter a une fi violente impreflion, C'étoit un fentiment vif Sc délicieux , qui étoit mêlé d'un tourment capable d'arracher la vie. Enfuite Téïemaque commenca a refpirer plus li-  Livre XIX. 13* brement; il reconnut dans le vifage d'Arcéfius une grande reffemblance avec Laërte : il croyoit même fe reffcuvenir confufément d'avoir vu en Ulyffe fon pere des traits de cette même reffemblance, lorfqu'UIylfe partit pour le fiege de Troye. Ce reflbuvenir attendrit fon cceur; des larmes douces & mêlées de joie coulerent de fes yeux ; il voulut embrafler une perfonne fi chere ; plufieurs fois il 1'effaya inutilement. Cette ombre vaine échappa a fes empreffements, comme un fonge trompeur fe dérobe a 1'homme qui croit en jouir. Tantöt la bouche altérée de eet homme dormant pourfuit une eau fbgitive; tantöt fes levres s'agitent pour former des paroles que fa langue engourdie ne peut proférer; fes mains s'étendent avec efFort, & ne prennent rien. Ainii Téïemaque ne peut contenter fa tendreffe : il voit Arcéfius, il Tentend, il lui parle, il ne peut le toucher. Enfin, il lui demandé qui font ces hommes qu'il voit utour de lui. Tu veis, mon fils, lui répondit le fage vieillard, ces hommes qui ont été 1'ornement de leur fiecle, la vit 1'inconvénient attaché a cette invention. Ap-* pliquez-vous, difoit-il a tous ces peuples, a multiplier chez vous les richeffes naturelles qui. font les véritables : cultivez la terre, pour avoir une grande abondance de bied,.de vin, d'huite & de fruits. Ayez des troupeaux innombrables qui vous nourriffent de leur iait , & qui vous couvrent de leur laine : par-la vous vous mettrez, en état de. (a) L'or & 1'argent ne fatisfont par eux-mêmes ancnn" de r.os -vrais befoins , & c'eft pour cela qu'ils ne peuvent être. mis au rang des vraies richeffes : mais c'eft par ces richeffes d'imagination qu'on acquiert les véritables. Et voila ce qui. donne a ces métaux tant de crédit fur 1'efprit & fur-le eceufti des hommes. ï IV  33^ TÉLEMAQUE. ne craindre jamais la pauvreté. Plus vous aurez d'enfants, plus vous ferez riches, pourvu que vous les rendiez laborieux; car la terre eft inépuifable, & elle augmente fa fécondité a proportion du nombre de fes habitants qui ont foin de la cultiver. Elle les paie tous libéralement de leur peine, aulieu qirelle fe rend avare & ingrate pour ceux qui Ia cultivent négligemment. Attachez - vous donc principalement aux véritables richeffes qui fatisfont aux yrais befoins des hommes. Pour 1'argent monnoyé:, il ne faut en faire aucun cas, qu'autant qu'il eft néceffaire, ou pour les guerres inévitables qu'on a a foutenir au-dehors, ou pour le commerce des marchandifes néceffaires qui manque.it dans votre pays. Encore feroit-il a fouhaiter qu'on laiffat tomber le commerce a 1'égard de toutes les chofes qui ne fervent qu'a entretenir le luxe, la vanité & la molleffe. Le fage Ericthon difoit fouvent: Je crains bien , mes enfants, de vous avoir fait un préfent tunefte, en vous donnant 1'invention de la monnoie. Je prévois qu'elle excitera 1'avarice, 1'ambition , le fafte; qu'elle entretiendra une infinité d'arts pernicieux qui ne vont qu'a amollir & qu'a corrompre les mceurs; qu'elle vous dégoutera de 1'heureufe fimplicité qui fait tout le repos & toute la füreté de la vie; qu'enfin , elle vous fera méprifer Vagriculture, qui eft le fondement de la vie humaine, & la fource de tous les vrais biens. Mais les Dieux me font témoins, que j'ai eu le cceur pur en vous donnant cette invention utile en elle-même. Enfin, quand Ericthon appercut que 1'argent corrornpoit les peuples, comme il 1'avoit prévu, il fe retira de douleur fur une montagne fauvage, oü d vécut pauvre & éloigné des hommes jufques a une extréme vieilleffe, fans vouloir fe mêler du gouvernement des villes.  Livre XIX. 137 Peu cle temps après lui, on vit paroitre dans la Grece le fameux Triptoleme, a qui Cérès avoit enfeigné l'art de cultiver les terres, tk de les couvrir tous les ans d'une moiffon dorée. Ce n'eft pas que les hommes ne connuifent déja le bied, & la maniere de le multiplier en le lemant : mais ils ignoroient la perfe&ion du labourage ; & Triptoleme (a) envoyé par Cérès, vint, la charrue en main, offrir les dons de la Déeffe a tous les peuples qui auroient affez de courage pour vaincre leur pareffe naturelle, & pour s'adonner a un travail aflidu. Bientót Triptoleme apprit aux Grecs a, fendre la terre, & a la fertilifer en déchirant fon fein. Bientót les moiffonneurs ardents tk infatigables firent tomber fous leurs faucilles tranchantes tous les jannes épics qui couvroient les campagnes. Les peuples mêmes fauvages & farouches qui eouroient épars ga & la dans les forêts d'Epire & d'Etolie pour fe nourrir de glands, adoucirent leurs mceurs, & fe foumirent a des loix, quand ils eurent appris a faire croïtre des moiffons, & a fe nourrir du pain. Triptoleme fit fentir aux Grecs le plaifir qu'il y a de ne devoir fes richeffes qu'a fon travail, tk a trouver dans fon champ tout ce qu'il faut pour rendre la vie commode tk heureufe. Cette abondance fi fimple & fi innocente, qui eft attachée a 1'agriculture, les fit fouvenir des fages confeils d'Eriahon. Ils mépriferent 1'argent tk toutes les richeffes artificielles, qui ne font richeffes que par Pimagination des hommes, qui les tentent (a) C'eft lui qui enfeigna 1'agriculture aux Athéniens , & c'eft d'Athenes que eer art fe répandit dans toute la Grece. Cette tradition étoit fi conftante parmi les Grecs, que toutes les villes fe faifoient un devoir de Religion d'envoyer a Atlienes les prémices de leurs fruits.  **8 TÉLEMAQUE. de chercher les plaifirs dangereux , & qui les détournent du travail oh ils trouveroient tous les biens reelsavec des moeurs pures dans une pleine liberté. Un compnt donc qu'un champ fertile & bien eultive , eft le vrai tréfor d'une familie affez faRe pour vouloir vivre frugalement comme fes peres ont vecu. Heureux.les Grecs, s'ils étoient demeurés fermes dans ces maximes fi propres a les rendre puiffants hbres heureux, & dignes de 1'être par une fohde vertu ! Mais, hélas! ils commencent a admuer les feuffes richeffes, ils négligent peu k peu les vraies, Sc ils dégénerent de cette mervedleufe fimphcite. O mon fils.' tu régneras un jour ; a ors fouviens-toi de ramener les hommes a iagnculture, d'honorer eet art, de foulaeer ceux qui s'y apphquent, & de ne fouffrir point que les hommes yivent, ni oififs, ni occupés k des arts qui entretiennent le luxe & la molleffe. Ces deux hommes qui ont été fi fages fur la terre, font ici chens des Dieux. Remarquez, mon fils, que leur gloire furpaffe autant celle d'Achille & des autres Heros qui n'ont excellé que dans les combats, qu'un doux pnntemps eft au-deffus de 1'hyver glacé & que Ia lumiere du foleil eft plus éclatante que celle de Ja lune. Pendant qu'Arcéfius parloit de la forte, il apper. eut que Téïemaque avoit toujours les yeux arrêtes du cöté d'un petit bois de lauriers & d'un rmffeau bordéde violettes, de rofes, de lys,& de plufieurs autres fleurs odoriférantes , dont les vives couleurs reffembloient k celles d'Iris, quand elle defcend du ciel fur la terre pour annoncer k quelque mortel les ordres des Dieux. C'étoit le grand Roi Sefoftns que Téïemaque reconnut dans ce beau heu. II etoit mille fois plus majtftueux qu'il ne IV  Livre XIX. '39 voit jamais été fur fon tróne d'Egypte. Des rayons d'une lumiere douce fortoient de fes yeux , & ceux de Téïemaque en étoient éblouis. A le voir oh eut cru qu'il étoit enivré de nectar, tant 1'elprit divin l'avoit mis dans un tranfport au-deffus de la raifon humaine pour récompenfer fes vertus. Téïemaque dit a Arcéfius: Je reconnois, ö mort pere ! Séfoftris, ce grand Roi d'Egypte, que j'y ai vu, il n'y a pas long-temps. Le voila, répondit Arcéfius , & tu vois par fon exemple combien les Dieux font magnifiques a récompenfer les bons Rois. Mais il faut que tu faches que toute cette félicité n'eft rien en comparaifon de celle qui lui étoit deftinée , fi une trop grande profpérité ne lui eut fait oublier les regies de la modération 6c de la juftice. La paffion de rabaiffer 1'orgueil 6c 1'infolence des Tyriens, 1'engagea a prendre leur ville. Cette conquête lui donna le defir d'en faire d'autres; il fe laiffa féduire par la vaine gloire des Conquérants : il fubjugua, ou pour mieux dire, il ravagea toute 1'Afie. A fon retour en Egypte, il trouva que fon frere s'étoit ernparé de la Royauté, Sc avoit altéré par un gouvernement injufte les meilleures loix du pays. Ainfi fes grandes conquêtes ne fervirent qu'a troubler fon Royaume. Mais ce qui le rendit plus inexcufable, c'eft qu'il fut enivré de fa propre gloire. II fit atteler a un char les plus fuperbes d'entre les Rois qu'il avoit vaincus. Dans la fuite,' il reconnut fa faute, Sc eut honte d'avoir été fi inhumain. Tel fut le fruit de fes victoires. Voila ce que les Conquérants font contre leurs Etats, 8c contre eux-mêmes, en voulant^ ufurper ceux de leurs voifins. Voila ce qui fit déchoir un Roi, d'ailleurs ft jufte Sc fi bienfaifant; Sc c'eft ce qui diminue la gloire que les Dknix lui avoient préparée.  Mo T É L E M A Q U E. Ne vois-tu pas eet autre , ö mon fils! dont la bleffure paroit fi éclatante ? C'eft un Roi de Carie, nommé Dioclides, qui fe dévoua pour fon peuple dans une bataille; paree que POracle avoit dit que dans la guerre des Cariens & des Lyciens, la nation dont le Roi périroit, feroit viftorieufe. Confidere eet autre; c'eft un fage Légiflateur , qui ayant donné a fa nation des loix propres a les rendre bons & heureux, leur fit jurer qu'ils ne violeroient jamais aucune de fes loix pendant fon abfence. Après quoi il partit, s'exila lui-même de fa patrie ( Si l'amour de la vertu & la crainte des Dieux ne vous touchent plus, au moins foyez touchés de votre réputation & de votre intérêt. Si vous mon- trez ()•, voda ce qui touche les cceurs, voila ce qui nous at* tendrit pour lui, & nous rend fenfibles k toutes fes vertus : voila ce qui fait que nous donnerions tous nos vies pour lui. ^A peine ces difcours furent-ils finis, qu'on fe hata de parler de la néceffité de donner un Roi aux Dauniens. La plupart des Princes qui étoient {a) L'admiration qu'on a pour les vertus des Héros, n'eft qu'un hommage forcé , auquél le cceur n'a nuUe part, quand ils ne le gagnent pas par Uur bonté.  Livre XXI. 175 dans le confeil, opinoient qu'il falloit partagèr entre eux ce pays comme une terre cönquiie. On offrit k Téïemaque pour fa part la fertile contrée d'Arpi, qui porte deux fois Pan les nches dons de Cérès, les doux préfents de Bacchus , Sc les fruits toujours verds de Polivier confacré k Minerve. Cette terre , lui difoit-on , doit vous faire oublier la pauvre Ithaque avec fes cabanes Sc les rochers affreux de Dulichie, Sc les bois fauvages de Zacinthe. Ne cherchez plus ni votre pere, qui doit être péri dans les flots au Promontoire de Capharée, par la vengeance de Nauplius, & par la colere de Neptune; ni votre mere, que fes amants poffedent depuis votre départ; ni votre patrie, dont la terre n'eft point favorifée du Ciel, comme celle ■que nous vous offrons. II écoutoit patiemment ces difcours; mais les rochers de Thrace Sc de Thsffalie ne font pas plus fourds ni plus infenfibles aux plaintes des amants défefpérés, que Téïemaque 1'etoit a toutes ces offres. . , . Pour moi, répondit-il, je ne fuis touche ni de richeffes, ni de délices; qu'importe de pofféder une plus grande étendue de terre, Sc de commander a un plus grand nombre d'hommes? On n'en a que plus d'embarras Sc moins de liberté. La vie eft affez pleine de malheurs pour les hommes les plus fages & les plus modérés , fans y ajouter encore la peine de gouverner les autres hommes, indociles (a), ïnquiets, injuftes, trompeurs Sc ingrats. Quand on veut être le maïtre des hommes pour l'amour de foi-même, n'y regardant que fa propre autorite, (a) Vous n'avez point le loifir d'être Roi, fi vous n'avez point le loifir de m'entendre, dit a Phillppe uns temroï «ü« ce Prince refufoit d'éïouter.  