KU^iSS Mi9 OEUVRES DRAMATIQIJES D E M. D'A R N A U D. TOME PREMIER, AV EC FIGU RES. A AMSTERDAM, Chez D. J. CHANGUION. MDCCLXXX1 I.   AVIS D U L 1 B R A I R -£. Le fuccès mérité des Tragédies & Drames de M. d'Arnaud , nous fait efpérer que Ie Public recevra avec plaifir la Colle&ion complette que nous lui ea ©ffrons, fous le titre d'Oeuvres Dramatiques en deux Volumes, avec figures. Cette Colleólion contient Culigny, ou la Saint Barthelemi, Tragédie; les Drames de Cemminge , Euphémie , Mérinval & la Tragédie de Fayel. Si M. d'Arnaud publie d'autres Pieces, nous nous erapreflerons de les ajouter k ce Recueil. Temt f. 9  PIECES CONTENUES DANS CES DEUX VOLUMES. TOME PREMIER. Coligny, ou la Saint Barthelemi, Tragédie en trois Aües. . . . Page xxvit Le Comte de Comminge , ou les Amans malheuren^ : Drame en trois Aües. . . i Mémoires du Comte de Comminge. . . 89 Fayel: Tragédie en cinq A8es. _ . . 153 Extrait de VHiftoire du Chdtelain de Fayel. 288 TOME SECOND. EurHÉMiE, ou le Triomphe de la Religion : Drame en trois Aiïes. . . Page. I Mémoires d'Euphémie. . . . 97 Lettf e de l'Auteur a l'occafion du Drame d'Euphémie. • • • 193 Mérinval: Drame en cinq. A&es. . . 313 Ejfets de la Vengeanct: Relation d'un Religieus. . * 419  COLIGNY, o u LA SAINT BARTHELEMI, TRAGEDIE. a £   AFEKTUSEMENT. Cetie Tragédie a eu'plufieurs éditions. Les Anglais lui oni fait Vhonneur dé la trddüire'i tlle a été jouée avec beaucoup d'applaudijfemens dans les Pdys étrangers". L'Auteur la compojat domme elle a paru d'abörd, d Vage de diX'huit ans. Nous la donnons i'ci entierement différenïé des éditions préeédentes -yles deux premiers AStei font totalement changés, 6? le troijieme rempli de nouveaux vers de noüvelles fituations. La verjification de c'ett'e piece ejt noble {ƒ' ilevée; les caraEteres bien foutenus, £? ne fé éémentant point. Teut-Ure des amateurs dis nouveau Thédtre, de ces Scènes chargées rotnanefques accuferont cette Tragédie d'une tnp' grande fimplicité. L'Auteur paroit avoir eu devant les yeiix ce naturel pathétique des Au* teurs Grecs £f Anglais. S'il a pü tendre fok ouvrage intéreffant, il a rempli la premiers tfegle. tl ne fant jamais s'interroger fur /a( &aufe du plaifir qu'on refjent d la le£ture ou i la repréfentation d'une piece; pourvu qu'elli ait le don de plaire , on ne doit pas exigef davantage.  DISCOURS PRÉLIMINAIRE. Ceux <5ui ai'nent ^a vérité, Ia trouveront dans eet ouvrage. La journée de la faint Barthelemi feroit honte a nos Francais, s'ils ne la défapprouvoient eux-mêmes; on fait"qu'elle eft' en horreur parmi eux, comme le font aujourd'hui les Vêpres Siciliennes chez les Efpagnols. Les Anglais, une des nations les plus fenfées de 1'Europe, blament la conduite de leurs peres a 1'égard de Charles I. Les Proteftans ont ótê les premiers a détefler ces miCérables fanatiques nommés Camifards. (i) Les meilleurs Catholiques, en bonorant faint Pierre & les autres Pontifes aufil refpeftables, abhorrent Alexandre VI. II y a une efpece d'imbécillké a vouloir excufer les fautes de fes ayeux: Ü fe trouve des fuperftitions de tout genre, la plus honteufe de (O Les troubles des Cevennes doivent êire mis a cöté de la faint B.irtlielcrai, pour les horribles excès oü fe livrerent ces Camifïrds, qu'on peut nommer avec raifon des enragés. Des Prêtres refpeéhbles par leur vieitteffe & enccre plus par leurs mceurs, furent les principaux objets de la Fureiïr de ce'te canaille , qui KfTcmblo.it aflèz aus Va'udois & aux AlWgcois.  DISCOURS, Jt/r. vu. toutes eft ce refpecc mal-entendu pour les fieclcs précédens; ce préjugé grofller, & cependant ft ordinaire, arrète fouvent les progrès de la raifon. Pourquoi devoir k autrui un bien que nous trouvons chez nous-mêmes? Nous avons tous la même faculté de penfer; ce n'eft que les divers abus qu'on en fait, qui rendent unj homme fi différent d'un autre homme. On a le malheur de confondre fouvent le fanatifme avec la religion. Un Chrétien eft un homme plus raifonnable que les autres; la raifon & la vraie religion ne fe féparent jamais. On n'a qu'a parcourir les Mémoires de 1'EtoiIe, la grande hiftoire de Mezeray, 1'illuftre Préfident de Thou, le Tite-Live de Ia France, eet Hiftorien fi fage & fi édairé; on y lira Ie détail de la faint P>arthe!emi, on pourra juger par tant d'exemples que tous les hommes font également méchans, lorfqu'ils font frappés de ca préjugé impofant, qu'ils nomment religion, & qui cependant lui eft 13 oppofé. U eft néceffaire de donner une légere idéé fur Ia faint Barthelemi, pour remettre fous les yeux des lefteurs des 1 traits qui auroient pü leur échapper, & dont la connoiffar.c: eft néceffaire a rintelligence de la piece. Medicis depuis long-tems méditoit de porter ce coup au'Parti Calviniite; il étoit néceffaire a 4  yiw DIS COXTRg: fju'on empruntat les voiles de la Religion & de Is perfidie, pour accabler avec plus d'aflurance u» parti qui s'aggrandiffóit tous les jours. On n'eut pas de peine a faire goüter ce complot a una cour, compofée d'imbécilles,. de fuperftirieux, de mécontens & d'efprits amoureux des nou* veautés : les uns étoient des fanatiques que le 2ele de la Religion rendoit barbares de fang froid; les autres, moiiis groffiers & plus coupables, fe fervoient de ces efpecesdepieufes mach'ines, pour travaiiler 3ve,uglement a leurs propre9 intéréts. C'eft ainfi que- Ie peuple a éiédc tou» tems le martyr de fes maltres & de fa crédulité. Les Guifes haïffoient les Condé & les Coligny, plutöt a caufe de leur haute réputation, que pau rapport au titre de Proteéteurs de 1'Héréfie. Si Coligny eüt été Catholique , ils eulfent été leipius zélés foutiens des Proteftarrs. Charles IX eut peine a donner fon confente-? ment pour une fi horrible exécution ; mais il; n'avoit point aflez de force pour ofer être vertueux, dans une cour empoifonnée des maximes de Machiavel. Cependant, malgré fa docilité' pour fa mere, il a paffé pour le Prince Ie plus emporté de fon tems, il tomboit dans des efpeces de fureurs convulfives. Quebjuei-uns ont foupc,o:mé que lamaladie dont il mourut,fut occafionijée par le.poifon;. ce fait n'eil pas avéré. Cafpard:  PRÉLIMINAIRE. i* Gafpard de Coligny, Amiralde France, avoït fuccédé dans fon parti au Princé de Condé , fort neveu, tué a la b'ataille de Jarnac par Montes* quióu ; c'étoit un hönnête homme, a'uqtiel il nS manquoit que d'étre Catholique. Jamais Chef nê fut mettre inièux a profit Ie malheur; s'il ne rem* porta pas d'éclatantes" v'ictoires, il fit" beaucöup' d'honorables retraites'; ce qui diftingue legrand Capitaine prefqu'autant que le fuccès. Les nóceS d'Henri IV & de Marguerite de Valofs, I'attire1 rent a la' Cour, rafluré par le prétexte d'une paix générale que Medfcis feignoit de vouloir Ieuf donner. Il étoit attaché a fon Roi, malgré la différence dè Religion, & faifoit voir qu'on peut fervir a la fois fon Dieu & fon maitre. Toute fa prudence ne put lui faire écouter des foupcons qu'un accident (t) qui lui étöit arrivé'quelques jours avant', devoit jufïïfier; ce fut la première victime qu'on facrifia è Medicis. Ses affaffins lë trouverent qui lifoit Job: il ne parut point épou* vanté a^leur vue, il attendit la-mort & la recut avec cette tranquillité d'ame-, qui fait Ie caraftere du Héios & du Ch. éfien; fon corps fut jetté pat les fenêtres. Le Duc de Guife, fnrnommé' Ie (i) Coligny allant au Louvre poui voir Ie Hoi, fut' MeffiS d'un coup d'arquibufe, en paffant par un dusappanemens,'  x DISCOURS Balafré, qui n'eut que de grartfs vices & des talens qu'on nrmmoit vertus, eut la cruauté de fouler aux piés le cr.davre de Coligny ; il lui eiïuya même avec fon mouchoir fon vifage tout couvert de fang , pour le reconnoitre, & pour jouir (fi on ofe le dire) de 1'afFreux plaifir de la vengeance. La tête de 1'Amiral fut portée a Medicis, qui, fuivant quelques Hiftoriens , 1'envoya toute embaumée au Pape, comme un préfent de fa haine & de fa colere: on pendit le corps de Coligny par les piés au gibet de Montfaucon; Charles IX, avec toute fa Cour , alla raffafier fa fureur de ce fpeftacle; les biens du mort furent confifqués au proflt du Roi, fa mémoire déclarée odieufe. II y a quelques années qu'en creufant les fondemens d'une Chapelle a Chantilly, on trouva un cercueil qui renfermoit fon corps; il étoit entouré de bandelettes aux jambes & aux bras. (i) (i) La hsine pour Ie nom de Coligny, s'eft étendue fi loin, que des religieufes d'une ville de Languedoc ayant trouvd depuis peu un tombeau, oü étoit enfeveli Dandelot ,frere de Coligny, Pen ttrerentelles-mêmes avec une fainte fureur, lui donnerent force coups de coutoau, * la follicitation d'un Directeur, & le jctterent enfuite dwi um grand feu qu'elles avoient allunié exprès pour confommor un li pieus facrifice. Cc fait prouve de quos •eft capable l'imMcillité & 1'ivreffe du fanatifsie.  PRÉLIMINAIRE. xi Le Comte deTeligni, fongcndre, fe fauvs|]:out nud en chemife dans les bras de fon beau-pere, & y fut maflacré fur le champ par les aflafïms; ce jeune homme étoit cher au parti, & même aux Catholiques qui favoient refpefter la vertu jusques dans leurs ennemis. Marfillac, Comte de la Rochefoucault, étoit un des courtifans qui pofTédoit davantage la faveur du Roi; il avoit pailé une partie de la nuit a jouer aux dez avec ce Prince, qui voulut envain le retenir. Ce Roi, dont la foibleffe étoit le premier vice , laifTa courir Marfillac au devant de la mort, perfuadé que le Ciel avoit réfolu fa perte. Le Maréchal de Tavannes , honnête homme d'ailleurs, s'il n'eüt pas été aveuglépar fon ignorance, commandoit tous ces meurtres dans la vue d'obéir a Dieu; on fe fervoit de fa docile fureur comme d'un inftrument propre a chatier les Huguenots. Il étoit a la tête d'une troupe de meurtriers qui portoient fur leurs chapeaux une croix blanche; & le Maréchal de Tavannes crioit detoutes fes forces: „ faignez, faignez; la fai„ gnée eft auffi bonne au mois d'Aoütqu'au mois „ de Mai." Albert de Goildy , Maréchal de France, étoit un des Favoris de Medicis, auffi bien que Moscoüet, Gentilhomme Breton, & le Vidarrie de a foknt faire de facrifïce plus agréable a. Dievx.. Religio yepcril fctUrafa alque impia faBa.. CO El'e ne tnarchoit, die Monftrelet,. ., qii'accom» 3>.psgn^e des plusbelles femmesde la Cour, qui tenoieuï „ en lefie un long cortcge de courtifans;- & fallnii-ft „ que le Bal marcbJt toujours." Ce fogt les piopissp.atoles de eet Aut«w,  P' R É L I M I N A r R E. xih Du mams, c'eft la,- furperftition qui ufuipe un nom Ti i efpefable.. Un Aubépin que le hafard fit fTeurir le lerrde*main de cette affreufe journée dans le cimetiere' des Innocens, fut regardé comme un prodige par cette populace, & ne fervit qu a . I'affermir dans l'affuianoe que le Giel approuvoit ces meurtres* Les Pédans-de 1'EcoIe. fe mirent de Iapartie; on en immola plufieurs aux mines d'Ariftote & d'Horace. Charpentier affaffina Pierre la RaméSj pour n'avoir pas voulu embraffer le Péripatéticifme. Lambin mourut d'une .fievre que lui avoit caufé la feule- frayeur de la mort. Charpentier qui s'étoit déclaré le vengeur d'Horace, avoit réfolu de lui facrifier ce Commentateur. Charles IX eut la cruanté de tirer fur fel propres fujets. Le Louvre, ce Palais refpe&able, n'étoit plus qu'une. affreufe boucherie. Les uns fe précipitoient dans Ia riviere, les autres fe jettoient du haut de leurs maifons & furent écrafés fur le pavé, d'autres enfin s'allerent livrer i leurs bourreaux. Ce maffacre dura trois jours & trois nuits; la Seine en fut enfanglantée. Marfillac , Soubife, Rènel, Pardaillan , Guerchy, furent les plus diftingués d'entre les morts Sans les remontrances de quelques fages citoyens, également zélés pour la gloire de leur Roi &  xiv DISCOURS pour Ie bien de 1'Etat, la inokié de la France eüt péri des mains de 1'autre. Ce tableau fuffit pour montrer que 1'efprit de fanatifmc entralne tot Ou tard la ruïne d'une Nation. On ne fauroit trop expofer ces fortes de peintures aux yeux des hommes. Les Catholiquesauroient tort de défapprouver cette piece; c'eft un ouvrage qui doit être dans les mains de tout le monde , & dont le but eft d'exciter a 1'humanité, Ie germe des vertus, & d'infpirer, s'il fe peut, de 1'averfion pour le crime & pour la fuperftition. (i) (O On ne doit pas omettre 1'hiftoire d'un dignePrélat noiumé Jean Hcnnuycr, qui du rang de Confeffeur d'Henri H avoit paffé a 1'Evêché de Lizieux. Lorfque le Lieutenant de Roi de cette Province lui annonca les ordres de la Cour, ce fage Evêque répondit qu'il s'oppoferoit toujours a 1'exécuiion d'un pareil Arrêt; qu'il étoit le Pafteur de fon peuple, & non fon bourreau; que ces hérétiques, tout égaré's qu'ils étoient, avoient fur fon coeur les mêines druits que les catholiques :~il ajouta qu'il ne permettroit jamais qu'on employat de femblables moyens pour converïir les homaies; qu'il avoit recu Ia vie de fonDicu, pour la confacrcr au bien fpirituel & mime temporel de fon troupeau. II obtint donc que les Proteftans de fon Diocefe ne fuffent point cnveloppés dans ce maffacre général. 11 arriv* que les  PRÉLIMINAIRE. xr Préfentement jl faut entrer dans l'examsn dc cette Tragédie , répondre a quelques critiques dont on a daigné 1'honorer, donner une idéé des carafteres. Hamilton, Curé de faint Cofme, & qui dans Ia fuite fut un des plus fatneux Ligueurs, eft un des Afteurs qui joue le röle le plus frappant de cette piece. H eft aifé de s'appercevoir que ce Curé n'eft autre que le fameux Cardinal de Lorraine, oncle du Duc de Guifele Balafré, qui fema les premières étincelles de eet incendie dont toute la France penfa être confumée. Cette explication juftifie donc 1'Auteur aux yeux de quelques perfonnes, obftinées a ne vouloir point envifager dans Hamilton un plus grand perfonnage, redcutable aux deux Partis, & dont 1'ambition ne connoiflbit nulles bornes. On a tkbé de repréfenter Coligny fous les traits d'un honnête homme, qui penfoit que fa Religion étoit la meilleure. Tcligni eft dépeint comme un jeune homme fougueux , & qui ne Huguenuts qui devoient la vie a leur Pafteur, furent touches de fa gér^rofité, & embraflerent la Religion Catholique , peruaadés que c'étoit une Religion de douceur & de cbarité, puifqu'elle permettoit a Htnnuyer de pareils fentiments; & que l'abus feul & la po'icique la iléfigwroient & la rendoient haïffable.  rrr 15" I S C O ü R" S refpire que la vengeance. Ces carafteres £èn> blent fe foutenir jufqu'ala fin.- L'antiquité ne nous- oppofera-jamais un furet plus Tragique que celui-ci. L'Oedipe de Sopho de qui eft plein de fttuations touchantes, excite moins la pitié,.qu'un viefllard de: quatre-vingti ans, qu'égorgent avec zele fes compatriotes. U» Francais (& il s'en trouve beaucoup) qui ne fc piquera pornt de Littërature, verra svec indifférence les tableaux d'Antigone, d'Elefïre; 1'igno. rance fouvent aveugle lecoïur, comme 1'efprit. Tout le monde n'eft pas obligé de favoir que Créon avoit défendu qu'on enfeve'lt le corps de Polynice, qu'Orefte en tuant fa mere Clitemnestre vengea le meurtre d'Agamemnon fon pere. Perfonne en France-, je dirai dans 1'Univers-, n'ignore que Catherine de Medicis fit aftiffiner Coligny & plus de cinquante mille perfonnes dans la même nuit, par la main de leurs coneitoyens: ce n'eft point dans larGrece, a Thebes ou a Argos, que s'eft paffee cette fanglante catastropbe; c'tft a Paris, dans le fein d'une ville ou les étrangers venoient déja recevoir des lecons dé juflice & d'humanité, & il y a a peifte deux fiecles. Les partifans des Ariftote , des Daubignac, cesefclaves des regies qu'ils appeüent la raifon, & que quelques Auteurs.hardis.nomtncut foibles-  preliminaire; Xvrt fe, fe font déja récriés contre la témérité d'ayoir fait tuer Coligny fur le Théatre; ils óppofent a ces innovations Corneille, Racine; car voila les> mots de ralliment pour le parti. Mais ne peuten |s'ouvrir des routes nouvelles en refpeclant les> anciennes? Horace lui-même , la fource de* regies, n'a-t-il pas dit: Licuit, femperquc licebit Sigitatttm f 'rafentt notd producere nomen. II vaut mieux tomber quelqaefois en voulant s'élever tout feul,. que de marcher a tatons appuyé fur un autre. Defcai tes allure que Ia lumiere eft une matiere fubtile, répandue dans tout 1'univers. Qui eüt foutenualors un fentiment oppofé,eüt paffé- pour un Pbilofophe fchifmatique. Newton eft venu qui a renverfé le fyftêine de Defcartes, il a triomphé a fon tour; il a voulu qae la lumiere fut un amas d'une infinité de petits rayons émanés du Soleil dans 1'efpace de. 7 minutcs l & on 1'a cru fur fa parola. II vicndra un troifieme Ih/fcien qui détruira ces deux fyftcmes , tn eiéera un nouveau; & tout-a-fait contraire aux premiers. La raifon fait chaque jour des progrès,, & la nature n'eft. pei,t-être.encore que dans fon, enfance. Css e^emp'es pe-ivent appuyer lal aidi.fle de.  xthi DISCOURS i'Auteur. Ne fera-t-il défendu qu'aux PoëteS d'innover , tandis que les Philofophes tous les jours retranchent, ajoutent ou inventent a leur gré? Sophocle, Euripidc, Shakefpear, font des modeles" qu'on ne doit point rougir de fuivre. Les Grecs & les Anglais feroient-ils moins éclairés fur la Tragédie que les Francais? Donnons un exemple de Fa Scène enfanglan. tée: Euripide fait tuer a Médée fes enfans presque fur le Théatre; n'oferoit-on plus faire revivre cette imitation? Un grand génie n'auroit qu'a repréfenter fous des traits forts & exprefiïfs, 1'infidélité de Jafon, rimpuiiïance oü Médée fe trouve de ne pouvoir fe venger autrement qu'en immolant fes propres enfans , fes combats, fes larmes, fes cris mêrne auprès de fon époux pour le rappeller a elle; fes nouveaux outrages,. fa tendreffe prête a Perrfporeer fur fa vengeance, par un retour rapTdè, maitreffe de fa pitié , fes enfans égorgés dans le premier moment de la plus vive fureur , fon tróubte , fon défefpoir fubit; tout le pouvoir de 1'amourmaternel, le deffein oü elle eft de fe donner la mort du mêrne poignard teint du fang de fes fils, la vue d'un Amant infidele, & qui vient au même inftant d'époufer fa rivale j fa nouvelle rage, enfin fon départ, aprês avoir laiffé échapper au milieu de fa haine quelques tranfports  PRELIMINAIRE. xix i'zmour pour 1'ingrat Jafon, & des marqués de douleur fur la mort de fes enfans. Qu'on èntre bien dans le caraftere d'une femme qui aime, qui a été aimée, & qui fe voit enlever le cceur de fon amant par une rivale. Qu'on fe pénetre de fa paffion; qu'on devienne, pour ainfi dire, Medée elle-même : alors on concevra que quelque barbare qu'elle foit, elleeft encore plus a plaindre qu'a détefieri; on oubliera la maxime d'Horace: JYe eoram populo pueros Medea truciiet. II faut avouer aufll que les ccsurs des femmes fe révolteroient moins que les nótres a la repréfentation d'un pareil fpeftacle, paree que leurs ames font plus propres que celles des hommes a reflentir les grandes paffions, furtout lorfque 1'amour en eft la première caufe. On pourroit. d'abord être étonné, le fpeftateur douteroit un inftant quelles impreffions le remueroient: mais bientöt la terreur & la pitié fe décideroient, & 1'on s'intérefferoit pour Medée, de mêrne que, tous les jours on s'intérefle pour Phedre. II eft encore des fituatlons fortes qui expriment la douleur mieux que les plus beaux vers, & qui déplaifent a notre Nation: le mêrne Euripide, dans le fecond Afte de fon Hecube, repréfente cette Princefle couchée par terre, &  xx D IS C O 17 R S abtmée dans fa trifteffe : les Anglais donnent a Zaïre une pareiüe ficuation; Orofmane s'écrie; Ziïre, vous wvc roukz par terre: les Anglais fcnt touchés aux larmes, un Francais riroit. On peut mettre certaines expreffions au mêma dégré d'eftime parmi nous autres. Elles offenfent notre délicateffe. Hecube .en parlaut daPoI?xene fa fille , 1'appelle la vie, la nourrice de- fon ame -r, ie-.bdton , le guiik de fun chemin 5 Shakefpear fait dire a Hamlet: „ A peine „ mon pere eft-il dans le tombeau, que mon ,i indigne mere va entrer avec un autre épcax „ dans un lit tout fumant encore de fa chaleur.'*" Ge même Shakefpear a introduit des ombres fur la Scène avec fuccès, tandis que 1'Abbé Nadal n'a ofé rifquer fur fon théatre 1'appari-don deSamuel; & peut-être ce foible verfiflcateur a-t-il eu raifon: il fentoit qu'il n'avoit paa affez de force & de pathétique dans la penfée & dans 1'expreflion , pour foutenir une Scène auffi merveilleufe , & qui eüt demandé le pin-ceau d'un Corneille, ou d'un Voltaire. Ghaque objet- a fes-différente! faces: il n'eft qu'un pas du touchant au ridicule, dumajeftueuxau- fanfaron. Si ces fortes de Scènes ne frappenc* point & ne produifent pas leur effet dans le moment,, elles tombent au mêrae inftant, &. 1«.  P 'R é L I M I N A I R E. XJR fpectateur eft affez peu clair-voyant pour mettre fur le compte de la Nature les fottifes de J'Auteur. Saint Michel qui foule aux piés le Diable, ce tableau du fameux Raphael, s'il füt forti d'une main novice, auroit excité Ie rire, au lieu jqu'il infpire 1'effroi &Ja vénération. TJoit-on conclure de M. 1'Abbé Nadal qu'il ïie faut pas expofer aux yeux de pareilles Scènes? Non, fans doute; & il efl étonnant que jufqu'ici fur la foi de ces Auteurs rampans, les Francais fe foient défié de leurs forces & crus incapables de foutenir la vue de fpectacles fublimes. C'eft a des" génies de leur mont-rer qu'ils peuvent avoir le droit d'imaginer & de fentir auffi fortement que les ,Grecs& les Anglais ? L'Atrée de M. de Crebillon, felon quelques perfonnes de goüt, eft un chef-d'ceuvre du Théatre; cependant il n'a jamais réuffi autant qu'il le méritoit: la délicatefle Francaife.n'a pu fe familiarifer avec cette derniere Scène fi bien exprimée, 011 Atrée préfente a Thyefte fon frere la coupe pleine du fang de Plifthene. II eft » Xouhaiter pour notre Nation, qu'elle adopte le haut tragique, comme elle a déja embraffé les nouveaux fyftêmes des Newton & des Leibnitz, On s'eft étendu au long fur cette partie du Théatre, paree qu'il s'eft tiouvé des cenfeuis  xxli DISCOURS qui ont eondamné la Scène, oü Coligny eft tué aux yeux des fpectateurs: ils ne veulcnt point examiner que cette piece n'eft pas compofée dans le goüt Francais, & qu'on s'eft attaché a fuivre les Anciens. D'autres enfin font fichés que I'Amour n'ait pas joué un róle dans cette Tragédie; ils auroient fouhaité que les perfonnages euffent épuifé une converfation de tendreffe, tandis qu'ils font environnés d'ennemis, & qu'a tous momens ils attendent la mort. La terreur, la pitié, ne fontelles pas des paffions auffi fortes que I'Amour? La fituation de Coligny qui embraffe fes affasfins, les appelle fes enfans , les preffe de lui arracher une vie qu'il eüt voulu perdre pour eux dans les combats, qui leur découvre enfin fon eftomac tout couvert de bleffures; tous ces traits fie produifent-ils point fur les coéurs les mêtnes imprefllons qu'une femme qui reproche a fon Amant fes infidélités, ou lui fait de nouvelles affurances de tendreffe ? D'ailleurs ces refforts pour émouvoir 1'ame du fpeftateur font fi ufés, que fouvent loin de toucher, ils jettent dans les fens une langueur qui va jufqu'au dégout & a 1'ennui. Cette Scène de Coligny, quoi que fans amour, parut fi interreffante, que dans fa nouveauté on la nommoit la Scène desfenmes. L'Auteur de cette piece a tté obligé de tomber  PRÉLIMINAIRE» xxin dans'la faute que la Mothe fur-tout a reprochée i Racine: Hamilton fe découvre i Bême, comme Nathan a Nabal, dans Athalie. Mais de quel autre moyen fe fervir pour inftruire lefpectateur? Le perfonnage, fans cette confidence, ne laifferoit point échapper tous ces traits qui établilïent fon 'caraétere. Des monologues deviennent enriuyeux & infupportabl'es, pour peu qu'üs aient quelque étendue; 1'action ne peut pas toujours fupplécr au dialogue. Il faut néceffairement fe permettre ce défaut, a condition qu'on Ie rachete par des beautés qui le faflent oublier. Le Théatre, au refte, s'écarte quelquefois de* regies de la vraifemblance. Toutes ces reconnoiffances qui réuffiffent prefque toujours, ne font point naturelles; ces preffentimens qu'un pere éprouve a la vue d'un fils qu'il ne connalt pas, font des préjugés que les hommes prennent en entrant au fpe&acle, & dont ils fe dépouillent a la fortie. N'importe; ces préjugés, quelque groffiers qu'ils foient, font pour leurs cceurs des fources de plaifirs; &ilsont raifon des'ylivrer, puifqu'ils y trouvent leurcompte. Ce parallele fuffit pour autorifer ces confidences, qu'un perfonnage fait mal-a-propos a un autre ; fi ces Scènes font conduites avec art, on ferme les yeux fur la machine & 1'on fe contente de fentir les heureux effets qu'elle produit.  zxvr DISCOURS II feroit inutile de répondre a des critiqu«6 méprifables, qui font plutót des libelles diftamatoires, que .des ouvrages propres a éclairer un Auteur fur fes fautes. Quiconque entre dans la carrière des lettres, doit s'attendre a efTuyer toutes fortes de calomnies, & regarder d'un.ceil de Philofophe ces infettes de Littérature, qui ne piquent que foiblement, lorfqu'on fait les méprifer. II s'eft encore répandu dans le monde une groffiere opinion, qui ne peut naltre que d'un défaut de raifon ou de probité. Depuis combiea de tems renouvelle-kon contre les Auteurs, 1'accufation d'impiété ? Un lecteur malin prétend découvrir dans un ouvrage le caractere & la facon de penfer de celui qui 1'a compofé; la-deffus il fixe fon jugement, & condamne ou approuve les inosurs de eet homme, qui fans doute aura cent caracteres différens, il 1'on veut lui préter tous ceux des perfonnages qu'il aura imaginés. M. de Crébillon, dans fa préface d'Ele&re, f« plaint qu'Atrée avoit fait croire qu'il étoit inhumain & furieux: il n'y a perfonne de plus doux dans lafociété, de plus humain. Racine étoit donc un homme fans religion, paree qu'il a fait parler un Prêtre apoftat: par conféquent 1 'Auteur de Coligny fera damné fans sniféricorde, comjaie ua Biauyajs Catholique, POV»  PRÉLIMINAIRE. xx* ,f>our avoir dépeint Hamilton fous des traits véri' tables. Les hommes ne rougiront-ils jamais d'être fi injuftes ? Mais ils ne s'appercoivent pas euxmêmes de leur méchanceté-; lemoyen qu'ilss'en ■corrigent! Qn n'entreprendra pas enfin de prouver que cette Tragédie eft füre de plaire, puifqu'elle eft intéreflante; on ne comptera point ici les fuffra.ges ni les critiques qui fe font élevés a-fon fujet. L'Auteur eft bien perfuadé , malgré les éloges qu'il a recus, que fes cenfeurs font plus finceres que fes panégyriftes. Les louanges ne ferviront .qu'a 1'cncourager, & il prendra les critiques fur le pied de lecons utiles, qu'il aimera toujours a recevóir. II n'a fait dans fa piece que la peinture de la vérité; il s'eft attaché ï démontrer fous les yeux que le fanatifme eft également éïoigné de Ia religion & de la nature:' s'il n'a pas rempli fon fujet, qu'on fe fouvienne de ces vers de la traduftion de M. Pope, par M. .1'Abbé de Renel: Tant 1'efprit eft borné, tant Tart eft étersdu, &c. Time 1. b  ACTEURS, •COLIGNY, Amiral de Jrance. T E LIG N Y, Gtndre de Ccligny. ;M ARS ILLAC , Comte de la RochefoucauK. LAVARDIN. HAMJLTON, 'Curé de St. Cóme. B E S M.E, attaché a la Maijon de Guife. BUSSY d'AMBOISE. TAVANNES. DES-ADRETS. N EVERS. GONDY. i Première Trcupe de Conjurés. ' .Seconde Ttoupe de Conjurés. Suite de Protejlam. Gardes. La Scène eft au Louvre. La Piece commence au déclin du Jour .£f faM Mans la Nuit.    COLIGNY, o ü LA SAINT BARTHELEMI, TRAGEDIE, ACTE PREMIER. SCÈNE PREMIÈRE. Hamilton. O Nuit, trop lente nuit, permets que la vengeance T'adrefle ici fesvceux, & fon impatience: ïlatc - toi, de ces murs chalTe un jour odieux,' Dont les foibles rayons bleflent encor mes yeux. D'un Peuple réprouvé ne fois point Ia complice, CelTe de retarder 1'inftant de fon fupplice, Que ma fureur épuife un fang qu'elle a profcrit., fe t  xxvrn C O L I G N Y, Ou fois pour ma paupiere.une éternelle nuit. Enfin c'eft. aujourd'hui que mon fort fe décide,? Au falte des grandeurs ce premier pas me guide, Ou, fervant Coligny, va-moi feul me livrer Au piegeque mes mains ont feu lui préparer. Aurois-je en vain tiiTu la trame de fa perte?. * Non, fes joursfont comptës&fa tombe eilouverte; Ma bouche 1'a dépeint fous' les traits criminels D'un nouveau deftrutteur (i) du Tióne & deS Autels; Jel'ai montré 1'appui, le vengeur de fa Sefte, Tous les jours nous jurant une amitié fufpe&e; J'ai fait voir fes vertus aux yeux de Medicis, Comme un art dangereux de gagner les efprits. „ Des Condés, ai-je dit, il a toute 1'audace, „ Peut-être qu'en fecret ii biigue votre place. „ Qui.fcait fidans fa fouibe, babile avoustrouiper „ II ne vous tend le bras que pour mieux vous ' frapper? Sur votre fils, fur vous Mais aregret j'écoute „ Des crarntes que le tems condamnera fans doute. ,, L'ajaour de mes devoirs me rend trop défiant, ,, On doit peu s'affurer fur un preffentiment. -Diffimulant ainfi 1'intérêt qui me guide, CO Coligny avoit rempheé Condé dans le parti Pf«tefhnt.  TRAGEDIE. xxrx Je fempis les fonpcons dans cette ame timide; Mais pour rn'en referver les-plus piédeux fruit? D'un dernier coup, enfin, j'ai frappé fes efpritsr „ Xe Ciel, ai-je ajouté, qui fe laffe & s'irrite, „ Attendra-t-il longtems qu'une race profcrite,. „ Que malgré fes decrets vous femblez protéger, „ Echappée au trépas vive pour 1'outrager ? ,,: Craignez , Reine ,. tremblez que ce Dieii fut. . vous-même „. Ne faffe'retoraber lepoids de l'anathêine „ Etpounmeuxvous punirn'3 maffe tous fes traitsj-. „ II exige,. il eft vrai, le fang de vos fujefc,, Mais c'eft un fang. impur ,. v-ous devca le répandre." Medicis s'eft troublée, elle a cru mêmeentendre L-'ordre d'un Dieu vengeur qui, tonnant par ma voix,, Venoit,,le glaive en main, lui prefcrire fes loix.£ai faifi ce moment d'erreur & de foiblefie,Póurperdreun ennemidontl'afpeftfeulme bleffej. D'un trouble précieux, enfin j'ai profité,. Elle a figné 1'arrêt que ma bouche a dicté. La crainte,. l'intérêt,. un fanatique zele,. Aveugles inftrumens, fervent tous ma querelle. Medicis penfe donc qu'un faint.emportement, Me fait des Novateurs prefler le chatiment; Sur moi fe repofant du foin de I'entreprife, Elle fa!-nt 'de venger & l'Etat& I'Eglifeb 3.  ij* C O L I G N f;. Mais mof, qui de fon c Ce front audacieux .Hamilton. Connois-moi tout entier: Soumis au préiugé, 1'imbécile vulgaire Rt pouffe le flambeau dont Ia raifon 1'éclaire; Toujours de 1'ignorance épaiffiffant la nuit,, Par de fauffes lueurs il eft toujours féduit;. Ne connoifTant de Dicu quelufage. & fes prétres,, II fuit 1'ötroit chemin frayé par fes ancêtres;. De fes foibles ayeux fervile imitateur,. Cathoiique idol&tre, aveugle adorateur; Cpurbé (bus norrejoug, rampantdanslapoufSera II n'oio s'élever jufques au fanftuaire.. Pour lui tout eft myftere,. it craint de pénétrer. Des fecrets que nous feuls avons droit d'éclairer,. Efclave qu'affervit fiotre main fouveraine,. II penfe qu'avec nous, le ciel fonna fa chaine; "Qu'en fuyant les grandeurs, a I'oöibre des autals Nous. vivons féparés du reftc des mortels;. Qua.  T .R' A' G E D ï E- xxxiii. Que'nés pour la priere, & couverts d'un cilice, Nous confumons nos jours dans ce vil exercice. Que le.ciel fe fermant,-s'ouvrant a. notre voix, Lui fait grace ou juftice au gré de notre choix; D'une main complaifante,. & d'une ame ingénue ■ Baiffant le voile épais qu'on jette fur leur vue, Dans ce.fommeil d'erreur fe retenant piongés, lis fechargent de fers qu'eux-mcmesilsontforgés.; Toujourstprêts anous croire, avides demerveilles,;. Nous fafcinons leurs yeux, nous charmons !eurs= oreilles., Par de ftëriles vq3ux, par dés prodiges vains,. Nous fubjuguons leurs cceurs, nous réglons leursdeftinsj. Tout ce qui les furprend, ils 1'appellent miracle,, Tout ce que.nous didtons, ils le nomment oracleCachant a leursregards les traits quenouslancons Nous fommes innocens quand nous leparoiffons. Du foupconmêrne exempts, cepeuple né.crédule,. Dès que nous ordónnons, obéitfans fcrupule; C'eft un corps qui fouinis a nos impreffions,. Recpit avidement nos gpüts,.nos paffions; Taitrie a notre gré, cette matiere vilè,. Ce limon fous nos mains prend une. ame docile.;: D'un feul mot, arrêtant, ou mouvant fes reflbjts r, Nous pouvons retenir ou hater, fes tranfports; Et confervanttoujours un heureux defpotifme,, Y. tranfmettre a propos 1'efp.rit du fanatifnle. • b 5..  stxxrv C O L I G N T, D'un fexe cncor plus foible, idoles qu'il chéHt, Nous gagnons a Ia fois fon crpur & fon efprit; ilaïs, mais craints des grands, & toujours redou- tables, Amis iniéreffés, ennemis implacables, Elevantjufqu'aux cieüx ceux que nous protégeon.v Plongeant dans les enfers ceux dont nous nous vengeons;. Chefs fans camp, K'ois fans tróne, ét Dieux de- tous les hommes, En tous lieux, en tous tems, vaila ce que nous fommes. Scachons do'nc profiterde eet heureuxpouvoir Faifons briller. tous deux le Glaive & 1'Encenfoir. Faut-il qu'un feul inftant Coligny vive encore! Ce n'eft point (bn erreur,c'eft lui feul que j'abhorrej, Mon ceil jaloux furprit dans eet altier rival, Des talens, dont 1'emploi m'eut été trop fatal : jehaïs ce fang, ce nom aux Guifes formidable;, Voila tous les forfaits qui le rendent coupable. Voila pour quel fujet j'ai dü le condamner^ M eft a craindie,. enfin, comment lui pardonner ? B E M E, Vous ne le craindrez plus, fa- perte eft affuréej Aucouteau qui 1'attend la viflime eft livrée; Cette nuit va bientót combler tous vos fouhaits; Mais du pied de 1'autel faifons paxtir vos traüs>  T R A G E D I E. x»c#-' Content de recueillir Ie fruit du parricide, LailTez a notre bras immoler ce perfide Hamilton. Ce meurtre eft un plaiilr que je dois t'envier,. Et mon cceur a longs traits veut s'en raffafier; Qu'il me foit réferveV B e m e. Mais que dira la France,De voir un Prêtre armé du Fer de la vengeancef '' Hamilton. Loin de me condamner fa voix m'applaudira (i) J • Entre fes nouveaux Saints elle me placera, L'Encens en mon honneur fumera dans fesTemples: Mes forfaits confacrés lui ferviront d'exemples;Eh! ne connois - tu pas les droits & les fureurs Que la Religion permet a fes vengeurs ? Car de ce nom facré'je prétexte ma caufe, Je fcais tout ce qu'il peut, & combien il impofej Qu'étoufFant, détruifant tout fentiment humain,Du cceur le plus fenfible, il fait un cceur d'airain j: Transforme 1'homme même en un monftre faiouche, (O L'efprit du ranatifme s'étend fi loin, que d)ns Ia fuite on mit au rang des Saints Jacques Clément, affsfliff' «S'Hsmi 1B. b e  xxxvi COLIGNY, Qu'hors fesnoiresfureurs-, rien n'émeut &.netouche {• LailTons donc éclater un zele impétueux,. Déchainés-, élancons ces tigres furieux,. Doat les rugiflemens nousdemandent leur proie-,, Et dans des flots de fang que leur rage fe noye;, N'attendons pas, ami, que ces premiers tranfports Soient refroidis, éteints par de lachfs remords,, Enfans-de 1'habitude, ou plutót ds»la craint-e. Et qui d'un foiblc coeur a nos yeux fontl'empreinte. Saiffiffons des inffans fi chers'a mon courroux,. On ne vient point encor Je crains B E M..E. Que craignez- vous? Je. vous 1'ai. déja dit, dés que. la nuit plus fombre,. Qui bientót en ces Iieux va répandre fon ombre,. Aura vu s.'cclipfer ces rayons expirans, Vous verrez. accourjr les flots impatiens, D'un Peuple de vengeurs qu'affemblc un même zele,. Mais écputerez - vous Parai le plus fidele ? Car vous ne doutez.pas que je vous ,fois Hé. Par des nceuds éternels qu'a ferrés 1'amitié,; Né, nourri fous vos yeux, dès maplus tendxe enfance, v Je vous fus dévoué par la reconnoiftance: Oui, je n'ai d'autre Dieu que le feul Hamilton, SoufFrez qu'en votre fein je dépofe un foupcon. Penfez-vpus échapper aux rcgards de Ja. Reine ?.  TRAGEDIE. XXX W* Si fes yeux vont s'ouvrir, votre perte eft certaine...» Hamilton. Je fcaurai les fermer; élevé dans Ia cour,. A travers cette nuit je diftingue Ie jour; Au milieu des périls j'appris longtems a vivrg, Longtemsj'aiparcourules détours qu'il fautfuivre;; Cette mer Ma vue ofFre un oalme trompeur,. On ,nc peut y voguer qu'au gré de la faveur, Souvent le moindre fouffle en ride la furfaoe,. Le bonheur trop rapide entraine a la difgrace;. Le caprice du peuple, & la haine des graudSj Sans ceffe de 1'envie y- déchainent les vents: J'ai feu, pilote adroit, échappé des naufrages^, Céder ou faire tête a différens.orages; Et m'aliurant un port contre tant de rivaux, Détruire, fourdement ou former des complots*, , Cetartne fuffitpoint, ma politiquehabile,, Ghaque jour étudie un art bien plus*Stile,. La fciencedu cceur, j'en fondeles replis,. Dans ce livre profond fans ceffe je relis. Je connois Medicis, époufe impérieufe,, Mere dénaturée & Reine ambitieufe; (i) La rivale en un mot des plus fameux Héros (i) Quelques Auteurs prétendent que Medicis fit err/póifonner Cliarles IX, & qu'elle dit au Duc d'Anjoui depuis Henri III, qui partoit pour être Roi de Pologne S. „, alltz, mon fils, vous n'y ferez pas longtems " b ?.  skxviii COLIGNY, Si fon cffiur fe montrant criminel a propos, Selon les tems favoit fe découvn> & feindre: Mais elle eft femme,ami; cetrait doittedépeindre Les foibleffes d'un fexe inhabile a régner,. Et qui ne feut jamais fervir nfgouverner. ïrop foible pour porter le poids du Diadême, Tralnant fes joursobfeurs dans 1'oubli de foi-méme,, Et docile inftrument qu'elle employé au forfait, Toujours enfant, .fan Fifs eft fon premier fujet. Je ne parle point d'un vil ramas.d'efclaves, Se difputant 1'honneur de porter des entraves; De ces indignes Grands, qui, Plébeïens des Cours, De 1'efprit de leur Roi font animés toujours. Veux-tu qu'a tesregards ouvrant mon ame entiere, Je leve ce bandeau qui me cacbe au vulgaire : 'i'u connois des humains les fuperftitions, Ces préjugés puiffans dont nous nous appuyons; Tu fcais que de tout tems Paris fléchit fous Rome. C'eft-la que ces Chrétiens déïfiant un homme, Couchés dans 1* pouffiere attendent fës Arrêrs, Et penfent d'un Dieu même entendre les décrets, Par lui le Ciel ftérile, ou fécond en miracles, Parolt ou refufer, ou rendre fes Oracies; Son tróne eft un autel , fes armes 1'encenfoir, Des vceux feuls fes combats, iabriguefonpouvoir; D'un feul mot, il éteint, ou rallume la foudre, Jouit du droit facré de punir & d'abfoudre; Et plus que les Céfars étendant fes grandeurs  T R A G E" D 1 E: Xxxix. Wi Pontife affervit les efprits & les coeurs. Quelle Couronne égale un triple Diadême,, Dont la Religion ceincle front elle-mêrne!. Bème,. que cetéclat meparoit.enchanteur! L'orgueil de fon poifan,;vient enivrermon cceur; Vois donc tous les tranfportsoiimoname s'égare, Je dévoie en fccrcM'honneur de lathiare. Voiia.l'uiiique place oü eenden e mes fouhaits, La grandeur n'a pour moi que d'impuilTants attraits,. Si le fort m'arrêtant dans ma vaile carrière De ce tróne facré me ferme la barrière. Bème.. A ce fuprêine rang qui peut vous élever? Hamilton. Medicis, c'eft un prix qu'elle doit réferver A trente ans de travaux, de fervice, de brigues, Dont mon heureufe adreffè appuya fes intrigu'es : II me faut aujourd'hui fléchir & demander, Mais a mon tour enfin, je pourrai commander. Le Thédtre s'ulfcurat» Déja 1'obfcurité dans ces murs nous dévance.. Sur les pas de la nuit la Vicloire s'avance, Que ma vengeance encor I'accufe de lenteur! Ce tems ne vole point au gré de ma fureur. Par un nouveau fignal (i) bAtons ie facrifice, (t) Onfit hater d'une demi-beure la cloche du Valais, par celle de St. Germain 1'Auxtrrois.  XK. - C' (J E. T (T N1 Ys. I Précipitous 1'inftant marqué pour leur fuppliee; Qui.... Maisj'entendsdubruit.... Songeadiffimuler Les fecrets-qu'Hamilton vient de te révéler; Bême, imitcma feinte & change de langage; Montrons-nous s'il fe peut'fous un autre vifagej; Ces ombres, 1'appareü que je dois déployer,, Un ferment folemnel dont les nosuds vont lier. Des mortels déja.pleins de 1'ivrefie du crime,. Tout leur infpirera le. courroux qui ni'anime....... ■ Ils marchent.vers: céslieux *^**MMM»aiMt*aMM"raw*———bbbb-: SCÈNE III; HAMILTON, BÈME, NEVERS, GONDY,. BUSSY , TAVANNES , DESADRETS.'. Lts Conjurdi., Hamilton.. dignes Citoyens,. Vous quifeuls mérites lenomdé vrais Chrétiens;: Des vengeances d'un Dieu, Miniftresrefpeftables, D'obéir a fon gré vous fentez-vous capables?' Fermes dans vos defleins fcaurez-vous triompher, Des remords que le Ciel ordonne d'étouffer? Promettez - vous enfin de venger fon injure, D'écouter le devoir, de dompter la nature, D'être.tous a ce Dieu, qui par unheu-reux choix,.  TRAGEDIE. XIX Verfe en vous fes fureurs & vous dicte fes lois?- N-e v er s. Nousbrülpns d'obéir, parlez, quefaufcil faire? Hamilton. Répandre un fang marqué du fceaudefacolere,. En abreuvervos cceurs, percer des ennemis ^ Ivres d'un fol orgueil, dans le crime endormis*' Enfoncer fans fié nir dans le fein de ces traltres „ Despoignardsconfacrésparlamainde vosPrêtres;; Fuffent vos bienfaite.urs, vos amis, vos parens,, Je dirai plus encor, vos peres, vos enfans, Levezle bras,frappez,pointderemords ,degrace„ Faites des réprouvés difparqltre la race;L'Ange exterminateur volera devant vous-,. A'iguifera les traits émoufïés fous vos coups; Etdaiis vous, raniinant ces défirs magnanimes De eoinbatcre, de'vatncre:&. de'punir les crimes a Armé du ter vengeur, lui»- mêrne il frappera,, Le fein de 1'ennemi qui vous échappera- EioufFeï donc les cfis d'une pitié vulgaire,. Songez que vous n'avez d'arhi, de rils, depere,. Que ce Dieu tout-puiflant qui vous ciéa pour lui».. Qui par ma bouchs enfin vous commanda aujourd'hui1;' Graignez de 1'outrager par de laches foiblefles; Sal ne vous peut toucher par de faintes promcfies,, Si vous ne fentez pas le prix de fes bienfaits, D.u moias Je.foa counoia.reJoiucz.Ics cffets.:.  ÏLït COLIGNY, A mériter fes dons s'll ne peut vous con train (ffe; Si vous ne 1'aimez point, appreneza le craindre, Apprenez que Saü! pour avoir balancé (i) D'exécuter 1'arrêt par ce Dieu prononcé, Pour avoir un inftant manqué d'obéiffance, Par d'affreux chltimens iignala fa vengeance; Que dès qu'on 1'interroge on devient criminel. B u s s Y. Amis, Je crois entendre un* nouveau Samuel. Desadrets. Difpofez de nos bras, difpofez de notre ame, Que la religion nous guide, nous enflarame; Nous attcndons de vous ces glaives alTaffins, Initrumensde la mort, qu'ont dübénir vos mains.Tavannes (tnubié.^ Pardonnez, de mes fens la foibleffe s'empare,. Daignez me ralTurer, me rendre afTez barbare Pour ne point écouter de fecrets mouvemens. Du préjugé fans doute imbéciles enfans, Une touchante voix au fond du cceur me crier „ Arrête, malheureux... quelle aveugle furie.' ,, Précipite tes pas au devant des forfaits, „ Te rend lexécutc.ur des plus afFreux décrets?- CO La mnU'di&ion dont Dieu, par la bouche deStanuel, accabia Saül, pour avoir épargué Agag, Roides Amalécites.  TRAGEDIE- Tint „:.. Crois-tu fervir le ciel, en égorgeant tes freres , Qu'il recpive tes vcsux, tes horribles prieres,. Qu'il exige le fang de tes concitcyens ? „ Connois mieux tes devoirs , le Dieu des vrais Chrétiens, „ Vpis fes prppres enfans dans ces triftes victimes...i, Non, il n'eft point de Dieu qui commande. les crimes Tel eft mon defefppir , mpn trpuble, mes cpmbats; Mélange de tranfports que je ne cpnnois pas; 11 femble que deux Dieux, tour a tour me maitrifcnt, Dans mon cceur tour a tourrenaiffent.fedétruifent.. Déterminez mon ame, arrachez-moi ce cceur, Qui frémit d'embraffer une jufte fureur; Demandez a ce Dieu que j'offenfe peut-être, Que de mes fentimens il fe. rende le ma'.tre; Que faire*... ö, ciel.... HAMILTON. QLefoad du Thêdlre s'omre &-!alfe voir un Autcl, fur kqisel font des Foignards.) Tomber au pied de eet Autef, Implorer ton pardon, défarmer 1'Eternel, Qui fur ta tête impie eut fait tomber fa foudre, Si fléchi par ma voix, il n'eüt daigné fabfoudrc"-; Ear un remords heureux mérite ce pardon. (_Aux au tres Conjurés.') Vous, facrés défenfeurs de la Religion, Venez a eet Autel, dans les mains de Dieumême, Prêt è lancer par vous la mort & ranathême.;  xliv e o l i g n t, STenez renouveller vos fermcns & vos vceuxv {ils egprochem tous ten- l AuUl.~) Tavannes-. Gui, ce faint appareila defïïllé mes yeuxs Un courage divin fuccede a ma foiblefTe; ©ui, la Religion de mei fens eft malueffe, Ce coiurqu'ellaaffermit n'a plus riendeJ'humaim O' va frtrJre lui -mSm. Jut F/ktti un 90i£ngr*\) Donnez , donnez un fer a mon avide main.. Hamilton, a,flri ma,, i les puignard^.) Baignez..vous dan> le fang,, c'eft- ia l'unique offrande, Qui fon digne du ciel, & queJe ciel demanJe : Armez vous de ces traits que.Rorae a confacrés, Ils ne pourtont nonet que des coups afiurésj, Baifez aveciefpedl ces gjaives homicides B v s s r.. Regne Dotre-joLfcuie. & meurent !es perfides! n li v e r s- Je mei a genoux, en pufai.t une de fes mains ]ur...ltul,,& de Vcutre tenant fbn poigaard. Dieu, quiKous connoiffez., nousjurons a.genoux< De vivre, de^corabattre & de. mourir pour vous Dq la Divinité Ia foudre eft le partage,. Tonnez,montrez-vousDieu,.déchirezcetouvragej. Indigne de la main qui l'a daigné former, De 1'efprit.des Martyrs venez nous animcr, Parrai fes faints vengeurs que la Kraoce-nouso Bommc,,  TRAGEDIE. XL* 'Kt n'ayons de parens que les ami-s de Rome. GoNDï, {mutant atttfi fa main fur VAuteW) ' Nous partageons, Nevers, ces nobles fentimens, Nous nous lions a Dieu par les mêmes fermens. B u s s T. Ceft trop nous arreter, amis, le tems s'écoult, L'heure fuit. Desadrets. ■Courons donc. gond y. Frappons. Tavannes. ■Que le fang cotile. Nevers. Enveloppons ces murs de Ia -nuit du trépas. Tavannes. Epouvantons Paris par des affaffinats., Et que laFrance enfin avouant nos conquêtes, Confacre ce grand jour par d'éternelles fêtes.... Hamilton. Votre Roi vous remet ies bicnsdecesprofcrits, D'une fainte vengeance ils font le nouveau prix; Et celui qui du ciel difpenfe (i) les largeffes, Vous promet a fon tour d'éternelles richefles, 'Jréfors que votre fang ne peut,afiez payer.; Qlpreni un Crucifix fur CAutel £? le leur montre.') .(O Les Iaiulgcnces & les Agnus Dei.  Xlvi COLIGNY, Surtout, ace fignal, fachez vous rallier; Des Piètres d'Ifraël je fuivrai les'exemples: Le fang düt-il fouiller les marbres denos temples,, Nul afyle a mes coups n'oppofera fes Lois; Vous, ajlez... qu'a la nuit témoin de vos exploits, Jaloux de eet honneur, 1'aftic du jour envie L'-afpccl du chatiment d'une fecte ennemie! ObéilTez. SCE.NE IV. hamilton, (,;« Crucifix d'une main 9 un poigtiard de raulre.') Et toi, digne ami d'Hamilton, Au gré de mes tranfports fers mon ambition; Par ton exemple échaufFe, auxmeurtres,aucarnag« Ces organes groiiiers oü j'ai fouffié ma rage; Sur tant d'efprits divers admiremon pouvoir, Et combien de refforts il m'a fallu mouvoir; Commcncons par frapper de vulgaires viétimes, ' Sur un .peuple effayons notre bras & nos crimes, Et certains du fuccès revenons dans ces murs, Sur fon cheforgucilleux porter des coups plus furs; Des noms les plus affreux quelïmiversme nomme, Voila le feul chemin qui peut conduire aRojuc, Fin du premkr AUe,  TRAGEDIE. xlviï ACTE II. SCÈNE PREMIÈRE. MARSILLAC, LAVARDIN. Marsillac. O Mon cher Lavardin, oü courir, ou trouvet ;Ce Héros malheureux que nous devons fauver? N'arracherons-nous point a cettenuit de crimes., La plus illuftre, ó ciel, de toutes les viftimes; Dans ce maffacre afFreux envelopperois- tu Celui qui des mortels a le plus de v.ertu ? Lavardin. Pour lui nous donnerions nos biens & notre vie, *Si d'avides bourreaux repaiiTant la furie, . RalTafiant des coeurs afFamés de forfaits, lis pouvoient de fes jours détourner tant de traits: Oui, pour le fecourir je fuis prêt a tout faire. Marsillac Si Coligny périt, nous n'avons plus de pere. Mais t'es-tu pénétré de 1'cxcès de nos maux? As-tu bien contemplé ces horribles tableaux, Qui monueat a qucl point 1'efprit humain s'égare  xlviii COLIGNY, Quand par religion le cceur fe rend barbare? Tes yeux fur ta familie attachant tous tes foins ~" Du comble des revers n'ont point été témoins. 11 faut donc te tracer ces fanglantes images, Cette nuit de terreurs, de meurtres, de ravages; Nos autéls renverfés, nos temples démolis, Sous leurs débris brulans nos toits enfevelis; Le glaive étincellant, mille flambeaux fimebres, Jar un jour plus affreux faifanr fuir les ténebres; La vengeance & te mort volant de toutes parts; Nos freres maffacrés aux pieds de tes rempartó-, En criant a ce Roi qui loin de les entendre, Tranquille, voitcoulerunfangqu'i!faitrépandre; Teindrai-je a tes regards tout un peuple acharné, S'abreuvant de ce ftng que Rome a condamné; L'appareil des tourmens que fa main nous apprête; Le crime a chaque inftant groffiiTant Ia tcmpête, D'innombrables foldats les flots féditieux, Entrainant le tumulte & Ia mort aprés eux; Gondy,Nevers, Tavannes,& Defadiets & Bême, Au earnage animés, pouffés par Guife mêrne, Egorgeant fins pitié, leurs amis, leurs parcns, Au picd des faints autels de Icurfoi vains garans; Des meurtriers ardens, des troupes fugitives, Des vieillards épcrdus prés des fommes craintives, Des débris entaffés de morts & de mourans, Sur les fils égorgés, les peres cxpirans; Dans les bras des époux^ les époufes tremblantes, Lee  T 1 A ü E D I 1. XHX Les enfans dans le fein de leurs meres fanglantes, Cherchant contre le glaive un afyle afluré, Y trouvant le trépas qui leur eft préparé; Leurs temples profanés, la Seine enfanglantée, A des crimes nouveaux la vengeance excitée. Paris enfin, théatre, oü toutes les horreurs De la Religion confacrent les fureurs. Cepcndcnt Medicis pour frapper fes viétimes, Faroltdu haut du Louvre appelier tous les crimes; Miniftres de fa haine & dignes de fon choix, Tous fcmblent accourir a fa terrible voix; D'un coup d'ceil elle arrête ou bite la furie, De cc peuple échautTé, plein de fa barbarie, Dos bourreaux fatieués ranime le courroux, Et marqué a chacun d'eux la place de fes coups: Tout couvert de fon fang.depoudre, debleffures, Soubife en expirant a vengé fes injures. Ce peuple avide encore, mêrne après fon trépas, Dans fon cceur palpitant lifoit fes attentats. Qui le croiroit enfin? ce fexe {i)né fenfible Arrêtoit fes regards fur eet ob;"et terrible: Prodige de vengeance, il vouloit a loifir RafTafier fes fens d'un ficruel plaifir. Peut-il en goüter d'autre auprès d'une maltrefle, fi) Les Dames de la cour de Medicis, dignei de leur HattreTe, atlerent voir le caclivre dj Soubife. Tome 7. c  ï, • C O L I G N Y, (Dont 1'exemple inliumain a féduit fa foibleffe; Snnsvices, fans vertu, jamais déterminé, -Ce fexepar I'ufage eft toujours entrainé. Ami, c'eft encor peu de ces excès horribles, ,Oü fe livrent des cceurs par devoir inflexibles; C'eft peu que ce palais, Ia demeurc des Rois, Temple oü fouvent par eux le ciel dicht fes lois, Soit en proie aux fureurs des plus vils fanatiques, Que des traces de fang fouillans ces faints portiques,. L'afyle des humains devienne leur tombcau, Le Roi Ie Roi lui-même eft le premier (i) bourreau. Lavar d in. Lui qui devroit plutót fe montrer notre pere, ;0 ciel! Marsillac Ami, le fils eft digne de Ia mere. ;Comme elle, des traités il fait garder la foi: Plus criminels encor que ce coupable Roi, Ses laches favoris hautement applaudiffent A tant de cruautés, dont tout bas ils frémiffent; Et d'un Prince imbécille égarant les tranfports, -Font dans un cceur trop foible expirer les remords. Lavardi n. Tel eft du courtifan Ia balTeffe ordinaire, CO Ciiarles IX üix lui • raêrac fur les Hugusnots.  TRAGEDIE. m 'X'ouvrage de fes Rois, en tout il les révere; :Du nom de Dieu, fouvent honoreun vilhumain, Qui doit tout fon éclat au nom de Souverain: Du tróne oü 1'éleva le fort ou la vicloire, Dans la nuit de la tombe entraine-t-il fa gloire: Son culte eft aboli, fes autels renverfés De la fervile main qui les avoit dreffés. Au Monarque nouveau confacrant d'autres temples , Ces grands d'une autre cour adoptant les excmp'is. Brifent 1'antique idole & foulent a leurs pieds, Les images du Dieu qui les avoit créés. Marsillac. . r Les prêtres a nos yeux déroboient Ie nuagc Qui dans 1'ombre du crime enfantoit eet orage. • Apprends, ö Lavardin, leur dérnier attentat, j Le comble des horreurs, la honte de 1'Etat. Une Croix a la main (i) ces monftres homicides ApplaudiiTentaux uns.nomment laches, timides, Ces autres dont les bras font in déterminés; On les entend crier: „ Frappez, exterminez , ■ „ Ce font des faftieux, ce font des hdrétiques, „ Leurs zélés affaflins, montrez-vous Catholiques; „ Voyez les cièux ouverts, les peupies éternels, „ Dieu, qui jette fur vous des regards paternels Ci) Les prêtres & les moines couroient dans lesrues 4e Faris, exciter au carnage une vilc populace, C 2  lii C O L I eiüent la vengeance, en attifent Ie feu, Et fous des traits cruels défigurant ce Dieu, Nous peignent a Ia fois tous les crimes enfemble/ Ils en forment, hélas! un Dieu qui leur reffemble! Ces paftïurs qu'autrefois on vit fi bienfaifans D'un malheureux troupeau font les loups raviffans. Tyrans qui pour regner fur ce peuple idolatre, Soufflez dans tous les cceurs un zelc opiniatre, Envain prétendez-vous impofer uneloi, Qui trahit les fermens, Ja nature, Ia foi; Vos crimes, niic fernefauroientnousconvaincre Et c'eft par la vertu qu'on adroit de nous vaincrc. Que d'autres fentimens «iennent vous animer, Annoncez-nous un Dieu que'nous puifllons aimer; Qui d'un égal amour chérifïe fes ouvrages, Voye en tous fes enfans autant de fes images; Et fr par un faux jour nos yeux font égarés, Eft-ce en nous égorgeant -ifas vous les ouvrirés? L A V A R D IN. Ah! notre Ioi fans doute eft la Ioi véritable, Nous adoions un Dieu bienfaifant, jéquitable,  TRAGEDIE. lui £h'! nous puniroit-il, quand maïtre de ce cceur, II éclaire fes pas, oul'entraïne a 1'erreur? Feut il nous accabler du poids de fa vengeance, S'il nous rend criminels, mêrne avantlanaiffance? Non; ce Dieu plus clément veut tous nous rendre heureux : On n'eft point dans Terreur, dès qu'on eft vertueux. Mars ill ac. Entends les hurlemens de ce monftre fauvage, Dont Ia haine pout nous eft un droit d'héritage.,. De ce peuple au'carnage, éehauffé- par devoir,; De fa Religion tel eft I'affreux pauvoir > En vain de ce Dieu mêine, attefïant Ia puiftantfe, II I'a rendu garant d'une vaine alliance; Sur la foi des traités, nos freres endormis, Livrés par le fommeilaux glaives ennemis, De fès bras vont paffer dans 1'horreurdas fuppli'ces. Et de leur fang profcrit fceller tant d'injuftice*. Hymen, dont les liens rafluroient notre fort, Tes flambeaux font pour nous les torches de la mort : Nuit! a" tant dé forfaits dérobe tes ténebres, Laiffe éclairer au jour ces vengeances célebres! Lebruitredbuble... Ami ,quitterons-nousces h'cux; Incertains fur le fort d'un vieillard malheureux; .Bientót de ce palais on brifera les portes, Bientót Guife, Hamilton, fuivis]de leurs cohortes,. c 3  BH- COLIGNY, .F.t du fang le plus pur teignant ces murs facrés,, Vont rompre tous les noeudsqu'eux-mêmesilsonï. ferrés. De la foudre qui gronde étoignons Ia menace,. D'un peuple de tyrans allons braver 1'audace; Le fer que fur nos jours leve 1'impiété ïombera pour frapper ceux qui Pont excité... Oü chercher Coligny dans ce défordre horrible?" Giel! commenos bourreaux, feriez-vous infenfible! SCÈNE II. COLIGNY, MARSILLAC, LAVARDIN. COLIGNY dans V-enfoncemsnt du Thédtre & fans voir Marfillac & Layard'n.. O u porté-je mes pas. .. Oü fuis- je. . . Qnel. réveil..... . . Quels cris fe font entendre au milieu du fommeil? Le troubIe,malgré moi, de mon ame s'empare...... marsillac, fans yoir Coligny. Auroit-il fuccombé fous ce peuple barbare? Coligny. Marfillac, Lavardin! dans 1'ombre de la nuit! Marsillac, fans voir Coligny. Courons. {voyant Coligny) Fuyez , Seigneur; Me#dicis nous trabit. 4  TRAGEDIE. vt Coligny. Que dites-vous? .... Marsillac. Fuyez des fureurs menrtrieres, On rompt tous les fermens, on égorge nos freres; Coligny. O ciel? expliquez-vous. Marsillac. Nous fommes tous perdus, Nos fortunes, nos jours aux tyrans font vendus; Lu mort étend fur nous fes effroyables ailes; De la flamme en tous lieux femant les étincelles, La vengeance a grands cris appelle fes bourreaux; Sous nos pas égarés s'cntr'ouvrent nos tombeaux. Toutpérit fouslefer, fils, époux, mere. fjtle, Et nous ne fommes plus'qu'.une trifte familie, Qui rie voyant que vous en ce commun danger, Ne fent que vos raaux feuls & veut les foulager; Nous mourrons fatisfaits, fihotre heureux courage De vos jours menacés peut écarter 1'orage. Venez, venez, Seigneur, fuyez de ce palais, Dérobez votre tête au comble des forfaits; D'un vulgaire grofïïer vous connoiiTez le zele; Vous favez jufqu'oü va fon ardcur criminelle, Quand de Rome & des Rois facrilege inftrument, II joint !e fanatifoie a fon aveuglement: Qua'i i il penfe obéir a ce Dieu qu'il outrage,' t Je-aams fa- i iêté plus encor que fa rage.' CA'  ivt C O L I G N Y, COLIGKï. A peine je refpire.. ó honte... o trahifoni SoufFriras-tu, Grand Dieu, qu'on fouille ainfi ton nom ? Amis... quoi! ... Medicis eft-elle fi coupablel De tant de lachetés fon cceur feroit capable? Medicis, Lavardin. Ahl c'eft peu qu'on nous manque de foi: Nous fommes immolés des mains mêmes du Roi.' COLIGKÏ. Qu'entends -je? Marsillac. De ces lieux que la foudre environne, Puiflions - nous vous fauver.... fuyez , tout vous 1'ordonne.... Vivez, vivez, Seigneur, & laiflez nous périr.... Coligny. Et vous êtes les feuls qui fachiez donc mourir? Eft-ce vous qui parlez?...ofez-vous méconnoltre,. Celui que votre choix daigna nommer pour maitre ? Vous? . . . m'ordonner de fuir? . . . a moi? dans les combats, M'a-t-on vu reculer a Pafpeét du trépas? Si quelquefois Ie foit (i) trompa mon efperanee, Avez- CO Coligny fut affez 1'égal du Priuce d'Orange, pour le malheur, quoiqu'il füt,comnje lui, haLilc C pitaiac.  TRA G E, D 1 E. i.vir Avez-vous dü Jamais accufcr ma vaiüance?' Condé m'a-t-il offert des exemples pareils? Gbndé m'eüt-il donné de femblables confeils? Vous voulez que je vive, eh! qu'eft-ce que la vièQuand elle eft rachetéeau prix de 1'infamie? Vous craignez mon trépas,. eh! qu'eft-ce que la mortV Te n'y vois que la fin d'un déplorable fort'. Je rt-'ai qu'un jour a vivre, a fecourir nos freres». Ainli que foixante ans de travaux, de mileres; .11 eft tout pour vous feuls, ce jour eft votre bien; Monhonneur, mondevoir fcront toujoursleirrien!' Qui, pour vous, ranimant une froide vieilleffe, Mon zele de mon bras raffurant la foibleffe, Vous me verricz- courir dés ce iiiême moment, Vous défendre, ou du moins moiirfr en vous ('crvant. Mais dois - je de Ia Reine imi'tant le parjure, TJ'ouler,.comme elle, auxpieds leslois&Ia nature *■ Je fuis a notre peuple, ils font tous mes enfans, Mais, avant tout, amis, je fuis a nos feimens, Marsillac. Eh! quels font ces fermens, quand une indigns Reine, Aprèi l'avoir formée en a rofnpu la chaine? A qui tenez - vous donc votre parolc? COLI 6BÏ. A ffioi. < 5  Lvur COLIGNY, De moi-mêrne garant, je m'engageai ma foi,. Et Coligny toujours a la vertu fidele, Ne prend point pourexempleuncoupablemodele; Je cours a Medicis. Marsillac Varrttann Vous courez a la mort., Colisny. Que je fauve ce peuple & je bénis mon fort. Lavardik. Et pour qui vivroit-il, fi vous perdez la vief Coligny. Pour vous, en qui le ciel lui laifle fapatrie, Dans vous je revivrai.... •Marfillac, Lavardin, Adieu, je vais remplir mes vceux & mon deftin ; Moi-mêmea mes bourreaux je cours offrir matête, Ou détourner les coups queleurmain vous apprête, MARSILLAC, voulant arréler Coligny, qui efl fur le point de Joriir, Ah! Seigaeur,... II m'échappe....  • TRAGEDIE. lix : SC ENE III. COLIGNY , TELIGNY , • MARSILLAC, LAVARDIN, RENEL, PARDAILLAN, GUERCHY, Sufte de Pro. tejlans, & tous les armes a la main. T e lign y, Vêpée a la main &/oppofant ' au pajjage de Coligny. Ou courez-vóus, Seigneur? Allez-vous d'un vil peuple affouvir la fureur ?... - Marsillac a Lavardin. Ami, c'eft Teligny que le ciel nous envoie! T e lig n y , montrant fon épée. Cés armes jufqu'a vous m'ont ouvert une voie.... • Coligny. Ah, cruel, dans quel fang ce fer s'eft-il plongé?-'' Teli gny. Te; vis, & vous doutez fi vous êces vengé ? Coligny. • Que dis-tu? Teligny. Que mon bras eut frappé Charles mêfflc, Sa'ns refpecter en lui les droits du diadême Mais que dis-je ces droits, 1'ouvrage des vertus ; Les aurois-je outragés? L'ingratles apeidus. Coligny. Eï vous êtes mon fils?.... Quel horrible langage) c 61 .  « COLIGNY, Malheureux, ©ü t'emporte un aveugle courage ? Sont- ce - li les lecons que tu recus de moï ? Charles eft criminel, en eft-il moins ton Roi? Eft-cea toi de punir eet illuftre coupable? Quoique fouilté, fon fang eft toujours refpectablc PérifTent les Sufets qui fur leurs Souverains, . Portent fans s'étonner de facrileges mains! Laiffons, Iaiflbns a Rome enfeigner ces maximes: Elle eft accoutumée è de femblables (i) crimes. Connoifiez mieux la Ioi.de vos concito.vsns: Soyons hommes, mon fils, encore plus Cbréticna; Plaignons ces malheureux, qui féduits par leurs* prêtres N'épargnent point en nous le fang de leurs ancêtres;. Béfcndons-nous des coups ;mais ne les portons pas. Les vrsis héros font-ils miniftres du trépas? Je vais de Medicis ancter la furie? Rappeller dan* fon cceur la nature bannie.... Vous retencz mes pas ? TeligN-y, Carrëtant. Vous voulez donc mourir ? •fous dédaignez la main qui vient vous fecourir?De quel nom déformais faut-il que je vous no«m&? O) Pcrfonne n'ignore 1'autorite abfolue que les Papes sutreFois s'étoient donnée fur les Rois ; on en a vu «les cxemples mdmorables & furtout fous les reg»ts tPUcnri lil & tfUtn-i IV,  TRAGEDIE. Q»oi! pour être héros doit-on cefler d'être' homme ? Medicis, vous favez, redoute votre afbeet, Tout, jufqu'a vos vertus, lui paroltra fufpecc; Au fer des meurtriers vous vous livrez vous-même, Ecoutez par ma bouche un Peuple qui vous aime, Sur vos malheurs vos yeux refufent de s'ouvrir: Quel funefte bandeau peut encore les couviir? Loin de nous dégager du joug qui nous opprirae, Vous entrainez nos pas fur les bords de 1'ablma Si Ie crime fur vous fe commet aujourd'hui, Enfin fi vous mourez, quel fera notre appui?Vos jours infoitunés ne font-ils pas les nótres? Nous voyons vos dangers, en connoiflöns-nousd'autres ? Ah! mon Pere.... Ah 1 Seigneur.... laiflez-vous donc toucher ? Au coup qui vous attend, laiffez-vous arracher!' Vivez pour Teligny, vivez pour votre fïlle, Pour tous vos citoyens qui font votre familie; Venez.fuivez nos pas, que nous mettions vos jours A 1'abri du péril qui s'approche toujours. Eh bien! puis-jeobtenir la grace que j'efpere? Dans Colignymespleurstrouveront-ilsmon Pere?.' A tea genoux facrés vois tomber Teligny.... Parle enfin, qui des deux 1'emporte.... C O LICHT) le regnrdant G N Y, COLIGNY. "Hltez - vous donc... levez... levez vos mains parjures, Approchez.... qui de vous r'ouvrira ces blefiures.. // découyrt fon eflomac. Ces coups que j'ai recus en défendant ie fort De ces mêmes ingrats qui demandent ma mort? Qui de vous ofcra combler leur iajuftice, A Medicis, i Rome offrir ce facrifice ? Ce bras dans les périls fauva vos citoyens: J'ai confervé leurs jours, ils attententauxmiens... Pour vous, plus d'une fois j'ai prodigué ma vis, Le ciel veut que par vous elle me fok ravie: Je n'en murmure point... je bénis mes deftins... Vous fütes mes enfans.. foyez mes affaflrns.... Que d'un.fi tendre amour ma mort foitle falaire.,. EmbraiTez-moi, mes rils, fouvenez-vous d'un pere, Qui jufques au tombeau vous foutint.... vous •chérit. . . , Qui vous pardonne encor les coups dont ilpérit... Vous femblez reculer....quandla viétimeeftprête. ■Quand vos bras font levés.... parlez.... qui les arrête ?.... I CONfURÉ. tn tomiunt a fes pieds. Ta vertu. II Conjuré. ■ Nous cédons, tu 1'emportes, 111  T.--R A G I! D I E. wrciö III c0nj uré. Nos cceuvs Vers toi font entrainés par des charmes vainqueurs. fun fejettea fes pieds ,Tau;re laife tomber fes armes,celuicï rejle immobile , celui ■ la femble éyiler fes regaras Md3n nrmc nVTifttn* . J'ai fait ce que 1'honneurfembloitmecommanderi Rome a trahi fa foi, quand j'aidü Iagarder: Mais notre loi 1'emporte encor fur 1'honneur même. Nos héros font Chrétiens, elle veut que j'e t'airne. Et que baifant la main qui me perce Ie cceur, Je t'e«ibrafl'e,aujourd'hui comme monbienfaiteur. -d4  fck*È C' O IL I G II ir, Hamilton (ooiww* djigay fe kre pour FcaHrasi fer, rccule, paroit iionni & baife le crucifix.) Moh Dieu.... ne peimsts pa» que cette ajne «ft flexible.. Pour un vil réprouvé fe déclare fenfible. £{l leve le crucifix & te montre aux conjurés.') Amis, de votre maitre entendez -vous la voix? . De ce chef immoitel reconnoiffez les loix; C'eft lui qui dansce jburs'expliqueparma bouchc; Abaiffcz fous vos coups cette hauteur farouche.; ; ■Que fon trépas apprenne aux fieclesi venir, Q.ue s'il outragea Rome, elle a fu le ,punir.... (miix coijurés.j QuqL.. vous tardez encor a frapper un .coupable ! Tavannes. "Nen, de tant de vertu j.e ne fuis point capable. Ce filence... ces yeux.... cette tranquilité... fs front otj la douceur regne avec la fierté Ces cheveux blancs.... les traits d'une augufte ■vieilleffe T/aut s'arme contre nous.. pour lui tout s'intéreffe... Nepouvons-rious du moins épargnerce vieillard ?.. Hamilton, {a UuQi.) Toi, fois plus courageux , Dieu conduit ton poignard. C/oli/jny. Ah! laiflè-la ce Dieu, ton vrai juge & le nótre, Di; plutót u fureur ,.tu n'enconnoispoint d'autre. • I  T -R A *G E D I £. LKXX!t Hamilton, {a r.ujfi.) Dans ton cceur queUe voix fait.tafre ledevair? Sus si. Le remords, & je cede k fon jufte pouvoir. Si Medicis & Rome ordonnent qu'il pérUTe, fQu'ils chargent d'autres mainsdu foin du facrifke. Hamilto.n. A 1'afpect d'un vieillard, Iaches, vous recülez, Quand d'indignesparens font par vous immolés! ... Malheureux,quin'ofez vous montrer Catholiques, {aux autrcs conjurés.) Le ciel vous met au rang de ces vils hérétiquesj Tuyez loin de-fes yeirx, la foudreva partir; .11 v;ous récompenfoit, il fcaura vous punir. ;{a h.'mei) A fes ordres divins comme eux es-tu rebefie? Mérite feul fes dons... fois feul Chrétien fidela* (en mwtrant Coligny.) Qu'il meure! Tavannes. -Je frémis Ciel, tu tonnes envsia; Je ne puis foutenir ce fpeftacle inhumain. •Hamilton, (a Btmc , qui s'approche en i^cniUant pour poignarder Coligny, qui lui mentre fon —elonicc.) ftyg trembles,? Be me. f, Raffurez ma fermeté eraintiYe. «1 5  ixxxn COLIGNY, colign y, (Pret ffêtre tuê par Mme.) Dieu, recois dans ton fein mon ame fugitive■' l • Hamilton. Méprifablc ennemi qu'il a du condainner, -Quepeux-tu contre nous encor? Coligny. Te pardonner. CBSme détoume les yeux, frappe Coligny, & tous lefcor.jurés faijit d'honeur fuient ce fpeSlacle afr<.ux. Hamilton feul le regarde avec jois.) S CE NE V. COLIGNY, HAMILTON, BEME. hamilton, (ttux conjur/s qui fuient.") Xjjlcmes, oü courez-vous? Beme, (a Hamilton , après avoir donni un coup a Coligny.) Ta vengeance eft fervie, Hflne te refte plus qu'a m'arracher la vie! Monftre d'impiété, tu me fais trop d'horreur; J'emporte mes bourreaux dans le fond demon cceur. ^ CU jette fon poignard aux pieds tfïlmüm & fort wtt picipitafm,')  TRAGEDIE, lxxxti S C E N E VI. JHAMTLTON, COLIGNY. Hamilton. Va, fervile inHrunient, qui fe refufe aut crimes, Je faurai te brifer, te joindrsè mes viétimes, ' Ta mort m'affurera d'un fecret éternel. Qconfidéranl Coligny expirant.) Auroit-ii dans fon fein porté le coup mdrtel?.. j Mon perfide ennemi pourroit revivre encore.... CU donne un coup de poignard i Coligny.} meportons le trépas dans ce cceur quej'abhorre;.» (Jl le regarde encore.y . II n'eft plus, & je vis! Sur ce premier dégré, Mon pouvoir chancelant eft enfin affuré.  Lxxxnr C O L I G- N Y s c e n e vrr. COLIGNY, TELIGNY, PARDAILLAN. (Jülu de Preteftans., les onnes a la main.) Teligny, (biefé, pwl />«r ■&* , ^£ l'enfoncement du lliédtre £? i'appuyant fur Soutiens mes pas tremblans.- qu'aux genoux de mon pere, J'attende que Ie ciel épuife fa colere, (S approche, &.ctoit que Coligny ell échappi aux apfllns.) II.vit! je fuis heure;:x... ah barbarcs...quel fang? (11 «ppêrfoit la lerre wondde de farg.) Avaneons.. . c-eil Ie fien qui coulede fon flanc..; ■O crime. .... ,ó défefpoir.... ö monilre que j'abhorre! . . . ■Aide-moi... Pardaillan... que je Pembrafle encore, Mor\ pere ne vit plus.... (// embrajfe Coligny, quijemlle ne plus refpirer.) PAEDAIlLiN. Ah! monmaitre, ah! cruels.... 'Seigneur... éloignons-nous de ces lieux criininela, 'V.enez. . . . (Coligny jelle un fyupir..)  TRAGEDIE. lxxxy Teligny. Qu'ai-je-entendu... Dieu! feroit-il poffib'e?... Vain efpoir qui rendez ma douleur plus fenfible?. II femble refpirer... & fes yeux entr'ouverts... Des ombres de la mort ceffent d'être couverts...» Mon pere. . . • Coligny. . . .. coligny, (parofl fortir d'un pro/oud dfoupipment.) Quelle voix me réveille?' Teligny. Pardaillan dois-je en croire une heureufë merveille. 11 vivroit? Col i gn y. Qui m'appelle?... ét quels objets confus S'envolent tout a coup de mes fens éperdus!.. .De mes yeux prefque éteints la débile paupiere, Une feconde fois fe r'ouvre a la lumiere.. QColigny croil que ce font encore fes afin fins.) Barbares... craignez-vous que le Ier affaffin Ait mal fervi le bras qui m'a percé le fein Et n'eft- ce pas affêz que Coligny périffe.... . Rome a-t-elle inventé quelque nouveau fuppliee-? Teligny. Que dites - vous, mon pere?... Co Li GNY, (riconnoifant fon geniire.) O mon cher Teligny.... Mon fils, tu viens fermer les yeux de Coligny,  Lxxxvi COLIGNY, Je gottte le bonheur que Ie ciel me renvoye, . Potir la derniere fois il veut que je te voye; je meuis, mais tu vivras. . . . Teligny.". Non.;.. j'expire avec vous..... Seigneur, un fils maura'rit embraffe vos genoux. CoLlGMY, (appercevanl la Mc fur e de Teligny.) Oü fuis • je.... ah malheureux... ah traltres.... quand j'expire Lorfque j'arrive.hélas! au feul terme oü j'afpire yuan cl je reviens au jour par un dernier ertort, C'.efipour fentir les coups d'une nouvelle mort.. Teligny. Votre fille vivra leurs parricides armes, Seigneur, ont refpecté fes vertus & fes charmes ?.. Coligny. Mon Cis.... mon Dieu je meurs. Co.igny expire. ■ teligny, (h Pardaillan.) , Ote-moi de ces liéux, . Dérobe a mes regards ce fpcftacle odieux..... Pour toi... 11 le deftin permet i ton courage, , D'effacer, de punir un trop fenfible outrage, Vis, mais pour te venger, nous, ton honneur, ta loi, Un faupir qui t'échappe eft un crime pour toi.  