LE NOUVEAU ROBINSON. T O M E I.     LE NOUVEAU ROBINSON, p o u r s e r v i r A L'AMUSEMENT ET A L'INSTRUCTION DES ENFANS db l'un et db l/autre 8exe. OuvRAdB traduit de f Allemand, Avec figures. TOME i A AMSTERDAM, Chez Gabriel Dufour, Libraire. ' m. d c c. x c.   P R É F A C E DU TRADUCTEUR. «Fe ne dirai point, avec 1'Auteur du Li' vre de VHomme, &e. (*_) que nous naiffons tous avec le même efprit & le même caractere ; que 1'éducation, les loix & les ufagesétablilfentladifférence que nous y appercevons. Je ne puis croire que 1'éducation feule ait tracé toute la diftance qu'il y a entre Therfite & Achille, entre Anitus & Socrate; mais toujours fera-t-il vrai que 1'homme même qui doit le plus è la nature, tirera bien peu d'utilité des avantages qu'il en a regus, s'ils n'ont ja>< mais été perfectionnés par une main fage & intelligente. II eft inutile, je crois, de s'apperantir fur la démonftration d'une vérite qui eft de tous les tems & de toutes lesnations; d'une vérité confirmée par une expérience journaliere, & dont la pratique fut 1'objet conftant des travaux du philofophe & (*) Cet Ouvrage eft attrïbué i M- Helvérfos. L'vAbbé Sabatier le révoque en doute dans feu Livre des Trols Shcles de la Littérature Francoife. Voyez le Difcours préliminaire de la 4». Editiou «e cet Ouvrage, *  ff P RÉ F AC E. du vulgaire des hommes. Jamais fur-tout on n'a paru s'occuper de leur éducation avec plus d'aftivité que dans notre fiecle. Si les foins qu'on s'eft donnés a cet egard, riant pas opéré tout 1'effet qu'on etoit en droit d'en attendre, ils ont du moms réveillé 1'attention , & porté les efpnts vers un but dont 1'exécution plus ou moms parfaite a toujours la plus grande mfluence fur le bonheur des families, & par eonféquent fur le fort des états. Les erreurs même d'un grand homme de nos jours ont contribué a la perfectionde cet important ouvrage, paree que les erreurs des grands hommes font remarquées, & que leur examen conduit fouvent a la vérité qui leur avoit échappé; c'eft ainfi que YEmile de M. Roufleau fera toujours , malgré fes erreurs , un Livre précieux , au tan t par les grandes vérités qu'il renferme, que par celles qu'il a fait découvrir; & on ne fauroit fans injuftice ne pas lui attribuer au moins la révolution qui s'eft operée dans le phyfique de notre éducation, . Mais délivrer 1'homme, autant qu iL eft en nous, des entraves & des maux auxauels la nature 1'affujettit des fa nailfance, cc n'eft pas la, fans doute, 1 umQue affaire. II eft effentiel que la Société foit compoféc d'hommes fain»& robultes:  P RÉ FA C E. m mais s'ils ne font en même tems honnêtes, juftes & bons, ils abuferont de leurs forces pour bouleverfer la Société. M. Rouffeau fentoit parfaitement cette vérité. II s'en eft vivement occüpé; mais s'il eft permis de le dire, il fe trompa fouvent fur la nature & le dégré de cette bonté. En s'élevant avec courage contre les préjugés qui arrêtent Feffor de nos facultés intellcctuelles dès Penfance, il a quclquefois attaqué ou jeté des nuages fur des vérités refpectables qui font le bonhcur de Phomme dans un age plus avancé. En dépouillant des branches parafites qui gênoient fon accroiflement, U a bleffé , fans le vouloir peut-ótre, les racines même de 1'arbre. En voulant aider la nature, il donna trop a cette nature ; & lorfqu'il crut la trouver en défaut, il ne fut pas trouver toujours les meilleurs moyens pour la redrelTer. Le jeune Emile, en un mot, eft Penfant de 1'imagination de M. Rou/feau; il n'eft pas celui de 1'éducation. " C'eft néanmoins a Pouvrage du Citoyen de Geneve qu'eft due la forme de celui-ci. „ J'ouvre, dit PAuteur , le fecond vo„ Jume de VEmile , & j'y lis avec le „ plaifir le plus vif le morceau fuivant, fi proprc a encourager dans un projet -ïj approuvé par un ü grand homme." * 2  P R Ê F A C E. N'y auroit - il point moyen de rap- procher tant de leqom éparfes dans „ tant de livres, de les réunir fous un 9, objet commun qui ptit être facile voir , intéreffant a fuivre, & qui püt 9, fervir de ftimulant, même a cet age? „ Si Ton peut inventer une fituation oü „ tous les befoins naturels de 1'homme ' fe montrent d'une maniere fenfible a H i'efprit d'un enfant, & ou les moyens , de pourvoir a ces mêmes befoins fc s, développent fucceffivement avec la mê„ me facilité, c'eft: par la peinture vive „ & naïve de cet état, qu'il faut donner 5J le premier exercice a fon imagination." ' „ Philofophe ardent, je vois déja s'al- lumer la vótre. Ne vous mettez pas *' en frais.; cette fituation eft trouvée, ' elle eft décrite , & fans vous faire " tort, beaucoup mieux que vous ne la 9 décririez vous-même; du moins avec ' plus de vérité & de fimplické. Puif" qu'il nous feut abfolument des livres, *' il en exifte un qui fournlt, a mon gré, le plus heureux Traité d'éducation " naturelle, Ce livre fera le premier que lira mon Emile: feul il compofera du„ rant long-tems toute fa bibliotheque, • & il y tiendra toujours une place dif„ tinguée. II fera le texte auquel tous nos emretiens fur le* fciences naturel-  P RÉ F ACE. 9 „ les ne ferviront que de commentaires. II „ fervira d'éprcuvc, durant nos progrès, „ a 1'état de notre jugement; & tant „ que notre gout ne ièra pas gaté, fa „ lecture nous plaira toujours. Quel eft „ donc ce merveilleux livre? Eft-ce „ Ariflote, eft-ce Pline, eft-cc Bulfon? „ Non; c'eft Robinfon Crufoé." „ Robinfon Crufoé dans fon ile, feul, „ dépourvu de Pafliftance de fes fembla„ bles Sc- des inftrumens (*) de tous les „ arts, pourvoyant cependant a fa fub„ fiftance, a fa confervation* & fe pro„ curant même une forte de bien-être ; „ voila un objet intéreffant pour tout age, „ & qu'on a mille moyens de rendre „ agréablc aux enfans. Voila commenc nous réalifons Pile dëferte qui me fer„ voit d'abord de comparaifon. Cet étac „ n'eft pas , j'en conviens , celui de „ Phomme focial; vraifemblablement il „ ne doit pas êtrc celui d'Emile; mais „ c'eft fur ce même érat qu'il doit ap„ précier tous les autres. Le plus für „ moyen de s'élever au-delfus des préju- (*) lei Roufleau fe trompe. Vanden Robinfon a des inftrumens en quantité, qu'il avoit fauvés du vaiffcau échoué, Le nouveau Robinfon au contraire n'a rien pour fa confervation, que fa t&9 & fes mains. * 3  « P RÉ F AC E. gés b & d'ordonner fes jugemens fur SJ les vrais rapports des chofes, eft de „ fe mettre a la place d'un homme ifolé, 9, & de juger de tout comme cet homme 9, en doit juger lui-même, eu égard a fa 9J propre utilité " M Ce roman , débarralfé de tout fon 9, fatras , commencant au naufrage de 9, Robinfon prés de fon ile, & finiflant „ a 1'arrivée du vaifleau qui vient 1'en 9, tirer, fera tout a-la-fois 1'amufement ï9 & 1'inftruétion d'Emile durant 1'épo9, que dont il eft ici queftion. Je veux s, que la tête lui en tourne, qu'il s'oc9, cupe fans ceffe de fon chateau, de fes „ chevres, de fes plantations; qu'il ap„, prenne en détail, non dans des livres, „ mais fur les chofes, tout ce qu'il fauc 9, favoir en pareil cas; qu'il penfe être „ Robinfon lui-même; qu'il fe voie ha9, billé de peaux, portant un grand bon„ net, un grand fabre, tout le grotcf.„ que équipags de la figure, au parafol ' S) prés dont il n'aura jas befoin. Je veux s, qu'il s'inquiete des mefures a prcndre, M fi ceci ou cela venoit a.lui manquer; 9, qu'il examine la conduite de fon héros ; „ qu'il cherche s'il ria rien omis, sül 9, n'y avoit rien de mie.ux a faire; qu'il 9, marqué attentivement fes fautes , Sc 3, qu'il en pronte pour n'y pas tombes  P R Ê'F A C E. ViT », lui-même en pareil cas: car ne doutcz point qu'il ne projette d'aller faire un „ établiflément femblable; c'eft le vrai „ chateau en Efpagne de cet heureux „ age, oü 1'on ne connoit d'autre bonheur que le néceffaire & la liberté." ,\ Quelle reiïburce que cette folie pour „ un homme habile, qui ria fu la faire „ naitre. qu'afin de la mettre a profit! „ L'enfant, preflfé de fe faire un magafin „ pour fon ile, lèra plus ardcnt pour apprendre, que le maitre pour enfeigner. II voudra favoir tout ce qui eft utile, & ne voudra favoir que cela; y, vous n'aurez qu'a le retenir. — La „ pracique des arts naturels , auxquels peut fuffire un feul homme, mene ala „. recherche des arts d'induftrie, & qui „ ont bcfoin du concours de plufieurs „ mains." Ce paffage de Rouffeaufeïz féntir ,.mieux que je ne faurois le dire, toute, 1'utiliié que pourroit produire un. livre compofó d'après ce plan ; il refte a favoir Ci M._ Campe, 1'Auteur de celui-ci, 1'a exécuté, On eft affez généralement convenu dc ne pas s'en rapportex. aux Traducteurs, dans le jugement qu'ils portent de FOuvrage qu'üs ont traduit, fur-tout fi ce jugement lui eft favorable , & je crois qu'on a raifon; car il eft bien rare de dé* 4,  Tin P RE F AC E. cider avec équité , qqand Paruour-propre eft de moitié dan:, la iédf II fe peut qu'on ne wofe pas comme moi au örjét du Hvro de M.Caro^;ceux fur-tout qui a'rmcnc les diüertations métaphyfiques- jCür rcductuiun , feront lans doute choqués de ne trouver dans le jeune Robinfon que des chofes utiles, amenécs fans prétentions, dites avec clarté,prouvées fans pédantifrne ; ils feront étonnés de voir des enfans parler comme des enfans, & leur Inftituteur prcndre le langage naïf de cet age, pour s'en faire entendre. Ceux qui font conduits par 1'efprit fyftématique & raifonneur, qui caraélérife notre fiecle, trouveront fort étrange que la Religion foit refpcclée & rendue refpeélable que le hafard foit compic pour rien, que Dicu foit envifagé comme le mobile de toutes chofes, comme lc but auquel doivent fe rapporcer toutes nes actions, ainfi que les motifs qui les déterminent, & les fentimens qui les animent. Voila , fans doute , des chofes qu'on trouvera fort fingulieres; mais aujourd'hui', pour penfer fagement , il ne faut pas toujours penfer avec les fages. „ L'ancien Robinfon , dit M Campe „ dans fa Préface, indópendamment de 'fes autres défauts , pêche en particulier l, par un endroit qui détruit un des plus  P R Ê F A C E. QE „ grands avantages que cette hiftoire „ pourroit produire; c'eft que Robinfon „ cit pourvu de tous les inftrumens d'EU„ rope, qui lui étoient néceflaires pour fe procurer bien des commodités qui „ naiflent de la vie fociale, des hommes „ civilifés. Par la. fe perd le grand avan„ tage de faire vivement fentir au jeune „ leéteur, & les befoins de Vhomme ifolé, „ qui vit hors de la fociété, & le bon„ heur multiplié de la vie fociale. Nou- • „ veile raifon importante, pourquoi j'ai „ cru devoir m'écarter de 1'hiftoire de cet ancien Robinfon." „ J'ai partagé en conféquence toute „ l'hiltoire du féjour de mon nouveau „ Robinfon dans fon- ile, en trois épo„ ques. Dans la première , il doit tout I, fèul, & fans aucun inftrument d'Europe, s'aider uniquement de fon efprit & de fes mains, afin de montrer d'un ,, cóté , combien Phomme folkaire eft deftitué de fecours ; & de Pautre , combien la réflexion & des efl'orts foutenus peuvent contribuer a Paméliora„ tion de notre état. Dans la feconde , „ je lui affocie un compagnon, pour „ montrer combien la fimple affociation „ peut déja perfeclionner la condition de Phomme. Dans la troifieme époque j, enfin , je fais échouer un vaiffeau  s P RÉ F AC E. „ d'Europe fur fes cötes, & le laiffe fe „ pourvoir par la d'inftrumens & de la „ plupart des chofes néceffaires a la vie, afin qu'on voie bien clairement de quel „ grand prix font tant de chofes, donc „ nous avons coutume de faire peu de „ cas, paree que nous n'en avons jamais „ été dépourvus."  AVAN T-P ROPOS. , Cy NE familie nombreuje i étoit rafïfemblée dans une maifon peu éloignêe de I Hambourg. Toutes les perfonnes qui la eompofoient, êtoient unies par les Hens du fang, ou par ceux de l'amiüê. Le ypere & la mere de familie les almoient yans aucune diftinclion; cj? on avoit miitne de la peine a s'appercevoïr que la peune Charlotte, leur fille unique, eüt ïplus de droits a leur amour. R. & B. ïlamis particuliers de la maifon, partangeoient les mêmes fentimens. Prie & travaille: telle éteit leur devife, \telle étoit la regie de leurs ablions; & les wetits comme les grands faifoient confifter Ue bonheur dans Vobfervation de ce prékepte. Le travail, la récrêation même mvoient des avantages a leur ojfrir; car Ueur plus grande fatisfa&ion étoit de pouhtoir tntremiler leurs occupations par le f-écit d'une aElion ou d'un événement qui wét les inftruire & leur infpirer la fa- wejfe & la vertu Le pere condef- kendoit volontiers a leurs defirs, & il en  SU A V A N T-P R O P O S. fut toujours récompenfé par Vattention & la docilité de fes auditeurs. UHifteire fuivante du nouveau Robinfon fut pendant plufieurs foirées le fujet de leur entretien. Lepere, croyant que d'autres bons enfans pourroient témoigner le mime defir d"être inftruits de ces aventures extraordinair es , prit le parti de les ècrire , de leur donner de lafuite, de la liaifon, & den faire tirer 4000 exemplaires. Le livre que tu tiens, mon cher enfant , eft de ce nombre: jette les yeux fur la page fuivante. VHlftoire de Robinfon commence; mais ƒ'oublie ce qui précéda cette narration. Mon per e, dit Théodore, un beau foir d'été, mon per e, aurons-nous le plaifir de fentendre aujourdhui? Oui, répondit-il; mais quel dommage de ne pas jouir d'une aujfi belle foirée l Sortons, & allons nous repofer fur le gazon. Oh ! qaelle bonne idéé! quelle bonne idéé! s"écrient-ils tous, & ils quittent la maifon avec le cri de la joie du, plaifir. PREMIER.  PREMIÈRE SOIREE. Théodore. lei, papa? Le Pere. Oui, ici, fous ce pommier. Nïcolas, Oh ! c'eft charmant! I ous fe mettent h fouter & a battrt ' des mains. C'eft charmant.' charmant! Le Pere. Mais a quoi penfez-vous vous occuper, pendant que je vous raconterai mon hiftoire? Aflurément vous ne voudriez point demeurer la , ablblument les bras croiles! Jean. Non, fï nous avions feulement de quoi nous occuper! ^ V~ici des P°is * écoffer; voici des haricots a effiler: qui s'offre pourcela? Tous. Moi! Moi! Moi! Moi.» Ihbodore. Moi & ma Lifette, & toi Charlot, nous écofferons des pois: n'eft-ce pas* H^n7TE- Non pas, s'ilvous plait; ilikut \*euxU1 B' *'aJJUd /Ur lc £a7 des gambades. ) Lisette. Me mettrez-vous auffi de la partie ? La Mrre. Oui, fi tu es en état d'aller „ n loin. —■ Lisette. Mais c'eft très-loin, - n'eft-il pas vrai, papa?— Peut-être encore olus loin que fVandshec, oü demeure Moniieur Uaudius, & encore un autre qui a une 1 grande maifon & un grand jardin.-Ah! il 1 elt fi grand , fi grand ! Beaucoup plus i grand que notre jardin ; j'y ai déja été, a eft-il pas vrai, papa ? lorfque nous cher' i chames a la campagne des pierres de toutes : les couleurs, & que — A4  ■ Le Nouveau Le Pere.^ Et que nous. regardames comment on labouroit. - Lisette. Oui , & que nous entrames dans la forge, qui étoit la fur le chemin.- Le Pere. Et que nous montames au m Lisette. Ah! oui, oü le vent m'emporta mon chapeau - , . . Le Pere. Que le garcon du meunier rap- poita. . , a ., Lisette. C'étoit un bon garcon , n elt-u pas vrat, papa? Le Pere. Un bien bon garcon , qui nous rcndit d'abord un fervice , quoiqu'ü ne nous eüt jamais vus. Lisette. Tu lui donnas auffi quelque chofe?— . , . , Le Pere.. Sans doute, que je lui donnaiquelque chofe. Chacun cherche, a fon tour , a faire plaifir a ceux qui aiment a rèndre fervice. - Mais nous oublions notre Robinfon ; il faut nous dépêcher de le ratraperüins quoi. nous le perdrons de vue ; car il va furieufement vite. Deux jours de fuite ils- eurent conftamment beau tems & bon vent. Le troifieme, le ciel fe couvrit de nuages ; 1'air devint obfcur, & toujours plus obfcur, & le vent fe mit a fouffler a pleines joues. Tantöt c'étoient des éclairs, comme fi le ciel étoit tout en feu , en fuite une obfcurité , comme au milieu de la nuit; & puis des éclats de tonnerre , qui ne fitiiiToient point. Lapluie tomboit comme par torrens,  Robinfon. ^ & la tempéte tourmentoit la mer avec tant de yiolence, que les Hots s'enfioient & S'élevoient comme des maifons. v\Z°u\™nQ-z dü voir aIors co""«e ^ navire balancoit , tantöt haut , tantót bas ; tantót une yague élevée le portoit jufqu'aux nues ; tantót il fc précipitoit denotveau fiK ^ S f°nd de Wie; tantót ü étoit couché d'un cóté, tantót de 1'autre. L, etoit un bruit dans les cordages ! c'étoit nn fracas dans le vaiffeau! Les gens étoient obl ges de fe tenir a quelque chofe , pour netre pas renverfés a chaque inftant. Robmjon^m n'étoit point encore fait a tout cela , pnr des yertiges, des maux de cceur, &en fut fi malade qu'il alloit rendre 1'arae! Hs appellent cela la maladie de men Jean. Voüa ce qu'il y a gagné.' Le Pere. » Ah.' mes parens.' mes pauvres parens! « ne cefibit-il de s'écrier. «Ils u "e. me reverront jamais, O infenfé que ie » fuis d'avoir pu les affïiger a ce point! lPr;ulC-,Crn-!,eat?cditJoil tout-a-coup fur le tillac! * Ciel, aie Pitié de nous ! s'écria .1 équipage, devenant pale comme la mort, & le tordant les mair.s dé défefpoir. » Qu'y a-t-i ? „ dernanda Robinfon , qui étoit l moitie mort de frayeur. » Ah! „ répondit-on, nous tommes per» dus! un coup de foudre a brifé par mor» ceaux le mdc de mifaine ; ( c'eft-a-dire ie premier des trois mats qui font droüs dans un navire > & le grand mat du mi» beu, ticnt préfèntement a fi peu de chofe.  So Le Nouveau „ qu'il faudra égalementlc couper & le jeter t> dans,la mer. « • Nous fommes perdus Ir-criovt.une autre voix du * Le vaiffeau fait » eau, & ü y en a déja quatre P^s A cès mots, Robinjon, qui etoit affisfor le plancher de la cabine, tomba ▼erfe & perdit enüérement connoüiance , Tous les autres coururent aux pompes , pour conferver, s'il étoit poffible, le vaüfeau h flot, c'eft a-dire fur 1'eau. A la fin, jl vint un matelot qui fecoua Robinfon, & lui demanda, s'il vouloit _ etre:1e fcul out demeu.it la couché fans rien faire , «nfli que tous les autres gens du vailfeau travauloient a n'en pouvoir plus? II effaya donc de fe lever, quelque foible quHI fui, & alla fe racttre a une des pompes. Cependant le maitre fit tirer que.qucs coups de canon, pour donner a d'autres navires, au cas qu'il s'en trouvat par hafard qui ne fulTent pas éloignés,le fignaldu danger oü il étoit: Robinfon, qui ne fitvmt ce oue fignifioit ce bruit, crut que le vaiffeau s'étoit fendu, & s'évanonit de nouveau. Un matelot, qui prit fa place, le pouffa a co t avec le picd, & le laiffa la étendu, oans la penfée qu'il étoit mort. On pompóit a force; maïs 1'eau s e evoit toujours davantage dans le fond de Cate. & - 1'on n'attendoit plus que le moment ou le vaiffeau alloit couler a fond. Pour 1 alleger, on ieta a la mer tout ce dont 01 pouvoit, a la'rigueur fe pafler,. comme canons, bal-  Robinfon. Ii lots, tonneaux, &c. Mais tout cela ne fcrvit de rien. Cependant nn autre vaiffeau avoit entendu le fignal de détrej/è, & envoyoit une chaloupe pour lauver Féquipage. Mais cette chaloupe ne pouvoit pas approcher, paree que les vagues montoient trop haut. Enfin , elle s'approcha affez prés de la pouppe, pour pouvoir jeter un cable aux gens qui y ctoient. Par ce moyen ils tirerent la chaloupe ; & dès - lors ce qui avoit des jambes :y fauta pour fe fauver. Robinfon, qui ne (pouvoit fe tenir fur les fiennes, y fut auffi ijeté par quelques matelots compatifl'ans. A peine eurent-ils ramé quelque tems, ique le vaiffeau, dont ils n'ctoient pas enicore fort éloignés, coula a fond fous leurs yeux. Heureufement la tempëte commemja tant foit peu a diminuer vers ce tems, fans quoi les vagues auroient infailliblement englouti la chaloupe oü fe trouvoient alors tant de monde. Après bien des dangers, elle arriva enfin au vaiffeau auquel elle appartenoit, & oü tous furent regus. Théodore. Ah! c'eft bon que ces pauivres gens ne fe foient pourtant pas noyés. i Nicolas. J'ai eu une belle angoiffe! j Lisette. Cela apprendra a ce Monficur .Robinfon , a ne plus faire de pareille fottife a 1'avenir. La Mere. Voila ce que je penfe auffi. II faut efpérer qu'il en fera devenu plus fage. Henri. Que devint-il donc alors? Le Pürje. Le vaiffeau, qui Pavoit regu,  ia Le Nouveau lui- & les autres , fit voile pour Londres, Quatre jours après , ce vaiffeau fe trouva déja a Vembouchure de la Tamife; &_ le cinquieme, il étoit a 1'ancre devant la ville de Londres. Chari/OT. Qu'efl-ce que cela veut dire, ^embouchure de la Tamife? L'Ami R. La Tamife eft une riviere d'Angleterre, ( comme notre Elbe ) qui entre dans la mer, pas loin de Londres. L'endroit oü une riviere fe jette dans la mer, s'appelle Yembouchure de cette riviere. Le Pere. Tous defcendirent alors a terre , & chacun fe réjouit d'avoir ainfi échappé au danger. Pour Robinfon, fon premier foin fut de regarder la grande ville de Londres , au point qu'il en oublia le paffe & 1'avenir. A la fin pourtant fon eftomac Paverüt qu'il falloit avoir de quoi manger, fi 1'on vouloit vivre dans la grande ville de Londres. II alla donc trouver le | maitre avec lequel il étoit arrivé, & le pria de permettre qu'il fe mit a table avec lui. Celui-ci fe fit un plaifir de le recevoir amicalenient. Pendant le repas il demanda \ ce jeune homme quel motif précis Pavoit en- ■ gagé a venir a Londres, & ce qu'il fe pro-' pofoit d'y faire. Robinfon lui raconta alors; avec franchife, qu'il n'avoit fait ce voyage: que pour s'amufer; qu'il Pavoit même faitl a 1'infu de fes parens, & que préfentementi il ne favoit que devenir. r> A 1'infu de vos parens!" s'écria le! jnaitre tout effrayé, en lahïant tomber fon cou-  Robinfon. *j eouteau. « Bon Dieu! pourquoi faut-il que I t> je n'aie pas appris cela plutót ? Croyez« moi imprudent jeune homme , continuat> t-il, fi je Pavois fu a Hambourg , je ne n vous aurois pas pris fur mon bord, m'euft> fiez-vous offert un million pour récom1 n penfe. "• Robinfon baiffoit les yeux; la honte coloroit fon vifage, & il gardoit le filence. L'honnête maitre de navire continua de lui repréfenter tous fes torts, & lui dit que jamais il ne pourroit être heureux, a moins qu'il ne fe corrigeat, & qu'il n'obtint graee de fes parens. Robinfon pleuroit a chaudes larmes. Mais que dois-je faire a préfent ? demanda-t-il a la fin, en fanglottant beaucoup. n Ce que vous devez faire ? répondit Pauv> tre ; - vous en retourner chez vos parens, •■> embraffer leurs genoux, &, plein du rew pentir d'nn enfant bien né, leur demander w pardon de votre imprudence ; voila ce ■n que vous devez faire. " Lisette. Ah , papa ! j'aime ce maitre de navire. — Oui , c'étoit un bien brave homme. Le Pere. II fit ce que chacun doit faire quand il voit tomber fon femblable dans quelque faute; il rappella ce jeune homme a ion devoir. r, Voulez-vous me ramener a Hambourg^ n demanda Robinfon. r> Moi? répondit le maitre; avez-vous v donc oublié que mon vaiffeau a péri2 Je 2 ome /. j3r  I Le Nouveau „ ne m'en retournerai que lorfque j'auraP' •>•> trouvé occafion d'acheter un autre navire ; & cela pourroit tarder plus long-tems qu'il „ ne vous eft permis de vous arrêter KH. C'eft fur le premier vaiffeau qui partira n pour Hambourg que vous devez vous . n mettre , & cela plutót aujourd'hui que n demain. " ..r , t> Mais je n'ai point d'argent, v> cliloit Robinfon. . „ Voici, re'pondit le maitre , quelques, ^"théodohe. Qu'eft-ce que c'eft que des ; guinées? . ,,, , Le Pere. C'eft une monnoie d'Angleterre, mon ami \ ce font des pieces d'or i comme nos louis. Elles valent environ Gx écus ; je t'en montrerai une quand nous le- • rons rentrés. , Tean. Oh ! allons, continuons feulemcnt.. Le Pere. ri Voici , répondit donc lc „ brave homme de maitre , quelques guinees, * que ie vous prêterai , quoique moi-meme: „ i'aie actuellement un befoin preffant dut „ peu d'argent qui me refte. AUez-vous-ea „ avec cela au port, & arrétez une placet „ fur quelque navire. Si votre repentir e t * fincere, Dieu bénira votre retour , & le v, rendra plus heureux que ne Pa' été notre « traiet. n Et la-deffus il lui fecoua cordian lement la main, & lui fouhaita un bon voyage. Robinfon s'en alla. . , j Nicoeas. Quoi! le voila deja qui s ef  Robinfon» I rctourne cliez lui? je croyois que cela n'all loit quecommencer, mais tout de bon. La Mere .N'cs-tu donc pas content, mon cher Nicolas, qu'il s'en retourne chez ies parens, & qu'il aille calmer les vives mquietudes qu'ils éprouvent k fon fujet ? L'Ami It. Et ne te rcjouis-tu pas qu'il reconnoifle fes torts , & qu'il veuille fe cornger ? * Nicolas. Oui, cela bien ; mais je croyois jraurtant qu'avant cela il y auroic d'abord quelque chofe de bien divertiffant. Lb Pere. Eh! il n'eft pas encore de retour. Ecoutons la fuite de fes aventures. Pendant qu'il étoit en chemin pour fe rendre au port, diftérentes idéés lui ronlerent dans la tête. « Quediront mes parens, » penfoit- il en lui-même , fi je reviens a - preient a la maifon ? Certainement ils me « pumront de ce que j'ai fait. Et mes caf» marodes & tant d'autres, combien fe mo» queront-jts de moi d'être revenu fi vite 2 & de.n'avoir prefque rien vu que deux *> ou trois rues de Londres! *.» II s'arrèta tout pcnfif. Tantót il paroiffoit déterminé k ne pas partir encore; tantót il fongeoit de nouveau B ce que le maitre lui avoit dit: qu'il ne eroit jamais heureux, a moins qu'il ne retournat chez fes parens. Long-tems il ne gt a quoi fe réfoudre. A la fin pourtant ii & cn alla au port. Mais ii y apprit a fa grande fatisfadtion , W Jl ne fe trouvoit aöuellemeut aucun na' B 2  l5 Le Nouveau vire prêt a faire route pour Hambourg. L'homme qui lui donna cette nouvelle , étoit un de ces maitres qui font le Voyage de Guinêe. . Charlot. Qu'eft-ce que c'eft que le Voyage de Guinee? Le Pere. Que Henri te conté cela; u faura bien ce que c'eft. Henri. Te fouviens-tu encore qu h y a un pays qui s'appelle VAjnque? Lh bien! une des cótes — Charlot. Cóte? Henri. Oui, c'eft-a-dire un pays qm eft tout pres de la mer. — Tiens, regarde , i'ai iuftement mon pettt Atlas fur moi. Cette étendue de terfe qui defcend ïci en tournant, fe nomme Cóte de Guinee. Le Pere.. Et c'eft pour cette cote que 1'on part- pour y faire commerce. L homme qui parloit avec Robinfon, étoit donc un de ces maitres ou capitaines de vaiffeau qui • font le voyage de cette cóte , c eft a-dire le vovage de Guinée. ,„ v Ce capitaine trouva du plaifir a continuer la converfation avec Robinfon, & 1 invita , de venir a fon bord prendre une taffe de thé dans .fit cabine. Robinfon y confentit. Jean. Le capitaine favoit-ü donc ie FraLfpere. J'ai oublié de te dire que J déja a Hambourg, Robinfon avoit^ocj cafion d'apprendre 1'Anglois; ce qui lui vej S fort rPoint, a préfent qu'il étoit dans! le pays des Anglois.  Robinfon. j ? Lorfque lc capitaine lui eut entendu dire qu'il avoit li grande envie de voyager, & qu'il étoit li factie de s'en retourner a Hambourg, il lui propofa de faire le voyage de Guinee. Robinfon fut d'abord eftrayé de cette idéé-. Mais après que le capitaine lui eut affuré que ce voyage feroit fort agréable; que , puur avoir compagnie , il le meneruit avec lui fans qu'il lui en coutatrien, & lans qu'il füt obiigé de faire la moindre depenfe; & que d'ailleurs ce voyage pour» ron lui procurcr un gain confidérable ; le feu lui monta tout-a-coup au vifage, & le delir de voyiger devint fi vif chez lüi, qu'il oublia fur le champ tout ce que 1'honnête maitre Hambourgeois lui avoit conicillé , & tout ce qu'il avoit voulu faire peu auparavant. * Mais, dir-il, après s'être un peu con" fulté, je n'ai que trois guinées. A quoi " puis-je employer une fi petite fomme, " pour être en état de faire quelque com" merce dans 1'endroit oü vous Aroulez 11 aller ? " "Je vous en prêterai encore fix, répon« dit lc capitaine de vaiffeau. II ne vous en * faut pas davantage , pour acheter fuffi» lamment de quoi vous enrichir en Gui» née , fi la fortmie nous elt un peu favof rable. " " Et que faudroit-il donc acheter pour f> cela ? r> demandoit Robinfon. ■ Le capitaine répondit : « De pures ba» biojes, toutes fortes de jouets, des perles B3  ti Le Nouveau •n de verre, descouteaux, descifeaux, des r, haches, des rubans, des fufils, &c. qui r> font tant de plaifir aux negres d' Afnques, v» qu'ils vous en donneront cent fois la va„ leur en or, en ivoire & en autres chofes. " Robinfon ne fe polféda plus alors. II oublia parens, amis, patrie, & s'écria plein de joie : « Je m'embarque avec vous , n Monfieur le capitaine! *> Tope 1 répondit celui ci; & la-deiTus ils fe toucherent 1'un 1'autre dans la main , & le voyage fut réfolu. Jean. Eh bien! c'en eft fait; je n'aurai plus la moindre pitié de ce fot de Robinfon , quels que ibient les malheurs qui lui arrivent! . . Le Pere. point de pitte, Jean ? Jean, Non , papa ; pourquoi eft-il fi fot, que d'oublicr encore ce qu'il doit a les parens? II faut bien que lc bon Dieu le puniffe de nouveau a caute de cela — Le Pere. Et un homme affez malheureux pour pouvoir oublier fes parens , & que le bon Dieu eft obligé de corriger par des punitions, te femble-t-il ne ménter aucune pitié? Sans doute qu'il eft lui-meme la caufe de tout ce qui va lui arriver; mais n'en eft-il pas d'autant plus malheurcux? O mon fils, Dieu te préferve & nous tous ,, de la plus terrible de toutes les peines , qui eft de fentir qu'on s'eft rendu foi-même \ malheureux ! Mais toutes les fois que nousï entendrons parler d'un pareil infortuné, nous; confidérerons qu'il eft notre frere egare;; aous répandrons fur lui des larmes de coia-  Robinfon. paffion, & ferons monter en fa faveur vers le ciel des prieres fraternelles.' Tous refterent dans le ■ filenee pendant quelques momens; après quoi le pere continua de Ia forte. Robinfon fc dépêcha d'allcr en ville avec les neut guinées; il les employa a Tachat des niarchandifes que le capkaine lui avoit confeillé d'acheter, & il les fit porter a bord. Apres quelques jours, le vent étant fai vorab e, le capitaine leva 1'ancre , & ils mi~ \ rent a la voile. Henri. Quelle route falloit-il tentr pour ; arnver en Guinee? Le Pere. Tu as tes petites cartes fur toi • tiens , je vais te le montrer. Vois tu, de Londres ils defcendeut ici la Tamife jufque dans la mer du Norden fuite ils prennent veis i'oueft par le pas de Ca(ais dans> \ Manche ou le Canal. Dela ils entrent dans Me gra.ld Océan Atlanüque ; fur quoi ils .contmuent toujours a faire voile ici prés des Mes Canaries, & la paffé les ijles du Cap■.Verd; jufqu'a ce qu'enfin ici en bas ils )prennent terre a cette cóte, qui eft celle de Ihuinée. . Henri. Mais a quel endroit prendrontms donc proprement terre? ; Le Pere. Peut-étre la, prés du Cap* £orfe, qui appartient aux Anglois. La Mere. II fera bien tems que nous mettions auffi k la voile, & que nous faffions .route vers la table. II y a long-tems que ie folul s'eft coüché. B4  «i0 Le Nouveau. Théoeori.. Je n'al pas du tout faiuï' encore. '*'■■}■ \ ' . ,,, Lisette. Moi aufli, je prefcrerois d e- eoutcr. . r „ Le Pere. Demain, demain mes enlans,. aous entendrons la fuite-des aventures de Robinfon. A table , a prélbnt! Tous. A table ! A table 1 A table 1 SECONDE SOIRÉE. 1 jE l'endcmainau. fóir, toute-hi-compagnie »'étant rcplacée au mèrae endroit, le pere continua fuii rédt .de la forte. Le nouveau voyage de notre Robinjon cnmmenca encore fort licureufement. lis-, avoient deja palïe, lans le moindre accident , \e Pas de Calais & ie Canal, & fe trouvoient aftuellement au milieu de VOcéart Atlinüque. lei ils curent, plufieurs jours de fuite, un vent fi contraire, qu'ils fur ent; pouiïés toujours plus du cöté de VAmé-' rique. Voyez-, mes enfans, j'ai apportc une : grande carte fur laqueile vous reconnoitrez: mieux que fur une petite, la route que le: vaiifeau devoit tenir & celle qu'il fut forcé de prendre, chaffé par lc vent. C'eft de ce. coté, toujours en defcendant comme cela,, qu'ils voulolent ptoprement aller; mais paree, qu'ils avoient demi vent de cöté, ils furent jetés malgré eux la oü vous voyez qu'eltj  Robinfon. 22 VAmèrique. Je vais poflr ici ia carte de mauiere que nous puiffions au befoin y porter les yeux. Un foir ie pilote annonca qu'il appercevoit du feu dans un grand' éloigneracnt, & que de plus il avoit entendu quelques coups de canon, qui étoient partis du même endroit. Tous fe haterent de courir fur le tillac, virent le feu, & entendirent diftinétement plufieurs coups de canon. Le capitaine confulta exaétement fa carte marine , & trouva qu'il n'y avoit de ce cöté la aucunc terre dans 1'efpace de plus de cent lieues; & tous enfemble conclurent que ce feu ne pouvoit être autre chofe que celui d'un vaiffeau qui brüloit. On réfolut dans le moment de porter du fecours aux malheureux, & Pon tourna de ce cöté. Bientöt après leur conjeéturc fe vérifia, & ils appercurent effcétivement un grand vaifieau qui étoit dévoré par les dammes. Le capitaine ordonna auffi-tót qu'on fit feu de cinq canons , afin de donner le fignal aux pauvres infortunés, qu'il y avoit prés dela un navire qui fe hatoit d'aller a leur fecours. A peine ceci fut-il exécuté, qu'on vit, avec eliroi le vaiffeau qui étoit en feu, fouter tout-a-coup en Pair avec un grand fracas; & bientöt après, tout alla a fond, & le feu fut éteint. 11 faut favoir que la flamme avoit gagné la Sainte Barbe, c'efia-dire 1'endroit du vaiffeau oü Pon tiént la poudre.'  •4 Le Nouveau Un ne pouvoit pss encore favoir ce que tous ces pauvres gens étoient devcnus. 11 étoit poffible qu'avant que le vaiifeau eut fauté en Paft, ils fe fufi'ent fauvés dans leurs ehaloupes; par cette raifon le capitaine coit- ■ tinua de faire tirer le canou pendant toutc la nuit, aRn d'apprendre a ceux qui étoient en danger, de qael cuté fe trouvoit le vaiffeau qtu fü'uhuitoit de les fecoutir. II fit aufli fidptmdre tuutes les lanternes, afin qu'ils puueilt appcrcevoir le vaiffeau. A la pointe du jour on découvrit cffe&ivement, par le moyen des lunettes d'approche, deux ehaloupes remplies de monde, ik. qui étoient portées hant 09 bas au milieu ; des vagues clcvées. On remarqua que le yènt leur étant contraire, i!s failbient force j de mme* vers le vaiffeau. Tout de fuite le I capitaine fit mettre le pavitton, pour fignal qu'on les avoit appercus, & qu'on étoit ] pret a les receyoir. En même tems le vaiffeau alla a toutes voiles de leur cöté, & dans une demi heure on les joignit heureufement. j Ils étoient foixante , tant hommes que ] femmes & enfans , qui tous- furent recus k ) bord. 11 f'alloit voir quellc fcene touchante formerent ces pauvres gens, lorfqu'ils fe vi- j rent fi heureufement délivrés. Les uns fan* j glottoient de joie •, les autres fe mettoient a j crier, comme fi le pciil ne faifoit encore que de commencer pour eux. Les uns fautoient j §a & la fur le vaiffeau , comme s'ils avoient perdu 1'efprit, d'autres étoient pilei & fa tordoieut les mains. Quelques - uris rioient I  Robinfon. 2^ comme des infenfés, danfoient & pouflbient des cris de joie; d'autres au contraire fe i tenoient-la comme s'ils avoient été muets & ;fans fentiment, & ne pouvoienr pas prononicer une feule parole. I ( Tantöt quelques-uns d'entre eux tomboient a genoux, levoient leurs mains au ciel & remerciöient a haute voix le Dieu dont la providence les avoit lauve's fi miraculeufetment. Tantöt ils fe levoient avec précipitation, fautoieht comme des enfans, fe déchiroient les habits, pleuroient, tomboient fans connoilfance , & pouvoient a peine étre rappellés a la vie. II n'y avoit point de matelot , quelque dur qu'il fut, qui. a cette vue Ine fentit couler quelques larmes le long de fes joues, Pairni ces infortune's il y avoit aulfi un jeune eccléfiallique, qui fe comporta avec blus de feïmeté & de dignité que tous les autres. Dès. qu'il eut mis le pied dans le vaiifeau il tomba le vilage contre terre, & tparut avoir perdu tout fentiment. Le capitaine s'approcha de lui pour le faire revenir, :croyant qu'il s'étoit évanoui; mais celui - ci lm paria avec beaucoup de tranquillité , le dremercia de fi compaffion, & lui dit: » Souff> frez que je commence par rendre mes acï« tions de grace a mon Créateur pour notre in délivrance; enfuite je vous dirai a voussw même avec quelle vive fenlibilité je reconjb nois votre bienfait. * Le capitaine fe re;tira refpedtueufement.  Le Nouveau L'eccléfiaftique demeura quelques minutes aiaü humblement profterné ; après quoi , s'étant levé tout joyeux, il alla trouver le : capitaine pour lui témoigncr également fa re- | connoiffance. Cela fait, il fe tourna vers fes : compagnons- de voyage & leur dit : r> Mes|l * chers amis, calmez vos cceurs agités; 1'Etre « fouveraineraent bon a daignd étendre fa ■n main paternelle fur vous, & vos ames » doivent s'élever vers lui : voudnez - vous ; « tarder a le remercier de la confervatioiu « inefpéréc de votre vie ? « II y en eut plu-jfieurs qui profiterent de fes exhortations. j Et la-deffus il fe mit a raconter qui :ls étoient, & ce qui leur étoit arrivé. Le vaiffeau brülé étoit un grand vaiffeau i marchand , Framjois , qui vouloit aller aji Québec.-Voyez ici a cet endroit de VA-mérique.-'Le feu avoit éclaté dans la cham- • bre du pilote, & avoit gagné avec tant de: rapidité , que Pon n'avoit pas même pu pen-fer aux moyens d'en arrêter les ravages. Uss n'avoient eu que le tems de tirer quelques s coups de canon & de fe fauver dans lesj ehaloupes, fans pouvoir préfager le foit qui les attendoit. La perfpecüve la- plus vraii femblable pour eux dans ce moment d'horreur , étoit , qu'a la moindre tempête, lel vagues les engloutiroient tous avec leurs frêles batimens; ou que bientót ils feroient réi duits a périr de faim & de fuif, paree qu'ils: n'avoient pu emporter du vaiffeau en feu, que du., pain & de Peau pour quelques: jours. _ J Char.-  •Robinfon. ag Charlot. Eh! qu'avoient-ils befoin d'em> jporter de Peau? Ils étoient deflus. Le Pere. Tu as oublié, mon cher Charlot, que Peau de la mer eft fi falée & fi iRmere, que perfonne ne fauroit la boire. j Charlot. Ha! ha! Le Pere. Dans cette terrible fituation, ils avoient entendu les coups de canon du vaiifeau Anglois, & apperc,u bientót après tles fanaux fufpendus. Ils avoient palfé, tentre la crainte & Pefpérance, toute cette llongue & triftc nuit, toujours poufies en armere par les Hots, tandis qu'ils faifoient les Iderniers efforts pour avancer vers le vaiifeau. lEnfin.la clarté du jour fi long-teras defirée javoit mis fin a leur détrefie. Robinfon, pendant tout ce tems, avoit lutté avec les idéés les plus efiïayantes. CieH difoit-il en lui-même, fi cesgens-ci, „ parmi lefquels il doit y avoir certainement L de bien bonnes ames, ont effuyé un fi h> grand malheur, a quoi ne dois je pas L m'attendre , moi qui ai agi avec tant d'inL gratitude en vers mes pauvres parens?" Ccite penfée pefoit fur fon cceur, comme le poids d'une montagne. Pale & muet, tel qu'un homme dont la confcience eft mauvaife, jl étoit affis dans un coin, fe tordant les mains, & ofant a peine prier, paree qu'il croyoit que Dieu ne pouvoit plus avoir Ipour lui le momdre amour. I On fit prendre des rafraichiflemens aux agens qu'on venoit de fauver, & qui étoient épuifés de fatigue. Après quoi leur chef, I Tome I. C  a6 Le Nouveau tenant une grande bourfc pleine_ d'argent, s'approcha du capitaine, & lui dit, „ Que c'étoit la tout ce qu'ils avoient pu empor„ter du vaiffeau. qu'il le lui préfentoit, „comme une légere marqué de la rccoii„ noiffance qu'ils lui devoiant tous pour la confervation de leur vie." „ A Dieu ne plaife, répondit le capitai„ ne, que j'accepte votre préfent! Je n'ai „ fait que ce que 1'humanité m'ordonnoit de \] faire, & je fuis affaré que vous auriez „ fait la même chofe a notie égard, fi vous aviez été a notre place , & nous a la votre." En vain l'homme reconnoiffant le preffat- il de vouloir bien accepter ce qu'il lui offroit; le capitaine perfiita dans fon refus, & le pria de n'en plus parler. — Alors il fut quellion de favoir dans quel endroit on niettroit a terre ceux qu'on avoit fauvés. De les emmener en Guinee, cela n'étoit pas trop faifable pour deux raifons; car, premiérement, pourquoi ces pauvres gens devoient-ils faire un fi long voyage dans un pays oü aucun intérêt ne les appelloit? Et enfuite, il n'y avoit pas affez de provifions fur le vaiffeau pour fuffire it tant de monde pendant cette route. A la fin, le brave capitaine prit la réfolution de ne pas plaindre fa peine en faifant un détour de quelques centaines de Hcues pour 1'amour de ces pauvres gens, afin de les conduire a Tcrre-Neuve 3 oü ils auroient  Robinfon. 27 ©ccafion de retourncr en France avec des Frangois qui font la pêche de la morue. Lisette. Qu'eft-ce que c'eft que la pêche de la morue? Jean. Ne fais tu plus ce que papa nous a raconté des morues , comment elles defIcendent-la de la mer Glaciale jufques vers les Bancs de Terre-Neuve, oü on les pêche en li grande quantité? Lisette. Ah! oui ; a préfent je {ais déja. Jean. Regarde , voila Terre -Neuve qui eft ici en haut , tout prés de 1'Amérique, & ces points-la indiquent les Bancs — Eh bien! c'eft-la que fe fait la pêche de la morue. Le Pere. On fe rendit donc aTerre-Neuve; cc comme c'étoit prccifément le tems de la plus forte pêehe, on y trouva auffi des vaifleaux Francois qui pouvoient recueillir ees infortunés. Leur reconnoilfance envers k bon capitaine ne peut s'exprimer par des iparoles. Aufii-tót que celui ci les eut conduits aux IvaüTeaux de leur nation , il s'en retourna javec un vent favorable, afin de continuer fon propre voyage pour la cóte de Guinée. Le vaiifeau fendoit les flots, comme 1'oifeau fend les airs; & en peu de tems ils eurent hit de nouveau quelques centaines de lieues. C'étoit bien ce qu'il falloit a notre Robinwon, au gré duquel les chofes ne pouvoient ■jamais aller trop vite, paree que c'étoit un elprit inquiet. A quelques jours dela, comme ils avoient Éoujours fait route du cóté du fud, ils ap» C a  sg Le Nouveau percurent tout-a-coup un grand vaiffeau qui venoit a eux. Bientót après ils cntendirent qu'il tiroit quelques coups de détfeffe, & remarquerent qu'il avoit perdu le mat de mifaine & le beaupré. Nicolas. Le beaupré ? Le Pere. Oui; je penfe que tu n?as pas oublié ce que c'eft? , Nicolas. Ah! oui: le petit mat qut n'eft pas dreffé tout droit comme les autres, mais eui eft mis ainli de biais fur le devant du vaiffeau, comme fi c'étoit le bec du navire. Le Pere, Très-bien. lis dirigerent donc leur cours vers ce vaiffeau endommagé, &, lorfqu'ils en furent affez pres pour pouvoir' parler avec ceux qui étoient deffus; ceux-ci, levant les mains & faifant des geiles la.« • nientables, leur crierent: nSauvez, homme compatiffant, oh! fau-r>vez un vaifléau rempli d'infortunés, qui ■«tous périffent fi vous n'avez pitié d'euxP" On leur demanda la-deffus, en quoi confiftoit donc proprement leur malheur? Alors-: Pun d'entre eux paria de la forte: Nous fommes des Anglois qui étions partis pour Pifle Frangoife de la Martimque. — (Voyez, mes enfans, c'eft celle qui eft ici au milieu de PAmérique)- Nous allionj chercher une cargaifon de café. Comme nous: étions la a 1'ancre & fur le point de partir,, notre capitaine & le contre-maitre allerent un jour a terre, pour faire encore quelques emplettes. Pendant ce tems, il s'éleva une tempête avec un tourbillon ft violent, que le  Robinfon. 29 Icablè de notre ancre en fat rompu, & nous ftimes cbaffés du port dans la haute mer, Uouragan. — [ Théodore. Qu'cft-ce que cela? Le Pere. Un vent impétueux qui va en Itournoy&nt, & qui nait de la contrariété de plufieurs vents violens qui foufflent de divers icötês les uns contre les autres. — Ti L'ouragan donc régna avec fureur trois «jours & trois nuits; nous perdimes nos Iv mats & dérivdmes quelques centaines de è lieuesi Malheureufement perfonne de nous Ti ne s'entend a conduite un vaiifeau ; déja n depuis neuf femaines nous fommes ainfi In jetés de cöté & d'autre; toutes nos pro1*1 vifions font confumées , & déja plufieurs in d'entre nous font a demi morts de faim." Le brave capitaine fit auffi tót mettre la Ichaloupe en mer , prit avec lui quelques iprovifions, & fe rendit lui-même au vaisKl-au, avec Robinfon. lis trouverent Péquipage dans la fituation Ha plus déplorable ; tous avoient un air fi jaffamé, & plufieurs d'entre eux pouvoient Ja peine fe tenir fur leurs pieds. Maislorsï qu'ils entrerent dans la cliambre: — Dieu! quel fpeétaclc elfrayant s'offrit a leurs re;gards! une mere avec fon fils & une jeune ïfervante étoient la étendus, & déja morts jdc faim , felon toutes les apparences. La tmerc, toute roide, étoit affife par terre enI tre deux chaifes liées enfemble, le vifage ijappuyé contre un des bords du vaiffeau; la Ifcrvante étoit étendue de fon long a cóti  go- Le Nouveau. d'elle, & avoit un de fes bras ferré autour du pied de la table; pour le jeune homme ,. il étoit couché fur un lit, & avoit encore. dans la bouche un inorccau d'un gant de peau, qu'il avoit déja rongé a moitié. Lisette. O mon petit papa, voila pourtant que tu rends cela fi triltc! Le Pere Tu as raifon ; j'oubliois que ! vous ne vouliez rien entendre de pareil. Je : m'en vais donc fluiter cette hiftoire. — Tous. Oh non! oh non, cher papa! a préfent dis-nous-la toüte entiere. Le Pere. Si vous le voulez. — II faut i donc que je vous dife d'abord qui étoient ces pauvres. gens-, étendus la d'une maniere. i fi déplorable. C'étoient des pafiagers- qui,, fur ce vaisfeau , vouloient fe ïcndre d'Amérique mi Angleterre. Tout Péquipage difoit qu'ilsJ avoient été de bien braves & honnètes gens. La mere avoit eu pour fon fils une fi yfvekl tendreffe, qu'elle avoit refufé toute nourri- j ture, afin que fon fils chéri eut feulement de quoi manger; & ce bon fils avoit fait la même chofe, afin de réferver tout pour fa mere, La fidelle fervante avoit été plus-, inquiete pour fes maitres-que pour elle-même. On les crut morts tous les trois; mais on découvtit bientöt qu'ils avoient encore un refte de vie; car après qu'on leur eut fait; couler quelques gouttes de bouillon dans la bouche, ils commencerent peu a peu a rouyrir les yeux. Mais la mere étoit déja trop foible pour avaler ouelaue chofe, & elle fit  Robinfan. 3$* entendre par figne qu'on fe bornat a fecourir fon fils. Eitéétivement,. elle expira bien-tót après. On fit reveiifr les deux autres par le moyen t de quelques remedes; &, comme ils étoient' > encore dans la force de Page . lc capitaine/ : réuffit par fes foins a leur conferyci !a vie. Mais lorfque Je jeune homme porta fes regards fur fa mere, & qu'il remarqua qu'eilc ■ étoit morte, Pcffrci le fit retomber dans ün évanouilfement dont il fut très-difiicüe de le I rctirer. Cepcudant on parvint a lui faire I reprendre connoiffaticé, il en réchappa.;. ainfi que la fervaute. Alors le capitaine pourvut le vaiffeau dc 1 tous les vïvrès dont. U pouvoit fe paffcr i Jüi-même; il fit reparer , autant qu'il tut i pbffibiê, par fes chavpeniicrsles- mats qui I avoient été rompus , & donna a 1 équipage I les iullruclions néceffaires pour arriver a la I terre la plus voiiine; c'étoient les ijlis Ca, naries. II y fit voile également, afin de | prendre d'abord de nouvelles provifions. L'une de ces ïfles s'appene, comme vous favez, Pille de Madera Henri. Oui, qui appartient auxPortugais. Jean. Oü croit 1'excellent vin de MadcrefThéodore. Et les cannes de fucre ? . _ T ~Uf nfi fo frnnvpnf tnilS f PS ïollS JjlöJillJi- tU\. IV 1.1UH.V...- J.— canaris, n'eft il pas vrai, papa? Le Pere. Précifement. Ce fut a cette I ifie que le capitaine aborda, & Robin jon i defcendit a terre avec lui. II ne pouvoit fe rafiafier du fuperbe coupC 4  Si Le Nouveau | d'ceil qu'olfre la fertilïté de cette iile. Auffi luin que portoieht fes ycux, il voyuit des montagnes toutes couvertes de treilles. Comme 1'eau lui vint a la bouclé a la vue de ces belles grapes déücieufcs qui pendoient litJ Et commer.t ne fe réga.la-t-il pas, loiiqpe le capitaine eut acheté la permiffion de lai en faire manger tant qu'il voudroit ? Ils apprirent de ceux qui étoient dans la vigne, que pour faire le vin on ne preflbit pas ici le railin,. comme en d'autres pays, par le moyen d'un prclTöir. Théodore. Et comment donc? Li: Pere. lis verfent les grapes dans une grande cuve ,, & enfuite ils foulent le raifin avec les pieds, oü ils 1'écrafént avec les coudes. Lisette. Fi'! je ne me foucie pas de boire du vin de Madere. Jean. Et moi, je ne voudrois pas en boire, quand même ils leferoicnt par le moyen du preffoir. Ciurlot. Póurquoi? Jean. Ah ! tu n'étois pas encore ici, lorfque papa nous expliqua que le vin ne vaut tien aux jeunes gens. II faut entendre tous les maux qu'il peut caufer 1 Charlot. Dit il bien vrai, papa? Le Pere. Sar.s doute, mon cher Charlot, rien n'éfi plus vrai. Les enfans qui boivent i iöüvent du vin, ou d'autres liqueurs fortes, deviennent foibles & fots. Charlot. Fi! je ne boirai donc. jamais, de vin,-  Robinfon. 33, 1 Le Pere. Ce fera fort bien fait a toiT mon enfant. Comme le capitaine fut obligé de s'arrêter quelque tems ici, pour faire réparer fon nasvire, qui avoit écc un peu endommagé , notre Robinfon commenca a s'ennuyer au bout de quelques jours Son efprit inquiet fut avide de changement, &: il fouhaitoit d'avoir des ailes, aHn de pouvoir voler par tout Puniivers, auffi vite que poffible. Dans cet intervalle arriva un vaiffeau Portugais venant de Lisbonne, & qui vouloit .aller au Brêfd en Amèrique. Henri , montrant fur la carte, N'eft-ce pas ce pays-ci qui appartient aux. Portugais, & oü Pon trouve tant de pouïdre d'or & de pierres précieufes?. Le Pere. C'eft juftesnetlt cela. Robinfon lia CGrinöiÜance avec le capitaine de ce vaiffeau, & entendant parler de la poudre d'or & des pierres précieufes, il auroit : donné fa vie pour aller au Biélil, atiu d'y iremplir fes poches. Nicolas. II falloit bien que celui-la n'eüt pas appris qu'on n'ofe point y ramaifer dePor & des pierres précieufes , qui appartiennent au Roi de Portugal. Le Pere, Cela venoit de ce que dans f¥ jeuneffe il n'avoit pas du tout voulu s'inftruire. — Trouvant donc que le capitaine Portugais étoit difpofé a Pemmener avec lui, fans payer; & apprenant que le vaiffeau Anglois feroit obligé de s'arrêter au moins quinze jours encore, il ne put rélifter plus long-.  34 Le IVouve&u t:ms a Pejivie d'aller plus loin. II déclara donc tout net a fon bon ami, le capitaine Anglois , qu'il allok le quitter pour faire le , voyage du Bréfil Celui ci, qui peu auparavant avoit appris de Robinfon même qu'il coaroit le monde a 1'infu & contre le g'é de fes parens, fut charmé d'être débarraile de lui; il lui rit préfent de 1'argent qu'il luiavoit prêté en Angleterre , cc lui donna encore en lus toutes fortes de très-bonnes lec,ons> Robinfon fe rendit donc a bord du vaiffeau Portugais , & le voila en chemin pour le Bréül Ils palferent aifez pres de PiQe de Tènériffe — Lisette. N'eft-ce pas oü Pon voit cette haute moütagne, qu'on appeile le Pic de Ténériffi 2 JeAjN, Eli oui! — avancons. Le Pere. C'étoit un coup-d'ocil admirable le. foir, même long-tems après le coucher du foleil, lorfqu'ane fombrc obfcuiité couvroit déja la mer, de voir le (ömmet de cette montagne y Putte des plus hautes du. monde entier, étinceler encore des rayons, commes'il avoit été tout en feu ! A quelques jours de-la, ils virent fur la nier un autre fpeétacle fort agréable. Une grande quantité de poiffons volans s'élever-ent fur la furface de Peau ; ils reluifoient comme de Pargent poli ; de forte qu'ils jetoient une véritable clarté , comme des rayons de lumiere. Chareot. Y a-t-il donc aula des poiffons. qui volent ?  Robinfon. 35, j Le Pere; Oui, Charlot; il me femble gu'an jour nous-même nous en avons vu un, Théodore. Ah! oui, lorfque nous fümcs Reruiérernent en ville ; mais celui-la n'avoit pourtant ni plumes ni aiies. I Le Pere. Mais il avoit de longues na* t;eoires en forme d'ailerons. C'elt de cellesli qu'il ie fert en guife d'ailes , pour s'élan;er au-defius de. Peau. I Plufieurs jours de fuite le voyage fut fort leureux. Mais tout-a-coup il s'éieva un vio-. tent ouragan, qui fouffla du fud-eft. Les ïagues écumoient & s'amonceloient auiii huit que des maifons , lanc,ant le vaiffeau §a & la. Cette tempête époavantable dura ,-tx jours confécutifs, & jeta le navire fi loin, |ue le pilote & le capitaine ne favoientplus lü ils étoient. Ils efiimerent cependant qu'ils se devoient pas être éloignés des Ifies Caïaïbes. -(Ici dans ces environs.} i Le feptieme jour commencoit précifénient 1 poindre, loriqu'un matelot caufa a tout féquipage la joie la plus vive . en s'écriaut Jout-a-coup, Terre.' J La Mere. Terre! Terre!—Le fouper atend duja; demain nous apprendrons Ia fuite. a Théodore. O bonne marnan, laiflé-nous l'abord entendre comment ils defcendirent, & ce qui leur arriva la! Je me contenterois rolonticrs d'un morceau de pain, fi nous . ellions feulement ici dehors, & que papa röulut continuer a raconter. I Le Pere. Je penfe aufli, chere Manon, jue nous pourrions bien fouper ici fur le |»zon.  ■n$ Le Nouveau La Mere. Comme tuvoudras. Vousn1a«v vez donc qu'a écouter le refte, mes enfansi je vais faire en attendant, les préparatifs du.1 repas. Tous. Oh! c'eft charmant; c'eft a mer-veille! Le Pere. Tous fe rendirent en hate fun le tillac, pour voir quelle étoit la terre ai laquelle ils alloient arriver. Mais dans ces moment même, leur joie fut ch'angée en lai frayeur la plus mortelle. Le vaiffeau tou4 cha , & tous ceux qui étoient fur le tillaöi re,§urent une fecouffe fi violente, qu'ils em toinberent a la renverfe. Jean. Qu'eft-ce que c'étoit donc ? Le Pere. Le vaiffeau avoit donné fui un banc de fable , & s'étoit arrêté au même! moment , comme s'il y avoit été clouéJ D'abord après les vagues écumantes firent jatllir tant d'eau fur le tillac , que tous fui rent obligés de fe refugier dans les chanH bres & 1'entre-pont, pour n'être pas erapori tés par les lames. Alors on cntendit parmi Pcquipage des cris lamen'ables , des géraiffemens , des fan-i glots qui auroient fendu un cceur de roche. Les uns prioient Dieu, d'autres crioient quelques-uns s'arrachoient les cheveux de défefpotr, d'autres étoient fans mouvement comme des cadavres. Parmi ces demiers fe trouvoit Robiv.jon , qui étoit plus mort que vif. . Tout d.'un coup Pon s'écria que le vaif. fean s'étoit fendu ! Cette effroyable nouvelle  Robinfon. *f rendit a tous une nouvelle vie. On courüt proraptement fur le tillac; on defcendit la chaloupe avec la plus grande vitelTe, & tous fauterent dedans. ■ Mais il y avoit tant de monde , que Ia chaloupe, après qu'ils y eurent fauté, furnageoit a peine au-deffus de 1'eau, de Ia largeur d'une main. La terre étoit encore hl éloignée & la terapête fi violente, que chacun regarda comme une chofe impofiible d'atteindre la cóte. Cependant ils firent ce qu'ils purent a force de rames, & le vent les pouffa heureufement vers la terre. Tout-a-coup ils virent une vague , hauté comme une montagne, qui rouloit vers la chaloupe. Tous , a cet afpecl terrible , demeurerent fans mouvement , & laifierent tomber les rames. Ah! voici le moment épouvantable 'de la crife ! La vague mon(lrueufe atteint ' )la chaloupe; la chaloupe eft renverfée , & — tous enfemble font engloutis par la mer en fureur!- Ici le pere s'arrêta; toure la compagnie refta affifé en filence, & plufieurs ne purent fe défendre de foupirer de compafiion. lEnfin la mere , arrivant avec un fouper champêtre , fit cefler ces imprefilons de triptefie. Tornt /. D  Le Nouveau TROISIEME SOIREE. Théodore. IVÏon bon papa, le pauvre Robinfon eft-il donc maintenant perdu fans | reflburce ? - Eft-il mort ? j Le Pere. Nous le lailfames hier dans le 1 plus preflant danger de perdre la vie. La. chaloupe ayant été renverfée, il fut engloutii par la mer , lui & fes compagnons. - Mais ga même vague, la vague terrible qui Pavoit: cnfeveli. Pentraina avec elle, & le lanca dui cóté du rivage. II fut jeté fi rudement contre ! un morceau de rocher, que la douleur le tira 1 de Paffoupiffement léthargique dans lequell il étoit déja plongé. 11 ouvrit les yeux, &: voyant, contre toute attente, qu'il fe trou- ■ voit fur le fee, il employa fes derniers ef«| • forts pour gagner tout-a-fait le haut du rivage. II y parvint; & h. peine y fut il, qu'il re-tomba en foibleffe & demeura affez long-^ tems fans connoiffance. | Lorfqu'enfm fes yeux fe rouvrirent, il fe; leva & fe mit h regarder de tous cótés., Dieu , quel coup - d'ceil! Le vaiifeau , las chaloupe, fes compagnons , tout avoit dm paru; il ne reftoit rien , abfolument rien quet quelques planches arrachées, que les Hots! poulfoient vers le rivage. Lui feul, lui tout: feul avoit échappé a la mort. Tremblant de joie & de frayeur, U fejeta: ï genoux, leva les mains vers le ciel. &>  Robinfon. 39 Iremercia. a haute voix, & en verfantun torrent de larmes , le Seigneur des cieux & de la terre qui 1'avoit fauvé fi miraculeufement. - l J&an. Mais pourquoi auffi Dieu fauva-t-il ; le feul Robinfon, tandis qu'il laiffa périr tous les autres ? Le Pere. Mon cher Jean, es-tu bien en état de découvrir a chaque fois les raifons, pourquoi nous autres, qui fommes plus avancés en age que vous, & qui vous aimons tendrement , nous faifons , a votre égard , telle ou telle chofe ? Jean. Non. Le Pere. Derniérement, par exemple, que la journée étoit fi belle, & que nous avions tous fi grande envie d'aller faire une petite partie de onaffe au pays desfraifes , qu'eft ce que je fis? [ Jean. Je ne 1'ai pas oublié; il fallut alors ,que le pauvre Nicolas gardat la maifon , & nous autres nous fümes forcés d'aller a Wanf- bec, & non au pays des fraifes. Le Pe're. Mais pourquoi avois-je donc été affez cruel envers le pauvre Nicolas, pour ne lui pas permettre de venir avec nous ? — Nicolas. Ah! je le fais bien encore : notre Bromlei arriva bientöt après, qui me prit pour aller chez mes parens , que je n'avois pas vus de long-tems. Le Pere. Et cela ne te fit-il pas plus de plaifir qu'une tournee au pays des fraifes? \ Nicolas. Oh ! plus, beaucoup plus! D a  40 Le Nouveau !Le Pere. Je favois d'avance que Bromlei viendroit, & je t'ordonnai, a caufe de cela, de refter a la niaifon. -Et toi, Jean, qui rencontras-tu a Wansbec ? Jean. Mon bon papa & ma bonne maman , qui y étoient auffi. Le Pere. Cela également je le favois; & par cette raifon je vous fis aller cette fois-la . a Wansbec, & non au pays des fraifes. Mon arrangement d'alors n'entroit pas du tout dans vos têtes; car vous ne faviez pas i mes raifons. - Mais pourquoi ne vous les avoir jas dites ces raifons? Jean. Afin de nous caufer une joie inat- • tendue, lorfque nous verrious nos bons pa- • ïens fans Pavoir fu d'avance. Le Pere. Tout jutte : eh bien , mes enfans , ne penfez - vous pas que Dieu aime: fes enfans, c'eft-a-dire, tous les hommes ,, autant que nous vous aimons ? Théodore. Oh ! fans doute, & même: encore davantage. Le Pere. Et ne vous a-t on pas appris; cléja depuis long-tcms que Dieu fait&con-. moit beaucoup mieux toutes chofes que nous > autres, pauvres mortels, dont les lumieres; font fi bornées, & qui favons fi rarementt ce qui nous eft véritablement avantageux ?1 Jean. Oui, je le crois bien : Dieu a auffii une fcience fans bornes, & connoit toutce: qui doit arriver; c'eft ce que nous ne connoiflbns pas. Le Pere. Puis donc que Dieu aime fi pateruellement tous les hommes, & qu'il eftj  Robinfon. 41 en même tems fi fage, qu'il fait feul ce qui nous c(t réellement utile, comment pourroitil ne pas le faire en notre faveur? Théodore. Oh! tres certainenient; Dieu le fait toujours. Le Pere. Mais fommes-nous toujours en état de dccouvrir les raifons pourquoi Dieu fait ï notre égard telle ou telle chofe I de cette maniere plulót que d'une autre? Jean. II faudroit pour cela que nous fuf; fions auffi favans & auffi fages que lui. Le Pere. Eh bien! mon cher Jean , astu envie préfentement de répéter la queftion que tu faifois ? Jean. Quelle queftion? Lts Pere. Celle-ci : Pourquoi Dieu ne fauva-t-il que Robinfon, & laiil'a-t-il périr ■ tous les autres dans les eaux ? Jean. Non ! Le Pere. Pourquoi non? i Jean. Paree que je vois a préfent que 3 c'étoit une queftion déraifonnable. Le Pere. Déraifonnable? Jean. Oui, paree que Dieu fait très-bien ij pourquoi il fait une chofe, & que nous ne pouvons pas le favoir. Le Pere. Le bon Dieu avoit donc in» • conteftablement des raifons fages, excellentes & dignes de lui, pour permettre que tout Pcquipage fe noyat, & pour ne conferver la vie qu'au feul Robinfon; mais ces raifons , nous ne pouvons pas les pénétrer. Nous pouvons bien conjecturer jufqu'a un certain D3  4» Le Nouveau point, mais nous ne devons jamais nous inuginer d'avoir rencontré jufte. Dieu pouvoit pré voir, par exemple, qu'une plus longue vie feroit plus nuifible qu'utite a ceux qu'il laiffa périr; qu'ils tomberoient dans de grandes adverfités, ou même qu'ils deviendroient vicieux ; a caufe de cela, il les retira de la terre, & conduilit leurs ames immortelles dans un endroit oü elles font J plus heureufes qu'ici Quant a Robinfon , il lui conferva vraifemblablement la vie, afin que les affliétious fufient pour lui une école de fageffe : car Dieu étant un bon pere, il emploia auffi les adverfités pour corriger les hommes, lorfqu'ils ne veulent pas fe laifler toucher par fes bontés & fon fupport. Retenez ceci, mes chers eufans : dans ie cours de votre vie, il peut vous arriver des chofes dont le but fera impénétrable pour vous. Alors, au lieu de raifonner témérairc-j Bient, & de vouloir expliquer ces énigmes, dites en vous même : *> Dieu fait bien mieux . que moi ce qui m'eft avantageux; je fouffrirai donc volontiers 1'épreuve qu'il m'envoie. Je fuis convaincu que s'il me la dif-penfe , c'eft afin que je devienne encore meilleur que je ne fuis ; je veux donc travailler a le devenir, & certainement Dieu . bénira auffi & récompenfera mes efforts. Henri. Etoit-ce comme cela que Robinfon penfoit aéhiellement ? Le Pere. Oui; aétuellement qu'il avoit: été en fi grand danger de perdre la vie , & ; qu'il fe voyoit abaudonné de tout le monde ,  Robinfon. 