176 TÉLEMAQUE. fes plaifirs tk fa gloire, on eft impie, on eft tyran, on eft le fléau du genre humain. Quand au contraire on ne veut gouverner les hommes que felon les vraies regies pour leur propre bien, on eft moins leur maitre que leur tuteur; on n'en a que de la peine, qui eft infinie, tk on eft bien éloigné de vouloir étendre plus loin fon autorité. Le Berger qui ne mange point le troupeau, qui le défend des loups en expofant fa vie, qui veille nuit & jour pour le conduire dans les bons paturages, n'a point d'envie d'augmenter le nombre de fes moutons, tk d'enlever ceux du voifin; ce feroit augmenter fa peine. Quoique je n'aie jamais gouverné , ajoutoit Téïemaque, j'ai appris par les loix tk par les hommes fages qui les ont faites , combien il eft pénible de conduire les Villes tk les Royaumes. Je fuis donc content de ma pauvre Ithaque ; quoiqu'elle foit petite & pauvre, j'aurai affez de gloire, pourvu que j'y regne avec juftice, piété ?°n'  j84 t é l e m a q u e. feulement des fruits tk des légumes en abondance i mak encore toutes fortes de fleurs adoriférantes. La il déploroit le malheur des peuples, que 1'ambition jnfenfée d'un Roi entraïne a leur perte. La il attendoit chaque jour que les Dieux juftes, quoique patients , filfent tomber Adrafte. Plus fa profpérité croiffoit, plus il croyoit voir de prés fa chüte irrémédiable : car 1'imprudence heureufe dans fes fautes , tk la puiffance montée jufqu'au dernier excès d'autorité abfolue, font les avants-coureurs du renverfement des Rois & des Royaumes. Quand il apprit la défaite & la mort d'Adrafte , il ne témoigna aucune joie, ni de l'avoir prévue, ni d'être délivré de ce tyran; il gémit feulement par la crainte de voir les Dauniens dans la fervitude. Voila 1'homme que Téïemaque propofa pour faire régner. II y avoit déja quelque temps qu'il connoiffoit fon courage tk fa vertu; car Téïemaque , felon les confeils de Mentor, ne ceffoit de s'informer par-tout des qualités bonnes tk mauvaifes de toutes les perfonnes qui étoient dans quelque emploi confidérable, non-feulement dans les nations alliées qui fervoient en cette guerre, mais encore chez les ennemis. Son principal foin étoit de découvrir & d'examiner par-tout les hommes (o) qui avoient quelque talent, ou une vertu particuliere. Les Princes alliés eurent d'abord quelque répiw gnance a mettre Polydamas dans la Royauté. Nous avons éprouvé, difoient-ils, combien un Roi des Dauniens, quand il aime la guerre, & qu'il fait la faire, eft redoutable a fes voifins. Polydamas 00 C'eft de toutes les fciences la plus inftruflive, & peutctre la plus difficile. 11 faut encore plus de pénétration poup connoïtre les autres , que pour fe connoitre foi-même,  Livre XXI. 185 eft un grand Capitaine , & il peut nous jetter dans de grands périls. Mais Téïemaque leur répondit : Polydamas, il eft vrai, fait la guerre, mais il aime la paix ; & voila les deux chofes qu'il faut fouhaiter. Un homme qui connoit les malheurs , les dangers & les difficultés de la guerre , eft bien plus capable de 1'éviter, qu'un autre qui n'en a aucune expériënce : il a appris a goüter le bonheur d'une vie tranquille ; il a condamne les entreprifes d'Adrafte; il en a prévu les fuites funeftés. Un Prince foible & ignorant eft plus a craindre pour vous (a), qu'un homme qui connoïtra &C qui décidera tout par lui-même. Le Prince foible, ignorant & fans expériënce, ne verra que par les yeux d'un favori paffionné, ou d'un Mimftre flatteur , inquiet & ambitieux. Ainfi ce Prince aveugle s'engagera a la guerre fans la vouloir faire; vous ne pourrez jamais vous affurer de lui; car il ne pourra jamais être fur de lui-même ; il vous manquera de parole, il vous réduira bientót a cette extrêmité, qu'il faudra, ou que vous le faffiez périr, ou qu'il vous accable. N'eft-il pas plus utile, plus fur, & en même-temps plus jufte & plus noble, derépondre fidélement k la confiance des Dauniens, &: de leur donner un Roi digne de commander ? Toute l'aflemblée fut perfuadée par ces difcours; On alla propofer Polydamas aux Dauniens, qui attendoient une réponfe avec impatience. Quand ils entendirent le nom de Polydamas , ils répondirent : Nous connoiflbns bien maintenant que les Princes alliés veulent agir de bonne foi avec nous , (a) Un Prince qui a de la fermeté, n'a que fes feuls défauts. Le Prince foible réunit les défauts de tous ceux qua Is conduifent,  iS6 TÉLEMAQUE, Sc faire une paix éternelle, puifqu'ils nous veu* lent donner pour Roi un homme fi vertueux, 8c fi capable de nous gouvernei. Si on nous eut pro? pofé un homme lache , efféminé Sc mal inftruit , nous aurions cru qu'on ne cherchoit qu'a nous abattre, tk qu'a corrompre la forme de notre gouvernement; nous aurions confervé en fecret un vif reffentiment d'une conduite fi vive 8c fi artificieufe : mais le choix de Polydamas nous montre une véritable candeur. Les alliés fans doute n'attendent rien de nous que de jufte 8c de noble, puifqu'ils nous accordent un Roi qui eft incapable de faire rien contre la liberté tk la gloire de notre nation. Auffi pouvons-nous protefter a la face des juftes Dieux, que las fleuves remonteront vers leurs fources, avant que nous ceffions d'aimer des Rois fi bienfaifants. Puiffent fe reffouvenir nos derniers neveux du bienfait que nous recevons aur jourd'hui, 8c renouveller de génération en génération la paix de 1'age d'or dans toute la cöte de ,1'Hefpériel • Téïemaque leur propofa enfuite de donner a Diomede les campagnes d'Arpi, pour y fonder une Colonie. Ce nouveau peuple, leur difoit-il, vous devra fon établiffement dans un pays que vous n'occupez point. Souvenez-vous que tous les hommes doivent s'entr'aimer ; que la terre eft trop vafte pour eux, qu'il faut bien avoir des voifins , 8c qu'il vaut niieux en avoir qui vous foient obligés de leur établiffement. Soyez touchés du malheur d'un Roi qui ne peut retourner dans fon pays. Polydamas 8c lui, étant unis enfemble par les liens de la juftice tk de la vertu, qui font les feuls durables, vous entretiendront dans une paix profonde, 8c vous rendront redoutables a tous les  Livre XXI. t&7 peuples voifins qui penferoient k s'agrandir. Vous voyez, ö Dauniens! que nous avons donné a votre terre un Roi capable d'en élever la gloire jufqu'au ciel. Donnez auffi, puifque nous vous le demandons, une terre qui vous eft inutile, a un Roi qui eft digne de toutes fortes de fecours. Les Dauniens répondirent qu'ils ne pouvoient rien refufer a Téïemaque, puifque c'étoit lui qw leur avoit procuré Polydamas pour Roi. Auffi-tot ils partirent pour 1'aller chercher dans fon déiert, & pour le faire régner fur eux. Avant que de partir, ils donherent les fertiles plaines d'Arpi k Diomede, pour y fonder un nouveau Royaume. Les alliés en furent ravis, paree que cette Colonie des Grecs pourroit fecourir puiffamment le parti des alliés, fi jamais les Dauniens vouloient renouveller les ufurpations dont Adrafte avoit donné le mauvais exemple. Tous les Princes ne fongerent qu'a fe feparer. Téïemaque, les larmes aux yeux, partit avec fa troupe, après avoir embraffé tendrement le vadlant Diomede, le fage & inconfolable Neftor, & le fameux Philoftete, digne héritier des fleches d'Hercule. Fin du Livre vingt-mlem^  i88, TÊLEMAQUE. (a) Le changement n'étonne point le Lefteur, qui fait que Minerve préfidoit a ce grand ouvrage. L'Auteur ne fait ja-> rnais tntrer le merVeiiieux aux déperis du vrajfemblable. LIVRE VINGT-DEUXIEME. SOMMAIRE. Téïemaque, arrivant d Salente, ejl furpris de voir la campagne Ji bien cultivée, & de trouver fi peu de magnificence dans la ville. Mentbr lui explique les raifons de ce changement, lui fait remarquer les défauts qui empêchent d'ordinaire un Etat dejleurir^ & lm propofe pour modele , la conduite & le gouvernement d'Idoménée. Téïemaque ouvre enfuite fon ctzur d Mentor, fur fon inclination d'époufer Antiope, fille de ce Roi. Mentor en loue avec lui les bonnes qualités, l'afjure que les Dieux la lui deftinent: mais que préfentement il ne doit fonger qua partir pour Ithaque, & qua délivrer Pénelope des pourfuites de fes prétendants. L E jeune fils d'Ulyffe brüloir d'impatience de retrouver Mentor k Salente, & de s'embarquer avec lui pour revoir Ithaque, oü il efpéfoit que fon pere feroit arrivé. Quand il s'approcha de Salente , il fut bien étonné de voir toute la campagne des environs, qu'il avoit laiffée prefque inculte & déferte, cultivée comme un jardin, & pleine d'ouvriers diligents; il reconnut 1'ouvrage 6c la fageffe de Mentor (a). Enfuite entrant dans la ville,  LtV. 22. TeUmaqiu arrivcnü a SalcaUe trouve le luxe de li TSLt > reSrmé et la Campagne Keaadlivee .   Livre XXII. 189 il remarqua qu'il y avoit moins d'artifans pour les délices de la vie, & beaucoup moins de magnificence. Téïemaque en fut choqué ; car il aimoit naturellement toutes les chofes qui ont de 1'éciat & de la politefte : mais d'autres penfées occuperent auffi-töt fon efprit. II vit de loin venir k hu Idoménée avec Mentor. Auffi-töt fon cceur fut emu de joie & de tendreffe : malgré tous les fucces qu'il avoit eus dans la guerre contre Adrafte, ïl craignoit què Mentor ne fut pas content de lm; &c k me'ure qu'il s'avancoit, il cherchoit dans les yeux de Mentor, pour voir sll n'avoit rien a fe reprocher. D'abord Idoménée embrafta Téïemaque comme fon propre fils; enfaiie Téïemaque fe jetta au cou de Mentor, & 1'arrofa de fes larmes. Mentor lui dit : Je fuis content de vous : vous avez fait de grandes fautes, mais elles vous ont fervi k vous connoïtre, & a vous dérier de vous-même. Souvent on tire plus de fruit de fes fautes, que de fes belles adions. Les grandes aftions enflent le cceur, & infpirent une pré■ Elle fait tout ce qui vous eft arrivé d'heureux dans la guerre; elle n'ignore ni votre naiffance, ni vos aventures, ni tout ce que les Dieux ont mis en vous ■ e'eft cequi la rend fi modefte & fi réfervée. Allonsj Téïemaque, allonS vers Ithaque; il ne me refte plus qu'a vous faire trouver votre pere, ck qu'a vous mettre en état d'obtenir une époufe digne de 1'age d'or. Fiit-elle bergère dans la froide Algide, au-heu qu'elle eft fille d'un Roi de Salente, vous ferez trop heureux de la pofféder. Fin du Livre vingt-deux'mne*   Ztt'. 23 Orttpf'par Tar-ditu regatta Jfahnej' Teknuujue dans une porde de eliasse, dêlïvre JjitwpeJ? dim Saiuf lier, dont li lui presente la, haa^e <  Livre XXIII. 105 LIVRE VINGT-TROISIEME. S O M M A I R E. Idoménée, craignant le dépurt de fes deux Hótes, propofe d Mentor plufeurs affaires embarraffantes, l'affurant qu il ne les poU'ra régler fans fon fecours. Mentor lui explique comment il doit fe comporter , & tient ferme pour remmener Téïemaque, Idoménée ejfaie encore de les rctenir, en excitant la paffion de ce dernier pour Antiope. 