TRAGEDIE. lXxxvii (11 lui donne ce qui fert d'appareil a fa plaie.) Prends ce voile fanglant.le feul bien qui me refte, Va, porte i mon époufe un préfent fi funefte; D'un malheureux amour c'eft. le gage nouveau, Q.u'a.nos hraves amis il.ferve dedrapeau,, Ils y .liront 1'anéE qu'a diétéma vengeance; ; Leur devoir eft écrit a cóté de 1'ofFenfe. Ce fang dans- les combats ranimant leur valcur, D'un peuple audacieux confondra la fureur; Vous le verrez palir a 1'afpect d'une image, Qui lui retracera fon crime & votre outrage. Le Ciel,qui contre nous s'eft montré leur foutien, Dans leur fang criminel effacera le mien. II remet è ton bras le foin de le répandre, . Voila votre rempart .. fongez a le défendre, Partout fervant de guide a vosfameux exploits, . Mon ombre a fes vengeurs impofera des lois; Partout je vous fuivrai, mes cendres ranimées Feront voler leurs fcux au fein de vos armées; Toujours fortant vainqueur de la nuit du trépas, , Vous me verrez toujours Tamedevos combats, Et de Rome ébranlée, avancant Ia ruine, Lui rendre tous les coups dont elle m'afraUlne. Un Proteflant, . Que nos derniers amis, que nos derniers enfans Soient dignes béritiers de fes reffentimens; Qu'ils jurent tous a Rome une haine immortelle, Ceibnt-la tous les vceux que nous formons pour elle»  cxxxvin C Ö L I G N* Y. Pardaillan. ï fuccombe a fes maux. Amis, s'il en eft tems, Sauvons-le, ménageons ces précieux inftans: Mais file ciel jalouxdes vertus d'un grand hominem En terminant fes jours combat encor pour Rome ,. RalTurons-nous— ce fang doit vous encourager, Rome ofa le verfer... vous... ofez le venger.  L E COMTE DE COMMTNGE, O U LES AMANS MALHEUREUX, DRAME. Tome I.   A MADEMOISELLE * En lui envoyant k Drame du COMTE DE COMMINGE. ^Juïdé par un Peintre fhtteur, Qui pour vous ne le fcauroit être, Quelque talent qu'il fit paraltre Dans votre portrait enchanteur; Inlpiré par ce Dieu, fincère Quand c'eft vous qu'il prétend lour, Dans quelques vers lus de fa mère, Et que le cteur ilaigne avouer, J'ai crayonné votre art de plaire, Vos charmes, tous les agrémens : Je cëdois & mes fentimens; Au tableau ram ené fans ceflë , J'ai psint la Alle du Printemps, Et la Rofe de la JeunefTe ; J'ai fait voir I'Amour, 1 Amitié , Par le Goöt fixés fur vos traces ; Je vous ai nemm'ée Aclaé : N'êtes-vous pas une des Graces? Mais ce n'eft point ii leurs attraiti Qu'aujourd'hui j'offre mon hommage s C'eft ii cette ame faite exprès Pour embellir 1'efprit d'un Sage ; C'eft au plus fenfible des coeurs Que le mien préfente les larmeg A S  Be deux Amans, dont les allarmes, Les ennuis, les fombres douleurs Tour la tendretPi auront des charmes Si vos yeux leur donnent des pleurs. Comminge , s'armant d'un faint zèle Contre 1'ardeur qui renflammoit A fes vceux put refter fidéle: Ce n'étoit pas vous qu'il aimoit. Par un efiort rare & fuprême, Adélaïde conltamment Refufe au fein de ce qu'elle aime, D'épancher.fes pleurs, fon tourment ; Tant de vertu vient me confondre: Mais, fatisfait de la vanter, Je n'ofe en vérité répondre Que je puffe en tout rimiter.  DISCOURS P R È L I MINAIRE S. PREMIER DISCOURS Quifetrouved la tête de la première Edition. ÏParler de foi enmiie, & fouvent révolte. S'entrctenir fur fon art avec le public connaisfeur, avec cette portion d'hornmes éclairés, qui feule allure Ie vrai Fuecès, & indique les moyens de 1'obtenir, c'eft converfer, s'inftruire avec fes maitres, & contribuer, autant qu'on 1c peut, a Ia perfection du talent. Si la Pitié & Ia Terreur font les deux reflorts dominans que doive employer Ie Théatre jamais Fable ne fut plus fufcéptible de ces deux mouvemens énergiqties que le fujet du Comte de Comminge. On ne fcauroit lire ces Mémoires (0 fans émotion; on eft furtout attendrï -au dernier tableau qu'ils nous préfentent ,• c'eft dans ce morceau que fe trouve déployée, avec CO I's font de Madame deT*', Auteur des Malheurs de l'/Tmour, A 3  vi DISCOURS toute fa pompe, cette noble & touchante ;nsjefté des douleurs de Stace. On a donc ofé mettre en vers cette aétion; on s'eft contenté de I'annoncef fous le titre "fimple & générique dé Drame. Avec cette forte de ménagement, on fera für de ne pas indifpofer les partifans fuperftitieux des regies, qui ne voulant jamais s'élanccr du cercle étroit oii les enchaine 1'efprit d'imitation , pleurent précifément aux endroits quAriftote & d'Aubignac leur ont permis de goiïter. Que 1'on ait eu le bonheur d'intérelTer, de faire couler quelques larmes, de nous ramener a cette grande, cette importante vérité : les plus faibles étincelles dans les paffions conduifent i de terribles incendies, fouvent Ia fourca de tous les malheurs , & quelquefois de tous les crimes; & enfuite on pourra perdre le tems a difputcr fur le nom propre qui cónvient s cc poëme. II y a des héros de tout genre. On f$ait que c'eft l'enthoufiafme qui créc cette efpece d'hommes fupérieurc a la nötre; lorfqu'a eet enthoufiafme vient fe joindre Ia religion, 1'imagc Ia plus majeftueufe, la plus frappante pour les yeux de 1'humanité, on doit s'attendre, que 1'on me pardonne ces expreftions , i voir jaillir de ce doublé foyer des êtres merveilleux (i). Faire Qi) Les rtligieux de la 'frappe.  PRE'LIMIN AIRES. *H mourir dans fon cceur jufqu'au moindre germe des pafllons humaines ; fe pénétrer, fe remplir de 1'idée a ia fois confolante & terrible d'une Divinité qui récompenfe & punit; veiller en quelque forte fur foi-même comme fur fon plus cruel ennemi; fe combattre & fe fubjuguer avec une barbarie inconcevable; fouler aux pieds 1'orgueil, ce reflbrt fi puiffant de notre ame; tirer fa gloire de la plus profonde humilité ; perdre entierement de vue la terre & fes révolutions (i) pour avoir les yeux fans ceiTe levés vers Ie ciel; mourir avec autant de joie que les autres hommes en- gDÜteroient a; nakre, s'ilsétoient en ce moment fufceptibles de connaisfance; fe détruire enfin tout entier, pour devenir un ê'tre d'une nouvelle nature : c'eft - Ia le grand tableau que nous offrent les Solitaires de Ia Trappe. Privée mêrne de 1'éclat de la religion, il n'y a point de regards que cette image n'étonne, n'attache. A Conftantinople, a. Nangafaki on- admireroit de tels humains, comme on les admire en France, dans les licux qu'ils habitent' C'eft bien de ces religieux que 1'on peut dire a la lettre: 'cinerem tanquam ponem mamiucabam, fj? (.1) On prétend qu'a la mort de Louis XIV, il y a eu des religieux de la Trappe qui om ignoré loi'gumps ««te nouvelle, dont 1'Europe étoit remplie. A 4  via DISCOURS fatum meum aan fietu mifcebam. . Qu'on ie fou vienne que Ie filence Ie plus rigide elV la bafe dc leurs flatuts, que Ie Pere Abbé .accorde feül la permiflion de parler, que leur Noviciat a quelquefois été prolongé plus de deux ou- trois ans, qu'ils fe proilernent devant les étrangers & le Pere Abbé, qu'ils s'appellent Freres, n'y ayant que ce dernier feul qui ait ie nom de Pere. ïoutès ces circonflances ne doivent pas être indifférentes aux perfonnes qui voudront goüter quelque piaifir a la lecture de ce Drame. J'oubliois de dire que ces religieux, avant que'd'expirer, font coucbés fur un lit de cendre & de paille; ils boivent a longs traits toute 1'horreur du calice de la mort. Je doute que Ia philofophie Ia plus éprouvée s'accommodat de cette facon de mourir. II n'y a que Ia religion qui puiiïc tenter des efforts fi péniblcs, fi révoltans pour la nature humatöe , qui foit capable de verfer des confolations dans ces cceurs defféchés de pénitence; & c'eft aflurément, ce que ne feroit pas notre prétendue fagefic. C'eft dans un fonds fi richp & fi neuf que j'ai puifé mon Coftume. J'ai cherché a répandre dans ma piéce ce jomlre, qui eft peut-être la première magie du pittorefque, partie' dramatique, que les anciens ont fi bien connuc, & que les modernes'parmi nous ont ignorée, ou entie- rement  JPRliLlMINAlRES. « rement négligée. Qu'il ine fok peim's de m'arlêter un peu fur cette partie intéreflante pour les peintres & les poëtes. Jettons les yeux fur les grands makres dans ces arts: nous voyons Rembrant,' Rubens, le Pouflïn atteindre par cette route au fublime de la peinture (i). Qu'on life l'Enfer duDante, le Paradis per du deMilton, les Nuits du Dofteur Young , & 1'on fentira combien cette branche du pathétique a d'empire fur tous les Hommes. Fut-on jamais autant afFeété d;une prairie émaillée de fleurs , d'un jardin fomptueux, d'un palais moderne, que d'une perfpeftive fauvage, d'une forêt filencieufe , d'un batiment fur lequel les années femblent accumulées ? Je. voudrois bien que nos métaphyficiens fe donnaffent la peine d'éclairer la caufe de ce fentiment qui nous makrife, nous emporte, nous ramene a ces débris de monumens antiques, de tombeaux, &c. C'eft cette nouvelle partie du Théatre que j'ai entrevue , & qui dans les mains ,d'un homme de génie ferok fufceptible des plus grands effets, & produirok une fource d'horreurs déücieufcs pour 1'ame. On ferok tenté de croire que nous CO Rembrant dans ü. RéfurTeSion du Lazare; Rubens dans fon Marlyre des Innocens, & la Ch&lc des Réprcuyés ; Le Pouflïn dans le célebrc Tcjlament d'Ei/damidas, A.5  x DISCOURS fommes nés pour la douleur, pour le ténébreux. 11 y a encore un autre avantage a employer ce relTort dramatique: il fait mourir autour de nous toutes les illufions de la diflipation , nous porte a réfléchir, nous fait repiier fur nous-mêmes, nous rend enfin 1'humanité plus propre, & 1'on n'ignore pas que ce fentiment approfondi excite 'néceffairement les vertus, les belles aftions, &c. J'ai cherché a fimplifier les moyens qui font multipliés dans les Mémoires du Comte de Comminge, perfuadé que c'eft de cette noble fimplicité que déccrulent les vraies beautés du Drame. Je citerai encore les anciens. Rien de plus fimple que les Grecs, parmi nous Corneille en général, & Racine prefque toujours. Je ne prétends point faire le procés a mon fiecle: mais me feroit-il permis de me plaindre ? Aujourd'hui on ne veut plus que des fcènes marquées a lx craie; tout eft efquiffé; rien de développé; plus de caracteres expofés dans toute leur force, plus de traits prononcés; une maniere efféminée, énervée : voila ce que nous offrent la plupart de nos piéces modernes. De-la 1'impofïïbilité ie pourfuivre furtout cette route dramatique que Quinault a parcourue avec tant de fuccès. Pourvu qu'on fafle pafter rapidement devant les yeux une multitude d'évenemens incroyables, que 1'on entafie coups de théatre fur coups de théatre  PRÉLIMINAIRE S. X) tous plus forcés, plus ridicules, plus extravagans les uns qüe les autres , Pauteur croit avoir faifi le fecret de 1'art, & une infinité de fpeftateurs crie au miracle: mais veut-on foumettre ce fuccès a I'épreuve de 1'expérience? ces mêmes fpe&ateurs ne font pas arrivés chez eux , que toute cette illufion & ce fafte théatral font détruits: au lieu qu'on emporte & garde dans le filence du cabinet les profondes iinpreflïons qu'excitent les chefs-d'ceuvres de nos maltres; Polyeufte, Phèdre, Zaïre fe gravent dans notre ame; & c'eft alors que le Théatre peut contribuer a faire naltre , ou a nourrir la chaleur du fentiment, feu facré qu'on ne fcauroit trop conferver & animer. Ces Réflexions femées au hafard me conduifent afiez naturellement a faire part au public de quelques détails relatifs a eet ouvrage. On s'échauffe & on fe perfettionne en faifant entrer les autres dans le mécanifme des reflbrts que 1'on a mis en ceuvre. j'ai regardé le filence rigoureux de la Trappe corrnne la force motrice de 1'intérêt qui animeroit le fond de mon Drame. Un de mes premiers perfonnages contraint de fe taire pendant deux attes, & agité d'une grande paflion, for"me, ce me femble, un tableau qui irrite la curiofité, On n'auroit pu étendre ce fentiment plus loin A ö  X" DISCOURS que deux acces, paree qu'alors cette curiofité auroit été fatiguée: c'eft ce qui m'a obligé a ne donner que trois acles a cette Tragédie ; j'ai rifqué le met, car je ne crois pas, je parle du fujet, que 1'on en puiffe imaginer une plustouchante. On verra encore pour quelle raifon allant contre toutes les regies, j'ai fi fort étendu la derniere fcène du dernier afle. J'imagine que les cceurs fenfibles me la pardonneront, & même que les efprits qui fe piquent d'impartialité 1'approuveront. \Pour juger cette fcène, il faut fe pénétrer du tableau (i). C'eft le développement d'un cara&ere paffionné. Le perfonnage ouvre fon cceur par gradations, en montre les divers jours, en fait fuivre & faifir les impreffions les plus légeres; ces mouvements d'abord imperceptibles 1'ont entralné a des faibleflès qu'il doit, (O Peu d'ames ont afiez de force & de vivacicé pour s'dlancer hors d'ellcs - mêmes & fe tran.fporter dans 1'ame d'autrui; de-li tant de facons de voir fi louches & fi oppofées, tant de jugements faux auffi abfurdes que barbares ; que les bonimes, fe dépouillant d'un amour-propre, grofiier & aveugle, fcachent s'approprier les divers modes d'exiflence de leurs*femblables; qu'ils prennent les yeux , Ie cceur de la fituation', la fenfibiliié gagnera des plaifirs, & la philofopiiie de nouvelles lumierej»  p R É L 1 M I N A I R E S. xm en cé moment de vérité, regarder comme des crimes. Si le Chpvalier des Grieux, ou Clariffe qui n'a commis qu'une imprudence d'oii font nées toutes fes infortunes, étoient morts dans le fein de leurs parents, je crois qu'ils fe feroient répandus dans cette effufion d'ame. On ne perdra point encore de vue que eet infortuné Euthime, rendu tout a coup a Dieu, fait une forte de confejjïon générale ,- fi on 1'accufe d'appuyer aVec un peu trop de complaifance fur les eirconftances^ de fes fautes, 1'avouerons-nous? ce plaifir fecret de fe rappeller de cheres erreurs, plaifir qu'affurément rejettent la vertu & la reli. gion, & dont a peine on ofe foi-même fe rendre compte, eft peut-être dans Ie cceur humain. Qu'on s'examine la-deffus de bonne foi. Que de lefteurs dans ce morceau trouveront leur hiftoire ! ■^Les Mémoires nous font voir le Comte de Comminge venant a la Trappe avec beaucoup d'indifFérence pour la religion, & rempli de fa feule douleur. J'ai penfé qu'en lui donnant de la piété, je varierois ce caractere, que je Ie rendrois plus naturel, plus enflammé, plus bouleverfé par ces orages de paffion, qui au Théatre produifent prefque toujours des efFets fürs de plaire. Un perfonnage vraiment dramatique doit nous offiix 1'agitation d'un vaifleau continuelle* A 7  Xiv DISCOURS ment battu de Ia témpête. Zaïre intérefferoir beaucoup moins, fi , après Pentrevue de Lufi' gnan, elle cédoit tout de fuite, fans combat, & la religion de fes peres. Comminge peu dévot, comme il Feft dans Ie Roman , reffembleroit a fa Maitreffe : c'eft a ce dernier róle que j'ai attaché toute Ia fureur de 1'amour; ce n'eft qu'au moment de fa mort qu'elle reconnok fes erreurs : & ce paflage fubit de la pailion a la fcrveur Ia plus vive, au repentir le plus amer , doit, felon moi, flatter & déchirer le fpeftateur. Je croirois mêrne qu'il eft dans Ia nature qu'une femme aime avec beaucoup plus dc fiamme qu'un homme; 1'Antiquité nous en alaiffé une image terrible: Médéè tue fes enfants, paree que Jafon, qu'elle aime éperdument, 1'a trahie, & en époufe une autre; & nous ne voyons pas que la Scène Grecque nous montre un pere meurtrier de fes enfants. J'ai pris plaifir a expofer dans le Pere Abbé toute la dignité, Ia pitié, la tendreffe de la religion que les hommes ont cherché a défigurer, en nous 1'offrant armée toujours de foudres & de vengeances. On ne me fera point un crime d'avoir francifé les noms Efpagnols qui font dans les Mémoires. C'eft en avoir dit affez , je crois, fur eet ouvrage. S'il ne réuflit point, il faut en convenir, ce fera ma faute, car je ne pqnfe pas qu'il  PRÉLIMINAIRE S. x* puifle y avoir de fujet plus intérefTant, pluS théatral. Ce fera toujours beaucoup pour moi d'avoir réveillé Pattention des gens .de lettres fur une partie dramatique qui manque abfolument a notre Scène, & j'aime affez mon art pour facrifier ma vanité au plaifir de le voir fe perfeftionner dans des mains plus heureufes. SECOND DISCOURS Qui a paru dans la feconde Edition. Quelque flatteur que puifië être pour moi le fuccès conftant que 1'indulgence du Public femble affurer au Drame du Comte de Comminoe, mon amour-propre, car qui n'en apas, a le courage de s'avouer que ces applaudiflements, la récompenfe la plus brillante de 1'homme de lettres, & la feule a laquelle il doive être fenfible, font donnés beaucoup plus au choix du fujet, qu'a la fagon dont il eft traité. On fe fuppoferoit des talents fupérieurs pour la poëfie, toutes les connaiflances de 1'art dramatique, on auroit de la peine a fe diflimuler qu'une Fable heureufement choifie fera toujours la caufe principale de la réuflite d-'une piéce de théatre; nous en awns des exemples frappants dans An-  xvi DISCOURS dronic, Inès de Caftro, &c. N'oubUons jamais pour rabattre de notre vanité poëtique , que Pradon a fait couler nos larmes dans Régulus: & peut-être les chütes de notre maltre, du grand Corneille, doivent-elles être attribuées plutót a 1'ingratitude, ne craignons pas d'ajouter, a la mal-adreffe de fes fujets , qu'aux incorrections du ftyle & des détails; on n'apper^oit point ces fautes dans Cinna , Polyeuéte, Rodogune, & elles ne fe font que trop fentir dans Théodore , Agéfilas, Atcila, Pertharite, Sulèna, &c. On a nommé les poëtes une forte d'Enchanteurs : celui qui fcait revêtir fes imperfeclions de 1'intérèt fédufteur du fentiment, eft le plus habile magicien ; & comment fe pénétrer de ce fentiment fi néceffaire a tout écrivain, quand le fujet ne nous fait pas illufion anous-mêmes, & qu'il ne nous éleve point au-deffus de la fphere de 1'humanité ? Mes idéés par un hazard heureux fe font arrêtées fur le Comte de Comminge ; mon ame aufiitót s'eft enfoncée dans les tombeaux, dans la profonde folitude, dans 1'ombre majeftueufe du cloitre oü regne „ je ne fcais quoi d'attendriffant & d'augufte." (i) (O Propres paroles de M, de Voltaire. Remarques t la fin d'öiympie.  PRÉLIMINAIRKS. xvii J'ai creufé, j'ai fouillé dans Ie fein d'une nouvelle nature. Eh! quelles richefles n'y ;a-je pas découvertes ! qu'un écrivaln de génie auroit a puifer oü je n'ai fait qu'entrevoir ma faibleffe! Les perfonnes fenfées, cette claffe privilégiée d'hommes qui ne font pas menés a la lelTe, que 1'on me paffe ce motfamilier, par le préjugé, par 1'efprit fervile d'imitation , ont concu par eet effai, que ces tréfors tranfportés fur notre Scène y produiroient un genre de fpeclacle neuf & intéreffant. Quelques gens du bel air, qui, fans le fcavoir, font les efclaves de cette multitude ignorante qu'ils méprifent, & qui rampent avec ce troupeau , unthinking people, des Automates importants pourroient d'abord rire : mais que 1'on aft le fecret de réveiller leur léthargie 'par les fecouffes de la terreur , de leur faire trouver dans leur ame dégoütée & aride , 1'attrait de la mélancolie, une fource de larmes : ils cefferont bientót de s'armer de leurs prétendus bons mots parafites, & céderont fans peine a la plus délicieufe des impreffions, au plaifir que 1'on goüte a fentir fon cceur. C'eft donc cette nouveauté de mtsurs & de cqftume qui m'a gagné les fuffrages du Public; il a vu encore mieux que moi, quoique je connaiffe affez mon art pour .me convaincre de fes difficultés & de mon iinpuiflance; il a vu, di^-je,  xviii DISCOURS toutes mes fautes, qui font confidérables: mair il a été attendri , il a pleuré , & des juges qui pleurent, font bien prés de faire grace. Si je mortifie en moi 1'orgueil en convenant que mes faibles talents ont peu de part a mon fuccès ,' mon amour pour la vérité me confole de eet aven humiliant; & peut-être y a-t-il un rafinement de vanité a vouloir prouver' par fa propre expérience, que c'eft prefque du choix du fujet que dépend la réputation d'un ouvrage dramatique. On m'a reproché de n'avoir pas approfondi des idéés rapides & jettées au hazard dans Ie Difcours précédent, fur Part de la Tragédie. Le Public aura la bonté de.fe rappeller Pefpece d'engagement que j'ai pris avec lui, & que j'obferverai toute ma vie; bien loin d'inftruire , de donner des lecons, j'en demande-, je cherebe a m'éclairer ; ce feront-la toujours mes fentimens. Je vais donc, je le répete, continuer de m'entretenir avec mes ffiaitres. Je répands mon ame & ma facon de penfer avec cette franchife courageufe & naïve , la feule qualité que Pon puilTe empruntcr du fublimc & inimitable Montagne. S'il m'échappe dans la chaleur de la compofition des hardiefl'es déplacées, des jugements faux, dés ce moment je- me rétracte. Si je me trouve d'accord avec les connaiffeurs, fans trop m'applaudir de eet avantage, Je m'attacheiai i mériter eucpre plus leur approbation.  PRÉLIMINAIRES. mx Portons d'abord nos regards fur notre Théat tre Tragique. Je crois que Corneille, Racine, I Crébillon , M. de Voltaire , chacun dans leur genre , ont parcouru & rempli leur carrière; { qu'ils doivent être nos modeles, nous échauffer, i nous enflammer, fans que nous nous obftinions ) a nous trainer fur leurs pas, a nous montrer I leurs copiftes fuperftitiéux. Je prends la liberté ) d'interroger les gens de goüt. Que font Cami piftron, la Grange , qui cependant ont beau| coup de mérite, auprès de ces génies créateurs? J Qu'arrive-t-il de cette idolatrie mal-entendue ? I Que nous fommes accablés d'un nombre infini | de pieces jettées dans le même moule. On comI poferoit un excellent ouvrage & très-utile aux t auteurs naiiTants, oü 1'on rapprocheroit, dep'uis nos tréteaux jufqu'au dernier changement de I riotre Scène, toutes les rcffemblances ferviles, i j'ofe dire indécentes, qui reviennent jufqu'au I dégout dans hos Tragédies. Les jeunes gens, ; qui fe livrent a cette étude fi féduifante & fi ini grate , feront effrayés , quand ils fcaurónt que 'd'environ trois mille Drames Francais compofés I jufqu'a nos jours, il n'y en a pas une cinquantaine qui furhSge dans ce déluge immenfe. 11 faudroit donc , pour marcher .dans une route moins battue, & oü il y eüt plus de gloire a recucillir, fe former un efprit, une maniert i  xx DISCOURS foi, 1c réfultat des carafteres difFérents de nos grands maltres, prendre le noble, le fublime de Corneille, 1'élégant, Ie tendre, le féduifant de Racine , le male, le vigoureux, Ie tragique de Crébillon , le pathétique, le brillant, le philofophique de M. de Voltaire, mais furtout remonter a la naiiTance de la Tragédie. II en eft de eet art, comme de Ia plupart des autres inventions de 1'efprit humain. On s'eft efForcé d'altérer Ie trait primitif de la nature s des mains ennemies ont entaffé fur ce beau tableau vingt coucbes de vernis, toujours plus étrangeres a la vraie couleur;, ce feroit une entreprife digne du génie, de lever tout eet amas d'un fard impofteur, & de nous remontrer Ia nature telle qu'elle étoit dans fon origine; oü trouverons-nous cette belle nature, dans fa fublime, fa décente nudité, dont 1'ceil puifle admirer , faifir les contours heureux, les formes arrondies, les fages proportions, la vérité énergique? Cbez les Grecs, les premiers que nous fga-. chions qui ayent eu un Théatre. Ce font eux qui nous ont enfeigné cette JimphTïlê touchante dont nous fommes aujourd'hui fi éloignés. Les hommes qu'une forte de prédileftion de la nature femble diftinguer des autres hommes, aiment felon Shaftersbury a rencontrer partout cette noble fiiuplicité qui les infpire, qui  PRÉLIMINAIR ES. xxi £e répand dans leurs mceurs, dans leurs actions. C'étoit la même fource parmi les Grecs , qui produifoit des vertus fans fade , & des Tragédies fimples. Ils avoient une idéé bien plus diftincle que nous ne 1'avons, de ce k«am, de ce Beau, la bafe du bon efprit, comme du véritable héroïfme; ils touchoient en quelque facon eu berceau de la nature , & la voyoient plus pure, plus ingénue, & dans un climat plus favorable a fes imprefïïons que le nötre. Les plaintes de Philodete, Oedipe a Colone, Antigo»e profternée aux pieds de Créon, & lui demandant avec des larmes les honneurs de la fépulture pour le cadavre de fon fiere: ces attitudes fimples ont fuffi pour animer des Tragédies entieres, pour arracher des pleurs a toute la Grece aflemblée. Je m'arrêterai quelques inftants fur cette fimplicité fi chere . a quiconque veut fe donner la peine d'étudier la vérité de l'art dramatique. Nos modernes mêmes nous offrent des exemples qui établiffent la beauté & le fuccès du fmple. Les trois derniers aétes de Zaïre, de 1'aveu de tous les connailTeurs, font un chef-d'ceuvre, par la raifon qu'ils marchent, fe* foutiennent, fe développent fans nul fecours d'épifodes. M. de Voltaire a vingt-cinq ans nous a fait voir Philoctete amourcux de Jocafte, comme fi ce n'étoit pas afiez de la fituation terrible d'Ocdipe pour  *xn DISCOURS remplir un Drame: mais ce grand poëte facrifiolt alors au mauvais goüt de fes contemporains. Plus éclairé par Pexpérience, pouvant a fon tour fervir de modele , il s'eft bien gardé de faire la mêrne faute dans Mérope: auffi cette Tragédie eft-elle une des meilleures du Théatre Francais. „ Plus un fujet eft compliqué," Pa judi. cieufement obfervé M. Diderot, „ plus le dia* logue en eft facile;" au lieu que dans une Tragédie fimple , fi Pon ne veut pas tomber dans Ia déclamation, il faut néceffairement répandre une ame vigoureufe, enflammée , pkno prcfluat peiïore: & c'eft-la ce feu facré du génie, que poffedent par malheur pour Ie progrès de Part, li peu d'écrivains. Un trait, que j'emprunte de Ia Gazette Littéraire de cette année (1765), achevera de démontrer combien le fimple eft préférable a tous les faux ornements du compofé. Un jeune Officier Anglais eft fait prifonnier dans un combat par une nation de Sauvages. II eft prêt de tomber fous la hache; un vieux guerrier fe difpofoit a le percer d'une flèche: il fixe fes regards, fe laifTe attendrir; 1'arc lui échappe des mains; il s'alTure de 1'Officier , Pemmene dans fa cabane, lui fait des carefles, en prend foin, Pinftruit dans fa langue. Ils vivoient enfemble comme deux tendres amis; une  T R É" L I M IN A IR E S. xxm ftule chofe inquiétoit l'Anglais : il furprenoit fouvent les yeux du Sauvage attachés fur lui, & tnouillés de larmes. Le vieillard, au retour de Ia belle faifon , rentre en campagne avec fa Nation; TOfiïcier le fuivoit; ils découvrent u» Camp d'Anglais ; le vieux guerrier obferve la contenance de fon prifonnier: il lui demande, -après un long filence, s'il fera jamais aflez ingrat pour porter les armes contre le peuple chez qui il a trouvé un ami ? Le jeune homme avec des pleurs s'écrie, que, tant qu'il vivra, ils feront toujours fes freres; le Sauvage met les deux mains fur fon vifage en baiffant la tête, & après avoir «té quelque temps dans cette attitude, il confidere l'Anglais, & lui dit d'un ton mêlé de tendreffe & de douleur: „ as-tu un pere ? II vivoit „ encore," réplique le jeune homme, „ Iorfque 3, j'ai quitté ma patric." Ah! qu'il eft malheu- reux,"- s'écrie le Sauvage ! & après s'être tlt .quelques moments: „fcais-tu que j'ai été pere? „ je ne le fuis plus ! j'ai vu tomber mon fils „ dans le combat! il étoit k mon cóté; je 1'ai „ vu mourir en homme; il étoit couvert de „ bleffures, mon fils, quand il eft tombé ! mais „ je 1'ai vengé." En pronon^ant ces mots avec force, il frisfonnoit, il refpiroir. avec peine , & fembloit fuff»qué par des gémiflements qu'il ne vouloit  sxiv DIS COURS" pas laifler échappèr; fes yeux étoient égarés, & fes larmes ne couloienc pas. II fe calma peU a peu, & fe tournant du cóté de 1'Orient, il jnontra le Soleil levant au jeune Anglais, & lui dit: „vois-tu ce beau Soleil refplendiffant de •„ lumiere? as-tu du plaifir a le regarder? Oui, „ répond l'Anglais , j'ai du plaifir a le regarder. Eh bien, je n'en ai-plus!" Après avoir dit ce peu de mots, le Sauvage regarda un Manglier qui étoit en fleurs: „ vois ce bel „ arbre, dit - il au jeune homme: as-tu du plaifir i le regarder? Oui, j'ai du plaifir a le „ regarder. "Je n'en ai plus," reprit le vieillard avec précipitation, & auffitót il ajouta; „ pars, vas chez les tiens, afin que ton pere ait encore du plaifir a voir le Soleil qui fe „ leve, & les fleurs du Printemps." Quel tableau pathétique, & comme on y faifit la touche de la nature! Malheur au cceur affez infenfible 'pour n'en être pas attendri jufqu'au* larmes! Voila de ce Beau fimple qui nous frappe partout chez les Grecs , & moins fouvent chez les Latins. Les premiers ne 1'employoient pas feulement dans la fobie, dans 1'expreiïion ; il dirigeoit le choix de leurs caraïïeres. Ennemis de ces charges groffieres que nous avons adoptées, on nevoyoit point dans lèurs Drames un avare précifément en contrafte avec un prodi-  PRELIMINAIRE S. xxv gue; ils fcavoient varier les nuances de ces' caraiïeres par des dégradations légeres & perceptibles pour le goüt. Je comparerois volontiers nos poëtes dans cette partie, a ces peintres mal-adroits , qui pour donner plus d'embellisfement & de force' i leur fujet, & de ton i leurs couleurs, placoient dans leurs tableaux un Nègre a cèté d'une jolie femme. Je citerai toujours des exemples, paree que des exempies inftruifent mieux que des raifonnements. Corneille a deux héros a nous repréfenter, «tous deux d'une égale valeur, Horace & Curiace ; il a 1'heureufe adreffe, fans 1'artifice gro'ffier de ces oppolitions triviales , de nous ofFrir fou; des traits particuliers chacun de fes deux perfonnages. 'C'eft-la le talent du grand homme, de ce beau génie qui étoit rempli de la nature , qui fcavoit immoler les acceflbires, les beautés étrangeres, pour conferver le fonds , pour être fimple & vrai, qui nous a peint enfin les Romains tels qu'ils étoient-: car il faut mettre au rang des lieux commtms de la. converfation, répétés par les gens du monde qui n'apprefondiflent rien, ce prétendu apophtegme: „• Ra„ cine a peint les hommes tels qu'ils font, Sc „ Corneille tels qu'ils devroient être ," jtigement des plus faux: Corneüle a repréfenté les' Tomé I. B  xxvi DISCOURS Romjfins tels qu'ils ëtoient réellement, & fuivant les divers Bges de leur empire. Nous obferverons qu'il faut que ce fimplt foit animé par des Images. Malgré toutes les regies qu'on m'objectera , je ne doute pas que tout ne puiiTe s'offrir aux yeux, quand on a i'heureufe faculté de faire paffer dans 1'ame du fpectateur le trouble qui eft cenfé déchirer celle du perfonnage. Un génie heureufement audacieux préfenteroit avec des applaudiffements., ou je me trompe fort, Barnewelt affaffinant fon oncle, Medée égorgeant un de fes enfants: mais qu'on prenne garde que j'ai dit un génie; fans cette qualité fi puiffante, fi rare, la terreur refroidie devient Yhorreur dégoutante: plufieurs de nos auteurs 1'önt éprouvé. Si cette terreur doit être 1'ame de la Machine dramatique, me pardonnera-t-on de regarder jEfchile comme le feul Trogique en ce genre que nous puiffions propofer pour mödele ? Je ne nierai pas qu'il lui manque les connaiffances cultivées , Ia corre&ion , 1'art des Sophocles , des Euripides : mais trouve-t-on chez- ces derniers , des tableaux auffi impofants que ceux qui font fortis en foule de la main de ce pere du Théatre? Vulcain, miniftre de la vengeance divine, attachant fur un rocher 1'infortuné Pro> aiethée, & clouant fes fers a ce rocher; ce mal*  PRÉLIMINAIRES. xsvn fteureux Iuttant en quelque forte contre Jupiter lui-même, fe répandant en btefphêmes contre ■ce tyran céleite, englouti enfin par un tourbillon rapide dans les abimes de Ia terra; 1'Ombre de Darius s'élevant du tombeau aux .évocations d'Atoffa, & frappant de refpect. & d'effroi une troupe de vieillards profternés; lee portes du palais d'Agamemnon s'ouvrant avec un bruit épouvantablc, & Iaiffant voir fon cadavre enfanglanté; Orefie un bandeau fur le front, tenant, une branche d'olivier d'une main, & de 1'autre une épée teinte encore de ■fang, ènvironné des Furies qui le pourfuivent avec des hurlements; Clytemneftre elle-même fortant des gouffres infernaux, & appellant a haute voix ces Divinites vengerefles., Quels fpeftacles! .Qu'on joigne d cette richefle de tableaux, des vers fublimes & d'un rhytme pittörefque & analogue au fujet; qu'on y ajoute le choc, Ia flamme des paflions, la nobleffe & Ia variété des carafteres: ne conviendra-t-on pas que voila la Tragédie fur fon tróne, dans fon plus haut point de fplendeur & d'énergie ? C'eft donc la le grand objet que je voudrois que tout poête dramatique eüt toujours devant les yeux; ce feroit enfuite au goüt a marquer 1'emploi de ces moyens tragiques. ■ Je reviens, fans trop m'en appercevoir, i B 2  xxviii DISCOURS cette partie théatrale que j'aime , & qui a mon gré, eft une d«s plus heureufes créations du génie d'^Efchile ; je veux parler de ce fombre, le reflbrt qu'on doit le plus faire mouvoir dans la Tragédie. La nature elle-même ne nous donne-telle pas cette lecon? La majefté .d'un orage 'nous frappe plus que K»ut le briljant d'une belle aurore; le tonnerre .enfermé dans Ia nue, feintillant & éclatant par intervalle, en impofe plus que Ie Soleil dardant fes rayons a travers des nuages colorés ; la mer calme ne produira pas dans notre ame les efFets fublimes de la tempête. Qu'on faiTe attention que les impreffions qu'excite le fombre font toujours plus profondes, maitrifent davantage Ia nature humaine. Pergoleze eft beaucoup plus grand, plus muficien dans fon Stabat que dans la Serva Padrona. Cette remarque' en fait naitre une autre. 11 eft bien fingulier que notre mufique en ce genre ait fait des progrès fupérieurs a ceux de notre poëfie. Le quatriéme afte de Zoroaftre, je parle du muficien, le morceau de Callor, trijles apprêcs, peuvent donner a nos auteurs une idëe fufflfante du fuccès qu'auroit le fombre porté au Théatre de la Natron. 11 ne faut pas conclure d'après Ia timide médiocrité de 1'Abbé Nadal (i), que 1'appari- ■ (O ï' fe Klicite dans fa Préflce de fa Tragédie de  PRÉLIMINAIRE S. xxix tfon d'une Ombre nous révolteroit. Ce fpeftaclc a réuffi dans Sémiramis, & il ne feroit pas impoffible de lui prêter un nouveau degré de terreur. M. de Voltaire, dans fa différtation intéreffante pour les amateurs de la Tragédie, a latête de cette même Sémiramis, prévient a esfujet les infipides objeftions de ces facies plaifanta qui penfent avoir laiffé échapper un bon mot, quand ils ont répété qa:ils ne croient point aux tevenants. AlTurement M. de Voltaire. ne doit pas être foupconné d'y' croire': & il a judicieufement remarqué que eet appareil au Théïtre produifoit des efFets. Ne rougiffons pas•d'a»ouer que le Commandeur dans la farce du Feftin do Pierre nous fait quelque plaifir. L'Ombre dö Didon dans Enée & Lavinie, Opéra de Pontenelle, la derniere fois qu'on Pa joué, m'a paru afFeóter le fpeftateur. Qui ne trouvera pas tra ténébreux fublime dans ce paffage de Job, chap. 45 ? ,, Dans 1'horreur d'une vifion nocturne , „ lorfque le fommeil affoupit davantage tous les fens des Borfirnes, je fus faifi de crainte & de Saül, de n'avoir pas fait parafire 1'Ornbre de Samuel; & il a raifon. L'emploi de ces hatdieffes de ThéJtre nrappartient qu'au génie, & ces fecnes du fublime, dans des mains faibles & maiheureufes , ne produifént que Ie bizarre & 1'abfurde. B 3  DISCOURS „ trcmblemcnt, & la frayeur pénétra julqu'S „ mes os. Un Efprit fe préfenta devant moi , ,, & les chevcux m'en drefferent a la tête. Je „ vis quelqu'un dont je ne connailTois pas le „ vifage; un Spe&re parut devant moi, & j'en„ tendis une voi'x faible, comme un petit foufHe * j, qui me dit: 1'homme comparé a Dieu fera-t-il „ jiiilifié,& fera-t-il plus que celui qui Pa créé?" Que Pon me pennette de m'appuyer encore d'un exemple. J'emprunte une fcène terrible da Sbakespear (i), ce fidele imitateur d'iEfchile a bien des égards. J'avertis mes lecteurs que je ne traduis pas : je retranche, j'ajoute, heureux. fi je pouvois me pénétrer du génie de mon modelc! Je ne fcaurois me difpenfer en faveur des perfonnes"qui n'ont pas PHiftoire d'Angleterre préfente, de tracer une efquiffe de la Tragédie de Richard III, dont cette fcène eft tirée: cette- CO Jamais Tragique n'a plus refièrnbté h /Efchüe ; Otliello, Hamlet, Macbetli offrent des trtks admjrfWes. Nous n'avons dans anemie de nos pieces un tableau des.efiets de la teneur qui fuit le crime, comparable a. celui que nor.s voyons dans cette dcrniere Tragédie. 11 'n'eft pas furprenant que les Anglais en faveur de rareilles beautés fafTent grace a Shakefptar fur tous les défauts monftrueux qui Ie défigurent. Ce n'eft qu'aa génie qu'on pardonne des fautes.  p R E L I M I N A I R E S. xxxï piece eft intitulée : The life and death of Richard III: la vie&la nurt de Rkhard llh Henri VI de la Maifon de Lancaftre a été détröné par le Duc d'Yorck, qui bientót eflliye a fon tour les lévolutions de la fortune, & perd le tröne & la vie. Son fils Edouard reprend la couronne; il avoit- deux freres, le Duc de Clarence, .& le Duc de Gloceftre, depuis Richard III; ce dernier, le plus fcélérat & le plus fourbe , comme le plus difforme des hommes, poignarde de fa propre main le Prineè de Galles, fils de Henri IV, qui fe nommoit auffi Edouard, court aflasfiner 1'infortuné pere dans fa prifon , trouvo moyen de détruire dans 1'efprit de fon frerff Edouard, Clarence fon autre frere, le fait arrö> ter en cachant fa perfidie, énvoye a la Tour deux affaffins qui égorgent ce Prince, & le piongent dans un tonneau de malvoifie. Le Roi Edouard meurt; Richard s'empare du tróne^ après avoir fait mafthcrer impitoyablemcnt fes deux nevcux. . II avoit fccllé fes forfaits en époufant la PrincelTe Anne, veuve du fils de Henri VI; bientót empoifonnée par fon barbare époux, elle fuivit au tombeau les viccimes de fa rage, Le Duc de Buckingham, lache complice de ce Monftre, en recoit Iui-même la mort pour récompenfe. Richard raffafié de crimes,, noyé dans des flots de fang , éprouve enfin qu'il eft B 4  xxxn DISCOURS un Dieu vengeur. Le Comte de Richemond arme contre ce déteftable Prince, lui donne batailla,. Ia gagne, le tue, & devient Roi. SCÈNE V, du cinquieme Afte (i), de Richard UT, Tragédie de Shakespear, On epperpoit dans l'éloigncmer.t un Camp; la lueur des feux cllumés Jelon i'ufage de la guerre , £? (1) Les Uttérateurs , dont la plupart entendent l'Anglais, feront peut être fiattés de juger par eux-mémes du parti que j'ai tiré de la fcène de Shakefpear; c'eft ce qui m'engage a l'inférer ici dans la languc originale. Je n'imagine point que 1'on me fafle un crime de n'avoir pas employé toutes les Ombres que ce grand pofte fait paraïtre, & d'avoir fupprimé le rtfrain de compliment pour Richemond, tamlis que j'ai conftrvé celui qui doit entretenir la terreur. Mes lefteurs, je crois, prendronc ma détente, c'eil-»-dire, les Francais pour  P R É L I M I N A I R li S. xxxui quelques fiambeaux qui répandent une faible clartè fur Is fond de la Scène. La tente du Comte de Richemond domin-e parmi d'autres tentes; elle ejl oitverte fcf en face du fpecïateur , mais cï peine peut-elle fe voir. Le devant du Thédtre eft dans la nuit: a l'un des cótés eft la tente de Riciurd ; fi parait erJormi; Heft rcvêtu defonarmure, ejjis dans un fauteuil; il a fon c af que omé du bandeau royal, pofé fur unetable, oü M-même il a la tête appuyée fur «ra bras; fur cette table ejl une lompe expirante, qui produit de tems en tems de longs effets de lumiere : elle perte par intcrvalle fon rtfletfur Richard, qui femble ne jouir que ■iïunfommeil agité. On obfervera que, lorfque ets traits de lumiere s'affaiblijfent, on diftingue a peine cette partie du Théatre; pour qui j'écris : car il ne faut pas aflurcr qu'il exilte un goüt général, & je n'en condamue aucun; mais le premier but d'un écrivain fage eft de chercher a plaire & fes concitoyens , quand la vénte" n'en fouflre prs. Encore une fois, j'eflaye d'imiter cette fcène admiraBle; je ne Ia traduis point. Si elle déplaic, le tort rwombera fur moi ; je luis le premier 5, venger Shakefpear , puifque j'ai eu le cemrage de rapprocher 1'originai de la copie. B 5  xxxiv DISCOURS PREMIÈRE O M B R E (O- Le Prince Edouard, fils de Henri FI, dans un habillement guerrier, £f le cóté enfangknté, J?leike d'un courroux implacable, Demain, mon Ombre & te preflè & t'accable ! Richard, demain, graces au Ciel vengeur Qui feconde les vceux d'nne trop jufte haine, Tu recois tous les coups dont tu perfas mon cceur, Quand de mes triftes jours la fleur s'ouvroit a peine I De la mort qui t'attend fens toutes les horreurs ! Meurs dans le défiefpoir, meurs dans la rage, meurs l SECONDE OMBRE. Henri VI ayant Jon Diadême £? ƒ071 Manteau Royal couverts de fang, Envifsge, Tyran, cette illuflre Victime (1) On n'OBbliera pas qu'il échappe & Richard, quand les Ombras lui adreflent la parole, des frémitTejnents, des mouvements de terreur variés qui décelent fon trouble. On fe fouviendra encore que ces Ombres fncceflivement s'élevent de la terre, qu'elles y rentrent après avoir accablé Richard de leurs malédiclioiis; or* ne fait que les entrevoir, paree que les regies du pittorefque théatral esigent que ces fortes d'apparitions ne foient pas trop fous les yeux. C'eit Garrick qui joue h Londres le róle de Richard: 011 n'a jamais vft, dans ce perfonnage furtout, un acteur fe rendre plus nattre de 1'itne du fpeéteteur.  PRÉLIMINAIRE S.. xxxt SCÈNE V. Betvreen the Tents of Richard and Richmond They Jleeping. Enter the Ghojl of Prince Edward Son U Henry the Sixtk, Ghojl. Let me fit heavy on thy loul to morrow! (To K. Rick, Think how thou flab'ft me in the prime of youth At Tewkslury ; therefore defpair and die. Be chearfull Richmond,for the wronged fouls (To Richmv Of butcher'd Princes fight in thy behalf: Kina Henry's ifTue , Richmond, comforts thee. Enter the Ghojl of Henry the Sixth. Ghojl. When I was mortal, my anointed body (To K. Richard. By thee was punched full of holes; Think on the Tower, and me; defpair, and die. Virtuons and holy be thou conqueror; (To Richjp, llarry, that prophefy'd, thou fhould'lr be King, Doth comfort thee in fleep; live thou and flourisb. Enter t]he Ghojl of Clarence. Ghojl. Let me fit heavy on thy foul to-morrowf (To K; Mtir. I that was wash'd to death in fulfom winc, Poor Clarence , by thy guile betray'd to death: To morrow in the battle think on me, And fall thy edglefs fword; defpair, and die. B 6  XXXVI DISCOURS Dont ta fureur impie a déchiré Ie fein (i) : Le nom facré de Roi n'arrcta point ta main: De 1'ombre de la Tour vois s'élever ton crime f Entends ces inurs aftreux contre toi dépofer; Mnn fang jaillit encore, ardent i t'accurer. C'eft Henri qui demande, & s'applaudit d'avance Que le Ciel (ur Richard épuife fa vengeance. De la mort qui t'attend fa}, fens toutes les horreurs 2 Maurs dans Ie délefpoir, meurs dans la rage, meursl Se tournant vers le camp de Richemond. Et toi jeune Heros , Vengeur de notre Race, Vois s'accomplir le fort t3) que t'a prédit ma voii;, Le Citl qui t'ir fpiia ta généreufe audace, Sur ton f.oat triomphant met le bandeau des Rois. (O Ce Prince fut pereé dans la Tour de plufieurscoups de poignard par ce monftre d'inhumanité. La fcène qui nous préfente cette cataftrophe eft atroce; c'eft Ie dénouement de la Tragédie qui porte le nom de Henri VI. (O Ce refrain dans l'Anglais eft d'une précifion Cnergique; il eft rendu par ces deux mots defpair and die. La déclamation dans cette langue étant plus pro. noncée, plus forte que la nótre, cette répétition produit un effet encore plus ténébreux. Les Aéteurs appuient beaucoup fur die, & prêtent h ce mot tout le fombre de Ia terreur dramatique. Voila de ces beautés qui, propres a chaque langue, ne fcauroient fe tranfporter dans une autre. (3) Henri, dans la Tragédie de ce nom, prédit au jeune Comte de Richemond qu'il monters fur le tróiw é'Anglecerie.  P R É L 1 M I N A' I R E S. xwni Thou ofE-fpring oF the houfe of Lancajier, (To Richm. The wronged heirs of l'ork do pray for thee , Cood Angels guard thy battle; live and flourish* EnUr the Ghojls of Rivers, Gray, and Vaughan. Rivers. Let me fit heavy on thy. foul-to. morrow, (To K. Rich. Rivers, that dy'd at Pomfrel: defpair, and die. Gray. Think upon Gray, and Iet thy fbul defpair. (To K. Rich. Vaug. Think upon Vaughan, and with guilty fear Let fall thy teunce'. Richarddefpair and die. (ToK. Rich. AU. Awake, and think our wrongs in Richard'» bofoinj (To- Richm. Will conquer hiin. Awake, and win the day. Enter the Ghojl of'Lord Haftings. Ghojl. Bloody and guilty; guiltily awake; (Tb AT. Rich. And in a bloody battle end thy days: Think on Lord Haflings; and defpair. and die. Quiet untroubled foul, awake, awake. (To Richm. Arm, fight, and conquer, for fair Engtand's fake. Enter the Ghojls of the two young Princer. Ghojls. Dream on thy coufins fmothet'd in the Tover: Let us be laid within thy bofom, Richard, (To K. Rich. And weigh thee down to ruin, sharae, and.deaih! !; Thy Nephews fouls bid thee defpair and die. Sleep Richmond, fleep in peace, and wake in joy. To Richm. Good Angels guard tjieefrom the boai's annoy; B 7  JBKVin DISCOURS TROISIEME OMBRE. Le Duc de Clarence, le vifage enfimglmtê. Que le fang de ton Frere (i>> amafle fur ta tête, Sur ta tête, demain retombe & foit vengé ! Par tes affreus complots vois Clarence égorgé, Clarence .. qui t'aima . . Ton fupplice s'apprête; Ton glaive enfin fe brife & tombe de ta main, Richard; le Ciel, 1'EnFer, tout prefle & veut ta fin; L'orage des fléaux fur toi fond & s'arrête. De la mort qui t'attend fens toutes les horreurs! Meurs dans le défefpoir, meurs dans la rage, meurs I QUATRIEME ET CINQjUIEME OMB R ES- qui paraijfent a la fois , deux jeunes Enfans , neveux de Richard: ils ftnt vêcus de blanc, fe tenant embraffés £j> tout couverts de fang ; ils furent poignardés en effet dans cette Jituation, dans le mêrne Ut. Vois deux Victimes innoeentes Que ta faim de regner frappa dans le berceau. CO Clarence fut mis en prifon, paree qu'il s'appelloit George, & qu'un aftrologue avoit prédit au Roi qu'un G feroit 1'initial du nom de celui qui devoit être le deftructeur de fa maifbn. Richard entretint la faiblefle •barbare du Monarque, & comme nous 1'avons dit, fit aüaflinet fon frere Clarence dans la Tour.  PRÉLIMINAIRE S. XXXU Live , and beget a happy race of Kings. £dwara"s unhappy fons do bid thee flourish. Enter the Ghojl of Anne hu wife. Gis/?.) Rkhard, thy wife, that wretched Anne thy wife, That never flept a quiethour with thee , (T» K. Rich, Wow fills thy fleep with perturbations: To-morrow in the battle think on me, And fall thy edglers fword : defpair and die. Thon quiet foul fleep thou a quiet fleep : (To Richm* Dream of fuccefs and happy vidiory, Thy adverfary's wife doth pray for thee. Enter the Ghojl of Buckingham. Ghoü.) The iirft was I that help"d theeto the crown t The lalt was I that feit thy tyranny. (To K. Riehr O, in the battle think on Buckingham, And die in terror of thy guildnefs. Dream on, dream on, of bloody deeds and death , Fainting defpair; defpairing yield thy breath. I dy'd for hope, ere I could lend thee aid; (To Richm* But cheer thy heart, and be thou not difmay'd: God and good Angels fight on Richmond's fïde, And Richard ialls in height of all his pride. (The Ghojls yanish, (K. Richard fiarts out of his dream. A'. Rich. Give me another horfe — bind up my wounds» Have mercy, Jefu — foft, I did but dream. O coward confcience ! how doft thou affliét me ? The liguts burn blue —— is it not dead midnight?  jjK DISCOURS Puiffent nos Otnbres gérniflantes Porter la mort au fein du plus cruel Bourreau! Puiflions-nous dans tes fiancs cnfoncer le couteau, Décbirer de nos mains tes entrailles fumantes, Te tourmerrter_encor dans la nuit du tomb'enu, A tes yeux effrayés d'un horrible tableau , Toujours nous retnontrer plus p4res,plus fanglantesK De la mort qui t'attend fens toutes les horreurs ! Meurs dans le délefpoir, meurs dans la rage, meurs!. S I X I E M E" OMB R E. La Princeffe Anne, Veave du fils de Henri VI, qui ent la faibleffe ou plutêt la Idcheté d'époufer Richard ,. tout dégouttant encore du fang de fon mari; elle a des habülements de deuil, le bandeaude Veuve, elle eft couverte d'un voile noir.~ Reconnais-tu, Richard, ta Femme infortunée, Cette Epoufe infidelle a fon premier Epoux , Qui put joindre fa main ta main forcenée,, Dont ie Ciel vengeur par tes coups Precipita la derniere journée, Qui prés de toi jamais n'a goütc le fommeil,. Qui toujours revoyoit fon crime k fon réveil? . „ Je viens te rendre tout ce trouble, Dans tes fens confterr.és répandre la terreur: Mon Ombre te pouifuit, & s'attache 4 ton cceur: Que par moi, s'il fe peut, ton fuppiice redoublel De la mort qui t'attend fens toutes les horreurs! Meurs dans le défefpoir, meurs dans la rage, meurs!  PRÉLIMINAIR SS. xjli Cold fearful drops ftand oa my trembling flesb,. VVhai? do 1 fear myrelf? there's none elfe- by, rs there a murth'rer here? no; yes, I am CO* My conference hath a thoufand fev'ral tongues , And ev'ry toague brings in a fev'ral tale, And ev'ry tale condemns me for. a villain» Perjury, perjury in high'ft degree , Murther, ftein Murther. in the dte'ft degree., All feveral fins all us'd in each degree, Throng to the bar, all crying, guilty, guilty! I shall defpair: there is no creature loves me : And if I die,no foul wül pity ine. C»> Methoughc, the fpuls of all that I had murtberU Came to my tent, and every.one did threat To-morrcw's vengeance on the head of Richard:. fi) — No; yes, I'am: Then fly — What, ffprn my felf? 'great reatbn; why? Left I" revenge. What? my (elf on my ftiff 1 löve my Telf. Wherefore ? for any good That I my felf have done unto my felf?. 0 no. Alas, I rather bate my felf, For hatefu! deeds committed by myfelf, 1 am a villain; yet I lie, I am nou, Vool, of thy felf fpeak well — Fooi do not fiatter. My confeience hath, &c. (2)— no foul wi'1 pity ma. N-y,. wherffore should they? fince that I my felf Find in my felf no pity to my felf.. Meihought, the fouls of, cVc.  XLli DISCOURS SEPTIEME OM ERE. Le Duc de Buckingham en habit de Pair, un des complices les plus ardents de Richard, & qui cependant au moment de fa mort alloit prendre le, parti de Richemond* Vois ton premier Flatteur, ta derniere Viétime; Ce prix m'étoit bien du.; je t'ai pré té mon bras; Tyran, le Complice du crime Du crime feul devoit recevoir le trépas. Jufque dans le combat emporte mon image 1 Ne rêve que de mort, que de fang, de carnagel Que ton cceur, que ton cceur de larmes enivré, Soit par toi-même dévoré 1 Qu'il foit déja flétri de 1'horreur éternelle ! Qu'il fpit déja plongé dans les feux des enfers j Sous 1'excès des tourmens divers, Richard, exhaie enfin ton ame criminelle! De Ia mort qui t'attend fens toutes les horreurs! Meurs dans le déi'efpoir,. meurs dans la rage, meurs! • Se tournant vers le camp de Richemond. Sous tes dïapeaux je brülois de me rendre, Richemond: j'accourois te fervir, te défendre : Le Ciel n'a poit.t permis qu'au rang de tes fujets, Je puflè expier mes forfaits. Ma voix du rein des mom, t'annonce la viéloire; Dieu chafie loin de toi tous les traits deftructeurs j Le glaive en main , fes Anges protecteursA- tes cótés combattent pour ta gloire:  PRÉLIMINAIRE £. xx.ui ■Jandis que le Tyran fous ton chnr écrafé, Sous cent coups de foudré brifé, Du falte des grandeurs, de 1'orgueil & des crimes Rouleprécipité dans les profonds abimes. Une ftule «FOmbres s'élevant toutes h la fois, de tout dge, de tout fexe, toutes habillées diffèvemment: beaucoup cependant font couvertes de linceuls enfanglajités: elles s'écrient enfemble: Confidere , Tyran, tout un Peuple k la fois, Vidime des fureurs d'une guerre éternelle q>: L'Angleterre immolde a ta rage cruelle, A pouiTé vers les Cieux une plaintive voix; L'Appui du malheureux, Ie Soutien de nos droit» Se leve , il va briftr ta té:e crimitielle : Le Maitre & le Juge des Rois A pronorcé ta fentence mortelle. De Ia mort qui t'attend fens toutes les horreurs f Meurs dans le défefpoir, meurs dans la rage, meursl Elles s'enfoncent dans la terre* Après quelques moments, pendant lefquels l'agitatioïi'de Rkhard parait redwbler, s'élancent de la terre des traits')de feu; ils font fuivis de Vapparition d'un Fantóme effroyable, qui d'une main tient un poignard enfanglantè, fcf CO Les Rofes rouge & Manche, qui ont fait verfer tant de fang, & qui ont coüté la vie ii quatre-vingts ïrinces des deux Maifons de Lancaihe & d'Yorck.  Sliv DISCOURS de l'autre une torche allumée:: il approche deRichard: Enfin , Richard (i), je- tiens ma proye! Demain, je puiiis tes forfaits! Demain, dans les tourments tu tombes pour jamais ! Pour jamais dans tes pleurs, dans ton fang je me noye! C'eft moi, qui le Vengeur des peuples opprimés, C'eilmoi, qui foutd au cri d'un éternel blafphème, Sur les Tyrans de rage confumés, Attaché la douleur, attaché 1'Enfer mêrne.. Je vais toujours te déchirer! Je vais toujours te dévorer ! Tu renaltras toujours, peur toujours expircr!' De 1'Ehfer qui t'attend vois tous les précipices,. Avides d'engloutir un coupable mortel. . Je laifie dans ton cceur le premier des liippHces, Le premier des Démons, le remords éternel. , II s'abhne environné d'un tourlülon ie feu, & après avoir fecouè des étincelles de fon flambeatk fur le cceur de Richard.. CO La foule d'Ombres & le Fantóme font de mon invention; je fotihaite que ces traits étrangers aTori. ginal ne déplaifent pas.  PRÉLIMINAIRES. Xl^ S.ICHARD tout a coup levant fon bras de dejfus la table, s'agitant "fcf s'icriant dans fon fommeil £f avec rapidité.: Le Théatre s'éclaire entierement. Qu'on arrete mon Tang , élancé de mes playes. . Richemond . . il feroit vainqueur! • A 1'inftant . . un Courtier v^Cief! . 11 s'èlance avec pr'écipitation de fon fauteuil, fait, quelques pas cemme pour fuir, fe réveille £jf s'arrête ; L'ache ! tu t'effrayes't D'un fonge, d'un vain fonge! . 11 regarde de tous cótès. Eh .. d'oii nalt ma terreur? . ,11 met la main fur fon cceur. De mon cceur qui, fans céffe empoifonnant ma vie, M'accufe, me condamne & contre moi s'écrie. Jl fait quelques pas fur la Scène, en remittent la mdn fur fon cceur. Je n'étoufferai pas cette importune voix ! II s'arrête en continuant d'étre dans lamême attitude, Que le fceptre me refte, & que je fois coupable. En fe frappant le fein. J« fcaurai bien dompter eet ennemi des Rois. .  itvr DISCOURS II leve les yeux au ciel, tyfait quelques pas. Le Ciel ne brille encor que du feu des étoiles, Sur 1'horifon, la Nuit étend fes fombres voiles. . Du friflbn de la mort je me fens réfroidir. . Eh! qu'ai-je a redouter? . & qui me fait frémir? . Je fuis feul en ces lieux.. qui me frappe de crainte Moi, moi, qui m'épouvante & qui ne peux me fuir, M'arracher aux remords dont mon ame eft atteinte! . A la fois foulcvés, tous mes Forfaits, ö Ciell Jufqu'aa fond de mon cceur piongent un trait mortel, A haute voix m'appellent un perfide , Un aflaffin farouche, un monftre parricide! L'Enfer a dans mon fein verfé tous fes poifons I Déchiré par tous fes Démons, Je ne vois fous mes pas qu'un ablme effroyable ! . Du Monde entier exécrable Fléau , Qui me confoleroit d'un deftin déplorable, Quand la main la plus fecourable Ne m'aideroit pas mêrne & defccndre au tombeau ? , Je finiraï mon fort coupable , Sans Être piaint, heureux encor d'être oublié! • Des mortels le plus dur, le plus impitoyable, Richard .. ofes-tu bien réclamer la pitié? . Quel fonge!. j'ai cru voir les Ombres efïrayantes De tous les malheureux & ma rage immolés. . Pales, couverts de fang, furieux, dtfjlés. . Sous le mêrne linceul, je les vois rafiemblés! . J'entends leurs cris de mort., leurs plaintes menacantes!« Tous m'ont paru s'unir dans leur fombre fureur, Pour m'accabler demain de leur courroux vengeur»  PRÉLÏMINAIRES. xrra Si le fombre eft une partie dramatique que nous ne cultivons point, il y en a encore une autre qui n'eft pas moins négligée. La Pantomime que les Grecs & les Romains avoient portée au plus haut degré de perfeccion, -& que 1'on peut appeller 1'éloquence du corps., la langue première des pallions., eft au nombre de ces reflbrts du pathétique, dédaignés de nos auteurs de théatre. ■ Cependant fi je ne craignois de me flatter, je citerois pour exemple le perfonnage d'EuTHiME; fon jeu muet a para fur le papier même attacher & intérelTbr : que feroit-ce a la repréfentation ? II y a des attitudes, des geftes, des fignes du fentiment, que la précifion & la vérité mettent fort au-deflus de toutes les richefles de Ia poëfie. Ce qu'on dit eft fi faible en raifon de ce que 1'on fent ! Qu'un feul regard, qu'un foupir ont .quelquefois d'éloquence ! Que eet Orateur connaiflbit bien 1'empire de la Pantomime, lorfqu'il découvrit Ie fein de cette courtifane aux yeux des juges qui 1'alloient condamner. Dans une Tragédie de Balthazar, cette main impofante qui tracé fur lamuraille, en'carafteres de fe>l, 1'arrct de mort de ce Prince, ne produiroit-elle pas un effet plus effrayant que tous les difcours d'amplification denos beaux efprits? Les anciens fe laifibient bien plus que nous entrainer par les affeclioHS de 1'ame; ils recherchoient comme un  Som DISCOURS plaifir tout ce qui pouvoit exciter leurs impresfions & les entretenrr. Ils aimoient 1'appareil, Ia cérémonie; Hs étoient perfuadés qu'il eft ua langage pour -les yeux comme pour les oreilles. Je ne fais fi nous devons trop nous applaudir de cette fecherelTe métaphyfique qui fait abftraftion de tous les fignes, & tue en quelque forte la nature. Malheur a 1'auteur dramatique qui n'eft que raifonneur! La rai-fon prépare les moyens: mais c'eft de 1'ame qu'ils tiennent cette vie, cette flamme bruiante qui les rend maitres du cceur, & rien ne prête plus de force attx parol es que la langue des fignes. C'eft encore dans cette partie que les Tragédies Grecques font fupérieures aux nótres. Des enfants, des vieillards profternés aux pieds d'Oedipe; un peuple entier portant a la main & fur-la tête des ramcaux & des bandelettes; Jocafte offrant des guirlandes & de 1'encens aux Dieux domeftiques; Philoétete fe trainant égaré de douleur fur Ia terre, pousfant de longs gémiffements, découvrant mêrne fes bleffures; Phedre mourante, prefque étendue fur un lit, fuccombant fous la paffion qui la dévore, remettant fon voile pour cacher fa rougeur , quand elle confie a fa nourrice fon amour inceftueux pour Hyppolite ; Hécube les cheveux épars, couchée dans la pouffiere, pleujant fes enfants, fon époux, fa fortune anéantie, accablée  PRÉLIMINAIRE S. xux ïccablée d'un fombre défefpoir ; les jeuncs fils . d'HercuIe réfugiés autour d'un autel : voila ce qui charmoit la Grece. Rópandre fur le.Drame le coloris de 1'accion , c'eft PefFet heureux qui nait de Ia Pantomime. Racine s'en eft fcrvi dans fon Athalie avec un fuccès qui auroit du erfgager les autres écrivains dramatiques a 1'imiter. Les Anglais ont 'feu profiter de cette fource de beautés théatrales. L'époufe de Macbeth & non Macbeth Iui-même, ainil que Pt dit un homme d'efprit eftimable (i.) qui s'eft mépris, eft-Ia complice de. fon mari; après avoir poignardé chez lui Duncan fon Roi & fon parent,, Q .s'étoit emparé du Tróne d'Ecoffe; fa femme, livrée a tout le trouble qui fuit Ie crime, eft devenue fomnambule: on la voit, dans la nuit, s'avanccr furla Scène, les yeux fermés, dans un profond filence, imitant par fes geftes Paftion de fe iaver les mains , comme fi elle eüt voulu effacenle fang qui les avoit fouillées; .quel Ubleau terrible! & qu'il renferme de fublimes vérités! Dans Ia mêrne piece, le Speftre de Banquo que Macbeth a- fait aflaffiner, vient s'aïïeoir dans un feftin i la place de 1'Ufurpateur ; ce fantóme affreux, tout fanglant reparait par intervalle, & n'eft (O L'Auteurde Ia Lettre fur les Sourds & IesMucts. Tme I. C  x DISCOURS appercu que de Macbeth, dont 1'épouvante noas eft repréfentée d'un pinceau énergique. L'Ombre du pere d'Hamlet, avant que de prononcer un feul mot, fe contente de faire plufieurs fois un figne du doigt a fon fils, & s'éleve atitant de fois de la terre: c'eft par ce gefte fi expreflif, par ce filence ténébreux que Shakefpear a fcii donner a fon tableau toute la teinte tragique dontil étoit fufceptible; par-la il irrite la curiofité du fpeclateur, il échauffe 1'intérêt, prépare 1'ame aux tranfports des paffions. La Pantomime, employée avec goüt, eft une des cordes majeures d'oii réfiüte 1'accord dramatique, quand elle eft revëtue d'une verfification male & foutenue: car toute piece qui manque de verfification , eüt-elle d'ailleurs les autres qualités qu'exige le Théatre , ne fcaurait avoir qu'une réputation éphémere. . \ Comme mon objet eft une efpcce de développement des idéés femées dans mon premier Difcours, j'ai imaginé qu'une réponfe détaillée aux critiques dont on m'a honoré, acheveroit d'offrir un précis de mes faibles connaiffances fur les divers fecrets de mon art. On daignera fe fouvenir que je confulte mes maitres. Un Journalifte (i) m'avoit reproché de n'a- CO L'Auteur de YAmtie LitUrslte.  P R ÉL IMINAIRES. n roir pas aflez motivé Ia permiflion que donne Ie Pere Abbé au Frere Arfene de voir & d'entretenir un Etranger:: j'ai fenti Ia vérité de l'-objeflion. Je crois que la ineillgure facoh de répondre a la critique, quand on eft convaincu de fa juftciTe, eft d'effayer de fe corriger : c'eft ce que j'ai taché de faire, en mettant dans la bouche de ce Supérieur des vers qui néceftitent davantagc cette permiffion. Qu'on n'attende pas que je me montre auffi docile fur Ie perfonnage de d'Oitsicni que le même 'Cenfeur défapprouve. il auroit voulu que moins fidele aux Mémoires , je n'euffe point rendu d'OitsiGNi amoureux d'ADUlaïde , que je me fuflc contenté de lui faire jouer le fimple róle d.'ami. . Ne mé ferois-je pas écarté de mon but, en prêtant a d'OnsiGNi ce caraftère étranger a l'intérêt que doit toujours excitcr Adélaïde, 1'ame invifible de la piece ? D'Op.stgni , aimant Adélaïde , en parle avec plus dc chaleur ; ces deux amours animent, concentrent le foyer d'intérêt, contribuent beaucoup plus, felon moi, a 1'unité d'action. D'ailleurs il y a de la générofité a ce d'ORsiGNi de confoler fon..rival, .de 1'engager a retourner aux pieds d'une femme dont lui-même il eft encore épris ; la fituation de Comminge en devient plus cruelle, plus déchirante, plus ouverte a e» combats ,.è ce xhoc des paffions, d'oü j'cC *  xn DISCOURS chappent les grands mouvements dramatiques,' J'ai donc eu deffein que tout fe rapportat a cette Adélaïde , Ie reffort moteur de mon Drame ; c'eft ce qui m'a empêché d'exécuter un plan qui m'avoit féduit au premier coup d'osil. Je faifois venir a la Trappa le pere de Comminge , mourant de douleur & de repentir d'avoir forcé fon fils a s'arracher de fes bras, demandant partout des nouvelles de ce fils -, attiré a cette folitude fur de vagues notions que Comminge y étoit renfenné, le pere 6VIe fils enfin fe voyant, s'embraffant, confondant leurs larmes. Quelle fcène brillante a traiter ! quel patbétique a déployer! Mais que feroit-il arrivé de cette fcène dominante ? Elle feut fufpendu, affaibli, fi elle ne 1'eüt pas détrnit, tout eet intérêt porté & réuni fur Adixaïde. A quinze ans que j'eus la témérité de compofer deux pieces de Théatre, Coligni & le Mal-vais Riche, j'euiTe faifi cette fcène fi féduifante: aujourd'hui plus inftruit furie mérite de la nature & de la vérité, je crois avoir acquis quelques connaiflanccs dans monart, quand j'ai le courage de rejetter des beautés' déplacées, & de leur préferer ce vrai fans pafte,, fans éclat, cette fimplicité fi peu appercue, & cependant fi touchante, & qui'n'eft fentie que du très-petit nombre des bons efprits'. II faut qu'un auteur de théatre ait toujours devant les  PRÉLIMINAIRES. lui yeux 1'enfemble de fa piece , qu'il ne facritie jamais le fonds aux acceflbires. S'il arrivoit par malheur pour le goüt qu'il réuflit dans ces innovations contre la vérité del'art, il ne doit point s'applaudir de tels fuccès ; ils ne peuvent être que paffagers.. C'eft l'exaéte imitation, & 1'étude feule de la nature qui ont fait les grands peintres & les grands poëtes, & qui leur affurent 1'eftime de tous les tems. Je fuis bien éloigné de chercher a juftifier ma fcène d'EuTHiME dans le premier acce, je la jegarde comme trés-néceffaire, comme une des fources principales de 1'intérêt; c'eft de cette fcène qu'émane cclle du fecond afte, qui a fait quelque plaifir: la première prépare, enflamme la curiofité, & établit toutes les forces de la feconde. Nous voici arrivés a la derniere fcène du dernier afte, celle qui m'a femblé réunir le plus de fuffrages; on me pardonnera d'en faire 1'éloge, puifqu'elie ne m'appartient pas, & que je déclare la devoir a 1'auteur des Mémoires. C'eft, fans doute, eet efprit d'imitation dont je m'étois peutctre trop pénétré , qui m'avoit entralné , fans m'en appercevoir, dans des répétitions de faits : je les ai fupprimées; je n'ai confervé que la marche, le pathéüque de la fcène ; j'ai doniié plus de feu au róle de Ccmmiuge, & c'étoit une C 3  uv DISCOURS cntreprife afiez difïicile que de varier les fignes de douleur & d'accablement de ee perfonnage. Je lui fais terminer la piece avee la flamme qui 1'a dévoré; j'ai ajouté encore quelques coups de pinceau a celui du Pere Abbé, caractere, je 1'avouerai, qui m'a le plus attaché; j'ai. vu avec fatisfaccion que la plupart de mes lecceurs onc eil mes fentiments de prédileftion pour ce róle. Je dis que j'ai retranché des détails dont on étoit déja inftruit: c'étoit une faute confidérable. qui rctardoit les mouvements de Ia fcène: mais je me fuis bien gardé de mettre aii nombre des Iongueun qu'il falloit faire difparaitre, ces dévélop*pements du cceur, ces gradations de la paffiorr d'EuTiiiME dont 1'efFct eft fi attendrifiant. C'eft encore un des toi ts, felon moi-, que je prends Ia liberté de reprocher- au goüt moderne. ■ On ne veut plus que des femences de fcènes, des fquelettes dramatiques: bientót on donnera des cannevas tragiques, coimne les Italiens en donnent de comiques, ouvrages toujours monftrucux, Sc néceffairement médiocres. Je demanderois aux gens du monde, qui ne prennent pas la p.-ine de s'initier dans les myfteres des arts, & qui ftirtouf ciient contre ce qu'ils appellent des longueu"?, ce qu'ils entendent par cc mot. Si dans une fcène, il y a des maximes, des réfiexions toujours froides qui cóupcnt le fil du fcirtiment, des veri  PRÉLIMINAIR ES. lv ifolés qui n'appartienncnt point a Ia' maffe de Ia fcène, & n'entretiennent point le crefcendi, des faits répétés, la ftérile abondance de la déclamation; fansjcontredit, ce font-la des longueurs & des longueurs impardonnables; fuffent- elles embellies de la plus brillante poëfie, il faudroitles extirper fans pitié, comme on émonde les branches paralites d'un arbre, pour ne conferver qua celles qui font utiles, & pour les fortifier. Mais nommera-t-on des longueurs, cette ame répanduer l'expreffron puiffante, &, fi 1'on peut le dire, 1» débordement des grandes paffions, eet embonpoint du fentiment, qui conftitue la force.l'éncrgie, Ia vie des carafteres-.dramatiques , qui ei! enfin 1'opulence &I'efFulïon du génie? Une fcène riche, abondante, qui s'élance du fein meme dutalent,, comme on nous repréfente Minerve fortant toute armée du cerveau de Jupiter, doit reffembler k ces fleuves fuperbes, qui dans leur naiffance torrents, impétueux, couvrent enfuito avec majefté les campagnes, & non a ces eaux épargnées & refferrées dans un baffin faftice. Je reviens toujours a la nature que nous ne devons jamais perdre de vue, ainfi que Ie inodelc doit être fans ceffe fous les yeux du peintre. Ecoutons une femme a qui Ia mort vient d'enlever fon mari, une mere, un pere qui pleiireront leurs enfants: ces perfonnes répandront leur ame C 4  L" DISCOURS dans leurs larmes; . lorfqu'elles raconteront les circonftances de ces pertes afHigeantes , elles peferont fur tous les détails, retourneront fur les mêmes images. II fe formera de ce langage diffus un réfultat de douleur, qui affectera, qui déchirera 1'ame des auditeurs. La paflïon s'exprime avec abondance. Le fentiment cherche è s'épancher, il n'y a que Ie bel efprit qui foit retenu & coinpaffé. A Ia dcrniere reprife d-Armide (i) , Ie chefd'ceuvre du Théatre Lyrïque, j'ai entendu deï amateurs de la précifion, ou plutót de Ia mutilation moderne, accufer de Imgueur la fimple & noble expofition de cette belle Tragédie; ils crouvoient auffi trop long Ie dernier aéte, qu'i eflr peut.