VOYAGE D E MONSIEUR LE VAILLANT DANS L'INTÉRIEUR DE L'AFRIQUE, P A R. LE CAP DE BONNE - ESPÉRANCE. Dans les années 1780, 81, 8a, 85, 84 et %5. AVEC FIGÜRES. TOME PREMIER. A LA H A YE, Chez les Libraires associés. 1791.    Campemenrf clans le Tays des Grands ^amacjuois -  P R É F A C E. Il a plu aux Nomenclateurs de I'Histoire-nacurelle d'établir des rapporcs, et de calquer 1'anatomie des animaux sur celle de 1'homme : au moyen de eet arrangement qui nest guere senti que des gens de 1'Art, i] arrivé que la partie sur laquelle pose un oiseau dans toute sa force, se nomme les doigts; que celle qui s'éleve plus ou rnoins perpendiculairement , au lieu d etre la jambe, comme on le croit communément, se nomme le pied; que celui -ci, surmonté par le talon , est immédiatemenr. suivi par 'la jambe , qui d'ordinaire passé pour la cuisse, et qu'enfin cette derniere partie qui, dans 1'oiseau vivant, n'est presquepas remarquable, se trouvecachée, et ne fait pour ainsi dire qu'un avec le corps même de 1'animal: d'oü 1'on peut conclure que le pied d'un Héron, par exemple, est aussi grand que tout son corps: assertion qui parokroit ridicule, absurde, si 1'onn'étoitprévenu que cette distribution méthodique est adoptée par tous les Savans. 11 est donc clair qu'un oiseau ne marche pas sur ses pieds et ses talons, maïs uniquemenc sur ses doigts. J'ai cru eet avertissement nécessaire pour me faire comprendre, s'il m'arrive % a ij  it P R É F A CE. dans le récit de mes Voyages ou dans 1'Ouvrage plus étendu donc il n'est en quelque sorce que 1'introduction, de parler, d'après ces convenances , de mes acquisitions en quadrupedes, 01seaux , etc. Obligé de me servir des tormes et des mesures adoptés par les Ornythologistes, les personnes qui ne sont pas Naturalistes, et qui daigneront me lire,auroientmfaillibiementtrouvé dans les trois quarts de mes Descriptions, de 1'erreur ou de 1'obscurité, si je ne leur donnois cette clef, indispensable a quiconque jetteroit pour la première fois les yeux sur cette partie de 1'Histoire-naturelle. Je pardonne a ces Ouvrages volummeux , a ces compilations immenses, oü 1'on met a contribution les Livres anciens, oü les textes sont tout au long cités, oü par cela seul qu'ils sont anciens, on présente comme des vérités immuables, les rêves de Timagination ou de 1'ignorance. Mais lorsqu'épris de Ia manie d'une Science, et ne trouvant pas en soï les ressources propres a en étendre les grogrès ; que du fond de son Cabinet on prétend établir des principes et dicter des loix; qu'on abuse des dons heureux du génie pour propager de vieilles erreurs, et couvrir de toutes les graces de rélocutïon les mensonges avérés de nos Peres ; qu'on les déguise, qu'on les tourmente, qu'on se les appropne en connoissance de cause, je ne fais point grace a 1'Ecrivain qui se pare ainsi de ladépouille d autrui, quelque peine qu'il ah prise pour en rassortir les lambeaux. Bien résolu de ne parler que de ce que j ai vu, de ce que j'ai fait, je ne dirai rien que dV  P R È F A CE. ¥ prés moi-même, ec certes on ne me reprochera pas les fautes de ceux qui m'ont précédés. Si, dans quelques endroits de . mes récits on rencontre des observations diamétralement opposées a celles des autres Voyageurs, je n'entendrai pas toujours conclure de-la qu'ils se sont trompés: je ne veux déprécier personne ; j'aimerois mieux ( sur certains articles ) imaginer que la différence des temps ou des points de vue, en a produit dans les rapports et les résultats: ce ne seroit plus, si 1'on veut, quune erreur, une illusion d'optique. Mais sur les objets qui, pour avoir été trop légerement appercus, défigurent essentiellement la vérité, mon sentiment, quoiqu'il ne cherche point a prévaloir, ne pliera jamais lorsqu'il sera sur du fait, et qu'il marchera précédé de ses preuves. II n'y a pas un siècle que le goüt des Voyages s'est répandu dans FEurope. Le Francois sur-tout plus qu'aucun autre Peuple , heureux dans sa Patrie, attaché comme la moule par son bissus a sa terre natale, le Francois se déplacoit avec peine , rcgardoit une absence d'un mois comme une espece de dévouement; il se contentoit d'attendre et recevoit avidement les contes ridicules de quelques charlatans témé-^ raires sur ies Pays lointains ; il s'amusoit des récits de leurs découvertes merveilleuses et de leurs aventures incroyables: 1'exagérateur Ecrivain marchandoit , si je puis parler ainsi, avec la crédulité publique, et se trouvoit trop payé de ne voir rabattre que la moitié de 1'enflure et du merveilleux de son Livre. Les Sciences  P R É F A CE croupissoient dans les ténebres de 1'incertitude,. et 1'Histoire-naturelle n etoit pas mêrae encore k son enfance. Peu-a-peu le génie des découvertes a déployé ses aïles; les Arts et les Lettres ont cédé la place aux Sciences;la passion des Voyages s'est éveillée ; ce désir toujours plus insatiable de connoitre et de comparer s'est agrandi en proportion des miracles qu'il a produits: on n'a plus connu de bornes a mesure que les dangers se sont applanis; et ce qui paroissoit autrefois un obstacle insurmontable n'est aujourd'hui qu'une excuse puérile, un moyen hqnteux de cacher sa foiblesse et son inertie. Plus qu'aucun autre, élevé dans des principes tout-a-fait contraires, j'ai nourri dans mon cceur le goüt le plus ardent pour les Voyages; _ et quoique j'aie fait depuis pour 1'étouffer, ce n'est qu'en cédant a mes transports que je suis parvenu a en modérer la violence. J'ai traversé les mers; j'ai voulu voir d'autres hommes, d'autres productions, d'autres climats; je me suis enfoncé dans quelques déserts ignorés de I'Afrique: j'ai conquis une petite portion de la terre. Je ne songeois point a la réputation ; je ne connoissois point en moi de titres pour y parvenir; je ne m'occupois que de mes plajsirs. Mes amis et ma familie ont voulu me persuader que la relation de mes Voyages et le détail de mes découvertes en Históire-naturelle, pourroient être de quelque utilité, Je leur livre cette relation et ces découvertes telles qu'elles sont U pour ce qu'elles valent» n'entendant y at».  P R É F A CE. vïj eher d'autre mérite que Ia complaisance, et renoncant a toute espece de prétention littéraire dont je ne serois pas en état de porter le fardeau. Ce que je suis , ce que j'ai vu, ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, voila tout ce que ]e me suis proposé de leur apprendre. On trouvera peut-être étrange que, pour donner la relation d'un Voyage récemment entrepris en Afrique, j'ai été forcé de me replier sur le passé, et de conduire mes Lecteurs dans 1'Amélique méridionale sur les premiers pas de moii enfance. J'ai cru qu'il ne seroit pas mal-a-propos de justifier, par les commencemens de^ ma vie, ma maniere de voir, de^penser et d'agir qui conservera toujours le goüt du terroir, et qui, jugée peut-être avec sévérité, ne manqueroit pas de choquer ces esprits intolérans, qui ne soufFrent jamais sans humeur qu'on leur enleve leurs préjugés, et qu'on ose heurter de front les principes et les usages jusques-la généralement adoptés. Mais de quelqu'ceil qu'on envisage cette hardiesse a rendre mes pensees, a prétendre redresser jusqu'aux erreurs même du Génie, il m'importe qu'on sache qu'aucune haine particuliere, aucune envie, aucuns déplaisirs secrets ne sauroient balancer dans mon ame 1'intérèt de la vérité, que je chéris par-dessus tout, et que je lui ai sacrifié dans plus d'une rencontre, celui même de 1'amour-propre. Je présenterai a la suite de eet Ouvrage, aux Amateurs d'Histoire-naturelle, la description générale de tous les individus, quadrupedes et oiseauxqueje me suis procurés dans mescourses, £t que je possede actueUement; j'y joindrai les  pij P R É F A CE. gravures coloriées de ceux qui sont inédits, et de ceux qui jusqu'a présent sont encore inconnus; on y verra des genres absolument neufs, des variétés considérables dans les especes. Quoique la Girafe ait été décrite et gravée dans quelques Auteurs , cela ne m'empêchera pas de recommencer ces deux opérations : ce qui a été dit jusqu'a présent sur eet animal, et les dessins qui en ont été faits ne ressemblent guere a l'original qui existe dans mon Cabinet, et a 1'étude que j'ai faite de ses mceurs dans son Pays natal.  A MONSIEUR BOERS, ANCIEN FISCAL INDEPENDANT DU CAP DE BONNE - ESPÉRANCE, Pensionnaire de Leyde, etc. M ONSIEUR, Je vous ai dédié mon Livre: le Public en sera moins ètonné que vous. Je suis avec respect, Monsieur, Votre très-humble et trèsobéissant Serviteur, Le Vaillant.   PRÉCIS HISTORIQUE. La partie Hollandoise de la Guyanne soumise a la domination de la Compagnie d'Occident, esc peut-être la moins connue des Naturalistes, quoiqu'elle soit, sans contredit, de toute 1'Amérique méridionale celle qui offre dans tous les genres les productions les plus curieuses et les plus extraordinaires. Placée sous le climat brülantde la Zone-Torride a 5 degrés Nord de la Ligne, cette Région , encore enveloppée de la croüte des temps, recele, si je puis m'exprimer ainsi, le foyer oü la Nature travaille ses exceptions aux regies générales que nous croyons lui connoitre. Elle a, sur une étendue d'environ cent lieues de cötes, une profondeur presqu'illimitée ; c'est-la que le fleuve Surinajvï promene ses eaux majesrueuses. Sur sa rive gauche, a trois lieues de la Mer, s'éleve Paramaribo , chef - lieu de cette vaste Colonie : c'est ma patrie et le berceau de mon enfance. Elevé par des parens instruits qui iravailloiem a se procurer par eux-mêmes les objets intéressans et précieux qui sont répandus dans ce Pays, j'avois continuellement sous les yeux les pioduits de leurs acquisitions ; je jouis-  Xij PRÉCIS sois a mon aisede leur Cabinet très-intéressant: j'aurai, dans la suite, occasion d'en parler. Dès mes plus jeunes années , ces tendres parens qui ne pouvoient un moment se détacher de moi, souvent exposés par leurs goüts a des Voyages lointains, a des longs séjours aux extrémités de Ia Colonie, m'emmenoient avec eux, et me faisoient parcager leurs courses , leurs fatigues et leurs amusemens. Ainsi j'exercai mes premiers pas dans les déserts, et je naquis presque Sauvage. Quand la raison , qui dévance toujours 1'age dans les Pays brülés, eut commencé a luire pour moi, mes goüts ne tarderent point a se développer ; mes parens aidoient , de tout leur pouvoir, aux premiers élans de ma curiosité. Je goütois tous les jours, sous d'aussi bons maitres, des plaisirs nouveaux; je les entendois disserter, d'une fac.on qui étoit a ma portee, sur les objets acquis , et sur ceux qu'on espéroit se procurer dans la suite. Tant d'idées et de rapports s'amassoient dans ma tête confusément, a la vérité, dans les commencemens; mais peu-apeu avec plus d'ordre et de méthode. La Nature a donc été ma première institutrice, paree que c'est sur elle que sont tombés mes premiers regards. Bientöt le désir de la propriété et Tesprit d'imitation , passions favorites de 1'enfance, vinrent donner de 1'impétuosité, je pourrois dire de 1'impatience a mes amusemens. Tout disois a mon amour.-propre que je devois aussi me faire un Cabinet d'Histoire-naturelle; je me'laissai caresser par cette idéé séduisante, et, sans perdre de temps, je déclarai traiteusement la guerre aux animaux les plus foibles, et me mis a la  H I S T O R I Q U E. XÜj pbursuite des Chcnilles, des Papillons, des Scarabées, en un mot de routes les especes d'insectes. Lorsqu'on travaille pour son propre compte, on peut , avec des moyens bornés, des talens novices et peu développés , faire un mauvais ouvrage ; mais on a, ce me semble, toujours assez bien réussi pour soi-même , si I on n'a négligé ni temps, ni soins, ni peines, et si 1'on y a déployé toutes ses facultés, toutes ses forces. D'après ces dispositions , indices presque eertams des succes, je voyois se former sous mes mains et s'accroitre de jour en jour majolië collection d'insectes; j'en faisois le plus grand cas ; je 1'estimois outre mesure : j'en étois Tunique créateur: c'est dire assez combien je la trouvois supérieure a celle de mes-parens: 1'orgueil est un aveugle qui fait marcher de pair les chefsd'ceuvres de la Sottise et du Génie. Tout concentré dans ma jouissance, je n'avois pas encore senti que toujours 1'obstacle se présente, et vient se placer entre 1'entreprise et le succès. Dans une de nos courses, nous avions mé un Singe de 1'espece que , dans le Pays on nomme Baboèn. C'étoit une femelle, elle portoit sur son dos un petit qui n'avoit point été blessé ; nous les enlevames tous les deux. De retour a la plantation , mon Singe n'avoit point encore désemparé les épaules de sa mere; il s'y cramponnoit si fortement, que je fus obligé de me faire aider par un Negre pour 1'en detacher , mais a peine séparé , il se lanca comme un oiseau sur une tête de bois qui portoit une perruque de mon pere; il 1'embrassa de toutes ses pat-  XÏV PRÉCIS tes, et ne voukn absolument plus Ia qtutcer, Son instinct le servoit en le trompant; il se croyoir, sur le dos et sous la protection de sa mere. O étoit tranquille sur cette perruque; je pris le parti de 1'y laisser , et de le nourrir avec du lak de Chevre. Son erreur dara environ trois semaines; après quoi, s'émancipant de sa propre autorité , il abandonna la perruque nourriciere, et devint par ses gentillesses 1'arai et le commensal de la maison. Je venois d'établir, sansm'en douter, le Loup dans la bergerie. Un matin que je rentrois dans ma chambre, dont j'avois eu 1'imprudence de laisser la porte ouverte, je vis mon indigne éleve qui faisoit son déjeüné'de ma superbe collection: mon premier transport fut de letouffer dans mes bras; mais le dépit et la colere firent bientöt place a la pitié, quand je m'appercus qu'il s'étoit livré lui-même par sa propre gourmandise au plus cruel supplice. II avoit, en croquant les Scarabées , avalé les épingles qui les enfiloient : c'est en vain qu'il faisoit mille efForts pour les rendre. Ses tourmens me firent oublier le dégat qu'il me causoit; je ne songeai plus qu'a le secourir; et mes pleurs et tout 1'art des Esclaves de mon pere que j'appelois de tous cötés a grands cris , ne purent le rendre a la vie. Cet accident me renvoyoit fort loin sur mes pas; mais il ne put me rebuter; je me livrai bien vïte a de nouvelles recherches; et, non content d'un trésor unique, j'en voulus réunir plusieurs. Je songeai, par une progression naturelle , aux Oiseaux. Nos Esclaves ne m'en fournissoient point assez a mon gré; je m'armai  HISTOIUQUE. XV tle Ia sarbacane et le 1'arc Indien: en peu de temps, je m'en servis avec beaucoup d'adresse. Je passois les journées entieres a 1'affut; j'étois devenu un chasseur déterminé.Ce fut alors qu'on s'appereut, et que je sentis moi - même que ce goüt se changeoit en passion : passion vive qui troubloit jusqu'aux heures du sommeil, et que les années n'ont fait que fortifier. Quelques amis m'ont accusé de froideur ec d'insensibilité : un plus grand nombre a trouvé téméraires les voyages singuliers que j'ai entrepris dans la suite. Je pardonne volontiers aux uns, et n'ai rien a dire aux autres: cependant pour peu qu'on daigne s'arrêter aux premiers pas de mon enfance, cette apparence d'originalité surprendra moins, et 1'on verra que mon éducation en est a la fois et la cause et 1'excuse. Quelque temps après, mes parens quiavoïent fixé leur départ pour 1'Europe, et qui n'aspiroient plus qu'au bonheur de se réunir dans le sein de leurs families, ayant mis ordre a leurs affaires, je montai avec eux sur le Navire Catharina. Le 4 Avril 1763 , on leva 1'ancre, et 1'on pric la route de la Hollande. Je partageois, dans la joie de mon cceui, tous les projets de plaisirs et de fêtes auxquels se livroient mes parens durant la trayersée: une curiosité bien naturelle a mon age ajoutoit a mes transports; mais cette agitation , ou plutöt ce délire, ne me rendoit pas insensible aux regrets. Je ne pouvois devenir ingrat en si peu de temps, et perdre de vue si tranquillementla terre bienfaisante qui m'avoit vu naïtre. Je jettois souvent mes regards vers  VXJ PRÉCIS les rives heureuses dont je m'éloignoïs de plus en plus. A mesure qu'elles fuyoient, et qu'emporté par les vents, je m'approchois des climats glacés du Nord, une tristesse profonde flétrissoit mon ame, et venoit dissiper les prestiges de 1'avenir. Aprèsune traversée cruelle etdangereuse, nous jettames 1'ancre au Texel, a neuf ou dix heures du matin ,1e 12 Juillet suivant. Nous étions donc enfin en Europe: tout ce que je voyois étoit si nouveau pour moi , je montrois tant d'impatience, je fatiguois les gens de tant de questions; chaque objet qui s'offroit a ma vue me paroissoit si extraordinaire , que j'étois moi-mêmeun objet d'étonnementauxyeux de ceux qui m'entouroient. Cependant mes importunités ne mettoient pas toujours les rieurs contre moi, et je payois bien amplement en remarques piquantes surFAmérique, les instructions qu'on avoit la complaisance de me donner sur FEurope. Après avoir passé quelque temps en Hollande, nous nous rendimes en France dans la Ville oü mon pere est né, et 1'on me fixa dans le sein de sa familie : c'est-la que je donnai nouvelle carrière a mes goüts , dans le Cabinet de M. Bécceur. II offroit, pour 1'Ornythologie d'Europe, la collection la plus nombreuse et la mieux conservée que j'aie jamais rencontrée. A Surinam, je m'étois fait une maniere de déshabiller les Oiseaux qui me réussissoit assez bien, mais quiparloit fort peua 1'imagination, encore moins aux yeux. Je ne connoissois d'autre méthode ,  HI-STORIQUE. XVij thode que d'en déposer les peaux dans de grands livres pour les conserver. Ici, un aucre spectacle évcüloit cous mes sens : il falloit, outre le mérite de la conservation, leur restituer leurs formes : ces deux points essentiels m'embarrassoient; je résolus de m'en faire une étude particuliere , et je m'y livrai tout entier. J'étois chasseur déterniiné. Pendant un séjour de deux ans en Allemagne, un autre de sept en Lorraine ec en Alsace, je fis un dégat d'oiseaux incroyable. Je voulois aussi joindre la connoissance approfondie des mceurs a la distinction des especes, et je n'étois parfaitement satisfait de mes chasscs, que lorsque j'étois parvenu a surprendre le male et la femelle, en situation qui ne me permit pas de douter de leur sexe. J'ai souvent passé des semaines entieres a épier des especes d'oiseaux avant de pouvoir me procurer la paire. C'est donc dans 1'espace de huit ou neuf ans qu'a force de soins, de peines, de tentatives et de dégats, je suis parvenu non-seulement a rendre a ces animaux, si frêles et si dclicats, leur forme naturelle, mais même a les maintenir dans cette conservation intacte et pure qui fait le mérite de ma collection. C'est aussi par cette longue habitude de vivre avec eux dans les champs, dans les bois, dans tous les lieux de leurs retraites les plus cachées, que j'ai appris a distinguer les sexes d'une maniere invariable: Art divinatoire, si je puis m'exprimer ainsi, que je ne prétends pas donner comme un mérite bien éminent, mais qui est 1'appanage d'un très-petit nombre d'Ornytologistes. Combien de fois ne Tome 1. k  xviij précis m'est-il pas arrivé de voir dans des Cabinets, d'ailleurs assez curieux, tantöt des divorees forcés, tantöt des alliances monstrueuses et contre nature? La on place , comme male et femelle, deux êtres qui jamais ne se sont rencontrés; plus loin un m&le et sa femelle sont annoncés et classés comme deux especes difféjrentes, etc, J'amassois de plus en plus des connoissances dans cette partie intéressante de 1'Histoire-naT turelle;mais j'avoue que, loin de me contenter, elles ne faisoient que me prouver toute 1'insuffisance de mes forces : une carrière plus étendue devoit s'ouvrir devant moi; 1'occasion sembloit m'appeler de loin, et m'inviter a ne pas différer plus long-temps. Dansle courant de 1777, une circonstance favorable me conduisit a Paris. Je portai, comme tout Etranger qui arrivé pour la première fois dans cette Capitale, mon tribut d'admira? tion aux Cabinets des Curieux et des Savans, J'étois ébloui, enchanté de la beauté , de la variété des tormes, de la richesse des couleurs, de la quantité prodigieuse des individus de toute espece qui, comme une contribution forr cée, viennent des quatre parties du monde se classer méthodiquement, autant que cela se peut faire, dans un espace malheureusement toujours trop limité. En trois années de séjour, je vis, j'étudiai, je connus tous les Cabinets importans : mais, le dirai-je, ces superbes éta Jages me donnerent bien tót un mal-aise ; ils jlaisserent dans mon ame un yuide que rien ne  II I S T O R I Q U E. XiX pouvoit remplir. Je ne vis plus, dans eet amas de dépouilles étrangeres, qu'un dépöt générai oü les differens êtres rangés, sans goüt et sans choix, dormoient profondément pourlascience. Les raceurs, les affections, les habitudes, rien ne me donnoitdes indications précises sur ces choses essentielles. C'étoit Fétude qui, dans ma première jeunesse, m'avoit le plus intéressé. Je connoissois, il est vrai, divers Ouvrages d'Histoire- naturelle; mais remplis de contradictions si rebutantes, que le goüt qui n'est pas encore formé, ne peut que beaucoup perdre a les lire. J'avois, sur-tout dévoré les chefs - d'ceuvres immortels consacrés a la postérité par un des plus grands génies; je brülois tous les jours un nouvcl encens aux pieds de sa statue ; mais son éioquence magiquene m'avoit passéduit au point d'admirer jusqu'aux écarts de son imagination, et je ne pouvois pardonner au Philosophe les exagérations du Poëte. D'ailleurs et par-dessus tout, je songeois condnuellement aux parties du Globe qui n'ayant point encore été fouillées, pouvoient, en donnant de nouvelles connoissances, rectifierles anciennes. Je regardois comme souverainement heureux, le mortel qui auroit le courage de les aller chercher a leursource. L'intérieur de 1'Afi'ique, pour cela seul, me paroissoit un Pérou, C'étoit la terre encore vierge. L'esprit plein de ces idéés , je me persuadois que 1'ardeur du zele pouvoit suppléer au génie; et que pour peu qu'on fut un observateur scrupuleux, on seroit joujours un assez grand écrivain. L'enthousiasme  XX PRÉCIS HISTORÏQUE. me nommoit tout bas 1'être privilégié auquel cette entreprise étoit réservée : je prêtai 1'oreille a ses séductions, et de ce moment je me dévouai. Ni les liens de 1'amour, ni ceux de 1'amitié ne furent capables de m'ébranler: je ne communiquai mes projets a personne. Inexorable, et fermant les yeux sur tous les obstacles , je quittai Paris le 17 Juillet 1780. VOYAGE  Impatient de réaliser mes projets,.je me reridis en Hollande. Je visitai les principales vil- i les de la République, et leurs curiosités; Amsterdam enfin m'offrit des trésors dont je n'avois nulle idée. Tous les Savans daignèrent me recevoir; tous les cabinets me furent ouverts : entr'autres, je ne pouvois me lasser d'admirer celui de M. Temminck, trésorier de la Compagnie des Indes , et la brillante collection qu'il renferme. J'y remarquai une foule d'objets précieux que je n'avois jamais vus enFrancc. Tout m'y parut extrêmement rare, et de la conservation la plus pure. Sa superbe volière aussi me préTomc I. A VOYAGE DANS LIN TER IEUR DE L'AFRIQUE. VOYAGE AU CAP DE B 0 NNE -ES PÉRA NCE,  2 VOYAGE senta, dans une suite admirable, le doublé aspect de F Art et de la Nature réunis pour tromper les climats. C'est la qu'il est permis a 1'ceil enchante d'admirer, vivans, les individus les plus beaux et les moins connus; c'est la qu'on voit, par les soins assidus, qu'on leur prodigue, les oiseaux les plus éloignés, les plus étrangersl'un a 1'autre, multipliant,sepropageant,commes'ils vivoient dans leur paysnatal. Ce spectacle, je 1'avouerai, servit encore a redoubler mon ar deur, et me raffermit pour jamais contre tous les obstacles et tous les périls que j'avois résolu d'afFronter. Je ne tardai point a me lier particuliérement avec M. Temminck. Cet Amateur me combloit d'honnêtetés; il pouvoit, plus qu'aucun autre, favoriser mes desseins. Je n'hésitai point a les lui confier. II m'approuva, et me mit bientötau fait des moyens que je devois employer pour rcussir ; il n'épargna lui-même ni soins ni démarches; je fus assez heureux pour obtenir la permission de passer au Cap sur un vaisseau de la Compagnie. Mon départ fut arrêté. J'obtins de mon respectable ami ces recommandations si puissantes et si généreuses, sans lesquelles, par une fatalité singuliere, comme on Ie verra bientöt, je serois infailliblement tombé dans les plus cruels embarras. Je m'occupois sans relache des préparatifs nécessaires pour ce grand voyage. Lorsque je me fus procuré tout ceque je prévoyois devoir m'être utile dans Fintérieur de FAfrique, je pris congé de mes amis, et de 1'Europe. Une chaloupe vint me recueillir, et me conduisit au Texel, a bord du Held-Woltemaade , vaisseau destiné pour Ceylan, mais qui devoit relacher  EN AF.RIQUE. 3 au Cap de Bonne-Espérance. Notre Capitainese nommoit S** V**. Le vent n'étant point favorable pour sortir du Texel, nous 1'attendimes pendant huit jours. Dans eet intervalle, j'appris que notre navire étoit un ex-voto de la Compagnie des Indes, en mémoire d'une belk action d'un Habitant du Cap, nommé Woltemaade, lequel, pendant une tempête affreuse, avec le secours de son cheval, étoit parvenu a sauver quatorze matelots d'un travire naufragé dans la Baie de la Table, mais qui lui-même, vicrime de ses généreux efforts, avoit péri dans une derniere tentative, accablé par sa propre fatigue, par celle de son cheval et le poids des malheureux qui s'étoient jettés en foule sur lui, dans la crainte qu'il ne retourndt plus au vaisseau avanc qu'il fut entiérement submergé. On peut voir unedescription très-détaillée et très-attendrissante de cette catastrophe, dans le Voyage au Cap , du Docteur Sparmann. Enfin, le vent s'étant déclaré favorable, nous levames Fancre le 19 Décembre 1781, a onze heures du matin, veille précise de la déclara-tion de guerre de la part des Anglois a la Hollande. Vingt-quatre heures plus tard, la Compagnie ne nous auroit pas permis de partir; ce qui seroit venu, fort mal-a-propos, me contrarier etrenverser peut-être toutes mes résolutions, et plus encore mes espérances. Un très-gros temps, et une brume fort épaisse nous permirent de traverser la Manche sans être appercus des Anglois ; nous gagnames la pleine-mer, iendant les flots en toute sécurité, et ne soupconnant pas que le feu de la guerre se fut embrasé de toutes parts. A 2  4 VOYAGE Nous allions tantóc bien, tantót mal, et suivions le Mercure, autre vaisseau de la Compagnie, qui faisoit même route que nous, et nous commandoit. Jusques-la , notre Voyage ne nous offrit rien de remarquable ; mais nous devionsnous ress-entir bientót de 1'ébranlement général. Je savois que, dans une traversée de trois ou quatremois, peut-être de six, j'éprouverois plus d'un instant de désceuvrement et d'ennui; en conséquence, je m'étoisprécautionné la-dessus, avant de partir, et j'avois emporté quelques Livres. Parmi mes Traités d'Histoire naturelle, et mes Relations de Voyages , j'avois un la Caille. Je m'amusois de préférence a le lire; mais je me rappelle qu'un jour, tombant sur un passage anti-philantropique, et plein de fanatisme, je jettai tout-h-coup le Livre avec humeur, et me promis bien de n'en pas continuer la lecture. Voici ce passage : „ L'usage d'aller a la chasse „ des Nègres fugitifs et brigands, comme a celle „ des animaux sauvages, n'a rien qui puisse cho„ quer la délicatesse Européenne; du moment „ oü des hommes utiles dans la Société renon„ cent a leur état, par un esprit de libertinage „ et de cupidité, ils se dégradent au-dessous des „ bêtes, et méritent les plus rigoureux traite„ mens. " Mais depuis, réfléchissant au caractere humain, doux et si tolérant, dont on fait par-tout honneur a ce Savant, je repris son Livre, etj"y trouvai ces réflexions : „ Préjugéa „ part, lequel est préférable a 1'autre, de celui „ qui cultive les Arts, et qui invente des ex„ ceptions contraires aux régies de la loi natu„ relle, ou de celui qui, content du premier né-  ENAFRIQUE. 5 cessaire, se conduic suivant les maximes d'une „ équité stricte et scrupuleuse ? " Je me rap pellai alors que les Lettres et les Sciences avoient perdu 1'Abbé de la Caille, avant qu'il eüt mis la dernière main ason Journal; et je rejettai sur 1'ignorance barbare de 1'Editeur ce paragraphe^ infame, qui ne pouvoit, en aucune manière , être échappé a la plume d'un Prêtre, d'un Savant, d'un Philosophe. Le premier Février 1781 , étant partrois degrés nord de la Ligne, nous fümes avertis, au point du jour , qu'on découvroit une voile a 1'horizon; le Mercure étoit alors en avant presque hors de vue, et nous avions un calme plat; toutes nos lunettes furent inutilementbraquées; ce ne fut qu'a neuf heures du matin que nous pümes distinguer et reconnoitre que ce nétoit qu'un pctit batiment. Les uns le croyoient Francois, d'autres soutenoient qu'il étoit Anglois; chacun raisonnoit a sa facon, et formoit des conjectures, en attendant les certitudes. On s'appercut, quelques heures après, qu'il se faisoit remorquer par deux chaloupes, et qu'il venoit a nous, a force de rames. C'étoit, assuroit-on alors, un batiment en détresse, qui s'approchoit pour demander du secours; nous le laissions arriver fort tranquillement. Vers les trois heures aprcs-midi, le voyant a la demi-portée, nous assurames notre pavillon par un coup de canon en blanc; mais nous fümes étrangement surpris de recevoir, dans notre dunette, un boulet qui fut suivi de toute la bordée : le Corsaire en même-temps arbora pavillon Anglois. Je cherchois en vain a peindre l'étonnement? A 3  6 VOYAGE la stupéfaction de tout 1'éqüipage dans cette aventure imprévue. II n'y avoit peut-être pas sur le vaisseau un seul homme qui se fut jamais trouvé a une action. Le Capitaine et les Officiers, habitués a voyager paisiblement, n'avoient jamais, commandé en pareille circonstance : attaqués de la sorte, sans s'y être attendus, sans avoir eu le temps de faire aucuns préparatifs, ni même de se bastinguer, on se figure aisément quelle devoit être la consternation de ces pauvres gens. L'épouvante, et sur-tout la confusion, étoient peintes sur tous les fronts. Les Officiers crioient a tue-tête; les Soldats, toutes recrues, qui n'avoient jamais chargé un fusil, ne savoient auquel entendre, a quoi répondre; en un mot,asept heures du soir, nous n'avions pas encore brülé une amorce. Le Corsaire nous canonnoit sans relacha; il nous sommoit de nous rendre, nous menacant de nous couler a fond, si nous résistions plus long-temps. Notre Capitaine, dans une agitation convulsive, ne cessoit de lui crier qu'il n'étoit point maïtre de se rendre ainsi a discrétion, qu'il falloit, pour cela, s'adresser au Mercure, qui étoit son Commandant. Le bonhomme avoit entiérement perdu la téte. Enfin, comme par miracle, un 'petit vent s'étant élevé, le Mercure s'approche, et demande a notre Capitaine pourquoi on ne tiroit pas; il lui répond qu'il avoit attendu ses ordres, et que c'étoit au Commandant a donner le signal pour se battre; excuse tout-a-fait plaisante dans la bouche d'un marin attaqué par un petit batiment de seize pièces de huit, tandis qu'il en avoit trente-deux d'un plus gros calibre, plusieurs  EN AFRIQÜE. 7 pierriers, et trois cents hommes, outre 1'équi- page! Le Mercure commencant a tirer, nous commencames aussi a faire feu de tous bords; et, quoique le Mercure se trouvat entre 1'Anglois et nous,n'importe ,nous tirions toujours. Nos gens, que ce désordre favorisoit, s'étoient enivrés % qui mieux-mieux; ils alloient, couroient sans savoir oü, se heurtoient, chanceloient, revenoient sans savoir pourquoi; on crioit; on pleuroitd'un cöté; on juroit; on se cachoit d un autre ; le Chapelain lui-même, sans doute pour se donner du courage, n'avoit pas craint de se livrer aux mêmes excès; je le vis, une lanterne a la main, descendre a la Sainte-Barberemplie de vingt-cinq milliers de poudre destinés pour Ceylan , et en rapporter, sans lamoindre précaution, de quoi faire des cartouches ; car il est a remarquer qu'il n'y en avoit pas une seule de provision, et que, depuis le matin, on n'avoit pas songé a en préparer. Après avoir abymé toutes nos manceuvres, et nous avoir criblés de toutes parts, le Corsaire nous abandonna a onze heures du soir. II étoit fort loin, que nous tirions toujours. Quel beau moment pour les poltrons! Comme ils se démenoient alors, et parcouroient le pont d'un pas ferme, haussant la voix, et provoquant 1'ennemi qu'ils n'entendoient plus! Pourtant on le craignoit encore; personne n'osa se coucher. Je passai, comme les autres, toute la nuit au bel air, étendu sur un sac au milieu des fusils rangés ; mais, a tous momens, réveillé par les alertes très-vives de ceux qui faisoient la garde s A 4  S VOYAGE et que le bruit des canons Anglois poursuivoit sans cesse. On peut se faire une idee du désordre qui avoit régné dans cette bagarre : le lcndemain, lorsqu'on flamba les pièces, on trouva des canons remplis jusqu'a la bouche, et qui contenoient jusqu'a trois charges de poudre, alternativement entassées 1'une sur 1'autre, avec autant de boulets. Plusieurs fusils avoient été chargés les balles les premières: je suis bien persuadé que, sans le Mercure, nous eussions été pris; heureusement nous en fümes quittes pour la peur. II n'y avoit effectivement que ce fantöme capable de consterner des Officiers, au point de se laisser canonner, pendant quatre heures, sans oser riposter par un seul coup. L'Anglois croyoit certainemcnt que nous n'avions point de canons, ou que ceux qu'il voyoit étoient de bois; la moindre résistance, de notre part, lui eüt fait aussi-töt tócher prisc, et sans doute il se seroit retiré plus vite qu'il n'étoit venu. Je n'acheverai point ce tableau, vraiment digne des crayons plaisans de Calot, sans rapporter un dernier trait qui rappelle le rire sur mes lèvres, au moment oü j'écris. J'errois ca et la de la dunette au pont, et du pont a la chambre (/Car, n'ayant point de commission sur le navir.e, je n'avois aucun ordre a donner ni a recevoir,) j'appercus le Gardien des papiers de la Compagnie fidélement assis auprès de la boïte mystérieuse, et tout prêt a la lancer par la fenêtre au moindre signal d'un péril imminent. Celui-la du moins étoit a son poste : mais le devoir 1'y fixoit beaucoup moins que la terreur. Elle s'étoit emparée de tous ses sens, „ Vaillant, s'é-  EN AFRIQUE. 9 „ cria-t-il, Vailkint, c'est fait de nous. Eh! mon „ ami, nous sommes perdus, nous sommes per- dus! " Je faisois mes efForts pour le rassurer, et 1'engageois a changer d'air, afin qu'il changeat de contenance ; un boulet vint traverser la chambre avec un fracas horrible ; je vis mon homme tomber comme une masse, immobile, et sans mouvement; je le crus mort; mais peu-apeu il se releva de lui-mcme en poussant de profonds sanglots. Pour cette fois, je ne pus tenir a cette scène touchante, et j'allai plus loindonner un libre cours a mes éclats de rire. N'étoit-il pas odieux, que des hommes faits, par leur état, par leur age et leur expérience, pourdonner des cxemples de bravoure etd'honneur, y manquassent d'une facon si honteuse, dans une circonstance oü il ne falloit qu'une minute pour dissiper toute alanne, et faire rentrerdans le néant le chétifCorsaire qui nous harceloit; tandis qu'au contraire des enfans, a peine assez forts pour soulever un cable, avoient montré vingt preuves de zèle, de constance et d'intrépidité. Ce qui me révoltoit davantage, et me divertissoit en même temps, c'est qu'on paroissoit convaincu, le lendemain, qu'on avoit coulé bas le batiment Anglois qui avoit disparu. Je ne pouvois entendre, sans murmurer, les complimens réciproques qu'on s'adressoit sur la manière vigoureuse dont chacun s'étoit défendu la veille; mais, au contraire, fermement persuadé que 1'ennemi n'avoit pas même recu un seul de nos boulets, je ne pus m'empêcher d'en plaisanter,etde dire mon sentiment sur-tout au premier Pilote, Van Groenen, que j'avois vu se  1© VOYAGE comporter Ie plus mal pendant 1'action, et qui, pour le moment, montroit beaucoup d'orgueil et de jactance. Les Matelots rioient sous cappe; il s'en appercut, mais leplus grand nombre ne pouvant, en conscience , se déclarer pour lui, il fallut bien qu'il s'en tint au bon témoignage de son amour-propre. Pour couronner 1'oeuvre , le Médecin Engelbregt, qui, pendant toute 1'action , s'étoit caché a fond de cale , fut chargé, en sa qualité de Docteur, de faire le journal de cette brillante action. Je pris la liberté de railier 1'Ecrivain, comme j'avois fait les autres; il ne put prendre sa revanche, car j'eus Ie bonheur de me bien porter; il n'en fut pas ainsi du Pilote; il se vengea de mes plaisanteries par tous les désagrémens qu'il étoit en son pouvoir de me faire essuyer pendant la route. Ils ne furent pas de longue durée; car, a datcr de cette aventure singulière, le reste du Voyage s'écoula fort heureusement. Nous eümes toujours bon vent; après trois mois dix jours de traversée, nous découvrimes les montagnes du Cap, qu'éclairoit alors le plus beau ciel; j'en pris le dessin; et,le même jour, a trois heures après-midi, cous mouillames dans la Baie de la Table. Le Capitaine du port, M. Staring, vint a bord; il nous confirma la déclaration de guerre dont la Colonie étoit déja informée par une Frégatc Francoise ; le lendemain , je me rendis a terre, et m'empressai d'aller saluer les personnesauxquelles j'étois recommandé, et de leur remettre mes lettres. Je fus accueilli avec honnêteté, même avec distiriction. M. Boers, Fiscai, et M. Hacker eurent pour moi toutes lea  EN AFRIQUË. H prévenances de 1'amitié : je sentis que je ne les devois point a cette politesse d'usage qui remplace ailleurs, par de vaines grimaces, ce besoin si cher d'obliger son semblable, et n'esc qu'un art perfide de tromper mieux la crédule franchise d'un Etranger; ils m'ofFrirent tous les services que mes recommandations et leur rang distingué me mettoient en droit d'en attendre. J'y contai; j'avois affaire a des Hollandois. ' J'étois impatient de connoitre ce pays nouveau, oü je me voyois transporté comme en songe. Tout se présentoit a mes regards sous un aspect imposant, et déja je mesurois de Foeil les déserts immenses oü j'allois m'enfoncer. La ville du Cap est située sur le penchant des montagnes de la Table et du Lion. Elle forme un amphithéatre qui s'allonge jusques sur les bords de la mer. Les rues, quoique larges, *ne sont point commodes, paree qu'elles sont mal pavées. Les maisons, presque toutes d'une batisse uniforme, sont belles et spacieuses : on les couvre de roseaux, pour pr'évenir les accidens que pourroient occasionner des couvertures plus lourdes, lorsque les gros vents se font sentir; 1'intérieur de ces maisons n'annonce point un luxe frivole; les meubles sont d'un goüt simple et noble. Jamais on n'y voit de tapisseries; quelques peintures et des glacés en font le principal ornement. L'entrée de la ville, par la place du chateau, offre un superbe coup-d'ceil. C'est la que sont assemblés, en partie, les plus beaux édifices. On y découvre, d'un cóté, le jardin de la Compagnie dans toute sa longueur; de Fautre, les  12 VOYAGE fontaïnes, dom les eaux descendent de la Table par une crevasse qu'on appercoit de la ville et de toute la rade. Ces eaux sont exceilentes, et fournissent avec abondance a la consommation des habitans, ainsi qu'a 1'approvisionnement des navires qui sont en rclrlehe. En général, les hommes me parurent bien faits, et les fcmmes charmantes. J'étois surpris de voir celles-ci se parer, avec la recherche la plus minutieuse de 1'élégance de nos Dames Francoises; mais elles n'ont ni leur ton ni leurs graces: comme ce sont toujours les Esclaves qui donncnt le sein aux enfans du Maitrc, la grande familiarité qui regnecntr'euxinfluebeaucoup sur les moeurs et Péducation. Celle des hommes est plus négligée encore, si Pon cxcepte les enfans des riches qu'on envoie en Europe pour les faire instruire; car on ne voit au Cap d'autres instituteurs que des Maitres d'écriture. Les femmes touchent presque toutes du clavecin; c'est leur unique talent. Elles aiment a chanter, et sont folies de la danse : aussi est-il rare qu'il n'y ait pas plusieurs bals par semaine. Les Officiers des navires en relache, qui sont en rade, leur procurent souvent ce plaisir. A mon arrivée, le Gouverneur s'étoit mis dans 1'usage de donner, tous les inois, un bal public, et les personnes distinguées de la Ville suivoient son exempie. J'étois étónné qu'il n'y eut ni café ni auberge dans une Colonie oü il arrivé tant d'Etrangers; mais il est vrai qu'on trouve a-peu-près a se loger chez tous les particuliers. Le prix  EN AFRIQUE. i3 ordinaire , pour la chambre et la table, est une piastre par jour; ce qui est assez cher quand on songe a 'la valeur modique des denrées du Pays. Lors de mon séjour, la viande de boucherie étoit a très-bas prix. J'ai vu donner treize livres de mouton pour un Escalin ( douze sols deFrance); un bcenf pour douze a quinze Rixdaaiers (quatre lïv. dix sols le Rixdaaler ); dix quarces de bied pour quatorze a quinze Rixdaalers; ainsi du reste. A la-vérité, pendant la guerre , tout étoit extraordinairement renchéri; et, dans les derfticrs temps, on payoit quarante-cinq Rixdaalers ( deux cents deux liv. de France) un misérable sac de pommes-deterre, et cinquante sols un petit chou-pomme. Cependant le prix des pensions n'étoit point, pour cela, augmenté. Le poisson est très-abondant au Cap ; parmi les espèces les plus estimées, on distingue le Jlooman, poisson rouge de la baie Falso; le Élepvis, qui n'a point d'écailles. Celui-ci se prend dans les rochers qui bordent la mer; le Sléenbraasen, le Stompneus , et quelques autres. Ces poissons excellens figurent exclusivement sur les bonnes tables. Les huitres sont très-rares; on n'en trouve que dans la baie Falso. Mais 1'anguille est plus rare encore; jamais je n'y ai vu d'écrevisses; on y mange des oreilles de mer, nommées Klepkousen. II faut s'éloigner de plusieurs lieues du Cap, pour se procurer du gibier; le plus commun sont le Steenbock, le Duyker, le Reebock, le Crysboci, le Bontebock ,'toutes différentes espèces de gazelles dont je parlerai plus ample-  14 VOYAGE ment dans ma description des quadrupèdes; le Lièvre, sur-tout la petite espèce qu'on nomme le Lièvre de dune, est assez abondant; mais il n a pas le fumet du notre. On rencontre aussi des Perdrix de diverses espèces plus ou moins grosses, plus öü moins délicieuses que dans nos Contrées; mais la Caille et la Bécassine ne différent point de celles d'Europe. On ne les voit la qu'a leur passage. Quoique puissent dire les enthousiastes du Cap , il me semble que nos fruits y ont bien dégénéré. Le raisin seul m'y parut déücieux; les cerises sont rares et mauvaises; les poires et les pommes ne valent pas mieux, et ne se conservent point. En revanche, les citrons et les oranges, de 1'espèce sur-tout appellée Nare tyes, sont excellens; les figues délicates et saines; mais la petite banane, autrement le pisan, est de mauvais goüt. Ne faut-il pas s'étonner que, dans un aussi beau Pays, sous un ciel aussi pur, si 1'on excepte quelques baies assez fades, il ne se trouve aucun fruit indigène? L'asperge et 1'artichautne croissent point au Cap; mais tous les autres légumes d'Europe y semblent naturalisés : on en jouirok toute 1'année , si le vent de Sud-Est, qui regne pendant trois mois, ne desséchoit la terre au point de la rendre incapable de toute espèce de culture; il soufflé avec tant de furie, que, pour préserver les plantes , on est obligé de faire, a tous les carreaux du jardin, un entourage de forte charmille. La même chose se pratique a 1'égard desjeunes arbres qui, malgré ces précautions, ne poussent jamais de branches du cöté du vent,  EN AFRIQUE. l5 er se courbent toujours du cöté opposé; ce qui leur donne une triste figure : en général, il est itrès-difficile de les élever. J'ai souvent été témoin des ravages de ce vent; dans 1'espace de vingt-quatre heures, les jardins les miëux fournis sont en friche et balayés; c'est depuis Janvier jusqu'en Avril qu'il regne sur toute la pointe de 1'Afrique, et fort avant dans les -terres. 11 est arrivé, dans mes Voyages, que mes chariots en ont été renversés; il ne me restoit souvent d'autre parti a prendre, que de les attacher a de gros buissons, pour les empêcher de culbuter. Ce vent s'annonce au Cap par un petit nuage blanc, qui s'attache d'abord a la cime de la montagne de la Table, du cöté de celle du JDiab/e. L'air commence alors a devenir plus frais; peu-a-peu le nuage augmente et se développe. 11 grossit au point que tout le sommet de la Table en est couvert; on dit alors communément que la montagne a mis sa perruque. Cependant le nuage se précipite avec violence, et pese sur la ville; on croiroit qu'un déluge va 1'inonder et 1'ensevelir; mais, a mesure qu'il gagne le pied de la montagne , il se dissipe, il s'évapore; il semble qu'il se réduise a rien. Le ciel continue d'être calme et serein sans interxuption. II n'y a que la montagne qui se ressente de ce court moment de deuil qui lui dérobe la présence du soleil. J'ai souvent passé des matinées entières a examiner ce phénomène sans y rien comprendre; mais, dans la suite, lorsque j'ai fréquenté la baie Falso, du cöté opposé de la montagne?  16 VOYAGE j'ai jouiplusieursfoisdu plaisir d'en voir le commcncement et les progrès. Le vent s'annonce d'abord très-foiblement, chariant avec lenteur une espèce de brouillard qu'il senible détacher de la superficie de la mer. Ce brouillard s'amasse, se presse par 1'obstacle que lui oppose, dans son chemin, la montagne de la Table du cöté du Sud; c'est alors que, pour la franchir , il s'entasse peu-a-peu, et que, roulant sur lui-même, il s'élève avec effort jusqu'au sommet, et montre a. la ville le petit nuage blanc qu'a déja annoncé le vent qui soufflé depuis quelques heures , par les faces de la Table dans la rade et les environs. La durée ordinaire de cette espèce d'orage est de trois jours consécutifs; quelquefois il continue sans relache beaucoup plus long temps; souvent aussi il cesse tout d'un coup; 1'athmosphère alors devient brulant; et, pendant les trois mois qu'il regne, s'il lui arrivé de cesser plusieurs fois de cette manière, c'est un pronostic assuré de beaucoup de maladies. Quoique ce vent ne soit pas absolument dangereux pour les navires, il n'est pas sans exemple qu'il en ait incommodé plusieurs ; quand il est trop impétueux, par prudence et pour éviter jusqu'a la crainte d'un accident, ils gagnent la pleine mer; mais lorsqu'il ne charie point de brouillards avec lui, il est nul pour la Ville, et soufflé uniquement dans la rade. Ce n'est donc que 1'amas des brouillards qui, venant a se précipiter, occasionne ces terribles ouragans. Souvent il est presqu'impossible de traverser les rues; et, malgré 1'exactitude et 1'empressement avec  Tiié des jVfonfagiies clu Cap ie Boime-Üspérarice, couvertes des images, tin SxicL-Ést.   EN AFRIQUE. 17 avec lesquels on ferme et portes et fenêtres et volets, la poussière pénètre jusqu'aux armoires et aux malles. Tout incommode qu'il soit, ce vent procure cependant un grand bien a la Ville. II la purge des vapeurs méphitiques, occasionnées par les immondices qui s'amassent naturellement au bord de la mer, par celles que les habitans y font jetter, et, plus que cela, par les débris ensanglantés que les bouchers de la Compagnie, qui ne font point usage des pieds, des têtes, ni des intestins des animaüx qu'ils égorgent, jettent et laissent aux portes des boucheries oü ils s'amassent en tas, se corrompent, empoisonnent Fair et les habitans, et fomentent ces maladies épidémiques trop ordinaires au Cap dans le cours de la saison oü le Sud-Est n'a pas beaucoup régné. Le fléau le plus dangereux et le plus cruel, est le mal de gorge. Les personnes les plus robustes y succombent en trois óu quatre jours. C'est un coup violent qui ne donne pas le temps de se reconnoïtre. La petite-vérole est une autrepeste pour toutes les Colonies. Cette partie du Globe ne la connoissoit point avant 1'arrivée des Européens, et, depuis qu'elle appartient aux Hollandois, on 1'a vue a deux doigts de sa destruction. La première fois sur-tout qu'elle se manifesta, plus de deux tiers des Colons périrent. Ses ravages furent plus meurtriers encore parmi les Hottentots; il sembloit que cette maladie les attaquac de préférence : aujourd'hui même ils y sont fort sujets. Ce sont des vaisseaux arrivant d'Europe qui Tomé I. B  l3 VOYAGE ont fait ce présent a cette Colonie. Aussi a-t-on grand soin d'envoyer lesChirurgiens de la Compagnie pour en faire la visiue la plus scrupuleuse, a leur arrivée dans la rade. Au moindre vestige de ce mal, toute communication de 1'équipage avec la Ville et les Habitans leur est rigourcusement interdite. On met un embargo sur la cargaison, dont on ne souffre pas que la moindre partie vienne a terre. On fait, jour et nuit, une garde sévère. Si 1'on apprenoit qu'un Capitaine eüt trouvé quelque moyen de cacher cette maladie sur son' bord, lui et ses Officiers seroient sur le champ dégradés, et condamnés a une forte amende, si c'étoit un Vaisseau de la Compagnie : j'ai dit ses Officiers, paree que chacun d'eux, tenu de répondre du Vaisseau pour la partie qui le concerne, il ne seroit pas possible de cacher la contagion, sans le consentement et le complot unanimes de tout 1'équipage. Si le Navire étoit étranger, rien ne pourroit le sauver de la confiscation. La saison des pluies commence ordinairement vers la fin d'Avril. Elles sont plus abondantes et plus fréquentes a la Ville quepar-tout ailleurs dans les environs : en voici la raison naturelle; le vent du Nord fait au Cap ce «?ue fait en France celui du Sud-Ouest; il voiture lesnuages, qui, passant sur la Ville, vont s'arrêter et se briser contre la Table, le Diable et le Lyon; les pluies sont alors continuellement au Cap, tandis que, deux lieues a la ronde, on jouit du plus beau ciel et du temps le plus sec; quelquefois, elles tombent sur toute la partie qui se trouve entre la baie de la Table et la baie  EN AFRIQUE. ig Falso , a 1'Est de cette chaine de monts énormes qui s'étend jusqu'a 1'extrémité de la pointe d'Afrique, tandis que le cöté Ouest est pur et sans nuagcs. C'est une foible image de ce qui arrivé aux cötes de Coromandel et duMalabar, excepté qu'ici ce spectacle est plusmerveilleux, paree qu'il est plus sensible et plus rapproché„ En effet, de deux amis partant ensemble de la Ville pour aller a la baie Falso, celui qui prend sa route a 1'Est de la montagne emporte son parapluie, celui qui va par 1'Ouest emporte son parasol. Ils arrivent au rendez-vous, 1'un haletant et trempé de sueur, 1'autre mouillé ec glacé par la pluie. Les étrangers sont généralement bien accueillis au Cap-, chez les personnes attachées au service de la Compagnie et quelques autres particuliers; mais les Anglois y sont adorés, soit qu'il y ait de 1'analogie dans les moeurs des deux Nations, soit plutót paree qu'ils afFectent beaucoup de générosité. Ce qui doit passer pour constant, c'est qu'on s'empresse, dès qu'il en arrivé, a leur ofFrir des logemens. En moins de huit jours, tout est Anglois dans la maison qu'ils ont choisie, et le maïtre et la femme et les enfans en prennent bientót toutes les manières. A table, par exemple, le couteau ne manque jamais de faire les fonctions de la fourchette. De toutes les Nations, la Praneoise est la moins considérée. La Bourgeoisie sur-tout ne peut la souffrir. Cette haine est portée au point, que souvent j'ai ouï dire a des habitans, qu'ils aimoient mieuxêtre pris par les Anglois, que de devoir leur salut aux armes de la Nation Fran- B %  20 VOYAGE coise. Je prenois d'abord ces discours pour de 1'exagération, et pensois, au contraire, que ces gens-la se faisoient une illusion de commande pour diminuer, a leurs propres yeux, le mérite des services que leur rendoitactuellement la France, et se dispenser tout bas du fardeau de la reconnoissance. Quoi qu'il en soit, je crois aujourd'hui que les Francois auroient eu beaucoup a se plaindre de cette Colonie, si quelques personnes distinguées, dont la prudence mettoit un frein aux murmures de la multitude, n'avoient un peu balancé 1'injustice de cette inimitié par tous les services obligeans et les secours essentiels dont les circonstances leur faisoient un devoir. Ces hommes recommandables ne sont point jnconnus au Ministère de France, qui honora 1'un d'eux de lettres de remercimens de la part du Souverain. Eh ! qui n'a point eu a se louer des procédés nobles et désintéressés de M. Boers, Fiscal, et n'en conserve a jamais la mémoire dans son coeur! Je lui rends, pour ma part, un hommage bien sincère et bien pur. Puisse cette vérité qui m'échappe, répandre autant le souvenir de son nom, qu'elle affligera sa modes tie ! Départ pour la Baie de Saldanha. JLes nouvellesde la rupture entre 1'Angleterre et la Hollande répandues avant notre arrivée, celles plus positives encore que nous apportions, que 1'ennemi ne s'endormoit pas, firent craindre qu'on ne le vit incessamment arriver. En  EN AFRIQUE. 21 conséquence, le Gouvernement jugea qu'il n'y avoit point de temps a perdre, et que les navires en rade dans la baie de la Table, devoient se refugier a Finstant dans celle de Saldanha, oü ils pourroient échappér plus sürement aux recherches des Anglois : 1'ordre en fut donné a tous les Capitaines. Cet événement sembloit favoriser mes desseins, et je me proposai de partir avec la flotte. M. Vangenep, qui commandoit le Middelbourg, eut la bonté de m'offrir un très-agréable logement sur son bord, et toutes les facilités pour m'occuper fructueusement des recherches que je méditois, lorsque nous serions dans la Baie; j'acceptai ses services avec autant d'empressement que de reconnoissance; je fis embarquer mes effets ; le dix du mois de Mai nous mimes a la voile, accompagnés de quatre autres vaisseaux; et, le lendemain, nous mouillames a Saldanha. Cegolfes'enfonce diagonalement, sur la droite de son embouchure, d'environ septa huk lieues; a gauche, en entrant, on trouve une petite Anse, nommée Hoetjes-Bay; dix ou douze Vaisseaux de guerre peuvent y ancrer sur un bon fond; il est facile a des batimens plus foibles de pénétrer plus avant, même jusqu'k la petite isle de Schaapen-Eyland, qui met a 1'abri de toute in• tempérie. On y trouve, a la vérité, de 1'eau inférieure a celle du Cap; mais, dans les mauvaises moussons, elle change de nature, et devient excellente. Les paysans des environs apportent aux navires qui séjournent dans cette Baie, des provisions de tor e espèce, a beaucoup meilleur marché qu'a L Ville, de telle sorte B 3  22 VOYAGE enfin qu'un Navire venant d'Ëurope, contrarie* par le vent Sud-Est qui 1'empêche d'arriver a la baie de la Table, peut gagner celle de Saldanha, certain d'y trouver des rafraichissemens en abondance. La Compagnie entretient, prés de la, un poste de quelques hommes, sous les ordres d'un Caporal-Commandant, qui, dés qu'il appercoit un Navire a Fembouchure de la Baie, envoie par terre un exprès pour en donner avis au Gouverneur» Les Cacholots, espèce de Balainequeles Hollandois appellent Noord-Kaaper, abondent et jouent continuellement dans ce bassin. Je leur ai souvent envoyé des balles , lorsqu'ils se levoient droit au-dessus de la mer; il ne m'a jamais paru que cela leur fit le moindre effet. Nous trouvames une prodigieuse quantité de lapins dans la petite isle de Schaapen-Eyland. Elle devint notre garenne. C'étoit une bonne ressource pour nos équipages. Le gibier de toute espèce fourmüle dans les environs. On trouve principalement des petites gazelles, nommées Steenbock , et toutes celles dont j'ai parlé. On y voit aussi des perdrix et du lièvre; Fembarras de monter ou de descendre continuellement dans les sables qui bordent toute cette plage, en rend la chasse très-pénible et très-fatiguante. Les Panthères y sont communes, mais moins féroces que dans d'autres parties de FAfrique, paree que le gibier leur procurattt une nourriture facile, elles ne sont jamais tourmentées par la faim. Quelques jours après mon arrivée, le Commandant du poste me proposa de chasser avec  EN AFRIQUE. 2-3 lui. Le lenderaain, nous nous mimes effectivement en route. Nous voyions beaucoup de gibier, et nous ne pümes jamais parvenir ,a en joindre une seule pièce ; vers le déclin du jour, le hasard nous ayant séparés, comme si le sort eüt voulu me familiariser tout d'un coup avec les dangersque j'étois venu chercher de si loin, je recus une lecon a laquelle je ne m'attendois guère, et je fis, pour la première fois, une épreuve un peu rude, et qui fera frissonner plus d'un brave Citadin. Les coups de fusil que je tirois ca et la éveillèrent une petite Gazelle, mon chien'se mit a la poursuivre; et, s'arrêtant a un très-gros buisson, il commenca ses aboiemens, tournant sans cesse autour du buisson. J'imaginai que la Gazelle s'y étoit retirée; j'accourus, dans 1'espérance de la tuer; ma présence et ma voix excitoient merveilleusement mon chien. J'attendois, a. chaque instant, que la Gazelle parut, mais, lassé de ne rien voir sortir, j'entrai moi-même dans 1'épaisseur du buisson, "frappant de cötés et d'autres avec mon fusil pour écarter les branches qui me coupoient le passage. ]e n'exprimerai jamais, comme je Pai senti, la stupeur et 1'effroi qui me glacèrent, lorsque, parvenu jusqu'au centre du fourré, je me vis face a face d'une énorme et furieuse Panthère. Son geste, dès qu'elle m'appercut, ses prunelies ardeiites et fixées sur moi, son cou tendu, sa gueule a demi-béante, et le sourd hurlement qu'elle laissoit échapper, sembloienttropannoncer ma destruction : je me crus dévoré. La tranquillité courageuse de mon chien me sauva. II tint 1'animal en arrêt, et le fit balancer entre sa B 4  24 VOYAGE fureur et sa crainte. Je reculai doucement jusqu aux bords du buisson; mon admirable chien imitoït tous mes mouvemens, serrant de prés son maïtre , et résolu sans doute de périr avec lui. Je regagnai la plaine, et repris, au plus v'ite le chemin du poste, regardant de temps en temps derrière moi. Cependant j'entendois, dans 1'éloignement, des coups de fusil tirés par intervalle. Je jugeai bien qu'ils étoient de mon compagnon qui me cherchoit. II faisoit nuit; je ne fus pas curieux de 1'aller joindre, et le laissai tirer a son plaisir; il arriva enfin, mais fort tard. Sa surprise, en me voyant sain et sauf et bien entier, fut égale a sa joie. II m'avoua qu'il avoit jugé , par la facon dont mon chien aboyoit,que j'étois aux prises avec une Hiène ou quelque Tigre,et que ne m'entendant point répondre a ses coups de fusil, il m'avoit cru déchiré par morceaux. Cette aventure, lorsque je la lui eus racontée en détail, finit par nous faire beaucoup rire; mais ce qu'il m'apprit a son tour sur ce que j'aurois dü tenter dans cette rencontre, me fit regretter de n'avoir point tiré 1'animal. Au reste, si nouveau dans la partie des bêtes féroces, celle-la étoit la première que j'eusse ainsi contemplée, et fignorois complettcment comment il falloit s'y prendre avec les Panthères. C'est ainsi que j'amusois mes loisirs, et me préparois insensiblement a de plus grands dangers! Nous nous rendions fort souvent a 1'isle Schaapen pour y tuer des Lapins.. Dans une de ces promenades, qui jusques-la ne nous avoientprocuré que de 1'agrément, nous nous vimesa deux doigts de la mort. II s'éleva tout d'un coup a  EN AFRIQUE. 25 cóté de notre chaloupe un Cachalot, qui nous fit une peur effroyable; il étoit si prés, que, dans la crainte qu'en retombant il ne nous fit chavirer, et ne nous engloutit a jamais sous son énorme poids, nos matelots sautèrent a 1'eau; mais celui qui étoit au gouvernail revira si lestement, que nous évitames le monstre. Cet animal s'étoit élancé au moins de douze pieds hors de Peau; il nous arrosa tous en replongeant, et notre chaloupe recut une si violente commotion, qu'elle failjit d 'être submergée. II est certain que, sans la présence d'esprit de notre pilote , aucun de nous n'échappoit a la mort. Le Cachalot porte ordinairement soixante a quatre-vingts pieds de long, quelquefois davantage. Souvent il se dresse perpendiculairement au-dessus de la mer, jusqu'a moitié de sa longueur; et, lorsque cette lourde masse retombe, le bruit d'un coup de canon et le bruit de sa chüte n'ont point de différence. Un soir que nous étions a souper, notre Vaisseau fit un mouvement convulsif si extraordinaire, que, ne sachant ce que ce pouvoit être, nous quitrames précipitamment la table pour courir au tillac. L'alarme étoit générale dans tout 1'équipage; Vangenep croyoit que nous avions chassé sur nos ancres, et que nous battions au rocher surlequel nous étions dérivés; mais , remarquant, par la position des autres vaisseaux, que nous n'avions point chaugé de place, on jugea que ce devoit être autre chose, et 1'inquiétude ne fit que redoubler. On chercha la cause de ce mouvement précipité. Enfin, on entrevit un Cachalot. II s'étoit élevé a 1'avant, et ve-  56 - VOYAGE ïioft de passer, en replongeant, entre nos deus cables qui se croisoienc. Comme il se trouvoic arrêté par l'extrémité de sa queue, dont 1'envergure est excessiycment large, les efForts furieux qu'il faisoit pour se débarrasser avoient secoué et secouoient encore le Vaisseau. On sauta a 1'instant dans les chaloupes; on courut aux harpons ; mais 1'obscurité de la nuit retarda malheureusement la manoeuvre nécessaire pour le prendre; et,dans Ie moment oü les chaloupes 1'approchoient, il se dégagea. Tout le monde en fut faché. En mon particulier, je le regrettai beaucoup, jusqu'au moment oü le hasard en mit un, dans la suite, a ma disposition. Le danger passé, nous vinmes nous remettre a table; et, comme une fausse alarme est toujours le signal d'une joie très-vive, nous nous amusames a nous persiffler les uns les autres, a dépeindre réciproquementles impressions diifércntesque la fraycur avoit fakes sur chacun des convives, et personne ne fut épargné. La promptitude des ordres, et la vigilance de Vangenep, dans cette occasion, m'étoient un sur indice qu'il avoit eu lui-même beaucoup d'inquiétude; mais il n'en avoit rien laissé paroïtre; tant il est vrai que le sang-froid du chef masqué le péril, et rassure la foule ! Telle doit être, jusqu'au dernier moment, la conduite d'un bonmarin. Laconstcrnation est bientöt générale, quand 1'équipage voit 1'épouvante écrite sur le front de son Capitaine. Je me rappellois bien alors 1'épreuve que j'en avois faite, en passant sous la ligne, lorsque nous nous étions laissé canonner honteusement.par un petit corsaire.  EN A F R I Q U E. 27 On découvre encore a 1'entrée de la baie de Saldanha une petite isle appellée Dassen-Eyland (isle des Marmotes); j'ignore si, dans les temps antérieurs, on y voyoit de ces animaux; mais je n'y en ai point trouvé. Une tradition commune a tous les Voyageurs m'avoit appris qu'un navire Danois, contrarié par les vents, ne pouvant entrer dans la rade du Cap, étoit venu se mettre a 1'abri dans cette Baie, et qu'après quelque séjour,le Capitaine y étant mort, son équipage 1'avoit enterré dans la petite isle, et lui avoit élevé un tombeau. Toutes les fois que, pour me rendre au Scïiaapen-Eyland, je passois a lahauteur de cette isle, un bruit sourd qui avoit quelque chose d'effrayant, venoit frapper mon oreille. Jen parlai a mon Capitaine. II me répondit que, pour peu que cela me fit plaisiret m'intéressdt, nous y ferions une descente; qu'il seroit curieux luimême de voir le tombeau Danois. Dès le matin , R donna ses ordres; nous partimes. A mesure que nous approchions, ce bruit sourd piquoit notre curiosité, d'autant plus que la mer, se brisant avec violence contre les rochers qui formoient le rempart de cette isle, ajoutoit encore au bourdonnement dont nous ne devinions pas la cause. Arrivés enfin, je ne dirai pas que nous mimes pied a terre; car nous fümes obligés de le mettre a 1'eau, tant la barre s'allongeoit avec violence ! Nous étions a tous momens couverts de son écume. Nous escaladames la roche avec beaucoup de peine et de danger, et parvïnmes a son esplanade. Jamais spectacle semblable ne  ?8 VOYAGE" s'est offert ailleurs aux yeux d'un mortel! II s'éleva tout-a-coup, de toute la surface de 1'isle, une nuée impénétrable qui formoit, a quarante Pjeds sur nos têtes, un dais immense, ou plutot un ciel d'oiseaux de toutes espèces et de toutes couleurs. Les Cormorans, les Mouettes, les Hirondelles de mer, les Pélicans, tout le peuple ailé qui borde cette partie de 1'Afrique, étoit, je crois, rassemblé la. Tous ces croassemens mêlés ensemble et modifiés suivant leurs différentes espèces, formoient une musique horrible; j'étois, atous momens, forcé de m'envelopper la tête pour en diminuer les déchiremens, et me donner un peu de relache. ■ L'alarme fut d'autant plus générale parmi ces légions innombrables d'oiseaux, que nous avions principalement affaires aux femelles, puisque c'étoit le moment de la ponte. Elles avoient des nids, des oeufs et des petits a défendre. C'étoient des harpies acharnées contre nous. Leurs cris nous assourdissoient. Souvent elles s'abattoient a plein vol, et nous rasoient le nez. Les coups de fusil redoublés ne les épouvantoient point; rien n'eüt été capable d ecarter ce nuage. Nous ne pouvions faire un pas sans écraser des ceufs ou des petits; la terre en étoit jonchée. Les cavernes et les crevasses des roches étoient habitées par des Phocas et des Mors, espèce de Veaux et de Lions marins. Nous marnes, entr'autres , un de ces derniers qui étoit monstrueux. Les plus petits abris servoient de retraite aux Manchots, qui foisonnoiont par-dessus toutes les autres espèces. Cet oiseau, d'environ deux pieds  EN AFRIQUE. 29 de hauteur, ne porte point son corps comme les autres oiseaux; il se tient dróit perpendiculairement sur ses pieds; cela lui donne un air de gravité d'autant plus ridicule, que ses ailcs, totalement dépourvues de plumes, pendent négligemment de chaque cöté. II ne s'en sert que pour nager. A mesure que nous avancions vers le milieu de 1'isle, nous en rencontrions des troupes innombrables. Bien dressés sur leurs pattes, ces animaux ne se dérangeoient en aucune facon pour nous laisser passer;ilsentouroient plusparticuliérement lemausolée, et sembloient en défendre 1'approche. Tous les environs en étoient obstrués. La Nature avoit fait pour le simple tombeau de ce pauvre Capitaine Danois ce que va chercher bien loin 1'imagination d'un Poëte, et ce qu'exécute, a plus grands fraix, le ciseau denos Artistes;le hideux Chat-huant, le mieux sculpté dans nos Temples, n'a point 1'air sinistre et mortuaire du Manchot. Les cris lugubres de eet animal, mêlés aux cris des Veaux marins, imprimoient je ne saisquelle tristesse dans Tame qui disposoit a 1'attendrissement. Je fixai quelque temps mes regards sur ce dernier asyle d'un malheureux Voyageur, et j'offris un soupir a ses manes. Du reste, le monument élevé sans doute a la hate n'orFroit rien de remarquable : c'étoit un quarré long de trois pieds de hauteur , et construit a sec avec des éclats du rocher dont 1'isle s'environne. J'aurois été curieux de fouiller dans 1'intérieur de la tombe. Elle renfermoit peut-être, avec la triste dépouille du Capitaine, 1'histoire de sa mort, ou quelqu'indice sur sa familie et sa patrie. Si j'avois été  3o VOYAGE seul, faurois osé troubler ga cendre; mais,avec des marins Hollandois, je me gardai bien den faire seulement la proposirion. Le respect pour les mortsest poussé chez eux jusqu'au scrupule; ils ne m'auroient point vu de bon ceil porter les mains sur cette tombe solitaire et paisible; et, comme par-dessus tout, ils sont superstitieux a 1'excès, si, dans la suite, il étoit arrivé quelqu'accident au navire, ils n'auroient pas manqué de m'en attribuer la cause : je fis prudemment de me taire; mais, en quittant cette isle, je me réservai, tout bas, le droit d'y revenir un jour. Nous emplimes notre chaloupe de toutes les espèces d'animaux que nous avions sous la main. Les Manchots ne furent pas oubliés. Nous en tirames beaucoup d'huile a brüler. Nos matelots avoient aussi ramassé une prodigieuse quantité d'oeufs, qui nous fournirent, pour plusieurs jours, un aliment que nous trouyions délicieux, et qui venoit interrompre, fort a propos, la monotonie de la nourriture sèche et trop uniforme du navire. J'ajouterai a cette digression, que j'ai crue intéressante, un seul mot sur le Lion etle Veau marins. Ils ont été cités par tant d'Auteurs, sous des dénominations si différentes, des caractères si faux, qu'on est enfin parvenu a n'y plus rien comprendre. Ce que je puis dire, quant au premier de ces monstres, c'est que je n'ai jamais vu aucune de ces troupes d'un demi-pied de long qui pendent, a ce qu'on assure, a 1'extrémité de la machoire supérieure du male. Pour le second, que les Hollandois ont ainsi nommé, c'est le même qu'on montroit, il y a trois ou  EN AFRIQUE. 3l quatre ans, dans une des bouriques du PalaisRoyal, et qu'on appeloit Tigre de mer, tandis qu'en même temps on en faisoit voir unpareil a quelques boutiques plus loin, sous un nom différent. C'est ainsi que, quinze ans plutöt, le crédule et bon Parisien, qui n'auroit pas voulu faire un pas pour voir un chameau, couroit en foule a la foire St. Germain pour s'extasier devant le Gangan, qui n'étoit pourtant autre chose qu'un Chameau débaptisé par un fripon. Ces impostures sont moins plaisantes, qu'elles ne sont condamnables. Elles propagent 1'ignorance du Peuple indolent de la Scine; lesacrifice qu'il fait de son argent, pour satisfaire son inepte curiosité, ne devroit-il pas du moins servir a son instruction? II y avoit a peine trois mois que nous séjoucnions dans la Baie; j'en connoissois déja tous les environs; je m'étois tellement occupé de mon objet, que, dans ce court espace de temps, j'avois rassemblé une collection considérable et précieuse d'oiseaux, de coquilles, d'insectes, de madrépores, etc. Mais un événement funeste m'eut bientöt et pour toujours privé du fruit de mon travail, de mes recherches et de mes courses si pénibles. Nous recümes, par terre, un expres du Gouverneur, qui nous apprit que M. de SufFren, après son affaire de St. Jago, étoit arrivé au Cap , et qu'on yattendoitincessamment une autre flotte Francoise. Cet exprès apportoit au Held- WoLlemaade, le même sur lequel j'étois arrivé d'Europe, l'ordre de partir, a l'instant, pour Geylan, lieu de sa destination. Le pauvre Capi-  32 VOYAGE taine S** V** mit donc a la voile dans les premiers jours du mois d'Aoüt. Ce fatal Navire me poursuivoit par-tout. II étoit écrit au livre des destins, qu'il ne disparoitroit qu'après m'avoir ruiné. En me rappellant notre ridicule combat avec le Corsaire , il ne m'étoit pas difjficile de pressentir que le Held- Woltemaade seroit aussi-töt pris qu'appercu par les Anglois . c'est en effet ce qui lui arriva. A peine entroit-il en marche, qu'il fut rencontré, et paisiblement amariné par 1'escadre du Commodore Jonston. Cette prise fit notre malheur. Instruit par la plus lache indiscrétion de 1'équipage, Jonston vint droit a nous, et se présenta droit a 1'ouverture de la Baie, avec pavillon de France. On crut d'abordque c'étoit la flotte alliée qui nous avoit été annoncée; mais un cutter qui précédoit, ayant arboré pavillon Anglois, nous envoya sa bordée, qui fut suivie de celle des autres vaisseaux. Le nombre ne permettant point a nos gens de disputer la place, il ne resta d'autre ressource que de couper précipitamment les cables pour se faire échouer. On abandonna les navires; chacun chercha son salut dans la fuite. Le désordre et la confusion se répandirent de toutes parts : les malheureux navires furent en proie au pillage le plus afFreux. Chacun en eraporta ce qui lui convenoit davantage. Mon Capitaine mit le feu au sien , et les Anglois arrivèrent assez a temps sur les autres pour les empêcher de brüler ou d'échouer. La crainte d'être poursuivis, pris ou massacrés par 1'ennemi, précipitoit nos matelots sur le chemin du Cap. Vingt lieues de sable a traverser, jusqu'a la Ville,  EN AFRTQUE. 33 Ville, en avoient découragé beaucoup. Ces fiaisérables s'étoient tellement surchargés, qu'ils avoient été contraints d'abandonner, sur la route, une partie de leurs effets. Les différens sentiers qu'ils avoient pris en étoient parsemés; on en rencontroit par-tout. Ce jour-la, malheureusement je chassois. Le bruit des canonnades parvint jusqu'a moi. Je m'arrêtai, a 1'idéc toüte naturelle de quelque fête donnëe sur notre escadre, ét je hacai mes pas pour m'y rendre, afin d'en jouir. Arrivé sur les Dunes, quel spectacle vint trapper mes regards! Le Midelbourg sautoit! Et la mer et les airs, tout fut, dans un moment, rempli de ses débris enflammós. J'eus la douleur mortelle de voir mes collections, et ma fortune, et mes projets, et toutes mes espérances gagner la moyenne région, et s'y résoudre en fumée. Cependant les Anglois ne cessoient de canonner les Dunes, et de poursuivre les traineurs que lacupidité avoit retenus trop long-temps sur nos Vaisseaux. De cinq prisonniers que nous avions sur notre bord, quatre s'étoient jettés h la mer, en reconnoissant le pavillon de leur Nation, et avoient rejoint leur flotte. Le cinquième avoit préféré de débarquer avec nos gens. Je le vis qui longeoit la Dune a dix pas de 1'endroit oü j'arrivois. Je le reconnus. Dans Ie moment oü je lui faisois, en sa langue, du mieux qu'il m'étoit possible, une question sur cette catastrophe effroyable, un boulet , qui lui coupa la tête, emporta sa réponse. Un autre, de la même bordée, en fit autant a un gros chien qui avoit 1'air de chercher son maitre, ec Tomé I. C  34 VOYAGE s'approchoir, de moi effaré et tremblant. Ces deux boulets m'en faisant craindre un troisième, je désemparai a 1'instant, et m'allai mettre a 1'abri dans le revers de la Dune. Quelle étoit ma position, après une aussi terrible aventure! En supposant que je ne voulusse point aller au Cap mendier des secours pécuniaires, et grossir la foule des malheureuses victimes échappées a la flamme , au fer de 1'ennemi, indifférent a cette scène d'horreur oü je n'aurois dü courir aucun risque, puisqu'elle ne m'eüt donné nul profit; sans titre, sans état, sans commission ; seul, éloigné de tous les miens, dont 1'image trop chérie, comme un • éclair, vint se retracer devant moi; a deux mille lieues de ma femme, de mes enfans, de ma patrie adoptive; dans un pays sauvage, sans espoir d'y trouver même un abri tranquille et sür;n'ayant, pour toute ressource, que mon fusil, dix ducats dans ma bourse, et le mince habit que je portois, quel parti me restoit-il a prendre, et qu'allois-je devenir ? Toutes ces idéés vinrent me frapper a la fois, et je sentis couler mes larmes. Dans ma situation déplorable, je tournai les yeux vers le rivage; les vainqueurs, a la poursuite des fuyards, pouvoient disposer de ma vie, et d'un coup de fusil, m'en épargner les misères!.... Je formai un moment ce souhait barbare, et trouvai, pour la première fois, de la férocité dans mon cceur. Mais, bientöt replié sur moi-même , et songeant a mon extréme jeunesse qui m'offroit uh appui consolant dans mes propres forces, je  EN AFRTQUE. 35 pris enfin mon parti, et fus moins désespéré de mon sort. II me vint dans ï'esprit qu'un Colon que j'avois vu plusieurs fois dans mes courses, et qui n'étoit qu'a quacre lieues de-la, voudroit bien me garder chez lui, jusqu'a ce que j'eusse recu des secours de ma familie en Europe. Je me trainai donc jusqu'a sa demeure solitaire. Je lui demandai 1'hospitalité; mon malheur étoit peint sur ma figure. Le sensible Slaber me tendit les bras; et, me prenant par la main, il me présenta sur le champ a sa familie. Dès le lendemain, j'imitai la constante hirondelle dont on a impitoyablement brisé le nid; je revins, non sans tristesse, a 1'a, b, c de ma Collection. Quelques jours après, on recut des nouvelles du Cap; tous nos Capitaines avoient été cassés , excepté Vangenep, le seul qui eüt fait sauter son navire, et dont la belle action venoit de mé ruiner a jamais. En partant pour la Baie, ils avoient tous recu 1'ordre de se faire sauter, s'ils étoient attaqués de facon a ne pouvoir se défendre ; on leur avoit donné un Hoeker, petit batiment qui ne prenant pas beaucoup d'eau, devoit pénétrer au plus loin possible r^ns la Baie, et servir de dépot général des cordagcs, voiles , agrêts, etc. des vaisseaux. Cette partie de 1'ordre avoit été exécutée; et, si le Capitaine de cette flüte y avoit mis le feu comme on le lui avoit très-expressément rccommandé, il jettoit les Anglois dans 1'embarras, et les réduisoit a la nécesské peut-être d'abandonner nos vaisseaux, C 2  36 VOYAGE que, faute d'agrêts nécessaires, ils n'auroient pu emmener avec eux. Bien plus avancé dans le fond de la Baie que nos autres navires, tandis que les Anglois les canonnoient et s'en emparoient, il avoit eu plus que le temps nécessaire pour se faire sauter; non-seulement il n avoit fait aucune disposition pour cela; mais,quittant son bord pour se sauver a la vue du Cutter qm venoit le saisir, il ne pensa pas même a mettre le feu a son batiment; et, par une contradiction inconcevable, et qui tient de 1'extravagance, il alla brüler et réduire en cendres une belle habitation qu'il trouva a 1'extrémité de la Baie, dans un endroit oü la mer étoit si basse, que les chaloupes même n'y pouvoient aborder; aussi fut-il poursuivi en justice par le propnetaire, le sieur Heufke, qui comptoit bien le taire condamner tout au moins a lui payer le montant du dommage. _ ' Vangenep étoit le seul Capitaine qui, a notre arrivéedans la Baie, sefüt sérieusementoccupé, avant tout, des préparatifs indispensables pour 1'exécution rigoureuse des ordres qu'on avoit donnés a tous en général. Nous avions larde toutes les parties de notre batiment avec des étoupes huilées, des fagotages, des goudrons, et toutes sorecs de matières combustibles, ses confrères étoient d'autant moins pardonnables , que trois mois de désoeuvrement, dans cette Baie, leur avoient laissé tout le temps de se précautionner. Nous étions arrivés le n Mai, et nous entrions alors dans le mois d'Aout. Les Matelots et les Officiers de nos équipages, accourus tumultueusement a la Ville, na-  EN AFRIQUE. 37 voient que trop répandu le malheur que nous yënions d'essuyer. M. le Fiscal, ne me voyant point de retour avec les autres , et n'entendant point parler de moi, fit faire des perquisitions ; onlui découvrit la retraite que je m'étois choisie. Peu de jours après, je le vis arriver. Combien je me repentis alors d'avoir perdu sitöt la tendre confiance qu'il m'avoit inspirée! Je lui rendis compte de la situation cruelle oü m'avoit plongé le malheur commun, de 1'afFreuse détresse oü me jettoit la perte de tout ce que je possédois au monde. Je lui fis part de la résolution que j'avois prise de rester chez 1'honnête Slaber, jusqu'a ce que j'eusse recu des nouvelles de ma familie, et de travailler, en attendant a reMtir 1'édifice de mes collections et de mesrecherches en histoire naturelle. M. Boers m'avoit écouté tranquillement et sans m'interrompre. Que ne puis-je ici graver, en lettres d'or, et ses tendres reproches , et ses pressantes sollicitations de le suivre au moment même! Sans ton , sans morgue, sans ce verbiage impertinent de nos protecteurs d'Europe, mais avec cette bonk.mmie ouverte et franche qui mesure 1'homme par 1'homme, et juge toujours le protégé digne du bienfait. „ Monsieur, (me dit-il, „ lorsque j'eus fini de m'excuser,) vous n'ou„ blierezpas que vous m'êtes recommandé. L'ins„ tant qui vous voit malheureux est aussi le „ moment oü je dois,a mon tour, mériter la „ confiance des amis qui ont compté sur moi; „ je' ne la trahirai point. Ma maison, ma ta„ ble, les secours les plus pressés , je vous of„ fre tout; reprenez couragej dressez de nou- C 3  SS VOYAGE „ velles batteries; revenez a vos plans, et n'at„ tendez pas, pour commencer vos Voyages, „ les nouvelles incertaines d'Europe. C'est a „ moi de pourvoir a ces détails. Acceptez; il le „ faut; je le veux ". Cette ame sensible parloit a la mienne une langue si chère! Un refus 1'auroit trop blessée! Je me rendis. C'est donc a eet ami généreux que je dus 1'avantage inappréciable de me livrer, sans de plus longs délais, aux préparatifs de ce voyage tant desiré, ainsi qu'aux dépenses ruineuses qu'alloit entraïner son exécution; j'en renouvellerai plus d'une fois le souvenir ; il devient un besoin pour mon cceur. Je me rappelle, avec une égale reconnoissance, tout ce qu'a fait pour moi, dans mes différentes apparitions au Cap, M. Hacker , Gouverneur en second. Je rends grace a M. Gordon, Commandant des troupes, des services qu'il étoit en son pouvoir de me rendre , et qu'il ne m'a point épargnés. Ses observations curieuses, publiées en Hollande par Allaman, sont estimées, et j'avoue que je lui suis particuliérement redevable d'une foule de détails précieux qui m'auroient peut-être échappé, sans les instructions et les conseils que j'en recus avant mon départ pour 1'intérieur du pays, oü lui-même il avoit entrepris quelques Voyages. Je demandai qu'il me fut permis de passer encore une quinzaine de jours a Saldanha, afin de -réparer, s'il étoit possible, une partie des pertes que m'avoient fait faire les Anglois. Ne sachant point si, dans la suite, j'aurois occasion derepasser dans ces lieux funestes, je voulois au moins me procurer les objets que j'étois presqueassuré  EN AFRIQUE. 3g de ne point retrouver ailleurs. Je n'avois, pour ainsi dire, qua mettre la main dessus : je connoissois si bien le terrein! je 1'avois si souvent arpenté de tout sens! car, avant la tragique histoire de nos vaisseaux, j'avois acheté un cheval, et pris, a mon service, un Hottentot qui m'avoit indiqué jusqu'aux retraites les plus cachées. Mon höte lui-même et ses deux fils m'aidèrent beaucoup dans mes recherches; au moindre signe, ils prévenoient mes desirs : on eüt dit qu'ils étoient a mes ordres. Je n'envisageois jamais ces braves gens sans un étonnement mêlé d'admiration. Le bon Slaber avoit en outre trois filles. Leur fignre et leur taille offroient réellement un aspect imposant. Cette familie étoit superbe;ils avoient tous six pieds de haut. Que je mis a profit ces quinze jours accordés avec tant de peine par 1'amitié ! et les coquilles et les plantes et la chasse partageoient tous mes instans. La chasse sur-tout, ma passion favorite, m'exposoit sans cesse aux dangers les plus grands , et m'avoit fait une réputation d'intrépidité qui s'étoit répandue dix lieues a la ronde. Un soir que j'étois rentré de fort bonne heure, je trouvai a la maison un habitant que je ne connoissois point, et qui m'attendoit. II se nommoit Smit. II étoit venu pour solliciter nos secours contre une Panthère qui, fixée depuis quelque temps dans son canton, enlevoit régulièrement toutes les nuits, quelque pièce de son bétail. Sa proposition me fit grand plaisir; je 1'acceptai avec transport. Enchanté de faire en règlela chasse de cetanimal, jecomptois C 4  40 VOYAGE me venger sur lui de 1'épouvante que m'avoit causée son pareil dans la baie de Saldanha. Jour pris pour le lendemain, nous déterminames quelques jeunes gens des environs a se joindre a nous. Je remarquai qu'ils ne s'y prêtoient point de trop bonne grace. J'en fis honte aux plus récalcitrans; ce fut un coup d'aiguillon pour les autres. Nous réunimes tous les chiensque nouspümes trouver, et chacun s'arma de pied en cape. Toutes nos batteries ainsi dressées, comme s'il se fut agi d'une prise d'assaut, on se sépara. Je me mis sur mon lit pour y dormir quelques heures, et. me disposer a la fatigue du lendemain. Je ne pus fermer 1'ceil d'impatience et d'aise. Dès la pointe du jour, je gagnai la plaine av#ec mon escorte. Smit et quelques amis nous attendoient; nous nous trouvailles environ dix-huit chasseurs. Nos chiens réunis formoient une meute de pareil nombre.Nous apprimes que la Panthère avoit encore enlevé un mouton pendant la nuit. Un des canons de mon fusil étoit chargé de très-gros plomb, 1'autre de chévrotine. J'avois, en outre, une carabine chargée a balles. Mon Hottentot la portoit, et me suivoit. Le pays assez bien découvert, n'offroit que quelques buissons isolés de cötés et d'autres. 11 falloit visiter tous ceux qui se trouvoient sur notre passage, avec bien des précautions. Après plus d'une heure de recherches, nous tombames sur le mouton dont la Panthère n'avoit dévoré que la moitié. Une fois sürs de la piste, 1'animal n'étoit pas loin , et ne pouvoit nous échapper. En efFet, quelques instans après,  ENAFRIQUE. 41 nos chiens qui jusques-lh n'avoient fait que battre confusément la campagne, tout-a-coup se réunii-ent; et, pressés ensemble, s'élancercnt a deux cents pas de nous, vers un énorme buisson, oü ils se mirent a aboyer, a hurler de toutes leurs forces. je sautai de mon cheval, que je remisa mon Hottentot; et, courant du cöte du buisson , je m'établis sur une petite monticule qui en étoit a cinquante pas; mais, jettant les yeux derrière moi, je vis qu'il n'y avoit pas un seul de mes Compagnons qui fit bonne contenance. Jcan Slabcr,un des fils de mon höte, colosse de six pieds, vint se ranger prés de moi; il ne vouloit point, disoit-il, m'abandonner, même au péril de sa vic. Au battemcnt de son cceur, aux traits effarés de son visage, je jugeai^ que le pauv.re garcon comptoit peu sur lui-même ; je sentois, pour en tircr parti,-qu'il avoit besoin d'un homme ferme qui le rassurat. En effct, qucllc que fut sa terreur, je pense qu'il se croyoit en plus grande sécurité prés de moi qu'au milieu de ses poltrons de camarades que nous voyions divaguer dans la plaine, et se tenir a une distance respectueuse. Ils m'avoient tous averti que, dans le cas^oü je joindrois 1'animal d'assez prés pour en être entendu, je ne devois point crier Saa, Saa; que ce mot mettoit le Tigre en fureur , et qu'il s elancoit de préférence sur celui qui 1'avoit prononcé. Mais, en rase campagne, bien a découvert, et ne pouvant être surpris par 1'animal, je me mis a crier plus da mille fois Saa , Saa, Saa, autant pour exciter les chiens, que pour  42 VOYAGE 1'arracher de son fort. Ce fut en vain; 1'animal et la meüte, également efFrayés 1'un de 1'autre, n'osoient ni pénétrer, ni sortir; parmi les chiens cependant, je remarquai des matins pour qui j'aurois parié, si leur courage eut secondé leurs forces. Ma seule chienne, la plus petite de la troupe, se montroit toujours a la tête des autres. Elle seule s'avancoit un peu dans le buisson ; il est vrai que, reconnoissant ma voix, elle en étoit animée et plus acharnée que les autres. ^ L'afFreux Tigre potissoit des hurlemens terribles. A chaque instant, je le croyois lancé. Les chiens, au moindre mouvement qu'il faisoit sans doute, se jettoient avec précipitation en arrière, et détaloient a toutes jambes. Quelques coups de fusil, tirés au hasard', le déterminerent enfin. II sortit brusquement. Cette apparition subite fut, pour tout le monde, un signal de décamper. Jean Staber lui-même qui, taillé comme un Hercule, auroit pu lutter avec 1'animal, et letoufFcr dans ses bras, perd tout-a-coup la tête; il cède a sa frayeur, s'enfuit vers les autres , et m'abandonne. Je reste seul avec mon Hottentot. Le Tigre, pour gaper un autre buisson, passé a cinquante pas de nous, ayant tous les chiens a ses trousses. Nous le saluons «ie nos trois coups a son passage. Le buisson dans lequel il se réfugioit étoit moins haut, moins grand et moins touffu que celui qu'il venoit de quitter; des traces de sang me firent présumer que je 1'avois touché, et 1'acharnement redoublé des chiens m'en donna la preuve. Une partie 4e mon monde alors se  EN AFRIQUE. 43 rapprocha, mais le plus grand nombre avoit tout-a-fait disparu. L'animal fut encore harcelé pendant plus d une heure; nous tirames au hasard dans le buisson plus de quarante coups de fusil; enfin, lassé, impatienté même de ce manége qui ne finissoit rien, je remontai a cheval, et tournai, avec précaution, du cöté opposé aux chiens. Je présumois qu'occupé a se défendre contr'eux, il me seroit aisé de le surprendre par derrière. Je ne m'érois pas trompé; je 1'appercus. II étoit acculé, jouant des pattes pour tenir en respect ma petite chienne qui venoit aboyer jusqu'a la portée de sa griffe. Quand j'eus pris _ tout le temps nécessaire pour le bien ajuster, je lui 1&chai ma carabine, que je laissai tomberpour me saisir promptement de mon fusil a deux coups que je portois a 1'arcon de ma selle. Cette précaution fut inutile. L'animal ne parut-point; et, mon coup parti, je ne le vis même plus. Quoique sur de 1'avoir attcint, il y auroit eu de Fimprudence a pénétrer tout de suite dans ce fourré. Cependant. on ne 1'entendoit point; je le soupconnois ou mort ou dangereusement blessé. „ Amis, criai-je alors a ceux de nos „ chasseurs qui s'étoient rapprochés, allons, _ „ tous de front et sur une ligne serrée, droit a „ lui; il faut bien , s'il vit encore, que tous nos „ coups lachés ensemble, le démontent,s'il se „ présente; quel risque pouvons-nous courir " ? II n'y eut qu'une voix pour me répondre; mais elle fut négative.Ma proposition ne fut goütée de personne. Indigné, furieux: „ Camarade, dis-je a „ mon Hottentot non moins animé que son mai-  44 VOYAGE „ tre, l'animal doit être ou mort ou très-malade. „ Monte acheval, approche-toi comme je 1'ai „ fait, et tache de découvrir dans quel état „ nous, 1'avons mis. Je vais garder 1'entrée ; „ pour cette fois, s'il veut échapper,je 1'as„ somme. Nous pouvons 1'achever sans le se„ cours de ces laches ". II ne fut pas plutót entré, qu'il me cria qu'il appercevoit le tigre étendu de son long sans aucun mouvement apparent, et qu'il le jugeoit mort. Pour s'en assurer, il lui tira un dernier coup de sa carabine, j'accourus; tout mon corps frémissoit d'aise et d'exultation ; mon brave Hottentot partageoit mes vifs transports. La joie doubloit nos forces. Nous trainames l'animal en plein air; il me sembloit énorme. Je commencai d'abord par prendre en détail toutes ses dimensions. Je 1'examinois et le retournois dans tous les sens. Je 1'admirois avec orgueil. C'étoit la mon coup d'essai; et le tigre, par hasard, se trouva monstrueux. II étoit male : depuis 1'extrémité de la queue jusqu'a la moustache, il portoit sept pieds deux pouces sur une circonférence de deux pieds dix pouces. Je lui reconnus tous les caractères de la panthère si bien décrits par BufFon. Mais, dans toute la Colonie, on ne le nomme pas autrement que le tigre. Cet usage a prévalu, quoique dans toute cette partie de 1'Afrique on ne rencontre aucun tigre, proprement dit, et qu'il y ait une grande différence entre Fun et 1'autre de ces animaux; les Hottentots 1'appellcnt Garou> Gama, c'est-a-dire, Lion tacheté. Engénéral, dans lesColoniesdu Cap, onre-  EN AFRIQUE. 