11 les engage dans une , partie de chaffe, ou il veut que fa file fe trouve. Elle y feroit déchirée par un fanglier, fans Téle- > maqiit. qui la fxuve. Il fent enfuite beaucoup de répugnance d la quitter, & d prendre congé du Roi fon pere. Mais étant encourage par Mentor, il furmonte fa peine, & s'embarque pour fa patrie, Idoménée, qui craignoit le départ de Téïemaque & de Mentor, ne iongeoit qu'a le retarder. II repréfenta a Mentor qu'il ne pouvoit régler fans lui un différend qui s'étoit élevé entre Diophanes , Prêtre de Jupiter Confervateur , 8c Héliodore, Prêtre d'Apollon, fur les préfages qu'on tire du vol des oifeaux & des entrailles des victimes. Pourquoi, lui dit Mentor, vous mêleriez-vous des chofes facrées ? laiffez-en la décifion aux Etruriens , qui ont la tradition des plus anciens Oracles, & qui font infpirés pour être les Interpretes des Dieux. Employez feulement votre autorité a étoufFer ces  2o6 T É L E M A Q U E, difputes dès leur naiffance. Ne montrez ni partita* lité , ni prévention : contentez-vous d'appuyer la décifion quand elle fera faite. Souvenez-vous qu'un Roi doit être foumis a la Religion , & qu'il ne doit jamais entreprendre de la régler (a). La Religion vient des Dieux, elle eft au-deffus des Rois. Si les Rois fe mêlent de la Religion, au-lieu de la protéger, ils Ia mettent en fervitude. Les Rois font fi puiffants, & les autres hommes font fi foibles, que tout fera en péril d'être altéré au gré des Rois, fi on les fait entrer dans les queftions qui regardent les chofes facrées. LaifTez donc en pleine liberté la décifion aux amis des Dieux , Sc bornezvous a réprimer ceux qui n'obéiroient pas a leur jugement , quand il aura été prononcé. Enfuite Idoménée fe plaignit de Pembarras ou il étoit, fur un grand nombre de procés entre divers particuliers , qu'on le preffoit de juger. Décidez, lui répondit Mentor, toutes les queftions nouvelles qui vont a établir des maximes générales de Jurifprudence, Sc a interpréter les Loix : mais ne -vous chargez jamais de juger les caufes particulieres ; elles viendroient toutes en foule vous affiéger. Vous feriez 1'unique Juge de votre peuple. Tous les autres Juges qui font fous vous, deviendroient inutiles : vous feriez accablé; Sc les petites affaires vous déroberoient aux grandes, fans que vous puifliez fufEre a régler le détail des petites. Gardez-vous donc bien de vous jetter dans cet embarras : renvoyez les affaires des particuliers aux (a) II n'eft point de perfonnage plus étranger a un Prince que celui de Do&eur. Les Portugais' augurerent mal du regne de Sébaftien-r quand ils virent ce jeune Prince argumenter avec force a toutes les thefes qu'on foutenoit a Lisbonne > & mettre fa gloire a primer dans de tels combats.  Livre XXIII. aoy Juges ordinaires. Ne faites que ce que nul autre ne peut faire pour vous foulager ; vous ferez alors les véritables fon&ions de Roi. On ttie preffe encore, difoit Idoménée , de faire certains mariages. Les perfonnes d'une naiffance didinguée qui m'ont fuivi dans toutes les guerres, & qui ont perdu de très-grands biens en me fervant, voudroient trouver une efpece de récompenfe , en époufant certaines filles riches : je n'ai qu'un mot a dire pour leur procurer ces établiffements. II eft vrai, répondoit Mentor, qu'il ne vous en coüteroit qu'un mot : mais ce mot lui-même vous coüteroit trop cher. Voudriez-Vous öter aux peres & aux meres la liberté Sc la confolation de choifir leurs gendres, & par conféquent leurs héritiers ? Ce feroit mettre toutes les families dans le plus rigoureux efclavage. Vous vous rendriez refponfable de tous les malheurs domeftiques de vos citoyens. Les mariages ont affez d'épines, fans leur donner encore cette amertume. Si vous avez des ferviteurs fideles a récompenfer (a), donnez-Ieur des terres incultes , ajoutez-y des rangs & des honneurs proportionnés a leur condition & a leurs fervices. Ajoutez-y, s'il le faut, quelque argent pris par vos épargnes fur les fonds deftinés a votre dépenfe : mais ne payez jamais vos dettes, en facrifiant les filles riches malgré leur parente. Idoménée paffa bientót de cette queftion a une autre. Les Sibarites, difoit-il, fe plaignent de ce que nous avons ufurpé des terres qui leur appartiennent, & de ce que nous les avons données comme des champs a défricher aux étrangers que (a) Un Prince qui eft libéral aux dépens d'autrui, fe rend odieux par fes bienfaits.  io8 TÉLEMAQÜËé nous avons attirés depuis peu ici. Céderai-je 4 ces peuples? Si je le fais , chacun cfoira qu'il n'a qu'a former des prétentions fur nous. II n'eft pas jufte, répondit Mentor, de croire les Sibarites dans leur propre caufe : mais il n'eft pas jufte auffi de vous croire dans la votre. Qui croirons-nous donc, repartit Idoménée? II ne faut croire, pourf uivit Mentor, aucune des deux parties: mais il faut prendre pour arbitre un peuple voifin, qui ne foit fufpecf d'aucun cöté. Tels font les Sipentiens : ils n'ont aucun intérêt contraire aux vötres. Mais fuis-je obligé, répondit Idoménée, a croire quelque arbitre ? Ne fuis-je pas un Roi ? Un Souverain eft-il obligé a fe foumettre a des étrangers fur 1'étendue de fa domination ? Mentor reprit ainfi le difcours : Puilque vous voulez tenir ferme, il faut que vous jugiez que votre droit eft bon. D'un autre cöté, les Sibarites ne relachent rien; ils fouriennent que leur droit eft certain. Dans cette "oppolition de fentiments, il faut qu'un arbitre choili par les parties vous accommode , ou que le fort des armes décide. II n'y a point de milieu : fi vous entriez dans une République oü il n'y eut ni Magiftrats, ni Juges, & ou chaque familie fe crüt en droit de faire juftice a elle-même par violence fur toutes fes prétentions contre fes voifins, vous déploreriez (a) le malheur d'une telle nation, & vous auriez horreur de cet affreux défordre, oü toutes les families s'armeroient les unes contre les autres, Croyez- (it a lentir , le nut dans une jufte défianee de lui-même. Mentor redoubla fes loins pour lui infpirer un defir irnpatient de s'en retourner a Ithaque; il preffa Idomenee de le laiffer partir ; le vaiffeau étoit déja pret. Ainli Mentor qui régloit tous les moments, de la vie de Téïemaque, pour 1'élever a la plus haute gloire, ne 1'arrêtoit en chaque lieu, quautant quil le falloit pour exercèr fa vertu, Sc pour hu faire acquérir de 1'expérience. Mentor avoit eu loin de faire préparer le vaiffeau dès 1'amvée de Telemaqw : mais idoménée, qui avoit eu beaucoup de répugnance a le voir préparen, tomba dans une irifteffe mortelle 6c dans une défolation k faire pitié, lorfqu'il vit que fes deuxhötes, dont il ayojt tiré tant de fecours, alloient 1'abanoonner. 11 ie renfermoit dans les lieux les plus fecrets de ia maifon. La il foulageoit fon cceur , en poufiant des gémiifements, 6c en verfant des larmes; il ou- W L« ™«urs du fiecle s'accordent fi peu avec la retenue d'Antiope , qu'on trouvera lans doute quelque chofe de fauvage dans fon caraflere. Mais 1'Auteur etou perfuade qu une jeune perfonne n'eft vertueufc qu.'autant qu elle cravnt d expofer fa vertu, ... O ilj  3Ï4 TÉLEMAQUE. blioit le fob de fe nourrir. Le fommeil n'adonciffoit plus fes cuifantes peines; il fe defféchoit, il le confumoit par fes inquiétudes. Semblable a un grand arbre qui couvre la terre de 1'ombre cle fes rameaux épais, & dont un ver commence a ronger la tige dans les canaux déliés oii la feve coule pour fa nourriture; cet arbre que les vents n'ont jamais ébranlé , que la terre féconde fe plak a nourrir dans fon fein , & que la hache du laboureur a toujours refpeöé, ne laiffe pas de laneuir ians qu on puiffe découvrir la caufe de fon mal II fe fletnt, il fe dépouille de fes feuilles qui font ia gloire; il ne montre plus qu'un tronc couvert dune ecorce entr'ouverte, & des branches feches. Iel parut Idoménée dans fa douleur. Téïemaque attendri n'ofoit lui parler; il craignoit le jour du départ, il cherchoit des prétextes pour le retarder; & il feroit demeuré lone-temos dans cette incertitude, fi Mentor ne lui eut dit' • Je fuis bien-siie de vous voir fi changé ; vous etiez ne dur & hautain; votre cceur ne fe laiffoit toucher que de vos commodités & de vos intéréts : mais vous êtes enfin devenu homme & vous commencez par 1'expérience de vos maux a compatir a ceux des autres. Sans cette compaffion, on n'a ni bonté, ni vertu, ni capacité Pour gouverner les hommes : mais il ne faut p?s ia pouffer trop loin, ni tomber dans une amitié ioible. Je parlerois volontiers k Idoménée pour ie faire confentir k votre départ, & je vous épargnerois 1'embarras d'une converfation fi facheufe ; mais je ne veux point que la mauvaife honte oc la timidité dominent votre cceur. II faut que vous vous accoutumiez k mêler le courage & la iermete, avec une amitié tendre 6< fenfible, U  Livre XXIII. faut craindre d'aftliger les hommes fans néceffité ; il faut entrer dans leurs peines , quand on ne peut éviter de leur en faire, & adoucir le plus qu on. peut, le coup qu'il eft impoffible cle leur eparener entiérement. C'eft pour chercher cet adoudflement, répondit Téïemaque que j'aimerois mieux qu'Idoménée apprit notre depart par vous que par moi. Mentor lui dit auffi-töt : Vous vous trompa, mon cher Téïemaque; vous êtes né comme les enfants des Rois, nourris dans la pourpre,. qiu veulent que tout fe faffe k leur mode, & que toute la nature obéiffe a leurs volontés, mais qui nont pas la force de réfifter a perfonne en face. Ce n'eft pas qu'ils fe foucient des hommes, ni quils craignent par bonté de les affliger; mais c'eft pour leur propre commodité. Ils ne veulent point voir autour d'eux des vifages triftes & mécontents. Les peines & les miferes des hommes ne les toucnent point, pourvu qu'elles ne foient pas fous leurs veux ; s'ils en entendent parler, ce difcours les importune & les attrifte. Pour leur plaire , d faut toujours leur dire que tout va bien; & pendant qu'ils font dans leurs plaifirs, ils ne veulent rien voir ni entendre qui puiffe- interrompre leur joie. Faut-il reprendre, corriger , détromper quelquun, réfifter aux prétentions & aux paffions injuftes d'un homme importun? ils en donnent toujours la commiffion k une autre perfonne, plutot que de parler eux - mêmes avec une douce fermete. Dans ces occafions., ils fe laifferoient plutot arracher les graces les plus injuftes ; ils gatercient les affaires les plus importantes, faute de lavon; decider contre le fentiment de ceux avec qui üs oat a faire tous les jours. Cette foibleffe qu on (ent O iv  iïó TÉLEMAQUE. en eux, fait que chacun ne fonge qu'a s'en prévaloir. On les preffe, on les importune, on les accable, Sc on réufïit en les accablant. D'abord on les flatte, & on les encenfe pour s'infinuer; mais dès qu'on eft dans leur confiance, Sc qu'on eft auprès d'eux dans les emplois de quelque autorité, on les mene loin, on leur impofe le joug; ils en gémiflent, ils veulent fouvent le fecouer, mais ds le portent toute leur vie. Ils font jaloux de ne paroïtre point gouvernés, & ils le font toujours: ds ne peuvent même fe paffer de 1'être; car ils font femblables a ces foibles tiges de vignes, qui n'ayant par elles-mêmes aucun foutien, rampent tonjours autour du tronc de quelque arbre. Je ne fouffrirai point, ö Téïemaque.' que vous. tombiez dans ce défaut , qui rend un homme imbécille pour le gouvernement. Vous qui êtes tendre jufqu'a n'ofer parler a Idoménée, vous ne ferez plus touché de fes peines, dès que vous ferez lorti de Salente. Ce n'eft point fa douleur qui vous attendrit, c'eft fa préfence qui vous embarraffe. Allez, parlez vous-même a Idoménée; apprenez dans cette occafion a être tendre Sc ferme tout enfemble : montrez-ltii votre douleur de le quitter; mais montrez-lui auffi d'un ton décifif la néceffité de votre départ. Téïemaque n'ofoit ni réfifter k Mentor, ni aller trouver Idoménée; il étoit honteux de fa crainte , Sc n'avoit pas le courage de la furmonter; il héfitoit, il faifoit deux pas, Sc revenoit incontinent pour alléguer a Mentor quelque nouvelle raifon de différer : mais le feul regard de Mentor lui ötoit la parole, Sc faifoit difparoitre tous fes beaux prétextes. Eft-ce donc-la , difoit Mentor en fouriant,ce yainqueur des Dauniens»  Livre XXIII. 