43 actuellement il fentoit dans le fond de fon cceur combien fa conduite avoit été injiiftc & blamable ; actuellement il prenoit la ferme réfolution de fe corriger fincérement & de ne jamais faire aucune action contre les lumieres de fa confcience. Nicolas. Mais que fit - il donc après cela ? Le Pere, Lorfque la joie qu'il avoit dc fon lieureufe délivrance fut paffee, il fe bit a réiléchir fur fa lituatiori. 11 regarda tout | autour de lui; mais par-tout ce n'étoient. que des buiüons & des arbres; d'aucun cöté il n'appercevoit rien qui put lui faire préfumer que ce pays fut b'abiié par des hommes. C'étoit déja la une néceflité terrible pour lui, que celle de vivre ainli tout feul dans \ un pays étranger. Mais les cheveux luidrel> ferent bien autrement a la tête, lorfqu'il fe l dit enfuite a lui-même :. s'il y avoit ici des ; bêtes féroces ou des hommes fauvages , en forte que tu ne fufl'es pas un- moment eu : fureté ? Charlot. Papa, y a-t-il donc auffi des ' hommes fauvages ? Jean. Eh ! oui, Charlot. N'as-tu pas encore cntendu parler de cela? 11 y a loin - &. ii qui fait combien loin d'ici!-des hommcs, qui font auffi fauvages que les bêtes Théodore. Qui vont prefque tout nus : figure-toi un peu Charlot! Henri. Oui, & qui ne s'cntendent a rien ; qui ne favent ni batir des maifons, ni culti. ver un jardin, ni labourer un champ. D 4  44 Le Nouveau Lisette. Et qui mangent de la chair crue & des poiffons cruds ; je l'ai bien oui dire ! N'eft-il pas vrai, papa, ne nous 1'as-tu pas raconté ? Jean. Oui, & croirois-tu que ces pauvres gens ignorent entiérement qui les a créés, paree qu'ils n'ont jamais eu. perfonne qui le leur au appris ? Henri. C'elt pour cela auffi qu'ils font fi barbares! imagine-toi un peu, quelquesuns d'entr'eux mangent même de la chair humaine! Charlot. Fi! les vilains hommes! Lb Pere. Les pauvres malheureux hommes ! voulois-tu dire Hélas ! ces pauvres gens font affez a plaindre d'avoir été clevc's dans cette ignorance , & de vivre comme les brutes! Charlot. Viennent-ils qnelquefois ici? Le Pere. Non; les contrées oü il fb trouve encore de ces infortuncs , font fi éloignées, qu'ils ne viennent jamais ici. Leur nombre diminue aufli tous les jours, paree que les autres hommes civilifés, qui arrivent chez eux, tachent de les inftruire & de les civilifer également. Henri. Y avoit-il donc de ces fauvages dans le pays oü la tempéte avoit jeté Robinfon ? Le Pere. C'eft ce qu'il ignoroit encore.Mais comme il avoit une fois entendu dire qu'il fe trouvoit des fauvages dans les ifles de cette partie du monde, il penfa qu'il fe pourroit bien qu'il y en eut auki la oü il  Robinfon. 45 étoit préfentement; & cela lui caufa une fi ■ grande frayeur, que tous les membres de fon corps lui tremblerent. Théodore. Je le crois : il ne feroit pas plaifant non plus de rencontrer des fauvages. Le Pere La frayeur le rendit d'abord comme immobile. II n'ofoit bouger de fa place ; le moindre bruit 1'intimidoit ; fon ■ cceur étoit glacé; mais une foif brülante le tira bientöt de cette langueur affreufe; & ne pouvsnt plus y réfifier, il s'étoit forcé d'aller ca & la pour chercher quelque fource ou quelque ruilfeau. Heureufement il trouva une eau pure & limpide , oü il pouvoit fe rafraichir a fouhait. Oh! quel bienfait délicieux pour un homme que la foif dévore l Robinfon en rendit graces a Dieu, efpérant qu'il lui accorderoit aulfi la uourriture. Celui qui nourrit les oifeaux du ciel, difoit, il, ne me lailfera pas mourir de faim! A la vérité, ce n'étoit pas la faim qui le preflbit, paree que Pangoilfe & la frayeur lui avoient öté Pappéiit; mais il foupiroit d'autant plus aptès le repos. Ses fouffrances, fes anxiétés 1'avoient tellement épuifé, qu'il pouvoit. a peine fe tenir fur fes pieds. Cependant il s'agiffoit de favoir oü il pourroit paffer la nuit: par terre, & a la belle étoile? Mais il pouvoit venir des hommes ou des bétes fauvages qui le dévoreroient. De maifon, ou de cabane, ou de caveine, il n'en appercevoit nulle part aucune tiace; il pleuroit. 11 étoit inconfolable; il ne favoit quel parti il devoit pifeflr  4$ Le Nouveau dre. A 1» fin, il fe détermiua a imiter les5 oifeaux, & a chercher comnic eux un afyle: fur quelque arbre. Bientöt il s'en offrit a fa ij vue un dont les branches étoient frépailfes J, fi touifues, qu'il pouvoit s'y alfeoir &. sVdoller commodénient. 11 grimpa fur cet arbre, fit a Dieu une priere fervente, s'ar-rangea enfuite, & s'endormit a 1'inftant. j Pendant lefommeilj fon imagination échauffée lui retraca tous les évécemens de lai veille. Agilé par des fonges pénibles , ill croyoit voir encore les flots mugilfans, les navire s'enfoncer; il croyoit entendre les; fanglots de 1'équipage. Après cela il crutt voir fes parens ; il lui parut qu'ils étoient accablés de chagrin & de trifteffe, qu'ilsi s'afiligeoient pour 1'aniour de lui , qu'ilsi foupiroient, pleuroient, levoient les mainsi au ciel, & ne vouloient pas recevoir de confolation. Une fueur froide fortit de tout fon corps. II cria tout haut: „ Me voici y me voici, mes chers parens!" & en s'é* criant de la forte, il voulut fe jeter dans leurs bras; il fit un mouvement tout en dormant, & tomba de 1'arbre. Lisette. Oh! le pauvre Robinfon! Théodore. Le voila mort, fans doute ? Le Pere. Heureufement il n'avoit pas été affis fort haut, & la terre étoit fi cou-t verte d'herbe, qu'il ne tomba pas trop rui dement, II ne fentit des douleurs qu'ai cöté fur lequel il étoit tombé; mais ayanti fouffert beaucoup plus en fonge , il les compta pour rien. II grimpa de nouveau  Robinfon. 47 ar Parbre, & y demeura affis jufqu'au lever B foleil. Alors il fe mit a réfiéchir profondément ar les moyens de fe procurer quelque nouriture. Tout ce que nous avons en Europe ■ manquoit. II n'avoitni pain? niviande, ii légumes, ni lalt; & quand même il auroit >u de quoi mettre au pot ou a la broche, 1 n'avoit ni feu, ni broche, ni pot. Tous es arbres qu'il avoit vus jufqu'ici, étoient le Pefpece de ceux qu'on appelle Bois de £ampéche, qui ne portoient aucun fruit, e qui n'avoient que des feuilles. I Jean. Quelle eft donc cette efpcce d'ar>res ? I Le Pere. Ce font des arbres, dont le )ois fert a toutes fortes de teintures._ Ils ;roilfent dans quelques contrées d'Amérique, k Pon en tranfporte beaucoup en Europe, lÖuand on fait bouillir le bois de Campêche fans de Peau, elle devient d'un noir rou;eatre , & alors les teinturiers emploient :ette eau a nuancer d'autres couleurs. \ Mais revenons a notre Robinfon. I Toujours incertdn fur ce qu'il devoit faii-e, il defcendit de Parbre. Comme il n'a/oit pris aucune nourriture tout le jour précédent, la faim commenca a le tourmenter prriblement. II fit de cóté & d'autre quelques milliers de pas, mais il ne trouva rien que des arbres ftériles & de 1'herbe. Ce fut le comble de fon angoiffe. „ Je „ ferai donc réduit a mourir de faim!" s'écria-t-il en fanglottant & regardant vers le  4? Le Nouveau ciel. Cependant la nécelïité ranima fon cou- rage & lui rendit affez de forces pour courir rl le long du rivage, & chercher, avec foin ,, s'il ne trouveroit nulle part quelque chofe; qu'il put manger. Mais en vain! Rien que des bois de Cam-r pêche & des faules des Indes; rien que dek 1'herbe & du fable! Foible, exténué& n'eni pouvant plus, il fe jeta le vifage contrei terre, fondit en larmes, & fouhaita d'avoiri péri dans les eaux, plutót que d'être réduitt a mourir fi niiférablement de faim! II avoit déja formé le delfein d'attendre,. dans cette fituation défefpérée, la mort lentei & affreufe de la faim, lorfque fe tournantl par hafard, il appcrcut un faucon de men qui dévoroit un pohTon qu'il avoit pris. Tout d'un coup il fe rappella ces mots qu'il avoit lus un jour quelque part: Le Dieu qui nourrit les corbeaux, N'oubltra pas ce que nous fommes; Sa grandeur, qui paroft dans les moindres oifeau», Avec dclat brillen dans les. hommes. Alors il fe fit a foi-même des reproches d'avoir eu fi peu de confiance en la divinl Providence; &, fe levant aufli-tót avec précipitation, il réfolut de marcher aulfi loidi que fes forces pourroient le lui permettrei 11 continua donc d'aller Ie long de la cóte, & de regarder par-tout s'il ne découvriroiti point quelque nourriture. A la fin il appergut de^ écailles d'huitre fur le fable. II courut avec avidité vers cél  Robinfon. endroit, & examina foigneufement s'il ne trouveroit peutêtre pas quelques huitres. H en trouva, & fa joie fut inexprimable. Jean. Les huitres font-elles donc comme cela fur terre? Le Pere. Non pas abfolument. Elles vivent, au contraire, dans la mer, öü elles is'attachent aux rochers les unes fur les au; tres, en forte qu'elles forment véritablement iune petite montagne. Un pareil monceau fe nomme un Ut dViuitres. Or, les Hots ten donnant contre , détachent plufieurs de ces huitres, & Ie flux les apporte vers le .rivage. Lorfqu'enfuite le tems du flux eft pafte, & que le reflux commence , elles idemeurent a fee fur le fable. k. *rH^RL0T- Qu'eft ce donc que le reflux & le flux? Lisette. Quoi! tu ne le fais pas? C'eft jquand 'eau grolfit comme cela, & qu'eniluite elle s'écoule. Chareot. Quelle eau ? Lisette. Hé! 1'eau de la mer. L'Ami R. Charlot, fais-toi expliquer cela ijpar ton frere Jean; il faura bien t'en donner rune idee jufte. Jean. Moi? - Eh bien, efiayons. N as-tu pas remarqué que 1'eau de 1'Elbe approche quelquefois plus prés de la terre, & qu enfuite après quelque tems elle fe retire , & qu'alors on peut marcher la oü il y avoit de Peau auparavant? bienHA^LOT' °h qU£ °ui' Ceft Ce que j'a} Tome I. , jj  5© Le Nouveau Jean. Eh bien! quand 1'eau croit de maniere qu'elle paffe les bords, on appelle cela le flux; mais quand elle fe retire & que le bord relle a fee, on appelle cela le reflux. Le Pere. Sur cela il faut te dire, mon cher Charlot, que toutes les vingt-quatre heures, les eaux de 1'Océan moment deux fois de cette maniere , & defcendent deux fois auffi. Elles s'élevent pendant un peu plus de fix heures, & puis elles s'abaiffent pendant un peu plus de fix heures. Les heures oü elles s'élevent, c'eft le tems du flux; les heures oü elles s'abaiffent, c'eii le tems du reflux. Le comprends-tu a préfent ? Charlot. Oui; mais pourquoi la mer s'élevc-t-elle donc toujours ainfi? Théodore. Je crois le favoir, moi; cela vient de la lune qui attire les eaux, de forte qu'elles font forcées de monter. Nicolas. Oh! nous avons déja entendu cela fi fouvent! Laiffez donc continuer papa. Le Pkre. Une autre fois, Charlot, je t'en dirai davantage fur ce fujet. Robinfon ne fe fentoit pas de joie, d'avoir frouvé de quoi appaifer un peu fa faim dévorante. Les huitres qu'il avoit trouvées ne fuffifoient pas, a la vérité, pour le rafi'afier tout-a-fait, mais il étoit content d'avoir fculement quelque chofe pour étourdir fa faim. Sa plus grande inquiétude fut alors de lavoir oü il demeureroit dans la fuite, afin de n'avoir rien a craindre des fauvages ni  Robinfon. 51 des bêtes féroces. Son premier gite avoit été fi incommode, qu'il ne pouvoit penfer, fans friffonner, aux units fuivantes, s'il étoit obligé de les pafiér toutes de la même manicre. Théodore. Oh! je faisbien ce que j'aurois fait. Le Pere. Etqu'aurois tufait? Dis-nousle un peu. Théodore. Oui, j'auroiscommencépar \ batir une maifon avec des murailles épaiffes 1; commtctla, & avec des portes de fer d'une force! - Et puis j'aurois fait tout autour i un folfé avec un pont levis, & ce pont-levis, i je 1'aurois haufie tous les foirS, & alors les I fauvages eulfent été bien fins, s'ils avoient ■ pu me faire le moindre mal, pendant que i j'aurois dormi. Le Pere. Voila parler cela! C'eft domI mage que tu ne te fois pas trouvé la; tu I étois en état de donner d'excellens confeils •au pauvre Robinfon. — Mais - je fonge Ipourtant k une chofe. - As-tu jamais examiné, avec afiez d'attention, comment les charpentiers & les magons s'y prennent, I lorfqu'ils batiifent une maifon? Théodore. Oh que oui , & déja fi fouvent! - Lc magon commence par préparer la chaux & y mêle du fable. Enfuite il rofe toujours une pierre fur 1'autre, & avec fa truelle il met du ciment entre deux, afin qu'elles tiennent bien fortement enfemble. Enfuite les charpentiers, avec leurs haches, k mettent a tailler les poutres & les ajuftent E 2  cja Le Nouveau avec foin. Après cela , au moyeu d'une foulie, ils guindent les poutres au haut du mur, & les joigntntenfuite ils fcient aufli des planches & des lattes qu'ils clouent fur des chevrons pour y pofer les tuiles. Et enfuite. — Le Pere. Je vois bien que tu as obfervé 'au mieux comment ils s'y prennent pour batir une maifon. Mais le macon fe fert pourtant de chaux & d'une truelle, & de briques ou de pierres , qu'il faut commencer par tailler; & les charpentiers ont befoin de haches, de fcies, de vilebrequins, de cloux , d'équerres & de marteaux. D'oü aurois-tu pris tout cela, fi tu avois été a la place de Robinfon? Théodore. Mais .... voila ce que je ne fais pas! Le Pere. II en étoit de même de Robin-. Jon, & par cette raifon il falloit bien qu'il, renon§at au projet de batir une véritable niaifon... 11 n'avoit pas un feul inftrumentv excepté fes deux mains, & avec cela tout feul on ne batit point de maifons telles que les nótres. Nicolas. Eh! il n'avoit donc qu'a faire une petite cabane avec des branches qu'il auroit arrachées des arbres. Le Pere. Et une petite cabane faite de rameaux auroit-elle pu le défendre contre les ferpens, les loups, les panterres, les tigres, les lions & les autres bêtes féroces. de cette efpece?  Robinfon, 53 Jean. Ha! - pauvre Robinfon, comment te tireras-tu d'un fi cruel embarras? Nicolas. Ne favoit-il donc pas tirer? Le Pere. Oui, s'il avoit eu feutement un fufil & de la poudre & du plomb. Mais encore un coup , le pauvre garcon n'avoit rien, abfolument rien que fes deux mains. En réiiéchiffant fur fa fituation, en calcuJant que toutes les relfources lui manquoient, il retomba tout-a coup dans fa première trif. telfe. A quoi me fert, difoit-il en lui-même , d'avoir échappé jufqu'iei a la mort de la faim, puifque cette nuit, peut-être, les bêtes lauvages me déchireront ? Il lui fembla, eneffet, (tant 1'imagination a d'inrluence fur les hommes! ~) qu'un tigre furieux étoit devant lui; qu'il ouvroit une gueule efl'rayante, & fe préparoit a le mettre en piece ; s'imaginant que ce tigre lc preuoit déja par Ia gorge, il jette un grand cri: n O mes pauvres parens!" &. tombe par terre a demi-mort. Après y avoir été étendu quelque tems, & avoir lutté contre Pangoifle & le défefpoir, il fe fouvint d'un pfeaume qu'il avoit qüeiquefois entendu chanter a fa pieufe mfcre, loifqu'elle avoit quelque fujet d'affliétion. Ce pfeaume commence ainfi: Qui fous Ia garde du grand Dieu Pour jamais fe retire , A fon ombre, en un fi üaut lieu, Affuré fe peut dire. Dieu feul eft mon libérateur, Mon efpoir,, mon aiyloj Sous la main d'un tel protecleur, Myn arae, fois tranquilie. E3 Jean. Ha! - pauvre Robinfon, comment te tireras-tu d'un fi cruel embarras? Nicolas. Ne favoit-il donc pas tirer?  54 *->t ivouveau Cela le fortifia véritablement. Deux ou trois fois il récita tout bas ce beau cantique avec beaucoup de ferveur; après cela il fe mit a le chanter a haute voix; il recueüht en même tems fes forces pour fe lever, & alla voir s'il ne trouveroit pas quelque part une caverne qui put lui fervir de retraite aflurée. ••• ,. r Mais dans quel endroit d'Amerique ie trouvoit-il? Etoit ce fur terre-fcrme ou dans quelque ifle? Voila ce qu'il ignoroit encore ; mais il vit de loin une montagne, & u marcha de se cóté. Chemin faifant il fit la tnfte decouyerte, que toute cette contrée ne produifoit que: des arbres flériles & de Pherbe. U eft aiféj de concevoir quelles idees fombres cette vua: lui infpira. II grimpa avec peine au haut de la montagne, oui étoit paffablementélevée^ & d'oul il pouvon voir tout autour de lui a la ml-tance de plufieuis lieues. II vat donc ave* effroi ou'il étoit effcétivement dans une ïlLel & qu'auffi loin que portoit fa vue il ne pat roiffoit aucune terre, excepté deux ou trois petitcs ifles, qui, a quelques lieues de la, fortoient de la mer. . r, Pauvre, pauvre malheureux que je luis i r> s'écria t-il, en levant douloureufement les .mains tremblantes vers le Ciel. II eft donc * vrai que je fuis féparé, abandonne de tous .les hommes, & qu'il ne me refte aucun „efpérance d'être jamais, jamais tiré de ct «tnfte défert? O mes pauvres parens affll ■I  Robinfon, «gés, je ne vous reverrai donc jamais! Jah mais je ne pourrai donc vous demander j« pardon de ma faute! Jamais je n'entendrai foplus la douce voix d'un ami, d'un horaP» we• ~ Mais j'ai mérité mon fort, conti* nua-t-il. O Dieu ! tu es jufte duns tes!« voies! j'aurois tort de me plaindre. C'elt v» moi qui n'ai pas voulu que ma condition :n fut meiileure." Morne &, tel qu'un homme qui rêve, il ne Ibougeoit pas de la place, & fes regards libes étoient comme collés a la terre. « Abanjndonné de Dieu & des hommes!" ce fut Jfa i'eule penfée. — Heureufement enfin il sfe rappella encore un verlet de fon pfeaume. ladmirable & confolant:. A tous fes vceux je rëpomfrai\: Et, quoi qu'il entreprenne, Auprè-i de lui je ras tiendrai,. Pour le tirer de ptinc. A louhait il verra fes jours Et profpt-rer &■ crottre; Et toujours pour lui mon fecours Sera pret a psroitre. 11 fe jeta avec ardeur a-genoux devant Dieu,. ipromit d'être patiënt & réligné dans fes maux,. & demanda la force de les fupporter. [ Lisette C'étoit pourtant très-bien k ce Robinfon de favoir de fi beaux pfeaumes qui le confoloicnt ainli dans fon malheur. Le Pere. Sans doute, que c'étoit trèsbien! Que feroit-il devenu alors, s'il n'avoit pas fu que Dieu tft le pere de tous les hommes, & qu'il elt fouverainement bon, E4  g6* Le Nouveau tout-puifllmt & préfent par-tout ? II auroit péri de frayeur & de défefpoir, fi on ne lm avoit pas enfeigné ces douces & grandes vcritésf Mais 1'idée de ce Pere cclefte lm redonnoit une nouvelle confolation fcc un i nouveau courage, toutes les fois qu u ne : favoit que devenir de détrefie. _ Lisette. Veux-tu auffi m'enfeigner encore : bien des chofes de Dieu , comme tu en as i enfeigné aux autres? Le Pere. Volontiers , ma chere eniantj. A mefure que tu deviendras de jour en jour : plus raifonnable, je te raconterai auffi plus* de chofes de notre bon Dieu. Tu fais quej; ie ne parle de rien plus volontiers que: neb lui, qui eft fi bon, li grand & ii nufeni cordieux. , , . Lisette. Oh! c'eft admirable ! Kien neï me fait auffi plus de plaifir, que quand tij nous parles de Dieu. Je m'en réjouis rieja, d'avance. _ , , . j Le Pere. Tu as fujet auffi ma chere LM fette; car quand tu apprendras a bien cofll noitre Dieu, tu t'ciïorceras encore bien dal vantage a devenir toul-a-fait bonne , & pwi tu feras encore bien plus contente qu'a pré-, fent. — , ,1 Robinfon fe fentit alors beaucoup plus cle< forces , & fe mit a grimper auteur de 11 montagne. Long tems fes peines furent inuj tiles pour découvrir un endroit ou il put II procurer un afyle fur. A la fin, il arriva | une petite montagne qui fur le devan: étoiti eicarpée comme une muraille. En examinanti  Robinfon. ^ I Coté avec plus d'attention, il trouva une pee qui étoit un peu creufée, dont 1'enrée étoit paflablenient étroite. I S'il avoit eu un pic, un cifeau de tailleur ■ Plerre & d'autres outils, rien n'eüt été flus facile que de travaüler ce creux qui |toit en partie dans le rocher & de le'rentte propre a fervir de demeure ; mais il n'atoit aucune de ces chofes. La queftion étoit rïonc de favoir comment il y fuppléeroit I Après s'être long-tems caifé Ia tête laJeffus, il raifonna de la forte : * Les arbres { que je vois ici paroiflent être comme les I Huiles de ma patrie , qui fe tranfplantent I aiiement. Je déchaujftrai & tirerai de I terre avec mes mains une quantité de ces I jeunes arbres, & ici devant ce trou je > les plantcrai ferrés fur une petite place, I en forte que cela fera une efpece de mur. I Lorfqu'enfuite ils auront repouffé & cru ■ je pourrai dorrair dans eet enclos auffi fü! : rement que fi j'étois dans une maifon ; car. par derrière , la muratlle efcarpée de ce : rocher me garantira; par devant & des ) cotés, je le ferai par les arbres qui feront ; ferrés les uns contre les autres. f' ' II fe réjouit de cette heureufe idéé, & fe ut auffi-töt en devoir de 1'exécuter. Sa joie I e.ncore Plus grande, lorlqu'it vit tout res de cet endroit une fource belle & claire m jailliffoit de la montagne. II y alla, afire fe foulager, paree qu'il avoit extrémeïent ioif, pour avoir couru de cöté & dTau> •e u 1'ardeur du ibleü.  gg Le Nouveau Théodore. Faifoit-il donc fi chaud dam 11 Le Pere. Tu peux bien le penfer 1 Tiens^ (il montre fur la carte ) voici oü font lei ijles Caraïbes, du nombre defquclles etofc vmifemblablement cclle oü Robinfonïz troai voit aétuellement. Or 3 vois-tu, ces ïlles * font pas fort éloignées de la oü 1'on dit qu ce qu'il eüt entiérement paliffadé la petite place devant fa future demeure. Mais comme une feule rangée d'arbre flexible ne lui parut pas une muraille fuffifante pour le garanfir, il ne plaignit pas fa peine , & planta encore une feconde rangée autour de la première. Enfuite Ü entrela^a de branchages les |eux rangées , & enfin il en vint même |uf4u'k 1'idée de remplir avec de la terre , 1'in. fervalle qui étoit entre elles. Cela fit une aiuraille li folide, qu'il auroit falJu une trésgrande force pour Penfoncer. | Chaque foir & chaque matin il arrofoit fa fetite plantation avec 1'eau de la fourcevoiine. Pour y puifer , il fe fervoit de fon icuelle de coco. Bientót il eut Ia joie de •roirque fes jeunes arbres poulfoient & verdif. bient au point qu'ils ofFroient un coup-d'ceil :harmant. Après qu'il eut prefqu'entiérement achevé ii haie , il employa une journée a. faire beauoup de groflés cordes dont il fe forma une chelle du mieux,qu'il put. Henri. Et a quoi bon cette échelle ? t Le Pere. Tu le fauras tout-a-l'heure. ;on deffein étoit de ne point faire de porte F ï  ^4 Le Nouveau a fon habitation, mais de planter encore des arbres qui boucheroient même la ièule ou. verture qui reftoit. Henri. Mais comment vouloit-il donc entrer & fortir ? Le Pere. C'étoit a cela précifément que devoit lui fervir 1'échelle de corde 11 faut favoir que le rocher qui dominoit fur fa de- • meure, avoit environ deux étages d'éléva- • tion. Au haut il y avoit un arbre. Ce fut la qu'il attacha fon échellè de corde, & il la: fit defcendre jufqu'a lui. II effaya enfuite , s*iÖ pourroit grimper par ce moyen, & cela lui jréufiit a fouhait. Tout ceci étant achevé, il fongea comment ïl pourroit donner au petit creux qui étoitt dans la montagne, une affez, grande étendue: pour qu'il lui fervit de logement. II vit bieni qu'avéc fes mains feules il n'y auroit pass moyen de Pentreprendre. Que faire , parr conféqueht ? II fallüt chercher a découvrirr quelque outil dont il put s'aider. Dans ce deffein , il fe rendit a un endroitt oü il avoit vu par terre beaucoup de pierress vertes , qu'on appellepierre de talc, & qui, font fort dures. Ayant cherché avec foin,, ïl en trouva une dont la fimple vue le fitt d'abord treffaiilir de joie. C'eft que cette pierre avoit véritablementt Ia forme d'une hache ; elle avoit un tran-chant, & 'même un trou propre a y faire entrer un manche. Robinfon vit au premierr coup-d'ccil, qu'il pourroit s'eti faire une vé-j ïitable hache, pour peu qu'il parvint a agrafe  Robinfon'. *S tólr le trou. Après bien des peines , il en viut .heureufement a bout, par le moyen d'une nautre pierre; enfuite il y fit entrer un gros rbaton, pour fervir de manche, & avec les pcelles qu'il avoit faites lui-même, il 1'attaccha auffi ferme que s'il y avoit été cloué. II c'fiaya auffi-tót s'il ne pourroit pas abat[itre un jeune tronc ; cette tentative, qui ne [Cut pas moins heureufe , le remplit d'une i joie inexprimable. On eut pu lui offrir mille ficus de cette hache, qu'il ne 1'auroit pas ïdonnée, tant il s'en promettoit d'avantages. En continuant de chercher parmi les pierlités, il en tirouva encore deux, qui lui pairurenl également très-propres a étre emIployées-, L'une avoit a peu prés la forme d'un de ces maillets dont fe fervent les I tailleurs de pierre & les menuifiers; 1'autre l reffcmbloit a un baton court & gros, & i étoit pointue du bas csmme un coin. Ro] binfon les emporta l'une & 1'autre, & s'en ijretourna très-content a fi demeure, pour fe Imettre tout de fuite a l'ouvrage. II réuffit parfaitement. En mettant la pierre \pointue, qui avoit la forme d'un coin, conI tre le terrain & contre les morceaux de rotcher, & en frappant deffus avec le maillet, l il en détacha fucceffivement plufieurs. Quel\ ques jours après il avoit tellement avancé, |que la'place lui parut affez grande pour lui | fervir de logement & de gite. II avoit déja auparavant arraché avec les | mains une quantité d'herbe, qu'il avoit exil pofée au foleil pour faire du foin; elle e'toic F 3  6$ iL,c Nouveau alors fuffifamment féchée. II la potta donc dans fa grotte, pour s'en faire un bon lit. Dès lors rien ne 1'empécha plus de re- • commencer a dormir ala fagon des hommes,., c'eft-a-dire couché; après s'être vu obligé,, pendant plus de huit nuits, de fe percherfur un arbre comme les oifeaux. O quelle ■ volupté ce fut pour lui, de pouvoir enfin.: étendre mollement fes membres fatigués furun lit de foin! 11 en remercia Dieu, & dn* cn lui même : Oh! fi mes compatriotes fa-voient ce que c'eft que de pafl'cr , comme-: j'ai fait, plufieurs nuits de fuite afïis fur une::. branche dure, qu'ils s'eflimeroient heureuxx de pouvoir goüter les douceurs du fommeil,, dans des Hts commodes & a 1'abri des chü-tes! Et certainement ils ne laifferoient s'é-couler aucun jour, fans rendre a Dieu de? vives aélions de graces pour tous les agré-mens, toutes les dé'lices dont leur vie efli affaifonnée. Le jour fuivant étoit un Dimanche. Ro¬binfon le confacra au repos, a la priere a la méditation. II paffoit des heures entierei a genoux, fés yeux humides tournés vers le; ciel, & fuppliant Dieu de lui pardonner fess péchés, de bénir & de confoler fes pauvres; parens. Enfuite, avec des larmes de joie,, il remercioit le Créateur du fecours mervcilleux qu'il en avoit obtenu dans une fitua-tion oü il étoit abandonné de tout le monde;, il lui promettoit de fe corriger chaque jour,, & de perfévêrer dans fon obéiffance filiale, «si m  Robinfon: of? Lisette. Voila pourtant ce Robinfon >devenu bien meilleur qu'il n'étoit. ; Le Pere. C'eft auffi ce que le bon Dieu prévoyoit, qu'il fe corrigeroit lorfqu'il éprou■veroit le malheur ; & ce fut précifément a ■caufe de cela qu'il lui difpenfa cette épreuve. rVoila comment notre bon pere célefte en agit toujours avec nous. Ce n'eft point dansfa colere, mais dans fa tendre charité qu'il ;nous envoie quelquefois des maux , paree 'qu'il fait que rfous en avons bcfoin pour /devenir meilleurs; ce font des remedes en'tre fes mains bienfailantes. I Pour ne pas oublier 1'ordre des jours, & s afin de favoir réguliérement quel jour feroit un dimanche , Robinfon eut 1'idée de fe faire un almanach.. Jean. Un almanach ?■ Le Pere. Qui, qui n'étoit pas, a la- vé[r-Wéj imprimé fur du papier, ni auffi exaét» que ceux que nous avons en Europe; mais cependant un almanach d'après lequel if pouvoit compter les jours. , Jean. Et comment fit-il donc cela? Le Pere. N'ayant ni papier ni rien de ce qu'il faut pour écrire , il choifit qnatre arbres 1'un a cóté de 1'autre, dont 1'écorce étoit unie. Sur le plus grand des quatre, il tracoit tous les foirs, avec une _ pierre trancha'nte, une petite raie qui fignitioit a chaque fois, qu'il y avoit un jour d'écoulé. Or, toutes les fois qu'il avoit fait fept raies , la femaine étoit finie; & alors il tailloit, dans l'arbre a cóté, une autré-raie, qui fignU  Le Nouvcaü gnifioit une femaine. Toutes les fois qw'ïf avoit fait dans un fecond arbre quatre raics\\ il défignoit dans le troilicme arbre par une, raie feniblable, la révolution d'un mois en^J tier, & quant a la fin ces fignes de moisjj étoient au nombre de dou^e , il marquoilj fur le quatrieme. arbre ,. que Pannée entiere! étoit finie. Henri. Mais les mois ne font pas tousj également longs, les uns ont trente jours , les autres trente -uti : comment pouvoit-ili donc exaclcment. favoir combien chacun. a< de jours? Le Pere. C'eft ce qu'il favoit compter lui fes doigts. Jean. Sar fes doigts? Le Pere. Oui; & ii vous voulez, je vous en enfeignerai auffi la méthode. Tous. Oh.! oui, oui, cher papa ! Le Pere. Eh bien , en. ce cas prenez; garde. Voyez ; il fermoit comme cela Ij main gauche; enfuite , avec. un doigt dl 1'autre main , il touchoit d'abord un. de ces nceuds ou jointures qui avancent, & puis la foffette qui eft a cóté; & tout en faifant cela,| il nommoit les mois, felon 1'ordre oü ils fel fuivent. Chaque mois qui tombe fur un nceud ,| a trer,te-un jours , au lieu que les autres A qui tombent dans la foffette,. n'en ont que trente,. a 1'exception du feul mois de février, qui n'a pas même trente jours, mais vingthuit feulement, & vingt-neuf uaë fois tous les quatre ans. II commenga donc par le nceud de Yindix\  Robinfon. 69 ( c'eft-a-dirc , du doigt le plus proche du pouce ) , & eu le touchant , il nomina le premier mois de Pannée, favoir, janvier. Celui-la par conféquent a, combien de jours ? • Jean. Trente un. Le Pere. A préfent je continuerai a compfer de cette maniere les mois fur les nccuds des doigts; & toi, Jean , tu n'as qu'a indiquer a chaque fois le nombre des jours. — Ainii en fecond iréü : Février. p Jean. Devroit avoir trente jours; mais il ■n'en a que vingt-huit, & quelquefois vingt-öieuf. I Le Pere. Mars. J Jean. Trente-un. 1 Le Pere. Avril. Jean. Trente. } Le Pere Mab \ Jean. Trente-un. j Le Pere. Juin. \ Jean. Trente. I Le Pere. Juillet. I.Jean- Trente-un. Le Pere. Aoüt. (II montrc le nceud du pouce.) ] Jean. Trente-un. f Le Pere. Septembre. \ Jean. Trente. Le Pere. Octobre. Jean. Trente-un. Le Pepe. Novernbre. Jean. Trente. Le Pere. Dêcembre. Jean. Trente-un jours..  7° Le Nouveau Le Pere. Henri, as-tu toujours fuivi dans Palmanach pour voir fi nous accufions jufte ? Henri. Oui , vous n'avez pas manqué d'une fyllabe. Le Pere. II eft bon de retenir ces fortes de chofes, paree qu'on n'a pas toujours un j almanach a la main , & quMl importe cependant quelquefois de favoir combien tel | ou tel mois a de jours. Jean. Oh! je ne Toublierai pas. Henri. Ni moi non plus,. j'y ai bien fait I cttention. 1 JJ Le Pere. Ce fut donc ai'nfi que notre Robinfon prit foin de ne pas perdre Pordre s des tems, & de favoir fur quel'jour torn- i boit le dimanche, afin dé pouvoir le cëjé> brer comme les chrétiens. Cependant il avoit déja confumé la plus grande partie des cocos du feul arbre qu'il eüt découvert jufqtPici, & le rivage fournilfoit fi peu d'huicres , qu'elles ne fuffifoient pas pour le faire vivre. II recommensa donc a étre inquiet fur fa fubfiftance. Jufqu'ici timide & circonfpect, il n'avoit ofé s'éloigner beaucoup de fit demeure. La crainte des animaux fauvages,. & celle dés hommes, qui ne 1'auroit pas été beaucoup moins , s'il en avoit exifté dans cette contrée, le retenoit; mais la nécefüté Pobligea de vaincre fa. répugnance, & de fe promener un peu plus loin dans Pifle, pour aller a la découverte de nouvelles provifions. Dans ee deffein, il réfolut de fe mettre le lendemain, en.campagne, fbus la garde, du Seigneur..  Robinfon: ~ 7i ■ Mais afin de fe garantir de 1'ardeur du bleil, ii employa la foirée 3 fabriquer üa oarafol. • Nicolas. D'oü prit-il donc de la toile k des cótes de baleine? Ë Le Pere. II n'avoit ni toile, ni cótes de pleine, ni couteau, ni cifeaux, niaiguitle, I fil, & malgré cela: — Mais comment penfez-vous donc qu'il s'y prit pour faire in parafol ? 1 Nicolas. C'eft la precifément ce que je iie fais pas- 1 Le Pere. II trefïa, avec des jets de faule, H petit döine au milieu duquel il enfonca |in baton qu'il affermit avec de la ficelle, & jnfuite il alla prendre a fon cocotier de larfis feuilles qu'il attacha avec des épingles au dóme qu'il avoit treïfé, ! Jean. Avec des épingles? Eh! d'oü lui (lenoient-elles donc ces épingles? | Le Pbre. Devinez cela. j Lisette. Oh! je le fais bien; il les avoit jrouvées parmi les balayures , & dans les fjntes du plancher; j'en trouve fouvent-la. i Jean. Admirable découverte! Comme fi i'on pouvoit trouver des épingles la oü perbnne n'tn a perdu! Et oü y avoit il donc dans le trou de Robinfon un plancher & les balayures?' I Le Pere. Eh bien, qui le deviiie?7— Comment feriez-vous, fi vous vouliez atta:her quelque chofe, & que vous n'euffiez jas de véritables épingles? Jean. Je me fervirois d'épiues.  72 Le Nouveau Théodore. Et moi, des point.es de ce< grofeilliers dont le bois eft piquant. Le Pere. Ces moyens font du moinc vraifemblables. — Cependant je dois voui dire que Robinfon ne fe fervit ni des uni ni des autres , par la raifon qu'il n'avol) trouvé, dans fon ifle, niépines, ni grofeili licrs a bois piquant. Jean. De quoi fe fervit-il donc? Le Pere. D'arrêtes de poiffons. La mef jetoit de tems en tems fur le rivage de£ poiffons morts, & quand enfuite ils étoieni pourris, ou que les oifeaux de proie lei. avoient dévorés, les arrêtes reftoient a fea Robinfon avoit ramaffé les plus fortes &! les plus pointues , pour s'en fervir au liet d'épingles. Avec ce fecours il vint a bout de conf: truire un parafol fi ferré, que pas un feuli rayon du foleil n'y pouvoit pénétrer. Cha-i que fois qu'un nouvel ouvrage lui réulïiffoit. il en avoit une joie inexprimable; & alors il avoit coutume de fe dire a lui-même i IN'ai je pas été un grand fot, dans ma jeif neffe , d'avoir paffé dans 1'oifiveté la plus grande partie de mon tems? Oh! fij'étoisï préfent en Europe, & fi j'avois toute cetté quantité d'outils qu'on peut s'y procurer u facilement, que de chofes ne ferois-jé pasl Quelle fatisfaéïion ce feroit pour moi, de faire moi-méme la plupart des meubles M des inftrumens dont j'aurois befoin! Comme il n'étoit pas fort tard encore, 1'idée lui vint d'effayer s'il ne pourroit pas conf-f)  Robinfon. f$ pnflruire un fac pour y raettre quelques dvres, & dans lequel il rapporteroit de puvelles provilions, au cas qu'il füt affez eureux pour en, découvrir. 11 y réfléchit uelque tems, & a la fin il réuffit auffi a •ouver un moyen pour cela. II faut favoir qu'il avoit Fait une affez onne provifion de ficelle; ii re'folut d'en lire un rézeau, & du rézeau, une forte de ibeciere. ?Or, voici comment il s'y prit. II nous. n travers , a deux arbres qui étoient a la iflance d'un peu plus d'une aune, plufieurs Is les uns fous les autres, cc cela auffi rès que poffible. Ce tiffu imitoit affei xaclement la chaine des tifferands; enfuite e haut en bas il noua également fil contre 1, encore auffi pres que poffible; & de lus , avec le fil qui defccndoit, il fit un ceud a chaqué fil , qui alloit en travers récifément comme quand oti fait du filet. !es fils, qui defcendoient, formoient par onféquent la trame; &, par cette opéraion, il acheva en peu de tems un rézeau [ui reffembloit a un petit filet de pêcheur. ta-deffus, il détacha les bouts qui tenoient iux arbres; il joignit enfemble 1'un des cóiés & le bas, & ne laiffa ouvert que letaaut. Voila comment il étoit parvenu a pire une gibeciere dans les formes, pour nouvoir paffer autour du cou, par le moyen d'une ficelle plus groffe qu'il attachoit aux routs fupérieurs. L'heureux fuccès de fon travail lui caufa Tontel. G  74, Le Nouveau # tant de joie, qu'il ne put prefque fernieii 1'ceii de toute la nuit. > 1 Théodore. Je voudrois bien auffi avoitl une gibeciere comme cela. Nicolas. Et moi auffi; fi nous aviond feulement de la ficelle. La Mere. Pour que votre ouvrage vond fit autant de plaifir qu'a Robinfon, il fauij droit commencer par faire la ficelle vousi mêmes, & par préparer auffi vous-méme* le chanvre ou le lin. Mais comme ni Ijl ni 1'autre n'eft pas encore mür aux champsi je veux bien vous fournir de la ficelle. Théodore. Oh! veux-tu avoir cette bom té, bonne maman? , La Mere. Volontiers, fi vous le fouhai tez. Théodore. C'eft charmant! Lisette. Enfans , c'eft tres-bien fait tous d'imiter cela. Si par la fuite vous vpui trouvez un jour dans une ifie oü il n'y as pas une ame , vous faurez déja commer il faudra vous y prendre. N'eft-il pas vrat papa ? Le Pere Fort bien, faites toujours. 1 Pour notre Robinfon, il faudra bien I laiffer dormir jufqu'a demain. — Pendant c tems, je verrai s'il n'y aura pas moyen d lui attraper fa fcience & de faire un parafo  Robinjon. 75 CINQUIEME SOIRÉE. X^E lendemain au foir, la compagnie s'étant pffemblée a 1'endroit ordinaire, on vitarEver Nicolas, fe pavanant avec une gibepere qu'il avoit faite lui-même, & qui lui attira tous les regards. Au lieu du parafol, I avoit emprunté de la cuiliniere un fas 'qu'il portoit par delfus fa tête fur un baton, jjfoute fon entrée étoit extrêmement grave pc majeftueufe. I La Mere. Bravo, "Nicolas, voila qui eft bien! peu s'en eft fallu que je ne t'aie pas Ipour le véritable Robinfon. ï Jean. Oh! fi j'avois eu encore quelques inomens pour finir ma gibeciere, je ferois jauffi arrivé comme cela. Théodore. Voila juftement mon hiftoire. Le Pere. 11 fuffit que Nicolas ait pu être aprêt, cela prouve du moins la poifibilité de iPentreprife *& du fait. Mais, monamijton. iparafol ne vaut rien. Nicolas. Auffi ne Pai-je fait que pour jm'en fervir au befoin, paree que je n'ai pu en achever fi vite un autre. ïLe Pere va prendre derrière la baie un parafol qu'il a fait lui même. Que dis-tu de ceci, ami Robinfon? Nicolas; Ah! qu'il eft beau! Le Pere. Je le garde jufqu'a ce que nous avons entendu la fin de notre hiltoire. Celui qui faura imker alors le plus de chofes, G 2  j6 Lc Nouveau de celles que Robinfon faifoit, fera- notre; Robir.fon , & je lui ferai préfent de mout parafol. Théodore. Faudra-t il auffi que celui-Hu batiffe véritablement une cabane? Le Pere. Pourquoi non? Tous. Oh! c'eft dclicieux! c'eft charmant!! Le Pere. A peine Robinfon put-il at-i tendre_qu'il fit jour; il fe leva même avantjt le foleil, & fe prépara pour fón voyage. llï pafla fa gibeciere, fe ceignit le corps d'unel corde, mit fit hache, au lieu d'épée, dausl ce ceinturen, prit fon parafol fur l'épau'.e,, & commenga bravement fa marche. II fit d'abord vifite a fon cocoiier, afin: de garnir fon fae dlme ou de deux noix ;f muni de cette excellente provifion , il fe: rendit tout de fuite au rivage, pour cher-cher quelques huitres avec cela; & s'étantt pourvu de ces deux chofes,. en cas de néceflité, & ayant bu pour fon déjeüné un) bon coup d'eau fraiche de fa fource, il défila., La matinee étoit raviffante. Le foleil fi: Ievoit précifément alors dans tout fon êclatjj comme s'il fortoit de la mer, & doroit les i cimes des arbres. Mille oifeaux de diffj-f rente grandeur Se du plumage le plus variéj & le plus admirable , chantoient leur pre-f mier cantique du matin, & fe rcjouiffoienti du retour de la lumiere. L'air étoit auffil pur & auffi frais que fi Dieu n'avoit fait'| que le créer dans lc moment meme, & les| plantes & les fleurs exhaloicnt le parfum le.] plus exquis.  Robinfon. -ft : Robinfon fentit que fon cceur Te remplisifoit de joie & de reconnoiffance envers Dieu. Bgalement ici, dit il en lui-même, égaleïnent ici il fe démontre le meiileur des fetres! — Enfuite il mêla fa voix au criant Bes oifeaux -, & entonna ce beau Cantique jüu matin.'" . • CO O D'eu Jo»1 ie t!ens l'4tre! Toi qui regies mon fort; Seul arbitre, feul maitre De mes jours, de ma mort, I je t'offre les prémices Du jour qui luit fur moi, Et veux, fous tes aufpices, Nc le donner qn"a toi. Daigne, d'un cjil propice, En voir tous les ihltaïis; Que ta main en bannifl'e Tous les dangers preffaus : Sur-tout, Dieu de eldnience, Qu'avcc ton faint fecours, Nul crime, mille offence N'ofe en ternir le cours. Que ta bonté facile, Qui voit tous mes befoin», Rende » tes yeux utile Mon travail & mes foins, (1) Ct cantique eft Ure" du Recueil qu'a publté. fil, Dumas, r-afteur a Leipfic. G3  ?8 Le Nouveau/ Et que, fuivant Ia tracé Que nous ouvrent tes Saints, Mes jours foient, par ta grace, Des jours purs Gt fereins. . Théodore. O cher papa, voudrois-tu bieaJ me copier ce cantique , afin que tous leaj] PUtioSj en me levant, je puiffe le réciter ena; particulier? Lr Pers. Très-volontiers. L'ami Pv. Et moi, je vous en.appren—-I drai le chant; nous pourrons alors le chan-l ter avant la priere du matin. Nicolas. O 1'heureux projet! C'eft unj fi beau cantique! Le Pere- Cómme fa crairrte des auimauxl IVav-icc-ï , lit hommes, foit bêtes, n'étoit-: pas encore diflipée , il évita dans fa marcheJ ROtant qu'il lui fut poffible, les forêts épailfes & les halliers, rabattaut au contraire par les] endroits qui lui laiflbient de tous cöcés lal vue libre; mais ces endroits-la étoient pré-> cifément les parties les plus ftériles de fons, ifle. Auffi avoit-il déja fait palfablement de-j chemin fans trouver qui püt le dédommager--) de tant de fatigues , & lui être utile. A la fin il appercut un amas de plantes*,,! qu'ü crut devoir examiner de plus pres; elles-J itoient en touffes les unes contre les autres, I & formoient comme une petite fot ét. II vit f que les unes avoient des fleurs tirant fur le.-l rouge, que les autres en avoient de blan.- '\ ch.es, & que d'autres encore, au lieu de.  Robinfon. fff' fleurs, portoient de toutes petites porames verdatres, de la grandeur des cerifes. II-fe hata de mordre dans une; mais il (trouva qu'elle n'étoit pas mangeable. 11 ers jfut li faché , qu'il arracha toute la touffe d'oü il Pavoit cucillie, & voulut la jeter loin de lui, lorfqu'il vit avec étonnement jtoutes fortes de tubercules de différente grof.leur qui pendoient aux racines des tiges. II ffoupgonnaauflUtót que ces tubercules étoient ijbjropiemeut le fruit de la plante, & il femit ja les examiner. I Mais cette fois-ci il perdit fon coup de Kent; le fruit étoit dur & infipide. Robinfon-' Kut far le point de tout jeter; mais heui reu fe ment il fe rappella que 1'on ne devoit pas juger une chofe ablbluuient inutilc,'paree qu'on n'eu découvroit pas d'abord 1'utilité. lil mit donc quelques-uns de ces tubercules-I dans fa gibeciere , & continua de marcher. Jean. J e fuis bien ce qu; c'étoient que cesti tubercules. Le Pere Voyons donc , que penfes tu ? Jean. Pié! c'étoient des pommesde terre; , elles croiffent précifément telles qu'on vient I de décrire ces tubercules. Henri. Et c'eft auffi PAmérique qui eft. } proprement leur pays natal. Théodore. Ah! oui; c'eft de,la que, Francois Droke les a apportées. —- Mais! Robinfon étoit bien ignorant de ne pas con» noitre les pommes de terre ! Le Pere. D'oü les connois-tu donc? Théodore. Bon! paxce que j'en ai fi» Q +  96 Le Nouveaa: fuuvent vu & mangé ; c'eft mon mets fa-* vori. Le Pere. Mais Robinfon n'en avoit ja»-l m?is ni mangé, ni vu. Théodore. Non?: Le Pere. Non , paree qu'albrs elles n'é-| toient pas encore connues en Allemagne. Ce n'eft guere que depuis qüarante ans qu'on-' les a chez nous , & il y a bien cinquante 1 ans que notre Robinfon a vécu. Théodore. Je lui fais donc réparatioaj d'honncur. Lb Pere. Vois tu, mon chér Théodore,, combien il eft injufte de fe preflér fi fort de blamcr les autres. II faut toujours commencerpar femettre tout-a fait a-leur place, &j par fe demandèr d'abord a foi même fi l'on auroit mieux fait qu'eux ? Si toi-mème tu n'avois jamais vu des po-mm es de terre, &. que tu n'euffes jamais entendu dire de quelk: maniere il faut les apprêter, tu aurois été auffi emb.trraffé que Robinfon pour en découvrir 1'ufage. Que ccci t'apprenne a.ne jamais te croire plus habile que les autres hommes. Théodore. Baife moi, mon petit papa» je n'y retournerai plus. - Le Perje. De» la Robinfon paffa donc outre, mais fort lentement & avec beaucoup de- précaution. Le moindre bruit que caufoit le vent en agitant les arbres & les bniffonsa j reffrayoit, & - lui faifoit porter la main fur fa hache, pour fe défendre, en cas de ué-  Robinfon. gcr ceffité. Mais il voyoit tou:ours avec joie tau'il s't'toit effrayé fans raifon. A la fin il airiva pres d'un ruiffeau , oü il réfolut de faire fon diner. 11 prit place au pied d'un gros arbre touffu, & il étoit en train de fe régaler acceur joie, lorfime tout;a-coup un bruit éloigné Peffraya de nouveau jhorriblement. I' II regarda avec effroi de tous cótés, & lappercut enfin toute une troupe.— | Nicolas» Ah ! fürement, des fauvages ? I Théodore. Ou des lions & des tigres? [ Lis Pere. Ni Pun ni 1'autre; mais une «troupe d'animaux fauvages , qui avoient quelique reiTemblance avec nos brebis, excepté "qu'ils avoient fur le dos une peiite bolïe , iqui les faifoit reffembler a un chameau. Du irefte, il n'étoient guere plus grands qu'une. ljbrtbis. i Si vous voulez favoir ce que c'étoient que ;ces animaux, & comment on les appelle, je veux bien vous le dire. ; Jean. Oh! oui, s'il' te plait,. papa. Le Pere On les appelle des Lamas; leur patrie eft proprement celle de_ 1'Amé- irique (il montre fur la carte) qui apparttent aux Efpagnols, & qu'on appelle le Pérou C'eft la qu'avant la découverte de ce vafte pays, par Francois Pi{rarc & Al~ 'magro , les Péruviens avoient apprivoife cet auimal, & le batoient comme un petit mulet, pour fervir de béte de fomrae. De la laine , ils favoieut en faire des étofles pour, des- habiu  tt. Le Nouvs&u Jean. II falloit donc que les gens du Pél rou ne fuffent pas' auffi fauvages que les au* tres Américains? Le Pere. lis ne Pctoient pas a beau-.coup pres autant;ils habitoient, tout coml me les Mexicains,.( ici dans 1'Amériqum feptentrionale ) de véritablcs maifous; ilss avoient bati des temples magnifiques , étoient gouvernés par des Rois.- Théodore. N'eft-ce pas de ce pays d'oüïj les Efpagnols- tirent tout cet or & cet ar* gent qu'ils vont chercher tous les ans ent Amérique avec les gallons , comme tu nous: 1'as raconté ? Le Pere. Le même. — Robinfon voyant approcher ces animaux , que nous appeilerons auffi des lamas, éprouva un violent appétirj de manger du róti, dont il n'avoit pas tatéi depuis fi long-tems. II chercba donc a tuer un de ces lamas; &, pour cet effet, il fei mit tout proche de Parbre avec fa hache de' caillou s efpérant que peut-,être il en paffe-: roit un fi prés de luiqu'il pourroit le frapl per de fa hache.. Cela arriva. Ces anirtiaux , qui marchoienrj fans méfiance qui vraifemblablement n'avoient jamais été inquiétés par perfonne , pafferent fans la moindre crainte , pour aller au; rüiffeau , devant Parbre oü- Robinfon étoit: en* embufcade ; 1'un des plus petits s'appro-j cha d'alfez prés pour pouvoir être atteint, & Robinfon lui donna, avec fa hache , un coup fi bien appliqué fur la nu que , qu'ili Pétendit mort a.l'infiant même.  Robinfon. 83 i 'Lisette. Fi! fi ! Comment a-t-il pu faire "eiar la pauvre petite brebis ! | La Mere. Et pourquoi ne Pauroit-il pas 'iit? . , , :, Lisette. Oui, cette pauvre petite bete ne lui avoit póurtant fait aucun mal; il au- oit bien pu auffi la laiffer vivre ! |La Mere. Sans doute; mais il avoit be- bin de la chair de cet anima!, pour s'en lourrir; & ne fais-tu pas que Dieu nous a permis de faire ufage des animaux, toutes Ies fois que nous en avons befoiu ? Le Pere. De tuer un anunal fans ne.ieflité, ou de le tourmenter, ou même de 'inquiéter fimplement, ce fcroit un: cruaute; & c'eft auffi ce qu'aucun homme de bien fe fera : mais d'en tirer tout le parti poffible , de les tuer pour fe nourrir de leur pair, cela ne nous eft point défcndit Ne ;(avez-vous plus, comme je vous l'exphquai [in jour, qu'il eft même bon pour les anitnaux que nous en agiffions ainfi avec eux? Jean. Ah! oui, fi nous n'avions pas be•bin des animaux, nous n'en aurions pas foin inon plus, & alors ils ne feroient pas a beaucoup pres auffi bien qu'a préfent; & combien d'entr'eux la rigueur de Phiver ne feroitelle pas mourir de faim! . Henri. Oui; & ils fouffriroient bien da'vantage, fi on ne les tuoit pas & s'ils mouroient de maladie & de vieilleffe, paree qu ils ne peuvent pas s'aider mutuellement, comme 'les hommes s'aident les uns les autres. _ Le Pere, Et puis il ne faut pas croire  84 Le Nouveau non plus que la mort que nous failbns foüfi frir aux animaux, leur caufe autant dedou-leur que les apparences nous le fontfuppo-fer. Ils ne lavent point d'avance qu'ils vontl être tués; ils font dès-la tranquilles & con-, tents jufqu'au dernier moment; & le fenti-inent de la douleur, pendant qu'on les fait mourir , eft bientót paffe. Ce ne fut qu'au moment oü Robinfon eiït tuc le jeune lama, qu'il fe demanda W, lui même comment il pourroit psrvenir a em apprêter la chair. Lisette. Bon! ne pouvoit-il donc pas la} bouillir ou la rotir? Le Pere. C'eft ce qu'il auroit fait vol lontiers; mais malheureufement il manquoij de tout ce qu'il lui falloit pour cela. II n'avoit point de pot, point de broche ; & quiji pis eftj-il n'avoit pas feulement de feu. Lisette. Pas de feu ? -II n'avoit qu'a enj: allumer. Le Pere. Sans doute, s'il avoit eu utf briquet & de 1'amadou, une pierre a fufil & des allumettes ! mais tout cela précifémenf lui manquoit. Jean. Je fais bien ce que j'aurois fait j moi. Le Pere. Et quoi donc ? Jean. J'aurois frotté deux morceaux dei bois fee 1'un contre 1'autre, jufqu'a ce quei le feu y eut pris; je me rappelle que c'eft. la la méthode des Sauvages. Nous 1'avonsi lu dans Phiftoire des Voyages. Le Perk. Notre Robinfon eut précifèV ment  Robinfon. £ * ment la même idée. II emporta. donc fur fes fëpaules le lama qu'il avoit tué, & fe miten" ichemin pour retourner k fa demeure. Sur la route il fit encore une découvcrte, jqui lui caufa beaucoup de joie. C'étoient fept pu huir citronniers qu'il rencontra, aux pieds defquels il y avoit déja plufieurs citrons mürs jde tombés. II les ramaffa foigneufement, obIferva la place oü fe trouvoient les arbres;' |& très-content, il fe dépêclia d'arriver afon jhabitation. I La fon premier ouvrage fut d'écorcher Ie jjeune lama. II en vint a bout, au moyen Id'un caillou tranchant, qui lui fervit de cou:tcau. II étendit du mieux qu'il put la peau fau foleil, afin de la fécher, paree qull prévit qu'elle pourroit lui être fort utile. | Jean. Que pouvoit-il donc en faire ? I Le Pere. Oh! bien des chofes! D'aIbord fes fouliers & fes bas commencoient jdéja a fe déchirer. II penfa donc qu'il pouriróit, quand il n'auroit plus de fouliers, fe Ifiiire des femelles de cette peau, & les atItacher fous fes pieds, afin de n'être pas obligé :de marcher tout - a-fait pieds nus. Enfuite Phiver auffi ne laiffa pas de lui faire peur , & par cette raifon il fe réjouit beaucoup d'avoir trouvé un moyen de fe fournir de :fourrure pour ne pas mourir de froid. II eft vrai que pour cette inquiétude la, il auroit pu fe Pépargner, paree que dans cette région il n'y avoit jamais d'hiver. Théodore. Jamais d'hiver? Le Pere. Non , prefque jamais les riTome I. fj  Le Nouveau gueurs de 1'hiver ne fe font fentir duns ces climats chauds qui font entre les deux tropiques. Je vous en parlai derniércment; avezvous déja oublié le nom qu'on leur donnc? Henri. On les appelle la \óne brülante. Le Pere. Fort bien. — Mais en revanche, pendant deux ou trois mois de Pannée, les pluies font continuelles dans ces pays. — Pour notre Robinfon, il ne /avoit rien de tout cela, paree que dans fa jeuneffe il n'avoit pas voulu fe laiffer inttruire comme il faut: hifloire, gcographie, tout 1'ennuyoit. Jean. Mais, papa, il me femble pourtant que nous avons lu une fois, que ks hautes montagnes, comme le Pic de Ténériffe font toujours couvertes de neige , & fur Cette chaine de montagnes a 1'orient du Chili, qui s'étendent depuis le Pérou jufqu'au détroit de Magellan, il y gele; on y voit des neiges toute Pannée. II faut donc bien que Pon foit-la toujours en hiver; ces montagnes font pourtant auOi entre les tro- \ piqués. Le Pere. Tu as raifon , mon cher Jean; les régions fort élevées & montagneufes font: une exception; car, fur les fommets de ces; hautes montagnes, il y a ordinairemeni une: neige perpétuelle. Te fouviens-tu encore i de ce que je racontai de quelques contrées i des Indes orientales , lorfque nous y fimes i derniérement un voyage fur la carte? Jean. Ah! oui, que la, dans quelques; contrées, Pété & Pbiver ne font féparés que de deux ou trois lieues. Dans 1'ifle de :!  Robinfon, 87 Vtylan, qui appftrtient aüx Hollandois, & la auffi oü : - oü étoiticê, donc dans ce moment? „ . ,. , Le Pere. Dans la prefqu'ifle dcca le Bange; car quand d'un cóté des moms Ga? tes, c'eft Phiver fur la cóte de Malabary de 1'autre cöté de la montagne, c'eft 1'été fur la cóte de Coromandel, & ainfi réciproquement. La même chofe doit avoir lieu auffi dans 1'ifle de Céram, qui eft une des ifles Moluques ,.- oü Pon n'a befoin de faire que trois lieues, pour aller de Phiver a Pété, ou de Pété a Phiver. Mais nous voila tout d'un coup fort loin de notre Robinfon. Admirez comment d'un feul faut notre efprit peut fe rendre en un clin d'ceil dans des endroits qui font éloignés de nous de plufieurs milliers de lieues! D'Amérique nous avons volé en Afie, & a préfent - prenez garde! - Zeft, nous revoila en Amérique, dans 1'ifle de Robinfon. Cela n'ett-Ü pas merveilleux? - Après avoir donc óté la peau & les entrailles du lama, & avoir coupé un quartier de derrière pour le rótir, fon premier foia fut de fe procurer une broche. Pour cet effet , il abattit un jeune arbre menu, en détacha 1'écorce, & le rendit pointu par un i des bouts. Après quoi il choifit une couple ; de branches fourchues, qui devoient fervir a foutenir la broche. Les ayant également taillécs en pointe par le bas, il les enfonca > en terre l'une vis a-vis de 1'autre, mit le rö*i a la broche, qu'il phca enfuite entre H 2  88 Le Nouveau les (deux fourches , & u'éprouva pas une.J petite joie, en voyant comme cette broche ëf tournoit bien. II ne lui manquoit rien alors que le plnsJ nécefiaire, le feu Pour le produire par les frottemeut , il coupa d'un tronc fee deuxsf morceaux de bois, & fe mit tout de fuite al 1'ouvrage. II frotta de telle forte, que la; •fueur lui découloit du vifage a grolfes gout-tes; mais il ne put parvenir a fon but; car3, quand le bois étoit échauffé au point de fu- ■ mer, déja lui fe trouvoit fi fatigué, qu'ili étoit néceffiiirement obligé de s'arrêter quel-ques raomens pour reprendre de nouvelles; forces. En attendant, le bois fe refroidiflbitl toujours un peu, & tout 1'ouvrage qu'il avoitt fait devenoit inutile. _ Dans cette circonftance encore il fentit1 bien vivement de combien de fecours on eft privé dans la vie folitaire, & quels font lesj grands avantages que nous procure la fociétéi des autres hommes. II n'en auroit fallu qu'un feul qui eut: continué de frotter, lorfque lui -même étoit» fatigué, & certainement il feroit venu a bout: d'allumer le bois. Mais ces interruptions : qu'il ne pouvoit éviter, rendoient la chofe impofiible. Jean. Mais je croyois pourtant que les fauvages faifoient du feu par le frottemeut. Le Pere. Ils en font auffi. Mais c'eft que ces fauvages font ordinairement plus forts que nous autres Europcens, qui fommes élevés beaucoup trop mollement. Et :  Robinfon. $9 pnis , ils entendent mieux auffi la maniere de s'y prendre. lis prennent deux morceaux :de bois d'efpece différente, 1'un de bois tendre, 1'autre de bois dur, & frottent le dernier avec une grande, viteffe contre le /premier; alors celui ci s'allume ; ou bien [encore ils font un trou dans 1'un des morIceaux, y introduifent 1'autre, & Ie tournent ienfuite entre leurs mains avec un mouvement" fi rapide & fi continu, qu'il commence ja brüler. I De tout cela Robinfon n'en favoit pas un imot; auffi ne réuffit il point. * A la fin il jeta triftement les morceaux de bois, s'affit fur fon lit de foin, s'appuya Imclaucoliquement la téte fur fa main, donjna, en foupirant profondément, plus dun jcoup d'ceil au beau róti, qui devoit demeujrer-la fans pouvoir ctre mangé , & penfant jtout-a-coup a l'hiver qui alloit venir, & a Jee qu'il deviendroit alors s'il n'avoit point |de feu; il fentit une telle angoiffe, qu'il fut \ obligé de fe lever précipitamment & de marijcher un peu, pour refpirer plus a fon ajfe. Comme cela lui avoit beaucoup agité le Jfang, il alla a la fource chercher dans une ïécorce de coco , un coup d'eau fraiche. iAvec cette eau, il mêla le jus de quelques citrons, ce qui lui fit une boiffon rafraiclnffante , dont il avoit tres-grand befom dans l'cette conjoncture. Cependant la vue du róti, dont il auroit mangé fi volontiers une petite tranche, continuoit a lui faire venir d'eau a la bouche» H 3  $o Le Nouveau Enfin il fe rappella d'avoir ouï dire que lesj Tartares , qui font pourtant des hommes! auffi , mettent fous la felle de leurs chevaux,] la viande qu'ils veulenr. manger, & la cuwl fent au galop. Ceci, dit-il en lui-même,I dok également pouvoir fe faire par un autre{ moyen; & il réfolut d'effayer. Auffi-tót dit, aufli-töt fait. II alla chercher deux pierres affez larges & unies, dei 1'efpece de celles dont il avoit fait fa hachee Entre ces deux pierres il mit une portion de viande _ qui étoit fans os, & commenca: tout de fuite a frapper , fans interruption, avec fon maillet fur la pierre fupérieure. È peine eut-il fait ceci pendant fix minutes, que la pierre commenca a s'échauflêr. 11 n'en fut que plus alerte a.redoublerles coups, & en moins de demi-heure, la viande, tant par la chaleur de la pierre, que par la coni tinuité des coups, étoit devenue fi teudre, qu'elle étoit tout-a-fait mangeable. Sans doute le goüt n'en étoit pas abfolu-, ment auffi bon, que fi elle avoit été rótiei comme il faut: mais pour Robinfon, qui depuis fi long-tems n'avoit point mangé dei viande , c'étoit un morceau extrêmement délicat, ■— Ü vous! s'éctiat-il, ó vous, friands d'entre mes compatriotes, a qui les meilleurs mets caufent fouvent du dégout, paree qu'ils ne s'accordent pas précifément avec la fenftialité & la dépravation de votre gout, fi vous aviez été huit jours feulement a ma place, que vous feriez contens a 1'a-fl yenir de tout ce que Dieu vous donneroitli  Robinfon» gi Bïie vous vous garderiez bien de déd.iigntr les alimens fains, quels qu'ils fuift nt, & |e montrer par-la votre ingratitude envers la ionne Providence qui nourrit tout! Afin de relever encore davantagc la faveur de ce mets, il y prelfa du jus de ciron; & alors il fit un repas comme il n'eri ,voit fait depuis long-tems. II n'oublia pas ion plus de remercier du fond du cceur 'auteur de toute grace, pour ce nouveau «enfait. Après être forti de table, il tint confeil tvec lui-même, fur 1'ouvrage qu'il feroit le)lus néceffaire d'entreprendre. La crainte de 'hiver, qu'il avoit éprouvée fi vivement ce our-la, fit qu'il fe propofa d'en employer juelqueS'Uns, uniquement a prendre ou a :uer grand nombre de lamas , afin de fe Dourvoir de peaux. Comme ces animaux paroiflbient être extrêmement privês, il efpéra de pouvoir obtenir, fans beaucoup de peine 1'accomplilfement de fes fouhaits. II fe mit au lit avec cette efpérance, & un fommeil doux & tranquille le paya richcIment de toutes les fatigucs de la journée.. H4  tf% Lé Nouveau. SIXIEME SOIREE. _ Le Perk continue Vhiftoïre de Robinfon.. L^To t r e Robinfon dormit cette fois-11 jlifque bien avant dans le jöiir. II fut effrayé! én fe réveiüant , de voir qu'il étoit déja ft tard , & fe levant proniptement, il voulul de fuite fe rhéttre en campagne contre les lamas; mais le ciel Pen empêcha. Car torfqu'il avanca la tête hors de fa ca-, verne, il fut obligé'de la retirêr au plutót. Lisette. Pourquoi cela? Le Pere. II pleuvoit a yerfe , & les on-. dées étoient fi violentcs, qu'il n'y avoit pas moyen de fonger a 'fortir. II réfolut doni ct'attendre jufqu'a ce que la bourrafque fut paffee. Mais elle ne finifibit point; au contraire rPondée devenoit toujours plus grofl'e. EUq étoit accompagnée de fi ferts éclairs, qucj ft caverne, qui d'ailleuis étoit obfcure , fembloit être toute en feu , & puis fulj voient des coups de tonnerre te!s qu'il n'en avoit jamais entendu. La terre trembloit a cet épouvantable fracas, & les échos des montagnes le répétoient tant de fois, que cet horrible bruit ne finifibit point. Comme Robinfon n'avoit pas recu une i boune éducation, il étoit affez naturel qu'il . eut une fotte peur de Porage,  Robinfon. 