45 doute k Panthère beaucoup plus que le Lion. Célui-ci n'arrive jamais sans s'annoncer par des rueissemens afFreux. II donne lui-même le signal de la défense, comme s'il montroit plus de confiance dans sa force, ou qu il mit plus de noblesse dans 1'attaque! L'autre, au contraire, unit la perfidie a la férocité ; il arrivé toujours sans bruit, se glisse avec adresse samt 1 avantage; et, sautant sur sa proie, 1 enleve avant qu'on se soit douté de son approche. Te n'ai pas manqué d'occasions par la suite, de voir beaucoup de ces animaux, amsi qu une autre espèce appellée par les Hollandois Luypar; ( c'est le Léopard des Francois) une autre petite espèce encore qu'on nomme Lfiat-ligre, et qui est 1'Osselot de BufFon : j'en parlerai en diverses rencontres. Lorsque j'eus fini toutes mes remarques sur ma Panthère, et que j'en eus pris le dessin, nous nous mimes en devoir de la deshabiUer. Les poltrons se rapprochoient peu-a-peu, en nous voyant opérer si tranquillement On se figure sans peine leur air honteux et decontenancé. N'avoient-ils pas a rougir devant un Etranger, qui, pour la première fois, aux pnses avec une bete féroce , avoit tenu ferme, et montré plus d'intrépidité qu'eux tous, quoiqu'ils fussentnés et élevés, pour ainsi parler, au milieu des monstres de 1'Afrique ? Lorsque j'eus fini de dépouiller ma proie, mon Hottentot s'affubla de sa peau, je saluai mes fiers chasseurs, et nous retournames au gitte. Nous marchions en triomphe, escortes par plusieurs chiens, dont les maitres s'étoient eclip-  46 VOYAGE séslespremiers. Usne nous approchoientquede forc loin. La peau du Tigre les tenoit en respect; et,lorsque, pour les effrayer davantage, mon Hottentot se retournoit, faisant un mouvement vers eux, c'étoit a qui détaleroit le plus vite, comme si le Tigre vivant eüt été a leurs trousses : ce qui nous divertissoit beaucoup. Les détails de cette expédition ne tardèrent point a se répandre. On disoit par-tout dans le Pays que j'étois un brave; ceux mêmes qui m'avoient si bien secondé, commencoient a le croire. Je recus encore une supplique de la part d'un Colon que je ne connoissois pas, et qui vivoit a quatre lieues de nous; il me prioit d'aider ses fils a le débarrasser d'une autre Panthère qui ravageoit son quartier. Ce que je venois d'éprouver dans une première tentative ne m'engageoit guère a en former une seconde. Je m'en défendis, bien résolu de ne pas m'exposer davantage au' danger de devenir la victime d'une aussi lache désertion. „ Allez, répondis-je a 1'Envoyé; dites „ a votre maitre que je ne suis pas venu dans „ ces Contrées pour y détruire la race des Ti„ gres; je serois trop mal payé de ce service, „ puisqu'il n'auroit été utile qu'a des poltrons ; „ si le hasard m'éxpose a de pareilles rencon„ tres, je saurai bien combattre seul. Je ne „ veux point de vos secours, et ne prêterai „ les miens a personne ". C'est ainsi que le succès avoit enflé mon orgueil: je me croyois tout au moins un Thésée. Je confondois mal-a-propos des Colons que  EN AF RT QUE. 47' je ne connoissois point avec ceux dont j'avois a me plaindre. L'invitation me venoit de Louis Karste. Dans la suite, j'ai trouvé 1'occasion de faire connoissance avec lui. Je me suis repenti de ma prévention a 1'égard de ses enfans. lis m'ont fait éprouver qu'ils étoient incapables de lacher prise dans un moment critique, et j'ai vu des effets de leur courage. Le temps que je m'étois limité moi-même en quittant M. Boers étoit presque écouléla saison favorable pour mon Voyage dans 1'intérieur du Pays s'avancoit de plus en plus. J'avois de grands préparatifs a faire , des nombreux renseignemensa recevoir. Je pris congé du bon Slaber, de toute sa familie, que je quittois a regret: libre de soins, d'embarras, d'inquiétude, plus léger que je n'étois venu, je lancai un dernier regard vers la Baie de Saldanha, et me mis en route pour le Cap. Retour de la Baie de Saldanha au Cap, ]VIonsieur Boers m'attendoit; a mon arrivée, je fus instalé dans sa maison. J'y trouvai tout ce qui pouvoit flatter mes desirs et ces tendres soins de Famitié que vend si cher ailleurs Forgueilleuse insolence d'un Satr-ape enrichi. II me prévint sur les apprêts nécessaires de mon Voyage, et me pria d'y songer. Ce fut alors que je me liai plus particulicremcnt avec M. Gordon, Commandant des troupes. II trouvoit mon entreprise trop hardie dans un  48 VOYAGE moment sur-tout oü les Caffres étoient en guerre avec les Colons, et par consequent avec les Hottentots. Tout en approuvant mes projets, il ne me cacha point les risques de 1'exécution. Ce qu'il me racontok des daugers qu'il avoit courus . en voulant tenter une pareille entreprise, redoubloit encore mon ardeur, et je me croyois exempt des malheurs dont il prenoit plaisir a me faire un tableau qui n'étoit point encourageant. Tandis qu'on travailloit a mes équipages, je visitai plus particulièrement la Ville et ses environs. Je me rendis plusieurs fois sur la montagne . de la Table et sur celle du Lion. Quoique la première, vuc de la baie, paroisse toucher a la Ville, elle en est cependant éloignée de plus d'une lieue. Le pied de cette montagne est encombré d'une grande quantité d'éclats de foerier qui paroissent en avoir fait partie, et s'en être détachés; la base est un granit pur; et, jusqu'a son sommet, elle paroit être altemativement composée de couches horizontales de granit et de terre. D'après les mesures données par 1'Abbé de la Caille, elle s'élève a trois mille six cents pieds au-dessus du niveau de la mer. On n'y peut monter que par la crevasse d'oü découlent les eaux qui remplisscnt les fontaines de la Ville. Cette route est pénible, sur-tout vers le haut oü la crevasse se rétréck beaucoup, et devient presque perpendiculaire. II faut gravir pendant plus de deux heures pour gagner le sommet. II ofFre alors une plate-forme très-éeendue, hérissée d'énormes rochers confusément amoneolés, et parsemée de différens  EN AFRIQUE. 49 différens arbustes : on diroit les ruines d'une Ville immense. Le temps, les nuages et le venc semblent en avoir usé les parties les plus saillantes; ce qui donne au tout une figure baroque ; j'y ai vu des cailloux de quartz aussi roulés que ceux vulgairement appelés galets, et qu'on ramasse sur le rivage. Vers le milieu du plateau, se trouve un bassin bourbeux. C'est de-la que découlent les eaux qui arrivent au Cap par la crevasse dont j'ai parlé. II peut avoir trois ou quatre cents pas de circonférence. J'y ai tiré beaucoup de bécassines. Ces eaux sont-elles le produit d'une source» des pluies ou des,brouillards? C'est ce que j'ignore; mais la montagne est circonscrite par une quantité de ravines, qui sont autant d'aqueducs qui vont ca et la distribuer les eaux du bassin , et fertiliser les habitations éparses a quelque distance de son pied. La Table est le repaire des Vautours de Tespèce appellée Percnoptère. Le vent de Sud-Esc les oblige souvent a déserter la montagne, ec la furie avec laquelle il soufflé les précipite dan» les rues du Cap , oü ils sont assommés a coups de baton. On y voit aussi 1'espèce de Singe Papion, et que les Hollandois nomment Bawians. On sait qu'ils sont voleurs. Ils se répandent dans les habitations, escaladent les jardins pour en dérober les fruits; mais ce n'est jamais avec eet appareil et ce bel ordre dont Colbe nous a» fait un conté ridicule et puérile. ! Quand le ciel est pur et serein, on distingue du sommet de Ia Table, les montagnes du Piquet, éloignées de trente lieues. Malgré cette « Tome I. D  50 VOYAGE distance, elles paroissent encore la surpasser'en hauteur. Lorsque les personnes qui vont pour la première fois a la montagne, sont engagées dans la crévasse, elles se croient assaillies par une pluie ordinaire, quoique le temps soit beau, et il pleut réellement pour elles. C'est 1'efFet des gouttcs d'eau qui suintant continuellement des rochers supérieurs, tombent sur ceux qui sont plus bas, se heyrtent, se divisent en une pluie d'autant plus fine, qu'elle approche plus du pied de la montagne. Cette pluie est toujours plus abondante le matin que le reste de la journée; les fraicheurs et les rosées de la nuk en expliquent aisément la cause. On rencontre dans la crévasse a un tiers ou environ de sa hauteur, une superbe nappe d'eau qui coule sur un rocher plat très-étendu. On va de la Ville se promener jusqu'a cette cascade ; la route n'en est pas si fort escarpée, que les Dames même ne puissent se donner la satisfaction d'aller y jouir d'un coup-d'reil charmant et pittoresque , d'un point de vue délicieux qui commence a eet endroit. C'est un usage assez remarquable que, dans les pays les plus chauds, les Esclaves font du feu par-tout oü ils travaillent. Cela leur sert a allumer leurs pipes, a faire réchauffer ou cuire leur nourriture, Ceux du Cap, chargés d'aller couper du bois pour Ia maison de leurs maïtres, vont quelquefois la chercher sur les revers de la Table. Le soir, en quittant 1'ouvrage, s'ils négligent d'éteindre ces feux, ils se communiquent insensiblement de proche en proche  EN AFRIQUE. 5l h. toutes les herbes et racines sèches; la tracé gagne et s'étend de cötés et d'autres, parvicnt a des enfoncemetis oü le bois vert et le bois sec indistinctement s'allument et s'embrasent. Ce sont alors autant de fournaises, de petits volcans qui tiennent ensemble par les cordons de feu qui les ont unis. La flamme s'en échappe par tourbillons, et se nuance suivant que les différentes cavernes sont plus ou moins profondcs. La nuit survient, et la Ville et la Rade et tous les environs jouissent d'un spectacle d'autant plus magnifique, que la cause en étant connue, on est exempt de ces terreurs profondes qu'imprimeroit ailleurs un pareil phénomène; car la hauteur et 1'étendue de eet embrasement donnent a la montagne un aspect plus effrayant que les laves du Vésuve dans leur plus grande force. Je n'ai vu qu'une seule fois cette majestueuse illumination, et je puis dire qu'elle m'a jetté dans le ravissement et 1'extase. Tout ce qu'on pourroit imaginer pour éclairer les Navires a vingt lieues en mer n'approcheroit jamais de ce Phare allumé au hasard par une misérable broussaille qu'a laissé brüler un Nègre étourdi. II est impossible d'arriver a la montagne du Diable par celle de la Table, quoiqu'elle n'en soit qu'une partie dont elle a été séparée, par le sommet, ou par des éboulemens successifs, ou par des tremblemens de terre; mais on arrivé aisément a celle du Lion, qui, comme 1'autre, est aussi une partie de la Table; le sommet seul de la tête du Lion n'est praticable qu'au moyen d'une corde avec laquelle on se bisse avec peine. C'est de ce sommet qu'on signale D 2  '5 2 VOYAGE les Vaisseaux qui sont en pleine mer. II y a toujours un serviteur de la Compagnie chargé de tirer un coup de canon pour chaque Vaisseau qu'il appercoit; et, par un signal convenu, la Ville sait a Fmstant si le Navire vient de 1'Inde ou de 1'Europe; mais le même homme, dès qu'il a reconnu le Pavillon de 1'arrivant, est obligé de se rendre a la Ville, pour en informer le Gouvernement. Ce métier est pénible et cruel; il arrivé souvent que le malheureux dcscend et remonte quatre ou cinq fois par jour ; ce qui 1'excède de fatigue. C'est, comme en beaucoup de points, un vice d'administration sur lequel tous les yeux sont fermés. Celui que j'y ai vu, me disoit tranquillement qu'on ne vieillissoit point a ce métier-la, et je n'avois pas de peine a le croire; car il étoit lui-même dans un triste état; et, quoiqu'il n'eüt alors que trente-cinq ans, ses genoux et ses jambes étoient tellement roidis, qu'il ne marchoit qu'avec beaucoup de peine. J'allai visiter aussi le fameuxterritoire de Constance derrière la Table. Ce vignoble ne produit peut-être pas la dixième partie du vin qu'on débite sous son nom. II appartenoit alors a M. Cloëte. Les uns disent les premiers plants originaires de Bourgogne, les autres deMadère, d'autres encore de Perse; ce qu'il ya de certain, c'est que ce vin, bu au Cap, est délicieux; qu'il perd beaucoup par le transport, et qu'après cinq ans il ne vaut plus rien. A mon arrivée, le demi-Haam ( c'est-a-dire environ quatre-vingts bouteilles) se vendoit trente-cinq a quarante piastres; a mon départ, il en valoit plus de cent.  EN AFRIQUE. 53 A cóté de Constance, est un autre vignoble stppelé le Petit Constance. C'est iseulement depuis sept ou huit ans qu'il marché de pair avec son voisin. II est même arrivé qu'on en a quelquefois payé la récolte plus cher aux ventes de la Compagnie. Comme il n'est séparé de 1'autré que par une simble haie, qu'il jouit, d'ailleurs, delamêmeexposition, il est probable qu'il n'y avoit jadis, entre ces deux vins,de difFérence que dans la facon de les travailler. Tout 1'espace compris entre la baie Falso et celle de la Table, est örné de maisons de plaisance et de belles habitations oü 1'on se borne la culture des légumes , des fruits, et sur-tout du vin. Les plus estimés, et qui approchent le plus du Constance, sont ceux de Becker et de 1 ïendrick. Les Marchands de vin du Cap savent les apprèter et les vendre pour du vrai Constance. Outre ces vins doux, d'autres cantons des Colonies, tels que la Perle, Stellembosch , Drages tein fournissent des vins secs très-estimés. Ony fait aussi du vin qui approche du Rota, & qui 1'on donne ce nom, et qu'en effet j'ai trouvé tout au moins aussi bon. Lorsqu'on se propose d'en acheter au Cap, il faut s'adresser aux Cultivateurs mêmes, afin d'être bien servi. Les Marchands, au contraire, sont des frippons, qui, sachant bien qu'il n'est pas de garde, souffrent les bariques, et les chargent d'eau-de-vie pour le conserver le plus long-temps possible , s'ils ne trouvent pas a s'en défaire. Le vin commun du pays paroit rarement sur les bonnes tables. Les vins rouges de Bordeaux son: la boisson ordinaire; et ceux importés par D 3  54 VOYAGE les vaisseaux Hollandois, ont toujours Ia préférence sur ceux des Francois, qui ne les rapportent que dans des futailles mal-conditionnées, oü ils ne se conservent point. Le prix mitoyen de ce vin est d'un florin la bouteille. II varie suivant les circonstances. Je 1'ai quelquefois vu a trois florins; quelquefois a douze sols. On n'estime pas beaucoup la bierre qui se brasse au Cap; mais on fait grand cas et grande consommation de celle d'Europe. Son prix varie entre douze et vingt-quatre sols la bouteille. En général, toute espèce de boisson est d'un grand débit. On offre toujours un Sopi, c'est-a-dire, un verre d'arrach ou de genièvre, ou mieux encore d'eau-de-vie de France, a tous ceux qui se présentent dans une maison. Le genièvre est cependant la boisson du matin la plus en usage. Avant de se mettre a table , 1'étiquette veut encore qu'on offre un Sopi, ou du vin blanc, dans lequel on a infusé de 1'absynthe ou de 1'aloes, pour exciter Fappétit, A table, on boit indistinctement de la bierre ou du vin. A la fin du dessert, les Dames se levent, et se retirent dans une pièce voisine, ou sur le perron. Alors on apporte des pipes, du tabac et des nouvelles bouteilles pour les hommes, tandis qu'on envoie présenter aux Dames, du café, du vin de Rhin ou de Mosclle avec du sucre et de 1'eau de Selse. On commence ensuite des parties de jeu; ce qui n'empêche pas les hommes de boire et de fumer; et, s'il arrivé un coup intéressant ou piquant,  EN AFRIQUE. 55 c'est toujours le signal ou le prétexte d'une rasade de plus. Cette manière de vivre est commune a toutes les maisons, avec cette différence, que celles qui ne sont point fortunées, n'usent que du vin du terroir. Mais, sur ce point, la vanité des Habitans est bien ridicule. Un jour que je passois dans une rue avec M. Boers, ü me fit remarquer un homme assis sur son perron, et qui, nous voyant a portee de 1'entendre, se tuoit de crier a son esclave de lui apporter une bouteille de vin rouge. Le Fiscal m'assura que eet homme n'en avoit pas une seule a sa dispOsition, qu'il n'en avoit peut-être pas bu dix fois en sa vie : aussi, lorsque nous fümes plus loin, je me détournai, et m'appercus que c'étoit de la bierre que son domestique lui versoit. La Hout-Bay (la Baie au bois) tire son nom du petit bois qu'on y va chercher : on n'y trouve point de gros arbres. Ce ne sont que des buissons et des taillis fort épais. Cette Baie, peu spacieuse et ouverte au vent d'Ouest, est entourée de brisans. II est rare que des batimens s'y réfugient, a moins qu'ils ne soient surpns tout d'un coup par le mauvais temps, et qu'il y ait pour eux impossibilïté de gagner un autre abri. Elle est a deux lieues Sud-Ouest du Cap. La baie Falso, au Sud-Est du Cap, en esc éloignée de trois lieues; mais il faut en faire quatre pour arriver jusqu'a 1'encrage. La route en est impraticable. Cette spacieuse Baie peut offrir un asyle a un nombre considérable de Vaisseaux. C'est la que se réfugient ceux qui sont dans la baie de la Table, lorsque le venc D 4  56 VOYAGE d'Ouest commence a se faire sentir; et, par laraison contraire, lorsque le Sud-Est recommence, ces mêmes batimens retournent a leur premier mouillage. Le Commandant de la baie Falso a le rang de sous-Marchand; ses appointemens sont médiocres, et sa place lui rapporte cependant beau- > coup, par le commerce qu'il fait avec les vaisseaux des Nations étrangères. II achete leurs pacotiles, et les envoie revendre a la Ville, oü il trouve quelquefois le moyen d'en quintupler la valeur. On voit sur les bords de la Baie de grands magasins oü sont déposées les provisions pour les vaisseaux de la Compagnie. On y a bati aussi un très-bel Höpital pour les équipages, un hotel commode pour le Gouverneur, qui s'y transporte ordinairement, et y passé quelques jours, lorsque les Navires y séjournent. Le commerce y attire aussi des particuliers du Cap. lis fournissent des logemens aux Officiers des Vaisseaux. Tant que ces derniers y demeurent, la Baie est extrêmement vivante; mais, du moment que la saison permet de lever 1'ancre, elle devient déserte; chacun décampe; il ne reste qu'une compagnie de la Garnison qu'on relève tous les mois. Malheur alors aux Vaisseaux qui se présentent, et qui ont besoin de provisions; car il arrivé souvent que les magasins sont tellement épuisés, qu'on est obligé de faire venir de la Ville par charrois tout ce que demandent ces nouveaux-venus, et le transport coüte un prix exorbitant. On paie, de vingt a trente piastres par jour, un misérable chariot. J'en ai vupayer  EN AFRIQUE. 57 iusques a cinquante piastres, et il est a remarquer que, dans les vingt-quatre heures, on ne peut faire qu'un seul voyage. C'est la que se pêche le plus beau et le meüleur poisson, particuliéreraent le Rooman, qui donne son nonl au rocher dans les environs duquel il se trouve abondamment. On y pêche encore des huitres; mais elles sont très-rares. Je ne dois pas oublier de dire que, dans Ie terrein compris entre la baie Falso et la ville du Cap, mais sur-tout dans les environs de Constance et de Niuwe-Land, on trouve ce charmant arbre qu'on y nomme Süwer-Blaadereny (c'est le Protea-Argentea des Botanistes). II paroit que, lors du séjour au Cap du Docteur Sparmann, eet arbre n'y étoit pas en si grande quantité que dans le moment actuel; car les Colons ayant remarqué qu'il croissoit très-vite, en ont fait des plantations considérables, qui leur sont devenues d'une grande utilité pour le chauffage. j'observe que eet arbre ne se trouve dans aucun autre lieu de la Colonie, pas même dans le pays des Namaquois, d'oü M. Sparmann a très-faussement supposé qu'on 1'avok tiré : je puis assurer qu'il n'y croit pas, et je ne 1 ai vu dans aucun des cantons oü j'ai pénétré. Ainsi je crois qu'il a été rapporté de quelqu'auti^ partie d'Afrique ou du monde ,quoiqueM. Sonnerat, dans son dernier Voyage aux Indes, atteste qu'il est le seul arbre originaire du Cap de Bonne-Espérance : il paroit que ce Naturaliste n'y avoit jamais vu le Mimosa-NUotica, qui y est très-commun, ainsi que quantité d'autres espèces infiniment plus considérables,  58 VOYAGE Les Colonies Sieiïembosch, Dragestein, Fransche-Hoech, hPerk, la Hollande Hottentote, sont différens cantons sicués entre le Cap et la grande chaine des montagnes qu'on appercoit a 1'Est: ils foumissent tous du Fruit et du vin. Le Stellembosch est une petite Bourgade oü se sont retirés plusieurs Habitans du Cap; ils y font valoir eux-mêmes leurs terres. II y a une Eglise, un Ministre et un Land-Rost ou Bailli, qui a rang de sous-marchand. C'est une espèce de Fiscal qui juge en premier ressort. II ne peut imposer d'amende que jusqu'a la somme de cinquante Rixdaalers; lorsque 1'affaire est majeure, c'est le Fiscal qui doit en connoitre. Le Fransche-Hoeck, (le coin Francois) est dans une gorge de montagnes, entre le Stellembosch et le Dragestein. II a recu son nora des réfugiés qui vinrent le défricher sur la fin du siècle dernicr. Le terrein en est bon, et fournit beaucoup de bied et de vin. C'est-la que se mange le meilleur pain de toutes les Colonies. Ce n'est pas que le bied y soit meilleur qu'en tout autre lieu; mais c'est paree que la méthode francoise, apportée par les émigrans, s'y est conservée de père en fils sans altération. C'est-la tout ce qui leur reste du souvenir de leur ancienne et cruelle patrie. Je n'ai trouvé dans ce canton qu'un seul vieillard qui parlat francois; plusieurs families cependant conservent et écrivent encore leurs noms primitifs. J'y ai connu des Malherbe, des Dutoit, des Rétif, des Cocher, et plusieurs autres dont les noms nous sont familiers. Du reste, on les dis*  EN AFRIQUE. 5g tinguedes autres Colons, qui sont presque tous blonds, par leurs chevcux bruns et la couleur •bise de leur peau. La Hollande Hottentote est ainsi nommée, paree que cecanton, originairement habité par les Hottentots, fut défriché le premier par les Hollandois. 11 fournit des légumes, du fruit et du bied; le Stellembosch le borne au Nord, une chaine de montagnes a 1'Est, la, baie. Falso a 1'Ouest, et des montagnes dans lesquelles il y a encore quelques habitations au Sud. La première chaine de montagnes et de collines qu'on appercoit de la baie de la Table, se nomme Montagnes du Tigre. Elles sont parsemées d'habitations excellentes pour le bied. Toutes ces collines ensemencées offrent un superbe coup-d'ceil a la Ville, dans le temps de la moisson. Leur abondance les a fait nommer le Magas in d bied de la Colonie. Le derrière de ces collines est égalément garni de fermes a bied, et cette culture se prolonge assez loin. Les habitations qui avoisinent le Cap, sont généralement d'un grand rapport, a raison de la facilité d'y faire arriver les légumes, les fruits, les ceufs, le lait, toutes les provisions de première nécessité, qui sont un débit sur et journalier; avantage que n'ont point les autres habitations a cause de 1'éloignement. A douze lieues a la ronde du Cap, les Colons ne se servent plus des Hottentots; ils aiment mieux acheter des Nègrcs, qui sont moins paresseux, et sur les services desquels ils comptent davantage. Les Hottentots, insoucians et inconstans par leur nature, se retirent souvent  60 VOYAGE a 1'approche des grands travaux, et laissent leurs maitres dans 1'embarras. Les Nègres désertent bien aussi, mais vainement pour leur liberté ; car ils sont bientöt repris. On les dépose chez le Bailli du canton. Le propriétaire les réclame; et,moyennantun foible droit,ils sont restitués, après avoir recu quelque correction très-légère ; car il n'y a pas de Pays au monde oü les esclaves soient traités avec plus d'humanité qu'au Cap. Les Nègres de Mosambique, et ceux de Madagascar, sont regardés comme les plus forts ouvriers et les -plus affectionnés a leurs maitres. Lorsqu'ils débarquent au Cap, on les paie ordinairement de cent vingt, a cent cinquante piastres la pièce. Les Indiens sont plus singulièrement recherchés pour le service de la maison et de la Ville. On y voit aussi des Malais, qui sont en même-temps les plus entendus et les plus dangereux des esclaves. Assassiner leur maïtre ou leur maïtresse, n'est a leurs yeux qu'un attentat ordinaire; et, dans les cinq années que j'ai passées en Afrique , j'ai vu ce forfait souvent répété. Ils vont a 1'échafaud pleins de calme et de sang-froid. J'ai ouï 1'un de ces scélérats, qui disoit a M. Boers, qu'il étoit charmé d'avoir commis son crime; qu'il avoit bien su le genre de mort qu'on lui feroit subir; mais, que par-la même, il souhaitoit ardemment de voir hater sa fin, puisqu'aussi-töt il se retrouveroit dans son pays. Je m'étonne qu'un aussi violent préjugé ne cause point encore de plus grands malheurs. Les esclaves Créoles du Cap sont les plus  EN AFRIQÜE. 6l estimés ; ils se paient toujours le doublé des autres; et lorsqu'ils savent quelque métier, le prix en devient exorbitant. Un cuisinier, par exemple, se vend de huit a douze cents Rixdaalers, et les autres a proportion de leurs talens.Ils sont toujours proprement habillés; mais ils marchent les pieds nuds en signe de 1'esclavao-e. On ne voit point au Cap, cette insolente vafetaille appelée laquais ; le luxe et 1'orgueil n'y ont point encore introduit cette espèce deseeuvrée et vile, qui meuble en Europe les antichambres des riches, et porte sur toutes les tailles 1'enseigne de 1'impertinence. On est surpris, en arrivant au Cap, ce la multitude d'esclaves aussi blancs que les Européens, qu'on y voit. L'étonnement cesse quand on sak que les jeunes Négresses, pour peu qu'elles soient jolies, ont chacune un soldat de la garnison, avec lequel elles vont, comme il leur plak, passer tous les dimanches. L'interet du maitre lui fait fermer les yeux sur le dérédement de ses esclaves, paree qu'il compte d'avance sur le produit de ces cohabitations licencieuses. On rencontre cependant des Negresses legitimement mariées; et des Nègres établis faisant corps avec la Bourgeoisie; ce sont des hommes qui, par leurs services ou d'autres monfs, ont été affranchis; la facilité avec laquelle on leur donnoit la liberté, étoit autrefois sujette a bien des abus, paree que ces gens, devenus vieux ou infirmes, ou privés de ressources pour subsister , finissoient par être des voleurs et des vagabonds. Le Gouvernement s'est trouvé lorce  62 VOYAGE d'y mettre ordre : nul maitre a présent ne peut affranchir son esclave, qu'en déposant a la chambre des orphehns une somme suffisante pour sa subsistance. Ce qui entretient un certain désordre parmi les esclaves, ce qui les corrömpra toujours, ce sont les mauvais sujets que le Gouvernement de Batavia envoie souvent au Cap pour en être Öébarrassé. Ces gens, connus sous le nom de tfoïiginées, sont des Malais, tous pêcheurs et receleurs : sur ce dernier article, leur réputation est si bien établie, que c'est toujours chez eux qu on cominence les recherches, lorsqu'un esclave a disparu, ou que des effets ont été enlcvés. H est rare qu'un maitre punisse lui-même son esclave; il les met ordinairement entre les mains du Fiscal, qui lui fait administrer la correction qu'il a méritée. Si cependant un maitre qui voudroit punir lui-même son esclave, le maltraitoit outre-mesure, celui-ci pourroit en porter plainte; et, sur une récidive bien constatée, le Fiscal obligeroit le propriétaire a le vendre. Dans le cas oü il 1'auroit grièvement blessé ou tué, il cncourroit une peine afflictive, ou bien seroit banni et relégué dans 1'isle Roven. Ces loix sages honorent certainement le Gouvernement Hollandois; mais combien n'estil pas de moyens de les éluder! L'isle Roben est a deux lieues en mer, en face de la baie de la Table, et a la vue de la Ville. Elle tire son nom de la quantité de chiens marins qu'on y trouve. Cette isle, tout-a-fait plate, a très-peu detendue. C'est le Bicétre du  EN AFRIQUE. 63 Cap. Elle est soumise aux ordres d'un Caporal, qui a titre de Commandant. Les malheureux qui y sont relégués doivent délivrer par jour une certaine quantité de pierres a chaüx qu'ils déterrent. Le reste du temps, ils pcchent, ou bien ils cultivent de petits jardins : ce qui leur procure du tabac ou quelques autres douceurs. On ne peut voir, sans être étonné, combien dans eet endroit toutes les espèces de légumes prennent de vigueur. Les choux-fleurs sur-tout y sont des monstres en grosseur; élevés dans le sable, leur délicatesse surpasse encore leur énormité. II y croit aussi de petites figues violettes, d'un parfum exquis. Les puits fournissent de 1'eau aussi bonne que celle du Cap; phénomène assez extraordinaire pour une isle aussi peu étendue, et presqu'a fleur de la mer. J'y ai vu beaucoup de Serpens noirs, de quatre a cinq pieds de long, mais qui ne sont pas dangereux. On y trouve en abondance de la Perdrix, et plus encore de la Caille; j'ai quelquefois tiré cinquante a soixante de ces oiseaux dans une matinée. Je dois ici rapporter une observation qui intéresse 1 Histoire Naturelle. Les Cailles de 1'isle Roben et celles du Cap, n'ofFrent absolument qu'une seule et même espèce, sans aucune différence qui puisse rendre mon assertion même douteuse. Cependaut la Caille au Cap est im oiseau de passage ; ce fait est reconnu de tout le monde ; et, quoiqu'il n'y ait que deux lieues de 1'isle Roben a la terre ferme, il est également constant que jamais il n'y a d'émigration de ces oiseaux. lis y sont toujours aussi abon-  64 VOYAGE dans en toute saison. Si j'ajoute encore que les Cailles d'Iiurope sont absolument la même espèce que celle-ci, ne faut-il pas en conclure que la Caille d'Europe ne passé point la mer, comme on Fa prétendu jusqu'a présent ? Quelques Voyageurs assurent a la vérité en avoir rencontré en mer ; mais cela ne décide point la question; car, a plus de soixante et dix lieues des cötes, j'ai tiré sur les vergues demon navire , des Etourneaux , des Pinsons, des Linottes, une Chouette. Tous ces oiseaux, qu'on sait très-bien ne point passer la mer, avoient été sans doute déroutés par quelqu'ouragan, quelque tempête violente, et je croirai toujours qu'il en étoit ainsi des Cailles qui ont été rencontrées, jusqu'a ce que cette partie de 1'Histoire des oiseaux ait recu des éclaircissemens plus positifs. Je suis d'ailleurs d'autant plus porté a n'ajouter aucune foi a cette traversée paria mer, que les Cailles peuvent se rendre par terre en Afrique, et venir en Europe par le même chemin. II est très-probable que si celles de 1'isle Roben n'osent franchir le petit espace qui les sépare de la cöte, bien moins encore oserontelles risquer un trajet incomparablement plus considérable. La Caille est un oiseau très-lourd; la petitcsse de ses ailes , en proportion de la pésanteur de son corps, ne convient nullement a un vol continuel et de long cours. Est-il quelque Chassseur qui ne sache positivement et d'après 1'expérience, que lorsqu'un chien a fair lever une Caille trois ou quatre fois de suite, il ne lui est plus possiblc de s'envoler; et qu'ac- cablée  EN AFRIQUE. 65 cablée de lassitude, elle se laisse prendre a la main; la même chose arrivé a tous les oiseaux de ce genre. Outre la Caille commune a 1'Europe et a t'Afrique, on trouve encore au Cap un oiseau beaucoup plus petit qu'on nomme aussi Caille, mais très-improprement; car il n'a que trois doigts aux pieds, et tous trois dirigés en avant: caractere suffisant pour ne pas devoir les confondre. M. Sonnerat, dans son Voyage aux lndes, décrit un oiseau du même genre , auquel il donne le nom de Caille a trois doigts. M. Desfontaines a pareillement rapporté de soa Voyage sur les cötes de Barbarie, un individu semblable, approchant beaucoup de celui du Cap de Bonne-Espérance, dont il est sans doute une variété. J'en connois deux autres beaucoup plus grands, 1'un de Ceylan, 1'autre de Java : j'en donnerai la description, et je pense qull sera nécessaire d'en faire un genre neuf, qui formera le passage de la Caille a la Canne pétière, avec laquelle il tient par la conformation des doigts. Le Gouvernement envoie, tous les ans, un détachement dans 1'isle Roben, pour y tuer des Mors et des Manchots, qu'on nomme au Cap Pingouins. On extrait 1'huile de ces animaux, comme je 1'ai déja dit : le Manchot sur-tout en fournit beaucoup. On voit a la pointe de Roben une petite anse, qui peut mettre a 1'abri un Vaisseau, lorsque le Sud-Est 1'empêche de gagner la rade du Cap. En quittant 1'Europe pour voyager en Afrique, il n'entroit pas dans mon plan de m'ap-, Tomé I. E  66 VOYAGE pesantir sur le détail des mceurs, des usagés et coutumes des Habitans du Cap; bien moins eatcore sur les formes de son Gouvernement politique, civil et militaire. C'est, je 1'avoue, ce qui m'a le moins occupé, et ce que je décrirois avec le plus de répugnance, quand cela m'auroit en quelque sorte intéressé. J'ai mes raisons pour garder cette réserve, a-peu-près de la même manière que le Lecteur peut avoir les siennes pour être curieux; et ni les Lecteurs ni moi n'avons besoin de les connoitre. Au reste, on peut, des rêveries même de Kolbe, extraire des faits certains qu'un séjour de dix ans a la Ville avoit mis continuellement sous ses yeux. II n'en a pas tant imposé sur ce point qu'on i'imagine. Son Livre contient peut-être des vérités qui n'ontplus lieu de nos jours, et sont prises pour des fables. Mais, avec le temps, les mceurs, les caractères, les modes, les loix, les empires mêmes. changent et varient a 1'mfini. C'est un visage qua défigurélavieillcsse, et qui ne ressemble plus au portrait qu'on en fitautrefois. II n'en est pas de même de ce que ce Voyageur sedentaire a plattement avancé sur les Hottentots et les cérémonies de leur Religion.^ Si ce qu'il en dit a existé, il faut bien que 1'esprit philosophique qui plane impérieusement sur 1'Europe, ait un peu rafraïchi 1'air brülant des climats Africains; car je n'y ai vu aucune tracé de Religion, rien qui approche même de 1'idée d'un Être vengeur et rénumérateur. J'ai vécu assez long-temps avec eux, chez eux, au sein de leurs déserts paisibles; j'ai fait, avec ces feraves Humains, des Voyages dans des Régioos  EN AFRIQUE. 67 fort éloignées; mille part je n'ai rencontré rien qui ressemble a de la Religion ; rien de ce qu'il dit de leur législation, de leurs enterremens; rien de ce qu'ils pratiquent a la naissance de leurs enfans males; rien enfin, et sur-tout de ce qu'il plait a détailler, de la ridicule et dégoutante cérémonie de leurs mariages. On n'a point oublié au Cap le séjour de eet homme dans la Colonie. On sait qu'il n'avoit ja mais abandonné la Ville, et cependant il parle de tout avec 1'assurance d'un témoin oculaire. Ce qui n'est pas douteux néanmoins, c'est qu'après dix années de résidence, n'ayant rien fait de ce qu'on 1'avoit chargé de faire, il trouva plus prompt et plus commode de ramasser tous les ivrognes de la Colonie, qui, se moquant de lui en buvant son vin, lui dictoient ses Mémoires de taverne en taverne, lui contoient a qui mieux-micux les Anecdotes les plus absurdes, et 1'endoctrinoient jusqu'a ce que les bouteilles fussent vuides. C'est ainsi que se font les découvertes nouvelles, et que s'étendent les progrès de 1'esprit humain! VOYAGE A TEst du Cap, par la terre de Natal ei celle ' de la Cafrerie. JLes différens préparatifs de mon Voyage tonchoient a leur terme; j'en fis assembier toutes les provisions éparses : elles étoient considérables ; car, dans cette première effervescence qui E 2  68 VOYAGE transporte 1'imagination au-dela des borties ordinaires , je ne m'étois point donné de limites, et n'en connoissois pas; résolu au contraire de pousser en avant le plus loin et le plus longtemps qu'il tne seroit possible, je ne savois si le retour seroit en mon pouvoir comme le départ; mais je voulois sur-tout m'épargner le cruel désagrément d'être contraint de m'arrêter par la privation des choses indispensables.Ainsi, jusqu'aux objets qui ne paroissoient pas avoir un but d'utilité bien direct, je n'avois rien négligé de ce qui pouvoit être nécessaire a ma conservation dans les circonstances imprévues, et je craignois toujours d'avoir a me reprocher quelqu'oubli préjudiciable. Les trois mois passés au Cap ou dans les environs depuis mon retour de la baie de Saldanha, avoient a peine suffi a ces différens apprêts. J'avois fait construire deux grands chariots a quatre roues, couverts d'une doublé toile a voiles; cinq grandes caisses remplissoient exactement le fond de 1'une de ces voitures, et pouvoient s'ouvrir sans déplacement. Elles étoient surmontées d'un large matelas, sur lequel je me p'roposois de coucher durant la marche, s'il arrivoit que le défaut de temps, ou toute autre circonstance ne me permit pas de camper. Ce matelas se rouloit en arrière sur la dernière caisse, et c'est-la que je placois ordinairemenc un cabinet ou caisse a tiroirs destiné a recevoir des Insectes, Papillens, et tous les objets un peu fragiles, et qui demandoient plus de ménagement. . J'avois si bien réussi dans la construction de  EN AFRIQUE. 69 cette caisse; mes Collections s'y étoient si bien conservées, et arrivèrent en si bon etat, que, pour 1'utilité desNaturalistes qui s occupent de cette partie, et que le desir d'un pareil Voyage pourroit tenter, je prendrai plaisir a en indiquer la forme. Elle avoit deux pieds et demi de haut, dix-huit pouces de profondeur, et autant de largeur. Elle étoit divisée , sur sa longueur, en hult parties, qui contenoient chacune une lavette qui ne se prolongeoit que jusqu a trois pouces du fond. Ces layettes, ainsi posees verticalement, se tiroient par le haut et n avoient d'échappement que leur épaisseur; de telle sorte que si les secousses (et nous en éprouvionsa tous momens de violentes ) venoient a détacher quelques insectes de leurs cadres, ils tomboient au fond de la caisse dans le vuide de trois pouces que j'avois su ménager, et ne pouvoient ofFenser ceux qui tenoient plus ferme. Une couche de deux a trois lignes de cire vierge, fondue avec de 1'huile de Un, et appliquée sur le fond de la caisse, en bouchoit tous les pores, et, par son odeur, écartoit les insectes mal-faisans. C'est ce premier chariot qui portoit presqu'en entier mon arsenal. Nous 1 appellions le Chariot-Maitre. Une des cinq caisses dont j ai parlé étoit remplie par compartimens de grands flacons quarrés, qui contenoient chacun cinq a six livres de poudre. Ce n'étoit la que pour les détails et les besoins du moment. Le magasm général étoit composé de plusieurs^petits barüs. Pour les préserver du feu ou de 1'humidite, je les avois fait rouler séparément dans des peaux de mouton fraichement écorchés. Cette enve- E 3  *70 VOYAGE loppe une foïs scchée, étoit absolument impénétrable, tout calculé, je pouvois compter sur quatre a cinq cents livres de poudre, et deux mille au moins de plomb et d'étain, tant en saumon que faconné. De seize fusils, j'en avois douze sur une voiture; 1'un de ces fusils destiné pour la grande bete, comme Rhinocéros, Eléphant, Hyppopotame, portoit un quart de livre. Je m'étois mimi, outre cela, de plusieurs paires de pistolets a deux coups, d'un grand eimeterre, et d'un poignard. Le second chariot offroit en caricature leplus plaisant attirail qu'on ait jamais vu, mais il ne m'en étoit pas pour cela moins cher. C'étoit ma cuisine. Que de repas exquis et paisibles! Que le souvenir de ces détails de ma vie domestique et charmante est encore délicieux a mon coeur! Je n'assiste jamais a ces diners d'étiquette et de gêne, oü 1'ennui vient distribuer les places , que le dégout qu'ils me causent ne me reporte soudain au milieu de ce doux charivari de nos haltes, et ne présente a mon imagination le tableau si vivant et si varié de mes bons Hottentots occupés a préparer le repas de leur ami. Ces meubles de ma cuisine n'étoient pas considérables. J'avois un gril, une poële a frire, deux grandes marmites, une chaudière, quelques plats et assiettes de porcelaine, des cafetières, tasses, théïères, jattes, des bouilloirs. Voila ce qui composoit a-peu-près tout mon ménage. Outre cela, pour moi persónnellement, je m'étois muni de linge de toute espèce, d'une boniï(?  ENAFRIQUE. 71 provision de sucre blanc et candi, de café, de &é et de quelques livres de chocolat. Te dcvoisqfoumirdu tabac et de 1'eau-de-vie aux Hottentots qui faisoient ce voyage avec moi Aussi avois-je forte provision du premier a ncle et trois tonneaux du second. Je voituSs encore une bonne pacotille de vercotenes, ouincaillerie et autres cunosites, pour taire, San 1'occasion, des échanges ou des arms Toinez a tous ces détails de ma caravane, une g3e tente, une canonnière , les mstrumens nécessaires pour raccommoder mes vo tures pour couler un plomb, un cnc ^f't fer en barre et en morceaux, des epmgles, clu fil des aio-uilles, quelques eaux spiritueuses, etc. 'Sez une idéé parfaite de ce menage ambulant. Telle étoit la charge de mes deux voitures, qui pouvoient peser quatre a cinq mil liers chacune. je ne dois pas oubher de parler de mon nécessaire. II ma trop souvent amuse. Rien n'est comparable a 1'étonnement qu ü caufokaux Sauvages des Pays lointains Je men se vois toujours devant eux. Leurs discours * ce sujet ont plus d'une fois prolonge ma toigtefet m'ont procuré d'agréables recreations Mon train étoit cotnposé de trente Boeuf ; savoir, vingt pour les deux voitures, et les dix autr s pour rdais; de trois Chevaux de chasse de neuf Chiens, et de cinq Hotcentoo. J augmentai considérablement par la suite le nombre de mes animaux et de mes hommes. Celui de lil derniers alloit quelquefois ïj^^ 11 auffmentoit ou dimmuoit suivant la c^eur de mcuisine; car, au sein des déserts d Afnque 1-4  72 VOYAGE comme en nos Pays savans, on rencontre des tourbes d'agréables parasites, peu honteux de leur contenance : ceux-la pourtant, sans être trop a charge, ne m'étoient point tout-a-fait \ inutiles, et ne savoient pas comment on fait la Xpirouette quand la nappe est enlevée. Le proiet de mon Voyage étoit connu de toute la Ville du Cap. Aux approches de mon départ, je fus vivement söllicité par plusieurs personnes qui désiroient m'accompagner. C'étoit a qui viendroit m'offrir ses services. Nous raisonnions bien différemment, ces messieurs et moi; Ils s'imaginoient que leurs propositions alloientme causer beaucoup de joie; ilsnepouvoient croire que je pusse me résoudre a partir .seul.Cette idéé leur sembloit une folie, tandis que je n'y voyois au contraire que de la prudence et de la sagesse. J'étois instruit que de toutes les éxpéditions ordonnées par le Gouvernement pour la découverte de 1'intérieur de 1'Afrique, aucune n'avoit réussi ;que la diversïté des humeurs et des caractères ne pouvoit concpurir au même but;qu'en un mot, eet accord, si nécessaire dans une expédition hardie et neuve, n'étoit point praticable parmi des hommes dont 1'amour-propre devoit se promettre une part égale aux succès. Je n'avois garde, après cela, de m'exposer aperdre les fraix de mon Voyage, et le fruit que je comptois en retirer. Je voulois être seul, et mon maitre absolu. Ainsi je tins ferme. Je rejetai toutes ces offres; et, d'un mot, je coupai court a toute espèce de propositions. Lorsque mes équipages furent en ordre, je pris congé de mesamis, et, Ie 18 Décembre  ENAFRIQUE. 73 1781 , a neuf heures du matin , je partis, escortant moi-même a cheval mon convoi. Je n'avois pas compté faire une longue marche. Suivant le plan que je m'étois dressé, je dirigeai mes pas vers la Hollande Hottentote, ec m'arrêtai, vers le déclin du jour, au pied des hautes montagnes qui la bornent a 1'Est ^ du Cap. Ce fut alors qu'entiérement livré a moi-même, et n'attendant de secours et d'appui que de mon bras, je rentrai pour ainsi dire dans 1'état primitif de 1'homme, et respirai, pour la première fois de ma vie, Fair délicieux et pur de la liberté. II falloit mettre quelqu'ordre dans mes opérations et parmi mon monde : tout dépendoit des commencereens. Sans être un grand Philosophe, je connoissois assez les hommes pour savoir que qui veut être obéi, doit leur cn imposer; et qu'a moins d'être ferme et vigilant sur leurs actions, on ne peut se flatter de les conduite. Je devois craindre, a tous momens de me voir abandonné des miens, ou que ma foiblesse ne les engageat au désordre. Je pris donc avec eux, sans affectation, un parti prudent, auquel j'ai toujours tenu dans la suite, sans qu'aucune circonstance m'ait fait relacher, un seul jour, de mon utile sévérité. Nous étions a peine arrêtés, que je donnai 1'ordre de dételer en ma présence. Sous la conduite de deux de mes gens en qui j'avois réconnu plus d'exactitude et d'intelligence , j'envoyai paturer mes Boeufs. Je fis avec les autres la revue de mes voitures, de mes effets, afin de m'assurer s'il n'y avoit rien de dérangé;  74 VOYAGE j'examinai même jusqu'aux trains et harnois; je distribuai a chacun son emploi, et leur fis a tous un petit discours relatif aux différentes occupations qu'ils „auroient dans la suite. C'est ainsi qu'ils prirent de moi sur le champ 1'idée d'un homme soigneux et clairvoyant, et qu'ils sentirent que le moindre relachement dans leur service ne pourroit m'échapper. Après cette cérémonie , je montai a cheval, et j'allai reconnoitre le chemin sur la montagne que nous devions traverser le lendemain. A mon retour, je trouvai mes Boeufs en état, et un grand feu que j'avois donné ordre d'allumer. Nous soupames légerement des provisions que nous avions apportées de la ville. Enfin, nous nous coucMmes, moi sur mon chariot, mes Hottentots a la belle étoile. Le lendemain, nous atteMmes avant le jour, et nous mimes en devoir d'entreprendre la montagne. Ce ne fut pas sans risque de briser nos voitures et d'estropier nos Bceufs que nous gagnames son sommet. Le chemin en est taillé dans le revers même. II est si escarpé, si hérissé des éclats du rocher, que je m'étonne comment on négligé aussi absolument la seule route par laquelie les Habitans de ces cantons puissent se rendre au Cap. Le haut de cette montagne offre un point de vue merveilleux. Le même coupd'osil embrasse toutes les habitations éparsesdans un vaste bassin circonscrit par la chaine des autres monts et par la mer. Nous fümes obligés de dételer nos Boeufs pour -leur laisser reprendre haleine, et leur donner quelques heures de repos. Inquiet sur la des-.  EN AFRIQUE. 75 cente, et voulant m'éclaircir sur les moyens les plus faciles de regagner la plaine, je profitai de ce court intervalle pour aller moi-même reconnoitre les lieux. Je me tranquillisai lorsque j'eus appercu que la montagne s'abaissant a son revers par une pente insensible et douce, nous conduiroit sans danger dans un Pays charmant. Je rejoignis bientöt ma caravance, et nous reprimes la marche. Le chemin étoit effectivement commode pour nos voitures, et facile a rouler. Nous dcsendimes avec autant de plaisir et de tranquülité, que nous avions eu de peine er fTinquiétude de 1'autre cöté. Comme les animaux férocesne se montrent que raremcnt dans ces cantons, n'ayant rien a redouter et nulles précautions a prendre, nous poussames la marche jusqu'a dix heures du soir, et nous arrivames sur les bords de la riviere Palmit, ainsi nommée par les Hollandois a cause de la quantité de roseaux qui garnissent ses bords. A notre réveil, nous cherchames en vain nos Boeufs prés de nous; ils avoient tous disparu. N'étant point encore habitués a se coucher le long de nos voitures, pendant la nuit, ils s'étoient dispersés de cötés et d'autres. Mes gens se mirent en quête; il fallut beaucoup de temps pour les rassembler; nous ne nous trouvames en état de partir qu'a neuf heures du matin, J'allois passer vers onze heures a cinquante pas d'une habitation qui se présentoit devant moi, lorsque le maitre de lamaison, qui, sans doute, épioit ma caravane, vint a ma rencontre : du plus loin qu'il m'appercut, il se fit reconnoiffie. C'étoit le même qui m'avoit vendu au Cap  •76 ,V O Y A G E mon Chariot-Makre et les cinq paires de Boeufs qui le tiroient. Je ne pus pas me dispenser de faire halte, et fus même obligé d'accepter son diner, qu'il m'offrit avec des instances réitérées et pressantes. Je me rendis honnêtement, lors sur-tout qu'il m'avoua qu'ayant appris au Cap le jour de mon départ et la route que je comptois prendre, il en étoit parti pour gagner les devants avec les siens, et se préparer a me recevoir dans son habitation. Je fis dételer a 1'endroit même oü il m'avoit rencontré; et nous ren-, dant ensemble chez lui, j'y fus recu avec beaucoup de graces par sa femme et deux jolies demoiselles qui composoient toute sa familie. Le temps que nous mimes a visiter son domainc nous conduisit jusqu'a 1'heure du diner, pendant lequel on ne manqua pas de me faire 1'éloge du chariot qu'on m'avoit vendu. II fallut essuyer tout au long Fhisroire et le récit des bonnes qualltés de chacun des individus que composoient 1'attelage. On ne me.trompoit pas en effet. J'ai reconnu depyis, et je dois convenir, en 1'honneur de M. Smit, que ces Boeufs ont toujours été les meilleurs de tous ceux que j'ai employés par la suite , et du service le plus sur; que, dans mes courses extraordinaires et les pas les plus dangereux, son^ chariot, construit solidement, a résisté jusqu'a la fin. Malgré les prieres de cette bonne familie qui m'engageoit a passer la nuk chez elle, je partis après le diner. A quelques heures de-la, nous traversames la riviere le Bot, et tout le canton noramé Ouwe-HoecL Je voulois regagner le temps que le diner m'avoit fait perdre; il  EN AFRIQUE. 77 étoit onze heures de nuk, lorsque nous arrêtames a cöté d'une petite mare d'eau. Le Soleil étoit a peine levé, que deja nous étions en route; nous longeames, dans la matinee, 1'habitation de Francois Bathenos; il menvoya un pain que ie lui avois fait demander, et dont ie lui ofFris en vain le prix. 11 me faisoit pner de descendre chez lui; je m'en dispensai, ne me souciant, en aucune maniere, de passer et de perdre mon temps dans des habitations. Je rencontrois a tout moment, dans cette contrée, des troupes prodigieuses de 1'espèce de Gazelle que les Colons nomment Reebock; elle est encore très-peu connue ; M. Sparmann n'a fait que la citer, et le nom de eet animal, dans la traduction francoise de son Ouvrage, est mal rendu ; car Reebock ne signifie jamais bouc rouge, mais bouc de plage. . La chaleur du midi devenoit excessive. Je fus contraint d'arrêter; tandis que mes gens ec mes attelages respiroient un peu, je fis une petite tournée, et parvins a tuer un de ces Reebock. II étoit male; sa couleur générale est d'un. cris tendre, plus foncé sur le dos que sur les cötés; il a le ventre blanc; il n'est abeolument point rougeatre; ses corncsnont guere que cinq l sixpouces delongueur.Le DocteurSparmann, qui dit n'en avoir fait mention que d'après ce que lui en rappelle sa mémoire, se sera trompe cn donnant un pied de long a ses cornes. La description et la figure de cette Gazelle sc trouveront dans mon Traité des Quadrupedes de 1'Afrique. , De retour prés de mes gens, nous n arrêca-  7^ VOYAGE mes que Ie temps qu'il falloitpourmanger quelques grillades de ma chasse; et dans 1'espace de quatre lieues que nous fitnes encore pour gagner un campement commode, nous eümes en vue, fort prés de nous et de tous cötés, des troupes de Gazelles, Bontebock (^//o/je scripta de M. Pailas) de Bubales, ( Antilope Bubalis) d'autres troupeaux encore, tels que Zebres, etc. et plusieurs Autruches. La variété et les allures de ces grandes hordes étoient très-amusantes, et dignes de fixer 1'attention d'un Naturaliste. Mes chiens poursuivoient a outrance toutes ces différentes espèces qui se croisoient en fuyant, et se trouvoient pêle-mêle rassemblées en un seul pelotton, selon que les chiens donnoient. Cette confusion, pareille aux machines de théatre,demandoit a peine un moment pour se développer. Je rappelois mes chiens, et chaque individu regagnoita 1'instant sa bande, qui se tenoita un cenain éloignement des autres. Cespecracle sera mieux senti, si 1'on se reporte au mois de Maï dans les campagnes de la Hollande; ce ne sont, de tous cótés, que troupeaux innombrables de bestiaux symmétriquement isolés, et ne se confondant jamais. Sans mes chiens, j'aurois pu tuer, de ma voiture, un bon nombre de ces animaux, tant ïls étoient curieux et peu farouches; mais leur approche les avoit tous mis en déroute. Une curiosité presque familière est assez le earactère de tous les animaux portant cornes, particulierement les Gazelles; il n'y avoit que les Zebres et les Autruches qui se tinssent a une plus grande distance.  EN AF RI QUE. 79 Je me trouvai a quatre ou cmq lieues des bains chauds , si visités et si vantés par les Habitans du Cap ; j'étois empressé de les voir, et craignois, en même temps, que ma marche n'en iïït retardée. Pour retrouver d'un cöté ce que j'allois perdre de l'autre,je partis encore de meilleure heure que decoutume; et, dès dix. heures du matin, nous nous y vimes rendus. Cette source minérale d'eau chaude, distante du Cap d'environ trente lieues, estgénéralernent estiméc. Le gouvernement y a fait construire, pour les valétudinaires qui vont y prendre des bains, un batiment assez spacieux et commode ; ie logement n'y coüte rien a la vérité ; mais chacun des malades est obligé de pourvoira ses besoins : ce qui n'est pas aisé dans un Pays peu abondant en ressources. II ya, dans cette campagne , deux bains séparés, 1'un pour les Noir.s, Pautre pour les Blancs. C'est encore prés de la qu'est situce cette montagne appelée la Tour de Babel, dont Kolbe a tant exagéré la hauteur : ïl s'en faut bien qu'elle approche de celle de la Table. Dans tout eet arrondissement, la Compagnie, sous 1'auspice d'un Caporal, a é.tabtf plusieurs dépots oü elle fait engraisscr tous les bestiaux dont elle a besoin pour les fournitures de ses Vaisseaux. Je traversai, le lendemain, la rivière Stèenbock, non loin de laquelle est une fort belle habitation appartenante a la veuve Wissel; ec dans Paprès-diner, avant de traverser une seconde rivière appelée Sonder-End , je vis, en passant, le Tjcken-Huys : c'est le dépot, qu plutöt 1'hópital des boeufs malades de laCompa-  80 VOYAGE gnie.Ilss'y guérissent quelquefois; mais eet établissement a celad'utile, que ces animaux gfoés ne peuvent communiquer la contagion a ceux qui se portent bien, et dont onles a séparés. J'avois résolu de marcher dans la nuit; il fallut s'arrêter a neuf heures du soir dans la vallés •Snete-Meick; un marais bourbeux nous barroit le chemin; il n'eüt pas été prudent de s'y engager pendant 1'obscurité. Detrès-grandmatin,j'appercus une fort jolie maison peu éloignée de nous; c'étoit un poste de la Compagnie, commandé par M. Martines. Je le connoissois pour 1'avoir vu quelquefois au Cap chez M. le Fiscal : je 1'allai visiter; il m'engagea, comme font presque tous les Colons, a rester quelques jours avec lui. L'impatience oü j'étois d'avancer m'avoit fait prendre mon parti; je le refusai opiniatrément. Vers midi, je passai prés d'une petite horde de Hottentots; ils me parurent si misérables, que je leur fis quelques présens. Ils n'avoient pas une seule pièce de bétail, et vivoient des travaux de leurs bras sur les habitations du voisinage. J'invitai plusieurs d'entr'eux a me suivre, et leur promis de les bien payer au retour. Ils ne se laissèrenc entraïner que lorsque je les eus assurés que je leur donnerois une ration suffisante de tabacpour la route. Alors ils me donnèrent parole pour le lendemain. J'allai passer la nuit au Tiger-Hoek ( coin du Tigre.) J'attendis mes recrues jusqu'a neuf heures du matin. Dans le moment oü je commencoisa ne plus compter sur ces gens, et me disposois a continuer mon chemin, je les vis arriver au nombre de trois avec armes et bagages. Ce  EN AFRIQUE. 811 Cepetitrenfortme fitplaisir. Ussemêlerentavec les autres, et furent bientöt accoutumés. Je remis mon départ a 1'après-midi, et résolus, en attendant, de faire une tournée dans les environs. Un des nouveaux arrivés me demanda la permission de me suivre, en m'assurant qu'il étoit un excellent chasseur : j'avois apporté de 1'Europe cette prévention qu'on a toujours contre les gens qui prennent soin de se préconiser eux-mêmes, et je n'avois pas du talent de mon Hottentot une haute opinion; je lui fis donner un fusil, et nous partimes ensemble. Nous eümes bientöt joint quelques troupes de Gazelles; le Pays en étoit couvert; mais elles se tenoient toujours hors de portée. Enfin, après avoir bien couru, mon chasseur m-'arrêtant tout d'un coup, me dit qu'il appercoit uu Blawe-Bock , (un Bouc bleu ) coüché. Je porte les yeux vers 1'endroit qu'il m'indique, et ne le vois pas. II me prie alors de rester tranquille, et de ne faire aucun mouvement, m'assurant de me rendre maitre de l'animal. Aussitöt il prend un détour, se trainant sur ses genoux; je ne le perdois pas de vue, mais je ne comprenois rien a ce manege nouveau pour moi. L'animal se leve et broutte tranquillement sans s'éloigner de la place. Je le pris d'abord pour un cheval blanc; car, de 1'endroit oü j'étois resté, il me paroissoit entierement de cette couleur ( jusques-la je n'avois point encore vu cette espèce de Gazelle ); je fus détrompé lorsque je vis ses cornes. Mon Hottentot se traïnoit toujours sur le ventre; il s'approcha de si prés et si promptement, que mettre l'animal en Tome I. F  g2 VOYAGE joue et le tirer, fut Faffaire d'un instant: la Gazelle tomba du coup. Je ne fis qu'un saut jusques-la, et j'eus le plaisir de contempler a mon aise la plus rare et la plus belle des Gazelles d'Afrique. J'assurai mon Hottentot que, de retour au camp, je le récompenserois généreusement. Je 1'envoyai aussi-töt chercher un cheval pour transporter la chasse. L'intelligence de eet ho.mme et les divers moyens qu'il avoit employés pour surprendre l'animal me rendoient son service important et précieux; je me proposois bien de me 1'attacher par tous les appats qui séduisent les Hottentots. Je commencai par lui donner une forte provision de tabac, et je joignis a ce présent de Famadoue, un briquet, et 1'un de mes meilleurs couteaux. 11 se servit de ce dernier meuble, et se mit a dépecer l'animal avec la même adresse qu'il 1'avoit tiré. J'en conservai soigneusement la peau. Cette Gazelle a été décrite par Pennant, sous le nom d'Antilope bleu; par Buffon, sous le nom ce Tseiran. Ce dernier Naturaliste a donné la figure d'une partie de ses cornes; elle est rare et très-peu connue. Lors de ma résidence en Afrique, je n'ai vu que deux de ces Gazelles, et une autre qui fut apportée ^u Gouverneur, quelques années apres, pendant 1'un de mes séjours a la Ville. Elles venoient comme la miemie, de la vallée Soete-Melke, seul canton qu'elles habitent. On m'avoit assuré que j'en verrois dans le pays des grands Namaquois; malgré toutes mes informations et perquisitions, j'ai été trompé dans cette attente. Tous les Sauvages m'ont assuré ne point la connoitre On m'avoit encore  EN AFRIQUE. 83 attescé que la femelle portoit des cornes ainsi que la maie; je ne puis rien dire la-dessus, puisque les seulcs que j'ai vues étoient toutes trois de ce dernier genre. Sa couleur principale est un bleu léger, tirant sur le grisatre le ventre et 1'intérieur des jambes dans toute leur longueur sont d'un blanc de neige; sa tête sur-tout est agreablement tachée de blanc. Je n'ai pas remarqué que cette Gazelle, vivantc, rasscmblat a du velours bleu, et que, morte, sa peau changeat de couleur, comme le dit M. Sparmann. Vivante ou morte, elle m'a paru toujours semblable. La teinte de celle que j'ai rapportée n'a jamais varié. J'en vai vu une autre a Amsterdam, que 1'on conservoit. depuis plus de quinze ans. II en étoit de même de celle du Gouverneur du Cap; plus fraiche encore que la mienne, dans tout le reste elles étoient parcilles. Je ne puis m'cmpêcher d'ajouter ici que je ne reconnois pas beaucoup eet animal dans les dessins et les gravures que j'en ai vus jusqu'a présent. Dans mes descriptions, je donnerai celle que j'ai faite de cèlui-ci, et le dessin très-exact que j'en ai tiré sur les lieux, avant qu'on le déshabillat. Le lendemain, par un temps frais et couvert, nous fitnes une marche de six heures pour arriver sur les bords d'une très-grande mare, abondante en petites Tormes; nous en pêchames une vingtaine. Grillées tout uniment sur le charbon , elles étoient très-bonnes; elle portoient de sept a huk pouces de long sur quatre de large. L'écaillc sur le dos étoit d'un gris blan- F 2  VOYAGE chatre tirant un peu sur le jaune. Vivantes; elles avoient une odeur infecte; mais la cuisson la leur faisoit perdre. C'est une chose remarquable, que, lorsque les grandes chaleurs viennent tarir les eaux, les tormes qui cherchent toujours 1'humidité, s'cnfoncent dans la terre, a mesure que sa surface se desseche: il suffit alors, pour les trquver, de creuser profondément dans 1'endroit qui lesrecele. Elles demeurent ordinairement comme endormies, ne s'éveillent et ne se reméntrent que lorsque la saison des pluies a ramené Peau dans les mares ou les petits lacs : elles déposent leurs oeufs en plein air et sur leurs bords: ils sont de le grosseur de ceux du Pigeon. C'est au soleil et a la chaleur qu'elles laissent le som de les faire éclore; ces oeufs sont d'un trèsfcon goüt; le blanc, qui ne durcit jamais par la cuisson, conserve la transparence d'une gelée bleuatre. Je ne sais si 1'instinct dont je viens de parler est commun a toutes les especes de Tormes d'eau, et si elles emploient toutes le même moyen: ce que je puis assurer, c'est que toutes les fois que, pendant les sécheresses, il m a pris fantaisie de m'en procurer, en creusant dans les endroits oü Peau avoit séjourné, je n'ai jamais manqué d'en prendre autant que j'en ai vouluCette espèce de chasse ou pêche , comme on voudra 1'appeler , n'étoit pas nouvelle pour moi; je n'avois pas oublié qu'a Surinam on iait usage du même stratagême pour avoir deux especes de poissons qui se terrent aussi, et qu'on nomme 1'un hVarappe , 1'autrele GorretowKwikwu  EN AFRIQÜE. 85 Nos chariots placés sur le bord de la mare, effrayerent une infmité de Gazelles qui venoient pour y boire, et les empêcherent d'en approcher. Les Bontebock sur-tout y arrivoient par bandes de deux mille au moins : je suis persuadé que, ce jour-la, tant en Bubales, Gazelles de toutes especes, que Zebres et Autruches, j'eus sous les yeux, dans le même moment, plus de quatre a cinq mille pieces. De tout cela, je ne souhaitois qu'une Autruche. II n'y eut nul moyen de me satisfaire; elles ne se laisserent point approcher; les autres especes, quoiqu'un peu effarouchées aussi, se trouvoient de temps en temps a portée du coup; mais pour le plaisir seul de les détruire, je ne voulus point les tirer ; nous avions assez de vivres, et ma poudre étoit d'ailleurs trop précieuse. Je n'avois plus que deux rivicres, la BrcedeRivier ( la rivière large ), et la Klip-Rivier ( rivière des cailloux ) entre Swcllendam et moi; je me faisois une fête de connoitre ce chcf-Iieu de la Colonie; je comptois y demeurer quelques jours; c'est-la que je me proposois de passer en revue tous ces animaux avec autant d'attention que de tranquillité. Nous y arriyarfles, le jour suivant,-de fort bonne heure. De toutes les rivieres que nous yenjons de traverser, les plus considérables sont la DiepRivier et la Breede-Rivier. Les autres sont a peine des ruisseaux pendant les chaleurs; mais dans la saison pluvieuse, ils se cfrangent bientöt en torrens furieux, qui coupent toute communication avec la Ville du Cap. Je restai plusieurs jours a Swellendara, chez F 3  S6 VOYAGE M. Ryneveld, Bailli du lieu : il me combla d'honnêtetés. Je trouvois mes deux voitures bien pesantes et trop chargées. Je sentóis le besoin de m'en procurer une troisieme. Mon Höte eut la cpmplaisance de me faire construire une charette a deux roues, et a mon départ il me donna avec profusion des vivres frais pour ma route. Je recrütai quelques Hottentots de plus; j'achetai plusieurs Boeufs, de Chèvres, une Vache pour me procurer du lait, et un Coq dont je comptois me faire un réveil-matin naturel. II n'exïste pas un seul INaturaliste, pas même un lourd Habitant des campagnes, qui ne sache que le Coq est un oiseau qui chante réguliere3nent pendant la nuit a la même heure, et qu'il prend soin de rappel er le jour. Je ne sais quel ridicule on a prétendu jeter sur cette précaution qui devoit me procurer de l'agrément, si elle h'étoit ,pas une ressource au besoin, en me faisant tenir dans. plus' d'un papier public de discours absurdes qui cadrent assez mal avec l'emphase du Narrateur. En assurant au Public, en mon nom, que j'avois comptc remplacer ma montre par mon Coq , si elle venoit a se déranger, il auroit été décent d'apprendre au moins aux incrédules comment un Coq peut jamais devem'r une horloge. C'est dans le même esprit qu'aiileurs onsuppose que, rencontrant pour la première fois un Lion, „ nous „ nous mesurames de notre superbe regard, et „ nous laissamestranquillementpasser,*af/i/a//j 5, 1'un l'autre de notre fiere contenance „. Quoi qu'il en soit de ces poétiques Romans,  EN AFRIQUE. 87 mes espérances sur mon Coq ne m'ont point trompé. Cet anima], qui couchoit sans cesse ou. sur ma tente ou sur mon chariot, m'annoncoit réguiierement le lever de 1'aurore; il s'apprivoisa bientöt; il ne quittoit jamais les environs de mon camp : si le besoin de nourriture le faisoit s'écarter un peu, 1'approche de la nuit ramenoit toujours; quelquefois il étoit poursuivi par de petits Quadrupèdes du genre des Fouines ou Belcttes;je le voyois moitié courant, moitié volant, battre en retraite de notre cöté, et crier de toute sa force : alors, 1'un de mes gens ou mes chiens même'ne manquoient pas d'aller bien vite a son secours. Un animal qui m'a rendu des services plus essentiels, dont la présence utile a suspendu, dissipé même dans mon coeur des souvenirs amers et cruels,dont 1'instinct touchantet simple sembioit prévenir mes efforts, et vraiment consoloit mes ennuis, c'est un Singe de 1'espece si commune au Cap, sous le nom de Bawian. II étoit très-familier, et s'attacha particulierementa moi : j'en fis mon Dégustateur. Lorsque nous trouvions quelques fruits ou racincs inconnus a mes Hottentots, nous n'y touchions jamais que mon cher Keès n'en eüt goüté; s'il les rejetoit, nous les jugions ou désagréables, ou dangereuses; et les abandonnions. Le Singe a cela de particulier qui le distingue des autres animaux et le rapproche de 1'homme : il recut de la Nature, en égale portion,^la gourmandise et la curiosité; sansappétit, iï goüte tout ce qu'on lui présente; sans nécessité, il touche tout ce qu'il trouve a sa.portée. F 4.  88 VOYAGE Je chérissöis dans Keès une qualité plus précieuse encore. II étoit mon meilleur surveillant.» soit de jour soit de nuit, le moindre signe de danger le réveilloit a Finstant. Par ses cris et les gestes de sa frayeur, nous étions "toujours avertrs de Fapproche de Pennemi avant que mes chiens s'en doutassent. Ils s'étoient tellemen: habitués a savoix, qu'ils dormoient pleins de confiance , et ne faisoient plus la ronde. J'en étois outré de colere, dans la crainte de ne plus retrouver en eux les secours indispensables sur lesquels j'avois droit de compter, si quelqu'évément funeste, ou la maladie venoit a m'enlever mon trop fidele gardien. Mais, lorsqu'il leur avoit donné 1'alerte, ils s'arrêtoient pour épier le signal. Au mouvement de ses yeux, au moindre branlement de sa tête, je les voyois s'élancer tous ensemble, et détaler toujours du cöté vers lequel il portoit la vue. Souvent je le menois a la chasse avec moi. Que de folies et que de joie au signal du départ ! comme il venoit baiser tendrement son ami! comme le plaisir brilloit dans sa prunelle ardente et-mobile! comme il devancoit mes pas plein d'aise et d'impatience, et revenoit encore par ses caresses, me prouver sa reconnoissance, et m'inviter a ne pas différer plus long-temps ! Nous partions; chemin faisant, il s'amusoit a grimper sur les arbres, pour chercher de la gomme qu'il aimoit beaucoup; quelquefois il me découvroit du miel dans des enfoncemens de rocher ou dans des arbres creux; mais lorsqu'il ne trouvoit rien, que la fatigue et 1'exercice avoient aiguisé ses dents, et que 1'appétit  EN AFRIQUE. 8g commencoit a lc presser scrieuscmtnt, alors pour moi commencoic une scène extrêmemcnt eprai•que. Au défaut de gomme en de miel, U cherchoit des racines, et les mangeoit avec délices, sur-tout une espcce particuliere , que malheureusement pour lui, j'avois.trouvée exquise et très-rafraichissante, et que je voulois obstinément partager. Kees étoit rusé. Lorsqu'il avoit trouvé de cette racine, si je n'étois a portéc d'en prendre ma part, il se hatoit de la gruger, les ycux impitoyablement' fixés vers moi. II mesuroit le temps qu'il avoit de la manger a lui seul, sur la distance que j'avois a franchir pour le rejoindre, et j'arrivois en effec trop tard. Quelquefois cependant lorsque, trompé dans son calcul, je i'ayois atteint plutöt qu'il ne s'y étoit attendu, il cherchoit vitea me cacher les morceaux; mais, au moyen d'un soufflet bien appliqué je 1'obligeois a restituer le vol ; et, maitre a mon tour de la proie enviée, il falloit bien qu'il recut la loi du plus fort. Keès n'avoit ni nel ni rancune, et je lui faisois aisément comprendre tout ce qu'a d'insensible et de durce lache égoïsme dont il me donnoit 1'exemple. Pour arracher ces racines, il s'y prenoit d'une facon fort ingénieuse, et qui m'amusoit beaucoup. il saisissoit la touffe des feuilles entre ses dents; puis, se roidissant sur les mains et portam la tête en-arriere, la racine suivoit assez ordinairement. Quand ce moyen, oü il employoit une grande force, ne pouvoit réussir, il reprenoit la touffe comme auparavant, et le plus pres de terre qu'il le pouvoit : alors, faisant une cabriole cul par-dessus tête, la racine cédoic  go VOYAGE toujours a la secousse qu il lui avoit donnée. Dans nos marches, lorsqu'il se trouvoit fatigué, il montoit sur un de mes chiens, qui avoit la complaisance de le porter des heures entieres. Un seul, plus gros et plus fort que les autres, auroit dü se prêter a son petit manege; mais le dröle savoit a merveille esquiver la corvee. Du moment qu'il sentoit Keès sur ses épaules, il restoit immohile, laissoit défiler la caravane sans bouger de la place. Le craintif Keès s'obstinoit de son cöté; mais si-töt qu'il commencoit a nous perdre de vue, il falloit bien se résoudrea mettre pied a terre; alors le singe et le chien couroient a toutes jambes pour nous rattraper. Le chien le laissoit adroitement passer devant lui, et 1'observoit attentivement, de peur qu'il ne le surprit. Au reste, il avoit pris sur toute ma meute un ascendant qu'il devoit peut-être a la supériorité de son instinct; car parmi les animaux comme parmi les hommes, 1'adresse en impose trop souvent a la force. Mon Keès ne pouvoit souffrir les convives. Lorsqu'il mangeoit, si 1'un de mes chiens 1'approchoit de trop prés, il le régaloit d'un soufflet, auquel le poltron ne répondoit qu'en s'éloignant au plus vite. Une singularité que je n'ai pu jamais concevoir, c'est qu'après le Serpent, L'animal qu'il craignoit le plus étoit son semblable, soit qu'il sentit que son état privé 1'eüt dépouillé d'une grande partie de ses facultés, et que la peur s'emparat de ses sens, soit qu'il fut jaloux, et qu'il redoutat toute concurrence amon amitié. II m'eüt été très-facile d'en prendre de sauvages, ^et de les apprivoiser; mais je n'y songeois pas. J'avois  ENAFRIQUE. 91 ÖonnéaKeès une place dans mon cceur que nul autre ne devoit occuper après lui, et je lui témoignois assez jusqu'a quel point il devoit compter sur ma constance. 11 entendok quelquefois ses pareils crier dans les montagnes. Je nesais pourouói, avec toutes ses terreurs, il s'avisoit de leur répondre. Ils approchoient a sa voix;et sitöt qu'il en appercevoit un , fuyant alors avec des cris horribles, il venoit se fourrcr entre nos jambes, imptoroit la protcction de tout le monde, et tremblok de tous ses membres. On avoit beaucoup de peine a le calmer; il reprenoit peu-apeu sa tranquillité naturelle. II étoit sujet au larcin. C'est un défaut commun a presque tous les animaux domestiques; mais il se déguisoit chez Keès en un talent dont j'admirois moi-même tous les ressorts ingénicux. Quoi qu'il en soit, lescorrections que lui administroient mes gens qui prenoient avec lui la chose au scricux, ne le changerent jamais. II savoit parfaitemenc dénouer les cordons d'un panier pour y prendre les provisions, et sur-tout le lait qu'il aimoitbeaucoup. 11 m'a förcë plus d'une fois de m'en passer. Je rétrillois aussi moi-mëme. II se sauvoit, et ne rêparoissok a la tente qu'a 1'entrée de la nuit. J'ai reposé sur ces. détails avec plaisir. S'ils ne sont rien pour le progrès des connoissances humaines, ils sont beaucoup pour mon ame ingénue et simple. Ils me rappelicnt des passe-temps bien doux, des jours bien sercins et paisibles, et les sculs momens de ma vie oü j'aie connu tout le prix de 1'existence. Tant que dura mon séjour a Swellendam, je répondis aux tendres soins de mon höte, par  92 VOYAGE les témoignages de la plus vive reconnoissance; mais ce n'etoit point la le train de vie qui convenoit a mon humeur; et dès que ma charette a deux roues fut achevée, j'y placai ma cuisine et mon office, et délogeai sans délai. Ce fut le 12 Janvier 1782. D'après les infonnations que j'avois prises, je dirigeai ma route en longeanc toujours la cöte de 1'Est a une certaine distance de la mer. Les fermes a bied ne s'étendent pas plus loin de ce cöté, le prix très-modique de cette denrée n'étant pas même un équivalent aux fraix et aux difficultés de leur transport a Ia ville. A deux lieues de la, je passai une petite rivière nommée le Bufflias; et aprcs deux jours de marche , nous arrivames a un bois appelé le bois du Grand-Pere. Je m'arrangeai pour passer vingt-quatre heures dans ce bois que je voulois parcourir. Comme je faisois le dcnombrement de mes chiens, je m'appercus qu'il m'en manquoit un : c'étoit précisément une petite chienne de prédilection que je nommois Rosette. Son absence m'intrigua; c'étoit pour moi une perte réelle qui diminuoit ma meute a propos de rien, et me privoit de ma favorite, qui, de son cöté, m'affcctionnoit beaucoup. Je m'informai de mes gens si quelqu'un 1'avoit remarquée enroute.Un seul m'assura lui avoir donné a manger, mais dès le matin. Après une ou deux heures de vaines recherches, j'éparpillai mon monde pour Tappeler de tous cötés; je fis tirer des coups de fusil pour la remettreen voie,s'ils arrivoient jusqu'a elle. Tout cela ne réussissant point, je pris le parti de faire monter a cheval' 1'un de  ENAFRIQUE. g3 mes Hottentots , et lui donnai ordre de reprendre le chemin que nous venions de faire, et de la ramcnera quelque prix que ce fut. Quatre heures s'étoient écoulées quand nous vimes arriver mon commissionnairea toute bride. II portoit devant lui sur 1'arcon de la selle, une chaise et un grand panier. Rosette couroit en avant; elle sauta sur moi, et m'accabla de caresses. Mon homme me dit qu'il 1'avoit trouvée a deux lieues environ de notre halte, assise sur la route, a cöté de la chaise et du panier qui s'étoient détachés de 1'équipage sans qu'on s'en fut appercu. J'avois oui conter sur la fidélké des Chiens, des traits non moins extraordinaire^ que celui-ci; mais je n'en avois pas été le témoin. J'avoue que le récit de mon Hottentot me toucha jusqu'aux larmes; je caressai de nouveau cette pauvre bete, et cette marqué d'attachement qu'elle venoit de me donner,me la rendit encore plus chere. Elle eüt péri de faim sur la place, ou seroit devenue pendant la nuit la proie du premier animal féroce qui 1'auroit rencontrée. Les coups de fusil que j'avois fait tirer pour elle n'ayant fait lever aucune espèce de gibier, et m'étant convaincu moi-même par une visite exacte de la forêt, qu'ils ne falloit pas espérer d'en trouver, nous délogeames dès le lendemain matin. Nous n'avions pas fait quatre lieues, qu'en traversant une petite rivière qui prend sa source dans cette forêt, ma voiture a deux roues culbuta. Le reste du jour nous suffit a peine pour rcpêcher, sécher et remettre en place tous les effets et les ustensiles de ma cuisine. Une grande partie de ma porcelaine  g4 VOYAGE fracassée y resta. J'avois fort heureusement des pieces de rechange. Nous poussames jusqu'a trois lieues plus loin. La je fus arrêté par la rivière le Duyvenochs. Elle n'étoit point guéable pour le moment. Ce pays est couvert de bois. Je me flattai que j'y trouverois de jolis oiseaux et des insectes; je résolüs d'attendre que la rivière fut dimunuée. Je fis dresser mes tentes a la lisiere du bois, et mes Hottentots s'y construisirent des cabanes. Quelle fatalité! les Habitans des environs, instruits de mon arrivée, vinrent tous, avec empressement me rendre visite, et me troubler dans ma charmante retraite, II me fallut essuyer les longs préambules de1 leurs reproches obligeans de netre point descendu chez eux; et, me fatiguanc de leurs offres qu'ils reproduisoient sous mille et mille formes pour me séduire, ils me citoient avec emphase divers curieux qu'ils avoient eu 1'honneur de recevoir, et notamment M. le Docteur Sparmann, Académicien Suédois. Quelque respectable que me parüt cette autorité , je pensai que je ne devois pas quitter mon camp. J'avois déterminé, que,dans le cours de mes Voyages, je ne logerois jamais dans aucune habitation, pour être plus libre le jour et la nuit, pour avoir sous ma main mes gens et mes équipages, pour ménager un temps précieux qu'il faut toujours sacrifier au bavardage et aux récits absurdes de ces Colons, qui vous fatiguentavcc leurs contes, et vous épuisentavec leurs questions; mais sur-tout pour ménager mon eau-de-vie, avec iaquelle j'aurois été contrainc  ENAFRIQUE. g5 d'arroser continuellement leurs interminables conversations. je remerciai donc ces Messieurs, quj ne réussirent pas même a m'ébranler, tant ma résolution avoit été ferme et irrévocable. L'exemple du Docteur Sparmann n'en étoit point un Pour moi. INos genres très-différens devoiene nous donner d'autres idéés. II n'avoit besoin que du jour pour s'appliquera ses recherches cnbotanique. Moi, je passois souvent une partie des nuits a la chasse, si le besoin PexigeOk; jaurois été forcé de m'en abstenir ou de déranger mesHótes. Cela seul m'auroitinspirédesdégoüts qui eussentmis bientöt fin au roman. II n'en falloit pas tant pour en détruire toute 1'illusion. Un autre motif, et qui m'est purement personncl, peut donner en deux mots une idéé de mon caractere et du plan de vie qu'il m'avoit fait embrasser. Si c'est un trait d'amour-propre, et mon age et 1'éducation que j'airecue, et mon Pays, et les difrkultés vaincues, m'excuseront assez. Quoiquc je reconnoisse Futilité des chemins faits, chez les peuples civilisés, 1'habitude oü nous étions de les ouvrir nous-mêmes dans ma jeunessea Surinam, mes lesa toujours fait regardcr comme un frein qui diminue le prix de la liberté. Fier de son origine , 1'homme s'indigne xqu'on ait osé d'avance compter ses pas. J'ai toujours soigneusement évité les routes battues, et ne me suis cru complettement libre, que lorsqu'au milieu des rochers, des forêts et des déserts d'Afrique, j'étois sür de ne rencontrer d'autres traces d'ouvrages humains, que celles que j'y avois laissées moi-même. Aux signes de ma volonté qui commandoit alors souverainement,  g6 VOYAGE a la plénitudë de mon indépendance, je recotïnoissois véntablerhënt dans 1'homme le monarque des êcres vivans, le despote absolude la Nature. On trouvera plus d'une fois allarmante une position que je trouvois délicieuse. Ces bizareries découlent des premières impressions de ma vie. Elles ne sont que le sentiment pur et naturel de la liberté, qui repousse sans distinction tout ce qui paroit vouloir lui prescrire des bornes. Trop de raisóns m'attachoient a mes principes, pour ne pas les observer religieusement; et, si j'en excepte une seul fois oü, par politique, il me fut impossible de refuser ouvertement 1'hospitalité, je ne me suis jamais écarté de mon plan dans. mes Voyages. Je distribuois 1'emploi du temps, et voici 1'ordre ordinaire de mes occupations. La nuit, lorsque nous ne marchions pas, je couchois dans ma tcnte ou sur mon chariot; au point du jour, éveillé par mon coq, je me mettois tout de suite en devoir d'aprêter moi-même mon café au lait, tandis que mes gens, de leur cöté, s'occupoient a nettoyer et a panser toutes mes bêtes. Au premier rayon du soleil, je prenois mon fusil; nous partions mon Singe et moi; nous furetions a la ronde jusqu'a dix heures. De retour a ma tente , je la trouvois toujours propre et bien balayée. Elle étoit particuiierement a lagarde d'un vieux Africain, nommé Swaenepoel. N'étant plus capablc de nous suivre dans nos coursesa ried, c'est lui qui restoit pour garder le camp; il y entretenoit le bon ordre. Les meubles de ma tente n'étoient pas nombreux; une chaise ou deux, une table qui servoit uniquement a la dissection de  EN AFRIQUE. gjp de mes animanx, et quelques ustensiles nécessaires a leur préparation en .faisoient tout 1'ornement. Je m'y mettois donca Fouvrage depuis dix heures jusqu'a midi. C'est alors que je classois dans mes tiroirs les insectes que j'avois rapportés: la cérémonie de mon diner étoit tout aussi simple. Je placois sur mes genoux un bout de planche couvert d'une serviette. On m'y servoit un seul plat de viande rötie ou grillée. Après ce diner frugal, et qui ne duroit pas long-temps, je retournois au travail, si j'avois a finir quelque ouvrage que j'eusse commencé, puisa la chasse jusqu'au soleil couchant. De retour au gite, j'allumois une chandelle, et passois quelques heures a consigner dans mon Journal les observations, les acquisitions , en un mot, les événemens de la journée. Pendant ce temps, mes Hottentots rassembloient mes Boeufs autour des chariots et de ma tente. Les Chevres, après qu'on les avoit traites, se couchoient ca et la pêle-mêle avec mes Chiens. Le service achevé et le grand feu allumé a 1'ordinaire, nous nous placions en cercle. Je preuois mon thé; mes gens fumoient cordialemenc leurs pipes, et me contoient des histoires dont le riaïf ridicule me faisoit rire aux éclats. Je prenois plaisir a les animer. Ils étoient d'autant moins timides avec moi, que je montrois plus de franchise, de bonhommie et d'attention. Souvent, a la vérité, plus content de moi-même 5 plus favorablement disposé a 1'aspect d'un beau soir après les fatigues du jour, je me sentois entrainé par un charme involontaire, et cédois doucement a Fillusion. C'est alors que je les Tomé I. G  VOYAGE voyois disputer entr'eux de prétentions a 1'esprit pour meplaire; le plus habile conteur pouvoit favorablement se juger, au silence profond qui régnoit parmi nous. Je ne sais quel attraic puissant me ramene sans cessea cespaisibles habitudes de mon ame! Je me vois encore, au milieu de mon camp, entouré de mon monde et de mes animaux; une plante, une fleur, un éclat de rocher ca et la placés, rien n'échappe h ma mémoire, et ce spectacle toujours plus touchant, m'amuse et me suit par-tout. _ Quelquefois nos conversations nous conduisoient fort avant dans la nuit. J'avoue que de ces têtes erossieres, et que n'avoient point polies de belles éducations, il jaillissoit quelquefois des traits de feu dont je me sentois ravi. Je leur faisois sur-tout beaucoup de questions sur Koibe et différens Auteurs; sur leurs rehgions, leurs loix,leurs usages. llsmerioient franchement au nez. Quelquefois, prenant la chose au vit, je les voyois s'indigner, hausser les épaules, eclater en imprécations. Je me rappelle que voulant, pour les piquer au jeu, rabaisser leurs facultés et leur intelligence, je les comparois a celles qui dans la capitale d'un grand Pays, dans Paris, par exemple, procure sans travail une subsistance brillante a une tourbe prodieieuse de vauriens, et qu'on dccore du nom modeste ff industrie. Je leur présentois sous mille formes les ressources habiles de ces cameleons, et rehaussois de beaucoup leur mérite. Avec quelle satisfaction je les voyois préferer d un accord unanime, la simplicité de leur vie champêtre et douce a mes tableaux sedmsans, et  EN AFRÏQUE. 99 ïegarder ces ressources comme des moyensvils ec mesquins pour un Peuple qui se vante de sa supériorité sur les Peuples de la Nature! Braves humains qu'on nous peint dévorant leurs semblables, et qu'un enfant auroit conduits! Paisibles Hottentots, couvrez-les de vos mépris ces mortels qui vous réduisent en esclavage, et ne vous distinguent des bêtes que par les traitemens cruels qu'ils leur épargnent pour vous en accabler! Mes animaux étoient si bien habitués a se meier parmi nous, que souvent j'étois contrainc d'en faire lever plusieurs pour arriver jusqu'a ma tente. J'avois quelques Moutons, que je ménageois comme une ressource contre la disette ; mais j'en conservois toujours d'anciens pour habituer les nouveaux-venus. Le canton que nous habitions étoit rempli de Perdrix de trois especes différentes, Tune erttr'autres de la grosseur de nos Faisans. C'étoic notre nourriture ordinaire. Nous les mettions par vingtaine dans nos marmites; elles nous donnoient d'excellents consommés et de bons bouillis. Nous trouvions aussi une espèce de Gazelle de la grandeur de nos Chevres d'Eu- ( rope , la peau d'un brun noiratre , et quelques taches blanches sur la cuisse. Je ne connois poinc de mets plus exquis; j'en tuai plusieurs, ainsi qu'une autre espèce plus petite, dont je donnerai la description par la suite. Mon séjour dans eet endroit avoit considérablement augmenté ma collection en insectes et oiseaux précieux. Un Particulier des environs alloit faire le Voyage du Cap : il vinc- G %  ÜOO VOYAGE m'offrir ses services; je les acceptai avec plaisir ec le chargeai de remettre mon petit trésor a M. le Fiscal Boers, j'étois convenu avec ce dernier, que je lui ferois parvenir toutes mes nouveautés, lorsque les occasions s'en présenteroient. Par-la, je mettois, dès le commencement de mon Voyage, beaucoup d'objets rares a 1'abri des accidens, et ménageois de la place pour les autres. Mes voisins me faisoient de temps en temps des envois de légumes ou de fruits, et M. Vanwerck, plus prés de mon camp, sachant que je vivois avec plaisir de laitage, m'en envoyoic tous les soirs un séau, que je partageois avec mes gens. Keès sentoit arriver le porteur de fort loin, et ne manquoit jamais d'aller au-devant de lui. Depuis Swellendam jusqu'a Duyvenochs, les paturages sont excellens, et les terres, supérieures a celles du Cap, produiroient du bied en abondance; mais les Colons n'en cultiyent que ce qu'il faut a leur consommation, et c'est uniquement ©n bestiaux et en beurre qu'ils commercent avec le Cap. On appercoit bien encore quelques cantons de vignoble; mais, comme le vin' en est mauvais, on n'en fait que du vinaigre ou de 1'eau-de-vie qui se débite dans le voisinage. Le vingt-sept du mois, je m'appercus que la rivière avoit baissé de beaucoup; nous la traversames , et n'eümes rien d'avarié ; nous en fïmes autant de celle nommée False. Après six heures de marche et plus loin après sept autres heures, nous arrivames a la rivière de Gous  EN AFRIQüE. ioi1 ou Gourits. Celle-ci nous arréta; il n'étoit pas possiblc de la traverser; elle avoit la largeur de la Seine vis'a-vis le jardin du Roi a Paris. 