217 ce libérateur de la grande Hefpérie, & ce fils du lage Ulyffe, qui doit être après lui l'oracle de la Grece ? II n'ofe dire a Idoménée qu'il ne peut plus retarder fon retour dans fa patrie pour revoir fon pere. O peuple d'Ithaque! combien^ feriez - vous malheureux un jour, fi vous aviez un Roi que la mauvaife honte domine, & qui facrifie les plus grands intéréts a fes foibleffes fur les plus petites chofes? Voyez, Téïemaque, quelle différence il y a entre la valeur dans les combats & 1« courage dans les affaires ! Vous n'avez point craint les armes d'Adrafte , &c vous craignez la trifteffe d'Idoménée. Voila ce qui déshonore les Princes qui ont fait les plus grandes adrions. Après avoir paru des Héros dans la guerre, ils fe montrent les derniers des hommes dans les actions communes, oü d'autres fe foutiennent avec vigueur. Téïemaque, fentant la vérité de ces paroles, &C piqué de ce reproche, partit brufquement fans s'écouter foi-même : mais a peine commen^a-t-il a paroitre dans le lieu oü Idoménée étoit aflis, les yeux baiffés, languiffants, & abattus de trifteffe, qu'ils fe craignirent 1'un 1'autre. Ils n'ofoient fe regarder ; ils s'entendoient fans fe rien dire, & chacun craignoit que 1'autre ne rompit le filence: ils fe mirent tous deux a pleurer. Enfin, Idoménée, preffé d'un excès de douleur, s'écria : A quoi fert de rechercher la vertu, fi elle récompenfe fi mal ceux qui 1'aiment? Après m'avoir remontré ma foibleffe, on m'abandonne : hé bien, je vais retomber dans tous mes malheurs; qu'on ne me parle plus de bien gouverner; non, je ne puis le faire, je fuis las des hommes, Oü voulez-vous aller, Té-  n8 TÉLEMAQUE. lemaque? Votre pere n'eft plus, vous le cherchea inutilement, Ithaque eft en proie a vos ennemis ; ils vous feront périr fi vous y retournez. Quelqn'un d'entre eux aura époufé votre mere; demeurez ici : vous ferez mon gendre & mon héritier; vous régnerez après moi. Pendant ma vie même, vous aurez ici un pouvoir abfolu, ma confiance en vous fera fans hornes. Que fi vous êtes infenfible a tous ces avantages, du moins laiffez-moi Mentor, qui eft toute ma reffource. Parlez, répondezmoi , n'endurciffez point votre coeur, ayez pitié du plus malheureux de tous les hommes. Q oi ! vous ne dites rien ? Ah ! je comprends combien les Dieux me font cruels; je le fens encore plus rigoureufement qu'en Crete, lorfque je per?ai mon propre fils. Enfin, Téïemaque lui répondit d'une voix troublée & timide : Je ne fuis point a moi, les deftinées me rappellent dans ma patrie. Mentor, qui a la fageffe des Dieux , m'ordonne en leur nom de partir : que voulez-vous que je fafte ? Renoncerai-je a mon pere , a ma mere , a ma patrie, qui me doit être encore plus chere qu'eux ? Etant né pour etre Roi, je ne fuis point deftiné a une vie douce & tranquille, ni a fuivre mis inclinations. Votre Royaume eft plus riche & plus puiffant que celui de mon pere : mais je dois préférer ce que les Dieux me deftinent, a ce que vous avez la bonté de m'offrir. Je me croirois heureux fi j'avois Antiope pour époufe fans efpérance de votre Royaume : mais pour m'en rendre digne, il faut que j'aille oii mes devoirs m'appellent, &c que ce foit mon pere qui vous la demandé pour moi, Ne m'avcz-vous pas promis de me renvoyer  Livre XXIII. 119 a Ithaque ? N'eft-ce pas fur cette promeffe que j'ai combattu pour vous contre Adrafte avec les Alliés ? II eft temps que je fonge a réparer mes malheurs domeftiques. Les Dieux qui m'ont donné a Mentor, ont auffi donné Mentor au fils d'Ulyffe pour lui faire remplir fes deftinées. Voulez-vous que je perde Mentor après avoir perdu tout le refte ? Je n'ai plus ni bien, ni retraite, ni pere, ni mere, ni patrie affurée : il ne me refte qu'un homme fage ck vertueux , qui eft le plus précieux: don de Jupiter. Jugez vous-même fi je puis y renoncer, ck confentir qu'il m'abandonne. Non, je mourrois plutöt; arrachez-moi la vie, la vie n'eft rien : mais ne m'arrachez pas Mentor. A mefure que Téïemaque parloit, fa voix devenoit plus forte, ck fa timidité difparoiffoit. Idoménée ne favoit que répondre, ck ne pouvoit demeurer d'accord de ce que le hls d'Ulyffe lui difoit. Lorfqu'il ne pouvoit plus parler, du moins il tachoit par fes regards ek par fes geftes, de faire pitié. Dans ce moment, il vit paroitre Mentor , qui lui dit ces graves paroles : Ne vous affligez point : nous vous quittons; mais la fageffe qui préfide aux confeils des Dieux , demeurera fur vous; croyez feulement que vous êtes trop heureux que Jupiter nöus ait envoyés ici pour fauver votre Royaume , ck pour vous ramener de vos égarements. Philoclès, que nous vous avons rendu , vous fervira fidélement. La crainte des Dieux , le goüt de la vertu , l'amour des peuples, la compaffion pour les miférables, feront toujours dans fon cceur. Ecoutez-le, fervez-vous de lui avec confiance ck fans jaloufie. Le plus grand fervice que vous puiffiez en tirer, eft de 1'obli-  2ïo TÉLEMAQUE. ger a vous dire tous vos défauts fans adouciffement. Voilé en quoi confifte le plus grand courage d'un bon Roi, que de chercher de vrais amis qui lui faffent remarquer fes fautes. Pourvu que vous ayez ce courage, notre abfence ne vous nuira point, & vous vivrez heureux : mais fi la flatterie qui fe gliffe comme un ferpent, retrouve un chemin jufqu'a votre cceur pour vous m.ttre en défianee contre les confeils défintéreflés, vous êtes perdu. Ne vous lailfez point ahattré a la douleur; mais eftbrcez-vous de fuivre la vertu. J'ai d;t a Philoclès tout ce qu'il doit faire pour vous foulager, & pour n'abufer jamais de votre confiance; je puis vous répondre de lui : les Dieux vous 1'ont donné comme ils m'ont donné a Téïemaque; chacun doit fuivre courageufement fa deftinée, il eft inutile de s'affliger. Si jamais vous avez befoin de mon fecours, après que j'aurai rendu Téïemaque a fon pere tk. a fon pays , je reviendrai vous voir. Que pourrois-je faire qui me donnat un plaifir plus fenfible ? Je ne cherche ni biens , ni autorité fur la terre; je ne veux qu'aider ceux qui cherchent la juftice & la vertu. Pourrois-je jamais oublier la confiance de 1'amitié que vous m'avez témoignée ? A ces mots, Idoménée fut tout-a-coup changé; il fentit fon cceur appaifé, comme Neptune de ion trident appaife les flots en courroux & les plus noires tempêtes : il reftoit feulem°nt en lui une douleur douce & paifible; c'étoit plutöt une trifteffe tk un fentiment tendre, qu'une vive douleur. Le courage, la confiance, la vertu, 1'efpérance du fecours des Dieux commencerent a renaitre audedans de lui.  Livre XXIII. xn Hé bien, dit-il, mon cher Mentor, il faut donc tout perdre, & ne fe point décourager! Du moins fouvenez-vous d'Idoménée , quand vous ferez arrivé a Ithaque, oü votre fageffe vous combiera de profpérité. N'oubliez pas que Salente fut votre ouvrage, & que vous y avez laiffe un Roi malheureux, qui n'efpere qu'en vous. Allez, digne fils d'Ulyffe, je ne vous retiens plus; je n'ai garde de réfifter aux Dieux qui m'avoien; prete un fi grand tréfor. Alle? auffi, Mentor , le plus grand & le plus fage de tous les hommes, (fi toutefois Phumanite peut faire ce que j'ai vu en vous, & fi vous n'eïes point une Divinité fous une forme empruntee pour inftruireles hommes foibles & ignorants;) allez, conduifez le fils d'Ulyffe, plus heureux de vous avoir, que d'être le vainqueur d'Adrafte. Albz tous deux, je n'ofe plus parler, pardonnez mes foupirs. Allez, vivez , foyez heureux enfemble ; il ne me refte plus rien au monde, que le fouvenir de vous avoir poffédés ici. O beaux jours, trop heureux jours, jours dont je n'ai pas connu affez le prix ! jours trop rapidement ecoules! vous ne reviendrez jamais, jamais mes yeux ne reverront ce qu'ils voient. Mentor piit ce moment pour le depart; il embraffa Philoclès qui 1'arrofa de fes larmts fans pouvoir parler. Téïemaque voulut prendre Mentor par la main pour fe retuer de celles d'Idoménée : mais Idoménée, prenant le chemin du port, fe nut entre Mentor & Téïemaque; il les legardoit , il gemiffoit , il commencoit des paroles entrecoupees, & n'en pouvoit achever aucune. Cependant on entend des cris con^us fur le rivage couvert de matelots : on tend les cordages,  i" TÉLEMAQUE. on leve les voiles; le vent favorable fe leve Téïemaque & Mentor, les larmes aux yeux, prennent congé du Roi, qui les tient long-temps ferres entre fes bras, & qui les fuit des yeu£ auffi lom quil peut. Tin du Liyrt yingt-t/oijïemc*   lm. 24 Te/erriaaice arrivé alluque etrctrtnwe Ulisse sim pere ckex, & fidele Eumee .  Livre XXIV. 123 LIVRE VIN GT-QU ATRIE M E. SOMMAIRE. Pendant leur ndvigation, Téïemaque fe fait expliquer var Mentor plufieurs difficuités fur la mamere de bien gouverner les peuples ; entre autres celle de connoïtre les hommes, pour 'n'employer que les bons, & n'être point trompé par les mauvais. Sur la fin de leur entretien, le calme de la mer les oblige a reldcher dans une ifle , oü Ulyffe venoit d'aborder. Téïemaque l'y voit, & lui parle fans le reconnoare; mais après l'avoir vu embarquer, ilfent un trouble fecret, dont il ne peul concevoir la caufe. Mentor la lui explique, le confole, l'affure quil rejoindra bientót fin pere, & éprouve fa pi été & fa patience, en retardant fon départ pour faire un facrifice a Minerve. Enfin, la Déeffe Minerve, cachée fous la. figure de Mentor, reprend fafofme, & fe fait con^ noitre. Elle donne d Téïemaque fes derriieres inftruclions, & difparoit. Après quoi Téïemaque arrivé a Ithaque, & rttrouve Ulyffe fon pere che'i lè ' fidele E'umée. Déja les voiles s'enflent, on leve les ancres, la terre femble s'enfuir , tk le Pilote expérimenté appercoit de loin les montagnes cle Leucate, dont la tere fe cache dans un tourbillon de frimats glacés , tk les monts Acrccérauniens, qui montrent  "4 TÉLEMAQUE. encore un front orgueilleux au ciel, après avoif été fi fouvent écrafés par la foudre. Pendant cette navigation,' Téïemaque difoit k Mentor : Je crois maintenant concevoir les maximes du gouvernement que vous m'avez expliquées. D'abord elles me paroiffoient comme un fonce; mais peu a peu elles fe démêlent dans mon efpnt, & s'y préfentent clairement, comme tous les objets paroiffent fombres le matin aux premières hieurs de 1'aurore; mais qui enfuite femblent fortir comme d'un cahos, quand la lumiere qui crcit infenfiblement, les diftingue, tk leur rend, pour amfi dire , leurs figures tk leurs couleurs naturelles. Je fiiis très-perfuadé que le point effentiel du gouvernement eft de bien dilcerner les différents caraöeres d'efprit, pour les choifir tk les appliquer felon leurs talents: mais il me refte a favoir comment on peut fe connoïtre en hommes. Alors Mentor lui répondit: II faut étudier les hommes, pour les connoïtre; tk pour les connoïtre, il en faut voir & traiter avec eux (a). Les Rois doivent converfer avec leurs fujets, les faire parler , les confulter , les éprouver par de petits emplois, dont ils leur faffent rendre compte, pour voir s'ils font capables des plus hautes fonaions. Comment eft-ce, mon cher Téïemaque, que vous avez appris a Ithaque a vous connoïtre en chevaux ? C'eft a force d'en voir, & de remarquer leurs défauts & leurs perfecf ions avec des gens expéiïmen- tés.. (a) Que penfer de ces Princes orientaux , qui, pour fe rendre plus refpeaables, s'emprifonnent en quelque maniere dans leurs palais, d'oü ils ne fortent que pour recevoir une efpece d'adoration! Veulent i!s être les idoles plutöt que les Hots de leurs peuples?  Livre XXIV. 2.25 tes. Tout de même, parlez fouvent des bonnes & des mauvaifes qualités des hommes, avec d'autres hommes fages 6c vertueux, qui aient long-temps étudié leurs caracteres; vous apprendrez infenfiblement comment ils font faits, 6c ce qu'il eft permis d'en attendre. Qui eft-ce qui vous a appris a connoïtre les bons 6c les mauvais Poëtes ? C'eft la fréquente lefture , & la réflexion avec des gens qui avoient le goüt de la poéfie. Qui eft-ce qui vous a acquis le difcernement fur la mufique ? C'eft la même application a obferver les bons muficiens. Comment peut-on efpérer de bien gouverner les hommes, fi on ne les connoit pas ? 