LETTRES Z>' U N CULTIVATEUR AMÉRICAIN. T O M E PREMIER.   LETTRES Z>' U N CULTIVATEUR AMÉRICAI JV, ÊCRITES A W. S. ÉCUYER; Depuis VAnnèi 1770 , jufytïA 1781. Traduites de l'Anglois par * * \ T O M E PREMIER. A MAESTRICHT, Chtz J. E. Dufour & Phil. Roux Iraprimeurs-Libraires aflbciés. * M. DCC. LX XXV.   A MONSIEUR L E M A R Q U I S DE LA FAYETTE, MAJO R-GÉNÊRAL DANS LES TROUPES AMÉRICAINES. Monsieur le marquis, Jl nt m'appartient pas d'etpprickr tim~ portancc des fervices que vous ave^ rtndus aux Trei^e Etats-Unis de FAmêrique Sep' \entrionale : puis-je exprimer tout ce que a üj  vj ÉPITRE te Pays nouveau doit a votrt {ele & a votre exempte! La Nature a donc réuni pour vous lts vtrtus de tdge mür a la motlefiie de la jeunejfe, en vous donnant de fi bonne heure taciivité, la valtur & finlelligence ? — Dé/a vous ave^ regu de la fageffe du Congrïs un honneur digne de vous, fa confïance; une récompenfe auffi. durable efi gravée fur nos coeurs ; notre reconnoiffance , cillt de Trei^e Etats, a laquelle efi unie tefiime de tous les gens de bien en Europe. — Cefi un trophée £autant plus flaiteur d votre modefiie, qu'd ne confifle point en bron\e orgueilleux , ni en Jlatues. Dé/a votre attachemtni a notre caufe^ & les facrifices que vous ave{ faits , font devenus traditionnels parmi nous ; nous les racontons a nos Enfants , qui, en balhutiant votre nom , les gravent dans leur mémoire. — Avec Cadmiration la plus attendnffante , nous voyons , pendant tété, tintrépide Guerrier; pendant thyver , le lêlé Négociateur traverfant töcéan , comme les autres traver/ent un lac. — Avec le mime fmtimtnt, nous voyons votre nom  D É D I C A T O I R E. vlj infcrit parmi ceux de nos Libèrateurs, parmi ceux de ces hommes qui, avec une conftance & un courage ètonnant, ont ofé fecouer le joug de notre ancienne Métropoley nous ont aidé d réprimer Corgueil Britannique , & d nous placer au rang des Na-, tions. Comme Militaire , vous nous aide^ a terminer notre pènible carrière ; comme Homme éclairé, vous connoijfe^ la nature & l'étendue de nos efpèrances ; comme Citoyen, vous contr'ibue[ d la fondation de notre fyjlême focial; vous êtes donc notre Cornpatriote ; oui, vous Vetes par Cadoption de tous les ceeurs Américains. C'ejl le feul titre que puiffent vous donner des hommes pattvres & libres. Tout ce qui vient dun Pays devenil votre feconde patrie, doit donc vous intêrejjer. C'ejl en confêquence de cette opinion , que je place votre nom a la tête de cette Traduclion : c'ejl celle d?un Ouvrage dernièrement publié d Londres. Taurois vraifemblablement paffe ma vie d unir en fecret ma reconnoiffance a celle de mis concitoyens : le haf ar d me procure a iv  VÜj ÊPITRE, &c; aujourcthui celui de me dijlinguer pour itn moment de la foule, en vous adrejfant eet Ouvrage. Puijfe-t-il devenir un foible té' moignage de Caffeclion & du refpecl que. vous doivent les Américains, ainji que de eelui de Votre tres-humble Sen 'ueur, L''Auteur & Traducteur. New-Yorck , 24 Septembre 1781.  IX LETTRES SE RVA NT UINTROD UCTION. PREMIÈRE LETTRE. Au Rédacteur du Mercure de France. 4 Janvier 1783 (1). J"e vous envoie, Monfieur, un morceau que je vous prie d'inférer dans Ie Mercure. Je fins dépofitaire de plufieurs autres morceaux femblables, & du même Auteur. Si celui-ci intéreffe le Public , autant que je le crois, je me fervirai encore de Ia voie de votre Journal pour les lui faire connoitre. Ces morceaux font tirés d'un ouvrage Anglois, qui a paru 1'année derniere a Londres, oü il a eu un grand fuccès: il eft intitulé : Lettres d'un Cultivateur Américain. L'Auteur eft M. de Creve- (1) On a cru devoir rapporter ici ces deux Lettres inférées dans le Mercure , paree qu'elles donnent une idés du genre de eet Ouvrage, a v  X cceur, Gentilhomme de Normandie, qwï a quitté la France dès 1'age de feize ans, qui a habité fucceflivement plufieurs Contrees de 1'Europe, &c qui a fini par fe fixer a New-Yorck. II poffédoit une habitation fur les frontieres , qui fleuriffoit déja par fes travaux 8c fes dépenfes, lorfque la guerre actuelle eft venue : il a été une des premières viflimes des ravages affreux que les Anglois ont commis dans ce pays , par les mains des fauvages. II a rempli fon fivre de toutes les fcenes que le nouveau-Monde lui a préfentées dans les deux états oii il 1'a vu , «u milieu des profpérités de la paix, & des défolations de la guerre; mais il a écrit comme un homme dont le cceur a befoin de recueillir tout ce qui 1'a ému, & non comme un homme qui deftine fes travaux au Public.. Singuliérement fait, par fon caraftere & fes mceurs, pour aimer des peuples qui réuniffent toutes les lumieres de la civililation è 3a fimplicité des temps antiques, en parcourant rAmérique Septentrionale , il écrivoit le foir tout ce qui 1'avoit frappé dans la journée; mais ne portant dans ce travail aucun deffein d'Auteur, il manque des avantages que 1'art d'écrire auroit pu ajouter au mérite intrinfequs  du livre. Peut-être auffi les Le&eurs ea feront-ils dédommagés par des peintures plusnaïves, par des détails plus vrais, par une maniere plus originale. Si j'ofois prévenir 1'opinion publique, & donner la mienne, j'oferois dire que 1'Ouvrage de M. de Crevecoeur , indépendamment du grand intérêt attaché aux objets qu'il nous fait connoitre, brille fouvent de toutes ces beautés que 1'on ne trouve que dans ces hommes que la nature a créés Poé'tes , Orateurs & Philofophes. Ayant adopté dès fa jeunefTe une patrie Angloife , il s'eft jetté tout entier dans la langua de ce pays : c'eft dans celle-la qu'il lifoit & qu'il écrivoit, de maniere que fa langue natale eft devenue pour lui une langue étrangere. Ses amis ont cependant jugé que perfonne ne pouvoit mieux que lui nous traduire fon Ouvrage. Une telle traduöion a bien moins befoin en effet de pureté & d'élégance, que de 1'originalité du texte dans les chofes & les expreffions : cependant il a exigé de fes amis de revoir fon travail, & ils font occupés acluellement de ce foin. Si les morceaux que je vous prie de recevoir dans le Mercure obtiennent 1'intcrêt public , 1'Ouyrage ne tardera pas k paroia vj  XI) tre avec des changements & des additions. J'ai 1'honneur d etre , &c. Lacret elle', Vo'id le premier morceau inféré dans le Mercure. 3VÏ ON voyage de Lancafter a été fufpendu par une nouvelle connoiffance que je viens de faire. J'ai été invité d'aller a Douvres, dans le Comté de Kent, pour y paffer quelque temps, chez M. Walter Mifflin. La grande réputation dont il jouitelt moinsfondée fur fa grande fortune que fur Féminence de fa vertu; fon humanité, que 1'on peut véritablement appelier le miel de 1'Evangile, fa candeur, fon affabilité ik fes connoifTances, le rendent, a mes yeux , comme a ceux du Public, un de ces hommes touchants & vénérables qui honorent leur patrie & leur fiecle. Je n'ai de ma vie fait une connoiffance qui m'ait tant flatté. Tout ceci eft venu de ce que lui avoit mandé mon bonpere adoptif. Quel enchainement d'événements Sc de reconnoiffance ! J'ai demeuré prefque un mois  XllJ avec ce digne cultivateur; pendant eet intervalle, la fécondité de fes lumieres a fait germer en moi le deffein de raffembler fur le papier mille chofes nouvelles Sc inftruétives auxquelles je n'aurois jamais penfé. Pour vous convaincre que Walter Mifflin mérite tous mes éloges, ma vénération Sc mon refpeft, permettez-moi de vous en rapporter quelques traits. II époufa en 17 , Phébé , fïlle jolie & riche; elle avoit au moins 327,000 liv. tournois. Les meubles, les bureaux, les armoires qu'elle apporta , étoient, fuivant Ia coutume du pays, de bois d'Acajou, Sc de toute beauté; fes hardes, quoique fimples, étoient opulentes Sc nombreufes; car ellen'étoit point de la feéte des Amis (les Quakers). La difFérence de culte n'enapporte aucune, comme vous le favez, dans la pai x & 1'union des ménages. Je connois bi en des pays en Europe, oii on cultive ]es arts Sc les fciences, Sc oii cette afTerti on paroïtroit cependant fi improbable, qu'on en douteroit. Une connoiffance plus intime, 1'exemple de fon mari, Ia détermina dans peu de temps a entrer dans la fociété dont il étoit membre, celle des Amis. Elle m'a affuré qu'il ne lui en avoit ja-  XIV mais parlé. A peine y fut-elle admife; qu'elle fe conforma a fes préceptes, & en adopta toutes les maximes; elle pouffoit même le fcrupule jufqu'è faire öter toutes les fculptures & ornements qui étoient fur fes meubles , comme ^contraires a la fimplicité des Amis. Tout ce qui pouvoit être confidéré comme inutile ou fuperflu, fut vendu; elle quitta jufqu'aux boucles de fes fouliers, pour les attacher, fuivant la coutume, avec des cordons. II y avoit long-temps que plufieurs Amis (i) avoient propofé d'émanciper leurs negres ; cette heureufe dodrine avoit déja été promulguée &C recommandée dans plufieurs affemblées; déja même depuis plus de quarante ans, un membre de cette fociété , habitant ia ville de Flushing , (dans 1'Ifle de Napfau, njlz-Longuz) fameux par fes connoiffances médicinales , arnfi que par fes vertus Chrétiennes, avoit donné la liberté a tous fes negres, & par fon teftament leur avoit légué une fubfiftance décente. Antoine Bèni{et, petit-fils d'un Fran$ois, publia enfin k ce 1'ujet un excellent (t) Les Quakers ont pris le nom de Société des Atnis,  XV livre. Cet ouvrage a eu tout 1'effet dont 1'Auteur pouvoit fe flatter; mais non content de ce commencement de bien, il abandonna fes affaires a fa femme , quitta fa maifon, Sc fut de fociété en fociété prêchant la liberté des negres. Cet homme , fimple & doux , fans avoir 1'énergie de Saint Paul, le feu de Saint Auguftin , ni la fcience de Saint Thomas , par-tout fut écouté avec la plus grande attention, Sc par-tout fit des profélytes. II avoit cependant a combattre la plus forte des paffions humaines, tin* térêt. N'ayant en votre faveur la mijjion d'aucun corps public, ni les reffources de téloquence, lui demandaije un jour, comment ave^-vous pu réufjir ? Par le moyen de Cinfpriration de CEfprit de Cunivers , de Üheureufe difpofition de ceux d qui jai parlé, & de ma bonne votonté,, me répondit-iL II a eu la fatisfa&ion de vivre affez Iong-temps pour voir fa fociété refufer d'admettre a fa Communion (i) ceux qui n'auroient pas entiérement banni I'efclavage de leurs maifons. J'ai recueilli a ce lujet des Anecdotes qui vous feroient verfer des larmes» (i) La Comm;:nion des Quakers eft de fè laffembler pour méditer.  Xvj Waker Mifflin avoit recu de fon pere trente-fept negres, tant vieux que jeunes. Le jour qu'il avoit fixé pour leur émancipation étant venu, il les appella dans fa chambre les uns après les autres. Voici l'entretien qu'il eut avec 1'un d'eux: » Eh bien, ami Jacques, quel age as» tu ? — Mon maitre, j'ai vingt-neuf ans » & demi. — Comment! tu as vingt-neuf >» ans & demi ? Tu aurois dü, comme » nos freres Blancs, être libre a vingt» un ? La Religion & 1'humanité m'en» joignent de te donner aujourd'hui la » liberté , & la Juftice m'ordonne de te » payer huit ans & demi de travail, » qui, a 270 liv. par an , y compris ta » nourriture & ton habillement, font » la fomme de 2,295 liv. que je te dois; » mais comme tu es jeune &c vigou» reux, & qu'il faur que tu trayailles « pour te maintenir, mon intention eft » de te donner une obligation pour cette » fomme portant a 1'ordinaire 7 pour » 100 d'intérêt. Voila le commencement » de ta fortune. Ecoutes, Jacques, tu » es libre comme moi, tu n'as plus d'au>> tre maitre que Dieu & les Loix ; vas » dans 1'autre chambre trouver ma fem» me Phébé , ton ancienne maitrefle, » & mon neveu Guillaume Robert; ils  XV IJ h (ont occupés k écrire ta manumilrlon; » auffi-töt que je 1'aurai fcellée & fignée » devant témoins, tu iras la faire rew corder dans les livres de notre fociété » de Douvres, ainfi que dans les regifm tres du Comté. PuifTe Dieu te bénir, » Jacques ! fois fage & laborieux. Dans » tous tes malheurs & détr.ffes, tu trou» veras un ami dans ton ancien maïtre » Valter MifHin ". Jacques, furpris d'une fcene fi nouvelle , ü touchante , fi inattendue, fondit en larmes, comme ü on lui eüt dénoncé Ie plus grand des malheurs. L'effet foudain de 1'étonnement, de la reconnoiffance & de plufieurs autres fentiments, lui gonflerent Ie cceur, & pröduifirent même des mouvements convulfifs. II pleuraaméremenf , & k peine put-il s'exprimer: « Ah, mon » maïtre, que ferai-je de ma Iiberté ? » Je fuis né fous votre toït; j'y ai tou» jours joui de tout ce dont j'avois be» foin; dans les champs nous travaillions » enfemble, & je puis dire que je tra» vaillois autant pourmoi comme pour >> vous, puifque j'étois nourri des mê» mes viandes, & vêtu des mêmes ha» bits; nous n'allions jamais a 1'Eglife » k pied; nous avions le Samedi pour » nous; nous ne manquions de rien,  XVÜJ h Quand nous étions malades , notre » bonne & tendre maitreffe venoit a » cöté de notre lit , nous difant tou» jours queique chofe de confolant: Eh » bien , Jacques , eh bien , mon bon gar»> qon, qu'ejt-ce que tu as ? Ne te découra» ges point; le Medecin va bientót venir; » j'auraifoin de toi ; fouffre avec paden» ce, c'e/l le premier remede , &c. " Ah ! quand je ferai libre, oü irai-je ? que ferai-je ? Et quand je ferai malade?—w Tu feras comme les blancs , tu iras » te louer a ceux qui te donneront les » plus hauts gages. Dans quelques an» nées, tu acheteras de la terre; tu épou» feras alors une negreffe fage & induf» trieufe comme toi; ta éleveras tes en» fants comme je t'ai élevé , dans la » crainte de Dieu & 1'amour du travail. » Après avoir vécu tranquille & libre, » tü mourras en paix: il faut abfolument » que tu re5oives ta manumiflion, Jac» ques; il y a long-temps que j'aurois » dü te la donner. Plüt a Dieu, le pere » de tous les hommes, que les blancs » n'euffent jamais penfé a faire le com» merce de tes freres d'Afrique ! puifle» t-il infpirer a tous les Américaigs le » defir de fuivre notre exemple ! Nous, # qui regardons la liberté comme le pre-  XIX w mier de tous les biens, pourquoi la » refuferions-nous a ceux qui vivent » avec nous? — Ah ! mon maitre, que » vous êtes bon; c'eft a caufe de cela » que je ne vous quitterai point. Je n'ai » jamais été efclave ; vous ne m'avez » jamais parlé que comme vous parlez » aux hommes blancs ; je n'ai jamais » manqué de rien ni en fanté, ni en ma» ladie ; je n'ai jamais travaillé plus que » ne font vos voifins, qui travaillent » pour eux-mêmes; j'ai été plus riche » que plufieurs blancs , auxquelc j'ai » prêté de 1'argent; &c ma bonne &c che» re maitreffe, qui ne nous commande » jamais, mais qui nous fait faire tout » ce qu'elle veut en nous difant : Jac» ques, j& voudrois que tu fijfis telle chofe, » comment pourrai je la quitter? Don» nez moi par an ce que voudrez , ious » le nom d'homme libre ou d'efclave,' » peu m'importe, puifque je ne puis » qu'être heureux avec vous; je ne vous » quitterai jamais. —^Eh bien , Jacques, » je confens a ce que tu defires. Après » que ta manumifiion aura fubi les for» mes nécell'aires , je te louerai a 1'an» née; mais prends au moins une fe» maine de congé : ceci efi: une grande » époque dans ta vie; célebre-la par la  XX » joie, par le repospar tout ce que » tu voudras. — Non, mon maïtre, nous » fommes en femailles; je prendraimon » congé dans un autre temps; qu'aujour» d'hui feulement foit un jour de fête » dans la familie noire. Puifque vous » le voulez, j'accepte donc ma liberté, » Sc que ma première a£tion, comme » homme. libre , foit de vous prendre » par la main, mon maïtre, Sc de vous » la ferrer dans les miennes, en 1'ap» prochant , en la placant fur mon » cceur, oïi 1'attachement Sc la recon» noifTance de Jacques ne finiront que » quand il fïnira de palpiter; que la fe» conde foit de vous affurer qu'il n'y » a point de travailleur dans le Comté » de Kent qui fera jamais plus diligent » que celui qui dorénavant s'appellera » le fidele Jacques ". L'homme peut-il ofFrir un encens plus agréable a la Divinité ? Quelque temps avant fon mariage l le même Walter Mifflin avoit vendu k Lewis Town un negre dont il étoit trèsmécontent. La mauvaife conduite de ce negre obligea fon nouveau maïtre de s'en défaire k un fecond acheteur, quiégalement mécontent, Penvoya k la Jamaïque, ou le nerf de bceuf le rendit bien-  XX/ tot plus docile & plus fage. Ce negre fe rappellant la bonté & 1'humanité de fon premier maïtre , lui fit écrire une lettre touchante , dans laquelle il lui peignoit fa mifere & fon repentir. Tel en fut 1'effet fur le cceur de Walter Mifflin, tels furent les remords qu'elle lui infpira, que, regrettant d'avoir été la caufe du malheur de cet efclave, il s'embarqua pour cette Ifie, d'oü, après avoir racheté fon ancien negre , il le ramena a Philadelphie, &£ lui donna fa liberté. Peut-on pouffer plus loin la fublimité de 1'humanité, la perfeöion de la vertu , le fcrupule du bien ? Oü trouveroit-on en Europe des perfonnes qui traverferoient la mer, & facrifieroient ainfi 100 louis pour racheter un frere ? Tel eft ce vénérable Ami, tels les trouveriezvous en général, depuis un bout du continent jufqu'è 1'autre, fages, juftes, hu^ mains, hofpitaliers, éclairés. Nota. L'Auteur tient le récit de ces aftions & de ces fcenes fi touchantes du neveu de M. Waker Mifflin , M. Guillaume Roberts, intime ami de 1'Auteur, Copie du Ccrtificat de ManumiJJion, Moi, Walter Mifflin, du diftrict de  XXI] Douvres, Comté de Kent, Province de Penfdvanie, relache de 1'efclavage mon negre Jacques, agé de 29 ans & demi. Je concede pour moi même, mes executeurs & adminiftrateurs , audit negre Jacques, tout mon droit &. toute autorité quelconque fur fa perfonne, ou fur le bien qu'il peut avoir ou qu'il pourra acquérir. Par cet adle, déclarant ledit negre Jacques abfolument libre, fans aucune interruption, ni de moi, ni de ceux qui pourroient le réclamer, en vertu d'héritage ou autrement. En ténwgnage de cet inftrument, j'y ai mis mon figne & mon cachet. Signè & dilivri en prèfence de, &c. DEUXIEME LETTRE Au Rédacteur du Mercure de France. 34 Janvier 1784. ^Vous avez inféré, Monfieur, 1'année derniere dans un des Mercures , une An« necdote Américaine que j'avois eu 1'honneur de vous eiivoyer. Elle étoit tirée de la Traduftior d'un Ouvrage Anglois intitulé : Lettres d'un Fermier Améncain.  XXllf Un accident très-malheureux & très-imprévu a retardé la publication de cet Ouvrage. Le manufcrit a été perdu au moment oü il alloit être imprimé. II a fallu que 1'Auteur recommencat fon travail. Ce nouveau travail eft maintenant fous prefle. Je vous prie , Monfleur, de vouloir bien en prévenir le Public, afin d'empêcher 1'ufage que les Libraires étrangers pourroient faire du premier manufcrit de 1'Auteur. Je ne vous répéterai pas , Monfieur , que le Traduöeur Francois eft PAuteur Anglois lui-même, qu'il écrit dans notre langue avec la liberté Angloife & 1'originalité des fujets qu'il traite. Je ne vous parle point de ce qu'on trouvera d'étrange dans fon ftyle, comme d'un défaut fur lequel je demande grace d'avance; il me femble que ce ton un peu étrange , plai* ra dans un Ouvrage qui doit intérefler bien plus par la naïveté que par 1'élégance; c'eft ce qu'en ont penfé des perfonnes du premier mérite, & du rang le plus diftingué, que la politefle de leur efprit auroit rendues très-difficiles fur cette efpece de défaut, s'il n'avoit été en même-temps une jouiflance pour leur goüt: ce font ces perfonnes qui ont entourage 1'Auteur a écrire a fa manie*  XXIV re & non pas a la notre. Je crois faire une chofe agréable au Public, en joignant a cette Lettre, que je vous prie d'inférer tout de fuite dans Ie Mercure, un nouveau morceau de cet Ouvrage, dont 1'édition m'eft confiée. Je n'en ferai ici aucun éloge. Les douces larmes qu'il fera répandre feront un hommage bien plus touchant pour 1'ame de 1'Auteur. Je regrette vivement qu'il ne foit plus parmi nous a ce moment, oü i\ pourroit jouir de ce bonheur qu'il fe promettoit de faire encore plus refpecter & chérir a fon ancienne patrie, Ie pays qu'il habite, & qui nous eft attaché par des liens qui fe refferrent toujours davantage. Je vous ai déja dit que 1'Auteur eft M. de Crevecceur, né Gentilhomme Francois, qui a pafte vingtquatre ans de fa vie dans 1'Amérique Septentrionale , ou il vient de retourner avec le titre de Conful de France a Nev-Yorck. J'ai 1'honneur d'être, &c. LACKET EILE. Nota. VAnecdote dont il eft parlé icife trouve m la page 241 du premier Volume. LETTRES  LETTRES D'UN CU'LTIVATEUR AMÊRICAIN, ÉCRITES A V. S. ÉCUYER. Carlijle Couniy , i» ./JOKt 1770. A W. S. ÉCUYER. PREMIÈRE LETTRE. ,Q^uelle erreur ! at-on jamais vu un jugement auffi éclaïré que le vótre, devenir la dupe del'amitié que vous avez pour moi? — Quoi, paree que je vous ai recu avec cordialité fous mon toit, paree que vous avez trouvé cliez moi 1'hofpitalité Américainé , paree que j'ai converfé avec vous librement & fans réferve, vous me croyez Tomé I, A  C a ) capable de vous in'ftrbire ? — Ne vous êtes-vous pas appercu que je ne vois les chofes que comme un Voyageur qui chemine? — Frappé d'un objet nouveau, il s'arrête pour le contempler un moment, & enfuite continue ia route. — Je n'ai nulle méthode que celle de raconter, comme je peux, les impreffions que je recois (car ce quê je puis avoir a vous dire, fera plutót le détail de mes fenfations que celui de mes réflexions). — Je ne poffede poinf cet art utile fans l'afliltance duquel les meilleures obfervations devienuent vagues & incobérentes. — Et oü aurois-je acquis cet art? — Elt-ce en cultivant la plantation que mon pere m'a laitTée , ou en défrichant celle que j'ai acquife pour mes enfants? —II eft vrai que fouvent j'ai des idéés, & que fouvent elles adouciffent mon travail ; mais quelle diftance de cet état a la poffeffion de cette faculté compréhenfive qui compare & qui raffemble les objets divers, & a celle de cet efpn't qui les combine & les unit! Mes foibles facultés reffemblent a des métaux épars. — II faut le feu du creufet & 1'habiletó du Chymifte pour les amalgamer dans une compofition nouvelle & utile. Comment puis-je négliger le foin de mes occupations rurales pour deyeuir un Ecri-  ( 3 ) vaïn ? J'ai trop de bon fens pour négliger 1'un, & point alTez d'efprit pour entreprendre 1'autre. — Je n'ai point ce degré de confiance qui excite & qui foutient dans l'exécution de nouveaux projets. — Bientót mes voifins m'accuferoient d'orgueil , & ceOTeroient de m'effimer. — Je devieudrois oifif, & par confe'queut un objet de fcandale; ces deux mots, vous le favez, font fynonymes parmi nous. — Vous connoiffez la bafe du bonbeur & de la profpérité des families Américaiues; elle eft uniquement fondue fur 1'eftime, Pattachement & 1'uulité réciproque du mari & de la femme; fur une économie intelligente, & fur 1'ordre d'un travail réglé & affidu. Je vous parlerai avec franchife. — Hier je comiiuiniquai votre derniere lettre a notre Miniftre, homme fage & éclairé, qui efi mon voifm & mon ami. -— Après 1'avoir lua avec attention, il m'a encouragé, en me difant que des lettres ne font pas fi difriciles a écrire qu'on fe 1'imagine; que ce ne font que des images de la converfation j que la plume rappelle & mürit les idéés, & que tout favant que vous êtes , vous pourrez peut-être extraire de mes réponfes des chofes qui vous paroïtront nouvelles. — „ Mais, lui dis-je, tout ce qui fera uouyeau fera-t-il amufant? — Oui, me A ij  ( 4 ) „ dit-il, paree qu'il pourra contenir quel„ que cliofe d'utile. — Ah! plüt a Dieu, „ lui répondis-je ". — Voila, je vous le jure , la première étincelle qui a allumé mon defir de correfpondre avec vous. — Quoi! être utile, être bon a quelque chofe ii une fi grande diftance? -- Mais, comment ? mon zele fe trouve combattu par la prudence. — Prudence en Littérature. — Voila déja une expreffion nouvelle, enfantée par un fentiment nouveau. — Le croiriez-vous ? la vanité s'en mêle, & notre Miniftre 1'a encouragée. — „ Vous ne „ feriez rien, me dit-il, fans reffentir fon „ aiguillon; vous avez un grand defir de „ bien faire , je le fais , & cet aiguillon vous forcera h faire mieux encore. — 3, Et après tout, continua-t-il, pourquoi „ vos lettres ne feroient-elles pas au moins „ agréables ? Elles auront 1'avantage d'être „, exotiques. C'eft un caractere qui, a ce „ qu'on dit, donne quelquefois en Eu„ rope du mérite; c'eft un voile qui ca,, che bien des fautes. Par exemple, tranfplantez un de nos arbres les plus com„ muns dans les jardins d'un de leurs cë„ lebres Botaniftes ; il y fera examiné & „ eftirné', il y tiendra un rang diffingué. „ — Sans la tranfplantation , il auroit „ refté confondu & méprifé" dans 1'épaif-  ( 5 ) feur de nos forêts. — Secondetnent, vos Lettres feront les productions d'un génie naturel, fans ornements académi„ ques, fans autre méthode que celle qui fera infpirée par la chaleur du moment. ,, Je connois votre cceur & votre imagina* „ tion, ainfi que votre pinceau defcriptif, qui n'eft pas mauvais pour le pinceau „ d'un homme qui n'a jamais étudié la „ deffin que dans 1'école des champs. — „ Lorfque j'étois au College de Prince„ Town, ville du nouveau-Jerfey, je ne ,, me fentois nulle difpofition pour la com,, pofition; je n'avois que de la bonne vo,, ïonté. — Les premiers Sermons que je „ próchai auffi-tót après mon ordination, „ étoient fecs & arides, comme des plantes „ croiffant dans le fable; tout étoit infructueux. A force de perfévérance , mon imagination eft devenue plus riche, & ,, grace a Dieu, je prêche, comme vous a, le favez, avec abondance & facilité. II „ en fera de même pour vous, voifin Jean. „ — Mais, lui dis-je, il fe peut que M. „ W. S. montre mes lettres a fes amis, „ qui ne me connoilfent pas comme lui; que diront-ils? — Que diront ces Euro„ péens accoutumés a ne voir que des Ouvrages académiques, a ne voir que des „ arbres bien taillés, dont les branches, A iij  (O „ doiit les flenrs & les friüts font con,, duits & placés par la tnain d'un habile „ jardinier? — Qu'en favez-vous, voifin ,, Jean? ■— Ne fe peut-il pas faire qu'uii ,, Européen foit fatigué quelquefois de 3, cet ordre fatigant , de cette méthode monotone , de cet affujettiffement per„ pétuel, qui encbalne 1'imagination ? Ce n'eft fouvent qu'un voile fcientifique , ,, qui peut-être diminue autant la beauté 3, & 1'énergie, qu'il cache les fautes & la foiblelfe. .— Qu'il voye, pour la pre3, miere fois , un arbre Américain, dans ,, toute 1'irrégularité de fon feuillage, dans toute 1'amplitude de fes branches, dans toute 1'exubérance de fa feve; poiuTant librement de toutes parts, & obéiffant ,, fans gêne a 1'impulfion des fucs végé„ taux. — Si, d'un cóté, cet arbre toufFu ,, & irrégulier eft 1'image de 1'Américain; „ 1'efpalier , de 1'autre, ne reffemble-t-il ,, pas a 1'homme obéiffant a une multitude de loix, de coutumes & de préjugés? — Comme ceux de nos forêts, paroiffez dans toute 1'irrégularité de votre carac,, tere; M. W. S. fera aumoinsconvaincu „ que fi nous ignorons 1'empire des regies ,, & des préjugés, fi la végétatiou n'a pas ,, encore été foumife h des loix, notre fol eft bon, & produira un jour le génie,  ( 7 3 „ '1'énergie & les fciences dont nos ancêtres apporterent avec eux la pre'cieufe „ étincelle ; elle a depuis été religieufement foignée , & un jour PEurope en „ fera étonnée. — Vous dites fi bien, mon „ cher voifin, que vous m'encouragez ; s, mais encore une fois, faut-il que j'a„ bandonne mon travafl pour me donner a la plume? —Non, faites comme moi; ,, — Penfez & étudiez en travaillant; il y „ a long-temps que j'ai trouvé par une ,, longue expérience, que certains travaux ,, n'étoient point incompatibles avec les „ idéés , & qu'au contraire ils les exci„ toient. — En vérité, lui répondis-je, ,, j'ai fouvent reflenti le même effet. Ditesmoi quel eft le travail que vous préférez „ quand vous voulez re ver? —- La charrue. — Vous ne faürléz croire Ie nombre de Sermons que j'ai efquiffés en labourant ; car , après tout , quand la ,, terre eft franche, unie, fans pierres & „ fans louches, ce n'eft qu'une opération „ mécbanique ; on ne laboure qu'avec „ 1'inftincT:; il faut alors que la raifön fe „ repofe ou s'occupe. — Votre idéé, ,, voifin Robert, me frappe & me plait. ,, — J'en ai fouvent fait amant; mais k ,, jpéinè mon ouvrage eft-il fini, que tout „ difparoit. •» Cela peut être, me dit-il; A iv  ( 8 ) „ mais cherchez a écrire ces mêmes ïdée», & alors vous verrez que la plume les „ rappellera toutes. — Mais, voifin Ro« ,, bert, que dira ma femme quand elle me „ verra ainfi occupé; elle s'imaginera que „ la tête m'a tourné ? — Lifez-lui de j, temps-en-temps le fruit de vos nou„ veaux travaux; confultez-la fur différents „ points. — Mais que diront les voifins „ quand une fois ils fauront que je fuis 3, deveuu écrivain ? Ils me marqueront au „ doigt dans toutes nos affemblées, difant: 3, Défions-nous du voifin Jean, il s'eft mis „ a écrire; peut-être correfpond-il avec le Gouverneur du Roi, ou avec quelques 3, gens du pays d'Angleterre. — Hé bien, „ puifque vous avez tant de peur de vos voifins, je me charge de leur en parler 3, moi-même , & de leur rendre cette cor* refpondance intéreffante. —- Vous avez „ 1'air d'applanir toutes les difücultés, voi„ fin Robert; mais pourquoi ne prendriez- vous pas fur votre compte une partie de „ cette tache? II n'importe a M. W. S. d'oii lui viennent les informations, pour„ vu qu'il foit informé; d'ailleurs, vous 3, avez plus de temps que moi. — Quant au loifir, voifin Jean, comme vous je „ travaille. —VouS le favez, comme vous ,3 j'ai une familie nombreufe a maintenir.  (9 ) „ — Comme mes confrères, je precbe & „ laboure ; mais je fais «Scououiifer mort „ temps, je vous aider,; Sr,puif„ que vous 1'exigez. Ditcs-CDOi , d'oü. eft „ venu 1'origine de ce plan? quel motif a „ déterminé M. W. S. a fbllk ,, ment votre correfpondance? — Je wis „ vous le dire, voifin Robert. — Ktant ,, 1'année paffée a PAiïeiublée du Comté, „ j'appercus un Voyageur qui avoit Pair ,, d'un homme d'outre-mer : -< 1'auberge „ étoit pleine; — voila, me dis-je, un „ homme qui va pafier une nuit bien défa,, gréable. — Je Pinvitai a venir chez moi; „ il accepta mon invitation. — Je lui plus, „ il me plut auffi. Je lui fis voir ce qu'il y ,, avoit de plus curieux dans notre Comté; ,, je Ie trouvai un homme fage & éclairé, „ qui avoit paffe la mer pour parcourir ces „ Provinces ; il demeura avec moi deux ,, mois, de-la il fut vifiter la firgitüe & ,, les deuxCarolines. —■ Depuis fon retour „ en Angleterre, il me follicite de corref,, pondre avec lui. — II n'y a rien, voifin „ Jean, de plus fimple; acceptez fon invi,, tation. — Mais,voifin Robert,fur quel „ fujet lui parlerai-je? car fi une fois je m'avife de former un plan, je fuis fur de j, ne pouvoir jamais m'y aflujettir ? « Con> j3 mencez d'abord par un fujet quelcon-  C ïo ) que; a raefure que vous avancefez,vos „ idéés fe multiplieront; & après tout, que „ vous demande-t-il? — Une idéé géné- rale de nos mceurs, de nos coutumes , 5, de notre facon-de vivre & d'établir des ,, terres nouvelles , de notre comnierce, 5, du rapport de notre agriculture , que ,, fais-je? Nous avons mille objets dont 3, Pexplication paroitra nouvelle & utile de 3, Pautre cóté du grand lac. — En vérité, „ je tremble, mon cher voifin, quand je ,, confidcre attentivement la longueur & les diflïcultés de cette carrière. — Trem,, blez-vous quand vous commencez a la,, bourer un champ de quinzeavingt acres? „ Que fait-on, ami Jean, peut-être vos „ détails naïfs & vrais frapperont-ils plus „ que des compilations étudiées; peut-être feront-ils naïtre le defir a quelque favant „ Européen de venir examiner ces Provin» ces, le flambeau philofophiquea la main. ,, — Cet Européen vraifemblablement pu,, bliera fes obfervations, & nous commu„ niquera fes ltimieres: chofe qui ne feroit 5, point arrivée fans ccla; celui qui mar„ que & fraye un fentier dans nos bois, ,, vers quelque lac utile, ou vers quelque ,, canton de terrein fertile , a autant de „ mérite que Phomme qui, dans la fuite, „ a Paide de la bouüole ? y pratique uue  (II) voie plus commode. — Peut-Stre, mon „ voifin, continua le Miniftre , que les „ curieux de 1'Europe, fatigués d'aller en „ Italië y voir les ruines d'un peuple qui „ n'exifte plus, y marcher fur des cen„ dres, jadis illuftres, y voir tant de dé„ bris, 1'effet des ages, des malheurs & „ des guerres; peut-ctre , dis-je, que quel„ que Voyageur éclairé viendra ici y con- templer 1'origine, le berceau de ces na„ tions, qui un jour doivent remplir le grand Continent. — Hélas! fi j'avois „ des richeffes , j'aurois par conféquent d« „ loifir. — Je vais vous dire comment „ j'employerois ce même loifir. — Je paffe„ rois en Europe, j'y vifiterois foigneufe„ ment les nations qui annoncent la dé3, cadence la plus prochaine; celles, en„ fuite, qui confervent encore de 1'éner„ gie; puis celles qui, plus derniérement „ forties du barbarifme, promettent le plus „ de vigueur & de perfection : je finirois ,, ma carrière par étudier, avec foin , toutes nos Proviuces, plus neuves, plus „ fraiches encore. - Quel tableau ne tra„ cerois:je pas, fi j'étois un bon Peiutre! 5, - Inflruifons , fi nous pouvons , M. „ W. S.; ce n'eft pas la première fois, 5, voifin Jean , que 1'Amérique a infiruit „ 1'Europe. « Comraeut cela eft-ü pofliA vj  ( 12 ) j, ble, lui répondis-je? — Quoi, nefavez5, vous pas , repliqua le Miniftre , que „ Benjamin Franklin a enfeigné a fes ha,, bitants le fecret d'attirer la foudre du „ fein des nuages, de la dirigerde maniere „ a garantir leurs édifices & leurs vaiffeaux „ de fes ravages? — N'avons-nous pas 5, fimplifié Finoculation encore plus qu'elle ne 1'étoit il y a quelques années en Eu,, rope ? Nous furpaffons les Européens 3, dans 1'art de pècher les baleines, & de w faire nos huiles "en mer. — C'eft nous „ qui les premiers, nous lbmmes appercus ,, de 1'exiftence d'un courant dans l'Oj, céan, qui, les premiers, 1'avons fuivi, ,, étudié, & enfin marqué furies cartes : ,, connoiffance plus importante qu'elle ne „ paroit aux yeux fuperficiels. —• La Sphere compofée de M. Rittenhoufe n'a point de pareille dans le monde. — Le faraeux ,, Cadran deHadky ell de 1'invention d'un ,, Philadelphien. — Nous avons fait venir „ de la Chine 1'Arbre a Suif, le Riz de Montagneplufieurs efpeces nouvelles „ d'Indigo ; dans peu d'années 1'Europe fera étonnée de recevoir de nos ports „ plufieurs nouveaux articles de commer3, ce. Déja nous connoifföns 1'arbre Lacre, „ 1'arbre a Huiïe, VJkéa, le Lichens, le „ Gardénia, qui eft une excellente teiuT  ( 13 > '}, ture jaune. II n'y a point d'objets d'a„ inélioration, de richefle & de commer„ ce, qu'on ne trouvera dans trente ans. „ fur ce Continent, qui jouit de prefqua „ tous les climats, & de prefque tous ks „ fols. — Voifin Robert, je fens que Paf„ fifhnce d'un homme comme vous eft ,, fuffifante pour détruire tous mes fcru,, pules; j'accepte 1'invitation deM. W. S., & dès aujourd'hui je vous prends pour „ mon affocié ". — Voila, mon cher Monfieur, la converfation qui m'a décidé a la correfpondancc qui vas'établir entre nous. Je vous ai tout raconté; je débute, comme vous le voyez, fans art; foyez perfuadé que je continuerai de même; mon coeur deviendra votre premier & unique correfpondant ; ma feuie récompenfe f«ra de jouir du fentiment d'avoir cherché a faire le bien : toute la grace que je vous demande eft de recevoir mes lettres comme vous recevrez les hycoris, les frênes des marais, les chênes épineux & les tulipiers, que je vous enverrai; quoique ces derniers ayent un mérite bien fupérieur aux premiers, ils vous feront envoyés avec les mêmes bonnes intentions.  ( 14 ) SECONDE L ETTRE. Plus les objets d'une perfpeétive font multipliés & étendus, plus diftinclement ces objets doivent-ils être repréfentés. — Quel tableau n'aurois-je pas a vous faire, s'il m'étoit poffible de 1'entreprendre? —'< Je me contenterai de vous en faire voir les grands traits, — car je fens qu'il eft plus aifé de vous donner une idéé générale de cet liémifphere, que de vous conduite pas a pas dans un examen plus détaillé, quoique peut-être plus inftructif. Ces treize Provinces fonnent une chatne immenfe & prefque contigue de plus de 600 lieues d'étendue. C'eft un affemblage de Colonies de différentes dates; de pêcberies, de bourgades, de villes & d'établiffements , dont les fondations, la profpérité , le génie & la population forment une époque a jamais mémorable dans les anrialés de 1'univers. Cette époque, peut Être confidérée comme une nouvelle naiffance de la nature , comme un nouveau don qu'elle fait a Tanden monde, comme une feconde création; car tout ce que nous voyons aujourd'hui porte Pempreinte de la jeuneffe, & ue fait qu'éclore. — Ce  (is) qui'rend cette e'poque plus intéreflante encore , eft que depuis notre enfance nous avons été éclairés par un foleil nouveau, dont le jour nous a préfervés des ténebres Telles font les fources fecondaires de notre profpérité. — La preB ij  miere, & la plus confidérable, vient de ce que 1'infljuence du fyftême féodal n'a jamais pafl'é la mer pour y condamner une claffe d'hommes ft obéir, ft ramper fous des maitres , & ft travailler pour les autres; -+ elle vient de ce que nous ne reconnoiffons jufqu'ici d'autres redevances quclconques, que ce que chacun doit ft la patrie, d'autres maltres que les Loix, ni enfin d'autres Seigneurs que celui du Ciel & de la terre ; mais cette profpérité a été chérement acquife. Lifez 1'Hiftoire de nos Provinces , & vous verrez ce que les hommes ol'ent entreprendre, ce qu'ils ofent fouffrir, quand ils cherchent le bonheur ft 1'ombre de la liberté. - Chaque page de ces Hiftoires démontre une éreftion de force, de courage, de hardieffe, de magnanimité même, qui remplit 1'efprit du lecteur d'étonnement & d'admiration. - Si ces premiers Colons n'eufient eu qu'un pays, & n'euffent point eu une patrie adoptive, ils auroient été détruits par les fauvages, ou dévorés par les loups; — & ces belles colonies n'auroient peut-être jamais exifté, ou du moins beaucoup plus tard. — L'étatde profpérité dont nous jouiffons, notre exiftence morale & politique, eft inconteftablement düe ft 1'heureux enthoufiafme  C =9 ) des premiers Colons, ainfi qu'aux conceffions généreufes des Rois Britanniques; nous devons donc a 1'un & al'autre ce que nous fommes. Cachons fous le voile de la reconnoiflance, fous celui de leur induftrie perfévérante & de leur fageife laborieufe, les crimes & les injuftices qui ternirent 1'origine de plufieurs dtabliffements. Les premiers fondements de prefque toutes ces Provinces ont dté teints de fang humain, dans les guerres que nos ancêtres eurent a fupporter contre les fauvages dont ils avoient envahi la propridté. — Les premières pierres de ces fondements furent fouvent renverfdes par la fureur de la difcorde, par des reltes de fanatifme, & par les malheurs de la difette. Telle eft iVpeuprès 1'hiftoire du commencement & duprogrès de toutes les focidtds humaines. Ici, c'dtoit des loups Europdens qui vouloient s'emparcr des foröts des retraites d'ours Américains. — Combien de fois , dans cette lefture, ne verriez-vous pas en tremblant le berceau a moitié renverfé , & 1'enfant au moment d'être ddvord! - Combien de fois ne le verriez-vous pas s'dchapper au danger par le moyen des circonftances les plus fingulieres, & devenir enfin ce que vous le voyez aujourd'hui! — C'eft 1'hiftoire du jeune Hercule, environB iij  C 30 ) né d'ennemis fous la figure de ferpents. -< Nos villes frappent un étranger, ditesvous? — Je n'en fuis pas étonné. — Leur propreté, leur régularité & leurpolice font vrairaent étonnantes; elles n'ont cependant pas été fondées par des Rois puiiïants ni par des grands conquérants; tout ce que vous avez vu eft le fruit de 1'induftrie protégée , & du génie humain émancipé de fes entraves, — La conftitution municipale de nos villes, fi bien connue fous le nom de Corporations; la dignité & le pouvoir dont jouiffent les Maires & Echevins qui les repréfentent & les gouvernent, les Cours de Juftice auxquelles feuls ils préfident , la richeffe accordée a ces corporations, en terreins limitrophes, en rivieres , en rivages jufqu'A baffe-mer, &c., la fage jurifdiction qui leur eft attribuée pour veiller a la conflruction des quais, a 1'alignement & a la largeur des rues , a remplacement des édifices publics , aux embelliffements, a 1'ordre, a la garde, a la propreté , a tous les détails d'une police éclairée ; telles font les caufes auxquelles il faut attribuer la différence qui fe trouve, & que vous peignez fi énergiquement entre vos villes antiques, fombres & fétides, conftruites au hafard & mal gouvernées, 6; la belle régularité, la jeune , la fraiche  ( 3i ) beauté des nótres. - Sans avoir a nous garantir de 1'irruption de Barons puiffants, nous les avons Mties a l'abri des loix, le compas & la bouffole a la m.in. — Mais fi, après avoir quitté nos villes, un Européen parcourt nos campagnes, ne fera-t-il pas furpris de leur étendue, vu 1'époque de leur défrichement ? Ne fera-t-il pas furpris du grand nombre de nos bacs, de la conftrucftion de nos ponts, de la bonté de nos auberges? — Par-tout, ( fi on en excepte quelques terreins nouveaux ou mauvais), depuis Pénobfcot jufqu'a Savannah, il y obfervera des maifons décentes , des champs enclos , des vergers de pommiers dans les Provinces du Nord , & des pêchers dans celles du Midi ; partout il verra des enfants fains & vigoureux , & des troupeaux plus ou moins nombreux. — Voila, dira ce voyageur, voila les vrais fymboles de la profpérité & de 1'induftrie. -< De quelque cóté que ce voyageur tourne fes pas , il voit que 1'agriculture eft 1'occupation la plus chérie & la plus eftimée , perfonne n'eft oifif dans le trajet iramenfe dont je viens de vous parler. 11 n'y verra point le pays divifé entre un certain nombre de Barons , qui , du baut des tours de leurs chlteaux crénelés, font B iv  ( 32 ) acheter a leurs vaffaux la concetTion de leurs terres pour des fervitudes honteufes. — II n'y verra ni 1'antique Abbaye, ni le CouverK ifolé. — Ne ferions-nous pas les plus coupables des hommes , fi , placés comme nous le fommes, fur un fol neuf, fur nne terre encore vierge, nous ne nous fervions pas de la hache & de la charme? Toutes ces Provinces pourfuivent Je même objet d'une maniere uniforme, c'eft-a-dire, elles étendent leurs établiflements en proportion de leur population, & leur commerce en proportion du progrès de leurs établiflements. — Ainfi , pendant qu'une partie des Colons abat les arbres, défriche , feme & moiflonne, 1'autre elf occupée a tranfporter fur nos rivieres les produclions de la terre a nos villes capitales, d'oü elles font envoyées dans toutes les parties de 1'Europe. — Un nombre immenfe de petits vaiffeaux, de barques, de pirogues, lient & uniflent toutes les parties de ce vafte continent, & y entretiennent 1'égalité & 1'abondance. — C'eft, vous le favez, fur cette variété de fois, de produétions & de befoins , qu'eft fondée la première bafe de nos exportations réciproques , comme 1'excédent de nos denrées produit notre commerce extérieur. — La grande quantité de  (33) rivieres navigables qui rendent cet hémifphere fupérieur peut-étre a toutes les autres parties du monde, le nombre de baies & de lacs, la grande ligne maritime que nous occupons, nos bois de conftruction, nos mines de fer , tout fur cette terre invite 1'homme, d'un cóté, a la culture, de 1'autre , a la conftruction des vaifleaux & a la mer. La quantité immenfe de poiffons que les habitants des Provinces du Nord vont annuellement pêcher fur les bancs, forme & occupe un nombre infini de matelots. La pêche de la baleine ( pouffée au plus haut point de perfedtion) eft devenue l'école de nos plus hardis navigateurs, depuis la baie de Baffin jufqu'aux ifles Falkfend; il n'y a point de parages oü ils n'y aillent chercher ce poiffon gigantefque. — Les Provinces du milieu exportent annuellement plufieurs miliions de boiffeaux de grain , des falaifons, des farines, desbifcuits, du fer, du cuivre, des planches & du merrein; ces exportations employent un nombre infini de vaiffeaux. — Le riz, le tabac, 1'indigo, & les autres produclions du Sud , ont donné naiffance a un commerce immenfe. — Les bois de confiruclion, les mdts, les goudrons, le cedre & mille autres articles, fe B v  C 34) trouvent dans prefque toutes ces Provinces. — C'eft ainfi que ce Continent peut fe fuffire a lui-même, & fournir en même-temps aux autres nations ce dont elles ont abfolument befoin. Nous poffédons ce qui eft effentiellement utile aux hommes; dans la fuite nous introduirons , nous cultiverons avec foin, tout ce que les Indes, 1'Afrique & 1'Europe produifent de plus rare & de plus utile : ceci eft un de nos projets favoris; & pour 1'exécuter, nous ne manquons ni de génie, ni d'émulation. II eft donc très-probable, vu 1'état nouveau de la Société humaine parmi nous, que ce Continent deviendra un jourle théatre oü les refforts de 1'efprit humain abandonnés a eux-mêines , acquerront toute 1'énergie dont ils font fufceptibles. — Le théatre, ou la nature humaine, fi longtemps rétrécie, fi long-temps réduite a la mefure des Pygmées , recevra peut-être fes derniers & fes plus grands honneurs, dans tous les arts, dans toutes les fciences, ainfi que dans la carrière civile & militaire. — Plufieurs autres parties du monde ont eu anciennement leur période de profpérité ; elles en ont joui jufqu'a ce que le defpotifme, la corruption des mceurs, ou i'ia-  C 35 ) vafion desbarbares ait tout renverfé & tout fait oublier. Ce doit être une confolation pour les gens de bien, de voir un nouvel hémifphere émergeant du fein des eaux, fi femblable a 1'Europe, dont les germes, 1'air vital & le fol n'attendent plus que le progrès du temps pour le remplir d'une multitude d'hommes. Nos Cours adminiftrent la jufiice dans nos capitales, ainfi que dans nos différents difhïcts; il y a peu d'endroits quinefoient a portée de nos Juges ambulants, qui annuellement vont tenir leurs féances dans tous nos Comtés; tous les Cantons font pourvus en outre de Juges de paix , nommés par nos Gouverneurs & de Cours inférieures toujours permanentes. — Chacun de ces Precincies eft muni, en outre, des plus beaux privileges municipaux, tels que ceux de choifir des Affeffeurs, des Collecteurs, des Supervifeurs , des Tréforiers, des Infpedteurs de chemins, des peres des pauvres , & plufieurs autres Officiers publiés. Chaque foncier poffede en outre le grand privilege de donner fa voix pour le cboixde celui qui doit repréfenter le Comté dans 1'alTemblée provinciale ; la loi exige que ce metnbre du Corps légiflatif y réfide & foit un cultivateur, c'eft-a-dire, qu'il y B vj  C sO poffede des terres. Avant de partir pour Ia capitale , ou fe tiennent nos affemblées, il eft obligé de confulter les habitants qui Pont nommé, fur les loix partictilieres qui pouvoient contribuer a la profpérité de leur canton. Ces repréfentants recoivent une piafire par jour , pendant tout le temps qu'ils font abfents pour le fervice public. La loi a fixé des Arpenteurs jurés dans tous les difhicls, pour mefurer les terres concédées, divïfer les propriétés, &c. — Elle y a auffi fixé des clercs , qui enregiftrent avec foin les copics de nos achats, de nos patentes, de nos arcbives & de tous nos papiers de familie; c'eft dans ces bureaux que font préfervés avec le plus grand foin , nos titres les plus précieux & les teftaments de nos peres. Tous les hyvers, nos affemblées légiflatives font occupées a promulguer les loix quipeuvent être utiles, ou a corriger celles qui ont ceffé de 1'être; les débats de ces affemblées , fi intércffants pour tous les citoyens, font rendus publics par la préfence de ceux qui veulent y affifter, ainfi que la circulation de nos gazettes. La plupart de nos Provinces étoient préfidées par un Gouverneur nommé par le Roi, qui, fans fafte onéreux, fans vaine pompe, a fait long-temps refpecter le Sou-  C 37 ) verain , & n'a eu que peu Ie pouvoir d'apprimer injuftement en fon nom. L'éducation particuliere que recoivent nosenfants eftfondéefur la toléraiice qu'on leur infpire, fur la religion qu'on leur apprend, fur le refpect des loix & des Magittrats. —- Plus avancés en age, ils apprennent une teinture de ces mêmes loix, 1'art d'écrire & de lire , fouvent la géométrie , 1'arpentage & la navigation; d'un aiitre cóté, la temireffe avec laquelle ils font élevés, 1'égalité qu'ils obfervent parmi eux, 1'émancipation de 1'autorité paternelle que la loi leur accorde ft viugt-un ans, la converfation de leurs parents, le genre de vie auquel ils font habitués, la fimplicité de nos plaifirs & de nos amufements, la liberté fociale, 1'hofpitalité; que vous diraije, Pair qu'ils refpirent peut-être , tout ce' qu'ils ont vu, tout ce qu'ils ont entendu, fert ft leur donner de 1'émulation & de Pinduftrie, le goüt du commerce ou de la culture, & ft leur infpirer Pamour de Ia patrie: — de-lft cette nuance particuliere & caraétériftique; de-la cette nouvelle modification d'exiftence civile & politique, qui conftitue 1'Américain, & le rendra dans la fuite bien différent des autres nations. — Nous avons desEglifes dans tous les endroits convenables, que chaque Sefte y a  C 38 ) batie a fon grë. — Plufieurs font conftruitesavec beaucoup d'élégance; la Religion , 1'amour & la crainte de Dieu elt parmi nous Ie premier lien de la fociété & le premier garant desmceurs ; mais cette rille du Ciel, loin d'opprimer les hommes, ne fert qu'a bénir nos travaux, a porter nos vceux au pied duTróne éternel, & a implorer la miféricorde & la clémence de 1'Etre fuprême. Ici toutes les Sectes font recues & tolérées; tous nos bons livres nous enfeignent que ce font les branches du même arbre, comme nous fommes les enfantsdu mêmepere. —■ Cette difcordance apparente, eft devenue parmi nous la bafe Ia plus philofophique & la plus certaine du repos public, ainfi que de 1'harmonie générale; — nous avons laiffé a douze cents lieues vers 1'Orient, le zele amer & turbulent; — nous n'ignorons pas que c'eft a cette manie de 1'efprit humain que plufieurs de nos Provinces doivent la perte de leur population & de leur grandeur. Le mélange de tant de Nations & de tant de Sectes vivant depuis un fiecle a 1'ombre de 1'égalité & de la juftice, nous a enfin conduits a la fageffe, en nous rendant plus véritablement freres encore que par-tout ailleurs. — La première bafe de nos Loix eft la liberté & la tolérance ; de-  C 39 ) la un efprit doux & charitab'.e s'eft introduit dans tous les coeurs, & eft devenu le premier trait de notre caraclere national. — Nous fommes, Je crois, la fociété la plus nombreufe , après notre métropole , qui ait établi pour principe d'admettre toutes les manieres d'adorer Dieu , & qui ait regardé le privilege de 1'adorer chacun ft fa facon, comme un des premiers droits de la confcience , & de ne plus fe haïr au nom du Dieu de paix & de miféricorde. Les mceurs dépendent, vous ne 1'ignorezpas, du genre d'occupations, de 1'éducation des préjugés , de la religion & du gouvernement auquel les hommes obéiffent. — Refuferez-vous de rendre juftice ft notre charité publique, fi évidemment démontrée dans rétabliffement de nos hopitaux oü regnent la propreté & 1'abondance, démontrée par la générofité avec Iaquelle les émigrants font fouvent recus parmi nous? Plufieurs fois je vous ai entendu louer notre hofpitalité, la fimplicité de nos mceurs, notrebonhommie, lafageffe denos ufages, & fur-tout cette fagacité naturelle, ce génie induftrieux, toujours agiffant & toujours aclif, qui nous anime dès notre jeuneffe, qui nous conduit de projets en projets, les uns vers les fpéculations maritimes, les autres vers quelque nouveléta-  C 40 ) bliflement, quelques nouveaux cffais, ou vers la profondeur de notre Continent. Vous connoiiïez 1'humanité avec laquelle les voyageurs font invités, font accueillis par les marchands de nos villes, ainfi que par les cultivateurs de nos campagnes; vous avez obfervé une paix, une tranquillité générale dans une route de plus de 400 lieues; — vous n'y avez pas entendu parler d'un vol, & a peiney avez-vonsune porte frrmée au verrou : a quoi bon donc vous peindrai-je les mocurs d'un peuple qui ne s'occupe que du labourage ou du commerce, d'un peuple humain , éclairé, étranger a toute efpece de fervitude féodale, ainfi qu'a une diftinction ariflocratique, qui regarde les droits de primogéniture comme le crime d'un pere envers le refte de fes enfants, comme une infulte faite a la nature, comme un outrage public? — a quoi bon vous peindrai-je les mceurs d'un peuple qui jouit d'une liberté raifonnable , qui poffede de fon chef des terres qu'il cultive, qui nereconnoit dans 1'homme que deux dignités feulement, celle de la magiftrature & celle du mérite utile; chez qui 1'honneur & la vieilleffe confifte a être entouré d'une nombreufe pofiérité; qui hait 1'oifiveté comme le plus dar * :reux des maux; qui n'ayant nulle antique cré-  C 4i ) dulité, nul préjugé dangereux, nulle anciennes opinions , étudie avec foin les nouvelles découvertes des autres Nations, les unit aux fiennes, & les adopte avec joie; — d'un Peuple qui enfin obéit a une Religion douce & bienfaifante, ainfi qu'a un Gouvernement libre &fage? Quant a nos mariages, vous le favez, c'eft ici le pays oü ils font en général fort heureux, paree que nos filles n'ont d'autre dot que leur vertu, leur beauté & leur efprit d'économie. — Ici tout le monde fe marie de bonne heure; c'eft le premier defir de la jeunefle : alors la fanté & 1'union nous donnent de 1'émulation, nous excitent au travail, & en adouciflent la févérité; nos richefies premières viennent de 1'utilité & des connoifiances domeftiques de nos femmes. — Siun Américain veut être heureux, il faut, dit le proverbe, qu'il confulte celle que le ciel lui a donné; les femmes uniffent, pour la plupart, la propreté au bon ménage , 1'intelligence a 1'économie. — Leur fécondité ne manque jamais de remplir nos habitations d'enfants fains & robuftes, ainfi que leur induftrie de nous vêtir avec le linge & les habits qu'elles filent & font filerdans nos maifons : nous ne connoifibns pas ce facrilege, fi commun en Europe, dont vous m'avez tant parlé. — La nature  (42 ) elle-même fixe le nombre des enfants qu'elle veut bien nous donner; ce font autant de préfents que nous recevons avec joie & avec reconnoiffance; nos femmes les nourriffent avec la plus grande tendreffe. Nos Eglifes font deffervies par des Prêtres , qui, comme nous, travaillent &cultivent les amples glebes que nous y avons attachées. — Ces Prêtres ne font point les plantes ftérües, ni 1'arbre infruiftueux de 1'Evangile; — leur célibat feroit une perte irréparable, un larcin criminel fait a une fociété naifiante; comme nous, ils élevent de nombreufes families, & uniffent la prédication de 1'Evangile au labourage de la terre. ~ Outre leurs glebes, ils recoivent les dons que nous leur faifons volontairement : nous ferions bien fftchés de les voir jouir de richeffes , dont la poiTeffion eft toujours funefte & dangereufe; levéritable afyle de la vertu eft la médiocrité. — Que ferions - nous aujourd'hui, fi nous avions admis parmi nous une claffe d'hommes riches fans travail, & fans être obligés de contribuer en rien au bien général? Nous ferions encore des enfants a la lifiere. Nous avons trouvé ce continent prefque vuide d'hommes, & ces hommes fauvages & nouveaux, ne favoient point embellir la terre. — II étoit donc néceffaire pour prof-  C 43 ) pérer , de donner a nos jeunes fociétés toute 1'énergie poffible ; 7* il étoit dofnc néceffaire que nous fuffions tous des citoyens , que chacun eüt fa valeur & fon poids, que la liberté , la tolérance & la juftice devinffent nos divinités tutélaires ; —* que le glaive de la Loi , qui punit fi rarement parmi nous , ne punit encore qu'avec le regret d'óter la vie a un homme ; que cette même loi nous apprit la valeur d'un individu , par rapport a luimême, comme poffédant le droit d'exifler & d'être heureux, & par rapport a la fociété qu'il embellit par fa préfence, & qu'il enrichit par fes travaux. — II étoit donc néceffaire que notre dépendance fociale ne füt établie que pour le bien général, & que la multitude ne püt jamais être facrifiée au bonheur apparent de quelques individus , — il étoit donc néceffaire que cette fubordination devint non une chainc dure & pefante, mais un lien doux & facile, qui nous réunit & nous refferrat fans nous comprimer. De ces principes falutaires dépendoit notre accroiifement : auffi dans 1'efpace d'un fiecle, notre fociété, fortant de fon foible berceau, s'eft-elle accrue a trois millions d'habitants, qui cultivent aujourd'hui une zone de neuf cents mille de long, fur foi-  C 44 ) xante-dix de large a-peu-près, qui y ont fondé plus de cent villes, Mti plus de fix cents mille maifons, & défriché plus de acres de terre (*). Ici le Botanifte pnurroit trouver un champ vafte & fécond, le Naturalifte une multitude de granits, de végétaux, de terres & de minéraux qu'il ne connoiffoit pas ; le Philofophe feroit für d'y voir un fpectacle attendriffant, & le citoyen des feenes inftruétives. N'eft-il donc pas étonnant que parmi tant de favants Européens, aucun n'ait encore daigné venir nous vinter ? >— Et pourquoi ferions-nous fi ignorés? — Notre étendue géographique ne nous annonce-t-elle pas a tous les autres peuples? — la fomme de notre indudrie n'eft - elle pas enregiftrée dans les douanes Angloifes ? — Non , c'eft vers la Grece dégénérée , c'eft vers 1'antique Italië que cheminent tous les voyageurs. — Encore fi on pouvoit recueillir dans ces contrées quelques étincelles de leur ancien génie; fi on pouvoit y retrouver le tombeau des Socrates (*) L'Auteur veut dire que fi tout le terrein enclos des 13 Etats étoit raflemblé, it conftitueroit une zone de 900 milles de long , fur 70 de large, égale a un quarré de 160 müles, du contenu de 40 millions d'arpents.  C 45 ) & des Ariftides, des Catons & des Fabius, je leur pardonnerois, — je pafferois la mer mofmême pour offrir mon eneens a ces précieuf'es reliques. Ne blafphémerois-je donc point, en difant qu'il feroit peut-êtré plus inftructif de venir parmi nous y contempler le germe primordial , & les progrès d'un peuple éclairé & nouveau, que d'aller en Italië y deffmer les monuments de la décadence, & y marcher fur les débris d'un ancien peuple? — Peut-être feroit-il plus inftructif de traverfer 1'Océan pour voir une nation heureufe, que de franchir les Alpes pour y voir celle qui 1'a, dit-on, été : — peutêtre feroit-il plus confolant de venir admïrer nos villes alignées, propres & commercantes, que d'aller vifiter quelque temple ruiné parmi les décombres menacants, & a travers des rues tortueufes & obfcures, oü. le buiffon du défert, oü 1'herbe de la folitude & le filence de la dépopulation, ont fuccédé a la foule, a ia propreté & a 1'induftrie ? Si , parmi nos établilTements, le voyageur n'étoit pas frappé de la vue d'un are de triomphe, d'un obélifque impofant, auffi n'y verroit-il pas fous tant de nuances , la mifere & 1'aviliffement d'une nation jadis illultre? r-i  (46) Et après tout, mon ami, Pexnmen des fuperbes ruines d'Italie, 1'étude de fes beaux Arts, tendent-ils a rendre les hommes plus vertueux, plus heureux & plus dignes de 1'être? — La connoiffance de nos légiflations, n'auroit-elle pas un effet bien différent ? — Pour moi, je crois qu'il feroit plus agréable de fe trouver a 1'origine des chofes, qu'a la trifte revue des fragments du paffé. Si j'étois en Itnlïe , je me dirois fans cefTe : ,, — Tu marches fur une terre fu,, jette, dès fon origine , aux bouleverfe- ments; fouvent elle tremble & eft agi,, tée ; c'eft ici que la nature , dans fes ,, convulfions , gronde , menace & punit ,, plus qu'ailleurs la ftupide témérité des ,, hommes : n'a-t-elle pas englouti, il y a ,, dix-huit fiecles , deux fuperbes villes; ,, n'a-t-elle pas renverfé plufieurs fois les „ rivages de la Sicile ? -« Redoutons 1'ap- proche des marais Pontins , c'eft le féjour „ des épidémies & de la ftérilité : n'ap„ prochons qu'en tremblant de la vénéra- ble & ancienne Métropole; car elle eft „ fituée au milieu d'un défert infecte. —■ „ Sa grandeur préfente, me -dirai-je, ( pré. „ cairé , puifqu'elle n'exifte ni fur la li„ berté, ni fur la culture, ni fur le com- merce) doit donc vaciller, doit donc  C 47 ) „ chanceler , comme les antiqnes eolonnes, comme les tremblantes ruines qu'elle „ contient dans fes murs? Oh! Rome, „ ton exiftence actuelle m'étonne , prefque autant que ta grandeur paffee "'. La vue de nos étabiiffements dans toutes les gradations de leur ancienneté, dans toutes les nuances de leur amélioration ; nos ports de mer, le voifinage de nos villes, rejouiroit involontairement 1'ame du voyageur , auquel 1'approche d'une capitale feroit annoncée par le nombre, 1'élégance, la beauté des plantations, & la perfection de la culture. — La vue de cette douce perfpective lui infpireroit, j'en fuis fur, les idéés les plus confolautes, & les réflexions les plus utiles. — Son imagination , délivrée du fardeau de fe rappeller fans ceffe tant de crimes & de malheurs, tant derévolutions affiigeantes, jouiroitd'avance du fpectacle magnifique que prépare ce Continent. — Et quand, me demanderez-vous, jouirons-nous en effet , de ce grand fpectacle? — Lorfque les générations futures auront rempli une partie de fon étendue; lorfque nos mines feront découvertes & exploitées, nos canaux de Communications ouverts pour joindre les fources de nos rivieres; lorfque de nouvelles inventions auront enriclii la méchani-  C 48 ) que , & perfeétionné le pouvoir des homnies ; — lorfque la foule des Arts & des Sciences utiles auront embelli notre Société, & auront ajouté une dignité nouvelle al'exiftence des races futures :— c'eft alors que nous deviendrons les voifins des Ruffes , qui ne s'en doutent pas aujourd'hui; — c'eft alors que nous vifiterons le Japon & les Indes , en remontant nos rivieres & en paffant fur nos terres. — Ce fera 1'époque oü 1'or du Midi fe manera au fer du Nord. — C'eft alors que nos flottes marchandes traverferont les grands lacs, & uniront les parties les plus éloignées de 1'intérieur de ce vatte Continent. -< Longtemps avant ce moment , nos vaiffeaux parcourront toutes les mers ; nos talents cc notre énerige donneronf'a 1'Univers 1'exemple le plus efficace, & notre commerce deviendra le lien le plus utile de toutes les Nations. L'Italie n'a eu qu'une période oü elle méritoit le refpect de la terre , & 1'attention des voyageurs : — C'étoit dans ces temps héroïques , oü des citoyens quittoientla charruepour défendre leur patrie, oüle mépris de la vie, la crainte des Dieux, 1'amour de leurs foyers, & la firn, licité des mceurs , les avoient élevés au plus haut rang. -1 Rome n'avoit alors ni temples faf- tueux,  C 49 ) tueux, ni fuperbes palais; fes Citoyens feuls faifoient fa richeffe , fa fimple & noble parure. — Ces Héros font paffes, il ne nous refte plus que le fouvenir & 1'imprefiion de leur exemple; - Souvenir qui, peutêtre mi foiir, fera naitre parmi nous des hommes qui les imiteront ; car , comme eux, d'une main nous tenonsnos charrues, & de 1'autre, comme eux, nous faurons faifir les armes, fi jamais 1'ambition ou la tyrannie nous attaquent. Viens parmi nous, Voyageur Européen; — ici, tu te repoferas a. Pombre de nos vergers , tu iras méditer dans la folitude de nos forêts, - ici tu te réjouiras dans nos champs en converfant avec nos laboureurs intelligents ; tu obferveras la terre, les montagnes & les marais tels qu'ils font fortis des mains de la nature. — Ici tu verras une nouvelle race d'hommes, indomptables , & incapables d'être civilifés. ~ Plus heureux peut-être dans leur état, que dans celui qu'on a vainement effayé de leur faire prendre ; — paree qu'ils ne peuvent concevoir d'autre bonheur que celui d'être libres & indépendants. — Tu iras philofopher avec ces enfants pufnés de Ia nature : quel vafte champ pour la méditation I — Tu participeras, fi tu le veux, a la dignité de leurs adoptions, en remplacant Tomé I. C  ( 5° ) quelques-uns de leurs parents j tu deviendras membre de leurs villages : tu feras même incorporé dans leur fociété , fi tu préferes , comme tant d'Européens ont fait, leur vie fimple & tranquille a toutes les brillantes entraves, a toute la fcience inutile de tes fociétés Européennes. - Tu iras voir nos grands lacs, ces mers intérieures & immenfes qui étonnent le fpeftateur. Tu monteras fur la clme des Apalaches, d'ou tu contempleras d'un cótéce que nous avons déja fait dcpuis les rivages de la mer, de 1'autre, ce qui nous refte a faire pour peupler & défricher la profonde étendue de cette quatrieme partie du monde. Si tu aimes mieux remplacer 1'illufion. des vains fouvenirs , les regrets inutiles, la ftérile admiration des ruines d'Italie par la vue de tant de fcenes inftruétives & nouvelles que préfente ce continent, tu préféreras, j'eti fuis für, la vue de trois cent's lieues de pays nouvellement défriché ; tu préféreras le riant afpecl: d'une grande plantation mife en valeur , par la leule induftrie du propriétaire; tu préféreras L, vue d'une vafte grange Américaine re; ;üe des moiffons d'un feul Colon , a celié des débris inutiles du Temple de Cérès. Adieu* St. John.  ( 51 ) P E N S É E S D' V N CULTIVATEUR AMÉRICAIN, Sur fon fort & les plaifirs de la campagne. Comme vous êtes le premier Européen éclairé que j'aye jamais connu, ne foyez point étonné fi, fuivant ma promeffe, je m'emprelTe aujourd'hui de cultiver votre amitié & votre correfpondance. Les favants détails que vous m'avez envoyés me font voirla Dites - moi, mon cher Académicien, par quelle raifon 1'idée du mal, confidéré comme affligeant les autres, devient-elle une efpece de bien réel pour nous ? Ce n'eft pourtant pas, il s'en faut bien, que je me réjouifle de ce qu'il y ait en Europe tant de malheureux, qui femblent n'avoir recu le jour que pour ratnper dans 1'obfcurité , la vie que pour fentir la douleur, des befoins que pour ne les pouvoir fatisfaire. — Quel mal ont fait a la nature ces pauvres Ruffes ? Peu de temps après la mort de mon pere, qui me laiffa la plantation que je poffede aujourd'hui , je devins tout-a-coup mécontent de mon état, fans cependant en connoitre d'autres: — plufieurs fois je fus tenté de le changer, fans favoir lequel je choifirois. -*Je ne voyois dans Ia vie que j'avais mende jufqu'a ce jour, qu'une répétition ennuyeufe des memes travanx &  C53) des ffiêmes plaifirs. Je confidérois les premiers comme un apanage de la fervitude, comme dégradant la dignité d'un homme libre; 1'autre comme infipide & peu convenable a mes goüts. — Un jour rêvant au projet que je me propofois, & pour mieux juger de la métamorphofe que je préméditois , je me confidérai par anticipation , comme ayant déja vendu ma plantation, dont on m'avoit offert peu de jours auparavant 37,500 livres tournois. -- Alors 1'afpect de la fociété fe changea foudainement a mes yeux; j'en fus effrayé,—je ne fais pourquoi? Le monde me parut piusvafte, dès que je n'y occupois plus la même place; je me crus errant; je crus appercevoir que je perdrois tout mon poids , ma conféquence, ainfi que 1'eflime de mes amis; le doute, 1'indécifion & la crainte accompaguoient tous mes pas; ma terre alors, ma maifon, mes champs & mes prairies fe préfenterent fubitement a mon imagination, fous des couleurs plus riantes & plus cheres; 1'idée de demenre , de permanence, de droits munfcipaüx , celle de propriété enfin , que jufqu'ici je n'avois jamais approfondie, fe développerent a mon imagination fous les couleurs les plus attrayantes; & ce que je croyois auparavant chimérique, devint pour moi une fource réeile C iij  ( 54 ) de fatisfacYion & d'amour-propre.— „ Et „ pourquoi, me dit alors mon bon génie, es-tu fi mécontent du genre de vie auquel ton pere t'a élevé ? Pourquoi croistu le travail incompatible avec la dignité 3, de 1'homme ? pourquoi méprife-tu les „ plaiürs champêtres ? peut-il y avoir fur 3, la terre un fpectacle plus édifiant & plus noble que celui d'une fociété d'hommes , qui, au milieu de 1'abondance , cultivent leurs propres champs & fauchent leurs 3, propres prairies ? Un travail modéré devient la fource de la fanté, 1'antidote des chagrins & des foucis; c'eft la médecine „ univerfelle qui prévient les maux phyfiques, ainfi que ceux de 1'ame. Quelle „ honte a ton age de ne connoltre pas 5, encore tout le bonheur de ton état & „ toutes les bénédidtions attachées au travail, & particuliérement a la culture de la terre! — Fais comme ton pere; — fans 3, ceffe il mêloit la chanfon joyeufe avec fes occupations; c'eft 1'amulément d'un „ efprit qui fe repofe ; jamais il ne ren„ troit dans fa maifon fans le fouris de la fatisfadtion peint fur fon viliige; jamais „ il ne revoyoit ta mere fans Fembralfer; „ —jamais il ne murmuroit des accidents ,, qui lui arrivoient. —Malheureux que tu es! as-tu, comme lui , été perfécuté3  ( 55 ) „ enfermé dans ta jeuneffe, conduit pen* „ dant trois ans de cachots en cachots, par des Prêtres & des dragons, & me„ nacé des galeres pour la religion? as-tu, „ comme lui, fouffert tous les maux de la „ faim, de la nudité & du défefpoir? as„ tu, comme lui, traverfé 1'Océan dans „ une faifon dure & tempétueufe , fans „ vue, fans objet que celui de fuir ta pa„ trie? as-tu, comme lui, été obligé de „ déraciner les arbres & les buiffons de „ ta plantation, & d'enncttoyerles marais „ aprèsles avoir defféchés? as-tu, comme „ lui, été obligé de faire batir une maï„ fon , une grange, & de creufer ton puits ? „ ■— Non ; — plus heureux, fans le favoir, „ tu n'as jamais, comme lui, vécu fous ,, 1'écorce & couché fur des feuilles pen,, dant fix mois. — De quoi ofe-tu donc te „ plaindre? il t'a donné 1'éducation d'un „ honnête Colon; tu fais lire & écrire , un ,, peu de géographie pour entendre les ,, gazettes, un peu de loi pour favoir les „ refpefter & gérer tes affaires. — II t'a „ laiffé en outre une partiedes conn"iuan,, ces qu'il avoit acquifes par plus de cin„ quante ans d'expérience. — Travaüle „ donc comme il a travaillé, jouis de 1'u„ fufruit de fes fueurs, de 1'héritage de fon „ indüftrie, de fa fageffe & de fes princiC iv  C 5ö ) ;, pes; compare ton fort h celui des émi3, grants que tu vois chaque année arriver „ parmi nous; — quefh'onne - les fur ce „ qu'ils ont été, furce qu'ils ont fouflert, „ & après celaofe murmurer".—Jefortis de cette rêverie un liomme nouveau; j'eus bonte du deffein que j'avois formé; je rougis des idéés pernicieufes que j'avais auparavant chérics; je jurai dans mon cceur de ne jamais vendre ma terre, ccdepourfuivre la carrière que m'avoit infpirée mon bon génie. — Pour terminer ce nouveau fyftême , j'époufaipeu de temps après la fille de mon cceur, mon premier choix que mon mauvais génie m'avoit prefque fait oublier. —Quelle révolution fubitc n'éprouvai - je pas ! ma maifon en devint tout-a-coup plus gaie & plus agréable; ma femme remplit un vuide immenfe, au milieu duquel je m'étois au» paravantégard; un nouveau principe , dont je ne connoilfois pas 1'exiftence , anima toutes mes actions. Quand je labourois mes cbamps , je trayaiüois avec un nouveau degré d'alacrité & de courage, paree que je fentois que ce n'étoit plus pour moi feul que je travaillois ; cette confolante réflexion a toujours depuis defféché mes fueurs : fouvent ma femme m'accompagnoit fon ouvrage h la main. Quel tranfport n'ai-je pas reffenti, lorfqu'affife a 1'ombre d'un arbre,  ( 57 ) elle lotioit la perf'eclion de mes fillons, la docilité, le bon état de mes chevaux, ou la bonté de ma terre! Je ne puis vous peindre combien ces réflexions ont réjoui mon cceur, adouci mes difficultés , & rendu mon travail agréable. — Ce fut alors que je regrettai de ne m'être pas marié plutót: j'avois vingt-fix ans ; quelle époque! — j'aimois & j'étois aimé ; je jouiffois d'une bonne fanté; j'étois jeune & vigoureux; je cultivois mes propres champs; j'étois, comme je le fuis encore, libre, indépetï» dant, fans aucunes dettes & affujetti a aucunes redevances. — Hélas ! me dis-je a jnoi-même , un jour (affis fous le grand hycory que vous connoiffez dans la prairie): „ Quel doublé crime n'aurois-je pas com„ mis, quel malheur irréparable n'auroisJ5 je pas mérité, de quelle funefte & dou- ble erreur n'aurois-je pas été coupable, „ fi j'avois vendu ma plantation! — Je „ n'aurois jamais eu ma femme, & je ne ,, ferois plus cultivateur. Puilfe le Colon ,, Américain qui, mécontent de fon fort, „ dédaignant 1'héritage indépendant de fes „ peres , ofera 1'abandonner & former „ d'autres projets , ne goüter jamais le bonheur ". Vous exigez de moi des détails fuf ma fituationj -< je vais les décrire, fans doC v  C 53 ) venir le garant de Pintérêt qu'ils pourront vous caufer. Je les écrirai tels que mon cceur les infpirera ; certe douce réminifcence efi toujours une féte pour moi. Mon pere m'a laiffé trois cents foixanteonze acres de terres, dont quarante-fept confiftent en deux excellentes prairies de tymoti, excellente herbe ; un affez beau verger de cinq acres, dont j'ai moi-même planté une partie; un enclos de quatre cents cinquante pêchers en plein-vent , pour nourrir mes cochons & faire dc 1'eau-devie; une maifon décente de quarante deux pieds de long, une grange de foixante-dix pieds fur quarante-trois, couverte en bardeaux de cedre : tous les ans je fale entre quinze cents & deux mille livres de bon lard, douze cents livres de bceuf; pendant la moifon, je tue fixgras moutons; — j'ai engrains, légumes, beurre, fromage, &c. de quoi abondamment nourrir ma familie, & fournir a la table de 1'hofpitalité. Mes negres font affez fideles; ils jouiffcnt d'une bonne fanté, font gras & contents; ils travaillent avec bonne vclonté. — Je leur ai toujours donné le famedi pour eux, de la terre a tabac, tant qu'ils en veulent; les deux plus &gés en font au moins pour cent ibixante piaftres par an; ils font nourris «le la même tomte & vêtus du même drap  C 59 ) que moi. Mon pere a acquis & laiffé derrière lui le nom d'un Colon refpectable : il étoit heureux ; & pourquoi en marchant fur fes traces, ne ferai-je pas heureux & refpeóté comme lui? — Je n'ai point de procés; j'entends affez 1'efprit de nos loix pour conduire mes petites affaires; je refpecte leur protection fans craindre leur févérité. — A peine mon premier enfant futil né, qu'une nouvelle perfpeétive fe préfente a mes yeux; une nouvelle lumiere me montre mille objets intéreffantsque jufqn'alors je n'avois jamais appercus ; je reffentis dans mon cceur 1'effet de 1'amour paternel ; j'en aimai ma femme davantage : cet événement devint pour moi un nouveau lien, & fembla ajouter quelque chofe au rang que je polfédois dans la fociété. C'eft une deite , me dis-je, en partie payée : „ Je viens de donner un citoyen ü la pa„ trie, quim'en félicitera, en me donoant ,, le nom de pere ". Que vous dirai- je? jamais charme n'eut d'effet plus prompt ni plus vif. — Je ceffai alors de permettre a mes idéés d'outre-palfer les limites de ma plantation; je donnai le nom de cet enfant a une nouvelle pièce de marais que je venois de delfécher, & que j'avois fait entourer de foffés. — J'ai fuivi cette méthode depuis, a la nailTauce de tous les autres. C vj  C 60 ) e« II faut être pere pour comprendre Ie plaiiir, 1'ivrefie dont on jouit, quand on tient dans fes bras, a cóté d'une femme ehérie , le fruit tant defiré d'un amour mutuel. Quand, affis au coin de mon feu, la pipe u la bouche, je contemple ma femme, tra? vaillant, bercant, ou tenant notre enfant a fon fein, je fuis agité de mille fentiments agréabies; c'eft alors que je m'enorguellis de ma condition, dont je reffens tout 1» bonheur. Souvent il arrivé que 1'effet & la rdunion de toutes ces agitations de 1'ame, s'éleve en rofde, & me fait inftinctivement verfer des larmes. — Que les hommes feroient heureux, fi la nature ne les eüt condamnés qu'a en rdpandre d'auffi douces & d'auffi falutaires ! — Souvent, je 1'avoue, les réfolutions pieufes que je fais, fe diffipent avec la fumée de ma pipe; mais femblables a cette même fumée, qui en difparoiffant laiffe derrière elle une odeur agrdable, de même les traces de ces iddes reftent gravdes dans mon cceur."— Lorfqu'a mon tour je prends notre enfant fur mes' genoux, pour 1'exciter a jouer ou a rire, c'eft alors que mon imagination s'élance dans 1'obfcur avenir, pour ychercher quel fera fon caraétere, fa conftitution & fa fortune. Je tremblerois peut-être fi , pouvant  ( 6i ) ©uvrir le grand livre du deftin, il m'étöit permis d'y lever la page particuliere qui contient fabonne & famauvaifefortune.— Quand je prévois d'un autre cóté,lesmaux de 1'humanité, les accidents de fenfance, je paye bien chérement la joie dont je m'étois auparavant enivré. Dès que ce premier enfant fut né, je ne quittai plus ma maifon qu'avec un certain regret; & le Ciel m'eft témoin que jamais je n'y retourne fans reffentir un treffaillemeut particulier que je cherche même a étouffer, le regardant comme puérile; - & même encore aujourd'hui, a pcine ai-je mis le pied fur mes terres, que je me fens affailli d'une foule de réflexions qui ne me frappent nulle part ailleurs. La confolante idéé de propriété exclufive, de droits particuliers, de privileges munipaux, fe préfente k mon imagination. — Pré„ cieux terrein , me dis-je a moi-même, „ en vertu de quelle antique coutume, de „ quelle heureufe révélation, par 1'efficace „ de quelle loi eft-il arrivé que 1'homme, „ d'abord errant dans les bois ou dans les „ plaines, ait jamais imaginé de fe choifir „ un fol, de s'y fixer, d'y attacher les pri,, vileges les plus elfentiels, de le rendre la fource de fes plus beaux droits, ainfi >y que de fes richeffes ". Le terrein que j'occupe aujourd'hui étoit  C Jugez du degré de curiofité excité par tous ces phénomenes, fur-tout lorfque je traverfe, dans nos voitures hyperbordennes (traïneaux), le même lac ou la même riviere que j'avois paffée en bateau quarante-huit heures auparavant? Que font devenus ces millions d'infectes qui folfitroient dans nos champs, qui animoient nos prairies pendant Vété ? Ils dtoient fi foibles & fi ddlicats, la pdriode de leur exiftence a été fi courte, qu'il eft impoffible d'imaginer comment, dans un efpace fi limité, ils ont pu acquérir les connoiffances néceffaires pour obtenir leur fubfiftance; choifir leurs compagnes; le lieu de leur demeure, & fur-tout 1'art fublime de ddpofer leurs oeufs microfcopiques, de maniere a éluder la rigueur de nos hyvers, & a conferver cette portion de chaleur qui doit ranimer la génération fuivante & préferver 1'efpece.  C 77 ) D'ou nous vient cette difpofition irréfif» tible au fommeil, fi commune a tous ceux qui font faifis d'un grand froid, & qui infailliblement les conduit au dernier repos de la nature? — D'oii vient ce grand nombre de petits oifeaux (Snow Birds) qui bravent le froid & les gelées, & qui trouvent fur la neige (cet élément ftérile) de quoi fe nourrir? Jamais on ne les voit que dans la faifon la plus rigoureufe. Placés comme nous fommes, au milieu de tous ces problêmes, au - lieu de chercher a les réfoudre , adorons la fagefl'e du grand Créateur ; il n'exige de nous que de la reconnoilfance. Dans le printemps , les chanfons matineufes des oifeaux me raviffent & me touclient; je ne puis vous exprimer 1'effet que cette mufique champêtre a fur mes fens. Je me leve vers 1'aube du jour: c'eft la feule faifon oii je pouffe 1'avarice du temps jufqu'au fcrupule. — Je ne perds pas un moment qui puilTe ajouter a cette jouiffance innocente , qui ne nous lailfe que le fentiment de 1'admiration. C'eft vers ce moment précieux, qui n'elt point encore 1'aurore & qui cependant ceffe d'être la runt, que j'adreffe mes prieres a 1'Etre fuprêmedans le milieu de mes champs : c'eftla l'inftant du concert univcrfel que lui D jy  ( 78 ) ofFrent les oifeaux du voifinage; chacun d'eux, joyeux & content, embellit la nature , ranime le filence précédent de 1'athmofphere, & réveille 1'ame du fpectateur. Quel crime d'être pareffeux dans cette faifon! Qui peut entendie fans émotion les tons amoureux de nos robins ( oifeaux Américains) au milieu des vergers, les accent* percants du catbird, les notes fublimes de notre grive, les chanfons mélodieufes & variées de 1'oifeau moqueur ? L'art fingulier avec lequel tous ces oifeaux cónftniifent leurs nids , leur propreté, leur commodité, me fait fouvent rougir de la faleté de nos maifons. Leur attachement pour leurs compagnes, les chanfons particulieres que leur adreffentles malés pendant 1'ennui de 1'incubation, leui afïeftion pour leurs petits, tout cela me rappelle mes devoirs, fi je pouvois les oublier. La raifon nepourroit-elle pas fouvent puifer, dans la perfeclion de 1'inftinct, le moyen de corriger les erreurs, de réprimer les folies que ce fublime préiënt ne nous empêche pas de commettre? Si jamais la jouiffance & le bonheur font pour 1'homme un devoir, fi jamais le Ciel le comble de bénédiétions capables d'alléger le fardeau de la vie , c'eft a la campagne •. c'eft pendant la faifon du printemps,  ( 79 ) lorfqu'avec un êfprit fain & un cceur pur , il étudie les difterentes fcenes du grand & fublime fpeftacle de la nature; c'eft-la le moment ou cette mere univerfelle annonce la fertilité fous 1'emblême des plus belles fleurs. Cette faifon n'arrive jamais que je ne rende a 1'Etre fuprême les afttons de grace, plus ferventes encore que dans tout autre temps : fon pouvoir alors me paroït plus grand & plus bénigue; la vue des dons qu'il nous promet, me touche plus que celle des moiifons qu'il nous donne. — Ah. pourquoi, mon ami, n'ai-je jamais fu toucher la lyre? J'aurois peut-être effayé de chanter nos naïades américaines, nos dieux champêtres, la verdure denos montagnes, la fertilité de nos vallées, la majefté denos fleuves. „ C'eft toi, régiori du Shèmndo r), qui fur-tout auroit infpiré mes ac„ cents!- Toi, féjour de la fanté de la force, de la beauté , de la nchelfe \] agricole, quel vafte champ ne préfentes' ' tu pas au poëte & au peintre "! Plufieurs fois il m'eft arrivé, écoutant au milieu de mon verger le premier des oifeaux qui faluoit la lumiere par Ion chant (*) Vallée dans les jnontagnes de Virgime. D iv  C 80 ) mélodieux, dechanter avec lui; nousétions animés des mêmes fentiments La verdure, Ia fraicheur,l'odeurfuave, la beauté des fleurs, 1'éclat nouveau répandu fur tous les objets, tout infpire alors la tendre volupté, le doux plaifir & la haute admiration. C'eft alors que la nature enfle nos veines par la circulation de notre fang & anime nos fentiments , comme elle annonce I'apparence des fleurs en gonflant les boutons par la circulation des fucs végétaux; c'eft alors qu'elle fe diffout en amour univerfel, & femble conduire toute la créatioa au même fentiment. Avez-vous jamais vifité un grand verger fleuri fans en être ému? C'eft Ia fêtedetous les fens; 1'ceil en eft ravi, 1'odorat triomphe, 1'oreille même eft occupée du doux faourdonnement des mouches qui fortent de leurs quartiers d'hyver pour cueillir le miel. Mais I'aube du jour difparoit; elle enmine avec elle les vapeurs, les nuages & les dernieres ténebres de Ia nuit. L'aurore commence. Quelle augufte fcene ! quel moment folemnel! —Avez-vous jamais affifté a ce grand réveil de la nature, avec 1'humilité d'efprit & la dévotion du cceur qu'il nous infpire? Adoronsenfemble, fous cette voute immenfe, le grand Créateur,le fu-  C 81 ) prême Pontife; c'eft dans cet efpaceillimité qu'il réfide fans doute, quoique, par pitié pour les hommes, il fe cache foigneufement dans 1'immenfité profonde des mondes & des fiecles : il permet cependant ft fon vice-gérent de fe rendre vifible, & de répandre fur nous la lumiere & la vie. Quel eft 1'homme qui voulüt préférer un aflbupiffement criminel, ft la contemplation inftructive d'un fi grand fpectacle ? —- Si nous étions condamnés ft ne le voir qu'une feule fois dans notre vie, avec quelempreffement n'attendrions-nous pas ce précieux moment ! Quel époque dans nos jours! Avec quelle avidité ne le regarderions nous pas! avec quel dévotion n'en parlerions-nous pas'. En effet, rien n'égale, dans 1'univers, Ia fplendeur, la majefté que répand le Soleil fur la nature , lorfqu'il fe leve dans ua jour calme & ferein. — Quel mélange de nuances lumineufes & d'obfcurités afibiblies! - quelle perfeétion dans le contrafte formépar la naiffance vague de la lumiere, par 1'apparence de fes premiers rayons plus radieux encore, & par les ombres qui s'échappent en gradations différentes! — Partout la beauté fe manifefte, le plaifir fort du fein fécond de la terre & defcend des cieux. Au l ü la terre eüt été donnée aux hon> D v  C Se ) mes,avec tous les charmes du matin,fans tempêtes défaftrueufes , fans météores effrayants, fans tremblements, fans féehereffe,- toujours prête a récompenfer nostravaux, elle eüt été la plus tendre des meres, & nous les plus heureux des enfants : mais ce bonheur, ainfi que tous les autres, ne durera que pendant un intervalle bien court: ce même foleil qui a peineluit, qui a peine nous échauffe, va nous brüler auffi-tót qu'il auraatteint fa hauteur méridienne.—Avant même que 1'aflre du jour foit parvenu h la moitié de fa courfe , fa chaleur chaffe les oifeaux dans les bois , & les cultivateurs dans leurs maifons; alors je me retire fous le berceau de mon jardin : c'eft le féjour du repos & d'une inaétivité voluptueufe ; — c'eft auffi le temple de 1'efprit corrtemplatif. — ,, Oh! toi , génie des hom,, mes, efprit bienfaifant, vivifiant toutes 3, les parties de la nature , fource fertile d'oü proviennent les penfées heureufes, „ les idéés nouvelles, infpires-moi : — Je „ t'entends; — tu viens, porté fur les ai,, les des zéphyrs, cette douce haleine de 3, la nature, —déja tu raifonnes a travers „ les feuilles qui de toutes parts m'envi- ronnent. — Sois cette heure confacrée „ au doux repos, & fi écouter tes lecons! aides-moi a réflécbir , a puifer Ja faine  C 83 ) ,, morale, les fentiments humains, la dou" ceur dans le fpeftacle que je vois & „ dans la vie que je mene. " - Ce berceau, vous le favez, eft 1'ouvrage le plus fimple, c'eft celui de nos mains, c'eft une petite charpente oftogone , autour de laquelle nous avons planté des vigncs fauvages , du chevrefeuille & du houblon ; - leurs feuillages font devenu ft épais, que les rayons les plus ardents n'y peuvent pénétrer; les zéphyrs feulement y trouvent un paffage libre quoique oblique: - autour de ce temple de verdure , j'ai planté des Acacias portant le miel , des Catalpas a feuilles de paltrjier, & de voluptueux Magnolia. Les divinités de ce féjour font la folitude & la douce mélancolie. Au repos le plus inftruétif, fouvent fuccede l'iiïftruction de mes enfants, la compagnie de ma familie, qui, comme moi, vient y goüter la fraicheur & le fommeil. Souvent ces grandes chaleurs produifent un phénomene , qui femble ne fortir du fein de nos montagnes que pour nous procurer 1'ombre & la pluie; c'eft le baume de la nature, avec lequel elle ranime les plantes defféchées ; c'eft la fource d'oü découlent tous les fm-C végétaux, qui, combinés fous tant d'apparences différente*, D vj  C 84 ) rempliflent nos granches de grains, & nos jardins de fruits : c'eft le remede avec lequel elle corrige Ia pefanteur & 1'inertie dangereufe de rathraofphere. — Un nouvel élément, puiffant & caché comme le grand Créateur qui le fait agir, paroit fous 1'apparence d'une foible blancheur, fortantdes montagnes bleues; c'eft un germe éleclrrique auquel fe réuniffent les vapeurs d'alentour. — Jufqu'ici invifibles, elles prennent fubitement une forme impofante, & produifent différents nuages. — Bientót elles s'étendent, fe combinent & fe choquent dans leur defcente des montagnes. — Quel fpectacle! —quelle fcene! —- quelle beauté dans les replis, dans les contours, dans les différentes nuances, fous lefquelles ces mêmes nuages fe préfentent a nos yeux! — Le vent qu'elles caufent par leur compreffion, les divifent & les portent en ïnaffes énormes; — un bruit fourd & éloigné fe fait entendre : — 1'éclair & le feu .s'élancent enfin de leur fein, & vont frapper la terre. ,, C'eft une divinité qui j, gronde, qui menace , & qui vient fur „ les ailes de 1'orage pour punir les hom„ mes, — difent les fauvages nos voifins ? " —Raffurez-vous, nations ignorantes & fuperftitieufes de TAfrique & de 1'Afie : imitez notre fxemple, <5c alors. vous ientirez,  ( 85 ) comme nous , que la nature ne vous vent que du bien, que ce n'eft qu'un nouveau phénomene qu'elle opere fur vos têtes pour fertilifer Ia terre que vous habitez, & purifier l'air que vous refpirez. N'eft-il pas étonnant que les habitants de 1'ancien monde tremblent encore de frayeur, & foient encore expofés aux ravages deftructifs de la foudre , pendant que les Américains plus heureux , quoiqu'un peuple d'hier, ne la regardant que comme une opération néceffaire & utile, dorment tranquilles a 1'abri de leurs baguettes , plus miraculeufes que celles des Egyptiens, & confient la préfervation de leurs maifons, de leurs Eglifes & de leurs vaiffeaux, a 1'infaillibilité .philofophique de ce fimple expédient. Qui auroit pu prédire au Miniftre Coton, un des Miniftres de 1'Evangile, qui paffa a la baye de Maffachufets, (lorfqu'en 1626, il batiffoit fur la Péninfule de Shamut, Bofton, la première maifon de cette ville, aujourd'hui fi opulente) , que foixante-dixIiuit ans après cette foible époque, un homme y naitroit, qui, conduit par une fuite d'expérience non moins extraordinaires que 1'avantes & hardies; qui, éclairé peut-être par un rayon de cette même lumiere électrique qu'il étudioit avec tant de foiu, éle-  C 86 ) veroit un jour fon génie jufqu'au fein de ces mêmes nuages, trouveroit les moyens de les épuifer de leur feu deftructeur, oferoit diriger la foudre quand elle s'en eft élancée , & rendroit enfin pour nous ce fléau, fi terrible au refte de l'univers, une fimple explofion de la nature , plus utile que dangereufe. Les Grecs auroient immortalifé une découverte auffi fimple , fous l'emblême de quelques fables , & nous la regarderions aujourd'hui avec le möme refpect que celle de Triptoleme & de Cérès. Voila la vie que je mene , voila mes plaifirs, voila les refiburces qui me fuffifent, comme pere & comme cultivateur ; je vous ai déja communiqué celles du citoyen. — Je n'ai point de loix ft approfondir, point de plans de commerce ft propofer. ~ Mon goüt & mes fimples idéés fuffifent pour embellir les moments que je dédie au repos & ft la méditation, le développement graduel de la raifon & du génie de mes enfants, Pétude de leurs caraétere emplpie auffi une autre partie de mon temps. — Je les mene dans les champs ; je leur apprends ft penfer , ft fentir comme moi; je feme dans leurs tendres cceurs les premiers principes de la morale univerfelle, de la probité , de la reftitude , de  C 87 ) ii vérité , de Phumanité , de Pobéiffance aux Loix : par le moyen de fables fondées fur diffe'rentes anecdotes qui leur font connues, tous les jours je leur infpire le premier & le plus falutaire des goftts, celui de la culture & de la fimplicité des mceurs; j'ai compofé pour eux une priere a Dieu, fous le nom de Pere des cultivateurs : la paix & 1'union dans laquelle nous vivons , 1'induftrie journaliere dont ils font les témoins , & a laquelle ils participent en proportion de leur age , leur infpireront , j'efpere , les mêmes goüts & les mêmes difpofitions. - Je ne defire vivre que pour pouvoir les établir tous fur une bonne plantation, les voir mariés fuivant leurs inclinations , les voir enfin de bons cultivateurs , aifés , indépendants, aimds de leurs voifins, refpectant, craignant Dieu & les Loix : c'eft 1'état le plus fortuné auquel un Américain puiffe afpirer auffi longtemps que notre Gouvernement continuera d'encourager PAgriculture par la protection du commerce, & de nous faire participera toutes les bénédi&ions de la liberté. St. ?ohn.  ( 88 ) H I S T O I R E &ANDRÉ VHÉBRIDÉEN. Que nos Savants s'amurent a écrire fur li fucceffion de nos différents Gouvernements , de leurs difputes avec nos affemblées légiflatives, de Pefprit de nos Loix. — Qu'ils nous enfeignent dans quel temps nos villes furent fondées, nos chartes concédées, &c. ce n'eft pas-la ma carrière. — Comme les oifeaux les plus timides , je me contente d'habiter les buiffons les plus humbles : je fuis fi accoutumé a tirer ma fubfiftance & tous mes plaifirs de la furface de mes cbamps, que je ne puis les abandonner. Ce n'eft pas, vous le favez, la Lyre, mais le Chalumeau champêtre que je touche. Je vous envoye aujourd'hui la fimple Hiftoire d'un pauvre Ecojfoh; j'ofe me flatter qu'elle vous plaira : elle ne contient cependant pas un feul événement romanefque, pas une fcene tragique qui convulfe le cceur; pas une anecdotepathétiquequipuifle vous faire verfer des larmes : mon ambition ne s'étend qu'a efquiffer la marche progreflive d'un pauvre homme , de 1'indigencc  ( 3o ) vers 1'opulence, de roppreffion vers la liberté; de 1'obcurité & du mépris, vers quelque degré de conféquence municipale : aidé, non des caprices de la fortune, mais par le fimple moyen de l'émigration, de 1'honnêteté & de l'indufirie. Voila les champs infiruclifs, quoique bornés, a travers lefquels j'aime a errer, für d'y rencontrer le fourire nouveau, enfant d'une profpérité naiffante; le contentement du cceur , d'oü proviennent la joie & les chanfons fpontanées; für d'y tracer le coloris d'une efpérance nouvelle, fondée fur des jouifiances jufqu'alors imprévues : j'aime a examiner les fentiments gradués des hommes qui paffent k un nouvel état, les nuances morales &phyfiques, fous lefquelles je peins leur nouveau bonheur. -< J'aime a partager avec eux les émotions de leur amour-propre , dans les moments de leurs premiers fuccès. C'eft au bord de la mer que je veux vous conduire ; voyons-y enfemble arriver les vaiffeaux Européens, chargés des victimes du malheur & du befoin : quel autre fpectacle peut offrir au cceur de 1'homme, au cceur du citoyen , des fcenes plus véritament touchantes? — Quelle foule de réflexions le débarquement de ces pauvres geus ne fufcite-t-il pas a 1'imagination ?i  (90 ) Ce font, mon ami , les débris de votre ancien monde, débris caufés par vos guerres, vos loix & vos coutumes, qui viennent fe jetter fur les rivages de celui-ci? — Et qu'auroit fait 1'Europe fans cette heureufe découverte ? C'eft 1'exubérance d'une fociété trop nombreufe qui vient en fonder une nouvelle. — Quel recueil inftructif, 1'hiftoire particuliere de ces gensla ne produiroit - elle pas ? — L'un gardant les moutons en Allemagne , attrape un lievre malheureufement a la vue de fon Seigneur , qui , courroucé de cet énorme forfait , tue fon chien , le bat, le mene en prifon , lui fait perdre fes gages , fa place & fon temps ; il s'échappe enfin après quinze mois de captivité , il fuif , il erre ei & La , comme s'il ent été traftre a fa patrie; il fe trouve enfin au bord de la mer, il s'embarque & arrivé parmi nous. - L'autre, deftiné dès fon enfance au métier de foldat, perd fa liberté a 1'inftant de fa puberté ; de la turelle de fes parents, il patTe fous la verge d'un cruel fergent; il s'échappe, il arrivé en Hollande & vient nous joindre. — Le troifieme , victime de Ia fagefü de certaines coutumes , recoit le jour d'un pere qui, quoique poffédant de Taifance & de la terre, ne peut cependant rien lui donner. - A  ( 9i ) quoi fert-il donc dans ce pays-li d'être pere ? „ J'ai du pain & quelques terres , „ lui dit un jour cet homme; mais, mon „ pauvre fils , c'eft pour ton ainé feule„ ment ; recois la bcnédiétion que je te „ donne , & va-t'en". - Voila 1'efpece d'dmigrants que je fuis pas a pas. Dans les moments de leurs premières difficultés, je les obfervé luttant contre cette foule de circonftances adverfes , qui par-tout nous accompagne. - Je les fuis jufqu'a ce qu'ils ayent élevé leurs tentes fur quelque morceau de terre , & ayent enfin réafifé ce fouhait énergique , qui les forca d'abandonner leur pays nat al , leurs parents , leurs. amis , & les fit traverier FOcéan. C'eft-la que j'examine les foibles effais de leur induftrie naiffante. - Vous ne fauriez croire quel effet ptoduit fur les ames le bruit du premier arbre qu'ils renverfent? Jugez quel fingulier triomphe pour des hommes nouvellement placés au milieu d'une forêt qui leur appartient , pour des hommes qui , jufqu'a ce moment , n'avoient ofé couper un buiüon ? - C'eft un des titres de leurs poffeflions le plus phyfiquement flatteur : j'aime a les entendre raifonner en Mtiffant leurs maifons : - j'aime a les voir confacrer leurs foyers , (Houfe Warming ) cultiver leurs premiers terreins,  ( 9* ) en cueillir la moifion , & dire pour la première fois dans leur vie : „ Ceci eft notre „ gain; c'eft le produit du fol Américain „ que nous avons acheté , & que nous ,, avons labouré ; nous en convertirons ,, 1'excédent en or, en argent, fans avoir „ h payer des dixmes, des taxes onéreu,, fes & arbitraires ". Admirons donc enfemble les effets combinés , de la néceffité , de 1'indufhie , & de 1'émigration fur des hommes que la néceflité & la pauvreté avoient fans ceffe aiguillonnés , fans avoir jamais pu leur procurer 1'aifance. Nous ne devrons ces avantages qu'ft notre perfévérance , a notre courage , a la fageffe de nos loix. Quelques affaires m'ayant accidentellement obligé d'aller a PhiJadelphie , je partis de chez moi le 17 JniJjet dernier : je m'arrêtai la troilknie nuit chez 1'ami J. P., 1'homme le plus vertueux & le plus honnête citoyen que je connoiffe. L'extrême propreté de ces bonnes gens n'eft pas un phénomene extraordinaire, vous le favez; cette excellente familie furpafle cependant , en netteté fcrupuleufe , toutes celles que je connois : a peine fus-je couché, que je m'imaginai être dans le berceau leplus odoriféraut. Une femaine après mon arrivée a Phifo-  (93 ) ilelphie, on annonca plufieurs vaiffeaux chargés d'émigrants Ecoflbis. Jejfê, mon ami, en choifit un, &leconduifit chez lui avec fa femme & fon garcon qui avoit quatorze ans. — La plus grande partie de ces Hébridéens, 1'année d'auparavant, avoit acheté , par rintermilfion d'un agent, une ceriaine quantité de terre, fur laquelle notre Province devoit les faire tranfporter, & leur fournir une année de provifions : le refte de ces bons Ecoflbis dépendoit abfolument des événements : en moins de trois jours, ils furent tous loués par des cultivateurs, qui les conduifirent chez eux : leur bonne réputation y contribua beaucoup. Celui qui nous fuivoit étoit de cette derniere claflé; il fourit du fond de fon ame, en acceptant 1'invitation de 1'ami Jeffé. — II contemploit avec 1'attention la plus avide, tout ce qui fe préfentoit a fes yeux. — Les maifons , les habitants , les pompes, les voies de pied, les Negres fur-tout, les voitures; tout, fans doute, lui parut également merveilleux & beau : nous marchions doucement, pour lui donner le temps de faire fes obfervations. -< ,, Grand Dieu! „ nous dit-il, fuis-je enfin a Philadelphie, „ cette bonne ville de pain & de bénédic- tion? leCielen foitloué, nous n'en man-  (94) ,, qnerons plus, comme il nous efi arrivé ,, tant de fois. — On m'a dit qu'elle fut „ fondée la même année que mon pere vint „ au monde, & cependant tout m'y pa,, rolt plus beau qu'a Greenock & a Glaf}■> gow , qui font des villes dix fois plus an- ciennes. — Quand tu auras pafféunmois „ parmi nous, lui dit 1'ami Jeffé, tu ver- ras alors que c'eft la Capitale d'une des ,, plus floriffantes Provinces de 1'Améri„ que, qui jouit d'un meilleur fol ainfi que „ d'un meilleur climat que Glafgow & fes „ environs, oü tu aurois pu refter toute ,, ta vie dans la même mifere; ici, au con- traire, tu deviendras un bon cultivateur ,, & un bon citoyen , je 1'efpere — Nous marchions tranquillement, lorfque nous rencontrames plufieurs chariots a fix chevaux, chargés de farines, & venant de Lancafter. A la vue de ces grandes & belles voitures, il s'arrêta toutcourt, & nous demanda modeftement, quel étoit l'ufage de ces grandes machines, & d'oü venoient les chevaux qui y étoient attelés? „ N'en as„ tu pas de pareils dans ton ifle , André, „ lui demandai je? Non, nous répondit-il; ,, ces fix grands animaux mangeroient toute ,, 1'herbe de notre ifle dans une femaine". —. Enfin , nous arrivames a la maifon de 1'ami Jefé, qui lui donna un excellent diner,  ( 95 ) & ofFrit de Ie garder jufqu'a ce que quelqu'un le louat. - „ Dieu béniiTe Guillau,-, me Penn & ]es bons habitants de fa Pro„ vince, dit-il : — ceci eft le meilleur re„ pas que j'aie fait depuis bien des années. 55 ~ Que ce vin de Pommes eft excellent! „ — De quelle partie de 1'Ecoffe viens-tu, „ André, demanda 1'amiJeffé? Lesuns, dit-il, viennent du nord deceRoyaume, „ les autres de 1'ifle de Barra : j'en viens „ moi-même. Quelle efpece de fol cultive„ t-on dans cette ifle, continua Jeffé? Le fol le plus ingrat, répondit-il : ce n'eft ,, que mouffe & cailloux; nous n'avonsni ,, arbres, nibled, nipornmiers, nivaches. „ Vous devez donc avoir bien des pau„ vres, lui demanda Jeffé? — Nous n'en „ avons point, car nous fommes a-peu„ prés tous égaux, excepté notre Laird, „ Seigneur; mais il ne peut aflïfter tout le „ monde. — Comment appelles-tu ce Lahd ,, de Barra P II s'appelle Mac-Neil, ré- pondit André : il n'y a pas une familie ,, comme la fienne dans toutes les ifles : „ j'ai entendu dire que fes ancêtres ont poffédé la nótre depuis plus de trente „ générations : il fait fi froid chez nous, ,, la terre y eft fi mince , qu'elle ne rap„ porte pas de quoi nourrir les habitants, 5, la mer nous repouffe auffi bien fouvent:  C 96 ) voila pourquoi nous fommes venus ici „ chercher a améliorer notre lort. — Hé „ bien, André , que comptes-tu faire pour devenir riche? Je ne fais pas , nous dit,, il; je ne fuis, comme vous voyez, qu'un „ pauvre homme, & de plus un étranger; ,, les bons Chrétiens de ce pays ne me re- fuferontpas leurs avis, & cette efpérance eft toute la fortune d'André. — J'ai ap„ porté avec moi un certificat du Miniftre „ de notre ifle, pourra-t-il m'être utile ici? ,, — Certainement, lui dis-je; mais ton ,, fuccès futur dépendra encore plus de ta „ conduite; j'efpere que tu es fobre & la3, borieux, comme ton certificatie dit. As„ tu apporté quelqu'argent, André? Oui, „ j'ai avec moi onze guinées & demie. — ,, Quoi, onze guinées & demie! c'eft une „ fomme confidérable pour un homme de ,, Barra. Par quels moyens as-tu pu obte„ nirtant d'argent dans un pays oü ilyen „ a fi peu ? — Un de mes oncles qui mou- rut chez nous, me laiffa trente-fepc „ fchellings ; la fille que notre Laird me ,, donna pour femme, m'apporta une dot ,, de trois guinées cc demie : avant de ,, partir, j'ai vendu tout ce que j'avois, „ cc ma femme & moi nous avons tra„ vaillé pendant long-temps a Glasgow, „ avant de pouvoir nous embarquer. — Je fuis  ( 97 ) 5, fuis charmé que tu aie été fi prudent; „ continue de 1'être : ilfautd'abordtelouer „ a quelques bons cultivateurs. Que peux„ tu faire ? Je bats a la grange, & manie „ affez bien la bêche. - Celaeftbon. Peuxtu labourer ? — Oui, avec vos petites s, charrues Breafl Plovghs. - Ces inftru3, ments ne valent rien ici, André; tu es „ robufte, & fi tu as de la bonne volonté, „ tu apprendras bientót tout ce qui eft né„ ceflaire. - Ecoute , Andréi ce que je „ te vais dire. _ Premiérement, tu iras, „ toi, ta femme & tongarcon , paffertrois „ ou quatre femaines chez moi; la, tu y „ apprendras a manier la hache; c'eft uit „ des inftruments les plus nécelfaires a un „ Américain. Et ta femme, peut-elle filer? „ — Oui. — Hé bien, auffi-tót que tu fau„ ras manier la hache, je te placerai chez 1'ami P. R., qui te donneras trois piaf„ tres par mois pour les fix premiers, & ,, enfuite le prix ordinaire de cinq pour „ tout le refte du temps que tu feras avec „ lui: je placerai ta femme dans une autre „ maifon, oü elle filera & recevra une de„ mi-piaftre par femaine, fuivant 1'ufage; ,, ton fils ira dans un autre endroit, oü il „ conduira les bceufs & lacharrue; ïl aura „ une piaftre par mois : chacun de vous „ a.ira en outre de bonnes provifions, & Tomé I. E  (98 ) „ vous coucherez fur de bons Hts. Celate „ conviendra-t-il,^»^?"- Apeineputjl me comprendre; les larmes de la joie & de la reconnoiffance tomboient de fes yeux, qu'il tenoit fixés fur moi, & fes levres ne pouvoient rien articuler. - Quelle fublime éloquence ! — Je fuis attendri de voir un homme de fix pieds verfer des larmes : elles ne diminuerent cependant rien de Ia bonne opinion que j'avois concue de lui. — II me dit enfin que mes offres étoient trop généreufes & plus confidérables qu'il ne méntoit; qu'il feroit trop heureux de travailler pendant les premiers fix mois pour fes provifions feulement, & fans gages. - Non, „ non, André, lui dis-je : fi tu es fobre „ & foigneux, fi tu marqués de la bonne ' volonté a apprendre nos coutumes &nos ufages, tu recevras ce que je t'ai pro, pofé, auffi-tót que tu auras fini ton apl\ prentiffage chez moi. - Je vous devrai donc ma petite fortune. Puiffe le Ciel vous bénir! toute ma vie je ne cefferai 5, d'en être reconnoiffaut ". ' Peu de jours après, je 1'envoyai a * ** par le retour d'un des cbarriots de mes voifins, afin qu'il apprit a connoitre 1'utilité de ces grandes machines, qu'il avoit d'abord tant admirées. — Le détail particulier qu'il nous donna des Hébrides en gé-  (99 ) nénl, & de 1'ifle de Berra en particulier, de leurs coutumes patriarchales , de leurs pêches , de leur facon de vivre , nous amufa beaucoup. — Que penfez-vous des Families royales de 1'Europe , comparées a la date de celle de Macneil? Admettant trente années par génération, cette familie Hèbridéenne remonte a une origine de neuf fiecles. Je fouhaiterois que nous euffions une colonie entiere de ces bonnes gens, établie dans notre Province ; leur maniere de vivre , leur religion , leurs coutumes préfenteroient un fpeclacle curieux & intéreffant; mais un fol plus riche que celui de leurs ifles, un climat plus doux, les affïmileroient bientót a nos Colons. André arriva chez moi , comme je lui avois confeillé. Bientót je trouvai que la hache lui étoit devenue familiere : il me parut fi attentif a ce qu'on lui difoit, fi intelligent, que je prédis fon fuccès. Auffitót que ce premier apprentiffage fut expiré, je placai toute cette familie chez de bons Colons. André fe donna au travail, vécut bien, & me dit qu'il étoit content. Tous les Dimanches , il venoit me voir monté fur un bon cheval que lui prêtoit M. P. R. Le pauvre homme ! il lui en coftta plus de quinze jours d'effais avant E ij  C ioo ) qu'il püt fe tenir fur la felle, & manier la bride. Trois ans après, André, que je voyois fouvent, vint me trouver pour me dire : „ — Mon bon protecteur , j'ai environ „ quarante ans , je voudrois acheter un 9, morceau de terre, que je nettoyerois „ pendant que j'en ai encore la force : „ dans ma vieillelfe , j'aurois un afyle , „ ainfi que mon enfant, auquel j'en con„ céderois la moitié : donnez-moi, je vous „ prie, vos bons avis & votre affiftance. „ — Tu as raifon, André, il n'y a rien „ de fi naturel que ton defir : je t'aidcrai „ a le fatisfaire; mais il me faut quelque ,, temps pour y penfer; je crois même „ qu'il feroit néceffaire que tu reftaffe un „ mois de plus avec 1'ami P. R. Tu fais „ qu'il a trois mille paliffades a fendre; „ d'ailleurs, le printemps n'eft pas encore „ affez avancé pour pouvoir nettoyer la terre ; il efi abfolument néceffaire que ,, les feuilles foient forties de leurs bou,, tons, afin que ce nouveau combuftible ,, ferve a brüler les monceaux de brouf„ failles avec plus de rapidité ". — Quelques jours après, la familie deP. R. fut ft 1'Eglife, & hïiïa. André pour prendre foin de la maifon. Pendant qu'il étoit alïïs a la porte, attentivement occupé a lire la  C ioi ) Bible, neuf fauvages fortantdes montagnes bleues , parurent foudainement, & déchargerent leurs ballots de pelleteries fur le plancher du Piazza, (efpece de portique placé devant la plupart des maifons). Concevez, fi vous pouvez, la furprife, 1'étonnement & 1'effroi du pauvre Ecoflbis. A la vue de ce fpectacle extraordinaire, a leur apparence bifarre & nouvelle , il les prït pour des vagabonds qui venoient pillcr la maifon de P. R. Comme fidele gardien, il fe retira précipitamment, & ferma la porte ; mais la plupart de nos maifons n'ayant point de ferrure, il fut obligé de tirer fon couteau fur la clanche, de-la il monta eil-haut chercher fon grand fabre Ecoflbis. Les fauvages, anciens amis de P. R., devinant fes foupcons , entrerent dans la maifon, après en avoir aifément foulevé la porte : ils y chercherent enfuite le pain &: la viande dont ils avoient befoin, qu'ils fe mirent a manger tranquiilement. André redefcendit dans cet infiant, armé de fort fabre. Les fauvages un peu furpris, examinerent tous fes mouvemens; la vue de neuf Tomehauks, ou cafle-têtes, fervit a convaincre André que fon redoutable coutelas devenoit inutile. Cette réflexion ne diminua pas fa colere : la tranquille impudence avec laquelle il les voyoit dévorants les proE iij  C 102 ) vifions de P. R. ne fervit qu'a l'enflammer encore davantage. Incapable de faire aucune réfiftance, il leur dit des injures, & leur ordonna de quitter la maifon; les fauvages alors lui répliquerent dans une langue au moins auffi dure que VErfe; André effaya enfin d'en faifir un, & de le mettre debors. Sa fidélité devint fupérieure a fa timidité; a peine les fauvages s'appercurent-ils de fon intention, que trois d'entr'eux le faifirent annés de leurs couteaux, & firent femblant de lui faire la chevelure, pendaut que les autres hurlerent les cris de guerre warhoop. Ce bruit percant & horrible, épouvanta le pauvre Ecoffois fi effectuellemerit, qu'oubliant fon fabre, fon courage & fes valeureufes intentions, il leur abandonna la maifon, & difparut. Un de ces mêmes fauvages m'a raconté depuis , qu'il n'avoit jamais tant ri de fa vie. Auffi-tót qu''André fut a une petite diftance de la maifon, la frayeur que ces cris lui avoient caufé difparut; mais le retour de la raifon ne put ni indiquer d'autres remedes, que celui d'aller a 1'Eglife trouver P. R. Heureufement elle n'étoit éloignée que de deux milles : il arriva le vifage encore agité; il appelle fon hóte, & lui dit avec la plus grande véhémence de ftyle, que neuf monftres avoient pris poffeflion dc  ( 103 ) fa maifon; que les uns étoient bleus, les autres rouges; qu'ils avoient dans leurs mains de petites haches, par le manche defquelles ils faifoient fortir de la fumée ; que femblables aux montagnards d'Ecofle, ils ne portoient point de culottes; que Dieu feul favoit ce qu'ils avoient envie de faire. „ Pacifies-toi, lui dit P. R., ma „ maifon eft auffi fïire avec ces gens-la, comme fi j'y étois moi-même : pour ce „ qui regarde les provifions, je ne m'en „ foucie pas beaucoup : tu ne les connois „ pas encore, André; ce nefont point des „ gens de cérémonie; voila la facon dont „ ils en agiffent avec leurs amis : j'en fais „ de même quand je fuis dans leurs ca„ banes : entre avec moi, après que le „ Sermon fera fini; nous nous en retour,, nerons enfemble ". Auffi-tót que 1'ami P. R. fut de retour, il expliqua aux fauvages tout le myftere de cette fcene; ils en rirent immodérément; & prenant André par la main, ils le firent fumer dans leurs pipes; ainfi la paix fut ratifiée par le moyen du calumet. La faifon arriva enfin oü j'avois promis mon affiftance a cet Ecoflbis; je fus trouver A. V. dans le Comté de *»*, & lui donnai un détail fidele des progres qu'avoit fait André dans toutes les connoiffances E iv  ( ) rurales, de fon honnêteté, de fa fobriétè*, de fa reconnoiffance. „Je fais, lui dis-je, „ que vous avez acheté dix-neufmille fept ,, cents acres de terres proche Fétabliffe,, ment de vendez-en, je vous prie, 3, cent dix acres è long crédit a André; 3, il mérite bien cet égard. J'aime, me ré3, pondit-il, autant que vous, a voirprof3, pérer les honnêtes Europdens; j'y con5, fens : faites vous-même les termes de 3, notre marché. — Non, lui dis-je, je „ m'en rapporte a vous. — Les voici donc, 5, reprit A. V. Comme cette terre eft ex3, cellente, qu'il y a déja un chemin de ,, frayé & un pont de jetté fur la riviere a» de je ne lui demande que vingt „ shellings par acre ( 14 livres tournois): 3, il me fera trois paiements ; le premier a 3, 1'expiration des trois premières années, a, le fecond a 1'expiration de la cinquieme, & le troifieme a la feptieme. Le jour s, même que |e lui palferai un contrat, il 3, medonnerafon obligation pour la fomme „ de cent pounds (1400 livres tournois), #, & une hypotheque fur la terre. Je lui concéderai cent dix acres au-lieu de cent, ,, a condition qu'il fera tenu de donner les 3, chemins dont le pays pourra avoir be,, foin. Cela vous convient-il, mon ami ? Trés-fort, lui dis-je, d'autant mieux  ( io5 ) „ que I'argent gagné par André & fa fa« ,, mille, depuis trois ans, ferviraa acheter ,, des bceufs, des chevaux, desvivres, », &c. Auffi-tót que je revis André, je lui dis : Hé bien, honnête homme, en con„ lidération de tes bonnes qualités, je t'ai ,, procuré cent acres de bonne terre, dont „ le premier paiement ne fera dü qu'au „ bout de trois ans : déja un chemin frayé ,, traverre ce canton, &c. tu y trouveras „ plus de vingt acres de marais, qui fe„ ront aifément delféchés auffi-tót que tu ,, auras rompu quelques digues de caftors. „ Tout ce que tu moiffonneras fera entié- rement pour toi; ni le Gouvernement, ,, ni 1'Eglife, ni le Roi, n'auront aucun „ droit fur ta propriété future. Si jamais il „ arrivé que tu ne fois pas content de ta „ fituation, tu vendrn- • tpour „ en acheter une autre qui te cou „ mieux. La poffeffion dc certe tenc va „ te conférer le droit dc voier dans tou„ tes les Elections, & mime celui dM'trft „ choifi a tous les êmplois municipaux. „ Qu'en penfe-tu, André ? ■ Ah ! mon ,, cher Monfieur , ce que vous n efi très-bon, meilleur mCmc (que je ne „ pouvois Pefpérer ; mais comme je ne puis payer comptant la valeur de la ter„ re , je crains que le Roi, ou fes MiE v  ( io6 ) niftres , ou le Gouverneur, ou quelqu'homme en pouvoir, ne me chaffe, „ difant : — Va-t'en , André, va-t'en d!i,, ei; tu n'as que faire d'une terre que tu „ n'as pas payée. Vous favez, fans doute, comment cela eft en Europe : les „ pauvres & les petits font toujours foi„ bles & ont toujours tort. •— N'aie mille appréhenfion , André; nefais-tu pas que „ tu habites actuellement le pays des loix? „ L'Être fuprême donna jadis ces terres ,, aux fauvages ; nous les avons achetées ,, d'eux fous 1'autorité d'un Gouvernement jufte & équitable. Le Roi & fes Minif„ tres font trop humains, pour ravir des ,, mains d'un pauvre émigrant, les fruits ,, de fon induftrie ; de plus, nous ne reconnoiflbns ici perfonne qui ne foit fubordonné ü nos loix. — Mais , Monfieur, ,, encore que cela foit comme vous le di„ tes, n'y a-t-il pas le fils de A. V. qui ,, peut-être unjour viendra me dire:Qu'eff> ce que tu fais ici, André? c'eft la terre de mon pere; tous tes papiers ne valent rien. — Ce que tu prévois eft impoffible, ,, honnête Ecoffois; tu feras mis en pof„ fellion dans la forme requife, & il n'y a ,, point ici de pouvoir qui puiffe t'en dé„ pofféder, pourvu que tu payes les fom„ mes convenues. Avant de mourir , m  ( 107 ) „ pourras même donner ce que tu poiïe, des a quitu vondras, parle moyend'un „ teftament. Sois für que nos loix proté, geront ta volonté, même après que tu „ n'exifteras plus ". Pendant que je parlois ainfi a André, une joie expreffive, quoiqu'inarticulée, toura-tour animoit & agitoit fa phyfionomie : un moment fes yeux fe mouilloient; 1'autre, fes levres agitées , fembloient balbutier quelques paroles.— „ André, lui dis-je, „ as-tu bien compris ce que je viens de , te dire ? — Non , Monfieur , je ne fais H ce que veut dire contrat , hypotheque, teftament, &c. — Dans quelques autres „ moments nous t'expliquerons tout cela". — II faut avouer qu'en effet ces mots devoient lui être tout-a-fait inintelligibles; car , fuivant les détails qu'il nous avoit donnés de 1'ifle de Barra, ces termes de loix ne pouvoient être d'aucun ufage aux habitants. — Vous paroitra-t-il donc étonnant que ce bon-homme fut embarraffé ? Par exemple, comment la même perfonne, qui n'avoit jamais eu de volonté pendant le cours de fa vie, pouvoit-elle s'imaginer qu'elle pourroit en avoir une, même après fa mort?-- Comment la même perfonne, qui n'avoit jamais poffédé un pouce de terre, pouvoit-elle comprendre qu'elle étenE vj  C 108 ) droit fes nouveaux droits fur celle qu'elle alloit acquérir, après même avoir été couchée dans fon cercueil ? Dans peu de jours nous l'inftruifimes de ce qu'il avoit befoin de connottre. Voila donc 1'honnête Hèbridêen poffédant cent dix acres de terres ; le voila invelti de tous les droits municipaux qui y font attachés; le voila devenu foncier, jouiffant d'une habitation , citoyen de Peniilvanie; enfin, voici le moment qui va réalifer les efpérances, les rêves flatteurs qu'il atfoit fans doute formés dans fon ifle n:;tale. Voici 1'époque qui va convertir fa chaumiere en maifon décente & commode; fon petitmorceau de terre féodale, en plantation libre & étendue; fa fervitude en Jiberté, fon inconféquence en conféquence civile, fespetites efpérances de fubfiftance & de provifions journalieres, en projets plus étendus de commodités & d'aifance. — PardonnonsJui donc 1'intempérance de la joie, le tranfport du plaifir, & tous fes fentiments nonVeaux , enfants de fa nouvelle mécamorphofe. II lui fallut cependant plus d'une femaine avant d'être entiérement convaincu que, fans débourfer aucun argent, il pouvoit pofféder cent acres de terre , dcvenir citoyen , &c.  C 109 ) Auffi-töt que tous fes papiers furent en ordre, je lui conlëillai de les faire recorder dans les regiftres du Comté, crainte qu'il ne les perdit. II fut enfiüte prendre poffeffion de fa terre & commencer fon travail. Avant de partir, je lui donnai toutes les inftrudions dont il avoit befoin. Son premier foin fut de conftruire une petite habitation , avec 1'écorce des premiers arbres qu'il abattit.- Je fus le voir quelque temps après; je vis avec plaifir qu'il avoit trèsbien réuffi , & avoit logé fa femme auffi commodément qu'on pouvoit 1'être fous 1'écorce. Lefecond objet de fon attention, avoit été de nettoyer quelques acres de fon marais, afin d'avoir 1'année d'après du foin pour fes chevaux & fes vaches. Son fils, agé de dix-fept ans, lui fut d'une grande reffource, ainfi que fa femme, qui partageoit avec lui prefque tous fes nouveaux travaux. — Voici le détail de ce qu'il emmena avec lui. Vous ,favez fans doute que nos forêts donnent pendant 1'été un excellent paturage pour tous les beftiaux. Une paire de bceufs, 20 pounds (le pound eft de 12 livres 10 fois tournois) ; unejument, 14pounds; un béJier &fixbrebis, 3 pounds; trois cochons, 4 pounds; deux vaches , 10pounds; deuxgeniflesd'unan, 4pounds 10 sh.  ( "O ) Ici commence la yéritable profpérité de cette familie Ecoffoife; il avoit payé tous fes beftiaux argent comptant; il fe pourvut amplement en outre, de tous les uftenfiles néceffaires, tels que charrues, charrettes a bceufs, herfes, inftrumentsde fer, &c. Tout ce qu'il emporta avec lui coüta prés de cinquante guinées. — L'honnêteté de ces Colons leur procura des amis, & leur induftrie , 1'eftime de leurs voifins : 1'un d'eux , qui étoit.Francois de Bretagne , offrit a André trois acres de terre déja nettoyée, pour y planter la première aniiée fon bied d'Inde, fes haricots, pommes de terre, potirons, navets, &c. Avec quelle promptitude 1'homme n'apprend-il pas la conduite & les détails d'un travail nouveau, quand il travaille pour luimême ? Deux mois après, je vis André guidant fa charme a deux chevaux, & tracant les raies parfaitement droites. „ — Bien la„ bouré, lui dis-je ; très-bien labouré. Voi„ la comme on s'y prend quand on veut bien „ faire, André; il me femble voir tous les „ fymboles de la profpérité marqués dans „ tes fillons & dans tes chancieres : culti„ ve ce champ de maïs avec foin, & 1'an„ née prochaine tu feras maitre en cet art". Comme ce nouveau Colon n'avoit ni prairies a faucher, ni froment a recueillir la  C I" ) première année, & que toute fa fubfiftance devoit venir du lait de fes vaches & des provifions qu'il avoit apportées, jufqu'au temps que fon champ de bied d'Inde fik mtir, je lui confeillai de fonger a batir fa maifon, & de faire ce que nous appellons une frolique. — J'y invitai moi-même plufieurs de mes amis: P. R., fon ancien maitre , ne manqua pas de s'y trouver auffi avec tous fes gens : la compagnie, compofée de plus de quarante perfonnes, tant blancs que noirs, fe trouva fur les lieux vers les dix heures du matin, & chacun avec leurs outils. Bientót on entendit de toutes parts les chanfons champêtres, les facéties, les bons mots, les contes amufants. — Une gaieté générale, fuivant 1'ufage de ces fortes de fêtes, animoit les différentes compagnies qui s'étoient répandues dans les bois. Ces fortes de fcenes feroient fort intéreffantes pour un Européen; car elles font 1'image de la force, de 1'adreffe, de l'aétivité, & de 1'hofpitalité des Américains , qui mutuellement s'entre-aident ainfi dans prefque tous leurs travaux. C'eft fur-tout parmi les nouveaux Colons que cette coutume eft infiniment utile. Les attelages de bceufs & de chevaux trainerent enfuite a 1'endroit ( choifi par An.  