11 falloit que de grands orages eussent inondé le" Pays d'oü elle couloit; car , dans cette saison elle n'est ordinairement, comme les autres qu'un ruisseau praticable. Ses bords sont garnis de grands arbres épineux, (Mimosa-Ni/orica,) et 1'ony trouve beaucoup dePerdrix, et notamment la grande espcce que les Habitans du Cap ont nommée Fésants. Après trois jours de campement ne voyant point diminuer cette rivière, et toujours impatient de pénétrer plus loin , je ne vis qu'un moyen de nous tirer d'embarras : je pris le parti de faire construire un large radeau; on abattit des arbres, et leurs écorces nous servirenta faire des cordages. Que de peines cette fatale opération nous causa! II fallut décharger les voitures , les démonter, et les embarquer piece-a piece. Toutes mes bêtes traverserent a la nage; en plusieurs voyages, mes effets, mon monde et moi, tout gagna la rive opposée, sans le plus petit désordre et le moindre accident. Cette tentatire, qui réussita merveille, me rassura beaucoup sur les suites, et servitencore a réchauffer mon courage. Mais 1'opération nous avoit coüté trois jours entiers d'un travail opiniatre; dès-lors, plus de chasse, je donnai 1'exemple, et charpentai comme le dernier de mes Plottentots. J'avois jugé cette précaution de s'éloigner bien nécessairea notre salut commun; car le rivage que nous venions de quitter étoit si maigreetsi brülé , qu'un plus long séjoury auroic faitpérir de faim tous mes Boeufs. G3  r102 VOYAGE Les voitures remontées et bien chargées, nous continuames notre route, et fitnes quatorze lieues en deux jours. Je me trouvai vis-k-vis de Mossel-Baie(BaieauxMoules); c estcelle qui, sur les Cartes marines, porte le nom ^BawSaint-Blaise; 1'attérage au fond est tres-difficile, i cause des rochers escarpés qui la bordent et dont les bases s'étendent un peu lom dans £ mer; mais son cöté Nord ofTre une petite plage ou les chaloupes peuvent arriver. Les environs de ce pays sont parsemés de bonnes habitations qui pourroient être une ressource pour les Vaisseaux qui viendroient y mouiller. Une fontaine salubre, éloignée de la mer d environ mille pas, leur fourniroitde 1'eau en abondance. Pendant mon séjour dans cette Baie, nous ne manqudmespoint d'Huitres j elle en fourmt abondamment; nous pêchions souvent a la ligne, et ce moyen seul nous procuroit beaucoup d excellens poissons; je faisois saler ce qu'on ne maneeoit pas. Nous entendions, toutes les muts, les cris des Hiennes; elles paroissoient funeuses Nos Boeufs en étoient inquiétés; mais au mo'yen des grands feux dont nous entounons notre camp, elles n'oserent approcher. A une lieue de moi, je trouvai un Kraal de quatre huttes : c'étoit une petite familie Hottentote qui ne passoit pas vingt-cmq a trente personnes; je troquai, avec eux, quelques bouts de tabac contre des nattes que j etois bien aise de me procurer. Je fus enchanté de la decouverte, non moins a cause du pront que ] en titai, que de 1'agréable surprise qu'elle me causa. |e pris plaisi^ a les étudier long - temps dans  EN AFRIQUE. 103 leur paisible ménage. Ils possédoient cinq vaches a lait, et un petit troupeau de moutons. Dans la saison des ouvrages, les hommes se répandoient sur les habitations voisines, oü par leur travail, ils amassoient de quoi se procurer du tabac, et les moyens d'améliorer leur sort. Ils m'assurerent que, dans les grands bois qui couvrent de tous cotés les montagnes de ce lays, on rencontroit quelquefois des Eléphans et des Buffles, Je battis sur le champ les montagnes et les forêts; ce fut inutilement; ni mes gens ni moi ne pümes rien découvrir. Je reconnus bien, a la vérité, quelques empreintes de pieds d'Eléphans; mais elles étoient anciennes; d'ou i'augurai ce qu'on m'apprit en effet par la suite, que si le hazard amene quelquefois un de ces animaux dans le Pays, les Habitans alors sattroupent, et Pobligent a gagner le large, lorsqu'ils ne réussissent pas a le tuer. Le 7, a cinq heures du matin, je qmttai la baie Mossel pour traverser a une heure aprèsmidi la rivière nommée Klem-Brak ; elle prend sa source dans un bois adossé a une chaine de montagnes qui, dans eet endroit, n'est gueres qua une lieue de la mer. Le lendemain, nous arrivames a la grande rivière du même nom, et qui n'en est éloignée que de trois lieues. Le flux rend cette rivière saumache; pour la traverser sans dommage, nous fümes obligés d'attendre la marée morte. Dans 1'intervalle, je me procurai plusieurs oiseaux de mer; ils étoient en abondance dans le canton; j'y trouvois par milliers des Pélicans et des Phoenicopteres ou ^iamans. La couleur rose foncée des uns, et le v 4  104 VOYAGE blanc mat des autres, présentoienta 1'ceil un melange tout-afait neuf et curieux. En quittant la rivière, nous avions a gravir une montagne difïïcile et fort escarpée; elle m'effrayoit un peu. A force de patience, de soins et de temps, nous lalaissames derrière nous. Nous fümes bien dédommagés de nos fatigues par le spectacle qui vint frapper nos regards, lorsque nous eümes entierement gagné son sommet. Nous ïidmirames le plus beau Pays de Punivers. Nous découvrions dans le lointain la chaine de montagnes couverte de grands bois qui bornent la vue du cöté de POuest; sous nos pas nous f longions sur une vallée immense , relevée par des collines agréables qui varient a Pinfini, et moutonnent jusqu'a la mer. Des prairies émaillées et les plus beaux paturages ajoutoient encore a ce site magnifïque. J'étois vraiment en extase. Ce Pays porte le nom dAuteniquoi; ce qui, dans 1'idiomeHottentot, signifie homme chargé de miel. En effet, on ne peuty faire un pas, sans rencontrer mille essaims d'abeilles; les fleurs naïssent par miracle; les parfums mélangés qui s'en échappent et viennent délicieusement frapper 1'odorat, leurs couleurs, leur variété, Pair pur et frais qu'on respire, tout vous arrête et suspend vos pas: la Nature a fait de ces beaux lieues un séjour de féeries. Le calice de presque toutes les fleurs est chargé de sucs exquis , dont les mouches composent leur miel qu'elles vont déposer par-tout dans des creux d'arbres et de rochers! Mes gens auroient desiré de s'arrêter dans ces beaux lieux. Je crajgnispour eux le séjour de Capoue, et, sans  EN AFRIQUE. io5 perdre de temps, je donnai 1'ordre pour continuer la route, et me hatai vers Ia rivière Wet-Els. Elle tire son nom des bois qui bordent son cours. Nous n'aviöns fait alors que sept lieues depuis la grande rivière Laumache. Le 9 , nous traversames encore plusieurs petits ruisseaux, qui tous desce.ndus des montagnes , se rendent dans 1'Océan par cent canaux divers. Toutes les eaux de ces difFérentes rivieres, ont la couleur ambrée du vin de Madere. Je leur trouvois un goüt ferrugineux. Cette couleur et ce goüt leur viennent-ils de leur passage sur quelque mine, ou des racines et des feuilles des arbres qu'elles arrosent et charient avec elles ? Je ne me donnai pas le temps d'approfondir ce problême : je touchois au dernier poste de la Compagnie. Nous y arrivamès enfin après trois heures d'une marche un peu vive. J'allois donc entierement me soustrairea la domination dé 1'homme, et me rapprocher un peu des conditions de sa primitive origine. Le sieur Mulder, Commandant, vint me recevoir, et me fit beaucoup d'amitié. II n'a sous lui qu'un Bas-officier, et une quinzaine d'hommes, qui tous ont été, ou Soldats, ou Matelots sur les Navires de la Compagnie. Ce sont ces hommes qui coupent le bois de charpentc dont elle a besoin, et qui construisent les chariots destinés a le transporter: operation absurde ! Car. si 1'on faisoit de ces bois un depot a la baie Mossel, une chétive barque en rendroit au Cap, par mer, en un seul Voyage, plus que les chariots n'en. Yojturent ea trois ans»  iq6 VOYAGE Ce seroit assurément une épargne considérable pour Ia Compagnie, et un bien général pour les Colonies. Ajoutez a cela que les Citoyens du Cap ne se verroient point réduits a ne brüler que du fagotage, qu'ils font ramasser a grands fraix de tous cótés par des esclaves qui n'ont d'autre emploi; ce qui coüte au moins le doublé de ce qu'on paie le plus beau bois dans les ehantiers de Paris. Croira-t-on, par exemple, que les Directeurs de la Compagnie, pour son propre service, font partir tous les ans d'Amsterdam, des^ Navires chargés de planches, de bois quarré de toutes les especes, pour les envoyeraplus de deux mille lieues, dans un Pays qui voit croitre des forêts immenses, et les plus beaux arbres du monde. Au reste, ces abus n'ont rien qui doive étonner. La Compagnie fournit gratuitement au Gouverneur et a ses Officiers tout Ie bois dont ils ont besoin. On le leur livre dans leurs hotels sans aucun fraix; le Gouverneur n'a donc aucun intérêt personnel qui 1'engage a étendre jusques-la ses vues d'administration , et a détruire eet abus si contraire au soulagement de la Colonie. Tout le pays d'Auteniqua, depuis Ia chaine de montagnes jusqu'a la mer, est habité par plusieurs Colons qui élevent quantité de bestiaux, font du beurre , coupent du bois de charpente, ramassent du miel, et transportent le tout au Cap. J'étois en quelque sorte indigné de voir des gens qui ont le bois a leur portée, en débiter pour le commerce, et n'avoir pas le courage de se bacir pour eux-memes des maisons loges*.  EN AFRIQUE. 107 bles. Ils habitent sous de mauvais halliers enduits de terre. Une peau de buffle attachee par les quatre coins a autant de poteaux, leur sert de lit ; une natte ferme la porte qui est en même-temps la fenêtre; deux ou trois chaises démembrées, quelque bouts de planches, une maniere de table, un miserable colfre de deux pieds en quarré, formem tout le sarde-meuble de ces vraies tannieres. C est amsi Sue 1'imaee de la misère profonde contraste désaeréablement avec les charmes de ce paradis tcrrestre : car la beauté des lieux que j ai crayonnés plus haut, se prolonge au-dela même d Auteniqua. , Au surplus, ils vivent fort bien. Ils ont en abondance le gibier et le poisson de mer, et jouissent exclusivementa tous les autres cantons desColonies,de 1'agrément d'avoir toute l'annee,sans interruption, des légumes et de plantesde toute espèce dans leurs jardins. Ils doivent ces prccieux avantagcsa 1'excellence du sol et aux arrosemens naturels des petits ruisseaux qui se croisent en mille sens divers, et mettent, pour ainsi dire, a contribution les quatre saisons pour le fertiliser : c'est la Limagne d'Afrique. Ces arrosemens, qui ne tarissent jamais, n'ont pas lieu dans ce pays de prédilection sans une cause connue. Ce sont les hautes montagnes couvertes de forêts a 1'Ouest qui arrêtent les nuages et les brouillards, que le vent d'Est enleve a la mer : ce qui leur procure des pluies tres-lrequentes. , , , 11 entra dans mes vues de demeurer quelques jours chez Je Commandant, et c'est ici la  J08 VOYAGE seule fois que je me sois écarté de mon plan. Mais, outre les raisons particulieres qui m'attiroient chez lui, des raisons de politique m'v retinrent, et je ne pouvois m'excuser avec décence. On avoit envoyé par-tout 1'ordre de me laisser passer, de m'aider, et de me fournir tous les secours dont j'aurois besoin. M Mulder comme occupant le dernier poste, avoit recu deplus vives instances que les autres, je cédai a son desir. Le motif honnête de son procédé m mvitoit assez, et peut-être comptoit-il luimeme sur le bon témoignage que rendroit de lui ma reconnoissance lorsque je serois deretour au Cap. Je me mis, dès mon arrivée, selon ma coutume, en devoir de parcourir le terrein En V1S!^rï26 VOYAGE Aprés huk heures de marche, nous arriyaffies prés de la Swarte-rivier ( la rivière noire; ) elle étoit encore débordéeparlcs pluies, et nousfümes obligós de la passer sur des radeaux que nous construisimes a 1'instar de ceux que nous avions déja précédemment faks; des traces de Bufflcs toutes fraiches nous firent séjourner a 1 autre bord, et j'eus enfin le plaisir d'en tuer un : le Hottentot que j'avois mené avec moi en tua un autre. Je re vins vite au camp annoncer cette bonnenouvelle, qui promettoit a mes gens des vivres pour long-temps, en cas de detrcsse. Comme nous avions tué ces deux animaux sur le bord de la rivière, au-dessus de 1 endroit oü je venois de m etablir, je les fis pousscr au courant qui les amena devant ma tente, et la ils furent aussi-töt dépecés. Je voulus qu'on les coupét par tranches fort minces pour être plus aisément saupoudrés de sel, et exposés ensuite a 1'air et au soleil. Les buissons, les branches, les chariots, tout ce qui nous environnoit fut chargé des débris sanglans de nos Bufflcs; mais, tout-a-coup, au milieu de notre opération, et sans nous y être attendus, nous nous vimes assaillis par des volées de Milans, de Vautours, de toutes sortes d'oiseaux de proie qui vinrent impunément se meier parmi nous. Les Milans sur-tout étoient les plus eflrontés. Ilsarrachoient les morceaux et les disputoient avec acharnement a mes gens' Lmportant chacun unepiece assez forte, ils s'en alloient, a dix pas de nous, sur une branche a devoter k nos yeux. Les coups de fusil ne les epouvantoient guere; ils revenoient sans  EN AFRIQUE. 1*7 cesse a la charge r, de telle sorto que, iri'appercevant que je brülois ma poudre fort inutiïcment, nous primes le parci de les écarter, et de les chasser avec de grandcs gaules, jusqu'a ce que notre viandc fut séchée. Cette manoeuvre qui impatienta mon monde fort long-temps, 'n'empêcha point que nous ne fussions encore bien maraudés; mais, sans elle, il ne nous seroit absolument rien resté de nos deux Buffles. J'en avois fait fumer les langues. Dans la suite, je n'ai jamais oublié {de prendre cette précaution, a 1'égard de celle de tous les animaux que j'ai tués: c'étoit une douceur, une petite ressource pour moi, dans la disette, ou même lorsque, par sensualité , et pour réveiller mon appétit, j'enfaisoisajouter un plat a mon mince ordinaire. II n'y a que les langues d'Eléphant que je n'ai jamais voulu conserver; leur goüt, leur forme même m'a toujours causé une répugnance dont je ne suis pas le maitre, et dont il me seroit difficile de donner la raison. Nos provisions achevées et bien embalées, nous abandonnames la rivière Noire ; et, après avoir traversé le Goucom a deux lieues dè la, nous gagn&mes deux lieues encore plus loin la Nysena. Celle-ci étoit considérable, et la marée 1'enfloit encore. Je n'avois jusques-la trouvé nulle part un endroit plus agréable pour asseoir un camp. C'étoit une prairie très-riante d'environ mille pas en quarré; une forêt de grands arbres formoit au Sud un magnifique rideau qui s'étendoit en retour jusqu'a 1'Oucst. J'avois nu Nord, devant moi, la rivière qui paroissoit fort poissonneuse; une grande variété de menu gi-  128 VOYAGE bier se promenoit sur les bords. Tant d'avantages m'auroient fait presqu'oublier PampoenEraal. Cependant, je ne fus pas tenté de m'arrêter. Une inquiétude secrete m'agitoit; je voyois h 1'autre bord de la rivière une montagne difficile qu'il nous falloit nécessairement franchir. Elle étoit escarpée de facon a me faire craindre qu'ii ne m'anïvat quelqu'accident: un pressentiment intérieur sembloit me 1'annoncer. Je faillis, en effet, a pcrdre dans un moment tout le fruit de mes peines et de mes incroyables fatigues. J'avois eu la sage précaution de ne conduire mes chariots que l'un après 1'autre; et, quand j'aürois voulu les faire monter ensemble, je n'aurois point eu assez "de Bceufs pour cette opération. J'en fis atteler vingt au chariotmaitre , celui qui portoit, comme on 1'a.vu plus haut, toute mon artillerie et mes seules richesses. Mes Boeufs le'trainent; ilsmontent, grimpent avec effbrt; ils touchoient presqu'au sommet ; la chaine qui retenoit les dix-huit premiers se rompt d'un seul coup, et la voiture roulc avec précipitation jusqu'au pied de la montagne , entrainant avec elle les deux Boeufs attachés au tinion. De la hauteur oü nous étions , mes Conducteurs et moi, nous la suivions des yeux anéahtis de peur, et dans les plus horribles palpitations; vingt fois nous la vimesprête a culbuter dans le précipice qui bordoit le chemin. Ce malheur seroit infailliblement arrivé, sans la force plus que naturelle des énormes Bceufs du timon que rien ne put abattre. Cette infortunc eüt fini tout d'un coup mon Voyage. La voiture et mes effets les plus précieux eus- sent  EN AFRIQUE. 129 sent été mis en pieces; ma poudre, mon plomb , mes armes dispersés; j'étois perdu sans ressource. Elle s'arrêta contre un rocher sur les bords du torrent. Nous descendimes avec des cris de joie. Après avoir ramassé nos effets et rétabli chaque chose a sa place, nous atteMmes de nouveau cette fatale voiture, qui regagna sans péril, dans une heure, ce qu'elle avoit perdu en dix minutes.'Les autres un peu moins pesantes arriverent a bon port. J'en avois fait doubler les traits; quatre hommes escortoient les "roues, tous prêts a enrayer au moindre choc; ce qui ne nous auroit pas sauvés de la chüte, tant la route étoit escarpée; mais ce qui eüt un peu diminué la rapidité, et nous eüt donné le temps de la diriger de notre mieux pour éviter 1'affreux précipice. La frayeur est une loupe qui grossit les objets. Elle m'avoit annoncé quelque chose de plus sinistre. J'essaierois en vain de peindre ma contenance, et toutes les agitations de mon esprit dans ce moment terrible. Je suivois involontairement tous les mouvemens du chariot, et semblois le redresser par ceux de mon corps, et les gestes de mes bras. Chaque secousse retentissoit jusqu'au fond de mon cceur. J'eusse été, nouvel Hippolyte, entrainé dans les précipices, que la terreur n'eüt pas plus profondément agité mes sens. Je trouvois que nous nous tirions d'affaire a bon marché. II s'étoit effectivement opéré un miracle en ma faveur, et je sentis que le Dieu au trident fatal ne me poursuivoit pas. Non-seulement je ne vis au chariot aucune fracture essentielle; mais il y avoit dans Tornt I. I  l3o VOYAGE 1'intérieur, un déplacement considérable occasionné par les secousses ; mes Bceufs entrainés par le recul d'une voiture de quatre a cinq mille pesant, et qui auroient dü être hachés en morceaux, avant d'arriver au pied de la montagne, en furent quittes pour quelques plaies peu dangereuses qui ne les empêcherent pas de continuer leur travail. II faut convenir qu'au temps perdu prés, le mal n'avoit pas été bien grand, quoique nous eussions eu lieu de frémir pour les suites. A mesure que je m'éloignois des Colonies, et m'avancois dans les terres, tout prenoit, a mes regar'ds, une teinte nouvelle. Les campa' gncs étoient plus magnifiques; le sol me sembloit plus fécond et plus riche; la Nature plus majestueuse et plus fiere : la hauteur des monts offroit, de toutes parts, des sites et des points de vue charmans que je n'avois jamais rencontrés. Ce contraste, avec les terres arides et brulées du Cap, me faisoit croire que j'en étois aplus de Lmille lieues. „ Quoi! me disois-je „ dans mon extase, ces superbes Contrées se„ ront donc éternellement habitées par les Ti„ gres et par les Lions? Quel est le spécula„ teur insensé qui ,.dans la vue uniquement sor„ dide d'un commerce d'entrepöt et de colpor„ tage, a pu donner la préférence a la baie „ orageuse de la table sur les Rades multi„ pliées et les Ports naturels et si rians qui bor„ dent les cötes orientales de 1'Afrique,,? Tout en remontant pédestrement ma montagne, je m'entretenois ainsi avec moi-même, etTormois, pour la conquête de ce beau Pays,  EN AFRIQUE. i3i de vains souhaits que n'exaucera jamais la po~ litique paresseuse des peuples de 1'Europe. Nous avancions , ayant toujours a 1'Ouest Ia grande chaine couverte de bois que nous avions appercue de fort loin. Après quatre heures ec demie de marche, je fis halte prés d'un petit: ruisseau a environ trois lieues de la mer. Nous appercimes une quantité prodigieuse de poissons qui remontoit avec la marée. Lorsque nous la vimcs dans son état de stagnation , je fis barrer le ruisseau avec le large filet de M. Mulder : je m'en servois pour la première fois : il étoit trop long : on le mit en doublé. Je passerois pour un exagérateur, si je disois tout ce qu'il y resta de poissons , lorsque la marée fut écoulée. Le filet en souffrit beaucoup. Mes^ gens en accommoderent a toutes sauces. Je réservai, pour moi, une centaine de têtes que je mis sans eau dans une marmite avec différentes épiceries; je scellai hermétiquement le couvercle avec de la terreglaise, et j'enterrai cette braisiere sous des cendres chaudes. II résulta de eet arrangement une matelotte excellente, dont je ne pouvois me rassasier, et qui me dura plusieurs jours. On ne sauroit choisir un emplacement plus utile et plus agréable que celui sur lequel je me trouvois alors pour établir et voir prospérer une Colonie. La mer passé par une ouverture d'environ mille pas entre deux grands rochers, et pénetre dans les terres a plus de deux lieues et demie. Le bassin qu'elle y forme a plus d'une lieue de large; toute la cöte, a droite et a gauche, est bordée de rochers qui I 2  rl32 VOYAGE ne laissem aucune commimication avec lui. Les terres sont vigoureuses et fertiles. Des eaux fraiches et limpides arrivent de tous cotes des montages de 1'Ouest. Ces montagnes, couronnees de bois superbes, se prolongent jusqu au bassin par des retours et des sinuosités qui presentent cent bocages naturellement variés, et plusagreables les uns que les autres. C'est sur ces bords que ie trouvai beaucoup de petits Herons blanc de la même espèce que ceux qui sont envoyes de Cayenne, et que j'avois vus dans majeunesse a Surinam. J'y découvris aussi la grande Aigrette; mais elle y étoit plus rare. Les bois fournissent en abondance de menu gibier, du Buffle, et quelquefois des Elephans. Onvoitéparses, a de longues distances, deux ou trois misérables habitations réduitesau triste et pénible commerce du bois et du beurre avec le Cap , Te demeurai dans ce beau Pays jusqu au 13. Nous traversames, par des chemins detestables, une forêt nommée le Poort. De-la, en sepc heures de marchc , nous nous rendimes a la rivière le Witte-Dreft. Je vis encore, en divers endroits, deux ou trois habitations non moms chétives et maigres que les autres, 1 eloignement, les difficultés invincibles pour ces malheureux Colons, et les risques de la route ne leur permettant que très-rarement de conduire au Cap quelques Bceufs qui arrivent toujours en mauvais état, et sont par consequent mal vendus et plus mal payés. A mon passage, plusieurs de ces habitans n'avoient pas mis les pieds au Cap depuis nombre d'années.  EN AFRIQUE. i33 J'avancois toujours; mais soit que les fatigues et les traverses multipliées que je venois d'éprouver coup sur coup, eussent un peu dérangé ma santé, soit que je dussc payer le tribut a ces nouveaux climats, et que leur température eüt agi sur moi fortement, je fus soudun frappé de maladie, et de 1'idée cruelle que je laisserois mes cendres a deux mille lieues de ma familie. Mon imagination trop active s'exagéra ce malheur; je laissai mon ame s'abattre et se décourager. La plus noire mélancolie vint s'emparer de mes sens, et je me vis en elfet arrêté. J'éprouvois des maux de tête violens, une pesanteur extraordinaire, un mal - aise général qui m'annoncoit de pressans dangers. C'étoit 1'unique malheur que j'avois redouté en partant. Je sentis qu'il étoit a propos d'cnrayer, afin de me rasseoir, et je pris enfin mon pard : la maladie la plus sérieuse devoit la, tout aussi bien qu'au milieu des forrures doctorales, prendre un cours heureux, ou finir par la mort. Je me trainai donc comme je pu, et visitai promptement les environs. Le voisinage d'un petit ruisseau m'offrit un emplacement heureux pour mon camp; j'y fis dresser mes tentes a la lisiere d'un bois. Je ne connoissois de la médecine-pratique que la diete et le repos; mes gens n'en savoient pas davantage : j'allois, entre leurs mains, courir de tristes hasards, si la maladie empiroit. L'accablement survint, et me forca de rester couché dans mon chariot. La chaleur du soleil en faisoit une fournaise ardente. D'horribles douleurs me déchiroient les entrailles. Une dyssenterie cruelle se déclara; j'entendis, a leur 1 3  VOYAGE tour, mes gens se plaindre l'un après 1'autre du même mal. J'imaginai alors que nous devions cette espèce d'épidémie a la grande quantité de poisson salé que nous avions mangé. J'ordonnai sur le champ qu'on brülat la provision qui nous restoit; la fievre me consumoit par degrés; mais je ne perdis point entierement les forces. Après douze jours d'une transpiration abondante, le repos et la diete en effet me rétablirent; je pris de 1'exercice avec modération; je tranquillisai ma tête, et me trouvai de jour en jour mieux portant. Le même régime rétablit tout mon monde. Je ne manquai point d'ajouter a la liste des grandes et sublimes découvertes de la médecine, les bains de chaleur, et j'ai toujours pensé que ces bains ou le hasard m'avoient sauvé la vic. Après mon parfait rétablissement, je repris de nouveau mes occupations ordinaires : 1'exercice et la chasse. Dès ma première course, je reconnus que nous étions flanqués d'une seconde rivière, le Queur-Boom. Elle tombe des montagnes de I'Ouest, et recoit le Witte -Dreft une lieue avant d'arriver a la mer. Son embouchure est a cöté d'une Baie connue des Navigateurs sous le nom de baie 1'Agoa., Dans un Voyage que fit, de ce cöté, le Gouverneur du Cap, Blettenberg, il voulut qu'on gravat, sur une Colonne de pierre, són nom, 1'année et le jour de son arrivée. J'examinai ce pitoyablc monument auquel il ne manquoit qu'une inscription en vers pour le rendre encore plus digne de mépris. Ce nom a prévalu dans toutes les Colonies; la baie fAgoa n'est plus CPO»  EN AFRIQUE. i35 mie que sous le nom de Blettenbergs-Bay. C'est ainsi qu'un chécif piquet plancé par la vanicé d'un particulier, donne tout-a-coup naissance a ces erreurs qui déconcertent les conventions jusques-la recues, en même temps qu'elle renvcrse les opinions généralement adoptées par les Peuplcs. II y avoit, dans notre voisinage, une troupe de vingt-cinq a trente Bubales; ils étoient dans un accul formé par la mer et nos deux rivieres. Notre camp se trouvoit placé de facon que nous occupions toute la largeur du seul débouché qui leur restat pour échapper. Ces animaux étoient entierement a notre discrétion.Nousles regardionscomme faisant partie de notre menagerie, ou plutót de notre bassecour. Aussi ne nous en faisions-nous pas faute : quand nos provisions tiroient a leur fin, j'en abattois une couple; aucun ne nous échappa,et leurs peaux réunies firent une jolie tente a mon chariot de Pampoen-Kraal. Des troupeaux considérables de Buffles venoient brouter sous nos ycux de 1'autre cóté de Queur-Boom. Nous leur donnions la chasse, et nous attrapions toujours quelques-uns. Cet animal est extraordinairement farouche; c'est avec bien de la précaution qu'il faut 1'attaquer dans le bois; mais, en rase campagne, il n'est point redoutable; il craint et fuit la présence de 1'homme : la facon la plus süre de le prendre, est de le faire harceler par quelques bons Chiens; tandis qu'il s'occupe a se défendre , un coup de fusil dans la cervelle ou l'omoplate, 1'étend roide sur la place. Les balles dont il faut se servir sont de gros calibre, plomb Ï4  l36 VOYAGE et étaim. Si le coup ne frappoit pas les deux parties que j'indique, 1'animal échapperoit a la mort. Ses cornes sont très-grandes et divergentes: on diroit, par le rapprochement qui les unit sur le front, qu'elles sortent toutes deux de la même base. Elles^y torment une espèce de bourelet. Le Buffle est incomparablement plus fort et plus grand que les Bceufs les plus beaux d'Europe. Jepense, avec beaucoup d'Observateurs, qu'il ne seroit pas impossible de le rendre docile, et de le soumettre au joug. Vainement viendroiton objecter qu'on n'a pu jusqu'ici réussir. De fausses expériences ne sauroient prévaloir. Cette entreprise demande a la vérité du temps, de 1'adresse et de 1'intelligence, et ne doit pas être confiée a 1'indolence dün absurde Colon , accoutumé avoir souvent dans une légere difnculté, des obstacles insurmontables. C'est une spéculation digne de grandes vues d'une Compagnie qui cherche a étendre sans cesse toutes les branches de 1'industrie et du commerce. Qu'on fasse chercher et jetter dans des parcs sufHsans les jeunes de ces animaux. Habituez-les insensiblement a venir recevoir de leurs gardiens quelques alimens de prédilection. Bientöt ils caresseront la main qui les nourrira. Devenus grands, ils fe- ront des petits. Instruits par les meres et a leur imitation, ils se rendont encore plus familiers. Pourquoi refusera-t-on de croire qu'a la troisieme génération, les mceurs du Buffle ne fussent point adoucies, quand nous voyons, tous les jours, 1'Ours féroce dérobé dans les montagnes inhabitées de la Sayoie, parcourir nos rues,  EN AFRIQUE. l3>] danser, sauter, saluer, se plier, en un mot, avec la plus lache soumission, a rous les caprices de 1'avare exigeance de leurs conducteurs. En général, l'animal a cornes et a pied fourchu porte un ceil hagard : ce qui le fait paroitre terrible; mais ce n'est pas, comme dans les bêtes carnassieres et sanguinaires, un signe de lureur; c'est au contraire un signe de crainte et d'efFroi. II n'a ni 1'astuce réfléchie, ni 1'atroce méchanceté du Lion, du Tigre, et même de 1'Eléphant. II n'en a nul besoin. Les végétaux dont il se nourrit ne portent point assez de chaleurdans ses entrailles; il est farouche; mais ü est timide. Je ne vois rien dans ce contraste apparent qui blesse la Nature, et j'y découvre un des caracteres les plus frappans de 1'homme. Ce n'est point ici le moment d'entrer dans le détail immense de ces nuances si compliquées, jusqu'alors si peusenties, qui distinguent entr'eux les animaux sauvages. C'est presque toujours leur propre salut, ou le soin de leur subsistance qui les portent ala férocité. Mais comme nous, dominés par des passions différemment combinées, ils y arrivent par des routes différentes : je renvoie a la description des animaux, eet examen qui ne convient point a des récits purement historiques. Je n'avois point encore vu de prés la baie très-improprement dite Blettenberg. Quelques ménagemens que je prenois a la suite de ma maladie m'avoient jusqu'alors empêché de 1'aller examiner. Lorsque je m'y rendis pour la première fois, je fus surpris de voir que ce n'écoit qu'une rade très-ouveroe, et qui ne prend  ï3S VOYAGE presque pas dans les terres. Elle est spacieuse; les plus gros vaisseaux peuvent y mouiller; 1'encrage en est sur. Au moyen des chaloupes ongagne aisément une belle plage qui n'est point gênée par les rochers qui s'y trouvent, attendu qu'ils sont tous isolés. Les équipages, en reraontant une lieue de cöté arriveroient a 1'embouchure duQueur-Boom,et y trouveroient de l'eau. Chez les habitans des environs, onse procureroit des rafraichissemens, et la Baie même donneroit le poisson dont elle abonde, et des huitres excellentes dont tous les rochers sont couverts. Cette Baie est un des endroits oü le Gouvernement devroit établir des chantiers, des dépots de bois; ils sont magnifiques dans tous les environs, plus faciles a exploiter que partout ailleurs, paree que, comme dans le pays d'Auténiqua, par exemple, ce n'est point sur des montagnes escarpées qu'il faut 1'aller chercher; il est la sousla main : on le trouve par tout; on en feroit, comme je Fai déja dit, des magasins sur le bord de la Baie. Une ou deux barques le transporteroient au Cap dans la belle mousson en très-peu de temp^, et sans risque ; ce débouché facile ouvriroür les yeux des Habitans sur leur intérêt particulier; les transports augmenteroient, et se rehouvelleroient bientöt. Ces terres inépuisables, une fois défrichées, offriroient en outre 1'espoir des plus belles récoltes, et yattireroient des Colons intelligens, a cause de la facilité de communiquer avec le Cap. On se procureroit de toutes parts une aisance et des agrémens auxquels on est forcé de renoncer, paree que, pour les aller chercher, il faut faire  EN A F R I Q U E. i3g plus de cent cinquante lieues dans les terres. On n'entendroit plus alors ces bons Hollandois former hautement et de tout leur cceur, des vceuxardens, pour qu'une Nation quelconque vienne setablir dans leur voisinage, et leurfournir les douceurs de la vie, les agrémens de la société, en même-tenrps qu'elle étendroit les trésors du commerce a la baie 1'Agoa. Ces souhaits,si contraires a leur politique, ne seroiit point heureusement exaucés. II n'appartient qu'a la Compagnie d'y former un bel établissement. Aux profits généraux d'une pareille opéranon, elle en joindroit de particuliers, qui ne laisseroient pas d'avoir de 1'imporcance; elle pourroit faire, par exemple, 1'exploitation d'un arbre nommé Bois-Puant, qu'éllé se réserveroirot transporteroit en Europe, oü, sans contredit, on 1'auroit bientöt disdngué des plus beaux bois de rébénisterie. Les avantages que la Compagnie et la Colonie peuvent tirer de ce beau Pays, n'étoient certainement point échappés au Gouverneur qui en avoit fait le Voyage; mais, en bonne foi, dans des Colonies dont le bjen-être est subordonné a celui de quelques entrepreneurs réunis, intéressés a étouffcr tout germe qui tendroit 5 diminuer leurs profits, qu'est-ce qu'un Gouverneur? Un être apathique, indolent sur le bien général, qui n'est stimulé et n'a d'énergie que pour sa fortune particuliere; consentant a s'expatrier pour un temps, il a mis inpet/o pour premier article de son marché, que, comme il doit faire une fortune rapide, tous les moyens de se la procurer sont bons et iicites: il part; il  140 VOYAGE arrivé; il les trouve a sa portée, les saisit, s'en retourne dans sa Patrie, insulté ses Concitoyens par un faste insolent, et n'a garde, sans doute, d'ouvrir les yeux de ses maitres sur ces redressemens "et ces opérations, qui feroient, en peu de temps, la prospérité d'une nombreuse Colonie. Un successeur le remplace qui s'enrichic a son tour, et le citron est ainsi cent fois exprimé. Je crois qu'il en est des Colonies appartenantes a des sociétés, comme de ces voitures publiques qui circulent dans toute 1'Europe, trainant a la fois et marchandises et voyageurs; pourvu que celles-la arrivent a bon port, les entrepreneurs s'inquietent peu si les pauvres roués qui sortent du carrosse, ont encore leurs bras et leurs jambes. Dans les environs de cette Baie, je trouvai le moyen d'augmenter ma collcction de plusieurs beaux oiseaux, et même de quelques nouvelles especes qui n'étoient point rares dans les forêts du canton; mais je voulus sur-tout m'en procurer un qui mit plus d'une fois ma patience a 1'épreuve, et faillit de me coüter cher. C'étoit un Balbuzard d'une très-belle espece. Cet oiseau, du genre des Aigles, est de la taille apeu-près de 1 'Orfraie. Tous les jours, je le voyois planer au-dessus de mon camp, mais a une distance hors de la portée de la balie. Je 1'épiois et le faisois épier continuellement : un homme toujours en védette, ne le perdoit pas de vue. Un jour que j'avois traversé le Queur-Boom, et que je me promenois le long de la rive opposée a celle de mon camp, je vis autour d'un  EN AFRIQUE. 141 vieux tronc d'arbre mort une quantité de têtes, d'arrêtes de gros poisson, des ossemens et des débris des différentes petites Gazelles : la terre eu étoit jonchée. Je pensai que ce pouvoit etre la que mon couple de Balbuzards avoit établi sa pêchcrie, ou tout au moins son repaire. Je ne tardai pas a le voir tournoyer dans 1'air a une grande hauteur. Je me cachai vïte dans un buisson fort épais; mais cette ruse n'étoitpas assez fine pour tromper 1'ceil percant de deux Aigles. Ils m'avoient sans doute appercu; ils ne descendirent point. Le lendemain et plusieurs jours de suite, je retournai a mon poste; j'allois a la petite pointe du jour me placer dans le buisson, et n'en sortois que le soir; mais ce fut toujours inutilement. Ce manege étoit fortpénible, paree que, pour aller et revenir, obligé de passer deux fois la rivière, il falloic attendre la maree baLas a la fin de perdre tout mon temps, et de ne pouvoir réussir,je pris deux Hottentots avec moi; et dans le milieu de la nuit traversant la rivière, je les conduisis a la portée du tronc d'arbre. La je leur fis creuser un trou de trois pieds de large sur quatre de profondeur : lorsqu'il fut fait, j'y descendis; on recouvrit le trou par-dessus ma tête avec quelques batons, un bout de natte et de la terre; je me réservai seuJement assez d'ouverture pour passer mon fusil, et voir en même temps le tronc de 1'arbre. J'ordonnai a mes gens de retourner au camp. Le jour parut; mais les cruels oiseaux ne parurent point. La terre remuée fraichement leur avoic sans doute inspiré de la méfiance; je m'y étois  'J4.2 VOYAGE presqu'attendu. A la nuit close , je sorcoïs de mon . trou, et m'en retournai passer quelques heures a mon camp • puis je revins me faire enterrer comme auparavant. Je continuai ce manege deux jours de suite avec beaucoup de constance. Dans . eet intcrvallc, le soleil avoit desséché la terre, et lui avoit rendu sa couleur uniforme. Sur le midi du troisieme jour, je vis la femelle plancr au-dessus de 1'arbre; elle s'y abartit, tenant dans ses serres un très-gros poisson. Soudain un coup de fusil la fit tomber en se débattant; mais avant que je me fusse débarrassé de ma natte et de la terre qui me couvroit, elle reprit son vol, et rasant la surface de la rivière, elle gagna 1'autre bord, oü je la vis expirer. La joie que je ressentis de me voir enfin possesseur de eet oiseau fut si vive, que je ne fis point attention que la marée étoit haute ;le fusil sur 1'épaule, je cours me jetter a l'eau. Je n'ouvris les yeux sur mon étourderie, que, lorsqu'au milieu de la rivière, je me sentis gagné jusqu'au menton. J'étois seul; je ne sais point nager. En retournant, Ia rapidité du courant m'eüt fait infailliblement culbutpr. Sans trop savoir ce que j'allois devenir, je poursuivis machinalement mon chemin, et j'eus le bonheur, Ie ncz au vent, de gagner la rive opposée. Unpouce de plus m'auroit infailliblement noyé. Je sautai sur mon Balbuzard, et le plaisir de tenir ma proie efFaca bien vite la peur et le danger. Je fus contraint de mes déshabillerpour étendre tout ce que j'avois sur Ie corps. Pendant ce temps, je m'amusai a faire ,1 'examen de ma prise; après avoir fait sécher mes vêtemens, je rejoignis, sanspé-  EN A F R I Q U E. 143 ril, mes dieux pénates. A mon arrivée, on me dit que plusieurs de mes gens étoient a la poursuite d'un Buffle, qui venoit de s'offrir a leur rencontre. Vers le soir, ils arriverent, chargés des quartiers de l'animal qu'ils avoient dépouillé sur la place. Le lendemain de grand matin, je ne négligeai pas d'envoyer chercher tous les rebuts qu'ils avoient abandonnés, afin d'attirer les oiseaux de proie. Ce moyen me procura mon Balbuzard male. 11 ne différoit de la femelle que par le caractere général des oiseaux carnivores, d'être toujours un tiers moins gros. Je donne le dessin et la description de ceux-ci sous le nom de Vocifer. Dans la même matinée, comme j'étois tranquillement assis sur une chaise a 1'ouverture de ma tente, ayant devant moi une table sur laquelle je disséquois le Balbuzard que j'avois tué la veille, tout-a-coup une Gazelle de 1'espece appelée Bos-Boch, traverse mon camp, passé comme un éclair entre mes voitures, sans que mes Chiens qui 1'avoient entendu les premiers, et qui se présentent au-devant d'elle, puissent lui faire rebrousser chemin; elle va donner dans un filet étendu pour sécher a la lisiere de mon camp, le déchire, en emporte quelques lambeaux, et suivie de toute ma meute, se jctte a corps perdu dans la rivière. Au même instant, je vois arriver neuf Chiens sauvagesqui lui avoient probablement donné la chasse, et la suivoient a la piste. A la vue de mon camp, ces animaux s'arrêterent tout court, etfaisant un crochet, ils gagnercnt une petite colline contre laquelle j'étois adossé. Ils pouvoient de-la, mieux encore  '144 VOYAGE que moi observer le spectacle de leur proie, arrêtée par mes Chiens et mes Hottentots qui faisoient tout ce qu'ils pouvoient pour la tirer de leurs dents, et me 1'amener vivante. Ils y réussirent effectivement après lui avoir mis des jarretieres. Rien n'étoit plus plaisant que 1'aircapot de ces Chiens sauvages, qui, toujours spectateurs de cette scène appétissante, n'avoient point quitté la colline, et dolemment assis sur le cül, montroient assez par des mouvemens d'impatience toute notre injustice et tous leurs droits sur le repas dont nous les privions. J'aurois bien voulu en attrapper un. Quelques-uns de mes gens se glisserent de cötés et d'autres pour lejoindre; mais, plus fins que nous, ils se douterent de leurs manoeuvres, et gagnerent au large. Une balie que je leur envoyai pour les remercier du service qu'ils venoient de me rendre, fut une balie perdue. Je voulois garder et apprivoiser cette Gazelle; mais elle étoit si farouche; la vue seule de mes Chiens lui inspiroit tant de crainte; elle se débattoit avec tant des mouvemens et des soubresauts si violens, qu'elle se seroit infailliblement détruite. Nous lui épargn&mes cette peine; elle fut mangée. Cette aventure servit de matïere, pendant plus de huit jours, aux bons mots de mes beaux esprits, lis plaisantoient les pauvres Chiens sauvages d'avoir fait lever le Lievre pour se le voir souffler sous la moustache. 11 faut pourtant convenir que, si mes Chiens n'avoient point été soutenus par mes gens, la Gazelle, a coup sur, n'eüt pas été pour eux, quoiqu'il  EN AFPvIQUE. 14.$ quoiqu'ils se trouvassent en nombre plus grand que les neuf sauvages: ceux-ci sont forts, farouches , intrépides; j'aurai occasion d'en parler dans la suite, et de relevcr, a leur égard, des erreurs bien grossieres consacrées par les plus grands talens. Mais comment parler sainement des objets qu'on n'a pas vus par soi-même, et qu'on esc réduit a copier d'après ceux qui n'en savoienc pas davantage. Jusqu'au 2.5 Juin, je fis plusieurs campemens aux environs de la Baie, dans différens endroits. Résolu de continuer mes incursions entre la chaine des montagnes et la mer, j'allai reconnoitre les lieux; je cherchois et ne pouvois trouver nulle part, un endroit par oü mes chariots pussent passer librement; les forêts étoient d'une étendue et d'une épaisseur qui ne permettoient pas de s'y enfoncer. De leur cöté, mes Hottentots n'étoient pas plus heureux que moi dans leurs recherches. Nous ne trouvions absolument aucune issue. Je me décidai donc k traverser la chaine des montagnes : encore pour s'engager falloit-il y trouver le commencemenc d'un passage, et le moyen pour ces malheureux Boeufs d'y tenir pied. J'eus beau courir, arpenter, divaguer sans cesse, toujours de quelque cöté que je me retournasse, des rochers k pic frappoient mes regards. Nous nous étions, sans le savoir, engorgés dans une espèce de cul-de-sac dont on ne pouvoit se tirer qu'ert revenant sur ses pas. C'est le parti que nous fümes obligés de prendre, et nous nous retrouvames au bois du Poort, d'oü j'étois parti un mois auparavant. lome 1. K  ,46 V O Y A GE II faut souvent peu de chose pour rendre le cahne a notre ame. Telle est 1'heureuse instabilité de 1'esprit humain! Cette terre que je revoyois avec le plus amer regret, et qui me sembloit apre et si triste, prit tout-a-coup une face nouvelle et riante. Je vis, sous mes pas, des traces d'une troupe d'Eléphans qui devoient avoir passé le jour même; il n'en fallut pas davantage pour dissiper mes chagrins, et me consoler du retard que j'éprouvois dans ma route. Nous plantames donc le piquet a eet endroit même. Dans le nombre de mes Hottentots, j'en avois un qui, dans sa jeunesse, avoit voyagé jusquesla, avec sa horde et sa familie qui n'en étoit pas éloignée jadis. II en avoit encore une connoissance superficielle: je le choisis avec quatre autres bons tireurs; et, après avoir mis ordre a mon camp, nous partïmes tous six, munis de quelques provisions , et suivimes les traces que nous ne perdimes par un seul instant de vue. Elles nous conduisirent a la nuit, sans que jusques-la nous eussions rien vu autre chose. Nous soupames gaiement, nous invitant les uns les autres a ne pas trop regretter les douceurs du camp; et, après avoir fait un grand feu, nous nous couchames autour, sur la terre réfroidie et dure. Quoique chacun de nous eüt affecté d'inspirer a ses Compagnons des sentimens de patience et de courage, un mouvement d'inquiétude et de crainte nous tourmentoit également, et personne ne jouit d'un sommeil paisible. Au moindre soufflé, au plus léger bruissement d'une  EN A F R I Q U E. iA?j Feuille, nous étions aux écoutes, et bientöt sur nos gardes. La nuit s'écoula dans cespetites agitations. Dès la pointe du jour, j'excitai les dormeurs avec mes cris; leur toilette ne fuc pas longue; un verre d'eau-de-vie leur rendic cette première épreuve plus douce, et leur fit oublier mon brusque réveil-matin. Nous reprimes bientöt la tracé. Cette seconde journée s'écoula tristement, et ne fut pas plus heureuse que la première. Le soir, nous répétames les cérémonies de la veille,avec cette différence, que, plus enhardis peut-être, ou même plus confians, nous espérions qu'un sommeil non interrompu nous reposeroit un peu de nos fatigues , ct serviroit du moins a nous rafraichir. Mais nous fümes troublés par une alerte un peu vive. II y avoit a peine une heure que mes Hottentots dormoient, étendus auprès de notre feu, lorsqu'un Buffle, attiré par la lueur, s'approcha de tout prés. Comme il craint 1'homme, il ne nous eut pas plutöt appercus, que, saisi d'épouvante, il s'éloigne a 1'instant. Le bruit qu'il fait en reculant précipitamment dans les bröussailles, et les déchirant pour nous échapper, nous éveille. Je saute trop tard sur mes armes; il avoit disparu. Nous fimes la ronde, pendant une heure, tirant des coups de fusil au hasard, et nous revïnmes prés du feu. Enfin , le troisieme jour se leva plus orageux. Je raconterai cette histoire en détail; car elle me revient souvent a 1'esprit; et maintement que le feu de la jeunesse a fait place a des projets moins téméraires, a des idéés plus tranquilles, ce souvenir m'anime et me fait frémir encore. K 2  -14§ VOYAGE Nous ne perdions pas un seul moment de vue la tracé de nos animaux. Après quelques heures de fatigueset de marches pémbles au milieu des ronces; nous parvinmes a un endroit du bois fort découvert. Dans un espace assez etendu , il n'y avoit que quelques arbrisseaux et du willis. Nousarrêtons. Unde mes Hottentots, qui etoit monté sur un arbre pour observer, apres avoir ietté les yeux de tous cötés, nous lait signe, en mettant un doigt sur la bouche, de rester tranquilles. 11 nous indique , avec la mamqu ü ouvre et ferme plusieurs fois, le nombre d Lkphans qu'il appercoit. II descend; on tientconseil, et nousprenons le dessous du vent; pour approcher sans être découverts. II me conduit si prés, a travers les bröussailles, qu il me met en présence d'un de ces énormes animaux. Nous nous touchions pour ainsi dire; je ne lappercevois pas, non que la peur eut fascme mes veux ; il falloit bien ici payer de sa personne, et se préparer au danger: j'étois sur un pent tertre au-dessus de 1'Eléphant même. Mon brave Hottentot avoit beau me le montrer du doigt, et me répéter vingt fois d'un ton impatient et pressé : le voila! .... mais le voila! .. . ie ne le voyois toujours point. Je portois la vue beaucoup plus loin, ne pouvant nnaginer que ce que j'avois a vingt pas au-dessous de moi. püt être autre chose qu'une portion de rocher, puisque cette masse étoit entierement immobile. A la fin cependant un léger mouvement frappa mes regards. La tête et les défenses de 1 ammal qu'erfacoit son énorme corps se tournerent avec inquiétlide vers moi. Sans plus perdre de temps,  EN AFRIQUE. 149 et mon avantage en belles contemplations, je pose vite mon gros fusil sur son pivot, et lui lache mon coup au milieu du front. II tombe mort. Le bruit en fit, sur le champ, détaler une trentaine, qui s'enfuirent a toutes jambes. Rien n'étoit plus amusant que de voir le mouvement de leurs grandes oreilles qui battoient 1'air en proportion de la vitesse qu'ils mettoient dans leur course : ce n'étoit-la que le prélude d'une scène plus animée. Je prenois plaisir a les examiner, lorsqu'il en passa un a cöté de nous, qui recut un coup de fusil d'un de mes gens. Aux excrémcns teints de sang qu'il répandit, je jugeai qu'il étoit dangereusement blessé : nous commencames a le poursuivre. II se couchoit, se redressoit, retomboit; mais, toujours a ses trousses, nous le faisions relever a coup de fusil. L'animal nous avoit conduits dans de hautes bröussailles parsemées ca et la de tronc d'arbres morts et renversés. Au quatorzieme coup, il revint furieux contre le Hottentot qui 1'avoit tiré. Un autre 1'ajusta d'un quinzieme qui ne fit qu'augmenter la rage de 1'Eléphant; et, gagnant au pied sur les cötés, il nous cria de prendre garde a nous. Je n'étoisqu'a vingt-cinq pas; je portois mon fusil qui pesoit trente livres, outre mes munitions. Je ne pouvois être aussi dispos que mes gens qui, ne s'étant pas laissé emporter aussi loin, avoient d'autant plus d'avance pour échapper a la trompe vengeresse, et se tirer d'affaire. Je fuyois; mais PEléphantgagnoita chaque instant sur moi. Plus mort que vif, abandonné de tous les miens (un seul accouroit dans ce moment pour me défen- K3  l5o VOYAGE dre,) il ne me reste que le parti de me couclier, ec de me blottir contre un gros tronc d'arbre renversé. J'y étois a peine, que l'animal arrivé, franchit 1'obstacle; et, tout effrayé lui-même du bruit de mes gens qu'il entendoit devant lui, il s'arrête pour écouter. De la place oü je m'étois caché, j'aurois bien pu le tirer : mon fusil heureusement se trouvoit chargé; mais la béte avoit recu inutilement tant d'atteintes, elle se présentoit a moi si défavorablement, que, désespérant de 1'abattre d'un seul coup, je restai immobile, en attendant mon sort. Je 1'observois cependant, résolu de lui vendre cherement ma vie, si je le voyois revenir a moi. Mes gens, inquiets de leur maitre m'appeloient de tous cötés. Je me gardois bien de répondre. Convaincus, par mon silence, qu'ils avoient perdu leur chef, ils redoublent leurs cris, et reviennent en désespérés. L'Eléphant effrayé rebrousse aussi-töt, et saute une seconde fois le tronc d'arbre, a six pas au-dessous de moi, sans m'avoir appercu. C'est alors que me remettant en pied, a mon tour échauffé d'impatience, et voulant donner a mes Hottentots quelque signe de vie, je lui envoie mon coup de fusil dans la culotte. II disparut entierement a mes regards, laissant par-tout, sur son passage, des traces certaines du cruel état oü nous 1'avions mis. Ce tableau n'est point achevé. La reconnoissance etl'amitié réclamentun dernier trait. Cceur sensible, brave homme! 1'heure est venue de t'élever ce simple monument que je t'avois promis; tu ne comprendras jamais a quel point il m'est cher! Puisse-t-il répandre quelqu'honneur  EN AFRIQUE. l5l sur mes Voyages, ec même en décorer 1'histoire! Elle ne jparviendra pas jusqu'a coi dans le fond de ton'désert paisible; mais tu sentis mes larmes; mais tes bras fraternels ont pressé mon cceur; soit que tu meures, soit que m vives, je le sens mon souvenir durera plus long-temps et plus glorieusement chez tes Hordes sauvages, que par les vains trophées de la vanité des hommes. J'en suis peu digne; je les abjure; mais toi, généreux Klaas, jeune Eleve de la Nature, belle ame que n'ont point defigurée nos brillantes institutions, garde toujours la mémoire de ton ami: c'esta toi seul qu'il adresse encore ses pleurs et ses tendres regrets l C'étoit alors que, couché le long d'un misérable tronc d'arbre, a la merci d'un ammal furieux, dont 1'oeil égaré me cherchoit de toutes parts, qui, s'il se fut tourné vers moi, m anéantissoit sur la place; c'étoit alors que mon cceur, tout palpitant d'effroi, s'ouvroit aux charmes d'un sentiment délicieux que m'inspiroit un de ces Humains dont les Nations policées ne parient qu'avec horreur ou mépris; que, sans les connoitre , elles regardent comme des êtrqs atroces, le rebut de la Nature; en un mot; un Sauvage de 1'Afrique, un Caffre, un Hottentot. En partantduCap,jel'avoisrecudeM. Boers comme un homme sur la bravoure et la fidélité duquel je devois compter. II lui avoit recommandé de ne me quitter ni a la mort, m a la vie, en lui promettant des récompenses, si, de retour au Cap sain et sauf, je rendois un témoignage satisfaisant de sa conduite. C'est ce K 4  l52 VOYAGE même homme qui ne m'avoit pas un seul instant abandonné, mais qui, m'ayant vu touta-coup disparoitre, accouroit a mon secours et me cherchoit vainement. Je 1'entendois a travers les bröussailles m'appeler d'une voix étouffée; puis, s'adressant a ses camarades qui le suivoient d'un peu loin, humiliés, confondus, leur reprocher leur Jacheté au milieu du péril. „ Que deviendrez-vous, leur disoit-il en son „ langage expressif et touchant, que devien„ drons-nous, si nous avons le malheur de „ trouver notre infortuné maitre écrasé sous les „ pieds de 1'Eléphant? Oserez-vous jamais re„ tourner au Cap sans lui? de quel ceil sou„ tiendrez-vous la présence du Fiscal? Quelle „ que soit votre excuse, vous passerez pour „ ses vils assassins; c'est vous en effet qui 1 a„ vez assassiné. Retournez au camp; pillez, ■„ dispersez ses efFets, devenez tout ce que „ vous voudrez : pour moi, je ne quitte point „ cette place; vivant ou mort, il faut que je „ retrouve mon malheureux maitre; et j'ai ré,, solu de périr avec lui. „ II accompagnoit ce discours de gémissemens et de sanglots si touchans, que, dans le moment le plus critique, je sentis mes yeux se mouiller, et 1'attendrissement succéderaux glacés de 1'efFroi. Mon coup de fusil fut un signal de joie; je me vis a 1'instant entouré des miens, et pressé dans les bras dejnon cher Klaas avec des étreintes si vives, qu'il ne pouvoit se détacher de mon corps. Ce fidele garcon baisoit tour-a-tour ma figure et mes vêtemens; ses camarades eux-mêmes, pénétrés de regrets et dans une attitude sup-   LE HOTTENTOT.  EN AFRIQUE. i53 pliante, tendoient les mains vers moi comme pour implorer leur pardon. Je pris soin de les consolcr. Je jouissois trop pleinement, pour oser troübler cette scène attendrissante par de belles paroleset desreproches inutiles! Depuiscejour heureux de ma vie, oü j'ai connu la douceur d'être aimé purement et sans aucun mélange d'intérêt, le bon Klaas fut déclaré mon égal, mon frere, le confident de tous mes plaisirs, de mes disgraces, de toutes mes pensées ; il a plus d'une fois calmé mes ennuis et ranimé mon courage abattu. Si, dans la suite, il montra quelques marqués de foiblesses dangereuses et contraires au bon ordre que j'avois établi parmi nous , ce témoignage de son attachement lui valut trop d'empire sur moi, pour que je me fusse permis de me montrer sévere, ou seulement d'alarmer son coeur. J'ai tiré moi-même, d'après nature, le portrait de ce brave Hottentot, et c'est sur mon dessin très-fidele et très-ressemblant que j'ai fait faire, sous mes yeux, la gravure qu'on voit a cette place. Cependant la nuit approchoit; nous nous Mtames de rejoindre 1'Eléphant que j'avois eu le bonheur de tuer d'un seul coup. Nous ri'avions rien pu faire de plus a propos ; notre présence écarta quelques Vautours et plusieurs petits animaux carnassiers qui n'avoient point perdu de temps, et qui déja commencoient a 1'entamer. Nous fimes plusieurs feux; les provisions nous manquoient. Mes gens tirerent pour eux plusieurs grillades de 1'Eléphant : on apprêta pour moi quelques troncons de la trompe.  l54 VOYAGE J'en mangeois pour la première fois; mais je me promis bien que ce ne seroit pas la derniére ; car je ne trouvois rien de plus exquis. Klaas m'assura que, lorsque j'aurois goüté des pieds, j'aurois bientöt oublié la trompe. Pour m'en convaincre, il me promit, pour le lendemain, un déjeüné friand qu'il fit préparer sur k champ. On coupa donc les quatre pieds de l'animal; on fit en terre un trou d'environ trois ou quatre pieds en quarré. On le remplit de charbons ardens; et, recouvrant le tout avec du bois bien sec, on y entretint un grand feu, pendant une partie de la nuit. Lorsqu'on jugea que ce trou étoit assez chaud, il fut vuidé. Klaas y déposa les quatre pieds de l'animal, les fit recouvrir de cendres chaudes, ensuite de charbons, de quelques menu bois, et ce feu brüla jusqu'au jour. Toute cette nuit, je dormis seul; mes gens veillerent: tel avoit été 1'ordre de Klaas. On me raconta qu'on avoit entendu beaucoup de Buffles et d'Eléphans roder a 1'entour. Nous nous y étions attendus; toute la forêt en étoit remplie; mais la multiplicité de nos feux avoit empêché qu'ils ne nous inquiétassent. ^ Mes gens me présenterent, a mon déjeüné, un pied d'Eléphant. La cuisson 1'avoit prodigieuscment enflé; j'avois peine a en reconnoitre la forme; mais il avoit si bonne mine, il exhaloit une odeur si suave, que je m'empressai d'en goü' ter : c'étoit bien un manger de Roi. Quoique j'eusse entendu vanter les pieds de 1'Ours, je ne concevois pas continent un animal aussi lourd, aussi matérial que 1'Eléphant, pouvoit donner unmêts si fin, si délicat. „ Jamais, me disois-  EN A F R I Q U E. i55 „ 3e intérieurement, non jamais nos modcrnes „ Luculles ne feront figurer, sur leurs tables, „ un morceau pareil a celui que j'ai présente„ ment .sous la main : vainement leur or con„ vertit et bouleverse les saisons; vainement „ ils se vantent de mettre a contribution toutes „ les contrées; leur luxe n'atteint point jusques„ la; il est des bornesa leur cupidesensualité"; et je dévorois sans pain le pied de mon Elépbant; et mes Hottentots, assis prés de moi, se régaloient avec d'autres parties qu'ils ne trouvoient pas moins excellentes. Ces details paroïtront puériles, ou tout au moins indifFérens au plus grand nombre de Lecteurs; il faut tout dire, puisqu'on n'a jusqu'ici que des notions bizarres ou d'absurdes romans sur le Pays singulier que je parcours. Nous empioydmes le reste de la matinee a arracher les défenses: comme c'étoit une femelle , elles ne pesoient guere que vingt livres; la béte avoit huit pieds trois pouces de hauteur. Mes gens se chargerent de toute la viande qu'ils pouvoient porter, et nous reprimes la route du camp. Nous nous étions proposé de suivre la piste de celui qui m'avoit laissé la vie, et que nous avions si cruellement maltraité; mais il en étoit venu tant d'autres, pendant la nuit, que les traces se trouverent confonducs. Nous étions d'ailleurs si fatigués; je craignoïs tant de rebuter ces pauvres gens! je les ramenaiau plus vite. Que la vue est un sens subtil dans le Hottentot ! qu'il le seconde par une attention difficile et bien merveilleuse! Sur un terrein sec oü malgré sa pesanteur 1'Eléphant ne laisse aucune tracé ,  l56 VOYAGE au milieu des feuilles mortes, éparseset roulées par le vent, 1'Africain reconnoitle pas de l'animal ; il voit le chemin qu'il a pris, et celui qu'il faut suivre pour 1'atteindre; une feuille verte retournée ou dctachée, un bourgeon, la facon dont une petite branche est rompue, tout cela et mille autres circonstances sont pour lui des indices qui ne le trompent jamais. Le chasseur Européen le plus expert y perdroit toutes ses ressources; moi-même je n'y pouvois rien comprendre; ce n'est qu'a force de temps et d'habitude, que je me suis fait a cette partie divinatoire de la plus belle des chasses. II est vrai qu'elle avoit pour moi tant d'attraits, qu'aucun des plus petits éclaircissemens n'étoient dédaignés;je m'instruisois, chaque jour, de plus en plus; et, lorsque je rödois dans les bois avec mon monde, nous passions les journées en questions,et 1'épreuve suivoit quelquefois le précepte. De retour au camp, mon vieux Svvanepoel me dit que, pendant mon absence, il avoit été, toutes les nuits, inquiété par des troupes d'Ëléphans qui s'étoient si fort approchés, qu'on les entendoit casser les branches, et brouter les feuilles. Je fis un tour dans la forêt, et je vis effectivement quantité de jeunes arbres cassés, de branches dégarnies, et de jeunes pousses dévorées. C'en étoit assez pour me remettre en campagne. Mes gens avoient eu tout le temps de reposer. J'aimois mieux aller surprendre de jour ces animaux, que de les attendre chez moi pendant la nuit. Dès le matin, je me mis sur la piste; je ne fus pas obligé de courir bien loin; car du haut d'une colline, a la lisiere du bois,  EN AFRIQUE. i57 j'en appercus quatre dans de fortes bröussailles. Je fis en sorte de n'en point être éventé ; et m'approchant avec précaution, je me donnai le plaisir de les considérer a mon aise, pendant plus d'une demi-heure. Ils étoient occupés a manger les extrêmités des buissons. Avant de les prendre, ils les frappoient de trois ou quatre coups de trompe: c'étoit, je crois, pour en faire tomber les fourmis ou d'autres insectes. Après ce préliminaire, ils formoient toujours, avec la trompe , un faisceau de toutes les branches qu'elle pouvoit entourer; et le portam a la bouche, toujours de gauche a droite, sans le broyer beaucoup , ils 1'avaloient. Je remarquai qu'ils donnoient la préférence aux branches les plus garnies de feuilles, et qu'ils étoient en outre trèsfriands d'un fruit jaune, quand il est mür, et qu'on nomme Cerisier dans le pays. Lorsque j'eus suffisamment examiné leur manege , je tirai a la tête celui qui se trouvoit le plus prés de moi, et en moins de dix minutes, je mis de même les trois autres a terre (*). Nous nous imaginions qu'il n'y en avoit plus; mais un grand bruit a cöté de nous, nous ayanc fait tourner Ia vue, un de mes Hottentots, qui appercut un petit Eléphant, le tua. J'en eus beaucoup' d'humeur, et le réprimandai fortement. Ce jeune animal n'étoit pas plus gros qu'un veau de cinq a six mois : j'aurois pu facilement 1'apprivoiser. (*) Lorsque les Eléphans sont en troupe et pressés , si le premier qu'on a tiré tombe mort, onpeut se promettre de les sbattre tous,Les uns après les autres. Je reviendrai sur cette iin^ularité.  l5S VOYAGE Parmi les quatre que j'avois tué, il y avoit. un.jeune male de sept pieds un pouce de hauteur; ses défenses ne pesoient qu'environ quinze livres chacune. La plus grande des trois fémelles n'avoit que huit pieds cinq pouces, et, en général, leurs défenses ne passoient pas quinze livres par piece. Mais une singularité qui nous émerveilla, mes Hottentots et moi, dont ils m'assurerent n'avoir jamais vu d'exemple, et que les Naturalistes, selon leur louable coutume de n'avouer pour principes invariables et sürs, que la routine des livres et des chasseurs de cabinet, révoqueront probablement en doute, c'est que la fémelle que nous jugions être la mere du petit male, n'avoit qu'un seul tetton placé au milieu de la poitrine. II étoit plein de lait : j'en tirai dans ma main; je le trouvai assez doux; mais le goüt n'en étoit point agréable. Ce lait sortoitpar huit petites stigmates bien sensibles et très-distinctes. Les autres avoient les deux seins placés a 1'ordinaire sur Ia poitrine, de la même forme que ceux des femmes, et d'une proportion telle que plus d'une petite-maitresse, que désole un peu trop d'embonpoint, eütenvié ce charme a mes fémelles d'EIéphant. Le petit male qu'avoit tué mon indiscret Hottentot , ne montroit point encore de défenses. En lui écartant les levres, je ne vis a 1'endroit oü elles doivent pousser, qu'un point blanc de la grosseur d'une chevrotine :sa viande étoit fort délicate. J'espérois découvrir un foetus dans 1'une des femelles: je m etois trompé. Je trouvai leur es-  EN AFRIQÜE. i5g tomac rempli d'une eau très-limpide; mes gens en burent; j'en voulus goüter aussi; mais elle me donna des nausées sidésagréables, qu'autant pour en faire passer le goüt, que pour me rafraichir, je m'en allai boire a une fontaine éloignée d'un quart de lieue de 1'endroic oü nous étions. J'avois laissé mes gens occupés a dépecer nos Eléphans. Revenu de la fontaine au bout d'une demirheure, je trouvai bien extraordinaire de n'en plus appercevoir un seul. Que pouvoit-il être arrivé qui les eüt forcés d'abandonner 1'ouvrage? Jene pouvois concevoir la cause de cette désertion subite. Je me mis a crier de toutes mes forces, pour les rappeler, s'ils pouvoient m'entendre; je fus bien étonné, lorsqu'a ma voix, je les vis sortir tous quatre du corps des Eléphans dans lesquels ils s'étoient introduits pour en détacher les filets intérieurs qui, après les pieds et la trompe, sont les morceaux les plus délicats. J'avois dépêché mon cinquieme Hottentot au camp, pour dire a Swanepoel de m'envoyer un attelage de Boeufs, et une chaine. Nous avions tranché les quatre têtes, quand tout cela arriva. On commenca par les enfiler avec la chaine; mais ce ne fut pas une petite cérémonie de faire approcher les Boeufs, et de les atteler a ces têtes. Ils souffloient avec violence; écartoienc les naseaux; ils reculoient d'horreur. Cependant nous parvinmes a les ramener par la ruse, et ils furent attelés aux quatre têtes: c'est ainsi qu'ils les trainerent jusqu'a ma tente, a travers les sables, la poussiere, et les buissons impre-  160 VOYAGE gnésde Ieursang. Speccacle horrible sans doute, mais nécessaire, le chemin étant si difficile,que jamais un chariot ne seroit venu jusqu'a nous! Mais ce fut bien pis, lorsque voulant retourner aux Eléphans, prés desquels j'avois laissé une partie de mon monde, je ne pus jamais faire passer mon cheval par les endroits toute fouillés de leur sang; je fus contraint de le conduire par un autre chemin; et, lorsqu'arrivé prés des Eléphans il en eüt senti 1'odeur et les eüt appercus, il se cabra, s'emporta, me jetta par terre; et, prenant sa course par un trés-long détour, il regagna le gite. Je touche encore a l'un de ces momens qu'on ne retrouve point deux fois dans la vie. Que mon ame se sent émue! Je dirai mal tous ses plaisirs et ses transports; il faudroit être un autre pour assembier tant d'idées et de sentimens divers : celui qui les éprouva n'y peut suffire; ils 1'agitent; ils 1'oppressent; il en est accablé. Obligé de retourner a pied, j'appercus en route a travers les arbres, un étranger a cheval , un Hottentot qui ne m'étoit point connu. Comme je voyois qu'il coupoit au court pour me joindre , je 1'attendis : c'étoit un exprès envoyé par M. Boers. 11 avoit eu ordre de s'informer de moij dans tous les cantons des Colonies oü je pouvois avoir passé, et de me suivre a. la tracé lorsque, quittant les chemins connus, je me serois enfoncé dans le désert. Cet homme avoit exactement rempli sa commission : et, suivant 1'empreinte de mes roues, elles 1'avoient condm'ts a tous mes divers campemens, et de-la jusqu'a moi. Avant  EN A F R I Q U E. i6tf Avant de quitter le Cap, Monsieur Boers m'avoit promis que si, pendant mon absence, il'recevoit pour moi des lettres d'Europe, quelque route que j'eusse tenue, quelque lieu que j'habitasse, il me les feroit parvenir. Ce respectable ami m'avoit tenu parole : dans le paquet que son Hottentot me remit de sa part, j'en trouvai plusieurs qui portoient le timbre de France : c'étoient les premières nouvelles que je recevois depuis mon départ d'Europe. Qu'on se figure mon impatience et le trouble de mes sens en prenant ces lettres des mains de 1'envoyé. Dans 1'incertitude de ce que j'allois apprendre, j'avois a peine la force de les ouvrir : on devine bien que je n'attendis pas que je fusse de retour au camp, pour me satisfaire. Elles étoient toutes de mes plus chers amis, et de ma femme; mon ceil les parcourut plus vïte que 1'éclair; je n'y voyois par-tout que des sujets de félicité; j'étois aimé, regretté. La tendre amitié venoit me chercher jusqu'au fond de mon désert, pourinonder mon cceur de ses voluptés; je ne pouvois ni parler, ni soupirer, ni pleurer; je ne pouvois que rester a cette place, et mourir de ma joie : peu-a-peu je repris mes sens, et je revins a mon camp. Ces premiers élans appaisés, je m'enfermaï dans ma tente; et, donnant un libre cours k mes larmes, je me trouvai soulagé, et me mis en devoir de répondre sur le champ. Je datai mes lettres du camp d'AuTENiquoi, jour ou j'avois tué quatre Eléphans. L'une de ces lettres, qui contenoit des détails intéressans adressés a un Savant, couruc ridiculement,ily 3 Tomc I. L  i62 VOYAGE quelquesannées, tout Paris, et s'est perdue depuis. J'y prenois date de quelques découvertes qui contrarient fort les opinions recues jusqu'a ce jour, et dont je rendrai compte dans mes descriptions d'animaux. La nuitvenue, le camp rangé, et les feux faits, je m'y placai a mon ordinaire, mes papiers sur mon bout de planche, et mes Hottentots autour de moi. „ Mes amis, leur dis-je, „ vous voyez un homme, un de vos compa„ triotes que M. Boers envoie pour s'informcr „ de ce que je suis devenu, pour savoir de moi„ même si votre conduite répond a ce qu'il at„ tend de vous, et a ce que vous me devez. „ Voila, ( en leur montrant la première lettre qui me tomba sous la main ) „ voila la réponse „ que je lui fais; je lui apprends que jusqu'a „ ce jour, vous vous êtes comportés en bra„ ves et honnêtes gens; que depuis huit mois „ que nous voyageons ensemble, je vous re„ garde comme les fidelcs compagnons de mon „ entreprise, et de mes travaux; je lui dis „ qu'il doit être sans inquiétude a mon égard, „ paree que je compte sur vous comme sur moi„ même; et afin que, de retour au Cap, 1'en„ voyé de M. Boers puisse assurer vos amis „ et vos families que vous vous portez bien, „ que vous êtes contens et heureux avec moi, „ je veux qu'il soit témoin de la facon ami„ cale avec laquelle je vous traite, et je „ vais, en conséquence, distribuer a chacun „ de vous, un bout d'excellent tabac : je „ prétends que toutes les pipes s'allument 3, a 1'instant „. La distribution faite, chacun  EN AFRIQUE. l63 se remit asa place, et s'enfuma tout a son aise. Ss si joyeux destémoignages d'affection aue e recelois des miens, de leurs protestaSvives detachement, des détailé «iet marqués au coin de la complaisance et de 1 inSé qu'on me donnoit dans toutes les lettres , qu'enivré de plaisir, oubliant pour ce moment «l'Afrique,et la chasse, et les plus beaux oiseaux et les brillantes collections; en un mot, edevenu, pour cette fois, un «to.W „ai, pour me divertir, ce que dans un cetain monde, on nomme une folie journee, et dans un ordre inférieur, tout naturellement, ""ïe^m'étois montré un peu trop généreux dans la distribution du tabac. Ils en avoient p us qu il n'en falloit pour s'enivrer, si je les avois la1Sses ?aire; mais je roulois dans ma tête un moyen delesenempêcher. Je m'étois appercu que a troisieme charge des pipes tiroitasa fin; je n eus pas plutót pris mon thé a la crème, que je nTe fis apporter un petit coffret, que je pkcai Z mes'genoux. Je 1'ouvris; jamais Charlatan n'y eüt mis autant d'adresse et de mystere. J en thai ce noble et mélodieux instrument, inconnu üeut-êtrea Paris, mais assez commun dans quelques Provinces, et qu'on voit dans; les mams de presque tous les Ecoliers et du Peuple, en un mot une Guimbarde. Je commencaik peine un air de Pont-Neuf, que je vis tout mon monde descendre silencieusement les pipes, et me considérer, bouche béante , le bras a detmtendu, les doigts écartés dans 1 attitude de ces gens qu'une bonne vieille vient d^nsorceler.  ■Mi VOYAGE Mais leur extase n'égaloitpointencoreleurplaisir toutes les oreilles dressées, et les têtes irnrnobiles, penchees de mon cöté, ne perdoient pas le moindre son de 1'instrument. Ils ne purent temr a leur enthousiasme; chacun insensiblement quitta sa place pour s'approcher et jouir de plus prés : je crus voir le moment oü tous ensemble alloient se prosterner devant le Dieu qui opéroit ces prodiges: jeriois en moi-même comme un fou, et faisois mes efforts pour ne pas éclater : ce qu. eüt bientöt dissipé le prestige. Quand je 1'eus savouréa mon aise, je me saisis de celui de mes gens qui se trouvoit Ie plus pres de moi, et 1'armai de mon Luth merveilleux. J'eus beaucoup de peine a lui faire comprendre la maniere de s'en servir : lorsqu'il y fut tant bien que mal arrivé, je le renvoyai a sa place. Je m'étois bien douté que les autres ne seroient contens que lorsqu'ils auroient aussi chacun le leur. Je distribuaidonc autant de Guimbardes que j'avois de Hottentots a ma suite, et ramassés ensemble, les uns faisant bien, les autres faisant mal, d'autres plus mal encore, ils me regalerent d'une musique a épouvanter les furies. Jusqu'a mes Boeufs inquiétés de ce bourdonnement affreux , et qui se mirent a beugier, tout mon camp fut le théatre d'un charivari dont rien n'offre d'exemple. C'étoit de toutes parts 1'image d'un vrai jour de sabbat. A 1'air de stupéfaction dont je les avois frappés, en essayant moi-même 1'instrument ridicule, je m'étois persuadé qu'on étonne de simples esprits avec de bien simples moyens; et malgré tout ce que raconte 1'histoire de grands'  EN AFRIQTJE. i65 tal ens d'Orphée, et des miracles de sa musique , je suis toujours tente de faire honneur aux Poëtes de cette Lyre harmonieuse, que leur seule imagination a divinisée. Lorsque je me fus suffisamment rempli des accords de la miemie, et que je craignis que ces plaisanteries ne se changeassent en alarmes sérieuses, et que mes Boeufs, qui n'avoient point oublié les têtes d'Eléphants, ne prissent absolument 1'épouvante, et ne décampassent, je fis signe de la main que j'avois encore quelque chose a dire : tout le bruit cessa. „ Mes chers „ enfans, ajoutai-je d'un ton simple et cordial: „ je vous ai régalés du meilleur tabac que vous „ ayiez jamais goüté; je vous ai fait connoitre „ un instrument merveilleux; nous allons a pré„ sent terminer cette fête charmante par une ra„ sade générale du meilleur Brand-Win Fran„ cois, et nous le sablerons a la santé de nos „ families et de nos amis. „ C'étoit comme je 1'ai dit, un vrai jour de carnaval 5 et jusqu'aux bêtes domestiques, tout devoit se resséntir de la folie commune, etprendrepart a nos orgies. Keès étoit dans ce moment a cöté de 'moi. II aimoit cette place; les soirs sur-tout il ne manquoit pas de s'y rendre. Elevé comme un enfant de familie, je 1'avoispassablement gaté. Je ne buvois ou ne mangeois rien que jenelepartageassetoujoursavec lui. S'il m'arrivoit quelquefois de 1'oublier, ennemi juré de mes distractions, il avoit grand soin de m'arracher a mes rêveries par quelques coups de sa main, ou le bruit de ses levres. J'ai dit que la gourmandise le poignoit avec force ; son tempé- L 3  i66 VOYAGE rament le portoit aux extrêmes; il aimoit également le lait et 1'eau-de-vie. Jamais je ne lui faisois donner de cette liqueur que sur une assiette, qu'on placoit ordinairement devant lui. J'avois remarqué que, toutes les fois qu'il en avoit bu dans un verre, sa précipitation lui en faisant prendre autant par le nez que par la bouche, il en avoit pendant des heures entieres a tousser et a éternuer: ce qui 1'incommodoit fort, et pouvoit a la longue lui casser quelque vaisseau. II étoit donc ames cötés, son assiette a terre devant lui, attendant qu'on lui servit sa portion, suivant des yeux la bouteille qui faisoit la ronde, et s'arrêtoit a chacun de mes Hottentots. Dans quelle impatience il attendoit son tour! comme ses mouvemens et ses regards sembloient nous dire qu'il craignoit que la cruelle bouteille ne se vuidat trop tot, et n'arrivat point jusqu'a lui! Mais, hélas! 1'infortuné qui se léchoit les levres d'avance , ne savoit pas qu'il alloit en goüter pour la derniere fois! Rassure - toi, Lecteur sensible, le bon Keès ne périt point, et mon eau-de-vie a 1'avenir fut épargnée. J'avois fini mes dépêches, et je mettois mes dernieres enveloppes, au moment oü il voyoit avec satisfaction la bouteille achèver la ronde; il me vint dans 1'idée de tromper son attente par une espiéglerie, sans autre motif que de lui causer une surprise, et de m'amuser. On venoit de lui verser sa portión dans son assiette : tandis qu'il se met en posture, j'allume £t ma chandelle une déchirure de papier que je lui glisse subtilement sous le ventre; 1'eau-de-vie s'enflamme; Keèrpousse un cri aigu, et saute  EN AFRIQUE. 167 a dix pas de moi, jurant de tout son pouvoir. J'eus beau le rappeler, et lui promettre mille caresses : ne prenant conseil que de son dépit et de sa colere, il disparut et alla se coucher. Déja la nuit étoit avancée;je recus les adieux et les remercimens de tout mon monde, et chacun s'endormoit profondément. je dois observer qu'a dater de cette peur terrible de mon Keès, j'ai vainement employé tous les moyens de faire oublier a eet animal ce qui s'étoit passé, et de le remener a sa liqueur favorite : jamais il n'en a voulu boire; il 1'avoit prise au contraire en aversion. Si quelqu'un de mes gens, pour lui faire niche, lui montroit seulement la bouteille, il marmottoit entre ses dents, jurant après lui : quelquefois, lorsqu'il étoit a sa portée, il lui appliquoit un soufflet, gagnant vite un arbre, et de-la narguoit en süreté le mauvais plaisant. Le jour suivant, après avoir récompense di«mement 1'intelligent commissionnaire de M. Boers, je lui remis mes dépêches , et lui fis reprendre sa route. Dans la matinée, je commencai a dissequer 1'une des têtes d'Eléphants; je lui laissailes dents molaires et les défenses. Pendant cette opération, plusieurs de mes gens qui étoient allés a la provision, avoient rapporté beaucoup deviande, toujours provenante des parties les plus succulentes des quatre Eléphans : on les dépecoit par tranches fort longues et fort mmces, afin qu'exposées au soleil, comme nous avions coutumede le faire, elles séchassent plus vite. Les uas cassoient les os, les mettoient en petits mor- h 4  i68 VOYAGE ceaux dans nos deux marmites; on jetoit pardessus de l'eau bouillante : a inesure que la graisse fondoit, elle surnageoit; mes gens en remplissoient des vessies et des boyaux pour la mieux conserver. Le Hottentot ne négligé jamais cette provision : outre le besoin qu'il en a journellement pour sa toilette, il s'en sert aussi pour accommoder différents mets. Quant a nous, nous n'en avions jamais trop; car il en falloit encore pour graisser les roues des chariotset les courroies des attelages, qui, sans ces précautions, auroient bientöt été desséchées par le soleil, et hors d'état de servir : moi-même j'en faisois usage pour ma chandelle et ma lampe de nuit; ce qui m'en consommoit beaucoup :a défaut de coton filé, je faisois les mêches avec mes cravates. Cette fonte et tous ses accessoires nous prirenc beaucoup de temps; 1'opération n'étoit point encore finie, quand on vint me donner avis de 1'empreinte énorme d'un pied d'Eléphant qu'on avoit remarqué a cent pas de ma tente. Je courus vite pour la reconnoïtre; l'animal devoit être monstrueux; il n'avoit pas fait beaucoup de chemin, puisque la tracé étoit toute fraiche. Nous battimes avec soin Ia forêt; en un demiquart-d'heure,il fut joint; jel'ajustai dansle bon endroit; mais je fus bien surpris de ne pas le voir tomber : mon fusil apparemment n'étoit pas assez chargé, ou bien l'animal étoit uneroche inattaquable. Cependant dès qu'il se sentit frappé, • il vint a nous avec fureur; nous nous y étions attendus: au moyen de grosses touffes de bröussailles qui nous servoient comme de rempart, -  EN A F R I Q U E. 169 ïl ne fit que frapper la terre, et s'impatientcr : il perdoit beaucoup de sang; mais, au train dont il détala, il étoit inutile de penser a le suivre; j'en eus beaucoup de rcgret : c'étoit le plus beau que j'eusse vu jusqu'a cejour. II portoit au moins douze a treize pieds de haut; a vue d'ceil, nous jugedmes que ses défenses pesoient plus de cent-vingt livres chacune. Nos viandes bien seches et encaquécs, nous partimes pour rétrograder encore vers le fatal trou du Kayman , oü j'avois passé le 30 Avril, deux mois auparavant. Mes Hottentots, que j'avois envoyé a la découverte, me rapporterent que nous pourrions traverser la chaine des mon- , tagnes, et celle qu'ils nommoient la té te duDialle, et nous en primes la route. Chemin faisant, je revis mon ancien camp de Pampoen - Kraal, et lui jettai un dernier regard de complaisance. Arrivé au pied de la montagne, je fis charger, sur une voiture, la tête d'Eléphant que j'avois disséquée, les défenses, tout ce que j'avois de préparé en oiseaux, insectes, etc. et laissant encore une fois mon camp a la garde de mes fideles serviteurs, je me rendis avec mon chariot chez M. Mulder. Obligé de rebrousser chemin, comme on 'Pa vu, pour trouver un passage, je an'étois considérablement rapproché de sa demeure. II se chargea de faire passer ma pacotille et de nouvelles lettres a M. Boers par ia première occasion. Je pris enfin congé de sa vénérable familie, que je ne devois plus revoir, et je rcjoignis mon camp. , Dès le lendemain, de grand matin, nous grim» pames la montagne, non sans beaucoup de peine  170 VOYAGE er. de fatigues: mais ce ne fut rien en comparaison de celles que nous causa sa descente; j'en fus effrayé. Quand nous 1'appercümes d'abord, chacun de nous se regarda sans proférer un seul mot, comme des gens pris au piege sans s'y être attendus. Nous ne pouvions cependant demeurer sur le pic; il falloit bien descendre d un ou d'autre cöté. Si nous nous sauvions de Carybde, nous tombions dans Scylla. Toujours persuadé que la patience et les précautions triomphent des plus grands obstacles, j'avois peine acroire que cette entreprise fut moins irnpraticable pour ma caravane, que ne 1'avoit autrefois été le passage des Alpes a des armées innombrables, et je me préparai, pour ainsi dire, au saut périlleux. Je pris soin de ne faire descendre mes voitures que les unes après les autres. Je voulus qu'tPes ne fussent attelées que de deux Boeufs. Je fis avancer la première en bon ordre : tout mon monde 1'escortoit. II nous fallut passer tantöt sur des pointes de rochers entiéreraent isolés, qui, faisant autant de degrés escarpés, donnoient a ce chariot des saccadesa le rompre tout-a-fait. Mais ce n'étoit point la ce qui nous paroissoit le plus dangereux. Au moyen des cables que nous avions attachés aux roues, nous les soulevions ou les laissions rouler au besoin. C'étoient les places unies et les pentes glissantes qui nous faisoientfrémir. A chaque instant, je voyois dériver la voiture et les bceufs jusqu'aux bords des précipices. Nous marchions sur les cötés opposés aux pentes, en pesant avec force sur les cordages attachés au chariot. Nous dumes a notre adresseun entier succès. Nous remontames pour  EN AFRIQUE. 171 chercher les deux autres voitures; et apres be ucoup de temps, toute la caravane arnva heureusemcnt au pied de h montagne 11 me sembloit que la Nature m'eüt oppose eet e batSe comme un obstacle qui m'mterdvsc,t: \ entrée de ce nouveau Pays, et que ce fut la ou'elle eüt caché son plus beau tresor. Jen Tois d'autant plus irrité; je savois que cette route d'Auteniquoi a 1'Ange Koof passou pour mpraticable chez les naturels du personne, avant moi, ne s'y étoit hasarde avec des voitures : il n'en falloit pas davantage a ramoo-Fopre; j'eus le bonheur de franchit-ces rochers; mais, comme si la puniuon avoit du suivrede prés une aussi téméraire tentattve, e me trouvai dans le plus noir et le plus affreuX ^C? n'étoit plus ce délicieux et fertile Pays d'Auteniquoi : la montagne que nous vemons de traverser, disons mieux, dont nous vemons de nous précipiter, nous en séparoit « jamais. Elle ne pouvoit plus nous offrir ces forêts maiestueuses que nous avions si long-temps admirees tout le revers de sa chaine étoit hideux, pelé, sans aucun arbre, sans aucune apparence de verdure. Une autre chaine paralele a celle-ci sembloit porter k regret quelques plans chetifs et contournés de ce bois qu'on nomme WageBoom. C'est cette chaine qui, resserrant beaucoup ce Pays, et n'en faisant qu'une gorge inSminable, lui a fait donner le nom de IA* se-Kooƒ, vallée longue. . 8 Mon intention étant de tirer au Nord , je fis sept heures de marche, en longeant cette val-  172 VOYAGE ïée maudke, et nous traversames de nouveau le Queur-Boom. Cette rivière n'est ici qu'un médiocre ruisseau; mais, deux mois auparavant, elie m'avoit bien fait trembler, lorsqu'a son embouchure pour aller chercher mon Balbuzard, je m'y étois lancé avec trop de précipitation, etavois failli de m'y noyet. Continuant toujours notre marche avec tristesse, après quelques campemens non moins ennuyeux, et vingt-deux heures de marche, je passai une autre rivière encore qui porte bien son nom, le Krom-Rivier ( k rivière courbe). Elle fait tant de tours et de détours, que nous Ia trouvions sans cesse sur notre chemin. Je la traversai dix fois. A mesure que nous avancions, les deux chaines de montagnes paroissoient serapprocher exprès, etle pays se rétrécissoit considérablement; la vallée n'étoit presque plus qu'une ravine marécageuse, qui, pendant sixgrandeslieues, donna beaucoup de peine a mes Boeufs. Nous revimes encore une fois le Krom-Rivier; mais ce fut pour la derniere. II prenoit sa route vers 1'Est oü il va se jetter a la mer; et nous tournames enfin tout-a-fait au Nord. J'abandonnai la un de mes chevaux malade, a qui il n'étoit plus possible de nous suivre. Je ne youlois pas m'arrêter pour une cure qui peut-être n'eüt pas réussi : je pensai qu'il étoit plus simple de lui laisser a' lui-même le soin de sa conservation. Le 1'Ange-Koof a, dans sa longueur, quelques misérables habitations, qui ressemblent moins a la demeure des hommes, qua des tanieres d'animaux. On y nourrit un peu de bétail. Lorsque le vent d'Esc vient frapper ces Contrées  EN AFRIQUE. i*j3 ; sauvages, le froid y est excessif: je l'ai sent! depuis le premier jour jusqu'au dernier. Nous avions, tous les matins, de la glacé et des gêlées blanches. Je ne sais pas combien cette vallée de désolation a de longueur précise; mais je suis sur : d'avoir employé quarante-six heures de marche : pour la traverser. Après m'être avancé septa huit lieues, je fran- : chis la Diep-Rhier{ la rivière profonde); et* dix lieues plus loin , le 7 Aoüt, nous campames sur les bords de celle du Gamtoos. Elle tire sotï ; nom d'un infortuné Capitaine, qui, dans une ■ tempête, avoit fait naufrage a son embouchure. Une demi-heure avant d'arriver, il nous avoic : fallu descendre encore une montagne fort escar- ! pée, et très-dangereuse : deux de mes Bceufs y furent éventrés. Je dus cette perte a celui de ' mes gens qui conduisoit la deuxieme voiture , 1 et s'en étoit imprudemment écarté. Combien nous fümes dédommagés a 1'aspecc ) de ce Pays brillant et nouveau, de 1'ennui que ï nous éprouvions depuis plusieurs jours, au mi- i lieu des chemins détestables, et des glacés de la : vallée de 1'Ange-Koof! Le premier jour de mon campement, vers le 1 milieu de la nuit, couché dans ma tente, mais ne dormant pas encore, je crus entendre un bruit qui n'étoit pas ordinaire. Je prêtois 1'oreille avec attention: je ne m'étois point trompé; c'étoienc ( des cris et. des chants qui ne me paroissoient pas 'livenir de fort loin. J'appelai aussi-töt mes gens, 1 qui me dirent qu'ils entendoient aussi un bruit' confus;mais étoit-ce des Hottentots, étoit-ce ; des Caffres? Je devois redouter ceux-ci; non  174 VOYAGE qu'ils soient, comme d'ignorans Ecrivaïns les j dépeignent, plus akérés de sang humam que les ; autres Sauvages, mais paree que les traitemens odieux que leur font essuyer les Colons, les portent davantage aTa guerre, et que la vengeance j est de droit naturel. Je rapporterai bien tot plusieurs faits qui prouveront mieux que de vains raisonnemens, lequel est le barbare d un Sauvage, ou d'un Blanc. C'étoitassez de cette couleur, pour etre confondu parmi les victimes de leur colere. Je üs mettre tout mon monde sous les armes; et nom> nous éloignames du camp. A mesure que nous I marchions, le bruit étoit plus distmet, et nous I vimes les feux. Je ne pouvois me persuadcr que ce fussent des Caffres; ils se seroient tra- J nis eux-mêmes : en vain 1'artifice emprunte les | ombres de la nuit; il dok encore emprunter son ^T^me postai dans une embuscade, afin de les I surprendre, s'ils venoient a passer pour piller | mon camp, et je détachai deux de mes gens, pour aller a la découverte. Ils revinrent aussi- I töt,etm'apprirent que nous n'avions eu qu une feusse alarme, et que c'étoit une Horde Hottentote qui chantoit et se divertissoit. Je me rassurai, et fus même enchanté de cette nou- I veile qui me promettoit pour le lendemain une j entrevue intéressante. Nous gagnames notre gite, et chacun se rendormit tranquillement. ' De bon matin, je fus de nouveau reveille nar des ramages qui n'étoient pas moins de mon coüt C'étoicnt des oiseaux que je ne connoissois point, et que je n'avois jamais entendus.  