9S Théodore. Peur du tonncrre & des :laiis ? Le Pere. Oui, cela 1'effrayoittellcmcnt, u'il ne favoit ou fe mettre d'angoiffe. Théodore. Eh! c'eft pourtant quelque jofe de magnifique ; pourquoi en étoit - il onc effrayé? Le Pere. La raifon, je ne faurois trop [ dire moi même; vraifemblablement paree «e cet amas de foufre , de bitume, de nitre i de fels qui forme le tonncrre & qui sfeaaïame , caufe dans fa chüte des incendies , e que de.tems en tems la foudre cue quelu'un. '. Jean. Oui, mais ces accidens font tresares; je peux déja me fouvenir d'aflèz loin,, e je n'ai jamais vu que Péclair ait tué perbnne. Théodore. Et fuppofé que cela arnve,. in fort li vite alors de ce monde, & quand }n eft mort , on eft auprès du bon Dieu ï quel mal y a-t il par conféquent ?- .■Henri. D'ailkurs combien 1'orage ne grocure-t-il pas d'avantages! U purge Pair Ie fes vapeurs fulfureufes; il nous renvoie ces vapeurs beaucoup plus fiines, & plus propres a la végétation des plantes; il tempere les chaleurs brülantes , & nous offrc. d'ailleurs le fpeécacle le plus impofant 5c le plus majeftueux. Tu vois, papa, que j'ai' ïlbien retenu ce que tu nous en as-dit. Lisette. Cela me fait plailir auffi. Nousferas-tu encore fortir avec toi, mon petit  - Le Nouveau japa , quand il y aura quelque nuage, ai que nous puifiions bien le confidérer? Le Pere. Très-volontiers. — ^o^>2/brt/ comme vous favez, avoit été mal initrm dans fa jeunefle; voila pourquoi il ignoroi que les orages font un grand bienfait di Dieu ; comment ils épurent Pair; commec ils font que tout croit beaucoup mieux dam les champs & dans lesjardins; comment i reflaurent fi agréablement les hommes & ld animaux, les arbres & les plantes. Dans ce moment il étoit affis la dans ui coin de f» caverne , les mains .jointes , ( éprouvant des angoilfes mortelles. Ccpei darrt la pluie ruiffeloit, les éclairs brilloient le tonnerre grondoit fans difcontinuer. Déi Pheure- de midi approchoit, & ia violenq de Porage n'avoit pas encore diminué. La faim ne prefibit pas Robinfon; cl Pangoifie oü il étoit lui avoit öté Pappéttt mais fon efprit n'en étoit que plus tourmenti par les idéés les plus effrayantes. •n Le tems elt veuu , difoit-il en lti n même, oü Dieu veut me faire porter 1 ri peine de mes tranfgreifions : il a retiré d « dcffus moi fa main paternelle; je périraii r. jamais , je ne reverrai mes pauvres pa n rens! " L'Ami R. Oh! pour cette fois j'avou que je ne fuis pas du tout fatisfait de Pari Robinfon. Nicolas. Pourquoi pas ? L'Ami R. Pourquoi? Eft-ee que le hoi Dieu n'en avcit- pas déja fait aü'ez en fa fa^  Robinfon. 9^ I, pour qu'il eut pu favoir, pai fa prop.re lériencc, que ce bon pere n'abandonne que ce foit, quand on fe conrie en lui.; fond du cceur, & qu'on cherche fincéreit a fe corriger? Eft-ce qu'il ne Pavoit fauvé du danger le plus imminent de dre la vie ? Eft-ce qu'il ne l'avoit pas j fecouru au point qu'il ne devoit plus mdre de mourir de faim? — Et cependant : fi découragé! Fi cela n'étoit pas joli ii. . j\ Mere. Je fuis de votre fentiment, n cher R ; mais ayons compaffion de ce ivi e garcon! Ce n'étoit que depuis peu il avoit commencé a faire des réfkxions , par conféquent il étoit impoffible qu'il déja auffi avancé qu'un autre, qui fe )it appliqué, dès fa première jeunefle , a corriger. Lb Pe-RB. Tu as raifon, ma bonne amie. nne ta main que je la baife pour te rercier de ta compaffion pour mon pauvre binfon, que j'affe&ionne beaucoup des quelquè tems, paree que je vois qu'il dans le bon chemin. Pendant qu'il étoit-la affis, accablé d métude & de foucis, 1'orage parut enfin ie iitir. A mefure que les coups de tonnerre raioient plus foibles, & que la pluie dlnuoit peu a peu, 1'efpérance fe réveilla as fon ame. II crut que pour a préfent il urroitbien fe mettre en route, & il alloit, pndre fa gibeciere & fa hache , lorfque ifit-a-coup - qu'eri penfez vous ? - il tomba  f6 Le Nouveau a la renvcrfe, tout étourdi & lans cönnóli fance. Jean. Eh bien ! que lui arriva-t:il donc-fc Le Pere. Jultement au delïus de fa tête$ il fe fit un écktt terrible, la terre trembla Si Robinfon fut renverfé comme mort. Cel que le tonnerre étant fur .Parbre, qui étof au deflüs de la caverne, Pavoit mis en pjii ces avec un fracas fi épouvantable, que li pauvre Robinfon en perdit Pufage de ft» lens, & s'imagina avoir été tué lui-mênrsl 11 demeura long -tems par terre, avarji que de reprendre fes efprits. A la fin , s'l tant appergu qu'il vivoit encore, il fe rji leva; & la première chofe qu'il découvii devant la porte de fa caverne, fut une part! de Parbre , que lafottdré avoit mis cti piectji & jeté k bas. Nouveau malheur pour Rit binfon. Comment auacher, a Pavenir fc échtlle de corde , fi tont Parbre , ainfi qu le croyoit , étoit brifé? Comme pendant ce tems la pluie ave tout a fait celfé , & qu'on n'entendoit pil de tonnerre , il fe hafarda enfin a fortir. Ê que vit-ij alors ? Quelque chofe, qui tout (Pun'coup le pi rrétra de nouveau de reconnoilfance & d'l mour pour Dieu, & le cöuvrit de cor.fufidl d'avoir pu fe laiffer aller au découragsmer!! comme il avoit fait. II faut favoir que fj tronc de Parbre, qui avoit été frappé de H foudre, étoit tout en feu. Par ia, Robinfdi fe trouvoit donc tout-a-coup pourvu de ce qï] lui avoit le plus manqué, & ainfi la Provi* rienfll  Robinfon. 9? rlence divine avoit eu de lui le foin le plus Marqué précifément dans le tems oü il s'étoit imaginé, dans fa détrefle, en avoir été jlbandonné. Plein de fentiment inexprimable d'alégrefle pc de gratitude, il leva fes mains au Ciel, k remercia, a haute voix 3 & en verfant Bes larmes de joie , le tendre pere des: hommes , qui gouverne tout, & qui, lors même qu'il permet les événemens les plus feffrayans, agit toujours par les raifons les; plus fages & les plus charitables. Oh ! s'épriat-il, qu'eft-ce donc que de 1'homme, pe ce pauvre ver de terre, dont les vues jont fi courtes ? Qu'elt-ee que de lui, pour jbfer murmurer contre ce que Dieu exécute bar des moyens impénétrables a tous les foortels ? j Dés lors il eut du feu fans avoir eu la jaioindre peine de 1'allumer; dès-lors il lui tut aifé d'entretenir ce feu; Sc dès-lors il put raifon d'être moins inquiet fur fa fubïifiance dans cette ifle déferte.-La chafie il'aujourd'hui fut remife, paree que Robin* Won voulut tout de fuite tirer parti du feu t pc préparer fon róti , qui étoit encore la fembroché de la veille. I Comme la flamme n'avoit pas encore gafené la partie inférieure du tronc oü pendoit jfon échelle de corde, il pouvoit monter en itoute füreté. II le fit; il prit un tifon, defcendit dans 1'enclos qui étoit a 1'en'trée de fa demeure, y alluma un beau feu devant fon róti , & regrimpa enfuite vers le tronc Tornt 1. I  Le Nouveau qui bruloit, pour éteindre le feu. II en vint a bout en peu de tems. Et pour lors il fe mit a faire 1'office de; marmiton; il entretenoit le feu & tournoit: la broche avec application. La vue du feu: le réjouiffoit & ie touchoit infiniment; il 'ei regardoit comme un préfeut précieux que: Dieu-lui avoit envoyé des nucs; & pendant qu'il rérléchiffoit fur les grands avantagos; qu'il en retireroit, fes yeux fe tourncient fbuvent avec reconnoiffance vers lc ciel. Toutes les fois qu'il vit du feu dans la, fuite, ou qu'il penfa a du feu , il ne manqua jamais de fe dire : Cela aujfi, Dieu mé Va donné. L'Ami R. Le feu qui conferve tout ce: qui refpire fur la terre, eft une image de: la Divinité; c'eft le plus noble des élémensj Le Peke. Auffi 1'adoration du feu a-t-clle. été très-commune parmi les payens ignorans. A Rome , on le confervoit dans le tcmple; de Vefta; a Athenes, dans celui de Minerve; a Delphe , dans celui d'Apollon ;. & vous devèz favoir combien il étoit réi véré en Perfe. L'Ami R. Oui, mais Dieu foit bénil notls autres nous fommes mieux inftruits 1 & nous favons que le feu n'cft pas Dieu, même, mais un bienfait de Dieu, comme. 1'eau, la terre & Pair, qu'il a créés pouri 1'amour de nous, I Le Pere. A fon fouper de la veille & j au goüt de la viande qu'il avoit cuitc a coups de maillet, Robinfon n'avoit regretté que  Robinfon. 99 le défaut de fel; il efpéra qu'avec le tems il pourroit én trouver dans fon iile; mais pont le préfent il fe contenta d'aller au rivage chercher dans une no;x de coco de 1'eau de mer. II en arrofa fon róti a différentes reprifes , & le fala ainfi faute de mieux. A cette heure il paroiffoit cuit • a point. La joie avec laquelle Robinfon en'coupa la première tranche & porta le premier morceau a la bouche , ne peut fe décrire que par quelqu'un qui , comme lui , n'auroit goüté de quatre femaines une feule bouchée d'un mets préparé comme il faut , & qui auroit déja entiérement renonce a 1'efpérance d'en goüter jamais de femblable. La grande queftion fut alors , comment il pounoit empêcher que fon feu ne s'éteignit jam ais I3 Théodore. C'eft ce qu'il pouvoit empêcher aifément; il n'avoit qu'a toujours ajouter de nouveau bois. Le Pere. Fort bien; mais lorfqu'il dormoit, & durant la nuit, s'il furvenoit tout. a coup une ondée, comment faire alors? Lisette. Sais-tu une chofe, papa ? J'aurois fait le feu dans ma caverne, oü la pluie ne pouvoit pas venir. Le Pere. Pas mal! Mais malheureufeinent fa caverne étoit fi petite, qu'elle lui fervoit tout jufte de gite; & puis de cheiminée , il n'y en avoit pas non plus : la fumée auroit donc été trés incommode pour Wlh il n'auroit pu y réfifter. I *  loo Le Nouveau Lisette. Ouij en ce cas je ne fauroix I'aider. Jean. Quelle fituation terrible ! il faut toujours qu'il fe trouve quelque chofe qui le mette dans 1'embarras. Souvent on croiroit que le voila une fois du moins tout-afait heureux; - mais, votre ferviteur! d'abord il y a quelque chofe de nouveau qui revient a la traverfe. Le Pere. Tant il eft vrai qu'il eft extrêElement difficile a chaque homme en particulier , de pourvoir lui feul a tous fés befoins ; & tant font grands les avantages que nous procure la vie civile. O mes enfans! nous ne ferions que de pauvres miférabïcs étres, tous tant que nous fommes, fi chacun de nous étoit obligé de vivre feul, & fi perfonne ne pouvoit s'attendre au fecours de. les femblables 1 Mille mains ne fuffifent pas pour préparer tout- ce dont un feul d'entre nous a befoin chaque jour. Jean. Oh! papa!- Le Pere. Ne le crois-tu pas, mon cher Jean ? Eh bien voyons un peu tout ce que tu a pris & tout ce qu'il t'a fallu aujourd'hui. Premiéreraent , tu as dormi jufqu'au lever du foleil , & cela dans un véritab.Ie lit, n'eftil pas vrai? Jean. Sur des matelas. Le Pere. Bien! Les matelas font rembourrés de erin. Ce erin, deux mains 1'ont coupé, deux 1'ont pefc & vendu, deux 1'ont empaqueté & expédié, deux 1'ont requ & dépaqueté, deux 1'ont revendu au fellier ou  Robinfon. tol au tapifïïer. Les - mains du tapifïïer ont détnêié le erin qui étoit brouillé, & en ont igarni le matelas. La couverture du matelas cll de toile rayée; & cette toile, d'oü nous eft-elle venue ? Jean. C'eft. le tiflerand qui Pa faite. ! Le Pere. Et que lui a-t-il fallu pour cela ? j ean Eh ! un me'tier & du fil, & une enibuple, & un ourdifToir, & de la colle, & — 'Le Pere. En voila bien affez. Combien jde mains n'a-t-il pas fallu occuper , avant que le métier n'ait été achevé! N'en mettons que peu; - par exemple , vingt 1 La coüe fe fait defarine : que de chofe nefaütil pas avant que d'avoir de la farineï Combien de centaine de mains ne doivent pas fe remuer , pour faire tout ce qui appartient a un moulin oü 1'on moud la farine! —Le tifijferand a principalement befoin de fil 5 Srd'oü ïe prend il? I Jean. Ce font des.fileufes qui le filent. I Le Pere, Et de quoi? I Jean De lin. Le Pere. Et fais-tu encore par combien Jde mains il faut que paffe le lin, avant qu'on puiffe le filer? I Jean. Oh! que oui! Nous avons encore icalculé cela demiérement. D'abord il faut jque le payfan crible la graine de lin, afin qu'il ne s'y mêle point d'ivraie; enfuite il faut fumer le champ, & lui donner deux labours; enfuite on feme , puis on herfe. Quand après cela le lin commence a poufI 3  loa Le Nouveau fer, il vient une quantité de femmes & de ■ filles qui ótent la mauvaife herbe. Quand alors il a affez cru, elles arrachent les tiges, & les paffent par le peigne, afin d'en faire : tomber les petits boutons de graine.— Nicolas. Oui; & puis elles lient les; tiges par petits paquets, & les mettent dans ; 1'eau. Henri» Et quand ces paquets y ont été : affez long-tems , on les eu reiire. Théodore. Eton les met au foleil afin i qu'ils fe fechent. — Charlot. Et puis on teille le lin.fur le: brifoir. — Lisette. Non pas, s'il vous plait, mom cher Monfieur ; d'abord il faut qu'on le! batte, n'eft-il pas vrai, papa ? Charlot. Ah 1 c'eft vrai, & alors oni le teille, & alors — Jean. Alors on le ferance fur le feran , j qui a tant de pointes de fer, afin que Vé-\ ioupe en forte. Henri. Et puis on fait encore autrei thofe; j'y fuis; attendez; d'abord, d'abord; T m'y voici; on le vanne avec le van. Le Pere. A préfent réuniffez un peu; tout ce qu'il faut avant que d'avoir de la : toile; confidérez en même tems combien de: fortes de travaux exigent tous les inflrumens s qui font néceffaires au laboureur, a cellc qui prépare le lin, & a la fileufe; & vous m'avouerez que ce ne feroit pas en dire trop,. fi je foutenois, qu'uniquement pour faire le . matelas fur lequel vous repofcz fi molle.» |  Robinfon. rog: sment, il y a eu plus de mille mains d'ocjeupces. Théodore. Mille mains! mille mains ! lee fait eft prodigieux; mais il eft certain. Le Pere. Après cela, confidérez de jcombien d'autres chofes vous avez journeljlement befoin ; & dites - moi un peu alors , js'il faut être furpris que Robinfon fe foit jtrouvé a tout moment dans 1'embarras & dans la peine,. puifque pas une feule autre main ique les fiennes ne travailloit pour lui , & [qu'il n'avoit pas un feul de tous les inftriujmens au moyen defquels on peut, chezInous, achever fi aifément les chofes. Ce qui 1'embarraffoit donc alors , étoit jl'expédient qu'il s'agiftbit de trouver, pour jempêcher que fon cher feu ne s'éteignit. ITantót il fe frottoit le front, comme s'il eut Ivoulu tirer de force quelque bonne idéé de Jla tête; tantót lailfant tomber fes mains, il jjalloit a pas précipités c,a & la dans fon enI clos, ne fachant pendant long-tems ce qu'il fi falloit entreprendre. A la fin, fes yeux fe iporterent par hafard fur le rocher qui bor1 doit la colline, & dès ce moment il fut ce I qu'il avoit a faire. 1 Henri. Comment cela? Le Pere. 11 fortoit du rocher, a la haurteur d'environ mie aune au delfus de terre, ; une pierre fort grande & fort épaifle. Charlot. De quelle grandeur étoit-elle i bien ? Le Pere. II ne m'a pas été poffible de m'eu procurer une gravure exaéle; mais i«. I 4,  rei Le IVouvèau préfunie qa'cllé étoit a pea-près longue co nu me moi. Sa largenr & Ion épaiffeur pouvoiente être d'une bonne aur.e. Quoiqu'il eüt foitemcnt plu, la place fo'.is la grande pierre étoit reilée auffi leclie quei s'il y avoit eu véritablement un toit part deflus. Robinfon vit dans le moment, quei cela pourroit lui faire un. foyer parfaitei ment lür, mais il vit plus encore, car i! obj ferva qu'il feroit aifé de faire, dans ce.te: place , une cuifine dans les tormes , avec foyer & cheminée; il réfblut de mettre tout de fuite la main a 1'oeuvre. Avec fa bêchc , il creufa la terre a envU ron une bonne* aune de profondeur au-defT fous de la grande pierre. Après ce'a il corii §ut lc projet de fermer d'une véritahle muwille , les deux cótes de cette place, jufqu'aui haut de la groflè pierre. Théoljore. Mais comment pouvoit- il don» faire une muraiüe ? Le Pere. C'tlt qu'alors il faifoit Ia plus., graade atterition a tout ce qu'il rencontroit I & qu'il fe demandoit toujours a lui-même 1 A quoi ceci pourroit- il bien fervir P — II n'avoit donc eu garde de ne pas obferverj une certaine terre argileufe qu'il avoit vua quelque part dans fon ifle. Au contraire, ii s'étoit dit d'abord : hé.' il y auroit peut-étr» moyen de faire de cela des briques pouij élever un mur. Cela lui re vint alors dans Pefprit; & avant 4 p-efque achevé de creufer fa cuiline., ifpiitj fa béche &.fon couteau de caillou, & fel  Robinfon. 105 lirendit h. 1'endroit oü étoit cette terre argiBeufe, afin de fe mettre fur le champ a 1'ou((vrage. \ La forte pluie avoit rendu la terre graffe |i molle, qui lui fut facile de la pointer, de 1'équarrir en forme de briques, & de lacou* per a 1'uni avec fon couteau. Après en avoir préparé en peu de tems une affez bonne jquantité, il pofa ces briques les unes a cóté Ides autres dans un endroit oü le foleil donjnoit toute la journée. 11 réfolut de continuer cet ouvrage le lendemain, & s'en retourna ■ la maifon pour manger le refle de fon róti , ■ paree que l'aclivité avec laquelle il avoit trapaillé, avdit aiguifé fon appétit. Afin de fe Irégaler une fois royalement, dans un jour He réjouiffance comme celui-la, il fe permit tuffi d'ajouter a fon. fouper , une noix de fcoco du petit nombre de celles qui lui ref> Itoient encore. I Le repas fut fplendide. Ah! dit Robinfon (en foupirant du fond d'un cceur en partie. Ifatisfait & en partie trifle;-ah! que je feIrois actuellement heureux, fi j'avois un feul |ami, feulement un homme, lüt-ce le plus Imiférable mendiant, pour me tenir compaKnie j un feul homme a qui je puiffe dire |que je 1'aime, & qui me répondit a fon tour, ïqu'il m'aime auffi ! Que n'ai je du moins le ilbonheur de pofiéder quelque animal privé ! |ün chien ou un chat- a. qui je puiffe faire du bien , afin de gagner fon affection! Mais vivre ainfi ifolé, ablblument féparé de tout être vivant, & comme fi j'étois feul fur Li  r;6 Le Nouveau terre. — lei quelques kirmes coulerent le long'J de fes juues. II fe fuuvint alors du tems, oü pouvanteï jouir de la douce fociété de fes freres & de ;j fes autres camarades, il avoit eu avec eux» des dilputes & des querelles fréquentes; ce : fouvenir le remplit d'une douleur amere. — -j Ah difoit-il en lui-même, que je connoiflbis I mal dans ce tems-la tout ce que vaüt un il ami, & combien peu nous pouvons noua palier de 1'amour des autres hommes, lor» que nous voulons vivre heureux 1 Oh! 11 i .maintenant je pouvois recommencer la car* riere de ma première jeunefle ; avec quelle'. affabilité, avec quelle complaifance , avec: quelle douceur ne me comporterois-je pus envers mes freres & envers d'autres enfansü Que je fupporterois volontiers de petius o&enfes, & que je ferois d'eflbrts pourcap-tiver tous les hommes par ma bonté, par mon honnêteté, & les forcer a me vouloir: du bien a leur tour! Dieu'! — Pourquoi n'ai-je fu apprécier le bonheur de 1'amitié , que 1 lorfque ce bonheur a été perdu pour moi - ■ hélas ! perdu pour toujours ? La-delfus ayant tourné fortuitement fes regards vers 1'entrée de fa logette, il apper-cut une araignée, qui avoit tendu fa toile dans un coin. L'idée de coucher fous un même toit avec un être vivant, le remplit|l de tant de joie, qu'il ne s'embarrafla pasJ du tout alors de 1'efpece de Panimal. II fe propofa d'attraper chaque jour des mouchcs i pour cette araignée , afin de. lui donner a *  Robinfon. 107 lotinoitre qu'elle demeuroit dans un lieu de 'ranchife & d'amitté , & afin de Papprivoiér, s'il y avoit moyen. Comme il faifoit encore jour,& quel'air afraichi par 1'orage étoit on ne pouvoit pas ilus agréable , Robinfon ne voulut point ncore fe mettre au lit ; & pour employer l' tems a quelque chofe d'utile, il reprit fix i'êche, & recommenca a creufer la terre-de icuifine. Tout-a-coup il donna fur quelque jiofe de dur qui étoit dans la terre; il rif» [ua de caffer fit béche. II crut que c'étoit une pierre; mais quel ie fut pas fon étonnement lorfqu'il eut tiré ette maffe, & qu'il eut découvert que c'éoit — de tor tout pur! Jean. Bonté! II faut pourtant avouer qu'il : aufli bien du bonheur, ce Robinfon. Le Pere. Un bonheur furprenant ! La aaffe d'or étoit fi épaiïTe , qu'en la monloyant, on auroit bien pu en tirer cent mille :cus. Le voila .donc , de cc moment, un iomme puiffamment riche; & que de fortes Ie chofes ne pouvoit-il pas fe procurer a préfent ? II pouvoit faire batir un palais; il Jouvoit avoir un carroffe, des chevaux,dcs aquais , des coureurs, des finges , des marnots; il pouvoit.— Théodore. Oui, mais d'oü vouloit-il srendre tout cela dans fon iile? 11 n'y avoitia peifonnequi eut quelque chofe a vendre. | Le Pere. Oui-da ,'c'etl a quoi je n'avois pas fongé. —- Pour notre Robinfon, il y penfa tout de fuite. Au lieu de fe réjóuir du  io8 Le Nouveau tréfor qu'il avoit trouvé , il le pouffa du pied, avec mépris., & dit : Demeure-la par terre, miférable métal dont les hommes font, pouri 1'ordinaire , li avides, & qu'ils achetent pan tant de baiTeflé, & même tant de crimes ! — A quoi peux-tu me fervir? Oh! fi, a tas place, j'avdis trouvé un bon morceau de fer avec lequel j'aurois pu peut-être me forger une hache ou un couceau ! Que je te donne-: rois volontiers pour une poignée de clous dei fer, ou pour quelqu'infirument utile! —111 lailfa a terre avec mépris , tout ce précieux) tréfor, & dans la fuite daigna a peine le regarder en palfant. Lisette. Sais-tu une chofe, papa? Celuil la fit précifément comme le coq. Le Pere. Comme quel coq? Lisette. Eh! ne fais-tu plus la fable quei tu nous as contée un jour : il y avoit unei fois un coq ? Le Pere. Et puis ? Lisette. Qui gratta dans un fumier c^i trouva - eh ! qu'étoit-ce encore ? Le Pere. One perle ? Lisette. Ah! jutte, c'étoit une perle. III dit alors : A quoi me fers-tu, avec ton éclatpi Si j'avois trouvé, au lieu de toi, un graiiin d'orge, ce feroit bien mieux mon affaire. Et!| la-deilus il lailfa la perle a terre , fans s'enl inquiéter davantage. Le Pere. Fort bien: Robinfon fit tout jufle I la même chofe avec la maffe d'or. Alors la nuit approcha. Le foleil depuis: Jong-tems déja s'étoit enfoncé dans la mer-- ThéodoreI  Robinfon. 109 Théodore. Dans Ia mer. Le Pere. Cela paroit ainfi a ceux qui labitent dans une ifle, oü ils ne voient tout tütour d'eux que de Peau. II leur femble véitablement que le foleil s'enfonce le foir dans a mer, lorfqu'il fe couche; & a caufe de :ela, on s'exprime quelquefois de cette maïiere, comme fi cela étoit réellement ainfi. ' L'agréable lune fe leva a Pautre bout du :iel, & répandit des rayons fi gracieux dans: ;a caverne de Robinfon, que le plaifir qu'il en eut, Pempêcha d'abord de s'endormir. Lisette. Oh ! regarde, regarde, cher papa, voila notre lune qui paroit auffi labas ! Jean. Ah ! oui, quel fpedtacle enchanteur! que fa lumiere eft douce l qu'elle eft touchante! Charlot. Pourquoi eft-ce donc que papa öte fon bonnet? Jean, bas. Paix, Charlot! je crois qu'il prie Dieu. Charlot , bas h Jean. Eh! pourquoi donc ? Jean , bas. Sans doute qu'il rend grace' a Dieu, d'avoir créé cette belle lune. Après une petite paufe Le Pere. Eh bien , mes enfans, Robin, fon dort, tandis que fon feu, entretenupar de gros morceaux de bois, continue lentement a bröler. Et vous, que fongez-vous i a faire pendant ce tems ? Nicolas. Ne rentrerons-nous pas dans Tome I. K  ho Le Nouveau notre cabinet de verdure, avant que de nous! mettre au lit? Théodore. Oh! oui, dans le cabinet!' Le Pere. Eh bien! venez donc, mess amis; allons chanter, a la clarté de cette* lune brillante, un cantique de louange a lal gloire de notre Créateur, pour les plaifir» que nous avons goutés dans cette journée. Et tous prirent, avec joie, le chemin dü. cabinet. SEPTIEME SOIRÉE. IjE lendemain au foir, Jean, Nicolas &; Théodore tirerent le pere par le bras & pan la bafque de fon habit, hors de la porte dei. la maifon. Les autres , les ayant entendut crier a Paide, accoururent auffi, & tous: alors 1'entrainerent fans compliment. Le Pere. Eh bien ! oü prétendez-vous) donc me faire aller, terribles gens que vousli Étes? Jean. Eh! fur la peloufe, fous le pommier?: Le Pere. Pourquoi cela donc? Nicoeas. Oh! la fuite de notre Robinfon.' Oui! Oui! Théodore. Oh! oui, la fuite de notre| Robinfon. Tu feras auffi mon meilleurl mon plus doux petit papa. Le Pere. Oui, voila qui eft fort bien.; mais j'ai peur que mon Robinfon ne voust fafle plus le même plaifir!  Robinfon. 1U Jean. Plus de plaifirl Qui a dit cela? Le Pere. Perfonne. Mais, fi je ne raè (trompe, hier au foir je vis ballier quelquesfons d'entre vous; & c'eft la d'ordinaire une Imarque que Pon s'ennuie. | Théodore. Oh non, certainement pas! fcela ne venoit que de ce que nous avions Kant béché dans notre jardin. En vérité, (quand on a bêché toute Paprès-dinée, pa beut bien être un peu endormi fur le foir! f Nicolas. Aujourd'hui , nous n'avons Kait qu'arracher de mauvaifcs heibes & arpofer les couches de falade; nous voici enIcore tres-éveilles. Lisette. Oui, nous voici encore trèséveiïlés; regarde un peu, comme je faute! Le Pere. Puifque vous le voulez donc, je le veux bien auffi; mais il faut me dire quand cela commencera a vous laffer! Jean. Oui, oui. - Enfuite? Le Pere. Comme la chaleur étoit infupportable dans Pifle de Robinfon , pendant lejour, il fe voyoit obligé, lorfqu'il entreprenoit quelque ouvrage, d'y travailler de grand matin ou le foir. II fe leva donc lavant le foleil, ajouta de nouveau bois h Yfoxi feu, & mangea une moitié de noix de Jeoco, qui lui étoit reftée de la veille. LaIdeffus il voulut mettre a la broche un autre Iróti de fon lama; mais il trouva que la chair fentoit déja mauvais, a caufe des chaleurs exceffives. II fallut donc pour ce jour-la fe fevrer du plaifir de manger de la viande. Voulant alors prendre le chemin de la Ki  na Le Nouveau terre grafie, & ayant mis fa gibeciere, il y i irouva encore les pommes de terre qu'il 1 avoit emportées Pavaht-veille a tout hafard. . L'idée lui vint de les mettre pres de fon i feu dans de la ceudre chaude, pour voir ce s que cela pourroit devenir en fe cuifant. La4 defius il partit. II travailla fi diligemment, qu'il eut pré- • paré, même avant qu'il fut midi, tout au— tant de briques de terre grafie qu'il préfiVjmoit en avoir befoin pour le mur qui devoitll border fa cuifine. Après cela il alla au ri4 vage, a la découverte de quelques huitresa mais au lieu d'huitres, qu'il ne trouva qu'enl petit nombre, il découvrit ici, avec la plus. grande joie, une autre nourriture qui valoii encore mieux que la première. Jean. Qu'eft-ce que c'étoit donc? Le Pere. C'étoit un animal, dont a la vérité il n'avoit jamais mangé lui-même; mais dont il avoit pourtant oui dire que la; chair étoit délicate & faine. Jean. Hé bien, qu'étoit-ce donc? Le Pere. Une tortue; & même fi grande, qu'il eft rare d'en voir de femblables dans ces parages. Elle pouvoit bien pefcr cent livres. Théodore. Ah! il falloit que ce fut urr monftre de tortue. Y en a-t il donc de pa-, reilles ? Jean. Oh! il y en a bien de plus gran-| des encore! As-tu oublié Phiftoire des Voya-j ges que papa nous a lue ? Les tortues quel les gens, qui faifolent le tour du monde,:  Robinfon. «3 prirent dans la mer du Sud, pefoient trois cents livres. _ . Théodore. Trois cents hvres ! Ce fait eft étonnant, Le Pere. Robinfon chargea fa trouvaille fur fes épaules, & la traina lentement au lógis. Ici il fe mit a frapper a coups fi redoublés avec fa hache, fur la partie inferieure de Pécaille, qu'a la fin elle eclata; enfuite il fe rendit maitre de la tortue, la tua & en coupa une bonne portion pour la rotir. II la mit a la broche; & comme le travail lui avoit donné de Pappétit, il attendit •avec impatience qu'elle fut cuite. Pendant qu'il tournoit la broche, il rumina dans fa tête ce qu'il pourroit faire du refte de la chair de tortue, afin d* la préferver de corruption. Pour la faler , il n avoit ni cuve, ni fel. II prévit avec douleur que toute cette belle tortue, dont il auroit pu fe nournr hult ïours & au dela, ne feroit déja plus mangeable le lendemain; &, malgré cela, il ne s'avifa d'aucun expédient pour pouvoir la faler Tout-a-coup il lui vint une idée. L'écaille fupérieure de la tortue étoit comme une vétitable jatte: je m'en fervirai, dit-U en lui-même, en guife de cuve. Mais le fel5 — Voyez' le grand fot que je fuis, repnt-il en fe frappant le front! Ne puis-je pas arrofer cette viande avec de Peau de mer, & cela ne fera-til pas, ou peu s'en faut, le même effet qüe fi elle étoit dans la fauiuure** K 3  H4 Lc Nouveau Oh! a merveille , amerveiile! s'écria-t-il; & la joie lui fit tournet la broche avec une fois plus de viteffe qu'auparavant. Voici enfin le róti cuit a point. Ah! dit Robinfon en foupirant, après en avoir goüté avec plaifir un bon petit morceau fort appétiffant; qui auroit avec • cela le moindre morceau de pain! Que j'ai été ftupide dans ma jeunefle, de n'avoir pas fu reconnoitre ; qu'un morceau de pain fee eft une grande faveur de Dieu? Dans ce tems la, pour me j contenter , il falloit toujours y ajouter du beurre, & quelquefois même encore du fromage par-delfus. O infenfé que j'étois! Que i n'ai-je a préfent le pain noir qu'on faifoit ] de fon, pour le chien qui gardoit notre jardin! Que je m'eftimerois heureux 1 Tandis qu'il s'occupoit de cette penfée, ïl fe fouvint des fruits qu'il avoit mis le ma- j tin dans la cendre chaude. Je veux pourtant voir, dit-il, ce que cela fera devenu; & il ] en tira un. Quelle nouvelle joie ! Ce fruit fi dur, étoit devenu fi tendrc, & après qu'il Feut ouvert, fon odorat en fut frappé fi agréablement, qu'il le porta a la bouche fans fe confulter davantage. Et tenez, le goüt de ce légume étoit auffi agréable, auffi agréable que — hé bien! qui m'aidera a faire une. comparaifon ? L'Ami R. Auffi agréable que le goüt d'une pomme de terre. ■ Le Pere. Bien! c'eft tout dire en un feul jnot, Ainfi — le goüt de cette pomme de  Robinfon. 115 ■terre rótie étoit auffi agréable que le goüt id'une pomme de terre; & Robinfon re[marqua tout de fuite que ce légume pourroit ïlui tenir lieu de pain. II fit donc encore un repas, a bouche que jveux-tu; après quoi, comme le foleil étoit ibrülant, il fe mit un peu fur le lit, afin de j penfer mürement a quel travail il lui imporItoit de fe livrer, lorfque la chaleur, moins ibrülante, lui permettroit de travailler. Ti Quel ouvrage dois-je a préfent entreIn prendre?" dit-il en lui-même. II faut |d'abord que le foleil durciffe mes briques, 1 avant que je puiffe commencermon mur. Le i mieux fera donc fans doute d'aller, en atjftendant, a la chaffe, pour tuer une couple I de lamas. — Mais que faire de toute cette | viande? — Hé quoi! Si j'arrangeois ma. I cuifine de maniere a pouvoir y fumer quelI que chofe? — « A merveille!" s'écria-t-il; I la-deffus il faute promptement du lit, & va 1 fe placer devant 1'endroit de fa future cuifine , afin de délibérer fur ce qu'il y auroit : de mieux a faire pour parveuir a fon but. II vit bientót que la chofe pourroit fort I bien réuffir. II n'avoit qu'a faire deux trous i aux deux pans de la muraille qu'il vouloit I élever, & y paffer un gros baton. II lui I étoit facile alors d'y pendre fes jambons, & i la chambre a fumer étoit faite. Peu s'en fallut que cette heureufe idéé ne lui fit tourner la tête de joie. Que n'autoit-il pas donné, fi ces briques euflent éte déja affez durcies pour pouvoir commencer K 4  tï'6 Le Nouveau fur le champ ce grand ouvrage! Mais que; faire? 11 fallut fe réfoudre a attendre jufqu'ai ce que le foleil eut achevé de durcir lest briques. Qu'entreprendre cependant pour cetti après-dinée? - Tandis qu'il réfiéchiffoit la-defllis , il lui vintune nouvelle idéé, qui i furpaffoit de beaucoup cn excellence toutes s celles qu'il avoit eucs jufqu'ici. II s'étonnoit! de fa bétife, de n'avoir pas fongé a' cela i plus tót. Jean. Qu'efi-ce que c'étoit donc? Le Pere. Pas davantage que ceci: il vou- • lut, pour avoir compagnie & pour fournin afa fubliftance, élever quelques animaux; domeftiques. Théodore. Ah! fürement des lamas? Le Pere. Jufie! aulfi étoient-ce les fculs| animaux qu'il eut vus jufqu'a préfent. Com-t me ces lamas paroiffoient déja extrêmementi privés , il efpéra bien qu'il réuffiroit a en i prendre une couple en vie. Théodore. Oh! c'eft charmant; je voudrois être avec lui,, pour en prendre auffi une couple. Le Pere. Mais comment voudrois-tu t'y^ prendre, mon cher Théodore? 11 n'y a pas d'apparence qu'ils foierit privés au .point de fe laifler prendre avec les mains. Théodore. Comment Robinfon vouloit-il donc s'y prendre? Le Pere. C'étoit.la précifement le point; ; & voila fur quoi il entra dans de longues & de férieufes délibérations. Mais Phommey-  Robin/om f17 Jlorfqu'il s'agit d'une entreprife, qui d'ellefmême n'eft pas impofiible, 1'homme n'a qu'a tvouloir bien férieufement & avec perfévérance ; & rien n'eft infurniontable a fon |efprit & a fon a&ivité, tant font grandes & Irnultipliées les facultés dont notre bon Créafteur nous a doués ! Faites y attention, mes chers amis, &ne jdéfefpérez jamais d'un heureux fuccès dans 1 quelque travail difficile, pourvu que vous •preniez la ferme réfolution de ne pas vous jrelacher, jufqu'a ce que vous 1'ayiez conduit :a fa fin. Une application-opiniatre , une Jméditation foutenue, & un courage qui perjfévere, font fouvent venusf a bout de bien 3 des chofes qu'on regardoit d'abord comme iimpoffibles. Ne veus lailfez donc jamais I décourager par les difiïcultés que vous renicontrez dans vos affaires; mais penfez touI jours que plus il a fallu d'effoits pour acheI ver un ouvrage, & plus on a de joie a la 1 fin d'en être venu a bout. Notre Robinfon parvint également a imaI giner bientót un moyen pour prendre les 1 lamas tout vivans. Jean. C'étoit? Le Pere. II fe propofoit d'arranger un I cordon, de fagon k pouvoir en faire un laI cet; après cela il vouloit fe cacher de nouv veau derrière un arbre, & jeter le lacet fur . la tête du premier lama qui s'approcheroit. Dans ce deffein, il fila une corde paffai' blement forte; & dans quelques heures, la 0 corde & le lacet furent achevés. 11 fit  lig Le Nouveau quelques effais, pour voir fi cela ferroit bien; & la chofe alloit a fouhait. Comme 1'endroit oü les lamas avoient cou-i tume de fe rendre a 1'eau , étoit un peu éloif gné; & comme il ne favoit s'ils y viendroientr auffi le foir, vu que derniérement ils y avoient été vers midi, il remit jufqu'au lendemainr a faire fon coup , & fit, en attendant, les: préparatifs néceflaires pour fon voyage. C'efl-a-dire, qu'il alla a 1'endroit oü croif.' foient les pommes de terre, & qu'il en rem. plit toute fa gibeciere. II en remit encoref une partie dans la cendre chaude, pour lesi rótir, & jeta les autres dans un coin de fa; caverne, afin de les conferver pour les jours; fuivans, Après cela, il coupa auffi un mor-ceau confidcrable de fa tortue pour le foiri & le lendemain, & arrofa ce qui reftoit avec: de Peau de la mer, qu'il avoit apportée pour: cet effet La deflus il creufa dans la terre un petit;t trou , qui devoit lui fervir de cave en at4 tendant. II y placa fon écaille de tortue avec! la viande falée, mit par defius le morceau 1 de róti pour le foir, & couvrit de branches ; 1'ouverture du trou. Le refte de 1'après-dinée il le confacra, | afin de récréer fon efprit, a une agréable | promenade le long du rivage de la mer,J d'oü fouffloit un vent: frais d'Eft, qui ra- -J fraichifibit un peu la chaleur de Pair. Ses ;f yeux contemplerent avec joie 1'immenfe : Océan, dont la furface n'étoit que ridée par de petites vagues, qui fe fuccédoient lente-  Robinfon, 119 jent les unes aux autres. II tourna paflionément fes regards vers la partie du monde ü étoit frtuée fa chere patrie, & quelques irmes s'échappercnt en tremblant, le long e fes joues, au vif fouvenir de fes parens ien-aimés. | Que font - ils préfentement ces pauvres parens défolés , s'écria-t-il. tout en pleurs & en joignant les mains? " S'iis ont furécu a. Pamere douleur que j'ai eu le maleur de leur caufer : ah ! dans quelle trift. ïffe ne doivent ils pas couler leurs jours! 'ombien doivent-ils foupirer & gémir de 'avoir plus un feul enfant, de voir que leur ernier fils, qu'ils aimoient tant, eft devenu n traitre a leur égard , & a pu les abanonner pour toujours! ü le meilleur, le plus héri des peres! O ma bonne, ma tendre jere, pardonnez ! ah! pardonnez Pun & autre a votre pauvre' malheureux fils, de ous avoir affligés a ce point! Et toi, mon >ere célefte — a préfent mon unique pere, (ion unique compagnie, mon foutien & mon irotectèur unique. —■ (Ici il fe jeta a genoux vee adoration. ) — O mon Créateur, verfe es plus précieufes bénédiétions, verfe toutes es joies que tu m'avois deftinées, & dont e me fuis moi-même rendu indigne.—• Ah 1 'erfe-les toutes fur mes chers parens, que fai fi griévement offenfés, & dédommageïes par-la des peines qu'ils ont fouffertes. De pon cccur, ah ! de bon cceur j'endurerai tout B qu'il plaira a ta figeffe & a ta charité de aie difpenfer a 1'avenir pour me rendre meil-  120 Le. Nouveau leur, pourvu que mes pauvres pareus , quii font innocens, foient heureux! II refta encore quelque tems a genoux, regardant le Ciel avec une douleur muette, & les yeux baignés de larmcs; enfin il fei leva , & avec fon couteau de caillou, ili grava fur Pécorce tendre d'un arbre voifin, les noms chéris de fes parens. Au-deflus, il mit ces mots : Dieu veuille vous bénir!. & au-deflbus : Grace pour votre fils que s'eft perdu. Après cela, fes levres brülantes baiferent les noms qu'il avoit gravés, & il: les arrofa de fes pleurs. Dans la fuite il grava ces meines noms, qui lui étoient fi chers, & les mêmes mots, fur une quantité d'aül tres arbres, dans d'autres parties de 1'ifle ; & ce fut dès-lors au pied d'un de ces arbres qu'il alla ordinairement faire la priere, dans laquelle il ne manqua jamais de fe fouvenhj de fes parens. Théodore. Oh ! pour le coup, le voilÈj pourtant un bien brave homme. Le Pere. II eft préfentement dans la1 meilleur chemin pour devenir un bien brave homme; & il en eft redevable a fa fage pro-: vidence, qui 1'a conduit ici. Théodore. A cette heure, Dieu pourroit bien auffi le délivrer & le ramener chez fes} parens. Le Pere. Dieu, qui prévoit tout ce qui doit arnver, fait mieux que perfonne ce qui eft avantageux, & c'eft fur cela auffi qu'il réglera fa deflinée. II eft vrai que les circonftances ont échauffé dans Pame de Ro- binfonl  Robinjon. lal binfon le germe de la vertu; mais qui fait li d'autres circonftances n'étoufferoient pas ce germe de nouveau? & fi dans le moment il étoit tiré de fon ifle, s'il étoit ramené dans la maifon paternelle, qui fait fi la fédu&iort de 1'exemple & le bien-être ne le corromproient pas encore une fois ? — O mes enfans, cette parole eft bien véritable : Que celui qui eft debout, prenne bien garde qu'il nc tombe ! Pendant que Robinfon alloit ainfi de cöté & d'autre fur le rivage, il lui vint dans Pefprit, qu'il ne feroit peut-être pas fi mal de Ié baigner une fois. II öta donc fes habits; mais combien ne fut-il pas-effrayé, en voyant dans quel état étoit fa chemife , la feule qu'il avoit! Comme il Pavoit portée, fans la quitter depuis fi long-tems & dans un climat fi chaud, on ne pouvoit prefque plus s'appercevoir que la toile en eut été blanche autrefois. Avant donc que de fe baigner lui-même , il eut foin de laver cette chemife, du mieux qu'il put; après cela, il 1'étendit a un arbre, & fauta dans Peau. 11 avoit appris a nager dans fa jeunefle. Il s'amufa donc a nager de 1'endroit oü il étoit entré dans Peau, vers une langue de terre qui s'avan§oit palfablement loin dans la mer, & fur laquelle il n'avoit pas encore été jufqu' alors. Charlot. Une langue de terre? Qu'efi:I ce que c'eft que cela f Le Pere. On appelle ainfi un efpace de terre étroit, qui ne tient que par un bout a Tome I. L  122 'Le Nouveau une ifle ou a une autre terre, & qui s'étendf dans la nier. Regarde fi ce bord-la de notre : petit lac, qui s'avance un peu dans 1'eau , s'y r étendoit encore davanlage, ce feroit une lan- ■ guede terre. Comprends-tu a préfent? Charlot. Oh! oui. Le Pere. Cette idéé de notre Robinfon i Fut également fort heureufe ; car il trouva que: cette langue de terre pendant le tems du flux , étoit fous Peau , & qu'enfuite , au re- • flux, il y reftoit une grande quantité de tor- • tues , d'huitres & de moulcs. Pour cette fois-} ci, a la vérité, il ne put point en empor-> ter ; auffi n'en avoit-il pas befoin pour lepréfent , paree que fa cuifine étoit encore: fuffifamment fournie : mais il fe réjouit pour- ■ tant de tout fon cceur, d'avoir fait cette nou- ■ veile découverte. Les endroits de la mer oü il nageoit, fot* fonnoient tellement de poiffons, qu'il auroitt prefque pu les prendre avec la main. S'il avoitjl eu un filet, il auroit pu en prendre par mil-j jiers. A la vérité, il n'en avoit point; mais? comme il avoit été jufqu'ici fi heureux dans \ tous fes ouvrages, il efpéra qu'avec le tems; il rcuffiroit auffi a faire un filet de pêcheur.' Satisfait de ces découvertes agréables, ff) revint a terre , après avoir été bien une lieure dans Peau. La chaleur de Pair avoit: déja entiérement féché fit chemife, & il eüt j «alors le plaifir de fe mettre une fois en lingef blanc. . Mais comme il avoit contraété Phabitude de réfléchir fur tout, il penfa que ce plaifir.  Robinfon. 123 ne pouvoit pkis durer long-tems; que n'ayant ique cette feule chemife , il étoit obligé de fla porter fans ceffe', & qu'il n'auroit aucun jmoyen d'en rcparer la perte; - cette idéé réIpandit beaucoup d'amertume fur fa joie. Cejpcndant il reprit bientót courage, & après js'ctre habillé, il retourna a fa demeure en fehantant : Bénijfons Dieu, mon ame, en \toutes chofes, &c. " Jean. Ah ! qu'il a raifon de ne plus fe laiffer abattre, &. de fe confier en Dieu, comme cela convient. Lisette. Oh! je voudrois que ce Robinfon vint nous voir; je l'affeclionne beaucoup. .Théodore. Oui, fi papa vouloit feulement me donner du papier , je lui écrirois yolontiers une lettre. Nicolas. Oh ! oui; moi auffi! Jean. Et moi, je voudrois bien auffi lui écrire! ■ Lisette. Oui, c'eft ce que je voudrois bien auffi : mais fi je favois feulement écrire. La Mere. Tu n'as qu'a me diéter ce que tu aurois envie de lui, marquer; je 1'écrirai pour toi. Lisette. Tant mieux , tant mieux. La Mere. Hé bien! venez donc. Je vous donnerai du papier a vous autres. Après une denü-heure, ils arriverent les uns après les autres en fautant, chacun montra ce qu'il avoit écrit. Lisette. Voici mon petit papa ! Tieris, voila ma lettre ; je te prie de la lire. L 3  134 Le Nouveau Le Pere Ut. (i) Mon cher Robinfon, Fais en forte que tu deviennes bien labolieux & bon; cela fera plaifir aux gens & a tes parens auffi. Je te falue beaucoup; tu vois a préfent combien néceffité eft utile. Théodore & Jean te font bien leurs complimens; Henri & Nicolas auffi. Viens un jour : nous voir, & je t'inftruirai encore mieux. Lifette. Théodore. A préfent la mienne, mon, jpher papa! La voici. L e Pere. Ut. Mon cher ami, Nous te fouhaitons tout le bonheur que | nous pouvons; & auffi-tót que^ j'aurai de: 1'argent de poche , j e t'acheterai auffi quelque; chofe. Et continue comme tu as commencé ,, è être bon. Je t'envoie ci-joint un peu de! pain; & prends garde de ne pastomber ma-" lade. Comment eft ta fanté ? Porte-toi bien 1 cher Robinfon : fans te connoitre, je t'ai- • me pourtant beaucoup, & fuis ton fidele, ami, Théodore. Hambourg, ce 7 février 1779. Nicolas. Voici la mienne. Elle eft feulc ment trop courte. L e Pere Ut. Cher Robinfon, Je fuis trifte de ce que tu és fi malheu- ■ (1) Ces lettres, ainfi qu'un très-granJ nombre de «jueftiolis & de réponfes des eitfiiiis dans tcvii le livre, font ici, mol pour mot, telles que Jes enftiis les ont fakes.  Robinfon* «5 reux Si tu ctois demeuré chez tes parens, cc malheur ne te feroit pas arrivé. Porte-toi bien, retourne bientöt chez tes chers parens. Encore une fois, porte-toi bien. Je fuis ton fidele ami Nicolas. Hambourg , le 7 févner 1779. Jean. Et la mienne, c'eft mon tour. L e P e b. e lit. Tres honorè Robinfon , Je te plains beaucoup de ce que tu es aïnfïféparé de tout être vivant. Je croisbien que tu t'en repens toi-méme préfentement. Porte-toi bien; je fouhaite de tout moncocur que tu pui-fles un jour retourner chez tes chers parens. Ne manque pas, a Pavenir, de te confier toujours en Dieu; il aura bien loin de toi. Je le répete : porte-toi bien. Je fuis ton fidele ami, Jean. Hambourg, le 7 févner i77g. Henri. Oh! la mienne ne vaut rien! Le Pere. Voyons. Henri. Je n'ai faitqu'écrire comme cela quelque chofe a la hate, afin d'être bientöt de retour ici. L e Pere UtMon cher Mónfieur Robinfon , , Comment te va dans ton ifle? J'ai appris que tu as eu bien des revers. Tu ignores lans doute encore fi 1'ifle oü tu te trottvcs eft habitée? J'aimerois a le favoir. J'ai appris aufii que tu as trouvé une grande maffe d'or; mais la dans ton ifle, cela ne te fert a rien après tout. ( Le Pere. Tu aurois pu ajouter: Ici, en Europe non plus, la grande L 3  Lc Nouveau quantité d'ór ne rend les hommes ui meiU leurs ni plus heureux.) II auroit mieux vak pour toi, qu'au lieu de cela tu eufies trouvé du ter, dont tu aurois pu te faire un couteau , une hache & d'autres inftrumens. A'orte-toi bien. Je fuis ton fidele ami, Henri. Hambourg, le 7 février 1779. Théodore. Oui, mais comment feronsnous parvenir ces lettres ? Lisette. Hé ! nous n'avons qu'a les-: donner a un maitre de navire, qui fait le voyage d'Amérique, & alors nous pourrons, auih lui envoyer quelque chofe. Je veux lui envoyer des raifins & des. amandes; oh' donne-m'en , bonne maman ! Jean , d l'oreille du pere. Ceux-la croient bonnement que Robinfon eft encore en vie! Le Pere. Mes chers enfans, je vous remercie, au nom de Robinfon, de toute l amitie que vous avez pour lui. Mais quant a ces lettres, je ne faurois les lui envoyer.' IhEodore. Eti pourquoi pas? i- r P£nE* Par Ia raifon ciue Pamede.Ro. bmfon eft déja au ciel depuis long-tems, & que fon corps eft depuis long-tems retourné en poudre. Théodore. Ah! eft-il déja mort ? Il vient pourtant de fe baigner touta-Pheure' Le Pere. Tu oublies , mon cher Théodore, que ce que je vous raconte de Robinfon, s'eft palfé il y a 50 ans. Ainfi il eft mort depuis fort long-tems. Mais dans fon hiltoire que j'écris préfentement, je ferai im primer vos lettres. Qui fait? Peut-étre ap-  Robinfon. m^- iprcndra-t-il dans le ciel , que vous 1'affècjtionnez fi fort, & fürement alors cela luitcaufera de la joie. | Lisette. Cependant tu nous raconteras jencore quelque chofe de lui? Le Pere. Très-volontiers; je puis vous rapprendre encore des traits de fon hifioire iqui vous feront tout autant de plaifir que ce ique vous avez déja entendu. Mais pour auirjourd'hui, je penfe qu'en voila bien affez. Robinfon, après le bain , retourna a la maifon en chantant, prit fon fouper, fit fa priere , & fe coucha tranquillement. Et nous autres , nous allons en faire de. rmëme. HÜIT1EME SOIREE. GhaR-Lot. IVLaman ! maman ! La Mere. Que veux-tu , Charlot? Charlot. Jean te fait prier de vouloit i bien lui. envoyer une autre chemife. La Mere. Pourquoi faire une autre chc! DJife ? Charlot. Oui,, c'eft que fans cela il ne I peut pas fortir du bain. La Mere. Pourquoi donc? Ne peut-il pas : jemettre fa chemife d'aujourd'hui ? Charlot. Non, il Ta lavée, & a cette heure elle eft encore toute mouillée. II a voulu faire comme Robinfon. Lk Mere. A la bonne heure.- Eh bieni La  12$ Le Nouveau je t'en donnerai une.-Tiens, cours , & fatoa en forte que vous foyez bientöt ici; papa veut encore nous raconter quelque chofey La Meke , d Jean, qui arrivé avec les autres. Hé bien 1 1'ami Kobinfon , comment te trouves-tu du bain ? Jean- Tres bien ! Ce n'eft que la chemife qui ne vouloit pas fe fécher. Le Pere. Tu n'as pas fait réilexion que dans cepays-cj il nefait pas auffi chaud qu'il faifoit daus 1'ifle de Robinfon. - Mais ou en reftames-nous donc hier ? Henri. La oü Robinfon alla fe couchcr, & le lendemain matin. - Le Pere. Ah! m'y voici déja.-Ainfi donc le lendemain au matin Robinfon fe leva de bonHe heure, & fe prépara pour la chafie. II garnit fa gibeciere de force pommes de terre róties &. d'un bon morceau de. róti de tortue , qu'il avoit enveloppé dans des feuille» de cocotier; après cela il mit fa hache au cöté, fe ceignit le corps de la corde qu'il avoit faite la veiile pour prendre des lamas, prit fon parafol a la main, & commenca fa marche. . , C'étoit encore de très-grand matin. II refolut en conféquence de faire cette fois-ci un détour, afin d'apprendre a connoitre quelques autres environs de fon ifle. Parmi la quantité d'oifeaux dont les arbres fourmiiloient, il vit auffi quelques perroquets dont les couleurs étoient admirablement belles. Combien ne fouhaita-il pas d'en avoir un, pour 1'apprivoifer & en faire fa compagnie l  Robinfon. 139 Mais les vieux étoient trop fins pour fe laiffer prendre; & nulle pari il ne voyoit un ;nid avec des jeunes. II fallut donc reniettre ta une autte fois a fatisfaire ce defir En revanche il découvrit dans cette route lune chofe qui lui étoit plus nécelfaire qu'un jperroquet; car étant monté fur une colline proche de la mer, & regardant de la en bas ientre des creux de rocher, il y vit quelque icbofe par terre qui cxcita fa curiofité. 11 y tdefcendit donc, en s'aidant des pieds & des imains, & trouva, a fa grande fatisfaétion, ique c'étoit, — que croyez-vous? I Henri. Des perles? Jean. Oui, c'efl bien de cela qu'il fe feroit jréjoui l — C'étoit peut-être du fer ? Nicolas. Eh 1 ne fais - tu plus qu'on ne :trouvepas de fer dans les pays chauds?—* 'C'étoit peut-être encore un tas d'or? Lisette. A d'autres 1 Se feroit il donc rénjoui de cela? L'or ne lui étoit d'aucuti lufage. Le Pere. Je vois bien que vous ne le devinerez pas ; je vais donc le dire moi-même. Ce qu'il trouva , étoit — du fel. Jufqu'ici, a la vérité , il avoit fuppléé en ' quelque forte au manque de fel par l'eau de mer ; mais ce n'étoit pourtant pas ia du fel. L'eau de mer a un goüt amer, fort défagréable ; & puis c'étoit une erreur de croirc que la viande ftlée de cette forte fe conferveroit ; paree que l'eau de mer , comme l'eau de fontaine ou de riviere fe corrompt auffi-tot qu'elle croupit. Cc  jn0 Le.Nouveau fut donc une fort bonne chofe pour lui, de: trouver ici du véritable fel : auffi en rem- plit-il les deux poches de fon habit, pourr en qmporter tout de fuite une proviüon. . Théodore. Comment ce fel étoit-il donc: venu la ? Le Pere. Tu ne te fouviens fans doute: plus de ce que je vous ai racouté un jourt touchant Porigine du fel ? Jean. Oh ! li fait, je le fais encore. II yi en a qu'on tire de la terre; & puis il y en: a auffi qu'on fait avec de Peau falée qui fort des foutaines; .& puis.il y en.a auffi: dans Peau de mer. Le Pere. Très-jufte. Or, le fel qui fe fait! de Peau de mer, ce font ou les hommes „ ou le foleil qui le préparcnt. , Théodore. Le foleil? Le Pere. Oui; car lorfqu'il refte , après, une haute marée, ou après une inondation , de Peau de mer fur la terré , 1'e foleil fait peu a peu évaporer cette eau; & ce qui refle alors dans cet endroit, eft du fel. Lisette. Eh! c'eft dróle pourtant. Le Pere. Voila avec quelle bonté Dieat a eu foin.de nous ; fi bien que ce dont nous pouvons le moins nous palier, eft auffi.cei qui exige le moins de préparalion par Part ., & ce qui fe trouvé avec le' plus - d'aboil-. dance. Robinfon fe rendit alors gaiement a Pen-, droit oü il efpéroit de haper un lama. En arrivant, il n'en rencontra aucun; mais auffi a'étoit-il pas encore tout-a-fait midi ;.ils'affit  Robinfon.1 1-3 ï bnc au 4>MÉ&m arbre, pour fe faire, en Kendant, un peu 'de bien de fon róti & de I pommes de terre. Oh! qu'il les trouvoit i'un goüt bien plus pi quant, a préient qu'il >ouvoit les manger avec un peu de fel! Juftement comme il avoit achevé fon re>as , parurent dans 1'éloignement les lamas [ui venoient a lui en bondiffant.. Vite Robinfon fe mit en pofturc, & attendit, le laet levé, qu'un de ces lamas s'approchat 'e lui. Plulieurs avoient déja paffe fans qu'il üt pu les atteindre; mais tout-a coup il en 'int un fi pres de lui, qu'il n'avoit qu'a aiffer tomber fes mains pour Pavoir dans te acet. II le fit, & dans lc moment le lama üt a lui. • %. L'animal voulut bêler; mais de crainte pre. cela n'effarouchat les autres , Robinfon êrra tellement le lacet, que force fut au ama de fe paffer de crier; enfuite il le tira, tuffi vite qu'il put , dans le buiffon, pour ,e dérober a la vue des autres. Le lama qui avoit été pris, étoit femelle k mere de deux petits. Ceux-ci la fuivirent ïas a pas, au grand contentement de Robinfon , & parurent n'avoir aucune peur de lui. II careffa ces cheres petites bêtes , « xlles—véritablement, comme fi elles avoient voulu prier qu'il laifftt aller leur mere,-lui ijlécherent la main. I Théodore. Oh! alors il auroit bien pu fauffi la ïaiffer aller. ,. ! Le Pere. 11 auroit été un grand fot, s il m'avoit fait.  132 Le Nouveau Théodore. Oui; mais cé*f>auvre animal; ne lui avoit rien fait, pourtant ? Le Pere. Mais lui, il en avoit befoin , & tu fais, mon cher Théodore, qu'il noua eil permis A'ufer des animaux pour notrtf befoin, pourvu que nous n'en abujïons pas.s Robinfon étoit donc au comble de la joi Mais pourquoi ne devons-nous donca n pas le favoir encore?" demandoient quel4 ques-uns d'entre eux , d'un air tout-a-faitl lamentable. •n J'ai mes raifons," répondoit le pere. _ ; Les enfans, qu'une fage éducation avoitl accoutumés a fe contenter de cetteréponfe,, ii'inlifterent pas davantage, & atteudirenl avec une difcrete impatience, le moment oüf les raifons du filence n'auroient plus lieu.. Cependant, comme il eft aifé aux perfonnesj d'un age mür, de lire dans le cceur desa enfans, & de deviner toutes leurs penfées i il ne fut pas difficile non plus au pere de; lire au fond de leur ame, & même de voiri cette penfée comme écrite fur le front dei quelques-uns d'eux. « Mais pourquoi donc: r> papa nous refufe-t il ce plaifir ? quclless « raifons peuvent 1'empêcher de fe préter ai « nos defirs?" II crut donc nécefiaire de les: convaincre encore une fois dans cette occalion, que la bonne volonté ne lui manquoit pas de leur faire tout le plaifir qui dépendoit de lui, & de les convaincre que des motifsi importans 1'empêchoient feuls de continuen fon récit. Ti Préparez-vous , leur dit-il, a entre- ) t> prendre demain de grand matin le voyage:; vi fi long-tems dcfiré de Travemunde fur la.] t> mer Baltigue." Lei  Robinfon. Le voyage de Travemunde ? - Sur Ia mer Baltique? - Demain matin? — Mot auffi , cher papa? - Moi auffi? demanderent-ils tous d'une voix; & un oui général ayant été la réponfe a toutes ces demande* ï la fois, il fe fit un cri de joie comme on n'en a peut-être entendu de long-tems, & comme on pourroit bien n'en pas entendre de fitót. ■*> A Travemunde.' a Travemup.de! Oü « eft ma canne? Jeanneton, oü font mes w bottines? Vite, labrofié! Lepeigne! Du f> linge blanc! A Travemunde! Oh! vite! v> vite!" — On n'entendoit pas autre chofe dans toute la maifon, une forte d'effroi." Le Pere. De la promefie d'aller aujourd'hui avec vous a Travtmunde. — Pour le coup, la terreur étoit complelte;! perfonne ne pouvoit proférer une fyllabe. Le Pere. J'ai rérléchi cette hult que nous ferions une fottife fi nous entreprcnions déja aujourd'hui notre voyage. Les Enfans. *> Eh ! pourquoi donc ?" d'une voix a demi-étouffée, & en retcnant quelques larmes. Le Pere. Je vais vous ledire, & enfuite 1 je m'en rapporte a votre propre décifion. D'abord , nous avons toujours eu depuis quelque tems un vent-d'eft, qui chafie avec tant de rapidité dans la mer, toute Peau de la Trave, que pas un feul vaiifeau ne peut mettre a la voile, pour fortir du port de Travemunde, & que pas un feul non plus ne peut y entrer, paree que l'eau eft beau* coup trop bffle a Pembouchure de la riviere. Et pourtant nous aimerions tous bien a voir l'une ou 1'autre de ces deux chofes, fi une fois nous étions-la! Les Enfans. Mais le vent pourroit bien encore changer aujourd'hui.  Robinfon, 14? LePere. Enfuite j'ai fait auffi une autre réflexion. Si nous attendons encore un mois, ce feroit précifément alors le tems oü les harengs arrivent en troupe de la mer Glaciale dans la mer Baltique. Alors ils vienncnt en foule auffi jufqu'a 1'embouchure de la Trave, oü les pêcheurs en prennent fans beaucoup de peine, une grande quantité. Voila encore ce que pourtant nous ne ferions pas fachés de voir? N'eft-il pas vrai? Les Enfans. n Oui-mais-" Le Pere. A préfent écoutez etfcore ma plus forte raifon. Que penferoient de nous nos nouveaux amis Matthieu & Ferdinand, qui ne viendront chez nous que dans un mois, fi nous avions fait cette partie de plaifir, fans attendre leur arrïvée, pour les mener avec nous ? Ne les ferions-i.ous pas foupirer, toutes les fois que nous parlerions dans la fuite du plaifir de ce voyage; & dans ce cas le fouvenir de cette partie pourroit-il nous caufer a tous de la joie? Non, certainement pas ' Nous nous reprocherions toujours en fecret de n'avoir point fait, k leur égard, ce que nous fouhaiterions qu'ils fiffent envers nous, fi nous étions actuellement a leur place & qu'ils fuffent a la nötre — Ainfi qu'en dites-vous? Un profond filence. Le Pere continue, Vous favez que je n'ai jamais manqué a ma parole; par conféquent, fi vous infifiez, nous partons. Mais fi vous-même me tenez quitte de ma promefie , vous me rendrez fervice; vous en N 3-  Le Nouveau rendrez a nos futurs amis & a vous-mêmes* Ainfi, parlez ! Qu'en fera t-il ? •n Nous attendrons, « ce fut la réponfe ; & en conféquence la belle partie de plaifir fut remife a une autre fois. On voyoit clairement que cette vi&oire fur eux-mëmes, avoit beaucoup coüté a quelques-uns d'entr'eux; auffi s'en falloit-il bien , durant tout le jour, que ces derniers euffent la gaité qui leur étoit d'ailleurs affez ordinaire. Et c'eft ce qui donna occafion au pere, fur la fin de lajournée, deleuradreffer la parole en ces termes : « Mes enfans, ce qui vous eft arrivé aun jourd'hui, vous arrivera fort fouvent en*> core dans la fuite de votre vie. Vous fem rez dans 1'attente de tel ou tel bien ter-. *> refire ; vos efpérances, a cet égard , pa» •n roitront on ne peut pas mieux fondées , & n vous brülerez du defir de les réalifer. Mais *• au moment même ou vous croirez tout> Cher a ce prétendu bonheur, la ProviTi dence divine,.qui eft fouverainement fiige,. n traverfera tout d'un coup vos deflèkis, n lorfque vous ne vous y attendrez pas, & i> vous vous trouverez cruellement trompés . v> dans vos efpérances. " Les raifons qu'aura votre Pere célcfle d'en agir ainfi avec vous, vous les reconnoitrez rarement d'une maniere auffi diftincle & auffi certaine, que vous avez reconnu ce matin celles qui nous font renoncer aujourd'hui au voyage de Travemunde ; car Dieit : étant infiniraent plus fiige que moi, il péne-  Robinfon. 145 trc toujours auffi Payenir le plus éloigné, & permet fouvent, pour notre bien, qu'il nous arrivé des chofes dont nous ne devons éprouver les heureux effets que long-tems après, quelquefois même pas plutöt que dans la vie a venir. Ma pénétration au contraire > s'eft bornée a quatre femaines. ti Or , fi dans votre jeunefle tout étoit t» toujours allé felon vos fouhaits, & fi, h ti chaque fois, vous aviez exaétement obti tenu au tems précis , ce que vous efpén riez : ö mes enfans, que vous vous en " trouveriez mal dans la fuite de votre vie! ti Que votre cceur fe gateroit par-la, & que " ce cceur ainfi gaté , vous rendroit malheup reux, lorfque le tems fera une fois venu, t> oü les chofes n'iront plus tout-a-fait , t> comme a préfent, au gré de vos defirs! ti Et ce tems viendra, mes amis; il vien* ti dra. auffi certainement pour vous , qu'il ti vient d'ordinaire pour tous les autres homTi mes; car jufqu'ici il n'y a point encore ti eu d'homme fur la terre, qui ait pu dire n que toutes chofes aient toujours parfaite« ment réuffi felon toute 1'étendue de fes ti vceux. " n Que faire donc a cela, mes chers enti fans ?