être Ie cinquieme acte le plus fublime pour 1'exploiion ' des paffions. Auffi avons-nous aujourd'hui peu de Scènes, mais en revanche beaucoup d'allées & de venues fans Iiaifon, fans néces- fité. (O Quinaut eit peut-être denos poëtes dramatiques celui qui a le plus approché des Grecs pour la fimplicité, la vérité du iemiment. Le cinquieme aéte d'Armide me paralt autant au - deflus du cinquieme aéte de Berenice, que cette dernicre Tragédie eft fupéiiture k ia plupart de nos Tragédies modernes. Je pounois encore citer Théfée, Atys, comme des modcles isimi» lailes dans 1'art du Théatre. r  PRÉL1MIN AIRES.' fryu fité. Ce ne font tout au plus que quelques traits hardis ou ingénieux, des combinaifons calculees de coups, de théatre, mais point d'enfemble , point de concours judicieux des rapports, des diverfes parties , point de corps bien proportionné, formé de ces membres épars. Si Racine ;i préfent nous donnoit Ia fameufe fcfcne d'Agrippine & de Néron, celle de Mithridate avec fes enfants, Corneille la fcene d'Augufte & de Cinna, Molière les fcènes étendues & vigoureufes qui font dans le Tartuffe, dans le Mifantrope: ces grands hommes entendroient un cri général s'élever contre les longueurs. Qu'on n'attende donc' plus de nos poëtes qu'ils courent furtout la carrière du Lyrique; il n'eft plus poffible de filer les fcènes, de fuivre la marche des paffions, tantót précipitéc, tantót majeftueufe; 1'efprit du jour eft de facrifier le récitatif a 1'ariette, c'eft-a-dire, de nous préfenter un nain de deux pieds, au lieu de nous offrir une taille élégante & avantageufe: dela tous ces avortons littéraires & dans tous les genres. J'ai toujours penfé qu'il n'y avoit d'inutile, que ce qui étoit ennuyeux: c'eft la regie la plus füre pour juger des longueurs. Un homme d'efprit me propofoit d'élaguer, difoit-il, Clr> rifle. A Dieu ne plaife , répondis-je, que je commette un pareil aéce de barbarie ! Relifez - .'immortelle Clariffe, portez-y toute.votre attenC 5  tffti DISCOURS tion, & vous fentirez'qu'il n'eft point de trafts indifférents dans ce vafle tableau, que toutes les beautés y font a leur place, que ce font ces prétendues longueurs qui dans les derniers volumes vous approprient les malheurs de Clariffe, vous piongent dans fes douloureufes fïtuations, vous font en quelque' forte mourir avec elle. On rclut en effet eet ouvrage,& 1'on trouva qu'il n'y avoit abfolument rien a y tetrancher. L'Auteur de VAnnèe Litttéraire me fait d'autres reproches fur quelques vers négligés, fur des métaphores felon lui peu naturelles: je ne pritends point diffimuler mes fautes; on me d'ifpenfera de répéter a ce fujet un aveu qui ne coiite poiiit a mon amour-propre, paree qu'afTurement j'aime mieux la vérité, que la réputation de faifeur de vers; je connais les difficultés de eet art, toute 1'incapacité de mes faibles talents; j'en fuis convaincu plus que perfonne: mais je prierai ines juges de fouffrir que je faififfe 1'occafion de répandre ici quelques idéés nées au hazard fur la verfification ; tout le monde en raifonne avec afiez de confiance: 5, . . . . Dans les vers tous s'eftirnent Dofleurs , „ Bourgeois, Pédants, Ecoliers, Colporteurs &a. Rovfeau , Epitre ü Clément Marot. Mon deffein n'eft point d'entrer dans le tech-  P R É L I M I N A 1 R E S, iét nique de la verfification, quoique jufqu'a préfent nous n'ayons eu la-dcffus que des éléments trésimparfaits, fans la moindre vue, dépouillés de toute difcufllon; cette matiere demanderoit a être traitée & approfondie par un homme d'un goüt exquis, & dans 1'efpric a peu prés que ie célebre Dutnarfais nous a préfenté les Tropes. II n'y a point de connaiffances humaines fur lefquelles on ne puifle porter les lumieres de 1'analyfe métaphyfiquc, fi 1'on veut perfectionner ces connaisfances, & les affeoir fur des principes inaltérables. Je me contente en ce moment de parler de la verfification en général. Un poëte doit avoir fa verfification propre, comme un peintre a fa maniere ; Corneille, Racine, Crébillon , M. de Voltaire ont chacun une verfification qui les diftingue, qui leur appartient; ils ont leurs beautés, leurs défauts particuliers. Quelquefois, Corneille tombe dans 1'emphatique & 1'ampoulé , Racine dans le mol & 1'élégiaque, Crébillon dans le dur & les conftructions louches, M. de Voltaire dans le brillant & 1'épique déplacé; coa. cluera-t-on de-la que ces quatre grands poëtes ne font pas auffi grands verfificateurs ? Ce, n'eft point fur quelques vers, c'eft fur le ton général de leurs vers qu'on jugera leur talent pour eet art. Qui me montrera unmorceau de vers francais oii 1'on ne remarque pas des tacJies ? Prenons te Cf  iX DISCOURS premier endroit de Racine (i), tel qu'il s'offrira fous la main : 1'on fcait que Virgile & Racine lont les deux plus féduifants verfifkateurs qui ..aient exifté; arrêtons-nous a ce couplet de Jofabet tiré de la feconde fcène du premier acte -d'Athalie, elle repend a Joad: Et c'eft fur to-js ces Rois fa juftice févere Q>4 je ernins pour Ie fi's de mon malheureux frere. Qui fcait fi eet enfant par leur crime entrainé Avec eux en nahTant ne fut pas condamné? Si Dieu le féparanc d'une odieufe Race, ïn faveur de David voudra lui faire grace? ï-'cïas! 1'état terrible oii le Ciel me 1'offrit , Rcvient a tout moment efiiayer mon efprit: Be Princcs égorgés Ia chambre étoit remplie; Un poignard a h main , 1'implacable Athalie Au carnage animoit fes barbares foldats, Et pourfuivoit le cours de fes afTaffinats. Jobs laifTé pour mort frappa foudain ma vue; Je me figure encor fa Nourrice éperdue, Qui devant les bourreaux s'étoit jettée envain , Et faible le tenoit renverfé fur fon fein : Ci) Un de ros meil'eurs Grammairiens modemes nous a donné des Remarques Littérdtres & Grammaticales fur la Bérenice de Racine; on en trotive beaucoup qui font très-judicieufes, & qui ne fervent qu'è m'affermir dans 1'idée que 1'art des vers efl le plus difficile «de tous.  PRÉLIMINAIRE S. Ï.XI Je le pris tout fanglsnt; en baignant fon vifage Mes pleurs du femiment lui rendirent 1'ufage, Et foit frayeur encor, ou pour me careffer, De fes bras innocents je me fentis prefler. Grand Dieu! que mon amour ne lui foit point funeftel Du fidele David c'eft Ie précieux refre; Nourri dans ta maifon , en 1'ainour de ta Ioi, 11 ne connait encor d'autre pere que toi. Sur le psint d'attaquer une Reine bomicide , A 1'afpecT: du péril, fi ma foi s'intimide, Si Ia chair & le fang fe troublant aujourd'hui, Ont trop de part aux pleurs que je répands pour lui j Conferve riiéntier de tes faintes promefies, Et ne punis que moi de toutes mes faiblefles. l Ce morceau , fans doute , eft admirablement verfifié; il eft écrit avec cette élégance, ce charme continu, qu'a poffédés le feul Racine. Ofons pourtant être facrilege & employer la chicane de la Critique vétiileufe. Le premier vers eft rempli de monofyllabes durs , de fons qui offenfent 1'harmonie, c'eft fur ces fa ce fe; le troifieme a ces mêmes défauts fait fi eet; de ce troifieme au quatrieme inclufivement reviennent des hémiftiches qui riment enfemble, enfant naiffant féparant; mon malheureux/Vere, odieaferace, ilfaut fe garder de finir les vers par un monofyllabe, paree que cette chüte rend un fon muet; la ckambre , expreffion familiere , & qui ne doit jamais entrer en posüc; pour mort, hémiftiche C 7  ixïi DISCOURS dur & fourd; renver/e' fur fon fein, ce n'eft.plus ici la lyre encbanterefle de Racine; fanglant en laignant,. autres fons durs & défagréables ; Frayeur encor , encor a été employé de mêrne. dans 1'hémiftiche, quatre vers plus baut; dans ta mai/o» , en 1'amour, voici une n devant une voyelle, le plus ingrat de tous les fons, le fon nazal; il ne connait encor, & pour la troifieme fois après Ie quatrieme vers oii il eft répété, &c. Je ne me fuis point attaché a quelques expresJïons qu'on pourroit taxer defaiblefle, a quelques conftru&ions, qui, regardées avec eet ceil difficile de critique, paraltroient peut-être vicieufes. On trouve dans Ylphigénie du même poëte ces vers de fuite, afte II, fcène 1, Maintenant, tout vous rit: 1'aimable Iphigénie D'une amitié fincere avec vous eft unie; Elle vous plaint, vous voit avec des yeux de (beur 5 Et vous fericz dans Troye avec moins de douceur. Vous vouliez voir 1'Aulide, oü fon pere 1'appelle, Et 1'Aulide vous voit arriver avec elle. Mais je n'ai pas befoin de Ie redire: ce n'eft point avec cetefprit de petitefle, avec ce pédan> tifme de raifonnement qu'il faut lire les poëtes; c'eft avec la flamme qui les a infpirés, & cette flamme facrée abforbe leurs légeres imperfections. J'ai voulu prouver feulement, en puifant  PRÉLIMINAIRES. unir mon exemple dans Racine, que la cenfure minutieufe pouvoic attaquer jufqu'a la perfeftion mêrne. Tous les jours on nous dit qu'il eft néceffaire que dans les vers 1'harmonie & 1'élégance fe foutiennent i fans contredit: mais il faut varier ces tons, & c'eft en cela que Ia verfification reffemble a la mufique; cette mêrne mufique ne doit pas tout exprimer, comme la poëfie ne doit point tout peindre; tous les vers pour être bons, aurontils la même cadence , bientót ils fatigueront. Combien ai-je vu de perfonnes qui ont trouvé de la monotonie dans cette ftropbe de 1'a première Odefacréedu fameux Rouflcau: Seigneur, dans ta gloire adorable Qu£/ mortel eft digne d'entrer? Qui pourr», grand Dieu, pénétrer Ce San&uaire impénétrable, Oü tes Saints inclinés d'un ceil refpettueux Contemplent de ton fronc 1'éclat majejlueux? Les deux derniers vers furtout leur ont para produire les mêmes fons, tomber de la même chute. 11 en eft des vers ainfi que des couleurs: les teintes s'éteignent, fe fondent les unes dans les. autres, & par un hcurcux mélange forment une des belles partics de la peinture, le coloris. Un vers qui femblera lachc, alejuger détacbé.  lxiv DISCOURS placé a cóté d'un autre vers, rendra celui-ci plus vigoureux. Un autre qu'on accu fera de dureté, appuyera la mollefle du précédent. II en eft quelquefois plufieurs que 1'on facrifiera a la beauté d'un feul. Dans Racine: • Madame9 je n'ai point des fentiments fi bas , eft relevé par ce vers admirable Quand vous me haïricz, je ne m'en plaindrois pas, Ces vers de fer dans Crébillon font de toute beauté: La nature marJtre en ces affreux climats Ne pioduit au lieu d'or, que du fer, des foldats; Son fein tout hérhTé n'offre aux defïrs de l'bomme Rien, qui puiffe tenter 1'avarice de Rome. Des remarques fur eet obj'et entralneroient trop loin. Je reviens a des obfervations générales. ,. Le défautde quelques-uns de nos verfificateurs eft de fe former unfaire fur celui de nos maitres; dn s'apper^oit que ces copiftes ferviles & rampants n'cmployeroient pas une exprefïïon , un mot, qui n'euffent été confacrés par leurs modeles : fouvent ce font les mêmes penfées , les 'mêmes hémilïiches. Que réfulte-t-il de eet efprit d'imitation ? que les vers de ces écoliers éternels ont toute la froideur de la mauvaife copie; s'ils  PRÉLIMINAIRE S. lxv ont quelque élégance, ils ont 1c même rythme; je ferois tenté de les nommer des v\n morts, & de les comparer a ces figures de cire qui rendent, 3 faire peur, la reflemblance, & qui cependant n'ont ni chaleur ni vie. Nous avons vu, dans les iiecles paffés, des pédants fuperftitieux compofer des poëmes entiers d'aprèsles vers mis en pieces des Virgile, des Horace; &c. c'eft ce que font aujourd'hui la plupart des verfjficateurs. Je voudrois donc, pour éviter eet inconvénient, que 1'on tranfportat avec choix dans nos versjes tours, les hardiefïes des autres langues, qu'on s'étudiat davantage a y jetter des expresfions pittorefques, & des beautés d'harmonie imitative, partie de notre verfification trop peu ' cultivée. J'avois mis dans ma première édition, fcène feconde du premier afte, fon fugitif écht; 1'adjectif précédant le fubftantif me fembloit rendrc la rapidité de eet éclat qui dure fi peu; das gens d'efprit m'ont blêmé: j'ai donc fubftitué, avec une complaifance que jé me reprochois, fon éclat fugitif; je fcais que le fon par ce changement eft plus doux: mais il n'y a plus d'image ;■ eet adjecTtif forme alors une marche tralnante. On trouvera plufieurs correclions de Ce genre que je déclare avoir faites contre mon gré; je me fuis cependant obftiné a garder 1'hémiftiche fuivant, j'ai donc Mfé mon cceur, expreflion empruntée de  ixvi DISCOURS l'Anglais, heart-break, perfuadé encore une fois qu'en appropriant a notre langue les richeiTes des autres fans rien perdre de notre gefit, nous nc faifons que 1'étendre & le fortifier. Convenons , que fi le Francais- efl plus pur, plus élégant, plus correct qu'au tems d'Amyot & de Montagne, il n'a plus laforce 3: le caract.ere vigoureux que lui avoient donnés ces deux génies, & que Corneille lui confervoit encore ; Racine n'eut jamais fait dire au vieil Horace: Qu'eftceci, mes enfans? Ecoiitez«vous vos Hammes? Et perdez - vous encor le tems avec des femmes ? Et dans ces vers,n'entendez-vous pas, ne voyez* vous pas ce vieux Romain en cbeveux blancs, qui. tout plein du patriotifme, vient le verfer dans le fein de fon fils & de fon gendre ? M. de Vol»aire a eu tout récemment le courage, d'employer cette franchife d'exprefiion dans fa Tragédie des Scythes: il eft mort en brave Itomme, ce qui ne peut déplaire qu'aux partifans du jargon affeclré & doucereux. C'eft cette énergie, cette vérité de la nature que m'offrent ces mêmes Amyot & Montagne , que je défirerois de retrouver dans notre langue. Je fouhaiterois encore que nous imitafilons nos voifins, pour délivrer notre verfification de cette - malhcureufe uniformité qui appéfantit fes fcrs,  PRÉLIMINAIRE S. Lxvii je; parle furtout des vers de k Tragédie. Dans Shakefpear, ils changent de rnétre; le ftyle eft toujours celui de la fituation; les perfonnages fubalternes ne s'expriment pas comme ceux des premiers róles. Pourquoi n'aurions-nous pas des tragédies en vers mêlés, je veux dire des vers d'inégale mefure ? Car une continuité de vers alexandnns a rimes croifées , comme dans le Tancrede de M. de Voltaire, devient encore plus fatigante que 1'uniformité de nos vers alexandrinsïf^rimes plates. II eft vrai que 1'emploi de ces vers mêlés exigeroit unc prodigieufe finefle de goüt; ce n'eft point aflurement cette forte de vers qui fit tomber Agéfilas, ce fut le fujet. 1 Quelques perfonnes ont défapprouvé dans mon drame, 1'ufage fréquent des points: elles auroient été moins empreffées a me condamner , fi elles> avoient daigné rechcrcher la caufe de cette ponctuation, dont je leur ai paru abufer. Qu'elles fe donnent la peine de juger' par elles-mêmes, & elles verront que le Comte de Commiuge eft une des pieces oü il y a le moins de reticences & de fens fufpendus. Cct ouvrage ne paraiffanr point fur le théatre de la natioiï, & ne pouvaht fe répandre que par la voie moins impofaiue do k lefture, il m'a fallu. néceffairement accompagner mes vers d'une efpece de. game poëtique. Pour ie malheur de nous autres vexfificateurs, il  tsx DISCOURS précicux avantage d'être utile, que ces faible* obfervations en fiflent naltre de plus profondes, de plus dignes du fujet. Quand je n'aurois contribué qu'a lui ouvrir une nouvelle carrière, oü il puiffe s'élancer avec fuccès, je croirois avoir acquis quelque droit fur 1'eftime de ce Public res« petcable , le feul protecleur que je reconnaiffe, & firaagine avoir prouvé que je ne folücite & ne defire point d'autre prix de mes travaux. Un efprit fagene doit aimer & cultiver les arts, que paree'qu'ils nous éclairent fur le peu de vérité de tout ce qui nous environne, qu'ils fortifient notre ame contre les dégöüts inféparables de la vie, qu'ils nous aident a fupporter la méchanceté ou plutöt la faiblelTo maligne des hommes; paree qu'ils nous apprennent enfin a nous fuffirc a noustnSme, la première des connaiïTances; je n'ai pas attendu la lecon tardive de Pexpérience & de Page pour prendre avecleTafle le nom diPemito. TROISIEME DISCOURS. La malignité de la critique eft fi avide de faiiïr le ridicule, que "fouvent elle le combat même oii il n'exifte point. S'on ceil févere aVoitcru, peutêtre fans fondement, entrevoir dans les préfaces  PRÉLIMINAIRE 3. lxxï ■de 1'ingénieux la Motte une forte de fineffe cachée qui lui avoit fait établir un fyftême dramatique, .-dont le but tendoit a déguifer les défauts de fes «tragédies., gu a les rendre plus excufables. Je n'ai point les prétentions de 1'auteur d'Inès, encore moins le droit de m'ériger en légiflateur de notre littérature; c'eft un róle qui appartient a bien peu d'écrivains, & qu'on eft porté avec raifon a foupconner d'orgueil & de defpotifme! mais j'ai demandé qu'on me permit de répandre fur 1'art théatral quelques idéés concues au hafard. Je les préfente-avec la même franchife qui me les a infpirées. Je fuppofe que ia-méchanceté m'accufat d'avoir eu Ie deffein de créer des régies^ du moins fera^t-on forcé de convenir que j'entcns mal mes intéréts en les publiant: car fi 1'on vient a examiner 1'emploi que j'en ai fait dans mon drame , on trouvera que , bien loin de m'être favorables, elles pourront fervir a ma condam • nation. J'euffb fort fouhaité en tirer un meilleur parti: mais on n'ignore point que dans tous les arts, il y a une diftance infinie du talent de I'invention a celui de ,1'exécution; & pcrfonne n'eft convaincu plus que moi de l'impuiffance ds mettre fes penfées en oeuvre, lorfqu'on a le malheur de n'être point fecondé par le génie. Je ne cherche donc point a difllmuler mes fautes: je youdrois feulement 'être de quelque utilité dans  i.xxii DISCOURS les Iettres; c'eft ce qui me détermine a proflter. d'une réimpreflion du Comte de . Commikgjd , pour rifquer encore un petit nombre d'obfervations qui viennent affez naturellement a la fuite de celles qu'on aucjd lues, J'ai peut-être indiqué au Théatre une nouvelle Carrière; ce feroit afiez pour ma vanité d'y avoir tenté les premiers pas, fi je pouvois me flater d'avoir excité I'enthoufiafme de mes rivaux & da mes maitres,.& d'avoir donné lieu aux alles du génie de fe déployer. J'ai avancé une vérité fentie du peu de perfonnes qui penfent d'après elle : Corneille, Racine, Crébillon, M. de Voltaire fe font frayé chacun une route qu'ils ont parcourue avec un fuccès qui fera confirmé fans doute par !a poftérité: mais je le repete, fe trainer fur leurs traces, c'eft vouloir groflir fervilement 1'obfcur troupeau du peuple imitateur. Sommes-nous jaloux d'atteindre aujourd'hui a quelque lueur de réputation fur la fcène? II faut de toute néceffité, en fe pénétrant de I'efprit fublime de ces illuftres tragiques, imaginer d'autres reflbrts, & arriver au même but par d'autres chemins. Malgré le refpeft que nos modèles doivent nous infpirer , ofons le dire, paree que 1'admiration raifonnable exclut le fanatifme fuperftitieux: la terreur & la compajjlon, ces deux grands pivots du théatre, n'ont point été ein-  P R 'É L I'.JM I N A I R E S. lxxiii employés parmi nous avec toute J'éncrgie dont ils font fufceptibles. St. Evremont fe plaignoit. ayant moi que .nos piéces ne font pas une im„preffion aiTez forte; que ce qui doit former la „,pitié, fait tout au plus de la tendreffe; que „ 1'émotion tient lieu de faififfement, 1'étqnne„ ment de 1'horreur ; qu'il manque a nos fenti.„ ments quelque chofe d'afTez profond." M. de Voltaire, a 1'occafion de cette remarque, ajoute: „ il faut avouer que St. Evremont a mis le „ doigt dans la plaie fecrete du Théatre fran„ cais," & il finit par cette obfervation fi vraie, qui doit être une lecon éternelle pour quiconqne afpire au titre d'auteur dramatique : „ ces dé„ fauts viennent de trop de fociété (i) , du bel (O ön d't que, de tous les peuples, le Francais eft le plus fociable : cela peut être : mais eet amojr de lafociété qui produit les agréments de la converfation , la fleur de la politefie, 1'élégance du ftyle, le briüanr du bel efprit, ce même amour de la fociété n'a-t-il pas auffi fes inconvénients ? En donnant naiflance aux fïnes allufions, aux comparaifon s mgénieufes, k ces ara ces légcres qui font 1'aüment de refprit, n'eft il pas nuifible & la vigueur & atix progrès du génie? De-la cette même phyfionomie, fi 1'on peut le dire, dans Ia facon de penfer, dans les ouvrages; de-Ik notre faufie délicateffe, nos ames effémtnées: plus de grands traits. plus de profondeur dans les. idéés, plus de couleurs Tome I. D  ï.xxiv DISCOURS efprit (2) £f du peu de folitude." (3) Voila fans contredit d'oü nait cette faibleffe de traits répan- diflinétives; toutes les nuances fe confondent. On quitte fon efprit pour prendre celui d'autxui, & 1'on eft toujours affuré de perdre. .(a; J'ai remarqué que ce qu'on rramme aujouid'hm ld efprit, n'ett que le frivole talent de railier & de tourner en plaifantcrie les cholïs les plus fcrieufes; ce vice afflige non - feulement la plupart de nos écrivains, mais il eft dcvcnu le ridicule général delanation. Depuis ^u'on parle du bon ton, du ton de la bonne compagnie, on s'écarte totalement du ton de la nature , qui eft Je feul qu'on doive employer, & le feul qui affure folidement le mérite d'nn ouvrfge. Cs) Il y » Près de deux mi,le ans qu'un poëte Iatm icrivoit: Carmina fecefum fcribentis & otia qucerunt. Fetrarque, dont le premier charme peut-être eft celui d'une douce mélancolie, difoit auffi: Cercato hö fempre folitaria vita Le rive il fanno, e Ie campagne, e i bofchi Per fuggir queft' ingegni fordi, e lofchi Che le ftrada del ciel hanno fmarrita: Le citta fon nimtche, amici i bofchi A raiei penfier , &c. II n'y a pas jufqu'au Philofophe fans fade , au Précepteur de;.rhumanité, qui p'ait dit: „ chacun regarde  PRELIMINAIRE S. lxxv 3ue dans Ia plupart de nos ouvrages modernes. Ce n'eft point a Ia cour, parmi des femmes, & dansles cercles polis que legrand Corneillealloit puifer cette force de raifonneraent, cette fierté de pinceau, cette ame romaine, qui I'élevcnt fi fort au-delTus de fes rivaux. Si Molière efit cédé aux follicitations de Ia fortune, & qu'il eüt accepté un emploi qui devoit 1'attachcr au fervice d'un prince, il n'auroit pas eu le loifir de créer & de nourrir dans le filence du cabinet les fcènes vigoureufes éi immortelles du TartufFe, du Mifantrope, &c. On ne fcauroit trop s'arrêter fur ce principe fi important pour les hommes de lettres: la folitude alimente Ie feu de 1'ame, Ia fortifie , étend fes fac.uités , & en la détachant des objets accefibires , en 1'ifolant, Ia rend , fi 1'on peut Ie dire, plus elle-mème; c'eft du fein de la profonJe méditation qu'cclöt & s'éleve le génie créateur, au lieu que 1'efprit a befoin d'emprunter de la fociété: ce qui lui donne un air de reiTcmblance avec tout ce qui 1'environne, & lui „ devant foi: mais je regarde dans moi, je n'ai affaire „ qu'a moi, je me confidere fans ceffe, je me controle, „ je me goüte , je me roule en moi - même." Pour réuffir dans quelque genre de littdrature que ce foit, je dirai plus , pour étre homme , il faut defcendre en foi, s'interrogcr, tebuttr fon ame. D 2  lxxvi DISCOURS fait contratter la froide timidité de la fervitude. Cet ainour de la retraite, ce travail obftiné, l'»w« probus labor des Latins, cette ardeur infatigable d'approfondir fes idéés, d'en étudier tous les effets, de'creufer dans la jpature même, eft fans doute ce qui a produit chez nos voifins des fcènes détachées que nous admirons, & ce chef-d'ceuvre des romans (i) qui fera toujours le modele &"le défcfpoir des écrivains qui fuivent cette carrière. C'eft donc dans ce champ tout neuf pour nos poctes tragiques que j'invite le génie a s'élancer & a nous faire goüter de nouveaux plaifirs & de nouvelles inftruclions: car le Théatre, (2) malgré la mauvaife humeur & la févérité féroce & gothique de cortaines gens, fera toujours regardé comme une des premières écoles de fageffc & d'humanité. (1) Eft - il néceffaire de nomraer Clariffe ? C'eft peutétre 1'ouvrage oü les pallions font le plus développées, & le meilleur traité tle morale pratique. 00 ,1 J<= regarde, dit M. de Voltaire , la Tragédie „ & Ia Comédie comme des lefons de vtrtu, de raifon „ & de bieuféance. Corneille, ancien Itomain parmi ,, les Francais, a établi une école de grandeur d'ame, ,, & Molière a fondé ceile dc la vie civile. Les génies „ francais formés par eux, appelent du fond de 1'Europe „ les étrangers qui viennent s'inftiuire chez nous , & „ qui contribuent a 1'abondance de Paris."  PRËLIMIN AIRES, lxxvii II eft des m3rtyrs zéiés de 1'habitude, prèts a fe foulever a Ia moindre nouveauté que 1'on veut introduire. Cette clafTe d'hommes qui ne demande pas mieux que de fe garotter des chalnes de 1'ufage, n'a pu s'accoutumer a Vinnovation d'un drame oü 1'on repréfente des religieux, un tombeau, un des perfonnages creufant fa foffe; toutes ces images fombres & pathétiques qui laiffent des imprefïïons marquées & durables, leur ont para trop fortes, trop affligeantes, ce font leurs expreslïons. II eft vrai que le genre dramatique du Comte de Comminge, eft un peu différent da celui de.l'Opéra-comique (i) devenu par i'extra- (0 S'il arrivoit que la nation , pat une de ces bifar. reries qu'on ne peut gueres appréhender de fon incons» tance, periiiïat & mettre 1'Opéra- comique au rang de fes premiers fpedacles, il feroit a craindre que le goflt, difons plus, les mceurs ne fufient altérés & bientöc cotrompus ! Le théatre chez les Grecs étoit lié aufyftêmt de légiflation. Des hommes éclairés quiconnarfient le pouvoir du phyfique,ne fcauroient être trop attentifs fur le choix des objets qui les entourent, & des impreRions qu'ils recoivent. Des ames remnées par des images nobles & attendriffantes de vertu, d'humanité, d'amour des devoirs, feront aflurément plus préparées aux grandes chofes, aux bonnes aélions, que des efpdts nourris de jcux infipides, & livrés k la frivolicé & k de plates bouffonneties. Quand les Atbéniens réfiftercnt aux forces D 3  i.xxvni DISCO URS vagance de Ia mode un de nos fpeétacles de piédilcction. Je jépondrai cependant.a ces Critiques délicats que nos prédécefTeurs ont épuifé 1'impofant, ce fentiment fi borné du genre admiratif, ainfi que les mouvements doux & agréables du genre tendre. Lorfque Corneille & Racine donnerent leurs chef-d'ceuvres , nous nous relTendons encore de la fermentation des guerres civiles; le fang étoit allumé; tout refpiroit 1'énergie, la flamme de la paffion; tout étoit difpofé, foit i la flerté de I'fcéioj'fme, foit d 1'ingénieufe galanterie de Pamour Efpagnol : de légers ébranlements fuiufoient pour excitcr des fenfations dominantes. Aujourd'hui que nos fïbres ont perdu leurs tons, & qu'eiles font affaiffées par la mollelTe, qui nous réveillera de cette langueur Iéthargique, fi ce n'eft une répétition continue de violentcs fecouffes ? On peut nous comparer a ces caux dormantes, a ces lacs morts, que des orages fculs font capables 'd'agiter. Ce n'eft plus du grand roi, ils ne co iroient point enteiidre des muliciens efféiuines, ils ailoient enüarnmer leur courage aux repréfentations des drames immortels des Sopliocles , d s Euiipir'es, &c. Au moment que les Romains déferterent le théatre de Terence pour les Atellanes, 1'efprit mile de la république perdit defavigueur, & ce fut. peut ■ êire la première époque de fa-décadence..  PRÉLIMINAIRE S. lxxtx. Ie pinceau, c'eft le burin même dont il faut fe fervir pour tracer & entretenir dans nos ames énervées quelques fentiments qui s'y imprimcnt & s'y confervent. Quand Ie Comte de Comminge n'auroit produit que eet effet fi important pour 1'humanité, pour la vraie philofophie, dc mettre fous les yeux le grand tableau de la mort, de nous familiarifer avec la terreur qui accompagne cette image, d'apprendre en un mot aux gens du monde a mourir, je croirois avoir rempli un des premiers objets de 1'art dramatique, qui a la rigueur - ne devroit en avoir d'autre que celui de la morale-f d'ailleurs je rre- prétens pas. faire ie procés aux fcrupuleux feftateurs da Tim. cienne routine. Qu'on me reprochedfe n'a voir pas fait reffembler mon drame a trois ou quatre mille pieces compofées dans le même efprit; de n'avoir pas voulu me trainer fur les pas d'humbles co, piftes , bien inférieurs a leurs modeles; d'avoir négligé la petite adrefte d'agencer fans vraifemblance des converfations amoureufes & é'égiaqties ; d'avoir rcjetté la ftérile abondance de? fituations romanefques, la multiplicité des incidents, ces róles de tyran fi oppofés a la vérité & au naturel, ces beautés étrangeres qu'on nomme des tirades; enfin d'avoir effayé de faire quelque? pas fans m'appuyer fur la faiblefTe d'autrui; je citerai pour ma défenfe'un de nos légiflateurs draD 4  raxx DISCOURS „ matiques: ,, Si, dit - il , on avoit toujours mts fur le théatre tragique la grandeur romaine, a „ la fin on s'en feroit rebuté. Si les héros ne „ parloient jamais que tendreffe, on feroit affadi „ &c. Tous les genres font bons, hors le genre „ ennuyeux. Ainfi il ne faut jamais dire : fi cette „ mufique n'a pas réuiïï , fi ce tableau ne plait „ pas, fi cette piéce eft tombée, c'eft que cela „ étoit d'une efpece nouvelle: il faut dire: c'eft „ que cela ne vaut rien dans fon efpece." J'aurai donc prononcé ma condamnation , fi Comminge a eu le malheur d'ennuyer : mais fi par hazard i'avois réufli a faire couler quelques larmes, a peindie les paffions, a montrer la re? ligion fous les traits véritables qui la font aimer, s'obftineroit-on a ne me point pardonner une fi heureufe témérité? II feroit fingulier que ceux qui tous les jours ont Athalie entre les mains, eufient 1'injufte bifarrerie de taxer de hardiejj'e contre les regies, le fujet du Comte de Cotminoe. Le Grand-Prêtre des Juifs valoit bien 1'Abbé de la Trappe; & fi je pouv.ois rifqucr mon apologie, j'aurois peut-être 1'audace d'avancer que la Fable du Comte de Comminge pour le but, moral, a quelque fupériorité fur celles de Polyeu&e & d'Athalie (i). Que nous préfente en effet. 0} Oyton life M-. de Vokaire, on-verra que je ne fuis poinr  PRÉLIMINAIRS 3. lxxst effet la première dë ces tragédies? Un néophyte dominé par un emportemcnt de ce qu'ont défavouvé même les Peres de 1'Egüfe, qui brife fans nulle nécelTité les ftatues des Dieux de 1'Empire, qui caufe la mort de fon ami, & par un enthoufiafrne déplacé, expofe tous les Chrétiens aux horreurs d'une profcription générale. Dans Athalie on voit un Prêtre, unininiftre de paix & de vérité, échauffer les fureurs d'une confpiration, attircr dans un piege une Reine, fa Souveraine, & ordonner de fang-fioid qu'elle foit masfacrée. Jettons enfuite les yeux fur Comminge: la religion y eft rcpréfentée comme une mtre tendre, toujours prête a ouvrir fon fein Éorapatiffant a des enfants malheureux. J'ofe préfentement demander a des efprits exempts de prévention, laquelle de ces trois piéces (qu'on daigne toujours fe fouvenir que je parle du fujet) a une fin plus morale, plus Jiée a la faine politique, excite des fentiments plus purs, plus profitables a rhumanité ? Auffi je ne défefpere point que dans la fuite des tems Comminge & les drames de cette efpece ne foient repréfentés fur notre fcène. Les Efpagnols, dans la femaine fainte, point le premier a faire ce reprcche ces drames, qui d'ailleurs font des chefs.d'ceuvres. D 5  lxxxii DISCO U R S jouent des Autos Sacramentale*, & pourquoi ne* joueroit-on pas Comminge dans cette fcmaine de dévotion, oü les feuls fpectacles foufferts font Ja Foire & 1'Opéra-comique? Ce n'eft pas ici le Jieu d'examiner ces fingularités de I'efprit humain: mais les religieux de la Trappe faifis d'un faint refpedt pour 1'Etre fuprême, Comminge fe pënétrant de 1'image de la mort , formeroient lelon moi un fpeftacle plus convenable a ces jours de recueillement, plus utile a 1'amélioration des mceurs, que les marionnettes & Ia farce des Racoleurs. Pourquoi encore n'aurions-nous point un théatre qu'on appelleroit Is Théatre facré, deffiné uniquement a des repréfentations de cette forte? Je: fcais que je vais exciter le rire des Plaifants agréables, qui me renverront aux pieufes facéties de nos peres: mais la plaifanterie ne m'empêchera jamais de propofer ce que je croirai raifonnable. Nos Comédiens francais joueroient pendant le Carême fur ce théatre ; on n'y donneroit que des piéces faintes: ce feroit remonter a la véritable. inftitution de la Tragédie; on fcait que chez les Grecs le théatre fervit d'abord a confacrer 1'appareil de la religion & la pompe de fes myfleres. Un homme de gér.ie ne feroit pas embarrasfé d'annoblir ce que nos ayeux ignorants étoient. parvenus, a force de mauvais goilt, a rendre ab-  PRÉLIMINAIR ES', txxxnr fïirde & ridicule. Milton dans les plates bouffonneries de la Comédie du Pécké Originel, entrevit tout le iublime de fon Poè'me, la majefté d'un Dieu vengeur, la fierté indomptable de 1'Ange rebeüe terraffé , & fe relevant fans ceffe des gouffres infernaux , les graces chaffies & fóduifantes d'Eve , la faibleffe intéreffante dAdam, 1'impofante perfpeftive de tous les malheurs qui devoient accabler fa poftérité. Croiroit on, par exemple, que Ia Pajfion (i) traitée par un talent (i) Caftelvetro, Maffei nons apprennsnt que la Pajfior. a été jouée de tous les tems en Italië. Au refte, ce qns jepropofe n'eft point demon invention: ie neparle que d'après un de nos maitres. „ Les Confrères de la paffion „ en France,dit M. de Voltaire, lirent paraitre vers le „ feizieme fiecle Jefus - Chrift fur la feè:;e. Si la langue „ francaife avoit été alors auffi majeltueufe qu'elle étoit „ naïve & grofilere, fi parmi tant d'hommes ignorants „ & lourds il s'e'toit trouvé un homme dé génie il eft„ a croire que la mort d'un Jüfle perfécuté par des ,, Pré tres Juifs, & condamné par un Prêteur Romain, „ eüt pu fournir un ouvrage fublime: mais il eut fallu „ un tems éclairé, &c." Et que d'autres fujets encore è traiter dans le genre facré! Abraham prêt d'immoler fon fils unique aux volontés de Dieu, étouffant l'amour paternel pour fe rersplir de 1'obéiffance düe !i 1'Etre fuprême; Nathan annoncant & David avec autant de ménagement que de dignïté, la punition qui doit fuivre D ö  ï-xxxiv DISCOURS fupérieur, ne feroit pas une de nos tragédies fesplus pathétiques ? Qlie[ plus grand intéi êt que ,tjelui qui réfulteroit du fpeftacle d'un Dieu afiez: .grand pour fe foumettre aux ignominies & aux fouffrances de Ia nature hümaine, afiez bon pour f pardonner a fes bourreaux & pour prier en leur faveur ? Qu'on ajoute a ce vafte & rnagniiïque tableau, ceux d'une mere en proie a toutes les douleurs, d'un difcipie chéri & fidele, qui pleure en accompagnant fon maitre au fupplice , d'un autre difcipie qui, frappé d'un profond repcntir, détefte ouvertcment fa faute; que ces fituations enfin foient renducs avec tout 1 éclat, toute la dignjti du, fujet, & en vers fubiimes, tels que ceux d'Athalie, & je doute qu'il y ait un feul fpeclateur dont 1'ame ne foit déchirée par tous les fcraits réunis de la terreur & de la compaffwn. ' Après m'avoir fait des Öbje&ons fur Ie genre de mon drame, on m'a encore reproché de ne hu avoir donne que 1'étendue de trois Aftes. Je bafarderai a ce fujet quelques idéés qUe, fuivant ion mme ; 1'ombre de Samuel évoquéepar Saül, & lui tnontrant dans toute fe„ norreur ,e [on qu, ,,attend . le Prophete Daniël accablant Balrhafar des vengeancel de Dieu: ne voila -1 - il pas des 'drames qui pourroient produire les plus grands elïets, &cï  E RË LIMIN'AIRES, nxxxv ma convention avec mes le&eurs éclairés, je foumets a leur jugement. La diftribution d'une piece en- Aétes eft une invention des modernes ,. c'eft-è-dire des Romains, que nous avons adoptée. Gn a cru par ces nouvelles difBcultés de 1'art appuyer davantage la vraifemblance de rintrigue,. & augmenter L'intérêt: on n'a fait que 1'affaiblir. Nos écriv.ains dramatiques reflemblent en cela a nos orateurs, qui partagent leurs difcours en plufieurs points:. arrangement que. 1'on. peut regarder comme un jeu pueril du mauvais'goüt. Que diroit-on d'un batiment oü 1'on laifferoit fubfiiier les échaffauds qui ont fervi a la conftruction ? Ces divifions dans les drames étoient abfolumcnt ignorées des Grecsleurs intermedes remplis par les chceurs, développoient 1'efprit des fcènes, ' L'Abbé d'Aubignac qui a écrit fans nulle philofophie, fans aucune vue qui lui appartint, a prétendu que cette divifion étoit fondée fur l'expérienee, & que toute-tragédie devoit avoir une certaine kngueur : on pourroit demander a. d'Aubignac ce qu'il entend par ces expreffions vagues d'une certaine' longueur; on pourroit encore ajouter que cette divifion, fondée fur l'expériencc, eft peut-être Oppofée a la Nature, qui cependant eft la fource & le modele des arts d'imitation. Qu'cft ce qu'un drame? N'eft-ce pas Ia repréfentation d'une aoD 7  exxxvi DISCOURS tion quelconque ? N'y a-t-il point des aftions de plus ou de moins de durée ? Qui doit en fixer J'étendue? La vivacité de l'intérêt. Au moment que l'intérêt languit, il faut que 1'afUon cefle, ou plutót qu'elle foit complete. Je dirai plus: eft - il vraifemblable que 1'on puiffe fupporter avec des interruptions les grands mouvements de 1'amour, de la vengeance, de la fureur? Or un aiTemblage de fcènes oü l'intérêt croitroit a chaqueinftant, oü 1'ame feroit emportée d'agitations pa agitations, comme un navire pouffé de Hotsen flots, oü la tempête des paffions feroit d'autant plus violente, qu'elle approcheroit de fa fin, un tel ouvrage neferoit-il pas affuré de réuffir? On fe garderoit bien de borner les fcènesce feroit la chaleur même de I'aftion qui en détermineroit la longueur & Ie nombre. Je fuppofe qu'un drame pareil compofat un feul Acte (i) de mille a- CO De telles tragédies en un acte pourroient être jouées & la fuite d'une autre tragédie. L'ufage de donner après un drame touchant une petite piece comique, & fouvent une farce, fe relfent encore de notre ancienne larbarie. Rien de plus oppofé au fens commun! On nous dit qu'il eft bon de rire après avoir pleuré: Ia joie affurément eft une fenfation néceffaire h notre nature; mais le but du Théatre eft que chaque mouvement de 1'ame pioduife fon effet,. & par ce paffage fubit des-  PR ÉL1MINAIRES. lxxxvh douze cents vers, ne feroit-ce pas un effort dtr talent, que d'avoir intéreffé le fpeftateur, & de 1'avoir conduit jufqu'a la fin, fans ces entre-actes qui amenent toujours avec eux des défants d'invraifemblance,. & le refroidilTement, le premier des torts fans contredit pour tout écrivain. Je conviendrai cependant que peu de fujets pourroient être traités de cette maniere: mais du. larmes aux ris, on détruit les impreffions nobles & profuiides quV excitées Ia Tragédie ; on s'oppofetotaiement a fon objet, qui eft de conduire par la mélancolie & par 1'attendrifiement, au développement de la fenfibilité, la fource des vertus & des bonnes aélions. Ce n'eft pas que je prétende bannir de notre fcene Ia Comédie : je la regarde comme une école de mteurs qui combat le ridicule --.le grand objet del'art thé&ral: mais Ia Tragédie attaque L'hJwmanité même, ce principe de tous les crimes; elle exerce les ames ït la pitié, y réveille le fentiment qui nous porte h plaindre dans autrui des malheurs que nous pouvons éprouver. Si ces deux fortes de Drames font également utiles a notre amélioration, n'y auroit- i! pas moyen de les concilier? Qu'on divife donc leur domaine: qu'un jour foit confacré a la repréfentation de la Comédie, & un autre a celle de la Tragédie; a la faveur de ce partage, les deux fpectacles ne fe nuiront point, & 1'on emportera chez foi des fentiments décidés, qui contribueront plus fortement k nous toucher, &a nous corriger.  txxxvin D I S C O U B g moins fi 1'on veut s'afiujettir a rcette divifion d'AcIes, que la févé-rité pédantefque de la regie n'aille pas" jufqu'a nous faire une loi.abfolue du nombre de cinq Actes; celui de trois me parait plus naturel , plus conforme a cc qu'exigent la vérité & la matiere de ia plupart des aclions dramatiques. II eft aifé de juger par les meilleures pieces de nos maltres, que la- diftribution en cinq Acces leur a été fouvent peu avantageufe. Combien de nos excellentes tragédies dont le premier Afte furtout è"ft inutile, & ne feit qu'a répandre de la langueur fur 1'économie. de la piece ? Je ne ferois point étonné qu'un poè'te dont le génie juiHficroit 1'audace , compofat des drames tragiques en deux, en trois, en quatre Acles, & même enfix, fept, huit, fi la matiere le comportoit; il eft vrai que les adtions fufceptibles de cette derniere étendue, font en trèspetit nombre. En un mot, qu'un fujet théatral foit foutenu & animé jufqu'au bout par lachaleur, par l'intérêt, & on ne s'appercevra point de fa longueur. Qu'on entre dans Ia célebre Eglife de Saint Pierre de Rome, on fera faïfl' & enchanté du beau réfultat de tant de fages proportions, & 1'on ne cherchera point a les décompofer. Ces Aftes divifés font le technique du Drame; le fecret du talent confifte a cacber lesprocédés de 1'aru  PRELIMINAIRE S. rxxxix Que tous les Manwuvres de regies nous difent encore qu'il eft néceffaire que ces Actes aient une longueur refpeftive: autre abus de 1'efprit d'ordre & de goüt qui doit être attaché au génie, comme un ami qui le confeille & qui le guide, & non comme un tyran qui l'enchalne. N'eft-ce point a 1'étendue de 1'aétion a décider de celle des Aftes, & n'eft-il pas abfurde qu'un Acte n'ait que trois eens, trois eens quarante vers, paree que l'Aéte précédent ou fuivant n'en. a point davantage? Voila auffi d'oü naiffent ces remplisfages, ces déclamationsces vuides affreux qui tuent la plupart des drames, & qui font dire aux. ignorans mêmes: „ Cette piece peut être belle; „ je ne m'y connais pas: mais elle m'a ennuyé.'* Le.plus ftupide des fpeftateurs, fanss'y comaltre, fera affecté au Théatre, quand on ira droit a fon ame, & qu'on ne s'amufera point a débiter des tirades, au lieu d'exciter l'intérêt par le mouvement & par 1'aftion. „ Un des plus grands be„ foins de 1'homme eft celui d'avoir 1'efprit „ occupé;" peu de gens fgavent raifonner: mais tous les coeurs font faits pour fentir , & c'eft toujours la faute de 1'auteur quand il ne produit point de 1'émotiom Lorfque je parle de mouvement, je n'entends pas des coups dé théatre entaffés les uns fur les autres, fans liaifon , fans choix, un compofié  xc DISCOURS d'incidents, de furprifes, qui reffemble a un jeuv d'écbecs ou la fineffe conduit chaque pion : j'entends un róle animé par la paffion. Nous en avons un exemplè frappant: rien de fi agiffant, de fi enflammé que le perfonnage de Phédre • on' obfervera- en paffant que 1'on trouve dans Racine très-peu de ces incidents imprévus, que 1'on appelle coups de théatre, & qui ne peuvent caufer que le froid plaifir de la curiofité. Quand, a la place de ces tours de patje-paffe tragiqaesaurons-nous des tablsaux fimples & fublimes, tels que les Grecs nous en-préfentcnt?-' Qu'on auroit aimé a voir fur la fcene ces vers en aftion:: Le trouble femble crofcre en fon ame incertaine: Quelquefois pour flatter fes fecrettes douleurs, Elle prend fes enfants ,,& les baigne de pleurs,, Et foudain renoneant h 1'amour maternelle, Sa main avec horreur les repoufie loin d'elle; Elle port» au hazard fes pas irréfolus; Son ceil tout égaré ns. nous reconnait plus;Elle a trois fois écrit, 6c changeant de penrée, Trois fois elle a rompu fa lettre commencéc. Quels efféts. eut produit' cette fcene adinirable fous le pinceau dé 1'enchanteur Racine! Et quel coup de théatre approcheroit d'images auffi touchantes, auffi vxaies?  PRÉLIMINAIRE S. xcr Lorfque je recommande les tableaux & la pantomime, je fuis bien éloigné de pencher pour ce. fafte tbéatral qüi furcharge fouvent en pure perte pour 1'efprit, & fans aucune néceffité, quelques Opéra Italiens: je fuis très-convaincu qu'un bon' vers vaut mieux qu'une décoration. De jeunes gens croiront. que pour rendre une piece intéreffante, pour compofer dans le.genre fombre, il fuffira de multiplier des autels., des tombeaux,, de tendre un appartement de noir, d'évoquer desfpeétres.. Si. la rcpréfentation n'efï amenée par des motifs bien appuyés, fi allé n^eft pas embellie Mr 1p rinrmo continu des vers. ce ne fera plus; alors que la parade d'une grande affion, & ü n'y aura nul mérite a ourdir de femblables cannevas mais qu'un poë'te qui poffede fon art, le fortifie. des beautés émanées des tabkaux & de la pantomime, il donnera une doublé vie a fen dramej .il aura compofë pour les yeux & pour les oreilles,, & i'on ne fcauroit trop fe concilier les fens, pour. scmparer des facultés de 1'ame. Encore une fois,, ilnous faut. des fignes: rJeft la langue pnmitive, c'eft cellc de tous les hommes. Si les cinquiemes Aftes d:iphigénie & de Mérope fe paflbient en aftion fur la fcène, que cette pantomime ajoute- Nous parions trop, nous n'agiflbns point aflez. yuon nimagme pomi cepeiiuu^i <»<■ j«  Hm discours profcrive ces fcènes étendues que j'appelle des Jcèaes pkines , & qui conftituent la richelTe du Drame. Affurément nous perdrions. beaucoup, fi la belle fcène entre Mahomet óc Zopire étoit moins longue , & fi celle de Pauline & de Sévere n'abondoit pas de cette plénitude de fentiment qui allure toute. la force des carafteres; c'eft dans ces morceaux que le génie peut répandre fes tréfors & déployer fa. vigueur; ces fortes de fcènes font 1'ame robufte de 1'aclion : mais elles» doivent être placées, & il ne faut pas les confondre avec ces chapitres en vers qui ne font qu'un rempliflage de froides maximes & de Heus communs , & qui ne fervent précifément qu'a farmer cette mefure toifée d'Aétes qu'il a plu au mauvais goüt de mettre au nombre des regies théatrales.. ii me femble encore qu'on doit apporter autant de foin a la compofition d'une fcène, qu'a celle du Drame entier, & n'employer furtout le Monologue quelorfqu'il eft. 1'efFufion même, le cri de la paffion ; eft-il amené par la force du fujet, il prête une nouvelle flamme a l'intérêt. Je ne fcais comment la Motte a pu écrire : „ Oii trou„ veroic-on dans la; nature des hommes raifonna„ bles qui penfaffent ainfi tout haut, qui pronon„ Qa'ffent diftinftement & avec ordre tout ce qui „ fe pafte dans leur coeur? Si quelqu'un étoit  PRELIMIN AIR E S. xctu furpiris a tenir tout feul des difcours fi paffioanés & fi continus, ne feroit -il .pas. légitimé." ment fufpeft de folie ? 'Ml faltoit que la Motte, pour parler ainiL, connut bien .peu la nature. Et combien rencontre-t-on de gens profondé" ment affiigés, qui exhalent leurs plaintes en mar-, chant! qu'il eft naturel qu'une ame furchargée de douleurs fe déborde d'elle-même, & qu'on fe plaita entendre Caton délibérer, s'il s'ótera la vie! Sans contredit un monologue, qui n'eft .pas 1'éruption de 1'ame, 'fent le méchanifme de 1'art, & alors il eft infupportable; on doit le renvoyer avec ces ridicules a parte., le comble de 1'abfurdité théatrale. Le même efprit de vérité, qui permet les Monologues , lorfqu'ils nous offrent le ravage des paffions, le travail en quelque forte d un cceur. déchiré par de violents tranfports, rejette fans complaifance ces morceaux de détails (i) que 1'on a nommés des tirades, quoiqu'ils obtiennent prefque toujours des battemens de mains. Un auteur dramatique jaloux de plaire a ce petit nombre de (O „ Celui, dit un écrivnin connu, qui prononcera „ d'un drame dont on citera beaucoup de penfées „ détachées, que c'eft un ouvrage médiocre , fe trom„ pera raiement. Le poëme excellent eft celui dont ,, 1'effet deméure longtems en moi."  xcrv DISCOURS connaifleurs qui portent les écrits a la poftérité, fe gardera bien d'emprunter le faux éclat de ces ornements déplacés dont s'ofFenfe toujours le vrai goüt. Un bel efprit me reprochoit de n'avoir point inféré dans Comminge de ces farces de morceaux, qui forment autant de jolis cadres a part, -étrangers au total du tableau: je ne • cacherai point que cette critique m'a plus flatté que'bien des éloges; elle m'a prouvé que j'avois fuivi la regie fondamentale, que je me fuis impofée, de ne jamais perdre la nature de vue, & de ne point rechercher les appIaudifTemcnts, lorfqu'ils feront contraires a ce principe effentiel pour tout écrivain. II faut avoir Ie courage d'aimer fon art, indépendamment du fuccès & de Ia réputation, comme on doit aimer la vertu pour elle-même. . Si un poëte étoit pénétré de fon fujet, qu'il eüt aflez de talent pour s'oublier , pour fe fondre dans fes perfonnagcs, combien aurions-nous au théatre de réuffites moins éblouiffantes, mais plus durables ? Je ne vois point que les Grecs & Racine parmi nous, aient employé de ces beautés artificielles; tout cheg eux fe rapporte a l'enfemble; tout part des entrailles de l'adtion; qu'on me pardonne une comparaifon triviale , mais fidele : c'eft une toile d'araignée dont tous les fils aboutiflent au centre; par ce moyen caché, il n'eft point de fitijations  PRELIMINAIR ES. xcv «jui ne foient motivées, & qui ne produifent de 1'cffet; Richardfon eft un modèle en ce genre, ;que les auteurs qui fe deftinent a compofer pour Ia fcene , ne fcauroient avoir trop entre les mains; .Clariffe éft un corps bien organifé, oii toutes les parties font relatives & forment un heureux réfultat., d'oü fort la perfe&ion même. Pourquoi dans la plupart de nos drames ce peu -deliaifon? Pourquoi ne travaillons-nous pas de maffe?Nous n'étudions point affezla nattrre; nous négligeons eet admirable .précepte de Quintilien, intueri naturam £ƒ M™i n°us oompofons les uns d'après les autres, comme ces péintres qui fe "forment fur la maniere d'autres pcintres & qui n'ont point recours .au modèle: ce qui nous éloigne toujours plus duvrai, & amenera infenliblement la décadence & la per.te de 1'art dramatique. Jeunes poëtes, reffouvenez-vous que Molière ne fe contentoit pas de Hre Plaute & Terence; il fuivoit partout la nature (i), & ne la quittoit point qu'il n'eüt raffemblé tous les traits dont il CO Molière avoit trouvé fous fa main un de ces originaux dont les traits font marqués ; il s'attacha a eet homme, fe mit avec lui dans le coche, 1'accompagna jufqu'ïi Lyon , & ne le quitta point qu'il ne 1'eüt étudié dans toutes les nuances de ridicule qui compor foient ce perfonnage.  xevi DISCOURS devoit former le perfonnage qu'il avoit a mettre fur la fcène. De-Ia cette vérité de carafterë, un des principaux talents de ce grand homme; on voit qu'il s'étoit fait une étude férieufe & réflé- chie de 1'efprit humaïn, qu'il a pourfuivi, fi 1'on peut le dire, ce Protée , & qu'il' 1'a faifi fous toutes les métamorphofes qu'il emprunte. Mo-! liere étoit peut-être encore plus grand philoi fophe (i) que grand poëte, & fans cette première qualité, H n'eur point acquis cette fupériorité de génie qui lui afiigne une place féparée par un intervalle immenfe de tous les autres écrivains dans fon genre. Je CO IIV " des geus qui prétendent que Ia phi'ofophie eft nuifible a notre littérature ; oui, la phiiofophie d'nppa. rat, qui ne fcait point fe plier 4 la chaleur, au charme du fentiment & fe fondre avec lui, qui loin de cacher fes reJor.s & fes forces, fait parade de fon compas & de la morgue de fa doctrine;: mais la phiiofophie, tclle que Molière 1'a employee, eft ce feu fccret & nécesfaire , qui anime tout : elle avoit donné i ce grand homme cette fagacité, ce génie puifiant qui l ont fait entrer en mattre dans le méchanifme des paffions humaines; il a dü è la phiiofophie 1'avantage d'avoir créé ce comique, qui eft beaucoup moins d'expreffion que de fituation., le vrai comique, & le feul qi.i mérite d'être appellé vis comica; auffi Molière juiqu'a préfent n'a-t-il pas eu de rivaux, ni même u'iinitateurs &c.  PRELIMINAIRE S. xcyij Je ne cefferai de me plaindre de ce que nou., tnettons tout notre efprit i" nous éloigncr de'la nature; pour nous-en rapprocher, il faut abfo'.ument que nous revenions fur nos pas, & que nous jemontions au principe des arts d'imitation. Je .eonviendrai que c'eft un travail pénib.'e; maisfi 1'on ne s'efforce point de découvrir ,1e nud fous le nombre des faux ornemcnts qui le déiigureitf & 1'écrafent, notre poëfie eft anéantie. Les Allemands qui jouiiïcnt des plus beaux. jours de leur littérature, prouvent par leurs fuccès qu'ils font beaucoup moins que nous écartés des premières regies du théatre. Le~ bel efprit & la fociété n'ont point encore alteré chez eux ce fimple, ce beau naturel, la fource des richeffes dramatiques ; je ne citerai qu'un exemple thé d'une tragédie oü éclate .furtout cette vénté de caractere , fans laquelle il ne peut exiftcr dlint-irêt. Adam a banni de fa préfence Cain (puiÏÏè du meurtre de fon frere. Ce malheureux pere touche au moment de fa fin, qui lui a été annqnr cé par 1'Ange de la mort. La fcène rcpréu.nte fa foffe, creufée prés de 1'autel, qu'avoit élev-é Abel, .& qui eft encore teint de fon fang. 'Adam répand fes craintes j fes- larmes dans le fein dè Seth, un de fes fils bien-aimés. On vient fui dire qu'un homme, dont Pair eft menacant & Je regard terrible, s'eft montré a Ia porte de fa Tomé I. ' E  xcvin DISCOU.RS cabane: a ces traits effrayants', Adam n'a pas de peine i reconnaitre Caïn; il ordonne auffitót i Seth de preifer ce fils criminel de fuir fa préfen» ce; il ajoute cependant qu'on le laiffe entrer, fi c'eft Dieu qui 1'envoye, & par une de ces nuan» ces délicates & fublilnés qui n'ont appartenu jufqu'ici qu'au feul pinceau d'Homere (i) , Adam recommande a Seth dë cpuvrir 1'autel, afin que lè fang d'Abel ne blèffe point les yeux de fin meurtiier. Caïn parait, amené par Seth ; il a les cheveux hériffés, 1'ceü fombre & foudroyant; il s'écrie (2): • (1) On cc fcauroit trop lire Homere pour avoir une tdée de ces fnieffes de traits qui donnent aux images 1'ame & la vie. Combien a- t-il de morceaux remplis de ces beautés qu'un goüt délicat peut feul apprécier l Ce peintre lublime n'a pas dédaigné de placer dans un des coins du grand tableau de 1'Odyfiee, un animal domeftique vieltli dans les foyers du palais d'Ulyffe, & expolé aux mauvaïs traitements des amants de Penelope ; Clyfle, déguifé fous fair & riiabillement d'un malheureux étranger, arrivé chez fon ferviteur Eumée dont il eft méconnu; Ie chien plus éclairé par le fentimem, reconnait fon mattre, fait des efforts pour fe reléver, & va en fe tratnant lui lécher les - pieds. Qui feroit affez infenfible pour t.'être pas remué jufqu'aux larmes par une peinture aufli naïve & aulïï touchame? &c. (.2) Scène tiréc des IV, V, & VI fcènes du fecond afte de la Mort iMam , tragédie de: M. Klopftock.  PRELIMINAIRE S. xcix Eft-ce Adam que je vois ? CO Adam, d'un tonde furprife, mêlé de douleur. Caïn dans ce féjour! A Seth. Je le fens trop , voila mon dernier jour t A Caïn. Malheureux! . fils rebelle aux ordres de ton pere, Tu me défobéis! . Tu parais en ces lieux 1 Caïn, d'un air farouche £«? troublé. Adam . . quel eft celui qui m'amene k tes yeux? Adam. Seth ne t'ell point connu 1 mon fecond fils, ton fiere! Caïn. Mon frere I . Que dis - tu ? . Je n'ai point de parents ; Mes parents . . font 1'ehfer, les remords dévorants. Adam, d'un ton attendri. Mon fils 1 Caïn. Ah ! laiffe-la ce nom que je déte!te; Bannis toute pitié; n'en attends pas de moi. Tu veux fcavoir pouquoi la colere célefte A rappellé mes pas dans ce féjour funefte? (O J'ai pris la liberté de traduire a ma facon, c'eftdire autant que ma faiblsffe a pu me le permettre, ce morceau de la tragédie de la mort d"Adam de M. Klopftock; ce drame a plufieurs endroits d'une vérité auilj pauiétique ; M. Huber nous en a donné une traduction en profe qui fuflit pour faire goflter les beautés eilenti«lles de 1'original icc. E 2  « DISCOURS Adam .. Adam ... je viens ... pour me venger de toii Pour te punïr. Seth ejfrayé, faifant quelques pas vers fon ft ére* Son fianc . . fous ta main fanguinairei . Ciel! . Caïn, a, Seth. Avant que tu fuffes né, Déja j'étois infortuné ! J«une homme, écoute-moi . . fonge Ji te taire. Adam. - • Ta vengeance, grand Dieu, Ie pourfuit donc toujcursi Caïn, a Adam. Adam . . ne crains point pour tes jours. Adam. Et tu veux me punir ? Caïn, reprenant fa fureur. De m'avoir donné 1'être. Adam avec tendreffe. De t'avoir le premier compré parmi mes fils! Caïn , d'une fureur concer.tr èe. Tu raflemblas fur moi des malheurs inouis, Tous les tourments . . . tu m'as fait naltrel Oui, je veux me venger de la terre, des cieux, De toi, dont j'ai recu la fatale esiftence, Le préfent le plus odieux , De toi, par qui je vis & je fuis malheureux; Oui, je veux attacher Ie trait de la vengeance Sur moi . . fur moi 1'auteur d'un homicide affreux. . Je vois tomber Abel . . fon fang crie & s'élance. »  PRELIMINAIRE S. w A Adam. De tes fils qui font nés . . qui liaifleaf, qui naltront, Le plus infortuné comme le plus coupable , Je céde, en blarphémant, a ce Dieu qui m'accable, L'arrêt de fa juflke eft gravd fur mon front; Par. tout il me pourfuit, & par-tout. je roffenfe; Pour augmenter encor 1'horreur de ma foufTtance, Qu'il m'offre le paffé, le préfent, 1'avenir; Que fes foudres fur moi viennent fe réunir; Tous deux enilammez - vous d'une haine immortelle j Tourmentez, déehirez mon ame criminelle: Je vous }ure & tous deux une guerre éternellej €e font-ia tes forfaits , . & je veux t'en punir. SETH'atat a Caïn en pleurara. Ah! barbare, oüt'emporte une fureur impte?; Confidere ces traits fi chers & fi puiffants, Ces cheveux qu'ont blanchis les chagrins & le tems. ^ Songe . . fonge, cruel, que tu lui dois la vie» C aïn, avec tranfport. Ceft ce qui fait fon crime, & ce qui fait mes nuuu, Ma rage. . Adam, d'un ton pénètri, a Seth. C'eft fon juge & le mien qui 1'envoie! . Dieu , me réfervois-tu ces chltimens nouveauxj? A Seth. Laifie-le s'abfeuver d«s pleursjoii je me noit. A Caïn. Que veux • tu ? Caïn. Te maudire. E 3  ca DISCOURS Adam, d'un ton pênétri. Ah! c'en eft trop, mou fils : Ne matidis point Adam . . mon fils! . je t'en conjuré Par lé faint nom de pere, au nom de la nature, Au nom même d'un Dieu . . qui peut te pardonner* Caïn, avec défefpoir. Sur ma tête profcrite il ne peut que tonner. » Non . . n'en n'empêchera Caïn de te maudire» Adam, aüant vers fafojje* Avec chaleur. Eh bien , fuis les tranfports du Démon qui t'infpirej Viens, fils dénaturé, fléau d'un Dieu vengeur, Viens, .que 1'humanité, le fang, rien ne t'arrête! Viens, je vais te montrejr la place oü ta fureur, Ta malédiflion dcit tomber fur ma tête. . Vois- tu bien catte fofle ouverte par mes H;sius2 Caïn, avec étonnement. Une toffe 1 . Adam, tt'rc fa utéau vhaclii. Elle attcrtl ii tt-ndrc de toe perc. C'eft-lii que pour jamais h preuiltr dn hunuics Dépofera neuresns ans (1) de mifcrei C'eft-Ik qu'enfin je ttcuve im icrrao i t» eolcre; Lü , tn dois me mauJIrc . . aujourö'hul, miuVartUi; De fon dernier foleil Adant voit la Ju/nUtt-! Une éternelle nuit t'éicnd l'ur mi piupiere! C^tte fofle engloutit ma cnintef 6c nua voeuïl . CO Eifez la Genefe: Et factum ejl omne tempus quod rixie Adam, anni nongenti triginta, £? mortuus ejt, &s.  p R É L I M I N A I R E S. - cm Cain a les y;ux attachés fur cette foffe. Qui, mon arrêt, 1'arrêt de la nature entiere Frappoit en ce moment ton pere infortuné! Frémis, le même fort, Caïn, t'èft deftiné. L'homme au travail, aux pleurs, it la mort condamné, 1 L'homme aujourd'hui rentre dans la pouffiere. . C'eft peu pour tes regards de ces affreux objets? Adam découneï Autel qu'il avoit fait voller par Sith. Repais ton cceur barbare, & vois tous tes forfaits. Cain, êpouvantê. Cet autel! . Seth, avec emportement « Caïn, Tremble encore effrayé de ton crime. Tu vois 1'autel d'Abel, l'autel oü la victime fut ton malheureux frere afTaffmé par toi; Son fang • • t'accufe encore. . Caïn reculed'ejfroi, £f Adam eft penché fur i'Autel & pleur e. Cain, troublé. II réjaillit fur moi 1 . Abel des profondeurs du ténébreux abfme, Monte . . s'éleve . . il touche h la vofrte des deux 1. Le feu de la vengeance éclate dans fes yeux! Oü me cacher?. mon frere l.ómoti frere!. il m'entratne I Centre moi . . contre moi tout 1'enfer fe déchatnel. Mon frere , vois mes pleurs . . mon frere , entends mes cris . . Courons ! . 11 va vers Vautsl. Dieu ! cet autel me repouffe ! . II s'agite . ; . Un rocher menacant roule . . fe précipite.. Et m'écrafe de fes débris 1 . E 4  <;i v DISCOURS Après une longue paufe. Oü fuis-je ? .. Adam.') Auteur d'une affreufe exiftencej. ziuieur de tous les coups qu'en ce jour je recois» Adam, piête Toreille; écoute ta lenteree; Je foule aux pieds Ia nature & fes loix: La malédidtion t'accable par ma voix, ' Et ton fupplice enfin comrnence t Avec fureur., RailemTité dans ta mort tous les traits aflaflins, Qui doivent moiflbnner les malheureux humainsl Que de toutes les agonies Les horreurs fur Adam s'attachent réuniesT Que fes yeux expirants , fixés fur le tableau Des malheurs dont fes fils redoutent la menace» Mefurént le vatte tombeau Oü doit courir en foule & s'engloutir fa race! Sensile friffon morul parvenir i ton cceur!. Sens la deflrucÜQn s'emparer de ton étre! . Avant que d'expirer, meurs cent fois de terreur5. Soiige . . que tu vas ctfftr d'être. Vois le fatal liiiceul, au gré de me.s fouhaits, DéjA-dévclappé , t'enfermer pour jamais !. Vois ton cercucil rouler dans la foffe profonde, Ta mémoire en horreur au monde, Par le dernicr de tes neveux Ton nom niaudit . . ton nom toujours plus odieux!» Adam, accablê de douleur. Arrête, fils cruel ... tu fais mourir ton pere ! . Adam tombe fans connaiffance au pied de l'autel fur lesbords de la foffe j Seth accourt le foü~ Unir dans fes bras, CAI3I  PRÉLIMINAIRE S. cv Cain, tout a coup troublé, & croyant avoir tui fon pere. j'ai porté le trépas dans le fein paternel ! II couxt vers Adam , Seth le repoujfe. Démons, a vos fureurs que refte-t-il Ü faire? Petit-on être plus criminel? Cet attentat manquoit au meurtrier d'Abel! Enfer, que j'embralTe avec joie, Enfer, cü je voudrois être h jamais entré, Peut-on de tes ferpens être plus déchiré , De tes fiammes plus dévoré ? . A ta rage je fuis en proiel. Je marche dans le fang! . le fang rougit mes mains f; Avec un cri. C'eft le fang de mon pere! .. acheve mes deffinï, Dieu vengeur, qui me fais la guerre , Frappe-. . anéantis-moi l'ous cent coups de tonnerre. II fort égaré de terreur. Adam toujours étendu fur la tem aux pieds de VAutel, 6f foutenu par Seth.- A Setli. Mon cceur plein de la mort s'eft r'ouvert a fes cris. D'un ton attendri. Seth . . fuis fes pas . . 11 eft auffi,mon filsf Dans cet égarement du crime Qui toujours pourfuivra le malheureux Caïn , II croit avoir, hélas! immolé fa viétime, H croit m'avoir percé le fein! Jufqu'ii ce trouble affreux fa raifon 1'abandonnel' Non . . il n'eft point mon afTauin.. E 5  cvi DISCOURS Dis lui .. . qu'il eft mon hls, dis. . que je lui pardoiine. Va , cours . . Seth fait quelques pas, Adam le rappelle. Surcout, ne lui rappelle pas Que ce jour. . eft le jour marqué pour mon trépas. . Quel tableau! quelle vigueur de coloris dans ce ïólfi de Caïn! Le poëte avoit a nous repréfenter le premier des fcélérats: il nous le fait voir livré aux fureurs du crime, & déchiré par tous les remords qui le fuivent. La bonté paternelle eft déployée toute entiere dans le perfonnage d'Adams ce qu'il dit a Seth au fujet de Caïn qu'il aime encore, tout coupable qu'il eft, doit être mis au nombre de ces beautés de fentiment qu'on ne trouve que chez les Grecs. On a vu les effets du plus grand pathótique. la marche impétueufe dc_4 la pafllon , tous les orages du cceur humain. Je vais effayer è préfent de donner une idéé de cette fimplicité attendrilTante qui excite fans effort la pitié, qui fait goüter le plaifir de laiffcr couler ces douces larmes, plus cheres peut-être pour la fenlibilité, que celles qu'arrachent la violcnce des transports, & la force des fituations; j'emprunte encore cet exemple de la même fource oü je viens de puifer(i). Adam eft appuyé fur 1'autel d'Abel; (i) Imitaiion de la première lcène du 11 acte de la tnéme tragédie.  PRÉLIMINAIR ES. cvn a quelques pas eft la foffe que ce malheureux vieillard vient de creufer; il eft avec Seth, fon, fils bien-aimé. Adam, appuy é fur l'Autel, au-devant de fa foffe. Qu'a mes triftes regards cette terre eft changée ! Dieu ! quels objets pour mon ame affligée ! Ce ne font plus, mon fils, ces champs délicieux, Afyle (O du printems, berceau de la nature, Oü des tapis de fleurs fourioient ft mes yeux , Oü des fruits abondants prévenoient la culture: C'eft un féjour de mort, haï, profcrit des cieux, Et le lieu de ma fépulture! II quitte V Autel & marche avec effort. O Seth, ici je dois dans la poudre rentrer! Moi, 1'ouvrage forti de la main éternelle, Moi, qui ne fuis point né d'une femme mortelle, Ici, tu me verras, 6 mon fils, expirer! * Je le fens trop ! Je touche ft ce moment terrible Qui rappelle ft la terre un li'mon corruptible, Et m'endors pour jamais dans la nuit des tombeaux,, Ahl cache-moi tes pleurs: ils augmentent mes maux, Tous ces vers font récités d'une voix tombante. CO O" ne fera point étonné de trouver dans ce morceau des images paftorales; toute la nature étant en quelque forte dans fa riche fiuiplicité ,■ fous les yeus d'Adam , il eft afiez dans la vraifemblance qu'il em-. pruntoit fes expreifions des objets champêtres qui Ten-t touroient, &c. E 6  erin DISCOURS Seth, baifant la main de fon pere* Mon pere! '1 Adam. Sur mes yeux des ombres s'épaiffifTent.' Mon bras s'appéfantit! mes genoux s'affaibliffênt! Soutiens-moi. • Seth le foulient: il fait encore quelquespah. Je lefpire avec peine, mon iils!. ïrappés d'un iroid fubit, mes membres fe roidiffent.ï Jufqu'en fes plus profonds replis Mon cceur eft oppreffé d'une fombre triftcffe i ïnvain je la combats . . elle revient fans ceffe H'accabler . . me plonger dans un fommei! pefant^ Bien différent, hélas! du fommeil bienfaifant, Qui confjloit ma vie & réparoit mon être!. N'en doutons point . . tout me le fait connaltret C'efl 1'affteux förntneil du néant! Je ne puis plus marcher .. Seth . . alfeds-moi.. Son fils l'affied fur un btme de gazon. Peut - être N'eft-ce pas ce moment. . ce moment que je crains j • L'efpoir..refpoirCOdans mon cceurvientrenajtre.s Ce Dieu, mon auteur & mon mairre Pourroit me rendre encore des jours purs & ferainsl. • (O On a taché de rendre la nature dans toute ik vérité. L'efpoir eft peut-être le feul confolateur , le feul foutien de l'homme ; on peut dire qu'il s'attache & nous au premier moment que nous entrons dans la Yie , & qu'il ne nous abandonne que lorfqu'on a jetté fur nous le drap mortijaire.  PRÉLIMINAIRE S. «X 'Jvec un longfoupir. Ah ' . Ie fceau de la mort a marqué mes deftins... © mon fils . .mon cher fils . . dérobe-moi tes larmes r Je te 1'ai dit, tes pleurs irritent mes allarmes, Et me portent de nouveaux coups! S etii, dans ks bras de fon pere. Mon pere. . Je ne pnis mourir cent fois pour vous! Adam, le tenant contre fon fein. De I'amour paternel je goüte encor les charmes!. En montrant fa foffe. De cet affreux tableau je voudrois fuir les traits!' Seth , avant que mes yeux fe ferment pour jamais , De mes derniers regards je veux jouir encore, Les tourner vers ces champs oü le ciel fait eclore La rictaefle de fes bienfaits 1 Que je puifie admirer ces füperbes forê.ts, D'oü j'ai w tant de fois naitre & monter 1'aurorer Mon fils , guide mes pas tremblants, Vers ces objets, pour mon cceur fi touchants, Seth conduit Adam, qui dit en marchant: Que ma paupiere appéfantie» Par un fuprême effort, fe leve fur ces lieux, Sur ces bords enchanteurs, le plaifir de mes yewt! Eden, Eden , féjour délicieux , Attaché encor ma vue , & mon ame attendrie.. Qu'Adam contemple encor ces campagnes, ces bois Ces vallons oü s'étend la nature embellie!. Qu'il refpire encore une fois Le doux parfum des fleurs, & 1'air pur de la viel. E 7  cx DISCOURS Seth 1'a ajjls fur un autre banc de gazon, qui efi en face d'Adam. Aide mes faibles yeux. . Seth. Vous voyez ce jardin Qui dotnine Ia plaine entiere ; Plus loin , les mcntagnes d'Eden Vous préfentent leur cime altiere. . Adam. Les montagnes d'Eden, dis-tul. Ciel!. raa panpiere.; En gémijjant. Seih ... je ne les vois plus! . peut-ëtre, en cetinflant Le foleil moins vifible eft couvert d'un nuage? . Seth. Un nuage, il eft vrai (O, précurfeur de 1'orage, Aflaiblit la fplendeur de cet aüre brillant. Adam. Eh! quand il montrcroic fon front éblouiflant, Quand fa lumiere encor feroit plus éclatante'.. C'en eft fait! idéé accablante <■ Qui frappe mes fens éperdus! Le malheureux Adam . . ne le reverra plus! .. CO Je crois qu'on trouyera l'expre(Iion de la nature dans ce ménagement de 'seth pour Ia malheureufe fi. tuation de fon pere. Adam , qui aime a fe flatter comme la plupart des mourants , croit qu'un nuage lui cache le foleil, & fon fils par un ingénieux artifice qu'inrpire la délicatefle du fentiment, entretient fon pere dans fo« crreur.  PRÉLIMINAIR ES. Avec des larmes. II faut donc vous quitter, campagnes fortunées, De 1'aimable verdure en tout tems couronnées , Oü j'ai vu mes enfants s'élever fous mes yeux , Accourir dans mes bras, m'amufer par leurs jeux, Oü toute la nature, attentive a me plaire, Sembloit après le ciel aimer en moi fon pere: . II faut donc vous quitter! . Eden, div.n fejoar. De mes regards la volupté , 1'amour!. Ah!. je ne puis , fans répaodre des larmes, Me rappeller tes déiices, tes charmes, Ces prés, ces bois, ces ombrages fi frais, Ces cédres élevés , fiers enfants des forets , » Ces fertiles cöteaux, ces ondes jaiUUTantes, •Qui toujours plus brillantes, Retombenten ruiffeaux, coulent parmi les fleurs. . C'eft trop vous profaner, lieux facrés, par mes pleurs U Dans ce jour. . de mes jours le terme déplorable, O cher Eden. . recois mon éternel adieu ! Hélas! des vengeances d'un Dieu, Tu portes ft jamais 1'empreinte ineffacable! H a puni fur toi l'homme faible & coupable I . 