EN AFRIQUE. ij$ Te les trouvai magnifiques. Je fus ébloui par le brillant et le changeant des Etourneaux-cuivrcs, du Sucrier a gorge améthiste, du Courou-coucou,du Martin-chasseur, et de beaucoup d;autres. Je vis aussi. des especes que j'avois déja rencontrées. Le gibier me parut aussi fort abondant: je voyois sur-tout défiler devant moi des compagnies innombrables de Faisans et quelques Gazelles Bos-Bock. La facilité de me procurer tous ces animaux, dont je n'avois trouvé nulle part la plus grande partie, me causa beaucoup de joie. Pendant que je m'amusois a tirer des oiseaux, je permis a mes Hottentots d'aller reconnoitre et visiter les leurs. La connoissance fut bientöt liée avec cette Horde Sauvage; je me rendis a mon tour auprès d'elle; nous fümes bientöt satisfaits les uns des autres. Leurs femmes s'habituerent a nous apporter tous les soirs, une grande quantité de lait. Ces gens étoient riches en bestiaux. Ils me firent présent de quelques Moutons; ilsy ajouterent encore une paire de magnifiques Boeufs pour mes attelages; et, ne voulant point être en reste avec eux, je leur donnai du tabac, des briquets et quelques couteaux. Tout mon monde s'insinua insensiblement dans le Kraal : chacun eut bientöt sa chacune, et 1'escadron femelle vint sans facon s'établiravec nous pour le temps de notre séjour. J'appris qu'a 1'embouchure de cette rivière , je pourrois rencontrer des Hyppopotames; je n'en avois point encore vu : je n'étois éloigné de la mer que de quatre ou cinq lieues. A  176 VOYAGE portée, pour la première fois, de connoitre cette espèce de Quadrupede, je me hitai de partir. Mais la rivière étoit si large ., ses bords se trouVoient tellement obstrués par de grands arbres, que toutes mes peines et mes recherches furent inutiles : je passois les journées le long du rivage; pendant la nuit, je me mettois a Paffüt, dans 1'espérance de les voir sortir de l'eau, pour brouter : jamais je n'eus la satisfaction d'en joindre,ou même d'en voir un seul. En revanche, 1'Eléphant, et plus encore le Buffle, étoient si communs et si faciles a tuer, que nons regorgions de vivres. J'en foumissois abondamment aux anciens maris de nos femmes. Mieuxarmé qu'eux, je faisois la chasse uniquement pour eux. Je les obligeois de toutes les facons. C'est ainsi qu'au milieu des déserts d'Afrique, j'introduisois les usages et les belles manieres des Nations les plus civilisées de 1'Europe. Qu'il me soit permis de remarquer, en passant, que si quelques Historiens ont donné aux Hottentots le caractere de la jalousie, ceuxci, du moins, n'étoient point sensibles a cette cruelle passion. Si je rencontre, dans la suite , quelques peuplades qui connoissent ses atteintes, je le dirai avec une égale véracité. Mes facons engageantes m'avoient gagné la confiance et 1'amitié de ces bons Sauvages : ils avoient de moi une si haute opinion, qu'ils n'entreprenoient rien sans me consulter. Un jour, ils vinrent se plaindre desHiennes du Pays, qui dcsoloient et ravageoient leurs troupeaux : j'ajoutai d'autant plus de foi a leurs discours, que je venois d'avoir moi-même un de mes Boeufs dévoré  EN AFRIQUE. ïjj dévoré par ces animaux. Enchanté de faire cette chasse avec eux, je leur assignai jour pour le lendemain. Dès le matin, je les vis arriver tous a ma tente; ils étoient au moins cent hommes bien armés d'arcs et de fleches. J'y joignis tous mes chasseurs; et, me mettant a leur tête, 'nous batdmes avec nos chiens, tous le Pays. J'avois espéré, avec tant de monde, de détruire jusqu'a la derniere de ces bêtes féroces; mais trois coups de fusil qui en avoient mis trois k bas, dissiperent apparemment tout le reste. Neus n'en rencontrames plus du tout; le bruit les avoit écartées au loin, de facon que, de ce moment-la, jusqu'a notre départ, il ne fuc non plus question d'Hiennes que s'il n'en avoit jamais existé. Quelques jours après, nous eümes une alerte qui pouvoit devenir sérieuse. Au milieu de la nuit nous fümes tous en même-temps réveillés par un bruit épouvantable : c'étoit un troupeaud'Elcphans qui défiloit et frisoit notre camp. Ils étoient par centaine. J'éprouvois des traiïses affreuses que mes gens partageoient bien chacun en son particulier; nous ne nous avisümes pas d'insulter ces énormes bataillons, ni de leur disputer le passage. Mon camp, mes animaux , mes voitures et tout mon monde, eussent été pulvérisés en un clin-d'ceil. Ils ne s'arrêterent point, et mon camp fut respecté. A la pointe du jour, nous revimes nos voisins; ils avoient eu pour eux les mêmes terreurs. Ils venoientparticulierement m'avertir que, si je rencontrois jamais cette espèce, il falloic bien me donner de garde de tirer; que les Tornt 1. M  voyage Eléphans que nous avions vus étoit dangereux, et beaucoup plus méchans que les autres; ils m'assuroiént que la chair n en valoit rien ; qu'elle donnoit des ulceres a quiconque ' en mangeoit; qu'en un mot, c'étoient des Eléphans rouges. Des Eléphans rouges !ce mot seul me donnoit envie de les voir, et me promettoit de nouvelles connoissances a acquerir; car jamais je n'avois ni lu ni entendu dire qu il y eüt des Eléphans rouges. _ Ces animauxretirés dans le bois, avoient^gaSné un fond couvert d'énormes buissons: ïln eut las été prudent de les trop approcher. Je lis filer des Hottentots par - derrière, pour former une enceinte, avec ordre de mettre le feu de, distance en distance, aux herbes seches , et de tirer des coups de fusil, afin de les obhger de passer aux pieds d'un grand rocher, sur lequel ie m'étois postéavec mes mcilleurs tireurs : nous ne pouvions y courir aucune cspece de daMes' traqueurs me seconderent merveilleusement: aussi-töt que le feu et les coups de fusil eurent donné 1'alarme , toute la troupe epouvantée se présenta devant moi. Une douzaine de décharges auxquelles ils ne s'attendoient pas les fit reculer avec précipitation, et dans le p us grand désordre. J'cssaierois en vain de rendre les signes multipliés de leur fureur; ils se yoyoient, d'un cöté,poursuivis par le feu des bröussailles qui les gagnoit par-dernere; de 1 autre, par mes décharges au seul passage qui leur restat pour échapper a la mort. Ils s agitoient autant que pouvoient le pcrmettre la pesauteur et  EN AFRIQUE. 179 J'énormité de leurs masses; leurs cris assourdissans, et le craquement des arbres qu'ils brisoient, potir reculer ou pour fuir, formoient un choc, un tumule épouvantable, dontle spectacle m'effrayoit moi-même, quoique je fusse a 1'abri sur mon rocher, et que je ne pusse être inqujété en aucune facon. JNous en avions blessé un qui s'étoit un moment écarté de 1'enceinte, mais qui venoit d'y rentrer. Confondu avec les autres, ils nous eüt été difficile de 1'ajuster de nouveau. A la nature de ses mugissemens, je pensai qu'il étoit bien frappé, et ne tarderoit pas a expirer : nous nejugeames pasa pïopos d'aller a lui, bien certains qu'il ne pourroit nous échapper. Je n'avois eu d'autre dessein dans cette nouvelle chasse, que de me procurer un de ces animaux, qu'on disoit d'une espèce différente de tous ceux que j'avois vus jusques-la. Satisfait d'en avoir blessé un, et le tenant pour mort, je remis au lendemain a le trouver; en conséquence,je rappelai tous mes gens, et nous regagntates le camp. J'avois en effet été frappe de la couleur rougeatre de ces animaux, et je trouvois ce phénomene extraordinaire; mais, ayant remarqué que la terre sur laquelle nous étions alors, avoit a-peu-près la même teinte, et réfléchissant que 1'Eléphant aime et passé une partie de son temps a se vautrer dans les endroits humides et marécageux, je me doutai que cette couleur n'avoit d'autre cause, et qu'elle étoit purement factice. J'en fus mieux convaincu, lorsque, revenu M a  •l80 VOYAGE auboisle lendemain rnatin avec tout mon monde, je trouvai notre Eléphant mort. Chacun dcmeura persuadé que nos voisins s'étoient trompés; et, quoi qu'il nous eussent dit du danger qu'il y avoit a manger de cette espèce, mes gens couperent la trompe pour moi, et prirent pour eux les autres parties de 1'animal. J'ai quelquefois rencontré par lasuite des Colons qui croyoient encore aux Eléphans rouges: quelques peines que j'aie prises a les dépersuader, je n'ai pu rien gagner sur ces esprits prévenus : ils soutenoient Te préjugé par le préjugé même. C'étoit une femelle quej'avois tuée: elle avoit neuf pieds trois pouces de hauteur; 1'une de ses défenses pèsoit treize livres, 1'autre dix. Cet animal, soit male, soit femelle, a toujours la défense gauche plus courte et moins lourde que la dröite; elle est aussi plus polie et plus luisante. Cette différence provient, comme je 1'ai dit, de ce que c'est toujours de gauche a droite que la trompe porte la nourriture a la bouche; les faisceaux de branchages dont l'animal se nourrit, nécessitent un frottement continuel sur cette défense, tandis que la droite n'est presque jamais touchée : en outre, c'est avec la même que l'animal est habitué a sorder la terre : et par les trous plus ou moirs larges qu'il fait, on peut juger quelle estsa taille. Lorsque je donnerai la description de 1'Eléri phant, je parlerai de ses mceurs, de ses pastions,de ses goüts, et ne dirai que ce que j'ai vu. je commencois a prendre plaisir a cette chasse, qi e je trouvois enfin bien moins dangereuse qi;e divertissante. Je ne pouvois comprendre, et  EN AFRIQUE. i8l j'ai moins compris encore par la suite, pourquoi les Auteurs et les Voyageurs ont farci de tant de mensonges les récits qu'ils nous ont faits des forces et des ruses de eet animal; pourquoi ils ont si fort monté 1'imagination sur les dangers oü s'exposent les chasseurs qui les poursuivent. A la vérité, qu'un étourdi soit en mêmetemps assez téméraire pour attaquer un Eléphant en rase campagne, il est mort s'il manque son coup : la plus grande vitesse de son cheval n'égalera jamais le trot de 1'ennemi furieux qui le poursuit; mais si le Chasseur fait prendre ses avantages, toutes les forces de l'animal doivent céder a son adresse et a son sang-froid. J'avoue que sa première vue cause un étonnement presque stupide; elle est imposante, effrayante; mais avec un peu de courage et de tranquillité, on s'accoutume bientöt a son aspect. Avant de se livrer a cette grande chasse, un homme prudent doit s'attacher a découvrir le caractere, la marche et les ressources de 1'animaU il doit sur-tout, selon Les circonstances, s'assurer des retraites, pour se mettre a 1'abri de tout péril, s'il arrivoit que, 1'ayant manqué, il en fut poursuivi. Au moyen de ces précautions, cette chasse n'est plus qu'un exercice amusant, un jeu dans lequel il y a cinquante contre un a parier pour le joueur. Tant que je restai dans ce canton, je variai mes campemens avec mes occupations; mais toujours je m'attachai aux bords rians du Gamtoos. j'y fis une ample moisson de raretés, et ma Collection s'y accrut sensiblement. Le i j Sept^mb-a six. heures du^matin, nous  18 2 VOYAGE décampames; j'en avois donné connoissancea la Horde voisine : c'étoit avec le plus sincere ec le plus vif regret qu'elle nousvoyoit partir: moimême je m'en séparois avec peine. Ces bonnes gens m'avoient inspiré de 1'attachement. „ Tant „ de douceur et de simplicitc, me disois-je, „ peuvent-ils attirer tant de mépris? Sont-ce donc la ces Sauvagesrde 1'Afrique, avides „ du sang des Etrangers, et qu'on n'aborde „ qu'avec horreur „ ? Cette bonhommie et cette affabilité me donnoient d'autant plus de confiance, que j'étois réellement alors plongé dans le désert, et que rien ne me promettoit de dangers pour la suite. Tout ce pays, qui n'est habité que par des Hordes de Gonaquois, difFere essentiellement de celui des Hottentots de la Colonie. Ces peuples n'ont entr'ctix aucune relation directe. Ceux-la sont appelés Hottentots Sauvages. Je n'irai pas plus avant, sans donner sur eux en général des appercus certains, sans lesquels on n'a pu, jusqu'ici, s'en former que des idéés imparfaites. lis ne composent plus, comme autrefois, une Nation uniforme dans ses mceurs, ses usages, et ses goüts. L'établissement de la Colonie Hollandoise a été 1'époque funeste qui les a désunis tous, et des difFérences qui les distinguent aujoürd'hui. Lorsqu'en 1652, le Chirurgien Riébek, de retour de 1'Indc a Amsterdam, ouvrit les yeux des Directeurs de la Compagnie, sur 1'importance d'un établissement au Cap de Bonne-Espérance, ils penserent sagement qu'une telle entreprise ne pouvoit ctre naicux exécutée que par le géaie  EN AFRIQUE. i83 même qui 1'avoit concue. Ainsi, chargé de nouvoirs, bien approvisionné, muni de tout ce qui pouvoit contribucr a la réussite de son projet Riébck arriva bientöt a la baie de la Table. En politiquc adroit, en habile concihateur, il emplova toutes les voies détournées propres a lui attirer la bienvcillance des Hottentots, et couvrit de miel les bords du vase empoisonne. Gagnés par de cruels appats, ces maitres imprescriptibles de toute cette partie de 1 Ainque, les Sauvages, ne virent point tout ce que cette profanation c oupable leur cnlevoit de droits d'autorité, de repos, de bonheur. Indolens par nature, vrais Cosmopolites, et nullement Cultivateurs, pourquoise seroient-ils inquietes que des Etrangers fussent venus s'emparer d un pcr.it coin de terre, inutile et souvent mhabite? lis penserent qu'un peu plus loin, un peu plus pres, il importoit peu dans quel lieu leurs troupeaux, k seule richesse digne de fixer leurs regards, trouveroient leur nourriturc, poLirvu qu üs la trouvassent.L'avarepolitique des Hollandois entrevit de grandes espéranccs dans des commen- , cemens aussi paisibles; et, comme elle est sur-tout habile et plus apre qu'un autre a saisir les avantasres de la fortune, elle ne manqua pas de consommer 1'oeuvre, en offrant aux Hottentots deux amorces bien séduisantes, le tabac et 1 eaude-vie. De cc moment, plus de liberte, plus de ficrté, plus de nature, plus de Hottentots, plus d'hommes. Ces malheureux Sauvages, ailéchés par ces deux appas ,s'éloignerent le moins qu'ils purcnt, de la source qui les kur cffroit,  184 VOYAGE D'un autre cóté, les Hollandois qui, pour ine pipe de tabac ou un verre d'eau-de-vie, pouvoientse procurer un Boeuf, se ménagerem autant qu ils purent, d'aussi précieux voisins. La Colonie insensiblement, s'étendoit, s'affermissou:: on vit bientöt s'élerer sur des fondemens qu il n etoit plus temps de détruire cette puissance redoutable qui dicta des loix a toute cette partie de 1'Afrique, et recula bien loin tout ce qui voulut s'opposer aux progrès de son ambitieuse cupidité. Le bruit de ses prospérités se repandu, et y attirade jour en jour de nouveaux Colons. On jugea, comme cela se pranque toujours, que la loi du plus fort etoit un titre suffisant pour s'étendre a volonté. Cette Jogique rendit nuls ceux de la propriété si sacres et respectables; on s'empara indistincternent a plusieurs reprises, au-dela même des besoins, de toutes les terres que le Gouvernement ou les particuliers favorisés par lui iugerent bonnes, et trouverent a leur bienséance. Les Hottentots, ainsi trahis, pressés, resserresde toutes parts, se diviserent, etprirent deux paras tout-a-tait opposés. Ceux que la conservation de leurs troupeaux intéressoit encore, s enfoncerent dans les montagnes vers le Nord et le Nord-Est. Mais ce fut fe plus petit nombre. Les autres ruinés par quelques verres d'eaude-vie et quelques bouts de tabac, pauvres, depouiUes de tout, ne songerent point l quitter ie Fays; mais renoncant absolument a leurs mceurs amsï qu'a leur antique et douce origine, dont ils ne se soimeunent pjus même aujour-  EN AFRIQUE. i85 d'hui, ils vendirent lachement leurs services aux Blancs, qui d'étrangers soumis, tout-a-coup devenus Maitres et Cultivateurs cntreprenans et fiers, n'ont pas même assez de bras pour faire valoir leurs immenses richesses, et se déchargenc entierement les travaux pénibles et multipliés de leurs habitations sur ces infortunés Hottentots , de plus en plus dégradés et abatardis. Quelques hordes, a la vérité, chétives et misérables ,se sont établies, et vivcnt comme elles le peuvent, dans différens Cantons de la Colonie; mais leur chef n'est pas même un homme de leur choix. Comme elles sont dans le district et sous 1'empire du Gouvernement, c'est au Gouverneur qu'appartient seul le droit de la nommer.Celui qu'il a choisi se renda la Ville, et vient recevoir une grosse canne assez semblable a celle des Coureurs, avec cette diffcrence que la pomme n'est que de cuivre pur. On lui passé ensuite au cou, en signe de sa dignité, un croissant ou hausse-col aussi de cuivre faconné, sur lequel est gravé majusculeusement le mot Capitein. De ce moment, sa tristcHorde qui, depuis long-temps, a perdu son nom national, prend celui du nouveau chef qu'on lui donne. On dit alors, par exemple, Ja Horde du Capitaine Keis; et le Capitaine Keis devient pour le Gouvernement une nouvelle créature, un nouvel espion, un nouvel esclave, et pour les siens un nouveau tyran. Le Gouverneur ne connoit jamais les sujets par lui-même. C'est ordinairement le Colon le plus voisin de la Horde , qui sollicite et déterïnine la nomination pour une de ses creatures,  l86 VOYAGE parcequ'il compte sur lareconnoissance d'un aussi bas protégé, et que celui-ci mettra tous ses vassaux a sa discrétion, lorsque le besoin 1'exigera. C'est ainsi que, sans informations préliminaires, sans égards comme sansjustice, on contrahit une Horde impuissante et sans forces, a recevoir la loi d'un homme incapable souvent de la commander : c'est ainsi que l'intérêt d'un seul 1'emporte sur 1'intérêt général dans les grandes et les petites affaires, et que lejrévolutions d'une République, ou la puérile élection d'un Syndic de village, partant d'un même principe, se ressemblent égalcment par les efFcts. Tels sont en général les Hottentots, connus aujourd'hui sous le nom de Hottentots du Cap, ou Hottentots des Colonies. II faut bien se garder de les confondre avec les Hottentots Sauvages , qu'on nomme par dérision Jackals Hottentot , et qui, fort éloignés de la domination arbitraire duTJouverrfementHollandois, conservent encore, dansle désert qu'ilshabitent, toute la pureté de leurs mceurs primitives. Parvenu au point de mon Voyage, oü n'ayant plus de relation avec les f remiers que je laisse derrière moi, j'arrive et ine trouve au milieu des seconds. Ilu'est pas nécessaire que j'approfondisse et détaille ici toutes les différences qui les distinguent: pour donner une idéé du caractere de ces derniers, et de ce que je dois attendre d'eux, il suffit d'une remarque, d'une seule vérité d'expérience. Par-tout oü les Sauvages sont absolument séparés des Blancs et vivent isolés, leur mceurs sont douces; elles s'alterent et se corrompent, a mesure. qu'ils les ap-t  EN AFRIQUE. 187 procbent : il est bien rare que les Hottentots ■qui vivent avec eux, ne deviennent des monstres. Cette asscrtion, toute affligeante qu'elle soit, n'en est pas moins une vérité de principe qui souffre a peine une exception. Lorsqu'au Nord du Cap, je me suis trouvé sous le tropique, parmi des Nations très-éloignécs, quand je voyois -des Hordes entieres. m'entourer avec les signes de la surprise, de la curiosité la plus enfantine, m'approdier avec confiance, passer la main sur ma barbe, mes cheveux, mon visage : „ Je n'ai rien a craindre de ces gens, me „ disois-je tout bas; c'est pour la première fois „ qu'ils envisagent un Blanc „. Je me suis livre a cette digression, d'autant plus volontiers qu'il étoit intéressant de fixer les regards sur cette partie plus sérieuse de mes excursions et de mon histoire.-J'y reviens avec empressement, et j'éproüve. sans ccgse un nouveau plaisir a contcr ces simples, mais délicieuses aventures. Toute la Horde qui avoit eu de la peine a se séparer , de mof, m'accompagna jusqu'a la rivière Louri, aquatrdlficues du jGamtoos. Nous arrêtames pour prendre congé de nos bons amis., les légaler de quelques verres d'caü-de-vie, et cle quelques pipes de tabac. Les femmes qui, pendant mon séjour dans les environs de leurs Kraale s'étoient attachées a mes Hottentots, et qui peut-être aussi regrettoient un peu ma cuisine,vouloientabsolument nous suivre; mais plusieurs fois je m'étois appercu,quoiquej'eusse feint de ne le pas remarquer, qu'il s'étoit «levé quelques démêles entre mes gens; il s'en  188 VOYAGE étoit suivi un peu de relachement dans le service : ainsi je refusai nettement a ces femmes la perraission de m'accoinpagner et de rester avec moi. Une seule m'avoit paru fort agissante : j'avois remarqué qu'elle avoit grand soin de mes vaches et de mes chevres; qu'elle savonnoit et blanchissoit mon linge fort proprement. Ces raisons intéressoient assez ma personne ; mais un autre motif plaidoit plus fortement sa cause. Elle étoit devenue la maitresse tendrement aimée de mon fidele Klaas. Les séparer, c'eüt été déchirer deux coeurs a la fois, sans nul profit, que de me montrer sévere et dur envers un être qui m'auroit, en toute rencontre, sacrifié sa vie. Par une politique contraire a celle qu'eüt adoptée tout autre, je résolus de la garder. Cette marqué de préférence faisoit voir a quel point je distinguois Klaas de ses camarades. Que ce soit injustice ou foiblesse, je me livrai au désir de faire au moins un heureux, puisque tous ne pouvoient 1'être, et je n'eus point dans la suite a m'en repentir. Je donnai a cette femme le nom de Ragel : elle fut chargée du même service qu'elle avoit toujours fait; elle m'a suivi par-tout jusqu'a la fin de ce Voyage. Après le départ de la Horde, nous continuames notre route; mais un gros orage nous forca d'arrêter a Galgebos. II étoit cinq heures da soir; le lieu ne manquoit pas d'agrémens: j'y aurois volontiers séjourné quelque tempé; mais il n'y couloit pas un seul ruisseau. Nous allames donc a deux lieues de la passer la rivière ^Van-Staade} et dételer a sept heures sur le  X>A TTO T TENT O T E   EN AFRIQUE. 189 bord d'une mare qui pouvoit abreuver toute la caravane. De combien de procédés etd'inventionsutiles le hasard n'est-il pas souvent la cause? Presque toujours il nous sert mieux, et par des moyens plus simples qu'aucun de ceux qui nous sont suggérés par nos propres lumieres, nos combinaïsons, notre intelligence : je recus la preuve de cette vérité dans 1'endroit même oü, je m'arrêtois. La Horde dont je venois de me séparer étoit venue dès le matin m'apporter, dans mon camp, une bonne provision de lait; j'en avois placé une cruche presque remplie sur mon chariot, dans 1'intention de m'en servir en route pour me désaltérer. L'orage que nous avions essuyé m'avoit tellement rafraichi, que je n'y avois pas touché. Le soir, après les feux faits, je voulus distribuer ce lait a mes gens; mais il étoit tourné : je le fis jetter dans une chaudiere pour en régales mes chiens. Combien ne fus-je pas émerveillé d'y trouver le plus excellent et le plus beau beurre ! j'en étois redevable aux cahottetemens de la voiture qui 1'avoit battu pendant la route. Cette découverte, que je mis en pratique dans tout mon Voyage, me procuroit, outre le beurre frais, un petit-lait salutaire dont je faisois fréquemment usage, et qui sans doute contribua a me tenir vigoureux et bien portant. Le joursuivant, un second orage nous empêcha-de partir : il étoit affreux. II tomboit des grêlons aussi gros que des ceufs de poules : mes bestiaux en souffroient de maniere a m'inquiéter beaucoup. Je fus obligé de tuer une de mes  igo VOYAGE chevres mortellement blessée : ce fut une perte réelle. Je la regrettai beaucoup; elle étoit prête a mettre bas. Mais enfin, le temps ayantchangé, nous abandonnamcs notre mare; et, versie milieu de la journée, après avoir traversé les deux rivieres, le petit et grand Swaar-Kops, je fis déteier sur le bord de cette derniere. Je venois d'appercevoir des empreintes qnejeneconnoissois pas. Quelques-uns de mes gens, a qui je les fis rerharquer, m'assurèrent que c'étoient des pas de Rhinocéros. Tandis qu'on mettoit ordre a mon camp,je suivis la tracé; mais la nuit quisurvint me la fit perdre, et je retoumai sans avoir rien vu. Nous avions,' sur cette seconde rivière qui étoit considérable, une autre horde de Sauvages. Le Kraal étoit composc de neuf a dix huttes, et fourni de cinquante a soixante personnes tout au plus. Ces gens me conseillerent de ne point passer la rivière Bossiman qui coule prés de la cöte : ils me disoient qu'il étoit plus a propos de couper sur ma gauche, et de gagner davantage 1'intérieur du Pays, pour éviter une troupe nombreuse de Caffres qui jettoit 1'alarme, et mettoit tout a feu et a sang clans le canton ; que, de cötés et d'autres, ce n'étoit que désordre et pillage, campagnes ravagées, habitations dévastées et réduites en cendres; que les Propriétaires, pour échapper a une mort prompte et süre , avoient tout abandonné, trainant derrière eux quelques foibles resres de leurs troupeaux; qu'en unmot, je ne devois pas m'approcher de la Caflrerie. Un avertissement aussi brusque m'en imposa d'abord. J'assemblai aussi-töt mon monde.  EN AFRIQUE. 191 On tint conseil sur le parti qu'il falloit prendre. J'étois bien-aise d'approtbndirlesdispositions de tous. II résulta de ce concert unanime, assez conforme a mes desseins cachés, que nous éyiterions d'abord, autant que cela ne nous rejeteroit pas trop loin, cette dangereuse troupe de Caffres; que, comme nous en étions fort prés, nous serions toujours sur nos gardes de jour et de nuit; que, pour éviter toute surprise, nous necamperions plus qu'en rase campagne; que nos Bceufs seroient gardésa leur pature par quatre hommes avec leurs fusils; que mes Chevaux ne quitteroient plus le piquet, afin qu'en cas d'alarme, ils fussent toujours sous la main; mon grand fusil bien chargé devoit rester au camp , et trois coups tirés a des intervalles égaux étoient le signal de ralliement pour ceux que leurs occupations diverses auroienttrop éloignésdu ccntre commun. Nos précautions aussi-bien prises et connues de tout le monde, je montai a cheval; et, suivi de deux de mes gens bien armés, je fis une patrouille rigoureuse, afin de découvrir si, dans les environs, il ne rödoit pas quelques Caffres, et de fusiller impitoyablement le premier que j'aurois vu caché dans 1'intention de nous surprendre, s'il m'étoit impossible de 1'enlever vivant. Rien ne se préscnta. Je poussai plus avant dans 1'après-dinée. La rivière jusqu'a son embouchure étoit bordée d'arbres épineux, la terre sablonneuse, couverte de buissons, et peupl'ée d'un abondant gibier. J'en tuai quelques pieces par provision. Nous ne vïmes rien paroitre qui dut nous inquiéter. Convaincu que  ig2 VOYAGE nous n'avions, pour Ie moment, rien h redouter de ces Caffres si terribles, dès Ie lendemain matin je fis lever le camp, et nous quittames le Swaar-Kops. La Horde de Hottentots, effrayée au seul nom de ces cruels vengeurs, se proposoit d'aller s'établir plus loin, pour n'ëtre plus dans le voisinage de la Caffrerie. Lorsqu'elle me vit prés de partir, elle me demanda la permission de me suivre, et de se mettre sous la protection de mon camp. Je leur accordai cette grace; et quoique dans le fond je fusse enchanté de leur proposition, je m'en fis adroitement un mérite , autant dans le dessein de les tenir sous ma dépendance , que de rassurer mes gens par ce simulacre imposant, et de soutenir leur courage. Je ne pouvois rien desirer de plus favorable : je renforcois ma troupe, et j'avois par-dessus les ressources particulieres de cette Horde, 1'avantage de ma petite artillerie qui pouvoit faire face a des nuécs de Sagayes (* ), et rendre nuls tous les efforts d'une armée de Sauvages, si j'étois bien secondé. En moins de deux heures, les cabanes furent démontées, empaquetées et mises avec les autres effets sur le dos des Boeufs auxiliaires. Je fis d'abord partir avant moi la moitié des hommes de cette Horde avec tous leurs bestiaux; je leur donnai deux de mes gens bien armés pour les escorter : ils emmenoient aussi un de mes (*) Especc de lancedont se servent les Caffres avec beaucoup d'adresse.  EN AFRIQUE. ig3 mes Chevaux, afin qu'en cas d'accident, ils puissent m'en donner plus promptement connoissance. Une heure après, je fis filer nos relais, vaches, moutons et chevres, et toutes les femmes de la Horde avec leurs enfans, montées surleurs Boeufs: une partie de leurs hommes marchoit derrière. Cette compagnie étoit encore escortée par six de mes Chasseurs. Mes trois voitures suivoient avec le reste de mes gens tous armés. Enfin, monté sur mon meilleur Cheval, pour avoir 1'oeil a tout, je galoppois sur les alles, a droite, a gauche, en-avant, en-arriere, dans la crainte oü j'étois sans cesse de quelqu'embuscade imprévuc, car je puis assurer que, le Chef une fois démonté, toute la caravanne n'eüt été qu'une boucherie horrible et la proie d'un moment. J'étois armé de toutes pieces.' Je portois une paire de pistolets a deux coups, dans les poches de mes culottes; une autre paire pareille a ma ceinture; mon fusil a deux coups sur 1'arcon de ma selle ; un grand sabre a mon cöté , et un crit ou poignard a la boutonniere de ma veste. J'avois dix coups a tirer dans le moment. Cet arsenal me gênoit un peu dans les commencemens : cependant je ne le quittai plus du tout, autant pour ma propre süreté, que paree qu'il me sembla que j'augmentois, par cette précaution, la confiance de tout mon monde : mes armes lui répondoient sans doute de mes résolutions. Dans cette pensée, chacun suivoit tranquillement son chemin, se reposantsur moi du soin de le défendre. Jome I. N  194 VOYAGE Cette caravanne en marche étoit un spectacle unique, amusant, je pourrois dire magnifique. Les sinuosités qu'elle étoit obligée de faire en suivant les détours des rochers et des buissons,lui donnoient continuellement de nouvelles formes, et ce point de vue varioit a chaque instant. Quelquefois elle disparoissoit entierement a mes regards, et tout-a-coup du haut d'un terte, je découvrois a vue d'oiseau dans le lointain mon avant-garde qui s'avancoit lentement vers le sommet d'une montagne, tandis que le corps général, qui suivoit sans tumulte et dans le plus bel ordre, les traces de ceux qui les avoient précédés, n'étoit encore qu'a mes pieds. Les femmes donnoient a tetter, a manger et a boire a leurs enfans, assis a cöté d'elles sur leurs Bceufs : les uns jtleuroient; d'autres chantoient ou rioient; les jhommes en fumant une pipe sociale, causoient cntr'eux, et n'avoient plus 1'air de gens qui fuient pleinsd'épouvante,l'approched'un ennemicruel. Un peu plus inquiet que ces machines am"bulantes, j'avois les yeux ouverts sur ma position critique, et philosophois de mon cöté sur ma bete. A trois mille lieues de Paris, seul de mon espèce, parmi tant de monde, entouré, guetté par les animaux les plus féroces, j'étois tenté de m'admirer conduisant pour la première fois dans les déserts d'Afrique, une peuplade de Sauvages,qui, volontairementsoumisea mes ordres, les exécutoit aveuglément, et s'en étoit remis a moi seul du soin de sa conservation. Je n'avois rien a craindre d'eux tous collectivement pris: cependant j'en voyois qui m'auroient  EN AFRIQUE. ig5 fait trembler , si, corps - a-corps, il n'y avoit eu entr'eux et moi d'autre juge d'un débat que la force; mais au fond, j'étois assez convaincu que, la comme ailleurs, ce n'est pas le plus fort, mais le plus adroit qui commande. Nous n'étions pas encore bien avancés, quand mes chiens, qui rödoient de cötés et d'autres dans les buissons, se mirent tous a aboyer et a tenir. La peur s'empara de tout le monde. Ce ne pouvoit être, disoit-on, autre chose qu'une embuscade de Caffres. Je me prêtois difficilement a leurs raisonnemens absurdes. Commenc concevoir que mon avant-garde eüt passé sans être inquiétée?Et je venoisde 1'appercevoir qui suivoit paisiblement sa route, sans aucune apparence de désordre. Je piquai des deux, et lorsqu'a travers les buissons je fus arrivé sur la voie, je fus bien étonné de ne voir qu'un Porc-Épic , qui se défendoit au milieu de mes chiens. Je le tuai, et sur le champ, dans la crainte que ce coup de fusil ne fit faire quelque sottise a mes gens, je revins auprès d'eux; et, par mes plaisanteries sur leurs terreurs paniques, ils purent juger que je ne me démontois pas aisément. Le Porc - Epic se défend a merveille. Ses piquans le mettent a 1'abri de toute atteinte. Lorsque le chien 1'approche, celui-laprendsa belle, et se jette de cöté sur lui : une fois touché, le chien ne revient plus a la charge. II lui reste toujours dans les chairs quelques-uns des piquans: cela le décourage et le fait fuir. Un de mes Hottentots fut incommodé pendant plus de six mois pour en avoir été blessé a la jambe. M. Mallard, officier du régiment de PonN a  ig6 VOYAGE dichery, au Cap de Bonne-Espérance, fut piqué en harcelant un de ces animaux : il s'enfallut peu qu'il ne perdit la jambe; et, malgré tous les soins qu'on prit de sa personne, il souffrit cruellement pendant quatre mois entiers, dont il passa le premier dans son lit. Au reste, le Porc Epic est un excellent manger : on le voit avec plaisir sur les tables les mieux servies du Cap, lorsqu'il a été soigneusement fumé. Après une heure et demie de marche, je fis halte; mais nous n'arrêtames que le temps qu'il falloit pour ramasser une bonne provision de scl sur les bords d'un Lac d'eau salée, qui se trouvoit dans notre chemin; et, deux lieues plus loin, je pris les devans pour aller visiter une habitation que j'appercevois a notre gauche. Elle avoit été saccagée et brülée par les Caffres: il n'en existoit plus que quelques pans de murs, tout noircis et calcinés par les Aammes : image bien horrible dans le fond d'un désert! Une heure après, je trouvai mon avant-garde arrêtée sur les bords du Kouga: nous y plantames le piquet. Ce Kouga n'est a proprement parler qu'un ruisseau: encore l'eau n'y couloit presque pas: il n'en étoit resté que dans des creux oü nous trouvames quantité de Tortues excellentes; mais elles étoient .très-petites; la plus forte ne pesoit par trois livres. Je fis faire, avant la nuit, un abattis de branchages pour former une espèce de pare au tour de mes bêtes. Pendant ce tempsla, les femmes ramassoient de cotés et d'autres tout ce qu'elles pouvoient trouver de bois  EN AFRIQUE. 197 sec, afin d'alimenter plusieurs feux qu'il étoit indispcnsablc de tenir allumés en divers endroits, dans la crainte d'être surpris, soit par les Caffres, soit par les Lions qui devenoient trèscommuns dans ce Canton.Nous y restames jusqu'au 20. Les vivres commencoicnt a raanquer; j'eus le bonheur de tuer trois Buffles et deux Bubales. Les bords du ruisseau me procurerent quelques Pintades, absolument semblables a celles d'Europe. En les faisant bouillir long-temps, elles étoient très-bonnes; mais róties ou sur le gril, on ne pouvoit en tirer aucun parti. Elles étoient apparemment trop vieilles; je trouvai aussi quelques especes nouvelles de trcsjolis oiseaux; les Barbus entr'autres. J'en donnerai les Planches enluminées. Nous remontames ensuite le Kouga dans 1'ordre que nous avions observé jusqu'alors: il y avoit a peine une heure que nous marchions, que mon avant garde qui s'étoit arrêtée, m'enyoya dire qu'elle trouvoit des empreintes de pieds d'hommes. La peur leur persuadoit a tous que c'étoient des pieds de Caffres: ils ne voyoient par-tout que Caffres. J'accourus; les traces ne me parurenr pas bien fraiches: cependant, comme cette découverte devenou très-sérieuse, je sentis qu'il n'y avoit rien a hégliger, ni temps a perdre pour se mettre en bon état de défense : je fis halte; et, tandis que tout le monde trayailloit a parquer les Bceufs, et a ranger le camp, suivi de mes deux Chasseurs intrépides, je partis encore pour aller a la découverte. Nous suivimesla tracé pendant plus d'une heure. N 3  198 VOYAGE Elle nous conduisit dans un endroit oü nous trouvames les resr.es d'un feu qui n'étoit pas encore éteint, et quelques os de mouton fraichement rongés. II étoit très-évident que les Sauvages qui s'étoient arretés la, y avoient passé la nuit; mais a la vue des os rongés, j'avois bien de la peine a croire que ce fussent des Caffres, paree que cette nation n'éleve point de bêtes a laine. A la vérité, il étc~"t possible qu'ils en eussent ou pillé ou trouvé chez leurs ennemis. Dans 1'incertitude oü me jettoient mes réflexions, je résolus de pousser encore plus avant; enfin , las de parcourir et de battre la campagne, voyant que ces traces nous écartoient trop,et nous jettoient dans une route opposée a celle que nous devions tenir, nous rejoignimes le camp. La nuit suivante fut assez tranquille; mais le jour suivant avec un orage terrible; une pluie continuelle nous forca de resterclos dans nos tentes, etle lendemain nous eümes le désagrément de traverser quatorze fois de suite le malencontreuxKouga, qui, de quartd'heure en quart-d'heure, venoit impitoyablement nous barrer le chemin, ne nous donnoit pas le temps de nous reconnoitre, et sur toutes choses, faisoit danser horriblement nos voitures sur les cailloux rbulans de son lit et les éclats de rocher qu'il charioit dans son cours. Ce manege fatiguant et répété tant de fois, «ous forca de passer la nuit prés d'un petit torrejit, appelé Drooge-Rivier ( rivière seche ). Nos attelages étoient trop harasés pour nous conduire plus avant, les circonstancesnenous permettoientpas oon 'plus de songer a fake de grandes marches.  EN AFRIQUE. 199 II Falloït trop de temps, lorsque nous arrivions, pour ranger le camp, s'occuper des soins et de la nourriture d'une centaine d'animaux, faire bouillir les marmites pour un nombre encore plus considérable de personnes, veiller a la sureté de tous ces individus, faire le bois pour les feux, et les entretenir toute la nuit : ces détails devenoient bien pénibles et pourtant indispcnsables. . Ce soir-la, nos chiens s'aviserent de vouloir être nos pourvoyeurs. Le Pays étoit rempli de Pintades; au coucher du soleil, tous ces animaux s'étoient perchés par centaines pour passer la nuit sur les arbres qui nous environnoient. lis faisoient un caquetage continuel et désagréable; mais il servit du moins a quelque cbose, et les oiseaux mal-adroits se décelerent eux-mêmes; car nos chiens, qui les entendoient, se mirent a courir et a aboyer aux pieds des arbres. Les Pintades auroient bien voulu fuir; mais la pesanteur de leur corps et la trop petite envergure de leurs alles, ne leur permettant pas de prendre leur vol de dessus les arbres , obligées pour cela de courir et de s'élancer de la terre, c'est dans ce moment que nos chiens les attendoient au passage, et les démontoient d'un coup de dent. Cette facon de chasser nous procura de ces animaux en quantité, sans qu'il nous en coutat une seule charge de poudre. Le lendemain, je youlus employer le même manege; mais les Pintades mieux instruites par le sort de la veille, ne descendirent point. Au reste, un seul coup de fusil produisit tout 1'effet que j en avois ' N 4  200 VOYAGE Pendant la nuit, quelques Lions se firent entendre dans le lontain. Le 2q , après six heures de marche, rious arrivames a une grande et belle rivière, le Sondag. Elle étoit a plein bord; le temps tournoit a la pluie; la crainte d'être encore arrêtés par un débordèment, nous fit prendre le parti de le traverser sur des radeaux; jé fis couper le bois nécessaire pour cette construction, et même celui qu'il nousfailloit pour 1'entourage ordinaire de nos bestiaux, lorsque nous serions campés : après quoi je fis embarquer nos voitures jpiece a piece, tous les efFets et la moitié de mon monde. Ils allerent camper de 1'autre cöté de la rivière, sous la conduite de Swanepoel. Les bestiaux passerent a la nage comme ils avoient fait dans les occasions précédentes; et, le joursuivant, avec le reste de la troupe et des efFets, je traversai a mon tour le torrent sur mon radeau. Les préparatifs, 1'exécution, et le rétablissement de toutes choses, nous occuperent jusqu'au dernier du mois. Dansl'intervalle,je m'étoisprocuré plusieurs oiseaux; j'avois fait saler plusieurs Coudous; mais j'avois failli perdre mon pauvre Keès. Ce détail fera mieux connoitre que tout ce que je pourrois dire, ma maniere uniforme et simple de passer mes jours. J'étois pret de diner, et je dressois sur un, plat, des harricots secs que je venois de fricasser, lorsque j'entendis tout-a-coup le ramage d'un oiseau que je ne connoissois pas. J'eus bientöt oublié et la cuisine et Je diner. Je prends mon fusil, et m'élance hors de ma tente. Je re-  EN AFRIQÜE. 201 viens au bout d'un quart-d'heure, satisfait de ma course, et tenant mon ciseau a la main: je fus grandement surpris en rentrant, de ne plus trouver une seule feve sur ma table : c'étoit un tour de Keès; mais je 1'avois si bien étrillé la veille pour m'avoir volé mon souper, que je ine con• cevois pas qu'il 1'eüt si-töt oublié, ou qu'il eüt mis si peu d'intervalle entre la punition et ce nouveau délit. Cependant il avoit disparu; comme il attendoit toujours la nuit pour se remontrer, lorsqu'il avoit fait quelque sottise , je savois bien qu'il ne pourroit m'échapper. C'étoit ordinairement a 1'heure de mon thé qu'il se glissoit sans bruit, et venoit se mettre prés de moi a sa place accoutuméc, avec 1'air de 1'innocence, et comme s'il n'cüt jamais été question de rien. Ce soirla, il ne reparut pas; et, 'le lendemain, personne ne 1'ayant vu, je commencai a prendre de 1'inquiétude, et a craindre qu'il n'eüt disparu tout-a-fak. J'en aurois été, d'autant plus désolé, qu'en outre qu'il m'amusbit sans cesse, il m 'étoit réellemcnt fort utile, et me rendoit des services que je n'aurois pu remplacer par d'autres; mais, au troisieme jour, un de mes gens qui revcnoit de chercher de l'eau, m'assura qu'il 1'avoit vu róder dans le voisinage; mais que le dróle s'y étoit enfoncé dès qu'il 1'avoit appercu. Je me mis aussi-tót en campagne; je battis avec mes chiens tous les environs. Tout d'un coup, j'entendsun cri pareil a celui qu'il faisoit toujours lorsqu'il me voyoit arriver de la chasse, et que je n'avois pas voulu 1'emmeneravec mok Je m'arrête, je chcrche des yeux; enfin, je 1'appercois qui se cachoit a moitié derrière une grosse  202 VOYAGE branche dans 1'épaisseur d'un arbre. Je 1'appele amicalement, je 1'engage par toutes sortes de bonnes parolesa descendre, et a venir a moi. 11 ne -s'en fie point a ces signes de mon amitié et de la joie que me causoit sa rencontre; il me force a grimper sur 1'arbre pour 1'aller chercher. II ne fuit pas, et se laisse prendre. Le plaisir et la crainte se peignoientalternativement dans ses yeux; il les exprimoit par ses gestes. Nous rejoignimes mon camp. C'est la qu'il attendoit son sort, et ce que je déciderois de lui. J'aurois bien pu le mettre a 1'attache; mais c'étoit m'öter 1'agrément de cette jolie béte : je ne le maltraitai même pas, et voulus être généreux avec lui. Une correction de plus ne 1'auroit point changé : peut-être en avoit-il plus d'une ibisessuyé mal-a-propos; car sa réputation, qui prêtoit assez les couleurs de la vraisemblance aux rapportsqu'on me faisoit contre lui, lui nuisoit beaucoup dans mon esprit, et me rendoit injuste, sur-tout quand j'avois de 1'humeur. On avoit mis souvent sur son compte, bien des petits vols de friandise, dont mes Hottentots eux-mêmes avoient probablement touché la valeur, et dont le pauvre Keès n'avoit sans doute été que le prête-nom. Le Sondag est un fleuve qui prend sa source dans de hautes montagnes presque toujours couvertes de neige: ce qui les a fait nommer SneuwBergen (montagnes de neige ). Je les avois au nord sur ma gauche. Le fleuve, grossi par différentes petites rivieres qui se joignent a lui, va se jetter et se perdre dans la mer , a dix lieues de 1'endroit oü j'étois.  EN AFRIQUE. 203 Le premier Octobre nous reprimes notre route dansl'ordreaccoutumé. Aprèssept heures de marche , nous nous reposêmes un moment sur les ruines d'une habitadon dclaissée comme 1'autre et non moins triste et lugubre, A quatre heures du soir, nous nous arrêtames a une mare d'eau. Nous fümes bien heureux, cette nuit la, d'avoir de grands feux. Quelques Hiennes et deux Lions nous vinrent visiter, et mirent tous nos bestiaux en désordre. Nous passamcs toute la nuit sur pied. II ne fallut rien moins que nos décharges bruyantes et non interrompues, pour parvenir a les éloigner, tant ils montroient d'acharnement! A la pointe du jour, nous vimes une si grande quantité de Gazelles Sprinck-Bock , que je réso. lus d'employer la journée entiere a en faire la chasse. Nos provisions commencoient a manquer, et demandoient a être renouvellées plus souvent. C'étoit parmi tout mon monde une consommarion de viandes dont on ne sauroit se faire une juste idee. En conduisant une horde entiere, et tous leurs animaux, j'avois pris un surcroit d'embarras considérable, etqui m'effrayoit quelquefois.Nous fümes assez heureux de tucr sept de ces Gazelles. Quoique cette espèce soit lestea la coursc, a cheval on les joint facilement. Rassemblées ordinairement en troupe, et serrées comme des moutons, elles se nuisent mutuellemcnt: ce qui ralentit beaucoup leur marche. Une seule balie bien ajustée, peut en traverser deux, quelquefois trois, et plus encore. Le jour d'après, nous fimes une marche forcée ; nous avions eu de mauvaise eau la veille; ü fallok pour s'en procurer de plus fraïchc,  204 VOYAGE rencontrcr un bras du Sondag. Nous Ie trouva1mes heureusement a quatre-heures. Nos Bceufs étoient rendus. Ils avoient travaillc par une chaleur étouffante. Je craignois qu'il n'en moürut quelques-uns, malgré qu'on eüt eu la précaution de renouveller plusieurs fois les attelages. Le 4, nous quittlmes tout-a-fait le fleuve, et ne firnes, ce jour-la, que trois lieues, tant la chaleur étoit insupportable : nos Boeufs se sentoient encore de la veille. Le 5, nous nous mimes en route, dès trois heures du marin. A sept heures, nous trouvames encore une habitation abandonnée. Les propriétaires, sans doute, pressés par la peur, ne s'étoient pas donné le temps de mettre aucun de leurs efFets a 1'abri du pillage. A 1'aspect de cette habitation demeurée entiere, et qui ne portoit aucune empreinte du feu, il me sembla que les habitans avoient pris 1'épouvante mala-propos. Je fus curieux d'entrer dans cette maison. Je ne m'étois pas trompé. Nous n'appercümes aucun dérangcmcnt dans les meubles. Chaque ustensile étoit a sa place. Je ne permis pas qu'on touchat aux efFets, mêmes les plus indif- * ferens: seulement, comme la chaleur continuoit d'être excessive, je'fis halte a Fombre de cette maison, et nous nous reposdmes un peu. Vers le soir, je délogeai, et nous entreprimes une marche de quatre heures. Le lendemain nous passdmes encore a travers deux habitations simplement désertées comme celle de la veille, et dans le même état. Je ne voulus pas arrêter. Quatre heures de marche nous mirent sur les bords de la petite ri-  EN AFRIQUE. 2o5 vicre Vogel (1'Oiseau ): nous fimes halte, paree que mes Boeufs avoient encore manqué d'eau, et presque de nourriture. A midi le temps s'obscurcit un peu, et d'assez gros nuages nous déroboient entierement la vue du soleil. Je profitai de cette heureuse circonstance pour avancer de plus en plus; nous espérions gagner AgterBruyntjes-Hoogie; mais parvenus au pied de ces montagnes, une mare d'eau qui se trouvoit la, nous engagea d'y camper : nous nétions rien moins qu'assurés d'en rencontrer une autre. Pendant la nuit, nos feux furent appercus par des Hottentots Sauvages. Comme ces gens s'approchoient de nous pour nous reconnoitre, ils furent éventés par nos Chiens, qui nous donnerent 1'éveil, et qui courant au qui-vive, aboyoient et se démenoient horriblement. Pour cette fois, une partie de mon monde, persuadé que nous étions investis par les Caffres, ( la peur, je le réprete, leur faisoit voir par-tout des Caffres , ) proposa de laisser le camp, et de se mettre a 1'abri dans les buissons, comme si nous eussions été en plus grande süreté, séparément cachés dans de misérables taillis, que réunis en corps, bien armés et déterminés. Klaas et moi, nous étions furieux. Le vénérable Swanepoel se joignit a nous pour remonter ces coeurs efféminés; et quelque dut êtrel'événement, il jura qu'il s'attachoita moi, et donneroit pour ma défense jusqu'a la derniere goutte de son sang. Au milieu de ces discours et des Mches irrésolution s du reste de ma troupe, une voix se fi t entendre, quisupplioitenHollandoisinintelligible, de rappeler les Chiens : ce que 1'on fit a 1'instant.  206 VOYAGE Lorsque je me fus assuré que ces gens n'étoient que des Hottentots, je leur permis d'approcher. lis parurent au nombre de quinze hommes, plusieurs femmes, et quelques enfans. Ils s'étoient mis en route pour s'éloigner du feu de la guerre. Je fus prévenus par eux que, lorsque j'aurois franchiia montagne, je trouverois encore plusieurs habitations désertes; ils m'expliquerentcommentles propriétaires de ces habitations éparses s'étoient assemblés dans une seule pour être en force contre 1'cnnemi; mais que leur parti étoit pris d'abandonner tout-a-fait le pays et leurs possessions, pour se rapprocher des Colonies Hollandoiscs, attendu que les Caffres étoient a 1'heure même en campagne, et juroient de n'en pas laisser subsister une seule. Je passai la nuit en conférences de cette nature, et j'appris de ces gens tout ce que je voulus savoir. Je pouvois d'autant moins me déterminer a regarder les Caffres comme des bêtes féroces altérées de sang, qui n'épargnoient ni lage, ni le sexe, ni leurs voisins, que je connoissois assez bien les Colons pour suspecter leur foi, et rejeter sur eux une partie des horreurs dont ils affectoient sans cesse de se plaindre. Et pourquoi mêler dans ces guerres affreuses, un peuple aussi doux que le Hottentot, et qui mene une vie a la fois si paisible et si précaire, s'il n'y avoit pas eu dans le ressentiment des Caffres, une cause cachée bien digne de toute leur vengeance.? Le Caffre lui-même n'est point un peuple méchant. II vit, comme tous les autres Sauvages de cette partie de 1'Afrique, du simple produit de ses bestiaux, se nourrit de laitage,  ENAFRIQUE. 207 se couvre de la peau des bêtes : il est comme les autres, indolent par sa nature, plus guerrier par les circonstances; mais ce n'est point une Nation odieuse, et dont le nom soit fait pour inspirer la terreur. Je voulus donc m'instruire a fond des motifs et des commencemens de ces guerres atroces qui troublent ainsi le repos des plus belles contréesde 1'Afrique. Ces bonnes gens qui s'étoient livrés a moi avec tant de confiance, s'ouvrirent également sans réserve. Ils m'apprirent, en effet, que les vexations et la cruelle tyrannie des Colons étoient 1'unique cause des la guerre, et que le bon droit étoit du cöté des Caffres : ils m'apprirent que les Bossismans espèce de vagabonds déserteurs, qui ne tiennent a aucune Nation , et ne vivent que de rapines, profitoient de ce moment de trouble pour piller indistinctement et Caffres et Hottentots et Colons ; qu'il n'y avoit que ces misérables qui eussent pu engager les Caffres a comprendre dans la proscription générale tous les Hottentots, qu'ils regardoient comme des espionsattachés aux Blancs, et dont ceux-ci ne se servoient que pour leur tendre des pieges plus adroits. Ce dernier trait n'étoit pas dénué de fondement, mais ne pouvoit , dans aucun cas, s'étendre aux Hordes les plus éloignées. Ainsi 1'innocent suivoit le sort du coupable.Eh ! commentdes Sauvages eussent-ils été capables de faire d'eux-mêmes une distinction que les Peuples civilisés ne font pas! Ils m'apprirent enfin que les Caffres s'étoient procuré quelques armes a feu, enlevées dans ces habitations ravagées, ou dérobées a ces Hottentots, Colons surpris a la découverte.  20S VOYAGE Je fusinstruit enfin, dans Je plus grand détail, de tout ce qui s'étoit passé, des attaques, des combats qui s'étoient donnés, et dans lesquels, tout en faisant de grands ravages, les Caffres cependant avoient toujours eu le dessous: ce qui ne me parut pas étonnant : la Sagaye, leur arme la plus meurtriere, et qu'ils manient avec la plus grande adresse, ne sauroit soutenir la comparaison avec nos armes a feu, employées par des Chasseurs qui ne manquent jamais leur coup. Tout ce que j'apprenois m'intéressoit fort; la plus légere circonstancene pouvoit metre indifférente; je me trouvois engagé, pour mon propre compte, dans les événemens et les hasards de cette guerre, puisque j'étois actuellcment, pour ainsi dire, sur le champ de bataille, et que je touchois au moment oü,navré jusqu'au fond de 1'ame du spectacle affligeant que j'avois incessamment sous les yeux, pénétré du plus ardent desir de rendre service a des infortunés que je ne connoissois point, que je n'avois jamais vus, que je ne reverrois jamais, mais dont le triste sortexcitoit ma compassion, j'allois, si tout ce monde eüt voulu me suivre, traverser cinquante lieues de la Caffrerie, aurisque dë tout ce qui auroit pu m'en arriver, et rétablir a jamais le calme dans ces contrées malheureuses. Je ne fus sccondé par personne; le Ciel même eüt été impuissant contre la terreur de ceux qui marchoient a ma suite; mais je couvriraid'opprobre, avec bien plus de justice, les laches Colons quej'allai chercher deux jours après, pour 1'indigne maniere dont le Chef osa colorer son refus de m'aider dans une expédi- tion,  EN AFRIQUE. 20-9 tion, qui certes auroit réussi, et faisoit le plus grand honneur a 1'humanité. Un nouveau malheur arrivé depuis peu dans ces lieux funestes, m'enhardissoit encore, et venoit échauffer mon imagination. On me dit qu'il n'y avoit pas six semaines qu'un Navire Anglois avoit fait naufrage a la cöte; que, parvenu a terre, une partie de 1'équipage étoit tombée entre les mains des Caffres, quil'avoient exterminée, a 1'exception de quelques femmes qu'ils s'étoient cruellement réservées; que tous ceux qui avoient échappé vivoient errans sur le rivage, dans les forêts, oü ils achevoient de périr misérablement. On comptoit parmi ces infortunés, plusieurs Officiers Francois prisonniers de guerre , qu'on renvoyoit en Europe. Combien je me sentis tourmenté par ces détails affligeans! D'après tous les renseignemens que purent me donner ces nouveaux venus, je jugeai, en m'orientant, que de 1'endroit oü j'étois, je ne devois pas avoir plus de cinquante lieues jusqu'au vaisseau. Je roulois mille projets dans ma tête; j'inventois mille moyens de secourir des infortunés, dont la situation étoit si déplorable.Tout mon monde serévoltacontre ma proposition. Ni prieres, ni menaces ne firent effet sur leurs esprits. Le récit de cette aventure leur avoit fait des impressions bien difFé— rentes : une rumeur soudaine se répandit dans tout mon camp. Si, secondé par deux ou trois de mes braves, je n'en avois imposé, par mes gestes et ma contenance déterminée, a ces misérables, j'eusse infailliblement péri la victime de leur sédition. Je fis trembler l'un deux, en Tome I. O  210 VOYAGE lui appuyant le pistolet sur le front. Mais je ne pus rien gagner. La Horde qui marchoit a ma suite me dit, sans préambule, qu'elle étoit libre, et ne voyoit point en moi son chef; qua 1'instant elle alloit rétrograder, avec les quinze Hottentots récemment arrivés; et jusqu'a mes propres gens, qui me signifierent d'un ton hardi, qu'ils n'étoient point d'humeur a se faire écharpper par des milliers de Caffres, tous ensemble avec des cris, me déclarerent affirmativement qu'ils ne me suivroient pas, et qu'ils alloient plutót sur le champ se remettre en route pour les Colonies. Je tenois toujours ferme, et leur fis tête jusqu'a la fin. Mes représentations, les instanccs de mon Klaas n'en ébranlerent que deux, qui' consentirent a se hasarder avec moi. Le vieux Swanepoel en étoit un; mais que pouvions-nous faire a nous quatre! Vainement je remontrai a ces Sauvages, de quelle ingratitude ils payoient la complaisance que j'avois eue de les laisser venir avec moi; qu'ils oublioient bien vite les soins, les vivres et la protection que je leur avois accordés: vainement je leur dis que je les tenois tous pour des traitres, des laches, et mes ennemis plus odieuxque les Caffres ; je ne fis que redoubler leur crainte, ei leur inspirer de la haine contre moi-même: Fépouvante s'étoit assise au milieu d'eux; je la lisois sur tous les fronts. Je pris le parti de me taire; la nuit s'avancoit : après avoir recommandé la plus sévere garde, j'allai m'enfermer dans ma tente. On m'avertit, ail point du jour, que ces Etrangers délogeoient, entrainant leurs femmes, leurs enfans, leurs bestiaux, tous leurs  ËN AFRIQUË* 2ll1 feffets après eux. Je défendis qu'on leur dit un seul mot d'adieu; et moi-même, sans perdre de temps, je donnai 1'ordre pour le départ, er, me mis en route de mon cöté: En quatre heures * nous traversdmes la montagne d'Agter-Bruyntjes-Hoogte; puis rafraichis par un orage, quï sembloit arriver a souhait, après quatre autres heures, nous campémes pour passer la nuit. Nous vimes toujours chemin faisant quelques habitations désertes, dont les propriétaires, sans doute 5, étoient du nombre des confédérés. Le sol, dans eet endroit, me parut généralemeut bon, les montagnes étoient couvertes de beaux et grands arbres, les plaines parsemées de Mimosa-Nilotica, regorgeoient de Gazelles et de Gnous, ces derniers animaux, quoique très-bons a mangcr, sont cependant inférieurs aux autres Gazelles. Par tous les renseignemens que j'avois pris des quinze Hottentots qui avoient soulevé la PI orde, et me 1'avoient enlevée, j'estimois que je ne devois pas être loin de 1'endroit oü tous les Colons s'étoient rassemblés. Je me flattois sans cesse, de trouver parmi eux, qüelques gens de bonne volonté, qui, goütant mes projets de pacification auprès des Caffres, et 1'espoir de secourir de malheureux naufragés, s'y livferoient de bonne grace, et s'empresseroiertt de me seconder. L'image de ces infortunés me suivoit par-tout. Quel devoit être PafFreuse situation des femmes, condamnées a trainer ainsi leurs jours dans les horreurs et tous les déchiremens dudésespoir? Cette idéé ne désemparoit pas mon imagination, et m'attachoit de plus en plus k mon projet. Le désir de leur rendre la liberté,, ' O 2  212 VOYAGE et de les ramener avec moi, m'étourdissant de plus en plus sur les obstacles, ne me laissoit voir que la possibilité du succes: combien j'étois impartient d'arriver chez cette Horde de Colons! Des le lendemain, après trois heures d une marche entreprise au point du jour, je découvris enfin 1'habitation tant désirée! Du plus loin que ces gens m'appercurent, je le vis tous s assembier et se grouper devant la maison; leurs mouvemens, leurs déplacemens, 1'attention avec laquelle ils tournoienttous ensemble leurs regards vers moi, me faisoient assez comprendre qu ils ne me voyoient pas sans alarme, et que mon convoi sur-tout les inquiétoit fortement. Je piquai des deux; et les abordant avec pohtesse , je me fis connoïtre, et déclinai mon nom. J atfccnü de ne marcher qu'avec 1'autonté de la puissance Hollandoise, a qui j'avois des comptes a rendre de mes découvertes. Cette fin de mon discours très-circoncis parut leur en unposer; ils m'accueillirent alors avec les démonstrations de la plus grande joie, et me témoignerent combien ils étoient enchantés de me voir. Ils m avouerent que ma harbe les avoit intrigues ( elle avoit alors onze mois de crue) ; qu'ils n'avoient su, non plus, que penser de mes armes, de mes chariots, de mon grand cortege; qu ils avoient souvent ouï parler de moi^qu on leur avoit conté cent catastrophes oü j avois lailli perdrelavie; mais qu'on les avoit assures, en dernier lieu, qu'un vaisseau que j'avois trouve a 1'ancre, dans la baie Blettemberg, mavoit conduit a 1'isle Bourbon; qu'ainsi ils n avoient eu garde, en me voyant arriver, de croire que  EN A F R I Q U E. 2l3 ce fut moi. Après avoir essuyé cent questions auxquelles on ne me donnoit pas le temps de répondre, je leur déclarai les motifs qui m'avoient conduitvers eux, et larésolution que j'avois prise de pénétrer dans le fond de la CafFrerie. Je ne leur cachai pas combien j'étois surpris dece que jusqu'a ce moment, ils n'avoient point encore renté de sauver les malheureux Européens, dont ils n'ignoroient pas le sort; que j'esperois trouver parmi eux des hommes de bonne volonté, qui se détacheroient pour venir avec moi vers la cöte sur laquelle avoit péri leur vaisseau; qu'il ne falloit pas douterque le GouvemementHoIlandois nerécompensat glorieusement les auteurs d'une si belle entreprïse; et, pour les déterminer d'autant plus, je ne manquai pas d'ajouter que, parmi les elfets du vaisseau qui étoient encore en partie sur la cöte, chacun deux trouyeroit 1'avantage de se procurer a peu de fraix mille aisances pour le reste de ses jours. Cette raison parut les ébranler un moment; mais j'en augurai mal, quoiqu'ils s'empressassentde me répondre que, si les choses étoient telles que je les leur dépeignois, il n'y avoit rien de si juste que d'aller au secours de ces malheureux, qui, dans le fond étoient, disoient-ils, leurs freres, leurs semblables. Leplus rusé, comme le plus lache de la troupe, ne prenant de mon discours que ce qui intéressoit sa cupidité, ajouta, pour les autres, qu'il étoit trop probable que les Caffres avoient ^ déja dépouillélevaisseau, eten avoientenlevé ce qu'il y avoit de meilleur; qu'on n'y trouveroit peutétre rien, ou si peu de chose, qu'on n'en rap- 03  §i4 voyage; porterok pas de quoi compenser les fraix et les risques d'un pareil voyage; et qu'ils laisseroient, pendant leur absence, leurs femmes et leurs enfans exposés a être massacrés par les Caffres. Je sentois intérieurerrient qu'il n'y avoit rien qui put les tenter dans cette expédkion : ils ne pouvoient enlever beaucoup de bestiaux ennemis; car, après s'en être partagé plus de vingt mille depuis le commencement des hostilités, il ne devoit pas en rester beaucoup a ces Sauvages, qui, pour conserver ceux qu'ils avoient ■ réchappés du pillage, les avoient retirés fort avant dans 1'intérieur de leurs terres. Je fis tous mes efforts pour combattre les raisonnemens de eet homme, et lui dis assez de fois qu'il oublioit sur toutes choses les malheureux pour qui j'étois venu solliciter dessecours, Mais il avoit entrainé ses camarades; etdès-lors aucun d'euxne montra le moindre penchant a me seconder. N'ayant plus a compter sur des profits, il ne falloitplus compter sur leur assistance, J'aurois vainement tenté plus long-temps de les ébranler; je me répandis en imprecations. Je les menacai de toute 1'animadversion du Gouvernement ; je leur souhaitai des nuées de Caffres autour de leur habitation; et, dans la crainte que leur exemple n'influat jusquessurles miens, parmi lesquels j'en trouvois quelques-uns qu'un peu d'obéissance et d'amitié attachoit encore a ma personne, je m'éloignai sur le champ, et me remis en route. J'avois remarqué qu'ils étoient renforcés par une troupe assez nombreuse de Métis Hottentots, Cette première espèce est courageuse, en-  ENAFRIQUE. 2l5 treprenante, tient plus du Blanc que du Hottentot , qu'il regarde au-dessous de lui. Ils avoient toujours été les premiers a marcher contre les . Caffres, et s'étoient signalés dans toutes les rencontres. Cela me fit naitre 1'idée de laisser enarriere trois de mes gens, avec ordre de se faufiler parmi eux, et de faire en sorte d'en engager quelqües-uns a me suivre, sur-tout ceux qui connoissoient le pays et la langue des Caffres. Je les instruisis comme il faut, avant de les laisser partir; et voulant me rendre au dela de la .rivière Klein-Vis , je la leur assignai pour rcadez-vous. J'y arrivai, en trois heures de temps, par de très-mauvais chemins, et je fis halte après 1'avoir traversée. II fallut y coucher pour attendre le retour de mes gens, et des nouvelles du succès de leur négociation. J'avois vu quelques empreintes de pattes de Lions; je me précautionnai contre les surprises de ces animaux, autant que contre celles des Caffres, Je n'aurois pas eu beaucoup d'inquiétude sur le compte de ces derniers, s'il m'eüt été possible de trouver un moyen de leur faire savoir que je n'étois ni de la nation, ni de 1'avis, ni du nombre de leurs persécuteurs ; mais ils pouvoient tomber a 1'improviste sur mon camp, et y causer bien du dommage, avant que nous nous fussions expliqués. Cette considération m'engagea a choisir, pour cette fois, contre ma coutume ordinaire, une élévation dont la vue s'étendit un peu loin. J'y fis dresser ma tente, ranger mes chariots et toutes nies bêtes : puis, a quelques pas de la, je fis construire quelques fausses huttes; ensuite nous allames placer ma tente canonniere k O 4  2l6 VOYAGE une portée de fusil de ce camp; je la fis mas" quer avec des branches d'arbre pour qu'elle ne fut point appercue. C'étoit la que je comptois passer la nuit avec tous mes gens. Par cette manoeuvre, je donnois le change a 1'ennemi. S'il se fut en effet présenté, croyant me surprendre dans mon camp, il s'y seroit a coup sur jetté a corps perdu : c'est alors que j'aurois eu 'le temps d'arriver sur lui, et de le surprendre a mon tour. La nuit ne fut pas tranquille. Nos chiens nous donnerent beaucoup d'inquiétude, et nous ne dormimes point. A la pointe du jour, je vis arrlver de loin mes trois Hottentots; ils amenoient avec eux trois Etrangers. L'un nommé Hans, fils d'un Blanc et d'une Ilottentote, avoit presque toujours vécu parmi les Caffres : il en parloit facilementla langue; quelques verres d'eau-de-vie d'Orléans que j'avois en réserve, m'eurent bientöt gagné toute sa confiance, et je lui fis conter tout ce qu'il savoit sur les affaires présentes. Ce qu'il m'apprit me confirma dans 1'opinion que les Caffres, en général, sont pacifiques et tranquilles; mais il m'assura que continuellement harcelés, volés et massacrés par les Blancs, ils s'étoient vu forcés de prendre les armes pour leur défense. II me dit que les Colons publioicnt par-tout que cette Nation étoit barbare et sanguinaire, afin de justifier les vols et les atrocités qu'ils commettoientjournellement contre elle, et qu'ils tachoient de faire passer pour représailles; que, sous prétexte qu'il leur avoit été enlevé quelques bestiaux, ils avoient  EN A F R I Q U E. 217 sansdistinction dage et de sexe, exterminé des Hordes entieres de Caffres, dérobé tous leurs Boeufs, ravagé leurs campagnes; que cette methode de se procurer des bestiaux leur paroissant plus abrégée que celle d'en élever euxmêmes, ils en usoient avec tant d'indiscrétion, que, depuis un an, ils en avoient partagé plus de vingt mille, et qu'ils avoient impitoyablement massacré tout ce qui s'étoit présenté pour les défendre.Hans m'assura avoir été témoin d'une anecdote que je place ici comme il me la raconta. Une troupe de Cölons venoit de détruire une bourgade de Caffres; un jeune enfant d'environ douze ans s'étoit sauvé, et se tenoit caché dans un trou : il y fut malheureusement découvert par un homme du detachement des Colons, qui, le voulant garder comme Esclave, 1'cmmena au camp avec lui. Le Commandant qui le trouvoit a son gré, déclara qu'il prétendoit s'en emparer. Celui qui 1'avoit pris refusoit obstinément de le rendre : on s'échaufFa des deux cötés. Le Commandant alors, outré de colere, et comme un forcené, courant a 1'innocente victime, crie a 1'adversaire : „ Si je ne puis Fa„ voir, il ne sera pas non plus pour toi. „ Au même instant, il lache un coup de fusil dans la poitrine du jeune enfant qui tombe mort. J'appris encore que plusieurs fois pour s'amuser, ces scélérats avoient placé leurs prisonniers a une certaine distance, et disputoient d'adresse entr'eux a qui tireroit le mieux au blanc. Je ne tarirois pas si je voulois rapporter en détail les atrocités révoltantes qu'on se permet chaque jour contre ces malheureux Sauvages sans  2i8 VOYAGE protections et sans appui. Des considérations particulieres et de puissans motifs me ferment la bouche; et, d'ailleurs, qu'est-ce que la réclamation d'un Particulier sensible contre les despotisme et la foree? II faut gémir, et savoir se taire. J'en dis assez pour faire connoitre ce que sont les Colons dans cette partie de 1'Afrique, que 1'inertie du Gouvernement abandonnea leurs propres excès, et craindroit même de punir. C'est-la que se commettent toutes les horreurs inventées par 1'enfer; c'est dans un Etat républicain qui se distingue plus qu'aucun autre par la simplicité de ses mceurs et son esprit philantropique, c'est-la que 1'iniquité la plus coupable demeure impunie, paree qu'on ne daigne pas étendre ses regards au-dela des objets dont on est environné. Si quelquefois le Gouverneur recoit quelques nouvelles de ces déportemens affreux, la distance, le temps qu'il faut pour qu'elles arrivent jusqu'a lui, d'autres raisons peutêtre qu'il est prudent de ne point approfondir, les amenant a la Ville tellement déguisées ou dénaturées, qu'elles sont a peine le sujet des conversations du jour. Un Colon arrivé de deux cents lieues loin ; il se plaint au Gouverneur que les Caffres ont enlevé tous ses bestiaux; il demande un Commando, c'est-a-dire,la permission d'aller, avec le secours de ses voisins, reprendre le vol qu'on lui a fait. Le Gouverneur ne présume pas la ruse, ou feint de n'y rien comprendre; il adhere a tous les faits exposés dans la requête qu'ón lui met sous les yeux; il ne voit rien que d'équitable dans la demande de l'imposteur,  EN AFRIQUE. Sig Les informations prcalables exigeroient de trop longs délais; elles seroient pénibles, embarrassances. Une permission estsifacile adonner lelie coüte si peu! c'est un mot ! On écrit ce mot fatal; et 1'on ne se doute pas qu'il est J'arrêt de mort d'un millier de Sauvages, qui n'ont ni la même défense, ni les mêmes ressources. Le monstre qui trompe ainsi la religion du Gouverneur, s'enretourne satisfait au milieu des complices de sa cupidité, et donne a son Commando toute 1'extension qui convient a ses intéréts. C'est un nouveau massacre qui n'est que le signal de plusieurs autres boucheries; car, si les Caffres ont eu 1'audace de récupérer par force ou par adresse,les bestiaux qu'on leur avoit enlevés, en yertu de eet ordre qui vient d'être surpris au Gouvernement, et qui n'aura de fin que lorsqu'il n'y aura plus de victimes, a quel affreux carnage les Colons ne se livrent-ils pas! C'est ainsi qu'a continué cette guerre, ou plutöt ce brigandage, pendant tout le temps de mon séjour en Afrique. Ce ne sont point des spéculations de commerce, ni 1'amour d'aucun service qui m'ont conduitau Cap : 1'impulsion seule de mon caractere, et le desir de connoitre des choses nouvelles ont dirigé mes pas dans cette partie du monde. J'y suis arrivé libre et dans toute 1'indépendance du génie. Je suis plus_ farniliarisé avec 1'intérieur du Pays et les Nations ctrangeres qui 1'habitent, qu'avec aucune des Colonies du Cap, et le Cap lui-même que je n'ai guere connu que dans mes retours. Nul ïntcrêt personnel ne me fera soupconner de parfialité. Mais j'ai vu que, par toute serte de rai»  220 VOYAGE sons, I'ceil prévoyant de la Politique s'est ouvert trop tard sur les établissemens qui se sont éloignés, et s'éloignent encore tous les jours de " la Métropole; j'ai vu que toute 1'autorité d'un Gouverneur ne s'étend pas assez loin pour arrêtes jusques dans leur source les désordres affreux qui se perpétuent et se multiplient dans 1'intérieur du Pays. S'il arrivoit que, continuellement vexés, les Caffres fissent jamais cause commune avec les Nations voisines qui commencent aussi a se plaindre desColonies, leur réunion causeroit certainement les plus grands troubles. Et qui sait a quel point s'arrêteroit une semblable confédération qui auroit en même-temps des droits im, prescriptibles a défendre, et d'anciennes injures a venger? Le Gouvernement a plus d'un moyen de prévenir ces malheurs; mais il est temps de les mettre en oeuvre, le danger croit par le retard. JN'est-ilpas arrivé qu'un Gouverneur, instruitun jour d'une vexation cruelle exercée contre les Sauvages, fit vainement sommer celui qui en étoit 1'auteur, de venir au Cap rendre compte de sa conduite ? Le coupable ne daigna pas même répondre a 1'ordre qu'on lui signifia; il continua de plus en plus a tourmenter et a piller comme il 1'avoit toujours fait, et sa désobéissance n'eut aucune suite, et fut même bientöt oubliée. Un jour que je m'entretenois de ces abus avec quelques Colons, plusieurs d'entr'eux me dirent qu'ils avoient plus d'une fois recu de pareils ordres du Gouverneur, auxquels ilsne faisoient aucune attention. Je mis un peu trop de chaleur dans cette dispute, et leur répartis que  EN AFRIQUE. 221 j'étois étonné que, dans ces circonstances, le Gouverneur ne fit pas accompagner ses ordres par un détachement, qui, en cas de refus, enleveroit le coupable, et le conduiroit sous bonne escorte a la Ville. „ Savez - vous bien, me dit l'un d'eux, ce qui résulteroit d'une pareille tentative?Nous serions tous dans un moment assemblés, nous tuerionsla moitié de ses sol" dats, nous les salerions, et les renverrions par „ ceux qu'on auroit épargnés, avec menaces d'en faire autant de quiconque oseroit se pré,', senter dans la suite. „ Telle fut sa réponse, a laquelle je n'aurois trouvé pour le moment qu'une réplique inutile. Un peuple de ce caracrere ne sera jamais facile a traiter : il faudra bien de la souplesse pour le réduire. Je ne regarde pas comme impossible qu'un jour sécouant tout-a-fait le joug, il ne fasse peut-être la loi au chef-lieu de la Colonie, et ce jour arrivera lorsqu'un homme de tête, s'emparant de la confiance et des esprits de la multitude, viendra leur offrir, sous des couleurs séduisantes, 1'image de 1'indépendance et de la liberté. Ils ne sentent que trop déja la facilité de 1'entreprise, et les avantages du succes; il ne faudroit que leur rappeler qu'ils sont environ dix mille, tous chasseurs, déterminés et adroits; que chaque coup qu'ils tirent est la mort; que sans peine et sans aucuns risques, ils peuvent battre et détruire toutes les forces que le Gouvernement voudroit leur opposer; que 1'abondance les attend au moment oü ils méconnoitront les loix gênantes et souvent tyranniques du Gouvernement, qui s'opposent a tout genre de prospérité par-  2 2 2 VOYAGE tïculiere; que, placés dans un superbe climar» possesseurs des plus belles terres et des plus beaux bois du Pays, abondamment fournis de gibier de toute espèce, ils peuvent, en ajoutartt a tous ces avantages celui de la culture des terres et la multiplication des troupeaux, se procurer de la première main toutes les ressources des échanges; qu'au moyen des ports et des rades qui bordent par-tout leur territoire, il nó tient qu'a eux d'attirer 1'industrie étrangere, d'augmenter leur population, leurs richesses, et tous les agrémens d'un commerce extérieur et trèsétendu. Le Gouvernement du Cap n'en est pas a. sentir pour la première fois toute 1'importance de ces réBexions, et c'est-la, peut-être, une des plus justes causesde son indolenceapparente sur la conduite des Colons. II connoit le génie et le caractere de ces hommes robustes, presque tous élevés au milieu des bois. On les ménageoit d'autant plus, lors de mon séjour, qu'on se reposoit sur leurs secours puissans du sort de Ia Ville entiere , s'il fut arrivéque les Anglois, dans la guerre de 1781, se fussent présentés, comme on s'y attendoit, pour y faire une descente. Un dernier trait fera connoïtre a quel point on avoit droit de compter sur eux. Dans une allarme mal-a-propos répandue, en moins de 24 heures, on en vit arriver 1000 a 1200, qui alloient être suivis de tous les autres, si Pon n'avoit donné contre-ordre. J'aurois induit dans une grande erreur, si Pon s'imaginoit d'après ce que je viens de dire, que ces Colons sont tous autant de Césars : il s'en faut de beaucoup, et cela ne s'accorderoit gue--  EN A F R. I Q U E. 323 res avec les détails dont j'ai rendu compte plus haut, en parlant de leur guerre actuelle avec les Caffres, et de leurs possessions de toutes parts, abandonnées et désertes. Nés la plupart dans les rochers, une éducation grossiere et sau- vage en a fait des colosses pour la force; habitués dès leur tendre jeunesse a épier et a surprendre les animaux monstrueux de 1'Afrique, ils ne sont absolument bons que pour un premier coup de main, ou pour réussir dans une embuscade. Ils ne tiendroient point a découvert en rase campagne, et ne reviendroient certainement pas a la charge; ils ne connoissent point le courage par le cöté qui fait honneur, mais par celui qui donne 1'unique sentiment de sa force ou de son adresse; et, si 1'on se rappelle mon aventure avec eux dans la baie de Saldanha, on peut juger qu'elle cadre a mcrveille avec ce que j'en dis actuellement. II n'en est pas ainsi de la plupart des femmes. Courageuses avec réflexion, leur sang-froid ne connoit point d'obstacles ni de périls; non moins habiles a manier un Cheval et a faire le coup de fusil que leurs maris, elles sont autant infatigables qu'eux, et ne reculeront pas a la vue du danger : ce sont de vraies Amazones. J'aiconnu une veuvequi gouvernoit elle-même son habitation. Lorsque les bêtes féroces venoient alarmer ses troupeaux, elle montoit a cheval, les poursuivoit a outrance, etne quittoit jamais prise qu'elle ne les eüt ou tuées, ou obligées d'abandonner son canton. Dans un de mes Voyages, deux ans plus tard, aux pays des grands Namaquois, j'ai vu  2 24 VOYAGE sur une habitation très-isolée, une fille de vingt-un ans; qui accompagnoit toujours son pere a cheval, lorsqu'il se mettoit en campagne a la tête de ses gens, pour repousser les Bossismans qui venoient les inquiéter. Elle bravoit leurs fleches empoisonnées, les poursuivoit avec acharnement, les gagnoit a la cousse, et les fusilloit sans pitié. Les Annales du Cap font mention d'un grand nombre des fcmmes qui se sont distinguces par des actions d'intrépidité, faites pour honorer le plus déterminé des hommes. On s'y entretenoit encore lors de mon arrivée, de la tragique aventure d'une veuve qui vivoit sur une habitation très-reculée, avec ses deux nis, dont 1'ainé avoit dix-neuf ans. Dans une nuit obscure, elle et toute sa maison fat réveillée par les piétinemens et les beuglemens sourds de ses bêtes a cornes qui étoient enfermées non loin de la dans un pare. On vole aux armes, on couft au bruit: c'étoit un Lion ; il avoit franchi 1'entourage, et faisoit parmi les Boeufs un affreux dégat. II ne falloit pour arrêter sa fureur, qu'entrer dans le pare, investir le féroce animal et le tuer. Aucun des esclaves et des Hottentots de cette femme n'avoit assez de courage : ses deux fils même n'oserent s'y présenter. Cette veuve intrépide entre seule , armée de son fusil, et pénétrant au milieu du désordre jusques sur le Lion, que '1'obscurité de la nuit lui laissoit a peine entrevoir, elle lui lache son coup. Malheureusement l'animal n'étantque blessé, s'élance sur elle avec fureur, et la terrasse. Aux cris de cette pauvre mere, ses deux enfans accourent; ils trouvent le terrible  EN AFRIQUE. 2 25 rible Lion attaché sur sa proie. Furieux, désespérés, ils fondent sur lui, etl'égorgent trop tard sur le corps ensanglanté de leur incre. Outre les blessures profondes qu'elle avoit recues a la gorge et en différentes parties du corps,'le Lion lui avoit coupé une main au-dessus du poignet, et 1'avoit dévorée : tous les secours furent inutiles, et cette nuit même, elle expira au milieu des douleurs et des vains regrets de ses enfans et de ses esclaves assemblés. On a vu que Hans m'avoit donné sur la Caffrerie tous les éclaircissemens que je lui avois demandés; il m'avoit appris que le terrein sur lequel je me trouvois actuellement, étoit de la domination d'un puissant Seigneur qui faisoit sa résidence a trente lieues de nous, plus du cöté du Nord, et qu'il se nommoit le Roi Faroo. II me conseilloit de pénétrer jusqu'a lui, m'assurant que je n'avois rien a craindre, aucun ris- « que a courir : il me disoit au contraire que ces pauvres peuples me verroient avecplaisir, dans 1'espérance que, de retour au Cap, le récit de -ce que j'aurois vu touchant leurs mceurs, leur caractere et leur facon de vivre, effaceroient les mauvaises impressions que donnoient d'eux partout les Colons qui ne pouvoient les souffrir; qu'on leur laisseroit peut-être a la fin leur tranquillité, le seul bien qu'ils demandassent aux Blancs. Au premiercoup-d'ceil,ceraisonnetnent étoit spécieux, séduisant; je sentois vivement tous les avantages que je pouvois tirer de 1'exécu- tion d'un semblable projet. J'étois entrainé * Mais d'un autre cöté, si, par trop d'imprudence Tome I. P  226 VOYAGE ou de confiance, j'allois perdre en un moment touc le fruit de mon Voyage; s'il arrivoit que je füsse massacré, cette démarche pouvoit passer pour le comble de la déraison et de 1'extravagance. Je connoissois 1'humeur vive et remuante des batards des Blancs et des Hottentots; je voyois pour la première fois celui-ci, de quoi pouvoit-il être capable? Je 1'ignorois; 1'appat d'un verre d'eau-de-vie venoit d'en faire un traïtre; il étoit ami des Caffres, il avoit passé une partie de ses jours avec eux, il sortoit alors d'une tetraite suspecte a mes regards, et n'étoit la peut-être que pour observer les mouvemens des Colons, et les trahir eux-mêmes. N'étoit-il pas possible qu'il eüt aussi 1'intention de me sacrifier, afin de partager mes dépouilles avec les Caffres, et de se faire auprès d'eux un mérite de m'avoir fait tomber dans le piege? Après avoir pesélong-temps surcesréflexions, agité par mille Idéés contraires, et hors d'état de prendre un parti pour moi-même, je m'arrêtai tout d'un coup a un plan plus facile et plus sage. Je me ménagcois par ce moyen un peu de temps, pour me livrer a de nouvelles réflexions, . et m'éclaircir davantage sans compromcttre et ma fortune et ma personne. J'imaginai de faire une députation au Roi Faroo; et sur la première ouverture que j'en fis a Hans , il accepta la commission sansbalancer. Quoique cette conduite me parut d'un assez bon augure, j'étois bien résolu cependant de prendre mes süretés : ce jeuneMétis mepromitd'engager deux ou trois de ses amis, a faire le voyage avec lui; je lui donnai deux de mes plus fideles Hottentots,  EN AFRIQUE. 227 Adams et Sanger : ils devoient rendre compte a ceRoi de tout ce que j'avois fait depuis onze mois que j'avois quitté le Cap. Afin qu'il fut en état de juger que la curiosité seule me conduisoit dans'ses Etats, je chargeai mes Messagers de lui dire que, né dans un autre monde, écranger sur-tout dans les lieux oü je me trouvois actuellement, je n'étois, en aucune faeon, ni 1'amj ni le complice des Colons qui lui'faisoient Ia guerre; que je ne vivoispas mémeavec eux; que je désapprouvois hautement leur conduite; qu'en un mot, il pouvoit être assuré qu'aussilong-tempsque je resterois dans son Pays, il n'auroit nul sujet de s'inquiéter de mes mouvemens et de mes démarches, puisqu'ils ne tendoientqu'a un but unique et bien innocent, celui de me procurer les objets relatifsames goüts, ainsi qu'a mes études;'et que loin d'apporter le ravage et la crainte dans ses possessions, j'y saisirois au contraire toutes les occasions d'être utile a ses sujets, a lui-même, comme je Pavois été a plusieurs Hordes de Hottentots, qui ne suspectoient ni ma foi, ni mes services : j'ajoutai que le Gouvernement du Cap, a qui je rendois un compte fidele de tout ce qui s'étoit passé sous mes yeux, s'empressoit de rétablir le calme dans son Pays, et la bonne harmonie entre lui et les Colons. Après avoir ainsi endoctriné mes députés, surtout ceux de mon camp, a qui je recommandois le plus grand secret sur quelques autres particularités, dont je les fis seuls dépositaites, telles, par excmple, que la condition expresse d'amener avec eux quelques Caffres, afin de juger du degré P 2  2 28 VOYAGE de confiance qu'il auroient en moi, er de voir jusqu'a quel point je pourrois leur accorder la miemie, je leur rerais quelques présens pour le Prince, et les congédiai. lis me promirent de se rendre bientöt a Koks-Kraal, oü je devois les attendre. Chacun d'eux fit ses provisions: ils partirent. Je me mis moi-même en route dans la matinée ; après trois heures de marche, nous trouvames les bords du Groot-Vis-Rivier : la chaleur étoit excessive; la terre de tous cötés couverte de gros caillouX roulés, rendoit le chemin fort pénible pour les Boeufs; nous cötoyions toujours les bords de la rivière; a trois cents pas de son cours, la fatigue nous forca de nous arrêter; il n'étoit encore que quatre heures du soir. Tandis qu'on faisoit les préparatifs ordinaires pour se procurer une nuit tranquille, je regagnai, en me promenant, le rivage. Non loin de la, j'appercus les restes d'un Kraal de Caffres, et je fus curieux de Palier visiter. J'y vis quelques cabanes assez bien conservées; les autres étoient entieremen t detruires; mais un spectacle plus triste frappoit mes regards : je reconnus des ossemens humains; leur vétusté me fit croire qu'ils provenoient des malheureux dont les Colons avoient fait leurs premières victimes, et que cette expédition datoit des commencemens de cette injuste guerre. La nuit du 10 s'écoula tranquillemenf: a la vérité quelques Hiennesröderentautour de nous; mais habitués a leurs maneges, nous nous en inquiétames fort peu. Le matin, mes Hottentots qui revenoient de faire la provision d'eau ,  EN AFRIQUE. 229 m'avertirent qu'ils avoient vu des empreintes toutes fraiches de Coudoux etd'Hippopotames: nos provisions touchoient a leur fin; le temps étoit favorable. Je résolus de donner cette journée a la chasse. Mes gens se répandirent sur les bords de la rivière, pour tacher de découvrir le lieu précis oü se tenoient les Hippopotames ; moi, je pris d'un autre cöté, dans 1'espérance de trouver desCoudoux ou d'autre gibier; je ne vis que des Gazelles de passage, et de troupes d'Autruches. J'étois a pieds; il n'y avoit nul moyen de les approcher; jecommencoisacraindre que toute la journée ne se passat en contemplationseten courses;j'avois arpenté et battu bien du pays, lorsque tout-a-coup dans une plaine dont 1'herbe étoit haute, etqui portoit quelques arbrisseaux, j'appercus un groupe de sept Coudoux. II ne me virent point heureusement; % j'approchai avec précaution, suivi d'un homme que j'avois mené avec moi. Lorsque nous fümes a deux cents pas, je lui dis de tirer le premier. Plus sur d'atteindre ces animaux a la course, je voülois réserver mon coup pour ce moment plus douteux; il tira, et les mit tous en fuite, comme je m'y étois attendu. Par un bonheur étrange, ils vinrent passer a trente pas de moi; je jettai bas le seul male qui füt dans la troupe. Mon Hottentot eut beau me soutenir que c'étoit le même qu'il avoit visé, nous ne lui trouvames qu'une seule blessure et qu'une seule balie. Nous le couvrimes de quelques branchages. Après avoir attaché mon mouchoir au bout d'une perche, et fiché en terre eet épouventail P 3  2J0 VOYAGE pour écartcr les bêtes féroces, nous nous raïmes a la poursuite des autres Coudoux , paree que le male étant tué, j'étois certain que les femelles n'iroient pas loin. Nousappercümes des traces de sang qui dénotoient que 1'une d'elles avoit- été touchée. A quatre cents pas en effet, nous la trouvames qui rendoit les derniers soupirs. Mon Hottentot, a qui j'avois reproché sa mal-adresse, paroissoit flatté de la rencontre; mais il avoit rité le male , et c'est par hasard qu'il avoit touché cette femelle.Nous la dépouiilames. Elle fut vuidée; par ce moyen, nous pouvions anous deux, n'étant pas fort éloignésdu male, la transporter jusques-la. INous étions vraiment harrassés de fatigue, et 1'appétit commencoit a se faire sentir. Nousallumames quelques branchages et fimes cuire le foie sur des charbons. Je ne sais si ce fut 1'effet de sa faim I ou de la délicatesse du mets; je merappelleque, sans autreassaissonnement, sans pain (ily avoit long-temps que je n'en mangeóis plus), je ne pouvois m'en rassasier, et que c'est la un des plus délicieux repas que j'aie fait de ma vie. ous attachames ensuite les quatre pieds de l'animal, et avec une perche nous ie portames sur les épaules, a cöté du premier que nous avions tué. Mon Hottentot se détacha, pour me ramener deux chevaux et quelques-uns de ces camarades ; notre chasse fut enlevée et conduite au camp. Dans un instant, on remplit les marmites , on fit cuire des grillades sur des charbons ardens; en moins de deux heures, les trois quarts de notre viande disparut. Le Hottentot est gourmand, tant qu'il a des  EN AFRIQUE. 231 provisions en abondance; mais aussi dans la disette, il se contente de peu. Je le compare sous ce rapport a 1'Hiennc, ou même a tous les animaux carnassiers, qui dévorent toute leur proie dans un instant, sans songera 1'avenir, et qui restent en effet plusieurs jours sans trouver de nourriture, et se contententde terre glaise, pour appaiser leur faim. Le Hottentot est capable de manger, dans un seul jour, dix a douze livres de viande; et dans une autre circonstance défavorable, quelques sauterelles, un rayon de miel, souvent aussi un morceau de cuir de ses sandales, suflisent a ses besoins pressans. Je n'ai jamais pu parvenir a faire comprendre aux miens, qu'il étoit sage de réserver quelques alimens pour le lendemain : non-seulement ils mangent tout ce qu'ils peuvent, mais ils distribuent le superflu aux survenans. La suite de cette prodigalité ne les inquicte en aucune facon. „ On chassera, „ disent-ils ou l'on dormira „. Dormir est pour eux une ressource qui les sert au besoin ; je n'ai jamais passé dans des contrées apres et stériles oü le gibier est rare, que je n'aie trouvé des Hordes entieres de Sauvages endormis dans leurs Kraals : indice trop certain de leur position misérable; mais ce qui surprendra beaucoup , et que je n'avance que sur des observations vingt fois répétées, c'est qu'ils commandent au sommeil, et trompent a leur gré le plus puissant besoin de la nature. II est pourtant des 1110mens de veille au-dessus de leurs forces et de 1'habitude. Ils emploient alors une autre expédient non moins étrange, et qui, pour nïnspirer nulle croyance, ne cessera pas d'être un fait in- P 4  232 VOYAGE contestable et sans réplique : je les ai vus se . serrer 1'estomac avec une courroie; ils dirainuent ainsi leur fairn, la supportent plus longtemps,*et 1'assouvissent avec bien peu de choses. Ce plaisant moyen des ligatures est encore chez eux un remede général qu'ils appliquent a tous les maux. Ils bandent avec force leur tête ou toute autre partie souffrante, et pensent qu'en gênant le mal, ils 1'obligent a fuir. J'ai été plus d'une fois présent a de pareilles opérations. Après qu'elles étoient achevéès au désir du malade, je le voyois se calmer, répondre plus facilement a mes questions affectueuses, et m'assurer qu'il éprouvoit du soulagement. Quelque bizarre que paroisse cette coutume, elle ne seroit pas aussi généralement adoptée par ces peuples, si elle ne répondoit point a la haute idéé qu'ils en ont. Ceux de mes Hottentots que j'avois envoyés ak découverte de 1'Iiippopotarne furent bientöt de retour, et m'apprirent qu'en cötoyant la rivière, ils en avoient reconnu un dans un endroit tellement couvert de roseaux, qu'ils ne leur avoit pas été possible d'arriver jusqu'a l'eau pourl'examiner de plus prés;mais que chaque fois qu'il s'étoit élcvé pour respirer, ils 1'avoient distinctement entendu; qu'en vain ils avoient tiré plusieurs coups de fusil pour 1'effaroucher et 1'obliger a changer de place; qu'il étoit probable que le lendemain il choisiroit un autre endroit plus favorable a nos desseins : ils avoient aussi rencontré une vingtaine de Buffles, et n'en avoient pas tué un seul. Lejour suivant, n du mois, nous fümes visités, pendant la nuit, par des Lions, des  EN AFRIQUE. 