6c comment les connoitra-t-on, fi l'on ne vit pas avec eux ? Ce n'eft pas vivre avec eux, que de les voir en public , oü l'on ne dit, de part Sc d'autre, que des chofes indifférentes 6c préparées avec art : il eft queftion de les voir en particulier, de tirer du fond de leur coeur toutes les reffources fecretes qui y font, de les tater de tous cötés, de les foulager pour découvrir leurs maximes. Mais pour bien juger des hommes, il faut commencer par favoir ce qu'ils doivent être; il faut favoir ce que c'eft que le vrai 6c le folide mérite , pour difcerner ceux qui en ont, d'avec ceux qui n'en ont pas. On ne ceffe de parler de vertu 6c de mérite, fans favoir ce que c'eft précifément que le mérite 6c la vertu. Ce ne font que des beaux noms, que des termes vagues pour la plupart des hommes, qui fe font honneur d'en parler a toute heure. II faut avoir des principes certains de juftice , _ de raifon , 6c de vertu , pour connoïtre ceux qui font raifonnables 6c vertueux. II faut favoir les maximes d'un bon 6c fage gouvernement , pour connoïtre les hommes qui les ont, & ceux qui s'en éloignent Tonic II. P  Uë TÉLEMAQU E, par une fauffe fubtilité : en un mot, pour me^ furer plufieurs corps , il faut avoir une mefure fixe; pour juger, il faut avoir tout de même des principes conftants, auxquels tous nos jugements fe réduifent. II faut favoir précifément quel eft le but de la vie humaine, ck quelle fin on doit fe propofer en gouvernant les hommes : ce but -unique & effentiel eft de ne vouloir jamais 1'autorité & la grandeur pour foi (a); car cette recherche ambitieufe n'iroit qu'a fatisfaire un orgueil tytannique: mais on doit fe facrifier dans les peines infinies du gouvernement, pour rendre les hommes bons ck heureux; autrement on marche a tatons ck au hafard pendant toute Ia vie : on va comme tin navire en pleine mer, qui n'a point de pilote, qui ne confulte point les aftres, ck a qui toutes les cötes voifines font inconnues; il ne peut faire que naufrage. Souvent les Princes , faute de favoir en quoi confifte la vraie vertu, ne favent point ce qu'ils doivënt chercher dans les hommes : la vraie vertu a pour eux quelque chofe d'apre; elle leur paroit trop auftere ck indépendante : elle les effraie tk les aigrit : ils fe tournent vers la flatterie; dès-lors ils ne peuvent plus trouver ni de fincérité, ni de vertu; dès - lors ils courent après un vain fantöme de fauffe gloire, qui les rend indignes de la véritable. ïls s'accoutument bientót a croire qu'il n'y a point de vraie vertu fur la terre; car les bons connoiffent bien les méchants, mais les méchants ne connoiffent point les bons, ck ne peuvent pas croire (a) Le pafteur n'eft que pour les troupeaux, le maitre n'eft que pour les difciples , dit Platon ; & il en conclut que le Roi ne doit être que pour les peuples.  Livre XXIV. 227 qu'il y en ait. De tels Princes ne favent que fe défier de tout le monde également : ils fe cachent, ils fe renferment, ils font jaloux fur les moindres chofes ; ils craignent les hommes, & fe font craindre d'eux. lis fuient la lumiere, ils n'ofent paroïtre dans leur naturel; quoiqu'ils ne veuillent pas êtreconnus, ils nelaiffent pas de 1'être; car la curiofité maligne de leurs fujets pénetre & devine tout; mais ils ne connoiffent perfonne. Les gens intéreffés qui les obfedent, font ravis de les voir inacceflibles. Un Roi inacceftïble aux hommes, 1'eft auffi a la vérité. On noircit par d'infames rapports, & on écarté de hu tout ce qui pourroit lui ouvrir les yeux. Ces fortes de Rois paffent leur vie dans une grandeur fauvage & farouche, ou craignant fans ceffe d'être trompés * ils le font toujours inévitablement, & méritent de 1'être. Dès qu'on ne parle qu'a un petit nombre de gens, on s'engage a recevoir toutes leurs paffions & tous leurs préjugés. Les bons mêmes ont leurs défauts & leurs préventions. De plus, on eft h la merci des rapporteurs : nation baffe & maligne, qui fe nourrit de venin, qui empoifonne les chofes innocentes, qui groffit les petites, qui invente le mal plutöt que de ceffer de nuire, qui fe joue pour fon intérêt de la défianee & de 1'indigne curiofité d'un Prince foible & ombrageux. Connoiffez donc, ö mon cher Téïemaque! con« noiffez les hommes; examinez-les, faites-les parler les uns fur les autres, éprouvez-les peu a peu % ne vous livrez a aucun; profitez de vos expériences, lorfque vous aurez été trompé dans vos jugements ; car vous ferez trompé quelquefois : apprehez par-la a ne juger promptement de perfonne, ni en bien, ni en mal. Les méchants font trop pro-» fonds pour ne furprendre pas les bons par leurJ P ij  n8 TÉLEMAQUE. déguifements : mais vos erreurs paffées vous inftruiront très-utilement. Quand vous aurez trouvé des talents & de la vertu dans un homme, fervezvous-en avec confiance; car les honnêtes gens veulent qu'on lente leur droiture; ils aiment mieux de 1'eftime & de la confiance, que des tréfors; mais ne les gatez pas en leur donnant un pouvoir fans bornes. Tel eut été toujours vertueux, qui ne 1'eft plus, paree que fon maitre lui a donné trop d'autorité & de richeffes. Quiconque eft affez aimé des Dieux pour trouver dans tout un Royaume deux ou trois vrais amis, d'une fageffe &c d'une bonté conftante, trouve bientót par eux d'autres perfonnes qui leur reffemblent, pour remplir les places inférieures. Par les bons auxquels on fe confie , on apprend ce qu'on ne peut pas difcerner par foi-même dans les autres fujets. Mais faut-il, difoit Téïemaque, fe fervir des méchants quand ils font habiles, comme je 1'ai ouï dire tant de fois? On eft fouvent, répondit Mentor, dans la néceffité de s'en fervir. Dans une nation agitée & en défordre, on trouve fouvent des gens injuftes & artificieux qui font déja en autorité ; ils ont des emplois importants qu'on ne leur peut oter; ils ont acquis la confiance de certaines perfonnes puiffantes qu'on a befoin de ménager : il faut les ménager eux-mêmes, ces hommes fcélérats, paree qu'on les craint, & qu'ils peuvent tout bouleverfer. II faut bien s'en fervir pour un temps: mais il faut auffi avoir en vue de les rendre peu a peu inutiles. Pour la vraie &C intime confiance, gardez-vous bien de la leur donner jamais; car ils peuvent en abufer, & vous tenir enfuite malgré vous par votre fecret; chaine plus difficile a rompre que toutes les chaines de fer. Servez-vous  Lïvre XXIV. 229 d'eux pour des négociations palTageres. Traitez-les bien , engagez-les par leurs paffions mêmes a vous être fideles; car vouS ne les tiendrez que par-la; mais ne les mettez point dans vos délibérations les plus fecretes. Ayez toujours un reffort prêt, pour les remuer a votre gré; mais ne leur donnez jamais la clef de votre cceur, ni de vos affaires. Quand votre Etat devient paifible, réglé, conduit par des hommes fages & droits, dont vous êtes fur, peu a peu les méchants dont vous étiez contraint de vous fervir, deviennent inutiles (a). Alors il ne faut pas ceffer de les bien trailer ; car il n'eft jamais permis d'être ingrat, même pour les méchants : mais en les traitant bien, il faut tacher de les yendre bons. II eft néceffaire de tolérer en eux certains défauts qu'on pardonne a 1'humanité; il faut néanmoins relever peu a peu 1'autorité, & réprimer les maux qu'ils feroient ouvertement, fi on les laiffoit faire. Après tout, c'elt un mal , que le bien fe faffe par les méchants; &C quoique le mal foit fouvent inévitable, il faut tendre néanmoins peu a peu a le faire ceffer. Un Prince fage, qui ne voudra que le bon ordre & la juftice , parviendra avec le temps a fe paffer des hommes corrompus & trompeurs, il en trouvera affez de bons qui auront une habileté fuffifante. Mais ce n?eft pas affez de trouver de bons fujets dans une nation; il eft néceffaire d'en former de nouveaux. Ce doit être, répondit Téïemaque, un grand embarras. Point du tout, reprit Mentor; 1'application que vous avez è chercher les hommes hata) C'eft un des plus grands avantages de la paix ; en af-fermiflant un Prince fur fon trone, elle le met en état 'd'ufer. librement de fon fceptre : mats dans les guerres civiles, die Homere , les honneurs font pour les méchants. P iij  / 13° TÉLEMAQUE. biles & vertueux pour les élever, excite 6k anime tous ceux qui ont du talent & du courage; chacun fait des efforts. Combien y a-t-il d'hommes qui lam» guiffent dans une oifiveté obfcure, & qui deviendroient de grands hommes, fi 1'émulation ck 1'efpérance du luccès les animoit au travail ? Combien y a-t-il d'hommes que la mifere ck. 1'impuiffance de s'élever par la vertu, tentent de s'élever par le crime ? Si donc vous attachez les récompenfes ck les honneurs au génie ck a la vertu, combien de fujets fe formeront d'eux-mêmes! Mais combien en formerez-vous, en les faifant monter de degré en degré, depuis les derniers emplois jufqu'aux pre-, miers! Vous exercerez leurs talents, vous éprouverez 1'étendue de leur efprit, ck la fincérité de leur vertu. Les hommes qui parviendront aux plus hautes places, auront été nourris fous vos yeux dans les inférieures. Vous les aurez fuivis toute votre vie de degré en degré : vous jugerez d'eux , non par leurs paroles, mais par toute la fuite de leurs aérions. Pendant que Mentor raifonnoit ainfi avec Téle^ maque, ils appercurent un vaiffeau Paéacien qui avoit relaché dans une petite Ifle déferte ck fauvage , bordée de rochers affreux. En même-temps les vents fe turent, les doux zéphyrs mêmes femblerent retenir leur halelne, toute la mer devint unie comme une glacé, les voiles abattues ne pouvoient plus animer le vaiffeau; 1'effort des rameurs déja fatigués étoit inutile; il fallut aborder en cette Ifle, qui étoit plutöt un écueil qu'une terre propre a être habitée par des hommes. En un autre temps moins calme, on n'auroit pu y aborder fans un grand périL Ces Phéaciens qui attendoient le vent, ne paroif' foient pas moins impatients que les Salentins de cor-,-  • Livre XXIV. z}i tinuer leur navigation. Téïemaque s'avance vers eux fur ces rivages efcarpés. Aufli-töt il demandé au premier homme qu'il rencontre , s'il n'a poini vu Ulyffe, Roi d'Ithaque, dans la maifon du Roi Alcinoüs. Celui auquel il s'étoit adreffé par hafard, n'étoit pas Phéacien; c'étoit un étranger inconnu, qui avoit un air majeftueux, maistrifte Sc abattu: il paroiffoit rêveur, Sc k peine écouta-t-il d'abord la queftion de Téïemaque; mais enfuite il lui répondit : Ulyffe, vous ne vous trompez pas % a été recu chez le Roi Alcinoüs, comme en un lieu oü l'on craint Jupiter , Sc oü l'on exerce 1'hofpitalité :: mais il n'y eft plus, & vous 1'y chercheriez inutilement; il eft parti pour revoir Ithaque,fi les Dieux appaifés fouffrent enfin qu'il puiffe "jamais faluer fes Dieux Penates. A peine cet étranger eut prononcé trifteroent ces pa^ roles, qu'il-fe jetta dans un petit bois épais fur le haut d'un rocher, d'oü il regardoit attentivement la mer, fuyant les hommes qu'il voyoit % Sc paroiffant affligé de ne pouvoir partir. Téïemaque le regardoit fixement;. plus il le regardoit, plus il étoit ému Sc étonné. Cet inconnu,. difoit-il k Mentor, m'a répondu comme un homme qui écoute a peine ce qu'on lui dit, Sc qui eft plein d'amertume. Je plains les malheureux depuis que je le fuis, Sc je fens que mon coeur s'intéreffe pour cet homme, fans favoir pourquoi. II m'a affez mal re§u. A peine a-t-il daigné m'écouter Sc me répondre. Je ne puis ceffer néanmoins de fouhaiter la fin de fes maux. Mentor fouriant, répondit : Voila a quoi fervent les malheurs de la vie; ils rendent les Princes modérés, Sc fenfibles aux peines des autres. Quand ils n'ont jamais goüté que le doux poifon des profpérités,. ils fe croient des Dieux, ils veulent que P iv  131 TÊLEMAQUË. les montagnes s'applaniffent pour les contenter, ilscomptent pour rien les hommes, ils veulent fe jouer de la nature entiere. Quand ils entendent parler des fouffrances, ils ne favent ce que c'eft : c'eft un fonge pour eux, ils n'ont jamais vu la diftance du bien & du mal; 1'infortune feule peut leur donner de Phumanité, & changer leur cceur de rocher en un cceur humain. Alors ils fenfent qu'ils font hommes , & qu'ils doivent ménager les autres hommes qui leur reffemblent. Si un inconnu vous fait tant de pitié, paree qu'il eft comme vous errant fur ce rivage, combien devrez-vous avoir plus de compaffion pour le peuple d'Ithaque, lorfque vous le verrez un jour fouffrir ? Ce peuple que les Dieux vous auront confié comme on confie un troupeau a un berger, fera peut-être malheureux par votre ambition, ou par votre fafte, ou par votre imprudence; car les peuples ne fouffrent que par les fautes des Rois, qui