1 li regarde encore quelque tems. Seth, arrache-moi de ce lieu; Remene-moi, mon fils. . vers mon dernier afyle: De cet unique objet mon cceur doit fe remplir; Retournons vers ma fofle; elle attend mon argile, Et. . ne fongeons plus qu'il mourir 1 Seth entratne 'Adam versfafojje. C'eft bien i propos d'un tel morceau, qu'on  cxn DISCOURS peut s'écrier avec 1'auteur de la nouvelle Héloïfe: „ ó fentiment, fentiment, doucé vie de „ 1'ame ! quel eft le cceur de fer que tu n'as „jamais touché? Quel eft Tinfortuné mortel, k „ qui tu n'arrachas jamais de larmes ? " Je ne rapporte ces exemples empruntés de la littérature étrangere-, que pour exciter nos écrivains dramatiques i étendre une carrière qui n'eft dé;a que trop limitée par notre goüf/ minutieux & notre bel-efprit, la mort dü fentiment & de la vérité. Quand gofiterai-je Ie plaifir d'affifter a la repréfentation d'un drame, qui, dés les preA miers a&es» fera fondre en larmes, déchirera les cceurs, y portera le ravage des paffions, arrachera aTaifemblée entie/e le cri de la nature même ? Quand verrai-je tous les fpedtateurs, emporté® a la fois par le même mouvement , applaudir comme le peuple romain, lorfqu'il répéta avec enthoufiafme ce vers de Térence (i) • ' Homofum, humani nihil« me alienum puto? (O Tout le peupiè romain fe leva kla fois, & répeta ce vers. On fe rappellera que les théitres anciens contenoient environ quatre-vingts mille hommes afiis. Qu'il eft beau , qu'il eft glorieux de s'emparer en quelque forte de 1'ame d'une nation entiere ! Et que de tels fuccès font au-delTus du faible avantage d'amufer 1'oifiveté de deux ou trois mille Sybarites, qui ne' font amenés au  PRÉLIMINAIRE S. cx'm Que le génie fe dégage des entraves de 1'imitation; qu'il fe pénetre de fon fujet; qu'il affocie la pantomime (i) & la décoration au difcours; fpeélacle que par le feul befoin de varier leur ennui, & pour qui des vers ne font que du bruit, & le fentimenl qu'un fafte d'expreffions théatrales ! &c. On ne fcauroit trop le redire ; la pantomime eft 1'ame du difcours. Que de fcènes nous parattroient moins longues, moins froides, fi le réck étoit foutenu par la pantomime, rhiloéiete, Hercule mourant, Hecube font des modèles en ce genre que nous ne fcaurions avoir. trop fous les yeux ; un feul gefte quelquefns eft plu» éloquent qu'une vingtaine de vers, quelques beaux qu'ils puhTent être. II eft vrai que les Grecs & res Romains avoieat ies organes plus flexibles que les nótres , que. leurs fenfations éioient plus marquées, leurs fibres plus délicates ; Et documenta damus qud fimus origine nati; nous fortons des glacés du nord: nos membres roides & fans foupltfle , ont de la peine ii fe plier a 1'expreffion dl» fentiment. A 1'égard de la décoration, ne perdons jamais de vue que le théatre doit être une repréfentation fuccefïive de tableaux , & qu'un feul tableau eft préférable & une multitude. d'incidents qui ne font prefque ■jamais que des jeux puérils de Tart. Jeunes poëtes, lorfque vous compofez des drames, rempliffez-vous bien ie ce principe d'Horace; Segnitts irritant animos dcmijfa per aurem, Ouam qua fuut ocufo fubjefta fidtUbits, £? qu* ■ Jpfc féi traalt fpeMater &e.  exiv DISCOURS qu'il rejette les pajliches, & qu'il étudie 1'art thé'itral d'après 1'expérience & la connaifiance de rhumanité ; qu'il ne fe montre jamais & s'idenr tifie avec le perfonnage qu'il nous repréfente ; qu'en un mot le grand poè'te ne foit que le plus fenfible des hommes (i); & alors la nation verra paraitre ce chef- d'ceuvre qui manque abfolument i notre théatre. Qu'on ne vienne point me dire que les arts d'imitation font arrivés au degré de fupériorité oü ils pouvoient atteindre : on n'a peut-être fait que les premiers pas dans ce champ immenfe. II n'y a que 1'ignorance ou Pimbécillité d'un amour-propre groffier, qui prétendent que C'eft au goüt k déterminer les fituations qu'il faut expofer fur ia fcène, & celles qu'on en doit tenir éloignées, paree qu'en effet il y a des sétions qui acquierent plus d'intérêt par le récit, que fi elles étoient préfentées k nos regards &c. CO 0n pourroit, dans la culture des arts d'imitation , calculer les degrés de génie par le plus ou le moins de fenfibilité; ce qui a mis une difiance fi prodigieufe entre Racine & Pradon , n'eft autre clir fe que le plus ou moins de chaleur d'ame. Les poëtes les plus fenfibles feront toujours ceux qni réulfiront davamage. Quel eft ce charme indéfiniffaï ie qui nous ramene fans ceffe k la Fontaine, fi ce n'eft cette magie de fentiment, le premier des talents que poffédoit cet homme unirjue dans fon genre? &c0  PR. ÊLI.MINAIRE.S. cxt ees arts font dans 1'état dc pe.rfection. J'ai le courage de publier hautement ce que bien des gens penfent tout bas, & ce qu'ils ont la faibleffe de ne point écrire: le théatre francais eft-fufceptible de changement & d'amélioration. Qu'on ne m'oppofe pas que les fituations & les caraéteres font épuifés: la nature eft une mine qui fe reproduit fans ceffe; fes modifkations varient a IIP fini; elles font différentes a Pekin & a Paris , & ce font ces différences dont nous devons enlichir notre fcène. Telling-ing dans l'Orphelin de la Maifon de Tchao, tragédie cbinoife, veut fauver cet enfant précieux a la nation, & le garantir des fureurs de fon ennemi: il vient conSer fon fecret a Kong-func, vieux miniftre d'état, xetiré, attaché a la maifon de Tchao ,& 1'engager a cacher l'Orphelin dans fa folitude (i). Je fuis dans ma quarante-cinquieme annee, (lui dis Tcl,ing-ing ,) j'ai un fils de l'ige de notre chcr Orphelin; je le ferai pafler pour le petit Tchao; vous irez en donner avis ii Tou-ngancou (Taffaffin de cette familie de Tchao) & vous m'accuferez d'avoir chez moi l'Orphelin qu'il fait chercher. Nous mourrons moi & mon fils, & vous, vous éleverez 1'héritier de votre ami, jufqu'a cc qu'il foit en état de venger fes parents. Que dites-vous de ce delfein? Ne le trouvez-vous pas de votre goüt? (O Fragments d'une Tragédie Chinoife»  sxvi DISCOURS Kok g - sune. Quel age elites-vous que vous avez? Tc hing - ing. (j)uaranfe--cinq ans; Kong- suite. 11 faut pour le moins vingt ans pour que cet Orphelto puiffe venger fa familie; vous aurez alors fbixante-cinq. ans, & moi j'en auraiquatre-vingt-dix: comment keet Hge-lft pourrois-je 1'aider ? O Tching-ing, puifque vous ïoulez bien facrifier votre enfant, apportez-le moi ici» & allez dire a. Tou - ngan - cou que je cache cbez moi rOrp'ielin, qu'il veut avoir. Tou-ngan-cou viendra avec des troupes entourer ce village; je mourrai avec votre' fils, &-vous éleverez l'Orphelin de Tchao , jufqu'a ce qu'il puiffe venger toute fa maifun. Ce deflèin eft encore plus fur que le v6tr« qu'en dited • vous ?. Ce fang-froid de Kong-fune, caraftere inconnii & nos climats-, ce calcul réfléebi de vengeance, cette efpece, en un mot, de nouvelle nature, ne channeroient-ils point: nos fpectateurs ? Tching-ing afauvé enfin l'Orphelin qui eft parvenu a 1'Sge oü il peut fe venger; & il veut' éprouver le courage du jeune homme; il laiffs comme par oubü dans fon appartement un rouleau, oü font repréfentés tous les malheurs de la maifon de Tchao. L'Orphelin feul jette les. yeux fur ce rouleau, eft frappé de ce qu'il voit; il ignore cependant ce que fignifient ces peintuj"es; il tombe dans la rêverie; c'eft dans ce rao-  p R ÊrL I M I N A I R E -S. cxvrs ment que Tching-ing revient; il examine d'ua ceil obfervateur les impreffions diverfes qu'a excitées ce tableau dans 1'ame deTOrphelin; iL prend la peine de lui en expliquer le fujet; enfin, quand il a bien approfondi les fenfations de fon pupille , & qu'il s'eft afiuré de fon caraftere , il s'écrie:: • , Puifque vous n'êtes pas encore au fait, il faut vcus parler clair. Le cruel habillé de ro ge, c'cll Tou-ngancou. Tchao-Uine, c'eft voire g and-pere. Tcbap-fo c'eft votre pere. La Princefle c'eft votre rriere. Je fuis lê vieux Médecin Tching-ing , &" vous fries l'Orphelin .ie Tchao. L'-O Kr h el li*. Quoi? Je fuis l'Orphelin'de Ia maifon de Tchao 1 Ah i vous me'faites mourir de.douleur & de colere, &c. Cette fcène n'eft-elle pas comparable poür Ie fublime & la fituation a celle d'Orefte 6c de Palamede dans 1'Elcctre de Crébillon? Ce tableau produit un effet fingulier &rapide,bien au-defTus des frbideürs du fimple récit. "Voila les beautés males & énergiques que le goüt francais devroi"t s'approprier; ce font-la les richeffes dont nous pourrions groflir nos tréfors, aulieude recourir i cet efprit fervile d'imitation & de plagiat, qui ne fert qu'a déceler la faibleflc de nos reflburces & notre malheureufe indigence. On ne manquera point de m'oppofer nos mal-  cxvïh DISCOURS tres. qui les admire plus que moi ? Mais jé de< mande qui les a créés? On fera forcé de mé répondre: la nature. C'eft donc a la fource oü ils ont puifé, que je propofe de remonter: c'eft par 1'étude de cette nature, le principe de tous les arts , que nos prédéceffeurs ont mérité de nous fervir de modeles. Efforcons-noüs de 1'être a' notre tour. „ Ce qui nöus fert maintenant „ d'exemple, dit Tacite, a été autrefois fans „ exemplë, & ce que nous faifons fans exemple, en pourra fervir un jour." Le grand Cor,neille, allürément je ne puis citer un nom plus impofant, penfoit qu'il devoit le mauvais fuccès de Pertharite a 1'emploi de 1'amour conjugal; bien des gebs de mérite 1'avoient cru fur fa parole , & n'auroient pas imaginé d'appeller de cette décilion. Au bout d'une cinquantaine d'années, Inès paralt, & 1'on eft tout étonné d'êtré convaincu que legrand Corneille s'étoit trompé, & qu'il falloit attribuer la chüte de Pertharite, . non a 1'amour conjugal, mais a la fecon dont I'auteur 1'avoit traité. On a fait des brochures, des volumes, pour décider fi 1'on pouvoit donner le nom de comédie aux pieces de la Chausfée (i): on devoit bien plutót examiner s'il avoit CO 1' cl étonnant que I'auteur de Mélanide n'ait pas fenti combien Ie pathétique étoit au-deifus de ce comique  P R É L I M I N A I R E S. eins feu tirer tout 1'avantage d'un genre entrevu par Tércnce, & fans perdre Je tems a difputer fur des mots, fe plaindre de ce que le poe'te francais B'avoit pas tout le génie néceffaire pour mettre' en oeuvre ce genre ü intércffant. On devoit ajouter que le pathétique de 1'Enfant prodigue, .c'eft-a-dire , les fcènes d'Èuphémon rils, avec fon valet, fa maitreffe & fon pere, étoient audeffus de la fenfibilité monotone de la Chauffée, qui d'ailleurs mérite des éloges a bien des égards. On a cru encore pendant plus d'un fiecle que notre fcène ne pouvoit fubfifter fans amour ; Mérope nous a prouvé que la tendreffe maternelle étoit fupérieure a celle d'un amant ou d'une umante. M. de Voltaire rifque une Ombre dans Erypbile, une de fes premières tragédies; cette hardieffe ne réuffit point; trente ans après il fait fa même tentative dans Sémiramis, &il eft applaudi. Cependant 1'Ombre d'Amphiaraüs pro- déplacé dont il a défiguré la plupart de fes autres drames; il eit encore plus étonnant que le public ne lui ait fait la guerre que fur le nom de comédie que portoient fes pieces de théitre. Cominent n'avoit-on point étérévolté de cet affemblage bifarre de 1'attendriflant & du plaifant? D'ailleurs la Cbauffée entendoit la fcène; peutecre doit - il être placé a la tête de la fecoude claiTe de nos auteurs dramatiques &c.  rxx DISCOURS duifoit un effet encore plus frappant que celle de Ninus.. Amphiaraüs s'élevoit du tombeau en criant i Alcméon : „ Venge-moi \ — De qui? lui y, demandoit Alcméon. — De ta mere," répondit POmbre, & en même tems elle remettoit une épée entre les mains du jeune homme. Quelques connaiffeurs dont je tiens cette anecdote, m'ont rapporté que la fituation préfentoit un grand tableau: mais il falloit des yeux défacctmtumés de la petitefle des objets admis fur notre fcène, pour foutenir toute la majefté de ce fpeftacle digne du cothurne grec, & ce n'eft que peu a peu & après bien des .effbrts fouvent infructuenx, qu'on parvient a aggrandir la fphere étroite des idéés & des plailirs. On a beaucoup de peine a faire, quitter aux hommes le joug dc 1'habitude ; ils ne demandent pas mieux que de s'y foumettre. Le premier des defpotes, qu'on appel le coutume, eft peut-être le plus cruel ennemi de la nature, Sc nous avons prefque toujours la mal-adreffe de les" confondre & de leur prêter le même pouvoir. Le but de ces rernarques, que n'^ point diétées la prétcntïon, eft de reculer les bornes de 1'art dramatique, trop refferrées peut-être par nos prédécefTeurs. -Ce n'eft pas que je me déclare contre 1'autorité des regies : j'en reconnais la néceflité & 1'heureux emploi ; leur obfervation eonftitue plus ou moins le mérite d'un ouvrage : je  "PRÉLIMINAIRE S. cxxi je voudrpis faulem^nt qu'on ne s'afTujettit qu'a celles qu'pn peut regarder comme les regies ptiitlt}ves, & qui nous font prefcrites par la nature;, elles ont formé les Hoinere, les Sophocle, les Euripide; loin de nuire a 1'euor du génie, elles 1'afFermiüent & 1'élevent. Quand je me permets quelques réflexions critiques fur notre théitre , je ne prétends point blamer le corps de l'édince, je ne m'arrète qu'a quelques défauts de Ia conftruccion. Je demande enfin aux poëtes comme aux peintres qu'ils ne fe contentent point d'avoir les yeux fixés fur les tableaux de nos grands maltres, & qu'ils confultent davantage le modèle. 11 eft aifé de juger de mon désintéreflement dans un art que je cultive depuis la plus tendre enfance (1), & que j'aime avec fureur. Je n'ignore point que les fuccès du théatre font les feuls qui en impofent, & qui'alTurent, pour parler poëtiquement, la palme brillante de la réputation, & je me borne a brigucr les honneurs moins fastueux de la leccure; c'efr me montrer avec tous (O L'auteur, av.int 1'flge de quinze ans, avoit déja eompofé plufieurs piecès de théatre, dont il n'aconfervé que Coligni & le Mauvais Riche. La première reparaltra avec des correétions qui la rendront plus digne «ncore de 1'indulgence que le public fembie lui avoir accordée, & 1'autre ne tardera pas a être imptimée&c, Tomé I, F  cxxii DISCOURS, fee. mes défavantages. Que diroit-on d'un homme faible & nud, qui fe mefureroit avec un géanfr armé de pied en cap? Voila a peu prés ma pofition, comparé a mes rivaux qui fe difputent la fcène francaife, & qui font appuyés du preftige de la repréfentation & du jeu des acteurs. II eft ▼rai, car depuis le philofophe jufqu'au dernier verfificateur , qui n'a pas de 1'amour - propre ? II eft vrai que ma gloire fera un peu plus a moi, fi j'ai le bonheur de foutenir 1'épreuve du cabinet; m'eft-elle défavorable? ma chüte fera moins de bruit, & il y a une forte de confolation a ne point attacher de 1'éclat a fes difgraces. Que 1'on écoute la raifon, & non cette malheureufe vanité qui 'nous égare prefque toujours: l'homme fenfible doit rechercher I'obfcurité , & le plus beureux eft celui dont on parle le moins.  PRÉCIS V E UH I S T O I R E DE LA B B A Y E DE LA TRAPPE (i). L'Abbaye de la Tra?pe eft fituée dans le diocèfe de Séez, au milieu d'un vaüon aflez étendu, fur ies confins du Perche & de la Normandie. On diroit que la nature avoit elle-même défigné ce Iieu pour être Ia retraite de Ia pénitence; il eft entouré de bois, de collines & d'étangs qui le rendent prefqu'inacceilible; I'air en eft mal-fain, & obfcurci d'un brouillard contiïiuel; ce vallon d'ailleurs renferme des terres labourables, des arbres fruitiers, des paturages. O) Quelques perfonnes ayant defiré pour 1'intelligetice du Drame, .avoir fur la Trappe des notions moiifs vagues que celles qui font inférées dans les Difcdutfi Préliminaires & dans les Notes, on en préfente ici une idéé , que 1'on pourra regarder comme une inflruétion fuffifantc. .3iU2i! JT/Ji 9ib i3o lBO\ F z  cxxiv PRÉCIS DE L'HISTOIRE Un filence fombre & impofant parait avoir régné depuis Ia naiffance. des fiécles dans cette folitude; on ne fcauroit gueres exprimer la triflefle morne, I'efpéce de terreur dont 1'ame fe fent pénétrée a fon approche ; c'eft Ia frayeur religieufe que Lucain nous montre répandue fur la forêt de Marfeijle. En effet, quels riches ta,bleaux pour 1'imagination mélancolique d'un peintre ou d'un poëte! De vieux arbres qui ont tout le funebre des cyprès, leur feuillage agité par les vents, auxquels la prévention prête un bruit finiftre, le long murmure de quelques eaux qui s'écoulent a travers des cailloux : voila ce qui annonce 1'Abbaye de la Trappe; il eft difHcile de s'y rendre fans le fecours d'un guide. Enfin après avoir defcendu une montagne, traverfé des bruyeres, & marché quelque tems entrc des hayes, & par des chemins tortueux & profonds, on croit découvrir tout-a-coup un pays inconnu (i), une nouvelle nature; ce féjour fe montre dans toute fa majeftueufe auftérité. On (0 II y a prés de cette abbaye des villages, oü ces folitaires Tont fi peu connus , qu'un homme de qualité ayant fait un voyage de cinq eens lieues pour voir Ia Trappe, eut beaucoup de peine ft fcavoir dans les environs oü elle étoit fituée.  DE LA TRAPPE. exx* arrivé a la première cour, féparée de celle des Religieux, Au-deffus de la porte eft la ftatue de Sc. Bernard , qui tient une bêche de la main. droite; fur la gaucheil porte une églife: efpece d'hiéroglyphe affez ingénieux, qui femble faire entendre que, dans tout établiflement émané d'une fage légiflatlon , on doit aflbcier le travail 1 la piété. La feconde cour eft plantée d'arbres fruitiers; a cóté eft une baiTe-cour,. oii font les greniers, les celiiers, leséeuries, une braflerie, une boulangerie & autres batimens néceflaires pour la commodité d'un convent. A quelque* pas fe voit un moulin; Peau qui le fait tourner prend fa fou-rce dans les étangs. L'Abbaye de la Maifon-Dieu Notre-Dame de Ia Trappe, c'eft fon premier nom, fut fondée par Rotrou II, Comte du Perche, 1'an 1140, du vivant de St. Bernard, fous Ie pontificat d'Innocent II, & fous le regne de Louis VII Roi de France, quarante-deux ans après Ia fondatioa de Citeaux, & vingt-cinq après celle de Clairvaux; elle eft l'accompliiTement d'un vceu qu'avoit fait ce Comte de Rotrou, qui dans le péril d'un naufrage, & plein de 1'efprit de fon fiécle, avoit promis de batir un monaftere ; de •tétojtf dans fa patrie, il s'étoit haté d'acquitter fa promeflc. Pour laifler a la poftérité un monuF-3  cxxvi PRÉCIS DE L'HISTOIRE: ment ifiémorable du fujet de cette fondation, ii voulut que la charpente & Ie tolt de 1'églife repréfentafient au dehors Ia forme d'une quille de vaifleau renverfé, conftruclion que cet édifice a confervée jufqu'a préfent; il fut confacré fous le nom de la Vierge en 1214 , par Robert Archevêque de Rouen, Raoul Evê'que d'Evreux , & Sylveftre Evêque de Séez. Erbert étoit fon quatrieme Abbé régulier. Le nom de NotreDame de la Trappe répond a celui de NotreDame des Degrés; pour y entrer, il falloit defcendre dix ou douze marches; Trappe en Iangage du pays fignifie degré.. Cette Abbaye fut durrmt pluiTeurs fiécles renommee par la vie auilere & irréprocbable de fes abbés & de fes religieux. Les fureurs des guerres civiles , les irruptions des Anglais , le tems enfin qui détruit tout, jufqu'a la 'vertu la plus afFermie, amenerent a leur fuitc dans les corps eccléfiaftiques mêmes, Ie relachcment (1) & bientót Ie déréglcment; Ie défordre s'empara de ce monailcrc, au point qu'il devint pour Ie (O L'tfprit de relScberaent eft, fans doute, un des vices ati»ctica a ia nature humaine. Commem Ia conftitution d'un étabüffement religieux ne s'altéieroit-clle pas , quand les Grecs , U's Romains , les plus fagesUépubliques ont efluyé une pareille révolution ?  DE LA TRAPPE. CXXV1X pays un monument de mauvaifes mosurs & de fcandale. La ruine du fpiricuel avoit entrainé celle dujtemporel; les religieux n'en avoient plus que Ie nom; la chaffe & des amufements plus profanes encore étoiént leur fcule occupatron :. e'étpit le tableau de la vie laplus licentieufe; elle étoit portée a 1'excès dans cette Abbaye-, lorfque le célébre Rancé vint s?y retirer. Dom Armand-Jean le Bouthillier de Rancé, Abbé Régulier, Réformateur de la Maifon-Dietsi Notre-Dame de Ia Trappe, de 1'étroite Obfervance de Clteaux , naquit a Paris- le g Janvier 1626. II fortoit d'une ancienne' maifon originaire de Bretagne; fes ancêtres y avoient excreé la charge d'Echanfon auprès des Dücs de cette province,. d-'oü leur eft venu Ie nom de. Bouthillier. II eut pour païrein le Cardinal de Rtchclieu; fon berceau, fut entouré des preftrges de la fortune & de la grandeur; Marie de Médicis. 1'honora d'une proteclion particuliere. Chevalier de Malthe dans fon enfance, il étoit deitine ;i ld profeiTion des armes; devenu dés 1'age de dix ans 1'ainé de fa familie par la mort de fon frere, il fut engagé dans 1'état eccléfiaftique', & réunit fur fa tête tous les bénéfices que ce frere poffédoit Ses premières années annoncerent nn, mérite fupérieur. II fit fa licence avec diilmilion, F l  cxxtin PRECIS DE L'HISTOIRE prit le bonnet de Doe>eur le 10 Février 1654-, iut Aumónier du Di e d'Orléans, & parut avee éclat dans raffemblée du Clergé de 1655, en cjualité de Député du feco'nd Ordre. II paffa quelques mois au féminaire de St. Lazare fous laconduite de Vincent de Paul, qui jetta dans ■cette amenaiflante des femenees de vertu, développées depuis par 1'Evêque d'Aleth, II refufa la Coadj'utorerie de 1'Aichevêché de Tours, & ce qui eft encore au-deffus de 1'indiffércnce pour les honneurs , il ne craignit point de fe brouiller avec le Cardinal Mazarin, pour demeurer attaché au Cardinal de Retz dans ces tems d'éprcuve, auxquels ne réiiftent gueres les amitiés du mondei LAbbé de Rancé étoit té avec cette éloquence, ce pathétique, Ie caraftère des ames fenfibles; il fcavoit furtout exhorter les mourants , & ce n'eft pas le talent le moins digne d'éloges que celui de confoler les hommes fur le bord de la tombe, & de les aider a quitter le fonge de Ia vie: il en eft fi peu qui fcachent mourir! L'Abbé de Rancé aprés la mort de fon pere, & a 1'age ,de vingt-ftx ans, fe trouvoit maitre de trente ou quarante mille livres de rente; revenu confidérable pour ce tems. Jeune, riche, il réunifloit au charme de 1'extérieur & a la naifiance, de 1'efprit, desgraces, leton de la cour, cet agré- ment  DE LA TRAPPE. cxxik ment que 1'on peut appeller la fleur cie Ia fociété, cette finefTe de raülerie que pofféderent fi bien les Grammont, les Saint Evremont; il eft difficilc qu'avec de tels avantages, on confcrve cette intégrité de mceurs, qui femble être le fruit du malheur & de I'obfcurité. L'Abbé de Rancé fe livra donc a tous les menfonges flatteurs qui 1'environnoient; 1'efprit de fon état 1'animoit peu : il aimoit le jeu, la chaffe, Ia diflipation, le luxe. Quelques mémoires du tems veuient que fon intimité avec une Dame du premier rang, liaifon que 1'on nous a peinte fous les couleurs d'une amitié pure, fut établie fur des fentiments plus vifs & moins délïntéreffés. Ce que 1'on pent affurer, c'eft qu'après la mort de cette femme célébre par fa beauté & par la réunion de tous les talents de plaire, 1'Abbé de Rancé fit éclater une douleur dont il y a peu d'exemples: il alloit s'enfoncer dans les bois les plus folitaires, y verfoit dés torrents. de larmes, nommoit cette Dame a haute voix, lui adrefToit fes regrets, fes pleurs, comme fi elle eüt pu 1'entendre; fon défefpoir le conduifit a la faibleffe d'iinaginer qu'il exiftoit des moyens d'évoquer les morts : il effaya ces prétendus fecrets, dont il reconnut bientót la chimère. Cette fitnation ne tarda pas k le. plonger dans une maladie qui le réduifit a FS  .cxxx PRÉCIS DE L'HISTOIRE .toute extrêmité. Revenu i la vie, fon chagrih reprit de nouvelles forces; le tems, qui prefque toujours apporte la confolation , ne fit qu'approfondir fon affreufe mélancolie.. Les malheurs du Cardinal de Retz , jouet des caprices de la fortune; Gafton frappé d'ime mort imprévue dans le fein des grandeurs ; toutes ces images l'avoient préparé a fe convaincre de la frivolité des illufions humaines ; défabufé de même fur. une paffion qui a peut-être le plus d'cmpire, il eut le courage de ne point céder aux féduftions de quelques femmes aimablcs , qui vouloient le ramener au plaifir ; enfin 1'Abbé de Rancé , dégoüté du monde, ne.vit plus autour de lui qu'un vafte tombeau; il fentit cette vérité importante, qu'il n'y a point d'autre objet d'attachement,, d'autre ami, d'autre confolateur que Dieu; fon ame s'abima toute entiere dans cette grande idée. Des ce moment, il fe dépouilla de tous fes biens, dont il fit préfent a 1'Hótel-Dieu & a 1'Höpital, & il réfigna trois Abbayes & deux Prieurés qu'il poffédoit en commqnde; en.renoiir cant a fes bénéfices , il s'étoit réfervé 1'Abbaye de la Trappe, mais avec le deflein de la pofTéder en regie. II fe retira a Perfeigne , oü il prit J'habit monaftique, pour lequel il avoit eu jufqu'alors une répugnance infurmontable; il fit  DE LA TRAPPE. cxxxt profclfion le 6 Juin 1664. De Perfeigne , il courut s'enfevelir tout vivant dans la folitude de la Trappe, oü femblent^en quelque forte s'être 'éternifés fa fombre douleur & fon défefpoir religieux ; il y étabüt la réforme qu'il projettoit, c'eft-a-dire , 1'obfervance deJla régie de St. Benolt dans fa pureté primitive. Parmi toutes les réformes de Citeaux, il- n'y en it point de plus auftère que celle de la Trappe. On ne s'arrêtera point fur le détail des foins & des peines que coüta cette inftitution a 1'Abbé de Rancé , fur la foule d'ennemis qu'il ent a:combat'trc- Cet illuftrc folitaire finit avec le fiécle: il mourut ie 20 OCtobre 1700: il avoit foixante-quatorze mi neuf mois '& dix-fept jours, trente-iix ans & quatre mois de profeflïon. Nous avóris de lui' quelques ouvrages (0, dont la plupart ont pour objet les devoirs de la vie monaftique; fes le<5hi~> res de prédile&lon étoient 1'Imitation , 1'Art de bien mourir du Cardinal Bellarmin, & les Vies des«Peres des Déferts : ce dernier lira! n'avoü: - ■ • I ' •; ., ) 0 'i£ 0 fcbSi ; (1) Voici les principaux : La Sainteté des devoirs mona/liques: Les Eclairciffements: Explication fur la Regie de St. Benoft: Traité abrégé des obligations des Chrétiens : Riflexions Morales fur tes quatre Eyangiles : Les lnjlru> 'Jons & les Maximes, ëc, F 6  cxxxn PRECIS DE L'HISTOIRE pas, fans doute, peu contribué a enfiammer Ia fombre imagination de ce rigourcux réformateur. On s'eft reffouvenu que , dans fon enfance, if parloit avec tranfport de Ia Thébaïde & de fes folitaires, qui fembloient fouler Ie monde a leurs pieds ; on s'eft encore rappellé que , dans les voyagcs qu'il avoit faits a Rome pour Ia réforme de Citeaux , il avoit pris plaifir a s'enfoncerdans 1'obfcurité des Catacombes , & a y nourrir cette mélancolie profondc, oü fe forment en filence & d'oü s'échappcnt les grandes penfées & les grandes aótions. II jouit de fon vivant de tous les refpecls que 1'admiration Iiumaine eftforcée de rendre a Ia vertu, furtont Iorfqu'elfe prend les traits de Ia fingularité & de I'extraordinaire. En effet, I'élat qu'avoit embraffé 1'Abbé de Rancé tient du furnaturel. Jacques II , Rop d'Angleterre , Ia Reine fon époufe, Monfieur, frere du Roi, Mademoifelle de Guife, &c. pénétrés pour' lui de Ia plus haute vénération, alloient fouvent le vifiter & 1'admirer dans fa retraite, & ils en revenoient éclairés par fes confeils & fortifïés par fes confolations. Ménage difoit de lui: JEJurire docet & dijcipulos invenit. Le nombre des religieux de Ia Trappe eft sonfidérable: on comptoit, en 1765, foixante-neuf religieux de chceur, cinquante-fix freres convers  DE LA TRAPPE. cxsxra & neuf freres donnés. Un filence éternel eft fe premier des réglcments de cette maifon; il - eft 1'efprit des ftatuts , & plus obfervé encore durant la nuit: il étoit fi important aux. yeux da fondateur, qu'il difoit a ces pieux fblitaires , que rompie le filence & proférer des blafphimes, étoit pour eux le même crime; il s'appuyoit de ces paroles de rEecléfiaftique : fcübit Jolüwiut £f tacebit. Le langage de la Trappe confifte donc moins en des paroles qïten des fignes; c'eft'14 qu'on peut dire que 1'on parle aux yeux bien plus qu'aux oreilles. Si quelque religieux eft forcé de violer cette loi rigide , il ne s'exprims que d'une voix baffe, & ne dit abfolument que ce qui eft néceffaire : on en a vu a l'agonia porter 1'obfervation de la régie au point d'expir rer, plutót que de parler, pour demander des fecours qui auroient pu les rendre a la vie. lis n'ont entr'eux aucune communicatlon ni de bou» che ni par écrit. Pour éviter même toute occai. fion de s'entretenir, jamais deux religieux ne fe trouvent feuls (i) , 1'un prés de 1'autre; quel- (1) Onlit 1'anecdote fuivante dans le Curé de Nonan» court, premier auteur d'une Vie de 1'Atibé de Rancé» „ Deux freres avoUnt vêcu dix a douze ans i la Trapp* F 7  cxxxiv PRÉCIS DE L'HISTOIRE quefois- ils vont tenir Ia conférence dans les bois; ils fortent du chapitre au fon de la cloche, un livre a Ia main ,- tous accablés de ce filence terrible, & ayant: leur fupérieur a la tête ; ils emploient une heure& demie, que dure cette promenade, a méditer fur les fujets les plus fublimes de la religion , & s'en retouruent dans le même ordre au monafiere.'- En quelque Jieu qu'ils fe-rencontrent, ils fe faluent en s'inclinant,. & ne fe profrernent'que devant le Pere abbé & les étrangcrs; ils vivent dans une mortificatiön générale des fens-. Leurs mets font. apprètés au fel & a l'eau:ce font des légumes, des racines ,du laitage; ils n'ont.a leurs repas pour toute boitTon que du cidre ou de la biere trés-médiocres ; on ne leur donne jamais de vin au réfeétoire, & tresrarement a I'infirmerie ; leur pain approche du pain bis. Ils fe couchent en été a huit heures, & -en hiver a fept. Ils fe levent la nuit a deux heures pour aller a matines, qui finiffent ordinaire- „ fans fe connattre ; le plus agé étant a 1'artide de Ia „ mort, témoignaau Pere Abbé, qu'il n'avoit en expi,, rant qu'un regret, c'étoit d'avoir laiiTé dans le-morde„ un frere qui couroit des rifques pour fon falur.3, L'Abbé, roucbé de fon inquiétude, fit veni( ce fiere u, devant lui, & lui permic de rembrafier."  DE LA TRAPPE. cxxxsr merita quatre heures & un cuart. C'eft un fgp9& cie bien impofant (i) que celui de cinquantc ou foixaste religieux raffemblés dans les ténébres; au milieu d'une églife éclairée d'une lampe lugubre, tantót profterné» contre terre, tantót debout, fans être appuyés,dans un profond reeueiilement & ne formant qu'une feule voix, pour publier leslouanges de 1'Etrc. Suprème! Leur cbant eft Ie chant grégoricn. Ils travaillent tous les jours 1'efpaee de trois heures, une heure & demie le jnatin, & autant 1'après-dinée ; ,ces travaux font le labourage, les lefllves, le foin des écuries, le "balayement des cloïtres; ils s'occupent auffi a. écrirc des livrcs d'églife,aen relier,a des otivrages de menuiferie, a toumer; iis font des cuillers de buis,*des -corbeilles & des paniers d'ofier. A fept heures, on fonne la. retraite; chacun vafe; mcttre au lit, c'eft-a-dire,Te coucher toutvêtu ?> fur des ais couverts d'une paillaffe piquée, d'un. oreiller rempli de paille,& d'une couverture fans. (O Qu'on fe tranfporte dans 1'borreur des ténébres, combattuc par une lueur fombre , & qu'on s'imagine entendre tous ces religieux k la fois, accablés de Ia frayeur des jugements éternels, proférer, dms le ai de leur cceur , ce verfec terrible : cxtermimbitur di populo ■imma ijus qui non fecit Deo focrificium in tempore fuo. i  exxxvr PRÉCIS DE L'HISTOIRE draps, car jamais ils ne fe deshabillcnt, L'ameublement des cellules coniifte en une pctitc table, une chaife de paitle, un peelt cofFre de bois fans ferrure, & deux treteaux qui foutiennent I'efpece de lit dont nous venons de gatier. Les médeeins font pour toujours bannis de Ia Trappe. Les malades, qui ne font jamais aiités, ié levent tous les jours a trois heures & demie, & fe couchent ala même heure quela communauté; ils affiftent a tous les offices d,ms Ie cheeur de I'infirmerie. Le refte de la journée eft employé, i lire,aprier & a-des travaux proportionnés a leurs forces; il ne leur eft pas même permis de s'appuyer fur leur chaife. Toujours foumis a ce filence rigoureux, plus cffrayant encore Ia nuit,ils ne fe parient jamais, & portent la réferve jufqu'1 ne pas jetter les yeux fur ce qui fe paffe dans ['infirmerie. L'ufage des bouillons è la viande ne s'accorde qu'après quatre on cinq acces de fiévre, ou plutót Iorfqu'ils font prêts d'expirer: encore la plupart regardent-ils comme une faibleffe & comme une lacheté d'accepter ce foulagement. lis gardent jufqu'au deruier fotipir le jeune & I'abftinence, vont a 1'églife, appuyés fur les bras de 1'infirmier, recevoir les derniers facremens, & en reviennent dans la même fituation, pour être étendus fur la ceudre & ia paiUe, ou  DE LA TRAPPE. cxxxvu ib attendent la mort, entourés de la communau' té. C'eft dans ces moments que 1'on a vu des prodiges d'héroïfme; ce font les mourants qui font des exhortations, au lieu d'en recevoir :• il faut avouer qu'on ne meurt pas ainfi dans Ie monde. On appelle parmi eux fe proclamer , ou dire fes coulpes, une accufation volontaire & a haute voix qu'ils font de leurs fautes. Ils fe proclament auffi les uns les autres réciproquement; on ne doit point s'excufer , quand même en feroit innocent. Le but de cet afte de févérité , otl le premier coup d'ceil n'appercevra qu'une fingularité révoltante, eft d'entretenir la profonde humilité qui eft? en quelque forte 1'ame de ces religieux. Ils faififfent toutes les occafions d'e pratiquer cette vertu; morts a leur propre volonté, ils obéiffent non-feulement aux fupérieurs, mais au dernier même de la communauté J dès qu'il fait quelque figne ; ils fonÉ fi avides de fouffrances , qu'ils ajoutent encore des mortifications volontaires a celles de la régie , &, ce qui paraltra plus étonnant, une douce férénité, Ie plaifir defame, refpirent fur leurs vifages : on djroit que leur joie croit en proportion de leurs auftérités. Lorfqu'un religieux eft fur le point de faire profeffion, il écrit a fa. familie pour renoncer a tous fes biens;. fa  cxxxvm PRECIS DE L'HISTOIRE profeffion faite , il rompt commerce avec fes amis & même avec fes proches (i), & il perd entiérement le fouvenir du monde. On ne refoit rien dans ce monaflere , qui, fans être riche , trouve encore par une efpece de récompenfe attachée a la vertu, le moyen de faire des aumóncs iimnenfes : il vient quelquefois aux portes du couvent jufqu'a quinze eens pauvfes, a qui Ton diftribue des portions , du pain & même de 1'argcnt. Quand 1'abbé apprend la mort d;un parent de quelque religieux , il le recommande aux prieres de la communauté, mais fans le défigner, & en difant, en général, que le pere, la. mere.,, &c d'un des freres efi mort.. . ' • , Ci) Le Comte t. Qu'après de vaines coimoiflances Les Elclaves du Siècle empreflës de courir, Se livrent aux crreurs des Arts & des Sciences: Ici 1'on apprend b mourir.  DRAME, ïloinme aveiigle, dont 1'ame, au menfonge afTervie, Des fbuvenirs du Monde eft encor pourfuivie ; Que 1'afpeft dë ces Lieux diflipe ton Sommeil: C'eft 011 linit le Songe de Ia Vie, Oü de la Mort commence le Réveil. Homme, qui crains de te connattre, 'Qui repoufles de toi les horreurs du Tombeau, A la lueur de ce pile flambeau , Lis ton arrêt: Mourir pour ne jamais renaïtre» * SCÈNE PREMIÈRE. LE COMTE DE COMMINGE, feul, fous le nom du Frere Arséne, nom qu'il garde pendant toute la pièce, ejl projlerné aux pieds de la croix , & penchi fur le tombeau de Rancé. ( 11 fe rekte , tourne fes regards vers le ciel, fi? après les avoir jettés de cdté & d'autre , ;/ dit : Dans cet afyle fombre, a Ia mort confacré, Toujours plus criminel, toujours plus déchiré, Jufqu'a tes pieds,grandDieu,je tralnerai ma chaine! Comminge exifte encore,& brüle au cceur dArfène! Rebelle fous Ia haire, indocile apoftat, L'homme plus que jamais s'éleve & me combat! G 2  4 LE COMTE DE COMMINGE, Mattre des paffions, toi, qui forinas mon ame, Ne peux-tu dans mon fein étouffer cette flamme , Me vaincre, anéantir ces traits perfécuteurs, Qui,chaquej'our,hélas! plus chers,plus enchanteurs Reviennent de mes fens égarer la faibleffe? , De cercueils entouré, je parle de tendreffe! D'une fainte frayeur mon fang n'eft point glacé, A 1'afpeft de la tombe oü repofe Rancé ! Rancé.. qui comme moi.. Que dis-tu, téméraire? Termine comme lui ta vie & ta mifere; Latffe-lè fes erreurs; ofe.avoir fa vertu; Ofe imiter Rancé, mais quand il a vaincu... L'imiter... eh! le puis-je! un auftere cilice, Les larmes , la priere, un éternel fupplice, Rien ne fcauroft dttruire un fouvenir vainqueur; A Dieu même il difpute-, il-enleye mon cceur.. Au milieu de ces mortsyfur ces monceaux de cendre, Le dirai-je, ö mon Dieu! pourras-tu bien m'entendrc? Quel nom va pronon eer une mourante voix ? Adélaïde feule- eft tout ce que je vois! Ah! j'offenfeencor plus ta majefté fupiême, Dieu vengeur, tonne, frappe, elle eft tout ce que j'aime. Et je puis avouer'mon infidélité, Sans que le repentir brife un cceur révolté! Je révele a ces murs une ardeur fi funefte, Sans exhaler ici le foupir qui me refte!  DRAME. 5 Eh ! comment le remords fuivroit-il cet aven? J'entretieris ma blelTure, & je nourris mon feu. II vit de mes foupirs; il brule de mes larmes.. ' D'Adélaïde enfin j'idolatre les charmes..' Et j'ai caufé fes maux! J'ai fait couler fes pleurs i J'ai d'un époux contr'elle excité les fureurs! Etjedois.. 1'oublier! repoufter fon image! Je 1'ai promis a Dieu, que mon parjure outrage: Etcetamour.. m'enflamme éncor plus que jamais. Ahimalheureux Commingelaprès tant de forfaits, Tun'as plus., qu'a mourir. Detes pleurs arrofée, Ouverte fous tes pas, & par tes mainscreufée, (i) Ta folie., te demande.. Accoutume tes yeux, Accoutume ton ame a ce fpe&acle afFreux, La voila.. qui t'attend: hate toi d'y defcendre-, Cours y cacherun cceur trop fenfible.. trop tendre t Tous les morts, rafTemblés dans ces funébres' lieux», ° Se lévent de la terre, & m'appellent prés d'eux! Je vous fuis.. je 1'éprouve! un Dieu jufte fe venge; . J'ai mérité fes coups! 11 fe rcjette aux pieds de la croix , £? reio/ubtt dans t'accablemen!. CO Rancé lui-même avoit creufé fa fofle. G 3  6 LE COMTE DE COMMINGE, SCÈNE II. LE PERE ABBÉ, COMMINGE. Le Pere AbBÉ defcendant avec un grand recueilhment, les bras croifés fur la poiirine, & allant h Comminge toujours aux pieds de la croix, & dans In mime fituation, FnEflE Arfène? Comminge, fe relevant. Qu'entends-je?' E apperpoit F Abbé & va, fclon la coutume, fe prcfitrner avec prtcipituthn devant lui. Mon pere! Le Pere Abbé. Levez-vous. 11 l'amene au devant du lhé£lre.. Je viens ouvrir mon cceur A ces larmes qu'envain cache votre douleur. De ces fombres ennuis qu'irrite le filence,, Peut-êire avec raifon notre régie s'offenfe; Jc pourrois réclamer vos devoiis & mes droits,. De mon autorité faire entendre la voix : Mais je hais 1'appareil d'une vertu féverc: N'cnvifagez en moi que I'ami, que le pere, Que l'homme.. qui fcaura fur vos maux s'atlendrir „  DRAME. 7 Et fenlible avec vous pleurer, & vous fervir. Dieu moins corapatiffant feroit moins adorable» fait encore quelques pas. Non, ia religion n'eft point impitoyable; Toujours 1'oreilleouverteauxcris du malheureux, Elle eft préte a verfer fes fecours généreux; Appui de tout mortel que 1'infortune opprime Dans ce monde, féjour d'injuftice & de crime,, Oü fans ceffe combat un Génie inhumain, C'eft la religion, qui nous prête fa main Pour foutenir nos pas, pour effuyer nos larmesv Ó mon fils ! dans mon fein dépofez vos allarmes,. Cinq ans font écoulés, depuis que vos deftins.. OuplutötDieu lui-même.. (il tracoitleschemins ,)• Vous offrit comme un port cette enceinte facree Que du monde le ciel femble avoir féparée (i), Oü fe trouvent ces biens, a la terre inconnus, L'innocence de 1'ame, &lapaixdes vertus; Vous n'en jouiffez point! vos chagrins vous tra, hiffent; Vous foupirez! vos yeux de larmes fe rempliffent! . Laiffez-les s'épancher dansun cceur paternel; Ge fardeau partagé deviendra moins cruel. * . O) La fituation feule de 1'abbaye de Ja Trappe fuffit pour infpirer 1'amour dela folitude; les bois, les étangs, les collines, dont elle eft environnée, femblent la désober au rgile du monde, &c. t & *  8 LE COMTE DE COMMINGE", AdoucifTant pour vous des réglements aufteres„ Mon choix vous a recu parmi nos folitaires, Lorfqu'è peine je feais votre fang * votre norxu Eft-il quelques fecrets pour la religion?- ■ je vous 1'ai déja dit: la piété fincère A tous les malheureux ouvre le fanctuaire, L'humanité s'allied aux marchcs de 1'autel. Comminge. Ah! mon pere.. j'y traineun fupplice éternel! . Le Pere Abbé. Quelque crime éclatant fouilleroit votre vie? Aux yeux d'un Dieu fauveur votre remordsl'expie Pour éteindre fa foudre une larme fuffit. S'il eft des attentats que Ia terre punit, Et qu'au glaive des loix fa juftfoe abandonne:. Mon frere, il n'en ellpoint. que Je ciel ne pr.rdo.nne. ., . ■ Commi ncvrv Jcn'ai point a rougi.r de. ces forfaits hontcux Qui portent la baflefle., ou I'horreur avec eux; De femblables excès mon ame eft incapable; Je n'ai fait qu'une faüte.. elle eft. irréparahle» A de cheres erreurs je me fuis trop livré; D'un perfide poifon je me fuis enivré; • Enfin, quel mot m'échappe ?. & que vais-je vous dire? Dans quel Iieu?. De 1'amour j'ai fentitoutPEmpire, Et je Ie fens encore.. il me brüle.. a 1'inftant Öu ie veux I'étbujFer dans ce cceur gémiffant.. Oui,  DRAME. 9 Ouf, j'implore a genoux vos bontés pateïheltesjj Oui, je vais vous montrer mes bleffures cruelles; Vous lirez dans ce cocur.. puiflrez-vous le guérir, Ou du moins le calmer.. & m'aider a mourir! Le Pere Abbé, l'emlnfant. Parlez, ó mon cher fils, votre ami vous embralTe: Attendez tont de lui, du pouvoir de la grace -j Dieu ne lailTera point fon ouvrage imparfait: Sa main de votre cceur arrachera ce trait; Vos larmes éteindrout cettefunefte flame. Comminge, avec nttend/ifemeut. C'eft donc a 1'amitié que va s'ouvrir mon ame! Dans ces murs oü fe plait la fimple vérité, S'il eft encor permis a mon humilité De fe repréfenter le monde & fes chimères, Son éclat fugitif, fes grandeurs menfongeres; D'en offrir a vos yeux le frivole tableau: Scachez que fon preftige entoura mon berceau. La maifon de Comminge oü j'ai puifé la vie, Arrête au tróne feul fa tige enorgueillie r Des fonges de la terre, & de faux biens épris, Mes ancêtres, des rois" furent les favoris, Jaloux d'accumuler de vains titres de gloire, Tcignirent de leur fang Ie char de la victoire, Mériterent des cours ces dons empoifonneurs, Que dans le fidele aveugle on nomme les honneurs, Mon pere, lefoutien, 1'amour de fa familie, -. De fon frere avec moi voyoit croltre la fille, G S  jo LE COMTE DE COMMJNGF, Un fentiment fecret fe mêla dans nos jeux: Adéiaïde enfin., réunit tous mes voeux; Sa main avec fon cceur m'alloit être donnée; Déja nous couronnoient les fleurs de 1'hymenécj. L'autel nous attendoit, ou plutót le tombeau:. Sur nos parents la haine agite fon flambeau; L'intérêt, que Pen fer forma dans fa vengeance, De deux freres détruit 1'heureufe intelligence; Le fang oppofe envain la force de fes noouds : Devenus 1'un de Pautre ennemis furieux, lis ne confultent plus que leur courroux barbare; La main,qui nous joignoit, pour jamais nous fépare. Nous tombons, nous pleurons, nous mourons a leurs piés : l.oin du feiivpaternel nous fommes renvoyés. On n'entend point les cris de ma mere éperdue;. De tout ce que j'aimois on m'interdit la vue. Le hazard me remet des titres ignorés,. Qui nous donnant des biens & des droits affurés,. De mon pere fervoient la fortune & la haine, De fon frere entralnoient la ruine certaine; Je ne balance point. La générofité, Que dis-je? 1'amour parle: il eft feul écouté. Ces titres odieux, que ma tendreffe abhorre, Je les anéantis: la flamme les dévore. Mon pere en eftinftruit; le fils eft oublié; A fes refientiments je fuis facrifié. Accablé des douleurs qu'éprouvoit une amantc,  DRAME. Maigré le défefpoir de ina mere expirante-, Je me vois, fans pitié, conduit dans une tour, Oü sïrritent les feux d'un indomptable amour. On veut qu'un autre objet difpofe de ma vie, Qu'infidele& parjure, un autre hymen me lie; J'ëtois libre a ce prix. Mon choix étoit fixé. Mon pere inexorable en fut plus ofFenfé; II épuife fur moi les flots de fa colere , Rend ma prifon plus dure, empêche qu'une mere, La mere la plus tendre, & mon unique appui, Vienne embrafTer fon fils, & pleurer avec lui. Mes maux affermiflbient un penchant invincibler De mes fcrs délivré, je cherche un cceur feniible: Je vole dans les bras de ma mere.. fes pleurs.. M'annoncent d'autres coups,. & de nouveaux malheurs.- Vit-elle, m'écriai-je?.. Etpuis-jeme promettre?. Ma mere, en frémiflant, me remet une lettre.. Ahlmon pere,quels trait»! maigré la voix d'un Dieu, Qui veut que mes eitbrts foient vainqueurs de ce feu: Cette lettre a la fois & terrible, & touchante.. Ames yeux.. a mon ame.. elle eft toujours préfente. Je lis: Quand cet écrit tombera dans vos mains, II ne fera plus tems de changer nos deitins : Des nceuds, des nceuds cruels me tiendront affervie. La liberté, par d'indignes moyens , A jamais vous étoit ravie; II falloit rompre vos liens; II s'agifloit de vous, de votre vi«; G 6  ra LE COMTE DE COMMINGE, Ceftvous lommer des jours bienplus cliers que les miens. J'ai donc brifé mon cceur, & j\a trouvé des charmes A m'impcfer un joug, le plus affreus! de tous, Dont mon amant ne püt être jaloux. J'ai, pour me deciliter, uni toutes les armes; Je fais plus mille fois que d'expirer pour vous ; Car le trépas finiroit mes allarmes; Le Comte d'Ermanfay.. cher Comminge.. quels coups!» Je vous tracé ces mots dans des torrens de larmes ., ■ Dès demain , devient mon époux ! Ajouterai-je, hélas ! que dans les bras d'un autre. . Qi'cnfia ï mes devoirs je prétends obéir? J\c ine rcvoir jamais.. m'oublier.. eft le vötre, £t ie mien.. fera de mourir. Le Pere Abbé. Queile chalne de maux! que la vie a d'oragesl Que ce monde eft femé d'écueiis & de naufrages i Suprème providence! ó Dieu! par quels chemins Amenez-vous au port les malheureux humains?Vous marchiez, ö mon fils, a 1'ombrede fes alles. Comminge. Ce Dieu me réfervoit des épreuves nouvelles. A 1'amour, a la rage, au défefpoir livré, Du feu des paffions embrafé, dévoré, Plein du démon 'cruel qui me pouffe & me guide, J'accours, j'arrive aux lieux qu'habite Adélaïde; Je Ia vois: a fes pieds je me jette", & foudain Préfentant mon épée: „ Enfoncez dans mon fein „ Ce fer.. oui, c'eft a vous de m'arracher la vie;" D'Ermanfay vient, fur moi s'élance avec furie j  DRAM E. 13 Un femblable tranfport tous deux nous animoit; La foif de nous venger tous deux nous enilammoit Son époufe s'écrie, & vole entre nos armes; Notre courroux s'allume a 1'afpectdcfes charmes; Nous nous portons des coups;. il fait couler mon fang;. Je m'irrite, le preffe, & lui perce le franc:II tombe.. Adélaïde.. „ Eh! c'eft-la ton ouvragel Medit-elle; „ Vas,fuis:" des lensje perds 1'ufage; On m'arrête fanglant, mourant, inanimé; Dans un cachot obfcur je me trouve enfermé; J'attendois que la mort achevat mon fupplice : Je pvéfentois ma tête au fer de la juftice; La nuit avoit rempli la moitié de fon cours; On ouvre la prifon : ,, Accepte mon fecours, y, Le tems eft cher, me dit une voix inconnue, „ Sors , c'eft par ton rival que ta chalne eft „ rompue." Un rival! II a fui déja loin de mes yeux. II manquoit le foupcon a mes tourments affreuxt J'emporte dans mon fein cette noire furie, Tout 1'enfer a la fois, 1'horrible jaloufie. Le Pere Abbé. De combien de périls l'homme eft environné! C'eft un rofeau fragile aux vcnts abandonné. Vous 1'éprouvez, mon fils! eh quoi! fi jeune encore^» Comminge. Le malheur me pourfuit dès ma première aurore. G 1  14 LE COMTE DE COMMINGE,. C'eft peu de ces affauts! ün bruit inattendu M'apprend'qu'a ]a lumièreun barbare eft rendu,. Qu'a des pleurs éternels fa femme eft condamnée;: Aux marches du tombeau, c'eft moi qui 1'aitralnée!. Privé d'un bien fi dier, égaré, furieux, Ne connaiffantplus rien qui put flatter mesvceux,Que Ia trifte douceur, dans- le filence & 1'ombre,. Denourrir le poifon du chagrin Ie plus fombre. Je renonce a I'efpoir des richeffes, des rangs; Je quitte mes amis, je quitte mes parens; J'abandonne.. une mere; inconnu, loin dumonde,, Je cours enfevelir ma trifteiTe profonde. Je cherchois un rocher, quelque défert afFreux; 11 n'étoit point pour moi d'antre aflez rénébreux,. Oü je puffe, a mon gré, farouche folitaire, M'enfoncer, me remplir d'une image trop chere;Je me rappelle enfin, par le ciel infpiré,. Qu'il eft dans I'univers un féjour révéré, Qu'habitent la terreur, la fombre pénitence,Oü dans rauftérité, le jeüne & le filence, Chaque jour entouré des horreurs du tombeau,. Ramene de la mortle lugubre tableau; C'étoit-la mon afyle.. Auffitót je m'écrie: Je fixe dans ce Jieu Ie terme de ma vie; Oui, voila le fépulchre oü doivent s'engloutir: Mes larmes, mes enrmis, un fatal fouvcnir; Ma chere Adélaïde y recevra fans ceffe Mon hommage fccret, levceude ma tendreffe;.  DRAM E*. ï.f Elle y fera Ie Dieu dans mon cceur adoré.% j'étois a cet excès par Ie crime égaré. Je viens; vousm'écoutez; cette ardeur, immortelle;, Se cache a vos regards fous 1'efFet d'un faint zèle; Je m'enchalne a vos loix; j'appelle a mon fecours Cette fauïïe raifon, phantöme de nos jours ^ Cette phiiofophie impuiffante & ftérile, Qui n'apporte a nos maux qu'un reméde inutile; J'éprouve fa faibleiTe, & fes fopfiifmes vains, Bien loin de les calmer, irritent mes chagrins; Mes jours dans la douleur commencent & s'achevent; Vérs la religion mes triftes yeux fë levent: Mon efprit éclairé 1'embraiTe avec tranfport; Elle a fait dans mon cceur defcendre le remord,. L'amour d'un Dieu clément, la crainte falutairc:. Elle m'a pénétré du repentir fincère.. Mais, mon pere, ce coeur n'eftpoint encor foumis; J'y fens fe relever de puifTans ennemis; J'y fens reffufciter une flamme coupable:Cet objet fëdu&eur, ce tyran indomptable, Mecombat, mepourfuit, s'attacheatousmespas, Jufqucs fur cette foffe, oü j'attends Ie trépas; , Ses traits, fes traits toujours armés de nouveaux charmes Arrachent mes foupirs, triomphent dè mes larmes., Je penche vers la terre.. ö mon confolateur! Ne me refufez point votre bras protecteur;  l* LE COMTE DE COM-MIN GE, Daignez me fecourir.. Le Pere Abbé. Ce n'eft pas moi, mon frere, C'eft Dieu qui domptera ce jaloux adverfaire, JI ne fouffrira point que, par lui défendu,. Sous un joug criminel vous foyez abattu: Dans vos fens défolés il verfera le calme. C'eft après le combat que 1'on cueille la palm'e .Elle attend vos efforts, priez, preffez, pleurez; Obftinez-vous a-vaincre, & vous triompherez. L'aveu de vos erreurs & de votre faibleffe Vous rend encor plus cher , mon frere, a ma tendreffe:. Vous n'êtes pas le feul qui gémifliez ici. Dans 1'ombre, dans la mort toujours enfeveli, Le frere Eutbime, hélas! reffent le même trouble; Cette nuit de.trifteffe, & s'accrolt & redouble. Aux pieds des faints autels,. onl'entend foupirer; Le tems de fon épreuve (r) étoit prés d'expirer;. Ma main lui préparoit notre chaine facrée (2): 11 meurt, & de fes maux la caufe eft ignorée.. Souvent il fuit vos pas.. C om min ge. Dans ce féjour d'effroi, CO Le Noviciat. (2)'h3 Profelïïon, oü 1'on fait des vceux qui engagent.  D R A M E. 17 II nourrit fa douleur.. il geruit;, prés de moi; Son ame eff du chagrin profondément frappée; Ma foffe eff quelquefois de fes larmes trempée. Un mouvement fecret me prcffe de fcavoir D'oü naiffentfes ennuis, ce fombre défefpoir... I Que d'un vif intérêt je reffens la puiffance! Mais.. foumisalaloi, je m'enchaine au filence (i)>. Le Pere Abbé. Le filence entretient 1'efprit religieux :Rancé nous 1'a prefcrit. Cependant en ces lieux Conduit par Dieu peut-être, un étranger demande Qu'un de nous en fecret & le voie,, & 1'entende. Au miniflère faint dés 1'enfance attaché,. Dans les routes du monde a peine j'ai marché t Du fhmbeau du malheur & de 1'expérience Plus éclairé que moi, dans ce dédale iinmenfë,. Vous devez pofféder les moyens bienfaifants, De confoler le cceur, de combattre les fens; Vous montrcrez un Dieu, qui toujours nouscontemple; Vous convaincrez, mon fils, par votre propre exemple. Expofez les dangers, le trouble, le tourment Qui fuit les paffions & leur égarement; (i) Qu'on n'oubüe pas que. le filence efl le.premier des flatuts de la Trappe.,  s8 LE COMTE DE COMMINGE, De ces tyröns de 1'ame éternelle viftime, Vous pouvez mieux qu'un autre, écarter de 1'ablme Tous ces infortunés qui s'enivrent d'erreurs, Et courent ala mort par des chemins de fleurs, Obligcr, être utile eft notre loi première r Je romps le frein facré (i) qui nous force a nous taire : Dans fes épanchements prévenir l'affligé, Vouloir que de fès maux le poids foit partagé, , Qu'au fond de notre cceur fon chagrin fe dépofe,. Sont les premiers devoirsque lecicl nousimpofe. Parlez a 1'inconnu, tandis qu'a nos autels Je vais offrir 1'encens & les pleurs des mortels. Comminge fe profterne, SCE N. E m. Commin ge feul. u n étranger.. le voir.. qnelle vue importune l Hélas! fi comme moi courbé fous 1'infortune, Cs mortel.. En eft-il, dans ce trifte univers, Qui ne fe plaigne point, & qui n'ait fes revers?-' CO 11 n'y a que le Pere Abbé qui puiffe donner la aermiffion de parler»  Si, dü fort ennemi vi&ime-gémiïTante, . II attend qu'une main tendrc & compatilïante Répande dans-fon fein ces touchantes douceurs Dont la pitié foulage & charme les douleurs.. De femblables fecours dépendent-ils d'Arfène?. Malheureux!. eft-ce a moi d'adoucir votre peine ? * SCÈNE IV. COMMINGE, LE, CHEVALIER D'ORSIGNL. Pendant que Commintte réeile les derniers vers, il fort de Fade droite du cloftrc un ètranger conduit par un religieux qui, felon l'ufage de la Trappe, lui fait des ftgnel' pour lui montrer Comminge ; ce religieux le laife au-, fiaul de Vefcalier, après xs'être profterné devant lui.. Comminge ne voit pas d'Orfigni qui defcend, porte fes regards par-tout, s'arrête de tems en tems fur les degrés », £f paraü faifi d'une efpece de terreur.. D'Orsigni, toujours fur les degrés, & s'arrétant par intervalle en confidéranl ce foute)rain. Je demeure interdit, accablé, confondü.. Que la religion furpafle la vertu! Pour les profanesyeux, ciel! quel tableau terrible! L'homme ici fe. détruit, cc tente 1'impoffible; Quels objets! // Ut tout haut les. derniers mets d'une des infcrtpiioxs*.  20 LE COMTE DE COMMINGE, Que la Mort et que la Vérité.,' Effrayante legon ! dans ce lieu redouté, Impérieux effet d'un prodige fuprême, La nature s'éleve au-deffus d'elle-même! 11 defcend a ce dernier vers, s'avance fur le thêitri; Comminge l'appercevant , court pour fe projlerner devant lui; d'Orfigni Pen empéclie avec vivacité, Sf lui-méme s'incline. m Que faites-vous, mon pere (i) ? Arrêtez: c'eft h nous De nous humüier, de tomber devant vous! O nouvel héroïfme! ó fublime fpedtacle.. Nonr 1'humaine vertu ne fait point ce miracle. La céiefte fagelTe habite ces tombeaux: Puiffé-je lui devoir des fentiments nouveaux! Efclave, vainement échappé de fa chalne, Le befóin d'un appui dans cc féjour m'amene; Depuis prés de deux ans, dans un chateau voifin Renfermant, loin du monde,.un malheureux deftin, La, j'efpérois du tems & de la folitude, Qu'ils pourroient adoucir ma trifte inquiétude, Subjuguer un penchant de ma raifon vainqueur, Du trait qui m'a percé, guérir enfin mon cceur; O) li n'y a que le Pere Abbé que les religieux appellent pere. Ils fe nomment tous freres: mais la bie iféance peut exiger des gens du monde qu'ils leur donaeut le at J'ai pu vous offcnfer: mais un pur fentiment ,, M'obtiendra le pardon de 1'erreur d'un moment." De ce feu criminel mon ame étoit remplie; Je retombois toujours; ma raifon affaiblie Me livroit a regret de pénibles combats Qui laflbient mon courage, & ne me domptoient pas; Cependant j'ai fcufuir; hélas! fuite inutile! Mpn amour me fuivoit dans mon nouvel afyle. II faut en triompher, & c'eft de mon rival Que j'attends Ie fuccès d'un combat inégal. Que la religion, de mes fens fouveraine, Me confole par lui, m'éclaire & me foutienne". Comminge. Généreux d'Orfigni.. Que m'avez-vous appris ? Ah ! de tant de vertu vous me voyez furpris. C'eft moi,dont vous devez appuyer la faiblefic; C'eft a moi d'immoler.. ma coupable tendreffe. Oui, la religion nous prête des fecours. Mais a la voix du ciel je réfifte toujours j Mon bras parait s'armer contre le bras fuprême ■ Je le fcais, je 1'offenfe, & trahis Dieu Iui-même, Lorfque dans ce moment, d'Adélaïde enfin.. Je n'en parlerai plus. Tout me perce le fein ; Tout bleffe un cceur fenfible, & fait faigner fa plaie I Tome /. U  26 LE COMTE DE COMMINGE, II eft dans ce féjour un mortel qui s'eflaye A porter le fardeau d'un joug trop rigoureux; Peut-être, comme nous, c'eft quelque malheureux Qui, d'un fa tal penchant viftime infortunéc, Vient cacher en ces murs fa trifte deftinée! Je ne fcais.. fes foupirs.. fes Iongs gémiflemens Excitent ma pitié, redoublent mes tourmens; 11 femble me chercher, & fuit pourtant ma vue'! Mon ame en fa faveur n'eft pas moins prévenue. Je voudrois m'éclairer fur ce fombre chagrin: Mais un dcfir prefiant me follicite envain : Un filence éternel doit nous fermer la bouche, Et jamais.. SCÈNE V. COMMINGE, D'ORSIGNI, LE FRERE EUTHIME. Ce dernier, fur la fin de la fcène précédenle, dcfcend de Tefcalier au cólê gauchc; il femble marcher avec peine; 11 appercoit Comminge, leve fes deux mains vers le ciel, les laife retomber en les joignant, en met enfuite une contre fon cceur, s'arrête comme accablé de douleur, continue a defcendre & fait quelques pas fur la fcène. On ne peut voir le vifage de ce religieux, fa Utt élant 'tnfcyelie dans fon habillement.  DRAME. ft? COMMINGE, tappercevam. Le voici. Que fon afpect me touche! Devois-je être, ó mon Dieu! percé denouveaux coups ? . Euthime trafnefespas vers la foffe deflinée a Comminge. D'0 r s r g ni, jettant les yeux fur lui. Oü va-t-il ? Comminge. Vers ma foffe. D'Orsigni. O ciel! que dites-vous ? C'eft.. comminge, en monlrant fa foffe. Oui, voila Ie terme oü les malheurs finiffent, Oüdes fonges trop vains, hélas! s'évanouiflènt; C'eft-la.qu'en peu de Jours, peut-êtreen cetinftant.. (La vie eft pour Comminge un fardeau fi pêfant!) Je vais enfevelir vingt-fix ans de miferes.. Euthime conftdere la foffs de Comminge avec une at/en■ tion qui femble partir du cxur, leve les mains au ciel, les etend vers cette foffe, & les rejoignant cnfuite', tourne fes regards vers Comminge. Ainfi la loi 1'ordonne a tous nos folitaires; D'une main courageufe ils doivent fe former Cet afyle.. Avec attendriffement. Oü Ie cceur ne pourra plus aimer! H 2  28 LE COMTE DE COMMINGE, Je prépare le mien.. Voici celui d'Euthime, 11 montre la foffe d'Euthime, qui eft au CÖtê droit; au-devant du thédtre. De cet infortuné.. Comminge l'obfcrye toujours, il le voit prenant la pioche fur les lords de la foffe. Quel fentiment 1'anime? Penfe-t-il m'épargner ces horribles travaux? D'orsigni, le regardant auffi. II reffent votre peine! il partage vos maux! Comminge. Cet inftrument de mort.. Eullüme a youlu plufieurs fois fe fervir de cet inftril' ment, autant de fois il lui eft échappé des mains. A fes eifbrts échappe! E u t h im e, Fa laifé er fin tornier ex pouffant un profond gémiffement. Ah! Comminge. Quel gémiffement! D'orsigni, avec tranfport. •Que cet accent me frappe! ■ Ne pourriez-vous fcavoir ? Comminge. Eulhime fait quelques pas au-devant de Comminge. II vient!. Cvnmihge va au-devant de lui: mais Euthime, apris s'dlre tournd du cóté de Comminge, jette un long foupir, S? fe retire. Comminge lui dit avec douleur:  DRAME. ?9 Vous me quittez!. 'Ciel! je trahis mes vceux. . Ie filence.. A d'Orfigni, qui veut fuivre Euthime. Rcftez. Euthime monte lentement par le même efealier ; lorfqü'ü ejl prés de Vatte en face de cet efealier, il fe retourne encore pour regarder Comminge, leve les mains au ciel, & fort. scène vr. COMMINGE, D'ORSIGNI. comminge, arrêtant toujours d'Orfigni qui veut fuivre Eutlmne. N on.. ne le fuivez point; nos loix nous Ie défendent, Et.. 11 revient au-devant du thédtre. Que mes derniers pleurs devant vous fe répandent. Toujours plus attendri pour cet infortuné, A pénétrer fon fort, toujours plus entrainé, Un mouvement confus m'inquiéte.. m'agite; Le malheur qui me fuit, & s'aecrolt, & s'irrite. D'Orfigni.. Iaifiez-moi.. puis je vous fecourir? Je ne puis.. que donner 1'exemple de mourir. D'Or si gni. Connaiffez d'Orfigni; c'eft peu qu'il fe combatte, H 3  30 LE COMTE DE COMMINGE, Qu'il s'obftine a foumettre un penchant qui le flatte; A de plus grands efForis je fcaurai m'aiTervir: Maigré vous.. maigré moi, je fcaurai vous fervir; Je dompee ma faibleffe&rhonneur feul me guide.. Par un fidele écrit je veux qu'Adélaïde Sc,ache.. Comminge, avec vivaüti^ Que je me meurs... D'Oe s igni, auffi vivement. Que vous I'aimez. Comminge.. O Dieu! Qu'avez-vous dit? qui? moi? j'entreticndrois ce feu! Et vous I'exciteriez, quand vous devez 1'étcindre! Eft-ce vous, d'Orfigni, que ma vertu doit craindre? Et j'ofe encor 1'entendre, & ne le quitte pas! Ote-moi de fes yeux, Dieu, viens guider mes pas, 11 fait quelques pas pour fe retirer'de la fcène. D'OnsiGNI. Eh! Ie trahiriez-vous, lorfqu'auprès d'une mere... comminge^ revenant, £? avec tranfport, Elle vous eft connue! Elle voit la lumiere! D'0 e s i gni. Elle n'a point encor dans la tombe fuivi Votre pere.. Commin ge. Ta main, ö ciel! me 1'a mi.,  D R A M E.. 31 D'orsigni. Dépouillë de fa haine & d'un courroux févère; Le rèpentir tardif a fermé fa carrière: Ge pere, alors fenfible, ignorant votre fort, En regrettant un fils, s'accufoit de fa mort^ De votre mere enfin qui gémit dans les larmes , La feule Adélaïde adoucit les allarmes. Comminge. Ma mere.. Adélaïde.. D'Ors'i gni. Uniflent leurs douleurs, Qui peut vous retenir?. Allez fécher leurs pleurs;. C'eft a moi de chérir ce féjour de triftefië;, Sans doute Adélaïde écoutant la tendreffe..-. Comminge. Vous voulez m'égarer, appéfantir mes fers! D'orsi gni. s Pöurriez-vous ignorer que depuis quatre hivers, Cet objet d'une flamme a tous les deux fi chere, A vu rompre fes nceuds; que la mort de mon frere- Comminge, avec tranfport. Adélaïde... D'0rSI6NI. Eft libre. Comminge, avec défefpoir. Et je fuis enchainé! Jprès une longue paufe. Grand'Dieu! fuis-je a tes yeux afiez infortuné ? H 4  33 LE COMTE DE COMMINGE, Je pourrois a fes pieds lui dire que je I'aimej Qu'elle eft de mes deftins la maitrefTe fuprême; Qu'a 1'adorer toujours je mettrois mon bonhe'ur; Que jamais mon amour ne fortit de mon cosur! A d'Orfigni avec fureur. Retirez-vous, cruel; fuyez de ma préfence;. Que ne me laiflïez-vous mon heureufe ignorance 9 Vous vencz redoubler mon fupplice infernal; De femblables bienfaits font dignès d'un rival. D'Orsigni. Quoil ces liens facrés.. Comminge, toujours avec fureur. Ma chainë eft éteinelle! Chaque ïnftant la refJerre & Ia rend plus cruclle; Contraint dans mon tourment, a cacher mes douleurs , A repoufler ma plainte, a dévorer mes pleurs, Ne pouvant cfpérer que la fin d'une vie De crimes, deremords trop longtems pouifuivie, Et plus coupable encore a mon dernicr foupir: Voüa tout ce que rn'offre un horrible avenir! Dans ce gouffrc effrayant tout mon efprit s'abime ■ Et.-, je ne vois qu'un Dieu qui frappe fa victime ! A d'Orfigni. Barbare!. Quelle mort va déchircr mon fein ! Depuis quatre ans entiers combattant mon deftin, J'ai reculé ce terme affreux, épouvantable, Oü devoit m'accabier unjoug infuppcrtable, Oü  DRAME'. 33 Oü 1'amour.. oü 1'efpoir.. oü 1'efpoir pour jamais Devoit fuir de ce cceur confumé de regrets; Enfin, depuis un an, ia colere célefte M'a fait ferrer ces nceuds.. ces nceuds que je détefte; Et quand je fuecombois fous ce pefant fardeau, Mes pas font retenus aux portes du tombeau.. Et j'y vais retomber plus malheureux encore! Elle eft libre, elle m'aime.. ó ciel!. & je 1'adore. Oui, tous mes fens pleins de ce fata! amour: je ie dis a la nuit, je le redis au jour; Oui, ce feu me dévore, il embrafemon ame; Envain 1'honneur, le ciel s'oppofent k ma flime: Les loix, 1'honneur, le ciel, rien ne peut m'arrêter;. Je me livreaux tranfports, qui viennent m'agiter; Je me livre a 1'ainour, qui m'a brülé fans cefTe; Toutes les paffions échauffent mon ivrefle.. Ah! que votre pitié pardonne au défefpoir; Ne m'abandonnez pas. Je veux encor vous voir.. Vousparler.. Dansceheu.. Que d'Orfigni décide Sijedois.. Je n'entends, nevois qu'Adélaïde. D'Orsigmi, en fe retirant, Que je Ie plains, héias! H5  34 LE COMTE.DE COMMINGE, &c. SCÈNE VII. Comminge, feul. L'Enfer eft dans mon cceur.. Je neme connaisplus.. Arme-toi, Dieu vengeur, Contre un cher ennemi.. que toujours j'idolatre: Ce n'eft pas trop de toL, giand Dieu . pour ie cojnbattre. Fin dit premin A8e«  ACTE IJ. SCÈNE PREMIÈRE. Comminge, feul, defeend dans une filuathn qui annonce fa douleur ; il i'cvance fur ia fcène, rejlt quelque tems dans un profond atcabiement, &• dit: Quel nuage de mort s'étend antour de moi? Scais-je ce que je veux? Scais-je ce que je doi? En ces murs d'Orfigni revient & va m'entendre i Eh,quel eft monefpoirVEtquedois-jeprétendre? Rejetter mes liens! rompre des fers facrés! Violer des ferments a 1'autel confacrés!. Et ce vceu de mon cceur, le vceu de Ia nature, Ce ferment folemnel d'une tendreffe pure, N'ont-ils pas précédé ces ferments odieux ? L'homme eft-il un efclave enchainépar lescieux? Pour fa faibleffe eft-il quelque joug volontaire ? Des humains malheureux le bienfaiteur, le pere, Ce Dieu qui nous créa, que nous devons cherir, Comme un fombre tyran verroit avec plaifir Le trait de la douleur déchirer fon image, Une éternelle mort détruire fon ouvrage! Mes larmes nourriroient fa jaloufe fureur, Et. mes tourmens feroient fa gloire & fa grandeur i H 6  36 LE COMTE DE COMMINGE, Ce feroit le fervir, lui rendre un dignehommage, Que d'épuifer mes jours dans un longefclavage!. Non. Je reprens mes droits: 1'aveugle humanité Ne doit former de vceux que pour la liberté; 'N'avons-nous pas afiez d'cntraves & de chaines? Eft-ce a nous d'augmenterlefardeau denos peines? Lié par des ferments.. ils font to'us oubliés: J'adore Adélaïde, & je vole a fes piés; Qu'un moment je la voye, & tous mes maux s'efFacent, Ses charmes, fi puiffants, dans mon cceur fe retracent; Si le ciel s'ofFenfoit du retour de mes feux, Il fcauroit les éteindre, & triompheroit d'eux.., I'ourfuis, lache Comminge: outrage un Dieu fuprêaïe; A 1'audace, au parjure ajoüte Ie blafphême. . Apoftat facrilége, oü vient de t'emporter ■ Un amour infenfé , que tu ne peux dompter? Tu parles de brifer les nceuds qui t'aflervifient! Tes fens a la baffefle, au crime t'enhardiffent! Si ce phantóme vain, qui fafcine les yeux, Qui n'a de la vertu que 1'éciat fpécieux, Si 1'honneur t'arrachoit ta promeffe frivole, Réponds, oferois-tu manquer a ta parole? Et la religion, tous les peuples des cieux, *■ Un Dieu même aux autels,un Dieu recut tes vceux, Et tu les irahirois!. Ce Dieu pret a t'abfoudre.  DRAME. 37 S'il ne peut te toucher, ne crains-tu pas fa foudre ? Sur ta tête coupable entends-tU'ces éclats? Vois fortir, vois monter des 'gouffres du trépas, Ces fpeftres ténébreux.. Toutes ces pales Ombres Me lancent. . Quels regards & menacants & fombres! Du fond de ce fépulchre, une lugubre voix.. II s'ouvre.. Quel objet! C'eft Rancé que je vois! Lui.. qui vient me couvrir du feu de fa colere! II s'éleve.. arrêtez, arrêtez, ó mon pere! II parle!. „Malheureux, oü vas-tu t'égarer? „ D'entreles bras de Dieu tu veux te retirer? „ Tu veux rompre ces nceuds qu'il a ferrés lui„ même! „ Penfes-tu détourner Ie mortel anathême? „ A ton oreille envain ton arrêt retentit! ,, Lecielt'a rejetté; tremble; 1'enfer rugit: „ II demande fa proie, & déja la dévore." Que faut-il ?. Repouffer 1'image que j'adore! Arracher de mon cceur un penchant immortel! Oublier un objet.. qui vient avec le ciel Partager mon hommage, & difputer mon ame! Que dis-je? Adélaïde.. elle feule m'enflame; Tu tonnes, Dieu jaloux! ehbien: j'obéirai.. Ates loix affervi, j'oublierai.. je mourrai., H 7  "jr LE COMTE DE COMMINGE, SCÈNE II.- CO MM INGE, D'ORSIGNI, Sur la fin de la derniere fcene, on voit d'Orfigni defcendre de l'efealier au cClé droit avec une lettre ci la main; il leve quelqusfois les yeux au ciel, les Ivffe retomber fur cet écrit, annonce la plus prefonde douleur, £? vient fur la fcène. comminge, appercevanl d'Orfigni, ^ fait quelques pas au-deyant de lui. D 'Orfigni..'Mais d'oü vient ce trouble.. ces all armes.. D'Orfigni a toujours les yeux attachés fur la lettre, t? avance fur le thédtre. ■ Ses yeux fur un écrit.. qu'il trempe de fes larmes! Avec tranfport. Ah! parlez,d'Orfigni.. Tous mes fens déchirés.,. Parlez.. Adélajde.. a ce nom vous pleurez! D'orsigni, le regardant avec attendriffement. Comminge.. Ah! malheureux!. le ciel. • a part, fuyons fa vue. Comminge, avec tranfport. Achevez d'enfoncer le poignard qui me tue.. ■Vous*n.e répondez point!. je vous entends gémir! /  DRAME., go, D'0 rsi gni, avec une profoncte douleur. Nous n'avons plus tous deux, Comminge,'qu'i mourir.. ( Apart. Mais quel eft mon deffein? Mon amitié fidelle , Doit plutót lui cacher cette affreufe nouvelle.. Avec trouble. Laiffe-moi dans les pleurs; ces chagrins.. fonï pour moi. Comminge. Ces vains déguifements redoublent mon effroi. Tout ce que j'aime.. ó Dieu! donnez-moi cettelettre. D'Orsighi. Lapitié dans tes mains ne doit point la remettre.,' Je t'épargne des maux.. Comminge. Je veuxm'en pénétrer,. D'Orsigni. ; C'eft a moi de fouffrir. Comminge. C'eft a moi d'expircr, D'Orsigni, a part. Qu'ai-je fait?Et j'irois.. je ne puis m'y réfoudre r Je ne puis le'frapper du dernier coüp defoudre!., A Comminge. N'abaiffe plus les yeux fur ce trifte univers: Tu n'y venois,hélas!que d'effrayants revers..  40 LE COMTE. DE COMMINGE, Faifant quelques pas pour fe retirer. Adieu, Comminge.. adieu. . comminge, furieux de douleur, & s''dppofant d la forlie d'Orfigni, Non, cruel, non, barbare.. Je lirai cet écrit.. D'Orsigni, s'arrétanr. Le défefpoir 1'égare! Si tu m'aimes, pennets.. Comminge. Je n'écoute plus rien* D'Orsigni. Tu me perces le cceur! Comminge. Tu déchires le mien. D'Orfigni veut fe retirer. Comminge embrafe fes genoux. Donne-moi.. me quitter!. A tes pieds je me jette. DORSIGNI, le relevant avec vivaciti eV fembrajfant. Tu vois trop ma douleur.. elle n'eft point muette. Avec une douleur animée. Que me demandes-tu? Comminge, avec impitnofité. La fin de mes malheurs, Le trépas, cette lettre. D'Orsigni, la lui donnant avec la même viyacile'. Eh bien! prends, lis, & meurs.  DRAME. 4ï Comminge, in. Crace a notre recherche, k Ia fin moins Menie, Nous avons découvert votre nouvel afyle. Hélas ! puifiiez-vous y goüter, Vainqueur des paffions, un deftin plus tranquille 1 Quels coups nous allons vous porter! Depuis un an , fjachez que du fort pourfuivië. ► Après s'être arrachée aux lieux qu'elle habitoit., De fon amant 1'ame toujours remplie.. Victime du cha-grin qui Ia perfécutoit,. Adélaïde . . a terminé . . fa vie. ♦ Comminge tombe évanoui fur unc des fépullures des religieux: on fe rappeltera qti'elles font un peu éleyées de terre. D'Orsigni, yetkant Ie releyer. Comminge!. ó mon ami!. comment le foulager? Dans ce féjour.. SCÈNE III. COMMINGE, D'ORSIGNI, LEPERE ABBÉ. Le Pere AebÉ, defcendu de V efealier au cóiê droit, & arrivé fur la fcène. Scachons pourquoi cet étranger. „ D'orsigni, foutenant Comminge, £? appercevant le Pere /Ibbé. Ah \ mon pere! accourez.. daignez.. Comminge expire,.  0t LE COMTE DE COMMINGE, Cette lettre... Elle ejl et terre , aux pieds de Comminge. L'amour.. que puis-]e, hélas! vous dire? comminge, fe relevant en quelque 1 forte du fein de la mort, voyant le Pere Abbé, s'écrie : Elle eft morte, mon pere! & il retombe. Le PERE AbbÉ, allant l'embrafer, & le foutenir. Ecoutez un ami, Qui de votre infortuné avec vous a gémi; La piété confole, & n'eft que la nature Ardente a fecourir, plus fenfible, plus pure; Contre 1'adveriité je viens vous appuyer; De vos pleurs attendri, je viens les efluyer. » • D'Orsigni, au-devant du thédtre* Quoi! la religion eft fi compatiffante, Elle-, que tout m'offroit terrible & menacante! On la redoute ailleurs, prompte a nous allarmer.. Ah! mortels, c'eft ici qu'on apprend a 1'aimer. Le Pere Abbé. Des humaines erreurs que la fuite eft cruelle! A Comminge qu'il lient embrep. Ne vous refufez pas a mes foins, a mon zèle; Eevenez, a ma voix, de cet accablcment. comminge, fe relevant un peu. Je 1'ai perdue! Enfer, as-tu d'autre tourment? Et il retombe encore.  DRAME. . 