—Pas autre chofe que ceci; c'eM ti que dès a-préfent vous vous exerciez dans « votre jeunefle, a vous priver fouvent d'urt ti plaifir que vous auriez voulu goüter pour ti tout au monde. Cette victoire fur voust> mêmes fouvent répétée , vous procurera «■ la force de 1'efprit & celle du cceur, en N3  S^o . Le Nouveau n forte qu'h 1'avenir vous pourrez fupport> ter, avec une fermeté tranquille, tout ce r> qu'un Dieu fage & bon vous difpenfera •n pour votre bien. " n Tenez, mes enfans , c'eft la clef de « plufieurs manieres d'agir qui vous paroift> fent énigmatiques , & que nous autres , n qui fommes dans 1'age mür, avons cou•n tume de pratiquer a votre égard. Vous t> avez été fouvent furpris de ce que nous r» vous refufions un plaifir que vous auriez « gouté volontiers. Quelquefois nous vous y> difions les raifons de notre refus, ( c'eftt) a-dire , lorfque vous pouviez les com* 11 prendre ); mais quelquefois auffi nous' ne n vous les difions pas, (c'efl-a-dire, lorfque « vous- ne pouviez pas encore les compretiw dre.) Et pourquoi en agiffions-nous ainfi ? ■ u - Souvent uniquement afin de vous exer» eer a la patience & a la modcration , fi | rr néceffaires a tous les hommes, afin de vous n former pour la fuite de votre vie. " Vous favcz également a cette heure, pourquoi, ces jours ci, je me fuis conftamment défendu de vous raconter la fuite de l'hiftoire de notre Robinfon. J'aurois pu apparemment trouver autant de tems qn'il en faut pour vous expliquer du moins 1'aventure par oü j'ai fini derniéremcnt , & par rapport a laquelle je vous ai laiftes dans une défagréable incertitude. Mais non! je ne vous en ai plus dit le mot, quoique vous m'ayez prié, & que ce foit toujours i regret que je  Robinfon. \§t vous rcfufe quelque chofe.. Ainfi pourquoi i ai-je fair, cela, Lifette ? Lisette. Paree que t'ii voulois nous eni feigner a avoir de la patience. Le Pere. Tout jufie ! & affure'ment , ; lorfqu'un jour vous me remercierez de quel] que chofe , ce fera de vous avoir accoutui més a vous paffer, fans beaucoup de cha; grin, de ce dont vous fouhaitiez pourtant la poffefüon avec beaucoup d'ardeur. —•■■ II s'écoula donc encore quelques jours, j fans qu'il füt queftion de continuer le récit I des aventures de Robinfon. Mais . elle arriva enfin, cette heure fi ardemment defi| rée, oü rien n'empécha plus le pere de fki tisfaire 1'envie générale. II continua , fans i interruption, de la forte : C'étoit le tems de la nuit, comme je le. i difois derniérement, & ffotre.RóMnfoh étóit i tranquillement fur fon lit de paille, ayantfes I fideles lamas a fes pieds. Un calme profond s régnoit dans toute la nature, & Robinfon, I a fon ordinaire, rêvoit de fes parens, loif| que tout-a-coup la terre trembla extraordi; nairement, & qu'on entendit un mugiffement ; & des craquemens épouvantables , comme fi_ plufieurs orages éclatoient a la fois. RoI binfon fe réveilla en frémiffant, & .fauta du lit, fans favoir ni ce qui lui arrivoit, ni ce qu'il vouloit faire. Dans ce moment , des fecouflés effroyables fe fuccédoient les unes. aux autres; le terrible bruït fouterrain continuoit; il s'élevoit dans le même tems un ; ouragan furieux qui renverfoit les arbres. N4 ,  r53 . Le Nouveau même les roehers , & qui portoit 1'agitation jufques dans les- abimes les plus profonds de la mer mugilfante. Tous les élémens paroilfoieut fe combattre , & toute la nature fembloit s'approcher de fa fin. Avec une angoilfe véritablement mortelle., Robinfon fauta hors de fa caverne dans la cour les lamas effrayés en firent de même. A pelne furent-ils dehors, que les morceaux de rocher qui repofoient fur Li caverne, s'abattirent fur la place oü étoit le lit. Robinfon , a qui la frayeur avoit donné des ailes s'enfuit par 1'ouverture de fa cour, & les lamas coururent avec inquiétude après lui. Sa première penfée fut de monter fur une montagne voifine, & cela du cöté au haut duqtiel il y avoit une plaine entiérement nue, afin. de n'être pas tué par les arbres qui foroient renverfés. II voulut y courir; mais tout-a-coup il vit, avec étonnement & avec effroi, s'ouvrir, a la même place de la montagne , une large bouche qui vomiffoit de la turnde, des f&mrnes, des. cendres, des pierres & une matiere liquide & ardente, qu'on appelle lave. A peiue lui fut-il poffible de prendre la fuite pour s'arracher a ce danger, paree que la lave btulante fe précipitoit comme un torrent, & que de gros morceaux de rocher étoient laucés au long & au large, & tomboient comme une grêle. 11 courut vers la cóte; mais une nouvelle fcene non moins terrible 1'y attendoit. Va tourbillon impétueux, qui foufnoit de tous  Robinfon, j-^a les cóté* , avoit raiTemblé une quantité de nuages, & les avoit comme entafies 1'un fur Pautre. Leur poids énorme les üt tomber, & il en réfulta un tel déluge, qu'cn un moment tout le pays ne fut plus qu'un lac. On donne le nom de lavajfe a ces pluies fubites & impétueufes. Robinfon fe fauva a grand'peine fur un arbre; au lieu que fes pauvres lamas furent entrainés par la violence de 1'eau. Ah ! que leurs bêlemens plaintifs déchirerent fon cceur! & qu'il auroit volontiers , au périt de fa pauvre vie, cherché a les lauver, fi la rapidité du courant ne les eüt pas déja emportés trop loin! Le tremblement de terre continua encore.. quelques minutes; après quoi tout fe païiha tout d'un coup. Les vents s'appaiferent, la bouche de la montagne celfa peu a peu de vomir du feu ; le bruit fouterrain fe tut; le ciel rede vint ferein, & toutes les. eaux s*écoulereut en moins d'un quart d'heure. Théodore (foupirant profondément,') Ah! Dieu merci, voila qui eft pafte! Le pauvre Robinfon & les pauvres lamas ! Lisette. J'ai été bien effrayée ! Chareot. D'oü viennent-donc les trem* blement de terre ? Jean. II y a long-tems que papa nous 1'a expliqué; mais tu u'étois pas eucore ici. Le Pere. Dis-lui cela , Jean. Jean. II y a dans la terre beaucoup de grands & vaftes trous, comme des caves;. or , .ces trous font remplis d'air & d'exha-  le^ Le Nouveau laifons. Et puis il y a auffi toutes Cortes de chofes dans Ia terre qui prennent altentent feu, comme du foufre, de la poix, du bitume & des chofes femblables. Celles ci commencent quelquefois a s'échaufter & a s'enfla'mmer, lorfqu'il s'y joint de 1'humidite. Théodore. De 1'humidité? Eft ce donc que ce qui eft mouülé peut allumer quelque chofe ? , r Jean. Oui, certes! N'as-tu pas vu,, lorlque les macons verfent de l'eau froide lindes pierres'a chatix, comment cela fe met d'abord a bouillir comme fi c'étoit fur le feu, &. pourtant il n'y a point de feu la.— Eh bien ! c'eft donc comme cela que les chofes s'allument dans la terre, quand 1'eau y pénêtre; cl alors quand elles hvüknt ,1'sir qui eft dans ces grandes cavernes , fe dilate fi prodigieufement, qu'il n'y trouve plus de place; il cherche a foriir a toute force, & ébranle par conféquent la terre , jufqu'a ce qu'enfin il y ait fait une ouverture quelque part ; c'eft par cette ouverture qu'il fort comme un ouragan , & qu'il entraine avec lui une quantité de maüeres ardentes & liquides. Le Pere. Et cette matïere qui confifte en pierres, métaux, bitume, &c. fondus, eft ce qu'on appelle la lave. J'ai une fois lu quelque part, qu'on pouvoit faire foi méme une petite montagne qui vomit du feu; fi cela vous fait plaifir, nous eflayerons un jour. Tous. Oh! oui, oh! oui, cher papa!.  'Robinfon. Jean. Et comment cela fe fait-il donc? Le Pere. ïl ne faut que creufer un trou en terre dans uu endroit humide, & y metIre du foufre & de la litnaitle de fer : alors icette matiere s'échaufle & s'aUume d'etlejmême, & puis on a en petit , ce qu'une montagne qui vomit du feu eit en grand. Nous en ferons relfai au premier jour. Pendant que Robinfon defcendoit de Parbre fur lequel il s'étoit fauvé, fon ame étoit fi navrée, fi abattue de tout le malheur qui venoit encore de tom'ber fur lui, que Pidéè ne lui vint abfolumcnt pas de reraercier, pour fa nouvelle délivrance , celui qui Pavoit préfervé du danger le plus évident de perdre la vie. En effet, fa fituation étoit aéhiellement tout auffi déplorable qü'elle Pavoit jamais été. Sa caverne, le feul afyle qu'il eut trouvé jufqu'ici , étoit comblée &. perduc felon toutes les apparences ; fes chers & fideles lamas, il les avoit vus de fes yeux, entrainés par les eaux ; & fans doute ils avoient péri : tous fes précédens ouvrages étoient détruits ; tous fes beaux projets pour 1'avcnir confondus ! Ca montagne avoit celï'é, il eft vrai, de jeter du feu; mais du goufre qui étoit ouvert, s'élevoit encore une fumée noire & épaiffe ; il étoit fort poffible Ique déformais cette montagne fut transforméepour toujours en volcan. En cec;s-la, i comment Robinfon pouvoit-il être tranquille PUn feul inftant? Ne devoit-il pas craindre chaque jour un nouveau tremblement de terre; une nouvelle éruption ?  156 'Le Nouveau Ces triftes penfées acheverent de 1'acca- ■ bier. 11 fucconiba fous le poids de fes pei- nes; & au lieu de-fe tourner vers 1'uniqued fource des vraies confolations, vers Dieu,, il ne fixa fes regards que fur fa future mi-| fere, qui lui parut devoir être infinie eat grandeur & en durée. Epuifé d'inquiétude & d'angohTe, il s'ap-> puya contre 1'arbre d'oü il étoit defcendu,, & de fon cceur ferré il s'échappa, fans in-, terruption, des foupir-s, ou pour mieux dire; des cris de détteffe. II demeura inconfola-ble dans cette pofition, jufqu'a ce que 1'au-rore eut annoncé la nailfance du jour. Théodore, h Tami R. Je vois , \\ cette heure, que papa avoit raifon pourtant, L'ami R. En quoi? Théodore. Oui,* je penfois derniérement,, que pour le coup Robinfon s'étoit tout-a-' fait corrigé, & que pour le coup auffi lo bon Dieu pourroit bien le délivrer en le tirant de fon ifle. Alors papa dit la-defTus,, cjue Ie bon Dieu favoit cela mieux que perfonne, & que ce n'étoit pus nous qui pouvions en juger. L'Ami R. Et a cette heure? Thkodor.e. Oui, a cette heure je votSi bien qu'il n'a pounant pas autant de conf fiance en Dieu, qu'il devroit avoir; & que. le bon Dieu fit bien de ne pas le délivrer 1 encore. Nicolas. C'eft a quoi j'ai penfé auffi; j'avoue qu'il s'en faut de beaucoup mainte- • nant que je I'aime autant que je faifois. Le \  Robinfon. xgf Le Pere. Votre obfervation eft parfairtement jufte, mes enfans. Sans doute, nous ivoyons bien que Robinfon n'a pas été rempli de cette confiance en Dieu, ferme, inaltérable & filiale , qu'il auroit du avoir jnatnrellement en lui, après tant de preuves de fa bonté & de fa fageife , dont il avoit lui-même fait Pexpérience. Mais avant que de le condamucr fur ce point, commencons par nous mettre un moment a lit place, & par demander a notre propre cceur, fi nous» mêmes, dans ce cas, nous aurions mieux agi? Que fen femble, Nicolas? Si tu avois été Robinfon, aurois-tu eu plus de courage que lui? Nicolas (d'une voix bajfe, incertaine.') Je ne fais. Le Pere. Rappelle toi le tems, oü pour guérir le mal que tu avois alors aux yeux , il fallut te mettre une mouche cantharide, qui te caufa quelques douleurs. Te fouvientil encore combien quelquefois tu étois découragé? Et ce n'étoit-la pourtant qu'un petit mal palfager, qui ne dura que deux ijours. Je fais que, devenu plus raifonnaible, tu aurois aujourd'hui plus de fermeté Jen pareil cas; mais en aurois-tu affez pour ;fupporter, avec une foumiffion filiale, tout :ce que Robinfon fut obligé de fouffrir? fQu'en penfes tu, mon ami? ne dois-je pas auffi avoir quelque doute la-deffus? — Ton filence eft la véritable réponfe a cette queftion. Comme, graces a Dieu, tu ne t'es jamais trouvé dans Une fituation pareille Tome I. o  j^g Le Nouveau acelle de notre pauvre exilé, tu ne pèux pas-favoir quels feroient tes fentimens, ütu , t'y trouvois en effet. Ainfi, tout ce que nous pouvons faire a préfent, c'eft de nous accoutumer dans les maux légers, que nous aurons peut-être occafion d'éprouver dans j la vie, de nous accoutumer, dis-je, atour- , ner toujours nos regards vers Dieu, & a j étre toujours patiens & pleius de confiance: I alors notre cceur fe fortifiera de jour en jour, j iufqu'a pouvoir endurer aufli de plus grandes ( fouffrances, fi Dieu juge a propos de nous, les difpenfer. . „ Enfin le jour reparut, & fa naiffante lumiere, qui rcpandoit Ia joie de toute part, trouva le pauvre Robinfon dans le deplorable état oü il s'étoit appuyc contre 1'arbre. Tue fommeil n'avoit point ferme fes paupiexes; une feule penfée fombre & mélancolique avoit abforbé fon ame toute entiere 4 il s é- ■ toit mille fois demandé douloureufement a l lui-même: Oh! que vais je devenir? A la fin il fe mit en chemin, & en trebu* chant comme un homme qui rêve, il fe ren* dit a fti demeure rtiinée. Mais quel doux i frémiffement n'éprouva -1 - il point, lorfque! tout-acoup, tout prés de fi cour, - que» penfez-vous? - fes chers lamas fains & gai| lards vinrent fauter a ft rencontre! D aborj il n'en crut pas fes propres yeux; mais bien-. tót tous fes doutes furent levés. _ Les lamas, accoururenf, lui lécherent les mains, & ex-, primerent la joie qu'ils avoient de le revoir, par leurs ftuts & leurs bêlemens.  Robinfon. '59 Le cceur de Robinfon, qui jufqttes-la avoit paru comme infenfible & glacé, fe réveilla dans cet inftant. Ii regarda fes lamas, enfuite le ciel; & des larmes de joie, de reconnoiffance & de repentir fur fon découragement, coulcrcnt le long defesjoues. Après cela, il combla des plus vives caresfcs les amis qu'il avoit retrouvés; &, accompagné d'eux, il alla voir ce que fa demeure étoit devenne. Henri. Comment ces lamas s'étoientils donc fauvés? Le Pere. On doit fuppofer que 1'inondation les avoit entrainés vers un petit cóteau oü les eaux étoient .moins profondes; & comme elles s'étoient enfuite écoulées auffi rapidement qu'elles étoient tombées du ciel, ils s'en retournerent apparemment vers leur demeure. , Robinfon fe tenoit alors devant fa caverne , & trouvoit encore, a fi conFufion ? jqu'égalcment ici le dommage n'étoit pas a beaucoup prés auffi confidérable qu'il fe b'ctoit repréfenté au milieu de fon abattejjmcnt. Le plafond, qui avoit conftfré en un ènorceau de rocher, s'étoit a la vérité écrou|é, & avoit entrainé dans fa chüte la terre la plus voifine; cependant il ne paroilfoit |)as impoffible de retirer toutes ces ruines pe la caverne, & alors fa demeure devenoit lune fois plus fpacieufe & plus commode iqu'elle ne l'avoit été auparavant. A cela lè joignoit encore une circonflance 3,ui démontroit évidemment que ce n'étoit' O 2  icTo Le Nouveau pas pour chatier Robinfon ,. mais plutót pour prendre charitablement foin de lui, que la divine Providence avoit dirigé révénement. qui étoit arrivé; car, lorfqu'il eut examiné de plus pres 1'endroit oü la piece de rocher avoit été fufpendue, il vit avec effroi qu'elle avoit été entourée de toutes parts d'une terre molle , & par conféquent que jamais elle n'avoit pu être folide ; il étoit donc trèsvraifembiaulc que tót ou tard elle fe feroit frécipitée en bas par fon propte poids. Or, voila ce que Dieu prévit par lit toute-fcience; &, felon les apparences,. il prévit auffi' que ce morceau de rocher s'écrouleroit précifément dans,le tems oü Robinfon feroit dans la caverne. Mais comme fa fageffe & fa bonté delUnoient a cet homme une vie.r plus longue, il avoit, dès le commencemenr, du monde, arrangé la terre de fagon , que jultement dans ce tems & dans cette ifle,. il devoit y avoir un femblable tremblementde terre. Le bruit tbuterrain même, & les mugiffemens de 1'ouragan, avec quelque ter-, reur qu'ils euffent réfonné dans les oreilles de Robinfon, avoient fervi a ie fauver; car fi le tremblement de terre avoit eu lieu fans aucun bruit, Robinfon apparemment ne fe feroit pas réveille, & alors le rocher écroulé auroit certainement mis fin a fa vie. Voila, mes enfans, comment Dieu avoitencore pris foin de lui dans un tems oü il croyoit en avoir été délaiffé; &• comment J pour le confervcr, Dieu s'ctoit p.écifément.  Robinfon. l6l férvi des accidens terribles que Robinfon envifageoit comme fon plus grand malheur. Or, cette douce expérience, mes amis, vous aurez fouvent occalion de la faire vousmemes dans la fuite de votre vie, pourvu que vous vouliez être bien attentifs aux voies par lefquelles la divine Pro'vidence vous conduira : vous trouverez dans toutes les triftcs fituations de la vie qui vous attendent dans l'avenir, que ces deux chofes font toujours vraies; favoir: Premiérement, que les hommes fe repréftntent toujours le malheur qui leur arrivé, plus grand qu'il ne Pelt en effetv En fecond lieu, que tous nos maux nous ; font envoyés de Dieu par des raifons fages ;& bonnes, & qu'a la fig ils contribuent par conféquent toujours a notre véritable bien; Oui, mes enfans. - Et que cette vérité confolante vous péuetre de joie! Oui. — Suivons d'un Dieu'le-s volontds fuprêtnes, Sï raaiu. puiffante-eft notre unique appui: Ouvrons les yeux, & Iifons «lans nous mémes; Tout nous 1'annonce & noua ramene * lui. • A, des ames fidelles j Quel charme il fait fentir! Le» maux qu'il fait fouflrir Sont des bieiifaits poxir elle*: Tant d'épincs cruclles , Pour qui fait le fervir, Sont des fources nouvelle9 D'amour & .de plaifir. - O 3  It5a Le Nouveau Le Pere continue thifioire. S-osmsaN, qui depuis quelque tems dcjafl s'étoit accoutumé a joindre la priere au tra-| vail, commenca par fe jeter a genoux, pour ■ remercier Dieu de fa nouvelle délivrance;.; après quoi il mit gaiement la main a 1'ouvrage , afin d'enlever les décombres de fa. demeure: un léger travail lui fuffit pour óter la terre & le gravier; mais il. rcftoit defiöus-. la grande piece de rocher, qui étoit a la . vérité brifée en deux morceaux , & qui. même en cet état paroiflbit demauder plus.; que les forces d'un feul homme, pour être. remuée de la place. 11 effaya de rouler la, plus petite de ces| deux malfcs de pierre, mais ce futen vain;., ce travail furpaflbit trop fes forces : une;: tentative fi malheureufe le découragea encore : une fois; il ne favoit plus a quoi fe de'termincr. , Jean Oh! je fais bien ce que j'aurois^ fait, moii Le Pere. Et quoi donc?- Jean. Hé! j'aurois fait un levier, corarne-^ nous fimes derniérement, lorfque nous voulömes rouler la poutre dans la cour. Théodore. Je n'étois pas préfent a cela;; qu'eft-ce que c'eft donc qu5un levier? DIXIEME SOIREE.  Robinfon.. 16,^; Jean. C'efi comme cela Ba gros & long baton; on paffe 1'un des bouts fur la poutre ou la pierre qu'on veutmouvoir, & puis on met un petit billot ou une pierre fous le baton, mais bien juifte tout pres de la poutre qu'on veut faire rouler; & puis on met la main a 1'autre bout du baton, qu'on app.uie le plus fortement que Pon peut fur le petit billot; après quoi la poutre fe leve, & on peut la rouler fans beaucoup de peine. Le Pere. La raifon de cela, jevousl'expliquerai dans un autre tems; préfentement écoutez ce que fit Robinfon. . Après avoir long-tems & inutilement médité la-deflus, Pidée du levier lui vint a la fin auffi. II fe rappclla que quelquefois dansfa jeunefle il ayoit vu des ouvriers fe fervir de ce moyen, lorfqu'.ils vouloient mouvoir de pefans fardeaux; & il fe hata de faire un effi.fi. II réuffit. Dans une demi heure il avoit heureufement roulé hors de ft caverne. les deux pierres, que quatre hommes, avec: leurs f'eules mains, n'auroient pu remuer de la place; & alors il eut la joie de voir fa demeure non-feuiement une fois plus fpacieufe qu'elle ne Pavoit été auparavant, mais encore parfaitement fiire, felon toutes es apparerc.es; car a.préfent les muis, auffi bien que le plafond,.n'étoientfaits que d'un feul rocher creux, dans lequel on ne découvroit mille part, pas même Ja plus petite fentc. Nicolas. Mais, papa, fon araignée, qu'étoit-elle devenue?-- O 4  pBi. Le Nouveau Le Pere. Tu m'as fait plaifir de m'en j faire fouvenir! La pauvre araignée, j alloia Uoublier. Mais en effet auffi je n'ai plus rien ■ a en dire , fi ce n'eft qu'elle fut, felon toutes les apparen«s,enfeve;ie fous les ruines du 1 plafond écroulé. Du. moins Robinfon ne la | revit jamais, & fes autres anus, les lamas, | le dédommagerent de cette perte. ,1 II haflirda alors de tourner fes pas du cc* c du volcan , d'oü s'élevoit encore toujours \ une noirc funiée. II fut furpris de la quan-1 tité de matieres fondues qui avoient coulé tout autour en long & en large, & qui ne s'étoient pas encore refroidies. Cette tois ci ce ne fut qu'a une. certaine diftance qu il con-templa le fpedtacle cffrayant & magnifique da goufre fumant-, paree que la.^crainte, auffi bien que la lons au beau milieu. Mais immédiatement après on entendit — crac, & le poëlon fut fendu. — Ouais! dit Robinfon, qui s'y feroit attendu? II fe remit dans fon coin a réficxions. Par quelle aventure , dit - il en lui- même, ceci peut-il être arrivé? —A,urois-je bien été témoin déja de quelque chofe de fèmblable ?—• Hé oui, certes! Lorfqu'en hiver nous mettions fur le fourneau chaud un verre avec 3' de l'eau froide ou de la bierre, pour la chauffer, le verre ne fe cafibit il pas auifi ? — Et ; quand eft-ce qu'il ne fe cafPjit point P Lorfqu'on le mettoit fur le fourneau , dans le tems qu'il n'étoit pas encore tout- a- fait chaud, ou lorfque nous mettions une feuille de pappier deifous. — Fort bien; je me doute de quelque chofe : oui, oui, ce fera cela; il iaut feulement ne pas mettre tout d'un coup le vafe fur le brafier, mais le laiffer d'abord s'échauffer. II faut aufii prendre garde que Pun des bouts ne s'échauife pas— » Vive * Pefprit! » s'écria-t-il plein de joie, fats-  1^8 Le Nouveau tant de fa place , pour aller faire un fecond effai. Celui ei réuffit déja mieux. Le poé'lon ne fe fendit pas; mais il ne voulut cependant pas non plus devenir vernilfé. n Et pourquoi donc pas ? difoit Robinfon ■n en lui-même. *» Le feu , ce me femble, étoit cependant alfez ardent. — Qu'eft-ce qui peut- donc manquer encore ? « - Après avoir été long-tems a réfléchir la^deffus, il cuvt enlin frapper au but. C'eft qull avoit fait 1'effai au moyen d'un feu qui n'étoit pas enfermé daus un fourneau, mais qui brüloit en plein air. Ce feu perdoit fa chaleur beaucoup trop vite, & fe divifoit trop de tous cötés, pour que la terre glaife eut pu devenir ardente au point de fe vernifier. Fidele a fon principe , de ne pas faire les chofes d demi, il réfolul en conféquence de conftruire un véritablc fourneau de fondeur. Mais il avoit befoin, pour cet ouvrage , d'un tems plus convenable. II faut favoir que la pluie duroit encore lans interruption ce ne fut qu'après deux mois , que le ciel recommenca enlin a s'éclaircir. Alors Robinfon penfa que 1'hiver alloit commencer, & voila que 1'hiver étoit déja paffe. II en crut a peine fes pauvres yeux, lorfqu'il vit que le printems qui vivifie tout, faifoit de nouveau déja pouffer de nouvelle herbe, de nouvelles fleurs & de nouvelles branches; & cependant cela étoit réellement ainfi. La Chofe étoit iucompréhenfiblc pour lui, & pourtant il la voyoit de-  Robinfon. X7i) vant fes yeux. « Ce me fera une lecon , dit-il en lui-même, de ne pas d'abord nier ce que je ne pourrai'pas comprendre a Pavenir. " La Mere. N'alla-t-ïï pas fe coucher, après avoir dit cela? Théodore. O maman, nous fommes encore tous fi éveillés! Le Pere. Je n'en ai pas de nouvelle bien politive. En attendant, comme je ne trouve plus rien de noté pour ce jour-la, dans 1'ancienne Hiftoire de fon féjour folitaire dans cette ifle, je préfume moi-même qu'après ces mots il alia fe mettre au lit. Et c'elt ce que nous ferons auffi , afin de pouvoir , comme lui, nous lever demain matin avec le foleil. ) ONZIEME SOIREE. Théodore. Papa , préfentement je cvoudrois bien être a la place de Robinfon. Le Pere. Voudrois-tu cela ? Théodore. Oui, a cette heure, il a tout ïce qu'il lui faut, & il vit dans un fi beau j^pays, oii il n'y a jamais d'hiver. Le Pere. Tout ce qu'il lui faut? Théodore. Oui, n'a-t-il pas des pommes de terre, & de la viande, & du fel, & des citrons, & des poiffons, & des tortues, & des huitres, & du lait que lui donnent les  i8o Le Nouveau lamas ? Ne peut-il pas en faire du beurre & : du fromage ? Le Pere. C'eft auffi ce qu'il a fait déja i depuis quelque tems; mais j'ai oublié de le : dire. Théodore. Eh bien, 1'arc & le dard , il 1 les a auffi, & une bonne demeure auffi : que • vouloit-il donc de plus? Le Pere. Robinfon favoit très-fort ap» • précier tout cela, & il en remercioit Dieu; ; & pourtant - il auroit donné la moitié du i refle de fa vie, s'il étoit venu un vaiffeau . qui feut ramené dans fii patrie. Théodore. Oui; mais encore que lui manquoit-il donc? Le Pere. Beaucoup de chofes, infiniment de chofes, pour ne pas dire tout. II manquoit des biens, fans lefquels il ne peut y avoir de vrai bonheur ici-bas; de fociété, , d'amis, d'êtres de fon efpece, qu'il put ai- ■ mer & dont il put être aimé a fon tour. Eloi- • gné de fes parens qu'il avoit tant chagrinés, éloigné de fes amis qu'il n'ofoit efpérer de h revoir jamais, éloigté des hommes, de tous | les hommes , de toute la terre ; - hélas! dans I cette trifle fituation, quelle li grande joie j auroit pu lui caufer 1'abondance même la t plus riche de tous les biens terreftres? Ef- | iaye une fois feulement pendant un feul jour, r d'être abfolumenc feul dans un lieu foli- ] taire, & tu fentiras ce que c'eft que la vie ! folitaire! Et puis, il s'en falloit encore de beaucoup que tant d'autres befoins cpf-woit Robinfon, js euffent $  Robinfon, 181 teuffbnt été enüérement fatisfaïts. Toutes fes fhardcs tomboient peu-a-peu en lambeauxv ; qui ne pouvoient plus fervir ,& il ne voyoit. pas encore comment il lui feroit poffible de 'faire des habits neufs. j Jean. Oh ! pour des habits, il pouvoit jbien auffi s'en palier dans une ifle oü il faifoit fi chaud , & oü il n'y avoit jamais d'hiver. ■ Lisette. Fi! il auroit donc été obligé !d'aller nu. LePere. Sans doute; il n'avoit pas befoin d'habits pour fe garantir du froid, mais bien pour fe garantir des infeétes, particuliérement des moufquites, dont cette ifle fourmilloit. Nicolas. Qu'eft-ce que c'eft: donc que ces bêtes, des moufquites ? Le Pere! Une efpece de mouches, mais qui font une piqüre beaucoup plus douloureufe que les nötres. Elles tourmentent ex • trêmement les habitans; car peu s'en faut que leurs piqüres ne produifent des ampoules auffi douloureufes que le font chez nous Kelles que laifle la piqüre des abeilles & des iguêpes. Le vifage & les mains de Robinfon ten étoient prefque toujours enflés. Or , a quelles foulfrances ne devoit-il pas s'attencire, lorfqu'une fois fes hardes feroient enItierement ufée! & ce tems étoit proche. Cela, joint fur-tout a Pardent defir qu'il avoit de revoir fes parens & la fociété en general, lui arracha plus d'un profond fou^ pir, auffi fouvent qu'il fe tenoit fur le rivage , & jue, regardant avec des yeux mouil-  182 Le Nouveau lés & languiffans , 1'immenfe Océan , il ne voyoit jamais devant lui que l'eau & le ciel. Comme fon cceur fe dilatoit fouvent par une vaine efpérance, lorfque dans Péloignement de Phorizon il voyoit monter un tout petit nuage, & que fon imagination en faifoit un vaiifeau allant a pleines voiles ! Et quand enfuite il s'appercevoit de fon erreur, hélas! comme les larmes ruiffeloient de fes yeux, & comme il s'en retournoit alors a fa demeure, le cceur faili & ferré! Lisette. Oh! il auroit dü feulement bien prier le bon Dieu ; celui-la lui auroit afiurément envoyé un vaiffeau. Le Pere. II le fit, ma chere Lifette ; ü pria Dieu jour & nuit pour fa délivrance; mais jamais il n'oublia aufii d'ajouter : Toutefois, Seigneur, ma volontè ne foit pas faite, mais la tienne. Lisette. Pourquoi faifoit-il cela ? Le Pere. Paree qu'il étoit a cette heure parfaitement convaincu que Dieu fait beaucoup mieux que nous-mêmes ce qui nous eft avantageux. II raifonnoit de la forte : Si c'étoit le bon plaifir de mon Pere célefte de me laiffer ici encore plus long-tems, en ce cas il auroit certainement de bien bonnes raifons, que je ne pénétre pas; & par conf :quent je dois le prier pour mahberte, ious la condition feulement que fa fageffe trouvera que cela me foit utile. De crainte qu'un vaiffeau ne paffat un iour, ou ne jetat 1'ancre pres de Pffle, dans un tems oü précifément il ne feroit pas au  Robinfon. 183 rivage, il forma le deffein de dreffer, fur la langue de terre qui avxtncoit, un fignal _auquel tous ceux qui arriveroient la, pourroient connoitre fa détrelfe. Ce fignal confiftoit eu un poteau, oü il arbora un pavillon. Nicolas. Oui; mais oü prit-il donc ce pavillon ? Le Pere. Je vais te le dire. Sa chemife étoit alors dans un état oü il étoit impoffible de la porter plus long-tems. II en prit donc le plus grand lambeau , & en rit un pavillon, qu'il arbora au poteau qu'il avoit planté. II auroit enfuite vivement defiré de mettre une infcription fur le poteau, afin de faire connoitre encore plus clairement fa détrelfe; mais comment devoit-il s'y prendre ? - Le feul moyen qui fut en fon pouvoir, étoit dc graver les lettres avec fon coutcau de caillou. Sur cela il fut quefiion de favoir en quelle langue feroit 1'infcription. S'il la faifoit en francois ou en anglois, il pouvoit venir peut-être un vaiffeau Hollandois, ou Efpagnol, ou Portugais; & alors les gens qui feroient deffus ne comprendroient pas ce que ces mots fignifioient. Heureufement il fe rappella quelques mots latins, par lefquels il pouvoit exprimer ce qu'il defiroit. Théodore. Oui; mais les gens comprendroient-ils cela? Le Pere. La langue latine, comme vous favez, eft répandue dans tous les pays de PEurope, & la plupart des hommes qui ont recu une éducation , comme il faut, en comprennent du moins quelque chofe. Robinfon Qa  ï&4 ^e Nouveau pouvoit donc efpérer que Fur chaque vaiffeau qui arriveroit la, il y auroit du moins quelqu'un qui comprendrok fon infcription. Ainfi il 1'acheva. Jean. Comment étoit-elle donc ? Le PeH-E Fer te opem mifero Robinfon ! Comprends-tu, Lifette ? Lisette. Eh! oui : fecourerK le pauvre Robinfon ! Le Peïle. Sa plus grande peitie confiftoit aétuellement dans le manque de bas & de fouliers. Ils étoient 'enfin tombés par morceaux , & les moufquites perfécutoient avec tant d'acharnement fes jambes nues, qu'il ne favoit oü fe mettre de douleur. Son vifage, fes mains & fes pieds, depuis la faifon pluvieufe pendant laquelle les infeétes avoient prodigieufement mulüplié , étoient tellement enflés par les douloureufes piqüres , qu'ils avoient abfolument perdu leur première figure. Combien de fois s'affit-il dans fon coin a réflexions , pour imaginer un moyen de ie couvrir! mais toujours inutilement; toujours il manquoit des inftrumens & des connoiffances néceffaires pour venir a bout de ce qu'il fouhaitoit de faire , & dont il fentoit la nécefiité. Les peaux des lamas qu'il avoit tués lui parurent être de tous les moyens de fe vêtir, le plus facile; mais ces cuirs étoient encore crus & roides ; & malheurcufement il ne s'étoit jamais embarrafte de la maniere dont s'y prenoient les, tanneurs & les mé.'  Robinfon.- i«5 giffiers , pour préparer les cuirs crus ; & quand même il Pauroit fu, il n'avoit ni aiguille ni lil pour coudre le cuir, & en faire quelque picce d'habillement. La ncceffité étoit cependant urgente. II ne pouvoit travailler le jour, ni dormir la nuit, tellement les mouches ne cefibient de le perfécuter de leurs aiguillons. II falloit néceffairement qu'il arrivat quelque chofe , pour qu'il ne périt pas de la maniere la plus miférable. Henri. A quoi bon aufii Dieu peut-il avoit créé ces miférables infeétes , puifqu'ils ne font que nous être a charge ? Le Pere. Mais je pourrois te répondre aufii : A quoi bon Dieu nous a-t-il ctéés , toi moi & les autres hommes ? Henri. Afin que nous fufiions heureui dans le monde. Le Pere. Et qu'efl-ce qui peut 1'avoir porté a fe propofer ce buC ? Henri. Sa bonté ; elle eft fi grande , qu'il ne vouloit pas être heureux tout feul. Le Pere. Très-bien. Mais ne crois-tu pas que les infectes jouiffent aufii d'une forte de bonheur? Henr.ii Oui; cela bien : on voit combien ils fe réjouiifent, lorfque le foleil luit, & qu'il eft bien chaud. Le Pere. Eh bien ! cette raifon ne te fait-elle pas concevoir pourquoi Dieu les a créés? Ils doivent également fe réjouir fur la terre , & y être auffi heureux qu'üs peuvent le deO *>  i$6 Le Nouveau venir de leur nature. Ce but n'eft-il pas trèscharitable , & digne d'un Dieu fi bon ? Henri. Oui; je penfe feulement que. le bon Dieu auroit bien pu ne créer que de ces animaux qui ne font de mal a petfonne. Lb Pere. ltemercie Dieu de ce qu'il n'en a rien fait. Henri. Pourquoi? Le Pere. Paree que fans cela,.toi, moi & nous tous, nous n'y ferions pas non plus. Henri. Comment cela? Le Pere. Paree que nous appartenons précifément a la plus dévorante & la plus deftruét-ive de toutes les autres efpeces d'a* nimaux.: toutes les autres créatures de la terre font non-feulement nos efclaves, mais encore nous les tuons a notre gré ,. tantót pour manger leur chair, tantót pour avoir leurs peaux; tantót paree qu'ils font dans, notre chemin, tantót pour d'autres raifons qu'il nous feroit impoffible dejufiifier. Combien plus par conféquent les infeftes auroientils fujet de demander pourquoi Dieu peut-il avoir créé le miférable homme, cet animal cruel? —Or, que répondrois-tu a la mouche qui te feroit cette quefiion ? PIenri, embarrajfë. Oui; - voila ce que je ne fais pas. Le Pere. Pour moi, je lui parlerois apeu-près en ces termes : « Mouche , mon amie , ta queftion eft fort téméraire, & démontre que tu n'as pas une tête penfante, & que tu ignores 1'art de réflechir. Sans  Robinfon. 187 eela,. tu aurois aifément reconnu a la moindre réiiexion, que Dieu,. par pure bonte, a fait plufieurs de fes créatures de riianiere que l'une eft obligée de vivre des- autres; car fi Dieu n'avoit pas arrangé les chofes de cette facon , il n'auroit pas pu créer la moitié autant d'efpeces d'animaux qu'il a faits, paree que 1'herbe & les fruks n'aurcient fufri que pour un petit nombre d'efpeces de créatures vivantes. Afin donc que toute la terre fut animée, afin que par-tout, - dans 1'eau, 1'air & la. terre r—il y eut des êtres -vivars qui fe réjouiffent de leur exiftence; & afin qu'une elpece de créatures ne fe multipliat pas trop a la ruine d'une autre efpece , il ïallut que le Dieu fage & bon arrangeat les chofes de facon, que quelques-unes de fes créatures fourniffent a d'autres leur fubliftance. — Tu te régales toi-même du fang des autres animaux ,. & même du nötre. Pourquoi donc trouver mauvais que 1'araignée te prenne dans fa toile, ou que les hirondelles te trouvent un morceau friand ? Qu'en penfes-tu,. Henri ? la mouche , fi elle avoit du jugement, fe conteuteroit-elle bien de cette réponfe? Henr.1. Pour moi, je ni'en contente. Le Pere. Eh bien, nous retournerons donc a notre Robinfon. La nécefiité le forga de s'aider du mieux qu'il put. II prit donc les-peaux, & en tailla avec fon couteau de cai'.lou, - non fims doute fans beaucoup de peine, — d'abord une paire de.fouliers,.&.puis une paire de bas. 11 ne Q 4  i$3 Le Nouveau put coudre ni les uns ni les autres; il fallut par conféquent fe conté nter d'y faire feulement des ceillets-, afin de les lacer aux pieds par le moyen d'un cordon., ce qui fans doute étoit fujet a de grandes incommodités : car, quoiqu'il tournat le poil en dehors, il fentoit toujouis une chaleur bruiante dans fes pieds : le cuir, qui étoit roide & dur, achcvoit de lui écorcher la peau, a la moindre marche qu'il entreprenoit, & lui caufoit par ia des douleurs affez- inquiétantes. Néanmoins il aima encore mieux les endure-r que les piqüres des moufquites. D'un autre morceau de cuir fort roide & un peu courbe , il en fit un mafque en y coupant feulement deux petits trous pour lesyeux , & un troifieme pour la bouche , aiin de pouvoir refpirer. Et puifqu'il avöit commencé cet ouvrage , il réfolut de ne le quitter qu'après qu'il feroit enfin venu a* bout de faire un juftaccorps''& une culotte de peaux de lamas. ii; eft vjai que cette opération étoit beaucoup plus difficile; mais a,-t-on quekme chofe fans. peine, & a q\ioi ne réuflit-on pas a la fin, avec !i\ patience & Papplication néceflaires Auffi en vint-il a bout, ce qui lui caufa une joie inexprimable. Le juftaucorps étoit compofé de trois pieces, qu'on jöignoit par des- cordons : deux de ces pieces fervoient pour les bras, & une troifieme pour le corps. La culotte, de même que celle de nos'cavaliers , confiftcit en deux pieces,. une devant & une derrière, .  RoFinfon. ï%> & on la lagoiL.aux cötés. Dès que le juftaucorps & la Culotte furent achevés , il les i mit Pun & Pautre, avec la réfolution de ; ne fe revêtir de fon vieil habit d'Europe , a moitié déchiré , qu'aux grandes fêtes & mux jours de nailfance de fes parens, qu'U icélébroit comme des jours folemnels. Son équipage étoit alors le plus fingulier ; du monde : de la tête aux pieds , enveloppé t dans des peaux velues ; en guife d'épée, une i grande hache de caillou au cöté ; fur le dos , tune gibeciere , un are & un paquet de'fleches; dans la main droite, une piqué qui iétoit encore une fois plus longue que lui; i &, dans la gauche, un parafol d'oücr, garni i de feuilles de cocotier; enfin, fur la tête,. ; au lieu de chapeau, une corbeille allant en ) pointe, & pareillement recouverte de peaux i velues : repréfentez-vous un peu Pair que tout cela pouvoit avoir. Perfonne , en le » voyant ainfi fait, ne fe feroit douté qu'il y ; eut une créature humaine fous cet équipage extraordinaire. Lui-même auffi ne put-il s'empêcher de lire , lorfqu'étant fur le bord du . ruifleau, il s'y vit, pour la première fois., dans cet attirail. Après cela, il reprit fon ouvrage de potier. Le fourneau fut bientöt achevé ; & pour lors il voulut eflayer fi , par la force du plus grand feu, il ne pourroit pas produire une forte de vernis. II y mit donc les^ pots & les poëlons , après quoi il fit peu a-peu un fi grand feu, que le fourneau en devint ard.cntdc part en part. Ce feu violent, ill'en-  Ï90 Le Nouveau tretint jufqu'arj foir, le laiflant alors s'étein-, dre petit a petit, & étant fort curieux delJ voir cequi en étoit réfulté. Mais qu'étoit-t] ce ? Le" premier pot qu'il retira n'étoit paa] verniiféj malgré tout ce qu'il avoit fait ; le; fecond ne 1'étoit p fage d'un mélange d'eau fraiche & de hut, la férénité de fon ame, concoururent a ion parfait rétabliffement. En peu- de.jours il recouvra toutes fes forces, & fe trouva en ctat de reprendre fes occupations. _ II alla d'abord examiner fa vaiffelle de terre, nouvellement fabriquée , pour favoir comment elle avoit réuffi. Dès qu'il eut ouvert le four, quelle agréable furpnfe! tous fes vafes étoient auffi bien vermffes que s us euffent été 1'ouvrage d'un potier expérimenté. Tout entier a la joie de fon heureux fucccs, il n'en appergoit pas encore le peu d'utilite; il oublie qu'il lui manque du feu. Quand enfuite cette idéé fe préfenta, immobilc & la tête baiffée, il bxa fes yeux, tantöt fur fon vafe, tantöt fur fon foyer, & pouila enfin un profond foupir. Cependant il fut cette fois modérer fon chagrin, &.le contenir dans de juftes hornes -> La même bonne Providence, fedit-il » a lui-même, qui t'avoit ci-devant pourvu « de feu , a toujours en main plus d un »• moyen de t'en pourvoir encore ; & tu « n'en feras point privé, li elle le juge con*  Robinfon. nol ,» venable." De plus , il étoit maintenant déja inftruit qu'il n'avoit point a fe précautionner contre les frimats de l'hiver; & quoiqu'il fut accoutumé , dès fa jeunefle, a fe nourrir de viar.de, il efpéroit pouvoir, fans inconvénient , en être privé , & vivre de fruits &. du lait de fes lamas. Charlot. Eh! il auroit dü prendre encore, pour aliment, de la viande fumée; il n'auroit pas été néceflaire de la faire cuire. Le Pere. Cela eft vrai; mais avec quoi auroit-il fumé de la viande? Charlot. Ah! voila! je n'y penfois pas. Le Pere. Cependant il n'eut point regret d'avoir fait des pots; il pouvoit au moins y dépofer fon lait: il deflina même le plus grand a un uiage fingulier. Jean. A quel ufage ?- Le Perê. II imagina que fi fes pommes de terre étoient affaifonnées avec un peu de. beurre ^ elles n'en feroient que plus de fon goüt. ThjÉophile. Je le crois. Le Pere. Dans 1'iinpofiibilité de faire une baratte de bois, il voulut effayer s'il ne pourroit point battre du beurre dans un grand pot de terre. II amaffa donc autant de crème qu'il crut en avoir befoin. II fit auffi un petit difque de bois, qu'il perga au centre pour y affujettir un baton, II donna a cet inftrument, plongé dans le pot oü étoit fa crème , un mouvement non 'interrompu de bas en: haut & de haut en bas, jufqu'a ce que le bas beurre fut enfin féparé du beurre j il lava  so2 £e Nouveau auffi-tót cclui-ci dans de Peau fraiche & pure, & le pctrit enfuite avec-un peu de fel. Le voila, derechef, venu heureufement a i bout de fon delfein; mais au moment même: oü il alloit jouir du fruit de fon affiduité &: de fon indulhie, il fe rappelle qu'il devoitt renoncer aux pommes de terre , faute de: feu pour les rótir, ce qui, dans la chaléurr & la" vivacité de 1'exécution de fon entrepri-fe, ne s'étoit nullement préfenté a fon efprit.. II a du beurre, mais il ne peut en faire ufa-ge; il le regarde, il le defire, il le rebute,, il s'attrilie. Dégu de fon efpérance, il fe; retrouve a ft première place, expoféamanquer de tout. A la vérité les huitres, le: lait, les cocos, & la viande crue ou mor-tifiée, pouvoient lui fervir d'aliment; maai étoit-il certain qu'aucun accident ne lui öte-roit ces reiTources? Et ce qu'il y avoit de! plus déplorable, c'eft qu'il ne pouvoit ima-j giner aucun moyen d'allürer ou d'amélioren fon trifte fort. Maintenant qu'entreprendra t-il? Tout ce: Jont fes mains dépourvues d'inftrumens, étoient capables, il l'a déja exécuté; & il lui femble qu'il ne lui refte plus qu'a paffer le refte de fa vie dans 1'oifïveté & le fommeil. Dedinée affreufe qu'il ne peut envifagcr! il s'étoit deja fait une telle habitude du travail, qu'il ne pouvoit plus vivre fans donnet fon tems a- quelque occupation utile. Dans la fuite il répétoit fouvent qu'il étoit principalement redevable de la réformation des vices de fon cceur a.cette feule, ckcouP "■•  llobinfon. 233 jtafice, d'avoir été contraint, dans fa folitude, p. privé de tout fecours, de pourvoir lui feul I tons fes befoins par un travail affidu ; & il ijoutoit: L'aJJiduitê au travail eft la mere a'une foule de vertus , comme une parejjh nabituelle eft la Jouree de tous les vices. t Jean. II avoit bien raifon : quand on eft Èéfeeuvré, il jne vient en tête que des polif(onncries. L Le Pere. Précifément; & c'eft la raifon ijour laquelle on confeille aux jeunes gens Be s'accoutumer de bonne heure au travail. te qu'on eft de préférence dans ft jeunefle, In 1'eft ordinairement toute fa vie, parefleux lm appliqué, expéditif ou lent, vertueux ou bêchanr. Nicolas. Voila ce que nous devons nous bpliquer. , Le Pere. Faites cela, mes enfans, & ;onduifez-vous en conféquence, vous ne vous xi repentirez jamais. Notre inforcuné i?o'infon fe tourna & retourna de tous cótés, jour ebercher ce qu'il pourroit entreprenIrc, afin d'échapper a Poiflveté. Enfin il rouva un objet d'occupation. Itnaginez-vous ïience que c'étoit ? Jean. Pour moi, a fa place, je fais bien e que j'aurois fait. Le Pere. Oui, communiqué - nous donc Ibn idée. I Jean. J'aurois entrepris de tanner des peaux |e lamas, afin de ne pas fouffrir de leurru«efie en m'en couvrant. D'ailleurs leur poil ftevoit être fort incommode dans un pays oü les. chaleurs font fi excelfives.  ao4 Le Nouveau. Le Pere. Voyons comment tu t'y ferois s| pris ? Jean. Oh! je fais bien comment les tan• •! neurs s'y prennent ! nous avons été plus >| d'une fois les voir travailler. Le Pere. Eh bien! Jean. D'abord ils mettent & laiiTent trem- J per les peaux crues dans l'eau, pendant quel~-l ques jours; de-la ils les portent fur le che- i valei; ils palfent & repaflènt le rdcloir delfus s pour exprimer Peau dont e'les font imbibées.! j Après les avoir poudrées de fel, ils les cou-N vrent exacPement pour les garantir de la frai-j cheur de Pair. C'eft ce qu'ils appellent fairi\ fuer les peaux: en effet, elles fuent dansJ cet état; il en fort une vapeur fenfible. Ainfi i préparées, Pon peut les dépouiller de leun poil, ce qui s'exécute avec le rdcloir. Après: cette opération, ils mettent les peaux dansl ce qu'ils nomment le plain, compofé de levain , d'écorce de bouleau & d'une fauce; aigre d'écorce de chêne; enfin, ils les dépofcnt dans la cuve, ou ils les arrofent d'une, fauce faite aufii d'écorce de chêne, & d'oü! ils les retirent pour achever de les corroyer ou habiller; en un mot, pour les finir. Le Pere. Fort bien, mon petit ami; mais te fouviens-tu auffi a quel ufage on deftine les peaux préparées de la forte par les tan-, neurs? Jean. Oui bien; on en fait des fouliers, des bottes, des harnois, & beaucoup d'autres cliofes Le Pere. Et beaucoup d'autres chofes potin Icfquellel  Robinfon. 205 :; lefquelles il ne faut pas, fans doute, des l peaux aulfi fouples que celles dont on fait, s par exemple, des gants, quelquefois des bas ? Jean. OhJ non. Le Pere. Qui eft-ce donc qui prépare celles-ci? Jean. C'eft le mégifiier; mais fon atelier nous eft encore inconnu. Le Pere. Robinfon étoit dans. le même cas a peu-près; il n'avoit jamais vifité 1'ate-i fier, foit du tanneur, foit du mégilïier, pac conféquent il ne pouvoit efiayer d'imiter nï Pun ni 1'autre. Didier. Comment s'y prend donc le me> giflier? Le Pere. II s'y prend d'abord comme le tanneur, excepté que ce n'eft ni dans le tan, ni dans la chaux (car les tanneurs fe fervent aulfi de cette derniere) qu'il laifle macérer fes peaux; mais pour cet effet, il fe fert d'eau chaude avec du fon de froment & du levain, enfuite d'une lelfive de een» dres: - mais nous irons le voir travailler un de ces jours.- Jean, Eüt-il connu tous ces procédés comme un mégifiier même, il ne pouvoit rien entreprendre de pareil, foute de fon & de levain. Le Pere. Sans doute: il falloit donc bien qu'il y renoncat. Nicolas. "Mais de quoi avoit-il donc réfolu de s'occuper? Le Pere. II méditoit jour & nuit pour Tome I. §  totf Le Nouveau favoir s'il ne lui feroit pas poffible de conftruire un petit bateau. Jean. Qu'en prétendoit il faire? Le Pere. Ce qu'il en prétendoit faire ? j Tenter, par fon moyen, de retourner chez fes femblables, & de s'affranchir de fa folitude forcée, qui lui étoit devenue plus trifte, depuis qu'il étoit privé du feu. II avoit des raifons pour conjeéhirer que le continent de 1'Amérique n'étoit pas éloigné; & il étoif : décidé, pourvu qu'il eut un canot, quelque léger qu'il put être, d'affronter tout péril,, pour aborder, s'il étoit poffible, a ce continent. Tout occupé de cette idéé, il fe hata i un jour de fortir, pour chercher & choifir ■ un arbre dont, en le creufant, il put faire: 1'efquif fi défiré. Parcourant, dans ce def- ■ fein, quelques endroits de 1'ifle oü il n'avoit l point encore été, il obferva, chemin faifant,, plufieurs plantes qui lui étoient inconnucs ,, & dont il réfolut de faire des épreuves, pour: favoir fi elles ne pourroient pas lui fervir i d'alimens. Il trouva, entre autres, quelques: tiges de bied deinde ou de maïs, que nous: liommons bied de Turquie. Nicolas. Ah! de la même efpece quei celle dont j'ai quelques plantes dans mon ïardin? . , . , Le Pere. Précifément: il admira la grandeur des têtes, ou, pour mieux dire, desk épis, fur chacun defquels il compta plus defc deux cents gros grainsferrés les uns cc-n-i tre les autres, & qui reffembloient a desb grains de corail. 11 ne douta point qu'onj; I  Robinfofi, 207 i n'en put faire quelque mets & même du : pain. Mais comment moudre ce grain ? Oomi ment féparer la farine du fon? Comment en : faire du pain ou un mets quelconque fans le fecours du feu ? Nonobftant toutes ces confidérations, il en emporta quelques épis , dans le delfein d'en femer les grains. Que fais-je, difoit-il en lui-même, fi dans la fuite je n'en retirerai pas quelque utilité ? Un peu plus loin il découvrit un arbre fruitier, d'une efpece toute nouvelle pour lm. A cet aibre pendoient de grolfes gouffes; il en ouvrit une & y trouva une foixantaine d'araandes d'une efpece finguliere. Quoiqu'elies ne lui parufient pas fort agréables au goüt, il mit cependant dans fa gibeciere une d entre celles de ces gouftès qui lui femblerent les plus müres. Jean. Mais quel fruit pouvoit-ce être 3 Le Pere. C'étoit des amandes de cacao dont on fait le chocolat. Nicolas. Ah! il pourra déformais prendre du chocolat. Le Pere. pas fi tót. D'abord il ignore quil polfede du cacao : de plus, les amandes doivent être róties, concafiêes, & broyées avec du fucre , dont nous favons qu'il f P elt pas mieux pourvu que de feu : on y lajoute d'ordinaire, pour en relever le goüt, ' f-^encs épices , comme du cardamome, de Ja vanille, des clous de girofle ; fuperfluités ^dont Ia pnvation n'eft rien pour lui, en xomparaifon du manque de feu. Lnfin, il arriva prés d'un grand arbre % S 3  so3 Le Nouveau qu'il ne connoifibit pas mieux que le précédent. Le fruit en étoit auffi gros que celui du cocotier; mais il n'avoit ni coquilles ni enveloppes : tout en étoit mangeable & d'un goüt exquis. Cet arbre avoit une toute autre forme que le cocotier. II ne confiitoit pas, comme celui-ci, en une tige qui s'éleve & fe termine par une couronne de feuilles épaiffes; mais il avoit des branches & des feuilles pareilles a celles de nos arbres frui» tiers. II apprit dans la fuite que c'étoit Parbre d pain, ainfi nommé, paree que fon fruit, foit tel qu'on le cueilie,foit principalement broyé & réduit en pate, tient lieu de pain aux fauvages. II remarqua que la tige de cet arbre, par une fuite de 1'age, étoit déja.un peu creufée d'un cöté; il le jugea d'abord convenable pour 1'efquif qu'il méditoit, fi feulement il pouvojt parvenir a 1'abattre & a le creufer fuffifamment. Mais couper un arbre de cette utilité , dans 1'incertitude s'il réuffiroit jamais a en faire un canot! - Cette penfée 1'effraya : après avoir balancé long-tems le pour & le contre , il obferva foigneufement 1'endroit pourle retrouver, & fe retira fans avoir rien décidé a cet égard. II trouva, chemin faifant, ce qu'il defiröit depuis long-tems : c'étoit'un nid de perroquets. Cette trouvaille lui fit beaucoup de plaifir : il s'en approche fans bruit, il tend le bras pour mettre la main fur le nid ; les jeunes perroquets, déja forts & couverts de plumes, prennent leur vol & lui échappent;  Robinfon. 209 un feul, plus lent que les autres, refle entre fes mains : il fe hate de regagner fa demeure, plus content que s'il eüt trouvé un tréfor. Didier. Mais qu'efpéroit-il donc tant d'un perroquet? Le Pere. II efpéroit lui apprendre k prononcer quelques paroles, pour fe procurer la fatisfaétion d'entendre une voix imitatrice de celle de Phomme. Pour nous qui vivons dans la fociété, qui jouüTons tous les jours du bonheur de voir des hommes, de les entendre , de converfer avec eux, nous trouvons certainement bien frivole cette faüsfaction que Robinfon fe promettoit du jargon d'un perroquet : mais fi nous fïivons nous placer dans les mêrnes circonftances que lui, nous comprendrons que ce qui, dans notre état aétuel ne nous paroit qu'une ombre de plailir, devoit procurer une fatisfaétion réelle au folitaire Robinfon. Arrivé chez lui, il fabriqua, du mieux qu'il put, une cage, y logea fon nouvel höte, la pofa a cöté de fon grabat, & fe coucha avec une joie pareille a celle d'un homme qui viendroit d'acquérir un ami. ^3  210 Le Nouveau TREIZIEME SOIRÉE. Le Pere. J~E vous ai ralfemblés ce foir plutöt qu'a 1'ordinaire, paree que je crois devoir tenir confeil avec vous, mes chers enfans, avant de continuer mon récit. Tous. Nous voici tous rangés auprès de notre cher pere. Sur quel fujet devons-nous donc délibérer? Le Pere. Sur une queflion qui a roulé toute la nuit dans Pefprit de Robinfon , & qui ne lui a pas permis de fermer 1'eeil un inftant, Tous. Qu'eft-ce que ce pouvoit être? Le Pere. Le voici : abattra-t-il , ou laiffera-t-il fur pied cet arbre a pain qu'il a vu la veille, dans 1'incertitude de réuflir a en faire une chaloupe? Jean. Je me ferois bien gardé d'y toucher. Didier. Et moi, je 1'aurois abattu. Le Pere. Voila deux avis oppofés, Pün pour la coupe, 1'autre pour la confervation de Parbre. Ecoutons la-defius ceux qui n'en ont point encore parlé. Théophile. Je penfe comme Jean. Charlot. Et moi auffi, mon cher papa; il faut lailfer Parbre fur pied. Fréderic. Non, il doit être coupé; il faut un efquif a Pinfortuné Robinfon, Nicolas. Je penfe de même.  Robinfon. 3t3 Le Pere. Les voix font partagés & égales de part & d'aütré. Que ceux qui font pour la coupe de Parbre, paifent a ma droite; & que ceux qui ne font pas de cet avis, fe placent a ma gauche. — Bon! voila les deux partis en face Pun de 1'autre. Ecoutons maintenant les raifons que chacun alléguera en faveur de fon avis. Jean pariera le premier, & nous dira pourquoi il opinc en faveur de la confervation de Parbre. Jean. Paree qu'il porte un fruit précieux, & que 1'efpece en eft rare dans 1'ifle. Didier. Ce n'eft plus qu'un vieil arbre; Pavantage d'en recueillir le fruit ne fera pas de longue durée. Jean. Comment pcux-tu le favoir? II n'eft encore que légérement entamé; & combien ne voit - on pas d'arbres dont la tige creufe n'empêche pas qu'ils ne donnent beaucoup de fruits pendant plufieurs annces? Nicolas. Que Robinfon ente .feulement quelques greffes de cet arbre; par-la il fera fur d'en conferver 1'efpece. Théophile. Oui! croiflent-ils & produifent-ils fitót ? II fe pafiera bien quatre ou cinq années avant qu'il n'en ait des fruits. Fréderic. Ne vaut-il donc pas mieux qu'il ait un canot, & qu'il rentre dans la fociété des hommes, que de refter dans fon ifle, & de s'y nourrir d'un pain fait du fruit de cet arbre ? Jean. Oui, fi le canot pouvoit être fitót prêt. Mais comment coupera-t-il cet arbre s S 4  11 * Le Nouveau comment 1'évidera-tdl , lui qui n'a qu'une hache de pierre? Didier. Qu'il travaille avec perfévérance; qu'il ne s'impatiente point : j'ofe promettre qu'il en viendra h bout. Théophile. Mais , il n'aura point dc voile, quel trajet entreprendra-t-il avec fon efquii ? Nicolas. II pourra fe fervir de rames. Charlot. Voila un bel expédient! nc te fouvient-il plus de ce qui arriva, lorfque nous étions dans une chaloupe fur la mer Baltique, prés de Trawemunde, & comment la rame de 1'un des matelots fe rompit? Papa nous dit que fi cette rame calfée eut été abfolument hors de fervice , 1'autre matelot, avec fon aviron feul, eut été dans 1'impofiibilité de nous conduire a terre. Didier. Oh.' c'étoit une grande chaloupe; nous y étions dix-huit perfonnes. SiRo. binfon , dans fon efquif, eft pourvu de deux rames, il pourra le conduire & fe tirer heureufement de fa folitude. Le Pere. Vous voyez , mes enfans,que la queftion n'eft pas fi aifée a réfoudre. Aucune des raifons que vous venez d'alléguer, de part & d'autre, n'avoit échappé a Robinfon ; il avoit paffe toute la nuit a réfléchir : car, examiner s'il eft plus convenable de faire une chofe, que de ne la pas faire, c'eft ce qu'on appelle réflèchir. Depuis que Robinfon eut éprouvé les fuites ameres de fa réfolution précipitée de courjr le monde 3 il s'étoit fait une loi inviolable de ne plus  Robinfon. fl,i3 rien entreprendre, fans y avoir auparavant mürement réfléchi. 11 eft fidele a cette loi dans la circonftance préfente. Après en avoir envifagé & difcuté la queftion , fous tous fes points de vue, il trouva qu'elle fe réduifoit a celle ci ; Eft-il raifonnable de facrifier un léger avantage, mais certain , d un grand intérët, mais incertain ? La-defius il fe rappella la fable du chien , qui, traverfant une riviere a la nage, tenant a la gueule un morceau de viande, le laiffc e'chapper en cherchant a en faifir Pimage peinte. naturellement dans l'eau. II fe fouvint auffi de Pufage des laboureurs qui fement du grain dont ils pourroient jouir, mais qu'ils facrifient a Pefpérance d'en être dédommagés avec ufure, par une abondante moiffon. Oui, dit-il en lui-même, 1'avidité du chien étoit infenfée ; il couroit après une vaine ombre que nul moyen ne pouvoit lui faire atteindre. L'efpérance du laboureur au contraire eft raifonnable, & fa conduite prudente : il a en vue un avantage réel, quoique quelques accidens puiffent le lui faire manquer. Ne fuis-je donc pas dans ce dernier cas ? Avec de Paffiduité & de la perfévérance au travail, ne puis-je pas me promettre Pefpoir que je parviendrai enfin a me faire un canot de ce vieil arbre ?. Et fi cette première -entreprife me réuffit, la raifon m'interdit-elle d'efpérer de fortir de cette ifle déferte, & d-'arriver, a 1'aide de mon canöt, dans quelque lieu habité par des hommes ? Cette derniere idee, qui flattoit fon defir  2i+ Le Nouveau dominant, fit fur lui une imprelfion fi vive, qu'a Pinftant même il fe leve, prend fa hache, court a l'arbre & 1'entame. Si jamais il entreprit un ouvrage long & pénible, ce fut fans doute celui ci. Mille autres auroient été découragés; la hache leur feroit tombée des mains dès le premier coup; ils auroient jugé 1'entreprifc , finon extravagante , du moins impoffible. Mais comme nous le favons déja, Robinfon s'étoit fait une loi inviolable de ne fe laiffer rebuter par aucun obftacle dans 1'exécution d'un deflein réfléchi; auffi fut-il inébranlable dans cette derniere entreprife : eut-elle dii lui coüter le doublé de tems & de fatigué 1'idée de IV bandonner ne lui feroit pas même venue. Quoique depuis le lever du foleil jufqu'a environ midi, il n'eüt point difcontinué fon travail, il eut cependant pu couvrir & remplir de fa main 1'entamure qu'il venoit de faire au tronc, par mille coups redoublés. D'oii 1'on peut déja entrevoir, combien de tems il lui faudra pour abattre un arbre de cette épaiffeur , & pour en conltruire un efquif. Convaincu que ce feroit un ouvrage de plufieurs années, il jugea néceffaire de mettre de 1'ordre & de la fuite dans fes occupations, de paitager fon tems, & d'affigner a chaque partie du jour un travail déterminé. L'expérience lui avoit déja apptis que dans une vie laborieufe rien ne feconde davantage 1'affiduité , que 1'ordre & une répartitton fixe du travail entre les difterentes heures  Robinfon. 215 du jour. Je veux vous donner un détail de Ja dittribution qu'd avoit faite de fon tems & de fes occupations, dont chacune avoit «ne portion du jour marquée. II fe levoit a la pointe du jour, & alloit promptement a la fource voifine fe laver la téte, les mains, la poitrine & les pieds. Faute de linge pour ss'efluyer, il attendoit cet effec de 1'aér.ion de 1'air, qu'il fecondoit encore par la courfe qu'il faifoit, a ce deffein , pour fe rendre chez lui, oü il achevoit de s'habiller; il monJtoit enfuite au fommet de la colline au pied jde laquelle la grotte étoit fituée. Sa vue ïn'étant alors bornée par aucun obflacle, il jjparcouroit d'un coup-d'ceil les beautés natuJrelles comprifes dans ce valte horizon. Ce ïfpeétacle élevoit fon ame. Dans la ponure qu'il croyoit la plus refpectueufe, & dans la llincérité de fon cceur, il adoroit & invoquoit Ijl'Auteur de toutes chofes , & ne manquoit fpoint fur-tout d'implorer fes faveurs pour fes iparens, qu'il avoit abandonnés, mais jamais ioubliés. II revenoit de-la traire fes lamas, cdont peu-a-peu il avoit élevé un petit trouïpeau. II déjeünoit avec une portion du lait cnouvellement trait, & ferroit ce qui en reftftoit dans fon efpece de cellier. Tels étoient lies foins qui rempluToient la première heure qdu jour. Maintenant, muni de tout ce qui fervoit a fa företé ou a fon travail, il s'acheminoit, fi c'étoit le tems du reflux, vers le bord de la mer, oü il ramaffoit des huitres pour fon diner; finon il fe rendoit tout de fuite auprès  ai6 Le Nouveau de 1'arbre dont il avoit deflein de faire uff! efquif. Ses lamas le fuivoient ordinairement t & paiffoient aux environs, pendant fon tra- • vail. Vers les dix heures, la chaleur étoit or«< dinairement fi exceflive , qu'il étoit obligé de quitter 1'ouvrage. II alloit au bord de la. mer, tant pour chercher des hüitres, s'il n'en avoit pas trouvé le matin, que pour fe baigner; ce qu'il faifoit réguliérement deux foiss par jour. Avant midi, il étoit de retour chez l lui, avec tout fon troupeau II fe mettoit a traire, pour la feconde fois,', fes lama», préparoit une efpece de fromageJ; du lait qui s'étoit caillé, & apprêtoit facile-ment un repas frugal, qui confiftoit en'fro*' mage nouveau , baigné dans du lait, eu quelques huitres, & la moitié d'un cocos. 11 n'avoit pas lieu de fe plaindre que , dans ce: climat chaud, il eüt la moitiémoins d'appé-' tit qu'on n'en a communément dans les pays froids. Cependant, accoutumé dès fon enfince a fe nounïr de viande, il en defiroit,, & recourut a fon expediënt de la 'mörtifier,;, pour fatisfaire, en partie fon defir. Pendant! fon repas, il s'entretenoit avec fon perroquet; il lui adreffoit la parole, lui répétoitt fouvent certains mots , dans 1'efpérance de: Pentendre un jour en prononcer quelques-'' uns. Fréderic. Avec quoi le nourrifïoit-il? Le Pere. Les perroquets, quand ils fontr en liberté , fe nourriffent principalement de! noix de cocos, de glands , de pepins del courges  Robinfon. aiy j courges , & d'autres chofes pareilles : on donne a ceux qui font privés, prefque de ! tout ce qui convient a la nourriture de 1'homi me : ainfi Robinfon pouvoit très-bien nourrir le fien de laitage & de noix de cocos. Après diner, il prenoit une heure de repos , foit a Pombre, en plein air, foit dans la grotte, entouré de fes lamas, & le perroquet a fon cóté. II y avoit des momens oü affis, & les yeux fixés fur fes animaux, il leur adreflbit la parole, comme un enfant parle a fa poupée, croyant en être entendu. II éprouvoit un fi vif befoin de communiquei fes idéés & fes fentimens a des êtres mtelligens , qu'il oublioit fouvent qu'il ne pouvok être compris des brutes qui 1'énvironnoient. Quand fon perroquet, qu'il appelloit Pol, venoit a répéter difiinétement t un mot, par un excès de joie, il lui paJ roiflbit avoir entendu une voix d'homme : I il oublioit ifle, lamas, perroquet: fon ima! gmation le féduifoit au point, qu'il lui fembloit être parmi les hommes. Revenu bientót j de cette douce illufion, & fe trouvant dans ;; fa tnfle folitude, il poufioit un profond foupir, & exhaloit fa douleur par cette comi plainte : Pauvre Robinfon ! — environ deux I heures après midi.