C 112 ) Br£), les troncs d'arbres néceffaites a la conftruétion de fa maifon. — Déja on voyoit le foleil livire fur une quantité confidérable de terrein; — les têtes d'arbres , les groffes branches, les buiffons , les arbriiïeaux commencoient déja a être amoncelés de diftance en diftance, prêts a être confumés, lorfqu'ils auroient acquis le degré de féchereffe convenable. — Après un diner excellent (que nous donna André , qui avoit fait tuer un veau & un mouton , & que nous mangeames dans les bois), on équarrit les arbres deftinés a former les murailles de la maifon; ils furent enfuite élevés & placés a queue d'aronde, fuivant la méthode ordinaire. Pendant que toute la compagnie étoit ainfi occupée a différentes befognes, André , incapable d'aucun travail, nous difoit:,, — Tout ceci eft-il donc bien vraf, mes bons voifins, mes bons amis ? Quoi, „ le pauvre homme de Barra, qui toute „ fa vie a travaillé pour les autres, a-t-il „ aujourd'hui quarante perfonnes volontai„ rement alfemblées pour nettoyer fa ter„ re : tout ceci n'eft-il point un rêve"? •— En effet, ce fut pour lui le jour le plus mémorable depuis celui de fon arrivée a Philadelphie, & la fête la plus folemnelle qu'il eüt encore vue : le foleil ne s'étoit  ( "3 ) jamais nuparavant levé pour luire fur la terre & pour féconder une furface qui devoit un jour lui rapporter des moiffons. — N'auroit-il pas commis un facrilege, s'il etit mis la mainft la hache? — Le bon-homme, au contraire , fanclifia cette belle journée par les accents de fa joie, par les expreffions les plus touchantes de fa reconnoiffance. II fe promena pendant tout le temps de notre travail, de compagnieën compagnie, labouteille ft la main, invitant chacunaboire , & buvant lui-même pour en donner 1'exemple. Je pris cette bouteille ft mon tour; & avant de la mettre ft ma bouche, je lui dis : ,, — Honnête Ecolfois, notre uou„ veau compatriote, puiffe 1'Etre fuprême, ,, le proteóteur des bonnes gens, le pere „ des cultivateurs , le difpenfateur des ro,, fées & des moiffons, te donner bien des „ années de fanté, afin que long-temps tu ,, puiffes jouir du fruit de tes rravaux ; „ puiffe-tu devenir un Colon utile & exem„ plaire "! — Toute la compagnie approuva mon fouhait, & le fit répéter aux échos d'alentour. Le puiffant Seigneur, le grand propriétaire, le riche négociant, ft la vue de fon fuperbe chateau, n'a jamais reffenti la moitié de 1'ivreffe & de la joie dont jouit dans ce jour 1'honnête Hèhridèen , quoique fa  C "4 ) nouvelle habitation fut érigée au milieu des bois , & ne confiftat que dans un efpace de vingt-quatre pieds enfermé par vingtquatre troncs d'arbres équarris. Nous nous préparions ft nous en aller, lorfqu''André s'approcha de nous; mais il ne put jamais rien dire; tous fes adieux , tous fes remerciements, toute fon éloquence confifta a nous ferrer les mains dans les fiennes, pendant que fes yeux étoient baignés de larmes. Telle fut Ia marche, la conduite, leprogrès & l'établiffement final de cet Ecoflbis. — Cette foible defcription fera fuffifante, je 1'efpere, pour vous convaincre que tout Européen pauvre, fage, laborieux & reconnoiffant, ne peut manquer de fe procurer parmi nous, li-non des richeffes, du moins la poffeffion de quelque terre, de 1'emploi & de bons gages , 1'heureufe abondance, & la protection des Loix. André placa fa maifon de maniere ft pouvoir contempler un jour, d'un feul coup d'ceil, les vingt acres de marais qu'il poffédoit, dont trois commencoient déja ft verdir : 1'efpérance de moiffons futures , de lait , de beurre , de fromage, de laines , de lin, étoit répandue autour de lui fur la furface de cette terre qu'il alloit nettoyer, cc qui, jufqu'a ce moment, avoit été inu-  C "5) tile. Peu de temps après, il loua un charpentier pour couvrir fa maifon , avec des effentes de chataignier, pour y mettre les planchers, les portes & les fenêtres. André avoit emprunté d'un moulin a fcie dans le voifinage, toutes les planches dont il avoit befoin; dans moins de deux femaines la cbeminée fut érigée, les intervalles platrés, & le tout blanchi en-dedans : il quitta enfin , le troifieme de Septembre, fa cabarie d'écorce, fous laquelle il avoit logé depuis le 5 Mai, & prit poffelfion de fa nouvelle habitation , qui étoit faine & commode. Cette même année, fon fils & lui femerent trois boilTeaux de bied fur les trois acres; 1'acre Américain eft de cent foixante perches, la perche eft de feize pieds & demi, que les voifins avoient nettoyés pour lui, dont ils recueillirent 1'année fuivante quatre-vingts-onze boiffeaux & demi : le boiffeau Américain pefe foixante livres; car je lui avois ordonné de tenir un compte exact de tout ce qu'il moilfonneroit. Quant a la première récolte de bied d'Inde, elle auroit été auffi bonne, fi elle n'eüt été attaquée par des écureuils, ennemis nouveaux,dont André ne pouvoit pas fe défaire avec fon vieux fabre Ecolfois : il ne connoilfoit point encore 1'ufage du fufil. La quatrieme année , je pris un inventaire de tout ce  qu'il avoit: je vous 1 envoyc. Peu d'années après fonétablilfement, il s'cn forma d'autres dans fon voifmage; au-licu d'être le dernier des hommes, André Cc Htouva au milieu d'une nombreufe fociété : des Communications nouvelles furcnt ouvcrtes, les premiers cltemins boniliés, & cinq ans après 1'époque dont je viens de vous parler, le pays boifé , fauvage & inculte, commencoit déja a préfenter un payfage agréable. Notre Ecoflbis ne manqua pas d'aider fes voifins, comme les autres 1'avoient afliflé dans fes commencements pénibles. — Son fils fe maria, & bientót remplit la maifon de petits-enfants; il fut choifi directeur des chemins de fon diflriét, il fervit comme juré dans plufieurs procés, & remplit avec prudence les nouveaux devoirs que lui impofoit fon nouvel état de citoyeu :plöt aDieu que tous les émigrants qui nous arriventannuellement reffemblaffent a ce digue Hébridéen ! L'Hiftoriograpbe d'un fameux Général, ne conduit pas fon héros viékuïeux au triompbe & aux honneurs, avec plus de pïaifir & de joie , que j'en ai reflenti en conduifant & en voyant André jouir de fon heureufe fituation. Sans óter 1'aifance ni 1'indépendance a perfonne , il eft devenu aifé & indépendant. Puiffent les pauvres  ( "7 ) Europ'éens , qui, comme lui, fouffrent & patiffent faute d'emploi & de pain , trouver ici 1'afyle que mérite leur trille fort! Vous pouvez aéruellement être convaincu des heureux effets qui réfultent dans notre pays de la fageffe & de Pindufhïe, quand elles font placées fur des terres fertiles, & protégées par la liberté. Evaluation de la terre & des effets d'André Crawford, après cinq ans d'établiffement. Les ioo acres de terre avoient prefque doublé en valeur. 450 piaftres. 6 Vaches a 13 piaftres. . 78 1 Juments 50 Le refte des beftiaux. . * 100 73 Boiffeaux de bied. . 66 Lard & bceuf falé. . . 28 Laine & lin. . . & fil. 19 Charrues & autres uftenfiles. 31 Total. . 822 piaftres. Faifant 324 pounds, ou 4060 liv. tournois , fur laquelle fomme il faut en déduire fon premier payement de 33 pounds 6 sh. j.  C "8 ) H I S T O I R E DE S. K., COLON AMÉRICAIN. II quitte fa plantatièn , fituèe dam le voifinage de la mer , pour aller iètablir au milieu des bois; fa conduite & fes travaux; il devient le Fondateur du Comté de * * *; idéé des mceurs attachées h ce genre d'exiflence; fa Vie patriarchale; il établit tous fes enfants autour de lui, £}? laiffe une pofiérité nombreufe. L'industrie nationale & 1'amour paternel , produifent dans prefque toutes les families une activité, un goüt pour les projets, une ardeur pour le travail , qui font la bafe du caractere Américain. Si dans tous les pays, le pareffeux eft coupable, chez nous il devient criminel, paree que 1'homme y trouve des motifs d'action bien plus puiffants & plus flaneurs que ceux qui animent les geus de notre état en Europe. L'Américain peut labourer, planter, femer, moiffonner & fe repaïtre du produit de fes travaux, a 1'om.bre de fes aca-  ( "9 ) cias & de fes vignes. II n'eft point expofé i la gêne des loix reftrictives l aux impóts arbitraires , ni aux monopoles qui étouffent toute efpece d'induftrie : la liberté individuelle dont il jouit, s'étend a la culture & a 1'exportation de toutes fes denrées. Vous avez déja vu dans 1'hiftoire RAndré VHébridèen, les travaux & les progrès de la fortune d'un pauvre Européen , depuis fon arrivée a Philadelphie jufqu'a la poffeffion de cent acres de terre. - Je vais aujourd'hui vous tracer la marche d'un CoIon Américain, qui, par amour pour fes enfants, vend une belle habitation de deux cents acres dans le voifinage de la mer, pour s'établir au milieu des bois, & recommencer la pénible carrière des défrichements , a une grande diftance de fes anciens amis & de fes parents. C'eft parmi nous un des plus grands facrifices qu'un pere, dans 1'aifance, puiffe faire a fes enfants : j'efpere que ces détails vous intérefleront par leur nouveauté. L'hiftoire peut feule donner a Thomme né & nourri au fein des fociétés nombreufes de 1'ancien Continent, quelques lumieres fur 1'origine, la formation & 1'accroiffement de ces mêmes fociétés. L'Amérique naiffante préfente aujourd'hui ce fpedtacle touchant & fublime. Quel autre ob,et peut être plus digne des  C I20 ) méditations de celui qui s'eft trouvé, comme moi, a Porigine des chofes, qui a vu un efpace immenfe couvert de forêts impénétrables, quitter, a la fin de la derniere guerre, fon afpeil dur & fauvage, fe couvrir de troupeaux, de moiffons, d'arbres utiles, & devenir en fi peu de temps un pays riant, fain & opulent, oü Pon pratique 1'hofpitalité , oü 1'indufhie nourrit une multitude d'hommes, en effacant jufqu'a 1'idée de ce défert affreux, qui n'étoit auparavant qu'une folitude vague & une créatrón inutile. Notre Colon efi un de ces hommes généreux, qui, pleins du fentiment de leurs forces & de leur capacité , vont foumettre de nouvelles régions a 1'empire de 1'Agriculture & des Arts; mais que de facrifices ne va t-il pas faire! II renonce a tous les avantages que procure la focidté humaine, a ce verger qui fe couvroit tous les ans de fleurs & de fruits, a ces vertes prairies, h ces champs fertiles, dont le terrein étoit fi meublé , fi facile a labourer, & il leur dit un éternel adieu ; il les quitte pour s'enfoncer dans une forêt immenfe, abattre le premier arbre, frayer le premier fentier, labourer & femer a travers une multitude de fouches qu'il peut a peine efpérer de voir ddmiites dans le cours de fa vie. II  O** ) II eft riche, eftimé dans fa Province, & il s'expatrie, & il fe foumet a tous les maux de la pauvreté, & il confent a loger fous 1'écorce; mais 1'efpérance le foutient & le conduit, en luifaifant voir dans 1'avenir fes ènfants heureux & riches. Ces privations, cette férie de travaux infim's qui attendent ce bon pere, marquent affez la différence qui le diftingue de 1'émigrant Européen, qui , n'ayant jamais rien poffédé dans fa patrie , fe trouve heureux fur ta première terre oü le hafard le place , & fe dédommage de fes peines par les douceurs de la liberté que 1'on goüte dans nos bois. Suivons donc ce bon Colon dans fes préparatifs, fon départ & fes différentes opérations; le genre de vie qu'il embralTe influe finguliérement fur les mceurs de fes pareils, '& j'effayerai peut-être de vous en faire le tableau. A peine eut-il concu le projet de fon émigration, qu'il le communiqua a fa femme. Sa furprife & fon étonnement fufpendirent fa réponfe ; le contrafte de la vie des bois avec celle qu'elle menoit, s'offrant a fon efprit fous des couleurs effrayantes, penfa faire échouer 1'entreprife : enfin, il obtint fon confentement. II prit alors toutes les informations poffibles ; il confulta les cartes; il converfa avec les Voyageurs Tome I. F  (I") les plus éclairés : on lui indiqua plufieurs endroits : il étudia le cours des rivieres, les avantages que chaque contrée recoit de fon climat & de fa fituation; il calcula les diftances de chaque lieu , la difficulté ou la poiTibilité d'établir des chemins pour 1'exportation. Après avoir long-temps mün fon projet, fes vues fe fixerent fur le canton de ***. H fut trouver les conceffion* naires du terrein, qui lui vanterent les avantages de ce diftrift, quant a la femlké du fol, la falubrité de 1'air, & le voifinage du lac^**. D'après leur difcours, il jugea que le prix de fa plantation fuffiroit pourenacquérir mille huit cents acres. Quelle fagacité ne falloit-il pas pour le choix de la fituation & du genre d'agriculture , pour combiner les avances néceffaires aux produftions de ce nouveau fol ! Un Européen de fa claffe, eft a cet égard, dans la plus profonde nuit de 1'ignorance : mais 1'Américain, grace a fon éducation, n'elt pas même embarralfé dans les bois ; il les parcourt avec facilité , & s'y oriente comme un marin au milieu de 1'Océan. Notre Colon, déterminé a ne rien acheter qu'il n'ait tout obfervé avec une fcrupuleufe attention, part pour ce canton éloigné. - II cherche a tirer de nouvelles lu-  £ "3 ) mieres des chaffeurs dont toutes nos frontieres abondent, & en prend un avec lui. L'immenfité de ces forêts ne le furprend point : après de lougues recherches , il trouve enfin le monument fur lequel tout 1'arpentage eft fundé; il fuit les arbres qui marquent les différentes limites, avec une fagacité furprenante; il juge de la qualité du fol par la grandeur & la beauté des arbres; de la bonté du bois, par la connoiffance de ce même terrein ; 1'humble buiffon qui croït fous ces ombrages , le ginfing, le fpikenard, le falfaparilla, toutes les plantes fur lefquelles il marche, contribuent a fon inftruétion. II obfcrve lesfources, 1'humidité de Ia terre & fes |différentes couches; il fuit les flnuofités des montagnes qui reglent la direétion des vallées & des ruiffeaux; il cherche une chüte oü il pourra un jour batir un moulin ; il examine, il pefe tout & revient. Son deftein eft formé; 1'invention d'une grande machine ne pourroit faire plus d'honneur a un Artifte habile, que n'en fait a ce Colon la com. binaifon de toutes ces idéés nouvelles; il eft, il va devenir 1'origine des chofes; il va mériter, par fes travaux , Ie titre de créateur. De retour, il rend compte a fa femme., du fruit de fes obfervations; il lui déveF ij  C 1=4 ) loppe 1'étendue de fes projets; il lui fait part de fes efpérances, & lui fait appercevoir, dans 1'avenir, l'heureux établiffement de fes enfants. „ Nous avons , lui „ dit-il, tout le courage néceffaire; puiffe „ 1'Etre fuprême nous accorder la fan„ té; c'eft tout ce dont nous avons be„ foin ". II va enfuite trouver le Conceffionnaire; il lui offre ce qu'il croit être la valeur de la terre; on le refufe : alors il feint de la froideur & de 1'indifférence pour cette acquifition. „ La diftance eft trop grande, „ lui dit-il; oü exporterai-je mes denrées? ,, je ferai auffi bien de refter oü je fuis. " Le marchand diminue alors de fon prix, le perfuade & 1'encourage. Le Colon , de fon cóté, annonce de laméfiance, quant a la validité du titre, a 1'ancienneté de patente , &c. Que tous ces détails nevous étonnent point; il n'y a rien de fi incertain que le prix des terres neuves; leur valeur dépend de lapopulation & de la facilité des débouchés. II achete enfin dix-huit cents acres pour 5400 piaftres, ou 15 liv. 15 f. 1'acre, nayables en trois payements égaux; le premier, a la ratification du contrat; le fecond, trois ans après, le dernier, a la même diftance. II paye la fomme requife, & donne fon obligation pour les deux autres  ( **5 ) tiers, avec une hypotheque : il obtient de fon cóté un contrat d'indemnité, &c. Un an auparavant d'y tranfporter fa familie, il partit avec fes deux negres. Leur premier ouvrage fut de frayer un fentier plus commode & de conftruire une cabane d'écorce. Le 27 Avril 1748 , ils commencerent ces travaux, qui, dans 1'efpace de dix ans, devoient changer totalement lafurface de ce fol inculte. II eft difficile a un Européen de concevoir combien cette première ébaucbe eft pénible, combien elle exige d'ardeur, de courage & de perfévérance. Un jour qu'ils travailloient au milieu des bois, le bruit provenant de la chüte des arbres attira quelques fauvages chalfeurs qui paffoient par ces quartiers. — Us s'approchent, & furpris de ceuouveau dégat, Arèma, 1'un deux , dit a notre Colon : ,, Mon frere, tu me fembles bien fatigué? ,, Eft-ce toi qui renverfe tous ces arbres? ,, Je te plains. — Et pourquoi? — C'eft ,, que tu te tues a force de travail: a quoi ,, cela aboutira-t-il ? — A établir mes en,, fants. — Tes enfants? il leur faut donc ,, bien des chofes pour vivre? — Pas plus „ qu'a d'autres; mais encore leur faut-il „ une maifon, des champs & des prairies. „ — Et pourquoi toutes ces chofes? Moi, qui te parle, j'en ai cinq au villaged'0F iij  ( ia6 ) ,, nondaga; mais je ne me tue pas pour eux, quoique je les aime bien : quand „ je leuraurai appris a pêcher & achaffer, ils feront auffi riches que moi : pour3, quoi n'en fais-tu pas autant? — Pareu 3, que la moiüé des blancs mourroient de 3, faim , s'ils ne vivoient que de chaffe & de pêche; pourquoi me blftmerois-tu de ,, ce que je fais ? tu chalfes tui-même pour 3, les nourrir, & moi je travaille pour les 3, établir : vivons en paix , Aréma, & fu5, mes dans ma pipe. —Fumes, toi , dans 3, la miemie; tu n'as rien a craindre des 3, Shawanefes; cette terre a étévendue aux ,, tiensily abien deslunes.... Quelesblancs ,, font foux & efclaves! II n'y a que nous, 3, gens des bois, qui foyons libres & fa,, ges. — Hé bien, Arèma, avec toute ta liberté & ta fageffe, les tiens dimiiment ,, cependant tous les jours, & nous aug- mentons. — Oui, je le fais ; c'eft qu'il faut s, qu'il y ait toujours plus de mal que de bien fur la terre. Puilfe Manitou deffé3, cher tes fueurs , mon frere ! — Puiffe Manitou te procurer du gibier en abon3, dance, Aréma ! " lis delfécherent, pendant cette faifon, fept acres de marais, opération importante qui devoit leur procurer, 1'année fuivante, affez de foin pour nourrir leurs beftiaux  C 1=7 ) pendant 1'hyver; ils femerent plus de fix acres de terre, qu'ils environnerent fimplement avec les baliveaux provenants du défrichement : après avoir pafle 1'été feuls au milieu des bois, fans voir d'autres perfonnes que quelques chaffeurs, ils revinrent tous les trois fe délaffer au fein de la familie; S. K. raconta a fa femme les obfervations qu'il avoit faites, & la découverte d'un jolie cóteau, fur lequel il comptoit batir fa maifon; & fon projet d'y faire paffer le grand chcmin, qui conduiroit ut» jour aux établiffements plus éloïgnés. Pendant toute cette faifon de repos, il ne paria que d'avantage qui en réfulteroit pour 1'c*tabliffement de leurs enfans : de leur cóté, ils recueilloient avec attention tout ce que difoit leur pere. ,, Ecoutez mes petits, ,, c'eft pour vous que j'ai fait ce nouvel „ acquêt, & non pour moi, qui pourroit „ vivre ici heureux & tranquille ; je fuis ,, für de ne m'en repentir jamais, paree ,, que je parle a de bons enfans, qui aide,, ront leur pere tant qu'ils pourront: nos „ peines feront légeres, fi vous êtes tous fages & induftrieux. — Je promets de ,, vous donner a chacun trois cents acres ,, au moins , quand vous fongerez a vous „ marier; mais fur-tout n'époufez que de „ bonnes filles , grandes ménagerés & F iv  ( r*8 ) „ bien entendues comme votre mere; écon,, tes, Pierre; a vingt-un ans je te don„ nerai ce que tu vois marqué fur la carte „ vallèe des chdtaïgniers; & toi, Salomon, ,, je t'enverrai bientót travailler avec un ,, charpentier, & a ton retour je te don„ nerai la belle chüte d*eau qui eft au bas de 1'étang, avec cent foixante -quinze j, acres de terre, tu y batiras un moulin; „ & toi, ma fille, viens que je t'embrafle ; ,, ton pere ne t'oubliera pas; aide bien ta ,, mere, & fi tu n'as , comme elle, que „ d'heureufes inclinations, la terre & ma ,, bonne volonté ne te manqueront pas : j'emporte avec moi des livres, je te fe3, rai lire & écrire tous les jours, &_ta mere t'inftruira dans les chofes du Sei„ gneur. — Puiffe-t-il bénir notreentrepri„ fe! & vous, mes braves garcons, (parlant ,, a fes negres ) travaillons pendant que ?, nous fommes jeunes & vigoureux, afin ,, de nous repofer dans notre vieilleffe; „ vous aurez a *** les mêmes avantages „ dont vous jouiffez ici ". — Enfin, le moment de quitter 1'ancienne habitation arriva. Quelles larmes & quels regrets! Ils n'emporterent, dans les deux chariots couverts, quele fimple néceffaire; des lits, des outils, & quelques provifions pour la route. — L'apparence lugubre des  ( "9 ) bois, 1'afpérité d'une terre nouvellement défrichée , la folitude dans laquelle ils fe trouverent, la maifon d'écorce, enfin tous ces objets nouveaux leurs firent fentir vivement la privation des biens qu'ils venoient de quitter. En rentrant le foir, S. K. les trouva fondant en larmes. ,, Qu'eft,, ce que je vois! mes plus chers amis dans „ 1'affliclion ! Et toi auffi , ma femme ? Efl,, ce ainfi que 1'on commence un nouvel „ établilfement? Qu'avons-nous a fouffrir en comparaifon de nos peres, qui, per,, fécutés en Europe, traverferent 1'Océan , ,, & aborderent enfin fur ce continent, oü „ ils ne trouverent ni pain, ni chevaux, „ ni vaches ? Dans un an, vous verrez „ combien de pommiers j'aurai plantés, combien de grains nous auronsamaffés? „ Oü eft le courage que vous m'aviez tous ,, promis ? Oublions les foibles agréments „ dont nous avons joui, & ne penfons ,, qu'aux avantages folides que cette nou„ veile terre doit nous procurer. ■—Ceflez „ de verfer des larmes ; réjouiffons-nous , „ au contraire, célébrons notre arrivée. ,, Allons , Jack , apporte ton violon. Et ,, toi, ma chere femme , viens danfer avec „ ton mari; il y a neuf ans que je t'épou„ fai dans la joie & le bonheur, tu lefaisf j, aujourd'huije t'époufe une fecondefois, F v  C 130 ) „ pour célébrer cette époque, & Ja rendre ,, doublement chere a mon cceur. — Allons, ,, mes enfants — Cette fête domeftique eut I'effet le plus prompt; ils s'accoutumerent dans peu de jours a vivre feuls, fans amis & fans voifins : leurs chevaux & leurs befliaux trouverent abondamment de quoi vivre dans les bois; mais, malgré les clochettes attachées a leurs cols, ils s'écartoient fouvent, & alors il étoit diffkile de les rattraper. . Voila donc cette familie ifolée , abandonnée a elle même ; fes fuccès dépendent aéhiellement du courage, des talents& de la perfévérance de ceux qui la compofent: c'étoit auffi le fujet des difcours journaliers du bon pere a fes enfants. „ La honte ou „ la ruine nous attend fi nous nous reti„ rons, ou fi nous devenons parefleux; „ votre grand-pere doit venir dans trois „ mois, hatons-nous de faire quelque „ chofe, afin que nos travaux le furprtn„ nent ". Mais que fera notre Colon pour préveniï les accidents & les maladies qui peuvent afniger fa familie & fes beftiaux? Ses charmes & autres outils vont s'ufer & fe détériorer; comment fera-t-il pour y fuppléer? Efl-il poffible de prévoir tous les maux qui sous attendenta notre paflage?Eft-il mime  C 131 ) prudent de chercher a les deviner? L'efpérance leur met un bandeau fur les yeux; ils reftent dans une heureufe fécurité, & pourfuivent leurs travaux. J'ai vifité ce Colon plufieurs fois, car je Paimois fincérement. Depuis 1'année de fon arrivée, jirfqu'au terme heureux oü fes prairies étoient devenues douces & unies, fes vergers couverts de fruits, fes champs dégagés des fouches d'arbres abattus; je 1'ai vu, tantót laboureur, tantót méchanicien, médecin, mari , pere, prêtre & Fami de fa nombreufe familie : tels doivent être les Colons qui veulent profpérer. Les émigrants Américains font des progrès beaucoup plus prompts que PEuropéen. Dans tout ce qui concerne leurs établiflements nouveaux, leurs connoiflances & leur habileté; les capitaux avec lefquels ils commencent, le fecours de leurs parents, tout les conduit, en peu d'années, a la profpérité & a PheuTeufe jouiffance de leurs travaux. II y en a qui 1'achetent bien cher. Quelqu'un eft-il malade? ils n'ont plus d'autres médecins que la nature & la patience; ils fe rappellent alors quelques méthodes , pratiquées par les anciens de leur premier voifinage, par quelques habiles fauvages peut-être, qui leur ont appris 1'utage des fimples, des racines & des écorcès de leurs bois. F vj  C 13* ) Ils font rarement fans le fecours de ces livres utiles, que 1'on publie tous les ans, & qui enfeignent les principes néceffaires pour la bonne conduite d'une familie. A la feconde vifite que je fis a notre Colon, je lui préfentai 1'Avis au Peuple du célebre Tijfot. Le croiriez - vous ? cet ami de 1'humanité inftruit aujourd'hui prefque toutes les families Américaines, & nous apprend a guérir, a adoucir & a prévenir nos maux. — C'eft du fein de leurs petites bibliotheques que les nouveaux Colons tirent toutes les inftruftións dont ils ont befoin pour remédier aux maladies de leurs beftiaux. II efi vrai qu'ils font rarement malades lorfqu'ils vivent dans les bois. Dès que fon charriot , fes herfes, fes charmes commencerent è s'ufer, iï eut recours a fes outils , & les raccommoda de fon mieux : quand ils furent entiérement hors de fervice , il entreprit d'en fabriquer de nouveaux. En pareil cas, il appelloit le Charpentier de fon ancien voifinage ; aujourd'hui la néceffité , cette grande maitreffe, lui apprend a imiter ce qu'il a fous les yeux : une charrue conflruite avec affez d'habileté , fut fon premier effai ". Heureu„ fement , me dit-il , mon ouvrage n'eft ,, point expofé a la critique d'un voifin ou „ d'un voyageur. „ De ce moment il devint  C 133) charpentier; il inftruifit enfiiite fes Negres, & 1'un d'eux a conflruit depuis une paire de roues excellentes. ,, Heureux Colon! oui, je t'appelles heureux, lui dis-je un „ jour , quoique foumis a une tache ri,, goureufe; tu travailles pour toi & les ,, tiens, &tun'as a demander au Ciel qu'u,, ne longue vie, afin que tu puiffes exé,, cuter tous les travaux que tu as com,, mencés, & laiffer a tes enfants 1'exem- ple de ton induftrie & 1'ample héritage „ que tu leur as promis : remercie Dieu & ta deftinée; ta femme fait faire la toi„ le, & tu 1'ignorois; cet heureux talent „ faifoit cependant une partie de fa dot , „ & n'a été que négligé dans ton ancien „ voifinage, oü les bons tifl'erands étoient „ communs. Tout ira bien fous ton toit j „ elle eft propre , fait le pain par excel„ lence, bonne cuifiniere, induftrieufe dans „ tous les genres : le lin & la laine, filés par tes enfants, vont être convertis en „ drap groflier, mais chaud & utile: toute „ ta familie fera toujours bien vêtue: ta „ femme & ta fille ainée coupent les che„ mifes & les calecons, & même en imi„ mitant les morceaux de vieux habits, el,, les effayent déja d'en tailler de nouveaux. „ Les écorces & les racines de tes bois „ leur procurent les teiiuures néceffaires •  ( 134 ) unbaril& un battoir remplacent le mouliu a foulon; la leffive des cendres leur ,, fournit la fbude & le favon dont elles ,, blanchilfent leur linge. Tu es comme un ,, bonRoi;on t'obéit, on t'aime; il ne te ,, manque rien; tu n'es pas moins ingénieux „ dansles champs, que ta femme dans 1'in„ térieur de ta maifon; tu entends parfai„ tement 1'ufage du levier, la facon d'exé„ cuter les différentes ope'rations rurales avec le moins de travail poiïible;tu con,, nois, tu étudies les faifons propres a cha„ que ouvrage; tes enfants & tes Negres „ font tous animés d'une émulation admi„ rable; toi & les tiens, vous n'aimez la „ chaffe que par amufement, & pour dé„ fendre vos récoltes des bétes fauves. Tu „ as déja planté un verger de fix acres fur „ le chaume du premier bied que tu as ré„ colté ici, avant même que tu aies eu le „ temps d'abattre les grands arbres dont „ tu avois óté 1'écorce : 1'ceil voit avec „ plaifir ce charmant contrafte, des pom„ miers vigoureux croilfant au milieu d'une „ forêt dcffécnée. Voila comme on s'y prend „ quand on veut jouir : ta pépiniere im„ menfe deviendra celle de ce canton , que „ tu auras la gloire de remplir d'une pof„ térité nombreufe & d'une multitude d'ar„ bres utiles".  ( 135 ) Mais Phyver approche; Ie grand nombre de fouliers qu'ils avoient apporté, diminue tous les jours : comment feront-ils pour s'en procurer? jamais auparavant ils ne s'étoient trouvés a la veille d'aller nuds pieds. Les longues foirées de cette faifon , devroient cependant étre un temps de repos. Un grand feu échauffe & réjouit toute la familie : cette douce chaleur fupplée a bien des befoins, & leur fait oublier Ia rigueur des éléments; un fentiment confolateur s'empare de leurs ames , ils jouiffent de leur abri, de leur fécurité , de leur état d'aifance; ils entendent fans rien craindre, les tourbillons de neige frapper contre leurs fenêtres & leurs portes ; un vent lourd & pefant gronde inutilement dans la cheminée, & ne les intimide point. Si de temps en temps ils regrettent leurs anciens voifins , leurs amis & les autres douceurs dont jls jouiffoient, ils s'en trouvent dédommagés par 1'abondance du bois , par la facilité avec laquelle les beftiaux vivent dans les forêts, même pendant 1'hyver: Ie pere fe confole de toutes fes privations, en réfléchiffant fur 1'étendue de fes poffeflions, & en contemplant fes enfants fains & vigoureux, alïis autour de fon feu, & s'endor* mant, leurs plats de fapan dans leurs mains, tandis que leur mere induftrjeufe agite fon  ( 136 ) métier, & jouit de cette faifon de repos S de loifir; les Negres ("car cette familie n'a encore qu'une maifon & qu'un feu) a moitié endormis, racontent leurs hiftoires, & converfent avec leurs maltres. Le chef, Pexemple d'une fi heureufe familie, s'amufera-t-il auffi a fumer fa pipe, ou a refter oifif ? Non, fes enfants fe font déja plaints den'avoir plus defouliers; il a apporté avec lui une grande quantitéde cuirs, desformes & des outils : il eflaye, pour la première fois de fa vie, fon talent pour le métier de cordonnier, & raccommode la plus mauvaife paire. Le ciel foit loué, 1'enfant agréablement revéillé fe réjouit, embraffe fon pere, & les montre a fes freres. Le bon Colon, flatté de ce premiers fuccès, en raccommode le lendemain une feconde paire auffi bien que la première : il entreprend enfin d'en couper une neuve , & réuffit. Quel triomphe ! fa femme 1'en félicite, & fon cceur en trelfaille de joie : il inflruit fes Negres en peu de temps, & perfonne déformais ne manquera de chauffures, groffieres & pefantes a la vérité , mais utiles. II raccommodoit auffi fort aifément les harnois de fes chevaux, lorfqu'ils étoient caffés ou pourris. Vous nous avez vu faire nos colliers avec de la ficelle que nous filons nous mcmesj (car chacun parmi nous  ( 137 ) fait fes traits & fes cordes.) Semblable a Robinfon Crufoè, S. K. devint un artifan univerfel; mais Robinfon travailloit triftement pour lui feul, & S. K. travailloit pour le bien de fa familie. Les enfants entrelacoient, en fe jouant, des filaments d'écorce & des morceaux de frêne aquatique (water ash), ils les arrondilfoient, & en formoient de petits paniers: ils furent encouragés par Ie pere & la mere, & en peu de temps , la familie fut pourvue de corbeilles, qui remplacent les armoires & les coffres que Pon n'avoit pu apporter. La conftruétion des barils & des tonneaux exigeoit une induftrie plus particuliere ; il étoit d'ailleurs inutile de 1'entreprendre, puifque leurs vergers étoient encore jeunes, & incapables de produire du cidre : en attendant, la nature lui offroit dans les bois voifins, des uftenfiles a moitié fabriqués; il trouvoit des arbres creux, qui fervent, pendant 1'byver, de retraite aux écureuils • il les coupoit, les fcioit, les poliffoit en-dedans, y mettoit un fonds,& ces efpeces de vafes placés dans le grenier, fervoient a contenir le grain, & a mille autres ufages. Les feuls vafes étanchés dont ont eüt befoin, étoient celui qui contient Peau-de-vie, dont ils fe régalent de tempsen-temps , & celui dont fe fert fa femme  C -33 ) pour faire de la bierre de fpruce tous les famedis : il falloit que le verger füt en état de rapporter du cidre, pour que 1'accroiffement infenfible de Ia population amenat dans ce nouveau canton tous les artifans néceflaires : tels font les progrès de nos fociétés. Placez-vous, mon ami, au milieu de ces forêts, éloigné de toute efpece de fecoui'S, n'ayant pour toute communication, que des fentiers a peine ouverts; point de ponts, point d'écoles ni d'Eglife voifine, vous repofant uniquement fur vos connoilfances, votre induflrie & votre courage, vous aurez alors une foible idéé de cette foule de détails, de cette fucceffion de travaux, dont le récit vous fatigueroit. J'ai fouvent rencontré plufieurs de ces Colons , que les difficultés avoient entiérement découragés. „ Tout s'oppofe, me difoient-ils , a notre t, profpérité; quelquefoislesécureuilsvien,, nent de toutes parts enlever la moitié de nos récoltes; malgré notre vigilance, les cerfs viennent manger nos grains , les ,, loups nous font une guerre implacable, ,, les oifeaux déracinent notre maïs, trois „ femaines après qu'il efi planté; fouvent ,, des branches defféchées tuent par leur „ chüte nos bceufs, qui paiffent dans . les „ bois : riiomme peut il ré lifter a la na-  ( 139 ) „ ture, quand elle lui fait ainfi la guerre"? Alors je cherche a les confoler, j'entrc dans leurs peines, je leur fais appercevoir le terme prochain de leurs travaux : pour les mieux encourager, je me rappelle votre éloquence douce & perfuafive, & je cherche a 1'imicer. Je raflemble a cet effet toutes les relations de 1'Europe que vous m'avez communiquées. Les femmes font les pius difficiles a perfuader. Un jour je me trouvai chez S. K. avec plufieurs de fes anciens amis qui étoient venus pour raider. Gens heureux! lui dis-je, mille fois plus „ heureux que vous ne penfez, il ne man„ que a votre bonheur , que de favoir „ comment les autres nations de la terre „ vivent. N'avez-vous jamais entendu con,, ter aux émigrants nouvellement venus, ,, tout ce qu'ils ont foufferts avant d'arri- ver parmi nous? Ecoutez attentivement „ 1'hiftoire de leurs malheurs; c'eft le feul „ baume dont vous ayez befoin. Vos tra,, vaux ne font-ils pas volontaires? leur ,, but n'eft-il pas d'établir vos enfants? ,, Quel fentiment plus doux & plus con„ folant peut vous animer? que vous de„ mande la Patrie, 1'Eglife, le Gouvernes, ment? Ce dernier exigera feulement de . „ vous un foible tribut, quand ce canton „ fera érigé en Comté. Payez-vous des  C140 ) „ droits fur la vente de vos grains , de ,, vos beftiaux ?... Je vais vous montrer ,, toutes les fources de votre bonheur ci,, vil, & alors tous vos gémiffernents cef,, feront. Rien.de tout ce qui-aflligé les ,, pauvres habitants de 1'Europe n'exifte „ ici; nous n'avonsni gênes, ni entraves; ,, nos loix n'ont pas été crééesdans lanuit ,, de la barbarie & de la fuperftition ; nous pouvons former des proiets, parcourir le grand cercle de 1'induftrie humaine, ,, en effayer tous les reflbrts; rien ne nous „ arrête , tout nous y invite. L'homme „ n'eft-il pas né pour travailler? En Eu„ rope, les deux tiers des habitants gé,, miflent & labourent pour les riches, qui ,, font leurs maitres; ici nous travaillons pour nous-mêmes; perfonne ne vient „ demander la dixieme dc vos gerbes ; vous ,, poflédez la terre telle qu'elle elf fortie „ des mains du Créateur, & elle ne releve ,, que de lui; nous n'avons point a crain„ dre ce mélange de loix bifarres & de „ préjugés inconcevables, qui, prefque „ par-tout, affligent 1'humanité. En obéif„ fant a nos loix, 1'efprit & Iaraifon n'ont „ aucun facrifice humiliant afaire; a 1'om„ bre d'une immunité facrée, vos produc„ tions peuvent circuler de main en main, jufqu'a celles qui doivent les exporter:  C 141 ) „ cette terre que vous avez acquife, ce „ canton dont vous êtes les premiers cul„ tivateurs , n'eft point réclamé par un ,, puifTant Monarque, qui, jaloux de fa „ nouvelle domination , le ravage & en,, leve fes paifibles habitants. Tranquillifez„ vous, vos fils n'iront point fervir dans „ fes querelles & dans fes guerres , un ,, maitre qu'ils ne connoiffent pas : ils ,) n'engraifferont point une terre étrangere ,, des débris de leurs cadavres : heureux „ &libres,ces enfants refteront avec vous, „ pour coopérer au bien de votre familie. „ Vous les verrez peut-être époufer les „ filles de vos anciens voifins : quel plai„ fir alors ne reffentiriez-vous pas en les „ établiffant fur cette terre nouvelle que „ vous leur deftinez ? Ils deviendront vos „ voifins, fans ceffer d'être vos amis & ,, vos enfants;ils multiplierontvotre fang; „ vos coeurs s'épanouiront en les voyant ,, induftrieux & fortunés ; car leur prof„ périté doublera la vótre , comme le bon„ heur de votre familie fait aujourd'hui une „ partie du bien-être général de laProvince. „ A 1'avenir tous les obftacles céderont a „ vos forces réunies; quelque vafte qu'elle ,, foit, aucune entreprife ne vous femblera ,, pénible ; votre moiffon , vos femailles „ s'exécuteront facilement, & avec toute  ( ) „ la promptitude que les faifons prefcrivent. — Que me dites-vous, répondit„ il? il y a donc des gens dans le monde „ qui ne polTedent rien, & qui, fans au,, cune efpdrance, font obligés de travail„ Ier pour les autres ? Je rougis de mes „ plaintes; travaillons donc encore quatre „ ans fans murmurer, & nous pafferons „ le refte de notre vie dans la joie & le repos ". Auffi-tót que Pon a frayé un chemin vers un nouveau canton, & que quelque riche Colon , attird par la fdcondité du terrein , y a formé un établiffement, vous ne fauriez croire avec quelle rapidité la population y augmente. Les gazettes qui circulent dans toutes les Provinces, annoncent par-tout le bonheur des nouveaux habitants, la bonté des chemins & le bas prix des terres. Douze ans après Parrivée de S. K. dans fon canton, qui elt une beile vallée arrofée par les ruiffeaux coulants de toute parts des éminences qui Penvironnent, cette nouvelle région fut érigée en Comté, & divifée a Pordinaire eu un certain nombre de diftricts, munis de privileges municipaux, qui font toujours accordés aux habitants. Leur première aflëmblée fe tint a la maifon de S. K., qui fut défignde par un acte dePaflemblée, pour Être le lieu central; il  C i43 ) fut nommé tout d'une voix, Supervifeitr, honneur qu'il méritoit bien par fes talents & fes vertus. Les chemins qu'il avoit marqués furent confirmés, le regiftre du Précincce dépofé chez lui, & un de fes enfants en fut appointé Clerc. Rien ne pouvoit être plus flatteur pour ce bon pere, que ces faveurs du peuple. Pour rendre fon bonheur complet, Pierre, fon fils ainé, époufa la fille du Miniftre de Pancien établiffement dont ils avoient émigré, qui avoit de tout temps été fon ami intime : le pere lui concéda par contrat la valide des Chdtaigniers, fuivant fa promeflé, Jui donna fa part des beftiaux, qui, avec ceux de la jeune époufe, firent un nombre fuflifant pour exploiter fa plantation : il lui aida enfuite a conftruire une maifon commode , & a finir Ie défrichement de fa terre. Un an après, Salomon, fon fecond fils, qui étoit auffi revenu de fon apprentiffage, époufa la fille qu'il avoit aimée dès fa plus tendre enfance : a fon retour, il obtint la belle chüte d'eau, avec les deux cents acres promis ; il convertit Ia dot de fa femme en argent, loua des ouvriers, & batit un excellent moulin a farine, dont le Prèc'mcle avoit grand befoin; car jufqu'ici, les habitants ne s'étoient: fervis que du foible expédient appellé tubmi-il, ou moulin a cuve. Sa fille ainée étoit  ( 144 ) déja mariée a un jeune homme, bon maréchal, que lepere avoit fait venir quelques années auparavant; car on ne peut guere fe paffer de l'afliftance de cet ouvrier; il leur céda un bel emplacement au carrefour de deux chemins, qu'il avoit lui-même marqué, avec deux cents cinquante acres de terre. Sa feconde fille avoit époufd un jeune homme de.LancaJler, qui, depuis quelques années tenoitécole dans les maifons des habitants; il fut enfuite employé fous les ordres de 1'Arpenteur provincial, h tracer les limites de ce nouveau Comté, & des différents diltricts qui le compofent. Son exach'tude & fon habileté lui en mériterent dans la faire la place & les appointements : il leur donna deux cents cihquante acres de terre. Son troi-iieme fils époufa une Allemande, riche & induftrieufe, dont les parents & les freres avoient été tués par les Sauvages; il lui concéda une chüte inférieure , avec trois cents acres, ou. depuis il a conftruit trois moulins, un a foulon, un a huile, & le troifieme a fcie. Sa derniere fille fut aimée d'un jeune Miniftre, qui devoit être employé par le voifinage auffi-tót que les habitants auroient pu batir une Eglife & un Presbytere. Quand cela fut exécuté , il époufa cette fille, a laquelle le pere donna deux cents qinquante acres; il leur planta un beau vcrger,  C 145 ) verger, car fon ancienne pépiniere renouvellde tous les ans , avoit fourni des plants a tous ceux qui en demandoient. II ne lui reftoit donc que le plus jeune de fes fils, qui devoit hériter , fuivant 1'ufage, de la maifon paternelle, & de deux cents acres de terre les mieux nettoyés, avec la même quantité de beftiaux qu'il avoit donnés a tous les autres : ce jeune homme ne s'eft marié que depuis quatre ans : le bon-honime eft déja grand-pere de dix-fept petits enfants, qui viennent prefque tous les Dimanches le voir & jouer fur fes genoux : j'ai fouvent vu ces dignes parents, environnés de leur jeune poftérité, verfer des larmes de joie. „ Eh bien, ma chere amieé ,, lui dis - je un jour; la fource de vos lar. ,, mes eft bien changée : il y a dix-fept ans, „ le travail & la folitude vous affligeoient; ,, aujourd'hui vous êtes pénétrée de joie & 5, de plaifir". S. K. & fa femme ont ceffé de travaïller depuis bien des années : leurs Negres ont multiplié prefque dans la même proportion que leurs enfants : les vieux fument leurs. pipes * & fe repofent , ainfi (*) Au fujet du mot fumer la pipe, nous croyons devoir faire une obfervation au Lefteur. Cette expreflion, en ufage parmi les fauvages, défigne 1'aifance, la paix, la tranquillité , & par conféquenc le bonheur. Tomé I. G  C 146 ) que leur maitre : il a diftribué les jeufiea parmi tous les fiens, a mefure qu'ils fe font mariés. S. K. a été choifi park peuple pour être un des repréiëntants du Comté , pour lequel il a obtenu des Loix , des chemins, des ponts & des réglements utiles; après en avoir été le fondateur, il a eu la gloire d'en être devenu , fi fofe le dire, le légiflateur. Auffi heureux qu'un£>iUU mortel puiffe 1'être, il vit dans une maifon charmante, environné de fes enfants, dont il peut voir toutes les maifons; il eft plus k pere, le patriarche, 1'arbitre du Canton, qu'il n'eri eft le magiftrat. Quelle utile carrière n'a-t-il pas parcourue? L'humble tolt fous lequel fes quatre derniers enfants font nés fubfifte encore; tous les hyvers il achete une grande quantité de cendres, qu'il convertit en foude pendant 1'été; fon fecond fils eft devenu marchand, & fon moulin, Pentrepót de plus de douze mille boiffeaux de bied par an. La population , la vivification de ce Canton a été étonnante; depuis dix ans, tout a changéde forme : ce beau miracle de Pindultrie eft Pouvrage de trentedeuxans de travaux, époque de l'arrivée& du premier établiffement de S. K. qui avoit alors vingt-neuf années de mariage & trois enfants : toutes les families de ce Canton font auffi heureufes qu'elles puiflent 1'être ,  C W ) vu Ia combinaifon du mal , qui fuit pagtout la fociété humaine; il n'y a que les ivrognes & les pareffeux, qui, dans peu, feront obligés de vendre leurs polfeffions, pour faire place a des families plus induftrieufes. II me fit obferver dans un coiu de fort verger, un bofquet épais d'acacias & de vignes fauvages, dont les rameaux en fe courbant, formoient un berceau impénétrable a la lumiere du jour: c'eft fous ces épais feuillages qu'il fe repofera de toutes fes fatigues; ce lieu doit être auffi le tombeau de toute fa familie : heureufement la terre n'en a pas encore été ouverte. II me fit voir auffi la fouche du premier chêne qu'il abattit lui-même le fecond jour de fon arrivée; je lui perfuadai de la faire environner d'un mur a hauteur d'appui, & fur une des pierres, j'y ai gravé les paroles fuivantes : VOYAGEUR; Ce que tu vois ki , n'eft ni le t&mbeatt d'un grand, ni les trophèes de la vicloire, mais le monument fimple de finduftrie agri-. cole : tu vois ici la fouche du premier cbêne q-ye S. K. abattit le 27 Avril 174S ; ce fut aujfi le premier arbre renverfè dans le Comté de*** aujourd'hui fi florijfant & fi kien cultivé* Adieu, St. John. G ij  ( i4« ) L E T T R E ÉCRITE PAR IVAN AI-Z, GENTILHOMME RUSSE, A UN DE SES AMIS EN EuROPE, Dam laquelle il décrit la vifite qu'il fit en 1769 a Jean Beriram, Botanifie de Pen~ filvanit, C55 Penfionnaire du Roi d'Angleterre. Philadelphie , il Oitobre 1769. E xaminez cette Province de tous les cótés; chaque point de vue offre aux yeux de 1'obrervateur charmé, une image du bonheur. Le voyageur Européen fur-tout', agréablement furpris de ne plus fentir les atteintes réitérées que 1'afpeft dc la mifere porte aux cceurs fenfibles, goüte une paix profonde, un calme délicieux qui n'elt point interrompu par les mouvements d'une jufte indiguation ou par Ja pitié. Son ame s'éleve en contemplant Je doux & magnifique fpeétacle de la félicité publique. Les folides fondements qui fervent de bafe au gouvernement & au bonheur des Penfilvaniens, femblent lui dire : „ Jouis  C 149 ) „ fans crainte ; nous fommes 1'ouvrage ,, inaltérable de Guill. Penn, decet homme fimple & vertueux, dont la noble ambi- tion n'afpira jamais qu'a la gloire de faire ,, du bien a fes frères, & a leur donner ,, 1'exemple de 1'égalité. O Penn! toi qui „ verfas fur les humains les lumieres de „ la vraie fageffe, qui fis de ces heureufes ,, contrées un temple faint dédié a la Vertu, ton nom, a cóté de ceux deLy,, curgue&de Solon, furnagera fur la nuit ,, des temps qui engloutit la mémoire & „ les crimes des Grands de la terre Pour vous convaincre que dans mes lettres antérieures, je n'ai point donné de louanges outrées & ridicules a cette célebre contrée, & que la nature y accorde en général a fes habitants plus de génie, ouplus de difpofitions aux Arts & aux Sciences, qu'aux habitants des autres Provinces, je vais vous rendre compte de la vifite que j'ai faite derniérement a Jean Bertram, premier Botanifte de 1'Amérique. Dès fes jeunes ans, un penchant irréliffible 1'entraina a cette étude, & le rendit tel: les Sciences lui doivent plufieurs découvertes utiles, & la connoiffance de plufieurs plantes, arbres & arbuff.es. Ce que vous m'en aviez dit m'avoit fort prévenu en fa faveur : je favois d'ailleurs G iij  C 15® ) qu'il avoit une correfpondancé rrês-étendue avec les Botaniftes les plus célebres de PEcolFe & de la France, & qu'il avoit été honoré de celle de la Reine de Snede. Sa maifon , fituée fur les bords de Ia Skullkill, n'eft pas grande, mais propre & commode. Quelque chofe de fingulier au premier afpeét, la diftingue de celle de fes voifins; une demi - tour batie dans le milieu, fert non-feulement ft la rendre plus folide, mais y ajoute une place convenable ft 1'efcalier. La difpofition des champs, des haies & des arbres de toute efpece, anuoncent l'ordre&la régularité qui font dans 1'économie rurale les effets d'une heureufe induftrie. Je trouvai ft la porte une femme proprement & fimptement habillée, qui, fans cérémonie & fans me faire aucune révérence , me demanda avec bonté qui je demandois ? Je voudrois voir M. Bertram, lui répondis-je. Eh bien , entre & prends une chaife, me dit-elle; je vais 1'envoyer chercher. — Non, lui dis-je; je voudrois plutót avoir le plaifir de me promener dans votre plantation; je le trouverai aifément, ü vous voulez m'indiquer a-peu-près lelieu qu'il occupe. — Après plufieurs tours , j'appercus la riviere de Skullkill, coulant ft travers une charmante prairie; je difb'nguai aifément une digue nouvellement faite, qui  ( i5i ) fembloït beaucoup retrécir Ielitdefès eaux: après 1'avoir fuivie pendant quelque temps, j'arrivai a fon extrémité, oü dix hommes étoient employés a la conftruire. — ,,Pour„ riez-vous me dire oü eft M. Bertram , leur demandai-je "? — L'un deux, homme grave & avancé en age, ayant un large tablier de cuire qui lui couvroit la poitrine, & de longues culottes de toile, levant les yeux vers moi, me répondit : „ Mon nom eft Bertram; me veux-tu par„ Ier? — Oui , Monfieur ; je fuis venu „ exprès pour m'entretenir quelque temps „ avec vous, fi vous pouviez quitter votre „ travail. — Fort aifément, me répondit- il; je dirige mes ouvriers, plus que je „ ne travaille moi-même ". Après qu'il fe fut lavé, nous marchümes enfemble vers la maifon , oü il difparut quelques inftants, (krevint habillé fort décemment. — „ Votre „ réputation & 1'hofpitalité que vous exer„ cez envers les étrangers, m'ont engagé a vous faire cette vifite, fi elle ne vous „ eft point incommode; je ferois charmé „ de palfer quelques heures dans votre „ jardin, & de vous faire quelques quef„ tions. — Le plus fenfible avantage que ,, je recois de ce que tu appelles ma répu„ tation, eft le plaifir qu'elle me procure „ de jouir fouvent des valies de mes amis G iv  ( i& ) „ & des étrangers inftruits. — II faut ab,-, folument différer notre promenade, car ,, la cloche nous appelle a diner ". — II me conduifit alors vers une chambre fpacieufe , dans le milieu de laquelle étoit une longue table couverte de plats : les Negres en occupoient le bas, les gens de journée le milieu; venoient enfuite les enfants, parmi lefquels j'étois compris. Le vénérable pere & fa femme, affis au haut de la table, préfidoieut a la tête de cette nombreufe familie : chacun baiffant les yeux , prononca tout bas une courte priere, fans cérémonie & fans oftentation. ,, Après la bonne chere de nos villes, me ,, dit-il, ce repas fimple & frugal te parol„ tra un jeüne auftere. — II s'en faut bien, ,, M. Bertram; au contraire, ce repas chaiu- pêtre me ralfure, en me prouvant que s, vous me recevez comme un ancien ami, „ comme une perfonne que vous auriez „ connue depuis long-temps. —J'en fuis charmé, me dit-il, & fuis fort aife de 3, te voir ici; je n'ai jamais connu 1'ufage 3, des compliments & des cérémonies; rien 4, de tout cela ne fert a prouver la bonté ,, du cceur. D'ailleurs, notre fociété a ens, tiérement banni ce que le monde appelle ,, les exprefiions polies & les phrafes hon- nêtes ; nous prenons nos amis par la  ( 153 ) ,, main, & nous les traitons comme nos ,, plus proches parents. J'ai appris par une „ lettreque j'ai reeue hier du DofteurPhi„ neas Bond , que tu es Ruffe. Quelles „ raifons ont pu te déterminer è quitter ,, ton pays natal, pour venir ici a travers ,, tant de dangers?—Je fuis venu y cher„ cher du plaifir & de nouvelles connoiffances. — Vraiment, mon ami, tu fais ,, bien de 1'honneur ft notre jeune Provin„ ce, d'imaginer que tri pourras y voir „ quelque chofe qui foit digne de ton at„ tention. — M. Bertram , la vue de ce „ charmant pays m'a déja amplement ré,, compenfé de toutes mes fatigues ; j'y „ vois le berceau de ces nations futures „ qui, un jour, étonneront 1'univers ; j'y „ contemple le commencement de cette „ nouvelle légiflation , qui doit faire le „ bonheur de Ia quatrieme partie du mon„ de. J'ai parcouru vos villes en admirant „ leur régularité; la propreté & la police ,, y regnent par-tout. Elles font encore a „ leur naiffance; elles ne font encore que „ le berceau de ces Cités magnifiques , „ dont 1'origine, enveloppée dans 1'obfcu,, rité des ages, embarraffera la pofférité, ,, & fe dérobera aux recherches des Sa„ vants a venir. Vos maifons & vos rues, „ confidérées fous ce point de vue, rapG v  ( ï54 ) „ pellent a ma mémoire la ville de Pompéïa, que j'ai vue il y a peu d'années; ,, j'obfervai que les trottoirs ou chemins „ des gens de pied avoient été fort ufés, par le grand nombre des habitants qui jadis y avoient paffe & repalfé. Mais aujourd'hui, quelle diftance! quelle obf„ curité! Maifons, Propriétaires, Architeftes, Temples, Palais, Archives,tout a difparu. — En vérité , tu es un grand ,, voyageur pour un homme de ton age. „ —Peu d'années, lui dis-je, fuffifent pour parcourir une grande diftance ; mais il eft „ nécefl'aire d'avoir un jugement éclairc & „ bien des connoiffances antécédentes , pour rendre de fi grands voyages utiles. „ —Dïtes-moi, M. Bertram, pourquoi vous batifïëz ces digues le long de la „ riviere de Skullkill? a quoi bon tant de travail & tant de dépenfe?—Amilvan , je ne connois aucune branche d'induftrie „ qui foit plus avantageufe a notre patrie, „ ainfi qu'aux propriétaires. La riviere de „ Skullkill, il n'y a pas long-temps, cou,, vroit une grande étendue de terrein de „ chaque cóté ; nos plus hautes marées „ alloient quelquefois , a plufieurs miües „ de diftances, inonder des terres baffes qui infecboient l'air du voifinage, &n'éj, toient bonnes a rien. A préfent, les pro-  ( 155 ) „ pridtaires de ces marécages font réimis „ & affociés* par un acte de notre AJfemblée. ,, Nous élifons chaque anne'e un Tréfo„ rier, & lui payons une fomme propor- tionnée au nombre d'acres que chacun „ poffede : le dommage qui peut furvenir aces terres, efi réparé aux dépens du „ tréfor. Graces a Dieu , notre capital eft „ devenu fupérieur aux dégats que eau„ fent les inondations & les rats-mutfes; „ c'eft par ce fimple expédient que tant M d'acres de prairies, qui jadis n'étoient qu'un marais infecl: , font aujourd'hui „ defféchées, affermies , & devenues, pour notre'ville, une grande fource de richef„ fes & 1'ornement de fes environs. Nos „ freres de Salem, dans le nouveau-Jer' fey, ont pouffé beaucoup plus loin que ,, nous 1'art de faire cesdigues; ou leur en „ donne les dimenfions; & fi, par lafuite, ,, il arrivé quelques accidents, la Compa* „ gnie eft obligée de les réparer. — C'eft „ une fort belle entreprife, lui dis-je, qui „ fait beaucoup d'honneur a ceux qui en ,, ont donné le plan & a ceux qui 1'exécu„ tent. Pourriez-vous me dire a-peu-près „ a combien fe monteront vos avances, avant cue ce terrein kiondé foit capable „ d'être faucbé?— La dépenfe, mefépon- dit-il, eft fortconfidérable, particuliére* G vj  C 156) ment quand nous avons des ruifTeaux a conduire , des fouches d'arbres & des „ buiffons a couper. Mais telle eft la ri„ cheffe de ce terrein, qui a été fi long„ temps fous les eaux; telle eft 1'excellence du paturage qu'il produit, que le reve„ nu de trois ans nous rembourfe commu- nément toutes nos avances. — Heureux Ie pays, lui dis-je, oü le génie national „ fe porte vers les chofes utiles, oü la na„ turea répandu des tréfors plus defirables „ que les mines d'or! — Tu ferois éton„ né, mon ami, s'il m'étoit poffible de „ mettre fous tes yeux le produit annuel „ de ces nouvelles prairies, en bceufs, en „ vaches & en chevaux. " Nous avions a peine fini de nous entretenir de ces chofes, que la partie travaillante de la familie fe retira avec une décence & dans un filence qui me plut infiniment. Un inltant après , je fus frappé d'un agréable mélange de fons, qui me repréfentoit un concert de différents inftruments dans 1'éloignement. — ,, Malgré la fimplicité paftorale qui regne chez vous , „ M. Bertram , voici le deffert d'un Prince : „ quelle douce mélodie! — Ne t'étonnes „ pas, ami Ivan; ce que tu entends eft „ aufli fimple que ce que tu viens de man„ ger ". — Surpris, je me ievai, &, fui-  C 157 ) vant la direétion de ces fons agtéables, je montai 1'efcalier qui étoit placé dans la demi-tour : je m'appercus alors que c'étoit 1'efFes: du vent qui paffbit a travers les cordes d'une harpe éolienne, inftrument que je n'avois jamais vu. Je le pris de la fenêtre oü il étoit placé, & le confdérai attentivement; je m'appercus bientót que les cordes étoient toutes a Puniffbn, mais de différente groffeur : alors je devinai aifément les raifons fur lefquelles étoient fondés les accords & 1'harmonie qui m'avoient tant caufé de plaifir a une certaine diftance. — Je fus rejoindre mon hóte vénérable : nous bümes, après le diner, une bouteille de vin de Madere , fans boire a la fanté de perfonne, fans demander ou prononcer aucun fentiment a la facon Angloife. — De la table nous entrames dans fon cabinet d'étude, oü je remarquai au premier coup d'ceil , fur une des murailles , des armes enfermées dans un cadre anciennement doré , avec le nom de jF. Bertram écrit deffous. ,, Eft-ce que laSociété des Amis, „ lui demandai-je, attaché fa gloire a ces" „ fortes d'armoiries, qui, quelquefois , fervent de diftinction aux families, &, le „ plus fouvent, d'aliment a 1'orgueil & a ,, 1'oflentation? — II s'en faut bien, me „ dit-il ; je te dirai ce que c'eft. Mon  C 15*) I, pere dtoit Francois; chaffé de fon pays ,, pour n'être pas de Ia religion du Roi, il vint ici, & apporta ce cadre de 1'autre „ cöté de la mer : j'en ai pris foin juf,, qu'ici , paree que c'eft un meuble de „ familie, & un monument de fes malheurs „ & de fon expatriation ". — De-la nous fümes dans fon jardin qui étoit rempli d'une grande variété de plantes & d'arbrifleaux curieux, parmi lefquels je vis beaucoup de fenfitives; j'en comptai cinq efpeces : il y avoit auffi des exotiqttes dans une ferrechaude; au-deflus de la porte étoient gravés les vers fuivants, tirés du fameuxAlex. Pope : Efclave d'aucune fects, &c. II me dit qu'il avoit plufieurs fois fuivi le Général Bouquet a 1'ittsbourg, & a d'autre3 endroits de la belle riviere Oyio, comme botanifte ; qu'il avoit fait des collections très-confidérab!es dans la Virginie, dont il avoit examiné les montagnes & les marais avec la plus fcrupuleufe attention ; qu'il avoit été envoyé dans hFloride par le Roi d'Angletarre , pour en étudier toutes les plantes & toutes les fleurs, & qu'il avoit obtenu de Sa Majefté une penfion de 500 guinées. Ses recherches curieufes & fes obfervations fur différents fu;ets, me rendirent ia conveifation fi intércffaote , que le foki.1  C 150 3 étoit a la fin de fa courfe, avant qne j'eufie pcnfé a retourner a Philadelphie. Que le temps me parut court! depuis long-temps je ne m'étois point trouvé dans une fituation plus agréable & plus propre a m'inftruire. D'un cÓté , j'avois fort envie de prolonger mavifue; de l'autre,je craignois que fa longueur ne parut défagréable : mais heureufement, réfléchiffant que j'étois chez la familie la moins cérémonieufe & la pluS hofpitaliere (comme font tous les membres de la Société des Amis), je pris le parti de 1'informer fimplement du plaifir dont j'avois joui chez lui, & du defir extréme que j'avois de le prolonger, en reflant quelques jours avec lui. — „ Tu es auffi bien venu „ ici, que fi j'étois ton pere; tu m'es re,, commandé,&, de plus, tu es un étran* „ ger; ton defir d'acquérir des connoiffan„ ces par des voyagcs, ta qualité d'Euro„ péen , tout enfin t'autorife a me faire ,, toutes les queftions qué tu voudras, & ,, a regarder ma maifon comme la tienne ,, auffi long-temps que tu t'y trouveras ,, heureux : employés ton temps avec Ia plus parfaite liberté; j'enferai de même ". Je recus avec la plus vive reconnoiffance fon invitation fimple, mais cordiale. Nous fümes enfuite revoir la nouvelle digue, qui fembloit être fon objet favori : ce fut slors  ( i<5o ) qu'il me développa la méthode & les principes d'après lefquels elle étoit conflruite. Nous nous promenames a travers les terres qui étoient afFermies & déja couvertes d'herbages : quel plaifir pour un bon citoyen, de fortir d'un marais fangeux pour marcher fur un fol gras & fertile! quelle lecon d'induftrie pour les peuples infiniment plus anciens! ,, Compte, me dit-il, la quantité prodigieufe de beftiaux de toute efpece paif„ fant fur ces terres confolidées &fermes, 4, qui, peu d'années auparavant, étoient „ fubmergées par les eaux de la riviere " ! De-la nous fümes voir les champs oü les haies plantées a angle droit, les monceaux de pierres proprement entaffées, le treffle en fleurs, les barrières bien entretenues; tout annoncoit la meilleure culture & les fónis les plus aiïidus. Les vaches retournoient alors a la maifon ; leurs mamelies étoient pleines; leurs jambes courtes fembloient les porter avec peine; elles avancoient a pas lents, & paroiffoient defirer d'être délivrées de la quantité de lait qu'elles portoient. De-la nous fümes voir fon verger anciennement planté fur un fol fablonneux & aride , mais a préfent changé en une des plus riches prairies du voifinage. — „ Ceci, ami Ivan, eft entiérement le fruit  ( i& ) „ de mon iiiduftrie. J'achetai, il y a quel„ ques années, le privilege d'une petite „ fontaine a un mille & demi d'ici; avec „ beaucoup de dépenfes , j'en ai amené ,, 1'eau a ce réfervoir que tu vois ; j'yjette ,, fouvent de la chaux , des cendres, du ,, fumier de cheval; enfuite, deux fois la ,, femaine , dans le printemps & l'auto,m,, ne , j'en lailfe couler 1'eau chargée de toutes fes particules végétales. Avant „ que la neige tombe, j'ai foin de couvrir „ les endroits les moins fertiles de ce ver- ger avec du vieux foin, de la paille, & ,, tout ce qui m'eft inutile autour de ma „ grange : par ce fimple moyen, je coupe ,, annuellemcnt 5300 livres de foin excellent „ par acre, d'un terrein qui autrefois rap„ portoit a peine de la bruyere. — M. ,, Bertram, ceci peut véritablement s'ap- peller un miracle de culture. Heureux, „ mille fois heureux le pays habité par une „ fociété d'hommes dont les travaux réu„ nis concourent, avec cette efficacité, a „ Futilité publique & a la fortune des par„ ticuliers ! — Je ne fuis point le feul qui „ arrofe ainfi fon verger, me dit-il; par,, tout oü le privilege d'une fontaine peut ,, être acquis, tous les cultivateurs de cette ,, Province en font le même ufage. Avec la j, terre de mes foffés, j'ai fort enrichi mes  ( 161 ) „ terres hautes : je feme du treffle fur les „ champs que je deftine au repos pour plu„ fieurs années , & nous avons trouve', ,, par expérience, que c'eft un des plus „ grands améliorateurs. Pendant trois ans , 5, ces champs me fournilfent un paturage ,, abondant: quand il les faut labourer, je „ les couvre alors de vafe qui a été expo- fée pendant trois ou quatre années a la „ rigueur de nos hyvers; par ce moyen, s, chaque acre de terre que je feme me rap5, porte , année commune, depuis vingt- huit jufqu'a trente-fix boilfeaux de fro- ment : je fuis la même regie pour mon „ lin , pour mes avoines & mon bied d'In- de.—Voudrois tu me dire, amiIvan, li ,, les habitants de ton pays fuivent la mê„ me méthode, ou plutót quelle eft la leur ? „ — Dans le voifinage de nos Villes, lui répondis-je, il y a beaucoup de Fermiers „ éclairés qui donnent la plus grande at,, tention ti la culture de leur terre. Nous ,, ferions trop nombreux, trop heureux & „ trop riches, s'il étoit poffible que tout ,, 1'Empire Ruffe fütcultivé comme la Pen- filvanie; d'ailleurs, nos terres fontparta,, gées fi inégalement, & ceux de nos pay,, fans qui ont la propriété de celles qu'ils ,, labourent font en fi petit nombre, qu'ils „ ne peuvent former ni fuivre un plan d'a-  C 163) griculture avec la même vigiieur & le même fuccès que vous, Penfilvaniens, ,, qui avez recu les vótres pour ainfi dire des mains du Maitre de la Nature, qui êtes libres & fans féodalité. O Amèri,, que ! tu ne fens pas encore tes forces ! tu ne connois pas encore les faveurs que ,, la Fortune doit te prodiguer un jour! ,, Elle fourit a tes peuples gouvernés par ,, de fi fages loix, & leur promet une prof,, périté , un pouvoir, une population qui s, étonrieront 1'Europe ! j~ Ami Ivan , 1103, tre pays, fans doute , efi le berceau d'un 3, nouvel Empire : le vieux Monde fe laf,, fera peut-être de nourrir fes habitants; ,, alors ils viendront 1'un après 1'autre pour 3, vivre, pour échapper a la tyrannie & a „ la pauvreté : mais pouvons-nous nous „ flatter de conferver les douceurs de 1'é„ galité fraternelle ? Hélas ! je vois, dans ,, une trifle perfpeclive, les ambitieux & 3, les grands de la terre nous apporter leurs fceptres & leurs ehahies. Ah! mon ami! la dure nécefïïté forme les grandes focié,, tés , & les compofe d'une multitude 5, d'hommes médiocres & d'un petit nom,, bre d'hommes fupérieurs par le courage „ & les talents : comment donc échapper ,, a la tyrannie ? fes progrès font lents, „ mais ils font furs. -MoucherMonfieur,  • c ïfoi mon inten0, tion au Libraire, qpi me donna ceux qu'il .