233 Hienncs et des Jakals: ils nous tinrent sur le quivive jusqu'a deux heures du matin. La fumée de toutes nos grillades et de nos viandes fraiches les avoient sans doute attirés; nous eümes beaucoup de peine a contenir nos Chevaux, entr'autres celui que j'avois acheté de M. Mulder, au canton d'Auteniquois. Aux cris des bêtesféroces, la frayeur s'étoit emparée de ce jeune animal,a tel point que nous fümes obligés de lui mettre des entraves aux quatre jambes et doublé longe a la tête, pour Fempêcher de se détruire lui-même: le jour ramena la tranquillité. Nous continuamcs la dissection de nos Coudoux; après quoi 1'on plia bagage. J'avois envoyé la veille, un Hottentot reconnoitre Koks-Kraal : c'étoit le rendez-vous oü j'étois convenu d'attendre mes députés. 11 n'y avoit que trois jours qu'ils étoient partis : je ne devois pas espérer de les revoir de si-töt. Cette nouvelle retraite pouvoit donc m'offrir un nouveau plan de vie, et c'est la que j'ai-' lois fonder pour quelque temps mon petit Empire, si des nouvclles facheuscs ou quelque malheur ne forcoient pas mes députés a se replier sur moi. Ccpendant, je n'avois pas de temps h perdre, et les précautions toujours plus indispensables dont toutes les circcnstanccs me faisoient une loi très-sévere, m'engagoient assez a me hater. Sur le rapport de mon commissionnaire, je jugeai que nous camperions commodément dans Koks-Kraal, et le premier aspect de ce beau lieu ne trompa point mon attente. Je m'y rendis en trois heures. Nous trouvames une enceinte d'environ cinquante pieds en quarré  234 VOYAGE formée par nne haie seche de branches d'arbreset d'épines : elle étoit nn peudégradée dans quelques endroits; mais sa restauration fut a peine 1'ouvrage d'un jour. C'étoit, pour abriter nos bestiaux, une découverte d'autant plus heureuse, que cette enceinte dominoit presque tous les environs. D'un cöté, 1'on découvroit la rivière dont nous n'étions éloignés que de trois ou quatre cents pas. Les bêtes féroces n'étoient pas 1'objet de mes plus grandes inquiétudes; je songeois davantage a me garantir des Caffres, répandus dans le Pays. Ne sachant point les démarches pacifiques que je tentois auprès d'un de leurs Rois, et les Caffres n'ayant aucune connoissance de ma facon de penser sur leur compte , ils pouvoient vcnir a toute heure m'insulter, et m'attaquer dans mon camp ; et, ce que je redoutois le plus, c'étoit celui même entre les mains de qui j'avois remis les conditions de mon ambassade. Instruitpar sespropres yeux dunombre des gens qui restoient avec moi, de mes forces comme de mafoiblesse,ïnstruit, par mes propres aveux, de mes résolutions et de la place assignée pour nous rejoindre, il étoit en son pouvoir, ou de corrompre ceux de mes gens qui 1'accompagnoient, ou de les trahit- et de les assassiner en chemin. Qui 1'empêchoit alors de cacher sa marche, et de venir, a la tête d'un parti nombreux fonder inopinément sur moi, et, par un de ces coups - de - main trop usités dans la guerre, m'effaccr tout-a-coup de la liste des vivans ? Je ne cacherai point a mes Lecteurs, qu'avec le projet bien formé de vendre cherement ma vie, mes terreurs augmentoient  EN AFRIQUE. 235 en proporcion des soins que je prenois chaque jour pour tna défense; mais a mesure que le moment du départ de ces Envoyés s'éloignoit, ma tére se tranquillisoit un peu; une longue absence diminuoit le péril, et je finis par me familiariser avec ces tristes idéés. J'avois ordonné de dresser ma grande tente, en-dehors, a 1'une des extrémités du pajx; je la fis cntourer de cabannes postiches, pour donner le change a 1'ennemi, comme on 1'avoit essayé au Klan-Vis-Rivier. A 1'extrémité de ce pare, opposée a ma tente, et dans un de ses angles, nous pratiquames une séparation pour mes Chevaux, une autre pour mes Moutons et Chevres ; prés de-la, je placai ma petite tente , et je me proposois d'y coucher: nous exhaussames tellement tout 1'entourage du pare avec des arbres épineux, qu'il étoit impossible qu'aucunanimal férocepütle franchir. Paree moyen, mes troupeaux se trouvoient en süreté dans ce quarré d'environ quarante pas suffisamment libre et commode. Cette espèce de fort pouvoit même au besoin, me servir de retraire pour moi et les miens, et de-la nous eussions bravé deux mille Caffres. Ces arrangemens satisfirent tous mes compagnons, encore plus inquiets que leur chef, et je les vis peu-a-peu reprendre leur gaité naturelle. Nous ne négligions pas pour cela .les accessoires d'usage. Aux approches de la nuit, a cinquante pas de chacune des faces du pare, nous faisions de grands feux, pour écartér les Lions et les Hiennes; nous en allumions d'autres encore auprès de nous, afin d'augmenter  236 VOYAGE mes süretés. Toutes ces dispositions réussirent a mervehie;je repris mes occupations ordinaires, et ne respira plus que pour la chasse. Dès le premier après-diner, j'avois vu des volées de Perroquets traverser les airs, pour aller s'abattre et boire a la rivière: je les observai, et parvins a en tuer un. C'étoit une espèce nouvelle, et qui n'a pas été décrite. Sa taille approche de celle duPerroquetcendré deGuinée; sa couleur générale est le vert de plusieurs nuances; mais sur chaque jambe, et sur le poignet de 1'aile, il porte une belle couleur aurore: j'en parle amplement dans mes descriptions d'Öiseaux. Nous étions aussi visités en plein jour par des troupes considérables de Bavians, Singes de la' même espèce que mon ami Keès. Ces animaux étonnés de voir tant de monde, 1'étoient encore plus de reconnoitre un des leurs, paisible au milieu de nous, et qui leur répondoit en bon langage. Un jour ils descendirent d'une colline que nous avions a cöté de notre camp : en moins d'une demi-heure, plus d'une centaine nous entourerent avec curiosité; ils répétoient sans cesse, Gou-a-cou, Gou-a-cou. La voix de Keès les enhardissoit. II y en avoit dans le nombre de beaucoup plus grands les uns que les autres ; mais ils étoient tous de la même espèce : ils se perdoient en démonstrations et gambades qu'on essaieroit en vain de décrire. On se tromperoit s'ils étoient jugés d'après ces Singes abatardis qui languissent en Europe dans 1'esclavage , la crainte et 1'ennui, ou périssent étouffés par les caresses de nos femmes, ou même empoisonnés par leurs bonbons. Le Ciel épais de  ENAFRIQUE. 237 nos climats flétrit leur gaicé naturelle et les consume : ce n'est plus qu'avec des coups de baton qu'on les fait rirc. Mais une singularité que j'ai eu déja 1'occasion de remarquer fixoit mon attention. Tout en reconnoissant scssemblables, etleurrépondant, Kees, que je tenois par la main , ne voulut jamais les approcher; je le trainois vers eux, et ces animaux, qui paroissoient simplement se tenir sur leur garde sans témoigner d'autre crainte, me voyoient arriver avec autant de tranquillité, que Keès montroit d'agitation dans sa résistance» Tout d'un coup, il m'échappe, et court se ca-, cher dans ma tente;.la crainte peut - être qu'ils ne 1'entraïnassent avec eux, étoit la cause de son effroi. II m'étoit très-attaché; j'aime a lui faire honneur de ces sentiment. Les autres Singes continuoient leurs agaceries, et sembloient s'efforcer de gambades et de cris pour m'amuser. Rassasié de leur tintamarre, et las de ce spectacle, je voulut m'en procurer un autre. Un coup de fusil eüt bientöt mis tous mes chiens a leurs trousses. Ce fut un coup-d'ceil amusant de voir leur souplesse et leur légéreté dans la course. Ils se disperserent; et sautant de rocher en roeher , ils disparurent plus prompts que Féclair. Le 13 du mois, je fus réveille de grand matin par le chant d'un oiseau qui m'étoit inconnu. Ses tons soutenus et fortement prononcés^ ne ressembloient en rien a tout ce que j'avois jusqu'alors entendu. Ils me paroissoit réellement extraordinaires; je me levai sur le champ, et j'arrivai fort prés de lui sans qu'il m'eüt appercu; mais, comme a peine il faisoit jour, je  238 VOYAGE le vis mal au milieu des branches touffues de 1'arbre sur lequel il étoit perché, et j'eus le malheur de le laisser partir. Mais, a son vol, je crus reconnoitre le Crapaud-volant. Je ne m'étois pas trompé. Quelques jours plus tard, j'eus occasion d'en tirer plusieurs autres. Cet oiseau est très-différent du Crapaud - volant que nous connoissons en Europe, et qui ü'a qu'un cri plaintif assez semblable a celui du Crapaud terreste : ce qui probableraent lui en a fait donner le nom; mais celui d'Afrique a un chant très-articulé qu'il n'est pas possible d'imiter. II Ie soutient pendant des deux heures entieres après le coucher du solerl, quelquefois pendant toute la nuit, et cette différence, joint a celle de sa robe, en fait une espèce nouvelle. Je tuai encore plusieursjolis oiseaux, entr'autres un Barbu d'une très-petite espèce inconnue; un Coucou que j'ai nommé le Criard, paree qu'en effet son cri percant se fait entendre a une grande distance. Ce cri, ou, pour m'exprimer plus correctement, ce chant neressemble point a celui de notre Coucou d'Europe, et son plumage est aussi très-différent. Je trouvai dans ce Canton beaucoup de ces Coucous dorés décrits par Buffon, sous le nom de Coucou Veri-doré du Cap. Cet oiseau est, sans contredit, le plus beau de son genre. Le blanc, le vert etl'or enrichissent son plumage. Perché sur 1'extrémité de grands arbres, il chante continuellement et dans une modulation variée, ces syllabes Di Di Didric aussi distinctement que je 1'écris. C'est pour cette raison que je 1'avois nommé le Didpuc.  EN AFRIQUE. s3g Comme je m'amusois ainsi apoursuivre quelques petits oiseaux, j'appercus une volée de Vau- • tours et de Corbeaux, qui faisoient grand bruit en tournoyant dans Fair. Arrivé presqu'au-dessous d'eux, je vis les restes d'un Buffle que des Lions avoient dévoré il n'y avoit peut-être pas vingt-quatre heures. Au premier aspect du champ de bataille, j'augurai que le combat avoit été terrible; tous les environs étoient battus et labourés; je pouvois compter combien de fois le Buffle avoit été terrassé; je trouvois ca et la éparses des touffes de la criniere des Lions qu'il avoit sans doute arrachées, soit avec ses pieds, soit avec ses cornes. Je n'étois pas éloigné de la rivière; je vis pres de-la des pas fraichement imprimés de deux Hippopotames; je suivis la tracé, et reconnus aisément par quel endroit ils avoient regagné l'eau. Je prêtois l'oreilleinutilement, et n'entendis rien r je ne pouvois gagner les bords de la rivière , tant ils étoient obstrués et garnis de roseaux et d'arbrisseaux. Ces Hippopotames avoient toute facilité pour se tenir cachés, et s'exempter de faire le plongeon; j'aurois perdu trop de temps a les attendre; 1'heure du diner approchoit; j'étois a jeun et fatigué; mon Crapaud-volant et les autres oiseaux m'avoient mené fort loin. Dans le moment oü pour rejoindre mon camp par Ie plus court chemin, je m'orientois et consultois le Soleil, un coup de fusil tiré presqu'amon oreille me fit tressaillir, et me causa d'autant plus d'épouvante, que je m'y attendois moins. Ce coup ne pouvoit venirque de quelqu'un de mes gens; je courus vers le cöté d'oü je 1'avois entendu  240 VOYAGE partir, et je trouvai le plus mauvais de mes Chasseurs en train de brüler ma poudre. Depuis la pointe du jour, il guettoit, medit-il,unHippopotame, et venoit de le tirer : il ne doutoic point que l'animal ne fut tué. Un coup heureux peut partir d'une main mal-adroite. Quoiqu'il fallüt plus d'un gros quart-d'heure pour voir l'animal remonter sur l'eau, je résolus de 1'attendre moi-même, et j'envoyai mon Hottentot chercher du monde, en lui donnant commission de m'apporter quelque nourriture. Après 'une heure et demie d'impatience, mes gens arriverent; mais 1'Hippopotame n'avoit point encore reparu; le Chasseur m'assuroit cependant qu'après avoir tiré son coup, il 1'avoit vu s'enfoncer dans l'eau, et qu'en même-temps il avoit remarqué beaucoup d'ébullitions et plusieurs taches de sang a la surface. II ajoutoitque'le courant étant trèsfort, l'animal avoit peut-être dérivé entre deux eaux; ce que je trouvai plus croyable : il partit donc dans 1'espérance de le rencontrer plus bas; moi, je regagnai le camp pour y disséquer les oiseaux que j'avois tués. Vers les trois heures après-midi, nous fümes assaillis par un orage terrible, et letonnerre tomba plusieurs fois sur la forêt qui bordoit la montagne. Un de mes gens revint avec une Gazelle qu'il avoit tuée, et celui qui avoit tiré 1'Hippopotame arriva fort tard sans avoir rien vu. On se moqua beaucoup de lui; il fut 1'objet des sarcasmes de mes beaux-esprits; chacun disoit son mot: on vouloit lui persuader que c'étoit sur un Légouane qu'il avoit laché son coup de fusil  EN A F R I Q U E. '2411 Fusil (*). Les plaisanteries faisant insensiblement place aux injures, je vis 1'instant oü les épigrammes alloient se terminer par un noble combat aux coups de poings: je mis fin, par un mot, k leur verve bilieuse, et contraignis les orateurs au silence. Le 14, la pluie tomba toute la nuit avec une telle abondance, qu'elle éteignit nos feux sans qu'il füt possible de les rallumer. Nos chiens faisoient un vacarme affreux qui nous tint tous éveillés : cependant nous ne vimes aucun animal féroce. J'ai observé que, dans ces nuits pluvieuses, le Lion, le Tigre et lTIienne ne se font jamais entendre : c'est alors que le danger redouble; car, comme ces animaux ne cessent pas pour cela de roder, ils tombent sur leur proie sans s^'être annoncés, et sans qu'on ait le temps de le prévenir : ce qui ajoute encore a 1'effroi que devroit causer cette circonstance f£cheuse, c'est que 1'humidité ötant le nez aux chiens, leur secours est presque nul. Mes gens n'étoient que trop instruits de ce danger : lorsque la pluie éteignoit nos feux pendant la nuit, ils avoient beaucoup de peine a prendre sur eux de les rallumer, tant ils craignoient les surprises. II faut convenir que les nuits orageuses des déserts d'Afrique sont 1'image de la désolation , et qu'on se sent involontairement frappé de terreur. Quand ces déluges vous surprennent, ils ont bientöt traversé, inondé une tente et des nattes; une suite continuelle d'éclairs fait éprou- (*) Le Legouane est une espèce de gros Lézard assez com« mun dans les rivieres d'Afrique, Tomé I. Q  242 VOYAGE ver vingt fois dans une minute le passage subft et précipité d'un jour effrayanc a Fobscurité la plus profonde; les coups assourdissans du tonnerre qui éclatent de toutes parts avec un fracas horrible, s'entrechoquent, se multiplient, renvoyés de montagnes en montagnes; lehurlement des animaux domestiques, quelques intervalles d'un silence.affreux, tout concourt a rendre ces momens plus lugubres. Le danger des attaques de la part des bêtes féroces, ajoute encore a la terreur commune : il n'y a que le jour pour diminuer 1'effroi, et rendre le calme a la Nature. Ilsurvint, mais triste encore et chargé de nuages; la pluie redoubloit par intervalles. N'étant point disposé a sortir, je m'occupai a faire la revue des oiseaux de ma Collection nouvellement préparés. J'en avois suffisamment pour en remplir une caisse; je la vis avec beaucoup de soin, et la calfeutrai selon ma coutume, pour empêcher les insectes d'y pénétrer. La récapitulation générale, tant de ceux que je possédois actuellement, que des envois précédens que j'avois faits du Pays d'Auténiquoi, passoit déja sept cents pieces. Vers lés quatre heures du soir, le ciel s'épura , et vint ranimer fort a propos nos courages abattus. Nous reprimes nos exerciees accoutumés.Je m'amusai a faire tirer au blanc : c'étoit un grand plaisir pour mes Hottentots. J'avois soin de le leur procurer de temps en temps; il les tenoit en haleine, et j'avois remarqué qu'a dater des commencemens du Voyage, leur assurance avoit augmenté en proportion de leur adresse. Ils re-  EN AFRIQUE. 243 cevoient de moi, comme une faveur, ce que je ne leur accordois que dans Ia vue politique d'une plus grande sécurité pour ma caravanne. Le prix étoit ordinairement une ration de tabac ; une bouteille accroché a un rocher servoit de but : la condition étoit de la casser a deux cents cinquante pas. Ce fut un nommé Pit qui, ce jour-la, au cinquante-quatrieme coup, remporta le prix : il le partagea généreusement k tous ceux qui avoient concouru avec lui. Les balles n'étoient point perdues pour cela; on les retrouvoij, toujours presque toutes au pied de la roche: il n'en coütoit que la facon de la refonte. Le coucher du soleil nous promit du beau temps pour le lendemain, et je formai ledessein de faire sérieusement la chasse aux Hippopotames. J'envoyai plusieurs hommes a la découverte le long de la rivière : nous nettoydmes toutes nos armes a feu; nous fondimes des balles de gros calibre, dans lesquellesje mettois, suivant 1'usaged'Afrique, un huitieme d'étain : les balles, paree moyen, sont d'une plus grande résistance; elles pénetrent mieux, paree qu'elles ne s'applatissent point sur les os; elles seroient d'un effet encore plus certain, s'il étoit possible de n'en employer que d'étain pur; mais devenues plus légeres, elles ne porteroient pas si loin, et ne toucheroient jamais si juste. Après que les feux pour la nuit furent allumés, ce qui ne se fit pas facilement, paree que la terre étoit humide et le bois fort moüillé, je régalai mes gens avec du thé. Je suis persuadé que sur une once, ils firent passer au moins cinquante pintes d'eau bouillante. Q *  244 VOYAGÊ Cette soirée fut une des plus amusantes que j'eusse encore passées.Toujours mêmes quolibets mêmes contes plaisans de la part de ces bonnes gens,qui, tous assisen rond autour d'un grand feu, s'évertuoient pour amuser leur maitre; et jaloux de fixer son attention, et de lui donner des preuves d'attachement et de cordialité, lui faisoient aisément oublier quel chef-d'teuvre ort couronnoit ce jour-la dans une telle Académie. Certes', mon Lycéevaloit bien son pareil. II fut sur-tout question des prouesses du lendemain a la chasse des Hippopotames : tout le monde espéroit se trouver de la fête. J'eus beaucoup de peine a arranger cette partie de fagon que chacun fut content. Je voulois que quelques chasseurs-se distribuassent dans la campagne pour tirer des Gazelles, sur lesquelles je faisois plus de fonds pour notre cuisine, que sur les Hippopotames , attendu que la rivière avoit ses bords si couverts de rpseaux et de grands arbres, qu'il me paroissoit toujours plus difficile de les découvrir et de les approcher. Cependant la nuit avancoit, je ne voyois point arriver les chasseurs que jf'avois envoyésa la découverte; je fis tirer trois coup de mon gros calibre : il se passa presque une demi-heure sans qu'on nous répondit. A la fin nous distinguames, a quatre ou cinq minutes d'intervalles, trois coups qui nous firent juger qu'ils étoient peut-être adressés a des Hippopotames. Un quart-d'heure après, nous cntendimes encore trois autres coups; mais le son ne nous parut pas venir de si loin que les premiers. Enfin, d'intervalles en intervalles, toujours mêmes décharges, et toujours plus rappro-  EN AFRIQUE. chées de nous : ce qui nous persuada que ces malheureux fuyoient la poursuite de quelques bêtes féroces. J'allois voler aleur rencontre; ils parurent efFarés et tremblans. lis n'avoient cepcndant rien appercu; maisal'inquiétude des deux Chiens qu'ils avoient emmenés avec eux, il étoit trop clairquedes Lions marchandoient leur vie, et qu'ils avoient eu tout a craindre dans leur chasse. Les Chiens, comme on va le voir, ne les avoient point trompés; j'appris d'eux encore qu'ils avoient oüi le grognement de quelques Hippopotames au-dessus de 1'endroit oü ils s'étoient embusqués: ce rapport fortifia mes espérances; mais nous avions grand besoin de repos. Je rcntrai dans ma tente; je n'étois pas encore endormi a onze heures et demie, touta-coup le rugissement d'un Lion, qui n'étoit qu'a cinquante pas de nous, frappe mon oreille. II se faisoit entendre d'un autre Lion, qui paroissoitd'abord lui répondre de fort loin, mais dans unquart-dheure,cclui-ci levintjoindre,et tous deux se mirent a röder prés du camp. Nous fimes une patrouille si hardie et si prompte, et nous tirames a la fois tant de coups de fusil, que nos décharges les intimiderent et les forcerent a gagner tout-a-fait le large. Nous ne doutamesplus que cene fussent les mcmes qui avoient suivi nos chasseurs. Pour cette fois, ilsdevoi«;nt leur salut aux Chiens qu'ils avoient emmenés. Avertis par eux du danger qui les menacoit, les coups de détresse qui s'adressoient a nous avoient sufR pour tenir 1'ennemi en respect, On ne sauroit exprimer a qucl point les Chiens les olus hardis tremblent a 1'approche du Lion,* Q3  246 VOYAGE Rien n'est si facile pendant la nuit que de deviner a leur contenance qu'elle est 1'espece d'animal féroce qui se trouve dans le voisinage. Si c'est un Lion, le Chien, sans bouger de la place, commence a hurler tristement. II éprouve un mal aise et la plus étrange inquiétude; il s'approche de 1'homme, le serre, le caresse; il semble lui dire : „ tu me défendras. „ Les autres animaux domestiques ne sont pas moins agités; tous se levent; rien ne reste couché; les Boeufs poussent a demi-voix des mugissemens plaintifs; les Chevaux frappent la terre, et se retournent en tous sens; lesChevres ont leurs signes pour exprimer leur frayeur; les Moutons, tête baissée,se rassemblent, etse pressent les uns contre les autres: ils n'offrent plus qu'une masse, et demeurent dans une immobilité totale. L'homme seul, fier et confiant; saisit ses armes, palpite d'impatience, et soupire après sa victime. Dans ces occasions, I'épouvante de Keès étoit la plus marquée. Autant effrayé des coups de fusil que nous tirions, que de 1'approche du Lion, le moindre mouvement le faisoit tressaillir; il se plaignoit comme un malade, et se traihoit a mes cötés, dans une langueur mortelle.Mon Coq me paroissoit seulement étonné de toute cette agitation convulsive de mon camp : un simple Epervier 1'eüt jetté dans la consternation. II craignoit plus 1'odeur d'une Belette que tous les Lions réunis de 1'Afrique : c'est ainsi que chaque être a son ennemi qui le défie, et celui-ci fléchit a son tour devant un plus fort. L'homme brave tout, si ce n'est son semblable. On voit, a la vérité, des animaux d'une même  E N A F R I Q U E. 247 espèce se livrer entre'eux des combats; mais Famour, la seule passion qui les désunisse, les y force momentanément; après quoi touc rentre dans Fordre. On remarque chez les animaux domestiques, des haines plus suivies et plus'dura-* bles. Est-ce Feffet de 1'éducation ou de Fexemple? Je reviens aux différences par lesquelles le danger s'annonce : on croira sans peine, qu'aucun autre n'a été a portée d'en mieux apprécier les détails; et tous les livres et les compilations et toute Féloquence spéculative ne sauroient prévaloir contre des observations pratiques tant de fois répétées sur le grand théatre des déserts d'Afrique. Si c'est une Hienne qui parcourtle voisinage, le Chien le plus hardi la poursuit jusqu'a une certaine distance, et ne paroit pas la craindre infiniment; leBceuf reste couché sanstémoigner de frayeur, a moins que ce ne soit une jeune bete qui entende pour la première fois cet animal dangereux. II en est de même du Cheval, qui, le pied passé dans son licou, reste la nuit sur le pré, et ne le craint en aucune facon. Si ce sont des Jakals ( especes de Renards ), les Chiens les poursuivent avec vigueur, et le plus loin possible, a moins que, pour le salut de ceux-la, il ne se trouve dans les environs des Hiennes ou des Lions: car, dès qu'ils en ont connoissance, la peur les force a rebrousser chemin, et les ramene bientót au gite. Les Hottentots prétendent que le Jakal est Fespion des autres bêtes féroces; qu'il vient agacer et défier les Chiens, pour s'en faire suivre, afin que \§ Lionou 1'Hicnne saisissant leur avantage, Q 4  248 VOYAGE puisse plus facilement s'emparer de leur proie qu'ils partagent araiablement avec lui, en reconnoissance du service-qu'ils en ont recu. Ce que j'ai vu vient assez 1'appui de' cette assertion, peut-être un peu exagérée. II est certain, quoi qu'il en soit, que du moment que les Jakals commencent leurs concerts, on ne tarde pas a entendre arriver les Hiennes : elles ne se montrent cependant a découvert que lorsqu'elles voient les Chiens bien engagés. Nous en gardions toujours deux a 1'attache, pour ai; oyer en 1'absence des autres, afin d'empêcher que 1'Hienne, qui craint le feu moins que le Lion, ncnous approchat de trop prés. Le lendemain, 15 du mois, a peine faisoit-il jour, que nous étions tous sur pied. Après le déjeüné , je fis partir trois Chasseurs pour le bois et pour la plaine, avec ordre de chercher des EufHes, des Gazelles de parade, des Gnoux et des Coudoux : d'une autre part, je pris avec moi quatre des meilleurs tireurs et trois hommes pour porter ma grosse carabine, les munitions et quelques pieces de viande séchée, dans le cas oü nous serions obligés de passer toute la journce en campagne; et laissant le vieux Swanepoel avec Je reste de mon monde a la garde du camp, nous partimes, En cötoyant la rivière, nous nous approchions de son bord autant qu'il nous étoit possible, et dans le plus grand silence : nous marchames ainsi trois bonnes heures sans avoir rien découvert. Enfin, nous reconnümes les pas d'un Hippopo-r tame, qui devoit avoir passé la pendant la nuit; noussuivimes cette tracé 1'espace d'une heure et  EN AFRIQUE. 249 demie; elle nous conduisit a 1'endroit oü l'animal s'étoit jetté a l'eau A 1'instant nous nous distribuames le long du bord, a quelques distances les uns des autres, pour prêter 1'oreille. II partit un coup de fusil de celui de mes gens qui étoit le plus éloigné : nous courümes a lui; il avoit vu et tiré l'animal; mais il 1'avoit manqué. Heureusement nous n'attendimes pas longtemps sans le voir reparoitre et 1'entendre respirer : toute sa tête étoit hors de l'eau; mais il avoit gagné vers la rive opposée. La rivière étoit fort large; deux de mes gens se mirent 3 la nage, et la traverserent dans 1'espoir de forcer l'animal a tenir au moins le milieu, s'ils ne pouvoientl'amener a notre portée. Cette épreuve réussitcomplettement; mais 1'Hippopotame montroit tant de défiance, qu'a peine pour respirer sortoit-il le bout du nez hors de l'eau. Changeant de place a tout instant, il ne se remontroit jamais dans 1'endroit oü nous 1'attendions; il replongeoit si souvent et si vite, qu'il ne nous donnoit pas même le temps de 1'ajuster. Déja nous avions tiré une trentaine de coups sans qu'aucun Feut atteint. Les deux Hottentots qui avoient passé la rivière n'avoient point de fusil; l'animal rusé qui remarquoit qu'on ne tiroit point de leur cöté, s'y tenoit de préférence. Je fis partir Pit, celui de mes Chasseurs qui, en dernier lieu, venoit de remporter le prix au blanc. Je lui commandai de passer la rivière hors de la vue de l'animal, de faire un détour pour rejoindre ses deux camarades, et sur-tout de ne point tirer sans être sur de son coup. II exécuta ipes ordres ayec beaucoup d'intelligence; Fani-  *5o VOYAGE mal qui, de 1'autre bord, se sentant hors de notre portée, n'avoit point de défiance, levoit quelquefois sa tête presqu'entiere hors de l'eau. Dans un de ces momens, Pit 1'ajusta si bien, que PHippopotame, en recevant le coup, replongea. II étoit bien touché; j'en étois certain, , il reparut en cffet bientöt, sonant la plus grande partie de son corps, et se débattant convulsivement. C'est alors que je lui envoyai une balie dans la poitrine; il s'enfonca de nouveau, et ne reparut plus que vingt-sept minutes après: il étoit mort et dérivoit au courant : nos nageurs allerent a lui, et le pousserent de notre cöté jusqu'au bord du rivage. Je ne peindrai point la joie commune lorsque nous vimes enfin, ce monstrueux animal en notre possession; mais mon monde et moi avions nos motifs qui ne se ressembloient guere. La gourmandise le préscntoit aux yeux de mes gens comme un friand morceau dont ils alloient se gorger, tandis que la curiosité 1'offroit a mon esprit comme un objet intéressant d'Histoire naturelle , que je ne connoissois encore que par les livres et les gravures. Les jambes de ce quadrupede, fort courtes proportionnellement a son volume, nous favofisoient d'autant mieux, que nous pouvions le rouler a terre, comme nous aurions fait un foudre d'AUemagne. L'animal étoit tout aussi rond; je ne pouvois me lasser d'admirer et d'examiner dans les plus grands détails cette énorme masse. C'étoit une femelle; la balie de Pit 1'avoit atteinte précisémentau-dessousde 1'ceil gauche, et se trouva implantée dans la machoire.  EN A F R I Q U E. s5"l" Jc doutois fort qu'elle fut morte de ce coup: ma balie, au contraire, entrée précisément au défaut de 1'omoplate, lui avoit cassé une cóte, et traversoit le poumon de part en part. Elle avoit, depuis le mufle jusqu'a la naissance de la queue, dix pieds sept pouces de longueur sur buit pieds onze pouces de circonférence : ses défenses arquées ne portoient que cinq pouces de long, sur un pouce de diametre dans la partie la plus épaisse; ce qui me faisoit juger qu'elle étoit encore jeune. Je ne lui trouvai point de fcetus; elle n'avoit dans 1'estomac que des feuilles, et quelques roseaux mal broyés : j'y vis même des morceaux de branches de la grosseur d'une plume a écrire, qui n'étoient qu'applatis. Généralement, soit dans l'estomac,soit dans les déjections, on remarque que les grands animaux, comme Eléphant, Rhinocéros,netriturent que fort légerementlesdifférentes nourritures qu'ils prennent. Toutes lesfïgures d'Hippopotamesqui ont été données jusqu'a présent, sont trés-imparfaites. La meilleure que je connoisse, est sans contredit celle de M. Allaman, Professeur de Médecine a Leyde. Elle a été gravée d'après les dessins qu'il en avoit recus de M. Gordon. Dans ma description des Animaux, je ferai copier celui que j'en ai tiré moi-même, et j'espere qu'il satisfera les Naturalistes. Je fis partir un Hottentot pour le camp, afin d'amener le lendemain deux forts attelages de Bceufs, pour transporter notre chasse. Le jour avoit entierement disparu; nous choisimcs le dessous d'un gros arbre pour y passer la nuit:  25 2 VOYAGE. nous n'étions pas éloignés du bord de l'eau, paree que n'ayanc pu rouler notre animal plus loin, et ne voulant pas 1'abandonner au hasard . d'êtredévorépasles bêtescarnassieres, nous nous voyions forcés de le garder a vue. Nous étions environnés et couverts de beaucoup d'arbres; ce qui rendoit notre position plus crïtique, nous pouvions être aisément surpris; mais au moyen des feux extraordinaires que nous allumames, et d'une vingtaine de coups de fusil, qui furent tirés par intervalles, nous eümes une nuit fort tranquille. 11 ne nous fut cependant pas possible de dormir : attirés par le voisinage de l'eau et la fraicheur de remplacement que nous occupions, des miriades de Cousins nous dévoroient. Un de mes Hottentots qui s'étoit endormi, avoit tellement été piqué, que son visage démesurér ment enflé le rendoit méconnoissable. J'avois eu soin de faire couper un pied de 1'Hippopotamc; qu'on m'accommoda comme on avoit fait, environ cinq mois avant, celui du premier Eléphant que j'avois tué avant de traverser la montagne Duyvels-Kop, pour passer du Pays d'Auténiquoi, dans celui de 1'Anger Koof. J'eus toutes les peines du monde pour mett tre mes gens a 1'ouvrage; ils avoient passé toute la nuit a se bourrer d'Hippopotame: je les avois vu faire cuire des émincées d'un pied de large, et de deux ou trois de longueur : ils ne sentoient d'autre besoin que celui de dormir. On me servit pour mon déjeüné, le pied , qu'on m'avoit fait cuire pendant la nuit; il étoit succulent: je le crois supérieur a, gelui de PE-  ÈttAFRïQUE. 253 ïêphant. II est plus délicat, et jamais je n'ai rien mangé qui m'ait fait plus de plaisir. Quoique FHippopotame soit extrêmemenc gras,sa graissen'arien de dégoutant, et ne produit point les mauvais efFets de celle des autres animaux. Mes gens la faisoient fondre, et la buvoient par écuelles, comme on avale un bouillon. Ils s'en étoient outre cela si bien frottés, qu'on eüt dit qu'on les avoit vernissés, tant ils étoient Lui* sans, et leurs ventres tendus montroient assez que le repas de la nuit n'avoit point été frugal. J'avois oublié de demander un Cheval pour moi; Swanepoel y avoit pensé : la chaleur étoit excessive; six grandes lieues nous séparoient du gite. Je fis attacher 1'Hippopotame par la tête a une forte chaine, et 1'on y attela douze Bceufs. Tant que nous longeames la rivière, ils éprouverent beaucoup de peine et de fatigue, soit par 1'inégalité du chemin, soit par les troncs d'arbre qui gênoient a tous momens le passage. Mais, une fois arrivés sur la plaine couverte d'herbes assez hautes, je fis changer les relais ; et, voyant qu'ils alloient assez rondcment, je montai a cheval pour gagner le devant. Jager, mon Chien favori, qui ne me quittoit jamais, et me suivoit a la chasse et dans toutes mes courses, fut obligé, pour cette fois, de rester en arriere, ne pouvant se trainer : il avoit imité mes Hottentots, et n'arriva qu'avec eux vers les cinq heures du soir. Les trois chasseurs que j'avois envoyés d'un autre cöté, étoient aussi de retour avec bonne prise : ils avoient tué deux Gnoux, trois Gazelles de parade, de facon que nous nous  254 VOYAGE trouvions tout d'un coup abondance de vivres; mais la grande chaleur, et lefroccemenc de 1'Hippopotame sur la terre, 1'avoit avancé et meurtri,de maniere que quelques-unes des parties les plus susceptibies comme les plus délicates, étoient endommagées, et commencoienta se gater : cela nous obligea a passer la nuit a le dépccer. On en sala une partie dans les deux peaux de Gnoux que mes Chasseurs avoient rapportées : je fis mettre a part les meilleurs morceaux dans une barrique d'eau-de-vie, qu'on défonca après avoir transvasé dans des cruches ce qui pouvoit y rester de liqueur : mes gens profiterent de cette opération, et s'enivrerent. La nuit suivante, nos deux Lions revinrent encore : je crois que toutes les Hiennes et tous les Jakals s'étoient assemblés pour nous rendre visite. Une Hienne osa traverser nos feux, et arriver jusqu'a nous. Elle fut manquée par un Hottentot qui la tira. Les Jakals venoient jusques dans le camp. Sans le renfort de nos Chiens, nous eussionsété forcés de partager notre chasse avec ces animaux, qui ne paroissoient pas d'humeur a en avoir le démenti. Le lendemain, nos gens s'occuperent a dépecer la peau de 1'Hippopotame, pour en faire ce qu'on appelle dans le Pays, des Chanboc. Ce sont les fouets eh usage pour frapper les Bceufs qui sont sous la main du conducteur au timon du chariot : ils ont la forme de ceux dont on se sert en Europe pour monter a cheval; mais ils sont plus gros et plus longs; et comme dans la plus grande épaisseur, la peau peut avoir deux pouces, on la coupe en lanieres de deux  EN AFRIQUÈ. 255 pouces de large : ce qui dorme a toutes ces , pieces deux pouces d'équarrissage en tous sens. Ils ont environ six pieds de long : on les suspend, et 1'on attaché un poids a 1'extrémité inférieure pour les faire sécher. On les arrondit a coup de maillet, observant de les faire venir a rien par l'un des bouts. Ceux qu'on rend plus minces pour monter a cheval, ont sur ceux d'Europe 1'avantage de ne jamais rompe, surtout si, de temps a autre, on prend soin de les lustrer avec un peu d'huile. On fait un usage pareil du cuir du Rhinocéros. Les habitans du Cap lui donnent même la préférence, quoique ce fouet soit moins solide, mais paree qu'il prend un plus beau poli et une couleur de corne presque transparente. Pour les Colons, qui ne sont point élégans, et qui preferent 1'utile a 1'agréable, ils ne font usage que des premiers. Les uns et les autres se vendent actuellement assez cher,les deux especes d'animaux qui fournissent la matiere de ces fouets ne se trouvant plus dans les Colonies, et ceux des particuliers qui pénetrent quelquefois au-dela, n'étant pas sürs d'en pouvoir rencontrer. Au reste, la peau de ces animaux ne peut guere s'employer mieux. Elle est trop épaisse pour servir a d'autres usages: elle ressemble beaucoup, si 1'on met a part son épaisseur, a celle du Cochon. L'Hippopotame lui-même approche un peu de cet animal: leur lard n'auroit point de différence pour les personnes qu'on n'en auroit pas prévenues; si la salaison de celui-ci pouvoit se faire avec toutes les précautions requises, on lui donneroit la préférence  §56 VOYAGE avec d'autant plus de raison, que, dans la Ccv' lonie, cette graisse passé pour être très-saine. Par exemple, on est persuadé au Cap qu'elle suffit, prise en potion, pour guérir radicalement les personnes attaquées de la poitrine. Celle que je conservois dans des outres de peau, n'avoit que la consistance ordinaire de 1'huile d'olive dans les grands froids de 1'hiver. On reconnoit dans les défenses de 1'Hippopotame, une qualité qui lui donne la préférence suf Pivoire. Celui-ci jaunit avec le temps; mais, de quelque facon que les autres soient préparés, elles conservent leur blancheur dans toute leur pureté. II ne faut pas s'étonner si les Européens en font un assez gros objet de trafic, et sur-tout les Francois. Aidées part 1'art, elles suppléent a la nature, et figurent admirablement bien dans la bouche d'une jolie femme. Mes Plottentots avoient compté sur une seconde chasse: 1'appat étoit pour eux si séduisant! Je trouvai que nous avions assez de provisions, et qu'il falloit employer plus utilement notre temps, ou du moins varier un peu nos occupations, je devrois dire nosplaisirs. L'envie me prit d'essayer ici mon filet: nous trouvames diffïcilement un endroit de la rivière commode pour le lancer; mais nous y réussimes tant bien que mal. Nous ne pümes tirer tout au plus qu'une vingtaine de poissons de deux ou trois especes : le plus long avoit a-peu-près six pouces. Frits a la graisse d'Hippopotame , ils me parurent excellens. Cette pêche ne nous procurant nul profit qui méritit de nous fixer, ec Pembarras d'approcher de la rivière a notre gré m'en  EN AFRIQUE. sSy m'en ayant tout-a-coup dégoüté, je fis retirer le filet. Dans le moment oü 1'on s'occupoit a le plier, il vint prés de nous un oiseau qui, loin de s'effaroucher en nous voyant, s'approchoit de plus en plus, et poussoit des cris fort aigus : on me dit que c'étoit 1'oiseau qui découvre le miel; je remarquois dans ses cris et ses manieres beaucoup d'analogie avec 1'oiseau connu des Ornytologistes, sous le nom de Coucou Indicateur; mais il étoit beaucoup plus gros que celui que je connoissois déja: mes Hottentots qui le respectent, a cause des services qu'il leur rend , me demandoient grace pour lui; c'étoit une espèce nouvelle a joindrc a ma collection : je 1'abattis; il est du genre de l'Indicateur connu ; mais plus grand et différent par son plumage, il en est une variété. J'ai fait plus par la suite; j'ai tué trois différentes especes de ces oiseaux; tous égalemenc Indicateurs. Les Sauvages de 1'Afrique les coftrtoissene bien et les ménagent comme des Divinités. Ces oiseaux ne vivent que de miel ou de cire : ce sont eux qui leur indiquent involontairement les magasins oü 1'on trouve abondamment de l'un et de 1'autre. Les Naturalistes placent, on ne sait pourquoi, l'Indicateur parmi les Coucous: il ne tient pourtant a ce genre que par la conformation des pieds ; et, différent par les autres caracteres physiques, il Pest beaucoup encore par ses mceurs. Au risque d'encourir 1'anathême des scientifiques Cabinets, il faut répéter sans cesse que les gros livres ne sont rien auprès du grand livre de la lome I. R  25S VOYAGE Nature, et qu'une erreur pour avoir été consacrée par cent plumes éloquentes, ne peutcesser d'être une erreur. Cet oiseaun'est pas plus Coucou que les Pies, les Barbus, les Perroquets, les Toucans, et toutes les autres especes qui ont deux doigts devant et deux derrière. S il devoit être rangé dans une classe connue, il appartiendroit plutöt a celle des Barbus, paree que c'est avec elle qu'il se trouve avoir le plus d'analogie. Je n'ai trouvé dans son estomac que de la cire et du miel: pas le moindre débris d'insecte ne s'y faisoit appercevoir. Sa peau est épaisse, et le tissu en est si serré, que lorsqu'elle est encore fraiche, on peut a peine la percer avec une épingle. Je ne vois la qu'une admirable précaution de la Nature, qui, 1'ayant destiné a disputer sa subsistance au plus ingénieux des insectes, lui donna une enveloppe assez fortepour le mettre a 1'abri de sa piqüre. II fait son nid dans des creux d'arbres, il y grimpe comme les Pies, et couve ses ceufs luimême : ce caractere de ses mceurs suffit pour le séparer totalement duCoucou, et en faire un nouveau genre. On verra, dans mon Ornytologie, les figures et les descriptions détaillées des trois especes d'Indicateurs qui me sont connues. Mon Hottentot Klaas, en revenant de la chasse , m'apporta un Aigle qu'il avoit tué ; c'étoit une espèce que je n'avois pas encore vue, et qui n'est décrite par aucun Auteur. Je le réeompensai dignement, et lui donnai doublé ration de tabac : non que je dusse être généreux envers  EN AFRIQUE. q5g un homme que j'affectionnois de prédileccion , et a qui il m'eüt été cruel de refuser la plus légere faveur, mais pour exciter,par cetexemple, tous mes gens a me faire quelques découvertes. Cet oiseau, entierement noir, me sembloit, par son caractere, tenir autant du Vautour que de 1'Aigle; mais j'ai reconnu qu'il en differe par ses mceurs. Au surplus, Fanalogic est grande dans tout le reste; car, au besoin, 1'Aigie devienc Vautour; c'est-a-dire que, pressé par la faim, s'il ne se présente rien de mieux pour 1'instant, il se jette aussi bien qu'aucun autre oiseau de proie sur une charogne empestée, et c'est une erreur grossiere d'imaginer qu'il ne vit que de sa chasse. Lorsque je faisois répandre les débris de gros animaux que nous avions tués, pour attirer les oiseaux carnivores, les Aigles, les Pigrieches même arrivoient a la curée tout aussi bien que les Vautours. Je demande bien pardon aux Poëtes anciens et modernes, de dégrader ainsi la noblesse de ce fier animal: il est affreux, je 1'avouerai, de voir cette sublime monture du puissant maitre des Dieux, s'abattre honteusement sur lesrestes épars d'une charogne infecte, et s'y repaitre a son plaisir! Le 18, nous passames une partie de la nuic a faire le coup de fusil, pour écarter encore nos deux Lions et la troupe vorace des Hiennes : je ne m'endormis que fort tard. A mon réveil, quelle fut ma surprise de me voir entouré au milieu de mon camp, d'une vingtaine de Sauvages Gonaquais! Cette visite et ses suites mé- R 2  26o VOYAGE riten: de plus amples détails. Le lecteur, dans cesimplerécit, puisera plus de vérités sur I'état positif d'un Sauvage d'Afrique, que dans ipus les discours des Philosophes. Le Chef s'approcha pour me faire son compliment; les femmes, dans toute leur parure, marchoient derrière lui: elles étöient luisantes et fraichement Boughouées; c'est-a-dire qu'après s'être frottées avec de la graisse , elles s'étoient saupoudrées d'une poussiere rouge qu'elles font avec une racine nommée dans le pays, Bougfwu, et qui porte une odeur assez agréable. Elles avoient toutes le visage peint de différentes manieres; chacune d'elles me fit un petit présent. L'une me donna des ceufs d'autruches, une autre un jeune Agneau, d'autres m'offrirent une abondante provision de lait dans des paniers qui me paroissoient être d'osier. Ce dernier cadeau m'étonna. „ Du lait dans des paniers, me , disois-je! voila une invention qui annonce bien „ de 1'industrie „ ! et, me rappellant ces pots au lait de cuivre dont on se servoit autrefois a Paris, avant que la sagesse de la Police les eüt a jamais proscrits, je vis en les comparant avec lesvases sipropresqui m'étoientprésentés, combien un grand peuple avec ses arts, ses grands hommes et son Louvre, est souvent loin, pour lesbesoins les,plus simples, des peuples qu'il méprise! Ces jolis paniers se fabriquentavcc des roseaux si déliés et d'une texture si serrée, qu'ils^ peuyent servir même a porter de l'eau : ils m'ont été, pour cet usage, d'une granderessource dans la suite. Le chef des Gonaquois m'apprit qu'ils étoient  EN AFRIQUE. 261 1'ouvrage des Caffres, avec lesquels ils les échangent contre d'autres objets. Le Chef se nommoit Habaas; il me fit présent d'une poignée de plumes d'Autruche du choix le plus rare. Pour lui montrer le cas que je faisois de son présent, je détachai sur le champ le panache de la même espèce que je portois a mon chapeau, et je mis le sien a la place. Je remarquai dans les traits du bon veillard toute la satisfaction qu'il en ressentoit; il me témoigna par ses gestes et ses paroles, combien il étoit enchanté de mon action. Mon tour vient de prouver a ce Chef ma reconnoissance ; je commencai par lui faire donner quelques livres de tabac. J'allois me procurer, a peu de fraix, une scène délicieuse, et faire plus d'un heureux. D'un simple signe, Plaabas fit approcher tout son monde : dans un j$ bientöt ksse elle-même. Elle se remit a la nage, et revint, non sans quelques plongeons, rejoindre le bord ou j'étois. Rien ne 1'effrayoit de ma part. Pendant sa traversée , je 1'avois plusieurs fois couchée en joue : elle n'en étoit que plus folie et plus entêtée a me refuser mon Héron. Nous reprimes enfin tous les deux plus paisiblement notre route jusqu'a ma tente. Les autres Gonaquoises, que nous avions laissées plus bas sur les bords de la même rivière, ne tarderent pas a nous rejoindre. Un reste de bonte se lisoit dans leurs regards et sur leurs fronts. J'eus a rougir de m'êtrc fait un jeu cruel de leur décence. C'étoit la pudeur naïve dans tout son embarras , bien différente de cette réserve perfide dont on se pare avec orgueil, et qui n'est qu'un manege agacant, plus dangereux que le scandale. Je fis déjeuner mes Sauvages: ensuite on m'apporta la table sur laquelle je faisois mesdissections, et qui ne me servoit qu'a cela. Elle formoit avec deux chaises tout le meuble de ma tente. Je me mis devant eux a écorcher les oiseaux que j'avois tués le matin. Cette opération les intnguoit fort; ils me regardoient avec sur prise , et ne pöuvóient" conccvoir a quel desscin j'ötois la vie a des oiseaux pour les dépouiller, et leur rendre aussi-töt leur forme. Je ne perdis pas mon temps a leur vanter des cabinets de collections, et le cas qu'on en fait en Europe. Ils se seroient a bon droit étonnés que je fusse venu de si loin dans cette unique dessein, et la question de Narina, s'il n'y avoit point d'oiseaux dans mon Pays , me parut naturelle Tomé 1. S  274 VOYAGE ct bien simple. Je pensai qu'aucune dissertation sur ce sujet avec des Sauvages qui ne m'auroient point compris, ne valoit pas le plaisir d'apprêter un Martin-Pécheur, dont je fis présent a ma belle curieuse. t Haabas m'engageoit a lever mon camp pour 1'aller placer prés de sa Horde, oü je trouverois une grande variété d'oiseaux de toute espèce. II me fit comprendre que je n'en étois éloigné que d'environ deux lieues. Je lui promis de 1'aller voir sous peu de jours. II se disposoit a partir. Je le fis diner avec tout son monde , et lui donnai en particulier une petite provisionde tabac; cequi lui fit grand plaisir. Narina me promit de m'apporter du lait, et de m'amener bientöt sa sceur. Enfin, trèssatisfaits les uns des autres, après mille adieux répétés, ces bonnes gens me quitterent. Je les fis accompagner par un des miens, que je chargeai de reconnoitre la route, et de me faire quelques échanges pour des Moutons. Fin du Tome premier.  VOYAGE D E MONSIEUR LE VAILLANT DANS L' INTÉRIEUR DE 1/ A FR I Q U E, PAR LE Cm DE BONNE - ESPÉRANCE. Dans les annéès 1780, Bi, 82, 85, 84 et 85. AVEC FIGURES. TOME SECOND. A LA HAYE, Chez les Libraires associés. 1 7 9 z.   VOYAGE DANS L' IN TÉR IE V R DE LAF RI QUE. D ans les trente-six heures que je venois de passer avec ces Gonaquois, j'avois eu le temps de faire des observations qui me devenoient utiles, particulierement sur leur parler. J'avois remarqué qu'ils clappent la langue comme les autres Hottentots : j'expliquerai par la suite ce que c'est que ce clappement, et la maniere donc ils le varient. Avec un idiöme semblable, ils avoient cependant des finales que ni mes gens ni moi ne comprenions pas toujours. Ils différoient des miens par la teinte de leur peau plus foncée, par leur nez moins camus, leur taille plus haute, mieux prononcée; en un mot, par un air et des formes plus nobles. Les portraits de Narina et du Gonaquois, fidelement copiés, peuvent donner une idéé de ces différences. 'Tome II. A  2 VOYAGE Lorsqu'lls abordent quelqu'un, ils présentent la main, en disanc Tabé ( je vous salue ) : ce moe et cette cérémonie, qui sont aussi d'usage chez les Caffres, n'ont point lieu parmi les Hottentots proprement dïts. Cette affinité d'usages, de mceurs, etniemede eonformation, le voisinage de la grande Caffrerie, et les éclaircissemens que j'ai recus par la suite, m'ont convaincu que ces Hordes de Gonaquois, qui tiennent également du Caffre et du Hottentot, ne peuvent être que le produit de ces deux Nations qui se seront antérieurement croisées. L'habillement des hommes Gonaquois, avec plusd'arrangement oude symmétrie,a la' même forme que celui des Hottentots; mais comme ceux-la sont d'une stature plus élevée, ce n'est point avec des peaux de Mouton, mais de Veau , qu'ils se font des manteaux. Ils les nomment également Kros : plusieurs d'entr'eux portent a leur cou un morceau d'ivoire, ou bien un os de Mouton très-blanc, et cette opposition des deux couleurs fait un bon effet, et leur sied a merveille. Lorsque les chaleurs sont excessives, les hommes se dépouillent de toutvêtement incommode, et ne conservent que ce qu'ils appelent leurs Jakals : c'est un morceau de peau de l'animal ainsi nommé, dont ils couvrent les parties naturelles, et qui tient a la ceinture. Ce voile, négligemment placé, n'est qu'un vain meuble qui sert assez mal leur pudeur. Les femmes, plus coquette que les hommes, se parent aussi bien davantage : elles portent le Kros comme eux. Le tablier qui cache leur  HOT TElSTTi O T, CrONk\.01TOr_,   EN AFRIQUE, 3 sexe, est plus ample que celui des Hottentotes il est aussi très-artistement travaillé. Dans les chaleurs, elles ne conservent que ce tablier avec une peau qui descend par derrière depuis la ceinture jusqu'aux molets. Les jeunes filles au-dessous de neuf ans , vont adsolument nues; arrivées a cet age, elles portent uniquement le petit tablier. Je reviendrai bientöt a d'autres partïcularités qui distinguent cette Nation; je ne 1'ai poinc encore quitté. II étoit nuit lorsque le Hottentot que j'avois envoyé avec Haabas, arriva de sa horde. 11 étoic accompagné de deux nouveaux Gonaquois, qui m'amenoient un Boeuf gras (que leur Chef me prioit d'accepter. Narina en me faisant souvenir de mes promesses, m'envoyoit une corbeille de lait de Chevre:elle savoit que je 1'aimois beaucoup. Sa soeur avoit vu les présens qu'elle avoic rapportés, et regrettoit de n'être pas venue avec elle visiter mon camp : elle me faisoit remercier de ceux que je lui avois envoyés par sa mere; je tenois ces détails des deux messagers de Haabas; je recus le Bceuf et les Moutons qu'ils me présenterent, je les fis régaler de tabac et d'eau-de-vie. L'un d'eux ressembloit a Narina; je le pris pour son frere; il n'étoit que son cousin. Des traits pleins de douceur, et la taille la mieux dessinée, faisoient de cet homme un des plus beaux Sauvages que j'eusse encore vus. Ce fut lui qui me donna sur les Gonaquois des détails que m'avoit laissé ignorer Haabas : il m'apprit qu'avant la guerre des Caffres, sa horde n'étoit composée que d'une A %  2 VOYAGE ïule familie, dom le grand-pere de Narina avoit été le dernier Chef; qua sa mort elle la éuerre étant survenue, la Horde de Haabas qui habitoit autrcfois les bords de la rivier* près de son embouchure, étoit venue se ioindre a la sienne pour réunir leurs forces en cas d'attaque de la part de 1'ennemi commun; que dans les commencemens, 1 arrivee de Haabas 'avoit occasionné bien des troubles; que la Horde ne vouloit point le reconnoitre, prctcndant qu'elle étoit maitresse de se choisir ellemême un Chef, et qu'il n'étoit pas piste, que des nouveaux venus fissent la loi a une Horde qui avoit bien voulu les recevoir chez elle : il aioutoit qu'on s'étoit livré de part et d autre jt de longues querelles, a quelques combats; quil v avoit eu du sang de répandu, quelques ? Sauvages tués, beaucoup de blessés; mars qu enfin 1'intérêt commun les ayant un jour obhgés de se réunir contre une incursion subite des Caffres, la conduite courageuse et prudente de Haabas, qui avoit repoussé cette attaque ,1'avoit fait unanimement proclamer Chef de deux Hordes, qui, par les alliances, lesmariages et la bonne amitie , actuellement n'en faisoient plus qu'une seule. Mon eau-de-vie commencoit a opérer sur Ie cerveau de ces deux Gonaquois: ils étoient si fort en train de jaser, qu'ils ne tarissoient point dans leurs récits. II étoit une heure du matm, lorsque je les quittai, pour aller reposer; je recommandai a mes gens d'imiter monexemple, attendu que je destinois la journée du lendemain pour une grande chasse aux oiseaux, et  EN AFRIQUE. 5 que le point du jour étoit marqué pour le départ. Je me mis en marche avec lesoleil. Le cousin de Narina me demanda la permission de me suivre : il se faisoit une fête, disoit-il, de me voir tirer mon fusil a plusieurs coups : phénomene qu'il ne pouvoit concevoir. Je lui avois donné ma carabinea porter, paree qu'il pouvoit arriver, chemin faisant, que nous rencontrassions du gros gibier. La curiositéd'Amiroo (c'étoit lenom du cousin de Narina ( ne tarda pas a être satisfaite. A la portée ordinaire, nous nous approchames d'un Vautour que j'avois vu arrêté sur une pointe de rocher. Mon premier coup le blessa; comme il partoit, mon second 1'abattit. Les camarades d'Amiroo, de retour a la Horde, lui avoient bien dit que je pouvois tirer plusieurs coups de suite; mais, jugeant tout naturellement de mon arme par les siennes, il ne pouvoit croire qu'on put blesser deux fois avec la même fleche décochée, il fut donc étrangement surpris d'entendre mon second coup, et de voir l'animal abattu. II auroit bien souhaité,disoit-il, posséderune arme pareille, pour se battre avec les Caffres; il formoit ce vceu d'un air et d'un ton a me faire présumer que 1'homme , s'il n'est pas le plus fort des animaux, en est né le plus nobïe et le plus courageux. II me demanda pourquoi les Colons n'avoient point de fusils semblables : cette question me parut pleine de sens; quoi qu'il en ■soit, il me fut impo&ible d'y répondre. Nonseulementles Colons n'en possédoient aucun en effet, mais même, avant mon arrivée, ils n'en avoieut jamais yu, et dans toutes les habita* A3  g VOYAGE tions éloignées du Cap, on parloit de mon fusil comme d'une merveille, une curiosicé sans exemple. ., Au milieu de nos conversations, j avois cru m'appercevoir qu'Amiroo imaginoit qu'il m'étoic possible de tirer indéfiniment a ma volonte: j'en fus convaincu par laquestion embarrassante qu'il me fit bientöt. Un Milan passa sur nos têtes; je lui envoyai mes deux coups, il fit seulem'ent un crochet, et continua sa route. Amiroo me demanda pourquoi je ne tirois pas jusqu'a ce que je Feusse tué : je neus d'autre reponse a lui faire, si non que 1'oiseau étoit trop commun, et que je ne m'en souciois pas; que tant de bruit d'ailleurs pouvoit en écarter d'autres, dont j'étois plus curieux. Par ce détour tout-mal-adroit, jevitois de lui expliquer ce qu'il étoit prudent qu'il ignoiit toujours, et j augmentois le crédit et 1'idée de supénonte qu'imprime par-tout un Blanc a toute espèce de Sauvages. Ma chasse fut assez heureuse. Entr autres pieces, je tuai un Coucou, qui, dans ce genre, for- ' mera une espèce nouvelle entierement ïnconnue. Son plumage n'a rien de remarquable;_ il est presque, par tout le corps d'un brun noir; son ramage est composé de plusieurs sons diversement accentués ; il se fait entendre de fort • loin. Comme il passé des heures entieresa chanter sans aucune interruption, il se trahit lui-même, et appelle le chasseur. Je Pai nommé le Criard dans mon Ornythologie. Je tuai aussi quelques Gobe-Mouches et beaucoup de Touracos, dont nous f imes des fricas-  EN AFRÏQUE. 7 sées bien supérieures a celles de Pintades et de Perdrix, mises a la même sauce. Le cousin de Narina me voyant abattre aussi légerement toutes sortes de petits oiseaux , auprès de lui, me pria de lui préter mon fusil pour essayer son adresse: il n'étoit pas de ma politique de lui donner des lecons utiles. Sans chercher a passer pour sorcier, je voulois qu'il se persuadat par sa propre expérience, qu'il existe une énorme distance entre un Européen et un Hottentot. Je chargeai mon fusil, mais sans y mettre de plomp; je le laissai tirer tant qu'il voulut; il s'impatientoit de ne rien voir tomber: j 'aurois chargé Panne a 1'ordinaire, qu'il n'eüt pas été pour cela plus heureux; car, dans la crainte d'avoir le visage brülé par 1'amorce, il détournoit la tête en mêmetempsqu'il appuyoit surladétente; sa mal-adresse auroit pu néanmoins le servir : c'est pourquoi j'avois préferé de ne rien donner au hasard; car il est certain que, s'il avoit tué un seul oiseau , mon crédit baissoit aussi-töt dans son esprit, et par suite, dans toute sa Horde :sil'opinion ne garantissoit pas ma personne, elle servoit du moins mon amour-propre. Comme nous regagnions le camp , nous ren- contrames, a deux cents pas de nous, une troupe de Bubales; j'en tuai un d'un coup de carabine : cela parut bien étrange a mon compagnon. En se rappelant qu'a quinze pas, il n'avoit pu , en plusieurs coups, abattre un misérable oiseau; il mesuroit avec étonnement la distance prodigieuse, entre le Bubale et'nous. Ses réflexions 1'attristoient; il en étoit accablé. Je le considérai avec attendrissement, et pris soin de le consoler. Bon A 4  S VOYAGE jeune homme qui ne savois pas tout ce qu'a de précieux et de touchant cette simplicité, qui te faisoit si petit devant son semblable ! Ah! garde long-temps ton heureuse ignorance, puissé-je être le dernier Etranger qui, d'un pas téméraire , ait osé fouler tes champs, et que ta solitude ne soit plus profanée! Nous couvrimes le Bubale de branchages; et, de retour au logis, je 1'envoyai chercher avec un Cheval. Pour amuser Amiroo et son camarade, j'employai le reste du jour a dépouiller mes oiseaux; je lesretins pour la nuit, en leur annoncant que, le jour suivant, ils me conduiroient eux-mêmes a leur Horde. Cette nouvelle fut le signal d'une joie très-vive; la soirée se passa gaiement; nous primes a 1'ordinaire le thé a la crème devant un grand feu : j'avois fait tuer un des Moutons que m'avoit envoyés Haabas; le souper fut charmant; on dansa; on fit de la musique, et la Lyre immortelle ne fut point oubliée. J'en donnai deux a mes hótes; ils en avoient vu dans les mains de tous ceux de la Horde qui m'étoient venus visites, avant eux : la réputation de cet instrument s'étoit bientót répandue; ils mouroient d'envie d'én avoir, et n'avoient osé m'en demander. En allant au-devant de leurs desirs, j'augmentai d'autant plus la considération et 1'amitié qu'ils avoient pour moi. Lorsque Fheure du sommeil fut venue; je prévins tout mon monde sur le voyage du lendemain, et je recommandai a Klaas que mes deux Cheyaux fussent prêts a la pointe du jour. A rnori réveil, le pamarade d'Amiroo étoit  EN AFRIQUE. g parti pour prévènir Haabas de la visite que j'allois lui rendre dans le jour même. Quelle que soit Fimmensité des déserts de 1'Afrique, il ne faut pas calculer sa population par celle de ces essaims innombrables de noirs qui fourmillenta 1'Ouest, et bordent presque toutes les cötes de 1'Océan, depuis les isles Carnaries, ou leRoyaume de Maroc, jusqu'aux environs du Cap de Bonne-Espérancc. II n'y a certainement aucune proportion d'après laquelle on puisse établir des appercus même hasardés. Depuis que, par un commerce approuvé par le plus petit nombre, en horreur au plus grand, de barbares navigateurs dEuropeont porté ces Negres par des appats détestables a livrer leurs prisonniers, ou les plus foibles d'entr'eux, ils sont devemis, en proportion de leurs bcsoins, desêtres inhumains et perfides : le Chef a vendu son sujet; la mere a vendu son fils, et la Nature complice a fécondé ses entrailles! Mais ce trafic révoltant, exécrable, est encore ignoré dans Fintérieur du Continent. Le désert est trictement le désert : ce n'est qu'a des distances éloignées qu'on y rencontre quelques peuplades toujours peu nombreuses, vivant des doux fruits de la terre ou du produit de leurs bestiaux : il faut faire une longue marche , avant d'arriver d'une Horde a une autre. La chaleur du climat, laridité des sables, la stérilité de la terre, la disette d'eau, les montagnes décrépites et graniteuses, les animaux féroces, et plus que tout cela, sansdoute, 1'humeur un peu phlegmatique, et le tempérament froid du Hottentot, spui des obstacles £ l.a reproduction del'espece ;  10 VOYAGE 11 est peut-être sansexemplequ'unpere ait compté six enfans. Aussi le Pays des Gonaquois oü je m'étois enfoncc, ne rassembloit pas trois mille têtes, sur une étendue de trente ou quarante lieues; et la Horde de Plaabas qui montoit tout au plus a quatre cents personnes, de tout age, de tout sexe, passoit pour Tune des plus considérables de la Nation. Ce n'étoit plus ici ces Hottentots abatardis et misérables, qui languissent au sein desColonies, habitans méprisables et méprisés, qui ne connoissent de leur antique origine que le vain nom, et ne jouissent qu'aux dépens de leur liberté d'un peu de paix qu'ils achetent bien * cher par les travaux excessifs des habitations, et le despotisme de leurs Chefs, toujours vendus au Gouvernement! Je pouvois enfin admircr un peuple libre et brave, n'estimant rien que son indépendance, ne cédant point a des impulsions étrangeresa la Nature, et faites pour blesser leur caractere franc, vraiment philantropique et magnanime. Je ne voulois point me rendre chez cette Nation respectable comme un Chasseur harrassé, que la fatigue et la faim ont contraint de s'arrêter au premier gite. J'avois formé le dessein de m'y présenter in fiochi, dans un appareil . imposant, et tout-a-la-fois honorable pour ce peuple et pour moi. Dès le matin, je fis une toilette entiere : j'arrangeai mes cheveux. Après leur avoir«donné une tournure distinguée, je les surchargeai de poudre, comme j'aurois fait pour me rendre  EN A F R I Q U E. 11 dans un cercle d'élégans. Je peignis ma barbe, et lui fis prendre le meilleur pli possible. Ce n'étoit ni par fantaisie ni par un goüt bizarre, que je 1'avois laissé croitre pendant un an, comme, on i'a ridiculement débité par le monde; ce n'étoit pas non plus comme ces Voyageurs herboristes, passionnés pour la follicule et le séné, en punition de ce que je ne découvrirois pas assez tot a mon gré telle plante diaphorétique, ou tel insecte inappercevable. Ma politique m'en avoit fait la première loi. La longueur de ma barbe n'étoit point abandon, n'égligence de moi-même : la propreté Hollandoise la plus scrupuleuse fait més délices. Ce n'est pas pour un Créole d'Amérique un simple besoin d'habitude, c'est une volupté. Dans mes courses, je changeois de linge et de vêtemens jusqu'a trois fois par jour; mais le projet de laisser croitre ma barbe avoit été médité long - temps „ avant de partir du Cap. J'étois instruit des guerres des Caffres avec les Colons, et que ces derniers sont en horreur aux Sauvages : je pouvois être rencontré des uns ou des autres. II étoit donc essentiel, autant par mon extérieur que par ma conduite et mes maniercs, de me donner un air absolument étranger qui prouvat qu'il n'y avoit rien de commun entre les Colons et moi. Ceplanm'atrès-bien réussi,dans toutes les Hordes que j'ai parcourues, je me suis vu toujours accueilli comme un être extraordinaire et d'une espèce nouvelle. Un dégoüt invincible pour le tabac et 1'eau-de-vie; tant prisés des Colons et des Sauvages, ajoutoit encore a leur êtonnement. L'idée de cette prévention favora-  12 VOYAGE ble, qui ne pouvoit m'échapper, me donnoit une assiwance, une intrépidité même qui m'ont procuréde grandesjouissances inconnuesa d'autres Voyageurs. Rien ne m'arrêtoit: je marchois et me présentois sans trouble. C'est ainsi que j'eussc traversé toutle centred'Afrique ,jusqu'en Barbarie, sans la pluslégere inquiétude ,si la terre ne s'étoit point, pour ainsi dire, refusée sous mes pas: mais la soif et la faim cruelles seront a jamais une barrière insurmontable a qui vou=droit tenter une entreprise aussi hardie. Ma barbe étoit donc ma sauve-garde essentielle; mais elle me rendoit un service journalier non moins précieux. Lorsque j'étois en marche, j'avois , en la lavant, la précaution d'y laisser toute l'eau qu'elle pouvoit retenir. Durant les chaleurs du jour, c'étoit pour mon visage un rafraichissement qui me soulageoit beaucoup. Cette première partie de matoilette achevée, je m'habillai le plus proprement possible. Parmi mes vestes de chasse, j'en avois une'd'un brun obscur,garnie de boutons d'acier taillés a facettes: j'en fis mon habit de cérémonie. Les rayons du soleil tombant sur ces boutons dans tous les sens, devoient par leur réfraction, jetter un éclat bien propre a me faire admirer par tous ces Sauvages. Je mis un gilet blanc sous cette veste : a défaur des bottes, je me servis d'un pantalon deNanquin; ce qui m'a toujours ;paru pour le moins aussi noble. j'avoit encore dans ma garde-robe une paire de souliers a 1'Européenne; je les chaussai, et n'oubliai point mes grandes boucles d'argent, par hasard fort brilïantes. Je desirois ardeminent un chapeau boxdé  EN AFRIQUE. i3 d'or: il fallut s'en passer. Mon pantalon rendanr inutiles les boucles de caillou du Rhin de mes jarretiercs, j'en fis une agraphe avec laquelle j'attachni sur mon chapeau, tel qu'il étoit, unmagnifique panache de plumes d'Autruches de toute leur longueur. Mais que j'étois en peine pour 1'équipage de rnon cheval! II ne répondoit guere aux ornemens du maitre. A la place de cette magnifique peau de Panthère, qu'on eüt trouvée superbe en France et qui ne disoit rien a 1'oeil d'un Sauvage, quelle figure radieuse n'eüt pas faite sur ma béte la plus mauvaise des housses de drap rouge qui trotte régulierement toutes les semaines de Paris a Poissy, tant il est vrai que la rareté des objets y met souvent tout le prix, en même-temps qu'elle en constitue le mérite! J'avois annoncé a mon fidele Klaas qu'il monteroit a cheval avec moi, et qu'il me servirok d'écuyer : il s'étoit lui - même arrangé de son mieux. Mais jaloux de le faire paroitre avec distinction, je lui donnai une de mes vieille» culottes, qu'il ne mit pas sans prendre un air de vanité qui annoncoit en même - temps le plaisir que lui faisoit ce cadeau, et 1'importance qu'il recevoit de cette décoration. Tout étant' prêt pour le départ, je dépêchai deux de mes Chasseurs avec leurs fusils, pour prévenir la Plorde de mon arrivée ; et bientöt moi-même, après avoir déjeüné, je mis mon poignard a ma boutonniere , une paire de pistolets a ma ceinture, une autre a 1'arcon de ma selle avec mon fusil a deux coups, et je montai a  14 VOYAGE cheval. Klaas en fit amant : il portoit ma caraBine, et me suivoit conduisant quatre de mes chiens. 11 étoit suivi, a son tour, de quatre Chasseurs qui escortoient un autre de mes gens, chargé de porter une cassette qui contenoitdeux mouchoirs rouges, des anneaux de cuivre , des couteaux,briquets, etqnelquesautresprésens que je voulois faire a la Horde. Amiroo marchoic a notre tête, pour nous guider dans la route. Nous cótoyames d'abord la rivière en la remontant pendant prés d'une heure; après quoi, nous la faisant quitter, Amiroo nous conduisit entre deux hautes montagnes, dans une gorge étroite, dont la longueur et les sinuosisés n'avoient guere moins de deux lieues. Au bout de ce défilé, rev-enus a cinq ou six pas de la rivière , le Pays s'ouvrit devant nous, et de-la, me montrant du doigt une petite éminence sur laquelle j'appercevois un Kraal, notre guide m'avertit que c'étoit celui de Haabas. Nous n'en étions qu'a dix porties de fusil: le chemin avoit été plus long que je ne 1'avois compté : nous avions employé trois grandes heures a cette marche. Lorsque je ne me vis plus qu'a deux cents pas de la Horde, je lachai mes deux coups, et j'en fis faire autant a mes quatre Chasseurs : •les deux autres que j'avois envoyés en avant répondirent anotre salut par leur décharge, et ce fut pour toute la Horde le signal d'un cri de joie général. Jen'entremêlerai point de réffexions une scène aussi touchante; le Lecteur sensible partage les douces émotions de mon ame, et préfere un récit tout vérédique et tout simple,  ENAFRIQUE. i5 Je voyois tout le monde sorcir des huttes, ec se rassembler en pelotons; mais, a mesure que j'approche, les femmes, les filles et les enfans disparoissent, et chacun rentre chez soi; les hommes, restés seuls, ayant leur Chefa leur tête, viennent a ma rencontre : mettant alors pied a terre : Tabé, Tabé, Haabas, dis-je au bon vieillard, en prenant sa main que je pressai dans la mienne. II répondit a mon salut avec toute 1'effusion d'un cceur reconnoissant, et touché de cette marqué d'honneur dont il étoit le principal objet. J'essuyai le même cérémonial de la part de tous les'hommes, excepté que, supprimant par respect le signe de la main, ils le remplacerent par celui de la tête de bas en haut; et qu'en prononcant Tabé, ils accompagnoient ce mot d'un clappement plus sensible. Chacun en particulier m'examinoit avec Ia plus grande attention; jusqu'aux moindres détails de ma toilette , toutfrappoit leurs regards. Haabas , lui-même, qui ne m'avoit vu qu'en négligé dans mon camp, ou dans mon équipage de chasse, paroisscit émerveillé de mes rares ajustemens; il me sembloit qu'il me montrok une déférence plus marquée, un air plus respectueux que par le passé. J'avois quitté mon Cheval a 1'ombre d'un gros arbre, sous lequel on étoit venu me complimenter; je n'y restai que quelques minutes pour me rafraichir; je me faisois une fête de contempler cette Horde intéressante, et je m'y rendis escorté ie toute la troupe. A mesure que je passois devant une des huttes, qui, comme celles desHottentots,n'ontqu'une ouverture fort basse,  j5 voyage la maitresse du logis qui s'étoit d'abord montrée pour me voir venir de loin, se retiroit aussi-töt; de telle sorte qu'obligé de me baisser _a tous momens pour examiner 1'intérieur, c'étoit pour moi un spectacle trés-curieux que ces visages bruns, immobiles et collés ,pour ainsidire,a la muraille,dansle plus profond de la nutte,n'offrant par tout que des portraits a la Silhouette. J'aurois pu me faire écrire chez toutes ces Dames : car je n'y avois été recu par aucune. Cependant elles s'apprivoiserent peu-a-peu, et je me vis a la fin entouré. On me présenta du lait de tous les cötés. Narina n'étoit point encore du nombre des curieuses : je demandai de ses nouvelles; on courut pour la chercher; elle arrivoit, portant une corbeille de lait de Chevre tout chaud, qu'elle vint m'offrir avec empressement. J'en bus de préférence, autant a cause 'des graces naturelles qu'elle mit dans ce présent, que de la propreté qu'elle avoit eu 1'attention de donner a son vase, que n'avoient point, a beaucoup prés, ceux des autres. Du reste, toutes ces femmes, dans leur plus grande parure, graissées et boughouées a frais , les visages peints de cent manieres différentes, montroient assez tout le bruit qu'avoit fait dans la Horde la nouvelle de mon arrivée, et la considération singuliere qu'elles avoient pour 1'Etranger. Narina s'étoit parée des présens que je lui avois faits; mais ce ne fut pas sans une extreme surprise que je m'appercus qu'elle navoit point suivi 1'étiquette comme ses camarades, et qu'elle avoit supprimé les onctions. Elle savoit a quel point me plaisoit ce raffinement de coquetterie,  ËN AFRIQUE. 17 eoquetterie, et quoi qu'eut dü lui coüter Cette privation, elle se l'éroit imposée pour me piaire. Elle me présenta sa sceur qui me parut jolie ; mais, soit que la prévention m'aveuglat, soit que 1'odeur de ses onguens m'eüt rebuté, je ne lui trouvai point 1'air agacant de Narina, et ne sentis rien pour elle. Arrivé chez Haabas, il me montrasa femme : elle n'avoit rien qui la distinguat des autres, et je vis la, comme on le voit souvent ailleurs, que Madame la Commandante étoit richement vieille et laide: cela n'empêcha point quen courtisan délié, je lui présentasse un mouchoir rouge qu'elle recut sans facon, et dont elle ceignit sur le champ sa tête. J'ajoutai a cette offre un couteau, un briquet; mais, comme j'avois envie de connoitre son goüt, et que j'étois bienaise de voir une femme Sauvage dans 1'embarras du choix pour ses ajustemens^ je lui montrai toute ma;pacotille de verroterie, la priant de choisir elle-même ce qui lui plairoit davantage. Je ne jouis pas de la satisfaction que je m'étois promise; elle se jetta sans balancer eindes colliers blancs et des rouges; les autres couleurs, disoit-elle, trop analogues a sa peau, ne faisant nul effet, et n'étant pas de son goür J'ai toujours remarqué qu'en général, les Sauvages ne font pas grand cas du noiret du bleu Te lui donnai encore du gros fil de laiton pour deux paircs de bracelets : cet article me parut être celui qu'elle estimoit davantage. Ces présens n'étoient point regardés sarts envië de la part des autres femmes; elles levoient les mams avec extase, et déclaroient a haute voix lome II, g  x§ VOYAGE dans leur admirarion, que 1'épouse de Haabas étoit la plus heureuse des femmes, et la plus brillante en bijoux qu'on eüt jamais vue dans toutes les Hordes de la Nation Gonaquoise. Te fis ensuite distribution du reste de la verroterie que j'avois apportée, et j'avoue de bonne foi que je manoeuvrai de facon, que les jeunes et les plus jolies furent les mieux partagées. _ Te donnai aux hommes des couteaux, des bnquets et des bouts de tabac : mon intention, en venant moi-même visiter cette Horde, etoit que toutes les families qui la composoient, se sentissent de mes largesses: et la pacotille que j avois apportée ne laissoit pas d'être considerable. Haabas me pria de la part de plusieurs vieillards impotens qui ne pouvoient sortir de leur löffe, de le suivre et de les aller visiter. Je me prêtai sans peine a son desir; nous ennimes dans leurs huttes. Ils étoient tous gardés par des enfans de huit a dix ans, chargés de leur donner leur nourriture et tous les soins qu exige la caducité. Cette institution respectable chez des peuples Sauvages me toucha fortement : j'en témoiimai toute ma satisfaction amon conducteur. Quoique ces vieillards, pour la plupart, ne fussent retenus que par leur grand age, et non par ces infirmités qui sont 1'appanage ordinaire des peuples civils, je remarquai avec surprise que leurs cheveux n'avoient point blanchi, et qu'a peine appercevoit-on a leur extrémité une légere nuance grisatre. Je fus conduit, après cela, vers une hutte absolument écartée de toutes les autres; elle renfermoit ( quel spectacle!) un malheureux cou-  ENAFRIQÜE. in vert d'ulceres, de la tête aux pieds. Je me baissais pour encrer; tme odeur infecte qui sortoic de cette hutte me fit reculer d'horreur. Cette pauvre créature étoit la, gisante depuis plus d'un an, sans que personne osat 1'approcher tant on craignoit Ia conjmuincation de sa maladie, qmpassoitpourcontagieuse! Safemme,enerTet,' et deux enfans venoient d'en mourir il n'y avoit pas deux mois. On lui jetoit sa nourfiture a 1 entree de sa loge ou plutót de sa tombe; car ce n etoit plus un être vivant. Son état, vraiment déplorable, m'inspira de la pitié; il eroupissoit depuis long-temps dans 1'ordure et ses dejections. Combien je me sentis peiné de ne pouvoir par un remede efficace , apporter quelque^ soulagement a ses maux! J'avois beau me souvenir qu'a Surinam ridu* recueilhons nous-mêmes le baume de Copahu et celui de Racassir , qui, je crois, est le Tolu de la pharmacie, et qu'avec ce seul secours nous guénssionsfacilcment nosNegres. Je n'en étois pas pour cela plus avancé ;.l'Afrique ne m'offroit aucune des ces plantcs salutaires, ou du moms si elles y crojssent, dans quel lieu devois-je les aller chercher? 11 me vint pourtant dans 1'esprit un moyen, sinon de guérir entiérement sesdouleurs, du moins den 'suspendre un peu la durée. Je commencai par tranquilliser les esprits ae ces bons Sauvages, en les assurant que la maladie n'étoit point contagieuse, qu'elle ne pou* voit se communiquer ni par le contact immédiat du malade, bien moins encore par 1'air environnant. Pour les persuader davantage, je B a  20 VOYAGE leur cTs avec fermeté qu'elle nfétoit très-connue. Sans cette précaution, le dessein que je formois pour le soulagement du miserable couroit grand risque d'avorter, une prevention mvincible leur faisant craindre a tous une epidemie Ils m'en crurent heureusement, et promirent d'exécuter tout ce que j'ordonnerois. _ Te leur dis donc qu'il seroit a propos de faire au moribond une friction générale avec de li graisse de Mouton fondue; que ce remede innocent restitueroit a la peau desséchee de cet homme , un peu de souplesse, et lui procureroit du moins la facilité de se mouvoir. Je lui fis donner plusieurs nattes, en le priant de faire quelques efforts pour les passer sous lui. Tout toible qu'il étoit, il réussit au gre de mon desu. Te proposai alors de lui construire une nouvelle hutte, ec de 1'y transporter Cet avis fut recu avec des exclamations par tous les assistans. Pour nepas donner a leur bonne volonté le temps de se refroidir, mes gens et moi mimes la main a 1'ouvrage, et la hutte fut bientöt achevee et en état de recevoir le malade. . - T'ai toujours pensé que cet homme avoit ete atteint du fléau destructeur qui empoissonne les sources de la vie, et détruit le plaisir par le plaisir même. Quoiqu'étrangers a ce fleau, ainsi qu'aux Hottentots du Cap qui le connoissent si bien, les Gonaquois pouvoient 1 avoir recu de proche en próche : un voyage, une fatale rencontre, sans doute, avoit causé le malheur de celui -ci. T1 r On le fit sortir étendu sur ses nattes. 11 tut porté prés de sa nouvelle demeure , et 1 an-.  EN AFRIOUE. 21 eienne fut au moment même démolie. J'étois un D ieu bienfaisant pour ces bons Sauvages. Avec quel intérêt ils suivoient 1'infortuné , les yeux fixés tantöt sur son sauveur, tantöt sur le malheureux, pour la santé duquel ils concevoient déja beaucoup d'espérance; car ce doux aliment des coeurs rayonnoit sur tous les fronts, et doubloit leur tendre compassion! Avec quel empressement je les voyois tous accourir , m'environner, s'attendrir sur les souffrances de leur frere , et toutes les femmes sur+tout, implorer les connoissances qu'elle me supposoient, afin de donner, s'il étoit possible, quelque reMchea son • supplice et de le rendre a la vie. II n'étoit plus qu'un squelette mal recouvert nar une peau rétrécie et seche, qui laissoit voir 9 nud des parties d'os aux jambes, aux bras , aux cötés et aux reins: toutes les jointures étoient démesurément enflées, et les vers anticipant sur sa destruction , le rongeoient de toutes parts. ^ Après la friction que j'avois ordonnée, on 1'introduisit dans sa hutte : je le recommandai aux attentions et aux soins de toute la Horde, et je priai qu'on ne lui donnit que du lait pour toute nourriture. Je doute fort que ces secours aient été suffisans pour le réchapper. Malheureusement je n'étois pas plus instruit; et, dans 1'intime persuasion que sa mort étoit inévitable, j'avois pensé que la hater, auroit été le plus grand service qu'on eutpu lui rendre. Si j'ai prolougéde quelques jours sa douloureuse existence, le plus cruel de ses ennemis n'en eüt pas fait davantage. Pe retour a la demeure de Haabas, sa femme B 3  2 2 VOYAGE. ine présenta du lait pour me rafraichir : on avoit fait tuer un mouton pour moi et mes gens. Je fis rStir quelques cótelettes sur des charbons devant la hutte; mais les miasmes qui m'avoient suivi, et le spectacle hideux de ce cadavre encore animé , ne désemparoient pas mon imagination , et m'avoient öté 1'appétit. Cependant, dans la crainte que ces Sauvages ne pensassent que leurs mets m'inspiroient du dégout, ce qui les auroit cruellement mortifiés, je pris sur moi de manger un peu. De 1'endroit oü j'étois asssis, a traversie cercle qui m'environnoit, je voyois mes gens, moins délicats que leur maitre , se régaler des morceaux qu'on leur avoit distribués, et se divertir comme s'il se fut agi d'une nöce. Le diner fini, il ne me resta que le temps nécessaire pour me rendre chez moi avant la nuit: ainsi, prenant congé de nos bons voisins, après ' une kyrielle de Tabé , je remontai a cheval. Presque toute la Horde me suivoit; mais de plus en plus pressé par le temps, je piquai des deux; et, en moins d'une heure, Klaas et moi nous fümes rendus au gite. Le reste de mon monde arriva beaucoup plus tard; une vingtaine de Gonaquois, tant hommes quefemmes , que la curiosité attachoit a leurs pas, les accompagnoient. Dans tout autre temps, cette visite auroit pu me déplaire; mais pour le moment, j'avois beaucoup de provisions, et vingt boucbes de plus ne me dérangeoient en aucune facon, ' On s'attend, sans doute, a retrouver encore au nombre des arrivans la belle Narina; mais ce qu'qn ne deyine point, a coup sur, et qui sur-  EN AFRIQUE. 23 prendra, c'est qu'elle garda si bien 1'incognito, que ce ne fut que le lendemain seulement que j'appris par elle-même qu'elle étoit arrivée de la veille. La nuit fut entiérement consacrée a la danse et aux chants; mais ne voulant priver personne d'une partie de plaisir que 1'occasion seule avoit formée, je ne me permis pas de les interrompre. Un des moyens de conserver sur les Sauvages la supériorité que s'arroge de plein droit le présomptueux Européen, n'est pas, comme on pourroit le croire, de les intimider, et de répandre par-tout la menace et 1'effroi. Ce systême imbécille ne fut imaginé que par un fou téméraire, ou par un lache a la tête d'une troupe nombreuse, et qui profite de sa force pour imposer des loix impérieuses et dures. L'exemple récent qu'en offrent nos Voyages, sont une preuve frappante que ce n'est point a coups redoublés de tonncrre, et le sabre a la main, qu'on apprivoise des hommes. La fin tragique d'un de ces navigateurs audacieux doit kt jamais seryir d'exemple a quiconque oseroit embrasser ces funestes maximes. Je me suis convaincu qu'il ne faut point hasarder avec les peuples de la Nature , des demandes qui leur coütent trop de sacrifkes ; qu'il est prudent de se priver un peu, pour obtenir davantage; que ce n'est qu'a force de complaisance qu'on s'insinue dans leurs bonnes graces, et que le point capital, pour réussir auprès d'eux, est de s'en faire aimcr. Avec ces principes, on jugera bien que je ne crois poinr aux mangeurs dhommes, et qu'il n'est pas de Pays si désert et si peu connu, oü je ne B 4  24 VOYAGE me présentasse tranquiilement et sans crainte. La défiance est la seule cause de leur barbarie, si 1'on peut appeler ainsi ce soin pressant d'écarter loin de nous, et même de détruire tout ce qui paroit tendre a troubler notre repos et nótre süreté. Je n'avois pu dormir de toute la nuit; je me levai a la pointe du jour. Quel fut mon étonnement quand j appercus Narina ! Elle avoit Fair plus embarrassé, plus honteux que de coutume. Ce fut alors seulement, comme je Fai dit, qu'elle m'avoua qu'elle étoit arrivé? dès la veille avec tous les autres. Je lui fis des repróches de s'être ainsi cachée de moi: je la pressai de m'en dire la raison; malgré mes vives instances, je ne pus obtenir une réponse positive : scn silence la-dessus alla jusqu a 1'obstination. Enfin, comme si elle eüt craint d'avoir trop élevé ses espérances, elle devint plus timide, a mesure qu'elle devinoitles soupcons que je semblois former sur son compte. Cette réserve ingénue me la fit aimer davantage : lé café étoit prêt; je partageai mon déjeüné avec elle. Les danses et la joie continuerent encore toute. cette journée; mais, le lendemain, la curiosité. amena en détail toute la Horde dans mon camp. Les uns arrivoient, d'autres partoient : on se croisoit de toutes parts sur les chemins. Cespectacle étoit pour moi le tableau mouvant d'une fête de village. Je les recus avec une égale cordialité. Je demanda} des nouvelles du pauvre malade : on m'en donna qui me firent plaisir, lï ne cessoit, me dit-on, de parler de moi avec les larmesde lareconnoissance. U étoit toujours  EN AFRIQUE. q5 souffrant. Mais quel changement dans sa position! quel soulagement ne recevoit - il pas de la propreté que je lui avois procurée ! II jouissoit du moins de la consolation de voir ses camarades, et de s'entretenir avec eux. Pleins de confiance dans mes avis, ils ne craignoiept plus d'entrer dans sa hutte, et de 1'approcher. Leurs visites étoient une distraction qui répandoit sur ses plaies un baume plus salutaire encore que les plantes, et lui faisoit oublier son mal. Je doute fort de sa régénération , après 1'état désespéré oü je 1'ai vu : mais, s'il étoit possible qu'il se rétablit, je pense que ce remede moral n'y aura pas peu contribué. Estil _ un sort plus cruel que de se voir ainsi délaissé par ses amis et par ses proches, et relégué au loin comme un cadavre abandonné dont la vue fait horreur! Chacun me contoit tous ces détails a sa maniere, et les accompagnoit de remefcïmens d'autant plus empressés, qu'ils tenoient davantage au malade par les liens du sang ou de Famitié, Ce ne fut que 1'après-midi du second jour que cessa la procession, et que ces braves Gonaquois prirent congé de mon camp , pour retourner tout-a-fait a leur Horde. Je ne pouvois trop leur recommander le malade : je leur dis que les soins qu'ils prendroient de lui, étoient la marqué d'affection et d'estime qui me flatteroit le plus. Je chargeai Narina, en particulier, de lm remettre de ma part une petite provision de tabac. Je fis, sur-tout, a cette jeune Sauvage, quelques nouveaux présens, et je la laissai partir.  25 VOYAGE Vavois peu fréquenté cette fille; mais 1'attachement qu'elle m'avoit inspiré étoit si naturel et si simple; je m'étois si bien habitué a ses manieres, et je trouvois tant d analogie entre son humeur et la miemie, que je ne pouvois me persuader que notre connoissance datat de si prés, et qu'elle düt finir si-tót: je croyois 1 admirer pour la derniere fois.... d'autres projets, d'autres soins! . , II est temps d'observer que les femmes de ee Pays ne s'étoient point comportées avec mes «ens, comme avoient fait précédemment celleste la rivière Gamtoos. Elles montroient Ia plus grande retenue : dès que leurs hommes partoient, aucune d'elles ne «stok en-arnere T'avoue que ces visites un peu longues, un peu nombreuses, ec trop multipliées, commencoient a me déplaire. Je craignois, avec raison Óu'il n'en résultat du désordre autour de moi, et que mon monde ne prit goüt a ces dissipations. Chacun déja se relachok de sa besogne la chasse les intéressoit beaucoup moins, Uclanse occupoit tous leurs momens. Les gens charges de kPconduite et de la garde de mes bestiaux s'y prêtoient a regret, et les laissoient se disperser ca et ia : d'autres s'étoient absentes la nuit et n'avoient reparu qu'au jour pour se reposer. le crus qu'il étoit de ma polkique de fermei les veux sur ces petits abus, et de ramener insensiblement tout ce monde au devoir. Les chaleurs commencoient a devenir msupportables. Le soleil, après avoir repassé 1'équateur, plonceok a pic sur nous, et nous brüloit au point qu'il eüt été très-dangercux de s'cxposeraujour  EN AFRIQUE. 27 dans le fort de son ardeur. Ma tente même se changeoit dans ces niomens,en une étuve dont j'ttois obligéde déscrtcr. Que de motifs puissans pour m'engager a changer d'emplacement, et a transplanter mes pénates dans un local mieux ombragé,sous quelque bocage épais! Mais on se rappelle le rendez-vous convenu avec mes Envoyés chez les Caffres. 11 se pouvoit qu'a leur retour, ne me trouvant point au Koks-Kraal, ils imaginassent, ou qu'ils m'étoit arrivé quelque malheur imprévu, ou que, fatigué de les attendre , j'avois pris le parti de décamper et de continucr ma route : cette diversion les eüt jettés dans le plus grand embarras. De mon cöté, je - m'intéressois trop au sort des deux rniens pour les abandonner , et n'aurois pas voulu , pour tous les oiseaux de 1'Afrique, avoir a me reprocher une aussi lache action. Je me détcrminai donc a rester jusqu'a leur arrivée, qui nécessairement ne devoit pas tarder; mais je me promis bien de rendre tous mes gens a nos exercices , et j'en donnai le premier 1'exemple. Je ne manquai plus, selon mon ancienne coutume, de consacrer une partie des soirees a la rédaction de mon Journal, et c'est ici que je commencai a saisir enfin les différcnces qui distinguent un Hottentot d'un Hottentot, et par ticulierement les Gonaquois des autres Hordes que j'avois jusqu'alors rencontrées. Le Kraal de Haabas, a quatre cents pas environ de la rivière Groot-Vis, étoit situé sur le penchant d'une colline qui s'étendoit par une pente insensible jusqu'au pied d'une chaine de montagnes couvert.es d'une forêt de crès-grands  gS VOYAGE arbres; un petit ruisseau le traversoit par le mi* lieu, et alloit se perdre a la rivière. Toutes le3 huttes, au nombre a-peu-près de quarante, baties sur un espace de six cents pieds quarrés, formoient plusieurs demi-cercles. Elles étoien liées 1'une a 1'autre par de petits parcs particuliers. C'est la que chaque famille>enferme, pendant le jour, les Veaux et les Agneaux qu'ils ne laissent jamais suivre leürs meres, et qui ne téttant que le matin et le soir, temps auquel les femmes traient les Vaches et les Chevres. II y avoit outre cela, trois grands parcs bien entourés, destinés a contenir pendant la nuit seulement le troupeau général de la Horde. Les huttes semblables pour la forme a celles des Hottentots des Colonies, portent huita neuf pieds de diametre. Elles sont couvertes de peaux de Bceuf ou de Mouton, mais plus ordinairement de nattes. Elles n'ont qu'une seule ouverture fort étroite et- fort basse : c'est au milieu de ce four que la familie entretient son feu. La fumée épaisse qui remplit ces tanieres, et qui n'a d'autre issue que la porte, unie a la fétidité qu'elles conservent toujours, étoufferoit 1'Euro-, péen qui auroit le courage d'y rester deux minutes. L'habitude rend tout cela supportable a ces Sauvages. A la vérité, ils n'y demeurent point pendant le jour; mais, a 1'approche de la nuit, chacun gagne sa demeure, étend sa natte, la couvre d'une peau de Mouton, et s'y dorlotte aussi bien que sur le duvet. Quand les nuits sont trop fraiches, on se sert pour couverture d'une peau pareille a celle sur laquelle omcouche : le Gonaquois en a toujours derechange..  