— Nicolas. Mais comment pouvoit-il donc ( toujours favoir quelle heure il étoit? Le Pere. II s'y prenoit comme les bonnes gens de la campagne; il obfervoir 1'élévation du foleil, & en concluoit qu'il devoit etre a peii-près telle ou telle heure. Envi1 ome /. T  jl8 Le Nouveau ron deux heures après midi ,il retournoit h j 1'arbre pour travailler a fon grand projet. IL I s'occupoit chaque fois de cette tache péni- I ble, pendant deux heures confécutives; & j lorfqu'elles étoient écoulées, il retournoit au I bord de la mer . tant pour fe baigner une feconde fois, que pour fe procurer des huitres. Le refte de la journée, il Pemployoit a la culture de fon jardin. Tantót il femoit I du maïs & des pommes de terre, dans 1'ef- I pérance que s'il recouvroit du feu , ces I plantes lui feroient d'une grande reffource; I tantót il entoit des greffes de 1'arbre a pain; I tantót il arrofoit les jeunes fujets greffés; tantót il plantoit une haie vive pour enclore I fon jardin; tantót il tailloit les arbres de pa- I liflade qui fermoit 1'efpece de cour qu'il avoit ménagée devant fa grotte; il plioit & fixoit I leurs branches, pour qu'en croifiant, elles formaflent un berceau. Au grand regret de Robinfon , le plus long jour , dans fon ifle , n'étoit que de treize heures. Au milieu de 1'été, ü étoit déja nuit a fept heures. Tout ce dont «|| ne pouvoit s'occuper que de jour, devoit : étre exécuté avant ce tems-la : ainfi un peu | avant la nuit, c'eft-a-dire , vers les fix heu- ■[ res , fi d'aiileurs il ne lui reftoit pas quel- | que travail plus important, il faifoit fes exer-1 ciccs Théophile. Qu'eft-ce que cela veutl dire ? ... , Le Pere. Cela fignifie qu'il s'exercoit a: tirer 1'arc & a lancer un dard, pour être en -  Robinfon. »I9 état de fe défendre, s'il lui arrivoit de rencontrer un homme fauvage, ou un animal féroce; car il n'étoit point ralfuré contre cette doublé crainte. Peu-a-peu il acquit dans ces deux exercices une telle adrelle , que rarement a une alfez grande diflance , il manquoit un but de la grandeur d'un écu. Au jour tombant il alloit traire, pour la troifieme fois, fes lamas, & prenoit un repas frugal a la clarté de la lune , ou a la lueur des étoiles. Enfin il couronnoit les travaux du jour, en faifant le foir des réflexions fur lui-méme. Quelquefois il alloit s'afieoir fur le fommet de la colline, d'oü il embtafibit d'un coupd'ceil , & contemploit avec admiration la voüte étoilée du ciel : quelquefois auffi il ffe promenoit fur le bord de la mer, pour reftpirer Pair rafraichi par le vent du foir. La il fe demandoit a lui-même,-comment astu paffé la journée ? En jouiffant aujourd'hui de nouveaux bienfaits, es-tu remonté k la fource divine d'oü ils couloient ? Ton cceur a-t il été pénétré d'amour & de reconnoiffance pour ton divin bienfaiteur P Dans ta peine as-tu mis ta confiance en lui ? Dans tes jouiffances, 1'as-tu oublié ? As-tu écarté les mauvaifes penfées qui fe préfentoient a ton efprit? As-tu étouffé les defirs déréglés qui s'élevoient dans ton cceur ? En un mot, es-tu réellement devenu meilleur ? Toutes les fois que fur ces quefiions, ou de pareilles, fa confeience pouvoit lui ren* T a  22o Le Nouveau dre un bon témoignage, que la fituation de fon ame étoit douce! il entonnoit un hymne a la louange de 1'Etre parfait, qui Pavoit aidé a faire un pas dans Ie chemin de la vertu. Quand au contraire il avoit liea de n'être point auffi fhtisfait, quelle amertume pour lui d'avoir ainfi perdu un jour! car il eftimoit avoir perdu la journée oü il avoit penfé ou fait quelque chofe qu'il ne pouvoit approuver le foir. A cöté de la ligne qu'il tracoit chaque jour fur Parbre qui lui tenoit lieu de calendrier, il faifoit une croix, qui fervoit a lui rappeller fa faute, afin qu'a 1'avenir, mieux fur fes gardeï, il n'en commit point de pareille. Voila, mes chers enfans, comment Robinfon travailloit a fe corriger, & a devenir meilleur de jour en jour. Etes-vous auffi dans Pintemion üncere de former votre cceur a la vertu ? Je vous confeille de le prendre ici pour modele. A fon exemple, réfervezvous une heure tous les foirs pour vous rendre compte en filence, a vous-mêmes, de la maniere dont vous vous êtes conduits pendant Ia. journée : & s'il fe trouve, fok dans vos penfées , foit dans vos paroles, foit dans vos aétions, quelque chofe qui ne puiffe être avoué de votre confcience, ayez un livre defliné a 1^ noter pour vous en rappeller de tems en tems, afin que connoiflant ce dont vous vous étes rendus une fois coupables, vous apportiez dans la fuite d'autant plus d'attention a, Péviter. En trairaillant de la forte a vous perfectionner tous  Robinfon. 221 les jours, vous accroïtrez auiïi journellement votre fatisfaclion & votre bonheur. Je fuis charmé , mes ehers _ enfans, de votre docilité : je vois avec joie que vousvous retirez chacun dans une allée différente pour fuivre, dès cet inftant même % le bon confeil que je viens de vous donner. * Fin du Tornt premier.     I LE NOUVEAU iROBINSON* f o u R SERVIR. & L'AMUSEMENT ET A L'INSTRÜCTION DES ENFANS ©e l'un et de I/AüTRE sexb. I Ouvrage traduit de VAlkmand. Avec figures. T O M E II. A AMSTERDAM, |\Chez Gabriel Dutour, Libraire. m. dcc. x c.   IQUATORZIEME SOIRÉE. Le Pere. Je vous détaillai hier le genre de vie que Robinfon s'étoit prefcrit. Trois années confécutives s'écoulerent fans qu'il eut rien changé. Jufqu'oü croj'ez-vous qu'avec cette conftance au travail, & pendant ■tout ce tems, il eut déja avancé 1'ouvrage de fon canöt ? Hélas ! il en étoit k peine & la moitié de la coupe du tronc ;'& il lui paroiffoit douteux qu'il put abattre 1'arbre en moins de. trois ou quatre autres années employées avec la méme affiduité. Cependant il ne fe rebute point d'y traIvailler. Qu'auroit-il entrepris d'ajlleurs? II ne i vouloit ni ne pouvoit refler oifif. —Un jour |41 vint a penfer que depuis fi long-tems qu'il fihabitoit cette ifle , il n'en avoit encore vu j qu'une trés-petite partie. II fe reprocha , ■) comme une foibleffe, la crainte qtü 1'avoit Eempêché de la parcourir d'un bout a 1'autre. j' Peut-être , fe difoit-il, que fi j'eulfe été moins 1 timide, j'aurois découvert, par ce voyage , bien des chofes qui me feroient préfentement i fort utiles. Cette confidération eut alfez de force pour le décider a ne différer fon départ que jufqu'au lendemain a la pointe du jour. Nicolas. De quelle étendue pouvoit trien etre cette ifle ? Tome II. A  Le Nouveau Le Pere. A-peu-près comme tout le ter- ■ ritoire de Hambourg, non compris le bail- • liage de Ritzebutel, c'eft - a - dire, euviron ij huit lieues de longueur,& vingt-quatre de; circuit. Des le même jour, il rit tous les pre'pa- ■ ratifs pour fon. départ. Le lendemain matin,! après avoir chargé un de fes lamas de pro- • vifions de bouche, pour quatre jours, après s s'être équipé, armé, & recommandé a la i proteétion divirie , il fe mit en route avec: confiance. Son deflein étoit de fuivre le: bord de la mer autant qu'il lui feroit poili- • ble, & d'éviter les forêts, pour être moins: expofé a la rencontre des bêtes féroces. Le premier jour de fon voyage ne fut re4 marquable par aucun événement extraordi-j naire. II fit environ fix lieues; plus il avancoit,& plus il s'appercevoit que remplacement de fa demeure étoit dans le canton lei moins fertile de 1'ifle. En plufieurs endroits, il trouva des arbres qui, quoiqu'ils lui fuffent inconnus , lui parurent porter des fruits, lefquels auroient pu lui fournir une nourriture aufii faine qu'agréable. Ce ne fut quei dans la fuite qu'il en connut 1'ufage & en apprit les noms. Parmi ces arbres, étoit celui qu'on ap-| pelle mürier-d-papier , dont 1'écorce fournitf aux Japonois la matiere avec laquelle ils fa-i briquent un fuperbe papier, & dont les habi-i tans de 1'ifle d'Otahiti font une belle étoile pour les habits d'été. Je vous en montrerai bientót un échantillon que j'ai re^u d'An-  Robinfon. 3 gleterre. Robinfon pafla la première nuit fur urn arbre, pour y être en füreté contre les bêtes féroces; & ii la pointe du jour, il fe remit en route. [ II n'eut pas fait beaucoup de chemin , qu'il fe trouva a Pextrémité méridionale de 1'ifle. En quelques endroits, le fol étoit fafclonneux. Comme il vouloit fe porter fur une flangue de terre qui avancoit plus que les autres Idans la mer, tout-a-coup il recule , il palit, ïl tremble, il regarde autonr de lui, puis il [refte immobile, comme frappé d'un coup de foudre. I Jean. Qu'eft-ce que c'eft ? I Le Pere. II a fous les yeux ce qu'il ne is'attendoit pas a rencontrer; des pas d'homjmes imprimés fur le fable. [ Nicolas. Quoi! c'eft la ce qui 1'effraye ? UI devoit, ce femble, s'en réjouir. [ Le Pere. Voici la caufe de ia frayeur. {Au premier coup-d'eeil fur ces pas, il ne fe Irepréfenta point les hommes qui en avoient llaiffé 1'empreinte , comme appartenant a la Iclafle de ceux qui font civilifés , humains, scompatiflans , toujours prêts a fecourir leurs jfemblables dans 'tout ce qui dépend d'eux; Imais il fe les figura barbares, cruels, atroIces, prêts a fondre fur lui, a 1'égorger & a me dévorer; en un mot, il ne -fe repréfenta. jpas des Européens civilifés , mais il n'imaigina que des fluivages anthropophages, des sCannibahs, des habitans des ifles Caraïbes, qui, comme je vous 1'ai dit, & ce que vous n'avez pu entendre fans horreur, étoient auAa  4 Le Nouveau trefois dans Pufage révoltant de fe nourrir de chair humaine. Théophile. . II y avoit la de quoi frémir.' Le Pere. II eut été plus fage & plus prudent qu'on eüt accoutumé Robinfon, des fon bas age, a n'être point troublé par la frayeur dans les plus grands dangers, & qu'il eut, dans ce moment, confervé plus de fangfroid & de préfence d'efprit. Nous pouvons tous y réulfir, li, de bonne heure & conftamment, nous fommes attentifs a nous rendre fains & vigoureux, tant de corps que d'efprit. Jean. Mais encore , comment y parvient-on ? Le Pere. En fortifiant fon corps par une vie fobre , réglée, laborieufe , conformémcnt: a 1'intention de la nature; en confervant fbn i ame fans tache par une piété folide & éclai- • rée. Munis de la forte, nous pourrons fup-porter Pinconfhmce du fort, braver les re- • vers de la fortune , & voir les périls d'un i ceil tranquille. Ainfi, mes chers amis,liyous; vous en tenez toujours, avecfobriété, ades; mets d'autant plus fains, qu'ils feront pluss fimples & plus naturels, & qu'ils auront été: apprêtés avec moins de recherches; fi vous; vous abftene-z de plus en plus des friandifes,, ces poifons déguifés, auffi riuifibles a la fantc: qu'aeréables au goüt; fi vousfuyez Poifiveté,. également pernicieufe pour le corps & pour: Pame; fi, autant que vous le pourrez , vous; exercez votre efprit par 1'étude , a Patten-  Robinfon. tion k a la réflexion, & votre corps, par un travail qui vous donne du mouvement fans vous épuifer; fi quelquefois, a deflein & de votre plein gré, vous vous abftenez d'une chofe qui vous feroit tres - agréable , que même vous defireriez , & dont il ne dépendroit que de vous de jouir : fi , dans d'autres occafions , vous vous livrez , quoique vous puiffiez vous en difpenfer , a des chofes qui vous paroiflent défagréables , & pour lefquelles vous ne vous fentez que de 1'éloignernent; fi de plus , vous prenez 1'ha* bitude de ne pas toujours recourir aautrui, & de trouver, au contraire, pour vos befoins , une refiburce en vous-mêmes , dans tout ce dont vous êtes capables, vous paffant ainfl, autant qu'il eft poffible du fecours de mains étrangeres , & ufant de votre jugement pour chercher & trouver en vousmêmes des confeils & des expédiens, lorfque vous êtes dans la peine ou dans quelque embarras; fi enfin vous travaillez foigneufement a acquérir & conferverle précieux tréfor d'une confcience fans reproche , qui vous affure de la proteftion & de la bienveillance du tout-puifiant; alors, mes chers enfans, alors vous vous procurerez & vous vous fentirez toute la force de corps & d'efprit dont vous étiez capables. Les caprices les plus injuftes de la fortune ne troubleront, ne bouleverferont point votre ame. Les événemens les plus facheux pourront bien vous caufer quelque furprife , mais non ébranler votre fermeté, abattre votre courage, & alA3  é Le Nouveau térer la férénité de votre ame ; perfuadés que fous 1'empire de la Providence , auffi fage & bonne que puiffiinte, il ne peut vous arriver quoi que ce foit qui ne tourne a votre plus grand bien. Robinfon, comme vous voyez , n'avoit pas encore atteint, par fes progrès dans la vraie piété, ce degré de fermeté qui lui auroit été ü néceffaire pour fon repos & fon bonheur. On peut en accufer la vie tranquille & exempte de périls qu'il menoit depuis quelques années. Dans un état conflamment paifible, remarquez bien , mes chers enfans , cette vérité , dans une fccurité parfaite , 1'homme n'acquiett pas toute 1'énergie ni tout le courage dont fon ame eft fufceptible; eft-il alors placé fubitement dans des circonftances nouvelles & effrayantes ? il eft foible, timide, confterné; trop de repos ne fert même quelquefois qu'a le rendrc vicieux. Nous devons donc recevoir comme une faveur les épreuves que le Ciel nous envoie de tems en tems , quelque rudes qu'elles puiffent être, puifqu'eiies font des moyens de connoitre, d'exercer & d'affermir notre courage par 1'expérience. Vous favez dans quelle confternation la vue inattendue de quelques pas d'hommes plongea notre timide Robinfon. II porte de toutes parts des regards effrayés : a chaque nouveau bruit de quelques feuilles agitées, il éprouve une nouvelle & vive émotion. Dans fon trouble, il ne fait a quoi fe réfoudre; enfin , raffemblant fes forces, il s'en-  Robinfon, 7 fuit a toules jambes , comme un homme que Pon pourfuit; il eft trop effrayé pour tourner la tête & regarder une feule fois derrière lui. Mais tout-a-coup il s'arrête ; fa crainte eft changée en horreur. Qu'appercoitil? Ah! mes chers enfans! préparez-vous au fpeébtcle le plus aflieux; vous allez voir des fuites horribles de Pétat dépravé de Phomme abandonné entiérement a lui-même, & privé de toute éducation. II voit une foffe ronde, & au milieu de cette foffe un certain efpace qui avoit été le foyer d'un feu alors éteint. Tout autour de cette foffe, - je frémis en faifant ce récit, il appercoit cpars des mains & des pieds, des cranes & d'autres os de corps humains , qui Jui offroient 1'horrible fpeétacle des reftes d'un repas contre nature. Tous. Quelles horreurs! des hommes! Le Pere. Peut-on les appelier des hommes ? ils n'en ont que la figure : fans éducation , dégradés, abrutis , femblables aux animaux les plus carnaciers, ni le dégout, ui Phumanité, ni la compaflion, ne les détournent de Pufage abominable d'égorger leurs femblables pour s'en repaitre. Du tems de Robinfon , les habitans des Antilles, & d'autres illes de 1'oueft, nommés Cannibales & Caraïbes, étoient tous anthropophages , comme je crois vous Pavoir déja dit. Ils étoient dans Pufage horrible d'égorger & de faire rótir leurs prifonniers de guerre, pour en faire un abominable feftin, oü leur joie atroce fe manifeftoit par des danfes & A 4  8 Le Nouveau des chants, ou, pour mieux dire, des hurlemcns de la férocité repue. Charl-ot. Oh ! les déteftables hommes ! Le Pere. Déteftons, mon cher Charlot, Patrocité de leurs ufages , & non leurs perfonnes : ils n'ont regu ni éducation, ni inf. trudion. Si tu euiï'es eu le malheur de naitre parmi ces" peuples fauvages, il eft trésvrai qu'a leur exemple , fins pudeur, nu , flupide & farouche, tu courrois maintenant comme eux dans les bois; que tu te peindrois le corps & le vifage de différentes couleurs, & fur-tout de rouge ; que les bouts des oreilles & des narines percés, tu ferois vain d'y porter, pour ornement , des plumes d'oifeaux , des coquilles de mer & d'autres bagatelles : il eft tres vrai, qu'alftftant alors aux.feftins abominables de tes parens dépravés, tu en prendrois ta part avec autant de goüt, que lorfque tu participcs a nos meilleurs repas. Réjouiffez-vous donc tous , & bénifiez Dieu d'appartenir a des parens nés & élevés dans une fociété policée , oü ils ont appris dès leur bas - age a être humains, honnêtes& polis, bienfaifans, & a ne rien négliger pour vous rendre de même doux , lians , civils , compatilfans & propres a tout bien. Plaignez le malheureux fort de ces hommes livrés a eux-mêmes, qui menent encore une vie fauvage, pareille a celle des animaux féroces dans les forêts. Fréderic. Et oü s'en trouve-t-il encore ? Jean. Bien loin, très-loind'ici, dans une  Robinfon. 9 li ifle qui s'appelle la nouvelle Zélande. Papa i; nous en a lu quelque chofe 1'hiver dernier, t dans une relation de voyages. Les fauvages j qui habitent cette ifle font anthropophages; i mais il faut efpérer que les Anglois qui les ont découverts , parviendront a les rendre moins farouches. Fréderic. Ce fera bien fait! Le Pere. Robinfon détourna donc les yeux de cet affreux fpectacle; il fe trouva mal, & feroit tombé en défaillance , fi la nature ne fe fut foulagée ; il rejeta tout ce qu'il avoit dans 1'eftomac. Dès qu'il fut un peu remis, il s'enfuit avéc tant de célé■ rité, qu'a peine fon lamas pouvoit-il le fuivre : ce fidele animal, fans fe rebuter, ne ceflbit de courir après lui. La frayeur avoit tellement troublé Pefprit de Robinfon, qu'il en avoit oublié fon lama, jufques-la que_, dans fa fuite, entendant les pas de cet animal , il ne doutoit pas qu'il n'y eut derrière lui un Cannibale a fa pourfuite. Dans cette anxiété, il précipitoit de plus en plus fes pas i pour échapper au prétendu anthropophage; : & menie afin d'étre moins gêné & plus léger dans fa courfe, il jette fa piqué , fon are , fes fleches , fa hache : c'eüt été le moment de s'en fervir , il n'y penfe point ; | il ne cherche fon falut que dans la fuite. 11 I ne fe propofe aucun terme, il ne cherche f point a reconnoitre fa route; le chemin le )( plus aifé a parcotirir, eft toujours celui qu'il ' préfere; il ne fait plus oü il en eft. Pendant < prés d'une heure de tours & de détours il  Le Nouveau fe trouva qu'il avoit fait un circuit qui le remettoit au même endroit d'oü il avoit pris la fuite. Nouvel effroi! nouvelle perplexité! il ne reconnoit pas le lieu; il n'imagine pas que ce foit celui qu'il a déja vu; il croit avoir rencontré un fecond indice de 1'horrible cruauté a laquelle il cherche a fe foufiraire ; il fe détourne , continue fa fuite, qui ne finit qu'avec fes forces ; épuifé, il tombe enfin lans connoiffance. Ici, fon lama 1'ayant rejoint , fe couche auprès de lui, excédé de laffitude. Le hafard voulut que ce fut le même endroit oü Robinfon avoit jeté fes armes. Ce furent auffi les premiers objets qui s'offrirent a fa vue au moment qu'il rouvrit les yeux. En voyant fes armes éparfes fur le ga. zon, il croit que c'eft un rêve, de même que tout ce qui venoit de fe paffer; il ne comprenoit ni comment fes armes fe trouvoient-la, ni comment il s'y trouvoit luimême, tant la frayeur avoit troublé toutes les facultés de fon ame! II fe leva pour quitter ?u plutót ce lieu: mais moins faifi, moins troublé, il n'eut pas 1'imprudence d'oublier fes armes; il les releva, bien réfolu de ne plus quitter ces uniques inftrumens de détênfe. 11 étoit ft affoibli, qu'il lui fut impoffible de hater fes pas avec la même viteflè qu'auparavant , quoi* que preffé par la crainte. L'appétit ne lui revint point pendant tout le reftant de la journée, & il ne s'arrêta qu'nne feule fois & un inftant pour fe défaltérer a une fource.  Robinjon. ii 11 efpéroit pouvoir regagner fa demeure le même jour; mais cela lui fut impoffible. A 1'entrée de la nuit il étoit a environ une demi-lieuede fon habitation, dans un endroit qu'il appelloit fa campagne. C'étoit un enclos affez fpacieux, qu'il avoit choifi pour fervir de pare a une partie de fontroupeau, paree que 1'herb.e y étoit meilleure qu'aux environs de fon habitation ordinaire. L'année précédente il y avoit paffé plufieurs nuits d'été, paree qu'il étoit incommodé de moufquites qui le tourmentoient chez lui. Voila pourquoi il appelloit ce lieu fa campagne. Ses forces étoient épuifées , il ne lui étoit pas poffible d'aller plus loin. Quelque danger qu'il trouvat a paffer la nuit dans un bofquet fi mal défendu il fallut fe réfoudre a s'y arrêter. Excédé de fatigué, 1'ame encore agitée de terreur, il s'arrangea pour prendre du repos. Mais a peine étoit-il entre la veille & le fommeil, qu'il lui furvint un nouveau fujet d'effroi qui faillit a lui donner la mort. Jean. Ciel, aie pitié de lui! ji quelles alarmes n'efi-il pas toujours expofé ? Nicolas. Qu'étoit-ce donc ? Le Pere. 11 entendit une voix, comme venant du ciel, qui lui difoit, très-diftinétement, Robinfon ! pauvre Robinfon ! ow astu été ? Comment es-tu venu ici ? Théophile. Mon Dieu! qu'efl-ce que c'étoit ? Le Pere. Robinfon fe leve précipitam•ment, tout trembant, ne fachant que deve-  ia Le Nouveau nir. II entend répéter les même paroles, il tourne les yeux avec peine, du cóté d'oü venoit la voix; il trouva,—-que croyezvous ? Tous. Eh! qui peut le favoir ? Le Pere. II trouva ce qu'un poltron , s'il étoit attentif a examiner, avant que de s'effrayer , trouveroit fouvent, — qu'il n'avoit aucun fujet de s'alarmer; il vit que ce n'étoit pas une voix du ciel, mais celle de fon cher perroquet, perché fur une branche d'un arbre de fon bofquet. Tous. Ha , ha, ha! cela eft plaifant! Le Pere. Sans doute que cet oifeau s'étoit ennuyé d'êtré feul; & comme il avoit ci devant fuivi fouvent fon maitre, lorfqu'il alloit au bofquet, il fut 1'y chercher, & prononga les paroles que Robinfon lui avoit répétées nombre de fois. A la terreur fuccéda la joie d'en avoir appergu la caufe. Robinfon tend la main , appelle Pol; 1'oifeau vole a lui, & tandis qu'ils fe font & fe rendent de tendres careffes, 1'oifeau ne celfbit de crier : Robinfon! pauvre Robinfon.' oü as-tu été? Robinfon , toujours inquiet & fur fes gar» des, ne ferma prefque pas Pceil, pendant cette nuit; il avoit fans celfe, comme fous fes yeux, le théatre d'horreur qui Pavoit effrayé : en vain cherchoit-il a le bannir de fon imagination; tous fes efforts étoient inuliles. A quelles extrêmités 1'imagination frappée ne conduit-elle point ? De quelles épaiffes ténebres une forte paffion ne couvre-t-elle pat  Robinfon. Ij pas la raifon ? Robinfon imagina, pour fe i mettre en füreté a Pavenir , mille projets plus infenfés les uns que les autres. Entr'au,tres —le croiriez - vous ? il avoit réfolu de idétruire, dès qu'il feroit jour, tous fes ouvrages, & de ne lailfer aucune tracé de ce qui lui avoit coüté tant de travail. San.hof-, iquet & la haie du pare arrachés, fes lamas divrés a eux-mêmes, fa demeure & fa palif( fade détruites, fon jardin & fes arbres boujleverfés, tout devoit être facrifié a fa füreté. jll vouloit qu'il ne reflat aucun vefiige auquel jon put reconnoitre la main d'un homme. | Jean. Pourquoi cela ? Le Pere. Afin que fi les Sauvages vejnoient, par hafard, vifiter ce cóté de 1'ifle, jils ne puffent ni s'appercevoir , ni même I foupgonner qu'il s'y trouvat un homme. Laiffons-le maintenant a fon inquiétude, | puifqu'enfin nous ne pouvons lui être d'aui|cun fecours; & en allant nous repofer h iPabri des dangers dont il fe croit menacé, ijfentons notre bonheur, & rendons graces a [ PEtre fuprême de nous avoir fait naitre dans iun pays, oü vivant parmi les hommes ciIvilifés _& difpofés a nous aimer & a nous j.fecourir, nous pouvons nous livrer au fomiimeil, fans avoir rien a craindre de la féroticité des Sauvages inhumains. Tous. Bonne nuit, papa, bien obligé; jque le récit de ce foir eft intérefiitnt! Tomé 11.  Le Nouveau QUINZIEME SOIREE. Le Pere. Mes enfans, c'eft un proverbe très-vrai, que celui-ei: La nuit porte eonfeil. Tiobinfon nous en fournit une preuve frappante. Vous vous fouvenez des etranges refolutions que lui fit prendre une frayeur exccfiïve. II fut fort heureux d'en remettre 1'exe. cution jufqu'au lendemain. A peine la douce lumiere du matin avoit-elle diffipé les ombres de la nuit, qu'il vit les chofes fous une face toute différente. Ce qu'il a jugé la veille prudent & néceflaire , lui paroit maintenant inutile & infenfé. En un mot, il rejette tous les projets peu réfléchis, fuggérés par la frayeur, & il forme de nouveaux delleins que la raifon approuve. Que fon exemple vous apprenne que dans les affaires qui peuvent être différées, vous ne devez pas paifer de la réfolution immédiatement a 1'exécution; renvoyez celle-ci au lendemain le plus fouvent qu'il vous fera poffible. . „ Robinfon reconnoit maintenant^ que u frayeur du jour précédent avoit été outree., Je fuis ici depuis bien du tems, fe dit-U a i ïui-même, & cependant aucun Sauvage ne s'eft encore approché des environs de mai demeure; ce qui prouve affez que leur ié- • jour n'eft point fixé dans cette ifle. 11 elt: vraifemblable qu'ils en habitent une autre,  Robinfon. f5 : d'oü quelques-uns d'entre eux viennent ici, de tems en tems , céiébrer leurs viétoires par ; un horrible feflin, & probablement n'abor; dent-ils jamais qu'a la pointe méridionale de 1 1'ifle, & retournent chez eux fans être cu1 rieux de pénétrer plus avant. C'eft donc enI core par une direélion particuliere du Ciel, que j'ai été jeté fur cette partie de la cóte, la moins fertile de 1'ifle j ce défavantage même fait ici ma füreté. Pourquoi n'efpérerois-je pas que la même bonne Providence me continuera fa protection contre tous les dangers, puifqu'elle m'a fouftrait jufqu'ici fi vifibiement & avec tant de fagefl'e aux plus grands périls? II fe fit donc ici a lui-même les reproches les plus amers, d'avoir eu la veille fi peu de confiance en Dieu. Pénétré de regrets, il fe profterna pour demander pardon de cette nouvelle faute 5 enfuite fes forces étant rétablies , il prit le chemin de fa demeure , pour exécuter les nouveaux deffeins qu'il venoit de former. Jean. Que fe propofoit-il ? Le Pere. II vouloit prendre quelque* mefures jufles pour fa plus grande füreté, ce qui étoit très-raifonnable : car, quoiqu'il foit de notre devoir de nous repofer fur la Providence , perfuadés qu'en conformant notre vie a fes loix, elle ne nous abandonnera pas dans le befoin , de notre cöté , nous ne devons cependant rien négliger de ce qui peut contribuer a notre füreté ou a notre ' bonheur : car Dieu ne nous a doués de rai- B 3  Le Nouveau fon , n'a enrichi nos ames & même nos corps de tant de diverfes facultés, que pour que nous les falïions toutes concourir a nous rendre plus fürement heureux. La première chofe qu'il fit , ce fut de planter extérieurement, a une petite diftance de la palifiade d'arbres qui formoit 1'enceinte devant fa demeure , une forêt épaiffe qui la couvrit de loin, & empêchat qu'elle ne fut apercue. Dans cette vue , il planta fuccefiivement pres de deux mille boutures de cette efpece de faule , qu'il avoit déja vu reprendre & croitre facilement & en peu de tems. II fe garda bien de les aligner ; il eut au contraire 1'attention d'éviter toute fymétrie, pour don- 1 ner a 1'enfemble 1'apparence d'une futaie naturelle , plutöt que d'un plan artificiel. II j réfolut enfuite de creufer un chemin fouterrain qui, du fond de fa grotte, aboutit a 1'autre cóté de la montagne, afin qu'au befoin , quand , par exemple, Pennend auroit efcaladé fa cloifon, il eut une iffue pour s'échapper. C'étoit encore ici un ouvrage pénible & de longue haleine, & vous comprenez que pour y vaquer , il fut obligé de lufpendre la conftruction du canot. p Pour s'ouvrir ce palfage fouterrain , il s'y prit précifement comme les mineurs , qui d'abord creufent un puits, enfuite une galerie. Théophile. Oh! qu'eft-ce que c'eft que des galeries ? Jean. Ne le fais-tu plus? D'abord les  Robinfon, *7 mineurs, pour exploiter une mine, creufent la terre perpendiculairement, comme on le pratique quand on veut trouver de 1'eau ; & c'eft a cette ouverture perpendiculaire qu'ils donnent le nom de puits. Parvenus k une certaine profondeur, ils commencent k creufer horizontalement; & ce paffage horizontal , ils 1'appellent galerie; ils continuent ainfi de puits en galeries, & de galeries en puits, jufqu'a ce qu'ils arrivent a une veine ou filon du métal qu'ils cherchent. Le Pere. Trés-bien expliqué. Remarquez qu'en creufant ainfi de cöté, ou horizontalement , la terre qui eft fur leur tête s'ébouleroit bientöt, s'ils n'avoient foin, a mefure qu'ils avancent , de la foutenir ; c'eft ce qu'ils exécutent par des traverfes de bois qui portent de part & d'autre fur des montans ; & c'eft aufii ce que fit Robinfon. Toute la terre qu'il en tiroit, il la portoit pres de la cloifon, & avoit foin de la fouler; il éleva ainfi peu-a-peu une terrafle d'cnviron dix pieds de hauteur, fur au moins buit d'épailfeur. De diftance en diftance, il avoit lailfé des ouvertures ou des embrafures, pour fe ménager la vue du dehors. II avoit encore pratiqué quelques efcaliers , pour monter & defcendre commodément, en cas qu'il fut obligé de défendre un jour fon forün, du haut de fon efpece de rempart. U paroifibit ainfi alfez en füreté contre une attaque fubite & paffagere. Mais quoi J ii 1'ennemi s'obftine , s'il le bloque penB3  %% Le Nouveau dant quelque tems, quelles feront fes reffources ? Ce blocus de quelque durée n'étoit pas une pure chimère ; il n'étoit point impoffible qu'il n'eüt lieu un jour. 11 crut donc aufii. néceffaire de fe précautionner contre cet événement, & d'avifer aux moyens de n'être pas réduit un jour a la néceffité de fe rendre par famine , ou de mourir de faim. Pour prévenir une telle extrêmité, il réfolut de garder confïamment, dans 1'enceinte de fon habitation, au moins un lama èi lait, & d'y avoir en réferve, pour Pentretien de cet animal, une meule de foin , qui ne feroit entamée que dans la nécdfité. II fut encore décidé qu'il feroit une provifion de fromage, de fruits & d'huitres, qu'il renouvelleroic de jour en jour, a mefure que les uns ou les autres cefferoient de pouvoir être gardés. II avoit formé un autre projet; mais il fut obligé d'y renoncer, prévoyant que 1'exécution en feroit trop longue. II auroit voulu que l'eau qui jalliflbit de la fource voifine, & qui fornioit un petit ruifl'eau , eut traverfé fa cour, afin de n'en pas être privé en cas de fiége. Pour cet effet, il eut été obligé de pcrcer un monticule affez étendu , pour qu'un feul homme ne put exécuter ce travail , fans y confumer un tems fort coniidérable. II jugea donc qu'il valoit mieux abandonner ce deffein, & retourner a la conftruétion de fon efquif. Pendant quelques années , il ne fe pafla iien qui mérite d'être rappurté. Je me hate  Robinfon. n de veiiir % un événement qui eut plus d?inlluence fur le fort de notre ami, que tout ce qui lui étoit arrivé jufqu'ici dans fon ifle. Dans la matinee d'un jour clair & ferein , comme il travailloit a fon canot, il appergut qu'il s'élevoit dans 1'éloignement une fumée fort épailfe. A la frayeur dont il fut d'abord faifi , fuccéda la curioflté. Poufle par 1'un & 1'autre de ces mouvemens, il fe hata de gagner le fommet de la colline , au pied de laquelle étoit fa grotte, pour découvrir la vraie caufe de cette fumée. A peine y étoitil arrivé , qu'il fut conflerné a la vue de cinq ou fix canots amarés au rivage, & d'une trentaine de Sauvages qui , avec des attkn* des auffi grotefques que leurs cris étoient férocts , danfoient autour d'un grand feu. Quoique Robinfon dut s'attendre a être tót ou tard fpeétateur d'une pareille fceue, néanmoins peu s'en fallut que, de frayeur, il ne perdit encore ici connoiffance: cependant il reprit , cette fois, bientöt courage par fa confiance en Dieu. II defcendtt la col. line avec précipitation, pour fe mettre en état de défenfe, s'arma, implora le fecours du Ciel, & piit la ferme réfolution de défendre fa vie jufqu'a la derniere extrêmité. Fortifié dans ce deflein par fit piété même, il fe fentit alfez de préfence d'efprit & de courage pour monter fon échelle de cordes,. & fe tranfporter de nouveau au fommet de la colline, d'oü il vouloit obferver tous les mouvemens des ennemis. B4  ao Le Nouveau. Bientót, faifi d'indignation & d'horreur, il vit diftinctement deux infortunés que ron trainoit des canots vers le lieu oü étoit le Feu. Ilfoupconna d'abord qu'on avoit le delfein de les ègorger, & \ 1'inftant il fut convaincu qu'il ne fe trompoit point. Quelques uns de ces monftres, le dirai-je! affomment un de ces captifs , deux autres fe jettent auffi-tót fur lui, fans doute pour le mettre en pieces, & préparer leur abominable feflin. Pendant cette affreufe exécution , 1'autre prifonnier en étoit le trifte fpeétateur, dans 1'attente de recevoir bientöt a fon tour le même traitement; mais au moment oü ces barbares étoient le plus empreifés, & tout occupés de laboucherie de fon compagnon , il obferve 1'inftant oü perfonne n'avoit les yeux fur lui; & dans 1'efpérance d'écbapper a la mort , il prend fubitement la fuite, & court avec une rapidité étonnantc direcïernent du cóté oü Robinfon avoit fa demeure. . " „ La joie & 1'efpérance, la cratnte & 1 horreur s'emparent tour-a-tour de 1'ame de notre Robinfon ,• elles fe peignirent fucceffivement dans fon air, tantót pale, tantöt enrlammé. 11 reffentoit une joie mêlée d'efperance, enobfervant que le prifonnier gagnoit les devants fur deux qui le pourfuivoient: il étoit agité de crainte & d'horreur, voyanc Jes uns. & les autres venir en droite ligne du cöté de fon habitation. Ce qui les en féparoit encore, étoit une petite baie, que le malheureux oui fuyoit devoit traverfer a la  Robinfon. % i nage, pour ne pas tomber entre les mains de fes ennemis. Dès qu'il fut au bord, fans héfiter, il fe jette a l'eau, & la traverfe avec une célérité pareille a celle qu'il avoit montrée jufqu'alors. Deux de ceux qui le pourfuivoient de plus pres, fe jeterent a la nage comme lui ; tous les autres Sauvages retournerent a leur abominable feflin. Avec quelle fatisfaétion Robinfon obferva-t-il que ces derniers n'étoient pas a beaucoup prés auffi liabiks nageurs que celui qu'ils vouloient atteindre ! le premier étoit déja en courfe, que les deux autres n'étoient pas encore au milieu de la baie. A Finflant , Robinfon fut animé d'un courage & d'un zele tels qu'il ne s'en étoit jamais fenti de femblable. Ses regards étinceloient ; fon cpeur le follicitoit d'aller au fecours du malheiireux : il prend fa lance, & , fans balancer, fe précipite de 1 la colline : dans un clin - d'ceil il fort de la forét , fe trouve entre les deux partis,& crie au fuyard : Arrête ! arrête ! Celui ci fe retourne , s'effraye a la vue de Robinfon couvert de peaux, le prend pour un être fupérieur , héfite s'il fe jettera a fes pieds , ou s'il prendra la fuite. Robinfon, étendant le bras , lui fit comprendre par des fignes , qu'il étoit la pour le défendre; il fe tourne a 1'inftant, & marche a 1'ennemi. A portee du premier, il ranime fon courage , frappe de fa lance le Sauvagé nu, & le renverfe fur la place. Celui qui reftoit étant encore a environ cent pas, s'arrête de furprife , arme fora are d'une flechc , la décoche contre  sa Le Nouveau Robinfon qui fe difpofoit k le joïndre. Le trait frappe a 1'endroit du cceur; heureufement le coup fut foible, les peaux réfifterent comme une cuiraffe; le trait repouffé tomba, & Robinfon n'en recut pas la moindre bleffure. Notre héros ne laiffe pas a fon ennemi le tems de tirer une feconde fois; il fond fur lui; & , avant qu'il eüt le tems d'ajufter une feconde fleche , il lui fait mordre la pouiTiere. II fe tourne du cöté de celui dont il étoit le libérateur : il le voit encore immobile a la même place, entre 1'efpérance & la crainte; incertain fi ce qui venoit de fe pafler fous fes yeux, contribueroit a fa confervation, ou s'il devoit fuccomber a fon tour fous les coups redoutables de cet être inconnu. Le vainqueur rappelle,lui fait comprendre par des fignes, de fe rendre auprès de lui D'abord il obéit, puis s'arrête, reprend fa marche, la fufpend encore, s'avance a pas lents avec une frayeur marquée, & dans 1'attitude d'un fuppliant. Robinfon lui donne toutes les démonftrations imaginables d'amitié : invité encore par des fignes a s'approcher, il s'approche, mais en fe profternant de dix pas en dix pas , pour le remercier & lui rendre hommage tout enfemble. Robinfon óte fon mafque , le regarde d'un air doux, humain, amical. A cet afpeét, lc Sauvage ne balance plus; il fe précipite vers fon libérateur, fe profterne, baife la terre, prend un pied de Robinfon, fe le pofe fur  Robinfon. 53 la nuque du cou , pour 1'afforer apparcmment qu'il vouloit être fon efclave. Muis nojtre héros qui fentoit plus le befoin d'avoir un ami qu'un efclave, lui tendit promptement la main avec amïtié, le releva, & chericha, par tous les moyens qu'il put imagiper, a le convaincre qu'il devoit s'attendre ï toute 1'amitié qu'il pouvoit defirer. Cependant il reftoit encore quelque chofe a exétuter. [ Le fauvage, qui avoit été terraffé le prebier , n'étoit pas mort de fa bleffure : refenu a lui, il fe mit a arracher quelques iierbes & les appliquer fur fa plaie, pour In étancher le fang. Robinfon fit remarquer te mouvement a celui qui étoit auprès de lui: celui-ei lui adreffa quelques paroles; & nuoiqu'il ne les comprit pas, elles eurent fcour lui les charmes de la nouveauté, aucun fon de voix humaine n'ayant, depuis ipluGeurs années, frappé fes oreilles. L'Infiien, fixant alternativement les yeux fur la ahache , fur Robinfon , la montrant.du doigt reiirant la main , faifoit entendre par-la 'qu'il. défiroit cette arme pour achever_ fon lennemi. Notre héros, qui ne répandoit le [fang humain que malgré lui, mais qui fenifoit la néceffité d'achever le mourant, donne Fa hache, & détourne les yeux de deffus H'ufage fanglant qu'on en va faire. LTndien Jtourt au blefTé, le décolle d'un feul coup, srevient avec le ris cruel de la vengeance ifatisfaite; puis en faifant mille grimaces & mille contorfions fingulieres, il dépofe aux  24 Le Nouveau pieds de Robinfon, comme un trophée, hache & la tête pale & fanglante duvaincu.. Robinfon lui fit entendre par fignes qu'ili s'emparat des arcs & des fleches des tuésl & qu'il le fuivit. LTndien i\ fon tour lui fit. auffi comprendre qu'avant de fe retirer, ilij convenoit d'enterrer dans le fable les deux: hommes tués, afin que fi leurs compagnons Venoient dans la fuite les chercher, ils n'em découvriffent aucun veflige. Robinfon avant témoigné qu'il approuvoit cette précaution, Findien , aidé de fes mains feules, fe mit a 1'oüvrage avec tant d'acti-i vité , qu'en moins d'un quart d'heure les deux cadavres furent enfouis. Ils prirent enr fuite 1'un & 1'autre le chemin de la óe< meure de Robinfon , & monterent fur hl colline. Charlot. Mais , papa, Robinfon s'é\ toit rendu coupable de meurtre? Fréderic. Oh ! ceux qu'il venoit de tuer étoient des Sauvages; il n'y avoit point dd mal. Charlot. Oui! mais c'étoient toujour! des hommes. Le Pere. Sans doute, c'étoient des honu mes, mon cher Fréderic; fauvages ou civi' lifés , ce n'eft pas ce dont il s'agit._ Li queftion eft de favoir fi Robinfon étoit ei droit de leur óter la vie. Qu'en penfes-tu. Jean ? Jean. Je penfe qu'il fit bien. Le Pere. Et pourquoi? Jean. Paree qu'ils étoient inhumains, qu'iltf  Robinfon. 2g qu'ils vouloient égorger un malheureux , qui , peut-être, ne leur avoit fait aucua i mal. Le Pere. Comment Robinfon pouvoit-il le favoir ? Le Sauvage pourfuivi ne pouvoit| il pas avoir mérité la mort? Les autres étoient peut-être des officiers de juftice, autorités de leurs fupérieurs. D'ailleurs , qui - avoit établi Robinfon juge entre eux ? Nicolas. S'il ne les eut pas tués, ils auroient découvert fa demeure, & en auroient informé tous lfeurs compagnons. Théophile. Et ils feroient venus tous enfemble, & auroient cgorgé notre pauvre Robinfon. Fréderic. Et par-deffus, ils Pauroient dévoré. Le Pere. Cela efi preffant, vous y êtes : il a dü le faire pour fa füreté, fort bien; mais pour couferver fa vie , eft-on bien en droit de Póter a un autre ? Tous. Oui, fans doute. Le Pere. Pourquoi donc? Jean. Paree que Dieu veut que nous con: fervions notre vie auffi long-tems que cela i dépend de nous : quand. donc quelqu'un veut nous en priver, il faut bien qu'il foit I jufte de lui en óter le pouvoir en le préveI nant. Le Pere. Sans doute, mes chers enfans , utie telle défenfe forcée de nous-mêraes eft légitime, felon toutes les loix divines & humaines : bien entendu que nous foyons dans le cas oü il ne nous relïe abfolument Tornt II, C  26 Le Nouveau d'autre moyen de fauver nos jours , que s celui d'óter la vie a un injufte agreff'eur. . Mais fi, d'un autre cöté, lorfque nous pou-'. vons nous conferver, foit par la fuite, foit t par le fecours d'autrui, foit en mettant no- ■ tre ennemi hors d'état de nous nuire, nous s lui ótons la vie, alors c'eft un meurtre qui i eft puni Comme tel par la juftice. Souvenez-vous , mes chers enfans , dei remercier Dieu, de ce que nous vivons dans s un pays , oü le gouvernement a pris de fi i juftes mefures pour la füreté de nos perfon- ■ nes, que fur plus de cent mille individusJ, il s'en trouve rarement un dans le cas fa-I cheux d'ufer du droit d'une défenfe légitime : & fanglante pour fauver fes jours. C'en eft affez pour aujourd'hui. Quand nous nous ferons ralfemblés demain, je ver-H rai ce que j'aurai a vous raeonter. SEIZIEME SOIRÉE. Le Pere. Oüe vous raconterai-je cei foir ? x- Tous. De Robinfon '. de Robinfon ! Le Pere. Le fort de Robinfon , mes: chers enfans, auquel nous prenons tous un i fi vif intérêt, eft encore bien incertain. 111 monta, comme je vous le dis hier, avec le i Sauvage qu'il venoit de délivrer , fur la col-1 U ne derrière fon habitation, inquiets 1'un &  Robinfon. ar 1'autre fur ce qui pouvoit encore leur arri;ver. La circonflance étoit critique & périlleufe; car n'étoit-il pas très-vraifemblable ique les Sauvages , après leur horrible rej pas, retourneroient fur les traces des deux ! camarades qui leur manquoient; qu'ils les i chercheroient de tous cótés, de même que la viétime qui leur étoit échappée ? Alors i on ne pouvoit douter qu'ils ne découvriffent 11'habitation de Robinfon, & qu'en réunifi fant leurs forces, ils ne la forcalfent & ne i maffacraffent notre héros & fon nouveau comi pagnon. Toutes ces idéés fe préfentoient & fon efi prit, tandis que du fommet de la colline , j & de derrière un arbre , il avoit les yeux hxés fur les Sauvages, qui, par des danfes } barbares & des hurlemens féroces, faifoient is éclater la joie atroce d'un abominable feflin. III délibéra fur le parti qu'il avoit a prendre. Fuira-t-il? S!enfermera~t-il dans fon fort? En s'élevant , par la penfée, vers le puiffant Protecteur de 1'innocence, il fe fentit en même tems alfez de courage & de réfolution pour prendre ce dernier parti. Pour n'ètre point appercu, il fe gliffe derrière des broulfailles , rampe jufqu'a fbn échelle de cordes, fait figne a fon compagnon de 1'imiter & de le fuivre ; & bientöt tous les deux font defcendtis. Le Sauvage, a 1'afpecT; de Parrangement commode de la demeure de fon libérateur , fut faifi de furprife: jamais rien de fi bien ordonnc ne s'étoit encore offert a fa vue. II C 2  a8 Le Nouveau étoit dan* une admiration pareille i celle d'un laboureur qui , n'étant jamais forti de fon village , fe trouve, pour la première fois, dans un palais. Robinfon chercha a lui faire entendre par Egnes tout ce qu'ils avoient a redouter de ees Sauvages attroupés; & que s'ils venoient 1'attaquer, il étoit réfolu de fe défendre jufqu'a la derniere extrêmité , & même jufqu'a la mort. Celui ci le comprit; & aulfitót, d'un air déterminé, il fait palier, a plufieurs reprifes, par-deffus fa tête, la hache qu'il avoit encore en main, lance des regards menagans du cóté oü étoient fes ennemis, comme pour les provoquer au combat, & cherche ainfi a témoigner a fon libérateur, qu'il étoit tout prêt a fe défendre courageufement. Robinfon applaudit a ces intentions d'intrépidité, arma lTndien d'une lance, d'un are & de fleches, & le mit en fentinelle a une efpece d'embrafure qu'il avoit pratiquée a la paliffade , afin de pouvoir découvrir ce qui fe paffoit dans Pefpace vide qui étoit entre elle & le bofquet qu'il avoit planlé. Environ une heure après, ils entendirent tout-a-coup, dans 1'éloignement, les cris étranges & effrayans que pouffoient enfemble plufieurs Sauvages réunis. Tous deux fe préparent au combat, s'entre-regardent, &, par différens geiles, s'encouragent mutuellement a la défenfe la plus vigoureufe. Les cris cefferent; - bientót ils recommencerent plus pergans & de plus prés ; - un  Robinfon. profond filence leur fuccede. - Tout pres. - Charlot. Oh 1 mon papa, s'ils vienBentj je m'enfuis! Fréderic. Quelle foibleffe! Théophile. Tranquillife-toi, Charlot, Robinfon faura bien fe défendre; je ne fuis pas en peine pour lui. Charlot. Vous verrez ; ils vont le maffacrer. Jean. Oh! paix donc! Le Pere. Tout pres, retentit une voix rauque , terrible, répétée par 1'écho de la colline. Déja nos deux bravcs étoient en pollure : déja leurs arcs étoient tendus;_le premier Sauvage qui va paroitre, fera inËiilliblement atteint d'un trait morteh Leurs yeux attentifs, & qui annongoient 1'intrépidité, étoient fixés du cöté du bofquet d'oü la voix avoit retenti. Je m'arrête. — Tous. Mais d'oü vient ce long & profond filence ? Pourquoi fufpendre ce récit? Le Pere. Pour vous fournir une nouvelle occafion de vous exercer dans Part de vaincre 1'impétuofité de vos defirs. Vous brülez tous d'apprendre le fuccès du combat fan» glant que Robinfon paroit devoir foutenir. Si vous le voulez abfolument, je fuis pret a fatisfaire votre vive curiofité; mais voyons. Si volontairement vous y renonciez pour aujourd'hui; II, de votre plein gré, vous | combattiez votre curiofité , & que vous reniiffiez jufqu'a demain a la fatisfaire? Cependant vous en êtes fort les maitres; c'eft ' a vous feuls d'en décider librement. Parlez: C3  Le Nouveau y confentez-vous, ou n'y confentez-vous pas? Tous. Nous nous y foumettons. — Nous aurons , cette fois , bien de la peine; — mais patience, — a deraain. —■ Hélas! Dieu garde notre pauvre Robinfon.' (t) Le Pere. Votre réfignation, mes chers enfans, me comble de joie. Entretenez-vous par des propos agréables & utiles, en continuant, les uns, de travailler, par amufement a vos paniers d'ofier, ou a vos lacets de foie; les autres, de tracer le deffin du plan du petit fort que nous nous propofons de conftruire au plus tót dans la grande cour. Loin de vous ennuyer de ces occupations, je ne doute pas que vous ne trou> viez, quand vous entendrez battre la caiffe, que ce fignal de 1'heure du fouper arrivé trop tót pour vous. Ci) Nos jeunes Iedleurs fauront que les'enfans dont jl eft ici queftion, étoient fi exereds, depuis un ccitain tems, k vaincre leurs goüts les plus dtcidé», qu'il ne leur en coütoit prefque plus rien , lorfqu'ils étoient appelle's a fufpendre leurs amufemens Igs plus cheri. Les jeunes gens qui les imiteront & cet égard , ne s'en trouveroat pas mal.  Robinfon. 3* DIX-SEPTIEME SOIREE. Le Pere. N o u s avons laiffé hier {Robinfon & fon allié, attentifs a découvrir Jtout ce qui pourroit fe paffer autour d'eux. jlls ne difcontinuerent pas d'être fur leurs 'gardes jufques vers le foir; mais n'ayant apIpercu aucun ennemi, ni entendu le moindre kri depuis quelques heures, il leur parut jtrès-vraifemblable que les Sauvages, rebutés Jde leurs recherches inutiles , avoient regagné ^leurs canots , & s'étoient retirés chez eux. jlis quitterent donc leurs armes, & Robinfon [iapporta de quoi fouper. Comme cejour, ünguliérement remarquaIble dans les aventures de notre héros, étoit Éun vendredi, il voulut, en quelque forte, . je lui reproche, c'eft de n'avoir pas douté i un inftant que ce foupcon odieux ne fut | fondé, de s'être laiffé eraporter par la colere,! d'avoir été totalement fubjugué par cette paf-f fion , en forte qu'il ne lui foit pas venu , , même une feule fois dans 1'efprit que Ven- • dredi pourroit bien n'avoir aucune mauvaife i intention. Non , jamais notre méfiance ne doit aller fi loin a l'égard des autres hom- ■ mes, a moins d'avoir déja eu d'ailleurs des. 't preuves certaines de leur perfidie. Dans uni cas douteux, voyons le mal, & préfumons* le bien de la part d'autrui. Le Pere. Voila une bonne maxime ;; faites-y attention, mes chers enfans, pour vous y conformer dans la fuite. Robinfon, comme je vous Pai dit , fut ; tranfporté de joie de voir fon ncir foupcon. f diffipé & de retrouver du feu, dont il'étoit ] privé depuis fi long-tems, & qu'il n'avoit | cefie de defirer avec ardeur. 11 ne peut fe laffer de contempler le mouvement ondoyant I des Hammes. Enfin il faifit un tifon ardent & s'empreffe avec Vendredi d'arriver a fa demente. Incontinent il fait un grand feu; il pofe | autour de ce feu des pommes de terre; il 1 vole a fon troupeau , choifit, tue, écorche.- ]  Robinfon, 41 &. dépece un jeune lama, en met un quartier a la broche , & la fait tourner par Vendredi. Pendant que celui - ci s'acquitte 'de fa fonétion , Robinfon coupe un morceau de poitrine de lama. II pele quelques pommes de terres, il écrafe & broie du maïs entre deux pierres, pour le réduire en farine; il met le tout dans un de fes pots, oü, fans oublier le fel, il verfe de Peau en quantité fuffifante, & met enlin le pot au feu. 1 Théodore. Je fais déja ce qu'il vouloit faire, — de la foupe. Le Pere. Préciiément! il n'en avoit past goüté depuis huit ans. Vous pouvez vous imaginer combien il la dcfiroit. Vendredi voyoit tous ces préparatifs, fans y rien comprendre ; il ne favoit a quoi ils aboutiroienc. II connoifl'oit Pufage. de rótir la viande ; mais fur tout le refte il n'avoit aucüne expérience. II ignoroit même 1'effet que le feu devoit produire fur Peau qui étoit dans le pot; elle commenga a bouillir, au moment oü Robinfon fortoit pour aller un infiant dans fa grotte. Vendredi, furpris de cette fingularité , ne concevoit pas ce qui pouvoit mettre ainfi l'eau en mouvement; mais quand il la vit rapidement s'élevei* a . gros bouillons, & fe répandre de tous cótes, dans fon inexpérience, il imagina qu'il devoit y avoir au fond du vafe quelque ani• mal qui caufoit ce défordre; & pour empêcher que Peau ne fe répandit entiérement, il y plongea promptement la main pour faiD 3  4& L& Nouveau fir 1'animal: il pouffa alors un cri fi effroya-ble, que toute 1'habitation en retentit. Robinfon 1'cntendant fut faifi d'effroi: il ne put d'abord s'imaginer autre chofe, finon que les Sauvages les avoient furpris, & que Vendredi étoit déja entre .leurs mains. La frayeur & 1'amour naturel de fa propre confervation , le follicitoient a s'échapper par le chemin fecret & fouterrain, pour fauver fes jours. Mais bientöt il rejeta cette idee», penfant a la lacheté qu'il y auroit d'abandonner de la forte fon fujet, ou plutót fon ami. Sans délibérer plus longtems , il fe hata de fortir de la grotte avec fes armes, bien réfolu de répandre, s'il le falloit, jufqu'a la derniere goutte de fon lang, pour arracher une feconde fois Vendredi des mainsde fes barbarcs ennemis. L'Ami R. Te voila tel que je t'aime, ami Robinfon.' Le Pere. II s'élance la hache a la main: quel étonnement! il trouve Vendiedi feul,. criant, fe démenant, & faifant les grimaces, dJun forcené. Tout interdit, Robinfon refte, immobile, ne fachant que penfcï; enfin, il apprend, après quelques explications , que. tout ce grand vacarme ne venoit que de ce que Vendredi s'étoit échaudé la main. Robinfon n'eut pas de peine a le raffarer. Afin que vous fachiez ce que Robinfon n'apprit qu'une année après, lorfqu'ils furent. en état de s'entcudre réciproquement; afin,, dis-je, que vous fachiez pourquoi Vendredi avoit fait tant de bruit 6t de contorfions,  Robinfon*. jê dois d'abord vous informer de ce que lesgens grofiiers , qui n'ont point été inftrüits dans leur jeunefle, ont couttime de croire,., lorfqu'il leur arrivé quelque accident dont iis ignorent Ia caufe. Ces pauvres idiots imaginent prefque toujours que quelqu'être invifible,. ou quelque efprit, eft la caufe de tout ce dont i s ne peuvent rendre raifon. Selon eux, cet efprit n'agit jamais que par les ordres d'un homme au fervice duquel il s'eft engagé. Ils défignent par quelque nom ceux auxquels ils fuppofent un tel pouvoir, fur un ou plufieurs efprits ; fi c'eft un homme, ils 1'appellent forcier; Ikforciere, fi c'eft une femme. Par exemple, fi quelqu'une des pieces du bétail d'un ignorant campagnard, tombe fubitemcnt malade, & qu'il n'en connoiife pas la caufe, il aura Fimbécillité de croire qu'il y a dans fon village quelque forcier oufor~ ciere qui a enforcelé cet animal, c'eft-a dire, qui Pa rendu malade par Pentremife d'un efprit mal-faifant: c'eft ce qu'ils appellent aulli jeter un fort, Charlot Ah L oui, papa; c'eft ce que difoit 1'autre jour notre Annette, al'occafion d'une vache qui donna fub'tement moins de kit qu'a 1'ordinaire. Le Pere. Mon bon Charlot, tache de défabufer cette pauvre falie le plus tót que tu pourras; il lui fera toujours très-avanta* getix de n'être pas dans cette crreur. Si, d'un cóté, des gens fimples donnent dans cette fupeiflition, il fe trouve auffi des D4  44 Le Nouveau importeurs qui font tourner cette crédulité a leur profit: ils s'en fervent adroitement pour efcroquer 1'argent des imbécilles qui croient aux fortileges. En feignant s'y connoitre, ils confirment Terreur. Sous le nom de JÜevins, ils promettent, d'un air irapofant, de rompre le charme, en contraignant le forcier & 1'efprit malfaifant a lacher prife, toujours moyennant une certaine rétribution payée d'avance. Ils vendent a prix d'argent des paroles vaines, des grimaces ridicules, des gefticulations fans eifet, des pratiques de néant. La maladh celfe-t-elle naturellement, le Devin triomphe, & Phomme crédule qu'il a trompé, en eft plus difpofé a redevenir dans la fuite la dupe de cette charlatannerie. La maladie au contraire triomphe-t-elle, 1'impoiteur, par des faux-fuyans, des difcours inintelligibles , faura étourdir 1'imbécille, qui n'en recourra pas moins dans 1'occation a Part trompeur du prétendu Devin. Plus les hommes ont 1'efprit borné & obf. ^curci de ténebres, plus ils ont aufii de pen'chant pour cette fuperltition honteufe. Vous devez en conclure qu'elle doit donc être généralement répandue & accréditée chez les peuples fauvages. Tout ce qui leur arrivé de facheux , & dont leur foible raifon ne peut leur faire appercevoir la caufe, ils 1'attribuent aux mauvais efprits; c'étoit précifément le cas de notre Vendredi. Jamais il n'avoit ouï dire, ni appris par fa propre expérience, qu'on put faire bouil-  Robinfon. 45 lir de l'eau ; jamais il n'en avoit éprouvé Peffet en effayant d'y plonger la main ; il ne comprit donc point d'oü provenoit la vive & fubite douleur qu'il relfentit par 1'attouchement de l'eau bouiHante; partant il crut fermement qu'il y avoit la du foriilege,, & que Robinfon étoit un maitre forcier. Maintenant, mes chers enfans, je vous enpréviens, afin que vous ne vous y trompiezpas; vous aurez, avec le tems, plus d'une occalion de voir les eftèts dont vous ne pourrez d'abord découvrir la caufe. Vous rcncontrerez des charlatans, des joueurs de gobelet, des bateleurs, dont quelquefois les opérations, plus fouvent les tours d'adrefie,. vous furprendront. Par exemple, ils changeront, en apparencé , un oifeau en une fouris ; ils coupcront la tête a un oifeau, & cependant vous le feront voir vivant &. bien portant; en un mot, ils exécuteront plufieurs chofes pareilles , fans qu'avec Ia plus grande attention vous puifliez remarquer comment ils s'y font pris. Si alors vous étiez tentés de penfer qu'il y la du fordlege, & que ces hommes lont forciers, fouvenez- vous de Vendredi, & foyez fürs qu'il vous arrivé dans ce cas, comme a lui, de prendre pour furnaturellc une chofe quiv au fond , fe fait trés - naturellement. Pour vous prémunir plus fürement contre une fi riI dicnle fuperftition , dans des momens de loiiir nous vous ferons voir quelques-uns de ees tours , & nous vous montrerons en, même tems. la maniere dont ils s'exécutent,,  45 Le Nouveau afin que vous appreniez a juger a peu-près de tous les autres. Robinfon , comme je 1'ai dit, ne réuffit pas aifément a raflurer Vendredi, & a Pengager a reprendre fit place pour continuer de tourner la broche. 11 s'y détermina enfin , non fans regarder toujours le pot avec une curiofité mêlee d'horreur; & Robinfon, qu'il prenoit pour un étre furnaturel, il ne pouvoit Penvifager qu'avec un refpect mêlé de crainte. Ce qui le confirmoit dans fon opinion , c'étoit le teint blanc & la longue barbe de fon maitre, qui lui donnoient un air fi différent de Vendredi, & de fes compatriotes bafanés & imberbes. Nicolas. Eft-ce que les Sauvages de PAmérique n'ont point de barbe? Le Pkre. Non ; & Pon a cru long-tems que la nature la leur avoit refufée. Mais on prétend avoir obfervé depuis peu, que s'ils paroiffent n'en point avoir, c'eft qu'ils ont le plus grand foin de 1'arracher a mefure qu'elle croit. Mais la foupe, les pommes de terre & le róti étoient prêts. Comme il manquoit de cuilleres , Robinfon la verfa dans deux écuelies, pour qu'ils puffent la prendre comme un bouillon. Rien ne put engager Vendredi a en goüter; il ne doutoit point que ce ne fut un breuvage enchanté. II frémit en voyant Robinfon le prendre avec goüt ; mais il fe fervit avec beaucoup de plaifir de róti & de pommes de terre. Vous imaginez bien que ces mets nour-  Robinfon. 47 riffans, apprêtés fur le feu , durent paroitre délicieux a Robinfon. 11 en oublia toutes fes peines & toute üt mifere palfées; il fe crut, non dans fon ifle déferte , mais tranfporté dans le pays le plus habité. C'efi: ainfi que la Providence guérit, en un infitant, par des fatisfaélions inattendues, les iplaies qu'elle fait a notre cceur, toujours pour notre plus grand bien, quoique lefenitiment de la douleur nous le fafle regarder comme les maux les plus incurables. Que 1Robinfon , dans ce moment heureux, fe ifoit rappcllé Pauteur de 'tous les biens, & iqu'il Pait remercié du fond de fon cceur ; fc'eft cc que je puis me difpenfer de vous idire. Le repas fini, Robinfon fe retira pour mépiter a part trés-férieufement fur Pheureux Changement furvenu a fa fituation Tout ce faui Penvironnoit avoit pris une face plus iriante. 11 n'étoit plus folitajre ; il avoit un Compagnon , avec qui , a la vérité, il ne pouvoit pas avoir encore de converfation ; pais la fociété feule de cet homme le conibloit en partie, & il pouvoit s'en promettre ks plus grands fecours. N'étant plus privé lu feu, il pouvoit jouir ri'alimens fains & luffi agréables qu'il le defiroit. n Qu'eft-ce | qui t'empêcheroit, fe difoit - il, de vivre * maintenant fatisfait & fans embarras? Jouis > en paix des divers bienfaits que tu as re- > cus du Ciel. Tu as des fruits en abon- > dance & un nombreux troupeau, qui fuf■> firont cc au de-la pouf fournir a ta table tout  4J Lc Nouveau f> ce que tu fouhaites. Dédommage-toi de- j -» formais, par le repos & la bonne chere, j 11 des fatigues que tu as effuyées, & de la at r> difette oü tu as vécu depuis plufieurs an- I r> nées. Que Vendredi , jeune & robufte , | n travaille pour toi : tu t'es acquis lés fer- 1 n vices , en lui fauvant la vie au péril de a y> la tienne. " Ici furvint une réflexion qui lui fit chan- • ger toutes fes idéés. Mais quoi! fe dit-il, fi tu voyois bientót t Ia fin de toute cette profpérité ? Si Vendredi i venoit a mourir? Si ton feu s'éteignoit de: nouveau ? Cette penfée le fit friffonner &: lui glaca 'le fang. Bien plus , fi par 1'habitude d'une vie aifée , riante & molle , tu allois te mettre dans: Pimpofiibilité de fupporter une fituation dure, triite , fatigante , telle que celle oü tu t'es: déja trouvé? Si tu étois forcé d'y rentrer?-' II poulfa un profond fotipir. — A quoi donc es-tu redevable principalemcnt d'être corrigé de tant de foibleffcs &, de défauts que tu avois autrefois? N'eft-ce: pas k la vie fobre & laborieufe a laquelle: tu étois forcé par les citconltances ? Et maintenant, en te livrant a la fenfualité a 1'indolence , tu t'expoferois a perdre laj fiinté & la force de corps & d'efprit que la tempérance & le travail t'ont procurés. Al Dieu ne plaife .' en difant ces mots , il fe leva promptement pour fe promener dans fa cour a grands pas. Pendant ce tems Vendredi^  Robinfon. dredi dcffervit, ferra les redes du diner, & ; par ordre de fon maitre alla traire 'les lamas. Robinfon continuoit a fe parler a lui» i menie. Si tu renoncois au travail & a la foi briété, tu oublierois bientöt & 1'adverfité que tu as furmontée, & la main fecourable qui t'a aidé a en fortir; tu deviendrois bientöt ingrat , préfomptueux , peut - être impie. Quelle horreur! & fe proflernant, il pria Dieu de le préferver d'une li affreufe dépravation , ce qui le conduifit a prendre une réfolutioa aufii ferme que fiige. Je jouirai, dit-il en lui-même , des noujyeaux bienfaits du Ciel; mais ce fera toujjours avec la plus grande fobriété : les ali. |mens les plus fimples feront ma nourriture jfayorite , quelque abondantes & variées que jpuiffei t être mes provifions. Je perfévérerai Idans .