„ jugea a propos; il y ajouta une Gram,s, maire latine : j'avois julieirent trente- trois ans; heureufement, je trouvai dans „ le voifinage un maïtre d'école Allemand, j, qui, dans 1'efpace de trois mois, m'ap,, prit affez de latin pour entendre Lin-t „ nceus, dont alors j"achetai les livres. Je ,, commencai ftbotaniferdansm.eschamps,' „ & , en peu de temps, j'appris ft connoi„ tre toutes les plantes qui croiffoient dans notre voifinage; de-la je fus vifiter la  ( i68 ) „ Province de Maryland, demeurant tou„ jours chez les Amis : plus je feutois que „ je devenois habile , & plus j'étendois „ mes courfes. Après une application conf„ tante de plufieurs années , je parvins „ enfin a acquérir uue connoiffance géné„ rale de toutes les plantes , arbres & „ fleurs qui croiffent fur notre Continent. „ Quelque temps après, mes amis d'An,, gleterre m'engagerent a leur envoyerdes „ colledtions de tout ce que j'avois recueil„ li, & c'eft ce qui m'a procuré les corref„ pondauces dont tu as entendu parler. ,, — Devenu plus aifé , j'ai ceffé de tra„ vailler auffi affiduement qu'autrefois, & „ rien ne me rend plus heureux que de ,, converfer avec, ceux de mes amis qui „ me viennent voir. —Si, parmi les plan„ tes & les arbres que je connois , il y en a que tu defires envoyer en ton pays, ,, je t'en fournirai avec le plus grand „ plaifir. " Je paffai ainfi plufieurs jours chez ce vertueux Citoyen, la liberté dont je jouiffois, & les nouvelles connoiffances dont il éclairoit mon efprit, me pénétrerent d'un plaifir tout nouveau pour moi. — J'obfervai que la paix & le filence'régnoient entre le Chefs & les Membres inférieurs de cette familie; fa facon de commander confifioit  C 169 ) a defirerfeulement que telle cbofe futfaite; les negres me parui-ent le comporter avec une modeftie & une décence qui me furprit beaucoup, & que je n'avois prefque point obfervé aifleurs. ,, — Ami Bertram , lui demandai-je , par quelle méthode, „ par quels moyens conduifez- vous vos ,-, efclaves? II me femble qu'ils rempliffent „ leurs fonétions avec toute Falacrité & la „ joie des hommes libres & blancs? — „ Quoique nos anciens préjugés & nos opi„ nions erronnées ayent été caufe qu'au,, trefois nous les confidérions comme des „ êtres faits feulement pour 1'efclavage; „ quoique nos anciennes habitudes nous ayent fait malheureufement perfifterdans ,, une coutume fi contraire aux principes 3, du Chrifiianifme, & même dcla raifon, ,, depuis quelques années notre fociété a ,, enfin établi parmi nous une regie de „ conduite fondée fur de nouveaux prin,, cipes; a préfent ils font libres comme „ nous; je donne a ceux que tu as vus „ quarante-cinq dollers par année , leur habillement & ma table ; ils jouiflént „ auffi dies privileges de citoyens ; notre ,, fociété les regarde comme amis ^ com,, me les compagnons de nos travaux : „ par ces moyens , & plus encore par „ celui de l'éducatron nouvelle que nous Tome ƒ. H  ( i7o ) „ leur donnons , ils font devenus en gé„ néral, une autre el'pece d'êtres. Ceux ,, que tu as vus a ma table , font des „ gens fideles, honnêtes & fages : quand , ils refufent obftinément de faire ce que je leur ordonne, je les congédie, & c'eft „ toute lapunition que jeleurinfflige; eh , „ ne font-ils pas hommes comme nous! „ Les autres nations les retiennent en ef,, clavage, & ne leur donnent aucun prin,, cipe de religion , aucunes. regies de con„ duite : quels motifs peuvent-ils avoir de ,, fe bien comporter , excepté la crainte „ des chatiments ? Quoi! paree qu'ils font ,, nés fous un ciel d'airain , paree qu'ils ,y font brülés & noircis par 1'ardeur d'un „ foleil vertical , en font-ils moins des „ hommes, en font-ils moins nos freres? „ II y a plus de quarante ans que quelques membres de notre fociété commen„ cerent a les émanciper. Antoine Bénézet „ publiales livres a ce fujet, & parcourut tout le Continent, en exhortant a cette „ aclion généreufe les amis; & depuis cette „ époque, nous avons trouvé qu'un bon „ exemple, des avis doux & des principes „ de religion, pouvoient feuls les conduire 5, a la fubordination , a la fobriété & a 1'a„ mour du travail. Nous leur avons donné „ la liberté, & il eft bien rare qu'ils nous  ( 171 ) 5, quittent : ils font partie de notre famil„ le, ils en font membres, & dès 1'enfan„ ce, nous fommes attachés les uns aux ,, autres. J'ai appris aux miens ft lire & ft „ écrire, ils aiment Dieu, le pere de tous „ les hommes , & tremblent ft la vue de ,, fes jugements. Le plus vieux des miens , „ qui eft le pere de tous les autres, fait toutes mes affaires ft Philadelphie, avec ,, une ponctuaüté dont il ne s'efl jamais écarté : ils vont conftamment ft nos af„ femblées religieufes; ils participent dans „ leur fanté comme dans leurs maladies, „ dans leurenfance & dans leur vieilleffe, „ ft tous les avantages qu'offre notre fo„ ciété. Voila , ami Tvan, les principes „ fimples & faciles qui nous ont doriné „ les moyens de les délivrer de ce honteux 3, efclavage, & de la profonde ignorance ,, dans laquelle ils étoient auparavant plon,, gés. J'efpere qu'en peu d'années le refte ,, des Américains fuivra notre exemple. Tu as fans doute été furpris de les voir placés ft „ ma table: en les élevant au rang d'hommes libres, ils ont acquis cette émulation, „ fans laquelle nous tomberions nous-mê„ mes dans 1'abaiffement & la corruption. ,, — Ami Bertram , j'avoue que ce que je ,, viens d'entendre eft beau; c'eft le triom„ ptte de la charité chrétienne, de 1'hiunaH ij  C 172 & „ nité & de la raifon. Eh quoi ! les Aca„ démies de 1'Europe retentiflent annuel„ lement des dloges de leurs grauds hom„ mes, & elles n'ont pas encore mis fur „ leur lifte cet Antoine Bénézet! Que faut„ il donc faire pour mdriter leurs louanges? „ La doctrine que cet homme a prêchée „ avec tant de fuccès, n'eft-elle pas utile „ & confolante pour Yhmmmtél Bénézet eft donc un venueux citoyen, un grand „ homme dans le fens le plus jufte de ce 9, mot. Eh quoi! 1'Europe, Ia favante Eu„ rope , ignore encore la propagation de „ ce généreux fyftême ? elle ignore que le premier pas vers 1'dmancipation des ne„ gres, (émancipation qui tót ou tard de„ viendra générale,) a dtd faite en Amé„ rique, ce pays neuf, qui ne noufriffoit „ il y a cent vingt ans que des fauvages „ groffiers , ignorants & fdroces ! Quoi ? „ 1'Europe ignore encore au milieu de fes „ lumieres, de fes richeffes & de fes plai„ firs, que des milliers d'ames ont ici fa„ crifié è la plus fublime des vertus, la „ moitié de leur fortune? — Ecoutes, ami „ Bertram, ce fpeftacle fi beau & fi rare, „ fait fur mon cceur une impreffion fou„ daine, mais indélébile ; — je me fens un „ autre homme; — dèsaujourd'huijeceffe 5, d'être Rulle & Européen, pour devenir  C 173 ) „ ton compatriote & un Américain. —« „ Veux-tu me reconnoitre & m'accepter pour tel, toi, vertueux Patriarche de la „ Penfilvanie? — Si je le veux! honnête „ jeune homme; un émigrant tel que toi, ,, eft une acquifition rare &précieufe; qu'il „ en arrivé comme tu le defire.— Donnés» „ moi ta main, ami Bertram, & que ton „ ferrement énergique devienne dès ce mo„ ment lefignede ton confentement, ainfi „ que le fymbole de mon adoption. — Je ,, te la ferre comme compatriote; c'eft un „ genre de plaifir tout nouveau pour moi; „ de ce moment je te mets au nombre de ,, de mes enfants. Qui auroit pu prévoir „ que les bords du lac Ladoga euffent pro„ curéa la Penfilvanie un citoyen auffi ver,, tueux & auffi eftimable! A la première „ fdance de notre Affemblée, nous vc-rrons „ ton nom inferit fur la lifte de nos habi„ tants, comme il 1'eft déja fur mon cceur. J5 — J'en accepte 1'augure, ami Bertram , ,, je jure d'être toute ma vie ton ami, ton „ difciple, &, fi je le puis, 1'imitateur de „ tes vertus. — Généreux Ruffe, peux-tu ,, être meilleur que tu ne 1'es : a la cau„ deur de ton ftge, tu joins 1'amour &l'en„ thoufiafme du bien. Je 1'aimois déja, je „ 1'avoue; mais il me manquoit 1'exemple „ frappant quejevieus de voir; il me manH iij  C 174 ) „ quoit de devenir membre d'une Société qui, a la fimplicité des mceurs, unit le 5, génie, les connoiffances & la pratique 3, des vertus les plus utiles; — il me mau5, quoit enfin de devenir citoyen d'un pays „ libre, fage& heureux. Quelle gloirepour 5, ce Continent ! de quel bonheur ne fe „ rendroit-il pas digne, li toutes les autres fecles de Chrétiens adoptoient les mêmes 3, principes! — Alors 1'humanité entiere ,, profpéreroit dans toute 1'étendue de fes Provinces, & 1'Amérique Septentrionale 3, donneroit a 1'univers un fpectacle touchant& infiruétif. — Voila précifément, ami Bertram, la raifon qui m'empêche ,, de voyager dans vos Provinces méridionales; 1'état des Negres m'y afflige, quoiqu'ils y foient infiniment mieux traités 3, que dans les files. — Je vois avec plaifir que tu as un cceur tendre & compatiflant, me dit J. Bertram. As-tu des „ efclaves dans ton pays, continua-t-il ? 3, — Oui , malheureufement, nous en avons, zm\ Bertram ; ils ne font point ef3, claves des families, mais fimplement ef3, claves du fol qu'ils font obligés de cul,, tiver, & auquel ils font fixés. Ce cruel 3, ufage nous vient d'anciennes coutumes barbares, établies dans les temps de la ,, plus grande ignorance & de la plus ira-  C 175 ) „ pitoyable férocité; ces coutumes fe font „ confervées jufqu'ici, malgré les larmes „ de 1'humanité, les principes de la faine „ politique, & les commandements de la „ Religion. — La force inconcevable des „ préjugés, l'orgueil des grauds, 1'igno„ rante avarice des propriétaires de nos ,, terres, tout concourt a faire confidérer „ cette claffe de nos freres, comme les inf„ truments nécelfaires & indifpenfables de „ 1'agriculture. — Hélas! il ne faut cepen„ dant qu'un bien foible degré de connoiC „ fances, pour favoir que des mains libres f, cultiveroient encore mieux la terre. — „ Que viens-tu de me dire, ami Tvan? „ ainfi donc les deux tiers de 1'Empire „ Ruffe, de 1'Empire le plus étendu qu'il „ y ait fur la terre , de cet Empire qui „ nous avoifine de fi prés , ne confifte ,, qu'en efclaves, & 1'autre tiers en mai„ tres ? Oü font donc tes citoyens, ces hom„ mes qui préferent le féjour, la profpérité „ de leur patrie, a celle des autres pays? „ Peut-on aimer fa mere, quand elle n'eft „ que maratre? Ta patrie ne fleurira, ne „ s'accroitra jamais; jamais la Rulfie n'ac,, querra le poids & la puilfance que la „ Géographie femble lui donner, fous des „ loix fi peu convenables a la profpérité desSociétés. A quoi la vie eft-elle bonne H iv  <: i?6) ,, chez toi, fi la pauvreté, 1'efclavage, I'a„ brutiffement couvrent & obfcurcilfcnt „ prefque toute la furface de ton pays? ~ „ Je penfe comme vous, ami Bertram; je „ meflatte que le regne préfent, déja illuf„ tré par tant d'actions magnanimes & fa„ ges, ne fe terminera pas fans cette grande „ & néceffaire émancipation : quel moment „ de gloire pour notre Impératrice ! — „ Combien y a-t-il de temps que tu es chez ,, nous?— Très-peu, luirépondis-je; mais j'ai paffé dix-huit mois a Saint-Chrifto„ phe, & un an dans le refie des Ifles. ~ j, En vérité, tu parles Anglois comme un Anglois même. Quelle fatigue, quel dé,, goüt ne faut-il pas qu'un voyageur ef„ fuye pour apprendre des langues étran- geres, pour quitter fes anciens préjugés, ,, adopter les ufages , & fe foumettre aux .„ coutumes de ceux parmi lefquels il réM fide? — Cela eft vrai, ami Bertram; mais ,, le plaifir & la fatisfaétion qu'on éprous, ve , fur-tout lorfque Fon rencontre des hommes comme toi, font oublier toutes s, les peines, & font une récompenfe fuf,, fifante ". — Je paflai ainfi mon temps avec ce vénérable Botanifte. Les converfations qui en remplirent la mefure , furent très-étendues & fouvent fort inftruéliTes.Je le fuivis conftamment a fes champs,  ( t.77 ) a fa grange, a fadigue, a fon jardin, dans fon étude, & enfin, le Dimanche fuivant, a 1'alfemblée de la Société. Elle fe tenoit a la ville de Chefier. Toute fa familie y fut portée dans deux chariots; 1'ami Bertram & -moi , nous montames a cheval. — J'entrai dans la maifon oü les Amis étoient aiTemblés; il y en avoit deux cents a peu-près, hommes & femmes, noirs & blancs. La force involontaire de 1'ancien ufage me fit óter mon chapeau; mais me rappellant dans quel lieu j'étois, je le replacai & je m'afiis fur un banc. L'Eglife étoit un biltiment de plus de foixante pkds, fans aucun ornement ; la blancheur des murailles, la commodité des places pour s'affeoir, la propreté, un grand foyer pour échauffer 1'affemblée dans les temps de gelée, furent le fujet de mes obfervations. Je ne vis point de pupitres, de chaifes, de fonts-baptifmaux, d'autel & de tabernacle; je n'appercus ni orgues, ni inflrumentsde mufique , ni fculpture, ni peinture quelconque. C'eft une grande falie unie, propre & commode, oü ces bonnes gens s'affemblent réguliérement tous les Dimanches. Ils refterent d'abord pendant une demiheure dans un profond filence; chacun d'eux, Ia tête inclinée, paroiffoit abforbé dans la médkation laplus profonde. — Une H v  C r?5 ) femme Amie fe leva enfin, & d'un airmodelte , déclara que 1'Efprit de 1'Univers daignant 1'infpirer, elle alloit parler. Son difcours fut fimple, fa moralefaine & utile: elle n'y mêla point ni vaine théologie, ni citations fcientifiques. Son ftyle étoit pur, fa déclamation noble & convenable au fujet: elle y joignit de la fagacité & de la précifion. Etoit-ce chez elle un don de la nature , ou 1'effet d'une longue étude ? ou avoitelle préparé fon difcours? II n'eft guere poffible de le fuppofer, paree que, fuivant leur profefiion de foi, ils doivent penfer & parler fur le champ. L'Efprit de 1'Univers , dont elle étoit venue demanderlaprotection & 1'influence, lui avoit infpiré cette fublime morale, & mis fur fes levres la plus douce & la plus perfuafive éloquence. Elle paria pendant trois quarts d'heure : pendant cet iir;ervalle, perfonne ne jetta les yeux fur elle. Je n'ai jamais vu de ma vie un plus grand recueillement, une plus grande attention au fervice divin. Je n'appercus aucune contorfion de corps, comme je 1'avois tant de fois entendu dire, aucune affeétation : fes gefies, fon difcours, le fon de fa voix,'tout en elle étoit fimple, naturel & agréable. Je vous dirai de plus que c'étoit une fort belle femme, quoiqu'elle eüt prés de quarante ans. Quand elle eut  ( 179 ) fini fon difcours, chacun rentra dans la méditation, & cela dura encore une demiheure; après quoi ils fe faluerent réciproquement en fe ferrant la main. Ils fortirent enfuite ; & après avoir converfé enfemble, chacun monta a cheval & s'en fut chez lui. Tel eft leur fyftême religieux; fans hiërarchie , fans loix coërcitives, & fans culte extérieur. C'eft, fuivant eux, le code des Loix morales de Jefus-Chrift, dénué de toutes efpeces de cérémonies; ils fe flattent de les fuivre dans toute la fimplicité avec laquelle elles furent données aux hommes. Après leur mort, ils font enterrés par leurs freres, fans lamoindre pompe & fans nulle priere : ils croient qu'il eft trop tard de s'adreffer a 1'Etre Suprème pour changer fes décrets éternels & irrévocables. Pour honorer la mort de leurs freres , ils n'élevent ni tombes ni monuments quelconques; ris ne placent pas même une pierre dans leurs cimetieres, pour annoncer a la poftérité qu'un tel fut ici couché dans la terre; ainfi, après avoir vécu fous le gouvernement le plus doux &le plus équitable, après avoir été guidés par ce qu'ils appellent les loix de la plus fimple orthodoxie, ils meurent auffipaifiblement que ceux qui, élevés dans des Religions dont les cérémonies fout auguftes & pompeufes, recoivent pen» H vj  ( i8o ) dant leur vie un plus grand nombre de Sacrements, & foufcrivent a des articles de Foi plus compliqués & plus étendus. Je fus invité par plufieurs des plus refpediables Cultivateurs du voifinage, d'aller pa£ fer quelques temps avec eux : la réception amicale & 1'hofpitalité fimple & cordiale que je trouvai dans toutes leurs maifons , m'obligerent infenfiblement de refter prés d'un mois chez eux. L'un d'eux, M * * *, étoit membre de 1'Affemblée : plufieurs étoient Magiftrats , & les autres Cultivateurs très-riches. Oui, je conferverai toujours la reconnoiffance que je leur dois pour les bontés répétées, & même pour les bienfaitsque j'ai recus d'eux. Lecinquieme jour, j'eus le plaifir de diner & de fouper avec la perfonne qui nous avoit fait un fi bon difcours le dimanche précédent : elle étoit la femme d'un des meilleurs hommes que j'aye jamais connus. Grand cultivateur, citoyen éclairé, il avoit une bibliotheque très-bien choifte, oü il fe délaffoit de fes travaux par la leéhire. Sa terre, qui étoit excellente, lui étoit venue par héritage en droite ligne, d'un des compagnons du vénérable Penn. Cette femme étoit mere de fix enfants, quatre filles & deux garcons. Je n'ai de ma vie dcmeuré dans une familie plus paifible: tout s'yfaifoit en filen-  C 181 ) ce,&cêpendant avecgaieté.Elle m'invitaft palier une femaine avec elle : jamais invitation ne fut recue avec plus d'empreffement. Ah ! fi je pouvois vous raconter nos converfations fur la Religion & la politique, vous feriez furpris du bon fens, de la fagacité naturelle qui eft fi commune aux Américains , & particuliérement aux membres de cette Société. Je n'ai jamais vu de plus belles filles qu'en Penfilvanie , fur-tout dans la fociété des amis; c'eft un fait auffi vrai qu'il eft remarquable. Quelle peut en être la raifon ? Doivent-ils cet avantage ft la fobriété phyfique & morale qu'ils ont obfervées fans interruption pendant le cours de plufieursgénérations ? aces mceurs tranquilles & fages, ft ce calme de paffions ? C'eft ce que je ne puis aflïrmer. II eft trèscertain que cette feéte femble avoir rêobtenu des mains de la nature cette beauté primévale qu'elle donna ft l'horome dans les jours de fa première innocence. II n'eft pas poffible de demeurer avec eux, de les comparer ft leurs voifins, fans être frappé de la régularité de leurs traits & de 1'élégance de leurs tailles, particuliérement chez les femmes. Cette fecle a, comme vous le favez, fagement rejetté le luxe in utile des autres nations. Les femmes fe contentent dans leur habillement de cette adrnirable fimpli-  C r 8a ) cité, qui fied fi bien a leur modeftie, & devient 1'emblême de la pudeur de leurfexe. Rien ne m'a tant furpris, que le melange de cette fecte avec fes pompeux voifins , fans avoir jufqu'ici été gagnée par 1'épidémie d'un exemple journalier, le plus fubtil de tous les poifons. Quoique les Américains foient en général une belle race d'hommes , il n'y a point cependant de fociété qui ait produit tant d'individus fains, frais , & d'une figure plus diftinguée. Quant a la vieillefle, je n'ai vu nulle part tant d'hommes defcendre dans la vallée des ans, avec moins de rides , de décrépitude & d'infirmités. Voila la récompenfe d'une vie tempérée, indufirieufe, & d'une j'euneffe chafte & fage. — On retrouve dans 1'intérieur de leurs maifons , dans leurs fociétés, dans leurs coutumes journalieres, le mömeefprit qu'on a obfervé dans leur Culte, dans leur Gouvernement & dans leurs Loix ; une douceur, un ton particulier dans leur converfation, & plus'encore dans celle de leurs femmes. On peut dire qu'en général elles brUlent fans éclat, font folides fans pédanterie, ennemies des bagatelles & des frivolités, fins affeclation. — Les membres de cette Secrte recoivent toujours une bonne éducation; & comme ils renoncent a tous les emplois (excepté ceux de la magiftra»  C 183) fure & de membres de 1'Affemblée ), ils s'adonnent ordinairement a la culture de la terre, au commerce, & aux connoiiïances de 1'efprit. On leur a reproché leur attaché-ment k 1'état du commerce; mais on ne dit cela que par la jaloufie qu'excite la vue de leurs richefies. Les envieux ne confiderent pas qu'ayant renoncé ( particuliérement en Angleterre ) aux charges pécuniaires de la Loi, aux briilantes dépouilles, & aux dan* gers des emplois militaires, a la prééminence de la noblefle, le commerce & la culture de leurs terres, font la feule carrière qu'ils puiflent fuivre. C'eft avec les fruits de cette doublé induftrie, que les Amis de 1'Amérique ont embelli, policé , & enrichi leur patrie. La leélure des bons livres , a laquelle les femmes font accoutumées dè# leur jeuneffe , donne a leur converfation un degré d'intérêt qu'on ne trouve ailleurs que rarement, & un fonds de connoiffances folides qui m'a fouvent furpris. Elles font diftinguées des autres, non-feulement par la fimplicité de leurs vêtements, mais en outre par 1'extrême propreté de leurs maifons, de tout ce qui les environne & de tout ce dont elles font ufage. Cette remarque efi; générale & facile a faire, même parmi les moins aifés. — Le filence & la modeftie, une facon particuliere de com-  ( 184 ) mander a leurs domeftiques & a leurs inférieurs; une conduite égale & tranquille, femble par-tout être le caraftériftique de ces bonnes gens. —• Quoiqu'en difent les mauvais plaifants , leur prétendue fingularité me paroit digne de louange & d'exemple. Si jamais la force de 1'éducation a été vifible& démontrée, c'eft parmi les Amis, qui, par ce feul moyen, apprennent a leurs enfants que la propreté, 1'ordre , 1'arrangement, 1'induftrie, 1'économie, font des vertus.morales. Avec 1'afliftance de colons ainfi élevés, conduits fur de pareils principes , il étoit aifé a Guillaume Penn de prévoir que fa Province, dont les Loix étoient fondées fur les principes de la tolérance , de 1'humanité & de la liberté, ne pouvoit longtemps refter un défert, mais devoit, au contraire , devenir bientót riche & floriffante : auffi\t parfum de fes Loix, & la réputation du bonheur civil qu'il venoit d'établir, ne tarda pas a y attirerune foule d'Européens malheureux. Quelles fcenes touchantes les jpremieres cinquante années cet établiffement n'ont-elles pas produites ! mais ils n'avoient ni peintres, ni moraliftes, ni obfervateurs. Dans mes autres Lettres, je ne manquerai pas d'in'erer quelques anecdotes qui vous démontreront les raiibns qui ont juf-  C 185 ) qu'ici rendu cette Province la reine de toutes les autres. Quoiqu'elle foit une des moins anciennes, fi on excepte les deux Florides & la Georgië , la Penfilvanie efi; précifément fur ce nouvel hémifphere, ce que lc pays de Cachemire eft dans leslndes Orientales. Cependant les autres Provinces offrent un fpectacle plus beau, plus fatisfaifant que les ruines d'Italie , qui attirent tous les ans un efiaim de voyageurs , & toute la magnificence des Cours Européennes. Je pars dans peu de jours pour Lancaftre ; de-la j'irai voir les frontieres , & je me rendrai chez vous au commencement de Fhyver au coin de votre feu, oü j'oublierai fa rigueur, & je me repoferai de tous mes voyages. Ce fera pour lors que je vous montrerai mon Journal, & vous informerai de toutes mes aventures. Traduit par St. John.  ( ï-86 ) DESCRIPTION ABRÉGÉE DE LA SECTE DES QUAKERS OU AMIS; Anecdote de Walter Mifflin , Membre de cette Sociétè. A M. P. R., marchand £Amfieriam. "Vo u s exigez , mon cher ami, que je vous donne une idéé de la fecïe des Quakers, feéte qui, comme vous le favez, a été la fondatrice & la légiflatrice de la Penfilvanie, il ya a-peu-près cent ans.—Pour répondre d'une facon fatisfaifante a votre queftion , je ferai obligé d'entrer avec vous dans des détails théologiques, auxquels je n'enrends rien. — Je connois un très-grand nombre de membres de cette feéle , que j'aime &j'efiime, fans avoir beaucoup étudié leurs principes religieux; lifez 1'apologie de David Barcley , un de leurs plus favants Apótres , vous trouverez dans fon livre tout ce qu'il vous importe de connoitre. Pour vous convaincre cependant de ma bonne volonté, recevez 1'cfquifle fuivante,  C 187) telle que ma me'moire va me la diéter; 1'anecdote de Walter Mifflin fervira a prouver combien ils font fideles aux principes de leur feéte. II n'y en a point eu en Angleterre dont Forigine ait été expofée k tant d'orages; Ia haine des Presbytériens & des Anglicans, ne celfa de les tourner en ridicule & de les perfécuter, jufqu'a Ia reftanration de Charles fecond. — Leur innocencè, la fimplicité de leurs mceurs, qui ont toujours été irréprochables , la franchife, la perfévérance & le courage qu'ils avoient invariablement montré dans leur conduite publique & particuliere, frappa beaucoup ce Monarque; il eutpitié d'eux, & fufpendit plufieurs des loix pénales que le Parlement avoit lancées contre cette fecte. Heureufement, parmi les perfonnes qui approchoient fouvent du tróne, il s'en trouva qui firent obferver au Roi, que jamais un feul individu de celix appellésQuakers, n'avoit été impliqué dans les différentes conjurations tramées par les Républicains , pour lui óter le tróne & la vie. -— On lui fit obferver auffi, que bien différents des Presbytériens, qui, dans l'origine de leur réforme, tenoient leur affemblée dans des caves & des endroits obfcurs, les Quakers , au contraire , avoient toujours ofé  C 188 ) braver les loix en s'expofant hardiment a leur févérité, & s'étoient toujours aiïemblés publiquement, fans avoir montré ni crainte, ni turbulence. — Supérieurs aux terreurs des cachots & des punitions, ils s'étoient armés d'une noble audace, qui ne diminua cependant jamais leur fimplicité, leur modefüe, & la paix de leurs mceurs. A peine, par la bonté de Charles , furent-ils fortis de prifon, qu'ils s'adrefferent a lui avec toute la liberté chrétienne; ils lui dévoilerent les menfonges de leurs ennemis qui les avoient couverts d'un opprobre non mérité : — ils appellerent de toutes ces calomnies au témoignage de la confcience du Roi même,ne defirantpoint d'autre juge; ils lui recommanderent la tolérance & 1'humanité, comme les deux plus fürs garants du tróne auquel il venoit d'être appellé. — Satisfaits de 1'abri des loix fages qu'ils exigeoient de lui , ils ne lui demanderent jamais fa proteclion particuliere & exclufive, référant a 1'Etre fuprême tout le bien que leurs écrits pouvoient contenir ou produire. Dans un des Mémoires préfentés a ce Monarque , par lequel ils lui prouverent qu'il étoit de fa juffice , ainfi que de 1'intérêt de fon regne, de détruire les loix pénales palfées contre eux, ils lui dirent avec une noble liberté :Tu  C i«9 ) „ as goüté de la profpérité, Charles Stuart, ainfi que de 1'adverfité ; pendant bien des années tu as erré loin de ta patrie, fans „ pouvoir prévoir fi tu y reviendrois un ,, jour; tu as fouffert la faim, la foif; tu ,, as été opprimé : tu dois donc favoir ,, combien 1'opprelfeur eft haïlfable aux ,, yeux de Dieu & des hommes. — Puiffes„ tu jouir d'une vie longue & profpere; ,, puiffes-tu remplir ta ftation d'homme & „ de Roi , de maniere a te rendre digne ,, de la proteétion divine , de 1'amour & „ du refpecl de ceux qui t'ont appellé au ,, Gouvernement : •— tels font les fouhaits „ & les prieres de tes fideles fujets & ,, amis ". — Rien ne peut être plus fimple que leur fyftême religieux; la crainte de Dieu, 1'obfervance des vertus morales, la douceur, ia bienveillance, la charité, une attentioa & un refpeét particulier pour les infpira* tions de 1'efprit; un certain degré d'auftérité dans leurs mceurs, une conduite affrble, égale & débonnaire, une probité irréprochable; juftice &équitédans toutes leurs affaires, frugalité a leurs tables, fimplicité & propreté exemplaire dans leurs maifons, ainfi que dans leurs habillements; voila quelles font leurs principales nuances morales.  C 190 ) Quant a leur culte , il n'eft fondé fur aucun établilfement eccléfialtique, ni fur aucune hiërarchie. Parmi eux, il n'y a ni premier, ni dernier; ils font tous égaux; ce font les anciens qui inftruifent la jeunelfe, qui vifitent les malades , encouragenc les mourants , & enterrent les morts. «—Ils n'admettent ni cérémonies, ni Sacrements; ils adorent Dieu dans le filence & la méditation, a laquelle ils font attachés; ils croyent que les paroles chantées, & la pompe de la mufique, éteignent & détruifent la véritable dévotion. — Ils ne connoiffeut dans cette fecte aucunes loix coërcitives; par conféquent point de foudres fpirituels, point d'excommunications : toutes leurs cenfures confiftent a effacer du catalogue des membres, le nom de celui qui, après trois admonitions , perfifte encore dans des chofes défendues , tels que les jurements, le jeu , la débauche, &c. Labafe de cette fociété a été pofée dans lefein de la liberté même; ils s'alTemblent réguliérement dans leurs Eglifes : la, dans le plus profonde filence, ils attendent finfpiration de 1'Efprit de lumieres. — Comme ceux qui fe levent pour inftruire les autres ne le font jamais par principe de vanité , mais avecle deflein d'être utiles; ils croyent fermement que cette bonne intention vient  C 191 ) d'une infpiration divine, qui, fuivantleurs principes , fufcite & dirige toutes les actions vertueufes ; ils ne difent alors que ce qui provient d'une notion fpontanée, fans aucune étude préparatoire. Les fem* mes, regardées comme freres, participent a tous les privileges de la fociété, ainfi qu'a celui d'inftruire les autres, quand elles fe croyent infpirées. — Ils abhorrent le ferment ; c'eft pourquoi ils renoncent a tous les emplois qui exigent cette cérémonie : de-ia leur goüt & aptitude pour le commerce. Ils déteftent la guerre, 1'ufage des armes, ainfi que toute efpece de procés & de violence : les difputes qui arrivent parmi eux, font toujours décidées par la fagelfe des anciens, qui deviennent fouvent les arbitres & les pacificateurs de la fociété : — ils fe foumettent fans murmures & fans réfifiance k toutes les infultes auxquelles ils peuvent être expofés : ils ont proftfrit de leur fociété tous les amufements mondains, tels que le jeu, les cartes, la mufique, la danfe, les aflemblées publiques, les bals, les concerts, & les mafcarades; leurs plaifirs confiftent dans 1'exercice de leurs affaires , dans la leclure, la converfation, dans la fociété de leurs families, de leurs amis, & de leurs voifins : auffi y a-t-il peu de geus plus véritablement  ( 19= ) inffruits & hofpitaliers, qu'ils ne le font. , Un jour, dans la Province de Maryland, faifi d'un orage affreux, j'entrai précipitamment dans la première plantation que j'appercus; c'étoit celle de 1'ami ***; il me recu 'comme une ancienne connoiffance; j'yfoupai, couchai, & déjeünai le lendemain. Avant departir, je lui dis qu'étant étranger & inconnu, il ne trouveroit pas mauvais que je lui demandaffe de combien jelui étois redevable? —,, Ami, me dit„ il, qui que tu fois, je ne vends point ,, 1'hofpitalité : — deviens 1'ami inattendu ,, de ceux qui s'arrêteront chez toi; dans ,, les mêmes circonftances , rends-leur le ,, même fervice pour 1'amour de moi, & „ je fuis fatisfait ". Ils fondent leurs principes de ne point jurer fur la loi du nouveau Teftament, qui nous dit: Ne jurczpoint dn tout: précepte qui, felon eux, détruit entiércment 1'ufage du ferment, tel qu'il étoit établi dans 1'ancien Teftament : Verba ligant homines , voce ligatur homo, difent-ils d'après Cuok (i). Ils établiffent leurs principes de non-réfiftance a tous les outrages qu'on leur peut faire, fur un grand nombre de paffages de 1'Ecriture- (i) Grand Jurifconfulte Anglois,  C 193 ) 1'Ecriture-Sainte. — Quant a 1'infpiration de 1'efprit, ils croyent que Jefus-Chrift a communiqué aux hommes un degré de connoiffance & de lumieres, qui éclaire ceux qui ne 1'obfcurciffent point par une ignorance volontaire. Ce rayon de lumieres , dont nous deypns implorer a chaque moment l'atTiftance, uni aux loix infaillibles de la confeience, eft fufiifant, difentils, pour nous conduire dans toutes les fituations dc la vie; c'eft pour recevoir 1'heureux effet de ce rayon, qu'ils s'afiemblent fouvent, & paffent des heuresenticres dans la méditation; ce qui devient pour eux Ia fource de bonnes intentions, depenféesfaUitaires, le frein du vice, & le guide de leurs actions.Bien différents des Caivinifles, qui admettent une prédeftination , une grace perfonnelle & particuliere , ils croyent & réverent une grace libre & uuiverfelle venant de Dieu, & accordée atous les hommes. — Ils font , parmi nous, ce qu'étoient les Effènes parmi les jfuifs, & les difciples de Pytagoras dans YAfis; ennemis du parjure , descombats, des difftntions & de la guerre : comme ces premiers, ils aiment a cultiver leurs terres a I'ombre de la juftice & de 1'ëquité des loix. Si les Quakers n'étoient pas protégés par la force de la grande fociété, au milieu de laquelle Tome I. I  < m ) Hs vivent ; s'ils habitoient exclufivement une grande région, comme les anciens Indiens, ils feroient bientót cónqnis & dépouillés de leurs richeiïes , finon par des nations venant du Taurus, de Y/mmaiïs ou du Caucafe, du moins par des brigands Européens , auffi peu fcrupuleux , quoique très-bons Chrétiens. Ne pourroit-on point leur appliquer ce que Saint Paul dilöit jadis de certaines perfonnes , dont il recommandoit 1'exemple. ,, Leur converfation eft mêlée de timidité, „ leurs ornements ne confiftent ni dans „ les trelfes de leurs cbeveux, ni dans 1'or „ & les pierredes, mais dans la fimplicité ,, du cceur : c'ett-la oü on reconnoit cet „ efprit doux & tranquille, qui eft d'un ,, grand prix a la vue de Dieu . Le fait fuivant vous convaincra a quel point le Parlement d'Angleterre refpecte & eltime cette fecte. Nulle perfonne, vous le favez, ne peut être admife, fuivant les loix Angloifes, i donner fon témoignage, foit dans une caufe civile, foit dans un procés criminel, fans préalablement s'engager par un ferment. Le refus que les Quakers firent de juref fur quelque prétexte que cepütêtre, caufa des délais & plufieurs défordres dans 1'exé-cution de la jufticc; amendes, punitions,  ( 195 ) «mprifonnements, tout fut employé cofttr'eux en conféquence de ce refus de témoignage; ils perfiflerent néanmoins an'offrir que leur fimple affirmation de oui & de non. Par refpect pour leur probité & leur perfévérance courageufe, le Parlement publia enfin une loi par laquelle 1'affirmation d'un Quaker, en matieres cfviles feulement, feroit égale au ferment d'un autre fujet : la même indulgence ne s'étendit point aux matieres criminelles; & en cela même 1'honnête Quaker n'eft-il pas heureux, ptiifqu'il fe trouve exempté de la tache douloureufe de concourir a la mort ou a la punition corporelle de fes freres. Quand les nouvelles d'une grande vicloire engagent les citoyens de Londres a illuminer leurs feuêtres, a participer, par leurs plaifirs , ft la joie nationale , le Quaker, plus Chrétien & plus fage , s'abftient de toutes ces démonftrations de réjouiflances publiques; paree que, ennemis de la guerre , & regardant tous les hommes comme freres, ils ne voyent dans le triomphe le plus éclatant, -que boucheries, que cruautés & bleflures; ils ne voyent dans la victoire , que les grands facrifices qu'il ea coüte a 1'humanité; que les lauriers trempés dans le fang des vainqueurs & des vaincus. -— Ils font refpeétés du refte de lij  C 196 ) leurs concitoyens, mêmejufques dans cette exception finguliere; car ils n'en fout pas moins attachés a leur patrie, & les avocats les plus zélés de Ia tolérance & de la liberté. — jinccdote de Walter Mifflin. La grande difcipline militaire de 1'armée Angloife, & le gain de la bataille de Brandywine, ouvrirent enfin les portes de Philadelphie au Général Howe. Sa marche , depuis la tête de F Elk, ainfi que fon féjour dans cette capitale, fut mafquée par les Incendies, les dégats & laruine d'un grand nombre de families; celles qui étoient plus éloignées du théatre de Ia guerre , ouvrixent leurs maifons aux malheureux qui vcnoient d'être dépouillés. Dans ces entrefaites, la fociété des Amis, iiabitant les trois Comtés de Kent , de Ne'.vcafi'e & de Suffex (1) , fit , fuivant Pufage, fon affemblée de Soujfrance, dont le but elf de recueillir les charités de tous les membres, pour entretenir dans leur tréfor les moyens d'affifler les indigents & les malheureux de leur reffort. Frappésdes défaftres de la guerre , qu'ils n'avoient j'a- ('.) Sur lés bords de la riviere Delavare.  ( i?7 ) .mais vue chez eux, ces bonnes gens doüblerent leur foufcriptions chantables'; mais ces fecours abondants, furent bientót épuifés par le grand nombre des malheureux. Ils envoyerent aux plus ndcefliteux tout ce qu'ils avoient, & verferent des larmes furie fort dc ceux qu'ils ne pouvoient aflifter. — Plufieurs des Anciens monterent dans leurs chariots, & pendant des femaines entieres, ne celferent de voyager de plantation en plantation , recueillant tout le lard , les farines & autres provifions que la cbarité des Colons leur procuroit. Vous feriez étonné de la fomme d'argent & de la quantité de hardes & de chofes utiles qui farent ainfi rdcoltées dans ces champs même, a moitié détruits par la rapacitd Angloife. Pendant qu'ils étoient ainfi occupd?, il leur fut infpiré(pour parler dans leur fiyle , ) d'envoyer une ddputation de leur Corps versie Géndral Anglois, pourtftcher d'obtenir de lui une plus grande attention il Ia difcipline de fon armée, & une fufpenfion d'armes , du moins pendant 1'hyver. Waltcr Mifflin fut nommé : les difficultés, & même les dangers de 1'entreprife, loin de 1'intimider, lui firent accepter avec joie la commiffion qu'on lui offroit : — car quiconque fe refuferoit a 1'exécution d'une bonne aétion, des-lors devenue devoir, fe Iiij  ( ioS ) «ouvriroit du reproche de pufillanimité devant les hommes, & d'un crime aux yeux de 1'Etre Suprème. — Vous vous imaginerez peut-être qu'un des Généraux Américains lui donna des papiers parlementaires. — Non, mon ami, ces précautions déceleroient aux yeux des Quakers de la timidité dans 1'entreprife du bien, & les fexoient en quelque forte participer au grand crime de la guerre. - Sur de 1'eftime du Corps par lequel il étoit député; animé par 1'efpoir du bien qu'il feroit a fa patrie, s'il pouvoit réufïïr, Walt er Mifflin partit, — II portoit feulement avec lui deux lettres qui annoncoient a fes parents de Pkh ladelpkle, la réfolution prife par les Eglifes Quaker es de trois Comtés , Kent, Newcaftle & Sulfex, & le choix que cette [alfemblée avoit fait de Waker Mifflin.. — Dans 1'armée Américaine, il y avoit un Général du même nom de Mifflin; ce dernier, avant !a guerre, avoit été membre de cette Société; mais après s'être fervi de fon éloquence pour animer fes concitoyens, il avoit été obligé de fufpendre Ia force de fes fentiments religieux , pour prendre les armes & venger fa patrie. — Arrivé aux premiers poftes Anglois, Walter Mifflin fut faifi & conduit devant 1'Officier qui le commandoit. QuL êtes - vous &  ( 199 3 «ft allez-vous, lui demanda-t-il? - Je m'appelle Walter Mifflin, & je vais a Philadelphie. - Mifflin, Mifflin! dit 1'Officier; U me femble qu'il y a un certain Thomas Mifflin qui fe ditunprétendu Général dans 1'armée des rebelles; ne feroit-ce point votre parent? - Oui, mon ami, c'eft mon coufm germain; cela peut-il te paroitre un crime? - Comment ofes-tu m'appeiler ton ami, toi inügne rebelle? Soldats , menezmoi cet hypocrite au corps-de-garde jufqu'a ce que nous le conduifions auGrandPrévót, pour y être pendu a fon tour. Tu y verras un grand nombre de rebelles qtu, fous 1'apparence de 1'humilité & de la fimplicité Quakeres, ont cberché a fe gliifcr dans les lignes Britanniques pour y faire le métier d'efpions. - Quoique tu en difes , je nefuis pas un efpion ; peut - être qu il me fera permis dele prouver. - Prouver , dit le Capitaine; ah! ne vous y attendez pas : le procés d'un rebelle comme vous eftbien-tót fait; une corde, un clou, ou une branche, & deux braves foldats pour le hiffer; voila tout ce qu'il nous faut. — Pourquoi, mon ami, voudrois-tu infulter un homme que tu ne connois pas. Pourquoi 1'accufer d'un crime dont tu n'es pas für? Pourquoi le menacer d'une punition qu'il ne mérite pas? Ne fuis-je pas I iv  ( 200 ) ton frere ? — Moi, ton frere! Dieu me garde d'une pareille alliance. Je fuis ton ennemi; voila ce que je fuis; & fi je vis, tu le verras toi &le tiens. Aujonrd'hui que le Roi vous a óté de deflbus le manteau da fo protection, & vous a déclaré rebelles, Vous inéritez d'avoir la corde au col, ainfi que vos f'emmes & vos enfants: oui, vous leméritezfur la proclamation feuledeGeorges III. — Ton Roi eft donc bien crue], lui dit Watter Mifflin, de condamner ainfi ft mort tant de perfonnes qui ne lui ortt jamais fait aucun mal ! — Notre Roi eft le plus juftè & le plus magnanime de tous les Rois de la terre; il veutpurger ce pays de cette graine républicaine, de ces defCendants du vieil Olivier (i), pour le reptupler de gens qui lui feront toujours fideles. - De quels gens veux-tu parler, lui demanda Waker? - De braves Ecoflbis, lui répondit 1'Officier? ~ Combien donc y a t-il que ton pays eft devenu fi attaché ft la maifon de Brunfwick? Eft-ce que tu as entiérement oublié les Stwarisl ~ Iisfe font oubliés eux-mêmes, & n'ont jamais mérité le fang que nos ancêtrcs ont verfé pour eux (2). ~ Dis-moi donc, brave (1) Cromwcü. (2) C'eft un Anglois qui parle.  ( =01 ) Ecoflbis, efl-ce que ta nation voudroit venir nous égorger, fous les drapeaux de ton Roi, avec deflein d'occuper les maifons , de labourer les champs, de faucher les prairies, que nous avons fi chérement achetéspar nos travaux & par nos fueurs? ~ Et pourquoi non, M. 1'Américain ; vous tites les Cananéens maudits de Dieu, cc nous fommes la race favorite. — Ah! mon cher Ecoflbis, les Juifs out fait bien des chofes qui ne font pas bonnes a imiter. — Soldats, menez cette homme au corpsde-garde, il raifonne trop, & mettez-lui les menotes; entendez - vous : ce fera fans doute la première paire de manchettes que M. le Quaker ait jamais portées. Après avoir été 1'objet des railleries &de 1'infolence de tous les foldats, il fut couduit le lendemain midi au Grand -Prévót; mais comme on avoit trouvé en le fouillant deux lettres adrcfiées a des peribnucs foupconnées d'être TVhigs, il fut mis dans un cachot obfcur, & les lettres envoyées au quartier général. -— Elles y furent oubliées pendant long-temps; car les plaifirs les plus infenfés , la bonne-chere, la débauche la plus effrénée, occupoient tellement le loifir des Officiers Anglois, qfu'a peine avoient-ils le temps de pourvoir auxafaires courantes. --Dix-fept jours après, I v  C=o2 ) ces lettres tomberent dans les mams de Sir Witliam Hovve, par 1'effet du plus grand hafard. II crut voir dans ce qu'elles contenoient, quelque chofe de très-myfiérieux. Cette idéé étouffant pour un moment fon mdolence, il ordonna qu'on lui amenat le pnfonnier dans les poches duquel on avoit trouvé ces lettres. _ II fut conduit .1 Pappartement du Général, ayant fon chapeau fur la tête. - Sir Wiltiam Howe, un peu furpris de cette forme inulltée, lui demanda fi fon nom étoit Walter Mifflin ? Oui, dit-il, ami Guilfaume Howe, c'eft mon nom. - D'ou venez-vous? ~ Du Grand-Prévót. - D'oü veniez-vous quand on vous y a conduit? ~ Du Comté dt Kent. - Pourquoi étes-vous venu ici? ~ Pour te parler. - Dans ce moment leColonelBalfour, premier Aide-de-Camp, s'appercevant que cet homme avoit l'audace de fe tenir couvert devant fon maïtre , remplit des préjugés militaires, s'approchaprécipitamment du Quaker ; & lui otant fon Chapeau, dit avec colere : „ Apprends, „ ruftre payfan, que perfonne ne parle au „ Commandant en chef de l'armée Bri„ tannique la tötecouverte, cc a plus forte „ raifon un rebelle & un prifonnier com„ me toi ". _ Comment veux-tu que je connoifle tes coutumes,lui dit Walter Mif  C 203 ) jfin, moi qui n'avois jamais vu im Général Anglois auparavant, & qui toute ma vie ai parlé le chapeau fur la tête a mes voi- 1 fins & a mes amis. - Ce chapeau, qui t'a tant offenfé, n'eft pourtant qu'une partis de mon vötement : faut-il que j'öte ma redingote auffi? - Colonel Balfour, fufpendez votre mercuriale , dit le Général. — M. Mifflin, les gens de votre profeffiou tiennent-ils leur chapeau toujours fur leuc tête par fcrupule de confcience ? — Non , ami Howe; c'eft la coutume de notre fociété, qui, regardant tous les hommes comme freres, nous enfeigne que nous leur devons feulement la bonne volonté & la fincérité du cceur, exprimées par le fenement des mains, fans aucune falutation extérieure. — Vous m'étonnez tout-a-fait, M. Mifflin ; je vous éroyois fi attaché a cet ufage, que je 1'avois cru fondé fur des motifs de confcience. — II ne 1'etl point, ami Guillaume; mais dis - moi, as -tu été offenfé que je t'aie parlé couvert? cela n'a pas été mon intention; je me fuis préfenté devant toi, comme nous nous préfenton? devant nos freres , comme nous nous préfentons devant Dieu même quand nous allons dans nos Eglifes implorer fa mifuicorde, & y attendre 1'influence de fon efprit. -< Le traitement que j'ai recu de ton I vj  r so4 ■) Aide-de-Camp peut-il ajouter quelque chofe a ton hónneur ou a ton pouvoir? - Mon Aide-de-Camp a cru bien faire, M. Mifflin; mais que vous ayez votre chapeau, oü que vous ne I'ayez pas, celam'eft parfaiteméni égai ; je n'exige de vous que des réponfes claires & précifes a mes queftiohs. - Wallet Mifflin, remcttant tranquillement fon chapeau , lui dit qu'il pouvoir compter fur la vérité dece qu'il lui diroit; que fes queftions lui feroient d'autant plus de plaifir, qu'elles lui procureroient 1'occafion de lui commmiiquer les raiTóns quil'avoientforcé de venir a Philadelphie pour converferavec lui. - Pour converfer avec moi? qui êtesvous donc ? qui vous a envoyé ? ~ Je fuis un Cultivateiir du Comté de Kent; je fuis envoyé par 1'Affembiée des Eglifes Quakefes des trois Comtés d'en-bas. - QuoiJ unCultivateur envoyé par les Eglifes Qua! keres? - Ah! Meffieurs les Cultivateurs de ces Comtés & Jeurs Eglifes crroifiOent ■un bien mativais moment; car je me trouve obligé d'être leur ennemi. Que me veut .cette ASfemBlee? que me voulez-vons vousmême? — Comme tu es Anglois, rlfepeut que tU lach.es que la Sociétè des Amis ne fe mêle jamais de la guerre, ni d'aucuues contentions publiques ou particulieres. —• Les difputes nous font défendues nar 1'E,  ( 2o5 ) vangilé, qui nous enjoint de regarder tous les hommes comme nos freres; mais en nous recommandant la paix & la fraternité, elle nous ordonne auffi de faire tout ce que nous pouvons pour prévenir & pour empöcher le mal. — Nos freres des trois Comtés, réunis dans notre AffembUe de fotiffratice, ont cru qu'il feroit peut ötre poiïiblc de procurer une entrevue entre toi & 1'amiGeorge Washington ; que la conféquence de cette entrevue pourroit régfer les moyens d'obtenirune fufpenfion d'armes, au moins pendant 1'hyver; que cette fufpenfion pourroit conduire a la bonne intelligence & a la reftauration de la paix. — Perfuadés que cette idéé eft falutaire & fainte, par obéilfance a 1'infpiration de fefprit, d'oü proviennent toutes nos bonnes penfées , ainfi que le bien que nous faifons , ils m'ont députs vers toi pour te la communiquer : qu'en penfes-tu, ami Howe? — J'approuve votre idéé, Meffieurs les Quakers; elle me parok noble, & peut devenir utile; qu'elle réuf-' fiffe ou qu'elle ne réuffiffe pas, elle vous fera honneur chez moi, & fervira a confirmer la bonne opinion que j'ai toujours eue de votre fecte : j'aime a voir que ceux qui ne fe mêlent point de la guerre, cherchent a en adoucir les horreurs, &s'occupent des moyens de rétablir la paix. Mais les em>  ( 206 ) fes ne font point égales entre le Général Washington & moi; dans quatre jours, il peutrecevoir desordres duCongrès; quant a moi, il me faut plufieurs mois pour obteuir ceux du Roi. — Si cependant nous pouvons nous voir, j'accepterai volontiers une fufpenfion courte , qui puifl'e donner a nos troupes le temps de fe délaffer & de jouir d'un peu de repos. — Je vois, par le contenu de vos lettres, que vous ne m'avez rien caché, & qu'elles n'avoient été écrites que pour informer vos amis de la réfolution de vos Eglifes & de votre généreufe entreprife : reftez a diner avec moi; après le repas, je vous ferai expédier les papiers nécefiaires pour votre voyage. — Je dïnerai avec toi , puifque tu le veux ; mais je ne puis recevoir tes paffe-ports.— Et pourquoi non, M. Mifflin ? — Paree que nous deviendrions coupables des grands crimes que la guerre occafionne, en nous muniffant de paffe-ports & d'immunités militaires : je pourrai reffortir de tes lignes comme j'y fuis entré ; la bonne oeuvre que je pourfuis me conduira par-tout, j'en fuis für , & me donnera le courage dont j'aurai befoin pour fupporter les accidents qui peuvent arriver. _ Quels finguliers principes! quoi! vous aimez mieux vous expofer aux infultes des foldats, a la pri-  ( =o7 ) fon , au mdpris , que de prendre des papiers de fauve-garde? Ces principes ne font pas bien calculés, M. Mifflin; ils fontcontraires a Ia nature, au fentiment intérieur, qui nous commande la confervation de nousmêmes. — Je fuis faché que tu ne les approuves pas, ami Howe; ils fervent pourtant de bafe h 1'exiftence de notre fociété; nous les avons fcellés de notre fang plus d'une fois; nous les avons maintenus dans les temps de la plus févere perfécution; fi tu ne les approuve pas, du moins ne les méprifes point ; ils font fondés fur 1'idée du bien, fur 1'amour de la paix, de la Concorde , & fur 1'horreur que nous avons de la guerre, le plus grands desmaux. — Mais s'il vous arrivé quelque facheux événement, que ferez-vous , M. Mifflin ? — J'en fupporterai les rigueurs, j'efpere, avec tranquitlité & courage. — Tranquillité & courage? & oü les prendrez-vous ? — Dans ma confcience , & dans 1'intime perfuafion que nuls obfiacles temporels ne doivent m'empêcber de faire le bien. — Et fi je placois des foldats a Ia porte d'une de vos Eglifes, avec défenlë de vous laiffer entrer fous peine de la corde, que feriez-vous ? — Si je croyois que 1'efprit m'ordonnat d'y aller, mon devoir feroit alors de ne point réfifier a cette infpiration; j'kois au péril de ma vie. -#  C *°3 ) Vous vous croyez donc immddiatement infpirds, Meffieurs les Quakers? — Et pourquoi non , nmiHowe? tu Tes toi-móme toutes les fois que tu as dans Fefprit de bonnes penfdes ; quelle abfurditd y a-t-il a croire que les heureufes idees viennent du Ciel, comme de la fource générale du bien? quel mal y a-t-il a croire que les bons génies peuvent être fufceptibles de recevoir un foible rayon de cette grande lumiere écteirant tous les hommes qui n'y ferment pas les yeux volontairement ? —> Ceci, ami Howe, n'eft pas un principe nouveau; je pourrai t'en démontrer la vérité par les Ecrits de St. Paul, de PEmpereurMarcus Antoninus, d'Epiétete, & de plufieurs autres grands Hommes. — Vous m'avez 1'air d'un docte , M. Mifflin; je ne fuis pas étonnd que vos Eglifes aient fait choix d'un homme comme vous. — ft s'en faut bien que je fois favant ; je ne pofl'ede que la fcience du bon fens, rinftruction de nos dcoles, & le fruit de 1'expdrience. —i Vos principes peuvent être utiles a 1'ombre de vos vergers, au fein de la tranquillitd & de la paix; je ne puis cependant pas m'empêcher de les regarder comme inutiles , & même comme dangereux, dans une focidtd qui ne peut fe fodtemr que par un elFort pérpétuel, c'eft-a-dire, par lés flottes & fes armées.  («?) — Je ne fuis pas venu ici pour difputer, ni pour changer ton opinion, ami GuiJlaume Howe; quant a la miemie , elle eft la plus facrée , la plus indélöbile de toutes celles qui compofent mon caraclere moral: comme tu as accepté la propofir'on que ;e t'ai faite , je me retire pour continuer mon voyage. ~ Non , M. Mifflin, vous dinerez avec moi, & vous ferez refpeétö h ma table comme vous méritez de 1'etre : on m'a dit que vous avez émancipé tous vos Negres; cela eft-il vrai? — Je n'ai fait que ce que je devois faire. — Mais cette émancipation a du vous coftter beaucoup? -« II me refte encore une fortune fuffifante , & je fuis content. — On m'a dit de plus , que vous donuez la laine de cinq cents moutons a ceux qui ont perdu les leurs par les troupes Angloifes. — Puifque tous les hommes font freres, pourquoi les plus aifés ne partageroient-ils pas leurs richefies avec ceux que la guerre a ruinés ? il y a plus de véritable joie a faire le bien qu'on ne penfe. — Par quel hafard avez-v;>us fauvé les vótres ? — Par le moyen d'une ifle que je poffede : je les cachai dans les bois de cette ifle, lorfque ton frere (i) remonta la riviere avec fa flotte. — Je vous eftime (i) L'Amiral Howe.  C 210 ) infiniment, M. Mifflin; & ces deux nctions généreufes me rendroient votre ami pour toute ma vie, fi nous étions en paix & voifins : plüt a Dieu que tous les Américains vous refiemblaffent! — Ami Gnillaume, ce feroit peut-être un mal pour la GrandeBretagne. — Et pourquoi cela donc, M. Mifflin ? ~ Elle exécuteroit trop aifément tous les projets qu'elle a fur 1'Amérique feptentrionale ; car, tu le fais, nous ne pouvons nous oppofer aux pouvoirs de ce monde : mais quoique nous nous foumettions aux Gouverneurs de la terre, nous n'en defirons pas moins ardemment que les loix foient fages, juftes & douces. — Mais ignorez vous, M. Mifflin, que la GrandeBretagne ne veut que votre bien? — J'en doute; car elle cherche a exécuter ici ce que la nation Angloife n'a jamais voulu permettre a fesRois. — Vous êtes donc Wigh, M. Mifflin? —. Ami Howe, tu es le maitre de m'appeller comme tu voudras. — Mais que puis-je être ; que veux ta que je fois , étant né citoyen de la Penfilvanie ? m'imputeras-tu a crime d'aimer ma patrie? ~~ Non, non, je ne vous en fais point un crime; mon affaire, d'ailleurs, n'eft pas de prêcber ni de convertir, mais bien de fubjuguer. — Puifque c'eft malbeureufement ton devoir & ton inclination, au nom de  C 211 ) 1'humanité, mêles dans ta conqnête autant de douceur qu'il eft poffible; que tes foldats , retenus dans les bornes de leur devoir militaire , ne foient plus autorités h piller & a détruire comme ils ont fait : ia clémence fera honneur a tes armes , & t'aidcra peut-être h conquérir. Si tu n'es pas Américain , peux-tu oublier que tu es Anglois ? tu fais ce que ce nom fignifie : le partifan d'une liberté équitable & néceffaire. - Ne favez-vous pas, M. Mifflin, qu'il y a, parmi nous autres militaires, deux cara'óteres diftinétifs , fous i'apparence du même individu? Comme citoyen Anglois, j'avoue que le Parlement a pouffé les chofes trop loin ; comme militaire , mon honneur eft engagé; il faut que je remplhTe, du mieux qu'il me fera pofflble , les ordres du Roi. - Ce que tu viens de dire m étonne finguliérement, ami Howe; comment un homme peut-il avoir deux caracleres?comment fon efprit peut-il fe divifer , & faire commettre a fes mains ce qui répugne afon cceur? - H en eftpourtant ainfi, M. Mifflin; c'eft un problême que vous, tranquilles cultivateurs, ne pourrez jamais comprendre : cependant , je connois plufieurs membres de votre Société quine penfent pas comme vous. - Cela peut être; notre fociété ne prefcrit aucunes loix; cha-  C ^ ) que inembre, volontairement uni dans Ie fyftême de notre croyahce, penfe & juge des chofes de ce monde fuivant fes lumieres : nos freres n'en font pas moins partifans de Ia liberté. — Je fuis fort de votre avis , M. Mifflin ; je ferois faché de voir les Américains efclaves. Je fuis charmé que le hafard ait fait tomber vos deux lettres dans mes mains, puifque cette circonttance a abrégé votre captivité, & m'a procuré le plaifir de connoitre un homme auffi refpectable que vous 1'êtes : c'eft 1'opinion même de vos ennemis. — Je ne croyois pas en avoir. — C'eft le fort de tous les hommes, dit le Général; pourquoi voudriez- vous être plus heureux? Adieu, M. Mifflin; j'ai donné des ordres pour qu'on vous laifl'at paffer; je vous foühaite un bon voynge. — Adieu, Guillaume Howe; tu peux compter que je ferai de mon mieux. il quitta ce jour même la ville de Phitadelphie, refpeélé par les gardes , étonnés des égards qu'on leur forcoit d'avoir pour un homme a chapeau plat, en habit gris, fans boutons & fans poudre a fes cheveux, & dont les fouliers étoient attachés avec des cordons. Après avoir quitté les lignes Angloifes, il fut trouver le Général Washington 4 fon camp de Vallcy-Forge; il lui communiqua  ( ='3). le fujet de fa vifite, & l'hiftoire de fon voyagc a Philadelphie ; il fut recu par fon illuftre compatriote a bras ouverts , il fut fêté & careffé par tous ceux qui 1'environnoient; tout le monde s'emprelfa derendre jullice a une idéé auffi bonne, & il un projet auffi huraain; & quoique le Congres ne jugeat point cette fufpenfion d'armes avantageufe , Walter Mifflin & les Eglifes qui 1'avoieut envoyé n'en furent pas moins complimentés; il retourna chez lui poffédant feltime des deux Généraux, heureux d'avoir fait tout ce qui dépendoit de lui, pour faire réuffir 1'entreprife qui lui avoit été confiée. La même "nuit que Walter Mifflin travcrfa Gerrtfan-Town, fut marquce par im de ces crimes qui n'eft \ rcfque compté pour rien dans ia grande lifte de ceux qu'occafionne une guerre civile. — Le Lieutenant *** du Régiment *** dont 1'ame elf remplie de renthoufiafme le plusnoir, & Fhomme le plus extraordinairement royalilte que j'aie jamais vu, ne ceffoit de fe repréféritèr, comme méritant la mort, tous ceux qui étoient appelles rebelles paria proclamation du Roi. — Un foir, faifi d'un zele atroce, & d'une finguliere foif de fang, & poulfant la brutalité jufqu'au dernier exces , il quitta fa tente a minuit, accom-  ( £14 ) pagné de deux foldats auffi ivres de vin & de cruauté que leur chef; il frappa a la porte de la première maifon de GermanTown qu'il rencontra. ~ Qui eft-lft , dit Ie maitre de cette maifon? — Ami, dit le Lieutenant. — Je ne connois point d'ami a cette heure-ci, au milieu de deux armées, répondit le bourgeois. —■ Ouvrez , j'ai quelque chofe a vous dire. >— II defcend en chemife. A peine eüt-il mis le pied fur la derniere marche, qu'ils Ie faifirent; & après lui avoir reproché a 1'oreille d'être un Américain & un rebelle, ils le pendirent fans bruit a Ia porte, oü le lendemain les voifins le trouverent. —> Vous ne douterez pas de la vérité de ce trait, quand je vous dirai que je le tiens de la bouche même de cet Officier, aujourd'hui Capitaine en fecond. — „ Je revins me coucher, me dit„ il, & je dormis tranquillement jufqu'au „ lendemain. Ceci, ajouta-t-il, n'eft qu'une ,, égratignure en comparaifon de ce qu'a „ fait notre Général Grey, quand il fit ,, percer de coups de baïonnettes , dans une feule nuit , plus de quatre cents rebelles qui étoient eadormis Adieu,  ( =15 ) ANECDOTE D'UN CHIEN SAUVAGE. Comté de Carlifle, Penfilvanie. Dans le Gomté de Ulfter, voifinage de Wawafing , vivoit un homme avec lequel j'étois fort lié : il fe nommoit le Févre; il étoit petit - fils d'un Francois , qui a la révocation de 1'édit de Nantes , fut obligé d'abandouner fa patrie. II pouvoit véritablement être appellé le dernier des hommes, carilpofl'édoit la derniere plantation de cette vallée vers les Montagnes-Bleues, (i) chaine 'énorme, qui fera toujours, comme elle elf, aujourd'hui , 1'afyle des bötes fauves. II n'avoit k redouter, en temps de guerre, que les incurfions des habitants de ces contrées fauvages : il les connoiiToit tous , & en étoit fort aimé. — Une belle chüte d'eau lui avoit donné Pidée d'y Mtir un moulin, qui étoit le meilleur de la vallée; Ie même courant tournoit auffi un moulin k fcie, auquel il apportoit, fur les neiges de 1'hyver, les arbres qu'il tiroit des mon- (1) Blue Jrlpuataiits»  ( 316 ) tagncs voifines. — Cette eau utile étoit enftitte arrêtée par une induftrie afiez commune dans ce pays-ci, pourarrofer les champs voifins , & y faifoit pouffer le foin le plus abondant & le meilleur que j'aie jamais vu. — A un demi-mille de fa porte, couloit lariviere A'Efopus, furies bords de laquelle la nature a formé le fol le plus riche que je connoillé en Amérique, fi bien connu fous le nom de Terre bafe; c'eft dans cette valide que la fertilité méme a pris fon féjour; c'cft-la oü chaque grange devient un temple de Cérès. . Cet homme avoit onze enfants, chofe affez commune dans ce pays-ci ; ils étoient tous fains & bien portants; les plus avancés en age, comme leur pere, étoientd'habiles chaffeurs. Qui pourroit habiter fi prés des forêts, fans favoir inftinclivement s'y guider & attraper le gibier qu'elles contiennent! C'eft,ainfi que ceux qui demeurent fur les rivages de Ia mer, dcviennent marras. - Tout, avec l'homme,eft local; fes venus & fes vices, fes goüts, & même fes préjugés; il n'y a que Ia faine morale cc la vertu qui foient de tous les pays, — Malgréla nombreufe familie que cet homme avoit, il ne ceffoit d'importuner le Ciel pour avoir Je douzieme. ,, — Pourquoi , après avoir été pere d'onze enfiirts, n'en obtieudrai-je  ( =17 ) „ obtiendrai-je pas encore un ? j'attache, je ,, ne fais pourquoi, une idéé favorite a ce „ nombre; un enfant ne demande que la ,, culture de deux acres de plus, & une „ augmentation de fix moutons ; j'ai af„ fez de terre pour en élever vingt; les „ plus dgés aident leur mere k conduire les plus jeunes." — II vivoit avec le produit de fon moulin, heureux & tranquille; un de fes fils étoit JVliniftre du voillnage (i), qui n'étoit habité que par des Hollandois, defcendus des premiers Colons de New-Amftel, aujourd'hui New-Tork. Etant un jour chez ce Colon, le plus jeune de fes enfants difparut vers les dix heuresdu matin; il étoit agé de quatre ans : la familie allarmée, le chercha dans la riviere & dans les champs, mais inutilement. Les patents effrayés, envoyerent chercher les voifins ; nous entrames dans les bois, que nous parcourümes avec 1'attention la plus fcrupuleufe ; mille fois nous l'appetlAmes, nous n'entendïmes d'autres réponfes que celles des échos fauvages; nous nous raffemblaines enfin aux pieds de la montagne de Chataigniers, fans avoir pu appercevoir le moindre veilige de cet enfant. — (i) Wawafing. Totne I. K  C ai6 ) Je n'ai de ma vie vu une fcene plus afHigeante. Après nous être repofés pendant quelques minutes, nous nous diviiames en plufieurs compagnies; la nuit vint, fans que nous ayons pu nous flatter d'aucune efpérance. — Les parents, au défefpoir, refuferent de retourner a la maifon : — leur terreur étoit fans cefle augmentée par la connoiffance qu'ils avoient de 1'activité & de la rage des Catamonts, (t) dont les hommes ne peuvent pas toujours fe défendre. — ils fe peignoient un loup affamé, dévorant 1'enfant de leurs entrailles, & faifant ruiffeler fur la terre le dernier fang qu'ils avoient produit. — Quelle nuit noire & mélancolique! elle me fembla durer un mois. ,, — Dérick, ,, mon pauvre petit Dérick, oü eft-tu? „ oü eft-tu, mon enfant ? réponds a ta „ mere, fi tu 1'entends"? Tout fut inutile. — Aufïi-tót que le jour parut, chacun de nous recommenca a chercher, mais aufli malheureufement que le jour précédent : nous étions tous défolés, & ne favions que faire. —Heureufement un Sauvage, chargé de pelleterie, venant du village cVAnaquaga (2), paffa par la maifon de ce Co- (1) Chats de montagnes. (1) Sur la rive oriëntale de la riviere Sufquehaanah.  (m ) Ion, -a deiïein de s'y repofer; il fut furpris de n'y trouver qu'une vieille négreffe, qui avoit été arrêtée par fes infirmités. — Oü efi: mon frere, lui demanda ce Sauvage? — Hélas! dit la femme noire, il a perdu fon petit Dérick , & tout le voifinage eft employé a le chercher dans les bois : il étoit ■pour lors trois heures après-midi. — Sonnes la trompe, taches de faire revenir ton maitre , je trouverai fon petit enfant. — Auflitót que lepere fut revenu, le Sauvage lui demanda les fouliers & les bas que Ie petit Dérick avoit portés le plus récem«ïent : — il commanda a fon chien de les •fentir. — Prenant enfuite la maifon pour un jcentre, il décrivit un cercle d'un quart de .mille de femi-diametre , ordonnant a fon chien de fentir la terre par-tout oü il le conduifoit; le cercle n'étoit pas encore complet , lorfque ce fagacieux animal commen■ca a aboyer. — Cet heureux fon porta fur le champ dans le cceur des parents défolés , .quelques foibles rayons d'efpérances. — Le chien fuivit la pifte, & aboya encore ; — nous le pourfuivimes avec toutes nos forces , & -bientót nous le perdimes de vue dans 1'épaiffeur des bois. —? Une demi-heure après, nous le vlmes revenir. -< La contenance de ce chien étoit vifiblement changeej Pair de joie y étoit peint; j'étois für K ij  ( 220 ) qu'il avoit retrouvé 1'enfant: — mais étoitil mort ou vivant? — Quelle cruelle alternative pour ces pauvres parents, ainfi que pour le refte de la compagnie! Le Sauvage luivit fon chien, qui ne manqua pas de le conduire au pied d'un grand arbre , ou. 1'enfant étoit couché, dans un état d'affoibliffement qui approchoit de la mort: il le prit tendrement dans fes bras , & fe hdta de 1'apporter vers la compagnie, qui n'avoit pu le fuivre avec la même promptitude. Heureufement le pere & la mere avoient été en quelque maniere préparés a recevoir leur enfant ; il y avoit plus d'un quart d'heure qu'ils avoient commencé a former quelques éfpérances; une foible lueur avoit pénétré dans leur cceur, dès qu'ils entendirent les premiers accents du chien fauvage. — Ils coururent a la rencontre de leur frere, dont ils recurent leur cher Dérick, avec une extafe & un empreffement que je ne puis vous décrire. — Ah! mon ami, que cette fcene étoit belle & frappante a contempler ! les ris fpontanés , les larmes douces , les éjaculations de reconnoiffance, les yeux levés vers le Ciel, les monofyllables, la joie paternelle enfin , s'y développerent fous mille nuances différentes, trop fubümes pour mon foible pinceau. Mon cceur, qui avoit été fi long-temps  C m ) refierré par la plus vive douleur & la plus forte fympathie, fut dilfous en rofée de larmes : — ce fut le mouvement général & unanime de toute l'affemblée. — Comme une pluie douce & bienfaifante, après une grande féchereffe, ranime les plantes languiffantcs, de même les pleurs que nous verfómes firent évanouir notre ancienne angoilfe, a laquelle fuccéderent les complimentsles plus courts & les plus finceres. ■— Je me contentai de ferrer les mains du pere dans les miennes avec une honnête énergie, & de prendre dans mes bras la bonne mere & fon enfant, fans pouvoir prononcer une feule parole. — Après avoir baigné le vifage de leurs enfants avec leur larmes, ils fe jetterent au col du fauvage, dont le coeur, naturellement plus dur, s'attendrit néanmoins. — Ce fut la première fois que j'euffe jamais vu un Indien verfer des larmes. Leur reconnoilfance s'étendit même jufqu'a fon chien; ils n'oublierent pas de careffer cet animal , qui, par le moyen de fa fagacité, avoit retrouvé leur cher enfant, & qui, guidé par 1'impulfion infaillible de 1'inltincT:, s'étoit montré fupérieur a la maffe réunie de la raifon de tant de perfonnes: ce chien, humble comme fon maitre, fernbloit embarraffé & confus. — Mais a quoi bon chercherai-je a décrire K üj  ( 222 ) mille circonftances toucfaantes, dont leg impreflions font encore gravées dans mon cceur, mais qui échappent a ma plume; peut-on décrire la moitié de ce qu'on reffent ? II faut avoir recu des mains de la nature le grand privilege depaternité, pour pouvoir fuiyre ces bonnes gens dans les gradations dilférentes de la joie qu'ils reffentirent, quand ils s'appercurent que leur Dérick ouvroit les yeux a la lumiere , & avala quelques gouttes de bouillon. De retour a la maifon , notre ancienne angoilfe fut changée en allégreffe; chacun de nous fe félicita de ce nouveau bonheur, comme s'il lui avoit été perfonnel; car chacun s'y étoit intérelfé comme a fon propre malheur. —■ Le Fevre ordonna une fêrcj *- quatre-vingts-trois perfonnes y furent invitées. — Nous palfdmes cette nuit, cette mémorable nuit, avec toute la joie que pouvoit en infpirer le fujet; elle fut animée par les honnêtes Kbations & par la bonne chere; la paix, l'utiion & la cordialité préfidoient ;\ notre table. — L'aventure fe communiqua même jufqu'a Monbakus, d'oü plufieurs habitants vinrent a cheval vers le point du jour partager avec nous le nouveau bonheur de Dérick le Fevre & de fa femme. •* La maifon, quoique grande, put a peine nous contenir; mais le moulin  c m) a fcie nous fournit des planches avec lelquelles nous fimes des fieges jufques fous le pialfa (i). Les chevaux furent mis dans un champ, oü on leur porta du foin : les negres du voifinage y vinrent auffi; car les noirs, comme les blancs, partageoient la joie de .ces bons parents , & vouloient les féliciter. — Ce fut une tache véritablement diffkile pourDérick ie Fevre :a peineavoitil le temps d'embraffer & de careffer fon enfant qui, pendant toute cette nuit, fi différente de celle que nous avions paffée la veille, dormit fur les genoux de fa mere, qui , toute obfédée de plaifir, étoit affife au milieu de la plus grande chambre. Le lendemain le Fevre, plein de recolinoiffance, offrit aufauvage ce qu'il croyoit pouvoir lui être utile ; mais embarralfé , confus, peu accoutumé a des fcenes li bruyantes, il s'étoit retiré dans la grange , d'oü a peine put-on le faire fortir. — Enfin , après beaucoup de perfuafions, il accepta une carabine de Lancafier (2), de la valeur de 160 livres. Le nom de cet honnête fauvage étoit Téwénilfa; celui de fon chien , Oniab: cette circonftance ne fut pas (1) Efpece de portique placé devant prefque toutes les maifons. (i) Ville de la Penfilvanie. K. iv  ( ==4 ) même oubliée. — Vers les dix heitres, Ie Fevre pria la compagnie de fe raffembler dans la cour; il fit affeoir Findien auprès de lui; & prenant fon enfant dans fes bras, il paria ainfi : (vous obferverez que ce coIon avoit toute fa vie fait Ia traite des fauvages , en connoilfoit parfaitement bien la langue & toutes les coutumes f ) — Téwénilfa , avec cette branche de wampun, je touche tes oreilles; Téwénilfa, je m'adreffe a toi : mon cceur étoit navré, tu en as guéri Ia blelfure. Je pleurois amérement, crainte d'avoirperdu mon enfant, tu as defféché mes pleurs , en le retrouvant par le moyen de ton fidele chien. Vieux comme je fuis, j'avois perdu le Mton de ma caducité, la confolation de mes vieux jours; tu Pas retrouvé, ce baton & cette confolation. Ma femme & moi nous étions comme deux couleuvres, roides & fans vie; tu nous as ranimés en nous approchant* du feu. Que ferai-je pour toi, Téwénilfa? II y a déja bien des lunes que tu connois mon cceur; il y a bien des lunes que , comme homme , tu étois mon ami : aujourd'hui fois mon frere ; je te reconnois & t'adopte comme tel devant tous ces téraoins. — Ecoutes, Téwénilfa, fi jamais tu deviens incapable de chaffer, viens ici y vivre a ta facon; je t'y batirai  C 2*5 ) une wigwam. Je ne t'offre point de terre, tu n'en veux point; c'eft de toi & de tes ancêtres que nous tenons celle que nous cultivons. Si jamais tu es blelfé, viens fous mon tolt, je fucerai ta blelfure (i): fi jamais tu es fatigué de ton village & des tiens , viens vivre avec un homme blanc, que tu as aimé il y a long-temps, & qui aujourd'hui te reconnolt pour frere. Si jamais tu as caufe de pleurer, je deffécherai tes larmes , comme tu as defféebé les miennes. Si jamais Kititchy Manitou (2) te privé de tes enfants, ou t'afflige, viens ici, tu y trouvera une peau d'ours; je te confolerai, fi je le puis. — Comme mon frere adoptif, je te donne cette branche de wampun bleu & blanc. Quand les tiens, a ton retour a Anaquaga , te verront porter ce wampun fur ta poitrine, tu leur diras ce qui s'eft paffe. Quand ton chien fera vieux & ne pourra plus te fuivre, je lui donnerai de la viande & du repos. TéwJnilfa, j'ai fint. — H prit enfuite le fauvage par la main, & le fit fumer dans fa pipe, & ajouta en langage Hollandois : Mes voifins & mes amis, voila mon frere; que dorénavant le nom de Dérick, par le- (0 C'eft la méthode ordinaire des fauvagss. (z) Le mauvais génie. K V  ( 22(5 ) quel mon onzieme enfant étoit connu, fok enticrement oublié, comme s'il ne 1'eüt jamais recu a fon baptêrae, & qu'il ne fok appellé le refte de fa vie, que par celui de fon libérateur & onele Téwénilfa. Toute 1'aiTemblée applaudit a ce qu'il venoit de dire , & par leur approbation fanctifierent cette nouvelle adoprion. —Le fauvage, qui avoit recu deux branches de wampun , & qui avoit entendu un difcours, fuivant leur ufage, fe prépara a y répondre; pendant plus d'un quart-d'heure, il fuma fans rien dire, les yeux vers la terre, enfuite il paria ainfi. Dérick, je te donne une branche de wampun, afin que tu m'entende mieuxj avec la même branche, je nettoye le fentier qui mene de notre village a ta wigwam. ~ Ecoutes, ce que tu m'as dk eft gravé fur mon efprk; je ne puis être ton frere fans quetu fois le mien; quoique nous ne foyonspas dumêmefang, tu fes, & ma wigwam eft devenue la tienne jufqu'a ce que nous allions vers 1'Ouelt (i); donnés-moi ta main, & fumes dans ma pipe. ( Le Fevre le prit par la main, & y fuma. ) Mon frere, je n'ai rien fait pour toi que tu n'euffe fait pour moi; c'eft Kit- (i) Endrcit de repos après la mort,  C "7 ) cliy Manitou (i) qui voulut que je pafTaife' hier devant ta wigwam. - Puifque tu es heureux, je fuis heureux; puifque ton efpi-it fe réjouit, le mien fe réjouit auffi.- « Quand tu viendras A Anaquaga (2), tu n'iras plus te chauffer au feu de Mataxen, de Togararoca, de Wapwalipen, & de tes autres amis; mon feu eft dès aujourd'hui le tien; je t'y donnerai une peau d'ours pour y repofer tes os. — j'ai fini. -* Je te donne cette fecoiide branche de wampun , afin que tu te reflouvienne de ce que je t'ai dit. — Ainfi finit la cérémonie.- L'enfant, devenu homme depuis, n'a jamais quitté un nom qui étoit devenu le feeau de fa reconnoilfance, ainfi que de celle de fon pere. — J'ai vu plufieurs de fes lettres qui étoient fignées Téwénilfa le Fevre. — Son libérateur & oncle adoptif mourut quelques années après; le jeune homme, par 1'aveu de fon pere, fut k Anaquaga, oü, devant tout le village fauvage,- & le Miffionnaire, qui étoit un Miniftre Morave, il adopta pour frere celui des enfants du vieux Téwénilfa qui portoit le même nom. — Ce jeune fauvage n'a jamais de- (1) Le bon Génie. (2) Village fauvage fur les rives orientales «ie la' riviere Sefquehannah, E vj:  ( 228 ) puis traverfé les Montagnes Bleues fans s'anêter chez le Fevre , a qui j'ai entendu dire bien des fois qu'auiïi long-temps qu'il vivra, il n'oubliera qu'il doit fa vie au pere de ce frere adoptif. Puifque le récit de cette Anecdote m'a conduit a vous donner une foible idéé de Féloquence fauvage, ne trouvez pas mauvais que je vous envoyé le difcours fuivant, prononcé au village de 1'Aigle blanc (O, en conféquence des propofitions que White Eyes, chef des Cherokees, fit au Congrès en 1776 , pour les civilifer par la culture de la terre; je n'ai que la fubftance de ces dernieres propofitions, que je vous enverrai fi vous vous imaginez qu'elles puiffent être intéreifantes. Difcours prononcé par Lackawané , pour contrehalancer les mauvais effets qui auroientpa réfulter des propofitions de White Eyes, Chef des Cherokees. Celui qui defire voir nos gens remuer 3a terre, & faire ce que font les blancs, c'eft un traitre de quelque uation qu'il puiffe être. — Si c'eft un Miamis , il eft traitre aux, (1) Sur une des branches occidentales de la ri« viere Sefquehannah,  ( 229 ) Miamis; fi c'eft un Shawanefe, il eft traitre aux Shawanefes : dans fon cceur il hait toutes les nations qui demeurent fous notre foleil. — Celui qui defire de voir nos gens amis des blancs & écoutant nos difcours, je le dis, — que le refte de fa wigwam le méfie de lui, — il n'y a rien de bon dans le cceur de 1'orateur, ni de celui qui lui prête 1'oreille; — ne le favons-nous pas? — Nos peres nous Pont dit; nous Pavons obfervé dans nos jours; — nous 1'avons fenti. —Qui, parmi nous, dira que non, ou voudra nier quelque partiedemon difcours : — fi quelqu'unlfe préfente , je m'arrête pour 1'entendre. — Mais qu'il s'éleve, qu'il s'éleve auffi haut qu'une montagne, afin que fes paroles puilfent courir comme le vent.— Mais quand il aura parlé, qu'il ne defcende pas pour fe cacher avant qu'on lui ait repliqué. — Perfonne ne parle,—-je continue. Les blancs font déja parvenus jufqu'aux fources de nos grandes rivieres, & il y a bien des journées de chemin depuis legrand lac Salé. — Que font devenues les nations qui chaffoient dans tout ce pays ? Parties pour 1'Oueft, elles n'exifteut plus. — Oiï font leurs enfants ? Ils n'exifteut plus, les enfants de ces derniers, quelque individu qui ait de leur fang. Tout eft mort; il n'y  C *3° ) a plus perfonne dans cette partie que des' blancs , des blancs fans nombre ; on n'y voit plus que des gens du point du jour (i). — Mais les blancs, on me dira, leur donnerent des étoffes , des habks , leut* montrerent la parole de leur grand Dieu, qui vaut mieux , a ce qu'ils difent, que celle de notre Manitou. — Oui, les blancs leur ont donnd bien des chofes, pour des chofes de plus grande conféquence ; car ces fourbes nous ont toujours trompds.—lis leur donnerent de 1'eau-de-vie. — Et quil'adonnde aux blancs ? Le mauvais efprit. — Ils prirent nos terres pour cette eau-de-vie. —La terre eff reilde, nos peres font partis. — L'eau-de-vie leur vient tous les jours, &, malheureufement, il y en a beaucoup parmi nous qui Paiment. — Ce qui eft arrivé la lune derniere, efi le pere de ce qui doit arriver encore. — Tous ceux qui m'entendent peuvent donc deviner ce que nous deviendrons. —Et paree que quelques-uns de nous font foux, faut-il que nous périlfions tous ? — Ceux qui propoferont que nous ceffions dechaffer pour aller remuer la terre , méritent la mort; car ils haïffent leur propre fang. — Nos terres font toutes couvertes de bois : c'clt-la que nos yeux pei> (i) Européens.  C 231 ) vent voir, & nos oreilles entendre tout cs qui fe paffe autour de nous; c'eft-la que nous pöuvons attraper tout ce qui nous fuit : dans ie pays oü le foleil luit, nous ne pouvons rien faire, paree que nous n'avons rien a faire. — II faut donc planter, diront quelques uns parmi nous? & moi, je dis : Allons a la ehafle; alors noüs ferons toujours guerric-rs, hardis & ne craignant perfonne ; c'eft pour nous rendre des Idches , que les blancs veul'ent nous fixer a la terre. — Alors ils nous gouverneront, & feront tout ce qu'ils voudront. — Voycz les pauvres Méhicanders, dans Ia nouvelle-Angleterre, & par-tout ailleurs oü nos freres ont refté parmi les blancs; font-ils des hommes comme nous? Non, les blancs ne lescoufidcrent point, &dans quelques lunes , il n'en reftera pas un; ils font devenus oififs ; ils ont celfé d'être hommes. — Notre Dieu nous a créé pour notre terre,. & notre terre pour nous : fi nous quittons nos bois, nous ferons comme des cerfs, tenus dans des endroits fermés; ni leur chair, ni leur poil', ni leur peau, ne font pas fi bons que celles de ceux qui courent en liberté.— Attachée a la terre, nous deviendrons auffi méchants que les blancs ; nous mentirons comme eux; nous apprendrons toutes leurs fraudes & leurs ch-i- \  C 23=) canes. >-Nous faifons des fautes auffi, je Ie fais; mais elles nous font utiles : nous n'avonspasbefoin de leurs vertus; ce font des plumes d'oifiveté &de paix. — Soyons toujours chaffeurs, & alors nous faurons toujours nous défendre; 1'action de furprendre & d'attaquer notre gibier, nous enfeigne a furprendre & a attraper notre ennemi. — Uniflbns-nous comme une boule; mefurons une ligne , & difons : Puifque vous êtes venus , ceci fera votre cóté, celui-ei fera le nótre; & nous verrons les premiers qui öutrepafferont. — Je fuis né chaffeur ainfi que vous, je veux dire un guerrier; comme tel je me fuis toujours montré, & les blancs le favent bien. — Pourquoi chaffons-nous mieux que les gens du Point-dujfeur (1)? pourquoi nageons-nous mieux? pourquoi courons-nous plus vite & plus long-temps? C'eft paree que nous fommes chaffeurs. Pourquoi voyageons-nous nuit & jour a travers nos forêts , & que les blancs s'y perdent ? pourquoi fouffronsnous avec patience la faim , la foif, les maladies ? C'eft paree que nous fommes des chaffeurs; c'eft cela qui nous rend des hommes capables de fouffrir & de mourir. — Que gagnerons-nous en fouillant la terre ? (1) Saganash,  C =33 ) un peu de pain, de viande & d'argent. — C'eft précifément ce qui tueroit nos gens. Au bout de quelque temps, s'ils n'aiment pas leurs voifins, s'ils s'ennuient des loix ou de leur chef, ou qu'on vienne prendre leurfubfiftance, voila les chaines qui les arrêtent; ils ne peuvent emporter leurs terres avec eux, & aller ailleurs planter leurs wigwams. — Non ,' ils font attachés ; il faut qu'ils refient oü ils font, & il faut qu'ils foient gouvernés par ceux qui font un peu plus riches, & ceux-lft par ceux qui font plus riches encore , & ainfi de fuite : un homme ainfi placé n'eft plus homme. — Oü eft fa volonté , fon indépendance , fa fierté ? II n'y en a plus : ce n'eft pas la le genre de vie qui nous convient. — Celui qui fouit la terre, trouve toujours, au bout de fon champ, Ia corde qui 1'attache ; — au contraire , le chaffeur peut aller ici, la, par-tout oü il veut, il efi libre ; & s'il hait Peau-de-vie & les blancs , c'eft un homme. — Prenez-y garde, vous qui m'entendez, j'ai vu bien des lunes , j'ai fait de mon mieux; & fi tous nos gens, depuis les eaux du Saguinan, de Kataracoui & d'Erié , avoient bien fuivi meè confeils, nous aurions vu une révdlution qui nous auroit donné du poids. -« Si cette terre étoit faite pour les blancs,  C =34 ) pourquoi leur Dieu ne les y avoit il pas amenés d'abord? Si elle eft faite pour nous, pourquoi ne la garderions-nous pas ? pourquoi fouffrir, comme nous faifons, d'être perpétuellement repouffés en-arriere , enarriere, en-arriere , comme fi nous étions des femmes ? — J'ai parlé. ANECDOTES. Permeïtez-moi de vous envoyer lesanecdotes fuivantes; je me flatte qu'elles feront fuffilantes pour vous donner une idéé des mceurs & du gouvernement de la Province de Connecticut (ij. Un marchand de Northampton fit une trés-grande fortune par le commerce, & devint, dans peu d'années, 1'homme leplus fiche de cette colonie : fon opulence lui fit perdre la faveur populaire dont il jouiffoit auparavant, qupiqu'elle n'eüt en riea diniinué de la fimpiicité de fes mceurs & de fa vie -, & telle fut la jaloufie infpirée par fes richeffes, que celui qui, par fon efprit & fesconnoiffances, étoit fait pour devenir Gouverneur, ne put être élu par le peuple (t) Une des treize Provinces confédérées.  C =35 ) pour le plus petit emploi. — Déterminé cependant a mériter 1'eftime & la confiance de fes compatriotes , il follicita, &, avec peine, obtint la place de maitre d'une école latine, pour fon fils, que celui - ci exerca pendant long-temps a la fatisfaétion du public : malgré la fortune de plus de 300,000 liv. dont ildevoit jouir un jour, cette condefcendance eut 1'effet defiré. Je lui dis un jour : Comment avez-vous pu vous foumettre a folliciter, pour votre fils, une place de 1,075 Üv. Par an • lor{que vous pouviez lui donner une fortune bien fupérieure & entiérement indépendante du public? — Mon ami, le fentiment le plus doux dont nous jouifiions, eft celui d'être eftimé de nos concitoyens, & d'occuper un rang dans notre patrie; & qu'eft-ce que ma fortune, après tout? quel bonheur me procure-1-elle , fi je ne puis entrer pour rien, fi je ne puts être compté pour rien dans la chofe publique ? Or, comme 1'exiftence politique des individus efi dérivée de la confidération de nos voifins , il ne faut donc rien omettre pour la mériter. _ Vous n'avez donc point d'amour-propre, lui dis-je? Un Européen de votre fortune ne voudroit jamais fe foumettre a ces mortifications. — Nous avons autant d'amour-propre qu'eux, me répou-  C 236 ) dit-il; la différence n'exifte que dans 1'objet. — Parmi nous, la plus grande mortification eft de n'avoir aucun poids, & par conféquent de n'occuper aucuns emplais municipaux : ma fortune doit néceflairement infpirer la jaloufie dans un pays oü le gouvernement eft fondé fur 1'égalité des polfellinns. — Je dois a mes voifins quelque efpece de dédommagement. Seconde An&cdotz. Etant un jour chez M. Fitch, Gouverneur de la même Province, il me propofa de nous faire rafer a la boutique du barbier de la ville, qui étoit en meme-temps, fuivant 1'ufage, un des grands politiques du canton. — Volontiers, lui dis-je. — Mais ne vaut-il pas mieux faire cette opération nous-mêmes au coin de votre feu? — Non, me répondit-il; cette boutique eft notre café ; c'eft-la que , par la complaifance, la bonne humeur, les petites faillies , on fe procure quelquefois des nouveaux amis, & qu'on conferve les anciens; c'eft-la qu'on apprend ce qui eft dit de nous & de notre conduite publique , & qu'on fe juftifie en petit comité , fi nous fommes accufés de quelque chofe qui déplaife au peuple. Quel efclavage, lui dis-je! qui  C =37 ) voudroit être le gouverneur de pareils gens ? cela même pourroit s'appeller haffelle. — Point du tout, me répondit-il; — nous, Gouverneurs , ne fommes-nous pas payés par le peuple? Elevé par le peuple , c'eft donc au peuple auquel il faut chercher a plaire, & dont il faut obtenir la bonne opinion par notre conduite; c'eft notre Souverain : & vous, Meffieurs les Européens, h'en faites - vous pas autant, quand vous faites la cour a vosRois? Je ne fais auquel des deux il efi plus aifé de plaire. Tkoisieme A n £ c n 0 t e. Etant un jour dans la partie de la Province de 1'ifle de Rhodes, appellée PointeJudith, chez une des plus anciennes families de cette péninfule, le maitre de la maifon me raconta 1'anecdote fuivante. Le pere de mon trifaïeul étoit Capitaïne de Cavalerie au fervice de Pinfortuné Charles I. Un moment avant la bataille de un des fers de fon cheval fe détacha ; il defcendit, & n'eut que le temps de le mettre fur fa tête , & de le couvrir de fon chapeau, avant le commencement de 1'adtion : dans la mêlée, il ree ut un coup de fabre, qui coupa fon chapeau & ce fer plus de deux ligues de profondeur. Je conferve  C 238 ) foigneufement ces deux objets ; voudriezvous les voir? — Très-volontiers, lui disje. — Je les tins dans mes mains, & coufidérai avec la plus grande attention ce phénomene de bonheur : fans ce fer placé comme par accident , leur ancêtre auroit péri. Après la reftauration de Charles II, continua-t-il, il follicita en vain la reftitution du bien que Cromwell avoit confifqué : fatigué de 1'ingratitude de ce Roi infouciant, il vendit ce qui lui reftoit, & vint ici, oü il acheta toute la péninfule, qui depuis a été, comme vous le voyez, fubdivifée parmi fes defcendants : c'eft ici la maifon qu'il fit batir dans 1'année 1667. Qu A T R I E M E A N E C li O T E. Etant un jour a New-Plimouth, dans la baye de MaflachufTets, les habitants de cette ville, qui eft le berceau & le premier étabüiïement de cette Province, me montrerent une grande pierre plate, quieftplacée dans le milieu de leur place publique, comme un monument de 1'arrivée de leurs peres , qui débarquerent de leur bateau fur cette pierre le j4Novembre 1626. — Longtemps elle refia fur le rivage, oü la nature Pavoit mife, fans que perfonne n'y atta-  C =39 ) chat aucune eftime ; ce n'eft que depuis trente ans, qu'aux fraix du public, elle a été tranfportée oü elle eft : il n'y manque qu'une infcription qui puiife informer la poftérité de 1'origine de cette fimple, mais refpectable Anecdote. — Je perlüadai aux Magiftrats de la ville de la faire exécuter. Cinq.uieme Anecdote. La derniere fois que je fus a Newhaven (1), on me fit obferver un tuyau de bois, de trois pouces & demi de diametre, du milieu duquel fortoit un foible ruiffeau d'eau limpide & excellente; il étoit placé a moitié de 1'élévation du banc, qui pouvoit avoir quinze pieds de hauteur. Il y a peu d'années, plufieurs perfonnes unirent leurs travaux pour ouvrir la terre, dans i'intention de fuivre le tuyau jufqu'a fon origine; mais après l'avoir ouvert & fuivi prés de foixante pieds, ils furent obligés d'abandonner leur entreprife , la hauteur dn terrein ne leur permettant pas de tracer plus avant ce phénomene. D'oü vient feau de cette fource , qui a pu creufer & placer ce moreeau de bois? {1) Vïlle maritime de Conneclicut,  ( 240 ) a quelle époque cela a-t-il pu être fait, &c? (l) S 1 X I E M E ANECDOTE. Suivant les anciennes Loix de cette Province, il elf. défendu de jurer; vous favez qu'elles ont été fondées par les Puritains. Un matelot Anglois, voyageaut un jour, s'arrèta le foir a une auberge , oü , fuivant 1'ufage de cette claffe d'hommes , il juroit a chaque moment. L'aubergifte qui, fuivant la fage coutume de cette Province, étoit en même remps Doyen de fon Eglife &Magi(trat, lui dit :-< Ne favez-vous pas, mon ami, que la Loi défend de jurer, & que perfonne n'en eft exempt ? fi, après cette admonition, vous recommencez, je ferai obligé de vous mettre a 1'amende. — A Tarnende, dit 1'honnête marin ? — mettre un matelot Anglois a 1'amende fimplement pour jurer? Pardieu , fi le Parlement d'Angieterre s'étoit avifé de faire une pareille Loi, la Grande-Bretagne n'auroit bientót plus de matelots; la bonne efpece dégénéreroit bien vite, fur mon ame. — Mon ami, je viens de vous avertir, & vous recommencez (i) Voyez la Defcrincion de 1'Etat de Ne-wYordi.  ) commencez encore? — De combien eft votre amende? il ne fera pas dit qu'un brave marin Anglois n'aura pas juré quand il eu aura eu envie. — Voyez, M. le Doyen, combien toutes ces piaftres font, & ditesmoi honnêtement , après en avoir déduit mon fouper & mon logement, combien de fois je puis jurer, fuivant votre tarif? demain, je m'embarque, & je n'ai plus befoin d'argent; une fois è bord, je jurerai gratis tant que je voudrai. — Puifque vous raifonnesainfi, vousgarderez votreargent, mais vous irez en prifon. ANECDOTE JJu Saffafras & de la Vigne fauvage, E tant un jour dans les bois demaplantation, avec ma fille Fanny, j'appercus un jeune faflafras de trois pouces de circonférence, & de huit pieds de haut ; il étoit jeune, frais & vigoureux. — Une foible vi,gne s'étoit entrelacée autour de fa tige, & commencoit déja a mêler fes bTanches avec celles du faflafras. — Quelle finguliere union , me dis-je a moi-mème! — Quel jeu du bafard! — Le premier femble avoir été planté pour fupporter lefecond. — Qu'auTome l, L  ( =42 ) roit fait cette foible vigne fans 1'affifiance & 1'appui du faffafras , &c ? Toutes ces idéés m'en fufciterent une autre; & , je vous 1'avoue, ce fut une des plus agréables & des plus douces, qui, depuis long-temps, eüt faifi mon cceur. -« J'ordonnai au negre d'aller chercher les outils convenables; & dès qu'il fut revenu, nous déracinrlmes ce phénomene intéreffant, avec toute 1'attention imaginable. — Que veux-tü donc faire de ce faffafras, mon pere; nous en avons déja tant dans nos champs & dans nos haies ? — Ma mere rira quand je lui dirai toute la peine que tu viens de prendre? —Non, non, ma fille, elle n'en rira point,j'en fuis fur. — C'eft pour toi que je travaille, ne ine quitte point : — tu verras il quoi je dcfiine cet arbre protefteur. — Je le tranfportai dans l'interfedion des deux grandes allées de mon jardin. J'y appellai toute ma familie , ( car je voulois que chacun contriburit a cette opération.) — Bientót le trou fut fait, & le faffafras planté. — Auffi-tót que cette opération fut faite :—Viens , ma fille, lui dis-je , en la prenant dans mes bras : écoute bien ce que ton pere va te dire; c'eft atoi particuliérement que je m'adreffe: — grave mes paroles profondément dans ton petit cceur, afin que tu puiffe te les. rappeller toute ta vie. — Ecoute , —  C 243 ) j'ai tranfplanté ces deux arbres ou tu les vois, afin qu'ils deviennent un monument vivant de 1'amitié que je te porte. — Puiffent - ils reprendre racines , & pouffer le printemps procliain plus vigoureufement que jamais. —- Tu vois bien ce faffafras charge" de cette jeune vigne; — c'eft moi, ton pere , que t'ai fi fouvent affife fur ma charme, qui t'ai tant de fois portée a 1'école,&oü tu defirois aller, &qui te porte encore fi fouvent fur mes genoux. — Tu vois bien cette jeune vigne, dont la tige & les branches font fi heureufement fupportées par ce faffafras. ~ Ceft toi, ma fille : comme toi, quand tu m'embraffes, quand tu me dis que tu m'aimes, quand tu mets tes bras autour de mon col, de même elle étend fes rameaux tortueux; elle les attaché par une multitude de petits fitns , aux branches de fon ami & de fon \roteéteur. — Obferve, Fanny ; tous les deux tirent leur fubfiltance du mêms terrein & du même endroit : le ciel ne fauroit verfer fes rofées fur 1'un , fans faire fruclifier 1'autre. — Leur union a commencé dès leurs racines, qui, comme tu Fas vu, font mêlées les unes avec les autres. — Elle eft devenue plus intime encore par leur accroifiejnent; elle eft parvenue du pied vers la t:§c, de la tige vers les branches. L'été L ij  ( =44 ) yrochain, tu verras comme leurs feuilles, leurs fleurs & leurs fruits feront entre-mölés & confondus enfemble! ce fera alors que le parfum de la vigne, uni avec 1'odeur aromatique du faflafras , deviendront un fymbole plus frappant encore a tes fens , de notre union & de 1'indiflblubilité de notre amitié. - Elle ne finira qu'a la mort, comme ce mélange odoriférant ne périra que par 1'évaporation. Tel elf robjet de méditation que t'amenera chaque printemps. Quand j'aurai vécu & que tu feraS maitreffe de cette plautation, voici ce que tu diras a tes amis, a tes voifins & a tes enfants : - Mon pere planta cet arbre le 4 Octobre 1774 ; il le confacra devant ma anere & mes deux freres A. & L. comme un monument de fon amitié paternelle envers moi. -* II 1'appella Varbre de Fannyi ce fut une idéé favorite de fon cceur. — J'étois avec lui dans fes bois, occupée a écouter fes lecons, lorfque le hafard lui fit découvrir ce 'faffafras & cette vigne que vous voyez aujourd'hui fi grande & fi élevée. - Tiens, ma fille, me dit-il, (après les avoir tranfplantés dans le lieu oü vous les voyez aujourd'hui); de même que ce jeune faflafras fupporte cette foible vigne, 4e méme je t'ai chérie & fupportée dès ta  C =45 ) plustendre enfance; de même que cette vigne auroit toujours rampé fur la terre infructueufe & méprifée, de même aurois-je été une femme mal inftruite & mal élevée, fans fon appuijournalier, fans les foins qu'il prit de mon éducation. — Puiüés-tu (continua-t-il) croltre & fleurir fous ce toit paternel, comme ces deux arbres croitront & jlcurirontdans ce nouveau terrein!—' Voila ce que ru leur diras. — Te reflbuviendrastu bien de tout ceci? — Pour cela oui, mon pere; je n'oublierai jamais ce que je viens de voir, & ce que tu viens de me dire. — Elle fcella fa promelfe avec fes larmes, , auxquelles je ne pus m'empêcher de joindre les miennes ; ce fnrent les plus douces que j'euffe verfées depuis bien deg années. — L'anniverfaire de ce petit événement a été réguliérement folemnifé depuis par unepetite fètegaie, quoique fimple, qu'elle donne a fes voifins. —Nos fêtes, vous le favez, font toujours accompagnées de danfes ; ou plutót nous n'avons point de fêtes fans joie, & notre plaifir efi toujours démontré ou imprimé par la danfe. — II n'y en a point dans le cours de 1'année auxquelles je me joigne avec plus de plaifir. — Le bon negre Décembre , qui depuis long-temps a celfé de travailler, poflede L iij  ( =4* ) encore 1'art de nous faire fauter cn eadence. — II prend plaifir a raconter a ceux de mes voifins qui viennent a la fête, tous les détails de ce petit événement; il n'oublie pas la part qu'il yprit, en m'aidant a arracher & a tranfplanter ce faflafras; & ma fille 1'en aime davantage. — Auffi-tót qu'elle fera mariée, il compte bien , dit-il, diviler fon temps en deux parties égales, & aller paifcr fix mois chez elle; car, dit-il, fi je ne puisplus rien faire, je fais mieux qu'aucun negre comment il faut que les chofes foient faites; & les avis du vieux Décembre feront aulfi utiles a la fille de mon maï-ire , devenue femme, qu'étoient mes foins, Jorfque dans fa plus tendre jeuneffe, je la yortois dans les champs, je 1'enveloppois dans ma redingote, & la faifois dormir au piedd'un arbre, pendant que je labourois. — Je 1'aimois comme fi elle eüt été une pe« tjte fille noire. — Me pardonnerez-vous 1'inconféquence de cette petite hiftoire; je le fens, elle ne peut intéreffer qu'un pere; & vous ne fêtes pas. - J'oublie pour un moment les malheurs auxquels la guerre m'a condamné, en vous répétant ces heureux détails. - Cette douce réminifcence gonfle & agite encore mon cceur. - Au milieu de 1'orage qui m'euvironne , je n'ai d'autre confola-  C *47 ) tion qu'en vous tracant quelque foible efquilfe des beaux jours qui font palfés. Adieu, St. John. Note de 1'Editeur. Cette jccne s'efi paffee entre PAuteur & fa fille. v o y AG E A la Jamaïque cif aux JJles Bermudes. J'arrive, & j'ignore quel endroit vous habitez; j'adreffe ma lettre a Philadelphie, paree qu'on m'a informé que vous y paffiez beaucoup plus de temps qu'4 NewYorck ou a Bolton. - Quelque Amie (i) vous auroit-elle infpiri des fentiments que vous ne voudriez pas avouer, même a un ami? Veuille la deftinée qu'il en foit ainfi, vous deviendriez alors notre compatriote! — II eft très-difficile en effet de converfer avec elles, armé de 1'égide de 1'indifférence; leurs charmes fimples, mais puiflants, leur ajuftement , qui n'admet pour tout luxe que des robes graves & le plus beau linge, leur maintien doux , décent , fanscoquetterie & fans affectation , tout cela (i) Quakreffe. L iv  ( 248 ) forme un enfemble intéreffant auquel" of» ne peut réfifter ; un Européen fur-tout, né parmi des femmes qui ne font , a ce qu'on dit, quel'ouviage de 1'art. Les fillesQuakeres font remarquables , en outre , par 1'excellence & la folidité de leur éducation : —les femmes de mérite font moinscommunes dans les autres clalfes. Les prem'eres, loin des danfes , des concerts & des plaifirs bruyants, apprenncnt , fous le tolt paternel , la difcrétion , la fimplicité , & tous les talents utiles & domeftU ques; c'eft dans ces fanétuaires oü-, éloignées du bruit & du tumulte , elles enrichifient leur efprit par la le&ure, par 1'étude & la converfation; de-la elles fortent pour devenir, non des jolies femmes, ( lesfleurs d'un jour) mais des époufes agréables, utiles & durables : le calme des paffions, la tempérance des defirs & des plaifirs, une frugalité & une propreté extréme , fervent de bafe a leur éducation, ainfi" qii'A leur fanté. — Eft-il donc étonnantque les rofes & les lys brillent fur leurs joues? J'arrive de la Jamaïque & des Bermudes ; j'ai mille chofes a vous raconter : 1'objet de mon vóyage étoit de recueillir la fuccefllon d'un oncle. - J'ai trouvé les hommes bien plus pervers que je ne m'y sttendois. - Quel tableau je me prépare a vous  C =49) faire , -quand veus viendrez fous mon tott! — J'ai éprouvé tant d'ingratitude, que je me fuis dit a moi-roême : Oü font donc la bienveillance & la bonté? J'ai été expofé a tant de malice, que je me fuis dit : Devenons auffi méchants qn'eux; repouffons la fraude par la fraude, le menfonge par le menfonge. — L'hypocrifie m'a fait repentir .de mon bonnete crédulité. -Je jurai enfin dans 1'amertume de mon cceur, & je crus qu'il n'y avoit pas^un feul homme de probité a la Jamaïque. - J'aime a obliger mes amis & mes connoifiances ; je détefle les foupcons, & regarde la rufe comme le premier pas vers la fraude & le crime : ces principes m'ont fait perdre plus de 1,200 guinées pendant mon féjour fur cette ifle. Ah! mon ami^ quel climat, quel étonnante fituation des chofes, depuis le grand crime de 1'efclavage juiqu^aux infinuations trompeufes du Juif Courtier, qui coniérve encore tout 1'efprit de fa nation. Ici on ne connolt & on n'adore que deux divinités, la fortune & le plaifir; 1'encens qu'on leur offre, coüte bien cher a 1'humanité ; les éléments, 1'intempérance, les excès entrainent fans celle une foule d'hommes ; la vie n'y eft qu'un délire infpiré par la foif de 1'or & la chaleur du foleil, qui force toutes les palfions vers quelque pe> L v  ( 25" ) riode prématurö. - La févérité exercée contre leurs negres , eft un champ immenfe arrofé par les larmes & le fang de ces pauvres Africains. -Je n'ai obfervé d'autres tracés de religion, que leur appréhenfion des tremblements & des ouragans : la violenee des defirs, excitée par la chaleur da climat & par les richefies, a détruit llnfluence de ce frein fecret, fondé fur la crainte & 1'efpcrance. S'il eft vrai que la religion vienne de ce premier principe, c'eft a la Jamaïque oü on devroit trouver la dévotion "la plus fervente ; on ne connoit d'autres Loix que le Code infulaire : mais combien de fois n'ai-je pas entendu les roanes plaintifs d'une foule de peres, reprocher a leurs exe'cuteurs teltamcntaires d'avoir impunément dépouillé leurs pupilles! Je logeois avec une Angloife ; rien ne pouvoit ötre plus humain que cette femme •a fon arrivée d'Europe : mais telle eft la contagion de 1'exemple & la dureté naturelle du cceur humain, elle eft devenue depuis , une des plus cruellcs maitreffes de 'j'ifle tous les matins , elle fouettoit fon negre de chambre pour n'avoir pas tenu, la veille, fes deux pouces immobiles fur le bord d'une table , pendant que cette furie cherchoit a les ddplacer par la force de fon fouet. >-Les naouvemems involontaires des  C =51 ) nerfs de ce negre devenoient chaque jour un nouveau crime, & par conféquent la caufe d'une flagellation journaliere. Quelle étrange perverfité! Quelque temps avant mon départ, je fus recevoir un legs, confié depuis plufieurs années a un des amis de mon oncle. Je n'étois nullement préparé a prouver mon droit; car il avoit tous les papiers :je me déterminai donc a être dupe de bonne grace, &a acheter mon départ a quelque prix que ce füt. — Oui, me dit-il, je vous dois le capital & 1'intérêt de trois ans quatre mois; car je le placai comme le mien aulli tót que je le recus : voici en outre le montant de marchandifes achetées de votre oncle, dont il n'a jamais été payé, & dont le débit ne fe trouve point fur fes livres. La vue d'une intégrité fi inattendue, rappellant foudainement mes anciens principes , mouilla mes yeux. — Comptez, dit-il, & voyez vous-même fi ces trois fommes ne font pas celle de 113,013 liv. fierling. Surpris de ma lenteur & de mon filence. Vous, avez, dit-il, figné mon recu; tout cet or vous appartient , ainfi que ces papiers. Monfieur, lui dis-je avec des levres tremblantes, je vous ai offenfé; je voudrois vous en demander pardon avant de toucher cet argent. -> Offenfé? — qui? — moi? L vj  (25=) mm qunnd ? — comment? —> Oui, Mon» fleur, je vous ai offenfé. - Cela ne fe peut, eontinua-t-il; vous vous trompez certainejnent-; a peine vous ai-je vu depuis votre arrivée fur cette Me. - C'eft cependant depuis mon arrivée ici que je 1'ai fait. Fatigué du labyrinthe tortueux dans lequel on m'a égaré, j'ai juré dans 1'amertume de mon cceur, & cru qu'il n'y avoit pas unv feul honnête homme ici, & je vous trouve integre dans 1'arrangement d'une affaire oü vous pouviez fi aifément me tromper; re^. cevez mon excufe. — Je la recois; mais comment .avez-vous pu m'infcrire dans cette déteftable lifte, fans me connoitre? — Je n'en ai fait aucune; mais j'ai tant été la dupe de ma bonne-foi américaine, que j'ai cru que la corruption des mceurs, femblable a vos vapeurs épidémiques, s'étoit répandue par-tout. — Cela n'eft que tropvrai, me répondit-il; — mais placez ici les paifibles & fages habitants de vos diftricts champêtres, aiguillonnés par les mêmes defirs, fouffléspar les mêmes paffions , vivant au milieu de 1'efclavage, de 1'intem» périe des éléments, fur un fol extrêmement richc, bientót ils cefferont d'être ces citoyens ft fimples & fi honnêtes; ils deviendront femblables a nous : les vices & les vertus d'une fociété provienuent, en  ( 253 ) ■?rande partie, de la localité civile & géo1graphique. Quand ma derniere heure fera venue, continua-t-ii, le fouvenir amerd'injuftices commifes ne m'occafionnera nifoupirs, ni remords. — Ainfi, lui dis-je, on trouve quelques ames droites & vertueufes au milieu des vices & de la corruption, comme on trouve des diamants au milieu des monceaux de gravier. Je trouvai, le jour même que je terminaimes affaires, un vailfeau allant auxBcrmudes; je m'embarquai pour ceslfles. Quel contrafte! quelle immenfe diife'rence! quelle beureufe comparaifon ne fis-je pas entre rs riche & fuperbe Jamaïque, & ce foible afyle de la pauvreté, de la fimplicité & de la fantél J'oubliai bientót, au milieu de cette tranquille folitude, les fcenes défagréables de la première de ces Ifles ; leurs impreffions firent place aux réflexions les plus douces & les plus intéreffantes. Tout annonce que ces Ifles font les débris d'une grande terre. Le feeond fentïment des voyageurs eft d'être étonné que ces foibles débris n'ayent point encore été bouleverfés par la fureur & le poids des vagues immenfes qui les environnent: 1'Ifle de Saint-Georges, la plus grande des Bermudes, eft même déja prefque coupée en deux : cet ifihmc étroit difparoltra dans  ( =54 ) une de cef convulfions, anxquels 1'dlement voifin eft fi fujet. L'exatneri gdographique de cet affemblage d'ifles, repréfente un petit archipel, oü les roches cachdes, les iflots, les bancsde fables, les bafiures peuvent être confidérés comme autant d'ifles dont ils font les fragments :fur ce monceau de ruines, habitent cependant des hommes, qui ont trouvé dans les dangers même de leur pofition, la fécurité de leurs habitations. En effi-t, ce font des boulevards inacceflibles aux vaiffeaux ennemis, dont les naufrages leurprocurent fouvent des moiffons abondantes : ils ne font cependant pas pirates; ils recouvrent feulement du fond des eaux, ce que les vagues & les ventsy ont prdcipitd. La férdnitd des cliinats, la fimplicitd de leurs mceurs, la frugalité de leurs tables, la moddration de leurs defirs, la paix fociale enfin, & la tranquillité domefiique, peintes fous les plus belles nuances, me ravirent, & me frrent bdnir le bafard qui m'y avoit conduit. II faut abfolument que vous vifitiez cette Ifle; fa perfpective intdreflante, laifferoit 'un vuide dans le tableau du continent dont cet archipel eft un acceflbire, quoiqu'a trois cents lieues de diftance. Je ne fuis point dtonné que le bon Evê-  ( =55 ) que Berkley (i), frappé du charme inexpreifible de ces traits féduifants, ait concu le projet philofohique & humain, d'établir ici un college , oü la jeuneffe du continent viendroit s'inftruirè; projet digne de 1'excellent Prélat quileconcut dans fon voyage d'Amérique: voyage entrepris avec la feulc vue de femer Pelfence du bien par-tout oü il trouveroit un fol fertile & convenable. — Sur quelle partie du globe notre jeuneffe pourroit-elle trouver un afyle plus propre al'étude, aux fciences & a lafanté; un féminaire oü les mceurs & 1'heureufe innocence feroient confervées plus pures? Quel dommage que des difficultés infurmontables fe foient oppol'ées a 1'exécution d'un plan diéié par la religion & par 1'a? mour du genre humain! Tout ce qui n'eft point cultivé eft couvert de cedres rouges, avec lefquels ils batiffent des floops de deux cents tonneaux, bien connus dans toutes ces mers par leur durée, & par la viteffe avec laquelle ils naviguent. «— La plupart de ces vailfeaux font commandés par des negres ; race d'hommes entiérement régénérées depuis long-temps, non moins par leur féjour fur cette ifle, que par 1'éducation qu'ils recoi- (i) E\>êque de Coyne,  ( ?5* ) vent de leurs maitres. —- Ils aident a les conftruire , & les naviguent enfuite aux ifles, oü ils font préférés a tous les autres pourle cabotage& la contrebande. — Leur adrelle comme marins & conltrufteurs , leur fidélité comme Supercargos, la ponctualité avec laquelle ils gerent les affaires de leurs maitres & ramenent leurs vaiffeaux, eft un fpeftacle vraiment édifiant. J'ai vu plufieurs de ces patrons noirs a la table des riches planteurs de lajamaïque, traités avec toute la confidération que mérite leur intelligence & leur fidélité. II n'y a peut-être pas de meilleurs nageurs; j'en ai vu pofléder affez d'habiletd , de fang-froid & d'audace, pour nttaquer les requins a la nage, & les tuer avec leur couteau dans le moment oü ce monftre efi: obligé de tourner fur le dos pour faifir fa proie. Toutes ces ifles font compofées de coi* ches d'une pierre blanche & tendre, fur lefquelles il n'y a en général que peu de terrein; ils en batiffent & en couvrciit leurs maifons , & fouvent en tranfportent au Continent. Ils ne cultivent que peu de chofes : leur indufirie & leur commerce foumit a leurs befoins comeftibles. - La culture du cedre rouge eft leur principal objet & leur première richeffe : leurs beftifux & leurs moutons paiffent fur les ifles  ( 257 ) du voifinage. Le plaifir des femmes con* fitte dans les petites navigations qu'elles font a travers eet Archipel : c'eft leur unique facon de faire des vifites & de voyager. — La pêche leur tient lieu de bals & & de comédies : fouvent j'ai paffé avec elles des journées entieres , dans des bateaux, & occupé, la ligne a la main. La fortune des filles eft comptée par le nombre de cedres; celle de mon hótelfe avoit été de 2,700. Je ne fais comment les comparer aux fommes Européennes , paree qu'après en avoir conftruit des vailfeaux, Ie prix & la valeur en font plus que doublés. Quelle importante & utile lecon un féjour fur cette ifle ne donneroit-ii pas a ces riches & voluptueux enfants de la terre, qui, égarés au milieu de leurs plaifirs, repoulfés par la fatiété, menent une vie apathique & paflive au milieu de leurs palai$ & de leurs richefies? Ici , tout leur or acquerroit une heureufe inutilité ; ici , ils trouveroient la fanté dans la tempérance, la réforme de leurs moeurs dans l'exempie général ; ils y apprendroient enfin le bon lens de la vie, fupérieur a tout 1'efprit académique. -« Pendant mon féjour fur cette ifle, fouvent je m'amufois a contempler, avec une admiration involontaire , le vafte horifon Océaiiique qui m'environnoit, dont  C 258 ) le calme ne fut interrompu pendant onze jours confécutifs, que par les charmant* zéphyrs de ces latitudes. Ce fpeétacle journalier fervit de contrafte a 1'orage du 17 Aoüt : mon admiration, je 1'avoue, fut mélde d'elTroi. - Quelle fcene! - Elevé fur un des momicules de 1'ifle, j'examinai a loifir la Combinaifon des trois plus puiffants dldments de la nature : la rapidité étonnante , la fplendeur du feu dleftrique embrafaut 1'athmofphere , 1'impulfion inconcevable de ces mêmes zdphyrs, devenusdes vents impdtueux, — & la fuccelïion de lames dnormes dlevdes par leur fouffle a la hauteur des montagnes; ce fut alors que ce chétif afyle me parut foible & petit. — Ce n'dtoit en effet qu'un point, comparé avec cette furface immenfe d'eau, dont la perfdcution fembloit quelquefois dbranler les fondements de cette ifle. — Combien, plus diminutif encore, me reprdfentai-je a moi même, un atóme imperceptible placé au milieu du choc de trois dldments déchalnds, n'adhdrant a la terre que par ma foible gravitd ! Je defirois cependant retourucr fur un Continent plus étendu & plus afluré, qui ne püt périr que par une explofion générale du globe. — Après fept mois d'abfcnce & dix-fept jours de traverfée , j'ai revia enfin ma patrie., nom pré-  C =59 ) eieux & touchant : j'ai joui du plaifir enchanteur de revoir toute ma familie : depuis , j'ai partagé la fucceffion de mon öncle avec mes freres & mes fceurs, quoique par fon teftament tout m'appartint. — Leur étonnement m'a caufé quelque affliction ; c'eft la feule que j'aie reffentie depuis plufieurs années." ANECDOTE DE LA FAM1LLE DES WILLIAMS X... La ville deSpringfield, comme la plupart des villes de la Nouvelle-Angleterre, n'eft remarquable que par 1'induftrie de fes habitants. — Une ville, en Amérique, reffemble a une autre; & comme elles ne font point fortifiées, & que nous avons peu de manufaclures , Ia culture particuliere du fol, la peifection de quelques moulins, un ouvrage a fer, une qualité particuliere de fromages, de beurre ou de beftiaux; voila les objets qui peuvent fixer 1'attention d'un voyageur. Ici tout le monde laboure la terre, depuis le plus pauvre jufqu'au plus riche; la différence de fortune confifte feulement dans la difFérence d'acres polfédés, & dans  C' 260 ) rhabileté de les cultiver: ces bonnes gens s'imaginent qu'il ne peut y avoir d'autre genre de bonheur que celui d'être un bon. cultivateur. — Ah! me difoit 1'autre jour un jeune homme de mes amis, je compte m'embarquer a Hartford pour aller aux Ifles; fi je fuis alfez heureux, dans quelques années d'ici, j'acheterai une plantation; alors je me marierai, & vous verrez comme je ferai heureux & content. Le Minifire de-cette ville n'a celfé depuis trente ans de leur fournir les meilleurs exemples de conduite & d'agriculture. Quineconnoit de réputation le favant Eliot, ce digne Eccléfiafiique, ce vertueux & utile citoyen? Qui n'a pas lu fes ouvrages agricoles? —• Pendant mon féjour dans cette ville, j'ai converfé avec les principales families ; partout j'ai obfervé des maifons décentes, propres & commodes ; par-tout j'ai trouvé que les habitants travailloient avec la même affiduité , comme s'ils ne faifoient que de s'affeoir dans les bois, & de commencer leur carrière. J'en marquai ma furprifc a mon ami P—ers. Vos enfants, lui dis-je, font déja d'un certain age, ils font tous induftrieux; pourquoi , dans votre vieillefle, ne fumez-vous pas votre pipe en paix au coin de votre feu ? A quoi fert-il donc ici de vieillir? — II eft vrai que mes enfauts  ( aöi ) favent mettre la main a tout; nous travaillons plus par 1'habitude d'être occupés, que par efprit d'avarice. Quant a moi, que ferois-je les bras croifés ? — Bientót je mourrois fi je ceflbis d'agir; mon appétit&mon fommeil font achetés par mes fatigues journalieres. Croiriez-vous que j'ai encore affez de vanité pour me croire fupérieur a notre jeuneffe dans bien des articles? Ma femme ne fait jamais de fi beau fil qu'avec le lin que j'ai nettoyé; je ne dormirois pas tranquille , fi je n'avois moi-même femé tous mes grains. — Béniffez le Ciel , honnête Colon , d'avoir recu de lui un goüt fi fimple & fi naturel, & une conftitution fi vigoureufe. On m'a dit que vous êtes la première perfonne qui ait commencé !e défrichement de cette belle terre ? — Cela efi très-vrai; j'ai même aidé a nettoyer celles que j'ai données aux enfants que j'ai établis dans mon voifinage. Quand je fuis fatigué, je vais les vifiter, & rien ne nous réjouit tant le cceur que de voir notre fang fructifiant fur terre & fe multipliant autour de nous. — Que vous êtes heureux! Combien y a-t-il que cette ville a été batie ? — Cinquante-un ans. —Quoi! avez-vous déja 4té fur cette terre cinquante-un ans ? «Non , je n'y fuis que depuis quarante-trois anuées. — Quelle fiüte de travaux n'avez-  vous pas accomplis, ainfi que vos voifins? car par-tout je vois les champs bien entourés de pierres; vos maifons font largcs & bienpeintes; vos vergers annoncent la profpérité ; vos prairies font vertes & unies comme les anciennes prairies de 1'Europc : de quels moyens vous êtes-vous donc fervi pour accomplir tant de chofes? - De 1'alDduité & de la perfévérance ; pendant les nuits de lune, ma femme & moi nous allions enfemble entaffer & bruler le bois que j'avois coupé pendant le jour : auffitót que nos enfants ont été affez forts , ils nous ont aidé. - Ah! fi ce n'avoit été les fauvages du Canada qui, pendant la derniere guerre avec les Francois, brülerent ma maifon & ma grange, je ferois encore bien plus a mon aife que je 1.1e fuis; mais Dieu a finguliérement béni nos travaux depuis, & graces a fa bonté, ils fe font tous bien comportés. - Oü étiez-vous quand les fauvages arriverent? —J'étois dans ma maifon; je n'eus que le temps de condnire ma familie dans notre eflacade (1), & même je n'aurois pas eu cette bonne fortune fans le délai qu'ils firent chez notre infor- (0 Dans 1'ongioe de toutes les villes de la Nou •■veUe-Angleterre, on batiffoit toujours un fort d< pieux.  ( 263 ) tuné voifin Williams. — Quelle cruelle deftinée! Comment cela arriva-t-il ? — Cejourla il alla malheureufement labourer un des champs les plus éloignds de fa maifon; il mena avec lui fes trois enfants, fa femme étant allde a 1'enterrement d'une de fes tantes. — La plus jeune étoit une fille de trois ans , il 1'enveloppa dans fa redingote au pied d'un arbre; le fecond garcon de fept ans conduifoit les chevaux ; le troifieme , qui en avoit ,'dix , marchoit a cóté de la charme, & avoit foin des bceufs. A peine avoit-il tracé fon premier fillon vers les bois voifins, qu'un volde de fufils fut tirde par les fauvages qui y étoient cachés; il n'y eut que le cheval fur lequel dtoit monté le fecond enfant qui fut tué. Williams, fenfible au danger de fa fituation , abandónna fon harnois ; & prenaut dans fes bras le plus jeune des garcons , s'enfuit avec précipitation vers 1'arbre oü repolbic fa fille : 1'alné diftrait paria terreur, fe frappa le pied contre une fouche; il conjura fon pere de s'arrêter& de lefecourir. Quoique fenfible au danger du plus petit retard , il s'arrêta cependant, & 1'enfant blelfé lui fauta fur le dos : ainfi chargé , il mit en ufage toute la cdldritd dont il dtoit capable. Dans ce moment, les hurlements (i) des {i) Warlioop.  ( 264 ) Sauvnges qui le pourfuivoient, éveillerent fa fille, qui, toute effrayée, courut vers fon pere : c'étoit 1'enfant de fon coeur. La vue de cette objet chéri lui fit accélérer fes pas, quoique pefamment chargé, & redoubla, s'il eftpofiible, 1'agitation tumultueufe de ce monument terrible. II arrivé enfin, faifit fon cher enfant qu'il embralfe avec avidité : fans perdre un infiant, il cherche a s'élancer par-deflus les paliflades de fon ehamp; mais, manquant fon jet, il tombe en-arriere : alors les Sauvages, comme un vautour qui s'élance fur fa proie , redoublerent leurs pas, & lui ouvrirent la tête avec leurs toméhauks (1), dans 1'infiant oü al fe relevoit. Ces trois malheureux enfants ïurent noyés, inondés du fang de leur pere, qui couloit a grands flots de cette terrible bleffure. ~ Quel fpeftacle pour des hommes! Ils ne tuerent cependant pas les enfants; ils fe contenterent de les attacher au pied d'un arbre, pendant qu'ils brüloient les maifons & les granges que vous voyez de 1'autre cóté de la riviere : auffi-tót que nous fümes aflemblés , ils s'enfuirent. Les deux garcons furent rachetés a la paix; mais habitués a la vie fauvage, ils ne {i) Petites haches.  ( 2Ö5 ) ne voulurent point refter avec leur mere; plufieurs fois ils effayerent de s'écliapper : elle fut enfin obligée de les envoyer aux ifles, oü le fecond mourut : 1'afné occupe aujourd'hui la plantation de fon pere. Toutes les prieres, toutes les follicitations des parents de la fille , n'ont jamais pu la perfuader de revenir : elle a époufé un Sauvage ; elle dit qu'elle eft heureufe, & qu'elle n'a befoin de rien. — Tout extraordinaire que ce fait puifle vous paroitre, nous en avons mille exemples. — Quelle peut être la caufe d'un goüt, d'une apoftafie fi finguliere ? Le progrès ordinaire de 1'efpece humaine eft de 1'état fauvage a 1'état civilifé : ici, nous voyons cet ordre renverfé. Si vous voulez, nous irons voir le voifin Williams, continua mon ami; il vous fera voir ce fait recordé dans les regifires de notre Ville. — J'obfervai que le rédt de cet homme étoit interrompu par des foupirs profonds; il fembloit fe reprocher d'avoir été, en quelque forte', la caufe de la mort de fon pere. II me dit que, ayant été bleffé a la tête, il ne put marcher; fur quoi les Sauvages fe déterminerent a le brüler: en conféquence de cette réfolution, ils rat* tacherent a un arbre, &obligerent fon frere d'apporter le bois qui devoit le confumer. Un inflant avant le commencement de la Tomé I. M  ( 266 ) cérémonie, un des Sauvages hurla, & atjnonca qu'il hnrloit pour ia mort d'un fils qu'il' avoit perdu il y avoit fept lunes; il m'adopta : c'eft a cette adoption providencielle que je dois ma vie. Dans ce grand cercle de fituations, de danger?, que produifent fouvent les fcenes variées de cette vie , celle-ci eft , je crois , une des plus ■amere. Puiffe 1'Etre fuprême délivrer mon plus cruel ennemi d'une fituation femblable '. L'HUMANITÉ RÉCOMPENSÉE. Les détails d'une aétion humaine & généreufe, au milieu des fureurs d'une guerre civile , reflemblent a ces infedtes luifants (1), qui voltigent fur la furface de nos prairies au milieu de nos orages. Qu'il eft doux d'en avoir a raconter! Avant même que le premier fang eüt été fépandu a Botton, le zele bouillant & amer du Lord Dunmore, Gouverneur de laVirginie, accéléroit par tous les moyens pofïïbles, les progrès déja violents de 1'animo- (1) Gloy-Wonns,  C 267 ) Gté & de la haine des Colons de cette Prevince. — Quelque temps avant 1'époque oü H fut obligé d'abandonner fon Gouvernement, il donna le commandement d'un cut-. ter de feize canons a M. I-s.—G-t., mon ami intime, avec ordre de croifer fur les cótes de la Caroline feptentrionale, & d'in-, tercepter les vaiffeaux venant de Charles-, Town. — Plufieurs vaiffeaux Angloi's avoient auparavant commis des dépradations fur ces mêmes cótes, pour fe procurer des vivres qu'on leur refufoit par-tout. — Mon ami fe trouvant pendant fa croifiere dans la même uéceffité, mouilla au milieu de la baie de ***, & fut a terre dans fon canot, accompagné de buit hommes armés. — II chemina vers la première plantation qu'il appereut. A peine y fut-il entré, que la maitreffe de la maifon lui tint le difcours fuivant: „ — Vous a, voila donc encore , voleurs & pirates „ Anglois? que vous avons-nous donc fait „ qui puiffe vous engager a venir de filoin „ nous piller & détruire nos maifons ? —. „ Je n'ignore pas ce que votre Gouverneur Ecoflbis vient de faire dans la Virginie. „ Forcés de vous embarquer , vous n'a* „ vcz donc plus d'autres reflburces que de „ venir défoler nos cótes ifolées & fans dé„ fenfe ? Allez , allez-vous-en dans votre „ patrie, & dites a vos gens que nous ne M ij  ( 2Ö3 ) „ voulons plus de vous". ~ Que vous ai-je donc fait , ma chere femme ? vous ni'infultez avant que j'aye ouvert la douche : ai-je i'apparence d'un voleur & d'un aflaffin ? — Je fuis venu a terre pour acheter les provifions dont j'ai befoin; & vous me couvrez d'injures avant que je vous aye communiqué mes propofitions. - Vendezmoi les moutons & les volailles que je vous demande, & comptez que, quelle qu'ait été la conduite de mes compatriotes, mon intention eft de vous payer honnêtement ce que vous exigerez. - Frappée de ce difcours , auquel elle ne s'attendoit pas, elle lui fit mille excufes, & lui demanda ce qu'il defiroit avoir ? — Six moutons & autant de volailles que vous voudrez iious délivrer, répondit-il — Le marché fut bientót conclu, & le tout honnêtement payé. „ Ah! „ dit-elle, fi tous les Anglois en eulfent „ agi ainfi , nous ferions encore ami; *„ mais pour vous prouver que je ne fuis „ point ingrate, recevez 1'avis le plus fa„ lutaire que je puiffe vous donner. — „ Dès que mon mari vous a anpercu, il a „ monté a cheval & eft allé affembler le „ voifmage. Hiltez-vous ; les circonftan,, ces oü vous êtes n'admettent aucun dé„ lai : ils peuvent arriver a i'infiant". — Mon ami profuant de 1'avis de cette fem-  C 26*0 ) ine, fe rembarqua précipitamment. -« A peine furent - ils a une portée de canon du rivage, qu'il" appercut. trente-fept hommes bien montés; ils vinrent au bord de lamer, tirerent leurs fufils, & leur dirent unefoule d'injures. Par le moyen de fa lunette, ilobferva une femme qu'il crut reconnoltre pour la maitrelfe de la plantation qu'il venoit de quitter. — Son humanité & fa générofité fe trouvoient ainfi heureufement récompenfées. Le même ami étant a bord de la frégate la Galatée , allant a 1'expédition de Penobfcot, fut envoyé vifuer un petit vaiffeau, qui, après deux heures de chalfe, avoit amené : il y trouva cinq families , qui, ruinées par les malheurs de la guerre , aiioient a ia riviere de Kenébecky chercher un nouvel afyle & la paix. A peine fut-il arrivé fur le pont, que les femmes & les filles , les larmes aux yeux ,' fe jetterent a fes genoux , & implorerent la clémence du Capitaine (i). — Nous n'avons a bord, dirent-elles, que quelques lits échappés a 1'incendie de nos maifons, quelques uftenfiles de labourage & peu de provifions : cette cargaifon n'eft pas affez riche pour des Anglois. — Nous avons, il eft vrai, dix-fept brebis & trois (i) Reid, M iij  eents livres de fromage; preiiez-Ies, &, pour 1'aiiiour de Dieu , ne faiihTez pas notre vaifieaa, qui fait !a feule & um'que rïeheffe de plus de trente perfonues : c'eft tout ce qui nous refte de ce que nous poffédions ; car nous avons abandonné nos terres, & vos amis ont brülé nos maifons. — De retour h bord de la Galatée , il fit un tableau fi touchant de 1'état oü étoient ces malheureufes families, que le Capitaitaine, a fa priere, leur fit fignal de hifier leurs voiles , & de pourfuivre leur route. - Ah! mon ami, m'a-t-H dit plufieurs fois, quel excellent baume ces deux actions généreufes ont mis dans mon cceur, navré par des circonftances antérieures 1 quel plaifir doux & durable je déduis de ce charmant fouvenir! — Pourquoi les hommes fe privent - ils d'une jouilfance fi intime, & commet-ils tant d'actions horribles , qui ne manquent jamais de les tourmenter par les remords & les regrets?  ( 27i ) PENSEES Concues en entrant dans un Hópltal militaire. Anecdote d'un Soldat reconnoijfant. ■Qui peut entrer dans un Hópital militaire , fans être vivement affefté a 1'afpect des maux produits par la guerre? Oferai-je approfondir les penfées qui viennent m'accabler a la vue de ce grand théatre de mi'fere ? oferai-je les écrire ? Hélas! ce qui fe paffe dans les Hópitaux efi plus affligeant pour 1'humanité, que toutes les horreurs d'un champ de bataille. Dans la chaleur du combat , la douleur des bleffures n'eft point accompagnée de cette langueur, de cet accablement qui la rend infupportable. Mais voyez ce foldat intrépide que Fon traine a 1'Hópital; dans ce moment, il s'évanouit comme un foible enfant : ce généreux enthoufiafme qui foutenoit fon héroïfme, qui fuppléoit aux forces de fon corps, cette fource du vrai courage eft tarie; elle s'eft écoulce fur la terre avec fon fang. — A peine eft-il entré, que fon ame eft ficM iv  ( =72 ) trïe, pour la première fois, par la pufillanimité , fuite de la fievre dévorante & des douleurs aiguës. II gémit, il pleure, & demande en vain, k ceux qui 1'environnent, quelques fentiments d'humanité, quelqu'attention. — ,, Hélas ! fe dit-il a lui-même, j, fi j'étois dans mon pays , parmi mes pa„ rents, on auroit foin de moi : mais fous „ ce ciel étranger, envircnné de perfon3, nes dont les ceeurs font endurcis par Ie 3, fpeélacle habituel des maux, je me trou-ve ifolé au milieu de la foule; la lon3, gueur des jours , Finfomnie des nuits 3, me tourmentent , m'excedent ; je fuis „ également accablé de mes douleurs & de „ celles des autres". — Sa fanté, fes membres & fa vie étoient fon unique tréfor; il en a fait le facrifke; que pouvoit-il offrir de plus? ... Cependant, expofé a une malpropreté dégoutante & aux infeftes qui le dévorent, confié auxfoins d'un Chirurgien négligent, ce brave foldat, qui a contribué de fon fang au triomphe, h la gloire, k la puiffance de fon Chef ou de fa patrie, n'en jecoit, pour tout falaire, qu'un grabat,un foible abri qui le défend a peine des injures de Fair. Le fyfiême d'humanité qu'ont adopté les Européens dans leurs guerres, devroit, ce me femble, fe déployer, fur-tout dans les  C 273 ) Hópitaux , & influer fur 1'approvifionnement des vivres , fur le traitement des malades & des bleffés. C'eft dans ces maifons de charité que j'aimerois a voir Ia générofité nationale éclater dans toute fon étendue; c'eft h\ que 1'affiduité du pafteurzélé j 1'habileté des Médecins , 1'attention des gardes devroient démontrer 1'intention bien» 'faiTante des Gouvernements;: c'eft la, furtout, qu'il faudroit prévenir les monopoles cachés , qui renverfent fouvent les meilleurs établiffements : quel bonheur alors* pour le citoyen, de voir ces infortunés derf venir fenfibles a la reconnoiffance de la pattrie , & trouver quelque adouciflement k leurs peines ! La théorie de ces établiflements eft toujours féduifante; mais 1'adminiftration fouvent remplie de fautes énormes. Combien de fois n'arrive-t-il pa's que les Médecins font fans expérience, les médicaments compofés de mauvaifes drogues* que les gardes font des femmes dures & fujettes a 1'ivrognerie? combien n'en ai-je pas vu, fourdes a la voix de la douleur, dormir au milieu des gémiflements? Prenons pour modeles les Hópitaux de Québec & de Montréal; ils fon dirigés par des Reiigieufes dont j'ai plus d'une fois admiré la douceur & Ia tendre charité. Quel zele que celui qui fe confacre a i'afM v  C *74 5 fiftanèe des malades! c'eft un emploi digne de Ia couronne divine a laquelle elles alpirent. Qu'il eft beau de les voir donner leur vie, les beaux jours de leur jeune (Te , a 1'emploi dégoutant de panfer des corps iafeftes, des bleffures & des ülcere's! L'affiduité de ces femmes, leur propreté, le doux fon de leur voix, les graces de leur figute, répandent autour d'elles la confolation, Ie bien-être & la fanté. Nos Hópitaux ne font point fi bientenus, quoiqu'ils foient dirigés avec le plus grand foin & aidés des fecours de la charité la plus fervente : je ne connois que celui de Philadelphie qui puiffe leur être comparé. II a été fondé, vous le favez par les Quakers, & peut-être regardé comme le plus propre, 3e 'plus commode , le mieux gouverné de tout le Continent. On dit que dans plufieurs Royaumes , les Hópitaux font des gouffres qui engloutiffent tout ce qui prend refuge dans leur enceinte; des afyles trompeurs , oü Ia mauvaife adminifiration, le défaut de charité & 1'affreufe cupidité poignardënt & tuent. — Si j'étois réduita n'avoir ni feu, ni lieu , & que je tombaffemaJade , j'irois d'abord a Montréal; fi je ne pouvois y être admis, je m'adreficrois aux borts Quakers : on me guériroit , ou je mourrois en paix, -< Perisiettez-inoi dejoin-  < 275 ) dre aux obfervations précédentes, une Aneo dote qui femble avoir quelque analogie a ce fujet : que je la place oü je voudrai, elle doit plaire a un cceur généreux comme le vótre. E X T R A I T D'une Lettre du DoBettr Uf.—r. AAlbany, iS Novembre 177S. ■Quelques affairesm'ayanfappelKici, j'allois vifiter 1'hópital oü étoient plufieurs malades de notre arméc; j'obfervai avec plaifir qu'il n'y avoit point d'épidémie. En paffant dans la grande falie du milieu, j'appercus un foldat dont la contenauce me frappa; il me regardoit très-attentivemcnt: enfin il m'appella; je m'approchai, & m'étant affis fur fon lit, je lui prêtai 1'oreille. Je fuis étranger, me dit-il; cependant, ne pourrez-vous ajouter foi aux paroles d'un foldat Américain? .... Le temps de mon engagement eft prefque fini; j'ai un defir extréme de retourner dans ma familie , paree que j'ai ouï dire que mon frere eft mort. — J'ai trouvé tin homme pour me remplacer dans le régiment: mon pere poffede un bien coufidérable-dans la Virginie;  ( ) que penferez-vous de moi, fi je vous demande 100 piaftres? avec cet argent, je puis payer la fomme dont je fuis convenu, fortir de cet hópital & rejoindre mes parents. — J'ai le plus grand defir de quitter ce canton avant la chute des neiges , qui eft très-prochaine : nous n'avons point de poftes ; il ne me refte par conféquent aucun moyen d'informer mes parents de ma facheufe fituation. — Frappé de cette demande hardie, mais honnête, j'examinai attentivement les traits de fon vifage; je confultai 1'impreffion fecrete que produifit fur moi fa phyfionomie : jc crus voir le caraclere de 1'honnêteté, & je lui accordai la fomme qu'il m'avoit demandéc. — La furprife que ma facilité lui caufa, luicoupa la parole pendant un moment; mais bientót il verfa des larmes qui le foulagerent «xtrêtnement; c'étoient celles de la plus vive reconnoiffance: il en baigna mes mains , <& me remercia de la fa^on la plus énergique. Quelques jours après, il vintmevoir, m'informa plus particuliérement de 1'état de fa familie, renouvella les protefiations du payement au premier février fuivant. — Je n'avois nulle inquiétude; & s'il ne m'avoit jamais rendu la fomme que je venois de lui prêter, je n'aurois pas tout perdu; car j'avois joui d'un plaifir exquis dans l'aétion  ( 277 ) que je venois de faire, & j'en jouis encore quand j'y penfe. — Je crois voir encore tous les geftes de ce jeune homme, tous les traits de fon vifage exprimer le retour de 1'efpérance & du bonheur; je crois encore entendre le cri de fa reconnoiffance, s'élever vers fon bienfaiteur & vers leCiel. Cinq femaines après fon départ, jerecus une lettre de fon pere, de fa mere & de fon oncle, dont je vous envoie unecopie, ( car auffi long-temps que je vivrai, j'en conferverai 1'original > Dites-moi, je vous prie, ce que vous penfez des offres qu'ils me font, & ce que je dois faire? — Si j'accepte ce retour étonnant de leur gratitude, je ferai regardé comme un mercenairequi n'a obligé qu'a delfein d'augmenter fa fortune; fi je refufe entiérement, ne pourra-t-on pas m'accufer d'orgueil ? Je ne fais que faire : irai-je demeurer & vivre parmi des étrangers, en vertu de cette finguliere adoption ? Je m'expoferai peut-être aux reproches de mes amis; car ce n'eft pas 1'opinion du public que je redoute. Informez-moi, je vous prie, de votre opinion. Adieu.  ( 273 ) Virginie, Culppeper County, 27 Décembre 1778. J'avois deux fils, 1'un a ddja péri dans ces temps orageux, mais il efi mort en ddfendant fa patrie; 1'autre alloit difpareitre auffi, & vous 1'avcz confervd en lui donnant les moyens de venir rejoindre fes parents : ddja afHigé par la mort du premier, je devenois de jour en jour plus malheureux, par la crainte de ne revoir jamais le fecond. Sans vous, peut-être ferions nous aujourd'hui fans enfants. — Mais, dites nous, quel eft le motif qui vousa ddtermind a cette gdndreufe aciion; a choifir notre enfant parmi tant d'autres qui mdritoient dgalement votre attention ? — Bdnie foit la main invifible qui vous a conduit fecretement vers fon lit, & vous a fait dcouter attentivement ce qu'il avoit a vous propofer. — II nous a informd que ce jour dtoit le 14 d'octobre; qu'il foit dordnavant 1'époque d'une joie annuelle dans ma familie : je le confacre, afin qu'il foit diftingud des autres par les remerciemeuts les plus fervents a 1'Etre Suprème, par une fufpenfion de travail, par les plaifirs innocents. «— Mes efclaves partagerönt avec nous la joie infpirée par ce doux fouvenir: per-  ( m ) ttiettez qu'ils entrent pour quelque cholè dans cette reconnoilïance générale; ne méprifez pas Ia part qu'ils y prennent, car ce font des hommes, & je les ai toujours traités comme tels. — Vous avez procuré a notre fils la fanté, la liberté, le plaifir de revoir fes parents; que de bienfaits ! Iieureufement ce jeune homme a beaucoup d'amis & de parents , fans cela le poids de fa reconnoilïance feroittrop difficile a fupporter. II m'a dit que vous n'aviez jamais été pere; vous ne pouvez donc connoitre ma joie, ni les fenfations paternelles qui tranfportent mon cceur; la foigneufe nature les cache, comme un tréfor, a ceux auxquels elle n'a point donné d'enfants.Nous ne nous connoiffons pas, il efi vrai; mais les hommes vertueux font unis par les liens d'une confanguinité intellectuelle. Dorénavant, regardez-moi comme votre ami; je ne négligerai rien poux mériter ce nom : par la loi de la nature, je fuis le pere de mon enfant; vous êtes le pere adoptif que la nature lui a donné dans le moment critique de Pabandon & de 1'indigence; nous fommes donc freres : falfe le Ciel que cette union nouvelle foit a jamais durable!.... Vehez nous joindre, vencz partager avec nous la polTeffion&.lajouifiauce de tout ce que nous avons : Vous êtes déja incorporé  C 280 ) dans notre familie : — Venez prenrïre poffelfion de cette chaife, qui vous attend a notre table. — Ma femme! — mais qui peut exprimer les chagrins, 1'afflie-tion, la joie, la fuprife, Pamour, & tous les différents mouvements de la fenfibilité maternelle ! — Ce n'efï que par le ferrement énergique de fes mains, par fes larmes, fes fourires, que vous pourrez recueillir toute 1'étendue de fa reconnoiffance : non-feulement notre familie entiere, mais tout notre voifinage , auquel votre nom efi déja devenu cher , vous recevra comme vous le méritez, & vous convaiucra qu'il y a encore des ames qui n'ont pas perdu, dans les cruautés de cette guerre, les fentiments qui diflinguent les hommes vertueux. — Pour vous convaincre que cette lettre n'eft pas formée de paroles vagues, infpirées par la joie foudaine de fentiment, qui bientót s'évaporent & s'oublient; pour vous convaincre que 1'impreflion faite fur nos cceurs par votre générofité, fera auffi durable que le fervice que vous nous avez rendu ; Ie porteur de cette lettre , qui eft le fils de mon frere, vous délivrera un contrat authentique & légal de la moitié de la plantation de accompagné d'un negre que je vous donne , d'un fecond venant de mon hls, d'un troifieme venant de la  C 281 ) mere de ma femme , & d'un efclave que vous offrent chacun de mes freres. Ce contrat, ainfi que le billet de ven te, comme vous le verrez par Pendoflement , font fignés, fcellés & recordés fuivant la loi. Cette nouvelle propriété eft irrévocablement la vótre. Heureux fi notre fol , notre gouvernement, notre climat, peuvent vous perfuader de réfider parmi nous! — Unifl'ez ce petit préfent a votre fortune ; yenez demeurer en Virginie, ou vos talents, votre mérite & votre humanité font déja connus , & vous procureront tous les avantages que peut produire 1'eftime d'une familie reconnoiffante, & d'un voifinage éclairé. — Puifle le meffager que j'envoye vous trouver fain & fauf, & vous amener dans nos bras! WiLUAM. ArTUUR. SuSANNAff.  ( 282 ) DESCRIPTION D'UNE CHUTE DE NEIGE, Dans les Pays des Mohawks, fous le rapport qui intèrejfe le Cultivateur Américain. Germenflats, 17 Janvier 1774. L'homme , doué du plus foible rkgré d'intelligence , 11c peut habitër quelque climat de la terre que ce foit, fans faire, même involontairement , les obfervatious les plus utiles fur les différents phénomenes , qui perpétuellement le menacent & 1'environnent; la moindre fenfibilité fuffit pour être frappé d'un mélange d'effroi & d'admiration a la vue des combats des éléments. Ces orages électriques, qui embrafent & qui bouleverfent 1'athmofphere, ces inondations défolantes, ces ouragans deftructeurs , ces gelées fubites & pénétrantes, ces chütes de neige, qui, dans une nuit, couvrent toute une région, cesj'ours de chaleurs brulantes : comment contempler toutes ces chofes, fans fe demander a ibi-même oü réfide la caufe de tant de mervcilles; quelle eft la main qui les dirige ? Que 1'homme eft foible en comparaifon de  ( ri3 ) tont ce qne la nature a mis fur fa tête cc fous fes pieds! Parmi les caracteres phyfiques, naturels a ce climat , nul ne m'a paru plus frappant que le commencement de nos hyvers, & la véhémence avec laquelle fes premières rigueurs faififlént la terre; rigueurs qui defcendent du Ciel, & deviennent une de fes plus grandes faveurs : car, queferionsnous fans le volume immenfe de nos neiges bienfaifantes ? Grace a leur chute , nous recueillons abondamment lesfruitsde notre culture. Ce déluge d'eau congelée eft, malgré fa rigoureufe apparence , comme uti vafte manteau qui protégé & échauffe les lierhes & les grains de nos champs. Ce moment influe fur tout le gouvernement des animaux d'une grande ferme. Forcés d'abandonner 1'herbe & les paturages de nos champs & de nos prairies, ils paffent foudainement aux fourrages , aux grains & aux autres provifions que 1'homme a rafl'emblées, lorfque la végétation enrichillbit la furface de la terre. — Voici le période oü les fondtions d'un grand cultivateur deviennent pius étendues & plus alfujettiiTantes. —-II faut qu'il tire de fes magafins toutes les branches de fubfiftance dont il a befoin; il faut qu'il prévoie fi fes provifions feront fuffifantes pour maintenir tous fes  C 2i?4 ) * beffiaux, pendant le cours de ce long engoiirdiflement , qui fouvent comprend la moitié del'année; il faut qu'il partage chaque clalfe d'animaux, de peur que les plus forts n'incommodent les plus foibles , il faut qu'il cherche 1'endroit le plus convenable pour les abreuver, la voie la moins glilfante; il faut qu'il ouvre des chemins de communication , qu'il joigne fon tralneau a ceux de fes voifins, pour affailfer la neige de la grande route, & la tenir ouverte; qu'il fache prévenir les maladies , les accidents, & y remédier quand ils arrivent. —-Que de prévoyance , de connoiffances & d'aclivité pour 1'approvifionnement de fa maifon, 1'habillement & lanourriture d'une familie confidérable pendant 1'efpace de cinq mois! Comme les animaux de la plantation , les maitres de cette familie ne peuvent plus tirer leur fubfiflance que des farines moulues & ferrées avant les gêlées, des viandes falées, fumées & difpofées avec foin , par 1'induftrie de fa femme : ah! voila le vrai tréfor du cultivateur Américain ! Qu'il laboure , qu'il s'épuife en fueurs, qu'il fafie produire a ia terre les fruits les plus exquis & les meilleurs grains, fi 1'économie de fa femme ne correfpond point a fa vigilance , il ne verra point de bons mets fur fa table, il portera  du linge ou des habits plus groifiers, pendant que fon voifin, plus heureux, quoique moins riche, fera nourri d'une facon fimple, mais exquife, & vêtu avec la décence & la propreté pofiibles. Avec une femme vraiment indufirieufe, il n'y a pas un de nos Colons qui ne vive plus heureufement qu'aucuns cultivateurs Européens. Aufii-tót après la chüte des feuilles, nos dilférentes récoltes , telles que celle des pommes de terre , maïs , topinambours, &c. reinplilfent le cours des journées Américaines. Les fauvages nous ont communiqué leurs lumieres locales. <— II nous eft aifé de prévoir quel hyver nous aurons par le nombre des feuilles qui couvrent lesépis du maïs , par le procédé des écureuils, quand ils les enlevent de nos champs, &c. Tout homme prudent doit fe préparer a la faifon la plus rude que la nature puifle nous donner; les détails qui font alors néceflairesj, vous furprendroient; il faut d'abord examiner attentivement les éiables , les appentis, les cours de granges , les hangards, les divifions dans lefquelles les beftiaiix doivent être enfermés, les rateliers portatifs ou fixes, les auges, les mangeoires , &c. II faut réparer ce qui dépérit, remettre en place ce qui elt néceffaire; les approvifioimements de paille de maïs, de  - . ( a36 ) foin, de paille ordinaire, exigent des endroits ftirs & convenables a 1'abri de la pluie & de la neige. Les cochous bien engraiffés, vont nouS procurer les provifions de 1'été prochain, ainfi que les différents méts que les femmes habiles favent en tirer. Le bceuf va nous nourrir de la meüleure des viandes; sprès tant d'années de fervices , il s'offre enfin en facrifice; fon fuif réjouit & éclaire la familie; fa peau couvre nos pieds & le» garautit des pluies, des boues & des gelées; fon poil & fa bourre donnenc a nos plafonds une folidité nouvelle : la nature ne pouvoit créer un animal qui püt nous Être plus utile. Les pommes deffécbées, 'les fruits, le cidre, le beurre, les farines dilférentes, tout doit être prêt & en företé au-dehors comme au-dedans. Lts grandes pluies viennent enfin & rempliffent les fources, les ruilfeaux & les aiarais, pronoftic infaillible; a cette chüte d'eau fucceds une forte gelée , qui nous amene le vend de nord-ouelt; ce froid percant jette un pont univerfel fur tous les endroits aquatiques , & prépare la terre a recevoir cette grande maffe de neige qui doit bientót fuivre : les chemins auparavant impraticables deviennent ouverts & faciles. Quelquefois après cette pluie, il arrivé ua  ( ) intervalle de calme & de chaleur, appellé YEté fauvage ; ce qui 1'indique, c'eft la tranquillité de l'athmofphere, &;une apparehce générale de fumée, — Les approches de 1'hyver font douteufes jufqu'a cette époque; il vient vers la moitié de Novembre, quoique fouvent des neiges & des gelées palfageres arrivent long-temps auparavant. Quelquefois nos hyvers s'annoncent fans pluies , & fetilement par quelques jours d'une chaleur tiede & fumeufe , par le haulfement des fontaines , &c. Dans ce cas, la faifon fera moins favorable, paree que les Communications , dont on a tant befoin, feront moins libres; c'eft alors qu'il faut s'applaudir de fa prévoyance ; car il feroit trop tard de remédier aux chofes négligées. Bientót le vent de nord-oueH ( ce grand meffager du froid) cefle de foufller; 1'air s'épailfit infenfiblement, il prend une couleur grife ; on relfent un froid qui attaque les extrêmités du nez & des doigts; ce calme dure peu; le grand régulateur da nos faifons commence a fe faire entendre; un bruit fourd & éloigué annonce quelque grand changement. — Le vent tourne au nord-eft; Ia lumiere du foleil s'obfcurcit, quoiqu'on ne voye encore aucuns nuages; une nuit générale femble approcher, des atómes imperceptible defcenderit eulin ;  ( 288 ) a peine peut-on les appercevoir; ils appro» chent de la terre comme des plumes dontle poids eft prefque égal a celui de l'air. — Signe infaillible d'une grande cbüte de neige. Quoique Ie vent foit décidé, on ne le fent pas encore; c'eft comme un zéphyr d'hyver : infenfiblement le nombre ainfi que le volume de ces particules blanches devient plus frappant ; elles defcendent en plus grands flocons; un vent éloigné fe fait de plus en plus entendre, accompagné comme d'un bruit qui augmente en s'approchant. — L'élêment glacé fi fort attendu „ paroit enfin dans toute fa pompe boreale; il commence par donner a tous les objets une couleur uniforme. La force du vent augmente , le calme froid & tromreur fe change fouvent en une tempête, qui pouffe les nues vers le fud-ouefl avec la plus grande ïmpétupfité : ce vent heurle a toutes les portes, gronde dans toutes les cheminées, & fiffle fur tous les tons les plus aigus, a travers les branches nues des arbres d'alentour. — Ces fignes annoncent le poids, la force & la rapidité de 1'orage — La nuit arrivé, & 1'obfcurité générale augmente encore 1'affreufe majefté de cette fcene : fcene elfrayante pour ceux qui ne Pont jamais vue. Quelquefois cette grande chüte de neige elt précédée par un frimat, qui, cömme un  ( -.89 ) un vernis brillant, s'auache a la furface cTe la terre, aux bStiments, aux arbres & aux palilfades. — Phénomene fatal aux beftiaux! Mélancoliques & folitaires , ils cherchent quelque abri; & celfant de brouter, ils attendent, le dos au vent, que 1'orage foit paffé. Quel changement fubit! du foir au lendemain le tableau de 1'automne a difparu; la nature s'eft revêtue d'une fplendeur univerfelle ; c'eft un voile d'une blancheur éclatante , contraftée par 1'azur des cieux. -< Des chemins bourbeux & pleins de fange, deviennent des chaulfées glacées & folides. Que diroit un Africain , a la vue de ce phénomene du nord; lui qui a paffé fa vie h trembler fous les éclairs, fous les foudres du tropique, & a brüler fous fon foleil vertical? L'allarme eft répandue de tous cötés; le maitre, fuivi de tous fes gens, court vers les champs oü font les beftiaux ; les barrières font ouvertes ; il les appelle & les compte a mefure qu'ils paffent devant lui. — Les bceufs & les vaches, inftruits par 1'expérience , favent retrouver 1'endroit oü Phyver précédent ils avoient été nourris. —< Les plus jeunes les fuivent; tous marchent a pas lents. — Les poulains, d'une approche difficile, lorfqu'ils étoient libres Tome I. N  ( 29o ) & fans contrainte, foudainement privcs de cette liberté, deviennent plus doux & plus dociles a la main qui les approche & les carelfe. — Les moutons, chargés de leurs toifons, dont le poids eft augmenté par la neige, avancent lentement, leurs cris continuels annoncent leur embarras & leur terreur. — Ce font eux qui fixent nos premiers foins & notre première attention. — Bien-tót les chevaux font conduits a leurs écuries,les bceufs a leurs étables, lerefte, fuivant 1'age, eft placé fous les hangards & fous les divifions qui leur font affignées. -< Tout eft en füreté; il n'eft pas encore néceffaire de leur donner du foin , ils ont befoin de 1'aiguillon de la faim pour manger volontairement lefourrage defféché, & oublier 1'herbe dont ils fe nourriffoient la veille. Le Ciel foit béni! tout eft a 1'abride 1'inclémence de fair; 1'ceil vigilant du cultivateur a préfidé a chaque opération , &, comme un bon maitre, il a pourvu au falut de tous; nul accident n'eft arrivé. — II revient enfin chez lui, non fans beaucoup de peine, marchant fur une conche de neige qui a déja rempli les chemins. Ses habits fimples, mais chauds & commodes, font couverts de frimats & de glacons; fon vifage, battu par le vent & les floccons de neige, pft rouge & enlié.- Sa femme, ravie de le  ( ?9ï ) voir revenu avant la nuit, 1'embrafte en le félicitant; elle lui offre une coupe de cidre mêlé avec du gingembre ; & pendant qu'elle prépare les vêtements dont elle veut qu'il fe couvre, elle lui raconte les foins qu'elle a pris auiïi de fes canards , de fes oïforiS & de toutes fes autres volailles. — Département moins étendu,ala vérité, mais non tnoins utile. La douceur de cette converfation- elf traverfée par un fouci qui Ja trouble. — Les enfants avoient été envoyés le matin a une école éloignée; le foleil luifoit, il n'y avoit nulle apparence de neige; ils ne font point encore revenus : oü peuvent-ils être? Le ma!tre a-t-il eu alfez d'humanité pour refter avec eux, & prendre foin de fon petit troupeau, jufqu'a 1'arrivée du fecours ? Ou bien, ne penfant qu'a lui-même, les a-t-il abandonnés? Elle communiqué fes penfées allarmantes a fon mari, qui, déja en fecret, partageoit fes inquiétudes ; il ordonne a un des negres , d'aller a 1'école avec Bonny, ia vieille & fidelle jument, dont la féeondité lui a été fi utile. Tom-Jom vole, obéit, la mon te fans felle & fans bride , & la précipite a travers 1'orage & Ie vent : les enfants étoient a la porte , attendant, avec impatience, le fecours paternel; le maitre •l&s avoit laiffés. -« A peine ont-ils reconN ij  ( 292 ) (üu Tom k hon negre, qu'ils pouffent un cri de joie; elle eft auginentée par le plaifir de s'en retourner a cheval ; après en avoir placé deux derrière, il niet le troifieme devant lui. Kachel ,1a fille d'une pauvre veuve du voifinage , voit, les larmes aux yeux, lés caraarades pourvus d'un cheval & d'un negre; cruelle mortification! car il y en a pour tous les ages. Rachel va-t- elle refter feule, leur dit-elle ? Ma mere n'a ni montirre, ni efclave ; c'eli la première fois que 1'enfant eft devenu fenfible a fa fituation, & qu'elle a fait de femblables réflexions. — Sa pauvre mere fait les vceux les plus ardents pour qu'un charitable voifin daigne la ramener ; car elle ne fait comment abandonner fes deux vaches & fa genifle , qui , fuyant Porage, vienne d'arriver des bois ; fes cinq brebis qui la fuivent, & lui demandent, par leurs longs bêlements , un abri contre la neige & le vent. — Le Ciel exauce fes prieres. Le negre, touché des pleurs de Rachel, & pour plaire aux enfants de fon maicre, après plufieurs effais, la place fur le col de fionny. — II la tourne enfin vers l'orage; (car ils alloient a Pelt) tous s'écrient & ont peur de tomber; mais bientót enhardis, ils s'attachent aTom, qui devient leur point d'appui. r* Bonny, connoifiant la ri-  c =93 y ehe cargaifon dont elle eft chargée, avance tentement, avec une patience & une adreffe admirable : a chaque pas, elle leve les jambes au-deffus de la neige, & marche avec la timidité de la prudence. Ils arrivent; le pere & la mere impatients & inquiets, s'étoient déja avancés jufqu'a la grande barrière ; ils prennent chacun im enfant dans leurs bras. — Quelle joie réciproque ! L'idée du danger évité 1'augmente encore. — On les fecoue, on les brolfe, on les change, on les réchauffe, on les plaint on les embrafle; la peur, la neige & 1'elFroi difparoilTent. — Alors le bifcuit au lait, le bon fromage, le gateau de pommes, la taffe de thé bien fucrée , font mis fur la table : ils font heureux, & vous auriez partagé leur bonheur, j'en fuis fur, fivous aviez été témoin.de cettepetite fcene. Le genre de vie des Cultivateurs Américains en produit beaucoup de femblables. Ne feroit-il pas étonnant que, dans ce pays d'hofpitalité & d'abondance, la petite Rachel n'eüt pas partagé, avec fes camarades, le plaifir de la bonne chere & la joie d'un bon feu ? On la réchauffe aufii, on la confole, on la nourrit, & elle oublie les réflexions qu'elle avoit faites a la porte de 1'école. Pour rendre cette action généreufe plus complete encore , on la N iij  ( 2?4 ) ïenvote chez elle fur la même monrure & fous les foins du même negre. Les remerciements, les finceres bénédiclions de la pauvre veuve qui fe préparoit a aller chercher fa fille, ne payent-ils pas fuffifamment la peine qu'on avoir prife? Tom revient enfin; tont eft a 1'abri, fain & fauf: — Dieu foit loué! Dans ce moment, le foigneux negre Jacques entre dans Ia falie, portant fur fes banches une énorme büehe; fans quoi, nos fetix ne peuvent ni durer, ni donner de la chaleur. — Tous fe levent & font place; les grands chenets font ötés; ïe feu eft fair; Ia mere nettoie elle-même fon atre avec la plus grande attention. — La familie fe replace & s'alïïed pour jouir détSXte chaleur bénigne. ~- Le repas, après tant d*opérations iaborieufes, conduit au filence & au fommeil; les enfants aiternativement s'endorment & s'éveillent, les morceaux ;\ la main. — Le pere ouvre la porte de temps en temps, pour contempler Ie progrès de la neige & du vent. — A peine ofe-t-il mettre la tête dehors. Quelle obfeurité, quelle nuit noire, dit-il a fa femme! je ne puis voir les paliflades quine font qu'a deux perches d'ici; a peine puisje diftinguer les branches de nos acacias; je crains qu'ils ne caffent fous le poids... Graces au Cid, j'ai penfé k tout, &, de-  C a?S ) mum tïiatin, je ibignerai bien mes befiiaux,. fi Dieu m'accorde la vie. Les negres, amis du feu, fument leurs pipes & racontent leurs hiftoires dans lacui•fine : bien nourris, bien vêtus , heureux & contents , ils partagent la joie &le repos de leurs maitres, & s'occupent a faire leurs balais, leurs jattes & leurs grandes cuillers de racines de frêne. — Tous raffemblds fous le même tolt, au fein de la paix, ils foupent, ils boivent leur cidre; infinfible» ment ils parient moins & s'éndorment. — Quand la fureur de 1'orage redouble le bruit de la cheminée , ils fe réveillent fu" bitement, & regardent a la porte avec un elfroi refpeciueux. — Mais pourquoi s'inquiéter? c'eft 1'ouvrage du Tout-Puiffant; & ils vont fe couclier, non fur des grabats de trifieffe & de pauvreté, mais fur de bons lits de plumes, faits par la maitreffe. La, chaudement étendus entre des draps de flanelle , ils jouiffent d'un repos heureux , acheté par les fatigues du jour. — L'Etre Suprème n'a nul crime a punir dans cette familie innocente : pourquoi permettroit-il que les rêves terribles, les vifions de mauvais augure afiligent 1'imagination de ces bonnes gens? A peine le jour a-t-il paru, que le cultivateur fe leve, appelle fes negres: Pun s'eroploie a allumer du feu dans la N iv  (2q6) chambre, pendant que les autres vont a« hangard & i la grange. — Mais comment y parvenir? la neige eft profonde de deux pieds , & elle tombe encore; ils n'ont point le loifir d'ouvrir les paflages néceifaires : ils y arrivent comme ils peuvent; car les chemins & les fentiers ont difparu, & la neige amoncelée par le vent dans certains endroits, préfente des obftades qu'on ne peut franchir. Lesbeftiaux qui, pendant la nuit, étoient leftés immobiles fous une neige adhérente, foudainement ranimés a la vue du maitre, fe fecouent & s'approchent de toutes parts pour recevoir leur fourrage. Que de foins cette vie n'exige-t-elle pas ! Après avoir contemplé ce grand cercle d'aftions qui embralfe Fannée entiere , qui peut s'cmpécher de louer& d'eftimer cette claffe d'hommes fi utiles & fi dignes de la liberté qu'ils poffedent! ce font eux qui, répandus fur le bord de ce Continent, Pont fait fleurir par leurs charrues & leurinduftric : cefont eux qui , fans le fecours dangereux des mines, ont produit cette malle de richelfe commercables, ces branches d'exportation qui font aujourd'hui notre richeffe qui n'ont été fouillées ni par la guerre, ni par la rapine, ni par Pinjuftice; ce font eux dont la poftérité remplira cc Continent immen-  ( 297 ) fè, &rendra cette nouvelle partie du monde la plus heureufe & la plus puiflante. — Puiffent les pauvres & les défceuvrés de PEurope, animés par notre exemple, invités par nos loix, venir partager avec nous nosfatigues, nos travaux & notre bonheur. — Après avoir nourri les beftiaux,ilfaut chercher des places commodes pour les abreuver. II faut avec des haches, ouvrir des trous dans la glacé; il faut écarter la neige, pour fe procurer une approche commode & non glilfante. —Cela eft fait, mais cela ne fuffit pas. Les anciens animaux marchent les premiers a travers le fentier qu'ils fe frayent eux-mêmes; le refte fuit a la file : les plus jeunes & les plus foibles derrière. — L'expérience & 1'inftinct leur enfeignent merveilleufement la place que chacun doit occuper. — Dès que les vétérans ont bu, il faut les chaffer par une autre route; car ils refteroient au bord du trou des heures entieres, & empêcheroient les autres d'en approcher. Plus il fait froid, plus leur nourriture efi groiïiere : le meilleur fourrage eft réfervé pour le temps du dégel, qui rel.lche leurs dents & les affoiblit. Quelle fanté, quelle vigueur le froid ne donne-t-il pas aux animaux , pourvu qu'ils foient bien nourris! Les chevaux font a 1'écurie pendant la nuit; mais ils font N v  C -9» ) tfehors pendant Ie jour", & ne font jamais malades. Les plus délicats des befiiaux font les moutons; quand la neige dure longtemps , ils font fujets a devenir aveugles. Le. feul moyen de prévenir cet accident, eft de balayer leur cour , afin d'en óter toute la neige, & de leur donner des branches de pin. Mais il arrivé fouvent qu'après ces grands orages , après même que les chemins ont été battus, le vent de nord-oueft( tyran de ces contrées ) fouflle avec fon impétuolité ordinaire : alors il fouleve Ie nouvel élément, qu'il emporte & répand de toutes parts. La nature femble enfevelie dans un tourbillon d'atómes blancs. Malheur a ceux qui voyagent en tralneaux; ils ceffent de difcerner les objets; ils perdent leur chemin r les chevaux couverts de neige, ainfi que le voyageur, s'égarent & s'enfoneent dans des endroits oü ils ne peuvent plus toucher la terre avec leurs pieds. — Lechagriu, 1'inquiétude & le froid rendent ces iituations dangereufes. Je m'y fuis trouvé «ne fois ; j'eus a peine affez de courage pour cherchcr une maifon , oü j'abordaj feeureufernent. Quoique ces nuages de neige ne foient pas fi dangereux que les fables foulevés de 1'Arabie, ils ne Iaiflent pas cejenciant de faire périr bien des hommes  C =99 ) tous leshyvers.— A bien des égards, cette feconde tempête eft plusnuifible que la première : fouvent elle apporté la neige de certains cóteaux, & lailfe le grain expofé a la fureur de la gelée. Soulevée comme la poufliere, la neige tombe dans les chemins qu'elle rend impraticables; elle s'accumnle devant les maifons, tourmenteles befiiaux, & fufpend les voyages. — Ponflée par la force de ce vent terrible, elle pénetre partout. — Alors les habitants dont les traineaux raffemblés avoient battu & ouvert les chemins, feréunilfent une feconde fois. — C'eft 1'ouvrage le plus pénible que les chevaux puilfent faire; mais ces Communications font effentielles : il faut aller au marché , a 1'Eglife, au moulin, au bois; il faut aller voir fes voifins pendant cette faifon de joie & de fêtes. Le biïcher formë pendant 1'automne efi: bientót épuifé pour alimenter nos feux : il faut s'en procurer une provifion proportionnée aux befoins de la familie. La prudence nous indique même la nécefiité de pourvoir a ceux de 1'été, opération dure & laboricufe; car quand la neige eft- profonde, un arbre tombé rJifparort, & ce n'eff. qu'avec beaucoup de peine, qu'on le coupe en morceau de huit pieds de long, pour le charger fur le traineau. Pour fimplifier N vj  C 3«o ) cette opération, on s'adrcffe a fes voifins, li 1'on jouitde leur eftime; ils s'aflemblent volontiers & fe rendent mutuellenient fervice. j'ai eu fouvent vingt traineaux dans un jour, qui m'ont charié plus de foixantedix cordes de bois. — C'eft alors que la maitreffe n'épargue rien de ce que la cave, 3e grenier, la maifon a fumée produifent de meilleur : c'eft un jour de fête defiiné è reconnoitre le fervice effentiel que nous rendent nos voifins. L'indufirie de la femme, fon adreffe a appréter les méts, fon goüt, fa délicatcffe, tout efi mis en ufage dans les frolicks. — C'eft ainfi que dans un heureux voifinage , toutes les families fe fourniffent de bois. II en eft de même pour mos écoles : chaque pere fe trouve le jour marqué avec les autres, & contribue a y apporter la quantité de bois requife. Si quelque veuve en eft dépourvue, comme fouvent cela arrivé, la charité & la bienveillance ne manquent jamais de lui fournir fon bücher. Le bois ne coüte que la peine de le couper & de 1'apporter ; mais cela même eft très-conlidérable. — Quand les tempêtes du nord-oueft font Unies, nous jouiffons alors d'un temps froid & ferein qui dure pendaut bien des femaines. Le foleil luit fans nuages, & rend cette partic de la faifon non-feulementutiie „ mais agréa-  C 301 ) ble. Alors nous portons nos bois aux moulins a fcie, nos bleds; nos farines & nos viandes falées aux magalins conltruits fur les différentes rivieres qui menent a la Capitale. — Vous voyez quel important ufage on fait de cette faifon : je n'aimerois pas a vivre fous un climat oü fhomme n'auroit pas tous les hyvers une bonne neige & un temps froid & ferein. On tranfporte aifément fur le tralneau ( cette machine ingénieufe), les bois, les charpentes, les planches, les alfantes, les pierres, la chaux pour les Mtilfes, tout ce qu'on en a vendu , tout ce qu'on en a acheté ; c'eft le charroi le plus expéditif, le plus fimple & du meilleur marché : deux chevaux tralnent aifément quarante boilfeaux de bied, & trottent deux lieues a 1'heure. II en efi; bien autrement quand nous allons vifiter nos amis : c'eft ici la faifon qui plaït davantage aux femmes & aux enfants. Par un froid exceffif, qu'augmente encore la viteife de nos chevaux, la femme-la plus délicate, les enfants les plus jeunes, tous oublient la févérité du Nord, & n'afpirent qu'au plaifir d'aller en tralneau. — C'eft alors que les portes de 1'hofpitalité Américaine font ouvertes; chacun attend fes amis: les grands travaux font fufpendus; il n'y a plus qu'a proliter de la neige : telle fern-  C J02 ) me , dont les parents demeurent a une grande diftance, enchainée chez elle par les foins de fon ménage pendant 1'été, attend les rigueurs de 1'hyver avec la plus grande impatience , & voit tomber la neige avec la plus grande joie; elle ne ceffe alorsd'importuner fon mari, & il obéit avec plaifir. —■ On prend les plus grandes précautions pour fe garantir du froid, & on ne manque jamais d'emmener tous les enfants : quatre grandes perfonnes & quatre jeunes peuvent aifément fe tranfporter dans ce qu'on appelle tralneanx d'Albany, fort fupérieurs a ceux qui font faits a la maniere Augloife. — Mais fi la diftance eft grande, il faut s'arrêter a caufe du froid. Toutes les portes s'ouvrent au voyageur la nuit comme lejour. — Sanscela, qui pourroit voyager ? — Malheur a celui qui refuferoit un afyle dans ces moments-la. — On ié réchauffe au feu de 1'inconnu ; il vous donne du cidre & du gingembre, qui eft le remede a tous les maux. On arrivé enfin : une autre compagnie nous a précédés peut-être; — n'importe : — le cceur de 1'hóte, fa maifon , les écuries font grandes, touty abonde; car 1'Américain ne fe refufe rien, & confomme dans 1'hyver la moitié des fruits de i'été. Plus on eft enfcmble, & plus on eft heureux : chaque mere une fois r&  C 303) chaufFée, endort comme elle peut 1'enfant fur fon fein, & le couche dans la chambre voifine ; alors on fe ralfemble autour du feu, oü chacun raconte les nouvelles de fon canton. —. Que Pon eft aifede fe revoir! comme on s'embralfe! comme on fe ferre les mains ! comme on babille! quelle joie vive & pure ! Vous en avez goüté une fois, de ces fêtes d'hyver.. . dites-moi', la foible image que j'en retrace ne vous plaitelle pas encore ? C'eft ainfi que j'ai palfé les plus heureux moments de ma vie, au fein de la liberté, de 1'aifance, de la douce familiarité & de Pamitié. Environné da ma petite familie & de celle des autres, le bruit des enfants, leurs jeux, leurs querelles & leurs larmes , n'empêchent point les parents de fe réjóuir, de boire , de manger & d'être heureux. Ces fêtes ne valent-elles pas bien vos Opéra, oü on dit que les Acteurs s'ennuicnt pour vous amufer : nous, plus fortunés, nous nous amufons nous-mêmes. — Délicieux moments, quand reparoitrez-vous ! Hélas! Punion , * la coucorde, la fraternité dont nous jouiffious alors, font .remplacées aujourd'hui par les noirs foucïs , par les pleurs, les jaloufies , la guerrex avec tous fes meurtres & tous fes iiicendies. Je veux les ou-  ( 304- ) Wier, & m'épanouir le coeur, en m'occfi» pant de plus douces images. Mais comment peut-on remplir fon temps fans les cartes & Ie jeu ? Je réponds a cette queftion par une autre. Que deviendrionsnous , fi nous étions condamnés a nous amufer avec des morceaux de papier peint, qui ne fervent qu'a fouffler & a agiter toutes les palfions? Qu'il eft aifé de fe réjouir quand on eft avec des amis, quand nos femmes & nos enfants augmentent la joie en la partageant! Les hommes, la pipe a la bouche, penfent, fument & parient de Fintérêt politique de leur canton, de leur Député ou repréfentant, de fa conduite dans 1'aifemblée provinciale, de celui qui doit le remplacer a la prochaine élection, du prix des denrées , de 1'état des loix, d'un grand défrichement qu'on va faire, des faifons; que fais-je ? de tout ce qui intéreffe 1'homme , le citoyen , le cultivateur. Les femmes, de leur cóté, ne manquent pas de fujet : dans quel pays ne trouventelles pas a caufer? Leurs laines, leur lin , 1'emploi qu'elles en ont fait pour vêtir leurs families, leurs teintures différentes, leurs vaches , leurs fromages, leur beurre , les mariages de leurs enfants & du voifinage , mille autres fujets intércflanté  ( 3°.* > pour elles, occupeut leurs cfprits & fourniffent a leurs converfations. La bouteille, li néceffaire dans cette faifon , échauffe les hommes , les unit, introduit parmi eux la liberté & la familiarité : — les moins babillards apprennent a parler , & les plus mélancoliques a s'égayer, Le foir vient, il nous manque encore un plaifir ardemment defiré par les jeunes gens , & auquel les peres & meres participent bien fouvent; — C'eft la danfc : le vieux negre de la maifon , Cèfar, qui, dans fa jeuneffe , a fait danfer le grand-pere & la grand'mere, aujourd'hui fimple fpectateur, poffede encore le grand art de faire fauter en cadeuce, & c'eft tout ce qu'il faut : charmant exercice, qui, fous les aufpices de 1'amitié & de Pkofpitalité, nous anime & nous rajeunit. — Le fouper vient, chacun aide a le préparcr; car il ne confifle qu'en un petit nombre de plats : la fatigue donne la faim, la faim fatisfaite conduit au fommeil, & la jöilffiée fe trouve palfée au fein du bonheur. Répondez-moi, les Princes & les Grands de 1'Europe favent-ils s'amufer comme nous? Le nombre des perfonnes qui quelque-; fois remplilfent nos maifons , obligent , quand il n'y a point affez de lits , a les multiplier en les étendant fur le plancheri  C 3°6 ) Le lendemain on fe releve fans foucis & fans remords; — alors chacun va voir les chevaux, les ahreuver Sc les nourrir. Les femmes , occupées de leur thé jufqu'a onze heures, ibignent leurs enfants : elles apportent toujours leurs ouvrages, il eft vrai, mais cela étoit bien inutile. — L'épanouiffement du cceur, la converfation , 1'aiïiftance qu'il faut donner a la maitreffe de la maifon , la bonne chere , &c. confomment tout le temps. Quand la joie & le plaifir viennent vifiter 1'hofpitalité, Pinduftrie n'eft guere admife. — Le bceuf qui, pendant 1'été, nous a prêté toute fa force , jouit comme les hommes du repos de cette faifon. Ceft a&uellement le cheval dont nous nous fervons : plus vif & plus prompt, fa vitelfe fur la neige efi incroyable; j'ai fouvent trotté quatorze milles dans uneheure: leurs fers font garnis de pointes d'acier qui leur tiennent le pied ferme fur la glacé la plus ferrce. Un hyver neigeux& froid efi donc pour nous de Ia plus grande importance , foit pour 1'expédition de nos affaires, foit pour nos plaifirs. Ces hyvers nous manquent rarement. Que .deviendroit la végétation de nos climats froids fans cet heureux repos de la nature? elle feroit bient'ót épuifée. -— D'un autre cóté , c'eft une faifon  ( 3e? ) difpendïeufe; on n'y fait rien d'utile, fi ce n'eft de battre le bied, & nettoyer le lin. Jl faut que tous les membres de la familie foient bien vêtus; mais cette réflexion ne diminue rien a notre bonheur : nous fommes fains & robultes; les climats du Sud avec toutes leurs richefies n'ont rien qui puiffe compenfer ces avantages : tels font les hyvers du Pays des Mohawks; jugez de ceux du Canada. Adieu. Hifloire de Jofeph Wiljan. 2.9 Aoüt 1777, L' image d'une fociété bien organifée me fournit toujours les fpéculations les plus agréables, paree que tous les membres qui la compofent, jouiffent d'une paix & d'un bonheur permanent ; Ie bien y eft plus fréquent que Ie mal , & c'eft alors que 1'homme peut fe réjouir des facrifice$ qu'il a faits pour entrer dans 1'état focial» PENSEES SUR LA GUERRE CIFILE.  ( 308 ) Quel que foit 1'objet, he'las! c'eft dans le fang & les crimes que les premiers fondements de tout édifice politique font pofés : comment perfuader a 1'innocent laboureur, au fimple artifan , de prêter l'oreille aux nouveaux principes, fans enflammer leurs palfions? Pour les rendre utiles , il faut les agiter, & leur donner une énergie qui ell toujours funefie aux mceurs: les loix font réduites au filence, ou bien tout les oblige alors a prononcer de faux oracles & a fanctifier les crimes. La religion, avec toute fa puiflance, quitte la terre & s'envole vers le ciel; le vuide formé dans le cceur humain, eft bientót rempli par les palfions analogues aux circonfiances : c'eft alors que 1'homme , laiflant derrière lui toute efpece d'entraves, eft livré a Padtiorr, h la réaétion d'une foule de mouvements nouveaux qu'excitent des préjugés différents. Quel tableau! qui peut le décrire? vous 1'exigez cependant. — Mon cceur, vivement agité a la vue du mal , bouleverfé par les fenfations les plus vives, me fufcite une foule d'idées confufes fans doute, mais reffcmblantes , dans leur incorreétion même, a la fource d'ou elles proviennent, & ma plume les retrace avec fidélité, fans que mon foible génie y ait la moindre part. Le feu de la guerre civile,  C 309 ) quel que foit le motif de cette guerre, s'enflamme en un inftant lorfque tout eft pret; c'eft une confiagration qui nebrüle que lorfqu'elle efi:générale; ce n'eft plus qu'un vafie théatre fur lequel , il eft vrai, éclatent les grands talents : Forateur, le politique, le guerrier, qui brillent & qui combattentdans la caufe publique , ne font devenus tels que par la force des circonftances, & par cette effervefcence qui échauffe & étend tous les efprits. — Mais j'ai peine a ne pas trouver, dans la paifible retraite du cabinet, des motifs de douleur, égaux a 1'objet de nos efpérances. — Pardonnez ce dernier fentiment; il vient de 1'homme, & non da citoyen. — Aujourd'hui , le courage & la fageffe ceffent d'être eftimée en raifon de leur éclat naturel; ils le font par les effets qu'ils produifent. La rareté des grands crimes honore les Américains. Ah! s'ils euffent connu le ftylet & le poifon d'Italie, quelles tragédies funeltes n'aurions-nouspas vues! Un homme , borné comme je le fuis, pourroit-il vous repréfenter la gradation qui nous a conduit du refpeét desLoix aux tumultes, h 1'outrage , a 1'anarchie , a 1'effufion du fang? pourroit-il décrire cette multitude d'objets , tous également étonnants, également intéreffants pour 1'humanité, & peindre les fcenes multipliiiss  ( 3io ) qui fe prcTentent de toutes parts? Hdlas! vous ne verriez que , comme des nuages puiiTamment agités, des météores enflammés, des éclairs afireux, la foudre menacante , les convulfions d'un grand contijient, un naufrage général : telle eft 1'image de notre fituation. Voila pourtant Ie prix énorme dont nous nous préparons a acheter la liberté des générations futures. — Après tout, un fi grand bien peut-il coüter trop cher? — Semblable a une vapeur épidémique , la haine contre PAngleterre s'eft emparée de prefque tous les cceurs ; la douce perfpective d'une agriculture étendue, de projets profperes, d'étabiiffements floriffants, de popuiations nouvelles, a difparu pour faire place aux commotions, aux affemblées, aux fureurs de la guerre, a la foif de la vengeauce. La guerre civile efi un champ qui, au milieu de la nouvelle récolte, produit toujours les plus mauvaifes herbes, la haine amere, 1'implacable vengsance , les divifions les plus cruelles. LKias! combien n'ai - je pas vu de citoyens, jadis amateurs de la paix & de la tranquillité, foudainement convertis en animaux furieux, détruifant, par un principe de férocité plus encore que par des motifs derapine, & fouillant ainfi la caufe qu'ils avoient ainfi épou-  ( 5" ) fee? Il en a été ainfi dans tons les ages <3i parmi toutes les nations : par-tout on voit les mêmes effets, dès que le tribunal des Loix eft renverfé, dès que Je méchanifme de la fubordination efi arrêté, dès que les Hens focianx font rompus. — Ce n'eft pas d'aujourd'hui que 1'on a vu le fils armé contre le pere; le frere devenir 1'ennemide fon frere... Pourquoi contemplaije les fcenes qui m'environnent avec une afiliclionfi profonde? Pourquoi me caufentelles des fenfations fi aigtrës ? C'eft que j'aime ma patrie en homme qui n'a que des lumieres ordinaires ; c'eft que je déplore 1'effet que cette guerre aura fur nosmoeurs, qui jadis faifoient notre richeffe, & nous diftinguoient de toutes les nations de Ia terre. — Pourquoi ma carrière n'a-t-elle pas été terminée avant cette révclution, ou pourquoi le moment de ma naifiance n'a-t-il pas été différé?... Je remarque cependant avec plaifir que ces fcenes crueiles & fanglantes, qui révoltentla nature, font très-rares, & proviennent plutót de 1'impulfion d'une vengeauce particuliere, que de plan réfléchis. La fituation des habitants de nos frontieres eft plus déplorable que je ne puis vous la dépeindre; 1'imagination ne peut coucevoir, la langue ne peut décrire leurks  ( 3'2 ) 'dangers & leurs calamités. -. Les échos de leurs bois ne répetent plus , comme auparavant, les coups de hache, le bruit des arbres qui tombent, les chanfons joyeufes du laboureur; ce ne font que les accents de la mélancolie, les cris du défefpoir, les gémilfements des venves & des enfants, qui, échappés aux fiammes , déplorent le fort de leurs maris &de leurs peres. On ne voic plus que ruines, que champs déferts , beliiaux devenus fauvages, prairies abandonnées... Quelques diftricis, plus malheureux encore que les autres, font expofés en même-temps aux incurfions des fauvages, aux déprédations inévitables des partis envoyés pour les défendre, a la rage de la difcorde qui nait de la diverfité des opinions; les maifons, tour-a-tour attaquées & défendues, lont quelquefois converties en petites citadelles : c'eft le moment des fcenes les plus effrayanres & les plus cruelles. — Le faug des hommes, des femmes, des enfants & des foldats. ruifl'elle au milieu des fiammes qui confument tout, & qui , après être éteintes, ne laiffent appercevoir, pour tout débris, que les olfements de nos concitoyens. Jugez par cette foible efquiffe, de la fermentation & de la fureur de ceux qui habitent ces cantons infortunés; ... jugez de quel ceil ils doivent regarder ceux qui font  C 313 ) font foupconnés de favorifer le parti du Roi, parti dont lecouteau meurtrier s'éleve pour les égorger toutes les nuits... II y a trois femaines que le bel établilfement de Peenpack a été détruit de fond en comble; j'ai vu les fiammes, j'ai entendu les cris aigus des habitants qui périlfoient : . .. ü y a cent ans & plus qu'il a été fondé par des families Francoifes, bannies de leur patrie au temps de la révocation de 1'Edrt de Nantes. — Cet établilfement préfentoit a 1'ceil la réunion de tout ce que 1'ïnduftrie des habitants & la fertilité de la terre pouvoit produire d'agréable & d'enchanteur ■ c'étoit une chaine de plantations fur la pente douce d'une colline trés-étendue, terminée au Sud par la belle riviere deMahakamack, a ladiflance d'un mille & demi. Cet efpace contenoit le meilleur fol connu; — la fertilité n'en avoit point diminué depuis un fiecle. Au Nord, des maifons s'élevoient en gradins réguliers , les énormes montagnes bleues; des édifices élégants en belles pierres, de vaftes granges qui ne pouvoient contenir toutes les moiffons , les tas de 1'abondance élevés dans les champs, Faifance des cultivateurs, dont les moins riches recueilloient fix cents boilfeaux de bied tous les ans : voila le tableau de cette contrée. —. L'ennemi fort du fein des monTome I. O  ( 3'4 ) tagnes le 17 Aoüt. &, en trois lieures, tous ces monuments d'induftrie font anéantis; un initant voit périr Pouvrage d'un fiecle de travaux. Quel bien cette deftniction a-t-elle fait a la Grande-Bretagne? Impitoyable maratre! crois-tu fonder ta gloire & ton triomphe fur les ruines de nos maifons? fi tu ne peux nous conquérir, pourquoi vouloir nous brftler? tu nc fais que graver plus profondément dans nos cceurs le defir de fecouer ton joug, & la haine implacable que nous te portons. En vain veux-tu renouveller, dans les champs de FAmérique, les fcenes du Bengale, oü la foif de Por a converti tes citoyens en tigres ? Nous ne fommes pas des Indiens; le courage que nous avons apporté de ton Ifle altiere, fervira a réprimer ton orgueil & a rendre ta vengeance impuilfante. Le flambeau de tes fauvages ne confumera pas notre énergie , comme ils incendient nos maifons; notre réfiltance n'en fera que plus ferme & plus éclatante; chaque plantation détruite eft une pierre de plus ajoutée a la grande arche de notre liberté & de notre indépendance. La Milice , affemblée en peu de temps , couvrit fi bien les établiffements voifins de Peenpack, que Brandt & fes Sauvages furent obligés de fe retirer : elle étoit par-  ( 315 ) tie d'Anaqilnga fur la rive oriëntale de la riviere Sufquéhannah. Un des détachements de cette milice, en s'en allant, fut iuformé que deux fauvages & un blanc avoient été appercus traverfant les bois a Feli de la Délaware , s'acheminant vers New-Yorck, chargés fans doute d'y porter la nouvelle de la biïlfante expédition qu'ils venoient de faire; que ces fauvages & leur guide avoient logé chez Jofeph Wilfon , habitant connu , depuis le commencement de la guerre , pour un Royalifte. Ce récit enflamma le cceur des miliciens au plus grand degré de rage & de vengeance , & leur infpira le reflentiment le plus violent contre cet infortuné. Ils s'acheminent vers fa maifon; il étoit alors occupé dans fes prairies : foudain ils 1'environnent & i'accufent; il le nie, ce crime, avec Ie ton folemnel de la vérité : k 1'henre même quelques-uns du parti veulent le maffacrer a coups de baïonnettes, comme leurs amis venoient d'être affalïï-, nés par les Sauvages; le Capitaine s'y oppofe.... J. Wilfon fit & dit tout ce qu'il put pour fe jufiifier : mais fes juges armés étoient trop paflionnés ; ils le croyoient coupable. Le defir unanime fembloit cependant être qu'il confelfat le crime dont il étoit accufé; ce defir étoit fondé fur des O ij  C 31-5 ) tracés d'ancienne juftice quin'étoient point encore effacées : mais , loin d'avouer, il perfifta a nier, & prit le Ciel a témoin de la vérité de ce qu'il venoit de leur dire. Ce déni ne fervit qu'a les irriter davantage, a leur perfuader de plus en plus qu'il étoit criminel : ils réfolurent de le forcer a 1'aveu qu'ils exigeoient , en le fulpendant a une corde attachée a fes deux pouces & a fes orteils, punition qui , quoique finguliérement barbare , a cependant été très-fréquente depuis le commencement de cette guerre. Dans cet état cruel , il protefta fon innocence avec plus d'énergie encore qu'auparavant; il leur dit qu'il facrifieroit volontiers fa vie, puifque c'étoit leur intention de la lui óter; mais que les tourments & les douleurs ne lui feroient jamais confeffer ce dont il n'étoit point coupable; aciion dont meme il avoit horreur. — Dans ce moment, fa femme, informée de cette fcene tragique, arriva les yeux ruilfelants de larmes, 1'effroi & la terreur peints fur le vifage, elle fe profterna contre terre ; elle embralfa les genoux du Commandant; elle fe fervit enfin de tous les moyens pofiibles pour toucher leur cceur, pour exciter leur compalfion, & pour obtenir que fon mari fut délivré de 1'état horrible oü il étoit. Quelle fituation pour une  C 317 ) femme! Mais loin d'avoir égard a fa détreffe , a fes fupplications , iis refuferent de 1'entendre, & 1'accuferent d'avoir participé au crime abominable de fon mari : elle attefta le Ciel, vers lequel elle éleva les yeux & les mains, qu'elle en étoit entiérement ignorante, & que jamais leur maifon n'avoit fervi d'afyle aux bouchers & aux conflagrateurs de leur patrie. Ses pleurs, fes gdmilléments , fes prieres, les cris aigus du pauvre infortuné, prévalivrent enfin : il fut détaché après une fufpenfion de fix minute», intervalle qui paroltra bien long a quiconque y réfléchira. Pendant quelques moments , un fpectacle fi toucbant fembla adoucir la violence de leur fureur , comme , dans une grande tempête, la force du vent femble quelquefois s'afroiblir ; mais 1'inftant d'après, il fouffle avec une impétuofité redoublée. — Un de la compagnie , plus féroce que les autres, fe leva foudainement; il leur repréfenta le meurtre récent de leurs parents, de leurs amis , Pin* cendie général de leurs maifons & de leurs granges : la peinture de toutes ces fcenes terribles ranima leur fureur : convaincus que J. Wilfon étoit celui qui avoit donné afyle aux incendiaires, ils réfolurent enfin de le pendre. Voila donc 1'innocence expofée aux mêmes dangers que le crime,  C 31S ) fituation devenue très-comramie : demain, la même perfonne peut être punie pour des fentiments & des aéh'ons qui, aujourd'hui, auroient été louables. Aufli-tót que la feconde fentence de 1'infortuné Wilfon fut prononcée, il en appella a 1'Etre fuprême, le créateur des cceurs; il reuouvella les proteftations les plus folemnelles de fon inuocence ; il avoua en même-temps fon attachement a la caufe du Roi, qui étoit fondé fur la force de 1'habitude, & fur un ancien refpeét. 