4£ Le Pere Abbé, a d'Orfigni. Permettez qu'en fecret un moment.. D'Orfigni veut fe retirer, COMMINGE, fe relevant avec fureur, Qu'il demeure; Mon pere, qu'a fes yeux je gémiffe, je meuren Tous mes crimes encor ne lui font pas connus: 11 m'avoit fuppofé quelque ombre de vertus; II pourroit m'eftimer: de fon erreur extreme • Qu'il foit défabufé.. que d'Orfigni.. vous-même.. Que 1'enfer,, que le ciel, que 1'univers entier Apprennent des forfaits, qu'on ne peut expier;Qu'une ame fans remords devant vous fe déployer Oui, dans ce même inftant, oü le cielmefoudroye,. Je formóis le projet.. tous mes Hens rompus.. J'allois portermon cceur aux pieds.. ellen'eftplus!. Et ce Dieu m'en punit. D'Orfigni fort, Vous me quittez ?. Au Pere Abbé. Mon pere-, Vous n'empêcherez point qu'il ferme ma gaupiexe ?  44 LE COMTE DE COMMINGE, SCÈNE IV. COMMINGE, LE PERE ABBE. Le Pere Abbé. C'Est a mes feuls regards que vous devez ofFriï Les hleflures d'un cceur.. Comminge, toujours fur cette fépuliure, & avec une efpece de fureur. Que rien ne peut guérir. Mon pere, c'en eft fait. Qu'il me réduife en poudre» Ce Dieu, qui s'eft vengé: j'attends ici fa foudre. 11 embrafe Ia terre avec tranfport. Le Pere Abbé. Ah! malheureux Arfène! ah! mon fils, connaifiëz Ce Dieu qui vous entend, & que vous ofFenfëz: Sans doute, contre vous s'armant de fon tonnerre, . II peut de fa juftice épouvanter Ia terre, Expofer k nos yeux dans votre chatiment, Du célefte courroux 1'éternel monument; II peut vous accabler de fa grandeur terrible r Mais ce Dieu.. C'eft un pere indulgent & fenfible^ Et vous en abufez, enfant dénaturé! Comminge, dans la même fitualion. Mon pere!. Ah!loin de moi, ceDieu s'eftretiré; H m'óte Adélaïde. U dit ces mots en pleuraat»  DRAM E. 45 Le Pere Abbé, Et vous ofez, mon frere, Elever jufqu'a lui votre voix téméraire! Dans vos impiétés vous accufez le ciel! Rensiez grace plutöt a fon bras paternel'; Que dis-je ? Vous pleurez 1'objet qu'il vous enleve; Jl frappe Adélaïde. Et qui conduit le glaive? Qui 1'immole ? homme aveugle, ouvre les yeux; c'eft toi, C'eft toi, qui trabiilant tapromefle, ta foi, Transfuge des autels, pour marcher versl'abime, Courois te rendre au monde, a lafange du crime;. Ce Dieu, qui d'un rcgard perce 1'immenfité, Les profondeurs du tems & de 1'étcrnité, II a lu dans ton cceur, dans fes plis mfidelles, En a développé les trames criminelles; Ilt'a vu prêt enfin a rompre tes fermens; Il te ravit I'auteur de tes égaremens; Sa clémence Iaffée a l'homme t'abandonne. S'il t'échappe des pleurs, que Ie ciel te pardonne»' Qu'ils implorent ta grace, & celle de 1'objet.. Par ia voix du devoir je vous parle a regret; Donnez-moi votre bras.. 11 releye Comminge qui fait ücs eforts, & s'appuie ■ * fur le bras du Pere Abbi. commik g e. Qu'exigez-vous, mon pere? J'allois fur cette tombe achever ma mifere;  p LE COMTE DÊ COMMINGE, Pourquoi me rappeller -a ce jour que je fuis ? Nommez-moi criminel: je fcais que je le fuis; Mais cet objet, mon pere.. iln'étoit point coupable; J'ai fait tous fes malheurs: Ie ciel inexorable Auroit du fur moi feul appéfantir fes coups, Et fur Adélaïde il les réunit tous! Le Pere Abbé. Refpeftez fes décrets; adorez fes vengeances, Et fouffrez. Comminge. II a mis le comble a mes fouffrances. Je ne le cache point: irois-je vous tromper ? Son bras du coup mortel eft venu me frappcr. Je crains peu le trépas: je Ie vois d'un ceil ferme, Comme de mes malheurs le rcmede & le terme. Mais ce que je redoute, eft un Dieu courroucé. Retirez donc le trait, dans mon cceur enfoncé; Je frémis de le dire, Adélaïde eft morte, Et fur Dieu cependant, plus que jamais Temporte: Voila le feul objet qui me fuit au tombeau. A Ia pale clarté de ce trifte iiambcau, C'eft elle que je vois, plus féduifante encore; Aux autels profterné, c'eft elle que j'adore: .D'autant plus accablé de ma funefte erreur, Que même le remords n'entre plus dans mon cceur. Le Pere Abbé. ■ Qu'un efpoir courageux vous flatte&vous anime; Criez a votre Dieu du profond de I'ablme:  D Tt A M E. 4j D'un honteux efclavage il brifera les fers. Le créateur des cieux, le fouverain des mers, Qui fait taire d'un mot (i) les bruyantes tempêtes,'' Enchaine avec les vents la foudrc fur nos têtes, Sc-aura rendre le calme a vos fens agités: Mais le zèle conftant obtient feul fes bontés. Voulez-vous réveiller dans votre ame impuifTante Ces fublimes élans , cette flamme agiffante, -Qui nous porte a 1'amour de la divinité? Qu'en toute fon horreur a vos yeux préfenté Le trépas vous infpire un cffroi falutaire; Eclairez-vous toujours du flambeau funéraire^ Plus docile a nos loi::, achcvez de creufer -Cette foffe, oü 1'argile ira fe dépofcr. Tremblezquc cet efprit, qui furvit a nous-même. Dans fes deftins nouveaux n'emportc 1'anathème; FrémilTez: contemplez 1'arbitre fouverain, Sur cette folTe affis, la balance a la main; Le pere a difparu: vous voyez votre juge; 11 prononce.. Oü fera, mortel, votre refuge? En lui montrant fa fojfe. C'eft donc la que penché fous le glaive d'un Dieu» C'eft-la que vous devez enfevelir ce feu, Qu'il faut que votre cceur fe foumette, fe brife» Ci) lmperavit venlis 6? mart, £? fa&a ejl tranjuitiitas magna.  P LE COMTE DE COMMINGE, - Sur vos devoirs cruels, que la mort vous inftruifeAvec ce maltre affreux je vous laiffe., . 11 fait queljuespas pour fe retirer, •Comminge, VarttOM, & mement. Un moment, Mon pere.. cet Euthime irrite mon tourment; Tantot je 1'ai rcvu.. je réfifte avec peine Au defir de feavoir quel fujet le ramene, Ici.. fur mes pas même.. il femble partager Mes chagrins, mes travaux.. il veut les foulager; Sur ma foffe il levoit une main défaillante, Et fa main retomboit toujours plus languiffante; Lui ferois-je connu ?. pourquoi ces pleurs?. fcachez Dans quclle fombre nuit fes deftins font cachés. De moi-même étonné.. quel fentiment me guide? Qui peut m'intéreffer après Adélaïde? ; Le Pere Abbé. Eh quoi! toujours ce nom ? je remplirai vos vceux; Je vais enfin lever ce voile ténébrcux; Euthime m'apprendra quelle raifon puiffante Rappelle a vos cótés fa douleur gémiffantc; Je vous en inffruirai. Son état eft touchant! Aumatin de fes jours, il penche a fon couchantt On craint que le poifon de la mélancolie N'ait bientót confumé le refte de fa vie. Comminge, avec emportement. Ah! ce revers manquoit a mon malheureux fort! Le  DRAME. 4„ Le Pere Abbé. Dans ces tombeaux, mon frere, étudiez ia mort; Je vous 1'ai dit: cherchez fon horreur ténebrcufe..' C'eft i'écolc de l'homme. tt fait encore quelques pas pourforlir.. Comminge, aiidnt h iu\, Ame fi iénéreufe, Oii regne la nature avec la piété, Öii Dieu fe fait fentir dans toute fa bonté Puiiqu'ii n'eft point permis d'entretenir I'idée., • D'un fi cher fouvenir mon ame eft poffédée! Que du moins (Je n'implore, héias! que la pitié) Mes pleurs puifient couler au fein de 1'amitié! Faut-il que tout entier le fentiment s'immoie ?' Et le ciel défend-t-il qu'un ami me confoie? Mon pere.. d'Orfigni foulageoitma douleur.-. Qu'il revienne.. 'L e Pere AbbÉ, le ferrant contre fon fein. Eft-ce a vous è douter de mon cceur ? Me fuis-je 3 votre égard montré dur, irrftexibïe? Et pour être chrétien, doit-on être infenfible? Ne connaitrez-vous point, exempt depafiron, Le véritable efprit de la religion ? Le tendre fentiment compofe fon eflènce; Le tendre fentiment établit fa puifiance; ' Si Dieu n'eüt point airaé , fuivrions-no'us fa loi? C'eft 1'amour qui foumet la raifon i la foi.. Vous verrez votre ami. Comm'ngefe prefterne ilevant le Pere Abbé •lome I. j  5o LE COMTE DE COMMINGE, SCÈNE V. CoMMIB GE feul, 3 rtvenant au-devant du thédtre. Q.Ue mes maux font horriblcsl Eh! qu'il eft de tourments pour les ames fenfibles! Combien de fois on meurt avant que d'expirer! Tout m'attendrit, m'afflige, & vient me déchirer! Cet Euthime.. Ah ! Comminge . écarté les allarmesi Dans tes yeux prefque éteints eft-il encor des larmes ? ( Sous le froid de la mort pret a s'anéantir, Ton cceur au fentiment pourroit-il fe r'ouvrir? J'ai tout perdu!. C'eft moi quelc tombeau dévore! C'eft moi.. qui ne fuis plus! 6 mon Dieu que j'implorc , Tu veux.. que je 1'oublie! ó comble de douleurs! Tuprétends lui ravir jufqu'a mes derniers pleurs ! Et cefuprême efïbrt.. n'eft point en ma puiiTance. Pardonne, Dieu vengeur, je fcaisqueje tbffenfe; Je voudrois.. t'obéir.. II court au tombeau de Rancé, Tembraffe avec viyacité, c? y répand des larmes. Toi, qui des paffions pus te rendre vainqueur, Rancé.' tu fcus aimer; tu connus la tendreffe : Tu fcauias.. comme il faut furmonter fa faibleffc.  DRAME. Sï fa vertu, que Je ciel prit foin de foutenir, De 1'objet Ie plus cher dompta Ie fouvenir; Du pied de fon cercueil, fur fa cendre furnante' Tu t'élevas a Dieu, qui frappoit ton amante: Je n'ai point ton courage.. Ah! viens amonfecours; Viens,fubjugue un tyran..qui 1'e.mporte toujours. Contre un cceur révolté,Rancé, tourne tes armes; D'Adélaïde en moi combats, détruis les charmes; L'ai-jepu dire, hélas!. je retombe a ce nom; Prête-moi.. tout 1'appui de la religion. Mes larmes vainement inonderoicnt ta tombe! Aimas-tu comme moi?. Sous mes mauxje fuccombe. // eft penciié fur le tombeau, aux pieds de la croix & dans un profond accablement. SCÈNE VI. COMMINGE, EUTHIME. Euthime defcend de t'efealier au cóté droit; c'eft de ce m*me có'.é que Comminge a les deux mains & la tête. appuyêe^ fur le tombeau; il eft donc affez naturel qu'il 'ne voye pas Euthime, qui n'appercoit point au/ft Comminge. Euthime fe tratne jufqu'a fa foffe; on fefouyiendra qu'elle eft fur le devant du thédtre a droile: ce religieux qui a toujours la tête enfoncée dans fon habillement, examine long tems fon dernier afyle; ilgêmit, il y tend le! deux mains qu'il leve enfuite au ciel; il quitte cc lieu de lf I 2  52 LE COMTE^DE COMMINGE, fcène, fait quelques pas pour fe retirer, appercoit Comminge, paroft troublé, va a lui, s'en écarté, revient enfin; Comminge qui ne Va pas vu, ft toe, & M* aa t6lé gaucke du thédtre , prés de fa Me; Euthime court prendre fa place. 11 a remarqué que Comminge avoit lailfé échappcr des pleurs fur le tombeau: il y demeure itns la mime fituation ou Ton et vu Comminge. comminge fe levant, comme on vient de li dire , & allant vers fa foffe. ■ Allons nous acquitter d'un barbare dcvoir. Qu'ai-je dit? Le trépas iVcfl-il point mon efpoir? 11 prend la pioche. Terre, mon feul afyle , \ ton fein qui m'appellc, Puis-je rendre aflèz tót mafubftance mortelle? Ce cceur, par vingt tyrans, déchiré, dévoré, Pourroit-il affez tót être au néant livré? ü enfonce la pioche, creufe la terre, & trouve de la rèfifiance. Pendant ce tem Euthime donne des baifers eu tombeau; on diroit qu'il veut recueitlir dans for. cceur les .larmes de Comminge. Tu m'oppofes, ó terre, un rocher inflexible! Guvre-toi fous mes coups., a mes pleurs fois fenfible.. En pleurant. De tes flancs amöllis.. je ne veux qu'un tombeau. U arrache des pierres, qu'il jette fur le bord de la foffe ; il s'arrête appuyê fur la pioche, & continue. Eprouvé, chaque jour, par un tourment nouveau. Aurois-je a regrettcr une vie importune?  DRAME. 53 Hélas! dés Ie berceau j'ai connu 1'infortune, Les raaux les plus cruels , les fupplices du cceur L'exiftence pour moi ne fut que Ia douleur. 11 creufe encore la terre, laijje la pioche , prend etitre fes mains un crtlne, le confidere avec une at tent ion ténébreufe. Dë cet être animé par un rayon cél'efïe, De l'homme malheureux voila donc ce qui refte J' Sis ontaimé fansdoute... & leur cceur ne fent plus! 11 laijje, avec un figne dTefroi &■ de douleur, tornier ce erdns, qui va rouler du cóté d'Euthime. Comminge afon front appuyéfur les deux mains: il refle quelquetems dans ce fombre accablemeni. Euthime fait. un mouvement de terreur a VafpeB de cette tèle , fif il reprend la même attitude, Comminge revenu ü lui ^ pourfuit t Ciel! foutiens mes efprits de douleur abattus. Euthime Je releve, tourne les yeux vers le ciel, met la main fur fon cceur, S? retombe. dans la mine fituttion, Comminge prend la pelle , jette la terre de cóld & d'autre , met les pieds dans fa foffe, la confidere avec cit'.e mêlancolie profonde, le caraüere de tams pintlrie: Que j'ofe de ma cendre envifager la place.. La., je ne ferai plus.. C'eft dans ce court efpace' Que tout s'anéantit.. tout.. jufques a 1'efpoir; C'eft ici.. que 1'amour rr'aura plus de pouvoir, Qu'Adélaïde enfin., je vis., je brule encore; Je fens.. qu'Adélaïdeeft tout ce quej'adore. ll laiffe tomber la pelle, tombe lui. même dans une aitiI 3,  54 LE COMTE DE COMMINGE, tuit dtbattanent fur le cain de fa fife qui regende le tombeau: par-la il pent Ure vu du fpebtateur*; Euthime, qui continue h n'étre pas appercu de Comminge , fait quelques pas verslui, revient, ionneiee marqués de douleur, retourne & demeure une main appuyée fur le lom'eau. Pardonne-irioi, grand Dieu, c'eft mon dernic» foupir; Pour la derniere fois laiflè-moi me remplir. De cet objet.. qu'il faut que je te facrifie! Pardonne, fi maigré le ferment qui me lie „ J'ai gardé, dans un fein qui nourrit fon ardeur, ü tire de fon fein le portrait d'Adélaïde. Euthime eft parvenu jufqu'aupr'es de Comminge, £f met fon mouchoir afes yeux; il (eoult Comminge avec hlérét. Cette image fi chere.. attachéei mon cceur: ÉUt on pu 1'en óter, fans m'arrachcr ia vie?; 11 aflicht les yeux fur le portrait. Voila.. voila les traits.. que 1'on veut que j'oublie» Effacés par mes pleurs.. a mes yeux fi préfents.,. Sur ta religion.. fur le ciel fi puiffants! ADieu même.. 1 Dieu même, oui jet'aipréférée Tu m'enflammes encore, 6 femme idolatrée. Du cceur le plus épris, & le plus malheureux.. H couvre te.portrait de baifers & de larmes. Ma chere Adélaïde.. emporte tous mes vceux.. Euthime, les deux mains élenducs vers Comminge, qui toujours ne le voit pas , 8 comme prét h sUcrier. Le dernier fentiment de 1'efprit qui m'anime.  DRAME. 5S Euthime, avec un cri. Ah! Comte de Comminge! 11 fe retire avec une efpece de précipilation. Comminge, remettant avec vivacité It portrait dans fon fein, fif frappé d'éionnement. A ces accentS ! 11 fe reiourne. Euthime!,.' II m'a nommé!. Euthime fe retire vers r efealier de ratte droite. Sa voix.. crueL. vous me fuyez!.. 11 va a lui. Rien nepeut m'arrèter,. que j'expire a vos piés,. Euthime avance le bras pour empéchcr Comminge d'approcher. Quoi! vous me repouffez! 11 demeure interdit. Son empire m'étonne! Euthime a monté déja quelques marches,tl tombe les deux mains appuyêes fur les genoux, dans tattitude d'une perfonne qui pleure.. II pleure!. Comminge avec impéiusftté allant ü Euthime, é déja fur une des marches. je fcaurai.. euthime,/*; relevant, & lui'faifar,l flgne toujours de la main pour qu'il n'avanee pas. Reftez.. Le ciel 1'ordonne. Euthime acheve de monter avec peine , tournant Jouvent la téte.  5jS LE COMTE DE COMMINGE, CoMMU'üi, demairant interiüi furie dcgré. Dieu Iui-même commande! il enchatne mes pas!. Quel filence obftiné, que jene comprens pas! 11 fe relourne vers Euthime qui ejl au haut de t''efealier ; ce dernier joint les mains,. fenible s'adrefer au ciel, re garde er.core Comminge, poujfe un profond gémifement, ejl prêt de quitter la fcène. . Euthime.. cher Euthime.. il gémit! & m'évite.. Comminge monte encore quelques degrés pour aller vers Euthime, & dit avec des larmes : Euthime.. écoutez-moi,. qu'un feul mot... 11 fuit long-tems des yeux Euthime ,qui difparalt enfin, après s'ltre encore retourné 6? avoir regardi Com~ minge en levant les mains au ciel, £? mettant la. main fur fon cceur. II me quitte L. SCÈNE VII. Comminge feul, defcendant. dvEs fons.. ces fons touchans.. dans mon ame ont porté.. Trop chere illufion!. frappé de tout cóté,. Ma douleur, mon tourinent, mon défefpoir redouble! Tout ce qui m'environne augmente encor ce trouble,. Ji  DRAM E. 57 11 va vers le tombeau. O Dieu qui me punis, que j'offenfe toujours, Précipite la fin de mes malheureux jours; O Dieu.. foulage-moi du fardeau de mon être-, 11 a une main appuyée fur le tombeau. scène vin. COMMINGE, D'ORSIGNI, avec précipite tion, defcendant par T'efealier du i6tigauche, & accou. rant a Comminge.. Comminge, allant au-devant de, eCOrftgni, ayec tranfport, j JLt me connait! D'Ojsigni, avec la mime viraal?. Euthime, en ce moment peut-être, A fon terme arrivé.. Comminge, effrayé. Vous dites? D'Orsigni.. A 1'inftant, J'ai vu ce malheureux que Ion trainoit mourant Aux lieux, oü la pitié (i) d'une main bienfaifante S'empreiTe a foulager Ia nature fouffrante. CO ^'infirmerie. 1 5  58 LE COMTE DE COMMINGE, &c, comminge, avec douleur, & faifant quelques pas* Je te perdrois! Euthime! D'Orsigni. A travers fa paleur, T'aifaifi quelques traits.. ils ont trouble mon cceur; Comminge.. il faut le voir. Comminge. Je ie verrai, fans doute. Courons., ce cceur,hélas! n'a plus rien qu'il redouts. 11 fort. D'0 rsigni. Je fuis vos pas. SCÈNE IX. D'0 rsigni, f'ul. O Ciel! prens pitié de fes maux! S'il n'eft point cn ces lieux, oü donc eft le repos?. Fin du fecond ASe.  ACTE III. SCÈNE PREMIÈRE. C0TV1MING E, defcendant avec p/éciphat'on , fi? D'ORSIGNI , lefuivant avecle même cmpretfement. comminge, ercore fur les degris. No n, ne me fuivez point. 11 ejl difiendu fnr la fcène. D'0 rsigni. Sous ces voütes funèbres, Que venez-vous chercher ? Comminge. Les plus noires ténèbres,. S'il étoit fur la terre un féjour plus affreux,. J'y précipiterois les pas d'un malheureux. Dans la nuit de la mort que ma douleur fe.cache;, A meperfécuter tout confpire & s'attache, Tout fe plak a bleffer ma fenfibiïité. je ne puis m'arracher a-la fatalité! Que je reconnais bien cet infernal Génie,. Appliqué fans relache a tourmenter ma vie, Et qui, dès mon berceau, s'abreuvant de mes pleurs, Emporte mes deftins de malheurs en malheurs! Acharné fur fa proie avec perfévérance.. Jöuis, cruel; ta rage a comblé ma foufFrance!: I 6  6o LE COMTE DE COMMINGE; D'Orsigni. Quoi! toujours entouréde 1'ombredes tombeaux,. Loin de les adoucir, vous irritez vos maux! Aimant a vous nour-rir de fiel & d'amertume, Vous-mème entretenez 1'cnnui qui vousconfume! Comminge. Euthime.. vous fgavez quel trouble en fa faveur, Quel pouvoir inconnu femble entrainer mon cceur, Qu'après Adélaïde, il eft"le feul, peut-être, Pour quile fentiment dans mon ameaitpu naltrc-; CetEuthime.. que j'aime, & je nefcais pourquoi... Refufe de me voir.. Il s'éloigne de moi! Maigré mon défcfpoir, ma priere, mes larmes,. I! veut a mes regards dérober fes allarmes! On dit même, & je tremble a ce nouveau chagrin, Que fes jours languifïants approchent de leur fin: S'il m'étoit cnlevé.. que m'importe fa vie? Que dis-je, ö ciel? La mïenne & fon fort eft unie. Mais, d'Orfigni, d'oii vient cet intérêt puiffant? Seroif>ce du malheur le fuprême afcendant, Et des infortunés le cceur facile & tendre, Plus que les autres cceurs, cherche-t-ü a s'étendre? Goüterions-nous enfin de fecrettes douceurs A confier nos maux, a dépofer nos pleurs ? La peine partagée eft-elle plus légere? Ou ce ciel, de qui l'homme éprouve la colere; Que les plus malheureux fouvent touchent le moins, Met-il 1c fentiment au rang dè nos hefoins?  D R A M E. 6v Euthime.. a mes cótés je le revors fans ceife; II me cherche,me fuit.. dans quel trouble il me lai-ffei • D'Orsigni. Gomme vous j'ai fenti la même émotion. Comminge,. Et tout vient ajouter a cette impreffion;. Qu'eft-ce que le fecours de la.raifon humaine! Qu'on doit peu nous vantcr fa lueur incertaine! Ce débile flambeau, qu'allume un fouffle faint,. Le moindre événement 1'obfcurcit, ou 1'éteint; Avec nos fens ftëtris nos efpmss'affaibliiTent. A mes propres regards mes frayeurs m'aviliflent :: J'eufle autrefois d'un fonge écarté les erreurs,. J'ouvre aujourd'hui mon arneacesvaines terraurs'; Tant 1'infbrtune cbange & peut dégrader Pêire,, Que 1'orgueil a nommé 1'image de fon maitre! Lorfque 1'aftre du jour brille au plus haut'des cieux,. La règle nous permet (r) d'appeller fur nos yetac D'un fommeil paffager les douceurs con;folantes ^ Lainort même abaiffoit mes paupieies pefanteï:; Dans le fein du repos j'effayois d'aflbupir. Les tortures d'un cceur fatigué de gémir;Quel fonge m'a frappé de trifteffe & de crainte l' C.I) 0«*fe rappsllera que les Relij;i;ux de la Trappe ent permiffion de fe repcfer quelques moments 1'aprèsdiner, I 7  62 LE COMTE DE COMMINGE, J'errois dans les détours d'une Iugubre"eEceinte, Qu'a fillons redoublés le tonnerre éclairoit; Sous mes pas chanceltants la terre s'entr'ouvroit;Je m'avance, égaré, dans des plaines défertes: De la deftruftion elles étoient couvertes; Dufondde noirs tombeaux, antiquesmonuments J'entendois s'échapper de longs gémiffements; Dans les débris épars de ces vieux maufolées, Je voyois fe trainer des Ombres défolées; D'un Iamentabie écho ces champs retentiflbient;' Des monceaux de cercueils jufqu'aux cieux s'en*taffoient:: On eut dit que ces bords, haïs de la nature,. Etoient du monde entier Ia vafte fépulture. Tout al'oreille, aux yeux, au cceur, a tous les fensPortoit 1'afFreufe mort, & fes traits déchirants. A la fombre Iueur d'une torche fanglante, J'appercois une femme éperduc & tremblante, En vêtemens de deuil, les bras levés au ciel, Dans les pleurs,fuccombant fous un trouble mortel.. Auflitöt la pitié m'attendrit & me guide: J'accours, Je vois.. je vole aux pieds d'Adélaïde, Et n'embraiTe, effrayé., qu'un tombeau gémifiant. Sous les habits d'Euthime, un fpeftre menacantS'éleve, fedécouvre, a mes regards préfente.. Quelle image! Ia mort caufe moins d'épouvante: D'un tourbillon de feux il étoit entouré ; On pouvoit voir fon cceur, de flammes dévoré,.  DRAME". öt contempler fa foffe a fon dernier inftant. II eft accompagnê de ces quatre nouveaux religieux, ü prend dans une coquille qu'on lui préfente avec cette urne, de la cendre , la laffe tomber en leyant let _j yeux au ciel, £? en difant: .Ëfprits confolateurs, -entourez cette cendre. Les quatre religieux fornient une croix de cendre qu'ils couvrent de paille; elle eft fur le devant du thédtre k gattche, diftante de la foffe d'Euthime; les deux colonnes de religieux dêpafj'ent tclte cendre, de facon que Comminge fera vis- h- vis d'Euthime , lorfqu'il fera placé. Et fur ce lit de mort mes mains doivent 1'étendre, Comminge. O fpectaclc touchant! je ne pourrai jamais.. Le Pere Abbé, a Comminge, A votre rang placé, modérez ces regrets, Frere Arfène, & fongez que le ciel s'cn offenfe. Comminge dans l'accablement, va prendre fa place parmi les religieux : il eft le fecond de la colonne droite ; d'Orfigni cfl quelques pas plus haut que les religieux, & un pèu plus de cóté, de facon qu'il ne cache ni les religieux, ni Comminge. A d'Orfigni. Et vous, fur qui vcilloit 1'ceil de la Providence, CHi'elle-même a fans doute en ces murs amené,  DRAME. n Tous, d'un monde trompeur, toujours environné, Vous avez vu mourir ces héros de Ia guerre, Dont Ie faftc impofant peut éblouir Ia terre, Ces fages, dont i'orgueil eft le faible foutien. .< D'0 r siG N l, appercevant Euthims qui defcend. O ciel! Le Pe re Abbé. Vous allez voir comme meurt un chrétien» SCÈNE VI. fi? derniere. COMMINGE, D'ORSIGNI, LE PERE ABBÉ, LES RELIGIEUX , EUTHIME , foutenu par deux religieux, un troifieme le fuit avec un crucifix k la main. Le Pere Abbé, voyant Euthime. A d'Orfigni. Ii fe montre a nos yeux. A Euthime, au-devant duquel il va* Venez, venez, mon frere, Mériter de la grace une mort falutaire. EutHIME, avangant fur le thédtre , toujours foutsnu par les deux religieux, & fe trafnant au lit de cendre. C'eft-Ia que j'attendrai 1'arrêt de mon trépas!  72 LE COMTE DE COMMINGE, Au Pere Abbé. O mon pere! daignez me prêter votre bras. Le Pere Abbé Falie , £? Vétend fur la cendre: i'un iet deux religieux qui le 'fouttennent fe relire. Derrière lui refie toujours le religieux qui porte le crucifix % Euthime demande au Pere Abbé qui ejl a fes cótés : Suis-je pres de ma foffe? comminge, le regardant avec aftention & h part. A fa voix.. è fa vue.. Le Pere Abbé, e Euthime. fca voici. 11 la lui montre D'O r si gn i, k part. Quelle erreur féduit mon ame ëinue! euthime, regardant fa fijfe. Mon courage incertain demande a s'aiTermir; foutenons ce fpe&acle.. il apprend a mourir. On fe fouviendra qu'Eutbime doit avoir une voix lang'iijfante & tfaiblie. Vous me 1'avez permis. Au Pere Abbé. Le malheureux Euthime Peut, rempli des (ranfports du zèlë quU'anime, Révéler des fecrets, qui du jour éclairés, Rendront Dieu plus vifible a ces lieux révérés, A ces ames, du monde & des fens détachées.. Om', vous verrez fon bras, par des routes cachéès; Mc tirer des enfers, pour me conduire au port. Que ma bouche, ó mon Dieu, par un fuprême efibit Puiffe  DRAME. 73 Puiffe offrir de ta gloire une preuve éclatante! Ranime en fa faveur cette voix expirante! Que mon dernier foupir s'arrête, pour montret Ce que peut faire un Dieu, qui veut nous infpirer! Le Pere Abbé. Ah! fa grace eft fur nous toujours prête a defeendre; Sur nous toujours fes dons fonlprêtsa ferépandre.' C'eft nous, c'eft nous, ingrats, qui repouffant fa main, Contre Ie ciel armés, lui fermons notre fein. Euthime, au religieux qui le Jbutierst. 11 eft un peu élevé, & fouvent appuyé fur fon bras droit. Daignez me foutenir. Aux religieux. Vertueux folitaires, Vous avcz cru ma foi, ma piété fincères, Que digne enfin du nom que vous m'avez donné, J'étois par un faint zèle auxautels encraïné: II faut vous détromper. Contemplez dans Euthime Des défordres du cceur la honteufe viccime; Vous voyez.. une femme. Comminge ace mot lai/fe échapper toute rexPref,on de rctonnement & de la curiofui, mouvement! qui toujours augmentent. Le Pere Abbé. Une femme, en ce lieu! Euthime. Qui vécutpour Ie monde, & veut mourir pour Dieu. Oui, je fuis, jel'avoue, une femme coupable, Tome J. £  74 LE COMTE DE COMMINGE,1 Et la plus crimineüe, & la plus miférable..' Dont la religion confolera la fin. Comminge, entends, regarde, & reconnais enfis Celle qui prit, hélas! un fol amour pour guide.. Celle qui t'égara.. qui vient.. J ce dernier mot, elle fe leye entore un peu plus ; & fa 'tête moins enfontée dans fon habülement laife óiflinguer fes traits. ? comminge s avec un cri, allanl fe précipiter h genoux auprès a~'Euthime, & paraijfant vouloir lui prendre la main, Adélaïde! D'Orsigni. Ciel! euthime, a Comminge, & le repoutfant de la main, Elle-même. Arrête. Comminge, a fes pieds. Adélaïde.. non.. Aux religieux qui yeulent le relever. A fes pieds je mourrai.. Le Pere Abbé, h Comminge. Que la religion.. Comminge, dans la même fituation s avec la fureur ie la douleur, £? en pleuranl. je n'en ai plus. Euthime. Comminge, ah! fi je te fuis chere, JN'offenfe point le ciel..  Ö R A M E. ?s Comminge. II comble ma mifere. Euthime. £2 nous aime, il nous frappe.. Ecoute, & Ieve-tof Comminge fe leve, va tomber dans les bras de deux religieux, » efl plongé dans le plus grand accable. ment. Les mouvements de d'Orfigni font moins mar. qués que ceux de Comminge; ce dernier „'efl point cachêpar les religieux: U eft entr'eux & Euthime. Le Pere Abbé eft plu, fur le devant du thédtre. Je dois un grand exemple, &tout I'attendde moL que du moins mon trépas puiffe expier ma vie» A d'Orfigni avecfurprife & attendriffemem. Vous auffi dans ces murs! Aux religieux, en leur monlrant Comminge, & aprls une longue paufe. Voila d'un culte impie Le trop fatal objet.. & que j'ai trop chéri; Pour qui Dieu tant de fois fut oublié., trahi! Dès mon premier foupir, Comminge eut ma tendreffe; Nousrempliffions nos cceurs d'uneprofane ivreffeTout, ia terre, le ciel loin de nous avoient fui;' En montrant Comminge. II n'adoroit que moi, je n'adorois que lui; Notre ame aux paffions étoit abandonnée;' Enfin, a mon amant j'allois être enchainée: L'intérêt divifa nos parents furieux- Lesi1ambeauxdel'bymen,quibriiloiénta„osyfuX, K 2  76 LE COMTE DE COMMINGE, Tout prêts de s'allumcr, a leurvoixs'éteignirent; Malheureux pour jamais, leurs. mains nous défunirent. J'aurois du réprimer a force de vertu Un penchant par le ciel fans doute combattu; J'entretins ma faibleffe. A tous les mauxenbutc: De cepas imprudent je courus a ma chute; Au bonheur de Comminge, il falloit m'immoler, Que d'un hymen forcé le jong vint m'accabler: Je cherchai pour 1'objet de ce nceud refpeftable Un mortel., qui jamais ne me parut aimable, Dont le choix odieux raffurat mon amant, Et fut pour ma tendreffe un éternel tourment; Je trouvai ce mari.. qui devoit me déplaire. Un tel lien, mon Dieu! méritoit ta colere, Et j'en ai reffeuti les terribles effets! Malheureufe! 1'amour m'enivroit a longs traits. Cette ardeur infenfée avoit peine a fe taire: Je laiffois s'élever une flamme adultere; Je trahiffois 1'hymen: je portois dans fes bras Un cceur, qui chériffoit fes fecrets attentats. Eh! voiia ce qu'étoit une femme infidelle Qui s'armoit des dehors d'une vertu rebelle! Ils n'en iinpofoient point aux regardsd'un époux; II n'écouta bientót que fes tranfports jaloux; A venger fes affronts fa fureur animée Dans un cachot me traïne, & m'ytient renfermée: Le cruel.. d'un Dieu jufte il étoit 1'inftrument!  DRAME. 77 Mais, loin d'ouvrir les yeux fur mon égarement, Loin qu'un remords heureux exeitat mes "allarmes, C'étoit a mon amant., que je donnois mes larmes. COMMINGE, quittant avec yiyacité les bras des deux religieux, e? allant ferrer dans les pens le Pere Abbé, avec un fombre défespoir qui ne lui per met de s'écrier qu'après quelques iriftants. Ah! mon pere! Le Pere Abbé le tient ferrl contre fon fein. " Euthime. La mort m'affranchit de mes nceuds, Enleve mon époux: Comminge a tous mes vceux • Je cours le demander aux lieux de fa naiffance; Depuis longtems fa mere accufoit fon abfence: Nous mêlons nos regrets. Par Ia voix des douleurs , Dieu quelquefois appelle & vient s'ouvrir les coeurs: Le mien le repouflbit. D'un traitprofond bleffée, Comminge revenoit fans ceffe a ma penfée.. Quelaraifon, 1'honneur, demon ame étoient loin! Sa mere.. je la quitte, & n'ayant de téinoin Qu'une femme au fecret par l'intérêt liée, De ma mort la nouvelle eft partout publiéej Jeprens des vêtements a mon fexe interdits; Je cherche mon amant fous ces nouveaux habits. D'un ami, qui toujours lui demeura fidelle, Le nom, a mon efprit tout-a-coup fe rappelle; Le-féjour qu'il habite eft non loin de ces lieux: t 3  rfS LE COMTE DE COMMINGE, j'y vole.. A ce tranfport reconnaifibz les cieux: D'un fentimentqu'envaincombattoit ma faiblcfle, L'attrait impérieiix me domine, me preffe, Subjugue 1'amour même, & me force d'entrer Dans votre temple, oü Dieu paraiffoit m'attirer; Parmi toutes ces voix qui chantent fes louanges^ Qui s'élevent a lui fur les alles des anges, Je diftingue une voix.. un fon accoutumé A pénétrer un cceur toujours plus cnflammé: Par un fonge impofteur je crois être trompée; J'approche.. de quels traits je demeure frappée S Je découvre a travers les outrages du tems, Et de l'auftérité les fillons pénitens.. Jerevois.. cet objet.. d'une immortelle flamme, Ce féduéteur fi dier.. Ie maitre de mon ame; Je poufle un cri d'effioi, de furprife, d'amour; Toutes les paffions m'agitent tour a tour; Auflitöt, (contemplez jufqu'oü l'homme s'dgare, Quand d'un cceur corrompu le défordre s'empare.) Je concois le projet., je veux ravir a Dieu Une ame qu'il fembloit échauffer de fon feu. Faible mortclle! ofer me croire fon égale! Ofer être d'un Dieu rorgueiïleufe rivale! Je m'informe, j'apprens.. Comminge a vos autels Venoit d'être enchalné par des nceuds éternels, Le jour même.. oü le ciel dans ce féjour m'amene-  DRAME, 70 Comminge, s'arrachaat des bras du Pere Abbé, & avec une fombre fureur. Ai-Je aflez, Dieu vengeur, rafïafïé ta haine? M fait quelques pas fur la fcène, égaré de douleur. Le Pere Abbé. Rendez grace a ce Dieu qui ne vous punit pas. 11 va a lui, & avec tendreffe : Eft-ce a toi d'augmenter le nombre des ingrats Toi qu'il a par bonté tiré duprécipice, Que fon bras paternel difpute a fa Juftice? A de pareils tranfports tu peux t'abandonneif .Viens, mon fils.. 11 lui tend les bras, & le ferre contre fon cceuri Dieu toujours eft prêt a pardonner, Comminge en pleurant retombe dans le fein du Pere Abbé. Euthime. Après tant de tourments, de recherches, d'ailarmes , Je retrouvois enfin cet objet de mes larmes; A des yeux inquiets Comminge étoit rendu : Mais.. pour un cceur épris I'amant étoit perdu. O vous, a qui mes cris alloient porter la guerre, Vous n'avez point fur moi Iancé votre tonnerre! Vous vouliez employer ce déteftable amour, Pour retenir mes vceux dans ce divin féjour: • Tant vos deffeins profonds aux yeux humains fe cachent! K 4  te LE COMTE DE COMMINGE, Pour m'arrêter ici que de Hens m'attachent! Vingt fois ces murs par moi furent abandonnés: Autant de fois mes pas y furent ramenés; Quitter des lieux fi chers ! c'eft pour moi le ciel même, Oürefpire, oir demeure.. oümourra ce que j'aime. Puis-je m'en arracher ? prés de lui je vivrai; . L'air qui vient Tammer, je le refpirerai; S'il faut, s'il faut lui taire a quel point je 1'adore, Renfermer mes foupirs, 1'ardeur qui me dévore, Du moins.. je 1'entendrai.. je le verrai toujours. J'exhaloisdans mon fein ces coupables difcours; L'amour.. a décidé. J'accours a vous, mon pere; Vous ne m'efFrayez point par votre regie auftere: Comminge la fuivoit. Cette biülante ardeur Parait 1'emportement d'une fainte ferveur: Dieu feul, Dieu feulconnait la perfidie humaine! Enfin vous m'admettez a 1'eiTai d'une chalne.. Je lui tends les deux mains, Comminge laportoit. Eh, mon pere, quel cceur panni vous habitoit! 11 faut qu'a vos regards tout entier ce cceur s'ouvre, Que de tous mes forfaits le tiflu fe découvre: Miférable! on croyoit que c'étoit 1'Eternel Qui me tenoit fans ceffe attachée a 1'autel: Un homme.. y recevoit mon facrilége hommage! C'étóitd'unhomme,c)Dieu,quej'encenfois 1'image! C'étoit-la ton rival! c'étoit-la ton vainqueur! Que  DRAME. 8! Que dis -je ? II n'étoit point d'autre Dieu pour mon cceur! Le Pere Abbé. Ainiï dans nos liens, captifs opiniatres, Les paffions encor nous rendent idolatres! Infenfés! hors Dieu feu!, qui mérite nos vceux? Euthime, montrant Comminge. Compagne de fes pas, fnre que dans ces lieux L'un & 1'autre verroient finir leur trifte vie, Qu'auprès de lui ma cendre y feroit recueillie, Pouvant a fes cótés & pleurer & gémir, Du bonheur de I'aimer pouvant enfin jouir, Sans retour, fans efpoir, je me croyois heureufe.. Qu'eut infpiré deplus une ardeur vertueufe? Je me diffimulois qu'une fombre Iangueur Sur mes jours répandue, en defféchoit la fleur.. Je mourois.. pour Comminge. A ma foffe entrainée, Je n'y déplorois point ma trifte deftirrée; Peu fenfible a ma fin, je difois feulement: La, je ne pourrai plus adorer mon Amant! C'eftfurfafoffe,hélas! que jeportois mes larmes; C'eft-Ia que s'attachoient mes mortelles allarmes; Ardente a partager fes pénibles travaux, • Pour 1'aider, j'oublioisma Iangueur & mes maux; Encor même aujourd'hui, d'une main frémiffante, J'effayois d'entr'ouvrir cette foffe effrayante', Oü Comminge.. mon cceur a trahi mon deffein, K 5  ?2 LE COMTE DE COMMINGE, Et I'inftrument fufièbfe eft tombé de ma main» Vous ferez étonnés qu'avec tant de faibleffe, Avec tous les tranfports de 1'amoureufe ivreffe, Une femme ait dompté ce mouvement puilïant, Qu'elle ait pu réprimer le defir fi prefiant De fe faire connaltre au tyran de fon ame; Ce n'eft point la vertu qui repouflbit ma flamme: C'étoit, c'étoit 1'amour, la crainte de troubler Des jours qui m'ont parudans la paix s'écouler; Je penfois que ce Dieu, qu'aujourd'hui je révère, Attachoit mon amant par un culte fincère, Que les pleurs de Comminge, & fes profonds ennuis De la religion étoient les heureux fruits. Bomée au feul plaifir de le voir, de 1'entendre, Combien de fois mes pas, ma voix, ce cceur trop tendre Ont-ils été,grand Dieu,tout prêts de me trahir? Mais.. j'aimois trop Comminge.. & je pouvoiï mourir. commuse. Et je n'expire pas dans des torrens de larmes! Au Pere Abbé en pleurant. Mon pere.. mon ami.. Lu Pere Abbjé, d'un ton touchant, & retenant Comminge dans fes bras* Modérez ces allarmes,» Spyez chrétien.  DRAM E. ' ga Euthime. Enfin le bras mêrne d'un Dieu Guidoit mes pas tremblants-, me pouffoit vers ce lieu; Comminge de fes pleurs arrofoit cette tombe • II la quitte : foudain je me traine, & j'y tombe Et dans mon fein mourant ces pleurs font recueillis.. Je ne'peux réfifter a mes fens attendris • En vain 1'amour m'arrête, a Iui-même s'oppofe: De ces vives douleurs je veux fcavoir la caufe. J'entens.. je vois Comminge.. en fes mains un portrait.. Je fcais.. tous fes tourments.. & quej'en fuis 1'objet; Mon ame, un crim'échappe.. & je fuis expirante, DO rsigni , a part, fur le devant j du thédtre. Frappé d'étonnement, de douleur, d'épouvante.; Je fuccombe.. Comminge fe retire avec emportemenl des bras du Pere Abbé, SS fait que. {ues pas fur la fcène, euthime, a Comminge, £f d'un ton pênêtré. Oii vas-tu? Comminge, livréa Vextréme dêfes. poir, £? au milieu des religieux qui l'entourent, Chercher quelque fecours Qui me délivre enfin de mes maux, de mes jours', K 6  81 LE COMTE DE COMMINGE, D'une exiftence, óDieu! de rage confumée; De cent coups de poignard percer.. 11 met avec fureur la main fur fon ctzur. euthime, avec un profond attt»' j drifement. Tu m'as aimée? Comminge, revenant prés d'Euthime. Si je t'aime! Euthime. Demeure, & rjonnais Ie reinord. Comminge ol it, refle immobile, les maius contre le front, & accablé. Ma vie a fait tes maux: profite de ma mort. /lux religieux. Vous feavez mes forfaits: apprenez-en la peine. Succombant tout a coup fous la main fouveraine, Mes yeux fe font ouverts: j'ai vu mes attentats; J'ai vu Dieu fur Comminge appéfantir fon bras, Punir ce malheureux, dont je fuis la complice; Qu'ai-je dit? J'ai tout fait, éternelle juftice: Daigne lui pardonner.. c'eft moi quidois fouffrir. A Comminge. J'ai demandé que Dieu pour toi me fit mourir.' 11 exauce mes vceux. Ma tendreffe plus pure D'expier nos forfaits te prefle, te conjuré : Comminge.. cher amant., quel mot m'eft éxhappé ! J'irrite encor ce Dieu, qui par moi t'a frappé; Ne pleure point ma fin; ne pleure que ma vie;  DRAME. g5 Ah! plutót que ton cceur.. il le faut.. qu'il m'oublie'; Remplis-toi de Dieu feul: a f» voix obéis.. Et que ton repentir de ina mort foit le prix ; Dis, me le promets-tu? Comminge tombi projlerni èt cóté d'Adélaïde; il pleure fur fa main qu'elle lui préfente. Ma chere Adélaïde! Euthime. Ne te refufe pas a la main qui te guide: Que la religion t'enn -me déformais; Promets-moi ce retouv Comminge troublé. Le ciel.. oui.. je promets.. Avec des fanglots. De t'aimer.. de mourir. Euthime, retirantfa main fi? «we trouble. Laiffe-moi.. je dois craindre.. Comminge fe releve, fi? va tomber dans les bras des religieux qui le foutiennent, Euthime mettant ia main fur fon cceur. 11 n'eft donc que la mort qui puiiTe,ó ciel, 1'éteindre! As Pere Abbé. Mon pere, contre moi j'implore votre appui; Si j'oubliai mon Dieu, que j'expire pour lui! Dans un cosur déchiré n'eft-il pas tems qu'il règne? Je veux n'aimer.. que lui. a d'Orfignè Que 1'amitié me plaigne, K 7  86 LE COMTE DE COMMINGE, D'Orfigni; vous voyez 1'effetdes paffions, Le jour affreux qui nait de leurs illufions. Aux religieux. Vous, que je n'oferois nommer encor mes freres, Pour Euthime uniffez vos regrets, vos prieres; Je n'eus point vos vertus: je fcus les refpeccer. Au Pere Abbé. Me feroit-il permis, hélas! de fouhaiter En nmtrcnl Comminge. Qu'un jwtir 1'humanité réunlt notre cendre? Quels vceux j'ofe former ! en mon fein viens defccndre, O mon Dieu; fois vainqueur a ce dernier moment; A t,rifer mes liens borne mon chatiment. Etendrois-tu plu'^oin ta fuprême vengeance? Anéantis ce cceur.. cet amour.. qui t'offenfe; Viens.. effacer des traits. Au religieux qui porte le crucifix. Donnez.. & que mes pleurs., Elle baife le crucifix avec tranfport. Au Pere Abbé. Mon pere.. approchez-vous.. Dieu ! Comminge.. je meurs. Comminge, allant fe jetter fur le corps d'Adélaïde. Elle expire! La cloche ceffe de fonner.  DRAME. |? D'0 rsigni allant a lui. Comminge!. Le Pere Abbé allant auffi eurent un jour k la chaffe, acheva de les rendre«irréconciliables. Mon pere , toujours vif & plein de fa haine, lui dit des chofes piquantes fur 1'état oü il prétendoit le réduire: le Marquis, quoique naturellemenE d'un caractere doux, ne put s'empêelier de répondre; jls m;i>nt 1'épée k la main. La fortune f» déclara pour; M. de Luffan.; il ddfarma mon pere, & voulut 1'obligcï & demander la vie. „ Elle me feroit odieufe, fi je te Ia „ devois," lui dit mon pere. „ Tu me la devras maigré „toi," répondit M. de Luffan, en lui jttiant fon épée , & en s'éloignant. Cette aétion de généiofué ne toticha point mon pere; il fembia, r.u contraiie, que fa haine étoit nugmentée par la doublé viöoire ikus fon ennemi avoit remportée fur lui; auffi continus- t-il avec plus de vivacité que jamais les pourfuites qu'ij avoit commencées. Les chofes étoient en cet état, quand je revins des voyages , qu'on m'avoit fait faire après mes études. feu de jours après mon arrrvée, 1'Abbé de R . . .  DU COMTE DE COMMINGE. §j parent de ma mere, donra ivls h mon pere que les ■titres, d'oü dépendoit le gain de fon procés, étoient „vous les connaiffiez: mais fouvenez - vous que je ,, fcaurai, quand il. le faudra , les facrifier a mon ,, devoir." J'eus encore plufieurs converlations avec Adélaïdeavant mon départ; j'y trouvois toujours da nouvelles raifons de m'applaudir de mon bonheur; le plaifir d'ai. mer & de eonnalrre que- j'étois aiiné, remplitïbit. sout mon cceur; aucun föupcon, aucune crainte, pss raême pour 1'avenir, ne troubloit la douceur de nos entretiens» Nous étions fürs 1'un de 1'autre , paree que nous no;>s eflimions, & cette certitude, bien loin de dirainuer notre vivaciré, y ajoutoit encore les charmes de la con-fiance. La feule cliofe,qui inquiétoit Adélaïde, étoit la crainte de mon pere. ,, Je mourrois de douleurme „ difoit - elle,.. fi je vous attirois la difgrace de votre „ familie; je veux que vous m'srimiez: mais je veux fürtout que vous foycz heureux." Je partis enfin , plein de la plus tendre & de la plus vive pa(lio:i qu'un cceur puifl'e refientir, & tout occupé du deffein de rendre mon pere favorabie ii raon amour. Cependant il étoit informé de tout ce qui s'étoit pafie & Bagnieres. Le domeftique qu'il avoit mis prés de moi, avoit des ordres fecrets de veiller fur ma conduite ; il n'avoit laiffé ignorer ni mon anrour, ni mon combat contre le Chevalier de Saint -Odon. Malhsureufémeus le Chevalier étoit fils d'un ami de mon pere : cette circonftance ,, & le danger oü il étoit de fa bleffure, L 3.  102 MÉMOIRES toumoient encore contre moi. Le domefiiquc,qui avoit rendu un compte li exact, m'avoit dit beaucoup plus lieureux que je n'étois; il avoit peint Madame & Madeinoifelle de Luffan remplies d'artifice, qui m'avoient connu pour le Comte de Comminge & qui avoient eu deffein de me féduire. Plein de ces idéés, mon pere naturellement emporté, me traita ii raon retour avec beaucoup de rigueur; il me reprocha mon amour, comme il m'auroit reproché le plus grand crime. *„ Vot^s avez donc la lAcheté d'ai„ mer mes ennemis, me dit-il ! & fans refpect pour „ ce que vous me devez, & pour ce que vcus vou» „ devez a vous - même, vous vous liez avec eux ! qus „ fcais-je même, fi vous n'avez point fait quelque „ projet plus odieux encore. "„ Oui, mon pere," lui dis-je en me jettant ii fes pieds} „ je fuis coupable: mais je le fuis maigré moi. Dans „ ce même moment, oü je vous demande pardon , je fens que rien r,e peut arracher de mon cceur cet. „ amour qui vous irrite; ayez pitié de moi, j'ofe vous jjj le dire, ayez pitié de vous; finiffez une querelle qui trouble le repos de votre vie; l'incli;iation que ia n fille de M. de Luffan & moi avons pris 1'un pour 1'autre, auffitöt que nous nous fommes vus, cïï „ peut-être un avertiffement que le ciel vous dotii:e. „ Mon pere, vous n'avez que moi d'enfant :■ voulez- vcus me rendre mallieureux? Et combicn mes öal> „ heurs me feront-ils plus fenfibles encore, quand ris „ feront votre ouvrage ! Laiffez- vous attendrir pour lin „ fils, qui ne vous offenfe que par une fatalité dont i! „ n'eft pas le maitre." Mon pere qui m'avoit laiffé a fes pieds, tant que  BU COMTE DE CO M MENIGE. 103 j'avois parlé, me regarda Jongtems avec indignation. Je vous ai écouté, me dit-il enfin, avec une patience ., dont )i fuis moi-même étonné, & dont je ne me „ ferois pas cru capable: aulfi c'eit ia feule grace que ,, vous devez attendre de moi; il faut renoncer a votre „ folie , ou ii la qualité de mon fils; prenez votre parti „ fur cela, & commencez par ine rendre les papiers „ dont vous êtes chargé; vous êtes indigtie de ma ?, confiance." Si mon pere s'étoit'.laiffé fléchir, la demande qu'il me faifoit, m'auroit embarraflTé: mais fa dureté me donna du courage. „ Ces papiers , lui dis-je, ne font plus en ,, ma puiffance; je les ai brülés; prenez pour vous „ dédommager les biens qui me font déji acquis." h peine eus - je le tems de prononcer ce peu de paroles 1 mon pere furieus vint fur moi 1'épée 4 la main , il m'en auroit percé fans doute, car je ne faifois pas le plus petit effort pour 1'évicer, fi ma mere ne fut entrée dam moment. Elle le jetta entre nous : „ que faites-vous, „ lui dit-elle? Songez-vous que c'eft votre fils v " s$ me pouffanc hors de la chambre,elle m'ordonna d'aliec 1'attendre dans la fienne. Je 1'attendis longtems ; elle vint enfin. Ce ne fut plus des emporteaieiis & des fureurs que j'eus i combattre: ce fut une mere tendre , qui entroit dans mes peines, qui me prioit avec des larmes d'avoir pitié de i'état oü je la réduilbis. „ Quoi! mon fils, me difoitn elle, une maitrefle & une maftrefTe que vous ne con„ naiffez que depuis quelques jours, peut 1'emporter fur une mere 1 Hélas 1 fi votre bonheur ne dépendoit „ que de moi, je facrifierois tout poür vous rendre „ heureux. Mais vous ave/ un pere, qui veut être L 4  104 M É M O I R E S „ obéi; il eft prêt a prendrc les réfolutions les plus violentes contre vous. Voulcz - vous m'accabler de- .,, douleur? Etoufiez une pafiion qui nous rendra tous malheureux." Je n'avois pas la force de lui répondre; je 1'aimoistcndrement r mais 1'amour étoit plus fort dans mon cceur. „ Je voudrois mourir, lui dis - je, plutót que vous déplaire, & je mourrai, fi vous n'avez pitié „ de,moi. Que voulez-vous que je faffe? II m'eft plus „ aifé de m'arracher Ia vie, que d'oublier Adélaïde ; » pourquoi trahirois-je les fermens que je lui ai fairs ? „ Quoi ? Je 1'aurois engagée k me témoigncr de ia „ bonté, je pourrois me flatter d'en être aimé, & je „ l'abandonnerois! Non, ma mere, vous ne voulcz pas que je fois le plus lache des hommes." Je lui contai alors tout ce qui s'étoit paffe entre nous „ elle vous aimeroit, ajourai-je, & vous 1'aimeriej „ auffi; elle a votre douceur; elle a votre franchife j „pourquoi voudiiez • vous que je celfalfe de fainiei ? ',, "üais, me djt-eüe, que prétendez-vous faire? Votre „ pere veut vous maric-r, & veut, en attendant , qua vous alliez ii Ia campagne; il faut abfclumerrt qua „ vouz paraiffiez déterminé & lui obéir. II cumpte vous „ faire partir demain avec un homme qui a fa confiance ; „ 1'abfcnce fera peut-être plus fur vous que vous ne ,, cfoyez; en tont cas, n'irritez pas M. de Comminge „ par votre réfiftancc; demandez du tems. Je ferai da ., mon cóté tout ce qui dépeudra de moi pour votre „ fatisfaétion. La haine de votre pere dure trop long,, tems; quand fa vengeance auroit été légitime, il la „ poufferoit trop loin: mais vous avez eu un très-grand ,j. tort de brüler les papiers; il eft perfuadé que c'eft  DU COMTE DE COMMINGE. 105 „ un facrifTce que Madame da Luffan a ordonné a Ca „ fille d'exiger de vous. Ah ! m'écri.-.i je, eft il poffible „ qu'on puiffe faire cette injuftice i Madame de Luffan f „ Bien loin d'avoir exigé quelque chofe, Adélaïde ignore „ ce que j'ai fait , & je fuis bien fur qu'elle auroit era„ ployé, pour m'en empêcher, tout le pouvoir. qu'elle „ a fur moi." Nous primes enfuite des mefures.ma mere & moi, pour que je puffe recevoir de fes nouvelles. J'ofai même laprier de-m'en donner d'Adélaïde, qui devoit venir 4 Bordeaux. Elle eut la complaifancede me Ie promettre, en exigeant que fi Adélaïde ne penfoit pas pour moi, comme je le croyois, je me foumettrois a ce que mon pere fouhaiteroit. Nous paf&mes uns partie de la nuit dan* cette converfation, & dés que Ie jour parut, mon conducteur me vint avertir qu'il falloit monter k cheyat. La terre , oü je devois paffer le tems de mon exil., étoit dans les montagues, k quelques lieues de Bagnieres; de forte que je fis la même route que je venois de faire. Nous étions arrivés d'affez bonne lieure Ie fecond jour de notre marche, dans un village oü nous devions paffer la nuit. En attendant 1'heure du fouper, je me promenois dans le grand chemin, quand je vis de loin tin équipage, qui alloit a toute bride, & qui verft trés-lourdement a quelques pas de moi. Le battement de mon cceur m'annonca la part que je devois prendre a cet accident; je volai 1 ce caroffe; deux hommes qui étoient defcemlus de cheval, fe joignirent i moi pour feconder ceux qui étoient dedans; on. s'attend bien que c'étoic Adélaïde & fa mere; c'étoit effectivement elles. Adélaïde s'étoit fort bleffée au pied ; ii me fembla cependant que le plaifir de me revoir ne lui laiffoit pas fentir fon mal. £, s  IC6 MÉMOIRES Que ce moment eut de cliarmes puur ir.oi i Aprï* tart de douleurs, après tant d'années^ il eft préfent a inon fouvenir. Comme elle ne pouvoit marcher, je la pris entre mes bras; elle avoit les fiens palfés autour de mon col, & une de fes mains touchoit ii ma bouche; j'é-ois dans rn raviffement qui m'ótoit prefque la refpiration. Adélaïde s'en appercut; ta pudeur en fut allarmée, elle fit un mouvement pour fe dégager de mes bras. Héifisl Qu'elle connailïbit peu 1'excès demon amour! j'étois trop plein de mon bonheur, pour penfer qu'il y en eüt quclqu'un au - delii. „ Mettez - moi & terre ," me dit-elle d'une voix baffe & timide :• „ je crois que je pourrai marcher» „Quoi! lui répondis - je, vous avez la cruauté de „ m'envier le feul bien que je gooterai peut - et re „ jamais." Je ferrois teiidrement Adélaïde, en prononcant ces paroles; elle ne dit plus mot, & un faux pas que je fis, 1'obügea de reprendre fa première attitude.. Le cabaret étoit fi prés, que j'y fus bientót; js Ia portai fur un lit, tandis qu'on mettoit fa mere, qui étoit beaucoup plus bleflee qu'elle, dans un autre.. Pendant qu'on étoit occupé auprès de Madame de LuiTan, j'eus le tems de conter it Adélaïde une partie de ce qui ï'étoit paflë entre mon pere & moi; jefupprimai 1'article des papiers brfllés, dont elle n'avoit aucune connaisfance: je ne fcais même fi j'-eufle voulu qu'elle 1'eflt feu. C'étoit, en quelque facon, lui impofer la néceifité de m'aimer, & je voulois devoir tout it fon cceur. Je n'ofai lui peindre mon pere tel qu'il étoit; Adélaïde étoit vertueufe : je fentois que pour fe livrer h fon inclination , elle avoit befoin d'efpérer que nous ferions unis un jour; j'appuyai beaucoup fur la tendreffe de ma  DU C10MTE DE COMMINGE. 107 mere pour moi, & fur fes ff.vorables difpofiiions. Je priai Adélaïde de Ia voir. Parlez k ma mere, me dit„ elle; elle connatt vos fentiments; je lui ai fait 1'aveu „ des miens ; j'ai fenti que fon autorité m'étoit néces,, faire pour me donner la force de les combattre, s'il 3, Ie faut, ou pour m'y livrcr fans fcrupule; elle cher- chcra tous les moyens pour amener mon pere k „ prop ofer encore un accommodement; nous avons des „ parens communs que nous ferons agir." La joie que ces efpérances donnoient a Adélaïde, me faifoit fentir encore plus vivement mon malheur. „ Dites-moi," lui répondis-je en lui prenant la main, .,, que fi nos peres „ font incxorables, vous aurez quelque pitié pour un „ malheureux. Je ferai ce que je pourrai, me dit-elle-, „ pour régler mes fentiments fur mon dcvoir: mais je fens que je ferai trés - mallieureulé , fi ce devoir eft „ conrre vous." Ceux qui avoient été occupés k fecourir Madame de Luffan, s'approcherent alors de fa fille, & interrompirent notre converfation. Je fus au lit de la mere, qui me rcfut avec bonté; elle me promit de faire tous fes cfforts pourréconcilier nos families je fortis enfuite pour les laiffer en liberté : mon conduéteur, qui m'attendoit dans ma chambre, n'avoit pas daigné s'informer de ceux qui venoient d'arriver; ce qui me donna la liberté de voir encors un moment Adélaïde avant que de partir. J'eutrai dans fa chambre dans un état plus aifé a imaginer qu'il repréfenter; je craignois de la voir pour la derniere fois. Je m'approchai de la mere ; ma douleur lui paria pour moi, bien inieux que je n'eufie pu faire; aufii en recus-je encore plus de marqués de 3>omé que le foir précédent. Adélaïde étoit a un autre L 6  io8 MEMOIRES bout de Ia chambre ; j'allai a elle d'un. pas chancelant :• ,, je vous quitte , ma chere Adélaïde;" je répétai la même chofe deux ou trois fois ; mes larmes que je ne pouvois retenir , lui dirent le refte; elle en répandis auffi. Je vous montre toute ma fenfibilité, me rik„ eile ; je ne m'en fais aucun reproche; ce que je feni ,, dans mon caur autorife ma franchife, & vous méri- tez bien que j'en aye pour vous; je ne fcais quelle „ fera votie deftinée; mes parens décideront de ia j, mienne. Et pourquoi nous affujettir, lui répondis-je,,, i la tyrannie de nos peres ? Laiffons. les fe haïr, „ puifqu'ils le veulent, & allons dans un coin du „ monde, jouir de notre tendreiTe & nous en faire un „ devoir. Que m'ofcz-vous propofer, me répondit;, elle? Voulez-vous me faire repentir des fentimens „ que j'ai pour vous ? Ma tendreiTe peut me rendre „ malheureufe, je vous 1'ai dit: mais elle ne me rendra „ jamais, criminelle. Adieu," ajout»-1-elle, en me tendant Ia main, „ c'eft par notre conftance & par „ notre vertu que nous devons tilcher de rendre notre „ fortune meilleure: mais, quoiqu'il nous arrivé, pro„ mettons-nous de ne rien faire qui-puiffe nous faire „ rougit 1'un de'l'autre." Je baifois, pendant qu'elle me parloit , Ia main qu'elle m'avoit tendue ; je Ia mouillois de mes larmes; „ je ne fuis capable, lui dis,, je enfin , que de vous aime* , & de mourir de „ douleur." J'avois le cceur fi ferré , que je pus h peine pror.oncer \ ces dernieres paroles. Je fortis de cette chambre; je montai il cheval, & j'.irrivai au lieu cü npus devions diner, fans avoir fait autre chofe que de pfeurer; mes larmes couloient, & j'y ttouvois une efpece de doti-  DU COMTE DE COMMINGE. c,eUr: quand le cceur eft véritablemcnt touc'aé, il font du plaifir ii tout ce qui lui piouvc a lui = .mêir.e f* propre fenfibilité». Le refte de notre voyage fe paffa comme le corr.i mencement, fans que j'eufie prononcé une feule parole». Nöus arrivames le troifieme jour dans un cMteau b£ti auprès des Pyrenées ; ou voit a 1'entour dcs-pins, des cyprès, des rochers efcarpés & arides, & on n'entend que le bruit des- torrens qui fe précipitenï entre les rochers. Cette demeure fi fauvage me plaifoit-, par cela même qu'elle ajoutoit encore ;\ mamélancolie; je pafiois les journées entieres dansles bois; j'écrivois, quand j'étois revenu, des lettres oir j'exprimois tous mes fen. timens: cette occupation étoit mon unique plaifir. J, les lui donnerai un jour, difois - je : elle verra par-li k quoi j'ai pafTé le tems de 1'abfence. j'en recevois queliuefois de ma mere; elle m'eH écrivit une qui ma donnoit quelque efpérance; hélas! c'eft le dernrer mo. ment de joie que j'aye reiïenti: elle me mamfuit que tous nos parens travaill'oient ï raccommoder notre f*mille, & qu'il y avoit lieu de croire qu'ils y réufïiroient. Je fus enfuite fis ïernaines fans recevoir des npuvelles. Grand Dieu ! De quelle longueur les jours étoient pour moi 1 j'allois dès le matin fur le chemin par oü les rnefiagers pouvoienu venir; jé n'en revenois que ie plus tard qu'il m'étoit poffible , & toujours plus aflligé que je ne 1'étors en partant; enfin je vis de loin un homme qui venoit de mon cöté; je ne doutai point qu'il ne vint pour moi, & au lieu de cette impatience que j'avois quelques. momens auparavant, je ne fentis plus que de la crainte; je n'ofois avancer; quelque chofe me rete.noit; cette incertitude, qui m'avoit i'emblé fi uuel!&3 L 7  ircr MEM OIR ES me-paraifföit dans ce moment un bien que je craignois de perdte. Je ne me trotnpois pas: les lettres, que je recus pareet homme qui venoit effeérivement pour moi, m'apprirent que mon pere n'avoit voulu entendre a aucun accommodetnent; 6c pourmettre le combleamon infortuné , j'appris encore que mon mariage étoit arrêté avec une fille de la Maifon de Foix, que Ia nóce devoit fe faire dans le lieu oü j'étois, que mon pere viendroit lui-même, dans peu de jours, pour me préparer h ce qu'il defiroit de moi.- On juge bien que je ne balimcai pas un moment fur le parti que je devois prendre. J'attendis mon pere avec affez de tranquillité; c'étoit même un adouciffement k ma malheureufe fituation , d'avoir un facrifice 4 faire a Adélaïde; j'étois sur qu'elle m'étoit fidclle; je 1'aimois trop pour en douter: le véritable amour eft: plein de confiance. D'ailleurs ma mere, qui avoit tant dé raifons de me. détacher d'elle , ne m'avoit jamais rien écrit qui put: me faire naftre le moindre foupcon. Que cette conflance d'Adélaïde ajoutoit de vivacité 4 ma pafiion ! Je. me trouvois heureux quelquefois que la dureté de mon pere me donnat'lieu de lui marquer combien elle étoitaimée. Je paffai les trois jours , qui s'écoulerent jufqu'r. 1'arrivée de mon pere, 1 m'occuper du nouveau fujet que j'allois donner a Adélaïde d'être contente de moi; cette idéé, maigré na trifte fituation, rempliflöit mon cceur d'un fentiment qui npprocboit prefque de la joie, L'entrcvue de mon pere & de 'moi, fut de ma parr pleine de refbeét, mais de beaucoup de froideur & de lafiejinc, de beaucoup de hauteur & de fierté. „ Je  DU COMTE DE COMMINGE. m. '-" vous ai donné le tems, me dit-il, de vous repentir de vos folies , & je viens vous donner le nioyen de M me les faire oublier. Répondez, par votre obéisfance, k cette marqué de ma bonté, & préparez»vous i. recevoir, comme vous devez, Monfieur Is „ Comte de Foix, & Mademoifelle de Foix fa fille , „ que je vous ai deftinée; le mariags fe fera ici; ils arriveront demain avec votre mere, & je ne les ai 5, dévancés que pour donner les ordres néceffaires. Je „ fuis bien fiché, Monfieur, dis-je h mon pere, de „ ne pouvoir faire ce que vous fouhaitez: maïs je „ fuis trop honnête homme pour époufcr une perfonne „ que je ne puis aimer; je vous prie même de trouver ,, bon que je parte d'ici tout 4 riieurc. Mademoifelle „de Foix, quelque aknable qu'elle puiffe être, ne „ me feroit pas changer de réfolution, & 1'affront que „ je lui fais,en deviendroit plus fenfible pour elle, fi je , 1'avois vue. — Non , tu ne la verras point." me répondit-il avec fureur: „ tu ne verras pas même le „ jour; je vais t'enfermer dans un cachot, defliné „ pour ceux qui .te refiemblent. Je jure qu'aucune „ puifiance ne fera capable de t'en faire fortir, que „ tu ne fois rentré dans ton devoir; je te punirai de „ toutes les facons, dont je puis te punir; je te pri„ verai de mon bien ; je 1'aflurerai ii Mademoifelle de „ Foix , pour lui tenir, autant que je le puis , les „ paroles que je lui ai donnécs." Je fus effeétivement conduit dans le fond d'une tour;:, le lieu oü 1'on me mit, ne recevoit qu'une faible lumiere d'une petite fenêtre grillée, qui donnoit dans unedes cours du chateau. Mon pere ordonna qu'on m'ap-portat a manger deux fois par jour, & qu'on neme  m MÉMOIRES Hiffat patier a perfonne.- Je paffai dans cet état lés premiers jours avec. afiez de trsnquillité, & même avec une forte de plaifir. Ce que je venois de faire pour Adélaïde m'occupoic tout entier, & ne me laisfoit prefque pas fentir les incommodités de ma prifon: mais quand ce fentiment fut moins vif, je me livrai h toute la douleur d'une abfence. qui pouvoit être éternelle; mes. réflexions ajoütoient encore & ma peine; je craignois qu'Adélnïde ne fut forcée de prendre un engageraent. Je la voyois entourée de rivaux emprefiës h lui plaire; je n'avois pour moi que mes malheurs; il eft vrai qu'auprès d'Adélaïde c'étoit tout avoir: auffi me reprochois - je le moindre doute, & lui en detnandois-je pardon comme d'un crime. Ma mere me fir tenir une lettre, oü elle m'exhortoit & me foumettre a mon pere,.dont la colere. devenoit tous les jours plus violente;, elle ajoutoit qu'elle en fouffroit beaucoup elle-même , que les foins qu'elle s'étoit donnés pour parvenir k un accommodement, 1'avoient fait foupconr ner d'être d'intelligence avec moi.. Je fus trés-touché des chagrins que je caufois a ma mere: mais il me fembloit que ce que je fouffrois moiméme m'excufoit envers elle. Un jour que je rêvois., comme a mon ordinaire, je fus rctiré de ma rêverie par unpetit bruit qui fe fit a ma fenêtre; je vis tout de fuite tomber un papier dans ma chambre; c'étoit une lettre; je la décachetai avec un faifiirement qui me laifibit l peine la liberté de refpirer: mais que devins-je aprés1'avoir lue ! voici.ee qu'elle contenoir. „ Les fureurs de M. de Comminge m'ont inftruite „ de tout ce que je vous dois. Je ff»s ce que votre }, générofité m'avoit laiffé ignorer; je fcais raffreufe.  DU COMTE DE COMMINGE. u* ». Stuation ou vous êtes, & je n'ai, pour vous ert. ,, tirer, qu'un moye:*. qui vous rcndra peut-être plus„ malheureux : mais je le ferai auili bien que vous , & j c'eft-li ce qui me donne la force de faire ce qu?on „ exige de moi. On veut, par mon engagement avec „ un autre, s'affurer que je ne pourrai être a- vous ; „c'eft a. ce prix que M. de Comminge- mot votre „ liberté. II m'en coütera peut - être la vie, & filrej, ment tout mon repos : n'importe, j'y fuis réfolue. Vos malheurs, votre prifon, font aujourd'hui tout „ ce que je vois. Je ferai mariée- dans peu de jours „ au Marquis de Bénavidès. Ce que je connais de fcn „ caractère m'annonce- tout ce que paurai- k foufirk „ mais je vous dois du moins cette efpece.de fidélité„ de ne trouver-que des peines dans-1'engagement que „ je vais prendre. Vous, au contraire-, taxhez d'être„ heureux; votre bonheur feroit ma copfolation» Je „ fens que je ne devrois point vous dire tout ce. qua „ je vous dis ; fi j'étois véritablement généreufe, je „ vous laifièrois ignorer Ia part que vous avez k mon M.manage; je me lahTeroïs- foupconner d'inconftance.; • n j'en avcis formé le defiéin: je- n'ai pu 1'exécuter.; „ j'ai befoin , dans la trifte fituation ou je fuis, da penfer que du-moins mon fouvenir ne vous fera „ pas odieux. Hélas! il ne me fera pas bientót per» „ mis de conferver le vótre; il faudra vous oublier, il „ faudra du moins y faire mes efïörts. Voilk de tou. „ tes mes peines celle que je fens le plus; vous les „ augmenterez encore, fi vous n'évitez avec foin les „ occafions de me voir & de me parler. Songez que „ vous me devez cette marqué d'eftime ; & fong.'i M.C9inbien cette eüim; ra'eft chere, puifque. de. toiife  j,T4' MÉMOIRES „ les fentimens que vous aviez pour moi, c'eft Ie feul „ qu'il me foit permis de vous demandcr." Je ne lus cette fatale lettre que jufqu'it ces mots s „ On veut, par mon engagement avec un autre, s'afiu„ rer que je ne pourrai être k vous." La douleur dont ces paroles me pénétrerent, ne me permit pas d'aller plus loin. Je me laiflai tomber fur un matelas qui conrpofoit tout mon lit; j'y demenrai plufieurs heures fans aucun fentiment, & j'y ferois peut-être mort, fans le fecours de celui qui avoit foin de m'apporter a. manger. S'il avoit été effrayé de 1'état oü il me trouvoit, il le fut bien davantage de 1'excès de mon défelboir, dès que j'eus repris la connaifiance. Cette lettre que j'avoi3 toujours tenue pendant ma faibleffe & que j'avois enfin achevé de lire , étoit baignée de mes larmes, & je difois des chofes qui faifoient craindre pour ma raifon. Cet homme qui jufques-la avoit été inacceflible k la pitié*, ne put alors fe défeudre d'en avo'r; il con» darnna lc procédé de mon pere; il fe reprocha d'avoir exécuté fes ordres; il m'en demanda pardon. Son repentir me fit naitre la penfée de lui propofer de me lailfer fortir feulement pour huit jours, lui promettarrt ou'au bout de ce tems-la, je viendröis me remettre entre.fes mains; j'ajoutai tout ce que js crus capable de Ie déterminer: attendri par mon état, excité par fon intérêt & par la crainte que je ne me vengeafie un jour des mauvais traitemens que j'avois recus de lui, il confentit i ce que je voulois, avec la conditiën qu'il m'accompagneroit. J'aurois voulu me rnettre en chemin dans le moment: mais il fallut aller chercher des chevaux, & 1'on m'annonca que nous ne pourrions en avoir que pour le  DU COMTE DE COMMINGE. ir? léndemain. Mon deffein dtoic d'aller trouver Adélaïde, de lui montrer tout mon déléfpoir, & de mourir k fes pieds , li elle perfiftoit dans fes réfolurions; il falloit, pour exécuter mon projet, arriver avant fon funeflemariage , & tous les momens que je différois, me paraiifoient des fiécles. Cette lettre que j'avois lue & relue, je la lifois encore; il femblóit qu'k force de la lire, j'y trouverois quelque chofe deplus. J'examinois la date: je me flattois que le temps pouvoit avoir été prolongé: elle fe fait un efïört, difois-je; elle faifira tous les prétextes pour differer. Mais puis-je me fiatter d'une fi vaine efpérance, reprenois-je ? Adélaïde fe facrifie pour ma liberté ; elle voudra en hlter le moment. Hélas !. commenc a-t-elle pu croire que Ia liberté fans elle , füt un bien pour moi ? Je retrouverai. partout cette prifon dont elle veut me tïrer. Elle n'a jamais connu mon ccejr; elle a jugé de moi comme des autres hommes ; voilk ce qui me perd. Je fuis encore plus malheureux que je ne crnyois, puifque je n'ai pas même Is confolation de penfer que du moinsmon amour étoit connu. Je pafTai ta nuit entiere k faire de pareilles plaintes,. Le jour parut enfin; je montai h cheval avec mon condufteur; nous avions marché une journée fans nousarrêter un moment, quand j'appercus ma mere, dans Ie chemin, qui venoit de notre cóté: elle me reconnut , & après m'avoir montre fa furprife de me trouver-lk, elle me fit monter dans fon carroffe. Je n'ofois lui de» mander le fujet de fon voyage; je craignois tout dans la fituation oü j'étois , & ma crainte n'étoit que trop bien fondée. „ Je venois,mon fils,me dit -die, vous tirer moi .même de prifon: votre pere y a confenti,  II6 M E M OTRES jj.Ali! m'écriai • je, Adélaïde eft mariée." Ma mersae- me répondit que par fon filence. Mon malheur* qui étoit alors fans remédc , fe préfenta a moi dans toute fon horreur; je tombai dans une efpece de ftupidité, & ii force de douleur, il me fembloit que je n'en ièntois aucune.- Cependant mon corps fe reuentit bientót de l'étae de mon efprit. Le frifibn me prit, que nous étions encore en carroffe; ma mere me fit mettre au lit, je. fus deux jours fans parler, & fans vouloir prendra aucuue nourriture; la fiévre augmenta, & on commenfa le troifieme k défefpérer de ma vie. Ma mera qui ne me quittoit point, étoit dans une affliction iri« concei'able; fes larmes, fes prieres, & Ie nom d'Adélaïde qu'elle employoit , me lirent enfin réfoudpe a: vivre.-Après quinze jours de la fiévre la plus violente,, je commen^ai i étre un peu mieux. La premiero cli ■>fe que je fis, fut de chercher la. lettre d'Adélaïde; m% mere, qui me 1'avoit ótée, me vit dans une fi grande afiliétion., qu'elle fut obligée de me la renure ; je I* mis dans une bourfe qui étcit fur mon cceur, oü j'avois déjk rois fon portrait; je 1'en retirois pour Ia lire.toutes les fois que j'étois feul. Ma mere, dont Ie caraéiere étoit tendre, s'affligeoit avec moi ; elle croyoit d'ailleurs qu'il falloir céder k ma trifteffe, & laiifer au tems le foin de me guérir. £lle fouifroit que je lui parlafle d'Adélaïde ; elle m'en parloit quelquefois ; & comme elle s'étoit appcrcue que Ia fcule chofe qui me donnoit de la confolation , étoit 1'idée d'être aimé, elle me conta qu'elle-même avoit déterminé Adélaïde n. fe marier. „ Je vous «Je» .,,mande pardon, raon fils, me dit-elle, du. mal que  DU COMTE DE COMMINGE. rty je vous ai fait; je ne croyois pas que vcus y fuiïïez „ fi fenfible; votre prifon me faifoit tout craindre pour „ votre fanté, & même pour votre vie. Je connais„ fois d'ailleurs .'humeur lnflexlble.de votre pere» qui ,„ ne vous rendroit jamais la liberté, tant qu'il craiu„ droit, que vous pufliez époufer Mademoifelle de Luffan : 'je me réfolus de parler -4 cette généreufe fille; je lui fis part de mes craintes; elle les parta,, gea; elle les fentit peut-être encore plus vivement que mói; je la vis occupée h chercher .les moyens „ de conclure promptement fon mariage. II y avoit „ longtems que fon pere offenfé des procédés de M. „ de Comminge , la preffoit de fe marier: rien n'avoit pu 1'y déterminer jufques-li. Sur qui tombera votre „ Cboix, lui demandai-je ? 11 ne m'importe, me répon- dit-elle ; tout m'eft égal , puifque je ne puis être a celui a qui mon cceur s'étoit deftiné. „ Deux jours après cette converfation, j'appris que „ le Marquis de fsénavidès avoit été préféré a fes con„ currens; tout le monde en fut étonné, & je le fus „ comme les autres. „ Bénavidès a une figure défagréable, qui le devient encore davantage par fon peu d'efprit, & par 1'ex., trême bizarrerie de fon humeur: j'en craignis les „ fuites pour la pauvre Adélaïde; je la vis, pour lui „ en parler, dans la maifon de la Comtefffe de Ger„ lande , oü je 1'avóis vue. Je me prépare, me dit„ elle , 4 être trés - malheureufe: mais il faut me ma„ fier; & depuis que je fcais que c'efl le moyen de „ délivrer Monfieur votre fils , je me reproche tous les ,, momens que je dilfére. Cependant ce mariage que x je ne fais que pour lui, fera peut-être la plus fenfi.  