devroient veiller pour les empêcher de fouffrir. Pendant que Mentor parloit ainfi, Téïemaque étoit plongé dans la trifteffe öc dans le chagrin, & il lui répondit enfin avec un peu d'émotion : Si toutes ces chofes font vraies, 1'état d'un Roi eft bien malheureux; il eft 1'efclave de tous ceux auxquels il paroit commander. II n'eft pas tant fait pour leur commander, qu'il eft fait pour eux: ilfe doit tout entier a eux, il eft chargé de tous leurs befoins, il eft 1'homme de tout le peuple & de chacun en particulier. II faut qu'il s'accommode a leurs foiblefles, qu'il les corrige en pere, qn'il les rende fages & heureux. L'autorité quil paroit avoir, n'eft pas la fienne; il ne peut rien faire ni pour fa gloire, ni pour fon plaifir; fon autorité eft celle des loix, il faut qu'il leur obéiffe pour en donner 1'exem-  Livre XXIV. 233 ple a fes fujets. A proprement parler, il n'eft que le défenfeur des loix pour les faire régner; il faut qu'il veille 6c qu'il travaille pour les maintenir : il eft 1'homme le moins libre 8c le moins tranquille de fon Royaume. C'eft un efclave qui facrifie fon repos ck fa liberté, pour la liberté ck la félicité publiques. II eft vrai, répondit Mentor, que le Roi n'eft Roi que pour avoir foin de fon peuple, comme un berger de fon troupeau, ou comme un pere de fa familie. Mais trouvez-vous, mon cher Téïemaque , qu'il feit malheureux d'avoir du bien a faire a tant de gens ? II corrige les méchants par des punitions, il encourage les bons par des récompenfes, il repréfente les Dieux en conduifant ainfi a la vertu tout le genre humain. N'a-t-il pas affez de gloire a faire garder les loix ? Celle de fe mettre au-deffus des loix eft une gloire fauffe, qui n'infpire que de 1'horreur ck du mépris : s'il eft méchant,.il ne peut être que malheureux; car il ne fauroit trouver aucune paix dans fes paffions & dans fa vanité : s'il eft bon, il doit goüter le plus pur ck le plus folide de tous les plaifirs, k travailler pour la vertu, ck a attendre des Dieux une éternelle récompenfe. Téïemaque, agité au-dedans par une peine fecrete, fembloit n'avoir jamais compris ces maximes , quoiqu'il en fut rempli, Sc qu'il les eut luimême enfeignées aux autres. Une humeur noire lui donnoit, contre fes véritables fentiments, un efprit de contradiftion 6c de fubtilité pour rejetter les vérités que Mentor expliquoit. Téïemaque oppofoit a ces raifons 1'ingratitude des hommes. Quoi! difoit-il, prendre tant de peine pour fe faire aimer des hommes, qui ne vous  234 TÉLEM AQ U E. aimeront peut-être jamais; & pour faire du bier? a des méchants , qui fe ferviront de vos bienfaits pour vous nuire? Mentor iui répondit patiemment : II faut compter fur 1'ingratitude des hommes, & ne laiffer pas de leur faire du bien : il faut les fervir moins pour l'amour d'eux, que pour l'amour des Dieux qui 1'ordonnent. Le bien qu'on fait, n'eft jamais perdu. Si les hommes 1'oublient, les Dieux s'en fouviennent & le récompenfent. De plus, fi la multitude eft ingrate, il y a toujours des hommes vertueux qui font touchés de votre vertu. La multitude même, quoique changeante &c capricieufe , ne laiffe pas de faire tot ou tard une efpece de juftice a la véritable vertu, Mais voulez-vous empêcher 1'ingratitude des hommes? Ne travaillez pas uniquement a les rendre puiffants, riches , redoutables par les armes , heureux par les plaifirs ; cette gloire, cette abondance, ces délices les corrompent;- ils n'en feront que plus méchants, & par conféquentplus ingrats. C'eft leur faire un préfent funefte : c'eft leur offrir un poifon délicieux. Mais appliquez-vous a redreffer leurs mceurs, a leur infpirer la juftice, la fincérité, la crainte des Dieux , 1'humanité , la fidélité, la modération, le défintérelfement. En les rendant bons, vous les empêcherez d'être ingrats (a), vous leur donnerez le véritable bien, qui eft la vertu: fi elle eft folide, elle les attachera toujours a celui qui la leur aura infpirée. Ainfi en leur donnant les véritables biens, vous ferez du bien a vous-même , & vous n'aurez point a craindre leur ingra- (a) C'eft la penfée de Socrate , que Xénophon nous a confervée •, travaillez efficacement a rendre les hommes vertueux, & vous n'aurez jamais a fouffrir de leur ingratituds» iifoit ce Philofophe,  Livre XXIV. 235 titude. Faut-il s'étonner que les hommes foient ingrats pour des Princes, qui ne les ont jamais portés qu'a 1'injuftice, qu'a 1'ambition fans hornes, qu'a la jaloufie contre leurs voifins, qu'a 1'inhumanité, qu'a la hauteur, qu'a la mauvaife foi? Le Prince ne doit attendre d'eux que ce qu'il leur a appris a faire. Que fi, au contraire, il travailloit par fes exemples & par fon autorité a les rendre bons, il trouveroit le fruit de fon travail dans leurs vertus , ou du moins il trouveroit dans la fienne &c dans 1'amitié des Dieux de quoi fe confoler de tous les mécomptes. 'A peine ce difcours fut-al achevé, que Téïemaque s'avanca avec empreffement vers les Phéaciens («), dont le vaiffeau étoit arrêté fur le rivage. II s'adreffa a un vieillard d'entre eux, pour lui demander d'oü ils venoient, oü ils alloient, & s'ils n'avoient point vu Ulyffe. Le vieillard répondit : Nous venons de notre ifle, qui eft celle des Phéaciens ; nous allons chercher des marchandifes vers 1'Epire. Ulyffe, comme on vous 1'a déja dit, a paffé dans notre patrie, mais il en eft parti. Quel eft, ajouta auffi-töt Téïemaque, cet homme fi trifte, qui cherche les lieux les plus déferts, en attendant que votre vaiffeau parte ? C'eft, répondit le vieillard , un étranger qui nous eft inconnu : mais on dit qu'il fe nomme Cléomenes; qu'il eft né en Phrygie : qu'un oracle avoit prédit a fa mere avant fa naiffance qu'il feroit Roi, pourvu qu'il ne demeurat point dans fa patrie; & que s'il y demeuroit, la (a) C'eft dans l'ifle des Phéaciens qu'UIyffe prit un vaiffeau pour retourner a Ithaque, & ce Poëme eft, pour ainfi dire, enchaffé dans 1'OdyfTée. L'Auteur ne pouvoit pas fuivre plus heureufement la regie que donne Horace dans fon Ars poéticjue, fur le choix de la Fable,  236 T$LEMAQUE. eolere des Dieux fe feroit fentir aux Phrygiens par une cruelle pefte. Dès qu'il fut né, fes parents le donnerent a des matelots qui le porterent dans l'ifle de Lesbos. II y fut nourri en fecret aux dépens de fa patrie, qui avoit un fi grand intérêt de le tenir éloigné. Bientót il devint grand, robufte, agréable, & adroit a tous les exercices du corps. II s'appliqua même avec beaucoup de geut & de génie aux fciences & aux beaux-arts : mais on ne put le fouffrir dans aucun Pays. La prédiétion faite fur lui devint célebre : on le reconnut bientót par-tout ou il alla. Par-tout les Rois craignoient qu'il ne leur enlevat leurs diadêmes : ainfi il eft errant depvis fa jeuneffe, & ïl ne peut trouver aucun lieu du monde ou il lui foit libre de s'arrêter. II a fouvent pafte chez des peuples fort éloignés du fien : mais a peine eft-il arrivé dans une ville, qu'on y découvre fa naiffance , & l'oracle qui le regarde. II a beau fe cacher & choifir en chaque lieu quelque genre de vie obfeure; fes talents éclatent, dit-on, toujours malgré lui, & pour la guerre, & pour les Lettres, & pour les affaires les plus importantes : il fe préfente toujours en chaque Pays quelque occafion ïmprévue qui 1'entraine & qui le fait connoïtre au public. C'eft fon mérite qui fait fon malheur; il le fait craindre & 1'exclut de tous les pays oü il veut hdbiter. Sa deftinée eft d'être eftimé, aimé, admiré par-tout, mais rejetté de toutes les terres connues : il n'eft plus jeune, & cependant il n'a pu encore trouver aucune cöte ni de 1'Afie, ni de la Grece, oü l'on ait voulu le laiffer vivre en quelque repos; il paroit fans ambition, & il ne cherche aucune fortune. II fe trouveroit trop heureux que l'oracle ne lui eut jamais promis la Royau-  Livre XXIV. 237 té; il ne lui refte aucune efpérance de revoir jamais fa patrie, car il fait qu'il ne pourroit porter que le deuil & les larmes dans toutes les families. La Royauté même pour laquelle il fouffre, ne lui paroit point defirable ; il court malgré lui après elle par une trifte fatalité de Royaume en Royaume , & elle femble fuir devant lui pour fe jouer de ce malheureux jufqu'a fa vieilleffe ; funefte préfent des Dieux qui trouble tous fes plus beaux jours, & qui ne lui caufe que des peines dans Page ou 1'homme infirme n'a plus befoin que de repos. II s'en va , dit-il, vers la Thrace, chercher quelque peuple fauvage & fans loix, qu'il puiffe affembler, policer, Sc gouverner pendant quelques années; après quoi l'oracle étant acccompli, on n'aura plus rien a craindre de lui dans les Royaumes les plus floriffants : il compte alors de fe retirer dans un village de Carie, ou il s'adonnera & 1'agriculture, qu'il aime paftionnément. C'eft un homme fage & modéré qui craint les Dieux, qui connoit bien les hommes, Sc qui fait vivre en paix avec eux , fans les eftimer. Voila ce qu'on raconte de cet étranger, dont vous demandez des nouvelles. Pendant cette converfation,Téïemaque tournoit fouvent fes yeux vers la mer, qui commencoit a être agitée. Le vent foulevoit les flots, qui venoient battre les rochers, les blanchiffant de leur écume. Dans ce moment, le Vieillard dit a Téïemaque : II faut que je parte; mes compagnons ne peuvent m'attendre. En difant ces mots, il court au rivage; on s'embarque : on n'entend que des cris confus fur le rivage, par 1'ardeur des mariniers impatients de partir. Cet inconnu avoit erré quelque temps au milieu de l'ifle, rnontant fur le fommet de tous les ro-  2J8 TÉLEMAQUÈ. chers, & confidérant de-la 1'efpace immenfe des mers avec une trifteffe profonde. Téïemaque né Pavoit point perdu de vue, & il ne ceffoit d'obferver fes pas. Son cceur étoit attendri pour un homme vertueux, errant, malheureux, deftiné aux plus grandes chofes, & fervant de jouet a une rigoureufe fortune loin de fa patrie. Au moins, difoit-il en lui-même, peut-être reverrai-je Ithaque : mais ce Cléomenes ne peut jamais revoir la Phrygie. L'exemple d'un homme encore plus malheureux que lui, adouciffoit la peine de Téïemaque» Enfin, cet homme voyant fon vaiffeau prêt, étoit defcendu de ces rochers efcarpés avec autant de viteffe & d'agilité, qu'Apollon dans les forêts de Lycie, ayant noué fes cheveux blonds, paffe au travers des précipices pour aller percer de fes fleches les cerfs & les fangliers. Déja cet inconnu eft dans le vaiffeau qui fend Tonde amere, & qui s'éloigne de la terre. Alors une impreflion fecrete de douleur faifit le cceur de Téïemaque1; il s'afflige fans favoir pourquoi ; les larmes coulent de fes yeux, & rien ne lui eft fi doux que de pleurer. En même-temps il apper^oit fur le rivage tous les mariniers de Sa^ lente couchés fur 1'herbe , & profondément en* dormis; ils étoient las & abattus. Le doux fom* meil s'étoit infinué dans leurs membres, & tous les humides pavots de la nuit avoient été répandus fur eux en plein jour par la puiffance de Mi* nerve. Téïemaque eft étonné de voir cet affoupiffement univerfel des Salentins, pendant que les Phéaciens avoient été fi attentifs & diligents a profiter du vent favorable : mais il eft encore plus occupé a regarder le vaiffeau Phéacien prêt a difparoitre au milieu des flots, qu'a marcher vers les  Livre XXIV. 239 Salentins pour les éveiller. Un étonnement 8c un trouble fecret tient fes yeux attachés vers ce vaiffeau déja parti, dont il ne voit plus que les volles qui blanchiffent un peu dans 1'onde azurée; il n'écoute pas même Mentor qui lui parle; il eft tout hors de lui-même, dans un tranfport femblable k celui des Menades, lorfqu'elles tiennent le thirfe en main, 8c qu'elles font retentir de leurs cris infenfés les rives de 1'Hebre 6c les montagnes de Rhodope a Ifmare. Enfin, il revient un peu de cette efpece d'enchantement; fes larmes recommencerent k couler de fes yeux; 6c alors Mentor lui dit : Je ne m'étonne point,, mon cher Téïemaque, de vous voir pleurer; la caufe de