11 leur jura qu'il ne s'étoit jamais oppofé aux mcfures du Congrès ; que fes opinions n'avoient jamais forti de fa maifon; que, dans la retraite & le filence , il s'étoit réfigné a la volonté du Cieh, fans avoir eu la moindre intention de s'arjner contre fa patrie ; que, dans la fincérité de fon cceur, il déteftoit cette efpece de guerre atroce, qui n'avoit d'autre but que de défoler, de ruiner & de maffacrer tant de families innoccntes , dont le feul crime étoit d'habiter les frontieres. II finit par les fupplier, au nom de Dieu, la fource de toute jufiice, de le conduire en prifon, oü il feroit puni juridiquement, s'il étoit coupable , & oü fon innocence feroit maniféftée, s'il ne 1'étoit pas. Je ne fuis pas un étranger, leur dit-il 5 vous me connoiffez tous, vous êtes mes voifins; vous fa-  ( ) vez que je fuis un homme toujours occupé chez lui, qui a toujours mené une vie paifible , fobre & tranquille; voudriez-vous, fur une information vague, m'óter la vie? Pour Pamour de ce Dieu qui juge tous les hommes, permettez-moi d'avoir un procés juridique. La prévention étoit trop profondément enracinée , pour qu'ils puffent le croire ; 1'état pafif dans lequel il étoit refté depuis le commencement dc la guerre, n'avoit fervi qu'a animer fes voifins contre lui: Contra nos qui non pro nobis, efi la devife de nos jours. — Les grands rifques qu'ils venoient de courir, les cruaivtés exercées fur leurs parents & leurs amis , toutes ces circonftances fermerent les cceurs a 1'humanité. — Ils lui imputerent comme un nouveau crime, d'avoir ofé fe juftifier; c'eft pourquoi ils confimérent unanimement la fentence de mort qu'ils avoient prouoncée, lui offrant cependant la vie, s'il vouloit confeffer quel homme blanc fervoit de guide aux deux Sauvages qui alloient a NewYorck. — II protefta, en élevant la voix, qu'il n'en avoit aucune connoiffance yoyant que fon fort étoit déterminé, il s'avanca vers ceux qui préparoient la corde fatale, & bientót il fut fufpendu a la branche d'un arbre. Cette exécution n'ayant point été 1'aaion d'une juftice tranquille & O iv  C 320 ) délibdrde, mais bien 1'effet des palfions les plus vives , il ne vous paroltra pas étonnant qu'ils aient oublié de lui attacher les bras & de lui voiler le vifage. Les elforts qu'il fit auffi-tót qu'il fut fuf. pendu, 1'agitation de fes mains qui, infiinctivement, cherchoient a fe ddlivrer de la corde, les contorfions du vifage, qui accompagnent ne'celfairement cet état terrible, & mille autres circonftances trop affreufes pour être ddcrites, préfentoient a leurs yeux un fpedacle horrible, qui, dans les exécutions ordinaires, eft caché au public. Mais tel eft 1'eflet du reffentiment, tel eft 1'elfet de la vengeauce , telle étoit leur perfuafion de fon crime , que cette fcene patbétique , ces images révoltantes ne produifirent aucun elFet fur leur cceur, <& n'y rallumerent point le fiambeau de 1'humanité. Pendant qu'ils raffafioient ainfi toutes leurs palfions, pendant qu'ils contcmploient leur ennemi expirant, Ia nature marchoit a grands pas vers fa diffolution; le moment fatal approchoit , comme Pannoncoit le tremblement des nerfs, 1'agitation affoiblie de fes membres, la difpofition perpendiculaire de fes mains devenues immobiles ; les ombres de Ia mort couvroient dé/a la face de cet homme La force de tant d'ob*  C 3=i ) jets touchants détermina enfin quelqu'undu parti a demander qu'il fut détaché:... cela fut exécuté dans un inftant , & bientót après il fut faigné. A 1'étonnement de tout ]e monde, il donna quelques fignes de vie, & infenfiblement ouvrit les yeux a la lumiere. Le premier effet du retour de fa raifon , démontra qnels avoient été les objets qui 1'avoient occupé dans fes derniers moments: a peine put-il parler, qu'il s'informa tendrement de fa femme;; (heureufe dans fon malheur, elle s'étoit évanouie quand la fentence fut prononcée, & étoit étendue fur la terre a une petite diftance ) prefqu'au même inftant fon attention fut fixée par la vue de fes enfants, qui étoient tous accroupis a la porte de fa maifon , glacés de crainte , & 1'elfroi peint fur le vifage. Ce fut alors que fa poitrine fe gonfla, & peu après fe foulagea par des foupirs : il ne verfa point de larmes; leurs fources, ainfi que celles de la vie, avoient prefque été delféchées. Grand Dieu! as-tu donc deftiné le cceur de 1'homme a fouffrir tant de maux? Oui, fans doute, puifque tu lui as donné la force de réfifter a des fenfations fi cuifantes fans fe brifer A peine fut-il revenu a la vie, qu'ils recommencerent a lui ordonner d'avouer le crime dont il étoit accufé; il le nia avec la même fermeté qu'au* O v  ( 3== ) paravant : ils fe repentent de leur huraanité , ne veulent point abfoudre , quoiqu'ils ne puilfent convaincre; ils arrêtent de le pendre une feconde fois. — li leur reprocha avec douceur & amertume, la cruauté de la mort a laquelle ils le condamnoient. —-Lorfque les inalfaicieurs n'ont qu'un moment a fouffm, pourquoi ne voulez-vous pas confeffer que vous avez donné 1'afyïe k nos ennemis? —Je fuis innocent, leur répondit-il; pourquoi avouerai-je, a la face du Ciel, ce qui n'eft pas vrai? — N'avezvous point peur de Dieu & de fes jugements ? —- Je le répete pour la derniere fois, je fuis innocent; faites de moi ce que vous voudrez. — Que dites-vous , compagnons , dit le Capitaine ? — II eft coupable, & mérite la mort, répondirent-ils. — Ah! fi vous m'aviez laiffé fufpendu, je n'exifterois plus; cette cruelle tragédie feroit terminée : faut-il donc que je menre une feconde fois? O Efprit de 1'Univers! toi qui connois le fond de mon cceur & mon in- nocence , aides-moi a la prouver Ici, il pleura amérement, en jettant fes rcgards fur fa femme & fes enfants; la force de fes fenfations le rendit, pendant quelques inftants, ftupide & immobile : il s'approcha enfuite de ceux qui fe préparoient a le pendre. — Arrêtez , dit le Commandant, —  ( 3*3 ) J. Wilfon , c'eft 1'opinion de tous ces gens, vos compatriotes & vos voifins, que vous êtes coupable; c'eft leur volonté que vous perdiez la vie, ainfi que le méritent ceux qui font traltres a leur patrie : nous vous donnons dix minutes pour faire votre paix avec Dieu. — Puifqu'il faut que je meure, que fa volonté foit faite; & s'agenouillant auprès de fa femme, il prononca la priere fuivante; les fentiments en font fidélement rendus, quoique ma mémoire ne m'ait pas permis de me rappeller fes propres paroles. ,, Grand Dieu, dans ce moment de tribu„ lation d'efprit & de détreffe corporelle, pardonnes-moi les pécbés que j'ai com,, mis, donnes-moi une portion de grace fuffifante pour fupporter jufqu'a la fin „ mon facrifice, & pour que je puiffe quit„ ter ce monde avec la confiance d'un Chré- tien & le courage d'un homme; ne mé„ prifes point les élans d'un coeur qui n'a ,, jamais commis de grands crimes, quoi,, qu'il ait pu t'oublier quelquefois. Toi ,, qui, fans 1'affiftance des paroles , con,, nois la fincérité de mes fentiments, j'ofe ,, en appeller a toi pour la manifefiation ,, de mon innocence ; recois le repentir ,, d'une minute comme une compenfation „ pour des années de fautes ók de péchés: ,, n'ayant plus que quelques minutes a viO vj  C 324 ) #, vre, Je faifis Ia derniere pour recofflfnans, der a ta bonté paternelle ma femme Sc „ mes enfants. O toi, Maïtre de la nature! voudras-tu condefcendre a devenir le pro„ teéteur de la veuve & le pere des orphe„ linslc'eft-Ia, tule fais, le bien le plus fort „ qui m'attache a la terre, & qui rend fi „ amer le facrificeque je vais faire".— Le Capitaine, touché de cette priere, lui dit: II fe peut que vous foyez innocent; pour le préfent, nous nous contenterons de vous conduire a la prifon de * * *, oü vous refterez enfermé jufqu'a i'arrivée des juges ; fi vous êtes coupable, que les loix vous puniffent; je defirerois que nous n'en euffions point agi avec tant de précipitation : qu'en dites-vous , compagnons ? j'ai peur que cet homme ne foit innocent. — Soit fait comme vous le propofez, répondirentils :puilfe-t-il être innocent! —Jofeph Wilfon les remercia avec une voix tremblante ■& foible ; la révolution occafionnée par ce changement foudain de la mort a la vie, penfa lui être fatale. II étoit fur le point de s'évanouir, lorfque celui des foldats qui 1'avoit faigné peu auparavant, rouvrit la piquure : cette feconde opération lui fut de la plus grande utilité : on lui accorda de retourner chez lui, & de s'y repofer jufqu'au lendemain. Pendant cet imervalle,  ( 3*5 ) fa femme fembloit être couverte du voile de la ftupide infenfibilité; fon cceur, épuifé par la force des fenfations, avoit pour ainfi dire ceffé de fentir, & étoit devenu indifférent a toutes impreliions : cet état d'engourdiffement lui fauva la vie. Elle étoit afllfe fur le tronc d'un arbre, la tête cacliée dans fes mains, fes mains appuyées fur fes genoux, fa coëlfe tombée & fes cheveux épars, fans la moindre émotion, les yeux fixés : elle avoit entendu prononcer la feconde condamnation de fonmari, &même s'étoit jointe a fes prieres. .. Mais oü trouverai-je des expreffions cc des paroles pour peindre fa joie, & ce premier fourire qui annonca le retour de la fenfibilité ? Sa joie parut tenir de la frénéfie, elle fe calma enfuite par les pleurs ( rofée falutaire que la nature nous a donnée pour adoucir 1'amertume de nos douleurs);- aux larmes fuccéderent les cris inarticulés, les monofyllabes les plus éloquentes, qui, tour-a-tour, exprimerent 1'excès du plaifir, la ferveur de la reconnoiffance , les tranfports les plus vifs vers le Ciel, & mille autres nuances qu'il eft plus aifé de concevoir que de décrire. Ils s'embraiïerent avec toute 1'angoiffe du fentiment, fans pouvoir prononcer une feule parole : c'étoit un mélange de plaifir, d'affliétion & de tendrelfe, qui  ( 3*6 ) auroit touché les coeurs les plus endurcis. Elle courut enfuite vers la maifon pour amener les enfants retenus par^a timidité, & que le pere appeiloit en vain de fa voix affoiblie : ils vinrent aulfi vite que leurs forces leur permettoient.— Pere, qu'eft-ce qu'il y a donc eu? qu'eft-ce qu'il y a donc eu ? ily a long-temps que nous avons pleuré pour vous & pour notre mere. — Embraffez-moi, mes chers petits, embraffez-moi; car votre pere croyoit qu'il ne jouiroit plus jamais de ce plaifir : mais Dieu Pa voulu; fa Providence a parlé au cceur de nos voifins-; embraflez-moi encore, mes chers enfants; votre pere eft malheureux; mais il n'eft pas coupable.... Ils 1'écouterent avec une attention proportionnée a leur entendement , & leurs larmes recommencerent a couler : ce furent les dernieres de cette touchante aventure. L'humanité elle-möme prendroit plaifir a peindre une pareille fcene : elle fut fi puifiamment énergique , qu'elle pénétra jufqu'au fond du cceur des fpeftateurs, & y ramena le repentir & la pitié. Telle eft, mon ami, la nature du cceur humain : au fpeétacle le plus terrible , a la plus affligeante cataftrophe que les difcordes civiles puiflént produire, fuccéda la fcene Ia plus édifiante, de laquelle un honnête homme  ( 3*7 j püt defirer d'être le témoin. O vertu! tu n'es donc pas une chimère? tu exifles , fu~ blime préfent du Ciel! tu repofes fecretement au fond du cceur de tous les hommes, toujours prête a réparer les elfets du vice & a honorer le genre-humain, quand tu n'es pas terralfée par la force des paflions! Le lendemain, J. Wilfon fut conduit, dans un charriot, a * * *, ou , quelque temps après, il fut juridiquement abfous. II re tourna chez lui, oü, depuis, il avécu en paix : fes ,voifins , devenus plus calmes, fe font fincérement repentis de 1'outrage qu'ils lui avoient fait, & n'ont rien oublié pour le convaincre de la vérité de leurs regrets, en lui donnant fans ceffe des preuves de leur amitié & de leur eftime. Mais 1'injuftice qu'il a foulFerte - peut-elle jamais être réparée? II vit, & eft devenu un monument animé de ce que produit quelquefois la fureur des guerres civiles.... Hélas ! combien de fcenes auffi touchantes ne pourrois-je pas décrire parmi les deux partis, fi je ne craignois de fatiguer votre ame! Adieu, St. Joun.  C 3=S ) LA FEMME DES FRONT/ERE S. Comté de Carlifle, Penfilvanie. ■Quelle dirtraction terrible n'a pas caufé 1'armée du Général Burgoyne, depuis fon arrivée a Tycondéroga , quoiqu'il fut fi humain! Avez-vous entendu parler du meurtre de Mlle. Mac Crea (i); le jour du paffage de 1'armée Angloife étoit le jour oü elle devoit époufer un Officier Anglois ; jour fatal! — Sa jeuneffe, fa beauté, fa douce modeftie, fa parure fimple, mais élégante & naturelle, tout contribuoit a la rendre finguliérement frappante, & digne de refpect & d'admiration; elle fut cependant facrifiée, non a une jaloufie brutale, mais a une émulation féroce de courage & de fierté. — Deux fauvages , qui étoient entrés dans fa maifon enfemble, fe difputerent long-temps lequel des deux feroit préfent d'une fi belle captive au Général (i) Le frere de cette Demoifelle eft a■> *—Je les lus, & levant les yeux vers „ le Ciel, vers le Ciel, oü réfide la jultice ,, & Ia miféricorde la plus incompréhenfible aux hommes, je lui rendis fon pa,, pier ". Ainfi finit notre converfation. C'eft ainfi que la Grande-Bretagne nous traite. Dites-moi , ( quoique vous foyez Anglois,) eft-ce la le chemin qui mene a la conquête? Nous fommes des viétimes, dévouées a fon ambkion, a fa vengeanee :. — c'eft le fang de nos femmes & de nos enfants, qu'ils ont ordonné de répandre,  ( 535 ) pour être enfuite mêlé avec les cendres de nos maifons. ( Un Mohawck (i) a pour cet effet palfé la mer, a été bien accueilli du Roi, en a recu une commilTion de Capitaine,) &c. Les ennemis fouvent enferment les malheureufes viétimes qu'ils furprennent, dans leurs liabitations, & contemplent avec une joie féroce & diabolique, 1'incendie qu'ils ont allumée, au milieu de laquelle tout périt. — Ainfi dans moins de dix-huit minutes ai-je vu difparoitre quatorze perfonnes qui fureut brü.lées dans une des plus grandes liabitations du voifinage de j'ai moi-même aidé a. chercher les os de plufieurs habitants, parmi les décombres de leurs maifons, afin de les couvrir de terre. — Trifie & mélancolique cérémonie! C'eft en conféquence de ces cruautés inouies , que j'ai perdu un des meilleurs amis que j'aie jamais eu; (a) il poffédoit une ample fortune, il étoit lettré, induftrieux, humain & hofpitalier; il recut une balie a travers le corps, en revenant a cheval de vifiter un voifin. A peine fut-il tombé , que ces barbares lui enleverent la chevelure, lui fendirent la tête, après lui avoir (1) Jofeph Brandt. (2) M. R. T.  C 336- ) ouvert le ventre, cc le laifferent dans cette fituation, oü peu de temps après il devint un fpeétacle horrible a fa femme, qui le cherchoit. — Epoufe infortune'e , les larmes abondantes que j'ai verfées avec elle, n'ont pu diminuer 1'amerturne des fiennes: — ni la raifon, ni la religion n'ont eu depuis le moindre efïët fur fon efprit; fon défefpoir eft fans borne; elle accufele Ciel d'abandon& d'injufrice, en permettant que les innocents tombent avec les coupables. — En vain j'ai effayé d'adoucir quelquesuns des traits d'une fcene li cruelle : -— elle ne veur rien entendre; quiconque vent me confoler, eft mon ennemi, me réponditeile? Elle fe plaft, au contraire, a peindre cette funefie tragédie avec les couleurs les plus noires cc la plus fombre énergie: la mort, dont elle implore a chaque moment le trait bienfaifant, peut feule effacer les impreffions profondes qu'ont produit le meurtre de fon mari. Hélas! ni notre foiblefle, ni notre manque de conféquence, ni nos lacs, ni nos montagnes, ni nos rivieres ne nous ont procuré le moihdre abri Nos nouveaux ennemis pénetrent par-tout ; • a peine laiffent-ils derrière eux les plus petites traces des établiflements floriffants qu'on leur a fait promettre de détruire. — Si quelque degré  ( 337 ) degré de modération eüt pu prévaloir, (modération fi utile & fi néceffaire, même dans les guerres les plus juftes,) un nombre prodigieux de families innocentes auroit été épargné , dont le fang a cimenté, d'une facon plus forte encore, la haine implaca* ble de FAmérique vers 1'Angleterre. — Si la clémence étoit bannie du centre de la guerre, le Philantropifie 1'auroit retrouvé avec plaifir, vers les extrémités; quelque partie de ce grand continent auroit été fauvée du naufrage général : — on auroit obfervé avec admiration la bénignité de la main qui prétendoit chatier ; & comme preuve.de fon humanité , des milliers de families auroient refié en paix dans leurs établiflements éloignés. Si je me fuis tant étendu fur les détails de ces calamités inférieures, fi j'ai négligé de vous entretenir de celles qui ont dévafié nos plus riches établiflements, qui ont réduit nos villes en cendres, c'elt que les poffeffeurs de plantations long-temps cultivées ont des amis, des parents, des reffources, qui, en quelque facon, adouciffent leurs malheurs; au contraire, ceux dont je viens de vous entretenir, ceux qui tracent les derniers fillons de nos Provinces, qui cultivent 1'extrémité de nos diflrifts les plus éloignés, quand ils font une fois ruinés, Terne L P  ( 338 ) ils le font pour toujours : — ils doivent par conféquent devenir, aux yeux de 1'humanité , des objets beaucoup plus dignes de compaffion & de pitié. Adieu St. John. LA FILLE GÉNÊREUSE. Xj'audace de I'entreprife, la fageife des vues & des combinaifons, le courage & la perfévérance dans la conduite &Pexécution de cette grande rénovation, voila les traits qui caractérifent nos légifiateurs : les anecdotes particulieres, choifies avec difcerneirient, vous feront connoitre la nation. — Fidele a ma promeffe, je n'ai peint que ce que j'ai vu , & même le Ciel m'en eft témoiu;je n'aicboifi que les fcenes les moins atroces, celle du moins oü la vertu, en répandant fa douce lumiere, diminue i'horteur & les ténebres du crime. Le Colonel J. S. fut enfcrmé dans les prifons de New - Yorck , loiTque j'y étois moi-même ; le bafard nous fit habiter le mime appartement: c'étoit un Colon fort riche, defcendu d'une des premières families jLuropéeniies qui aborderent fur FIfle  ( 339 ) de Naflau (i) ; il habitoif le diftrict de Southarnpton, dans le Comté de Suffb;k, la partie la plus oriëntale de cette Ifle. Quoique agé de foixante-fept ans, il étoit cependant encore frais &vigoureux : le lendemain de fon arrivée, nous le priames , fuivant notre ufage, de nous raconter fon hiftoire. Pendant plufieurs années, nous dit-il, j'ai été Magülrat & Colonel de la Milice de notre canton; je pris les armes au commencement de cette guerre, & conduifis 1'élite du régiment a 1'armée Américaine , peu de temps avant qu'elle s'oppofat au débarquement & aux progrès des troupes Angloifes, fous le Général Howe. —Vous connoiffez le fort de la fatale journée du ... oü la difcipline des mercénaires 1'emporta fur Ie zele, le courage & le patriotifme. —O Ciel! faut-il qu'un Européen, a fix fois par jour, puiffe vaincre & détruire impunéaient des citoyens combattant géuéreufement pour leur patrie ? Quelques jours après, le Général Anglois publia une proelamation , qui invitoit tous les habitants de notre Ifle a mettre bas les armes, & a llgner une convention qui leur afluroit la protèéUon de 1'armée Angloife, & la tran- (i) Ifle-Longus. Pij  C 34° ) quitfité : ma femme, mes deux filles, mon ige, tout m'obligea a me fouraettre a cette dure extrémité. — Ah ! fi j'avois eu dix ans de moins, j'aurois fait comme tant d'autres qui abandonnerent leurs biens & leurs maifons pour paffer dans 1'Etat de Connefticut, & fe joindre a ceux qui n'avoient pas encore fubi le joug. Le mois d'Avril paffé, le Général Cl—on vintchaifer dans nos cantons; il choifit ma maifon pour fa demeure; elle eft fituée au fond d'une baye, dont la pêche m'appartient, ainfi que les terres voifines : je ne luis défendu du détroit (i) que par une péninfule alfez étendue. Un jour étant a ma porte avec ce Général : — J'admire, me dit-il, la fituation de votre habitation & de vos champs : vous devez mener ici une vie heureufe; le gibier, le'poifibn, la navigation, la fertilité de vos terres, tont, ce°me femble, concourt a vous rendre riche. Combien d'enfants avez-vous? Cinq, lui dis-je, mais je n'ai que deux filles avec moi. N'êtes vous point expofé aux incurfions des gens de Connecticut, qui, a ce qu'on m'a dit, traver&nt fouvent le Sound pour venir piller? — Je fuis, comme vous le voyez, entre deux feuxplufieurs con- (1) New England Sound.  C 341 5 noilTant ma fituation , m'appellertt Whig, pour venir enlever mes beftiauxj d'un autre cöté , les Américains de Couneclicut appellent Torys tous ceux qui fe font foumis a votre domination, & viennent fouvent exiger de grandes contributions : telle eft ma fituation; malgré les richefies dont je jouiifois avant la guerre, a peine pourrois-je vivre fans le poiffon que nous prenons tous les jours. Votre état eft vraiment malheureux, continua-t-il : fi jamais ilvous arrivé quelque chofe, je vous rendrai fervice. — Quelque temps après, fon Excellence me quitta. Le 20 du mois fuivant, vers les fix heures du matin, étant dans ma grange, occupé a nettoyer du Un avec mes negres, j'appercus de loin cinq perfonnes mal vêtues , &, en apparence , trés - affligées; elles cheminoient vers moi. — Qui êteS- vous, mes amis, leur demandai-je? d'oü venez-vous, & oü allez-vous? — Nous venons de Conneéticut, oü nous defirons bien retourner : nous nous embarquames, il y a trois jours, a Guilford, a deffein de prendre * ** prifonnier, a qui le Gouverneur Tryon a donné la plantation que j'ai abandonnée. — Informé de notre approche , il s'eft défendu a travers les fenetrcs; trois de nos compagnons ont été tués, & quaP üj  ( 54= ) ire font blefles : ils font actuellement fouS la garde de deux de nos compagnons; fachant que vous êtes dans le fond du cceur bon Américain, malgré le fort qui vous met fous la domination Angloife, nous fommes venus implorer votre aüillance, &vous demander un peu de linge pourpenfer leurs plaies, & quelques provifions. — Comment prétendez-vous favoir quelles font mes opinions politiques? Je fuis vieux, je n'en ai plus; ma fituation d'ailleurs m'expofe aux déprédations des deux partis; je ne fais que faire; refiez ici un moment. Je fus confulter ma femme, a laquelle je racontai toutes les circonftances de cette afFaire. Que peux-tu faire, mon ami, me dit-elle? II faut leur donner de bonne grace ce qu'ils peuvent exiger par force; ne font-ils pas fept perfonnes années? Croïs-moi, prends ce jambon & ces deux tourtes, & pries-les, au nom de Dieu, de ne jamais revenir: peuvent-ils ignorer le mal qu'ils font a leur patrie, fous prétexte de fatisfaire leur veugeance particuliere? — Les Anglois fe réjouiffent d'avoir un prétexte aufli fpécieux pour exercer leurs brigandages. — Je leur délivrai les provifions & les avis de ma femme, & ils s'en furent pénétrés de reconnoifl'ance.Le lendemain, a la même heure, étant  ( 343 ) occupé au mime ouvrage, j'appercus cinq perfonnes, cheminant du mime cóté; ils avoient 1'uniformc des réfugiés de la péninfule de Loyd : — cet habit, de mauvais augure, ufefrraya beaucoup. Quelle nouvelle y a-t-il encore, dis-je a mes negres ? ces gens font comme les Turkey Buzards , ils ne paroiflent qu'oü il y a du carnage & de la proie. — Nous reconnoiflëz-vous, dit 1'un d'eux? — Oui, lui dis-ie, vous êtes les mêmes perfonnes auxquelles je donnai hier a cette heure de la viande & du pain. — De la viande & du pain , répétat.jl? _ Tu nous aurois donné de ton fang, fi nous t'en avions demandé, infigne rebelle : non content d'être traitre au meilleur des Rois, tu trabis également la parole que tu as donnée, en fignant la proclamation de'ne point aiïifier les ennemis, & tu nous allifias hier, nous prenant pour des gens de Connecticut. Vieux fourbe, vieux fcélérat, tu croyois donc ta rufe & ton hypocrifie a 1'abri de toute découverte : viens expierdans les prifons de New-Yorck le crime que tu cachois avec tant de foin: ordonne a tes negres de mettre tes chevaux au chariot, pour t'y conduite fous bonne efcorte. — Si la caufe du meilleur des Rois eft la meilleur des caufes, leurrépondis-je, pourquoi la foutenez-vous par la fraude & P iv  ( 344 ) le menfonge ? Je connois le motif qui vous fait agir; mais ne croyez pas que la timidité de Ia vieilleffe & les regrets fexagémaires augmentent votre triomphe : il y a plus de quatre ans que je gémis en attendant des jours plus heureux. — Tout nous eft permis pour découvrir les rebelles cachés, me dirent-ils? nous fommes d'ailleurs autorifés par des ordres fupérieurs. —> Je n'en doute point, Meffieurs; il eft cependant malheureux qu'il foit réfervé aux partifans du Roi George,' de poulfer la fublixaïié du mal, au point de forcer Phumanité de devenir fon propre ennemi, & de convertir en crime une action purement charitable. — Que nous dis tu, vieux puritain, ne faut-il pas que le remede foit proportionné au mal ? — Laiffez - moi au moins, Meffieurs les Royaliftes, prendre avec moi quelques vêtements. — A peine furent - ils entrés dans ma maifon , qu'ils commencerent a piller&a emballer tout ce qu'ils trouverent de meilleur. Ils briferent lin grand bureau ; mais n'y ayant point trouvé d'or, ils s'en vengerent fur des papiers qu'ils déchirerent en morceaux:,, Pour „ 1'amour de Dieu, leur dit ma femme, li „ vous êtes déterminés a détruire ce qui ,, nous appartient, refpectez au moins ces „ cahiers; ils font relatifs aux biens de  ( 345 ) „ plufieurs enfants que la baïonnette de vos amis ont rendu orphelins; ne font„ ils pas aflez malheureux " ? Pas autant qu'ils méritent de 1'être, dirent-ils; c'eft une pépiniere de républicains, que la Grande-Bretagne fera bien d'extirper. Ils ouvft. rent enfin un coffre oü ils trouverent trois cents quatre-vingt-trois piafires. — Voila ce que vous cherchez , Meffieurs , leur dis-je? - je fuis faché de ne pas en avoir davantage. Dans ces entrefaites, ma fille Julie entra dans fa chambre pour y prendre trente guinées qu'elle y avoit cachées, & qu'elle vouloit me donner; un de ces coquins, qui 1'avoit fuivie des yeux, faifit fon bras au moment oü elle le retiroit du coffre& la menacant avec fon fabre nud , lui ordonna de délivrer la bourfe qu'elle tenoit. — Ne puis-je fauver de vos mains de quoi affifter mon pauvre pere dans la prifon oü vous allez le conduire, leur ditelle fiérement? — Sans répondre, il la faifit par Ia main pour en arracher fa proie; mais trouvant une réfiftance a laquelle ii ne s'attendoit pas, il lui donna un coup de fabre au-deflus du poignet: malgré la perte de fon fang, elle réfifta encore, elle jetta la bourfe par la fenêtre a une negreffe qui avoit été témoin de cette fcene. -< De dépit , il alloit renouveller le coup, lorfque P v  C 346 ) fortunément nous en trames : fes camarades, honteux de cette aétion, 1'en empêcherent. — C'eft donc aux vieillards & aux filles que vous venez faire la guerre ? voyez , mon pere, voyez dans quel état cetliomme m'a mife; mais mon courage ne s'écoulera pas avec mon fang. Un accès de fureur qui, a cet inflant, faifittous mes negres , penfa caufer une fcene fanglarrte : les Royaliftes, craignant les fuites du délai, chargerent précipitamment mon chariot, & m'amenerent avec eux, après m'avoir attaché les bras derrière le dos. — Vous triomphez aujourd'hui, leur dit ma fille, mais dans peu je vous ferai repentir de votre fcélérateffe. — Venez a New-Yorck, fivousofez, lui répondirent-ils? les femmes rebelles ne font pas plus exemptcs de la prifon que les hommes; fuivez-nous fi vous ofez. J'ofersi tout pour mon pere ; & quels crimes, vos confeils de guerre peuvent-ils me reprocher? J'irai le défendre a New-Yorclt, -au péril de ma vie. — Peignez-vous, fi Vous pouvez, 1'état de ma pauvre femme; quant a moi, j'étois prefque étouffé de coJere & d'indignation : je conjurai ma fille de refter, a caufe de fa bleflure; nous ar» riv;lmes le foir a Sétoket, oii je fus vivement attaqué de la gravélle : 1'un d'eux faiftffant le moment de mes plus cruelles fou,f«  ( 347 ) frances, vint me dire qu'il ne tenoit qu'a moi de retourner en ma maifon; que j'étois riche, qu'ils cacheroient mon crime, fi je leur donnois trois cents cinquante guinées, outre ce qu'ils avoient avec eux, qui n'étoit qu'unc jufie rétribution pour leurs peines.Trois cents cinquante guinées, leur dis-je? — dans tout autre temps, je vous répondrois comme vous le méritez ; aujourd'hui je me foumets a mon fort, tel qu'il puiffe être, tel que je puis l'attendre d'une uatión qui fe joue des premiers droits de la nature. Nous arrivames enfin ici, oü tout retentiffoit déja du bruir de leur expédition. DéjaJaquesRivington avoit publié,comme vous avez pu le voir dans fa gazette, Ie paragraphe fuivant : ,, On nous écrit de ,, la partie oriëntale de Flfle-Longue , que „ les réfugiés de la péninfule de Loyd , ,, toujours infatigables pour le fervice de ,, Sa Majefié, ont furpris Jofiah Smithj „ anciennement Ecuyer, affifiant des gens de Conneclicut qui étoient venus pour piller les loyaux fujets du Roi, & qu'ils „ emmenent le vieux rebelle avec eux fous „ bonne efcorte , oü probablement Sou „ Excellence 1'enverra lögcr-a 1'Hótel de J5 Cunningham (i), ]a déleclable demeure (i) Le Prévöt» V V]  ( 34? ) „ de maints autres archi-rebelles comme „ lui ". — A peine eus-je mis pied a terre, qu'un garde me conduifit ici ; j'ignore quand & comment j'en fortirai. Telle eft, en peu de mots, 1'hiftoire que vous avez exigée de moi. Sa généreufe fille trouva heureufement dans fon voifinage un fauvage de Montauck CO s Panf?- fa bleflure. Elle arriva ici cinq jours après fon pere.— Elle obtint avec peine la permiffion de le voir; elle ne dut même cette faveur qu'a fa noble apparence & a la douce fermeté de fon maint-ien : elle eft grande, bien faite, & jolie fans ötre belle; elle unit merveilleufement la timide modeftie de la campagne, avec la décente aflurance de la ville : elle n'y étoit cependant jamais venue. —Je 1'avoue, la dignité de fa figure, fon heureux maintien t fjn bras en écharpe, fon courage, les proteftations animées qu'elle fit a fon pere de ne jamais 1'abandonner, eurent un elfetfingulier fur mon cceur. Je ne pouvois la voir fans mêler au plaifir que fa vue m'infpiroit, un grand degré d'admiration; elle devint enfin a mes yeux, ainfi qu'a ceux de tous les prifonniers qui étoient admïs dans notre chambre , un objet infiniment intéreiïaut. fon corps & les lënfations de fon ame femblent avoir été alfortis exprès pour 1'emploi terrible auquel ils étoient deftinés. C'eft un homme callueux, s'il en fut jamais, devant lequel les pleurs du malheur & de 1'affliftion, les cris des punitions , 1'appareil des chatiments, n'ont nul effet ; c'eft un homme dont 1'amé, pétrie d'une implacabilité atroce, femble fe réjouir de ce qui afflige ceux qu'il peut appelier rebelles, & femble trouver du plaifir dans 1'exécution d'un fyftême de barbarie qu'il appelle devoir. — De ma fenêtre , combien de femmes n'ai-je pas comptées , attachées au poteau pour y être fouettées! — Chaque fois j'y ai vu ce bourreau armé d'un nerf de bceuf, lacérant impitoyablement fon negre quand ill s'appercevoit que le bras de cet Africain, moins barbare que le fien, diminuoit, par pitié pour une femme, fi-non le nombre, du moins le poids des coups qu'elle devoit recevoir. — J'ai vu aulfi un foldat ^'artillerie fouetté fur les mêmes principes. La nuit du 14 Aoüt, nous entendlmes  ( 357 ) quelques coups de fufil. - J«gez de curiofité que ce fruit excita ; mais la crainte du cachot nous empêcha , le lendemain, de faire la plus petite queftion a celui qui vrat nous compter & ouvnr la porte de notre chambre. - Deux jours après, un Sergent du régiment de B.-K. fut amené fous notre toit : le hafard le conduifit dans notre appartement, quoique ce füt celui des bourgeois. - „ Que ma „ préfence ici, Meffieurs, ne vous cha' grinepoint; je ne vous importuneraipas , long-temps. - Qu'avez-vous donc fait, ' lui demanda le Col. J. S. (un de notre , chambrée)? - Mon devoir, lui répondit-il: mais il en eft un autre qui, je 1 crois, n'a pas fait lefien; je crains de payer de ma tête pour fa faute ou Ion ' malheur. — Qui êtes-vous donc, quelle eft votre hiftoire, lui demanda la même " perfonne? — Je fuis Sergent dans le ré" giment de B.—K. : avant la guerre, je " polfédois une plantation alfez confidérable dans le Comté de Morrifs. — PoulTé par lefentiment delaloyauté, par obéif" fance aux impulfions de ma confcience, &, fincérement, croyant faire mon de„ voir, j'abandonnai tout ce que j'avois ,, dès le commencement de la guerre, & „ vint me réfugier dans les liguesdu Roi,  C 358 ) „ avec ma femme & buit enfants. -— Auffi„ tót que je fus arrivé, les uns approu,, verent ma conduite, me difant qu'il fe,, roit a defirer que tous les Américains ,, en fiffcnt autant, que j'étois un brave „ homme. — Les autres me dirent : Tli „ es un grand fou, R. A., de n'avoir pas ,, refté avec tes compatriotes, & d'avoir quitté ton bien pour venir ici loyalement mourir de chagrin & de faim : ne favois- tu pas que tout mérite, tout dévoue,, ment Américain, tel qu'il puiffe être, eft fouverainement méprifé dans ces li,, gnes? Rien n'eft bon, louable & récom,, penfé , que parmi les Anglois & les Ecof„ fois. Le Parlement, il eft vrai, a gêné,, reufement ordonné une fomme confidé- rable qui devoit être diflribuée aux plus ,, néceffiteux , & des vtvres pour tous; 5, mais cette fomme a difparu entre les mains „ des Tréforiers , & les avides Commiflaircs ,, refufent, ou nous volent la moitié de ces mêmes provifions. Souvent on nous „ en donne qui font gatées, & que nous ,, ne pouvons prendre : c'eft a quoi Mef- fieursles Diftributcurs s'attendent; alors ,, ils engraiffent leurs cochons. — Mais, ,, leur dis-je, le Gouvernement n'a t il : as „ pinb!ié plufieurs proclamations, invitant les fideles fujets du Roi a fe rendre ici,  C 359 ) „ oü toute efpece de protection leur eft „ promife ?— On voit bien , me répondirent,, ils, que tune fais que d'arriver, puifque ,, tu attribue a ces papiers publics une vertu ,, qu'ils n'ont pas : dcoutes une fois pour tout. — Ce font desreliques offertes ano,, tre vénération pour nous tromper, comme ,, c'eft 1'ordinaire dans ces fortes de cho,, fes. — Elles font mdprifdes par tous ceux ,, qui les approcbent, comme par ceux qui ,, les publient & les expofent au refpeér. des hommes : il n'y arien dans Ie monde ,, de trompeur comme ces proclamations. ., — C'eft avec cc charme groffier qu'on ,, a invité les negres mêmes des Améri,, cains, aux yeux defquels on a étd étaler une foule de promeffes menfongeres. II ,, y a, je crois, neuf jours que des Capi,, taincs de vaiffeaux de guerre en firent', a New-Yurck, une preffe terrible, fous prétexte de compléter leur équipage; ils en ont enlcvé plus de trois cents qu'ils „ portent aux Ifles , oü ils les vendront, „ comme ils ont fait de tous ceux qu'ils ont pillé depuis le commencement de cette 5, guerre. Par une autre proclamation , il „ eft ordonné aux Officiers de refpecter les récoltesdes Colons fur les Ifles d'Yorck, „ de Naffau & de Staten : Mylord Pv-n „ faifoit cependant 1'exercice fur une piecc  C 360 ) ,, de bied, 1'autre jour, quoique le pro,, priétaire de Ce champlui montrat cetécrit ,, public. — Tu n'as pas d'idées de 1'in„ difcipline morale & phyfique de toute „ cette armée; tout le mal qu'ils jugent il ,, propos de faire, eft légitimé dès qu'ils „ le font aux Américains. — Ces détails ,, m'étonnerent, je l'avoue;mais ils ne me ,, découragerent pas: — j'avois alors beau,, coup de zele. — Peu de temps après, lc „ Colonel B. — K., que j'avois connu au„ paravant la guerre, me fit Sergent dans „ fon régiment, & obtint des rations pour „ ma familie : je perdis, il y a fept mois, ,, mon fils ainé a mes cótés, dans 1'affaire ,, auprès de New-Torck. — Je me fuis tou,, jours comporté en honnête-homme; je ,, n'ai fait fimplement que mon devoir, fans „ ajouter aucunes cruautés aux horreurs ,, de notre métier ; j'ai toujours été un ,, brave foldat. — Ai-je tort, Meffieurs, de ,, m'appeller brave? voila les blelfures que „ j'airecues a bord de 1'Amiral Mathews, „ dans la Méditerranée: — je netarderai ce,, pendantpasaêtrependu. — Pendu,luidis„ je— ? Eh, mon ami! qu'avez vous donc ,, fait? Les Anglois ne pendront certaine,, ment pas un homme quia abandonnéune „ plantation de deux cents acres pour entrer a leur fervice. — Je le ferai cependant, ,, Meffieurs;  C3<5i ) 5, Meffieurs; & cela pour répnrer la faute s, ou le malheur du Major S**. — Quel „ rapport peut-il y avoir entre ce Major ,, & vous, lui demanda le Colonel J. S.? „ — Ne favez - vous pas, continua -1 - il, „ que le pofte de Paultis Hook a été em„ porté, il y a trois nuits , par cinq cents „ Américains commandés par le Major „ Lée " ? - Alors le myftere fut révélé; nous apprimes , par cette nouvelle, que les coups de fufil entendus la nuit du 14, avoient été tirés a 1'attaque & n Ia prife de ce pofte. — Paulus Hook eft une péninfule fur la rive occidentale de la riviere de Hudfon, oü, avant la guerre., ilyavoit un grand bac. — „ Mais, encore une fois , „ comment fe peut-il faire que vous, fim„ ple Sergent, foyez puni pour la faute ,, de votre Commandant? Racontez-nous tout cela de bonne foi : reffouvenez,, vous que fous ce toit, il n'y a ni Whigs , „ ni Torys ; nous ne fommes plus que 5, des prifonniers. — Je vais vous le dire, „ Meffieurs. — Vers les onze heures de la nuit du 14, le Major Lée , a la tête „ de cinq cents Américains d'élite, paffa „ la prairie Salée au Nord-Oueft du pofte; dans peu de temps, ils franchirent tous „ les obftacles de vafes, d'eau & de folfés B, qui nous défeudoient de ce cóté la : ils Tome I. Q  ( 3Ö2 ) furprirent, fans tirer un feul coup de '' fufil, notre détachement. - Telle fut la " hardielTe de leur entreprife, la célérité H de leur marche, & leur parfaite difcipli\\ ne, qu'ils emmenerent prifonniers plus " de deux tiers de notre garnifon; & com„ me un contraire frappant de la rapacité ,' Angloife, ils lailferent les montres d'or ', de nos Officiers, qui étoient fufpendues „ a la tête de leurs lits : le refte de notre " garnifon fe retira dans la petite eftoca„ de, d'oü ils tirerent quelques coups de ", fufil. - Au point du jour, un déta„ chement de Gardes Angloifes pafia fa riviere , mais il étoit trop tard. - La ,', furprife d'un pofie auffi important , & " fi voifin du quartier-général, piqua très„ fenfiblement Son Excellence, Sir H. C.: — II a derniérement ordonné des inforl\ mations, j'ignore quel en a été le réful„ tat. - Je m'imagine cependant que la " conduite de notre Commandant a été H blamée; car on dit qu'il n'étoit ni dans " Peftocade , ni du nombre des prifonniers : il va, dit-on, partir pour aller „ commander les invalides , & vexer, fans , doute , les pauvres habitants des Ber*, mudes, oü vraifemblablement il ne courra „ aucun rifque d'être furpris par les Amé„ rkains, - II a été réfoluen même temps,  t (363) ,, que je n'étois pas au pofte oü je devois etre ; que je me fuis mal comporté, & „ que tout le blame de la furprife dok „ tomber fur moi; fur moi, pauvre Ser„ gent, qui n'étoit point de garde pen„ dant cette nuit, & qui meme eut le „ bonheur de faire deux Américains prifonniers, armé de ma feule baïonnette. — Vous le favez comme moi , Mef„ fieurs, qn'eft-ce que la vie d'un foldat, „ quand elle eft comparée avec 1'hon, sj neur & la réputation d'un Officier ? „ Je connois très-bien votre Comman„ dant, dit le Capitaine B., (un'de nos ,, compagnons ) c'eft un affez drole d'hom„ me, c'eft un de ces Anglois peu inftruits , „ qui croient fermement que tout ce qui ,, n'eft pas né dans leur ifle, eft d'une ef„ pece inférieure a la leur. — Etant encore „ Aide-de-Camp , il fut envoyé par fon s, Général, pour quelques affaires, chez „ MEn s'approchant de cette mai„ fon, a cheval, il caffa une vitre de la „ chambre oü étoit ce Colon, fimplement? ,, pour lui faire favoir que lui, Major An„ glois, étoit la , & qu'il eüt a venir lui „ parler: — car, fuivant les maximes qu'ils „ ont apportées dans notre pays, 1'action „ d'avoir frappé a la porte, auroit été de traiter un Américain refpeétable avec trop Q ij  ( 364 ) de coraplaifance : ainü vous voila donc, „ mon pauvre Sergent, deftiné a expier la „ faute de ce célebre Major; vous voila donc „ femblable au bouc chargé de Panathême: „ — mais au-lieu de le lilcher dans les bois, comme faifoient lesjuifs, (en cela „ plus philofophes que les Anglois) ce „ qui ne feroit qu'une légere punition, on „ vous menace, dites-vous, de perdre la „ vie? -* Ainfi mes camarades m'en ont,] ils informé, répondit le Sergent. Dieu ,. difpofera de moi comme il voudra; ileft „ bien dur cependant d'être puni comme „ un malfaiteur , pour la faute d'un autre, „ & n'en ayant aucune a fe reprocher. — „ Mais peut-être les chofes prendront-elles „ une autre tournure, répondit le CapitaineB.? Vous n'avez pas encore été " jugé par le Confeil de guerre : il y a, dit„ on, parmi ces Melïïeurs , des hommes de la plus grande probité, qui rougi„ roientde verferle fang innocent. - Vous „ avez donc une grande opinion de nos „ Confeils de guerre,'Meffieurs, repliqua „ le Sergent? Vous ne connoilfez donc pas 1'hiftoire de leurs jngements? Ils en „ ont rendu plufieurs qui annoncent toute ^, la partialité de la guerre civile. — Les „ membres de ces Confeils femblent être „ des Torys Américains , avcuglés par  C 365) „ leur zele, condamnant tout ce qui s'ap,, pelle Wigh : — nos Confeils de garni,, fon, fur-tout, excedentenaveuglement, „ précipitation, infouciance , tout ce qu'on peut imaginer : quoique fimple Sergent, ,, mon ancien état de citoyen me fait faire „ mille réflexions fur ce qui fe palfe & fur ,, ce que je vois. " II eft vrai, reprit le „ Colonel J. S. , que 1'efprit de vertige, ,, de diiïipation & de cruauté femble avoir ,j infeété toute 1'armée Angloife; ils nous regardent comme des bêtes féroces, qui „ ne méritent pas de jouir des droits les ,, plus ordinaires de 1'humanité : de-la ce ,, démon de rapine & de cruauté, qui lé„ gitime les forfaits les plus atroces; de„ la cefyftêmetyrannique & abfurde, qui, ,, a jamais, ternira le nom Anglois parmi „ nous, & a jamais fera rougir les hon„ nêtes gens de la Grande - Rretagne des „ ordres de leurs Miniftres, & de la trop ,, fidelle exécution de leurs fatellites. — Hélas! mon pauvre Sergent, continua, Ie „ Colonel J. S., que ne reftiez - vous fur „ votre plantation? Pourquoi cherchiez,, vous a abreuver du fang dc vos nou„ veaux compatriotes, cette terre adoptive „ qui vous avoit nourri pendant tant d'an,, nées, & fur laquelle vous aviez procréé votre iiombreule familie? — Ah! MefQ üj  (zt*) „ fieurs', Tépondit le Sergent, j'ai eu tort, „ je 1'avoue; fi 1'afFaïre étoit a recommsn,, eer, j'agirois bien difFéremment: 1'ingra„ titude , le mépris , 1'abandon qu'on! „ fouffert tous ces hommes qui, avec la „ meilleure foi du monde, fe font réfugiés„ ici, me révolte toutes les fois que j*y „ penfe. -* La moitié font déja morts de ,, chagrin ; & 1'autre abondonnée a 1'ai„ guillon de tous les befoins, ainfi qu'jt „ celui d'un repentir inutile, de paifibles „ cultivateurs font devenu des forcenés, qui outragent & terniiTeut la caufe qu'ils „ ont adoptée : la conduite barbare du Gouverneur, lequel a peine leur donne j, des rations, les a convertis en loups af„ famés, qui dévorent, qui pillent & qui détruifent tout. -< Voila, ajouta le Co„ lonel J. S., pourquoi on les tolere, voilk „ pourquoi on trouve bien fait tout ce qu'ils font. — Si je ne vous importune point, „ Meffieurs , je refterai volontiers avec „ vous ; c'eft une confolation avant de „ mourir, de parler a cceur ouvert, & „ d'ctre avec d'honnêtes gens ". -< Maïs a peine lui avions-nous donné notre confentement, qu'undesfubalternesdu GrandPrévót vint lui ordonner de fe retirer dans une chambre qu'il lui indiqua. L'liiftoire de ce Sergent nous fit faire  ( 36? ) mille réflexions. Si un brave homme comme lui, dis-je a ces Meffieurs , efl; condamné h mort, quel fera donc notre fort ? Mais bientót cette trifte fcene fut oubliée par 1'effet du fentiment profond de notre fituation, & de nos propres malheurs; toute la fenfibilité eft alors concentrée dans nos ames; 1'infortune des autres n'y fait que de légeres impreffions : — ce n'efl qu'aujourd'hui, au fein de laliberté &du repos, que toutes ces fenfations fe renouvellent plus vivement même que lorfque je fus témoin de ces triftes fcenes. Quatre jours après, le Sergent fut conduit au Confeil de guerre, & a fon retour il nous confirma toutes fes craintes. ,, On „ n'a point voulu, nous dit-il y écouter ma „ défenfe; mon Colonel, paree qu'il n'é- toit point a 1'affaire, n'a pas même été „ fommé de comparoltre, crainte que le témoiguage qu'il pourroit donner de ma „ conduite antérieure, ne fervit a adoucir „ plufieurs des membres; je fuisun homme s, perdu fans refTource ". ~- Deux jours après , il fut reconduit devant le même tribunal , & il n'en concut pas de raeilleures efpérances. Versl'après-midi du famedi fuivant, étant a me promener dans la galerie avec eet homme , le Prévót 1'appella a travers les Q iv  C 3^8 ) barres de fer qui fervoient a nous enfermer , & lui tint le propos fuivant : — J5 Sergent B. A., fi vous avez quelques affaires a régler dans ce monde , fur mon ame, dépêchez-vous ; car , par „ Dieu, demain, a onze heures, je vous „ en ferai fortir plus vite que vous n'y ., êtes entré; telle eft la {'enteuce du Cons, feil de guerre : m'entendez-vous , Ser„ gent? —Oui, je vous entends, répon„ dit-il foiblement; hélas ! je n'ai point „ d'affaires a régler ici-bas; j'ai abandon„ né, pour la caufe du Roi, tout ce que „ je poffédois ; je n'ai qu'a demander a „ Dieu la réfignation & le courage. " — Aucune circonftance de ma vie ne m'a jamais autant frappé. — Je me rappelle encore la pomire immobile & la phyfionomie de eet infortuhé, dans laquelle étoit peinte Tépouvante & la terreur; les traïts allongés de fon vifage, la lïtuationde fon corps foudainement arrC'té , comme par un pouvoir fupérieur, fon attitude, qui étoit le fymbole de 1'horreur, tout annoncoit 1'imprefllon profonde que venoit de faire fur fes organes fa derniere fentence. — Toute efpece de mouvement animal fut arrêté; fes yeux fe fixerent fur la terre, fes nerfs perdant leur reflort ordinaire , laifferent tomber fes bras perpendiculaïrement de  ( $C>9 ) chaque cóté, fa poitrine fe gonfla plus haut que je n'avois jamais vu la poitrine d'uti homme, pour faire place fans doute a 1'angoiffe fubite dont elle fut remplie : cette maffe d'amertume 1'eüt fans doute étouffé, fi elle ne fe fut enfin évaporée en profonds foupirs. — II ne fit aucunes plaintes, —« J'obfervai que ceux qui 1'entouroient , & dont le fort futur ne devoit peut-être pas être meilleur., le regardoient avec-, des yeux fixes, d'ou découloient en filence quelques groffes larmes. Auffi-tót que ce moment terrible & douloureux fut paflTé, il fe retira dans une chambre ifolée & obfcure, dont il ferma la porte. —Qnelle fut notre furprife, quand une heure après il vint nous retrouver avec 1'air plus calme & plus ferein. — „ Je „ viens , me dit-il, vous prier de venir „ paffer une heure avec moi. — Une heure „ avec vous, mon ami, lui répondis-je; hélas! quels fervices puis-je vous ren„ dre? —Ceux dont j'ai befoin , répliqua„ t-il : — celui de m'aider par votre con„ verfation & vos confeils, a écarter du „ fupplice qui m'attend , tonte 1'borreur „ que ce premier moment infpire.— Votre „ choix , lui dis-je , m'afflige beaucoup „ plus qu'il ne me flatte : —je fuis moi„ même enveloppé des nuases de Ia plus Q v  C 37° ) „ fombre mélancolie ; mes fens font en„ gourdi par des malheurs, mes facultés „ font éteintes par 1'excès de mes réfle„ xions, mes nerfs font affoiblis par les chocs les plus violents ; dans quelle fource irai-je puifer les lecons & les confolations : hélas! elles font taries il y a long-temps ; je n'ai plus cette énergie d'ou. proviennent les moyens & même le courage de 1'infpirer aux autres. s, Neferiez-vouspasmieux d'envoyer cher„ cher le Chapelain de cette prifon ? -» 9, Je ne le connois pas, me dit-il; d'ailleurs, que pourroit-il medire? quelques „ morales officielies & d'ufage, quelques „ propos fees & frigides, fans le baume de la véritablecompafïion, & fans effet: il n'y a qu'un homme malheureux com,, me vous 1'ètes, qui puiffe entrer dans „ ma fituation, & alléger mes peines en les „ partageant; il m'interrogeroit peut-être fur les principes religieux dans lefquels ^'ai été élevé : — hélas! je les ai tous ou>, bliés; il eft trop tard, la veille de fa „ mort, d'avoir recours a 1'hypocrifie ou a fon catéchifme; j'ai été toute ma vie honnête homme , j'ofe le dire avec confiance, bon laboureur, bon mari , bon pere, & brave foldat. Dieu me refufe„ roit-il fon repos pour avoir oublié quel*  C 3?i ) „ ques détails de mon éducation? — Vous avez fait un bon choix, dit le Colonel „ J. S. au Sergent B. A.— M. S.J.prêcha ,, fi bien 1'autre jour un pauvre foldat Anglois, condamné a recevoir cinq cents coups de fouet , que ce même foldat „ nous a avoué depuis qu'il devoitle cou„ rage & le filence avec lequel il fupporta „ fapunition, a cette converfation; & tout bien confidéré, continua le Colonel J. ,, S., il eft beaucoup plus dur de recevoir 9, cinq cents coups fur le dos nud, que de ,j mourir par la corde : ~ c'efl: une des actions les plus fimples de ce bas mon„ de. ~ Elle eft d'autant plus fimple, ajouta „ M. (habitant de la Georgië & un „ de notre chambrée), que c'efl: la der9, niere. ~ Je fuivis enfin le Sergent; fa chambre étoit trés-obfcure, comme je „ vous 1'ai dit : — Ce n'eft pas l'aftion de mourir, me dit-il, avec des yeux anïmés, qui me fait trembler ; j'ai vu la „ mort plufieurs fois dans ma vie, fans Ia fuir ni la craindre; mais mourir injuftement, abandonner une femme & fept ,j enfants a tous les befoins de la nature , „ a la dureté du Capitaine, aux infultes „ des foldats, a 1'avidité des commiffaires „ qui, auffi-tót après ma mort, celTeront „ de leur donner la pitance de provifions Q vj  ( 372 > „ dont ils jouifient: « voila ce qui fouleve „ mon ame, voila ce qui éloigne de moi „ cette réfignation, ce calme du courage 9, que je cherche; voila enfin ce qui rend „ la cérémonie de demain fi terrible a con„ templer. -Hélas! mon ami, lui dis-je, „ êtes-vous le premier qui ait été con„ damné injuftement, depuis cette cruelle „ guerre? Ignorez-vous que plufieurs cen„ tafnes d'hommes , de femmes & d'en„ fants, out été brülés, aflaffinés fur nos „ frontieres , par les ordres de vos^ Mi„ niflres; ils étoient au «moins auffi inno„ cents que vous. - Dans toutes les ex„ péditions Angloifes , a travers notre „ pays, combien de victimes d'une cruauté „ inutilef, n'avez-vous pas vu ? - combien de perfonnes percées de baïonnet' tes, ont péri au milieu des tourments " & des infultes, qui ne méritoient pas plusla mort que vous? - Et après tout, „ qu'eft-ce que la mort, ü redoutée & fi „ terrible a nos yeux? c'efl lé fommeil de „ la nature , finaftion de la matiere, le „ repos moral de la penfée ; c'efl: 1'état „ primitif de cette même matiere : c'efl un „ état plus fimple& plus naturel peut-être „ que celui de 1'exiftence ; car, pour exif, ter , il faut du mouvement, un ordre " plus particulier, un arrangement orga-  C 373 ) nique enfin."— La vie eft, dit-on, un „ voyage qui conduit les gens de bien au bonheur; eh bien, c'efl: le terme de ce ,, voyage : peut-être eft-il plus aifé de „ mourir que de nafcre; la mort efl: lacon- folation des malheureux, c'efl: la borne ,, au-dela de laquelle le defpotifme & 1'in„ juftice ne peuvent atteindre. — Brave „ foldat, tel que vous êtes, n'avez-vous „ pas toujours été préparé a mourir depuis ,, que vous "êtes en armes? — ce n'eftdonc „ que 1'appareil qui vous épouvante : di„ tes-moi , n'étiez-vous pas fujet a être tué toutes les fois que vous étiez a vo„ tre pofle ? — La fiature qui nous fait naitre au milieu de tous fes fiéaux, ne nous annonce-t-elle pas clairement que „ chacun de nous efl: toujours a fon pof„ te, puifque cbacun de nous efl:toujours expofé? —Mourir par la corde eft hu- miliant, je 1'avoue ; maïs pourquoi cette „ circouftancevousaffligeroit-elle? —Vous ,, ne ferez plus auffi-tót qu'elle vous aura „ refferré, & que vous importe ce qu'on „ en dira dans la fuite ?—Voudriez-vons „ chérir le fantóme d'une opinion, même ,, après que la fource de vos opinions fera „ a jamais tarie? — Votre confcience vous „ acquitte; c'efl: le feul juge dont la fen„ tence doit nous confoler ou nous afHi-  C 374 ) j5 ger. — Quant a 1'état de votre femme & de vos enfants, j'avoue qu'il efl dé,, chirant pour le cceur d'un bon pere, de „ laifler après lui une partie de foi-même „ expofée a tous les befoins, & a tous les „ maux qui en proviennent : c'eft-la, món „ ami, la chainequi retient tant de braves ,, gens fous ce toit; fans cela fouffriroient„ ils, comme ils le font, les injuftices, 1'en„ nui, les langueurs de la captivité ?-. Votre „ femme n'aqu'unpartiaprendre, c'efl de „ fe retirer dans 1'intérieur du pays, & de pla„ eer tous fes enfants apprentifs a différents „ métiers: vous favez, comme moi, que fa „ connoiffance d'un bon métier, eft confidé„ ré ici comme égal en valeur a cent acres de terre; elle ira filer elle-meme dans la mai„ fon d'un bon Colon, k une demi piaftre „ par femaine , oix elle y fera bien nourrie „ & bien logée : fi eet avis vous plait, „ écrivez-lui, je me charge de faire tenir votre lettre par lemoyen duDocieurB., „ la première fois qu'il viendra faire fa vi„ fite : qu'endites-vous?—-Ilfoupirapro„ fondément. - Cette heureufe idéé me fou„ lage, répondit-il; - j'accepte votre ex„ pédient; mais quand je ferai mort, vous „ ne vous intérefferez plus aux miens; vous „ ne penferez plus a 1'état déplorable oü „ fera réduite ma pauvre veuve : promet-  C 375 ) „ tez-moi donc, devant Dieu, de faire tout votre poffible pour lui faire tenir la let„ tre que je vais écrire, & d'y en ajouter „ une autre dans laquelle vous lui expli„ querez le fervice que vous venez de me rendre. — Oui , .mon cher Sergent, je vous le promets devant Dieu, le protec5, teur des malheureux. — Jurez-le, répé„ ta-t-il, fur ce rayon du foleil, qui, dans „ ce moment, luit fur nos mains. ~ Oui, „ lui dis-je , je le jure fur ce rayon du foleil5 puiflentmes yeux ceffer decontempier cette augufte image du Créateur; „ puiflent - ils être condamnés a des téne„ bres éternelles, fi j'oublie, ou fi je né„ glige d'exécuter ce que je viens de vous „ promettre! — J'en mourrai plus content, „ me dit-il".« Oh! Etre des êtres, Pere «niverfel, que je ne puis ni appercevoir, «i comprendre, daigneras-tu devenir le proteéleur de la veuve & des orphelins que je vais laifler après moi ? Recois le facrifice ée ma vie; pardonnes-moi les fautes & les erreurs que j'ai commifes; donnes-moi les moyens d'oublier tout ce qui m'attache enr core a la terre, & fais que je fubifie mon fort avec décence & avec courage! II me remercia enfuite de ma complaifance, & me fouhaita une captivité courte. „ Hélas! peut-être, lui dis-je, fuis-je defii-  C 376- ) „ né h fubir le même fort! On me croit „ coupable de plufieurs chofes , qui, fui5, vant les maximes recues ici, conduifent „ a la mort. Demain vous vous en allez; „ dans quelques jours il fe peut que je m'en „ aille anffi. —> Armons-nous donc de ré„ fignation & de courage; regardons lavie comme un paffage fur 1'Océan; plus il „ efl court, & plus on 1'appelle fortuné: „ pourquoi , en fens inverfe, croirions„ nous que la vie n'ell heureufe que quand „ elle eft longue? - Adieu , mon cherSer- gent, pour la derniere fois. ~ Adieu, ,, Monfieur , pour jamais : pïüt au Ciei „ que je n'euffe qu'un demi-quart d'heure „ a attendre la fin de la tragédie! Quelïe „ nuit douloureufe & terrible n'ai-je pas „ devant moi! encore fije pouvois en adou„ cir Tamertume, en la paffant avec ma „ femme & mes enfants"! — Aufii-tót que je 1'eus quitté, j'entrai dans la chambre du Congrès, oü étoient enfermés les Ofikiers Américains qu'on ne jugeoitpas digues d'être fur leur parole avec les autres dans 1'endrovt de 1'Ifle-Longue qui leur étoit afïïgné. — J'avois le coeur gonflé de mille fenfations, & 1'imagination remplie d'images lugubres & trifles. — Je recontai a ces Meffieurs la fcene précédente fans en oublier la plus petite circonflance,-—  C 377 J •„ Queldommnge, leur dis-je, qu'un brava ,, homme tel que ce Sergent périffe par les mains de 1'injuftice, & qu'après "avoir effuyé tant de dangers, il vienne ici terminer fa carrière d'une manierefi cruelle &fi affligeante! C'étoit bien la peine d'être loyalifte, & d'avoir abandonné 1'ai„ fance & 1'abondance dont il jouifloit fur fa plantation ? — Ah ! fi comme moi, „ Meffieurs, vous lui aviez entendu racon,, ter fon hiftoire; ft, comme moi, vous aviez vu fes bleffures, fes nobles atteftations de fervices & de bravoure! —Et „ pourquoi ne les a-t-il pas montrées aux membres du Confeil de guerre, dit vi„ vement M. *** ? ( Lieutenant de la troi,, fieme Brigade Penfilvanienne). — Si on ,, lui a refoifé la liberté de parler, la vue ,, de fes honnêtes cicatrices auroient peut* „ être été pour lui un puilfant avocatf — Quel argument, en effet , en faveur d'un foldat, fur-tout devant des braves Officiers"! — Pendant tout le temps de ma narration, j'avois obfervé que ce jeune homme y avoit prêté 1'oreille la plus attentive; j'avois également obfervé que fon vifage s'enflammoit, que fes yeux animés exprimoient le regret & la colert; — 1'indignation pouffée par l'effervefcence de la jeuneffe, fembloit bouillir dans fes veines. „ —Eft-  C 378 ) „ il condamné , me demanda-t-il précipt„ tamment? - Oui, lui dis-je, demain il „ meurt. - Grand Dieu! a quel point d'a„ veuglement, de cruauté & d'horrible ia„ fouciance as-tu permis a ces fiers Infu„ laires de ponfler les chofes ! - Quand „ nous aideras-tu donc a chafier ces op„ preffeurs de notre continent! Ne 1'ont„ ils pas affez arrofé de notre fang? ne 1'ont„ ils pas affez fouillé de leurs crimes? — „ Une idéé me vient, continua-t-il, je la „ croisbonne; ne feroit-ilpasencoretemps d'envoyer une requöte au nom de eet \, infortuné a Son Excellence Sir Henri ■ c. ? - Qu'en dites-vous ? - L'intention eft magnanime & généreufe, mon cher Lieutenant, lui dis-je : cette aftion eft „ d'autant plus noble, que eet homme eft „ un Royalifte, plus coupable envers no„ tre patrie , qu'un Européen a fix fols 5, par jour. Mais comment perfuaderez'„ vous au Grand-Prévót de fe charger de „ cette requête ? - C'eft ici 1'heure de „ fes ivrefies journalieres, me dit le Lieu„ tenant : — cette circonftance peut deve,, nir favorable. Que fait-on? — cebarba„ re, après tout , n'eft-il pas fils d'une „ femme? ne pourroit-il point reffentir „ quelques trefiaillements d'une humanité „ involontaire, lorfque le vin a dikte" fon  t 379 3 cceur ? la foif & 1'ivrefle des fens ne pour» roit-elle pas fufpendre cette avidité de „ punir, qui lui eft fi naturelle ? — Jeveux ,, en faire 1'effai : il faut que j'écrive cette „ requête; nous ironsenfuite la faire figner par le Sergent. — La foible lueur d'ef„ pérance que cela pourra lui procurer, „ fervira au moins a adoucirl'amertume de ,, la nuit qu'il va paffer : *— ce fera, mon „ ami, une foible lampe que nous aurons placée dans le coin de fon cachot, qui „ en bannira, j'efpere, les images de la mort, & les reves effrayants. — Brave „ garcon, lui dis-je, ton idéé eft bonne 5, & fainte; tu peux te dire véritablcment „ infpiré; —> oui, tu 1'es, puifque tu cher- ches a fauver la vie d'un homme qui eft ,, ton ennemi ". — II écrivit la requête dans moins d'une demi-heure, concuedans toute la chaleur de fon ame généreufe. J'avoue que je n'ai jamais rien entendu qui égalat Ia force exprefïive & le fublime laconicifmede ce morceau. Nous fümes a la chambre du Sergent: ,, — Vous me par,, donnerez , lui dis-je, de revenir vous „ interrompre; le récit que j'ai fait de vos ,, malheurs a ce jeune Penfilvanien, arem„ >pli fon ame d'une honnête indignation ; „ il a concu un projet heureux, &ilvient vous le comnuiniquer.-' Sergent B.A.,  C 3«° ) „ dit le Lieutenant, lorfque vous & moi „ fervions fous nos drapeaux refpectifs, „ nous étions ennemis, puifque vous dé„ fendiez la caufe de votre Roi, devenu „ notre tyran, & moicelle de la patrie. — „ Mais fous ce tolt, le malheur nous a ,, fraternifés & nous a rendus égaux. - Je „ viens d'écrire au Général une requête „ en votre nom ; il faut la figner : — je me „ flatte d'avoir affez d'afcendantfurl'efprit „ du Grand-Prévót, pour le perfuader de „ la porter lui-même dès ce foir au quartier „ général. — Sire H. C. eft naturellement „ bon & huinain, lorfqu'il eft inltruit du „ véritable état des chofes. — Peut-être „ le récit pathétique que je fais de vos fer„ vices, de vos bleffures , & de votre nom„ breufe familie, le touchera-t-il? — du ,, moins je le fouhaite du fond de mon cceur. ,, Un Général humain eft comme un bon „ Roi; il peut diminuer les calamitésdela „ guerre, & faire beaucoup de bien fans „ s'écarter des regies de fon devoir. — Gé„ néreux Penfilvauien , fi je verfe des lar,, mes, c'efl votre générofité inattendue „ qui m'y force; c'efl votre magnanimité qui me les arrache; hélas! je croyois ,, leur fource tarie. — Je connois trop la tournure des efprits pour concevoir Ia „ plus foible efpérance; cefentiment, ainfi  C 33i ) „ que prefque tous les autres, efl éteint, „ —Brave jeune homme , I'ornement de „ votre patrie , puiffe cette aftion généreufe „ attirer fur vous la bënédiftion du Ciel, le patrimoine des bons efprits! puiffe„ t-elle, comme un rayonicélefle , éclairer „ tous vos pas, & dignifier toutes vos „ aftions! puiffe le fort de la guerre épar„ gner vos jours! — je figne, ïpuifque vous s, le voulez; & fi je furvis a cette fatale „ fentence, le terme de ma vie fera celui „ de ma reconuoiffance. — Mon cherSer„ gent, vous m'en devrez peut-être; mais „ j'exige qu'elle ne s'étende pas plus loin „ que ces murs; car fi jamais nous rejoi,, gnons nos drapeaux, j'oublierai alors „ 1'infortune du prifonnier s & ne verrat ,, en lui que 1'ennemi de ma patrie. ~ Quoi, vous ne verrez en moi que votre „ ennemi! — Et moi, je jure de ne voir ,, jamais en vous que mon bienfaiteur. „ Dans quel cas que ce puiffe être, mon „ devoir militaire n'étouffera jamais ma re- connoiffance. — Je vous refpefterai; je „ vous ferai refpefter auffi par les foldats mes voifins , dans les moments même „ les plus décififs ; & s'il le faut, afin de „Jauver votre vie , je trahirai pour un ,, moment la caufe de mon Roi pour obéir „ a celle de la nature. — Et vous ne ver-  C 3** ) rez en moi que votre ennemi! — En „ effet, vous ne me devrez rien; ce fera „ moi qui vous aurai 1'obligation d'une vie „ que mes propres Officiers m'ont rcfufée ". — Nous nous retirames. Le brave Lieutenant, dont j'ai malheureufement oublié le nom , comme il s'en étoit. flatté , trouva le fecret de perfuader le Grand -Prévót de délivrer fur le champ la requête au Général. — Nos efpérances furent vaines. — Jugez quelle fut notre affliction, lorfque le lendemain nous vimes cetinfortuné Sergent conduit de 1'autrecóté de la riviere iïHudfon, oü fa fentence porton qu'il feroit exécuté. - Je fortis de prifon moi-méme quinze jours après, comme vous le favez, & fus me repofer quelque temps chez mon digne ami , M. H. P., jufqu'a ce que la nouvelle du départ de la flotte me forc&t de revenir a New-Yorck pour y obtenir mon paffage. — Je marchois un jour dans une des rues de cette ville, lifant une lettre que je venois de recevoir de mon enfant, lorfqu'un homme en habit brun & en cheveux ronds , frappant fur mon épaule, me dit: „ Ne me reconnoif„ fez-vous pas? ~ Non, lui dis-je, je „ ne vous reconnois pas. — Quoi, eft - il poïïible! Ne vous rappellez-vous pas le .„ Sergent B. A.? - Elt-ce vous, mon  C 3S3 ) „ cher Sergent? eft-ce bien vous, vous„ même a qui je parle ? Hélas ! je vous „ croyois mort & pemiu il y a trois fe„ maines. - J'ai été pendu en effet; mais „ la corde fut coupée dès que le chariot m'eut;iaiffé en fair. J'ai appris que le „ Général avoit lu la requête envoyée par „ le généreux Penfilvanien, & qu'en con„ féquence, il avoit ordonné que la corde „ feroit coupée immédiatement après 1'exé„ cution. J'ai quitté le régiment, & on „ m'a accordé une place parmi les dépu„ tés du Grand-Prévót. Si jamais votre mau„ Vaife étoile vous ramenoit fous ce toit, „ je vous y rendrai tous les fervices en mon pouvoir. -1 Mon étonnement eft fans „ borne, mon cher Sergent; n'eft-ce point „ un rêve ? - Quelle fatalité! quelle fin„ guliere deftinée! quel enchainement de „ circonltances! — Ainfi donc vous voila 9, un des Sous-Gouverneurs de la même „ maifon oü il y a a peine cinq femaines, nous étionstous deux prifonniers, & oü. „ vous fütes condamné è mort. Je m'em„ barque pour 1'Europe dans deux jours; s, je ne reverrai jamais cette ville, qu'elle > „ n'ait changé de maïtre : n'oubliez pas, „ je vous prie, le généreux Penfilvanien, „ ce digne jeune homme. — Moi, Pou„ blier! le Ciel m'elt témoin que j'oublie-  C 3«4 ) „ rois plutot de fatisfafre les plus prefTants „ befoins' de la faim & de la foif, il ne lui „ manque que la liberté, & je ne puis la „ lui donner!