M8 MÉMOIRES „ ble de Tes peines; j'ai voulu du moins lui proirvet par mon clioix, que fon intérêt étoic le feul motif ^, qui me déterminoit. Plaignez-moi; je fuis digne de „ votre pitié, & je tacherai de mériter votre eliime „ par la far;on, dont je vais me conduire avec M. de 9, Bénavidès," Ma mere m'apprit encore qu'Adélaïde avoit feu, par mon pere même, que j'avois brülé nos titres ; il le lui avoit reproché publiquement le jou: qu'il avoit perdu fon procés; elle m'a avoué, me difoit ma mere, que ce qui 1'avoic le plus touché, étoit la généroflté que vous aviez eue de lui cacher ce que vous aviez fait pour elle. Nos journées fe paffbient •dans de pareilles converfations, & quoique ma mélancolie füt extréme , elle avoit cependant je ne fcais quelle douceur inféparable , dans quelque état que 1'on foit, de 1'alTurance d'être aimé. Après quelques mois de féjour dans le lieu oü nous étions, ma mere recut ordre de mon pere de retourner auprès de lui; il n'avoit preique pris aucune part a mamaladie; la maniere dont il m'avoit traité, avoit éteint en lui tout fentiment'pour moi. Ma mere me prelfa de partir avec elle: mais je la priai de confentir que je reftatTe i la campagne, & elle fe rendit ii mes inflances. Je me retrouvai encore feul dans mes bois; il me pafla dès-Iors dans la tête d'aller liabiter quelque folitude, & je 1'aurois fait, li je n'avois été retenu par 1'amitié que j'avois pour ma mere; il me venoit toujours en penfée de tficher de voir Adélaïde: mais la crainte de lui déplaire m'arrêtoit. Après bien des irréfblutions, j'imaginai que je pom> tois du moins tenter de la voir, fans en être vu.  du comte de comminge. kj Ce deflein arrêté, je me déterminai d'envoyer & Bordeaux , pour fcavoir oü elle étoit, un homme qui étoit a moi depuis mon enfance, & qui m'étoit venu retrou» ver pendant ma maladie: il avoit été a Bagnïeres avec moi; il connaiflbit Adélaïde, il me dit même qu'il avoit .des liaifons dans la maifon de Bénavidès. Après lui avoir donné toutes les inftruétions dont Je pus m'avifer, & les lui avoir ripétées mille fois, je le fis partir; il r.pprit, en arrivant a Bordeaux, que Bénavidès n'y étoit plus, qu'il avoit emmené fa femme , peu de tems après fon mariage, dans des terres qu'il avoit en Bifcaye. Mon homme qui fe nommoit Saint-Laurent,me 1'écrivit, & me demanda mes ordres; je lui mandai d'aller en Bifcaye, fans perdre un moment. Le defir de voir Adélaïde s'étoit tellement augmenté, par 1'efpérance que j'en avois concue, qu'ii ne m'étoit plus poffible d'y réfilier. Saint - Laurent demeura prés de fix femaines & fon voyage,- il revint au bout de ce temps-U; il me conta qu'après beaucoup de peines & de tentatives inutiles, il avoit appris que Bénavidès avoit befoin d'un architeéle, qu'il s'étoit fait préfenter fous ce titre , & qu'a la faveur de quelques connaiffances, qu'un de fes oncles qui exercoit cette profeffion, lui avoit autrefois données, il s'étoit introduit dans Ia maifon. Je crois, ajouta-t-il, que Madame de Bénavidès m'a reconnu: du moins me fuis-je appercu qu'elle a rougi la première fois qu'elle m'a vu. II me dit enfuite qu'elle ïnenoic la vie du monde la plus trifte & la plus retirée; que fon mari ne la quittoit prefque jamais, qu'on difoit dans la maifon qu'il en étoit trés-ainoureux, quoiqu'il ne lui cn donn&t d'autre »iarque que fon extréme jaloufie,  ft» MÉMOIRES qu'il la portoic fi loin , que fon frere n'avoit la liberté de voir Madame de Bénavidès , que quand il étost pré fent-. Je lui demandai qui étoit cc^ frere: il me répondit que c'étoit un jeune homme , dont ou difoit amant de bien que 1'on difoit de mal de Bénavidès ; qu'il paraisfoit fort attaché a fa belle - fceur. Ce difcours ne fit alors mille impreffion fivr moi ; la trifte fituation de Madame de Bénavidès, & le delïr de la voir m'occupoient tout entier. Saint • Laurent m'affura qu'il avoit pris toutes les mefures pour m'introduire chez Bénavidès; il a befoin d'un peintre, me dit-il, pour peindre un appartement; je lui ai promis de lui en mcner un: K faut que ce foit vous. 11 ne fut-plus q-icftion que de régler notre déparf. J'écrivis ii ma mere, que j'allois paffer quelque tems chez un de mes amis, & je pris avec Saint - Laurent Ie thcrnin de la Bifcaye. Mes queftions ne finiffoient point fur Madame de Bénavidès; j'euffe voulti fcavoir jus» qu'aux moindres chofes de ce qui la regardoit. SaintLaurent n'étoit pas en état de me fatisfaire: il ne 1'avoit vue que trés - peu.'' Elle paffoit les journéts dans fa chambre, fans autre compagnie que ciile d'un chien qu'elle aimoit beaucoup; cet article m'intéreffa particuliercment; ce chien venoit de moi; je me flattai que c'étoit pour cela qu'il étoit aiiné. Quand on eft bien malheureux , on fent toutes ces petites chofes qui échapent dans le bonheur; Ie cceur, dans le befoin ^u'il a de conlblation, n'en laiffe perdre aucune. Saint-Laurent me paria encore beaucoup de 1'attachemcnt du jeune Bénavidès pour fa belle-fceur; il ajouta qu'il calmoit fouvent les emportemens de fon frere ,  DU COMTE DE COMMINGE. 121 frere, & qu'on étoir perfuadé que, fans lui, Adélaïde feroit encore plus .rnalheureufe; il m'exhorta au Ui h me borner au plaifir de la voir, & a ne faire aucune tentstive pour lui parler. Je ne vous dis point, continua-t-il, que vous expoferiez votre vie, fi vous étiez découvert; ce feroit un faible motif pour vous retenir: mais vous expoferiez Ia fienne. .C'étoit un fi grand bien pour moi de voir du moins Adélaïde , que j'étois perfuadé de bonne foi que ce bien me fuffiroit: aufiï me promis-je a moi-même, & promis-je 4 Saint-Laurent encore plus de circonfpection qu'il n'en exigeoit. Nous arrivames après plufieurs jours de marclie, qui m'avoient paru plufieurs années; je fus préfenté a Bénavidès,qui me mit auffitót k l'cuvrage;on me logea avec Ie prétendu architeéle, qui de fon cóté devoit conduire des ouvriers. II y avoit plufieurs jours que mon travail étoit commencé , fans que j'eufie encore vu Madame de Bénavidès: je la vis enfin un foir paffer fous les fenêtres de .'appartement oü j'étois , pour aller a la promenade; elle n'avoit que fon chien avec elle ■ elle étoit négligée: il y avoit dans fa démarche un air de Iangueur; il me fembloit que fes beaux yeux fe promenoient fur tous les objets, fans en regarder aucuu. Mon Dieu que cette vue me caufa de trouble ! Je refhi appuyé fur la fenêtre, tan" que dura la promenade. Adélaïde hè revint qu'a la nuit. Je ne pouvois plus la diftinguer, quand elle repaffa fous ma fenêtre: mais mon cceur favoit que c'étoit elle. Je la vis la feconde fois dans Ia chapelle du chiUeau. Je me placai de facon, que je la puffe regarder pendant tout le temps qu'elle y fut, fans être remarqué. Elle ne jetta point les yeux fur moi; j'en devois être bien Tornt I, M  122 MÉMOIRES aife, puifque j'étois fur que fi j'en étois reconnu, elle m'oblfgeroit ïi partir: cependant je m'en affligeai; je lorris de cette chapelle avec plus de trouble & d'agïtation que je n'y étois entré. Je ne formois pas encore le deffein de me fairs connaitre: mais je fentois que je n'aurois pas la force de réfifter k une occafion , fi elle fe préléntoit. La vue du jeune Bénavidès me donnoit auffi une efpece d'inquiétude; il me traitoit, maigré la diftance qui paraiffoit être entre lui & moi, avec une familiarité dont j'aurois du être touché: je ne 1'étois cependant point: fes agrémens & fon mérite, que je ne pouvois m'erapêcher de voir, rctenoient ma reconn.iis» fance; je craignois en lui un rival; j'appercevois dans toute fa perfonne, une certaine trifteffe paffronnée qui reffembioit trop 4 la miemie, pour ne pas venir de la même caufe, & ce qui acheva de me convaincre, c'eft qu'après m'avcir fait plufieurs queftions fur ma fortune: „ vous êtes amoureux, me riit-il ; la mélancolie oü je „ m'appercois que vous êtes plongé, vient de quelques „ peines de cceur; dites - le - moi: fi je puis quelque „ chofe pour vous, je m'y employerai avec plaifir; „ tous les malheureux, en général, ont droit ii ma „ compaffion: mais il y en a d'une forte que je plains encore plus que les autres." Je crois que je remerciai de trés - mauvaife grace Dom Gabriel, (c'étoit fon nom) des offres qu'il me faifoir. Je n'eus cependant pas la force de nier que je fufie amoureux ; mais je lui dis que ma fortune étoit telle, qu'il n'y avoit que le ttmps qui put lui apporter quelque changement. „ Puifque vous pouvez en atten„ *5re qtielqu'un , me ditol.je connais des geus encore „ plus a plaindre que votis.'J  , DU COMTE DE COMMINGE. izy Quand ja fus feul, je fis mille rélkxions fur la crmverfiuion que je venois d'avoir; je conclus que Dom Gabriel étoit amoureux, & qu'il l'étoit de fa beliefceur; toutes fes démarches, que j'examinois avec atnention, me confirmerent dans cette opinion : je le voyois attaché a tous les pas d'Adélaïde, la regarder des mêmes yeux dont je la regardois moi,- même. Je n'étois cependant pas jaloux: mon eflime pouf' Adélaïde éloignoit ce fentiment de mon cceur. Mais pou. vois-je m'empêcher de craindre que la vue d'un homme aimable, qui lui rendoit des foins, même des fervices, ne lui lit fentir d'une maniere plus facheufe encore pour moi, que mon amour ne lui avoit caufé que des peines ? J'étois dans cette difpofition , lorfque je vis entrer, dans le lieu oü je peignois, Adélaïde rtenéc par Dom Gabriel. „ Je ne,fcais, lui difoit-elle, pourquoi vous '„ voulez que je voye les ajuftemens qu'on fait k cet „ appartement: vous fcavez que je ne fuis pas fenfible „ a ces chofes-Ia. J'ofe efpérer ," lui dis-je,Madame, en la regardant, „ que fi vous daignez jetter les yeux „ fur ce qui eft ici, vous ne vous repentirez pas de „ votre complaifance." Adélaïde frappée de mon fon de voix, me reconnut aufiïtót; elle baifla les yeux quelques inftans, & fortit de la chambre fans me regarder, en difant que 1'odeur de Ia .peinture lui faifoirmal. Je reftai confus, accablé de la plus vive douleur: Adélaïde n'avoit pas daigné même jetter un regard fur moi; elle m'avoit refufé jufqu'aux marqués de fa colere. Que lui ai-je fait, difois-je? II eft vrai que je fuis Venu ici contre fes ordres ; mais fi elle m'aimoit encore, elle me pardonneroit un crime qui lui prouve M 2  m . MÉMOIRES l'excès de ma paffion. Je concluois enfuite que puisqu'Adélaïde ne m'aimoit plus , il faibit qu'elle aimat aitleurs; cette penfée me donna une douleur ü vive & 11 nouvelle , que je crus n'être malheureux que dès cc moment. Saint-Laurent, qui venoit de temps en temps me voir, entra & me trouva daas une agitation qui lui fit peur. ., Qu'avez-vous, me ditil? Que vous eft-it arrivé ? Je fuis perdu , lui répondis-je : Adélaïde ne „ m'aime plus. Elle ne m'aime plus, rêpétai-je, „ eft il bien poffible 1 Hélas ! que j'avois tort de me „ plaindre de ma fortune avant ce cruel moment! Par „ combien de peines, par comblen de tourmens ne „ racheterois - je pas ce bien que j'ai perdu, ce bien , que je préférois it tout, ce bien qui, au milieu des ., plus grands malheurs, rempliffoic mon cceur d'une „ fi douce joie'." Je fus encore longtems h me plaindre, fans que SaintLaurent put tirer de moi la caufe de mes plaintes : il feut enfin ce qui m'étoit arrivé. „ Je ne vois rien , *„ dit il, dans tout ce que vous me contez, qui doive vous jetter dans ie défefpoir oü vous êtes. Madame , de Bénavidès eft, fans doute, oifenfée de la démaf che que vous avez faite de venir ici : elle a voula „ vous en punir, en vous marquant de 1'indilTérence. „ Que fcavez - vous même , fi elle n'a point craiut de fe trahir, fi elle vous eüt regardé? Non, non , lui , dis-je, on n'eft point fi mattre de foi, quand ou aime; le cceur agit feul dans un premier mouvement. „ 11 faut, ajoutai-je, que je la voye; il faut que je lui reproche fon changement. Hélas! après ce qu'elle a fait, devoit-elle m'óter Ia vie d'une maniere fi cruelle"? Que ne me laiflbit-elle dans ma prifon?  DU COMTE DE COMMINGE. 125 m JV- étois heureux , puifiue je croyois être aimé." Saint-Laurent, qui craignoit que quelqu'un ne me \tt dans 1'étar oü j'étois, m'emmcna dans la chambre oi nous couchions. Je paffai la nuit entiere h me tourmenter; je n'avois pas un fentiment qui ne fut auflitüt détruit par un autre; je condamnois mes foupcons; je les reprenois; je me trouvois injufte de vouloir qu'Adélaïde confervrit une tendreiTe qui la rendoit malbeureufe; je me reprochois dans ces momens de l'ajmer plus pour moi que pour elle. Si je n'en fuis plus aimé , difois-je k Saint-Laurent , fi elle en aime un autre, qu'iraporte que je rneure ? Je veux titcher de lui parler,; mais ce fera feulement pour lui dire un dernier adieu. Elle n'entendra aucuns reproches de ma part: ma douleur, que je ne pourrai lui cacher, les lui ftra pour moi. Je m'afTermis dans cette réfolution; il fut conclu que je partirois aufïïcóe. que je lui aurois parlé ■ no.is en cherchrimes les moyens. Saint-Laurent me dit qu'il falloit prendre le temps que Dom Gabriel iroit k 1.1 chafTe, oü il alloit afiez fouvent, & celui oü Bénaudès feroit occupé k fes affaires domeftiques, auxquelles il travailloit certaius jours de la femaine. 11 me fit promettre, que pour ne faire naitre aucun fonpcon, je travaillerois comme a mon ordinaire, & que je comniencerois h annoncer mon départ prochairi! Je me remis donc h mon ouvrage. J'avois, prefque fans m*ëp appercevoir, quelque efpérance qu'Adélaïde viendroit encore dans ce lieu; tous les bruits que j'entendois, me donnoient une émotion que je pouvois i peine foutenir; je fus dans ceite fituation plufieurs jours de fuite; il fallut enfin perdre l'efpérauce de voir M 3  i:a M É M è I R E S Adélaïde de cette Facon, éi chercher un moment oü je p+iffe la trouver feule. 11 vint enfin ce moment; je montois comme ii mon ordinaire pour aller ïi mon ouvrage, quand jc vis Adélaïde qui entroit dans fon appartement: je ne doutai pas qu'elle ne füt feule. Je fcavois que Dom Gabriel étoit forti dés le matin , & j'avois entendu Bénavidès, *• dans une falie balfe, parler avec un de fes fermiers. J'entrai dans la chambre avec tant de précipitation, qu'Adélaïde ne mé vit, que quand je fus prés d'elle: elle voulut s'échapper aufïitót qu'elle m'appercut: mais la retenant par fa robe: „ne me fuyez pas, lui dis-je, „ Madame, laiffez-moi jouir pour la derniere-fois du „ bonheur de vous voir; cet infiant paffé , je ne vous ,, importunerai plus ; j'irai loin de vous, mourir de „ douleur des maux que je vous ai caufés , & de la „ perte de votre cceur; je fouhaite que Dom Gabriel, „ plus fortuné que moi".. . Adélaïde , que la furprife & le trouble avoient jufques-lii empêchée de parler, m'arrêta k ces mors , & jettant un regard fur moi: „ quoi! me dit-elle, vous ofez me faire des nproches, vous orez me foupeonner, vous!".. Ce feul mot me précipita h fes pieds. „ Non, ma „ chere Adélaïde, tui dis je , non, je n'ai aucunlöup„ fon qui vous offenfe; pardonnez un difcours que mon „ cceur n'a point avoué. Jc vous purrionne tout , me dit - elle , pourvu que vous partiez tout & 1'heure , & „ que vous ne me voyiez jamais. Songez que c'eft pour „ vous que je fuis la plus «nalheureufe perfonne du „ monde: voulez- vous faire croire que je fuis la plus „ criminelle? Je ferai , lui dis-je, tout ce que vous  DU COMTE DE COMMINGE. 127 „ in'ordonnerez : mais promettez- moi du moins que ,, vous ne me hafrez pas." Quoiqu'Adélaïde m'eflt dit plufieurs fois de me lever, j'étois rcïté k fes genoux ; ceux qui aiment, fcavent combien cette attitude a de charmes ; j'y étois encore quand Bénavidès ouvrit tout d'un coup la porte de la chambre ; il ne me vit pas plutót aux genoux de fa femme, que venant k elle 1'épée k la main : ,, tu mour„ ras, perfide," s'écria-t-il. II 1'auroittuée infailliblement, fi je ne me fufie jetté au-devant d'elle; je tirai en même tems monépée. „ Je commencerai donc partoi ,„ ma vengeance," dit Bénavidès, en me dotmant un coup qui me bleffa k 1'épaule. Je n'aimois pas alfez hs vie pour la défendre: mais je haiffois trop Bénavidès pour la lui abandonner. D'ailleurs ce qu'il venoit d'entreprendre contre celle de fa femme, ne me laiffoit plus 1'ufage de la raifon; j'allai fur lui; je lui portai un coup qui Ie fit tomber fans fentiment. Les domeftiques, que les cris de Madame de Bénavidès avoient attirés, entrerent dans- ce moment; ils me virent retirer mon épée du corps de leur mattre; plufieurs fe jetterent fur moi; ils me défarmerent fans que je fiflè^ aucun efï'ort pour me défendre. La vue de Madame deBénavidès qui étoit k terre fondant en larmes auprès de fon inari, ne me laiffoit de fentiment que pour fes douleurs. Je fus tramé dans une chambre , oü je fus renfermé. vr C'eft-lk que, Iivré a.moi-même , je vis 1'abtme oü j'avois plongé Madame de Bénavidès. La mort de fon mari, que je croyois alors tué k fes yeux , & tüé par moi, ne pouvoit manquer de faire naltre des foupcons contre elle. Quels reproches neme fis-jepoint? J'avois M 4  i2« MÉMOIRES taufé fes premiers malheurs, & je venojs d'y mettre Ie comble par mon imprudence. Je me repréfcntois 1'étac oü je 1'avois laifiïe, tout le reffemiiiient dont elle devoit être animée contre moi; elle me devoit haïr: je 1'avois mérité; la feule efpérance qui me rcfla, fut de n'être pas connu ; 1'idée d'êtte pris pour un fcélérat, qui, dans toute autre occafion, m'auroit fait frémir , ne m'étonna point. Adélaïde me rendroit juftice, & Adé« laïde étoit pour moi tout 1'univers. Cette penfée me donna quelque tranquillité, qui étoit cependant troublée par 1'impatience que j'avois d'être interrogé. Ma porte s'ouvrit au milieu de la nuit; je fus furpris en voyant entrer Dom Gabriel. „ Raffurez„ vous , me dit-il en s'approchant; je viens par ordre „ de Madame de Bénavidès : elle a eu allez d'cftime pour moi , pour ne me rien cacher de ce qui vous „ regarde. Peut-être," ajouta.t il avec un foupir qu'il ne put retenir, „ auroit-elle penfé différemment , S „ elle m'avoit bien connu. N'importe , je répondrai 4 fa coufiance ; je S'ous fauverai , & je la fauverai fi je „ puis. Vous ne me fauverez point," lui dis-je 4 mon tour: je dois juflifier Madame de Bénavidès, & je le „ ferois aux dépens de mille vies." Je lui espliquai tout de fuite mon projet de ne point me faire connaitre. „ Ce projet pourroit avoir lieu," me répondit Dom Gabriel , „ fi mon frere étoit mort, „ comme je vois que vous le croyez: mais fa bleffure, „ quoique grande, peut n'être pas mortelle, & le „ premier figne de vie qu'il a donné , a été de fairs renfermer Madame de Bénavidès dans fon appartement. „ Vous voyez par-14 qu'il 1'a foupconnc'e , & que vous „ vous pcrdriez fans la fauver. Sortons, ajouta-t-i);  DU COMTE DE COMMINGE. 129 „ je puis aujourd'hui pour vous ce que je ne pourrai „ peut-être plus demain: Et que deviendra Madamede „ Bénavidès, m'écriai-je ?Non, je ne puis me réibudre „ 4 me tirer d'un péril ou je 1'ai mire, & 4 1'y lailfer. „ Je vous ai déja dit, me répondit Dom Gabriel , que votre préiénce ne peut que rendre la condition. plus „ fftcheufe. Eh bien! lui dis-je, je fuirai puifqu'elle le „ veut & que fon intérêt le demande ; j'efpérois ,. en „ facrifiant ma vie, lui infpirer du moins quelque pitié: „ je ne méritois pas cette confolation; je fuis un mal„ heureux , indigne de mourir pour elle. Protégez-Ia ," dis-je a Dom Gabriel j „ vous êtes généreux; fon inno,. „ cence, fon malheur, doivent vous toucher. Vous „ pouvez juger, me répliqua • t - il, par ce qui m'eir „, échappé , que les intéréts de Madame de Bénavidès ,» me fonr plus chers qu'il ne faudroit pour mon repos; „ je ferai tout pour elle. Hélas ! ajouta-t-il , je me „ croirois payé , fi je pouvois encore penfer qu'elle n?a „ rien aimé. Comment fe peut-il que le bonheur d'avoir „ touché un cceur comme le fien ne vous ait pas fuffi ? „ Mais fortous, pourfuivit-il, profitons de la nuit." II me prit par ia main, tourna une lanterne fourde, & me fit traverfer les cours du cbateau. J'étois fi plein de rage contre moi-même , que par un fentiment de défefperé, j'aurois voulu être encore plus malheureux que je n'étois. Dom Gabriel m'avoit confeillé, en me quittant , d'aller dans un couvent de religieux qui n'étoit qu'k un quarc de lieue du chateau. „ II faut, medit-il, vous tenir „. caché dans cette maifon pendant quelques jours, „ pour vous dérober aux recherches que je ferai moi», même obligé de faire: voila une lettre pour un eeuV M 5  13° MEMOIRES „ gieux de la maifon, k qui vous pouvez vous confier." J'errai encore longtemps autour du cMteau; je ne pouvois me réfoudre a, m'en éloigher : mais le defir de fcavoir des nouvelles d'Adélaïde, me détermina enfin a prendre la route du couvent. J'y arrivai k la pointe du jour; le religieux, après avoir iu la lettre de Dom Gabriel, m'emmena dans une chambre. Mon extréme abattemcnt & le fang qu'il appercut tor' mes habits, lui firent craindre que je ne fufle blefifé : il me le demandoit, quand il me vit tomber en faiblefle; un domeftique qu'il appella, & lui, me mirent au lit. On fit venir le chirurgien de la maifon pour vifiter ma plaie ; elle s'étoit extrémement envénimée' par le froid ik par la fatigue que j'avois foufferts. Quand je fus feul avec le Pere a. qui j'étois adreffé, je le priai d'envoyer k une maifon du village que je lui indiquai, pours'informer de Saint-Laurent; j'avois jugé qu'il s'y feroit réfugié : je ne m'étois pas trompé ; il vint avec l'homme que j'avois envoyé. La douleur de ' ce pauvre gar^on fut extréme, quand il feut que j'étois bleflé ; il s'approcha de mon lit, pour s'informer de mts nouvelles. ,, Si vous voulez me fauver la vie , „ lui dis-je, il fautum'ripprendre dans quel état eft „ Madame de Bénavidès; fjachez ce qui fe paffe; ne „ perdez pas un moment pour m'en éclaircir, &fongez que ce que je fouffre eft mille fois pire que la mort." Saint-Laurent me promit de faire ce que je fouhaitois; il fortit dans 1'inftant, pour prendre les mefures nécesfaires. Cependant la fiévre me prit avec beaucoup de violence ; ma plaie parut dangereufe ; on fut obligé de me faire de grandes incifions: jnais les matix de 1'efprit me  DU COMTE DE COMMINGE. f3I laifloient & peine fentir ceux du corps. Madame de Bénavidès, comme je 1'avois vue en fortant de fa chamb^, fondant en larmes, couchée fur le plancher auprès de fon mari que j'avois bleffé, ne me fortoit pas un moment de 1'efprit; je repafiois les malheurs de fa vie; je me trouvois partout;.fon mariage, le choix de ce mari, le plus jaloux , le plus bizarre de tods les hommes, s'étoient fait pour moi; & je venois de mettre le comble i tant d'infortunes, en expofant fa réputation. Je me rappellois enfuite la jaloufie que je lui avoisj marquée; quoiqu'elle n'eut duré qu'un moment, quoiqu'un leul mot 1'eüt fait ceffèr , je ne pouvois me Va pardonner. Adélaïde me devoit regarder comme indigne de fes bontés ; elle devoit me hair. Cette idéefi dou'loureufe, fi accablante , je la foutenois par la rage dont j'étois animé contre moi-même. Saint-Laurent revint au bout de huit jours: il me dit que Bénavidès étoit très-mal de fa bleffure, que fa femme paraifToit inconfoiable, que Dom Gabriel faifoit mine de nous faire chercher .avec foin. Ces nouvelles n'étoierit pas propres k me calmer-; jenefcavois ce que je devois defirer; tous les évenemens étoient contre moi; je ne pouvois même fouhaiter la mort: il me fembloit que je me devois è la juftifkation de Madame de Bénavidès. Le religieux qui me fervoit , prit pitié de moi; il m'entendoit foupirer continuellement; il me trouvoit prefque toujours ie vifage baigné de larmes. C'étoit un homme d'efprit, qui avoit été longtemps dans le monde, & que divers accidens avoient conduit dans le cloitre. 11 ne chercha point h me confoler par fes difcours: il me montra feulement de la fenfibilité pour Mies peines. Ce moyen lui réuffit: il gagna peu 4 peu. M 6  132 MEMOIRES ma confiance; peut-être auffi ne la düt-ilqu'au befoin que j'avois de patier & de me plaindre. Je m'attachois it lui, h mefure que je lui contois mes malheurs; il me devint fi néceffaire au bout de quelques jours , que je ne pouvois confentlr k le perdre un moment. Je n'ai jamais vü ihns perfonne plus de vraie bonté ; je lui répétois mille fois les mêmes chofes : il m'écoutoit, il entroit dans mes feminiens. C'étoit par fon moven que je fcavois ce qui fe pafïbrt chez Bénavidès. Sa blefTure le mit longtemps dans un très-grand danger; il gaérit enfin : j'en appris la nouvelle par Dom Jéróme , c'étoit le nom de ce religieux ; il me dit enfuite que tout paraiffoit tranquille dans ie chilteau , que Madame de Bénavidès vivoit encore plus retirée qu'auparavant , que fa fanté étoit trés - languisfante; il ajoOta qu'il falloit que je me difpofalfe Ji m'éloigner aufli - tót que je le pourrois , que mon féjour pourroit être découvert, & cauferde nouvelles peines i Madame de Bénavidès. II s'cn falloit bien que je fuffe en état de partir; j'avoss toujours la fiévre ; ma playe ne fe refermoit point. J'étois dans cette maifon depuis deux mois, quand je «n'appercus un jour que Dom Jéróme étoit trifte & rêveur; il détournoit les yeux ; il n'ofoit me regarder; il répondoit avec peine a mes queftions. J'avois pris beaucoup d'amitié pour lui; d'ailleurs les malheureux font plusfenfibles que les autres. J'allois lui demander le fujet de fa mélancolie , lorfque Saint-Laurent, en entrant dans tna chambre, me dit que Dojji Gabriel itoit daas la maifon , qu'il venoit de le rencontrer. Dom Gabriel eft ici, dis-je en regardant Dom Jéróme, vous ne? m'en dit.es rien l Pourquoi ee myflcre ? Yoas  DU COMTE DE COMMINGE. 133 me faites trembler! Que fait Madame de Bénavidès ? Parpitié, tirez-moi de la cruelle incertitude oïi je fuis. Je voudrois pouvoir vous y laiffer toujours, me dit enfin Dom Jéróme en m'embraflant. Ah! m'écriai - je, elle eft niorte ; Bénavidès 1'a facrifiée k fa fureur ; vous ne me répondez point. Hélas! Je n'ai donc plus d'efpérance. Non , ce n'eft point Bénavidès, reprenois-je, c'eft moi qui lui ai plongé le poignard dans le fein; fans mon amour , elle vivroit encore. Adélaïde eft morte; je ne la verrai plus; je 1'ai perdue pour jamais. Eile eft morte ! Et je vis encore ! Que tsrdé - je h Ia fuivre! que tardé-je il Ia venger! Mais non, ce feroit ine faire grace que de me donner la mort; ce feroit me féparer de moi- même, qui me fais horreur. Hagitation violente dans, laquelle j'étois, fit r'ouvrir maplaye, qui n'étoit pas encore bienfermée; je perdis tant de fang, que je tombai en faibleffe ; elle fut ii longue , que 1'on me crut mort; je re^ins enfin après plufieurs heures. Dom Jéróme craignit que je n'entrepriffe quelque chofe contre ma vie ; il chargea SaintLaurent de me garder ïi vue. Mon déiefpoir prit alors une autre forme. Je reftai dans un mornefilence; jene lépandois pas une larme. Ce fut dans ce temps que je fis defiein d'aller dans quelque lieu, oüjepufle être en proye 4 toute ma douleur. J'imaginois prefque un plaifir 4 me tendre encore plus miférable que je ne 1'étois. Je fouhaitai de voir Dom Gabriel, paree que fa vue devoit encore augmenter ma peine; je priai Dom Jéróme de 1'amener; ils vinrent enfemble dans ma chambre Ie lendèmain. Dom Gabriel s'affit auprès de mon lit; nous reftlmes tous deux afiez longtemps fans nous parler; il me regardoit avec des yeux pleins de larmes; M ?  134 MEMOIRES je rompis enfin le filence : vous êtes bien généreux, Monfieur , de voir un miférable pour qui vous devez avoir tant de haine! Vous êtes trop malheureux , répondit-il, pour que je puiiTe vous hair. Je vous fupplie, lui dis-je, de ne me laiffer ignorer aucune circonflance de mon malheur; 1'éclairciflement que je vous demande préviendra peut-être des evenemens qre vous avez rnte'rêt d'empêcher. J'augmenterai mes peines & les vötres, me répondit-i! ; n'importe, il faut vous fatis» faire ; vous verrez du moins dans Ie réeit que ie vais vous faire, que vous n'ètes pas feul a plaindre : mais je fuis obliaé pour vous apprehdre tout ce que vous voulez fcavoir, de vous dire un mot de ce qui me regarde. Je n'avois jamais vu Madame de Bénavidès, quand elle devint ma belle-fceur. Mon frere, que des affaires confidérables avoient attiré k Bordeaux, en devint amoureux , & quoiquefes rivaux euffent autant de naisfance & de bien , & lui fufient préférables par beaucoup d'autres endroits , je ne fcais par quelle raifön le choix de Madame de Bénavidès fut pour lui. Peu de temps après fon mariage, il Ia mena dans fes terres. C'eft-lk oti je la vis pour la première fois ; fi fa beauté me donna de 1'admiration ; je fus encore plus enchanté des graces de fon efprit & de fon extréme douceur , que mon frere mettoit tous les jours k de nouvelles épreuves. Cependant 1'amour que j'avois alors pour une trèsaimable perfonne dont j'étois tendrement aimé , me faifoit croire que j'étois a 1'abri de tant de charmes. J'avois même defiein d'enga[;er ma belle-fceur k me fervir auprès de fon mari , pour le faire confentir k mon mariage. Le pere de ma maltrefle , offenfé des refus de  DU COMTE DE COMMINGE. 135 mon frere, ne m'avoit donné qu'un temps tres - court pour les faire celfer, & m'avoit déclaré , & h fa fille que ce temps expiré il Ia marieroit k un autre. L'amitié que Madame de Bénavidès me témoignoit, rrie ffiit bientót en état de lui demander fon fecours; j'allois fouvent dans fa chambre , dans le deiTein de lui en parler , & j'étois arrêté par le plus léger obflacle. Cependant le temps , qui m'avoit été 'prefcrit, s'écouloit; j'avois recu plufieurs lettres de ma maitreffe , qui me preffoit d'agir; les réponfes que je lui faifois , ne la fatisfirent pas; il s'y gliffoit, fans que je m'en appercuffe, une froidenr qui m'attira des plaintes; elles me parurcnt injulfes ; je lui en écrivis fur ce ton . la. Elic fe cfut abandonnée , & le dépit, joint aux inftances de fon pere , la déterminerent k fe marier. Elle m'inftruifit elle-même de fin fort; fa lettre, quoique pleine de reproches , étoit tendre; elle fin'iffoit en mepriant de ne la voir jamais. Je 1'avois beaucoup aimée; je croyois 1'aimer encore: je ne pus apprendre, fans une véritable douleur, que je la perdois ; je craignois qu'elle ne füt malheureufe, & je me reprochois d'en être la caufe. Toutes ces différentes penfées m'occupoient; j'y rêvois triftement, en me promenant dans une allée de ce bois que vous connaiffez , quand je fus abordé par Madame de Bénavidès; elle i'apperfut de ma trifleffe ; elle m'en demanda la caufe avec amitié ; une fecrete répugnance me retenoit. Je ne pouvois me réfoudre 5 lui dire que j'avois;été amoureux: mais le plaifir de pouvoir lui parler d'araour, quoique ce ne füt pas pour elle, 1'emporta. Tous ces mouvements fe pafTuient dans mon cceur, fans que je les démêlafle. Je n'avois encoie ofé approfondir ce que je fentois pour ma belle - fceur j  vn5 MÉMOIRES jelui comai mon aventure; je lui montrai la lettre de Mademoifelle de N... Que ne ra'avez vous parlé plutoi, me dit - elle 9 Peut-être aurois-je obtenu.de Monfieur votre frere le confentement qu'il vous rcfufoit. Mon Dieu ! Que je vous plains, & que je la plains 1 Elle fera aflurément malheureufe! La pitié de Madame de Bénavidès pour Mademoifelle de N... me fit craindre qu'elle ne prit de moi des idéés défavantageufes; & pour diminuer cette pitié , je me prelfai de. lui dire que le mari de Mademoifelle de N.... avoit du mérite,, de la naiflance, qu'il tenoit un rang confidérable dans le monde, & qu'il y avoit apparence que fa fortune deviendroit encore plus confidérable. Vous vous trompez, me répondit - elle , fi vous croyez que tous ces avantages la fendront heureufe : rien ne peut remplacer la pene de ce qu'on aime. C'eft une cruelle chofe , ajouta-t-elle, quand il faut mettre toujours le devoir k la place de 1'inclination. Elle foupira plufieurs fois pendant cette converfation; je m'appercus même qu'elle avoit peine k retenir fes larmes. Après m'avoir dit encore quelques mots , elle me quitta. Je n'eus pas la force de la fuivre ; je reflai dans un trouble que je ne puis exprimer; je vis tout d'un coup, ce que je n'avois pas voulu voir jufques-lk, que j'étois amoureux de ma belle - fceur. Je me rappellai mille circonltances auxquelles je n'avois pas fait attention. Son goüt pour la folitude , fon éloignement pour tous les amufemens dans un Sge comme le fien , fon extréme mélancolie , que j'avois attrihuée aux niauvais traitemens de mon frere, me parurent alors avoir une autre caufe. Que de réflexions douloureufes fe préfenterent en même temps k mon efprit I Je me trouvois  DU COMTE DE COMMINGE. 137 amoureux d'une peifonne que je ne devois point aimer, & cette perfonne en aimoit un autre. Si elle n'aimoit rien, difois-je, mon amour, quoique fans efpérance, ne feroit pas fans douceur; je pourrois prétendre k fo;i amitié; elle m'auroit tenu lieu de tout; mais cett« amitié n'eft plus rien pour moi, fi elle a des fentiments plus vifs pour un autre. Je fentois que je devois faire tous mes efforts pour me guérir d'une paffion contraire St mon repos, & que 1'honneur ne me permettoit pas d'avoir. Je pris le deffein de m'éloigner, & je rentrai au chkteau, pour dire a mon frere que j'étois obligé de partir: mais la vue de Madame de Bénavidès arréta mes réfolutions ; cependant pour me donner k moimême un prétexte de refter prés d'elle, je me perfuadai que je lui étois utile', pour arréter les mauvaifes humcurs de fon mari. Vous arrivktes dans ce temps-lk; je trouvai en vous un air & des manieres qui démentoient la conditioa fous laquclle vous paraiüiez. Je vous marquai de 1'amitié; je voulus entrer dans votre confidence. Mon deffein étoit de vous engager enfuite a peindre Madame de Bénavidès t car, maigré toutes les illtifions que mon amour me faifoit, j'étois toujoufs dans la réfolution de m'éloigner, & je voulois, en me féparant d'elle pour toujours, avoir du moins fon portrait. La maniere dont vous répondttes k mes avances, me fit voir que je ne pouvois rien efpérer de vous , & j'étois allé pour faire venir un autre peintre, le jour malheureux oü vous blefïïttes mon frere. Jugez de ma furprife, quand k mon retour j'appris tout ce qui s'étoit paffé. Mon frere, qui étoit trés - mal, gardoit un morne filence, & jettoit de  138 MÉMOIRES temps en temps des regards terribles fur Madame de Bénavidès. II m'appeUa auflïtót qu'il me vit. Délivrez. moi, me dit-il, dé la vue d'une femme qui m'a tralii; faitesrla conduite dans fon appartement, & donnez ordrc qu'elle n'en puiffe fortir. Je vpulus dire quelque chofe: mais M. de Bénavidès m'interrompit au premier mot; faites ce que je fouhaite, me dit-il, ou ne me voyez jamais. II fallut donc obéir. Je m'approchai de ma bellefceur; je la priai que je puffe lui parler dans fa chambre; elle avoit cntendu les ordres que fon mari m'avoit donnés. Allons , me dit-elle, en répandant un torrent de larmes, venez exécuter ce que 1'on vous ordonne.Ces paroles, qui avoient l'ak de reproches, me pénétrerent de douleur; je n'ofai y répondre dans le lieu oü nous étions: mais elle ne fut pas plutöt dans fa chambre , que la regardant avec beaucoup de trilleffe: quoi! lui dis-je, Madame, me confondez-vous avec votre perfécuteur , mei .qui fens vos peines comme vous-même, moi qui donnerois ma vie pour vous? Je frémis de le dire: mais je crains pour la vótre. Retirez-vous pour quelque temps dans un lieu fur; je vous offre de vous y faire conduite. Je ne ff ais fi M. de Bénavidès en veut a mes jours, nje répondit-elle: je fcais leuleuient que mon devoir m'oblige 4 ne pas 1'abandonner , & je le remplirai, quoiqu'il m'en puilfe coüter. Elle fe tut quelques momens, & reprenant la pnrole: Je vais, continua-t-elle, vous donner par une entiere confiance, la plus grande marqué d'eftime que je puiffe vous donner; auiïi-bien 1'aveu que j'ai a vous faire, m'eft-il néceffaire pour conferver la vótre. Alles  DU COMTE DE COMMINGE. 133 retrouver votre frere ; une plus longue conveifation pourroit lui être fuTpecte; revenez enfuite Ie plutót que vous pourrez. Je fortis, comme Madame de Bénavidès le fouhaitoit. Le chirurgien avoit ordonné qu'on ne Iaifi"a\t entrer perfonne dans la chambre de M. de Bénavidès; je courus retrouver fa femme, agité de mille penfées différentes ; je defirois de fcavoir ce qu'elle avoit a. me dire , & je craignois de 1'apprendre, Elle me conta comment elle vous avoit connu, 1'amour que vous aviez pris pour elle le premier moment que vous 1'aviez vue: elle ne me diffimula point 1'inclination que vous lui aviez infpirée. Quoi! m'écriai - je ïi cet endroit du récit de Dom Gabriel, j'avois touché 1'inclination de Ia plus parfaite perfonne du monde, & je 1'ai perdue! Cette idéé pénétra mon coeur d'un fentiment ii tendre, que mes larmes, qui avoient été retenues jufques-la par 1'excès de mon défefpoir, commencerent a. couler. s Oui, continua Dom Gabriel, vous en étïez aimé; quel fond de tendreffe je découvris pour vous dans fon cceur, maigré fes malheurs, maigré fa fituation préfente! Je fentois qu'elle appuyoit avec plaifir fur tout ce que vous aviez fait pour elle; elle m'avoua qu'elle vous avoit reconnu , quand je la conduifis dans la chambre oü vous peigniez , qu'elle vous avoit écrit pour vous ordomier de partir, & qu'elle n'avoit pu trouver une occafion de vous donner fa lettre. Elle me conta enfuite comment fon mari vous avoit furpris , dans le moment même oü vous lui difiez un éternel adieu; qu'il avoit voulu la tuer, & que c'étoit en Ia défendant que vous aviez blejfé M. de Bénavidès.  S4P M É M O I R E S' Sauvcz cc malheureux, ajouta-t elle; vous feu! pouver Ie dérober au fort qui rattend : car je le connois, dans la crainte de m'expofer, il fouifriroit les derniers fupplices, plutót que de déclarer ce qu'il eft. II eft bien payé de ce qu'il fouffre, lui dis-je, Madame, par li bonne opinion que vous avez de lui. Je vous ai découvert toute ma faiblcffe, répliqua-t elle: mais vous avez d& voir que fi je n'ai pas été maitrelfe de mes fenti. ments, je 1'ai du moins été de ma conduite, ik que je n'ai fait aucune démarche que Ie plus rigoureux devoir puiffe cqndamner. Hélas! Madame, lui dis -je, vous •n'avez pas befoin de vous juftifier; je fcais trop par moi-méme qu'on ne difpofe pas de fon cceur comme on.le voudroit. Je vais mettre tont en ufage,ajoutai-je, pour vous obéir, & pour délivrer le Comte de Comminge : mais j'ofe vous dire qu'il n'eft peut-être pas Ie plus malheureux,. Je fortis en prononcant ces paroles, fans ofer jetter les yeux fur Madame do Bénavidès; je fus m'enfermer dans ma chambre pour réfoudre ce que j'avois ïi faire; mon parti étoit pris de vous délivrer: mais je ne fcivois pas fi jc ne devois point fuir moi-mêrae. Ce que j'avois foufierc pendant le récit que je venois d'cntendre , me faifoit connaitre a quel point j'étois amoureux. II falloit ni'affranchir d'une paftion fi dangereufe pour ma vertu : mais il y avoit. de la cruauté d'abandonner Madame de Bénavidès feule entre les mains d'un mari qui croyoit en avoir été trahi. Après bien des ittéfölutions , je me déterrcinai & fecourir Madame de Bénavidès, &-it 1'éviter avec foin. Je ne pus lui rendre compte de votte évafion que le lendemain ; elle me parut un peu plus uaüquille; je crus cependant m'app.ercevcir que Sou  DU COMTE DE COMMINGE. 14T t affliétion étoit encore augmentée, & je ne doutai pas que ce ne füt ia connaiffance que je lui avois donnée de mes fentiments ; je la quittai pour la délivrer de Tembarras que ma préfetice lui caufoit. Je fus piufieurs jours fans la voir. Le mal de mon frere qui augmentoit & qui faifoit tout craindre pour fa vie , m'öbligea de lui faire une vifïte pour 1'en avertir. Si j'avois perdu M. de Eénavidès , me dit-elle , par un événement ordinaire», fa perte m'auroit été moins fenlïble: mais la part que j'aurois a celui ci, me la rendroic tout-k-fait douloureufe. Je ne crains point les mauvais traitements qu'il peut me faire : je crains qü'il ne meure avec 1'opinion que je lui ai manqué. S'il vit, j'efpere qu'il connaitra mon innocence, & qu'il me rendfa fon eftime. 11 faut auflï, lui dis-je, Madame, que je tiiche de mériter la vötre ; je vous demande pardon des fetrtiinents que je vous ai lailfê voir; je n'ai pu ni les empêcber de naltre , ni vous les cachet- ; je ne fcais même fi je pourrai en trionipher: mais je vous jjre que je ne vous en importunerai jamais, J'aurois même pris déjk le parti de m'éloigner de vous, fi votre intérét ne me retenoit ici. Je vous avoue, me dit-elle, que vous m'avez fenfiblement affiigée. La fortune a voulu m'óter jufqu'a la confolation que j'aurois trouvée dans votre amitié. Les larmes qu'elle répandoit en me parlant, firent plus d'effet fitr moi que toute ma raifon. Je fus honteux- d'augmcnter les malheurs d'une perfonne déja fi malheureufe. Non, Madame, lui dis-je, vous ne ferez point privée de cette amitié dont vous avez la bonté de faire cas, & je me rendrai digne de la vótre par.le foin que j'aurai de vous faire oublier mon égarement.  Kis M É M O I'R E S Jc me trcmvai cffccHvemcnt en la quittant, plus tranquille que je n'avois été depuis que je la connailibis. Bien loin de la fuir, je voulus par les engagemens que je prendrois avec elle en la voyant, me donner k moiméme de nouvelles raifons de faire mon devoir. Ce moven me réuffit; je m'accoutumois peu k peu k réduire mes fentiments k 1'amitié; je lui difois naturellemeut le progrès que je faifois; elle m'en remcrcioit comme d'un fervice que je lui aurois rendu, & pour m'en ré.compenfer, elle me donnoit de.nouvelles marqués de fa confiance. Mon cceur fe révoltoit encore quelquefois i mais la raifon reltoit la plus forte. Mon frere, après avoir été affez long-temps dans un très-grand danger, revint enfin ; il ne voulut jamais accorder k fa femme la permiffion de le voir, qu'elle lui demanda plufieurs fois. II n'étoit pas encore en état de quitter la chambre, que Madame de Bénavidès tomba malade k fon tour; fa jeuneffe la tira d'affaire, & j'eus lieu d'efpérer que fa maladie avoit attendri fon mari pour elle, quoiqu'il fe füt obftiné k ne la point voir, quelque inftance qu'elle lui en eüt fait faire dans le plus fort de fon mal; il demandoit de fes nouvelles avec quelque forte d'empreffement. Elle commenfoit k fe mieux porter, quand M. de Bénavidès me fit appeller. J'ai une affaire importante, me dit-il, qui demanderoit ma préfence k Saragoffe; ma fanté ne me permet pas de faire ce voyage; je vous prie d'y aller k ma place; j'ai ordonné que irres équi. pages fuffent prêts, & vous m'obligerez de partir tout k 1'heure. H eft mon ainé d'un grand nombre d'années; j'ai toujours eu pour lui le refpecï que j'aurois eu pour mon pere, & il m'en a tenu lieu. Je n'avois d'ailleurs  DU COMTE DE COMMINGE. 143 aocune raifon pour me difpenfer de faire ce qu'il Touhaitoit de moi; il fallut donc me réfoudre a partirt mais je crus que cette marqué de ma complaifance me mettoit en droit de lui parler fur Madame de Bénavidès. Que ne lui dis-je point pour 1'adoucir! II me parut que je 1'avois ébranlé:'je crus même le voir attendri. J'ai aimé Madame de Bénavidès, me dit-il, de la paffion du monde ia plus forte: elle n'eft pas encore éteinne dans mon cceur: mais il faut que Ie temps & la conduite qu'elle aura Jt 1'avcnir, effacent le fouvenir de ce que j'ai vü. Je tf'ofai contefter fes fujets de plainte j c'étoit le moyen de rappeller fes fureurs : je lui demandai feulement ia permiffion de dire h ma belle-fceur les efpérances qu'il me donnoit; il me le permit. Cette pauvre femme recut cette nouvelle avec une forte de joie: je fcais , nie dit-elle, que je ne puis être heureufe avec M. de Bénavidès: mais j'aurai du moins la confolation d'être oü mon devoir veut que je fois. Je la quittai après 1'avoir encore afïïirée des bonnes difpofitions de mon frere. Un des principaux domefliques de la maifon a qui je me confiois , fut chargé de ma part d'être attentif k tout ce qui pourroit Ia regarder , & de m'en inftruire. Après ces précautions que je crus fuffifantes, je pris la route de Saragoffe. II y avoit prés de quinze jours que j'y étois arrivé, que je n'avois eu aucune nouvelle; ce long filence commencoit fr m'inquiéter , "quand je recus une lettre de ce domeftique, qui m'apprenoit que trois jours après mon départ, M. de Bénavidès 1'avoit mis dehors, & tous fes cainarades , & qu'il n'avoit gardé qu'un homme qu'il me nomma, & la femme de cet homme. Je frémis. eu lifant fa lettre, & fans m'eraDarraffér  I44 M Ê M O I R E S des affaires dont j'étois chargé , je pris fur Ie champ la pofte. J'étois k trois joumées d'ici, quand je recus la fatale nouvelle de la mort de Madair.e de Bénavidès; mon frere qui me 1'écrivit lui-même, m'en parut fi Efil'gé , que je ne fcaurois croire qu'il y ait eu part; il me mandoit que 1'amour qu'il avoit pour fa femme, 1'avoit emporté fui fa colere,qu'il étoit prêt de lui pardonner, quand la mort la lui avoit ravie, qu'elle étoit retombée peu après mon départ, & qu'une fiévre violenre 1'avoit 'emportée le cinquiéme Jour. J'ai feu depuis que je fuis ici , oü je fuis venu cherclier quelque confolation auprès de Dom Jéróme , qu'il eft plongé dans la plus affreufe mélancolie: il ne veut voir perfonnc; il m'a même fait prier de ne pa-s aller fiiöt chez lui. Je n'ai aucune peine h lui obéir, continua Dom Gabriel; les lieux oü j'ai vü la malheureufe Madame de Bénavidès, & oü je ne Ia verrois plus, ajouteroient encore k ma douLeur; il femble que fa mort ait réveillé mes premiers fentiments, & je ne fcais fi 1'amour n'a pas autant de part k mes larmes que .'amitié. J'ai réfolu de paffer en IIongrie,oü j'efpere trouver la mort dans les périls de la guerre, ou retrouver Ie repos que j'ai perdu. Dom Gabriel ctffa de parler. Je ne pus lui répondre ; ma voix étoit étouffée par mes foupirs & par mes larmes; i! en répandoit aufiï-bien que moi; il me quitta enfin fans que j'euffe pu lui dire une parole. Dom Jéróme 1'accompagna, & je rellai feul. Ce que je venois d'entendre, augmemoit 1'impatience que j'avois de me trouver dans un lieu, oü rien ne me dérobit k ma douleur j le defir d'exécuter ce projet h;Vta ma gnérifon.  DU COMTE DE COMMINGE. 145 guérifon. Après avoir langui fi longtemps, mes forces commencerent k revenir; ma bleffure fe ferma, & je ' me vis en dtat de partir en peu de tems. Les adieux de Dom Jéróme & de moi furent de fa part remplide beaucoup de témoignages d'amitié ; j'aurois voulu y répondre: mais j'avois perdu ma chere Adélaïde, & je n'avois de fentimens que pour la pleurer. Je cachai mon deffein, de peur qu'on ne chêrchar k y mettre ebftacle; j'écrivis k ma mere par Saint-Laurent, a qui j'avois fait croire que j'attendrois Ia réponfe dans le lieu oü j'étois. Cette lettre contenoit un détail de tout ce qui m'étoit arrivé; je finilfois en lui demandant pardon de m'éloigner d'elle; j'ajoutois que j'avois cru devoir lui épargner Ia vue d'un malheureux qui n'attendoit que la mort; enfin je la priois de ne faire aucune perquifition pour découvrir ma retraite, & je lui recommandois Saint-Laurent. Je lui donnai, quand il partit, tout ce que j'avois d'argent; je ne gardai que ce qui m'étoit néceffaire pour faire mon voyage. La lettre de Madame de Bénavidès , & fon portrait que j'avois toujours fur mon cceur, étoient le feul bien que je m'étois réfervé. Je partis Ie Iendemain du départ de Saint-Laurent; je vins fans prcfjue m'arrêter k 1'Abbaye de la T... Je dcmandai 1'habit en arrivant; le Pere Abbé m'obligea de paffer par les épreuves. On me demanda, quand elles furent linies, fi Ia mauvaife nourriture & les auflérirés ne me paraiffoient pas au-deffus de mes forces? Ma douleur m'occupoit fi enticrement, que je re m'étois pas même appercu du changement de nourriture, & de ces auftérités dont on me parloit. Tome I. N  f44 MÉMOIRES des affaires dont j'étois chargé, je pris fur le champ la pofte. J'étois a. trois journées d'ici, quand je recus la fatale nouvelle de la mort de Madame de Bénavidès; mon frere qui me 1'écrivit lui-même, m'en parut fi aJSigé , que je ne fjaurois croire qu'il y ait eu part; il me mandoit que 1'amour qu'il avoit pour fa femme, 1'avoit emporté fut fa colere, qu'il étoit prêt de lui pardonner, quand la mort la lui avoit ravie, qu'elle étoit retombée peu après mon départ, & qu'une fiévre violente 1'avoit 'emportée le cinquiéme jour. J'ai feu depuis que je fuis ici , oü je fuis venu cherclier quelque cotifolation auprès de Dom Jéróme , qu'il tft plongé dans la plus affreufe mélancolie: il ne veut voir perfonnc; il m'a même fait prier de ne pas aller fitót chez lui. Je n'ai aucune peine h lui obéir, continua Dom Gabriel; les lieux oü j'ai vü la malheureufe Madame de Bénavidès, & oü je ne la verrois plus, ajouteroient encore ii ma douleur; il femble que fa mort ait révcillé mes premiers fentiments, & je ne fcais fi 1'amour n'a pas autant de part a. mes larmes que 1'amitié. J'ai réfolu de paffer en Hongrie.oü j'efpere trouver la mort dans les périls de la guerre, ou retrouver le repos que j'ai perdu. Dom Gabriel ctffa de parler. Je ne pus lui répondre ; ma voix étoit étouffée par mes foupirs & par mes larmes; i! en répandoit aufii-bien que moi; il me quitta enfin fans que j'euffe pu lui dire une parole. Dom Jéróme 1'accompagna, & je reüai feul. Ce que je venois d'entendre, augmeiitoit 1'impatience que j'avois de me trouver dans un lieu, oü rien ne me dérobüt a ma douleur; le deür d'exécuter ce projet hata ma guérifon.  DU COMTE DE COMMINGE. 145 guérifon. Après avoir langui li longtemps, mes forces commencerent ii revenir; ma blelfure fe ferma, & je ' me vis en état de partir en peu de tems. Les adieux de Dom Jéróme & de moi furent de fa part remplis de beaucoup de témoignages d'amitié; j'aurois voulu y répondre: mais j'avois perdu ma chere Adélaïde, & je n'avois de feminiens que pour Ia pleurer. Je cachai mon deffein, de peur qu'on ne cherchac a y mettre ebftacle; j'écrivis rr ma mere par Saint-Laurent, a qui j'avois fait croire que j'attendrois Ia réponfe dans le lieu oïi j'étois. Cette lettre contenoit un détail de tout ce qui m'étoit arrivé; je finilfois en lui demandant pardon de m'éloigner d'elle; j'ajoutois que j'avois cru devoir lui épargner la vue d'un malheureux qui n'attendoit que la mort; enfin je la priois de ne faire aucune perquifition pour découvrir ma retraite, & je lui recommandois Saint-Laurent. Je lui donnai, quand il partit, tout ce que j'avois d'argent; je ne gardai que ce qui m'étoit nécefi'aire pour faire mon voyage. La lettre de Madame de I;é:avidès, & fon portrait que j'avois toujours fur mon cceur, étoient le feul bien que je m'étois réfervé. Je partis le lendemain du départ de Saint-Laurent; je vins fans prefjue m'arrêter a 1'Abbaye de la T... Je dcmandai 1'habit en arrivant; le Pere Abbé m'obligea de paffer par les épreuves. On me demanda, quand elles furent linies, fi Ia mauvaife nourriture & les auflérités ne me paraiffoient pas au-deffus de mes forces? Ma douleur m'occupoit fi entierement, que je re m'étois pas même appercu du changement de nourriture, & de ces auflérités dont on me parloit. Tornt I. N  146 MÉMOIRES Mon infenfibilité i cet égard fut prife pour une marqué de zele, & je fus recu. L'aflurance que j'avois par-li que mes larmes ne feroient point troublées, & que je pafferois ma vie entierc dans cet exercice, me donna quelque efpece de confolation. L'affreufe folitude, le filence qui régnoit toujours dans cette maifon, la trifleffe de tous ceux qui m'environnoient, me laisfoient tout entier ïi cette douleur qui m'étoit devenue fi chere, qui me tenoit prefque lieu de ce que j'avois perdu. Je rempliflbis les exercices du cloltre, paree que tout m'étoit également indifférent; j'allois tous les jours dans quelque endroit écarté du bois: la je relifois cette lettre; je regardois le portrait de ma chere Adélaïde ; je baignois de mes larmes 1'un cc 1'autre, & je reve. nois le cceur encore plus trifte. II y avoit trois années que je menois cette vie, fans que mes peines euffent refu le moindre adouciflément, quand )e fus appellé par le fon de la cloche, pour affifter k la mort 'd'un religieux; il étoit déja couché fur la cendre, & on alloit lui adminiftrer le dernier facre> inent, lorfqu'il demanda au pere Abbé la permiffion de parler. Ce que j'ai il dire, mon Pere, ajouta-t-il, animera ceux qui m'écoutent d'une nouvelle ferveur, pour celui qui, par des voies fi extraordinaires, m'a tiré du profond abtme oü j'étois plongé, pour me conduire dans le port du falut. II continua ainfi: Je fuis indigne de ce nom de Frere dont ces faints religieux m'ont honoré; vous voyez en moi une malheureure péchéreffe, qu'un amour prophane a conduite  DU COMTE DE COMMINGE. 147 dans ces faints lieux. J'aimois & j'étois aimée d'rin jeune homme d'une condition égale k lamienne: la haine de nos peres mit obllacle k notre mariage; je Fus même obligée, pour l'intérêt de mon amant, d'en époufer un autre. Je cherchai jufques dans le choix de mon mari, a lui donner despreuves de mon fol amourcelui qui ne pouvoit m'infpirer que de Ia haine, fut préferé, paree qu'il ne pouvoit lui donner de jaloufie. Dieu a permis qu'un mariage contraaé par des vues fi criminelles, ait été pour moi une fource de malheurs. Mon mari & mon amant fe blefferent k mes yeux le chagrin que j'en concus me rendit malade; je n'étois pas encore rétablie, quand mon mari m'cnferma dans une tour de fa maifon, & me fit paffer pour morte; je fus deux ans en ce lieu, fans aucune confolation que celle que tilchoit de me donner celui qui étoit chargé de m'apporter ma nourriture. Mon mari, non content dss maux qu'il me faifoit foufTrir, avoit encore la cruauté d'infulter k ma mifere: mais que dis-je, 6 mon Dieu: j'ofe appeller cruauté , lmftrument dont vous vous ferviez pour me punir! Tant d'aflliciions ne me firent point ouvrir les yeux fur mes égarements; bien loin de pleurer mes péchés, je ne pleurois que mon amant. La mort de mon mari me mit enfin en liberté; le même domeftique, feul inftruit de ma deftinée, vint m'ouvrir ma prilbn, & m'apprit que j'avois paffé pour morte dès 1'inftant qu'on m'avoit enfermée. La crainte des difcours que mon aventure feroit tenir de moi, me fit penfer k la retraite; & pour achever de m'y déterminer , j'appris qu'on ne fcavoit aucune nouvelle de la feule perfonne qui pouvoit me retenir dans le monde. Je pris un habit N 2  I+8 MÉMOIRES d'homme pour fortir avec plus de facilité du chiteso. Le couvert que j'avois choifi, & oü j'avois été éievée , n'étoit qu'a quelques lieues d'ici; j'étois en chemin. pour m'y rendre, quand un mouvement inconnu m'oliligea d'entrer dans cette églife. A peine y étois- je, que je diftinguai parmi ceux qui chantoient les louanges du Seigneur, une voix trop accoutumée & aller jufqu'a mon cceur: je crus être féduite par la force de mon imagination ; je m'approchai, & maigré le changement oue le temps & les auflérités avoient apporté fur fon vifage , je reconnus ce féduéteur li cher a mon fouvenir. Grand Dieu 1 Que devins-je Ji cette vue? De quel troub'e ne fus-je point agitée ? Loin de bénir le Seigneur de V'ivoir mis dans la voie fainte, je blafphémai contre lui de me 1'avoir óté. Vous ne punites pas' mes murmures impief , 6 mon Dieul & vous vous fervltes de ma propre mifere pour m'attirer k vous. Je ne pus m'éloigner d'un lieu qui renfermoit ce que j'aimois; & pour ne m'en plus féparer , après avoir congédié mon conducteur, jc me préfuuai ii vous, mon Pere; vous fütes trompé par l'empreffement que je montrois pour être admis dans votre maifon : vous m'y recutcs. Quelle étoit la difpofkion que j'apportois k vos faints exercices ? Un cceur plein de paffion , tout occupé de ce qu'il aimoit. Dieu , qui vouloit, en m'abandonnant Ji moi- même,me donner de plus en plus des raifons de m'humilierun jour devant lui, permettoit fans doute ces douceurs empoifonnées que je goütois h refpirer le même lieu. Je m'attachois a tous fes pas; je 1'aidois dans fon travail, autant que mes forces pouvoient me le permettre, & je me trouvois dans ces moments payée  DU COMTE DE COMMINGE. i%g de tout ce que je fouffrois. Mon égarement n'alla pourtant pas jufqu'k me fake connaitie: rntüs quel lut le motif qui m'arrêta? La crainte de troub!er le repos de celui qui m'avoit fait perdre le mieu; fans cette crainte, j'aurois peut-être tout tenté pour arracher i Dieu une ame que je croyois qui étoit toute a lui. 11 y a deux mois que pour obéir k la regie du faint fondateur, qui a voulu, par 1'idée continuelle de la mort, fanét-ifier la vie de fes religieux, il leur. fut ordonné k tous de fe creufer chacun leur tombeau. Je fuivois comme k 1'ordinaire celui k qui j'étois liée par des chaines fi honteufes; la vüe de ce tombeau, 1'ardeur avec laquelle il le creufoit, ine pénétrerent d'une affliétion fi vive , qu'il fallut m'éloigner pour laiffer couler des larmes qui pouvoient me trahir; il me fetn» bloit depuis ce moment, que j'allois le perdre; cette idéé ne m'abandonnnoit plus; mon attachement er, prit encore de nouvelles forces; je le fuivois partout, & fi j'étois quelques heures fans le voir, je croyois que je ne le verrois plus. Voici le moment heureux que Dieu avoit préparé pour ni'atiirer k lui. Nous allions dans la forét couper du bois , pour 1'ufage de la maifon, quand je m'appercus que mon compagnon m'avoit quittée ; mon inquiétude m'obligea k le chercher. Après avoir par» couru plufieurs routes du bois, je le vis dans un endroit écarté, occupé a regarder quelque chofe qu'il avoit tiré de fon fein. Sa rêverie étoit 11 profonde, que j'allai k lui, & que j'eus le tems de confidérer ce qu'il tenoit fans qu'il m'appercut; quel fut mon étonnement quand je reconnus mon portrait 1 Je vis alors que, bien N 31  ISO MEMOIRES loin de jouir de cc repos que j'avois tant craint de trotbler, il étoit comme moi la malheureufe viflime d'une paffion criminelle; je vis Dieu irrité appéfantir fa main toute -puilfan te fur lui; je crus que cet amour, que je portois jufqu'aux pieds des autels, avoit attiré la vengeance céleite fur celui qui en étoit 1'objet. Pleine de cette penfée, je vins me proflerner aux pieds de ces mêmes autels; je vins demander Jt Dieu ma converfion, pour obtenir celle de mon rmant. Oui, mon Ditu 1 c'étoit pour lui que je vous priois; c'étoit pour lui que je verfois des larmes; c'étoit fon intérêt qui m'amenoit Ji vous. Vous efires pitié de ma faiblefle; ma priere toute infuffifante, toute propbane qu'elle étoit eucore , ne fut pas rejcttée : voire grace fe fit fentir k mon cceur. Je goutai des ce moment la paix d'une ame qui eft avec vous, & qui ne cherclie que vous. Vous voulütes encore me purifier par des fouffrances ; je tombai malade peu de jours après. Si le compagnon de mes égarements gémit encore fous le poids du pêché , qu'il confidére ce qu'il a fi follement aimé, qu'il jette les yeux fur moi, qu'il penfe ii ce moment redoutable oü je touche, & oü il touchera bientót, k ce jour cüDieu fera taire fa miféricorde peur n'écouter que fa juftice. Mais je fens que le temps de mon dernier facrifice s'approche ; j'imp'ore le fecours des pricres de ces faints religieux; je leur demande pardon du fcandale que je leur ai donné, & je me reconnais indigne de partager leur fépulture. Le fon de voix d'Adélaïde, fi préfent ii mon fouvenir, me 1'avoit fait reconnaitre dès le premier mot qu'elle avoit prononcé. Quelle expreffion pourroit repré-  DU COMTE DE COMMINGE. 151 fenter ce qui fe paifoit alors dans mon cceur! Tout ce que 1'amour le plus tendre, tout ce que la pitié, tout ce que le déi'efpoir peuvent faire fentir, je 1'éprouvai dans ce moment. J'étois proflerné comme les autres religieux. Tant qu'elle avoit parlé, la crainte de perdre une de fes paroles avoit retenu mes cris: mais quand je compris qu'elle étoit expirée, j'en fis de fi douloureux, que les religieux vinrent a moi & me releverent. Je me démêlai de leurs bras ; je courus me jetter ï genoux auprès du corps d'Adélaïde; je lui prenois les mains que j'arrofois de mes larmes. Je vous ai donc perdue une feconde fois, ma chere Adélaïde, m'écriai- je, & je vous ai perdue pour toujours! Quoi! vous avez été fi long - temps auprès de moi, & inon cceur ingrat ne vous a pas reconnue ! Nous ne nous féparerons du moins jamais; la mort, moins barbare que mon pere, ajoutai-je, cn la ferrant entre mes bras , va nous unir maigré lui. La véritable piété n'eft point cruelle : le Pere Abbé, attendri de ce fpeélacle, tiicha par les exhortatious les plus tendres & les plus' chrétiennes, de me faire abandonner ce corps que je tcnois étroitcment embraffé. II fut enfin obligé d'y employer la force; on m'entraina dans ma celluie, oü le Pere Abbé me fuivit; il pafla la nuit avec moi, fans pouvoir rien ca^ner fur mon efprit. RIon défefpoir fembloit s'accroitre par les confolations qu'on vouloit me donner. Rendez-moi Adélaïde, lui dis-je; pourquoi m'en avez-vous féparé? Non, je ne puis plus vivre dans cette maifon oü je 1'ai perdue, oü elle a fouffert tant de maux: par pitié, ajoutai-je, N 4  . «52 M É MOIRÉS, &c. e:i ine jettant k fes pieds, pennettez - moi d'en fortir: que feriez. vous d'un miférabJê dont le défefpoir trouhleroit votre repos ? SouiTiez que j'aille dans 1'Ileimi. tage attendre la mort; ma chere Adélaïde ohtiendra de Dieu que ma pénitence foit falutaire; & vous, mon Pere , je vous demande cette derniere grace : promet. tez - moi que Ie même tombeau unira nos cendres ; je vous promettiai a mon tour de rien faire pour hater ce moment, qui peut feul mettre fin a mes maux. Le Pere Abbé par compaflion , & peut-être encore plus pour Dt« de la vue de fes religieux un objet de fcandale, m'accorda ma demande , & confentit è ce que je voulus. Je partis dès 1'inftant pour ce lieu; j'y fuis depuis plufieurs années, n'ayant d'autre occupation que celle de pleurer ce que j'ai perdu. FAYEL  F A Y E L, TRAGÉDIE. N I   P R É F A C E. C^Ufxques perfonnes, peut-être encore moins convaincues que moi-même de 1'infuffifance de mes talents, auront pu me condamner a trainer mes pas dans 1'intérieur borné des cloitres, dans l'uniforme obfcurité des tombeaux: emporté par 1'attrait de la nouveauté , qui nous enflamme quelquefois au défaut du génie , j'ai quitté 1'étroite carrière que j'ai ouverte a peine , & j'ai eu la préfomption d'entrer dans un champ beaucoup plus étendu. L'indulgence avec laquelle on a daigné accueillir mes premiers effais, m'a infpiré une efpèce d'audace dont je voudrois bien que le fuccès contribuat au prolit de 1'art drama-"* ■• tique. Quand je n'aurois que le médiocre avan.tagc de faire naltre des idéés que des efprits plus éclairés fcauroient mettre en oeuvre, ma vanité auroit lieu de s'appiaudir ; & fi 1'on retranche cette légere fatisfaftion de 1'amour-propre, quelles feront les récompenfes de l'homme de lettres? oü fera le puiffant aiguillori qui 1'excite a fe priver de tous les plaifirs, & a braver fouvent 1'ingratitudc de fes contemporains, & prefque toujours 1'oubli de la poftérité? j'ai donc ofé paffer du genre fombre au geme ' N 6  t$6 P R É F A C E. terrible; c'eft Ie nom que je donne k Ia tragédie par exctllence, la terreur étant fans contredit un des plus püiffants refforts de Paction théatrale. Les Grecs, & les feuls Anglais après eux, dans quelques fcènes, nous ontexpofé de magnifiqucs tableaux de ce genre fi tragipie & fi vigoureux. Ayons le courage de dire hautement ce que beaucoup de perfonncs inftruites n'ont eu jufqu'ici Ia force que de dire tout bas, & dufiïons. nous armer contre nous Ia malignité de la cenfure, fcachons préférer la vérité a ces timidités de convenances qui font fi nuiilbles au progrès des arts. Corneille aiTurément eft le créateur du théatre Francais; il a parcouru la carrière la plus brillanee; il eft admirable par la variété, la fécondité & Ia profondeur des caractères, par Pénergie de Pcxpreffion, Ia nobleflè des fentiments; mais ce grand homme, ne craignons point auffi de Ie demandcr , a-t-il bien atteint le but tragique ? Ces difcuffions politiques , ces tifiiis de maximes (i) qui font tant de tort i la vivacité du (O C'eft cette fureur de débiter fans ceffe des maximes qui rend Thomas Corneille quelquefois infupportable. II falloit avoir le génie de Palné pour imprimer i. ces déclamations l'intérêt de la grandeur & du fublimc , au lieu que 1'autrc n'eft qu'un froid raifonncur,  f R é F A C e. ï5? dialogue, ces raifonnements aprjrofondis fur Ia nature des gouvernements, les valles projets da 1'ambition développés, ■ la grandeur Romaine préfentée fous tant de faces, tous ces moyens li fublimes d'ailleurs & qu'afFermit toute la vigueur d'un génie inimitable , font-ils bien de I'eflcnce du poëme théatral? Le drame ne doit vivre que de 1'efFervefcence des- paffions , n'agir que par des mouvements décidés & rapides, & je ne vois que le cinquiéme aéte de Rodogune, oir le grand Corneille ait frappé tous les coups réunis de Ia terreur: c'eft-Ia qu'il fe rend maitre de moi, me fait craindre, friiTonner; je fuis prèt a m'écrier-; j'éprouve ce bouleverfement de fens-, tous ces divers orages qui doivent. agiter Antiochus, Rodogune, Cléopatre, &c. A ce flux & reflux de mouvements contraires, a cette mer foulevée,. fi *" 1'on peut le dire, dans mon ame , je reconnais UempTre du poëte tragique. Oü Racine a-t-il déployé Ie fpedtacle impofant du terrible? La magie de fcn ftyle nous entraina; qui , par cette étrange manie de vouloir faire de l''efprit, répand de la glacé fur les fcènes les plus heureufes. II faut pourtant excepter des drames auxquels nuit cette fruideur ralfonnée qui fait le caractère difUnciif de Thomas Corneille, Ariane , le Comte d'üflex, & furtout la première pièce. n 7  158 P R È F A C E. il nous attcndrit; il répand dans fa diction toüte* les graces de 1'amour; nous relTentons une continuité agréable de douces émotions, mais point de ces fecouffes violentes qui décident les grands effets de la fenfibilité; il touche, charme: mais il ne déchire pas ; il ne laiiTe point, après Ia repréfentation , de ces traits gravés profondément, que 1'on conferve encore dans Ia froideur du cabinet, tels par exemple que font ces impreffions fi prolongées & fi délicieufes qu'excite la Iefture du roman de Clariffe. Crébillon peut-être a connu mieux que ces deux rivaux de la fcène , le caratlère propre de la tragédie: mais avec la même franchife que nous avons rifqué notre facon de penfer fur Corneille & fur Racine, avouons qu'il eft facheux que cet homme de génie ait négligé 1'élégance & la correftion du ityle , la variété des plans, qu'il ait aufli peu travaillé, & qu'en un mot il n'ait pas tiré parti de toutes les richeffes trogiques qu'il poffèdoit. Son Atrée (i)' eft, fans doute , le Quand on dit que PAtrée eft ia piece qui approche le plus du genre terrible, on entend l'enfemble de 1'ouvrage. Alïiirément le IVme. acte de Mahomet eft du plus grand tragioue que nous connailfions : mais le terrible n'eft pas le caraétère de la piece; ce font des beautés d'un autre genre.  P R É F A C E. 159 drame qui approcbe le plus de ce genre terrible; le caraétère principal eft d'une vigueur de pinceau dont nous n'avons point d'exemple. Convenons auflï que la vengeance d'Atrée, concertée depuis fi longtems, & qui eft exécutée a froid, infpire plutöt l'horreur que la terreur. La doublé réconciliation achève de rendre ce perfonnage révoltant; quelques beautés qu'il renferme , il infpire une efpèce de dégoüt; applaudiffons-nous au refte de ce fentiment: il fait honneur au cceur humain. On veut que Ia réflexion nous ramene toujours a cette fenfibilité, a cette compaffion fi précieufe pour 1'ame, & qui a été défignée dans ces vers : ... La pitié dont la voix, „ Alors qu'on eft vengé, fait entendre fes loix. Au lieu qu'on eft tenté de pardonner aux premiers mouvements de la paffion; on recönnalt Ia nature de l'homme, on fe recönnalt foi-même, & un perfonnage, qui fe trouve dans cette fituation , excite toujours l'intérêt. C'eft donc ce premier mouvement de la vengeance , & les tranfports impétueux d'une des paffions les plus cruelles, lorfqu'elle eft animée par la jaloufie, que j'ai trouvés réunis dans 1'ad• mirable fujet de Fayel. Rien, en effet, deplus yraiment tragique; rien de plus propre a ces développements, qui font 1'ame du drame. Les  icTö P R É F A C E. róles de Rhadamifte & d'Othello, quelque beairx qu'ils foient, font inférieurs a celui de Fayel* les convuifions de la fureur-, 1'excès monftrueux d'une vengeance qui n'aura point d'imitateurs (U faut 1'efpérer pour le bonheur de Phuïnanité;) les tourments continuels qui déchirent Ie cceur d'un malheureux époux, forment un caractere que 1'on peut regarder comme le chef - d'ceuvrc de la nature thédtrale; c'eft Milon le Crotoniate, dont les foufFrances fe font fentir fous le cifeau du Puget, & attacbent 1'oeil du fpeétateur. Le dernier degré de perfedtion qui fe rencontre dans ce perfonnage, c'eft, comme je 1'ai dé;a obfervé, qu'on ne peut lui refufer le fentiment de Ia compaffion, fentiment qu'on eft bien éloigné d'accorder a Atrée. Autre avantage : ce mari furieux fouffre encore plus que la trifte viftime de fa jaloufie. Quelle excellente morale nous offre Ie fupplice d'un cceur qui eft fon propre bourreau! Voila de ces caracteres qu'Ariftotc mettoit a Ia tête des inventions dramatiques. Je ne fcache qu'Orofmane qui ait. quelque reffemblance avec Fayel ; encore lui eft-il inférieur pour Pactivité des mouvements & pour la profondeur des traits. 11 ne manque a un tel fujet que Ia touche puisfante d'un moderne Crébillon. Que n'ai-je pu le rendre avec le même enthoufiafme que je 1'ai concu!  P R E F A C E. 161 Je ne tn'arrêterai pas autant fur les autres róles, ils ont beaucoup moins d'aftion; cependant je crois qu'un de nos maitrcs auroit pu faire bril Ier également la richeffe de fon pinceau, en préfentant fous une couleur moins vive & plus fondue le tableau de la douleur touchante de Gabrielle. Cette image attendriffante contrafte admirablement bien avec le grand fpe&acle des fureurs de Fayel ; d'ailleurs on eft fur d'attacher, lorfqu'on expofe les combats de la vertu, luttant contre un fentiment auffi naturel que. 1'amour. J'ai voulu dépeindre dans Vergi un de ces anciens chevaliers qui n'avoient d'autre paffion que 1'honneur; il eft aifé pourtant de diftinguer atravers cette noble fermeté les mouvements de la: tendreiTe paternclle. Le caraclère de Couci auroit eu encore befoin, d'une touche délicate & briljante; j'aurois defné donner une idee de cet efprit de galanterie & de: bravoure qui animoit nos jeunes paladins, de ce fingulier alliage d'attachement a la religion qui alloit fouvent jufqu'au fanatifme, & & amour pour. les Dames, dont 1'excès conduifoit quelquefois au fublime égarement de Don Quichotte. II eft vrai que cette fureur de chevalerie, manie aujourd'hui oubliée , a produit peut-être les plus belles actions de notre vieille noblelTc, & qu'elle. fait  162 P R É F A C E. encore, fans qu'on s'en appercoive, la bafe Siu caractère national: nous en voyons mille exemples; il n'y a perfonne de nous qui, en ouvrant un de nos anciens romans des croifades , ne fe fenteexcité par un vif intérêt, que cercainemcnt on n eprouvera pas è la leéture des romans d'un autre genre. Quel plaifir ne goütons-nous pas a voir tranfporter Lufignan fur notre fcène ! quel charme n'ont pas ces vers pour des oreilles francaifes : „ Je combattois, feigneur, avec Montmorenci, „ Melun.Deftaing, de Nefle, & ce fameus Couci (i). Nous aimons a cntendre Tancrede dire i fes .