EN AFRIQUE. gg Dès que le jour est venu , tous ces Iits sontroulés et placés dans un coin de la hutte. Si le temps est pur, on les exposé a 1'air et au soleil : on bat l'un après 1'autre tous'ces meubles pour en faire tomber, non pas les punaises comme en Europe, mais les insectes et une autre vermine non moins incommode a laquelle la chaleur excessive du climat rend fort sujets ces Sauvages , et dont ils ne sont pas maitres avec tous leurs soins d'arrêter la foison. Lorjqu'ils n'ont point pour 1'instant, d'occupation plus pressée, ils font une recherche plus exacte et plus scrupuleuse de cette vermine; un coup de dent les délivre l'un après 1'autre de ces petits animaux malfaisans: cette méthode est plus facile et plus prompte.. Je ne sais quel Auteur s'est avisé de croire que cet usage étoit pour eux une ressource, une partie de leur nourriture, peut-être même une délicatesse. Rien n'est plus faux que cette ridicule assertion : je peux certifier, au contraire, qu'ils s'acquittent de cette maniere, d'une cérémonie pareille, avec autant de dégout, que nos femmes ou nos servantes la remplissent, d'une autre facon, a 1'égard de nos enfans. J'ai avancé, plus haut, que les Gonaquoises mettent dans leur parure un air de coquetterie inconnue aux Hottentotes des Colonies. Cependant leurs habillemens ne different point par la forme, si ce n'est que les premières les portent plus amples, et que le tablier de la pudeur, qu'elles nomment Neuyp-Kros, est plus large, etdescend presquejusqu'aux genoux; mais c'est dans les ornemens, je pourrois dire dans  30 VOYAGE les broderies, prodigués a ces habillemens, què consistent la richesse et la raagnificence dont elles se piquent; c'est dans 1'arrangement sur-tout de ce tablier, que brillent 1'art et le goüt de chacune d'ellcs. Les dessins, les comparumens, le mélange de couleurs, rien n'est négligé : plus leurs vêtemens, en général, sont chargés de grams de rassade, plus ils sont estimés : elles en ornent même les bonnets qu'elles portent. Ils sont, autant qu'il est possible, de peau de Zebre, paree que la peau blanche de ce quadrupede, tranchée par des bandesbrunes ou noires, donne du reliëf a leur physionomie ; et comme elles " le disent très-bien, ajoute plus de piquanta leurs charmes. Elles sont outre cela, plus ou moins somptueuses en proportion des verroteries qu'elles possedent, et dont elles surchargent leurs corps. Bracelets , ceinture , colliers, elles ne s éparo-nent rien lorsqu'elles veulent paroïtre. Elles font des tissus dont elles se garnissent les jambes en guise de brodequins. Celles qui ne peuvent atteindre a ce degré de magnificence, se bornent, sur-tout pour les jambes, a les orner du même jonc dons elles fabriquent leurs nattes, ou de peaux de Bceuf coupées et arrondies a coup de maillet. C'est cet usage qui a donné lieu a plusieurs Voyageurs, de copier, l'un de 1'autre, que ces peuples s'enveloppent les bras et les jambes avec des intestins fraichement arrachés du corps des animaux, et qu'ils dévorent ces garnitures a mesure qu'elles tombent en putréfaction. Erreur grossierc, et qui mérite d'être ensevelie avec les livres qui 1'ont produite. 11 est peut-être arrivé qu'un Hottentot, excédé  EN AFRIQUE. 3i par la faim, aura saisi cette ressource, Ie seul moyen de sauver ses jours, et dévoré ses courroies et ses sandales; mais de ce que les horreurs d'un siege ont contraint des hommes civilisésasedisputerles plus vilsalimens, faut-il conclureque les hommes civilisésse nourrissentordinairement de pourritures et de lambeaux? Dans 1'origine, les anneaux de cuir et les roseaux dont les Hottentots entouroient leurs jambes, n'étoient qu'un préservatif indispensable contre la piqüre des ronces, des épines, et la morsure des Serpens, qui abondent dans ces contrées de 1'Afrique : mais le luxe transforme en abus les inventions les plus utiles. A ces peaux et a ces anneaux qui les servoient si bien, les femmes ont substitué la verroterie, dont la fragilité les préserve si mal. C'est ainsi que, chez les Sauvages comme chez les Nations les plus éclairées, se dégradent et se corrompcnt a la longue les institutionsles plus sageset les mieux combinées! Le luxe des Hottentotes, tout mal étendu qu'il paroisse , annonce assez que la vanité appartient et s'étend a tous les climats, et qu'en dépit même de la Nature, par-tout Ia femme est toujours femme. L'habitude de voir des Hottentotes ne m'a jamais familiarisé avec 1'usage oü elles sont de se peindre la figure de mille facons différentes: je le trouve hideux et repoussant. Je ne sais quels charmes elles prétendent recevoir de ce barbouillage, non-seulement ridicule, mais fétide. Je donne la gravure d'une Hottentote dans tout leluxe^deses plus beaux atours, et j'atteste qu'il n'y a dans ce portrait ni charge, ni exagération.  3g VOYAGE Les deux couleurs, dont elles font sur-tout tres-grand cas, sont le rouge et le noir. La première est composée avec une terre ocreuse qui se trouve dans plusieurs endroits : elles la mêlent et la délaient avec de la graisse : cette terre ressemble beaucoup a la brique , ou au tuilcau mis en poudre. Le noir n'est autre chosé que de la suie, ou du charbon de bois tendre; Quelques femmes se contentent, a la yérité, de peindre seulement la proéminence des joues; mais le général se barbouille la figure par compartiraens symmétriquement variés, et cette partie de la toilette demande beaucoup de temps. Ces deux couleurs chéries des Hottentotes, sont toujours parfumées avec de la poudre de Boughou. L'odorat d'un Européen n'en est pas sgréablement frappé : peut-être que celui d'un Hottentot n'en trouveroit pas moins insupportable nos odeurs, nos essences, et tousnos sachets ; mais du moins le Boughou a, sur notre rouge et nos patés, 1'avantage de n'être point pernicieux pour la peau. II n'attaque ni ne délabré les poitrines; et la Hottentote, qui ne connoit ni 1'ambre, ni le musc, ni le benjoin, ne connoit pas non plus les vapeurs, les spasmes et la migraine. Les hommes nepeignent jamais leurs visages; mais souvent je les ai vus se servir de la préparation des deux couleurs mélangées , pour peindre leur levre supérieure jusqu'aux narines, et jouir de 1'avantage d'en respirer incessamment 1'odeur. Les jeunes filles accordent quelquefois a leurs amants la faveur de leur en appliquer sousle nez;et, surce point, elles ont un genre dë  EN AFRIQUE. 33 de coquettcrie fort touchant pour le coeur d'un novice Hottentot. Qu'on se garde bien d'inférer de ce que j'ai dit des Hottentotes, qu'elles soient tellemenc adonnées a leur toilette, qu'elles négligent les occupations utiles et journalieres, auxquelles Ia Nature et leurs usages les appellent. Je n'ai entendu parler que de certains jours de fête qui reviennent assez rarement. Séparées de 1'Europe par 1'immensité des mers, et des Colonies Hollandoises par des déserts, des montagnes et des rochers impraticables, trop de communication d'un peuple a 1'autre, ne les a point encore conduites a ces excès de notre dépravation. Loin de cela, dès qu'ellesjouissent du bonheur detre mercs, la Nature leur parle un autre langage : elles prennent plus qu'en aucun autre Pays, Pesprit de leur état, et se livrent sans réserve aux soins impérieux qu'il exige. Aussi-töt qu'il estné, 1'enfantne quitte point le dos de sa mere; elle y fixe ce ener fardeau avec un tablier qui le presse contre elle : un autre attaché avec des courroies sous le derrière de Penfant, le soutient et 1'empêche de glissen Ce second tablier formé, comme 1'autre, de peau de béte, ressemble^rggg^ de chasse : on 1'orne ^^^prenitn: avec des rassades, et voiii -'=.--■ du nouveau né. S^^^HB Soit que la mere aille a Pouyrage, ^i^'i»j*elle se rende au bal, et menie qu'elle f::i!ïiiii$e, elle ne se débarrasse p- „ L s ent^u. marmot, dont on n'a1 ae pleure jamais, ne pouss-j u , si Tomé II,  3^ VOYAGE ce n'est lorsqu'il éprouve le besoin de tetter. La mere alors le fait tourner, et 1'attire de cöte, sans qu'il soit nécessa:re qu'elle le démaiHotte ; mais lorsqu'elle est avancée en age, ou quelle a eu plusieurs enfans, sans déplacer celui qu el e porte, elle lui passé la mamelle par-dessous le bras, ou la lui donne par-dessüs 1'épaule : 1'enfant satisfait cesse alors de pleurer, et la nourrice continue sa danse. Lorsqu'enfin on jugc qu'il est en état de s aider et de s'évertuer lui-même, on le pose a terre devant la hutte. A force de ramper, il se developpe, et, de jour en jour, il s'essaie a se temr debout: une première tentative en amene une seconde;il s'enhardit,et bientöt il est assez fort pour courir et suivre son pere ou sa mere. Cette méthode si sim ple, si naturelle, vaut bien, a ce que je crois, celles de nos bretelles meurtrieres; elles écrasent et rétrécissent la poitrine. La disproportion entre la force des jambes et la pesanteuf du corps qui contraint nos enfants a peser sur ces bretelles trop officieuses, finit souvent par les estropier, altere leur santé, et les défigure pour le reste de leurs jours. Tamais, soit en Amérique, soit en Afnque, ie n'ai rencontré de boiteuxou de bossus parmi les Sauvages. C'est en Europe qu'il faut voyager pour en voir. Ce qui contribue encore a donner aux enlans des Sauvages cette souplesse et cette force qui les distinguent, c'est le soin que prennem les meres de les frotter avec de la graisse de Mouton, Les hommes faits ont besoin eux-mêmes d'user de cette précaution, qui rend a la peau  EN AFRIQTJE. 35 la flexibilicé que lui óteroient 1'impétuosité des vents et les ardeurs du soleil. Moins favorisé par les productions des climats Alncams que les Caraïbes par ceux d'Amérique , le Hottentot n'a pas, comme cesderniers, le Rocou, qui lui rend un service contmuel. Tout le monde sait que cet arbre donne une espèce de fruit ou de silique, qui s'ouvre en deux parties, et laissé échapper une soixantaine de graines dont la pellicule est graisseuse et rougeatre. L Indien qui va toujours nud , ne manque jamais de s'en frotter tous les matins depuis les pieds jusqu'a la tête; il se préserve au moyen de cette onction, des atteintes du Soleil et de la piqure des Mousquittes, et intercepte la transpiration trop abondante entre les tropiques Lorsqu'une Hottentote touche au moment d accoucher, c'est une vieille femme de la Horde qui yient lui pré ter un ministère officieux. Ces couches sont toujours heureuses;on ne connoit point chez les Sauvages 1'opcration Césarienne et de Ia Symphyse; on ne consulre point, on n Vite jamais la questiou de savoir s'il faut sauver ^enfant aux dépens des jours de la mere; et si par un exemple extrêmement rare, on ne pouvoit accorder la vie qu'a l'un des deux, certes y dhornbles disdnctions n'ordonneroient point 1 assassinat d'une mere, et 1'enfant ne seroit pas epargné. r Je mesuisinformé des Hottentots mêmes, s'il etoit vrai qu'une mere qui accouche de deux enfans a la fois, en fit périr un sur le champ D abord ce crime contre nature est fort rare et révolte ces Nations; mais il prend sa source' C 2  36 VOYAGE le croiroit-on? dans 1'amour le plus rendre. C'est n crainte de ne pouvoir nourrir ses jumeaux, et d?ks voir périr tous deux, qui a porté que n„es meresa en sacrifier un. Au reste, les Go- • mauoTs sont exempts de ce reproche, et ,e les 'inXner de ma question. Mais ae quel £ok er£ fake un crime a ces Sauvages, de ceue précaution dont j'ai donné du moins unmoW plausible, lorsqu'au sein des Pays les SuTéclakés, on voit chaque jour, malgre les hospSs ouverts par la bienfaisance, des meres abandonncr dans les rues le fruit innocent de leui s CnC'est donc calomnier ces peuples, que de donner comme une pratique constante quelques actions barbares qu'ils désavouent et dementen bTen par leur conduite : j'ai rencontré dans plus d'uneHorde,desmeresquinourrissoientleurs)u- meaux etne'm'en paroissoient pas plus embar- fa Des Voyageurs cependant n'ont pas craintd'attestw 1'usage de cette barbarie : c'est avec aussi peu d ïérké queM. Sparmann lu -même s exSe ainsi dans son Voyage au Cap pag. 73 TTome II, touchant le sort des enfans a la mamelle qui perdent leur mere. „ Une autre c^utume non moins honible qui n'a jusqu _a " Sent été remarquée par personne, mais £ l'existence chez les Hottentots m a été " pteinement certihée, c'est en cas de mort " L la mere, d'enterrer vivant avec elle son " enfant a la mamelle. Cette année meme, dans " Pendrok oü j'étois alors, le fait qu'onvahre " étok arrivé.-Une Hottentote étoit morte  EN AFRIQUE. 3y „ a cette ferme d'une fievre épidémique. Les „ autres Hottentots qui croyoient n'être pas k „ portée d'élever 1'enfant femelle qu'elle avoit „ laissé, ou qui ne vouloient pas s'en charger, „ 1'avoient déja enveloppé vivant dans une peau „ de mouton pour 1'enterrer avec sa défunte „ mere. Quelques fermiersduvoisinagelesem„ pêcherent d'accomplirlenr dessein; mais 1'en„ fant mourut dans des convulsions. Mon hö„ tesse qui commencoit a n'être plus jeune, me „ dit qu'elle-même, il y avoit seize ou dix-sept „ ans, avoit trouvé dans le quartier de Swel„ lendam, un enfant Hottentot empaqueté dans „ des peaux, attaché fortement a un arbre, „ prés de 1'endroit oü sa mere avoit été récem;, ment enterrée : il restoit encore assez de vie „ a cet enfant pour le sauver; il fut élevé par „ les parens de Madame Koek; mais ij mourut „ a 1'age de huit a neuf ans. II résulte de ces „ exemples et de plusieurs autres traits que je „ tiens des Colons , etc. „ II faut d'abord conclure desparoles de ce Bo taniste, qu'il n'avoit rien vu de ce qu'il rapT porte, puisquïl déclare ici comme par tout son ouvrage, qu'il tient ces détails des Colons. II les a trop fréquentés pour ignorer jusqu'oü 1'on doit compter sur leur mémoire ou leur esprit. C'en étoit assez pour nous épargner beaucoup de fables, qu'il étoit au contraire important de renverser. Ce n'est pas sur des ouï - dire qu'on juge les peuples, et que 1'on compare. Dans le récit le plus véridique, que de nuances même vous échappent, qui porteroient la lumiere sur des faits toujours mal interprétés, quand on n'en c2  38 , VOYAGE a pas été le témoin oculaire. Ne suffisoit-il pas que la première mere dont il parle, fut morte, comme il le dit, d'une maladie épidémique, pour quelesHottentotsalarmés s'éloignassent ducadavre et de Penfant, dans la crainte d'une contagion : motifs et prêjugés assez forts chez eux pour le porter a tout abandonner a 1'instant, jusqu'aux troupeaux, leur seule richesse. A Pégard du second enfant trouvé dans le Canton de Swellendam, lescirconstances pouvoient être encore les mêmes; et , jusqu a ce qu'on m'ait fait vcir les causes raisonnées de cette barbarie, j'en purgerai Fhistoire du peuple le plus doux et le plus sensïble que je connoisse. Au reste , il y a long-temps que tous ces contes ridicules snr ces pauvres Sauvages, seroient oubliés avec les histoires des sorciers et des revenans, s'il n'y avoit des vieilles pour les redire, et des enfans pour les ntendre. II semble qu'on ait pris a. tache de vilipender et de décricr la Nation 'Sauvage, de tout le globe connu la plus tranquille et la plus patiënte, tandis, que pénétrés d'estime et de respect pour les peuples les plus orientaux, les Chinois, par exemple , ontglissé lcgerement sur 1'usage constant oü sont les meres a Pékin , d'exposer pendant la nuit, au milieu des rues, les enfans dont elles veulent se défaire, afin qu'a la pointe du jour lé"s voitures et les bêtes de somme les écrasent en passant, ou que les cochons'Ies dévorent. Des Voyageurs en Asje nous apprennent que les grands Seigneurs du Thibet vont en pélé-' rinagea Putola, lieu de la résidence du Lama,  EN AFRIQUE. -3g qu'ils se procurent des excrémens de ce Souverain Grand-Prêtre qu'ils les portent a leur cous en amulettes, et qu'ils en sement sur leurs alimens. Cette cérémonie nausabonde a-t-elle rien de moins révoltant que celle faussement attribuée aux Hottentots dans la célébration de leurs mariages? On suppose a des maitres de cérémonie qu'ils n'ont pas, ou bien a des Prêtres qu'ils connoissent encore moins, la puissance surnaturelle d'immerger par les canaux uréteres, deux futurs époux qui, prosternés aux pieds de Parrosoir, recoivent dévotement la liqueur, et s'en frottent avec soin tout le corps, sans en perdre une goutte. L'Auteur que j'ai cité plus ♦ haut, incline fortement a croire ces rapsaudies sur le simple rapport des. Colons, lorsqu'il dit que ces bruits populaires, concernant les rites matrimoniaux, ne sont pas dénués de fondement ; mais que cette coutumé ne se pratique plus que dans 1'intérieur des Kraals, et jamais en présence des Colons. Kolbe a parlé de cette cérémonie avec de grands détails: il Pa même exposée aux yeux de ses lecteurs dans une gravure, afin de lui donner une sorte d'authenticité. D'autres ignorans ont copié Kolbe, et jusqu'a la traduction francoise de M. Sparmann, a laquelle on s'est permis d'ajouter, pour oompletter le dernier volume, je ne sajs quel extrait d'un nouveau. Systême géographique : je ne connois point de Voyage sur. 1'Afrique qui ne soit entaché des absurdes rêveries dece Kolbe. Ce plagiat, qui déshonore 1'ouvrage d'un Savant estimable,. ne mérite aucune foi. On y rapporte, mot pour C 4  ^0 VOYAGE mot, les songes du Voyageur sédentaire, Mtis il y a plus de quatre-vingt ans, non-seulement touchant les cérémonies du mariage des Hottentots, mais même la réception dans un ordre de chevalerie, qui se termine aussi par tine immersion générale des Chevaliers. C'est trop m'appésantir sur ces détails; mais je dois rendre un compte non moins fidele de ce qué j'ai vu, que de ce que j?ai pensé. Les Hottentotes sont süjettes, ainsi que les Européennes, a des indispositions périodiques: toutes les circonstances qui les accompagnent sont absolument les mêmes. La femme ou fille Gonaquoise qui s'appercoit de son état, quitte aussi-tót la hutte de son mari ou de ses parens * se retire a quelque distance de la Horde, n'a plus de communication avec eux; se construit 'une espèce de cabane, s'il fait froid, et s'y tient récluse jusqu'a ce que , purifiée par des bains, elle soit en état de se représcnter. Comme dans ces circonstances, 1'habillement sauvage cache assez mal 1'état d'une femme, elle seroit exposée a des railleries piquantes, si quelqu'un s'en appercevoit. II n'en faudroit même pas davantage pour inspirer a 1'époux qu'elle s'est choisi, des dégoüts qui finiroient par la plus prompte séparation. C'est donc une honte naturelle, fondée sur le sentiment de son imperfection, et la crainte de déplaire, qui oblige une femme a s'éloigner pour quelques jours: et voila encore un de ces usages qu'il eüt été facile de faire passer pour une cérémonie religieuse, par des gens qui, ne 1'ayant rcmarqué quesupcrficiellement, n'auroient pas vu que cette conduite  EN AFRIQUE. 41 mystérieuse en apparence, n'est dans Ie fond qu'un acte de décence et de propreté. Les filles n'ont jamais de commerce avec les hommes, avant d'être capables d'enfanter. -A douze ou treize ans, .elles sont nubiles; et, dans ce cas, si-tót qu'un garcon convient a son cceur, elle recoit de ses parens la permission d'habiter avec lui. Dans un Pays oü tous les individus sont égaux en naissant, pourvu qu'ils soient hommes, toutes les conditions nécessairement sont égales, ou plutót il n'y a point de conditions. Le luxe et la vanité qui dévorent les fortunes, et leur font éprouver tant de variations, sont nuls pour les Sauvages. Bornés a des besoins simples, les rrioyens par lesquels ils se les procurent, n'étant pas exclusifs, peuvent être, et sont elfectivement employés par tous. Ainsi toutes les combinaisons de Porgueil pour la prospérité des families , et 1'entassement de dix fortunes dans un même coffre fort, n'y produisent aucune intrigue, aucun désordre, aucuns crimes. Les parens n'ayant point de raisons de s'occuper aux scntimensde prédilections qui cntraïnent un enfant versun objet plutót que vers un autre, tous les mariages assortis par une inclination réciproque, ont toujours une issue heureuse; et, comme pour se soutenir, ils n'opt d'autre loi que 1'amour, ils n'ont pour se rompre d'autre motif qiml'inclifFérence. Mais ces unions formées par la simple Nature, sont plus durables qu'on ne pense chez ces pastcurs, et leur amour pour leurs enfans rend deux epoux de jour en jour plus nécessaires l'un a 1'autre.  42 VOYAGE La formalité de ces mariages se réduisant donc a une promesse pure et simple, de vivre ensemble tanr qu'on se conviendra, 1'engagement pris, deux jeunes gens sont tout-a-coup mari et femme; et certainement cette alliance ne se solemnise point par ces aspersions ridicutes et maussades dont j'ai parlé. On tue des Moutons, quelquefois un Bceuf pour célébrer une petite fête; les parens donnent quelques bestiaux aux jeunes gens: ceux-ci se cqnstruisent un logement; ils enprennent possession, le jour même, pour y vivre ensemble, autant de temps que 1'amour entretiendra chez eux la bonne intelligence : car s'il survient, comme je viens de le dire, quelque différend dans le ménage qui ne puisse s'appaiser que par la séparation, elle est bientöt prononcée : on se quitte, et chacun ,desoncöté, cherchantfortune ailleurs, est libre de se remarier. L'ordre exige que les efFets de la communauté soient partagés amiablement. Mais s'il arrivé que le mari, en sa qualité de maitre, prétende retenir le tout, la femme ne manque pas pour cela de défenseurs et d'appui: sa familie prend fait et cause pour elle; les amis s'en mêlent, quelquefois toute la Horde. Alors grande rumeur; on en vient aux mains, et les plus forts font la loi. La mere garde avec elle les petits enfans, sur-tout si ce sont des filles; lesgarconss'ilssont grands, suivent le pere, et sont presque toujours de son parti. Ces malheurs,il fautT'attester, sont assez rares; mais de ce qui n'est pas moins digne de re-  EN AFRIQUE. 43 marqué , c'est que dans ces cas, ainsi que dans toutes les autres querelles, il n'y a aucune loi prévue, aucune coutume établie pour y mettre ordre. II faut regarder comme des futilités ce qu'a dit Kolbe de leurs Cours de Justice, de leur maniere de procéder dans les affaires civiles, du Conseil supérieur de la Nation, des prisons, des assemblées publiques; enun mot, de toutes ces institutionsquineconviennent nullement au nom Sauvage, puisqu'un peuple ainsi gouverné ne dif'féreroit de nous que par sa couleur et son climat. Je n'ai jamais vu, je n'ai point apprïs qu'une querelle ait fini par un meurtre; mais si ce malheur arrivoit, et que le mort fut regretté, la familie très-modéréc dans sa vcngcance, se contenteroit de la loi du Talion. Pour un crime aussi grave, toute lapforde poursuivroit 1'assassin, et le forceroit de s'expatrier, s'il échappoit a la mort. La polygamie ne répugne point aux Hottentots ; mais il s'en faut de beaucoup qu'elle soit géncralement établie chez eux : ils prennent autant de femmes qu'ils veulcnt; c'est-a-dire en proportion de leur tempérament: ce qui réduit ordinairement ce besoin a une seule. IVlaison ne voitpas une femme vivre en mêmetemps avec deux hommes, et la sage Nature qui voulut qu'un pere put avouer son fils, haprima dans le coeur d'une Gonaquoise, une invincibic horreur de cette infame prostitution. Elle révolte ces peuples au point, qu'un mari qui auroit connoissance de la plus légere infidélité, pourroit tuer sa femme sans courir lerisque detre inquiété pour cela.  44 VOYAGE On sent bien que cette remarque souffre quelques exceptions, et 1'on se rappelle avec quelle familiarité les premiers Hottentots libres que je rencontrai, yinrent se mêler parmi les miens; mais plus yoisins de la Colonie, 1'exemple est pour eux un séducteur bien engageant. J'avoue même qu'il seroit rare de voir chez ces demiSauvages, le nceud conjugal résister aux sollicitations et auxcajoleries d'un Européen. La Hottentote, honorée par sa défaite avec un Blanc , ne voit plus son mari qu'avec une sorte de hauteur , et le quitte avec mépris : celui-ci, de son cöté, se console bientöt, et se laisse aisément appaiser par de légers présens; mais cette ressource même est inutile; et, comme je 1'ai déja observé , par une suite de 1'altération de leurs mceurs primitives^ils paroissent peu sensiblesaux atteintes de la jalousie, et sont bien Join d'éprouver ses fureurs. Le Gonaquois est biens moins recherché dans ses habillemens que la femme : on adit que, pendant 1'hiver, il mettoit son Kros, le poil endedans, et que pendant les chaleurs, il le retournoit. La chose est possible et très-indifférente en elle-même; mais cela n'empgche point que, pour 1'été, il n'en ait un autre absolument sans poil, et dont la préparation lui coüte bien des peines. J'ai fait remarquer que le Gonaquois est d'une stature plus élevée que le Hottentot des Colonies, et que son Kros est fait de peau de veau. 11 est rare qu'une seule de ces peaux suffise : on lui donne plus d'ampleur en ajoutant de chaque cöté une piece qui se coud avec des fils de boyaux. Cette" couture est fake a la  EN AFRIQUE. 4.5 facon des cordonniers. Pour former les trous, le' Sauvage se sert d'un alêne de fer quand il peut en avoir; a son défaut, il en fait avec des os. Ceux de la jambe d'Autruche étant les plus durs qu'il connoisse, sont aussi ceux qu'il estime davantage. II y a deux manieres d'enlever le poil d'un Kros: quand l'animal est nouvellcment dépouillé, et que la peau en est encore fraiche, on se contente de la rouler, le poil en-dedans, et de 1'oublier pendant deux jours. Ce temps suffit pour que la fermentation soit commencée; c'est le moment d'arracher le poil qui, presque de lui - même quitte et se détache facilement. On donne par le frottement une sorte de préparation a la peau; on la laisse ensuite, pendant un jour entier, couverte dans toute sa longueur de feuilles de figuier-Hottentotbien macérées et triturées; on détache, après cette opération, les fibres et toutes les parties charnues qu'on appercoit; enfin, a force d'être frotté, fatigué avec des graisses de Mouton, ce Kros acquiert tout le moëlleux et la flexibilité d'une étoffe tissue. On voit que ce procédé differe peu de ceux employés en Europe par les Fourreurs et les Mégissiers; mais quelqu'habileté que les Hottentots aient coutume de mettre dans Part de préparer leurs fourrures et toutes leurs peaux, elles n'approcheront jamais des nótres, lorsqu'elles ont passé par les mains de nos Parfumeurs. Si la peau est seche, et qu'ayant ou n'ayant point servi, elle ait conservé tout son poil, et qu'un Sauvage, a défaut d'un autre, desire s'en faire un Kros d'été, ce travail demande d'autres  46 VOYAGE soins; il devient plus minutieux et fort long. On fait avec une cöte de Mouton une espèce de ciseau qu'il est a propos de rendre Ie plus tranchant possible : cet outil qui sert a enlever le poil, doit se manier avec précairtion. II ne suffit pas de raser ; rien ne seroit plus facile; mais il faut que le poil parte avec sa racine, et que, sans endommager le tissu, il emmene avec lui 1'épiderme. Cet ouvrage de patience exige infiniment d'adresse, et fait perdre bien du temps. Le Gonaquois, je le répete, n'a d'autre vêtement que son Kros et son Jakal; il marche toujours tête nue, a moins qu'il ne pleuve ou qu'il n'ait froid: alors il porte un bonnet de cuir. II orne ordinairement ses cheveux de quelques grains de verroterie, ou bien il y attaché quelques plumes. J'en ai rencontré qui remplacoient cette décoration par de petits morceaux de cuir découpé : d'autres encore ayant tué quelques petits quadrupedes, en enfloient la vessie, et se 1'attachoient comme une aigrette au-déssus du front. Tous, en général, font usage de sandales; ils lesfixent avec des courroies: ils ornent aussi, mais avec moins de profusion que les femmes, leurs jambes et leurs bras de bracelets d'ivoire, dont la blancheurles flatte infiniment, mais dont ils font pourtant moins de cas que des bracelets de gros laiton. Ils prennent tant de soin de ceuxci, et les frottent si souvent qu'ils deviennent trés - bril lans, et conservent le plus beau poli. Ils sont adonnés a la chasse , et ils y déploient beaucoup d'adresse. Indépcndamment des pieges qu'ils tendent au gros gibier, ils le  EN AFRIQUE. 47 guettent, 1'attaquent, le tirent avec leurs tieches empoisonnées, ou le tuent avec leurs sagaies. Ces deux armes sont les seules dont ils se scrvenc. L'animal qu'une fleche a touché, ne tarde pas a ressentir les effets du poison qui lui coagule le sang. II est plus d'une fois arrivé a un Eléphant ainsi blessé, d'aller tomber a vingt ou trente lieues de 1'endroit oü il avoit recu le coup mortel. Si-tot que l'animal est expiré, on se contente de couper toute la partie de chairs voisines de la plaie qu'on regarde comme dangereuse; mais le reste ne se ressent en aucune maniere des atteintes du poison. J'ai souvent mangé de ces viandes sans avoir éprouvé la plus légere incommodité; maisj'avoue que je n'aurois pas voulu courir les mêmes risques a 1'égard des animaux chez qui le poison auroit séjourné quelque temps. A la première inspection de leurs fleches, on ne soupconneroit pas a quel point elles sont meurtrieres : elles n'ont ni la portée, ni la longueur de celles dont les Caraïbes font usage en Amérique; mais leur petitesse même les rend d'autant plus dangereuses, qu'il est impossible a 1'ceil de les appercevoir et de les suivre, et par conséquent de les éviter. La moindre blessure qu'elles font est toujours mortelle, si le poison touche le sang et la chair déchirée. Le remede le plus sur, est la prompte amputation de la partie blessée, si c'est quelque membre; mais si la plaie est dans le corps, il faut périr. Ces fleches sont faites de roseaux, et trèsartistement travaillées : elles n'ont guere que dix-huit pouces, ou tout au plus deux pieds  ■48 VOYAGE de longueur, au-lieu que celles des Caraïbesportent six pieds. On arrondit un petit os de trois a quatre pouces de long, et d'un diametre moindre que celui du roseau. On 1'implante dans ce roseau par l'un des bouts, mais sans le fixer: de cette maniere, lorsque la fleche a pénétré dans un corps, on peut bien en retirer la baguette ; mais le petit os ne vieat point avec elle : il reste caché dans la plaie d'autant plus sürement, qu'il est encore armé d'un petit crochet de fer placé sur son cöté, de facon que, par sa résistance, et les nouvelles déchirures qu'il fait dans 1'intérieur, il rend inutiles tous les moyens que 1'art voudroit imaginer pour le faire sortir. C'est ce même os qu'on enduit d'un poison qui a la fermeté du mastic , et a la pointe duquel on ajoute souvent encore un petit fer triangulaire et bien acéré, qui rend 1'arme encore plus terrible. Chaque peuplade a sa méthode pour composer ses poisons, suivant les diverses plantes laiteuses qui croissent a sa portée : on les exprime du suc de ces plantes dangereuses. Certaines espèces de Serpens en fournissent aussi; et pour 1'activité, ce sont celles que les Sauvages recherchent, et préferent sur-tout dans leurs expéditions et leurs combats. II n'est guere possible de leur arracher des éclaircissemens certains sur Ia préparation du venin extrait des Serpens : c'est un secret qu'ils se réservent obstinément. Tout ce qu'on peut assurer, c'est que 1'effet en est très.prompt, et je n'at pas jnanque d'occasions d'en faire 1'expérience. J'inchnerois pourtant a croire qu'en vicillissant, ce poison r perd  EN AFRIQUE 49 Perd beaucoup de sa force, inalgré J'épreuve lui en a été faite au Jardin du Roi, et dont on garantie Ie succès. Mais tous ces poisons, comme je le dis, ne se ressemblent point. Celui qu'avoit rapporté M. de la Condamine, a son retour du Pérou, ne fait pas loi pour 1'Afrique. Au reste, c'est une expérience qu'il seroit facile de répéter publiquement sous les yeux de plusieurs Savans, puisque jé possede dans mon cabinet* entr'autres armes, un carquois garni de ces fleches, que j'aieu le bönheurd'enlever a un Hottentot Bossis, dans une action ou je n'ai sauvé mes jours qu'aux dépens des siens. Je raconterai cette histoire en son temps. Les ares soht proportionnés aux fleches, et n'ont que deux pieds et demi $ ou tout au plus trois de hauteur : la corde en est faite avec des boyaux. La sagaie est o'rdinairemént une arme bien' foible dans la main d'un Plottentot; mais, en outre , sa longueur la rend peu dangereuse. Comme on la voit fendre Pair , il est aisé de I'éviter. D'ailleurs, au-dela de quarante pas, celui qui la lance n'est plus süt de son coup, quoiqu'on puisse 1'envoyer beaucoup plus loin. C'est dans la mêlée seulement qu'elle peut être de quelqu'utilité, Elle a Ja forme d'une lance comme la sagaie de tous les Pays j mais destinée a être jettée a 1'ennemi ou au gibier, le bois de Celle d'Afrique est plus léger, plus foible, et va toujours en diminuant d'én-isseur jusqu'a 1'extrémité opposée au fer. L 'usage de cette arme est mal entendu; car le guerrier qui s'en sert avec le plus d'adresse ^ Jome IL D  5o VOYAGE est aussi le plütöt désarmé. Les Gonaquois, et tous les autres Hottentots n'en portent jamais qu'une; et Fembarras qu'en général elle leur cause, ainsi que le mauvais parti qu'ils en tirent, fait assez connoitre qu'elle n'est pas leur défense favorite : d'oü 1'on peut conclure que 1'arc et ses fleches sont Farme naturelle et propre du Hottentot. J'en ai vu quelques-uns plus habiles a lancer la sagaie; mais le plus grand nombre n'y entend rien. 11 n'en est pas ainsi des Caffres qui n'ont point d'autres armes; j'en vais parler incessamment. Tels sont donc les ressources employées, pour 1'attaque et pour la défense, par quelques-unes des Nations Sauvages de 1'Afrique : 1'Européen s'en indignera peut-être, et les taxera d'atrocité; mais 1'Européen oublie qu'avant qu'il employat ces foudres terribles qui font en un moment tant de ruines et de vastes tombeaux, il n'avoit d'autres armes que le fer, et connoissoit également les moyens d'envoyer un doublé trépas a Fennemi. Le Hottentot ne se doute pas des premiers élémens de FAgriculture; jamais il ne seme ni ne plante; jamais il ne fait de récolte : tout ce qu'a dit Kolbe de sa maniere de travailler la terre, de recueillir les grains, de composer le heurre, regarde uniquement les Colons et les Hottentots a leurs gages. Les Sauvages boivent leur lait comme la Nature le leur donne : s'ils prenoient goüt a FAgriculture, ce seroit certainement par le tabac et par la vigne qu'ils commenceroient; car fumer et boire est pour eux le plaisir dominant, et tous, jeunes ou vieux,  ÉN AFRIQÜË. 5ï femmes ou filles, portent a ces deux objets une ardeur excessive. Ils font, quand ils veulent s'en donner la peine, uneliqueurenivrante, coraposéede miel et d'une racine qu'ils laissent fermenter dans une eertaine quantité d'eau. C'est une sorte d'hydromel: cette liqueur n'est point leur boisson ordinaire; jamais ils n'en conservent en provision; ils boivenc tout d'un coup ce qu'ils en ont: c'est un régal qu'ils se procurent de temps en temps. Ils fument une plante qu'ils nomment Dagha9 et non Daka, comme 1'onc écrit quelques Auteurs. Cette plante n'est point indigène 3 c'est Ie chenevis ou cbanvre d'Europe. Quelques Col ons en cultivent;etlorsqu'ils en ont séché les feuilles, ils les vendent fort cher aux Hottentot9 et les échangent contre des Boeufs. II y a des Sauvages qui préferent ces feuilles a celles du tabac; mais le plus grand nombre mêlent volontiers les deux ensemble, Ils estiment moins les pipes qui arrivent d'Europe, que celles qu'ils se fabriquent eux-mêmes: les premières leur semblent trop petites. Ils emploient du Bambou, de la terre cuite, ou de' la pierre tendre, qu'ils taillent et creusent trèsprofondément sans les endommager. Ils font en sorte qu'elles aient beaucoup de capacité. PIu9 elles peuvent recevoir de tabac, plus ils les estiment. J'en ai vu dont le canal par lequel ils aspiroient la fumée, avoit plus d'un pouce de diamette intérieur. On ne voit point chez les Gonaquois, deshommes qui s'adonnent particuliérement a un genre de travail, pour servir les fantaisies des autres, d %  52 VOYAGE La femme qui veut reposer plus mollement, fait eüé-même ses nattes ; le besoin d'un vêtement produit un tailleur; le Chasseur qui desire des armes süres, ne compte que sur celles qu u se forgera lui-même; un amant enfin, est le seul architecte de la cabanne qui va mettre a i'abri les charmes de sa compagne. T'avoue qu'il seroit difficile de ne pas trouver' chez d'autres Nations plus d'intelligence et plus d'art. Les seuls meubles en usage dans le Pays que je décris, sont une sorte de pottene tresfraeile et peu variée.- Rarement les Gonaquois font-ils bouillir leurs viandes : ils les préferent röties ou grillées. Leur potterie est principalement destinée a fondre les graisses, qu'ils conservent ensuite dans des calcbasses, des sacs de peau de Mouton, ou dans des vessies. Quoiqu'ils élevent en Moutons et en Boeufs; des bestiaux innombrables, il est rare qu'ils tuent de ceux-ci, a moins qu'ils ne leur arrivé quelqu'accident, ou que la vieillesse ne les ait mis hors de service. Leur principale nourriture est donc le lait que donnent leurs Vaches et leurs Brebis. Ils ont, en outre, les produits de leurs chasses, et, de temps en temps, ils égorgent un Mouton. Pour engraisser ces animaux, ü$ font usage d'un procédé, qui, pour ne se point pratiquer en Europe, n'en opere pas moins d'effet, et a de particulier avantage de n'exiger aucun soin. Ils se contentent d'écraser entre deux pierres plates la partie que nous leur retranchons : ainsi comprimée, elle acquiert avec le temps, un volume prodigieux, et devient un mêts trèsdélicat, quand on a résolu de sacrifier l'animal.  EN AFRIQUE. 53 L'usage d'élever des Boeufs pour la guerre ne se pratique point dans cette partie de 1'Afrique. Je n'ai vu nulle tracé d'une pareille coutume dans tous les lieux que j'ai pajeourus jusqu'a ce moment; elle est particuliere auxgrandsNamaquois: j'en parlerai lorsque je visiterai ces peuples. Les seuls que les Hottentots instruisent, ne leur servent qu'a transporter les bagages lorsqu'ils abandonnent un endroit pour aller s'étahlir dans un autre : le reste est destiné aux échanges. II faut que les Boeufs dont ils veulent faire des bêtes de somme, soient maniés et stylés dè bonne heure a cette besogne : autrement ils deviendroient absolument indociles, et se refuseroient a cette espèce de service. Ainsi, lorsque l'animal est jeune encore, on perce la cloison qui sépare les deux narines; on y passé un baton de huit a dix pouces de longueur, sur un pouce a-peu-près de diametre. Pour fixer ce baton , et 1'empêcher de sortir de cet anneaü mobile, une courroie, attachée aux deux bonts 1'assujettit. On lui laisse jusqu'a la mort ce frein qui sert a 1'arrêter et a le contenin Lorsque ce ■Boeuf a pris toutes ses forces ou a-peu-près, on commence par 1'habituer a une sangle de cuir, que de temps en temps on resserre plus fortément sans qu'il en soit incommodé.: on Pamene au point, que tout autre animal envers qui Pon n'auroit pas pris les mêmes précautions, seroit a 1'instant étouffé, et périroit sur la place. On charge le jeune éleve de quelques fardeaux légers, comme des peaux., des .nattes, etc. C'est ainsi qu'en augmèntant la char»;e insensiblement et par degrés, on parvient a lui faire porter et P 3  54 VOYAGE a fixer sur son dos jusqu'a trois cents livres pesant et plus, qui ne le gênent aucunement lorsqu'on le met en marche. La maniere de charger un Boeuf est fort simple. Un homme, en se mettantau-devant de lui, tient la courroie attachée au petit baton qui traverse ses narines: l'animal le plus furieux, arrêté de cette facon, seroit tranquille. On couvre son dos de quelques peaux pour éviter de le blesser: puis, a mesure qu'on y ajoute les efFets destinés pour sa charge, deux Hottentots robustes, placés a chacun des cótés, les rangent et les assürent en passant sous le ventre, et ramenant sur ces effets une forte sangle de cuir. Elle a quelquefois jusqu'a vingt aunes et plus de longueur. Pour la serrer plus étroitement, a chaque révolution qu'elle fait autour des effets et du ventre de 1'animal , ces deux hommes appuient le pied ou le genou contre ses flancs, et certes on ne voit pas avec moins d'étonnement que de peine, la pauvre béte, dont le ventre se réduit a plus de moitié de son volume ordinaire , endurer de supplice , et marcher tranquillement, Souvent aussi le Boeuf sert de monture au Hottentot qui ne connoit point le Cheval; et dans les Colonies même, les Plabitans s'en servent quelquefois. Le mouvement du Boeuf est très-doux, surtout quand il trotte; et j'en ai vu qui, dressés particulierement a 1 equitation, ne le cédoient point pour la vitesse au cheval le plus leste, L'action de traire les Brebis et les Vaches appartient aux femmes. Comme on ne les tourmente jamais, elles sont d'une docilité surprenante ; il p'est point nécessaire de les attacher,  EN AFRIQUE. 55 II faut observer qu'en Afrique, une Vache ne donne plus de lait, lorsque, par le sevrage ou la mort, elle est privée de son Veau. On évite avec grand soin ce malheur, qui rendroit la mere inutile, et diminueroit la plus chere ressource de ces Sauvages. L'instinct qui porte une Vache a retenir son lait jusqu'a ce que son Veau 1'ait tettée, n'est pas moins digne de fixer 1'attention; mais dans ces occasions, les Hottentots ont une méthode facile et généralement répandue., toute dégoutante qu'elle soit. Tandis qu'une femme est en posture, et tient le pis de la Vache, une autre soufflé avec violence dans le vagin de la bete : son ventre alors s'enfle démesurément; elle ne peut plus retenir son lait, et le laisse échapper avec profusion, S'il arrivé que le Veau périsse, on en conserve soigneusement la peau, et c'est avec beaucoup d'adresse qu'on trompe l'instinct naïf de la Nature ; on en habille un autre Veau. Séduite par cet artifice, la mere continue de donner du lait \ mais il est rare que ce moyen réussisse au-dela d'un mois; c'est une perte réelle pour le propriétaire; car lorsque le Veau ne meurt pas, la Vache ne tarit qu'environ six semaines avant de mettre bas une autre fois. L'espece de Vaches Africainesestabsolument la même, et ne differe point de cene d'Europe. Suivant les divers Cantons, bons ou mauvais, elles sont plus ou moins grosses. En général, elles donnent peu de lait: celles qui peuvent en donner trois ou quatre pintes par jour, sont des phénomenes extraordinaires. 11 paroit que le Jaitage, ce doux présent de la Nature , devient D 4  56 VOYAGE plus rare, et trait presque tout-la-fait a mesure qu'on approche des Pays les plus chauds. Je me souviens qu'a Surinam, tres-peu loin de la Ligne, on tenoit pour une Vache merveilleuse celle qui fournissoit une ou deux chopines par jour : ce qui ajoute encore a mon assertion, c'est qu'au Cap même, dans la saison des pluies oü Pathmosphere est plus rafraichi, on en obtient davantage, et le contraire a lieu quand les chaleurs se rapprochcnt: c'est alors aussi que commence la saison la plus dangereuse pour ces animaux, et qu'ils sont sujets a quatre maladies meurtrieres, qui font dans leurs troupeaux de cruels dégats. La première,nomméeau Cap Lam-Sikte, esc une véritable paralysie qui survient tout d'un coup; et quoique gros et gras, et dans 1'apparence de la meiUeure santé, ces animaux sont contrahits de tester couchés, etpérissent ordinairementen quinze jours. Aussi-töt que la maladie se déclare, bn dépaise ceux qui sont encore sur pied : comme il n'est point de remede a ce fléau, on se héte de tuer tout ce qu'il attaque, d'autant plus volontiers, quelesColonsn'éprouvent nulle répugnance a matiger ces viandes mal-saines. Ils ne font pas sur-tout difficulté d'en nourrir leurs Esclaves etles Hottentots, encore moins délicats. Une autre maladie, le Tong-Sikte, est un gonflement prodigieux de la Jangue quiremplit alors toute la capacité de la boucheet du gosier: 1'animal est a tout moment sur lepointd'étouffer. Ce mal estplus terrible que 1'autre par ses suites: il a ccpendant son remede; mais pn le connoit si peu, ou bien on 1'adniinistre si mal, qu'il n'or  E N AFRIQUE. 57 pere"aucun bon succès: c'est encore le cas de tuer ceux du sort desquels on désespere, afin du moins d'en conserver la viande et les peaux. Le Klauw-Sikte attaque le pied du Boeuf, le fait prodigieusement en fier, et produit souvent la suppuration. Le sabot se détache, et ne tient presque plus au pied. Lorsque l'animal marche, et qu'on le voit par-derriere, on croiroit qu'il porte des pantouffles. On imagine bien qu'on se garde dans un pareil état de le déplacer : on le laisse se reposer tant que le mal dure : c'est une incommodité peu dangereuse, et qui finit ordinairement dans Ia quinzaine. II n'en est pas ainsi du Spong-Slkte parmi les bêtes \. cornes; fléau terrible et très-alarmant même pour les troupeaux des Hordes. Cette peste n'épargne rien, et cause de prompts ravages. Heureux celui qui ne perd que la moitié de son troupeau! C'est .une espèce de ladrerie qui se communiqué dans un instant. Lesanimaux qui en sont atteints ont les chairs boursoufflées, spongieuscs et livides : on diroit .qu'elles sont meurtrièrs , et qu'elles se .décomppsent. Elles se remplissent d'une humeur roussatre, visqueuse, et portent un dégout qui écarté jusqu'aux Chiens. Sur ie premier soupeon des premiers symptömes .de cette peste, si Ion n'a pris soin d'écarter au loin les animaux qui n'en sont point encore attaqués, il n'y a ni force ni santé qui puissent les en garantir. Telles sont les principales maladies qui, par leurs ravages périodiques, établissent entre la multiplication et la rnortslité des bestiaux d'Afriflue, unebalancequi s'opp.osea leurprospérité.  5S VOYAGE et sans laquelle ces peuples pasteurs, très-sobres dans leur consommation, deviendroient riches et puissans. Les Moutons que les Sauvages élevent dans la partie de 1'Est, sont de Fespece connue sous le nom de Moutons du Cap. La grosseur de leur queue leur a donné de la réptitation : mais de combien ne 1'a-t-on pas exagérée! Son poids ordinaire n'est que de quatre ou cinq livres. Pendant un de mes séjours a la Ville, on promenoit, de maison en maison, un de ces animaux comme une chose merveilleuse, et sa queue cependant, quoiqu'elle fut admirée, ne pesoit pas plus de neuf livres et demie. Ce n'est absolument qu'un morceau de graisse, qui a cela de particulier, qu'étant fondue, elle n'acquiert point la consistance des autres graisses de l'animal. C'est une espèce d'huile figée a laquelle les Hottentots donnent la préférence pour leurs onctions, et pour se boughouer. Les Colons 1'emploient aussi aux frituresiamalgaméeavccd'autressubstancesgraisseuses , elle se durcit comme le beurre, et le remplace, sur-tout dans les Cantons de la Colonie trop arides pour qu'on y puisse éleverdes Vaches: aussi, dans les Pays gras, la nommet-on par plaisanterie et par dérision, le beurre de tel endroit, au Cap, par exemple; beurre de Swart-Land,Cnmon sec oü le laitageest très-rare. II n'y a que les Chevres auxquelles les terreins arides et brülés conviennent: elles y sont toujours d'une très-belle espece. Leur taille varie suivant les divers Cantons; mais par-tout elles sont généralement bonnes, et donnent tout autant de lait que les Vaches. EHes mettent bas  ENAFRIQÜE. 5g deux fois par an comme les Brebis : celle-ci fonr presque toujours deux petits a la fois, et lesChevres trois, assez souvent quatre. • LesHottentots ne connoissentpointleCochon, les Colons Européens même dédaignent de Félever. J'en ai vu cependant dans quelques CantGns particuliers : on les laisse multiplier, et vivre en liberté. Pour les prendre, il faut les poursuivre, et les tirer a coups de fusil. On n'estime point la volaille chez les Hottentots : ils ne pourroient pas même en élever, quand ils le voudroient , puisque , ne semant rien,ils ne recueillent aucune espèce de graine. Les racines dont ils font plus particulierement usage, se Téduisent a un très-petit nombre : jamais ils ne les font cuire ; ils les trouvent bonnes mangées crues, et 1'épreuve m'a convaincu qu'ils n'ont pas tort. Celle a laquelle je donnois la préférence, connue sous le nom Hottentot Kamero, est de la forme d'un radis, grosse comme un melon , et d'une saveur agréable etdouce, merveilleuse sur-tout pour étancher la soif. Quelle admirable précaution de la Nature dans un Pays brülant, oü 1'on périroit a chaque pas, et qui n'offre point dans de certaines saisons ,une seule source oü Pon puisse espérer de se dcsaltérer! Quoiqu'assez commune, cette racine ne se trouve pas facilement, paree que, dans le temps de sa maturité parfaite, ses feuilles flétries et fanées se détachent, et que, pour se la procurer, il faut presque I'avoir remarquée d'avance. Mais, avec un peu d'habitude du Pays, on apprend a connoitre lesplaees oü elle croit de préférence.  6o voyage Lorsque brülé par la chaleur et les fatigues du jour, la bouche et le gosier desséchés, couvert de sueur , de poussiere, "haletant , privé d'ombre, et n'en pouvant plus, je soupirois après la plus infecte des mares, et bornois la tous mes vceüx; lorsque mes vaines recherches et 1'opiniatre aridité du sol m'avoient enfin öté \ toute espérance, combien je me lélicitois alors d'une précaution que plus dün élégant Midas, sur des récits publiés sans mon aveu, a tournée en ridicule, aussi bien que mon Coq , paree qu'entr'autres balourdises, par exemple, trouvant toujours de l'eau a la Seine, il concoit difficilement pourquoi cette rivière ne s'étend pas jusqu'aux déserts d'Afrique, et borne son cours a une mince portion d'une très-mince partie de la terre, et comment peut-on jamais périr de soif et de faim, quand les marchés de la Capitale sontgarnis de toutesparts, et regorgent de mille provisions différentes? Combien, dis-je, je me félicitois de posséder dans mes animaux domestiques,les plus inutiles en apparence, d'aussi bons surveillans, et des amis si nécessaires a ma conservation! Dans ces momens de crise , mon fidele Keès ne quittoic point mes pas; nous nous écartions un moment de nos voitures. L'adresse de son instinct 1'avoit bientöt conduit a quelqu'une de ces plantes; la. touffe qui n'existoit plus, rendoit ses cabrioles inutiles. Alors ses mains labouroient la terre; 1'attente eüt mal répondu a son impatiente avidité; mais, avec mon poignard ou mon couteau, je venois a son secours, et nous partagions loyalement le fruit précieux qu'il m'avoit découvert.  EN AFRIQUE. 6l Deux autres racines de la grosseur du doigt, mais fort longues, me procuroient un égal soulagement. Elles étoient douces et tendres, un léger parfum de Fenouil et dAnis me les faisoit même préférer, lorsque j'avois le bonheur d'en découvrir. On en trouve dans les Colonies : elles y sont connues, 1'une sous le nom d''Anys-Wortel , 1'autre sous celui de' VinkelWoriel. II croit dans les cantons pierreux, une espèce de pomme de terre que les Sauvages nomment Kaa-Nap. Sa figure est irréguliere : elle contient un suc laiteux d'une grande douceur; on fuce uniquement cette espèce de pulpe, pour en extraire et en savourer le lait. J'ai essayé de la faire cuire; elle valoit beaucoup moins, ainsi que toutes les autres, attendu la trop prompte décomposition de la substance délicate qui s'évapore, se dénature, et ne laisse qu'un résidu fort insipide. Quelques autres racines cuites sous Ia cendre a la maniere des chataignes, en approchoient beaucoup pour le goüt. Les fruits sauvages se réduisent a untrèspetit nombre. Je n'ai jamais rencontré que des arbrisseaux, dont les baies, plus ou moins mauvaises, ne peuvent guere tenter que des enfans. C'est ainsi que les nötres, dans le fond des campagnes, se font un doux régal de tout ce que produisent nos haies sur les chemins. 11 est de ces fruits sauvages qui ont la vertu de purger, et ne servent qu'a cela. Quoiqu'étranger a plus d'une partie intéressante de 1'Histoire-naturelle, je me serois cru  62 VOYAGE bien repréhensible de négliger,. dans un climaC si lointain, dans des contrées qu'on n'a jamais parcourues, la plusfoible occasion d'écudier tous les objets nouVeaux dont je me voyois sans cesse environné. J'avoue que, sans aucune teinture de la Botanique, je n'ai point négligé cependant de me livrer a quelques recherches relatives a cette Science, qui, pour ne rien dire a 1'esprit, et ne porter aucun sentiment a Fame, n'en a pas moins pour but la bienfaisance et le desir d'être utileauxhommes. Lorsque je trouvois quelques plantes bulbeuses, quelques arbustes dont les fleurs ou les fruits attiroient mes regards, j'avois grand soin de m'en emparer: j'en amassois jusqu'aux graines; j'étois même parvenu, dans mes divers campemens, a comparer, a saisir des rapports \ cette étude étoit pour moi une agréable récréation, un moyen de plus de varier mes loisirs- Dans un de mes retours a la Ville, j'avois fait, en ce genre, une collection assez précieuse que M. Percheron, Agent de France au Cap, avoit adressée de ma part pour le Jardin du Roi, a cette familie recommandable, dont je n'ose citer le nom , mais que la Nature en lui révélant ses doux secrets, et lui confiant le soin particulier de ses trésors cachés, place au rang de ses plus chers favoris. Ces plantes ne sont point parvenues a leur destinatiom Je tiens de la bouche de 1'Agent de France, que le vaisseau qui les portoit a fait naufrage. J'ai été plus heureux a 1'égard des dessins que j'en avois tirés : je les ai rapportés avec moi. Un très-habile Botaniste m'a attesté n'era  EN AFRIQUE. 63 pas connoitre la plus grande partie : le Public en jouira par la suite. Je rentre dans des détails plus faciles, et qui sont a fna portée. Je veux parler de mes chers Gonaquois. A la seule inspection de ces Sauvages, il seroit difiicile de deviner leur age. A la vérité, les vieillards ont des rides : Pextrémité de leurs cheveux grisonne foiblement ; mais jamais ils ne blanchissent, et je présume qu'ils sont trèsvieux a soixante-dix ans. Les Sauvages mesurent 1'année par les époques de sécheresse et de pluie : cette division est générale pour 1'habitant des tropiques; ils la sous-divisent par les lunes; ils ne comptent plus les jours, si le nombre excede celui des doigts de leurs mains, c'est-a-dire dix. Passé cela , ils désignent le jour ou le temps par quelqu'époque remarquable; par exemple, un orage extraordinaire, un Eléphant tué, une épizootie, une émigration, etc. lis indiquent les instans du jour par le cours du Soleil. Ils vous diront en montrant avec le doigt: „ II étoit ld quand je „ suis parti; et la quand jé suis arrivé „. Cette méthode n'est guere précise; mais malgré son inexactitude, el{e donne des a-peu-près suffisans k ces peuples, qui n'ayant ni rendez-vous ga"lans, ni procés a suivre, ni perfidies a commettre, ni tèchetés a publier, ni cour flétrissante et basse a faire a d'ignates protecteurs, et jamais une piece nouvelle a siffler, voient tranquillement le Soleil achever son cours, et s'inquietent peu si vingt mille horloges apportent aux uns la peine, aux autres le bonheur.  64 VOYAGE Quand les Hottentots sont malades, outre les ligatures dont j'ai parlé, ils ont recours a quelques plantes médicinales qu'une pratique usuelle leur a fait connoitre. Ils out parmi eux quelques hommes plus instruits en cette partie, et qu'ils consultent. Cependant, comme il n'y a point de science plus occulte que la médecine, et que les maladies internes ne parient point aux yeux d'une maniere sensible, ils sont fort embarrassé pour le gouverner; mais a cela prés de quelques victimes, ils en imposent tout autant que chez nous par leur grimoire, et démontrent clairement que la maladie étoit incurable quand le malade est mort. Ils s'entendent en peu mieux a panser et a guérir les plaies, mêmea remettre des luxations'ou des fractures: il est rare de voir un Hottentot estropié. Un sentiment bien délicat pour des Sauvages les fait se tenir a 1'écart lorsqu'ils sont malades: rarementlesappercoit-on. II semble qu'ils soient honteux d'avoir perdu la santé. Certes, il n'entre jamais dans 1'imagination d'un Hottentot, d'exposer son état pour exciter les secours et la commisération. C'est un moyen forcé, mais inutile dans un Pays oü tout le monde est compatissant. Ils n'ont nulle idéé de la saignée, et de Pusage que nous en faisons. Je ne crois pas qu'il se trouvat chez eux un seul homme de bonne volonté, qui consentit a se laisser faire cette opération. A 1'égard des Hottentots Colons comme ils se sont habitués aux mceurs Européennes, ils en ont aussi gagné les maladies, et adopté les remedes. L'opération que font les Médecins dont parle ce  ENAFRIQUE. 65 ce fameux Kolbe, 1'usage qu'il prête aux Hottentots des déserts, de consulter les entrailles d'un Mouton, de pendre au cou du malade la coëffe de l'animal, de 1'y laisser pourrir, et tous les contes de cette espèce furent écris pour le peuple, et sont, tout au plus, dignes d'amuser le peuple. La oü il n'y a ni religion, ni culte , il ne peut exister de superstition. II est encore moins vrai que, dans la Horde, ces Médecins prétendus jouissent d'un grade supérieur aux Prêtres. II n'y a , pour être pltis exact, ni Médecins, ni grades, ni Prêtres; et dans 1'idiöme Hottentot, aucun mot n'exprime aucune de ces choses. Pour sentir jusqu'a quel point erra 1'imagination de ce visionnaire, il suffit de lire dans son ouvrage, qu'un Médecin Hottentot employa le vitriol romain pour guérir un malade de la lepre. Comment ces Sauvages auroient-ils appris a connoixre ce sel, qui ne se trouve point chez eux , puisqu'il est le résultat d'une opération chymique ? 11 falloit du moins, pour donner quelque vraisemblance a une pareille balourdise, supposer des connoissances a ces peuples , leur prêter nos arts, nos alambics, nos fourneaux, et tout Fattirail de la Pharmacie. Dès qu'un Hottentot expire, on 1'ensevelit dans son plus mauvais Kros ; on ploie ses membres de maniere que le cadavre en soit entierement enveloppé. Ses parens le transporcent a une certaine distance de la Horde, et le déposantdans une fosse creusée a cette intention, et qui n'est jamais profonde, ils Ie couvrent de terre, ensuite de pierres s'ils en trouvent daas lome. 11. E  56 VOYAGE le Canton. II seroit difficile qu'un pareil mausolée fut a 1'abri des atteintes du Jakal et de PHienne: le cadavre est bientöt déterré et dévoré. Quelque mal rendu que soit ce dernier devoir, le Hottentot sur ce point mérite peu de blame, lorsqu'on se rappelle les cérémonies funebres de ces anciens et fameux Parsis attachés encore aujourd'hui a 1'usage constant d'exposer leurs morts sur des tours élevées, ou dans des cimetieres découverts, afin que les Corbeaux et les Vautours viennent s'en repaitre, et les emporter par lambeaux. Le Sauvage, en déposant avec respect les restes inanimés de son pere, de sonami dans la terre, charge les seis et les sucs dissólvans qu'elle renferme, de la tranquille et lente décomposition du cadavre. S'il ne réussit pas toujours au gré de son attente, et qu'il ne retrouve plus les cendres de ce qu'il lui fut cher, il s'afflige, il se lamente, et montre assez toute la piété de ses mceurs, et Fhumanité religieuse desoncaractere. Quand c'est un chef de Horde qu'on a perdu, les cérémonies augmentent, c'est-a-dire que le tas de pierres et de terre sous lequel on 1'ensevelit, est plus considérable et plus apparent. Si le mort est regretté, la familie est plongée dans le deuil et la consternation. La nuit se passé dans des cris et des hurlemens mêlés d'imprécations contre la mort. Les amis qui surviennent augmentent les clameurs, que de loin on prendroit autant pour 1'ivresse de la joie, que pour les accens du désespoir. Quoi qu'il en soit, les signes de leur douleur ne sont pas équivoques pour celui qui vit au milieu d'eux;  EN AFRIQUE. 67 j'en ai vu qui versoient des larmes abondantes et bien ameres. _ M. Sparmann avoit été témoin dans les Colonies, d'une scène qu'il raconteainsi: „ Deux vieil„ les femmes secouoient et frappoient a coups „ de poings un de leurs compatriotes mourant „ ou même déja mort, et lui crioient aux oreil„ les de reproches et des paroles consolantes,,. II ne faut pas s'abuser sur un conté de cette espece. Si ces femmes avoient été persuadées que le jeune homme fut mort, elles auroient certainement supprimée de leurs caresses les tiraillement et les coups de poings; mais ces mouvemens que le Docteur présente comme les agitations convulsives du désespoir, n'étoient qu'un moyen de remplacer les liqueurs spiritueuses auxquelles on a toujours recours en Europe, pour éclaircir un doute aussi fachcux, et dont ces peuples sontprivés.L'agitationviolenteemployée par les deux vieilles, est un remede aussi efficace, et qui produit apparemment de bons effets, puisque M. Sparmann ajoute qu'il opéra la résurrection du malade. La petite-vérole, qui a si souvent ravagé les Kraals Hottentots desColonies, n'a jamais paru qu'une seule fois chez les Gonaquois: elle leur enleva plus de la moitié de leur monde. Ils la redoutent au point, elle leur inspire tant d'horreur, qu'a la première nouvelle qu'elle attaque une des Colonies, ils abandonnent tout, et s'enfuient dans le plus profond du désert. Malheur a ceux de leurs malades qu'ils soupconneroienc en être atceints! Convaincus qu'il 'n'est aucun remede a ce fléau dangereux, que ce soit un E fl  68 VOYAGE pere, une épouse, un enfant, peu taPorte' £ voix da sang paroit se taire : on les abandonne a leur malheureux sort. Pnves de ^secouis, U faut qu'ils périssent de faun, si ce n est des acces de leur mal. , , Cette frayeur, bien naturelle a des peuples Sauvages,ne contredit point leur piété si samte et la pureté de leurs mceurs. L/image de la dévastation de leurs Hordes, toujours presente a leur ïmagination, est bien faite pour les porter un moment a Pabandon des plus sacres devoirs m" i? on est révolté de lire dans des Auteurs anciens, et d'entendre un Voyageur moderne répéte d'après eux, que les Hottentots, lors3 leur prend fantaisie de changer leur domicile, abandonnent, sans pitié comme sans reZt, 1 ursvieillards, et tout ce qui leur estmutile f pourroit contribuer a retarder leur marche Cette assertion ne doit pas être presentee comme une regie, un usage général. A moins qu lts ne se t ouvent dans une circonstance aussi imperieuse et fatale que celle dont je viens de parler, ou dans la guerre, quelles raisons peuvent les contraindreh hater plutöt qu'a rallentir leur marche? Au reste, je ne croirai jamais que ie Hottentot en agisse ainsi, sans éprouverde longs et de mortels regrets. . , Attaqué par un ennemi superieur, hors d etat de repousser la force par la force on se •^ perse, ons'éloigne comme on peut, et eest dans ce cas le seul parti raisonnable qu'on puisse prendre On est bien forcé, malgré soi, quand on est 'surpris par 1'ennemi, de laisser en arnere les vieillards, les malades, les trameurs, tout ce  EN AFRIQUE. 69 qui ne peut suivre. Quel est l'homme assez mal instruit des suites désastreuses de la guerre, pour faire au Hottentot un crime d'une nécessité sous laquelle 1'Européen même ne seroit pas exempt de plier. Je vais plus loin , et je ne crains pas de tout dire. Les Sauvages ne balancent pas a employer ce même expédient contre la famine, malheur non moins rcdoutable que la petite-vérole et la guerre, quand ils en sont attaqués. Dans ce cas, Pabandon de quelquesindividus, que d'ailleurs on ne pourröit sauver , devient un sacrifice nécessaire au bien de tous. Ceux qui fuient ne sont pas sürs eux-mêmcs d'échapper au fléau général. Plus de trois quarts périssent dans la route , au milieu des sables et des rochers, brülés par la soif, et consumés par la faim. Le petit nombre qui survit fait de longues marches avant d'avoir trouvé quelques légeres ressources, Tels sont les trois motifs qui prêtent aux Hottentots une barbarie a laquelle ils se voient contrahits par une force plus invincible que le devoir a Pamour. La Nature ne peut rien dans ces cceurs timides et simples; mais, pour s'endprmir un moment , elle n'en est pas moins forte et moins grande , et les calamités publiques pour des peuples qui n'ont pas la première des combinaisons de nos arts , et nul moyen de les appaiser, si ce n'est la plus prompte fuite, ne peuvent êtrele creuset pour les éprouver, ni la regie de les juger. On ne donnera pas , je 1'espere , pour un quatrieme exemple de leur barbarie, ces émigrations indispensables auxquelles les assujettit la E 3  •70 VOYAGE différence des saisons. Une sécheresse extraordinaire a tari les sources et les lagunes qui les environnoient; un soleil dévorant a brulé tous les paturages; un épizootie se déclare dans les environs : 1'une ou 1'autre de ces causes les force a changer de demeure; mais cette translation nécessaire se fait toujours tranquillement, sans confusion, quoiqu'avec promptitude, On éloigne d'abord les troupeaux, on place les vieillards et les impotens sur des Boeufs ; on ne laisse personne derrière soi; tous les effets précieux sont en avant ; et tous ensemble , voyageant paisiblement, vont planter le piquet, et s'établir dans le premier endroit qui convient a leur maniere de vivre, ainsi qu'a leurs besoins, J'ai souvent rencontré des Hordes qui avoient été obligées de s'expatrier pour quelqu'un de ces motifs : les vieillards , les malades , tout étoit de la partie. Combien de fois avec quelques bouts de tabac , mieux encore quelques verres de liqueur, qui ranimoient et faisoient sourire ces pauvres gens, n'ai-je pas eu la satisfaction de voir couler les larmes de la reconnoissance; et lorsque me séparant d'eux, et reprenant ma route, j'arrivois le jour même ou le lendemain sur la place qu'ils avoient abandonnée , j'avois beau examiner ces Iieux et fureter dans tous les environs, je ne trouvois nulle tracé de 1'insensibilité dont on Jes accuse. Toutes les huttes étoient enlevées; les effets , leg animaux domesdques, tout avoit suivi. Les enfans , ou a leur défaut s les plus proches parens d'un mort, s'emparent de ce qu'il laisse; majs la qualité de chef n'est point héré-  EN AFRIQUE. 71 elitaire. II est toujours nommé par la Horde: son pouvoir est bien limité. Maitre de faire le . bien qu'il veut , il ne 1'est en aucun cas de faire le mal; il ne porte aucune marqué extérieure de distinction: il n'est pas plus privilégié que les autres, si 1'on excepte toutefois lüsage d'aller a son tour garder les bestiaux qui sont en campagne. Dans les conseils, son avis prévaut , s'il est jugé bon : autrement on n'y a nul égard, Quand il s'agit d'aller au combat , on ne connoitni grade, ni divisions, ni Généraux, ni Capitaines: tous sont Soldats ou Colonels. Chacun attaque ou se défend a sa guise. Les plus hardis marchent a la tête; et, lorsque la victoire se déclare, on n'accorde pas a un seul homme 1'honneur d'une action que le courage de tous a fait réussir : c'est la Nation entiere qui triomphe. De toutes les Nations que j'ai vues jusqu'ici, la Gonaquoise est la seule qu'on puisse regarder comme libre. Bientöt peut-être ces peuples seront obligés de s'éloigner, ou de recevoir les loix du Gouvernement. Toutes les terres de 1'Est étant généralement bonnes, les Colonies cherchent a s'entendre de ce cöté, le plus qu'elles peuvent: leur avarice y réussira sans doute unjour. Malheur alors a cespeupladesfortunées et tranquilles! les invasions et les massacres détruiront jusqu'aux traces de la liberté. C'est ainsi qu'ont été traitées toutes ces Hordes dont parient les Auteurs anciens, et qui, par démembremens avilis et foibles, sont tombéesdans la dépendance absolue des Hollandois. L'existence des Hottentots , leurs noms et leur histoire passeront alors E4  >j2 VOYAGE pour des fables, a moins que quelque Voyageur , curieux d'en découvrir les restes, n'ait assez de courage pour s'enfoncer dans les désercs reculés qu'habitenc les grands Namaquois, ou les rochers de plus en plus durcis par le temps, et les montagnes stériles et décrépites n'offrenc pas un chétif plant d'arbres digne de fixer 1'avidité spéculative des Blancs. Lespeuplades citées par Kolbe, sous les noms de Gunjemans et de Koopmans, n'ont jamais existé. Le nom de Gunjemans ne signifie rien dans le langage Hottentot: cenom futcorrompupar quelque Voyageur, qui , n'entendant point ce langage, 1'aura mal écrit. II falloit écrire Goedmans , deux mots hollandois qui signifient bonshommes ou bonnes-gens, qualifkation qu'ont donnée les premiers Colons a tous les Hottentots en général, paree qu'ils les trouvoient tranquilles et fort accommodans. Koopmans a pareillement été donné a ceux qui ont fait les premiers échanges: ce sont deux mots qui signifient, en très-bon Hollandois, négociant ou marchand; mais qui ne conviennent pas plus a une Nation qu'a toute autre. C'est ainsi que ne comprenant point les langues d'un Pays, un Voyageur en retient mal les expressions, les orthographies plus mal encore , et fait unnom Sauvage avec un barbarisme. Les mceurs et tout ce qui concerne les divers peuples étrangers, ne seront jamais exactement décrits, si 1'on n'en parle les divers langages. Si, par exemple, les Auteurs qui ont avancé que les Hottentots adorent la Lune, avoient  EN AFRIQUE. *]3 compris le sens des paroles qu'ils chantent a sa clarté, ils auroient senti qu'il n'est question ni d'hommages, ni de prieres, ni d'invocations a cet astre paisible ; ils auroient reconnu que le sujet de ces chants étoit toujours une aventure arrivée a quelqu'un d'entr'eux ou de la Horde voisine, et qu'autant improvisateurs que les Nègres , ils peuvent chanter toute une nuit sur le même sujet, en répétant mille fois les mêmes mots. lis préferent la nuit au jour , paree qu'elle est plus fraichc, et qu'elle invite a la danse, aux plaisirs. Lorsqu'ils veulent se livrer a cet exercice, ils forment, en se tenant paria main , un cercle plus ou moins grand, en proportion du nombre des danseurs et des danseuses, toujours symmétriquement mêlés. Cette chaine se fait et tournoie de cötés et d'autres. Elle se quitte par intervalles, pour marquer la mesure. De temps en temps, chacun frappe des mains sans rompre pour cela la cadence; les voix se réunissent aux instrumens, et chantent continuellement hoo hoo ! C'est le refrein général. Quelquefois un des danseurs quittant le cercle, passé au centre : la, il formea lui seul une espèce de pas Anglois, dont tout le mérite et la beauté consistent a 1'exécuter avec autant de vitesse que de précision , sans bouger de la place oü son pied s'est posé : ensuite on les voit tous se quitter les mains, se suivre nonchalamment les uns après les autres, affectant un air triste et consterné, la tête penchéc sur 1'épaule, les yeux baissés vers la terre qu'ils fixent attentivcment. Le moment qui suit, voit naitre les démonstrations de la joie, de la  74 VOYAGE gaité Ia plus folie : ce contraste les enchante, quand il est bien rendu. Tout cela n'est au fond qu'un assemblage alternatif de pantomimes trèsbouffonnes et très-amusantes. 11 faut observer que les danseurs font entendre sans cesse un bourdonnement sourd et monotone, qui n'est interrompu que lorsqu'ils se réunissent aux spectateurs pour chanter en chorus le merveillcux hoo ! hoo ! qui paroit être 1'ame et le point d'orgue de ce magnifique charivari. On finit assez ordinairement par un ballet général; c'est-a-dire que le cercle se rompt, et qu'on danse pêlemêle comme chacun rentend. On voit alors 1'adresse et la force briller dans tout leur jour. Les beaux danseurs répetent, a 1'envi l'un de 1'autre, ces sauts périlleux ct ces gargouillades, qui, dans nos grandes Académies de musique, excitcnt des Ha Ha tout aussi bien mérités et sentis que les Ho Ho d'Afrique. Les instrumens qui brillent la par excellence, sont le Goura, le Joum-Joum , le Rabouquin et le Rome/pot. Le Goura a la forme d'un are de Hottentot Sauvage. II est de la même grandeur ; on attaché une corde de boyau, a 1'une de ses extrémités, et 1'autre bout de Ia corde s'arrête par un nceud dans un tuyau de plume applatie et fendue. Cette plume déployée forme un triangle isocele très-allongé, qui peut avoir environ deux pouces de longucur : c'est a la base de ce triangle qu'est percé le trou qui retient la corde; et la pointe, se rcpliantsur elle-même, s'attache avec une courroie fort mince a 1'autre bout de 1'arc, Cette corde peut être plus ou moins tendue se*  EN AFRIQUE. 75 Ion la volonté du musicien. Lorsque plusieurs Gouras jouent ensemble , ils ne sont jamais montés al'unisson. Tel est ce premier instrument qu'on ne soupconneroit point être un instrument a vent, quoiqu'il ne soit certainement que cela. On peut en voir la figure, dans la j>lanche VII, a cöté de la Hottentote. On le tient a-peu-près comme le cor de chasse; le bout de Pare oü se trouve la plume est a la portée de la bouche du joueur. II Pappuie sur cette plume; et, soit en aspirant, soit en expirant, il en tire des sons assez mélodieux; mais les Sauvages qui réussissent le micux, ne savent y jouer aucun air: ils ne font entendre que des sons flutés ou lourrés, tels que ceux qu'on tire d'une certaine maniere du violon et du violoncelle. Je prenqis plaisir a voir l'un de mes compagnons nomme Jcan , qui passoit pour un virtuose, régaler pendant deux heures entieres ses camarades, qui, transportés, ravis, 1'interrompoient de temp.s en temps, en s'écriant : „ PIo! que celle-laest char„ mant!... recommence-la,,! Jean recommencoit; mais ce n'étoit plusla même; car, comme je le disois, on ne peut suivre aucun air sur cet instrument dont tous les tons ne sont dus qu'au hasard et a la qualité de la plume. Les mcilleures sont celles qu'on tire de 1'aile d'une espèce d'Outarde. Quand il m'arrivoit d'abattre un de ces animaux, j'étois toujours sollicité a faire un petit sacrifice pour 1'entretien de notre orchestre. Le Goura change de nom quand il est jouó par une femme, uniquement paree qu'elle change Ja maniere de s'en servjr, II se transforme cn  ^6 VOYAGE Joum-Joum : assiste a terre, elle le place perpendiculairemenr devant elle, de la même facon qu'on tient les Harpes en Europe : elle 1'assujettit par le bas en passant un pied entre 1'aTC et la corde, observant de ne point la toucher : la main -gauche tient 1'arc par le milieu; et, tandis que la bouche soufflé sur la plume, de 1'autre main , la musicienne frappe la corde en différens endroits avec une petite baguette de cinq ou six pouces : ce qui opere quelque variété dans la modulation; mais il faut approcher 1'oreille pour saisir distinctement la dégradation des sons. Au reste , cette maniere de tenir 1'instrument m'a frappé : elle prête des graces a la Hottentote qui en joue, Le Rabouquin est une planche triangulaire, sur laquelle sontattachées trois cordes de boyau soutenues par un chevalet, et qui se tendent a volonté, par le moyen de chevilles, comme nos instrumens Européens. Ce n'est autre chose qu'une guitarre a trois cordes: tout autre qu'un Hottentot en tireroit peut-être quelque parti, et le rendroit sgréable; mais celui-cise contente de le pincer avec ses doigts , et le fait sans suite, sans art, et même sans intention. Le Romelpot est le plus bruyant de tous tes instrumens de ces Sauvages: c'est un tronc d'arbre creusé qui porte deux ou trois pieds, plus ou moins, de" hauteur. A l'un des bouts, oti atendu une peau de Mouton bien tanée, qu'on frappe avec les mains, ou pour parler plus claire* ment, avec les poings, quelquefois même avec un baton. Cet instrument qui se fait entendre ie fort loin, n'est .pas a coup sur un chef-  ENAFRIQUE. 77 d'ceuvrc d'invention; mais, dans quelque Pays que ce soit, c'est assez la méthode de remplacer par du bruit, ce qu'on ne peut obtenir da S0UE- . . Peut-être.me suis-je un peu trop appesanti sur la description des danses et des divers instrumens des Hottentots. Ceux-ci, comme on le voit, ne sont pas bien curieux; mais ce détail qui tient par quelque cöté aux mceurs des Sauvages, ne mérite pas non plus d'être entierement négligé. Tout prés de la Nature, et sous sa garde immédiate, le Sauvage n'a nul besoin de nos orchestres bruyans et harmonieux pour s'exciter, dans ses fêtes, aux vives démonstrations du plaisir et de la joie. La moduiation bornée et monotone de sa musique lui suffit , et je crois même qu'il s'en passeroit volontiers, et ne sauteroit pas moins bien. Dans son Choiyide Lectures géographiques , un de nos Auteurs modernes, qui s'est fait une loi d'étudier les hommes en même - temps qu'il décrivoit les lieux, observe avec beaucoup de sagacité „ que, dans un Etat policé, la danse „ et le chant sont deux arts; mais qu'au fond „ des forêts, ce sont presque des signes naturels „ de la concorde, de 1'amitié, de la tendresse „ et du plaisir. Nous apprenons, sous des mai„ tres , ajoute ce Savant, a déployer notre „ voix,a mouvoir nos membres en cadence. „ Le Sauvage n'a d'autre maitre que^sa pas„ sion, son cceur et la Nature. Ce qu'il sent, „ nous le simulons: aussi le Sauvage qui chante „ ou qui danse, est-U toujours heureux „.  78 VOYAGE J'ai fait rernarquer que les Hottentots ne s'assemblent guere que la nuit pour se divertir: les occupations journalieres ne leur laissent point d'autre temps. Chacun a ses devoirs a remplir. II faut surveiller sans cesse les troupeaux épars dansles champs, non-seulementpour empêcher qu'ils ne s'ëgarent, mais pour les garantir de 1'atteinte des animaux carnassiers qui les épient continuellement. II faut les panser et les traite deux fois par jour; il faut travailler aux nattes, amasser les bois sec pour les feux du soir: il faut pourvoir a sa subsistance, et chercher des racines : ces dernieres occupations appartiennent particulierement aux femmes. Les hommes, de leur cöté, vont a la chasse, font la revue des pieges qu'ils ont tendus en divers endroits , fabriquent les fleches, et tous les instrumens dont ils ont besoin; et quoique ces instrumens et tous les ouvrages de leurs mains soient en général assez mal tournés et grossiers, ils exigent de leur part beaucoup de temps et de peines , paree qu'ils sont privés d'une foule d'outils si nécessaires pour abréger le travail; et toujours 1'adresse chez eux, est bien moinsadmirable que la patience. II seroit étonnant que ces peuples que j'ai si souvent fréquentés, avec Iesquels j'ai vécu si long-tcmps, eussent été assez adroits ou assez faux pour se cacher de moi, au point que je ne me fusse jamais appejeu, ni par leurs discours, ni dans leur pratique de vivre, d'aucun signe ou d aucun acte de superstition : je me garderai bien de donner comme des usages rcligieux, certaines privations'qu'ils s'imposent eux-mêmes, et qui  ENAFRIQUE. yg paroissent si naturelles et si simples quand on s'est donnéla peine de les approfbndir. Par excrnple, ils ne mangent presque jamais du Lievre ni de la Gazelle nommée Duykers. Le Lievre est a leurs yeux un animal informe qui les dégoüte; la viande du Duykers leur semble trop noire : en outre, ces deux animaux sont toujours d'une maigreur excrême; raison suffisante pour qu'ils les rcjettent : mais la preuve la plus frappante que nulle idéé chimérique ne les privé de cette ressources, c'est qu'au besoin et dans les momens de diserte , je les ai vu se tenir heureux d'y pouvoir recourir. De ce qu'un Hollandois se révolteroit a la vue du plat de Limacons de vignes ou de Grenouilles le mieux apprêté, tandis que le Francois s'accommode de ce méts peu délicat, s'ensuit-il que le dégout du Batave doive être regardé comme une abstinence religieuse ordonnée par le Consistoire ? Avant d'annoncer, comme un des rites essentiels des Plottentots, la cérémonie de se couper une phalange, soit du doigt, soit du pied, avant de lui attribuer la semi- castration pour le même motif, il étoit raisonnable de constater d'abord la vérité de ces deux faits. Kolbe les avoit ouï raconter comme bien d'autres; mais il ne les avoit jamais éclaircis. II le prouve assez, lorsqu'il attribue ces usages a tous les Hottentots indistinctement; cequi n est pas moins faux que toutes les autresassertions de cet Auteur. M. Sparmann tombe également dans la plus étrange des erreurs, lors même qu'il soutient, contre ce Kolbe, que la semi-castration n'est pratiquée nulle part. Ces deux cérémonies ont  80 VOYAGE. lieu encore actuellement chez deux Hordes situées au Nord du Cap sous le vingt-hukieme degré de lacitude : savoir, les Geissiquois et le Koraquois , Cantons dans lesquels j'ai trouvé les Giraffes, dont je parlerai dans mon second Voyage. Assurément le Philosophe Kolbe n'a jamais pénétré jusques la, si ce n'est en songe. LeDocteurSparmann s'esttoujours laissé tromper, lorsqu'au sujet des Gonaquois,il penche a croire que ces Hordes se circoncisent. Les Colons me 1'avoient assuré comme a lui : c'étoit une puissante raison d'en douter; mais jusqu'ici plus a la portée que personnede m'éclairer surun fait aussi important, j'atteste au contraire que cetce Nation, et tous les Hottentots sans exception, ont le prépuce d'une grandeur démesurée; caractere qui les distingue tissez des autres Sauvages, et qui n'a point été certainement remarqué. II en est de même de ce tablier révoltant des Hottentots, auquel ona fakjouer si long - temps un röle ridicule dans 1'histoire, ou plutöt la fable de ces peuples. Une autre bizarrerie qui découle toujours de la même source, le leur a retranché non moins légerement , quoiqu'il soit toujours de monde chez une Horde dont je vais parler incessamment. Je dis qu'il est de mode; car bien loin qu'il soit un présent de la Nature, on doit le regarder comme un des raffinemens les plus monstrueux qu'ait jamais inventés je ne sais quelle coquetterie toute particuliere a un très-petit coin du monde connu. Quelques Auteurs anciens ont écrit que les families de Sauvages couchent pêle-mêle dans une  EN AFRIQUE. Si une même hutte , et ne connoissoit point leg différences de 1'ége, ni cette horreur invincible qui sépare les êtres rapprochés par le sang. A la vérité, ces Sauvages bornés au stricte nécessaire , n'ont point imaginé de sauver par une décense apparente , toute la turpitude d'une inclination monstrueuse, et Ton ne voit point chez eux appartement pour le frere, appartement pour la sceur , appartemens pour la mere et le fils ; mais conclure de ce qu'ils n'ont qu'un même toit, qu'un même grabat, qu'une même natte pour se délasser des travaux du jour, qu'ils vivent a 1'instar des animaux , c'est outrager la Nature, et calomnier 1'innocence. II n'y a qu'un Auteur mal instruit ou mal intentionné, qui se soit permis d'accréditer ces soupeons infames. Oui, toute une familie habite une même hutte; oui, le pere se couche avec sa fille, le frere avec sa sceur, la mere avec son fils; mais , au retour de f aurore , chacun se leve avec un cceur pur, et sans avoir a rougir devant 1'auteur des êtres ou 1'une des créatures qu'il a marquées du sceau de sa ressemblance. Le Sauvage n'est ni brute ni barbare. Le vrai monstre est celui qui voic le crime par-tout oü il le suppose, et qui 1'affirme sur 1'odieux témoignage de sa conscience. J'ai visité plus d'une peuplade de Sauvages, et n'ai trouvé par-tout que retenue et circonspection chez les femmes: je puis ajouter aussi chez les hommes. L'Auteur que j'ai si souvent contredit, rend hommage a la vérité, lorsqu'il confesse que, d'après la nudité des Sauvages, on les jugeroit mal, si on croyoit qu'ils ont aussi peu de modestie que de voile, qu'il a eu de la lome II. F  g2 VOYAGE peine a trouver des hommes qui, sous Pappat même des présens, consentissenta déranger assez leurs Jackals pour qu'il put se convaincre par ses yeux, s'ils étoient ou n'étoient point circoncis. J'ai dit ailleurs que le commerce avec les Blancs étoit la ruine et le fléau des moeurs. Les Hottentots desColonies en fournissent une preuve trop frappante : ceux du désert n'étant point d'une nature différente, céderont peut-etreun jour a la séduction , si elle arrivé jusqu'a eux, et se laisseront entrainer par 1'exemple. Lorsque M. Forster, dans son Voyage autour du Monde avèc le Capitaine Cook, nous apprend que les femmes de 1'isle de Paques étoient des Courtisannes lubriques, il ne nous cache pas que les Matelots de son équipage se livroient ouvertement et sans puder , aux plus infames débauches avec elles : mais ce qu'il falloit ajouter sans crainte, c'est que les femmes Sauvages, une fois visitées par des Européens corrompus, et trop instruites de leurs inclinations perverses, se hvrent sans réserve a tous ceux a qui il plaie de s'en emparer, et le servent a leur goüt , sans doute, dans la seule frayeur des extrémités cruels dont leS Blancs sont capables. Par-tout oü Penvie de m'instruire m'a fait entamer cette matiere avec les femmes que j'ai rencontrées , j'en ai toujours recu la réponse uniforme et simple qu'elles adressent a tous ceux qui les soupconnantde Communications incestueuses, cherchent a s'en éclaircir par leurs propresyeux. Vous nous assimilez donc aux bêtes , me di" soient-elles; les bêtes seules sont capables de ,, faire ce que vous dites ".  EN AFRIQUE. 83 Puissé-je ne pas me tromper.' je crois a la vercu pour ceux même qui ne connoissent pas ce mot , et n'ont point fait d'immenses commentairessurl'idée qu'il renferme. Ce sentiment inné dans le cceur de l'homme, quand 1'exemple et 1'éducation ne Pont pas corrompu,lui fut donné en signe de sa noblesse et de sa dictinction. L'horreur"de s'unir a son propre sang, est un des plus grands caracteres par lequel le Créateur voulut séparer 1'espece humain.de la classe des animaux; et la plus infame dépravation brisa seule cette barrière insurmontable. J'ose donc attester que, s'il est un coin de la terre oü la décence dans la conduite et dans les mceurs soit encore honorée , il faut aller chercher son temple au fond des déserts. Le Sauvage n'a recu ces principes ni de 1'éducation, ni despréjugés : il les doit a la Nature. L'amour en lui n'est qu'un besoin trés - borné ; il n'en a point fait, comme dans les Pays civilisés, une passion tumultueuse, qui tra'ine le désordre et le ravage après elle. Envain , a Pexemple de BufFon, tenterois-je de déraciner cette fievre de 1'ame, cette maladie des imaginations exaltées; je ne briserai point un autel couvert des riches présens des Romanciers et des Poëtes : j'aurois trop a combattre; et la Divinité qui doit sa naissance a d'aussi belles chimères, ameüteroitcontre moi ses Brames , et ne me pardonneroit pas ce grand sacrilege. Un physionomiste , ou si on veut, un bel esprit moderne,réjouiroit lescercles enassignanc au Hottentot , dans la chaine des êtres , une place entre l'homme et 1'Orang-Outan. Je ne F 2  84 VOYAGE puis consentir a lui donner ce portrait; les qualités que j'.escime en lui ne sauroient ledégrader a ce point, je lui ai trouvé la figure assez belle, paree que je lui connoisl'ame assez bonne. II faut pourtant convenir qu'il a dans les traits un caractere particulier qui le sépare en quelque sorte du commun des hommes. Les pomettes de ses joues sont très-proéminentes, de celle sorte que son visage étant fort large dans cette partie , et la machoire au contraire excessivement étroite, sa physionomie va toujours ert diminuant jusqu'au bont du menton. Cette configuration lui donne un air de maigreur qui fait paroitre sa tête tres-disproportionnée, et trop petite pour un corps gras et bien fourni. Son nez plat n'a quelquefois pas six lignes dans sa plus grande élévation; ses narines, en revanche, sont trèsouvertes, et dépassent souvent, en hauteur, le dos de son nez; sa bouche est grande, et meublée des dents petites , bien perlées, et d'une blancheur éblouissante ; ses yeux très-beaux et bien ouverts , inclinent un peu du cöté du nez comme ceux des Chinois. A 1'oeil ainsi qu'au toucher, on voit que ses cheveux ressemblent a de la laine : ils sont court, frisés et d'un noir d'ébene. II ne porte que très-peu de poil; encore a-t-il soin de s'épiler: ses sourcils, naturellement dégarnis, sont exempts de ce soin. La barbe ne lui croit que sous le nez et a 1'extrêmité du menton : il ne manque point de 1'arracher , a mesure qu'elle se montre : cela lui donne un air efféminé, qui, joint a la douceur naturelle qui le caractérise , lui enleve cette Imposante fierté commune a tous les hommes  ENAFRIQUE 85 y6 VOYAGE bleu vif; il vit d'insectes, n'habiteque les bois, et fait son nid dans des creux d'arbres: je noublieraipas ce bel animal dans mon Ornythologie. II ne nous arriva rien de remarquable dans ce campement: tant que dura notre séjour > nous éprouvames, tous les soirs , régulierement entre trois et quatre heures, des orages qui nous inconté moderent peu, paree qu'il ne duroient pas longtemps ; mais le 9 du mois , nous pliames enfin bagages, et reprimes notre route. Mes Hottentots, suivant leur usage de donner aux lieux le nom d'un événement qui s'y soit passé, avoient nommé le Kraal que nous quittions, le Camp de massacre. Nous avancames droit a 1'Est, et traversames un Canton dont toutes les herbes avoient été la proie des flammes. Une nouvelle verdure qui commengoit a pointiller nous offrit le plus fceau tapis verd : nous rencontrions, a chaque pas, des troupes de Spring-Bock, de Gnous et d'Autruches : comme nous avions plus de vivres qu'il ne nous en falloit, nous ne tirames point sur les Gazelles ; j'envoyai seulement quelques coups de fusil aux Autruches; mais trop méfiantes pour se laisser j oindre d'assez prés, j e ne réussis a en abattre aucune. A mesure que nous avancions, les Gazelles se réunissoient pour nous voir passer; la chaleur étoit excessive , et la transpiration si abondante , qu'il s'élevoit un nuage de vapeurs du milieu de ces troupes innombrables. Je tirai, en marchant, assez de perdrix pour le diner de tout mon monde. Nousne nous arrêtames pour les apprêter qu'après cinq grandes heures de fatigue. L'orage survint a 1'ordinaire, et servit a nous rafraichir; tous ces can- tons  EN AFRIQUE. 