- Adieu, mon cher Sergent; „ la vie ne vous femble-t-elle pas bonne? „ — Ah! quelle elt douce,en effet, quand „ on la recoit d'une maniere fi inattendue. — J'ai été fidele k ma promeffe; votre „ femme a recu la lettre que vous lui „ aviez écrite quarante-huit heures après. „ — Je le fais, & vous en fais mille re„ merciements — Ma pauvre femme! elle a „ penfé perdre Ia raifon, & de 1'excès du „ chagriu , & de 1'cxcès de fa joie. — Adieu , ,, M. S. J. — Puiffiez-vous éviter les dau„ gersdesflots & des vetos, ainfi que votre ,fl cher enfant, dont la maladie vous a don„ né tant d'inquiétude pendant votre cap. tivité ". Adieu, St. Jon ff,  C 385 ) LE PERE INFORTUNÉ. S1 d'un cóté je crains que la noirceur de mes tableaux ne révolte une ame auffi compatiffante que la votre, de 1'autre, puis-je omettre des Anecdotes frappantes, dont le récit vous fera juger de Ia nature des calamités contre lefquelles nous avons ofé lutter? Puis-je négliger de vous montrer, dans une perfpective éloignée, une foible efquiffé des malheurs de toute efpece qu'ont produit parmi nous la cruauté , la cupidité & la haine de parti , ce démon des guerres civiles ? — Voilé, mon ami , les priucipaux agents qui , depuis fept ans, ont aiguilé tant de baïonnettes , fait ruiffeler tant de lang , & couvert du nom de loyauté &devoirles crimes les plus affreux. Hélas! peut-être ne lèrions-nous jamais entré dans cette pénible carrière, fi toutes les afpérités euffent pu être prévues. — Heurenfeignorance! — Tel étoit cependant le prix de notre liberté. Parmi les Royalifies qui, dès le commencement de la guerre , prirent les armes contre leur patrie, Calonel fe diftingua par fon ardeur & fon courage ; fans Terne I. R  ( 3§6 ) ceflè il propofoit au quartier-général quelque nouveau plan, qu'il étoit fouvent chargé d'exécuter. Quelles pouvoient être les vues d'un Général naturellement bon & humain? On eft étonné que rinfouciance , ce fentiment prédominant, n'ait pas quelquefois empêché fa foibleffe d'autorifer tant d'incendies & de meurtres inutiles. Pouvoit-il concevoir qu'ils fiffent parti du grand plan de conquête auquel il préfidoit? — Pouyoit-il croire que ce Continent reviendroit a l'obéiffance du Roi par des actions dont la fréquence & 1'atrocité ne pouvoient fervir qu'a mürir, a hater la fciffion , & a obfcurcir fon regne ? — Souvent , pendant des mois entiers , on ne s'occupoit a NewYorck, au milieu du luxe & des plaifirs, qu'a envoyer de tous cótés des partis de conflagratëurs, qui, dans leurs imaginations fanguinaires , prédifoient toujours quelqu'importante conquête. — Plus d'une fois je les ai vu revenir chargés de dépouilles enfanglantées , conduifant des prifonniers mutilés, qu'on ne menoit a 1'hópital qu'après avoir été montrés en fpe&acle dans les rues, viftimes d'un triomphe auffi barbare qu'inutile. Si vous pouviez douter de ma véracité, je vous recommanderois de  C 3^7 ) lire les gazettes de Jacques Rivington (i); vous y verriez , a chaque page, le récit de ces expéditions. —De ce nombre fut une • expédition conduite par le *** : dois-je ou puis-je le plaindre ? II eft aujourd'hui le plus malheureux des hommes, abandonné a des remords inutiles, bientót il va fuir fa patrie. — Pourra-t-il jamais appeller la Grande-Bretagne de ce nom, oü, a la paix, il ne trouvera que le mépris & la pauvreté? Vers la pointe du jour, ur. parti Anglois arriva vers un petit diftriét du nouveau Jerfey, appellé Sera lenburg : ils mirent le feu au grand moulin & aux habüations de v% vieillard Hollandois, qui y pofi'édoit un bien confidérable, & fe cacherent derrière des arbres, après avoir fait un grand kruit. Le Colon & fes deux garcons , foudainement éveillés, quitterent leur lit précipitamment, & parurent en chemife a la porte de la maifon pour voir ce que c'étoit : une volde de fufils tuerent les deux enfants fans toucher au pere. Mon cceur palpite, mes mains tremblent , mon pinceau fe refufe a peindre 1'inutile atrocité de cette aótion , & 1'horreur inexpreflib'e de ce moment terrible. — Malheureux Colon, pere infortund! qu'avois-tu donc fait (i) Imprimeur du Roi. Rij  ( SS* ) au Ciel, pour être expofé , a ton age, a une fituation qu'on ne peut fe rappeller fans frémir?- Lefang de fes deux enfants , en jailliffant de leurs bleflures , teigmt fa. chemife en plufieurs endroits : ftupéfait, accablé fous le poids d'une donleur mconcevable , il fut conduit a New-Yorck. Ce vénérable colon étoit un des [nt\xï qui compofoient notre chambrée ; mon plus grand étonnement fut de voir qu'il avoit furvécu a une fi fatale cataftrophe. Ce malheureux Citoyen étoit 1'emblême de la triftelfe la plus morne que j'aie jamais vue; il portoit avec lui 1'afpeét Ie plus lugubre; un voile épais fembloit envelopper fon ame; fes yeux étoient continuellement fixés vers la terre , & jamais il n'ouvroit la bouche.—Je refpeftois trop fa fituation & fon age, pour ofer lui demander quelques détails de cette affreufe tragédie; je neles ai fus que par mes compagnons. Un matin Cunningham (i) entra dans notre chambre, & lui tint le propos fuivant. Le Commandant , en confidération de votre age, vous permet de retourner parmi les vótres, a'condition que vous jurerez de ne point prendre les armes contre les fujets du Roi, &de refter paifible. — Ton ^1) Le Grand-Prévöt.  ( 3^9 ) Général & toi ont donc perdu ia mémoire ? C'eft paree que je fuis vieux qu'on me méprife ainfi? Dis-lui que le defir de la vengeauce me rajeunit; dans ce moment même , je fens mon ancienne vigueur renaltre , en écoutant tes propofitions. Quoi! je te promettrois de ne pas venger 1'aflaffinat de m;s enfants? Eh ! que diroit le Ciel, qui m'a fait homme & pere? — II court afbn colfre : — Tiens, voila ma chemife teinte de leur fang ; portes-la a ton Général; il fait mon hiftoire fans doute; cette chemife me fervira de réponfe. Gardes-la, gardes-la; elle n'eft teinte que de fang rebelle : ah! que nous 1'eufiions tout verfé! — C'eft ce que tous{les habitsrouges ne pourront jamais faire. Cependant , j'olfre volontiers le mien; fi je pouvois le rendre utile a la patrie, en le mêlant avec celui de douze Anglois , je le verroisruiffeler fans regret. — Foible &impuiffant vieillard, qu'ofes-tu dire ? — Ce que je ferois, fi j'étois libre; je me fens encore affez de force pour tuer une douzaine de tes cruels compatriotes. Tu me propofes de refter paifible ? Dès que je ferai de retour, j'embrafferai ma vieille femme pour la dernierefois; je chercherai enfuite,dans le premier parti que je rencontrerai, Foccafion de venger la mort de mes braves R üj  C 390 ) enfants. Vieillard ingrat & rebelle! ne faistu pas que j'ai la clef des donjons qui foni huit pieds fous terre? — Creufes-en de cent pieds, fi tu veux; je jure , par cette chcmife enfanglantde, que leur profondeur ne changera rien a ma réfolution. — Les loches qui me prirent, m'attacherent pendant un quart-d'heure, peur me forcer de contempler 1'incendie de mes habitations, & augmenter la fomme de mes peines. ~ Ils fe trompoient; la mort de mes deux garcons étoit le comble de mes pertes. Le courage de ce vieillard méritoit au moins 1'eftime du Commandant : il ne fervit qu'a prolonger fa captivité.  ( 39i ) H I S T O I R E D E RA C HE L B U D D, Mere d'une des families détruites par les Sauvages, fous la conduite de Brandt & de Butler, fur les rives oriëntales de la riviere Sufquehannah, en 1778. Je dois le jour au Miniftre de Southampton , un des plus anciens établiflements de 1'lfle óeNafattQi) , qui fut auflï le lieu de ma naiflance; mon pere m'éleva avec le plus grand foin & la plus grande tendrefle. Al'&ge de dix fept ans, j'époufai Benjamin j5«fW,planteur du voifinage, qui pofledoit cent vingt-fix acres de terre : il fut le choix de mon cceur. — Craignant de n'étre pas affez riche pour établir des enfants dont il prévoyoit la naiflance, il changea fa plantation pour quatre cents acres de terre dans le Comté iCOrange :je m'y oppofai autant qu'une femme pouvoit ou devoit le faire; & notre premier pas dans cette nouvelle carrière fut 1'origine & le préfage de tous les malheurs fuivants. Ce terrein avoit été (1) Ifle-Longuc. R iv  ( oT- ) hypothéqué; nous fümes force's de payer 429 piaftres au-dela de ia valeur reielle- — A force d'indultrie, cependant, nous réparames cette première infortnne : pendant cet intervalle , je devins la mere de huit enfants, fix garcons & deux filles. Fatigués des difficultés que nous oppofoient fans ceffe le clïmat rigoureux & le fol ingrat de cette plantation , mon mari s'embarqua dans le fameux projet d'établiffement fur la riviere Sufquehannak, propofé & entrepris par les habitants de la Province de Conne&icut. Rien ne pouvoit être plus féduifant que les détails de ces eontrées nouvelles, imprimés dans toutes nos gazettes. A peine le premier fentier futjl marqué, que nous vendimes notre plantation , & partïmes pour Wioming (i). Je ne puis vous décrire les fatigues & les dangers que nous courümes dans ce long trajet; car vous favez que depuis le Bac de Wells fur la riviere Delaware, ce n'eft qu'une forêt de cent vingt milles de largeur, montueu[e, remplie de pins, de hemlocs, de bouleau, de fapinettes & de lauriers fauvages. Le défaut de chemins & de ponts, les obfiacles multipliés par les arbres renver- (0 Ancien village fauvage fur les rives de la Sufquehannah.  C 393 ) fëé, les ravins, Jes marais, les grandes racines d'arbres ; tout , dans Porigine des chofes, femble s'oppofer aux progrès des hommes, qui, bravant ces difficultés, ofent cependant s'aventurer dans une carrière aulïï pénible; mais la fanté, la gaieté & 1'efpérance ne nous quitterent point; elles préfiderent a notre marche. Jufqu'ici je n'avois confidéré ce pays nouveau que fur la carte : quelle différence ne trouvai-je pas, en la traverfant péniblement dans un chariot, avec huic enfants, & fuivie d'une troupe de beftiaux. Nous-arrivdmes enfin fur cette terre prom'ife : tout ce que je vis m'annonca la fertilité & 1'abondance. Je contemplai avec une fatisfaction particuliere, le contrafte frappant qu'offrent de toutes parts les grandes collines & les terres balles qu'elles environnent; 1'ftpre continent que je venois de traverfer, & les plaines étendues lituées des deux cótés de cette belle riviere, fur lefquelles nous étions arrivés : dix-fept families répandues fur un efpace de deux lieues devinrent notre unique fociété. — Comme nous, elles n'étoient riches qu'en efpérances. N'ayant apporté avec nous que les provifions néceffaires pour notre voyage, il fallut dès le premier moment de notre arrivée, penfer a notre fubfiftance : pour cet R v  C 394 ) effet, mon mari & les plus grands de nos enfants furent obligés de confacrer une partie de leur temps a la chalfe & a la pêche: ils y furent tiès-heureux. — Le fecond befoin que nous éprouvames, fut celui d'un: abri; 1'induftrie & 1'écorce des arbres nous procura dans trois jours deux appartement* très-commodes, & a 1'abri de la pluie; je me trouvai très-bien logde; & pour rendre mon mari content, je ne me plaignjs de rien : les terres baffes nous donnerent le foin dont nous avions befoin pour nourrir nos beftiaux pendant 1'hyver fuivant; car nous avions amené quatre bceufs , deux juments , trois vaches & vingt moutons» Malgré leurs fatigues, les vaches nous donnerent du lait pendant la route : 1'idde & 1'énumération des befoins d'une familie fituée comme la nótre, eft fuffifante pour vous donner celle de notre induftrie & de notre diligence. Que les Jours étoient courts,, & que le fommeil nous fembloic bon quand le foir étoit venu 1 Ce fut pour nous, & pour moi en particulier, un été mémorable. Je fus la première femme qui enfanta dans ce défert : je mis au monde un enfant quatre mois & demi après notre arrivée; nous le non\m&me& Sufguehannah Buddt en mémoire du nouveau lieu de fa naiflance, Mon mari cooiiruifit pour lui un berceau  ( 395 ) d'écorcefort commode, quoique cemeuble annoncat la fimplicité & même 1'humilité de fon éducation : cet enfant auroit pu, fans cette guerre cruelle, devenir un Colon riche. Trois ans après notre arrivée, il s'éleva une efpece de guerre entre les habitants de Ja Penfilvanie , qui réclamoient ce terrein, & les propriétaires qui 1'avoient acheté des Sauvages. Quoique mon mari fut 1'homme le plus paifible, il perdit cependant tous fes beftiaux, & fut même conduit prifonnier a Phüadelphie. Peu de temps après, je me vis réduite a la plus grande indigence. — Honteufe de réclamer 1'alïiftance de mes voifins, qui avoient été plus heureux, je placai cinq de mes enfants parmi eux : ils étoient déja en age, de travailler; Painé étoit établia quinze milles au-deffus de nous (i); mais il ne faifoit que commencer. — Avec 1'aiTiltance du fecond, & le petit Sufquéhannah dans mes bras, j'ofai retourner vers le Comté tförange : c'étoit alors le commencement de 1'hyver; nous ne pümes porter que deux couvertures, en outre quelques provifions. *- Qui 1'auroit cru? Je trouvai dans le fein de la neige, que je redoutois tant, un abri &.un afyle contre le (i) Mahapeny, R vj v  C 396 ) froid des nuits; fans ce fecours impréviT, je ne fais ce que nous aurions fait; je fus cinq jours a traverfer cette vafte forêt. L'été fuivant, mon mari obtint fa liberté & revint a Wioming, croyantm'y trouver; après avoir verfé des larmes a la vue de nos malheurs, & embralfé nos enfants, il vint me rejoindre. Nos amis nous procurerent deux chevaux & quelque argent : munis de ce nouveau fecours, nous retournames h JVioming , au mois de Mai, oü rappellant notre ancien courage, nous recommencames nos travaux. - Heureufeïnent notre maifon n'avoit point été brülée. — Je me rappelle encore le jour de notre retour: ce fut un des plus beaux que j'euffe jamais vu. - Je retrouvai tous mes enfants iains & bien portants. Quelle plus grande fête pour une mere! les voifins nous donnerent a 1'envi tout ce dont nous avions befoin : le croiriez-vous ? au bout d'une femaine, nous oublktmes nos pertes & nos fatigues. Malheureufement la grande difpute territorielle avec la Penfilvanie fe ralluma plus violemment même qu'auparavant; il y eut du fang répandu, & le fils de M. Plunket, arpenteur du Comté de Northumberland, tut tue. Ces allarmes perpétuelles n'étoient cependant pas la caufe de nos plus grands  C 397 ) matix. L'établiffement de Wiomïng, (actuellement appellé IVilkesbury, en honneur du fameux Lord Mayorjonh Wilkes, dont les difcours patriotiques rempliffoient nos gazettes), étoit principalement habité par des gens de la Nouvelle - Angleterre (i) , impatients, grands républicains, aimant a cabaler & a gouverner, quoique nous n'euffions alors aucune loi; car la Province de Connc&icut n'avoit point encore adopté cette nouvelle Colonie : nos réglements étoient de limples conventions, paffées a la pluralité des voix, fuivant les befoins du moment, les impulfions du caprice, & quelquefois des palfions. Les plus fages propoferent des formes limples & utiles qui devoient devenir permanentes , jufqu'au moment de notre adoption par la méfropole. — Mais le grand nombre difoit qu'on pouvoit trés-bien fe paffer de loix, qui, après tout, n'étoient qu'un efclavage : les autres, que c'étoit folie de venir de fi loln prêter le col a unjoug qu'ils avoient quitté. Cependant, au milieu de ces divifions, 1'agriculture, fuivie de 1'abondauce, augmentoittous les jours ; chaque mois voyoit arriver un grand nombre de families; on en comptoit déja plus de cent trente : mon (i) Conuefticut.  C 398 ) mari, amateur de Ia paix, étoit toujours de 1'avis de la majorité, & ne s'occupoit que de fon travail, efpérant que de jour en jour notre métropole établiroit quelque gouvernement fage qui affureroitlatranquillité publique, feule chofe dont nous euflions befoin. — Cet heureux événement n'arriva point aufïï-tót que nous Ie defirions. — Préférant le calme & le repos a tout autre bien, nous vendlmes notre plantation, fur laquelle nous avions vécu cinq années, &fumes hab\teraWy-o-h!cif]g(i')9 dixmilles aunord fur la même riviere: nous y trouvames beaucoup de terrein défriché; car cette ancienne habitation Shawanefe n'avoit été concédée qu'a caufe de la rareté du gibier.—-Les habitants de ce lieu, contents de leurs limites & de leurs portions de terre, vivoient & travailloient en paix fans avoir nul gouvernement, & fans avoir befoin d'être gouvernés. — ,, Voici „ donc, dis-je a mon mari, notre qua„ trieme& dernier établilfement, du moins „ je 1'efpere. Nous avons acquis alfez de terre pour tous nos enfants : avec peu ,, de travail , 1'extrême fertilité de ce fol „ nous procurera 1'abondance : remercions 1'Etre Suprème de nous y avoir conduits. (1) Ancien village fauvage,  C 399 ) Promets - moi, mon ami, de ne jamais ,, penfer a le quitter. Je te Ie promets , „ ma bonne & ancienne amie. -< Falfe le Ciel que nous puilïïons y vivre & mou- rir en paix "! " Dans notre voifinage, vivoit Job Gelaware & le vieux Hendrique, deux refpectables Shawanefes (i); ils étoient plus fins & plus rufés que ne le font órdinairement ces naturels; ils aimoient Por & 1'argent; ils avoient acquis de leurs compatriotes plus de cinq cents acres de terres baffes, propriété immenfe, fi vous en connoilfez toute la bonté. — Ils étoient généreux & humains; nous trouvames chez eux les reflburces de 1'amitié, qui, dans le commencement de nos pénibles travaux, furent pour nous de la plus grande importance. Les riches herbages de ce canton, le repos dont nous jouilfions, Phonnêteté de nos voifins, nous firent bientót oublier toutes nos anciennes calamités; elles ne nous fervoient plus qu'a nous faire goüter le bonheur préfent. Mon fecond enfant époufa une femme qui lui donna trois cents acres de terre a Wijjack (2), vingt-trois milles au-delfous de Wy-o-Lueifig: notre ainé, vous le favez, s'étoit éta- (1) Une des fept nations confédérées, (i) Bourgade nouvellewent établie.  C 400 ) bli a Mahapenny, quinze milles au-delTus de Wkming. Nous paflames trois ans de cette maniere. Mais nous étions deflïnés a n'être jamais heureux : un nuage fombre & menacant fe leva fur notre horifon : la naiflance d'un nouveau pouvoir & la dellruction de Pan* cien, produifirent une grande fermentation parmi nous: cette infortunée région fe trouvaenveloppée dans des calamités plus grandes encore que celles dont nous étions fords. Les bleffures que nous avions recues, comparées avec les plaies auxquelles nous avons été expofés depuis , n'étoient que des légeres piquures. Cette guerre civile caufa une divifion finguliere dans les opinions, & une grande agitation dans les efprits : nos deux ainés prirent le parti des Wighs (1); mon mari en parut très-affligé: les habitants d'une frontiere fi éloignée, occupés a labourer leurs champs, auroient du laiffer la décifion de cette grande querelle a ceux des pays maritimes. Plus d'une fois mon mari devint Ie pacificateur du voifmage; il fut enfin appellé Tory (2), ainfi que tout notre diftrict. Cette opinion occafionna une guerre lécrete, qui nous fut déclarée par (1) Républicain.' CO Royalifte.  C 4ox ) les Colons des bourgades inférieures. — Bientót ils envoyerent despartis armés pour forcer les Torys, de renoncer a leurs opinions ; ces procédés violents ne fervirent qu'a aigrir les efprits, les rendre plus opinirttres, & les animer a la réfiftance. Que cet incendie fut général & rapide! — Quelques-uns de nos voifins retournerent dans leur patrie ; des families entieres fe retirerent parmi les Sauvages du village tVAnaquaga. — C'eft ainfi que furent dépeuplés quelques diltrict-s dont 1'établiffement venoit de commencer. La crainte des excurfions violentes que faifoient fans ceffe les habitants de Wilkesbury, Shawney, Lackawaney (i), &c. les elfrayerent tellement, que dans 1'efpace de fix mois, on ne vit plus perfonne dans les trois cantons fupérieurs de IVi-o-Lucing, Wijfack & Standing-Stone. Nos deux Sauvages fe retirerent parmi leurs concitoyens a Shenando (2). Heureux mortels, ils favoient oü aller chercher la paix, & nous ofons les appelier Sauvages! Plüt a Dieu que nous les euflions fuivis, comme ils nous y inviterent plufieurs fois! Mes enfants furent obligés de prendre les armes dans la nouvelle milice, dont leprin- (1) Bourgades inférieures. (1) Village fauvage.  C 402 ) «ipal but dtoit de forcer les Torys a renoncer a leurs opinions, & de veiller a leur conduite; car laviolence les avoit déja convertis en ennemis. Telle eft la cruelle deltinde des hommes, ils ne jouiflent de la paix que lorfqu'ils y font forcés. — En vain nous repréfentames , a plufieurs des Chefs , le danger de s'armer contre des voinfins, & d'affoiblir ainfi un établilfement fi floriffant. — Nos remontrances furent inutiles; entrainés par la vanitd de fe faire ldgiflatenrs fans en avoir lafagefle, ils prirent 1'opinion gdndrale pour la bafe de leur nouvelle ldgifiation , & 1'enthoufiafme les porta a foutenir ce fyfiême de toute la rigueur des loix. — Un heureux filence auroit confervd la paix & le bonheur de cette région. Nous prévimes tout ce qui pouvoit arriver, fans pouvoir cependant y trouver quelque remede. Nous n'avions alors avec nous que trois de nos enfants. — Un jour 1'ainé nous apporta les dépouilles d'une familie qui avoit étd joindre les Sauvages a Shénando- „ Va„ t-en , lui dis-je; va-t-en; óte ces objets de ma vue ; ne crains-tu pas de fouiller la maifon de ton pere, & de mdriter fa „ malddiclion " ? Tant de violences armerent enfin plufieurs Royaliftes , qui, dchappés parmi les naturels, trouverent le moyeti de les intérelTer dans leurs querelles. Mon  ( 4°3 ) troifieme fils fut fait prifonnier ; foubliai alors fa défobéiffance, (carnous lui avions défendu de s'enröler) cc je verfai des larmes fur le fort de cet enfant. — II fut conduit a Ockwako, de-la a Niagara & .1 M»ntrèal. Quelle aflliction pour une mere! Quelle deftinde pour ce pauvre garcon! Combien de fois , dans mes fonges , ne l'ai-je pas fuivi voyageant dans ces valles forêts, traverfant YOntario (i) , defcendant les Rapides du St. Laurentl ,, — Cher enfant! ,, combien de larmes n'as-tu pas coüté a ta „ pauvre mere, qui depuis n'a jamais pu entendre parler de toi ? Si je ne pleure plus fur ta deftinde, c'eft que la fource „ de mes larmes eft tarie". Ifolds, réduits enfin k l'indigence, nous fümes forcds d'abandonner ce lieu chdri, oü, pendant trois ans, nous avions goüté les douceurs de la paix. Que ce temps nous avoit paru de courte durde! — Mais il fallut partir; & fans l'avoir prévu, nous dlmes un adieu dternel a notre habitation & a nos champs. Tout fut facrifié dans ce moment douloureux , paix, abondance, établilfement de nos enfants, aryle de notre vieillefle. Nous revinmes par eau a Wilkesbury, la (i) Lac de 200 lieues de circonférence.  C 404 ) métropole; tout y étoit trouble & fermentation : le temps de 1'heureufe hofpitalité étoit paiTé : ce n'étoit plus que rumeurs & faétions. On reprocha a mdïi mari, comme un crime, fa tranquillité & fon amour de Ja paix. „ Que vous importe, dis-je a ces Chefs, qu'importe au Congrès, aGeor„ ges III, nos opinions & nos fentiments ? „ C'eft vous qui avez échauffé toutes les „ têtes, enflammé tous les cerveaux, vous „ payerez bien cher 1'efFervefcence que vous „ avez caufée ". Réduits a cultiver la terre qui ne nous appartenoit pas, nous paflions les foirées a déplorer en fecret notre ancienneopulence, & le calme de Wy-o-Lucing; nous verfions des larmes en nous rappellant que dans 1'efpace de vingt-neuf ans de fatigues & de travaux, nous n'avions joui que de trois années de paix & de repos. - „ Ah! lui ,, dis-je, pourquoi n'avoir pas refté ou nous ,, étions ? Ici on nous foupconne, & on nous méprife; n'auroit-il pas mieux valu „ être expofés aux déprédations des deux ,, partis, qu'a ces infultes journalieres que „ nous ne méritons pas? " - Vous avez fans doute, Monfieur, entendu parler de 1'ambaffade des Sauvages de Ockwako, qui vinrent réclamer les beftiaux de ceux qui avoient pris refuge chez eux. - „ Nous  C 405 ) ,, avons donné 1'hofpitalité, difoient-ils, aux blancs que tu as chaifés &perfécutés; nous les avons recus dans nos villages, ,, paree qu'ils étoient malheureux & qu'ils ,, avoient faim : ils ont touché a nos Wigwhams (1); mais nous n'avons pas de „ lait pour leurs enfants : le village nous ,, envoie réclamer leurs vaches ; qu'endis,, tu? " -h Nos chefs eurent 1'imprudence de les arrêter : il étoit aiféde prévoir toute la folie d'une pareille conduite, quitendoit a unirla caufe des Royaliftes réfugiés avec celle de ces nations; mais tel étoit Ie pouvoir qu'ils avoient ufurpé, que perfonne n'ofa blamer leurs procédés : plufieurs fois je propofai a mon mari de nous retirer. — ,, Eh! oü irons-nous, me dit-il? vieux ,, comme nous fommes, accablés d'années, „ de chagrin & de fatigue? Que dira-t-on „ ici, quand on nous verra partir ? que „ penfera-t-on de nous a Orange, quand ,, on nous verra revenir? comment, fans „ chevaux, fans voiture , traverfer la dif„ tance qui nous fépare de nos amis?" Dans ces entrefaites , Brandt (2) & Buttkr (3) fondirent fur nos cantons, comme (1) Aüion qui donne un droit a 1'liofpitalité. (2) Chef Mohavk. (3) Capitaine Anglois né Américain,  ( 406 ) un orage s'éleve fubitement : vous connoiffez les fanglants détails de cette affreufe tragedie, ainfi que la deftruclion & ie banniflement de plus de douze cents families, établies fur une llgne de plus de cent vingt milles de rivages. Avertis de 1'arrivée prochaine de 1'ennemi , nous primes refuge dans l'eftocade de Shawney (i), fituée de 1'autre cóté de la riviere, moi, mes trois plus jeunes enfants, ma fille, mon mari & mon gendre : je me calfai malheureufeinent la cuifie en entrant dans le bateau. *- Souffrante , je fus portée dans le fort, & mife fur la paille. — Vers les deux henres du même jour, les bois commencerent a retentir de hurlements fauvages ; j'entendis le feu de la moufqueterie ; (car vous favez que les habitants fe réunirent pour s'oppofer ik cette invafion ) j'entendis les cris des bleffés, des mourants, & le conflict de cette cruelle mêlée, qui décida du fort de cet établilfement : de toutes parts mille fléaux vinrent nous accabler. — J'ai cependant furvécu a cette foule de défolations ; je vis encore pour vous raconter cette longue fuite de calamités & de défaftres. Le croiriez-vous? un fentiment confolateur s'empara de mon ame, pour un moment, dans (i) Appdl«e Kingfton.  ( 407 ) eet inftant cruel. — Je me trouvai heureufe, dans mon malheur , de croire mes deux garcons a Mahapenny , éloignés de tout danger. Le mari de ma pauvre fille ne revint point : a cette nouvelle , la pauvre femme s'évanouit a mes cótés , mais dans un moment auffi terrible , occupée de 1'intérêt de mon propre fang, pouvois-je m'affeéter du malheur de mon gendre? Hendrique , notre ancien ami de Wy-o-Lucing, entrale premier dans notre fort, après la capitulation. Souvenir terrible! bientót il diftingua mon mari, qu'il prit par la main, avec toutes les marqués de 1'ancienne amitié. „ - Oü font tes deux garcons , de„ manda-t-il? -Nous les croyons a Ma„ hapenr.y , répondit mon mari. — Tant mieux , dit 1'honnête Hendrique ". — Deux heures après, on ordonna que chacun eüt a fe peindre le vifage de vermillon, qui, pour cet effet, fut délivré a tous les prifonniers ; & il fut proclamé que , dans 1'efpace de cinq jours , nous quitterions le pays, qui alloit être réduit en cendres. Vers le foir, Hendrique revint , & emmena mon mari fans me dire un feul mot: quelle foirée fut pour nous celle de ce jour mémorable! — En voyageant vers le camp, ce Chef le conduifit a travers le champ de fiataille, oü, de tous cótés, fe préfentoient  C 40S ) a fes yeux les cadavres de nos anciens smis & de nos connoiflances. — A peine put-il fe foutenir. — Ah! pourquoi m'as-tu mon. tré ce cruel fpeftacle, mon frere? ne fuisje pas défa affez malheureux? — Dès qu'il fut arrivé au feu $ Hendrique, ce généreux Shawanefe lui préfenta nos deux enfants peints en rouge ; fon cceur paternel les reconnut aifément fous ce déguifement nouveau : ils s'emhralTerent avec un tranfport mêlé de joie, de furprife & d'affliétion. — ,, Ah! mes chers enfants! par quel hafard ,, êtes-vous ici; je vous croyois a Maha,, penny? ~ Pouvions-nous , répondirent,, ils, voir notre pays envahi, fans venir a fon fecours? — Hélas! de quoi cela „ a-t-il fervi? vous favez fans doute que ,, nos maifons & nos granges vont être in„ cendiées, & qu'il faut tout abandonner „ dans cinq jours ? — Que dites-vous , mon pere? — Cela n'eft que trop vrai; ,, voyez ce champ de bataille; la mort de „ la plupart de nos compatriotes ne nous „ annonce-t-elle pas une deftruétion tota„ le? Quel jour! quelle révolution! II ne „ me refle plus , mes chers enfants, qu'a ;, gémirfur votre fort &fur le mien : pour „ comble de malheur, votre mere eft blef„ fée, & ne peut fe remuer. — Ne te dé„ fefperes pas, mon frere, dit Hendrique; la  C 409 ) „ la maifon de Wy-o-Lucing ne fera pas ,, brfilée; je te connois, & je t'aime; ne le fais- tu pas ? tu étois 1'ami de tout „ le monde; pourquoi te voudroit-on du mal ? retournes-y , fi tu veux, toi, ta „ femme & tes enfants; tu en es le mal,, tre , m'entends-tu ? Obferves feulement s, d'être dorénavant toujours peint en rou- ge , ainfi que ta familie ; ce fera pour „ toi un figne de paix tant que la guerre durera; tu pourras y vivre & travailler „ en fureté. — Ah! mon frere, comment demeurerai-je feul fur ce terrein éloi„ gné ? qu'eft-ce qu'une feule familie blan- che, quand elle eft ifolée au milieu des „ bois? ma femme & moi nous mourrions 5, de douleur .1 la vue du feu & des ilam„ mes qui, dis-tu, vont bientót confumer ,, les établiflements de nos compatriotes. „ Dis-moi, mon frere, peut-on travailler ,, quand on a le cceur navré? — Hé bien, Benjamin , dit Hendrique, fi tu aimes „ mieux retoumer dans le Comté d'Oran„ ge, prends avec toi tout ce que tu as „ dans Veflocade; je te donnerai deux che„ vaux : puifle Manitou te permettre de rejoindre les tiens, & de mourir en paix a leur feu"! Trois jours après, nous nous embarquaTme L S  C 410 ) mes pour ShamoStin (1), vers les confinS de la Penfilvanie ; mais ne trouvant que très-peu de maifons, nous fümes a A'orthumberland, bati fur la péninfule formée par les deux branches de la riviere Sufquihannah : nous y trouvames les portes de Phofpitalité ouvertes; mais le Ciel n'étoit pas encore las de nous perfécuter.,, Grand Dieu! qu'avons-nous donc fait a tes yeux, pour nous avoir condamnés a une fi longue fuite de peines & d'aftlictions "? Arrêtée dans mon lit par mes douleurs, attendant le retour de mes forces , mon mari & deux de mes garcons moururent de la petite-vérole, fans que je puffe les voir ; car on eut la cruauté de m'en empêcher.-—Ils vinrent perdre la vie dans ce nouvel établilfement, après avoir échappé au fer & aux Hammes de nos ennemis. Je reprochai plus d'une fois a ma cruelle dedinée de me laiffer ainfi furvivre après un fi grand naufrage. De femme , de mere malheureufe , je devins une pauvre veuve plus malheureufe encore , incapable de marcher , fans afyle , fans relfource, ayant perdu mon mari , mon gendre & trois de mes enfants. ~ ,, O Bretagm > que tes riches habitants favent peu quel- (1) Ancien villas? fauvage,  <4« ) „ les font les fatigues auxquelles nous fom„ mes expofés dans ces foréts! Dans les ,, commencements de cette grande difpute, „ je penchois pour tes intéréts; je croyois ton entreprife juffe : mais les cruautés inouies, & tous les maux que tesordres „ cruels nous ont caufés, ont effacé mon „ ancienne eftime & mon affection pour toi. Dis-moi, pourquoi cette longue fuite ,, de dévafiations, fi tu ne peux nouscon„ quérir? en feras-tu plus riche, plus for„ te, plus commercante, quand tu auras „ brülé toutes nos maifons, & détruit tous „, les habitants de ces Cantons ? — Je me recommandai a Dieu, & penfai a tous mes parents & amis. Mais comment une femme, dans mon état, pouvoit-elle jamais efpérer de les joindre? Je partis cependant, accompagnée des trois garcons qui me reftoient, de ma fille Rachel qui avoit un enfant au fein; 1'autre mariée en Penfilvanie, ignoroit notre fort : montés fur un des chevaux que nous donna le bon Hendrique, on nous confeilla de prendre le chemin inférieur. — A peine avions-nous traverfé la grande forêt, que ma fille fut prife de la petite - vdrole ; ma cruelle fortune m'obligea de la laifler dans la première habitation que nous rencontrames : on me promit de prendre foin d'elle; car notre S ij  C 412 ) compagnie étoit trop nombreufe, pour efpérer que 1'on nous nourriroit tous jufqu'a fa convalefcence : j'emportai avec moi fon enfant, que jefévraicommeje pus en voyageant; il n'avoit que dix mois. Je quittai ma fille avec un cceur navré, que la douleur la plus aiguë & les chagrins n'avoient pu brifer; nous continuames notre route vers Smithfield, & arrivames enfin a Méwèfink , fur la riviere Delaware ; nous la traverfdmes au bac inférieur :un de mes garcons ine quitta dans cet endroit pour aller rejoindre fa femme, qu'il avoit cachée dans les bois pendant ie défaftre général. Le croiriez-vous ? la mefure de mes maux n'étoit cependant pas encore au comble; 1'enfant de ma fille, quelque temps après , mourut , dans mes bras, de la petite-vérole ; j'en fus attaquée moi-même. — J'efpérai alors terminer ma pénible carrière; mais, je ne fais pourquoi, je ne pus mourir; je luis, comme vous le voyez, prefqne aveugle, & un objet de compaflion inutile. Ma fille merejoignit au bout detrente-deux jours; elle a loué une maifon dans le voifinage de mes parents, & leur bonté , unie avec fon induflrie , nous procurent une fubfiltance aifée. — Ah! fi mon mari 1'efic voulu, c'eft ici 1'afyle que je lui propofois ; peut - être vivroit - il encore ! mais j'étois  C 413 ) deflinés a pleurer feule. Telles ont été les gradations de notre ruine & de nos infortunes, après avoir poffédé fucceffivement quatre plantations; je ne prétends plus qu'au monceau de terre qui doit bientót me coi:-i yrir. Vicnne ce moment! ce fera celui du repos! — Ainfi finit le récit de Rachel Budd. Adieu. VATROCITÉ DE LA P E R F 1 D I E. IV! e permettrez-vous de tremper pour un inftant mon pinceau dans le fublimé corrofif : j'ai befoin de toute fa force & de fon apreté pour vous peindre 1'Anecdote fuivante avec des couleurs analogues au fujet. —■ La contemplation de ce trait, je ne fais pourquoi, foulevemon ame, & même mon bras; vous n'y verrez cependant point de fang répandu. — Dites-moi ,1a perfidie n'eft elle pas le comble de la dépravation humaine? Oui, fans doute, puifqu'elle n'eft point infpirée par un mouvement fpontané, elle n'eftpas mêmejultifiée par 1'impétueufe effervefcence de ces grandes palfions qui nous animent & nous tranfportent malgré nous. La coupable réflexion de 1'efprit S iij  C 4H ) s'unit ici a la dépravation du cceur, pour en former ce monftre, cet alliage d'iniquité, que nous appellons perfidie. ïl eft malheuxeux, je 1'avoue, pour un homme, d'avoir un pareil trait a raconter d'un de fes femblables : puifl'e-t-il un jour trouver quelque fcélérat qui, comme lui, fe cachant fous le mafque de 1'amitié , lui falfe goüter a longs traits la coupe empoifonnée de la fupercherie & de ta trahifon. Ce Breton rougiroit peut - être en lifant ce trait, fi j'avois pu le décorer de fon nom; mais je t'ai malheureufement oublié; le Chirurgien de fob vaifleau exifie cependant encore. Vous eonnoilTez la géographie de notre Continent affez bien, pour favoir qu'un canal intérieur & naturel, unit Sainte-Auguftine , capitale de la Floride Oriëntale, avec Savanah , capitale de la Géorgie; les Ifles, les Bancs , les Dunes qui le défendent de 1'Océan , ne font point habités, il eft vrai; mais auflï les rivages intérieurs commencent-ils a être remplis de plantations qui nous annoncent que dans la fuite des temps ce Détroit deviendra fertile & charmant, puifqu'il unira les avantages d'une navigationintérieure, aladouce perfpecnve & aux avantages de 1'agriculture. — Cette Contrée , fauvage & déferte fous le joug Efpagnol avant la paix de 1763, a bien  C 415 ) changé depuis par les effets de la richeffe & de 1'induftrie Angloife. L'armée Angloife, qui étoit deftinée h la conquête de Savanah , partit, comme vous le favez, de Sainte-Augufh'ne, etnbarquée fur des bateaux plats, précédée de galeres & de quelques vaiffeaux armés, qui navigerent fur le Canal intérieur dont je viens de vous parler. ~ LeRévérend M.***, homme trés - refpeéié , dès le commencement de la guerre, avoit obtenu des pro* teétiöns du Général Lincoln , qui Paimoit, & du Gouverneur Tonyn, qui le confidéroit. Muni de cette doublé fauve-garde, il fe retira a la plantation qu'il poffédoit fur les bords de ce Canal, oü pendant longtemps il vécut en paix au milieu des cruelles déprédations que faifoient fur leur patrie les réfugiés de la Géorgie, animés & encouragés par le Gouverneur Tonyn. —» Sa maifon devint 1'afyle général du canton, & de toutes parts fes amis lui envoyerent leur argenterie & leurs papiers.— Le Capitaine *** commandant une des galeres qui précédoient l'armée Angloife , vint a 1'ancre a travers cette plantation vers le foir du * *, ainfi que le refte de la Hotte qui mouilla a quelque diftance plus bas. — Dès que les voiles furent ferlées, leCapitaine débarqua, & fut trouver le Minifire, S iv  C 416 ) qu'il avoit connu avant la guerre a Savannah. — Mon cher ami, lui dit-il, le h»fard m'ayant fait mouiller a travers votre maifon, j'en profite pour vous donner une preuve de mon amitié & de mon zele. — Vous connoiffez les forces que commande le Général Lincoln ; elles ne réfifteront jamais a celles que conduit le Général. — Vous ne pouvez douter de quel cótë penchera la viétoire. Si vous reftez ici, je crains que , malgré la bonne volonté de Son Excellence , les coureurs, lestraineur3 & les réfugiés qui fuivent l'armée, nevous infultent & ne vous pillent. — Tout le monde fait que votre maifon contient beaucoup d'effets précieux; ce malheur me parolt inévitable, fi vous reftez. Voici le remede que je vous propofe: vos amis, parmi les Américains, tout jaloux qu'ils font, ne pourront point vous blamer de 1'adopter; puifque vous ne participerez en rien a la guerre, foit que vous reftiez ici, foit que vous habitiez votre maifon a Savannah Croyez-moi, envoyez tous vos effets, & venez vous-même a bord de mon vaiifeau : vous en avez le temps; car l'armée ne levera 1'ancre qu'a la pointe du jour. — Vous refierez tous avec moi jufqu'a ce que les Américains aient évacué la ville; alors vous irez habiter votre maifon en paix , oü je  ( 417 ) ferai conduire tous vos effets. — Vous devez cette démarche a la füreté & a la tranquillité de votre femme & de vos enfants , ainfi qu'a la préfervation des effets que vos amis vous ont confiés. — Je ne vousdemande rien pour votre paffage; c'eft 1'amitié feule qui m'infpire ce projet. — Mon cher Capitaine, je vous remercie de votre propofition : je vais confulter ma femme. —i Elle la faifit avec plus d'avidité encore que fon mari; elle craignoit d'être expofée au pillage & a la cruauté des traineurs , qu'elle connoiffoit pour être des gensd'Augufta, aufli barbares que les Sauvages mêmes. — Tout fut promptement emballé & envoyé abord, argenterie, meubles, bureaux, &c. On y tranfporta enfuite les lits, les gros meubles & les provifions. — N'avez - vous donc plus rien a envoyerabord, dit le Capitaine au Miniftre? — Non, lui répondit-il; je n'ai plus a terre que ma femme, mes enfants & quelques efclaves. — Eh bien, allez les chercher. — II paria a Poreille de celui qui commandoit la pinalfe. Dès que le Miniftre eut débarqué , il courut dans 1'obfcurité vers fa maifon, a la porte de laquelle toute fa familie 1'attendoit. Le Lieutenant lui avoit promis d'allumer un petit feu; mais S v  (4i§) * ce feu ne parut point pour rliriger fon retour : long-temps ils errerent fur le rivagc fans rien entendre & rien appercevoir; ils appellerent le Capitaine, mais ils rappellerent en vain. Tourmentépar les plusnoires inquiétudes, ilrevint 4 fa maifon, retourna au rivage jufqu'a ce que 1'aube du jour naiflantlui décrouvrit enfin 1'horrible perfidie du Capitaine, qui, dès que la pinafie fut revenue a bord, fuivant les ordresqu'il avoit donnés, hifla fes voiles & s'en fut, fous prétexte de donner chaffe 4 un petit corfaire Américain , laiifant cette infortunée familie dénuée de toute reflburce. C'efl aux patriotes de la Géorgie a nous raconter, s'ils le peuvent, les détails horribles de férocité, d'acharnement & de pillage auxquels elle a été expofée. La plus jeune & la plus foible des treize Provinces a elfnyé les plus grands défaftres, & a été le théatre des palfions les plus funefies 4 fes habitants. Ces citoyens, au milieu de tant de fléaux, ont montré une confiance , une fermeté, un héroïïme dont les détails deviendront un jour les morceaux les plus intérelfants de cette révolution. Plaignons enfemble ce trop crédule Miniftre; détefions enfemble ce Capitaine, qui a trahi d'une maniere fi révoltante les premiers droits de 1'humanité, ce perfide!  C 419 ) ami, plus cruel qu'un ennemi. Ah! fi la mort s'approche de lui a pas lents, que de remords n'éprouvera-t-il pas! II fera alors condamné a faire des réflexions cent fois plus cuifantes que celles de 1'infortuné Miniftre, au moment oü, feul avec fa femme & fes enfants, il fe trouve dénué de toute reffource fous le même tolt qui, peu auparavant, contenoit les richeffes •& 1'abondance. St, John. CIRCONSTANCES Dans lefquelles s'eft trouvè ï'Auteur pendant fon féjour a JSew-Torck, oü il étoit venu par lapertnijjion des Génèraux Washington (2f Clinton, avec le deffein de s'y embarquer pour 1'Europe. V otre amitié, mon cher ami, ne vous féduit-elle pas? Quel intérêt pouvez-vous prendre a des détails mélancoliques & lugubres, qui ne peuvent ni vous amufer, ni vous inftruire ? — Vous exigez de moi un tribut infiniment affligeant. — Je voudrois , au contraire, oublier toutes ces fcenes douloureufes, & ne m'occuper aujourS vi  ( 42o ) d'hui que de 1'événement le plus utile, le plus confolant qui foit jamais arrivé a Tefpece humaine; je voudrois, au contraire, oublier tous mes chagrins, & me repaitre de la joie univerfelle, qui bientót va remplir tous les cceurs Américains. — Que ne m'impofez-vous , au contraire, la tache de planter quelques fauks phureurs (i) fur les tombes , & d'élever quelques foibles trophées aux manes de nos braves compatriotes, dont le fang va cimenter notre élévation au rang des nations ; que ne m'impofez - vous celle de chanter enfin, fur mon fimple chalumeau, les louanges du généreux Souverain , qui, par 1'impulfion de fes forces, & 1'énergie de fes confeils, a fixé notre indépendance, & nous a aidé a repoufier le joug de notre cruelle métropole. — Vous favez que mes fotiffrances & mes chagrins n'ont rien ajouté au développement, & n'ont point accéléré le progrès de cette confolante révolution, quoiqu'ils en ayent été la conféquence. — C'eft dans 1'hiftoire de nos chefs & de nos légiflateurs qu'on rencontre mille anecdotes touchantes & inftruftives. Ah! quen'aije le talent de les recueillir! —'Mais encore, 0) Wwping VilloTK.  (4^1 ) fi votre amitié pouvoit ajouter quelques nuances intéreflantes , quelque degré d'importance aux circonftances dans lefquelles je me fuis trouvé, votre defir auroit quelque prétexte. — J'ai a vous retracer 1'image des douleurs d'un pere, plus encore que celui de mes propres malheurs. — Vos larmes compatiffantes , le confolant unilfon de votre ame, qui eulfent été pour moi, dans ces moments amers, le baume le plus précieux, feroient aujourd'hui d'une heureufe inutilité. — Ne vaudroit-il donc pas mieux réferver les tréfors de votre amitié, le parfum de vos bontés, pour m'aider a difliper ce goüt, cette aptitude a la mélancolie que j'ai contraélé pendant le cours de cette guerre? — J'obéis, puifque vous 1'exigez; mais ce fera la derniere hiftoire malheureufe que je vous raconterai. Auffi-tót que j'arriverai fous votre tolt, je ne m'y occuperai que de chanter notre liberté naiflante , les approches de la paix. J'obtins aifément du Major-Général Mac Dougal, la permiffion d'entrer dans les lignes Britanniques, après lui avoir communiqué , ainfi qu'au Général Washington, lesraifons qui m'obligeoient de vifiter 1'Europe, & de m'embarquer a New-Yorck. — Je le trouvai eu compagnie avec fa femme , occupé a foigner des tranches de bceuf  (422 ) fur Je gril, que je partageai avec lui. — Ce fut le repas le plus philofophique & le plus inllructif, a plufieurs égards, que j'euffe fait depuis fix mois. — ïl employé fon temps a étudier le grand art de la guerre, Ie caracteredes hommes auxquels il commande, & a s'éclaircr par la lecture. II n'y a pas un Américain qui ne fache que ce citoyen Général eft le Catinat de notre hémifphere. J'emmenai avec moi un enfant de huit ans : il portoit 1'étendart parlementaire; & toutes les fois que je rencontrois quelque parti en armes, je 1'envoyois en-avant avec nos papiers. Déja je m'appercus qu'il me ferviroit d'ami & de compagnon. Après avoir palfé quelque temps a New-Yorck, je me préparois a m'embarquer fur une flotte deftinée pour FAngleterre , lorfque 1'arrivée de 1'efcadre Fiancoife a 1'ifle de Rhodes occafionna un embargo général. — Peu de jours après, je recus une lettre de J. R., Secretaire du Major-Général J. P., Commandant de Ia ville , m'informant que ce Général defiroit me voir le lendemain a onze heures. — Dès que je fus entré dans fon appartement : — J'ai or,, dre, me dit-il, du Commandant en ,, chef, H. C., de vous envoyer en pri,, fon ". — Oferai-je demander a Votre Excellence, lui dis-je, quelles peuvent en  C 423.) être les raifons? car vous favez, fans doute , que je fuis entré dans les lignes Britanniques avec fon confentement & avec le feul delfein de profiter de la première Hotte deftinée pour la Grande-Bretagne. — Je 1'ignore, me répondit-il ; mais il faut obéir. — Capitaine A., conduifez cet homme au Prévót. — Quoique j'obtins aifément la liberté du rez-de-chaulfée, qui n'étoit habité que par Cunningham & fes députés («), je ne tardai pas cependant a fentir qu'un cachot obfcur ent été une habitation moins affligcante. Ah ! mon ami, j'étois au centre de la captivité, des chatiments journaliers, & des malheurs de toutes efpeces : a peine fe paffoit-il un jour fans quelque flagellation horrible, dont je ne pouvois m'empöcher d'entendre les coups déchirants , ainfi que les gémiffements qu'ils caufoient. Je ne pouvois fouvent me refufer aux fupplications de certains foldats malheureux, qui me prioient de laver leurs épaules enfanglantées avec du lait-de-beurre, & de les couvrir enfuite avec des feuilles de poke weed. — Quelle fituation pour un homme comme moi, qui toute fa vie avoit vécu au fein de la paix (a) Nom du Grand-Prévöt Anglois,  ( 4*4 ) & de la tranquillité champêtre, a la vue de toutes ces horreurs & de tous ces maux! Je devins fubitement Manichéen; je crus voir dans Phomrae un degré de perverfité dont je ne m'dtois jamais douté. Ah! quel tableau je me fis de la nature humaine ! quelles queftions impies j'ofai adrelfer au grand Crdateur, lorfque je confiddrai la fociété comme un aiTemblage de lions déchainds fur la partie la plus foible, quoique la plus nombreufe! Pourquoi tant de maux, de malheurs & de crimes fur un thé&tre oü Phomme ne doit paroitre que pour fi peu de temps ? — Je couchois dans une cave au milieu des rats, cent fois plus heureux que les miférables humains dont ils venoient enlever les provifions : ce trifle & infedte appartement auroit pu cependant, par la force de Phabitude, devenir un lieu de repos; mais il n'étoit divifé que par une foible muraille du gouffre général des miferes humaines, du Tartare, oü les derniers & les plus malheureux des hommes étoient enfermés. Les uns déja condamnds , y attendoient le moment de leur exécution; les autres, leurs dernieres fentences. — Comment le doux fommeil auroit-il pu venir me fermer les yeux, lui qui ne vifite que les retraites du filence, qui ne rdpand fes pa-  ( 4*5 ) vots qtie fur les efprits calmes & tranquiïles? Comme fi les jours n'étoient pas affez longs pour mon fupplice, j'étois condamné , par la plus cruelle infomnie, aentendre les converfations de mes infortunés voifins. — Quel fingulier mélange de tons plaintifs & lugubres, de profonds foupirs , de gémilfements aigus , de repentirs inutiles, d'imprécations & de blafphêmes ! youlez-vous defcendre avec moi dans les fouterrains , me demanda un jour **, premier Sergent? Je vais y porter une livre de pain & une bouteille d'eau a un prifonnier Américain. — Qu'a-t-il donc fait, lui disje. — Point de queftions. — Je le fuis. >Bientót nous entrons dans un appartement obfcur comme Panden cahos, humide & infeél. A peine la porte fut-elle ouverte, qu'a I'aide de la cbandelle que je portois, j'appercus fur un petit monceau de paille, un fpeétre pale & décbarné, encbainé par les pieds & les mains; il s'avanca a pas lents vers nous, fupportant fes dernieres entraves a I'aide de fon mouchoir; il n'avoit pour tout vêtement qu'une chemifè rayée & des culottes longues. — C'étoit un jeune homme de vingt-cinq ans (b~), habitant dunou- (t) Paul Léger , fils d'un bon Colon, & Francois d'origine; il a été depuis cchangé. »- Telle  C 4^6 ) veaujerfcy (e)-'- 55 Pour 1'amour de Dieu, „ dit-il au Sergent, donnez moi un peu de „ viande; je fuis fi foible. —> J'ai desordres „ exprès de ne vous en point donner. „ Le Général veut donc que je meure ici? ,, — Les rats emportent toutes les nuits ,, le peu que vous me donnez, malgrétous s, mes foins : je ne puis cacher mon pain, „ que dans la paille fur laquelle je couche; ,, ils m'en puniffent en me mordant, 6, en „ emportant dans leurs trous & ma paille ,, & mon pain. Quelle deflinée pour un j, prifonnier de guerre ! comment me trai„ teroit-on fi j'étois criminel? — Vous Fêtes, fans doute, puifqu'on vous traite ainfi. r- Ab! Sergent **, ne favez-vous pas qu'il y a ( a ce que je crois) onze 3, femaines que je gémis dans ce cachot ,, obi'cur; encore fi j'y avois feulement un ,, feul rayon de lumiere, elle me confole„ roit; mais la folitude, les ténebres&ces fut la foif de la vengeance qui animoit ce jeune horr:r!K' , & la terreur qu'il avoit infpïrée a certains pamfans, qu'ils ne, cefierent de le rechercher & de 1'attaquer, jufqu'a ce qu'ils furent affez heureux pour le tuer. Son corps recut, après êïre tombé , trente-fept coups de baïonnette. (c) Province voifine de celle de Nev-Yorck, qui n'en eft divifée que par la rivier* d'Hudfon ou au Nord.  (— II ne pouvoit jamais en fortir fans que deux perfonnes valables ne répondiffent de fa conduite en donnant chacune une obligation de cinq cents guinées ,. qui devoient être confifquées au profit de je ne fais qui , au premier foupcon que «lonnoit la perfonne cautionnée.  ( 449 ) — Mon dïgne ami, que je n'ofe nommer, ebtint enfin, par fon afiiduité & fon zele, que je fortirois de prifon fous deux cautions feulement. J'écrivis pour lors a urt Hollandois, Colon de FMSush, fur l'KleLongue, qui m'avoit peu auparavant fait propofer fa bourfe, & voici une partie de la lettre que mon digue ami écrivit au Commandant. ,, Les plus foibles informations peuvent ,, aifément convaincre Votre Excellence de „ la fortune que je poffede ici; je Foffre „ toute entierc au Gouvernement, comme „ garant de 1'innocence & de la bonne ,, conduite de mon ami-St. J. : acceptez„ moi donc comme la feule caution, ou ,, du moins permettez-moi de fupplier vo- tre interceffion prés du Commandant en „ chef, pour que, eu confidération de fon ,, innocence, & de la durée de fa détcn„ tion , il veuille bien rétracter 1'ordre qu'il a donné, & n'en exigcr que deux. „ — Si ce que je pofléde dans la ville n'eft „ pas fuffifant, j'offre a Votre Excellence „ mon bon nom & me réputation, &c. — „ Un pareil ami, dit le Commandant, n'ell „ pas acheté trop cher par trois mois de ,, prifon. Major Huëtfon , allez au Grand„ Prévót , & informez M. St. J. de Ia lettre que je viens de recevoir; dites-lui  C 45o ) „ qne pen parlerai au Commandant en „ chef ". >- Cinq jours après, je fortis enfin fous deux camions de cinq cents guinées chacune ; & au bienfait de m'avoir procuré la liberté, mon ami y ajouta encore la politeffe d'être le premier qui en apporta 1'ordre au geolier. — „ Vous n'ê„ tes plus mon prifonnier, vint me dire Cunningham : un ami, comme il en eft „ peu, vous attend en-bas; fuivez-moi ". — Jugez de Peffet de ces paroles.' —■ Je defcends, je ferre mon ami dans mes bras, il me ferre auffi dans les fiens, & nos larmes fuppléerent a nos paroles : jamais difcours ne fut plus éloquent. Après avoir diné avec mon bienfaiteur, j'emprunte un cheval d'un autre ami non moins zélé , mais plus timide, & qui avoit craint qu'en s'intéreffant trop ouvertement a mon fort, il ne le rendït plus févere. Je cours aux; portes d'Enfer, pour y embrafler aufli M. Henry Perry, & y revoir mon enfant ,1'objetde tant de follicitudes & de palpitations. — La maifon étoit remplie d'Officiers. J'appercois un domeftique : — Je fuis, lui „ dis-je, le pere de 1'enfant malade, que „ votre maitre fit venir de Flushing, il y ,, a quelques femaines ; je voudrois éviter „ la compagnie qui dlne ici : conduifez„ aioi, je vous prie, a fa chambre ". —  ( 45i ) Je le trouvai dans un violent accès de fie» vre, les yeux égarés; il fe leve a moitié. — „ Ah! mon pere, eft-ce toi? — Que je „ te tate : eft-il bien vrai que c'eft toi, toi-même, mon pere "? — Et il fe mit a rire & a pleurer convulfivement. >-» „ Oui, c'eft moi, lui dis-je, c'eft moi„ même; c'eft moi, ton pauvre pere, qui ,, n'eft point, & qui n'a point été coupa„ ble, quoique injuftement accufé par une „ lettre anonyme , & prifonnier pendant „ trois mois : nous ne nous féparerons plus , mon petit ami : nous vivrons ou „ nous mourrons enfemble ". Pendant plus d'une demi-heure, nous tinmes nos joues, baignées de nos larmes, les unes fur les autres. Mais nulle defcription ne peut peindre une fcene auffi touchante; elle eut pour moi des charmes inexprimables : ce fut la fin de tous mes maux; elle me procura le retour de la joie & de la fanté. Telle en fut auffi 1'eifet fur les organes affoiblies de cet enfant, que la fievre difparut & ne revint plus. — La préfence de fon pere fit plus que neuf dofes de quinquiua qu'il avoit prifes auparavant. Je ne fais par quel hafard la compagnie fut informée de mon arrivée. — A peine nos premiers tranfports étoient-ils palfés, qu'elle entra dans la chambre oü nous  C 452 ) étions, précédée du maitre & de la maftrelTe de la maifon , jeune, fralche & jolie. — Ally (r) fe trouvant déja mieux, fe leve , & les embralfe , difant : „ Voila „ mon pere; vous me 1'aviez bien dit ". «— La faculté de penfer, les accents de la voix même, me manquerent dans ce moment imprévu. — Je ne pus que verfer des larmes, ferrant leurs mains dans les micnnes, & les placant fur mon cceur. — Les Officiers , témoins de cette fcene, & inftruits de mon hiftoire, en parurent attendris, quoique Anglois. ~ Nous devlnmes les héros du jour : malgré mes fupplications , 1'enfant fut placé fur un fopha, & cóté de moi, dans 1 appartement oö 1'on dlnoit ; mais enivré de la véritable joie d'un pere, raflafié du forhptneinr. feflinque je venois de faire, je q| pus rien manger. — M. ö5 Md', Perry., Rjotitant encore h leur géncrofité inouie , m'offrirent 1'afyle de leur toit, jufqu'au départ de la Hotte; j'y reftai prés de quinze jours , & nous revinmes a New-Yorck. — Je ne jouis pas plutót de Ia liberté, que j'en employai les premiers moments a procurer au Capitaine Brown, (ƒ) celle cle retourner chez lui fur (r) Nom de 1'enfant de qui n'avoit a cette époque que huit ans & demi. (ƒ) Ancien Capitaine de vaifleau marchand, pof»  ( 453 ) fa propre camion. II feroit inutile de vous donner un détail des moyens extraordinai- fédant avant la guerre une ample fortune , acquife par fon induftrie , aujourd'hui prefque entiérement détruite par les Anglois. Je ne puis finir ces Notes , fans vous donner un petit détail du fort de ce brave jeune homme, Paul Léger , dont 1'affreufe captivité a fait tant de bruit dans cette partie de 1'Amérique,. C'eft un monument da cruauté que je veux conferver, comme on conferve quelquefois les reptiles les plus hideux dans de 1'efprit-de-vin. Paul Léger , par fon aftivité & fon courage, étoit devenu la terreur de certaines gens qui faifoient la contrebande avec les Anglois en dépit des loix expreffes du pays. La voix publique de Nev/-Yorck 1'accufa d'avoir tué une certaine perfonne qui n'étoit point armée, en fortant des hgnes. - U fut pris enfin, & fans aucun examen , mis dans un cachot de huit pied fous terre , pendant prés de quatre mois. II fut expreffément ordonné qu'il n'auroit qu'une livre de pain Sc une boureille d'eau par jour, 8c fur-tout fans aucune viande. Au bout de cette période, on le conduifit, avec les mêmes fers, dans une des chambres d'en-haut oü il y avoit quelque jour-, il fut attaché par les fers de fes pieds a une chaine, dont 1'autre extrêmité étoit fixée au milieu du plancher ; il fut un peu mieux nour?i dans cette nouvelle habitation , 8c après quatorze femaines, on 1'échangea enfin. ~ De ce fait, ja conclus qu'il n'étoit qu'un fimple prifonnier de guerre , contre lequel s'étoit déchainée la perfécution 8c 1'inhumanité ; chofe dont on s'occupoit beaucoup plus a Ne-w-Yorck qu'on ne fe l'imagine.  (454 ) res dont je me fervis; il me fut cependant impofïible de Ie voir, tant eft jaloufe&méfiante 1'autorité de ces fiers Anglois. — Ce digne vieillard , prétendant me devoir plus de reconnoiffance que n'en méritoit mon zele, voulut abfolument que je lui envoyalfe mon enfant, jufqu'au départ de la Hotte : je lui obéis, quoique avec la plus grande réliflance, & ne tardai pas a m'en repentir. Comme ce bon vieillard vivoit fur le bord Occidental de la riviere iïHudfon, je fus accufé de correfpondre avec les rebelles: peu s'en fallut que je ne retournalfe en prifon. *~ J'avois cependant eu la précaution d'envoyer mon enfant au Bureau de la Police, pour obtenir la permilfion de quitter les lignes Britanniques. -> Peu de jours après, un parti de foldats Anglois, peints en noirs, fachant que le Capitaine Brown étoit revenu chez lui, & qu'il étoit riche , enfoncerent fa porte pendant la nuit, enleverent ce qu'il avoit de plus précieux; & paree que ce brave vieillard s'étoit défendu , ils lui couperent une oreille, &luicreverent un ceil. Ne foyez point furpris dece trait, cette guerre a fourni mille exemples de barbarie & de rapine plus cruelles encore. — Jugez quelle fut 1'effroi de mon enfant ; je le fis revenir dès que j'en fus informé j car la plantation de cet infortuné  C 455 ) Américain étoit fituée h la pointe de Bergen, vis-a-vis New-Torck, fur la rive occidentale de la riviere tfHudfon. Peu de temps après, nous nous embarquamesfur une flotte de cent quatre-vingtdix voiles, deftinée pour PAngleterre, 1'Ecolfe & 1'Irlande. Après fix femaines de navigation, je débarquai b. Dublin. Cinq jours après notre arrivée dans cette Capitale, une linguliere circonftance procura a mon jeune ami la connoiffance & 1'amitié d'une Dame trés - refpeftable, comme fi la deftinée vouloit le dédommager de fes anciennes rigueurs : — il demeura avec cette aimable perfonne pendant tout mon féjour dans ce Royaume. De mon cóté, quoique je n'euffe aucune lettre de recommandation, des circonftances non moins heureufes me firent éprouver le charme de 1'hofpitalité Irlandoife : je n'oublierai jamais la politeffe, la franchife & 1'humanité des perfonnes que j'ai eu le bonheur d'y eonnoitre. -< J'arrivai enfin dans ma patrie, qne je n'avois pas revue depuis vingt-fept ans : — les fenfations de joie & de plaifir que j'y ai refienties depuis, font fupérieures a toute defcription. Falfe le Ciel, qu'après tant d'années de meurtres & de conflagrations, & qu'après  ( 456" ) un orage fi terrible, le courage, la fageffe cc la perfévérance des Américains foient enfin couronnés de la victoire , & récompenfés par rétablifl'ement de la liberté & de 1'indépendance! — Une révolution fi heureufe, fi inappréciable , réparera tous nos maux , & guérira toutes nos blclfures. Le vif intérêt & les tréfors que lui prodigue une des plus puilfanres nations de 1'Europe, aflurent cet heureux événement, mille fois plus intéreflant que tous ceux qui, jufqu'ici, n'ont fervi qu'a teindre inutilement la terre du fang de fes habitants. Vienne ce beau jour' c'efi le fouhait de tous les gens de bien en Europe, & möme en Angleterre. Adieu St, John. Fin du Tomé premier. Table  ( 457 > TABLE Des Pieces contenues dans ce Volume. E pit re Dédicatoire, Page v Lettre au Rédaileur du Mercure de France, »* Autre Lettre au Rédacleur du Mercure de France, xxij Première Lettre , I Seconde Lettre, J4 Penfées d'un Cultivateur Américain, fur fon fort & les plaijirs de la campagne, 51 Hifloire d"'André l'Hébridéen, 88 Hijloire de S. K*, Cofon Américain, 118 Lettre écrite par Ivan Al-Z, Gentilhomme Rujfe, ct. un de fes amis en Europe, J48 Defcription abrègèe de la fe&e des Quakers ou Amis ; Anecdote de Walter Mifflin s membre de cette Société , 186 'Autre Anecdote de Walter Mifflin? 196 Anecdote d'un Chien fauvage , 215 Anecdotes, 234 Seconde Anecdote, 236 Troifieme Anecdote, 237' Quatrieme Anecdote , 2^3 Cinquieme Anecdote, 239 Sixieme Anecdote, 240 Tomé I. V  TABLE. Anecdote du Saffafras & de la Figne fauvage, m Voyage h la Jamdique aux Ifles Bermudes , —47 Anecdote de la familie de Williams X... 259 VHumanité rêcompenfée, 266 Penfées congues en entrant dans un hêpital militaire ; Anecdote d'un Soldat reconnoiffant, 271 Extrait d'une Lettre du DoSteur M-^rriJ^Lettre de Culppeper County, 278 Defcription d'une CM te de Neige, 282 Penfées fur la Guerre civile ; Hiftoire de Jofeph Wilfon, 307 La Femme des frontier es, 328 La Fille généreufe, 338 Anecdote du Sergent B. A. 354 Le Pere i/ifortuné, 385 Hiftoire de Rachel Budd, 391 VAtrocité de la Perfidie, 413 Circonfitances dans lefquelles s'efl trouve 1'Auteur pendant fon féjour a NewTorck, 419 Fin de la Table du Tome premier.