écuyers : „ Vous, qu'on fufpende ici mes chifFres effacés: „ Que mes armes fans fafte, embléme des douleurs , (O On ne fcauroit trop accueillir ce genre de tragédie nationale; la poéfie rentre alors dans toute la dignité de fon .origine , & I'auteur dramatique devient le dépofitaire des faftes de fes concitoyens & le héraut de leur gloire ; il les cncourage k la vertu, réchauffe les ames languhTantes,en élevanr furie théatre les trophées de nos ancêtres. C'eft ainfi que le fpectacle peut devenir utile, & produire de grands etters ; il eft vrai qu'il ne feroit pas aufii divertilfant que 1'opéra-comique, Kicolet, les Comektiens de bois, Sec.  P R E F A C E. 163 „ Telles que je les porte au milieu des bataüles, „ Ce fimple bottelier, ce cafque fans couleurs ,, Soient attachés fans pompe k ces triftes murailles. „ Confacrez ma devife, elle eft chère k mon cceur: „ Elle a dans les combats foutenu ma vaillance, ,, Elle a conduit mes pas & fait mon cfpérance; ,, Les mots en font facrés: c'eft 1'amour & thonncur. „ Lorfque les chevaliers defcendront dans la place, „ Vous direz qu'un guerrier qui veut être inconnu, „ Pour les fuivre aux combats dans leurs murs eft venu... Ce vernis de chevalerie eft une fource de beautés, que j'ai entrevue comme tant d'autres qui réfultoient de cette Tragédie, c'eft-a-dire que je fuis parvenu a me convaincre de mon incapacité d'exécuter , en m'appla'udiffant d'avoir pu conccvoir quel parti Ie talent pouvoit tirer de mon fujet. Je ne fcais ft 1'on approuvera la Ioi que je me fuis impofée, de rejetter Ie moindre acceJJ'oire(i'). Je n'ignore pas que la mode recherche ces faux CO Je fuis prefque convaincu que fi 1'on dépouilloit la plupart de nos pieces de théltre de tout cet efprit, qui furchsrge le fujet,il ne refteroit peut-être pas deux eens vers qui appartinffent réellement au fond du drame; encore une fois, lifons, relifons Clariffe; voila le modèle que nous devons avoir fans ceffe devant les yeux pour la vérité de 1'aéiion, pour la néceffité des moyens, pour la correfpondance des fcènes, pour la fobriété des accefoirts, &c.  IÓ4 P R É F A C E: ornements , qu'on acquicrt par - Ia des fuccès éphémères : mais un éerivain qui a Ie malheur d'avoir quelque idéé du vrai & d'aimer Ia littérature pour elle-même, doit-ii être bien fenfible a. cette forte de réputation ? J'avois aiTurément un beau champ ouvert a d'orgueilleufes déclamations, & a des pnquets de vers contre les croifades: j'ai cru qu'il falloit facrifier les détails briüants,, & conferver davantage la vérité du ton & 1'heureufe fimplicité des caraclrères, faire ouhlier Ie poé'teec letaifonneur pour qu'on n'tnttndit parler que Vergi, Couci, &c. comme ils ont dü pailer en effet dans le fiécle oü ils vivoient. Par ce moven, Ie coftume de rnceurs eft mieux obfervé, & L'Quvtage, dépouillé de ce fafte théatral, qui n'eft que Pabus & I'indigente bouffiffure de, 1'art, en dëvierjt plus intéreffant & mene plus fürement au but que I'auteur doit s'être propafé. C'eft-la Ie mérite des anciens, fiirtoutdes Grecs. II eft vrai que des beautés, qui ne font point détachées, marquent moins : mais 1'enfemble d'une piéce dégagée de ce luxe de 1'efprit, eft bien plus nourri, plus propre a la fable.que 1'oa traite. Oü Racine a-t-il puifé la richelTe du róle de Phédre,. cette effufion de fentiment i laquellö i'art n'atteindrajamais, fi ce n'eft dans 1'attenticn fcrupuleufê qu'a eue ce grand homme de ne point prêter a ce caraclère des traits étrangers ?  P R E F A C E. itjj 'J'ai fuivi pour mes acces la même difpofition ■que dans Comminge & dans Euphemie. Au moins puifqu'on s'eft affervi a cette diftribution puérile, ne faut-il pas Ia foumettre au compas & a 1'équerre ; mes premiers adtes font beaucoup plus étendus que mes derniers. J'ai cëdé .au cours naturel .de 1'aétion, & ce n'eft pas par 1'aécion qui a été mon efclave; tous les gens fenfés doirent trouver ridicule de couper Ia durée d'une paffion en cinq morceaux , & enfuite de jetter dans cette divifion artifkielle 'Une égalité de proportions, comme fi toutes les parties de notre corps devoient avoir Ia même étendue. Nous agilïbns a peu prés a 1'égard de nos acces, tel que ce brigand qui couchoit fur un lit de fer les malheureufes viftimes de fa cruauté, & qui, en les mutilant, raccourcifibit ou étendoit leurs membres , fuivant qu'ils excédoient Ia longueur du lit, ou qu'ils ne la rempliffoient pas affez. Cette pédantefque mefure d'aétes eft pourtant une bifarrerie abfurde confacrée par les chefs-d'ceuvres de nos maltres. Devons-nous en cela les imiter? C'eft ce que je prends la liberté de demander a nos littérateurs. II fera aifé de juger que je n'ai point adopté cette patrimonie de paffions qui fe fait remarquer dans quelques-uns de nos drames modernes, & qui les défigure. J'ai toujours obfervé que la  166 P R É F A C E. nature étoit, la bafe de tous les arts d'imitation, & qu'il étoit contre la vraifemblance de préfenter une froide pantomime qui n'a d'autre mérite que quelques effets: encore ces effets font-ils ordinaifement amenés avec une mal-adreffe qui nuit k l'intérêt. Les röles raifonnés doivent néceffairement avoir plus d'étendue que les róles fentis. Vergi , proportions gardées, parle plu's que Fayee , paree qu'il eft moins agilTant, & que 1'efprit de la vieilleffe eft la prolixité & 1'abondance de 1'expreffion. Peut-être ces perfonnages ont-ils moins de roideur que ces róles enfiammés , qui a la longue fatiguent & quelquefois outrepojjent le naturel, au lieu que 1'éloquence d'un vieillard fe répand avec plus de douceur & d'attendriffement dans notre ame. Le fentiment préférera le babil fublime de Ncftor, au farouche laconifme d'Ajax & de Philoétete. Je ne fuis pas étonné que bien des perfonncs fenlibles reviennent plus fouvent a la leéture de 1'Odyfféc qu'a celle de 1'Iliade. Le premier de ces poëmes n'a pas la chaleur, 1'impétuofité du fecond: mais il eft plus touchant, plus k la portée de l'homme; on y retrouve plus fon cceur, & tout ce qui nous rapproche de nous eft cher & précieux a notre faiblefle; nous admirons les héros: nous converfons avec nos amis. Quelle eft la raifon qui nous ramène fans ceffe a Racine, a la Fontaine,  P R É F A C E. 16J fi ce n'eft ce développement continuel de fentiment (i) , & ce charme de vérité dont les autres écrivains en vers font fi éloignés ? Pourquoi les róles fubalternes d'Atalide, d'Aricie, d'Eriphile même ont-ils tant de graces & excitent-ils une émotion qui nous flatte? c'eft que Ie poëte leur adonné toute 1'étendue convenable.fans retarder Ia marche de 1'action, & nuire a Ia vigueur des principaux perfonnages. Encore une fois, voulons-nous faire couler des larmes, ce ne fera pas en multipliant une quantité de tours merveilleux (i) Ecoutons M. de Voltaire: „ Gardons - nous , „ dit-il, de chercher dans un grand appareil, & dans „ un vain jeu de théatre un fuppléinerit ii l'intérêt & „ a 1'éloquence. II vaut cent fois mieux, fans doute, „ fcavoir faire parler fes afleurs que de fe borner a les „ faire agir. Nous ne pouvons trop répéter que quatre „ beaux vers de fentiment valent mieux que quarante „ belles attitudes. Malheur a qui croiroit plaire par „ des pantomimes avec des folécifmes, ou avec des ,, vers froids & durs,pires que toutes les fautes contre „ la langue: il n'eft rien de beau en aucun genre que „ ce quifoutient 1'examen attentifde l'homme de goüt. „ I.'appareil, Paétion, le pittorefijue font un grand „ effet, fans doute: mais ne mettons jamais le bizarre „ & le gigantefque 4 la place de la nature, & le forcé „ a Ia place du fimple. Que le décorateur ne 1'emporte „ point fur I'auteur: car alors au lieu de tragédie on „ auroit la rareté, la curiofité, Sic."  168 P R É F A C E. qui n'appartiennent qu'a la parade : ce fera en approfondiflant ce fentiment, le vrai principe de t'intëïêf, & je vois avec peine que chaque jour on s'écarte en cette partie, comme en bien d'autres, des modèles que nos maitres nous ont laiffés. La Tragédie de Fayel me fait revenir affez naturellement au degré précis de diftinftion qui fe trouve entre la terreur &f Vhorreur. Je ne cacherai pas qu'il eft difficile de tracel jufte cette ligne de féparation. D'abord il ne faut pas perdre de vue que nous parions de fpefiaele, & que ces fortes d'ouvrages font faits pour être expofés a la vue de nos compatriotes. Les anciens ont fouvent confondu ces deux impresfions qui fe touchent de fi prés. L'épaule de Pelops fervie dans un repas a Jupiter & è Mercure, ne leur a point paru une fablc dégoutante; ils ont foutenu la repréfentation de Térée, & de toutes les aventures atroces de la familie d'Oedipe(i); ils n'ont point reculé d'effroi a 1'afpecc de (i) ne comprends pas comment un fujet auffi revoltant, auffi affreux qu'un enfant qui tue fon père, & qui devient le mari de fa mère, a pu caufer tant de plaifir a un peuple fenfible & éclairé. II falloit le pinceau de M. de Vokaire pour rendre aujourd'hui cc fujet fupportable.  P R E F A C E. dt Médée égorgeant fes enfants; ils ontapplaudi i la fureur culculéo d'Achille tralnant durant plufieurs jeurs, dans un fombre filence, Ie cadavre du malheureux Heftor autour des remparts de Troye , & rafTafiant fa vengeance de fang. froid. Homere n'a pas héfité a nous montrer Ie difforme PoJiphème dans 1'intérieur de fon repaire enfanglanté ; il femble même avoir prïa plaifir a s'appéfantir fur les détails les plus révoltants. Sen fage imitateur, le poëte Latin qui a eu le plus de goüt, Virgile n'a 'pas craint de fuivre en cela fon modèle, & Cacus & fon antre ne nous foulèvent guères moins le cceur que Ie Cyclope & fon horrible retraite. Les fibres des hommes de ces tems-Ia avoient-eiles plus de force q«e les nótres? -falloit-11 des impreflions plus vives, des fecoufles plus marquées pour exciter leurs fenfations? ou nes nerfs font-ils trop dé!icats? Y a-t-il dans cette averfion pour des objets hideux de quoi nous féliciter? ne devons-nous pas appréhender plutót que cette fenfibilité fi aifée a s'oiTenfer, ne fa(Te tort parmi nous aux progres du génie? Ou fommes-nous les peuplcs de la terre qui ayonsle plus de goüt? Quand oh aura b.en défini ce que peut êtrele goüt, quand on aura bien fixé fa nature, établi fes iiinites, ajors nous pourrons entrer dans cette profonde d.fcuffion : mais , lorfque je vois qU'i Lon■Ime I, q  17o P R É F A C E. dres (i) on ne fgauroit trop attachcr Ia curiofité fur de certains objets, & qu'a Paris ces mêmes objets nous font détourner Ia tête, je me garde bien d'adopter des principes fondamentaux de ce goüt, qui eft une énigme que 1'on n'a point encore devinéc. II eft pourtant du devoir d'un écrivain qui afpire a étendre les bornes de fon art, de chcrcher a plaire, s'il fe peut, a tous les hommes: voila le grand objet qu'il deit avoir fans ceffe devant les yeux. Cependant il eft citoyen, fes premiers regards tombent fur fes compatriotes; il veut auffi mériter leurs fufFrages. N'y auroit-il donc pas moyen de concilier ces fentiments li oppofés, & de contenter tout le monde? Voila un bien beau projet au moins, s'il n'eft pas d'une facile exécution! Préfentons des exemples. Je fuppofe que je vouluffe donner au théatre (O Othello étrangle fa femme, & après 1'avoir etranglée il refte aflis fur fon lit; le parterre de Paris, les loges lui crieroient: retire - toi , bourreau. Les Italiens, & ce n'eft pas fans raifön , font leurs délices de la lefture du Dante; on y voit dans un des criants de 1'Enfer un comte Ugolin qui ronge le crane d'un archevêque , & qui effuye enfuite fes cheveux & fa barbe «nfanglantés; il eft vrai que le récil touchant du malheureux Ugelin fait perdre ïi fa vengeance quelque «hofe de fon atrocité.  F R É F A C E. ,7I Francais la Tragédie de Richard III, dont j'ai 'traduit une fcène fi impofante,' je megarderois bien d'en retrancher les ambres; c'eft fans contredit le morceau Ie plus neuf & le plus fublime de la pièce: mais je les ferois paraitre a la faveur d'une obfcurité,(i) que j'èclairerois par intervalles, & par des coups rapides de lumière; enfuite elles fe perdroient dans les ténèbres: je penfe qu'avec ces ménagements , notre parterre fe plalroit a ce fpeftacle, & que 1'efFet feroit auffi déterminé qu'il peut 1'étre. C'eft a 1'aide de cet artifice que dans une tragedie de Hamlet je ferois élever de la terre & y rentrer a plufieurs fois le fpectre du père; il ne feroit qu'entrevu; j'imagine que fe montrant ainli au fpeétateur, il frapperoit beaucoup plus que iorfquül n'eft appercu que de fon fils. Si j'expofois Philoftete abandonné par fes CO Voici ce que penfe un de nos premiers fcrivains dramatiques. „ Je ne fcais pas même fi on ne pourroit ,, pas faire paroitre Oedipe tout fanglant, comme il „ parut fur le théatre d'Athènes. La difpofition des „ lumières, Oedipe ne fe montrant que dans 1'enfon„ cement, pour ne pas trop oflfenfer les yeux, beau, „ coup de pathétique dans 1'aéteur, & peu de décla„ mation dans I'auteur, les cris de Jocafie & la con„ fternatión générale des Thébains pourroient former „ un fpectacle ndmirable," O 2  I?2 p R É F A C E. compatriotes dans 1'ifle de Lemnos, il poufferoit des cris, il fe traineroit fur la fcène en accufant les Dieux, les Atrides, les Grecs; &c. mais on ne verroit pas ce malheureux montrer des plaies qui fe r'ouvrent, & d'oü découle un fang noir & épais. Médée, fur le théatre d'Athènës porte Ie couteau dans le fein de fes deux enfants: je la ferois voir fur le nótre, amenée a cet excès de fureur par mille rngratitudes de ia part de Jafon, dans un violent accès de rage immolant un de fes fils, jettant avecprécipitation lepoignard, embraffant avec tranfport rinnocente viftime, faifant éclater des fanglots,des convulfions de douleur,preffant contre fon fein 1'autre enfant, le couvrant de fes baifers, ,1'Lnondant de fes larmes. Jafon s'ofFriroit a fa vue; il reculeroit a 1'afpeft d'une femme égarée de défefpoir qui dendroit, comme je 1'ai dit.un de fes enfants dans fes bras,& dont 1'autre feroit mourant a fes pieds: Perfide, s'écrieroltClle, eft-ce ii toi de treinbler? approche, fois fans pitié : tu vois tes attentats; oui, c'eft toi qui as commis tous mes crimes; c'eft toi qui as pu égarer le bras maternel, qui 1'as pouffé, qui 1'as conduit dans le fein de cette miférable créature! oui, barbare, c'eft toi qui as enfoncé le couteau dans le cceur de mon enfant. Et elle releveroit auffitót ce corps enfanglanté, 1'embrafTeroit encore en s'écriant, & en 1'arrofant ie nouvelles larmes.  ? i i F A C E, 173 J-'indiqne feulement la fcène; je ne fcais fije me fais illulion: mais j'aime a croire que cette fituation- ainfi maniée: adouciroit beaucoup Vhorreur qu'infpire Médée , & pourroit peut - être même exciter en fa faveur des fentiments de con> pafllon. M. de Voltaire a feu rifquer avec fucccs le quatriéme afte fi terrible de fon Mahomet: pourquoi la tragédie de la mort de Céfar, un des chefs-d'ceuvres de ce grand maltre, n'eft-elle pas revue aufll fouvent que fes autres pièces? C'eft que le public Francais a de la peine a s'accoutumer au cadavre- enfanglanté de Céfar. (1) Voila la borne oü nous devons nous arrêter, oü la terreur devient horreur.. IL eft bien fingulier que les mêmes fpeftateurs qui voient depuis tant d'années des perfonnages fe donner des coups de poignard, fouvent affez mal-a-propos, fupportent difficilement la vue d'un être qui eft détruit, & qui conféquemment ne fouffre plus. Que me répondra-t-on? Qu'il n'y a gueres a raifonner quand il s'agit de fentiment, & que d'ailleurs on a pour but de fatisfaire la muititude. Voila ce qui m'a empêché CO J'iinagine qu'on pourroit peut-être préfenter 1111 cadavre voilé, dont on appercevroit feulement les pieds ; encore ces fortes d'objets doivent-ils moins fe voir que fa deviner. O 3  374 P R Ë F A C E. d'expofér fur la fcène la terrible cataftrophe de Eatel. Regardons l'horreur comme la caricatuie, (i) la charge de la terreur; refpeftons d'ailleurs cette fenfibilité fi délicate , qui une fois familiarifée avec des images horribles, perdroit de la fineffe de fon tact:, & auroit peine a être remuée par les drames attendriflants de 1'enchanteur Racine. Scachons tirer parti des diverfes beautés théatrales des anciens & de nos voifins; formons-en un nouveau genre dramatique qui nous retire de ce ïniférable efprit d'imitation oü nous languiffons depuis Corneille, Racine, Crébillon & M. de Voltaire; cependant ne marchons a la nouveauté qu'avec bien de la précaution ; quclquefois on arrivé a d'heureufcs découvertes ; quelquefois (i) „ Souvenons -nous toujours, dit un dc nos mat„ tres, qu'il ne faut pas pouffer le terrible jufju'ï „ 1'horrible; on peut cfliayer la nature, mais non pas „ la révolter & la dégoüter." Je me rappelle qu'il y a quelques années ii la Comédie ltalienne on voulut ciTayer de rendre dans la vérité un combatfingulier: un des deux acteurs toriiboit comn:c percé d'un coup d'épée, & on voyoit un jet de fang fortir de fa bleffiire, (ce qui fe faifoit par le moyen d'une petite veifie remplie de fang.) II n'y eut qu'un cri d'indignation , & 1'on ne hazarda plus cette horrible imitation de la nature ; ce n'eft toujours qu'avec beaucoup de peine,qu'on voit apporter ia coupe d'a'rAe.  P R K F A C E. i>75 auiïï 1'on s'égare, & il vaut encore mieux marcher a la fuite de fes maltres, que de fe perdre, en voulant fuivre des routes qui n'ont point été frayées. J'ai cru, pour une plus facile intelligence dc ma tragédie, qu'il étoit néceffaire d'en faire préeéder la le&ure par quelques éclairciffements fur 1'ancienne chevalerie; en voici donc une légere idéé empruntée furtout de 1'excellent ouvrage de M. de Sainte Palaye. L'origine de cette inftitution militaire reffemble affez aux autres inventions de i'efprit humain ; elïe eft enveloppée de nuages ; tout ce qu'on peut dire de plus vraifemblable , c'eft qu'elle porte le caraccère primitif de notre nation. Un mélange d'abfurdité & de grandeur, dc fuperftition grofllère & de refpect pour la religion, de vrai courage & de fanfaronade, de barbarie & dc fenfibilité, la réunion en un mot du fublime & du ridicule: voila a peu prés fous quel afpecT on peut envifager la chevalerie; c'eft dans le onziéme fiécle qu'elle prend une confiftance déterminée. 11 eft aifé de voir que c'eft une des émanations de la politique du gouvernement féodal. 11 faut néceffairement des fignes aux hommes pour les émouvoir (1) : une inveftiture accom- CO U n'e|t pas pu!0b!e d'eiprimer que! pouvoir les O 4  i7É P R É F A C E. pagnée de Ia majefté des cérémonies & de Ia folemnité du ferment, devoit produire dans des ames dont 1'ignorance peut-être échaufToit Ia fenfibilité , une ivrefTe de courage qui a donné naiffance i une infinité d'accions éclatantes, que des Sybarites efféminés ont de 1'a peine a croire véritables. Celui qu'on deftinoit a cet honneur étoit a 1'age de fept ans retiré d'entre les mains des femmes ; les exercices militaires entroient dans Ie plan de fon éducation; fi fes parents maltraités de la fortune ne pouvoient lui fournir des fecours, on Ie placoit chez quelque feigneur cü il apprenoit a fervir, pour fcavoir dans la fuite ufer du droit de coir.mander; chaque banneret avoit une efpece dc cour, comme on voit encore en Pologne & en Allemagne des feigneurs jndépendants qui ont tout I'appareil de la fóuveraineté. Le jeune enfant remplifföit les fonélions de fage; les premières lecons qu'on lui donnoit, con- fiftoient fignes ont fur 1'efprit humain; un homme qui poffédercit bien ce langage muet tïciteroit des impreflions prodigieufes. II n'eft pas furpiei ant qu'un certain Pylade, fameux pantomime, ait tant intéreifé une des première; nations de 1'univers.  P R 'E F A C E. i77 fiitoient dans 1'amour de Dieu £f des Darr.es (i), dit naïvement Jean de Saintré, qui lui enfci! gnoient fon catéchifme & /'art d'aimer. II n'eft donc pas étonnant qu'imbus de tels préceptes, nos chevaliers fuiTent a Ia fois galants & dévots! L'écolier faifoit choix mentalement de quelque dame qui ne manquoit pas d'être un prodige de beauté & de vertu: c'étoit a elle qu'il rapportoit, ainfiqu'a ladivinité, toutes fes penfées, toutes fes aétions. On rira de cette profanation extravagante : il faut pourtant convenir que la fimplieité des mceurs & la délicatelïc de fentiment gagnoicnt beaucoup a cet amour purement intelleftuel. De-la cette courtoifie Franpaife, qui dans la fuite fondue avec la galanterie Arabefque forma un caraftère de tendreiTe , d'aménité & d'agrément, dont notre bel-efprit métaphyfique & la corruption des mceurs ont fait difparaltre juf, qu'aux moindres traces; 11 s'étoit confervé jufques 1 dans le fiecle dernier. Le.jeune homme, de I'étatde page étoit élevé a celui d'éeuyer. II y avoit encore dans ce nouveau grade des cérémonies a obferver que 1'on peut lire dans M. de Ste. Palaye. L'éducation des demoifelles étoit a peu prés dans les mêmes CO L'amant qui entendoit a loyaument fervir une dame, étoit fauvé fuivaula doctrine de la Dame des lelie, coufmes, (Sc. O 5  i:8 P R È- F A C E. principes ; elles accompagnoient les dames, & étoient chargées du foïn' de recevoir les chevaliers. Les écuyers fe divifoient en plufieurs elafles; ils fervoient a table, coupoient les viandes, prenoient foin des chevaux, préfidoient a 1'arrangemcnt des appartements, faifoient, comme les demoifelles, les honneurs du chateau, tenoient 1'étrier a leurs maitres, étoient les dépofitaires de fes armes; on leur recommandoit la modeftie, autant que Padreüe, & les connailfances de 1'art militaire, destournois, &c. On remarquera que les chevalicrs ne fe fervoient pas de juments ; c'étoit une monture dérogeante; ils préfentoient dans les batailles des chevaux k leur feigneur : d'oü cftvenu le proverbe, monter fur fes grands chevaux. Quand on en venoit aux mains, Pécuyer fe rangeoit derrière fon feigneur ; en tems de paix, il affifioit aux tournois, s'y effayoit même avec d'autres écuyers , & cmployoit des armes plus légères que celles des chevaliers. L'age devingt-un ans étoit celui oü Yécuyer étoit enfin admis aux honneurs 'de la chevalerie» 11 y avoit cependant des 'exceptions pour nos princes du fang & pour les candidats qui pou- voient faire valoir le mérite de quelque belle aótion. Tout chevalier jouiffoit du droit de créer d'autres chevaliers. 11 faudroit encore remonter ala fource oüj'aipuifé, pour être inftruit pleinementde 1'appareil de cette inftitution. Des  P R É F A C E, I7g jeünes, des prières dans des chapelles, des habïts blancs, un aveu fincere de toutes fes faütes, plufieurs fermons entendus avec piété: tels étoient les préliminaires de la cérémonie. Le novice entroit enfuite dans 1'égllfe, s'avancoit a 1'autel avec 1'épée paffee en écharpe k fon col; le prêtre la béniffoit, la remettoit au col: du nouveau chevalier, qui, les mains jointes, fe mettoit k genoux devant celui ou celle qui devoit farmer. Après que fon ferment avoit été recu, des dames ou des demoifelles s'empreffoient k le revêtir de toutes les marqués extérieures de Ia chevalerie; on finiffoit par lui ceindre 1'épée; le feigneur ou le fouverain lui donnoit alors 1'accolade ou Vaccolée: c'étoit trois coups du plat de fon épée nue fur Pépaule ou fur le col de 1'afpirant; celui qui donnoit 1'accolade prononcoit ces mots, ou d'autres femblables, au nom de Dieu, de St. Michsl £f de Sc. George, je te fais chevalier. On ajoutoit quelquefois ces épithètes, foyez preux, hardi £f hyal. Après cette cérémonie , il recevoit le heaume ou cafque, la lance, le bouclier, & il montoitun cheval, fans fe fervir de 1'étrier; le' peuple 1'entouroit avec des applaudiffements. Quel adinirable fonds de préceptes que les réglements de la chevalerie ! Protéger la veuve & 1'orphelin aux dépens de fa vie même; défendre hautement 1'innocence .opprimée; embraffer la caufe des dames; foutenir les droits de la reliO 6  j8o P R E P A C E. gion ; combattre enfin tous ceux qui paraiflbient être les ennemis de la juftice & de la vérité : voila quels étoient les devoirs que 1'on prefcrivoit aux chevaliers. C'étoit dans les tournois furtout qu'ils faifoien* éclater leur adreffe, autant que leur magnificence; la defcription de ces écoles de guerre nous conduiroit trop loin. 11 fuffira de dire que ces fêtes étoient aulfi intéreiTantes pour les trois quarts de 1'Europe que les jeux olympiques 1'ont été autrefois pour les diverfes nations de Ia Grèce. Un nombre de rois d'armes & de hérauts crioient aux jeunes chevaliers qui fe préfentoient pour entrer en lice, fouviens ■ tei de-qui tu es fils,. £? ne forligne pas: paroles admirables qu'on ne devroit pas. fe laffer de redire aujourd'hui aux defcendans de ces braves chevaliers francais, & qu'ils ne devroient point fe. laffer d'entendre. Oa nommoit hautement: un te/, ejchve oujerviteur de la dametelle; ce titre d'honneur étoit un de ceux qui flattoient davantage nos chevaliers, & qui leur infpiroient un plus male courage. A ce titrc de fervant d'amour, les dames joignoient des préfents , comme voile, écharpe, braffelets , nceuds de rubans, boucles de cheveux, &c. Les hérauts défignoient les vainqueurs par ces acclamations touchantes : honneur aux fils det preux! Le prix leur étoit donné par la main des öames 3 & ce qui étoit au - deffus de toute récom-  P R É F A C E. igï penfe pour un franc £? hyal chevalier, il avoit droit de donner un baifer a la dame ou demoifelle qui lui préfentoit le prix. Un brillant feftin, oü les vainqueurs étoient aflls a cdté des princes, des rois&c. terminoit la fête, qui.avoit un nombre prodigieux.de.fpeftateurs. Ce qui ne paraitra pas moins fingulier que toutes ces cérémonies , la modeftie & la timidité accompagnoient 1'éclat de la viftoire;. les flatteries des poëtes & 1'amour des dames ne faifoient qu'encouragcr les chevaliers favorifés du fort. On s'accorde affez pour fixer au onziéme iiecle 1'origine des toumois; les chevaliers s'y effayoient au métier de la guerre. L'amitié n'étoit pasen leur cceur un fentiment moins vif que celui de 1'amour; la fraterniUd'armes en eft une preuve honorable. Lancekt du L ic la fait contracier par trois champions en mêlant de leur fang. Ces frères d'armes n'avoient que la même table, & fouvent le même lit; image touchante de la candeur & de la fimplicité de ces dignes foldats, qui n'avoient pas feulement 1'idée du déréglement des mceurs. L'or étoit réfervé pour les armes des chevaliers , ainli que les riches fourrures pour leurs manteaux; les moins précieufes s'abandonnoient aux écuyers, qui n'avoient le droit de porter que des éperons argentés, des bottines blanches , une efpèce d'armet argenté auffi, & des manteaux de couleur brune. Lorfque les chevaliers étoient habillés de damas, les O 7  182 P R É F A C E. écuyers 1'étoientde fatin, & fices derniers avoient des habits de damas, les premiers étoient vêtus de manteaux de velours; 1'écarlate & toute autre couleur rouge étoit annexé3 a ceux-ci: elle s'eft confervée dans 1'habillement des magiftrats fupérieurs & des doéleurs. Les chevalies chargeoient de leurs armoiries leurs écus, leurs cottes d'arffies, le penon de leurs lances, & labanderoüe qui s'attachoit quelquefois au fommet du calque. II faut fuivre dans M. de Ste. Palaye tout ce qui concerne leurs funérailles & leur dégradation. Beltrand du Guefclin eft un de nes grands hommes qui ont eu le plus a cceur 1'entretien & les progrès de 1'ancienne chevalerie; il penfoit avec raifon que c'étoit un puiffant aiguillon pour animer & élever la bravoure de nos Francais, (i) L'homme a befoin d'images; c'eft du plus ou du moins de fignes que dépendent le nombre & 1'énergie des idéés ; encore une fois , avec de la (i) Voici un trait qui donncra plus que tout ce qu'on pourroit dire, une idéé jufte de la grandeur d'ame d'un chevalier Francais: Un chevalier viel & ancien, dit le bon Joinville, de Tdge de quatre-vingt-deux ans £? plus, voit la reine, (femme de Saint Louis) fe jetter fi fes pieds, ■& lui demander une grace. Quelle eft - elle , ienquiert le chevalier? —. De me donner la mort, fi les Sarrafins fe rendent maitres de Damiette. — Trésyolontiers , Madame, je le ferois, ë? ja ay eu en penfêe d'ainfy le faire, fi le cas y efcheoit.  P R É F A C E. ,ig3 métaphyfique, & du raifonnement privé de couleurs, on ne fera que des ames parefleufes qui communiqueront aux corps leur Iangueur & leur inertie. Pourquoi y a-t-il tant de diftance entre le fentiment & la penfée?* Le fentiment eft plein de vie: c'eft un réfultat exquis des fens; & la penfée nous échappe fans ceffe comme une ombre impalpable. J'imagine donc que 1'extinftion de la chevalerie a pu être préjudiciable a cet efprit de courage & de courtvifie qui eft un des titres diftinctifs de la nation francaife. Il feroit aifez inutile d'entrer dans les détails qui ont donhé lieu a cette extinétion. Tout s'altere, tout meurt; 1'enthöüfiafme perd a chaque inftant de fa force , femblable a une boule qui, lancée avec vigueur, décrit d'abord une ligne rapide, par degrés fe ralentit, fe traine, & fihit par être entierement privée de mouvement. Ce luxe, qui eft venu tout pervertir, la trartfmigration des feigneurs qui ont abandonné leurs chateaux pour le féjour des villes, nos guerres auffi longues que malheureufes avec les Anglais, d'autres mceurs, en un mot, bien oppofées a la fimplicité de Tanden tems: ce font les principales caufes auxquelles il faut rapporter la décadence & la ruine dc cjette inftitution militaire. P.n attendant que quelque heureufe manie de ce genre vienne nous faire oublier cette perte, je defirerois fort qu'on préfentat fur notre fcène  ie* B R K E A C E; lyrique CO un fpeciacle compofé dc tout ce que nous avons de plus agréable & deplus intéreflant dans 1'ancienne chevalerie; ce feroit pour cette noble invention un léger dédommagement de fon anéantiflement total, que de reparaitre du moins au théatre, & il feroit affez plaifant qu'on allat prendre a 1'opéra des lecons de mceurs & de bravoure. Je terminerai ce coup-d'ceil fur 1'hiftoire de la chevalerie par des éclairciffements néceffaires a ma tragédie; il s'agit de i'habillement de mes perfonnages: je fuppofe qu'on fera quelque attention a ces détails. Fayel doit avoir un manteau de. velours ponceau , parfemé de broderies en or , & doublé d'une peliffe noire; la foubrevefte de damas ou dë fatin enrichie de même , & d'une femblable couleur, defcendant jufques furies genoux; une large ceinture fur la poitrine, avec une bouclé au milieu qui peut être d'or ou de diamants; a cette ceinture eft attachée une dague.; il a encore une fraife ronde & une chaine d'or autour du cou, des efpèces de braffelets aux bras, des bottines rouges qui lui montent jufqu'aux cuiffes, fa toque de velours noir & a PEfpagnole,deforme ronde, CO J'ai vu avec plaifir s'exécuter ce projer: AJèle de Paniliieu a ouvert heureufernent la carrière aux opéra de ce genre.  P R É F A C E. 185 élevée environ d'une dixaine de pouces; plufieurs plumes noires & rouges liées par un nceud de diamants ombragent cette coëffure. L'habit de Gabrielle eft de drap d'argent, ou de damas, ou de fatin blanc brodé en argent; fon manteau eft de femblable couleur , doublé de queues d'hermine ; fa parure eft compofée de perles & de diamants; elle a des braffelets de même. Raoul de Coüci a tout ce qui caraétérife le chevalier banneret; il a auffi autour du cou uno chaine d'or enrichie de diamants; fon manteau eft de velours bleu célefte, doublé d'hermine, & parfemé de fleurs d'or; fur 1'épaule droite eft appliquée unelarge croixd'étoffe rouge, oü font infcrits ces mots : Diex volt , (le figne des croifés); fon cafque doré eft furmonté d'un pana.che blanc; fon écharpe foutenue par une aigrette de diamants, eft de même couleur, que celle de Gabrielle ; il a des bottines rouges, auxquelles font attachés des éperons dorés; la poignée de ton épée eft en forme de croix; fa lance, dont la banderolle eft un- ruban blanc, &fon bouclier ou écu, font portés par fon écuyer. Le Preux de VERGieft habillé comme Fayel : il a la même écoffe ; fa couleur eft d'un gros verd; fa fourrure eft de martre, & fes plumes font vertes & Manches,  T8S P R i F A C E. Monlac a un habiilemcntde fatin brun, doublé de jaune; la première couleur étoit celle des écuyers; fon cafque eft un armet argenté fans timbre & fans panache, de forme de galerus; il a les bottines blanches, & les éperons argentés, comme Tarmet. Raymond ne porte point les armes de fon maitre, qui habite en ce moment fon chèteau ; il a les fimples habillements de ce tems: les autres écuyers & officiers deFAYELontle même coftume. Les hommes-d'armes de Couci font d^ns 1'équipage guerrier, tel qu'il étoit alors, comme on nous repréfente ce qu'on appeHoitnttier. 11 eft inutile d'obferver qu'Adele ne porte point de manteau , cette parure étant réfervée dans ce fiècle aux feules femmes de qualité ; elle n'a auffi ni perles, ni diamants, & d'ailleurs elle eft habillée comme fa maitrcfie. II paraïtra fingulier que je me fois occupé un inftant dc ces bagatelles: mais on ne doit rien dé daigner de ce qui peut contribuer au plaifir de Fillufion théatrale; la moindre négligence en cette partie fait quelquefois tort ë1'intelligencê de la pièce. II y a mille traits qui nous échappent a Ia repréfentation des admirables coméJies de Molière , paree que les comédiens n'obfervent pas avec afiez de régularité le coftume dans les habillements.  F A Y E L, TRAGÉDIE.  PERSONNAGES. LE CHATELAIN DE FAYEL. GABRIELLE DE VERGI. LE SIRE DE COUCI. LE. PREUX DE VERGI. 1AYMOND, Ecuyerde Fayel. ADELEj,qui'a été Gouvernante de Gabrieili. MONLAC, Ecuyer de Couci. Autres Écuyers & Officiers de Fayel. Autres Écuyers & Hommes -dArmes de Coucï; La Scène ejl prés de Dijon, dans un Chdteau appartenant au Seigneur de Fayel..   FAYKT, . fac Y Sctru ïcrmA  F A Y E L9 TRAGÉDIE. ACTE PREMIER. Le rideaufe leve. Le thédtre repréfente l'appartcmmt d'un chiteau, un vefiibule au bout, d'un cóté un pare ty ie 1'autre une toUr. SCÈNE PREMIÈRE. FAYEL, RAYMOND, ADELE, plufieurs autres Écuyers ei? Officiers. FAYEL-, h un des rités du Thédtre , tuyrant une porte avec fureur, s'avangant fur la Scène précipitamment, & s'adrefant h fes Écuyers B Officiers qui Jont autour de lui dans diverfes attitudes de douleur. No* , je n'écoute rien. un Ecuyir. Seigneur...  jpa F A Y E L, FaYEL avancant toujours fur la Scène.: Retirez-vous. ADELE, a Fayel. Nos larmes.. Fayel. Ne feront qu'allumer mon courroux. Adele. Vous ne 1'aimeriez plus ? Fayel. Ah! je 1'ai trop aimée! Adele. Vous devez.. Fayel. Me venger. Dans la tour enfermée, , Qu'elle pleure.. a jamais.. ótez-vous de ces lieux;. Tout me perce le cceur; tout me bleffe les yeux. . Adele, tombant aux genoux Je Fayel. Je tombe a vos genoux; daignez m'entendre encore y Pour une époufe, hélas! mon amour vous implore r De tous .fes fentiments mes regards font témoins; Fayel ne tccoute pas & montre une fureur fombre. Au fortir du berceau, confiée a mes foins, Et des bras maternels entre mes bras remife, Toujours a fon devoir elle parut foumife; L'innocente candeur I'éleva dans mon fein ; Moi-même, a fes vertus j'ai tracé Ie chemin; Quel crime a pu flétrif unc vie auffi pure?  TRAGÉDIE. Z9K •FAYEL, avec emportement. 'Quel crime t le plus noir, la plus cruelle injure, Qu'auroit dü prévenir 1'ceil vengeur du foupcon. Mais je ne prétends point éclaircir la raifon Qui me force a punir une époufe coupable. Ciel! dc tant d'artïfice une femme eftcapable! a Afyle d'in ton concenlré. Dites-lui.. que fes pleurs, dont j'étois ü jaloux, „ Couleroient vaincment dans le fein d'un époux, •Que je puis rcpouffer les impuiffantes armes -Qu'un fexe, qui fcait feindre, emprunte de fes charmes; Ces tyrans féduóteurs ne rcgnent plus fur moi: Son crime.. Ma vengeance eft tout ce que je voi. Oui, d'un ceil fans pitié, d'une ame indifférente, Je verrois la perfide a mes pieds expirante; Je verrois, fans palir des horreurs de fon fort, Ses yeux, que j'adorois, fe couvrir de la mort.. C'efr. elle qui fans ceffe, avancant ma ruine, De mille coups mortels me frappe & m'affaffine! Que mes maux, s'il fe peut, paffent tous dans fon cceur, Et,, portez lui ma haine, & toute ma fureur. Adele. Souffrez.. Fayel. Je ne veux rien entendre davantage. C'eft affez. Qu'on me laiffe i 1'excès de ma rage, ^  i52 FAYEL, Qu'on me laifle. Sortez, & ne repliquez pas. b Kaymond. Toi, demeure. lis /oriënt conjlernês. scène ii. FAYEL, RAYMOND. F a y EL, fe précipitttnt dans un fauteuil. jLe Ciel retarde mon trépas! II me fait éprouver un tourment plus horrible! Devoit-il me donner une ame fi fenfible, Y verfer tant d'amour, avec tant de fureur? tt liaymond. Cet écrit fut trouvé dans ces murs ? . RiïMOKD. Oui, feigneur. Fayel. Ne crains point d'animer une flamme jaloufe; Répete, oü?. Ra ymond. Prés des lieux qu'habite votre époufe. Fayel, toujours ajfis. Achevons d'enflammer un poifon infernal; Relifons cet écrit i mon cceur fi fatal : 11  TRAGÉDIE. 193 11 tire de fa poche une lettre êS lit haut. „ Envain tout combat ma tendreiTe: ,, Eile s'accroit avec lc tems; „ Je vous vois, je vous parle, & vous redis fans cefi* ,, Que vous êtes 1'objet de tous mes fentiments, „ Que rien ne pourra les ddtruire; „ Je cbériï jufqu'aux pleurs que pour vous je répans; „ Jamais 1'amour n'eut fur moi plus d'empire, „ Et le fort me contraint k cacher cette ardeur! . . „ Peut-être un jour vitndra, trop lentpour mon „ bonheur. . . Et le Ciel, ou plutót ce barbare Génie, Qui parut de tout tems s'armer contre ma vic, Se jouant de mes maux, & m'accablant enfin, M'óte de cette lettre & 1'adrefTe & la fin! Et je ne connais pas la main qui 1'a tracée. De fentiments divers mon ame eft opprefTée...: Crois-tu que Gabrielle aura vu ce billet? Que penfes-tu?Peut-être une autre en eft 1'objet: Trop prompt a condamner une époufe fidelle, ' Je cède a des foupcons qui font indignes d'elle. Je doute qu'une femme, inflruite a la vertu, Cache fous tant d'attraits un cceur fi corrompu, Qu'elle outrage fon nom, fa familie, fon pere, Qu'elle ofe entretenir une flamme adultere, Répandre 1'ameitume & 1'horreur fur mon fort.. Quand on n'aima jamais avec plus de tranfport.. 11 fe leve avec f treur. Eft-ce i moi dedduter?On mehait, on m'offenfe; Tome I. p  194 FAYEL, C'eft envain que 1'amour embraiïbit fa défenfe: Le crime eft avéré. Voila pour quel fujet Ses jours font confumés par un chagrin fecret, D'oü nait ce fombre ennui que ma tendreiTe irrite, Qui jufques dans mes bras Ia pourfuit & 1'agite! J'ai découvert enfin la fource de ces pleurs, Qui des plaifirs d'hymen corrompoient les douceurs; Je voulois dëvoilerce ténébreux myftere, Et c'eft en ce moment la fóudre qui m'éclaire! Sur mes yeux qui fuyoient ce funefte flambcau, jVia raifon complaifante étendoit le bandeau! Malheureux! j'accufois la feule indiffërence De ces triftes froideurs, qui laflbient ma conftance.. Du moins, fi j'adorois 1'ingrate fans retour, Je pouvois efpérer de 1'attendiïr un jour A force de foupirs, de prières, de larmes.. Eh! qui fentplus quemói le pouvoir de fes charmes? Elle eft fenfible! elle aime! & c'eft un autre! ó Ciel !• h Raymond. Enfonce le poignard dans le fein de Fayel ; Montre-moi mon rival; hate-toi de m'inftruire; Dis, dis, quel eft le cceur qu'il faut que je déchire, Raymond. Je n'ai rien découvert. Ce guerrier révéré, Dans un chateau voifin, loin des cours retiré, Qui mérita ce nom, le prix de la vaillance, Et de qui votre époufe a recu la naiffance,  T R A : G É D I E. ,95 Le Preux (i) de Vergi feul fut jufques a ce jour Far vos.ordres, feigneur, admis en ce féjour. Fayel. li verra mes tourments,I'excès de mon fupplice; Quoique Vergi foit pere, il me ren dra juftice; Entre fa fille & moi, 1'honneur prononcera; Contre Ia voix du fang lui - même il s'armera. Qu'elle fouffre. .. Eh! que veut mon cceur impitoyable? La fureur qui m'anime eft - elle infatiable? Faut- il fcavoir haïr comme je fais aimer ? Dans l'ombre d'une tour, j'ai pu Ia renfermer La voir a mes genoux prête a perdre Ia vie! Ah! cherami, fans doute, elle eft allez punic; J'aurai rempli fes fens de douleur & d'effroi; Elle verfe des pleurs... & ce n'eft pas pour toi., Trop faible époux, renonce avenger ton injure; Vas, cours t'humilier aux pieds de Ia parjure, Implor-er un pardon, que tu n'obtiendras pas. Non, ne foutenons plus d'inutiles combats: Scachons en triompher • que la haine plus forte Seule aujourd'hui décide, & fur 1'amour 1'emporte.. Quelqu'un vient, c'eft Vergi; qui 1'amène.en ces lieux? CO On ne peut gueres débrouiller 1'origmé de ces Preux, dont parlent tant nos anciens romanciers; ce qu'il y a de certain, c'eft qu'on donnoit ce nom aux chevaliers d'une valeur éprouvée-, P 2  i96 FAYEL, h Rcymoni. Porte de tous cótés des regards curieux: La plus faible clarté percant la nuit du crime, Peut, au coup qui 1'attend, indiquer la viaime. Examine; furtout taché de t'affurer Du mortel odieux qu'on m'ofe préférer. Ce cceur, qui de 1'amour reffent la violence, Avec la même ardcur brüle pour la vengeance. SCÈNE III. FAYEL, VERGI. Vergi- Je venois voir ma fille, & prés d'elle adoucir D'un age qui s'éteint le fombre dépiaifir; Mon cceur, hélas! qu'afflige une vérité dure, Cherche a fe confoler au fein de la nature: Elle nous touche plus au déclin de nos ans, Et nos derniers regards demandent nos enfants. Quoi! lorfqu'avec tranfport, j'ouvre les bras d'un père, Je n'y vois point voler cette fille fi chere! Qui peut la dérober a mes embrafiements ? J'interroge: on fe tait, ou des géinifTements Jettent un trouble affreux dans mon ameinquiete; Tout préfente a ma vue une douleur muete  TRAGÉDIE. IS>7 Vous-mêmeen ce moment... vous foupircz, ö Ciel J Tirez-moi par pitié de ce doute cruel; Parlez... Quelque danger menaceroit fa vie? Ma fille.. a ma vieilleffe feroit-elle ravie ? Fayel, avec une fureur renfermie. Non... elle vit, Seigneur ... avec emportemenu Pour déchirer mon fein, Pour y verfer Ie fiel, leplus mortel venin, Pour y porter 1'enfer, & toutes les furies , Pour me faire fouffrir mille mores réunies. V e e Gt. Comment? Expliquez-vous... Fayel. Mon honneur.., Ver'GI, avec ètonnement Sf fierté". Votre hönneur! Fayel. Que dis-je? Mon amour, tout eft blcffé,feigneur. Le combiedes tourments,le comble del'oütrage, Des tranfports éternels de défefpoir, de raget Voila quel eft mon fort. Vergi. Ma fille.. ö jufles cieux! Fayk l. Me rend auffi crue! que je fuis malheureux. Ah!mon pere! ah! Vergi! vous favez fije 1'aime! Elle auroit d'un époux fait le bonheur fuprême; Ala cour de Philippe, appellé par Ie'.rang, P 3'  i98 f A Y E L, Joignanü k la faveur, la ncblefle du fang, Ofant même nourrir la fuperbe efpérance De balancer un jour 1'AchilledelaFrance , (i) Cher aux Montmorencis, aux Dreux, aux Dammartins, L'égaldes Chatil!ons,des Ha^courts,desDeflaings, Seigneur , j'ai pu quitter les bords qui m'ont vu naïtre, Et Francais &Mailli (2) fervir unnouveaumaitre, De votre duc enfin venir prendre des loix, Quand 1'orgueil de mon nom ne cédoit qu'a des rois. Au féjour, oü des Iys le ciel fixale tröne, J'ai préféré les champs ar'rofés de la Saone; J'ai maiché fur vos pas; prés des murs de Dijen, J'ai fermé la carrière a mon ambition; Revétus de la croix, pleins d'une ardeur fublime, Nos braves chevaliers, aux remparts deSolime, Courent mêler, fans moi, fur leurs fronts triomphants, Les palmes d'Idumée, a leurs lauriers fanglants; Ce prix de la valeur, la gloire, ma familie,, J'ai tout abandonné, feigneur, pour votre fille; Je fuis venu former au pied de vos autels, (O Guiliaume Desbarres, grand - fénéchal de la couronue, & qui par fa bravoure niérita le glorieux furnoiii d'achille de la FrANCE. (2) Quelques hiflorieris ont préiendu que le feigneur dc F.ycl étoit de la maifon de Wailli.  TRAGÉDIE. 199 D'un hymen defiré les liens folemnels; Et lorfque chaque inftantenflammoitma tendreiTe, Qu'elle éxoit de mon cceur fouyeraine maltrefTe, Lorfqu'amant idolatre, & toujours plus épris> Je briguois un regard de fes yeux attendris.. Elle me ha'iiToit.. elle étoit infidelle. Vergi. Ce bras appéfanti va fe lever fur elle, Et vous épargnera le foin de punir... 11 fait quelques pas, & reyient, & après une longue paufe. La fille de Vergi ne fauroit vous tratür* Fayel. C'étoit peu de n'ofFrir a ma vive tendreiTe' Qu'unTpectacle offenfant de gêne & de triltefTe, De rejctter les dons que lui faifoit ma main,. D'oppofer a mes feux les froideurs du dédain, De me percer de traits, qui fans cefTe en mon ame Revenoient irriter mes fureurs & ma flame:. II falloit, il falloit qu'un trop fenfible époux Füt aujourd'hui, grand Dieu! frappé de tous les coups; Qu'il ne me reftit rien,dans' un tourment li rude, Qui put flatter mon cceur de quelque incertitude. Mon, je ne puis douter de mon malheur afFreux; Jtigezsïl efl au comblejen croirez-vous vos yeux ? 11 lui donne la lettre. Vergi a.peine y a jet té les yeux. (Ji part.) O Ciel! U cherche a fe remettre de fon trouble. (a fayel.') P 4  aco FAYEL, De ce billetje chefche en vain 1'adrefTe, La fin, le feing.. (Jt pan.') cachons le trouble qui m'opprefle. Fayel. C'eft ainfi qu'en mes mains le hafard 1'a remis. II a trop éclairé votre malheureux fils; La vérité terrible a rompu le nuage. vergi, dichtraat la lettre, & la jettani a fes pieds. Voila comme on recoit un pareil témoignage. Fayel. Que faites-vous? Vergi. J'écarte un indigne foupcon, Et mon efprit plus fur fe fert de fa raifon. Vous pouvez fur la foi d'un indice femblable Condamner votre époufe, & la juger coupable! Ce billet, fans deffein peut être ici laiffé, Qui vous dit qu'a ma fille il étoit adreffé? Et quand un fol amour ofant tout fe permettre, Auroit jufqu'en fes mains fait tomber cette lettre, Quand fon cceur, contre vous en fecret prévenu, Sous Ie joug de i'hymen gémiroit abattu, Que maigré fon devoir, a vos feux infenfible, Elle n'éprpuveroit qu'un dégoüt invincible, Penfez-vous que 1'honneur dont elle fuit la loi, Partage des Vergis, qu'elle a recu de moi, Ne 1'eüt pas engagée a fe montrer rebelle r A  TRAGEDIE. 201 A 1'eiTor indifcret d'une flamme infidelle?" Dans une ame formée a de hauts fentiments, La vertu fcait combattre & dompter les penchants; L'orgueil feul lui fuffit pours'armer d'un courage, Qui foumet la nature au frein de 1'éfclavage. ■ Vous demandez pourquoi, livrée a la douleur, Ma fille de fes jours voit fe faner la fleur, D'oü vient que fous 1'ennui fes yeux s'appé■ fantifïent, Quel fujet fait couler ces pleurs qui les rcmpliflent, La caufe de fes maux... C'eft vous, cruel, c'eft vous, C'eftvous, qui n'écoutez que des tranfports jaloux, Dont 1'amour inquiet, foupconneux & bizarre, A toutes les fureurs de la haine barbare; C'eft vous, qui peu content de-déchirer un cceur, Y verfez goutte a goutte un poifon deftructeur; C'eft vous, qui lui rendez 1'exiftence odieufe, Qui plongez au tombeau ma fille malheureufe! Eh bien! tralnez-y donc un pere infortuné; Que mon trifte deftin par vous foit terminé %. De mon gendre j'attends cette faveur fuprême: Qu'il m'immole.. Ah! Fayel,. eft-ce ainfi que 1'on aime? Toujours vous enflammer d'un aveugle courroux! L'amour a,croyez-moi,des fentiments plus doux; Jl fuit 1'emportement, la trifte défiance; Aliment des vertus, il eft leur récompenfe; Au chemin de 1'honneur, il afFermit nos pas,' V 5  202 FA YEL, Et condi it le guerrier au milieu des combats: Vous rejettez fur lui cette Iangueur oifive, Oü 1'ame d'un foldat peut demeurer captive! C'eft 1'amour qui,la palme & la croix a la main, S'indigne, & vous appelle aux rives du Jourdain, Si vous aimezma fille,allez, plein d'unbeauzèle, Servir notre Dieu même, & venger fa querelle. Ah! que ne puis-je encor, héros fi refpeftés, O Vicnne, ö Beaufremont, (i) combattre a vos cótés! Mais 1'age ici m'enchaine, & mon fang qui feglace Ne lailfe a mes defirs qu'une impuiffante audace! Aux plaines de Damas, défenfeur de la foi, Allez tenirma place, &triomphez pour moi. Revenez dépofer aux pieds de Gabrielle Les lauriers du héros, feul préfent digne d'elle; Alors vous lui prouvez vos feux & votre amour; Alors, je vous réponds de fon jufle retour. Fayel. Gabrielle.. mon pere.. elle feroit fidelle! Elle n'auroit lu cette lettrevcruelle! Elle pourroit m'aimer! Vergi. Elle vous aimera, Et de nouveaux liens 1'amour 1'enchainera: (O On fcait que ce font des plus anciennes maifons de Bourgogne.  T ïl A G É D I El 203 Non, Pnymen ne doit pas accufer fa tendreiTe; Je vous 1'ai dit: fenfible au foupcon qui la bleiTe, La fille de Vergi ne peut trahir 1'honneur; Mais un démon jaloux corrompt votre bonhcur. FaYEL, avec trahrport. Oui, je fuis un cruel qui s'enivre de larmes", Qui fe plait a femer le trouble, les allarmes, Qui nourrit dans fon fein un vautour renaifiant; Oui, je fuis un barbare, un tigre rugiiTant Qui fans ceiTe demande k déchirer fa proic. Contre mon propre cosur, ma rage fe déploye. Le ciel a dans mon ame,ouvertc aux noirs foupcons-, Allumé. tous les feux, vcrfé tous les poifons; Tout, la nature même (1) a recu des outrages De ce cceur emporté d'orages en orages. Mon caractere altier, violent, effréné, A fon eiTor fougueux étoit abandonné; Le monde a mes regards (2) devenu haïflable, Chaque jour merendoit plus dur, plus intraitable: Je vis dans Gabrielle un objet enchanteur, Et dés ce même inflant, je n'eus qu'une fureur, Qui toutes les rafiemble & dé vore mon ame, La fureur de 1'amour, fa plus ardente flame; CO Fayel's'étoit armé contre fon pere. OO II étoit devenu farouche, mifantrope; l'hiftoire nous le dépeint, tel qu'on 1'annonce ici, le plus violent & Ie plus emporté des hommes. P Ö  104 F A V E L, Je livrai tous mes fens a fa féduétion; Voila mon feul tranfport, ma feule paflion, Le fouticn, le tourment, le charme de ma vie! Je porte cette ardeur jufqu'a 1'idolatrie. Fayel connaltun maiire, & mon tyran jamais, Ne regna plus fur moi, ne m'offrit plus d'attraits; Une larmeéchappée a fes yeux, oü fans ceiTe Je reprends 1'aliment de ma jaloufe ivreiTe, Un feul de fes foupïrs, une ombre de chagrin Qui ternï-t de fon front 1'éclat pur & ferein, Me caufentun fupplice horrible , infupportable j Et., jugez fi mon fort eft afiez déplorable, Si le ciel a ma rage égale mon malheur, Si je mérite affez & la haine & 1'horreur, Ou plutójja pitié, qui fans doute m'eft due: J'idolitre une époufe.. & c'eft moi qui la tue! Vergi. Quoi? votre bras... Fayel. Mon bras n'a point verfé fon fang? Je n'ai point enfoncé le couteau dans fon liane; Mais j'y porte une mort plus cruelle, plus lente! Mai« j'ai pu dans Ia tour la trainer expirante! •C'eft dans ces murs remplisd'un effroi ténébreux, Que Gabrielle en pleurs léve au ciel fesbeaux yeux, Gémitd'un noir penchant k tous deux fi funefte» Meurt dans ledéfefpoir, m'accufe, me détLfte..Allez la rendre au jour; on vous obéira, ■ v  TRAGÉDIE. tos Mon. pere, a votre voix fa prifon s'ouvrira; Allez, & diflipcz fes mortelles allarmes; Peignez-Lui mes remords.mon repencir.mes larmes». Mon amour r mon amour qui va tout réparer; Non , „mon cceur n'a jamais ceffé de 1'adorer. L'excè.s de ma tendreiTe a fait feul tout raon crime. Je fuis de mes fureurs la première viftime. Que mes foupccms honteux, nos maux foient oubliés; Du moins qu'elle me voie expirer a fes piés. 11 fort. ^tVh! pere malheureux!. accablé de la foudre-, Je ne fais que penfer, je ne fais que réfoudre. Qu'ai-je lu ? De Couci j'ai reconnu Ia main! Auroit-il emporté fur les bords du Jourdain Cet amour qui, par moi flatté dans fa naiffancev Lui fit de ma familie efpéxer 1'alliance, Et que depuis, la haine entre nos deux maifons, Nos débats éternels, & nos divifions Ont du vaincre, ou du moins condamner au filence ? Ma fille.. feroient-ils tous deux d'intelligence? Je Is portai mourante aux marches de 1'autel, p 7 SCÈNE IV. vergi, fsul, après une longue paufe.  ao La lumiere du jour prête a m'être ravie, Rien ne peut d'un crue! défarmer la furie! Sans 1'avoir mérité, foumife au chatiment, Eprouvant en fecret un plus affreux tourment,, D'amertumes nourrie, & de pleurs abreuvée, Ades bruits outrageants peut-être réfervée, Je meurs, victime enfin d'un trop barbare époux l Eh!.. Ce n'eft pas Cöuci qui m'eüt porté"ces coups!.Quel nom j'ai prononcélQu'ai je dit,malheureufe?... Peins-toi ce digne objet d'une ardeur vertueufe,. Que de fes dons heureux la nature embellit, Qui joint a Ia valeur les graces & 1'efprit (i-),. Des chevaliers Francais la gloire & le modèle..* Adele. II le faut oublier! Gabrielle. Je Ie fais, chere Adèle;: Je fais que de mon cceur je devrois Ie bannir, Et I'inhumain Fayel m'en fait trop fouvenir! Oui, pour jamais, Adèle, éloignons cette image, (O Raóül i!e Couci a compofé des ctianfons que 1'on eomparoit dans le tems i celles d'Abailafd»  212 F A Y E. L, Qui dans mes fens excite un éternel orage.. Que fait-ii fur ces bards, théatre des combats, Oü nos héros chrétiens vont chercher le trépas ? Auroit-il de fon fang arrofé cette terre ? Cueille-t-il des lauriers dans ces champs de Ia guerre ? S'il étoit informé qu'aux autels, maigré moi, Un pere a difpofé de ma main, de ma foi, Que je fuis aiTervie au pouvoir d'un barbare, Que dans les bras d'un autre.. Adèle.. je m'égare.. Je n'y veux plus fonger, & j'en parle toujours! La raifon, Ie devoir me font d'un vain fecours! Arrache donc ce trait de mon ame expirante; Chere Adèle, foutiens ma force languiffante; Parle-moi d'unépoux, qui fait tous mes malheurs; Dis-moi: pour quel fujet s'allument fes fureurs? Qui peut envénimer fa fombre jaloufie, Contre de faibles jours armer fa barbarie? Adele. J'ignore le motif de ces nouveaux excès; II parait dominé par les plus noirs accès; C'eft un lion terrible, étincelant de rage Qui dévore de 1'ceil, & s'appiête au carnage; Jamais ce cceur brülant, a fes tranfports livré, Par les foupcons jaloux ne fut plus déchiré; Cependant a travers cette fureur extréme, On découvre aifément que Ie cruel vous aime.,  TRAGEDIE. 213 G ab rielle. II m'aime, chere Adèle! ah! qu'eft-ce donc qu'aimer, Si de femblables feux 1'amour peut s'enflammer? On n'aime point ainfi.. j'en fuis trop afTurée. Adele. Croyez-en mes confeils, ma tendrefTe édaii ée: Avos pieds , d'un feul mot, vous pouvez appelier, Et calmer ce tyran, qui nous fait tous trembler: Qu'une lettre touchante, a mes mains confiée, Recoive vos douleurs, & lui foit envoyée, Qu'il life... Gabrielle. Eft-ce bien toi, qui m'ofes propofer D'implorer la pitié, quand j'ai droit d'accufer, Que dis-je, de punir I'auteur de mon fupplice, Si la force toujours appuyoit Ia juftice? Quel crime ai-je commïs? De 1'aveu paternel, Je goütois les douceurs d'un penchant mutuel. Couci, de qui la race en héros fiféconde, Voit monter fes rameaux jufqu'aux maitres du monde (1), Etoit prêt d'allier par des nceuds adonis, La fplendeur de fon nom a 1'éclat des Vergis. Un débat imprévu vient divifer nos pères; Il me faut renoncer a des ardeurs fi chères, ' CO Couci étoit allid aux maifons fouveraines de France, iTEcofle, de Savoye, de Lorraine, &c.  214 F A Y E L, Etouffer les foupirs de mon cceur mutiné, D'un autre que 1'amant qui m'étoit deftiné, Subir, & pour jamais , le joug infupportable, D'un devoir odieux efclave miférable, Contrainte a me combattre, ame tyrannifer, Lutter contre des loix que j'ai du m'impofer, Trcmbler, a chaque inftant, de furprendre en mon ame Quelque étincelle, hélas! de ma première flamme, Redouter d'éclaircir des fentiments confus.... O Dieu! que fans mélange il eft peu de vertus1. Et, lorfqu'on y defcend, quel cceur n'eft point coupable? ,11 n'eft qu'un feul remède au tourment qui m'accable: Adèle, cette mort, trop lente pour mes vceux, Ne fcauroit affez tót fermer mes triftes yeux. Si tu m'aimes, tu dois fouhaiter que j'expire ; Le trépas mettra fin au mal qui me déchire; . . Et qui te répondra, fi je vis plus longtems, Que ma fierté réfifte a des affauts conftants? Cartous ces mouvements, qu'a regretonfurmonte, Ce n'eftpointla vertu, c'eft 1'orgueil qui les dompte. Laiffe-moi donc mourir, digne encor de pitié, Digne de mon eftime & dc ton amitié.. Si tu voyois un jour cet objet de ma peine, Dontjufques au cercueil j'aurai trainé lachaine... Ce n'eft pas avec toi qu'il faut diffimuler;  TRAGÉDIE. 2?s .Pour lui, plus que jamais mon cceur fe fent troubler; Dis-lui que cet amour.. non, foutiens mieux ma gloire, \ .. t Adèle, que Couci refpecte ma mémoire; Qu'il prête plus de force i mon dernier foupir, •Qu'il penfe que j'ai pu triompher.. & mourir! ' Adele. Madame... Gabrielle. En ce moment oü s'entr'ouvre ma tombe, Oü laffe de combattre, a la fin je fuccombe, Je voudrois voir mon père, expirer dans fes bras Quoique vers cet abime il ait conduit mes pas, Ceux a qui nousdevons, Adèje, la naiffance, Semblent nous confoler par leur feule. préfeiicc, Et les doux nceuds du fang, tout prêts d'être rompus, Nous deviennent plus chers, & fe refferrent plus. Que dans fon fein mon ame exhalée... SCÈNE III. GABRIELLE, VERGI, ADELE. Gabrielle, appercevant fon pere , s'efforce de fe lever , & va tomber dans fes bras. .Ah! mon pere!  »xtf FAYEL, VERGI cédant a fa tendre fe, embrafe fa fille. Ha fille.. • 11 reprend fa fermeté £? change de ton. Gabrielle, il faut ne me rien taire, Répondrc a ma franchife avec fincérité, Et ne pas ofFenfer du moins la vérité. Sans doute, des vertus dans votre ame gravées Quelques-unes encor s'y feront confervées, Avant que de pourfuivre un plus long entretien, J'attends de tous un mot. Exaininez-vous bien; Ce mot décidera ce qui me refte a faire : Dois-je être VOtre juge ?... Avec attendrijfement. Ou ferai-je ton pere? GABRIELLE, avec une noble fermeté. Mon pere, avez-vous pu balancer un inftant, Seigneur, & m'accabler par ce doute affligeant? Je fcais ce que je dois au rang de ma familie, A 1'bonneur de porter le nom de votre fille; C'eft vous en dire afiez, pour mérker, Seigneur, Que mon pere aujourd'hui daigne voir ma douleur. VERGI regardant attentiyemcnl fa fille. De quelque audacieux, fi 1'ardeur infenfée, Par un nceud refpecté n'étoit point repouffée, Sijufques dans tes mains, un coupable billet Appoitoitles ferments d'un amour indifcret, Paile, que ferois-tu? Gabrielle. Ce que 1'honneur commande, De  -TRAGÉDIE. zt7 De votre fille enfin ce qu'il faut qu'on attende; Je connais de I'hynjen les aufteres égards ; Cet écrit n'auroit pas un feul de mes regards, Et., (hpart.) qui pourroit, hélas! afpirer a meplairc? a fon pere. Mais d'oii vient? Vergi regardanl fa fille avec plus cTat. tent ion & d'un ion encore plus ferme. Quel que füt cet amant téinéraire, Son rang, fon fol amour... Gabrielle marjuant uneefpèce d'embarras. Seigneur.. Je vous 1'ai ditj Je ne trahirai point 1'honneur qui m'affervit. Vergi ferrar.t Gahrielle dans fon fein. Eh bien! fi cette fille a mon cceur'toujoürs chère, N'a point, & je 1'en crois, de reproche a fe faire^ Si, digne de mon fang dont 1'éclat jufqu'ici Dans fix fiècles entiers (i) ne s'eft pas démenti, Elle a feu conferver fa fplendeur noble & pure; Pourquoi ces noirs ennuis dont un époux muramre? Gabrielle trouWe. Vous me ledemandez?. Vergi. Qu'ai-je entrevu?.. mes yeuz CO I-a tnairon de Vergi étoit déja ur.e des plus lustres de la Bourgogne. Tome I. O  ïl8 F A Y E L, Veulent bien fe fermer fur un trouble honteux. Ma fille.. plains Fayel, le feu qui le dé vore, C'eft un amant jaloux qui bröle, qui t'adore... Gabrielle. II m'aime, lui, mon pere! il ne peut que haïr. Il m'aime! ah! les tourments qu'il me fait reffentir, Mes yeux noyés de pleurs, fes fureurs, fes outrages, Cesmurs.. d'un cceur épris font-celes témoignages? Vergi. Je viens t'en retirer; par un retour conftant, Fayel s'eft laiffé vaincre, il gémit, il t'attend; L'amour a de fon front chaffé toutes les ombres; Je 1'avois attendri; j'atteignois ces lieux fombres; J.1 vo!e fur mes pas, plein d'un nouveau tranfport, M'arrête.. enfin il céde, & va changer ton fort; Tu n'éprouveras plus cette fureur Jaloufe; 11 te rend un époux.. qu'il retrouve une époufe. Gabrielle. L'époufe de Fayel! oui, grace a vos rigueurs, L'hymen joint nos deftins,fans unirnos deuxeceurs, Le refpecc de moi-même, & maperfévérance, Mes foupirs renfermés dans Ia nuit du filence, Tout ce que le devoir impofe de fardeau, Je fcaurai le trainer jufqu'aux bords du tombeau. Mais arracher le trait dont mon ame eft bleffée, Détruire un fouvenir qui vit dans ma penfée, Mais dans le fond du cceur préférer un cjuel, A... vous fcavez 1'époux que me nommoit le ciel,  TRAGÉDIE. »|j D;un tigre rugiffant apprivoifer Ia rage, Cet effort généreux furpalTe mon courage, Je ne'puis qu'êxpirer, &j'attends ce moment Comme 1'unique terme * mon affreux tourment., avec emportement. Et pourquoi me contraindreècacher ma Weffiira, A dévörer des pleurs fous un maintien parjure?' Que ce cceur gémiffant, j Fayel dévoilé, Lui montre tous les maux dont il eft accablé, Qu'il apprenne qu'un autre... Vergi. Arrête, malheureufe • Sont-ce la les tranfports d'une ame vertueufe? Je frémis! fi jamais Fayel étoit inftruit Qu'un feul de tes foupirs... A quoi fuis-je réduit? avec attendrijj'ement. Scais-tu quel eft ton fort, ó fille infortunée? Scais-tu.. que je leperds, qu'au cercueil entrainée..' Gabrielle. Penfez-vous que la mort dans toutes fes horreur! Ne foit pas préférable a des jours de douleurs, Et ne vaut-il pas mieux s'enfermer dans Ia tombé Que de porter un cceur qui fans ceffe fuccombe? Vergi. Et dis-moi • qUe te fert la vertu? G abriellk. ,. £a veria fcauroit empécher qu'on ne foit combattu, Q a  220 F A Y E L, • Et le fupróme efibrt de 1'humaine fageffe, N'eft pas de triompher, mais de lutter fans cefle; Ce choc renait toujours dans mes fens.éperdus; je réfifte a mon cceur: qu'exigez-vous de plus? ■ Vergi. Que de tes fentiments tu te rendes maitreffe, Que tu domptes 1'amour.. qui n'eft qu'une faiblefie. Gabrielle. Dompter 1'amour, mon pere! ah! vous ne favez pas Cequec'eftquel'amour, fon trouble, fes combats, Le nouveau fentiment dont il frappe notre ame, Ce premier «ait fuivi d'une invincible flamme? Ce feu ne s'éteint point, & ces penchants fi doux Affermis par le tems, ne meurent qu'avec nous. Cependant je répons, mon pere, demagloire;. Jamais ce feu caché n'obtiendra la viftoire. LaiiTez-moi feulement implorer le trépas, Finïr ici mon fort., ne vous oppofez pas.. Daignez... Vergi. C'eft toi qui vas me fermer la paupiere; Lc chagrin m'attendoit au bout de la carrière! Un vieux foldat ainfi devoit-il expircr? O vous qu'un beau trépas acheva d'illuftrer, Qui pour notre foi fainte avez perdu la vie, Trop heureux chevaliers, que je vous porte enviel A Ja fdle d'un ton attendri. Mqs jours feront par toi confumés dc douleur,  TRAGÉDIE. Ma fille, tous mes vceux étoient pour ton bonhcur. Du pere de Couci (i) h Bené révoltante, M'a forcé d'arrêter une flamme naiffante, De ferrer d'autres nceuds oü je croyois, hélas! Attacher ce bonheur qui fuit loin de tes pas. Des plus affreuxliens, mes mains font enchainéé! A ce jong accablant foumets ta deftinée; ©béis au dëvoir; crains furtout de montrer Ce cceur qu'un 'teil jaloux s'attacbe a pénétrer. Crois-moi: fans offenfer la vérité fup'rême, Ton ftxe adesfecretsque 1'amour, 1'honneurmême Ordonne de cacher aux regards d'un époux, Et qui-'doivent refter entre le ciel & vous.. Ecoute mes confeils, & céde a ma piiere; Viens auprès de Fayel.. ma fille.. G-WHIUU, avec un pnfund fimpfr. Allons, mon pere!' CO Enguerrand'de Couci, pere de Raouj de Couci, avoit joui fous plufieurs de nos rois de la plus haute' faveur; fon carafle-re dur & iuflexible lui ih de« ernemis. Q 3  2sa FAYEL, SCÈNE IV. GABRIELLE , VERGI, ADELE, un ECUYER. l'Ecuye r remettant une lettre a Vergi. C2iettelettre, feigneur, remife dans mes mains.. vergi avec précipitation. Donnez.. ƒ/ regarde la fufcription, (avec joie.) Denos croifés on m'apprend les deftins! L'Ecuyer fort. umn w—wi immuun 11 —mmmm» SCÈNE V, GABRIELLE, VERGI, ADELE. Vergi en ouvrant la lettre. 03'est ta caufe, ó mon Dieu! a peine a-t-il lu, il s'écrie: Ptolémaïs (i) rendue! CO Autrement riommée Acre ou St. Jean d'Acre , port néceflaire aux Chrétiens pour conferver leurs conquêtes. II y avoit prés de deux ans que Lufignan e» forrooit le fiegc.  TRAGÉDIE. 223 Je triomphe!.. a Ja fin te voila confondue, PlliiTance de 1'enfer! (i) U jatte encore 'darm quel. gues inflants les yeux fur la lettre , quitte fa le&ure. Nos dignes chevaliers, 11 s'adrefe a fa file. A ce fiége ont caeilli des moiilbns de Jauriers. // lit encore tuut bas, & interrompt encore fa leciure. Que de beauxnoms marqués du fcéau de Ia vidoire! Le mien n'eft point infcritdans ces faftes de gloire! Je n'ai pu partager 1'éclat d'un pareil fort! Ah! c'eft-Iapour mon cceur Ie vrai coup de Ia mort! 11 reprend la lettre & lit haut. Beaumont, Lonchamp, Brézé, Chltcüeraut, d'Avefne?, Garlande, Mauvoilin, Rouvrai, Ponthieu, de Fiennes, (2) Les premiers ont ouvert le chemin de 1'homieur. Gabrielle avec tranfport. Et Couci? VERGI lifant toujours 'a haute voix. Sous les yeux de Pliiüppe vainqueur, Joinville a Oir la bréche arboré fa banniere, Ec du Mets au tombeau fuit Chabanne & Dampierre. Leur immortel renom ne peut s'étendre afliSs: Mais uij jeune héros les a tous fiirpaffés; O) C'eft Vergi qui parle, e'efl un vieux chevaüer plein d'enthoufiafme pour les eroifadés. CO Tous noms de notre antique noblcfle, ainfi que les fuivants, qui font confacrés dans l'bittoire de ce liècle. Q +  524 F A Y E L; Gabrielle laijfe éclater plus iTiniirit. C'eft Raoul de Couci: fon roi lui doit la vie: Un trait i'alloit percer: on fréuiit; on s'écrie: Couci fe précipite, & de fon corps entier, A cciui du monarque il fait un bouclier; Lc javelot 1'attemt. . Gabrielle avec un crï. Sa jours ? .. Vergi apart. Dois-je pourfuivrc ? Dans les bras de fon maStre il va cefler de vivre. Gabrielle. II u'cfl plus., appercevant Fayel, £? allant tornier fur fa ehaife. Dieu! Fayel! je me meurs. SCÈNE VI. FAYEL, GABRIELLE, VERGI. FAYEL fe précipitanl aux pieds de Gabrielle. O ui, c'eft moi, ■ C'eft moi qui, criminel, inhumain en vers toi. Ai pu te foupconner, faire couler tes larmes, Dans un fombre cachot enfermer tant de charmes.! C'eft un cceur déchiré, plein de tous les tranfpatt*, Qui  TRAGÉDIE., 225 Qm't'apporte.fes feux, fon trouble, fes remords.. Qlii meurt a tes genoux.. pardonne, chere époufe, Auxexcès outrageants d'une ardeurtrop jaloufej. Prenspitié des tourmens dont j'éprouve PhorTeur- Gabrielle.. 1'amour eft toute ma fureur. Va, fi je t'aimois moins, je ferois moins coupable; Fayel pleure a tes pieds.. le repentir 1'accable. a Vergi, a Adèle. Mon pere.. a mes efforts uniiTez-vous tous deux; Quefobtienne du moins un regard de fes yeuxi Gabrielle éperdue de douleur. Ah.'. Iaifl*ez-moi mourir. Fayel. Défarme cette haine; Je te'fais de mon cceur maitrefle fonveraine.. Non, jene ferai plus furieux, ni jaloux: J'étouffe ces tranfports indignes d'un époux,Je fcaurai repouffer ces honteufes allarmes,' Eftimer.tes vertus, en adorant tes charmes; Je veux que tes bcaux jours plus fereins déformafc Coulent -dans les douceurs d'une tranquille paix, Que tu donnés des loix a mon ame affervie; Au feul foin de t'aimer, je confacre ma vièr Maisparle: fur ton frontquelle fombre Iangueur, Decele un noir chagrin qui furcharge ton cceur? 11 ta regarde atteniinment & reprend par deert firn air ténébrèux & far.ouche. Monceil furprenddes pleurs qui t'échappcnt fans ceffe.. q_ s  226 FAYEL, Eft-ce a 1'ame innocente a fentir Ia triftelTe? Tune me réponds point?.. tupleures.. quel objets Gabrielle avec efroi a fon pere. Mon pere !... VifTgi luijette un regard, S? court & elle. FAYEL avec emporlement. Ah! j'ai faifi, perfide, ton fecret! Vergi revenant & Fayel. Et toujours ces foupeons qui déchirent votre ame! Toujours vous confumer d'une jaloufe flamme! Vous jettez dans fon fein le trouble & Ia terreur! Elle n'ofe implorer un perè en fa douleur! Far la voix du courroux, votre amour fe déclare! Et vous voulez, cruel, être aimé? vous, barbare? Achevez, achevez d'être ici fon bourreau; Elle n'a plus qu'un pas pour defcendre au tombeau! Fayel a Vergi. Eh bien! par mes fureurs jugez fi je 1'adore: Oui, ce feu qui s'accroit, me briüe, me dévore; Oui, fi jamais le fort, parun coup trop fatal, A mes yeux inqüiets découvroit un rival.. Moi-même je frémis de tant de violence: Je défierois 1'enfer d'égaler ma vengeance. a Gabrielle, avec tranfport. Déchire donc ce cceur qui ne fcauroit aimer, Sans que tous les tranfports s'y viennent allumer; C'eft la derniere fois, ó trop chere victhne, Que je laiffe éclater la fureur qui m'anime; L'ne moins vive ardeur n'eft pas digne de toi.  TRAGÉDIE. 22? Quel mortel fcait haïr, fcait aimer comme moi' Ne me refufe pas cette main que je preiTe. 11 la couvre de baifers & de larmes. Oü mon ame.. ou mes pleurs s'attacheront fans celle.. Viens, viens, le plus épris des époux... des amans, Va te faire oublier tous ces affreux momens; Objet de tous mes vceux, ma chere Gabrielle, Tourne fur moi ces yeux qui te rendent fi belleAh! plutöt qu'une larme en terniffe 1'éclat, Que j'expire cent fois.. avec un noble emportement A Vergi. Je fers Ie Ciel, 1'Etat, Mon pere, de fes pieds je m'élance a la gloire; Je porte ma banniere (i) aux champs de la vicroire, Tandis que votre fils au fortir de ces lieux, Remettra dans vos mains ce dépót précieu^.. Fayel pafe avec vivaciti fon bras autour de Gabrielle, elle ejl d'un autre citi fjutenue par Adèle f ils ont dij* fait juelques pas vers ie fond du thédtre. CO Les feigneurs bannerets avoient leut banniere' particuliere, leurs vaflaux, leurs hommes d'armes, leur» officiers , écuyers, &c. C'étoient des efpeces de petits löuverains qui jouiflbient d'une autorité abfolue & qui fouvent en abufoient; on retrouve encore des veftiee» de ces anciens ufages parmi les princes d'Allercagne, Q 6  228 FAYEL, SCÈNE VII. FAYEL, GABRIELLE , VERGI, RAYMOND, ADELE. A peine Fayel a-t-il appercu Raymond qu'il quitte précipitamment Gabrielle , qui re/Ie frappée d'étonnement avec fon pere & Adèle , (i il vole a fon écuyer : quelques mots que Raymond dit a Voreillede Fayel, lui eau fent la plus grande agitalion; il fort en lan[ant des regards inflammés de fureur a Gabrielle. SCÈNE VIII. GABRIELLE , VERGI, ADELE. Gabrielle, iï fon pere. E x voila donc 1'époux è qui le Ciel m'enchaine ? VeRGI dans Faccablement. Quelle fureur nouvelle & 1'agite & 1'entralne? Ses- regards enflammés.. un fi prompt changement !.. Je m'égarc.. & me perds dans cet événement.  