177 tons étoient marqués de pas de Boeufs a la vérité fort anciens; mais j'étois surpris qu'un aussi beau pays fut entierement désert, et que nous ne rencontrassions pas un seul Caffre. Hans prétendoit que 1'alarme avoit été trop générale ; et,quoique nous eussions déja fait trente lieues, je commencois a désespérer de rencontrer aucun Kraal : tout annoncoit que ces peuplades s'étoient retirées fort avant vers le centre ; ou , s'il arrivoit que nousfissions quelque découverte, ce ne pouvoit être que des espions des Hordes, qui, défrouésau bien général, rödoient dans la campagne ou se tenoient cachés dans des embuscades. En causant familierement avec mes gens, j'appercus une petite troupe de Gazelles , qui, frisant notre cöté, détaloient a toutes jambes: une meute de dix-sept chiens sauvages étoit a leur poursuite. A 1'instant je sautai sur mon Cheval , et piquai des deux pour défendre les Gazelles, et attaquer les chiens: malheureusement je perdis bientöt de vue les uns et les autres. Les cailloux recouverts par 1'herbe contre lesquels mon Cheval heurtoit a tous momens, faillirent a nous rompre le cou a tous les deux ; je retournois bride, pour rejoindre mon monde, lorsqu'il s eleva, dans le même moment, une Autruche a vingt pas de moi. Dans le doute si ce n'étoit point une couveuse, je m'empressai d'arriver a 1'endroit d'oü elle étoit partie, et je trouvai effectivement onze ceufs encore chauds et quatre autres dispersés a deux et trois pieds du nid, J'appelai mes compagnons , qui accoururent a 1'instant; je fis casser un des ceufs chauds; nous lome IL M  178 VOYAGE trouv&mes un petit tout formé , de Ia grosseur d'un pouletprêta sortir de sa coquille. Je croyois tous les oeufs gatés; mes gens penserent biendifféremment; chacun s'empressa de tomber sur le nid ; mais Amiroo s'empara des quatre autres , voulant m'en régaler, et m'assurant que je les trouverois excellens. C'est alors seulement que j'appris de cé Sauvage, ce que mes Hottentots euxmêmes ignoroient, ce qui n'est point connu des Naturalistes, puisqu'aueun que je sache n'en a parlé^et ce que j'ai eu plus d'une fois dans la suite 1'occasion de vérifier: savoir que 1'Autruche place toujours a portëe de son nid un certain nombre d'ceufs proportionné a ceux qu'elle destine a 1'incubation. Ces ceufs n'étant point couvés, se conservent frais très-long-temps, et l'instinct prévoyant de la mere les destine a la première nourriture de ceux qui vont éclore. L'expérience m'a convaincu de la vérité de cette assertion; et, toutes les fois que j'ai rencontré des nids d'Autruches, plusieurs oeufs en étoient séparés comme a celui-ci. Lorsque je donnerai la description des mceurs de ce singulier animal, je m'étendrai davantage sur cetarticle intéressant. A sept heures et demie du soir, je fis arrêter pres d'une lagune considérable , fonnée des eaux de 1'orage. Nos bceufs en avoient manqué a la halte du midi , et rien ne m'assuroit que je dusse en trouver plus loin. Les feux faits, chacun accommoda ses ceufs a sa maniere ; on enleva la calotte de l'un de ceux qui m'étoient réservés; ony introduisitun peu de graisse après 1'avoir enterré'a moitié dans des cendres brülantes; et le remuant avec une petite cuilliere  EN AFRIQUE. 179 de bois , on en fit ce qu'on appelle un oeuf brouillé, qui, si ma mérnoire est fidele, pouvoit équivaloir au noins a deux douzaines cl'ceufs de poules. Malgré la voracité de mon appétit, et le goüt exquis de ce nouveau méts, je ne pus en manger que la moitié; plusieurs de mes gens, après avoir öté le petit qu'ils trouvoient dans le leur, faisoient une omelette du reste: je les examinois ert les plaisantant sur ces fins ragouts d'oeufs couvés; je ne pouvois croire qu'ils ne fusscnt pas infects; j'en voulus goüter : sans la prévcntion qui m'aveuglcit , je ne leur aurois pas trouvé dedifférenceavec lemien, et j'en aurois mangé tout comme eux. La soirée se passa fort gaimenc : il n'en fut pas ainsi de la nuit; les aboiemens continucls de nos chiens nous tinrent tous éveillés; 1'inquiétude que nous causoit leur vacarme étoit d'autant plus forte,-qu'aucun autre bruit nefrappoit nos oreilles. Ce n'étoit donc aucune béte féroce;ellese fütdécelée tót outard; nos soupcons s'arréterent sur les Sauvages, et je craignis quelqu'embuscade. Le jour parut enfin, mais il ne ramena pas la tranquillité ; nous furetdmes inutilement de tous cótés, nous ignorions si c'étoient ou des Caffres ou ces Pirates des Bossismans. Le terrein aride et les herbes seches sur lesquels nous étions campés , ne nous permettoientpas de découvrir leurs traces: ainsi le 10, sans avoir appris davantage , nous pardmes, e» nous orientant toujours a 1'Est. Cette direction nous conduisit dans un canton oü les Mimosa se trouverent en si grande abondance, si hauts et si touffus qu'ils fonnoienc une véritable fo- M 2  l8o VOYAGE rêt. Après 1'avoir traversée , nous rencontrames une petite rivière que nous eümes 1'avantage de pouvoir passer a gué; nous suivimes ses bords pendant 1'espace de deux grandes lieues, après quoi nous campames , lorsque nous viraes que nous allions être surpris par la nuit. J'avois été averti par notre guide que, trois lieues plus loin , nous rencontrerions enfin le Kraal de ces Caffres qui m'avoient sollicité de me rendre chez eux: je désirois d'autant_ plus de le voir, qu'il étoit trés-ancien, très-curieux; que rarement cette place , fort commode et trèsconnue des Sauvages , restoit vacante, et que la Horde de ceux-ci étoit fort nombreuse. Pour ne pas Hous trahir nous-mêmes, je défendis de tirer un seul coup de fusil sur le gibier, je fis dresser ma tente , allumer du feu, et nous y restames autour fort avant dans la nuit : après quoi, pour tromper Pennemi a la parole de qui je ne me fiois qu'avec prudence, lorsque j'eus fait jetter de nouvelles branches dans ces feux pourlcsalimenterjusqu'aujour,nousallamesnous établir et nous coucher sur des nattes, a cinquante pas plus loin. Notre sommeil ne fut point interrompu; le lendemain, Hans se détachaavcc deux de mes Hottentots bien armés pour aller en avant; je leur donnai rendez-vous a deux lieues plus loin, c'est-a-dire a une^lieue de ce Kraal, et leur dis de venir aussi - tot m'y rendre compte de ce qu'ils auroient vu. Ils furent de retour a deux heures, et m'apprirent, avec uti étonnement mêlé de douleur, qu'ils 1'avoient effectivement trouvé en fort bon état; mais qu'il étoit, comme les autres, absolument déserté.  EN AFRIQUE. 181 Alors ie concinuai ma route jusques-la, et nous primes possession de ce nouvel Empire 11 etoit ample et vaste ; nous trouvames plus de cent Huttes très-anciennes, et solidement construites; elles étoient espacées a la maniere ordinaire : U étoit probable que les habitans avoient pris i alarme mal-a-propos ; nous n'appercuraes aucun débris, et pas un seul cadavre. Ils avoient oublie dans une de ces Huttes, deux Sagaies dont le fer étoit rouillé , et dans un autre, un peut tablier de femme , des outils de bois pour le labourage, et quelques bagatelles de peu de conséquence. Je m'emparai de ces divers objets. Lespctits champsde bied n'offroient point comme dans le premier Kraal oü nous nous étions arrêtés 1'image de la désolation et du malheur: il paroissoit au contraire que la récolte en avoit été paisiblcment enlevée. Nous décidames que nous nous arrêterions la pendant deux ou trois jours, afin de distribuer au loin quelques. patrouilles, et de voir si dans les environs nousne déeouvririons point quelques Caffres. Je savojs fort bien qu'en tiïant directement au Nord,j.e tombois dans le centre de la Caffrcrie: c'est ce que ie voulois éviter sans cesse , preferent de gagner peu-a-pcu par de longs circuits , et de neme hasarder qu'en proportion des dangersque j'appercevrois, ainsi que des connoissances que ie fcrois durant la route. Toutes nos recherches et toutes nos ruses n aboutirent a rien : nul Caffre ne se présenta. Te ne dissimulerai point que d'après mes preiugés pcrsonnels, et les descriptions fastueuses de la magnificence et du luxe des Despotes Asiatt-  182 VOYAGE ques, j'avois pensé que j'en retrouverois au moins 1'esquisse dans les Ecats d'un Roi des CafFres: c'étoit ce qui m'avoit suggéré le plus vif désir de voir Pharoo ; mais ma curiosité n'avoit plus le même aliment, depuis que les derniers hötes que j'avois reeus dans mon camp, et qui demeuroient ordinairement prés de lui, m'avoient appris que cet homme,sans aucune suite particuliere , hahitoit, comme le dernier de ses Sujets, une hutte qui n'étoit ni plus grande,nimieuxornée que les autres; qu'il pouvoit, tout comme eux , Revenir trés-pauvre, si la mortalité s'introduisoit parmi ses troupeaux; que ses Sujets ne lui devoientni subsides ni impóts; qu'il n'avoit nul droit d attenter a leur propriété, qu'en un mot, ce n'étoit qu'un simple Chef comme chez les Hottentots; que la seule différence remarquable entre ce Chef et les autres, étoit qu'il commande a une Nation plus nombreuse, et que sa place est héréditaire ; mais que privé d'ailleurs de toute autre décoration extérieure et de tout appareil de royauté , il ne jouit que d'un pouvoir très-limité. D'après ces détails, mon imagination avoit beaucoup rabattu des idéés brillantes qu'elle s'étoit faites du Roi ; ne pouyant rien gagner a le voir, et désespérant de le rencontrer, tous mes voeux ne se tournerent plus que vers le vaisseau naufragé. Sur le rapport de mes Caffres, je n'avois pas plus d'espoir de me satisfaire: cependant je tournois mes pas vers la cöte , toujours bercé de 1'idée chimérique, que j'en obtiendrois des nouvelles plus certaines. Nous ne trouvames par-tout que des huttes  EN AFRIQUE. iS3 désertes; nul Habitant, nulles traces d'humains ne s'offrirent a nos regards. En revanche , le Buffle, la Gazelle, et généralement toutes les especes de gibier abondoient dans tous les lieux que nous parcourions : ce qui prouve mieux que de vains raisonnemens, que le Caffre n'est point autant Chasseur que le Hottentot; qu'il vit moins que lui d'espérance , et qu'il compte plus sur son bied et sur son troupeau, que sur les ressources de 1'adresse et de son habileté a manier ja sagaie et la massue. Plusieurs Eléphans que nous appercumes , ne nous' donnerent pas le temps de les joindre pour les tirer. Depuis mon départ de Koks-Kraal , j'avois déja fait, en oiseaux, une collection si considérable , que je ne savojs plus oü la placer: elle étoit certainement plus embarrassante par son volume que par sa pesanteur; quoique j'eusse toujours pris soin, après avoir apprêté chaque individu, de le coucher a plat pour ménager la place. Le 15 , nous traversames la petite rivière que nous avions suivie jusques-la, afin d'éviter des montagnes stériles et trop escarpées qui se présentoient a nous. Nous fümes ensuite obligës de décliner du cöté du Sud, paree que, ne trouvant aucun chemin frayé, les circonstances et le local déterminoient seuls notre marche. Je fis lever, a mes pieds , une grande Outarde, que je tuai; elle couvoit-deux ceufs , dont les petits prêts a éclore étoient entierement couverts de leur premier duvet. J'étois charmé que lehasard m'eüt procuré cet oiseau neuf pour moi; il me parut que le male et la femelle couvoient altemativement leurs ceufs. Celui que je venois de M 4  J84 voyage mectre a bas étoit le male ; il portoit, derrière la tête, une huppe trés-grande et très-touffueen forme de capuchon. La femelle ne tarda pas a venir roder autour de nous; elle sembloit nous observer, et jettoit de temps. a autre un cri fort rauque: je m'étois ffötté de 1'abattre; c'est dans ce dessein que j'avois laissé les deux ceufs dans le nid; mais comme, dans tous les environs, il n'y avoit pas d'endroit oü je pusse me mettre a 1'affüt sans qu'elle me vit, elle n'approcha point: je renoncai a mon projet, et continuai ma route. II est probable qu'il n'existoit pas un seul Caffre dans toute la partie que nous avions traversée jusqu'alors; car les coups de fusil que depuis quelques jours nous tirions continuellement, soit dans nos marches, soit dans nos divers campemens, auroient düno'us découvrir, etlesamener sur nous , puisqu'ils' sont si peu craintifs. Nous n'étions pas tous de; même avis sur cet objet , qui faisoit, durant lk marche, la matiere ordinaire de nos conversations: les uns prétendoienc qu'il devoit y avoir des Caffres; mais que,n'étant pas en force , ils n'osoient se montrer; les autres soutenoient qu'il n'y en avoit point, puisque nous n'en étions pas assaillis; mais lorsqu'il étoit question de la conduite que nous devions tenir si nous en rencontrions, tous déraisonnoient,et formoient les plans de défense les plus ridicules et les moins praticables. Seul, je pensois qu'il falloit essuyer la première décharge sans riposter, et .tiener d'en venir, par la douceur, a des explications, avant que de hous servir de nos armes, qui nous assuroient 1'avantage, si nous étions forcés d'y tecourir. Je ne doutois point que ce moyen  EN AFRIQUE. i85 ne réussit, si nous nous voyions attaqués pendant le jour. Pour la nuit, c'étoit autre chose : dans ce sage projet d'accommodement, je voyois des difficultés presque insurmontables, et c'étoit pour éviter toute espece de malheur, que nous avions constamment pris le parti de coucher a cinquante pas de ma tente, sur laquelle j'avois grand soin de laisser flotter mon pavillon, qui s'appercevoit d'assez loin. Cette petite ruse nous mettoit du moins al'abri de la première surprise. Nous ne cessions point, pour cela, nos courses et nos chasses; l'eau devenoit moins abondante : je commencois a éprouver des craintes terribles. Un jour que le temps étoit resté couvert, ce qui nous avoit procuré une marche de plus de six heures fort agréable et douce, j'appercois Keès qui, tout-a-coup, s'arrête, et qui, portam les yeux et le nez au vent sur le cöté, se met a courir, entrainant tous mes chiens a sa suite, sans qu'aucun d'eux donnat de la voix. Etonné de ce manege si nouveau, n'appercevant rien qui put les attirer si singulierement, je piqué des deux pour les joindre. Que je fus étonné de les trouver rassemblés autour d'une jolie fontaine éloignée de plus de trois cents pas de 1'endroit d'oü ils venoient de détaler! Je fis signe a mes gens de s'appro cher : ils arriverent, et nous campames prés de cette source bienfaisante, qui prit, sur le champ, le nom du magicien qui 1'avoit décou* verte. J'aurai plus d'une fois occasion de rappeler des circonstances dans lesquelles l'instinct des animaux que j'avois avec moi, m'a rendu de  l86 VOYAGE sïgnalés services: ils m'ont tiré de plus d'une angoisse cruelle , sous lesquelles j'aurois succombé sans leurs secours. Je n'ai jamais douté que l'homme n'ait recu du Créateur, en égale' portion, les mêmes facultés; sa corruption insensiblement lui a fait tout perdre. Les Sauvages, d'autant plus prés de la Nature qu'ils s'éloignent de nous, ont aussi les sens bien plus substils : enfin moi-même , et je me natte d'inspirer quelque croyance, après avoir passé cinq ou six mois dans les forêts et les déserts, lorsqu a leur imitation, je présentois le visage de cöté et d'autre, j'étois parvenu a sentir, a deviner comme eux, soit une rivière, soit une marre : nous ne manquions jamais d'y arriver. Résolu de passer la nuit a Kees-Fontein, je profitai de ces momens de repos, pour prépaler FOutarde que j'avois tuée. Des nuages amoncelés dans le lointain nous annoncoient un violent orage : je fis décharger les boeufs, et ma tente fut dressée. La pluie vint en abondance avant la nuit; mais elle ne dura pas long - temps: elle étoit a peine cessée, que déja je rödois de cöté et d'autre pour épier des petits oiseaux. Dans un endroit peu écarté du campement, je vis touta - coup se lever a mes pieds deux de ces Serpens d'un jaune doré, commun, et si connus dans les Colonies sous le nom de Kooper-Capel. Ces reptiles se dresserent a ma vue, enflant prodigieusement leurs têtes, et siffiant de maniere a m'effrayer. Je lachai mon coup; je savois que la morsure de ces animaux est mortelle, et que la faculté de s'élancer les rend  EN AFRIQUE. 187 d'autant plus dangereux. L'un des deux tomba mort: 1'autre rentra dans son trou. Je m'assurai de celui qui me restoit ; il avoit cinq pieds trois pouces de longueur , et neuf pouces de circonférence dans sa plus forte épaisseur. Outre une infinité de petites dents très-aigues, et difficiles a distinguer, quigarnissoient sa gueule, il portoit de chaque cöté de la machoire supérieure, a la hauteur des narines, un crochet de cinq ligncs de long , jouant dans sa charniere, et qu'il pouvoit retirer comme les griffes du chat ou du tigre. Mes Hottentots en casserent un. Comme j'aimois beaucoup a les entendre disserter sur 1'Histoire-naturelle, peut-être paree que je trouvois plus de vérité dans les raisonnemens tout grossiers de 1'habitude et de 1'expérience, que dans les ingénieuses spéculations de .nos Savans , je leur fis sur mon serpent, des questions auxquelles ils répondirent d'une facon plus satisfaisante encore que je ne m'y étois attendu. Ils ne manquerent pas de me faire observer,entr'autressingularités,que cette dentcreusée en gouttiere, étoit le conducteur qui versoit le venin dans la plaie qu'elle-même avoit faite. Telle est, si je ne me trompe, 1'histoire duBoicininga, autrement Serpent a sonnettes, que j'ai souvent rencontré dans 1'Amérique méridionale. Je remarquai, dans cette occision , toute la frayeur que ces animaux inspirent aux Singes: . il n'étoit pas possible de faire approcher Keès du Serpent dont je venois de m'emparer, quoiqu'il fut entierement expiré. Je parvins cependant, pour m'amuser un moment, n le lui attacher a la queue ; alors ne faisant pas un mou-  188 VOYAGE vement que le Serpent n'en fit un autre, il est aisé de juger hquelssauts, aquels bonds,aquelle ü impatience, a quelle fureur se livra mon Keès | pendant tout lë temps que je laissai son fatal I ennemi attaché a sa queue. Lorsque la nuit fut close, nous appercümes, ■dans le Iointain, un feu qui devoit être, autant j que 1'obscurité nous permettoit d'en juger, sur | Je sommet de quelque montagne, a trois lieues, ! plus ou moins de distance. Malgré cet éloigne- 1 ment, dont nous n'étions pas sürs, mes Hotten- | tots croyoient appercevoir les ombres de quel- \ ques hommes qui passoient et repassoient devant 3efeu; ma lunette m'eut bientöt convaincu qu'ils avoient raison; mais étoit - ce des Caffres ? J Etoicnt-ce ces détestables Bossismans, ennemis I de toutes les Nations indistinctement, voleurs de profcssion, avec lcsquels il n'y a aucune espece d'accommodement a espérer ? Nous nous arrêtames a ce dernier soupcon , attcndu que | jamais les Caffres n'habitent la hauteur des monragnes; nous eümes la précaution d'éteindre nos I feux, et Ie reste de la nuit se passa tranquillement. I Le premier soin, a notre réveil, fut de tacher de découvrir plus positivement d'ou et de qui étoient les feux que nous avions appercus : qn ne pouvoit désirer de temps plus favorable pour découvrir la fumée. II nous parut que les I feux étoient étcints ; elle ne se montroit plus: ainsi, privés d'un point fixe de direction, nous allions nous engager dans des gorges et des défilés oü nous risquions de ne plus nous recon- I noitre ; cependant, comme mes gens, dans la persuasion que ce n'étoient point des Caffres ,  EN AFRIQUE. 189 paroissoient répugncr moins suivre notre route de ce cöté, aux risques de tout ce qui pouvoit en arriver, et que nos desseins nous y condmsoiént'assez naturcllement, nous empaquetames a 1'instant nos équipages, et fitnes nos adieux a Keès-Fontein. , . Nous eümes a traverser une espece de bois oü les Mimosa étoient en si grand nombre, teliement épais et siremplisd'ailleurs de bröussailles, qu'a peine pouvions-nous faire dix pas sans être obligés de nous arrêter, pour nous frayer un passage. T'enétoiscruellementcontrarie, surtout a cause de nos bceufs qui s'écartoient sans cesse pour se tracer des chemins de cotes et d'autres. Nous sortünes a la fin de cette cruelle forêt; mais je suis persuadé qu'après tant de fatigues, de tours et de détours qui durerent 1'espace de trois heures, nous me nous trouvions pas a plus d'une lieue de Keès - Fontein. Nous avions devant nous un fourre a-peu-pres pareil a celui que nous venions de traverser ; pour 1'éviter, nous le longeames, en prenant notre direction plus au Sud-Oucst. Couverts de sueur et de poussiere, accables de chaleur, après plus de six heures de marche, nous nons arrêtames a cöté d'une lagune qui se présentoit a nous fort a propos. Un de mes chiens qui s'étoit considérablcment echaufic a la poursuite du gibier, faillit de périr; je le perdois, si Jan, qui 1'appercut dans leau, ne s_y füt lancé sur le champ pour 1'en tirer. J appuie sur cette circonstance,quiparoitratoutau ïüoins indifférente au commun des Lecteurs, pour etablir un fait dont je n'ai été témoin qu ea.Ain*  ïgo VOYAGE que. Si - tot qu'un chien très-échauffé se jette a l'eau pour se rafraichir, il meurt le moment d'a- ■ prés, s'il nést secouru a temps. Dans une chasse avec M. Boers , un grand lévrier précédoit sa voiture d'une centaine de pas; il entra dans un petit ruisseau que nous devions traverser après lui; il cxpiroit lorsque nous arrivdmes. A peine campés et rafraichis, j'envoyai quelques Hottentots a la découverte du cöté surtout qui nous avoit inquiétés pendant la nuit. En moins d'une heure, j'eus des nouvelles de ce message. Je vis arriver un de mes gens accourant pour me dire qu'il avoit appercu une troupe de Caffres en marche. Aussi-töt il nous •conduisit Hans et moi par des déjours, et nous mit a portée de nous instruire, par nos yeux, de ce que ce pouvoit être. Nousvimes,en effet, dix hommes qui conduisoient paisiblement quelques bêtes - a - cornes: n'ayant rien a craindre d'un si petit nombre, nous nous présentames a une certaine distance. Le premier mouvement de ces gens effrayés , sur-tout par nos armes-afeu, fut de prendre la fuite ; mais Hans leur criant, dans leur langue, qu'ils pouvoient s'approcher avec confiance , les fit arrêter sur le champ : il se détacha pour aller leur parler. Lorsqu'il les eut convaincus que j'étois 1'ami des Caffres, ils approcherent tous: je les recus familierement, et leur présentai la main en les saluant d'un tabé. Leur frayeur disparut a la vue de ma barbe ; ils avoient ouï parler de moi par ceux que j'avois recus dans mon camp de Koks-Kraal. L'un d'eux étoit de la connoissance de Hans, qui 1'avoit vu dans son pays.  EN AFRIQUE. ïgi je les ramenai tous a mon campement avec leurs bestiaux, et je les régalai de tabac et d'eaude-vie. Ils me montroient mon pavillon pour me faire comprendre qu'ils étoient bien instruits, ils s'étonnoient de ne point voir mes voitures et toute ma troupe; mais ne voulant pas qu'ils sussent a quel point ils étoient redoutés des Hottentots, je leur fis entendre que j'avois voula faire seulement une petite toumée dans leur pays, pour y prendre langue, et le parcourir ensuite plus a mon aise. Ils me parurent empressés de savoir oü se trouvoient actuellement les Colons; s'ils les cherchoient encore; en un mot, quelles pouvoient être leurs intentions. Je les instruisis ladessus comme il convenoit que je le fisse. J'avois vu les Colons retirés tous au BruyntjesHoogte, s'y tenir sur la défensive, et agités de terreurs non moins fortes que les Caffres mêmes. Ceux-ci venoient de m'apprendre que , pour regagner les Hordes de leurs Nations les plus voisines, il leur falloit encore, de 1'endroit oü j'étois, cinq grandes journées de marche : ainsi, calculant la distance qui les séparoit les uns des autres, et que je portois a-peuprès a une soixantaine de lieues, je pouvois, sans les tromper, diminuer leur crainte, et leur faire entendre que les Colons n'étoient, ni en état, ni dans la disposition d'cntreprendre un si long voyage. Cette déclaration les rassura. Ces pauvres gens étoient trop malheureux pour ne pas exciter ma pitié; jamais les Caffres n'avoient été molestés comme ils 1'étoient alors : outre les pertes en hommes et en bestiaux qu'ils avoient  192 VOYAGE essuyées de la part des Blancs, ils en faisoient encore journellement du cöté des Tamboukis, Nation voisine, qui, profitant de leur situation critique, se répandoienr dans plusieurs cantons de la Caffrerie, égorgeoient tout ce qui s'offroit a leur rencontre. Ainsi, pressés des deux cötés par cette diversion, les Caffres manquant de munitions de guerre , et hors d'état de se défendre, battoient en retraite le plus qu'il leur étoit possible, et s'enfoncoient au plus loin vers le Nord, pour éviter deux ennemis auxquels ils ne pouvoient résister. Un troisieme non moins redoutable, le Bossisman, les pilloit et les massacroit par-tout oü il les rencontroit. J'étois étonné, d'après ce que m'avoient appris ces gens, qu'ils se fussent si fort éloignés de leurs hordes; qu'ils errassent a 1'aventure, sans trop savoir oü porter leurs pas : ils me dirent qu'au moment de la première incursion des Blancs on avoit fait refluer précipitamment et pêle-mêle tous les troupeaux, soit du cöté de la mer, soit dans d'autres endroits enfoncés de la Caffrerie; mais que n'entendant plus parler d'hostilités nouvelles, ils avoient risqué de quitter leurs hordes, et d'aller reconnoitre et ramener les bestiaux dispersés a 1'aventure. Ils en avoient, en effet, une trentaine 'avec eux. Lorsque je leur parlai des feux que nous avions appercus pendant la nuit, ils m'assurerent que c'étoient les leurs; mais qu'ils n'avoient point vu les miens, qui les auroient fort inquiétés. Je les questionnai aussi sur le navire naufragé; ils ne firent que me répéter ce que m'avoient appris les autres; c'est-a-dire que ce navire avoit effective- menr  EN AFRIQUE. ig3 ment péri au-dessus des cötes de la Caffrerie. D'après ces indices, je jugeois que cè malheureux événement étoit arrivé au-dela du pays des Tamboukis, a la hauteur de Madagascar, vers le canal de Mosambique. Ils ajoutoient que, sans savoir les difficultés qu'on pouvoit rencontrer, après leurs limites, il falloit entre'autres rivieres, en franchir une trop large pour la traverser a la nage, ou bien remonter beaucoup au Nord pour la trouver guéable; que cependant, on avoit vu plusieurs Blancs chez les Tamboukis; que pour eux ils avoient échangé quelques marchandises avec les mêmes Tamboukis, et sur-tout beaucoup de cloux provenus du déchiragedu navire; maisqu'étantmaintenant en guerre avec ces Peu- . pies, ils ne pouvoient plus en tirer le fer dont ils avoient si grand besoin: alors ils meprierent de leur en donner; refrein ordinaire de ces malheureux, auquel je m'étois attendu! triste priere que je payai d'un cruel refus! En revanche, je leur distribuai de tout ce que je portois avec moi, soit verroterie, soit colifichets, briquets , amadoue, et force tabac. Ils m'ofFrirent et me conjurerent d'accepter une couple de leurs Bceufs; je leur fis répondre que loin de penser a les priver d'un bien aussi précieux a d'infortunés humains, j'aurois desiré me trouver en situation d'augmenter leurs bestiaux. Cette marqué de bonté les toucha d'autant plus, qu'ils regardent le Blanc comme 1'être le plus dangereux et le plus mal-faisant qui soit sur la • terre. Ils me firent, avec cette timidité ingénue qui craint même de facher celui qu'on va louer, un aveu dont 1'impression m'est long-temps resTome IL N  ig4 VOYAGE tée dansl'ame. Hans me déclara, de leur part, entermes très-énergiques , que je ressemblois au seul honnëte-homme de ma race qu'ils eussent jamais rencontré; ils 1'avoient vu, cet honnête-homme, quelques années auparavant, sur la rivière des Bossismans,lorsqu'ilsl'habitoient, et que les Colons n'avoient pu réussir encore a les en chasser. C'étoit, me disoient-ils, un homme qui, comme moi, voyageoit par curiosité. Je n'eus pas de peine a reconnoitreleColonel Gordon; ils furent enchantés d'apprendre que nous étions liés d'amitié; ils me chargerent même de 1'intéresser pour eux lorsque je serois de retour au Cap, de faire au Gouvernement le rapport véridique et le tableau le plus touchant de leur misère, et du cruel abandon oü les avoit jettés 1'injustice atroce de leurs persécuteurs. Je passai cette journée entiere a m'entretenir avec ces Caffres, de tout ce qui pouvoit m'intéresser touchant leurs mceurs, leurs usages, leur religion, leurs goüts, leurs ressources, et je trouvois leurs réponses toujours conformes a ce que m'avoient appris déja les premiers que j'avois vus; ils me contoient, avec autant de bonne foi, ce qui pouvoit les inculper, que ce qui pouvoit leur faire honneur. Mes Hottentots eux-mêmes les trouvoient si paisibles et si confians, qu'ils m'engagerent, lorsque la nuit fut venue, a leur permettre de rester tous au milieu de nous. Je conversai encore quelque temps avec eux, et j'allai m'enfermer dans ma tente, afin de me disposer aux fatigues du lendemain. Dès que le jour fut venu, tandis que les Caffres faisoient les préparatifs de leur départ, j'as-  EN AFRIQUE. ig5 semblai mes Hottentots; les réflexions que cette familiarité avec des Sauvages qu'ils redoutent plus que les bêtes féroces mêmes, les avoit mis a portée de faire. Leurs discours entr'eux, lorsque je m'étois retiré dans ma canonniere, avoient achevé de me décider. Ne voulant point leur laisser le mérite du parti le plus sage que nous eussions a prendre dans les circonstances présentes; mais* au contraire, très-jaloux qu'ils prissent de moi des idéés de prudence et de sang-froid, utiles a mes projets, quels qu'ilsfussent dans la suite, je leur dis qu'après ce qu'il avoient oui', comme moi, la veille, sur les difficultés de pousser plus loin, sur les risques d'être assailli par les Tamboukis et les Bossismans qui parcouroient la Caffrerie, mon intention étoit de me rapprocher de Koks-Kraal ; qu'en conséquence , si nous dirigions notre route droite a 1'Ouest, nous ne pouvions manquer la rivière Groot-Vis; qu'alors en la remontant, suivant les apparences, plusieurs jours, nous devions immanquablemenc nous revoir bientöt dans notre camp; qu'au surplus chacun pourroit dire librement ce qu'il pensoit de ma proposition. Je voyois trop sur les visages. de tout mon monde le plaisir qu'il en ressentoit, pour n'être pas sur de le trouver de mon avis; et 1'on me fit unanimement les honneurs d'une idéé a laquelle ils avoient tous autant de prétention que moi : j'observerai ici que je ne pouvois plus espérer d'accroitre ma collection , que je ne savois plus oü placer, tant elle étoit volumineuse. Je déclarai ensuite que, rendus aKoks-Kraal, je n'y ferois d'autre séjour que celui qui seroit  ig6 VOYAGE nécessaire pour réparer nos équipages , et nous mettre en route vers les montagnes de neige; de-la retourner au Cap, en passant encore plus a 1'Ouest. Je savois que ce plan n'étoit du goüt de personne, paree que, traversant ces déserts arides et dépouillés dans le temps de la grande sécheresse, chacun de nous devoit s'attendre a plus d'une disgrace facheuse; mais, impatient de connoitre les curiosïtés naturelles que renferment ce pays, j'avois formé le dessein irrévocable de le traverser, et 1'ouverture que j'en faisois actuellement n'étoit qu'une ruse par laquelle je voulois familiariser de bonne heure, avec cette idéé, ceux de mes gens que j'avois avec moi, afin que, de retour au camp, ils pussent en faire plus naturellement la confidence a leurs camarades, et s'étonner davantage de leur résistance, s'ils devoient en montrer. Avant de me séparer des Caffres, je leur fis encore ainsi qu'a mes Hottentots, une forte distribution de tabac, et je n'en conservai que ce qu'il nous en falloit pour nous rendre au camp : cela me procura de la place pour les oiseaux qui m'embarrassoient, et ceux que je pourrois rencontrer sur la route. Ces dix Sauvages nous aiderent a empaqueter, a charger nos Bceufs; après quoi, nous souhaitant réciproquement bon voyage, nous suivimes des chemins opposés, eux vers le Nord, nous vers le Sud. Nous mïmes trois jours entiers, pendant lesquels il ne nous arriva rien de remarquable, a gagner les bords tantdésirés du Groot-Vis: cette marche forcée avoit considérablementfatiguénos porteurset nous-mêmes; nous étions cruellement  EN AFRIQUE. ïg? harrassés : je résolus autant pour reprendre haleine que pour voir si je ne découvrirois rien dans les environs, de passer tout le lendemain sur les bords de cette rivière. Nous étions actuellement sans inquictude relativement a l'eau, quoiqu'a la vérité, nous n'en eussions pas manqué pendant les trois jours que nous avions mis a chercher le fleuve qui devoit nous reconduire chez nous : mais nous ne pouvions assigner précisément le temps que nous emploierions a suivre son cours jusqu'a notre camp. II étoit possible que de hautes montagnes, et d'autres causes forcassent le Groot-Vis, avant de se jetter a la mer, de former quelques coudes qui nous auroient contraints a prolonger notre marche. Nous le remontames assez paisiblement pendant trois autres journées, mais toujours en le cötoyant; enfin, dans la matinée du quatrieme, nous reconnümes la haute montagne dont nous avions vu le revers dans les premiers jours de notre départ. Cette vue excita des cris de joie : nous allions rctrouver nos foyers, notre camp, nos troupeaux, toutes nos richesses et tout notre monde! nous forcames la marche, et le soir, un peu tard, a la vérité, sans qu'on nous eüt découverts, nous arrivames au camp. Tout étoit plongé dans le plus grand calme; je ne pus jouir de 1'étonnement délicieux de cette arrivée précipitée; le vacarme affreux des chiens donna sur le champ réveil; on accourut a nous; on reconnut nos yoix : jusqu'aux bêtes les plus insensibles, tout sembloit prendre part a la joie commune; nous ne pouvions sur-tout nous débarrasser des chiens qui nous étourdissoient de N 3  ïgS VOYAGE leurs sauts et de leurs aboiemens précipités. Mais un autre spectacle ne me parut pas moins intéressant : ma familie s'étoit considérablcmentaccrue. A mon départ, un petit détachement de la Colonie de ces bons Gonaquois avoit quitté la Horde, et étoit venu s'établira 1'endroit même que j'avois assigné aux Caffres. Ils y avoient construit plusieurs huttes nouvelles; on m'apprit et je vis assez par 1'ordre admirable qui régnoit dans le camp, que tout avoit été tranquille pendant mon absence : on s'étoit entretenu de nous tous les soirs. Swanepoel me rendit, de chacun en particulier, les meilleurs témoignages. Après la première quinzaine écoulée, sans apprendre de mes nouvelles, il n'avoit pu, me dit-il, se défendre d'un peu de terreur; il craignoit de ne me plus revoir qu'au Cap, persuadé qu'a moins que je ne rencontrasse des obstacles invincibles ,jepercerois toujours en avant, tant que les munitions ne me manqueroient pas. J'avouerai bonnement que, privé pendant prés d'un mois de 1'aisance et des douceurs de mon camp, j'étois enchanté de m'y voir de retour. Quelle satisfaction ne ressentois-je pas au-dedans, de tout 1'attachement et de la fidélité de ces Hottentots, si timides et si foibles, que je n'avois pas craint d'abandonner a eux-mêmes! II étoit temps de leur prouver ma reconnoissance; j'annoneai, a haute voix, qu'il étoit samedi. Cette déclaration, qui courut bientöt de bouche en bouche jusqu'aux Gonaquois mêmes,mit lecomble a reffervcscence qui les agitoit. Cette circonstancc exige une explication, et je m'y prête, avec un nouveau plaisir; car le souvenir de  EN A F R I Q U E. 199 ces petits, mais délicieux moyens, par lesquels je savois varier mes loisirs, et me faire, dans un désertinhabitable, du plus simple objet un objet de plaisanterie et d'amusement, annonce une grande tranquillité, et fait qu'au sein même des arts et de toutes les agitations de 1'amour-propre, je me cherche souvent, et gémis de ne me point reconnoïtre. En partant du Cap, j'avois négligé de prendre un Almanach : cepcndant, afin de pouvoir compter sur quelque chose, et que mon Journal fut exact, j'avois fixé tous les mois a trente jours. Comme je n'en passois jamais un sans me rendre compte, il m'étoit assez indifférent de distinguer les semaines, et de connoitre chaque jour par son nom; mais j'étois convenu de distribuer a mes Hottentots leurs rations de tabac • tous les samedis : s'il arrivoit que, ne voulant pas me donner la peine de consulter mon Livre, je leur demandasse le jour que nous tenions, j'aurois fait d'avance la réponse. Suivant leur calcul, c'étoit samedi; de telle sorte qu'en compulsant mon registre, après quinze mois de voyage, j'ai trouvé sept ou huit de ces samedis qui n'avoient point de semame. Je me vis donc, comme par le passé, entouré de ma nombreuse familie; et? tandis que tout fumoit sa pipe prés d'un grand feu, jusqu aux femmes Gonaquoises, et que chacun savouroit sa doublé ration d'eau-de-vie, je reprenois avec plaisir le régime de la crème et du thé. Je parlai, le lendemain, de la route que )e comptois tenir; chacun en étoit déja informé : je n'essuyai pas autant de remontrances et d ob' . N 4  200 VOYAGE jections que je m'y étois attendu; je sentois que mon voyage touchoit a son terme, e: que tout ce monde, épuisé de fatigues, trouvoit bons tous les chemins qui paroissoient nous rapprocher du Cap : cependant le passage par les montagnes du Sneuw-Bergen, repaire des Bossismans, faisoit trembler plus d'un de mes Braves. Jefixai ce départ a la huitaiue, afin d'avoir le temps de réparer nos voitures, faire une nouvelle charpente pour la tente de la mienne , en couvrir la toile avec des nattes fraiches, remplacer les vieux traits avec des peaux de Buffles tués pendant mon absence; enfin couler des balles et du petit plomb ; ce qui demandoit beaucoup de temps : il n'en falloit pas moins non plus pour mettre ordre a la Collection que j'avois faite en Caffrerie, et consigner, dans mon journal, le résultat de mes recherches sur ce Pays et sur ses Peuples. Nos amis mirent la main a 1'ouvrage pour 1'accélérer un peu, et moi je m'enfoncai dans ma tente, et m'empressai, tandis que ma mémoire en étoit encore pleine, de rédiger mes observations. A juger les Caffres d'après ceux que j'ai vus, leur taille est généralement plus haute que celle des Hottentots et même des Gonaquois. Ils se rapprochent cependant beaucoup de ces derniers; mais ils paroissent plus robustes, plus fiers,plus hardis; leur figure est aussi plus agréable : on ne leur voit point de ces visages rétrécis par le bas, ni cette saillie des pommettes de la joue, si désagréable chez les Hottentots; ils n'ont point cette face largeetplate,etleslevresépaisses de leurs yoisins, les Negres du Mosambi-  EN AFRIQTJE. 201 que; une figure ronde, un nez pas trop épatté, un grand front, de grands yeux leur donnent un air ouvert et spirituel; et si le préjugé fait grace a la couleur de la peau, il est telle femme Caffre qui peut passer pour très-jolie a cöté d'une Européenne. Les planches 5 et 6 représentent un Caffre et une Caffre dessinés d'après nature; ils ne rendent point leurs visages ridicules en épilant leurs sourcils comme les Hottentots; ils se tatouentbeaucoup,particuliere;ncnt la figure; leurs cheveux, très-crépus, ne sont jamais graissés : il n'en est pas de même du reste de leur corps; c'est un moyen qu'ils emploient dans la seule vue d'entretenir la souplesse et la vigueür. Dans la parure, les hommes en général sont plus recherchés que les femmes; ils aiment beaucoup la verroterie et les anneaux de cuivre : presque toujours on leur voit, soit aux bras, soit aux jambes, des bracelets faits avec des défenses d'Eléphant; ils en scient en rouellcs la partie creuse, et laissent a ces anneaux naturels plus ou moins d'épaisseur. II n'est plus question que de les polir et de les arrondir extérieurement; ces gros anneaux ne pouvant s'ouvrir, il faut que la main puisse y passer pour les couler au bras : ce qui fait qu'ils sont toujours aisés, et qu'ils jouent continuellement l'un sur 1'autre. Si 1'on donne a des enfans des anneaux moins larges, a mesure qu'ils grandissent, le vuide se remplit, et cette presqu'adhérence est un luxe qui flatte beaucoup ceux qu'on a ainsi décorés dès leur jeune dge. Ils se font encore des colliers avec des os d'animaux enfilés, auxquels ils gavent donner la blangheur ct le poli le plus  202 VOYAGE parfait. Quelques-uns se contentent de 1'os entier d'une jambe de mouton ; et cet ornement figure assez bien sur la poitrine : c'est une mouche sur le visage d'une jolie femme. Le Gona.quois, comme on le peut voir dans la planche qui le représente, a la même coquetterie. Quelquefois aussi ils remplacent cet os par une corne de Gazelle ou toute autre chose, selon leur caprice. On verroit, je crois, autant de variétés et de bizarreries dans leurs ajustemens, qu'on en voit en Europe, s'ils avoient les mêmes moyens et les mêmes ressources : ils sont assez constans dans leurs habillemens, paree qu'ils ne pourroient remplacer, par aucune étoffe, les peaux dont ils se couvrent. Ilparoïtroitqu'ils sont moins pudiques que les Hottentots, paree qu'ils ne font point usage du Jakal pour cacher les parties naturelles; un pe"t capuchon de peau, qui ne couvre que le gland, loin de paroitre modeste, annonce la plus grande indécence. Ce petit capuchon tient a une courroie qui s'attache a la ceinture, uniquement pour ne pas le perdre; car, s'il ne craint point de piquüres ou de morsures d'insectes, le Caffre s'inquiete peu que le capuchon soit en place ou non. Je n'ai vu qu'un seul homme qui poitat, au-lieu du capuchon, un étui de bois sculpté; c'étoit une nouvelle et ridicule mode qu'il avoit prise chez un peuple de Noirs éloigné de la Caffrerie. Dans la saison des chaleurs, le Caffre va toujours nud;il ne conserve que ses ornemens : dans les jours froids, il porte un Kros de peau de Veau ou de Boeuf, qui souvent descend jusqu'a terre. J'en donne une idéé exacte, dans les planches .  EN AFRIQUE. so3 5 et 6, qui offrent un jeune Caffre, tenant son iaisceau de sagaies, et une femme donnant a tetter a son enfant. Une particularité qui, peut-être, ne se rencontre nulle part, et qui mérite de fixer 1'attention, c'est que les femmes Caffres ne font aucun cas de la parure; comme elles sont, en comparaison des autres Sauvages, bien faiteset jolies, auroient-elles donc de plus le bon esprit de croire que les ornemens sont moins faits pour ajouter a la beauté, que pour masquer des imperfections. Quoi qu'il en puisse être, on ne leur voit jamais letalage et la profusion de la coquetterie Hottentote. Elles ne portent pas même de bracelets decuivre; leurs petits tabliers, plus courts encore que ceux des Gonaquoises, sont bordés de quelques rangs de verrotterie : voila leur plus grand luxe. La peau que les Hottentotes portent sur les reins, par-derriere, les femmes Caffres la font remonter jusqu'aux aisselles, et 1'attachement au-dessus de la gorge qui en est couverte. Elles ont aussi, comme leurs maris, le Kros ou Manteau, soit de Veau, soit de Bceuf, mais presque toujours ras; les uns et les autres ne s'en servent que dans la saison pluvieuse, ou lorsqu'il fait froid. Ces peaux sont aussi maniables, aussi moëlleuses que nos plus fines étoffes : quant aux procédés de la mégisserie des Caffres, ils sont a-peu-près les mêmes que ceux des Hottentots.. Quel que soit le temps,quelle soit la saison, jamais les deux sexes ne couvrent leur tête : j'ai quelquesfois remarqué une plume fichée dans les cheveux; encore cette fantaisie est-elle fort rare,  204 VOYAGE Les précautions des femmes Caffres, dans leurs accouchemens ec dans leurs incommoditéspériodiques, sont absolument semblablesa celles des Gonaquoises ou Hottentotes. Leurs occupations journalieres se bornent k faconner de la poterie, qu'elles travaillent aussi adroitement que leurs maris: celles que j'avois eues dans mon Camp, y ayant trouvé de la terre-glaise qui leur convenoit, n'avoient point perdu cette occasion de se faire des mannites et autres vaisselles a leur usage; elles n'avoient mêmes pas manqué,a leur départ, d'emporter une grande provision de cette terre, dont elles avoient chargé leurs Bceufs : ce sont encore ces femmes, comme je 1'ai dit, qui travaillent les paniers; ce sont elles qui préparent les champs a recevoir les semences; elles grattent la terre avec des pioches de bois, plutöt qu'elles ne la labourent. Les cabanes Caffres, plus spacieuses et plus élevées que celles des Hottentots, ont aussi la forme plus réguliere : c'est absolument un demiglobe parfaitement arrondi;la carcasse en est faite avec une espece de treillage bien solide et bien uni, paree qu'il doit durer long-temps: on lenduit ensuite, tant en-dedans qu'en-dehors, d'une espece de torchis ou d'algamasse de bonze et de glaise battus ensemble, et bien uniment répandus. Ces huttes offrent a 1'ceil un air de propreté que n'ont certainement point les demeures Hottentotes; on les croiroit badigeonnées; la seule ouverture qui soit aces cabanes, est tellement étroite et basse, qu'il faut se mettre a plat-ventre pour y pénétrer. Cette cou-  EN AFRIQUE. 2o5 tume me parut d'abord extravagante et renchérir beaucoup sur celles des Hottentots; mais, comme ces huttes ne servent absolument qu'a passer la nuit, il est plus facile de s'y clore et de s'y défendre, soit contre les animaux, soit contre les surprises de 1'ennemi. Le sol intérieur est enduit comme les murs; dans le centre, on ménage un petit atre ou foyer circulairement entouré d'un rebord saillant de deux ou trois pouces pour contenirle feu,et mettre la cabane a 1'abri de ses atteintes; dans le tour extérieur et a cinq ou six pouces de la cabane, ou creuse un petit canal profond d'un demi-pied, et qui portent autant de largeur. Ce canal est destiné a recevoirles eaux: cetteprécaution éloigne toute espece d'humidité. J'ai visité et parcouru, dans différens cantons, plus de sept a huit cents huttes; jamais je n'en ai vu une seule qui fut quarrée, comme on 1'a dit. D'ailleurs, je crois qu'il importe peu au Lecteur de savoir si ces Sauvages sont logés quarément ou rondement; mais c'est une marqué qui m'a prouvé que^cette maniere de vouloir tout dire, décele, tot ou tard, le Voyageur qui n'a pas tout vu. Les terres de la Caffrerie, étant, soit par ellesmêmes, soit par leurs positions, soit aussi par la quantité de petitcs rivieres qui les rafraichissent, beaucoup plus fertiles que celles des Hottentots , il suit nécessairement que les Caffres qui, d'ailleurs, s'entendent a la culture, sont aussi Nomades; et c'est ce qui arrivé quand on ne va point troubler leur repos. Le terrein qui les a vu naitre les voit mourir, a moins qu'ils ne soient assaillis, je ne dis pas seulement par de  206 VOYAGE barbares persécuteurs avides de leur sang, mais par quelques-uns de ces fléaux descructeurs qui n'épargnent pas plus les hommes que les animaux, et qui, dans un moment, couvrent de deuil d'immenses pays. Un logement agréable et solide, placé prés d'urt ruisseau, au milieu du champ défriché qu'on a recu de ses peres, n'en est-ce pas assez pour enrichir 1'idiöme Caffre du douxnom de Patrie; que ne connoitra jamais 1'errante insoucience du Hottentot? J'ai cependant fait une remarque qui, pour être étrange, n'en est pas moins certaine et générale; malgré les forêts et les bois superbes qui couvrent la Caffrerie, malgré ces parurages magnifiques qui s'élevent de facon a dérober aux yeux les troupeaux épars dans les champs, malgré les rivieres, les ruisseaux qui se croisent en mille sens divers pour les rendre féconds et rians, les Bceufs, les Vaches et presque tous les animaux y sont plus petits que ceux des Hottentots. Cette différence provient assurément de la nature de la seve, et d'un gout sur qui prédomine dans toutes les especes d'herbages. J'ai fait cette observation non-seulement sur les animaux domestiques des cantons qui me sont connus, mais aussi sur tous ceux qui sont Sauvages, et je les ai trouvés réellement plus petits que ceux que j'avois précédemment vus dans des Pays secs et arides; j'ai remarqué , dans mon Voyage chez les Namaquois qui n'habitent que des rochers et la terre la plus ingrate peut-être de 1'Afrique entiere, qu'ils avoient les plus beaux Bceufs que j'eu-se rencontrés, et qu'il n'est pas, jusqu'aux Eléphans et Hippopotames, qui ne fussent plus  EN AFRIQÜE. 207 forts que par-tout ailleurs. Aussi le peu de paturage qui se trouve dans ces lieux maudits r est-il fort doux et fort suave. Cette qualité des plantes se distingue aisément; j'avois pour cela , un moyen infaillible , lorsque j'arrivois dans un canton nouveau. Quand mon troupeau revenoit de la pature, je jugeois de 1'apreté des herbes, par 1'empressement avec lequel il se répandoit dans mon camp pour y chercher, de tous cötés, les os que mes chiens avoient abandonnés : ils soulageoient leurs dents, vivement agacées, en rongeant ces os, qui, par leur nature calcaire, devoient en effet émousser et éteindre 1'agacement etl'aciditéquilestourmentoient. Jamais nous ne jettions les os dans le feu : lorsque nous en manquions, du bois sec, ou même des pierres, y suppléoient; et même a défaut de tout cela, ils se rongeoient mutuellement les cornes; quand les pdturages étoient excellens, cette cérémonie n'avoit jamais lieu. Une industrie mieux caractérisée, quelques arts de nécessité première, il est vrai, un peu de culture, quelques dogmes religieux, annoncent, dans le Caffre, une Nation plus civilisée que celles du cöté du Sud. La circoncision qu'ils pratiquent généralement prouveroit assez , ou qu'ils doivent leur origine a d'anciens Peuples, dont ils ont dégénéré, ou qu'ils Pont simplement imité de voisins, dont ils ne se souviennerit plus; car, lorsqu'on leur parle de cette cérémonie, ce n'est, selon eux, ni par religion, ni par aucune autre cause mystique qu'ils la pratiquent. Ils ont pourtant une très-haute idéé de 1'Auteur des Etres et de sa puissance; ils  2oS VOYAGE croient a une autre vie , a la punition des méchans,a la récompense des bons; mais ils n'ont point d'idée de la création : ils pensent que le monde a toujours existé, qu'il sera toujours ce qu'il est. Ils ne se livrent, du reste, a aucune pratique religieuse ; ne prient jamais; en sorte qu'on pourroit très-bien dire qu'ils n'ont pas de religion, s'il n'y a point de religion sans culte : ils sont eux-mêmes les instituteurs de leurs enfans, et n'ont point de Prêtres. En revanche, ils ont des sorciers que la plus grande partie révere, et craint beaucoup : je n'ai jamais joui de la satisfaction d'en joindre un seul. Je doute fort, malgré tout leur crédit, qu'ils en imposent, autant que les nötres, a la multitude. Les Caffres se laissent gouverner parun Chef général, ou, si 1'on veut, une espece de Roi. Son pouvoir, comme j'ai eu occasion de 1'observer, est très-borné;ne recevant point de subsides, il ne peut avoir aucunes troupes a sa solde : il est loin du despotisme. C'est le pere d'un Peuple libre; il n'est ni respecté, ni craint: il est aimé. Souvent il est le moins riche de ses Sujets, paree que, maitre de prendre autant de femmes qu'il en veut, et ces femmes se faisant un honneur de lui appartenir, la dépense que son train rcyal occasionne, et qu'il est obligé de prendre dans sa caisse particuliere, je veux dire, dans son champ, ses bestiaux, ses fourrages, etc. souvent le ruine, et réduit ses propriétés a rien. Sa caba.ie n'est ni plus haute, ni mieux décorée que les autres. II rasserable sa familie et son serrail autour de lui : ce  E N A F R I Q U E. Qog ce qui compose un groupe de douze ou quinze hutces tout au plus. Les terres qui 1'environnent sont ordinairement celles qu'il cultive : c'est un usage que chacun récolte lui-même ses grains pour en disposer a sa maniere; c'est la nourriture favorite des Caffres; ils les écrasent et les broient entre deux pierres: c'est aussi, pour cette raison, que chaque familie s'isolant pour avoir ses productions a sa portée , une Horde seule qui ne seroit pas fort nombreuse, peut occuper souvent une lieue quarrée de terrein : ce qu'on ne voit jamais chez les Hottentots ni les Gonaquois. Cet éloignement des différentes Hordes entr'elles, exige qu'on leur donne des Chefs. C'esc le Roi qui les nomme. Lorsqu'il a a leur communiquer des avis intéressans pour la Nation , il les fait venir , et leur donne ses ordres que je devroisappeler ses nouvelles: les différens Chefs, porteurs de ces nouvelles, retournent chez eux pour en faire part aux leurs. L'arme du Caffre, la simple lance ou sagaie, annonce en lui un caractere intrépide et grand ; il méprise et regarde comme indigne de son courage les fleches empoisonnées, si fort en usage chez ses voisins;il cherche toujours son ennemi face a face; il ne peut lancer sa sagaie, qu'il ne soit a découvert. Le Hottentot , tru contraire , caché sous une roche ou derrière un buisson, envoie la mort, sans s'exposer a la recevoir; l'un est le Tigre perfide qui fond traïtreusement sur sa proie ; 1'autre est le Lion généreux qui s'annonce,se montre, attaque et périt , s'il n'est pas vainqueur. L'inégalité des arJome II. O  210 VOYAGE mes n'est point capable de le faire balancef% son courage et son cceur sont tout pour lui. En guerre, a la vérité , il porte un bouclier d'environ trois pieds de hauteur, fait de peau de de Buffle prise dans la partie la plus épaisse : cela lui suffit pqur le défendre des fleches et même des sagaies; mais cette arme défensive ne le met pas a 1'abri de Ia balie : le Caffre manie encore,avec beaucoup d'adresse,une arme non moins terrible que la sagaie, lorsqu'il a joint son ennemi; c'est une massue de deux pieds et demi de hauteur, faite d'un seul morceau de bois ou de racine dé trois a quatre pouces de diametre, dans sa plus grande épaisseur, et qui va en diminuant par 1'une des extrémités. II frappe avec cet assommoir; quelquefois même il le lance a quinze ou vingt pas : il est rare qu'il n'atteigne pas au but qu'il s'est proposé. J'ai vu l'un de ces Sauvages tuer ainsi une perdrix dans le moment oü elle s'élevoit pour s'envoler. Le pouvoir souverain est héréditaire dans la familie du Roi; son fils ainé lui succede toujours; mais a défaut d'héritiers males, cene sont point les freres, mais les plus proches ncveux qui succedent. Dans le cas oü le Souverain ne laisseroit ni enfans ni neveux , c'est alors parmi les Chefs des différentes Hordes'qu'on choisit un Roi : quelquefois 1'esprit de parti s'en mêle ; de-la la fermentation et les brigues,qui fmissent toujours par des scènes sanglantes. La polygamie est d'usage chez les Caffres; leurs mariages sont encore plus simples que ceux des Hottentots; les parens du futur sont toujours contens du choix qu'il a fait; ceux de la future  EN AFRIQUE. 211 y regardent d'un peu plus pres; mais il est rare qu'ils fassent de grandes difficultés. On se réjouit; on boit; on danse pendant des semaines entieres, plus ou moins selon la richèsse des deux families: ces fêtes n'ont jamais lieu que pour de premières épousailles; les autres se font, pour ainsi parler, a la sourdine. Les Caffres ne font pas plus de musique, n'ont pas d'autres instrumens que les Hottentots, si ce n'est que j'ai vu, chez l'un d'eux, une mauvaise flute qui ne mérite pas qu'on en parle : a J'exception du pas'Anglois, leurs danses sont apeu-près les mêmes. A la mort du pere, les enfans males et Ia mere partagent entr'eux la succession; les filles n'héritent point; elles restent avec leurs freres ou leur mere, jusqu'a ce qu'elles conviennenc a quelqu'homme. Si cependant elles se marient du vivant de leurs parens, elles ne recoivent, pour dot, que quelques pieces de bétail, en proportion de la richesse des uns et des autres. 4 On n'enterre point ordinairement les morts; ils sont transportés hors du Kraal par la familie, et déposés dans une fosse ouverte et commune a toute la Horde. C'est-la que les animaux viennent se repaïtre a loisir : ce qui purge 1'air que gateroit bientöt la corruption de plusieurs cadavres entassés. Les honneurs de la sépulture ne sont dus qu'au Roi et aux Chefs de chaque Horde : on couvre leurs corps d'un tas de pierres amassées en forme de döme; c'est de-lkque provient cette suite de petites monticules qu'on voyoit autrefois rangées sur une même ligne? O 2-  212 VOYAGE dans les environs duBruyntjes-Hoogte, ancienne dominacion des Caffres. Je ne connois point le caractere des Caffres, relativemcnt a 1'amour, et ne sais pas s'ils sont ■ jaloux. Toutce que je crois, c'est qu'ils ne connoisscnt cette fureur que par rapport a leurs semblables; car ils cedent volontiers leurs femmes, moyennant une petite rétribution, au premier Blanc qui paroit Ia desirer. Hans m'avoit fait * plus d'une fois entendre que toutes celles que j'avois recues dans mon camp étoient a mon service, et que je pouvois choisir. En effet, il n'étoit sorte d'agaceries auxquelles elles ne se livrassent devant leurs hommes pour m'attirer dans leurs pieges, et ceux-ci n'étoient peut-être scandalisés que de la froideur avec laquelle je paroissois reccvoir ces caresses. Je ne pousserai pas plus loin ces détails, j'en ai dit assez pour montrer k quel point un Peuple differe du Peuple son voisin, quand il n'y a point d'autre communicationentr'eux que celle qu'établissent des guerres sanglantes, et d'éternelles inimitiés. Le huitieme jour, ce jour heureux qui devoit nous rapprocher du Cap, parut enfin. Je ■ fis une revue générale de mes chariots, équi- I pages, Beetrfs, attelages, etc.; j'avois mis en ordre mes nouvelles collections, et repassé les plus anciennes; les balles que j'avois commandées, et le plomb nécessaire k la chasse étoient coulés; mes Bceufs qui, depuis long -temps, se reposoientet n'avoient pas manqué d'excellens paturages étoient k pleine peau et dans le meilleur état possible. En un mot, j'étoisprêt a par-  ENAFRIQUE. 213 tir i'accordai deux jours de plus pour prendre congé denosbonsvoisinsetnousdivertiravec eux. La nouvelle de ce départ définitif s'étoit repandue ; je vis bientöt arriver toute la Horde par pelottons, hommes et femmes. Haabas etoit a leur tête: tout ce qui avoit pu marcher , le suivoit ; ils accouroient pour nous faire leurs adieux, etrecevoirlesnötres. Quej'étoisaise qu ils vinssent passer ces deux derniers jours avec mm! Le bon Haabas me présenta quatre ou cmq Gonaquois d'une autre Horde que la sienne, et qui avant ouï parler de moi, avoient ete deputes pour m'engager a aller visiter leur canton. IL étoit trop tard ; mais j'adoucis mon refus, en leur promettant de me souvenir de leur tendre invitation, au premier voyage que j'entreprendrois dans ces contrées. _ Tant que durerent ces quarante-hmt heures, on se üvra, de part et d'autre , a tous les excès de la folie et du plaisir : mon eau-de-vie oe fut pas épargnée , non plus que 1'hydromel que Haabas avoit fait exprès préparer et apporter avec lui; mais la belle Narina et sa sceur, qui étoient de la partie , ne prenoient aucune m-t aces orgies, toutes innocentes qu elles lussent • la tristesse avoit sur-tout voilé les trans de Narina ; je la consolai comme je pus, je Faccablai de présens ; je lui en remis pour sa sceur, sa mere et tous ses amis; en un mot, ie me défis, dans ce moment de presque tous mes bijoux; mais la parure n'étoit pas ce qui 1'occupoit en ce moment Je donnai a Haabas et a tout son monde tout ce qu il me tut pussible de leur donner, sans me faire de tort a  214 VOYAGE moi-même, et me priver de toutes ressources pour mon retour. Le tabac fut sur-tout réparti entre ces braves gens jusqu'a profusion ; je n'en gardai que pour les miens et le temps du retour. Ensuite je pris a part le vénérable Haabas, et le pressai avec tendresse , même avec émotion, de suivre les conseils que je lui avois donnés pour son salut et celui de toute sa Horde. Je m'efforcai de lui persuader que la tranquillité apparente des Colons, toujours assemblés dans Ie même endroit,couvoit quelque nouveau projet, et par conséquent de nouvelles trahisons ; que son Kraal ctant placé précisément entre les Colons et les Caffres, il pouvoit, tót ou tard, devenir la victime des uns ou des autres. II me promit qu'il s'éloigneroit lorsque je serois parti; qu'il ne s'y étoit pas déterminé plutót, pour se menagerie plaisir de we voir encore une fois, a mon retour de la Caffrerie; mais il ajouta, avec cette cordialité, cet amour dont il m'avoit déja donné tant de preuves , que si les temps devenoient plus heureux, c'est-a-dire, si la paix se rétablissoit, sa résolution étoit prise de venir s'installer dans mon camp, tant en mêmoire d'un bienfaiteur, que pareequ'on ne pouvoit choisir un endroit plus agréable. Le 4 Décembre arriva; je partis.. . Je tenterois vainement de prendre la consternation de ces malheureux Gonaquois : on eüt dit que je les livrois aux bêtes féroces, et qu'ils perdoient tout, en me perdant. Je peindrois moins encore ee qui se passoit dans mon ame, j'avois donné le signal; mes hommes, mes chariots, tous mes .troupeaux déja étoient en marche; je suivis ce  EN AFRIQUE. 2l5 convoi avec lenceur , trainant mon cheval par la bride; je ne regardai plus derrière moi; je ne prononcai plus un seul mot, et je laissai mes larmes soulager la vive oppression de mon cceur. Mes bons amis, mes vrais amis, je ne vous reverraiplus! . . Quelle que soit la cause des tendres sentimens que vous m'aviez jurés, soyez tranquilles ; la source n'en est pas plus pure en Europe que parmi vous: soyez tranquüles; aucune force n'est capable d'en affoiblir la mémoire. Pleins de confiance en mes adieux, mes regrets et mes larmes , vous m'aurez peut-être attendu long-temps! Dans vos calamités, votre simplicité décevante vous aura peut-être plus d'une fois ramenés aux lieux chéris de nos rendez-vous, de nos fêtes; vous m'aurez vainement cherché; vainement vous m'aurez appelé a votre secours; je n'aurai pu ni vous consoler , ni vous défendre! D'immenses pays nous séparentpour jamais.. ., Oubliez-moi; qu'un fol espoir ne trouble pas la tranquillité de vos jours ; cette idéé feroitle tourment de ma vie ; j'ai repris les chaines de la Société; je mourrai, comme tant d'autres, appe-, santi sous leur poids énorme ; mais je ppurrai du moins m'écrier a mon heure derniere :" Mon nom déja scfFace chez les miens, quand la tracé de mes pas est encore empreinte chez les Gonaquois"! . ., D'après les indications que j avois re?ues, j estimois que nous trouverions les Sneuw - Bergen h FOuest: qu'ainsi,laissant leBruyntjes-Hoogte a ma gauche, et traversant la chaine de montaïrnesqui en porte encore le nom, quoiqu elle s en lloigne beaucoup , nous devions infadhblement ö O 4  2l6 VOYAGE arriver a celles de neige a quarante ou cinquante lieues, plus ou moins, suivant les détours que me forceroient de prendre mes voitures et tout mon bagage. J'avois ouï parler si diversement de ces gattes ou montagnesVque, dévoré du plusardent desir de les voir par moi-même, et de les traverser a mon aise, je ne pouvois y arriver assez tót a mon gré. Prévenu d'ailleurs que leur élévation et la froidure de leurs sommets les rendent inhabitables pendant plusieurs mois de 1'année, ce climat nouveau me promettoit des producties nour velles et des variétés de plus d'un genre, biep dignes assurément de piquer ma curiosité. La chaleur étoit excessive; nous n'en fitnes pas moins six grandes lieues: a une heure après midi, nous nous arrêtames sur les restes d'un Kraal horriblement dévasté ; sa triste Horde avoit probablement été surprise et massacrée sur la place; la terre étoit jonchée d'ossemens humains et de parties de cadavres: révoltant spectacle que nous nous empressames de fuir ? Remis en route, a quatre heures du soir, trois heures de marche nous conduisirent a une habitation délaissée, dont on avoit seulement enlevé les meubles; je me proposai d'y passer Ia nuit; mais a peine nous y fümes - nous établis, que des démangeaisons extraordinaires parcoururent tout mon corps; je me découvris la poir trine; elle étoit noircie d'essaims innombrables de puces. Mes Hottentots ne furent pas non plus entierement exempts des atteintes de cette ver^ mine importune : nous quittames, sur le charnp, &r§ üeux empoisonnés, que mes gens nomme-  EN AFRIQUE. 217 rent le Camp des puces, pour aller nous établir, plus loin, sur les bords d'un ruisseau limpidc et trés-riant. Je m'y plongeai tout enticr, sans me donner menie le temps de me déshabiller; j'avois le corps absolument truité. Klaas me conseilla, au sortir de ce bain, de me laisser frotter a la maniere des Sauvages: je fuc donc graissé et boughoué pour la première fois de ma vie, et je m'en trouvai soulagé. Quoique nous ne nous fussions arrêtés qu'un quart-d'heure dans cet endroit malencontreux, mes chiens et mes chariots étoient couverts de ces insectes; 1'opération balsamique a laquelle je venois de me livrer, étoit le seul moyen de m'en garantir, jusqu'a ce que le temps ou le premier orage eussent achevé de nous en purger tout-a-fait. En raison de cc procédé familier a mes Hottentots, ils en avoient été moins assaillis que leur maitre. Le nouveau site que nous venions occuper, et sur lcquel nous passames la nuit, n'étoit pas sans agrémens. Nous étions flanqués au Nord par des forcts immenses de ces mêmes arbres dont j'ai parlé ci-dessus; la plaine étoit couverte de Mimosa, que les Colons nomment Dooren-Boom. J'eus le plaisir de les voir en pleine fleur : circonstance heureuse pour moi, et que je n'avois garde de négliger; car, comme je 1'ai dit, les fleurs de cet arbre attirent une quantité d'insectes rares qu'on ne trouve communément que dans cette saison, et ces mêmes insectes font arriver des volées de toute espece d'oiseaux auxquels ils servent de nourriturc : je me fixai donc dans cette plaine, oü je m'amusai a yarier mes campemens. J'eus lieu de présu-  2lS VOYAGE mer que toute cette lisiere, qui borde la forêt, avoit été autrefois habitée par les Caffres. Nous n'y pouvions faire un pas sans rencontrerdes restes de huttes antiques plus ou moins dégradées par le temps; j'y trouvai sans peine les deux especes de Gazelles Gnou et Spring-bock. Le silence des nuits ne me parut jamais plus majestueux qu'en cet endroit; les rugissemens des Lions résonnoient autour de nous a des intervalles égaux; mais les conversations de ces dangereuses bêtes féroces ne pouvoient nous effrayer nprès plus de douze mois d'habitude au milieu d'elles, et n'interrompoient nullement notre sommeil. Nous ne nous rclachions cependant pas de nos précautions ordinaires. J'augmentois, de jour en jour, mes collections, et je les enrichis la d'un oiseau magnifique, inconnu des Ornythologistes. Mes gens lui donnerent le nom Uyt-Lager (le moqueur). II suflisoit qu'il appercüt l'un de nous, ou même un de nos animaux, pour que son espece arrivat par vingtaine sur les branches qui nous avoisinoicnt le plus; et la, dressés perpendiculairement sur leurs pieds, et se balancant tout Ie corps de cötés et d'autres, ils nous assourdissoient de ces syllabes répétées avec précipitation gra , ga , ga , ga. Les pauvres bêtes sembloicnt se livrer a discrétion. Nous en tuames tant que nous en voulümes. Cet oiseau est a-peu-près de la grosseur du Merle : son plumage verd doré a le reflet pourpre; sa queue longue a la forme d'un fer de lance; elle est, de même que les pennes de Païle agréablemenr. rachetée de blanc; le bec courbe et long, est xemarquable, ainsi que ses pieds, par une cou-  E N AFRIQU E. 219 leur du plus beau rouge; il grimpe le long des branches pour y chercher des insectes dont il se nourrit, et qui se cache sous 1'écorce qu'il détache très-adroitement avec son bec. II ne faut pas croire que ce soit un Gfirnpereau, quoiqiül paroisse y ressembler. Des caracteres essentiels, comme on le verra, le séparent de cette classe. Ayant un soir remarqué que, sans précautions, et sans que notre présence leur inspirat la moindre crainte, ils venoient tous se coucher en foule dans différens trous creusés autour d'un très-gros arbre, prés duquel nous étions campés, je fis boucher plusieurs de ces trous. Le lendemain , en levant avec précaution le scellé, j'eus le plaisir de les prendre par le bec, a mesure qu'ils se présentoient pour sortir. Cette chasse est assurément facile et bien simple : on peut se procurer, de la même facon , toutes les especes de Pies et de Barbus; maisceux-ci se couchant plus mystérieusement que les premiers, sont aussi plus difficïles a découvrir. 11 est une regie que je crois assez générale : c'est que tous les Oiseaux qui ont deux doigts devant et deux derrière se retirent dans des creux d'arbres, pour y passer la nuit : ce qui ne privé pas de cet instinct d'autres especes, telles que les Mésanges, les Torches-Pot, etc. 11 seroit imprudent dc fourrer la main dans les trous dont je viens de parler, sans être bien sur de ce qu'on va y trouver; car souvent il s'y rencontre des petits quadrupedes de la grosseur du rat : souvent aussi des serpens s'y introduiscat pour dévorer les ceufs ou les Oiseaux; et,  2 20 VOYAGE quoique ces reptiles, pour la plupart, ne soient point mal-faisans, ils ne laissent pas de causer une grande frayeur dont on n'est pas le maitre. L'espece nommée Kooper-Kapel, dont j'ai déja parlé, rnonte fort bien dans les arbres, et pourroit aussi se réfugier dans quelques-uns de ces trous: ce seroit alors plus qu'une épouvante, et 1'on paieroit cher son imprudente curiosité. Le 16, nous nous remimes en route. En cinq campemens différens, j'avois battu tout le canton que nous quittions. Après trois heures de marche, je trouvai le Klein - Vis - Rivier; je ne pus aller plus loin ce jour - la ; nous perdimes beaucoup de temps a chercher un endroit de la rivière qui fut guéable pour nos voitures : elles avoient déja failli d'y culbuter. Le jour suivant, nous le traversames heureusement; une habitation délaissée vint encore s'offrir a mes regards; je ne fus pas même tenté d'en approcher. Quelques lieues plus loin, nous retrouvames des Mimosa en trés - grande quantité , et tout aussi fleuris que ceux que je venois d'abandonner Ia veille. Je résistai d'autant moins a la tentation de m'arrêter aux bords de ces forêts, que j'y rencontrai des oiseaux qüe je n avois vus nulle part, et, pour la seconde fois, ce "-enre de Perroquet, dont j'ai parlé plus haut. Je m'écartai un peu, et me trouvai dans une espece de petite prairie, au milieu d'un bois de haute - futaie : ce désert paisible favorisoit mes opérations, et me parut commode pour mes équipages ; mais comment les y faire arriver a travers des bröussailles, des arbres et des branches qui se croisoient cn mille sens divers? Nous  EN AFRIQUE. 221 avions franchi des obstacles plus insurmontables; celui-ci céda, comme tous les autres, a nos efforts. Le dix-neuf, après beaucoup de peines et de fatigues, nous en vinmes a bout : seulement j'eus le malheur de perdre un de mes bons timoniers, qu'une voiture entraina avec tant de violence contre un Mimosa, que les épines de cet arbre pénétrerent et se rompirent dans l'omoplate de l'animal. Nous retirames, comme nous pümes, toutes celles qui étoient encore ap~ parentes, oa que nous pouvions mordre avec nos tenailles; mais tout notre art n'allant pas audela, celles qui s'étoient plus enfoncées, et que nous ne pouvions saisir ni même appercevoir, occasionncrent une inflammation telle , que , vingt-quatre heures après, toutes les consultationa de mes meilleurs esculapes se réduisirent au parti d'assommerle malade : ce qui fut exécuté sur le champ. Les Touracos fourmilloient également dans ce bois; ils y étoient moins Sauvages, et me paroissoient plus grands que ceux des forêts d'Auténiquoi.J'y trouvai une espece nouvelle deCalao ; et, parmi d'autres que je n'avois point vues jusques-la, je distinguai un Merle a ventre orangé , qui, outre le plaisir que me causoit sa découverte, me fournit encore 1'occasion de juger de la simplicité des Hottentots. Ce fut Pit qui , le premier, m'apporta cet Oiseau : il étoit femelle ; j'ordonnai a ce Chasseur de retourner, sur le champ, dans 1'endroit oü il 1'avoit tué , ne doutant point qu'il n'y rencontrat le male; mais il me pria de Pen dispenser, n'osant pas, ajoutoit - il, prendre sur lui de  ^22 VOYAGE le tirer. J'insistai; quel fut mon étonnement, lorsque je le vis d'un air affligé et d'un ton presque lamentable, m'attester qu'il lui arriveroit certainement quelque malheur; qu'a peine avoit-il mis bas la femelle , le male s'étoit acharné a le poursuivre, en lui répétant sans cesse : Pit-me wrou, Pit-me wrou! II faut observer que ces deux mots sont en effet les cris de cet Oiseau : je m'en suis mieux convaincu que par les vaines terreurs de ce Pit, lorsque j'ai eu dans la suite 1'occasion de tirer moi-même de cesMerles.Les syllabes qu'il prononce,et qui avoient effrayé mon Chasseur, sont trois mots Hollandois, qui signifient Pit ou Pierre, ma femme; il s'étoit imaginé que 1'Oiseau 1'appellant par son nom, lui redemandoit sa moitié. II me fut impossiblede tranquilliser 1'imagination frappée de cet homme, qui refusa toujours constamment de tirer sur ces Oiseaux. S'il lui fut malheureusement arrivé un accident durant nos marches et nos chasses,quelle qu'en fut la cause, ses camarades n'eussent pas manqué de 1'attribuer au massacre du premier de ces Merles. Cette croyance, fondée sur des faits que j'eusse été moi-même en état d'attester, auroit pu consacrer, au sein des déserts dAfrique, le premier miracle d'une religion naissante. Je rencontrai, par-tout dans la forêt, une espece de Singes Cercophithequesa face noire; mais je ne pouvois jamais les atteindre. Sautant d'un arbre a 1'autre, comme pour me narguer, un clin-d'ceil voyoit, tour-a-tour, paroitre et disparoitre ces Cercophitheques turbulens. Je me» fatiguois vainement a leur poursuite: cependant, un matin que je rödois aux environs de mon  EN AFPvIQUE. 223 camp, j'en appercus une trentaine assis sur les branches d'un arbre, et présentant leurs ventres blancs aux premiers rayons du soleil. Celui qu'ils avoient choisi étoit assez isolé pour que Pombre des autres ne les génat pas. Je gagnai, par le taillis, 1'endroit qui m'en approchoit leplus, sans être découvert; et de-la, prenant ma course, j'arrivai a leur arbre avant qu'ils eussent eu le temps d'en descendre. J'étois certain qu'aucun d'eux ne s'étoit échappé ; malgré cela, je n'en pus appercevoir un seul, quoique je tournasse de tous cötés et mes regards et mes pas, et que je fisse le plus sévere examen de 1'arbre oüje savois qu'ils étoient cichés. Je pris le parti de m'asseoir a quelque distance du pied, et de guetterde 1'ceil, jusqu ace que j'appercusse quelque mouvement. Je fus payé de ma constance , après un assez long espace de temps. Je vis enfin une tête qui s'allongeoit pour découvrir apparemment ce que j'étois devenu : je Pajustai; l'animal tomba; je m'étois attendu que le bruit du coup alloit faire déguerpir toute la troupe : c'est ce qui n'arriva cependant pas, et pendant plus d'une demie - heure encore que je gardai mon poste, rienne remua, rien ne parut. Lassé de ce manege fatiguant, je tirai au hasard plusieurs coups dans les branches de 1'arbre , et j'eus le plaisir d'en voir tomber deux autres. Un troisieme, qui n'étoit que blessé , s'accrocha par la queue, a une petite branche. Uu nouveau coup le fit arriver a son tour. Content de ce que je m'étois procuré, je ramassai mes quatre Singes, et je marchai vers mon camp. Lorsque je fus a une certaine distance de 1'arbre, je vis  V24 VOYAGE route la troupe, qui avoit calculé mon éloignement., descendre avec précipitation, et gagner 1'épaisseur du bois, en poussant des grands cris. Je jugeai, a quelques tralneurs qui suivoient péniblement, boitant du devant ou du derrière , que mes plombs en avoient blessé plusieurs; mais, dans cette fuite précipitée , je ne remarquai point, comme 1'on dit quelques Voyageurs, que les mieux portans aidassent les estropiés, en les ohargeant sur leurs épaules, pour ne point retardcr la marche commune , et je crois qua leur égard, ainsi qua celui des Hottentots, poursuivis en guerre, la Nature est la même, et qu'on a déja trop de veiller a son propre salut, pour s'occuper de celui des autres. De retour a ma tente , j'examinai ma chasse. Cette espece de Singe est d'une grandeur moyenne ; son poil, assez long, est généralement d'une teinte verd&tre. II a le ventre blanc , comme je 1'ai déja dit, et la face entierement noire; ses fesses sont calleuses: cette partie nue est, ainsi que celles de la génération du male , d'un très-beau bleu. Dans le moment oü j'examinois ces animaux , Keès entre dans ma tente ; je crois qu'il va jetter les hauts cris, en appercevant ses camarades, quoique d'une espece différente de la sienne. II me parut qu'il ne craignoit pas autant les mortsque les vivans. II montre de 1'étonnemcnt, il les considere l'un après 1'autre, les tourne et retourne en tous sens pour les examiner , comme il me 1'avoit vu faire. II n'étoit pas, je crois, le premier Singe qui voulüt trancher du Naturaliste; mais un secret motif, beaucoup moins généreux, le pressoit fortement;  EN A'FRIQUE. §25 fortement; il avoit découvert des trésors en tatantles joues des quatre défunts. Je le vis bientót se hasarder a leur ouvrir la bouche, l'un après 1'autre, et tirer de leurs salles ( i ) des amandes toutes épluchées de 1'arbre Géel-Hout, et les entasser dans les siennes. Le campement que j'occupois devenoit intéressant et riche pour moi; il étoit, de plus, agréable a mes gens, et très-abondant pour mes bestiaux : aussi j'y restai jusqu'au «8, et ne le quittai qu'avec beaucoup de regret. C'est un de ceux oü je sens qu'il m'eüt été facile d'oublier qu'il est d'autres climats, d'autres mceurs, d'autres plaisirs. Dès le matin du jour suivant, nous délogedmes; et, trois heures plus tard, quelques Sauvages Hottentots s'ofFrirent a notre rencontre : ils conduisoient devant eux des Moutons, et faisoient route pour rejoindre leurs Hordes respectives, dont ils s'étoient éloignés danssje ne sais quel dessein. Je leur payai généreusement une couple de leurs bêtes dont j'avois besoin ; nous marchames avec eux pendant plus d'une heure; après quoi, leur destination n'étant plus la notre, ils nous quitterent pour regagner leurs Kraals, a quelques lieues de-la : nous fümes arrêtés, trois heures après, par le Klein-Vis, qui, depuis que nous 1'avions traversé, s'offroit a nous pour la troisieme fois. Les roues d'une de mes (O Les Naturalistes nomment salles ces especes de poches qu'ont les singes entre les joues et les mÉchoires inférieures : c'est une sorte de magasin dans lequel ils conservent, pour 1'occasion, les fruits qu'ils trouvent, lorsqu'ils n'ont ni le temps ni le besoin de les maneer. Tomé II. P  226 VOYAGE voitures commencoient a se déboiter; les rayons jouoient tellement dans les moyeux, que le moindre cahot nous faisoit trembler : un plus long retard eüt augmenté le mal; il fut résolu que nous resterions campés quelques jours pour les réparer. C'est a cette place que , deux jours après, suivant le nouveau style de mon Calendrier, nouspassameslepreinierjourdel'an 1782. Les Hottentots, qui ne comprennent rien a 1'année solaire, sont éloignës de connoitre 1 étiquette du premier jour qui la commence : ainsi' point de complimens de notre part, et par conséquent point de faux sermens et d'hypoerites protestations : je me donnai seulement, p< ar mes étrennes, un chapeau neuf que je n avois pas encore retappé, et 1'on tira au blanc celui que je quittois. Klaas fit voler la bouteille en mille pieces; je ne saurois peindre la joie qu'il ressentit d'avoir remporté ce prix, qui ajoutoit, a sa garde-robe, un meublc précieux, une parure plus magnifique encore que la culotte usée dont je lui avois fait cadeau, lors de mon entrée solemnelle chez les Gonaquois. Le lendemain, tandis que nous étions occupés de notre chariot et de ses roues, la joie se répandit, tout d'un coup, sur tous les visages. Lorsque je demandai la cause de cette vive émotion, on s'approcha de moi pour me faire reraarquer dans, le lointain, un nuage qui s'avancoit vers nous. Je ne voyois rien a ce phénomene qui dut si fort nous réjouir; ce ne fut que lorsque ce prétendunuage nous eut gagnés, que je distinguai qu'il n'étoit formé que par des millions de sautcrelles qui faisoient route. Oa  EN AFRIQUE. 227 m'avoit beaucoup parlé de l'émigration de ces insectes, qui s'assemblent tous les ans par bandes innombrables, et quittentles lieuxqui les ont vu naicres pour aller s'établir ailleurs; mais je les voyois pour la première fois : celles - ci voyageoient en si grand nombre, que 1'air en étoit réellement obscurci. Elles ne s'élevoient point beaucoup au-dessus dè nos tétes; elles formoienc une colonne qui pouvoit embrasser deux a trois mille pieds en largeur, et, montre a la main, elles mirent plus d'une heure a passer. Ce bataillon étoit tellement serré, qu'il en tomboit comme une grêle des pelottons étoulfés ou démontés; mon Keès les croquoit a plaisir en même-temps qu'il en faisoit provision. Mes gens s'en firent aussi un régal; ils me vanterent si fort Fexcellence de cette manne, que cédant a la tentation, je voulus m'en régaler comme eux : mais, s'il est vrai , comme on 1'assure, qu'en Grece, etnommémentdans Athenes, les marchés publics étoient toujours fournis de cette nourriture, et qu'elle faisoit les délices des gourmets de ce temps, j'avoue de bonnefoi que j'aurois mal figuré parmi ces Acridophages, a moins qu'avec le goüt des Grecs, le Ciel ne m'eütfait jouir d'une constitution différente. Nous partïmes enfin, le 3 Janvier; et, laissant derrière nous la chaine des montagnes du Bruyntjes-Hoogte, nous appereümes, au Nord, celles de Sneuwberg, après lesquelles nous aspirions depuis si long-temps. Quoique nous fussions parvenus a la saison des plus fortes chaleurs, nous* découvrions encore de la neige dans les anfrac- P 2  528 VOYAGE tuosités et les enfoncemens les plus rapprochés du sommet de ces formidables montagnes. Tandis que je m'amusois a les considérer avec ma lunette, mes Hottentots m'annoncerent qu'ils voyoient paroitre un blanc : cette nouvelle m'inspira le plus vif intérêt, il y avoit tant de temps que je n'avois vu des hommes de cette couleur! Celui-ci avoit fait une assez longue route, uniquement dans le dessein de se procurer du sel dans unlac situé prés de Swart Kops-Rivier. Je le joignis, et m'entretins quelque temps avec lui; il ne put retenir ses larmes en me contant que, dans'les commencemens de la guerre avec laCaffrerie contre laquelle il n'avoit jamais voulu se liguer a 1'exemple des autres Colons, il avoit eu le malheur lui, sa femme, son fils unique et quelques Hottentots, d'être attaqués, pendant la nuit, par ces Caffres qu'il avoit toujours ménagés ; que chacun s'étoit précipitamment caché dans des buissons; mais que, le jour venu, la troupe s'étant rejointe , il avoit trouvé son fils percé de mille coups de sagaies, a la place même oü nous étions actuellement arrêtés l'un et 1'autre. Le récit de cet infortuné pere me pénétra de douleur; je n'essayai point de calmer la sienne; le plus morne silence exprimoit mieux que de vains discours tout ce qu'il devoit attendre de consolations de la part d'un être sensible: il avouoit cependant que les Caffres étoient fondés dans leurs haines ;< mais qu'il étoit bien malheureux pourlesinnocens, que les effets n'en retombassent pas sur les seuls coupables. Je le priai, pour le distraire un peu, de passer la nuit prés de moi: je le traitai de mon mieux;  EN AF R I QU E. 929 je le régalai de mon meilleur thé, et lui donnai d'excellent tabac. Les écarts de la conversation nous conduisirent, je ne sais comment, sur Partiele des chevaux : il me dit qu'un de ses amis, habitant du Swart-Kops, lui en avoit fait voir un qu'il avoit pris a la chasse, et que, n'ayant pu découvrir a qui il appartenoit, il le gardoit chez lui: cela me rappela celui que j'avois abandonné sur les bords du Krom - Rivier a la sortie du Lange - Kloof, il y avoit sept ou huit mois. D'après le signalement que je lui en donnai, il demeura si convaincu que c'étoit mon cheval, qu'il m'offrit aussi-tót de me laisser choisir une couple de ses Bceufs, si je voulois de lui céder, et lui donner un mot de lettre pour qu'il put 1'envoyer chercher. Mon cheval valoit certainement plus que ce qu'il m'offroit; mais calculant, d'un cöté, les difficultés et les retards d'une route longue et pénible, et de 1'autre, le service que je pouvois, sur le champ, tirer des deux bceufs qu'il m'offroit, voulant d'ailleurs lui donner une marqué d'estime et d'amitié, je ne balancai point a accepter sa proposition, et lui donnai un billet pour réclamer mon cheval. Je pris toujours ma marche vers les Sneuwberg que nous ne perdions pas de vue, au pied desquellcs je me flattois d'arriver le jour même; mais, vers les onze heures, une chaleur des plus excessives nous arrêta sur les bords de BlyRivier, oü nous fümes obligés de passer la nuit. Ce torrent ne fut pas pour nous d'une grande ressource; il ne couloit plus; la sécheresse 1'avoit tari; nous n'eümes d'autre ressource, pour P %  23o VOYAGE étancher la soif donc nous écions dévorés, qu'une eau scagnance et de mauvais goüc qui croupissoic dans les endroitsles plus profonds de son lic. A la pointe du jour, nous nous empressames de quicter ce désagréable gite, et trois heures et demie de marche nous firent rencontrer une autre rivière nommée Vogel- Rivier ( rivière des oiseaux. ) Je remarquois entr'autres singularités, que, plus nous approchions des montagnes de neige, plus la chaleur devenoit accablance; les roes amoncelés qui cömposent ces pies sourcilleux, échauffés, sans doute, par les rayons ardens du soleil, les réfléchit, et les concentre dans les vallées qui les avoisinent: le mal-aise général de toute la caravane ne nous permit pas d'aller plus loin. Dans le court espace que nous venions de parcourir pour gagner d'une rivière a 1'autre, nous n'avions rencontré qu'une seule troupe de Gazelles Spring-bock ; mais il faut dire qu'elle occupoit toute la plaine; c'étoit une émigration dont nous n'avions vu ni le commencement ni la fin; nous étions précisément dans la saison oü ■ces animaux abandonnent les terres seches et rocailleuses de la pointe d'Afrique, pour refluer vers le Nord, soit dans la Caffrerie, soit dans d'autres pays couverts et bien arrosés : tenter d'en cajculer le nombre, le porter a vingt, a trente, a cinquante mille , ce n'est rien dire -qui approche de la vérité; il faut avoir vu le passage de ces animaux pour le croire. Nous marchions au milieu d'eux, sans que cela les dérangeat beaucoup ; ils étoient si peu fsrouches ? que j'en tirai trois, sans sorcir de mon  EN AFRIQUE. 23l chariot; ils nous eüt été facile au besoin d'en fournir pour long-temps a des armées mnombrables. Au surplus, la retraite de ces Gazelles qui quittoient le pays que nous allions parcourir nous annoncoit, plus sürement que 1 Almanach de Liege, les sécheressesauxquelles nous devions nous attendre. Remis en route dans la matinée du 6, et remontant la rivière des oiseaux, qui prend sa source dans les montagnes de neige, un accident, qui pouvoit devenir sérieux, nous arrêta quelque temps: le conducteur d'une de mes voitures, voulant se remettre en siege, fut retenu par des épines auxquelles il n'avoit pas fait attention. 