| ferai auffi part des miennes. DIX-NEUVIEME SOIREE.. Le Pere. Qüei, cmprelTcment! il efli vrai que c'eft fheure oü nous nous entretetenons des aventures de Robinfon. J'ai ob-' fervé qu'il y a aujourd'hui bien du mouvement parmi vous ; vous avez beaucoup chu-' choté 5 il y avoit fans doute quelque affaire; importante fur le tapis. — Mais vous m'incommodez! pas fi pres; —vous m'obligezi de me réiügier fur ce banc de gazon.—Al préfent, qu'eft-ce donc ?  Robinfon. 51 Tous. Nous prions,— cher papa, nous prions. — Le Pere. Quoi? Tous a la fois. Je voudrois,-je defirerois , - je prierois. - Le Pere. Chut! il n'y a pas moyen de vous entendre, li vous parlez tous ah fois; que chacun s'explique a fon tour. Toi, Didier, commence. Didier. Moi, Nicolas & Jean , nous prions qu'il nous foit permis de ne pas diner demain. ■ Théophile. Et moi, & Fréderic & Charlot , nous ne voudrions avoir pour notre déjeüné que du pain fee , & nous priver entiérement du foupe'r. Le Pere. Pourquoi cela ? Jean. C'eft que nous voudrions auffi apprendre a nous vaincre nous-mémes. Nicolas. Et nous exercer a fupporter la faim pour en moins fouffrir, quand nous ferons obligés de Pendurer. Théophile. Oui ; nous dcfirerions encore avoir la permiliion de ne pas nous courtier demain au foir, &. de veiller toute la nuit. Le Pere. Eb! pourquoi ? Théophile. Et! mais paree qu'il pourra bien arriver plus d'une fois que nous foyons obligés de paffer la nuit fans dormir : alors nous le trouverons moins dur. Le Pere. Je fuis charmé, mes enfans, que vous fentiez 1'avantage de vous abftenir quelquefois, a dclfein , de chofes agréables, E a  5* Le Nouveau pour apprendre a en fupporter plus aifément I la privation forcée; c'elt fortifier le corps & Pame en même tems. Ainii je vous accorde votre demande, a condition néanmoins que vous ne le ferez que de votre plein gré; qu'en le faifant, vous foyez gais & contens; & qu'en cas que vous le trouvafliez trop difficile, vous le difiez franchement Tous. Oh! nous ne le trouverons certainement pas trop difficile. L'Ami R. Je m'affocie avec les plus jeunes ; allons, mes petits amis je vous imiterai , & je jeünerai auffi demain au foir. L'Ami B. Et moi, je fcrai de la partie des plus grands : oui, mes amis, a votre " imitation je ne dinerai point demain, & je veillerai la nuit entiere avec vous tous. Le Pere. fort bien! fort bien ! & rooi, refterois-je feul en arriere ? Ecoutez , voici ce que j'ai auffi réfolu de prendre fur moi. Vous favez que dès ma jeunelfe on m'a lailïe contraéter bien des habitudes nuilibles, qui font devenues autant de befoins, mais ; cependant tous imaginaires. On m'a fait prendre du thé & du café; on m'a lahTé boire 1 de la biere & du vin. Je me fuis accoutumé inconfidérément a fumer & a prendre du ta- : bac en poudre. Or, toutes ces fuperfluités, 1 quand on fe fait une habitude d'en ufer jour- \ nellement , affoibliffent le corps , & nous afiujettilfent a tant de befoins , qu'a tout moment il nous manque quelque chofe dont lü privation nous iacommode, & nous fait  Robinfon. SS même fouffrir. J'ai fouvent des maux de tête auxquels je ne ferois probablement pas fujet, ii, des mon. bas age, j'avois pris 1'habitude >de ne point ufer de boiifons tant chaudes ! qu'échauifantes. Ces confidérations, & 1'exemple de Robinfon, me déterminent a renoncer a I'ufage habituel de toutes ces chofes. Ainfi des aujourd'hui je ne fume plus , je 'n'ufe plus de tabac en poudre; dès aujour'd'hui, plus de vin, plus de bierre, plus de [thé , plus de café, excepté les naiffances de eertaines perfonnes, & autres jours de fête,. i oü nous prendrons enfemble un doigt de vin, pour nous réjouir lc cceur, & oü nous remercierons le fage Auteur de tous les biens (i). L'age ayant enraciné de plus en plus en moi toutes ces habitudes , il m'en coütera I pour le vaincre : mais plus les dilflcultés . feront grandes, plus j'aurai de fitisf'aélion a j les furmonter. Le monde glofera l_a-deifus. '.Cet homme veut fe fingularifer, dira l'un; I il veut être le linge de Diogene (2). C'eft ] (O Cela réufiira-t-il, dirent de bonnes gens en | hocliant Ia tête , lorfqu'ils ouïrent parler , pour la J première fois, de toutes ces réfolutions? Cela réulfira, I répondit le Pere. L'expérience a prouvé quM aveit ] raifon. Chacun dans la familie a d'autant .plus gagné > en fanté & en force, qu'il s'eft approché davantnge \ d'un genre de vie plus conforme h. la fimple natun;. ' R;marque de t'Auteur, dans la feconde êdilion allemande ie cet ouvrage. (2) TJiogene fe privoic de tout ce qui n'étoit pas ablolument nécefl'aire pour la coniervatkm de la vie. B-a  54 Le Nouveau un hypocofidre, dira 1'autre; il tróuvé du plaifir a fe tourmentcr lui-même. Les bonnes gens ! - Mes chers enfans , quand il s'agit d'une chofe innocente, légitime & utile, lans nous arrêter a demander ce qu'en dira ^ le monde, faifons-la faus balancer. Laiflbns parler les autres comme il leur plait , & exécutons avec fermeté ce que la raifon avoue. Plufieurs Médecins fecoueront la-| deffus la tête, & me menaceront de quel- • que maladie, paree que je tacne de n'êtic plus malade de corps & d'efprit. Mes chers; enfans, quand on a le courage de vouloir ■ rentrer dans la voie de la nature, cenefont; pas indifféremment tous les Médecins qu'il faut confulter; la plupart 1'ont abandonnée., J'ai cru devoir infifier fur cet article ,, pour vous bien perfuader que 1'on peut beau- • coup gagner fur foi-même, quand on le veut: fortement; & qu'il n'y a point d'habitiide fi| enracinée , dont on ne puiffe fe défaire ,, pourvu qu'on y travaille bien férieufement., ii nous fuffira d'exécuter, d'abord coura-geufement, ces projets de privation que nous i venons de former, pour acquérir plus de: facilité a nous vaincre dans la fuite, lorfque: nous continuerons a nous y exercer. Ainfi i voila qui eft arrêté, — chacun exécutera ce : qu'il a réfolu librement. En attendant, reve- • nons a notre Robinfon. Jamais, depuis fon arrivée dans 1'ifle, il 1 ne s'étoit trouvé dans une fituation aufii i Ifeeureufe; le feul fujet d'inquiétude qui lui i reftoit, étoit la crainte que les Sauvages ne ï  Robinfon. 55 irevinflVnt bientöt pour chercher leurs deux Camarades ; ce qui 1'expofcroit vraifemblablcment encore a quelque fcene fanglante. II frémit en prévoyant qu'il pouvoit , de nouveau, être réduit a la facheufe alternative , ou de verfer le Hing humain, ou de périr cruellement. La circonftance exigeoit donc de lui qu'il trsvaillat a fa füreté, & qu'il fe mit en état de défenfe. II defiroit déja , depuis longtems, de fortifier davantage fon habitation; mais tant qu'il avoit été feul, 1'exécuiion de ce deflein lui avoit paru impoffible: mains tenant qu'il a un compagnon, il fe croit en état d'entreprendre cet ouvrage. II fe tranfpotte donc fur lc fommet cle la colline y pour fe förmer un plan de fortification, & il Peut bientöt concu, paree que de la il embraffoit d'un coup d'ceil tout le tervain.' 11 réfolut donc d'ouvrir , atitour de fa demeure, en dehors de la cloifon d'arbres, un fofle large & profond, dont le bord intérieur feroit garni d'une forte palillade. Fréderic. Qu'eft-ce que c'eft qu'une paliffade? Jean. Tu as donc bien peu de mémoire. - Les pieux pointus que papa a enfoncés en terre, prés 1'un de 1'autre, autour d'un ravelin de notre petit fort, - eh bien! la file de tous ces pieux forme une paliffade. Fréderic Ah! c'eft vrai; - écoutons.Le Pere. II forma de plus le deifein de divifer en deux le ruiffeau voifin , dont 1'un couleroit dans ce fofle , & 1'autre traverfeE4  5 6 Le Nouveau roit la cour, afin qu'en cas de fiege, il ne manquat pas d'eau. II n'étoit pas aifé de faire coraprendre par fignes , tout ce delfein a Vendredi; mais dès qu'il en eut quelque idéé, il courut au rivage de la nier, &; en revint chargé de grandes coquilles & de pierres plates & tranchantcs,. propres a fervir d'inftrurncns pour fouir la terre. Bientöt Fun & Fautre mirent la main a 1'ceuvre. Vous concevez, fans doute, que ce n'étoit pas la une légere entreprife. LefolTé, pour étre de quelque utilité, devoit avoir au moins fix pieds de profondeur fur huit de largeur. La longueur pouvoit être d'environ quatrevingt ou cent pas. Exécuter & n'avoir pour un pareil ouvrage aucun inftrument de fer, point de pioclie, point de pelle! réfléchilfez-y : de plus, il ne falloit guerc moins de quatre cents pieux; les couper, les fagonner avec une feule hache de pierre, la tache étoit difficile. Enfin, pour conduire le ruilfeau au foffé, il s'agiffoit de creufer un canal, qui, dans un endroit, devoit palier fous une hauteur, que pour comble d'obltacle il étoit encore ablblument nécelfaire de peicer. ïoutes ces difficultés ne rebuterent point notre ami, dont la réfolution éioit déja piife. Par une vie fobre & toujours laborieufe, il avoit acquis, pour les entreprifes difficiles, un courage que n'ont point des hommes élevés dans Poifiveté, nourris dans les délices, & énervés par la molefie. Avec Dieu  Robinfon. 57 i <5> de la perfèvérance '. c'étoit le mot avec léquel il mettoit la main a 1'ceuvre, lorfqu'il s'agiiibit d'entreprifes pénibles & de longue haleine. Et vous favez qu'une fois décidé, il ne fe relachoit point qu'il ne fut venu a bout de fon deflein. II fe montra tel dans cette circonftance. Vendredi & lui travailloient tous les jours , avec autant de plaifir que d'ardeur, depuis le lever jufqu'au coucher du foleil. Auffi, malgré des inftrumens peu convenables a 1'ouvrage, ils 1'avangoient chaque jour d'une maniere étonnante. Heureufement, pendant deux mois confécutifs, les Sauvages ne parurent point; un vent contraire ne leur perron pas de palier dans 1'ifle de Robinfon. Duraut tout ce tems , il put vaquer a fon travail, fans avoir befoin de fe précautionner contre aucune attaque. Tout en travaillant, Robinfon enfeignoit, peu a-pen, l'allemand a Vendredi, avec qui il détiroit ardemment pouvoir s'expliquer dans cette langue. Celui ci, de fon cóté, fut fi attentlf , qu'en peu de tems il fit beaucoup de progrès. Robinfon s'y prenoit précifément comme nous nous y prenons pour vous enfeigner le latin ou le ffacgois. Toutes les fois que cela fe pouvoit, il mettoit fous fes yeux 1'objet, & en prononcoit 1 diftinétement le nom. Mais quand il s'agiffoit de chofes qu'il ne pouvoit oft'rir a fes rcgards, il accompagnoit 'le mot de geftes fi exprcffifs , que Vendredi ne pouvoit s'y a méprendre. Par cette méthode, 1'écolier,  58 Le Nouveau en moins de fix mois, fit affez de progrès,, pour pouvoir déja s'expliquer paffablement: bien en allemand. , Nouveau furcroit de bonheur pour notre: Robinfon : jufques - la, il n'avoit pu vivre : avec Vendredi que comme avec un muet., Maintenant ils feront en état de fe commu- ■ niquer leurs peufées, & de devenir amis,, Que le plaifir que Robinfon avoit pris, cidevant, au vain babil de fon perroquet étoit: frivole, au prix de la fatisfaétion réelle qu'il! goütoit a préfent! Plus il connut Vendredi , plus il trouva i que ce jeune homme étoit plein de candeur, de franchife, & fur-tout d'attachement pour fon maitre. Aufii Robinfon le prit - il de jour en jour plus en affeétion; & bientót il fe fit un plaifir de partager avec lui la grotte , pour y paffer enfemblc la nuit. En moins de deux mois ils eurent fini le foffé, & ils fe virent en état de ne plus redouter les Sauvages , & de les repoulïer méme, s'ils en étoient attaqués: car, avant que quelqu'un d'entre eux put franchir le fofle & la paliffade, il étoit facile aux deux afiïégés de le percer, foit a coups de fleches, foit de leurs lances. Ils crurent donc avoir fuffifamment pourvu a leur füreté. Robinfon & Vendredi fe trouvant un jour' prés du rivage, fur une hauteur d'oü leur vue pouvoit s'étendre au loin fur la mer, ils appercurent quelques ifles qui paroiffoient comme un nuage dans Péloignement. Vendredi fixa attentivement les yeux de ce cóté.  Robinfon. 59 Tout-a-coup il faute, fe démene, gefticule, mais d'une maniere li extravagante, que Robinfon le crut atteint d'une fubite manie. Courage! courage ! s'écria -1 - il, toujours continuant a s'agiter. Robinfon lui ayant dcmandé la caufe de ce tranfport extraordinaire: Voila mon pays, répondit-il, d'une voix étouffée par la joie; voila oü demeure ma nation. Son air, fes yeux, fes geiles, tout en lui exprimoit Pamour de la patrie & le defir de la revoir. Robinfon ne fut rien moins que fatisfait de cette difpofition; elle étoit louable, a la vérité, puifqu'el'e prouvoit que Vendredi chérilfoit fa patrie, fes Bamis & fes parens; mais Robinfon craignit qu'il ne Pabandonnat un jour pour rctourner dans fon pays, li 1'occalion s'en préfentoit. Pour s'en affurer, il voulut fonder fes intentions, & lia la converfation fuivante, qui vous fera connoitre 1'excellent caracPere de Vendredi. Robinson. Aurois-tu donc envie de retourner chez tes compatriotes, & de vivre avec eux? Vendredi. Oh! oui; je ferois charmé de les revoir. Robinson. Peut-être délirerois-tu te repaitre encore avec eux de chair humaine? Vendredi. Non, certainement; je leur lapprendrois a n'être plus li fauvages, a fe piourrir de lait & de la viande des animaux, ]& fur-tout a s'abftenir de chair humaine. Robinson. Mais s'ils te dévoroient toiipiême?  éo Le Nouveau Vendredi. C'eft ce qu'ils ne feront pas.! Robinson. Cependant ils en ont dévoré & en dévoreront encore bien d'autres. Vendredi. Oui; mais leurs ennemisi feuls. Robinson. Pourrois-tu bien faire un ca-j not, pour paffer chez eux? Vendredi. Sans doute. Robinson. Eh bien, fais-en un, & pare quand tu voudras. — Quoi I tu baiffes les yeux ! qu'as-tu? D'ou te vient cette trif-( teffe? Vendredi. De ce que mon cher maitre eft fiché. Robinson. Faché ! comment donc? Vendredi. Oui, puifqu'il veut me renvoyer. Robinson. Mais ne défirois-tu pas, ai 1'inftant, d'être dans ta patrie? Vendredi. Oui; mais fi mon maitrei n'y eft pas, je ne veux pas y être non plusï Robinson. Ta nation me prendroit pour un ennemi; j'en ferois dévoré; ainfi tu dois partir feul - Mais que fignifie tout ceci?: Pourquoi arracher cette hache de mon cöté, me la mettre a la main? Pourquoi buifler la tête, tendre le cou? Que prétends-tu quei je faffe? Vendredi. Que tu me tues ; j'aimei mieux mourir que d'être renvoyé. En difant ces mots, il verfoit un torrentl de larmes. Robinfon, attendri, 1'embraffe. — Raf-:1 fure-toi, mon cher Vendredi; jet'aime trop I pour 1  Robinfon. 6ï pour vouloir que nous nous féparions: ce que j'cn difois, n'étoit que pour t'éprouver, que pour favoir fi ton araitié égaloit la mienne. Ceslarmes de joie & de tendreffe que tu me yois répandre, font des garans de ma Bncérité. Que je t'embraffe encore; effuyons nos larmes, & ne nous quittons jamais. Pour faire diverfion au chagrin qu'il ve» noit de lui donner, il lui paria de nouveau d'un canot, & lui fit la-deflus diffcrentes queflions. Satisfait de fes réponfes, il le prend par la main, & le conduit, pour lui faire voir celui qu'il avoit déja commencé depuis_ nombre d'années. Vendredi , en Fcxaminant, fourit de trouver, vu letems, 1'ouvrage fi peu avancé ; a peine 1'arbre étoit-il creufé jufqu'au tiers. Robinfon lui ayant demanclé ce qu'il défapprouvoit dans ce travail, Vendredi lui répondit qu'il y remarquoit bien du tems perdu, & beaucoup de peines inutiles; qu'on pouvoit creufer un arbre, tel que celui-la, en peu de jours & beaucoup mieux, a 1'aide du feu. A ces mots, Robinfon fut tranfporté de joie; déja d voyoit le canot achevé ; déja il voguoit lui-même en pleine mer; déja, après une heureufe navigation, il abordoit au continent; deja il converfoit avec des Européens. Que toutes ces idéés étok.it ravilfantes! — II fut réfolu que 1'ouvrage feroit commencé dès le leudemain, a la pointe du jour. Théophile. Oh! voila notre plaifir qui l'va bientöt finir. ^ Le Pere. Comment donc ? l ome //. p  éi Le Nouveau Théophile. Quand il aura un bateau, il 1 ne tardera pas a mettre a la voile; & quand 1 il fera de retour en Europe , papa n'auraa plus rien a nous raconter de Robinfon. Le Pere. Ne renonceroistu pas volon-'tlers a ce plaifir? N'acheterois-tu pas, al ce prix, 1'adouciffement des maux qu'enduie! notre pauvre ami dans fon ifle déferte? Théophile. Ah! oui, c'eft encore vrai, je n'y penfois pas. Le Pere. D'ailleurs, qui fait ce qui peut furvenir; s'il ne fera pas obligé de fulpen- ■ dre ou le travail du bateau, ou .fon départ ? L'avenir eft bien incertain; il amene tant. de changemens, que le plus fouvent il trom- ■ pe notre attente. Nous voyons fréquemmcnt échouer nos efpérances les mieux fondées; & il eft de la fageffe de s'attendre & de i'e préparer a ces vicifiitudes. Robinfon qui plufieurs fois en avoit déja i fait 1'expérience, retourna chez lui, réfigné: a tout ce qu'il plairoit a la bonne & fage:i Providence d'ordonner a 1'égard del'accom-i pliffement du plus ardent de fes fouhaits;| perfuadé qu'elle connoiffoit infiniment mietiXji que lui-méme ce qui pouvoit lui être le plus] avantageux; & voila comme nous penferons) auffi dans de pareilles circonftances.  Robinfon. 65 VINGTIEME SOIREE. E H bien, mes chers enfans, vous me paroilfez tous de bonne humeur, quoique chaeun de vous ait été fidele a tenir la réfolution qu'il prit hier au foir, de fe priver aujourd'hui d'un repas. Dites-moi franchement, comment vous en trouvez-vous? Tous. Très-bien 1 très-bienf Le Pere. Vous le voyez; je vis encore, je ne fuis point incommodé,. quoique je ne me fois défaltéré aujourd'hui qu'avec de 1'éau & du lait. Nicolas. S'il le falloit, jejeünerois bien plus long-tems. Tous. Oh ! moi auffi , - moi auffi : ce n'eft rien cela. Le Pere. Une plus longue abfiinence n'efï pas néceffaire ; elle pourroit même nuire a votre fanté. Mais fi vous le fouhaitez? je vous propoferai une autre efpece d'exercices qui vous feront très-utiles. Tous. Oh! oui, papa, oui, papa. Le Pere. Chacun en a affez fait auI jourd'hui, s'étant encore engagé a paffer la I nuit fans dormir. Mais fi vous defirez traI vailler dans la fuite a fortifier votre corps, la donner de Pélévation a votre ame, afia 3;! de devenir des hommes diftingués, capables de contribuer efïicacement au bonheur de vos femblables, & de faire, par la même , E *  £>4 Le Nouveau votre propre félicité; voici le plan que nous fuivrons. Jeferai de mon cóté, & pour vous en inftruire, la leéture des écriis des anciens fages, qui furent les précepteurs des hommes illuftres que vous avez tant admirés, lorfque j'ai parcouru avec vous 1'hiftoire ancienne. Ces écrits contiennent les préceptes que ces fages donnoient a leurs Diiciples, qui, en les obfervant, font devenus de grands hommes. Chaque femaine j'écrirai un de ces préceptes fur une table recouverte de papier blanc; je vous 1'expliquerai, & je vous indiquerai comment, dans le cours de la femaine, vous pourrez vous exercer a acquérir d'une maniere aifée & agréable, la pratique de ce précepte. Cependant ne vous attendez pas que cela puiffe fe faire fans qu'il vous en coüte de tems en tems quelques facrifices: il faudra vous réfoudre tantót a vous priver d'un amufement favori, tantöt a fupporter des chofes affez défagréables. Ce font-la les vrais moyens d'acquérir peua-peu ce courage male dont nous avons befoin pour vaincre nos penchans déréglés, & conferver une' fage égalité d'ame dans les privations , les pertes & les périls de tout genre. Pour nous qui ne fommes plus jeunes, nous ne nous contenterons pas de vous montrer la route; nous y marcherons nousmêmes pour vous fervir de guides. En un mot, nous ne vous confeillerons rien, dont nous ne vous donnions en même tems 1'exemple. Que penfez-vous, mes chers enfans, de cette propofition?  Robinfon. &$ Tous. Nous Pacceptons , nous Pacceptons: nous y applaudiffons tous du cceur, de la voix & du gefte. (i_) {_ O Voila donc , du confentement de ces jeunes £ens, une école de fagejfe éiablie; mais bien différente de toutes les autres. Ici Ia le?on n'eft au plus que d'une dcmi-heure par feinaine ; & pendant huit jours confécutifs on travaille a la rédüire en pratique. Peutétrc un jour entrerons - nous ici dans quelque détail cn faveur de nos jeunes leéteurs. Nous leur expoferons les fuitcs beureufes de cette inftitution , pour leur indiquer audi les moyens de devenir bons , utiles & heureux. Note de I'Auteur , dans la premiers tdillon ; dans la feconde, ü ajoute: Je ne donnerai ici q.u'un exemple dufuccèsdc cette méthode. Prefque tous les enfans , intcrlocutcurs dans .cet ouvrage , avoient les dents extrêmement ga. técs, paree que ci-devant on leur avoit permis rufage des boiffons cliaudes , de toutes foncs de fucreries & de mets peu naturels. On jugea qu'il leur feroit trèsavantageux de faire arracber celles de ces dents qui étoient les plus mauvaifes. Pour les y réfoudre, le pere les al&mbla t. & leur dit : Mes chers enfans pour vous épargner bien des douleurs h 1'avenir, il feroit bon de vous faire arracber celles de vos dents qui font cariées. Cette opération eft , a la vérité, douloureitfe: voici donc une occafion d'exercer votre courage & votre patience, pour apprendre a fupporter ii 1'avenir , en hommes , les douleurs que vous aurez a effuyer, Mais cette opération v vous ne devez la fubir que volomairement & de votre plein gré : que ceux donc , qui ne font aucune difiïculié de s'y foumeure , fe déclarent. Tous, de concert , d'mi ait Fa  66 Le Nouveau Le Pere. Fort bien, mes enfans; nous commencerons au premier jour. II eft tems de revenir a notre Robinfon. Ce que je vous annoncois hier, feulement comme poffible, fut pourtant ce qui arriva en effet. Tous. Eh! quoi donc? Le Pere. Je vous difois que dans les affaires de la vie, fouvent les efpérances les mieux fondées s'évanouiffent tout-a-coup, & qu'ainfi, quelque vraifemblable & quelque prochaine que parut la fortie de Robinfon de fon ifle , il pourroit bien fe rencontrer quelque obfiacle imprévu, qui Poblige- empreffé & riant, accepterent Ia propofition : cliactm d'cux vouloit fubir 1'öperadöh le premier. L'un après r.tntre ils fe placererjt, fans émotion, fur une cliaife, en face du Dentifte , & fe laiffcrent (je rapporte ici exacTrcment le fait,) & fe laïfltrent arracber, ltiri trois, 1'autre quatre, & le dernier cinq dents , Ia plupart molaires, &, comme on fait, plus profondément euracine'es. Ils ne firent pas entendre le moindre ton plaintif, & garderent , pendant I'opération , un air ferme & riant. Le Dentifte en témoigna fa furprife , cc déclara qu'il n'avoit encore rencontré perfonne, jeune ou vieux, qui, dans ce cas , eut montré autant d'hurépidité. Le pere ne put rctenir fes lanncs ; mais c'étoient les plus douces qui eufient encore coulé de fes yeux. Je vous ai rajiporté ce fait , jeunes leéteurs , pour vous montrer quel courage & quelle fermeté on peut acquérir , en fe foumettant volontaircment a de légeres épreuves d'abord, & paffant enfuite, par degrés , a de plus violentes.  Robinfon. Cj 'relt a y faire un plus long féjour. Or, cet •obflacie fe préfenta dès le lendemain. Ce jour- la même furvinrent les grandes pluie!?. Robinfon , depuis f n féjour dans rille, avoit eu le tems d'obferver qu'eües avoient lieu réguliérement deux fois Pannée, & toujours vers le tems des équinoxes. Pendant cette faifon pluvieufe, qui, pour 1'ordinaire, duroit un ou deux mois, il étoit impoffible de faire aucun ouvrage en plein air, tant il pleuvoit avec force & fans interruption. II avoit auffi éprouvé qui rien ne nuifoit plus a la fanté, que de fe hafarder a forlir & a fe mouiller durant cette faifon. Que faire? il fallut bien fulpendre la conftruétion du bateau, & chercher a s'occupcr fans ibrtir de 1'habitation. Quelle b eureufe relfource pour Robinfon durant ces jours pluvieux & les foirées longucs & obfeures de cette faifon , d'avoir du feu & de la lumiere , de pofféder un ami, avec qui, pendant un travail commun, il pouvoit s'entretenirfamiliérement & charmcr fes ennuis ! Auparavant il pafibit ces tiiftes foirées , feul , défceuvré & dans ks téncbres; maintenant, affis avec Vendredi auprès d'une lampe ou au coin d'un grand feu ,. il s'occupe, il converfe avec fon femblable, & né fuccombe pas fous le poids accablant de 1'enuui. II apprit de Vendredi tous les moyens par lefquels les Sauvages fe procurent quelque commoditc; & Robinfon, a fon tour, lui enfeigna mille chofes que les Sauvages F 4  Li Nouveau font bien loin d'imaginer. L'un & 1'autre"; étendirent Sinfi la. fphere de leurs connoif- • fa-nces & de leur induftrie. Par les fe- ■ cours mutuels de leur capacité particuliere, , ils réuffirent dans la fabrication de plulieurs i petits ouvrages impoiïibles a chacun d'eux ,1 s'il eut été feul. Alors non-fculementi!scom-j prirent, mais ils fentirent encore vivementt combien il eft avantagcux aux hommes d'être \ raffemblés & retenus les uns auprès des autres par les. liens de la fbciabilité & de 1'a-mour de leurs femblables, plutót que d'être i difperfés & errans chacun de leur cóté fur la furface de la terre , comme le fout les i bêtes féroces- Vendredi avec des écorces d'aibres favoit: faire des nattes d'un tiifu alfez dn & afle? . ferré pour former une efpece d'étolfe propre a des vêtemens. Robinfon s'étant mis au fait de cet ouvrage , fit avec Vendredi une ■ provifiou de ces nattes, fuffifante pour s'en i habiller tous les deux. Quel plaifir pour Ro- ■ binfon de pouvoir enfin quitter ces véte- • mens incommodes de peaux non apprêtées; dont il avoit été obligé de fe couvrir jufr ■ qu'alors! Vendredi avoit encore Padrefie de faire ,\ avec les filamens qui enveloppent les noix; de cocos, & avec les écorces d'autres plan-■ tes femblables au lin, des cordes bien fupé- ■ rieures a celles que Robinfon avoit fakes jufqn'alors : il avoit auffi une méthode particuliere de faire des filets avec du fil, oc- ■ cupation dont Pagrément leur fit trouver  Robinfon. 6g- : courtes plufieurs foirées, qui fins cela leur euffent para bien longues. Pendant ces occupations fédentaires, Ro: binfon s'appliquoit a dilfiper les ténebres de Pentendement de fon ami; il cherchoit furtout a lui inculquer peu-a-peu des idéés juftes de la Divinité, & dignes d'elle. Vous Hugerez aifément dans quelle ignorance & rdans quelles erreurs. fur Partiele de la Religion , Vendredi étoit plongé, par le dialoIgue fuivant entre lui & Robinfon. I Robinson. Dis-moi, mon ami Vendredi, liais-tu bien qui eft celui qui a formé la merr jla terre, les animaux, & toi-mgne ? Vendredi. Oh ! tres bien ! c'eft le Touh>an qui a fait tout cela. f Robinson. Qui eft donc le ToupanP | VendredJ. C'eft celui qui produit le fonnerre. I Robinson. Mais encore, qu'eft-il celui ibui produit le tonnerre ? I Vendredi. C'eft un vieillard très-an- fcien , qui vit & qui vivoit avant toutes cho- £es, & qui produit le tonnerre ; il eft plus. |ncien que le foleil, la lune & les étoiles. jlous les êtres lui ctifent O, (ce qui vouloit Bire que tous les êtres 1'invoquent.) I Robinson. Après la mort, oü vont tes lompatriotes ? f Vendredi, Ils vont vers le Toupan. | Robinson. Et oü eft-il le Toupan. f Vendredi. II demeure fur de hautes iRontagnes.  2 o Le Nouveau. Robinson. Quelque homme Pa-friT vui fur ces hautes montagnes? Vendredi. Les Övvokakéys feuls, (c'eft-t a-dire, les prêtres) ont le privilege de mon-i ter auprès de lui; ils lui difent O, & nous rapportent enfuite ce qu'il leur a dit. Robinson. Ceux qui, apiès la mort, vont auprès de lui, jouilfeut-ils de quelques bonheur ? Vendredi. Oh! certainement,s'ils ont tué & dévoré plufieurs de leurs ennemis. Robinfon frémit a 1'ouïe d'une opiniora auffi erronée que barbare; & dès cet inf-'tant, il travailla férieufement a lui donner dess idéés plus faines , tant de la Divinité, qui d'une vie a venir; il lui enfeigna que Diewi eft un être invifible, tout puiffant, tout fiigei & tout bon ; que c'eft lui qui a tout créëj qui gouverne & conferve toutes chofes ;; qu'il n'a eu lui-même aucun commencement; qu'il eft préfent par-tout, qu'il connoit toutes nos penfées, entend toutes nos paroles, & voit toutes nos actions; qu'il fe complaït au bien & abhorre le mal, & qu'il ne veut rendre heureux dans ccttó vie & dans celle. qui eft a venir, que cefx qui s'appliquent de tout leur cceur & de toutes leurs forces a devenir meilleurs de jour en jour. Vendredi écoutoit ces fublimes & confolantes lecons avec une attention refpeclueufe,! & les gravoit profondément dans fa mémoire.f Comme le zele du maitre pour inftruire , cgaloit le defir du difciple pour apprendre, atdui-ci fut bientöt ciairement convaincu desi  Robinfon. ft principales vétités de la Religion, autant du boins que celui-la fut capable de les lui déKTelopper. Dès cetinftant, Vendredi s'eftima infininient heureux d'avoir été tranfporté de fa patrie dans 1'ifle oü il fe trouvoit; & cette :éflexion même ne lui échappa point, que a bonne Providence avoit eu fur lui des iiues de bonté, en le faifant tomber entre es mains de fes ennemis, puifque , fans cet événement, il n'eüt jamais connu Robinfon. Ainfi, ajoutoit-il, j'aurois toujours ignoré, lans cette vie, PEtre tout bon & tout-puiffant. Dans la fuite Robinfon s'acqttitta toujours lu devoir de la priere en préfence de Veniredi; & c/eüt été un fpectacle touchant de /oir avec quelle dévotion & quelle joie ceui-ci répétoit toutes les paroles de 1'oraifon le fon maitre. Us étoient maintenant 1'un & 'autre, dans leur genre de vie, auffi heu:eux que puiffent Pêtre deux liommes réuB , mais entiérement féparés du rede du jenre humain. Le tems trifte des pluies s'écoula fans ju'ils éprouvaffent aucun ennui. Le ciel i'étoit éclairci , les vents s'apaifoient , les juages orageux, s'étoient diffipés; Robinron &. fon compagnon refpiroient de nouveau Pair doux & tempéré du printems, & 'entoient leurs forces fe ranimer; ils fe liwerent donc avec joie a 1'important ouvrage im'iis avoient réfolu déja avant les pluies. I Vendredi, comme maitre charpentier de .navire, creufa le tronc en fe fervant du feu.  72 Le Nouveau Ce moyen étoit fi efficace & fi èxpéditifl que Robinfon ne pouvoit s'empêcher de, s'accufer de ftupidité de n'y avoir pas pen-i] fé ; mais il s'en confoloit , en lé difant 11 lui-même : Et quand j'y aurois penfé , jel n'aurois pu Pemployer, puifque j'êtois privé! du feu. Vous me difpenferez de vous décrire let progrès journaliers de ce travail, puifque ca> détail n'auroit rien d'intéreffant ni d'inftruc-' tif, je me contenterai de dire que ce bateau que Robinfon feul auroit eu de la peine I exécuter en plufieurs années , fut entiérei ment fini, a 1'aide de Vendredi, au bout de deux mois. II ne manquoit plus qu'unei voile, que Vendredi entreprit, & que des, rames", dont Robinfon fe chargea.. Théophile. Oui! comment pouvoit-il faire< une voiie ? U lui falloit pour cela de la; toile. Le Pere. II ne favoit certainement pas: faire de la toile ; il n'avoit point non plül de métier de tilferand; mais, comme ie vous 1'ai déja dit, il faifoit avec des écorcës d'arbres, des nattes dont les Sauvages fe fervent a la place de toile a voile. Tous deux finirent leur tache a peu-près en même tems; Robinfon les rames & Ven-i dredi la voile. Mais ce canot achevé fur le chantier , il falloit encore le lancer a| Peau. Fréderic Oh ! qu'eft-ce que toutcela?! Le Pere. N'as-tu jamais vu commentl on|  Robinfon. fj on fait coüler un vaiffeau neuf du bord de i'Elbe , dans l'eau dn fleuve ? Fréderïc. Ohl oui; c'eft ce que j'ai déja vu. Le Pere. Eh bien! tu auras d'abord remarqué que le navire repofe fur un échaffaudage concave, compofé de folives ; cet échaffaudage s'appelle le chantier. Dès qu'on a óté les coins ou les chevilles qui retiennent le batiment fur ce chantier , le navire gliffe le long des folives, & gagne Peau; & c'eft ce qui s'appelle lancer un vaiffeau, a Peau. Malheureufement 1'endroit oü ils avoient conftruit le bateau, étoit éloigné de quelque mille pas du bord de la mer : maintenant comment le conduire fi loin ? Le porterontils , le tralnerout-ils, le feront-ils tourner fur lui-même? Tout cela paroiffoit également impraticable. L'efquif étoit trop pefant pour céder a aucun de ces moyens. Que doiventils faire ? Les voila arrêtés ; comment fe tire. ront-ils de ce pas ? Didier. Mais Robinfon n'avoit qu'a faire des leviers pareils a celui dont ii s'étoit déja fervi pour rouler feul, hors de fa grotte, deux groffes maffes de rochers. _ Le Pere. II n'avoit pas oublié le fervice qu'il pouvoit tirer d'un inftrumeut fi fimple; aufii y eut-il recours dans cette occafion : mais ce moyen étoit d'une telle lenteur, que Robinfon calcula qu'il lui faudroit un mois entier pour faire avancer le br.teau jufqu'au bord de la mer, Heureufement il fe Tome II. s G  74 Le Nouveau feflbuvint d'un autre moyen tout auffi fimple, dont les charpentiers & les autres manceuvres fe fervent en Europe , pour conduire les plus lourds fardeaux; ils emploient, pour cet effet, des rouleaux. Fréderic. Qu'eft-ce que c'eft qu'un róul leau ? Le Pere. C'eft une piece de bois qui a fle la longueur , & qui eft ronde dans fon tpaiffeur : par cette rondeur, elle ,eft propre a rouler, & peut aifément recevoir un mouvement progreffif. On place ces rouleaux fous les mades qu'on a deflein de faire paffer d'un lieu a un autce; on preffe le fardeau d'un cöté , il cede fans beaucoup de réfiftancc, & avance vers le lieu oü 1'on veut le conduire, furies rouleaux qui tournent fous lui, & comme d'eux-mêmes. Robinfon n'eut pas plutót fait 1'effai de cette méthode , qu'il fut très-fatisfait de voir sivec quelle facilité & quelle promptitude ils feroient cheminer le bateau, qui, deux jours après, fut déja a l'eau. Sa joie redoubla, Tornt II. H  Le Nouveau vement du canot étoit un peu ralentie; il I remarqua auffi que 1'eau n'étoit pas auffi i troubléc qu'auparavant; il obferva encore, , en jetant les yeux fur la furface de la mer, que le courant fe divifoit en deux bras inégaux, dont le plus confidérable couloit avec impétuofité vers le nord, pendant que 1'au-; tre, moins rapide , & dans lequel le canot ^toit entré, fe replioit & tournoit au fud. Tranfporté de joie, il s'adreffe a fon compagnon déja a moitié mort. Courage, Vendredi! Dieu^veut que nous vivions. II lui fit auffi-töt obferver fur quoi il fondoit fon efpérance: alors tous deux, avec joie, reprirent promptement les rames que l'épuifetnent leur avoit fait quitter. Ranimés par •1'efpérance douce & inattendue d'échapper a la mort, ils firent les derniers eflbrts pour remonter le courant, & virent, avec la plus vive fatisfaftion, que, pour le coup, leurs peines n'étoient pas inutiles. Robinfon, accoutumé par une longue fuite de revers, ii ctre attentif a tout, remarqua dans ce moment que le vent pouvoit les feconder. II déploya & tendit promptement la voile, qui, enrlée par lc vent, concourut, -avec ■ les effbrts redoublés de leurs bras, a les faire bientöt foitir du courant, pour entrer «lans une mer tranquiile. Vendredi treffailloit de joie: il fe leva pour embraffer fon maitre; mais celui-ci le pria de modérer , pour le moment , fes tranfports , paree qu'il leur reftoit encore beaucoup a faire i avant que de fe croire  Robinfon. Sf; entiérement en füreté. En effet, ils avoient Até> pmnnrtés fi avant en. plein e .mer, qu'ils n'appercevoient plus leur ifle que comme un point obfcur a 1'extrémité de 1'horizon. Fréderic. L'horizon? qu'eftce que c'eft? Le Pere. Quand tu es en rafe campagne, ne te femble-t-il pas que le ciel, comme une grande voute, touche a la terre devant toi, de quelque cöté que tu te tournes ? Fréderic. C'eft ce qu'il me femble. Le Pere. Eh bien ! le cercle qui borne ainfi notre vue de tous cötés, oü la terre femble finir & le ciel commencer, s'appelle l'horizon. Bientöt tu en apprendras davantage. i ;.. Nos deux intrépides ma-rins ramerent avec tant de perfévérance , & un vent favorable les pouffoit ft heureufement vers la cö'.e oriëntale de Pifle oü ils dirigeoieut leur courfe, que bientöt ils virent reparoïtre quelques montagnes. Allons, mon ami, dit Robinfon a Vendredi, qui, étant atïis fur le devant du bateau , tournoit le dos a Pifle ; allons, Vendredi, nous touchons a la fin de nos peines! II n'eut pas plutöt achevé ces paroles, que le canot heurta fi violemment, que les deux rameurs furent renverfés de leurs fieges, & tomberent étendus fur le fond du bateau, qui refta immobile, & fut bientöt couvert des flots qui venoient s'y brifer. ... La Mere. Ah! 9a, mes enfans, je renoncerois, comme vous, volontiers au fouper , fi, par-la, nous pouvions fauver notre H 2  18 Le Nouveau pauvre ami: mais c'en eft affez; partons. On a fervi: Annette nous a déja avertis «leux fois. Tous. Oh! - VINGT - DEUXIEME SOIREE. "Plusieurs a la fois. O H! papa ! que nous fachions bien vite ce qu'eft devenu le pauvre Robinfon. Le Pere. Vous favez qu'au moment même oü il croyoit avoir échappé au péril, 51 tomba dans un nouveau danger, qui facilement pouvoit devenir plus grand que celui dont il fortoit. Le canot s'arrêta donc fout-a coup , & les Hots y entroient : s'il eft fur une pointe du rocher, c'en eft fait, nos amis font perdus. Robinfon fonda promptement avec fa rame tout autour du canot; & ne trouvant que deux pieds d'eau fur un fond affez. ferme, il ne balanca point a fauter dans la mer. Vendredi en fit autant: & ils fe raffurerent 1'un & 1'autre en découvrant que c'étoit fur un banc de fable, & non fur ce rocher que le canot avoit échoué. Ils réunirent leurs efforts pour dégager Pefquif, en le pouffant du cóté oü l'eau avoit Ie plus de profondeur; ils réuffirent,, & le canot étant a Hot, ils y rentrerent. Lisette. Voila le pauvre Robinfon qui  Robinfon. > $9 attrapera un rhume de cerveau: ü s'eft möuijlé les pieds. Le Pere. Ma chere amie , quand par une vie fimple & laborieufe, on a, comme Robinfon, fortiüé fon tempérament, ou ne s'enrhume pas pour fi peu de chofe; ainfi fois fuis inquiétude la delfus. Jean. Et nous autres, nous ne nous enrhumons plus en pareil cas. Combien de fois n'avons nous pas eu les pieds mouillés,Phlver dernier, fans que nous nous en foyons reffentis le moins du monde? Le Pere. Preuve que le genre de vie que nous fuivons vous a déja un peu fortifiés. Après avoir vidé le canot de l'eau qui y étoit entréè, en fe fervant pour cet eflët, du mieux qu'ils purent, de leurs rames & ducreuxde leurs mains, ils réfolurent d'être plus' circonfpeéts, d'aller feulement a la rame, fans voile, afin d'être plus les maitres de idiriger le bateau a leur gré. Ils ramerent donc pour avancer le long du banc, cn le cóoyant, dans 1'efpérance qu'ils en trouveront bientót la fin: mais ils n'y parvinrent qu'au bout de quatre heures, tant ce banc s'étendoit en longueur du nord au midi. Robinfon remarqua qu'il fe prolongeoit jufqu'a 1'endroit ou neuf ans auparavant il avoit fait naufrage , & que ce banc étoit réellement le même fur lequel le vaiffeau avoit échoué. Fréderic. Qu'eft-ce que c'eft qu'échouer? Théophile. Oh ! tu interromps toujours lé récit!  $0 Le Nouveau Le Pere. II a raifon de vouloir s'inftruire ; & tu as tort,. mon cher Théophile , -d'en prendre de' 1'hunieur: fais en forte que cela ne t'arrive plus. Un navire échoue , mon cher Fréderic , lorfqu'il donne fur un banc de fable ou fur un rocher, d'oü il ne- j peut plus fe dégager. Tu aurois dü me de- 1 mander Pexplication de ce terme plutót, car je m'en fuis déja fervi plufieurs fois. Fréderic. Je te remercie de 1'explica' tion & de 1'avis. Le Pere. Enfin, comme 1'endroit de la. mer oü ils étoient fe trouvoit entiérement libre & navigabie, ils forcerent de rames , pour gagner 1'ifle qu'ils voyoient déja de fort prés. Ils y aborderent au moment oü le foleil n'envoyoit plus lés rayons que fur le fommet des montagnes , & defcendirent a. terre, excédés de fatigué, mais infiniment fatisfait d'être en füreté. L'un & 1'autre, durant toute Ia Journée ,,1 n'avoient pris aucune nourriture ; ainfi, fans différer jufqu'a leur arrivée dans 1'habitation, a prendre un repas dont ils avoient un fi. preffant befoin , ils s'afiirent fur le rivage, & uferent avec appétit des provifions de bouche qu'ils avoient embarquées. Le repas fini, ils conduifireut leur canot dans une crique. Vous favez apparemment ce que c'eft? Jean. Oh ! oui ; c'eft un petit efpace d'eau qui s'avance dans les terres ; c'eft prefque la même chofe qu'une baie , un, golfe.  Robinfon. 5? Le Pere. Oui ; avec cette différence qirune baie, & a plus forte raifon un golfe, font beaucoup plus grands. lis conduilirent, difois-je , leur canot dans une crique , & prirent le cherain de leur demeure, chargés de tout ce qu'ils avoient embarqué. Nicolas. Bon! 1'hiltoire n'eft pas encore finie. Le Pere. Robinfon & Vendredi font couchés: celui-ci eft déja enfeveli dans ua profond fommeil. Robinfon rend a Dieu de vives aétions de graces, pour les nouveaux fecours qu'il en a recus, & il ne tardera pas non plus a s'endormir. Nous pourrions aller en faire de même; mais comme il n'eft pas tard, je vous raconterai ce qui arriva le lendemain. Robinfon. , après avoir fait apporter a déjeuner, adrefl'a la parole a fon compagnon,. & lui dit : Eh bien Vendredi, ferois-tu difpofé a faire avec moi une feconde tentative pareille a celle que nous fimes hier? Vendredi-, Dieu m'en préferve! Robinson. Tu es donc bien décidé a palfer ta vie avec moi dans cette ifle ? Vendredi. Si feulement moD pere étoit ici avec nous. Robinson. Tu as donc encore ton pere?~ Vendredi. A moins qu'il ne foit mort depuis quej'en fuis-féparé. Ici Vendredi , vivement touché , laiffh échapper la pomme de terre qu'il tenoit dans fa main; immobile, il verfa des larmes en abondance, Robinfon ne put auffi retenir les II 4  Sar Le Nouveau fiennes , au fouvenir de fes parens. Tous:" deux, dans leur attendrifiement, garderent: un long & profund filence. Robinson. Confole-toi, Vendredi; toni pere vivra certainenient encore; nous irons ; le trouver au premier jour, & nous 1'amenerons ici. Quel exces de joie pour Vendredi! il ne fe poüede plus ; fes cris , fes geftes annon* cent' fon tranfport; il emhraffe les genoux de Robinfon ; il ne peut plus les quitter; & fes fanglots ne lui. permettent pasdeproférer une parole. La Mere. Ah !'mes chers enfans, quel admirable exemple d'amour filial dans un Sauvage, qui n'a- recu de fon pere nulle éducation , nulle inftruétion; qui ne lui eft redevable que de la vie feulement, & encore d'une vie réeHemcnt miférable! Le Pere. Tant il eft vrai que Dieu a gravé dans le cceur de tous les hommes les feminiens- de 1'amour & de la reconnoiffance envers leurs parens. Eh! quel horriblé monftre, s'il étoit poffible qu'il en exiftat un paieil pa-mi nous., qui fommes civilifés, que celui qui auroit étouffé dans fon ccru'r ces premiers penchans naturels , qui ne fentiroit que de. 1'indifTerence pour fes parens, ■ & qui leur donneroit volontairement de juftes fujets de trifteflë &.de chagrin! Si vous rencontriez jamais un parcil monftre, ö mes enfans ! ne loge/, pas avec lui fous un même toit; évitez-le, c'eft la peiie de la fociété : il eft capable de tous les crimes les plus atro- -  Robinfon. 93 ces, & il ne tardera pas de reffentir les terribles eftëts de la vengeance célefte. Quand les tranfports de joie de Vendredi furent un peu calmé , Robinfon lui demanda s'il connoiflbit affez parfaitement la trave'fée jufqu'a 1'ille de fon pere, pour être certain qu'en 1'entreprenant, ils ne feroient pas expofés a des dangers pareils a ceux qu'ils avoient courus la veille ? Vendredi 1'alfura que ce trajet lui étoit fi connu, qu'il 1'entreprendroit avec confiance , même de nuit; qu'il 1'avoit fait plufieurs fois avec fes compatriotes, pour venir célébrer dans 1'ifle les fêtes des viétoires qu'ils avoient fi fouvent remportées. Robinson. Tu étois donc de la partie , quand on égorgeoit des hommes pour s'en répaitre ? Vendredi. Certatnement. Robinson. Et tu en prenois aufii ta part ? Vendredi. Hélas! j'ignorois qu'il y eut du mal. Robinson. De quel cóté de 1'ifle abordiez-vous ordinairement ? Vendredi. Nous defcendions toujours fur la cóte méridionale , paree qu'elle eft la plus voifine de 1'ifle d'oü nous venions, & auffi paree qu'on y trouve des cocos. Robinfon comprit par-la toujours plus clairement quel fujet il avoit de louer Dieu de 1'avoir fait échouer plutöt fur la cóte feptentrionale, que fur celle du midi, puifque ^ dans ce dernier cas, il n'auroit pas tardé &  94 Le Nouveau, devenir la proie des Sauvages. II réitéra alors a Vendredi la promefie de faire, dans peu , avec lui, la traverfée, pour aller chercher fon pere. II lui fit entendre que cela ne fe pouvoit exécuter tout de fuite, paree que la faifon oü ils fe trouvoient, étoit précifément celle de cultiver le jardin; ce qui ne leur permettoit pas , pour le moment de s'abfenter. On fe mit donc a 1'ouvrage fans délai. Robinjon & Vendredi cherchoient a fe furpaffer 1'un 1'autre dans 1'art de bêchcr la terre. Dans les intervalles du repos ils s'occupoient des moyens de perfectionner leurs inurumens de culture. Robinfon , dont lapatience & 1'imagination étoient également inépuifables , réuilit a faire un rateau , quoiqu'il n'eüt qu'une pierre pointue pour percer les trous oü les dents devoient entrer : par la qualité de Poutil, on peut juger dn tems employé a Pouvrage. Vendredi, de fon cöté, vint a bout , avec une pierre tranchante , de faire deux bêches d'un bois fi dur, qu'elles' leurs furent prefque du même ufage que fi elles euflent été de fer. Robinfon ne fe borna plus a pourvoir feulement aux befoins les plus indifpenfables ;': ii penfa adonner peu-a pen quelques embelliffemens a fit demeure. Telle a toujours été, mes chers enfans, la fuite naturelle des progrès qu'ont fait les arts. Tant que les hommes furent obligés de ne penfer qu'aux moyens de pourvoir a leur fubfiflance & a leur füreté, ils n'eurent pas même Pidée de culti-  Robïrfon. 95 ver les arts qui fervent uniquement a etn1 bellir les objets qui les environnent, ou a leur procurer des plaifirs plus recherchés que ceux qui leur font communs avec les autres animaux. Mais a peine furent-ils certains de leur fubfiftance & de leur füreté , qu'ils ehercherent a joindre 1'agréable au néceffaire, le beau a 1'utile. De-la naquirent & fe perfecüonnerent enfuite peu a-peu l'arohiteclure, la fculpture, la peinture &H*ms les autres arts, connus fous cette dénomination générique : Les Beaux-Arts. ■ Robinfon commenga par améliorer & etnbelür fon jardin ; il le diftribua en quartiers différens , d'après un plan régulier; il coupa ces quartiers par d'affez larges fentiers tirés au cordcau; il planta des haies vives, des cabinets de verdure , des allées couvertes. Un quartier fut affigné au parterre, un autre au potager, & le troifieme au verger. 11 enrichit ce dernier de tous les jeunes citroniers qu'il crut devoir préférer , parmi ceux qui étoient difperfés dans rille, ainfi que quantité d'autres jeunes arbres fur lefquels il enta des greffes de l'arbre a pain. ( J'ai oublié de vous dire que , dans une de fes promenades, il avoit découvert un fecond arbre de cette efpece.) Vendredi, temoin de cette opération de la greffe, ne pouvoit alfez en marquer fa furprife ; il n'en : concevoit point le but; & il auroit douté de la réuffite, fi un autre que Robinfon la lui ■eut annoncée. Ils planterent des pommes de terre & du  §■6 Le Nouveau. maïs en quantité ; & comme le fol avoit vraili femblablement été en friche depuis la créaf tion du monde, tout ce qu'ils avoient fem| réuffit a fouhait, & leur donna une abondante récolte. De tems en tems ils alloient a la pêche, avec les filets que Vendredi avoit faits, pen-i dant la faifon pluvieufe. Chaque fois ils at-: trapoient plus de poiffons qu'ils ne pouvoient en confommer pour leur table : ils rendoient la liberté a ceux qu'ils jugeoient fupeiHus, eai les rejetant dans leur élément. C'eft abufer des dons de Dieu ,' difoit le fage Robinfon, que d'en prendre plus qu'il n'eft nécelfaire< pour fatisfaire nos befoins; & c'eft une cruauté odieufe que d'öter la vie a des animaux1 qai ne font point nuifibles , lorfque nous n» voulons pas les faire fervir a notre nourri« ture. Après avoir pêché , ordinairement ils fe: baiguoient. Robinfon ne pouvoit pas afièzi admirer 1'adreffe de Vendredi a nager &i a plonger; il choififfoit quelque rocher ef-; carpé, contre lequel les vagues venoient ai fe brifer; il fe plaifoit a fe précipiter du hautl de ce rocher dans la mer, reftoit quelques; minutes fous l'eau; & Robinfon, dans la plus vive inquiétude, le voyoit tout-a coup' rcparoïtre, puis prendre mille attitudes diverfes; tantöt, couché fur le dos, il felaif-foit bercer par les vagues ; tantöt, - mais ce. détail , fi j'y entrois, paroüroit incroyable: a bien des égards. Dans ces occafions , Robinfon réfléchifïöit avec admiration fur 1'é- tonnante I  Robinfon. 97 tonnante diverfité des difpofiüons naturelles de rhomme, capable de tout en quelque maniere , quand on a foin de 1'y exercer des fon enfance. Quelquefois ils prenoient le divertiffement de la chalfe. Vendredi n'excelloit pas moins dans 1'art de fe fervir de 1'arc & des fleches, que dans celui de les faire. Ils tiroient des oifeaux & de jeunes lamas, mais jamais audela de ce qu'ils en pouvoient confommer. Robinfon, comme je Pai déja dit, regarr doit comme une férocité condamnable, Podieufe manie de tuer un animal quelconque, par pur amufement, & fans aucune vue d'u.tilité. Quelque fupériorité qu'eut Robinfon fur Vendredi, par fon efprit & par fon induftrie, celui - ei, a fon tour, poffédoit bien des talens qui, jufqu'alors, avoient été inconnus a fon maitre, & qui leur furent d'une grande reffource. 11 avoit Part de faire, avec des os, avec des pierres, des coquilles, &c. toutes fortes d'outils , dont il fe fervoit adrokement, pour travailler le bois & en faire certains ouvrages, qui étoient prefque auffi bien exécutés que s'ils euffent été taillés & fa^onnés avec le fer. Par exemple, ayant trouvé par hafard Pos d'un bras , il en fit un cifeau; d'une branche de corail, il en fit une rape; d'une coquille, un couteau; ! de la peau rude d'un poiffon , une lime. Avec ces outils , il eut Padreffe & Pattention de pourvoir leur ménage de quantité de petits meubles qui ne contribuerent pas Tomé II. I  98 Le Nouveau peu a rendre leur fituation plus commode. L'art de réduire le fruit de Parbre a pain cn pate, qu'il enfeigna a fon maitre, étoit des plus importans. Cette pa\te, auffi nourriffante que notre pain, en avoit prefque le goüt. Les Sauvages ufent de cette pate fans aucune préparation ; mais Robinfon la faifoit cuire fur une dale qu'il avoit foin de chauffer, & dans la fuite cette pate, ainfi cuite, lui tint prefque lieu de pain. II apprit encore de Vendredi Pufage des amandes de cacao , qu'il avoit cl- devant trouvées dans une de lés courfes, & dont il avoit emporté une petite provifion , a tout événement. Approchées du feu pour les rótir, elles donnoient un aliment agréable au goüt s & auffi fain que nourriffant. Robinfon , qui aimoit a faire des tflais , écrafa quelques poignées de ces amandes entre deux pierres; &, après les avoir réduites en poudre, il les fit bouillir avec du lait. Quelle agtéable furprife! dès qu'il en eut goüté, il reconnut le chocolat. Fréderic. Ah! du chocolat? Le Pere. Oui, du chocolat, aux épices & au fucre prés : ainfi s'ouvroient de jour en jour de nouvelles fources oü Robinfon pouvoit puifer de quoi fatisfaire a fes befoins & a fes plaifirs. Mais je.dois vous dire, a fa louange, qu'il n'en perfévéra pas moins dans la réfolution & Phabitude de vivre fobrement, & de s'en tenir aux mets les plus fimples. Ils:entrepiirent dès-lors des courfes plus  Robinfon, 99 longnes & plus fréquentes dans toute 1'ifle, principalement lorfqu'ils remarquoient que le vent contraire aux Sauvages ne leur permettoit pas d'y aborder; ils firent par-la plufieurs découvertes , qu'ils tournerent facilement a leur avantage.^ Les travaux du jardin fini, le jour du départ pour aller chercher le pere de Vendredi, fut fixé ; mais plus ce moment en approchoit , plus les inquiétudes de - Robinfon étoient vives. Si ces Sauvages alloient le traiter en ennemi? S'ils ne fe rendoient point aux repréfentations & aux inflances de Vendredi ? Si tu devenois la proie de leur appétit dépravé? II ne put s'abftcnir de confier toutes ces craintes a fon ami. Vendredi lui protefla, par tout ce qu'il avoit de plus facré, que ces appréheniions étoient chiméri* ques ; qu'il connoiffoit affez parfaitement fes compatriotes , pour 1'affurer qu'ils étoient incapables de maltraiter quiconque n'étoit pas leur ennemi. Robinfon étoit bien perfuadé que Vendredi ne lui parleroit pas fi affirmativement, s'il y avoit le moindre fujet de doute. II bannit donc toute crainte"& .tout foupgon, fe repofa fur la bonne foi de Vendredi, & réfolut de mettre a la voile dès le lendemain. Dans cette intention , ils remirent a l'eau, & attacherent h un pieu fixé en terre, le canot qu'ils avoient auparavant tiré & laiffé a fee fur le rivage. Le même foir ils firent rótir des pommes de terre, & préparerent d'autres provifions de bouche, fe propofant I %  ioo Le Nouveau de s'approvifionner au moins pour huk jours. Vendredi montra, dans cette occafion , qu'il n'étoit pas fi ignorant dans 1'art de préparer des mets. II enfeigna a fon maitre une maniere de faire rötir tout entier, en, moins de tems I qu'a la broche , un jeune lama qu'ils venoient de tuer, & dont la viande, par ce moyen, feroit plus tendre & plus fucculente. j Voici comment il s'y prit. II fit en terre une ouverture d'environ deux \ pieds de profondeur; il la rcmplit de plufieurs couches alternatives de bois fee & de I pierres plates; il y mit le feu, fur lequel il tint fufpendu le jeune lama , pour le flamber , ou en brüler entiérement le poil; enfuite il le ratilfa avec une coquille, & le rendit auffi net que s'il 1'eüt échaudé avec de l'eau bouillante. Avec cette même coquille , il 1'ouvrit & le vida. Pendant ces opérations , le bois s'étoit réduit en charbons; 1'ouverture s'étoit échauffée de tous cötés, & les pierres étoient rougies. II retira promptement ces chaibons & ces pierres, laifiant de cellcs-ci ce qu'il en falloit pour couvrir le fond de 1'ouverture, Sur ces pierres, il étendit une couche de feuilles fraiches de cocotier, & fur ces feuilles, il placa le lama , qu'il couvrit auffi-tót d'autres feuilles, fur lefquelles il mit ce qui lui reftoit de pierres rouges; & le tout fut furmonté d'une couche de terre. Quand , au bout de quelques heures , on eut retiré le lama, Robinfon fut curieux , d'en goüter, & trouva effectivement que la  Ilobinfon. vi'ande en étoit plus tendre, plus fucculente & plus favoureufe, que fi elle eut été rótie a la broche. Auffi , dès-lors adopta-t-ilconftaniment cette méthode. Jean. Voila précifément comme les habitans de rille d'Otahiti rótifTent leurs chiens. Le Pere. Gela eft vrai. Théophile. Leurs chier.s ? eft-ce donc qu'ils les mangent ? Jean. Certainement. C'eft ce que nous avons vu dans nos lecPurcs de 1'hiver dernier. Les Anglois, qui en goüterent chez ces peuples , trouverent cette viande tresbonne. Quelques-tjns. Fi donc! Le Pere. Vous ignorez , fans doute ,; que ces chiens ne fe nourriflent pas comme les nötres; ils ne font point carnaciers, & vivent de fruits, c'eft ce qui peut faire que leur chair a tout autre godt que celle des chiens de nos climats. Eh bien , mes enfans. tous les préparatifs du voyage font faits. Laiffons repofer nos deux voyageurs, & nous verrons demain au löir, ce qui fera arrivé. Ï3  los Le Nouveau VINGT - TROISIEME SOIREE. Le Pere. Ros tnson & Vendredi pouvoient être endormis depuis une demiheure, lorfque le premier fut réveille fubitement par un violent orage qui s'étoit formé, & avoit éclaté prefqu'au même inftant. Les mugiffemens. de la tempête étoient effrayans, & la terre étoit ébranlée par les éclats redoublés du tonnerre. Entends-tu, dit Robinfon a Vendredi en 1'éveillant ? Grand Dieu! répondit celui-ci, que ferions-nous devenus , fi ce tems nous eut furpris en mer ? Au même inftant ils entendirent un coup de canon dans 1'éloignement. Vendredi penfoit que c'étoit un fdible coup de tonnerre. Robinfon croyoit fermemcnt que c'étoit un coup de canon, & il en fut même comme troublé de joie. II fe leve promptement , court au foyer, ordpnne a Vendredi de le fuivre, faifit un tifbn ardent & monte PccheUe de cordes. Vendredi fuivit Pexemple de fon maitre, fans connoitre fes intentions. Robinfon fe hata d'allumer un grand feu fur le fommet de la colline , pour fignifier a ceux qui étoient fur mer en détrelfe, qu'ils trouveroient, auprès de lui, dans cette ifle, un afyle affuré; car il ne doutoit pas qu'il n'y eüt, dans le voifinage, quelque vaiffeau en danger , & que le coup de canon qu'il  Robinfon: ro3 avoit' entendu, ne fut un fignal de détrelfe. Mais a peine la flamme s'élevoit-elle, qu'il j furvint une telle averfe, que tout le feu en fut éteint. Robinfon & Vendredi furent i obligés de fe retirer dans la grotte, pour I éviter d'être entrainés par les eaux. Les fifflemens de la tempête, le mugiffement de la mer, les éclats du tonnerre, tout redou"ble ; & quoique , malgré cette agitation épouvantable des élémens, Robinfon s'imaginat difcerner, de tems en tems, quelques coups de canon , cependant il fe douta, enfin, que ces coups pourroient bien a'être que des coups de tonnerre dans 1'éloignemcnt. Malgré ce retour vers le doute, il fe berca toute la nuit de 1'idée flatteufe qu'il pouvoit y avoir dans le* voifinage un navire, &. que le Capitaine de ce navire, échappé au danger oü il fe trouvoit pendant cette affreufe tempête , le recevroit lui & le fidele Vendredi fur fon bord, pour les tranfporter en Europe. Dix fois il efïaya - d'allumer du feu, & dix fois la pluie 1'éteiguii: tout ce qui lui reftoit a faire, pour les infortunés qui luttoient contre le naufrage & la mort, il lefit; ilpriaDieu pour eux avec la plus grande ferveur. Théophile. II n'avoit donc. plus auffi - peur de 1'orage qu'autrefois ? Le Pere. Tu comprends bien qu'il eft actuellement guéri de cette crainte ftupide. — Mais voyons. Par quel moyen cette guérir fon s'etl-elle opérée ? u  ïo4 Le Nouveau Jean. Par Ie bon témoïgnage de fa corwj feience, qui n'a plus rien a lui reprocher. Le Peu-e. Juftement; & de plus, pan 1'intime perfualion que Dieu eft un Dieu de. bonte, & que, par conféquent, il n'arriv* rien a ceux qui ont de Ia piété & de li: vertu, qui ne tourne enfin a leur plus grand, bien. Ce ne fut qu'a la pointe du jour quei 1'orage ceffa. Aüffi-tót Robinfon, accompagné de Vendredi, & fufpcndu entre la crdnte & 1'efpérance, fe rendit fur le rivage, pour tachcr de découvrir s'il avoit bien ou mal entendu. Mais ce dont ils s'appercurent d'abord, fut pour Robinfon un fujett de trifteffe, & pour Vendredi Ia caufe d'une; efpece de défefpoir. La tempête avoit emporté leur canot en pleine mer. On n'auroitt pu, fans en être attendri jufqu'aux larmes „ être témoin de la défolation de Vendredi,, lorfqu'il fe vit ainfi fruliré de la douce efpérance de rejoindre bientót fon pere. Som teint naturel fit place a une paleur mortelle;; il ne pouvoit proférer un feul mot; il avoiti les yeux mornes & fixés en terre: il étoit: agité dans toutes les parties de fon corps,, comme fi fon ame eüt fait des efforts pour : s'en féparer & rompre les liens qui Py te-, noient attachée. Tout-a-coup fon défefpoir éclate par un torrent delarmes: enpouffant: des fanglots redoublés, tantöt il fe frappe: la poitrine, tantöt il s'arrache les cheveux... Robinfon avoit appris, par fes propres- i iufortunes, a être fenfible aux malheurs d'au-1;  Robinfon. I05 [trui, & fur-tout a refpectcr, a roénager & a calmer les douleurs des afiligés. II fut touché du défefpoir de Vendredi, il comIpatit au pitoyable état oü il le voyoit, & It&cha de Pen tirer par des repréfcntations jpleiucs de fcns & de tendrelfe. Qui fait, Hui dit-il, entr'autres , fi la perte de notre 1canot ne nous fera pas avanlageufe ? Qui Ifait d'ailleurs de quelle utilité la tempête qui la emporté notre canot pourra être par fes Ifuites , foit pour nous - mêmes , foit pour Id'autres ? De quelle utilité, répliqua Venjdredi avec amertume.' elle nous a privés de Inotre canot, & voila tout. Ainfi, paree que 1'un & 1'autre qui avons jPefprit fi borné & la vue fi courte, nous jn'appercevons d'autre effet de la tempête, Ique la perte de notre canot, tu croirois jque Dieu, dont la fageffe eft infinie, n'aujroit point eu d'autre raifon pour Pexciter ? j Comment ta foible intelügence ofe t elle juIger & limiter les deffeins immenfes du ToutjPuiffant ? Cela eft vrai, en général, dit IVendredi ; mais pour nous en particulier, Jde quelle utilité peut nous être la tempête? — ÏEft-ce a moi que tu dois le demander ? II Jn'y a que la toute -fcience qui puiffe eniIbraffer les vues infinies de celui qui gouaverne ce vafte univers. Je puis, ala vérité, )jme répandre en conjeétures; mais qui m'afIfiirera qu'elles fontjuftes? Peut-être s'étoit il > élevé ou raffemblé fur notre ifle une fi grande quantité d'exhalaifons malignes , qu'il neJ falloit pas moins qu'une telle tempête pour  lo6 Le Nouveau les diffiper, & nous préferver, foit de quel-i que grande maladie, foit de la mort même! Peut-être que ce canot que nous regrettons, s'il nous fut refté , n'eüt fervi qu'a nous; conduire a notre perte. Peut-être; — maiSi pourquoi tous ces peut-être? Ne nous fu» fit-il pas de favoir que c'eft Dieu qui exite< & calme les tempêtes a fon gré; & qu'enr lui toutes les créatures ont un pere fage te tendre? Vendredi, rentré en lui-même, euthontes de fon erreur, fe repentit de fes murmures & fe foumit au décret de la Providence.' Cependant Robinfon ne ceffoit de parcoui in des yeux tout ce qu'il lui étoit poffible de: découvrir de la vatte furface de la mer; il ne pouvoit s'empêcher de chercher quelque: navire: mais il n'appercut rien qui en eüti feulement 1'apparence. II en conclut qu'il s'étoit trompé , & que ce qu'il avoit pris: pour des coups de canon, étoient fans doute: des coups de tonnerre. Afïligé de renoncers a une fi douce efpérance, il reprit le che-' min de fon habitation. 