votre douleur qui vous eft inconnue, ne 1'eft pas a Mentor ; c'eft la nature qui parle, 8c qui ie fait fentir : c'eft elle qui attendrit votre cceur. L'inconnu qui vous a donné une fi vive émotion, eft le grand Ulyffe : ce qu'un vieillard Phéacien vous a raconté de lui fous le nom de Cléomenes, n'eft qu'une fiction , pour cacher plus iürement le retour de votre pere dans fon Royaume. II s'en va droit k Ithaque; déja il eft bien prés du port, 6c il revoit enfin ces lieux ft long-temps defirés. Vos yeux l'ont vu, comme on vous 1'avoit prédit autrefois, mais fans le connoïtre. Bientót vous le -verrez, vous le connoitrez, 6c il vous connoitra. Mais maintenant les Dieux ne pouvoient permettre votre reconnciffance hors Ithique. Son cceur n'a point été moins ému que le votre; il eft trop fage pour fe découvrir a nul mortel, dans un lieu oü il pourroit être expofé a des trahifons 6c aux infu'tes des cruels amants de Pénelope. Ulyffe votre pere eft le plus fage de tous les hommes; fon cceur eft comme un puitn  240 TÉLEMAQUE. profond, on ne fauroit y puifer fon fecret. II aime la vérité , & ne dit jamais rien qui la blefTe ; mais il ne la dit que pour le befoin; & la fageffe, comme un fceau, tient toujours fes levres fermées a toutes paroles inutiles. Combien a-t-il été ému en vous parlant ? Combien s'eft-il fait de violence pour ne fe point découvrir? Que n'a-t-il pas fouffert en vous voyant? Voila cequi le rendoit trifte& abattu. Pendant ce difcours, Téïemaque, attendri & troublé, ne pouvoit retenir un torrent de larmes : les fanglots Pempêcherent même long-têmps de répondre; enfin il s'écria : Hélas! mon cher Mentor, je fentois bien dans cet inconnu je ne fais quoi qui m'attiroit k lui, & qui remuoit toutes mes entrailles. Mais pourquoi ne m'avez-vous pas dit avant fon départ, que c'étoit Ulyffe, puifque vous le connoiffiez? pourquoi 1'avez-vous laiffé partir fans lui parler, & fans faire femblant de le connoïtre? Quel eft donc ce myftere? Serai-je toujours malheureux? Les Dieux irrités veulent-ils me tenir, comme Tantale, altéré, qu'une eau trompeufe amufe, s'enfuyant de fes levres avides? Ulyffe, Ulyffe, m'avez-vous échappé pour jamais? Peut-être ne le verrai-je plus! Peut-être que les amants de Pénelope le ;feront tomber dans les embüches qu'ils me pré* paroient! Au moins fi je le fuivois, je mourrois avec lui! O Ulyffe! ö Ulyffe! fi la tempête ne vous rejette pas encore contre quelque écueil, (car j'ai tout a craindre de la fortune ennemie,) je tremble que vous n'arriviez k Ithaque avec un fort auffi funefte qu'Agamemnon a Mycene. Mais pourquoi, cher Mentor, m'avez-vous envié mon bonheur? Maintenant je 1'embrafferois, je ferois déja avec lui dans le port d'Ithaque, nous combattrions pour vaincre tous nos ennemis. Mentor  Livre XXIV. 241 Mentor lui répondit en fouriant : Voyez, mort cher Téïemaque, comment les hommes font faits*. Vous voila tout défolé, paree que vous avez vu votre pere fans le reconnoitre. Que n'eufliez-vous pas donné hier , pour être affuré qu'il n'étoit pas mort? Aujourd'hui vous en êtes affuré par vos propres yeux; & cette afïurance qui devroit vous combler de joie, vous laiffe dans 1'amertume, Ainfi le cceur malade des mortels compte toujours pour rien, ce qu'il a le plus defiré, dès qu'il le poffede ; & il eft ingénieux pour fe tourmenter fur ce qu'il ne poffede pas encore. C'eft pour exercer votre patience, que les Dieux vous tiennent ainfi en fufpens. Vous regardez ce temps comme perdu , fachez que c'eft le plus utile de votre vie; car il vous exerce dans la plus néceffaire de toutïs les vertus pour ceux qui doivent commander. II faut être patiënt, pour devenir maitre de foi & des autres : 1'impatience qui paroit une force & une vigueur de 1'ame , n'eft qu'une foibleffe tk une impuiffance de fouffrir la peine. Celui qui ne fait pas attendre tk fouffrir, eft comme celui qui ne fait pas fe taire fur un fecret; 1'un tk 1'autre manquent de fermeté pour fe retenir, comme un homme qui court dans un chariot, tk qui n'a pas la main affez ferme pour arrêter, quand il le faut, fes courfiers fougueux; ils n'obéiffent plus au frein , ils fe précipitent ; tk 1'homme foible auquel ils échappent, eft brifé dans fa chüte. Ainfi 1'homme impatient eft entrainé par fes defirs indomptés tk farouches dans un abyme de malheurs : plus fa puiffance eft grande, plus fon impafience lui eft funefte; il n'attend rien, il ne fe donne le temps de rien mefurer; il force toutes chofes pour fe con» tenter; il rompt les branches, pour caeillir le fruit Tome //» Q  24* TÉLEMAQUE. avant qu'il foit mür; il brife les portes, plutöt que d'attendre qu'on les lui ouvre; il veut moiffonner quand le fage laboureur feme : tout ce qu'il fait a la hate & a contre temps, eft mal fait, & ne peut avoir de durée, non plus que fes defirs voïages. Tels font les projets infeniés d'un homme qui croit pouvoir tout, & qui fe livre a fes defirs ïmpatients pour abufer de fa puiffance. C'eft pour vous apprendre a être patiënt, mon cher Téïemaque , que les Dieux exercent tant votre patience , & femblent fe jouer de vous dans la vie errante oii ils vous tiennent toujours incertain. Les biens que vous efpérez fe montrent a vous, & s'enfuient comme un fonge léger que le réveil fait difparoitre; pour vous apprendre que les chofes mêmes qu'on croit tenir dans fes mains, échappent dans 1'inftant. Les plus fages le<;ons d'Ulyffe ne vous feront pas auffi utiles que fa longue abfence , & les peines que vous fouffrez en le cherchant. Enfuite Mentor voulut mettre la patience de Téïemaque a une derniere épreuve encore plus forte. Dans le moment oii le jeune homme alloit avec ardeur preffer les Matelots pour hater le départ. Mentor Parrêta tout-é-coup , & 1'engagea a faire fur le rivage un grand facrifice a Minerve. Téïemaque fait avec docilité ce que Mentor veut. On dreffe deux autels de-gazon; 1'encens fume, le fang des viéfimes coule. Téïemaque pouffe des foupirs tendres vers le Ciel, il reconnoit la puifr fante protecfion de la Déeffe. A peine le facrifice eft-il achevé , qu'il fuit Mentor dans les routes fombres d'un petit bois voifin. La il appercoit touta-coup que le vifage de fon ami prend une nouvelle forme : les rides de fon front s'effacent, comme les ombres difparoiffent quand 1'Aurore de fes  Livre XXIV. 143 doïgts de rofe ouvre les portes de 1'Orient Sc enflamme tout 1'horifon; fes yeux creux & aufteres fe changent en des yeux bleux d'une cquleur célefte, Sc pleins d'une flamme divine ; fa barbe grile & négligée diiparoit; des traits nobles Sc fiers, mêlés de douceur & de grace, fe montrentaux yeux de Téïemaque ébloui; il reconnoït un vifage de femme, avec un teint plus uni qu'une fleur tendre 6c nouvellement éclofe au foleil : on y voit la blancheur des lys mêlée de rofes naifTantes, Sur ce vifage fleurit une éternelie jeuneffe aveq une majefté fimple 6c négligée; une odeur d'ambroifie fe répand de fes cheveux flottants : fes habits éclatent comme les vives couïeurs dont le foleil en fe levant peint les fombres voütes du Ciel, & les nuages qu'il vient dorer. Cette Divinité ne touche pas du pied a terre;.elle coule légérement dans 1'air comme un oifeau le fend de fes ailes; elle tient de fa puiffante main une lance brillante , capable de faire trembler les villes Sc les nations les plus guerrieres. Mars même en feroit effrayé. Sa voix eft douce Sc modérée, mais forte Sc iniinuante; toutes fes paroles font des traits de feit qui percent le cceur de Téïemaque & qui lui font reffentir je ne fais quelie douleur délicieufe fur fon cafque paroit 1'oifeau trifte d'Athenes , Sc fur fa poitrine brdle la redoutable Egide. A ces. marqués, Téïemaque reconnoit Minerve. O Déeffe, dit-il (a) , c'eft- donc vous-même qut avez daigué conduire le fils d'Ulyffe pour Pamour (a) La mort d'HeQor , dans i'Iliade, & celle de Ttitnus» tians 1'Enéide , metrent fin a Vaaion . fans terminer la curiofité du Lefteur , qui femble n'être point emiérement fatisfaite. Ici l'on n'attend plus de merveilleux , quand la Déeffs a difparu,  544 TÉLEMAQUE, de fon pere? II vouloit en dire davantage, maïs Ia voix lui manqua ; fes levres s'efforcoient en vain d'exprimer les penfées qui fortoient avec impétuofité du fond de fon cceur. La Divinité préfente 1'accabloit; & il étoit comme un homme qui, dans un fonge, eft oppreffé jufqu'a perdre la refpiration, &c qui, par 1'agitation pénible de fes levres, ne peut former aucune voix. Enfin, Minerve pronon^a ces paroles: Fils d'Ulyffe^ écoutez-moi pour la derniere fois. Je n'ai inftruit aucun mortel avec autant de foin que vous; je vous ai mené par la main au travers des naufrages, des terres inconnues, des guerres fanglantes, & de tous les maux qui peuvent éprouver le cceur de 1'homme. Je vous ai montré par des expériences fenfibles, les vraies & les fauffes maximes par lefquelles on peut régner : vos fautes ne vous ont pas moins été utiles que vos malheurs. Car quel eft 1'homme qui peut gouverner fagement, s'd n'a jamais fouffert, s'il n'a jamais profité des fouffrances oii fes fautes l'ont précipité ? Vous avez rempli, comme votre pere , les terres & les mers de vos triftes aventures. Allez, vous êtes maintenant digne de marcher fur fes pas; il ne vous refte plus qu'un court & facile trajet jufqu'a Ithaque, oii il arrivé dans ce moment ; combattez avec lui, & obéiffez-lui ccmme le moindre de fes fujets ; donnez-en 1'exemple aux autres : il vous donnera pour époufe Antiope, & vous ferez heureux avec elle, pour avoir moins cherché la beauté que la fageffe & la vertu, Lorfque vous régnercz, mettez toute votrt gloire a renouveller 1'age d'or: ecoutez tout le monde, croyez peu de gens : gardez-vous bien de vous croire trop vous-même; craignez de vous tromper ; mais ne craignez ja-*  Livre XXIV. 245 mais de laiffer voir aux autres , que vous avez été trompé : aimez les peuples , n'oubliez rien pour en être aimé. La crainte eft néceffaire quand l'amour manque : mais il la faut toujours employer h regret, comme les remedes les plus violents & les plus dangereux. Confidérez toujours de loin toutes les fuites de ce que vous voulez entreprendre; prévoyez les plus terribles inconvénients, 6c iachez que.le vrai courage confifte a envifager tous les périls, 8c a les méprifer quand ils deviennent néceffaires. Celui qui ne veut pas les voir, n'a pas affez de courage pour en fupporter tranquillement la vue : celui qui les voit tous, qui évite tous ceux qu'on peut éviter, & qui tente les autres fans s'émouvoir, eft le feul fage 8c magnanime. Fuyez la molleffe , le fafte, la profufion : mettez votre gloire dans la limplicité; que vos vertus 8c vos bonnes actions foient les ornements de votre perfonne 8c de votre palais; qu'elles foient la garde qui vous environne, 5c que tout le monde apprenne de vous en quoi confifte le vrai honneur : n'oubliez jamais que les Rois ne regnent point pour leur propre gloire, mais pour le bien des peuples. Les biens qu'ils font, s'étendent jufques dans les fiecles les plus éloignés : les maux qu'ils font, fe multiplient de génération en génération jufqu'a la poftérité la plus reculée. Un mauvais regne fait quelquefois la calamité de plufieurs fiecles. Sur-tout foyez en garde contre votre humeur. C'eft un ennemi que vous porterez par-tout avec vous jufqu'a la mort. 11 entrera dans vos confeils, 6c vous trahira, fi vous 1'ecoutez. L'humeur fait perdre les occafions les plus importantes : elle donne des inclinations 6c des averfions d'enfant, au préjudice des plus grands intéréts» elle fait décider les plus grandes affaires  14<5 TÉLEMAQUE. Liv. XXIV. par les plus petites raifons' : elle obfcurcit tous les talents, rabaiffe le courage, rend un homme inégal, foible, vil & infupportable. Défiez-vous de cet ennemi; craignez les Dieux, ö Téïemaque! cette crainte eft le plus grand tréfor du cceur de 1'homme : avec elle vous viendront la fageffe, la juftice, la paix, la joie, les purs plaifirs, la vraie liberté, la douce abondance , & la gloire fans tache. Je vous quitte, ö fils d'Ulyfle ! mais ma fageffe ne vous quittera point, pourvu que vous fentiez toujours que vous ne pouvez rien fans elle. II eft temps que vous appreniez a marcher tout feul. Je neme fuis féparée de vous en Egypte & a'Salente, que pour vous accoutumer a être privé dc cette douceur, Comme on fevre les enfants lorfqu'il eft temps de leur öter le lait pour leur donner des aliments folides. A peine la Déeffe eut achevé ce difcours, qu'elle s'éleva dans les airs, & s'enveloppa d'un nuage d'or & d'azur , oii elle difparut. Téïemaque foupirant, étonné, & hors de lui-même, fe profterna a terre, levant les mains au Ciel; puis il alla éveiller fes compagnons, fe hata de partir , arnva a Ithaque, & reconnut fon pere chez ie fidele Eumée. F. I Al  it des fleurs dans les campanes d'Enna en Sicile ; elle de-  ET GÉOGRAPHIQUE. 