TRAGEDIE. aa§ Gabrielle du 'fein de laprofondt \ douleur, it fon pere. II eft mort! (4 part.) Je fuccombe & mon ame m'échappe.' Vergi troublé De quoi me parles-tu? Gabrielle^ pieuram. Du feul coup qui me frappe. Couci n'eft plus! hélas! que font mes autres maux? Vergi. Ma fille, Couci meurt de la mort des héros; C'eft vaincre le trépas, c'eft a jamais renaitre. Qu'il eft beau , qu'.il eft doux d'expirer pour fort maltre! Couci, du chevalier a toute lafplendeur, Et de fa tombe , il monte au temple de l'honneur (i). C'eft moi qu'il faut pleurer! au fein de la trifteffe, Se confume & s'éteint une obfcure vieilleffe! Pour la première fois, j'ai connu la terreur: J'ai vu 1'inftant affreux oü s'échappoit ton cceur; Tremble, je te 1'ai dit, on t'obferve , on t'épie; Un feul mot, un foupir te coütera la vie. Ci) Expreflion confacrée dans le Iangage de 1'ancienne chevalerie ; pour déligner un chevalier parvenu au comble de la gloire, on difoit qu'il étoit monti au temple de thonneur. Qz  tS6 F A Y E X. Le courroux eft rentré dans le fein de Fayel: Tente tous les raoyens d'adoudr ce cruel; Efpere. Un cceur jaloux envain s'ouvre a la haine ï Ma fille, avec Ie tems la beauté le ramene. Je ne te parle point de ce tourment fecret.. La raifon, la vertu t'arracheront ce trait; Suis mes pas; qu'a més loix ton ame s'abandonne; Un ami t'en conjuré; un pere te 1'ordonne. La toile s'uiaife. Fin da fecond Aclc.  ACTE UI. On voit un pare (O d'une vajle êtendue, dont les arbres aujji épais qu'éltvés s'avancent fur le thédtrei dans le lointain on découvre un chdteau, & une. tour a cóté, Êfc - SCÈNE PREMIÈRE. RAOUL de COUCI, MONLAC; Couci ejl précédi. de fa banniere, fi? enlouré d'icuyers & ■ dhommes d'armes OOj?"» portent toutes les pihes d'une armttre, une hache, une mafe, des gantelets des brajfards, un cajque, &c. fif un trophée formi de drapeaux enlevés fur les Sarraftns, & entrelafé de plu. fieurs palmes, &c. Couci faifanl quelques pas, a Manlac. i^fES drapeaux remportés fur de fiers enuemis, Vainqueurs de Lufignan, par Philippe foumis, Cl) Qu'on fe fouvtenne que les pares étoient alors ouverts & que ce fut ce même Philippe-Augufle dont il eft queftion ici, qui fit enfermer de murailles le pare de Vincennes. CO Qu'on fe rappelle que Couci étoit chevalier banneret; c'étoit la première claffe des chevaliers ainfi  i3s FAYEL, Ces palrnes.de Syrië a leurs mains cnleyées; A nos Héros chrétiens-déformais féfervées, Jpe mes faibles exploits cet appareil flatteur, . Ce noble prix enfin, dont un Dieu protefteur' A payé d'un foïdat la bravoure & le zèle, M'efitretient de'ma'gloire» & non de Gabriellet o fes autres écuyers £? hommes ttarnies. Allez: que 1'on-m'attende auprès de ce-féjour. a fihntac qui ;orte la lance & le bottelier de Coucu Monlacu refte avec moi (i). Les écuyers Je relircnt. nommés, pnrce qu'ils avoient feuls le droit de faire porter devant eux a la guerreleut banniere particuliere; elle étoit d'une fortne quarrée, au lieu que celle des fimples chevaliers étoit prolongée i deux pointes , -«mime on en voit encore k 1'églife dans quelques-unes de nos cérémonies religieufes; ces feigneurs bannerets avoient è Uur fervice cinquanre hommes d'armesjqui i. ïeur tour avoient fous leurs ordres deux cavaliers & plu'fieu.rs domeitiqties: le nom de chevalier banneret ne s'eft confervé qu'en Angleteire. (i) C'étoit 1'éeuyer du corps; ces fertes d'écuyers accompngnoient partout leur mattre; ItS étoient cbar^é's de fa lance, de fon bouclier : celui de Couci eft de forine ovale; la banderolle de fa lance eft de couleur fclanche, ainfi qu'un cordon de foie , mêlé de ptrles, qui eft attaché a la partie fupérieure de fon cafque. D'ailleurs, on vient de lire a la fin de la préfice CQmment mes periunnnges doiveiit être habilléfc,.  TRAGÉDIE. 233 SCÈNE II. COUCI, MONLAC. Couci ayec vtvacité. JParlons de mon amour.. Moniac. Eft-ce bien vous, feigneur, qui tenez ce langage, Vous dont 1'Aiie encore admire Ie courage? Co uci. Moniac, dans les périls j'ai montré ma valeur; J'ai fatisfait mon roi, ma'patrie .& 1'honneur ; Attaché conftamment aux loix qu'elle m'impofe, De ma religion j'ai défendu Ia caufe, Et fans que le devoir ait droit d'en murmurer, A fa flamme aujourd'hui Couci peut fe livrer. vivtmenl. Profitons des moments d'une fête brillante Qui retient a Dijon (1) la marche impatiente CO On fuppofe que le duc de lïourgogne , ou le prince qui le repréfenroit, car Ilugues étoit reflé £ la Terre Sainte, a^nvité Philippe • Augulte au retour de la Paleltinei paffer par Dijon; c'eft le chemin qui conduit il Paris, & ce monarque effcétivement prit la route de Lyon pour fe rendre dans la capitale. La Bourgogne ,  23+ FAYEL, D'un roi viclorieux, a Paris attendu. Ami(i), tout mon bonhcur vadoncm'êtrerendu! Du moins je reverrai cette beauté fi chere! Tu penfes que mes pas vers ce lieu folitaire, Par un jeu du hazard, ont été détournés? Par le plus tendre amour ils y font amenés. M o n l a c. t' *■ Que dites-vous, Seigneur! Couci. C'eft ici la patrie De 1'objet enchanteur qui regne fur ma vie; Dans ces climats heureux, non loin de ce féjour, L'aimable Gabrielle ouvrit les yeux au jour; Libre pour quelque inftant, j'accours m'occuper d'elle, Dans tout ce que je vois, adorer Gabrielle; Vers ces bois, elle aura tourné fes premiers pas; Ils auront vu s'accroltre, & briller fes appas; dés le tems de Charles le fimple, avoit fes ducs; un Richard dit le juilicier , y commandoit en fouverain, plütot qu'en vaffrl. Couci, aux portes de Dijon , a donc pu pour quelques moments fe féparer de la cour, & quitter le roi. Cl) Couci peut traiter Moniac d'ami : les écuyers étoient fouvent les cadets des meilleures maifons: i! ti'elr. pas étonnant qu'ils fulfent chers ï leurs maitres ï ijs étoient ordiuairement les dépofitaires de leurs fecrets.  TRAGÉDIE. 235 EHe fera venue y chercher la nature; Elle a toujours de i'art rejetté rimpofhire; Ah! tu ne connais pas le pouvoir de fes yeux! Un regard dans mon ame alluma tous les feux. Gabrielle jamais ne s'ofFrit a ta vue. Par les travaux guerriers mon ardeur combattue A, jufques a ce jour, retenu ces aveux Qui flattent les ennuis de 1'amour malheureux. Figure-toi, Moniac, une beauté naiflante , Que Ia tendre Iangueur rend encor plus touchante, Ces charmes ingénus, ce timide embarras, Cette grace modefte au deffus des appas; Peins-toi tous les attraits: voila fous quelle image L'aimable Gabrielle emporta mon hommage. Contre 1'abus du rang & de 1'autorité, Son pere (1), de Philippe imploroit 1'équité; Les beaux yeux'de fa fille étoient mouillés de larmes; Qu'avec tranfport mon cceur reffentit fes allarrnes} Toute la cour, Moniac, eut 1'ame de Couci, Et chérit comme moi la fille de Vergi; Au louvre avec fon pere elle fut amenée. Ci) Le Preux de Vergi étoit venu implorer Ie fecours de Philippe-Augufte contre Hugues fon fouverain, qui, les armes k main , vouloit s'emparer de fon comté; Philippe fit rendre juftice h 1'offenfé , & 1'anerniit darts fes polMions , aux conditions qu'il lui en feroit hommage en qualité de feigneur fuzerain.  236 F A Y E L,' La fille des grands rois (i), dont le noble hymenée Vint au fangdes Capets, dignes de leur grandeur, Du fang de Charlemagne ajouter la fplendeur, L'augufte Elifabeth, franchiffant Pintervalle, Parut dans Gabrielle accueillir fon égale. Un de ces jeux guerriers (2),qu'inyenta le Frangais, Pour nourrir la valeur (Jans le fein de la paix, Acheva d'exciter une flamme immortelle; Vainqueur, j'obtins le prix des mains de Gabrielle; Dés cetinftant, Moniac, fes chiffres, fes couleurs, Ci) C'étoit la dénomination confacrée pour défigner les rois de notre feconde dynaftie; les' Franc/ais én adoroient encore la mémoire ; Philippe - AHgtifte luimême s'étoit propofé Charlemagne pour modèle ; fa femme nommée Ifabelle, ou Elifabeth fillei de Beaudoin VI, comte de Hainault, dcfcendoit en ligne direéte d'Ermengarde, fille ataée de 1'infortuné Charles, duc de Lorraine, frere de Lothaire II, & de Louis V: Elifabeth par fon mariage réunit les deux maifons royales,&lefang de Charlemagne fe confondil' dans celui de Hugues-Capet. La nation vit cette alliance avec des tranfports de joie qui caraélérifent la tendreffe des Francais pour fes maïtres; au refle, Elifabeth étoit morte longtems avaut que le roi entreprit fon voyage de la Terre Sainte. GO On eft peu d'accord fur 1'origine des tournois; les étrangers les appellent combats Francais , ou & ta manier e des Francais; ce qui pourroit faire croire qw sous er, fommes les invcnteurs,  TRAGÉDIE, 237 SadeVife, fon nom, tout peignitmes ardeurs: Gabrielle, en un mot, quelle fut mon ivreiTe! Daigna me préférer, approuver ma tendreiTe; Je recus de fa foi ce gage précieux (1) , Ce tiifii, qu'elle'mëme ornade fes cheveux, Préfentcher a 1'amour,,oü mes regards fans ceiFe Adorent les faveurs de ma belle maitreffe. Nos mains fe préfentoient au Iien folemnel; Les ilambeauxriel'hymens'allumoient fur 1'autel; Ils font éteints IL'orgueil, que fuit bientót Ia haine, Divife nos parents, & brife notre chalne! Je,fis jufques autröne éclater mes regrets; La douleur a üamour prêta de nouveaux traits; Contre moi de Suger (2) on arma la fageffe; O) II veut parler d'uu brafielet de cheveux que lui avoit donné Gabrielle. (2) Suger," abbé de Saint.Denis, éievé aux prémieres pi'aces par fes feules vertus, tenant tout de Ton mérite perfonnel, miniftre de deux grands fouverains & régent du royaume pendant ros croifades. II eft k temarquer que cet homme refpeccable fut toujours un de ceux qui s'oppofereot avec plus de fermeté a cette ridicule ertreprife d'aller engloutir les forces de 1'Europe dans les plaines de I'Afie ; il fut appellé par le rol même & par le peuple, le pere de la patrie, & il fut digne de cet honneur. Suger étoit mort fous Louis le jeune, en u3a : mais on n'a pas voulu faire une hiftoire ; on a eu deffein de compofét upe tragédie, &  $38 FAYEL, Je pleurai dans fon fein; je gardai ma tendreiTe; Gabrielle cédant aux rigueurs du devoir, Evfta mes regards, je partis fans Ia voir; Mais, hélas! j'emportai fon image ehérie, Que je rappórte encor du fond dê la Syrië.' ' ' Monl-ac. Et quel eft votre efpóir? '- Couci. ; ■ •' « De pr'efler des Hens Oü s'attachent mes jours, & fans doute lés fïens) Gabrielle.. n'a pu devenir infidelle... Sa foi.. Dieu! qu'ai-jedit? image trop cruelle! J'ai vü fur moi la mort réunir fes fureurs ; J'ai feu 1'envifager dans toutes fes horreurs. Souviens-toi du moment oü les larmes d'un maitre Au jour qui me fuyoit, m'ont rappellé peut-être, Oü déja de ma fin le bruit fe répandoit; Tu fcais quel fentiment alors me pofifédoit: Tu connais cet écrit qu'une main défaillante Tracoit pour foulager les douleurs d'une amante, Quand 1'ombre du trépas vint obfcurcir mes jours: Cet écrit dans mon fein a demeuré toujours. Ami, rappelle-toi ma volonté derniere; il y a toujours bien de 1'avantage pour I'auteur d'une pièee de ce genre il rappeller ces grands noms qui font époque dans nos annales; ces forces dc traits contribuent beaucoup au coloris du drame r.ationat.  TRAGÉDIE. tsf J'ai recu- tes ferments, ta parole eft fincère J Si quelque coup mortel m'alloit percer le flanc, Je veux que cette lettre avec le don fanglant.. * Tufrémis!. mais j'écarteun tableau qui t'allarme," Du ciel en ma faveur le courroux fe défarme; * II m'a rendu la vie, il m'aura confervé > Ce cceur qui, cher Moniac, ne peut m'étre enlevë, Sans qu'une affreufe mort ne ferme ma paupiere' Pour goüter le bonheur, j'ai revu la lumiere : Je fuis encore aimé; je toucherai Vergi; L'infiexible Enguerrand fera même attendri : Philippe.. je 1'ai vu quittant Ie diadême, Adoucir a mes yeux lamajefté fuprême, Et me cacherle roi, pour me montrer 1'ami, Philippe, a fes genoux verra tomber Coucij II entendra les vceux d'un ferviteur fidelle. Et... MoifLAC. Seigneur, pardonnez, fi d'une main cruelle Je déchire Ie voile épaifli fur vos yeux, Mais ie malheur prévu nous paralt moins affreus. Vous me parlez, feigneur,d'un prince qui vous aime; Avez-vous obfervé que Philippe lui-même, Quand devant lui vos feux ofoient fe déclarer, AfFeétoit de fe taire, 6c fembloit foupirer? Le fage Montigni (:) dont la haute vaillance (O Quel'e duuteur on goöts g rendre un hemmsge  t4o F A-Y E L, Mérita de porter 1'étendard de la France, Et qui fait refpe&er au courtifan confus tJnepauvreté fiere, & de fimples vertus, Ce digne chevalier vous invite a combattre Un penchant malheureux & trop opiniatre; Sargines & de Roye (i), a ce brave homme unis; Vous donnent des confeils... Couci public il la vertu, & que je ferois heureux de venger de 1'oubli de 1'hiftoire qui ne 1'a cité qu'une fois, Ie nom du brave Galon de Montigni, guerrier d'autant plus refpeflable qu'il étoit dans 1'indigence ! C'efl ce dikne chevalier qui portoit & Ia journée de Bovines 1'étendard de France (banniere de velours bleu célefle , parremée de fleurs de lys d'or , qu'il ne faut pas.confondre avec 1'oriflamme qui étoit de taffetas rouge, garnie , aux extrêmités, de houpes de foie verte.) Montigni, dans cette bataille oü Philippe - Augufte fut ren. verfé de cheval & alloit être foulé aux pieds des chevaux, haufToit & baiffoit la banniere royale, pour donner a toute 1'armée le fignal du péril oii fe trouvoit le monarque ; ce vaillant homme, quoiqu'embarrafle de fon étendard, fit au roi un rempart de fon corps, renverfant a grands coups de fabre tout cequi fe préfentoit pour rafiaillir; O ^ 'es expreffions de Velly) j'ajouterai que Montigni demenra toujours pauvre, mais couvert d'une gloirc immortelle, dont je defirerois bien étendre 1'éclat. fji) Sargines, autre chevalier connu par fa bravoure & fa capacité; Sr. Louis, au retour de fon premier voyage  tragédie. 241 Couci avec emportcmcnt. Qui feront peu fuivii j J'en croirai mon amour. Mo nl ac, Mais votre frere d'armes (i) , Courtenai (2) vous embraffe, en répandant des larmes. Par quel événement & dans ces mêmes lieux, S'eft perdu ce billet oü s'exprimoient vos feux? voyage de la Paleftine, lui confia le commandement des troupes qui y étoient rettées. De Roye , in des dignes favoris de Philippe - Augufte, & appartenant * une maifon auffi ancienne qu'illuftre. (O C'étoit une efpece d'alTociation confacrée par des ferments & par des cérémonies religieufes: les contraftants baifoient enfemble la paix que 1'on préfente * la mefle & quelquefois recevoient en même tems la communion; on a dans 1'hiftoire de Henri III, un exemple qui démontre que ces frateruités exiftoient encore de fon tems; il avoit communié avec Ie duc de Guife, de la même hoftie: le duc de Bourgogne s'étoit hé auffi de même avec le duc d'Orléans, & 1'on fc«;t quelles furent les fuites de ces fraternités; en un mot 1'affiftance qu'on devoit i fon. frere d'armes 1'emportoic encore fur celle que les dames étoient en droit d'exiger; le connétable du Guefclin pwlant de Louis de Sancerre, dit mon frere d'armes. (ï) Ce nom eft trop connu pour qu'on s'y arrête. Terne L r  242 FAT E'L, Quand tout de vos tranfports marqué la violence, Seigneur.. fur. Gabrielle on garde le filence. Couci. Que me dis-tu, Moniac? je devrois rejetter D.es préfages certaios qui, viennent me flatter! Tu fais entrer la mort dans un cceur trop fenfible. Gabrielle, grand Dieu!. non , il n'eft paspofiible, Non, tu ne peux m'óter un doux rayon d'efpoir: Elle vit, elle m'aiirte & je vais Ia revoir ! En vain a 1'oublier on voudroit me contraindre; Du faible courtifan mon pere fe fait craindre; Mais je vaincraimon pere, & Ie fort conjuré, Et je vole a Paris former ce nceud facré. Nefut-il qu'un inftant 1'époux de Gabrielle, Couci goute un bonheur, une ivrefle éternelle.. O Dieu, qui fur mes jours étendiez votre bras, Ne m'aurlez-vous tiré des gouiTres du trépas, Que pour me replonger plusavant dans la tombe?. Sous tant de coups divers, mon courage fuccombe! Couci va s'appuyer contre un arbre £? y refte quelques tninutts dans cet aecablements  SCÈNE IN. GABRIELLE, COUCI, ADELE, MONLAC. Gabrielle entrant fur u fcene da CÓtioppofè h celui de Couci, que Vépai/feur des arhrcs empéche de voir, a la. tiie panchée dans le fein d'Adèle, qui la foulient; elle léve enfuite la tête, & dit d'une voix lunguijfante h Adèle. Je puis donc dans ton fein pleurer en liberté, Chere Adèle.. elle retombe dans la müme fituation, releve la lêie. II n'eft plus!. & Je vois la clarté! De mouvements fecrets le melange m'accable !. Je ne fcais 11 je fuis vertueufe ou coupable. Malheureufe! mes fens font remplis de douleur! Eft-ce a moi de douter du crime de mon cceur ? a Adèle. L'auroit-on pénétré ? Elle retombe dans le fein d'Adèle. Pendant ce tems Couci quitte fa fituation, leve les yeux au ciel & va quelques pas plus loin fe replonger-dans-fan accablement. Gabrielle £f Adèle avancent fur la fcène. Je foutiendrois, Adèle, Mes peines.. mes tourments.. la mort la plus cruejle.. Si du moins il vivoit! Me appereoit Moniac. R 2 TRAGÉDIE. 243  I4± FAYEL, Que veut cet écuyer?. Me trompé-je?. eft-il vrai?.. voila le bouclier., Mon chiffre.. avec un cri, récufibn de Couci!. COUCI s'entendant nommer, leve la t(ts, recönnalt Gabrielle £? vole it elle. Gabrielle 1 GABRIELLE reconnaiffant Couci. Couci! Co u-c r. Je puis tomber a fes genoux!. c'eft èlle !.. Je me meurs.. a tes pieds, objet cher & charmant, Vois d'amour & de joie expirer ton amant; Du poifon des doulcurs ma flamme s'eft nourrie; L'abfence ni le tems ne 1'ont point affaiblie; J'ai porté ton image au milieu des combats, Jufqu'au bord du tombeau, dans le fein du trépas.. Gabrielle!en ces lieux! quand mon ame éperdue.. Eh! quel bienfait du ciel ici t'offre a ma vue? Parle, divin objet d'une conftante ardeur: Qu'un regard de tes yeux acheve mon bonheur! Gabrielle £jl mourante dans les bras d'Adèle. R'ouvre-les a ma voix.. c'eft 1'amant Ie plus tendre, L« plus rempli de toi, que le fort vient te rendre.. Gabrielle. C'eft vous! Couci! c'eft vous! vous vivez. .a Adèle. Aide-moi, RetirÓns-nOUS. Elle fait quelques pas comme pourfe retirer.  TRAGÉDIE. 245 couci s'oppofant aux pas de Gabrielle, Tu fuis, lorfque je te revoi L Gabrielle.. aurois-tu trahi cette tendreiTe Gabrielle* A Adèle. h Couci. Que dit-il ?. laiflez-moi.. laiffez.. C 0 U CI s'oppofant tox.jours aux pas de Gabrielle* Que je te laifle'.. Tune m'aimerois plus? Gabrielle. Je le devrois, hélas 1 (4 pan.) Je m'égare.. oü cacher mon trouble & mes combats? Couci. Tule devrois ? quels font les malheurs quej'ignore? Gabrielle, Couci plus que jamais t'adore; Par de nouveaux ferments je viens m'unir a toi, Te demander ton cceur, te demander ta foi.. Gabrielle. Et je 1'entendsl. a Adèle. Allons, Adèle.. Couci. Non, ingrate, Je ne vous quitte point; que votre haine éclate. Gab'rielle. Si je vous haiflbis, je n'héfiterois pas.. Mafaiblefle, Couci.. n'arrêtez point mes pas. R 3 •  24<5 FAYEL, Couci. Je vous fuis cher encore.. & que' caprice étrange. • > u Gabrielle. Mon honneur, mon devoir.. Couci. Votre devoir! qu'entends-Je?». Elle veut fe retirer. Non, pourfuivez.. 1'effroi me glacé, me faifit.. Gabrielle. Couci.. ce mot affreux doit vous avoir tout dit; ■ Couci. Appellez-vous devoir la rigueur de nos peres ? Gabrielle a Couci. Ch part.) Eh ! qu'il e'ft entre nous de plus fortes barrières a Adèle. Adèle, óte-moi donc de ces funeftes lieux. Couci. Quelle afFreufe clarté m'a deffillé les yeux!. Seroit-il vrai ?. la foudre.. un fatal -hymenée.. Gabrielle. Pour jamais nous fépare.. & me tient enchalnée. Couci. J'expire. // tombe dans les bras de Moniac. Gabrielle i &'uil. Oui, j'ai promis ma foi, mes fentimentb ? C'eftun autre que vous qui reent mes ferments• '\ifervie ü mon pere. au devoir immolée,  TRAGÉDIE. 247 Entralnée a 1'autel, rnourante, défolée, Oui, j'ai donné ma main; un autre què Couci • Doit régner fur ce cceur prêt d'être anéanti. Je ne fuis plus a moi; de toutes mes penfées, Je n'en puis donner une i nos ardeurs paffées; II faut me repentir de vous avoir aimé, M'enchainer toute entiere au nceud que j'ai formé.. Vous jugez par mes pleurs combien ce nceud toe coüte ! Ne portez pas plus loin un jour que je redoute, Epargnez-moi J'afTront d'avouer devant vous Qu'en fecret quelquefois je trahis mon époux, . Que je fuis du devoir 1'éternelle viftime... Couci, voudriez-vous me ravir votre eftime'? C'eil le feul fentiment digne de mon retour, Et qui pui (Te aujourd'hui nous tenir lieu d'amour, On avoit répandu 1'accablante nouvelle,,: Que, fauvant votre roi d'une. atteinte m'örtclle, Entre fes bras, le camp vous avoit vu périr; Vous vivez. II fuffiti. c'eft a moi de mourir. Couci met ayec tranfport la main fur fon épée, Qu'allez-vous faire, ó ciel? Mele &. Moniac fe joignent A Caliriells pour retenir Coitci. Couci. M'arracher une vie Que j'ai trop en horreur, quand vous m'êtes ravie. R 4  248 FAYEL, Gabrielle. Arrêtez; écoutez.. Couci toujours la main fur fon épée. Eh! quel fera mon fort? Laiffez-moi m'enfoncer dans la nuit de la mort, Me hater de détruire une horrible exiflence.. Gabrielle avec tendrejfe & en pleurant. Ah! Couci fur votre ame eft-ce-la ma puilTance? Couci a ce mot , fort de fa fombre fureur & 6le la main de dsjjus Jon épie, II faut donc que toujours j'obéiffe a vos Ioix?.. Je vivrai.^ je vivrai pour mourir mille fois. Que j'abhorre cet art dont le fecours funefle Eft venu ranimer des jours que je c'écefte! Au fer du Sarrafin pourquoi fuis-je échapcé? h Moniac avec douleur. Moniac, de pareils coups devois-je être frappé ? C'eft moi! c'eft ce euerriernourri Hsn<; Iwsllsnnps Qui céde au défefpoir, & qui meurt dans les larmes h Gabrielle avec emporlement. Et quel eft, dites-moi, rorgueilleux ravilTeur Qui m'óte votre main, qui m'óte votre cceur ? Gabrielle. Quel qu'il foit, il doit être a vos yeux refpectable., un pius iong cntretien me rendroitplus coupable. I"»iir> l'ümn^nfn;!,!. IrXl I „.>_! I 1_ !_ De ne pas s'écarter des hornes du devoir! J'y veux rentrer. a Couci. L'hon-  TRAGÉDIE. 249 L'honneur, Ie ciel, tout nous lepare.. Pour la derniere fois je vous dis.. je m'égare.. L'un a 1'autre, Couci, cachons-nous nos regrets; Adieu.. fouvenez-vous.. ne nous voyons jamais.. elle va pour fe retirer (a Adele.-) Je tremble queFayel.. Couci. Fayel! c'eft ce barbare, Dont 1'amour, juftes cieux ! poffede un bien fi rare! Lui!. .je cours a 1'inftant i'immoler de ma main.. GABRIELLE s'oppofant avec vivaciti au pafage de Couci. Commencez donc, cruel, par me percer le fein ; Comblez le fort affreux qui pourfuit Gabrielle; Elle n'eft point affez parjure & criminelle: II manquoit a fes maux, a fon penchant fecret, D'embraffer vos fureurs, de nourrir le forfait, De profcrire une vie i la fienne attacbée.. Que ma révolte éclate, & ne foit plus cachée! Allez ..barbare, allez, raffemblant tous les coups-, Sous les yeux de fa femme égorger un époux.. O Dieu! ma deftinée eft-elle affez affreufe? Quels font tous mes tourments! je fuis bien ma!beureufe! Hélas! je me flattois qu'un cceur dans 1'univers Pourroit plaindre ma peine, & fentir mes revers,. Et c'eft Couci qui veut imprimer fur m« vie, R 5  ■fc5o- F A Y E AL,8 La tache du foupgon & de la perlidic! C'eft Couci qui m'expofe a perdre cet honncur, Ficn plus cher que ces jours confumés de Iangueur, Dont bientót,grace au ciel! la duiéeeft rcmplie! Fayel.. il n'eut jamais autant de barbarie; Gabrielle mourante eut pu le défarmer.. ii Couci, en le regarelant avec tendreffe. Tous deuxpercez mon cceur.. & vousfuvez aimer! ' J ; ' " CüU Cl. Crois que je fais aimer, puifque je vis encore. Eh bien! faut-il fouffrir un rival que j'abhorre, Dans un tyran jaloux te voir, te refpecler, Mourir de mon amour, fans le faire éclater, Quand de toi feule enfin mon ame eft pofTédée? Faut-il me refufer jufqu'a la moindre idéé ' Qui foulage mes maux, & flatte cette ardeur?.. avec tranfport. Je ne pourrai jamais t'arracher de mon cceur. D'un amant malheureux fouveraine adorée, Qui toujours de Couci feras idolatrée.. Que la pitié du moins te parle en ma faveur. Gabrielle s'attendrifant. La pitié, cher Couci!. Dieu! quelle aveugle errëur! a Adèle-. '■■ ■ ' De 1'abime oü je cours que ton bras me retire; Elle fait quelques pas. Guide mes pas, fuyons..  TRAGÉDIE. 251 C O U C r Je précipilant h fes precis. Qu'a tes genoux j'expire! GaüXIELIE regardant avec efroi derrière elle. a Adéle. Arracbe-moi d'ici.. a Couci. Jetremble.. leve-toi.. SCÈNE IV. GABRIELLE, COUCI, ADELE, MONLAC, Officiers £? écuyers de Fayel qui, dans le moment que Couci ejl aux pieds de Gabrielle & lui baife la main,fe divifent en plufieurs troupes & fondent fur Tune & Vautre, ' ainfi que fur Adèle & fur Moniac. Couci veut tirér fon épée. Couci. On m'óte mon épée!. ah! Iaches f tt voit qu'on Je faifit de Gabiiellt. C'eft.. c'eft moi l , C'eft moi! de mes tranfports elle n'eft point ' complice. On Temmene. GABRIELLE, que Ton emmene d'un autre cóté. II n'eft point criminel.. que feule on me puniffe. Gn baife la toile. Fin du troijteme Aiïe, R 6  F A Y E L, ACTE IV. La fcèr,e repréfente l'appartement du premier atle, on y voit un dais ; c'étoit une des marqués de difiiticlion dont jouiffoitnt les feigneurs bannerets. A un des cótés du thédtre, eft une efpece de porfiere fort riche, a l'antique, qui eft cenfée couvrir la porte d'un autre appaitemetit. On fe reffouviendra que ces feigneurs bannerets avoient des officiers , des hommes d'armes , £?c. £? que leur autorité ne différoit guères de eelle des fouverains. SCÈNE PREMIÈRE. fayel entranl fur la fcène av> c tous les trA'ifporls de Ui fureur & entouré d'une troupe d'écuyers, f officiers & dLommei darmes , a qui il adreffe la parole. C^u'on lui perce le flanc dc cent coups de poignard! Que dans fon cceur la mort entre de toute part! Par degrés, fur fes jours, épuifons Ia vengeance; lis font prits a fvrtir, Fayel court a eux 6? les iirrête. Inventez des tourments égaux a ma foufFrance; Qu'il fe fente mourir.. ils vontfe retirer, il ya encore i tux»  TRAGÉDIE. 25*- Non, pour quelque moment Qu'il vive; fufpendons un jufte chatiment. Avant que le coupable, au gré de ma furie, Dans un fupplice hornble ait exhalé la vie, Je veux favoir fon nom, fon rang, dans quelféjour,' De quels monftres enfin il a recu Ie. jour,. Entrer dans les replis d'une ame crfminelle, Y faifir les forfaits d'une femme infidelle, Me remplir de ma peine & m'en raffafier; Je veux envifager mon malheur tout entier. S'il eft quelque douceur dans mon fort effroyable, C'eft de voir a quel point 1'infortune m'accable,. De mefurer de 1'ceil, d'ofer approfondir L'ablme épouvantable oü je vais m'engloutir., Le feu de la fureur s'allume dans mes veines U Je brüle.. et fes officiers & écuyers. Que chargé des plus pefantes chalnes,. Entouré de la mort, on entralne a mes yeux Le perfide., ah! je fuis vingt fois plus malheureux! En vain pour tourmenter l'odicufe viftime, Irritant plus encor le courroux qui m'anime, J'employerois le fecours de Ia flamme & du fer: C'eft moi qui dans mon fein recèle tout 1'cnfer !Oui, je fuis déchiré des plus vives bleflures, Oui, je fens tous les maux & toutes les tortures; Je mourrai dans la rage & dans ledéfefpoir, En horreur a ce ciel, que je ne puis plus voir : Mais j'emporte au tombeau cette douce efpérance: R 7  454 f A Y E L, J'aurai pu jufqu'au boutaflöuvir ma vengeance. Je veux.. Raymond.. qu'il vienne.. lis fort ent. SCÈNE II. fayel feul, s'appuyant la tête fur un fauteuil, la reicye. Xl eft donc dévoilé Ce myftere d'horreur!... Mon ceii eft deffillé! Voila pourquoi 1'ingrateéprouvoittantd'allarmes! Voilapourquoi fes yeux étoient rempüs dé larmes!. A mon refTentiment ne crois pas échapper: C'eft au cceur d'un rival que je veux tefrapperj C'eft-la qu'a tes regards ma main iinpatiente Brüle de préfenter une image effrayante, D'offrir d'un ennemi le fang encor fumant.. Je veux que goutte a goutte on épuife fon flanc. J'aurois de la pitié!. qui! moi! quand Gabrielle Pour un fenfible époux ne fut pas moins crueüe! Eh ! quel eft mon deftin ?. Penchant trop écouté, C'eft toi qui m'as conduit a cette extrêmité!.. J'étois né pour aimer avec idolatrie; L'amour , Éamóur eut fait le bonheur de ma vie; De Gabrielle aimé, j'euife été vertueux; T-out.fe fut reffenti du charme de-mes feux..  TRAGÉDIE. 6o FAYEL, Qu'il coure lui porter (i) fon hommage & fafoï,, Les rois, tous les humains, & le ciel & la terre Je hais tout, & ma haine è tout livre la guerr.e.. SCÈNE IV. FAYiEL, COUCI, RAYMOND, " troupe d'écuyers -& d'offciers de Fayel qui entourent Couci, chargé de fers, & n'ayant ni cafque tii épée. , fayel iirant le poignard 8 courant avec impêluofiti fur Couci. Ah ! je perce ton cceur! // s'arrête, remet fon poignard h ra ceinture. Non, monftre des enfers, N'y rentre point encor; que fur ce cceur pervers La mort prête a frapper, demeure fufpendue! II faut me découvrir.. que je foufire a fa vue!, II faut me découvrir les crimincls détours, Tous les forfaits cachés de tes laches amours... Ou les tourments.. O) Nous avons déja dit que le Preux de Vergi avoit été fecotirn par Philippe-Augufte dans fes di'mêlés avec |e duc de Bourgogne, fon fouverain, aux conditionj que- te comté de Vergi releveroit de la couronne de ïïance, &c,  T R A G E D I E. 2t5i Couci. Tuveux irriter mon courage.. Je ne te rendrai point outrage pour outrags. avec fierté. Ecoute-moi, Fayel: je te hais, & te plains. S'il-ne fe füt agi que de mes feuls deftins, Crois que de tes fureurs 1'indigne violence Ne m'eüt forcé jamais a rompre le filence; j'ai vu de prés la mort, & j'appris.a mourir. Plus ferme encor, je fais, & me taire & fouffrir. Un intérêt plus cher que celui de ma vie, Je dirai plus, le feul dont mon ame eft remplie, Pourra m'ouvrir la bouche, ■& meprefler enfin D'eflayer d'adoucir ce courroux inhumain; Epuife fur mes jours ta cruauté jaloufe: Mais réponds :que t'a fait ta malheureufe époufe? Pourquoi porter 1'effroi dans fon cceur éperdu, Quand fa vertu.. Fayel furieax. C'eft toi qui vantes fa vertu, Traitre ? étóit-ce a fes pieds ?.. & tu n'as qu'une vie! A mon gré je ne puis aSbuvir ma furie! Le trépas... Couci. Va, c'eft moi qui devrois temontrer Ce fombre emportement oü tu peux te livrer! Tu-m'arraches bien plus qu'une vie odieufe Dont la fin, fans ton crime, eüt été douloureufe,  *6a FAYEL, Tume ravis un cceur.. ttim'ötes tout, Fayel!. Ah ! le trait de la mort n'eft. pas le plus cruel : 11 eft d'autres tourments,ame atrocc & barbare,Que tous ceux qu'aujourd'hui ta rage me prépare! Avant qu'un nceud formé par le ciel en courroux Eüt joint un digne objet au plus cruel époux, Je 1'aimois.. Fayel iprouvant la plus truelle agl. talion. I u 1'aimois ? C o u c r. J'adqrois Gabrielle; Fayel dans ces moments ejl liyré a toutes fes fureurs ; il fe promine a grands pas fur le thédtre ,regarde Couci avec des yeux enflammês , vt du cóté de Raymond, revient è Couci. Et j'attendois 1'inftant de m'unir avec elle. FAYEL a Raymond. Ne m'avois-tu pas dit que Couci n'étoitplus? Quel éclair m'a frappé ? . preffentimcnt confus, Qu'avec avidité ma vengeance t'embraiTe!. Quel autre que Couci montieroit tant d'audace ? Pour m'accabler, les morts quitteroient leurs tombeaux! Couci. Oui, j'ai revu le jour pour fentir tous les maux! FAYEL avec un cri. C'eft Couci! dans mes mains!. plaifir de Ia vengeance ,  TRAGÉDIE. 2G5 Je vais donc tegoüter, & monbonheurcommence! C'efl Couci! ce rival.. qui fans doute eft aimé!. 'Quel trait!. ah!. mon courroux s'eft encore allumé! a fes écuyers Be. Avancez le tourment qui doit punir ce traitre; Pour expirer cent fois né fauroit-il renaitre ? Frappez. Plufieurs de fes écuyers tirent leurs épées, tt Vont pour frapper Couci. CouCI avec une tranquillité dédaigneufe a Fayel. On te difoit chevalier! FAYEL for tant de fa fureur, ti pre° nant un ton plus modéré. Et c'eft toi Qui me rends a 1'honneur, z ce que je me doi! h Couci avec tranfport. Couci vient d'empêcher que mon front nerougiffei C'eft un crime de plus qu'il faut que je puniiïe. Non,non,ne prétends pas, Couci, m'humilier: Tu vas voir fi Fayel eft digne chevalier! La honte m'eütilétri; ton attente eft trompée. a fes écuyers &c. Qu'on détache fes fers; donnez-iui fon épée; Qu'on m'apporte la mienne.. fes écuyers fortent. Allons, c'eft dans ces lieux, Qu'il faut qu'a 1'inftant même expire un de nous deux; Dc ton fort & du mien que le glaive décide. on détache les chalnes de Couci,  m F A Y E L, Je vais donc dans ton fang tremper ma main avide! Les écuyers qui étoient forlis, reviennent 6? af portent Fépée de Couci & celle de Fayel ; ils préfentent auffi des boucliers a leur maltre. Kon, point de bouclier. Rejettons loin de nous Ce qui peut affaibür ou détourner ies coups, Combattons pour mourir; c'eft le prix quej'envie, Pourvu que de fa mort la mienne foit fuivie! £ Raymond. Ecoilte-moi , Raymond. 11 Pamene fur le bard dtt thédtre, & d'une voix moins élevée. Si, trompant ma fureur, Mon deftin ennemi, en jettant les yeux fur Couci. le déclaroit vainqueur, J'exige ta parole, &j'attends de ton zèle Que tu pionges le fer au fein de Gabrielle, Que fon dernier foupir s'échappe avec le mien, Surtout de mon trépas qu'elle ne fache rien, Et, pour mieux Ia frapper, qu'elle entre dans Ia tombe, En croyant que Couci fous mes armes fuccombe. 11 revient au milieu du thédtre vers Couci, quia Cépée h la main, ainfi que Fayel. Ca fes écuyers, Si le Ciel protégeoit un rival détefté, Laiffez-le de ces lieux fortir en füreté; Qu'on fuive en tout les loix de la chevalerie; Que ma haine furvive & non la perfidie. it fes écuyers, &c. Allez,  TRAGÉDIE. Allez , nous combattrons, nous mourrqns fans témoins; Pourcroire a fon honneur ,je ne le hais pas moins: Mais l'un & 1'autre ici fe rendent trop juftice, Pour craindre qu'un de nous recoure a 1'artifice. Les écuyers fortent. SCÈNE V. FAYEL, COUCI, ils ent tous deux Fépie i la main, Fayel h Couci, 11 s'apprSte h camlattre. Oonge a parer mes coups. Couci. ■ 1 ■ Fayel, Je fuis connu; ■ Peut-être jufqu'a toi mon nom eft parvenu; L'Afie a vu tomber fesguerriers fous mon glaiv?, Et mon trophée encor dans fes plaines s'élève,J'ignore donc la crainte, ^& brave Ie danger; Plus que toi,je dois être ardent a me venger: Mais.. mon cceur accablé d'une douleur mortelle Ne voudroit que haïr 1'époux de Gabrielle. Fayel. Dans cesménagements, perfide -, j'entrêvoi Le fentiment fecret qui t'impofe la loi; Terne I. g  2Ö6 F A Y E L, » Tu crains d'être coupable aux regards d'une ingratc: \ Tuneleferas point; que notre haine éclate. Couci. Oui, fms doute, Fayel, je crains de I'offenfer. " Va!.. j'aime plus que toi. Tu brüles de vcrfer Le fang que m'ont laiffé les fureurs de Ia guerre? flate-toi: de fes flots abreuve cette terre; Tranche des jours affreux... F A Y E L. Ah! barbare, c'eft moi Qui defire ma fin, & qui 1'attends de toi; C'eft Fayel qui demande a ta main vengereffe Un trépas qui le fuit, & qu'il pourfuit fans ceffe.. a 'Cuuci avec Iranfport. Trompe-moi fur mes maux, dis-moi: lorfque Vergi.. Pourquoi m'a-t-il c'aché?. tout eft mon cnnemi! Quand fa main préparoit ce nceud, ce nceud horrible, Sa fille.. a ton amour étoit-elle fenfible? La feule obéiffance au pouvoir paternel L'eü.t-elle décidée a marcher a 1'autél? Ne crains point d'irriter une funefte flamme; Verfe tous les poifons jufqu'au fond demon ame : Elle t'aimoit? Il regarde Couci d'un air inquitt. COUCI marquant quelque embarras* Peut-être auroit-elle obéi..  k TRAGÉDIE. 267 Si fon pere eüt voulu.. FAYEL avec fureur. Ton trouble t'a trahi. Oui, 1'on t'aimoit! ont'aime! ah monfire! k «ja furie.. // lui porte des coups ifdpée. Défe»ds-toi, défends-toi; j« t'arrache la vie. lis entrent, en fe battanl ,dans leiïoulifes; on entend encore le bruit des épies , quelque tems après qu'il; fe font re/irés. e Fm du quatrieme ASe. 5 t  ACTE V. Le thédtre ejl obfcurci-, la fcène ne change point: . c'eft le même appartement qu'on vient de voir dans Vatte i récéd'nt. SCÈNE PREMIÈRE. FAYEL, RAYMOND. RiïMOKD entprejfü de fuivre Fayel, qui traver Je le thédtre d'un pas précipiiê, la main appliquée fur fon cóté. V otre fang qui s'élance!. Arrêtez.. uninflant.. Acceptez de ma main le fecours bienfaifant.. FaïEL tombant de faiblejfe dans un fauteuil, prcnant un ton concentré Sf tênébreux, qu'il gardera jufqu'h l'avaut ■ dernière fcène. » Laiffe-le s'échapper; par torrents\u'i\ jailliffe! Je ne puis affez tót terminer mon fupplice! RAYMOND raccommodant l'appareil He la bleJJ'tire de FayeU SoufFrez... Fayel. Ami, je cède a tes foins généretix: Oui.. que mon ame encor ne rompe point fes nceuds!  FAYEL, &c. 2(59 O Ciel', qui me trahis, que Fayel vive une heure, Lc tems de fe venger! tonne enfuite, & qu'il meure. 11 garde un profor/d Jilence , £f tombe dans l'uccctbleinent. Raymond. De quel effroi funèbre il a rempli ces lieux! Le calme affoupi'roit fes accès furieux? Fayel fe levant avec impétmftté : Je fens de mes tranfports croitre la violence, Et je cours préparer.. la plus grande vengeance- d'une voix plus fombre. Jë veux que la nature en frémiffe d'horreur,. Que nos derniers neveux recuient de terreur... ' Le courroux infêrnal lui-même auroit eu peine A concevoir Ie coup que va porter ma haine; Moi même.. je friffonne. R a y m o n d vivemcni. Iriez-vous égorger Votre époufe.. Fayel. Fayel.. faura mieux fe veflger. Raymond. Quoi, feigneur! Fayel. Ce trépas redouté du vulgaire, Pour qui eherche a punir, n'eft qu'un trait ordinaire; Oui, la mort la plus lente eft le termc des maux; Dans ce dernier moment tous les coups font égauy. S 3  270 FAYEL, Une autre peine attend une époufe infidelle, Raymond, &..jc voudrois qu'elle füt éternelle. Peut-elle aiTezfouifrir.. Grand Dieu!je 1'appercoi.. Dis-lui qu'elle m'attende, & reviens prés de moi. SCÈNE II. GABRIELLE, ADELE, RAYMOND. Gabrielle' efl échevelic & mourantedans les bras d'Adéle, qui Tamène lentemenl fur la fcène. Raymond a Adèle. "Vous pouVez 1'avertir, Adèle, que mon maltre, A fes regards ici va bientót reparaltre. Adele. Raymond, peignez-lui bien I'excès de fa douleur. Raymond fe retire. SCÈNE III. GABRIELLE, ADELE. ADELE en regardant fa maftrefe i ■ H ÉLASlde fes chagrins toutaccroit la rigueur Tout s'obftine a nourrir fa trifteiTe profonde, ;  TRAGÉDIE. 2?i A brifer tous les nceuds qui 1'attachoient au monde! O Dieu, viens I'appuyer de ton bras-protefteur! II ne lui refte plus d'autre confolateur; Daigne écouter ma voix pour cette infortunéeL. Madame, ouvrez les yeux... gabrielle revenant hla vie, & avec un long foupir h Méle. Quelle eft fa deftinée? Adele. Que me demandez-vous? Gabrielle.' Quoi! tu ne m'entends pas ? Et quel autre intérêt m'eüt ravie au trépas ? Pourquoi mon ame laffe & de crainte abattue, Prête a m'abandonner, s'eft-elle fufpendue? Chère Adèle.. inftruis-moi du deftin de Couci; C'eft mon malheureux fort qui 1'amenoit ici! Adele. Je voulois emprunter quelque lumière fure Qui put nous retirer de cette nuit obfcure: A mes regards, foudain Raymond s'eft dérobé. Gabrielle. Couci fous Ia vengeance auroit-il' fuccombé? Adele. Madame, toutfetait, tout préfente a Ia vue Uns épouvante fombre en ces murs répandue; Votre époux n'eut jamais unfrontpliKténébreux; S 4  FAYEL, 11 paralt méditer quelque projet affreux; La terreur 1'environ.ne, & le trouble 1'égare... Dans un morne filence, un feftin fe prépare.. Gabrielle. Adèle, qu'as-tudit? un feftin! dans cejour! Le crime & le malheur menacent ce féjour. Ciel, épargne Couci! Couci n'eft point coupable: C'eft a moi d'alTouvir un courroux implacable. D'une vie odieufe, 6 Ciel, romps les liens, Et veille fur des jours bien plus chers que les miens!.. ": Ma pitié, chere Adèle, a peine a fe contraindre.. Mais de ce fentiment 1'honneur peut-il feplaindre ? O vertu, pour fiéchir fous ta févérité, Faudra-t-il étoufter jufqu'a 1'humanité? Tu me reprocherois mes fecretes allarmes? Ah! du moins permets-moi la douleur & les larmes. Adele. La fource de ces pleurs peut-elle vous tromper ? A de jaloux regards, croyez-vous échapper ? gabrielle avec une efpèce demportement. Eh. bien X oui, c'eft 1'amour, c'eft 1'amour le plus tendre. Non, Adèle, mon cceur ne veut point s'en défendre-.. C'eftlaplus viveardeur qui 1'emporteaujourd'hui , Couci mort ou mourant, je ne vois plus que lui. Non, je ne prétends plus diflimuler mon crime; Je viens a mon tyran préfenter fa vidlime; Je  TRAGÉDIE. 273 Je viens juftifier fon courroux inhumain, Irnplorer le trépas comme ua don de fa main. II eft tems que fes yeux pénètrent- mes bleffures, Et que je mette fin a d'éternels parjures-. Eft-ce donc triompher, & fuivre la vertu, Que de cacher un cceur de remords combattu, De borner fes effbrts a renfermer fa honte, De n'ofer de fes pleurs jamais fe rendre compte?" Je rougis de manquer a la fincérité; Ma bouche a trop longtems trahi la vérité: Que Fayel fache enfin que fa femme 1'offenfe, Et... qu'un autre a fur moi confervé fa puiflance. En un mot, qu'il me frappe, & fauvons a ce prix.. Adele. Dieu! quel égarement agite vos efprirs ? Gabxielle. 'Oui, grace au Ciel! le crimeaifément fe devine, Dans cette nuit d'horreur, on trame ma ruine-. Tu parlois d'un feftin par Fayel ordonné? Comment.. pour quel fujet.. & quand eft-il donné? Lorfque tout prend la voix du finiftre préfagef, Avec vivacltê. Mes yeux.. mes yeux, Adèle, ont percé Ie nuage; La tempêteeftfinie, & j'entre dans Ie port: Ce feftin qu'on apprête, Adèle, c'eft ma mort. Je pénètre Fayel, èc fon affreux filence; Je ne me trompe point a 1'art de fa vengeance : Les. plus mortels poifons qu'il aura pu choifir, .S S  274 1' A Y E L, Crois-moi, ferontmèiés aux mets qu'on vam'ofLir. Oui ,ma perte eft certaine, & la main efl trop fcd e.. J'embraffe avec tranfpoit ce favorable augure; Oui, mon barbare époux a comblé tous mes vceux.. Je vole a cette table, Adèle : mais je veux Juftifier.. ■9 SCÈNE IV. FAYEL, GABRIELLE, ADELE, RAYMOND. F»yel parttit iant Ctnfoncement du thédtre; il pari» i Maymonl: Gabrielle ya fe piéc:pi:er a fes pieds. Gabrielle, vivement. Seigneur, voyez couler mes larmes>r Je ie fais , contre moi je vous prête des armes.. F a-y el troublé. £ Raymond. Levez-vous. Pour remglir 1'ordre que j'ai donné, Attends.. 11 veut faire relever Gabrielle. Gabrielle. Qu'i vos genoux mon fort foit terminé! Mais i'innocence doit.. F a y t l d'une voix fombre & la formant de fe reltver. Non: levez-vous, vous dis-je..  TRAGEDIE. 275 Gabrielle. Seigneur, j'obéirai, puifqu'im époux I'cxige.. Elle appergoit Tappareil plein de fang fur le cóté de Fayel. Dieu! vous êtes bleffé! Fayel en la confidérant avec une fureur réflécliie. J'ai recu d'autres coups, Et celui-ci n'eft pas Ie plus cruel de tous. gabrielle regardant de tous cótés, & enfuite fe tournant vers Adèle, d'une voix b»jfe & efrayée. II eft mort., ah! Je cède au trouble qui meprefle.. a Fayel. ,- ■ . f Seigneur., apprenez-moi.. fayel courant èt Raymond, £f d'un ton furieux, ■ Vole: que 1'on s'emprefle. Gabrielle. Quoi! vous pourriez, feigneur.; Fayel.. i Hate-toi d'obéir, E», quand il fera tems, tuviendras m'avertir. S 0  SCÈNE \T. FAYEL, GABRIELLE,. ADELE. FAYEL courant i Gabrielle & avec une fureur concentrte, Je t'entends.. ma fureur,. g A b r i F. L L r. proflernée h fes pieds.. Seigneur, prenez ma vie;. Qu'en ces lieux, par vos mains, elle me foit raviel Fayel. Non, tu ne mourras point.. j'afpire è cet inftant! Tremble: tu ne fais pas la peine qui t'attend; Non, tu ne mourras point. Courant vers Adele avec emportement, txarackant dei bras de Gabrielle, qui veut la- relenir. Je te fépare d'elle, Et, pour jamais; va, fors. gabrielle lui tendant les mains, Vous m'óteriez Adèle!. Eh! c'eft I'unique fein qui recueille mes pleurs! Elle s'ayance fur fes genoux vers Fayel qui ne la regarde pas* Pouvez-vous ajouter encore a mes douleurs?. Elle a vu commencer le deftin qui m'accable; Qu'elle en contemple,.hélas! letermedéplorable. Qui recevra mon ame & mon dernier foupir?  TRAGÉDIE. 277; Qui du trifte linceul daignerame couvrir?... Ne me refufez pas. .. Fayel. a Adèle, qu'il pouffe avec colère par le bras. Sors de ces lieux, te dis-jer a Gabrielle. Va., ta beauté pour moi n'aplus qu'un vain preftige,. Adèle fort, en regardant plufieurs fois fa matiujfe , £f. en levant les yeux au cieU S.CEN E VI. FAYEL, GABRIELLE. Fayel agité, parcourant le tbidtre-,, C-> es perfides attraits, je les ai trop chéris! Gabrielle toujours a genoux.Ah! monpère! monpère!.. FaYEL venant vers Gabrielle. II n'entend point tes cris; Tu ne le verras plus; du féjour que j'habite3 A Vergi déformais 1'entrée eft interdite. Gabrielle. Mon pere auffi, cruel? Elle léve Us mains au ciel. Efpoir des malheureux,O mon Dieu! fur mon fortdaigne abaifler les yeux;, Mon Dieu, daigne écouter ma voix qui te léclame! S ?-  £73' FAYEL . Fayel. 11 falloit ttmplorcr ce Dieu, lorfque ton.ame S'ouvroit au fentiment d'un amour criminel.. GABRIELLE avec quelque fermeté* Ne dèshonorez point 1'époufe de Fayel. Privez-moi de la vie, & IailTez-moi ma gloire; Du moins de vos fureurs préfervez mamémoire,... CeiTez de déchirer un cceur qu'on a forcé De vous taire les maux dont il eft opprefTé';. J'avois déja donné, de 1'aveu de mon père,. Ce cceur qui gémiiïant de fon devoir auftèrer A fu pourtant garder fon honneur & fa foi, Se foumettre a 1'hymen, & refpe&er fa Ioi.. Ah! je fuis malheureufe & non pas criminelle.. Ne vous fuffit-il point d'immoler Gabrielle? fSans flétrir fa vertu, prononcez fon arrêt, Mais épargnez des jours qui.. On ebfervera que Fayel, pendant toute cette fcene, *■ continué de parcourir le thédtre a grands pas, toujours dans la mime fureur, §S GaMelle n'a point quitté fa fituation.  T R A G Ê D I E. pfa SCÈNE VII. FAYEL, GABRIELLE, RAYMOND'. ■ Raymond a Fayti s? d'un tanpénêtrê, : ^ :-i • - . (jeigneur... tout eft prêt. Gabrielle & Fayel.On difoit qu'un feftin.. FaYEL la regardant avee une fumbrs fureur fi? d'un ton recueilli.. Vous ferez fatisfaite.. II vous attend. 'Allez. GABRIELLE enlrainée par Paymond. Combien je te fouhaite , O mort! a mes douletirs tu vas donc mettre fin! SCÈNE VIII. F a t el feul, tantöt marctant i grands pas, tantöt s'arri.-eint. els affreux mouvements s'élèvent dans mon fein! Sur la coupable envain je déployeroïs ma rage! Ciel'! celui qui punit fouffre-t-il davantage ? 11 eft donc vrai, Fayel :pour toi plus de bonheur!  28c FAYEL, Tu ne peux déformais inrpirer que l'ho.rrear; Tunepeuxplus aimer!.. ehbien! fentonsla haine;. Par les tourmentsd'autrui, jecharmeraimapeine.. Si le fort a préfent terminoit mon deftin.. Cé froid mortel vient-il m'avertir de ma fin?. Ah!donnons au courroux dont mon ame s'enivre, Donnons tous les moments qui mereftentavivre. SCE.NE IX. FAYEL, RAYMOND. Fa tel allant au ■ devant de Raymondqui ejl dans le plus grand accablemenU- Enfin fuis je vengé?' Raymond. Jour d'éternelle horreur! Óui, vous 1'êtes... grand Dieu! Fayel. Cette fombre douleur, Tu devois 1'éprouver, quand tuvoyois ton maitre Le jouet, a la fois, d'une ingrate & d'un traltre.. Sans doute, a mes regards elle va femontrer? Raymond. La voici qu'on amène..  TRAGÉDIE. 281. SCÈNE X. FAYEL, GABRIELLE /totem* par deuk écuyers qui Famenent.hntemcnt, RA YMOND. . Gabrielle i Fayel. A v moment d'expirer, Onme rappelle encor.. La haine ingénieufe, A-t-elle imaginé quelque mort plus affreufe? On fafied dans un fauteuil. FaïEL aux deux écuyers. Sortez. Ut forten(. SCÈNE XL FAYEL, GABRIELLE, RAYMOND. gabrielle s'adreffant tt Fayel d'une voix défaillanie. (3 raindriez-vous qu'un poifon fans vigueut N'eut pas a votre gré fervi votre fureur ? Votre attente, Fayel, ne fera point trahie. Mais quoi! peu fatisfait de m'arracher la vie, Demon dernier moment vous brülez de jouir! Eh bien! contentez-vous, & voyez-moi mourir.  282 F A Y E L, 1 Fayel Le poifon.. h Raymond. Que dit-elle? Gabrielle. Eh! pourquoi cette feinte? Pëniez-vous que ma fin m'infpire quelque crainte?" Vous m'avez trop appris a voir de prés la mort. J'ai cru qu'a cette table, & j'ai béni mon fort, Le trépas m'attendoit.. me ferois-je trompée? Fayel. Ma main, d'un coup plus fur, perfide, t'afrappée.. Ce n'eft pas le poifon que renferme ton fein. Raymond fait un ge/ie de terreur. Gabrielle. Je ne mourrois pas! ciel! quel eft donc mon deftin ? Fayel. D'expier un forfait.. gabrielle d'un ton véhêment, Que ta iureuj* redouble, Inhumain ! .. . elle fe prtcipile h fes pieds. Ah! Seigneur, pardonneza mon trouble.. Voyez-moi dans les pleurs, embrafler vos genoux; Contre une infortunc'e armez- votre courroux; J'ai feule mérité toute votre coleic; Mais.. mais daignez fauver.. jene puis plus me èaire. FaYEL ta re'gardant avèc fureur. Femme indigne!. tu yeux me parler de Couci?  TRAGÉDIE. 283 Gabrielle toujours aux pieds de Fayel, fi? yivement. Seigneur, c'eft le hazard qui 1'a conduit ici; li n'étoit point inftruit qu'une chalne éternelle.. Frappez, feigneur.. je fuis Ia feule criminelle; Sans nul efpoir enfin, Couci quittoit ce lieu; Hélas! nous nous difions un éternel adieu; Je luicachois des pleurs, qu'en fecret je dévore. Je ne le verrai plus.. Fayel. Tu vas le voir encore; Léve, léve les yeux; // tire le rideau qui couvre /* porte de 1'autre appartement: Regarde: c'eft ainfi Qu'un époux outragé fait te rendre Couci. Gabrielle fe léve , £} fait un cri en voyant le corps de Couci qui ejl dans les cpulijfes, couvert du manteaui • des croifés. Gabrielle. Couci ! eUe va retomber dans le fauteuil. Dieu! qu'ai-je vu? , vhaiè'l • • ' Fayel. I r*f \\ 19'Si * Ton ouvrage ,• perfide. ' Pour lui percer le flanc-, tu m'as fervi dc guide; C'eft toi, c'eft ton amour qui m'a pouffé le bras; 'C'eft de ta main qu'un traitre a regu le trépas; Le voila cet amant!, contemple ma viclime. GABRIELLE s'abandónnant au dlfefpoif* Couci! Couci n'eft plus! ödéfefpöi'r! ó crime'  184' FAYEL, F A TEt. ©ai, j'ai commis un crime, & c'eft de t'adorer I GABRIELLE avsc tout l'emportemint pojjibk. Cruel ! puifque de fang- tu te veux enivrer, •Qui retientta fureur fur mes jours fufpendue? Que j'obtienne une mort trop longtems attendue! Viens déchirer ce fein qui demande tes coups; En y plongeant Ie fer, montre-toi mon époux. Ges nceuds, ces nceuds facrés qui nous lioient r barbare, Tu les as tous rompus, le crime nous fépare; Frappe un cceur défolé qui, rebelle a fa foi, Ne peut plus reffentir que de 1'horreur pour tpTNe fuis que les tranfports du courroux qui feuflamme,. ©fe a cette viclime, ofe ajouter ta femme Ellene connaltplus ni raifon, ni devoir, Ni les droits del'hymen, ni ton fatal pouvoir,Ni le foin de fa gloire, & de fa renommée ; Toute entière aux douleurs dont elle cft confumée, Pleine d un fouvenir qui ne mourra jamais, Tu la verras Iivrée a d'éterneis i'egrets; Tyran, tu m'entendras te répéter fans ceffe,. Que toujours a Couci j'ai gardé ma tendreffe, Que rien n'a pu détruireun penchant malbeureux, Que le tems & ta haine ont animé ces feux, Que maigré le trépas, maigré toute ta rage,.  T R A G É D I E. 28s Les traits approfondis d'une fi chere image Se graveront .toujours dans mes fens éperdus, Que même en ce moment je 1'adore encor plus..» Oui, chère ombre ,recois les vceux-queje t'adreffe, A tes manes fanglants je fais cette promeftè, Je te jure.un amour, en regardant Fayel. Qui brave fa fureur., iT Fayel. 'Va; je ne te crains plus., jemeurs de ma douleur. Fayel. 'Pourfiiis, pourfuis; ma haine eft trop juftifiée, Et de tes pleurs encor n'eft point raffafiée! Non, cen'eft,point la mort que je veux te donner: Un autre a cette peine auroit pu fe borner; Le poifon n'auroit pas aflbuvi ma vengeance; Va, j'ai fu mieux punir 1'ingrate qui m'offenfe; Par de nouveaux éclats, tu viens de m'outrager: Ton époux n'a plus rien, perfide, a ménager. Maigré moi, combattu par une pitié vaine, J'ai frappé jufqu'ici d'une main incertaine, Et dans ce moment même encor tu me bravois ? Recois le dernier coup que je te réfervois : Gabrielle Vicoute, avec une curiofné mêlie iTejfroi. Dans ce fein oü mon fer s'eft ouvert un paffage, J ai furpris une lettre, aliment de ma rage : J'ai lu que mon rival, pour prix de ton ardeur, Vouloit qu'après fa mort on te portat fon cceur,.  28S FAYEL, -- Gabrielle. Achèvc achève.. ö ciel! quelle terreur foudaine!■ Fayel. ! Tu fors de cette table oü t'appelloit ma haine, Oü la vengeance étoit affife a tes cótés.. Gabrielle fe levant & moitii. Eh bien!.. Fayel. Parmi les mets que 1'on t'a préfentés, Le cceur de ton amant., frémis.. tu dois m'entendre. Gabrielle. Son cceur !.. ttvec un cri. Ah! je vois tout! elle va vers le corps ie Couci.; FAYEL tirant fon poignard fur Gabrielle , la poujfe d'un bras, ê? de l'autrj la menacant du même poignard. Tombe, & meurs fur fa cendre.. Elle tombe fur le corps de Couci, Fayel va la poignarden  TRAGÉDIE. 287 SCÈNE XII derniere. FAYEL, GABRIELLE, VERGI, R A YMOND, ADELE, écuyers,.&c. ■ Vergi, met tant la, main fur fort épée pour repoujfer les écuyers de Fayel quï veulent 1'empéclier tfentrer, fi? fuivi d''Adèle qui court a Gabrielle ; il vole a Fayel, fi? lui arrache fon poignard qu'il jette a terre. jl\rrête.. qu'ai-je appris ? que d'horreurs! II fe penche fur fa fille, fembrajfe, fi? tdche de la fouleycr* Lève-toi, Adèle, de fon cSté, cherche d faire revenir Gabrielle; Fayel ejl immobile de fureur. Gabrielle.. ma fille.... ouvre les yeux.. c'eft moi.. d Adèle, a Gabrielle, en pleurant, Prctez-moi votre main.. c'eft ton malheureux pèfe.. Ma fille, dans mes bras viens revoir la lumière.. Adèle.. c'eft envain que nous la fecourons! lis la Joulevent, fi? elle retombe comme un corps privé de la vie. Ma fille !. lleH a genoux penché fur ie corps de fa file, qui vient d'expirer de douleur. Elle n'eft plus! («J Fayel.) ah, barbare!. Fayel s'arrachant avec fureur fon appareil, Mourons. Fayel tombe dansles bras de Raymond. Le rideau s'abaijfft, Fin du cinquieme c*f dernier Aiïe.  EXTRAIT DE L'HISTOIRE DU CHATELAIN DE FAYEL. Raynaud de Fayel étoit fils d'un Albert de Fayel qui vivoit en ii70; il falloit que ce füt une maifon déja connue, puifque 1'on a confervéun afte qui contient un accord pafi"é entre PhilippeAugufte & cet Albert de Fayel pour des biens fitués a Jonquieres; felon quelques écrivains, elle étoit alliée a la maifon de Mailli. Raynaud, dès 1'age Ie plus tendre, avoit laiffé éclater des faillies de ce caractère impétueux , qui, développé , devint fombre , farouche & s'emporta aux plus violents excès; le premier trait de fureur qui lui échappa, fut de s'armer contre fon pere; il détefloit le monde, auquel il étoit odieux; tout prenoit a fes yeux l'empreinte de la noire mélancolie qui le dévoroit, & qui eonduit l'homme aux plus cruelles extrémités. On a remarqué. que cette difpofition ténébreufe de  EXTRAIT DE L'HISTOIRE, &c. 28* de 1'ame produit les célebres crimihels,' au lieu que la douce mélahcolie entretient ce fentiment tendre, qui mene a la vertu & furtout a l'amour de 1'humanité. Combien influe dans le cceur: humain une différence de teintes plus ou moins marquées! bien peu de chofe fépare la vertu da crime! ' ' ■ ■ i Fayel dominé par fon affreufe mifantropie né recherchoit que les' lieux écartés; il voit Ga* brielle de Vergi: fon cceur s'ouvre avec fureur 4 tous les tranfports de 1'amour; tous fes emportements fe concentrent dans un feul qui eft la paffion la plus enflatnmée ; la malheureufe Gabrielle devient enfin fon époufe. Elle étoit fille de Guy de Vergi (i), i qui 1'on avoit donné le furnom de Prèux; c'étoit un des premiers Barons de Bourgogne; les Papes Eugene III & Anaftafe IV, avoient imploré foa CO Cette maifon tirok fon origine du chaeau de Vergi , qui fut ruiné par 1'ordre de Henri IV en 1609. Ce feigneur de Vergi fut furnommé le Preux. On a déja dit que ce nom étoit le comble des éloges pour le» chevaliers; quand ils avoient remporté le prix dans les tournois , on s'écrioit: honneur aux fils des Preux t J'ajouterai qu'il falloit avoir autant de probité que de courage pour mériter cette dénomination. Un Jean de Vergi dans la fuite accompagna le duc de Bourgogne * Moutereau. Tomé I. X  500 EXTRAIT DE L'HISTOIRE affiftance & fa proteftion en faveur de 1'abbaye dï Vezelay contre les Comtes de Nevers; fes ancêtres s'étoient dillingués par les places éclatantes qu'ils avoient remplies & par leur mérite perfonnel; ils fortoient de petits fouverains connus alors fous le nom de feudataires des ducs Francais. Le feigneur de Vergi eut un démêlé avec Hugues III, duc de Bourgogne, au fujet de fon comté de Vergi; il eut recours a Philippe-Augufte qui embrafla fa défenfe; Vergi rentra dans fes pofleffions, a condition qu'il en feroit hommage a nos fouverains. II avoit amené fa fille avec lui. Bien n'avoit paru de plus beau a la cour de France; Gabrielle ïecevoit des éloges même de fon fexe; une douceur inexprimable lui piêtoit un nouveau charme fupérieur encore a 1'éclat de fa beauté. A peine fe fut-elle montrée chez la reine, que tous les courtifans fe difputerent 1'honneur de lui ofl'rir leur main; on ne fait trop comment Fayel obtint la préférence. Raoul de Couci (i), pour les graces autant que (i) Couci tiroic fon nom de la terre de Couci en Picardie. Celui dont on a le plus de connoilfance elt un Dreuxde Couci, feigneur deBoves, vivant en 1035. lis firent du bien aux Prémontrés, ainfi qu'il 1'Abbaye de Foi-rny. II y eut un feigneur de Couci, quis'établit «n Sicile du tems. de Cbarles Ie Chauve. - Raoul de  DU CHATELAI.N DE FAYEL. igt pour la valeur, étoit a la tête des icunes chevaliers Francais; on eut dit que le ciel I'eüt deftiné pour époux a Gabrielle, tant ils étoient égaux en naiiTance, en agréments, en vertus! La familie de Couci ne voyoit que le tróne au-delTus d'elle; elle étoit alliée a prefque toutes les maiföns fouveraines de 1'Europe. Enguerrand de Couci, furnommé le Grand, pere de celui dont nous parions, avoit joui de la plus haute faveur fous plufieurs de nos rois & furtout fous Louis le jeune; fon fils étoit le favori déclaré de Philippe-Augufte; ce fut lui qui détermina ce monarque a faire la guerre a Philippe d'Alface, comte de Flandres, feigneur de Crépi. II y a tout lieu de croire que Gabrielle & Couci, dès le premier moment qu'ils fe virent , s'aimcrent & gémirent tous deux en fecret d'être obligés de ne point vivre 1'un pour 1'autre; on prétend que Fayel ne tarda pas a furprendre cette inclinationmutuelle, dontcependant la vertu n'eut jamais droit de s'allarmer: mais la jaloufie a d'autres yeux que la raifon & la vérité.. II y a deux chateaux de Fayel, tous deux litués prés de la riviere d'Oyfe, 1'un vers Compiegne dans Ie Valois , 1'autre dans le Vermandots, du cóté de Noyon. Le cbateau de Couci n'étoit pas Couci, en latin Rndolphus; c'eft donc une faute de dire feigneur de Raoul, &c. comme on dit, feigneur de Couci, &c Ta  292 EXTRAIT DE L'HISTOIRE élcigné de Ia riviere d'Oyfe. Ce jeune feigneur joignoit aux charmes de Iafigure. un efprit délicat & fait pour plaire, furtout a un fexe qui préfcre la lieur des arts d'agrément aux épines de Ia fcience & de 1'érudition. Couci étoit regardé pour fes chanfons comme Pégal dAbeilard (i). II n'y a point de doute que cet amant poëte eut 1'indifcrétion de faire famaitrefTe 1'héroïne de fes vers, & qu'ils parvinrent jufqu'a Fayel qui, dans (O On a des vers de Raoul de Couci, que dans ie tems on mettoit h cóté de ceux d'Abeilard, qui étoit mort en 1138; il compofa un poëme intitulé, le Retour de Vênus dans les cieux, oü fe trouvent ces vers, (c'efi I'Amour qui parle a Junon.) „ Jupiter qui le monde reigle, « Cummande & établit i) reigle, Que chacun penfé d'être 4 ayfe, „ Et lift fcet chofe qui lui plaife. ., Eé afin que tous s'enfuiviflent, „ Et qu'Ji fes ceuvres fe prennilTent, „ Exemples de vivre faifoit „ A fon corps ce qui lui plaifoit, &c. Voiei encore d'autres vers de Couci, pattant pour te Terre' Saintc. - n se tnes corps va furvir notre Seigneur, „ Mes cuers rcmairjt du tout en fa baillie, ., Tot 11 m env'ois foupirant'en Surie. * T  DU CHATELAÏN DE FAYEL. 295 les amufements les plus indifférents, foupconnoic des liaifons criminelles. Peut-être Gabrielle n'avoit-elle pas rejetté les douceurs d'un commerce féduifant; elle s'y étoit livrée avec d'autant plus de fécurité que le devoir paraiffoit n'avoir rien a lui reprocher ; elle n'avoit pu du moins fe'diffitnuler qu'il n'eft point de légere démarche pour une femme qui n'eft plus maïtrtffetie fon cceur & qui eft liée par un engagement facré, dont la fin n'eft fouvent que le teime de la vie. L'époufe de Fayel étoit dono renfermée dans un de ces chateaux dont nous avons parlé, comme dans une efpece de tombeau, loin de toute fociété, expofée aux fureurs outrageantes d'un mari, qui aimoit comme les autres.. hommes haïffent. Couci vint a favoir tous les mauvais traitements qu'elle effuyoit; il apprit encore qu'il en étoit la principale caufe, que c'étoit par rapport a lui que Gabrielle fubiffoit une auffi rigoureufe captivité; il aimoit, & il connoiffoit toute la délicateffe , tou» les facrifices dont eft Tufceptible le véritable amour ; il réfolut de s'immoler plutót cent fois , que de cotlter une 'feule Iarme a une femme qui lui devenoit tous les jours plus chere; il faifit une occafion qui vint s'offrir a fa valeur. On conïiolt le grand refiört de ces tems, qui produifit tant d'effets finguliers & en même tems T 3  194 EXTRAIT DE L'HISTOIRE fi furteftes aux trois quarts de I'Europe. La fa. reur des croifades, car c'étoit une des maladies de 1'efprit de ce fiecle, ne s'étoit point rallentie; le mauvais fuccès des autres entreprifes de ce genre n'avoit pu afraiblir ce malheureux enthoufiafme. Saladin, un des plus grands hommes qui aient commandé, s'étoit emparé de Jérufalem, après en avoir défait & pris le dernier fouverain, que 1'on nommoit Guy de Lufignan. Cette perte avoit entrainé celle de la plupart des autres poffeffions des chrétiens dans ces contrées : il ne leur étoit refté que trois villes, Antioche, Tripoli & Tyr. Le pape Urbain 111 , a cette nouvelle, avoit fuccombé au chagrin: Henri roi d'Angleterre en fut pénétré de douleur; PhilippeAugufte concut quelques anrées après le dtifein de venger la chrétienté ; il fit donc proclamer une nouvelle croifade : le fucceffeur de Henri entra avec chaleur dans les vues du mcnarque Francais ; ces deux princes fufpendirent leurs démêlés particuliers & fe réunirent pour aller combattre les infideles. Ptolémaïs , autrement Acre, ou St. Jean d'Acre , étoit un port confidérable , ég dement nécefTaire , & aux chrétiens pour conferver les places qui leur appartenoient encore, & a leurs ennemis pour afTurer Ia communication de 1'Egypte avec Ia Syrië: il y avoit prés de deux années que Lufignan en faifoit le  DU CHATELAIN DE FAYEL. 295 blocus, & qu'il fe confumoit en efforts, jufqu'alors peu favorifés de ia fortune; ce fut par la prife de ce port que les deux rois réfolurent de conunencer leurs conquêtes. Couci fit remettre a Gabrielle une longue lettre trempée de fes larrnes & oü il lui rappelloit tous les détails de fa pailion également innocente & malheureufe ; il s'arracha enfuite de fon cMteau & courut accompagner fon maitre a fa nouvelle expédirion. Le fiege d'Acre fut pouffé avec vigueur. Li vie étoit devenue infupportable a Couci ;il aimoit toujours Gabrielle avec tranfport & la voyoit dans les bras d'un autre ; 1'efpérance même qui eft la derniere reffcrurce des infortunés ne pouvoit lui en impofer ; il ne cherchoit donc qu'4 fe délivrer du fardeau de douleurs qui 1'accabloit; il fit des prodiges de bravoure; enfin au moment que Ia place allait fe rendre, Couci recut une bleflure qui fut jugée mortelle. Notre jeune héros vit approcher le dernier inftant avec toute 1'intrépidité du guerrier & toute la réfignation du chrétien ; il eut le tems de mettre ordre a fes affaires & de pourvoir même a fa fépulture (1). Quand il eut fatisfait a ces da- Ci) II ordonna qu'on tmnlportat fou corps a 1'Abbaye de Foigny. T 4  spö EXTRAIT DE L'HISTOIRE voirs, il ne s'occupa plus que de fon amour cc de celle. qui en étoit 1'objet; il chargea fon. écuyer, que quelques hiftoriens appellent Beaudilier , & d'autres Moniac , d'-une .lettre pour la Dame de Fayel; cet écrit renfermoitles fentiments de 1'amour le plus vertueux : Couci difoit a fa maitrelTe qu'il mouroit content, puifqu'il ne pouvoit vivre pour elle; il prenoit le ciel a témoin que fa tendreiTe avoit toujours été auft] pure que vive; il ajoutoit qu'il expiroit avec la ferme croyance que de pareils fentiments n'offenfoient ni la vertu ni la religion ; il fmiifoit cet écrit par fupplier Gabrielle de vouloir bien corïferver le don que fon écuyer lui remettroit de fa part & d'accepter 1'hommage de fes derniers foupirs. ■ Couci joignit a ce billet un cordon de cheveux &de perles, préfent qu'il avoit recu de Gabrielle, & qu'il lui renvoyoit. ' II n'en refta pas a ces fémoignages d'un amour qui méritoit un meilleur fort : il fit promettre a fon écuyer qu'auffitót qu'il auroit rendu 1'ame, fon cceur feroit embaumé , renfermé dans une boite d'or & porté a fa maltreffc : 1'écuyer jura de remplir fes volontés; fon maitre qui comptoit fur fa parole, fe tourna, entierement vers Dieu & mourut dans. les fentiments de la plus haute piété. ' On voit dans cette mort le caraccere parfait de, cos  DU CHATELAIN DE FAYEL. 297 nos anciens chevaliers, qui allioient 1'amour de Dieu avec 1'amour de leurs Dames, & qui étoient éloignés d'imaginer que cette bigarrure füt une profanation aux yeux de la divinité. . -L'écuyer qui n'ignoroit pas toute la rigueur, des loix de la chevalerie, fe fit un point d'honneur d'exécuter lesordres de Couci; il fe mit en chernin chargé du précieux dépót; arrivé prè» du chateau de Fayel, il fe confulta fur les moyens d^entrer & d'arriver jufqu'a Gabrielle, fans être appercu du mari. Le fort; qui femble prendre plaifir furtout a déconcerter les projets des amants , voulut que le jaloux Fayel rencontrat l'écuyer dans fon pare ; il le connaiffoit, & fa défiance crut bientót avoir découvert ce qu'il cherchoit lui.même quelquefois a fe diffimuler; l'écuyer fait réfiilance : Fayel, aidé de fes officiers , .s'en empare , le menace, lui arrache en un mot la vérité, fe faifit de ia lettre, du cordon de cheveux & du cceur, & poignarde lui-même de fa propre main le fidele ferviteur de Couci. Alors 1'époux furieux n'eft plus incertain fur les fentimsnts de fa femme; il'voit qu'il n'eft point aimé, & auffitót il médüe une vengeance infernale, dont 1'hiftoire peut-être ne,nous. avoit pas. encore offert d'exemples; il ordonne qu'on hache le cceur de Couci & qu'il foit. mêlé avec d'autres Yiandes; le mets eft préfenté.a ia Dame de Fayel,  S98 EXTRAIT DE L'HISTOIRE qui, contre fa coutume, mangea plus qu'a 1'ordinaire. Le départ de Couci & les emportements continuels de fon mari 1'avoient pénétré d'une douleur profonde, dégénérée en Iangueur. A peine a-t-elle quitté la table que fon bourreaa lui demande , avec un air de cruauté fatisfaite, comment elle a trouvé le plat qu'on lui avoit fervi ? Cette malheureufe femme répond qu'il lui avoit fait quelque plaifir: „ je n'en fuis pas „ étonné," s'écrie le barbare, ,, tu as mangé le „ cceur de Couci; il eft dans le tien". Ces mots font une énigme pour Gabrielle: il lui préfente la lettre, le cordon de cheveux, &c. Toute 1'atrocité de Ia vengeance de Fayel eft dévoilée aux yeux de cette infortunée. Je me fervirai de Panden langage pour n'altérer rien de fa réponfe, dont Ia naïveté eft pleine de fentiment : „ // ejl „ vrai, Monjïeur, que j'ai beaucoup aimè ce Couci qui méritoit de t'être, puij'qu'il n'y tn eut jamais „ de plus génèreux , rj? puifque j'ai mangé d'une viande fi noble que mon eflomac ejl le tombeau „ d'une clioje fi prèdeufe, je me garderai bien d'en ,, méler d'autre avec celle-la." Gabrielle , après ce peu de mots , ne paria plus; elle courut s'enfermer dans fon appartement, refufa obrtinément toute efpece de nourriture pendant quatre jours qu'elle vécut encore, & fut trouvée étendue fur Ia terre & morte dans les fanglots & dan* les larmes.  DU CHATELAIN DE FAYEL. 290 La Croix du Maine (1) , Ie préfident Fauchet, Mlle.de Luffan, ont confacré dans leurs ouvrages, cette hiftoire a la fois fi touchante & fi horrible; Mlle. de Luffan furtout lui a prété lts graces attendriffantes du roman ; fi elle eüt eu quelque idéé du genre fombre, elle auroit tiré un bien autre parti de cette anecdote, en y jettant tout l'intérêt qui réfulte du pathéiique & terrible réunis. Nous avons des écrivains qui révoquent ce fait en doute; Duchefne, dans fon hiftoire de la maifon de Couci, n'en fait aucune mention. Ce qu'il y a d'affuré , c'eft qu'elle eft très-vraifemblable, graces aux excès monftrueux de barbarie, oü fe laiffoit emporterune foule de petits defpotes fubalternes qui défoloient la France; il y en a eu qui, pour des haines particulieres, ont brülé des chateaux , ont fait des prifonniers & (O Je ne connoiflbis pas ces écrivains, quand je concus le deffein de faire une tragédie du fujet de Fayel : j'étois fort jeune; la romance fi attendrifiante de Gabrielle de Vergi me tomba entre les mains: c'eft donc & ce petit ouvrage que je fuis redevable de 1'imprefiïon qu'excita en moi cette anecdote. Je ne me juftifierai pas fur les altérations de la vérité, furies anaclironifmes ; je 1'ai déja dit, ce n'eft pas une hiftoire que j'ai eu le projet de compofer, c'eft une tragédie : heureux ft 1'on n'avoit pas d'autres reproUies h me faire 1  300 EXTRAIT DE L'HISTOIRE, &c. les ont égorgés eux-mêmes de fang-froid; d'autres s'emparoient a force ouverte d'une femme dont ils étoient dévenus amoureux, ou d'une fille que les parents leur avoient refufé en mariage; les malheureux ferfs étoient les jouets & les viftimes du caprice de ces tyrans féodaux. Voila pourtant le gouvernement que le comte de Boulainvilliers s'avffoit de regretter! Qu'on juge par ces horreurs fi un corps de monarchie n'eft pas préférable a toutes ces autorités divifées & fubdivifées. Connoiffons bien notre bonheur & n'allons pas demander au ciel une autre iégiflaüon. Fin du premier Volume.