11 tomba; la roue de la voiture, qui continuoit sa marche, passa sur sa jambe : j'accourus et fus mille fois heureux lorsque je mappercus, après 1'avoir bien cxaminée, qu'il n'y avoit aucune fracture; je bassinai moi-même la contusion, je 1'enveloppai de plusieurs bandages imbibés d'eau-de-vie; et, de peur que le malade n'en regretat 1'usage, je lui en fis avaler un grand g-obelet : il fut porté, pendant quelques jours sur mes chariots; et son accident neut pas d'autres suites. II sembloit que les Sneuwberg fussent pour moi la terre promise ; je ne pouvois y arriver. Les obstacles se succédoient, Le 7, au moment de partir, je m'appercus, en faisant le dénombrement de mes Bestiaux, qu'il en manquoit trois: mes gens se répandirent de tous cótés pour les chercher; on les retrouva; mais cette operadon avoit demandé tant de temps, que nous neptunes attcler qu'a sept heures du soir. Nous  232 VOYAGE étions encore dans les plus grands jours del'année; la fraicheur des nuits étoit attrayante; nous ne devions être qu'a quatre ou cinq lieues de Platte - Rivière; et notre intention , si nous y arrivions, n'étoit pas de pousser plus avant. Nous avions a peine fait deux ou trois lieues, qu'un des Hottentots de 1'arriere-garde, emporté par son cheval, tombe sur nous a toute bride, suivi de tous les relais qui arrivent dans le plus grand désordre. L'effoi se communiqué aux douze bceufs du chariot de Pompoen-Kraal, qui, dans ce moment n'ayant point de Hottentots en tête pour retenir et gouverner les deux premiers, comme il est d'usage, prennent lépouvante, se jettent en s'écartant sur le cöté; le timon casse; et, toujours attelés, ils le trament après eux, s'enfoncent et vont se perdre dans les buissons! La confusion devient de plus en plus générale Au mugissement des Bceufs, il n'y avoit pas a' douter que nous ne fussions poursuivis par des Lions: on court aux armes; tandis que les uns s'efforcent d'arrêter les Bceufs des deux autres chariots qui se laissoient emporter comme ceux du troisieme, que d'autres s'occupent a ramasser et a rassembler tout ce qui leur tombe sous la main pour allumer les feux, je pars, accompagné de mes plus habiles Chasseurs, et nous rétrogradonssurla route pour faire face auxcruels animaux, retarder leur marche , et donner le temps de se livrer aux autres préparatifs. La nuit n étoit pas encore bien obscure; nous étions dans une plaine sablonneuse, qui nous aidoit a distinguer_ les objets a une certaine distance. Lorsque je vis nos chiens s'approcher de nous, et  EN AFRIQUE. q33 nousserrer de prés, jene doutai plus de la présence des Lions. Tout-a-coup j'enappércois deux élevés sur un petit tertre, et qui sembloient nous attendre; nous Mchons tous nos coups ensemble , mais sans autre effet que de les voir disparoitre. Nous avancions toujours dans 1'espérance d'en abattre au moins un, et nous conti■ nuions, par précaution nos décharges; ils ne s'offrirent plus a nos regards; c'est en vain que nous nous fussions obstinésa les poursuivre plus long-temps; ils étoient déja loin. Les feux étoient bien allumés; nous nous en rapprocMmes; nos Bceufs dispersés en faisoient a,utant; ilsarrivoient a notre halte les uns après les autres, et bientöt il ne manqua plus que 1'attelage de PampoenKraal. Nous entendions beugier a une certaine distance; aucun de mes gens ne se soucioit de courir a la voix; j'en engageai cependant plusieurs a me suivre; chacun de nous prit un tison enflammé d'une main, un fusil de 1'autre; et, sous la conduite des Chiens qui nous précédoient, nous allames a la recherche, et arrivames sur la place. Le morceau'de timon que ces Bceufs avoient trainé avec eux, s'étoit pris entre deux arbres, et les avoit arrêtés; ils étoient tous en pelotton, et tellement embarrassés dans les traits, qu'il n'y eut d'autre moyen que de les mettre en pieces: trois de ces Bceufs manquoient; ils étoient parvenusa briser leur joug; nous les croyions dévorés; mais, de retour a nos feux, j'appris qu'ils s'y étoient rendus, et ne faisoient que d'arriver. Un instinct pur et machinal avoit-il appris a ces animaux, que, sous la sauve-garde du feu,  234 VOYAGE ils n'avoient rien a craindre de leurs ennemis? L'habitude leur avoit-elle inspiré cecte réflexion, que , depuis plus d'un an qu'ils voyageoient avec moi, les bêtes carnassieres qui, dans les commencemens, leur avoient causé tant d'inquiétude, n'avoient jamais osé les attaquer, même approcher de tout prés, ou bien prenoient-ils des hommes une assez haute idéé pour ne voir en eux que des protecteurs puissans, des défenseursinexpugnables? Je ne 1'expliquerai pas; mais je sais que la Nature, qui fournit indistinctcment a tous les animaux une portion suffisante d'intelligence pour veiller a leur conservation, sembloit exprès pour tout ce qui m'entouroit, en avoir doublé la mesure, et j'ai fait, sur ce point, en plus d'une rencontre, des remarques qui m'ont toujours frappé d'étonnement et d'admiration. La morale de 1'Histoire-naturelle s'étend plus loin qu'on ne pense. L'ceil de la métaphysique pénetre, de jour en jour plus avant. L'aveugle curiosité qui formoit seule autrefois nos collections, cede aujourd'hui la place a des motifsplus nobles etplusprécieux. II n'est plus de petits objets aux regards du Philosophe; le génie des découvertes sait tout agrandir; les insectes, par exemple, regardés, il y a vingt ans , comme des objets minutieux et bornés, occupcnt une place brillante dans la chaine des êtres (*). C*)I1 paroitra bientót un Traité complet d'Onthologie, digne d'honorer le Savant qui ajetté les premiers fondemens de ce grand Ouvrage, et 1'Amateurestimable qui protégé et soutient de sa fortune une aussi belle entrepriSe.  EN AFRIQUE. 235 A la pointe du jour, je retournai a la place oü j'avois tiré la veille : j'y reconnus le pas d'un Lion , et celui de sa femelle, qui, quoiqu'également prononcé , est toujours plus peut. IJe suivis quelque temps la tracé; par un leger dctour, elle me ramena prés de mes gens .: ce qui nous prouva que nous avions été épiés de fort prés. Nous nous félicitames d'avoir éte jusqu'au jour sur nos gardes. Ce fut pour moi un utile avertissement de ne plus, a 1'avemr, voyager de nuit dans des Contrées que je connoissois si peu, et qui, comme je l'ai appns par la suite, sont les pas de 1'Afrique les plus dangereux a franchir. . J'avois, sous mes voitures , des timons de rechange, coupés dans les forêts d'Auténiquoi; mais, comme a la place oü nous venions de i nous arrêter, l'eau nous manquoit absolument, et qu'il n'y avoit pas de temps a perdre pour nous en procurer, je fis réparer provisoiremenc les traits déchirés : on attacha, comme on put, avec deux jumelles , le timon brisé, et nous partimes. Quel fut notre chagrin, lorsque parvenus au bord de la rivière Plate, nous ia trouvames a sec! Nous la remontames pendant environ trois quarts-d'heure, toujours mourans de soif, excédés, hors d'haleine, et nous eümes enfin le bonheur d'arriver a des fondneres qui conservoient un peu d'eau bourbeuse que le soleil n'avoit pas encore dévorée. Nous ne voyions plus ici ce charmant et magnifique Pays de la Caffrerie; nous avions touta-fait perdu de vue ces gras paturages et ces loreis majestueuscs sur lesquelles nos yeuxavoienc  236 VOYAGE tant de plaisir a se reposer! Des roches amoncelees, des sables arides succédoient chaq ue jour sous des formes toujours plus hideuses a ces tioux spectacles. Nous nous voyions de toutes parts circonscrits par des montagnes, dont les tormes bizarrement inclinées, et les pies souvent suspendus sur nos têtes répandoient dans 1'ame cette terreur prófonde qui traine le découra^ement après elle, et réveille les tristes souvenfrs. Celles des Sneuwberg, au pied desquelles nous nous trouvions, s'élancoient beaucoup au-dessus de toutes les autres, et les hivers assis sur leurs sommets, sembloient disputerau soleil 1'empire de ces affreux climats. Mon intention étant de parcourir et d'escalader une partie de cette fameuse cordiliere, prévenu que les Bossismans y avoient établi, comme les Lions, leurs repaires, et voulant me mettre a 1'abn de toutes surprises de la part des uns et des autres, je placai mon camp tout a découvert , et le fortifiai de mon mieux. Un pas de Rhinocéros que j'avois rencontré, avoit, en un instant, ranimé 1'ardeur de mes anciennes chasses. J'avois assuré d'une forte prime le premier de mes gens qui me procureroit un de ces colosses: nous n'eümes ce bonheur, nï les uns, ni les autres : rien ne parut; mais, sans m'y être attendu, je tombai sur un petit groupe de huit Elans. Je n'en avois point encore tué; je les poursuivis a la course: j'en fis tomber un sur la place. Cet animal est parfaitement décrit par le Docteur Sparmann : les Sauvages le nomment Kana. Ce n'est point du tout 1'Elan dont Buffon a donné Ja description; il en  EN AFRIQUE. ï3y töiffere essentiellement: c'est uniqueraent la plus igrande espece des Gazelles du Cap. De retour au camp, je vis arriver tous mes chasseurs qui s'étoient répandus dé cötés et d'autres pour gagncr la prime ; ils étoient harrassés et fort mécontens. L'un d'eux m'avertit qu'il avoit rencontré une Horde Sauvage, dont le Kraal étoit situé absolument au pied de la montagne ; je résolus de 1'aller reconnoitre; mais je n'emmenai avec moi que trois bons tireurs, et celui qui m'avoit donné cet avis. Le lendemain, a la pointe du jour, nous étions a peine a moitié chemin, que nous rencontrames cinq de ces gens qui venoient eux-mêmes a mon camp pour me voir. Ils rebrousserent, et me conduisirent chez eux. Les enfans, en me voyant arriver, se mirent a fuir pour se cacher, en poussantdes cris horribles. Cet effroi général me paroissoit hors de la Nature, et déconcertoit mes idéés. Lorsque j'étois pour la première fois entré dans la Horde de Haabas et dans plusieurs autres , les femmes et les enfans a la vérité s'étoient retirés, mais n'avoient montré ni crainte ni horreur, j'étois curieux de connoitre la cause de cet effroi ; j'appris d'abord que ces gens n'étoient venus que depuis trés - peu de temps s'établir dans 1'endroit oü je les voyois; qu'ils avoient éprouvé dans le Camdébo, leur patrie, mille persécutions de la part des Colons, et qu'animéscontrelesBlancsd'unehaine cruelle etsanguinaire, ils inspiroient cette horreur a leurs enfans, afin qu'elle s'accrütavec 1'age, et qu'ils n'étoient pas fachés de les avoir vu dans cette rencontre réciter aussi bien le catéchisme de la vengeance.  238 VOYAGE Quant aux hommes, ils sourirent a mon approche, et neparurent point étorfnés de me voir, ils étoient prévenus, dès la veille, qu'infailliblement je les irois visiter; leur Horde ne montoit guere qu'a cent ou cent trente hommes. En me rendant chez eux, j'avois rencontré leurs troupeaux; une centaine de bêtes a cornes, et peutêtre trois cents a laine, n'annoncoient pas une grande aisance : aussi je trouvai ces misérables occupés ff «faire sécher, sur des nattes, des Sauterelles, auxquelles ils retranchoient les ailes et les pattes. Comme 1'amas de ces provisions touchoit a la plus grande fermentation, je fus contraint de prendre le dessus du vent pour éviter les exhalaisons infectes qui s'en échappoientpar intervalles. II n'y avoit pas six mois que ces pauvres Hottentots s'étoient confinés dans cet endroit, pour échapper aux cruautés des Colons; ils venoient, sans le savoir, se livrer a des atrocités d'un autre genre. Outre les Bossismans dangereux qui pouvoient a tous momens les découvrir, ils avoient encore a se défendre des bêtes féroces, et particulierement des Chiens sauvages qui dévastoient leurs troupeaux. Je leur donnai quelques conseils pour leur tranquillité, et leur fis des présens. Je leur proposai en outre 1'échange de quelques Moutons, qu'ils me promirent de m'amener le lendemain. Comme je me disposois a prendre congé d'eux, je fus obligé d'entrer dans une de leurs huttes, pour me mettre a 1'abri d'un orage affreux, qui fondit sur nous comme un trait, et qui dura trois grandes heures. Je n'en fus pas moins inondé ;  EN AFRIQUE. 23g le Kraal entier faillit d'être emporte ; des huttes furent ébranlées; les torrens charioient devant nous des sables, des terres éboulées, et des arbres deracinés. Lelieu que j'occupois étoit mieux abri té; je contemplois avec extase, quoique noyé jusqu'aux genoux, les cascades et les colonnes d'eau qui s'échappoient avec fracas du haut des montagnes, et s'emre-choquant dans leur chüte, gagnoient la terre en mille gerbes variées, et la couvroient des vapeurset d'écume. Les bords de la rivière Plate,que j'avois a deux pas, dil rurent en un moment a mes regards; je donnai le temps aux plus gros amas de s'écouler. Inquiet pour mon camp, je profitai du premier intervalle que nous laissa la pluie , et je partis pour m'y rendre. J'avois eu beaucoup a souffrir dans cette hutte remplie de sacs de Sauterellcs déja sechées, mais quiVen rendoient pas moins une odeur fétide, insupportable. La pluie continua par orage toute la nuit; le jour suivant, les innondations grossirent, et ces Hottentots ne purent joindre mon camp, comme ils me 1'avoient promis. Nous ne craignions plus de manquer d'eau : cependant nous ne fitnes aucun usage de celle de la rivière , paree qu'elle étoit sale et troublée; nous préférames de recourir aux lagunes qui avoient eu le temps de déposer leur sable et leur limon. Le jour d'ensuite fut plus tranquille; une vingtakie d'hommes et quelques femmes m'amencrent quatre Moutons et une vieille Vache, qui n'étoit plus bonne que pour laboucherie. llsne c«nvoiterent pas infiniment mes verroteries; les  240 VOYAGE femmes en étoient a la vérité surchargées; ils se jetteren t de préférence sur le tabac. Comme c'étoit celle de mes provisions la plus facile a réparer en entrant dans la Colonie, je ne la leur épargnai pas : cette prodigalité les séduisit; ils m'amenerent encore onze Moutons que je payai largement. Instruit que j'allois traverser un Pays difficile et bien sec, je conservai ces différentes acquisitions comme une ressource précieuse au besoin. Un jour que j'avois beaucoup de ces Etnur gers, undes gardiens demon troupeau vint m'avertir que plusieurs Bossismans descendus des montagnes s'étoient approchés d'eux; mais qu'ils les avoient tenus en respect avec quelques coups de fusil. Klaas et moi nous montons a cheval; et, suivis de quatre autres Chasseurs, nous marchons a leur poursuite; nous ne tardons pas effecüvement a découvrir treize de ces dangereux Pirates; mais la rapidité de notre course et notre air déterminé les mettent bientöt en fuite. Nous volions vers eux a bride abattue; nos balles siffierent a leurs oreilles; nous ne pümes cependant les approcher assez pour les ajuster. II me suffisoit, et c'étoit beaucoup pour ma süreté, de leur avoir donné 1'épouvante. Nous les vimes tous, par des sentiers différens, s'engager dans les montagnes, et disparoitre entierement. J'admiroisl agilité avec laquelle ils gravissoient, aussi vite que les Singes, les rochers les plus escarpés: jene m'avisaipoint de m'attacher plus longtemps a leurs pas; il y eüt eu de 1'imprudence a prétendre les attaquer dans leur fort et leurs embuscades impénétrables. Ces gens ne nous au- roient  EN A F R I Q U E, 241 roient assurément pasmanqués: ils étoient touta-fait nuds; je jugeai a leurs traces qu'ils portoient' des sandales : cette petite alerte fut un bien ; elle servit a nous rendre plus méfians; je doublai les gardes; Swanepoel et moi nous fimes alternativement la ronde , tandis que mon fidele Klaas, a la tête d'un petit detachement, visitoit la vallée et tous nos environs. De temps en temps on tiroit du camp un coup de carabine auquel mes patres étoient obligés de répondre. J'étois par ce moyen assuré qu'ils ne s'étoient pas endormis, et qu'ils faisoient séverement leur garde : du reste, cette précautionque j'observois, par amour de 1'ordre, et pour n'avoir rien a me reprocher, devenoit dans la circonstanceassezinutile.Le Hottentot craint moins un Lion qu'un Bossisman; cette frayeur salutaire tenoit tous les miens aux; aguets, et dans les lieux les plus découverts; ce qui les faisoit cruellement souffrir; car la chaleur étoit dèvenue excessive. J'y étois pour le moins autant exposé qu'eux; et ne m'exemptois pas pour cela de mes chasses. II m'étoit assez indifférent de marcher ou de rester tranquille : ma tente n'étoit point habitable; c'est dans ces occasions que ma barbe bien imbibée me procuroit quelque soulagement; j'en tirois aussi de la forme de mon chapeau, que j'humectois de même dans ces momensde crise, j'étois sur-tout dévoré d'une soif ardente; comme j'avois remarqué que la quantité d'eau quejebuvois, loin de me désaltérer, m'échauffoit au contraire beaucoup, j'imaginai de ne plus boire qu'a 1'instar des Chiens, c'est-adire de lapper. Cette étrange maniere me servit Tome II. Q  542 VOYAGE mcrveilleusement bien. Très-peu d'eau suffisoit alors pour étancher ma soif, et je ne craignois plus d'en être incommodé. Tant que nous restames sur les bords de PlatteRivier, les Lions nous inquiétoient fort peu; notre artillerie qui ronfloit de tous cótés pendant le jour, les tenoit écartés; nous lesentendions, a la vérité, rugir toutes les nuits; mais jamais, si ce n'est une seule fois, ils n'oserent nous approcher assez pour nous alarmer. Les Pantheres s'annoncoient aussi au lever et au coucher du soleil, sur les bords de la rivière; mais elles se tenoient a des distances éloignées. Au fort des nuits elles s'avancoient davantage; nous étions constamment avertis par les chiens; et, le lendemain, nous jugions a leurs traces jusqu'a quel point elles s'étoient hasardées. C'est la nécessité seule qui rend audacieuses toutes ces especes carnivr* es, naturellement craintives a 1'aspect de l'homme : et je crois qu'on a trop exagéré les dangers qu'on court dans leur voisinage : rarementrèncontre-t-on ces animaux dans les bois; les deux seules especes de Gazelles qui s'y trouvent, n'y abondant point assez pour satisfaite leur voracité. Ils préferent de poursuivre les Hordes nombreuses qui voyagent d'un canton dans un autre : c'est alors qu'ils peuvent choisir et faire un affreux carnage. Mes voisins, me voyant disposé a gravir les Sneuwberg, me conseillerent de me tenir sur mes gardes, et de n'y pas faire un long séjour, attendu que les Bossismans étoient en force. Mon intention n'étoit pas d'y conduire toute ma caravane; ce projet insensé n'eüt pas même été^  EN AFRIQUE. 24.3 praticable ; mais, ne voulant que reconnoitre quelques-uns de leurs sommets, et les parcourir avec mes Chasseurs entre deux soleils, je me ' rapprochai de leur pied le plus qu'il me fut possible, et vins placer mon Camp a trois cents pas de la Horde sauvage. Je m'attendois a trouver sur la hauteur, comme on me 1'avoit annoncé , un volcan considérable qui vomit de la fumée et des flammes; je ne vis rien qui ressemblac a ce phénomene. Avec 1'aide de ma lunette, je découvris d'immenses Pays, qui se prolongeoient au Nord, et qui n'étoient bornés que par 1'orizon; je trouvois fréquemment, sur les plattes-formes et sur les crêtes les plus élevées, des monticules de cailloutage et de sable tout-a-fait semblables a des Dunes. J'y cherchai, mais vainement, quelques coquillages; il n'y en avoit ni de frustres, ni même aucuns débris qui me parussent tenir a la Conchiologie. Je m'attachai davantage a la poursuite des oiseaux; j'eus le bonheur d'en rencontrer et d'en tuer de forc rares, notamment une très-belle espece de veuve, qui se tenoit dans les herbages fort élevés, qui tapissoient presque par-tout ces hautes montagnes. Dans toutes mes courses, qui finissoient toujours avec le soleil, je ne vis qu'une seule fois des Bossismans: ils étoient trois qui traversoienc les revers d'une montagne opposée a celle sur laquelle nous étions; ils ne songerent point a nous venir attaquer. Nous ne trainions rien après nous qui dut les tenter, et peut-être ces trois scélérats étoient-ils du nombre,de ceux a qui j'avois donné si vertement la chasse, et se ressouvenoient-ils de 1'épouvante que je leur avois Q *  244 VOYAGE causée. Ces vagabonds ne sont point, comme on 1'a faussement avancé , une Nation sauvage particuliere, une Peuplade originaire de 1'endroit même oü on les rencontre. Bossisman sont deux mots Hollandois, qui signifient hommes des bois ou des buissons : c'est sous cette qualifica- > tion que les Habitans du Cap, et généralement tous les Hollandois, soit en Afrique, soit en Amérique, désignent tous les malfaiteurs ou les assassins qui désertent la Colonie , pour se soustraire au chatiment; c'est, en un mot, ce que dans les islesFrancoises on appelle Negres marrons. Ainsi donc,'loin que ces Bossismans fassent une espece a part, comme on 1'a dit encore fort récemment, ce n'est qu'un ramas informe de Mulatres, de Negres, de Métis de toute espece, quelquefois de Hottentots, de Basters, qui, tous différens par la couleur, n'ont de ressemblance que par la scélératesse: ce sont de vrais pirates de terre, vivant sans Chef, sans loix et sans ordre, abandonnés a tous les excès du désespoir et de la misère : laches déserteurs qui n'ont de ressource pour subsister que dans le pillage et le crime. C'est dans les rochers les plus escarpés, et dans les cavernes les moins accessibles qu'ils se retirent et passent leur vie. De ces endroits élevés, leur vue domine au loin sur la plaine, épie les Voyageurs et les troupeaux épars; ils fondent comme un trait, et tombent k 1'improviste sur les habitans et les bestiaux qu'ils égorgent indistinctement. Chargés de leurs proies et de tout ce qu'ils peuvent emporter, ils regagnent leurs antres affreux, qu'ils ne quittent,pareilsaux Lions, que lorsqu'ils s'en sont  EN AFRIQUE. 245 rassassiés, et que de nouveaux besoins lespoussent a de nouveaux massacres; mais, comme la trahison marche toujours en tremblant, et que la seule présence d'un homme déterminé suffit souvent pour en imposer a ces troupes de bandits , ils évitent, avec soin, les habitations oü ils sont assurés que réside le maitre. L'artifice et la ruse, ressources ordinaires des ames foibles , sont les moyens qu'ils emploient et les seuls guides qui les accompagnent dans leurs expéditions. Dans les lieux oü la tracé de leurs pas, trop bien imprimée, pourroit donner 1'alarme aux habitans, et les attirer a leur poursuite , ils emploient a la déguiser une adresse merveilleuse a laquelle nos brigands d'Europe, plus téméraires ou moins patiens, sont éloignés de se plier: ils marchent en reculant, s'ils ne sont pas chaussés, et, s'ils ont des sandales, ils se les attachent de facon que le talon répond aux doigts de leurs pieds. Lorsqu'ils enlevent un troupeau considérable d'animaux vivans, ils le divisent sous la conduite de plusieurs d'entr'eux, en petites bandes auxquellcs ils font prendre des routes différentes. Par ce moyen, s'ils sont poursuivis, ils s'assurent toujours la plus grande portion du pillage qu'ils ont fait. On confond encore, souslenom deBossisman, une Nation différente, en effet, des Hottentots. Quoique, dans son langage, elle ait le clappement de ces derniers, elle a cependant une prononciation et des termes qui lui sont particuliers. Dans quelques cantons , on les connoït sous le mmdeChi/ieeseHottentot(HottenwtsChmois'), paree que leur couleur approche de celle des Q 3  246 VOYAGE Chinois qu'on rencontre au Cap, et que, comme eux , ils sont d'une stature médiocre. Attendu 1'affinité du langage, je considere ces Peuples, ainsi que les grands et les petits Namaquois, dont j'aurai bientöt occasion de parler, comme une race particuliere de Hottentots: et, quoique les Colons confondent les premiers sous la dénomination générale de Bossismans, il n'est pas moins vrai que les Sauvages du désert, qui n'ont aucune communication avec les possessions Hollandoises, ne les connoissent que sous le nom de Houswaana. Cette Nation, quelque nom qu'on veuille lui donner, habitoit autrefois le Camdébo, le Bocle-Veld, le Rogge-Veld; mais les usurpations des Blancs , dont ils ont été victimes comme les autres Sauvages, les ont contraints de fuir et de se réfugjer très-loin. Ils habitent aujourd'hui le vaste Pays compris entre les Caffres et les grands Namaquois. De tous les Peuples que 1'avarice insatiable des Européens a le plus maltraités, il n'en est point qui en conserve de plus amer ressouvemr, et a qui la couleur et le nom de Blanc soient plus en horreur. Jamais ils n'oublieront les perfidies des Colons, et ce prix infame qu'ils en ont recu , des services signalés qu'ils leur avoient cent fois rendus: leur ressentiment est tel qu'ils ont toujours le terrible mot de vengeance a la bouche , et le moment de lui donner carrière se présente toujours trop tard, quoiqu'ils 1'épient sans cesse. Je dirai quelque chose de ces Houswanna, lorsqu'en passant sous le tropique, je visiterai leurs Hordes. Un soir que, retiré dans ma tente, je repor*  EN AFRIQUE. 247 . tois, sur mon journal, les événemens du jour, tandis que tout mon monde faisoit cercle autour du feu, fumoit sa pipe, des éclats de rire multipliés , qui vinrent frapper mon oreille, exciterent ma curiosité. J'entendis un de mes Matadors , qui racontoit aux autres une découverte qui excitoit d'autant plus leurs éclats qu'elle les surprenoit davantage, et qu'ils laprenoient pour un conté forgé a plaisir par mon bel-esprit. Celui-ci s'efforcoit cependant de la leur persttader; il leur disoit sur-tout que, lorsqu'il m'en auroit fait part, je ne tiendrois plus en place , que je ne m'en fusse convaincu par mes propres yeux ; leur rire immodéré recommencoit alors de plus belle; ils parloient tous a la fois, et paroissoient s'impatienter que mon heure de prendre mon lait ne fut point encore arrivée.' J'appelai Klaas , et j'appris , par lui, que le Chasseur Jan les assuroit avoir découvert, dans 1'aprés-dinée, qu'une des Hottentotes de la Horde avoit cette conformation particuliere, que, jusqu'a ce moment, j'avois pris pour une fable, paree que je ne 1'avois vue dans aucun des Pays par oü nous aviens passé, malgré toutes mes informations et mes recherches, quoiqu'un autre de mes gens m'eütprécédemmentattesté le même fait, et que toute ma troupe en eüt connoissance par des ouï-dire et par une vieille tradition assez généralement répandue. Je vis vemr Jan , qui me raconta avec le plus grand détaü et dans toute 1'énergie , je devrois dire toute 1'ingénuité de son langage , ce que le hasard le plus inattendu, disoit-il, lui avoit permis d'examiner a son aise, et bien a découvert. *Q 4  24S VOYAGE J'étois , en effet, trés - curieux d'éclaircir au plutöt ce point très-intéressant d'Histoire-naturelle et de 1'Histoire, que j'avois plus d'une fois trouvé consigné dans divers Ouvrages et dans des Romans, tels entr'autres que les Voyages de JeanStrueys. En conséquence, dès ie lendemain, je me rendis a la Horde voisine avec mon Hottentot, qui reconnut, sur le champ, la femme dontlaconformation 1'avoit si vermeilleusement étonné. II me la fit remarquer; elle étoit mariée, mere de plusieurs enfans, et déja dans la force de lage. Je saisisadroitement différensprétextes de lui faire des cadeaux, afin de la prévenir en ma faveur, et de me 1'tfttacher, en un mot , afin de la séduire. Je n'avois point a faire ici a ces Hottentotes impudentes et débordées des Colonies, toujours trop disposées a satisfaire, a prévenir même les Blancs et leurs honteuses fantaisies. Je devois m'attendre a rencontrer ici bien des difficultés ; je savois que les femmes sauvages refusent presque toujours a la curiosité ce qu'elles accordental'amour: distinction délicate qu'on ne s'attend pas a trouver dans un désert, lorsqu'on y porte ses préjugés et la prévention de 1'orgueii. Meres honnêtes et prévoyantes, si vous lisez cet Ouvrage, vous ne croirez jamais que les chastes enfans que vous élevez dans 1'espérance de vos vertus , fussent autant a 1'abri de la corruption et du pernicieux exemple au milieu des Sauvages d'Afrique, qu'au sein de ces demeures profondes et silencieuses, oü la sagesse, dit-on, veille sur 1'innocence, et repousse au loin tout ce qui pourroit instruire et bjesser les regards.   HOT TEiYTOTE..  EN AFRIQUE. 249 Ah ! n'accusez point la Nature, et ne vantez pas trop haut vos préceptes et vos grandes institutions; vous ne les devez qu'au mépris de ses Loix! Je dois le dire et le publier sans cesse: F offre de tout ce que je pouvois donner, toutes mes ruscs, toutes mes suppliquesalloientéchouer sans le sccoursde mes gens, et rempressement vingt fois réitéré de persuader a cette femme que j'étois un curieux d'une race fort étrangere a la sienne et fort éloignée; que d'autres Hottentotes , des Gonaquoises, des Caffrines avoient consenti de bonne grace a ce que je lui demandois; enfin, que je ne la tiendrois qu'un moment dans cette attitude humiliante : quelques hommes même de sa Horde vinrent a 1'appui de ces discours , et insisterent en ma faveur. Alors, confuse, embarrassée, tremblante etsecouvrant le visage de ses deux mains, elle laissa détacher son petit tablier , et me permit de contempler tranquillement ce que le Lecteur verra luimême dans la copie fidele que j'en ai tirée, et qui forme la Planche VII de ce second Volume. Pour détruire 1'opinion générale que la Nature, exclusivement a toutes les autres femmes, avoit gratifié les Hottentotes d'un tablier naturel qui servoit a cacher le signe de leur sexe, un Auteur moderne a avancé que cette singuJaritén etoit autre chose qu'un prolongementconsidérable des nymphes ; ce qui avoit mai-a-propos répandu cette croyance. 11 a présenté ce tablier presque comme une infirmité occasionnée, soit par la vieillesse et la chaleur du climat, la vie inactiveer, 1'usage des graisses,etc.Jenefin.i-  25o VOYAGE rois pas, si je voulois entasser toutes les objections qui naissent d'elles-mêmes pour renverser ces assertions. II en est une seule qui vient s'offrir d'abord a 1'esprit, et que le Lecteur se sera faite aussi bien que moi? Pourquoi la chaleur du climat , la vie inactive et 1'usage des graisses agissant a-peu-près au même degré d'habitude et de force sur toutes les Contrées de cette portion de 1'Afrique, quelquesHordesparticulieres se verroient-elles sujettes a cette infirmité? Pourquoi ne seroit-elle pasdépartie a toutes les Hottentotes ? On sait trop au Cap et dans les Colonies, qu'il ne leur arrivé rien de semblable, quelle que soit leur conduite, a quelque maniere de vivre qu'elles se livrent, a quelques dangers qu'elles s'exposent. Ne cherchonspointatordre nosimaginations sur cette bizarrerie , qui , pour être rare , n'a rien d'extraordinaire , et n'allons pas expliquer, comme unphénomene , 1'ouvragedu caprice et de la mode. Oui, Lecteur, ce fameux tablier n'est qu'une mode, une affaire de goüt, je ne dirai pas dépravé ; les signes de la pudeur n'en sauroien t constituer 1 'essence, mais originale, mais extravagante, mais, si Pon veut, absurde, et telle que sa seule vue sufHroit au plus monstrueux libertïn pour chasser de son esprit toute idéé d'une atteinte profane ; et trompan* d'une facon nouvelle et trop claire le raffinement de ses besoins , feroit succéder le rire le plus inextinguible aux transports de la passion la plus effrénée. Je voulois être modeste : il faut être vrai; je ne consens point a détacher de mon Livre ces traits curieux de mon Voyage; et puisque ma Hottentote a bien voulu faire le sacrifice de sa  ENAFRIQUE. 9,51 pudeur au progrès de mes études, une plus longue retenue de ma part, a la fin passeroit pour une discrétion puérile. Le scrupule sied mal oü la nature n'a point déplacé la honte.. Le tablier naturel n'est en effet, comme le dit mon Auteur, qu'une prolongation , non pas des nymphes , mais des grandes levres des parties de la femme. Elles peuvent arriver jusqu'a neuf pouces plus ou moins, suivant Page de la personne , ou les soins assidus qu'elle donne a cette décoration singuliere. J'ai vu une jeune fille de quinze ans qui avoit déja ses levres de 4 pouces de longueur. Jusques-la ce sont les frottemens et les tiraillemens qui commencent a distendre; des poids suspendus achevent le reste. J'ai dit que c'est un goüt particulier , un caprice assez rare de la mode, un raffinement de coquetteric. Dans la horde oü je me trouvois , il n'y avoit que quatre femmes et la jeune fille dont je viens de parler qui fussent dans cet état ridicule. Quiconque a hiDionis, reconnoitra sans peine combien cette opération peut êtrefacile. Pour moi je n'y vois rien de merveilleux, si ce n'est la bizarreric de 1'invention. Peut-être qu'autrefois on ren.controit jusques dans les lieux qu'occupent aujourd'hui les Colonies , des hordes entieres de Sauvages distinguées par cette particularité; et c'est probablement ce qui aura donné naissance aux erreurs qu'on a debitées sur ce chapitre; mais la dispersion éteint bien tot les anciens usages parmi les hommes. Celui-ci n'est pratiquéque, de loin en loin, par quelques individus attachés par traditiori aux mceurs antiques, et qui se font un mérite scrupuleux de les suivre encore.  252 VOYAGE Lorsque j'eus finis toutes mes observations, et parcouru , autant que les précautions que j'avois a prendre me le permettoient, différentes chaines, et les plus beaux sites des Sneuwberg, je songeai enfin a quitter tout-a-fait ces noirs Pays. Mes gens me sollicitoient vivement de les conduite au Carouw , et de me hater de le traverser avant que les chaleurs eussent entierement desséché le peu d'eau stagnante qu il étoit possible que nous y trouvassions, et de peur aussi de ne plus rencontrer de paturages pour nos bestiaux, qui, déja depuis longtemps avoient eu beaucoup a souffrir des ardeurs de la saison. Ainsi donc, autant empressé que jaloux de rejoindre mes foyers , et ne trouvant plus dans mes courses les mêmes charmes, les mêmes amusemens que par le passé, soit que la fatigue eüt rallenti mon ardeur , soit que d'autres projets et de puissans ressouvenirs eussent repris sur mon imagination 1'empireque leur avoit fait perdre le spectacle des plus grandes nouveautés, je me remis en route le 2 Février, en me dirigeant vers le Sud-SudOuest. Une partie de la Horde nous accompagna pour nous aider a traverser a 3 lieues plus loin la rivière Jubers , qu'on jugeoit devoir être enflée par les orages. En y arrivant, déja nous songions a faire des radeaux ; mais nos conducteurs qui conduisoient , a un quart de lieue au - dessous des bas-fonds commodes, nous épargnerent un travail inutile, et qui nous eüt fait perdre beaucoup de temps. J'allai reconnoitre avec eux les bas - fonds , et je jugeai, après les avoir sondés avec mon cheval,qu'en  EN AFRIQUE. 253 exhaussant seulement, mais avec précaution, de huit a dix pouces, les caisses et lc lest de mes trois voitüres par le moyen de branchages et de büches, nous passerions sans avoir rien d'avarié : ce que nous exécutimes en effet avec autant d'adresse que de bonheur. Nos compagnons nous servirent, a la vérité , beaucoup dans cette opération ; ils traverserent la rivière , et vinrent passer la nuit avec nous, pour nous aider, le lendemain matin, a rétablir nos équipages, et remettre en place nos effets. Je reconnus d'une facon généreuse les services qu'ils venoientde me rendre, et nous nous sépaiimes. Je trouvai dans le Canton que j'entamois une prodigieuse quantité de ces Coucous verdsdorés, dont j'ai parlé ci - devant, et plusieurs especes nouvelles que je joignis a ma collection. Dans la même journée , je rencontrai un second fleuve sans nom connu: je lui donnai celui de mon respectable ami, M. Boers. Ici commencoient les plaines arides du Carouw ; des plantes grasses et frustres couvroient cette terre ingrate, ou pour mieux dire , ces sables, dans toute 1 etendue de 1'horizon : d'un autre cöté , des rochers non moins stériles offroient par-tout, a nos regards attristés , 1'image de 1'abandon et de la mort : on ne voyoit que quelques herbes éparses qui sembloient croitre a regret pour le salut de nos troupeaux. Le 4, cinq grandes heures de marche nous firent arriver dans la rivière de Voogel, qui va se jetter dans celle du Sondag, ce fleuve que nous avions traversé, il n'y avoit pas long-temps vers son embouchure et que nous devions bientöt  254 VOYAGE voir prés de sa source. Nos souffrances augmentoient de jour en jour avec les chaleurs, et la marche nous étoit devenue bien pénible: cependant j'amusois toujours mes Ioisirs par la chasse; je tuai encore, chemin faisant, une Cane-Pétiere d'une espece nouvelle. Le jour suivant, nous fümes rendus de bonne-heure a la rivière du Sondag. Ce séjour moins affreux servit du moins a ranimer mon espérance. De superbes avenues de Mimosa, que le fleuve arrosoit, offroient de toutes parts un coup-d'ceil magnifique : ils étoient e;j pleine fleur , et répandoient autour de nous leurs suaves et délicieux parfums; mille especes d'oiseaux et d'insectes superbes attirés dans ces beaux lieux m'y retinrent jusqu'au 8. Malgré la forte provision d'épingles que j'avois emportée du Cap , je mappercus que j'allois en manquer: il me vint dans 1'esprit de les remplacer par les plus petites épines du Mimosa , qui me rendirent le même office. En laissant le Sondag derrière moi, je rencontraiseize Hottentots, avec armes et bagages, sur les bords du Swait-Rhier (rivière noire): ils quittoient leCamdébo, pour gagner au pied de Sneuwberg, la horde que nous y avions laissée. Ils m'apprirent qu'ils étoient forcés a cette émigration par des troupes formidables de Bossismans, qui mettoient tout a feu et a sang dans le Camdébo , dont ils incendioient les habitations , pour en enlever les munitions, les armes et toutes les richesses. Rien ne pouvoit me contrarier davantage que cette nouvelle indiscrette, autant qu'inattendue. Elle jetta d'abord 1'alarme dans tous les esprits, et fit renaitre les ancien-  EN AFRIQUE. 255 nes terreurs. Persuadé que des plus longs éclaircissemens ne serviroient qu'a troubler davantage ces foibles imaginations , j'ordonnai a tout mon monde de me suivre a 1'instant même. Déja Pon parloit de rebrousser chemin , et je vis Pheure oü mon autorité alloit être tout-a-faic méconnue. Les plus braves de mes gens, qui ne balancoient point a me suivre, entrainerenc heureusement tous les autres. Je m'étois appercu que le nommé Slinger , dont j'avois eu a me plaindre au camp de Koks-Kraal, montroit encore ici plus de résistance; que dans cette journée même; il avoit fait son service d'une maniere équivoque. Je me déterminai, pour la première fois, a faire un exemple qui intimidat les laches camarades qu'il avoit séduits. Arrivé, le soir , a cette rivière Camdébo , qui tire son nom du pays qu'elle traverse , je lui signifiaï de quitter a 1'instant ma caravane. Je lui reprochai, ce que j'avois depuis appris, d'avoir été le premier moteur des craintes et des troubles qui avoient empêché tout mon monde de me suivre en Caffrerie , et de m'avoir forcé, par cette coupable résistance, d'abandonner la plus "belle partie de mes projets , faute de bras , de courage et de secours pour les conduire a leur fin. Je lui payai ses gages échus; je lui fis délivrer ses effets et quelques provisions; après quoi je le menacai de le poursuivre comme une béte téroce, si jamais il se présentoit a ma rencontre. II fut tellement consterné, anéanti de 1'apostrophe , et de la véhémence avec laquelle je la prononcai, qu'il se saisit de son sac , et partie précipitamment. Mes gens conjecturerent qu'il  256 VOYAGE alloit gagner les Habitations les plus prochaines, ou bien rejoindre les Hottentots que nous avions rencontrés dans la matinée : j'avois pensé qu'il auroit cherché a me faire des excuses, ou que tses camarades m'auroient imploré pour lui. Je fus trop aise qu'il eüt pris un autre parti. Cette sévérité opéra, pour le reste de mon Voyage tout l effet que j'en avois attendu. Le 9 Février , je quittai la rivière Camdébo. Plusieurs de mes Boeufs se virent attaqués du Klauw-Sikte : ce qui leur rendoit la route trèspénible. La tranquillité et les rafraichissemens étoientle seul remede qui püt les rétablir promptement. Je choisis donc sur un des détours que faisoit la rivière au milieu des Mimosa, une clairiere commode oü je placai mon Camp, dans Pintention d'y passer quelques jours. Je n'eus pas besoin de recommander a mes gens de se tenir sur leurs gardes; ils craignoient trop les Bossismans pour manquer a leur devoir, et se relacher de leurs prpcautions. Nous étions justement dans le canton oü nous avions appris que ces brigands jettoient 1'épouvante. Nos provisions tiroient a leur fin , et nous n'avions plus de grand gibier; je songeai a m'en procurer quelques pieces, pour les saler , ot je fis plusieurs chasses qui nous éloignerent plus ou moins du Camp. Un jour que je m'étois acharné alapoursuite d'un Elan-Gazelle, je m'écartai considérablement, avec un de mes meilleurs Tireurs, q'ui me suivoit a pied. Au débouquement d'un fourré fort épais de Mimosa , nous tomMmes, tout-acoup , sur un Hottentot qui cherchoit des*nymphes de Fourmis, méts chéri de ces Sauvages. II  EN AFRIQUE. ïl ne nous eut pas sitöt entrevus, que, ramassant avec précipitation son are et son carquois, il prit sa course pour fuir; mais rendant la main a mon cheval, je 1'eus bientöt rejoint. Aux signes peu équivoques de ses frayeurs et de son embarras,je jugeaique c'étoit un Bossisman: sa vie étoit entre nos mains; je pouvois user, dans ces déserts , de mon droit de souveraineté , en punir en lui, si j'eusse été cruel , tous les crimes de ses égaux, et le tort inexcusable d'appartenir a des brigands. Jusques-la je n'avois point; particulierement ameplaindre d'eux et je comptois, au contraire, profiter de la rencontre, pour recevoir de nouveaux renseignemens: ce n'est pas ainsi qu'en eüt agi un Colon. 11 vit bien , a mon air , que mon intention n'étoit pas- de lui faire aucun mal; après quelques questionsrelatives a la situation oü nous nous trouvions respectivement, etauxquelles il ne répondoit qu'en tremblant, il se rassura, et prit confiance en moi. Je me plaignois de la disette de gibier dans les lieux que je venois de parcourir; il m'indiqua des cantons oü je rencontrerois sürement celui que je cherchois 3 j'ordonnai au Hottentot qui m'avoit rejoint, de lui faire présent d'une portion de son tabac; et, après lui avoir souhaité plus de modération et de probité, pour lui et ses compagnons , je tournai bride pour continuer ma chasse. J'avois fait a peine cinquante . pas; mon Chasseur étoit resté quelques minutes de plus avec lui pour 1'aider a allumer sa pipe , et pour achever sa conservation; je 1'entends qui m'appelle a grands cris. Effrayé de ses accens, je recourne précipitamment sur lui; lome II. R  258 VOYAGE j'accours, j'arrive ; je le vois aux prises avec Ie traitre Bossisman, qui, la main armee d'une fleche, faisoit tous ses efforts pour le blesser a la tête. Le visage de mon pauvre Hottentot étoit deja couvert de sang ; je saute de cheval, transporté de colere; et, me saisissant de mon fusil, d o.n coup de crosse dans la poitrine, j'étourdis et reuverse le traitre. Mon Hottentot, dans 1'excès de sa rage , ramassa son arme, acheve son terrible adversaire, et 1'écrase a mes pieus. Effrayé de sa blessure, il s'attendit a périr par 1'effet du poison ; le coquin lui avoit décoché une fiêche dans le moment oü ils se quittoient; il avoit recu la blessure précisément au nez ; elle me paroissoit plus dangereuse, mais n'étoit heureusemenc que superficielle; il n'avoit été atteint que du tranchant du fer, qui n'est jamais empoisonné; je lavai moi - même sa plaie avec de 1'urine; je le consolai, bien convaincu qu'il n'étoit pas mortellement blessé. Je portois toujours sur moi un flacon d'alkali-volatil que m'avoit donné M. Percheron, Résident de France , lors de mon départ du Cap. Pour chasser jusqu'aux apparences du venin, je déchirai des morceaux de ma chemise,dont je fis des compresses imbibées de cet alkali; mais, loin que ces précautions de ma craintive amitié servissentarassurerl'esprit de ce malheureux , il s'obstinoit a attribuer aux efFets du poison les douleurs très-aigues que lui causoit mon caustique. Pour moi, ce que j'admirois le plus, et que je regardois comme 1'influence de mon heureuse étoile, ce qu'il n'eüt pas été tué sur la place; car, a coup sür, son assassin, armé du fusil qu'il lui eüt dérobé , n'au-  EN AFRIQUE. 25o, roit pas manqué de me joindre au plus prochain détour , et me faire subir le même sort. Je m'emparai de 1'arc et du carquois du scélérat; et, laissaht la son cadavre horriblement défiguré, je m'empressai de rejoindre mon Camp. Cette aventure y répandit 1'alarme ; mon Chasseur, persuadé qu'il ne vivroit pas jusqu'au jour, acheva par ses tristes plaintes, de jetter la consternation parmi mes gens. C'est a tort que j'aurois essayé de les tranquilliser; ils étoient tous presque persuadés que le malade ne passeroit pas la nuit: cependant elle s'écoula sans crises; et, lorsque les plus grandes douleurs se furent dissipées, il sentit, et commenca de convenir qu'il en seroit quitte pour la peur. A leur réveil, tous ses camarades, étonnés de le voir vivant, retrouverent aussi la parole , et bavarderent de mille facons différentes, comme il arrivé toujours après le danger; ils jugoient sur-tout que la mort du coupable étoit ce qu'il y avoit de plus heureux pour nous dans cette aventure; car si cet homme nous eüt échappé, et que, nous suivant a la piste a travers les buissons et les chemins détournés , il eüt découvert le lieu de notre retraite , il n'eüt pas manqué d'en aller avertir les autres Bossismans, qui, rassemblés en grand nombre, fussent arrivés sur nous, et nous eussent impiroyablement massacrés. Les diverses conjectures de mes Hottentots, et leurs discours a perte de vue , m'amusoient beaucoup, et m'intéressoient en quelque sorte ; j'en concluois? qu'ils pourroient, a la longue, se familiariser avec le danger, et j'étois charmé qu'ils 1'eussent vu d'aussï prés; car je ne connoissois point d'obstacle plus R 2  25o VOYAGE redoutable a mes desseins que les terreurs de leurs imaginations. Nous délogeames le jour suivanr. Pendant la marche , je m'amusois de cötés et d autres, a tirer; le temps étoit favorable. Je fis lever une Autruche femelle ; arrivé sur son nid , le plus considérable que j'eusse jamais vu, jy trouvai j trente-huit ceufs en un tas , et trcizc dismbues plus loin, chacun dans une petite cavite. Je ne pouvois concevoir qu'une seule femelle put couver autant d'ceufs; ils me paroissoient d ailleurs de grandeur inégale. Lorsque je leseus considerés de plus prés, j'en trouvai neut beaucoup plus petits que les autres; cette particularite m mtéressoic vivement; je fis arrêter et deteler a un quart de lieue du nid, et j'allai m enfbncer dans un buisson d'oü je 1'avois a découvert et directement a portée de la balie; je n'y fus pas longtemps sans voir arriver une femelle qui s accroupit sur les ceufs ; et, pendant le reste du ïour que ie passai dans ce buisson, trois autres se rendirent au même nid. Elles se relevoienc Pune après 1'autre ; une seule resta un quarc d'heure a couver, tandis qu'une nouvelle venue s'Y étoit mise a cöté d'elle ; ce qui me fit penset que quelquefois , et peut-être dans lés nuits fraiches ou pluvieuses, elles s'entendent pour couver a deux, et même davantage. Le soleil touchoit a son déclin ; un male arrivé qui s approche du nid , pour y prendre place ; car les males couvent aussi bien que les femelles. Je lui envoyai ma balie, qui 1'étendit mort. Le bruit du coup fit lever celles-la, qui, dans leur etfroi, casserent plusieurs ceufs; je m approchai et ;  EN AFRIQUE. 261 vis avec regrec, que les Autruchons alloient incessamment éclore., puisqu'ils étoient couverts de tout leur duvet. Le male que je venois de tuer n'avoit pas une seule belle plume blanche; elles étoient déja toutes dégarnies et toutes salies ; je choisis parmi les noires celles qui me parurent les plus entieres, et je quittai la place; je détachai plusieurs de mes Hottentots pour aller chercher les treize ceufs dispersés sur les cötés du nid, et je leur enjoignis de ne point toucher aux autres. J'étois curieux de savoir si les femelles seroient revenues pendant la nuit; je retournai au nid dès que le jour fut venu; mais je trouvai la place entierement balayée, si ce n'est de quelques coquilles éparsesqui dénotoienc assez que nous avions apprêté un bon repas a quelques Jakals ou même a des Hiennes. Cette particularité touchant les mceurs de 1'Autruche, dont la femelle se réunit avec plusieurs autres pour 1'incubation dans un même nid, est d'autant plus faite pour éveiller l'attemion du Naturaliste, que, n'étant point une regie générale , elle prouve que les circonstances peuvent quelquefois déterminer les actions de ces animaux , et modifier leurs sentimens; ce qui tendroit a rehausser leur instinct-, en leur donnant une prévoyance plus réfléchie qu'on ne la leur accorde ordinairement. N'est-il pas probable que ces animaux s'associent pour être plus en force., et défendre mieux leur progéniture. J'aurai occasion de revenir la-dessus, dans la descnption que je donnerai de 1'Autruche; j'ose me flattcr qu'on ne lira pas sans intérêt des récits simples et véridiques, qui contiepdront plutót une pein- a 3  262 VOYAGE ture des mceurs et des habitudes des animaux, que les détails fastidieux et trop souvent répétés des couleurs, du nombre de plumes, des mesures, des dimensions exactes de toutes leurs parties: énumérations ridicules qui n'offrent pas plus de variété entre les especes, qu'elles ne montrent de différences dans les caracteres. En revenant du nid au camp, mes chiens firent lever un Lievre , et le lancerent; je le suivis au galop , et le vis disparoïtre dans les cavités d'un petit monticule qui se trouvoit sur sa route : je m'entêtai a sa recherche , et je parvins a de. viner le lieu précis de sa retraite. II étoit entré dans une de ces cavités par un trou que je bouchai ; on dérangea les pierres et les gravats qui formoient la petite élévation. Je ne peindrai point 1'étonnement qui me saisit lorsque je reconnus que c'étoit un tombeau Hottentot; j'y trouvai mon Lievre blotti dans un squelette; je le pris vivant, et 1'emportai; mais , dans un moment oü mes chiens, occupés ailleurs, ne pouvoient m'appercevoir , par un mouvement de générosité , et comme si j'eusse dédaigné de donner la mort a ce foible animal autrement . qu'avec 1'arme usitée de la chasse , je lui rendis la liberté. Cette action fut interprêtéc par mes gens d'une facon qui me fit encore plus d'honneur dans leur esprit; je me gardai bien en conséquence de chercher a les détromper ; ils crurent avec la plus vive satisfaction que j'avois laché mon Lievre, non paree que je ne m'en souciois pas, mais paree qu'ils furent persuadés que 1'asyle des morts m'avoit semblé trop respectable, et que c'étoit un hommage naturel que je  EN A F R I Q U E. g63 venois de rendre au tombeau d'un des leurs. Nous recouvrimes le squelette des mêmes gravats que nous avions éparpillés, et reprimes une autre route. Dans cet intervalle , d'autres Chasseurs avoient tué de leur cöté quatre Gnous, dont la salaison nous occupa trois jours entiers. J'arrivai le 16 sur une habitation occupée par deux fréres Negres et libres; l'un desquels étoit maric a une jeune Mulatre : je fus accueilli par ces aimables Naturels avec les transports de la joie; ils m'offrirent tout ce qu'ils possédoient Le dirai-je ! mon cceur oppressé de mille scntimens divers recut froidement et leurs caresses et l^urs tendres sollicitudes; je retrouvois presque les maniercs et les usages du monde; je rentrois danslaSociété;jerevoyois deschamps, des meubles,des possessions, del'ordre, des maitres; en un mot, j'étois dans une habitation. Tant d'aisance me devenoit a charge; un penchant involontaire m'arrachoit de ce domaine ; j'en fis plusieurs fois le tour, les yeux errans de cötés et d'autres, comme pour retrouver mon chemin perdu; j'accablois la maison de mes plaintes, et 1'environnois, si je puis parler ainsi de mes soupirs. Tout fuyoit, et les torrens, et les montagnes, et les forêts majestueuses, et les chemins impraticables, et les Hordes de Sauvages, et leurs huttes charmantes, tout me fuyoit; tout me sembloit regrettable, jusqu'aux bêtes féroces elles-mêmes, a qui je prêtois en ce moment des sentimens d'habitude et de bienveillance pour moi. Je ne sais si ces bizarreries sont communes a d'autres hommes; mais plus j'y songe , plus je sens qu'elles appartiennent a la Nature. Charme puissant de la Libercé, 1 R 4  264 VOYAGE force invincible qui ne périras qu'avec moi, ra transformois en plaisirs les plus cruelles fatigues; en amusemens, les plus grands dangers; en spectacles délicieux , les objets les plus noirs, et tu semois tous mes pas des fleurs du repos et de la félicité , en des temps et dans un age oü la destinée sembloient me contraindre de les chercher ailleurs! Ce fut chez ces deux Negres que je mangeai du pain pour la première fois depuis un an. J'en avois tout-a-fait perdu le goüt; je n'avois compté m'arrêter ici qu'une journée tout au plus; j'y passai trois jours. II nous restoit encore bien du pays a parcourir, quelques montagnes énormes a traverser , de grandes difficultés a vaincre dans ce désert du Camdcbo , dont 1'aspect vraiment imposant n'offre par-tout, au-lieu de la verdure et des jardins si naturels de Pampoen-Kraal, qu'une face tantöt grise, tantöt rougeatre et jaune, des rochers, du sable, des cailloux. En merapprochant des habitations, jecourois moins de risque ; en tenant a mes idéés, je me promettoisplus de jouissances. Ainsi donc, si j'en excepte les lieux oü je venois de m'arrêter, je suivis mon plan avec autant de constance pour le retour que pour le départ; mais je profitai du hasard qui m'avoit fait tomber chez les deux freres, pour pourvoir a la subsistance de mon monde, et je pris mes précautions. Ils me firent une forte proyision de biscuit; je reconnus ce service essentiel, en leur donnantpour échai> ge , de la poudre , du plomb et des pierres-afusil: tous objets précieux qui leur manquoient depuis lpng-temps, malgré le besoin indispensa-  EN AFRIQUE. 265 ble qu'en a toujours une habitation , soit pour défendre ses troupeaux, soit pour repousser les Bossismans. Ils m'auroient tout accorde a leur tour, en reconnoissance d'un aussi grand bientait. Le 19 , a quatre heures du soir , je repris ma route: le soleil le plus ardent nous dévora pendant deux jours; nous errames sans trouver une aoutte d'eau; on eut recoursaux jarres que j avois fait emplir chez les freres Negres et nous fümes réduits a la radon , comme cela nous etoit plus d'une fois arrivé. Le 21, après avoir traverse le lit du Rnga qui étoit a sec , et que nous avions déja passé la veille, ie rencontrai deux habitans du Camdébo qui revenoient du Cap, et faisoient route pour leur demeure. Depuis plus d un an je ri'avois eu de nouvelles de cette ville et de mes connoissances : je fus enchanté dapprendre qu'avec les secours de la France, le Cap avoit été sauvé de toute invasion de la part des Anglois, et que la Colonie étoit demeurée sous la domination Hollandoise. Le plaisir dé cette nouvelle fut bientöt effacé par celle de 1 mdisposition de mon bienfaiteur , que les voyageurs m'attesterent avoir laissé dans un état cntique, et même fixé , lors de leur départ aux bains chauds : derniere ressourse des malades en Atncue. Ce rapport acheva de répandre 1'amertume et le dégout sur le reste de mon voyage. T'allois hater ma marche , j'aurois voulu voler pour rejoindre un ami qui m'étoit cher a tint de titres; mais la crainte de le retrouver languissant , empoisonnoit le plaisir que je me faisois de le revoir, Ces deux Colons me pre-  266 VOYAGE vinrent que j'allois infiniment souffrir en route par la sécheresse et le manque d'eau; qu'attendu lagrande quantité de bestiauxque je trainois a ma suite, je n'avois de ressources a espérer que dans lesorages quipourroient surverrir; que les Bossismans d'ailleurs infestoient le pays; qu'ils leur avoient enlevés a eux-mémes trente deux bceufs, et massacré leur gardien au passage de la rivière Noire: cette derniere nouvelle ne n'empêcha pas de ccntinuer ma route. Depuis 1'exemple de sévérité que j'avois été forcé de donner , mes gens ne bronchoient plus, et je crois qu'ils auroient été capables d'affronter avec moi tous les bandits du Camdébo. Je ne voulois pas cependant m'exposer témérairement; il n'étoit guere possible de penser a marcher de nuit: c'étoit m'óter tous mes avantages. La plus grande partie de mes bceufs étoient hors de service par la maladie du sabot, de facon que ne pouvant relayer les mieux portans, je les faisois partir avant nous, avec une forte garde, afin que nous ne fussions point retardés dans la marche. Arrivé de la sorte au Kriga-Fontyn (Fontaine du Kriga ) , nos bceufs y eurent a-peuprés autant d'eau qu'il leur en falloit ; mais elle étoit si saumache , que les Hottentots qui en burent gagnerent des coliques et des diarrhées violentcs. Comme je sondois le terrein, et examinois si cette eau ne pouvoit pas nous causer des plus grands maux encore, je fus extrêmement surpris de voir Keès, qui se trouvoit toujours le premier par-tout, retirer de la vase un crabe d'environ trois a quatre pouces de diametre. II y avoit effectivement de quoi  EN AFRIQUE. 267 s'étonner; car cette fontaine étoit en plein rocher, sans écoulement apparent. Mon singe me parut manger son crabe avec tant de plaisir , que j'en fis prendre une trentaine que je trouvai fort bons après les avoir fait cuire. Quatre ou cinq coup de fusil me procurerent plus de quarante Gelinottes d'une très-belle espece , habituées a venir s'abattre par milliers sur les oords de cette fontaine. Les Hottentots des Colonies lesnomment Perdrix-Namaquoises, paree que, dans la saison des pluies, toutes partent pour se rendre vers le Tropique. A dater du moment oü nous décampames de cette fontaine , nous ne trouvames plus que des plantes grasses et des Sauterelles : nous étions dans un lieu de désolation. Quatre de mes bceufs n'ayant plus la force de suivre, resterent sur la place; j'eus le désagrément de voir que tous mes chiens boitoient, et se trainoient avec effort, la plante de leurs pieds étant usée et déchirée jusqu'au vif. ]e les fis graisser, afin qu'ils les léchassent : on les placa tous sur les voitures ; mes chevaux avoient'gagné la même maladie que mes bceufs. Je fis faire, avec des peaux , des especes de petits sacs ou bottines, et après avoir bien graissé les pieds de ces chevaux, je les leur attachai au-dessus du tarse. J'aurois bien voulu faire a mes Bceufs la même opération ; mais ces animaux indociles ne s'y seroient pas prêtés tranquillement; d'ailleurs, les peaux et la graisse n'auroient pu suffire; ies roues de mes chariots, que je n'avois point baignées depuis long-temps, jouoient en marchant comme autant de cresselles. Différentes fontaines et plusieurs lits de tor-  g68 VOYAGE rent ou de rivière que nous avions traversés, et sur lesquels nous comptions encore, nous avoient tous trompés; nos animaux étoient réduits a appuyer le nez contre terre , et a léchcr les endroits qui leur sembloient encore humidcs. Privés d'ailleurs de toute herbe succulente, il ne leurrestoit d'autre ressource que de se rabattre, • sur quelques plantes grasses qui leur donnoient des tranchées affreuses: ils battoient des flancs, et n'étoient plus que des squélettes. Cette situation désespérante durajusqu'au soir du 24, Nous vemons de traverser le Swart-Rivier (la rivière noire ) , qui n'avoit pas plus d'eau que les autres; nous ailionsdételer, lorsquej'appercus un troupeau de Moutons. Je courus vers le gardien, qui m'apprk qu'il appartcnoit a un Colon , dont l'habitation n'étoit qua une petite Üeue de-la. Nous en primes aussi-töt la route, et nous allames camper prés d'un trés-grand marais, oü nous eümes enfin la satisfaction de trouver de l'eau en abondance. L'habitation appartcnoit a Adam-Rebenhymer, etse nommoit KweecVoley. Je recus mille politcsses de la part du maitre de la maison et de toute sa familie : elle n'étoit pas considérable, et se réduisoit a deux fdles. L'une, Dina-Sagrias-de-Beer,d'un premier lit du cöté de ia mere, étoit une des plus behles Africaines que j'eusse encore vues. Ceshótes charmans me presserent de passer quelques jours avec eux. La séduisante Dina mit des graces si naïvcs et si douces dans son invitation particu* Jiere , que je me laissai facilement aller a ses instances réitcrées, et consentis a passer trois jours entiers chez elle, Cependant, le soir, je  EN A F R I Q U E. 269 ne mariquai pas de me retirer dans mon camp, comme je 1'avois toujours fait; lcsheux ou je me trouvois, et le besoin d'y mamtemr 1 ordre me faisant plus que jamais une loi severe de ne point découcher. J'étois d'ailleurs tellcment ha- , bitué a mon dur matelas,qu'un ht moelleux et. plus commode m'eüt réellcmcnt empeche de reposer Cette halte agréable étoit sur-tout utile l mes pauvres bestiaux, vieillis de misère et de fatigue. Je craignois a tout moment d etre oblige d'abandonner mes effets et mes chariots. Ce dernier séjour servit pourtant a les ranimer un peu. Le site étoit a mille égards charmant et vane : le voïsinage de l'habitation offroita mes bceius, aussi bien qu'a mes gens, d'abondans sccours bien propres a rétablir leurs forces, pour peu que j'eusse voulu rester plus long-temps dans cet asvle; mais je sentois de plus en plus le besom de me rapprocher du Cap, et mon imagmation épuisée me rendoit a chaque instant mon retour plus indispensable. 11 fatlut donc encore une fois m'arracher a tant de séductions, et partir. La belle Dina ayant appris de mes gens (car elle s'informoit de tout) que les biscuits que j avois fait faire chez les Negres touchoient a leur fin, me pria d'en accepter une petite provision qu'elle m'avoit fait elle-même. Le premier Mars , après avoir fait mes remercimens a tous mes aimables hötes, je les quittai. II étoit cinq heures du soir; nous faisions route vers le hamka ou Leuw-Hivier (Rivière des Lions):nous y arnvames a neuf heures du soir, et 1'on y campa. Les Lions autrefois étoient très-communs sur cette rivicre, paree que les Gazelles y étoient  27O VOYAGE aussi très-abondantes; mais depuis que les habitans s en sont rapprochés, les Gazelles ont pris ia iuite, et les Lions, par conséquent sont devenus beaucoup plus rares. J'avois ouï dire a Kweec-Valey, qu'il rödoit dans les environs du lieuou je me trouvois, trois troupes formidables de Bossismans. La prudence m'empêcha de pénétrer plus avant dans cette première nuit On m avoit informé, de plus, que, passé le Gamka jusqu a la rivière des Buffles, je ne verrois pas une goutte d'eau : il y avoit vingt-cinq grandes lieues d une rivière a 1'autre. Pour ne pas périr de soif, il falloit faire ce trajet en deux jours li n etoit pas question de marcherpar la chaleurtout auroit été perdu. Je résolus donc de rester deux jours pleins sur la rivière des Lions, pour reposer et fortifier d'autant mes attelages-et sur le soir du second jour, m'affranchissant de toute espece de crainte, et ne tenant nul compte a mes gens de leurs terreurs paniques, je continuai ma route. J'avois eu la précaution de placer toute ma caravane entre deux chariots qui servoient d'avant et d'arriere-garde. Deux jours ou plutót deux nuits de marche forcée, mais dans le meilleur ordre, nous conduisirent au bord de Ja riviere, après laquelle nous soupirions depuis si Jong-temps. Nous n'avions pas négligé pendant les nuits de tirer de cótés et d'autres des coups de rusil, de six minutes en six minutes. J'avois donne de remps en temps de l'eau de mes jarres a mes Chevaux , qui succomboient a la chaleur et a Ia fatigue; mes bestiaux n'avoient ni bu m mange, ils étoient tous haletans, et sembloient devoir a tout moment rester sur la place: ce-  EN AFRIQUE. 271 pendant, quoiqu'il fit nuit plus d'une deiri*feieure avant d'arriver au Buffle-Rivier, les relais e?tous les bestiaux qui marchoient en liberté , ayant éventé la rivière, se mirent tous a courir en désordre et a travers champs pour s'y désaltérer. Ceux qui trainoient les voitures reprirent courage, et firent le trajet en moins d'un quartd'heure. Sans 1'attention de mes gens qui couperent a propos les traits des plus mutins, mes trois voitures auroient été culbutées dans la rivière \ nous suivimes tous 1'exemple de nos ani < maux, et le bain me fit oublier mes fadgues. Lorsque les feux furent allumés, une partie des animaux nous rejoignit; j'avois de 1'inquiétude pour les autres: cependant nous les entendions s'agiter et marcher dans les bröussailles quï nous entouroient; sans doute qu'ils y cherchoient de quoi manger. Ils arriverent tous a la pointe du jour, excepté une paire de Bceufs que nous n'avons jamais revus; notre Bouc s'étoit également égaré, et ne revint que dans le courant de la journée. J'avois été extrêmement surpris a mon réveil de me trouver dans un pays charmant que 1'obscurité m'avoit empêché d.'appercevoir: la rivière n'étoit pas large; mais 1'abondance et la profondeur de ses eaux répandoient dans ces lieux une fraicheur d'autantplus délicieuse, que la chaleur étoit excessive; cette rivière couloit sur un lit de gazon coupé par cent tours et détours; il y avoit long-temps que je n'avois rencontré un aussi agréable bocage. Une infinité de Perdrix et de Gelinottes formoient, par leur cri, un contraste piquant avec des especes de Canards,  272 VOYAGE des, ^crons, des Cigognes brunes et des Flamai,s, dont la rivière étoit couverte. II n'y eut qu'une voix pour me supplier de m'arrêter quelques jours; j'y copsentis sans peine, et je fus enchanté qu'on m'eüt prévenu. C'étoit encore un de ces sites agréablcs qui prouve que 1'imagination des Poëtes n'est pas toujours au-dessus de la Nature et de la vérité dans leurs descriptions. L'emplacement oünous vcnions de passer la nuit n'étoit cependant pas le plus favorable : quelques grossesroches dont nous étions voisins le couvroient trop, ainsi que nous, etpouvoient faciliter a Pennend les moyens de nous surprendre ; en conséquence , nous conduisimes nos chariots et nos bagages dans le milieu d'une petite prairie, a laquelle le cours sinueux de la rivière donnoit la forme d'une presqu'isle, et c'est la qu'on fixa les tentes. Nous venions de faire une marche de quatrevingt lieues, depuis l'habitation des deux freres Negres dont j'ai parlé. On peut difficilement se faire une idéé de ce que nous avions eu a souffrir dans cette traversée. De quels secours ne nous avoient pas été les Moutons que j'avois échangés avec les Plottentots de Sneuwberg? Depuis ce moment nous n'avions pas rencontré une seule piece de gibier, pas une lagune d'eau assez pure pour en faire usage sans précaution : tout ce que nous en avions trouvé n'étoit'potable qu'après qu'on 1'avoit fait bouillir, soit avec du thé, soit avec du café, pour en détruire ou déguiser au moins les qualités malfaisantes et nausabondes. L'agrément du lieu et 1'abondance de toutes choses,  EN AFRIQUE. 273 choses, que nous procuroitle Buffle-Rivier, n'étoient pas les seuls motifs qui m'arrêtoicnt sur ses bords: j'y demeurai jusqu'au 14 du mois; tout ce temps, fut employé a la réparation de mes équipages, dont le délabrement m'inquiétoit depuis long-temps; les chariots avoient été tellement secoués, le soleil les avoit tellement desséchés, qu'ils ne tenoient presque plus arien; les roues sur-tout avoient besoin de restauration; tous les rayons quittoient leurs moyeux. Pour donner plus de ressort au bois je les fis mettre a l'eau; elles y restercnt long-temps avant que la hache y touchat. De mon cöté, je fis la revue de ma collection, qui n'étoit pas non plus sans désordre : ce n'étoit pas un petit ouvrage; j'avois des oiseaux par-tout; mes boites a thé, a sucre, acafé, tout en étoit rempli. Nous allions bientöt arriver dans le gros de la Colonie; résoludene m'y point arrêter unseul moment, j'aurois regardé comme un grand malheur le moindre accident qui fut venu retarder ma marche. Persuadé que nous n'avions plus rien a craindre des vagabonds, et voyant tous mes gens assez tranquilles et débarrassés de leur frayeur, je me proposai de marcher, tant de jour que de nuit: ce que j'exécutai le 14, k cinq heures du soir, dans le même ordre que par le passé. Nous fimes halte a minuit, prés de Matjes - Fontein : le temps se couvrit, et nous menacoit d'un orage; mais il s'éloigna de nous. Le lendemain, je passai le Wet - Waater, pour dételer a Constapel: c'est une habitation assez agréable, mais que la disette d'eau a contraint les Colons d'abandonner. Quoique la saison fut Tomé. II. S  2^4- VOYAGE avancée, les chaleurs n'avoient pas diminué. Forcés de rester inacdfs pendant les plus grandes ardeurs du soleil, il nous brüloit d'autant mieux, que nous étions entierement privés d'ombrage et de tout abri pour nous en garantir. L'accablement oü nous étions piongés ne nous permettoit pas même les distractions de la chasse; on sait trop que les chaleurs étouffantes ne servent pas a provoquer 1'appétit; qu'alors les viandes ou fraiches ou salées, ne font que rebuter, et qu'elles augmentent le dégoüt. Ainsi nous ne faisions plus de cuisine; mes Hottentots donnoient durant la journée; moi, je ne vivois que des biscuits de Mademoiselle Dina, et toute la recherche de ma sensualité consistoit a les tremper dans du lait de chevre, que je prenois toujours avec plaisir. Je ne puis trop recommander aux Voyageurs qui entreprendroient des courses pareilles aux miennes, de se procurer un grand nombre de ces animaux si utiles et si doux; ils recherchent l'homme, s'attachent a lui, le suivent par-tout, ne lui causent aucun embarras, et n'exigent aucun soin. Ils lui fournissent tous les jours de quoi se nourrir -a la fois et se désaltérer ; tout en se jouam, ces pauvres bêtes, qui ne sont point difficiles comme les autres animaux, s'accommodent de tout, peuvent supporter la soif pendant très-longtemps, sans que leurs sources tarissent. Les 16 et 17, après avoir traversé TouwsRivier,je gagnai, six lieues plus loin, prés Verkeerde -Valey, un très-grand lac, prés duquel étoit une petite habitation que le maitre absent avoit confiée a la garde de quelques Hottentots. Je vis un Colon, parti nouvellement du Cap pour  EN A F R I Q U E. retranner ie Camdébo. Cet homme débarrassa mon cceur d'un poids qui 1'oppressoit depuis longtemps : il m'apprit le rétablissement de la santé de M. Boers, et son retour au Cap. J'eus occasion de rencontrer différentes especes d'oiseaux, entr'autres des Foulques pareilles a celles d'Europe ; mais les marais du lac me fournirent une telle quantité de Bécassines, que nous en fimes notre nourriture ordinaire. II y avoit beaucoup de Cochons sur cette habitation ; j'en achetai un, et je fus obligé de 1'aller choisir, et de le tirer parmi les roseaux, paree que, comme je 1'ai observé plus haut en parlant de la maniere dont on les éleve, ceux - ci étoient devenus sauvages. J'achetai encore de la farine pour régaler ma troupe du premier pain qu'elle eüt mangé depuis son départ. Ce fut la femme de Klaas qui 1'apprêta, et elle y réussic fort adroitement. Je quittai Werkeerde-Valey; le 21, nous allions dans un autre pays, le Boke-Veld, plaine des Gazelles ( Spring-Bock ) qui s'y trouvoient sans doute autrefois, mais qui pré' sentement ne s'y montrent nulle part. Nous appercevions, de cötés et d'autres, sur les collines , plusieurs habitations; nous nous efforcions vainement de nous en éloigner. Plus nous allions, plus elles commencoient a devenir fréquentes; je fus contraint de longer celle de JanPinar. Je résistai aux instances qu'il me fit de me rafraichir chez lui, ct passai outre ; mais tout ce qu'il y avoit d'habitans, soit Blancs, soit Hottentots ou Negres, accoururent pour voirdéfiler ma caravane, a-peu-près comme on vole dans nos Villes, pour jouir d'un de ces spectacles au- S 2  276 VOYAGE quel des fêtes rares ou des événemens imprévus ont tout-a-coup donné naissance. Ma barbe, surtout pour le Pays qui ne possede ni Capucin ni Juif, parut un phénomene extraordinaire, admirable, quoiqu'elle mit en fuite les enfans, et qu'elle fit peur aux femmes. J'eus beaucoup de peine a me débarrasser des questions et des questionneurs, pour aller m'isoler a onze heures et demie du soir, a trois lieues plus loin, dans une retraite inhabitée et paisible; mais le bruit de mon retour s'étoitrépandu; et, le lendemain, il faisoit jour a peine, que plus de vingt habitans des divers environs rassemblés par la curiosité, avoient pris place autour de mon camp, afin que quelque route que je prisse, il me fut impossible de me soustraire a leurs regards. On avoit pris plaisir a débiter sur mon compte cent absurdités différentes; on me faisoit cent questions plus ridicules les unes que les autres; on publioit, par exemple, que j'amenois des voitures chargées de poudres d'or et de pierredes trouvées dans des rivieres ou sur des rochers inconnus. Un de ces crédules Paysans me conjuroit de lui faire voir cette magnifique pierre précieuse, supérieure au diamant, grosse comme un ceuf, que j'avois trouvée sur la tête d'un énorme serpent, auquel j'avois livré le plus sanglant combat. Je ne rapporte ces inepties que pour justifier ce que j'ai dit ailleurs de ce stupide amour du merveilleux, dont les Colons nourrissent leur désceuvrement et les longs ennuis qui les tuent. J'avois eu 1'intention de rester tranquille dans 1'endroit oü je me trouvois jusques vers le soir ; mais la troupe curieuse grossit tant de minute  EN AFRIQUE. 277 en minute, que j'en pris de 1'impatience, et partis brusquement. J'eus beau me dérober a trois ou quatre habitations sur le territoire desquelles il me fallut passer; 1'importunité me suivit par- tout, et je n'eus d'autre ressource que de profiter de 1'obscurité de la nuit pour aller, presque comme un proscrit, me cacher au pied d'une énorme chaine de montagnes, nommé C/oof, qui fait la limite d'un autre Pays, le Rooye-Sand. Cette montagne, comme un immense rideau que le malheur eüt élevé devant moi, sembloit appuyéela pour me contrarier davantage, et redoubler mes chagrins; il falloit cependant ou franchir 1'obstacle, ou faire un trés long-circuit, dont je ne connoissois ni la durée ni le terme. Ce n'étoit plus cette ardeur bouillante que j'avois montrée en partant, cette force , ce courage infatigable, que fomentoient dans mon ame 1'amour des choses nouvelles, et 1'impatient desir de prendre le premier possession dün Pays si rare et si curieux. Je me voyois arrêté, tour-atour, par le découragement, et entrainé par la reconnoissante amitié : je pris donc mon parti, et me décidai a gagner, comme je pourrois, le sommet de la montagne; 1'escarpement et les fondrieres de cette traversée me parurenteffroyables; c'est pourtant le chemin ordinaire des Colons de ces quartiers-la , qui préferent de risquer de s'y perdre et d'y culbutter, plutöt que de s'unir pour y faire une route, ou du moins quelques réparations: preuve insigne de leur paresse et de leur indolence! J'osai me charger de ce soin pout moi-même; j'employai la journée du 24 a faire couper des  "S 7"8 V O Y A GE branches pour combler les endroits les plus enfoncés, et les recouvrir avec des terres, des pierres et du sable. Je réussis dans mon opération ; et le &5, en quatre heures de temps, graces aux précautions que nous primes, et toutes les peines que se donna de bien bon gré tout mon monde; a quelques avaries pres , nous eümes 1'inexprimablebonheur de sauter l'affreux précipice, le dernier qui dut nous faire trembler. Les Colons nomment cet horrible chemin, MosterHoek , le Coin de Moster. Nous campames au pied de son revers; le jour suivant, nous arrêtdmes, dans la matinée, a 1'entrée du Rooye-Sand, prés des ruines d'une habitation qui paroissoit depuis long-tems abandonnée. Ce canton, suivant moi, est improprement nommé Rooye-Sand ( Sable rouge ) je n'y en ai point vu de cette couleur; j'ai remarqué qu'au contraire il étoit décidément jaune. Ce Pays est riche en bied; les moissons y sont superbes, et s'y montrent par-tout en abondance; des sites heureux nous offroient, de temps en temps, des habitations plus riantes les unes que les autres, et la variété des constructions répandoit sur toutes ces campagnes un intérêt dont 1'ceil étoit agréablement frappé. II est possible qu'accoutumé , depuis 16 mois a des spectacles d'une nature plus forte et mieux prononcée, le contraste des Pays sauvages et de leurs demeures, aussi tristes que rares, avec le nouvel ordre de choses qui se présentoient a nies regards, fit sur mon imagination une impression plus vive : quoi qu'il en soit, je ne me lassois point d'admirer des beaux lieux.  EN AFRIQUE. 279 Toutes les idéés chimériques et romanesques qui m'avoient bercé, tous ces déplaisirs dont je nourrissois mon cceur en quittant les Sauvages, commencoient enfin a se rallentir; et la raison reprcnant le dessus, me faisoit assez connoitre que, n'étant point né pour cette vie errante et précaire, j'avois d'autres obligations a remplir, d'autres humains a chérir. Déja je sounois aux divers objets dont 1'image me retracoit mes anciens plaisirset mes habitudes; 1'amitie sur-tout, revêtue de toutes ses graces, et telle qu elle doit plaire aux ames délicates et sensibles, sembloit m'appeler de loin, et me tendre les bras. D autres sentimens, peut-être, venoient a son appui pour dérider mon front, et presser de plus en plus ma marche. Certain, comme je 1 avois appris, que je trouverois M. Boers bien portant au Cap, chaque pas que je faisois vers la Ville me donnoit des élans d'impatience que mes Compagnons partageoient bien sincerement avec moi. Te ne pouvois me savoir si prés sans desirer de voir disparoïtre derrière moi le chemin qui devoit m'y conduite : je n'étois plus occupe que du plaisir de retrouver des amis; mais sur - tout d'embrasser celui que mon cceur distmguoit a tant de titres. .. . , Le 26, après avoir échappé, si je pms m exprimer ainsi, a dix habitations qui se trouvment sur ma route, je traversai bBreede-R^erC R1viere large); une lieue plus lom, le WaaterVal ( chüte d'eau ); ensuite quelques habitations oui, sans doute, m'attendoient au passage depuis long-temps. Car les habitans, voyant que je tfarkois point, prirent le parti de me suivre b 4  25o VOYAGE' comme une béte curieuse , et ne me quitterenc que lorsqu'ils m'eurent considéré a leur aise. Je passai le Rooye-Sand-Kloof (la Vallée du sable rouge ), le Klein-Berg-Rivier ) la petite rivière des montagnes). Le lendemain 27 , arrivé au Swart-Land, je fis seller mes chevaux, qui de- • puis long-temps ne me servoient point, et, suivi de mon fidele Klaas, laissant les curieux autour de mes chariots et de mes équipages, je pris les devants, et me fis un plaisir d'arriver le soir même chez mon ancien hóte, le bon Slaber, qui m'avoitsinoblementaccueillideuxansauparavant, lors de mon affreux désastre a la baie Saldana. Je ne puis exprimer toute la joie, mais surtout 1'étonnement que causa mon arrivée a toute cette brave familie; elle s'y attendoit si peu, ma barbe me rendoit si méconnoissable , les relations qu'on avoit faites au Cap et dans les environs, de mes courses lointaines et des dangers auxquelsje m'étois livré, rendoient ma mort si probable, qu'ils furent tous effrayés de mon approche : les femmes sur-tout me firent une guerre cruelle de cette garniture épaisse et noire qui couvroit ma figure. II y avoit déja quelque temps qu'elle m'étoit devenue iuutile, et par conséquent a charge. Mitje-Slaber la plus jeune des filles, s'offrit obligeamment de m'en débarrasser; je me mis a ses genoux, et j'offris ma tete en sacrifice. J'étois a peine arrivé dans cette demeure fortunée, que je dépêchai Klaas vers M. Boers, pour lui donner la nouvelle de mon retour. Je lui adressois, en même-temps, deux pentes Gazelles Steen-Boek, et quelques Perdrix que j avois tuées en route. Dès le lendemain,  EN A F R I Q U E. 281 je recus les félicitations de mon ami, qui m'envoyo'it deux de ses meilleurs chevaux, et me conjuroitvivementde me rendre aussi tot chezlui. Ce jour même, mes gens que j'avois laissés en arriere, arriverent tous avec mes chariots. Le moment de la séparation approchoit; nous avions, de part et d'autre, oublié nos torts: les uns laissoientéchapper des soupirs; d'autres versoient des larmes;je ne pus retenir les miennes; nous nous consolions par 1'espoir d'un second Voyage, si les circonstances me devenoienc favorables. Je distribuai a ces fideles compagnons de mes fatigues et de mes aventures, tout ce qui me restoit,et qui ne m'étoit plus d'aucune utilité a la ville. J'y joignis même mon linge et encore toutes mes hardes, ne conservant absolument que ce que j'avois sur le corps. Je priai deux de ces Hottentots de rester quelques jours de plus chez Slaber, pour prendre soin de mes chevaux , de mes chevres, et de ceux de mes bceufs, malades ou inutiles, que je laissois sur l'habitation jusqu'a nouvel ordre. Je donnai rendez - vous chez M. Boers au reste de ma caravane. Klaas et moi nous montames a cheval; et, le soir même, j'eus le bonheur de serrer dans mes bras un bienfaiteur, unami, que j'avois craint de ne plus revoir. Mes équipages arriverent le 1 Avril : ce fut alors que je remerciai tout-a-fait mes fideles serviteurs, et que je leur payai leurs gages. Ils brüloient tousd'impatiencede rejoindre leurs families. J'offris la main a Klaas; il ne pouvoit se détacher de son maitre. Comme sa horde étoit moins éloignée de la ville que celle des autres  282 VOYAGE Hottentots que je venois d'affranchir, je 1'engageai a me venir visiter souvent, et lui promis toujours le mêmeappui, la même confiance et la même amitié. Je 1'assurai particulierement que je ne languirois pas long-temps au Cap, et que je comptois sur lui pour de nouvelles entreprises : c'étoit 1'objet de tous ses desirs et Funique contrepoids de sa douleur. J'avoue que Je ne pus le voir partir sans être moi - même étrangement ému, malgré les distractions que me donnoient la foule des arrivans qui se pressoient dans la maison de mon ami, les uns attirés par 1'intérêt généreux que leur inspiroit ma personne, un plus grand nombre par le besoin de satisfaire leur avide curiosité. FIN.   Tl. VU!. 2 T.Page 2.8Z\ GIRAEE, MALE.  EN AFRIQUE. 283 Te place, a la suite de ce Volume, les Figures des Girafes male et femelle : je n at cependuit reucontré ces animaux qu a mon second Voyage: c'est donc une anticipation qui peut paroitre irréguliere, mais a laquelle je suis en quelque faconcon traint par des sollicitations et des instances que je dois regarder comme des ordres T'ajoute, par supplément et pour 1 explication de ces deux Planches, un appercu rapide sur les animaux qu'elles représentent; reservant des details plus essentiels et plus suivis pour 1 endioit oü naturellement ils doivent trouver leurs places. On a tant et si diversement parle de ia Lrtrafe, que, malgré les dissertations élégantes et scientifiques sur ce sujet, on n'a pas, jusqua présent, une idéé nette ct précise de sa configuration, moins encore de ses mceurs, de ses gouts, de son caractere et de son orgamsation. Si, parmi les Quadrupedes connus, la préséance devoit s'accorder a la hauteur, sans ditficulté la Girafe se verroit au premier rang. Le male; que je conserve dans mon cabinet et dont en voit la figure planche VIII, avoit, lorsque ie le mesurai après 1'avoir abattu, seizs pieds quatre pouces, depuis lesabot jusqu ai extremite de ses cornes ou de son bois. je me sers de ces deux expressions uniquement pour me laire entendre ; car toutes deux sont également impropres. La Girafe n'a ni bois ni cornes; mais, entre ses deuxoreilles, a 1'extrémité supérieure de la tête, s'élevent perpendiculairement et parallekment deuxparties du crane, qui, sans aucune  284 VOYAGE solutionde continuité, s'allongent de huit a neuf pouces, se terminent par un arrondissement convexe, et bordé d'un rang de poils droits et fermes qui le dépassent de plusieurs lignes. La femelle est généralement plus basse que ie male : celle représentée dans la planche suivante, n'avoit que treize pieds dix pouces; ses dents incisives, presque toutes usées, prouvoient ïncontestablement qu'elle avoit acquis sa plus grande hauteur. En^ conséquence du nombre de ces animaux que j'ai eu 1'occasion de voir et de ceux que j'ai tués, je puis établir, comme une regie certaine, que les males ont ordinairement quinze a seize pieds de hauteur, et les femelles treize a quatorze. Quiconque jugeroit de Ia force et de Ia grosseur de cet animal, d'après ces dimensions donnécs, se tromperoit étrangement. On peut presque dire qu'il n'a qu'un cou et des jambes. Effectivemcnti'ceil habitué aux formes replettes et allongées des Quadrupedesde 1'Europe, ne voit ppint de proportion entre une hauteur de seize pieds et une longueur de sept, prise depuis la queue jusqu'a la poitrine. Une autre difformité, si cependant c'en est une, fait contraster entr'elles la partie antérieure et la postérieure. La première est d'une épaisseur considérable vers les épaules; mais 1'arriere-train est si grêle, si peu fourni, que l'un et 1'autre ne paroissent point faits pour aller ensemble. Les Naturalistes et les Voyageurs, en parlant de la^Girafe , s'accordent tous pour ne donner, aux jambes de derrière , que moitié de la Ion-    EN AFRIQUE. 2$5 «leur de celles de devant; mais, de bonne foï, ont - ils vu F animal ? ou, s'ils font vu, 1 ont - ils attentivement considéré? . . Un Auteur Italien, qui certes ne 1 avoit jamais vu, 1'a fait graver a Venise. dans un Uuvrao-e, intitulé : Descrizioni degli Anunati, 1771. Cette figure est exactement calquée sur tout ce qui en a été publié; mais cette exactitude même la rend si ridicule, qu'il faut la regarder, de la part de 1'Auteur Italien, comme une cntique mordante de toutes les descripnons qui onc paru et se sont répétées jusqu'aujourd hm. Parmi les anciennes (*), la plus exacte que je connoisse, est celle de Gilius. II dit positivement que la Girafe a les quatre jambes de la même longueur; mais que les cuisses de devant sont si lonques en comparaisonde cedes de derriere,que le dos'de Panimul paroit etre tncline comme un toit.'Si, par les cuisses de devant, Gilius entend 1'omoplate, son assertion est juste, et ie suis d'accord avec lui. II n'en est pas de même sur ce que nous lisons dans Héliodore. Si nous voulons bien croire que ce soit de la Girafe qu'il a parlé, lorsqu il ne donne a la tête de cet animal que le doublé de la grosseur de celle de 1'Autruche, il faudra conclure que les choses ont bien changé depuis, et que, dans ce laps de temps, la Nature a fait souffrir de grandes variations a 1'une ou a 1 autre de ces deux especes. r*) Parmi les modemes, la gravure la plus fidele est, sans contredit, celle qu'en a fait faire le Docteur Allaman, daprès les dessins que lui a fournis le Colonel Gordon.  286 VOYAGE Les cornes écant adhérentes, ct faisant partie du crane, comme je 1'ai dit, ne peuvent jamais tomber; elles nesontpoint solides comme le bois du Cerf, ni d'une matiere analogue a la corne du Bce'uf: moins encore sont-cllcs composées de poils réunis, comme le suppose Buffon : c'est SHnplement une substance osseuse, calcaire, et divisée par une infinité de pores , comme le sont tous les os. Elles sont recouvertes, dans toute leur longueur, d'un poil court et rude, qui ne ressemblc en rien au duvet velouté du refait des Chevreuils ou des Cerfs. Les dessins de cet animal placés dans les Ouvrages de MM. de Buffon et Vosmar, sont généralement défectueux. On a fait aboutir les cornes en pointe; ce qui est contraire a la vérité. Au lieu de n'amener la criniere que jusques sur les épaules ,on 1'a prolongée jusqu 'a lanaissance de la queue : infidélité qui ,jointea nombre d'autres , dégrade et rend nulles pour la science ces représentationstrompeuses, et mal-a-proposconsacrées par la réputation des Auteurs qui les avouent. Les Girafes male et femelle sont tachetées également:cependant,abstraction faitede 1'inégalité de leurs tailles, on les distingue très-bien et de fort loin l'un de 1'autre. Le male, sur un fond gris blanc , a de grandes taches d'un brun obscur presque noir, et sur un fond semblable , les taches de la femelle sont d'une couleur fauve; ce qui les rend moins tranchantes. Les jeunes males ont d'abord la couleur de leurs meres; mais leurs taches se rembrunissenta mesure qu'ils avancent en age, et qu'ilsprennent de 1'accroissement.  E N AFRIQUE. 2S7 Ces Ouadrupedes se nourrissent de feuilles d'arbres et par préférence de celle d'un Mimosa Te prairies font aussi partie de leurs a imens, sSsqu'iüeur soit nécessaire de s'agenomller pour Ser ou pour boire, comme on 1 a cru ut tpropos II? se couchent souvent, soit pour rumE óit pour dormir: ce qui leur occasionne une callosité considérable au sternum, et fait que leurs genoux sont toujours couronnes. q Si la Nature avoit doué la Giraie d un caractere irascible , celle-ci auroit certamement a plaindre-, car ses moyens, pour 1 attaque ou pour la défense, se réduisent a peu de chose, mais elle est d'un caractere paisible et craintif; cl e fuit le danger, et s eloigne fort vite en trottant. Un bon cheva°l la joint difficilement a la course. On a dit qu'elle n'avoit pas la force de se défendre : cependant je sais, a n'en pas douter que, par ses ruades, elle lasse, decourage^ec peut écarter le Lion. Je n'ai jamais vu quen aucune occasion elle fit usage de ses cornes On pourroit les regarder comme inutiles , s il étoit possible de douter de la sagesse et desprécautionsque la Nature sait employer,et dont elle ne nous laisse pas toujours appercevoir lesmotirs. J ai pensé qu'il étoit essentiel d accompagner ces deuxfigures, que je livre a l'empressement des personnes qui me les ont demandees, d une léo-ere description qui put d'avance en faciliter 1'examen; mais on semira bien que je n ai pas tout dit sur cet animal extraordinaire.  AVIS AU RELIEUR Pour placer les Figures. Tome Premier. II faut placer le Campement dans le Pays des grands Namaquois, au frontispice de 1'Ouvraee La Vue des Montagnes du Cap de Bonne' Ü-sperance, r> r t , Page 16 Le Camp de Pampoen-Kraal, 11Q Le Hottentot, Planche I. lS3 La Hottentote, Planche II. jgg Narina, jeune Gonaquoise, Planche III. s63 Tome Second. Le Hottentot Gonaquoi, Planche IV, Pose 1 Le Caffre, Planche V. i55 La femme Caffre, Planche VI. La Hottentote, Planche VII. S4L La Girafe male, Planche VIII, gg^ La Girafe femelle, Planche IX. 384