3? vint déeffe des enfers. Voye\ Cérès. Pyliens , habitans de Pyle que l'on nommoit auffi PylusNeleia & Pylos-Neftor, ville de la Meffenie dans le Péloponefe fur la cöte occidentale dont Navarin a pris auj. la poiition. C'étoit le royaume de Neftor. — II y avoit un autre Pylus dans 1'Elide au nord de celui-ci, & qui lui difputoit l'honneur d'avoir appartenu au vieux Neftor. Pylos, voyei Pyliens. PïERHUS OU Néoptoleme , voye\ ce mot. R-hesus , voyez Diomede. Rhodofe , chaine de montagnes de la Thrace ou Romanie , qui lacouvroit en grande partie vers le couchant On lui donne auj. Ie rom de Curiorovie\a ou C-iarnaniverti. Salapia, ville de la grande Grece dans 1'Apulie Daunienne au voifinage de la mer. L'infalubrire de 1'air la fit tranfférer dans le lieu auquel le nom de Salpé eft refté. II eft dans la Capitanate. Son nom ancien & moderne vient probablement d'une bonne faline qui eft prés de la. Salentins; ces anciens peuples occupoient dans la partie méridionale de 1'Italie une partie de ce que l'on nomme auj. la terre d'Otrante fur le golfe de Tarente. Les géographes , qui onttraité de 1'ancienne géographie , n'ont point parlé de la ville de Salente avec un port dont il eft fait mention aux livre IXe. & Xe. & que l'on fait capitale du pays des Salentins. Ce nom eft bien donné a un cap : Salentinum promontorium , appellé auffi Japygium auj. Cap de fanta Maria di Leuca, mais point a une ville. Samos , ifle de la mer Egée ou Archipel, prés la cöte méridionale de 1'Afie - Mineure , eft encore connue fous le même nom. Junon y étoit honorée d'un culte particulier. Saturne oule Tcms, fils du ciel 8c de la terre , 8c mari de Rhée. II obtint le droit d'aineffe de fon frere Titan, a la charge de n'élever aucun fils. C'eft pourquoi Saturne les dévoroit auffi-töt qu'ils étoient nés ; c'eft - a - dire qu'il dévoroit les jours, les mois 8c les années. Mais Rhée le trompa , & eut 1'adreffe de faire élever a foninfu Jupiter, Neptune 8c Pluton. Titan , ayant fu que fon frere avoit des enfans males, arma contre lui, & le fit Ïirifonnier; mais Jupiter le déivra, puis le détröna a fon tour. Saturne fe fauva en Italië oü il enfeigna 1'agriculture. Le tems qüil y demeura, fut fi heureux qu'on 1'appella 1'age d'or. Satires , dieux des forêrs. Ils avoient des cornes a la tête, le corps velu , & des pieds de chevre. Scylla , rocher ou écueil a 1'oppofite de Carybde, gouffre non moins dangereux pour les vaiffeaux que Scylla. Le bruit des flots qui, dans cet endroit, vont fe brifer contre des rochers , a donn-3 lieu aux poëtes de feindre que c'étoient les aboiemens des chiens qui entouroient Scylla, fille de Phocus , changée en rocher. Scylla qu'on appelle auj. Capo Sciglio  3.S DlCTIONNAIRE MYTHOLOGlOUE eft un rocher de la cöte de la Calabre rjuj s'avance en forme de prefq'?'ifle vers le cap de Faro en Sicile. Le Carybde eft prés de ce cap. Scyros , ifle de la merEgée ou Archipel a 1'eft de celle d'Eubee ou Négrepont, célebre dans 1'antiquité par 1'exil de Théfée , roi d'Athenes & le féjour d'Achille. Le nom de Skiro lui eft refté. Scythes , peuples de 1'Europe & de 1'Afie. Ils habitoient en grande partie le pays occupé auj. par les Tartares qui leur reffemblent par leur maniere de vivre. Ils étoient au nord par rapport aux Grecs. Sémélé , fille de Cadmus, roi de Thebes en Béotie. Elle fut aimée paffionnément de Jupiter , dont elle eut Bacchus. Sesostris , roi d'Egypte , que l'on dit avoir régné plufieurs fiecles avant le fiege de Troye. On le dépeint comme un conquérant qui, après avoir foumis bien des provjnces a fon empire, s'occupa a ériger des monumens, feuls capables de 1'immortalifer. Le célebre abbé Guerin du Rocher dans fon Hift. ver. des tems fabuleux , torn. z, rapproche le regne de Séfoftris de la vie du patriarche Jacob. Sigée , promontoire , ville & port de la Troade dans 1'Afie-Mineure ou Natolie, a 1'entrée de PHellefpont ou du détroit des Dardanelles. c'eft fur ce promontoire qu'étoit le tombeau d'Achille. On le nomme aujourd'hui Cap-Jeni-Hifari ou Ie Cap des Janijfaires. Silene , vieux Satyre , fut le nourricier & le compagnon de Bacchus. II accompagna ce dieu dans la conquête des Indes. II s'ètablit enfuite en Arcadie oü il fe faifoit aimer des bergers 8t des bergères , & s'enivroit tous les jours. Simoïs, fleuve. Voye[ X a nt he. Siponte , ville de la grande Grece dans 1'Apulie Daunienne , prés de la mer Adriatique ou Golfe de Venife. Manfrédonia , ville de la Capitanate , js'eft accrue des ruines de Siponte. Sirenes, les poëtes les repréfentent comme des filles qui habitoient le rivage de la Sicile oü elles attiroient les navigateurs par les charmes de leur chant & 1'harmonie de leurs inftrumens, & les faifoient enfuite périr. Elles étoient trois principales , Leucojle, Lyfie & Parthenope. Elles défierent un jour les Mufes de chanter mieux qu'elles ; les neuf foeurs les ayant vaincues leur arracherent les ailes qu'elles portoient. Les mythologiftes font partagés fur la maniere de les repréfenter : M. Huet decide la queftion : Si on les confidere avant d'avoir été vaincues par les Mufes, on doit leur donner des vifages de filles, avec des ailes, & les terminer en oifeaux -, mais depuis on doit les regardt-r comme des monftres/marins. Dcfinit in pifeem muiier formofa fuperne. Hor. Sisyphe , fils d'Eole , défola la Gr-'ce par fes brigandages , & fut tué par Théfée. Les poëtes feignent qu'en punition de fes crimes , il eft condamné dans les enfers a rouler continuellement une grofle pierre  ET GÉOGRAPHIQUE. 27 jufqu'au fommet d'une montagne , d'oü elle retombe incontinent. Sparte , V. Lacédémone. Sperchius, fleuve de la Theflalie, qui fortant de la partie Ia plus reculee du mont Oeta , va fe jetter dans le golfe de Maliaque ou Zéiton. On lui donne aujourd'hui le nom A'Agrioméla. Styx , fontaine de 1'Arcadie dont les eaux font froides & venimeufes. Les poëtes en font un fleuve d'enfer qui en fait neuf fois le tour. lis ajoutent que quand les dieux jurent par ce fleuve, leur ferment eft inviolable. Sybarites, peuple de la grande Grece dans la Lucanie -, ils étoient renommés dans fantiquité par leurs richeffes Sc par leur vie efféminée. La ville de Sybaris fituée a 1'extrêmité méridionale de Ia Lucanie , prés 1'embouchure d'un petit fleuve de fon nom , appellé aujourd'hui Cvfcile ou Cochile 8c Sibari, fut détruite par les Crotoniates ; d'autres Grecs , entre lefquels fut Hérodote 1'hiftorien , vinrent la rétablit fous le nom de ^Thurium. Elle n'offre aujourd'hui que peu ou point de veftiges; fon emplacement a cependant retenu le nom de Sibari Roüinata dans la Calabre citérieure. Tantale , fils de Jupiter , roi de Phrygie, ayant recu les dieux chez lui , voulut éprouver s'ils connoiflbient les chofes cachées 8c juger par-la de leur divinité. Pour cela- il leur fit fervir le corps du jeune Pélops fon fils , mêlé parmi d'autres mets. Les dieux re- connurent cette cruauté, & précipiterent Tantale dans les enfers, oü il eft tourmenté d'une faim & d'une foif perpétuelles , étant jufqu'au menton dans un fleuve qui s'enfuit quand il en veut boire , Sc a portée d'un arbre chargé de fruits qui fe retirent quand il veut y atteindre. Tarente, ville d'Iralie au royaume de Naples dans le fond du golfe, qui porte fon nom. Taras , fils de Neptune en fut Ie fondateur ; elle fut enfuite aggrandie par Phalante qui y établit une colonie de Lacédémoniens, nommés Parthéniens, nés des femmes qui avoient oublié leurs maris abfens pendant la guerre deTroye. Elle fut détruite par Fabius , mais elle a été rebatie depuis, Sc porte encore aujourd'hui le nom de Tarente, Tarsis , cette terre dont il eft parlé au livre Ville. dans la defcription de Ia Bétique , eft vraifemblablement cette ifle célebre dans la haute antiquité , fous le nom de Tarteffus. formée par le fleuve Bétis qui fe divifoit en deux bras jufqu'a la mer, vis-a-vis de Gades ou Cadix ; aujourd'hui ce fleuve n'a qu'une embouchure, Sc fe noinme Ouadalquivir. Tartare , lieu des enfers oü, felon les poëtes, les méchans étoient tourmentés par toutes fortes d'horreurs 8c de fupplices. Télamon , fils d'Eaque; frere de Pélée, époufa Péribée dont il eut le fameux Ajax, il époufa enfuite Héfione. V. Laomédon. Télemaque , fils d'Ulyffe Sc de Penélopè, n'étoit qu'au  *8 DlCTIONNAIRE MYTHO LOGI OtfE berceau lorfque fon pere partit pour le fiege de Troye. Dès «ju'il eut atteint 1'age de 16 ans, il alla courir les mers, accompagné de Minervefous la figure de Mentor, fon gouverneur, pour chercher fon pere; il le retrouva en arrivant a Ithague. Ce font les voyages de ce jeune prince qui ont fourni le lujet de ce beau Poëme epique, Thebes d'Egypte ou Diofpolis étoit une des plus grandes villes du monde , capitale de laThébaide, aujourd'hui la haute Egypte. On dit qu'elle avoit cent portes d'oü lui venoit le nom Hêcatompylos. (V. ï'Hift. Véritable des tems fab. tom. I, pag. 238.) Ses débris lont épars en plufieurs lieux diflans les uns des autres, fur les deux rives du Nil, principalement en un endroit nommé Akfor ou Luxor. Theksite , le plus difforme & le plus lache des Grecs qui allerent au fiege de Troye; il «toit fi porté a contredire les héros de cette nation , qu'A«hille, indigné contre lui le tua d'un coup de poing. Thésée , fils d'Egée, roi d'Athenes, donna pendant fa vie des marqués d'une valeur extraordinaire , marcha fur les traces d'Hercule, alla aux enfers avec fon ami Pirithoüs pour ravir Proferpine déeffe des enfers ; mais il fut retenu 1 pvifonnier jufqu'a ce qu'Her- 1 cule le délivra. 1 1 Thessalie , province de Ia 1 Grece, bornée au nord par i 1'Olympe, vers 1'oueft par le Pindus, vers le fud par 1'Oeta , & a 1'eft par la mer Egée. < On la nomme auj. Janna Si < Halampria. ' < Thétis, fille de Nérée 5c de Doris, époufa Pélee & fut mere d'Achille. V. Vénus. Thrace, contrée qui s'étendoit depuis la frontiere de la Macédoine, le long de la mer Egée & de la Propontide , jufqu'au Ppnt-Euxin; le mont Hasmus la terminoit au nord : Ta Romanie province de la Turquie en Europe , occjpe une partie de la Thra» ce. Comme elle étoit au nord de la Grece , les poëtes Grecs la depeignent comme la patrie de Borée & le féjour des Aquilons. Thyeste, voyez ATEÉï. Titan, voyez Saturne. T1 t y e , géant d'une grandeur extraordinaire, fils de Jupiter, qui ayant voulu ravir l'honneur a Latone fut tué par Apollon , 5c précipité dans les enfers oü il eft condamné a avoir le foie mangé par des vautours -, ce foie fans ceffe tenaiffant, fournit continueliement une nouvelle nourri:ure a fes tourmens. TRACHINE ou Héraclée-Tra■Mine, ville de la Theffalie au )ied du mont Oeta , prés du ;olfe Maliaque. Zeiton laremilace , & a donné fon nom au ;olfe. Triptoleme, fils de Celéus, oi d'Eleufis, a qui Cérès enèigna l'art de cultiver la terre n reconnoiffance de ce qu'il avoit reeue honorablement, orfqu'elle cherchoit fa fille Proerpine enlevée par Pluton. Triton, dieu marin, fils e Neptune & d'Amphitrite, toit chargé d'anncncer les orres de Neptune; c'eft pour-  ÏT GÉOGRAPHIQU8. 2