11 ne put y être tranquille; il lui fembloit't toujours voir un vaiffeau a Pancre, pres de' fon ifle. II monta donc encore fur la col-, line, d'oü. Pon découvroit la cóte occiden-1' tale; mais il n'appergut rien qui put fiatten fa douce rêverie. Mécontent & toujours; in qui et, il fe rendit au pied d'une montagne] très-élevée, du haut de laquelle il pouvoifi obferver la cóte oriëntale; il monta en diligence, & parvenu au fommet, il jette urJ  Robinfon. 107 pup d'ceil fur la mer. - Ciel! quel faififleInent de joie ! vil découvre qu'il ne s'étoit aas trompé. ' Tous. Oh! - Le Pere. II voit un vaiffeau; &, malgré la diftance , il le voit fi diftinctement, ju'il ne peut douter que ce n'en foit un , k. même'des plus grands. Vous me dif>enferez, mes enfans , de vous faire ici la >einture inutile de 1'excès de fa joie & de bn raviffement. II part comme un trait, k arrivé hors d'haleine a fon habitation: il e faifit de fes armes, fans lefquelles il ne i'éloignoit jamais, & ne put dire a Vendreli, étonné de le voir ft agité, que ces mots: as font la! vite.' vite! il remonte auffi-tót 'échelle de cordes, & part comme un éclair. Au troublé, a PemprefTement & aux paoles entrecoupées de fon maitre, Vendredi ugea que les Sauvages étoient pres de la; 1 prit pareillement fes armes, & le fuivit in toute diligence. Ils firent au moins quatre lieues de cheain, avant que d'arriver a 1'endroit du ri'age le plus voifin de celui oü le vaiffeau jaroiffoit k Pancre; & ce ne fut qu'ici, que Vendredi apprit le fujet de tout cet empreffement. Robinfon lui fit voir le vaiffeau Bans le lointain. Vendredi ne pouvoit revelir de fa furprife ; malgré la diftance , il jugeoit que ce navire étoit au moins cent wis plus grand que tout ce qu'il avoit janais vu en ce genre. Robinfon exprimoit fa joie de mille ma*  loS Ls Nouveau nieres; tantót en fautant, tantót en poaflanti des cris ; d'alégreffe , tantót en embraflanti Vendredi, & en lc conjurant, les larrnes aux yeux, de partager fes tranfports. C'eth maintenant qu'on partira pour 1'Europe , qu'on arrivera a Hambourg i que Vendredil verra comme on vit dans cette ville! quel-, les maifons on fait batir! comme on y palfei fes jours dans la paix, en jouilfant de tou-i tes les 'commodités & de tous les agrémens de la vie! C'étoit un flux de bouche qui ne tariflbit point. II auroit parlé fans interrupi tion jufqu'au lendemain, s'il ne fe fut fou-. venu qu'il étoit déraifonnable de perdre unr tems précieux en paroles inutiles, & qu'ili devoit fur-tout, par toutes fortes de moyens, cbercher a fe faire remarquer par les gens de Péquipage du vaiffeau. Mais commenü s'y prendre? C'étoit-la Pembarras. II tffaya de fe faire entendre par le foni de fit voix , mais inutilement, quoique le vent eut changé pendant 1'orage & foufflan préfentement de Pifle vers le vaiffeau. 111 ptia donc fon ami d'allumer bien vite un feu qui put être vu des gens du navire. Cela fut bientöt fait, & ils exciterentuneflamme qui s*élevoit a la hauteur des arbres. II avoit les yeux continuellement fixés fur le navire , s'attendant a voir a tout moment mettre en mer une chaloupe qui viendroit a terre; mais fon attente fut inutile. Enfin, comme le feu étoit déja allumé, depuis plus d'une heure, fans qu'il parüt aucune chaloupe, Vendredi offrit de fe rendre  Robinfon. dre au vaiffeau a la nage, quelque éloigné qu'il fut, & d'inviter les gens de 1'équipage ii venir a terre. Robinfon 1'embraffa & y confentit, a condition qu'il auroit foin de ne pas s'expofer témérairement, & qu'il ne négligeroit rien pour conferver fes jours» Auffi-töt "Vendredi quitte fon habit de nat» tes, coupe un rameau, le tient a la bouche, & s'élance gaiment fur les flots. Robinfon. 1'accompagnoit des yeux & des vceux les plus ardens. Charlot. Mais pourquoi ce rameau? Le Pere. Une branche d'arbre verte eft chez les Sauvages un figne de paix : celui qui s'approche d'eux, un rameau a la main, n'a rien a craindre de leur part. Ce fut donc pour fa ftïreté que Vendredi prit cette précaution. II arriva heureufement prés du navire, en fit plus d'une fois le tour a la nage, en appellant quelqu'un; mais perfonne ne lui répondit. En appercevant 1'échelle qui pendoit d'un cöté, il la monta fon rameau éi la main. Affez élevé pour voir fur le tillac, il fut effrayé a la vue d'un animal qui lui étoit abfolument inconnu; il étoit couvert d'un poil noir & frifé; & a Piuftant même qu'il appercut Vendredi, il pouffa des cris tels que celui-ci n'en avoit jamais entendu de pareils ; bientót il fe tut, & fe montra li doux, fi careffant, que Vendredi ceffa de le craindre. Cet animal s'approcha d'une maniere fi humble , fe traina en agitant fa Tornt //, K  m Le Nouveau queue & en pouffant des hui-lemens fi plainiifs , que Vendredi comprit qu'il imploroit fon fecours & fa proteétion: quand il fe fut trainé & arrêté a portee, Vendredi hafarda de le careffer, & cet animal parut tranfporté de joie. Vendredi, monté fur le pont, le parcourut, continuant d'appeller du monde; mais perlbnne ne fe préfenta. Comme il ! étoit occupé a admirer la plupart des objets furprenans qui s'offroient a fes yeux fur le tillac, ayant le dos tourné a 1'éeoutille, il recut foudainement, par derrière, un coup fi rude, qu'il tomba tout de fon long. II fe releve plein d'effroi, jette les yeux autour de lui, refte confterné en appercevant un animal affez grand, a cornes recourbées, & avec une barbe longue & épaiffe , qui, dreffé fur fes jambes de derrière, fe préparoit, d'un air menaeant, a lui faire un fecond accueil. Vendredi pouffa un cri percant & fe précipita dans la mer. Le premier de ces animaux , qui étoit noir, & que vous aurez, fans doute, reconnu a la defcription que j'en ai faite. Jean. Oh! oui; c'étoit un barbet. Le Pere. Précifément. Ce barbet, dis-je, a 1'imitation de Vendredi, fe jette auffi a la ■mer, & le fuit a la nage. Vendredi, entendant derrière lui le bruit de la chüte du barbet dans 1'eau, s'imagina que c'étoit le raonfire cornu qui le pourfuivoit; il en fut tellement faifi de frayeur, qu'il fe trouva prefque hors d'état de nager, & fur le point .d'être abimé. Nouvel exemple, oü nous;  Robinfon. i ï 1 voyons combien la peur peut nuire, puifqu'elle nous précipite dans des dangers que nous ne courrions point, li nous ne lui laiffions prendre aucun empire fur nous. II n'ofa pas même hafarder de regarder derrière lui; après s'être un peu remis, il nagea avec une telle vitefie, que le barbet put a peine le fuivre. Parvenu au rivage, fans pouvoir dire un mot, il tomba évanoui aux pieds de Robinfon. Le barbet arriv» peu de momens après. Robinfon n'épargna rien pour faire revenir de fon évanouiffement Ie fidele compagnon de fa vie foli'taire. II le couvre de baifers, Je frotte, le fecoue, Pappelle a haute voix par fon nom; mais il fe palfa quelques minutes avant que Vendredi ouvric les yeux & donnat quelque figne de vie. Dès qu'il fut en état de parler , il fe mit a raconter la terrible aventure qui venoit de luf arriver: comment le navire lui avoit paru une grande montagne de bois, fur laquelle trois grands arbres s'étoient élevés ; (il parloit des mats) comment 1'animal noir lui avoit fait mille careffesj comment le monftre a barbe & a cornes avoit voulu le tuer; il ajouta enfin qu'il croyoit que ce monftre étoit le maitre de cette montagne de bois flottante, puifqu'il n'y avoit pu voir aucun homme. Robinfon 1'entendit avec beaucoup de furprife. Sur ce mot, il jugea que le monftre cornu devoit être un bouc ou une chevre, que le navire étoit échoué , & que 1'équipage Pavoit abandonné , pour fe fauver avec K a  3!2 Le Nouveau les ehaloupes; mais il ne pouvoit compren- . dre ce que cès gens étoient devenus. S'ils avoient gagné fon ifle, felon toute vraifemblance; ils auroient du aborder au même endroit oü il fe troüvoit aétuellement avec Vendredi; mais on n'en appercevoit aucun vettige. S'ils avoient péri, en voulant fe fauver, ou leurs cadavres, ou les ehaloupes, ou les uns & les autres devoient avoir été jetés, & fe retrouver fur le rivage. Cependant il fe fouvint que le vent avoit changé durant 1'orage; que foufflant a 1'oueli » il avoit tourné tout-a-coup a 1'elt: cette circonftance lui parut expliquer'tout ce qu'il avoit eu d'abord de la peine a comprendre. Certainement, difoit-il en lui même, ces gens entrés' dans les ehaloupes, auront été furpris par le vent d'efi, qui ne leur aura pas permis d'arriver fur nos cótes. La tempête les aura portés a Pouefl; ainfi peutétre ont-ils péri dans cette route incertaine;. peut-être ont-ils été entrainés par quelque courant; - peut-être auffi ont-ils été conduits a une des Mies qui font a Poccident: faffe le ciel que cette demierc conjeélure foit lavéritable, dit-il, en foupirant! il communiqua fbn idéé h Vendredi, qui la trouva auffi très-vraifemblable. Mais quel parti prendrons-nous, dit Robinfon ? Que Péquipage ait péri, ou qu'il foit feulement égaré par les vents, dans Pun & 1'autre cas, nous n'avons rien de mieux & faire que de retirer du navire le plus d'effets qu'il nous fera pofhble. Mais comment.  RobinfoTti Ii$ nous y prendrons-nous, 5t préfent que nous n'avons plus de canot? En ce moment, il regretta fon canot prefque auffi vivement que Vendredi Pavoit regretté quelques heures auparavant; il chercha les moyens de remplacer ce canot, ou d'y fuppléer. Mais il fut long-tems fans rien imaginer de convenable. Conflruire un autre canot, cet ouvrage prendroit trop de tems. Joindre le navire a la nage, il n'ofoit le tenter, vu Péloignement ; d'ailleurs , que pouvoit-il efpérer de fauver par ce moyen? Jean. Je fais bien ce que j'aurois fait. Le Pere. Eh bien! qu'aurois-tu fait? Jean. J'aurois fait un radeau. Le Pere. Et voila auffi précifément lfdée qu'eut enfin Robinfon. Un radeau , fe dit-il a lui-même, eft ce qui fera plus tót fait, Fréderic. Qu'eft ce qu'un radeau ? Jean. N'as-tu pas remarqué , lorfque nous fumes, 1'autre jour, voir le lacht, qu'il y avoit plufieurs radeaux fur 1'Elbe? Fréderic Ah! oui; ce font plufieurs poutres ou pieces de bois liées Pune a 1'autre, en forte qu'on peut être deffus, & aller fur l'eau, comme fi c'étoit un bateau. Le Pere. Précifément. C'eft un femblable radeau que Robinfon vouloit faire, pour fe rendre au vaiffeau, afin de fauver tous les effets qu'il pourroit emporter. II fut décidé que Pun d'eux iroit a 1'habitation, & apporteroit des vivres pour un jour, de même que les cordes & les outils qui s'y trouveroient: comme Vendredi étoit le plus dipK3  Le Nouveau pos, ce fut lui qui fut chargé de cette commifiion. Pendant qu'il 1'exécutoit, Robinfon abattit des arbres pour un radeau. Vendredi ne put être de retour qu'au jour tombant. En 1'attendant, Robinfon prit beaucoup de plaifir au barbet qui Pintéreffa , a titre, fi Pon peut s'exprimer ainfi, de compatriote Europeen. Le barbet, de fon cöté, paroilfoit tout réjoui de fon heureufe rencontre ; & pour plaire a Robinfon, il fit devant lui tous les tours auxquels il avoit été dreflé. Au retour de Vendredi, Robinfon n'eut rien de plus; prefie que de donner a ce barbet une portion du fouper, quoique, ce jour-la, iP n'eut lui-même encore rien pris. Heureufement il faifoit un beau clair de lune ; ils travaillerent 1'un & Pautre , fans difcontinuer, envirou jufqu'a minuit: ils fe fentirent alors fi accablés defommeil, qu'il leur fut impoifible d'y réfifter. Nicolas. Je le crois bien; ils n'avoient pas dormi toute la nuit précédente. Didier. Et ils s'étoient donnés tant de mouvement toute la journée, fur-tout. Vendredi! i Le Pere. Ils fe coucherent furie gazon,. & lailferent au barbet le foin de les garder: celui-ci fe plaga a leurs pieds. Ainfi, jufqu^au retour de 1'aurore , ils puiferent de nouvelles forces dans le repos, d'un doua» §c profond fommeil.  Robinfon. frjjjft VINGT- QU ATRIEME SOIREE. Le Pere. A peine Paurore com.* mencjoit a rougir l'horizon a Porient, que le vigilant Robinfon éveilla fon compagnon, pour continuer Pouvrage qu'ils avoient commencé la veille. Ps travaillerent fi affiduement tout le jour, que le radeau futachevé dès Ie même foir. Ps avoient tcllement joint enfemble une doublé rangée de tiges d'a'rbres , tant avec des cordes qu'avec des ofiers , qu'ils en avoient formé un plancher folide, propre a voguer , qui avoit environ vingt pieds de longueur, fur prefque autant de largeur. Ils avoient eu aufii la précaution de conflruire ce radeau fur des rouleaux, pres du rivage,. pour qu'il leur fut plus facile de le mettre a flot fans perte de tems. Heureufement le reflux fe fit fentir dès la pointe du jour. Ils ne diffcrerent pas un inllant a conduire leur radeau a la mer, afin de profiter de la retraite des eaux, qui, comme un courant, les conduiroit au vaiffeau échoué. Ils partent, ils font en mer; & en moins d'une demi-heure, ils arrivent prés du batiment. Quelle émotion n'éprouvoit pas Robinfon en approchant de ce navire Europeen! il eut voulu 1'embraffer , coller fes levres fur ehacune de fes parties, tant les circonflances K 4,  itït5? Le Nouveau . d'être venu d'Europe,.d'avoir été conftruuy monté & amené par des Européens, le lui rendoient iniéreffant. Mais , hélas! ces chers Européens eux-mêmes- avoient difparu; peutêtre avoient - ils été engloutis par les flots. Conjedture affiigeante pour Robinfon, qui,. volontiers, eut facrifié la moitié des triftes jours qu'il avoit encore a vivre v afin de retrouver les gens de 1'équipage, & faire voile avec eux pour 1'Europe. Mais devant renoncer a cet efpoir, il ne-lui reftoit qu'a. fauver du vaiffeau autant d'effets qu'il lui feroit poffible, pour les faire enfuite fervir a fon ufage. Théophile. Mais pouvoit-il s'emparer d'effets qui ne lui appartenoient point ? Le Pere. Que penfes-tu, Jean? lepouvoit-il ? Jean. II lui étoit, fans doute, permis> de les retirer du vaiffeau & de les tranfporter a terre j mais fi les propriétaires fe retrouvoient, il étoit-obligé de. les leur reftituer. . Le Pere. La juftice le veut ainfi; s'il ne retiroit pas les effets, ils fe perdroient peua-peu dans Peau ; il avoit donc quelque droit a leur ufage; il pouvoit , fans fcrupule , s'approprier fur le champ ce qui lui étoit le plus néceffaire, le retenir même & le compter comme un flüaire que les propriétaires, fi jamais ils fe préfentoient, ne pouvoit lui refufer, pour les peine's qu'il fe feroit données.en fauvant le refte de la cargaifon. Pour ce qui concerne en général les nauftages, voici ce dont on eft convenu dans  Robinfon. tif quelques Etats civilifés. On fait ordinairement trois parts des effets naufragés : la première eft pour les propriétaires, s'ils viverrt encore; ou s'ils ont péri, pour leurs héritiers : la feconde eft adjugée a ceux-la même qui ont fauvé les effets ; & la derniere appartient au Souverain du pays. Nicolas. Au Souverain ? Pourquoi lui en revient-il une portion ? Le Pere. Voila une queftion —a laquelle je ne puis guere donner, pour le préfent une réponfe fatisfaifante. En attendant, je vous dirai la-deffus ce qui eft maintenant a votre portée. Ecoutez , mes enfans : Le prince, en un mot, le Souverain, quelque nom qn'il porte, entretient fur les cótes des gens obligés, par état , de veiller fur les effets naufragés, pour qu'il n'en foit rien détourné, & pour qu'au contraire tout ce qu'on en peut fauver foit dépofé en lieu de füreté. Sans ces précautions, le Négociant a qui la cargaifon appartient, en retireroit rarcment quelque chofe, paree que les marchandifes feroient toujours ou gatées ou volées. Or, il en coüte au Souverain pour entretenir Ges geus. 11 eft donc jufte qu'il foit rembourfé par ceux-la. même qui recueillent le fruit de cet établiffement difpendieux. Voila pourquoi on a réglé que le tiers des effets naufragés appartiendroit au Seigneur de la cóte; & g'elt ce qu'on appelle Droie de. Varech, Conféquemment Robinfon étoit autorifé a s'approptier les deux tiers des effets qu'il  ilS Lc Nouveau pourroit retirer du vaiffeau échoué , & hty les appliquer, comme lui appartenant légt-| timemeot, a tel ufage qu'il lui conviendroit.:| Jean. Les deux tiers ! Le Pere. Oui; un tiers pour fes foins &: fes peines, & 1'autre, a titre d'unique &: légitime fouverain de Pifle, prés de laquelle: le vaiffeau avoit fait naufrage. Didier. Mais qui Pavoit invefti de lai fouveraineté de cette ifle ? Le Pere. La faine raifon. Une terre 2 comme toute autre chofe, qui n'a point de: maitre, appartient naturellement a celui qui le premier s'en met en poffeffion; & c'étoit ici précifément le cas. Lorfque Robinfon fut un peu revenu dei 1'excès de joie oü-Pavoit jeté la vue d'un navire Européen, fon premier vceu fut qu'il ne fe trouvat pas endommagé, & qu'il püt être remis a flot. En ce cas, il étoit tout réfolu de s'y embarquer avec Vendredi, &i de faire voile , linon pour 1'Ëurope , dn moins pour quelque colonie Européenne en Amérique, malgré le danger de s'expofer effi pleine mer fur un vaiffeau, fans équipage, & fans avoir les connoiffances qu'exige la: navigation. II fit le tour du navire avec foni radeau ,. & fbnda le fond de la mer aux environs ; mais il eut le chagrin de s'affureri qu'il falloit renoncer a 1'efpérance de revoir i jamais le vaiffeau a flot. La tempête Pavoit jeté entre deux ro-h chers, oü il étoit tellement engagé, qu'il n'yf avoit, aucune poflibilité de le faire avancerè  Robinfon. 119 ai reculer; & il devoit reder jufqu'a ce que les vagues, en le battant, 1'eulfent enlin mis en pieces. Déehu de toute efpérance, Robinfon fe hata de monter a bord, pour examiner en quoi confifioit la cargaifon, & fi elle n'étoit point avariée. Vendredi avoit fi pen oublié fa frayeur de 1'avant-veille, qu'il eut de la peine a fe réfoudre d'accompagner fon maitre fur le pont. II 1'êhtreprit pourtant, mon fans trembler, puifque le premier objet Iqui s'olfrit a fa vue, fut ce terrible monftre icornu. ï.-.Mais il n?étoit pas fi farouche qu'auparajvant. Couché , affoibli, il paroiffoit ne pou[yoir fe relever : c'eff. que , depuis trois ijours, perfonne n'avoit eu foin de lui donroer fa nourriture. Robinfon , qui d'abord is'en douta, n'eut rien de plus preffé que de chereher de quoi appaifer la faim de cet lanimal défaillant. Comme la diftribution inIsérieure d'un vaiffeau lui étoit affez connue, lil n'eut pas de peine a trouver .ce qu'il cheriehoit, & il eut le plaifir de voir avec quelle avidité la chevre ("car c'en étoit une) dévoroit ce qu'il venoit de lui préfenter, tandis que Vendredi, de fon cóté, ne pouvoit fe laffer de contempler la figure étrange de cet ianimal qui lui étoit inconnu. . Enfin Robinfon commencé a vifiter le navire ; il paffe de eahute en cahute, de pont en pont, & par-tout il trouve mille chofes qu'en Europe on daigne a peine regarder, mais qui toutes font pour lui d'un prix infini, lei, c'étoient des provifions de  f ao Le Nouveau bifcuit, de riz, de farine, de froment, de; vin, de poudre a canon, de balles, de gre-: naille; la, des pieces de canon , des fulils , des piftolets, des épées , des fabres & de»! couteaux de chaffe ; aiHeurs, des haches,, des fcies , des tenailles , des vrilles, des, xapes , des rabots, des hiarteaux, des barres de fer, des clous, des couteaux, des ci-i feaux, des aiguilleó", des épingles : plus loin, il voit des pots, des écuelles, des alfiettes, des cuilleres , des pincettes, des foufflets, des pelles & d'autres ufienliles de cuiline, tant de bois que de fer , d'étain , de cuivre.: Enfin, il trouve des caifies reniplies d'ha-t bits, de linge, de bas, de fouliers, de borA tes & de quantité d'autres chofes , pour une feule defquelles 1'extafié Robinfon, fi 1'on: eut offert de la lui vendre , eut volontiers donné fon lingot d'or , déja oublié depuisi long-tems. Vendredi étoit flupéfait h la vue de tant d'objets qui lui étoient tous également in-i connus, & dont il ne pouvoit foupconnet 1'ufage. Robinfon, au contraire, ne fe pofféi doit pas ; iipïeuroit de joie : femblable a un enfant, il touchoit a tout, il fe faififfouS de! chaque objet pour le pofer auffi-tót qu'in s'en préfcntoit un autre qui lui paroifibiu préférable. 11 voulut enfin defcendre a fond* de cale, mais il le trouva inondé; preuvej qu'il s'étoit fait au navire une grande voie d'eau. II fe confulta pour favoir ce qu'il devoit em-t porter dans fon premier voyage, & il ne lui futi  Robinfon. 121 Tut pas facile de fe déterminer fur le choix*.' C'elt tantöt une chofe, tantót 1'autre, qu'il eflime être d'une néceflité plus abfolue; & fouvent il rejette ce qu'il vient de préférer9' pour lui fubttituer un autre article, qui eft auffi rejeté a fon tour. Enfin pourtant foa choix fe fixe fur les objets fuivans , comme étant, pour lui, les plus précieux de tous ceux qu'il peut emporter. i°. Deux barils, 1'un de poudre a canon, & 1'autre de grenaille de plomb; 20. deux fufils, deux paires de piftolets , deux épées & deux couteaux de chaffe; 30. deux habillemens complets , 1'un pour lui, 1'autre pour Vendredi; 40. deux douzaines de chemifes; 50. deux haches, deux fcies, deux rabots , une couple de barres de fer, quelques marteaux, & plufieurs autres outils de fer; 6°. quelques livres, du papier blanc, avec de Penere & des plumes; 70. un briquet avec de* Pamadou & des pierres a feu ; 8°. une tonnen de bifcuit; 9°. quelques pieces de toiles i voile io°. enfin , la chevre. Fréderic. La chevre! oh! il pouvoit s'en paffer. Le Pere. Cela eft vrai, mon petit ami; mais la chevre ne pouvoit pas de même fe paffer de lui. Robinfon étoit trop compatifjfant, pour laiffer cet être vivant expofé au idanger de périr avec le vaiffeau qui pourroit ife trouver fubmergé avant fon retour. D'ailgeurs, il y avoit encore de Ia place pour elle fur le radeau, après y avoir placé tout ce .qu'il crut être pour lui d'une grande né- 1ome II. l  122. Le Nouveau ceffité; il fe garda bien de 1'oublier, il 1'emmena. Mais il dédaigna d'emporter des articles qui, en Europe, euffent été les premiers fur lefquels on fe feroit jeté avec tranfport. Une tonne de poudre d'or, & une caflette remplie des plus précieux diamans , qu'il avoit trouvés dans la chambre du Capitaine. II ne fut nullement tenté de les prendre avee lui, paree qu'ils ne pouvoient lui être d'aucune utilité. II employa tant de tems a vifiter le vaiffeau , a ouvrir & vider les cailfes, a s'extaüer, a choifir & a placer fur le radeau ce qu'il vouloit emporter, que lorfque tout fut fini, il ne reftoit qu'une heure avant que la marée montat. Ils étoient obligés d'en profiter , paree que fans le flux il ne leur eut guere été poffible de regagner le rivage. Robinfon employa cette heure a diner a 1'Européenne, ce qui ne lui étoit pas arrivé depuis longtems. II alla donc chercher une piece de bceuf fumé , quelques harengs , des bifcuits , du beurre, du fromage & une bouteille devin,, fervit le tout fur une table , dans la chambre : du Capitaine : Vendredi & lui s'affirent fur: des chaifes. Cela feul, de manger a une table , afiis fur des chaifes, d'avoir des afliettes, de fe fervir d'un couteau & d'une four- j chette, de prendre enfin un repas avec la 1 plupart des commodités des Européens , fit l[ a Robinfon un plaifir qu'il feroit impoflible | de vous expriraer. De plus, les mets eux-  Robinfon. 123 mê'mes, fur-tout le pain , qui tant de fois avoit été en vain 1'objet de fes defirs. — Non, vous ne pouvez iniaginer combien fon palais en fut délicieufement affeété. II faudroit, comme lui, avoir été privé, durant neuf années confécutives , de tous ces alimens & de toutes ces commodités, pour concevoir, dans toute fon étendue la volupté qu'il en reifentit. Vendredi , qui ne connoilfoit rien a la maniere de manger des Européens , étoit fort embarraffé, & ne favoit faire ufage, ni du couteau , ni encore moins de la fourchette. Robinfon lui fit voir comment il devoit s'en fervir; mais Vendredi voulant i'imiter, & porter un morceau de viande a la bouche avec la fourchette, par habitude , ce fut fa main avec le manche de la fourchette qu'il porta a fit bouche; le morceau de viande alla vers fon oreille. Robinfon lui ayant fait goüter du vin, il refufa conftamment d'en boire; accoutumé a l'eau pure, fon palais ne pouvoit fupporter le piquant d'une liqueur fermentée. Le bifcuit, au contraire , fut fort de fon goüt. La marée monte ; ils defcendent fur le radeau , ils démarent , & font doucement entrainés par le flux du cóté de 1'ifle. En peu de tems ils arrivent au rivage, & ils fe hatent de mettre a terre les effets dont le radeau étoit chargé. Vendredi fut très-curieux de favoir ce que fignifioient toutes ces chofes, de quelle utilité elles pouvoient être. Pour commencer L i  1*4 Le Nouveau it fatisfaire cette curiofité, Robinfon fe retira derrière un builfon , pour mettre du ïinge, des bas, des fouliers, & fe revêtir d'un uniforme d'Officier. Un chapeau bordé fur la tête , & 1'épée au cóté , il vint tout acoup fe préfenter a Vendredi. Celui-ci furpïis , étonné, recule quelques pas, doutant réellement, au premier coup-d'ceil, que ce füt fon maitre, ou quelqu'ctre au-deffus de 1'efpece humaine. Robinfon ne put s'empê-j cher de rire de fa furprife; il lui tendit ami* calement la main, Paflurant qu'il étoit toujours le même , toujours fon ami Robinfon, quoiqu'il eut changé d'habillement, & pour ainfi dire de fortune. II lui donna un habit complet de matelot, lui indiqua Pufage de chaque piece , & lui dit de paifer derrière le builfon , pour changer aufii de vêtement. Vendredi fe retira : que fit toilette fut longue! il mettoit chaque piece tout de travers ; que d'eflais ne fit-il point! par exemple, il paffa les deux jambes dans les manches de la chemife; il paffa auffi les deux bras dans les canons des culottes, dont il fe recouvroit la tête par derrière; il vouloit: boutonner la camifolle fur le dos. Que de tentatives! que d'erreurs reconnues & corrigéesl D'abord il s'y prit mal, pour parler avec La Fontaine ; puis un peu mieux, , puis bien ; puis enfin il n'y manqua rien. ï II fauta de joie comme un enfant, quand 'i il fe vit vêtu de la forte, & fur-tout quand | il eut éprouvé combien cet habillement étoit jr commode, & même propre a le garantir de  Kobinfon. 125 la piquüre des moufquir.es. II n'y eut que les fouliers qui lui déplurent ; il les trouvoit incommodes & inutiles. II pria donc qu'il lui fut permis de les quitter, & Robinfon. lui témoigna qu'il pouvoit faire a cet égard tout ce qu'il jugeroit a propos. Celui-ci lui ayant montré 1'uGige des haches & de plufieurs autres outils, il en fut tranfporté de joie & d'admiration. II s'en fervirent fur le champ, pour faire un ma\t pour leur radeau , afin qu'a 1'aide d'une voile ils puffent entreprendre a 1'avenir leurs voyages au vaiffeau, fans être obligés d'attendre le tems des marées. Robinfon fe chargea feule de cet ouvrage , & envoya Vendredi a Thabitation, traire les lamas; ce qu'ils avoient négligé depuis deux jours. Pendant fon abfence , Robinfon chargea un fufil; il fe réfervoit le plaifir de furprendre fon ami par 1'effet étonnant de la poudre a canon. Comme Vendredi a fon retour, admiroit la promptitude avec laquelle Robinfon avoit achevé fon travail, celui-ci appergut un faucon de mer qui, dans fon vol, emportoit un poiffon dont il venoit dc fe faifir. II prit auffi-tót fon fufil', dit a Vendredi : Vois-tu ce faucon P 11 va tornber; au même inflant il couche en joue 1'oifeau , & touche la détente; le coup part, le faucon tombe. Repréfentez-vous la furprife & la frayeur de Vendredi. II tomba comme s'il eut été frappé du même coup: auffi-töt fon ancienne 1 fuperflition au fujet du Toupan ou du Ton* L 3  gi16 Le Nouveau nani fe réveilla. DUH cet ioflft ble , il prit fon niaitre pour lc Toupan. 11. fe releva, mais il refta fur fes genoux, teu- dant vers Robinfon des mains trerublantes \ & fuppliantes, fiat pouvoir pooGfrei iui Hul mot. Robinfon étoit bien éloigtié de plaifan::r fur quelque fujet que ce fut, lorfqu'il s'y mêloit des idéés de religion , même erronées.. Dès qu'il fe douta des penfées fuperftitieufes de Vendredi, il fut faché de ne 1'avoir pas prévenu , & il fe hata de réparer fa faute. 11 le releva avec amitié, l'embralTa avec tendreffe, 1'exhorta de ceffer de trembler, & a.. fe ralfurer, ajoutant qu'il alloit tout de fuite lui apprendre a produire le même éclair, le même tonnerre & la même foudrc, & qu'il . n'y avoit rien , en tout ce qu'il avoit vu & entendu, qui ne fut naturel, II lui expliqua la nature & les effets de la poudre a canon; il lui fit obferver la conflruélion du fufil, le chargea en fa préfence, & le remit entre fes mains pour qu'il tirat lui-même. Mais Vendredi étoit encore trop effrayé; il pria Robinfon de réitérer lui-même cette expérience. Celui ci placa un but a la diftance de cent pas, & fit feu, ayant Vendredi a fon cóté. Peu s'en fallut qu'il ne fut terraffé une feconde fois , tant ce qu'il voyoit & ce qu'il entendoit lui paroiffoit furnaturel. Lc but étoit atteint de plufieurs grains de dragee, qui avoient pénétré alfez ayant dans le bois. Robinfon lui. ayant fait remarquer cette ch>  Robinfon. XVf confiance, le laiffa conclure de lui-même eombien déformais ils feroient en füreté contre les attaques des Sauvages , ayant en leur pouvoir ce tonnerre faélice & cette foudre artificielle. Ge dont il venoit d'être témoin, & tout ce qu'il avoit vu fur le navire, lui infpira une li profonde vénération pour les Européens en général, & pour Robinfon eu particulier, qu'il lui fut impoffible, pendant plufieurs jours , de reprendre avec fon ami le ton de familiarité auquel il étoit accoutumé. La nuit étant furvenue, mit fin aux agréables travaux de cette heureufe journée.. VINGT-CINQUIEME SOIRÉE. Le Pere. Je vous feral fans douts plaifir , mes chers enfans , d'en venir tout de fuite &. fans préambule , a notre ami Robinfon. Depuis qu'il étoit dans fon ifle, il n'avoit point encore dormi d'un fommeil fi doux & li tranquille, que celui qu'il eut cette nuit même, paree que jamais il ne s'y étoit vu auffi heureux qu'a. préfent; mais auffi jamais homme ne fut plus pénétré que lui d'amour & de reconnoiffance envers le Bienfaiteur fuprême , a qui il étoit redevable de cette félicité. Combien de fois, lorfqu'il fe trouvoit feul, ne. reniercia-t-il pas, dans la pofr L 4  Ii15 Le Nouveau ture la plus refpeétueufe , le Difpenfateut' célefte, pour tous- les avantages qu'il venoit de lui accorder! II ne fe contenta pas d'éprouver ces feminiens-de gratitude; il voulut encore les communiquer a Vendredi. Dans cette vue, il iui enfeigna, avant de fe coucher un cantique d'action de graces, qu'ils entonuerent, le cceur touché & attendri , a la louange de 1'Etre fuprême, leur pere coni* mun. Le lendemain , ils fe leverent de trèsbonne heure; ils tranfporterent tous leuiseffets dans un bofquet, & les couvrirentde branches, pour les garantir de la pluie , s'il en furvenoit; ils démarercnt enfuite aucommencement du reflux , pour retourner au bris. Fréderic. Qu'cft-ce qu'tin brisf Le Pere. On appelle ainfi un vaiffeau échoué & déja eutamé J'oubliois de vousi dire qu'ils s'étoient auffi pourvus de quel- ■ ques rames. Ce voyage fe fit donc en moins-; de tems que le premier, & tout auffi heu- • reufement. lis eurent d'abord foin de def- ■ cendre toutes les planches qu'ils trouverent: dans le navire , fur leur radeau , pour lui donnet comme un doublé plancher, afin que: les effets qu'ils fe propofoient d'emporter, y fulfent plus ti fee que ceux qu'ils avoient i tranfporté le jour précédent. Robinfon fit une nouvelle revue de la:* cargaifon , pour choifir cc qu'il croiroit préférable parmi une fi grande quantité d'effets, qu'il lui étoit impoffible de tranfporter tous  Robinfon. ï2 |Jt Ja fois. Pour le coup, il fut moins embarjrafië paree qu'il avoit déja mis en füreté les artieles les plus nécelfaires ; cependant il ne préféra rien fans difcernement. Entr'autres , il réfolut de tranfporter une Ides fix petites. pieces de canon dont le vaifjfeau étoit armé. I Jean. Une piece de canon ! II me femple qu'il eut pu emporter quelque chofe de blus utile. [ Le Pere. Cela eft vrai, pour nous qui jen jugeons de loin : Robinfon, au contraire, Iqui voyoit de prés toute fa fituation , eftima Ique cette piece de canon lui feroit très-néjcelfaire ,, ne füt-ce que pour fa propre traniquillité. I Jean. Comment donc?I Le Pere, L'endroit du rivage oü il étoit pbligé de dépofer, pour le moment, les effets qu'il tiroit du navire, étoit ouvert de «outes parts , & fe trouvoit malheureufejHient pres du lieu oü les Sauvages avoient ijpoutume de débarquer. II pouvoit, a la vé« lité, affez fe repofer fur le fecours dont lui. fcroient, en cas d'attaque, fes fufils & fes fciftolets ; mais Pidée, que par-tè il fe verroit lencore réduit a la Gruelle nécelfité de donper la mort a quelques-uss de ces malheuireux Sauvages, le faifoit frémir toutes les ifbis qu'elle fe préfentoit. II jugea donc que s'il avoit fur le rivage une piece de canon , fil pourroit , dès qu'ils s'approcheroient de Ij'ifle , dans leurs pirogues , faire paffer un boulet par-defiüs leurs tctes, les épouvaa-  r^o Le Nouveau ter & les engager vraifemblablament a re-1 brouffer. Tu vois donc préfentement, mon cher r] ami, combien nous fommes fujets a noussj tromper, quand nous voulons nous ingéren a prononcer fur la conduite d'autrui. Rare-ment connoiffons - nous tous les motifs quri déterminent un homme a agir. - Comment t donc ofons-nous être alfez préfomptueuxc pour nous ériger en juges de fes aétions?0 Un homme lage croit ne pouvoir jamais être: trop circonfpeét, dans les jugemens qu'il por-, te fur les démarches d'un autre; il s'abftientt même d'en décider, a moins qu'il n'y foit: obligé; il fent qu'il en a bien affez a penfer a lui-même, & a difcuter fes propree affaires; & c'eft auffi de la forte, meschers'i enfans, que nous en agirons a 1'avenir. Outre la piece de canon, ils mirent en- ■ Core fur le radeau les provifions fuivantes:: i. Trois petits facs, 1'un de feigle, 1'autre: d'orge , & le dernier, de pois; 2 une?: caifle de clous & de vis; 3. une douzaine: de haches; 4. un baril de póudre avec des l balles & de la dragée; 5. une voile; 6. uneSl meule a aiguifer. Théophile. Pourquoi cette meule? Le Pere. Pour aiguifer les couteaux, | les haches & les autres outils, quand ils l! feroient émouffés. Théophile. Eft-ce qu'il n'y avoit point» de pierres dans 1'ifle ? Le Pere. Des pierres en quantité , mais-1 point a aiguifer. N 'as-tu pas remarqué que ii  Robinfon, j 31 ! celles qui fervent a cet ufage, font d'une jefpece particuliere, & qu'elles doivent être : beaucoup moins dures que la plupart des lautres pierres? Théophile. Oui. Le Pere. Eh bienl Robinfon n'avoit |pas encore rencontré, dans fon ifle, de jcette efpece de gres moins dur, compote Sde grains de fable: néanmoins une meule a f aiguifer eft, pour tous ceux qui doivent fe é fervir d'outils tranchans , non - feulement jtrès-utile, mais encore d'une néceffité indifipenfiible. II la préféra donc, fans héfiter, f au fable d'or & aux diamans qu'il avoit déja Jdédaignés a fon premier voyage. Avant de démarer , Robinfon examina il'état aétuel du navire. II trouva que l'eau jgagnoit, & que les vagues & le frottement Icontre les rochers avoient déja détaché pluSfieurs planches des deux cötés du vaiffeau. lil prévit donc que la première tempête achejveroit de mettre le bris en pieces, & il en jconclut qu'il devoit fe hater de fauver tout ice qu'il pourroit de la cargaifon. Comme le vent fouffloit alors du cöté de ifl'ifle , ils purent partir a 1'aide de la voile t& des rames, quoique le reflux, a peine a smoitié écoulé , leur fut contraire. Chemin tjfaifant, Robinfon fe fit un reproche qui «nous donne une preuve de fa parfaite équité. Didier. Que fe reprochoit-il donc? Le Pere. D'avoir négligé d'emporter Por l'& les diamans. Didier, Qu'en auroit-il fait?  13* Le Nouveau Le Per.e. II n'avoit aucune vue poun lui-même fur ces objets; mais voici continent il raifonnoit: II n'eft pourtant pas abfolument impoffible, difoit-il, que le maitre< du navire ne vive encore, & qu'il ne vienne: un jour examiner s'il ne pourroit point fauver quelque chofe de la cargaifon. S'il furvenoit un coup de vent qui mit le navire eni pieces avant que tu puffes y retourner, qu'ainfi 1'or & les diamans fuffent perdus,, comment te juftifierois-tu devant Dieu, aux< yeux du propriétaire, & au tribunal de ta: propre confcience, de n'avoir penfé uniquement qu'a fauver ce qui pouvoit être a toni ufiige, fans avoir eu 1'attention de mettre en füreté les articles les plus précieux pour le: propriétaire de tous ces effets? Peut-être: que fa fortune & celle de plufieurs autres: perfonnes dépendent de cette légere attention que tu as négligé. Robinfon.' Robinfon.'' s'écrioit-il dans fon mécontentement de lui- même, combien il s'en faut que tu ne fois; encore auffi jufle que tu devrois 1'être! II fut fur le point de rebrouffer, avant de: fe donner le tems d'aborder & de reniettre en mer pour retourner au navire , tant fa i| confcience étoit agitée d'avoir négligé un de-1 voir qu'il regardoit, avec raifon, comme :| Cependant ils approcherent du rivage; &| au moment qu'ils alloient aterrir, ilscouru-t rent rifque de voir tous leurs effets s'aby- * mer daus les fiots, paree que le reflux duroit a encore, & que l'eau, du cóté oü ils alloient t  Robinfon, tjj Syant toujours moins de profondeur, Pavant du radeau fe trouva tout-a-coup a fee fur lé fable, & par conféquent plus élevé que Parriere, foutenu par les Hots qui bailfoient i chaque inftant: heureufement Robinfon & Vendredi fe trouvoient tous les deux fur Parriere ; ils purent donc arrêter les effets qui gliffoient, & les empécher de tombec dans la mer. Après qu'ils les eurent tous fixés, il fallut, pour les tranfporter a terre, fe réfoudre « marcher dans l'eau, & Ie limon jufqu'aux genoux. Par les précautions & la diligence qu'ils apporterent a ce tranfport , rien ne fe perdit, ni ne fut endommagé, & ils furent en état de reraettre en mer avant le retour de la marée. Robinfon ne fut pas plutót a bord, qu'il s'empreffa de tranfporter fur fon radeau la tonne remplie de poudre d'or, & la caffette qui contenoit les diamans. Après avoir par la foulagé fa confcience d'un fardeau qui lui pefoit , il fe crut en droit de penfer a luimême. Dans ce voyage il tranfporta a terre, entr'autres articles, quelques brouettes qui fe trouvoient fur le navire , je ne fais pour quel ufage; beaucoup d'habits & de linge, quantité d'outils &demeubles, unelanterne & tous les papiers qui étoient dans la chambre du capitaine. Comme la marée montoit, ils mirent a la voile; & tout a la fois, portés par Peau & pouffés par le vent , ils arri» verent en peu de tems au rivage. Tome/I. 6 ö|  jg^ Le Nouveau Robinfon confacra le refie de la journée a prendre une précaution qui lui parut indifpenfable. II trembloit , a 1'idée, que s'il furvenoit une forte pluie, il fe verroic ré*. duit a ne pouvoir faire ufage de ce qu'il avoit de plus précieux , c'eft a-dire , de fa poudre a canon. Pour prévenir cet accident, il réfolut de faire, dès le même jour, une tcnte d'une grande voile qu'il venoit de fauver, fous laquelle fon tréfor feroit a couvert de la pluie. Comme il étoit aöuellement pourvu de cifeaux, d'aiguilles & de fil, cet ouvrage fut bientót exécuté , & Vendredi ne tarda pas a en favoir affez, pour être en état de lui aider. Celui-ci ne pouvoit affez admirer 1'ineflimable invention de 1'aiguille & des; cifeaux, & ne ccffoit de déclarer qu'en comparaifon des indüftrieux Européens., lui & fes,compatiïotes n'étoient que de pauvres; idiots. lis acheverent cette tache avant le cou- ■ cher du foleil; & Robinfon eut encore le tems de fe donner le plaifir de faire voir Sd entendre a Vendredi 1'effet étonnant du caj non. II pointa vers la mer la piece qu'il! venoit de charger a boulet, de facon que: celui:ci effleutat la furface de l'eau, afin que: Vendredi put voir diftinétement a quelle dif4 -tance ce boulet feroit porté. Robinfon mij le'fcu au canon; & quoique Vendredi cütl déja été préparé par deux coups de fufil,. Pexplofion plus forte du canon 1'effraya tellement que. tout ie corps lui trembloit. Iie.  Robinfon: 135 buulet tra§a fa route fur la furface de l'eau, par des bonds ou ricochets, & fe déroba enfin a la vue. Vendredi déclara qu'un feul coup pareil fuffiroit pour mettre fubitement en fuite tous fes compatriotes, dufient - ils s'approcher par milliers , paree qu'ils ne doutcroient point que celui qui difpofoit d'un tel tonnerre , ne fut véritablement le Toupan. Lorfque la nuit fut arrivée, Robinfon alluma fa lanterne pour jeter un coup d'ceil fur les papiers qu'il avoit fauvés, afin de découvrir a qui le navire appartenoit, & quelle avoit été fa defiination; mais malheureufement tous ces papiers, de même que les livres, fe trouverent écrits dans une langue qu'il n'entendoit point. II eut donc encore ici une occafion de regretter d'avoir négligé 1'étude des langues étrangeres, lorfqu'il pouvoit les apprendre ; mais ces regrets venant trop tard, étoient fuperfius. 1 Deux particularités néanmoins qu'il obferva , lui donnerent quelques lumieres fur la route & fur 1'objet du voyage de ce vaiifeau. II trouva entr'autres quelques lettres pour la Barbade, qui eft. une ifle de 1'Araérique oü il fe fait un grand commerce d'efclaves. t Fréderic. Un commerce d'efclaves! Le Pere. C'eft ce que je vais t'expliquer. En Afrique, — tu te fouviens, fans doute, de quel cöté cette partie du monde eft fituée ? Préderic. Oh ! oui • elle eft au midi,M-1  3§6 Le Nouveau la - du cóté du pont verd , bien au - dela de 1'endroit oü Pon voit paitre tant d'oies que cela ne coupe point le fil de la narration. Le Pere. En Afrique donc, & dans les contrées qu'habitènt les Negres , les hommes, par leur fiupidité & leur grofiiereté , ne paroiffent guere y différer des brutes. Leurs chefs ou leurs rois, qui ne font pas plus civilifés qu'eux, les traitent en conféquence. Arrive-t-il des Européens fur ces cótes? On leur offre des troupes de Noirs a vendre , comme on vend ici le bétail au marché. Les peres même amenent leurs propres enfans pour les échanger contre des bagatelles; les Européens en achetent ainfi, toutes les années, une grande quantité, & les tranfportent en Amérique , oü on les force de s'occuper aux travaux les plus rudes,- & oü ils font traités, a tous égards avec beaucoup de rigueur. Le fort d'un pareil Efclave, car c'eft ainfi qu'on appelle ces infortunés , eft fi malheureux, que la plupart préféreroient la mort. Théophile. Mais c'eft aufii très-mal fait que d'en ufer de la forte avec des hommes.. Le Pere. Certainement cela eft très-injufte, & il faut efpérer qu'avec le tems cet commerce inique d'efclaves cefiera. Robinfon trouva encore parmi les papiers un mémoire, par lequel il put a peu prés. juger qu'il y avoit a bord du vaiffeau une centaine d'efclaves deflinés pour la Barbade. Après avoir fait part de cette cjrconftance  Robinfon, ï£jjr a Vendredi, il ajouta: Qui fait fi ces malheureux ne fout pas redevables de leur libertc a la tempête qui a fait échouer le vaiffeau? Qui fait s'ils ne fe font pas fiiuvés, ü 1'aide des ehaloupes , & s'ils n'ont pas abordé a quelque ifle, oü leurs tyrans n'ayant plus d'empire fur eux, ils fe trou vent maintenant, a leur maniere, heureux & contens? Vendredi étant convenu que cette conjeéture n'étoit point fans vraifemblance : Eh bien , mon ami, lui répliqua Robinfon, avec chaleur, aurois-tu 1'ame de répéter maintenant la. quefüon que tu me faifois dernierement? Vendredi. Quelle queftion? Robinson. Tu me demandois de quelle utilité pourroit être la tempête qui avoitemporté notre canot? Vendredi, honteux & confus, baiffa auffi-. tót les yeux. Oh! Vendredi, s'écria Robinfon, animé par le zele de la piété , reconnois la main de Dieu, tout - puiffant & tout (age, qui s'eft déployée d'une maniere feniible dans cet événement. Confidere tout ce que la tempête nous a rendu pour le peu qu'elle nous a enlevé; jette les yeux fur cette quantité de provifions différentes, propres a rendre la vie commode & heureufe : d'oü les euftions-nous tirées, fi la tempête ne füt pas furvenuep 11 efttrilte, a la vérité, de devoir fon bonheur a 1'infortune d'autrui. Cependant le plus grand nombre de ceux qui étoient duns le vaiffeau, fe trouvent peut-être, depuis qu'il a échoué, beaucoup plus heureux - ' M3  jL* N&uvtau qu'auparavanfc Comme cette fuppofition fPea' pas fans vraifemblance, que penfes-tu maintenaut de Ia puiffance qui gouverne le monde ? Je penfe, répondit Vendredi, que cette puiffance eft accompagnée d'une fageffe & d'une bonté inexprimables, & que je n'étois qu'un idiot. En même tems il leva les yeux èc les mains- au Ciel, & implora le pardon de la faute qu'il avoit commife par (tupidité.. Robinfon ne garda pas avec moins de foin que 1'or & les diamaus:, les papiers qu'il venoit de parcourir, afin que fi jamais- il retournoit en Europe,. il put, par leur moyen, découvrir ceux a qui il devoit reftituer le tréfor qu'il avoit retiré. du navire. Pendant fix jours confécutifs ils. firent, chaque jour , deux ou trois voyages au bris, & mirent a terre tout ce qu'il leur fut poffible d'y tranfporter. Mille petites cho.-> fes, que nous. ne daignerions prefque pas ramaflêr, paree que. nous n'avons jamais éprouvé le défagrément de leur privation , étoient pour eux d'une grande valeur; aufii u'oublierent-ils pas de les emporter. Une partie de la cargaifon confiftoit en dents d'éléphans , ils n.'y toucherent point , paree qu'ils n'en pouvoient faire aucun ufage. Ils laifferent égalemcnt plufieurs bariques de. café, que Robinfon dédaigna, patce qu'il étoit décidé de ne point reprendre 1'habitude t3.es fuperfluités nuifibles, quoique agréables; mais ils arracherent & emporterent le plus de planches qu'ils purent, paree qu'elles leur paroiffoient utiles, & par conlêquent  Robinfon.: jgf d'une grande valeur. Ils tranfporterent même les cinq picces de canon qui refloient, ainli que tout le fer qu'ils trouverent & qu'ils purent détacher. Après avoir fait dix-huit voyages, tous des plus heureux, comme ils fe trouvoient k bord, ils remarquerent qu'il fe formoit un orag.e; ils fe haterent donc de charger Ie radeau, & de démarer, dans 1'efpérance de gagner le rivage a fórce de rames, avant que 1'orage ne vint a éclater. Mais ce fut en vain: ils n'étoient pas- encore a la moitié du chemin, qu'un vent impétueux, accompagné d'éclairsv de tonnerre & de pluie, agita &, fouleva tellement la mer ,. que les vagues, en paffant fur Ie radeau, emporterent tous les effets qui s'y trouvoient. Pour eux., ils fe tin rent, pendant quelque tems affez fortement au mat, pour que les vagues ne puffent les entrainer, quoique, de tems en tems, elles paffaffent de quelques pieds plus élévés que leur tête. Enfin, le frêle radeau ne put réfifter long-1 tems a la fureur des fiots• les Hens qui eu tenoient les pieces raflèmblées s'étant relachés, toutes les poutres dont il étoit compofé fe difperferent; Lisette. Dieu! que deviendra le.pauvre Robinfon f' Tous. Doucement! patience! Le Pere. Vendredi chercha a fe fauvet i..,la nage, & Robinfon fe failit d'une piece de bois avec laquelle il fut tantót entrainé Aans 1'abime , tantöt porté.fur la cime des M 4,  Jsp Le Nouveau Hots-, Plus long-tems fous 1'eau que defius,, il étoit tout étourdi, & ne voyoit ni n'en- • tendoit. Déja fes forces Pabandonnoient,, déja il per doit connoiffance; il pouffe un cri 4 & fe trouve enfeveli par une vague énorme qui emporté fon folivcau. Heureufement que fon fidele Vendredi' s'étoit toujours tenu a fon cóté , quoiqu'il etit pu fe fauver, en gagnant plus tót le tit vage, s'il Peut voulu.' Comme il le vit couIer a fond , fans balancer, il plonge, le, faifit de fa main gauche, & travaille de la droite a rcgagner la furface de l'eau; puis iP redouble d'eiïbrts avec tant de fuccès, qu'au bout de quelques minutes i! atteignit la terreavec le cadavre de fon maitre. Tous. /\hi! ahi! le cadavre! Le Pere. Vous voila tous bien alarmés! je me Iers du mot cadavre, paree que Robinfon ne donnoit plus aucun figne de vie. Vendredi défefpéré, 1'ayant porté un peu plus avant fur la terre,. fe coucha fur lui,. 1'appclla i haute voix, le fecoua, le frotta. par tout le corps , approcha fes levres de fa bouche , pour lui communiquer & lui rendre la refpiration. Enfin , i! eut la joie inexprimable de reconnoitre quelques fymptómes de vie : en lui continuant fes foins, Robinfon reprit Pufage de fes fens. Comme il ouvroit les yeux: oü fuis-je, demanda-t-il d'une voix fóible & trcmblanter Entre mes bras, mon cher maitre, lui' répondit Vendredi, les tormes aux yeux. - ; 11 y eut ici entre eux une fcene touchante:  Robinfon, 14 ï Robinfon remercioit Vendredi, Pappelloit fon fauveur; celui-ci, de fon córé, enivré de joie de le voir rendu a la vie, avoit comme perdu Pufage de fes fens. Nous ne faurions, mes chers enfans, finir le récit de ce qui fe paffa ce jour-la, par quelque chofe de plus intéreffant; ainfi c'erj eft alfez pour ce foir. VINGT-SIXIEME SOIREE. * Le Pere. Eh bien, mes chers enfans, notre Robinfon. vient d'être rendu encore * Divers obftacles avoient empêché Ie pere d« continuer Ton récit. Dans cet intervalle , le nombrc des jeunes gens augmenta de fix nouvtaux vernis, dont voici les noms: MutthieuFcrdinand, Conrard, Ucnri% Cbrétkn & Charles. Quel emprefiement de la part de chacun des anciens, Jl qui raconteroit Ie premier aux nouveau* condifciples ce qu'il avoit déja entendu des aventures de Rohinfait l' 1'un en racontoit un trait, 1'autre en citoit une maxime: celui-ci avoit omis mre oirconrtancc; celui-la avoit rénvcrfé 1'ordre des faits-; un troifieme intervcnoit pour fuppléer los événemens oubliés» Tous pailoient f>. Iafois; d'oü il réfulta un bruit au milieu duquel perfon«e ne s'cmendoit. Le pere , pour mettre fin a toutce vacarme , fe vit donc obligé de reprendre £bn récit. dès Ie commcucement, & de le conduire jufqu'a 1'endroit oü il en étoit refté. Enfuite, a b grande fatisfcftion dc tous fes jeunes auditeurs, il pourfuivit.  l + i Le Nouveau une fois a la vie. Le fommeil qu'il goüta-i pendant la nuit fous fa tente, & fur un lit: fauvé du naufrage , le rétablit tellement,. qu'U fut debout dès le point du jour; il. ièntit toutes fes forces réparées, & rendit graces a Dieu de lui avoir confervé & la. vie & la fanté. La tempête avoit duré toute la nuit, & il attendoit avec impatience qu'il fut grand jour, pour favoir cc qui pouvoit être arrivé au bris. Le foleil monte fur l'horizon ; Robinfon voit alors avec douleur que le bris a difparu: des poutres éparfes ca & la fur le rivage, lui offrent des preuves que la tempête i'amis en pieces. A cet afpeét, il eut lieu de s'applaudir de n'avoir rien négligé pour fauver de la cargaifon tout ce qu'il pouvoit e;) liuiver. Heureux 1'homme dont la fagelfe & ia prudence préfidant toujours a fa conduite, peut, dans tous les accidens qui lui enlcvent quelque avantage , fe dire véritablement a lui-même, comme Robinfon le pouvoit dans cette occafion , qu'il n'y a point de fa faute! que cette conviétion peut adoucir de difgraces qui, fans elle, feroient ac'compagnéas de la plus grande amertume t Robinfon & Vendregü éurent grand foin éle recueillir fur le rivage tous les débris du navire; ils prévoyoiimt que chaque plancbe & chaque latte potjrroit leur fervir dans la fbite. Tout étant i{ni pour eux, relativement au bris, ils formerent un plan pour mettre de 1'ordre dans les occupations qui devoient fuccéden.  Robinfon. ' 11 s'agifibit préfentemerit de tranfporter tous 4es effets a 1'babitatïon; mais il leur parut qu'il étoit dangereux, durant le tranfport de chaque portion, de s'éloigner du refle a une fi grande diftance. Robinfon régla donc qu'al: ternativement ils voitureroient & feroient de garde, 1'un le matin , 1'autre 1'après-dinée. ' II chargea les canons, établit fa batterie fur lile rivage , & la pointa du cóté de la mer. I Us allumerent un feu que celui qui feroit de | garde devoit entretenir foigneufement; & ils Iplacerent une mêche allumée i cóté des caInons, afin d'être prêts a faire feu, dès que lle cas I'exigeroit. Robinfon fit le premier voyage pour tranfjporter les effets. Afin d'épargner fes meillleurs habits, il s'étoit vêtu en matelot; & lau-lieu de fes anciennes armes, il portoit imaintenant a faceiriture un couteau de chafie |& deux piftolets chargés. II commenca par Jconduire avec fit brouette quelques barils de Ipoudre, & d'autres articles qui avoient le Iplus a craindre de 1'liumidité. I" Le barbet, qui ne le quittoit plus , ne Kilt pas, en cette occafion, un compagnon jde voyage tout-a-fait inutile. Robinfon 1'ajvoit attelé devant fa brouette; & cet animal, Jen la tirant , aidoit fon maitre a la faire lavancer. Comme les barbcts font dociles & fcapables d'être facilement dreffés, celui-ci Jfut bientöt exercé dans fon nouvel emploi, & s'en acquitta comme un animal de trait. II portoit encore un paquet a la gueule,  144 Le Nouveau ce a quoi on 1'avoit déja accouturné aupa-ravant. A fon retour, Robinfon amena tous fcss lamas dreffés a porter des fardeaux, afin dei les employer. Comme il y en avoit fept, Sz: que chacun pouvoit porter cent & cinquantec livres pefant, il vous eft aifé d'évaluer lef poids de leurs charges a chaque voyage. Tant d'effets ne pouvoient être placés dansi la cave de Robinfon; on fe hata de dreffer dans la cour un fecond pavillon fpacieux, qui fervit de magafin , en attendant qu'ou prit d'autres mefures. En huit jours tout fut iranfporté , excepté quantité de planches qu'on mit a couvert, autant que 1'on put, dans d'épaiffes brouflailles. Lisette. Mais, mon papa, tu ne nous as plus parlé de la chevre. Le Pere. Ah! j'allois prefque l'oublien Eh bien! la chevre, comme onpeutlepem fer, fut auffi amenée a 1'habitation; on la mit au pare des lamas domefiiques, avec lefquels elle s'accommoda très-bien. Que d'occupations agréables Robinfon cï Vendredi n'ont-ils pas maintenant devani eux! A peine favent-ils pas oü commencer Cependant Robinfon , qui avoit pris k goül & 1'habitude de 1'ordre, difcerna bientót les travaux les plus néceffaires de ceux qui Vm toient moins, & ne balancR point a donnei la préférence aux premiers. Le plus preffi de tous étoit la conftruclion d'un angar ov d'une remife, pour y mettre a couvert ; plus fürement que fous la tente, les effets  Robinfon. qui ne pouroient être placés dans la grotte. 11 s'agilToit préfentement de faire le métier de charpentier, dont certainement ni 1'un ni 1'autre n'avoit fait PapprenthTage. Mais que pouvoit-il y avoir °de difficile pour Pindufirieux & appliqué Robinfon , pourvu de toutes fortes d'outils? Les travaux les plus pénibles, & dont il avoit le moins d'expéiience, n'étoient plus qu'un jeu pour lui , qui étoit heureufement venu a bout de tant d'autres, fans atde & fans ou. tils convenables. Abattre & dégroffir des arbres, équarrir les poutres & les folives, les joindre & les dreffer, élever des murs de \ brique , faire un doublé toit, 1'un de planllches & 1'autre de feuilles de cocotier; —• :tout s'exécuta avec une étonnante célérité. Le petit édirlce achevé ne reffembloit pas ilmal aux chaumiercs de nos ge^s de la cam;pagne Robinfon avoit eu la précaution d'enilever les fenêtres de la chambre du vaiffeau; elles lui fervirent a Pintérieur de fon batijment, fans y huiler des ouvertures au vent. )Le verre fut pour Vendredi Pobjer d'une cfinguliere admiration ; il n'en avoit jamais ivu , & il apprenoit, par expérience, Pufage commode qu'on en faifoit. Après que tout fut rangé & mis a couvert , Robinfon concut Pidée de fe procurer une entrée commode dans fa fortereffe fans lui rien faire perdre de fa force. Le moyen qui lui parut le plus fur pour cet eflèt, fut d'y pratiquer une porte ordinaire avec un pont-levis. Pourvu abondamment Tom* II. Jf  1^5 Le Nouveau de tout ce qu'exigeoi; cet ouvrage, de clous,,, de chaines , de gonds , de pentures, de fer--rures , &c.-il mit incontinent la main ai 1'ceuvre; ils travaillerent d'abord a la porte: & au pont-levis, -puis ils firent au rampartt & & la paliffade une ouverture proportion-née a la porte , qu'ils mirent en place ; enfuite ils poferent le pont, de facon qu'étant levé, il s'appliquat contre la porte & lal eouvrit. Ils finirent par placer fur le rempart des canons chargés a boulet; en forte; que deux défendoient le fianc droit, deux; le fianc gauche, & deux la face du fortin. Dès-lors ils pouvoient être très-tranquilles 1 relativement aux attaques des Sauvages , &< jls;avoient de plus 1'avantage d'une entrée: & d'une forüe faeiles & commodes. Le tems de la récolte arrivé, Robinfon fe, fervit d'un vieux cimeterre, comme de faui cille, pour couper le maïs, & ce fat avec un noyau ordinaire, qui s'étoit trouvé parmi les effets du navire , qu'il déterra les pommes de terre. Avec quelle facilité , a 1'aide de tels inftrumens , ce travail étoit expédié! II y auroit eu du plaifir a les voirj faire leur récolte, & beaucoup plus encore a leur aider. Henri. Que n'étois je la! comme i'au-i rois travaillé! Didier. Oh! tu n'as pas befoin pour celat d'aller chercher une ifle déferte ; on peuü travailler ici. Tu verras comment papa fait nous occuper pendant nos heures de récréa-, tdon : avec lui, tantót c'eft du bois a fcieri  Robinfoii. 14/ k fendre, k porter; tantöt il s'agit de remuer la terre de quelque planche du jardin, de tirer de 1'eau pour arrofer, d'arracher les mauvaifes herbes.-Vas feulement, il yaura toujours affez a faire. Le Pere. Pourquoi vous mets-je a tous ces ouvrages? Jean. Pour nous accoutumer a n'être jamais oififs , pour fortiner notre corps ,■ & contribuer ainfi a notre fanté. Chrétien. Eft-ce que nous travaillerons auffi de même, papa ? Le Pere. Certainement; je n'aurai pas moins d'affecPion pour vous que pour vos autres camarades; J'aurai également foiu de vous faire prendre , comme a eux , des exercices qui tournent a votre avantage. Charles, J'en fuis ravi ! nous ferons tout auffi appliqués que Pétoit Robinfon. Le Pere. A la bonne heure! nous favons que Robinfon s'en trouvoit bien, ■ & nous éprouvons tous auffi , de plus en plus j les heureux effets d'un genre de vie acïif. La récolte finie, Robinfon fit deux fléaux: Vendredi apprit a s'en fervir,en un feul jour ils battirent-tout leur maïs; ils en eu-* rent deux facs, qui pouvoient contenir environ fix boiffeaux. Ils avoient une provifion de bifcuits pour quelques mois ; mais comme elle devoit néceffairement s'épuifer, Robinfon voulut effayer d'y fuppléer ,-ea faifant lui-même du pain. II avoit emporté du vaiffeau un moulin kSfas; il ne manquoit qu'un tamis pour blu» Na  i48 Le Nouveau ter la fafine , & un four pour y faire cuire: le pain. II trouva des expédiens pour runt te pour 1'autre. II fit un fas avec de la mouf-feline fine, dont il fe trouvoit une piece; entiere parmi les effets fauvés du navire, &: la conftrucfion du four fut ce qui 1'embar-raffa le moins. Tout cela fut achevé avant lai fiüfon pluvieufe. II fit, pour effai, deux efpeces de pain,, l*une de farine de feigle, & 1'autre de fa- • rine de maïs. Le pain de feigle fe trouva beau-coup plus favoureux, ce qui décida auffi-• tót Robinfon. Au lieu de maïs , il fe pro-pofa d'enfemencer de feigle la plus grande: partie de fon champ, afin d'en avoir tou-jours une provifion fuffifaöte pour faire dui pain : ce qui ne lui.parut point une entre-. prife au deffus de fes forces, reünies a celles» de Vendredi, puifque dans cette ifle ils pou- • voient faire deux récoltes par an. Un article qu'ils n'avoient pas trouvé; parmi les effets du vaiffeau, & qui cepen- • dant leur eüt été très-utile, c'étoit quelques \ bêches de fer. Vendredi , a la vérité, en: avoit fait d'un bois dur, qui pouvoient fervir; mais il leur reftoit toujours a defirerf d'en avoir de meilleures ; car enfin il eft eer-1 tain qu'on remue mieux & plus prompte-1 ment la terre avec une bêche de fer. Ro- ï binfon, décidé a faire déformais fa princi-) pale occupation de Pagriculture, qui eft de tous les travaux le plus agréable & le plus i utile, eüt 1'idée d'établir auffi une forge,  Robin/om »4J pour fabriquer lui-même des bêches, & peut* être encore d'autres inftrumens. Ce deflein n'étoit pas auffi extraordinaire qu'il pourroit vous le paroitre; car tout ce qui eft néceffaire pour une forge, fe trouvoit dans fon magalin. 11 y avoit une petite enclume , plufieurs tenailles, un affez grand foufflet, & une telle provifion de fer, tant déja mis en ccuvre qu'encore en barres, qu'il en avoit vraifemblablement autant qu'il en pourroit forger durant toute fa vie: auffi ce projet fut-il mis fur le champ en - exécution. A 1'aide d'un grand toit' de planches , dont ils couvrirent la cuifine , celle-ci fe trouva affez agrandie pour qu'on put y établir la forge, & y travailler durant le tems même des pluies. Ils pafferent donc une partie de la mauvaife faifon a forger, & s'ils réuffirent, ce ne fut pas fans quelques effais manqués. Après que les bêches furent faites , Robinfon voulut aller plus loin , & effitya d'imaginer une charme proportionnée a leurs forces; il y réuffit, &fut au comble de la joie. ; Cette charrue étoit, comme on peut croire, bien différente des nötres; elle confifloit en une feule branche d'arbre, dont un bout re« courbc pofoit a terre, & étoit armé d'un foc, puis- d'un manche, au moyen duquel le conducteur pouvoit la diriger a fon gré; a 1'autre bout, ils auroient pu atteler des beeufs & des chevaux ; mais n'en ayant point ils devoient eux-mêmes en tenir lieu.- Eu k a N S  Nouveait mot, cette charme avoit exaétement Ia forme de celle qui fut en ufage chez les anciens Grecs, quand ils commencerent a s'appliquer a 1'agriculture :.je puis vous en faire voir un deffin. Ferdinand. Vraiment voila une curieufe charrue! Conrad. N'y avoit-il point de roues ? Le Pere. Non, comme tu vois. Tous les inftrumens furent d'abord auffi fimples que cette charrue. Peu-a-peu les hommes appercurent des combinaifuns plus avantageufes; en changeant & perfectionnant ils parvinrcnt a augmenter Putilité & la commodité des divers inllrumens dont ils avoient befoin pour leurs ouvrages. Cependant Robinfon avoit tout fujet de fe réjouir de cette invention; elle lui appartenoit abfolument, puifqu'il n'en avoit jamais vii le deffin. Autant qu'on en peut favoir , il s'eft écoulé bien des iiecles, avant que les hommes foient parvenus a in venter une machine auffi fimple que cette charrue;. & fes inventeurs ont été regardés par leur poftérité comme des hommes d'une fi haute fageffe qu'après leur mort on leur refidit  Robinfon. i^r des honneurs divins. Jean , te rappelles-tu le nom de celui a qui les Egyptiens attribuoieut 1'iuvention de la charrue ? Jean. C'eft Ofiris , qu'ils invoquerent dans la fuite, pour cette raifon, comme un Dieu. Le Pere. Les Phéniciens attribuoient cette utile invention a un certain Dagon r qu'ils regardoient auffi comme un être d'un ordre fupévieur, & a qui iis dounoient le nom de Fils da Ciel. Nicolas. Mais Robinfon ne pouvoit-il pas faire tirer fa charrue par des lamas? Le Pere. D'abord il douta qu'ils fuffent propres a ce travail; ils lui paroifibient des animaux de bat , plutót que de trait • cependant il voulut en faire t'effai , & le* fuccès furpaffa fon efpérance. Ces animaux s'accoutumerent, peu-a-pcu, ii ce travail qui a la fin s'exécutoit auffi parfaitement 1 tous égard que fi Robinfon & Vendredi euf; fent été élevés pour être laboureurs, & que i fi les lamas euffent été dreffés comme nos < betes de trait. Pour enfcmencer leur champ felon toutes ) les regies de 1'art, il ne leur munquoit plus ; qu'un inftrument , dont ils ne pouvoient guere fe paffer , & qu'ils n'avoient point i trouvé fur le navire. Ferdinand. Je devine déja ce que ; c'eft. ^ Le Pere. Qu'imagines-tu ? Ferdinand. Une herfe. La Pere. Précifément. Sans cette maN 4.  ï; i Le Nouveau chine, la culture des terres feroit bien ta* parfaite : ce n'eft que par fon moyen qu'on vicnt a bout de rompre les mottes , de faire» tomher dans les fillons les grains que 1'on a femés , &• de les recouvrir de terre, fansquoi ils ne germeroient point, & deviendroient la proie des oifeaux. Robinfon forgea d'abord autant de- dents. de fer qu'il crut qu'il en falloit pour une herfe. Après quelques effais inutiles , il parvint pourtant a faire un chaffis de bois , dans lequel ces dents de fer devoient être fixées. Enfin , il üt autant de trous dans cechaffis qu'il devoit recevoir de dents de fer; & après les avoir toutes enchaffées & 'affujetties, fa herfe-fut-achevée. Quand la faifon pluvieufe fut paffée , il fema deux boiflèaux-de feigle, un d'orge & un demi - boiffeau de pois; & au bout de cinq mois il eut la fatisfaétion de faire une récolte de douze fois la femence; favoir, vingt-quatre boiffeaux de feigle, douze d'orge, & fix de pois; provilion plus quefuffifante pour leur confommation de fix mois.Mais en prudent économe , il vouloit fe procurer une furabondance de toutes chofes, paree qu'il pouvoit furvenir des tems de fiérilité, des grêles & d'autres accidens deftrucleurs des moiifons. 11 réfolut>en conféquenc-e, d'avoir un grenier, qui, rempli de fix mois en fix mois, contiendroit toujours une provifion fuffifanteau cas qu'une récolte vint a manquer. Dans cette vue , lorfque le tems fe ftt •  Robinfon. ign fixé au beau , Üg découvrirent Ia remife, pour y ajouter un étage qui fervit de greüier. Cette batifTe dernandoit plus d'art & de travail que n'en avoit jamais exigé la conftruétion du rez-de-chaiuTée; mais leur appjication infatigable triompha de toutes les difficultés: 1'ouvrage fut heureufement achevé. Sur ces entrefoites la chevre mit bas deux petits; cette efpece pouvoit, paria, fe multiplier & fe perpétuer dans 1'ile. Le barbet leur fervoit de guct pendant la nuit. Pol leur perroquet les amufoit a table, & affez fouvent encore lorfqu'ils étoient au traVail. D'un autre cóté, les lamas leur étoient devenus plus précieux que jamais , depuis qu'outre le lait, le beurre & le fromage qu'ils leur fourniffoient , ils leur aidoienfr encore a labourer leur champ. Pour être parfaitement heureux il ne manquoit donc plus a Robinfon que - devinez? Théophile. Que d'être avec fes pere & mere. Le Pere. Et que d'avoir encore quelques compagnons, lis n'étoient que deux; 1 un devoit tót.ou tard furvivre a 1'autre, & reder comme un pauvre hermite féparé de tout le genre humain. Cependant Robinfon Kf comme 11 "e grande faute la foibleile de répandre 1'amertume fur fes jours, par la cramte des malheurs poffibles, mais encore cachés dans 1'avenir. Le même Dieu, penfoit-il, qui jufqU'iC2 a poUrvu a tout avec tant de bonté , la dépioiera encore dans Ia fuite. Tous fes Jours fe oafferent  s:54 Le Nouveau ainfi. dans un contentement inaltérable. Il jouiffoit au dedans, de la paix de 1'arae; & au-dehors, tout lui permettoit une parfaite fécuiité : heureux état, que Dieu veuille accorder a tous tant que vous êtes! La mere dit: ainfi foit-il! & la compagnie fe fépara. "VINGT- SEPTIEME SOIRÉE. Le Pere. Eh bien, mes chers enfans, j'ai ce foir beaucoup de chofes a vous ra-, fonter. Tous. Tant mieux, c'efi excellent! Le Pere. Pouivu feulement que je puiffe le faire. - Quelques-uns. O cher papa, nous ferons attentifs a ne point t'interrompre! ainft tu finiras certainement. Le Pere. Allons, j'eflayerai; mais préparez-vous d'avance a une nouvelle fcene d'horreur, dont on ne peut encore prévoif 1'ifiue. - A vos fignes , je vois a-peu-près quelles font vos conjecïures; la fuite vous apprendra fi elles-font juftes. Maintenant fi je continuois a vous racoater tout ce que Robinfon exécuta chaque jour, a Partie des outils dont il étoit pourvu , ce récit ne vous amuferoit pas beaucoup. Jean. II pourroit nous plaire; mais tout cc détai! fe congoit alfez.  Robinfon. iso :Lb Pere. Je, me contenterai de vous dire que fucceffivement ils effayerent de plufieurs métiers, .& imiterent prefque tous les artifans - le boulanger, leforgeron, le tailleur, le cordonnier, le charpentier, le menuifier, le charron, le potier, le jardinier, le chaffeur,' le pêcheur & plufieurs autres : ils les imiterent, dis-je, avec tant de fuccès, qu'ils furent bientót en état d'exécuter cent Chofes., pour lefquelles il nous faut, a nous autres iudolens Européens, tout autant de différens ouvriers. Leurs forces augmentoient dans la même proportion qu'ils les employoient; & leur ame, dans une continuelle activité, toujours pour un objet utile, s'épuroit & fe perfeélionnoit de plus en plus. Ne feroit-ce point ici une preuve que nous avons été créés pour une pareille activité, puifqu'a fit fuite marchent néceffairement la. fanté, la vertu & le bonheur? Six mois s'étoient écoulés.dans ces occupations agréables, fans que Vendredi eut ofé rappeller le projet du voyage dans fa patrie : mais fouvent après avoir fini fa tache , il fe tranfportoit fur la montagne, d'oü il pouvoit contempler la régioo oü étoit fituée 1'ifle qui Pavoit vu naitre: latoujours enfeveli dans une profonde rêverie, il gémiflbit fur le malheur d'être féparé de fon pere, peut-être pour jamais. Robinfon, de fon cóté, avoit évité d'en parler jufqu'alors, paree qu'il ne pouvoit remplir le vceu de fon ami, auffi long-tems que les arrangeHiens les plus indifpenfables qu'exigeoit leur  I5j 11 fut donc arrêté que 1'un & 1'autre, de compagnie , partiroient inceffamment après que Pon auroit labouré & enfemencé un champ, au moins dix fois plus étendu que celui qu'on cultivoit précédemment, paree que 1'accroiffement de la colonie entrainoit néceffairement une plus-grande confommation journaliere de vivres. Chacun devint laboureur pour quelques femaines; & comme ils travailloient tous de bon cceur, 1'ouyrage fut tout a-la-fois trèsbien & trés-promptement exécuté, au bout de quinze jours, on fe vit- en état de tout difpofer pour le voyage projetté. Mais avant le départPEfpagnol donna une. preuve, non - feulement de fon honnêteté & de fa reconnoiffance envers Robinfon, mais encore de fit préyoyance & de ft circoi.fpcction. II expofa que les auties Efpagnols n'étant, comme lui , que de fimples matelots , &: par conféquent des gens fans éducation , il ne les connoiffoit pas affez particuliérement pour ofer répondre de leur caraétere: qu'en conféquence- il étoit d'avis que Robinfon, comme Seigneur de 1'ifle, tlreffat un contrat, oü feroient expiimées les Q 3  1Z6 Le Nouveau conditions auxquelles il les recevroit , & qu'aucun ne fut admis, fans avoir préalablement accepté ces conditions. Robinfon , charmé de cette preuve de* fidélité de fon nouveau fujet, fuivit le conféil qu'il venoit de lui donner. Le contrat qu'il dreffa en conféquence, étoit concti en ces termes : Quiconque voudra réfider dans 1'ifle de Robinfon, pour y jouir des commodités de la vie, auxquelles on 1'invite a participer, doit s'obliger : 1. A fe conformer en tout a la volonté' du Seigneur légitime de cette ifle , c'ett-adire a fe foumettre, debongré, a toutes lesloix & a tous les régiemens que ledit Seigneur jugera convenables au bien de l'Ëtat. 2. A être aciif, fobre , vertueux, attendiu qu'aucun homme oifif, crapuleux, üvré au vice, ne fera toléré dans cette ifle. 3. A s'abflenir de toute querelle, & en cas_ d'offenfe fegue, a ne fe point érigeren juge dans fa propre caufe; mais a porter Ai plainte devant le Seigneur de 1'ifle, ou devant celui a qui on aura délégué 1'office de juge. 4. A fe porter, fans murmure, a tous les travaux qu'exigera le bien de la fociété; & quand le cas le requerra, a feconder, aux dépens de fon fang & de fa vie , le Seigneur de 1'ifle. 5. Si 1'un d'euxofoit s'élever contre quelqu'une de ces loix équitables , tous les autres membres de la- fociété feront tenus de.  Robinfon. lg^- fc réuriir contre lui, foit pour le contraindre a rcntrer dans le devoir, foit pour Pexclure de 1'ifle a perpétuité. * Chacun eft exhorté a réfléchir mürement fur ces articles, & a ne les figner,ce qui équivaudra a une promefie par ferment , qu'après s'ètre bien décidé d'en obferver fidélement toutes les conditions. Signé Robinfon. II fut arrêté que 1'Efpagnol traduiroit ce contrat en fa langue naturelle, & qu'il prendroit avec lui une plume & de 1'encre, pour le faire figner a fes compatriotes, avant que de les embarquer. On choifit enfuite le meillcur des deux canots pris fur Pennend,. & on fe prépara au départ. Conrad. Mais, y avoit-il dans un feul canot affez de place pour tous les Efpagnols ? Le Pere. Non : on n'avoit befoin de ce canot que pour la traverfée; pour le retour , on devoit fe fervir des ehaloupes qui avoient appartenu au vaiifeau- échoué, lefquelles, a ce qu'afiuroit PEfpagnol, fe trouvoient encore cn très-bon état. Les provifions faites, le vent fe trouva favorable, & nos deux députés mirent a la voile, après de tendres adieux a Robinfon & a Vendredi; Cette féparation affecta celuici fi douloureufement, que dès la veille , fa trifteflè lui fit déja fépandre des 1 arm es duranc des heures entieres, & lui öta le goüt pour tout aliment. Au moment du départ. Q 4  !-5i8 Le Nouveau de fon pere, il devint inconfolable. A chaque inftant il rembraffoit &; 1'arrofoit de fes larmes. Ce ne fut qu'avec des efforts,quele vieillard put lui échapper pour entrer dans crainte, & eut enfin lc courage de ramper après lui dans 1'antre. Bientöt il vit avec ftirprife , combien fa frayeur l'avoit abufé fiir la grandeur des yeux &. de la guetile de L'aaimal.  Robinfon. srQi -Comme il entroit, Robinfon lui dit en plaifantant.: Et bien! Vendredi, tu vois ce que la peur eft capable de nous faire accroire. A préfent, oü font ces grands yeux étincelans ? Oü eft cette gueule monftrueufe que lu as cru voir? Vendredi. Cependant il me fembloit que je les voyois réellement : j'en aurois juré. Robinson. Que cela t'ait paru ainfi , ,c'eft ce dont je ne doute point; mais tu devois favoir que la peur eft trompeufe , que par fes preftiges , elle nous fait voir mille chofes qui n'exifterent jamais. Ecoute, Vendredi; perfuade-toi bien que c'eft 1'origine de tous les contes de revenans, &' je ne fais pas quelles autres chimères. Les auteurs de ces abfurdités étoient des vieilles peureufes, ou des hommes timides qui leur Sreffembloient; ils s'imaginoient, comme toi, avoir vu ce qu'ils n'avoient point vu; & icomme tu viens de le faire , ils juroient avoir ivu ce qu'ils n'avoient point vu. Sois enfin lun homme, Vendredi; a 1'avenir regardes-y itoujours deux fois : & bannis de ton cceur cette pufijlanimité qu'on ne pardonne prefque plus a une femmelette. Vendredi prorait de faire fon poffible. »! Sur ces entrefaites le vieux lama étoit dé-cédé. Robinfon & Vendredi le poufferent hors de 1'ouverture, dans le deffein de 1'enterrer bientót. Ils examinerent enfuite plus attentivement le lieu oü ils étoient; ils trouverent que c'étoit une grotte très-fpacieufe  ÏÖ2 Le Nouveau & très-agréable, dont ils pourroient a 1'ave- • nir tirer un parti fort avantageux. Elle pa-roiflbit comme taillée a deflein : elle étoiti fraiche fans la moindre humidité, & les pa-rois qui fembloient être de criflal, réfléchiff foient la lumiere de toutes parts, auffi vive-ment que fi c'eut été une falie tapiffée de; glacés. Robinfon réfolut auffi-tót d'en faire unei retraite agréable , oü il jouiroit de la frau cheur , durant les heures d'un foleil trop; ardent, & d'y ferrer les provifions qui nes pouvoient, fans s'altérer, foutenir les grandes chaleurs. Heureufement elle n'étoit qu'a; un quart de lieue de Phabitation, oü Ven-, dredi fe fut bientót rendu, & en apporta; des outils, avec lefquels 1'un & 1'autre fe'i mirent a agrandir 1'entrée ; ils fe propofoienti d'y faire une porte, & ce travail les oo: cupa agréablement durant 1'abfence des deur députés. TRENTIEME SOIREE. Nicolas. Ma intenant, tOUteS leSï fois que notre pere fe difpofe a raconter, j'c'prouve une crainte! Le Pere. Qu'appréhendes-tu donc, mon ami ? Nicolas. Que 1'hifloire ne finifle. Théophile. Si j'étois notre pere , jq la ferois tant durer, qn'elle ne finiroit point| Lil  Robinfon. «9* Le Pere. Mes enfans, tous nos plaifirs ont ici-bas un terme; celui ei doit auffi finir, & vous ferez bien de vous préparer, d'avance, avoir le dénouement des aventures de Robinfon. Cependant il fe forme encore un orage comme vous Pallez voir; je ne puis vous répondre de fes fuites. Soyez fur vos gardes. Huit jours s'étoient déja écoulés, & les députés ne paroiffoient point. On commencoit a être inquiet fur leur compte. Vendredi couroit, vingt fois par jour, fur la colline ou au rivage, & fe fatiguoit inutilement la vue en cherchant a les découvrir. Un jour que Robinfon étoit occupé dans Phabitation, Vendredi vint a toutes jambes , chantant, fautant, & criant comme un perdu a I du plus loin qu'il appergut fon maitre, —s S ils viennent! — ils viennent.' A cette agréable nouvelle Robinfon prend i fes lunettes d'approche, & fe hate de rnon-i 3 ter fur la colline. A 1'oeil nu, il appergut ea effet, dans 1'éloignement, une chaloupe qui ! cingloit vers fon ifle; mais après s'être fervi i de la lunette, mécontent, il dit a Vendredi, I en fecouant la tête, je doute que ce foit la, s ce que nous attendons. Vendredi palit. Robinfon fixa une feconde fois 1'objet, & I fon doute fe changea en inquiétude : enfin , convaincu que ce n'étoient point les dépu; tés, il fit part de fes alarmes a Vendredi déja i troublé. Mon ami, lui dit-il, ce ne font ni les Efpagnols,ni ton pere; c'eft une chaloupe angloife , conduit par des Angloig, Tornt II. R  $94 Le Nouveau Vendredi fut faifi d'un tremblement univerfel, fuis-moi, lui dit Robinfon, en s'acheminant vers une hauteur, d'oü 1'on pouvoit mieux découvrir la cóte feptentrionale. A peine y furent-ils arrivés, a peine eu. rentdls porté leurs regards fur la mer, qu'ils refterent interdits & comme pétrifie's. Ils appercurent, a la diftance d'environ deux lieues, un gros vaiffeau anglois qui étoit a Pancre* La furprife , la crainte & la joie , s'empaTerent, tour-a-tour, de Pame de Robinfon : la joie , a la vue d'un batiment qui lui procureroit peut-être fa délivrance ; la furprife & Ja crainte, paree qu'il ne pouvoit comprendre le motif qui avoit amené un navire fur ces cótes. II ne pouvoit y avoir été jeté par une tempête; depuis quelques fe-| maines le calme avoit toujours régné. La i deftination du vaiffeau ne pouvoit non plus ; 1'y avoir conduit : quelle raifon auroit pu i engager le capitaine a faire voile vers des = parages oü les Anglois n'avoient point d'é- • tabliffement, & oü ils ne faifoient aucun 1 commerce ? II étoit donc bien a craindre que; ce ne fuffent des pirates. Fréderic. Quelles gens font 9a ? Le Pere. II fe trouve, de cóté & d'autre des hommes qui ont été fi peu inftruits dans leur jeunefle , qu'ils ignorent même que le vol foit un crime. Ces malheureux ne fe font aucun fcrupule d'enlever, foit par fub-l tilité foit par violenee , le bien d autrui pour fe Papproprier. Si c'eft fur terre , on les appelle, voleurs, bngands : fi c eit lurL  Robin/on. *95 sier, on les nomme pirates, ècumsurs dc mer, forbans. Chretien. Mais c'étoient des Anglois! Le Pere. Ils en avoient Pair, a la vérité ; mais ce pouvoient être auffi des^ fcélérats , des écumeurs de mer, qui, après s'ètre emparés d'un vaiffeau anglois , s'étoient revêtus des habits particuliers a cette nation. D'ailleurs , de tous tems PAngleterre n'a pas moins été peuplée de voleurs de toute efpece qu'aucun autre pays. Dans les premières années de fon féjour folitaïre dans Pifle, oü ils étoient privé de tout fecours , Robinfon fe füt eftimé heureux de tomber entre les mains des pirates r d'être emmené comme efclave, & de rentrer, par ce moyen, dans la- fociété des hommes; mais aujourd'hui que fa fituation eft beaucoup plus douce, il frémit a 1'idée du danger d'être enlevé par des forbans. II fit part de fes craintes a Vendredi, & ils fe retirerent pour obferver de loin ceux qui s'approchoient dans la chaloupe, & tacher de découvrir leur deffem. Robinfon k. Vendredi fe pofterent fur une hauteur couverte d'arbres & de brouffailles, d'oü, fans être appercus, ils pouvoient avoir 1'ceil fur tout ce qui pourroit fe paffer. Ils vitent la chaloupe , oü il y avoit onze hommes , amarer a un endroit oü le rivage étoit uni, & environ a un quart de lieue de celui oü ils fe trouvoient. Ces étrangers prirent terre; huit d'entre eux étoient armés-, & les trois autres ■ étoient garottés : on las R a  196 Le Nouveau délia dès qu'ils furent fur le rivage. A ia déplorable contenance de 1'un de ceux-ci, on pouvoit juger qu'il imploroit la compaffion de ceux qui étoient armés; il fe jeta a leurs pieds , dans la pofture d'un fuppliant. Les deux autres levoient, de tems en tems, les mains au ciel, comme prar lui demander du fecours & leur délivranee. Robinfon, ému & troublé a ce fpeélacle, ne favoit qu'en penfer. Vendredi de fon cóté s'approcha de fon maitre d'un air de triomphe, & lui dit: Eh bien-tes compatriotes mangent auffi leurs prifonniers ! Va, lui répondit Robinfon, avec un peu d'humeur, ils n'en feront rien; & il continua de les obferver avec fa lunette d'approche. Ce ne fut pas fans frémir qu'il vit quelques-uns de ceux qui étoient armés, lever a plufieurs reprifes le fabre fur la téte de celui qui étoit a genoux devant eux. Enfin il remarqua que les prifonniers reftoient feuls, tandis que les autres fe difperfoient dans le bois. Tous les trois, 1'ame agitée, & livrés au défefpoir , s'affirent a la place oü il fe trouvoient. Ce fpeélacle rappella a Robinfon le fouvenir de fa déplorable fituation , le jour qu'il fut jetté fur cette ifle, & lui fit prendre la réfolution de tout rifquer pour fecourir ces infortunés, au cas qu'ils le méritafient. En conféquence, il envoya Vendredi chercher autant de fufils , de piftolets, de fabres, & de munitions qu'il pourroit en apporter.  Robinfon. 19? Lisette. Qu'eft-ce que c'eft que munitions ? Le Pere. De la poudre a canon & des" balles. - Robinfon crut devoir refter pour continuer d'examiner ce qui fe paiferoit. Vendredi ayant exécuté fa commilfion , & toutes les armes a feu fe trouvant chargées, ils remarquerent avec fatisfa&ion que les matelots difperfés fe couchoient a Pombre, de cöté & d'autre, pour fe livrer au fommeil, durant la chaleur brülante du milieu du jour. Robinfon , après avoir attendu plus d'un quart d'heure, s'avanca avec confiance, vers les trois infortunés, qui étoient encore affis au même endroit, & qui lui tournoient tous le dos. Lorfque Robinfon, ens'approchant, leur eut crié fubitement, qui étes-vous? ils furent, comme frappés d'un coup. dé föudre. Ils fe leverent en furfaut, & paroïfibient vóuloir prendre la fuite. Robinfon leur dit en anglois de ne rien craindre, qu'il venoit a leur fecours. Vous êtes donc envoyé du ciel, dit 1'un d'eux, en ótant refpeétueufément fon chapéau, & en le regardant avec la plus grande furprife ? Tout fecours vient du ciel, reprit Robinfon; mais dépêchez , ditesmoi en quoi confifte votre détrelfe, & comment je puis- vous en tirer. Je fuis le capitaine du navire , répondit 1'un; puis, montrant fes compagnons , celui-ci étoit mon pilote, & Monfieur eft un voyageur. Mes matelots fe font révoltés pour s'emparer du vaiffeau; leur deffein étoit d'abord de nous R-3  198 Le Nouveau donner la mort a moi & a mes deux compagnons que voila, qui blamoient leur conduite^ ils fe font enfin laiil'é fléchir & nous ont fait grace de la vie; mais cette grace eft prefque auffi terrible que la mort. Ils nous releguent dans cette ifle déferte, oü manquant de tout, nous fommes condamnés a périr de mifere. Sous deux conditions , reprit Robinfon , je n'épargnerai ni mon fang ni ma vie pour vous tirer de cette extrêmité. Quelles font-elles, homme généreux, deBlanda le capitaine ? Les voici. Tant que vous féjournerez dans ; cette ifle, vous vous conformerez en tout ! a ma volonté; & fi je réuffis a vous remet- \ tre en poffeffion de votre vaiffeau, vous nous I conduirez en Angleterre, moi & mon compagnon. — Nous, le navire , tout ce qu'il contient, fera abfolument a vos ordres, répondit le capitaine. Très-bien , dit Robinfon. Je vous remets a chacun un fufil & une épée, a condition que vous D'en ferez ufage que lorfque je le I jugerai a propos. Vos aflaffins dorment, dans ce moment, éloignés les uns des autres : allons, tachons de les réduire fans répandre du fang. Ils partirent ; Vendredi prit avec lui les , liens qu'on avoit ótés aux trois prifonniers. Le premier matelot dont ils s'approcherent étoit étendu la face contre terre, & dormoit fi profondément, qu'on le faifit par les mains k. par les pieds, & qu'on lui nut un mou-  Robinfon. 199 choir k la bouche avant qu'il fut bien éveillé. On lui lia les mains fur le dos, & on lui ordonna de refter couché fur la même place, fans bouger ni pouffer le moindre cri, fous peine d'avoir , fur le champ , la cervelle brülée. On lui fit tourner la tête du cöté de la mer , afin qu'il ne püt obferver ce qui alloit fe paffer avec fes camarades. Le fecond eut le même fort; il fut garroté , tourné & menacé de la même maniere que le premier. La fortune, ou, pour mieux dire, la Providence fe montra en cette occafion, la proteétrice de 1'innocence, & la vengereffe du crime. Six étoient déja garrotés; mais les deux derniers s'éveillerent en furfaut, fe leverent , & prirent les armes. Miférables ! leur cria Robinfon ; voyez-vous vos compagnons , reconnoilfez notre fupériorité ; mettez bas les armes , a 1'inftant même : le moindre délai vous coütera la vie. Ils jetterent leurs armes , & a leur tour ils tomberent a genoux pour demandcr grace a leur capitaine. On leur lia les mains comme a leurs camarades ; on les conduifit tous a la grotte nouvellement découverte, pour y_ être enfermés ; on leur fignifia que la fentinelle qui alloit les garder cafleroit la tête au premier d'entr'eux qui effayeroit d'enfoncer la porte. On avoit eu la précaution de leur óter tous leurs couteaux. Robinfon & Vendredi fe rendirent enfuite a la chaloupe avec leurs nouveaux alliés; ils la mirent a fee, k 1'aide de quelques léviers , & firent une ouverture a fon fond, K. 4  ao9 IsC Nouveau pour la mettre hors de fervice avant d'être raccommodée. Ferdinand. Pourquoi cela? Le Pere. Ils' prévoyoient que la première chaloupe ne rejoignant point le navire , l'équipage en enverroit une feconde; ils vouloient donc óter a celle-ci la facilité d'emmener la première. Ce qu'ils prévoyoient i ne manqua point d'arriver. Sur les trois heures après midi on tira, a bord du vaiffeau, un coup de canon pour rappeller les matelots qui étoient a terre; perfonne n'obéiffant ace fignal, quoique répété trois fois, on vit mettre en mer une chaloupe qui fit voile vers 1'ifle. Robinfon fe reüra, avec. fes compagnons, fur la hauteur, pour obferver de-la ce qu'exigeroient d'eux les cireonflances. La chaloupe ayant abordé, ceux qui en fortirent coururent a la première , affez furpris non feulement de la voir a fee, mais encore de la trouver percée. lis regardent de tous cótés, ils appellent les abfens par leurs noms; mais perfonne ne leur répond : ils étoient au nombre de dix , tous bien ■ armés. Robinfon, informé par le capitaine, que parmi ceux qu'on avoit déja fait prifonniers, il s'en trouvoit trois, que la crainte feule de leurs camarades avoient fait confentir a la révolte, les envoya chercher au plutót par Vendredi & le pilote; ils comparurent. Le capitaine, a qui Robinfon avoit eu le tems de -communiquer fon plan, après leur avoir \  Robinfon. aol fait quelques reproches, leur demanda , fi , en cas de pardon, ils lui refteroient fidélement attachés ? Jufqu'a la mort, répondirentils, en tremblans,& en fe jetanta fes pieds. Avant cette révolte , pourfuivit le capitaine, je vous ai toujours connus honnêtes gens; je veux croire que vous n'y être entrés que par force, & que vous réparerez- le paifé par une fidélité conftante & a toute épreuve. Les trois matelots , pénétrés d'un repentir fincere, pleurerent de joie, & baiferent la main de leur capitaine, par reconnoiffance. II rendit leurs armes, & leur enjoignit d'obéir exaétement aux ordres de leur chef commun. Cependant les gens de la feconde chaloupe n'avoient ceffé de crier, & de tirer, par intervalles, des coups de fufils, dans 1'efpérance que leurs camarades difperfés les rejoindroient. Enfin voyant toutes leurs recherches inutiles , au déclin du jour ils commencerent a craindre pour eux-mêmes : ils démarerent donc , & allerent mouiller a une centaine de pas du rivage. II étoit a craindre qu'ils ne rejoigniffent bientót le navire, & que tous ne priffent la réfolution de mettre a la voile , & de partir, avec le vaiffeau, fans chercher davantage leurs camarades égarés : cette apprchenfion fit également frémir le capitaine & Robinfon. Celui-ci eut heureufement une idéé, dont ils fe promirent beaucoup. 11 ordonna a Vendredi & a un des matelots de fe rendre promptement derrière un buifiba , éloigné  Le Nouveau de la chaloupe de quelques mille pas, de répondre aux cris de ceux qui étoient dans celle-ci; dès qu'ils appercevroient qu'on feroit attention a leur voix, de s'enfoncer, peu-a peu dans les brouffailles, pour attirer les gens de la chaloupe fur leurs pas, auffi. loin qu'il leur feroit poffible,- & de revenir enfuite en toute diligence par un autre chemin. Cette rufe réuffit a fouhait. Les matelots de la chaloupe eurent a. peine entendu une voix qui leur répondoit, qu'ils s'emprefferent de revenir a terre, armés de fufils; ils coururent du cöté d'oü la voix s'étoit fait entendre : il en refta deux pour garder les ehaloupes. Vendredi & fon compagnon s'acquitterent parfaitement de cette commiffion. Ils attirerent, dans les brouffailles, ceux qui les fuivoient, environ 1'efpace d'une lieue; alors ils vinrent a toutes jambes rejoindre leurs commandans. Dans ces entrefaites, Robinfon avoit expliqué au capitaine tout fon plan, pour foumettre encore ces hommes fans répandre leur fang. La nuit,. cependant, s'étoit approchée, & fon obfeurité s'augmentoit graduellement. Dans le plus profond filence , Robinfon s'avance vers la chaloupe, avec fes compagnons, jufqu'a la diftance de vingt pas, fans être appergu des deux matelots qui la gardoient. Alors, tous fe montrerent fubitement , & au milieu de leurs cris & du cliquetis de leurs armes, ils menacerent ces deux hommes de la mort,, fi 1'un ou 1'autre  Robinfon. 203 ofoit faire le moindre mouvement. Les deux gardes demanderent quartier; on les joignit, & on leur lia les mains. Après cette expëdition, on fe hata de mettre la chaloupe a fee, le plus loin de 1'eau qu'il fut poffible.; on emmena les deux prifonniers, & on fe tint caché dans les brouffailles voifines, en attendant le retour des autres matelots. Ils revinrent 1'un après 1'autre, tous extrêmement fatigués de leur courfe inutile. Leur étonnement & leur défefpoir de ne point trouver leur chaloupe ne peut s'exprimer. Dès qu'il y en eut cinq de raffemblés, on leur députa un des matelots rentrés en grace, pour leur demander s'ils vouloient mettre bas les armes, & fe rendre fur le champ, & de ben gré; ajoutant qu'en cas derefus, le Gouverneur de 1'ifle avoit pofté a trente pas un détachement de cinquante hommes , qui ne les manqueroient point, en faifant feu fur eux : qu'on s'étoit déja emparé de leurs ehaloupes ; que tous leurs autres camarades étoient faits prifonniers ; qu'il ne leur reftoit ainfi qu'a opter entre fe rendre ou mourir. En même tems Robinfon & ceux qui 1'accompagnoient firent entendre le cliquetis de leurs armes, pour donner de la vraifemblance a la déclaration du matelot. Pouvonsnous efpérer le pardon, demanda un d'eux? Le capitaine , fans être vu, lui répondit: Thomas Smith, tu connois ma voix; mettez bas les armes a 1'inftant, & Pon vous fera grace a tous de la vie, Atkins feul excepté;  204 Le Nouveau Cc'étoit un des principaux auteurs de la révo'te.) Tous jetterent aufïi-töt leurs armes. Atkins demanda grace, implora la clémence du capitaine , & lui repréfenra qu'il n'étoit pas plus coupable que les autres. Le capitaine lui répondit que tout ce qu'il^ pouvoit faire, étoit de s'intérellér pour lui auprès du Gouverneur , & qu'il falloit attendre 1'effet de fon interceffion. Enfuite on envoya Vendredi avec les trois matelots, pour leur lier a tous les mains. La-deffus arriverent les trois révoltés qui étoient reftés en arriere: dès qu'ils eurent appris ce qui venoit de fe paffer, ils n'eurent garde de réfifter; ils fe foumirent a être auffi liés. Alors Rohinfon, fous 1'apparence d'un officier du Gouverneur, & le capitaine, s'approcherent des prifonniers ; celui - ci choifit ceux d'entre eux qu'il croyoit capables d'un fincere repentir; on les conduifit a Pentrée de Phabitation; les autres furent envoyés a la grotte. Parmi ceux qui y étoient déja, il y en avoit deux en qui le capitaine connoiffoit une pareille difpofition d'un fincere retour a leur devoir; il fe les fit amener. A demain; mes enfans, la fuite de cette aventure. TRENTE»  Robinfon. TRENTE-TJNIEME SOIRÉE. Le Pere. IVIes chers enfans, nous touchons au dénouement; le fort de üo&rcfon va bientót fe décider. Quelques heures encore, & notre ami faura s'il eft condamné a refter dans fon ifle, fans efpérance d'en fortir, ou s'il pourra fatisfaire le plus ardent de fes vceux , celui de revoir un jour fes parens. Ceci dépetld du fuccès du capitaine: pour* ra-til, ou ne pourra-t-il pas, fecondé des matelots qu'il a ramenés a leur devoir fe rendre maitre du vaiffeau? S'il le peut, notre ami eft a la fin de fes peines; finon, ies chofes reftent dans le même état, & il ne faut plus penfer a le voir fortir de fon ifle. Ceux a qui on avoit fait grace de la vie, & qui fe trouvoient raffemblés auprès de 1 habitation, étoient au nombre de dix. Robinfon leur fignifia, de la part du prétendu Gouverneur, que leur révolte ne feroit entiérement pardonnée qu'a condition qu'ils aideroient leur légitime fupérieur a rentrer en poffeffion de fon navire. Quand tous eurent protefté qu'ils rempliroient cette condition volontiers & avec la plus grande fidéiite, Robinfon ajouta, qu'en s'acquitant exaéfement de ce jufte devoir, non -feulement ils s affranchiroient eux-mêmes de toute pumtion mais qu'ils fauveroient encore la i ome //. g  g06 Le Nouveau vie a leurs camarades prifonniers, qui tous, fi le navire n'étoit pas repris dans la même nuit, feroient pendus dès le point du jour. On fignifia auffi cet arrêt aux prifonniers; enfuite on les lailfa tous enfemble, afin que dans cette entrevue, les criminels, menacés d'une mort prochaine , confirmaflent dans leur fidélité ceux qui, par ce feul moyen, pouvoient leur fauver la vie. Sur ces entrefaites, le charpentier du navire eut ordre de réparer inceffamment la chaloupe dont on avoit percé le fond: ce qui ne fut pas plutót exécuté, qu'on les remit toutes deux a flot. On arrêta que le capitaine & le pilote en commanderoient chacun une , & qu'on diviferoit 1'équipage entre eux. Tous furent armés & pourvus de munitions. Robinfon embraffe le capitaine, lui fouhaite un bon fuccès, & celubci niet a la voile. Nicolas. Je fuis furpris que Robinfon ne fut pas de la partie! Le Pere. Ce n'étoit pas manqtie de courage ; mais la prudence ne lui permettoit pas d'être de cette expédition. Les prifonniers, en fon abfence, pouvoient s'échapper & fe rendre maitres de 1'habitation. Ce feul lieu de retraite , qui renfermoit toutes fes reffources, 1'intéreffoit trop, pour qu'il s'expofat légérement a le perdre. Le capitaine lui-même trouva cette confidération affez forte pour être d'avis que Robinfon & Vendredi refiafi'ent pour veiller a.la confervation du fortin.  Robinfon. 207" Robinfon, dont la deflinée alloit fe décider, étoit dans une inquiétude & une agitation qui ne lui laiffoit aucun repos. Tantöt il s'effayoit dans.fa grotte, tantót il couroit fur le rempart, tantót il montoit 1'échelle de cordes', pour fe rendre fur la colline & écouter du fommet, dans le filence de la nuit, li rien ne fe feroit entendre du cóté oü étoit le navire. Quoique durant cette journée, il n'eüt prefque rien pris, il ne lui fut pas poffible d'effayer de quelque nourriture. Son anxiété alloit en croiffant, paree qu'il attendoit le fignal dont on étoit convenu: trois coups de canon devoient lui annoncer un heureux fuccès, & cependant il étoit déja minuit. 11 lit enfin réflexion qu'il avoit tort de flotter, avec tant de feniibilité, entre 1'efpérance & la crainte, & il fe fouvint, apropos, d'une maxime que, depuis peu , il avoit taché d'inculquer a Vendredi. Dans un cas douteux , lui avoit-il dit, attends-toi toujours au pire. Ce pire n'arrive-t-il point ? tu t'en eftimeras plus heureux. Arrive-t-il effeélivement ? En t'y préparant, tu en auras émouffé les traits. En conféquence, Robinfon regarda comme indubitable le mauvais fuccès de Pentreprife. II rappella toute fa fermeté & toute la foumilïïon a Ja Providence pour fupporter ce revers. Déja il renoncoit a 1'efpérance quand, tout-a-coup, le bruit fourd & éloigné du canon fe fait entendre, - comme s'il eüt été réveille en furfaut; il prête 1'oreille - fuit un fecond coup - puis un troifieme! S a  aoS Le Nouveau Plus de doute, on eft maitre du batiment^ le départ pour FEurope eft prochain. Enivré de joie, il vole, il gliffe le long de Féchelle, fe j£tte au cou de Vendredi qui étoit affis & affoupi. fur un banc de gazon; il le preffe contre fon fein, Farrofe de fes larmes, fans pouyoir articuler une feule parole. Qu'eft-ce donc, cher maitre, dit Vendredi en ouvrant les yeux, & tout effrayé de cet empreffement & de cette fubite effufion de tendrcife? - Ah! Vendredi, ce fut toute la réponfe de Robinfon dans 1'excès de fa joie. Dieu ait compaffion de la tête de mon pauvre maitre! dit Vendredi,. en lui-même, la conjecturant fubitement dérangée. II faut aller coucher, mon cher maitre, lui dit-il * & il voulut en même tems le prendre par le bras pour le conduire a la grotte. Robinfon, d'un ton qui exprimoit fon ravifferaent, lui dit: Coucher, Vendredi? moi, me coucher, au moment oü le ciel couronne Funique vceu que mon cceur formoit depuis fi long-tems? N'as-tu pas entendu les trois coups de canon? Ignores-tu qu'on s'eft heureufement. emparé du vaiffeau? Vendredi, informé de ce fuccès, s'en réjouit a la vérité, mais. plus par rapport, a. fon maitre, que relativement a lui-même. La penfée de quitter bientót pour jamais fon pays natal, répandoit de Pamertume fur la, fatisfaétion de paffer avec Robinfon & fon, pere., dans des régions dont il avoit déja vu.  Robinfon. 209 tant de merveilles, & oü il efpéroit én voir de plus grandes encore. Jamais Robinfon ne fut plus agité qu'il 1'étoit acPuellement par le tranfport de fa joie même. Tantót il montoit fur la colline, fe profternoit, levoit les yeux vers la voüte étoiïée , & rendoit graces a Dieu de lui avoir enfin procuré le moyen de fortir de fon ifle déferte. Bientót il redcfcendoit, embraffoit fon cher Vendredi; ne parloit que de Hambourg, & commengoit a empaquetcr les elfets. C'eft dans cette agitation qu'il paffa la nuit-, fans penfer un inllant a prendre quelque repos. Dès la pointe du jour, fes regards furent tournés & fixés du cóté oü le vaiffeau étoit ï Pancre. - II attendoit avec impatience le moment, oü le plein jour lui permettroit de contempler de fes propres yeux, & tout a fon aife, Pinftrument de fit délivrance. Ce moment_ arrivé.-Ciel! fe peut-il? quel effroi.' — il voit, a n'en pouvoir douter, — que le vaiffeau a difparu : il poufie un cri & tombe. Vendredi accourut, & fut long-tems fans pouvoir rien comprendre a cc qui arrivoit ü fon maitre. Enfin celui-ci tendant une main tremblante vers la mer : Regarde f dit- il, d'une voix foible & prefque éteinte. Vendredi n'eut pas plutót tourné la tête, qu'il connut la caufe de Paccablement de fon maitre. Je vois, mes chers enfans, que vous ne favez a quel fentiment vous livrer. Vous- S 3  ojp Lc Nouveau êtes-paftagés entre la joie & la compaffion. Vous efpérez que cet incident prolongera la narration; mais. le trifle état ou il réduit notre ami , modere & contient la vivacité de. votre faüsfaclion; vous, gardez un profond filence, j'en profiterai pour continuer, Robinfon nous montre ici, par fon exemple, combien les hommes, même les moins imparfaits, doivent être attentifs a ne. point fe laiffer maitrifer par leurs paffions. S'il ne fe fut pas d'abord livré a une joie immodérée, il ne feroit point enfuite tombé dans un chagrin excefïif, qui obfcurcit entiérement fa raifon; il eüt fenti qu'il devoit fupr porter ce revers avec réfignation, quoiqu'il détruisit fes plus. cheres efpérances : il eüt penfé que la Providence a .des moyens de nous tirer de la détrelfe , lors.même que nous nous imaginons qu'il n'y en. a aucun de polfible. Cette penfée eüt contribué a le tranquilfifer. Encore une fois, vous voyez, mes chers enfans,.combien il refie encore a eorriger dans les hommes les plus avancés dans le chemin de la perfedion. Pendant qiK Robinfon fe défefpéroit, & que Vendredi s'efforcoit de le confoler, i!s entendirent , tout a coup, de 1'autre cóté de la colline, un bruit qui reffembloit aux. pas de plufieurs perfonnes. lis. fe levent avec précipitation,, ils portent leurs regards da cöté d'oü venoit.le bruit, ils appercoivent. avec une agréable furprife - le capitaine qui montoitla colline , accpmpagné de quelquesuns de fes gens. Robinfon fut d'un faut dans  Robinfon. 211 fes bras ! en fe tournant de cöté , il décou* vre le navire a Pancre, dans une crique de la cóte occidentale de 1'ifle : jugez li fon cliagrin fut diffipé ! cet afpeét-feul inforrnoit que le capitaine, avant le point du jour, avoit fait changer de place au vaiffeau, & s'étoit avancé pour raouiller dans cette anfe sure k commode. Dans fon rayiffement, Robinfon ne pouvoit fe détacher du capitaine, qui-de fon cöté n'étoit pas moins tranfporté de joie ; 1'on en vint enfin a des félicitations & ades remercimens réciproques. Le capitaine raco nta comment. il avoit réuffi a fe rendre maitre du vaiffeau, fans que perfonne eut été. tué.nlbleffé. Dans Fobfcurité de la nuit, on.ne Pavoit point appergu lui-même, & on n'avoit fuit aucune difüculté de recevoir ceux qui 1'accompagnoit. Les .plus-mutins voulurent, a ia vérité, fe mettre en défenfe, mais leur réfiif ance avoit été vaine : on s'en étoit faifi, & on les avoit mis auffi tótaux^fers. Son rapport fint, il- donna 1'effor aux fentimens de reconnoiffance dont il étoit pénetré-pour fon .libérateur. C'eft vous , lui dit-il-, les larmes aux yeux, c'eft vous, ö homtnogenéreux ! qui, par votre compaffion & par votre prudence, m'avez.fauvé & rendu mon vaiffeau. II vous appartient; c'eft a vous-de difoofer de ce navire & de moi-même, felon votre bon. plaifir. IL fit enfuite fervir quelques ratraichiileinens qu'il avoit apportés du . vaiifeau j. &. tous , dans la joie dé S:4- .  212 Le Nouveau leur cceur , n'en goüterent que mieux un excellent déjeuner. Sur ces entrefaites, Robinfon raconta fes étranges aventures, qui furent plus d'une fois, pour le capitaine, le fujet de la plus grande admiration. Celui-ci pria enfuite Robinfon de lui ordonner ce qu'il feroit pour lui. Outre ce que je ftipulai hier, pour prix du fecours que je vous donnois, j'ai trois graces a vous demander. Je vous prie d'abord d'attendre Parrivée des Efpagnols & du pere de Vendredi; enfuite de recevoir fur votre bord, non-feulement moi & mes gens, mais auffi tous les Efpagnols, que vous débarquerez dans leurs pays , en faifant voile pour Cadix; eniin, de faire grace de la vie aux principaux mutins , & de ne leur infliger pour punition que celle de refter dans mon ifle, perfuadé que ce fera le meilleur moyen de les corriger. Le capitaine, après avoir affuré que ces • articles feroient ponctuellement exécutés, fe fit amener les prifonniers, défigna les plus perfides, & leur fignifia leur fentence. Ils ne 1'entendirent pas fans fatisfaétion, paree qu'ils n'ignoroient point que, felon les loix, ils avoient mérité la mort : Robinfon, toujours plein d'humanité-, leur donna des inf. tructions fur la maniere dont ils fe procureroient la fubfiftance, & leur promit de leur lailfer fon vrai tréfor dans cette ifle , fes > outils , fes raeubles, fon bétail: En même tems il leur recommanda, a plufieurs reprife«j la confiance en Dieu, Ia Concorde, &  Robinfon: 213 i'amour dü travail, les affurant que la pratique de ces- vertus ne contiibueroient pas peu a rendre plus agréable leur féjour dans cette ifle. II parloit encore , quand Vendredi, hors d'haleine , apporte 1'heureufe nouvelle que fon pere arrivoit avec les Efpagnols, & qu'ils alloient prendre terre a 1'infiant même. Tout le monde fe mit en devoir d'aller a leur rencontre. Vendredi y vola, & il y avoit du tems qu'il étoit entre les bras de fon pere , quand le refle de la compagnie arriva. Robinfon vit, avec furprife , que parmi les nouveaux venus il y avoit deux femmes : il queflionna la-deffus Jeudi, dont il apprit que c'étoit des indigenes, que deux Efpagnols avoient époufées. Ces deux Efpagnols n'eurent pas plutót enterrdu que Robinfon pattoit , & laiffoit quelques matelots dans 1'ifle , qu'ils lui demanderent la permiffion d'y refter auffi avec leurs femmes, alléguant que d'après les relations qu'on leur avoit faites de cette ifle, ils ne pouvoient defirer un meilleur établifferaent. Robinfon, charmé de. leur demande, y confentit avec plaifir. II vit de très-bon oei! qu'il reflat, dans fon ifie, deux hommes dont tous leurs camarades lui rendoient le meilleur témoignage, & qui pouvoient ramener les rebelles, avec qui il les laiffoit, a une vie réglée & paifible. Dans cette vue,. il réfolut de les leur fubordonner. Ceux qui devoient refter dans 1'ifle, étoient fix Anglois % &, deux Efpagnols avec leurs  a*4 Le Nouveau femmes. Robinfon les convoqua & leur dé~ clara fa volonté par ce difcours. J'efpere qu'aucun de vous ne me conteftera le droit de difpofer, comme je Pentendrai, de mon domaine, de cette ifle, & de tout ce qui en dépend. Je defire également le bien-étre de chacun de ceux qui reilen: ici après moi : pour Pétablir folidement, il faut un ordre & des arrangemens qu'il n'appartient qu'a moi de prefcrire. Je déclare donc qu'a ma place, je fubititue les deux Efpagnols, & qu'ils feront déformais les Seigneurs légitimes de cette ifle. Vous aurez tous, pour eux, 1'obéiflance la plus exaéte : eux feuls prendront pofleflion du fort, & y feront leur demeure; eux feuls auront fous leur garde toutes les armes, toutes les muaitions de guerre & tous les outils; mais ils. vous en prêteront lorfque vous en aurez befoin , a condition que vous foyez rangés & paifibles a tous égards. Dans les dangers, vous vous réunirez pour la défenfe commune. Les travaux, foit des champs, foit du jardin , feront faits en commun, & chaque récolte également partagêe entre tous. Peutêtre un jour aurai je 1'occafion d'avoir de vos nouvelles. Peut-être même que je medéterminerai a venir finir mes jours dans cette ifle, tant j'éprouve, dans ce moment, que je la chéris. Alors, malheur a celui qui auroit donné quelque atteinte a mon inflitution! Sans miféricorde il feroit livré , dans une frêle nacelle, aux Hots irrités de la mer, tourmentée d'une violente tempête.  Robinfon, 215 Tous agréerent ces arrangemens & promirent 1'obéiffance la plus entiere. Robinfon fit enfuite une note du peu d'effets qu'il prendroit avec lui , lefquels devoient être tranfportés incefiamment a bord du navire. C'étoient 1. Les habits de peau qu'il s'étoit faits lui-même, le parafol & le mafque. a. La piqué, 1'arc & la hache de pierre, ouvrages encore de fa facon. 3. Pol, le barbet & deux lamas. 4. Plufieurs meubles & ufienfiles fabriqués pendant qu'il étoit feul. 5. La poudre d'or, les diamans, enfin le lingot d'or qui lui appartenoit en propre. Tous ces articles embarqués., le vent fe trouva favorable, & le départ fut fixé au lendemain. Robinfon & Vendredi préparent un repas , pour donner une efpece de fête, avant leur depart, au capitaine & a ceux qui devoient compofer la colonie qui reftoit dans 1'ifle. Ils fervirent tout ce qu'ils avoient de meilleur, & les mets furent fi bien apprêtés, que le capitaine ne pouvoit affez admirer Phahileté de Robinfon dans Part de régaler fon monde. Le capitaine, pour imiter la générofité de fon hóte, & pour contribuer de quelque chofe au bienêtre des nouveaux habitans de Pifle, fit apporter du vaiffeau quantité de provifions de bouche, de poudre a canon , de fer & d'outils dont il fit préfent a la colonie. Vers le foir, Robinfon s'excufa, & pria qu'il lui fut permis d'être feul pour une heure, alléguant qu'avant fon départ il lui reftoit a régler quelques affaires importantes.  *ió" Le Nouveau ° Tout le monde s'étant retiré, il monta fur la colline; la il repaffa dans fon efprit la fuite des événemens durant fon féjour dans 1'ifle; & fon cceur, plein de la gratitude filiale la plus vive, s'épancha devant fon bienfaiteur fuprême. Comment exprimerois-je les élans de fa pieufe reconnoiflance ? Mais des coeurs tels que le fien trouveront, dans leurs mouvemens, 1'exprefiion des fentimens pour lefquels les termes me manquent. L'inftant du départ arrivé, Robinfon exhorte afflcïueufement la colonie a. la Concorde , au travail, & fur-tout a la piété; & les portant tous dans fon cceur, il les recommandc, comme fes freres, a la même proteélion divine dont il avoit toujours fi heureufement reffentï les merveilleux effets. II promene encore une fois fes regards avec complaifance furies alentours; ÜTemercie de nouveau le Ciel, tant de l'avoir confervé jufqu'ici , que de le délivrer aéluellement par des prodiges de fageffe & de bonté : pour la derniere fois il fait fes tendres adieux, mais d'une voix prefqu'éteinte, aux habitans qu'il laiffoit dans fon ifle : il fe rend enfin a bord, accompagné de Jeudi & de Vendredi. Quelques-uns. Voila 1'hifloire finie. Jean. Attendez donc ! qui fait s'il ne furviendra pas encore quelque incident qui mettra un obftacle a fon départ? Le Pere. Le vent fraichiffoit & fouffloit ii favorablement, qu'il leur fembloit voir 1'ifle elle-même fuir rapidement loin d'eux. Tant  Robin/en, &I? Tant qu'elle put être appergue, Robinfon, enfeveli fur le tillac, dans un morne filence , n'öta pas les yeux de deffus cette terre, qu'un féjour de douze années, & les détreffes qu'il y avoit effuyées & furmontées s, lui rendoient auffi chere que fa propre patrie. Enfin, ayant perdu de vue & 1'ifle & le dernier fommet de fes montagnes, il entonna, du cceur, une hymne analogue au fujet, en fe retirant dans la chambre du Capitaine avec Jeudi & Vendredi, pour foulager, par les charmes de Famitié, dans de doux entretiens, fon cceur oppreffé. ' La navigation fut des plus heureufes. En vingt-quatre jours ils vinrent mouiller au port de Cadix, oü ils débarquerent tous leurs paflagers Efpagnols. Robinfon entra dans la ville , pour s'informer du négociant a qui appartenoit la tonne de poudre d'or qu'il avoit fauvée du naufrage. II eut la fatisfaétion de le trouver, & d'apprendre que cet honnête commercant , en recouvrant cet or, fortiroit du plus grand embarras. La perte du vaiffeau avoit eu pour lui les fuites les plus facheufes; elle avoit tellement dérangé fes affaires , qu'il étoit obligé de manquer. Fréderic. Qu'efi-ce que cela fignifie! Le Pere. Quand un homme doit audela de ce qu'il eft, en état de payer, on fe faifit de ce qui lui refte, pour le repartir proportionnellement entre fes créauciers, qui perdent ainfi chacun plus ou moins-? &'l'on dit d'un tel homme qu'il a manquè. La tonne de poudre d'or fuffifoit, & au- Tome II. ^  ji8 Le Nouveau dctó, pour acquitter les dettes du négocianr. Celui-ci, pénétré de reconnoiffance, voulut que fon bienfaiteur acceptat Pexcédant, Robinfon , loin de Paccepter, déclara qu'il fe irouvoit déja trop récompenfé, par la fatiffaétion d'avoir empêché la faillite d'un honnéte négociant. Ils remirent a la voile pour paffer en Angleterre. II arriva fur cette route un trifte événement. Jeudi tomba fubitement malade ; tous les fecours qu'on lui donna furent inutiles. Vous concevez ce que Vendredi fouffrit, & quel fut 1'excès de fa défolation , h la mort d'un pere qu'il chériflbit au-dela de toute exprelfion. Les deux lamas ne purent fupporter plus long-tems la navigation, ni Pair de la mer ; ils fuccomberent. Le vaiffeau arriva heureufement a Portfi mouth , qui eft un port d'Angleterre fort connu. Robinfon efpéra d'y rencontrer la veuve a laquelle il vouloit remettre les diamans. H Py trouva, en effet, mais dans un état foit trifte. N'ayant recu, depuis deux ans, ni nouvelle de Pinde, ni fecours de fon époux, elle avoit été réduite, avec fes enfans , a la plus grande indigence. A peine étoient-ils encore couverts de quelques haillons« la mifere & le chagrin étoient peints fur leurs vifages par la paleur de la mort. Robinfon favoura donc encore une fois le plaifir bien doux , & dans lequei fe defecte tout homme bienfaifant, d'être, dans la main de la Providence , 1'inflrument dont elle fe feit pour tarir la fource des larmes  Robinfon. 219 de ces infortunés , & mettre fin a leurs maux. ïl remit les diamans; & comme une plante prefque defféchée dans fa tige & dans fes branches, reprend fa verdure & fa vigueur après une pluie be'nigne & rafraichiffante, il vit cette familie fe remettre par 1'abondance, fe relever par la joie , fe produire avec éclat par fes richeffes, & jouir d'un bonheur auquel depuis long-tems elle avoit renoncé pour jamais. II fe trouvoit dans ce port un' vaiffeau deftiné pour Hambourg; il prit congé du Capitaine Anglois : fa délicateffe lui faifant craindre d'être a charge , il fe hata de fe rendre, avec Vendredi, a bord du navire Hambourgeois , qui ne tarda pas a appareiller. Cette traverfée aufii fut prompte & heureufe. Déja ils étoient a la vue. de Heiligeland; déja on découvroit, h. 1'extréniité de l'horizon, la patrie idolatrée; déja le cceur de notre cher Robinfon s'épanouit de joie : on eft a 1'embouchure de 1'Elbe ; tout-acoup il fe forme un orage , il s'éleve la tempête la plus violente, le vaiifeau eft poulfé irréfiftiblement vers la cóte. Tout ce que peuvent les efforts & 1'habileté eft mis en ceuvre pour revirer de bord & reprendre le large, mais inutilement : un grain furieux triomphe de toutes les manoeuvres, il emporté le navire, il le jette fi rudement fur un'bane de fable, que la quille &-de fond de cale en font mis en pieces. L'eau pénetre a grands fiots, & inonde T 2  420 Le Nouveau le batinrent; on ne peut penfer a le conferver; a peine le monde a-t-il le tems de fe jetter dans les ehaloupes , pour échapper, s'il eft poffible, a la mort. Robinfon, avec fes compagnons, arriva enfin a Kuxhave, comme un pauvre voyageur fur nier, qui venoit, non pour la première fois, de faire naufrage fans avoir fauvé, de toutes fes richeffes, que fon fidele barbet, qui s'étoit jeté a la mer pour le fuivre, & Pol, fon perroquet, qui a 1'inftant du naufrage fe trouva fur fon épaule. Quelque tems après il apprit que parmi les effets fauvés du bris fe trouvoient fon parafol & 1'habit de peau de fa facon; il les retira, en payant, s'entend, les droits de lagan, Pour fon gros lingot d'or, il fut abfolument perdu. Jean. Pauvre Robinfon % Le Pere. Le voila précifément auffi riche qu'il 1'étoit lorfqu'il partit de Hambourg. Peut-être que la Providence permit cette perte , pour empêcher quelque jeune inconfidéré, ébloui par 1'exemple de Robinfon, de courir également le monde, efpérant de revenir, comme lui, avec un tréfor fortuitement trouvé. Quant a lui, il fut peu touché de cette perte. Comme il s'étoit propofé de vivre le refte de fes jours, aufii fobrement , & avec la même application au travail qu'il avoit vécu habituellement dans fon ifle, il trotivoit qu'un monceau d'or ne lui étoit rien moins que néceflaire. II s'embarqua a Kuxhave, dans un vaif-  Robinfon. 222 feau qui fe rendoit a Hambourg. Quand ii eut remonté 1'Elbe jufques vis-a-vis de Stade, il découvrir. les clochers de la ville qui Pavoit vu naitre, & il ne put s'empêcher de répandre des larmes de joie. Encore quatre heures & il fera arrivé, & il fe trouvera dans les bras de fon pere, de ce pere fi tendrement chéri. 11 avoit déja appris a Kuxhave la mort de fa mere, cette mere fi tendre, & il 1'avoit amérement pleurée. Le navire , tout a\ la fois emporté par la haute marée, & pouifé par le vent, fembloit plutöt voler que cingler : déja il a dépaifé Blankcnefe; il arrivé pres de Neuenftadt, bientöt vis-a-vis (VAltona; erifin le voila dans le port de Hambourg. Le cceur palpitant de joie , Robinfon fe précipite hors du navire ; & fi la foule des fpectateurs ne lui en eüt pas impofé , il fe feroit profterné , pour baifer le fol de fa cité natale. II fe hata ■ de fendre ia preile des curieux , & fe rendit a 1'auberge voiline du port , nommée le Baumhaus. Il envoya de-la chez fon pere pour le préparer peu-a-peu au retour inattendu de fon fils. Celui qui fut chargé de cette commiffion, eut ordre de dire d'abord au vieillard que quelqu'un defiroit lui parler, pour lui donner de fon fils des nouvelles qui lui feroient agréables ; il devoit enfuite ajouter que ce fils étoit en route pour revenir a Hambourg, & déclarer enfin que le. porteur de cette bonne nouvelle étoit fon fils luimême. Sans cette précaution, le bon vieux T 3ï  sa* Le Nouveau. pere eüt peut-être été faifi d'un tel excès de joie, qu'il lui en eüt coüté la vie. Après cette précaution , Robinfon, qui connoiffoit encore parfaitement les rues, vols a la maifon paternelle. Dès qu'il y fut arrivé , dans le tranfport d'un raviffement inexprimable, il fe jette dans les bras de fon pere que la joie rendoit tout tremblant.— Ah, mon pere! —Ah, mon fils! —Ce fut tout ce qu'ils purenr dire. Muets, palpitans - fans refpiration, ils refloient collés 1'un a 1'autre; enfin un heureux torrent de larmes délicieufes vint ranimer ces deux cceurs fuffoqués par la joie. Vendredi, tout émerveillé de cette multitude d'objets diöerens qui s'offroient a fa vue, bayoit en filence. 11 ne pouvoit raifafier fes yeux; le premier jour il ne difcernoit rien , pour ainfi dire ; il étoit ébloui,. troublé. Dans ces entrefaites, le bruit du retour de Robinfon & de fes furprenantes aventtircs alloit rapidement de bouche en bouche. On ne parloit que de Robinfon; tous vouloient le voir; tous deliroient 1'entendre lui-même raconter fon hiftoire. La maifon de fon pere ne défernpliffoit point de monde: j il ne pouvoit fe difpenfer de raconter fes aventures du matin jufqu'au foir. Dans fes I récits, il n'oublioit jamais d'adreffer aux peres j & aux meres qui Pécoutoient, cette exhorta- I tion : Si vous aime\ vos enfans, de grace ; faites leur prendre de bonne-heure l'hahitude de la piétê, de la fobrièté & du  Robinfon. 423 travail; & s'il s'y trouvoit des jeunes gens, i) étoit attentif a leur donner cet avis^ falutaire : Mes chers enfans , obèijje^ a vos ■ver es & mer es & a vos mfiituteurs : apprenez avec foin tout ce que vous etes a portee dapprendre; craigne^ Dieu tf garder vous,-oh! garde^ vous de l'oi/iveté ! e'èft la mere de tous les vices. L'état du pere de Robinfon étoit celui de courtier. II fouhaitoit que fon fils s'exereat dans les affaires de commerce, pour fe rendre capable de le remplacer apres fa mort - Mais Robinfon, accoutumé depuis long-tems au plaifir du travail des mains, demanda qu'il lui fut permis d'apprendre le métier de menuifier. Son pere ne le gena point la-deffus. II fe mit donc en apprentiffage avec Vendredi; ils firent de tels proI grès, qu'avant la fin de 1'année , ils furent I; eux-mêmes paffés maitres menuifiers. Ils établirent un attelier commun , & de! meurerent toute leur vie amis fideles & i compagnons inféparables. L'application & ! la fobriété étoient telle ment chez eux com[ me une feconde nature, qu'il leur eut été impoffible de paffer feulement une demi jour| née dans 1'oifiveté ou dans la débauche. — feiÉn mémoire de leur ancienne vie folitaire, ils fixerent un jour de la femaine, oü ils ; vivroient de la même maniere que dans leur ifle, autant que cela feroit praticable. La concorde entr'eux , 1'indulgence pour les fautes d'autrui, la bienfaifance envers ceux |, qu'ils connoiffoient, & 1'humanité pour tous  224 Le Nouveau, &c, les hommes, leur étoient des vertus fi < bituelles , qu'ils ne concevoient pas qu'on i pöt s'en difpenfer & vivre tranquille : ils fe i diftinguoient fur-tout par une piété pure, fincere & aétive. On voyoit Ia joie & 1'amour briller dans leurs yeux toutes les fois qu'ils pronongoient le nom de 1'Etre fuprême; & ils foufïroient lorfqu'ils entendoient proférer ce faint nom en vain & par pure légéreté.-Auffi la bénédiélion du Ciel cou-. ronna-t-elle vifiblement toutes leurs entre-v prifes. Dans une aéïivité toujours utile, ils parvinrent en fanté & en paix a 1'age le> plus avancé; & la poilérité la plus reculée refpeftera la mémoire de deux hommes , qui ont montré par leur exemple, a leurs femblables , comment on peut opérer fon bien» être pour le tems , & fon bonheur poui? 1'éternité. - _ , Ici le pere fe tut. Les jeunes gens reftes ] rent encore afïïs quelque tems a réfléchir , 5 jufqu'a ce que la vivacité de cette penfée *' \ j'en ferai autant, eüt enfin acquis , chea chacun d'eux , toute la force d'une inébrafi j lable réfolution. . j FIN.